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LAROUSSE
MENSUEL
ILLUSTRÉ
Digitized by the Internet Archive
in 2009 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/laroussemensueli05auguoft
LAROUSSE
MENSUEL
ILLUSTRÉ
REVUE ENCYCLOPÉDIQUE UNIVERSELLE
PUBLIÉ SOas LA DIRECTION DE
CLAUDE AUGE
TOME CINQUIÈME (1920 à 1922)
2.120 Gravures. — li5 Tableaux. — 50 Caries et plans.
PARIS
LIBRAIRIE LAROUSSE
l.J-17, RUE MONTPARNASSE, 13-17
Tous droits réservés.
DEC1 9iq58
^àU<.in^{<^Quinr<-
N* 155. — Janvier 1920
Académie française. — Election et récep-
tion de Jules Cambon. Le i6 mai 1918, l'Académie
française procéda à l'élection d'un membre, en rem-
placement de Francis Charmes. Les candidats étaient
Jules Cambon, Pierre Mille et Tancrède Martel. Il y
avait 27 votants; au premier tour, J. Cambon fut
déclaré élu par 19 voix, contre 5 à P. Mille et 3
à T. Martel. (V. t. IV, p. 331.)
Accompagné de ses deux parrains, R. Poincaré et
Denys Cochin, J. Cambon a pris possession de son
fauteuil le 20 novembre 1919. Ce fut une séance toute
à l'hoimeur de la diplomatie, puisque Jules Cambon,
une des gloires de la « carrière », était reçu par
l'ancien ministre des affaires étrangères Ribot et
avait à prononcer l'éloge de Francis Charmes, qui fut
directeur politique au quai d'Orsay. (V. t. III, p. 695.)
Le récipiendaire tint à le marquer dès le début de
son remerciement. Rappelant l'erreur de calcul de
l'Allemagne qui, subissant elle-même le prestige de
sa force et méprisant la nature humaine, fut sur-
prise et scandalisée, lors de son agression, « que la
voix de la conscience se fît entendre dans le cabinet
des hommes d'Etat », J. Cambon remarque juste-
ment que
pour qu'il en fût ainsi, il nous avait fallu patiemment sus-
citer autour de nous les sympathies des peuples, les rassem-
bler en un faisceau d'amitiés solides et les rattacher par le
lien des alliances qui se sont resserrées quand nos ennemis
croyaient les rompre. Ce fut l'œuvre de la diplomatie fran-
çaise Il y a cinquante ans, la France était vaincue, isolée,
abandonnée au vainqueur par l'aveugle indifiérence des ca-
binets européens ; peu à peu, jour par jour, heure par heure,
elle s'est relevée ; un travail persévérant a tissé autour d'elle
ce réseau d'amitiés qui s'est trouvé un solide rempart.
L'orateur aborde ensuite la vie de son prédé-
cesseur, qui fut son intime ami. II le montre arri-
vant à Paris avec ses deux frères et vivant avec eux
dans une sorte de communauté, sous le même toit,
partageant tout, défendant les mêmes idées. Attaché
à l'administration de l'Assistance publique, Francis
Charmes se sentait porté vers la littérature et la poli-
tique. Après une courte collaboration au XIX" Siè-
cle, le journal d'Edmond About, il entra au Jour-
nal des Débats. C'est, pour Cambon, un prétexte à
décrire la vieille maison de la rue des Prêtres-
Saint-Germain-l'Auxerrois, d'aspect si pittoresque,
et « ce cabinet de rédaction qu'ont illustré, avec
tant d'autres. Chateaubriand et "Taine, Weiss et Pré-
vost-Paradol ».
Lorsque Charmes y pénétra à son tour, la France
venait de subir une paix douloureuse, à laquelle la
guerre civile avait ajouté son horreur. « Un immense
besoin de repos et de réparation entraînait le pays
à chercher l'abri d'institutions définitives ». Thiers,
alors, apparaissait comme l'artisan nécessaire de la
reconstitution nationale. Aux Débats, Charmes le
soutenait énergiquement, comme il défendit plus
tard la République contre la tentative du i6-Mai.
Cependant, la crise intérieure ne retenait pas seule
son attention : il était aussi préoccupé des répercus-
sions que cette crise pouvait avoir sur la situation
de la France au dehors ;
car (remarque Cambon) c'est le propre de la France, par la
nature de son génie et par l'eSet même de sa situation entre
l'Allemagne, l'Angleterre et l'Italie, que tout ce qui la touche
intéresse l'univers. Quoi qu'elle fasse, elle ne cesse pas d'être,
pour ainsi parler, sur le devant de la scène du monde.
Francis Charmes commença donc d'écrire sur la
politique extérieure. Thiers remarqua ses articles, en
goûta la convenance et la propriété du style et
admit le jeune journaliste dans son amitié. Trois ans
plus tard, Barthélémy Saint-Hilaire ayant pris le
portefeuille des Affaires étrangères, appela près de
lui Francis Charmes, qui s'initia ainsi au monde de
la diplomatie. Cambon en prend occasion pour définir
le rôle de l'ambassadeur et en déterminer l'exact
caractère :
S'imaginer que les rapports des nations peuvent se passer
des relations particulières de ceux qui les représentent et se
réduire à de simples échanges de notes, c'est faire de la
société des hommes un mécanisme et en supprimer la vie et
les passions. Un agent an dehors doit être animé de l'esprit
de son pays, en être comme pénétré. Mais il importe, à un
degré presque égal, qu'il soit intelligent de l'esprit des autres,
de leurs susceptibiÛtés, de leurs préjugés et qu'il ait le
respect de leur honneur. Sa fonction essentielle est de faire
comprendre, mais aussi de comprendre La diplomatie est
par-dessus tout l'art des transactions.
Cet art a été souvent critiqué : on l'accuse de ne
rien prévoir et, à tout propos, on le soupçonne
d'intrigues.
Je ne connais pas (dit Cambon) d'idée plus fausse. L'in-
trigue est justement le contraire de la diplomatie. Celle-ci a
besoin, il est vrai, de discrétion et de secret, de ûnesse et de
patience, de prévoyance et de contrôle de soi ; mais la loyauté
lui est plus nécessaire encore, car il n'y a pas de force plus
grande pour un diplomate que d'inspirer confiance au gouver-
nement auprès duquel il est accrédité... Non, il n'y a point
de mystère dans l'œuvre des chancelleries. Les destinées des
Etats sont régies par des lois que les hommes ne peuvent
pas modifier ; c'est la géographie qui les leur impose. L'art
des diplomates est de savoir les dégager...
Brièvement, Cambon esquisse la carrière parle-
mentaire de Charmes, qui resta à la Chambre de
1881 à 1885, y rentra en 1889 et siégea au Sénat de
1900 à 1912. Mais, à propos de la nomination de
Charmes au poste de directevtr politique aux Affaires
étrangères en 1885, l'orateur, élargissant son sujet,
retrace l'évolution de notre politique étrangère à partir
de cette date. Au lendemain de 1871, la France avait
affirmé sa volonté « non setilement de développer
notre influence au dehors et d'ouvrir à notre com-
merce et à notre industrie de nouveaux débouchés,
mais surtout de rendre au pays le sentiment de sa
valeur ». Cette volonté se traduisit par la politique
d'expansion coloniale qui fut alors adoptée et
qu'incarna Jules Ferry. Mais la chute de celui-ci
entraîna une modification de notre politique exté-
rieure, qui cessa de faire des questions coloniales son
objet principal et presque exclusif. On comprit qu'il
importait de nous assurer au dehors des sympathies
et des concours : la politique des alliances succéda
à la politique coloniale. Du même coup, la France
revenait à la conception classique de sa diplomatie,
à la politique d'équilibre.
Cambon défend cette conception, volontiers décriée
par les hommes qui poursuivaient l'hégémonie de
l'Europe, parce qu'elle était la sauvegarde des faibles.
Et il observe judicieusement que, si c'est imc noble
LAROUSSE MENSUEL.
V.
Francis Charmes. (Phot. Manuel.)
tentative que celle qui prétend placer toutes les
nations sur le pied de l'égalité et « cherche à main-
tenir la paix dans le monde en créant une sorte de
lien social entre les peuples », il n'en est pas moins
vrai que, « dans la Société des nations, chacun entrera
avec ses traditions, ses préjugés, ses intérêts... et
qu'il se formera entre ses membres les groupements
que nous voyons se dessiner dès à présent et qui
auront pour effet d'en équilibrer les parties ».
Poursuivant son exposé de la politique française,
Cambon fait ressortir la responsabilité de l'Alle-
magne et , par-
ticulièrement, de
Bismarck , dans
ce retour de l'Eu-
rope au système
des alliances. C'est
Bismarck qui, au
Congrès de Ber-
lin, avait suscité
les premiers ger-
mes de désaccord
entre la Russie et
l'Autriche - Hon-
grie en tournant
les espérances
de celle - ci vers
l'Orient, « cet
Orient, dont la
Russie s'était
toujours montrée
passionnément
jalouse ». C'est
lui, également, qui avait établi au milieu de l'Eu-
rope la Triple-Alliance comme « une position stra-
tégique », provoquant ainsi chez les autres puis-
sances de légitimes inquiétudes. Peu après, il se
marquait, dans la politique allemande, une évolution
exactement contraire à la nôtre. Tant qu'il fut au
pouvoir, Bismarck avait maintenu à la politique de
l'Empire un caractère éminemment continental. Mais,
après sa chute, il parut à Guillaume II que l'Alle-
magne devait se lancer dans un champ plus vaste
et adopter désormais une politique mondiale. Une
telle attitude ne pouvait qu'éveiller en Europe des
défiances, qui se traduisirent par des mesures de
prudence : accord de la France et de la Russie,
liquidation des vieilles querelles coloniales avec le
gouvernement britannique. Entente cordiale, rappro-
chement de la Russie et de la Grande-Bretagne.
A suivre cet exposé, plein de vues judicieuses,
exprimées avec une grande force de précision, on
avait, à vrai dire, un peu oublié Francis Charmes.
Cambon revient à son personnage, pour nous le
montrer dans ses fonctions de directeur de la Revue
des Deux Mondes et caractériser son talent d'écp-
vain, « désireux de convaincre, dédaigneux de
séduire ». Mais, visiblement, l'esprit de l'orateur
demeure attaché aux considérations de politique
qu'il avait déjà ébauchées ; il les achève en rappe-
lant les multiples provocations de l'Allemagne —
annexion de la Bosnie-Herzégovine, recherche des
succès de prestige en Afrique — qui, toutes, attes-
taient une égale méconnaissance de « la seule réalité
contre laquelle la force ne peut rien : le sentiment
de la justice dans la conscience des honmies ».
C'était, en effet, un singulier état d'esprit que celui qui
dominait Berlin. L'Allemagne était surprise qu'on ne l'aimât
pas : elle ne faisait pas de distinction entre les relations a\ix-
quelles le voisinage oblige et celles qui proviennent de la
communauté des idées et des sentiments ; elle ignorait qu'il
y eût une dignité humaine et qu'il est un point où les plus
pacifiques, les plus faibles et les plus petits, disent ; non.
En terminant, Cambon rappela la part prise pen-
dant tant d'années par Francis Charmes à la forma-
tion morale de la France, et il conclut :
La génération à laquelle il appartenait avait connu d'amères
tristesses. Elle était entrée dans la vie publique au milieu
des désastres ; elle avait vu l'armée prussienne descendre les
Champs-Elysées ; elle avait senti dans sa chair la blessure de
l'arrachement de nos deux provinces et, pendant près d'un
demi-siècle, elle avait vécu dans l'inquiétude. Aujourd'hui, la
France a retrouvé un empire colonial. Les pas de nos soldats
ont effacé, sur le sol de notre voie triomphale, les traces de
nos ennemis, et nos provinces nous sont revenues... Il semble
que notre génération ait achevé sa tâche... Les Français qui
nous succéderont auront à veiller sur l'héritage que nous
leur laissons et que nous leur rendons, cette fois, tout entier.
Qu'ils le gardent I Nous avons passionnément aimé tme
France vaincue ; envions nos âls, qui auront la joie de l'aimer
victorieuse.
La réponse de Ribot offrit d'abord un agréable
complément à l'éloge de Francis Charmes. Dans une
suite de petites phrases, qui semblaient autant de
touches d'un pinceau délicat, l'orateur loua la boime
grâce et la simplicité toujours avenante de Charmes,
le calme de sa parole, « où on sentait un équilibre
bien établi de sa pensée, une passion contenue qui
inspirait le respect autant que la sympathie ». Quant
à ses idées, « Francis Charmes était de ces conserva-
teurs qui ne s'attardent pas dans leurs préjugés, ni
dans les regrets du passé ». Ribot rappela alors sa
longue collaboration au Journal des Débats, son ar-
dente campagne contre le gouvernement à l'époque
du i6-Mai; et, parlant du libéralisme de son person-
LAROUSSE MENSUEL
nage, il laissa voir son propre sentiment sur la liberté,
« garantie d'ordre et de paix au sein de la nation » :
Un gouvernement ne perd rien de sa vigueur à respecter
chez ceux qui le combattent le droit de propager leurs doc-
trines. Il n'en est que plus fort pour réprimer toute atteinte
aux lois, tout appel à la violence... Liberté de la presse,
liberté d'association, liberté des cultes et de l'enseignement,
voilà le trépied sur lequel repose de nos jours la liberté
générale.
Ribot examine ensuite les Chroniques politiques
que Charmes fournit pendant plus de vingt ans à la
Revue des Deux Mondes et qui firent de lui « une
sorte d'ambassadeur de l'esprit français auprès de
l'opinion publique à l'étranger ». Ceci amène l'orateur
à reprendre l'exposé que Cambon avait fait de l'his-
toire de notre diplomatie, pour en rectifier certains
points. Sans le dire, il laisse entendre que l'opposition
établie par le récipiendaire entre les deux aspects
successifs de notre politique extérieure — politique
coloniale d'abord, puis politique des alliances — lui
paraît trop absolue. D'une part, on ne saurait pré-
tendre que la politique coloniale n'ait pas survécu
à la retraite de J. Ferry. D'autre part, « l'heure
n'était pas venue, dans les années qui ont suivi notre
défaite, de sortir de notre isolement ». Ce n'est que
plus tard que nous nous sommes trouvés en face
d'une situation nouvelle, sans avoir été conduits à
faire une politique nouvelle.
La deuxième partie du discours de Ribot est, natu-
rellement, consacrée à l'étude de la vie et de l'œuvre
du récipiendaire. C'est d'abord le tableau — traité en
grisaille — de son enfance, alors que, parmi le modeste
décor « d'une maison de la rue de Fleurus qui avait
des airs de province, avec son petit jardin, dans ce
quartier alors si tranquille et de mœurs plus ecclésias-
tiques que mondaines », Cambon vivait entre sa mère,
son frère aîné et son oncle, vicaire à Saint-Sulpice :
La paisible demeure s'ouvrait discrètement à des amis...
Le ton delà maison n'était pas celui d'une grande indulgence
pour le régime impérial. On était de l'opposition libérale...
L'oracle était le Journal des Débals et aussi le Correspondant.
Puis nous retrouvons Cambon, devenu avocat,
dans la salle des
Pas - Perdus du
Palais de Justice,
« où se pressent,
à côté des maîtres
du barreau , la
plupart exilés de
la politique, tant
de talents impa-
tients à prendre
leur essor », à la
conférence Mole,
< où Gambetta
nous apportait les
impressions tou-
tes chaudes des
séances du Corps
législatif et, en des
causeries familiè-
res qui se pro-
longeaient fort
avant dans la
nuit, exerçait sur nous sa puissance de séduction,
presque aussi grande que son éloquence ».
Après la guerre de 1870, où il avait combattu à la
tête d'une compagnie de mobiles, Cambon inaugure
sa carrière administrative, comme collaborateur de
Jules Simon au ministère de l'instruction publique.
Il se rend ensuite en Algérie, auprès du général
Chanzy, et s'initie à ses futures fonctions de gouver-
neur général, qu'il devait remplir après avoir été
préfet de Constantine, secrétaire général de la pré-
fecture de police, préfet du Nord, préfet du Rhône.
En 1897, il entre dans la diplomatie et est envoyé
comme ambassadeur à Washington. De là, il passe
à Madrid et, enfin, en 1907, il est nommé ambassa-
deur à Berlin, étape décisive de sa carrière.
C'était presque au lendemain de la visite de
Guillaume II à Tanger. La France était sortie à son
honneur de la Conférence d'Algésiras, qui n'avait pas
été un succès pour la diplomatie allemande. Cepen-
dant, nous ne cherchions pas à abuser de notre avan-
tage ; les instructions de Cambon visaient à amener
une détente dans les relations des deux pays, tout en
restant fidèle aux grandes directions de la politique
française. Mais l'Allemagne était alors « dans l'in-
fatuation qui avait succédé à la politique dure,
impitoyable, mais supérieurement intelligente, de
Bismarck » :
L'erreur de l'Allemagne a été de se figurer qu'on n'oserait
jamais lui résister... On comptait que l'Angleterre, tout absor-
bée dans ses luttes intérieures au sujet de la réforme fiscale
et de l'Irlande, n'entrerait pas dans une guerre continentale
où la France et l'Allemagne seraient engagées. On se croyait
tout permis, depuis que l'Autriche-Hongrie avait décrété, au
mépris du traité de Berlin, l'annexion de la Bosnie et de
l'Herzégovine, sans que ni la Russie ni l'Angleterre fissent
entendre de protestations... On ne se réveillera qu'au bord
de l'abîme...
Quant à l'excuse invoquée par l'Allemagne, qu'elle
a été trompée, Ribot en montre la faiblesse :
Quand un peuple a été entretenu pendant un demi-iiècle
pu la pruse, par l'enseignement, par toute l'action de tes
Jules Cambon. (Phot. Manuel.)
N" 155. J&mier 1920.
chefs, dans la conviction qu'il était supérieur à tous les autres
peuples, que ce qu'il nomme sa culture est d'une essence
telle que rien ne peut en approcher et que son devoir est de
l'imposer au monde, ce peuple est prêt à laisser commettre
toutes les folies et tous les crimes.
Cambon, qui suivait jour par jour les évolutions
de la pensée alle-
mande , a tout
tenté pour écar-
ter, pour retar-
der, du moins, la
guerre, que, de-
puis igrs, il ju-
geait inévitable.
Il prit, après le
coup d'Agadir, la
responsabilité
de « conseiller un
arrangement qui
devait coûter
quelque chose au
sentiment natio-
nal en France,
mais que la sa-
gesse nous com-
mandait d'accep-
ter ».
Alex. Ribot. (Phot. Manuel.)
11 fallait que le
monde sentit que nous ne voulions pas mettre sur nos
épaules l'effroyable responsabilité d'avoir contribué à dé-
chaîner l'horreur d'un tel conflit.
En terminant, Ribot se demande k ce que sera le
monde, après l'horrible tempête qui vient de le
secouer ».
La guerre n'a pas seulement abattu des empires, elle a
remué jusque dans ses couches profondes une société en
évolution, inquiète de son avenir, en marche vers un équilibre
nouveau... Le monde des travailleurs est troublé, jeté en
dehors des voies anciennes... C'est l'ordre social qui est en
question, après l'ordre politique.
Mais convient-il de s'effrayer de ces agitations ?
L'océan, après la tempête, ne se calme pas en un instant ;
et... une société habituée à pratiquer les mœurs viriles de la
liberté a, en elle-même, les moyens de se défendre.
Dans une émouvante péroraison, l'orateur évoque
la France, qui « n'a jamais été plus haut dans l'ima-
gination et dans la reconnaissance des peuples »,
mais qui 0 cherche ses enfants, toute cette jeunesse
qui lui a été enlevée », et qui « se demande comment
elle pourra restaurer ses ruines et reprendre son
existence de labeur ».
Une France blessée, atteinte dans ses forces de reconstitu-
tion, en face d'une Allemagne presque intacte, qu'on va aider
à se relever pour qu'elle puisse payer une partie de sa dette,
une France qui resterait seule pour panser ses blessures, quel
remords ce serait pour le monde qu'elle a sauvé de la barba-
rie ! La France veut vivre ; elle n'a pas achevé sa mission.
Au seuil de cette ère nouvelle, Ribot ne peut se
défendre de quelque mélancolie en se sentant « à cet
âge où on ne peut se promettre de vivre assez pour
assister, pour prendre part à ce relèvement » ; il
constate avec une pointe de tristesse que la vie des
hommes de sa génération « a été une longue attente
des réparations nécessaires » et que, s'ils ont eu la
joie immense de saluer la revanche du droit sur la
violence, il leur « manquera de suivre l'évolution
que la France est en train d'accomplir comme tous
les pays ». Au moins, peut-il formuler le vœu que
cette évolution soit toujours pacifique et se pour-
suive dans l'ordre et dans le calme :
Puisse notre victoire aider à maintenir l'union et, si l'union
doit faire place à des luttes plus ou moins âpres, puisse le
souvenir de nos souffrances et de nos efforts communs en
adoucir la rigueur, en tempérer la violence ! Il y a, entre
tous les Français qui ont partagé les angoisses de la
lutte, les espérances et les joies de la victoire, quelque chose
d'ineffaçable. — F. Ouiramd.
Académie des Inscriptions et bel-
les-lettres. — Election de Charles Bcmont. Le
16 mai 1919, l'Académie des inscriptions et belles-
lettres procéda à l'élection d'un membre, en rempla-
cement de Maxime Collignon, décédé.
Les candidats en présence étaient, par ordre alpha-
bétique : Bémont, Delachenal, Dorez, Fougères,
Glotz et Lejay. Il y eut sept tours de scrutin. Au
septième, les voix des 34 votants se répartirent
ainsi : Bémont, 20; Glotz, 11; un bulletin blanc.
Bémont fut proclamé élu (v. p. 3).
Accidents du travail. Extension de la
législation de i8çS aux maladies professionnelles. —
La loi du 25 octobre 1919 a étendu la législation sur
les responsabilités en matière d'accidents du travail
aux maladies d'origine professionnelle, et elle consi-
dère comme telles certaines affections aiguës ou chro-
niques (saturnisme, hydrargyrisme). Pour prévenir
les maladies professionnelles et, par suite, les charges
qu'entraînerait l'extension de la loi, les médecins
sont tenus de déclarer les maladies figurant sur une
liste établie par décret et dont ils ont été à même
de reconnaître l'existence.
La responsabilité des maladies professionnelles
incombe proportionnellement aux employeurs suc-
cessifs, à moins que l'un d'eux n'ait commis une
«• 158. JMvIer 1920.
faute inexcusable ayant pu avoir une répercussion
•,ur la santé de la victime ou de ses ayants droit : en
ce cas, le tribunal peut augmenter sa part de res-
ponsabilité.
Lorsqu'un ouvrier quitte une exploitation assu-
jettie, l'employeur est responsable des maladies qui
peuvent atteindre l'ouvrier pendant un an. Sa res-
ponsabilité décroît en raison du temps écoulé entre
le départ de l'ouvrier et le moment où survient l'in-
capacité de travail comportant indemnité. Si, à ce
moment, l'ouvrier travaille dans une autre entre-
prise assujettie, le nouvel employeur n'est tenu que
du surplus de l'indemnité. Le dernier des employeurs
responsables est tenu, vis-à-vis de la victime ou de
ses ayants droit, pour la totalité de l'indemnité, sauf
recours contre les employeurs précédents.
La responsabilité cesse pour un chef d'entreprise à
partir du jour où il déclare que ses procédés de tra-
vail ne comportent plus l'usage des substances ca-
pables de provoquer les maladies professionnelles ;
il n'est plus responsable que des affections pouvant
atteindre les ouvriers qu'il employait avant le dépôt
de la déclaration. ,
Le racolage médical ou pharmaceutique en ma-
tière d'accidents du travail ou de maladies assimilées
est puni d'une amende de loo à 500 francs et d'un
emprisonnement de trois jours à trois mois. L'ou-
vrier est libre de choisir son médecin ou son phar-
macien : la loi considère que cette liberté n'est pas
respectée par ceux qui (par dons, promesses, remises
sur honoraires et fournitures, faits à des accidentés,
syndicats, chefs d'entreprise, assureurs ou toute autre
personne) ont attiré ou tenté d'attirer les victimes
d'accidents ou de maladies dans une clinique, cabinet
médical ou officine de pharmacie. — M. Leokànd.
iVcte. Actes sous seing privé. Dr. fiscal. La loi
du 22 frimaire an VII (art. 22) a prescrit l'enregis-
trement obligatoire, dans les trois mois de leur
date, des actes sous seing privé emportant transmis-
sion de propriété, d'usufruit ou de jouissance d'im-
meubles. Postérieurement, les actes portant muta-
tion de propriété de fonds de commerce ou clien-
tèles ont été assujettis à la formalité. Pour tous les
autres actes sous %ing privé, l'enregistrement ne
devenait obligatoire que s'il en était fait usage, soit
par acte public, soit en justice ou devant toute autre
autorité constituée.
La loi du 29 juin igi8 a maintenu la législation
antérieure en ce qui concerne les écrits constatant
«les conventions unilatérales ; mais elle a soumis obli-
gatoirement à l'enregistrement, dans un délai déter-
miné, les actes sous seing privé constatant des
conventions synallgamatiques, exception faite des
contrats synallagmatiques « imparfaits », qui sont
de véritables contrats unilatéraux et des actes ci-
après : marchés et traités réputés actes de commerce
(régis par la loi du 11 juin 1899, art. 4); actes cons-
tatant des conventions affranchies de l'impôt par des
lois spéciales ou des conventionspour lesquelles la loi
a prescrit un mode spécial d'acquittement des droits,
savoir : 1° les transmissions à titre onéreux des obli-
gations ou des actions pour lesquelles l'impôt est
payé lors du transfert sur les registres de la société
ou sous forme de taxe annuelle et obligatoire; 2" les
contrats d'assurances soumis à une taxe obligatoire
moyennant le payement de laquelle la formalité est
donnée gratis chaque fois qu'elle est requise : assu-
rances maritimes, assurances-incendie, assurances-
vie, contrats de rente viagère, assurances contre les
accidents, mais non les polices des assurances non
soumises au régime de l'abonnement.
Pour tous les actes sous seing privé assujettis à
l'enregistrement dans un délai déterminé, les par-
ties devront en établir un double sur papier
timbré, et ce double, revêtu des mêmes signatures
que l'original, restera déposé au bureau de l'enregis-
trement lorsque la formalité sera requise.
Les engagements de location n'ont pas à être
enregistrés, parce qu'ils ne sont pas considérés
. comme assimilables à des baux écrits.
Le renouvellement d'un bail est soumis à la for-
malité lorsqu'il fait l'objet d'un acte sous seing
privé, distinct du bail primitif; mais il en est autre-
ment lorsque la location continue soit par tacite
reconduction, soit pour une nouvelle période prévue
dans le bail originaire. — Max Leorand.
Sémont (Charles), historien français, né à
Paris le i6 novembre 1848. Il commença ses études
à Versailles et les acheva au lycée Charlemagne, à
Paris. Reçu à l'Ecole des chartes, il en sortit en 1876,
avec le diplôme d'archiviste-paléographe. D'abord
professeur d'histoire à l'Ecole alsacienne de Paris, il
entra ensuite comme maître de conférences à l'Ecole
pratique des hautes études, y enseigna et travailla
sous la direction de Gabriel Monod et y fut à son
tour nommé directeur adjoint, fonctions qu'il occupe
encore aujourd'hui. En outre, dès 1876, Ch. Bémont
avait été attaché, comme secrétaire, à la • Revue
historique », dont il devait plus tard assumer la di-
rection, avec Gabriel Monod d'abord, puis, à la
mort de celui-ci (1912), avec Ch. Poster.
En 1885, Ch. Bémont avait été reçu docteur es
lettres, avec deux thèses : l'une, traitant De Johanne,
Charles Bémont. (Phot. Y. Z.)
LAROUSSE MENSUEL
cognomine Sine Terra, Anglia; rcgc, Lutelitc Pari-
storum anno 1203 condemnalo ; l'autre intitulée :
Simon de Mont/ort, comte de Leicester, sa vie
(iio?-i26s), son rôle politique en France et en An-
gleterre. L'Académie française couronna cet ouvrage,
où la vie du beau-frère de Henri III d'Angleterre
était minutieusement étudiée et où l'auteur s'effor-
çait de déterminer la part qui revient à Simon de
Montfort dans les réformes du royaume et l'organi-
sation du régime parlementaire anglais. Sans cacher
les défauts du comte de Leicester, son ambition peu
scrupuleuse, ses emportements, Bémont rendait
hommage à son souci du bien public, qui en fit un
adversaire déterminé de la royauté arbitraire et des-
potique et l'un des plus actifs promoteurs du gou-
vernement représentatif en Angleterre.
La préparation de ses t hèsesde doctorat avait conduit
Ch. Bémont à explorer l'Angleterre du moyen âge ;
ce champ d'exploration lui parut assez vaste pour
qu'il y confinât désormais son activité, et il s'est, de-
puis, spécialisé dans ce canton du domaine historique.
En 1892, il donnait, dans la « Collection des textes
pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'his-
toire », une irré-
prochable édition
des Chartes des
libertés anglaises,
où sont rassem-
blés tous les
textes constitu-
tionnels promul-
gués, entre iioo
et 1305, par les
rois Henri I",
Etienne, Henrill,
Jean sans Terre,
Henri III et
Edouard l". Au
nombre de ces ac-
tes, figure notam-
ment la Grande
Charte (Magna
Cartalibertalum),
par laquelle, le
I5juini2i5,jean
sans Terre, sous la contrainte du haut clergé et des
barons anglais, concéda et confirma solennellement
les libertés nationales.
Mais le plus important travail de Ch. Bémont,
auquel il a voué son activité pendant plusde dix ans,
est sa publication des Rôles gascons, dans la « Collec-
tion des documents inédits de l'histoire de France »
(3 vol., 1896, 1901, 1906). On désigne sous ce nom
les actes de l'administration anglaise en Gascogne,
au moyen âge, durant la longue période d'environ
trois siècles (1152-1453), où cette province fut sou-
mise à la domination des rois d'Angleterre. Ces actes
sont écrits sur des peaux de parchemin, cousues
bout à bout, de façon à former un rouleau (d'où leur
nom, du latin rotulusj. Les Rôles gascons occupent
1.847 peaux et s'étendent de 1242 à 1460. Conservés
jadis à la Tour de Londres, ils sont maintenant dé-
posés au Public Record Office. On ne les connaissait
guère que par un catalogue qui avait été dressé en
1741, par un Anglais, réfugié en France, Th. Carte,
et par les copies qu'en avait rapportées en 1764
Bréquigny, — copies actuellement déposées à la Bi-
bliothèque nationale. Vers 1880, le ministre de l'ins-
truction publique décida de procédera la publication
intégrale de ces rôles. Francisque Michel fut chargé
de l'entreprise et publia, en 1885, un premier volume,
qui comprenait les actes de 1242 à 1254. Mais ce
travail était loin d'être parfait. Ch. Bémont, qui, à la
mort de Fr. Michel, survenue en 1886, eut mission
de continuer la publication, dut commencer par re-
voir l'œuvre de son prédécesseur et en corriger les
nombreuses erreurs. C'est l'objet d'un supplément
paru en 1896, qui contient eu outre les rôles de 1255.
Bémont donna ensuite deux autres volumes, qui le
conduisirent jusqu'à l'année 1307. Il y a en tout
5.108 actes publiés. On imagine aisément quelle
somme de patients efforts représente un pareil
chiffre et quel important service la scrupuleuse et
sûre érudition de Ch. Bémont a rendu ainsi à l'histoire.
Ce volumineux ensemble de documents, d'une in-
comparable richesse, n'est pas seulement précieux
pour l'étude des institutions locales de la Guyenne
(coutumes, jurisprudence, situation du clergé, de la
noblesse, du peuple, etc.); il éclaire aussi singulière-
ment l'histoire des rapports de la France et de l'An-
gleterre au XIII* siècle. D'ailleurs, dans une impor-
tante introduction placée en tête du tome III,
Ch. Bémont, après avoir examiné les caractères ex-
trinsèques de ces rôles, leur paléographie, leur chro-
nologie, etc., en dégage certaines précisions touchant
l'administration de la Gascogne et l'histoire anglo-
française de 1293 à 1297. Ce travail a été honoré,
en 1907, du prix Gobert, par l'Académie des inscrip-
tions et belles-lettres.
Depuis, Ch. Bémont a montré quel parti on pou-
vait tirer de cette mine de documents, dans diverses
études partielles, telles que : Recueil d'actes relatifs
à r administration des rois d'Angleterre en Guyenne
au xin* siicU (1914) ; un R6U gascon de lettres closes
expédiées par la chancellerie du prince Edouard,
plus tard Edouard l", roi d^ Angleterre, 1234-1255
(1916) ; les Institutions municipales de Bordeaux au
moyen âge, la Mairie et la Jurade (1916).
On lui doit, par ailleurs, d'autres études, comme :
la Campagne de Poitou, 1242-1243; Taillebourg et
Saintes (1893); les Révolutions d'Angleterre en 1553
et 1554, racontées par un fourrier de Tempereur
Charles-Quint(igï2) ; le Premier Divorce de Henri VIII
et le Schisme d'Angleterre. Fragment d'une chronique
anonyme en latin, publié avec une introduction, ut%e
traduction française et des notes (1916). Dans « l'His-
toire générale » de Lavisse et Rambaud, c'est Ch. Bé-
mont qui a rédigé, dans les tomes I"', II et III, les
chapitres relatifs à l'Angleterre de 395 à 1485. Il con-
vient également de mentionner son Histoire de FEu-
rope et particulièrement de la France de 395 à 1270,
dans la série des manuels scolaires publiés sous la
direction de G. Monod.
Enfin, sans parler des nombreux comptes rendus
parus sous sa signature dans la • Revue historique »,
il faut ranger, parmi les travaux les plus précieux
peut-être de Ch. Bémont, sa Bibliographie critique de
l'histoire d^ Angleterre, qu'il publie depuis 1891 dans
les Bulletins annuels de cette même revue. Il ne s'y
montre pas seulement admirablement informé de tout
ce qui concerne l'histoire de l'Angleterre, mais il
réunit, avec une méthode critique qu'il a héritée de
son maître, G. Monod, des matériaux du plus haut
prix pour l'élaboration du travail historique.
Ch. Bémont a été élu, le 16 mai 1919, membre de
l'Académie des inscriptions et belles-lettres, en rem-
placement de MaximeCollignon(v. p. 2). — F. Goi»a»d.
Bérénice l'Hérodlenne, héroï-comédie
tragique en trois actes, en vers, par Albert du Bois,
représentée pour la première fois à la Comédie-Fran-
çaise le II novembre 1919.
Acte I"'. La terrasse de la Maison d'Or, à Rome,
au-dessus du forum. On aperçoit les monuments
ensoleillés qui escaladent la pente du Palatin. Béré-
nice, amante de Titus depuis quinze ans, consulte
son miroir, puis sort avec l'empereur, qui est venu la
chercher. Stella, le préfet de la garde prétorienne,
et le rhéteur grec Harmakhis devisent pour nous
apprendre que le peuple murmure de voir à Rome
l'étrangère, la juive Bérénice, fille d'Hérode, con-
voiter la couronne d'impératrice, au mépris des tra-
ditions romaines, qui exigent que l'empereur épouse
une Romaine. Titus, de retour, menace le peuple
qui ose gronder. Son frère, Domitien, accompagné
d'une délégation du sénat, vient le sommer de
chasser la juive. Il répond en annonçant qu'il va
fermer le temple de Janus, en signe de paix univer-
selle. Ainsi, Bérénice sera une amie, puisque tous les
peuples seront frères. Decimus Juvénal, chef du parti
nationaliste, jure d'empêcher cette manœuvre, qui
sauverait Bérénice et chagrinerait plus d'un sénateur,
tel Florus :
J'ai dans mon arsenal mille armures à vendre.
Domitien soulève le parti des militaristes patriotes.
Bérénice oppose à toutes ces attaques une inalté-
rable et patiente douceur.
Au temple de Janus, à l'acte II, elle est bravée
par Juvénal, qui la défie de s'exposer seule aux fu-
reurs du peuple en traversant le forum. Elle relève
le défi et paraît dans la foiUe. Elle est frappée à
coups de poing.
Au dernier acte, Bérénice, dans son palais, médite
sur l'hostilité du peuple. Domitien vient lui révéler
que, si elle persiste à demeurer à Rome, trois cents
conjurés ont fait serment de mourir jusqu'à ce que
Titus ait été assassiné. Elle se sacrifie à son amant
et, pour le sauver, elle se décide à s'en aller. Afin
d'épargner à Titus la crainte du danger et de la
mort, elle lui donne, pour prétexte de son départ,
la peur qu'elle a pour elle-même des fureurs popu-
laires. L'empereur et son amie se fout de tendres
adieux. Les consuls annoncent à Rome que l'étran-
gère est partie.
VHérodienne appartient à un « Cycle des Douze
génies », dans lequel Albert du Bois a évoqué et glo-
rifié tour à tour Homère, David, Ezéchiel, Démos-
thène, Cervantes, Shakespeare, Byron, Hugo, Rabe-
lais avec une abondance aisée et heureuse et, parfois,
une trop grande facilité.
Sa Bérénice ne rappelle en rien celle de Racine
et est plutôt conçue dans la formule shakespearienne,
de façon pittoresque et vivante. Elle n'est, d'ailleurs,
pas plus véridique, historiquement, que les tragédies
de Corneille et de Racine, composées à l'instigation
de Henriette d'Angleterre, ou le roman de Segrais.
L'Hérodlenne est douce, bonne, fraternelle, héroï-
que, aimante et modeste. En réalité, Bérénice,
veuve de deux maris, âgée de quarante ans quand
elle connut Titus et abandonna pour lui son époux
et ses enfants, fut une ambitieuse et une dévergon-
dée, que Titus chassa pour ses dérèglements, quand
elle eut cinquante-deux ans. Le doux Titus lui-
même était un Néron naissant et ne commit pas plus
de crimes parce qu'il n'en eut pas le temps : il fut
assassiné par son frère Domitien, après trois ans de
règne. Beulé, en 1869, a rétabli les véritables traits
de cette figure, faussée par Racine et la légende:
LAROUSSE MENSUEL
(V« 765. Janvier 1920.
Albert du Bois a fait d'elle l'apôtre de la frater-
nité, de la patience résignée, de la bonté. Elle repousse
les conseils haineux de sa suivante, la juive Tamar,
qui salue en elle l'instrument de laveh, chargé de
châtier Rome. Elle prêche au peuple l'amour et la
pitié, la douceur et la paix. Elle porte à l'empereur
Titus un amour profond, fait de dévouement et de
passion désintéressée. Historiquement, la liaison de
Titus et de Bérénice fut moins romanesque, car Béré-
nice convoita le trône, et Titus se servit d'elle pour
manœuvrer les rois d'Orient, Antiochus, ""ologèse,
Soémus et traiter avec l'Arménie et le Pont.
Telle qu'elle nous est présentée l'Hérodienne offre
un beau spectacle pittoresque et un tableau des
mœurs de la Rome impériale, qui illustré les études
de Dezobry et de Friedlaender. La reconstitution du
temple de Janus, avec le défilé des porteuses d'of-
frandes et la série de leurs prières, est attrayante.
La Rome antique, la louve farouche, revit et rugit
dans le décor d'une intéressante reconstitution, où
le soleil dore les édifices dont on parcourt aujour-
d'hui, à Rome, les ruines noircies. La topographie
romaine y est conforme à l'atlas de Kiepert, et les
mœurs reproduisent avec vérité les données des dic-
tionnaires de Rich et de Saglio.
La poésie est musicale, claire, lumineuse et souple.
Le couplet du rhéteur Harmakhis est de bonne
rhétorique, quand il dit à Stella que la muraille de
la basilique Julia n'est peut-être pas blanche, comme
elle le paraît :
Je la vis ce matin,
Avant que la lumière au ciel ne fût complète, ..
Par Pallas ! je le jure, elle était violette.
Un peu plus tard, le jour, sur les coteaux latins,
De longs voiles de pourpre ornaient leurs fronts lointains.
Comme des fronts de dieux dans une apothéose.
' Par Pallas Athênê, la muraille était rose !
Un peu plus tard. Midi l'inondant de feux d'or.
C'était d'or qu'elle était, je te le jure encor.
Et voilà que le ciel s'emplit de crépuscule.
Voilà que le Soracte à l'Orient recule,
Que les bois de Tibur se cachent peu à peu.
Ton pan de mur n'est plus vraiment blanc, — il est bleu.
Et, tantôt, dans la nuit sans lune et sans étoiles.
Viens ici : recouvert d'impondérables voiles,
Que tu t'expliqueras, mais ne pourras point voir.
Le pan de mur, que tu dis blanc, sera tout noir.
Ces vers de Bérénice évoquant le pays de ses
origines ont du charme :
Songes-y ! Retourner vers nos pays d'aurore.
Revoir sans toi ces lieux tout pleins de nous encore.
Refaire ces chemins dont toutes les beautés
Me restent dans le cœur, sans être à tes côtés !
Revoir sans toi la ville où tu m'as rencontrée ;
Sur sa grève d'or roux la blonde Césarée,
Son môle au bout duquel, tout blanc, sautant, dansant.
Le flot épuise en vain son effort incessant ;
Revoir les chemins creux qui sillonnent ses plaines ;
Revoir le vieux Carmel... Tu te souviens des chênes.
Encadrant tour à tour, sur l'horizon changeant.
Des pans de mer bleu sombre et de ciel bleu d'argent !
Revoir tous ces pays que j'ai courus naguère,
Lorsque mon cher Titus ne respirait que guerre.
En sauvage amazone, à cheval près de lui...
Et songer : C'est là-bas, ici, qu'un jour, ont lui.
Passant — vision d'or formidable et charmante, —
Un général romain auprès de son amante.
C'est là qu'on put les voir, elle et lui, tous les deux.
Leurs sombres légions, mur d'airain, derrière eux !...
Te quitter, mon Titus, non ! Du moins, pas sans lutte I
Je prétends la dompter, cette féroce brute.
Oui, Rome, entends-tu bien , c'est là ma volonté :
Te dompter !
Titus.
Par tous les moyens !
BÉRÊHICB.
Par la bonté 1
Si le style avait parfois plus de propriété, plus de
précision, plus de nerf, ce poème serait parfait : tel
qu'il est, il est de valeur. Il y a de belles scènes entre
■fituset Stella, entre Titus et son frère, tout l'acte IIL
Les caractères gardent un dessin net : la douce
princesse, Titus docile, Domitien emporté, Stella
héroïque; la petite Mus, devant Janus bifrons, fait
un récit charmant ; Harmakhis est un sophiste amu-
sant, et Decimus Juvénal, un fanatique ardent. La
Comédie-Française a eu raison d'accueillir ce poète
wallon. -^ Léo Claretie.
Les principaux rôles ont été créés par : M*»*" Bartet (Béré-
nice), Madeleine Roch {Tamar), Berthe Bovy (Latro), Yvonne
Ducos (Mus), Delvair {une mère) ; et par MM. Altiert Lam-
bert {Titus), Fenoux {Domitien), de Max (Decimus Juvénal),
Denis d'Inès (Harmakhis), Dorival (le grand prêtre de Janus),
Desjardins (Stella),
Botlia (Louis), général et homme d'Etat sud-
africain, né à Greytown (Natal) le 27 août 1862, mort
à Pretoria le 17 août 1919. Fils d'un père d'origine
française, descendant de huguenots chassés par la
Révocation, et d'une mère de souche hollandaise,
Louis Botha passa sa jeunesse dans le veld (son père
s'étant transporté du Natal à l'Etat libre d'Orange),
menant la rude vie mi-agricole, mi-guerrière, du
colon boer. Dès 1879, il se distingue dans les guerres
contre les Zoulous et gagne, dans ces expéditions, la
réputation d'un chef brillant et hardi, et le grade de
« Field cornette ». Cependant, il retourne à la charrue
et, après avoir exercé quelque temps des fonctions
ailininistratives dans la province du Zwaziland, s'éta-
blit dans le district de Vrijheid, qui, en 1888, est
incorporé au Transvaal. Ses concitoyens l'envoyèrent,
en 1897, les représenter au Volksraad de Pretoria.
C'est une époque critique pour le peuple boer et,
comme député, Louis Botha fait partie de ceux qui,
s'opposant à la politique intransigeante du pré-
sident Kriiger dans la question du droit de cité
des Anglais immigrés au Transvaal (uitlanders) , prê-
chent l'accord des deux races et une politique de
conciliation.
Il s'acquit alors, et dans le parti progressiste qu'il
représentait et dans tout le pays, la réputation d'un
homme politique avisé et d'un excellent orateur. Sa
droiture, son caractère affable et ouvert lui assu-
rèrent les plus chaudes sympathies. Il semblait alors
avoir déposé pour jamais l'épée.
La guerre éclate (oct. 1899), et Louis Botha prend
la tête de l'un des commandos qui, sous les ordres
de Lucas Meyer, premier généralissime boer, opè-
«9 P
4#
Le giinéi-ol Loui» Uollia. (Pliul. V. Z.)
rent dans le nord du Natal. Il se distingue déjà
par la rapidité et la précision de ses manœuvres et
compte à son actif un important succès : la capture
de l'aile gauche du général White à Nicholson Nick.
Il est parti simple commandant ; quelques mois après,
il est général et chef d'armée. C'est à lui qu'est due,
le 15 décembre 1899, la victoire de Colenso, où
Lucas Meyer, malade, avait, pour l'heureuse fortune
des Boers, laissé le commandement à son lieute-
nant. Le mois suivant, il inflige aux Anglais la défaite
de Spion-Cop (22-24 janvier 1900). Colenso! Spion-
Cop I ces deux victoires, qui ont un si vaste reten-
tissement dans le monde, assurèrent à leur auteur
la réputation d'un grand capitaine. Les trois années
qui vont suivre le trouveront égal à cette réputation.
Commandant de l'armée qui tient assiégée Ladys-
mith, il presse vivement cette place; mais il reçoit
l'ordre d'abandonner les positions de Boschkop qui
la dominent, et sa prévoyance de grand stratège ne
peut alors triompher de l'esprit de routine dont sont
imbus les autres grands chefs. Conmie il l'a prévu —
et c'est pourquoi il a fait à cette mesure une oppo-
sition restée vaine — l'évacuation des positions de
Boschkop amène une retraite générale de l'armée
boer sur tout le front et la levée du siège de Ladys-
mith. C'est le désordre et, bientôt, l'affolement, la
panique, accrus par une tempête furieuse alors
déchaînée : partout les commandos boers lâchent
pied. I) faut à Botha des miracles de sang-froid et
d'énergie pour empêcher cette fausse manœuvre
d'amener une déroute complète et la fin même de
toute résistance. Mais son grand ascendant sur ses
hommes — qui l'ont vu faire le coup de feu au milieu
d'eux et combattre nuit et jour dans la tranchée —
et son talent d'organisateur lui permettent d'y par-
venir. Au passage de la Clip (Bérésina transvaalienne),
il réussit à ramener l'ordre dans le troupeau incohé-
rent des fuyards et, après avoir fait sauter les ponts,
enlever les canons, prend une position solide au nord
de Ladysmith et couvre le Transvaal.
Joubert, devenu généralissime, le désigne, peu
avant sa mort, comme son successeur, et Kriiger
ratifie ce choix, qui inspire à toute l'armée une vive
confiance (22 mars 1900).
Avec ses lieutenants. De Wet, De la Rey, Smuts,
auxquels sa modestie rapporte plus tard le succès, il
réorganise l'armée boer, qui restera pendant plus de
deux ans, pour les Anglais, un redoutable adversaire.
C'est le moment où lord Robert et le sirdar Kit-
chener, qui ont refait l'armée anglaise, impriment
de leur côté une impulsion vigoureuse à la guerre.
(Cf. LORD KiTCHENER, Larousse Mensuel, t. IV, p. 756.)
Cronje a été battu à Paardeberg, Kimberley et
BIcemfontein enlevées (mai 1900), l'Orange annexé ;
les troupes britanniques entrent à Johannesburg
et à Pretoria. Kitchener proclame l'annexion du
Transvaal. Botha, combattant contre un ennemi
très supérieur en nombre, n'a pu empêcher la
marche rapide de Kitchener. Mais il sait organiser une
guérilla à laquelle se prêtent fort bien le veld trans-
vaalien et le tempérament de chaque soldat boer et,
après la chute de Pretoria, tenir, pour l'étoimeraent
du monde, deux ans encore. Devant les troupes bri-
tanniques victorieuses, il a dû se retirer au delà du
Vaal; mais il n'a pas perdu la confiance en la vic-
toire : en harassant l'armée anglaise par de cons-
tantes attaques, en détruisant les communications,
en se portant à l'arrière des lignes ennemies pour
soulever la révolte jusque dans les anciennes pro-
vinces du Natal et du Cap, il espère encore forcer
l'adversaire à une paix honorable. Dès le mois
d'août, il a repris l'offensive : la bataille de Belfast,
où il résiste quatre jours à des forces dix fois supé-
rieures, le rejette au nord de la voie ferrée de
Middiesbourg. Pendant la fin de l'année 1900, il
dirige contre cette ligne de fréquentes attaques et
obtient quelques succès (telle la prise d'Helvetia). Au
début de l'année suivante, il monte une grande
attaque contre le Natal (février 1901) et, celle-ci
ayant échoué, Botha juge venue l'heure des négo-
ciations. A Middiesbourg, il se rencontre avec Kit-
chener, mais ne peut tomber d'accord avec lui et
recommence, avec autant d'opiniâtreté, mais moins
de foi dans le succès, à tenir la campagne. Au mois
de juillet, jugeant la partie perdue, il obtient de
l'état-major anglais la permission de communiquer
avec le président Kriiger. Mais, d'Europe, celui-ci
enjoint de continuer la lutte.
Si l'homme politique avait considéré que l'heure
de traiter était venue, le général, obligé de combattre,
le fera avec autant d'ardeur et autant de zèle qu'aux
jours où il espérait la complète victoire. Soldat d'une
cause perdue, et qu'il savait perdue, il a forcé par sa
bravoure et son talent l'admiration même de ses adver-
saires. Ces 4.000 hommes, toujours cernés par les
troupes du victorieux sirdar et qui, toujours, s'échap-
pent, les attaques foudroyantes de Botha, ses évo-
lutions prestigieuses à l'intérieur des lignes anglaises
inscrivent dans l'histoire du peuple boer des pages
vraiment épiques. En septembre 1901, Botha reprend
son projet d'expédition au Natal. Son succès de
Blood-River-Poort (où il capture 300 hommes et
3 canons [17 septembre]) est éphémère. Repoussé par
les troupes du général French, il se jette, le mois sui-
vant, sur le Transvaal et prononce une attaque en
direction de Pretoria. Là encore, il n'obtient qu'une
victoire tactique (Bokenlaagte, 30 octobre) et doit
reprendre le veld. Mais, de leur côté, les troupes de
French ne peuvent réussir à capturer Botha, qui,
comme De Wet, mérite le surnom d' « insaisissable ».
Cependant, avec la grande « poussée » de Kit-
chener, sonne le glas des deux républiques et, lorsque
le gouvernement de celles-ci se décide enifin à la
paix, Botha est, aux négociations de Vereeniging,
l'un des représentants du Transvaal. On sait que
cette paix sanctionna l'annexion à l'empire britan-
nique des deux Etats de l'Orange et du Transvaal
(3 mai 1902).
Avec la paix de Vereeniging, où Botha négocie
avec Kitchener au nom du peuple boer, c'est une
nouvelle période de sa vie qui commence. Botha,
qui a déposé l'épée après l'avoir si glorieusement
tenue, accepte sans arrière-pensée le sort fait à son
pays par les conquérants. Il poursuivra un seul but :
effacer du sol transvaalien les traces de la guerre
et même chasser toute haine des cœurs. Par une
collaboration sincère avec les autorités britanniques,
il s'efforcera de réaliser dans l'Afrique du Sud cet
accord des races, — prélude d'une fusion complète
et condition nécessaire de l'union sud-africaine qu'il
rêve et saura réaliser.
Sitôt le traité signé, Botha, avec De Wet et De
la Rey, s'embarque pour l'Europe, afin d'expossr aux
hommes politiques anglais la situation du 'Transvaal
«• 755. Janvier 1920.
et d'obtenir leur aide financière pour relever les
ruines accumulées par la guerre et, si possible, l'adou-
cissement des conditions de paix. Ce voyage ne
donna pas tous les résultats espérés. Mais, de retour
au pays natal, qui resta de 1902 à 1906 sous l'adminis-
tration directe de la Grande-Bretagne, il employa
toute son influence, toujours très grande auprès du
peuple boer, pour pousser activement le grand oeuvre
de la reconstruction. Il contribua pour une grande
part à assurer l'apaisement; l'octroi d'up gouver-
nement autonome à la République transvaalienne
(1906) peut être considéré comme un résultat de sa
politique de réconciliation et d'acquiescement loyal
au fait accompli.
Aussi est-il désigné par lord Selbome pour former
le premier cabinet transvaalien. Son gouvernement
est marqué par un relèvement rapide du pays,
de constants efforts pour rapprocher vainqueurs
et vaincus, sans, cependant, faire bon marché
des intérêts boers (la presse anglaise l'attaque vive-
ment à l'occasion du Civil Service Pension Bill, des-
tiné à indemniser les victimes de la guerre, mais
dont une disposition semblait réserver le bénéfice aux
seuls Boers) ; enfin, les premières tentatives faites pour
créer, du moins dans le domaine économique,
l'Union sud-africaine. En 1907, il fut appelé à Lon-
dres, comme membre de la Conférence impériale,
tenue par tous les ministres coloniaux. Il s'y ren-
contra avec Jameson (le héros du raid célèbre), alors
premier ministre du Cap et, entre eux, se noua une
paradoxale, mais solide amitié. Leur communauté de
vues fit beaucoup pour faire sortir des limbes
l'Union sud-africaine. Ce ne fut pas sans difficultés.
Au Transvaal, Botha fut combattu par les autres
leaders de la grande guerre : les Ds Wet, les De la
Rey, qui reprochaient à leur ancien chef un oubli
trop rapide des gloires et des souffrances si récentes
de leur peuple et repoussaient une réconciliation
meurtrière de l'orgueil national. Au Parlement trans-
vaalien, de dures luttes lui furent donc imposées et,
en face du parit « unioniste », dont le premier mi-
nistre transvaalien est le leader, se groupe le parti
« dutch », ou nationaliste, qui repousse toute union
des races, tout oubli du passé. Botha sut déployer,
dans la lutte parlementaire, autant d'énergie, de
ténacité et de souplesse qu'à la tête de ses comman-
dos et put, cette fois, conduire les siens à la victoire.
En mai 1909, Botha se rendait à Londres avec tous
les chefs d'Etat sud-africains, pour présenter au
Parlement l'acte d'union. Le 31 mai, l'Union sud-
africaine était réalisée, et Botha retournait à Pretoria
comme premier ministre de la nouvelle fédération.
Le gouvernement qu'il constitua fut un gouverne-
ment de coalition, où furent représentées les deux
tendances opposées : l'unionisme et le particula-
risme. Son but essentiel fut la création d'un grand
parti national sud-africain, qui, des quatre colonies
ou Etats libres du Cap, du Natal, de l'Orange et du
Transvaal, devaient faire plus qu'une fédération :
une nation homogène, loyale, sujette de l'Angleterre
et pièce essentielle du grand empire. Comme ces
Gaulois ou ces Espagnols qui, assimilés par Rome,
furent pour l'Empire les plus fermes soutiens, Botha,
héros de la résistance boer, devint aussi « impéria-
liste !) que les Anglais de pure race. Il ne put voir,
d'ailleurs, se réaliser son grand rêve. La question de
l'instruction et de l'égalité des langues dans l'ensei-
gnement, le probième, plus ardu encore, de l'égalité
des races (Anglais et Boers, blancs et noirs, immi-
grants hindous), soulevèrent, dans le Parlement sud-
africain, qu'il ouvrit le 4 novembre 1910, des discus-
sions passionnées, et son parti subit parfois de
sérieux échecs (par exemple, aux élections de sep-
tembre 1910, où les natio.ialistes triomphèrent).
Cependant, il conserva le pouvoir, car il se montra
dans les luttes parlementaires tacticien consommé,
et sa volonté inflexible, servie, au banc ministériel,
comme dans les chevauchées du veld, par le sang-
froid, l'aménité, l'éloquence familière qui en firent
un grand entraîneur d'hommes, lui assura en défini-
tive le triomphe. Peu avant la guerre (1912), il fit
passer une loi rendant le service militaire obliga-
toire et, de concert avec les autorités militaires et
navales de la métropole, organisa la défense de
l'Union. Préoccupé, en outre, du développement éco-
nomique du pays et ayant dans sa ferme de Stan-
derton réalisé les plus heureuses innovations agri-
coles, il assura, par le land seulement act, le dévelop-
pement de la propriété anglaise ou boer dans le pays.
La politique suivie antérieurement par Botha
explique son attitude pendant la guerre. 'Tandis que
quelques chefs boers et une petite partie du peuple
espèrent y trouver l'occasion de s'affranchir de la tutelle
britannique, le premier ministre de' l'Union, i qui a
accepté la paix de Vereeniging une fois pour toutes
et avec toutes ses conséquences, se place sans hési-
tation avec l'Empire contre la Germanie ». Il lui faut
donc combattre ses anciens compagnons d'armes :
De Wet, Beyers, Moritz, qui, dans l'espoir de recou-
vrer l'indépendance, tiennent la campagne, et lutter
contre la tiédeur des hommes politiques boers :
Herzog, Steijn, qui, sans céder au mouvement, n'osent
ouvertement le condamner. Redevenu général,
Botha prend lui-même le commandement des troupes
LAROUSSE MENSUEL
chargées de maintenir l'Union sud-africaine. En une
campagne rapide, il défait les révoltés. Puis, c'est
une nouvelle campagne pour la conquête du Sud-
Ouest africain allemand. Ensuite, les contingents de
Botha coopèrent avec gloire à la conquête de l'Afri-
que-Orientale allemande., avant d'être envoyés, comme
les troupes canadiennes et australiennes, sur le front
occidental, i Botha eùt-il pris, en 1914, un autre parti,
l'Angleterre n'eût pu obtenir dans la Grande Guerre
la coopération du Dominion sud-africain ».
Après la signature de l'armistice, il se rend à
Londres, puis à Paris, où, à la Conférence de la paix, il
représente l'Union sud-africaine et obtient pour celle-
ci l'administration du Sud-Ouest africain allemand.
Revenu au Cap, il y fut reçu en triomphe, et toute la
colonie exalta en lui le père et le chef de la nouvelle
nation. La gloire acquise par les Sud- Africains sur les
champs de bataille d'Europe et d'Afrique et les
perspectives lumineuses ouvertes par le général
Au grand avantage des fiers qui ont à contracter
avec un commerçant, le registre centralise tous les
éléments de publicité prévus par les lois antérieures,
lesquelles continuent, du reste, à être en vigueur avec
toutes les sanctions qui y sont attachées. — j.i>utu4.i!ie«.
Elaux potables dans les réglons li-
bérées (i.E Service de l'analyse des). L'ancienne
zone de bataille du nord et de l'est de la France se
repeuple peu à peu. La vie locale reprend dans les
hameaux ou les fermes isolées, comme dans les
petits villages et dans les centres plus importants.
Aussi, pour écarter de ces malheureuses populations
les nouveaux dangers qui menacent leur santé, par
suite de la pollution des sources et des puits, le
ministère des régions libérées vient d'organiser un
service de l'analyse des eaux dans chacun des dix
départements victimes de l'invasion : le Nord, la
Somme, l'Oise, l'Aisne, les Ardennes, la Marne,
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Personnel du laboratoire automobile effectuant un prélèvement dans un puits, à Tracy-le-Mont lOiae}. — Phot. J. Boyer.
Botha aux regards de ses concitoyens ne parvinrent
pas à détourner tout à fait ceux-ci des luttes inté-
rieures. Lorsque, le 27 aoiît 1919, le premier mi-
nistre africain fut enlevé par une foudroyante atta-
que de grippe, le parti afrikander du général Herzog
reprenait une grande influence. Son successeur, le
général Smuts, sera aux prises avec d'assez sérieuses
difficultés. — Léon Abensoue.
Commerce. Dr. comm. Registre du Com-
merce. La loi du 18 mars 1919 prescrit la tenue :
I" d'un registre du commerce, dans le ressort de
chaque tribunal de commerce ou du tribunal civil
qui en tient lieu ; — 2" d'un registre central, tenu à
l'Office national de la propriété industrielle.
Sont immatriculés au registre du commerce :
1° les commerçants, français ou étrangers, ayant
en France leur établissement principal ou une suc-
cursale ;
2" les commerçants, français ou étrangers, ayant
leur établissement principal à l'étranger et une suc-
cursale en France ;
3" les sociétés commerciales françaises en nom
collectif, en commandite simple, eu commandite
par actions ou anonymes ;
4° les sociétéscommercialesétrangèresayantune suc-
cursale en France et qui sont, quant à la formalité de
l'immatriculation, assimilées aux sociétés françaises.
En requérant au greffier du tribunal l'immatricu-
lation (dans le mois de l'ouverture ou de l'acquisition
du fonds), le commerçant lui remet une déclaration
dont les mentions — et quelques autres énumérées
par la loi — sont transcrites sur le registre : natio-
nalité originaire ou acquise, majorité ou minorité,
régime matrimonial, constitution du fonds en nan-
tissement, cession, jugements de faillite ou de liqui-
dation judiciaire, brevets exploités, etc.
L'immatriculation est radiée, d'office ou à la
requête des intéressés, quand le fonds disparaît, ou
que la société est dissoute.
Le registre central, dont les greffiers transmettent les
éléments au directeur de la propriété commerciale, est
un simple répertoire, avec références aux registres
locaux.
La loi du 18 mars 1919 a organisé, comme on l'a
dit, c l'état civil des établissements commerciaux ».
Seine-et-Marne, la Meuse, Meurthe-et-Moselle et les
Vosges (septembre 1919).
Mais, comme les difficultés actuelles des transports
auraient retardé l'envoi des échantillons d'eau à un
laboratoire fixe, que le nombre des sources ou des
puits à examiner est considérable, et comme, d'autre
part, les habitants de ces diverses localités néglige-
raient souvent de s'enquérir de la qualité des eaux
qu'ils boivent, l'administration décida de créer des
laboratoires automobiles, qui se rendent sur les lieux
avec le matériel nécessaire pour les essais préli-
minaires. Les photographies ci-contre représentent
une de ces voitures en tournée dans le village de
Tracy-le-Mout (Oise) et les opérations diverses
auxquelles se livrent siu: place le pharmacien et
ses aides.
Indépendamment du personnel, le camion-labora-
toire transporte trois ou quatre paniers de cantines qui
contiennent l'arsenal chimique indispensable pour
l'examen chimique et bactériologique des eaux (bou-
teilles Péré pour les prélèvement», tubes, fioles et
pipettes, lampes « Primus » au pétrole, micros-
cope, etc.). Bien entendu, ces premiers dosages se
font sommairement, car on ne saurait procéder en
l'occurrence à des analyses de haute précision.
Une fois arrivé à destination, le chimiste arrête sa
« roulotte », voiture de stomatologie de l'armée fran-
çaise légèrement transformée et dont la caisse pos-
sède une hauteiur suffisante pour qu'il puisse s'y tenir
debout. A l'intérieur, se trouvent, d'un côté, des
rayoïmages et des tiroirs pour supporter ou renfermer
les appareils, verreries et autres accessoires pour les
manipulations. La paroi arrière de l'automobile ferme
la carrosserie en ordre de marche ; elle s'ouvre en
deux parties égales, dont l'une se relève pour former
toiture et l'autre s'abat pour constituer ime robuste
plate-forme, que soutiennent deux petits piliers eu
fer, lors de l'arrêt. D'autre part, un escabeau facilite
l'accès à l'intérieur du véhicule.
Le chef de service suit généralement ses aides
dans la plupart de leurs déplacements En ce cas,
une des automobiles affectées au ministère des régions
libérées l'amène à l'endroit où il doit recueillir les
éléments de son enquête et surveiller les opéra-
tions de ses collaborateurs. Comme on le sait,
ceux-ci doivent baser leur opinion sur un certain
LAROUSSE MENSUEL. — V.
nombre de réactions physiques et chimiques, ainsi
que sur des dosages bactériens, que nous allons
décrire brièvement, afin de donner une idée de la
besogne journalière de ces hygiénistes ambulants.
Ils commencent d'abord par prélever les échan-
tillons au moyen de tubes Péré, stérilisés à l'auto-
clave. Un thermomètre leur indique le degré de
LAROUSSE MENSUEL
incorposé avec lo centimètres cubes de l'échantillon,
donne un liquide incolore, si l'eau ne renferme pas
d'ammoniaque ; mais une teinte jaune, apparaissant
après cinq minutes de contact, dénote la présence
de traces d'ammoniaque, et une coloration brune
indique une eau franchement mauvaise.
Pour les nitrites, on utilise le réactif de Griess
«• 155. Janvier 1920.
Prélèvement daui.
..uspecte, qui a pu être contaminée par la mare vuisiue, à Ollcncourt (Oise). — Pliot. J. Boyer.
fraîcheur du puits ou de la soufce à examiner. Puis
ils étiquettent les fioles, inscrivent les numérros
correspondants sur un registre et procèdent ensuite
à l'analyse de leur contenu dans le laboratoire auto-
mobile. Un premier examen leur révèle la limpidité
et la transparence de l'eau prélevée ; après quoi, ils
la chauffent. Si elle dégage une légère odeur, elle est
suspecte; odorante, elle est mauvaise. Pour qu'on la
déclare bonne à boire, elle doit être incolore, d'une
saveur agréable et neutre au papier de tournesol. Si
elle bleuit légèrement, elle est sujette à caution et,
si elle produit un virage rapide, on la considère
comme franchement mauvaise.
Une fois ces constatations fondamentales faites,
les chimistes du service poursuivent plus loin leurs
investigations avec les ressources du camion-labora-
toire. Ils font alors bouillir l'eau, qui doit rester lim-
pide. L'apparition d'une opalescence ou d'un préci-
pité indique la présence du carbonat'; de chaux et
de magnésie. Au cas où le précipité est abondant, il
faut rejeter l'eau examinée, qui ne cuirait pas les
légumes et ne dissoudrait pas le savon. En outre,
dans l'eau bouillie, filtrée, puis additionnée succes-
sivement de soude à lo p. loo et de carbonate de
soude à 10 p. loo, ne doit apparaître qu'une légère
opalescence ou un minime précipité. Un trouble
immédiat et abondant de la liqueur indique une eau
trop riche en carbonate de chaux et magnésie.
Parfois, ils remplacent ces épreuves par la re-
cherche de la dureté de l'eau au moyen d'une
solution alcoolique de savon ; si cette addition pro-
voque un précipité blanc de sels calcaires, l'échan-
tillon n'est pas potable. Pour les examens rapides
sur place concernant le dosage de l'ammoniaque,
des nitrites et des chlorures, ils emploient aussi les
réactifs comprimés, qui peuvent tenir lieu des solu-
tions titrées pour les essais sommaires.
D'ailleurs, les opérations commencées dans la rou-
lotte chimique s'achèvent dans un laboratoire fixe,
établi au lieu de la résidence du personnel, qui y revient
à la fin de chacune de ses randonnées. Là, se pour-
suivent les analyses et dosages complémentaires sur
les échantillons d'eaux prélevées. Pour le départe-
ment de l'Oise, par exemple, ce service a été ins-
tallé dans quelques salles du palais de Compiègne,
jadis affectées à l'ambulance franco-américaine du
D' Carrel.
On y recherche, en particulier, si l'eau ne contient
pas d'ammoniaque. Pour cela, on utilise la méthode
de Nessier. Après avoir dissous de l'iodure de
potassium dans 50 centimètres cubes d'eau distillée,
on chauffe doucement la solution, et on y ajoute
50 grammes d'iodure rouge de mercure; puis on
filtre le liquide, préalablement étendu de 200 centi-
mètres cubes d'eau pure. Le filtrat, additionné d'une
solution de soude pure à 20 pour 100, est décanté
après un repos de 24 heures, et le liquide surnageant
sert de réactif. Un centimètre cube de ce dernier,
(naphtylamine acidifiée par l'acide acétique et
l'acide sulfanilique), qui, ajouté dans la proportion
de I centimètre cube pour 100 centimètres cubes
de l'eau à examiner, ne doit jamais produire aucune
coloration, alors qu'une teinte rose plus ou moins
accentuée révèle une proportion
plus ou moins forte de nitrites
dans l'échantillon étudié. Quant
aux chlorures, bien qu'ils offrent
moins d'intérêt, puisque nombre
d'eaux naturelles potables et
très pures en renferment de
faibles quantités, le service
d'analyse des eaux des régions
libérées les recherche égale-
ment dans chacun de ses labo-
ratoires fixes; enfin, ses phar-
maciens n'ont cure d'oublier le
dosage des matières organique^
beaucoup plus important et beau
coup plus délicat, ainsi que celui
des métaux (plomb, fer, cuivre,
zinc), le degré hydrométrique
et autres données intéressantes
au point de vue de l'hygiène,
mais dans le détail desquels
les limites restreintes de cet
article ne nous permettent pas
d'entrer.
A côté de l'analyse chimique,
le personnel technique des ré-
gions libérées poursuit encore
l'étude bactériologique des échan
tillons prélevés. Ces spécialiste>
en relations constantes a^r
l'Institut Pasteur de Paris, dé
terminent en particulier la ti
neur bactérienne des eaux, I
présence ou l'absence du culi
bacille, la proportion par cenli
mètre cube de ce dernier microl "
l'existence des autres bactérir
suspectes, la rareté ou l'aboii
dance des anaérobies, etc. D'au
tre part, il leur faut elïectu'
de nombreux prélèvements a\ •
toutes les précautions requise-
et selon les méthodes indiquées
dans les instructions du Conseil
supérieur d'hygiène publique,
car une même eau offre parfois des variations bacté-
riennes considérables, et l'appréciation exacte de sa
valeur comme boisson ne saurait être basée sur une
analyse microbiologique unique. Ils doivent souvent
répéter ces dosages plusieurs fois sur les mêmes puits
ou sources, principalement lorsque les dispositions
locales laissent supposer l'invasion des eaux par des
germes pathogènes.
Une fois les analyses achevées, on groupe les diffé-
rents résultats concernant les échantillons, et chaque
chef de service les transmet directement au préfet
dont il relève, qui en informe immédiatement les
intéressés par l'intermédiaire du maire.
Au point de vue administratif, on range les sources
et les puits examinés en trois classes :
i° eau potable ; 2° eau momentanément mauvaise
à revoir; 3" eau mauvaise à rejeter.
Les eaux de la première ne renferment ni ammo-
niaque, ni nitrites; leur degré en chlore est faible,
leur teneur en matières organiques ne dépasse pas
deux milligrammes par litre. Elles ne contiennent ni
colonies confluentes, ni coccus mobiles, ni colibacilles.
A la deuxième catégorie appartiennent les eaux dans
lesquelles se trouvent des traces d'ammoniaque ou
de nitrites, qui ont un degré de chlore trop élevé,
plus de 2 milligrammes de matières organiques par
litre et dont les colonies bactériennes sont plus
confluentes. Enfin, la troisième classe groupe les eaux
qui contiennent, en même temps que de l'ammoniaque
et des nitrites, beaucoup de chlore, plus de 3 mil-
ligrammes de matières organiques, des colibacilles
et des colonies très confluentes. Parfois, il suffit de
verser dans un puits un peu de permanganate de
potasse, d'hypochlorite de chaux ou de l'acide tar-
trique, selon les cas, pour ramener les eaux de la
seconde à la première classe; mais on améliore plus
difficilement à l'aide de moyens analogues les eaux
de la troisième catégorie. D'ailleurs, une commission,
récemment nommée par le ministère des régions
libérées, étudie les procédés d'épuration et fixera
les règles méthodiques qu'on suivra d'une manière
uniforme dans les dix départements intéressés. Mo-
mentanément, on se contente d'étiqueter les points
d'eau, au fur et à mesure des analyses et des besoins.
Les maires font grillager les puits contaminés,
tandis que le service du génie rural procède à leur
curage, refait les margelles, remet en état les pompes,
nettoie les abords des sources, exécute, en un mot,
les travaux nécessaires. Dans quelque temps, au ser-
vice d'analyse se joindra celui de la désinfection, qui
s'efforcera d'alimenter en eaux potables tous les habi-
tants des régions libérées. — Jacques Botek.
Ex-voto à sainte Q-enevlève, tableaux
de Nicolas de Largillière et de Jean-François de Troy,
conservés à l'église Saint-Etienne-du-Mont, exposés
au Palais de la Ville de Paris en 1919 (v. p. 15).
Le premier fut peint au moment de la disette dont
souffrait Paris : il est daté de 1696. Le prévôt des
1
Analyse préliminaire dans le laboratoire automobile. — Phot. J. Boyer.
marchands, agenouillé sur un coussin bleu, brodé d'or
entouré des échevins, demande à sainte Geneviève
d'intercéder en faveur de la ville. Il porte le man-
teau rouge et la perruque; les officiers de la ville
sont habillés de violet. Au deuxième plan, devant un
fond d'architecture, sont réunies les dames du temps.
Au-dessus d'un nuage, sainte Geneviève, en robe
rouge et manteau bleu, est, elle aussi, agenouillée,
M* 155. Janvier 1920'
LAROUSSE MENSUEL
Réduction des matières organiques, au laboratoire fixe du pala
xgat (Oise). — Phot. J. Boyer.
entourée d'anges. Quand Largillière fut chargé de
peindre ce tableau, il était déjà le peintre favori de
la ville. En 1687, c'est-à-dire dans l'année qui avait
suivi sa réception à l'Académie, i] avait peint pour
l'Hôtel de ville, à l'occasion de la convalescence du
roi, un grand tableau qui fut détruit pendant la Révo-
lution; l'esquisse est au Louvre, qui conserve égale-
ment de l'artiste un portrait d'échevin. Il peignit
encore, pour la municipalité, le Mariage du duc de
Bourgogne avec Marie-Adélaïde de Savoie, mais cette
œuvre fut, elle aussi, détruite. Dans VEx-voto de
1696, Nicolas de LargiJlière se montre en pleine pos-
session de son métier : les portraits sont d'une vérité
évidente ; les draperies sont traitées avec une aisance
et une ampleur admirables. Le peintre a eu soin de
ménager ses effets : son ciel tourne aux teintes d'or
jaune dans le haut du tableau, tandis que toute l'ar-
chitecture est traitée dans une gamme grise et neutre,
sur laquelle les rouges et les violets des costumes
sonnent admirablement.
Jean-François de Troy, qui a signé l'ex-voto de
1726, avait de qui tenir. Son père, le portraitiste
François de Troy, était ami de Largillière ; son grand-
père, Nicolas, avait été peintre de l'hôtel de ville de
Toulouse. Jean-François lui-même, né en 1679, était
académicien depuis 1708. Il avait d'autre part épousé
la fille d'un échevin. Rien d'étonnant, donc, dans le
choix que firent de lui les magistrats municipaux.
Sa composition n'est, d'ailleurs, pas inférieure à celle
de Largillière ; peut-être, même, trouvera-t-on les
persoimages mieux groupés. Si le tableau reste
séparé en deux parties par le nuage au-dessus duquel
sainte Geneviève est agenouillée, c'est là chose qui
parait inévitable. Jean-François de Troy a introduit
au premier plan une figure allégorique, représentant
la France, portant manteau bleu fleurdelisé d'or et
doublé d'hermine. Les costumes du prévôt et des
échevins sont toujours d'étoSe rouge ou violette ;
mais les rouges de Jean-François de Troy, sont
moins beaux que ceux de Largillière : celui-ci les
rapproche de l'ocre ou, tout au moins, du vermillon.
Par contre, ses- violets sont plus tristes que ceux
de son successeur, Jean -François de Troy a la
main expéditive et le pinceau généreux. Les deux
œuvres, loin de perdre à la confrontation actuelle,
s'imposent par la maîtrise de la conception et de
l'exécution. — Tr. Leclère.
Fleurs. (Le commerce des fleurs a Paris.)
De tout temps, les fleurs ont été les amies des hom-
mes. A Babylone, les jardins suspendus portaient le
nom de paradis. En Chine, en Egypte, dans la Grèce
ancienne, à Rome, les fleurs étaient associées aux
grands événements de la vie publique et privée :
naissance, mariage, mort, avènement des souverains,
triomphes militaires.
Pour recevoir Antoine, Cléopâtre fit répandre dans
son palais des roses en couches si épaisses qu'elles
atteignaient la hauteur d'un mètre.
Dans les banquets, à Rome comme à Athènes, les
convives portaient des couronnes de fleurs, et de
grosses sommes étaient parfois dépensées en décora-
tions florales. Suétone ne rapporte-t-il pas que Néron
consacra sept cent cinquante quUe francs à l'achat
de roses pour un seul festin ?
On sait que nos ancêtres les Gaulois,- sur le point
de combattre, bravant la mort, remplaçaient parfois
leur casque par une couronne de roses.
Après l'an mille, se répandit une mode qui devait
durer quelques siècles : celle des coiffures de fleurs
naturelles, et qui donna naissance à la corporation
des chapelières-bouquetières.
Au xv» siècle, les fleuristes attiraient l'attention
des passants par leur chant :
A mon pot d'œillets I
n est plantureux.
Pour faire bouquets,
Pour les amoureux.
Des marchandes s'étaient installées au Pont-Neuf,
qui, avec ses pittoresques boutiques, formait alors
l'un des endroits les plus curieux et les plus vivants
de Paris.
Les marchés aux fleurs n'apparaissent, semble-t-il,
que plus tard, rue aux Fers d'abord, puis au quai de
la Mégisserie.
Sous Louis XrV, en même temps que se perfec-
tionne l'art des jardins, on apporte un soin plus at-
tentif à imaginer de belles décorations florales.
Mais c'est surtout au xix« siècle que se développe
le commerce des fleurs et que se renouvelle l'art
floral. On décore les appartements, les salles de bal ;
puis les banquets, les réceptions, les tables se cou-
vrent de guirlandes et de petits bouquets. Les expo-
sitions, les concours de gerbes, les fêtes des fleurs
font naître entre amateurs et professionnels une
heureuse émulation.
Jusqu'au milieu du siècle, on faisait les bouquets
ronds, plats ou pyramidaux, — comme on en voit
aujourd'hui encore dans nos campagnes. Tissot nous
donne la composition de ces bouquets :
Pour toi, sa main d'albâtre et choisit et moissonne
La pâle Violette et la rictie Anémone,
Joint la fleur du Narcisse au parfum du Muguet,
Et d'heureuses couleurs nuançant son bouquet.
Entrelace avec art et mollement oppose
L'Hyacinthe au Pavot, les Soucis à la Rose.
Les fleurs étaient serrées, pressées les unes contre
les autres dans les bouquets faits à l'imitation de
ceux de Gênes, qui eurent une grande vogue, mais
qui, reproduisant des figures géométriques, nous sem-
bleraient aujourd'hui une atteinte à la beauté.
jjme Prévost (1840) fut la première à composer
des gerbes, amenant ainsi une révolution dans l'art
floral.
L'époque moderne rend à la fleur sa personnalité
en lui donnant de l'air, en ne l'étouffant plus contre
ses pareilles et en la plaçant dans un cadre appro-
prié comme forme et coloris. Depuis trente à qua-
rante ans, on comprend et l'on met également en va-
leur la beauté incomparable des feuillages; nos appar-
tements s'éclairent de tous les feux mourants des
feuilles d'automne, et l'on apprécie enfin le charme
si délicat des faux poivriers, des fougères (fougère
noire du Midi ou asplenium Adiantum nigrura), de
l'asparagus (asperge sauvage et asparagus Sprengeri),
du houx aux baies rutilantes, des acacias, du laurier-
tin, des myrtes et mahonias aux baies d'un noir
bleuâtre. Il n'est pas jusqu'à certains fruits dont on
ne sache tirer un habile parti.
L'ingéniosité et le goût des fleuristes parisiens —
qui se sont acquis une réputation justifiée — se don-
nent libre cours dans la composition de gerbes et
couronnes et la décoration de légères vanneries ou
gracieuses poteries, que parent encore des flots de
tulle comme des rubans aux nuances assorties.
Depuis 1880, le commerce des fleurs prend chaque
année une importance plus grande. En l'absence de
statistiques officielles — que l'on souhaiterait voii
établies par les services du ministère de l'agricul-
ture — on ne peut donner que des chiffres approxi-
matifs du mouvement d'affaires que représente le
commerce des fleurs à Paris.
L. Sauvage, secrétaire de la chambre syndicale des
fleuristes parisiens et directeur de l'Horticulture fran-
çaise, estimait qu'avant la guerre, la capitale achetait
chaque année des fleurs pour une trentaine de mil-
lions de francs et, sur ce total, les fleurs coupées
représenteraient près des deux tiers.
Ce chiffre comprend les ventes des fleuristes ins-
tallés en magasin — au nombre de 500 environ dans
la capitale — des fleuristes des kiosques, et les ventes
des marchands des quatre saisons.
Paris est approvisionné par deux centres princi-
paux : par ses propres environs et par la Gâte
d'Azur.
Imitant l'exemple d'Alphonse Karr, installé à Nice
en 1852, de nombreux horticulteurs cultivèrent au
pays du soleil, en plein champ ou sous abri, l'ané-
mone, le mimosa, la violette, les roses, narcisses et
œillets, les jonquilles, ixias et jacinthes et mirent à
profit le chemin de fer pour faire des expéditions aux
Halles parisiennes, où des commissionnaires ou
approvisionneurs, au nombre d'environ 200, se char-
gent de la réception et de la vente. Ces envois re-
présentent aujourd'hui un chiffre assez important de
millions de francs. Avant la guerre, nous déclare
Théo Silvestre, président de la chambre syndicale
des approvisionneurs en fleurs du Midi, les Halles
recevaient 5.000 à 6.000 colis de fleurs par jour,
pendant la saison qui va du i" octobre au 15 mai.
En 1918, ce chiffre était réduit à 1.800; mais la
paix ne saurait manquer de rétablir les conditions
anciennes. Entre les rochers et la mer, tout le
long du littoral méditerranéen, particulièrement
entre Toulon et Menton, les plantes ont remplacé les
champs d'oliviers ; toutes ces fleurs ne sont pas des-
tinées à Paris; quand elles ne sont pas absorbées par
les usines des parfumeurs — rappelons que, pour
obtenir un kilogramme d'essence de rose, il ne faut
pas moins de 100.000 kilogrammes de pétales — elles
trouvent encore des débouchés dans la consomma-
tion locale et les cinq marchés de Nice, Cannes,
Hyères, Antibes et OUioules. D'après des documents
de la chambre de commerce de Nice, la Côte d'Azur
expédiait, avant la guerre, par saison, environ
3.60c tonnes ou 730.000 colis postaux de fleurs pour
Paris; 3.500 tonnes à destination de l'Allemagne;
2.200 pour l'Angleterre et 100 tonnes pour la Suisse.
Dans la banlieue et aux environs plus éloignés de
Paris, des serres chauffées au thermosiphon, des for-
ceries permettent d'obtenir des produits remarqua-
bles par leur beauté et que les grands fleuristes de
la capitale préfèrent aux produits rivaux du Midi.
La culture tend en génial à se localiser, par caté-
gorie de plantes. A Versailles — centre important
pour l'horticulture — on trouve surtout des forceries
d'hortensias, azalées, rhododendrons. Vitry-sur-Seine
exploite plus particulièrement les lilas. Les roses se
trouvent à Brie-Comte-Robert, Angers, Orléans,
Lyon, comme près de la capitale et sur la Côte
d'Azur. Dans la région d'Angers et de Nantes, on
cultive les camélias, magnolias, azalées rustiques.
Depuis quelques années, Grenoble expédie à Paris
des chrysanthèmes.
Les Halles constituent le marché des fleurs le plus
important du monde ; malheureusement, leur instal-
lation matérielle laisse fort à désirer : les fleuristes y
sont à l'étroit, et il est à souhaiter que leurs légi-
times réclamations soient enfin entendues. Les hor-
ticulteurs des environs envoient chaque nuit leurs
plantes par charretées — l'hiver, parfois, en auto-
mobile chauffée ; la vente en gros, commencée à
3 heures en été, 4 heures en hiver, se poursuit, selon
la saison, jusqu'à 8 et 9 heures ; on y enregistre des
fluctuations de prix considérables, le même jour,
selon l'offre et la demande. On constate fréquemment
de fortes baisses, quelques instants avant la clôture,
ce qui permet à im certain nombre des 8.000 mar-
chands des quatre-saisons — dont la plupart ne se
spécialisent pas dans la vente d'un produit, mais
chargent leurs petites voitures, selon l'occasion, de
denrées alimentaires, fruits ou plantes — de s'appro-
visionner à leur compte. Nombre de grands fleiuristes
ne s'adressent que snbsidiairement aux Halles, rece-
vant directement du producteur la majeure partie de
leur moisson fleurie.
D'autres marchés, moins importants toutefois, se
tiennent aussi à Paris, plusieurs fois par semaine,
en différents quartiers : à Passy, La Chapelle, place
de la République, place Saint-Sulpice, quai aux
Fleurs (tous les jours, avec principaux marchés le
mercredi et le samedi), place de la Madeleine, les
Ternes, les Batignolles, Clichy, Voltaire.
L'étranger envoie aussi de beaux spécimens. De
Belgique, Paris reçoit des roses, des lis ; du Japon,
des orchidées. De la Hollande viennent les « fleurs
merveilleuses », les tulipes et aussi les jacinthes.
L'Angleterre nous expédie des roses et des muguets.
L'Allemagne nous fournissait du muguet et des
8
sujets à greffer; pour ne plus être tributaires de ce
pays, nos horticulteurs développent la culture du
muguet, que l'on rencontre, d'ailleurs, à l'état sau-
vage, dans les bois des environs de Paris, forêt de
Sénart, forêt d'Armainvilliers et autres, comme dans
les Hauts-de-Meusc. L'Italie multiplie ses expé-
ditions d'œillets, roses et giroâées, développant une
concurrence qui pourrait devenir redoutable pour
nos horticulteurs.
Toutefois, la France exporte beaucoup plus qu'elle
n'importe. La Côte d'Azur met à contribution ses
immenses champs fleuris pour la joie des amateurs
de Berlin, Londres, Petrograd, Bruxelles. La région
parisienne exporte ses élégants thyrses de lilas, ses
roses incomparables et ses boules-de-neige.
Comme dans les autres domaines, la mode exerce
sa tyrannie sur le royaume floral. Le réséda, puis
l'hortensia, ont connu
la vogue sous le
Consulat et sous l'Em-
pire; à cette époque,
il était de bon ton,
pour les dames, de
parer leurs robes
de bal avec des guir-
landes de roses; la
Restauration préférait
l'églantine. À partir
de la iîii du siècle
dernier, les chrysan-
thèmes et puis les
orchidées ont conquis
les premières places.
L'orchidée , d'ori-
gine tropicale, com-
prend une quantité
innombrable de va-
riétés , aussi belles ,
aussi attirantes, aussi
curieuses par leurs
formes que par leurs
nuances; elle ne se
lasse jamais de repa-
raître sous des aspects
nouveaux. C'est une
fleur qui a de l'ima-
gination; rien de plus
divers, de plus léger,
de plus tourmenté,
de plus capricieux ,
de plus fantaisiste que
sa corolle légère
comme une aile de
papillon.
Le chrysanthème
(en grec, fleur d'or)
prend sa naissance en
Chine, oii Confucius
— 500 ans avant Jésus-Christ — vantait déjà sa
€ gloire dorée ». Au Japon, fleur héraldique, cette
plante a été l'objet de soins pieux, et l'on a obtenu des
résultats extraordinaires, aussi bien comme coloris
que comme grosseur et nombre de types. Nos hor-
ticulteurs tiennent aussi à cœur de créer des variétés
nouvelles, et ils ont produit, à force d'ingéniosité et
de travail, des fleurs énormes, de 20 à 25 centimètres
de diamètre, et des nuances jusqu'alors inconnues.
En dépit àfi l'engouement général pour ces nou-
velles venues, orchidées et chrysanthèmes, la faveur
du public acheteur n'en reste pas moins fidèlement
attachée à la rose et, en particulier, à la rose deFrance.
On la trouve en toute saison sur les marchés pari-
siens et, comme il en existe de magnifiques variétés
en nombre considérable, à des prix divers, chacun
peut acquérir, selon ses préférences, roses pompon,
mousseuses, blanches, roses, thé ou rouges, roses
ferventes qui
Tendent, du bout de leurs tiges vivantes.
Leurs coupes d'or et de sang rouge... (E. Verhaeren.)
Pendant la guerre, le commerce des fleurs a beau-
coup souffert, particulièrement durant l'année 1914.
Aussi de nombreux horticulteurs du Midi ont-ils re-
noncé à cette culture, pour produire des légumes.
Avec le retour aux conditions normales, ils se
voient obligés de faire subir au sol une complète
préparation, de façon à pouvoir obtenir de nouveau
des plantes à fleurs.
Le renchérissement général a fait également
sentir ses effets dans le domaine parfumé des
fleuristes et, d'une façon générale, l'acheteur paye
deux, trois ou quatre fois plus cher qu'avant la
guerre.
Paris aime les fleurs. Il en achète sans compter
pour ses morts, transformant en jardins ses cime-
tières, aux portes desquels des marchands ont
installé leurs expositions de plantes vivantes et
de bouquets. Au i<" mai, il n'est pas de Parisien
qu'une main gracieuse ne fleurisse du muguet
« porte-bonheur. »
Dans les quartiers opulents, des magasins luxueux,
véritables « palais » de fleurs, retiennent l'admira-
tion des passants par la rareté des sujets exposés
en devanture et la beauté souvent saisissante des
LAROUSSE MENSUEL
gerbes composées avec un goiit des nuances et un
sentiment de l'harmonie, que l'étranger cherche à
imiter.
Mais les bourses les plus modestes, le petit bour-
geois, l'ouvrier, la midinette, peuvent acheter pour
quelques sous les « bottes » de muguet, mimosa et
violettes, les giroflées et les marguerites, les roses
et les oeillets, les lilas, les pensées et les populaires
« coucous. »
On trouve même davantage de balcons et fenêtres
fleuris dans les quartiers ouvriers et de petits
employés que dans ceux des « grands bourgeois » ;
et il serait à souhaiter que cette si jolie mode se
généralisât.
Pour l'arrivée des souverains — par exemple,
lorsque Alphonse XIII vint officiellement pour la
première fois à Paris — la capitale emprunte aux
«• T55. Janvier J920.
Quai am Fleurs (quai de l'Uorloge, à Pans), tableau de Firmin Girard (1100). — Phot. Vizzavona.
jardins et aux serres la plus délicate et la plus
coquette des parures.
La province suit l'exemple de Paris. Les fleurs
forment aussi le charme de nos cités, comme la
gaieté de nos intérieurs; elles embellissent notre
existence et mettent, dans la dure réalité moderne,
la poésie des formes, des couleurs, des parfums.
Elles nous rappellent qu'il y a, loin des villes et de
leurs métros, d'immenses champs de verdure et des
horizons de vivants feuillages. Elles sont pour beau-
coup une joie et, pour d'autres, pour ceux qui
ne peuvent plus être joyeux, elles s'efforcent de
leur apporter, dans la mesure du possible, une
douce et mélancolique consolation, par leur muette
compassion, qu'évoquent les vers de F. Coppée :
Ames tristes des fleurs, chastes frissons des bois...
C. Meillac.
George Sand et le Berry, par Louise
Vincent (2 vol., Paris, 1919). — Deux gros volumes
viennent d'être consacrés à l'étude des rapports réci-
proques de George Sand et du Berry : le premier
examinant l'influence que le Berry et ses habitants
ont exercée sur la vie de la romancière, le second
exposant avec quelle sincérité et quelle exactitude
George Sand a traduit, dans ses romans, les aspects,
les mœurs, les usages de sa province natale.
Cet important travail, présenté par Louise Vincent
comme thèse de doctorat, atteste une conscience des
plus louables dans la recherche et un souci de la
documentation auquel on peut reprocher seulement
d'être parfois poussé trop loin. L'important n'est
pas de citer beaucoup, mais de choisir bien. Pour
ne pas se conformer toujours à cette maxime, l'ou-
vrage de L. Vincent a souvent un aspect touffu,
broussailleux, et la pensée a quelque peine à s'y
frayer un chemin.
Le premier volume présente un autre défaut, plus
grave : malgré l'accumulation des détails et la pro-
fusion des textes cités, il donne le sentiment d'être
incomplet. C'est que Louise Vincent a rédigé son
étude sous la formed'une biographie ; ma s, comme son
dessein se limitait à examiner les rapports de George
Sand et de sa province, elle n'a mis en relief que
les incidents et les personnages d'origine berrichonne ,
en rejetant les autres à l'arrière-plan. Ainsi, nous
ne trouvons presque rien sur la liaison de G. Sand
avec Musset ou avec Chopin; le voyage qu'elle fit
avec le premier en Italie en 1833, son séjour à Major-
que en 1838, avec le second, sont seulement men-
tionnés. I! y a là une involontaire déformation et,
comme il s'agit, au fond, de rapports d'influences,
un renversem?nt des valeurs qui pourrait donner ma-
tière à confusion.
D'ailleurs, même si l'on se restreint aux limites de
l'ouvrage, tout arbitraire n'en est pas absent. Plu-
sieurs des Berrichons de L. Vincent ne sont pas très
bon teint. Michel de Bourges, sans doute, était
avocat dans cette ville; mais il était originaire du
Var et d'un tempérament foncièrement méridional.
Pierre Leroux était né à Bercy, et l'intervention du
Berrichon Planet, qui le présenta à G. Sand, ne suffit
pas à légitimer l'annexion du philosophe au Berry.
Ces réserves faites, il
convient de rendre
justice au scrupuleux
labeur représenté par
ce travail qui, sur
bien des points, pré-
cise et parfois même
renouvelle la physio-
nomie de George Sand .
Nous la voyons
tout enfant, confiée,
à Nohant, aux soins
de sa grand'mère,
s'intéressant aux tra-
vaux de la campa-
gne et sensible à la
poésie des scènes
champêtres; tantôt
vagabondant avec les
enfants du village,
tantôt, éprise déjà de
solitude et de rêve-
rie, se tenant silen-
cieuse et recueillie
dans les creux secs et
sablonneux, couverts
de mousse, pour y
vivre dans un monde
de fictions qu'elle se
créa t. Nous la re-
trouvons, devenue
jeune fiile, subissant
l'influence profondede
J.-J. Rousseau, — qui
n'élait pas berrichon !
— Puis c'est son ma-
riage avec Casimir
Dudevant. L'auteur a
entrepris de réhabi-
liter le malheureux
Dudevant, que George
Sand, et beaucoup d'écrivains après elle, avaient repré-
senté comme un prodigue, un libertin et un ivrogne.
Il ne paraît pas qu'il ait entant de défauts. L.Vincent,
qui a mené une sérieuse enquête à Guillery, le do-
maine de Gascogne oii Dudevant se retira à partir de
1837, en a rapporté la conviction que ce fut un
homme « intelligent, patient jusqu'à un certain point,
loyal, bon et généreux » et que, « s'il avait épousé
une autre femme, il eût été un excellent mari ».
De fait, c'était un personnage bien difficile à tenir
que celui de mari de George Sand! Le mariage avait
eu lieu le 10 septembre 1822; dès 1824, les senti-
ments des époux se refroidissent : une sorte de tris-
tesse et de spleen s'empare d'Aurore, qui dégénère
bientôt en dégoût de la vie et, peu après, elle écrit
ces lignes significatives : 0 Le mariage est le but su-
prême de l'amour. Quand l'amour n'y est plus, ou
n'y est pas, reste le sacrifice. » La rupture était
donc moralement consommée dès 1825. A quelle
cause l'attribuer? Sur ce point, L. Vincent se refuse
à admettre, comme l'a prétendu George Sand, une
simple incompatibilité de goûts et d'aspirations
entre les époux et propose une hypothèse nouvelle,
qui vaut également pour expliquer les innombrables
écarts de conduite de George San<l.
S'appuyant sur de nombreux textes et, particuliè-
rement, sur le roman de LéUa, où elle veut voir une
sorte d'autobiographie, L. Vincent assigne à l'incons-
tance amoureuse de George Sand une cause pure-
ment physiologique, d'ailleurs exactement contraire
à celle qu'on serait tenté d'abord de supposer. Par-
lant d'elle-même, Lélia disait :
« Je n'étais, je ne pouvais être en amour l'égale de per-
sonne. La froideur de mes sens me plaçait au-dessous des
plus abjectes femmes, l'exaltation de mes pensées m'élevait
au-dessus des hommes les plus passionnés. J'aimais par be-
soin, par nécessité ; mais, ne goiitant point les joies que je
donnais, je ne pouvais m'attacher par aucun sentiment, par
aucime reconnaissance fondée à l'objet de mes sacrihces. »
Cette infirmité physique de Lélia, Louise Vincent
l'attribue à George Sand. Elle s'efforce de le prouver
par une accumulation de textes, qui, il faut le dire,
ne sont pas tous également probants : il est si diffi-
cile de faire chez George Sand la part de la sincérité
et de l'exaltation littéraire ! En ce cas, tous les écarts
de conduite de George Sand ne seraient que des ex.
1
«• J55. Janvier 1920.
LAROUSSE MENSUEL
périences tentées par elle pour vaincre la paresse de
son tempérament. Il faut reconnaître qu'elle apporta
à cetta entreprise un zèle, sinon louable, du moins
obstiné. Sans insister davantage sur cette question
délicate, signalons que L. Vincent a réuni, dans un
volume particulier : George Sand et FAmour, les élé-
ments et les résultats de cette enquête psychophy-
siologique.
L'humeur inconstante de George Sand s'était ma-
nifestée assez vite. Dès 1825, elle s'éprenait d'Auré-
lien de Sèze. L. Vincent, qui a consulté les manu-
scrits de la collection Spœlberch, notamment le
Journal intime écrit sous /orme de lettres à Aurélien
et la Confession d^ Aurore à son mari, juge assez
sévèrement George Sand en cette aventure :
A vingt et un ans, elle est déjà passée maître dans l'art
d'exprimer magnifiquement des sentiments qu'elle n'éprouve
pas... Son cœur est à .aurélien et, dans l'expression de ses
sentiments de repentir et d'amour, on croirait qu'il est tout
entier à Casimir.
Ne crions pas trop vite à la duplicité. C'est, en effet,
une des caractéristiques de George Sand que cette
facilité d'exaltation purement Imaginative, dont il
n'est pas sûr, d'ailleurs, qu'elle n'ait pas été la pre-
mière dupe.
De l'étude de L. Vincent il ressort qu'il y avait
chez cette femme une prodigieuse vitalité, qui la
portait inlassablement vers tout objet nouveau et
l'y attachait tout entière, jusqu'à ce qu'un autre vînt
à son tour la solliciter. Ses expériences amoureuses
sont, au moins, autant des expériences intellectuelles;
chacune de ses liaisoiis est pour elle l'occasion d'une
forme nouvelle d'activité. Avec Stéphane de Grand-
sagne, qu'elle avait connu en 1820 et qui succéda à
Aurélien de Sèze, elle étudie la zoologie, l'anatomie
et, spécialement, l'ostéologie. L'influence de Michel
de Bourges — celui-là même qui plaida pour elle
dans le procès en séparation — l'orienta, plus tard,
vers la politique et les idées républicaines. Pierre
Leroux l'initia aux problèmes sociaux; dès lors,
George Sand ne deviendra pas seulement un disciple
enthousiaste de la religion du philosophe de l'Huma-
nité, elle se fera l'apôtre passionné du communisme,
s'efforcera d'y convertir ses amis du Berry, en tra-
duira les tendances dans une douzaine de romans,
tels que Spiridion, le Compagnon du tour de France,
Jeanne, le Meunier d'AngtbauU, Cojisac/o, etc. Ainsi,
sa vie se dépense dans une inlassable et multiple
activité.
Depuis le jour où, désireuse de fuir un mari qui
n'avait plus aucune illusion sur elle, George Sand
(ïeorge Sand, vers 1830, d'apr«s uoe lithographie d'Bmile LiUialle.
quitta Nohant pour Paris (1831), on peut dire qu'elle
n'a plus connu de repos. Incapable de subsister avec
la mensualité de 500 francs que lui servait son
mari, elle se trouve vite aux prises avec les diffi-
cultés matérielles :
Je mange de l'argent plus que j'en ai, écrivait-elle ; il faut
que j'en gagne ou que je me mette à avoir de l'ordre. Or, ce
demiet point est si difficile qu'il a» faut pu mtme y tonner.
C'est alors qu'après avoir essayé ses petits talents
en peinture, elle s'orienta vers la littérature,
Qui lui offrait (disait-elle) le plus de chances de succès
comme métier et, tranchons le mot, comme gagne-pain.
La voilà d'abord au « Figaro », ouvrier- journaliste,
sous la sévère direction d'H. de La-
touche ; mais elle est peu faite pour le
journalisme, et ce travail lui pèse. Aussi
le soir, vêtue en homme, elle se livre à
de folles escapades avec ses amis berri-
chons : Félix Pyat, Em. Regnault, Pa-
pet, Planet et surtout J. Sandeau, l'élu
du moment; véritable vie de bohème,
où, dans sa mansarde du quai Saint-
Michel, George Sand, telle une grisette,
savorme elle-même ses robes. Puis, la
notoriété venue avec les premiers ro-
mans, c'est la bride lâchée à toutes les
fantaisies : elle rompt avec Sandeau,
pour tenter avec Mérimée une expé-
rience qui ne fut guère favorable ; bien-
tôt, croyant avoir retrouvé le bonheur
avec Musset, elle le suit en Italie. Apres
chacun de ses essais malheureux. Aurore
Dudevant rentre sous le toit conjugal,
où l'attend le patient Casimir, et la vie
à Nohant reprend comme par le passé.
En 1835, cependant, le désaccord est
complet entre les époux, et George
Sand veut disposer en toute liberté de
sa personne; aussi, après avoir essayé
de régler la séparation à l'amiable,
porte-t-elle ses griefs devant le tribunal .
Ils étaient au nombre de sept, dont cer-
tains emontaient à plus de dix ans au-
paravant : propos violents et injurieux,
abus d'autorité, relations adultères avei
des servantes (George Sand était bien
venue à articuler un tel grief!), enfin,
menaces de mort à la suite d'une scène
violente, le ig octobre 1834, au cours
de laquelle Dudevant, saisissant un fu-
sil, se serait élancé dans la salle où se
tenait sa_ femme Seule, l'intervention
d'amis présents aurait évité un malheur.
L. Vincent met sous nos yeux les pièces
du procès et en fait une critique ser-
rée; il semble bien, conformément à ses
conclusions, que les torts du baron Dudevant aient
été exagérément grossis. Notamment, la tragique
scène du 19 octobre paraît s'être réduite à une
vive discussion, où Dudevant n'alla pas
au delà de la menace d'un soufflet.
Néanmoins, l'éloquence de Michel de
Bourges, qui trouva dans son cœur des
accents véhéments pour arracher sa maî-
tresse au joug marital, convainquit les
juges, et George Sand eut gain de cause.
Mais, entre elle et son libérateur, la
mésintelligence ne tarda pas à éclater.
Depuis la fin de 1836, l'intimité d'Aurore
et de Michel subit des alternatives dou-
loureuses, et l'agonie se prolonge jusqu'au
milieu de 1837. L'auteur dramatique
Mallefille se chargea de consoler George
Sand, mais il fut lui-même, au bout de
six mois, remplacé par Chopin.
Avec l'année 1840, commence, sous
l'influence de Pierre Leroux, ce qu'on
peut appeler la carrière politique de
George Sand; elle durera jusqu'en 1852
et occupe dans le livre de L. Vincent
deux chapitres nourris de faits et par-
ticulièrement intéressants. Là, encore,
ce qui frappe, c'est ce débordement
d'activité. Sans interrompre sa produc-
tion romanesque, qui jamais peut-être
ne fut plus abondante (22 ouvrages, re-
présentant environ 50 volumes), George
Sand fonde et dirige, avec Pierre Leroux,
la Revue indépendante, puis la Revue
sociale, crée avec ses amis du Berry, dont
elle morigène les hésitations, l'Eclaireur
de r Indre, entretient une correspondance
suivie avec Louis-Napoléon, alors détenu
au fort de Ham, le tout entremêlé de
préoccupations domestiques, à propos
du mariage de sa fille Solange, ou :1e sa
fille adoptive, Augustine Brault. Quand
éclate, en 1848, la révolution de Février,
l'ardeur et l'exaltation de George Sand
ne connaissent plus de bornes.
II faut (écrit-elle) s'élever au-dessus de soi-
même , abjurer toute faiblesse , briser ses
propres affections, si elles contrarient la mar-
che d'un pouvoir élu par le peuple et réelle-
ment, foncièrement révolutionnaire.
A Nohant, elle entreprend de gagner le Berry à la
Révolution, organise de grandes fêtes républicaines,
écrit pour ses paysans les Paroles de Biaise Bonnin,
où elle s'efforce de leur révéler les beautés du com-
munisme et d'apaiser l'antagonisme entre ouvriers
de la terre et artisans des villes :
Quant à ce qui est du peuple des villes, ce serait mal à
vous âe croire qu'il est difiéreat de vous et qu'il y a deux
nations en France : celle qui nourrit et celle qui consomme...
Pans, c'est vous, c'est la France... Le peuple des villes, c'ait
l'armée du peuple des campagnes...
A Paris, elle éclaire Ledru-Rollin stir les choix à
Maison de George Sand, à Nohant (Indrej.
faire et à éviter, participe à la rédaction des Bulletins
de la République, bref, suivant l'expression de
Lamermais, joue un rôle de prétresse.
Mais il en est, pour George Sand, de la politique
conune du reste ; après s'y être donnée tout entière,
en avoir savouré toutes les émotions, elle s'en lasse.
Bien vite, d'ailleurs, il lui a fallu constater l'insuccès
de sa propagande communiste. Dans la Vallée Noire,
les ouvriers de La Châtre sont venus à Nohant crier
sous les murs de son habitation : « A bas madame Du-
devant ! A bas les communistes !» ; et Paris, selon sa
propre expression, s'est conduit comme La Châtre.
Dès 1849, George Sand se retire de la politique active.
Le coup d'Etat de 1851 allait achever d'anéantir ses
espérances. Confinée dans son Berry, elle borne son
activité et son influence à faire gracier ceux de ses
amis qui ont été emprisonnés ou déportés à la suite
du 2-Décembre.
Désormais, un calme relatif se marque dans cette
vie, jusqu'alors si agitée. Non que George Sand se
soit totalement assagie. C'est vers 1850 que com-
mence, avec le graveur Manceau, de treize ans plus
jeune qu'elle, une liaison qui durera jusqu'à la mort
de l'artiste, en 1865. Néanmoins, quel contraste entre
les folies de naguère et l'existence de cette châte-
laine, qui s'occupe de sciences naturelles, classe les
fleurs de son herbier, range ses collections d'insectes,
ou dirige les répétitions de ses pièces sur son théâtre
de Nohant, quand elle n'aide pas son fils à habiller
les pupazzi pour son théâtre de marionnettes ! En
même temps, elle s'initie à l'art d'être grand'mère et
y réussit délicieusement. C'est ainsi que, vieillissant
sans infirmités, toujours active et absorbée par mille
travaux, la « bonne dame de Nohant • s'achemina
vers sa fin, qui survint le 8 juin 1876.
Dans son dernier chapitre, L. Vincent, qui essaye
de porter sur George Sand un jugement d'ensemble,
hésite en face des contradictions de cette nature.
George Sand, en effet, est toute en contrastes; d'une
énergie presque surhumaine, qui s'atteste par qua-
rante-cinq années d'un labeur écrasant, elle n'a ja-
mais su, cependant, résister à un caprice; une légè-
reté d'humeur inconcevable voisinait en elle avec un
esprit très sérieux, et cette même intelligence, qui se
perdait dans les spéculations et les utopies, savait
s'abaisser aux nécessités pratiques de l'existence,
pour l'organisation de sa maison ou le règlement de
ses affaires.
Une chose, cependant, maintient dans cette vie si
disparate une certaine unité : c'est la constante affec-
tion que George Sand a vouée à son Berry. On s'en
rend compte déjà au cours du premier volume de
l'étude de L. Vincent. Mais on sent toute la ferveur
de cet attachement en lisant le second volume, qui
étudie spécialement le Berry dans fceuvre de George
Sand. Après avoir déterminé les influences littéraires
10
qui se sont exercées sur George Sand, l'auteur exa-
mine les divers aspects de son sujet et confronte avec
ses lectures et ses impressions personnelles ce qu'en
a dit la romancière. Qu'il s'agisse d'archéologie, d'his-
toire, de topographie, tout, chez George Sand, est
d'une exactitude parfaite. Elle n'a pas moins soigneu-
sement observé et fidèlement décrit les usages du
Berry et le tempérament de ses habitants, leurs tra-
vaux rustiques — fenaison, moisson, récolte du
George Sand, vers 1B70. (Phot. Nadar.)
chanvre — leurs divertissements, leur religion et
leurs superstitions. Que, parfois, l'auteur de la Petite
Fadette ait prêté à ses paysans plus de poésie qu'ils
n'en ont, c'est ce que L. Vincent reconnaît volon-
tiers. Il n'en reste pas moins que George Sand a eu
pour la nature un respect et une vénération qui
l'empêchaient de la déformer dans ses descriptions
et que ses paysans, malgré leur idéalisation, gardent,
cependant, leur physionomie véritable et sont, à tout
prendre, plus près de la réalité que les créations de
Balzac ou de Zola. — J. Darquin.
O-ismonda, drame lyrique en trois actes et
quatre tableaux, de Henri Cain et Louis Payen,
d'après Victorien Sardou ; musique de Henry
Février. (Opéra-Comique, 15 octobre 1919.) — Gis-
monda a été d'abord représentée en Amérique, le
12 février dernier. Il suffit de rappeler brièvement
le scénario du drame de Sardou, dont la 0 première »
eut lieu le 3r octobre 1894, à la Renaissance, et qui
valut à Sarah Bernhardt, comme la Tosca ou Fédora,
une de ses créations les plus fameuses.
Gismonda, princesse florentine, veuve, jeune, belle
et austère, règne sur Athènes. Elle apparaît, au
sortir de l'église, entourée de sa cour, qu'elle a con-
viée à une chasse. Soudain, des cris retentissent. Son
jeune fils vient d'être précipité dans la fosse aux
lions. Eperdue, Gismonda promet sa main et son
trône à qui le sauvera. Or, c'est un simple valet,
Almerio, qui se dévoue et lui ramène l'enfant. L'or-
gueil de Gismonda se révolte et, pour échapper aux
conséquences de son serment, elle se réfugie dans un
couvent, où Almerio, après avoir soulevé contre la
souveraine parjure le peuple d'Athènes, réussit à
s'introduire. Il ne veut pas, d'ailleurs, abuser de sa
victoire, mais avouer à Gismonda qu'il l'adore et que
l'amour seul a inspiré son courage. Qu'elle se donne
une fois à lui, il pourra vivre de son radieux sou-
venir et la déliera de son vœu. Etrangement troublée,
presque malgré elle, Gismonda consent et va retrou-
ver, la nuit venue, Almerio dans son pauvre logis.
Mais, lorsqu'elle ressort, furtive, elle surprend le
colloque d'un seigneur ambitieux et fourbe, Zacca-
ria, et de son complice, Gregoras, qui n'ont pas,
d'ailleurs, été étrangers à l'accident où son fils a
failli trouver la mort et qui ont résolu de tuer
Almerio. Au moment où Zaccaria va accomplir son
forfait, Gismonda surgit et, saisissant une hache, l'abat
à ses pieds.
Almerio est accusé du meurtre. Le cadavre a été
retrouvé à sa porte. Stoïque, pour ne pas trahir
Gismonda, il se laisse injustement condamner et, déjà,
on s'apprête à le conduire au supplice, quand la
duchesse, vaincue par la sublimité de son amour,
proclame la vérité. Almerio sera son époux et duc
d'Athènes.
Ni le Roi aveugle, où l'on se plut à voir une œu-
vre remarquable et féconde en promesses, ni Monna
Vanna, qui, peut-être, ne les tenait pas encore toutes,
ne semblaient acheminer l'inspiration de Février
LAROUSSE MENSUEL
vers Gismonda. Musicien délicat, adroit, sensible et
charmant, Février n'a pas cessé de l'être, dans sa
Carmosine, déjà tendancieuse, et jusque dans ce
drame somptueux, violent, chatoyant, où se sont
joués avec quelque vanité l'érudition et le dilettan-
tisme de Sardou. Mais il semble que la maturité
développe en lui, progressivement, une sorte de dé-
fiance de soi, d'inquiétude du résultat, une peur de
n'être pas compris qui le détournent de marcher
dans son rêve, d'exalter sa personnalité et de l'im-
poser. Péril mortel pour l'artiste, qui ne doit pas
chercher son salut en dehors d'une foi toujours plus
haute, sous peine de se renier, et qui reste libre de
repousser tel sujet qui n'ouvrirait à son inspiration
qu'un essor indigne d'elle. Ce n'est pas sans un peu
d'étonnement que l'on écoute, par exemple, le pré-
lude du troisième acte, dont l'ingénuité s'abuse
peut-être en s'épanchant à l'orchestre de notre se-
conde scène lyrique.
Cette abdication volontaire, consciente — ■ erreur
esthétique et pratique — n'atteint, en vérité, ni les
qualités naturelles, ni le talent de Février. Son ima-
gination, sa discipline ne sont coupables que de com-
plaisances, dont il aura, quelque jour, la contrition
et qui portent en elles-mêmes leur peine. Car, à cette
condescendance qu'elle pourrait prendre pour une
injure, l'âme populaire ne réplique-t-elle pas par ses
chansons adorables, venues des quatre coins de la
France, où tout est esprit, finesse, invention, verve
prime-sautière, et qui demeurent, en leur genre, inimi-
tables ? Février possède essentiellement le sens et l'art
du théâtre, la souplesse, le mouvement, l'éclat, une
séduction à laquelle on ne résisterait guère et qui se
trouverait r'us sûrement si elle se cherchait moins,
la force dans le maniement des masses chorales, des
dons, en un mot, qu'il n'estime peut-être pas à leur
valeur. Il n'est que juste de louer, également, la
grâce et l'émotion encloses dans certaines pages
comme le début du second acte, la rêverie de Gis-
monda, le duo de Gismonda et d'Almerio, où la pen-
sée s'épure, où la musique a la nostalgie de ses aspi-
rations de naguère. Elever la foule jusqu'à soi au
lieu de descendre jusqu'à elle, c'est encore le seul
moyen de lui plaire. Et la morale de cette aventure,
Gismonda nous la ddime, qui ne se résigne pas à
déchoir, mais qui fait, au contraire, Almerio duc
d'Athènes. — Paul Locârd.
Les principaux rôles ont été créés par : M*"*" Fanny Heldy
(Gismonda), Calvet [Thisbé)', MM. Fontaine {Almerio), Albers
{Zaccaria) , Azema {l'évêque Sopkrou) , Dupré {Gregoras) ,
Gilles {Malaxas).
llémopllilie n. f . — Encycl. L'hémophilie est
une maladie congénitale et familiale, caractérisée par
la tendance aux hémorragies incoercibles. Autrement
dit, lorsqu'un écoulement sanguin, spontané ou pro-
voqué, se produit chez un hémophile, la coagulation,
qui arrête l'hémorragie, se fait avec une extrême len-
teur, une grande difficulté et, trop souvent, elle ne se
(¥• fOS. Jaw/er J820.
situés dans une haute vallée mal reliée au reste du
pays et où l'hémophilie est presque endémique. On
l'a rencontrée aussi aux Indes néerlandaises (chez
des Européens) et en Amérique. Elle parait, cepen-
dant, exceptionnelle dans les pays chauds. Au point
de vue de la race, on peut faire remarquer que les
petits groupements familiaux hémophiles paraissent
assez fréquents chez les Israélites.
Les symptômes se devinent d'après ce que nous
avons dit. Le moindre incident susceptible d'amener
un écoulement sanguin et qui passerait inaperçu
chez un sujet normal devient, chez l'hémophile,
l'occasion d'une hémorragie importante et des plus
difficiles à arrêter. Il en est ainsi des hémorragies
spontanées comme les épistaxis, les écoulements de
sang par la bouche, l'intestin, les voies urinaires, etc.
Parmi les hémorragies provoquées, il faut noter celles
qui accompagnent les moindres interventions chirur-
gicales, comme l'avulsion d'une dent, la circoncision,
l'apposition de ventouses scarifiées. Le choc le plus
léger provoque des ecchymoses étendues et parfois
des tumeurs sanguines (hématomes) ou des épanche-
ments de sang dans les séreuses (héraarthroses), et les
moindres érosions, les plus insignifiantes écorchures,
peuvent être l'occasion d'hémorragies incoercibles.
Ce qu'il y a de plus curieux dans l'étude de l'hémo-
philie, c'est le mode de transmission de cette maladie
que nous avons appelée familiale. La maladie frappe
presque exclusivement (et probablement même exclu-
sivement) les mâles, mais, d'autre part, elle est trans-
mise exclusivement par les femmes. Il suit de là que
les enfants mâles d'un hémophile ne sont pas les
victimes de cette hérédité, mais que ses neveux le
sont. Le tableau que nous donnons ici, et qui a été
établi d'après l'étude que Lossen a pu faire d'une
famille d'hémophiles pendant quatre générations,
montre bien ce curieux mode de transmission.
Quand les descendants mâles d'un hémophile sont
hémophiles eux-mêmes, on retrouve souvent la tare
dans la famille maternelle, et c'est ainsi, sans doute,
par la ''réquence des mariages consanguins dans une
localité retirée, que s'explique la fréquence de l'hémo-
philie dans les hameaux suisses que nous avons cités.
Ajoutons que l'hémophilie, comme beaucoup de
caractères héréditaires, saute parfois une génération.
L'apparition de la tendance hémophile se fait dans
les premières semaines de la vie, mais non dans les
tout premiers jours, car il est exceptionnel d'obser-
ver, chez des sujets de ce genre, les hémorragies du
cordon ombilical, que l'on pourrait, semble-t-il,
redouter.
La cause de l'hémophilie est des plus difficiles à
élucider. Le sang des hémophiles ne présente pas de
différences marquées avec celui des sujets normaux.
Cependant il se coagule avec une extrême lenteur. Si
l'on admet, avec Noif et Sahli, que le sang contient
normalement des éléments qui facilitent la coagula-
tion et qui seraient, d'une part, les sels de calcium
et, de l'autre, trois substances protéiques auxquelles
V
•*■•++-► 00 +0»
oooxxxxo 00++0+-» •+o*-++o+o+o«+ *«o»ooo-* +-!■• 000x0000
XOXXXXX œOO +++++•+ JtOOOXO 0++0t-00+ XOOX 000 OXOXXOO +++0» 01 l»«»0< •(-►OO xXO»+«+0 00*00»«t4«txx
• Hémophilie (les hommes seuls sont hémophiles).— O, Homme sain. 1- Femme susceptible de transmettre rbémophilie à ses
descendants m&tes. — X Femme dont la descendance resteia saine.
Arbre généalogique d'une famille hémophile étudiée par Lossen. Hérédité matriarcale.
On voit ; lo que les hommes sont seuls atteints par la maladie ; 2» que les sii,jels malades ne transmettent jamais la maladie jt leurs
descendants; S** que sont seuls susceptihles d'être atteints par le mal les sujets màles qui descendent de la souche commune par une
dliation uniquement f<^minine ; 40 que, parmi ces derniers sujets, cinquante pour cent environ (37 sur 78) sont Trappes.
fait pas du tout, ce qui occasionne, naturellement, la
mort du sujet. Aussi les hémophiles vivent rarement
vieux et meurent même pour la plupart avant vingt
ans. Grandidiera relevé, parmi les casmortels, 14 décès
par gerçure de la peau ou des lèvres, 11 par plaies
du cuir chevelu, 10 par extraction dentaire, 5 par
saignement de nez, etc. Cette statistique montre
combien sont de peu d'importance les lésions qui,
chez les sujets de ce genre, peuvent entraîner une
issue fatale.
On a décrit un faciès spécial de l'hémophile, qui
aurait la peau particulièrement fine, les yeux bleus,
le teint pâle, les cheveux clairs. Ces particularités
sont loin d'être caractéristiques et, si on les rencontre
fréquemment, c'est que l'hémophilie est surtout fré-
quente chez les habitants des pays septentrionaux,
qui présentent souvent un type analogue. Cette ma-
ladie se rencontre assez souvent, en effet (propor-
tionnellement, s'entend, car elle est, au point de vue
absolu, rare), en Allemagne (surtout dans l'Allemagne
du Sud), en Angleterre et en Suisse. Il existe même,
dans le canton des Grisons, plusieurs petits hameaux.
on a donné les noms de fibrinogène, thrombogène et
thrombozyne, il est probable que c'est cette dernière
qui est, dans le sang des malades de ce groupe, en
quantité insuffisante. Les mêmes auteurs invoquent,
à l'origine de cette anomalie, une insuffisance fonc-
tionnelle des cellules de la membrane interne des
artérioles et des cellules blanches du sang. D'autres
ont, d'ailleurs, noté des altérations des tuniques arté-
rielles chez les hémophiles. D'autre part, Apert fait
remarquer que le sang maternel doit contenir, puis-
que les femmes ne sont pas atteintes de cette affec-
tion, une substance antihémophile, dont la présence,
persistante pendant quelques jours chez le nouveau-
né, explique que les hémorragies par section du
cordon ombilical ou par les excoriations qu'entraîne
souvent l'accouchement sont à peu près inconnues
chez lui. Et, d'après le choix que fait l'hémophilie du
sexe masculin, il suppose que cette substance si pré-
cieuse serait, au contraire, d'origine ovariemie.
Quoi qu'il en soit de ces théories, qui auraient
grand besoin d'être plus solidement étayées, on s'est
depuis longtemps préoccupé de soigner préventive-
un 1SB. Janvier 1920.
ment et curativement l'hémophilie. On a conseillé
de faire vivre les enfants qui en sont atteints dans
les pays chauds, de leur administrer du fer, etc.
Quand une hémorragie se produit chez eux, il faut
administrer du chlorure de calcium, se servir d'ergo-
tinc, faire des applications de cocaïne ou d'antipyrine
en poudre sur l'endroit qui saigne et, surtout, des
applications de sérum frais de cheval. Il paraît, au
contraire, prudent de s'abstenir d'user de perchlorure
de fer, lequel détermine une escarre, dont la chute
aurait de grandes chances de faire naître de nou-
velles hémorragies. Il est indiqué de s'abstenir le plus
possible d'interventions chirurgicales chez ces ma-
lades et de préférer, si le chirurgien doit intervenir, le
thermocautère au bistouri. Les dernières études faites
à cet égard semblent démontrer l'efficacité prophy-
lactique des injections intraveineuses de peptone ou
de sérum. Enfin, dans certains cas, la transfusion du
sang de sa propre mère dans les veines de l'enfant a
pu enrayer la maladie chez lui. — D' Henri Bm «it.t.
Histoire d'une collaboration.
Alexandre Dumas et Auguste Maquet. {Docu-
ments inédits), par Gustave Simon. — Sur le compte
des feuilletonnistes, il court parfois un mauvais
bruit : on dit qu'ils ne font pas leurs romans et, parti-
culièrement, lorsqu'ils sont « arrivés ». C'est, sans
doute, une calomnie ou une médisance. Le fait est
qu'on les a vus plus d'une fois recruter des collabo-
rateurs chez les vivants ou, même, chez les morts.
L'aventure est arrivée à leur illustre ancêtre, au grand
Dumas lui-même. Dès 1845, le pamphlétaire Jacqiiot,
dit « Eugène de Mirecourt », publia sa brochure ;
Fabrique de romans. Maison Alexandre Dumas et
Compagnie. Ce papier contenait des imputations ca-
lomnieuses, qui firent condamner l'auteur à quinze
jours de prison. Mais il posait la question des col-
laborateurs de Dumas, laquelle excita une certaine
émotion dans le monde littéraire. Th. de Banville
nous a conservé le souvenir de cet épisode dans une
ode funambulesque, où un « mirecourt » est ceusé
s'adresser en ces termes à Dumas :
Alexandre Dumas, compresse de la presse,
Emplâtre universel posé sur sa détresse,
Moxa qu'elle se met partout,
Ecoute-raoi. pacha de ces maquets sans nombre.
Ombre de Scudéry, qui de Gigogne est l'ombre.
Tu n'es qu'un pitre et qu'un berthoud !
Tu gâtes le papier de quatre lamartincs.
Comme un féval trop plein, tu répands tes tartines
Sur Carpentras et Draguignan;
Ta machine à vapeur fait marcher trois cents plumes
Et tu fais un gâchis en trente-deux volumes
Des mémoires de d'Artagnan.
En réalité, les maquets n'étaient pas « sans nombre » .
Dumas a eu plusieurs collaborateurs. Aucun n'a
valu Maquet. Maquet a été le fidèle et le principal
Ait.xaii(irc iJiimas père, vers 1804. (Phot. Pierre Peui.j
collaborateur de Dumas pour ses oeuvres les plus cé-
lèbres. Précisément à propos du scandale Mirecourt,
dans une lettre adressée au comité de la Société des
gens de lettres, Dumas écrivait :
Nous avons fait en deux ans, Maquet et moi : les Mott^
quetaires, 8 volumes ; ta Suite des Mousquetaires, lo volumes ;
la Fille du Régent, 4 volumes ; la Reine Margot, 6 volumes ;
le Chevalier de Rougevitle (Maison-Rouge). Je ne parle pas de
Sylvaiutire et de d'Harmental, en tout 42 volumes...
De son côté, Maquet, complétant cette liste, dit
dans son testament :
J'ai écrit, avec Dumas père, un nombre considérable
d'ouvrages, dont quelques-uns : Us Mousquetaires, le Cheva-
LAROUSSE MENSUEL
lier d'Harmental, Monte-Cristo, la Reine Margot, le Cheva~
lier de Maison-Rouge, Joseph Balsamo, la Dame de Monso~
reau, etc., sont connus universellement. Cette collaboration
féconde, consacrée par la notoriété publique, sanctionnée
par la justice, Dumas l'a reconnue par écrit et par des actes
publics ; ill'a proclamée cent fois, alors qu'il en avait besoin
et ne pouvait s'en passer. D'ailleurs, les témoignages sont
irrécusables, ils abondent : dans ma correspondance avec
Dumas, dans les journaux, comptes rendus littéraires ou
judiciaires, partout éclate cette vérité.
C'est cette collaboration de Maquet avec Dumas,
affirmée avec force par le premier, reconnue par le
second, que Gustave Simon s'est proposé de mettre en
lumière dans son curieux volume. La question vaut
la peine d'être étudiée. Elle a déjà soulevé des affir-
mations contraireset passionnées. N'est-il pas injuste,
disent les uns, que le nom de Maquet ne figure pas à
côté de celui de Dumas sur la couverture des oeuvres
composées en commun? Pour eux, Maquet a fait le
plus gros de l'œuvre, et Dumas s'est borné à donner
le coup de pouce final. Pour d'autres, le travail de
Maquet n'est qu'unematière brute, qui ne prend vie que
dans la cervelle bouillonnante d'Alexandre Dumas.
Le livre de Gustave Simon, de ton modéré et plein
de déférence pour Dumas, fait, néanmoins, à Maquet
la plus grands part. En faveur de son opinion, il ap-
porte d'abord des preuves externes, très intéressantes,
tirées principalement des lettres de Maquet et de
celles, plus probantes encore, de Dumas lui-même.
C'est en 1839 que Maquet, alors âgé de vingt-six
ans, fut présenté par Gérard de Nerval à Dumas.
Il lui apportait un drame : un Soir de Carnaval, qui
avait besoin d'être remanié, que Dumas remania en
effet et qui fut joué à la Renaissance, sous le titre de
Bathilde. Fort de cette entrée en matière, le jeune
débutant soumit à son illustre confrère un roman
historique : le Bonhomme Buvat ou la Conspiration
de Cellam ~re. Dumas le prit, d'un fort volume en fit
quatre, qui, sous le titre du Chevalier d'Harmental
(1840), valurent un grand succès... à Dumas. Le colla-
borateur anonyme reçut 1.200 francs. La collaboration
est décidément engagée. Elle va prendre un carac-
tère plus actif. S'il est un roman qui ait assuré la
gloire de Dumas, ce sont les Trois Mousquetaires.
Or, c'est Maquet qui a déniché les pseudo-Mémoires
de d'Artagnan, de Courtilz de Sandras, et qui a com-
mencé seul à en tirer un roman. Dumas, ensuite, inter-
vient ; l'œuvre paraît — avec quel succès, on le sait ! —
et Dumas en adresse à Maquet le premier volume
avec cette dédicace :
Cui pars nutgna fuit,
qui marquait autant son dédain de la syntaxe latine
que son désir de rendre justice à son collabo-
rateur. Par contre, la première idée de Monte-Cristo
vient de Dumas. Il commence seul ce roman, mais
il voit que son œuvre dévie vers 1* « impression de
voyage ». Il appelle Maquet à la rescousse; tous
deux continuent à' travailler de conserve, menant
quelquefois plusieurs romans de front, et non des
moindres, et sans jamais embrouiller les fils de toutes
ces intrigues complexes et mouvementées. Ils don-
nent successivement : la Guerre des femmes, la Reine
Margot, le Chevalier de Maison-Rouge, les Quarante-
Cinq, le Vicomte de Bragelonne, etc., sans parler des
drames que, toujours en collaboration, ils tiraient
de ces romans.
Il est toujours assez intéressant de se demander
comment deux écrivains travaillent en collaboration.
Dans le cas qui nous occupe, les lettres mêmes de
Dumas à Maquet nous permettent de nous figiurer
en gros la cùose.
Il semble que, le plus souvent, c'est Maquet qui a
l'idée du sujet : or Maquet préfère les sujets histo-
riques : c'est lui qui a sinon révélé à Dumas les
ressources du genre, du moins, l'a, pendant le temps
de leur collaboration, déterminé à y rester fidèle.
C'est Maquet qui construit les plans par écrit. On
a conservé ceux qu'il a composés pour Joseph Bal-
samo, le Bâtard de Mauléon, le Chevalier de Maison-
Rouge, le Vicomte de Bragelonne, le Collier de la
Reine, la Dame de Monsoreau, les Quarante-Cinq,
Ingénue, Ange Pitou, Catilina (Gustave Simon nous
dit qu'ils sont « conformes aux ouvrages "publiés ».)
Puis les deux collaborateurs discutent le détail de
l'œuvre et en arrêtent les principaux épisodes. De
temps en temps, à mesure qu'elle se développe, ils se
rencontrent, afin de gagner du temps, — car ils sont
toujours fort pressés — dans quelque restaurant,
pour examiner la suite à donner, ou les changements
à faire. C'est encore Maquet, constatation impo.-
tante. qui rédige le premier jet et qui envoie sa
copie à Dumas, au fur et à mesure de la production.
.Sans cette copie, Dumas no peut pas travailler.
Vient-elle à lui manquer, il la réclame à grands cris.
Voilà deux jours que vous me laissex sans copie, et voilà,
par conséquent, deux jours que vous faites de moi l'homme le
plus malheureux de la terre...
C'est votre faute, cher ami, si nous n'allons pas plus vite ;
depuis hier 9 heures, je me croise les bras.
Tantôt, il lui propose des épisodes nouveaux, tan-
tôt, il le laisse aller, se bornant à lui demander où il
le mène, « pour ne pas marcher tout à fait en
aveugle » ; il le complimente sur une scène bien faite
ou une invention heureuse, ou bien il lui dit :
Voulez-vous faire la scène ? Si vous ne la sentez pas, je U ferai.
S
Un autre jour, Dumas écrit à Auguste Maquet :
Vous n'auriez pas le temps de m'envoyer le Chicot (te
Dame de Monsoreau) et moi de le faire. Envoyez-le directe-
ment au Constitutùmnel.
Le sens que Dumas attache au mot faire est, dam
la circonstance, assez curieux. C'est donc que la copie
que lui envoie Maquet, bien qu'elle puisse être
à l'occasion directement envoyée à la presse, n'esl
Auguste Maquet vers 18M. (Pbot. Nadar.)
réellement faite, à son compte, que quand lui, Dumas,
y a mis la main. Veut-on savoir sous quel aspect il
considère son collaborateur? Un jour que Maquet
paraît un peu ému de la brochure, ci-dessus mention-
née, d'E. de Mirecourt, Dumas le tance en ces termes :
Allons, allons, seigneur Jules Romain, un peu de courage.
Quand on a fait avec Raphaël la Transfiguration, et tout seul
les batailles de Constantin, on se moque de ce que dit un
misérable comme M. Jacquot.
Une belle fois, après être sorti de chez Dumas-
Raphaël, un feuilleton du Vtcomte de Bragelonne se
perd. La rédaction du « Siècle », éperdue, a recours à
Maquet, le plus facile à atteindre. Maquet, au pied
levé et de mémoire, refait le feuilleton, qu'on iifl-
prirae. Peu après, on retrouve la copie écrite de la
main de Dumas, et l'on constate que les différences
entre les deux feuilletons ne portent guère que sur
une trentaine de mots. Ce jour-là, sans doute, Dumas,
en faisant sa copie, s'était borné, à peu de chose près,
à recopier celle de Maquet.
En 1852, la collaboration est rompue. Maquet
s'était, à la fin, lassé. Il avait été pour Dumas un ami
constant et un collaborateur dévoué. Reconnaissant à
son grand confrère de lui avoir ouvert les portes de la
carrière, il travaillait dans l'ombre, assez réservé de
nature et peu porté à rien demander. Il n'auredt tout
de même pas été fâché d'être un peu à l'honneur,
comme il avait été à la peine, et de voir son nom à
côté, ou à la suite, de celiù de Dumas. Mais Dumas,
qui reconnaissait volontiers et publiquement la col-
laboration de Maquet, entendait rester seul signa-
taire. Il exigeait même, dans les cas où il ne reco-
piait pas, en la remaniant plus ou moins, la copie de
Maquet, que celui-ci se servît du grand papier armorié
de Dumas; et ceci pouvaii. faire croire que Maquet
n'était qu'un secrétaire écrivant sur le papier de
Dumas, sous la dicti'e de Dumas. Petitesse, sans doute,
que Dumas justifiait par des raisons commerciales, en
invoquant la valeur marchande de sa signatiue. Pour
dédommager Maquet, il entendait lui assurer, sur
leur commune production, une part des bénéfices.
Dumas était plein de bonnes intentions : mais il
n'avait jamais un sou. La part de Maquet, comme
la sienne, était toujours dévorée d'avance. Gus-
tave Simon expose les différentes conventions
consenties par Dumas à Maquet, et dont aucune n'a
été régulièrement tenue, et le procès que Maquet fit
à Dumas en 1857-1858. On comprend que, sevré de
la gloire et mal récompensé d'argent, Maquet ait
préféré, à partir de 1852, reprendre sa liberté
d'action pour écrire la Maison du Baigneur, U
Comte de Lavernie, la Belle Gabrielle, qui l'ont rapi-
dement dédonunagé en notoriété et en profit.
On dit : ni la Belle Gabrielle, ni la Maison du Bai-
gneur ne valent les Trois Mousquetaires ; par consè-
12
quent Maquet ne pouvait se passer de Dumas. Soit !
mais ne peut-on pas dire aussi bien avec Gustave Si-
mon : avant d'avoir Maquet comme collaborateur,
Dumas était surtout célèbre comme auteur drama-
tique et n'avait encore écrit, comme romancier, que
le Capitaine Paul, A cté, les Aventures de John Davys, le
Capita'ne Pamphile, Maître Adam le Calabrais et
Othon l'Archer, et, après avoir perdu Maquet, il n'a
publié aucune œuvre comparable à celles qu'il avait
Maurice Quentin de La Tour. (Portrait ppiiit par tui-niéme.)
écrites en collaboration avec lui. Par conséquent,
Maquet ne lui était pas moins indispensable.
En somme, de ces preuves externes il semble bien
résulter que la collaboration de Maquet dans l'œuvre
de Dumas a dû être très importante, et c'est ce que
Gustave Simon s'est attaché principalement à établir.
Quant à mesurer la part exacte de chacun, c'est ce qui
ne pourrait être déterminé que par un examen interne
de la question, c'est-à-dire par une comparaison
attentive des manuscrits de Maquet avec les œuvres
que Dumas en a tirées. Est-ce toujours faisable ? Il
est vraisemblable que non : pourquoi Dumas aurait-il
conservé les manuscrits de Maquet, une fois qu'il les
av^it transportés, remaniés peu ou prou, sur son
grand papier... armorié? Pourtant, dans son livre,
G. Simon nous apprend que cette comparaison est
possible au moins pour les Trois Mousquetaires; et il
a si bien senti lui-même le caractère probant de ce genre
de comparaison qu'il nous a donné en regard le récit
de la mort de Milady dans Maquet et dans Dumas. La
confrontation est intéressante. Elle montre Dumas
corsant la narration, intervertissant les détails des-
criptifs, mettant un bout de dialogue à la place
d'une partie de narration, excellant enfin à faire deux
phrases d'une seule (car il faut bien que l'ouvrage ait
huit volumes), mais, au total, conservant à peu près
tout du premier jet de Maquet.
Mais on conçoit très bien que cette comparaison,
qui ne porte que sur un seul passage, ne permet pas
encore d'assurer une opinion définitive. Il s'agit d'un
feuilleton, où l'invention de l'ensemble est essen-
tielle. Gustave Simon laisse entendre qu'il n'y a pas
plus de différence entre les Trois Mousquetaires de
Dumas pris en entier et le travail de Maquet qu'entre
les deux passages cités. Soit ! mais, alors, ce sont tous
les romans sortis de leur collaboration qu'il faudrait
soumettre à ce genre de recension pour déterminer
avec justesse — et justice — la part de chacun, en
montrant quand Dumas s'est borné à des remanie-
ments de détail, quand il a modifié la marche du
récit, quand il a ajouté de ces épisodes, de ces conver-
sations d'allure si peu historique, mais si amu-
santes, où se répandait sa verve fantaisiste. Cela
fait, il y aurait encore à tenir compte des indications
orales données par Dumas à son ami. Ce travail, s'il
était partout possible, en complétant les documents
extrêmement intéressants qu'apporte G. Simon, per-
mettrait, sans doute, d'établir la balance définitive du
compte Maquet-Dumas. — Louis Coquilw.
XiSt Tour (les Pastels du musée de Saint-
Quentin, par). [V. les pages 13, 14.] — Les pastels
de Saint-Quentin ont eu de nombreuses vissicitudes.
En 1914, on refusa de les envoyer à Paris; ils
furent, paraît-il, cachés pendant quelque temps aux
Allemands. Ceux-ci eurent vite fait de les découvrir
LAROUSSE MENSUEL
et, quand la bataille de la Somme eut permis à nos
armées de s'approcher à nouveau de Saint-Quentin,
les feuillets crayonnés de La Tour furent envoyés à
Maubeuge. Ils y firent l'objet d'une exposition et
d'une publication illustrée. Les Allemands, qui,
cependant, s'étaient spécialisés dans la reproduction
des dessins, n'ont pas été là très heureux. Les
planches en noir sont molles, les planches en cou-
leur de la plus commune laideur. La Tour est tout à
fait trahi. Voici, maintenant, au Louvre, tem-
porairement, tous ces pastels, qu'il avait
conservés par devers lui. On a beaucoup
dit que tant de voyages leur avaient fait
perdre toute fleur. Ils ont, sans doute, un
peu souffert, mais, à vrai dire, il y a long-
temps que cette fleur du pastel était à peu
près disparue. L'artiste lui-même avait pro-
bablement laissé longtemps traîner les feuil-
lets dans des cartons; de plus, il employait
un vernis de son invention pour fixer le
pastel, et cette préparation avait déjà l'in-
convénient d'ôter au travail cette fleur su-
perficielle, qui n'est, cependant, pas si pré-
cieuse qu'op le laisse entendre. Mariette en
dit un mot à propos de son portrait :
Le malheur (écrit-il) a voulu qu'il en ait fait
choix pour essayer s'il pouvait parvenir à fixer le
pastel à l'imitation de Loriot, qui prétendait en
avoir trouvé le secret et qui refusait de le lui com-
muniquer. On a assuré que le tableau en avait
tellement souffert que, de dépit, il l'avait jeté au
feu ; je ne sais si l'on m'a dit vrai, mais il est cer-
tain qu'il n'en a plus été question entre nous et, de
là, je juge que l'on m'a dit vrai ; ce n'est pas la
seule fois qu'il en a agi ainsi avec ses propres
ouvrages.
Le franc Picard qu'était La Tour restait
intimement attaché à la ville où il étai;
né, sur la paroisse Saint-Jacques, le 5 sep-
tembre 1704. Dès 1768, il songe à tester er,
faveur de sa vieille ville et, de fait, en 1778,
il fonde une rente pour les pauvres femmes
en couche, une autre pour les artisans-
vieillis et infirmes et, enfin, une école gra-
tuite de dessin. Grâce à l'intervention de
Pierre, les statuts de l'école furent homolo-
gués, et les cours purent avoir lieu. De plus,
en 1783, La Tour avait chargé l'académie
d'Amiens de décerner un prix annuel de
500 livres en faveur d'une belle action accomplie par
un Picard, ou de découvertes utiles soit à la santé
publique, soit à l'agriculture, soit aux arts ou au
commerce. Malgré cela, La Tour finit par mourir sans
testament. Malade et affaibli, il était retourné à Saint-
Quentin en 1784 et avait été reçu par ses conci-
toyens au bruit des cloches et des boites d'artifice;
mais il était désormais incapable de suivre scneuse-
men^ un projet et, après sa mort, survenue le
17 février 1788, sa fortune revint à son frère, Jean-
François de La Tour. C'est celui-ci qui, afin de
répondre au désir de son aîné, légua les tableaux de
son frère à la ville pour qu'ils fussent vendus à
Paris et que le produit de la vente fût affecté aux
trois fondations faites par Maurice-Quentin de La
Tour. Ce legs fut accepté par la municipalité de
Saint-Quentin le 5 mai 1807, mais ce ne fut qu'en
i8i2que la vente eut lieu. Or, à cette époque, La Tour
était déjà fort oublié. A la vente du duc de Caylus
en 1773, deux pièces de La Tour, un nègre et une
composition mythologique, n'avaient été adjugés que
62 livres; en 1811, à la vente Pierre Lelut, vingt-
cinq préparations de La Tour étaient réunies en un
seul lot, avec 14 dessins de La Rue. C'était bien
marquer le discrédit dans lequel le peintre était .
tombé. Il n'y a, dès lors, pas lieu de s'étonner du peu
de succès de la vente de 1812. Le portrait de Rous-
seau dut être retiré à 3 francs; la vente fut
arrêtée, et c'est cette incompréhension des gens de
l'empire qui nous vaut aujourd'hui le merveilleux
ensemble de Saint-Quentin. Les 87 pastels qui
provenaient de la succession furent placés dans
les locaux de l'ancienne abbaye de Fer\'acques,
puis, en 1877, dans l'hôtel qu'Antoine-Isidore Lécuyer
avait légué à la ville, « à condition qu'y soit trans-
portée la belle collection de pastels de Monsieur de
La Tour ».
Nous n'avons pas, au Louvre, toutes les études
qu'avait laissées La Tour. Le Mondonville est sorti
depuis longtemps de la collection. Un portrait de
Marie Leczinska fut offert en 1814, par les adminis-
trateurs de l'école, à la duchesse d'Angoulême. Plus
tard, des pastels prêtés au dehors furent remplacés
par des copies; tels Vabbé Leblanc, Louis XF ou
Jean Monet. Quoi qu'il en soit, l'exposition actuelle
comprend de fort précieux feuillets. On y voit le
portrait du peintre Dupeuch, qui figura au Salon de
1739, l'abbé Hubert, lisant un in-folio à la lumière, du
Salon de 1742, et le Charles Parrocel, du Salon de
l'année suivante.
On sait que La Tour et Parrocel étaient fort liés
et que le pastelliste réclama, pour son ami et non
pour lui-même, une pension de 2.000 livres, devenue
vacante. Le graveur Wille écrira plus tard dans son
Journal : « Où est le temps où nous allions voir
M. Parrocel aux Gobelins, y boire une bouteille
N' J55. Janvier 1920.
avec d'autres amis de notre société, il y a aux
environs de quarante-cinq ans et plus ? » La Tour
était, sans doute, de ceux-là, lui qui conserva dans
son atelier le portrait de Parrocel, ainsi que deux
grandes chasses de ce dernier, qui font partie de la
collection de Saint-Quentin. Celle-ci comprend
encore le Pdris de Montmartel, du Salon de 1745, les
préparations pour le portrait du sculpteur René
Frémin ou celui de d'Alembert, exposé en 1753; des
pastels d'après Crébillon (1761), Chardin, et puis
toute la série des admirables préparations d'après
Afii» Dangeville, M"» Puvigné, M'i" Fel, Af"" Ca-
margo.
Si le portrait de Jean-Jacques Rousseau est assez
peu significatif, par contre, ceux de M"' de La Rey-
nière, de l'abbé Hubert et de itf ">« de La Popelinière
sont de la plus belle qualité. Vérité de l'expression,
sûreté du modelé, agrément des étoffes y sont réu-
nis. Ce sont là des œuvres assez poussées. Comme
on le sait, La Tour, qui avait à ses débuts une exé-
cution très facile, était devenu très exigeant pour
lui-même en vieillissant. Sur un mot de Tocqué, il
reprit et gâta le portrait de Reslout, son maître;
l'étude du musée de Saint-Quentin est infiniment
supérieure au morceau de réception à l'Académie,
abîmé par La Toiu-. Dans la préparation, l'artiste
agit en toute liberté ; il va vite à l'essentiel, aux
Mlle Fel, pastel de Quentin de La Tour. (Musée de Saint-Quentin.;
valeurs dominantes, aux noirs et aux blancs les plus
importants; il modèle les formes avec hardiesse,
donne aux yeux la vie la plus entière. Tout cela
s'amollit, lorsque le travail se prolonge trop. Bachau-
mont écrit :
Monsieur de La Tour n'a point eu de maître que la
nature. Il la rend bien sans manière ; il se donne beaucoup
de peine et ne se contente pas aisément, ce qui nuit beau-
coup à ses portraits. 11 ne sait pas s'arrêter à propos; il
cherche toujours à faire mieux qu'il n'a fait ; d'oii il arrive
qu'à force de travailler et de tourmenter son ouvrage, sou-
vent il le gâte, il s'en dégoûte, l'efface et recommence et,
souvent, ce qu'il a fait est moins bien que ce qti'il avait tait
d'abord. De plus, il s'est entiché d'un vernis qu'il croit avoir
inventé et qui, très souvent, lui gâte tout ce qu'il a fait ; c'est
grand dommage ; le pastel ne veut pas être tcurmenté. Trop
de travail lui ôte sa fleur, et l'ouvrage devient comme
estompé.
Ce scrupule devint de plus en plus dominant chez
La Tour. Bien qu'il lui ait fait gâter quelques por-
traits, il est tout à l'honneur du maître. Disons-Ic
franchement : c'est seulement quand un artiste a
gâté beaucoup de choses par une étude trop minu-
tieuse, c'est seulement quand il s'est assoupli par un
travail long et patient qu'il peut aisément dire en
une esquisse l'essentiel de ce qu'il faut dire.
Aussi bien, La Tour était-il admirablement doué
pourl'improvisation. C'est là, surtout, qu'il triomphe.
A ce point de vue, la collection de Saint-Quentin est
incomparable. Les préparations de la Camargo, de
A/"« Dangeville, de M"" de Pompadour, de M"' Fa-
vart, de Afi'" Fel, de Crébillon, de iV/"= Puvigné,
du marquis de Breteuil, pour n'en citer que quel-
ques-unes, forment une suite entièrement admirable.
Il y a dans le portrait de M"« Puvigné une décision
et une fraîcheur tout à fait rares. Il faut voir avec
quelle netteté La Tour masse les ombres dans le
portrait de JW"» Dangeville, avec quelle vigueur il
souligne les accents, avec quelle délicatesse il mo-
dèle les parties claires. Le portrait de la Camargo est
à peine terminé et quelques traits de crayon indi-
Supplément au n' 1SB. Janvier 1920.
LAROUSSE MENSUEL
PASTELS DE MAURICE QUENTIN DE LA TOUR
AU MUSÉE DU I-OUVRE ET AU MUSÉE DE SAINT-QUENTIN.
1.3
Louis XV, roi de France (Musue du Louvre). — l'hot. Uuiloz.
MARIE Leczinska. reine de France (.Musée du Louvre). — Phot. Bulloz.
LE Dauphin louis, fils de Louis XV (Musée du Louvre). — Phot. Giraudon.
;.AROUSSE MENSUEL. — V.
Marie-JosÈPHE de Saxe, dauphioe (Musée du Louvre). — Pbol. Ciirdudoa.
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LAROUSSE MENSUEL
Supplément au n* 155. Janvier 1920.
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N' 156. Janvier 1920.
quent seulement la masse des cheveux. Mais la
faveur générale va au portrait de M"" Fel. Avec ses
gris bleutés et ses roses fanés, il est assurément
parmi les plus délicieux de couleur ; le fond même
est d'une exécution quasi mystérieuse : tout est réglé
pour donner aux grands yeux et à la
bouche souriante l'expression la plus
vivante et la plus intense.
On sait que M"" Fel fut l'amie la
plus dévouée de La Tour. Marie Fel
était la fille d'un organiste borde-
lais ; elle avait vingt et un ans lors-
qu'elle débuta comme cantatrice à
Paris, en 1734. Elle resta à l'Opéra
jusqu'en 1758 et prit alors sa re-
traite avec pension. L'année d'avant,
La Tour av.iit exposé son portrait
au Salon. La préparation de Saint-
Quentin est sans doute antérieure :
elle nous montre Marie l'el, âgée
tout au plus d'une quarantaine d'an-
nées, et peut-être même encore plus
jeune. A Paris, le peintre et son
modèle voisinaient, la cantatrice
demeurant rue Saint -Thomas -du-
Louvre, à deux pas du logement
de La Tour. Plus tard, à Chaillot,
ils résidèrent souvent ensemble, et
l'artiste laissa à son amie les meu-
bles qu'il avait là, les glaces, l'ar-
genterie et le piano-forte. C'est Marie
l'el qui avait créé le rôle de Colette
dans le Devin de village, de Rous-
seau. Elle avait inspiré à Grimm
et à Cahusac des passions malheu-
reuses et célèbres, mais elle fut
toujours l'amie très dévouée de
La Tour.
Après ces portraits si prestes, si
pimpants, si vifs, si aigus de Crébil-
lon et de Af "n" Favari, de M'"' Masse,
encore unchef -d'oeuvre, et deM'i'^F^/,
il faut en venir à l'auteur lui-même.
C'était un franc Picard, spirituel,
fin, mordant, observateur, critique
acerbe, raisonnant et même dérai-
sonnant de tout. Il vante si forte-
ment les étrangers à Louis XV que
celui-ci lui demande : o Vous n'êtes
donc pas Français ? — Non, sire,
réplique l'artiste, je suis picard, de
Saint-Quentin. » Mais le roi, à son
tour, a la riposte heureuse quand il
répond à l'artiste, qui lui reprochait
de ne pas avoir de marine : 0 Et Ver-
net, alors ? » Dans son impertinence
avec les puissants, avec les riches,
La Tour ne manque pas de gran-
deur ; il veut faire estimer non seu-
lement sa propre valeur, mais l'état
même du peintre. Il faut insister
auprès de lui pour qu'il se décide à
aller faire le portrait de M""" de
Pompadour chez elle ; enfin, il consent à se rendre
à la cour, mais à condition que personne n'inter-
rompra la séance. Chez la marquise, il se met à
l'aise, enlève son habit, son col et sa perruque, qu'il
remplace par un bonnet de soie.
Dans ce déshabillé pittoresque (écrit plus tard l'auteur
de YAlmanach littéraire, pour l'année 1752), notre original
commença le portrait. Il n'y avait pas un quart d'heure qu'il
était occupé, lorsque Louis XV entra. La Tour dit en ôtant
son bonnet : a Vous avez promis. Madame, que votre porte
serait fermée. » Le roi rit de bon cœur du costume et du re-
proche du moderne Apelle et l'engage à continuer : " Il ne
m'est pas possible d'obéir à Votre Majesté, réplique le peintre,
je reviendrai lorsque Madame sera seule. » Aussitôt, il se
lève, emporte sa perruque, ses jarretières et va s'habiller dans
une autre pièce, en répétant plusieurs fois ; « Je n'aime pas
être interrompu. >
Voilà l'homme. C'est ainsi que nous le trouvons,
moqueur dans ses croquis du musée de Dijon et du
musée de Saint-Quentin. Ici, il a cette espèce de
grand bonnet qui devait ressembler à celui qu'il por-
tait devant M"»» de Pompadour; il sourit, et l'œil en
même temps reste interrogateur : c'est un La Tour
tel qu'il devait être devant ses modèles. Voyons,
maintenant, l'artiste quand il posait à son tour.
C'est Perronneau qui a exécuté le portrait de son
illustre confrère. Ce portrait, qui a figuré au Salon
de 1750, à côté d'un autre, crayonné par La Tour
lui-même, fait aujourd'hui partie des collections de
Saint-Quentin. On a conté que les succès de Jean-
Baptiste Perronneau avaient un peu éveillé la jalousie
de La Tour, que cette exposition simultanée des
deux œuvres avait été préméditée par le Picard et
qu'elle lui avait valu l'avantage. L'anecdote est
peu vraisemblable. La Tour vivait en fort bonne in-
telligence avec ses confrères, avec Chardin, avec
Charles Parrocel, avec Cochin. Le portrait exécuté par
Perronneau est un signe, au contraire, d'excellente
confraternité. La Tour a posé avec soin, souriant,
et non de mauvais gré, ayant mis gilet de brocart
rose, galonné d'or, jal>ot de dentelle et perruque à
catogan, toutes choses dans la traduction desquelles
LAROUSSE MENSUEL
excellait Jean-Baptiste Perronneau. Certes, celui-ci
a moins de vivacité que La Tour, moins de fougue,
moins de dons immédiats, mais son dessin, pour être
moins improvisé, n'est pas moins séduisant ; il a
moins de hauteur, moins de maîtrise peut-être, moins
Ma* de Pompadour, pastel de QiKnuu d.. La Tuur. :M'iscl' du L-nvri
d'accent, il est plus près de nous. Et puis Perron-
neau l'emporte par le sentiment des nuances, l'agré-
ment du coloris. Là, surtout, il est plus vrai que
La Tour; il observe le ton réel de la peau, il indivi-
dualise à ce point de vue chacim de ses modèles.
Mieux que
personne, il
établit les ro-
ses clairs et
luisantsd'une
lèvre, les ro-
ses plus dorés
des parties
moins bril-
lantes, les
roses violacés
des ombres .
Il sait faire
jouer dans
tout le visage
les bleus des
demi-teintes.
La Tour, à ce
point de vue,
est plus con-
ventionnel.
Le rappro-
chement des
œuvres des
deux artistes
met mieux
en lumière
leurs qualités
propres. La Tour éprouve quelque difficulté à pous-
ser très loin ses portraits, et Perronneau conduit
peut-être son travail plus heureusement; mais La
Tour triomphe dans ses préparations. Il se montre,
là, au-dessus de tous les pastellistes du siècle. Les
autres portraitistes paraissent assez fades, à côté de
lui. Il est heureux que l'insuccès de la ventede 1812
ait permis à la ville de Saint-Quentin de conserver
Jean-Jacques Rousseau,
pastel de Queutia de La Tour. '.Louvre.)
17
un ensemble aussi précieux. Nous comprenons mieux,
aujourd'hui, l'intérêt de telles réunions d'œuvres;
elles font en même temps l'agrément majeur d'une
ville de province. Il serait désirable qu'on essayât de'
constituer ailleurs de pareils ensembles et que, tout
près de Saint-Quentin, par exemple
à Laon, on pût, par des échanges
ou des achats, constituer une salle
des Le Nain.
Le rapprochement des prépara-
tions de Saint-Quentin avec les pas-
tels conservés au Louvre permet de
mieux apprécier les qualités du
maître. Magnifique et emporté dans
son premier jet, il ne réussit pas
toujours à conserver cette belle dé-
cision dans les œuvres plus travail-
lées. C'est parcelles-ci, surtout, qu'il
est représenté au Louvre. Voici la
reine Marie Leczinska, Louis XV, le
dauphin, la dauphine Marie-Josiphe
de Saxe. P.-H. Orry, comU de Vi-
gnory, Af""" de Pompadour, Chardin,
Jean Restoui. On sait queAa Tour
n'avait pas été bien inspiré dans
ses retouches du Restoui. Les por-
traits du comte de Vignory et de
JVf ■»« de Pompadour sont de grandes
œuvres d'apparat, dans lesquelles le
costume, le décor, la draperie jouent
un rôle. Encore que La Tour traite
aisément ces accessoires, ils nuisent
un peu aux physionomies. « Vous
diriez, écrit un critique du temps à
propos du pastel de M™" de Pom-
padour exposé au Salon de 1755, que
M. de La Tour était de mauvaise
humeur quand il a fait ce portrait >.
Certes, La Tour, qui avait d'abord
refusé, n'avait cédé qu'au marquis de
Marigny et, en 1752, avait tracé l'une
des préparations, qui est à Saint-
Quentin. Le grand portrait officiel
est moins réussi. « Il y a, dit Griram,
dans le dessin et dans l'exécution,
des détails admirables, mais le total
est froid, la tête est trop tourmen-
tée et fatiguée. A force de retouches,
M. de La Tour lui a ôté ce premier
feu sans lequel rien ne peut réussir
en fait d'art ». Il avait été beau-
coup plus heureux dans ses por-
traits des membres de la famille
royale. En 1749, il avait fait ce
charmant portrait de te dauphine
Marie-Josèpke de Saxe, où la phy-
sionomie et le costume sont égale-
ment bien traités. Il y a beaucoup
d'aisance dans les portraits du roi et
du dauphin. Mais ils ne valent pas
encore les préparations de Saint-
Quentin, tandis que le pastel de la
reine l'emporte sur elles par la perfec-
tion de l'exécution. Marie Leczinska est en costume
d'intérieur, l'éventail à la main : celle-ci est d'une
remarquable beauté de dessin. C'est une fête pour
les yeux que l'examen du costume. Et le visage a
conservé cette fermeté, cette vie, que La Tour donne
à ses pastels, dans ses meilleurs jours. Ce portrait
est, assurément, l'une de ses œuvres de complète
réussite. — Tristan LbciJïrs.
Xjenoir (l'Affaire Pierre). [LesGrands Procès
DE LA GUERRE.] L'affaire P. Lenoir a été le troisième
des grands procès de trahison qui se sont déroulés
devant le 3" conseil de guerre de Paris. Comme dans
l'affaire Bolo et celle du « Bonnet rouge », jugées
en 1918, il s'agissait de l'achat d'un grand organe
de la presse française par les Allemands, en vue
d'une propagande dans le sens d'une paix séparée.
Le quotidien français, objet des visées de l'ennemi,
fut, cette fois, le journal « le Journal ».
Les débats ont eu lieu, comme précédemment,
dans la salle de la Cour d'assises de la Seine; ils
n'ont pas occupé moins de trente-quatre audiences
et se sont développés du 31 mars au 8 mai 1919.
Sur les bancs des accusés, étaient réunis Pierre
Lenoir, Guillaume Desouches, le sénateur Charles
Huinbert et le capitaine Ladoux.
L'accusation visait, à l'égard de P. Lenoir et de
G. Desouches, les crimes d'intelligences avec l'en-
nemi, prévus par l'article 205 du Code de justice
militaire; à l'égard de Ch. Humbert, le délit de com-
merce avec l'ennemi, prévu par la loi du 4 avril 1915 ;
à l'égard de Ladoux, la complicité du délit reproché
à Ch. Humbert et, en outre, le crime de détourne-
ment d'acte ou titre public dont il était dépositaire en
raison de ses fonctions, ce dernier crime puni par
l'article 173 du Code pénal.
Le conseil de guerre était présidé par le colonel
Masselin, directeur du génie du gouvernement mili-
taire de Paris. Il était composé de sept juges, dont
cinq étaient officiers supérieurs, en raison du gra<la
de l'un des accusés, le capitaine Ladoux.
i8
Le siège du ministère public était occupé par le
capitaine Momet, officier de complément, avocat
général près la cour d'appel de Paris, qui s'était
• acquis une haute célébrité en soutenant, en qualité
de commissaire de gouvernement, les accusations de
1918 contre Bolo et la bande du « Bonnet rouge ».
Au banc de la défense étaient assis M» Aubépin,
membre du conseil de l'ordre pour G. Desouches,
M» Henri Bonnet pour Ladoux, M« de Molènes pour
P. Lenoir, M» de Moro-Giafferi pour Ch. Humbert.
I. Les accusés. Pierre Lenoir doit être placé en
vedette, parce qu'il était le plus compromis des
quatre accusés.
Son père, Alphonse Lenoir, gros agent de publi-
cité financière, décédé le 3 août 1915, était un per-
sonnage très considérable, en raison de ses immenses
relations et de la place qu'il tenait dans le monde
de la politique, de la haute finance et de la presse ;
il était officiellement le conseiller financier du gou-
vernement et de la Banque de France. Sa fortune
était réputée considérable.
Pierre Lenoir, l'accusé, était âgé de trente ans.
C'était le type du fils de famille, dans le sens péjo-
ratif. Ti^s connu dans le monde où l'on s'amuse, il
avait, malgré les millions de son père, des besoins
incessants d'argent ; aussi était-H pourvu d'un con-
seil judiciaire. Pendant la guerre, sa préoccupation
constante avait été d'éviter d'aller aux armées : il
était parvenu à ne jamais quitter Paris, constamment
attaché au ministère de la guerre auprès du capitaine
Ladoux, dont il était devenu le protégé et l'ami.
Guillaume Desouches était avoué au tribunal de la
Seine. Dévoré d'ambition, il avait tourné ses vues
vers le journalisme ; son rêve avait été de se rendre
maître d'un grand journal et de faire le trust de la
presse de Paris.
Charles Humbert est né en 1866, dans le dépar-
tement de la Meuse. Officier démissionnaire, il avait
quitté l'armée pour se lancer dans la politique, en
passant par le journalisme. Ce fut au « Matin », puis
au « Journal », qu'il apporta sa collaboration. Elu
député de Verdun aux élections de 1906, il fut porté
au Sénat en 1908. Au Parlement, l'influence du séna-
teur de la Meuse fut considérable ; il était devenu
vice-président de la Commission de l'armée. Au
Sénat et dans la presse, il affichait un patriotisme
bruyant et inquiet ; au 0 Journal », où il était
rédacteur en chef, il s'était fait une place de premier
plan ; sa campagne de chaque jour : « Des canons !
des munitions ! » l'avait rendu très populaire. Des
quatre accusés, Charles Humbert était le personnage
le plus en vue.
Ladoux, lui aussi, est un ancien officier de l'armée
active. Quelque temps avant la guerre, étant capi-
taine, il s'était fait mettre en congé de trois ans pour
entrer dans le journalisme, comme Ch. Humbert. Il
était secrétaire de la rédaction du « Radical », quand
la guerre a éclaté. A la mobilisation, il fut aifîecté
aux Services du ministère de la guerre et placé
bientôt à la tête de la Section de centralisation des
renseignements (S. C. R.), où, il faut bien le dire, il
rendit à notre organisation de contre-espionnage
des services nombreux et réels. Malneureusement,
trop soucieux de soigner ses relations journalistiques,
financières et politiques, il fut amené à se montrer
prodigue de complaisances, comme il le fit voir avec
P. Lenoir.
Enfin, puisque le journal i le Journal » a été
l'objectif de toutes les tractations et de toutes les
compromissions de cette araire, il faut dire ce
qu'était ce quotidien, au début de l'année 1915. Créé
en 1892, à Paris, il fut exploité d'abord par une
société anonyme ; une société en nom collectif se
substitua à la première au mois de juillet 1912,
société dont tous les titres étaient entre les mains
d'Eugène Letellier et de ses deux fils, Henry et
Pierre. Le « Journal » était devenu l'une des trois
grandes feuilles à plus fort tirage de Paris, feuille
du matin très répandue dans le grand public et
susceptible d'exercer une grosse influence dans
beaucoup de milieux.
11. Exposé de l'affaire. — Au mois d'avril 1915,
Pierre Lenoir entretenait des conversations, à Berne,
avec un certain Arthur Schœller, industriel à Zurich.
Schœller apportait dix millions de francs, qu'il mettait
à la disposition de P. Lenoir, à charge, par celui-ci,
d'acheter un journal en France, dont le programme
serait de préparer la campagne économique de
l'après-guerre. Mais ce n'était que le programme
apparent ; tout autre était la réalité. Au cours d'une
enquête menée postérieurement, Schœller a fait
des révélations devant le magistrat de son pays.
II a reconnu qu'il n'était qu'un intermédiaire, un
prête-nom, et ne servait qu'à masquer un consortium
de banques allemandes, qui fournissait les dix mil-
lions. Ce consortium, l'instruction l'a démontré,
n'était lui-même que l'intermédiaire du gouverne-
ment allemand ; le gros personnage, agent direct
de l'Allemagne, avec qui l'on s'est rencoi\tré, avec
lequel les clauses du contrat ont été discutées, qui
a été l'âme de toute la machination, a été presque
certainement le prince de Radowitz, l'ancien sous-
secrétaire d'Etat aux affaires étrangères à Berlin.
Du côté français, dit l'accusation, les acteurs de
LAROUSSE MENSUEL
cette infâme besogne ont été P. Lenoir et G. Desouches.
Il semble bien que le travail ait été préparé par
Lenoir père ; en tout cas, le fils Lenoir a été le négo-
ciateur; quant à G. Desouches, déjà conseiller juri-
dique du père, il a assisté le fils en se chargeant de
la rédaction du contrat. Le contrat fut signé à
Zurich, le 7 juin 1915, entre P. Lenoir et Schœller.
L'engagement que prenait P. Lenoir consistait
donc à acquérir la propriété du « Journal », en utili-
sant comme acompte de payement la somme versée,
et à former pour son exploitation une société par
actions, dans la presque totalité des titres lui appar-
tiendrait.
Le versement a été effectué non pas en chèques,
ce qui eût été, cependant, une méthode simple et
pratique, mais en coupures de billets de banque
français, transportées en France. Les fonds ont été
apportés en deux fois, à l'étude de G. Desouches,
à Paris. Le transport en a été fait par Max Hurli-
mann, avocat à Zurich, et, détail suggestif, en
utilisant la valise diplomatique suisse.
G. Desouches prit la somme en compte, mais sans
d'ailleurs en donner de reçu ; il en déposa 9 millions
seulement au Comptoir d'Escompte ; le dixième
million fut conservé par lui et partagé plus tard par
moitié avec P. Lenoir : 500.000 francs chacun, tel est
le prix de la commission qu'ils se sont l'un et l'autre
attribuée.
Il s'agissait, maintenant, pour P. Lenoir, d'exécu-
ter ses engagements et de négocier l'acquisition du
« Journal ».
Aux mois de juin et juillet 1915, P. Lenoir et
G. Desouches firent des ouvertures, mais H. Letellier
ne prit pas d'abord leurs propositions au sérieux. Il
y prêta plus d'attention, lorsque, dans une visite qu'il
fit à Lenoir père, à sa villa d'Harrequeville, celui-ci
laissa entendre que les fonds étaient fournis par lui
et qu'il garantissait son fils. Il faut ajouter, d'ailleurs,
qu'Alphonse Lenoir répandait le bruit dans son
entourage d'un prochain établissement de son fils ;
il ne laissait soupçonner à personne que les fonds
venaient de Suisse; chacun présumait qu'il les four-
nissait; nul ne songeait à -s'en étonner, en raison de
sa grosse situation de fortune.
Les pourparlers étaient avancés, les commérages sur
cette grosse nouvelle de la vente du « journal » allaient
leur train, lorsque, tout à coup, surgit Ch. Humbert.
Ch. Humbert n'était que rédacteur en chef au
« Journal », mais son influence y était considérable.
II eut l'impression qu'une combinaison comme celle
qui était dans l'air allait le supplanter; peut-être,
aussi, comme il l'a soutenu, pressentait-il dès Intru-
sions suspectes. Il résolut de conjurer le danger.
Le 20 juillet, dans une visite à H. Letellier, son
directeur, faisant état de ce que G. Desouches lui
avait été présenté par Baumann, président du conseil
d'administration des moulins de Corbeil et que
P. Lenoir avait fait une demandî d'avances à la
banque de l'Indochine, dont faisait partie le finan-
cier Ullmann, Ch. Humbert protesta avec véhémence
contre le projet de vente du « Journal » à la combi-
naison Lenoir-Desouches et menaça H. Letellier de
faire placarder dans Paris une lettre retentissante
et indignée, où il publierait que le « Journal » était
vendu aux Allemands.
Mais, six jours plus tard , le 26 juillet, la conscience
de Ch. Humbert était soudainement apaisée; il pas-
sait avec les mêmes P. Lenoir et G. Desouches une
convention secrète et sous seing privé, aux termes
de laquelle ceux-ci s'engageaient à rompre leurs
pourparlers avec H. Letellier, pour le laisser, lui,
Ch. Humbert, traiter seul l'achat du « Journal ».
Dès sa réalisation, une société serait formée pour
l'exploitation de ce quotidien au capital de lomillions
de francs ; Ch. Humbert serait le président du conseil
d'administration; P. Lenoir, qui apportait les fonds,
aurait la direction de la partie économique et finan-
cière ; G. Desouches serait administrateur délégué.
Muni de ces pouvoirs, Ch. Humbert traitait avec
H. Letellier, le 29 juillet, et obtenait l'option de
l'achat du « Journal » au prix de 21 millions de
francs, dont 7 millions payés comptant.
Le 6 août, la société anonyme le Journal était
constituée. La souscription des actions se répartissait
entre G. Desouches, Ch. Humbert et quelques com-
parses. Mais cette attribution était purement fictive.
En réalité, les actions appartenaient en presque tota-
lité à P. Lenoir, qui ne pouvait figurer au contrat,
en raison de sa situation de prodigue. Une contre-
lettre rétablissait les droits de celui-ci.
Le ménage à trois était donc constitué ; mais,
comme l'a dit avec humour l'accusé P. Lenoir,
l'idylle ne fut pas de longue durée. L'objectif de
Ch. Humbert était de devenir le seul maître au
« Journal »; il lui fallait donc liquider ses deux
acolytes, les évincer et se rendre propriétaire tout
au moins de la majorité des actions. Ce fut le pro-
gramme qu'il se traça et réalisa, dans le cours des
cinq derniers mois de l'année 1915.
G. Desouches, qui n'avait pas pour lui la puissance
de l'argent, fut le premier visé et le premier exécuté.
Dès le 8 septembre, à la suite de scènes violentes, il
donna sa démission de membre du conseil d'admi-
nistration.
/»• J65. Jantr;er 1620.
II était incontestable qu'au 15 décembre 1915,
Ch. Humbert n'ignorait plus que les fonds provenaient
d'Allemagne ; ses lettres et ses déclarations au conseil
d'administration de la société le démontraient; la
prudence la plus élémentaire, pour ne pas dire plus,
lui interdisait donc toute nouvelle tractation sur les
actions et même l'obligeait à un retour en arrière.
Les actions avaient été créées avec l'argent allemand ;
procéder à leur achat, sachant leur provenance, était
donc faire acte de commerce avec l'ennemi. Ces
réflexions n'arrêtèrent pas Ch. Humbert. Il acheva
d'éliminer G. Desouches en lui faisant racheter en
sous-main, pour un prix minime, les 10 actions et les
parts bénéficiaires qui lui appartenaient réellement,
et il se tourna vers P. Lenoir. A celui-ci il va
s'efforcer maintenant d'arracher i.ioo des actions
dont il est le propriétaire réel, ce qui lui assurera
la majorité au conseil d'administration et lui donnera
le droit de se considérer, à l'avenir, comme le seul
maître de la maison.
L'opér.-.tion de l'achat des actions de P. Lenoir fut,
d'ailleurs, savamment conduite. Lenoir était un pro-
digue, légalement incapable. Ce fut donc à M"'" Le-
noir mère que Ch. Humbert prit le parti de s'adresser,
agissant vis-à-vis de celle-ci comme si elle était pro-
priétaire des actions, quitte à prendre l'engagement
de rétablir l'acte au nom de P. Lenoir, dès que le
conseil judiciaire de celui-ci aurait été levé.
En face de l'orage qui s'amassait sur la tête de
son fils. M""" Lenoir mère, se substituant à lui et lui
servant de prête-nom, se résigna à traiter. Ce fut le
quatrième accusé, le capitaine Ladoux, ami person-
nel à la foie de Ch. Humbert et de P. Lenoir, qui
servit d'intermédiaire à cette négociation et parvint
à la faire aboutir. Par acte du 28 décembre 1915,
Ch. Humbert devenait acquéreur de P. Lenoir, de
i.ioo actions de la société anonyme le Journal,
moyennant le prix de 5.500.000 francs, dont i mil-
lion payable au !»■■ janvier 1916, le reste en traites
échelonnées jusqu'au i"'"' janvier 1919.
Il s'agissait, maintenant, de trouver le million qui,
aux termes de la convention, devait être payé comp-
tant. Evidemment, Ch. Humbert est très riche, et il
eût pu débourser les fonds en les prélevant sur sa
fortune personnelle, mais il préféra ne point engager
ses disponibilités. Ici, s'ouvre le deuxième acte du
procès, et nous voyons entrer en scène un nouveau
personnage, Bolo-pacha.
Bolo, nous le savons, avait déjà reçu, en 1915, de
l'argent de l'Allemagne, pour acheter des organes de
la presse française ; il n'avait pas réussi. Mais il
n'était pas homme à renoncer à ses entreprises d'in-
termédiaire officieux et d'acheteur de consciences,
d'autant moins qu'il savait toujours prélever un
large bénéfice sur l'argent que nos ennemis faisaient
passer par ses mains.
Ch. Humbert se souvint de Bolo, qui, au mois de
juillet précédent, lui avait fait des offres d'argent,
quand il était question, pour Ch. Humbert, de traiter
avec H. Letellier. Une entrevue fut ménagée. Le
30 janvier 1916, Bolo passait avec Ch. Humbert un
contrat, aux termes duquel une société en partici-
pation était formée entre eux pour une durée de
dix années, société ayant pour objet le partage des
bénéfices résultant de la propriété des i.ioo actions
et 400 parts de fondateur que Ch. Humbert appor-
tait dans l'association. Bolo, de son côté, apportait
le numéraire, à savoir une somme liquide de
5.500.000 francs (valeur nominale des 1. 100 actions),
dont le versement devait être effectué entre les mains
de Ch. Humbert, au fur et à mesure des besoins de
la participation.
Les fonds promis, Bolo ne les possède pas, bien
entendu. C'est de l'Allemagne qu'il va les solliciter ;
telle est sa secrète pensée.
On sait le reste ; il suffit de se reporter à l'affaire
Bolo (v. Lar. Mens., t. IV, p. 467). Bolo part pour
l'Amérique et va négocier les fonds auprès de
Bernstorff, ambassadeur allemand à Washington. Il
revient à Paris, porteur de 10 millions de francs.
Avec cet apport de fonds, Bolo donne à Ch. Hum-
bert les moyens de se libérer vis-à-vis de P. Lenoir,
même intégralement et sans attendre les échéances
stipulées. Grâce à l'argent de Bolo, Ch. Humbert
se maintenait l'un der maîtres du « Journal ». C'était
la seconde fois que cette feuille devenait la com-
manditée de l'Allemagne. L'or allemand de Bolo ne
faisait que se substituer à l'or allemand de Lenoir
L'Allemagne prétendait toujours dominer au » Jour-
nal », non plus par l'intermédiaire de P. Lenoir,
mais par celui de Bolo.
Qu'est devenue la politique du journal depuis cette
époque, sous la direction de Ch. Humbert, avec une
collaboration nominale de P. Lenoir, qui n'avait plus
le droit d'y élever la voix, puisqu'il avait abandonné
la majorité des actions, et le droit de contrôle pure-
ment financier de Bolo ? Il faut répondre d'un mot
que son œuvre politique et nationale n'a pas dévié
depuis cette époque.
III. Tel est le résumé des faits de cette affaire,
longue et compliquée. Elle a révélé au public des
défaillances de caractère, des complaisances inexcu-
sables, l'âpreté au gain des uns, la criminelle félonie
des autres. Elle a fait mesurer l'étendue des dangers
«• 156. Janvier 1920.
que de pareilles machinations ont fait courir à notre
pays et « la faiblesse de certaines âmes devant l'attrait
des millions que l'Allemagne n'hésitait pas à répandre
pour venir à bout de la résistance française ». .
Cent quarante-trois témoins ont été entendus, dont
un certain nombre de personnages politiques et de
généraux.
Le capitaine Momet, au siège du ministère pu-
blic s'est montré un orateur puissant. Dans un
réquisitoire qui a pris deux audiences, •: dédaigneux
de toute rhétorique et de toute rechercha de l'effet,
ainsi que l'a dit Edgard Troimaux, n'attachant de
prix qu'à l'art de grouper et d'enchaîner les faits »,
il a suivi l'accusation pas à pas, se contentant d'une
démonstration mathématique.
A l'égard de P. Lenoir, avec une grande énergie,
il a i-éclamé la sévérité traditionnelle et impitoyable
que l'on doit avoir pour les traîtres. Pour G. Desou-
ches, il a laissé à la conscience des juges le soin de
répondre à cette question angoissante : faut-il lui
tenir compte de son geste, de son engagement à
quarante-neuf ans, de son séjour de deux mois dans un
secteur des plus meurtriers, d'où il fallut l'évacuer
quand ses forces furent épuisées ? C'était, à mots cou-
verts, admettre l'idée des circonstances atténuantes.
Vis-à-vis de Ch. Humbert et de Ladoux, tous deux
accusés de simples délits, il a réclamé du conseil de
guerre toute sa rigueur pour le premier et une peine
légère pour le second, en raison des grands services
rendus par cet officier à la S. C. R.
Puis, ce fut l'heure des avocats.
M" de Molènes, s'enfermant dans ('analyse du con-
trat Schœller et dans les discussions de droit, a sou-
tenu qu'il n'y avait pas intelligences avec l'ennemi,
pas même de commerce avec l'ennemi.
M" Aubépin, pour G. Desouches, a fait une excel-
lente plaidoirie, religieusement écoutée et très goûtée.
Se reportant aux anciens camarades de tranchées de
l'accusé, il a dit dans sa péroraison : « Votre jugement
leur prouvera qu'il n'y avait pas un traître parmi les
poilus de Verdun. »
M» de Moro-Giafferi s'est montré un avocat d'assises
d'un grand talent ; il a mis toute sa chaude éloquence
et toute sa fougue à la défense de Ch. Humbert.
Enfin, M" Henri Bonnet, en parlant pour Ladoux,
très écouté, lui aussi, a fait une plaidoirie à l'ar-
gumentation solide et empreinte de simplicité et
de sincérité.
Dans une superbe réplique, qui a soulevé des
applaudissements, le capitaine Momet s'est écrié :
« Ecoutez la conscience publique, écoutez l'âme de la
France. Toute la foule des simples et des hommes
droits ne comprendrait pas un verdict de faiblesse.
Elle croirait qu'à travers les mailles de nos lois, ce
ne sont pas les innocents, mais les plus puissants
qui échappent. »
Dix questions ont été posées par le président au
conseil de guerre. A la demande du ministère public
pour G. Desouches et de M« de Molènes pour
P. Lenoir, le président avertit les parties qu'il po-
serait, pour ces deux accusés, la question subsidiaire
de commerce avec l'ennemi, en cas de réponse né-
gative sur la question d'intelligences.
La délibération a duré deux heures.
En rentrant en séance, le président a lu le juge-
ment en dehors des accusés, devant une salle comble.
Le conseil de guerre, retenant à l'égard de Pierre
Lenoir le crime d'intelligences avec l'ennemi, l'a
condamné à la peine de mort. Ecartant le même
crime à l'égard de Guillaume Desouches et le dé-
clarant coupable de commerce avec l'ennemi, il l'a
condamné au maximum de la peine : cinq années
d'emprisonnement. Charles Humbert, déclaré non
coupable pour certaines questions par quatre voix
contre trois, pour d'autres par trois voix contre
quatre (minorité de faveur), a été acquitté. Ladoux,
acquitté à l'unanimité pour détournement de titre, a
été acquitté par cinq voix contre deux, du chef de
complicité de commerce avec l'ennemi.
Le jugement a été prononcé le 8 mai.
P. Lenoir, seul, a formé un recours devant le
conseil de revision. Les moyens de droit soulevés
et soutenus par M' de Molènes ont été rejetés par
le conseil, présidé par M. Couinaud, président de
chambre à la cour d'appel de Paris, en sa séance
du 17 juin 1919.
A son tour, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi
formé devant elle pour incompétence de la juri-
diction militaire.
Enfin, le président de la République n'a pas
accueilli le recours en grâce formulé par le défenseur
de P. Lenoir; l'heure de la justice avait sonné.
L'exécution avait été fixée au 19 septembre. Dans
la cellule, après son réveil, P. Lenoir fut admis à
faire les dernières révélations; protestations d'inno-
cence qui n'apportaient pas par elles-mêmes de lu-
mière nouvelle, mais, cependant, il apparaissait néces-
saire à la manifestation de toute la vérité de vérifier,
à raison d'éléments nouveaux, la participation de feu
Alphonse Lenoir, le père, aux faits commis par son
fils et le lien qui pouvait rattacher cette affaire à
celle encore pendante devant la Haute Cour de jus-
tice, l'affaire Caillaux, dont l'arrêt de renvoi avait
été publié la veille.
LAROUSSE MENSUEL
Après examen, la Commission de revision qui siège
au ministère de la justice a apprécié qu'il n'y avait
pas matière à revision du procès du condamné.
hs 24 octobre 1919, au polygone de Vincennes,
P. Lenoir a expié son crime. — lUné Bkuiil.
manioc n. m. Nom désignant les arbustes tro-
picaux à tubercules farineux de la famille des
euphorbiacées.
— Encycl. Les maniocs appartiennent au genre
manihot, qui comprend environ quatre-vingts es-
pèces, toutes américaines, parmi lesquelles le ma-
nihot Glaziovii, arbre producteur du caoutchouc de
Ceara, et deux espèces alimentaires différentes par
leurs propriétés, bien que certains botanistes les
considèrent comme des variétés
d'une même espèce.
I» he manioc amer, manioc utile
ou cassave amère (manihot u'ilis-
sima PohI, manihot edulis Plumier,
jatropha manihot Linné) est un ar-
buste lactescent, de 2 à 4 mètres
de haut. Ses tiges subligneuses sont
tortueuses, anguleuses, cassantes.
Ses feuilles altemesont des pétioles
d'un brun plus ou moins foncé ou
noirs. Elles sont palmatilobées,
avec des nervures orangées et des
folioles terminées en pointe. Les
feuilles du manioc ressemblent à
celles du ricin, mais elles sont
plus petites.
C'est une plante monoïque, dont
les inflorescences, disposées en
grappes, renferment ensemble des
fleurs unisexuées, les unes mâles,
les autres femelles. Le fruit, qui
s'ouvre par six valves, est une
capsule ailée à trois coques, ren-
fermant chacune une graine noire ou marbrée, rap-
pelant en plus petit celle du ricin. Les tubercules,
analogues à ceux du dahlia, mais plus gros, sont ren-
flés dès le collet. Ils sont ramifiés et mesurent de
30 à 50 centimètres ; ils atteignent jusqu'à i mètre
de long et 3 kilogrammes de poids. Ils ont une
pellicule brune plus ou moins rougeâtre et sont
riches en fécule. Cette fécule ou farine, extraite in-
dustriellement, est appelée moussache ; elle sert telle
quelle dans l'alimentation. C'est elle qui constitue la
base de la fabrication du tapioca.
Ces tubercules contiennent aussi un suc laiteux,
jaunâtre, vénéneux et acre, dont le principe nocif,
la manihotoxine, dégage de l'acide cyanhydrique.
2» Le manioc doux, magnioc, mandioc, mandioca,
camagnoc, aypi (manihot palmata Mueller, ma-
nyhot aypi Pohl, manihot dulcis Bâillon, jatropha
dulcis Rottbœll), est de taille plus faible que le
manioc amer. Ses tiges ont environ 2 mètres ; elles
sont noueuses, mais non anguleuses. Les pétioles,
jamais bruns ou noirs, sont d'un vert jaunâtre, avec
deux stipules ailées à la base. Les folioles, d'un beau
vert franc, sont plus larges et moins atténuées en
pointe . Les fleurs, rou-
geâtres, sont moins
divisées, dès la base,
en longues ramifica-
tions. Les fruits sont
dépourvus d'ailes et
légèrement anguleux
au sommet.
Les tubercules sont
plus petits que ceux
de l'espèce précé-
dente ; ils ont en
moyenne 10 à 15 cen-
timètres de long et
3 à 5 centimètres de
diamètre. Ils ne sont
pas vénéneux et peu-
vent être consommés
frais, sans inconvé-
nient, à l'inverse de
l'autre espèce , qui
contient à l'état frais
un principe cyanogé-
nique toxique.
Ces deux maniocs
ont fourni au moins
quarante variétés,
qu'il est souvent dif-
ficile de différencier.
Le manioc doux est assez rustique. On peut dire que
son habitat s'étend de 30 degrés au nord et au sud
de l'équateur. Il aime les contrées chaudes, peu
éloignées de la mer. On peut le cultiver jusqu'à
800 ou i.ooo mètres, où il réussit mieux que le ma-
nioc amer ; mais les vallées sont préférables : le ren-
dement y est meilleur et la récolte plus précoce.
En Afrique, ce sont les voyageurs portugais qui
l'importèrent sur la côte occidentale avec le mais,
l'arachide, l'ananas, la patate et l'igname. II pénétra
de là dans tout l'intérieur du continent africain.
Sauf en Algérie et en Afrique du Nord où il n'a
jamais réussi, on peut dire que le manioc est cultivé
ï9
dans toutes les parties de ce continent ob il y a une
saison des pluies : Mauritanie, Haut-Sénégal-Niger,
Guinée, Côte d'Ivoire, Dahomey, Soudan, Afrique cen-
trale, Femando-Po, Togo, Lagos, Cameroun, Gabon,
Afrique australe et orientale. Il constitue partout
une des bases de l'alimentation des indigènes.
Historique. Le manioc est ime des plantes les plus
anciennement cultivées dans l'Amérique tropicale.
Les voyageurs portugais du xv" siècle remarquèrent
cet arbuste alimentaire utilisé par les Indiens. Ils le
répandirent et on trouve aujourd'hui trace de cul-
tures anciennes du manioc dans tous les pays où
passèrent les célèbres navigateurs.
C'est La Bourdonnais qui, en 1738, introduisit le
manioc à la Réunion avec des plants du Brésil.
a. racine de manioc doux.
6, racine de manioc amer.
Cette culture y réussit à merveille. Mais les noirs
volèrent des tubercules qu'ils firent cuire sous la
cendre et moururent empoisonnés. Cet accident
effraya les colons qui voulurent détruire toutes les
plantations. La Bourdonnais donna des ordres sévères
pour empêcher cette destruction. Personne dans l'île
ne connaissait la préparation de la cassave. C'est le
capitaine d'infanterie de marine Reine qui trouva et
introduisit cette préparation à la Réunion où la
plante rend aujourd'hui de tels services qu'elle cons-
titue un des éléments industriels de l'île.
La culture du manioc se répandit assez tardive-
ment en Asie. On peut dire qu'elle est aujourd'hui
répandue dans toutes les régions tropicales du globe.
En Côte-d'Ivoire, les indigènes ont une façon par-
ticulière de préparer la farine de manioc. Les racines
écorcées sont broyées dans un mortier de bois. La
pulpe est mise dans un panier suspendu ou sur une
claie. Sur la pulpe ils mettent des grosses pierres
a, pied de manioc amer ; b. rameau de manioc aree fleurs et frnita ; e, fleur mile ; d, fleur femelle ; t, fruit.
qui la compriment. Le suc vénéneux s'écoule len-
tement pendant deux ou trois jours. La pulpe ainsi
obtenue n'est qu'incomplètement broyée ; pour en
faire de la farine, ils l'écrasent entre deux sortes de
meules en pierre dure polie. La farine est vendue
telle qu'elle sur le marché de Bingerville et dans les
autres centres.
Pour consommer le manioc amer, les Indiens
râpent les tubercules sur des planches hérissées de
fragments acérés de quartz, collés avec de la résine.
La pulpe obtenue est additionnée d'eau et mise dans
un sac en fibres, suspendu au-dessus d'un vase pesant,
qui est fixé à la l>ase du sac.
20
Le sac s'allonge sous le poids du vase. Le liquide
dont la pulpe est saturée s'écoule et augmente d'autant
le poids du vase ; l'allongement du sac et la pression
font égoutter l'eau, qui entraîne la matière toxique, et
la pulpe farineuse peiit alors être consommée.
Aux Antilles, le liquide laiteux récolté est cuit ; il
acquiert une consistance de mélasse; il est consommé
comme sauce et très apprécié sous le nom de
« pepper-pot ».
Culture. Les sols marécageux ou très argileux,
non plus que les sables maigres ou les terrains trop
secs, ne conviennent au manioc. Les terres argilo-
siliceuses, profondes et très ameublies, sont celles qui
lui conviennent le mieux.
Il se plaît dan' les nouveaux défrichements de
forêts, quelle que soit la nature du sol, aussi bien
sur les plateaux que sur les pentes. Les pentes en-
soleillées sont celles qui lui sont le plus favorables.
Il est peu productif dans les endroits ombragés. Il
craint les grands vents, sa tige étant cassante. On
recommande même, lorsqu'un cyclone est à craindre,
de couper les tiges à 30 ou 40 centimètres du sol.
Préparation du terrain. Le sol doit être fortement
ameubli. Pour les terrains vierges, le défonçage
du sol se fera en deux ans. La première année.
LAROUSSE MENSUEL
Il faut se garder d'y amener de l'eau en trop
grande abondance, le manioc craignant les terrains
humides.
Si l'on a affaire à certains bas- fonds marécageux,
il sera bon de les drainer.
Plantation. Le manioc se propage par boutures
ou par drageons. Les boutures sont des tronçons de
tiges de 30 à 50 centimètres, prélevés dans la partie
médiane des tiges, ni trop haut, ni trop bas. Les sec-
tions doivent être franches : les brisures favorisant
la pourriture.
Les boutures sèchent rapidement ; il faut les em-
ployer très vite.
Les multiplications par graines sont très inférieures
comme rendement.
Cette plantation se fait au début de la saison des
pluies ou, mieux, vers la fin. La trop grande abon-
dance d'eau ferait pourrir les boutures. On plante en
carré ou en quinconce, de façon à avoir 3.500 à
5.000 touffes à l'hectare. Au Brésil, on va jusqu'à
8.000 à 10.000 pieds à l'hectare.
On plante soit en faisant des trous de 20 à 30 cen-
timètres de profondeur, à la distance voulue (suivant
le nombre de pieds à cultiver à l'hectare : i°',75 ou
i™,50 par exemple, ce qui donne de 3.500 à 5.000 pieds
Culture de manioc en Afrique.
après le défrichage, on fera un labour de 10 à 15 cen-
timètres, suivi d'un ensemencement d'une céréale :
sorgho, mil, maïs, riz, suivant la région, pour cou-
vrir les frais de défrichement. La deuxième année, le
labour sera poussé à 20 ou 25 centimètres, ce qui est
suffisant. Si la couche arable est peu épaisse, il est
mauvais de ramener les parties stériles sur la bonne
terre. 11 faudra, dans ce cas, défoncer, sans retourner
la terre. On pourra alors planter.
En troisième année et dans les suivantes, les labours
seront les mêmes. Il sera bon d'utiliser des engrais
et de bien fumer.
On estime que les cendres de bois mêlées au fu-
mier constituent le meilleur engrais pour le manioc
On met de 22 à 30 tonnes de fumier à l'hectare.
A la Réunion, on emploie la composition suivanie:
Superphosphate de chaux 400 kilogrammes.
Nitrate de soude 300 —
Chlorure de potassium 100 — •
Et au Brésil :
Fumier de ferme 30.000 kilogrammes.
Superphosphate 300 —
Nitrate de soude 150 —
En Malciisie, on mélange de préférence le nitrate
de potasse au superphosphate.
Il est, d'ailleurs, constaté que les composés potas-
siques favorisent la production des hydrates de car-
bone (amidon et sucre) et augmentent la teneur des
tubercules en fécule.
Irrigation. Le manioc peut suffisamment végéter
en période sèche. Il est, cependant, souvent utile d'ir-
riguer modérément les plantations.
à l'hectare), soit en faisant (ies sillons espacés d'en-
viron i"',5oet en plantant dans ces sillons avec des
écartements de o^jSo à i^Sso.
Les boutures mises en place deux ou trois dans
le même trou ou au même point du sillon, la terre
est rabattue, en laissant au moins deux yeux à
l'air libre. En général, les bourgeons partent en 8
à 10 jours.
Les racines se forment très rapidement aux yeux
qui sont en terre.
D'après Capus et Bodo, au Tonkin, on enterre com-
plètement les boutures dans le fond du sillon.
Les tubercules commencent à se former quand la
plante a plus d'un mètre de hauteur.
Composition chimique. Le tubercule du manioc est
surtout composé de matière amylacée, de cellulose et
d'eau. Sec, il contient de 75 à 90 p. 100 de matière
amylacée. Le tubercule frais contient de 50 à
70 p. 100 d'eau.
Les analyses de racine de manioc varient beau-
coup selon les variétés étudiées et, surtout, selon
les pays où les plantes ont été cultivées. D'après
Paul Hubert, on peut considérer comme bonnes les
moyennes suivantes, prises sur les analyses de la
Jamaïque et de Malaisie :
ManioG Manioc
doux. amer.
Eau 67,0 50,5
Fécule. 23,0 41,5
Cellulose 6,5 4,8
Matières azotées 1,9 o,g
Matières grasses 0,6 0,7
Sels minéraux x,o x,6
IV 766. JanWer 1920.
Payen a donné l'analyse suivante de la racine du
manioc amer :
Fécule 23,10
Sucre, pectine, gomme 5,53
Cellulose, pectose, acide pectique 1,50
Matières azotées 1,17
Sels minéraux 0,65
Eau . 67,65
100,00
On trouve encore dans ces tubercules de l'acide
cyanhydrique libre, ou combiné sous forme de ma-
nihotoxine. H. Cousins a constaté, à la Jamaïque,
que la teneur en acide cyanhydrique était influencée
par le milieu : quatorze variétés de Colombie, répu-
tées non vénéneuses sur certains plateaux, ont
donné, après un an de culture en plaine, une moyenne
de 0.0034 d'acide cyanhydrique; après quatre ans de
culture dans les mêmes plaines, les mêmes variétés
donnaient 0,0124 d'acide cyanhydrique, soit près de
quatre fois plus. Par contre, des maniocs amers, im-
portés en Colombie, ont produit des maniocs doux.
En Floride, des essais ont également été faits
dans le même but et ont fourni des résultats variant
de 0,002 à 0,028 d'acide cyanhydrique. Il a été cons-
taté que les mêmes variétés, donnant 0,002 dans une
région, en accusaient 0,028 dans une autre région.
Nous avons pu, en France, constater pour d'autres
plantes des faits analogues, comme nous l'avons si-
gnalé dans l'article sorgho. (V. Larousse Mensuel,
t. IV, p. 430.) La digitale, toxique dans les Vosges, est
consommée en infusions théiformes en Vendée.
La tige et les feuilles de manioc amer contiennent
aussi de l'acide cyanhydrique.
Epuisement du sol et assolement. Le manioc
épuise fortement la terre ; aussi doit-on fumer très
fortement ses cultures.
Au Congo, les indigènes, après deux ans de culture,
s'en vont plus loin défricher d'autres champs, en
abandonnant les anciens, qui ne produisent plus.
Au Laos, les Khas émigrent tous les trois ans,
après avoir épuisé le sol.
Dans toutes les colonies où l'on cultive la canne,
on alterne le manioc avec la canne et les légumi-
neuses, de la façon suivante : six ans de culture de
cannes ; sixième année, plantation du manioc et du
maïs comme culture intercalaire ; septième année,
récolte du maïs ; huitième année, récolte du manioc
et ensemencement d'une légumineuse ; neuvième
année, couverture avant la nouvelle rotation.
En Afrique occidentale, on pratique l'assolement
triennal suivant : première année, arachide, dolique
ou autre légumineuse ; deuxième année, sorgho,
mil, maïs, etc. ; troisième année, manioc ou patate.
Soins de culture. Il est bon de biner et de sarcler,
quand les tiges de manioc ont un mètre de haut.
A la Martinique, on considère qu'il faut un sar-
clage tous les deux mois.
Il ne faut pas sarcler dans les trois mois qui pré-
cèdent l'arrachage, sous peine de nuire à la qualité
de la fécule, à cause des jeunes pousses qui se déve-
loppent aux dépens des tubercules.
Pour augmenter le rendement en tubercules, les
planteurs de Java taillent la tige du manioc quel-
que temps avant la maturité. Ils laissent seulement
trois branches sur la tige et limitent la hauteur à
environ 2 mètres. La plante atteint normalement
3 à 4 mètres.
Récolte el rendement. Suivant les régions et les
terrains, la récolte est plus ou moins longue à
obtenir.
Au Brésil, les Indiens profitent de la baisse des eaux
pendant la bonne saison pour planter sur le bord des
rivières les variétés qu'ils récoltent en six mois.
En général, on récolte le manioc de six mois à
deux ans après sa plantation, c'est-à-dire à la fin de
la première, de la deuxième ou de la troisième an-
née de plantation. Au delà de ce terme, les tuber-
cules deviennent ligneux et durs et, encore, ceux de
la troisième année sont-ils souvent ligneux et peu
estimés.
L'arrachage a lieu au début de la saison des pluies,
qui ameublissent le sol et facilitent l'opération. A
Madagascar, on récolte en toute saison. L'arrachage
se fait à la main, en tirant sur la tige, à la pioche ou
à la charrue, en enlevant le contre et le versoir. Un
seul pied peut fournir 50 kilogrammes de racines.
En général, on peut admettre un rendement moyen
de 15 à 30 tonnes à l'hectare; mais les rendements
de 100 tonnes ne sont pas rares.
AU Brésil, les nouveaux défrichements donnent
de 80 à 150 tonnes et les anciens de 30 à 40 tonnes
à l'hectare.
Nicholls et Raoul disent qu'un hectare de manioc
produit plus de matières nutritives que six hectares
de blé.
Culturer intercalaires. On plante en interligne
des céréales (maïs, sorgho, orge) pour diminuer le
prix de revient, ou pour se procurer du malt néces-
saire à la transformation de la fécule en matière su-
crée et en alcool. La vente des grains est toujours
facile et rémunératrice. Le manioc est aussi cultivé
comme plante intercalaire dans les jeunes caout-
choutiers, caiéiers, cacaoyers, cocotiers, ou d'autres
plantes arborescentes.
«• J55. Janvier 1920.
D'après le Tropical AgricuUurtsi, une propriété de
caoutchoutiers de Malacca a été payée 2.25o.ooodol-
lars mexicains {2 fr. 50 l'unité), et il paraît que cette
plantation n'a rien coûté au vendeur, qui a large-
ment récupéré tous ses frais en cultivant le manioc
entre ses jeunes caoutchoutiers.
Ennemis du manioc. Insectes. Dès l'apparition des
jeunes pousses, deux à trois semaines après la plan-
tation, il faut agir contre les fourmis du manioc
(fourmi tamagure ou fourmi cisailleuse, alla se-
dens L.). Ces ciuieux hyménoptères, de la taille
d'une forte mouche, accumulent dans leurs galeries
souterraines des jeunes pousses et des feuilles, sur
lesquelles ils cultivent les champignons dont ils se
nourrissent, comme nos champignonnistes le font
dans leurs caves. Les dégâts causés par ces fourmis
sont parfois considérables. 11 est très difficile de
détruire ces insectes. Le meilleur moyen serait l'acé-
tylène produit par le carbure de calcium, introduit
en poudre dans les orifices des galeries. Sous l'action
de l'eau, l'acétylène se dégage; on y met le feu.
L'explosion produite tue et brûle les insectes. Le
sulfure de carbone est aussi employé.
D'après Bar, la chenille d'un papillon voisin des
sphinx mange parfois les feuilles du manioc et pro-
duit de gros ravages dans les plantations.
Mammifères. En dehors des ruminants sauvages,
qui mangent les feuilles du manioc, tous les cochons
sauvages s'attaquent à ses racines (pécaris, san-
gliers, etc.). Ces animaux commettent dans les plan-
tations des dégâts considérables. Aussi les colons leur
font-ils une chasse intéressée à double titre.
Industrie. Comme nous l'avons vu plus haut, les
racines fraîches de manioc contiennent 23 à
41,5 p. 100 de fécule, qui constitue la matière inté-
ressante de la plante. C'est, en effet, cette fécule qui
est consommée sous le nom de fartne de manioc, et
c'est elle qui donne aussi le tapioca.
Les fécules et les amidons ont la même composi-
tion chimique. Le mot « fécule » désigne les amidons
extraits des racines ou des tubercules.
Les amidons dilués dans l'eau portée à l'ébullition
forment de l'empois. Cette propriété est utilisée dans
l'empesage du linge et la fabrication des colles dites
colles de pâte.
Ces empois, additionnés d'une faible quantité
d'un acide (pratiquement 2 à 4 p. 100 d'acide chlo-
rhydrique), puis chauffés à l'autoclave à deux at-
mosphères pendant une heure et demie, ou plus
longtemps à simple ébullition, fixent de l'eau et
donnent un sucre, le glucose.
Additionnés de malt, ils donnent également un
sucre, le maliose, qui est lui-même transformé en
glucose.
Le glucose en solution dans l'eau, sous l'action des
levures, donne de l'alcool ordinaire, qu'on extrait
par distillation.
Nous pourrons donc extraire des racines de ma-
nioc : 1° de la fécule et du tapioca ; 2» du glucose ;
3» de 1 alcool.
Nous n'étudierons ici que la fabrication de la fécule
et du tapioca.
Manioc séché. Les industries alimentées par le
manioc peuvent s'établir en Europe. Dans ce cas, le
manioc, décortiqué et simplement coupé en cos-
settes, puis desséché, leur est expédié directement.
Il est à recommander aux colons de n'expédier
que du manioc décortiqué ; le manioc non décorti-
qué perd, en effet, beaucoup de sa valeur.
Le manioc, en séchant, perd les deux tiers de son
poids. Dans la plupart des colonies, on sèche les
cossettes au soleil. Il faut avoir soin de les protéger
de l'humidité de la nuit et de la pluie.
Dans certaines colonies, à la Réunion notamment,
on sèche à l'étuve. Ce procédé a l'inconvénient, quand
il est mal surveillé, de laisser un déchet, à cause des
cossettes cuites à la chaleur trop forte de l'étuve, et
de diminuer le rendement en fécule.
On estime qu'il faut 3 tonnes de racines fraîches
pour obtenir i tonne de racines séchées. Le meilleur
emballage est le sac de jute, contenant de 60 à
iio kilogrammes. On a proposé tout récemment de
comprimer le manioc en briquettes. Celles-ci tiennent
moins de place que les cossettes et diminuent le prix
du fret en augmentant la quantité transportée.
Fécule de manioc, La fécule s'obtient des plus
simplement en petit : il suffit de broyer les tuber-
cules et d'entraîner la fécule de la pulpe dans un
filet d'eau au-dessus d'un tamis fin, qui retient les
débris de cellules. L'eau de lavage est recueillie
dans un récipient. La fécule se dépose ; il suffit, alors,
de décanter l'eau et d'opérer au besoin un deuxième
lavage et une deuxième décantation.
Dans l'industrie, les racines, pesées, sont lavées et
ipierries dans des machines spéciales, puis elles sont
râpées. Cette opération a pour but de déchirer les
enveloppes des cellules et de mettre les grains de
fécule en liberté.
Il y a deux sortes de râpes : la râpe à dents externes,
employée dans les petites féculeries ; la rdpe centri-
fuge à dents internes, employée dans les grandes
féculeries ; les râpes de la seconde catégorie débitent
400 à 500 kilogrammes de tubercules à l'heure et ne
sont pas actionnables à bras comme les premières.
Grains de fécule de m&nioc (très groBiia).
LAROUSSE MENSUEL
On est obligé de broyer une deuxième fois les
pulpes, avant de les traiter pour en extraire la fécule.
On se sert d'un moulin à disque (système Rose) ou
d'un broyeur America. On peut faire le deuxième
râpage à la râpe centrifuge.
Travail de la pulpe. La pulpe est délayée dans un
bac en tôle de 400 litres en moyenne. Elle est en-
voyée à l'aide d'une pompe dans un bac cylindrique
de même contenance, dans lequel se meut un agita-
teur à palettes,
pour empêcher la
pulpe de dépo-
ser. L'eau char-
gée de pulpe est
alors tamisée. Les
grains de fécule
suivent l'eau, tan-
dis que les impu-
retés sont rete-
nues sur les tamis
qui ont o"',75 de
largeur sur 2"", 50
à 6 mètres de lon-
gueur. Il vaut mieux des dimensions un peu longues
que trop petites; l'extraction est plus complète.
Séparation de la fécule. Les eaux de lavage sont
mises aux bassins de dépôt, qui ont 2 mètres de
profondeur et 3 mètres de côté et qui suffisent
pour déposer la fécule de 3 tonnes de racines. A la
partie inférieure des bassins, sont pratiquées à des
niveaux différents, deux ouvertures garnies de
tuyaux de cuivre, munis de robinets. La plus basse
évacue les fécules, la plus haute les eaux vertes.
Les eaux vertes sont mises à déposer à nouveau,
et la fécule est lavée et tamisée une deuxième fois,
pour la séparer des impuretés qui auraient pu passer
à travers les premiers tamis.
Les eaux sont amenées sur les petits plans, qui
ont pour but de séparer les différentes qualités de
fécule par ordre de densité.
La longueur est de 20 mètres en moyenne, la
largeur de i mètre, avec 233 millimètres de pente
par mètre. En queue des petits plans, les eaux doivent
s'écouler limpides.
La fécule plus lourde se dépose d'abord et les
autres matières, par ordre de densité, se déposent
ensuite. On dit que le plan est garni quand l'opé-
ration est terminée.
La fécule est enlevée à l'aide de pelles en fer,
puis délayée et lavée à nouveau, puis mise à dé-
canter dans des bacs ; toutes les fécules sortant des
bacs de décantation sont dites fécules vertes. On les
met en sacs, et on les presse pour en extraire l'eau,
puis on les fait sécher au soleil ou à l'étuve, en ayant
soin de sécher au-dessous de 60". Au-dessus de cette
température, l'amidon humide forme empois.
Blanchiment. Comme la fabrication du tapioca
demande des fécules très blanches, on blanchit
souvent la fécule en faisant agir de l'eau acidulée
par du jus de citron dans le dernier délayage. L'acide
sulfureux n'a pas donné de bons résultats.
Broyage. Les blocs de fécule sont passés aux
broyeurs qui étaient en porcelaine, mais qui sont
maintenant en fonte ou en bronze, analogues à nos
cylindres de meunerie.
Le broyage est suivi d'un blutage et d'un tami-
sage. On a alors la fécule sèche, qui est mise en sacs
et expédiée.
Conservation. Il est nécessaire, pour conserver
cette fécule, de la mettre à l'abri de l'humidité dans
des boîtes en fer-blanc ou dans des caisses étanches.
Fabrication du « tapioca » . Pour cette fabri-
cation, il est nécessaire de partir de fécules très
blanches et sans odeur. Sans cette précaution, on
obtiendrait des tapiocas jaune sale, peu appréciés
dans le commerce. Dans les colonies, on prépare le
tapioca en grumeaux, qui est vendu dans nos ports
et granulé par les industriels européens.
Le tapioca en grumeaux se prépare avec 'les
meilleures fécules des bacs de décantation. Elles
sont d'abord cuites, puis desséchées.
La cuisson se fait dans des cuiseurs, bassines en
cuivre rouge de 60 centimètres d'ouverture, montées
sur un double fond en fonte, portant deux tubulures,
pour l'arrivée de la vapeur et son échappement.
On cuit environ 5 kilogrammes à la fois; l'ouvrier
étale la matière en couche assez mince autour de
la bassine. La cuisson dure 3 à 4 minutes, jusqu'à
adhérence. D'une main, l'ouvrier divise alors la
masse à l'aide d'une spatule en fer mince en faisant
des lignes en croix, pour bien détacher la matière du
fond de la bassine. De l'autre main, il roule les par-
celles détachées, pour les sécher uniformément. Cette
manipulation dure 4 à 5 minutes, jusqu'à ce que les
grumeaux présentent l'apparence vitreuse du tapioca.
L'ouvrier, avec une fourchette dans chaque main,
émiette alors les grumeaux en les remuant fortement ;
le tapioca est enlevé à l'aide d'une main arrondie,
permettant d'aller racler le fond de la bassine.
La fourchette est un instrument à manche de bois,
muni de dents de fer. Elle est le plus générjilement faite
avec des râpes usagées.
Les grumeaux blancs roses s'obtiennent en faisant
cuire à la vapeur des fécules préalablement desséchées.
21
Le séchage du tapioca s'opère de deux façons : à
tVétuve, sorte de tunnel sous lequel passe, dans un
sens, le tapioca et, en sens inverse, un courant d'air
chaud; sur bâches ou tables chauffantes (ces tables
sont en cuivre, à doubles parois et chauffées à la
vapeur). Le tapioca est étalé en couches minces; on
le remue pendant tout le séchage, qui dure environ
4 heures ; on fait tomber le tapioca sec dans des sacs,
à l'aide d'une pelle en bois.
Le tapioca ainsi obtenu est appelé tapioca en
grumeaux; 5 kilogrammes de fécule humide donnent
3 kilogrammes de tapioca sec. La mise en forme
commerciale est le plus souvent dormée en Europe,
bien qu'une petite partie de la production de la
Réunion nous arrive directement, toute prête à la
consommation.
Le commerce nous présente le tapioca générale-
ment sous deux formes : le tapioca vitreux et le
tapioca perlé.
Le tapioca vitreux se prépare en Europe en par-
tant du tapioca en grumeaux; on conmience par
nettoyer et trier cette matière, qui contient des
débris végétaux et autres impuretés.
Les ouvrières chargées de cette besogne sont
appelées piqueuses et l'opération le piquage. Elles
recherchent les points noirs qui sont dans les gru-
meaux étalés sur des nattes ; elles brisent et trient
les mauvais morceaux, pour enlever les parcelles
défectueuses; une femme peut trier 1.800 à a.ooo
kilogrammes de tapioca par jour.
La granulation se fait dans un moulin à cylindres
à surface cannelée; les cylindres ont des vitesses
différentes, pour produire an arrachement de la
matière. Les débris du broyage passent dans une
bluterie, qui les classe etî grosseurs différentes :
poussières, tapioca fin, moyen et gros. Les trop
gros morceaux repassent au broyeur.
Le tapioca est emballé en sacs de jute neufs, à
tissu serré, d'une contenance de 60 à 65 kilogrammes.
Le tapioca perlé est obtenu en humectant la fécule,
qui se prend en
bloc et dont on
expulse l'excès
d'eau.
On fait passer
cette pâte par
pression à travers
les trous d'une
plaque. Les fila-
ments qui en sor-
tent sont reçus
sur des plaques à
rebords, que l'on
chauffe à la va-
peur ou au bain
de sable à 90»; la plaque est agitée constamment
à la machine; les filaments se brisent, les débris
roulent les uns sur les autres et se détruisent en
formant des perles.
L'opération est terminée, quand on entend le gré-
sillement sec du grain cuit.
La dessiccation et l'emballage sont les mêmes que
pour l'autre variété ; toutefois, on préfère l'emploi des
fûts pour l'emballage. On évite ainsi les poussières.
Le choix des eaut pour tout le travail du manioc
est très important ; il faut éviter de se servir des
eaux dures par trop calcaires et rejeter d'une façon
absolue les eaux ferrugineuses, qui donnent avec
les traces de composés cyanés des teintes bleu sale
du plus mauvais effet, rendant les fécules impropres
à la vente.
Les pulpes sont doimées aux bestiaux comme
nourriture, en mélange avec des bagasses de cannes
à sucre ou des tourteaux.
Les eaux résiduaires bien déposées sont employées
comme engrais en irrigation. Les racines de manioc
contenant 24 pour 100 de fécule, une usine bien
outillée doit obtenir 23,6 à 23,4 pour 100 de fécule.
Caractères analytiques. La fécule du manioc nous
arrive sous deux formes :
La première, désignée sous le nom de moussache,
farine de cassave, arrow-root du Brésil, de Bahia,
de Rio ou de Para, est une poudre d'un blanc mat,
composée de grains irréguliers de grosseur et de
forme, parfois agglomérés, fréquemment composés
de deux grains inégaux, l'un beaucoup plus gros que
l'autre, parfois trois à quatre grains de grosseur sen-
siblement égale. Rarement, les grains sont toui à fait
sphériques ; le plus souvent, leur contour montre une
dépression plus ou moins large, formée par l'accole-
ment des grains primitivement réunis. Les formes
qui dominent sont celles d'une calotte hémisphé-
rique ou d'un chaudron ; quelquefois, les grains sont
polyédriques. Les grains portent le plus souvent un
hile arrondi, linéaire ou étoile, très apparent sur les
gros grains, et des stries qui ne sont pas toujours très
visibles. Les gros grains mesurent 25 à 35 [a de dia-
mètre, les petits 5 à 15 [x.
La deuxième forme sous laquelle nous arrive la
farine de manioc et, d'ailleurs, la plus souvent em-
ployée, est le tapioca.
Elle se présente alors sous forme de grumeaux
très durs, tm peu élastiques,* se délayant impaifaite-
Orains de fécule de tapioca du Brésil
{très grossis,'.
22
■>.
ment dans l'eau froide, donnant avec l'eau bouillante
un empois visqueux et demi-transparent. Au micros-'
cope. les grains ont le plus généralement une forme
irrégulière, quelques-uns seulement ayant gardé leur
forme primitive. La plupart sont éclatés et présen-
tent un hile très gros, formant une cavité centrale.
Usages. La farine de manioc est employée en
Europe, bouillie quelques instants dans du lait ou
du bouillon, comme potage analeptique, d'une diges-
tion facile. Dans les pays chauds, c'est un aliment
précieux, qui sert à faire du pain et des gâteaux. C'est
une des ressources alimentaires que nos colonies
pourraient nous fournir en abondance. Comme nous
l'avons dit plus haut, le manioc croît dans toutes
nos colonies chaudes, où il constitue une des bases
de l'alimentation. Nos industries agricoles : féculerie,
glucoserie, distillerie, pourraient l'employer avanta-
geusement . Des pommes de terre et des betteraves,
se trouvant par le fait libéiées, serviraient à l'élevage
du bétail et des porcs, favorisant ainsi l'accroisse-
ment du troupeau national. — André Piédallo
Paix (la). [Convention d'armistice et Traités
DE paix.] C'est à partir du mois d'août 1918 que les
Empires centraux et leurs alliés, voyant la partie
perdue, multiplièrent les manœuvres pacifistes. La
Bulgarie et la Turquie se soumirent les premières
(29 septembre et 30 octobre) ; l'Autriche-Hongrie
déposa les armes le 3 novembre ; l'Allemagne, en-
fin, menacée de la défaite et de l'invasion, accepta,
le II novembre, les conditions des Alliés.
La signature des conventions d'armistice fut im-
médiatement suivie de laborieuses négociations,
destinées à aboutir à\^des traités définitifs avec
l'Allemagne, l'Autriche, la Bulgarie et l'Empire
ottoman.
On se propose, après avoir relaté sommairement
les circonstances dans lesquelles furent passées les
conventions d'armistice, d'exposer les principales
clauses des traités de paix et les solutions doimées
aux multiples problèmes que posa la dissolution des
Etats autocratiques.
Les Conventions d'armistice. — La proposition
d'armistice austro-hongroise (14 septembre igiSj.
Le gouvernement austro-hongrois, prétextant le désir
des peuples de voir se terminer la mêlée sanglante,
renouvela ses propositions du 12 décembre 1916 et
invita les belligérants à tenir dans un pays neutre
une conférence secrète, « qui ne les lierait pas »,
mais leur permettrait d'échanger leurs vues sur la
base des principes wilsoniens; 0 la conversation
n'irait pas plus loin que ne le jugeraient utile ceux
qui y prendraient part », et les opérations militaires
ne seraient pas suspendues. Par une note spéciale,
le saint-siège était prié de seconder de son influence
la démarche du baron Burian (14 septembre 1918).
Le gouvernement des Etats-Unis, à qui cet homme
d'Etat s'était adressé, rejeta la proposition autri-
chierme, en se référant à ses précédentes déclara-
tions (17 septembre). Dans un discours prononcé au
0 Royal colonial Institute », Balfour ne fut pas
moins catégorique pour repousser une manœuvre
tendant à diviser les Alliés. En France, au Sénat,
l'assistance, debout, acclama Clemenceau, flétrissant
l'Allemagne coupable, agressive, acculée aujourd'hui
à la défaite :
.La décision militaire, l'Allemagne l'a voulue et nous a
condamnés à la poursuivre. Nos morts ont donné leur
sang en témoignage de l'acceptation du plus grand déâ
aux lois de l'homme civilisé. Qu'il en soit donc comme
l'Allemagne a voulu, comme l'Allemagne a fait ! Nous ne
cherchons que la paix, et nous voulons la faire juste,
solide, pour que ceux à venir soient sauvés des abomi-
nations du passé. Allez donc, enfants de la patrie, allez
achever de libérer les peuples des dernières fureurs de la
force immonde ! Allez à la victoire sans tache ! Toute la
France, toute l'humanité pensante sont avec vous. (Sénat,
17 sept. 1918.)
Notre ministre des affaires étrangères se borna
à accuser réception de la Note Burian et joignit à sa
lettre le discours du président du conseil. L'Italie
conforma son attitude à celle de ses alliés, et la
Belgique écarta l'offre de paix séparée qui lui avait
.été faite officieusement, au mois d'août, par le
comte Toerring, gentilhomme bavarois, marié à une
sœur de la reine Elisabeth. Après avoir demandé
au roi Albert de nous laisser égorger en 1914,
l'Allemagne l'engageait, maintenant, à déposer les
armes et à lui servir de rempart contre l'avance des
Alliés. La Belgique recouvrerait bien, après la guerre,
son indépendance économique et politique ; mais
elle s'emploierait à faire restituer aux Allemands
leur domaine d'outre-mer, son sort se trouvant ainsi
lié à la solution des questions coloniales. Les traités
de commerce antérieurs aux hostilités seraient
remis en vigueur et, comme l'industrie belge avait
été systématiquement détruite, la ruine économique
de la Belgique se trouverait consommée au profit
de ses envahisseurs. Quant aux réparations dues à
un pays victime depuis quatre ans des violences
germaniques, il n'en était même pas question. C'est
pourquoi le gouvernement belge, dans une note
datée du Havre le 20 septembre 1918, maintenait
irréductiblement les conditions qu'il avait formulées
dans sa note au saint-siège, le 24 décembre 1917.
LAROUSSE MENSUEL
Capitulation de la Bulgarie C29 septembre igiS).
Les résultats si rapidement obtenus de la bataille
de Macédoine déterminèrent la capitulation de la
Bulgarie, puis de la Turquie, préface de l'effondre-
ment des Empires centraux. Battus en Occident,
les Austro-Allemands étaient désormais menacés
sur leurs frontières du Sud et du Sud-Est.
L'événement donnait raison aux partisans de
l'armée de Salonique et du front oriental, dont la
dislocation eût assuré au kaiser, avec la maîtrise de
la Méditerranée, l'hégémonie militaire et écono-
mique dans les Balkans.
La Bulgarie avait pris les armes non pour réa-
liser un noble idéal, mais par cupidité. Après avoir
hésité entre les deux groupements, le tsar Ferdinand
s'était livré à l'Allemagne, le iour où la victoire de
l'Allemagne lui avait paru certaine. Mais les pré-
tentions de cet ambitieux sans scrupules rencon-
trèrent des obstacles qu'il n'avait pas prévus. La
paix de Bucarest ne lui donna pas la pleine souve-
raineté de toute la Dobroudja, c'est-à-dire la domi-
nation de la côte jusqu'au Danube. Il demanda des
compensations, et on se montra disposé à lui aban-
donner la Macédoine, Drama et Cavalla, mais non
Salonique, destiné à devenir un port austro-alle-
Ujand d'exportation. Il ne s'entendit pas davantage
avec les Turcs, qui prétendaient à la restitution de
la rive droite de la Maritza, cédée aux Bulgares en
1915. Enfin, le peuple voyait avec amertume le pays
exploité, pressuré, vidé : la mainmise germanique
lui apparaissait comme autrement périlleuse que le
protectorat moral aes Russes ou la rivalité roumaine.
Le 29 septembre 1918, à onze heures du soir, les
plénipotentiaires délégués par le gouvernement bul-
gare signèrent, à Salonique, avec le général Franchet
d'Esperey, un armistice garantissant la sécurité et
la liberté d'action des armées alliées. Le 3 octobre,
après trente-deux ans d'un règne sans gloire et sou-
vent sans honneur, Ferdinand abdiqua en faveur de
son fils aîné, le prince de Tirnovo, qui lui succéda sous
le nom de Boris III, à l'âge de vingt-quatre ans.
Le premier ukase du nouveau tsar ordoima la
démobilisation de l'armée.
Les Empires centraux sollicitent un armistice.
Dans une conférence tenue à Spa, le i4août 1918, sous
la présidence du kaiser, il fut reconnu que la guerre
ne pourrait plus être gagnée militairement et qu'il
y avait lieu de s'entendre avec l'ennemi par la mé-
diation d'un neutre. Au mois de septembre, Hin-
denburg lui-même se rallia à cette procédure, mais
la tentative faite en ce sens par l'Allemagne n'aboutit
pas. Cependant, le kaiser, le kronprinz, les généraux,
les minisires, s'efforçaient de réagir, par une cam-
pagne de discours, contre le découragement des
populations : le 4 septembre, Guillaume II vint en
personne à Essen, pour galveiniser les travailleurs de
l'usine de guerre.
Toute cette rhétorique officielle ne pouvait rien
contre la Drutalité des faits. Le 14 septembre, l'Au-
triche s'avoua vaincue. Après la débâcle bulgare,
des conférences furent tenues au grand quartier et,
le 29 septembre, l'Allemagne proposa à ses alliés
d'offrir la paix au président Wilson sur la base des
« quatorze points ». Le ï" octobre, Ludendorf
conseilla de demander un armistice de vingt-quatre
heures. Le 3, au conseil de la couronne, les militaires
se reconnurent impuissants, et Hindenburg pressa
le chancelier Max de Bade, qui venait de succéder au
comte Hertling, d'épargner au peuple allemand et à
ses alliés des sacrifices inutiles :
Par suite de l'écroulement du front macédonien et de
l'affaiblissement rendu par là nécessaire de nos réserves
à l'ouest, et par suite de l'impossibilité de combler les pertes
très considérables subies dans les batailles de ces derniers
jours, il n'y a plus, suivant toutes prévisions humaines, aucune
chance d'imposer la paix à nos ennemis.
De son côté, l'adversaire amène toujours constamment de
nouvelles réserves fraîches dans la bataille. Cependant,
l'armée allemande se défend victorieusement contre toutes
les' attaques, mais la situation s'aggrave joumellement.
Le prince Max objectait que la demande de paix
immédiate entraînerait la perte de l'.Msace-Lorraine,
de la Pologne prussienne, des colonies allemandes,
et il était d'avis de s'adresser à tous les belligé-
rants; mais, sous la pression du haut commande-
ment, les secrétaires d'Etat rédigèrent une note au
président Wilson, qui partit dans la nuit du 4 oc-
tobre et qui fut remise, le 5, au gouvernement hel-
vétique par le baron de Romberg, ministre d'Alle-
magne à Berne, pour être transmise au président
des Etats-Unis. Ils priaient Wilson de « prendre en
mains la cause de la paix » et d'inviter les Etats
belligérants à ouvrir des négociations sur la base
du message du 8 janvier 1918 et des déclarations
subséquentes.
La réponse du département d'Etat (8 octobre) fut
très nette. Le gouvernement allemand acceptait-il
les conditions posées par le président, sauf à dis-
cuter les détails de leur application ? Les territoires
envahis seraient-ils évacués avant toute suspension
d'armes ? Le chancelier n'était-il que le porte-
parole des autorités constituées qui avaient jusqu'ici
conduit la guerre ?
Le secrétaire d'Etat aux affaires étrangères. Soif,
déclara qu'il acceptait les principes wilsoniens comme
AT* fSS. Janvier 1920.
base d'une paix équitable et durable, que les terri-
toires envahis seraient évacués et que le nouveau
gouvernement parlait au nom de la majorité du
Reichstag et du peuple allemand (12 octobre).
Mais le président connaissait trop bien ses inter-
locuteurs pour ne pas se croire tenu de prendre à
leur endroit les précautions les plus minutieuses. Il
fut donc précisé dans une note du 13 octobre, signée
du secrétaire d'Etat Robert Lansing, que la forme
et les moyens d'exécution de l'armistice seraient
réglés par le haut commandement interallié, que les
armées allemandes auraient à cesser au préalable de
violer sur terre et sur mer les lois de la guerre et les
lois de l'humanité, que les Alliés négocieraient avec la
nation allemande, non avec le gouvernement arbi-
traire du kaiser.
S'adressant séparément à l'Autriche-Hongrie, le
président Wilson, revenant sur celle des quatorze
conditions de paix concernant les peuples de la
monarchie dualiste, ne se contentait plus de de-
mander le développement autonome de ces peuples :
depuis le message du 8 janvier 1918, le gouver-
nement des Etats-Unis avait reconnu aux Tchéco-
slovaques la qualité de belligérants et admis les
aspirations nationales des Yougo-Slaves; c'est à
eux, désormais, qu'il appartenait de « juger en quelle
manière une action du gouvernement austro-hongrois
pourrait satisfaire leurs vœux, ainsi que leur concep-
tion de leurs droits et de leur avenir comme membres
de la Société des nations • (18 octobre).
Le 3 septembre I9r8, les Etats-Unis avaient en
effet reconnu le Conseil national tchéco-slovaque,
siégeant à Paris, comme gouvernement de fait; la
Grande-Bretagne (3 septembre), la France (28 sep-
tembre), l'Italie (3 octobre) s'étaient prononcées dans
le même sens et, le 26 septembre, s'était constitué
à Paris un gouvernement provisoire, sous la prési-
dence de T. -G. Masaryk, avec Edouard Benès
comme ministre des affaires étrangères. Le 9 oc-
tobre, les Tchéco-Slovaques quittèrent définitive-
ment le Reichsrath de Vienne, rompant tout lien
avec l'Autriche-Hongrie.
C'est en vain que, dans un manifeste du 16 oc-
tobre, l'empereur Charles avait offert à ses peuples
de faire de la monarchie habsbourgeoise « un Etat
confédéré, où chaque nationalité formerait sur le
territoire occupé par elle son propre organisme
constitutionnel ». Il proposait trop tard des conces-
sions qui ne lui eussent valu l'appui du président
Wilson que formulées aussitôt après le message
du 8 janvier. Maintenant, l'Etat austro-hongrois,
simple juxtaposition de nationalités disparates, se
désagrégeait à vue d'œil. A Budapest, la Chambre
des députés proclamait l'indépendance de la Hongrie
le jour même où, à Vienne, l'empereur lançait son
manifeste (17 octobre), et ce document fut d'autant
plus mal accueilli par les Yougo-Slaves qu'il annon-
çait la résurrection d'un royaume illyrien, qu'il
laissait les Serbes, les Croates et les Slovènes parta-
gés en trois tronçons et qu'il conservait le régime
dualiste. Enfin, les députés allemands d'Autriche,
réunis en Assemblée na'ionale, affirmaient leur
volonté de créer un Etat autonome. Le gouverne-
ment de l'empereur Charles se résigna donc à
adhérer aux déclarations de Wilson sur les droits
respectifs des nationalités de son empire et pria le
président, « sans attendre le résultat d'autres négo-
ciations », de faire des ouvertures en vue de la signa-
ture d'un armistice immédiat sur tous les fronts
d'Autriche-Hongrie.
En Allemagne, le 17 octobre, Ludendorf exposa
au gouvernement la situation militaire ; après quoi,
le chancelier déclara que, suivant 0 l'espoir le plus
étendu du haut commandement », la résistance ne
pouvait plus être opposée que dans une mesure très
limitée et qu'il fallait, entre temps, tenir compte de
la chute certaine des Autrichiens et des iTurcs.
Le gouvernement impérial donna donc les assu-
rances solennelles et explicites qu'on lui demandait
(21 octobre), et le président Wilson ne se refusa
plus à étudier, avec ses associés belligérants, la ques-
tion d'un armistice qui rendrait impossible la reprise
des hostilités de la part de l'Allemagne ; mais il
spécifia que, si les Alliés devaient, soit présentement,
soit dans l'avenir, avoir à « traiter avec les maîtres
militaires et les autocrates monarchiques de l'Alle-
magne », ils exigeraient une capitulation pure et
simple (23 octobre). Le ministre Soif affirma que
les négociations seraient conduites par un gouver-
nement national, investi constitutionnellement du
droit de prendre une décision et auquel seraient
subordoimés les pouvoirs militaires. En même
temps, Ludendorf était relevé, sur sa demande, de
ses fonctions de premier quartier-maître général
(26 octobre).
Les événements vont se précipiter en Autriche,
puis en Allemagne. La Bohême a secoué le joug.
A Vienne, il s'est formé un Conseil national alle-
mand, dont plusieurs membres désirent l'union de
l'Autriche avec l'Empire voisin, et un cabinet révo-
lutionnaire a remplacé le gouvernement éphémère
du professeur Lammasch, en qui Charles I" avait
mis trop tardivement sa confiance. A Pest, le comte
Etienne Tisza, autoritaire et chef d'un parti conser-
/V J55. Janvier 1920-
valeur oligarchique, l'un des auteurs responsables
de la guerre, est assassiné par des soldats, et le
comte Michel Karolyi préside un ministère démo-
cratique. La Diète d'Agram proclame l'unité du
s peuple aux trois noms », en exécution de la décla-
ration de Corfou. Les Slovaques sont plus que
jamais résolus à constituer, avec leurs frères de
Bohême, de Moravie et de Silésie, un Etat tchéco-
slovaque indépendant. L'empereur-roi, réduit aux
expédients, reconnaît les nouveaux Etats dans l'es-
poir de régner sur eux, sans, pour cela, retarder sa
chute désormais inévitable. Après la Bulgarie, l'Em-
pire ottoman a capitulé, et Charles I" va être obligé
de demander un armistice aux Italiens.
Capitulation de la Turquie (30 octobre içiS).
La victoire des Alliés en Occident, en Syrie et en
Mésopotamie, entraînait logiquement la capitulation
des Turcs, isolés des Austro-Allemands depuis la sou-
mission des Bulgares. Mohammed VI comprit que,
malgré la présence, aux débouchés du Bosphore, de
l'escadre allemande, l'heure de l'expiation avait
sonné. Sollicité, dès le 15 octobre, l'armistice fut
signé à Moudros, dans la nuit du 30 au 31. Les
Turcs cessaient toute relation avec les puissances
centrales, évacuaient tous les sujets allemands ou
austro-hongrois, rapatriaient sans retard les prison-
niers de guerre, remettaient aux Alliés les Armé-
niens captifs ou internés, procédaient à la démobiU-
sation immédiate de leurs armées, acceptaient la
reddition de toutes leurs garnisons d'Asie. Ils li-
vraient les bâtiments de guerre stationnant ou navi-
guant soit dans les eaux ottomanes, soit dans les
eaux occupées par leur flotte, ouvraient les Darda-
nelles et le Bosphore, dont les forts seraient occupés
militairement, accordaient aux Alliés et interdisaient
à nos ennemis l'usage de leurs ports et mouillages,
donnaient aux vainqueurs le libre accès à la mer Noire.
Le 13 novembre, les escadres alliées entrèrent
à Constantinople : c'était le dernier épisode de la
lutte séculaire entreprise par la civilisation occi-
dentale contre le régime introduit en Europe par
Mohammed II, le 29 mai 1453-
Les conséquences de la capitulation turque
étaient d'importance essentielle. Les forces otto-
manes ne seraient plus une gêne pour le flanc droit
des Alliés, et la cessation des hostilités en Mésopo-
tamie et en Syrie libérait des effectifs appréciables.
Les communications rapides avec la Russie méri-
dionale et la Roumanie étaient enfin rétablies. Les
Austro-Allemands allaient être obligés de déguerpir,
s'ils ne voulaient pas être pris entre les révolution-
naires hongrois, les Roumains de la Moldavie et
les Alliés venant de la Bulgarie. Les flottes de l'En-
tente avaient encore à se préoccuper des sous-
marins, qui avaient leur base dans les ports autri-
chiens de l'Adriatique ; mais l'.^utriche-Hongrie dut,
elle aussi, accepter les conditions de ses vainqueurs.
Capitulation de VAutriche (3 novembre igiS). Le
30 octobre 1918, l'empereur Charles télégraphia à son
allié l'empereur Guillaume qu'il avait été obligé, le
matin même, « la situation militaire étant devenue
intenable », de proposer un armistice aux Italiens. Le
général Diaz en référa au premier ministre Orlando,
alors en France, et le Conseil supérieur de Versailles
arrêta les conditions de l'armistice sollicité par l' Au-
triche-Hongrie, comme il avait arrêté les conditions
imposées aux Bulgares et aux Turcs.
Les principales obligations contractées par l'Au-
triche, aux termes de la convention d'armistice du
3 novembre, étaient les suivantes : démobilisation,
évacuation des territoires envahis, retrait immédiat
des unités opérant sur les divers fronts, rappel des
troupes allemandes opérant en Italie et dans les
Balkans ou stationnées sur le territoire austro-
hongrois, droit, pour les Alliés, d'occuper les points
stratégiques à leur convenance et d'utiliser les voies
de communication et les moyens de transport,
contrôle de l'Entente sur les autorités locales,
livraison du matériel naval, liberté de navigation
dans toutes les eaux territoriales et sur le Danube,
occupation de Pola, maintien du blocus.
L'Allemagne perdait l'appui du dernier et du plus
puissant de ses alliés. Ses sous-marins étaient
réduits à l'impuissance dans la Méditerranée, et ses
frontières du sud et du sud-est se trouvaient direc-
tement menacées : la Bavière, la Saxe, la Silésie
étaient ouvertes aux Alliés.
Capitulation de l'Allemagne (11 novembre igi8).
Abdication de Guillaume II et de Charles I". Depuis
la réception de la Note américaine du 13 octobre,
l'abdication du kaiser était considérée comme indis-
pensable par le gouvernement du prince Max : pour
le chancelier, la renonciation volontaire du souverain
améliorerait la situation internationale de l'Allemagne
ou démasquerait les Alliés, s'ils étaient de mauvaise
foi, en subordonnant l'ouverture de négociations de
paix à l'instauration d'un nouvel ordre politique. Le 28,
les équipages de la flotte se révoltèrent à Kiel. Le 29,
les ministres prièrent le chancelier d'intervenir auprès
du kaiser pour le décider à prendre une résolution
qui pouvait être retardée, mais non évitée.
Le gouvernement impérial aurait voulu négocier
avec le président Wilson par-dessus la tête des
Alliés; mais le président ne se prêta pas à cette ma-
LAROUSSE MENSUEL
nœuvre incorrecte, et il transmit sa correspondance
avec Berlin aux gouvernements de l'Entente. Ceux-
ci acceptèrent de négocier sur la base des principes
wilsoniens, se réservant, toutefois, de discuter l'ar-
ticle relatif à la liberté des mers et posant comme
condition préalable l'engagement de réparer les dom-
mages causés en pays envahi par les armées impé-
riales. En transmettant le mémorandum des Alliés
(5 novembre), Lansing notifia que le maréchal Foch
avait été autorisa à recevoir les plénipotentiaires
allemands et à leur communiquer les clauses arrêtées
par le Conseil supérieur de Versailles.
Les parlementaires allemands quittèrent inconti-
nent Berlin pour le front occidental, furent reçus à
la Capelle, en avant des lignes françaises, le7novembre,
et se présentèrent, le 9, devan.
le maréchal, qui leur refusa une
suspension d'armes, leur lut les
conditions de l'armistice et leur
donna soixante -douze heures
pour répondre.
Cependant, le prince de Bade
s'était transporté au grand
quartier général (8 novembre).
Il déclara que l'abdication était
devenue nécessaire pour pré-
server l'Allemagne de la guerre
civile et que le Reichstag
l'exigerait au besoin ; des
conseils d'ouvriers et de sol-
dats s'étaient constitués dans
les rrandes villes ; les magasins
de l'armée étaient au pouvoir
des révolutionnaires; les for-
mations d'étapes étaient en dé-
composition, et la contagion
du désordre gagnait les armées
en campagne. Le lendemain
matin, un grand conseil eut
lieu, sous la présidence du kai-
ser, qui, se rendant aux rai-
sons exposées par Hindenburg,
renonça à marcher sur Berlin
pour y réprimer une révolution
dirigée contre lui. Il hésitait
encore à abdiquer, lorsque le
chancelier téléphona que la ca-
pitale « nageait dans le sang ».
Il renonça alors à la dignité
impériale, mais il fallut exercer
sur lui une pression très forte
poui qu'il renonçât à la cou-
ronne de Prusse, puis insister
pour qu'il se retirât . Enfin, le 10,
à 5 heures du matin, il partit
pour la Hollande, où il apprit
bientôt, du château d'Ameron-
gen, l'effondrement de toutes
les dynasties qui régnaient en
Allemagne. Le kronprinz, éga-
lement réfugié en Hollande, ne renonça que le i'^' dé-
cembre à ses droits éventuels.
L'empereur-roi d'Autriche-Hongrie suivit l'exem-
ple de son allié. Il prit le chemin de la Suisse (13 no-
vembre), après avoir renoncé officiellement à ses
multiples couronnes. Le régime dualiste, arbitraire
et oppressif, sombrait en même temps que le régime
prussien, avec lequel il perpétuait en Europe des
conceptions politiques et sociales d'un autre âge.
HohenzoUem et Habsbourg étaient emportés dans
la tourmente qu'ils avaient déchaînée.
Le n novembre, ayant reçu de leur gouvernement
les instructions nécessaires, les représentants de
l'Allemagne furent introduits dans le wagon-salon
du maréchal Foch, en gare de Rethondes, près de
Compiègne. Le protocole d'armistice fut signé à
cinq heures du matin, et les hostilités cessèrent sur
tout le front.
Il fallait bien en passer par là. La situation mili-
taire était désespérée, la révolution triomphait, Ebert
remplaçait le prince Max à la Chancellerie. Le haut
commandement n'ignorait pas qu'il allait à ùtl dé-
sastre, et il ne pouvait que capituler sans réserves,
qu'assister impuissant à l'écroulement de l'édifice
élevé dans le sang par les Bliicher, les Moltke et les
Bismarck. Le 14 novembre, Foch allait attaquer en
Lorraine avec vingt divisions françaises et six divi-
sions américaines, et cette attaque devait être sou-
tenue par des opérations dans les Flandres et au
centre du front. Le généralissime eût préféré conti-
nuer la lutte; mais, tenant la victoire, il ne voulut
pas, par un louable sentiment d'humanité, imposer à
la France d'inutiles sacrifices.
Les coups de canon et les sonneries de cloche
annoncèrent aux Parisiens la défaite de l'Allemagne, et
la nouvelle fut télégraphiée à tout le reste du pays.
Le président du conseil donna lecture à la Cham-
bre de la convention d'armistice ; il y ajouta quel-
ques paroles enthousiastes et émues, que ponctua le
canon des Invalides :
...., Au nom du peuple français (dit-il), au nom du gou-
vernement de la République française, j'envoie le salut de
la France une et iiidivisible à l'Alsace et à la Lorraine re-
trouvées.
33
Et puis, honneur à nos grands morts, qui nous ont fait
cette victoire I Par eux, nous pouvons dire qu'avant tout
armistice, ù France a été libérée par la puissance des armes.
Quant aux vivants, vers qui, dés ce jour, nous tendons la
main et que nous accueillerons, quand ils passeront sur nos
boulevards, en route vers l'Arc de triomphe, qu'ils soient
salués d'avance ! Nous les attendons pour la grande oeuvre
de reconstruction sociale. Grâce à eux, la France, hier soldat
de Dieu, aujourd'hui soldat de l'humanité, sera toujours le
soldat de l'idéal!
Tous les députés se levèrent, saluant de leurs ap-
plaudissements la. communication et les paroles du
président du conseil. Sur la prof>ositon du député
socialiste Albert Thomas, l'abbé Wetterlé et son com-
patriote Weill, députés d'Alsace-Lorraine au Reichs-
tag, qui se trouvaient dans ime tribune, eurent les
Staroboulinski, représentant de l'Etat de Bulgarie, signe le traité de paix avec tes puissances
alliées et aasociées à la mairie de Neuilly-sur-Seine (S7 nov. 1919). — Pfaot. Manuel.
honneurs de la séance, c'est-à-dire que la Chambre,
debout, les acclama chaleureusement.
Le Parlement tint à rendre un hommage solennel
aux artisans de la victoire. Une première loi, en date
du 17 novembre 1919, déclara que i les armées et
leurs chefs, le gouvernement de la République, le
citoyen Georges Clemenceau, président du conseil,
ministre de la guerre, le maréchal Foch, généralissime
des armées alliées, avaient bien mérité de la patrie c.
Une seconde loi, en date du 2 décembre, déclara
que « le président Wilson et la nation américaine,
les nations alliées et les chefs d'Etat qui sont
à leur tête avaient bien mérité de l'humanité ».
Le texte de ces lois fut gravé « pour demeurer
permanent », dans toutes les mairies et les écoles de
la République. {A suivre.) — Maxime Pitit.
Politique intérieure et extériettre
(novembre). — Il est intéressant de constater que le
mois de novembre, pendant lequel avaient eu lieu
des élections législatives en France, en Belgique et
en Italie, avait pourtant été un mois calme. Rien
ne prouvait plus clairement que l'humanité, et
l'humanité européenne en particulier, en dépit
des grosses affaires qui restaient encore sans solu-
tion prochaine, revenait peu à peu à l'insouciance
coutumière et ne songeait plus qu'à se laisser vivre.
La lassitude universelle se manifestait par l'indiffé-
rence et — symptôme curieux, singulièrement carac-
téristique— la grève des typographes, qui, en pleine
période électorale, avait réduit la presse quotidienne
à deux ou trois journaux, n'avait aucunement ému
l'opinion publique. Il est permis de se demcmder si
cette circonstance, en supprimant un élément jour-
nalier d'agitation et d'énervement, n'avait pas con-
tribué pour une large part au calme public. Et il faut
avouer qu'un philosophe humoriste aurait pu tirer de
là, sur le rôle de la presse et sur sa nécessité, des conclu-
sions assez inattendues et, en tout cas, assez difié-
rentes de celles qui sont communément admises.
Quoi qu'il en fût, le calme avait été réel, bien que,
nous le répétons, la situation de l'Europe eu» très peu
changé. Les esprits inquiets auraient même pu
trouver dans l'incident diplomatique soulevé par
24
l'Allemagne à la veille même de l'échange des ratifi-
cations du traité de Versailles, ainsi que l'arrêt des
délibérations du Sénat américain, une occasion de
chagrin nouveau. Quand on y réfléchissait, on s'aper-
cevait qu'il n'y avait pas là de quoi justifier quelque
appréhension.
Les questions aiguës restaient les mêmes : c'étaient
la question balkanique turque, la question russe, la
question de Fiume.
La question balkanique ne se présentait plus abso-
lument sous le même aspect extérieur, puisque la
paix avec la Bulgarie avait été signée à Neuilly le
27 novembre et que la Yougo-Slavie y avait adhéré.
Il ne restait donc plus qu'à obtemr l'acceptation de
la Roumanie, à laquelle un délai avait été imparti
jusqu'au 3 décembre. Mais, en fait, tout cela ne
changeait rien à la situation. La Roumanie conti-
nuait à jouer son propre jeu, sans s'émouvoir outre
mesure des Notes successives et sans aménité dont
le Conseil suprême des Alliés la gratifiait. Elle avait,
à la vérité, retiré ses troupes de Budapest et de
la Hongrie, mais elle l'avait fait à son heure, et les
élections législatives avaient donné au parti de Bra-
tiano une nouvelle force. Il n'y fallait pas voir un
indice de docilité servile à l'égard de l'Entente.
D'autre part, rien n'était changé en Turquie, sinon
que le parti nationaliste s'y était fortifié et que
Mustapha Kemal avait envisagé, à propos de l'atti-
tude des Grecs dans la région de Smyrne, une dé-
claration de guerre à la Grèce. L'intervention des
Etats-Unis, à titre de puissance mandataire de la
Société des nations dans les affaires turques et
arméniennes, devenait de plus en plus problématique.
l^ question syrienne sommeillait, sous la haute sur-
veillance du général Gouraud. L'ambition de l'émir
Faïçal ne diminuait pas, mais il semblait bien qu'on
s'organisait chaque jour plus nettement pour un
provisoire stable, qui avait des chances de durer.
On s'apercevait, en somme, nous l'avons déjà dit et
nous aurons à le répéter, que la question d'Orient
n'était pas morte et que l'Homme mala<le reprenait
goût à l'existence...; admirable sujet de développe-
ment pour les historiens futurs !
La question russe n'avait pas fait plus de progrès.
Il était avéré que l'expédition de Youdenitch sur
Petrograd était unéchec éclatant et, si les craintes que
nous émettions le mois dernier au sujet des restes de
cette' armée ne s'étaient pas réalisées, tout prouvait
la supériorité des armées rouges sur leurs adver-
saires. De même, du côté de la Sibérie, Koltchak
avait reculé, et l'évacuation d'Omsk avait été cer-
tainement, pour son autorité, un coup fâcheux. Du
côté du Sud, la lutte semblait être menée beaucoup
moins entre Denikine et les bolchevistes qu'entre
les volontaires russes et les bandes ukrainieimes de
Petlioura, sans qu'on pût déterminer avec précision
quel rôle exact jouait cet aventurier, pour qui il tra-
vaillait et quel intérêt il méritait qu'on eût pour lui.
Le long de la frontière occidentale de la Russie, la
même obscurité subsistait. Rien n'avait été décidé
au sujet du statut de la Galicie orientale. L'avenir
de la Hongrie, malgré le remplacement de Friedrich
par Huszar à la tête du ministère, était difficile à
deviner, sauf pour ceux qui y découvraient déjà un
lent, mais décisif acheminement de l'Angleterre, vers
une sorte de protectorat moral et économique qui
ferait rentrer la Hongrie dans la sphère d'influence
britannique. Il semblait, en revanche, que l'idée d'une
union, ou plutôt d'une coordination d'efforts poli-
tiques et militaires, eût été agitée, avec la désir de se
réaliser, entre l'Esthonie, la Lettonie, la Lithuanie, la
Finlande, la Pologne, l'Ukraine et la Russie Blanche.
On pouvait entrevoir dans cet échange de vues
l'ébauche d'une Confédération, lointaine encore, et
le premier fondement de cette barrière nécessaire,
dont nous avons parlé souvent, entre la Russie et l'Al-
lemagne.
En attendant, les Lettons battaient les bandes de
Bermont, et les relations diplomatiques entre la Let-
tonie et l'Allemagne semblaient rompues. — Au-
dessus des conflits fragmentaires, on devait, pourtant,
discerner une tendance très évidente à négocier avec
le gouvernement des soviets, sans qu'on pût, cepen-
dant, se faire une idée nette des tendances que revê-
taient ces négociations sans caractère officiel, ni
qu'on fût fixé sur l'orientation qu'adopterait le gou-
vernement bolchevique russe. D'une part, le grou-
pement d'Etats que nous dénombrions tout à l'heure
semblait souhaiter la paix, et les gouvernants de
Moscou, évidemment poussés par l'impossibilité de
persister dans l'isolement économique qui ruinait la
Russie, étaient animés du même désir. D'autre part,
Litvinof s'était rendu à Copenhague, 0(1 il se rencon-
trait avec un envoyé anglais, O'Grady, pour dis-
cuter de l'échange des otages et, peut-être, de quel-
ques autres choses. On avait donc l'impression qu'en
dépit des discours assez décourageants de Lloyd
George, il se passait quelque chose. Il eût été très
difficile de dire quoi, et la dernière sensation que
laissaient ces tractations sans lien était celle de
l'obscurité et de l'incohérence. On commençait à s'y
faire. Il eût été bien souhaitable, en vérité, qu'on
parvint enfin à régler d'une manière acceptable la
question russe, qui pesait sur la paix européenne. On
Lodpe, leader du parti réputilicain au
Sénat aiiiéricaiu. (Phot. Chusseau-Pl.)
LAROUSSE MENSUEL
avait renoncé à la résoudre par la force, et il était,
à cette heure, impossible de songer à nouveau à
cette méthode. Si donc on ne voulait pas laisser le
champ libre à l'Allemagne, il fallait bien chercher
un règlement pacifique. Mais lequel, et par quelles
voies périlleuses? N'était-il pas contradictoire de
repousser — et combien justement ! — les théories
sociales du gouvernement de Lénine et d'entrer en
pourparlers avec lui, et toute défaillance à l'égard
de la Russie bolcheviste n'entraînait-elle pas, pour le
reste de l'Europe, le danger redoutable d'une conta-
mination qu'on avait tout fait pour éviter ? Il suffi-
sait d'énoncer ces différentes propositions, bien
connues, d'ailleurs, pour se remettre devant les yeux
la complexité du problème.
A Fiume, d'Annunzio restait sur ses positions;
bien plus, il étendait son champ d'opérations et, à
la nouvelle que l'armée italienne se disposait à éva-
cuer l'Albanie, il avait fait à Zara une de ces mani-
festations grandiloquentes et théâtrales, dont la ré-
pétition commençait à fatiguer l'opinion, même en
Italie. On devait reconnaître que la situation ne se
simplifiait pas en se prolongeant et que, de plus en
plus, on s'enfonçait dans une impasse. L'autorité extra-
légale que d'Annunzio s'était arrogée à Fiume et qu'il
prétendait éten-
dre sur une partie
du littoral, le ca-
ractère insur-
rectionnel de son
action, le débau-
chage des trou-
pes, l'appel inces-
sant à un nationa-
lisme inquiétant
pour tout le mon-
de et à une indis-
cipline singuliè-
rement mena-
çante pour le bon
ordre du royaume
d'Italie, tout cela
constituait un en-
semble de symp-
tômes assez peu
rassurants et que
tous les hommes
sages, en Italie et ailleurs, réprouvaient en secret.
D'ailleurs, il apparaissait, les élections faites, que le
bruit mené autour de Fiume et l'agitation fiévreuse
qu'on avait essayé de créer autour de cette équipée,
que, pour tout dire, l'irrédentisme surexcité de d'An-
nunzio n'était qu'une façade derrière laquelle il n'y
avait rien, ou peu de chose. Le nombre considéra-
ble des abstentions, le succès éclatant remporté par
les socialistes, qui arrivaient 150 dans la nouvelle
Chambre, la défaite du parti giollittien et des libé-
raux, les résultats médiocres obtenus par les catho-
liques qui ne comptaient que 100 sièges après un
effort énorme, tout prouvait que le vent n'était pas
au nationalisme. Cette constatation n'était pourtant
pas une solution, et le ministère Nitti se trouvait
dans une position sans solidité. La démission du
ministre des affaires étrangères Tittoni était beau-
coup plus la conséquence de l'affaire de Fiume que
du dérangement de la santé de ce diplomate. L'ave-
nir restait donc incertain pour l'Italie, et il était dé-
sirable au plus haut point que, d'accord avec les
puissances, elle trouvât enfin à cette question mal-
heureuse un règlement que l'attitude sage des Yougo-
slaves rendait peut-être plus facile, au moment où
l'opposition des Etats-Unis perdait, par les circons-
tances, de son importance passée. N'était-ce pas
là, d'ailleurs, un indice supplémentaire de la lassitude
des peuples, que des faits si capables de bouleverser
des intérêts opposés et d'aigrir à l'extrême des an-
tagonismes nationaux eussent fatigué l'attention pu-
blique au point que le peuple italien lui-même, pris
dans la masse, paraissait s'en désintéresser ?
Ne devait-on pas en dire autant de ce qui s'était
passé aux Etats-Unis, à propos du traité de paix ?
Après avoir adopté deux motions Lodge, qui, en fait,
annulaient la Société des nations, mais aussi les en-
gagements pris par le président Wilson au sujet de
la garantie militaire promise à la France, après avoir
repoussé une motion Underwood, qui aurait impliqué
ratification du traité, le Sénat américain avait in-
terrompu la discussion, et la fin du débat se trou-
vait, de ce fait, ajournée au mois de janvier.
Certes, les apparences étaient toutes défavorables
à l'hypothèse ,de la ratification, et la victoire des
adversaires du traité paraissait certaine. Il ne fallait,
d'ailleurs, pas se croire permis de tirer des pronostics
infaillibles de tout ce qui s'était passé. La maladie
du président Wilson avait compliqué la situation.
D'ailleurs, l'opposition au traité n'était qu'une forme
d'une opposition personnelle au président et une
manoeuvre en vue de l'élection présidentielle. Mais
il ne fallait pas hésiter à y voir une réaction contre
la politique américaine pendant la guerre. Il est dif-
ficile à un peuple de franchir d'un seul coup les
étapes que peut fournir un cerveau exceptionnel.
Sorti de son isolement jaloux et de son réalisme
pour se mêler brusquement, dans un accès d'idéa-
W 166. Janvier 1920.
lisme, aux affaires de tout le monde et en particu-
lier à celles de l'Europe, le peuple américain reve-
nait à ses tendances traditionnelles et à sa politique
purement américaine. Au surplus, il était peut-être
excessif de prononcer ici le mot de t peuple améri-
cain », alors qu'il s'agissait du « Sénat américain ».
Le peuple américain n'accordait pas à la question
du traité une importance aussi grande que nos habi-
tudes d'esprit pourraient nous le faire croire. Outre
que ce mot, dans une Confédération d'une telle
superficie, implique une cohésion et une harmonie
de caractères qui est loin de la réalité, les pensées
de la masse américaine vont à des choses plus
concrètes, et la grève des mineurs avait été certaine-
ment un fait autrement passionnant que le traité de
paix pour la grande majorité des citoyens amé-
ricains.
Nous avons toujours considéré comme un exer-
cice vain celui qui consiste à ratiociner sur ce qui
se passera, si telle chose arrive ou n'arrive pas.
La question du vote du traité par le Sénat améri-
cain est de ces choses-là. Cependant, il faut pré-
voir; car, ce qui est possible et peut-être vraisem-
blable, c'est que le traité soit ratifié avec des
réserves, et il peut arriver même que le président
Wilson préfère cette solution bâtarde à l'expédient
hypocrite de la cessation des hostilités sans traité
régulier. Mais, si le traité est approuvé dans de tels
termes, ne devient-t-il pas évident que la Société
des nations n'aura plus le sens et la portée que le
président Wilson avait voulu lui donner ? Il l'avait
conçue comme un organe d'ordre universel, régula-
teur du monde politique, des questions sociales et
des relations économiques, par lequel les Etats-
Unis auraient joué un rôle de grande puissance et,
peut-être, un rôle prépondérant. Elle restera une
confédération des Etats européens, où le rôle de
l'Amérique deviendra secondaire, sinon nul. Ne
nous dissimulons pas que ce serait déjà quelque
chose et que, si un semblable organisme pouvait
vivre et agir, le gain général ne serait pas dou-
teux. L'Amérique s'apercevra peut-être à la longue
que son exclusion volontaire, à laquelle son Sénat
semble disposé à la réduire, si, en apparence, elle
diminue ses risques, diminuerait aussi sa force
réelle et son prestige. L'Europe, avec toutes les
extensions que comportent les Dominions et l'Em-
pire anglais tout entier, si elle sait comprendre
son intérêt, trouvera dans le groupement de ses
forces matérielles et morales une puissance nou-
velle. Mais, au lieu de la généreuse conception d'une
politique unique pour toute la planète, on se tien-
dra encore au stade de l'équilibre instable. La
conception du président Wilson valait mieux.
Ne serait-il pas assez décevant pour nous d'avoir
montré tant de docilité aux suggestions du prési-
dent américain, d'avoir plié nos intérêts et nos sen-
timents à ses volontés opiniâtres, d'avoir risqué, à
sa suite, des pertes cruelles comme l'amitié de
l'Italie, pour aboutir à voir les Etats-Unis se désin-
téresser d'un traité qu'après tout nous aurions, sans
eux, fait autre ? Ne serait-ce pas un des plus vio-
lents étonnements que l'on puisse éprouver, en ce
temps où nous en avons eu tant d'autres ? Et,
cependant, après le bénéfice de l'aide américaine, qui
a rendu la victoire possible, faudrait-il regretter
d'avoir, aux côtés de Wilson, cherché à réaliser un
monde de justice ? Nous ne le croyons pas. Nous
n'avons fait, en somme, que rester dans notre tem-
pérament. Mais, tout de même, quand on regarde
la carte de l'Europe nouvelle et qu'on y voit semées
tant de causes de conflit, quand, devant toutes ces
petites nations, — neuves, s'imagine-ton, en réalité
ressuscitées du lointain des temps, — on réfléchit aux
difficultés d existence qu'elles vont rencontrer et qui
ne seront, en fait, que celles par lesquelles elles ont,
dans les siècles passés, succombé tristement, ne
devra-t-on pas regretter, si l'Amérique fait défaut,
qu'elle ne nous ait conduits à recommencer le passé
que pour se dérober aux responsabilités qu'entraî-
nera cette reconstitution?... Nous nous apercevons
que nous tombons dans le défaut dont nous avions
dit que nous voulions nous défendre. Nous nous en
excusons. Il y avait là des réflexions qui s'imposaient.
Au reste, si l'attitude du Sénat américain et les
éventualités qu'elle peut provoquer sont de celles qui
devaient retenir notre attention, nous n'étions pas les
seuls à suivre avec passion la courbe de ladialectique
américaine. L'Allemagne y donnait toute son atten-
tion, et sa conduite semblait indiquer qu'elle fondait
des espérances sur le rejet du traité par le Sénat de
Washington. Fallait-il aller jusqu'à induire que son
action se trahissait dans les fluctuations de l'opinion
américaine et qu'elle n'était pas étrangère aux échecs
successifs des amis du président Wilson ? Rien n'est
impossible, et il se peut que la reprise, de fait, des
rapports économiques entre l'Amérique et l'Alle-
magne, qui n'ont pas attendu le rétablissement de
la situation de droit, eût déjà créé des intérêts com-
muns, rattachés à une ancienne communauté d'ori-
gine, qui espèrent tirer plus de relations particulières
librement établies que d'une politique surveillée et
réglementée par des conventions à caractère uni-
versel ? Sans rechercher ce qu'il pouvait y avoir de
n
IV* 155. Janvier 1920.
réel dans une semblable hypothèse, on devait cons-
tater, fin novembre, que certaines velléités de résis-
tance diplomatique de l'Allemagne coïncidaient avec
l'arrêt des délibérations du Sénat américain.
L'Allemagne, en effet, avait reçu de l'Entente, re-
présentée par le Conseil suprême, diverses Notes, où
étaient relevés des manquements aux conditions de
l'armistice, et elle avait été invitée à signer un pro-
tocole qui les constaterait et lui imposerait des
sanctions spéciales. Elle avait envoyé, à cet effet, à
Paris une mission spéciale, à la tête de laquelle était
von Simson, et les ratifications devaient être échan-
gées de telle sorte que le traité de Versailles pût
entrer en vigueur le i^"' décembre. Il était évident
que l'Allemagne avait le plus grand intérêt à faire
cesser l'état d'infériorité où la place le retard de
l'application du traité et que, ne fût-ce que pour
rt'cupérer ses prisonniers, elle eût dû hâter le plus
possible la date de la ratification. Cependant, le
22 novembre, on apprenait, non sans quelque éton-
nement, que von Simson et ses conseillers techni-
ques étaient repartis pour aller chercher, disaient-ils,
des instructions à Berlin. Le prétexte était dans les
exigences des Alliés au sujet des réparations récla-
mées pour l'affaire de Scapa-Flow et dans les con-
ditions mises au rapatriement des prisonniers de
guerre. Une lettre très ferme de Clemenceau avait
remis les choses au point. La tactique des Allemands
était de rejeter sur la France la responsabilité de re-
tards qui incombaient à elle seule. Au 30 novembre,
l'incident n'était pas clos. Il ne pouvait nuire qu'à
l'.AUemagne elle-même. Il fallait le retenir comme
une preuve nouvelle des hésitations et du manque
de franchise de la diplomatie allemande. Par un
débat public à l'Assemblée nationale, le gouverne-
ment allemand voulait essayer de donner le change
à l'opinion et de se poser en victime, une fois de plus.
C'était un assez mauvais début à la reprise des rap-
ports normaux.
Quant à la politique intérieure de l'Allemagne,
elle n'avait pas changé. L'Allemagne se constituait.
Sans doute, elle renfermait de puissants ferments
d'impérialisme, et l'enquête sur les responsabilités de
la guerre, où comparurent Ludendorf et Hinden-
burg, non moins que certaines manifestations de la
Chambre prussienne, le prouvaient assez. Elle était
aussi travaillée par le spartacisme. Mais, dans l'en-
semble, rien ne faisait prévoir un changement de
régime, et les dirigeants allemands cherchaient seu-
lement à évoluer entre les multiples difficultés que
provoquait une situation aussi différente du passé.
Pourtant, à un an de l'armistice du 11 novembre et
de l'effondrement d'une puissance que le peuple alle-
mand avait crue passionnément inébranlable et vic-
torieuse, après les soubresauts qu'avait causés la
Révolution et les menaces d'anarchie qui avaient
failli compromettre le Reich naissant à une nouvelle
vie, on devait plutôt s'étonner que l'Allemagne fût
parvenue si vite à retrouver son assiette et pût son-
ger encore à résister. Il y avait là une marque de
vitalité, de volonté et de force, qui n'était pas né-
gligeable et qu'il eût été puéril de ne pas constater.
L'Allemagne, encore étourdie du choc, attendait déjà
avec confiance son avenir.
Nous avions raison, on le reconnaîtra, d'annoncer
en commençant que les affaires de l'Europe n'avaient
pas avancé en novembre. Ce mois avait plutôt mar-
qué un effort
de stabilisation .
Les Parlements
avaient été renou-
velés en France,
en Italie et en
Belgique. Nous
avons dit ce qu'il
fallait penser du
résultat des élec-
tions italiennes.
L'avènement du
parti socialiste,
dû peut-être à
l'indifférence du
corps électoral
pour les élections,
était de nature à
causer un chan-
gement dans la
politique inté-
rieure. Mais, pour
le moment, le ministère Nitti restait au pouvoir, et le
remplacement de Tittoni par Scialoja aux Affaires
étrangères n'avait aucune signification spéciale.
La Belgique avait inauguré le suffrage universel.
Alors que, précédemment, le droit de vote n'était ac-
quis qu'à vingt-cinq ans pour les élections de la Chambre
des députés, et à trente ans pour la nomination du
Sénat, et que le vote plural apportait encore dans ce
système un autre élément de pondération, la nou-
velle loi fixait l'électorat à vingt et un ans et ne lais-
sait à chaque citoyen qu'un seul et unique suffrage. De
plus, le droit de vote était accordé aux veuves de
soldats morts pour la patrie et aux femmes empri-
sonnées par l'ennemi. Enfin, la représentation pro-
portionnelle avec utilisation des déchets était, pour
Delacroix, président du conseil des
ministres de Belgique. (Pliot. le Malin.)
LAROUSSE MENSUEL
la première fois, mise en pratique. Le résultat du
nouveau système avait été favorable aux socialistes.
Dans la Chambre ainsi élue, les catholiques se re-
trouvaient 75 au lieu de 99, les libéraux 34 au lieu
de 45, les socialistes 70 au lieu de 40. Par suite, le
parti catholique, qui gouvernait depuis 1884, se trou-
vait amoindri, et, s'il restait numériquement le plus
fort, il perdait la majorité. Le parti socialiste deve-
nait le second groupe de la Chambre, et le parti
libéral, quoique diminué, se trouvait, en fait, l'appoint
et l'arbitre de toute majorité ; situation nouvelle, qui
«5
d. ns les incertitudes de la politique et les bavar-
da;, es des songe-creux pour s'appliquer tout ent ière aux
problèmes économiques qui s'imposent à l'attention
de tous et dont la solution est un devoir néces.saire
de prudence et de patriotisme. Mettre sagement et
loyalement en œuvre toutes les ressources de nos
ioisen améliorant, sans penser à la détruire, l'œuvre
immense accomplie depuis cinquante ans, c'était un
beau programme. II semblait qu'il y eût une grande
bonne volonté pour le réaliser. Tous les Français
attendaient que l'intention passât dans le.^ faits.
Réouverture de l'L'niversité française de Strasbourg, par R. Poincaré, président de la République (22 novembre 1919).
Le préaident de la République, ayant à sa droite le marecaal Joffre et MUlerand, à sa gauche, les maréchaux Foch et Pétaio,
devant lui et autour de lui, les professeurs de rUniveraité, assiite au défilé des troupes devant l'Université. (Phot. Roi.)
ne permet à aucun parti de gouverner, qui rend né-
cessaires les tractations et les concessions. On s'en
était aperçu dès l'abord. Le ministre Delacroix, qui
avait été chargé de former encore le nouveau cabi-
net, avait éprouvé d'assez sérieuses difficultés à
établir une liste satisfaisante, sur laquelle il avait
réuni Vandervelde, Hymans, Destrées, Anseele et
PouUet. On devait prévoir des luttes vives entre
les socialistes, désireux de réalisations sociales, et les
catholiques, qui, perdant leur situation prépondé-
rante, dont ils ont souvent abusé, ne sauront peut-
être pas éviter la tentation de se faire passer pour
persécutés et défenseurs de la liberté. De même, la
lutte entre flamingants et wallons devra revêtir une
forme nouvelle. Entre les deux extrêmes, le parti
libéral aura un beau rôle à jouer.
La France inaugurait, elle aussi, un nouveau
mode de scrutin, qui s'est trouvé inclément pour
beaucoup. La Chambre nouvelle ne comptera plus que
55 socialistes unifiés, 5 socialistes dissidents, 26 ré-
publicains-socialistes, 144 radicaux ; elle verra sur
ses bancs 41 républicains de gauche, 166 progres-
sistes, 65 libéraux, 27 conservateurs, 3 députés se
rattachant à l'Action française et 3 indépendants.
La majorité y sera donc nettement modérée. Les
victimes étaient parmi les radicaux et les socialistes.
Les uns et les autres ont payé des erreurs graves
d'opinion et de tactique et des attitudes qui ont
choqué une partie du corps électoral. La désaflecta-
tioa à l'égard des uns et des rancunes anciennes qui
ont trouvé l'occasion de s'affirmer, la réprobation à
l'égard de doctrines dangereuses, inquiétantes et de
candidatures contraires au sentiment public, conmie
celle du capitaine Sadoul, en ce qui concerne les
autres, les surprises et les traquenards d'un mode
de scrutin qui a étonné candidats et électeurs par
ses résultats inattendus ou inespérés, ont été cause
d'échecs dont quelques-uns sont immérités et regret-
tables, dont d'autres apparaissent comme la revanche
du bon sens, de l'instinct de conservation sociale et
du sentiment national. Au total, il paraissait bien
que c'était la politique de Clemenceau, telle qu'il
l'avait exposée dans son discours de Strasbourg, qui
triomphait. La France ne voulait ni revenir en ar-
rière, ni sauter dans l'inconnu. Elle souhaitait voir
s'ouvrir une ère de travail, d'économie, de paix et
de progrès social. La Chambre nouvelle avait une
grande tâche à accomplir : la régénération de la
France. Elle devait éviter, elle aussi, de se lancer
Nous n'avons rien dit de l'Angleterre. Elle avait
eu des élections municipales, qui avaient été favo-
rables aux travaillistes et qui présageaient l'avène-
ment ultérieur de ce parti au pouvoir. Elle avait eu
aussi, sans que nous ayons bien connu le détail, à
s'occuper de questions graves pour elle et potu: tout
le monde : nous voulons dire la question d'Irlande et
la question d'Egypte. En Egypte, des troubles sérieux
avaient éclaté, et il paraissait bien qu'on y eût appli-
qué la manière forte ; en Irlande, le gouvernement
anglais avait décidé d'en finir avec les sinn-feiners.
C'était encore la manière forte, c'est-à-dire la mé-
thode traditionnelle à l'égard de l'Irlande. Etait-ce
la bonne ?
Le régime à donner à l'Egypte peut se trouver sans
trop de peine. L'Angleterre n'aura là qu'à se copier
elle-même, le jour où les Egyptiens seront capables
de se gouverner et comprendront qu'après tout,
l'Angleterre leur a apporté la prospérité. LordAllenby
et lord Milner avaient charge de réaliser un système
supportable. En Irlande, par contre, les difficultés
sont déconcertantes. Accorder les prétentions des
nationalistes et celles de l'Ulster, imposer le home
rule à ceux qui n'en veulent pas comme à ceux qui
le jugent insuffisant, risquer l'unité du Royaume-Uni
et la sécurité de la Grande-Bretagne et de l'Europe
en laissant à l'Irlande une autonomie qui répugne à
une partie de ses habitants, telles sont les solutions
en présence. L'ingéniosité de Lloyd George ne pou-
vait choisir l'une d'elles, parce qu'aucune d'elles n'est
acceptable. Il n'y en avait pas moins là, pour nos
voisins, une redoutable énigme. Toute leur réflejcion,
toute leur énergie et toute leur sagesse ne seront pas
de trop pour en découvrir la clef. Cependant, nos
amis anglais trouvaient un dérivatif à leurs préoccu-
pations dans l'expansion de leur puissance écono-
mique. Ils avaient signé le traité de garantie qui
nous liait à eux. Là encore, l'indécision de l'Amé-
rique et l'incertitude générale du temps présent pe-
saient sur nous. Que vaudrait le traité si les Etats-
Unis adoptaient définitivement la réserve Lodge ?
Bonar Law en avait donné une interprétation sin-
gulièrement restrictive. Ne trouvons-nous pas là une
raison de plus de nous démontrer que nous devons,
avant tout, nous efforcer de chercher à nous suffire
à nous-mêmes autant que nous le pourrons ? Il y a
une fable de La Fontaine que nos hommes d'Etat
et tous les simples citoyens ne devraient pas
oublier. — Jules Geuaolt.
26
Prusse et la Riva gauche du Rhin
(la), par Ed. de Marcère (Paris, 1919). — Le traité
de Bâie peut passer pour l'un des plus grands actes
de notre histoire. Il a, réalisant enfin le rêve sécu-
laire des grands rois et des grands ministres, re-
placé la France où fut l'ancienne Gaule. Et, rendant
à la France cette frontière naturelle du Rhin dont
la privation fut, avant 1795 conune après 1815, la
cause de tous les revers, il a momentanément ré-
paré la première grande injustice, le traité de Verdun.
Lorsque, le 16 germinal an III (5 avril 1795), le plé-
nipotentiaire français Barthélémy et le plénipoten-
tiaire prussien, de Hardenberg, apposèrent au bas
de l'instrument diplomatique leurs signatures, le
traité était de longue date préparé. De longue date,
les deux gouvernements de Paris et de Berlin étaient
d'accord sur ses grandes lignes. Car, c'est là l'ori-
ginalité du traité de Bâle : il fut élaboré en pleine
guerre ; et les conversations diplomatiques de Bâle
ne firent que donner corps aux idées échangées
depuis deux ans et demi par les envoyés de la
France et de la Prusse en des pourparlers plus ou
moins secrets.
C'est l'histoire de ces pouparlcrs déjà en partie
connue, mais non dans tous ses détails, que nous
révèle de Marcère, d'après des documents inédits
tirés du ministère des affaires étrangères. Cette his-
toire est suggestive.
Dès le lendemain de Valmy, les gouvernements
prussien et français, celui-ci imbu des traditions
d'alliance prussienne et de lutte à mort contre l'Au-
triche, celui-là pénétré des enseignements du grand
Frédéric, dont le point cardinal est le contre-poids
mutuel de la France et de l'Autriche dans la balance
européenne, manifestèrent un égal désir de s'en-
tendre. Lebrun adresse dans ce sens des instruc-
tions à Dumouriez et, dans une entrevue entre
l'adjudant général Thevenot, représentant du géné-
ralissime français, et le duc de Brunswick, le signa-
taire du célèbre manifeste se défena de vouloir
imposer à une nation son régime intérieur.
Déjà, un plan est tracé par le gouvernement
français : paix séparée avec la Prusse et, toutes in-
quiétudes abolies de ce côté, formation d'une grande
coalition contre l'Autriche : la France, la Pologne,
la Suède, la Turquie s'uniront contre l'ennemi hé-
réditaire, que soutient la « mégère du Nord »,
Catherine IL
La Prusse immobilisera sur les frontières de Bo-
hème et de Silésie les troupes impériales et, grâce à
son concours, on pourra soulever Bohême et Hon-
grie, diviser les Etats des Habsbourg en trois tron-
çons. La Prusse sera récompensée par la cession de
Thom et Dantzig et par l'acquisition de la Silésie
autrichienne et, surtout, par la suprématie définiti-
vement acquise en Allemagne après le démembrement
de sa rivale.
Si l'on ne tombe pas officiellement d'accord, du
moins, la Prusse conduit-elle les opérations avec une
telle mollesse que Dumouriez peut sans crainte porter
toutes ses forces aux Pays-Bas. La conquête de la
Belgique, voilà le premier résultat positif des dispo-
sitions conciliantes de la cour de Berlin. Quoi qu'en
dise de Marcère, 'dont l'étude consciencieuse et
nourrie ne devrait pas — si elle n'était faite avec
une source unique — comporter pareille lacune, les
pourparlers n'ont nullement été interrompus de
1792 à 1794. Danton, à la tête du premier comité de
Salut public, n'a-t-il pas repris la politique de Le-
brun (dont il avait été en réalité l'inspirateur et
l'agent), n'a-t-il pas, lui aussi, poursuivi, en vue d'une
grande alliance antiautrichienne, les négociations
avec la Prusse, et n'a-t-il pas obtenu, en mai 1793,
un résultat : la reconnaissance de la République
française par les autorités prussiennes, dans un cartel
relatif à l'échange de prisonniers ?
Pour l'année 1794, les informations de de Mar-
cère redeviennent complètes : le gouvernement
prussien, qui, en 1793, a mené la guerre avec une
sage prudence, rendu plus prudent encore par les
victoires des armées françaises et l'affermissement
du gouvernement révolutionnaire, effrayé par le
coup de tonnerre de Fleuras, se sert d'officiers fran-
çais prisonniers pour faire connaître, par le ceinal de
Barthélémy, notre ambassadeur à Bâle, ses bonnes
intentions au gouvernement de Paris. Bâcher, se-
crétaire de la légation française à Bâle, Bâcher, que
son intelligence et sa connaissance approfondie des
affaires d'Allemagne ont fait le véritable artisan du
traité signé par Barthélémy, poursuivit alors avec
un envoyé du général prussien, Mœllendorff, des
négociations secrètes.
Des conversations échangées entre les négocia-
teurs officieux il ressort de toute évidence que la
Prusse ne poursuivait la lutte contre la France qu'à
son corps défendant et ne tenait plus à la coalition
que par un fil infiniment lâche. Redoutant que la
victoire de l'Autriche ne la rendît trop puissante
dans l'Empire, concurrente avec l'Autriche et la
Russie pour partager la Pologne, la Prusse souhai-
tait une paix qui lui permît d'affermir sa domina-
tion dans l'Allemagne du Nord, de garantir et
d'étendre ses annexions orientales. Mais Frédéric-
Guillaume II, lié à l'Autriche par ses obligations de
LAROUSSE MENSUEL
prince de l'Empire, n'osait abandonner ouvertement
ses alliés. Il souhaitait donc la paix générale; il
s'offrait à en être « l'honnête courtier ». Or, le mot
d'ordre du comité du Salut public étant : « Guerre
à mort à l'Autriche! », le gouvernement français ne
voulait entendre parler que d'une paix séparée et
d'une alliance franco-prussienne qui permît le
démembrement de l'ennemi héréditaire. Ce malen-
tendu initial et le caractère hésitant du faible suc-
cesseur du grand Frédéric, continuellement tiraillé
entre les influences française et autrichienne, l'une et
l'autre puissantes à Berlin, furent la cause de la len-
teur et de la marche cahotée des négociations.
Cependant, les progrès de l'armée française, qui,
maîtresse de la Belgique, s'avançait rapidement sur
le Rhin inférieur et en Hollande, inspiraient au roi
de Prusse et à son généralissime de sages réflexions.
Et, en attendant que l'on fût d'accord pour jeter les
bases diplomatiques de la paix, la Prusse donna tout
de suite un gage de ses dispositions pacifiques... aux
dépens de ses alliés. Entre Bâcher et un envoyé du
quartier général prussien, il est secrètement convenu
que l'armée prussienne, tout en continuant à mar-
cher de concert avec l'armée des coalisés, ne parti-
cipera plus aux opérations que pour la forme. Mœl-
lendorff, généralissime, en donne l'ordre précis à
ses lieutenants. Des le 12 août 1794, l'armée prus-
sienne, comme l'adjudant Meyendorff s'en prévaut
plu» tard, fait manquer l'expédition autrichienne
dirigée sur Trêves, que viennent enlever les troupes
françaises. Lorque, un peu plus tard, leurs troupes en-
globées dans l'armée autrichienne coopèrent à l'atta-
que de Kaisersiautern, les envoyés prussiens en ex-
priment à ceux de la France leurs regrets. Ayant
appris, enfin, le 15 octobre, que les Français culbu-
taient les avant-postes de l'armée prussienne, « pour-
quoi, demande Mœllendorff, ne nous disait-on pas
simplement de nous en aller? Nous l'aurions fait ».
Nul trait plus intéressant que celui-ci pour qui
voudra écrire l'histoire de la psychologie politique
prussienne.
De fait, à la fin de 1794, comme à la fin de 1792,
l'abstention de l'armée prussienne facilita grandement
les opérations des troupes françaises. C'est en partie
à cette abstention qu'est due la conquête rapide de
la Hollande et des pays rhénans. •
C'est seulement, d'ailleurs, en janvier 1795, que le
comité de Salut public, renonçant à la « politique
du canon », avait chargé officiellement Barthélémy
de négocier la paix avec les représentants qualifiés
de la Prusse. Quand le représentant von der Goltz
arrive à Bâle, cependant, et malgré la longueur des
négociations préparatoires, on est loin d'être d'ac-
cord, même sur les grands principes. Le comité de
Salut public a donné à Bâcher d'abord, puis à Bar-
thélémy, ses instructions formelles : exiger la rive
gauche du Rhin, frontière naturelle et rempart
inexpugnable contre tout retour offensif de la Ger-
manie. D'autre part, von der Goltz doit, au nom de
la cour de Berlin, demander un armistice immédiat
et l'ouverture de négociations en vue de la pacifica-
tion de l'Empire et, surtout, la reconnaissance de la
neutralité de l'Allemagne du Nord. Ce dernier point
de vue n'était point admis par le gouvernement
français, résolu à poursuivre les opérations en Alle-
magne et, de son côté, le roi de Prusse, bien qu'ayant
donné officieusement à plusieurs reprises l'assurance
qu'il se désintéressait de la rive gauche du Rhin, ne
paraissait pas autrement pressé d'en reconnaître à la
France la possession par un acte en bonne et due
forme. Nouveaux retards, donc, dans les négociations
et retards tels que Barthélémy envisage un instant
leur rupture; car, à la fin de janvier 1795, le parti
anglo-autrichien semble une fois de plus l'emporter
à Berlin. La mort du comte de Goltz et son rempla-
cement par Hardenberg, plus intransigeant, aggra-
vent le malentendu. Heisner, négociateur intéri-
maire, fait de telles difficultés pour inscrire dans le
traité la cession des pays de Clèves et de Mœrs,
terres rhénanes de la Prusse, que le comité de Salut
public fait reprendre un instant les opérations contre
l'armée prussienne, qui attend l'arme au pied en
Westphalie.
Grâce à l'habileté de Barthélémy, la rupture est,
cependant, évitée, et un projet de traité est élaboré,
dont les principales dispositions sont les suivantes :
occupation par la France des possessions prussiennes
de la rive gauche ; médiation de la Prusse en faveur
des Etats d'empire; projet d'alliance offensive et dé-
fensive entre la France, la Prusse, la Suède et le
Danemark. Va-t-on s'entendre, enfin ? Non; car, avec
la mauvaise foi obstinée qui caractérise la diplo-
matie prussienne, Hardenberg, encore une fois, re-
fuse d'apposer la signature prussienne au bas des
articles concernant la cession de Clèves et de Mœrs.
Le ig mars, le comité de Salut public envoie un
véritable ultimatum : la Presse consentira à la ces-
sion de la rive gauche, ou c'est la rupture. Mais le
comité de Salut public accepte la neutralisation de
l'Allemagne du Nord tant demandée. Les deux prin-
cipaux des articles secrets du traité de Bâle (et les
articles secrets sont l'essentiel, dans ce traité comme
dans beaucoup d'autres) sont, en effet, la promesse
de la Prusse de ne pas s'opposer à ce que la rive
«• )55. Janvier 1920.
gauche du Rhin reste à la France et le tracé d'une
ligne au nord de laquelle, du Rhin à la Bohême, la
France s'engage à ne pas entreprendre d'opérations
militaires. C'est bien, en réalité, le partage de l'Alle-
magne en sphères d'influence française et prussienne.
Les négociations exposées dans l'ouvrage de
de Marcère sont doublement instructives : elles nous
confirment que la Prusse n'a sur la rive gauche du
Rhin d'autre droit que celui d'une tardive conquête,
et elles nous apprennent à ne pas nous étonner des
difficultés que prétendirent soulever les délégués de
l'Allemagne pour signer le traité de paix. Il y a
là une véritable tradition de la diplomatie prus-
sienne. — Léon ABKNSoiir..
Roll (Alfred-Philippe), peintre français, né à
Paris le r" mars 1846.^ Il est mort dans la même ville
le 26 octobre 1919. Elevé dans le faubourg Saint-
Antoine, le quartier par excellence de l'ébénisterie et
de l'art décoratif, Roll débuta comme décorateur. Il
entra ensuite à l'Ecole des beaux-arts dans l'atelier
Gérome, puis travailla dans l'atelier particulier de
Bonnat. Après avoir voyagé en Belgique, en Hol-
lande et en Allemagne et y avoir pris le goût des
vieux et robustes maîtres flamands, Rubens et jordaens
en tête, Roll débuta au Salon des Artistes français
en 1870, avec les Environs de Baccarat et le Soir.
En 1892, il envoyait un Fuyard blessé; en 1873, une
Bacchante; en 1874, des motifs emprentés à Don
Juan et Haydée. Une troisième médaille récompen-
sait, en 1875, son Haltelà!, aujourd'hui au musée
de Versailles.
Les grands traits de la personnalité de Roll com-
mençaient à se dégager. La Bacchante indiquait son
amour des belles formes amples, les cavaliers du
Wa«e-ià .' dévoilaient son goût du mouvement, son
sens de la présen-
tation frappante,
sa puissance
d'exécution. Le
succès de cette
toile fut vif dans
le public; elle
n'est pas oubliée.
L a Chasseresse ,
en 1877, affir-
mait les quali-
tés robustes de
l'auteur de la
Bacchante; les
Inondations de
Toulouse inaugu-
raient sa série de
grandes compo-
sitions, dont les
sujets , emprun-
tés aux éléments
contemporains,
se plaçaient dans
un décor de plein air. Il y a, dans cette œuvre
qui valut à l'auteur une première médaille et que
conserve le musée du Havre, un remarquable effet
dramatique. Dès lors, les œuvres allaient suivre,
nombreuses. Les unes sont empruntées à l'aspect des
foules, les autres à la vie plébéienne; d'autres, enfin,
cherchent dans la nudité païenne ou le déshabillé
moderne le prétexte de riches fêtes charnelles.
La Fête de Silène (1879) est une de ces scènes
antiques et modernes tout à la fois. Une ronde de
jeunes femmes nues entoure le vieux buveur, juché sur
un âne. Toutes ces jolies formes en mouvement sont
dessinées et brossées avec une dextérité rare, et le
ventre ou la trogne de Silène ne le cèdent en rien,
en ampleur et en rougeoiement, aux ventres et aux
trognes des Silènes de Jacob Jordaens. Pareil sujet
devait plaire, d'ailleurs, aux descendants de ce der-
nier. La toile a été acquise par le musée de Gand.
L'année suivante, Roll allait surprendre ses admi-
rateurs par une scène contemporaine d'un accent
tout nouveau : la Grève des mineurs. Composition
ample et mouvementée, types caractéristiques d'ou-
vriers et de jolies femmes du peuple caressant leurs
enfants, effet remarquable de la lumière, presque
tout ce que recherche l'artiste est réuni là. L'imprévu
du sujet imposait l'attention; la puissance du dessin
forçait l'admiration. Mais, par surcroit, Roll se mon-
trait délibérément peintre de plein air. Sans doute,
il se souvenait de Courbet, de l'Enterrement à Ornans
aussi bien que des Casseurs de pierre; mais Courbet
reste généralement peu sensible aux effets de la
lumière extérieure; il n'en devine le charme que
dans quelques paysages ou dans les Demoiselles des
bords de la Seine; Roll, plus délibérément, y donne
toute son attention. Les personnages de l'Enterre-
ment à Ornans sont encore dessinés en blanc et noir
et vus danr un jour d'atelier ; ceux de la Grève des mi-
neurs évoluent dans la vraie lumière diirecte du soleil.
Sans adhérer au mouvement impressionniste, Roll
n'en restait pas ignorant. Au moment où l'on protes-
tait contre les audaces apparentes de Monet et de
Renoir, il en faisait son profit. Il comptait ajouter à
ses volumes amples et bien établis ce charme des
couleurs diaprées qui fait le prix des plus délicates
toiles de Renoir. De 1875 à 1880, celui-ci avait
1
I
Alf. IloU. (Phot. Manuel.)
N' 155- Janvier 1920.
peint ses œuvres les plus significatives. Le Moulin
delà Galette du Luxembourg est de 1876; la Gre-
nouillère, les Grands Boulevards datent à peu près
des mêmes années. Que Roll ait vu ces toiles et
qu'il en ait retenu certains effets, c'est ce que montre
clairement la Grève des mineurs du musée de Valen-
ciennes et, mieux encore, peut-être, le Quatorze-
Juillet (ou le Centenaire) du musée de Versailles.
Dans cette énorme toile, Roll a su allier l'unité à la
diversité. Tous les personnages agissent, marchent,
crient, lèvent les mains et, pourtant, tout ce désordre
prend dans la lumière une harmonie certaine. Les
jolis tons froids du matin, les tons bleutés des ombres
s'accordent entièrement. Ce sujet de fête se prête
mieux h une atmosphère de joie que la Grève des
iiiituiirs. Quand la peinture se veut claire, agréable
et pleine de notes chantante?, elle s'accor'lc mal avec
LAROUSSE MENSUEL
comme sujet de son envoi au Salon de 1885. Cette
grande toile, envoyée depuis au musée de Cognac,
est l'une de celles qui représentent le mieux le talent
de Roll. Il s'y montre entièrement personnel dans
l'inspiration et la composition. Les tailleurs de pierre
du premier plan, les ouvriers juchés sur les échafau-
dages, c'était là un sujet jusqu'alors dédaigné.
L'artiste en a tiré, tout au contraire, le meilleur parti.
Il nous fait aimer cette scène coutumière de la vie
des villes d'aujourd'hui, et il en tire un élément de
beauté inaccoutumé. On sent bien tout ce qu'un
Henri Martin devra plus tard à ce premier pas dans
une voie nouvelle.
Parallèlement à ces grandes compositions, Roll
étudie les types du peuple. C'est Roubey, cimentier
(1884); c'est Manda Lamétrie, fermière {1888); c'est
le Vieux carrier avrc «n pplle et sa brouette (1889,
r
tout ce que la vie peut comporter de tristesses et de
découragements.
Entre temps, Roll s'était fait portraitiste. Il avait
débuté dans ce genre en 1878 avec un Jules Simon;
les effigies de Jane Hading, Damoye le paysagiste,
Coquelin Cadet, Yves Guyot, Antonin Proust sui-
virent. Plus tard, encore, il revint au portrait avec un
Alexandre Dumas fils {i8g6), un Roche/ort (1897), un
Léon Bourgeois {1913). Roll y allie l'ampleur de la
forme à la vérité des physionomies ; sans être un
caractériste aigu, il se montre, du moins, exact et
sincère. Il place souvent son personnage en plein air,
dans un décor approprié, et cela donne à ses œuvres
un agrément particulier. A ce point de vue, le por-
trait à'Alphand (1889) est un des plus réussis. L'an-
cien directeur des travaux de Paris est représenté
dans un chantier de construction, en tenue familière,
malgré le haut de forme d'un port courant à l'époque.
Il tient en main quelques feuillets, détails de plan
sans doute. Tout cela est brossé largement, par un
exécutant sûr de lui-même. La ressemblance est
entière et le vérisme d'une pareille toile fort attrayant.
Roll trouvait Jà tout à la fois une figure de carac-
tère, un sujet de plein air et ce décor du travail
moderne dont il se voulait le traducteur attitré.
Ce peintre des types populaires fut aussi le por-
traitiste des grands de l'époque, voire du tsar
Nicolas IL Roll alla à Pétersbourg et y fut témoin
d'un dramatique incident. Un jour, le souverain et
sa suite se promenaient dans le parc. Un jardinier
s'avança vers l'auguste personnage en lui tendant un
papier. Mais, avant que le malheureux eût pu s'ap-
procher, un coup de feu avait été tiré et le pauvre
suppliant abattu à terre. Un officier, fidèle à la consi-
gne, avait tué l'homme qui essayait d'approcher de
l'empereur. Roll prétexta un malaise et se retira. On
ne le revit plus dans le parc et, dès que le portrait
fut terminé, il s'empressa de regagner Paris.
Cet incident devait, en effet, plus particulièrement
frapper un homme qui accordait toute sa sympathie
au monde du travail, qui choisissait /« Travail même
u de Holl (IDll).
musée de Bordeaux); c'est la Femme Ragard (1894)
ou Louise Cattel, nourrice ou les Ouvriers de la terre.
Autant d'œuvres qui font pendant à des portraits
comme celui A'Alphand. Les personnages y sont vus
dans leur milieu, avec leurs caractéristiques profes-
sionnelles, et dressés devant nous en toute vérité. Il
y a là une galerie qui, toutes proportions gardées,
sera aussi révélatrice pour nos descendants que les
toiles de nos grands maîtres français du xvii« siècle,
des Le Nain. Roll, aussi, est le peintre des petites
gens, et il l'est avec un brio et une puissance remar-
quables.
En 1887, l'artiste revint au sujet qui lui avait valu
son premier franc succès, à un sujet de guerre, avec
la Marche en avant. Il exposa encore au Salon des
Artistes français : Au trot (1888), En été et l'Enfant au
taureau (1889). Puis il fut, avec Meissonier et Puvis
de Chavannes, parmi les dissidents qui fondèrent la
Société nationale des beaux-arts. En 1893, il y envoya
son immense toile du Centenaire, aujourd'hui à Ver-
sailles, nouvelle variation sur le thème des mouve-
ments de foules et des effets de soleil. Le souci de
l'ensemble ne lui fait, d'ailleurs, pas négliger les détails.
On reconnaît, au milieu de tous ces personnages, quel-
ques contemporains notoires : G. Leygues, Spuller,
Larroumet, Constans, Fallières, Freycinet, Méline,
Carnot, Félix Faure, Casimir-Perier, pour ne citer
que ceux-là. Une autre œuvre de même tendance, des-
tinée, elle aussi, aumusée deVersailles,suiviteni899:
la Pose de la première pierre du pont Alexandre-llI.
Des toiles de cette importance l'avaient indiqué
comme un décorateur prédestiné de grandes surfaces ;
la Ville de Paris lui commanda deux panneaux : les
Joies de la vie (1895), Art, Mouvement et Travail
(1905). Là, Roll est tout à fait à son aise. Ce qui a
fait son étemelle préoccupation lui sert précisément
de motif. Car ce peintre est un peintre de tout ce
qui est vivant, mouvementé, lumineux et gai. Il y a,
dans son œuvre, une florissante santé. L'alxjndance
de l'inspiration s'allie à la facilité de l'exécution, la
générosité des empâtements à la fraîcheur des tons.
27
Après 1900, pourtant, cette fraîchetir tourne q«el-
quefois à la fadeur; l'œil a perdu sa jeunesse et sa
délicatesse ; les tons lumineux deviennent un peu
crayeux. Néanmoins, on retiendra encore de belles
toiles : les Troyens à Carthage (1904), le Dragon
de si belle allure (1906), la Caresse de soleil (1907),
Vers Ut Nature, Pour l'humanité (1908), Journée d'été
et le Libérateur José de San Martin, modèle de tapis-
serie pour les Gobelins (1911), la Femme en blanc et
les Chevaux affrontés (1912), Poésie et Drame, pla-
fond pour le Petit-Palais.
Alfred Roll continue la tradition réaliste. Il y
allie un goût du coloris clair, qui est bien français. Il
aime les beaux mouvements : ceux d'un corps bumain
dans sa nudité ensoleillée, comme ceux d'un bel ani-
mal, comme ceux d'une foule ; il se tourne vers tous
ses frères en humanité et leur montre combien la vie
peut être ennoblie; il découvre la beauté propre du
travail ; il fait partout circuler la lumière, et la joie
avec elle. Sa production si aisée, si opulente, est
pleine de jolies figures, de jeunes femmes penchées
sur leurs enfants, de types laborieux, de gestes de
bonheur. Pour toutes ces raisons, on peut espérer
que l'œuvre sera, longtemps encore, regardée avec
sympathie et que le nom de RoU ne sera pas
oublié. — Triilan LicUnl.
sasle {zt — de sasya, nom indigène de cet oiseau,
dans leNépaul) n. f. Genre d'oiseaux de la famille des
picidés et du groupe des pics de petite taille.
— Encvcl. Ces oiseaux diffèrent des autres petits
pics du genre picumnus par leur coloration, parce
qu'ils ont un large espace nu autour des yeux, qu'ils
ont une queue très courte et qu'ils sont dépourvus du
premier (interne) orteil, ce qui est compensé par un
grand développement des autres doigts et de leurs
griffes. Ce genre comprend trois espèces : l'une
habitant l'Inde, les deux autres la péninsule malaise
et l'Insulinde.
La sasie abnorme (sasia abnormis) a le front jaune
chez le mâle, roux chez la femelle; la calotte, la
nuque, le dos et les ailes sont d'un vert olive, passant
au jaune ocre sur les
couvertures supé-
rieures de la queue.
Toutes les parties
inférieures du corps,
du menton aux tec-
trices sous-caudales ,
sont d'un rouge
ocreux, avec quel-
ques plumes jaune
d'or sur la poitrine ;
la queue est courte
et noire, les épaules
foncées, le trait sour-
ciller roux ocreux.
Le bec est couleur
de plomb, mais de-
vient jaunâtre à la
base de la mandi-
bule inférieure ; l'iris
est brun pâle ; le
cercle nu autour des
yeux est d'un cra-
moisi terne, et les
pieds sont d'un rouge
pâle. Ce petit pic n'a
que 8 centimètres de longueur totale. II habite la
presqu'île de Malacca et les îles de Sumatra, de Nias
et de Bornéo.
La sasie ocreuse {sasia ochracea), qui vit dans le
Népaul, le Sikkim, l'Assam et la Birmanie, est de
taille un peu plus forte {fi'^^.i) que la précédente, mais
en diffère surtout par un trait sourciller blanc très
net, s'étendant en arrière de l'œil, et par la couleur de
la nuque et du dos, qui est teintée de roux.
La sasie d'Everett l^sasia Everelti), qui habite le
nord-ouest de Bornéo, à l'inverse des deux espèces
précédentes, a les parties inférieures, la tête et la
nuque, d'une couleur olive foncée, mais elle est plus
claire en dessus.
Ces petits pics vivent ordinairement solitaires ou
par paires dans les forêts; ils fréquentent les fourrés,
les bambous et, comme les vivics, ils décèlent sou-
vent leur présence par les coups qu'ils frappent contre
les arbres et les bambous. Ils vivent d'insectes divers,
mais surtout de coléoptères. Dans les montagnes de
l'Himalaya, ils pondent leurs œufs, qui sont blancs,
en juin et juillet, dans le trou d'un tronc d'arbre, par-
fois dans un bambou. — A. MiisêoAux.
Tallhade fLattroU-Bemard-Paul-Marie-
Alexandre-Charles), poète et littérateur français, né
le 16 avril 1854 à Tarbes (Hautes-Pyrénées). Il
est mort, le 2 novembre 1919, à Combs-la-Ville
(Seine-et-Marne). Il a conté lui-même que sa fa-
mille, originaire du versant espagnol des Pyrénées,
s'était établie, au xiv« siècle, au hameau de Capvem
(Hautes-Pyrénées). C'était un lignage de terriens
sans ambition, dont t les fils, tabellions, magistrats
ou médecins, quittèrent la glèbe paternelle et, vers
la moitié du xvni» siècle, accédèrent à la bour-
geoisie .. Le grand-père de Laurent Tailhade était
notaire à Lannemezan; son père, président da tritu-
S*ùe mbDonne.
Laurent Taîlhade. (Pbot. Manuel.)
28
nal civil de Tarbes. Il semblait que lui-même dût
perpétuer cette tradition bourgeoise et en consacrer
même l'orthodoxie. On le destinait, paraît-il, à la
prêtrise et cette assertion, souvent répétée, n'a jamais
reçu de Tailhade le moindre démenti ; cependant il
s'affranchit bien vite de toute croyance, en conservant
néanmoins de sa première éducation une empreinte,
qui non seulement transparaît assez souvent dans
son œuvre, mais s'attesta encore aussi bien dans
ses intermittents retours à la foi catholique que
dans ses violentes déclamations contre le clergé.
Ces attitudes contradictoires ne turent, au fond,
que les réactions diverses d'un même sentiment
initial.
Vers 1883, Laurent Tailhade vint à Paris et se
mêla aux jeunes écrivains du quartier Latin : Jean
Moréas, Maurice Barrés, Charles Morice, Stanislas
deGuaita.Ilétait
lui-même l'auteur
d'un recueil de
vers : le Jardin
des rêves , paru
en 1880 sous le
patronage de
Théodore de Ban-
ville. Le jeune
poète s'avérait,en
effet , disciple des
parnassiens, par
son culte du mot
rare et coloré,
son souci de la
cadence pleine et
son goût pour les
poèmes à forme
fixe. On trouvait,
cependant , déjà
dans ce recueil
des pièces d'une
inspiration intime et d'une forme plus fluide ,
où Th. de Banville découvrait quelque chose de
l'harmonie et du charme virgiliens. La Porte de
l'église peut être comptée parmi les plus délicates :
La porte de l'église est pour toujours fermée,
Mignonne ; nos baisers ne s'y cacheront plus,
Comme des nids d'oiseaux furtifs sous la ramée ;
De nos belles amours les derniers vers sont lus.
Tu ne me diras plus ces mots tant doux que l'ombre
Amicale faisait vibrer parmi les soirs,
Et qui montaient, unis à travers la nef sombre
Au mystique parfum tombé des encensoirs
Dans la suite, Laurent Tailhade devait évoluer
vers le symbolisme, en restant, toutefois, fidèle à la
technique parnassienne. Cette tendance nouvelle se
marquait dans un nouveau recueil : Vitraux, paru
en 1891. Le poète promenait ses rêves, empreints
d'un mysticisme un peu baudelairien, parmi l'or
éteint des chapes, les émaux ternis des reli-
quaires, « l'orgueil obituaire des châsses » ou
la blanche féerie des fêtes-Dieu. Ses psaumes d'a-
mour avaient des douceurs d'oraisons latines et, dans
ses vers, que traversaient des frémissements de bro-
cart et des chatoiements de pierreries, revivait toute
la somptuosité du décor liturgique:
L'orgue, éployant le vol clair des antiphonaires,
le maître-autel rayonnant, et le grand ostensoir qui.
Au milieu des flambeaux, des fleurs et des cantiques.
Sur les diacres chapes d'épaisses dalmatiques.
Sur le prêtre éperdu dans sa chasuble d'or.
Semble un soleil couchant qui sous les flots s'endort.
Ailleurs, le poète s'essayait à la poésie ingénue des
séquentiaires (Introït) ou s'attardait à dépeindre une
figure de vierge :
Et, calme, en attendant le Dieu promis, sans trêve,
Morte pour le désir avant d'avoir aimé.
Sur les vitraux dorés, vous lisez votre rêve,
Et votre cœur s'endort comme un jardin fermé.
Sous le rapport de la forme, le vers de Tailhade
gardait la même frappe vigoureuse et nette. Seules,
quelques pièces, comme Funerei flores, où
Les nostalgiques citronniers aux feuilles blêmes
S'étiolent et leurs parfums, avec ennui.
Meurent dans les jardins peuplés de chrysanthèmes,
montraient une volonté de briser le rythme, de lui
donner une souplesse plus musicale. En 1907, le
Jardin des rêves et Vitraux furent réunis sous le titre
de Poèmes élégiaques et rappelèrent, à une époque
où Tailhade apparaissait surtout comme un fougueux
polémiste, quel délicat poète il avait été à ses débuts.
De bonne heure, en effet, après avoir rêvé de vivre
Pareil à ces dompteurs sublimes,
Qui, dédaignant la terre et ses plus fières cimes.
Font cabrer en plein ciel leurs féroces chevaux,
Laurent Tailhade avait déserté les sphères de la
poésie pure et s'était transporté Au Pays du mufle
(1891), pour en flageller les laideurs. Avec une tru-
culence très romantique, il fonçaii. sur le « bour-
geois », s'en prenait à tout et à tous, désignait nom-
mément ses victimes et s'imposait à ceux mêmes
que ne retenait pas l'attrait du scandale, par une
étourdissante jonglerie de mots et de rimes. Le livre
fit grand bruit à l'époque et valut à son auteur une
notoriété soudaine, auprès d'un public un peu effaré
LAROUSSE MENSUEL
par ses audaces. Certes, quelques violences décla-
matoires, quelques crudités d'expression pouvaient
faire illusion ; par exemple, cette apostrophe :
Croutelevés et marmiteux
De Nevers, de Chartre et de Tulle,
Spatalocinèdes miteux.
Couverts de gale et de pustule,
Ce bourgeois qui récapitule
— Etant ladre, mais folichon —
Le quantum de votre sportule.
C'est de la viande de c
Mais, même en ces passages, la recherche savante
des vocables décèle tout le factice de cette indigna-
tion. Le plus souvent, d'ailleurs, le poète ne cache
pas son sourire et son intention parodique :
Si tu veux, prenons un fiacre,
Vert comme un chant de hautbois ;
Nous ferons le simulacre
Des gens urf qui vont au bois.
Les taillis sont pleins de sources
Fraîches sous les parasols ;
Viens, nous risquerons aux courses
Quelques pièces de cent sols
A la même veine appartiennent de petits tableaux,
où le parnassien reparait sous l'ironiste ; ainsi, ce
Dîner champêtre :
Entre les sièges, où des garçons volontaires
Entassent leurs chalands parmi les boulingrins,
La famille Feyssard, avec des airs sereins.
Discute longuement les tables solitaires.
La demoiselle a mis un chapeau rouge vif.
Dont s'honore le bon faiseur de la commune.
Et madame Feyssard — un peu liommasse et brune —
Porte une robe loutre avec des reflets d'if.
Enfin, ils sont assis ! Et le père commande
Des écrevisses, du potage au lait d'amande,
Toutes choses dont il rêvait depuis longtemps.
Et, dans le ciel couleur de turquoises fanées,
Il voit les songes bleus qu'en ses esprits flottants
A fait naître l'oJeur des truites saumonées.
Au fond, il y a dans le Pays du mufle plus d'iro-
nie que de vraie colère, plus de fantaisie que de
méchanceté. L'alliance de deux veines poétiques si
différentes formait déjà à elle seule un plaisant
contraste. C'est ce que traduisait, à l'époque, l'humo-
riste Ch. Toché, dans un amusant Projet de vitrail,
où il symbolisait l'archiépiscopat de Laurent Tail-
hade menant en laisse l'abominable mufle.
Tailhade se prenait-il lui-même au sérieux ? « Je
suis, disait-il, un homme du monde qui fait des
vers, comme d'autres font de l'équitation. La litté-
rature, c'est une bague à mon doigt ». D'abord
dilettante du mysticisme, il avait pris, également
par dilettantisme — c'était alors, ne l'oublions pas,
l'âge d'or du genre « rosse » — • cette attitude de
révolté, qui convenait à son tempérament frondeur
et foncièrement aristocrate. Aussi ne manquait-il
aucune occasion de l'affirmer, soit dans ses confé-
rences au théâtre de l'Œuvre, qui soulevaient de
véritables tempêtes, soit à propos de l'attentat de
l'anarchiste Vaillant au Palais-Bourbon (déc. 1893),
qui lui suggéra la fameuse phrase : « Qu'importent
les vagues humanités, si le geste est beau ! » Cette
boutade malheureuse avait été lancée, le soir mêrat
de l'attentat au cours d'un banquet de la Plume.
En vain Tailhade s'e£força-t-il de préciser ensuite
sa pensée d'expliquer — non sans subtilité — qu'il
avait seulement voulu « indiquer par là que, pour
des contemplatifs, les désastres de ce genre ne sau-
raient offrir d'intérêt en dehors de la beauté qui par-
fois s'en dégage ». Le mot, recueilli par un journa-
liste, avait été répandu, colporté, déformé; rien,
désormais, ne put entamer la légende qui s'était
créée autour de Tailhade, devenu pour tous l'apolo'-
giste de l'anarchie.
Moins de quatre mois plus tard, le 4 avril 1894,
il était lui-même victime d'un de ces « gestes » dont
il avait imprudemment loué la beauté : il fut griè-
vement blessé lors de l'attentat du restaurant Foyot
et y perdit l'œil droit. Ce fait divers comportait
trop de douloureuse ironie pour que le public n'en
fût point frappé. La notoriété de Tailhade s'accrut
de tout le bruit fait autour de cet exploit anarchiste.
Quant à lui, venu à l'anarchie par dilettantisme, il
y demeura par coquetterie et par souci d'élégance.
Dès lors, il se jeta dans les luttes de la politique : le
rêveur fit place au polémiste, le journaliste se substi-
tua au poète; soit sous son nom, soit sous des pseudo-
nymes: «domjunipérien», « Patte- Velue», «Tybalt»,
il donna, dans des revues et des journaux d'opinions
diverses, des chroniques d'une verve brillante, que le
moindre objet alimentait. Tout lui était prétexte à
vitupérations et à diatribes; nul n'échappait à ses
attaques et à ses mots cruels : ni ses amis de la veille,
Barrés, dont la froideur va jusqu'aux humeurs froides,
ni ses maîtres d'hier : Leconte de Lisie, a ce biblio-
thécaire, pasteur d'éléphants ». Il s'attira de mul-
tiples duels — de juin à septembre 1895, il se battit
cinq fois — et déchaîna même chez les étudiants
une colère qui faillit tourner à l'émeute. Quand
éclata l'affaire Dreyfus, il batailla aux premiers
rangs de la phalange dreyfusienne et stigmatisa ses
adversaires dans deux volumes, dont les titres disent
assez : A travers les Grouins (1899), Imbéciles eu
Gredins (1900).
«• 155. J&nvier 1920-
Ses violences de plume ne lui attirèrent pas seu-
lement des inimitiés personnelles, elles l'exposèrent
parfois aux rigueurs des lois. Ainsi fut-il, en 1901,
condamné à un an de prison, pour avoir, à l'occa-
sion du voyage de Nicolas II en France, publié dans
le « Libertaire » un article : le Triomphe de la domesti-
cité, où il souhaitait qu'il se trouvât un homme
« pour frapper au cœur la canaille triomphante :
tsar, président, ministres, officiers et les clergés in-
fâmes... ». Il n'en continua pas moins, jusqu'au
seuil même de la mort, son œuvre de polémiste.
Elle est éparse dans nombre de journaux, tels que
r o Echo de Paris », qui accueillit longtemps les Corn-
méragesàeTyba\t, «la Petite République», «l'Aurore»,
« l'Action », et plus récemment « l'Avenir» et « l'Œuvre » ,
où Tailhade a fait un moment la critique littéraire.
Ses articles, pleins de mouvement et souvent
même de lyrisme, ont gardé, en dépit du temps, le
frémissement de la vie. En relisant ceux que Tailhade
a rassemblés dans divers volumes : la Touffe de
sauge {1901), Lettres jamilières (1904), Pages choisies
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Luiu-cnt Tailhade.
Fuc-similé d'un projet de vitrail, fiar Cliai-lcs Tuché.
(1912), les Commérages de Tybalt (1916), les Livres
et les Hommes (igiS), on découvre nettement le
triple aspect de son tempérament, où s'alliaient le
poète, le polémiste et l'humaniste. Du poète qu'il
avait été à ses débuts, Tailhade garda toujours la
facilité harmonieuse et abondante, ainsi que l'amour
du verbe. On sent qu'il avait une joie réelle à ma-
nier les mots, à les agencer, à faire revivre les
vocables désuets, à en forger de nouveaux (certains
sont d'une heureuse venue, comme génuflecter,
nasiférer, par analogie avec vociférer, etc.). Ce ne
fut pas toujours sans affectation, et certaines de ses
pages trahissent l'effort. Cependant, jusque dans ses
pires violences, Tailhade ne perdit jamais le respect
de la langue, et l'on peut même se demander s'il ne
cultiva pas l'invective parce qu'il y trouvait surtout
l'occasion d'y prodiguer les richesses toujours renou-
velées de son vocabulaire.
L'érudit qui était en lui trouvait, d'ailleurs, à ce
jeu une satisfaction propre. N'est-ce point parmi
les humanistes de la Renaissance, ceux qu'on a jus-
tement nommés les « gladiateurs des lettres » , que l'on
rencontre les polémistes les plus violents ? Laurent
Tailhade les rappelle par plus d'un point. Aux
heures les plus agitées de sa carrière, il se ménagea
toujours des loisirs, qu'il mit au service des lettres
pures. En 1902, il transposa le Satiricon de Pétrone
en une langue volontairement archaïque, qui retient
toute la saveur du texte latin. Sa traduction de
Trois Comédies de Plaute (1905) n'est pas moins
heureuse, ainsi que la Farce de la marmite, qui fut
jouée avec succès à l'Odéon {1907).
Ces qualités de lettré délicat, dont la culture raf-
finée s'atteste encore dans des ouvrages tels que
Terre Latine (1898), la Corne et l'Epéc (1908), le
Troupeau d'ArisIée (if)o8), un Monde qui finit (1910),
feront pardonner à Laurent Tailhade les outrances
et, parfois même, les égarements de sa pensée. Poète
habile, rhéteur véhément, adroit assembleur de
mots, il possédait un beau tempérament d'écri-
vain ; il ne lui a manqué que de savoir le contenir et
le discipliner. — J. Darouik. 7-
Paris, Imprimerie Larousse (Moreau, Auge, OiHon et Ci<),
17, rue MoDtpai-nasie. — Le Gérant : L. Oroslbt.
FAUCHEB.-Ciu'birv-
N" 156. — Février 1920
A-bordage. Dr. mar. La diversité des légis-
lations sur les règles de responsabilité en matière
d'abordage était la source de conflits juridiques in-
ternationaux, auxquels la convention de Bruxelles
du 23 septembre 1910, signée par vingt-quatre Etats,
a eu pour but de mettre fin. En conséquence, les
articles 407 et 436 de notre code de commerce ont
été modifiés par la loi du 15 juillet 1915.
Ces règles de responsabilité sont applicables
lorsque l'accident résulte de la faute d'un pilote,
même d'un pilote obligatoire.
L'ancien article 407 n'avait en vue que l'abordage
maritime, l'abordage fluvial restant sous le régime
du droit commun quant aux dommages éprouvés.
Le nouvel article 407 régit aussi bien les collisions
entre navires de mer que les collisions entre bâtiments
de navigation intérieure.
Abordage fortuit. Si l'abordage est fortuit ou dû
à un cas de force majeure, chaque propriétaire sup-
porte le dommage éprouvé par son bâtiment. L'abor-
dage douteux (c'est-à-dire celui dans lequel oa ne
peut établir les causes de l'accident, ni savoir quel
est le navire responsable) est assimilé à l'abordage
fortuit, alors que, précédemment, le donmiage était
réparé à frais communs et la dépense répartie en-
suite par moitié. Le code de commerce néerlandais
admet une charge exceptionnelle pour le navire
abordeur faisant route, quand le navire abordé était
au mouillage : cette aggravation n'a pas été retenue
par le nouvel article 407, d'accord sur ce point avec
le code de commerce allemand. Il n y a pas à dis-
tinguer le cas où les navires sont au mouillage au
moment de la collision.
Abordage fautif. Si l'abordage est causé par la
faute de l'un des navires, la responsabilité civile ciu
dommage incombe au propriétaire du navire dont le
capitaine est en faute.
Faute commune. S'il y a faute commune, la res-
ponsabilité est répartie proportionnellement à la
gravité des fautes commises et, lorsque la propor-
tion ne peut être établie, la responsabilité est par-
tagée exactement par moitié. Mais, au point de vue
de l'action à exercer par les tiers lésés, c'est-à-dire
les chargeurs, les passagers ou leurs ayants cause,
la loi distingue entre les dommages corporels,
« causés par mort ou blessxures », et les dommages
matériels. Pour les premiers, elle admet la respon-
sabilité solidaire des navires entrés en collision :
c'est le droit commun en matière de responsabilité
délictuelle ou quasi délictuelle; pour les seconds,
elle écarte une solidarité de nature à créer une
situation par trop rigoureuse à l'armateur qui, ayant
payé plus que sa part, serait exposé à voir son
recours se heurter à l'insolvabilité de l'autre arma-
teur ou à l'abandon du navire et du fret, ou qui,
par l'exercice du recours, perdrait le bénéfice des
clauses de non-responsabilité insérées dans le
connaissement.
Pour prévenir toute contestation, la loi déclare
expressément que, même lorsqu'il n'y a pas eu abor-
dage proprement dit, il est dû, conformément aux
règles ci-dessus exposées, réparation des dommages
causés soit par exécution ou omission de ma-
nœuvre, soit par inobservation du règlement, aux
personnes ou aux choses qui se trouvaient à bord.
Mais ces règles ne s'appliquent pas à la réparation
des dommages causés par le navire aux ouvrages
fixes (jetées, estacades, écluses, etc.).
Compétence. Le demandeur peut, à son gré,
donner assignation : soit devant le tribunal du do-
micile du défendeur, soit devant le tribunal du port
français où l'un des deux navires s'est réfugié en
premier lieu, soit, enfin, devant le tribunal dans le
ressort duquel l'abordage s'est produit, si l'événe-
ment est survenu dans la limite des eaux soumises
à la juridiction française.
Prescription. Les actions en indemnité pour dom-
mages aux personnes ou aux biens sont prescrites après
deux ans à dater du jour de l'accident. Le recours de
l'armateur qui a payé au delà sa part est prescrit
après un an à dater du jour du payement.
Ces délais ne commencent pas à courir quand le
navire défendeur n'a pu être saisi dans les eaux ter-
ritoriales françaises. — Mai Leorinu.
A-cadémle des sciences. — Election de
H. Andoyer. Le 30 juin 1919, l'Académie a procédé,
par la voie du scrutin, à l'élection d'un membre
de la section d'astronomie, en remplacement de
Ch. Wolf, décédé. Au premier tour de scrutin, le
nombre des votants étant de 53, H. Andoyer, pro-
fesseur d'astronomie à la Faculté des sciences dé
l'Université de Paris, a obtenu 32 suffrages et a été
proclamé élu. (V. l'art, suiv.)
Andoyer (Marie-H«nr») mathématicien et as-
tronome français, né à Paris le 1°' octobre 1862.
Après avoir fait ses études élémentaires à Paris, au
lycée Saint-Louis, il fut admis à l'Ecole normale
supérieure en 1881. A sa sortie, en 1884, il était
nommé chargé de conférences, puis maître de confé-
rences à la Faculté des sciences de Toulouse et, en
même temps, aide-astronome, puis astronome adjoint
à l'Observatoire de cette même ville. En 1892, '
H. Andoyer était appelé comme maître de confé-
rences à la Faculté des sciences de Paris; en 1902, il
devenait professeur adjoint. Enfin, en 1903, il obte-
nait la chaire d'astronomie, qu'il occupe encore au-
jourd'hui.
Les travaux de H. Andoyer se rapportent presque
exclusivement à la mécanique céleste. On lui doit
aussi un certain nombre de travaux d'observatoire :
de 1884 à 1889, à l'Observatoire de Toulouse, il fit
de nombreuses observations relatives aux satellites
de Jupiter et de Saturne, aux comètes et petites pla-
nètes et, en particulier, il a calculé les éléments de la
planète 246 Borelly. En 1889, à la suite du congrès
international d'astrophotographie céleste, il avait été
chargé, dans le même Observatoire, de l'organisation
du service de photographie céleste ; il fit toutes les
installations nécessaires et commença à établir la col-
lection des clichés. En 1907, il fut délégué par la Fa-
culté des sciences et le conseil de l'Université de Paris
pour observer l'éclipsé totale de soleil du 30 août ;
il s'installa à El-jVrrouch, à 32 kilomètres de Philip-
peville, en Algérie, et, favorisé par un temps superbe,
il rapporta, de cette mission, de très intéressants
LAROUSSE MENSUEL. — V.
l — S4
Henri Andoyer. {Phot. ManiiPl.)
30
clichés de la couronne, des protubérances et des
grains de Bailey.
En 1886, H. Andoyer avait passé sa thèse de
doctorat es sciences avec un important travail sur
la Théorie des orbites intermédiaires ; il simplifia la
méthode de Gykièn et détermina avec une rapide
approximation l'orbite intermédiaire de la Lune. Ce
fut le point de départ d'importants travaux, qu'il fit
par la suite sur la théorie de la Lune. Les nom-
breuses notes qu'il a publiées sur ce sujet se trou-
vent résumées dans trois communiqués parus aux
« Comptes rendus de l'Académie des sciences » , en 1 900
et 1902 ; il a montré que Delaunay, dans ses admi-
rables travaux relatifs au mouvement de la Lune,
avait donné des résultats inexacts dans les calculs des
termes supplémentaires du 8" et du 9» ordre, et il en-
treprit la revision de ce travail en s'occupant d'abord
de la longitude,
puis du rayon
vecteur, enfin des
inégalités paral-
lactiques et de
l'excentricité.
Dans un opuscule
de la collection
« Scientia », inti-
tulé 7"Aéor»e(i« /a
Lune, H . Andoyer
a expliqué com-
ment on peut étu-
dier le mouve-
ment de la Lune
autour de laTerre
en tenant compte
de toutes les cau-
ses de pertuiba-
tion, et il a cal-
culé les inégalités
de longitude, de
latitude et de rayon vecteur jusqu'au 4" ordre de pe-
titesse. Parmi ses autres travaux d'astronomie ma-
thématique et de mécanique céleste, citons sa note :
Contribution à ta théorie des petites planètes dont le
moyen mouvement est sensiblement double de celui de
Jupiter (« Bull.astron. », 1903), travail qui rentre dans
sa théorie des orbites interméaiaires ; son mémoire Sur
les formules générales de la mécanique céleste ( 0 An-
nales de la Faculté des sciences de Toulouse », 1890),
dans lequel il expose une nouvelle méthode générale
d'intégration des différents problèmes de la mécanique
céleste. Citons encore ses mémoires Sur l'exten-
sion que Von peut donner au théorème de Poisson,
relatif à l'invariabilité des grands axes ( « Annales de
l'Observatoirede Paris » , 1896) et sur le Calcul des éîwa-
tionsdeperturbations{iiBu\\.astTon.i>,i<)02); Sur l'ano-
malie excentrique et V anomalie vraie comme éléments
canoniques du mouvement elliptique d'après T. Levi-
Ctf ite c/ G. -IF. HîW(« Bull.astron.», igi-^) ; Sur les pro-
blèmes fondamentaux de la mécanique céleste ( «Bull,
astron.», 1915) ; Surladéterminationd'uneorbiteképlé-
rienne par trois observations rapprochées ( « Bull,
astron.», 1917), résumé de leçons faites à laSorbonne
en 1916-1917; Formules et tables nouvelles, relatives
à t'élude du mouvement des comètes et à différents
problèmes delà tkéoriedesorbites{iiB\i\l.SLStTon.y:,igiS).
H. Andoyer a aussi donné d'intéressants résultats
sur le problème des n corps ; il a étudié l'équilibre
relatif et les solutions périodiques voisines des posi-
tions d'équilibre relatif (1906).
Dans le domaine de l'analyse et de la mécanique
rationnelle, outre de nombreuses notes relatives à
des questions d'enseignement, citons ses mémoires :
Sur la division algébrique appliquée aux polynômes
homogènes (1895); Sur la forme doublement quadra-
tique binaire et ses rapports avec la théorie des fonc-
tions elliptiques (1902) ; Calcul des différences et
interpolations, article rédigé pour l'édition française
de r « Encyclopédie des sciences mathématiques »
et paru en 1906 ; Sur la sommation des séries (1905) ;
Sur la réduction du problème des brachistochrones
aux équations canoniques (1885); Sur la dynamique
du point (1894); Sur une classe de fractions con-
tinues (1908).
En 19 10, H. Andoyer a été nommé membre du
Bureau des longitudes, en remplacement de Bouquet
de La Grye, et spécialement chargé de la rédaction
de la « Connaissance des temps ». Il a déjà apporté
dans cette publication de nombreux et utiles perfec-
tionnements. On y trouve aujourd'hui un tableau
général de toutes les constantes astronomiques, ta-
bleau qu'il a lui-même préparé et pour lequel il a
établi, sous forme analytique, l'ensemble des formules
de précision en partant des données numériques
fondamentales de Newcomb («Bull.astron.», 1911) ; il
a également, pjur le même ouvrage, calculé de nou-
velles tables de réfraction d'après la théorie de
Radau ; il a simplifié les méthodes de calcul pour
les éphémérides des quatre anciens satellites de
Jupiter {« Bull, astron.», 1915) et perfectionné les mé-
thodes classiques employées pour le calcul des éclipses
de soleil ( « Bull, astron. », 1916).
Citons, enfin, le grand travail entrepris par H. An-
doyer pour la construction et la publication de nou-
velles tables trigonométriques fondamentales. Depuis
LAROUSSE MENSUEL
longtemps, on avait reconnu, pour les calculs de plus
en plus précis de l'astronomie et aussi de la géodésie,
l'insuffisance des tables usuelles à sept décimales et,
d'autre part, on revient souvent à l'emploi, dans les
calculs, des valeurs naturelles des lignes trigonomé-
triques, procédé qui avait été abandonné après l'in-
vention des logarithmes ; ce sont, évidemment, ces
raisons qui ont engagé H. Andoyer à entreprendre
la publication de nouvelles tables permettant d'exé-
cuter des calculs de grande précision. Calculateur
habile et patient, il a mené à bien cet important
travail en quelques années ; il a publié : Nouvelles
tables trigonométriques fondamentales, contenant les
logarithmes de centième en centième du quadrant avec
dix-sept décimales, de neuf en neuf minutes avec
quinze décimales et de dix en dix secondes avec qua-
torze décimales (Paris, 191 1) ; Nouvelles tables trigono-
métriques fondamentales, contenant tes valeurs natu-
relles des lignes trigonométriques de centième en cen-
tième du quadrant avec vingt décimales, de neuf en
neuf minutes avec dix-sept décimales et de dix en dix
secondes avec quinze décimales (Paris, 1. 1", 1915 ; II,
1916, III, 1918).
Professeur remarquable, ayant le souci constant
de son enseignement, il a publié d'importants ou-
vrages classiques. Citons : Cours de géométrie (Paris,
1894, 8^ édit., 1910); Leçons de cosmographie avec
Tisserand (Paris 1895) ; Leçons élémentaires sur la
théorie des formes et ses applications géométriques
(Paris, 1898) ; Leçons sur ta théorie des formes et ta
géométrie analytique supérieure (Paris, 1900) [de ces
deux derniers volumes, le premier est destiné aux
candidats à l'agrégation des sciences mathématiques,
le second est plus complet; ils sont traités tous deux
surtout au point de vue des applications géométriques,
en laissant de côté les théories purement algébriques] ;
Cours d'astronomie de ta Faculté des sciences de Paris,
2 vol. (t. I". Astronomie théorique, Paris, 1906; t. IL
Astronomie pratique, Paris, 1908) [H. Andoyer étudie
dans le premier volume les mouvements célestes ap-
parents; on y trouve, entre autres, une intéressante
étude de la réfraction, pour les hauteurs inférieures
à 15°; dans le second volume, se trouvent décrits les
instruments et les méthodes d'observation] ;Fo»'mK;es
et tables nouvelles relatives d l'étude du mouvement
des comètes et à différents problèmes de ta théorie des
orbites (Paris, 1918), etc.
En récompense de ces travaux, Henri Andoyer a
été élu membre de l'Académie des sciences pour
la section d'astronomie, en remplacement de
Charles Wolf, le 30 juin 1919. (V. Académie des
SCIENCES.) O. BoucilENt.
Bertie (Francis, vicomte of Thames, lord), di-
plomate anglais, né à Londres le 17 août 1844, mort
dans cette même ville le 26 septembre 1919.
Second fils du deuxième comte d' Abingdon, Francis
Bertie fut élevé au collège d'Eton. A dix-neuf ans, il
passa l'examen qui lui permit d'entrer au Foreign
Office. Il y fit, remarque un journal anglais, un ap-
prentissage de près de quarante ans, avant d'obtenir
un poste d'ambassadeur. De 1863 à 1903, en effet,
son séjour dans les bureaux du ministère des affaires
étrangères est presque ininterrompu.
Secrétaire privé de R. Bourke (depuis lord Conne-
mara), sous-secrétaire d'Etat aux affaires étran-
gères, il figure parmi les secrétaires d'ambassade
envoyés par le gouvernement britannique au Con-
grès de Berlin. En i88i, il fut attaché à la mission
du duc de Fife, chargé d'investir le roi de Saxe de la
Jarretière, au nom de la reine Victoria.
Dans les bureaux de Downing Street, où il est
assistant-sous-secrétaire d'Etat pour les affaires étran-
gères, il se montre un diplomate suivant les tradi-
tions encore vivantes de lord Palmerston. Exact,
ponctuel, « direct », agissant beaucoup et parlant peu,
il accomplit au Foreign Office, au témoignage de ses
compatriotes, une excellente besogne. Son travail est
acharné, et il traite « à fond » les affaires. Il n'a, d'ail-
leurs, rien, tout d'abord, de la politesse académique
habituelle aux diplomates. Sa manière est rude,
tranchante ; elle lui vaut le surnom de « Bull », qui,
dit un de ses biographes, n'était pas pour lui déplaire.
Rapporteur du Comité des chemins de fer de l'Ou-
ganda (1896-1903), il a acquis une expérience univer-
selle lorsque son gouvernement lui confère l'ambas-
sade de Rome (1903), en remplacement de lord
Currie. Il y reste deux ans (1903-1905), au bout des-
quels il est nommé ambassadeur à Paris. Il arrive
dans la capitale à un moment où les rapports franco-
anglais passent par une phase décisive. Le malen-
tendu qui a dressé l'une contre l'autre la France et
l'Angleterre est depuis longtemps dissipé. Les accords
de 1904, relatifs à l'Egypte et au Maroc, ont réglé les
difficultés africaines. Mais l'Entente cordiale n'est
pas encore établie. L'ambassade de lord Bertie
sera justement marquée par l'amélioration de plus
en plus rapide, de plus en plus accentuée, des rap-
ports franco-anglais, l'élaboration de l'Entente cor-
diale et sa transformation, sans qu'elle en prenne le
titre, en une véritable alliance.
Il tient à Paris son rôle d'ambassadeur britannique
avec perfection et avec le faste qu'il juge digne
de l'envoyé d'une grande et riche nation. Ses récep-
Lord Bertie. (Pliot. Manuel.)
N' 156. Février 1920
tions furent brillantes. Le carrosse, tendu de eatin
blanc, orné d'argent, qui, dans les grandes occasions,
le conduisait à l'Elysée, fit sensation; son équipage
excita l'émulation vaine de l'ambassadeur austro-
hongrois. Lui-même fut renommé pour son élégance ;
il fut l'un de ceux qui donnèrent le ton à la mode
parisienne. Détails extérieurs, sans doute, mais qui,
pour sir Bertie, étaient partie intégrante, et non une
des moindres, de sa fonction. Il alla, pour soutenir
le train luxueux qui, d'après lui, était dans la tradi-
tion de l'ambassade britannique à Paris, jusqu'à sa-
crifier une partie de sa fortune.
L'accueil que lui valurent à Paris sa manière < di-
recte » de traiter les questions diplomatiques et la
rude franchise de ses façons, fut d'abord peu en-
thousiaste. « Mais, bientôt, les ministres de la Répu-
blique avec lesquels il était en contact journalier
apprirent à apprécier son honnêteté profonde, sa
sincérité, la sûreté deses vues...; un courant de sym-
pathie s'établit entre eux », qui devait leur permettre
de travailler dans la plus cordiale atmosphère.
Sir Bertie fut l'un des représentants les plus qua-
lifiés de la politique de sir Edouard Grey, tendant
à conclure entre la France et l'Angleterre, également
menacées par le danger allemand, un pacte d'assu-
rance mutuelle et
à resserrer les
liens qui les unis-
saient . Pendant
les neuf premiè-
res années de son
ambassade (1905-
1914), la politique
européenne et les
rapports franco-
allemands passè-
rent par maintes
crises aiguës :
Algésiras, l'an-
nexion de la
Bosnie-Herzégo-
vine, Agadir
L'action person-
nelle de sir Ber-
tie contribua à
l'union de vues la
plus étroite en-
tre les deux nations, au maintien de la paix euro-
péenne et au respect de nos droits. Sans doute, on ne
peut dire que lord Bertie ait eu, comme tels autres
ambassadeurs étrangers en France, une politique per-
sonnelle, ni qu'il ait influé en quoi que ce soit sur les
événements qui se sont produits au cours de son
ambassade. L'établissement de l'Entente cordiale,
qui s'affirma sous le ministère Clemenceau, le res-
serrement progressif de cette Entente jusqu'à deve-
nir une alliance — moins le nom, l'appui efficace
qui nous fut prêté par l'Angleterre à Algésiras et
dans les premières conventions relatives à l'affaire
marocaine, l'accord des deux nations pour une
politique conciliatrice dans le différend austro-serbe
et austro-russe en 1908-1909, l'affirmation de la soli-
darité franco-anglaise après le coup de théâtre d'Aga-
dir, sont bien des manifestations de la politique du
Foreign Office et de lord Grey en particulier. Il en
est de même des accords militaires franco-britan-
niques (accord de igii, accord de 1913) qui pré-
voyaient la coopération de la flotte britannique à la
défense des côtes et, en cas d'agression allemande, le
débarquement de huit divisions anglaises sur le con-
tinent. Au cours de toutes les tractations qui précé-
dèrent ou accompagnèrent ces grands événements
diplomatiques, sir Francis Bertie ne prétendit à au-
cun autre rôle que celui d'instrument loyal et intelli-
gent du gouvernement de son pays. Mais, ce rôle, il
l'a joué à merveille, avec lucidité, énergie, sans mé-
nager ses forces (il travaillait souvent jusqu'au milieu
de la nuit) et avec d'autant plus de succès que la
confiance par lui inspirée au cabinet de Paris et à
celui de Londres était plus grande. Se considérant
comme chargé des intérêts de la France autant que
de ceux de la Grande-Bretagne, tenant la France
pour sa seconde patrie et, d'ailleurs, parisien d'adop-
tion, sir Francis Bertie fut vraiment, disent ses com-
patriotes, « l'Ambassadeur »; jamais, depuis de lon-
gues années, l'Angleterre n'avait été représentée à
Paris avec tant d'autorité.
Renfermé la plupart du temps dans son rôle de
diplomate — trait d'union entre Paris et Londres —
il n'hésita pas, en telle circonstance, à se mettre en
avant et à engager sa responsabilité personnelle. Ce
fut au cours de la campagne de rapprochement avec
l'Allemagne, poursuivie peu avant la guerre par
J. Caillaux. Jugeant cette politique contraire aux
intérêts essentiels de la France et de l'Angleterre,
sir Bertie s'employa de tout son pouvoir à la faire
échouer. Il a donc contribué — et dans une large
mesure — à cette alliance franco-anglaise, que la
guerre de 1914 a cimentée.
Pendant cette guerre, sir Bertie — devenu en 1915
lord Bertie et baron et, en 1918, vicomte Bertie of
Thames — contribua, avec une activité et une ar-
deur que ne diminua en rien l'âge déjà avancé, à
l'union de plus en plus intime des deux nations. Il
/ï' 156. Février 1920.
sut, nous rapporte le Times, défendre spirituellement
son pays contre les accusations lancées sur lui par
la presse allemande, désireuse de brouiller les cartes,
et qui trouvèrent un écho jusque chez certains hom-
mes politiques français. En 1915, il dînait à l'Elysée,
à côté d'un ministre assez peu anglophile, et celui-ci,
écho inconscient de l'Allemage, lui fît part des in-
quiétudes qu'il éprouvait à voir s'élever autour de
Calais des bâtiments militaires anglais si solides
qu'ils semblaient présager une occupation plus que
provisoire. « L'alarme est justifiée, riposte froide-
ment Bertie ; la dernière fois, nous y sommes restés
diablement longtemps! »
En 1918, lord Bertie prit sa retraite, félicité chau-
dement par le roi des loyaux et distingués services
« qu'au cours de trois règnes et pendant cinquante-
quatre ans il avait su, avec une habileté remar-
quable, rendre à son pays ».
L'histoire ne peut que s'associer à ce jugement :
Bertio fut un loyal serviteur de la Grande-Bretagne
et l'un des amis les plus dévoués, les plus sincères
que la France ait possédés de l'autre côté du Dé-
troit. — LéoQ Abbnsour-
betta n. m. Genre de poissons du groupe des
acanthoptcrygiens, de la famille des labyrinthidés.
— Encycl. Ces poissons ont le corps comprimé,
les nageoires abdominales sont jugulaires, triangu-
laires, formées de peu de rayons dont les premiers
sont les plus longs. Les pectorales sont petites, leurs
caudales larges et arrondies formées de dix rayons ;
la nageoire dorsale est courte, sans épines, placée à
peu près au milieu du dos; l'anale commence très
en avant et finit à la limite de la nageoire caudale,
ce sont les derniers rayons qui sont les plus longs,
la ligne latérale est interrompue. Ils n'ont pas de
vessie natatoire.
Les espèces les plus ancieimement connues sont :
le betta trifascié (betta tri/asciata) des fleuves de
diverses îles de l'insulinde (Sumatra, Banka, Bil-
liton) et qui est caractérisé par trois bandes noires
allant depuis l'opercule jusqu'à la nageoire caudale;
le betta , combattant (betta pugnax) de la pénin-
sule malaise, dont le corps porte des bandes noires
transversales et des bandes longitudinales argentées,
ainsi que deux ou trois bandes sur la tête. On a
décrit encore le betta belliqueux (betta bellicosa) et
deux espèces naines : le betta rouge (betta rtibra) et
le betta splendide (betta splendens), qui sont plus
jolis et n'ont que cinq à six centimètres de longueur.
Toutes ces espèces peuvent être domestiquées et
peuvent vivre dans de petits aquariums d'appar-
tement, à condition que l'eau soit chauffée à vingt-
cinq ou vingt-six degrés, température facile à obtenir
au moyen d'une petite lampe. C'est le betta splen-
dide qui se fait surtout remarquer par sa beauté
éblouissante de couleurs. Introduite en France en
1893, cette espèce s'est répandue rapidement par-
tout. A l'état de calme, les deux sexes ont une cou-
leur d'un brun jaunâtre, strié de bandes sombres ;
seulement, à l'excitation, l'aspect, la forme et les
couleurs changent tout à fait et subitement. Les na-
geoires se colorent, le dos se recourbe, les branchies
se gonflent tellement qu'elles sortent des chambres
branchiales et font saillie à l'extérieur.
Le mâle prend une richesse de tons métalliques et
de reflets extraordinaire; le dos est d'un brun rouge
irisé, tandis que le ventre et les flancs passent du
rouge au vert, au jaune et au bleu foncé, suivant
l'incidence de la lumière avec divers points brillants.
Comme les nageoires participent à ces colorations, on
ne peut mieux faire que de comparer ces poissons à
certains oiseaux-mouches. La femelle, dont les mou-
vements sont plus lents et moins souples, présente
des couleurs moins vives. Ces brusques changements
de coloration sont provoqués facilement dans l'aqua-
rium par la vue d'un rival. Les deux mâles se préci-
pitent l'un sur l'autre. On a la précaution ordinai-
rement de les séparer par une lame de verre.
Comme les macropodes de la même famille, ils ont
l'habitude curieuse de placer leurs œufs dans un nid
d'écume fabriqué par le mâle à la surface de l'eau.
On peut facilement assister à sa construction dans un
aquarium bien garni de plantes, comme les myrio-
phylles, fixées dans du sable, et quelques touffes de
riccia (cryptogames voisines des marchanties); grâce
à leurs touffes flottantes, ces dernières peuvent servir
de substratum au nid. Si l'on chauffe l'aquarium à
vingt-cinq ou vingt-six degrés, on voit bientôt le
mâle prendre quelques bulles d'air et les rejeter à la
surface, à l'endroit où les plantes sont abondantes et
pourront les retenir. Il continue jusqu'à ce qu'il ait
formé une couche d'écume, qui persiste grâce au
mucus qu'il sécrète. De temps en temps, il quitte son
travail assidu pour faire la roue autour de la femelle,
qui revêt aussi ses plus belles couleurs ; puis tous
deux décrivent des orbes gracieuses en parachevant
leur travail. La ponte vacommencertout de suite, car
le mâle, courbé en arc de cercle, comprime le corps
de la femelle et lui fait pondre une dizaine d'œufs qui
ont un millimètre de diamètre et qui tombent lente-
ment vers le fond ; mais, pendant leur chute, ils sont
recueillis par le mâle, qui les rejette dans les bulles
d'air au milieu desquelles ils vont achever leur déve-
LAROUSSE MENSUEL
loppement. La ponte, qui dure deux à trois heures,
produit trois à cinq cents œufs.
C'est le mâle seul qui se charge de l'entretien du nid,
du maintien des œufs en place et de la surveillance de
leur évolution. Il empêche même la femelle de s'appro-
cher. Les alevins cclosent au bout de vingt-quatre
heures et sont parqués dans le
nid par le mâle, pendant quel-
ques jours; mais, bientôt, les
plus forts s'échappent , et le mâle
est alors forcé de renoncer à sa
tâche. C'est à ce moment qu'il
faut fournir aux alevins les ani-
malculesdont ils ont besoin dans
leur premier âge. En plaçant à
la surface un petit morceau de
trognon de salade, on favorise
la pullulation des infusoires. On
obtient environ cinquante ale-
vins de deux ou trois millimè-
tres, qu'on peut nourrir avec des
daphnies ou des vers de vase
finement hachés, et ce deux ou
trois fois par jour. La plupart
n'atteignent leuraptitude à la re-
production qu'après six ou sept
mois, mais les plus vigoureux
sont adultes dès la fin du qua-
trième ou du cinquième mois.
Quinze jours après la ponte, le
mâle et la femelle peuvent de
nouveau être réunis et, bientôt,
une autre ponte aura lieu.
Ces animaux si faciles à éle-
ver et à observer en aquarium
sont très estimés en Chine, à
cause de leur combativité. De
tous, c'est le betta pugnax ou
« combattant de la Chine » qui est
le plus célèbre dans tout l'Ex-
trême-Orient pourcertainsjeux,
qu'on peut comparer aux com-
bats de coq. Deux mâles sont
placés dans un petit vase. Ils se
précipitent l'un sur l'autre et se
combattent avec un tel achar-
nement que l'un des deux suc-
combe toujours. C'est là l'occasion, pour les Chinois,
de faire des paris importants sur les chances de ces
champions minuscules. — A. MÉNÉGiui.
Cbemin de fer. (Appareils de signalisation
ET d'aiguillage ASSURANT LA SÉCURITÉ DES VOIES
FERRÉES.) — • Complications des signaux et de l'aiguil-
lage, dues à V accroissement de la vitesse et du trafic.
— ■ A l'origine des chemins de fer, les trains circu-
laient lentement et à des intervalles assez éloignés.
Aussi les signaux n'existaient guère. Des hommes
échelonnés le long de la voie indiquaient aux méca-
niciens, en manœuvrant un drapeau et une lanterne,
s'ils pouvaient continuer leur route, ou s'ils devaient
s'arrêter. Mais la vitesse et le nombre des convois
s'accroissant, il fallut songer à remplacer ces primi-
tives mesures de sécurité par des appareils plus per-
fectionnés. Petit à petit, des poteaux se dressèrent à
côté des rails, les ingénieurs inventèrent des signaux
accoustiques, fixes ou mobiles, variés de forme, de
couleur et qui, la nuit venue, s'éclairèrent de lueurs
multicolores. Puis, afin de conjurer, dans les limites
du possible, les erreurs ou distractions du personnel,
on relia disques et sémaphores à des leviers de ma-
nœuvre, et on put les commander à distance.
On préconisa alors de nombreux systèmes pour
résoudre le problème si complexe de l'aiguillage.
En particulier, grâce à des dispositifs dits enclen-
chements, on parvint à solidariser entre eux les dif-
férents leviers des aiguilles et des signaux, de ma-
nière qu'un agent ne puisse engager un train sur une
voie sans que toutes les aiguilles situées sur l'itiné-
raire à suivre se trouvent normalement disposées et
sans que les signaux de protection soient à l'arrêt.
Les enclenchements se réalisent à l'aide d'organes
mécaniques ou électriques, dont le type le plus ré-
pandu est connu sous le nom de serrure Bouré. Enfin,
plus récemment, divers inventeurs complétèrent l'en-
semble des mesures de sécurité jusqu'alors en service
sur les réseaux français en imaginant plusieurs mé-
thodes ingénieuses pour répéter les signaux sur les lo-
comotives, de façon à rendre encore plus rares les catas-
trophes. Naturellement, cesmoyensne sauraient être
d'une efficacité absolue sans la rigoureuse discipline
de tous les cheminots, qui, en les mettant en œuvre, as-
surent en définitive la régularité du service. Sur sa
locomotive, effectivement, le mécanicien s'applique
à observer les signaux et les voies. De son côté, le
chef de gare concentre son attention sur les trains
qu'il a mission de diriger sur telle ou telle ligne, de
mettre en marche, à l'heure réglementaire, au milieu
du sifflement des machines, du bruit des wagons sur
les plaques tournantes, etc. ; il préside au charge-
ment des marchandises et au mouvement des voya-
geurs, pendant que, le long de la ligne, de distance
en distance, les aiguilleurs, les gardes-barrières ou
les sémaphoristes restent à leur poste.
31
Les signaux des chemins de fer français. — De-
puis 1885, un arrêté ministériel a uniformisé tous
les signaux sur les chemins de fer français. Ce code
unifia le langage des signaux échangés entre les
agents des trains et ceux de la voie ou des stations,
mais laissa naturellement toute liberté aux compa-
Hctta splendons : Mâle et lemellt; et leur nitt.
gnies relativement à leur structure, à leurs méca-
nismes d'enclenchement et à leur répartition. Ainsi,
par exemple, un damier vert et blanc commande à
tout mécanicien de modérer sa vitesse ; mais, sur le
réseau du Nord, ce damier est en verre coloré, qu'on
éclaire la nuit par transparence, tandis que, sur les
lignes de la compagnie de l'Est, il se compose d'une
plaque de tôle portant une bordure blanche pour les
parties vertes et verte pour les parties blanches; en
outre, les verres de couleur sont, la plupart du temps,
montés en besicles pivotant au-dessus du signal, qui,
en ce cas, n'a aucune fenêtre. Sur les chemins de
fer de l'Etat, au contraire, la plaque de tôle peinte qui
constitue le damier est percée de trous ronds, vitrés
de carreaux verts.
D'une façon générale, sur tous les réseaux français,
on installe les signaux sur la gauche de la voie dont
ils indiquent la fermeture lorsque leurs cocardes
sont perpendiculaires au rail et l'ouverture quand ils
sont parallèles, ou qu'ils montrent un ou deux feux
blancs selon leur genre. En outre, onlesétablit de telle
sorte qu'ils se mettent à l'arrêt par gravité, en cas de
rupture de leurs transmissions. De plus, les ordres
qu'ils donnent aux agents des trains se décomposent
en deux phases. Un premier signal, dit avancé et
que le mécanicien ne peut dépasser, transmet un
commandement préparatoire, que rend exécutoire un
deuxième signal ou signal d'arrêt, qu'il ne doit pas
franchir sous peine de punition. Quant aux cou-
leurs, le vert indique le ralentissement, le rouge
l'arrêt sur les lignes principales, le jaune ou l'orange
l'arrêt sur les voies de garage ; on réserve le violet
pour indiquer la direction des aiguilles aux bifurca-
tions et le bleu pour les signaux dérivés d'importance
secondaire.
Parmi les signaux fixes, nous distinguerons d'abord
le disque rond, qui peut prendre deux positions :
l'une parallèle, l'autre perpendiculaire à 'la voie
qu'il commande. Le disque effacé, c'est-à-dire dis-
posé, le jour, parallèlement à la ligne et montrant,
la nuit, un feu blanc, indique la voie libre. Le disque
fermé ou, en d'autres termes, présentant au train, le
jour, sa face rouge perpendiculaire à la direction des
rails ou, la nuit, nn feu rouge, commande l'arrêt;
en ce cas, le mécanicien doit se rendre maître de la
vitesse de sa machine et s'avancer assez lentement
pour pouvoir stopper à temps, s'il rencontre un
obstacle ou un nouveau signal ordonnant l'arrêt. En
définitive, le mécanicien peut franchir un disque
rond, qui, quoique possédant le caractère de signal
d'arrêt, l'avertit seulement de la présence d'un
obstacle à distance. Au contraire , le signal carré d'arrêt
absolu, figuré le jour par un damier rouge et blanc
orienté perpendiculairement à la voie et, la nuit, par
un double feu rouge, ne peut être franchi sous aucun
prétexte. Dans la position effacée ou présentant, la
nuit, un feu blanc, il donne la voie libre.
32
Le sémaphore consiste en un mât muni d'un ou de
plusieurs bras ajourés, qui peuvent se développer
horizontalement ou obliquement pour les signaux
diurnes et que des lanternes remplacent pour la
nuit. Cet appareil a pour but de maintenir entre les
trains les intervalles nécessaires. Le bras de gauche,
en regardant le sémaphore vers lequel un train se
dirige, concerne seul ce dernier. Durant le jour, le
bras horizontal et présentant sa face rouge com-
Fig».
Fil allant à la
brosse métallique
• Coupe do sifflet ('-lectro-moleiir.
mande l'arrêt, le bras complètement rabattu indique
la voie libre et, sur certains réseaux, le bras incliné
à angle aigu ordonne le ralentissement. La nuit, le
sémaphore commande l'arrêt par un feu qui donne
en même temps le vert et le rouge, le ralentisse-
ment par le feu vert, et la voie libre par la lumière
blanche.
Le signal de ralentissement se compose d'un simple
disque peint en vert (v. /îg. i). Fermé, c'est-à-dire
Fifç. 10. — Crocu.
tsi^tial, JM
présentant au train sa face verte perpendiculaire à la
voie, le jour, ou un feu vert la nuit, il prévient le
mécanicien qu'il doit ralentir. Le même signal,
effacé ou montrant un feu blanc, lui annonce que la
voie est libre.
Une plaque carrée, peinte en damier vert et
blanc, ou portant le mot BIFUR et éclairée la
nuit, constitue l'indicateur de bifurcation. Quant
aux signaux d'aiguilles, ils servent à indiquer la
position des aiguilles et la direction qu'elles don-
nent. Ils sont faits par des bras sémaphoriques
peints en violet, terminés à leur extrémité en flamme
à double languette et présentant, la nuit, un feu
également violet. A l'abord des gares principales, ou
en cas d'insuffisance de largeur des voies, on ins-
talle sur des potences ou des passerelles transver-
LAROUSSE MENSUEL
sales la série des signaux fixes que nous venons de
décrire. (V. fig. 2, 3, 4, 5.)
D'autre part, en certains endroits de la voie et
dans différentes circonstances, le personnel des che-
mins de fer a besoin d'exécuter des signaux à la
main ; par exemple, pour la traversée des passages à
niveau. A chacun d'eux, lors de l'arris'ée d'un
train, le ou la garde-barrière sort de sa maisoimette
et monte la faction, le jour avec un drapeau roulé
si la voie est libre, et déployé si le
convoi doit ralentir ou stopper. Le dra-
peau vert flottant au vent commande
le ralentissement, et le drapeau rouge
déployé, l'arrêt. Durant la nuit, le
signal se fait avec une lanterne don-
nant à volonté un feu blanc (voie libre),
ou feu vert (ralentissement), ou un feu
rouge jarret).
Indépendamment de ces signaux mo-
biles, que manœuvrent à la main non
seulement les préposés au.x barrières et
autres agents de la voie, mais encore
les employés de gare, les trains en mar-
che portenteux-mêmes certains signaux :
à l'arrière, pendant le jour, un disque
rouge et, la nuit, un feu blanc à l'avant
et deux ou trois feux rouges à l'arrière.
Les signaux acoustiques complètent
les précédents. Les uns, comme les pé-
tards ou boîtes fulminantes, se placent
sur les rails, pour suppléer, en cas
de brouillard, aux signaux optiques
(v. fig- 6). Les autres proviennent d'ins-
truments portes par les agents ou an-
nexés à la machine. Ainsi, les chefs de
gare donnent au sifflet le départ ou
l'arrêt. Le conducteur de tête du convoi
transmet, à son tour, au mécanicien le
premier ordre par un coup de corne et
le second par un coup de timbre. Le
mécanicien, de son côté, joue du sifflet
de sa locomotive pour demander la voie
aux bifurcations, annoncer l'approche du train, or-
donner le serrage ou le desserrage des freins, etc.
Ces coups de sifflet, tantôt brefs et saccadés, tantôt
prolongés, semblent incohérents au public inexpéri-
menté, mais ils possèdent, au contraire, pour les
oreilles exercées des agents, des significations parfai-
tement déterminées.
Par exemple, sur le réseau d'Orléans, à tout signal
avancé correspond un pétard disposé sur le rail et
qu'écrase la machine en
passant ; cette explo-
sion rappelle au méca-
nicien le commande-
ment impératif dudit
signal auquel il doit
obéir. L'inconvénient
de la méthode réside
dans la difficulté de
remplacement du pé-
tard écrasé, car le si-
gnal avancé se trouve
à une assez grande dis-
tance de la gare ou du
poste qu'il protège. Sur
les lignes à trafic in-
tense, on remédie par-
fois au défaut de ce
système en utilisant des
appareils-revolvers des-
tinés à remplacer auto-
matiquement les pé-
tards au fur et à me-
sure de leurécrasement.
La compagnie du
Nord a fait encore
mieux : après des essais
dont les premiers re-
montent à plus de
quarante ans , elle a
progressivement éten-
du l'emploi des dispo-
sitifs de répétition sur
la machine même des
indicationsdoimées par
les signaux fixes. Dès
1914, se trouvait
installée, sur toutes les lignes principales de ce
réseau, entre les voies et parallèlement aux rails,
une pièce de chêne de 2 mètres de long, soutenue
par deux pieds de fer, reposant eux-mêmes sur les
traverses au moyen de tire-fonds et recouverte d'une
feuille de cuivre. L'aspect de cette plaque métal-
lique qui brille au soleil l'a fait sumonmier croco-
dile, dans la langue imagée des cheminots. Une forte
équerre en cuivre, rivée à la plaque, permet d'y
attacher un conducteur venant d'une source élec-
trique. Quand la vitesse du train atteint plus de
50 kilomètres à l'heure sur la ligne où est ins-
tallé l'appareil, on pose deux crocodiles bout à bout,
afin d'augmenter la durée du contact. A l'extrémité
de chaque crocodile simple ou double et dans le sens
de la marche des convois, on place, en outre, un
«• ISe. Février 1920.
bouclier de protection ou autre pièce de bois égale-
ment fixée sur les traverses. D'autre part, on ins-
talle sur chaque machine en service un sifflet électro-
moteur (v. fig. 9), qui retentit automatiquement lors-
qu'elle franchit un sienal fermé. Ce résultat s'obtient
à l'aide du courant électrique qui s'établit entre une
brosse métallique disposée sur la locomotive et le
crocodile, la fermeture du disque reliant ce der-
nier à une pile. Le sifflet électro-moteur se compose
d'un sifflet en bronze A, à cloche et à levier, commu-
niquant avec la chaudière ou, le plus souvent, avec la
conduite d'air comprimée, par le tube B et porté par
une boite en fonte, fixée sur l'écran de la machine,
devant le mécanicien. Cette boîte comporte elle-
même un second levier C, parallèle, relié au sifflet et
que sollicite un ressort tendant à l'abaisser, et par le
fait, à livrer passage à la vapeur. Ce ressort porte à
l'extrémité de sa volée un électro-aimant Huges D.
Si l'on fait passer dans les bobines de l'électro-
aimant un courant électrique de sens détenniné,
l'attraction exercée par l'aimant cesse aussitôt, le
levier tombe, et le sifflet fonctionne jusqu'à ce que
le conducteur de la locomotive, appuyant sur la ma-
nette E, l'arrête en ramenant le levier dans sa posi-
tion primitive, c'est-à-dire en contact avec l'électro-
I'"ig. 11. — Brosse (Xtd"une locoiuotivf. destiuùc ù élabliv le
Contact avec le crocodile.
aimant. De son côté, la brosse est constituée par
une série de balais formés de fils de cuivre, soudés
à une plaque métallique mise en communication
avec le sifflet électro-moteur par un câble prolon-
geant le fil de l'électro-aimant du sifflet. L'autre
extrémité du fil se relie d'un côté avec le corps de
la machine et par l'intermédiaire des roues et des
rails avec la terre (v. fig. 10 et 11).
Sur le réseau du Nord, on emploie aussi un croco-
dile, dii kbasculeiir, qui constitue, en ce qui concerne
les manœuvres, une doublure du précédent. Il con-
siste en un levier vertical équilibré, dont la partie
supérieure, recourbée horizontalement, affleure la pla-
que du crocodile à son extrémité et qui, en s'incli-
naht sous l'action du balai de la locomotive, doime
des coimexions électriques équivalentes à celles du
système brosse-plaque. Ce nouvel appareil a pour
but de parer aux ratés dus soit au verglas ou à
d'autres influences atmosphériques, soit aux ma-
tières grasses imprégnant occasionnellement les bros-
ses, soit à l'inertie des organes récepteurs, par suite
d'un passage trop rapide.
Un inspecteur de la compagnie du Nord, Colas,
a proposé d'éliminer les effets de la glace sur la
conductibilité électrique en disposant la p'aque de
cuivre du crocodile sur un matelas de feutre im-
bibé de pétrole et de viser dans la plaque quel-
ques boulons filetés, qui pénètrent dnns le feutre.
L'hydrocarbure s'élève alors par capillarité le long
des filets de la vis, suinte en couche sur la surface
et empêche ainsi la formation du verglas, sans
nuire à la connexion électrique entre lad. te feuille
et le balai métallique. Il a également remplacé par
une magné o, mise sur la machine, les piles, dont
l'entret en sur la voie ou sur les locom> tives ne
se faisait pas sans difficulté. Dans ce système, la
rencontre de la brosse et du crocodile établit non
seulement un contact entre ces organes, mais fait
aussi tourner la brosse autour d'un axe horizontal.
N' 158. Février 1920.
LAROUSSE MENSUEL
33
1. Disque vert. (Dantt cette puatiioii. il inilique que !•■ mécanii:i«'n d<>ii ralentir ; ~'2. Si^tnapbores sur passerelle. (Les deux appareils iadiqucat que les vuies suot libres. )'-3. Poste stoiaphorlque tn
pif lac voie. — 4. Sémaphore et daniier en pleine voie. (Le damier, ainsi orienté, indique un arrêt absolu; au contraire, le sémaphore, dans cette position, indique que la voie est libre.) — S. Indicateur de
direction et aiguille, avec son verrou indépendant.— 6. Pétard sur rail.— 7. Poste Saxby-Karmer. (Manœuvre d'une aiguille d'une gare importante.) — 6. Table du poste Descubes, do la gare de Nancy.
34-
Ce dernier mouvement libère un ressort, sous la
détente duquel la magnéto émet un courant dans
un circuit fermé, comprenant un électro-aimant,
installé sur la machine et qui, lui-même, actionne
un style chargé de l'inscription sur la bande de
papier des signaux rencontrés ouverts. Quand la
locomotive franchit un signal fermé, le crocodile
Colas se trouve relié à la terre et ferme un deuxième
circuit, qui s'établit sur la machine à travers un
Câble électnqued*untube flexible
- ^ ^r=
Fig. l'2. — La brosse et le crocodile de la compagnie det chemins de fer du Nord
électro-aimant, actionnant, d'un côté, le sifflet à
vapeur ou à air comprimé et, d'autre part, un se-
cond style enregistreur des signaux franchis à l'arrêt
(v. fig. 12). Quoique, d'après les expériences pour-
suivies, ce dispositif électro-magnétique paraisse
fonctionner d'une manière sûre, on ne l'a pas encore
adopté officiellement.
Le crocodile électrique Cousin, plus récemment
proposé, aura peut-être un meilleur sort sur le ré-
seau de l'Etat; en tout cas, sa simplicité le recom-
mande à l'attention des spécialistes. Ce contact fixe
se compose d'un contre-rail dépassant de 30.5 le
rail de roulement sur lequel le fixent des boulons
isolants. La brosse, disposée sous la machine, che-
mine à I centimètre seulement au-dessus du rail; pro-
tégée par les roues contre toute rencontre inoppor-
tune, elle vient frotter sur le contre-rail lorsqu'elle
arrive à sa hauteur. Le circuit électrique se trouve
alors fermé sur la locomotive si un courant passe
dans le contre-rail.
Le « block-system ». — Mais revenons aux signaux
fixes et à leur fonctionnement que, vu leur mulipli-
cité, on contrôle îouvent au moyen de disques répé-
LAROUSSE MENSUEL
gnalé la sortie du premier. Indépendamment de sa
grande aile mobile, disposée à sa partie supérieure,
le sémaphore du block-system porte à mi-hauteur
une petite aile. Il comporte, en outre, un carillon
et des boites à manivelles, servant à la manœuvre
des bras.
Dans les électrosémaphores Lartigue, les plus usités
sur les réseaux français, le mécanisme avertisseur
se confond avec celui affecté aux signaux optiques.
Ainsi, à l'entrée d'un train dans
un tronçon, le premier séma-
phoriste, par la mise en jeu
d'une des manivelles, amène la
grande aile de son mât à l'hori-
zontalité, tandis que le petit
bras du sémaphore, situé au
poste suivant, se place auto-
matiquement dans la même po-
sition. Cette manoeuvre déter-
mine, par un retour électrique,
un coup de timbre au premier
poste. La section se trouve alors
bloquée et, quand le train en
sort, le second sémaphoriste ac-
tionne, à son tour, la manivelle
et, en même temps, la grande
aile du premier poste et le petit
bras du second retombent le
long des mâts, débloquant ainsi
la section. Le téléphone et d'au-
tres appareils perfectionnés com-
plètent la correspondance entre les sémaphoristes.
Postes d'aiguillage et enclenchements. — Arrêtons-
nous, maintenant, soit à l'entrée d'une gare impor-
tante, soit aux abords d'une bifurcation. Nous y
rencontrerons des cabines vitrées, dans lesquelles se
tiennent, devant des rangées de leviers ou des ma-
nettes de commutateurs, des hommes chargés d'ai-
guiller les trains sur la bonne voie. Mais, pour
l'exact accomplissement de leur besogne, il faut que
les organes mécaniques nommés enclenchements
assurent d'une manière constante la liaison étroite
entre les aiguilles et les signau.K servant à les pro-
téger. En d'autres termes, les enclenchements, in-
ventés par notre compatriote Vignier, mais utilisés
seulement sur les réseaux français après leur adop-
tion par les chemins de fer anglais, empêchent mé-
caniquement les aiguilleurs de commettre des er-
reurs. D'ordinaire, les leviers sont concentrés dans
une cabine vitrée, dont le plancher se trouve souvent
surélevé de plusieurs mètres au-dessus du sol, afin de
permettre aux agents d'embrasser d'un seul coup
d'œil une certaine étendue de voies aux abords du
poste. En renversant ces leviers aux bras luisants.
LocomoUvc des chemiiu d«' fer de 1 Etat, niimit' d.- dispositifs T. S. !■', .\ujor.\-ni, (L'antenne est constituée par le tube
de cuivre qui re^jne le long du b&ti de la locomotive.)
titeurs, destinés à reproduire sous les yeux de
l'employé la position du signal avancé ou des son-
neries électriques, dont le monotone tintement
semble souvent si désagréable aux voyageurs. Et de
même, pour accroître encore la sécurité sur les che-
mins cle fer français, on a adopté le block-system, et
l'on y concentre les leviers de sisnaux et d'aiguilles
dansdes postes installés près des grandes bifurcations.
Primitivement, on ne laissait un train s'engager
sur une voie qu'un certain temps après le passage
du convoi précédent. A cette méthode, dont l'usage
montra les inconvénients, le block-system substitue
la couverture par la distance. On divise la ligne en
sections de longueurvariable, suivant l'intensité de la
circulation. Un stationnaire est mis aux extrémités
de chaque section. Lorsqu'un train pénètre dans
une de celles-ci, le préposé d'amont le couvre en
mettant le sémaphore à l'arrêt, et aucun autre con-
voi ne doit s'aventurer dans la section bloquée
avant que son compagnon, placé A l'aval, u'ait si-
le « signaleur » communique le mouvement à la
table d'enclenchement installée derrière lui, ainsi
qu'aux fils, tringles rigides et autres organes de
transmission situés au-dessous du plancher de cette
sorte d'observatoire. Il « verrouille » de la sorte les
leviers les uns par les autres et, pour libérer l'un
d'entre eux, il doit manœuvrer d'abord ceux des
appareils conjugués avec lui, ce qui a pour effet de
fermer les signaux destinés à couvrir son opération.
Dans les postes Saxby-Farmer (v. fig. y), on ne
réalise pas l'enclenchement au moyen de verrous
comme dans le système Vignier, mais par des» grils »,
tournant autour d'axes horizontaux et butant contre
des taquets. Pour économiser la place, on range toute
la série des leviers d'un poste du même côté de la ca-
bine. Comme une de nos illustrations permet de s'en
rendre compte, chaque levier a une positon normale
et une position renversée ; il porte, en dessous de son
numéro d'ordre, les numéros des autres leviers, que
l'aiguilleur doit successivement manœuvrer pour le
«• 168. Février 1920.
déclencher. Enfin, un plan schématique du groupe
de voies, signaux et aiguilles, se trouve affiché à l'in-
térieur du poste.
Mais, dans les gares très importantes, où les trains
se succèdent à de très courts intervalles pour pren-
dre des directions différentes, on doit enclencher sé-
parément les appareils d'un même trajet avec le
signal correspondant (enclencehements de routes) afin
d'éviter des déraillements, puis les appareils et les
signaux des divers trajets entre eux {enclenchements
de convergences) pour empêcher les collisions. Aussi,
devant cette abondance croissante des enclenche-
ments, il a fallu concentrer dans un même poste jus-
qu'à 150 et 200 leviers. La cabine d'aiguillage devient
alors un véritable édifice de 30 mètres de long, sur
5 à 6 mètres de largeur. Le problème se complique
encore de la question des transmissions qui relient
chacun des appareils situés sur la voie au levier cor-
respondant, activé par l'aiguilleur. Dans les systèmes
Saxby, Stevens ou autres similaires, ces transmis-
sions se réalisent manuellement à l'aide de tringles
en fer pour les aiguilles et de fils simples ou doubles
pour les signaux; toutefois, la limite de leur Icngueiu:
correspond à l'effort qu'on peut demander à l'homme
chargé de les faire fonctionner. Pour tourner la diffi-
culté, lorsque les appareils à manœuvrer sont éloi-
gnés de plus de 400 mètres pour les aiguilles et <4p
1.500 mètres pour les signaux, les ingénieurs des
chemins de fer remplacèrent les leviers peir de sim-
ples robinets, laissant écouler divers fluides, par des
clefs ou des commutateurs électriques. De là, naqui-
rent les cabines à fluides (système hydrodynamique,
système électro-pneumatique Westinghouse, système
électrique de la compagnie du Nord, système élec-
tro-dynamique Bleynieet Ducousse, système M. D. M.
universel, système Descubes, etc.), qui mettent en
œuvre une énergie auxiliaire pour suppléer à l'insuffi-
sance de la force musculaire du personnel. En outre,
les exigences de plus en plus grandes de l'exploitation
des voies ferrées ont imposé un autre perfectionne-
ment, destiné à réduire encore le nombre des leviers
d'un même poste. Pour cela, on a imaginé diverses
combinaisons, mais nous nous bornerons à citer l'une
des plus récentes : celle des leviers trajecieurs de
Cosmann et Despons, dont le principe consiste à
remplacer par un seul les différents leviers possé-
dant les mêmes enclenchements à l'égard des aiguilles
avec lesquelles ils se trouvent conjugués et, d'autre
part, à associer les éléments de trajet. Or, avec ce
système appliqué aux cabines de la gare Paris-Nord,
où 30 voies à quai se ramifient sur 10 voies d'entrée,
il a fallu encore installer 300 leviers, ayant chacun
200 enclenchements, ce qui fournit le respectable
total de 50.000 combinaisons!
Sans insister sur les détails techniques d'un pro-
gramme si complexe, on saisit tous les avantages que
présente l'ingénieuse disposition dite de dis d'itiné-
raires ou du système M. D. M., dû à l'ingénieur en
chef de la compagnie du Nord, Moutier. Grâce à
l'emploi d'une énergie auxiliaire, l'agent peut ma-
nœuvrer à l'aide d'un seul levier et en une seule
fois toutes les aiguilles et tous les signaux de l'itiné-
raire que doit parcourir un train dans la gare, les
clefs étant, d'ailleurs, rangées sur un tableau ressem-
blant quelque peu à une table de Pythagore, d'une
lecture très facile. Aucune clef d'itinéraire ne peut
être tournée sans enclencher du même coup toutes
les clefs des autres itinéraires ayant avec lui une ori-
gine commune ou qui le coupent.
Au lieu d'employer ce dispositif connu sous le
nomd' « auto-combinateur M. D. M. », le réseau de
l'Est a mis récemment en service des appareils ima-
ginés par un de ses ingénieurs en chef. Descubes.
Dans ce système, les tables de manœuvre ne sont
plus constituées par autant de leviers qu'il existe
d'itinéraires possibles, mais par un nombre de le-
viers égal à celui des extrémités du parcours à
suivre. Une table comporte donc un nombre de
leviers égal au nombre des voies par lesquelles un
train peut entrer dans la zone protégée ou en sortir.
Par suite, on peut commander toutes les aiguilles et
tous les signaux d'un itinéraire quelconque en ac-
tionnant les deux leviers correspondant aux extré-
mités dudit parcours dans un sens bien défini et
dans un ordre toujours identique. La manœuvre est
simple, rapide, sans gêne ni fatigue, et les causes
d'erreur se trouvent réduites au minimum, puisque
l'agent n'a qu'à traduire servilement l'ordre d'en-
voyer, par exemple, un train d'une voie A sur ime
voie B.
La compagnie des chemins de fer de l'Est a déjà
installé deux types de table Descubes reposant sur
le même principe, mais différant par les moyens
d'exécution des manœuvres. Le plus ancien, qui com-
porte une partie mécanique assez importante (jeux de
balanciers et de barres de commande d'aiguilles),
fonctionne eu gare de Nancy (v. /î». 8). Le second,
d'établissement plus récent, se trouve à Charleville ;
ses jeux de relais, de préparation et de commande
d'aiguilles sont tous actionnés au moyen de l'élec-
tricité, et les leviers, rangés dans leur ordre géogra-
phique, occupent une longueur de table très réduite.
Dans la zone commandée par ces cabines, les en-
clenchements électriques et mécaniques du système
W 156. Février 1920.
assurent, grâce à l'action successive des rails isolés d'en-
trée et de sortie des itinéraires, la marche parfaite et
sûre des trains de voyageurs ou de marchandises.
Répélilion des signaux sur les machines. — Nous
terminerons ce bref aperçu des moyens propres à
assurer la sécurité des voies ferrées par les essais
actuellement en cours relatifs à la répétition des
signaux sur les machines. Les chemins de fer de
LAROUSSE MENSUEL
Comme l'indique le schéma ci-contre {fig. 14), l'un
des pôles de la pile de T. S. F. est relié à la terre,
l'autre à un rail, préalablement isolé, grâce au fil
primaire de sa bobine. Entre la pile et la terre, on
intercale un commutateur, qui, actionné par le signal,
établit ou rompt la communication avec le sol. De
sorte que le courant primaire passe seulement dans
la bobine lorsque le signal est fermé et le rail isolé
J Cocarde de signal
Plongeur^
Bobine —
il Te
Locomotive
hereur
Terre
Commande du Signal
Pile de voie
l|l|l|l|l|l|l
Antenne de voie
Eclateur.
DobinedeRuhmki
Rail isole
Pédale'
Sensnormaldelamarche piston'
Amortisseur
Fig. H. — Schéma indiquant le fonctionnement des appareils Augereau pour' la r^^pétition des signaux par T. S. F., à bord des
locomotives en essai sur les chemins de fer de l'Etat.
l'Etat expérimentent le système Augereau, compor-
tant d'abord un poste rudimentaire de T. S. F., qui,
installé sur la voie, à proximité d'un signal avancé,
ne peut émettre d'ondes qu'en cas où celui-ci est
fermé. D'autre part, sur la locomotive, se trouve une
pile alimentant un circuit formé d'une bobine à
plongeur (noyau de fer doux mobile) et un détecteur
Position
lormale
Ptg. 15. — Coupe de la serrure Augereau.
en liaison avec une antenne constituée par le tube de
cuivre qu'on aperçoit sur la photographie {fig. 13),
longeant les roues à 1°", 50 du sol. Le poste radiotélé-
graphique se compose d'une petite bobine Ruhmkorff,
capable de produire une étincelle de 3 centimètres,
sous un courant primaire de 8 volts. Le secondaire de
la bobine se trouve relié d'un côté à la terre, de l'autre
à un éclateur et à un fil de cuivre d'une quinzaine
de mètres, disposé parallèlement au-dessus du sol (à
environ i^.so de hauteur) et servant d'antenne.
MROUSSE MENSUEL. — V.
mis à la terre. Alors, quand cette double condition
se trouve remplie, le fluide électrique de la pile par-
court le circuit primaire de la bobine, et des courants
induits, produits par le trembleur, déterminent le
fonctionnement de l'éclateur et, par suite, l'émission
d'ondes hertziennes. Cette dernière dure donc tout
le temps que le convoi met à passer devant le si-
gnal. Comme une courte émission suf-
fit pour obtenir le résultat cherché, on
évite l'usure des piles d'alimentation
de la bobine en coupant le courant dès
que les essieux de la machine ont fran-
chi le signal, soit à l'aide de deux pé-
dales placées, l'une en amont, l'autre en
aval du rail isolé, soit au moyen d'un
simple relai.
Lors de sou passage devant le signal,
l'antenne de la locomotive recueille
l'onde hertzienne ainsi émise par le
poste de T. S. F. La résistance que le
cohéreur oppose normalement au pas-
sage de l'électricité de la pile locale
diminue immédiatement, et le courant
développé dans la bobine est suffisam-
ment fort pour chasser le noyau de bas
en haut. Ce mouvement provoque le
déclenchement de la serrure Augereau
(v. fig. 15) ou mécanisme renfermé dans
une boîte accolée sur le côté de l'enre-
gistreur Flaman et qui, obéissant à un
ressort, commande le robinet d'un sif-
flet à vapeur, installé sur le dessus de la
machine, devant la cabine du mécani-
cien (v. fig. 16). Le retentissement du
sifflet ne cesse que sur l'intervention de
l'agent. En outre, une came de la serrure
imprime, en même temps, un léger dé-
placement de bas en haut au style s'ap-
puyant sur la bande de papier de l'en-
registreur de vitesse. Au retour du
voyage du mécanicien, le chef de dé-
pôt voit ce mouvement traduit, sur le
diagramme, par un petit élément de
ligne droite qui vient couper perpen-
diculairement la courbe des vitesses
enregistrées sur la bande en cours de
route. Cette encoche indique le bon fonc-
tionnement du sifflet et, quand l'agent
aperçoit un signal fermé, il doit im-
primer au style un mouvement de haut
en bas. Cette brisure ou tracé en sens
contraire constitue une preuve irrécu-
sable de sa vigilance. Actuellement, la
plupart des signaux de la ligne Paris-Chartres pos-
sèdent des postes émetteurs, et une quinzaine de
locomotives sont munies de postes récepteurs Auge-
reau. Ô'ici quelques mois, lorsque l'on connaîtra par-
faitement la valeur pratique du système, on étendra,
sans doute, son emploi à tout le réseau.
De son côté, P. Drosne a décrit, dans la Tech-
nique moderne (nov. 1919), une nouvelle méthode de
répétition des signaux sur les locomotives, basée sur
l'emploi de l'air ou d'un fluide pour former l'iutermé-
35
diaire entre le signal et la machine. Ce système, qui
permet de réaliser le contrôle continu des signaux au
passage de la locomotive, est encore dans la période
d'études préliminaires aux établissements Schneider
et C'« ; il se distingue par l'originalité de sa concep-
tion, et nous y reviendrons en temps voulu, s'U y a
lieu. D'ailleurs, en attendant que cette question soit
résolue pratiquement, le ministre des travaux pu-
blics, dans une récente circulaire, a prescrit des
mesures immédiates de sécurité sur tous les réseaux
afin d'éviter le retour d'accidents aussi meiuiriers
que celui de Pont-sur- Yonne ou de la gare de Douai
(déc. 1919). Il a invité, en particulier, toutes les
compagnies :
I" A doubler par des pétards tous les signaux
d'arrêt absolu, les sémaphores, ainsi que les disques
avancés et les signaux des bifurcations et des autres
points reconnus dangereux, à moins que ces signaux
ne soient munis d'appareils répétiteurs électriques
ou mécaniques;
2° A prescrire la couverture à main, sur les lignes
munies du block-system, des trains arrêtés à moins
Fig. 16. — Enregistreur de vitesse Flaman, muni du
système de T. S. F. Augereau (sur locomotive}.
de i.ooo mètres du sémaphore qui les protège, au
moyen de pétards posés à i.ooo mètres de ces trains.
Le même document insiste également pour que
les essais des systèmes répétiteurs des signaux sur
les locomotives se poursuivent activement sur tous
les réseaux français, afin d'aboutir « dès le commen-
cement de 1920 » à l'installation effective de ces
appareils sur les machines. — Jacqhes Botek.
Clinotllérapie (du gr. kUnè, lit, et therapeia,
traitement) n. f . Traitement des maladies par le re-
pos dans la position couchée, le repos au lit.
colombiculteur (du lat. columbus, pigeon,
et colère^ supin cultum^ élever) n. m. Eleveur de pi-
geons ; Le parlait colombiculteur doit être méticu-
leux et longuement initié aux secrets de sa profession.
COlombiCUlture (de colombiculteur) a. f.
Elevage du pigeon : C'est une opinion accréditée,
mais fausse, que la colombiculture ne rapporte au-
cun bénéfice â celui qui la pratique.
Constantinople : Ses cités Iranques et levati-
tines (Pera. — Galata. — Banlieue), par Bertrand
Bareilles. — Quand la Turquie, à qui la France avait
consacré tant de milliards... et de littérature, alla se
ranger aux côtés des Germains, l'étonnement dou-
loureux de beaucoup de gens montra leur inaptitude
à connaître les pays et les nations autrement que
d'un point de vue poétique et sentimental. Le ciel de
Constantinople est souvent d'un bleu splendide. Le
spectacle de la Corne d'Or est un des plus beaux du
monde. Les kiosques qui s'échelonnent, dans la ver-
dure des pins et des cyprès, sur les rives du Bos-
phore, forment, au printemps et à l'autonme, un pa-
norama enchanteur. A l'Européen de passage que
protégeaient son consul et les Capitulations le Turc
paraissait paisible et débonnaire. Mais, comme dit l'au-
teur de ce très intéressant ouvrage, « en Turquie, il
suffit de faire le tour des choses pour s'aperceyoir
qu'elles ne sont jamais ce qu'on les croyait au pre-
mier abord >.
36
Nous regardions la façade. Les rayas avaient de
faons motifs de connaître l'autre côté. Les rayas, ce
sont les sujets non musulmans du Sultan : Grecs,
Latins, Annéniens ou Juifs.
Si la prudence levantine leur permettait de parler,
ils auraient beaucoup à dire sur la douceur patriar-
cale de leurs maîtres. Mais, en général, l'Européen
amateur qui ne fait que passer ne se donne guère de
peine pour comprendre les sentiments, les idées, la
destinée du raya. Epris d'exotisme, Stamboul et les
Osmanlis le retiennent seuls. Galata et Péra et leur
population, pourtant innombrable, sont vues d'un
œil distrait. Le Français regarde à peine les vestiges
des établissements et des édifices fondés à Galata
par sei ancêtres, à la suite des croisades. Il oublie I
^<mfm^m
Les dfgi-L-s (le Galata.
même trop souvent ce que ses compatriotes font
encore, dans les école des missions, pour la diffusion
de la civilisation française.
C'est précisément la cité « franque » qui s'étend
au nord de la Corne d'Or (le Turc appelle « franc »,
c'est-à-dire français, tout ce qui est européen, à cause
que le Français a été longtemps pour lui le seul Eu-
ropéen qui comptât), c'est Galata et Péra, ce sont
les agglomérations grecques, arméniennes, juives de
la banlieue, qui, à Constantinople, ont particulière-
ment retenu l'intelligente curiosité de B. Bareilles.
Ayant consacré ou devant consacrer d'autres ou-
vrages aux Turcs eux-mêmes, il ne les considère
ici que dans leurs relations avec leurs sujets le-
vantins.
Si la peinture des moeurs et la psychologie poli-
tique tiennent dans ce livre la place la plus impor-
tante, ce n'est pas que les descriptions y fassent dé-
faut. Avec un art sobre, mais pittoresque, B. Ba-
reilles nous dépeint la campagne des bords du
Bosphore, dont les rives sont presque entièrement
occupées par les jardins et les villas des hauts
personnages de Stamboul, les fêtes locales, le four-
millement des calques les jours d'été, les cafés au
bord de l'eau, avec leurs tonnelles de roses et de clé-
matites. Plus encore, il se plaît à décrire le spectacle
grouillant des ruelles de Péra, et son humour s'égaye
à faire défiler sous nos yeux les types de la rue ; soit
le veilleur de nuit (bekdjij, soit les portefaix {harnais)
qui mettent la ville franque en coupe réglée, ran-
çonnent les voyageurs, bousculent la foule, brisent
les meubles ou bagages qu'ils sont chargés de trans-
LAROUSSE MENSUEL
porter, le tout avec un parfait sang-froid, car ils
sont fort sobres ; enfin, les inénarrables pompiers
(touloumbadjis). Surgit-il un de ces incendies fré-
quents dans une ville oîi les maisons sont construites
en bois, les touloumbadjis, vêtus d'une chemise et
d'un caleçon qui les protègent fort mal contre les
étincelles, partent au trot avec leur pompe, qui ne
peut contenir que quelques litres d'eau, prennent le
galop quand il s'agit de traverser une foule un peu
serrée, se gourment avec les autres équipes qui veu-
lent les dépasser, arrivent sans force sur le lieu du
sinistre qu'ils sont généralement impuissants à maî-
triser et s'emploient à piller ce que le feu a épargné :
ce qui ne les empêche pas d'exiger du public d'abon-
dants pourboires. Ils ne se gênent point, car ils sont
turcs et fonctiomiaires.
Les Levantins sont rési-
gnés : ils en ont bien vu
d'autres. L'auteur nous in-
troduit dans leur vie in-
time, qui est assez fermée.
Quelle que soit leur ori-
gine, (grecque, latine, ar-
ménienne, etc.), ilsont des
traits communs, moraux
et même physiques. Em-
pressés à se libérer des
habitudes turques pour
prendre celles des Euro-
péens, ils gardent, pour-
tant, certains traits des
Orientaux. Une longue per-
sécution, leurexistence ins-
table les ont rendus dissi-
mulés : la peur du Turc
est pour eux le commen-
cement de la sagesse ; la
crainte de se compromettre
les rend absolument indif-
férents à l'intérêt général :
du reste, malgré leur nom-
bre (ils représentent les
deux tiers de la population
(leConstantinople),ilsn'ont
aucune influence politique :
ils sont le jouet de l'arbi-
traire turc. C'est dans la vie
de famille qu'ils trouvent
et leur consolation et leur
dignité. Les femmes, qui
sortent peu, suivant l'usage
oriental, mettent leur
gloire dans la confection
des lessives et des confi-
tures ; elles sont élevées
pour le mariage et ne dé-
sirent pas d'autres desti-
nées. Leurs maris ont le
sens des affaires et même
celui des expédients ; tout
le commerce et l'industrie
entière de Constantinople
^ont aux mains des rayas ;
mais ils en tirent peu de
profit : la cour, les pachas
et leurs parasites drainent
tout l'argent des sujets.
Leur seule ressource, s'ils
\eulent prospérer, c'est
d'adopter une nationalité
étrangère ; auquel cas, ils
sont protégés par les Capi-
tulations. Avec une patience séculaire, le raya attend
que le Turc soit arrivé au terme de sa déchéance
fatale, et il espère prendre sa succession.
C'estalors que chaque race se montre avec sesambi-
tions propres, car les intérêts des Grecs, des Armé-
niens, des Juifs ne se confondent pas. Ces peuples se
haïssent, et le Turc a su jouer habilement de cet anta-
gonisme, favorisant ou massacrant l'une ou l'autre
race suivant les oscillations de sa politique de bas-
cule, sans cesser d'exploiter le travail de toutes.
L'Arménien est le plus malheureux : pitoyable
exemple d'tme population bien douée, desservie par
une dangereuse situation géographique (l'Arménie
a été le passage de toutes les invasions) et qui n'a
peut-être dii la conservation de son individualité
ethnique qu'à sa foi solide et à son attachement à sa
langue. Son habileté à l'industrie, à l'agriculture, aux
opérations de finance a été du plus grand profit
pour le Turc, qui, finalement, l'a trouvé trop habile,
l'a décimé par des massacres répétés et, en dernier
lieu, sous la direction combinée du comité « Union et
Progrès » et des Allemands, a entrepris la tâche
grandiose d'assassiner tout un peuple.
Rien de plus misérable, en apparence, que la situa-
tion des Juifs de Constantinople. Cantonnés dans les
quartiers les plus sales — ce qui n'est pas peu
dire — de Stamboul ou de Galata, dans le sanctuaire
même de toutes les épidémies de typhus et de cho-
léra, dans de sordides ruelles où d'immondes bou-
cheries a kawcher » soulèvent le cœur du passant,
adonnés aux métiers les plus vils, ils semblent les
plus asservis à Ja domination des Turcs, dont ils
«• 156. Février 1920.
affectent de conserver le costume. En réalité, sou-
tenus par l'admirable solidarité de la race, puissam-
ment aidés par l'Alliance Israélite universelle, sobres,
dévots, il nourrissent dans le mystère bien gardé de
leur vie de famille d'ambitieuses espérances. A Cons-
tantinople même, ils ont de hauts protecteurs,
soit juifs eux-mêmes, soit appartenant à la catégorie
des dunmés (ou « Juifs convertis à l'islamisme »).
Les dunmés restent au fond très attachés à leurs
anciens coreligionnaires, à la façon de ces Allemands
qui se font naturaliser suisses, américains, etc., mais
qui s'autorisent de la loi Delbriick pour continuer
de penser et d'agir en Allemands. Juifs et dunmés
sont largement représentés dans le parti jeune-turc
et dans le comité « Union et Progrès ». Ils ont con-
tribué à renverser Abd-ul-Hamid. Etroitement liés
avec les groupements judéo-allemands, ils comp-
taient sur l'Allemagne pour favoriser une sorte
d'impérialisme qui, sous couvert de sionisme, vise à
assurer aux Juifs non seulement la Palestine, mais,
peut-être, toute la succession de l'Empire ottoman.
Les Grecs ont pour eux le nombre (à Constanti-
nople, ils sont environ 400.000, et Péra est une ville
presque entièrement grecque), une remarquable
puissance d'absorption, à la fois ethnique et reli-
gieuse, l'antiquité de leur installation à Byzance et
la primauté religieuse assurée au patriarchegrec établi
au Phanar. Ici encore, B. Bareilles nous met en
garde contre une conception trop littéraire de la
question grecque : nos souvenirs classiques nous
portent aisément à voir chez les modernes Hellènes
les continuateurs de la Grèce antique et païenne.
B. Bareilles voit bien plutôt en eux les héritiers de
la Byzance orthodoxe et, par elle, d'une partie delà
tradition de l'empire romain. Les questions confes-
sionnelles ont pour eux une importance très grande.
Ils en veulent presque autant aux Bulgares de s'être
soustraits à l'autorité religieuse du patriarche grec
de Phanar que de tendre à couper Athènes de Cons-
tantinople. De tous les rayas, les Grecs sont les
plus indépendants d'allure (indépendance toute rela-
Porlefuix. h Cunalaotinopte.
tive); ils ont été les premiers à substituer le cha-
peau au fez ottoman ; ils n'en demeurent pas moins,
dans le fond, très différents des « Européens » ; leur
religion même est très orientale. Les yeux sans cesse
tournés vers Athènes, ils révent d'un vaste empire
gréco-byzantin
En somme, tous ces rayas apportaient à leurs maî-
tres turcs tous les éléments d'un large développe-
ment industriel et commercial. Abandonné à sa non-
chalance islamique, le seigneur osmanli n'avait qu'à
laisser faire ; à laisser l'Arménien, le Grec, le Juif fa-
briquer et trafiquer, le paysan d'Anatolie cultiver la
terre et apporter une partie de ses produits à Cons-
tantinople, l'Eiu-opéen donner, avec son argent, ses
écoles, son entente de; travaux public^ çt son
/y Jse Février 1920.
LAROUSSE MENSUEL
37
Constantinople. — La Corne d'Or et le quartier de Galata, vus de Stamboul.
esprit d'organisation; ouvrir des roites, des chemins
de fer et, à Co:istantinople même, des rues qui soient
autre ciiose que des cloaques. En réalité, le Turc ne
sait que tuer la poule aux œufs d'or. Il ne tire pres-
que rien de l'Anatolie, pourtant si voisine, à cause
du mauvais état des routes : du reste, le cultivateur
est pillé par les brigands ou rançonné par le vali.
L'argent liquide est à peu près inconnu dans le peu-
ple des provinces : il est tout à Constantinople, prin-
cipalement dans la poche des administrateurs ; par-
tout les loyers sont incertains, les salaires probléma-
tiques; seuls, les pots-de- vin sont la base du système
financier. < Dans un vaste pays que la France a
arrosé de ses milliards, dit B. Bareilles, il n'y a
peut-être pas dix fabriques ». Non seulement les Turcs
ne fournissent qu'une main-d'œuvre insignifiante aux
mines ou autres exploitations, mais encore ils empê-
ctient l'emploi delà main-d'œuvre étrangère. La police,
qui est censée surveiller les mœurs des fidèles musul-
mans, encourage dans la ville franque les établisse-
ments de débauche, dont elle tire de vastes profits :
mais elle s'oppose systématiquement à tout travail
d'édilité. De temps en temps, un incendie opportun
détruit tel ou tel établissement édifié à grands frais,
aux frais des Européens. Les terreurs d'Abd-ul-Hamid
suscitaient sans cesse les plus bizarres prohibitions.
La révolution jeune-turque, accueillie avec une joie
naïve par les libéraux d'Occident, n'a été qu'un dé-
placement de la corruption. Une expérience séculaire
montre l'incapacité du Turc à gouverner un grand
empire, son incurable hostilité à tout progrès, ses
poussées de fanatisme, déclenchées le plus souvent
sur un mot d'ordre de sa bureaucratie et qui abou-
tissent à d'afireux massacres. Capitaux énormes pro-
digués sans compter par l'épargne occidentale,
admirables écoles fondées par les missions, tous les
services imaginables sont impuissants à faire impres
sien sur lui, s'il ne sent pas à côté une force de do-
mination au moins égale. Seules, les illusions et les
rivalités des grandes puissances européennes l'ont
privé jusqu'ici d'une tutelle absolument indispen-
sable, qui permettrait aux Européens turcophiles de
jouir sans danger des agréments qu'ils se plaisent à
vanter dans Stamboul : une nonchalance agréable,
une politesse patriarcale et égalitaire, une bonhomie
aux apparences tout à fait bienveillantes, un traditio-
nalisme pittoresque et la sobriété d'un pays où les cafés
vendent presque uniquement du café, où le régal
des déménageurs consiste en confitures et en infusions
chaudes et oii les bonbons tieiuent lieu d'alcool.
Outre son actualité, outre la valeur du témoignage
d'un homme qui a vécu dans la société qu'il décrit,
qui a regardé les Turcs sans parti pris romantique et
les Grecs sans parti pris classique, mais avec bon
sens et avec finesse, ce livre nous apporte toutes
sortes de détails pittoresques, qui en rendent la lec-
ture fort attrayante. — Louis Coqoelin.
Dantzig ou Santzick, ville de la plaine de
l'Allemagne septentrionale, sur le delta de la Vistule ;
182.762 hab. Bien qu'on classe Dantzig, la Gdansk
des Polonais, parmi les ports vraiment importants de
la Baltique méridionale, on ne doit pas tenir cette
ville pour absolument maritime. Elle n'est pas
assise, en effet, directement sur les rivages de l'Ostsee
des Allemands, mais à minime distance (7 kilom.)
de cette mer intérieure, près de la rive gauche de
la branche occidentale du delta de la Vi'tule. Néan-
moins, d'assez grands navires de commerce peuvent
accéder jusqu'à son port et, en même temps, jus-
qu'au cœur de la ville elle-même. Des dragages ont,
en effet, approfondi jusqu'à 4", 50, sinon 5 mètres,
le lit des bras de la Mottlau, qui traverse Dantzig
et qui, une fois grossie de la Radaune, va se jeter
un peu en aval dans la Vistule. C'est donc, en réalité,
un port fluvial, mais tout proche de la mer ou
— pour parler plus exactement — du large golfe au
fond duquel se jette la Vistule, du golfe de Dantzig.
Aussi a-t-il, sur la Baltique toute proche, un véritab e
prolongement, Neufahrvvasser, protégé par une longue
jetée en granit contre les vents et contre l'ensa-
blement.
Dantzig (on s'en aperçoit très vite en parcourant
ses différents quartiers) n'est pas une ville de créa-
tion récente. Elle est traversée par de nombreux
canaux, sur lesquels sont jetés des ponts, qui relient
les unes aux autres les différentes îles dont l'ensemble
forme la ville de Dantzig. Celle-ci a derrière elle un
long passé, dont de vieux monuments évoquent im-
parfaitement, mais, du moins, en partie le souvenir :
l'hôtel de ville, du xrV siècle, plus polonais que
toute autre maison commune de la Pologne et do-
miné par une tour élancée ; l'église jagellonienne de
Sainte-Anne, l'antique oratoire Saint-Adalbert, qui
renferme les tombeaux des palatins et des castellans,
et la chapelle royale fondée par Jean Sobieski; dif-
férentes demeures patriciennes; enfin, des portes,
parmi lesquelles on remarque la puissante t Haute
Porte », qui date de 1550, et la « Porte Verte >, bâ-
tie en 1568. N'oublions pas, non plus, les remparts.
flanqués de vingt-deux bastions, au long desquels
court le a fossé de la forteresse », qui communique
avec la Mottlau et avec la Vistule. Avec ses rues
d'ordinaire étroites et tortueuses, ses maisons à pi-
gnons aigus, la vieille ville doime une véritable im-
pression médiévale. Tout autre est celle que pro-
duisent les faubourgs de Dantzig; ici, ce sont des
quartiers neufs, de larges artères, des maisons lourdes
et massives, ce style de caserne qui, après 1870, a
uniformément sévi dans toutes les parties de l'Em-
pire allemand.
Dans les différents quartiers, aux frappants con-
trastes extérieurs, de la ville de Gdansk, s'entasse
une population considérable et qui, depuis l'essor
industriel et commercial du Deutsches Reich, semble
d'abord s'être singulièrement développée. Elle était,
en effet, lors du recensement du 1»' d cembre 1910,
de 182.762 habitants (Dantzigois), garnison comprise,
soit près du double de ce qu'elle était en 1875
(98.000 hab. en chiffres ronds). Mais elle n'a réa-
lisé une telle augmentation que grâce à l'incorpo-
ration à la ville, eu 1877, de 14 bourgades subur-
baines; en fait, il a fallu plus de 150 ans à Gdansk
pour doubler sa population, puisque celle-ci était
d'environ 80.000 âmes au milieu du xvii« siècle et
que le recensement de 1910 en a dénombré 182.000.
Quel lent accroissement, comparé à celui des grands
portî allemands et aussi des principales villes po-
lonaises, demeurées en dehors du régime prussien I
Et combien la population de Gdansk est autre que
dans les premiers siècles de l'histoire de la cité !
Alors, elle était exclusivement polonaise ; plus tard,
à la suite d'une intensive colonisation germanique,
elle ne l'était plus qu'à demi ; mais, du moins, en 1793,
de l'aveu des Prussiens eux-mêmes, la moitié des
Dantzigois parlaient-ils encore le polonais. Aujour-
d'hui, après cent vingt -cinq ans de domination prus-
sienne, on compte les Dantzigois qui parlent la
langue des premiers habitants de Gdansk. A en
croire les statistiques allemandes, des 140.563 indivi-
dus que possédait la ville au i"' décembre 1900, seuls
2.791 parlaient uniquement le polonais, et 1.573 à la
fois le polonais et l'allemand. En réalité, ce n'est pas
simplement 3 p. loo, comme le disent les chiffres
officiels du royaume de Prusse, mais bien 12 p. 100
de la population de Gdansk, qui ont conservé leur
vieille langue, en dépit de toutes les persécutions.
Pourcentage remarquable, si l'on songe à l'afflux de
fonctionnaires que valaient à Dantzig, hier encore,
son rang de capitale de la province prussienne de
38
la Prusse occidentale et de la régence de Dantzig çt
sa situation de forteresse de second rang. Que l'on
tienne compte encore de ces autres faits dignes d'at-
tention : Gdansk est le nœud de deux voies ferrées
— des deux lignes de l'Etat prussien Dirschau-Neu-
fahrwasser et Belgard-Dantzig ; c'est un port de com-
merce et une ville industrielle assez considérable.
Ainsi s'explique l'importance de la population alle-
mande qui existait avant la paix du 29 juin 1919 et
qui doit encore exister à Gdansk.
Cette ville, où les catholiques sont en forte mino-
rité (44.265 en 1900) et les Juifs en nombre insignifiant
(2-553) n'est pas seulement un port dont l'activité
maritime est très appréciable, dont le mouvement
commercial s'était chiffré, en 1909, par plus de
LAROUSSE MENSUEL
n'en est pas ainsi en réalité, et c'est (nous l'avons
déjà donné à entendre) une longue et intéressante
histoire que celle de cette ville. On n'en saurait
exactement préciser la date de fondation. Habitée à
l'origine par une population préslave de pécheurs
autochtones — des Cachoubes, sans doute — avec
apport considérable de sang polonais, Gdansk a cer-
tainement fait partie, aux x^ et xi' siècles, des terri-
toires sur lesquels s'étendait la domination de Bo-
leslas le Grand. Saint Adalbert y passa-til avant
d'aller trouver le martyre chez les Prussiens établis
à l'est du delta de la Vistule ? Il ne fut point, dans
tous les cas, l'apôtre de Gdansk, que plaça, en 1148
seulement, le pape Eugène III sous l'autorité d'un
évêque polonais. Tôt après, par suite du démembre-
emands
plus de 85 %
plus de SO %
Kilomètres
700.000 tonnes de registre aux entrées, par plus de
613.000 tonnes de registre aux sorties, dont la société
d'armement possédait quelque 40 navires (sur les-
quels 35 vapeurs) d'une capacité de près de 23.000
tonnes ; c'est encore une ville de réelle activité indus-
trielle. On y trouvait naguère des chantiers de cons-
truction de navires (dont le grand chantier impérial,
avec bassin de radoub ; un chantier pour la construc-
tion des vaisseaux de guerre et des paquebots à
vapeur), atelier royal d'artillerie et fabrique d'armes,
la raffinerie de sucre de la Prusse occidentale, une
huilerie importante, une fabrique de wagons, une
autre de rivets, une fabrique de produits chimiques,
une verrerie, des brasseries, des fabriques de spiri-
tueux, de liqueurs, de grands moulins à blé, etc.
Rien que de naturel, dans de telles conditions, à ce
que la circulation batelière soit très intense sur la
Vistule, toute proche, de Dantzig, sur les parties
f construites », aménagées, du cours de ce fieuve.
Rien que de naturel aussi à ce que Gdansk pos-
sède une chambre de commerce, une importante
succursale de la Reichsbank, etc. On y signale encore
l'existence d'une école technique supérieure, de deux
gymnases, d'une école militaire, d'écoles de com-
merce, de navigation, etc. En dépit de ces établisse-
mentsd'instructionpublique,desabibliothèque,deses
musées, de ses sociétés savantes, Dantzig n'est pas une
ville très intellectuelle ; on signale, cependant, parmi
ses enfants, le physicien Fahrenheit, le littérateur
Archenholz et le philosophe Arthur Schopenhauer.
Si <out le passé de Gdansk se résumait dans ces
trois nonis, çn aurait vite fait de l'évoquer ; mais il
ment des terres polonaises et poméraniennes en
petites principautés, Gdansk obéit aux princes slaves
de Poméranie qui gouvernaient le pays des Ca-
choubes. et elle leur servit de résidence jusque vers
la fin du XIII* siècle. Elle dut à ces princes de réels
agrandissements et une colonisation allemande assez
considérable, puisque, dès 1271, il est question dans
un acte des « fidèles bourgeois allemands et prus-
siens de ladite ville » à côté des Poméraniens. Elle
leur dut aussi ses premières relations avec les mar-
graves de Brandebourg, à qui la Gedanensis civitas
fut « cédée en propriété » en 1271, mais n'obéit que
quelques mois. Une vingtaine d'années plus tard,
après l'extinction de la lignée des princes de Dantzig
et de Poméranie, la ville repassait sous la suzeraineté
polonaise ; mais, dès 1308, les chevaliers teutoniquss
s'en emparaient traîtreusement, massacraient bon
nombre de ses habitants et faisaient dès lors peser
sur elle, pendant 147 ans (1308-1454), une domina-
tion cruelle et rapace, qui retarda singulièrement
l'essor commercial de la cité. Du moins, n'entra-
vèrent-ils pas l'essor maritime de Dantzig, dont les
Liibeckois avaient tant contribué naguère à faire
une véritable ville ; après son entrée dans la Hanse,
ses quais abritèrent des centaines cfe navires, et ce
fut la ville principale de ce quartier prussien qui
complétait, avec les quartiers rhénan, saxon et
wende, la liste des quatre quartiers entre lesquels
était partagée la juridiction de la puissante asso-
ciation commerciale.
En dépit de cet essor maritime, c'est avec peine
que les Dantzigois acceptaient le joug toujours si
«• )S6. Février 1920.
dur et si rapace des Teutoniques; ils le prouvèrent
en 1410, après la défaite de l'ordre à Tannenberg;
ils le prouvèrent davantage encore en 1454. Alors,
ils s'emparent du château des chevaliers de la Croix,
et ils le rasent ; alors, au cours de la guerre de
Treize ans, ils lèvent à leurs frais des recrues qui
combattent avec les Polonais ; alors, ils participent
à la victoire de Puck. Aussi Casimir Jagellon, recon-
naissant, incorpore-t-il Gdansk à la Pologne (1466),
mais en lui donnant les droits d'une ville libre et les
garanties d'un magnifique développement ultérieur.
Dès lors, Dantzig, délivrée de l'esclavage teuton,
vit, sous le sceptre polonais où l'a placée le traité de
Thorn de 2466, une vie heureuse et prospère. Ses
délégués, les « seigneurs de Dantzig », participent,
au même rang que les évêques, les palatins et les
castellans de la Recz popolica, à l'élection du roi Si-
gismond I". Si, tôt après, sous l'influence de la
Réforme, qui a conquis la population, ses habitants
entrent en conflit avec ce roi catholique, le conflit
n'a pas de lendemain. Au xvii" siècle, ils résistent
vaillamment aux injonctions des deux rois de Suède
Gustave Adolphe et Charles X Gustave, leurs core-
ligionnaires, cependant; au siècle suivant, ils donnent
asile à Stanislas Lecztnski, chassé de Varsovie par les
baïonnettes russes après l'élection d'Auguste III de
Saxe, assistent en témoins attristés à l'infructueuse
sortie où le comte de Plélo trouve la mort et ne se
rendent, au bout de cent quarante jours de siège
(zo février-9 juillet 1734), qu'après le départ clan-
destin du roi.
Ce siège célèbre est un événement très important
de l'histoire de Dantzig : dès ce moment, commence,
en effet, de se manifester l'intervention des Russes
dans les affaires de la vieille cité, comme dans celles
de la Recz popolica. Tôt après, celle de la Prusse,
devenue royaume au début du xviii' siècle, se mani-
feste à son tour; elle l'emporte sur celle de la
Russie et, après 340 ans d'une vie heureuse et pros-
père sous le sceptre des rois de Pologne (I454-I793)i
Gdansk passe sous le joug de la Prusse, en vertu des
stipulations du second traité de partage. Mais ses
bourgeois n'acceptent pas cette décision sans résis-
tance ; Frédéric-Guillaume II dut recourir à la force
pour se mettre en possession d'une ville qui, depuis
trente ans, subissait les vexations de ses ambitieux
voisins et faisait déjà l'expérience de la douceur de
vivre sous l'oppression prussienne, bien qu'elle de-
meurât toujours polonaise... Ainsi fut réalisé, sous
le règne de Frédéric-Guillaume II, le rêve constam-
ment poursuivi par Frédéric II, « l'Unique », depuis
1763 : l'acquisition de Gdansk, coupable, de par sa
situation géographique, de séparer les parties cen-
trales de son royaume d'avec la vieille Prusse
ducalC) d'avec la Prusse des chevaliers teutoniques
(avril 1793).
Acquisition peu sûre — la conjuration avortée de
1797 en fournit la preuve — et peu durable aussi,
puisque, à la fin de mai 1807, Dantzig tombait au
pouvoir du maréchal Lefebvre (qui reçut le titre de
« duc de Dantzig » ) , après une longue résistance
(mars-27 mai) de sa garnison prussienne, renforcée
des soldats russes.
Dès lors, pour quelques années, Gdansk échappe à
l'oppression des souverains de Berlin; si, de par les
traités dç Tilsit de juillet 1807, elle ne redevient
pas polonaise, puisque le duché de Varsovie ne com-
prend ni la Prusse royale, ni Dantzig, au moins de-
vient-elle ville indépendante, entourée d'un petit ter-
ritoire dans ses environs immédiats, et assurée de la
libre navigation sur la Vistule. Mais une telle situa-
tion, qu'aggrave l'application de la politique douanière
continentale de Napoléon I", ne réalise nullement
les aspirations polonaises des Dantzigois et est abso-
lument néfaste à l'essor économique de leur cité ; si
l'empire français eût vécu, elle n'aurait sans doute
pas duré longtemps. Elle cessa dès février 1814, au
lendemain même du jour où les Russes, à qui les
Français l'avaient rendue le !■=' janvier précédent,
abandonnèrent Gdansk aux Prussiens.
Alors, avant même que le Congrès de Vienne ait
statué sur le sort définitif de la ville, ceux-ci de
rétablir l'état de choses antérieur au mois de mai 1807.
Ils commencent en même temps l'œuvre d'unification,
de nivellement et de germanisation qu'ils n'ont cessé
de poursuivre, depuis !ors, pendant plus d'un siècle
entier(i8i4-i9i8). C'est l'établissement du Landrecht,
du droit civil prussien ; puis l'introduction de la loi
municipale du royaume, l'organisation d'une forte
police prussienne, la désignation de Dantzig comme
chef-lieu de la régence du même nom et siège de la
bureaucratie de la province. En même temps, au
point de vue économique, Dantzig est définitivement
séparée du 0 royaume du Congrès », c'est-à-dire du
royaume de Pologne créé par le Congrès de Vienne ;
elle est progressivement transformée en entrepôt
prussien. Enfin, voici que commence la conquête, par
l'école et par le prêche, non pas seulement de la po-
pulation polonaise, mais de la population cachoube,
qui, peu à neu, a repris sa conscience nationale.
Amorcée dès 1816 et surtout en 1823-1824, de toutes
les manières, la prussianisation est devenue très in-
tense d'abord après la suppression du royaume du
Congrès en 1831, puis après la compression de l'irt-
tP 156. Février 1920.
jurrection polonaise de 1863, vaincue par les Russes
grâce à l'appui politique de la Prusse. Les consé-
quences de cette politique se firent bientôt sentir;
déchue de sa grandeur historique, Dantzig
était tombée au rang de ville provinciale, avant
même que la guerre de 1870-1871 eût porté le
royaume de Frédéric II à la tête du nouvel
Empire allemand.
Elle ne reconquit pas, par la suite, son im-
portance économique, car les grandes voies fer-
rées, en particulier le chemin de fer de l'Est (de
BerlinàKoenigsberg),la laissaient systématique-
ment de côté. Ce fut surtout — on l'a indiqué
plus haut — une ville administrative et militaire,
industriellement outillée pour répondre aux
besoins militaires et maritimes, comme aussi
pour monter une garde vigilante sur la basse
Vistule et pour travailler à la germanisation
complète de sa propre population et de celle
de la contrée avoisinante. Ce fut encore, dans les
combinaisons de l'état-major allemand, le pivot
d'une lutte défensive contre la Russie, dans le
cas d'une guerre du Deutsches Reich sur deux
fronts. Ainsi, sous les apparencses d'une prospé-
rité due à des causes purement officielles, la
vieille Gdansk ne faisait que s'appauvrir, alors
que Stettin et Kœnigsberg, villes entièrement
allemandes, sinon prussiennes, ses rivales sur
la Baltique, ne cessaient de s'accroître et de
s'enrichir. Telle était la conséquence fatale des
tarifs protectionnistes et de l'orientation du
réseau ferroviaire allemand, comme aussi de
l'abandon dans lequel la Russie laissait la voie
fluviale de la Vistule moyenne; de toutes les
manières, Dantzig se trouvait isolée de la
contrée dont elle est le débouché naturel, isolée
des plaines agricoles de la Pologne centrale,
qu'arrosent la Vistule et ses affluents.
En dépit des récentes offensives de la germa-
nisation exaspérée et, peut-être même, en partie
à cause d'elles, c'est, néanmoins, toujours de ce
côté que regardaient les descendants des vieilles
familles de la cité, héritières des traditions
historiques et économiques de Gdansk; elles
voyaient, suivant la forte expression d'un auteur polo-
nais, dans sa séparation d'avec la Pologne, 0 une plaie
inguérissable » pour Dantzig. Elles le prouvèrent dès
octobre 1918, en demandant au gouvernement polo-
nais constitué à Varsovie après l'éva-
cuation allemande l'incorporation de
leur ville à la Pologne; elles le prou-
vèrent encore en ne donnant, le 19 jan-
vier 1919, aux candidats polonopho-
bes, lors des élections au parlement
révolutionnaire de l'Empire, qu'un
sixième des votes exprimés (environ
14.000 voix sur plus de 90.000). Ainsi,
malgré l'indéniable pression panger-
maniste, s'affirmaient avec une force
extrême l'horreur desDantzigois pour
le régime prusso-allemand et leurs
aspirations nationales.
C'était là, pour la Prusse, une me-
nace qu'aggravait encore la dénon-
ciation formelle, par le gouvernement
des soviets russes, de tous les traités
de partage conclus naguère entre
Prusse et Russie et, par suite, de cet
acte du 23 janvier 1793, qui avait fait
de la Warta et de la Vistule des fleu-
ves prussiens et qui avait attribué
Gdansk à la Prusse. Bien entendu,
avec une opiniâtreté et une ingéniosité
qu'il convient de reconnaître, les Alle-
mands ont essayé de lutter contre les
événements qui ruinaient l'œuvre
poursuivie environ un siècle et demi
par leurs souverains et par leur hom-
mes d'Etat. Pour empêcher le retour
direct de Dantzig à la Pologne, ils ont
lancé l'idée d'une neutralisation de
cette ville, en invoquant le caractère
actuel de Gdansk, allemande d'exté-
rieur et d'apparence en nombre de ses
quartiers. Ils ont, d'autre part, de-
mandé à la Conférence de la paix le
recul des frontières occidentales de
la Pologne et l'isolement de Dantzig
d'avec les territoires dont elle est le
port naturel et tout désigné. On sait
quel succès ils ont obtenu : d l'unani-
mité, la commission Cambon, compo-
sée des représentants de toutes les
grandes nations coalisées, avait attri-
bué Gdansk à la Pologne ; le conseil
des Quatre en a décidé autrement. En
même temps qu'il retirait à la Pologne
une partie de la Posnanie habitée par
60.000 Polonais et qu'il appelait à pro-
noncer sur leur sort futur les territoires de la Mazurie
prussienne, habités depuis des siècles par 300.000 Polo-
nais et par une minorité allemande (districts de
Marienwerder et d'AUenstein), il détachait Dantzig
de la Pologne.
LAROUSSE MENSUEL
De par les articles 100 et suivants du traité de
paij du 28 juin 1919, Gdansk redevient ce qu'elle fut
entre 1807 et 1814; elle est érigée en ville libre, placée
La Haute Porte, à Dantzig (xTi* aiècle).
sous la protection de la Société des nations. Mais
elle se trouve beaucoup moins enserrée qu'elle ne
l'était au xi.x' siècle ; toute sa banlieue immédiate,
tout le delta de la Vistule font partie de son terri-
Hôtel de Tille de Dantzig, édifice gothique du xiv» siècle, restauré dans le style flamand de la
Renaissance b la fin du xvi< siècle. (11 est dominé par une tour élégante do 45 m. de haut.)
toire, qui doit couvrir une superficie à peu près égale
à celle d'un grand arrondissement français et affectera
sur la carte, de façon grossière, la forme d'un W.
La Nogat à l'est et, à l'ouest, la Vistule depuis la
bifurcation de la Nogat jusqu'en aval de Dirschau,
39
puis une ligne sinueuse faisant un angle assez pro-
noncé vers l'ouest dans la direction de Berendt, voilà
les limites du territoire de Dantzig, qui englobe Oliva,
où fut signé le célèbre traité du 13 mai 1660,
et la station balnéaire de Zoppot.
Du moins, les Allemands ne sont-ils pas par-
venus à isoler Dantzig de la Pologne. Les
frontières occidentales de ce nouvel Etat arri-
vent, en effet, àla mer Baltique, à quelques kilo-
mètres dans l'ouest du golfe de Dantzig, comme
l'imposent les conditions dans lesquelles est
peuplé le pays. Que l'on jette, en effet, les yeux
sur le cartouche annexé à notre carte de la ré-
gion de Gdansk ; il a été établi d'après une
carte allemande dressée par un Allemand, le
D' Jakob Spett, à l'aide des résultats du recen-
sement officiel de l'année 1910. Ce cartouche
révèle nettement l'existence d'im véritable cou-
loir polonais, depuis la frontière de la ci-devant
Pologne russe et depuis Thom et Bromberg
jusqu'à la mer Baltique dans l'ouest de Gdansk.
Or, si tel est le résultat d'un recensement opéré
en 1910, à une époque où les Allemands étaient
les maîtres et les oppresseurs de la contrée et,
donc, d'un recensement désavantageux pour les
Polonais, quelle doit être la répartition exacte
des populations dans le pays !
Ainsi, sur la rive gauche de la Vistule, la
Pologne se trouve en contact immédiat avec le
territoire de la ville libre de Gdansk. Ensera-t-il
de même sur la rive droite, où les habitants du
district de Marienwerder devront décider de
leur sort par un plébiscite qui les rattachera
soit à la Prusse orientale (et, par suite, à la ré-
publique de l'Empire allemand), soit à l'Etat
polonais ? Dans tous les cas, même en adop-
tant cette seconde éventualité, la situation créée
au port et à la cité de Gdansk par le traité de
Versailles n'est vraiment favorable ni pour la
nouvelle ville libre, ni pour la Pologne.
L'étendue exacte du territoire de Dantzig
n'est pas encore déterminée. Elle doit l'être,
d'après l'acte du 28 juin dernier, par une com-
mission de cinq membres, constituée dans les
quinze jours consécutifs à la mise en vigueur du traité
de paix ; cette commission comprendra trois membres
( dont un haut commissaire , président ) nommés par
les principales puissances alliées et associées, un
membre désigné par l'Allemagne et
un autre désigné par la Pologne. De
l'incertitude qui règne encore au sujet
des frontières résulte une situation,
purement temporaire, d'ailleurs, qui
paralyse singulièrement toutes les
initiatives dantzigoises. Mais voici
qui est plus grave : Gdansk demeure,
encore aujourd'hui, politiquement
séparée des pays dont elle est le
débouché naturel et sans lesquels
(on l'a bien vu sous le régime prus-
so-allemand) elle ne peut pas vivre
normalement. Le traité de paix a-t-il
voulu perpétuer d'une certaine ma-
nière ce régime ? En dehors du ré-
gime polonais et dans une réclusion
forcée comme ville libre artificielle,
Dantzig ne fera que végéter.
Si Gdansk a un besoin absolu de
la Pologne pour vivre et pour pros-
pérer, celle-ci, de même, a un besoin
absolu de Gdansk et ne saurait eu être
artificiellement isolée. C'est, en effet,
par Gdansk que la Pologne accède
naturellement à la Baltique par Ja
Vistule, la « mère a des cours d'eau
de la contrée ; Gdansk est la porte
par où s'en vont au loin les produits
naturels (blés, farines, bois) de la
féconde terre polonaise ; c'est égale-
ment la porte par laquelle lui arri-
vent les marchandises étrangères, en
particulier tous les produits indis-
pensables à l'agriculture et à l'indus-
trie domestique. On l'a constaté
durant les premiers siècles des temps
modernes; elle était alors l'entrepôt
de toutes les richesses du territoire
polonais, des champs, des forêts, des
steppes, de leurs produits ; elle était
en même temps, le fournisseur des
produits coloniaux et des produits
de l'industrie étrangère. Ainsi Dantzig
justifiait les titres que lui a donnés
Simon Askenazy de « lien et média-
teur entre les ressources agricoles de
la République polonaise et les res-
sources industrielles de l'Occident ».
Voilà, précisément, le double rôle
que les Polonais libérés veulent lui
voir rejouer ; voilà ce qu'ils veulent que Dantzig rede-
vienne. Aussi se plaignent-ils du nouveau statut at-
tribué à cette ville parle traitéde paix du 28juin 1919.
Certes, l'instrument diplomatique stipule que la
Pologne aura libre accès au port, où toutes garanties
40
seront données à son commerce ; mais cela ne suffit
pas aux Polonais. « Le commerce franco-polonais
(disait tout récemment le ministre des affaires étran-
gères de la République, Stanislas Patek) ne pourra
être définitivement organisé que lorsque nous aurons
la possibilité de nous servir librement du port de
Gdansk. Quand nous aurons Gdansk, alors, seule-
ment, nous pourrons créer un réseau serré de rela-
tions économiques franco-polonaises par voie d'eau,
sans grever les marchandises de frais de transport
exorbitants. » L'histoire vérifie l'exactitude de ce
point de vue; elle montre dans Gdansk l'indispen-
sable organe respiratoire du grand corps que fut, et
que deviendra, sans doute, la Pologne.
Elle montre aussi qu'à un tel rôle joué par Dantzig
chacun trouve son bénéfice : et la nation polonaise et
la cité du delta de la Vistule. « Si — disait naguère
un noble polonais — les Dantzigois prospèrent grâce
à nous, s'ils amassent des richesses grâce à notre
commerce, ils seraient des nains dénaturés de penser
à changer de maître ». Et, de fait, jamais, durant les
trois siècles de leur union avec la Pologne, les habi-
tants de Gdansk n'y ont songé. Pourquoi, dès lors, si
leur cité était rattachée à la nouvelle république polo-
naise, pourquoi la majorité des 200.000 Allemands
qui vivent sur le territoire de Dantzig ne se rallierait-
elle pas, en fin de compte, à cet Etat ? C'est lui qui
redonnera à la vieille ville slave la prospérité qu'elle
n'a pas connue durant les années qu'elle a été prusso-
allemande.
On ne saurait donc trop souhaiter de voir le port
de Gdansk rentrer au sein de l'Etat polonais. Ainsi
se trouveront déjoués les calculs de ceux qui ont
voulu en faire, aux portes du nouvel Etat, un puis-
sant entrepôt allemand, nourri par l'appoint exclusi-
vement polonais; ainsi, conformément aux indica-
tions de la géographie, c'est-à-dire aux indications
naturelles, Dantzig redeviendra ce qu'elle n'eût ja-
mais, normalement, dû cesser d'être : une ville polo-
naise, grande, riche et heureuse. — Henri Froidevaux.
Develle {Jules-Paul), avocat et homme poli-
tique français, né à Bar-le-Duc le 12 avril 1845. —
Il est mort à Paris le 30 octobre 1919. Jules Develle
appartenait, avec son frère aîné, Edmond Develle, à
une vieille famille de la bourgeoisie lorraine. Après
de solides études classiques, poursuivies au collège
de Bar, il vint dans la capitale se faire recevoir avocat
et inscrire au barreau de Paris (1866). Il trouva place
dans le cabinet de Grévy. Premier secrétaire de la
Conférence, il prononça, comme discours d'usage,
en 1870, un éloge de Berryer, qui fut remarqué. La
déclaration de guerre interrompit les succès du jeune
maître. Il troqua la robe pour l'uniforme et prit part
à la défense de Verdun.
A la paix, Jules Develle entre dans l'administra-
tion. En 1872, Thiers le nomme sous-préfet de Lou-
viers. En 1876, il est préfet de l'Aube. Le gouverne-
ment du i6-Mai le révoque. Le 14 octobre 1877,
des élections législatives ont lieu, pour le remplace-
ment de la Chambre dissoute. Ses anciens adminis-
trés de l'arrondissement de Louviers lui offrent la
candidature. Il est élu, avec un programme républi-
cain, contre le député sortant, Raoul Duval, bonapar-
tiste. A la Chambre, il siège d'abord sur les bancs
de la Gauche républicaine, puis sur ceux de l'Union
démocratique, qu'il présidera.
Il entre, le 13 février 1879, dans les conseils du
gouvernement comme sous-secrétaire d'Etat à l'inté-
rieur, dans le cabinet Waddington, fonctions que le
départ du ministre de l'intérieur, de taarcère, inter-
rompt bientôt (4 mars).
Réélu en 1881, encore contre Raoul Duval, il est
nommé pour la seconde fois sous-secrétaire d'Etat à
l'Intérieur, dans le cabinet de Freycinet (30 janv. 1882)
et conserve ce poste dans les cabinets Duclerc et
Fallières, jusqu'à la chute de ce dernier ministère
(17 févr. 1883). Pendant son passage au gouverne-
ment, Develle intervient à plusieurs reprises à la
Chambre, notamment dans la discussion des propo-
sitions relatives à l'organisation municipale, d'où de-
vait sortir la loi fondamentale du 5 avril 1884.
En février 1885, la Chambre discute l'opportunité de
la modification du tarif général des douanes sur les
céréales. Develle défend la doctrine protectionniste.
L'affaire de Langson le trouve aux côtés de son
ami, Jules Ferry. S'il est chargé, comme président de
l'Union démocratique, d'une démarche des groupes
de gauche auprès du président du conseil, il appuie
celui-ci et s'oppose avec vigueur et succès à la mise
en accusation du ministère.
De nouvelles élections ont lieu, le 4 octobre 1885,
au scrutin de liste. Jules Develle se fait porter sur la
liste républicaine dans l'Eure et dans la Meuse. En
ballottage dans les deux circonscriptions, il opte pour
la Meuse, où il est élu.
Le 7 janvier 1886, il accepte dans le ministère de
Freycinet — et conservera, l'année suivante, dans le
ministère Goblet — le portefeuille de l'agriculture.
Pour chef de cabinet, il choisit un compatriote, un
avocat de jeune renommée, dont il apprécie la valeur
et semble pressentir la destinée, Raymond Poincaré.
Sa politique agricole est orientée vers le protection-
nisme. Il a l'énergie de défendre sa doctrine, même
Jules Develle.
LAROUSSE MENSUEL
contre ses collègues du gouvernement. Il le prouve
bien, en 1887, lors de la discussion d'une proposition
tendant à l'établissement d'une surtaxe sur l'entrée
des blés. Le ministre du commerce, Lockroy, et le
ministre des postes, parce qu'il représente le port de
Marseille, se montrent libre-échangistes déterminés.
Develle est partisan de la protection. Le conseil ne
peut se mettre d'accord et décide de rester neutre.
Mais Develle, qui est tenace, obtient de soutenir sa
conception à la tribune, à titre individuel. N'ayant
pu convaincre les ministres, il veut essayer de con-
vaincre la Chambre, et il y parvient.
A la fin d'avril 1887, l'incident Schnœbelé sur-
prend et inquiète le gouvernement et la France. La
situation est grave et délicate. Les avis de ce Meu-
sien sont écoutés avec une particulière attention par
le conseil et, plus tard, Develle répétera souvent
quelle fut, dans cette alerte, sa patriotique émotion.
Il quitte le ministère le 29 mai 1887, à l'arrivée au
pouvoir du cabinet Rouvier. Il fait partie de plu-
sieurs commissions, préside celle des douanes, est
nommé (le 8 janvier 1889) vice-président de la
Chambre, Dans la politique générale, ses tendances
se manifestent
par l'opposition
à la revision de
la Constitution
et par une lutte
irapitoyablecon-
tre le bnulan-
gisme.Afind'em-
pêcher le général
Boulanger de se
présenter dan?
plusieurs cir-
conscriptions,
suivant le plan
préparé par le--
plébiscitaires, il
signe, avec les
principauxchefs
du parti républi-
cain ; Clemen-
ceau, Floquet,
Brisson, Casimir-Perier, la proposition, auss.lôt
votée, interdisant les candidatures multiples.
Aux élections du 23 septembre 1889, faites au
scrutin uninominal , il se présente dans l'arron-
dissement de Bar-Ie-Duc et est élu au deuxième
tour contre Madelin, candidat motarchiste, puis
réélu vice-président de la Chambre. Il revient au
ministère de l'agriculture avec les cabinets de Frey-
cinet, Loubct et Ribot (17 mars i8go au 10 jan-
vier 1893). Il fait voter la loi du 3 juin 1891 sur le
fonctionnement des courses de chevaux. Dans la
discussion qui devait aboutir à l'établissement du
tarif général des douanes, il se montre protection-
niste modéré. On le voit opposer aux propositions
extrêmes de la commission un programme de tarifi-
cation plus modeste. A noter qu'il prépare la créa-
tion d'une banque centrale, destinée à recueillir
exclusivement le papier agricole.
A la chute du cabinet Loubet (28 nov. 1892), il
avait été l'un des personnages appelés par Carnot
pour résoudre cette crise difficile, mais, pas plus que
Brisson et Casimir-Perier, il ne réussit dans ses dé-
marches, et ce fut Ribot qui forma le cabinet. Develle
conserva l'Agriculture. Il ne quitta la rue de Gre-
nelle que pour le quai d'Orsay.
En effet, après la divulgation de l'affaire de Pa-
nama, le président du conseil, qui s'était réservé
primitivement le département des affaires étran-
gères, prit sous son contrôle direct le ministère de
l'intérieur et appela Develle à la direction de notre
politique extérieure (ii janv. 1893). Le député de la
Meuse resta à ce poste, avec le cabinet Dupuy, jus-
qu'au 2 décembre de la même année.
On ne saurait oublier que le ministre des affaires
étrangères de 1893 fut un des préparateurs de l'al-
liance franco-russe. Develle était au quai d'Orsay
lorsque, en octobre 1893, l'escadre russe de l'amiral
Avellan rendit la visite de Cronstadt.
Dans l'ordre législatif, Develle fit adopter un pro-
jet retirant au jury, pour l'attribuer aux tribunaux
correctionnels, la connaissance des délits d'outrage
contre les chefs d'Etat et les ambassadeurs étran-
gers. Toute mesure est délicate, qui touche à la
liberté de la presse. II sut, en quelques phrases, ras-
surer et persuader.
D'autre part, il dut s'occuper de la question
d'Egypte, faire face aux difficultés que rencontrait
notre établissement à Madagascar et résoudre celles,
plus graves, qu'amenèrent les empiétements du
Siam sur la rive gauche du Mékong. Dans ces cir-
constances — et particulièrement dans le conflit
avec le Siam, auquel l'Angleterre n'était pas indiffé-
rente — il défendit la dignité et les intérêts de la
France avec une fermeté qui n'excluait pas la pru-
dence. Il fit, à ce sujet, à la Chambre, des déclara-
tions qui rallièrent l'unanimité de l'Assemblée.
Sa politique abouiitja..ii^é du 3 octobre 1893,
par lequel le Siamy^S^n^Stet nos droits dans le
bassin du Mékon«»Oj»BlT8hSsjUuout établissement
militaire dans jQ?jprovincesxfe^attanbang et de
N> 156. Février 1920.
Siemreap, ainsi que dans une zone de vingt-cinq kilo-
mètres sur la rive droite du fleuve. Il revint lui-
même sur son rôle dans le règlement franco-siamois,
lors d'une interpellation visant la déclaration de
Londres du 15 janvier 1896. Comme certains auraient
voulu que l'on profitât de l'incident pour établir le
protectorat de la France sur le Siam, Develle s'éleva
avec force contre cette conception :
Une naticn comme la nôtre (dit-il), qui a le souci du
jugement que porte sur ses actes le monde entier, qui a des
traditions et un passé auxquels il est de son hom)err et de
son intérêt de rester fidèle, n'abuse pas de sa force parce
qu'elle a devant elle un petit peuple. N' us n'avons pas songé
un seul instant à imposer le protectorat de la France au Siam.
Ce fut le dernier discours qu'il prononça à la
tribune de la Chambre. Il avait été réélu sans
concurrent, au renouvellement de 1893, mais il fut
battu par Ferrette, nationaliste, en 1898. Il entra
alors dans la magistrature. Le 31 juillet 1901, un
décret le nomma conseiller à la cour de Paris.
Le 27 février 1910, Edmond Develle, sénateur de
la Meuse, venant de mourir, Jules Develle brigua le
siège fraternel. Il fut élu, au premier tour, contre
Grosdidier, député. Il se fit inscrire au groupe de
l'Union républicaine, dont il devint président. Son
labeur à la haute Assemblée fut marqué surtout par le
travail des grandes commissions. La commission des
finances où, tout de suite, il fut appelé, lui confia la
présentation des avis sur les questions agricoles,
ainsi que la rédaction de l'important rapport sur le
budget de l'agriculture, auquel vint s'adjoindre,
plus récemment, celui du ravitaillement. 11 fut
membre aussi de la commission des dommages de
guerre. Enfin, vice-président de la commission des
affaires étrangères, il eut à connaître du traité de paix
avec l'Allemagne. Afin d'assurer plus complètement
l'unité de ses conclusions, la commission avait décidé
— contrairement à la procédure suivie par la
Chambre — qu'un seul rapport général serait soumis
au Sénat. On sait que ce rapport général fut l'œuvre
de Léon Bourgeois. Mais chacune des parties du
traité a d'abord c'c étudiée séparément par un
membre de la commission. Develle fut chargé de
l'examen des clauses p Jitiques européennes. Il le fit
avec la plus haute compétence et une conscience
absolue ; son exposé est un île ceux qui furent le
plus appréciés par tous ses collègues et dont le rap-
porteur général a le plus largement tiré profit.
Pendant la crise, Develle ne perdit jamais confiance,
bien qu'il fût, par nature, plutôt un pessimiste. Il
s'appliqua, sans ménager ses efforts, à assister ses
compatriotes et, quelques semaines avant sa mort, il
avait tenu, quoique fatigué déjà, à accompagner son
ancien secrétaire, devenu le chef de l'Etat, dans le
pèlerinage que celui-ci accomplit alors à Saint-Mihiel
et au bois d'Ailly.
Jules Develle était de haute taille et de forte cor-
pulence. Au moral, le président du Sénat, en annon-
çant sa fin à ses collègues, en a fait ce portrait :
La personnalité de Develle était une des plus sédu santés
q'ii se pussent rencontrer. Il était doué d'une intelligence si
spontanée qu'il semblait n'avoir besoin de rien demander au
travail, ce qui ne veut pas dire qu'il ne travaillait pas, mais
seulement que son travail était si facile, si aisé, que l'eflort
n'en était pas apparent. Ouvert à toutes les questions les
plus générales, comme les plus techniques, il les pesait avec
une facilité qui les rendait aussi compréhensibles pour ses
auditeurs que pour lui-même.
Develle était commandeur du Mérite agricole et
grand-croix de l'ordre russe de Saint-Alexandre
Newski. Il est inhumé à Bar-le-Duc. — G. Hirschfu u.
Histoire financière de la France
depuis ITIS, par Marcel Manon (t. I", de
1715 à 1789; t. II, de r789 à 1792). — C'est un
ouvrage considérable que l'éminent professeur du
Collège de France vient d'entreprendre ; un ouvrage
aussi instructif pour les curieux d'histoire que pour
tous ceux que préoccupe la question financière.
La vie d'un pays n'est-elle pas, dans sa plus grande
partie, déterminée par l'état de ses finances ? En
faisant remonter son histoire au début du xv!!!" siècle,
en consacrant tout un gros volume de 500 pages
aux institutions financières de l'ancien régime, en
en précisant les transformations et les altérations,
trop nombreuses, l'historien a mis en relief les
causes essentielles de la Révolution; d'autres, d'ail-
leurs, l'avaient fait avant lui, mais par des exposés
fragmentés ou trop généraux. Il a, pour édifier cette
œuvre, dont les premiers fondements sont seuls
posés, dépouillé, notamment, la correspondance
administrative du temps; les renseignements qu'il
y a recueillis 1' « obligent à reviser bien des juge-
ments traditionnels, à vérifier bien des opinions
toutes faites; en ce qui concerne spécialement les
finances du xviii« siècle, il apparaît souvent avec
évidence que ni les hommes et les choses les plus
loués n'ont toujours été les plus louables, ni les plus
maltraités les plus condamnables et que les abus
énormes et monstrueux venaient moins, en général,
surtout dans les temps ayant immédiatement précédé
la Révolution, des excès de pouvoir du gouvernement
que de son impuissance et de son irrésolution ».
Après avoir, dans un premier chapitre, exposé
dans leur détail les diiïérents impôts en usage au
(V 156 Février 1920
XVIII' siècle, taille, capitation, dixième, gabelle,
aides, octir>is, relevé les particularités des pays
d'Etat, et lis privilèges du clergé et de la noblesse,
l'auteur commence son historique à la mort de
Louis XIV, dressant le tableau peu brillant de l'état
des finances du royaume à
ce moment. « Il n'y avait
pas, dit le Régent dans le
préambule de la déclaration
du 7 décembre 1715, le moin-
dre fonds ni dans notre trésor
royal, ni dans nos recettes,
pour satisfaire aux dépenses
les plus urgentes ». Le duc
<le Noaillcs, qui administra les
finances au nom du conseil
créé par le Rtgent, commen-
ça par réJiiire au denier 25
(4 p. 100) les rentes sur les
tailles, sur les recettes géné-
rales, sur les postes, sur le
contrôle ; les arrérages tombè-
rent ainsi de 6.649.580 livres
à 3.483.793. Des réformes fu-
rent introduites dans la comp-
tabilité; des économies réali-
sées par des suppressions d'of-
fices : le nombre des trésoriers
fut réduit de 70 à 19, les
dépenses ainsi diminuées de
840.000 livres. Il est vrai que,
dès 1719, la plupart des postes
supprimés étaient rétablis.
Le banquier Law n'avait
pas été étranger aux éner-
giques mesures prises par le
Régent et son conseil ; aussi
son influence s'était-elle rapi-
dement développée, au point
de devenir prépondérante :
le Régent ne se décidait plus
que sur ses avis; il ne tint
pas à Inique ne fût adopté un
projet de banque d'Etat, la-
quelle aurait monopolisé « tout
le commerce du royaume,
toute l'activité économique, toute la manutention
des impôts ». Law reprit, d'ailleurs, son idée, mais
par des moyens détournés; le privilège qu'il obtint,
le 2 mai 1716, de créer une banque particulière
fut transformé et élargi à tel point que, l'année sui-
vante, les billets de la banque eurent cours forcé,
que la Compagnie d'Occident, filiale de la banque,
obtenait, en 1718, le privilège de la fabrication des
monnaies, le bail des fermes générales, les recettes
générales. En décembre 1719, les actions atteignaient
18.000 livres; mais, un an plus tard, Law s'enfuyait
LAROUSSE MENSUEL
Malheureusement, la guerre de la succession d'Au-
triche, le règne commençant de la Pompadour ne
permirent pas à cet équilibre de subsister longtemps.
Machault ne put empêcher un accroissement de la
dette; les emprunts succédaient aux emprunts; la
41
essaye de dresser le tableau d'un budget d'ancien
régime, tout en faisant remarquer qu'il est difficile
d'y voir clair : aucune règle fixe ne préside à l'établis-
sement de ces budgets, qui, selon l'année, compren-
nent ou excluent certains chapitres essentiels. Le»
La rue Quincampoiz, à Paris, et la spéculation en 1720-
Law, c(*iilri51eur généril des finances (gravtire Je Langlois).
dans les Pays-Bas autrichiens, ruiné, ayant ruiné des
milliers d'individus et ébranlé le crédit de la France.
La liquidation du système fut pénible; ni Dodun
ni Paris-Duvcrney ne réussirent à améliorer la
situation ; leurs réformes : le droit de joyeux avène-
ment, le cinquantième, timides et peu soutenues,
étaient insuffisantes; on les transformait, d'ailleurs,
avant qu'elles eussent pu porter des fruits.
Vers 1737, cependant, grâce aux efforts de Fleury,
qui trouva dans le contrôleur Orry un aide précieux,
l'équilibre se rétablit un instant dans le budget du
royaume : « Les finances, écrit à cette date Barbier,
sont en meilleur état qu'elles n'ont jamais été, et il
sera toujours fâcheux de perdre le cardinal. >
cour engloutissait des sommes de plus en plus dis-
proportionnées : l'article des menus plaisirs, fixé à
400.000 livres sous Louis XIV, montait, vers 1750, à
2.700.000 livres.
Marcel Marion lave, en passant, les fermiers géné-
raux des attaques et des calonmies dont ils ont été
victimes depuis la chute de l'ancien régime; il
montre comment, loin d'être les auteurs du
mal, ils ont, en mainte circonstance, contri-
bué à l'enrayer. Le physiocrate Le Tro.sue
distinguait entre les impôts qu'il condanniait
et les fermiers qu'il épargnait, reconnaissant
a que le fermier fait son métier et, souvent, ne
le fait pas aussi strictement qu'il y est autorisé » .
A la Constituante, Lebrun devait reconnaître
aux fermiers généraux « de l'ordre, de la fran-
chise, de la loyauté ». L'histoire impartiale
confirme ce jugement et peut donner maint
exemple de cette probité.
Quand, au début de 1770, l'abbé Terray prit
la charge de contrôleur général, jamais elle
n'avait été aussi lourde : « La banqueroute
semblait imminente, les revenus de 1770 et
même en partie de 1771 étaient déjà dévorés,
le crédit était épuisé; il y avait 110 millions
d'arriéré, 154 d'anticipation, 63 de déficit; il
ne restait pas un écu pour faire le service
de 1770, dont la dépense devait être de 220 mil-
lions, a Terray se mit à la besogne avec ardeur,
étant à son bureau dès 6 heures du matin, étu-
diant tout et s'eflorçant d'y trouver un remède
qu'il n'était, hélas ! , pas en état de faire préva-
loir. Préconisant une politique d'économie, il
voyait aussitôt se lever contre lui l'armée déjà
nombreuse des profiteurs et l'opposition la
plus violente r/organiser contre son administra-
tien. Pour subsister, il lui fallait au moins mé-
nager la cour et, spécialement, la favorite; or
ni Louis XV ni M™* du Barry n'étaient gens à
adopter les mesures préconisées par le contrô-
leur; les économies réalisées sur les fonction-
naires et les pensionnés (il y en avait parmi
les gens de lettres) furent englouties, très rapi-
dement, à Versailles. Quand, à l'avènement
de Louis XVI, Terray dut se retirer devant
l'hostilité personnelle de Marie-Antoinette, la situa-
tion était meilleure qu'en 1770 : les dépenses
n'avaient pas diminué, mais les recettes s'étaient
accrues de 40 millions.
Il n'en restait pas moins un déficit de 27 à 30 mil-
lions, qui, quinze ans plus tard, s'élevait à 125 mil-
lions. Avec un soin méticuleux, Marion énumère les
efforts faits par Turgot, dont il loue l'administration
sévère, par Necker, dont il fait ressortir, cependant,
les nombreuses fautes ; il montre le gouffre qu'élar-
gissent les criminelles manœuvres des Calonne et des
Brienne, gouffre vers lequel la monarchie se préci-
pite inconsciemment. Dans un dernier chapitre, il
fameux Comptes rendus de Necker et de Brienne
n'éclairent même pas la situation ; la raison en est
simple : « L'ancien régime n'eut jamais de budget...,
jamais de comptabilité exacte et complète des re-
cettes et des dépenses. » C'est cette lacune considé-
rable que la Révolution devait combler.
Dans son second volume, Marion résume l'œuvre
Le ca'duial Fleury (par Hy cinthe Uigaud).
financière de la Constituante et de la Législative,
œuvre si complexe qu'il est difficile d'en donner une
idée exacte en quelques lignes : il fait de cette
œuvre une critique d'ensemble, qui n'est peut-être
pas sans appeler quelques réserves : < Les fautes de
la Constituante ont été par la Législative continuées
et aggravées. Elle n'a rien fait pour améliorer l'as-
siette et le recouvrement des impôts, rien pour en-
diguer le torrent des dépenses, rien pour conjurer la
dépréciation du papier-monnaie. •
Il est certain que le trouble politique qui com-
mença à bouleverser le pays dès avant la réunio»
des états généraux et qui se poursuivit, s'augmeà>
42
LAROUSSE MENSUEL
W 166. Février 1920.
li'abbé Terray (gravure de Le Beau).
Turgot (gravure de Diipin).
Jacques Necker (gravure de Saiot-Aubin).
Calonne (par Duplessis-Bertaox).
tant chaque mois, pendant dix ans, ne fut pas
pour faciliter une tâche de reconstitution financière :
dès avant 1789, les impôts ne rentrent plus que très
partiellement. Necker veut faire appel à l'emprunt ;
l'Assemblée lui répond, le 4 août, par l'abolition des
privilèges, noble geste d'abnégation, qui ne peut pro-
duire aucun résultat immédiat ; le 19 août, Mirabeau,
qui commence à jouer son rôle de censeur, insiste
sur la nécessité d' 0 éviter tout acte, toute oarole pou-
vant faire croire à aucune intention hostile contre
aucun créancier de l'Etat » et de ranimer la confiance
dans le gouvernement Quelques jours plus tard, il
entraîne l'Assemblée au vote « de la contribution
patriotique » réclamé par Necker, contribution de-
vant atteindre le (|uart du revenu, si celui-ci dépas-
sait40olivres.
Le résultat de
la mesure,
mal étudiée et
trop vague en
saforraule,
fut insigni-
fiant : les an-
ciens impôts
ne rentrant
pas, com-
ment faire
rentrer celui-
ci ? Deux mil-
lions par mois
pendant seize
mois, tel fut
le total bien
faible auquel
on atteignit :
les ex-privilé-
giés , soumis
au nouvel im-
pôt, ne figu-
raient pas aux
rôles ; tout le
service de la
perception était à reconstituer en un moment où,
précisément, les fortunes se modifiaient, émigraient
avec leurs possesseurs ou se cachaient.
Le 10 avril 1790, l'Assemblée, sur la proposition
de Chasset, décidait l'émission par l'Etat de 400 mil-
lions de papier-monnaie ayant cours forcé — les
premiers assignats — garantis par la vente de biens
nationaux de valeur égale : une adresse au pays lui
montrait la nécessité, le bien-fondé de l'opération
et cherchait à rendre une confiance qu'on sentait
ébranlée. Le roi, à l'instigation de Necker, lança
une proclamation dans le même but ; profondément
inquiet de la voie où l'Assemblée s'engageait, le
ministre continuait, cependant, à afficher un opti-
misme qui avait été longtemps le secret de sa popu-
larité. Son mémoire du 29 mai 1790 faisait miroiter
des espoirs plus volontairement erronés que les pré-
cédents; mais, le 25 iuillet, il devait revenir sur
plusieurs de ses déclarations; la confiance dans le
crédit public disparaissait complètement, du fait
même de ses tergiversations. Q"^""! '^ ministre,
dont le renvoi avait, en juillet 1789, déchaîné les
premières journées révolutionnaires, se retira, le
3 septembre, ni l'Assemblée, ni l'opinion publique
ne s'en émurent ; c'était sa première idole que la
Révolution jetait bas.
Quand la Constituante se sépara, un an plus tard,
avait-elle, du moins, réussi à établir l'équilibre finan-
cier, à combler le déficit qu'elle avait trouvé dans
les finances royales du 5 mai 1789 ? On ne peut
l'affirmer. Marion, qui, dans son septième chapitre,
dresse le tableau de la situation financière en sep-
tembre 1791, est obligé de faire les mêmes constata-
tions qu'il avait relevées en étudiant les finances de
l'ancien régime : même difficulté d'estimation exacte
des dépenses qui, selon les rapporteurs et les mi-
Loméiiie de lirienne (gravure d'Antunini).
jértc 5/
de^g/ualm
3c tû rrtxUéon dti Z)çf
nistres, varient de 641 millions à 584. Cependant,
on ne peut nier que l'Assemblée ait doté la France
d'un système financier nouveau et complet dans son
plan. Si les résultats ne s'en sont pas fait sentir
aussitôt, c'est que, dans le même temps, elle procé-
dait à une réforme complète de l'administration et
se trouvait ainsi en but aux difficultés les plus
grandes. Les principales règles budgétaires étaient
posées et, si les Assemblées suivantes négligèrent
trop souvent de les appliquer, elles n'en constituent
pas moins la base du régime perfectionné par Napo-
léon et encore en vigueur aujourd'hui. L'œuvre de la
Constituante en matière financière comme en ma-
tière politique est considérable : elle a montré la
voie, elle a décrété les principes ; le malheur de la
France voulut que l'Assemblée qui lui succéda fût
incapable de les mettre en œuvre. Le personnel de
la Législative était radi-
calement incompétent, en
finances comme en admi-
nistration ; les mesures po-
litiques qu'elle prit dès
sa constitution augmentè-
rent, on le sait, la pertur-
bation du pays ; ce que la
guerre religieuse avait com-
mencé, la guerre étrangère
l'acheva : la crise moné-
taire, déjà grave en 1791,
s'accrut considérablement
en un an. Il ne semble
pas que les législateurs
s'en émurent ; sans doute,
avaient-ils ce sentiment
dangereux du précaire et
de l'instable, qui fait rejeter
facilement sur l'avenir du
soin de trancher les ques-
tions délicates. Ni les émis-
sions successives d'assi-
gnats, ni les nouveaux sé-
questres des bien, d'émi-
grés ne pouvaient guérir le
mal moral dont la France souffrait : la défiance.
Au moment de sa dissolution, la Législative devait
reconnaître que les trois quarts des impôts res-
taient encore à recouvrer sur l'année en cours : la
plupart des impôts institués par la Constituante, en
substitution de ceux de l'ancien régime, n'avaient
pas été mis en état de rendre ce qu'ils pouvaient :
l'application avait péché, beaucoup plus que les
principes. — Pierre Rain.
Houille incolore. (Utilisation des vents.)
Ind. Le problème le plus angoissant pour l'avenir de
notre industrie est, à l'heure actuelle, la production
économique de la force motrice. Au moyen si
répandu de transformer dans nos foyers l'énergie
potentielle des combustibles il convient, par suite
de la rareté de ceux-ci, de substituer d'autres mo-
dalités.
Or, le jeu des éléments prodigue des quantités
incommensurables d'énergie constamment renouve-
lées. C'est vers ces sources naturelles que l'homme
doit se tourner : déjà, le cours des torrents est dompté ;
demain, le flux de la marée sera lui-même discipliné;
une technique seule assez perfectionnée pouvait per-
mettre ces asservissements.
Au contraire, même avec des moyens rudimen-
taires, l'utilisation du vent donne des résultats. Nul
doute qu'en diffusant les moyens perfectionnés de
nos constructeurs, on ne puisse avantageusement
capter une force motrice aussi abondante que peu
coûteuse.
Cette énergie, causée par le frottement de l'air à la
surface du sol, par les variations de température et
d'équilibre de l'atmosphère, énergie que nous dési-
gnerons sous les termes généraux de houille incolore,
houille éolienne, houille atmosphérique, est inépui-
sable; sa captation entraîne peu de frais; son seul
inconvénient est d'avoir l'irrégularité du vent lui-
même.
Longtemps, le moteur du meunier fut l'aile tour-
nant au gré du vent; mais, dès que celui-ci devenait
trop puissant ou trop calme, l'appareil était con-
damné au repos. Le moteur ainsi conçu ne pouvait
suivre les nécessités d'une industrie de plus en plus
exigeante; la machine à vapeur eut tôt fait de relé-
guer le moulin à vent au second plan. Aujourd'hui,
nos réserves s'épuisant, on revient au vent, mais avec
des machines modernes, en pratiquant l'accumulation
de l'énergie captée lors des périodes d'activité. Si
l'on songe qu'il n'y a pas de petite agglomération
qui ne soit capable de tirer parti du vent, on sera
étonné du peu d'emplois que nous en faisons. Cepen-
.r 9^3
R^EFUIEEIQUIE FRAflVÇAîlSË
CÊM/Sr^liiviîes.
I
Un asiigoat de quatre cenU livres, en 1791.
dant, l'exemple de l'Amérique, des pays Scandinaves,
oJi cette utilisation est en honneur, doit nous servir
d'indication en nous montrant combien nous pou-
vons en obtenir de profit.
Puissance du vent. — Le vent est éminemment
variable, en puissance et en direction; les mesures de
la pression qu'il exerce sur une surface prouvent que
la pression est proportionnelle au carré de la vitesse
du courant aérien. Cette pression croît donc très rapi-
dement avec la violence du vent ; le tableau suivant
donne une idée de cette relation :
DÉSIGNATION
nu VENT
EFFETS
VITESSE
MilrMUKT
PRESSION
m. or.
Très faible. . .
Frais
Vif
Fort
Très fort ....
Tempête
Forte tempête .
Ouragan
Cycloue
Fait flotter les feuilles .
Fait fléchir les brindilles .
Fait plier les branches.
Fait balancer les arbres.
Arrache les feuilles. , . .
Casse les branches ....
Abat les arbres
Abat les maisons
2
4
6
8
ï3
21
28
34
40
0,500
1,960
4.400
7.840
20,700
54.000
103,000
141,000
196,000
Quant à la puissance développée par cette pression,
elle croît selon le cube de la vitesse ; d'après Ringel-
mann (Académie des sciences),
T = ksk>:
T étant le travail exprimé en kilogrammètres par
seconde, K un coefficient variant de 0.0198 à 0.003
selon la vitesse du vent, S la surface présentée au
vent de vitesse ».
ff ISe. Février W20.
Le travail disponible, en tenant compte de l'entre-
tien, des frottements, etc., n'est que leszoou 40 cen-
tièmes du nombre théorique. On peut admettre que
5SS53
Kig. 1. — Moulin à vent, dont l'axe est à peu près horizontal. 'L'axe autour
duquel tourne la roue a est parallèle à la direction du veut. La roue a se compose
de quatre ailes rectangulaires, qui sont appliquées sur des pièces de bois pris-
matiques b, appelées volanle, et dont les axes se coupent à angle droit.)
la puissance du moulin en usage est de l'ordre de
quelques chevaux : 4, 6, 8 HP, pour une roue de
10 mètres de diamètre, selon la vitesse du vent.
La puissance moyenne ne peut se déterminer
qu'approximativement, car elle est influencée pai
Fig, *2, — Moulin hollandais,
les conditions locales, le voisinage des lieux éle-
vés, la direction dominante des vents, etc. ; néan-
moins, on peut constater que le meilleur rendement
s'obtient lorsque le nombre de tours des ailes en
une minute est un peu plus du double (2,5) du
nombre de mètres parcourus par le vent en une
seconde; il faut également que l'axe des ailes soit
incliné d'une dizaine de degrés sur l'horizon, la
composante des vents étant précisément obliquée
de 8° à 15»; enfin, la surface offerte au vent doit
présenter un gauchissement déterminé, le travail
fourni étant maximum, lorsque l'obliquité atteint
LAROUSSE MENSUEL
z8°,3Z de la base à la périphérie, en variant de
540,45 à 830,07.
En France, les vents dominants sont S.-O. et O.;
leur fréquence est telle qu'on admet par an 200 jours
de vents de cette direction, sur lesquels 140 de vent
de 5 à 6 mètres par seconde. Pour assurer un service
régulier, il faut construire des appareils fonctionnant
sous cette dernière vitesse, ce qui donne une utilisation
de 2 jours sur 5. On doit donc prévoir l'installation
pour que le moteur fasse, en deux jours, l'ouvrage
exigé en cinq ; comme ces nombres sont des moyennes,
il est prudent de se placer au-dessus et de préparer,
par exemple, une réserve d'eau de quatre jours ou
une batterie d'accumulateurs pouvant assurer à elle
seule quatre jours d'éclairage.
Moteurs à vent. — Les moteurs à vent sont tous,
en principe, constitués par une surface mobile action-
née par le vent : surface à axe tantôt horizontal, tan-
tôt vertical. Dans le premier cas, les appareils
forment les moulins proprement dits à orientation
variable; dans le second, les panémones, toujours
orientés.
l. Moulins k vent. — L'ancien moulin à vent com-
prend une grande roue de 4, 6 ou 8 bras ou ailes d'une
dizaine de mètres de rayon, mobile autour d'un axe lé-
gèrement incliné sur l'horizontale (fig. i, 2). Le bras
est formé d'un fort madrier (t;o/ant), prolongé par une
pièce plus légère (ente), dans laquelle sont enchâssées
des lattes comme des degrés d'échelle; ces lattes,
inclinées sur leur monture, selon les indications
données ci-contre, forment une surface gauche, sur
laquelle on largue des toiles; quelquefois,
l'aile est constituée par des planchettes
mobiles en bois; elle a généralement une
largeur de i /j' à 1/6' de la longueur.
Dans tous les cas, le vent doit frapper
l'aile normalement pour obtenir le maxi-
mum d'effet, d'où la nécessité d'orienter
l'appareil. Dans les plus anciens modèles,
l'orientation avait lieu à la main : la tour
du moulin, mobile sur le sommet d'une
base pyramidale, virait sous la traction
d'un câble ; quelquefois, une large girouette facilitait
l'orientation. Enfin, dans de plus récentes machines,
la tour est fixe, mais la calotte supportant les ailes
peut tourner sur un chemin de roulement; elle se
meut sous l'influence d'une petite roue auxiliaire
actionnée par le vent.
Ce genre de moulin a l'inconvénient d'être dange-
reux dans ses manœuvres (notamment pour larguer
les toiles ou arrêter les ailes en cas de tempête) et
d'être très long à orienter, ce qui l'empêche de pro-
fiter des moindres sautes de vent. D'après Coulomb,
un moulin de ce type, à 4 ailes de 21 mètres, don-
nait 7 chevaux par vent de 7 mètres à la seconde.
En Scandinavie, en Hollande, on a conservé ces
types en les améliorant. Sous cette forme, avec
Fiç. *. — Aéro-moteur Durey-Sohy.
rLagrande girouette est perpendiculaire
au plan de la roue motrice.)
8 bras, on parviendrait à des
puissances de 35 à 40 chevaux.
Moulins amértcains. — Au
contraire, en Amérique et dans
(le nombreux pays agricoles, re-
prenant l'idée de deux Français, Berton et Amédée
Durand, on a cherché à remédier aux inconvénients de
la lourde machine, ne présentant qu unefaiblesurface
au vent et limitée en grandeur, dès que l'on cherche
à accroître la puissance, en établissant un type léger
dans lequel le vent agit sur une roue à ailettes, cal-
culée pour présenter la surface d'action maximum,
avec l'avantage de s'orienter et de se régler automa-
tiquement, sans aucune surveillance (/îg. 3,)
La roue motrice est constituée par une série d'ai-
lettes fixes ou mobiles, variables dans leurs disposi-
tions selon les constructeurs ; cette voilure, en bois
ou en tôle, a soit une forme gauche en rapport avec
la forme théorique (système Chêne) constituant une
sorte de vaste entonnoir dans lequel le vent s'en-
gouffre, soit une forme plane à ailettes obliquées,
mais se recouvrant comme les lames d'une persienne
pour permettre le passage de l'air (système Vidal-
Baume).
Le moulin, généralement placé à une certaine
hauteur, au sommet d'un pylône, doit suivre les
variations du vent. Il faut l'orienter et, en second
lieu, comme le vent varie en puissance, il importe de
maintenir son débit à un régime constant et même
43
d'arrêter la roue lorsque la vitesse devient dange-
reuse pour sa solidité. Il en résulte que le moulin
doit disposer d'organes d'orientation et de régulation ;
toutes ces modifications se font automatiquement,
par des moyens simples dont nous ne signalerons ici
que les principes.
Orientation générale. — Cette orientation générale
est réalisée, le
plus souvent, par
un gouvernail-
girouette ( queue
de dérive), placé
dans le prolonge-
ment de l'axe de
la roue, tendant
naturellement à
présenter la roue
face au vent ;
quelquefois, son
action est rem-
placée par celle
d'une seconde
roue parallèle à
la première (sys-
tème Mulrony).
Organes de ré-
gulation. — La
régulation selon
le vent s'obtient
de diverses fa-
çons, caractéris-
tiques de chaque
marque d'appa-
reil. Elle consiste
à faire varier la
surface offerte au
vent en présen-
tant la surface
maximum à la
moindre brise,
pour, au con-
traire, s'effacer et
présenter le mi-
nimum de résis-
tance lorsque le
vent s'élève, jus-
qu'à obtenir l'ar-
rêt en cas de dan-
ger (fig. 4 et 6).
Entre les moyens
d'obtenir cette
régulation, nous
citerons parmi les
plus originaux les dispositifs suivants : dans les ims,
un organe d'orientation oblique la roue par rapport
à la direction du vent; la roue, frappée de biais,
offre naturellement une surface réduite; ce dispositif
peut être un second gouvernail perpen-
diculaire au premier (système Durey-Sohy
[fig. 4]) ou obtenu par décentrement de la
roue par rapport à l'axe du pylône (sys-
tème Samson-Pilter). Dans ce dernier cas,
la surface offerte au vent présente deux
parties inégales A et B (fig. 5); la zone A,
la plus grande, supportant la plus grande
poussée, la roue tend à s'infléchir de ce
côté, malgré l'action d'un ressort anta-
goniste, qui maintient la roue face au
vent. Lorsque |a vi-
tesse des courants
aériens devient dange-
reuse, la poussée dé-
passe la résistance du
ressort, et l'appareil se
soustrait automatique-
ment à la poussée.
D'autres fois, la surface
de la turbine aérienne
est modifiée grâce à la
mobilité de certaines
de ses parties, qui se ferment ou
s'ouvrent sous l'influence de la
force centrifuge développée par la
rotation (système Halladay).
Quel que soit le mécanisme
employé, la roue doit être légère, tout en étant assez
robuste pour entraîner peu de réparations et, pour
faciliter celles-ci, être de préférence construite par
panneaux démontables (système Chêne). On la place
au sommet d'un édifice ou d'un pylône pour dominer
de 3 à 4 mètres les obstacles situés dans un rayon
de 150 mètres; elle doit être parfaitement équilibrée.
Un des meilleurs dispositifs, réalisant une grande
stabilité en évitant le grand écartement exigé pour
éviter le heurt de la roue et du pylône, consiste à
disposer l'axe de la roue selon un angle de loo ; cette
conception, du reste imitée de l'ancien moulin, amé-
liore le rendement.
Transmission du mouvement. — L'axe rotatif de
la roue étant horizontal, d'après la transformation de
ce mouvement, on construit deux types d'appareils :
lo Ceux dont le mouvement est transformé en un
va-et-vient vertical propre au fonctionnement des
pompes, par l'emploi d'une bielle-manivelle ou d'un
Fig. 3. — Moulin type américain.
Fig. 5,
44
pignon engrenant dans un cadre rectangulaire, denté
intérieurement ;
2° Ceux dont le mouvement rotatif horizontal est
converti par engrenages et pignons en un mouvement
rotatif vertical, pour transmettre ainsi la force au
bas du pylône où elle est
adaptable à une machine
quelconque.
Le moulinest complété
par des organes grais-
seurs, — des dispositifs
d'arrêt et de mise en
marche. Parfois, on y
adjoint des systèmes ar-
rêtant la roue automati-
quement après un nom-
bre déterminé de tours
ou lorsque le remplissage
d'un bassin atteint un
certain niveau, etc.
D'autres appareils, enfin,
règlent la course des
pompes pour la mettre en
harmonie avec la vitesse
Fie. 6. — Installation d'un
moulin américain : A. roue
éolienne; lï, pylAne:
C. pompe; D, réservoir.
de la roue et réduire les
résistances. Dans tous les
perfectionnements ap-
portés, on cherche à di-
minuer la surveillance et
les frais d'entretien.
Divers inventeurs ont proposé des modifications :
roues en aubes de ventilateurs; roues doubles pour
assurer une meilleure répartition de la poussée; mul-
tiplication des hélices sur un même axe (système
Fayard de Mille), etc.; inventions peut-être intéres-
Fi^- 7. — Moulin à axe vertical Costes.
santés, mais peu répandues, car les roues éoliennes
du type américain sont seules en usage.
II. Pakémones. — Dans la seconde classe de moteurs
aériens, l'axe est vertical, ce qui offre l'avantage de
donner un appareil toujours orienté et, par suite,
tournant à tous les vents. On en connaît plusieurs
Fig. 8. — Pan-^mone Coitei.
(Actiunduvent Burdeuxélijiiients
LAROUSSE MENSUEL
variantes; la plus simple est la petite installation
des quatre cuillers montées en croix, que l'on ren-
contre dans tous les champs d'aviation pour apprécier
la Vitesse du vent; d'autres comprennent des roues à
palettes, des cuillers coniques, demi-sphériques, etc.
En général, la puisssance obtenue est très faible, une
grande partie de l'action du vent étant neutralisée
par la réaction des organes opposés du moulin (fig. 7.)
Pour accroître la puissance, Costes établit les sur-
faces frappées par le
vent de telle sorte que
l'action des parties symé-
triques s'ajoute ; dans
son moteur, véritable
manège aérien, un axe
vertical, maintenu entre
deux crapaudines, est
entraîné par une roue,
dont la circonférence
porte suspendues des
lames de persienne à
profil déterminé; lèvent,
en s'engouf frant entre ces
lames, produit la rota-
tion, ainsi que l'explique
le schéma ci-contre
(/!g. 8) : la poussée à l'en-
trée produit le même
sens de rotation que la
poussée sur la lame opposée lors de la sortie de l'air.
Un des esprits ingénieux auxquels nous devons
l'impulsion donnée aux pouvoirs publics pour expé-
rimenter la houille bleue des marées, le D"' M. -A. Le-
grand, s'est également occupé de la captation de
l'énergie des vents. Son moulin {fig. 10) présente l'ori-
ginalité d'esquiver la contre-poussée de l'air; il com-
prend, en principe, quatre volets rectangulaires, sus-
pendus par le grand côté supérieur aux bras d'une
croix horizontale, mobile autour d'un axe vertical. Les
volets ne peuvent dépasser en avant la verticale; sous
l'influence du vent, le volet de droite. A, par exemple
{fig. 9), est poussé et entraîne la rotation de l'appa-
reil, tandis qu'à gauche, le volet B s'incline et laisse
passer l'air résis-
tant : l'action né-
faste de l'élément
symétrique se trou-
ve ainsi éliminée.
De fait, le rende-
ment mécanique de
l'appareii est très
grand. Comme on
peut construire ce
moulin avec des
volets de bois gar-
nis de toile à voile,
éléments peu coûteux, cette machine est éminem-
ment propice aux petites installations.
Utilisation de l'énergie des vents. — Le moteur
aérien, par suite de son irrégularité, se prête mal à
la production d'une énergie constante, nécessitée par
les besoins d'une industrie où la machine-outil ne
peut suivre le caprice du moteur. Au contraire, il
conviendra aux travaux généralement moins exigeants
des agriculteurs et des petits industriels, pour les-
quels une force de 8 à 10 chevaux est suffisante. On
peut, cependant, réaliser avec le vent la production
d'un régime constant, en opérant par accumulation
de l'énergie.
On y parvient de plusieurs façons, soit que l'accu-
mulation ait lieu sous forme d'eau élevée à un cer-
tain niveau, d'air comprimé ou d'énergie électrique.
On comprend aisément le premier processus, le
moulin étant parfait {jour le fonctionnement d'une
pompe : l'eau est élevée à un niveau même considé-
rable, et cela à n'importe quel moment, la roue pou-
vant tourner à toute heure. L'eau recueillie, déversée
dans une petite turbine, par exemple, permet la mise
en marche de machines quelconques sous un régime
régulier. Il en est de même de l'accumulation de
l'énergie à l'aide de l'air; l'air, étant comprimé par
une pompe, peut être détendu ensuite selon les
besoins.
Sous la forme électrique, le moulin actionne une
dynamo qui charge une batterie d'accumulateurs; le
courant de celle-ci, lancé dans le circuit d'utilisation
(lampes, moteurs, etc.), se prête à tous les usages de
la fée électrique; le vent est dompté et, plus il fait
rage, plus il assure le bien-être de ceux qui ont su le
discipliner.
Pour s'adapter à cette forme d'utilisation, il a
fallu construire des dynamos spéciales à tension in-
dépendante des écarts de vitesse. On utilise ordinai-
rement des machines de 45 à 50 volts pour diminuer
le nombre des accumulateurs nécessaires. Il faut
avoir grand soin d'établir entre la machine et la bat-
terie un conjoncteur-disjoncteur automatique, très
précis, pour couper le circuit dès que la tension des
accumulateurs dépasse celle de la machine et de-
vient, par suite, dangereuse pour celle-ci. On peut
estimer de 1.500 à 1.800 watts le débit d'une roue
de 4™, 80; la vitesse des ailes pouvant passer de 125
à 350 tours, ceci représentant environ 200 lampes de
16 bougies. Il convient de remarquer que la turbine
Fig. 9, — Moulin Le^rand. (Action
du ventsurdeux éléments symétriques.)
IV J5fi. Février 1920.
de l'accumulateur hydraulique peut actionner une
dynamo et résoudre la question électrique sans em-
ploi d'accumulateurs.
Tels sont les modes d'utilisation du moulin; leur
diffusion est encore à réaliser dans nos contrées, bien
que celles-ci soient avantageusement balayées par
les vents. Les applications agricoles sont les plus
nombreuses, mais nous sommes loin des 500.000 mou-
lins des plaines du Missouri et du Mississipi, là où,
dans une seule ferme, on compte 48 moulins en
marche.
En effet, les agriculteurs peuvent employer le
moulin à l'élévation des eaux, soit pour épuiser
des marais, pratiquer des irrigations, soit pour
faire des réserves et alimenter les divers services des
fermes. On peut également actionner les machines
agricoles (bluteries, hache-paille, concasseurs, etc.).
Les communes, les habitations peuvent aussi utiliser
les moulins pour assurer leurs services d'eau et
d'électricité; on estime, par exemple, qu'une roue
de 6"", 60 est capable de refouler 150 mètres cubes
d'eau en 24 heures, sous une charge de 22 mètres.
Au moulin du temps jadis, abandonné par les
besoins de nos minoteries, supplanté par l'outillage
desusinesàvapeur, on reviendra, sous une forme per-
fectionnée, avec une nouvelle vogue. L'appareil moteur
aérien n'a pas dit son dernier mot ; on peut espérer
l'améliorer; mais, déjà, les machines que nous avons
décrites sont des appareils capables de rendre les
plus grands services, surtout si nous envisageons le
problème plus amplement. La production de l'éner-
Fig. 10. — Moulin du système Legrand. fA, panneaux recevant
la poussée du vent : B. panneaux relevés pur le vent; a. a\
contrepoids ; E, axe-suppurt scellé ilans 1" bloc M ; D, axe rota-
• tif; e. haubans; f, entretoisi^s.)
gie, en totalisant l'action de nombreux moulins cons-
titués en centrales de générateurs d'électricité, pour-
rait être recommandée dans nos régions dévastées,
dans tous les coins de terre inculte, là où l'on est
loin des rivières, de la mer ou des régions de houille
blanche. Le moulin à vent étant l'appareil qui pro-
duit l'énergie le plus économiquement, on trouverait,
dans son emploi, un précieux auxiliaire dans la créa-
tion de cette énergie si nécessaire aux reconstitutions
matérielles. — M. Molikiê.
Jeunesse de Charles N'odier (la), par
Léonce Pingaud (Paris, igig.) — Mérimée, succédant à
Charles Nodier à l'Académie française, disait, dans
son discours de réception :
Ce serait ignorer non seulement le caractère de son talent,
mais la nature même de son esprit que de supposer qu'il eut
jamais l'intention de se donner comme un historien et, sur-
tout, comme un biographe. Qu'il s'agisse de lui, qu'il s'agisse
des autres, qu'importe à M. Nodier l'exactitude des faits ?
Pour lui, tout est drame.
A vrai dire, si l'exactitude des faits importait
assez peu, en effet, au conteur des Souvenirs de jeu-
nesse et des Souvenirs de la Révolution, il n'eût
point été fâché, pourtant, que les autres fussent con-
vaincus de la réalité des faits qu'il rapportait. Léonce
Pingaud a entrepris de confronter la poésie avec la
vérité. Dans un récit à la fois abondant et clair, il
nous'conte la vie de Nodier, telle qu'elle fut réelle-
ment vécue, et il nous la montre telle que Nodier la
songea. On est bien obligé de constater qu'il y a peu
de rapport entre les deux existences, mais Nodier
fut un si charmant esprit qu'on ne saurait trop lui
en vouloir. S'il ne fut pas un bon historien, il fut
un délicieux conteur, et la richesse de son ima-
gination rend indulgent pour les faiblesses de sa
mémoire.
«• 16e. Février 1920.
Il naquit à Ornans, aux environs de Besançon, le
2g avril 1780, des relations qu'Antoine-Melchior
Nodier, avocat au barreau de Besançon, entretenait
avec M"* Suzanne Paris. Il fut légitimé par le ma-
riage que contractèrent ses parents, le 12 septem-
bre I79I-
Antoine-Melchior Nodier, après avoir appartenu à
la congrégation de l'Oratoire, comme auxiliaire
laïc, était devenu de robe. 11 avait le goût des
choses de l'intelligence, et le jeune Charles put cul-
tiver de bonne heure son esprit en sa compagnie.
Sous cette direction et sous celle d'un certain Ma-
thieu, régent d'école patriote, l'enfant apprit à
aimer, tout jeune, les livres, pour lesquels il devait
se prendre de passion plus tard.
Dès le début de la Révolution, son père devint un
des chefs du tiers état à Besançon. 11 fut maire,
président du tribunal criminel et, comme tel, il ap-
pliqua rigoureusement la loi. 11 faisait, d'ailleurs,
intervenir son fils dans sa vie publique, et il le me-
nait à la Société populaire, dont il était l'un de:,
membres importants. Les premiers devoirs que l'en-
fant composa furent des harangues civiques. Dès
1793, il aborde la tribune et, quand il ne parle pas,
11 écoute. 11 assista aussi aux jugements sommaires
rendus par le conventionnel en mission Bassal
en 1793 et aux exécutions qui les suivirent.
Les impressions que ces spectacles lui firent éprou-
ver furent assez vives et, pour lui changer les idées,
son père l'envoya faire un voyage sur les bords du
Rhin. 11 vit Strasbourg. 11 vit Pichegru à l'armée du
Rhin et, à son retour, il fit de la propagande répu-
blicaine. Il monta sur la scène, comme acteur, sans
grand succès, semble-t-il, et, le lo-Thermidor, il fut
chargé de célébrer l'apothéose de Joseph Barra et
d'Agricole Viala.
Cependant, un capitaine de génie en retraite, le
chevalier Girod de Chantrano, qui s'était réfugié
dans l'étude, accueillait parfois l'enfant et dévelop-
pait en lui le goût qu'il avait naturellement pour les
sciences naturelles. Ce fut chez le chevalier qu'on
l'envoya après le g-Thermidor. Il herborisa et fit la
chasse aux papillons. En 1796, on l'inscrivit comme
étudiant à l'Ecole centrale et, dès 1797, il rédigea
les Descriptions des insectes qui se trouvent aux envi-
rons de Paris..., augmentées de plusieurs espèces nou-
vellement reconnues dans la ci-devant Franche-Comté.
Mais, en même temps, il se liait avec Luczot, dit
« La Thébaudais » , ingénieur ordinaire des ponts et
chaussées à Besançon, qui avait onze ans de plus
que lui, et il entreprit de fonder une Philadelphie.
Les premiers membres en devaient être Charles Weiss,
dont l'amitié devait accompagner Nodier toute sa vie,
Deis et Pertusier. L'association était une association
d'amitié. Elle devait se composer de cinq membres
au moins, de vingt-cinq membres au plus, élus à
l'unanimité. La politique devait être exclue des réu-
nions, et ces réunions devaient être surtout des occa-
sions de plaisirs ou de discussions littéraires. Les
statuts de l'association furent rédigés en vingt-cinq
articles par Nodier, et les puérilités n'y manquent
pas. C'est ainsi qu'il est gravement spécifié que les
frères de la Société des philadelphes affectionnent en
particulier la couleur bleu de ciel, la figure penta-
gone et le nombre 5. Ils portent comme signe appa-
rent un ruban bleu de ciel, attaché autour du cou.
En 1798, Nodier fut nommé bibliothécaire adjoint
à l'Ecole centrale; mais, l'année suivante, ayant
représenté en plein air une parodie d'une séance du
club jacobin, une instruction judiciaire fut ouverte.
Il échappa à la justice, un non-lieu ayant été rendu,
mais il perdit sa place. Il devient mélancolique et
désenchanté; il écrit :
A vingt ans, j'ai épuisé la lie de toutes les douleurs et,
après ra'être consumé dans des espérances inutiles, je me suis
aperçu, à vingt ans, que le bonheur n'était pas fait pour moi.
Le jeune désenchanté avait lu Werther. Mais il
avait lu aussi Sterne, et c'est Sterne qu'il imite plus
que Goethe, dans une petite autobiographie qu'il
écrit au même moment : Moi-même.
Mon caractère (avoue-t-il) est composé des éléments les
plus hétérogènes, et je ne me ressemble pas pendant dix
minutes consécutives.
Il applaudit au Consulat et obtint, par suite, sa
rentrée à la bibliothèque de l'Ecole centrale ; puis il
entreprit de faire de la Philadelphie un foyer de pro-
pagande en faveur des institutions nouvelles. La
Société fut organisée par ses soins, et l'élément mili-
taire y fut introduit avec le commandant Oudet.
Mais une nouvelle polémique fit bientôt scandale
et l'obligea à prendre un congé. En décembre 1800,
il est à Paris. Il y vécut trois mois en homme de
lettres et en bohème, mais sa seule publication fut
une Bibliographie entomologique. 11 est vrai qu'à son
retour à Besançon, il fit jouer une pièce qu'on n'a
pas retrouvée : Lequel des deux ? ou l'Amant incognito,
et qu'il fit imprimer une plaquette : Pensées de Sha-
kespeare. Stella, son premier roman, fut achevé vers
ce temps et publié, sous le titre : les Proscrits, au
cours d'un nouveau voyage fait à Paris, à la fin
de iBoi. Le succès en fut assez vif.
Ncxlier revint à Besançon, à la fin d'avril 1802,
pour y composer le Peintre de Sattzbourg et le Der-
LAROUSSE MENSUEL
nier Chapitre de mon roman; mais, dès la fin de 1803,
on le retrouve à Paris. La Philadelphie est morte.
Le jeune auteur ne s'occupe plus que d'écrire ; mais
une satire : la Napoléone, qu'il a composée jadis, est
soudain publiée. Il s'en avoue l'auteur. On l'arrête;
on le conduit au dépôt de la préfecture de police,
puis à Sainte-Pélagie. Il y resta un mois, se rétracta
et écrivit la Prophétie contre Albion. On le remit en
liberté, maison le renvoya chez lui, sous la surveil-
lance de son père et de la police locale.
On conte qu'en 1805, Napoléon devant traverser
Besançon pour aller se faire couronner roi d'Italie,
à Milan, un coup de main fut préparé pour enlever
l'Empereur. A vrai dire, c'était une conspiration
d'opéra-comique, qui n'avait d'importance que dans
l'esprit des conspirateurs. Mais, la police impériale
en ayant été avisée, l'itinéraire du voyage fut mo-
difié, et une instruction fut ouverte. Nodier pas-
sait pour être compromis. L'ordre de l'arrêter fut
signé à Paris, et il îilla se cacher dans le Jura. Mais
son père sut plaider sa cause. Une fois de plus,
on le considéra comme inoilensif , et Fouché
lui accorda l'autorisation d'habiter Besan-
çon, mais surveillé.
11 se remit au travail, sous la protection
plutôt que sous la surveillance du préfet
Jean de Bry et publia les Tristes. Mélanges
tirés des tablettes d'un suicidé. En même
temps, il prépara son Dictionnaire des ono-
matopées, ses Questions de littérature lé-
gale, rédigea son Précis de la connaissance
des langues, et commença son Commentaire
des fables de La Fontaine, Mais des hori-
zons nouveaux, bientôt, l'attirent. Il est las
de Besançon. ADôle, où il se rend, il trouve
un emploi d'expéditionnaire; puis il y ouvre
un cours libre. Enfin, le 30 août 1808, il se
marie; il épouse M'" Désirée Charne.
De nouveau, des rêves de voyage agitent
son esprit. L'Amérique le tente, mais c'est
pour Amiens qu'il part. Là, deux Anglais
passionnés de belles-lettres, sir Herljert
Croft et lady Mary Hamilton, l'accueillent.
Ils se mêlent de littérature et ont besoin
d'un collaborateur ou d'un secrétaire. Nodier
est ce secrétaire et ce collaborateur; colla-
borateur apprécié et aimé. Mais l'ennui le
prendra bientôt et, en 1810, la Franche-
Comté le revoit.
Pendant deux ans, sa vie à la campagne
est studieuse et bourgeoise, ses travaux
d'histoire naturelle l'occupent; la recherche
des vieux livres le divertit, et les sages tra-
vaux et les sages loisirs lui permettent
d'attendre patiemment la boime place qu' il
souhaite depuis si longtemps, qu'il espère
toujours. L'espoir se réalise : la place se
présente. Par l'intermédiaire d'Etienne, on
lui offre le poste de directeur du « Télé-
graphe », journal officiel, publié en allemand
à Laybach. Il accepte, il part ; il y reste huit mois.
Seuls, les événements politiques le contraignent au
retour. Mais, de son voyage en Illyrie, il rapporte
maintes sensations, maints souvenirs. On les retrou-
vera dans JeanSbogar. En attendant, le gouvernement
impérial ne l'abandonne pas, et il entre au i Journal
de l'Empire ».
A la Restauration, le t Journal de l'Empire » reprit
son ancien titre : « les Débats », et Nodier y demeura
comme rédacteur. A vrai dire, il avait fait aussitôt
une profession de foi royaliste et avait même de-
mandé une croix de Saint-Louis. Critique drama-
tique, critique littéraire, les publications nouvelles
lui sont une occasion de discerter sur toutes les
questions à l'ordre du jour, même celles qui n'ont
que peu de rapports avec la littérature.
Mais les Cent-Jours arrivent. Le nouveau royaliste
se tient à l'écart et, quand les Bourbons reviennent,
pour prix de sa fidélité, il sollicite des lettres de
noblesse. 11 les obtiendra, mais ne s'en parera pas,
et continuera à signer de son nom.
En 1818, une mission lui est donnée pour Odessa.
Il devait y occuper une chaire de droit et d'écono-
mie politique, diriger une imprimerie et un journal
politique et commercial, et le gouvernement fran-
çais le subventionnait.
Mais la publication de Jean Sbogar, qui venait de
paraître et oii semblait glorifiée l'anarchie, épouvanta,
sans doute, le gouvernement russe. Nodier ne reçut
jamais ses passeports. Il s'en consola et reprit sa
plume de journaliste. Les journaux les plus roya-
listes : le « Drapeau blanc » , la • Quotidienne », le « Con-
servateur » l'accueillent. La Légion d'honneur lui est
donnée. Enfin, le poste de bibliothécaire de l'Arsenal
lui est offert. Les jeunes gens vinrent vers lui. Le
premier cénacle se forma sous sa présidence. C'est
le temps de sa liaison avec Victor Hugo ; c'est le
temps des deux voyages qu'il fait avec le poète des
Odes et Ballades à Reims et à Chamonix.
Mais Victor Hugo devait bientôt prendre le pas
sur Nodier, et celui-ci en marqua quelque mauvaise
humeur. Il n'y eut jamais, pourtant, brouille totale
entre eux. Parce qu'il ne le craignait pas peut-être,
Hugo ménagea toujours Nodier ; et Nodier, dans
45
différents articles de la « Revue de Paris », exposa sa
façon de comprendre le romantisme français. Il prit
une position intermédiaire entre les classiques et les
romantiques, mais il ne cessa de revendiquer ses
titres de précurseur. On le considérait un peu comme
un ancêtre. Mais, pour montrer qu'il était bien vivant,
il faisait constamment intervenir sa propre personne
dans ses récits. Il commença à rappeler ses souvenirs
de la Révolution et, à la veille de la révolution de
1830, il prit figure de libéral. Quand elle éclata, il
venait d'être révoqué. Ainsi sa place lui fut con-
ser\'ée. Et il put reprendre le fil de ses souvenirs.
Souvenirs, souvenirs, c'est en les relisant, après
avoir lu sa vie, que l'on comprend que l'on ait pu
dire de Nodier qu'il avait le don de l'inexactitude.
Don à la fois naturel et volontaire. Il subordoime
l'histoire à la poésie et maquille ainsi les événe-
ments auxquels il a pris part. En 1815, il avait écrit
déjà une Histoire anonyme des sociétés secrètes sous
le règne de Buonaparte. Le succès en fut fort vif,
mais l'histoire en est absente. Ce n'est que légende
Charles Nodier en I82V (t^l'Ictu (le Pniiliii Guérin).
édifiée de toutes pièces par le conteur, et la lecture
en est divertissante. Le major Oudet y prend figure
de héros et s'oppose à l'image de l'Empereur. Weiss
a pu écrire avec raison que l'Histoire du roi de
Bohême et VHistoire de la fée aux miette^ étaient
cent fois plus vraies que l'histoire d'Oudet. Sur Oudet
et sur Malet, Nodier reviendra, d'ailleurs, quinze ans
plus tard, en publiant leurs portraits dans la « Re-
vue de Paris », mais les portraits n'auront pas plus
d'exactitude.
Ce n'est point seulement, d'ailleurs, dans ses Sou-
venirs politiques que Nodier tramspose la vérité, si
l'on peut employer une formule aussi modérée ; il
transforme de même sa vie sentimentale. Autant
que ses Souvenirs de la Révolution, que Je récit de
ses démêlés avec la police et avec la justice de son
pays, ses souvenirs de jeunesse sont des souvenirs
de son imagination, et les fiches sentiinentales au
haut desquelles il inscrit des prénoms : Séraphine,
Thérèse, Clémentine, sont aussi peu véridiques que
son casier judiciaire, qu'il charge avec tant de com-
plaisance.
Il estimait l'imagination comme la première des
qualités littéraires, et il croyait ce qu'il imaginait.
Ces fables le consolent de son désenchantement. Ses
dernières années sont moins heureuses. Il souffre des
difficultés d'argent qui l'ont suivi pendant toute son
existence. Il éprouve même de la lassitude à écrire.
Il est comme aigri de se voir dépassé et laissé en
arrière. Alors, il se retire en soi-même. Il invente de
belles histoires, et ces histoires le réjouissent.
Comme on lui demandait un jour comment il avait
pu persuader à tant de femmes qu'il les aimait, il
répondit : « C'est parce que, lorsque je le leur disais,
je le croyais. »
Quand il écrivait ses histoires, ou quand il les
contait, il les croyait. Et, pour cette foi qu'il avait
en soi-même, il lui sera beaucoup pardonné.
Qu'on lise l'étude de Léonce Piugaud ; elle remet
bien des choses à leur place, et elle fait connaître
l'homme. Mais qu'on la lise surtout, parce qu'elle
fournit l'occasion de se reporter aux contes de Nodier;
et, si ces contes ne sont pas des chapitres d'histoire,
ils sont du moins délicieux. — Jacqucn Uohpiu).
46
Ua Fontaine et saint Augustin, par
le colonel Godchot (Paris, 1919, in-i8). — Les biogra-
phes de La Fontaine, depuis Walckenaer jusqu'à
G. Michaut. ont recherché avec assiduité quels au-
teurs anciens et quels auteurs modernes le bon
fabuliste pilla pour écrire ses charmantes fables, ses
épitres allègres, ses madrigaux, ses épigrammes et
Jean de La Fonlaioe (d'après le tableau de Uigaud. gravé par Edelinck).
ses contes. Aucun, avant le colonel Godchot, ne
paraît avoir signalé la profonde influence exercée
par saint Augustin sur le fameux distrait.
Il est vrai, on s'est médiocrement occupé des sen-
timents religieux de La Fontaine. On sait que, dès
l'âge tendre, ses études faites de façon assez irrégu-
lière à Château-Thierry d'abord, puis à Reims, il se
sentit entraîné vers la piété, au même temps que
son frère Claude, par une vocation qu'il croyait
ardente. En 1641, venu à Paris, il entrait à l'Ora-
toire, et cette institution, approuvant ses intentions
dévotes, le plaçait au séminaire de Saint-Magloire.
Là, soit qu'il ait senti, devant l'aridité des études
théologiques, décliner sa ferveur, soit que l'on ait
découvert la fragilité de celle-ci, il ne persévéra pas
dans sa détermination première.
Il retourna vers la vie. Ses mœurs, ses démêlés
conjugaux, ses oeuvres légères même lui firent
prendre figure, devant son siècle et devant la posté-
rité, de libertin invétéré. Il disait, d'ailleurs, tout
ingénument, dans une lettre : j Ce n'est pas mon
fait que de raisonner sur les matières spirituelles :
j'y ai eu mauvaise grâce toute ma vie. » Mais, s'il
était réellement peu enclin à approfondir les mystères
de la religton et à pratiquer, par la parole ou par la
plume, la controverse, cela ne voulait pas dire qu'il
eût complètement renié ses anciennes aspirations à
l'existence contemplative.
Il est probable que, malgré ses désordres, son
goût du parasitisme, l'impiété de ses écrits, le senti-
ment religieux demeurait à l'état latent dans son
âme. Nous serions même assez convaincu qu'il envi-
sageait la religion d'une manière rare à cette époque,
en artiste épris de ses magnificences intellectuelles.
L'ouvrage du colonel Godchot tendrait à le prouver.
Vers 1664, La Fontaine était en relations avec une
sorte de pédant, l'académicien Louis Giry, inlassable
traducteur de textes latins, grecs et italiens. Ce pé-
dant s'était mis en tête d'offrir à ses contemporains
une édition française de la plus curieuse des œuvres
de saint Augustin : la Cité de Dieu. Mais il n'était
que médiocrement poète et, pour translater en notre
langue les citations faites par l'évêque d'Hippone, il
souhaita le concours du fabuliste. Celui-ci consentit
à le lui donner. Il se plongea donc dans ;aCt(é de D«e«.
Ses études théologiques ne l'avaient jamais amené
sur les routes ensoleillées où le conduisait à cette
heure le saint docteur. Leur rencontre fut délicieuse.
La Fontaine, surpris par l'ardente beauté des pages
où le fougueux Père de l'Eglise exposait ses doctrines,
admirait sans réserve et se laissait imprégner tout au-
tant par les idées que par le style. Il est très probable
qu'il lut ensuite les Sermons, les Traités sur la grâce et
U libre arbitre et les Confesswtis, du même auteur.
LAROUSSE MENSUEL
De ce moment, il ajouta à ses livres de chevet, qui
étaient jusqu'à l'heure Gargantua et Pantagruel,
l'œuvre de saint Augustin. C'était un bizarre assem-
blage, et tout autre que le bonhomme en eût compris
l'irrévérence. Mais il ne la saisissait point et, certain
jour (l'anecdote est-elle véritable ?), se trouvant en
compagnie de Racine et de Valincourt chez Boileau,
après avoir écouté un frère de celui-ci,
docteur en Sorbonne, faire un pompeux
éloge de saint Augustin, il demanda,
avec naïveté, sortant de son éternel rêve,
lequel du saint ou de Rabelais avait le
plus d'esprit. II fut rabroué avec imper-
tinence, car nul de l'auditoire ne pou-
vait imaginer la nature de ses préoc-
cupations.
En réalité, cette anecdote indique que
La Fontaine était dès lors un sectateur
convaincu de l'évêque d'Hippone. Tout,
dans sa vie, va désormais le préciser.
Car, bientôt, en effet, le fabuliste se rap-
proche de Port-Royal et des jansénistes,
qui reconnaissent en saint Augustin un
de leurs pères de prédilection. Il n'adopte
point leurs idées et n'épouse point leurs
querelles, mais il goûte passionnément
leur compagnie. Arnauld d'Andilly, le
plus austère des hôtes du monastère,
ilevient son ami intime. Visiblement,
on«souhaite capter tout à fait ce poète,
dont on pressent le génie et qui ferait
une recrue de choix pour le groupe.
Mais La Fontaine est trop indolent
pour suivre sur le terrain de combat les
écrivains du monastère. On parvient,
cependant, à utiliser son nom déjà cé-
lèbre, et sa plume habile, et ses rela-
tions parmi la poésie contemporaine.
Depuis longtemps, Loméniede Brienne,
libertin devenu ermite — et ermite jansé-
miste — rêve de publier, à la gloire de
saint Augustin et de Port-Royal, un
recueil de poésies chrétiennes et de
substituer ce recueil aux anthologies
graveleuses dont se nourrissent les salons
de l'époque. La Fontaine consent à de-
venir son collaborateur. Il réunît les
pièces qui en composeront les trois
volumes. Bien des poètes légers et des
libertins qui sont ses amis lui four-
nissent leur contribution, et Amauld d'Antilly est
trop souvent obligé d'expurger l'œuvre en prépara-
tion. Le fabuliste fournit lui-même vingt-quatre poé-
sies pieuses, une paraphrase du psaume XVII en
particulier, dont l'inspiration, tout au moins, fut
empruntée à saint Augustin.
Il éprouva certainement une grande satisfaction à
rendre cet hommage au Père de l'Eglise dont il
admirait le génie. Les emprunts qu'il devait lui faire
ne s'arrêtèrent,
d'ailleurs, point
là. En 1673, il pu-
bliait un poème :
la Captivité de
saint Malc, que
Port -Royal lui
avait demandé
d'écrire. Il en
chercha les élé-
ments dans la L«<-
tre de saint Jérô-
me sur la « Vie de
saint Malc » que
contient la Vie
des Saints -Pères
des déserts, tra-
duite par Arnauld
d'Andilly. Mais
cette Lettre ne lui
donnant que des
renseignement'-
imprécis, il eut
recours, une fois
encore, à saint
Augustin. Visi-
blement,le poème
sortit de la lecture
du Sermon XXI
(De trois espèces
de moines en
Egypte) et de la Cité de Dieu. Des passages entiers
de ces ouvrages sont simplement versifiés. Ce poème
fut, d'ailleurs, une assez pauvre chose. Il vérifia l'af-
firmation du fabuliste, disant que raisonner sur les
matières- spirituelles n'était point son affaire. Il lui
valut, en outre, toutes sortes de désagréments ; car,
l'ayant dédié au cardinal de Bouillon, il provoqua
un violent tapage à la cour, en appelant ce prélat
« altesse sérénissime » au lieu d' « altesse revérendis-
sime ». 11 fut obligé d'en supprimer l'édition, après
s'être rendu suspect par ses inspirations jansénistes.
Il rompit, d'ailleurs, à peu près vers ce temps, ses
relations avec Port-Royal, où ses Contes, qui conti-
nuaient à paraître parallèlement à ses œuvres pieuses.
«• 156. Février 1920.
ne pouvaient lui valoir que désapprobations et ran-
cunes. Mais cette rupture ne l'empêcha point de
persévérer dans son enthousiasme pour le guide spi-
rituel des jansénistes. Le colonel Godchot voit, en
effet, dans l'œuvre de La Fontaine mille idées qui
sont communes au fabuliste et à saint Augustin. La
fable de l'Astrologue qui se laisse tomber dans un
puits serait, par exemple, due aux véhémentes dia-
tribes du docteur contre ses contemporains qui pra-
tiquaient l'astrologie et la magie. Nous croyons plus
vraisemblablement que La Fontaine, dans cette
fable, eut l'intention de railler les hommes de son
temps adonnés à ces sciences, très prospères au
XVI18 siècle.
De même, nous ne pensons pas que notre bon-
homme ait eu besoin, pour admirer Platon, d'en lire
le panégyrique dans les écrits de saint Augustin. En
admettant qu'il ignorât le grec, chose que le colonel
Godchot conteste avec vigueur, il pouvait prendre
aisément connaissance du philosophe dans mainte
traduction. La Fontaine eût été en situation d'infé-
riorité sur le plus mince clerc de son époque, s'il eût
négligé de se familiariser avec les grands esprits de
l'antiquité.
Il ressort, néanmoins, du travail, souvent nouveau,
mais malheureusement quelque peu confus du colo-
nel Godchot, que La Fontaine doit beaucoup, au
point de vue littéraire, à saint Augustin.
Mais il ne lui doit point une recrudescence de sen-
timents religieux. Sa conversion finale, obtenue par
les prônes et les objurgations de l'abbé Pouget, n'est
aucunement liée à ses lectures ou à ses études.
L'œuvre de l'évêque d'Hippone fut pour lui l'une
de ces splendeurs qui, dans la religion, le ravissaient
en extase et qu'il recherchait avec passion. Inca-
pable de ferveur et même de vraie piété, mais non
dédaigneux d'elles, le fabuliste fut attiré par l'art
vers celui que l'on appela le « docteur de la
grâce » . — Emile Maone.
Laurence Albani, roman, par P. Bourget
(Paris, 1919). — Laurence Albani, fille d'un jardinier
des environs d'Hyères, a été prise en affection par
une grande dame anglaise, lady Agnès Vemham, qui
en a fait sa demoiselle de compagnie, presque sa fille
adoptive. Brusquement introduite dans un monde
d'élégance, de luxe et de raffinement, Laurence s'y
est vite acclimatée, car elle porte en elle une distinc-
tion et une finesse naturelles, héritées, sans doute, de
son aieul, un officier à demi noble de l'ancien régime.
Mais voici que, vingt mois plus tard, la mort subite
de sa protectrice contraint la jeune fille à retourner
auprès de ses parents, à reprenilre dans l'humble
maison de l'Almanarre son existence laborieuse et
mesquine. Elle l'a fait avec joie, certes, car elle aime
les siens et a goûté, en les revoyant, « une intense
impression d'asile reconquis » ; pourtant, le contraste
entre sa condition de naguère et sa situation présente
n'est pas sans provoquer en elle im certain malaise :
Maison de La Fontaine, à Château-Thierry.
elle sent plus fortement qu'autrefois la vulgarité du
milieu où elle doit désormais vivre et en souSre
obscurément. Aussi n'est-elle pas loin — et Bourget
av. c elle — de considérer comme un malheur l'acte
généreux de lady Agnès.
Si l'on peut pardonner à Laurence Albani cette
erreur de jugement, on ne saurait avoir pour l'auteur
la même indulgence. Bourget a voulu reprendre ici une
thèse qui lui est chère et qu'il a déjà soutenue dans
VEtape, celle du danger des déclassements. La thèse
est parfaitement juste, quand il s'agit d'individus trans-
portes dans des milieux pour lesquels ils ne sont pas
faits. Mais est-ce le cas de Laurence Albani ? Il ne le
parait poiat. L'auteur a pris soin de nous dire que
/»• 756. Février 7820.
Laurence, avant même de rencontrer lady Agnès,
était différente de sa famille, de sa sœur, de son
frère; n'avoue-t-il pas, à propos de ce dernier,
qu' « en tout état de cause, Laurence aurait été
pour son frère un principe de malaise, parce qu'il
l'aurait toujours sentie trop autre » ? Bien plus,
pour justifier cette distinction native de son héroïne,
le romancier a imaginé de donner aux Alb^ni une
origine noble. Ainsi, l'adoption de lady Agnès aurait
été un reclassement, si l'on peut dire, plutôt qu'un
déclassement. D'ailleurs, cette intervention était-elle
nécessaire ? Laurence n'avait pas attendu la riche
Anglaise pour avoir l'intuition de la vulgarité des
siens et en être intérieurement choquée ; dès la pre-
mière rencontre, en présentant à l'étrangère et à sa
fille les diverses personnes de sa famille, Laurence,
nous dit Bourget, éprouvait « une appréhension à
demi humiliée, dont elle avait un peu de honte.
C'étaient, pourtant, son père et sa mère, c'étaient sa
sœur et son frère, ces braves gens dont elle avait
tant craint qu'ils ne hasardassent un geste, qu'ils ne
prononçassent une parole dont leurs visiteuses pussent
sourire ». Laurence n'a donc nullement été « déraci-
née » : c'est sa naissance même qui l'a fixée dans un
terroir qui lui convenait mal. Par suite, la responsabi-
lité de lady Agnès disparaît, et la thèse avec elle : le
roman se réduit à une simple aventure sentimentale.
Laurence Albani est, en effet, courtisée par deux
prétendants : l'un, Pascal Couture, un paysan comme
elle, infirme par surcroît, qui a été son camarade
d'enfance et lui a voué depuis longtemps une ado-
ration profonde; l'autre, Pierre Libertat, garçon
élégant, issu d'une très vieille et très riche famille de
Toulon, qui n'éprouvait d'abord qu'un caprice pour
cette belle fille, mais qui, s'étant heurté à une ferme
résistance, a vu son désir se changer en passion et
s'est mis en tête d'épouser Laurence. Celle-ci demeure
indécise : l'humble amour de Pascal la touche,
« mais l'épouser, c'était s'emprisonner pour toujours
dans un sort pareil à celui de ses parents ». Or,
précisément, Pierre Libertat lui offre « l'attrait d'une
existence plus libre, plus comblée, plus pareille à
celle dont elle gardait l'incurable nostalgie ». Qu'au
fond d'elle-même la jeune fille préfère le jardinier,
cela n'est point douteux, même pour Laurence ; mais
saura-t-elle résister au mirage de la fortune et du
luxe, à la tentation de devenir châtelaine, d'exercer
une sorte de royauté campagnarde, « dont l'idée
satisfait à la fois ses instincts de paysanne et ses
appétits de dame »? A dessein, Bourget s'attarde sur
cette incertitude sentimentale, que renforce une dua-
lité d'aspirations. Quand Pascal, désespérant d'être
agréé, annonce à Laurence son projet de partir en
Algérie, la jeune fille sent bien, à l'idée de ce départ,
une détresse lui poindre le cœur, mais le cri : « Ne
pars pas ! », qui était monté dans sa gorge, n'en sort
point. Et, le même jour, elle se rend à Hyères
prendre le thé avec la mère de Pierre, qui désirait la
connaître. Celle-ci, bourgeoise hautaine, naturelle-
ment hostile à ce qu'elle juge une mésalliance,
humilie Laurence par sou attitude distante et poli-
ment dédaigneuse. Aussi, quand, après cette scène
pénible, Pierre formule sa demande, Laurence se
tient sur la réserve et refuse de s'engager. Mais que
fût-il advenu, si elle avait trouvé chez M"' Libertat
un accueil affectueux, ou simplement amical ? Ainsi,
l'auteur le plus scrupuleux ne peut s'empêcher d'or-
donner les événements dans le sens le plus favorable
aux idées qu'il prétend défendre, et cela suffit pour
ôter à celles-ci toute valeur générale.
Laurence hésite donc à se déterminer. Il va fal-
loir, pour la décider, un incident étranger à son
aventure personnelle, mais qui, l'obligeant à agir,
fera tomber ses hésitations. Un jeune garçon, Vir-
gile Nas, dont Pascal avait fait son aide-jardinier,
pour le soustraire aux brutalités de ses parents, a,
dans un moment d'égarement et de jalousie exaspé-
rée par l'injustice, poussé dans un marais son demi-
frère, qui, happé par la vase, a disparu aussitôt.
Epouvanté, l'enfant s'est enfui dans les bois, s'y est
tenu caché deux jours, puis, mourant de faim, est
venu demander secours à Laurence. Celle-ci, émue
devant cette détresse, va s'employer à sauver le
petit Virgile. Elle s'adresse d'abord à Pascal Cou-
ture, lui révèle le drame et lui demande, pour dé-
tourner de l'enfant tout soupçon, de le reprendre
chez lui. Pascal refuse, doublement irrité contre son
protégé devenu un assassin et contre Laurence, dont
la vue lui est désormais pénible et qu'il renvoie dure-
ment. Rebutée de ce côté, Laurence songe à Pierre
Libertat, qui doit justement venir ce jour même
chercher la réponse à sa demande en mariage. Ne
pourrait-il pas placer Virgile chez un de ses fer-
miers ? A vrai dire, on ne saisit pas très bien com-
ment cette solution mettra le coupable à l'abri de
toute poursuite, mais l'intérêt s'attache ici plus à la
démarche même de Laurence qu'à ce qui en fait l'objet.
Pierre accueille volontiers la demande de la jeune
fille, mais il tient, auparavant, à se renseigner auprès
du patron de Virgile. Laurence, qui redoute de
mettre les deux rivaux en présence, essaye de dis-
suader Pierre : son insistance, son trouble rendent
le jeune homme soupçonneux ; pourquoi ces réti-
cences ? On lui a dit que Pascal Couture a courtisé
LAROUSSE MENSUEL
Laurence : serait-ce vrai ? Il veut savoir. Sous l'em-
pire de la jalousie, il devient maladroit, blessant,
violent même. A son tour, Laurence s'indigne et,
rompant l'entretien, déclare à Pierre Libertat qu'elle
ne sera jamais sa femme. En cédant à ce subit mou-
vement d'une impulsive aversion, elle a, peut-être,
laissé échapper le suprême moyen de sauver Virgile,
mais elle a, par contre, achevé de découvrir son
propre cœur : c'est bien Pascal qu'elle aime !
Il lui faut, cependant, achever son œuvre de salut.
Elle retourne donc chez le jardinier et y trouve Vir-
gile, qui, ayant appris qu'on a arrêté un vieux vaga-
bond comme auteur probable du crime, ne veut pas
laisser condamner un innocent à sa place et, avant
d'aller se dénoncer, est venu demander pardon à
Pascal. Les efforts de Laurence auront-ils été vains ?
Non. Toucné à son tour de compassion , Pascal
arrangera une fable qui fera croire à la mort acci-
dentelle du frère de Virgile, innocentera le vagabond
et sauvera son protégé. Cette décision généreuse
éclaire définitivement Laurence sur la noblesse mo-
rale de celui qu'elle hésitait naguère à épouser et
dont elle veut être désormais la compagne. Aussi,
quand le jardinier revient du commissariat, il re-
trouve dans sa demeure la jeune fille, qui, ménagère
accorte, a dressé le couvert, moulu le café et préparé
une omelette fumante ;
La surprise cloua le jeune homme sur le seuil...
— « Qu'est-ce que cela signifie, Laurence ? » interrogea-t-il...
— ■ Que tu n'as pas eu si tort de me vouloir comme ména-
gère. Tu vois, »
Elle continuait à rire. Puis, soudain, rougissante :
— a ... Et que, si tu as toujours l'idée de m'avoir pour
femme, c'est oui. »
— « Laurence I balbutia-t-il, éperdu, Laurence ! C'est
bien vrai ? »
Pascal est seul à s'étonner d'un dénouement que le
lecteur prévoyait depuis longtemps. Cette idylle rus-
tique s'achève comme toutes les idylles, mais, puis-
que les lois du genre sont sauvegardées, on ne saurait
se montrer plus exigeant. Il faut reconnaître, d'ail-
leurs, que le récit est bien conduit et soutient l'intérêt,
surtout dans la seconde partie, qui est plus mouve-
mentée et plus vivante. Il est également curieux de
voir Bourget s'essayer à cette forme du roman rus-
tique, qui ne lui est pas habituelle. Il y a porté des
scrupules louables et y marque un souci évident de
rendre fidèlement l'aspect physique de ses paysans,
« leurs mains tannées et cordées de veines », leurs
attitudes, les moindres particularités de leur costume.
On voyait (dit-il d'une paysanne qui cueille des violettes)
ses chevilles prises dans des bas de grosse laine brunâtre,
et ses pieds chausses d'épais souliers boueux, passer sous la
jupe rendue plus courte par soi attitude penchée. Un large
chapeau de paille noire cachait son visage. La chair des
mains disait seule la vie dans cet énorme paquet d'étofies,
afialé contre terre.
De même, lorsqu'il décrit des intérieurs, il a soin
de mettre en relief le détail typique :'
Le carreau des chambres, déverni de son rouge et rayé
par les gros souliers ferrés, le papier des murs déchiré par
places et où se voyaient des traces d'allumettes, le mobilier
déformé par l'usage, avec ses étoffes rapiécées et ses bois
recollés , les mauvaises chromolithographies pendues de
guingois dans leurs cadres décolorés, la toile cirée de la
salle à manger où les plats, posés trop chauds, avaient
imprimé des ronds en creux...
Enfin, il n'hésite pas à mettre dans la bouche de
ses personnages des mots de patois, pour rendre leur
langage plus expressif.
Pourquoi, malgré cette application, Bourget ne
produit-il qu'une insuffisante impression de couleur
et de vie ? C'est que ses descriptions, qui ont la pré-»
cision d'un inventaire, en ont aussi la froideur ; tout
ce qui nous est présenté est vu du dehors et à dis-
tance. De même qu'au lieu de laisser ses personnages
agir, l'auteur s'attarde à expliquer le pourquoi de
leurs actes et le mystère de leurs pensées, de même
il interpose entre le lecteur et les objets qu'il décrit
l'écran de son analyse précise et froide. Le pitto-
resque s'en ressent. Cette acuité d'analyse, qui est
l'incontestable qualité de Bourget, nuit à sa faculté
d'émotion. Or, précisément, dans ces sortes de ro-
mans, où la trame est mince et l'invention peu origi-
nale, c'est le charme des peintures, le mouvement
des scènes qui constituent la principale source d'in-
térêt. On trouve, cependant, dans Laurence Albani,
quelques tableaux bien traités : la scène forestière
qui ouvre le livre a de la chaleur et de la lumière et,
dans une autre note, l'aspect de la chambre mortuaire
du frère de Nas est exactement décrit, avec l'exaspé-
ration douloureuse de la mère, l'empressement plus
curieux qu'affligé des voisins et la persistance d'une
« écœurante fétidité » à travers le violent arôme des
mimosas et des narcisses.
Mais n'est-il pas fâcheux que l'on soit arrêté par-
fois par certaines négligences de style ? Avait-ce
été des choses réelles est seulement une tournure peu
heureuse; basane, au lieu de balzane, peut passer
pour un lapsus ; mais s'arrêter de son travail est une
incorrection et inatteignable a un furieux air de bar-
barisme. A quelque degré de gloire que soit parvenu
un écrivain, il doit demeurer asservi à la grammaire
et à la langue. Une telle servitude n'est jamais humi-
liante pour un véritable artiste. — F. auiRÀMo.
47
Liban (TRAorrioN française au), par René Ris-
telhueber. — « La montagne du Liban, écrit G. Ha-
notaux dans la préface de ce livre, n'atteint pas
les hautes altitudes, mais c'est une des cimes les
plus élevées de l'histoire universelle : de Salomon
jusqu'à Renan, la sagesse humaine s'est assise à l'om-
bre des cèdres séculaires. » Depuis près de mille ans,
cette terre qu'ont chantée tant de poètes français et
qu'en un si harmonieux raccourci situe l'historien, est
imprégnée de pensée française. René Risteihueber,
qui a représenté la France sur la côte syrienne dans
les années qui précédèrent la guerre, nous etrace en
ce livre l'histoire de ce petit peuple, qui, depuis le
IV" siècle, n'a cessé, fortifié dans sa montagne sacrée,
de professer avec la même dévotion à la religion
catholique le même amour de la France.
Fuyant les persécutions, ils étaient peut-être alors
quelques milliers seulement à camper dans ce Liban
si peu accessible, autour du monastère que fonda
Jeune Bédouin. (Phot. j. Boyer.)
leur père spirituel Jean Maron, Malgré la pauvreté
du lieu, ils y prospèrent, s'y multiplient au point que
les croisés, qui les y découvrent au xii» siècle, esti-
ment leur nombre à 4.000. Les Libanais, dès cette
première rencontre, sont émerveillés du geste libé-
rateur accompli de si loin par ces Occidentaux ; dès
lors, le lien est noué entre eux et nous. Saint Louis
le consacre par cette phrase, peut être point authen-
tique, mais, en tout cas, si caractéristique :
Nous sommes persuadés que cette nation, que nous trou-
vons établie sous le nom de saint Maron, est une partie de
la nation française, car son amitié pour les Français ressem-
ble à l'amitié que les Français se portent entre eux.
Le saint roi veut-il légitimer dans cette phrase la
prétention de quelques maronites qui prétendent avoir
dans leurs ancêtres un descendant de Charlemagne,
ce n'est guère croyable, car le fait légendaire ne s'é-
taye sur aucune généalogie précise. Point n'est besoin,
d'ailleurs, de cette filiation pour établir la parenté
morale qui, depuis la première prise de Jérusalem par
les croisés, le 1" juillet 109g, a uni les maronites aux'
Francs. Ceux-ci, en s'établissant sur toute la côte de
Syrie, en y fondant le royaume de Jérusalem et les
comtés vassaux, trouvèrent dans les maronites les
collaborateurs les plus dévoués; à eux furent réser-
vés les privilèges de bourgeoisie, à eux, surtout, les
privilèges religieux, puisque, seuls de tous les Orien-
taux, ils avaient conservé le rit latin. De nombreuses
unions furent conclues entre les croisés et les Liba-
nais ; la langue d'oc se répandit dans toute la monta-
gne, qui se hérissa de châteaux forts, car les Occi-
dentaux sentaient venir de l'Est l'invasion ansariée,
qui devait les jeter à la mer. A Margat, une forte-
resse est construite dans le site le plus escarpé en
sentinelle avancée et, plus en arrière, à Tartous, à
Safeta, à Kalaadt El Hosn, une ligne défend la vallée
de rOronte et Tripoli, comme au mont Glainen, qui
48
surplombe Banith, l'actuelle Beyrouth, une citadelle
est aménagée dans le creux du rocher. Un siècle du-
rant, les croisés vécurent tranquilles sur leurs con-
quêtes; mais, dès 1187, Jérusalem était perdue, et
Guy de Lusignan, qui n'avait plus l'ardeur comba-
tive des ancêtres, se consolait d'avoir perdu le tom-
beau du Christ en transportant à Chypre sa royauté.
Et c'est à sa suite querles maronites, quittant la côte,
vinrent en grand nombre dans l'île où, en 1248, saint
Jcuni- ftlle iiiaruiiUe du Liban. (l'iiol. J. Hyjt-i-.^
Louis abordait; ils étaient alors 182.000, si l'on en
croit Nicolas Mourad, un de leurs historiens. Au lieu
d'écouter les conseils de ceux qui le comblaient de
prévenances, le roi franc préféra commencer l'atta-
que par la côte égyptienne ; on sait quels déboires il
y trouva. Les colons de la côte syrienne durent par-
tir à sa suite; tout aussitôt, l'invasion musulmane se
Montagnard de l'Anti 1,1: r . r.)
remit en marche; les citadelles vieillies, mal défen-
dues, n'arrêtèrent pas longtemps leur élan. Giblet,
au cœur de la montagne, tombe en 1266; Bibars
attaque Margat, Tripoli, Sagette et s'en empare tour
à tour. En 1291, Baruth tombait aux mciins des infi-
dèles, cette même Beyrouth aux tours de laquelle
flotte de rechef, aujourd'hui, le drapeau français, pro-
tecteur de l'indépendance libanaise!
Deux, trois siècles passèrent; l'islam ravagea la
Syrie, mais il ne put abaisser les montagnes liba-
LAROUSSE MENSUEL
naises ni les espérances maronites. Conservant au
fond du cœur la foi chrétienne, le disciple de Jean
Maron vit revenir à lui, dès la fin du xv* sièclp, des
représentants de l'Occident ; ce n'étaient plus des
guerriers venant conquérir, mais des moines cher-
chant à évangéliser : une mission franciscaine, mais
en majorité italienne, dirigée par le P. Gryphon, fut,
en 1450, la première de celles qui allaient entre-
prendre la chaîne, à peine interrompue, de la tradition.
Plus tard, aux franciscains vinrent se joindre les
jésuites; aux Italien;, de plus en plus, se substituè-
rent les Français. Dans l'esprit des religieux français,
se dessine la double mission si magnifiquement accom-
plie depuis lors, sans solution de continuité : pro-
pager la foi catholique sur la côte libanaise, répandre
l'amitié française. Pour donner le branle à ce
mouvement si fécond, il se trouva précisément un
moine qui passe pour un de nos plus fins politiques,
le P. Joseph du Tremblay, l'i lustre « Eniinence
grise » de Richelieu. Ce fut lui qui, d'ac-
cord avec le cardinal-ministre, organisa
la mission des capucins à Leida, puis
à Beyrouth, puis à .-Mep. L'une d'elles,
en 1638, comptait déjà trente mission-
naires. Le P. Joseph demandait à Rome
la faveur de créer à Beyrouth un sémi-
naire et y envoyait, avec deux latinistes,
une imprimerie destinée à répandre dans
le pays, avec la foi latine, les rudiments
du parler français.
En 1627, forts d'une autorisation
expresse de la Sublime-Porte, délivrée
sur la demande de l'ambassadeur du roi,
comte de Cezy, deux jésuites, Gaspard
Maniglier et Jean Stella, partirent de
Lyon pour Alep. — D'abord évincés,
non par les violences des musulmans,
mais par les intrigues des Vénitiens, des
Hollandais et des Anglais, les jésuites
abandonnèrent le terrain. Pas pour
longtemps; ils y rentrèrent en maîtres
en 1643, cependant que plusieurs frères
de la communauté venaient les rejoindre
et essaimaient dans tout le pays : à
Damas, à Tripoli, à Saïda. En 1656,
à Antoura, le P. Lambert fondait le
premier collège français qui devait avoir
une si brillante destinée et trouvait
dans le cheik maronite Abou-Naufel
un protecteur éclairé, dont Louis XIV
n'allait pas tarder à faire son représen-
tant officiel à Beyrouth.
La France, au milieu du xv!!" s:ècle,
occupait sans conteste la première place
en Orient; le chemin que les religieux
av.iient montré, les commerçants l'a-
vaient fréquenté; de François I*' date
la fortune politique de la France dans
le Levant. Quand, en 1535, le roi
obtint du Grand Seigneur les premières
Capitulations, qui accordaient aux -Français une si-
tuation privilégiée dans l'empire ottoman, il ouvrait
à ses sujets le plus merveilleux champ d'activité;
trop rares furent les Français qui en profitèrent.
Cependant, des comptoirs furent créés, le premier
vers 1550, à Constantinople, puis à Smyrne, à Alep,
à Alexandrette, à Tripoli, à Saïda, à Beyrouth. Des
consuls y furent d'abord envoyés par les soins des
corporations marseillaises, qui étaient plus immédia-
tement en rapport avec les Echelles. Longtemps, la
chambre de commerce de Marseille revendiqua le
Ijrivilège de présenter les candidats aux postes con-
sulaires de l'Orient. Si Alexandrette eut d'abord,
comme premier entrepôt d'Alep, la plus grande for-
tune, Tripoli, puis Saïda, bientôt, la supplantèrent.
Vers le Liban se groupait de plus en plus l'activité
française, dont les maronites, d'ailleurs, au lendemain
de l'avènement de Louis XIV, réclamaient une fois
encore formellement la manifestation.
A cette réclamation le gouvernement de la Régente
répondit par une lettre de protection, en date du
28 avril 1649, qui promettait aux fidèles clients de la
France aide et assistance :
" Scavoir faisons par l'avis de la reyne régente notre très
honorée dame et mère, qu'ayant pris et mis comme nous
prenons et mettons par ces présentes, signées de notre main,
en notre protection et sauvegarde spéciale le Reverendis-
sime Patriarche et tous les Prélats, ecclésiastiques et sécu-
liers chrétiens maronites qui habitent particulièrement dans
le mont Liban, nous voulons qu'ils en ressentent l'effet en
toute occurrence, et pour cette fin nous mandons à notre ami
et féal , le sieur de la Haye Veertelaye, conseiller dans nos
conseils et notre ambassadeur en Levant, et à tous ceux qui
lui succéderont en cet emploi, de les favoriser conjointement
ou séparément de leurs soins, offices, instances et protection,
tant à la Porte de notre cher et parfait ami le Grand Sei-
gneur que partout ailleurs que besoin sera, en sorte qu'il ne
leur soit fait aucun mauvais traitement, mais au contraire,
qu'ils puissent continuer librement leurs exercices et fonc-
tions spirituelles... »
Et la lettre continuait par l'offre d'accueillir en
France tous les maronites qui voudraient passer en
chrétienté, soit pour y étudier ou pour quelques au-
tres affaires, sans prendre ni exiger d'eux que le
nolis qu'ils pourront doimer, les traitant avec toute
la douceur et charité possibles.
«• 156. Février 1920-
Louis XIV tint fidèlement la parole doimée à Isaac
Chédraoui, évêque de Tripoli. Il accueillit au collège
des jésuites de « Louis le Grand v les maronites qui
témoignèrent du désir de parfaire, en France leur édu-
cation (à vrai dire, il: furent peu nombreux) ; il encou-
ragea le développement des missions et des rapports
commerciaux. C'est sous son règne que le spirituel che-
valier dJArvieux parcourut le Liban et au cours d'un
séjour déplus de dix ans au Levant; le récit qu'il a
laissé de ce voyage dans ses Mémoires est un des plus
curieux documents de l'époque, un de ceux qui éta-
blissent le mieux, par une fou ede petits faits, le pres-
tige dont jouissait la France dans l'Orient méditerra-
néen. Visitant le patriarche du Liban, il trouve à
la lace d'honneur de la demeure du chef vénéré de
la tribu un grand portrait de Louis XIV :
■ Les maronites, éorit-il, le regardent comme leur plus
puissant et plus zélé protecteur: ils font des prières parti-
culières pou" lui tous les jours à la messe et d.ins les offices. »
Chef bédouin du Lib.in. (Phut. J. Boyer.)
De mrrae, quelques années plus tard, le marquis
de Nointel, ^ui signait « ambassadeur de l'Empe-
reur de France à la Porte Otthomane » s'enorgueil-
lissait-il de l'accueil qui lui était fait au cœur du
Liban, y trouvant partout le même amour, le même
enthousiasme sacré pour la France. ,
René Ristelhueber, voulant concrétiser les senti-
ments francophiles nourris par les maronites pendant
le règne de Louis XIV, a cru ne pouvoir mieux
faire que d'étudier la personne et le rôle d'un des
plus puissants cheiks du Liban, Abou-Naufel, qui
sollicita et obtint comme suprême honneur le poste
de vice-consul, puis consul de L'rance à Beyrouth.
Le 28 juin 1655, François Picquet, consul de
France à Alep, déléguait au puissant « chef des
maronites » les pouvoirs qu'il tenait du roi de
France sur toute l'étendue du vice-consulat. Sans
doute, cette nomination ne passa pas sans protesta-
tion; la colonie française de Saïda, guidée par le
vice-consul Henri de Bricard, fit casser par le par-
lement d'Aix la nomination faite par F. Picquet, et
Louis XIV dut retirer au cheik la mission qu'il lui
avait pourtant confirmée. Il le fit non sans embarras
et, employant un procédé moderne, lui offrit une
compensation : le i'>' mai 1657, il 'u' conférait des
lettres de noblesse ; i noblesse de France, > était-il
spécifié !
Le cheik, pourtant, n'acceptait pas sa disgrâce, et les
missionnaires français, qui savaient de quel poids
était son appui, ne l'acceptaient pas davantage; ils
dépêchèrent à Paris l 'évêque Isaac Chédraoui, qui
avait obtenu les lettres de protection de 1649 et, le
!«' janvier 1662, Abou-Naufel était nommé non
plus vice-consul, mais consul de France à Beyrouth.
Louis XIV introduisait donc, comme son représen-
tant suprême au Liban, un Libanais, inaugurant
ainsi une des formes les plus originales et, peut-être,
les plus heureuses du protectorat. Un siècle durant
et pendant quatre générations, la famille d' Abou-
Naufel exerça la charge dont ; l'Empereur de France
très puissant et très invincible • l'avait gratifié;
jusqu'à la dernière guerre, les descendants des puis-
sants cheiks restèrent, au Liban, les plus fermes
soutiens de l'influence française; mal en prit aux
«• 156. Février 1920
derniers d'entre eux; accusés de trahison, Philippe
et Ferid el-Khazen furent pendus par les Turcs, le
6 juin 19x6.
Trop souvent , hélas ! , les maronites eurent à
regretter que la France « soit trop loin ». Nombreux
furent les patriarches qui en appelaient à « Sa
Majesté impériale, le Maître des fleurs de lys, le
Pnénix du ciel, la Forteresse victorieuse »; et, pour
protéger les Libanais, victimes des exactions turques,
le roi n'avait, le plus souvent, qu'à en appeler solen-
nellement au Grand Seigneur. Mais les méfaits dont
ils se plaignaient n'en étaient pas moins accomplis,
les exactions commises. Le prestige de la France, à
Constantinople, avait beau être incomparable; toute
force morale s'épuise quand elle ne s'appuie sur
aucune force armée. Or les vaisseaux que Louis XIV
et Louis XV envoyaient régulièrement visiter les
Echelles ne suffisaient pas à faire craindre le nom de
la Irance. Mainte fois, les Maronites réclamèrent un
protectorat plus effectif; en 1700, le patriarche
Duwaihi insista pour que le roi se fît l'intermédiaire
financier entre Constantinople et le Liban. Louis XIV
et Pontchartrain, son ministre, sentirent que sous
cette proposition se cachait le désir d'une véritable
intervention. La monarchie n'avait pas les loisirs
d'une politique qui eût, pourtant, été si féconde; les
armées françaises s'apprêtaient à combattre pour
assurer à Philippe V le trône d'Espagne! Le
patriarche dut se contenter de i.ooo livres, qui l'ai-
dèrent à payer ses dettes.
C'est donc sous une forme insuffisante que la
France demeurait la protectrice des maronites. Durant
tout le xviii" siècle, les consuls de Tripoli et de
Saïda exercèrent tour à tour sur les patriarches qui
se succédèrent, non sans incidents, à Cannobin, la
plus grande influence. René Risteihueber, tout en
insistant, peut-être un peu trop longuement, sur les
petits côtés de la question et en négligeant de dresser
un vaste tableau de la politique de Louis XV en
Orient, donne un curieux aperçu des relations exis-
tant entre les Libanais et les représentants mi-poli-
tiques, mi-commerciaux de la France d'alors. Curieux
spectacle, en eflet, que ces seri'ices solennels célébrés
en 1716, tant à Beyrouth qu'à Saîda et à Alep, à la
mémoire de Louis XIV : les Turcs n'en furent pas
les témoins insensibles. Sur la côte, ils murmurèrent ;
mais, à Alep, ils bâtonnèrent ceux des chrétiens qu'ils
purent saisir pour avoir témoigné quelque sentiment
à l'égard d'un souverain étranger. Quelques coups
n'étaient pas pour ébranler un attachement aussi
profondément ancré au cœur d'un peuple ; la joie,
en 1730, se manifesta aussi spontanément que naguère
la tristesse, à la nouvelle de la naissance du Dau-
phin. Louis XV, tout en recommandant d'user avec
pnidence de la confiance marquée par les maronites,
devait, en 1737, renouveler les lettres de protection
signées un siècle plus tôt par son aïeul.
La suppression de l'ordre des jésuites, en 1773,
dont les membres étaient depuis près de deux siècles
parmi les plus ardents propagateurs, faillit porter un
coup sérieux à l'influence française. Pourtant, l'arri-
vée presiiue immédiate d'une mission de lazaristes
permit de poursuivre dans toute la montagne, sur
la côte comme dans l'arrière-pays, l'apostolat catho-
lico-français si brillamment instauré.
Il y aurait tout un chapitre à écrire sur la politique
de la Révolution en Syrie. Risteihueber n'en a pas le
loisir; il se borne à rappeler les recommandations
faites par Danton, les commissaires de la Conven-
tion et les Directeurs à l'ambassadeur de la Répu-
blique à Constantinople : « Le zèle que vous appor-
tez à protéger la religion, écrivait, le 15 ventôse de
l'an V, le ministre Delacroix au général Aubert
Dubayet, ne peut que vous mériter de la considéra-
tion, même auprès des musulmans. Cet objet devient
très important dans ce moment-ci. Etendez à cet
égard notre protectorat le plus que vous pourrez
avec des droits légitimes. Recouvrez toute notre
influence, si elle avait souffert quelque diminution,
soit dans la capitale, soit dans les îles, soit en Asie. »
Les instructions du Directoire furent-elles mal exé-
cutées, ou les Turcs profitèrent-ils de la circonstance
pour détacher les maronites de leurs anciens protec-
teurs, on ne sait; le fait est que ceux-ci, lors de
l'arrivée de Bonaparte devant Saint-Jean d'Acre, ne
lui apportèrent pas le secours qu'ils auraient donné
à des soldats envoyés par Louis XIV. Le patriarche
expédia bien quelques vivres à l'armée, mais les
émisssaires les présentèrent avec un compliment fort
rude : « C'est pour nos frères les Français que nous
sommes envoyés, et non pour vous, qui persécutez
l'Eglise catholique, » auraient-ils fait dire au général
en chef. Bonaparte répartit, aussitôt : « Moi aussi, je
suis catholique romain, et vous verrez que, par moi,
l'Eglise triomphera et s'étendra au loin. »
Six ans plus tard, le patriarche, apprenant que le
pape était venu sacrer à Paris le soldat de la Révo-
lution, faisait célébrer dans toute la montagne des
services d'actions de grâce pour le nouveau protec-
teur que Dieu lui donnait !
Il est inutile de rappeler ici comment, jusqu'à la
veille de la Grande Guerre, le prestige de la France
n'a cessé de se développer au Liban ; les événements
des cinq dernières années, de la dernière notam-
LAROUSSE MENSUEL
Les ccdres du l.ibiiu.
ment, ont, certes, affaibli ce prestige ; mais l'heure
a sonné où, en Orient comme ailleurs, la France
reprend ia place que lui ont faite dix siècles d'his-
toire. Les soldats du général Gouraud parachèveront
l'oeuvre commencée sous Philippe Auguste, déve-
loppée par François I*"', confirmée par Louis XIV et
Napoléon III. — Pierre Raim.
Monsieur Dassouci, pièce en 4 actes
et 5 tableaux, de Georges Berr ; musique de scène de
Ch. Cuvillier, représentée pour la première fois sur la
scène du théâtre national de l'Odéon le 28 novem-
bre 1919.
Le premier acte a lieu dans l'auberge des Trois-
Nournces, à Narbonne, en 1650.
L'aubergiste Grelu annonce à son hôte, Charles
Coypeau Dassouci, qu'il ne l'hébergera pas plus long-
temps, puisqu'il ne paye pas son logement.
Il s'agit du fameux Dassouci, auteur de VOvide en
belle humeur et du Ravissement de Proserpine, qui
fut l'émule inférieur de Scarron et qui s'intitulait
Empereur du burlesque, Premier du nom.
C'était un vagabond, qui errait accompagné de deux
pages. Ces deux pages sont ici comme une représen-
tation symbolique des deux inclinations de l'âme de
Dassouci : l'un, Pierrotin, vers la matière et la ioie,
l'autre, Valentin, vers la raison et la twauté.
Arrive une troupe de comédiens, la troupe de
Molière, qui se compose de Molière, Joseph Béjart,
Duparc, de Brie, Dufresne, Ragueneau, Louis Béjart,
M™'* Marie Hervé, Madeleine Béjart, Marquise Du-
parc, Catherine de Brie, Marie Ragueneau et Gene-
viève Béjart.
Molière est tout à ses amours avec Madeleine Bé-
jart. II est jeune, inconnu, insouciant, bon et pro-
digue. II gaspille l'argent de la troupe, tantôt pour
acheter de vieilles épées, tantôt pour doter une fille
d'auberge, Alizon, qui pourra épouser son ami Bobi-
net. Mais il n'a pas payé le droit des pauvres : les
archers viennent pour l'arrêter.
Dassouci a été frappé par la beauté de Madeieine
Béjart. Il se dévoue pour elle et, puisqu'il est mis à
la porte de l'auberge et qu'il n'a pas de logement, il
se fait passer pour Molière et se laisse arrêter en son
lieu et place.
Ses deux pages, qui ne veulent pas le quitter, volent
des cuillères, afin d'être arrêtés aussi.
Molière et sa troupe resteront à l'auberge et pour-
ront, le soir même, doimer leur représentation.
Le deuxième acte se déroule à Pézenas, trois ans
plus tard.
Sur la place publique, le bateleur Cormier annonce
à la foule qu'il a obtenu le privilège du prince de
Conti et qu'il donnera sa représentation, le soir, à la
Grange des Prés.
Sur un des côtés de la place, on voit la boutique
du fameux barbier Gély, chez qui la gravure a sou-
vent représenté Molière observant la clientèle qui
défile. On sait que le fauteuil sur lequel il s'asseyait
est conservé au musée de Pézenas.
La troupe de Molière retrouve là son ami Das-
souci. Elle s'y rencontre aussi avec Armand de
Bourbon prince de Conti, qui fut camarade de col-
lège du jeune Poquelin. Ce souvenir de jeunesse n'em-
pêcne pas que Molière s'est vu préférer Cormier et qu'il
ne pourra pas jouer, faute de l'autorisation princière.
Mais voici venir le prince, escorté de sa maîtresse
Isabelle de Calvimont, de son premier gentilhomme
de la chambre, l'abbé de Cosnac, et de son secré-
taire, Sarrazin.
Il aperçoit Madeleine Béjart, qui est dans un
état d'énervement irrité, parce que Molière lui est
infidèle et, jouant par avance la scène de don
Juan, courtise à la fois la de Brie et la Duparc. La
Béjart accepte les hommages du prince et ne le dé-
courage pas.
Le caprice princier change les ordres donnés : Cor-
mier est sacrifié, et c'est la troupe de Molière qui
donnera la représentation.
Cette représentation se prépare, au premier tableau
du troisième acte, oii l'on voit les comédiens et les
comédiennes se costumer et se maquiller, dans les
écuries de la Grange des Prés, qui sont transformées
en loges d'artistes. Dassouci accompagne la troupe.
Molière est de plus en plus épris de la Duparc, et
la Béjart souffre de plus en plus de son abandon.
Nous assistons au curieux tableau qui met en scène
les comédiens en province, recevant les hommages
et les invitations des seigneurs : le baron de Feu-
quières, le marquis d'Aubijoux.
Cependant, c'est la Duparc qui, à présent, est la con-
fidente des projets de Molière. C'est à elle qu'il montre
d'abord ses manuscrits. La Béjart jure de se venger.
Cette vengeance se produit au deuxième tableau
du troisième acte.
Dans la belle galerie des fêtes du château du prince
de Conti, à la Grange des Prés, l'assistance est bril-
lante. Il y a là le prince, son amie Isabelle deCalvimout,
l'abbé de Cosnac, Sarrazin, le marquis d'Aubijoux, le
baron de Feuquières, des précieuses, des courtisans.
La troupe de Moljère va donner la représentation
d'un ballet de Dassouci : le Ballet des incompatibles,
dont le texte est bien connu et où l'auteur met en
présence les éléments qui s'opposent et se con-
trastent : des Suisses et la Sobriété ; des Cour-
tisans et la Vérité ; le Dieu du Silence et les Fenunes;
la Volupté et la Sagesse, toutes choses incompatibles.
La Duparc fait la Volupté, et la Béjart fait la
Sagesse. Celle-ci, par une entrée prématurée, em-
pêche sa rivale de danser son pas.
11 s'ensuit une scène de jalousie, que les spectateurs
prennent pour une péripétie de la pièce.
Mais la Béjart est dans une grande fureur et, quand
l'abbé de Cosnac revient pour chercher un éventail
qui a été oublié par Isabelle de Calvimont, elle lui
remet pour le prince la rose de son corsage, qui est le
signal du rendez-vous qu'elle lui avait fait espérer.
C'est ce rendez-vous auquel on assiste au quatrième
acte. Dassouci, qui aime la Béjart et qui n'a cessé
de veiller sur elle, la sauve d'une mauvaise action.
Il empêche le prince et la comédienne de se rencon-
trer. Un instant, il hésite à déclarer sa flamme et à
offrir à celle qu'il aime la vengeance qu'elle médite ;
mais, rappelé à des sentiments plus élevés, il préfère
raccommoder la Béjart et Molière. Puis il part vers
des destinées vagues et inconnues.
Cette comédie, écrite dans un bon style, est vivante
et intéressante. Le dévouement discret, obscur et par-
50
sistant de Dassouci fait un peu songer à celui de Cy-
rano de Bergerac, dans le drame d'Edmond Rostand.
Ce sujet pittoresque aurait, semble-t-il, gagné à
être écrit en vers.
Ce qui en assure l'attrait, c'est la documentation
large, copieuse, précise d'un auteur qui connaît
Molière et qui est familier avec les innombrables
travaux des moliéristes.
Si le personnage de son héros, Dassouci, est de son
invention et est peu conforme à l'image que l'his-
toire nous a transmise de ce vagabond, poète et fan-
taisiste, il n'en reste pas moins que le tableau de la
troupe errante de Molière a de la vie et de la vérité.
Tous les personnages sont historiques et conformes
aux données que nous fournit la chronique. Il y a du
charme dans cette évocation animée de types connus
qu'on se plaît à regarder agir. C'est comme de l'his-
toire en action et en images. Les décors et les cos-
tumes sont exacts et séduisants; ils ont la valeur
d'un album d'estampes anciennes, qui auraient quitté
leurs cadres pour la vie.
C'est toute la jeunesse de Molière qui ressuscite,
et c'est, là aussi, une nouveauté; car George Sand et
Maurice Donnay, qui ont également porté Molière à la
scène, nous l'ont montré dans un âge plus avancé. L'au-
teur connaît son répertoire ; il connaît ses sources, il
en tire habilement usage et profit. Cet ouvrage est
une heureuse contribution à la littérature dramatique
touchant Molière. — Léo Cluretie.
Les principaux rôles ont été créés par M"*" Kerwich {Marie
Hervé), Briey {La Bijart), Guéreau {VaUntin), Colliney (mar-
quise Duparc), Nivette {Pierrotin), Mag André {Atixon)^
Gisèle Picard {Isabelle de Calvimont), Barsange (mad. Grelu)^
G, Ponzio {Catherine de Brie), Carlo {Marie Ragueneau),
Nobis {Geneviève Béjart), Vemeuil {Première précieuse),
Varenne {Deuxième précieuse) ; et par MM. Vargas {Molière),
Hasti {Charles Coypeau Dassouci), Coste (Réveillon), Duard
(Joseph Béjard), Lamy (Duparc), Darras (Grelu), Pierre Ber-
lin (Armand de Bourbon, prince de Contt), Chaumont (Debrie),
Georges Scey (l'abbé de Cosnac), Maxime Lery (Sarraxin),
Berley (Gély), Dervigny (Dufresne), Drain (Cormier), P. Ber-
nard (marquis d'Aubijoux), Coûtant (baron de Feuquières),
Blancard (le valet d'Auhijoux), Gauvin (Bobinet)^ Asselin
(Ragueneau), Barcy (Louis Béjart), Clavaud (le capitaine
des gardes).
Paix (la) [suite]. (Conventions d'armistice et
TRAITÉS DE PAIX.) Varmistice avec l'Allemagne
(II novembre zçi8). La convention d'armistice franco-
allemande fut conclue entre le maréchal Foch, stipu-
lant au nom des puissances alliées et associées, assisté
de l'amiral Weymiss, premier lord de l'amirauté, et
les membres de la délégation allemande : le secrétaire
d'Etat Erzberger, président; le comte von Obern-
dorfî, le général von Winderfeldt et le capitaine de
vaisseau Vanselow, autorisés par le chancelier.
Les conditions imposées aux Allemands devaient
assurer la sécurité de nos troupes, maintenir notre
supériorité militaire pour le cas où les hostilités
viendraient à recommencer, enfin désarmer suffi-
samment l'ennemi pour prévenir toute surprise, s'il
manquait à sa parole ou se montrait de mauvaise
volonté. Dès le 26 octobre, le maréchal Foch, après
avoir consulté les commandants en chef des armées
américaine, britannique et française, avait formulé
des propositions qui furent adoptées par les gouver-
nements alliés presque sans iiiodifications. Au cours
de son entretien avec Erzberger, le maréchal fit quel^
ques concessions au sujet du matériel à livrer et ré-
duisit la profondeur de la zone neutre pour ne pas
laisser sans forces de police allemande une région
industrielle très neuplée et non occupée par les
vainqueurs; mais, sous ces réserves, les conditions
arrêtées par le haut commandement furent exacte-
ment inscrites dans le protocole du 11 novembre.
La guerre avait duré exactement 1.561 jours.
L'armistice fut conclu aux conditions suivantes,
qui ont été reproduites in extenso dans le Lar. Men-
suel (t. IV, p. 665) et dont voie» les principales :
Cessation des hostilités six heures après la signa-
ture de la convention ; — évacuation immédiate des
pays envahis (Belgique, France, Luxembourg), ainsi
que de l'Alsace-Lorraine, dans un délai de quinze
jours ; — rapatriement, dans le même délai, de tous
les prisonniers civils, y compris les otages, les pré-
venus ou les condamnés et rapatriement immédiat,
sans réciprocité, de tous les prisonniers de guerre; —
abandon de 2.500 canons lourds, 2.500 canons de
campagne, 25.000 mitrailleuses, 3.000 minenwerfer,
1.700 avions de chasse et de bombardement ; — éva-
cuation de la rive gauche du Rhin: les autorités
locales administreront les pays occupés sous le con-
trôle des troupes alliées ; des garnisons tiendront les
principaux passages du Rhin (Mayence, Coblence,
Cologne), avec des têtes de pont de 30 kilomètres
de rayon sur la rive droite, ainsi que certains points
stratégiques ; une zone neutre sera réservée sur la
rive droite à dix kilomètres de distance depuis la
frontière de Hollande jusqu'à la frontière suisse ; —
livraison de 150.000 wagons, de 5.000 camions auto-
mobiles.
Les troupes allemandes se trouvant dans les terri-
toires qui, avant la guerre, faisaient partie de l'Au-
triche-Hongrie, de la Roumanie, de la Turquie, de
la Russie rentreraient immédiatement en Allemagne.
Les traités de Bucarest et de Brest-Litovsk étaient
LAROUSSE MENSUEL
déclarés nuls, et les Alliés auraient libre accès aux
territoires évacués par l'ennemi sur les frontières
orientales, soit par Dantzig, soit par la Vistule, afin
de pouvoir ravitailler les populations et maintenir
l'ordre. Toutes les forces allemandes opérant dans
l'Afrique orientale seraient rappelées.
Sans préjudice des réclamations et revendications
ultérieures, les dommages seraient réparés, les va-
leurs et espèces prises en Belgique restituées, ainsi
que l'or enlevé aux Russes et aux Roumains.
Les clauses navales stipulaient la livraison de tous
les sous-marins, avec leur armement et équipement
complets, dans les ports désignés par les Alliés et les
Etats-Unis. Ceux qui ne pourraient pas prendre la
mer seraient désarmés de personnel et de matériel et
mis en surveillance.
Quant aux navires de surface, 6 croiseurs de ba-
taille, 10 cuirassés d'escadre, 8 croiseurs légers,
50 destroyers des types les plus récents seraient éga-
lement internés et tous les autres bâtiments de
surface — de mer ou de rivière — désarmés.
L'entrée et la sortie de la Baltique seraient libres
pour les marines de guerre et de commerce des
Alliés, qui occuperaient les forts, batteries et dé-
fenses ennemies dans les passes du Cattégat à la
Baltique. Les ports de la mer Noire seraient évacués
et les bâtiments saisis par les Allemands dans ces
ports remis ou libérés. L'Allemagne restituerait, sans
réciprocité, les navires marchands appartenant aux
Alliés et détenus par elle.
Les forces aériennes seraient groupées etimmobili-
séesdans lesbases allemandes désignées par les Alliées.
Le ravitaillement de l'Allemagne pendant l'armis-
tice serait pris en considération, mais le blocus serait
maintenu, et les navires de commerce allemands
trouvés en mer resteraient sujets à capture.
Le 17 novembre, le général Hirschauer fut reçu
triomphalement à Mulhouse. Le surlendemain, les
troupes de la X' armée entrèrent à Metz, ayant à
leur tête le maréchal Pétain ; car le gouvernement
avait décerné au vainqueur de Verdun la suprême
dignité militaire, le jour même où nos troupes ve-
naient tenir garnison dans la capitale lorraine. Le
nouveau maréchal prit place sur l'Esplanade, devant
la statue de Ney, et les poilus défilèrent, présentés
par le général Mangin. Le même jour, Colmar ac-
clama le général de Castelnau et, le 25, Strasbourg
accueillit les Français avec un enthousiasme que
résuma ce mot d'un témoin : « Le plébiscite est fait! »
L'évacuation des pays rhénans par les forces mili-
taires allemandes devait être réalisée dans un délai
de trente et un jours. Aussitôt après la signature de
l'armistice, les troupes alliées commencèrent leur
marche vers le Rhin. Le maréchal Pétain avait
adressé aux armées françaises un ordre du jour où
il leur recommandait de ne pas répondre aux crimes
allemands par des violences qui, dans l'excès de
leur ressentiment, pourraient leur sembler légitimes :
Vous resterez disciplinés, respectueux des personnes et
des biens ; après avoir battu votre adversaire par les armes,
vous lui en imposerez encore par la dignité de votre attitude,
et le monde ne saura .ce qu'il doit le plus admirer de votre
tenue dans le succès ou de votre héroïsme dans les combats.
J'adresse avec vous un souvenir ému à nos morts, dont le
sacrifice abus à donné la victoire; j'envoie un salut plein
d'aSectIoù attristée aux pères et aux mères, aux veuves et
aux orphelins de France, qui cessent un instant de pleurer
dans ces jours d'allégresse nationale pour applaudir au
triomphe de nos armes.
L'objectif final des troupes françaises fut Mayence,
ville principale du grand-duché de Hesse : le général
Fayolle y entra le 14 décembre. Les Belges occu-
pèrent Aix-la-Chapelle, sur la ligne reliant Anvers et
Ostende à Cologne, puis se portèrent sur le Rhin, le
long de la frontière orientale du Limbourg hollan-
dais. Les Anglais se dirigèrent sur Cologne et occu-
pèrent également Bonn, le grand centre universitaire
de la rive gauche. Coblence et la région furent réser-
vés aux Américains.
Paris, victorieux, eut la joie de recevoir les chefs
des nations qui s'étaient solidarisées avec la France
pour empêcher l'asservissement du monde. Le roi
d'Angleterre était venu le premier à l'aide : il fut,
le premier, acclamé dans notre capitale, en compa-
gnie de ses deux fils aines, le prince de Galles et le
prince Albert (28 novembre). Quelques jours après
(5 décembre), le roi des Belges et la reine Elisabeth,
que le sentiment du devoir et le plus noble esprit de
sacrifice avaient comme entourés d'une légende
héroïque, furent les hôtes de la France reconnais-
sante ; car ils avaient, en barrant la route aux for-
midables armées du Icaiser, protégé notre frontière
et imprimé à la guerre son caractère moral de lutte
pour le droit. Le 14 décembre, le président Wilson
débarqua à Brest : il avait voulu que le George
Washington modifiât son itinéraire pour passer à
l'endroit même où les Allemands avaient torpillé le
Lusilania; il fut, à Paris, l'objet d'immenses ova-
tions. Le roi d'Italie et le prince de Piémont trou-
vaient enfin un accueil chaleureux auprès de la
population parisienne, « vers laquelle, disait le sou-
veram, se tourne aujourd'hui l'admiration du monde
entier •. (25 décembre.)
Prolongation de l'armistice. La durée de la con-
vention était fixée à trente-six jours, avec faculté de
«• J56. Février 1920.
prorogation. Le 13 décembre, l'armistice, qui expi-
rait le 17, fut prolongé jusqu'au 17 janvier 1919 à
cinq heures du matin, et il fut stipulé que « cette
prolongation d'un mois serait étendue jusqu'à la
conclusion des préliminaires de paix, sous réserve
de l'assentiment des gouvernements alliés » . Le haut
commandement se réservait la faculté d'occuper la
zone neutre, au nord de la tête de pont de Cologne
et jusqu'à la frontière hollandaise. L'accord, ainsi
qu'une convention militaire annexe, fut signé à
Trêves, dans le wagon-salon du maréchal Foch.
Prolongé une seconde fois le 16 janvier sous cer-
taines conditions, l'armistice le fut de nouveau le
16 février, également à Trêves, par une convention
additionnelle, pour une période de durée indétermi-
née et à laquelle les puissances alliées et associées
se réservaient le droit de mettre fin sur un préavis
de trois jours. Par une clause additionnelle, les Alle-
mands renonçaient immédiatement à toute opération
offensive contre les Polonais, tant dans la région de
Posen que dans toute autre région, et leurs troupes
ne pourraient franchir une ligne de démarcation
tracée en Posnanie.
La Conférence de la paix. La Conférence de la
paix ou, plus exactement, la « Conférence internatio-
nale des préliminaires de paix », se réunit à Paris
le 18 janvier 1919, à 3 heures de l'après-midi, dans
le salon de l'Horloge du palais d'Orsay. C'est là
qu'avait été signé, en 1856, le traité qui mit fin à la
guerre de Crimée.
Le choix de notre capitale comme siège des déli-
bérations de la Conférence était un hommage rendu
à la ville que les Allemands n'avaient cessé d'avoir
pour objectif et au pays qui s'était sacrifié si vail-
lamment au salut de la liberté.
Dans un discours inaugural d'une haute tenue, le
président Poincaré stigmatisa l'initiative criminelle
et les doctrines de guerre des empires germaniques.
11 rappela l'intervention des Etats qui s'étaient suc-
cessivement groupés autour de la France, faisant de
la guerre « une croisade de l'humanité pour le
droit B, et il mit en relief l'importance de la tâche
qui s'imposait aux plénipotentiaires. Ils auraient à
chercher uniquement la justice et i une justice qui
n'ait point de favoris », à exiger des restitutions,
des réparations, des sanctions contre les coupables,
des garanties contre un retour offensif de l'esprit
pervers, à sauvegarder le droit des peuples, petits et
grands, de disposer d'eux-mêmes tout en respectant
le droit non moins sacré des minorités ethniques et
religieuses. La Ligue générale de nations serait cons-
tituée pour empêcher de nouveaux attentats au droit
des gens, pour protéger l'humanité 0 contre les
réveils toujours possibles de la sauvagerie pri-
mitive » :
Il y a quarante-huit ans, jour pour jour, le 18 janvier 1871
(conclut le président), l'empire d'Allemagne était proclamé
par une armée d'invasion, dans le château de Versailles. Il
demandait au rapt de deux provinces françaises sa première
consécration. 11 était ainsi vicié dans ses origines mêmes et,
par la faute de ses fondateurs, il contenait en lui-même un
germe de mort. Né dans l'injustice, il a fini dans l'opprobre.
Vous êtes assemblés pour réparer le mal qu'il a lait et [xiur
en empêcher le retour. Vous tenez dans vos mains l'avenir du
monde. Je vous laisse, messieurs, à vos graves délibérations,
et je déclare ouverte la Conférence de Paris.
Après le départ du président de la République, le
président Wilson, Lloyd George, Sonnino exaltèrent
l'héroïsme français et l'action personnelle de Clemen-
ceau, qui, sur leur proposition, fut élu à l'unanimité
président de la Conférence de la paix. Celle-ci tint sa
première réunion plénière le 18 janvier, et la réparti-
tion du travail fut fixée entre plusieurs commissions,
sous le contrôle d'un « conseil des dix », composé
des chefs de gouvernement des grandes puissances
et de leurs ministres des affaires étrangères. Le gou-
vernement français fut représenté par Georges Cle-
menceau, par les ministres des affaires étrangères et
des finances (Pichon et Klotz), par André Tardieu,
commissaire général aux affaires de guerre franco-
américaines, par Jules Cambon, ancien ambassadeur
de France àBerlin. Le président Wilson, Lloyd George,
Soninno et Clemenceau — les « quatre » — partici-
pèrent directement aux négociations. Le 3 février, la
Chambre reçut solennellement le président des
Etats-Unis, et ce fut une séance d'émouvante gran-
deur, au cours de laquelle l'hôte des députés fran-
çais glorifia notre patrie, nous promit la garantie
du monde civilisé et souhaita que la Conférence
construisît un monde nouveau, « où il ferait bon
vivre ».
On n'admit à la Conférence que les nations alliées
ou associées et, dans la mesure où leurs intérêts
étaient engagés, les nations neutres. On estimait
que les conditions de la paix devaient être seule-
ment communiquées à ceux qui avaient déchaîné
la catastrophe.
Remise du traité du paix à la délégation allemande
(7 mai igigl. Les plénipotentiaires allemands furent
convoqués à Versailles, dans les derniers jours
d'avril. Leur gouvernement avait affecté de croire
qu'on leur demandait d'envoyer des délégués pour
prendre connaissance du traité, alors qu'on les invi-
tait à désigner des délégués munis de pleins pou-
voirs pour traiter de la paix. Ils s'inclinèrent, et le
«• 158. Février 1920.
Comte Brockdorff-Rantzau, ministre des affaires
étrangères, fut mis à la tête de la délégation.
Le 7 mai 1919, quatrième anniversaire du torpil-
lage du Lusiiania, les plénipotentiaires allemands
furent introduits, à 3 heures, dans la grande salle
du Trianon- Palace, où les attendaient, debout,
les représentants des puissances alliées et associées.
D'une voix nette et cinglante, le président Clemen-
ceau leur annonça que l'heure était venue des
« lourds règlements de comptes » ; après quoi, le
comte Brockdorff reçut un exemplaire du traité et
fut avisé qu'un délai de quinze jours était accordé à
la délégation allemande pour remettre ses observa-
tions écrites. Le comte répondit en allemand par la
lecture d'un exposé historique : il reprocha aux Alliés
de vouloir imposer aux vaincus une paix de haine,
soutint que chacun avait eu ses responsabilités, y
compris la Russie, la France et la Belgique, et fit
observer que le monde ne pourrait réaliser les réfor-
mes sociales sans le concours de la démocratie alle-
mande. Puis, le 9 mai, il adressa à la Conférence
une protestation d'ordre général, suivie, le 29, d'un
contre-projet tendant à établir que les Alliés étaient
en contradiction avec les principes juridiques accep-
tés d'un commun accord, avec leurs assurances anté-
rieures et avec la conception générale d'une Société
des nations. Les Remarques de la délégation allemande
étaient accompagnées de deux annexes : la première
concernant des points de droit particulier, la seconde
relative aux clauses financières.
La réplique des Alliés fut remise le lundi 16 juin.
Quelques modifications de détail avaient été admises,
et les Alliés acceptaient, notamment, d'abréger la
durée d'occupation de la rive gauche du Rhin, si,
avant l'expiration du délai de quinze ans, l'Alle-
magne avait acquitté ses obligations. Le document
proclamait solennellement la responsabilité prémé-
ditée des agresseurs, affirmait que la paix proposée
était une paix de justice, répliquait aux objections
formulées par la délégation au sujet des clauses ter-
ritoriales, du régime international des fleuves, des
charges financières, des réparations, de la non-ad-
mission immédiate de l'Allemagne dans la Société
des nations. Et le gouvernement ennemi était mis
en demeure de signer les préliminaires dans le délai
fixé ; à défaut de quoi, l'armistice serait dénoncé, et
les' Alliés prendraient toutes les dispositions néces-
saires pour imposer leurs conditions. Ce délai fut,
cependant, prorogé, à la demande de la délégation,
jusqu'au lundi 23 juin, à 7 heures du soir.
Le gouvernement allemand fit, dans la journée du
dimanche 22 juin, une suprême tentative pour obte-
nir des Alliés deux concessions : ne pas s'avouer
seul responsable de la guerre, ne pas livrer le kaiser
et ses généraux. Le conseil des quatre (Clemenceau,
Lloyd George, Wilson et Somiino) rédigea une
réponse négative : l'Allemagne dirait lundi soir,
avant 7 heures, par oui ou par non, si elle accep-
tait dans son intégralité les préliminaires de paix,
ou bien les mesures de coercition, militaires et écono-
miques, prévues par les Alliés, seraient immédiate-
ment exécutées. Dans l'après-midi, l'Assemblée na-
tionale de Weimar, par 237 voix (gauche et centre)
contre 138 (droite et minorité des démocrates), après
avoir accordé sa confiance au cabinet Bauer, se pro-
nonça pour la signature de la paix. Le lundi matin,
une prolongation du délai fut encore vainement
sollicitée : le secrétaire général de la Conférence
reçut, à 5 h. 25, la réponse du gouvernement allemand.
Signature du traité de Versailles (28 juin igig).
Les ratifications. Le traité fut signé le 28 juin dans
le palais de Versailles, lié à la splendeur de l'an-
cienne monarchie et, précisément, dans cette galerie
des Glaces, oii la proclamation du roi de Prusse
comme kaiser, en 1871, avait couronné l'œuvre bru-
tale de Bismarck. La cérémonie se déroula simple,
sobre, en un décor majestueux et solennel. Clemen-
ceau, en arrivant, se dirigea vers un petit groupe
de mutilés, à qui des places avaient été réservées :
« Vous avez souffert, leur dit-il, mais voici votre
récompense ! » Le cabinet Scheidemann avait lait
place à un cabinet Bauer (21 juin); deux ministres :
Hermann Millier et Bell, furent envoyés à Ver-
sailles comme plénipotentiaires, le comte Brockdorff-
Rantzau s'étant retiré. Les plénipotentiaires alle-
mands ayant été introduits, les signatures furent
échangées, au milieu d'un silence impressionnant.
Le traité était conclu : 1° d'une part, entre les
Etats unis d'Amérique, l'Empire britannique, la
France, l'Italie et le Japon, principales puissances
alliées et associées, la Belgique, la Bolivie, le Brésil,
Cuba, l'Equateur, la Grèce, le Guatemala, Haïti, le
Hedjaz, le Honduras, le Libéria, le Nicaragua, le
Panama, le Pérou, la Pologne, le Portugal, la Rou-
manie, l'Etat serbe-croate-slovène, le Siam, l'Etat
tchéco-slovaque et l'Uruguay; 2° d'autre part, avec
l'Allemagne.
Le dépôt des ratifications serait effectué à Paris,
et un premier procès-verbal établi, dès que l'Alle-
magne et trois des principales puissances alliées et
associées auraient donné leur ratification. Le traité
entrerait en vigueur immédiatement entre les Etats
qui l'auraient ainsi ratifié et, pour chacun des autres
Etats, à la date du dépôt de sa ratification, L'exem-
LAROUSSE MENSUEL
plaire unique resterait déposé dans les archives de
la France, des expéditions authentiques devant être
remises aux diverses puissances signataires.
Le traité du 28 juin 1919 avait pour complément :
un protocole signé le même jour par les mêmes
puissances, afin de préciser les conditions dans les-
quelles seraient exécutées certaines clauses du traité ;
un arrangement de même date, entre la France, les
Etats unis d'Amérique, la Belgique, l'Empire britan-
nique et l'Allemagne, concernant l'occupation des pays
rhénans; un traité entre la France, les Etats unis
d'Amérique, l'Empire britannique, l'Italie, le Japon
d'une part, et la Pologne d'autre part ; — deux traités
conclusà Versailles, le 28 juin igig.entrelaFranceet les
Etats unis d'Amérique et entre la France et la Grande-
Bretagne, concernant l'aide à donner à la France en
cas d'agression allemande non provoquée. Avant de
quitter l'Europe, le président Wilson avait voulu
signer le traité qui nous garantissait l'aide des Etats-
Unis en cas d'attaque non provoquée, tandis que
Lloyd George prenait un engagement analogue au nom
de la Grande-Bretagne.
Le 14 juillet, les troupes françaises et alliées, con-
duites par leurs chefs les plus illustres, entrèrent so-
lennellement à Paris par l'Arc de l'Etoile et défilè-
rent devant une foule émue et reconnaissante : l'his-
toire enregistrera cette journée triomphale comme
une manifestation de la victoire du droit. Après Pa-
ris, Londres rendit hommage aux héros de la Grande
Guerre : des acclamations frénétiques se firent en-
tendre au passage du maréchal Foch et de nos poi-
lus (19 juillet).
Le traité de Versailles, ainsi que la convention re-
lative à l'occupation des pays rhénans, fut soumis à
l'Assemblée nationale allemande de Weimar, qui le
ratifia, le 9 juillet, par 208 voix contre 115.
Le 22, la Chambre des communes ratifia en une seule
séance, par 163 voix contre 4, la paix de Versailles et
la convention anglo-française de garantie, qui, ayant
reçu la sanction royale, eurent bientôt force de loi.
En France, la discussion commença, à la Chambre,
le 26 août et se termina le 2 octobre. Le traité fut
l'objet de critiques portant les unes sur l'ensemble,
les autres sur certaines de ses dispositions. A la vé-
rité, ces débats ne pouvaient avoir de conséquences
immédiatement pratiques, le Parlement étant tenu
d'adopter ou de rejeter purement et simplement le
texte qui lui était soumis ; mais ils eurent l'avantage
de faire ressortir l'esprit dans lequel les clauses
essentielles du traité devraient être appliquées. Le
2 octobre, la Chambre, par 372 voix contre 3, auto-
risa le président de la République à ratifier le traité
de Versailles, puis, sans débat et à l'unanimité de
501 votants, elle adopta les traités de garantie franco-
anglais et franco-américain ; la minorité comprenait
49 socialistes unifiés, et 73 députés s'étaient abstenus.
Au Sénat, les débats ne durèrent que trois jours
(9-11 octobre) : le traité avec l'.'Mlemagne fut adopté
par 218 voix, et les deux traités de garantie par
221 voix, c'est-à-dire à l'unanimité des votants. La
loi portant approbation du traité et de ses annexes
fut promulguée le 12 octobre (J. O. du 13 octobre).
Le roi Victor-Emmanuel III, en l'absence des
Chambres italiennes, donna son approbation par dé-
cret à la paix de Versailles.
Un premier procès-verbal de dépôt des ratifica-
tions devait être dressé aussitôt que le traité aurait
été ratifié par l'Allemagne et par trois des principales
puissances ; dès la date de ce premier procès- verbal,
le traité entrerait en vigueur entre les Etats qui
l'auraient ainsi ratifié (art. 440).
Ce procès-verbal fut signé le 10 janvier 1920, à
16 h. 15 m., dans le salon de l'Horloge, au ministère
des affaires étrangères; le traité de Versailles entra
immédiatement en vigueur, mettant fin à l'état de
guerre, rétablissant les relations officielles des puis-
sances alliées et associées, tant avec le Reich qu'avec
les divers Etats allemands. De ce jour commençait
l'appl icat ion des clauses du traité et couraient les délais
prévus pour l'exécution de certaines de ses clauses.
Les rédacteurs de cet Acte exceptionnel, plus im-
portant et plus vaste que les traités, pourtant si con-
sidérables de 1648 et de 1815, avaient eu à élaborer
non pas seulement une convention rétablissant l'état
de paix, mais encore le statut des nations et comme
la Charte de l'humanité nouvelle ; car on avait as-
sisté, en même temps qu'à une guerre proprement
dite, à un conflit universel, qui avait précipité l'évo-
lution sociale dans le monde entier.
Le traité du 28 juin 19 19 n'est exempt ni d'obscu-
rités, ni de lacunes. La complexité des intérêts en
présence et les divergences de vue résultant de la
politique particulière de chaque Etat obligèrent, en
effet, les contractants à accepter des solutions transac-
tionnelles et, par suite, les diverses parties de l'œuvre
ne purent se fondre dans une harmonieuse unité.
D'autre part, la paix de Versailles ne s'appliquant
qu'à l'Allemagne, les affaires austro-hongroises, bal-
kaniques, ottomanes, russes continuèrent de se dé-
velopper, de se compliquer et, parfois, de s'aggraver :
l'examen simultané des quatre traités eût, au con-
traire, permis d'envisager dans leur ensemble les
solutions données aux problèmes qu'avaient posés
cinq années d'un bouleversement sans pareil. Enfin,
51
la formule Restitutions, Réparations, Garanties, base
de nos revendications, ne reçut pas l'application in-
tégrale sur laquelle avait cru pouvoir compter un
pays dont dix départements — et les plus riches —
étaient effroyablement dévastés par la guerre, ap-
pauvris par un pillage éhonté, profondément atteints
dans leur vie économique par les destructions volon-
taires. Ce pays victorieux, affaibli dans sa chair et
dans ses biens, voulait pouvoir travailler à sa re-
constitution, sans avoir à craindre de nouvelles vio-
lences de son voisin de l'Est.
Mais, si l'on veut porter sur le traité de Versailles
un jugement équitable, il faut le considérer dans
son ensemble, rechercher les germes de développe-
ment et d'action qu'il contient, dégager les idées
maîtresses qui ont inspiré ses auteurs.
Il s'ouvre par un préambule qu'il convient de re-
produire in extenso, parce qu'il proclame les prin-
cipes généraux dont s'inspirèrent les gouvernements
alliés et associés :
Les Hautes Parties contractantes.
Considérant que, pour développer la coopération entre les
nations et pour leur garantir la paix et la sûreté, il importe
d'accepter certaines obligations de ne pas recourir à la guerre,
d'entretenir au grand jour des relations internationales
fondées sur la justice et l'honneur,
d'observer rigoureusement les prescriptions du droit inter-
national, reconnues désormais comme règle de conduite
effective des gouvernements,
de faire régner la justice et de respecter scrupuleusement
toutes les obligations des traités, dans les rapports mutuels
des peuples organisés.
Adoptent le présent Pacte, qui institue la Société des
nations.
La Société des nations ne disposait pas d'une
force armée capable d'imposer sa volonté, et elle
n'était pas constituée de manière à éliminer la guerre
comme moyen de régler les conflits internationaux ;
mais elle réalisait un progrès en faisant entrer dans
le droit des gens des conceptions tenues jusqu'alors
pour de simples utopies; elle substituait le principe
de solidarité au principe d'équilibre et de compensa-
tions territoriales; elle pourrait, développée et for-
tifiée, devenir le fondement d'une efficace institution
de paix, agissant au grand jour.
La diplomatie secrète, faite d'artificielles com-
binaisons d'intérêts, d'ambitions personnelles, de
conceptions subjectives, prendrait désormais son
point d'appui dans les sentiments et dans la volonté
des nations, librement consultées. Le prétendu droit
de conquête et de politique d'annexions étant con-
damné, les peuples opprimés recouvraient leur in-
dépendance, disposaient d'eux-mêmes, fixaient les
conditions de leur vie interne et externe. L'Alsace-
Lorraine revenait à la mère patrie, la Belgique repre-
nait des territoires dont elle avait été spoliée en 1815,
les engagements contractés par l'Allemagne au
Slesvig allaient être exécutés, et, pendant que l'Italie
achèverait son unité par la réunion des territoires
délivrés du joug autrichien, les Tchéco-Slovaques,
les Yougo-Slaves, les Grecs, les Roumains, les Polo-
nais, ayant satisfait leurs aspirations historiques,
fermeraient aux Germains l'accès de l'Orient. Si
l'enchevêtrement des races s'opposait çà et là aux
solutions absolues, des plébiscites étaient ordonnés
dans les régions contestées, et des dispositions étaient
prises pour la protection des minorités ethniques et
religieuses. Les races arriérées et les peuples encore
politiquement inconscients ne seraient pas, dès à
présent, dotés de leur indépendance, sans, pour cela,
être soumis à la domination et à l'exploitation des na-
tions plus puissantes; ils recevraient l'appui amical
et les conseils des gouvernements mandatés à cette
fin par la Société des nations.
Pour prévenir les débordements du militarisme
prussien, pour le mettre dans l'impossibilité d'exercer
contre nous sa coupable industrie, les armements
de l'Allemagne étaient limités, et la rive gauche,
ainsi que les têtes de pont du Rhin, soumises à une
occupation de quinze années, à l'expiration des-
quelles les populations rhénanes se prononceraient
sur l'avenir d'une région si longtemps française. Le
retour de la France à son ancienne frontière n'ayant
pas été admis par la Conférence, la Grande-Bretagne
et les Etats-Unis s'obligèrent à nous aider de leurs
armes dans le cas où r.\llemagne, dont l'unité ni
l'ambition n'étaient brisées, tenteraient contre nous
une nouvelle agression. Déplus, le président du con-
seil, Clemenceau, avait accepté le vote, par la Chambre,
d'une motion l'invitant à étudier avec nos alliés
les moyens de rendre effectif le désarmement de
r i Empire ».
L'.'Mlemagne avait prétendu à la domination éco-
nomique du monde. Le traité de Versailles proclama
l'indépendance économique des peuples, aussi bien
que leur indépendance politique; il édicta sur les
fleuves internationaux, les voies ferrées et les ports,
une série de dispositions assurant à tous la liberté
de la circulation; il donna une base internationale
à la législation du travail et chercha à sauvegarder
la paix sociale par le rapprochement des classes.
Le traité de Francfort n'avait pas rétabli la paix,
mais donné l'exemple du triomphe de la force. Avec
le traité de Versailles, le militarisme prussien suc-
combait sous le poids de son orgueil, de ses fautes et
52
de ses crimes; le résultat des guerres contre le Dane-
mark, l'Autriche et la France se trouvait anéanti.
Les satisfactions particulières que nous recevions,
si insuffisantes qu'elles fussent au regard de nos per-
tes, étaient pourtant appréciables : l'Alsace et la Lor-
raine nous étaient rendues, libres de toutes charges,
et notre activité économique cessait d'être entravée
par les clauses léonines du traité de Francfort; notre
domaine colonial recevait en Afrique d'utiles complé-
ments, et l'hypothèque qui grevait notre protectorat
marocain était radiée; l'administration temporaire
du bassin de la Sarre nous permettrait de suivre, à
l'égard des populations rhénanes, une politique utile
à nos intérêts.
Dans la séance du i6 septembre 1919, Viviani,
après avoir constaté les imperfections et les avan-
tages de la paix de Versailles, disait à ses collègues
qu'il n'était qu'une manière de procéder à la ratifi-
cation, mais qu'il y avait, au moins moralement,
deux manières d'aboutir à ce résultat :
Vous pouvez ratifier le traité, parce que cela vous paraît
nécessaire, parce que vous ne voulez pas froisser des conve-
nances internationales, parce que vous mesurez à leur gravité
les conséquences qui seraient attachées ù un refus, parce
qu'une sorte de fatalité historique pèserait sur vous ; en un
mot, vous pouvez ratifier le traité en accomplissant ici un
acte pénible de résignation. Vous pouvez aussi le ratifier,
après avoir mis en pleine lumière les critiques et les réserves,
après avoir appelé par elles l'attention du pays sur son ave-
nir, après avoir tracé devant lui le noble et rude chemin qu'il
aura à parcourir, après avoir marqué ce traité de son triple
caractère, à savoir qu'il substitue à une France mutilée une
France matériellement agrandie et moralement élargie à la
mesure de l'univers, à savoir qu'il est le premier traité qui
se présente au seuil de l'histoire placé sous l'égide de la dé-
mocratie internationale et confiant à la liberté le règlement
des affaires du monde, à savoir qu'il porte en lui sa perpé-
tuelle rénovation et qu'il vaudra, comme on l'a dit, d'ailleurs,
de toutes parts, ce que vaudront le zèle, l'ardeur, la patience,
le courage des générations qui seront appelées à le mettre en
mouvement. Vous pouvez, par conséquent, le ratifier en
accomplissant un acte de conscience, un acte de raison, un
acte de robuste confiance envers les destinées du pays.
L'instrument le plus perfectioné ne vaut que par
l'usage qu'on en sait faire. Le traité de Versailles ne
sortira tous ses effets que si les puissances alliées et
associées se solidarisent dans un effort constant
d'activité et de vigilance pour en assurer l'application
et le développement. — Maxime I'btit.
Politique intérieure et extérieure
{Décembre}. — L'année 1919 s'est achevée dans le
plus grand calme. En dépit des inquiétudes graves,
fidèlement notées ici, ressenties souvent au cours des
douze derniers mois, dont quelques-uns ont pesé lon-
guement et lourdement sur l'humanité fatiguée,
l'année 1919 n'a pas, à tout prendre et fort heureuse-
ment, réalisé les catastrophes que certains avaient pro-
nostiquées et, peut-être, espérées. Non qu'elle nous ait
donné toutes les satisfactions que notre impatience
avait imaginées et dont notre lassitude efit accueilli
avec soulagement la réalisation. Mais comment con-
cevoir qu'après un bouleversement de près de cinq
aimées et l'écroulement brusque du système politique
qui, depuis plusieurs siècles, formait le soutènement
de l'Europe et du monde, l'ordre et le calme allaient
spontanément se trouver restaurés et la fièvre sau-
vage de l'humanité apaisée comme par enchantement ?
Ne devons-nous pas nous féliciter, au contraire,
que les choses se soient passées si simplement et que,
peu à peu, à travers des obstacles en apparence in-
surmontables et qui se sont finalement trouvés arti-
ficiels et fragiles, on se soit acheminé vers les solu-
tions les plus acceptables et les mieux adaptées aux
conditions du temps présent ? Nous ne croyons pas
être inspiré, en écrivant ceci, par un optimisme
excessif. Nous estimons que les hommes de bonne foi
et de bon sens — et ils sont légion — qui examineront
froidement la situation au 31 décembre 1919, à
condition de secouer pour un instant la nervosité
qu'engendre naturellement l'agacement quotidien
des gênes partielles ou locales provoquées par le
sucre défaillant, le pétrole volatilisé, le charbon hy-
pothétique, le bifteck onéreux et autres atteintes à
notre béatitude et dé ramener à leur juste valeur,
c'est-à-dire à peu de chose, les nouvelles alarmistes
dont la presse, comme à plaisir, nourrit notre bile,
concluront qu'après tout lé terrain se déblaye métho-
diquement et que du chaos que nous a laissé la guerre
sortent peu à peu et se précisent des formes nouvelles,
qui, après les premiers heurts, parviendront à s'ac-
commoder les unes aux autres dans la mesure tou-
jours incertaine et changeante oit les destinées des
hommes et des peuples se combinent et s'accordent.
Se murer dans un pessimisme intransigeant, broyer
du noir à la journée, au besoin créer des incidents
pour justifier ce f.icheux état d'esprit, est un moyen
détestable de débrouiller l'écheveau de notre avenir.
Moins que jamais il convenait à la fin de 1919. Il fal-
lait, certes, chercher à comprendre et à voir clair. Il
fallait, par contre, croire à l'avenir, et rien, dans les
événements de décembre 1919, n'était de nature à
ébranler cette foi.
Ce n'est pas à dire que nous eussions vu, au cours
' de ce même mois, les solutions définitives se multi-
plier. Les trois grandes questions que nous avons
LAROUSSE MENSUEL
signalées les mois précédents — question de Fiume,
question turque, question russe — ne s'étaient pas
sensiblement éclaircies. Elles s'étaient, du moins, offi-
ciellement posées dans les conversations que Lloyd
George et Clemenceau avaient eues à Londres et, à
ce propos, nos lecteurs nous permettront de constater
qu'en retenant depuis plusieurs mois leur attention
sur ces trois sujets, avant tout autre, nousne les avions
pas égarés sur leur importance. Il en était un qua-
trième, dont tous les esprits étaient occupés depuis
des mois, mais qui n'avait pas encore fait auparavant
l'objet de déclarations officielles; nous voulons dire :
l'attitude du Sénat américain à l'égard du traité de
Versailles. Dans l'entrevue de Londres, les chefs de
gouvernements français et anglais en avaient certai-
nement discuté et avaient arrêté une ligne de con-
duite. C'était donc un pas de fait vers une décision.
— Il est nécessaire de fixer l'état de chacune de
ces questions au 31 décembre 1919.
La question de Fiume semblait être restée aussi
obscure. En fait, elle s'était fort éclaircie, en ce sens
que peu à peu l'Italie s'était, à Fiume, substituée à
d'Annunzio. Nous avons déjà dit que partout, et aussi
en Italie, on estimait que la malencontreuse équipée
du condottiere illuminé qu'est d'Annunzio durait trop
et que l'élément aventureux de son entreprise, les
IV 156 Février 1920.
pour l'Adriatique. Il était probable que, dans les dis-
cussions qui allaient s'ouvrir en janvier, à Paris, entre
Clemenceau, Lloyd George, Nitti et Scialoja, on
parlerait moins de Fiume même, sur laquelle l'opi-
nion italienne était trop engagée pour pouvoir recu-
ler, que de l'Adriatique et, par là, l'ampleur de la
question grandissait. On ne pouvait douter — et il y
avait lieu d'espérer que l'Italie, malgré quelques
manifestations fâcheuses des socialistes à Montecito-
rio — ■ était, elle aussi, convaincue que la France
et 1 '.Angleterre, la France surtout, étaient disposées
à lui faire toutes les concessions raisonnables, conci.
liables et avec la justice et avec la nécessité de don-
ner à l'Etat yougoslave les garanties de développe-
ment économique et de sûreté politique qu'il avait le
droit et le devoir de réclamer. Ainsi on s'acheminait
certainement vers une solution. A l'heure où cette
espérance, à laquelle nous nous sommes toujours
rattaché, avait des chances de se réaliser enfin, on
ne pouvait oublier qu'il eût été plus simple de cher-
cher et de trouver plus tôt cette solution, et, si on
devait être sévère pour une imprudence de poète,
on ne pouvait se montrer plus indulgent pour
celle, lointaine déjà, mais présente toujours, d'un
politique impulsif.
Il fallait bien, sur l'état de la question turque,
1
Aspect de la petite place d'Arras, pendant la cérémonie de la remise de la croix de la Légion d'honneur et de la croix de guerre
à la ville, par le président Kaymond Poincaré (38 décembre 1919). — Ptiot. Uul. •
dangers qu'elle constituait pour la paix intérieure de
l'Italie et la concorde extérieure, l'emportaient déci-
dément sur la séduction incontestaljle d'un geste
généreux. A Fiume même, on se lassait et, lorsque, le
18 décembre, un plébiscite y avait été institué sur la
proposition de substituer une occupation régulière
des troupes italiennes au gouvernement insurrection-
nel de d'Annunzio, comme l'avait offert le général Ba-
doglio au nom du cabinet italien, la majorité fut sans
conteste favorable. D'Annunzio, à la vérité, prétendit
annuler le vote. Mais le résultat était acquis. Les
troupes du poète se dissolvaient, et on pouvait es-
compter le moment où l'affaire de Fiume ne serait
plus, en ce qui concerne d'Annunzio, qu'un objet de
littérature.
Les choses n'allaient pas aussi vite au point de vue
international. Lors de l'entrevue de Londres, la
France et l'Angleterre avaient remis au ministre
italien des affaires étrangères, Scialoja, un mémoraiv-
dum qui avait pour but d'exposer les phases et
l'état de la question. Ce mémorandum ne finissait
rien. Il clarifiait. Il semble aussi qu'il ne liait plus
complètement la France et l'Angleterre au non pos-
sumus formulé précédemment par les Etats-Unis au
sujet de Fiume et qu'il tendait à obtenir de l'alliée
américaine un relâchement de ses principes adapté
aux besoins de l'heure. Au Parlement italien, Scia-
lojia et Nitti avaient de nouveau affirmé l'intérêt
que Fiume avait pour l'Italie, la nécessité aussi d'as-
surer la sécurité de l'Adriatique en présence des
Yougoslaves. A Paris, Clemenceau avait marqué
une fois de plus la difficulté en opposant les désirs de
l'Italie aux objections des Serbes et 'Yougo-Slaves.
Tout de même, on sentait qu'à force de discuter, on
dégageait la question de ses obscurités. On avait si
souvent proclamé l'italianité de Fiume qu'il ne restait
plus guère de doute sur l'annexion définitive de cette
ville à l'Italie. Il fallait donc cbecctter un compromis
s'exprimer à peu près dans les mêmes termes que sur
la question de Fiume. Elle n'était pas résolue ; on
n'apercevait pas — moins encore que pour Fiume —
la solution possible, mais on avait décidé de s'en oc-
cuper et, à Londres, on en avait parlé. Qu'en avait-on
dit ? Mystère profond. Clemenceau et Lloyd George,
puis lord Curzon et Philippe Berthelot avaient
certainement ébauché une politique, et les feuilles
qui avaient hâte de se manifester bien informées
annonçaient déjà, non sans une hâte trop intéressée,
qu'on avait décidé de chasser les Turcs d'Europe.
On n'ajoutait pas à qui serait Constantinople, ce qui
n'était pas tout de même sans quelque importance, et
c'était là tin des côtés, le plus ardu, de la question. Le
sort ultérieur de l'Empire turc était l'autre. Les esprits
amoureux de la tradition et des solutions simples
estimaient que le meilleur moyen de se tirer d'affaire
était de laisser les Turcs à Constantinople, quitte à
prendre des garanties contre les « mauvais portiers
des Détroits » qu'ils avaient été ; autrement dit, on
laisserait subsister la question <?Orient pour ne pas
se donner la peine de la résoudre, et on garderait
dans l'organisme européen ce corps étranger qu'est
le Turc pour éviter l'opération énergique qui nous
en délivrerait ; on s'avouerait incapable de régler la
question des Balkans, et on la perpétuerait ; le Turc
continuerait à rester le point d'appui de l'équilibre
balkanique et européen; les Etats-Unis se dérobant
à l'arbitrage rêvé, on n'arbitrerait rien du tout...
D'autres estimaient, au contraire, que l'affaire pouvait
se régler sans les Etats-Unis et sans les Turcs et que,
s'il était difficile de mettre d'accord, en fonction des
ambitions bulgares, de la mégalomanie hellénique —
sans omettre les appétits roumains et les vues secrètes
de l'Italie sur la Méditerranée orientale — le sort de
Constantinople et des Détroits, l'Europe était tout de
même assez sensée et assez forte pour organiser au
mieux des intérêts communs la garde du Bosphore
«• 156- Février 1920.
et de la mer Noire. On objectait aussi que chasser
les Turcs de Constantinople pouvait avoir des con-
séquences graves sur l'état d'esprit des musulmans
du monde entier, plus spécialement de ceux d'Asie,
plus spécialement encore de ceux de l'Inde. Sur ce der-
nier point, il était permis de supposer que l'Angleterre
savait à quoi s'en tenir et qu'elle était renseignée sur les
répercussions possibles de l'expulsion des Turcs du
territoire européen par rapport au loyalisme des mu-
sulmans hindous. On pouvait donc s'en rapporter à
elle. Quant à la question générale de l'effet que produi-
rait, le cas échéant, la mesure projetée sur l'ensemble du
monde musulman, nous ne somn.'es en aucune façon
persuadés que l'autorité du sultan de Constantinople
sur l'opinion musulmane considérée au point de vue
religieux soit telle
qu'on tend à nous
la représenter, et
nous estimons qu'il
y a là une manière
de voir beaucoup
plus proprement
turque que propre-
ment musulmane.
Que les Turcs aient
été très préoccupés
de conserver à leur
sultan le prestige
que lui donnait son
titre, très contesté
d'ailleurs, de
Commandeur des
Croyants, c'est ce
qui est évident
pour quiconque
connaît tant soit
peu la question tur-
que; mais que le
monde musulman
ait tendu son esprit
vers le sultan de
Constantinople et
ait considéré com-
me une atteinte in-
tolérable à sa foi
toute tentative
contre son main-
tien à Constanti-
nople, c'est ce que
se refusent à croire
tous ceux qui sont
quelque peu au
courant des ques-
tions musulmanes.
Les Turcs ont été
impuissants à sou-
lever la guerre
sainte : ils ont trouvé devant eux les Arabes, et La
Mecque s'est levée contre Constantinople; si nous
avons eu de difficultés au Maroc pendant la guerre,
nous les avons dues non auxTurcs, mais aux Allemands,
et nos troupes musulmanes ont été pour nous un appoint
de première valeur. Autant nous sommes certain que
nous devons compter avec la force de la doctrine musul-
maneet nous accommoder au monde musulman en le
rapprochant de nous, autant nous restons assuré qu'à
part des mouvements locaux, sur l'importance des-
quels, s'ils se produisaient, il ne faudrait pas s'en
laisser imposer par la faction turque, l'expulsion du
sultan de Constantinople restera sur les masses musul-
manes un événement d'ordre secondaire. Ceci dit pour
fixer les idées, nous avouons, et on nous croira sans
peine, qu'il est malaisé de trouver un arrangement
qui tienne compte de tous les intérêts et qu'en fin
de compte, si les Turcs risquent de payer fort cher
leur tendresse pour les Allemands, l'Europe n'en a
pas fini avec les embarras que lui créera la question
d'Orient. Chassés d'Europe, où les Turcs fixeraient-ils
leur capitale ? Quel territoire leur serait laissé ? Que
deviendraient, avec ces voisins ambitieux, mécon-
tents, sans pitié et sans scrupules, et l'Arménie, et la
Syrie et le nouvel Etat arabe, et quel gendarme
surveillerait le ménage, évidemment, fort troublé que
feraient ces voisins mal préparés à se supporter ?
Rien de moins aisé que de répondre à ces que stions.
Mais nous ne pouvions, fin décembre 1919, ne pas
avoir la certitude qu'elles seraient réglées, vaille que
vaille, dans un temps prochain et que le statut des
Balkans, déjà très préparé par la signature apposée
par la Roumanie aux traités avec l'Autriche et la Bul-
garie, serait formulé, sinon de façon à supprimer les
criallleries de presse qui, après tout, sont un dériva-
tif, mais avec toutes les chances actuellement pos-
sibles de réalisation effective et de solidité relative.
Il restait à souhaiter que fout cela se fît sans qu'on
perdit de vue les intérêts de la France.
Du côté russe, aussi, on avait affirmé une politique.
Mais cette affirmation, toute négative, n'entrait pas
dans le domaine des faits concrets dont il ne fallait
pas se dissimuler la gravité. En effet, sur tous les
fronts, les bolcheviks étaient victorieux et parais-
saient maîtres de la situation militaire. Il n'y avait
pas à parler de l'armée de Youdenitch, définitivement
rayée de la liste des ennemis du gouvernement des
LAROUSSE MENSUEL
soviets; mais le désastre de Cenikine, indubitable,
était non moindre. Kiev était perdue ainsi que Ros-
tov. L'armée des volontaires, coupée en deux, était
pressée à la fois par l'armée rouge et par des bandes
libres qui, harcelant les arrières, avaient coupé la
retraite et provoqué une débâcle. Denikine avait été
remplacé par Wrangel, sans qu'il fût probable que ce
changement de personne amenât un changement de
fortune. Où s'arrêterait l'avance de l'armée rouge ?
Qu'adviendrait-il d'Odessa ? Quel conflit avec la Rou-
manie pouvait se produire sur la frontière de Bessa-
rabie ? Quelle serait l'attitude des soviets à l'égard
de la Pologne, et, comme semblait le craindre le
ministre polonais Pateck, le printemps verrait - il
une grande offensive bolchevique vers l'Ouest ?
Au uimi du soviet, b'S bulchevistos opcrtnt des viailCB dumicilialres. {itataitia.
D'autre part, à l'Est, la retraite de Koltchak s'était
précipitée. Omsk perdue, on s'était replié sur Irkoutsk
et, au 31 décembre, Irkoutsk, violemment attaquée par
l'armée rouge et malgré la défense de l'armée sibé-
rienne, semblait perdue. Toute laSibérie était menacée,
et le chemin de fer transsibérien pouvait d'un moment
à l'autre, sans que la mission alliée de Vladivostok
y pût rien, tomber aux mains du gouvernement de
Lénine. Le Japon s'était ému. D'accord avec l'En-
tente et avec les Etats-Unis, il s'était chargé de sau-
vegarder le chemin de fer. On ne savait jusqu'où pour-
rait aller cette sauvegarde. Serait-elle suffisante pour
fermer aux bolchevistes l'est de la Sibérie et de la
Chine ? Ou bien, s'inspirant de cette politique vacillante
qui consiste à vouloir énergiquement dans les col-
loques internationaux et à être atteint d'aboulie pro-
gressive sur le terrain, n'aurait-on annoncé une ac-
tion répressive que pour mieux marquer une retraite
sans caractère ? Il était préférable de ne pas ré-
pondre. L'ambition et le désir de la conservation
propre, comme aussi le besoin de ne pas compro-
mettre sa position en Chine, poussaient sans conteste
le Japon à interpréter largement le mandat qui lui
était enfin consenti et à élever une barrière solide
entre l'Extrême-Orient et le flot bolchevique. La
jalousie étroite des Etats-Unis et les hésitations sans
fin de l'Entente pouvaient, par contre, le retenir et
limiter son action. Si l'on en croyait des informa-
tions qui revenaient trop périodiquement dans la
presse pour ne pas être soigneusement réglées par
les intéressés, les bolcheviks, en l'espèce Trotzky,
fidèles à la vieille politique russe, envisageaient tou-
jours la misfs en œuvre de leur plan d'invasion d'une
part vers l'Inde, d'autre part vers la Chine, et il est
certain qu'ils ne négligeaient pas de regarder vers
l'Occident. L'intervention du Japon devenait donc
nécessaire et pouvait être décisive. Il était indis-
pensable qu'elle ne fût pas entravée.
Quelle était, en balance avec ces succès militaires
dont il était vain d'amoindrir l'importance, la situa-
tion intérieure de la Russie ? Nous n'en savions abso-
lument rien. Nos renseignements officiels la repré-
sentaient comme lamentable et de plus en plus
intenable. Privée d'importations, très vraisemblable-
ment plus imparfaite à l'égard des transports qu'elle
ne l'avait été sous les tsars, ravagée dans ses parties
les plus fertiles, dans quel état économique, indus-
53
triel, commercial et agricole, pouvait-elle être ?
Avait-elle pu constituer à l'intérieur, sur les ruines et
parmi les massacres, l'équilibre momentané de cette
masse énorme et inorganique que forme le peuple
russe ? Que subsistait-il, dans ces populations incultes,
de l'ancienne tradition russe d'obéissance ? S'adap-
taient-elles au despotisme des soviets et du tsar
rouge, comme elles avaient accepté celui de leur Père,
le tsar blanc ? Qu'étaient devenues la religion, les
superstitions populaires russes ? L'organisation mili-
taire qui donnait à Lénine et à Trotzky d'incontes-
tables victoires s'était-elle simplement superposée au
peuple russe, grâce à ses éléments étrangers et bar-
bares : Allemands, Lettons, Chinois, ou faisait-elle
corps avec la nation ? Enfin, dans quelle mesure des
relations commer-
ciales ou indus-
trielles s'étaient -
elles renouées entre
la Russie et l'Alle-
magne et, il faut
bien le dire, entre
la Russie et, sinon
l'Angleterre et les
Etats-Unis, du
moins des Anglais
et des Américains?
On eût donné gros
pour pouvoir ré-
pondre à toutes ces
questions. Car, de
plus en plus — et on
l'avait à nouveau
affirmé officielle -
ment — il n'y aurait
pas de paix défini-
tive en Europe et
dans le monde, tant
que la Russie ne
serait pas rentrée
elle-même dans la
paix, tant qu'on
n'arriverait pas à
négocier avec elle
dans des termes
compréhensibles
pour tous et sur
des principes qui
ne tendraient pas
à bouleverser les
bases séculaires des
sociétés. Or, nous
l'avons dit, les dic-
tateurs russes ne
paraissaieint rien
Th'.Sfhirt.) vouloir abandon-
ner de leurs uto-
pies et, en face d'eux, l'Entente, nous voulons
dire l'Ajigleterre et la France, avaient adopté l'ex-
pédient contradictoire d'une politique de non-inter-
vention militaire, combinée avec une politique de
quarantaine diplomatique. On l'avait vu à Copen-
hague par le refus de l'envoyé anglais O'Grady et
des représentants de l'Entente de recevoir les
propositions de Litvinof, probablement impudentes
d'ailleurs, et Clemenceau, à la tribune de la Cham-
bre française, avait affirmé, plus nettement que
jamais, d'une part qu'on laisserait la Russie se dé-
brouiller seule et, d'autre part, qu'on ne négocierait
jamais avec les bolcheviks. A la vérité, la Chambre
italienne avait décidé de rentrer en relations avec
tous les gouvernements de la Russie. Mais cette dé-
claration platonique n'impliquait, certes, pas une
adhésion, même hypothétique, aux principes bolche-
viques ; elle indiquait plutôt une volonté de neutra-
lité à l'égard de tous les partis russes. Mais, assuré-
ment, neutralité avec tous ou seulement avec
quelques-uns, et hostilité déclarée, mais inerte, abou-
tissaient au même résultat, c'est-à-dire à rien. L'En-
tente avait été déçue dans toutes ses tentatives. Ni
l'offre de Prinkipo n'avait amené une détente diplo-
matique, ni les secours matériels fournis à Denikine,
à Koltchak, à Voudenitch n'avaient conduit à un
succès militaire. On ne pouvait douter que les tenta-
tives russes contre les soviets n'eussent échoué,
faute d'organisation et de moyens, faute, aussi, d'un
programme politique assez vaste et assez libéral pour
entraîner la masse russe. On n'avait obtenu que d'af-
fermir les maîtres de la Russie dans leur idéalisme
ou dans leurs ambitions. Maintenant, on attendait.
Quoi ? on n'en sait rien ; et attendre était-ce une
politique sage ?
Il était, pourtant, très probable qu'on s'orientait
vers l'établissement d'une barrière, d'une ligne de fil
de fer barbelé entre la Russie et l'Occident. Nous
l'avons indiqué bien souvent. On avait fini par le
dire officiellement. La Pologne, fortement constituée,
formait le centre de cette défense. Clemenceau avait
obtenu de Lloyd George qu'on lui laisserait, par un
provisoire durable, la Galicie orientale, ce qui rap-
prochait la Pologne de la Roumanie, et on doit dire,
si intéressantes que fussent les revendications du
peuple ruthène, que le morcellement sans limite —
et ne l'a-t-on pas déjt dépassé ? — en petits Etats
54
nationaux de la bordure qui longe la Russie à l'ouest
constituerait une faute que l'Europe pourrait payer
cher. Les négociations engagées avec les Etats du
nord-ouest de la Russie, Finlande, Lettonie,
Lithuanie, Estlionie, la lenteur et, peut-être, l'échec
des négociations entre l'Esthonie et les soviets
conduisaient à la constitution d'une ligne fortifiée
qui, d'une part, contiendrait la Russie bolchevique,
d'autre part, s'interposerait entre elle et l'Allemagne.
L'évacuation des provinces baltiques par les troupes
du Reich, encore que cette évacuation ne fût pas
complète et qu'elle eût été lourde aux pays occupés,
complétait le programme. Les Allemands s'y étaient
opposés de leur mieux. Ils se cramponnaient encore
à Dantzig, comme dans la haute Silésie. Là, conrnie
ailleurs, il leur faudrait céder. — Ainsi, le seul ré-
sultat sensible de la politique des Alliés à l'égard de
la Russie bolchevique était de fortifier les Etats
nouveaux à l'est de l'Allemagne. C'était peu, c'était
pourtant un commencement. Mais combien d'incer-
titudes pesaient encore sur l'Europe de ce chef ei de
quel danger constant d'incendie le foyer bolchevique,
toujours alimenté par une force qu'on ne parvenait
ni à définir, ni à maîtriser, ne menaçait-il pas le
monde ? Les Etats-Unis s'en étaient aperçus.
Cette nécessité de soutenir des Etats naissants
avait, d'ailleurs, profité à l'Autriche. Le chancelier
Renner était venu apporter à Paris l'écho lamentable
de la misère de son pays. Il en avait remporté la
promesse d'une aide matérielle immédiate et la
garantie de l'intégrité territoriale de la République
autrichienne. Le Vorarlberg avait, depuis plusieurs
mois, manifesté le désir de s'incorporer à la Suisse.
La lettre de Clemenceau à Renner, où s'affirmait la
volonté de l'Entente de ne pas laisser démembrer
l'Autriche, coupait court à cette velléité, qui eût pu
en susciter d'autres. En même temps, on poussait à
un rapprochement entre la République tchéco-
slovaque et la République autrichienne pour contre-
balancer la Hongrie, dont l'attitude équivoque et les
tendances monarchiques rendaient encore la situation
précaire et sur l'avenir de laquelle il était, du reste,
difficile de se prononcer encore. Mais soutenir l'Au-
triche, fortifier la Tchéco-Slovaquie, c'était encore
renforcer la barrière contre la Russie et, du même
coup, fermer à l'Allemagne la liaison qu'elle ne man-
querait pas de chercher à établir avec la région du
Danube qui l'attire et l'a attirée si fortement à toute
époque, au point de vue économique. De plus, venir
au secours de l'Autriche épuisée et mourant de faim,
c'était aussi, sans compter le devoir d'humanité,
empêcher la formation d'un nouveau foyer de mécon-
tentement, qui pourrait rejoindre le foyer russe et
dont l'embrasement ferait apparaître l'impuissance
des vainqueurs à reconstruire l'Europe.
Dans les tractations politiques de ce dernier mois
de 1919, importantes en ce sens qu'elles ont permis
de tracer des lignes directrices, qui, espérons-le,
mèneront à des buts réels, un point essentiel était à
noter. Les délégués américains à la Conférence de la
paix, Polk, VVhite et le général Bliss avaient quitté
la France dans la première quinzaine de décembre.
Ils n'avaient pas été remplacés, sinon par les ambas-
sadeurs des Etats-Unis en Angleterre et en France,
qui devaient, le cas échéant, être appelés aux délibé-
rations ultérieures, plutôt comme témoins qu'à titre
de parties délibérantes. C'est donc sans les Etats-
Unis que se poursuivirent les conversations de
Londres et, par suite, que furent prises les décisions
relatives à la Turquie; sans eux, aussi, que se déroula
la controverse avec les Allemands à propos de la
signature du protocole et de l'échange des ratifi-
cations. On pouvait donc dire qu'il y avait quelque
chose de changé et qu'à partir de ce moment,
on tendait à revenir à la position respective où
s'étaient trouvées, avant l'intervention active du
président Wilson, d'une part l'Entente, d'autre part
les Etats-Unis. Il fallait souhaiter qu'on n'y revînt
que dans la mesure la plus restreinte et que le lien
intime qui avait groupé les puissances alliées des
deux mondes contre l'Allemagne restât fortement
serré. Il serait déplorable que tout le travail d'union
accompli pendant la guerre fût perdu, ou seulement
compromis. Le contraire est l'intérêt évident de la
France. Nous oserons dire que c'est l'intérêt aussi de
l'Angleterre et, peut-être encore plus, des Etats-Unis.
C'est là une question d'assurance réciproque contre
un retour de folie furieuse de l'Allemagne, contre la
démence de la Russie. Le tout est d'aménager cette
union de telle sorte que chacun y trouve son compte.
Il y a eu des erreurs commises. Ceux qui les ont vues
au moment où on les commettait ont, plus que per-
sonne aujourd'hui, le droit de demander qu'on n'en
commette pas d'autres. Il semblait, disons-le tout de
suite, que cette nécessité fût sinon envisagée dans
toute son étendue, du moins aperçue et précisée par
ceux qui avaient charge de nos destinées.
On comprendra que nous n'entrions pas dans le détail
confus de la discussion du traité de paix de Ver-
sailles au Sénat américain. Entre républicains et dé-
mocrates, de Lodge et Knox à Underwood et Hitch-
kock, de motions en motions et d'amendements en
amendements, il est assez probable que le Sénat
américain était parvenu à lasser l'opinion publique
LAROUSSE MENSUEL
I et que tout le mond^ aspirait à la fin de ce débat
irritant et stérile. Nous n'avons rien à ajouter à ce
que nous avons précédemment écrit au sujet de
j cette lutte, où se mêlent tant de mobiles divers et
de valeur inégale : antagonisme politique, hostilité
personnelle contre Wilson, désir de ne rien changer
aux traditions de la politique américaine, crainte de
se voir mêlé trop dangereusement aux luttes euro-
péennes, défiance à l'égard de l'Angleterre, aversion
à l'égard du Japon, impuissance à s'élever à de
hautes conceptions idéalistes, impuissance ou, plutôt,
gêne à comprendre la nécessité de méthodes écono-
miques et financières nouvelles, sympathie réelle
pour la France et volonté de l'aider dans sa tâche
de reconstitution, il y avait de tout cela dans le dé-
bat — disons le mot : dans le « match » . — entre répu-
blicains et démocrates sur le terrain du traité. On
doit ajouter que la maladie du président Wilson,
son long silence, l'absence totale d'instructions à ses
partisans les plus dévoués avaient créé une situation
troublante, sans précédent, singulièrement favorable
aux adversaires du traité. Or, fin décembre, on cher-
chait un compromis, et il semblait qu'on eût le désir
de- le trouver. Ce qui s'était dit à Londres, ce qu'on
en avait répété, l'intention annoncée par les pre-
miers ministres de l'Entente de s'accommoder des
réserves américaines dans une certaine mesure, la
certitude que ces réserves mêmes ne sont, le plus sou-
vent, que l'expression de vérités du sens commun,
acceptables par tous, ne pouvaient que faciliter la
tâche aux partisans du traité. L'Europe, en cela, se
montrait plus clairvoyante que l'Amérique. Elle vou-
lait sauver la Société des nations, et elle avait raison ;
les adversaires américains du Pacte ne sauraient eux-
mêmes en douter. On pouvait donc espérer que le
début de 1920 verrait la fin d'une discussion qui s'est
trop prolongée, mais dont on ne devra pas se plain-
dre, s'il en sort une union plus franchement acceptée
de tous et plus pratiquement réalisable.
Il est peu douteux que la psychologie des Alle-
mands, bornée à son ordinaire, ne les ait conduits à
conclure des discussions américaines qu'ils en pou-
vaient prendre à leur aise avec le traité de Versailles,
avec le protocole des réparations et avec l'échange
des ratifications. Le départ de von Simson pour Ber-
lin aux derniers jours de novembre et la lenteur de
la décision allemande en étaient assez la preuve. Il n'y
a pas lieu de regretter cet incident. Il a permis à la
Conférence d'adresser à l'Allemagne, sous l'inspira-
tion et la signature de Clemenceau, sur les prison-
niers de guerre, sur l'armée allemande, sur les répa-
rations et le sabordage de Scapa-Flow, diverses notes
dont le ton parfaitement modéré, mais très ferme,
et les conclusions n'ont pu laisser aux Allemands
aucun doute sur l'obligation où ils étaient de se sou-
mettre et sur l'intégrale validité du traité de Ver-
sailles, nonobstant la carence momentanée des Etats-
Unis. De plus, les préparatifs militaires faits sur le
Rhin par le maréchal Foch ont dû leur paraître suf-
fisamment symptomatiques pour les rappeler au sen-
timent des réalités. Nous n'avons jamais douté un
instant que l'Allemagne ne signât le protocole. Le
retard qu'elle y a mis n'a été préjudiciable qu'à elle-
même et n'a fait que compromettre la solidité de son
gouvernement. Elle a prouvé, en outre, que le sort de
ses prisonniers, sur lesquels elle tenta d'apitoyer
l'opinion publique, la préoccupait moins que le désir
de se montrer hautaine, sans avoir le moyen de sou-
tenir ce ton. Elle était donc seule responsable des
délais, qui auront été d'au moins cinq semaines, im-
posés à la mise en vigueur du traité de Versailles.
Elle a, en outre, donné une fois de plus la mesure
de sa loyauté et fait éclater les contradictions de son
propre gouvernement. Ce qui a été dévoilé au sujet
de l'état numérique de son armée, de ses procédés
tortueux, renouvelés de la période napoléonienne,
pour masquer les effectifs et tenir prête sa mobilisa-
tion, par ailleurs les efforts désespérés faits pour élu-
der l'obligation de livrer les responsables de la guerre,
ont montré clairement l'antagonisme entre les ten-
dances impérialistes et militaristes qui subsistent très
nettement, chez certains membres du gouvernement,
même, et le besoin de paix et de travail qui s'impose
à son peuple. En ce qui nous concerne, il y a eu là un
enseignement. Ceux qui demandent, comme André
Lefèvre, le désarmement complet de l'Allemagne, ont
raison. Ce sera là notre seule garantie durable. Nous
avons tout à craindre d'une Allemagne qui pourra
s'armer du jour au lendemain. Nous n'avons que peu
à craindre d'une Allemagne qui ne fabriquera plus
ni canons, ni fusils, ni munitions, ni sous-marins, ni
navires de guerre. Elle ne menacera plus brutale-
ment notre existence. Elle restera une rivale écono-
mique : à cela nous aviserons.
Il faut dire, pourtant, que l'Allemagne, malgré la
désillusion qu'elle a éprouvée et l'inutilité matérielle
des finasseries diplomatiques de Lersner et de Sim-
son n'a pas tout perdu dans cette discussion, et le pas
qu'elle a fait a été noté avec soin dans la presse
neutre qui lui est favorable. Outre qu'elle aura peut-
être obtenu une réduction sur le tonnage de matériel
de port qui lui est réclamé en compensation de la
félonie de Scapa-Flow, il lui a été permis, à cette oc-
casion, d'entrer en discussion avec l'Entente et de
IV 156. Février 1920.
reprendre, par suite, le contact diplomatique autre-
ment que par écrit. Il n'y a pas à s'en affliger. La
mise en exécution du traité de Versailles devait ame-
ner cette éventualité inévitable et dont il serait puéril
de s'exagérer l'importance. Si les Allemands ont fait
état de ce succès, il faut avouer qu'ils se contentent
de peu. Mais, pour nous, une conclusion ressortait
une fois de plus de ce débat institué par l'Allemagne
sur l'indice d'un désaccord entre les Alliés : la né-
cessité de maintenir la cohésion de l'Entente. L'Al-
lemagne, nous l'avons dit souvent, s'organise, péni-
blement sans doute, mais sûrement. Elle marche
vers l'unité. Le besoin qu'elle en a fera taire les sus-
ceptibilités et même les traditions particuiaristes. Le
jour où cette unité sera faite et solide, nous devrons
faire face. Nous avons fait plus dur que cela, certes.
Mais tâchons de ne pas être seuls.
Il nous faut bien dire notre sentiment sur la mé-
thode employée par beaucoup pour y tâcher. C'est
ce que nous appellerons la « méthode larmoyante et
objurgatoire » . A tout propos, nous crions partout que
nous ne pouvons nous passer de nos allies, que nous
périssons s'ils ne nous secourent, et nous les som-
mons, au nom des services déjà rendus, de nous en
rendre encore d'autres. Ce n'est point ce ton-là que
nous voudrions. Nous avons dit, et nous répétons, que
nos alliés ont autant besoin de nous que nous d'eux ; non
seulement au point de vue militaire, ce qui est l'évi-
dence même, mais encore, et surtout, au point de vue
économique. Une étroite liaison de nos opérations
nous est nécessaire à tous, et nous ne doutons pas un
instant que Lloyd George et Wilson n'en «oient aussi
convaincus que Clemenceau. C'est pourquoi nous
attribuons aux conversations de Londres une signi-
fication particulière. Clemenceau l'a fortement mar-
quée dans son discours du 23 décembre, que la
Chambre accueillit par une majorité de 458 voix
contre 71. Cette fois, la majorité avait raison.
Ne craignons pas de dire que notre amitié peut rap-
porter à nos amis d'autres profits que celui de nous
prêter leur argent et de soutenir notre change. Nous
traitons d'égal à égal avec nos alliés. Chacun a ses
misères. Les Etats-Unis souffrent d'une pléthore
d'argent dont ils sont impuissants à se guérir seuls.
Ils sont menacés de crises sociales, dans lesquelles
nous pourrons leur donner de bons conseils. — Nos
amis anglais ne sont pas exempts de soucis. Quelque
délicatesse que nous mettions à parler d'eux et de
leurs misères, nous ne croyons pas que ceux que sus-
citent l'Egypte et l'Irlande soient médiocres. Lord
Milner avait été fraîchement accueilli au Caire. Nous
ne doutons pas, cependant, que la question égyptienne
ne trouve sa juste solution. Nous voudrions en dire
autant de la question irlandaise. L'attentat du 19 dé-
cembre contrelord French, à Dublin, absurde comme
tous les attentats, montrait assez la tension des
esprits et des nerfs. Le dernier projet de Home rttle
que présentait Lloyd George, fin décembre, — deux
Parlements, un gouvernement commun, la suzerai-
neté de l'empire, — tient compte de toutes les diffi-
cultés : les résoudra-t-il? Personne ne souhaite plus
ardemment que nous le succès de cette réforme et le
retour au calme. Nous avons toujours pensé que
l'Angleterre tenait dans la société humaine une place
que personne autre ne remplirait, si cette nation ces-
sait d'être elle-même. C'est pourquoi nous souhaitons
si vivement qu'elle aussi sorte intacte desécueils qui
se dressent devant elle depuis longtemps et de ceux
que la guerre a semés, en supplément, sur sa route. —
Nos amis italiens, eux au5si, comprennent parfaite-
ment qu'un lien nous unit, que nous avons renoué
depuis vingt ans fil à fil par un patient travail, où il
n'est que juste de reconnaître la main de notre ambas-
sadeur à Rome, Barrère, comme nous trouvons celle
de l'aul Cambon dans toute notre liaison avec l'An-
gleterre. Ceux qui, de part et d'autre, méconnaissent
aveuiilément cette œuvre historique et sa nécessité
et tentent de la détruire, commettent une grosse
erreur et font un travail regret able. Ceux qui, par
contre, pour éviter de dire la vérité à certains de nos
amis, risquent de nous brouiller injustement avec
d'autres, se trompent aussi. L'idéal serait que tous
nos amis fussent les amis de nos amis. Rien n'est
moins aisé, nous le recormaissons. Pourtant, cette
tâc le de raison n'est pas au-dessus de nos forces.
Nos amis belges, plus que tous les autres, ont des
droits sur nous, et nous avons des devoirs envers
eux. Ils nous recherchent et nous donnent l'exemple.
Leur relèvement, après une guerre qui a coupé leur
peuple en deux, nous paraît devoir être un des plus
rares exemples d'énergie et de sens politique qu'on
aura vus dans l'histoire. Nous avons beaucoup à
recevoir d'eux, après ce que nous en avons déjà reçu.
Ils nous demandent, en échange, de ne pas songer qu'à
nous. Ce que le gouvernement d'Alsace avait fait
pour le port d'Anvers en décembre répondait à un
de leurs désirs et à l'un de leurs plus pressants
besoins. Il faut nous habituer à voir un peu plus
loin que nos frontières.
Nous concluons de tout cela que, s'il est indispen-
sable que des accords économiques et financiers
s'établissent entre nos alliés et nous, il ne peut y
avoir là qu'un échange plurilatéral de concessions.
Sachons regarder et apprécier notre situation. Nous
«• 166 Février 1920.
approuvons fort le ministre des finances KIotz
d'avoir étalé sans voiles notre dette. Nous n'approu-
vons pas moins le rapporteur André Lefèvre d'avoir
déclaré que nous ne pouvions continuer à dépenser
en paix comme nous dépensions en guerre. Il y a un
effort nécessaire ; personne n'a Je droit de s'y déro-
ber. C'est un moment désagréable à passer, mais
plaie d'argent n'est pas mortelle. Nous ne savons
pourquoi, mais, en dépit de bien des misères, hélas !,
nous avons terminé l'année 1919 sur le mode opti-
miste. 11 nous a paru qu'il y avait au Parlement une
majorité, très composite assurément, mais tout de
même décidée à s'occuper des choses sérieuses et à
donner son concours à un gouvernement qui vou-
drait entreprendre quelques réformes utiles. Il lui
faudra du courage, et elle devra se résigner à n'être
pas populaire. On lui devra l'augmentation du pri.\
du pain et la charge croissante des impôts. Ce sont
des sacrifices momentanés, mais inéluctables. En re-
vanche, elle aura vu l'inoubliable spectacle du retour
des députés de l'Alsace et de la Lorraine. Elle aussi
aura pu dire : 0 La famille est complète ; délibérons ! »
Ceci compense cela. A la fin de décembre, après le
vote de 12 milliards de douzièmes provisoires et
d'un emprunt 5 p. 100 amortissable avec prime de
50 p. 100 du capital nominal, la Chambre et le Sénat
s'étaient séparés. Le Sénat allait être en partie renou-
velé. Il était vraisemblable qu'il le serait dans le
même esprit qui avait présidé aux élections législa-
tives. La France n'avait aucune raison pour ne pas
continuer à vouloir l'ordre dans le travail et le pro-
grès dans la tradition. On devait faire confiance
à 1920. — Jult'S Gerbault.
Réhabilitation par suite de faits de
guerre. La loi du 4 avril 1915, en complétant les
articles 621 et 628 du code d'instruction criminelle,
a facilité, dans une notable mesure, la réhabilita-
tion des condamnés qui se sont distingués par des
actions d'éclat pendant la guerre. (V. Lar. Mens.,
t. III, p. 625, RÉHABIUTATION DES CONDAMNÉS SOUS
LES DR.VPEAUX.)
Il faut bien retenir qu'à l'égard des condamnés
militaires qui veulent se prévaloir des dispositions
favorables de la loi du 4 avril 1915, la réhabilitation
ne peut être que judiciaire; elle doit, dans tous les
cas, faire l'objet d'une demande et être prononcée
par arrêt de la chambre des mises en accusation de
la Cour d'appel.
D'ailleurs, la loi de 1915 n'a modifié que les seuls
articles 621 et 628 du code d'instruction criminelle,
lesquels se rapportent exclusivement à la réhabili-
tation judiciaire ; néanmoins, cptte règle pouvait
être contestée, en raison de la rédaction imprécise
ilu texte; aussi, l'exposé des motifs d'une loi ré-
cente, la loi du 19 mars 1919, a tenu à apporter sur
ce point une interprétation définitive.
Si le délit, objet de la condamnation, est de droit
commun, la réhabilitation n'est que facultative : la
Cour d'appel conserve son pouvoir d'appréciation;
si, au contraire — et c'est ici le point important — la
condamnation a été prononcée pour infraction mili-
taire, la Cour perd son pouvoir d'appréciation quant
au mérite du condamné demandeur, quant à sa
moralité; elle n'a plus qu'un droit de vérification
et de contrôle ; elle ne peut que s'assurer du carac-
tère militaire de la condamnation à effacer, de l'au-
thenticité de la citation invoquée et du point de
savoir si cette citation s'applique bien au condamné.
Dès lors, pas d'autres justifications à produire, pas
d'enquête à faire par le procureur de la République
du ressort sur la conduite et les moyens d'existence
de l'individu; la Cour est obligée d'accueillir la
demande, « qui est admise de droit », ainsi que
l'exprime la loi de 1915, en termes prêtant à l'équi-
voque, il est vrai, en raison de la terminologie
adoptée. (V., plus loin, réhabilitation de droit.)
Pour faire disparaître toute ambiguïté sur ce
point, le premier paragraphe de l'article 628 du
code d'instruction criminelle a été complété par une
disposition indiquant comment, au cas d'infraction
militaire, la demande doit être introduite et dans
quelles formes et conditions la chambre des mises en
accusation est saisie, disposition contenue dans la loi
récente du 19 mars 1919.
Ce qu'il importait de réduire, pour les militaires
auteurs d'actions d'éclat, c'étaient les conditions exi-
gées par le droit commun pour pouvoir prétendre
à la réhabilitation judiciaire. La loi du 4 avril 1915
avait fait un premier pas dans cette voie en suppri-
mant les conditions de temps et de résidence impo-
sées par l'article 621 du code d'instruction crimi-
nelle. La loi du 22 décembre 1917 est allée plus
loin en supprimant l'obligation pour le condamné, en
cas de non-payement des frais, amendes et dom-
mages-intérêts, de justifier qu'il est hors d'état de se
libérer.
Mais il restait la peine elle-même : il résulte
des dispositions du code d'instruction criminelle
que la peine doit avoir été subie ou, tout au moins,
qu'une décision gracieuse doit être intervenue pour
en accorder la remise ou, encore, en cas de non-
exécution, que la prescription de cette peine doit
étro acquise au condamné.
LAROUSSE MENSUEL
Au cours de la guerre, cette dernière condition
constituait un grave obstacle à l'obtention de la
réhabilitation. Non seulement c'était en reculer
l'échéance à une époque parfois lointaine, mais une
disposition du code de justice militaire, dont il a été
fait un très large usage depuis l'ouverture des hosti-
lités, nous voulons dire : la suspension de l'exécution
du jugement en vertu de l'article 150, était de nature
à constituer une fin de non-recevoir absolue. Le mili-
taire condamné pouvait, en effet, obtenir la faveur
de ne pas entrer immédi itement dans l'établissement
pénitentiaire et être renvoyé à son corps aux armées,
où il était mis à même, par sa bonne conduite
devant l'ennemi, de racheter sa faute et de mériter
dans l'avenir une mesure gracieuse. Mais, alors,
la peine n'était pas subie ; la Cour d'appel appelée à
statuer sur la demande en réhabilitation ne pouvait
que la repousser. On se trouvait dans une impasse
d'où l'on ne pouvait sortir qu'en obtenant préalable-
ment la grâce du chef de l'Etat ; d'où accumulation
de formalités, lenteurs et retards vraiment bien
incompréhensibles, quand il s'agissait d'hommes qui,
en se sacrifiant noblement, avaient largement expié
leur faute passée et méritaient un pardon rapide. Ce
fut l'œuvre principale de la loi du 19 mars igig, qui
modifia une dernière fois l'article 621 du code d'ins-
truction criminelle, en ajoutant les mots : « même si
la peine corporelle n'a pas été subie. »
Un autre point important doit être mis en valeur :
la réhabilitation judiciaire, en droit commun, peut
s'appliquer à l'ensemble de plusieurs condamnations
successives. Il en est de même, évidemment, de la
réhabilitation à raison des faits de guerre. Mais une
restriction était imposée si l'individu condamné plu-
sieurs fois se trouvait en l'état de récidive légale,
défini par les articles 56 et suivants du code pénal,
au moment de la dernière condamnation, ou s'il avait
déjà bénéficié d'une réhabilitation suivie de nouvelle
condamnation. Dans ces deux cas, en droit commun,
les délais d'épreuve sont notablement augmentés. II
ressort clairement de l'esprit de la loi du 4 avril 1915
que pareille restriction ne pouvait être apportée aux
demandes des militaires, puisque ^e législateur a tenu
à supprimer en leur faveur tout délai, sans avoir
fait à cet égard aucune distinction. La loi de 1919
fait même disparaître une autre disposition restric-
tive à l'égard de ceux qui, ayant prescrit leur peine,
sans la subir, ont encouru, au cours du délai de
prescription, une nouvelle condamnation.
Les décisions rendues par la Cour d'appel sur les
requêtes des demandeurs peuvent toujours être
l'objet d'un pourvoi devant la Cour de cassation au
bénéfice du condamné.
Telles sont les diverses conditions nouvellement
apportées à la réhabilitation des militaires con-
damnés depuis la loi de principe du 4 avril 1915.
Jusqu'ici, la loi n'avait envisagé que le cas où la
citation était obtenue postérieurement au jugement
de condamnation ; mais il était possible — et le fait
s'est produit fréquemment — que l'action d'éclat se
produisit entre l'infraction commise et la condam-
nation prononcée. L'acte n'en était pas moins
méritant et, cependant, une lacune de la loi le
laissait sans récompense. Cette inégalité de traite-
ment a été réparée par une dernière loi, celle du
18 avril 1919, qui accorde au condamné le droit de
tirer bénéfice de cette citation, comme si elle était
survenue après la condamnation.
Réhabilitation de droit. — La réhabilitation en
matière pénale est l'acte judiciaire qui efface la con-
damnation et en annule les effets pour l'avenir. On
distingue la réhabilitation judiciaire (v. Nouv. Lar.
M., art. RÉHABILITATION) et la réhabilitation de droit.
La première a été organisée par le code d'instruc-
tion criminelle, aux articles 619 et suivants; la doc-
trine lui a donné le qualificatif de judiciaire, parce
que la mesure ne peut résulter que d'une décision
d'un tribunal, c'est-à-dire d'un arrêt de la chambre
des mises en accusation de la Cour d'appel, rendu
sur la demande de l'intéressé, après examendes titres
du demandeur; les juges ont plein pouvoir d'appré-
ciation pour accorder ou rejeter la demande.
La deuxième a été créée par la loi du 5 août 1899
sur le casier judiciaire, modifiée par la loi du 11 juil-
let 1900. A rencontre de la première, elle s'opère
automatiquement, par simple écriture au casier judi-
ciaire, sans l'intervention d'aucun tribunal, par le
seul fait que les conditions légales sont remplies et
les délais d'épreuve expirés. Pour ce motif, on l'ap-
pelle réhabilUation de droit.
Elle ne fait pas double emploi avec la précédente,
car les délais d'épreuve en sont beaucoup plus longs
et les cas d'application plus restreints.
Conditions d^ application. — Pour parvenir à la
réhabilitation de droit, le condanmé doit avoir
d'abord parcouru un premier stade. Nous savons
qu'il existe trois ordres de bulletins au casier judi-
ciaire; en particulier, un bulletin n" 3, celui que le
public connaît le mieux, parce que c'est celui qui est
délivré sur leur demande aux individus. Au bout de
certains délais, variables suivant la gravité de la
peine et fixés par les lois précitées, si la condanma-
tion n'a pas été suivie d'inscription nouvelle, même
55
à l'amende, elle cesse d'être inscrite à ce dernier bul-
letin. Cette première période d'épreuve expirée, il
s'en ouvre une deuxième, à la fin de laquelle, si au-
cune condamnation nouvelle à l'emprisonnement ou
à une peine plus forte n'est intervenue, la réhabili-
tation est acquise. II y a donc corrélation étroite
entre la première mesure : effacement sur le bulletin
n" 3, et la 2' : réhabilitation de droit; l'une est l'an-
tichambre de l'autre.
La réhabilitation s'applique à toute condamnation,
que la peine soit correctionnelle ou criminelle, mais
on a jugé inutile de l'étendre à la contravention; elle
ne s'applique pas non plus aux décisions discipli-
naires prononcées par une autorité judiciaire ou ad-
ministrative. De plus, comme il va être dit, elle ne
peut viser que le cas où l'intéressé n'a subi qu'une
seule condamnation à une peine privative de liberté;
si les condamnations de cette nature sont multiples,
leur ensemble ne doit pas dépasser tme année d'em-
prisonnement.
Il n'en est pas de même pour la réhabilitation
judiciaire, qui, en intervenant, peut effacer tout un
passé criminel, composé d'un nombre indéterminé de
condamnations.
Enfin, comme toujours en matière de réhabilita-
tion, la peine doit avoir été subie ; la remise ou la
réduction de la peine par voie de grâce, la prescrip-
tion équivalent à l'exécution de la peine ; les amen-
des, frais et dommages intérêts doivent être payés ;
à défaut de payement, la contrainte par corps doit
avoir été subie ou production être faite d'un certifi-
cat d'indigence.
Délais d'épreuve. — Ils commencent à courir à
partir de l'expiration de la dernière peine corporelle
ou, s'il s'agit d'une amende, du jour où le jugement
est devenu irrévocable. Leur durée est fixée par l'ar-
ticle 10 de la loi du 5 août 1899 ; ils sont comptés à
partir du jour de l'expiration de la peine corporelle.
Les délais sont de dix, quinze, vingt ans, selon
les cas.
1° de dix ans : en cas de condamnation unique, à
une peine de six mois ou de moins de six mois
d'emprisonnement ou à cette peine jointe à une
amende ; en cas de condamnations multiples, à des
amendes, quels qu'en soient le nombre et le taux ;
2° de quinze ans : en cas de condamnation unique,
à une peine d'emprisonnement de six mois à deux
ans ; en cas de condamnations multiples dont l'en-
semble ne dépasse pas un an ; en cas de condamna-
tions à ces mêmes peines jointes à des amendes;
3° de vingt ans : en cas de condamnation unique,
à une peine supérieure à deux ans d'emprisonne-
ment et, par conséquent, aussi à la réclusion, à la
détention, aux travaux forcés à temps, même jointe
à une amende.
L'intéressé n'a aucune demande ni justification à
fournir. Le greffier du tribunal où est tenu le casier
doit se contenter, de sa propre initiative, de faire
mention sur le bulletin n° 2 de l'acquisition de la
réhabilitation de droit. Les incidents contentieux
sont réglés par le procureur de la République et,
en cas de contestation, l'intéressé peut s'adresser au
tribunal correctionnel, soit du lieu de son domi-
cile, soit du lieu de sa naissance. Il introduit sa
requête suivant la procédure et dans les formes
prescrites par l'article 14 de la même loi pour le
cas de rectification de mention au casier judiciaire.
Effets de la loi. — La condamnation est effacée;
elle disparaît du casier judiciaire. Elle ne pourra
donc plus, dans l'avenir, en cas de faute nouvelle,
entrer en ligne de compte pour la récidive, ni pour
la relégation. Elle ne fera pas obstacle à l'application
de la loi de sursis en cas de condamnation nou-
velle. Elle fera cesser toutes les incapacités poli-
tiques, civiques, civiles et de famille résultant de
la condamnation, mais elle n'a pas d'effet rétroactif ;
par conséquent, les radiations de la Légion d'hon-
neur, la perte du grade, si le condamné était offi-
cier, certaines déchéances (telle, par exemple, celle
relative à la puissance paternelle), déjà prononcées,
ne peuvent que subsister ; mais rien ne s'oppose à
ce que, dans l'avenir, le réhabilité acquière de
nouvelles distinctions, ou recouvre l'exercice du
droit perdu. Quant aux incapacités accessoires à la
condamnation, les effets qu'elles ont produits dans
le passé subsistent, mais elles cessent pour l'avenir,
par le seul fait de la réhabilitation. Nous en don-
nerons comme exemples les incapacités résultant de
la dégradation civique, la privation des droits élec-
toraux, etc..
Les effets, tels qu'ils viennent d'être énumérés,
sont, d'ailleurs, les mêmes que ceux produits par la
réhabilitation judiciaire. — Comin> Jollun.
* quadrilatère n. m. — Encvcl. Autom. Qua-
drilatère articulé, Ensemble mécanique constitué par
l'essieu avant, la barre d'accouplement et les deux
bras de commande des pivots directeurs obliques
par rapport aux fusées. (Il fut appliqué en France
pour la première fois par Jeantaud en 1878; c'est
pourquoi on lui donne souvent le nom de quadrilatère
de Jeantaud) : Appliqué aux voitures automobiles, le
QUADRILATÈRE ARTICULÉ permet uHt incHnoison dif-
férente des roues dans les virages.
56
Renoir (Pierre-Auguste), peintre français, né à
Limoges le 25 février 1841, mort à Gagnes (Alpes-
Maritimes le 3 décembre 1919. Après avoir, dans sa
jeunesse, travaillé comme décorateur de porcelaine,
il vint à Paris et fut élève de Gleyre. Mais son admi-
ration était acquise particulièrement à Delacroix,
Diaz et Courbet et à nos maîtres du xvin* siècle,
Watteau et Fragonard. Il débuta au Salon en 1864
avec une Esmeralda. Il y reparut, en 1865, avec une
Soirée d'été et, en 1866, avec le Cabaret de la mère
Antony, où il figure lui-même à coté de ses amis, les
peintres Sisley et Lecœur. Déjà, l'artiste montre son
goût des savoureux contrastes de noirs et de clairs et
affirme ses dons de portraitiste délicat de la plus fine
tradition française. Le coloris de l'ancien décorateur
de porcelaine conservera toujours une fraîcheur
d'émail : il s'apparentera aux gammes "argentées de
Fragonard, de Pater et, même, si l'on veut bien re-
monter plus loin dans le passé, à celles des portrai-
tistes de l'école de Corneille de Lyon.
Avec sa Lise (1867), toute en blanc sur un fond
sombre d'arbres, Renoiraborde la peinture de pleinair.
C'est encore devant un décor de verdure qu'il place
le Ménage Sisley (i858) : on peut démêler là quel-
ques influences de Courbet, mais Renoir a infiniment
plus de grâce. De la même année est un autre beau
portrait de Sisley assis et le Garçon au chat. Après quel-
ques tâtonnements, Renoir revient au plein air avec
VAmaznne; mais, dès lors, l'artiste est entièrement
maître de ses moyens et, dans les dix ou douze années
qui vont suvivre, il va peindre ses plus belles œuvres.
. Ce sont d'abord la Danseuse et la Loge (1874), ta-
bleaux aujourd'hui célèbres, d'une richesse d'effet
d'autant plus surprenante qu'elle est obtenue avec
des moyens très sobres : quelques tons noirs, gris,
tleus et roses pâles ont suffi. Les oppositions ne sont
pas seulement puissantes : elles sont subtilement
ménagées; la lumière joue partout, et les contours
acquièrent un aspect presque vaporeux. Le portrait
de M"* Durand-Ruel enfant (1876) est une autre
toile exquise : joliesse enfantine, grâce charnue d'un
jeune corps, exécution fine et soyeuse sont réunies là.
Vers cette époque, Renoir fit de son propre visage
une étude, aujourd'hui dans la collection Donoy de
Monchy, ferme et délicate, qui fait penser aux meil-
leurs portraits français du xvi« siècle.
Avec le Moulin de la Galet «(1876), entré au musée
du Luxembourg grâce au legs Caillebotte, Renoir
s'attache à rendre les effets de soleil en plein air :
peut-être y a-t-il
quelqueabusdans
l'emploidesbleus,
des violets sur-
tout, mais l'effet
est extrêmement
juste. La Famille
Charpentier (Me-
tropol tan Mu-
séum de New-
York), puis les
Jeunes filles au
piano (musée du
Luxembourg) lui
permettent d'af-
firmer son talent
de peintre d'in-
K\ -^Ê teneurs : les gris
(||,_ , . _..._J1B remplacent les
violets, et l'har-
p. -A. Renoir. monie générale
paraît plus pré-
cieuse. On ne peut négliger ni le groupe Sur l'herbe, ni
Y Ingénue, iexme sœur de l'Indifférent et de \a.Finette,
ni lesConfidences, duo exquis, ni le portrait de CAogM£<,
l'amateur modeste, mais avisé, qui soutenait Renoir
encore méconnu, malgré tant d'œuvres charmantes et
traditioimelles, ni le portrait àe M"" Samary de la col-
lection Morosoff , ni la merveilleuse Etude de nu, passée
dans la collection Tchoukine de Moscou et peut-être
maintenant perdue. C'est un des meilleurs spécimens
de la série de nus fémininsbrossés par Renoir. L'artiste,
peintre avant tout, s'attache à l'aspect extérieur des
êtres, à la beauté charnelle, au jeu de la lumière sur
les formes; il s'embarrasse peu de théories et de
psychologie et ne s'occupe que du plaisir des yeux.
Le Déjeuner (1879), au musée de Francfort, le
Déjeuner des canotiers (1881), les différents panneaux
de la Z)a>is« à la campagne (1883), \es Baigneuses
(1885), Au jardin (1885), la Mère avec son enfant
(1886), nous ramènent aux études de plein air. Il y a
là une suite extrêmement attachante, où Renoir est
incomparable. A l'agrément conventionnel des déjeu-
ners de Van Loo il ajoute la vérité de l'impression.
Mais l'âge commence à venir. L'artiste perd peu à
peu sa fraîcheur première. Jusqu'en 1900, on compte
encore des oeuvres de qualité rare, comme la Bai-
gneuse endormie. Néanmoins, dans la suite, le dessin
s'empâte, l'aspect charnel domine complètement,
les touches s'alourdissent terriblement, les roses
tournent fâcheusement aux nuances groseille. Cepen-
dant, la Femme blessée (1909) est encore une œuvre
étonnante d'opulence et de richesse. Tels paysages,
parmi les nombreux qu'a exécutés Renoir, sont à re-
tenir. L'artiste vieillisant, moins fin appréciateur des
LAROUSSE MENSUEL
I.e Moulin de la Galette (tableau de P.-A. Henoii- [187fi, musée du Luxembourg,].
nuances, mais toujours sensible aux formes, s'est
adoimé aussi à la sculpture, et il a exposé, il y a quel-
ques années, un bronze d'Eve, où se retrouvent toutes
ses qualités de modeleur puissant et souple. Plusieurs
toiles de Renoir ont été détruites par les Allemands,
pendant le bombardement de Paris. — Tristan Leclèee.
sensibilisine n. f. Microbîol. Se dit, dans le
phénomène d'anaphylaxie, de la propriété élaborée
par l'organisme et qui correspond à l'anticorps admis
par tous les expérimentateurs : Pour qu'un sérum
« vaccine » ou protège contre le choc anaphylactique,
il faut qu'il s'unisse lentement à la sensibilisine
formée dans Vorganisme, ou qu'il s'unisse par très
petites doses successives {par ex. dans les vaccinations
subintrantes). [Etienne Bumet.]
sensibilisinogène (de sensibilisine, et du
suff. -gène, qui produit) adj. Microbiol. Qui produit
la sensibilisine. (Se dit de la propriété par laquelle le
sérum détermine l'action anaphylactisante.)
télégraplione (de télégraphe, et du gr. phôné,
voix) n. m. Sorte de phonographe, appelé aussi ma-
gnéto-téléphonographe, qui peut être placé à une dis-
tance quelconque du lieu d'émission et du lieu de
reproduction : Dans deux bandes d'acier, dont les
aimantations ont été déterminées par 'des champs ma-
gnétiques variables, dus à des plaques vibrant sous
l'influence de la voix, dans le télégraphone de
Poulsen, je ne puis, à les examiner, trouver des diffé-
rences ; mais, si je ne sais ce qui leur est arrivé, je
le saurai quand je voudrai, en leur faisant reproduire
les sons qu'elles ont enregistrés. (Henri Piéron.)
Voile déclliré (le), pièce en 2 actes, en
prose, par Pierre Wolfî, représentée pour la première
fois à la Comédie-Française le 20 octobre 1919.
La scène se passe dans un château à la campagne,
chez M"" Fortier, qui vit là avec son fils, Jacques, sa
bru, Germaine, son fils adoptif, Robert Verneuil, et
la femme de ce dernier, Micheline. Micheline est plus
âgée que son mari; cependant, le ménage Verneuil
donne l'impression d'être aimant et uni.
La soirée est tiède. Micheline et Germaine écrivent
des lettres. Robert, assez agité, va et vient, bavarde.
Jacques est resté dans sa chambre. Il est maus-
sade et d'humeur bougonne. Il lit Buffon et établit
des analogies entre les bêtes et les gens; il lira tout à
l'heure le portrait du chat : animal faux, perfide,
hypocrite, et il déclarera que c'est assez bien le por-
trait de la femme. On sent qu'il a une préoccupation,
de la rancœur et de la rancune.
Sa mère, se trouvant seule avec lui, le supplie
d'expliquer la cause de son évidente inquiétude. Il
se refuse d'abord à parler, puis il cède à l'insistance
maternelle, et il débonde son cœur. Son chagrin est que
sa femme a un amant et que cet amant, c'est Robert.
Mme Fortier se refuse absolument à admettre une
si monstrueuse hypothèse.
Jacques a alors une explication avec sa femme.
Celle-ci se révolte sous l'injurieuse accusation ; mais,
quand il la somme de jurer sur le salut de sa mère
qu'elle n'a aucune intrigue, elle refuse ce serment.
Son mari est fixé, sa femme le trompe.
Il s'agit de savoir avec qui.
Il appelle dans un coin Robert, sous prétexte de
lui montrer un livre. Il lui dit tout bas à brûle-pour-
point : « Je pars demain matin de bonne heure ; je
me bats avec l'amant de ma femme. »
Robert, interdit, se trouble et n'a pas même la
présence d'esprit de demander qui est cet amant.
Son attitude le dénonce; de ce côté-là, aussi, Jac-
ques est fixé. Il avait raison, Robert est l'amant de
sa femme. Il ne laisse rien paraître de son émoi.
Chacun monte se coucher. Jacques se met à écrire.
La toile tombe. Elle se relève aussitôt; l'entracte
n'a duré que le temps qu'il faut pour écrire une
lettre. Ainsi le temps conventionnel est rigoureuse-
ment égal au temps réel et, rarement, on a mieux
obéi à la règle des trois unités.
Au second acte, Jacques a fini d'écrire. II fait
appeler sa femme, qui n'a pas encore eu le temps
d'ôter sa robe. Elle descend, et Jacques a une der-
nière explication avec elle. Cette fois, il ne la ménage
plus, et il la chasse.
La conversation devient de plus en plus orageuse,
quand un coup de feu retentit. C'est Robert qui vient
de se tuer. Sa mère et sa femme accourent, affolées.
Micheline ne comprend rien aux causes de ce sui-
cide ; elle veut savoir, elle interroge, elle demande à
chacun de se rappeler ce qu'a pu dire ou faire Robert
pendant la journée. Jacques répond évasivement.
Germaine est dans un état de trouble, qui, déjà, la
dénonce ; elle est crispée, tendue, tremblante, hale-
tante. Micheline se rappelle que, dans l'après-midi,
elle a fait avec Robert une promenade qui dura plus
d'une heure. Qu'ont -ils fait, qu'ont-ils dit ?
Germaine prétend ne rien se rappeler, mais sa
figure bouleversée, son tremblement, l'altération de
sa voix la démasquent et, soudain, Micheline a tout
compris. Elle remonte tristement et lentement, pour
aller seule veiller le mort.
Ce drame est intéressant, pathétique, rapide, vio-
lent. Il rappelle la manière de Paul Hervieu dans
certaines de ses œuvres, notamment l'Enigme.
C'est un ouvrage très adroitement fait, par un
homme de théâtre, qui est familier avec les ressources
de son art. Tout au plus peut-on s'étonner qu'aussi-
tôt après le coup de feu, Micheline Verneuil ait assez
de présence d'esprit pour laisser à l'étage supérieur
le cadavre sanglant de son mari et venir immédia-
tement procéder, avec un sang-froid de juge d'ins-
truction, à l'enquête sur les causes de la mort.
Un rôle important est fait au silence et à la pan-
tomime. C'est par son attitude et son mutisme que
Robert se dénonce lui-même, et c'est par son trouble
extérieur qu'à deux reprises Germaine se trahit,
d'abord devant son mari, ensuite devant sa rivale.
Cette tragédie produit une profonde et violente
émotion.
C'est, jusqu'à présent, la plus forte des œuvres de
Pierre Wolff, qui n'atteignait pas à cette puissance
dans ses précédentes comédies, plus souriantes, ou
plus aimables. — Lt*o Claeetie.
Les principaux rôles ont été créés par M»*" Thérèse Kolb
{M"' Fortier), Bcrthe Cerny (Micheline Verneuil), Ventura
{Germaine Fortier) ; et par MM. Léon Bernard (Jacqtus For-
tier), Alexandre (Robert Verneuil).
Paris. Imprimerie Laroiissb {Moreau. Auge. Gfllon et C1«J.
17, rue Montparnasse. — Lt Gérant : L. Geoslet.
Faucher-fiudin dtl., d'après le dtsun de Marltn de Vos (ivi« s.).
N' 157. — Mars 1920
Abeille. (GÉNÉALOGIE des mots qui DÉSIGNENT
l'abeille), par J. Gilliéron{i vol. in-S", avec carte;
Paris, 1919). — Le volume publié par J. Gilliéron
est le couronnement des travaux de géographie
linguistique qu'il poursuit avec méthode et ténacité :
science nouvelle qu'il a créée et qui est née, on peut
le dire, de VAtlas linguistique de la France.
Quand J. Gilliéron, aidé d'un collaborateur,
E. Edmont, entreprenait, voici un quart de siècle,
cette grande enquête qui portait sur le vocabulaire,
les formes et la syntaxe de 638 patois soumis à un
même questionnaire, il avait l'intention d'asseoir sur
des matériaux solides la dialectologie, l'étude com-
parative des anciens parlers gallo-romains, mais il ne
prévoyait pas qu'une nouvelle science, appelée à
rénover la linguistique, était en germe dans les
gerbes de plantes sauvages qu'il engrangeait avec
soin. Et voici qu'aujourd'hui s'avère comme une
vérité profonde la boutade de Charles Nodier, qui
ne pensait pas être prophète en écrivant : i Tout
homme qui n'a pas soigneusement exploré les patois
de sa langue ne la sait qu'à demi, a
Chaque langue littéraire est solidaire de ses dia-
lectes, d'où elle a tiré le meilleur de son suc. La
répartition actuelle des formes et des mots — c'est
là l'innovation féconde de la méthode géogra-
phique — permet, grâce à une interprétation judi-
cieuse et scientifique, de reconstituer l'histoire des
mots et d'instruire à nouveau, avec plus de sécu-
rité, les procès, souvent incertains, des étymologies.
C'est la vie qui pénètre la science. Les linguistes
d'hier envisageaient les mots comme des entités,
sinon mortes, du moins abstraites. Si Arsène Dar-
mesteter avait eu, le premier, l'intuition de la vie et
des luttes des mots, il considérait encore cette vie
en logicien et en psychologue, qui étudie les phé-
nomènes intellectuels en dehors des sujets concrets,
indépendamment de leur ambiance géographique.
Au contraire, on nous montre aujourd'hui que les
mots et les formes, comme les individus, ont leurs
attaches au sol, que les batailles qu'ils se livrent
entre eux n'ont pas lieu dans les nuages de la méta-
physique, mais dans telle ou telle contrée, — comme
les combats des hommes. On voit sur la carte leurs
voyages, leurs migrations; on repère les routes d'in-
vasion, les grands courants d'échange par où le
langage suit la civilisation et le commerce. La lin-
guistique devient ainsi une science vivante.
S'étonnera-t-on, maintenant, qu'un gros volume
soit consacré à reconstituer la généalogie des noms
qui, en France (ou, plus exactement, dans la Gaule
romanel, désignent et ont désigné l'abeille depuis la
conquête romaine ? L'exemple est bien choisi pour
illustrer la méthode et pour montrer la nature et la
complexité des problèmes qu'elle soulève. Que con-
naissions-nous jusqu'ici ? Que Vapis latin avait dis-
paru de la langue littéraire, après avoir vécu quelque
temps en vieux français, sous la forme ef, é, pour
être remplacé, dans des circonstances obscures, par
un dérivé, abeille , de physionomie évidemment mé-
ridionale ; nous savions que tels écrivains du x vi' siè-
cle, comme Ronsard, avaient dit Vavetle et que nos
paysans préféraient en général la mouche à miel.
Et c'était à peu près tout. Comment, dans des con-
ditions aussi imparfaites, reconstituer l'histoire
du mot ?
La carte des patois de France permet d'abord de
retrouver, géographiquemcnt juxtaposés à l'heure
actuelle, les types qui se sont succédé historique-
ment à Paris. Ué primitif est conservé dans le Pas-
de-Calais, le Nord, les îles anglo-normandes et son
équivalent en Suisse et au Médoc ; Vavette de Ron-
sard vit toujours dans le Vendômois ; Vabeille, en
masses profondes, occupe le Midi, tandis que mou-
che à miel prédomine dans le Nord.
Il en est ainsi pour tous les mots. Il est bien rare
qu'une forme archaïque, si ancienne soit-elle, n'ait
pas laissé de résidus sur telle ou telle partie du ter-
ritoire ; les plus vieilles sont généralement refoulées
aux extrémités, adossées à la mer, aux Pj'rénées, ou
aux parlers germaniques, cette muraille linguistique.
C'est précisément par l'interprétation de la distri-
bution-géographique, aidée des anciens témoignages,
lorsqu'il s'en trouve, que l'histoire des mots se fera.
Darmesteter avait pressenti la vérité en déniant
toute vitalité aux mots trop courts. Son intuition ne
le trompait point, lorsqu'il proclamait que des termes
comme é (abeille) avaient disparu parce qu'ils n'é-
taient pas d'une constitution assez robuste pour ré-
sister aux luttes pour la vie. Mais il étciit réservé à
Gilliéron de découvrir le secret de cette infériorité : les
mots trop courts (et d'autres avec eux) quittent la
scène parce qu'ils donnent prise — et dès le moment
où ils donnent prise — à d'intolérables homonymies.
Simple curiosité jusqu'à ce jour, voici l'homonymie
promue, désormais, au rang de facteur primordial des
évolutions linguistiques. C'est par sa faute que les
motss'accrochent, s'agglutinent, s'altèrent sans raison
apparente et, souvent, se télescopent réciproquement.
D'où vient le terme bizarre de compère-loriot? La
clef de l'énigme est dans le Nord, où fut importé
jadis le nom du merle doré, metle-oriol (aureolus),
puis merloriot. Dans ce composé, ou perdit de vue le
sens originaire et, là où il y avait « merle », on crut
percevoir o mère ». D'où la « mère loriot », qui fit créer
par analogie le « père loriot » et le « compère-loriot »,
sur lequel la métaphore se greffa. Si l'on en doutait,'
il suffirait d'ajouter à la famille la « fille-loriot », alté-
rée ensuite en « figue-loriot », de la basse vallée du
Rhône. — Dans la Gascogne occidentale, la phoné-
tique arrivait à confondre le coq et le chat : gallus,
comme cattus (mot du latin vulgaire), y aboutissait
également à gat. impossible de désigner par le même
nom deux animaux domestiques aussi dissemblables.
On eut recours à des métaphores, et le coq fut appelé
« faisan », « vicaire », etc. Voilà pourquoi la Gasco-
gne est la seule région du Midi où le latin galltts a
disparu : le chat y a tué le coq.
Un sort analogue était réservé à l'ancien nom de
l'abeille. Mais ne croyons pas, comme on l'avait sup-
posé, que le méridional abeillo soit venu d'embléeà la
rescousse du mot « trop court », ou que son dérivé
avett£ l'ait supplanté un instant. L'histoù^ est beau-
coup plus complexe.
Il faut d'abord écarter avettc, qui n'a jamais été pa-
risien. On avait de bonnes raisons de s'en douter. Le
LAROUSSE MENSUEL. — V.
« — t«
5«
mot n'a pas quitté les rives de la Loire. Les écri-
vains du XVI» siècle qui l'emploient commettent un
provincialisme; — fait fréquent.
Prédestiné à toutes les rencontres homonymiques
et à toutes les agglutinations, ê (abeille) était voué à
la mort. Mais le mot a d'abord cherché à résister, à
réagir. Il s'est incorporé l's de son pluriel, a emplâ-
tre thérapeutique », suivant la pittoresque expres-
sion de Gilliéron, qui le renforce un instant : c'est le
même phénomène qui a fait maintenir plus ou moins
dans la prononciation l's de os et le q de cinq, pour
mieux individualiser ces mots et éviter une confu-
sion possible entre « des os s a et des eaux », « cinq
louis » et « saint Louis o, — à preuve qu'on pronon-
cera la consonne finale, si on ne l'a pas fait la pre-
mière fois, et même si on n'en a pas l'habitude, lors-
que l'interlocuteur a mal compris et qu'on lui répète
l'expression.
Mais le mot ne fut pas sauvé. L'abeille allait bien-
tôt s'accrocher à la guêpe : \'èp bizarre, qu'un texte
du xv° siècle nous donne comme le mot de l'Ile-de-
France, représente indubitablement par son ■p une
« guêpe » ou, plus exactement, une vèp (latin vespa)
revenue de Picardie. Même altéré, le terme n'est pas
encore satisfaisant; la langue éprouve le besoin de
le renforcer en moucke-èp, étape qui n'est pas attes-
tée, mais qui est rendue nécessaire par la forme sui-
vante, mouchette; l'abeille n'étant pas une petite
mouche, mais une grosse mouche, la paradoxale
mouchette ne peut s'expliquer que par l'altération
d'un mot mal compris qui a mis en jeu, une fois
de plus, dans le domaine des sons et des formes,
l'association des idées. Bien entendu, la langueréagit,
ramène « mouchette » à « mouche », qu'elle précise en
mouche à miel. Les parlers populaires eu sont restés là.
Et c'est seulement le français de Paris qui, pour des
raisons dans le détail desquelles il serait trop long
d'entrer, a repris abeille au Midi et au Poitou, où la
forme existait dès le xv« siècle.
Voilà, dégagé de l'appareil scientifique et des dé-
monstrations souvent longues et ardues, l'exemple
typique d'un mot étudié d'après les principes de la
nouvelle science. Encore avons-nous dû négliger
l'explication des nombreuses formes dialectales et
des problèmes multiples qui se greffent sur la ques-
tion centrale. Car il est aussi impossible d'isoler un
mot de ses congénères que d'isoler le français de
Paris des patois nationaux. On ne peut faire l'his-
toire à'abeille, sans connaître en même temps celle
de mouche, de guêpe, de taon, etc., termes avec
lesquels le sens, sinon la forme, la met perpétuelle-
ment en rapport, en alliance ou en conflit. Pour
rendre raison d'un phénomène avec quelque chance
de certitude, il faut citer en témoignage un certain
nombre de faits analogues; comme nous sommes ici
en plein inconnu, chaque exemple appelle de longues
explications. Gilliéron, qui est un rude démolis-
seur d'anciens édifices, veut bâtir une maison bien
solide, et il estime à juste titre que le temps consacré à
en asseoir les fondations n'est pas du temps perdu.
Voilà comment un volumineux ouvrage peut être
consacré à l'étude des noms de l'abeille eu France,
sans que l'auteur ait, peut-être, épuisé le sujet. Les
conclusions comme l'argumentation enseront.ensont
déjà assez vivement discutées dans le monde savant.
Mais ceux-là mêmes qui contestent la validité de
telle déduction, ou chicanent tel point de détail, se
plaisent à reconnaître combien est féconde la nou-
velle méthode et quels vastes horizons, insoupçon-
nés hier, elle ouvre à la science du langage. Peu
nombreux encore en France sont ceux qui s'efforcent
de suivre les traces du maître, car ils compremient
combien la tâche est délicate, et ils attendent, pour
éviter les faux pas, que la voie soit mieux frayée.
Les Allemands n'ont pas eu de tels scrupules :
avec l'esprit d'imitation qui les caractérise — et
aussi avec l'intuition qui leur fait reconnaître la
valeur des découvertes d'autrui — ils se sont atte-
lés, dès avant la guerre, à des travaux de géogra-
phie linguistique. Mais leurs qualités réelles de téna-
cité et de travail ne pouvaient compenser, en l'occur-
rence, une lourdeur d'esprit native, qui réclame des
tâches préparées, des cadres tout prêts, des formules
de recherches préétablies, bref, des chemins tracés
d'avance. S'agit-il, comme ici, de mettre en jeu
l'esprit de finesse, d'aller à la découverte, de manier
l'hypothèse, ils devaient forcément trébucher. De la
géographie linguistique ils n'ont guère vu que l'ex-
térieur, l'appareil des cartes et des schémas; ils
n'ont pas compris l'esprit souple de la méthode,
variant suivant les cas et plastique comme la vie à
laquelle elledoits'adapter. La géographie linguistique
est bien, et restera longtemps encore, une science
française.
Une conclusion générale, peut-être inattendue, se
dégage de la » généalogie des mots qui désignent
l'abeille », plus encore que des précédents ouvrages
de Gilliéron; elle réjouira les classiques et tous
ceux qui ne voyaient pas sans quelque appréhension
la science attacher une importance considérable
aux patois. Cette conclusion, la voici : c'est qu'un
langage, livré à lui-même, se détériore peu à peu
sous la double influence des lois phonétiques et des
altérations ou destructions produites par l'homony-
LAROUSSE MENSUEL
mie. Pour sauvegarder non Seulement sa tradition,
mais sa clarté, pour qu'il reste ou qu'il devienne un
instrument de pensée apte à exprimer les besoins
d'une civilisation, il lui faut un tuteur, un guide, un
modèle : une langue littéraire, une langue savante
sur laquelle il s'appuie, à laquelle il s'adresse pour
réparer ses pertes et restaurer ses mots.
Si le français de Paris avait subi sans réagir, et
en les cumulant, les phénomènes éprouvés par divers
patois du Nord, la phrase latine : Merula amat mel
apiutn in apiario (le merle aime le miel des abeilles
dans la ruche) serait devenue, nous dit Gilliéron,
non pas la traduction claire que nous venons de
donner, mais le charabia suivant, dans lequel se
heurtent les confusions, les équivoques et les pires
impropriétés : « La noire mère a cher la larme des
guêpes dans la mouche. >
Cet exemple a donne une idée exacte de ce que
serait notre langue nationale, si l'évolution phoné-
tique du latin, avec ses rigueurs sémantiquemeht
pertubatrices, n'avait pas été contre-balancée par des
facteurs d'ordre psychologique, dont la nature théra-
peutique a été généralement méconnue. Telle est,
principalement, la reprise de contact avec le latin.
Celle-ci s'est produite en tout temps et dès l'origine
de la langue, mais elle s'est produite surtout à
l'époque de la Renaissance, époque où les parlers
populaires, réduits à l'état de patois, ne reçoivent
plus d'afflux du latin que par l'intermédiaire de la
langue littéraire. Cette reprise de contact avec le
latin a permis au français littéraire d'échapper à
l'action dissolvante de la phonétique, de revivifier
momentanément par ses prêts lexicaux les parlers
populaires ».
Vue profonde, et qui marque la réaction définitive
et salutaire de la nouvelle école contre les outrances
des néo-grammairiens (aujourd'hui bien vieillis),
élèves de Brugmann et d'OsthoS, théoriciens de
l'infaillibilité des lois et qui prônaient la supé-
riorité des patois sur les langues littéraires, en
raison de leur plus grande o pureté • phonétique et
lexicale. Est-ce un hasard si les théories alle-
mandes s'affirmèrent et triomphèrent, même chez
nous, au lendemain de 1871 — l'ouvrage capital de
Brugmann et d'Osthoff date de 1878 — et si la
géographie linguistique, de méthode et d'esprit si
frfinçais, s'affirme par un ouvrage magistral, con-
temporain de la défaite allemande ? Quoi qu'il en
soit, il faut enregistrer ce fait essentiel et en appa-
rence paradoxal : l'étude des patois a abouti à la
réhabilitation des langues savantes et à l'apologie
du français littéraire. — Albert dauzat.
A.ine en folie (l'), comédie dramatique en
3 actes de François de Curel, représentée pour la pre-
mière fois au théâtre des Arts le 23 décembre 1919.
Le premier acte se passe dans le salon de la maison
habitée par Justin RioUe et sa femme. Blanche Riolle.
C'est à la campagne, à proximité des grands bois.
M"" Blanche Riolle, fenune d'une quarantaine d'an-
nées, est un être simple, fruste, crédule, peu intelli-
gent ; elle est absorbée tout entière par les soins du
ménage. Le mari, Justin Riolle, a atteint la cinquan-
taine; c'est un rêveur, un penseur, un philosophe.
Son plus grand bonheur est d'aller errer parmi les
grands bois, où il observe la nature, les mœurs des
bêtes, le rut des biches et des cerfs, des sangliers,
des oiseaux. Chez lui, il élève des fouines. Dans sa
jeunesse, il avait commencé à écrire. Seul, le premier
volume a paru d'une série d'ouvrages qu'il comptait
consacrer aux objets ordinaires de sa méditation.
Ce livre s'appellei'^ me en folie. Il y étudie le darwi
nisme, les lois de la sélection, de l'évolution. Il a re-
noncéàécrire,maissapeuséen'a pas cessé de travailler.
Sa femme est toujours malade; elle est cardiaque,
morose, attristée et attristante, menacée d'une mort
subite, qui peut survenir d'un moment à l'autre.
Ils ont élevé une nièce orpheline, Rosa Romance.
Celle-ci a appris de son oncle à aimer la nature et la
beauté. Son oncle, toujours très observateur, a dé-
couvert que la jeune fille, devenue grande, était
amoureuse de lui. Par prudence, il l'a éloignée. Elle
est allée à Paris, où elle est entrée au Conservatoire.
A présent, elle est une des bonnes actrices de la
Comédie-l'rançaise. Elle vit avec un ami, mais elli-
est courtisée de près par un camarade. Comme elle
sent qu'il ne lui est pas indifférent, elle vient se réfu-
gier chez son oncle et sa tante.
Le camarade, Michel Fleutet, l'ayant appris, vient
aussitôt l'y rejoindre, et il sait se faire accueillir par
la famille. Riolle les observe d'un œil amusé. Les
jeunes gens s'installent pour quelque temps.
Le deuxième acte se passe dans le même salon,
le lendemain matin. Par la baie du fond, on aperçoit
le jardin. A gauche, une porte donne sur un atelier
de peintre, l'atelier du défunt père de M""" Riolle.
Il y a là un squelette, qui servait à l'artiste et quitne
cesse de causer à M'"^ Riolle de grandes frayeurs.
La pauvre fenune, en entendant son mari parler
avec Fleutet, se rend compte qu'elle n'est qu'une
sotte. Elle lui demande le moyen de devenir un peu
plus intelligente. Riolle ne peut que lui conseiller la
réflexion et l'observation de soi-même.
Elle assiste à un entretien des plus captivants et
N* 757. Mars 1920.
des plus élevés entre Riolle et son hôte sur la ques-
tion de l'évolution.
Riolle, qui parcourt souvent les forêts, dit com-
bien il est frappé par l'ouvrage de la nature. Il
assiste parfois à des combats de cerfs, qui se disputent
une biche. Il se moque des peintres, qui représentent
pendant ces luttes la biche attentive et anxieuse.
Non; la biche ne prête aucune attention àce combat:
elle s'en rapporte à la Nature, qui se charge de
réserver pour elle le plus fort et le plus beau. La
Nature soigne l'évolution et le progrès des races. Ce
sont les forts qui l'emportent.
Mais comment se fait-il que, dès qu'ont apparu la
vie humaine, l'intelligence, la pensée, la conscience,
alors, la loi de la nature ne s'applique plus î Ce n'est
plus le plus fort qui plaît à la femme, ce n'est plus
l'être bestial ou brutal, mais bien le plus intelligent,
le plus brillant, le meilleur causeur. Pourquoi donc
l'humanité ne dégénère-t-elle pas à la suite de ce
sabotage qu'est la coquetterie ? Ne serait-ce pas que
la matière a pris une autre valeur et un autre sens,
dès qu'elle a été pénétrée par l'esprit et vivifiée par
la flèche d'or de la pensée ?
Riolle repasse, résume et analyse les théories qu'il
avait exposées dans son livre l'Ame en folie.
Le travail est resté bien incomplet. Il ne l'achè-
vera pas, et il se plaît à continuer ses méditations et
ses observations pour lui-même.
M""' Riolle écoute, bouche bée, la conversation si
ardue et si élevée des deux hommes. Restée seule
avec Michel Fleutet, elle ne peut s'empêcher de lui
témoigner l'estime et l'admiration qu'inspire à une
fenune un jeune homme beau et intelligent.
Cependant, Rosa Romance, qui s'est levée tard, des-
cend de sa chambre et se trouve seule avec Michel.
Une conversation galante s'engage, au cours de
laquelle Rosa finit par convenir que Michel ne lui est
pas indifférent. Celui-ci l'entraîne vers l'escalier.
Quand Riolle rentre, il raconte à sa femme que les
jeunes gens sont, en ce moment même, occupés le
plus agréablement du monde. M°" Riolle exprime à
la fois sa colère, son indignation et son dépit. L'im-
placable observateur qu'est Riolle la force à se rep! ier
sur elle-même et à découvrir que, dans sa colère, il y
a un fonds de jalousie. Le beau Michel a intéressé
sinon l'âme pure de M°" Riolle, du moins ses sens.
Et la pauvre femme est confuse de découvrir qu'une
femme peut, malgré elle et malgré ses principes les
plus rigides, porter sa pensée sur un autre que son
mari qu'elle aime.
Au troisième acte, nous entrons dans l'atelier du
défunt père de M""" Riolle.
Dans un coin sont un squelette et, à côté, un man-
nequin vêtu de draperies blanches.
M"»" Riolle se sent malade; elle a eu des cauche-
mars, son cœur bat mal; elle a peur de la mort, et
elle a peur du squelette. Elle a prié le curé de venir
le prendre pour l'emporter et l'enterrer au cimetière.
Le curé refuse, parce que ce squelette n'est pas en
réalité une personne; c'est une pièce anatomique
qui a été fabriquée avec des crochets et des fils de
fer, et l'on a emprunté les ossements de différents
individus. Riolle décide, cependant, le curé à enfouir
ces débris de personnes diverses dans un coin du
cimetière. Chaque personne humaine vivante n'est-
elle pas, elle aussi, un composé hétérogène d'éléments
de toutes provenances, dus à tous les ancêtres dont
nous subissons l'hérédité?
M°" Riolle n'a pas renoncé au dessein de s'ins-
truire. Son mari ayant prononcé les noms de Lu-
crèce la Romaine et de Messaline, elle désire con-
naître l'histoire de ces femmes.
Riolle ouvre devant elle un dictionnaire histo-
rique. Comme le jour baisse, il sort pour aller cher-
cher une lampe. M""» Riolle commence sa lectiure,
puis se trouve mal. Elle a une hallucination: le sque-
lette qu'on vient d'emporter reparaît devant ses
yeux et tient un langage cynique et sceptique; il
raconte l'origine des ossements qui le composent et
qui viennent d'un soldat, d'un curé, d'un voleur,
d'un assassin, et il la tranquillise en lui disant que
sa passion inconsciente et involontaire pour le beau
Michel sera absoute et qu'elle ira au paradis.
Le squelette disparait, M°" Riolle tombe morte.
Michel et Rosa rentrent au moment où elle vient
d'expirer. Ils appellent Riolle, qui revient avec la
lampe. Il contemple avec une résignation philoso-
phique ce pauvre être borné et chaste, qui vient de
s'éteindre. Il approche la lampe du livre qu'elle
avait commencé à lire; il regarde l'article sur
lequel les yeux de la morte sont encore fixés, et il
lit : Messaline!
Cette œuvre est excessivement curieuse et origi-
nale. N'y cherchez pas l'historiette ou l'anecdote. Il
ne s'y passe rien, sauf le rendez-vous amoureux de
Rosa et de Michel.
La pièce est comme un long monologue de Riolle,
ratiocinant sur le monde et la nature, la destinée, la
race. Deux éléments de l'ouvrage sont remarquables :
la peinture des caractères et l'expression. Riolle, le
gentilhomme campagnard qui arpente les forêts et
rumine ses pensées, comme François de Curel lui-
même, est un type de haute intelligence, de culture
affinée, de réflexions vigoureuses.
IV 157. Mars J920.
LAROUSSE MENSUEL
39
1^ AUJicr au peiulre (iiiDleau de liutit&ve Courbet [18^J, au mujiee uu i^uu
M"" Riolle est un type bien vivant de bourgeoise
dévote, crédule, un peu niaise.
Les préoccupations de Riolle, qui traversent toute
la pièce et occupent toute la place, sont d'un ordre
élevé et troublant.
Il y a là dedans toute une philosophie, tout un
monde d'observations, de remarques, de principes, de
questions : c'est comme une somme philosophique
de l'existence. Ce qu'on ne peut assez admirer, c'est
la merveilleuse qualité de ce style, net, sobre, précis,
d'une qualité solide, d'une sonorité lumineuse, d'une
cadence nombreuse, d'une frappe précise, d'un métal
serré et dru.
Ce n'est ni de la rhétorique, ni de la phraséolo-
gie, c'est bien du style de théâtre qui passe la rampe
et, en même temps, la forme est d'une tenue impec-
cable, et c'est un enchantement d'entendre cette
belle langue pure, correcte, parfois brutale et hardie,
toujours bien française. — Léo Chretie.
Les principaux rôles ont été créés par : M"* Pady Berry
(Blanche Riolle), M"* Juliette Depresîe (Rosa Romance); et
par MM. Paul Gretillat {Justin Riolle), Jean Angelo (Michel
Fleutet), Arvel (le curé).
i^telier du peintre (l'), par Gustave Cour-
bet. Ce tableau, dont le Louvre vient de faire l'ac-
quisition pour la somme de 700.000 francs, en partie
couverte par une souscription publique, fut composé
en 1855. Courbet l'exécuta, paraît-il, en deux mois
et demi et le destinait à l'Exposition imiverselle;
mais le jury, qui avait accueilli onze toiles du
maître, refusa celle-ci, ainsi, d'ailleurs, que l'Enterre-
ment à Ornans et les Baigneuses. C'est à la suite de
cet incident que Courbet organisa une exposition de
ses œuvres dans un bâtiment qu'il avait fait cons-
truire au voisinage même du palais de l'Industrie et
où l'Atelier figurait en bonne place, entouré d'une
quarantaine de tableaux.
La décision du jury avait été d'autant plus sen-
sible à Courbet qu'il attachait à son Atelier une va-
leur de symbole. Il qualifiait lui-même ce tableau
d' « allégorie réelle, déterminant une phase de sept
années de sa vie artistique », et il prétendait y avoir
résiuné 1' « histoire morale et physique de son ate-
lier ». A vrai dire, il est assez difficile de démêler
les intentions précises du peintre.
Sur cette vaste toile d'environ 8 mètres de long
sur 4 de large, sont réunis ime trentaine de person-
nages des plus disparates. Au centre, Courbet s'est
représenté en train de peindre un paysage : debout
derrière lui, une femme nue — un modèle — s'inté-
resse à son travail, cependant qu'un jeune enfant en
haillons considère l'artiste avec une naïve admira-
tion. Sur la droite, sont groupés les amis de l'ar-
tiste : on reconnaît Baudelaire, juché sur une table
et absorbé dans une lecture, Champâeury, assis sur
une chaise, l'air méditatif et, dans le fond, Proudhon,
Promayet, Max Buchon, Bruyas, l'ami et le mécène
de Courbet. Le côté gauche est réservé à la partie
proprement allégorique : là figurent, en des attitudes
diverses, un ouvrier, un prêtre, un bourgeois, un
saltimbanque, un marchand qui présente des tapis,
un chasseur qui caresse ses chiens et, affalée contre
le chevalet, une femme demi-vétue. L'intention sym-
bolique se marque encore dans les accessoires : une
tête de mort posée sur un journal, ou, gisant à terre,
une guitare, un poignard et un feutre empanaché,
qui représentent la défroque romantique ; il n'est
pas jusqu'à l'art académique qui ne soit personnifié
par un mannequin, dressé dans la posture d'un saint
Sébastien. Pourquoi ces personnages sont-il rassem-
blés là ? Quel lien les unit ? En fait, ils semblent parfai-
tement étrangers les uns aux autres et indifférents au
lieu où le caprice de l'artiste les a réunis. Ainsi, le man-
que d'unité est l'évident défaut de cette composition.
Mais on ne s'y arrête guère, tant on est séduit par
l'heureux effet de l'ensemble et, surtout, par la beauté
des divers morceaux. Le tableau est traité dans une
tonalité claire et limiineuse. Les personnages se dé-
tachent nettement, sur un fond où s'accrochent des
accents de lumière qui se conununiquent à toute la
scène. Là se reconnaît la large et solide exécution
de l'artiste, qui couvre abondamment sa toile et y
dépose la couleur avec une franchise robuste et siire,
lui laissant ainsi tout son éclat et empâtant égale-
ment toutes les parties, pour n'obtenir ses effets que
par la précision du modelé et la qualité du ton.
Eparse à travers le tableau, la lumière se con-
centre sur la femme debout derrière le peintre, un
admirable morceau de nu. Rien d'académique dans
ce corps, d'une construction et d'une carnation si
justes : c'est de la chair vivante, qui n'a pas seule-
ment du modelé, mais, semble-t-U, aussi, du poids et
de la chaleur. Ce corps, baigné de lumière, projette
au centre du tableau une tache dorée, dont l'éclat se
prolonge par la blancheur de la chemise que la
femme ramène siur sa poitrine et par la toilette rose
éparse à ses pieds.
Comme autres morceaux également dignes d'at-
tention, — outre la figure de Courbet, si amusante
par son attitude et son costume, — il faut men-
tionner la figure de femme posée au premier plan,
(bien qu'il y ait un peu de raideur dans les ornements
du châle), les profils de Baudelaire et de Champ-
fleury, si simplement, mais si énergiquement traités
et, sur la gauche, le chasseur, portrait d'une facture
forte et serrée, dont la coloration chaude rappelle
les maîtres vénitiens.
Moins puissant, certes, et moins saisissant que VEn-
terrement d Ornaiis, l'Atelier du peintre — où l'on sent
que l'artiste, malgré tout , a sacrifié au désir de plaire —
s'il ne peut être considéré comme le chef-d'œuvre de
Courbet, n'en reste pas moins une de ses œuvres capita-
les et des plus significatives, en même temps qu'il cons-
titue une admirable page de peinture. — F. Guikahii.
ba.1* n. m. V. piÈzE, p. 76.
barye (n) n. f. Unité de pression, dans le sys-
tème C. G. S. (Centimètre Gramme Seconde). C'est
la pression qui correspond à une dyne par centimè-
tre carré : La pièze vaut 10' baryes.
Baume. Degrés Baume. Les degrés indiqués
par l'aréomètre Baume ont servi jusqu'ici à définir
les densités de certains liquides. Le système M. T. S.
(Mètre Tonne Seconde) (v. mesures, p. 6+) en interdit
formellement l'usage pour toutes les transactions com-
merciales ; on devra utiliser l'aréomètre centésimal de
Gay-Lussac, ou bien indiquer la densité même du li-
quide. Cette densité peut, d'ailleurs, être calculée lors-
que l'on connaît le titre de la solution donné par l'aréo-
mètre Baume. (V. Tableau de correspondance, p. 68.)
Beresford (Charles-WilUamde La Poêr, lord),
amiral et homme d'Etat anglais, né à Waterford
(Irlande) le 10 mai 1846, mort à Langwell (Angle-
terre) le 7 septembre 1919. Second fils du quatrième
marquis de Waterford, il se passionna dès l'enfance
pour les choses de la mer, et son père, après avoUr
résisté quelque temps, céda à la vocation impé-
rieuse du jeune Charles. A treize ans, celui-ci entrait
au Borda britannique, l'école des cadets du Brttannia.
Enseigne en 1866, lieutenant en 1868, il mène sur
toutes les mers du monde, avec verve et bonne
humein-, l'errante carrière du « midship •, laissant
d'Honolulu à Funchal « le souvenir d'un joyeux
garçon ». Capitaine de frégate en 1873, capitaine de
vaisseau en 1875 et officier d'ordormance de la reine
Victoria, puis aide de camp du prince de Galles, il
suit celui-ci aux Indes (r875-i876). Déjà, il a goûté
de la vie politique. En 1874, les électeurs de Water-
ford l'ont envoyé à la Chambre des commîmes. Il y
siège, jusqu'en 1880, parmi les conservateurs.
« Jusqu'en 1882, remarque un de ses compa-
triotes, il était plus connu comme sportsman et
comme homme du monde que comme marin ». Les
événements d'Egypte mirent en relief sa personna-
lité. Commandant le Condor, l'un des croiseurs qui,
après la révolte d'Arabi-pacha, allèrent bombarder
.Mexandrie, il déploie alors la plus grande bravoure
et la plus grande habileté. C'est à lui qu'est dû en
partie le succès de l'opération. Après le débarque-
ment, il organise la police régulière dans la ville; il
sait déployer, alors, les plus hautes qualités d'un
administrateur esprit d'organisation, autorité
calme, énergie sans violence. Le complet rétablisse-
ment de l'ordre lui est dû.
Attaché à l'état-major de lord Wolseley au cours
de l'expédition organisée par celui-ci sur le haut
6o
Nil pour secourir Khartoum et Gordon-pacha, il
commande la brigade navale du Nil et se signale
aux combats de Metemmeii et d'Abu-Kléa. L'épisode
la plus célèbre de cette campagne est le raid de la
canonnière Sofia, qui, sous ges ordres, va au milieu
du feu infernal des Madhistes délivrer Charles Wil-
son, engagé dans les lignes ennemies (1885). Cet
exploit, où éclatèrent sa bravoure, son sang-froid et,
pour parler comme nos alliés, sa « galanterie », le
rendit célèbre dans toute l'Angleterre et lui valut les
félicitations officielles de Gladstone et de Salisbury.
En août 1885, il fut renvoyé aux Communes par
la circonscription de Marylebone. L'année suivante,
Salisbury le prit comme lord de l'amirauté (1886). II
poursuivit alors l'augmentation de la flotte. Mais, ne
pouvant faire triompher ses idées, il se retira (i888).
Il continua sa campagne à la Chambre des com-
munes, et avec plus de succès. C'est à son action
qu'est dû le vote du Naval Défense act de 1889.
En i8go, il prend le commandement de l'Indomp-
table, qui croise en Méditerranée, mouillant à Alexan-
drie et, apprenant l'échouage du navire français Sei-
gnelay sur la côte tripolitaine, le commandant de
l'Indomptable se porte à son secours, le sauve et
devient dès lors populaire parmi les marins de France.
De 1893 à 1896, il est placé à la tête de la réserve
navale stationnée à Chatham. Nommé, en 1897, aide
de camp de la reine Victoria et prenant part, en
cette qualité, à son glorieux jubilé, créé cette même
année contre-amiral, mais disponible quelques mois,
il revient au Parlement, comme député d'York.
En 1898, l'Association des chambres de commerce
britanniques lui confie une importante mission en
Chine. Au retour
de cette mission,
il est nommé com-
mandant en se-
cond de la flotte
méditerranéenne,
le commandant
en chef étant sir
Fisher. Déjà, en-
tre celui-ci et Be-
resford, dont les
idées en matière
d'organisation
maritime étaient
différentes, des
tiraillements se
produisaient,
préludes de plus
sérieux conflits .
En février 1902,
Woolwich porte
Beresford au Parlement. Mais, nommé vice-amiral peu
de temps après (oct. 1902), il va prendre le comman-
dement de l'une des escadres de la Manche (1903). En
1905, il quitte ce poste pour celui de commandant
en chef de l'escadre de la Méditerranée et, nommé
amiral en 1906, reprend le commandement en chef
de la flotte de la Manche (1906-1909). A cette date,
il était l'une des personnalités les plus en vue de la
marine anglaise et de toute la Grande-Bretagne. Sa
bonhomie, sa gaieté, la vivacité de son intelligence,
ses manières courtoises de parfait homme du monde
en faisaient, dit l'un de ses compatriotes, l'une des
idoles du peuple. Sur ses sous-ordre, matelots
ou officiers, son ascendant était considérable ; car,
excellent disciplinaire, il était en même temps simple
et familier. Pendant les quinze dernières années de
sa vie, sa réputation d'excellent officier, de brave
soldat et d'éminent technicien s'est doublée de celle
de l'homme d'Etat mettant à faire triompher ses
idées la plus tenace énergie, du grand patriote décidé
à maintenir son pays au premier rang des puissances
navales. Depuis 1902, en effet, la vie de Charles Beres-
ford est remplie par des démêlés parfois bruyants avec
le premier lord de l'amirauté, lord Fisher, et avec le
gouvernement. Sous l'administration de lord Fisher,
« la marine anglaise, en transformation perpétuelle,
prit l'aspect d'un kaléidoscope ». Charles Beresford
désapprouva la plupart des réformes faites alors par
son chef et le manifesta publiquement. Il lui fit grief
de ne pas avoir suffisamment en vue la puissance of-
fensive et défensive de la marine britannique. Une
lettre adressée, à ce sujet, à l'un de ses correspondants
et qu'il rendit publique, souleva un certain scandale.
En 190g, la flotte de la Manche disparut comme
unité mdépendante et devint l'une des subdivisions
de la flotte métropolitaine. Au lieu d'être promu au
commandement de cette flotte, Beresford fut mis alors
à la retraite. Ce fut la revanche de l'amirauté. Mais,
devenu exclusivement homme public, il n'eut que
plus de liberté pour signaler les imperfections de
l'organisation maritime ; son influence au Parlement
fut considérable. Les attaques violentes auxquelles
l'amiral Beresford se livra contre lord Fisher à la
Chambre des communes eurent d'autant plus de
retentissement qu'à cette heure même se révélaient
les menaçants accroissements de la flotte germa-
nique. A peine à la retraite, Beresford adressa à
Asquith un volumineux mémoire, où il dénon-
çait les lacunes nombreuses, à son dire, de la marine
britannique : insuffisance du nombre de torpilleurs
Lot'd Beresford.
LAROUSSE MENSUEL
et des croiseurs pour la garde et la défense des côtes,
pénurie d'hommes, trop faibles approvisionnements
de charbon. Véritable charge à fond contre le minis-
tère de la marine, ce mémoire émut le premier mi-
nistre. Une sous-commission, émanation du Comité
impérial de Défense nationale, fut nommée, et son
rapport justifia en partie les critiques de l'amiral.
Pourtant, celui-ci, jugeant le résultat pratique insuf-
fisant, continua sa campagne et prit le public même
pour arbitre. Elu député de Portsmouth en 1910, il
ne cesse, tant au Parlement que dans les discours
prononcés aux réunions des ligues nombreuses qu'il
présidait, d'attirer l'attention sur la situation respec-
tive des diverses flottes de guerre européennes et
sur les efforts à faire par la Grande-Bretagne, si elle
voulait garder sur les mers sa supériorité. « Depuis
Trafalgar, dit-il, nous considérons cette suprématie
comme une loi naturelle...; la vérité est que nous
sommes en présence de la rivalité non d'une seule,
mais de deux puissances navales et que l'une d'elles
menace ouvertement notre suprématie ». Le rempla-
cement à l'amiranté de lord Fisher par sir Arthur Wil-
son atténua l'acuité de ses attaques. Mais il continua
d'adresser au premier ministre de pressants appels. Ses
lettres du 27 et du 29 septembre 19x0 signalaient à
Asquith « les défectuosités de la défense navale et les
dangers que la course pourrait faire courir au com-
merce britannique. Ses critiques souvent exagérées
— ■ ceci au témoignage d'officiers compétents — ses
campagnes parfois trop violentes et jusqu'à l'injus-
tice eurent, du moins, le mérite de surexciter chez
nos alliés l'effort naval. Charles Beresford (devenu,
en 19x6, le baron Beresford de Metemmeh et de
Curraghmore et appelé à la pairie en 1916) est l'un
de ceux qui ont le plus fait pour maintenir l'An-
gleterre à son rang glorieux de « maîtresse des
vagues ». — Léon Abbnsour.
bougie n. f . Bougie décimale. Unité principale
d'intensité lumineuse, dans le système M. T. S.
(Mètre Tonne Seconde). Elle équivaut au vingtième
de l'étalon Violle (abrév. bd).
— Encycl. L'étalon de lumière dans le sys-
tème M. T. S. est l'étalon Violle, source lumineuse
donnant une belle lumière blanche, dont l'éclat in-
trinsèque est constant et qui est constituée par une
aire égale à celle d'un carré de I centimètre de côté
prise à la surface d'un bain de platine rayonnant
normalement, à la température de solidification.
On se servait auparavant, en photométrie, comme
étalon de lumière, de la lampe Catcel (type Dumas
et Regnault, brûlant 42 gr. d'huile de colza épurée
à l'heure). L'étalon Violle a un pouvoir éclairant sen-
siblement double de celui de la lampe Carcel ; la
lampe Carcel vaut donc environ 10 bougies déci-
males; toutefois, l'éclat intrinsèque de l'étalon Violle
est onze fois plus grand que celui de la lampe Carcel.
Dans la pratique, la bougie décimale est repré-
sentée par une fraction déterminée de la moyenne
des intensités moyennes, mesurées perpendiculaire-
ment à l'axe, d'au moins cinq des lampes à incan-
descence déposées au Conservatoire national des
arts et métiers.
CSilorle n. f. Grande et petite calorie. V. ther-
mie (p. 83) et KILOJOULE (p. 64).
carat (ra) n. m. Nom donné au double déci-
gramme, dans les transactions relatives aux pierres
précieuses. (V. Lar. Mens, ill., t. II, p. 82.)
Centipièze n. f. Unité de pression, qui est la
centième partie de la pièze (abrév. cpz) .V. PièzE, p. 76.
cheval-vapeur n. m. V. kilowatt, p. 64.
D PI. Des CHEVAUX-VAPEUR.
dievronin. m. — Enxycl. Milit. Dans l'histoire
du costume militaire, le chevron a été la marque dis-
tinctive des services accomplis, quelquefois l'attribut
d'un emploi ou, encore, un simple ornement.
Un simple ornement, sur le shako, par exemple ;
c'était alors un galon ou une tresse en forme de V,
disposé sur le turban et s'étendant, en hauteur, du
bourdalou au calot.
Un attribut d'emploi, c'est le cas du chevron de
livrée. C'était une série de chevrons disposés par
étages sur la face extérieure de chaque manche d'ha-
bit ou de gilet, s'emboîtant les uns dans les autres
et s'étendant de l'épaule au parement de la manche.
Les chevrons de livrée ornaient les bras des tambours,
des cornets et trompettes ; leur usage était très an-
cien, dans certains régiments; la Révolution les avait
vu disparaître. Le décret du 19 janyier 1812 les
avait fait revivre, mais d'une vie bien éphémère, puis-
qu'ils furent abandonnés avant la fin de la Restau-
ration. On les appelait n chevrons de livrée», parce
qu'ils étaient à la couleur, les uns, du propriétaire
du régiment, les autres, du roi, et, sous le premier
Empire, à la couleur de l'Empereur.
Une marque distinctive de services accomplis;
tels furent les chevrons d'ancienneté, aujourd'hui
disparus, les chevrons de présence et de blessure en
usage depuis la dernière guerre. C'est le chevron,
marque de services accomplis, qui fait plus spécia-
lement l'objet de cette étude.
Chevrons d'ancienneté. — I. Dans le langage héral-
dique, au moyen âge, le chevron est devenu un
Chevrons de livriîe. (Tambour
du régiment d'Orléans, 1750.)
«• 157. Mars 1920.
symbole, un signe d'ancienneté de noblesse. Dans le
blason, il est, en effet, la dernière des pièces hono-
rables de premier ordre, et nous savons que les
pièces, au même rang que les meubles, illustraient
î'écu et que ce sont les figures les plus anciennes et
les marques de la plus vieille noblesse. Pourquoi l'as-
semblage de deux pièces de bois équarries, représen-
tation schématique
du chevron de ferme
employé en charpen-
te, a-t-il été adopté
comme l'un des sym-
boles de noblesse an-
cienne ? Ce n'est pas
ici le lieu d'en recher-
cher la cause ; on ne
petit que constater
le fait.
Le port des armoi-
ries dans les costumes
militaires disparut
graduellement ; mais,
lorsque, plus tard, au
XVIII" siècle, dans
l'armée royale, on
éprouva le besoin
d'honorer l'ancienne-
té des services mili-
taires des hommes de
troupe, on eut re-
cours à la distinction
héraldique d'au-
trefois : on adopta le
chevron.
Honorer les années
de service militaire,
cela devint presque
une nécessité, vers la
fin de l'ancien ré-
gime. Il fallait retenir
les hommes sous les
drapeaux et assurer
le respect dû à leur
contrat d'engage-
ment. Pour y parve-
nir, on eut recours au
chevron et à la haute paye. La rémunération, l'aug-
mentation de solde, c'est toujours le moyen clas-
sique ; l'insigne qui flatte l'amour-propre et distingue
le vieux soldat de ses jeunes camarades, des bleus,
autre levier, modeste, mais puissant. Chevron d'an-
cienneté et haute paye d'ancienneté ont presque tou-
jours été inséparables. Ils ont été créés par ordon-
nance royale du 16 avril 1771.
Pourquoi la création d'un insigne d'ancienneté
s'imposa-t-elle comme une nécessité, c'est ce qu'il
faut dire en quelques mots.
Jusqu'en 1762, à la grande réforme de Choiseul,
les compagnies étaient la propriété de leurs capi-
taines : c'était le régime des o compagnies-fermes ».
Le capitaine faisait donc lui-même le recrutement
de ses hommes, et par la
seule voie des engage-
ments volontaires ; mais
la durée de ces engage-
ments était arbitraire, la
plupart du temps illimi-
tée ou, tout au moins, les
limites n'en étaient pas in-
variables. Les capitaines
fraudaient leurs hommes,
les renvoyaient avant
terme, ou les gardaient,
suivant les circonstances,
au delà de l'expiration de
leur contrat. Le premier
pas dans les améliorations
fut de prescrire, en 1716,
que les enrôlements se-
raient limités et que la
durée serait uniformé-
ment fixée à six années ; l'engagé ne devait plus
être conservé au delà du terme assigné que s'il
contractait un nouvel enrôlement d'égale durée.
Assurer le respect des contrats d'engagement,
c'était quelque chose ; mais il fallait faire plus encore :
assurer l'existence du vieux soldat congédié.
Jusqu'en 1762, les pensions de retraite n'étaient
que des récompenses, des bienfaits ne relevîmt que
de la seule générosité royale et, encore, les officiers
pouvaient-ils seuls y prétendre. On a dit, avec quel-
que exagération, d'ailleurs, que l'homme de troupe
retiré du service n'avait acquis qu'un seul droit : celui
d'aller mendier. Le 21 mars 1762, Choiseul fit recon-
naître le droit de l'homme de troupe à la pension.
Le soldat, envoyé en congé absolu après vingt-
quatre ans de service, put se retirer avec sa solde
entière (la demi-solde, s'il se retirait après 16 ans), et
un habillement renouvelé tous les six ans. De plus,
il lui était délivré au dépari une cartouche de congé
(c'était le titre de libération) et une décoration, que
l'on appela médaillon ou plaque de vétérancc. C'était
un médaillon de forme ovale, cousu sur le côté gauche
de l'habit, sur la poitrine; il était en drap rouge ou
\
l'Iaquc df véWi'ani't'.
(Louis XV, 1766.)
Chasseur à pied, portant la
plaque de vétérancc,
(Louis XVI, 1785.)
W 1S7. Mars 1920.
de couleur pareille à celle du revers de l'habit et
entouré d'un cadre de cuivre; au centre, figuraient
deux épées métalliques en sautoir. Le médaillon de
vétérance était accordé dans les mêmes conditions
aux soldats retraités des milices provinciales.
Les engagements furent donc réglementés et la
fin de carrière assurée. Telle était la situation du
vétéran, sous le ministère de Choiseul. Mais le paye-
ment des pensions, qui s'opérait exclusivement sur
la caisse du Trésor royal,
ne pouvait être qu'une
surcharge redoutable pour
les finances, toujours très
obérées; de plus, était-il
bien sage de jeter sur le
pavé des grandes villes ou
de laisser errer sur nos
routes des hommes rela-
tivement jeunes, tous les
« la Fleur » ou les « la
Tulipe », gens sans métier,
n'ayant jamais vécu qu'au
jour le jour, alors qu'au
régiment ils pouvaient en-
core rendre d'appréciables
services et maintenir nos
traditions ?
Le but de l'ordonnance
du i6 avril 1771, réglemen-
tant de nouveau les renga-
gements, a été précisément
de retenir les hommes au
service, même au delà du
dernier terme de rengage-
ment, en améliorant leur
sort et en flattant leur
amour-propre : tout bas
officier ou soldat put con-
tracter un rengagement de
huit ans dans la 5» an-
née de service ; il recevait
une somme d'argent, rappelant la prime de notre
législation actuelle, et un sou de haute paye par jour
de présence pendant toute la durée. Après 16 ans de
service, nouveau rengagement possible de 8 ans,
avec deux sous de haute paye. Quand le vieux soldat
avait atteint 24 ans de service, il avait droit à la
retraite, mais il était autorisé à rester au régiment
en se rengageant d'année en armée ; il recevait alors
une haute paye de cinq sous par jour s'il était bas
officier, de quatre sous
s'il était soldat. Et, alors,
apparut le corollaire obli-
gé de la haute paye : le
chevron iVancienneté, in-
signe d'origine purement
française.
Nous avons ainsi résu-
mé brièvement les étapes
successives qui ont abouti
à l'apparition du che-
vron. Le 16 avril 1771
est la date de sa nais-
sance dans nos uniformes
militaires.
D'après cette ordon-
nance, un chevron était
attribué après 8 ans de
service, deux chevrons
après 16 ans ; après 24 ans,
le rengagé portait trois
chevrons et, de plus, le
médaillon de vétérance.
Le chevron se portait
uniquement sur le bras
gauche ; il était en forme
de V renversé, en laine,
non pas d'une couleur
uniforme pour toute l'ar-
mée, mais de la cou-
leur distinctive du corps.
Un brevet était délivré
comme titre justificatif.
Quant au médaillon, il était remis aux récipien-
daires en présence du corps rangé sous les armes.
Avec la Révolution, les iaées s'étaient profon-
dément modifiées; on ne pensait qu'à l'honneur, à la
joie sans mélange que devaient éprouver tous ces
• va-nu-pieds superbes » , comme chantait Victor Hugo,
à servii: la patrie, sans arrière-pensée de gain ni de
récompense. En 1791, les chevrons disparurent,
comme tout signe distinctif de nature à rappeler l'an-
cienneté des services.
Le Premier Consul, qui savait mieux que personne
que l'un des meilleurs stimulants du soldat est ce
qui s'adresse à son amour-propre, rétablit les che-
vrons d'ancienneté, le 3 thermidor an X (22 juill. 1802) ;
mais la décision ne visait encore que les caporaux et
soldats. Ce ne fut que l'année suivante, en 1803, que
le port du chevron fut étendu aux sous-officiers. Un,
deux, trois chevrons représenteraient dix, quinze,
vingt ans de service.
L'insigne rétabli était le même pour tous, sous-
officiers et soldats; il était en laine écarlate. Les
chevrons d'ancienneté. (Grena-
dier du premier Empire, 1812.)
LAROUSSE MENSUEL
sous-officiers de la garde impériale ne se contentèrent
pas d'un galon aussi modeste (il faut dire qu'à la
garde, les sergents et fourriers avaient rang d'adju-
dant, les sergents-majors rang de sous-lieutenant);
fiers et jaloux de leur supériorité, ils arborèrent de
leur propre chef le chevron en galon d'or. On les
laissa faire. Il fallut aller jusqu'à l'année 1822 pour
que le chevron en métal d'or ou d'argent fût accordé
à tous les sous-officiers de l'armée.
Sous la Restauration, on trouve aussi un chevron
en laine blanche, qui a été doimé aux vieux soldats
des régiments suisses ; pour se distinguer, les sous-
officiers de la garde royale l'avaient également adopté.
Dès lors, on ne rencontre plus, dans l'histoire du
chevron, que des modifications de détail, jusqu'à sa
suppression, en 1887.
En 1821, on vit le demi-chevron, le chevron
simple, le double, le triple chevron, suivant les taux
des hautes payes, elles-mêmes basées sur l'ancienneté
des services.
Avec la loi de recrutement du 21 mars 1832, le
chevron devint le témoignage plutôt du nombre des
rengagements ou, si l'on préfère, des congés que du
nombre des années
de service ; ce fut
la règle jusqu'à la
fin.
Les descriptions
d'uniformes de 1845
donnent les détails
suivants, qui sont
restés les mêmes
jusqu'en 1887.
L'adjudant est le
seul sous -officier
qui ne porte pas
de chevron ; les
chevrons ne se por-
tent que sur la tu-
nique pour l'infan-
terie, sur l'habit ,
la pelisse ou le dol-
man pour les ar-
mes montées. Ils ne
sont portés ni sur
la capote ou effets
similaires, ni sur la
veste. Ils sont cou-
sus au bras gauche,
sur la face externe,
entre le coude et
l'épaule; les deux
branches sont à an-
gle droit, l'angle
tourné vers le haut,
à 105 millimètres de
la couture de l'em-
manchure ; multi-
ples, ils s'emboîtent
les uns dans les au-
tres, à 5 millimè-
tres de distance.
Pour les caporaux et les soldats, le galon est de
laine écarlate pour toutes les armes, y compris les
chasseurs d'Orléans (chasseurs à pied) et les hus-
sards, dont les couleurs, à cette époque, variaient
suivant les régiments. Il est du modèle cul-de-dé
de 22 millimètres.
Pour les sous-officiers, les chevrons sont en or ou
en argent, suivant le métal du bouton; ils sont aussi
du modèle cul-de-dé de 22 millimètres. Les compa-
gnies de vétérans ne portent pas de chevrons.
Après la guerre de 1870, les conditions écono-
miques de la vie moderne rendirent les rengage-
ments plus difficiles. Nos lois de recrutement avaient,
d'autre part, écarté le principe du soldat de métier ;
les vieux soldats avaient vécu. Les « brisqiies », les
« baraques », comme on appelait les chevrons, étaient
passées de mode et ne provoquaient plus dans le pu-
blic le même respect sympathique ; les sous-officiers
rengagés demandaient autre chose. On les dota d'une
tenue de ville spéciale et, en même temps, on sup-
prima le chevron pour le remplacer par la soutache
d'ancienneté; insigne toujours en usage, unique pour
tous, quel que soit le nombre des années de service,
porté par tous les sous-officiers rengagés et commis-
sionnés, adjudants compris.
La soutache, pour les sous-officiers et les musi-
ciens de première et de deuxième classe, est partie en
soie rouge, partie en métal d'or ou d'argent, suivant
la couleur du bouton. Elle fait le tour de la manche
de l'effet (tunique, dolman, capote), en bordure du
parement. Ce fut l'innovation de 1887.
Les caporaux et les soldats rengagés ou commis-
sionnés gardèrent le chevron. Ils le virent plus tard
remplacé par la soutache des sous-officiers, mais
entièrement en soie écarlate ou jonquille, suivant la
couleur du galon de grade en laine. On en trouve la
description dans l'instruction sur les tmiformes du
I" juillet 1907.
Cette fois, nos vieux chevronnés d'avant 1870,
qui portaient si fièrement leurs trois brisques, n'exis-
tèrent plus qu'à l'état de glorieux et pittoresque
souvenir.
Chevrons d'ancienneté. (Soldat
de la ligne, second Empire, 1870.)
Chevrons de présence.
;(Poilu 191H9I8.)
61
II. Chevrons de guerre. — A la déclaration de guerre
de 1914, lesservicesaccoraplis ne se distinguaient donc
plus que par la seule soutache qui vient d'être décrite.
La guerre fut longue et rude ; les combattants du front
tenaient, à bon droit, à ne pas être confondus avec
ceux qui, à l'arrière, remplissaient des fonctions
bien utiles, mais moins périlleuses et infiniment plus
confortables ; honorer leur ténacité était devenu né-
cessahre. Ce fut le vœu général. On pensa au vieux
chevron, ce souvenir de
trente ans, resté, néan-
moins, si populaire dans
les mémoires; la cir-
culaire ministérielle du
21 avril 1916 lui re-
donna la vie, mais sa
signification ne fut pas
la même qu'autrefois;
ses applications en fu-
rent plus étendues.
Il fut adopté, d'une
part, pour servir de té-
moignage aux années
de présence aux armées,
d'autre part, pour illus-
trer les blessures de
guerre. De plus, à ren-
contre de l'ancien che-
vron, son devancier,
il fut attribué non plus
seulement aux hommes
de troupe, mais encore
aux officiers. Il se dis-
tingue en « chevron de
présence » et « chèvre^
de blessure » . ^
Chevron de présence.
Il se porte sur le bras
gauche. Un chevron est
accordé pour une pre-
mière année de pré-
sence effective dans la zone des armées, un che-
vron supplémentaire pour chaque nouvelle période
de six mois.
Seuls peuvent y prétendre les militaires de la zone
des armées, quelque soit, d'ailleurs, fè poste ou l'em-
ploi. Le bénéfice en est étendu aux durées de séjour
dans les hôpitaux de l'intérieur en raison de blessures
reçues ou de maladies contractées dans la zone des
armées, au temps passé en captivité, au séjour au
Maroc, dans le Sud
algérien et tunisien, au
Cameroun, etc. . . Enfin,
les séjours interrom-
pus dans la zone des
armées s'additionnent
pour le temps de pré-
sence exigé. Un mili-
taire qui a passé toute
la durée de la guerre
aux armées peut avoir
sept chevrons.
Chevron de blessure.
Il se porte au bras
droit. II est attribué
un chevron par bles-
sure de guerre ; un
seul insigne représente
les blessures multiples.
Sont assimilées aux
blessures de guerre les
blessures par liquides
enflammés et les acci-
dents graves dus aux
gaz asphyxiants. Les
blessures multiples sont
celles produites simul-
tanément par le même
projectile, quel que soit
le nombre des atteintes.
Enfin, les textes in-
terprétatifs de la cir-
culaire précitéeouvrent
le droit au chevron pour les blessures de guerre re-
çues antérieurement à la guerre actuelle, à l'exclusion
des blessures reçues en service commandé. La condi-
tion à remplir est que ces blessures aient été réguliè-
rement inscrites au livret matricule.
Le port des chevrons est obligatoire.
Pour tous, il a la forme de l'ancien chevron et est
placé sur la partie supérieure du bras, de la même
façon qu'autrefois. La longueur totale des deux bran-
ches ne doit pas dépasser r20 millimètres; les inter-
valles, au cas de chevrons multiples, sont de 3 milli-
mètres ; la largeur du galon n'est plus que de 12 mil-
limètres au lieu de 22, à l'imitation des galons de grade.
Pour les officiers et les sous-officiers, le galon est en
or ou en argent, selon l'arme. Pour les caporaux et sol-
dats, il est en laine de couleur bleu foncé; les militaires
de la gendarmerie le portent de couleur blanche, ceux
de la garde républicaine de nuance orange foncé.
Si l'on se reporte à la réglementation de l'insigne
spécial des blessés et réformés (v. ce mot au Lar.
Mens, m., t. rv, p. 222), on voit que le blessé de guerre
Chevrons de blessure.
(Poilu 19IV-I9I8.)
62
peut porter à la fois le chevron de blessures et le
ruban. C'est devenu d'un usage courant.
Jusqu'ici, jamais il n'avait été institué de signe appa-
rent des campagnes accomplies ou des blessures re-
çues. On s'était contenté de les faire entrer en ligne de
compte dans les annuités, en vue de la pension de re-
traite (c'est le cas des campagnes), en vue de la Légion
d'honneur (c'est le cas des blessures). — Omm» Jullien.
dioptrie n. f. Unité de puissance d'un système
optique dans le système M. T. S. (Mètre Tonne
.Seconde). C'est la puissance d'un système optique,
dont la distance focale est égale à i mètre. (V. p. 68.)
— Encycl. Si l'on désigne par / la distance focale
d'une lentille, on établit facilement qu'un faisceau
lumineux parallèle à l'axe est d'autant plus dévié
que le rapport -j est plus grand, c'est-à-dire que la
distance focale est plus petite; -r est appelé puissance
de la lentille. Si / est exprimé en mètres, le rapport t
s'exprime en dioptries; ainsi, une lentille de 2 mètres
de foyer, a une puissance de - = 0,5 dioptrie. Pour
une lentille convergente, la puissance est positive;
pour une lentille divergente, elle est négative. Au-
trefois, on indiquait la convergence ou puissance en
donnant le rayon R de courbure de la lentille. On
I 2
sait que 7 = (» — i) t^ ,», étant l'indice de réfraction
du verre; or le verre des lentilles a im indice de
réfraction très voisin de 1,5, de sorte que la for-
mule précédente devient 7 = 5; R était exprimé en
pouces, et la puissance était d'autant plus forte que R
était plus petit.
Dans un système de lentilles minces superposées,
on démontre que la puissance est la sonune algé-
brique des puissances des lentilles qui composent le
système. Cette remarque est utilisée pour la déter-
mination de la puissance d'une lentille. On se sert, à
cet effet, de lentilles convergentes ou divergentes,
dont les puissances sont connues, et l'on cherche quelle
est celle de ces lentilles qu'il faut associer à la len-
tille étudiée pour constituer un système de puissance
nulle (système agissant comme une simple lame de
verre). La puissance de la lentille étudiée en diop-
tries est alors égale, en valeur absolue, mais de signe
contraire, à la puissance de la lentille associée.
fougère n. f. — Encvcl. Le nom de fougère est
porte par un nombre considérable de plantes crypto-
games vasculaires (environ soixante-dix genres et
plus de trois mille cinq cents espèces), qui croissent
dans les forêts, les lieux incultes, sur toute la surface
de la terre, hormis les régions polaires et les sommets
neigeux.
Tandis que les fougères des pays chauds sont ar-
borescentes et caractérisées par un stipe aérien
souvent très élevé, les espèces des régions tempérées
sont, au contraire, acaules et herbacées. Elles possè-
dent une tige souterraine (rhizome), qui émet des
racines adventives et donne naissance à des feuilles
(frondes) très découpées, enroulées en crosses à
l'extrémité supérieure avant leur épanouissement.
Certaines de ces feuilles atteignent un assez grand
développement, qui, à première vue, les ferait pren-
dre pour des stipes, portant des feuilles très divisées.
C'est le cas, notamment, d'une espèce qui croît abon-
damment dans les régions siliceuses d'Europe: la
piéride aquiline, fougère aquiline ou fougère à l'aigle
(pteris aquilina). Ce qui ajoute à l'illusion d'une tige
aérienne, c'est, d'une part, l'apparence robuste du
pétiole et, d'autre part, ce fait que la feuille est uni-
que pour chaque pied. Mais, si l'on déterre la partie
souterraine, on reconnaît la véritable tige, portant :
des racines, cette feuille unique, et trois ou quatre
crosses non encore sorties de terre, qui représentent
les feuilles futures à raison d'une par année. Il sub-
siste, parfois, sur la tige souterraine, les bases des
feuilles anciennes qui ont achevé leur développement
au cours des années antérieures.
En sectionnant la prétendue tige à la base (la
section représente grossièrement l'aigle héraldique
bicéphale, ce qui a valu son nom à la plante), l'on
constate aisément, à la symétrie des organes, qu'il
ne s'agit bien, en réalité, que d'un pétiole.
Abondante dans la plupart de nos forêts, la fou-
gère aquiline n'est pas seulement intéressante par
ses caractères botaniques, mais elle a, depuis long-
temps, attiré l'attention par sa richesse en potasse.
Outre que cette fougère constitue une excellente,
litière pour le bétail (elle a une grande capacité
d'absorption pour les liquides et l'ammoniaque et
peut, à ce point de vue, être comparée à la paille),
elle renferme effectivement une proportion élevée de
potasse et d'azote. 0 Une analyse de fougère séchée
à l'air, faite en 1918 à la station agronomique
d'Agassiz (Colombie britannique), a donné les résul-
tats suivants (p. 100): humidité, 6,09; cendres, 7,84;
azote 1,84; anhydride phosphorique, 0,68; po-
tasse, 3,75. » (AgrieuUural Gazette 0} Canada.)
LAROUSSE MENSUEL
Des analyses faites en Angleterre ont montré,
d'autre part, que les cendres de la fougère verte
renferment jusqu'à 50 p. 100 de potasse.
Il y a donc lieu de recommander l'utilisation de
cette plante, soit comme litière, que l'on traite ensuite
Fougère à Taigle ou ptéridc aquiliue; a, coupi* de la tige.
à la façon du fumier ordinaire, soit comme engrais
vert, que l'on enterre avec d'autres engrais, soit,
enfin, en la brûlant verte pour en répandre les cendres.
C'est un appoint que les cultivateurs auraient tort de
négliger. — P. Monnot.
♦Franqueville (Amable-Charles Franquet ,
comte de), historien des institutions, né à Paris le
!""■ janvier 1840. — Il est mort dans cette même ville
le 28 décembre 1919. II était fils de l'ingénieur E. de
Franqueville, qui fut, en 1855, directeur général des
ponts et chaussées et des chemins de fer. Charles de
Franqueville fit ses études au lycée Henri-IV et sui-
vit ensuite les cours de l'Ecole de droit, où il prit sa
licence en 1860. Il se fit inscrire alors au barreau de
Paris et entra en
môme temps,
comme auditeur,
au conseil d'Etat,
où son père sié-
geait depuis 1857,
en qualité de
conseiller. En
1861, il fut nom-
mé chef du secré-
tariat de la com-
mission française
de r Exposition
universelle bri-
tannique de 1862.
Chargé du rap-
port officiel sur
la section fran-
çaise, il dut faire à
Londres un assez
long séjouret, dès
cette date, il com-
mença à s'intéresser au.x institutions anglaises, dont
il devait, par la suite, faire l'objet de ses travaux.
En 1863, en effet, il publia une Etude sur les Ho-
ciéiés de secours mutuels en Angleterre, que suivit un
volume plus important : les Institutions politiques,
judiciaires et administratives de l'.ingleterre, ouvrage
d'ensemble, qui présentait une vue synthétique de
l'organisation britannique et qui constitue, pour ainsi
dire, l'amorce des grandes études auxquelles de Fran-
queville devait se consacrer plus tard.
Devenu maître des requêtes en i86g, de Franque-
ville fut envoyé à l'Exposition universelle de Rome
(1870), comme commissaire général de la section
française. Lorsque le conseil d'Etat, qui avait été
dissous en 1870, fut reconstitué, le 10 septembre
1872, de Franqueville y reprit ses fonctions, aux-
quelles il joignît celles de secrétaire de la commission
des chemins de fer au ministère des travaux publics.
Six ans plus tard, il fut appelé, comme membre titu-
laire, au Comité consultatif des chemins de fer et
allait être promu conseiller d'Etat, quand, pour des
raisons politiques, il donna sa démission (1879);
éloigné, désormais , de toute fonction administrative —
il fit seulement partie de la commission supérieure
de l'Exposition de 1900 — il s'adonna exclusive-
ment à ses travaux.
Au cours de nombreuses missions dont il avait été
chargé, entre 1860 et 1870, en Angleterre, de Fran-
queville s'était familiarisé avec l'organisation de ce
pays et en avait étudié de près les divers rouages
Cuuiti- ilf KranqiicviUe.
«• 157. Mars 1920.
administratifs. Il avait ainsi rassemblé les matériaux
des importants ouvrages qui établirent sa réputation.
Restant fidèle au genre d'études dont il avait, dans
son premier livre, indiqué l'orientation et délimité le
cadre, de Franqueville reprit une à une chaque ques-
tion et la traita dans toute son ampleur.
Ce furent d'abord, en 1875, quatre volumes sur le
Régime des travaux publics en Angleterre, ouvrage
très important, qui abonde en renseignements des plus
utiles. Puis suivirent, en 1887, trois volumes sur le
Gouvernement et le Parlement britanniques, solide
étude de droit constitutionnel, qui peut être consi-
dérée comme l'œuvre capitale de de Franqueville.
C'est à la suite de cette publication qu'il fut élu, le
14 janvier 1888, membre de l'Académie des sciences
morales et politiques, dans la section de législation,
droit public et jurisprudence, en remplacement du
jurisconsulte Batbic, ancien ministre de l'instruction
publique. Au même ordre de travaux il convient de
rattacher deux volumes sur le Système judiciaire de
la Grande-Bretagne (1893), dans lesquels l'auteur,
après avoir exposé en détail l'organisation des tribu-
naux britanniques, étudiait les diverses caractéristi-
ques de la procédure civile et criminelle.
Antérieurement, de Franqueville avait consacré à
la question des chemins de fer, dans laquelle il avait
une particulière compétence, quelques ouvrages, tels
que les Chemins de fer en France et en Anileterre
{1873), rEtat et les Chemins de jer en Angleterre {18S0),
laCommission des chemins de jcr en Angleterre{ï&&i).
Dans un ordre d'idées tout différent, de Franque-
ville, à l'occasion du centenaire de l'Institut, en 1895,
a publié, sous le titre: le Premier Siècle de F Institut de
France, un tableau d'ensemble de la vie intérieure de
nos académies depuis leur réorganisation. Dans ces
deux volumes, très complets et minutieusement do-
cumentés, outre des indications précises sur l'his-
toire, l'organisation et le personnel de l'Institut, on
trouve des notices biographiques et bibliographiques
sur les académiciens titulaires, les membres libres,
les associés étrangers et les correspondants. Les fon-
dations y sont également mentionnées, ainsi que les
prix décernés.
De Franqueville, qui devait épouser plus tard lady
Sophie Palmer, fille du comte de Selborne, lord
grand chancelier d'Angleterre, s'était marié en pre-
mières noces à M"'"- Schœffer-Erard et était devenu
parce mariage propriétaire du domaine de la Muette.
Ce château, qui, simple rendez-vous de chasse sous
Charles IX, avait été transformé en palais par le
Régent pour sa fille, la duchesse de Berry, et embelli
encore par Louis XV — c'est ce prince qui fit ma-
nager la belle perspective qui s'ouvre en face de
l'entrée du bois de Boulogne — avait été fortement
endommagé par la Révolution. Devenu domaine na-
tional, il avait été acquis, en 1815, par Sébastien
Erard, le facteur de pianos. De Franqueville travailla
à restaurer le château de la Muette et à lui rendre
quelque chose de son ancienne splendeur. De même,
il releva de ses ruines le château de Bourbilly, qu'il
possédait dans la Côte-d'Or. Cette demeure, autre-
fois propriété des Rabutin et où vécurent sainte
Jeanne de Chantai, qui, à la mort de son mari, s'y
retira quelque temps, avant d'entrer en religion, et
M"" de Sévigné, sa petite-fille, qui y passa ses pre-
mières années, avait été en partie détruite à l'époque
révolutionnaire. De Franqueville, de 1867 à 1^,70,
réunit les deux corps de logis subsistants par un troi-
sième bâtiment et rétablit dans son état primitif la
chapelle, qui date du xvi" siècle. Il a, d'ailleurs, pu-
blié, en 1907, une Histoire de Bourbilly, qui fut son
dernier ouvrage.
Devenu, par la date de son élection, le doyen des
membres de l'Académie des sciences morales, de
l'Vanqueville s'est éteint, dans son château de la
Muette, après une brève maladie. — J. Dirguih.
frigorie (ri, du lat. frigus, oris, froid) n. f.
Unité de quantité de chaleur, dans le système M . T. S.
(Mètre Tonne Seconde) [abrév. g]. Syn. millither-
MiE, GRANDE CALORIE. (V. THERMiE,p. 83, et le Tableau
des unités, p. 66.)
Haeseler (Gottlîeb, comte de;, général alle-
mand, né à Harnekopf (près de Francfort-sur-l'Oder)
le 29 janvier 1836, mort à Potsdam le 25 octobre
1919. Appartenant à la petite noblesse prussienne,
Haeseler passa son enfance au domaine de Har-
nekopf et fut, naturellement, destiné à la carrière des
armes. Il entra à la Ritterakademie de Brandebourg,
puis au Pa»dagogium de Halle et en sortit lieute-
nant de hussards (1853). II. se signala bientôt par ses
qualités professionnelles et fut appelé à l'état-major
du prince Frédéric-Charles, où il resta pendant treize
ans et où il acquit, dans les trois grandes guerres
soutenues alors par la Prusse, sa réputation. Il prend
part à la campagne contre le Danemark, puis à celle
contre l'Autriche-Hongrie et assiste, aux côtés du
prince, à la bataille de Sadowa. Nommé, en 1867,
chef d'état-major, c'est en cette qualité qu'il fait,
avec le « prince rouge », toute la campagne de 1870-
i87i.Ici, son rôle est de tout premier plan.
Ses attributions consistent, en effet, dans la rédac-
tion des ordres d'opérations. Si l'on songe au rôle
immense qu'ont joué, tant dans les premières ba.
Maréchal naeseler.
«• 157. Mars 1920.
tailles dont l'aboutissement est Metz et Sedan que
dans le siège de Paris et la lutte contre nos armées
de province, les corps du prince Frédéric-Charles, on
se rend compte de l'importance de la tâche de son
chef d'état-major. « Ses ordres, dit von der Goltz,
qui fut son compagnon d'armes, soumis à l'apprécia-
tion du chef d'état-major général, ne subissaient
presque aucune modification ». Plusieurs missions
particulièrement délicates lui furent dévolues. Par
exemple, le 29 no-
vembre 1870, il
s'agit d'orienterle
général Alvensle-
ben (le vainqueur
de 1 870) qui opère
à l'ouest de Paris
contre l'armée de
la Loire. «C'est au
major von Haese-
lerqu'est assignée
la tâche de lui
porter les instruc-
tions qui lui vau-
dront les succès
de Chambon et
de Maizière ».
La campagne
terminée, il reste
en France dans
l'armée d'occupa-
tion, avec son
grade de chef d'escadron. Mais, deux ans après, il
est fait colonel et placé à la tête du ii" régiment de
ubians, en garnison à Perleberg.
Il commande cette unité de 1873 à 1879, s'acqué-
rant déjà cette réputation de chef remarquable, or-
ganisateur, aimé des hommes et d'une sévérité im-
placable sur la discipline, qu'il possédera plus tard
au plus haut degré. En 1879, il est chef de la section
historique du grand état-major général et collabore
au grand ouvrage publié alors sur la guerre de 1870-
1871. Comme il le dit dans un autre de ses ouvrages,
il s'efforce d'y apporter à la fois l'impartialité et la
hauteur de vues donnée par le recul du passé et la
lucidité de souvenir de ceux qui ont eux-mêmes
participé aux événements.
Il abandonne la section historique pour prendre,
avec le grade de général major (général de brigade),
le conunandement des 12» et 31' brigades d'artillerie
(1884). Son avancement est rapide et, dès 1886, il est
promu lieutenant général (général de division). Il
commande les 20" et 6« divisions (1889-1890).
En 1889, il est rappelé comme sous-chef d'état-
major au grand état-major généra], avant d'aller
prendre (1890) le commandement du XVI" corps
d'armée, nouvellement formé à Metz.
Il conserve ce poste pendant treize ans (inter-
rompu, il est vrai, par une année de commandement
à la tète des régiments de uhlans de Brandebourg),
et c'est là que se forme autour de son nom une véri-
table légende faite — telle que celle qui entourait le
roi-sergent — d'admiration, de moquerie et de
crainte. Tel Frédéric-Guillaume I"', en effet, qui
semble bien lui avoir servi de modèle, von Haeseler
se fait du rôle de général une conception toute par-
ticulière. Ce rôle exige de celui qui en est investi
un travail incessant, une activité inlassable, et
von Haeseler, véritable ascète, travaille jour et nuit,
passe seize heures à cheval sans boire ni manger,
circule constamment d'un bout à l'autre de la région,
tombant à l'improviste sur ses sous-ordre et « fai-
sant, au besoin, arrêter l'express Ostende-Bâie, pour
descendre à Morhange ou à Sarrebourg ». 11 exige
de ses subordonnés la même conscience dans l'ac-
complissement du ser\ice, le même travail acharné,
le racine souci du détail qu'il s'impose à soi-même.
Les officiers sont soumis à une étroite surveillance.
Font-ils la fête dans quelque garnison éloignée de
Metz, ils voient surgir le général, qui, de la pointe
du jour au crépuscule, les entraîne dans une ma-
nœuvre harassante. Usent-ils de leurs soldats pour
des fonctions étrangères au service, Haeseler appa-
raît devant eux comme l'incarnation du règlement.
Témoin cette amusante anecdote, qui fit le tour des
garnisons d'.Alsace-Lorraine : « Le général rencontra
une ordonnance, qu'une Madame la Commandante
ou une Madame la Capitaine avait chargée d'ac-
compagner quelque part sa gracieuse demoiselle.
Haeseler fait pivoter le soldat, médusé, le renvoie à
la caserne et conduit lui-même la demoiselle jusqu'à
son cours. »
Dur et tatillon avec ses officiers et, comme tel, peu
aimé d'eux, Haeseler sut, au contraire, se faire aimer
de ses hommes. Veillant méticuleusement à leur
bien-être, les traitant sans trop de morgue, sans trop
de brutalité, le 0 long Gottlieb » fut pour eux une
figure familière. Sa haute stature, ses poses d'échas-
sicr sur de longues jambes, son visage glabre d'une
austérité ascétique, où parfois s'allumait une flamme
d'ironie, ne contribuèrent pas peu à sa réputation
d'original. Il fut, néanmoins, un grand chef et fit
du XVT' corps d'armée l'un des mieux entraînés de
l'empire. Comme tous les sur\'ivants de la guerre
de 1870, cormne tous les contemporains de 1' • inou-
LAROUSSE MENSUEL
bliable grand-père », von Haeseler eut avec Guil-
laume II des rapports aigres-doux, empreints, chez
l'empereur, d'une courtoisie affectée, chez le vieux
serviteur, d'un mépris à peine dissimulé pour les pré-
tentions stratégiques de l'empereur. Aux grandes
manœuvres de 1897, alors que l'empereur en per-
sonne avait mené à la charge une masse énorme de
cavalerie, Haeseler, consulté par le maître suprême
sur l'efficacité de cette opération, n'avait pas craint
de lui répondre : « Je ne sais pas quels résultats
elle aurait donnés, mais je crois qu'il ne serait pas
resté un homme pour ramasser les morts et les
blessés. » Cependant, le kaiser, obligé de reconnaître
en lui l'une des personnalités les plus éminentes de
son armée, le maintint au poste qu'il occupait avec
tant de distinction jusqu'à la limite d'âge et, lors de
sa mise à la retraite (1903), lui conféra le grade de
maréchal et le grand cordon de l'Aigle Noir.
Il passa quelques mois au ministère de la guerre
prussien, puis renonça à toute activité militaire ou
politique et consacra son temps à la mise au point
de ses souvenirs. Ses mémoires, dont deux volumes
seulement parurent (Souvenirs, Berlin, 1909-1910),
sont non pas une autobiographie, mais le récit des
guerres auxquelles il a pris part; l'étude des trans-
formations qui se sont produites dans l'armée pen-
dant sa carrière. Le livre est consacré à la gloire
du prince Frédéric-Charles, qui reste pour Haeseler
le chef accompli.
Au cours de la Grande Guerre, le gouvernement im-
périal voulut utiliser la longue expérience et les talents
militaires du vieux soldat, qui fut attaché, à titre de
conseiller technique, à l'état-major du kronprinz.
Mais Haeseler n'ayait rien d'un soldat courtisan.
Aussi ses rapports avec le prince héritier et son en-
tourage furent-ils des plus tendus. Après l'échec de
l'offensive sur Verdun, von Haeseler rentra volontiers
63
Abandonnant ces essais intéressants pour se consa-
crer spécialement à l'aviation, le comte de Lambert
revint cependant à l'hydroglisseur en 1913 et, en
collaboration avec Paul Tissandier, mit au point un
nouvel appareil, qui, muni d'un moteur Gnome de
140 HP, puis de 160 HP, atteignit (juillet 1913), les
vitesses de 92 et 98 k. 5oo à l'heure. Tissandier, pilote
de l'appareil, était recordman du monde pour la
vitesse sur l'eau. Dès lors, l'hydroglisseur réalisait
un type définitif d'appareil de navigation qui pou-
vait être appelé à un bel avenir.
Outre la place importante que, dans le tourisme
actuel, peut prendre l'hydroglisseur (spécialement
aménagé), il est susceptible de rendre d'immenses
services dans toutes les régions où les voies de
communication terrestres font défaut, mais où l'on
peut utiliser le réseau fluvial, et il est appelé à sup-
primer ou, tout au moins, à diminuer considérable-
ment le portage et les fatigantes étapes imposées aux
voyageurs. C'est ainsi qu'en Mésopotamie, au cours
de la Grande Guerre, les Anglais ont, de préférence
à tout autre moyen, fait usage d'hydroglisseurs pour
ravitailler leurs postes.
L'hydroglisseur est, en effet, la solution parfaite
du difficile problème de la navigation en eau peu
profonde. Il s'y montre supérieur aux bateaux ordi-
naires. Les grands fleuves qu'il faut remonter pour
pénétrer à l'intérieur du continent africain, par
exemple, sont soumis à des variations de niveau par-
fois considérables; les bateaux à fond plat, munis
d'hélice sous voûte ou de roues à palettes, qui sont
affectés à la navigation sur ce? fleuves pour le trans-
port des voyageurs et des marchandises, ne peuvent
assurer un service régulier et continu. Bien que leur
tirant d'eau ne dépasse guère 40 centimètres, ils sont
fréquemment arrêtés, en effet, par des avaries sur-
venant au propulseur par contact avec les bas-fonds
Hydroglisseur de Lambert. (Phot. Rot.)
dans la retraite. Il fut une des figures caractéris-
tiques de l'armée prussienne, telle qu'elle fut créée
par de longues traditions et par les trois guerres
de 1864, 1866 et 1870. — Léon Abensour.
hectoplèze n. f. Unité de pression, qui vaut
cent pièzes (abrév. hpz). Syn. bar. (V. Lar. Mens,
m., t. IV, p. 56.) V. PIÈZE, p. 76.
hydroglisseur (du gr. hudôr, eau, et de
glisser) n. m. Sorte de bateau à propulsion aérienne,
que la vitesse fait glisser à la surface de l'eau.
— Encycl. La question des hydroglisseurs, à
l'étude depuis une quinzaine d'années, a préoccupé
nombre de savants et d'inventeurs.
Les essais, tentés au moyen d'appareils de divers
modèles — baptisés ricochets, hydroplanes, hydro-
glisseurs, suivant la formule de leur conception —
avaient tous en vue cette solution : réduire les résis-
tances du propulseur au profit de la vitesse, déjauger
l'appareil pour obtenir un glissement sur l'eau.
Nous avons indiqué les premières tentatives du
comte de Lambert en ce sens (v. Lar. Mens, ill., t. V',
p. 37). Le premier hydropléme, muni d'un moteur
de 12 HP. de Dion-Bouton, avait réalisé déjà la
vitesse intéressante de 35 kilomètres à l'heure.
En 1905, l'inventeur construisait son premier ba-
teau glisseur, mû par hélice aérienne et réalisant,
avec un moteur Antoinette, une vitesse de 60 kilo-
mètres à l'heure.
ou les corps flottants ; et ces accidents sont d'autant
plus déplorables que les moyens d'y remédier instan-
tanément font défaut.
L'hydroglisseur, au contraire, ne déplace, au repos,
que 20 centimètres et, lorsque son propulseur aérien
est en marche, le tirant d'eau est pratiquement nul;
ainsi l'appareil peut évoluer sur les rivières les
moins profondes et sur celles, même, que les herbes
encombrent en partie.
Le principe du glissement sur l'eau rend encore
l'appareil insensible aux effets des remous et des cou-
rants : il n'y a, dans la réalité, aucune différence de
vitesse entre la descente et la montée d'un fleuve.
Enfin, le sillage ne crée ni vagues ni remous, ce qui
permet la circulation sur les rivières fréquentées pai
les petites embarcations.
L'hydroglisseur se conduit au volant, et l'arrêt,
même à grande vitesse, s'obtient sur quelques mètres.
Il peut, suivant sa destination, être aménagé en cha-
land ou en embarcation de tourisme et, dans ce
dernier cas, recevoir une carrosserie fermée avec
aménagement intérieur, qui lui dorme tout le confort
d'une voiture automobile.
Au comte de Lambert revient le mérite d'avoir
réalisé le premier hydroglisseur et ouvert ainsi
la voie sur laquelle d'autres constructeurs se sont
déjà lancés : notamment, les Levasseur, les Mar-
cel Besson. La société Marcel Besson exposait,
au Vl' Salon d'aéronautique, un grand modèle de
LAROUSSE MENSUEL. — V.
1 -n
64
bateau glisseur de tourisme. Cette firme étudie
des types pour marchandises ou pour touristes,
avec moteurs de 300 et 700 chevaux : c'est dire
ISSiT"
T^^m^m.
:(.,
• ,v,*l>*
M
Hjdi'oclisficar de Lambert, cai i
• l'uwr liï tour
quelle confiance est fondée
tourisme en hydroglisseur. -
déjà sur l'avenir
- Jacques Auvbrnier.
du
Irving (Henry Brodribb), acteur anglais, né à
Londres le 5 août 1870, mort le 17 octobre 1919 à
CumberlandTerrace, Regent'sPark (Londres). Il était
le fils aîné du célèbre interprète de Shakespeare,
sir Henry Irving (1838-1906), dont le véritable nom
de famille était Brodribb. 0 Harry », comme on l'ap-
pelait communément, fit ses études à Londres, puis
au collège de Marlborough et, enfin, à Oxford, au
New Collège, d'où il sortit avec le grade de maître
es arts et les a honneurs » du second degré en his-
toire moderne. Dès l'Université, il manifestait une
très vive curiosité d'esprit. Son goût se portait en
particulier — tel le légendaire Sherlock Holmes —
vers la criminologie. En même temps, il commen-
çait à jouer quelques rôles devant ses condisciples :
mais c'est eniSgi.au Garrick, que, sous la direction
de sir John Hare, il fait ses premières armes dra-
matiques. Puis, pendant trois ans, il semble renoncer
au théâtre. Son père, du reste, ne paraissait pas
croire à sa vocation. Il étudie le droit et, en 1894,
il est inscrit à l'Inner Temple. Mais il remonte sur
la scène, définitivement, cette fois, et s'engage dans
la troupe de Ben Greet. En juillet 1896, il épouse sa
camarade, Dorothea Baird, qui, l'année précédente,
s'était fait remarquer à Hajrmarket, dans Trilby. On
le voit jouer successivement à la Comedy avec Co-
mynsCarr(i894-i895),àSaint-James'savecAlexander
(1896), au Ducd'York's avec Charles Frohman (1902),
où il tient avec un grand succès le principal rôle dans
the Admirable Crichton, de sir James Barrie ; à
l'Adclphi (1905), où il donne d'Haralet une interpré-
tation parfois un
peu osée , mais
non sans une cer-
#1ik 9 ^^^ ^'^^'^^ °"^'"
WL V nale. A son tour,
■ét9Ê'W:W 1 ''' '^^ concert
*<*?' vf ~ ] avec sa femme, il
forme une troupe,
'lu'il emmène en
Amérique ( 1906-
1907). En 1908,11
prend la direction
(lu Shaftesbury,
lionne the Lyon' s
Mail (le Courrier
le Lyon) où il
joue les deux
rôles de Lesur-
ques et de Du-
bosc, et qui ob-
tient cent trente
représentations.
Puis il passe au Queen's Théâtre. Dans ces années
(1908-1909-1910), il joue Charles l" (1908, dans la
pièce de W.G. Wills, rôle tenu par son père en 1872),
Louis XI, the Hotise opposite, the Bells, D"' Jekyll
and M' Hyde (1910), pièce tirée de la saisissante nou-
velle de R. L. Stevenson ; Robert Macaire, etc. En
19H-1912, il conduit une tournée en Australie. Pen-
dant la guerre, il joua au Savoy et apparut aux côtés
des troupes du Théâtre-Français et de l'Odéon, à la
matinée anglo-française de His Majesty's. Puis il
/désira prendre une part active aux travaux de la
défense et reçut un emploi dans les services de
guerre. C'est là que se manifesta la maladie de cœur
qui, après de longues souffrances, devait l'emporter
prématurément, à quarante-neui ans.
Henry Irving. {Ph- Y. Z.)
LAROUSSE MENSUEL
Héritier d'un nom difficile à porter, Harry se trou-
vait rattaché, par ses origines mêmes, à l'ancienne
école. Il avait conservé quelque chose de ce pitto-
resque un peu so-
lennel, de ces allu-
res un peu affectées
et de ce débit un
peu emphatique qui
caractérisaient son
père. Mais, très in-
telligent, doué à la
fois de sens criti-
que et d'une fan-
taisiesingulière,qui
parfois l'entraînait
vers le macabre, il
apportait dans la
création de ses rôles
quelques chose de
tout à fait person-
nel. A ses inter-
prétations de Sha-
kespeare certains
de ses admirateurs
ont préféré ses rôles
modernes, soit dans
des drames vio-
lents, des histoires
de crimes où il s'a-
gissait de donner
la chair de poule
et où le servait
merveilleusement
sa connaissance de la criminologie et des causes cé-
lèbres ; soit dans des pièces comiques d'une fantaisie
hilarante, où son imagination capricieuse obtenait
des effets inattendus.
Cet acteur fort instruit n'avait abandonné ni les
connaissances, ni les curiosités de sa jeunesse. Outre
ses écrits et ses conférences sur l'art dramatique,
on lui doit des ouvrages intéressants : the Life oj
Judge Jeffreys (1898) essai de réhabilitation du trop
fameux ehief justice de Jacques II ; French Criminals
of the XIX' Ceniury (1901); Occasional Papers
Irving, dans the Belts (les Clochesi.
(igo6); the Trial 0/ Franz Muller (1911) ; the Trial
oj Mrs Maybrick(ï<)i-i), etc. — Son frère cadet, Lau-
rence Sydney Brodribb Irving, né à Londres le
21 décembre i87r, après s'être destiné à la diplo-
matie, choisit à son tour la carrière théâtrale et
fut non seulement un acteur de mérite, mais aussi
un auteur dramatique. Il périt avec sa femme, Mabel
Hackney, le 29 mai 1914, dans le naufrage du trans-
atlantique Empress of Ireland, qui, à la suite d'une
collision, sombra dans l'embouchure du Saint-Lau-
rent. — Jean Bonclèrb.
kilojoule n. m. Unité de travail, dans le système
M. T. S. (Mètre Tonne Seconde). (C'est le travail pro-
duit par un sthène dont le point d'application se déplace
de I mètre dans la direction de la force [abrév. kj.].)
— E.NCVCL. Dans le système C. G. S., l'unité de
travail est l'erg: c'est le travail effectué par une force
de I dyne, dont le point d'application se déplace
de I centimètre dans la direction de la force. Cette
unité étant très petite, on lui substituait comme
unité pratique le joule, qui vaut 10'' ergs. La nouvelle
unité de travail vaut évidemment (le sthène étant
équivalent à 10' dynes) 10' X 10' = 10' • ergs; c'est
pourquoi on l'a appelé kilojoule.
Le kilogrammètre, étant égal à g8i x 10' ergs,
équivaut à 9,81 joules ou, encore, 0,00981 kilojoule.
La grande calorie (quantité de chaleur capable
d'élever de o" à i" centésimal un kilogramme d'eau)
équivaut à 426,5 kilogrammètres ou 418,4 x lo" ergs,
soit 4.184 joules ou 4.184 kilojoules. La petite calorie
est mille fois plus petite.
«• 157. Mars 1920.
kilO'watt n. m. Unité de puissance, dans le
système M. T. S. (Mètre Tonne Seconde). (C'est la puis-
sance qui produit i kilojoule par seconde [abrév. kw.].)
— Encycl. Dans le système C. G. S. (Centimètre
Gramme Seconde), l'unité de puissance est la puis-
sance d'une machine qui peut effectuer un travail de
I erg par seconde. Cette unité étant très petite, on
lui substituait comme unité pratique le watt, puis-
sance qui produit i joule ou 10' ergs par seconde.
Le cheval-vapeur correspond à un travail par se-
conde de 75 kilogrammètres ou 735 joules; il équi-
vaut donc à 735 watt, ou 0,735 kilowatt.
Le poncelet, qui vaut 100 kilogrammètres par se-
conde, correspond, par seconde, à 100 x 981 x 105
ou 981 X lo' ergs, ou 981 watts ou 0,981 kilowatt.
Encycl. Puissance optique.
lentille n. f.
V. DIOPTRIE, p. 62.
lumen n. m. (mot lat. signif. lumière). Unité de
flux lumineux, dans le système M. T. S. [abrév. lu].
(V. UNITÉS OPTIQUES, p. 65-68.)
lux n. m. (mot lat. signif. lumière). Unité d'éclai-
rement, dans le système M. T. S. [abrév. Ix]. (V. uni-
tés OPTIQUES, p. 65-68.)
mégajoule n. m. (du gr. mègas, grand, et de
joule). Unité de travail, correspondant à i.ooo kilo-
joules ou 10' joules [abrév. m/]. (V. kilojoule.)
mesure n. f. — Encycl. Ce fut le 8 mai 1790
que l'Assemblée constituante approuva le projet
d'unification des mesures, déclarant s'en rapporter à
l'Académie des sciences pour décider quelle serait
l'échelle de division adoptée et, le 27 octobre 1790,
la commission nommée par l'Académie décidait
d'adopter l'échelle décimale. Le 30 mars 1791, un
autre projet de la Constituante établissait que le
quart de la longueur du méridien terrestre serait la
base du nouveau système de mesures et prescrivait
l'exécution immédiate de la mesure de l'arc de méri-
dien compris entre Dunkerque et Barcelone. Une com-
mission nommée par l'Académie des sciences, com-
mença immédiatement le travail (v., au iVoMu.Lar.jii.,
MÉRIDIEN, t. VI); mais les opérations de triangulation
devaient durer beaucoup plus longtemps qu'on ne
l'avait d'abord prévu et , le i'"' août 1793, sur le rap-
port déposé par l'Académie, la Convention fixa la
longueur d'un mètre provisoire et établit les relations
qui devaient lier entre elles les différentes unités.
Cette loi ne devait être rendue obligatoire qu'un an
après. Enfin, le 18 germinal an III (7 avril 1795),
l'époque prescrite étant écoulée, le décret du
i"août 1793 fut prorogé, et le système métrique,
basé sur le mètre provisoire adopté, fut rendu obli-
gatoire sur tout le territoire de la République. Ce ne
fut que le 4 messidor an VII (22 juin 1799) qu'une
délégation de l'Institut vint présenter au conseil des
.Anciens, puis à celui des Cinq-Cents, les étalons défi-
nitifs qui furent ensuite déposés aux archives de la Ré-
publique, au Palais législatif. Ces étalons furent dé-
clarés légaux le 19 frimaire VIII (10 déc. 1799).
L'emploi des nouvelles mesures rencontra de gros
obstacles, dus surtout à la routine, et, au bout de
quelques aimées, à tort ou à raison, on se vit con-
traint de faire des concessions : l'arrêt du i8 bru-
maire an IX (4 nov. 1800) apportait des mo-
difications à la nomenclature, et le décret du 12 fé-
vrier 1812 autorisa, pour les usages journaliers, l'em-
ploi de mesures usuelles, auxquelles on donna le nom
des anciennes mesures. L'unification des mesures
subsistait toujours, mais le système lui-même se trou-
vait détruit. Il fut, enfin, rendu de nouveau obliga-
toire par la loi du 4 juillet 1837, cette loi devant avoir
sa pleine application à partir du i"' janvier 1840.
Le système métrique répondait alors à tous les
besoins de la science, de l'industrie et du commerce;
mais, depuis longtemps, d'autres grandeurs sont deve-
nues mesurables, de nouvelles unités, qui avaient
l'inconvénient de ne pas être légales, avaient été
adoptées par divers concrès scientifiques internatio-
naux : le congrès international des électriciens
de 1881 et ceux qui suivirent élaborèrent un nou-
veau système de mesures pour les différentes gran-
deurs que l'on rencontre en géométrie, en mécanique
et en physique. Toutes ces grandeurs dérivent des
trois grandeurs fondamentales : longueur, masse et
temps. On a défini les trois unités fondamentales
correspondantes; on a choisi pour. unité de longueur
le centimètre; pour unité de masse, le gramme; pour
unité de temps, la seconde, d'où le nom de système
C. G. S., qui a été donné à ce système de mesures.
Le congrès international des électriciens de 1889
avait adopté une unité d'intensité lumineuse, la bou-
gie décimale, etc.
Le système C. G. S., adopté parles savants de tous
les pays, n'est évidemment qu'une adaptation du sys-
tème métrique, et lesunitéspratiquesen usagedérivent
des unités principales d'après le système décimal.
Quoi qu'il en soit, pour répondre aux vœux pré-
sentés par de nombreuses conférences internatio-
nales, il convenait légalement d'étendre le système
métrique et aussi de choisir les unités principales de
façon à répondre le mieux possible aux besoins ac-
tuels de l'industrie.
N< 1S7. Mars 7920.
La nouvelle loi qui codifie notre système de poids
et mesures date du 2 avril 1919 (Journal officiel du
4avril 1919). Un règlement d'administration publique,
prévu par la loi, a été publié sous forme de décret à
l'Officiel du 5 août 1919, et la loi doit entrer eu vi-
gueur un an après.
Les unités de mesure, sauf les monnaies pour les-
quelles rien n'a été changé à la législation, ont été
partagées en deux groupes :
i" Les unités principales (unité de longueur, de
masse, de temps, de résistance électrique, d'inten-
sité de courant, d'intervalle de température et d'in-
tensité lumineuse), c'est-à-dire celles qui ne parais-
sent pas devoir être jamais modifiées ;
2° Les unités secondaires ou dérivées, qui, avec le
progrès de la science, peuvent recevoir des modifi-
cations (celles-ci pourront se faire par simple décret).
Les unités principales dans le nouveau système
sont le mètre comme unité de longueur, la tonne
comme unité de masse, la seconde comme unité de
temps, d'où le nom de système M. T. S. qui lui a
été donné. Les unités du système C. G. S. ont été
reconnues trop faibles ; c'est pourquoi on a remplacé
le centimètre et le gramme par le mètre et la tonne.
Les étalons légaux du mètre et du kilogramme
sont la copie n» 8 du mètre international e t la copie
n» 35 du kilogramme international déposées au Con-
servatoire national des arts et métiers.
Unités principales
Longueur. — L'unité principale de longueur est le mitre.
L'étalon pour prendre les mesures de longueur est le mètre,
longueur définie à la température de o degré par le prototype
international en platine iridié, qui a été sanctionné par la
conférence générale des poids et mesures, tenue à Paris en
1889, et qui est déposé au pavillon de Breteuil, à Sèvres.
L'unité de longueur, de laquelle seront déduites les unités
de la mécanique industrielle, est le mètre.
Masse. — L'unité principale de masse est le kilogramme.
L'étalon pour les mesures de masse est le kilogramme, masse
du prototype international, en platine iridié, qui a été sanc-
tionné par la conférence générale des poids et mesures, tenue à
Paris en 1889, et qui est déposé au pavillon de Breteuil, à Sèvres.
L'unité de masse, de laquelle seront déduites les unités de
la mécanique industrielle, est la tonne, qui vaut i.ooo kilogr.
Temps. — L'unité principale de temps est la seconde.
La seconde est la fraction 1/S6400 du jour solaire moyen.
L'unité de temps, de laquelle seront déduites les unités de
la mécanique industrielle, est la seconde.
Eleclricilé. — Les unités principales électriques sont l'olim,
unité de résistance, et Vampire, unité d'intensité de courant,
conformément aux résolutions de la conférence des unités
électriques, tenue à Londres en 1908.
L'étalon pour les mesures de résistance est Yohm interna-
■ ttonal, qui est la résistance offerte à un courant électrique
invariable, par une colonne de mercure à la température de
la glace fondante, d'une masse de 14,4521 grammes, d'une
section constante et d'une longueur de 106,300 centimètres.
Vampire international est le courant électrique invariable
qui, en passant à travers une solution de nitrate d'argent
dansl'eau.déposede l'argent en proportiondeo,ooui8oo gram-
mes par seconde.
Température. — Les températures sont exprimées en
degrés ce tésimaux.
Le degré centésimal est la variation de température qui
produit la centième partie de l'accroissement de pression que
subit une masse d'un gaz parfait quand, le volume étant
constant, la température passe du point o" (température de
la glace fondante) au point 100» (température d'ébullition de
l'eau), tels que ces deux points ont été définis par la conférence
générale des poids et mesures de 1889 et par celle de 1913
Intensité lumineuse. — L'unité principale d'intensité lumi-
neuse est la bougie décimale, dont la valeur est le vingtième
de l'étalon Violle.
L'étalon pour les mesures d'intensisé lumineuse est Vétalon
Violle, source lumineuse constituée par une aire égale à celle
d'iin carré de i centimètre de côté, prise à la surface d'un
bain de platine rayonnant normalement à la température de
solidification, conformément au.'s décisions de la conférence
internationale des électriciens, tenue à Paris en 1884, et du
congrès international des électriciens, tenu à Paris en 1889.
Unités secondaires
Les unités secondaires de mesure se subdivisent en unités
géométriques, de masse, de temps, mécaniques, électriques
calorifiques, optiques ; ces unités sont énumérées et définies
ci-après.
UNITÉS GÉOMÉTRIQtJES
Supcificie. — L'unité de superficie est le mitre carré.
Le mètre carré est la superficie contenue dans un carré de
I mètre de côté.
Pour le mesurage des surfaces agraires, le décamètre carré
peut être appelé are.
Volume. — L'unité de volume est le mitre cube.
Le mètre cube est le volume contenu dans un cube de
I mètre de côté.
Pour le mesurage des bois, le mètre cube peut être appelé slire.
Pour le mesurage des liquides, des céréales et des matières
pulvérulentes, le décimètre cube peut être appelé litre.
Angle. — L'unité d'angle est ïangle droit.
L'angle droit est l'angle formé par deux droites qui se
coupent en formant des angles adjacents égaux.
La centième partie de l'angle droit s'appelle grade.
Outre le grade et ses multiples décimaux, on peut employer
les sous-multiples suivants de l'angle droit :
Le <f<«fé,quiestla quatre-vingt <lixièmepartiedel'angledroit;
La minute, qui est la soixantième partie du degré;
La seconde, qui est la soixantième partie de la minute.
i;nités de masse
Masse. — Dans les transactions relatives aux diamants,
perles fines et pierres précieuses, la dénomination de carat
peut être donnée au double décigramme.
Densité. — La densité des corps s'exprime en nombres
décimaux, celle du corps qui possède la masse de i tonne sous
ta volume de t mètre cube étant prise pour unité.
LAROUSSE MENSUEL
Dans les transactions commerciales, le nombre de degrés
alcoomitrUiues d'un mélange d'alcool et d'eau pure correspond
au titre volumétrique do ce mélange, à la température de
15*, suivant l'échelle volumétrique centésimale de Gay-Lussac,
définie par l'article l" du décret du 27 décembre 1884 et par
le tableau annexé audit décret. (V. p. 68.)
UNITÉS CE TEUPS
Outre la seconde, unité principale, on peut employer la
minute, qui vaut 60 secondes, et l'heure, qui vaut 60 minutes.
UNITÉS MÉCANIQUES
Force. — L'unité de force est le sthéne.
Le sthéne est la force qui, en une seconde, communique à
une masse égale à z tonne un accroissement de vitesse de
z mètre par seconde.
Energie. — L'unité d'énergie est le kilojoule.
Le kilojoule est le travail produit par un sthéne dont le
point d'application se déplace de i mètre dans la direction
de la force.
Puissance. — L'unité de puissance est le kilowatt.
Le kilowattest la puissance qui produit ikilojoule par seconde.
Pression. — L'unité de pression est la piise.
La pièze est la pression uniforme qui, répartie sur une
surface de i mètre carré, produit un eflort total de i sthéne.
UNITÉS ÉLECTRIQUES •
Différence de potentiel, lorce électromotrice ou tension.
L'unité de différence de potentiel, de force électromotrice ou
de tension est le volt.
Le volt est la différence de potentiel existant entre les
extrémités d'un conducteur dont la résistance est l ohm,
traversé par un courant invariable égal à i ampère.
Le volt est légalement représenté par le t>ol< international,
défini à la conférence de Londres, et dont la valeur peut être
considérée comme égale à la fraction ^ de la force
1.018 30
électromotrice, prise à la température de 20°, de la pile
Weston au sulfate de cadmium.
Quantités d'électricité. — L'unité de quantité d'électricité
est le coulomb.
Le coulomb est la quantité d'électricité transportée pendant
I seconde par un courant invariable de i ampère.
Le coulomb est légalement représenté par le coulomb
intematio::al qui correspond au dépôt électrolytique de
0,001 118 00 gramme d'argent.
On peut encore employer, comme unité de quantité d'élec-
tricité. Vampire-heure, qui vaut 3.600 coulombs et représente
la quantité d'électricité transportée en l heure par un cou-
rant de I ampère.
UNITÉS CALORIFIQUES
Température. — Pour les températures supérieures à — 240",
le degré centésimal est représenté par la variation de tempé-
rature qui produit la centième partie de l'accroissement de
pression subi par une masse d'hydrogène, quand, le volume
étant constant, la température passe de celle de la glace pure
fondante (o«) à celle de la vapeur d'eau distillée en ébullition
(100"), sous la pression atmosphérique normale; la pression
atmosphérique normale est représentée par la pression d'une
colonne de mercure de 760 millimètres de hauteur, ayant la
densité de 13.59593 et soumise à l'intensité normale de la
pesanteur mesurée par une accélération égale à 9,80665 en
mètres et secondes.
Quantité de chaleur. — L'unité de quantité de chaleur est
la thermie.
L* thennie est la quantité de chaleur nécessaire pour élever
de I degré la température d'une masse de i tonne d'un corps
dont la chaleur spécifique est égale à celle de l'eau à 15°,
sous la pression de i.oishectopièze (équivalente à la pression
atmosphérique normale représentée).
Les dénominations de grande calorie et de petite calorie
peuvent être données respectivement à la millithermie
( — «>•)
V I 000 /
et à la microthermie
f_^_th.V
V I 000 000 /
- ' \ * 000 000 y
Dans les industries frigorifiques, les quantités de chaleur
enlevées peuvent être évaluées en frigories, la frigorie en
valeur absolue, étant égale à la millithermie.
UNITÉS OPTIQUES
Intensité lumineuse. — La bougie décimale est représentée
par une fraction déterminée de la moyenne des intensités
moyennes d'au moins cinq des lampes-étalons à incandescence
déposées, à cet effet, au Conservatoire national des arts et
métiers, la mesure étant faite perpendiculairement à l'axe
des lampes.
FlujrlumiiKKi. — L'unitédefluxluminenxs'appellele/Kmen.
Le lumen est le flux lumineux, émané d'une source uni-
forme de dimensions infiniment petites et d'intensité égale à
I bougie décimale, et rayonné, en i seconde, dans l'angle
solide qui découpe une aire égale à l mètre carré sur la sphère
de I mètre de rayon, ayant pour centre la source.
Eclairement. — L'unité d'éclairement s'appelle le lux.
Le lux est l'éclairement d'une surface de i mètre carré
recevant un flux de i lumen, uniformément réparti.
On peut encore eraployer,comme unité d'éclairement , le phot.
Le phot est l'éclairement d'une surface de i centimètre
carré recevant un flux de 1 lumen uniformément réparti. Un
phot vaut 10.000 lux.
Puissattce des systèmes opti<iius. — La puissance des
systèmes optiques s'exprime en dioptries, par l'inverse de
leur distance focale donnée en mètres.
UNITÉS GÉOMÉTRIQUES ET MÉCANIQUES ACTUELLEMENT EN
USAGE ET DONT L'emPLOI ET LA DÉNOMTOATION SONT AUTO-
RISÉS A TITRE PROVISOIRE.
UNITÉS GÉOMiTRIQCES
Longueur. — Le mille marin, dont la valeur convention-
nelle est 1.852 mètres, correspond à la distance de deux
points de la terre de même longitude dont les latitudes
diffèrent de 1 minute.
Le mille marin est le chemin parcouru en i heure par un
navire marchant à la vitesse de i rmud.
UNITÉS MÉCANIQUES
Force. — Le kilogramme-poids ou kilogramme-lorce, est la
force avec laquelle une masse égale à l kilogramme est attirée
par la terre.
Lekilogramme-poidsestpratiquementégalâo,98centisthêne.
Energie. — Le kilogrammitre est le travail produit par un
kilogramme-force, dont le point d'application se déplac»
de I mètre dans la direction de la force.
65
Le kilogrammètre est pratiquement égal 1 9,8 joules.
Puissance. — Le cheval-vapeur est la puissance corres-
pondant à 75 kilogrammétres par seconde.
Le poncelet est la puissance correspondant à 100 kilogram-
métres par seconde.
Le cheval-vapeur et le poncelet sont pratiquement égaux
respectivement à 0,735 et 0,98 kilowatt.
Pression. — Le kilogramme-lorce par cenlimilre carré est la
pression pratiquement égale à 0,98 hectopièze o. Boocaaat.
nilcrotIiei>inie (mi — du gr. mikros, petit, et
thermos, chaleur) n. f. Syn. de petite calorie [abrév.
»»iA].(V.THERMiE,p. 83, et Tableau des umUs,p.6&.)
mlllitlierinie (mi — de milH, et du gr. ther-
mos, chaleur) n. f. Syn. de gra.vde calorie [abrév.
m < A]. (V. THERMIE, p. 83,et Tableaudes unitis.p.d».)
IMCoreau (Emile-ljoxùs,), imprimeur-éditeur fran-
çais, né à Villiers-Saint-Benoît (Yonne) le 2 août 1841,
mort à Paris le 25 novembre 1919. Neveu de l'édi-
teur Pierre-Augustin Boyer, il entra à quatorze ans,
le 5 octobre 1855, à la librairie Larousse et Boyer,
fondée en 1851, et y fit, échelon par échelon, l'ap-
prentissage du commerce du livre. Lorsque, en 1869,
l'association Larousse et Boyer s'interrompit et que
le fondateur du Grand Dictionnaire se fut exclusi-
vement consacré à cette œuvre, P.-A. Boyer resta
seul propriétaire de la librairie classique et fit un
associé de son neveu, Emile Moreau. En 1886, la mai-
son Boyer céda son fonds à la maison Larousse, dont
Emile Moreau devint un des associés-directeurs.
Profondément attaché à cette maison, qui était le
centre de sa vie, il y consacra toute l'ardeur d'une
activité constante et contribua de tout son effort à
en augmenter la
prospérité. Spé- f"
cialisé dans les
questions de
fabrication et
d'administration
industrielle et
financière, il y
porta l'expérien-
ce et le sens des
affaires, un juge-
ment pratique ,
lucide et droit,
un esprit hardi
d'entreprise qui
s'alliait fort bien
avec l'esprit de
prudenceetd'éco-
nomie. Il donna
particulièrement
J ses soins à l'éta-
blissement et au
développement de l'organisation délicate et complexe
de la vente à terme. Depuis l'adolescence : qua-
torze ans, jusqu'à la fin : soixante dix-huit ans,
c'est-à-dire pendant soixante-quatre années, on le
vit accomplir avec la même ponctualité des tâches
de plus en plus vastes, donnant jusqu'au bout
l'exemple de l'exactitude, en même temps que de
l'initiative. Pendant la guerre avec l'.^llemagne — la
seconde, car il avait aussi, dans l'armée de Paris,
connu la première — ni le surcroît de fatigue im-
posé par l'absence de collaborateurs dont le sort
l'inquiétait, ni les avertissements d'un âge avancé et
d'une santé devenue précaire, ni la gêne d'un bom-
bardement qui, à plusieurs reprises, venait frapper à
deux pas. de son domicile, ne purent fléchir sa
volonté de travail, jusqu'au jour oJi, après avoir vu
la revanche qu'il avait si passionnément souhaitée,
après avoir accordé à sa vieillesse la joie d'un rapide
voyage à Strasbourg regagné, il fut terrassé et ne se
releva plus. Il laissait une vive estime et de sincères
regrets parmi le personnel dévoué placé sous sa
direction, parmi ceux que de longues relations d'af-
faires avaient mis à même d'apprécier sa grande sim-
plicité de manières, sa courtoisie et la loyauté de ses
procédés. Son abord réservé et silencieux ne cachait
pas longtemps une réelle bienveillance. On le savait
toujours prêt à venir en aide à ceux dont les circons-
tances avaient desservi le travail et la bonne volonté.
A côté et tout à fait en dehors de ce long labeur
consacré à sa profession — car cet esprit net et
méthodique suivait simultanément plusieurs pensées
sans leur permettre de se mêler ou de se nuire
des œuvres diverses avaient sollicité sa bienfaisance,
son nntriot'sme et cette passion pour la prospérité
de notre pays qui n'avait d'égale, chez lui, que le senti
ment vigilant de toutes les obligations familial. - 1
s était mttressé, en particulier, au relèvtm.nt d un.
fabrication où, ja.. s, la » lu uccu.Mit le premier
rang, mais où elle s'était, à la fin du x:x« siècle, lai se
reléguer au second plan par la concurrence et--.-
gère, celle des harmoniums et des pianos ^
essayer de donner à cette industrie un essor i
E. Moreau avait consenti les plus impcfrt;.
fices. D'autre part, au point de vue pti ii
avait, dès 1006, donné son adhésion au mouv.u..
créé par l'Action française. — P. Cloubt.
myriaplëze n. f. Unité de pression, qui vaut
10' pièzes (abrév. mapt). V. pièze, p. 76.
Emile Moreau.
66
TABLEAU GÉNÉRAL DES UNITÉS COMMERCIALES ET INDUSTRIELLES
dressé d'après la loi du 2 avril 1919.
MULTIPLES ET SOUS-MULTIPLES DÉCIMAUX
PUISSANCE DE 10
par laquelle est
multipliée
•unité.
PRÉFIXR
à mettre devant le
nom
de l'unité.
SYMBOLE & mettre avant celui de l'uni
10" ou 1.000.000
10' ou 10
10-' ou 0.001
méga.
déca.
mtlli.
M.
da. m.
10' 100.000
10' l
10-' 0,000.1
hectokilo.
■
décimilli.
Iik.
» dm
10' 10.000
lu-' 0,1
10-' 0.000.01
myna.
(i(-ci.
ceiitimilli.
nia.
d. cm
10' 1.000
10-' 0,01
10-' 6,000.001
kilo.
centi.
micro.
k.
c. 1».
10' 100
hecto.
h.
Nota. — Dans lo tableau ci-apr6s, on a imprimé en ï7rt/i^ue les symboles des unités, pour les distinguer de ceux des préfixes. — Lo système dit C. G. S. est basé sur lo Centime: ro.
le Gramme (masse) et la Seconde comme unités principales. Le Système dit M. T; S. est basé sur le Mi':tuf>. la Tonne (masse) et la Sbconuk comme unités principales.
UNITÉS COMMERCIALES ET INDUSTRIELLES
Dénomi-
nation.
Étalon et représentation.
MULTIPLES ET SOUS-MULTIPLES USUELS
Dénomination
Symbole
OBSERVATIONS
Lon-
gueur.
BÏÈ-
TRE.
[Longueur, à la température de 0 de-
gré, du prototype international, en
platine iridié, qui a été sanctionne]
par la Conférence générale des Poidf
I et Mesures tenue à Paris on 1889. e(|
qui a été déposé au Pavillon de Bro-
touil, à Sèvres (1).
(1) Comme le mètre des Archives, sui
Jleqiiel il a été copié, le prototype interna
llional du Mètre est d'environ 0»"',2 infO-
I rieur à la (lix-millionipme partie do la dis-
I tance du pdie boréal h l'équateur, définition
I première du mètre.
I. — Unités géométriques.
Etalon :
jCopie n" 8 du mètre prototype inter-
national, déposée au Conservatoire
national des Arts et Métiers.
Mégamètro.
Kilomètre.
Hectomètre.
Décamètre.
Mm.
km.
hm.
dam.
MÈTRE.
m.
Décimètre,
dm.
\Centimètre.
cm.
Millimètre.
mm.
Micron.
[Am ou ji
Millimicron.
m{ft.
1.000.000 m.
1.000 m.
100 m.
10 m.
1 m.
I
i
l.OOO.OOO.OOO
Baso du Système M. T. S.
Unité principale.
Base du système C. G. S.
Mille
marin.
iLonr/ueur moi/enne de la mitiule se-rn-i
I pé)timale de latitude terrestre. \ '
A tîire transitoire.
I 8"2 * S'emploie pour la mesure des
] fjuoiirs niaruies.
lon-
Siiper- )
fi.ie. i
Mètre (Superficie contenue daus un carré de
carré. ( 1 mètre do côté.
Kilomètre
carré.
km.
Hectomètre
,
carre.
tim.
Décamètre
carre.
dam.
Mètre carré.
m*.
1 Décimètre
/ carré.
dm.
\ Centimètre
carre.
cm.
Millimètre
carré.
mm.
Hectare.
hrt.
Are.
a.
Centiare.
Cfl.
l.OOO.OOO m'.
10.000 m".
100 m*.
1 m'.
10.000 "" ■
1
100 a.
) .
I dam* on loij m*.' S'emploient pour le mosurage des
i-aoulmV («"rfares agraires.
100 ;
Volume.
Mètre
Volume contenu dans un cub
1 mètre de côté.
10»
Kilomètre
cube.
Mètre cube.
Décimètre
cube.
Centimètre
cube.
Millimètre
cube.
I Hectolitre.
Décalitre.
Litre*.
Décilitre.
I Centilitre.
Millilitre.
Stère.
Dôctstère.
km.
m'.
dm.
cm.
hl.
da^
ml.
st.
dst.
1.000.000.000 m
im'.
1.000.000
l.OOO.OOO.OOO m*
100/.
10 /.
1.000
ou 1 c»
Mesures de capacité, pour les li-
quides, céréales et matières pulvé-
rulentes.
"Le Litre, défini parles métrologlites
'comme étant le volume d'une masse de
t kilof^ramme d'eau à i» et sous la pres-
sion de 76 centimètres de mercure, excède
de moins de 1/30.000" le décimètre cube.
1^-
S'emploient pour le mesurage
des buis.
A I ) Angle (Angle formé par deux droites so cou-
* I droit. ( pantsousdesanglesadjacentségaux.
Angle droit.
U.
Grade.
gr.
Décigrade.
dgr.
Centigrade.
cgr.
Milligrade.
mgr.
Degré.
dou»'.
Minute
d'angle.
Seconde
d'angle.
1
1 J}.
TH*'
-i-Z).
1.000
1 r.
ro"'
1 ,
' Le symbole 0 peut être employé
liiand la nature de l'unité considérée
le fait pas doute, notamment lorsque
'.ingle exprimé comprend des minutes
^n même temps que des degrés.
Masse.
) KILO-
/ GRAMME'
Masse du prototype international, en
platine iridié, qui a été sanctionne
par la Conférence générale des Poids j
et Mesures tenue à Paris en 1889, et]
<]ui est déposé au Pavillon de Bre-
teuil, à Sèvres (1).
(1) Comme le kilogramme des Archives.!
Ile prototype international du Kilogramme
■excède d'environ 27 milligrammes la masse!
r du décimètre cube d'eau prise k son maxi-
mum de densité, déOnition première du
\kilogramme.
U. — Unités de masse.
1 10'
Étalon ;
Copie n* 35 du kilogramme prototype
international, déposée au Conserva-
toire national des Arts et Métiers.
/ TONNE.
Quiûtal.
KILO-
GRAMME.
Hecto-
gramme.
Ddca-
gramme.
Gramme .
Déci-
gramme.
Centi-
gramme.
Milli-
gramme.
Carat.
ï-
kg.
hg.
dag.
g-
dg.
cff.
mg.
1 ( ou 1.000 kl/.
1.000
■,kg.
/ou —
10.000 10
100.000
100
Base du Système M, T. S.
Unité principale.
— jTjkj. { Base du système C. G. S.
10.000
1
100.000
I
kff.
2 dg.
^ <f S'emploie dans le commerce des
ipierres prérieusps.
«• 157. Mars t920.
LAROUSSE MENSUEL
67
UNITÉS COMMERCIALES ET INDUSTHIELLES
MULTIPLES ET SOl'S-MULTIPLKS USL'BLS
OBSERVATIONS
Natur*»-
U«nomi-
uatiun.
Déenltion.
Étalon et représentation.
li
■su
> a
Dénomination
Symbole
Valeur.
Degr«
densl-
La densité des corps s'exprime en
1 nombres décimaux, colle du corps
qui a la masse do l tonno sons le
volume do 1 mètre cube étant prise
pour unité *.
Dans les transactions commerciales,
le nombre de degrés alcoométrii|ues
1 d'un mélange d'alcool et d'eau pnrej
' à la température de IS* correspond
au titre voluinétriquo, suivant l'é-l
chelle volumétriquo centésimale de
Oav-I.nssac '.
• L'eau privée d'air, à *•, soub la prtt-
«lon dune colonne de mcrcurede îUcen-
Itimétres de hauteur, a une densité égale
'h 1 (motnt 1/30.000* environ).
mé-
trique.
Donsitd/ Deoré
alooo-
mé-
1 (Ivcs densité* correspondant aux aa-
cieoi degrés Kanmé sont donnée* à la
•uit« du présent Tableau.)
* La graduation des aleoomètrei a
pour base la Table de» deniftét de»
itu«langes d'alcool et d'eau pure donnée
À la suite du présent lableau.
trique
ceoté- i
simal. 1
)
m. — Dnités de temps.
Temps. JnONDSÎ 1/86.400* du jour solaire moyen.
Jour.
Heure.
Minute.
1 l SECONDE
I
8r,.400 s.
3.600 8.
60 S.
* Le symbole m peut 'ire employé
lorsqu'il ne saurait y avoir U'auibiguité.
par exemple lorsque le temps exprimé
comprend des heures, ou de» seconde»,
en même temps que de» minutes.
Base (lu Système M. T;
Jdu système C. G. S.
f Unité principale.
S. et
IV. — Unités mécaniques.
Sthène.
Force.
Force qui, en 1 seconde, communique
à une masse égale à 1 tonno un ac-
croissement de vitesse de l mètre
par seconde.
Kilosthène.
Ilcctostliène
Décasthéne.
Sthène.
kjin.
lisn.
da«fi.
Décistliéne.
ù»n.
Centisthène.
cm.
Millisthène.
m«n.
Dyne.
»
1.000 «n.
100 <>l.
10 sn.
1 tn,
1
10
iôô*
1
1.000
sn.
S
Mégadyne.
Unité CCS.
A titre transitoire.
ËKilogr.'
poids
ou
Kilogr.-y
force. ]
Î Force avec laquelle une masse éanle ai
t kilogramme est attirée parla Terre.}
\Tonne-poids.\
<Kilog. -poids. ^.
JGravi.-poids
\MiUig.-pnids^
Valeur» )>ratiqutt'\
9,8 sn.
0,98 csH
\98 cm«ï
0,98 dyne
g g g„ i Les valeurs pratiques ef-contre peuvent
' f être employéesdans toute la F'ranc-econ-
,'linentale, avec une erreur inférieure â
0,98 cmsn. ii/i.uoo«.
Énergie
travail.
wjl iTravail produit par l sthène dont le
. , j point d'application se déplace de
* ' ( 1 mètre dans la direction do la force.
10**'!
10'
Mégajoule.
Kilojoule.
Joule.
Erg.
M^.
1.000 kJ. .
1 kJ.
t kilo watt-heure correspond à 3,6 tué-
gajoulea.
Unité C. G. S.
Kilo-
( Travail produit par / kilogramme-\
\fQrce dont le point d'application sef
^ ' Y déplace de / mètre dans la directiortl
de la force. j
A titre transitoire.
mèlre.
9,8 J.
) Lo miojoule international diffère nu-
/mériquement très peu du kilojoule.
KUo-
watt.
^Puissance qui produit i kilojoule par
j seconde.
Puis-
10-»
10'^ /Kilowatt.
1 Hectowatt.
10' f "Watt.
kW.
hW.
ikW.
fo>^^-
Le Kilowatt international diffère du-
mérlquement très peu du kilowatt.
Jp . ,^/*wm(i/Jce correspondant à fOO kilo-i .
I / (/rammètres par seconde. '
Cheval- \Puissance correspondant à 15 kilo-i .
vapeur. ) qrammètres par seconde. i
A titre transitoire.
Poncelet.
r
l-ra]ieur
I 0,98 kW.
0,75 poncelet
ou
0,7 S5 k W.
(Pression uniforme qui, répartie sur
Plèze. < une surface de l mètre carré, pro-
f duit un effort total de l sthène.
Pres-
sion.
- Myriapièze.
l Hoctopiôze.
10* \ Pièze.
Contipiézo.
.}
Barye.
ina/>s.
hpz.
pi.
c/,x.
10.000/);.
100 pi. .
ipj.
TïôP-'
(Vin * " '
L'bcetopièze est eniploytle parfois,
ausKi. BOUB le nom de Bar, pour la me-
sure des pressions bai-ouiétriques.
Unité C. G, S. ,
1 mégabarye égale 1 mégadyne par cm
A titre transitoire.
Pression uniforme qui, répartie sur la
surface prise pour unité, produit t<n|
effort total de i kilogramme-poids.
f Kilog. -poids {
L par mm*. )
\ kilog. -poids)
) par cm*. \
\KiloQ.-pnids i
j par dm*. \
F hilog,-poids\
\ par m*. ^
La pression atmosphérique normale
ide 76 centimétrps de mercure, à 0* et
jsnus l'accélération normale de la pesan-
teur (980,665 cm/ 3) — Iréqiiemment
niployt^e aussi Cimme unité de pre»-
'sioii, — correspond à 1.013 hectopiéxe,
ou a 1.03^ kg-puid& par centimètre carré.
Résis-
tance
élec-
trique.
1 milliard d'unités de résistance du
système électromagnétique C. G. S
V. — Unités électriques.
'Etalon: Ohm international, résistance
offerte à un courant invariable par
une colonne de mercure de section
uniforme, prise à la température de
0", ayant une longueur de 106^300 cm.
et une masse de 14,4521 gr.
10'
MO.
O.
1.000.000 o.
^ \ tO millions d'unités de résistance du
1 U . . . . , Système électro-magnétique M. T. S.
1.000.000
- Unité principale,
lutensitê
de
courant
élec-
trique.
&MPtnr^ 1 dixième de l'unité de courant du sys
Arart-Mt^ tèmo électromagnétique C, ^- ^
D.G.S.-' «
(ti,
ifteprésentalion : Ampère iuternatio-
1 nal, intensité du courant uniforme qui
dépose, par seconde, 0,001 118 00 gr.
d'argent, par électrolyse d'une solu-
tion aqueuse do nitrate d'argent.
Force
électro-
motrice (
ou Diffé- )
renée del
potentiel \
ou Tension
Volt.
^Différence de potentiel existant entre'
1 les extrémités d'un conducteur dont
j la résistance est 1 ohm, traversé par'
( un courant invariable égal à l ampère.
lieprésen talion : Volt international,
pratiquement égal à 1/1,0183 de la
force électromotrice, à la tempéra-
ture do SO", de la pile au sulfate do
cadmium.
iKiloampcre.
AMPÈRE.
Milliampère.
Microampère.
kA.
A.
mA.
v..\.
1.000 A.
1 A
1
1.000
1
■A.
.A.
1 o«nt-mUIième d« l'unité de rourant
du Syatdme électro-magnétique M. T. 8.
— Unité principale.
Volt.
\ Millivolt.
' Microvolt.
V.
mV.
1.000
1
Quan- ) iJlepréaentalion : Coulomb inleniatiO'
,i(^ f ^Quantité d'électricité transportée .\ nal, pratiquement égal à la quantité
d'élec- Cculomb' pendant I seconde, par un courant.' d électricité qui correspond au dépét
tricité. \ ' "'^''"''a'''o <le l ampère. à éloctrolytique de 0,001 118 00 gr.
' \ d'argent.
[Kilocoulomb
! Coulomb.
kf.
C.
l.ooo C.
1 C.
68
LAROUSSE MENSUEL
W J57. Mars 1920
LNirÉS COMMERCIALES ET INDU.STKIELLES
MULTIPLES CT SOUS MULTIPLES usums
OBSERVATIONS
Nature.
Déiiomi-
nalion.
Diiflnition.
étalon et rcprt-sciitalion.
I>L^noiriInatir>n.
Symbole
■Valeur.
Tempé-
rature.
DEGBË
CENTÉ-
SIMAL.
Variation de température produisant la
centième partie de l'accroissement de
pression que subit une masse d'un gaz
, par fait quand, le volume étant constant,
1 la température passe du point 0 degré
(température de la glace fondante) au
] jioint 100 degrés (température d'ébulli-
1 tion do Vo&u), ces deux points répondant
aux définitions qu'en ont données les
Conférences générales dos Poids et Me-
sures de 1889 ot de 1913.
VI. — Unités calorifiques.
Bepréaentatinn : Variation de tompéra-\
ture qui produit la centième partie de j
l'accroissement de pression que suliitJ
, une masse d'hydrogène, quand, le volume J
restant constant, la température passe!
1 de celle de la giare pure fondante (ft") àf
j celle do !a vapeur d'eau distillée onl DEGRÉ
ébullition (lOO"), sous la pression atmo-> «««mAoTMAT
spliérique normale. La pression atnio-/ CENTESIMAL.
sphérique normale est représentée par
la pression d'une colonne do 76o"""de
hauteur, ayant la densité de 13.59r>93, et
soumise à l'intensité normale de la pesan-
teur mesurée par une accélération égale
à 9,80660 en mètres et en secondes.
'
1*
Unité principale.
! /(Quantité do chaleur nécessaire pour éle-
! l ver do 1 degré centésimal la tempéra-
Quantité 1 \ tupo d'une masse de 1 tonne d'un corpsj
do ;Thermie( dont la chaleur spécilique est égale à
chaleur. j ™"« ^e Toau à 15", sous la pression del
(
Thermie. | Ih.
Miliithermie ( „ ...
|OuGi-andecaloriei """■
W/i.
I.oyu.uoo '*'
Pratiquement, la microthermie équi-
vaut à i.l8 joules (ou h 0,4âti kilogram-
iiiètrc) en France coiitinentalc.
|ou Petite calorie
|i(/,.
•/•»•
; J 1,013 hoctopièzo(pre8Sion atmosphériques
1 l normale). /
Frigorio.
TSÔô"'-
S'empl, dans les industries frigoridques.
Intensité
lumineuse
BOUGIE
DÉCI-
MALE.
•
Source d'it.tensité égale à 1/20" de celleJ
VII. - Unités optiques.
Étalon : Étalon VioUe. source lumineuse;
constituée par une aire, égale à colle
d'un carré de 1 cm. de côté, prise à la
surface d'un bain de platine rayonnant
normalement, à la température de la
solidification, conformément aux déci-
sions de la Conférence internationale des
Electriciens tenue à Paris en 1884, et
du Congrès international des Electri-\ BOUGIE
..
Unité principale.
lîeprésentation : La bougie décimale est
représontêe pratiquement et d'une ma-
nière permanente par une fraction déter-
minée de la moyenne dos intensités
moyennes, mesurées perpendiculaire-
ment à Taxe, d'au moins cinq des lampes
à incandescence déposées au Conserva-
1 toire national des Arts et Métiers.
Flux
lumineux
/Flux lumineux émané d'une source uni-
L forme, de dimensions infiniment petites
\ et d'intensité égale à 1 bougie déci-
Lumen. ( maie, et rayonné, en 1 seconde, dans
) l'angle solide qui découpe une aire égale
/ à 1 m* sur la sphère de 1 m. de rayon,
V ayant pour centre la source. ,
)
Lumen.
In.
•
l!"claire (Eclairement d'une surface do 1 m" reco-
" Lux. \ vaut un flux de 1 lumen, uniformément
ment. ( réparti.'
( Phot.
j lax..
Ix.
lO.OOO Ix.
1 Ix.
Puis- ] 1
sancedesfn,„„,^,)Puissance d'un système optique dont la
Dioptrie.
a
-
verres i
d'optique
distance locale est ae i môLrc.
CORRESPONDANCE DES DEGRÉS BAUME ET DES DENSITÉS
{Ces degrés, couramment employés jusqu'ici pour définir les densités de certains liquides, ne sont plus admis désormais dans les transactions commerciales.)
Table i. — Aréomètres pour liquides moins denses que Teau.
DEGRÉS
BATIMS
DENSITÉS
DEGRÉS
BADMÉ
DENSITÉS
DEGRÉS
BAI!MK
DENSITÉS
DEGRÉS
BAI.1MÂ
DENSITÉS
DEGHÉ3
BAUME
DENSITÉS
DEGRÉS
BAUllé
DENSITÉS
lOB
1.000 0
24 B
0.911 6
38
0.837 5
52 B
0.774 6
66 B
0.720 4
80 B
0.673 4
11
0.993 1
25
0.905 8
39
0.832 7
53
0.770 4
67
0.716 9
81
0.670 3
12
0.986 3
26
0.900 2
40
0.827 9
54
0.766 4
68
0.713 3
82
O.C67 2
13
0.979 6
27
0.894 6
41'
0.823 2
55
0.762 3
69
0.709 8
83
0.664 1
14
0.973 0
28
0.889 1
42
0.818 5
56
0.758 3
70
0.706 3
84
0.661 0
15
0.966 5
29
0.883 7
43
0.813 9
57
0.754 3
71
0.70-2 9
85
0.658 0
16
0.960 1
30
0.878 3
44
0.809 3
58
0.750 4
72
0.699 5
86
0.0.55 0
17
0.953 7
31
0.873 0
45
0.804 8
69
0.740 5
73
0.696 1
87
0.652 1
18
0.947 5
32
0.867 7
46
0.800 4
60
0,742 7
74
0.692 8
88
0.649 2
19
0.941 3
33
0.862 5
47
0.795 9
61
0.738 9
75
0.689 5
89
0.046 2
20
0.935 2
34
0.857 4
48
0.791 6
62
0.735 1
76
0.686 2
90
0.643 4
81
0.929 2
35
0.852 3
49
0.787 3
63
0.731 4
77
0.682 9
22
0.923 2
36
0.847 3
50
0.-83 0
64
0.727 7
78
0.679 7
23
0.917 4
37
0.842 4
51
0.778 8
65
0.7'i4 1
79
0.676 5
Densités calculées,
avec le modu
le 144,32, par 1
1 formule D =
144.32
ou
144,32 + Il
D = densité.
» = degré Baume.
TABLE II. — Aréomètres pour liquides plus denses que l'eau.
DEGRÉS
BAOMâ
DENSITÉS
DEGRÉS
DENSITÉS
DEGRÉS
BAUUÊ
DENSITÉS
DEGRÉS
BADMi
DENSITÉS
DEGRÉS
BAUMK
DENSITÉS
DEGRÉS
BAUUÉ
DENSITÉS
OB
1.000 0
12 B
1.090 7
24 B
1.199 5
36 B
1.332 4
48 B
1.498 3
60 B
1.711 6
1
1.007 0
13
1.099 0
25
1.209 5
37
1.344 g
49
1.514 1
61
1.732 1
t
1.014 1
14
1.107 4
26
1.219 7
38
1.357 4
50
1.530 1
62
1.753 2
3
1.021 2
15
1.116 0
27
1.230 l
39
1.370 3
51
1.546 5
63
1.774 7
4
1.028 5
16
1.124 7
28
1.240 7
40
1.383 4
52
1.563 3
64
1.796 8
5
1.035 9
17
1.133 5
29
•1.251 5
41
1.396 8
53
1.580 4
05
1.819 5
6
1.043 4
18
1.142 5
30
1.262 4
42
1.4111 5
54
1.'597 9
66
1.842 7
7
1.051 0
19
1.151 6
31
1.273 6
43
1.424 4
55
1.615 8
67
1.86G 5
g
1.05S 7
20
1.160 9
32
1.284 9
44
1.438 6
56
1.634 1
68
1.891 0
9
1.066 5
21
1.170 3
33
1.296 4
45
1.453 1
57
1.65! 8
69
1.916 1
10
1.074 5
2t
1.179 9
34
1.308 2
46
1.467 9
58
1.671 9
70
1.941 9
11
1.082 5
23
1.189 6
35
1.320 2
47
1.182 9
59
1.691 5
1
Don
sites calculées.
avec le modu
le 144,32, par 1
1 formule D =
144,32
ou
144,32 — n
D = densité.
n = degré Baume.
«• 157. Mars 1920.
Nitrates de soude du Cliill et leur
exploitation actuelle (les), influence de la
guerre sur l'industrie des nitrates. — Autrefois, le
nitrate de soude, engrais favori de l'agriculture mon-
diale, provenait presque exclusivement du Chili, la
seule région du globe où on le rencontre en dépôts
considérables. Mais, vers 1908-1910, les nitrates arti-
ficiels, obtenus par la fixation directe de l'azote
atmosphérique au moyen du four électrique, vinrent
concurrencer les gisements chiliens, qu'une « Provi-
dence tutélaire semblait avoir mis en réserve pour
réparer l'imprévoyance du passé et nous préserver
de ses inexorables conséquences », selon l'expression
du chimiste Georges Ville. Cependant, jusqu'en
juillet 1914 et malgré les difficultés au milieu
desquelles durent se débattre les producteurs et
exportateurs du Chili, par suite des fluctuations du
marché, la consommation du salpêtre ne cessa pas
d'augmenter afin de rendre leur activité aux terres
de la vieille Europe, épuisées par une exploitation
intensive. Les statistiques suivantes en font foi ;
Exportation du nitrate du Chili. *
ANNÉES
DAxa
BN FllÂMCK
TODDM
ToanM
Ton DM
1886
469.615
409.515
120.000
1891
927.260
829.260
180.000
1896
1.060.000
945.000
212.000
1901
I.375-000
1. 161.000
228.000
igo6 . , . . .
1.642.000
1.247.000
242.000
1910
2.251.000
1.666. 170
320.000
1911
2.313-450
1.702.450
327.000
1912
2.485.860
1.925.590
342.000
19Ï3
2.464.540
1.816.170
322.000
1914
Pendant le i
*>■ semestre :
306.000
Malheureusement, depuis la guerre, l'agriculture se
vit privée de cette précieuse substance, les gouver-
ments alliés s'étant réservé la presque exclusivité
des achats de nitrates au Chili pour approvisionner
leurs usines de munitions. Une forte proportion de
produits azotés entre, en effet, dans la composition
de la mélinite, de la lyddite, de la cordite et autres
explosifs. Le blocus priva les Empires centraux de
cet élément de succès, auquel ne suppléa qu'impar-
faitement l'intensification de leur production d'azote
synthétique. En France, les importations de nitrate
de soude, malgré de multiples torpillages, se mon-
tèrent à 540.000 tonnes en 1916; elles atteignirent
encore 453.660 formes en 1917, pour tomber à
238.370 tonnes en 1918. II convient, toutefois, de noter
qu'au cours de ces deux dernières années, les nitrates
chiliens furent, en majeure partie, dirigés vers les
Etats-Unis, qui en importèrent 2.097.000 tonnes en
1918 et approvisioimèrent les armées alliées d'ex-
plosifs tout fabriqués.
Situation géographique des gisements chiliens. —
Les gisements de nitrate, actuellement exploités au
Chili, se trouvent situés entre les 19" et 26° de lati-
Kxplosion tlt; 50.000 kilogrammes de poudre.
tude méridionale et très irrégulièrement distribués.
Alors que, dans les districts septentrionaux de Tara-
paca et de Toco, ils forment, selon un spécialiste
autorisé, Alejandro Bertrand, comme « un chapelet
unique du nord au sud, dont les bords ne s'éloignent
guère plus de 5 kilomètres de l'est à l'ouest », ils
s'éparpillent sur une largeur allant parfois jusqu'à
40 kilomètres dans les provinces d'Antofogasta,
d'Aguas-BIancas et de Taltal.
LAROUSSE MENSUEL
La région nitratière est un véritable désert, dont
le climat, le régime hydrographique et la végétation
rabougrie contrastent de façonétrange avec les paysa-
ges des régions voisines (où les vastes fleuves, les pluies
diluviennes contribuent à l'exubérance de la végéta-
tion qui caractérise d'ordinaire la zone
tropicale) et, en particulier, les Etats
brésiliens de Minas-Geraes, deSao-PauIi ■,
du Parana et de Rio-Grande-do-Sul, si-
tués à la même latitude. L'absence nor-
male des pluies, en ces parages, a favo-
risé la formation de vastes amas de sels
solubles à la surface du sol.
D'ailleurs, malgré ce défaut de préci-
pitation pluviale, le ciel est souvent
couvert au « pays du nitrate » ; surtout
à proximité du littoral et à l'intérieur,
on y observe des « camanchacas » ou
épais brouillards. Les vents y soufflent
régulièrement de l'ouest et du sud-ou.
et assez fortement dans la « pampa
pour soulever des tourbillons de pous
sière, capables de produire des phéno-
mènes d'érosion. La température y est
généralement élevée, puisque le maxi-
mum diurne oscille entre 25 et 35 degrés
et le minimum nocturne y varie de 4 à
8 degrés au-dessus de zéro, selon les
saisons, à l'altitude de i.ooo mètres. Il
n'y gèle qu'exceptionnellement.
Administrativement, les salpëtrières
chiliennes s'étendent sur cinq districts
d'inégale importance. Le plus septen-
trional d'entre eux, celui de Tarapai
groupe les concessions nitratières 1
plus anciennes et les plus facilemr
exploitables, grâce à trois voies ferr. ■
reliant les usines aux deux principa!,
ports du littoral voisin, Pisagua t;
Iquique. Dans deux autres petits port--
de cette région, Junin et Caleta Bueir
la descente de nitrate s'effectue si
transbordement jusqu'au môle à l'ai
d'un funiculaire aérien. Le poids dt,
wagonnets pleins successivement accro-
chés à ce transbordeur provoque la
remontée des véhicules vides.
Les gisements qui s'étalent d'une fa-
çon continue sur la bande étroite du
district deTarapaca touchent aux dépôts
potassiques de la grande plaine de Pin-
tades (600 kilomètres carrés), tandi^que
d'autres se groupent plus à l'ouest au-
tour de la Noria et de Bellavista, exploi-
tations desservies jadis par un chemin de fer qui
amenait les sacs de nitrate au port de Patillos,
aujourd'hui à peu près déserté.
Il faut ensuite parcourir une centaine de kilomè-
tres de landes stériles pour retrouver, toujours en
descendant vers le sud, les nouveaux gisements de ni-
trate dits < de Toco », qui s'étendent sur une longueur
de 70 kilomètres et une
largeur moyerme de
20 kilomètres, entre les
hauteurs de la côte et
la rive du rio Loa, le
seul fleuve de la région
nitratière se déversant
d'une façon permanente
dans l'océan Pacifique.
Au sud de ce cours
d'eau, les nitrates cons-
tituent deux ensembles
de dépôts orientés à
angle aigu et se rejoi-
gnant à la hauteur du
port d'Antofogasta
(23° 38'). La première
série de ces gisements
est formée de dépres-
sions intermittentes in-
suffisamment prospec-
tées jusqu'ici, mais la
seconde, ou district sal-
p ê t r 1 e r d'Antofogasta
proprement dit, com-
prend une vallée d'éro-
sion, parcourue par le
chemin de fer de
Bolivie.
On voit apparaître
ensuite les très riches
dépôts d'Aguas-BIan-
cas, qui occupent un
espace de 80 kilomè-
tres au nord et au sud et 40 kilomètres de l'est à
l'ouest, puis, indépendamment de quelques conces-
sions éparpillées à l'est au pied des Cordillères et
après un intervalle de plaines stériles, on rencontre
les gisements de Taltal, allant se terminer en pointe
vers le 26" parallèle.
Enfin, les principaux ports d'exportation des ni-
trates en activité sont, par ordre d'importance et avec
leurs capacités respectives d'embarquement annuel :
69
Iquique (700.000 tonnes), Mejillones (550.000 ton-
nes), Antofogasta (480.000 tonnes).
Dispositwns géologiques et classification commer-
ciale des minerais. — D'une façon générale, les gi-
sements de nitrate du Chili (ou calicheros) présen-
''^n d'un bloc, après explosion.
tent les invariables dispositions suivantes. Ils com-
prennent d'abord trois couches de couverture, qu'on
nomme en termes du métier : la chuca, lapanqueque
(crêpe), la castra (croûte), et dont une ou deux man-
quent parfois. La chuca, ou masse grise sans consis-
tance, renferme 45 à 65 p. 100 de silice et des
quantités variables de nitrates, de chlorures, de sul-
fates, de carbonates, de phosphates et d'iodates de
soude, de potasse, de magnésie, de chaux, de fer,
d'aluminium et de manganèse. Quand la chucha est
de couleur claire, elle contient une forte proportion
de sulfate de soude cristallisé et, lorsqu'elle offre un
aspect spongieux et moins friable, on l'appelle pan-
queque, et elle est particulièrement riche en sulfate
de chaux. Quant à la costra, ou croûte proprement
dite, sa coloration varie du brun foncé au gris clair;
conglomérat à structure bréchoïde, elle se compose
de 40 à 70 p. 100 de matériaux insolubles, cimentés
par divers sels solubles, entre autres, 10 à 15 p. 106
de nitrate de soude. D'ailleurs, la costra se confond
souvent avec \ecaliche, ou minerai utile, qui contient
de 25 à 40 p. 100 de nitrate de soude et repose
sur un substratum formé également de trois cou-
ches : le conjelo, brèche ou poudingue cimentée par
du chlorure et du sulfate de sodium, le banco, conte-
nant, en plus des sels précipités, du nitrate de soude
et du plâtre et, finalement la coba, qui se compose
de terre meuble, semée de petits cailloux. Cette der-
nière assise, d'une épaisseur fort variable, atteignant
parfois une vingtaine de mètres, s'appuie directe-
mdnt sur la charpente volcanique des Cordillères.
Les caliches renferment des sels solubles très
nombreux, qui peuvent, ou non, coexister tous en-
semble (nitrates, chlorures et sulfates de sodium, de
potassium, de magnésium et de calcium, sulfates
d'aluminium et de fer, traces de perchlorate de po-
tassium, d'iodate et borate de calcium, etc.). Ils
gisent en couches épaisses de 2 mètres au maxi-
mum, et leurs exploitants les classent commercia-
lement d'après leur aspect et leurs propriétés phy-
siques, qui fournissent d'utiles indications pratiques.
Ainsi, leur coloration, variable du blanc saccha-
roîde au noir (caliches manganiques et ferreux) en
passant par plusieurs nuances de brun (caliches argi-
leux),diversesteintes jaune soufre(calicheschromeux),
orangées (caliches bromeux), violettes (caliches
iodés), etc., renseigne, grosso modo, sur leur com-
position chimique. De même, au point de vue du
concassage, on a intérêt à comiaître la dureté et la
densité des échantillons, tandis qu'il faudra tenir
70
LAROUSSE MENSUEL
\12
Pa.cocha.
zo
0 C E A
CHILI
SEPTENTRION AL
^ — •>«( —
^Ê=. Gisement de
m~ Nitrate de soude.
^^= Cbemin de fer
Echelle
50
PACIFIQUE ^4,;
Tocopilla
Gatico\
Cobifa. (P^'LaMar)
LosHornos]
My'illones -del-Sur
"kmss??.^ NaRtQs.-JBJan\
capricorne Antofagàsla
AguasBli
Blanco Encalada
So- looK.
Gisements de nitrate de soude, au Ciiili.
compte de leur structure spongieuse ou pierreuse,
argileuse ou salée pour régler la marche des traite-
ments de lixiviation.
Maintenant, on peut se demander comment se for-
mèrent ces vastes dépôts. Leur origine est très con-
troversée. Suivant les uns, les gisements de nitrates
chiliens proviendraient d'une ancienne plage soule-
vée lors du plissement des Andes, plage sur laquelle
des accumulations de plantes marines se seraient
décomposées au cours des âges. Mais, selon L. de Lau-
nay, cette théorie ne repose sur aucune constatation
géologique. Les sels dont il s'agit s'appuient sans
autre interposition qu'un peu d'argile sur un fond de
roches primitives. Rien, là, ne semble indiquer un
dépôt marin presque contemporain de nous, pas plus
que l'exploration de la zone séparant les nitrates du.
littoral ne vient confirmer une telle hypothèse. Ces
gisements font plutôt songer soit à un dépôt de
guano, soit à l'assèchement d'un grand lac salé
intérieur, à luxuriante végétation aquatique et de-
venu désertique par suite de la transformation du
climat. Comme nous le constations, eu effet, un peu
plus haut, ces pays jouissent d'une température rela-
tivement élevée et d'une absence presque totale de
pluies. Aux journées chaudes succèdent des nuits
froides, avec rosée abondante. Donc, les varechs pu-
rent se développer à loisir dans ce lac qu'asséchè-
rent, petit à petit, de nouveaux bouleversements, dus
aux phénomènes volcaniques. Ces dépressions maré-
cageuses finirent par se recouvrir entièrement d'un
sable blanc et grossier. Alors, s'opéra une nitrification
lente, favorisée par les circonstances locales et clima-
tériques(porosité du sable, air pur, humidité moyenne
et alcalinité du milieu). A. Morvillez explique de cette
façon la présence de l'iode et du brome dans les
gisements de nitrate de soude, les varechs en conte-
nant une certaine quantité.
Exploitation actuelle des gisements. — Mais laissons
ces hypothèses plus ou moins plausibles, qui, selon
Alejandro Bertrand, l'un des hommes le plus au
courant de la question, n'expliquent la formation
des nitratières chiliennes que d'une manière absolu-
mor.t imparfaite, et occupons-nous de l'exploita-
tion des gisemets. On commence par prospecter le
terrain d'un gisement présumé en faisant des son-
dages espacés d'une centaine de mètres les uns des
autres et disposés suivant
un réseau quadrillé ou hexa-
gonal. Pour percer les trous,
les ouvriers emploient des
barres d'acier et prélèvent
des échantillons au moyen
de longues cuillers métalli-
ques. La plupart des pros-
pections sont faites par les
agentsdu gouvernement chi-
lien, qui eiuregistrent pour
chaque trou de sonde les
épaisseurs des couches de
couverture, de caliche et
d'assise, ainsi que les quan-
tités de nitrate de soude, de
chlorures, de sulfates et d'io-
de, déterminées après ana-
lyses. Les gisements pros-
pectés se vendent ultérieu-
rement aux enchères.
Une fois les sondages
achevés, l'extractionducali-
che enfoui dans le sol peut
se poursuivre. Au moyen
de poudre fabriquée sur
place, on fait sauter la cou-
che de terre, de sable et de
pierres qui le recouvre. Le
caliche gît à une profondeur
variant de 50 centimètres à
3 mètres, et la croûte super-
ficielle atteint généralement
60 à 70 centimètres. Les
blocs effrités par l'explosion
sont ensuite dirigés vers les
usines où, après broyage, on
dissout le nitrate dans de
vastes chaudières. De là,
les jus clarifiés s'écoulent
dans une série de bacs, où
s'opère la cristallisation.
Trois jours plus tard , cette
opération est achevée; les
hommes retirent alors les
cristaux, qu'ils étendent sur
une aire bien damée et légè-
rement inclinée. Ces mon-
tagnes de nitrate, abandon-
nées ainsi à elles-mêmes,
s'assèclient suffisamment
grâce à la tem.pérature, assez
élevée et au régime des
vents du Chili. Si bien qu'au
bout de quelques semaines,
le produit ne contient plus
que 2 à 2,5 p. 100 d'humi-
dité. On l'ensache alors,
pour le transporter par chemin de fer jusqu'aux dé-
pôts de la côte. Là, au fur et à mesure des besoins,
on embarque le sacs dans des allèges qui les amènent à
bord de grands voiliers ou de cargos. En quittant le
port d'embarquement, le nitrate acquitte un droit de
sortie qui, actuellement, le grève du tiersde sa valeur.
«• 157. Mars f920.
Théoriquement, la préparation du nitrate de soude
semble donc des plus simples ; mais, en l'examinant
de plus près, on se rend compte de la délicatesse des
opérations qu'elle exige. A ia vérité, cependant, le
seul sel soluble existant dans le caliche en quantité
comparable au nitrate est le sel marin. Or les courbes
de saturation de ces deux composés suggèrent im-
médiatement un procédé purement physique de
séparation, évitant de recourir à une réaction
chimique. Un examen sommaire montre, en effet,
que l'eau est un solvant beaucoup plus avide
de nitrate que de sel marin, et cet excès d'affinité
pour le nitrate s'accroît avec la température. Et
même, lorsque le solvant renferme les deux sels en-
semble en excès, comme c'est le cas des calichcs
salés, le nitrate prend une part de plus en plus pré-
pondérante à la saturation totale, à mesure que la
température se rapproche du point d'ébullition. Donc,
en se basant sur les chiffres de saturation déterminés
par l'expérience, on peut d'abord exclure de la dis-
solution tout excès de sel marin dépassant 6 p. 100
du contenu en nitrate par la simple décantation du
liquide clair à la température d'ébullition, puis enle-
ver, par refroidissement de cette dissolution à o",
près de 88 p. 100 de nitrate, sans précipitation
concomitante de chlorure, car la capacité dissolvante
du liquide pour ce sel augmente par suite du refroi-
dissement, tant qu'il demeure saturé en nitrate.
Le procédé de lixiviation méthodique Shanks, em-
ployé dans les usines du Chili, repose sur ces con-
sidérations scientifiques. Les diverses phases s'exé-
cutent dans des séries de cuves rectangulaires,
communiquant entre elles et établies au même
niveau. Chaque cuve de dissolution d'une série
est portée successivement aux diverses tempéra-
tures requises, à l'aide de vapeur envoyée sous pres-
sion dans un serpentin. On remplit le premier de
ces récipients avec le caliche sortant des concas-
seurs, et l'on y introduit le solvant, composé d'eaux-
mères très chaudes et très chargées de nitrate, prove-
nant, par exemple, de la cuve de gauche. Dans ce
premier bac, l'ébullition se prc duit et, une fois la
saturation achevée, on fait écouler la liqueur saturée
vers le clarificateur. Puis on remplace au fur et à
mesure le liquide évacué eu déversant par le haut,
dans cette première cuve, la lessive plus froide de la
cuve de gauche.
On procède alors à un second lessivage à plus basse
température avec cette nouvelle liqueur, qu'on vide
à son tour dans la cuve de droite, remplie, au préa-
lable, par des caliches concassés et portée ensuite à
l'ébullition. De cette manière, s'établit un courant du
solvant de plus en plus concentré dans les cuves, en
allant de gauche à droite, tandis que leurs tempéra-
tures respectives décroissent, par suite de l'absorp-
tion et de la déperdition de calorique. En les consi-
dérant de droite à gauche, le dernier récipient à
droite de la série en action renferme le produit le
plus épuisé, dont le dernier lessivage s'opère presque
à froid, alors que, dans la dernière cuve à gauche, s'ef-
fectue jusqu'à saturation, grâce à l'ébullition produite
par le serpentin, le premier lessivage du caliche brut.
Depuis un demi-siècle que le procédé Shanks a été
introduit au Chili, il n'a guère subi de modification.
\
lîacs de ci'i»UUisatioo à divers stade».
W 157. Mars 1920-
LAROUSSE MENSUEL
71
^lg***^<'f.<*;....
ezplûilation de nitrate de soude, dans la province de Tarapaca, 'Chili.)
essentielles et, cependant, l'appauvrissement croissant
des caliches traités nécessiterait des modifications, car
leur teneur actuelle ne dépasse plus guère 15 à 17
p. 100 de nitrate et réclame des volumes d'eau de
plus eu plus grands pour chaque unité de produit
final. Par le fait, la consommation du combustible a
donc énormément augmenté. En 1885, chaque tonne
de houille permettait d'obtenir 12 tonnes de nitrate;
aujourd'hui, elle en fournit seulement 5 et, dans cer-
tains cas, 2 1/2. Aussi un technicien anglais, Gibbs, a
proposé de remplacer cette méthode par la suivante.
Il soumet le minerai concassé à la lixiviation dans
une série de quatre cuves. L'eau entre dans la der-
nière, où elle agit sur la matière déjà trois fois
lavée; puis on dirige la solution faible ainsi obtenue
dans le bac numéro 3, où elle s'enrichit aux dépens
du caliche moins lavé, et ainsi de suite. Les sels in-
solubles passent du premier bac aux second, troi-
sième et quatrième récipients, d'où on les évacue
sans avoir recours à la filtration ; seules, les parti-
cules les plus fines restent en suspension dans la li-
queur la plus concentrée du bac n° i, qu'on filtre.
Cette filtration porte donc sur 10 p. 100 du minerai
brut, au lieu d'être répartie sur l'ensemble ; d'où une
grande économie. On obtient ainsi une liqueur conte-
nant 450 grammes de nitrate de soude, 200 grammes
de sel marin, 50 grammes d'autres sels et 650 grammes
d'eau. On évapore alors cette solution dans un appa-
reil à double effet, d'atwrd à 80° dans le vide, ce qui
produit un dépôt de sel marin, puis à 124" sous la
pression atmosphérique; par refroidissement, le ni-
trate de soude cristallise sur le fond, et on l'enlève
au fur et à mesure. Le procédé Gibbs permet de
traiter des caliches à faible teneur, tout en donnant
un rendement élevé : 85 à 90 p. 100, au lieu de
50 p. 100 par la méthode Shanks. Il paraît donc réa-
liser un important progrès. Toutefois, conune son
application, dans une usine sise à Antofogasta, date
seulement de 1917, on ne saurait encore se prononcer
sur sa valeur pratique et, jusqu'ici, son emploi ne
s'est pas généralisé au Chili. — Jacques Boteu,
Normands (Histoire des), par Jean Revel
(Paris, 1918-1919, 2 vol. in-S"). — Signalé déjà à
l'attention du public par son œuvre de romancier,
Jean Revel groupera certainement des sympathies
nombreuses autour de son œuvre d'historien. Il était
préparé à celle-ci par l'ardent amour qu'il voua à sa
petite patrie, cette fière Normandie, dont il exalta
maintes fois les multiformes splendeurs. On sent, en
outre, à chaque page de cet écrivain remarquable
par la limpidité de son style, sans cesse original et
pittoresque, familiarisé avec toutes les sciences, que
rien ne lui demeura indifférent de ce qui concerne ce
sol privilégié, où l'opulente nature suscita une bril-
lante civilisation.
C'était un vaste dessein que celui d'examiner, dans
ses manifestations diverses, l'histoire d'un peuple, de
ses origines à nos jours. Jean Revel l'a réalisé avec
bonheur. Forcé d'éliminer les questions de détail au
profit des faits principaux, il ne paraît avoir omis
rien d'essentiel. Peut-être pourrait-on lui reprocher
d'avoir quelquefois sacrifié le souci des documents
originaux à des nécessités de synthèse. N'importe !
Son travail est solide sur ses bases, et nous en con-
naissons peu de plus intéressants à lire.
Il est vrai, quel sujet admirable ! On entre de
plain-pied dans l'épopée. Ces Scandinaves, ces gens
du Nord, ces Northmen, étaient, comme tous les
peuples d'Europe, venus d'Asie, en hordes désor-
données. Tandis que les autres Aryens s'installaient
sur le continent, dans des sites heureux, baignés de
soleil, au sein d'une nature féconde, les Normands
s'emparaient des terres ingrates et glacées du septen-
trion. C'étaient de rudes hommes, habitués à la dure
et à la lutte ; mais ils avaient, comme leurs pareils,
le goût du bien-être. Or le climat ne leur réserva que
déboires et mécomptes. En même temps qu'il décu-
plait leur énergie et leur violence, il stimulait en eux
le désir d'abandonner ces rives mauvaises, pour con-
quérir les édens lointains, où d'autres hommes vi-
vaient dans la sérénité du travail facile et fructueux.
Ils étaient dignes de posséder cet éden. C'étaient
des êtres cruels, sanguinaires, féroces, mais néanmoins
civilisés. Ils avaient, en matière de religion, de poli-
tique, de législation, de commerce, des institutions
qui dénotaient une singulière maturité d'esprit.
Partout où iraient ces « vikings », ils apporteraient
une règle et une discipline.
Amoureux de l'aventure et de la bataille, stimulés
à la bravoure par leur religion, ils étaient de pro-
digieux navigateurs, sillonnant les mers sur des
barques fragiles. Longtemps ils vécurent de pêche
et de rapine, ne songeant pas à quitter le sol com-
mun. On ne peut établir au juste quel motif impé-
rieux les détermina à l'émigration. Un cataclysme,
peut-être. Plus sûrement, des rivalités entre rois, la
surpopulation, l'instabilité du climat, la famine,
l'appétit, surtout, de bonheur.
Plusieurs vagues d'émigrants, abandonnant la
Scandinavie, abordèrent aux îles Féroé (725) et en
Islande (861), où ils fondèrent des colonies prospères.
Les ouvrages de Seemund (le Vieil Edda et la Niais-
Saga), de Are Frode et de Snorre Sturleyson, écrits
au XI" et au xii" siècle, précisent que ces républiques
primitives étaient des aristocraties patriarcales, pos-
sédant, sous le nom d'althing, une assemblée à la
fois politique et législative.
D'Islande, d'autres Northmen devaient successive-
ment étendre l'œuvre colonisatrice. Erik le Rouge
s'empara du Groenland. Bjam et ses guerriers décou-
vrirent les terres de l'Amérique du Nord, où des
trafics furent pratiqués dès le xi' siècle et où des
combats furent livrés. Tous ces navigateurs font
déjà figure de héros. Leurs aventures sont prodi-
gieuses. Jean Revel peint leurs gestes d'amour et de
guerre en fresques vivantes et colorées.
Néanmoins, RoMon, l'homme prédestiné, le vrai,
le premier héros de ce peuple vigoureux, retient sur-
tout l'attention, à cette période confuse de l'histoire.
Car lui seul saura réaliser le rêve perpétuel de ces gens
du Nord et conquérir, le fer à la main, le royaume
doux et stir qu'ils ambitionnent de fonder sur le
continent. Lui seul, par ses qualités d'intelligence et
de courage, suscitera assez de sympathie et de con-
fiance pour qu'une armada de 700 navires, portant
40.000 hommes consente à suivre son destin.
C'est en 876 ou 896 que ce chef formidable, aux
volontés rigides, conduit son expédition vers l'estuaire
de la Seine, osant affronter la puissance du roi caro-
lingien. En quelques semaines, il prend Rouen, bat
l'armée française, s'empare de tout le pays dé-
fendu par des hommes aux énergies débiles. II est
servi, il est vrai, par la complicité des Normands,
déjà établis sur ces régions florissantes. Le traité de
Saint-Clair-sur-Epte lui donne Rouen, les pays de
Bray et de Caux, le Lieuvin. Alors, posant les armes,
il administre, crée une civilisation à l'image des civi-
lisations nordiques, promulgue les fameuses lois qui
portent son nom et fonde l'Echiquier, cour de justice
qui a mission de ,les faire respecter.
Ce premier duc de Normandie joint la sagesse à
l'esprit d'initiative. Il abdique, quand il sent la décré-
pitude venir. Il espère que sa dynastie saura conti-
nuer son œuvre. De fait, Guillaume Longue-Epée,
son fils, malgré les révoltes de ses vassaux, agrandit
le duché, lui annexant successivement Coutances et
Avranches et assurant sa suzeraineté sur les comtés
de Rennes et de Vannes. Richard I«', Richard II et
Richard III, leurs descendants, maintiennent au mi-
lieu de difficultés sans nombre l'intégralité de leur
territoire. Robert le Magnifique ajoute à des mérites
divers celui d'engendrer l'homme éminent' en qui
vont s'incarner, à un degré supérieur, toutes les vertus
de la race normande. Mais il meurt avant d'avoir pu
poser sur sa tête la couronne.
Or ce fils, Guillaume, que l'on connaîtra dans
l'histoire sous le nom du Conquérant, est issu d'une
liaison de Robert le Magnifique avec une robuste et
belle paysanne. Ariette. Il est bâtard. A huit ans, à
la mort de son père, menacé par tous les aspirants
à la couronne ducale, il ne parvient qu'en fuyant à
maintenir son existence précaire. Il reste longtemps
dans l'ombre, protégé par sa mère, mais déjà banté
par des rêves de gloire. Il cultive son esprit, il ap-
prend, par la fréquentation des hommes au milieu des-
quels il cherche des partisans, la diplomatie, science
psychologique, qu'il utilisera plus tard avec maîtrise.
C'est un garçon vigoureux, sage et sain. Il se prépare,
avec une volonté hardie et prudente à la fois, au
rôle énorme qu'il va jouer. Jamais un instant de dé-
faillance, dans cette âme bien trempée pour la lutte.
Quand il juge le moment venu d'agir, il apparaît
dans sa beauté juvénile et confiante. Las de l'anarchie
dont souffre le duché, tous les hommes désireux
d'ordre le suivent. Il les conduit à la bataille du
Val des Dunes (1045), où il écrase ses compétiteurs,
Geoffroy Martel, comte d'Anjou entre autres, et les
rebelles qui le soutiennent. Ainsi U replace le duché
sous son gouvernement. D'autres rébellions sont, de
même, peu après anéanties. Guillaume peut, désor-
mais, à l'exemple de ses pères, poser J'épée et prendre
la toge de l'administrateur.
Mais il a bientôt des visées plus hautes. Il sait que
le roi Edouard, à Londres, n'a pas d'héritiers, qu'il
pourrait être, lié à lui par des liens de parenté,
désigné comme son successseur, que ce monarque est
peu à peu circonvenu par un intrigant, Godwin,
comte de Wessex, lequel convoite sa couronne. Il
se rend en Angleterre, pose des jalons, s'assure des
appuis éventuels. Puis, revenu à Rouen, il amorce,
avec différents souverains et le pape, des conventions
en perspective de ses gestes futurs. Peu à peu, il crée
une flotte de 3.000 navires, pouvant transporter
60.000 hommes et leurs approvisionnements.
Quand il apprend la mort d'Edouard et l'usurpation
du trône par Harold, fils de Godwin, ses moyens de
combat sont prêts. Il prend la mer sans bésitàtion et
72
débarque, le 28 septembre 1066, sur le sol anglais.
La bataille d'Hastings n'est livrée que Je 14 octobre
suivant, après maintes passes diplomatiques et l'offre
de combattre Harold en combat singulier pour éviter
l'effusion du sang. Ainsi Guillaume s'assure-t il un
beau rôle humanitaire. Le duc ne triomphe que par
un stratagème de la ténacité anglaise. Il a donné de
sa personne avec sa fougue ordinaire. Il occupe
bientôt Douvres, Canlerbury, assiège Londres, y
pénètre en évitant les combats de rue, est proclamé
roi par un peuple enthousiaste.
11 est désormais le plus puissant monarque du
monde. Mais ses Etats sont loin de jouir des bienfaits
de la paix. Tantôt en Angleterre, tantôt en Nor-
LAROUSSE MENSUEL
le' pape et l'empereur, aspire au trône byzantin et
n'abandorme son rêve de domination que parce que
les moyens humains ont des limites.
Tous ces surhommes sont aidés dans leurs tâches
de conquérants et d'administrateurs par des femmes
admirables, auxquelles Jean Revel a rendu leur place
réelle dans l'étude de cette évolution d'un monde. De
la guerrière des temps primitifs à la sage Mathilde et
à la coquette Alienor d'Aquitaine, nous saisissons sur
le vif quelle influence la maîtresse et l'épouse exer-
cèrent sur les actes des héros et des diplomates.
Réunie à la France, la Normandie lui apporta, en
même temps que sa richesse matérielle, sa richesse
d'énergie, d'activité et d'intelligence. Ses commer-
DftAKKARS. — IjC drakkar était le bateau dans lequel les pirates normands remontaient les fleuves. Il tirait son nom du dragon qui
ornait sa proue. 11 était construit en cliéne et calfaté en poil de vache goudronné. Long de 24 métrés. larf.'e de a». 20, creux sur
quille lie 1 ■». 80, il armait IG avirons de chnque bord et avait une cinquantaine d'hommes d'équipage.
mandie, il est obligé de revêtir sans cesse le vêtement
d'acier de l'homme de guerre. Il fait succéder des
régimes de terreur au régime de bienveillance sur les
terres conquises; il massacre et pille, n'obtient
quelque quiétiide que par la violence de ses châti-
ments. En France, ses fils, mécontents de n'avoir
point leur part de la richesse paternelle, se liguent
contre lui, appuyés par leur mère, .Mathilde. Ils ont
pour allié le roi de France. Guillaume les bat, me-
nace un moment Paris, triomphe de ; es innombrables
ennemis.
Malgré cette existence surchauffée, qui l'a trans-
formé en autocrate, cet homme trouve le m.oyen de
légiféj'er avec clairvoyance. Son règne est fécond à
plus d'un titre. Il respecte et renforce les institutions
anglaises, impose l'ordre et la morale dans un pays
troublé par de longues années de brutalité, réforme
le clergé, crée des écoles, protège l'industrie et le
commerce, établit le cadastre, fait fructifier le do-
maine agricole. Parallèlement, il s'occupe d'embellir
la Normandie et d'y activer le bien-être en y fon-
dant la Vicomte de l'Eau et cent autres institutions.
Il meurt le 10 septembre 1087, en pleine lutte,
après avoir fait confession publique de ses fautes et
les avoir réparées devant notaires. L'Angleterre lui
doit sa grandeur et la Normandie sa richesse.
Avec ses trois fils, Robert, Guillaume, Henri, com-
mence lapériodededécadence. Leurs dissensions, leurs
perpétuelles violences et cautèles amenèrent le par-
tage du royaume. Geoffroy, comte d'Anjou, fondera
dans le duché soumis à son obéissance la dynastie
des Plantagenets. Henri Court-Mantel, son fils, après
avoir acquis, par son mariage avec Alienor, la Sain-
tonge, le Poitou et l'Aquitaine, récupérera par héritage
le trône d'Angleterre, aspirera à l'hégémonie sur le
monde, mais trouvera dressé devant lui l'énergique roi
de France, Philippe Auguste, qui le forcera à capituler
devant Azay-le- Rideau (1189). Un instant, Richard
Cœur de Lion paraîtradevoir rendre à sa dynastie sa vi-
gtieuretsonillustration; mais il mourra prématurément
d'une blessure, après avoir suscité l'admiration unani-
me par ses prouesses de paladin. SousJean-sans-Terre,
laNormandie sera définitivement réunie à la France.
Jean Revel ne se borne pas à étudier le rôle des
Northmen en France et en Angleterre. Il les suit dans
leurs incursions à travers le monde, les montre se
taillant des royaumes en Orient et en Italie. Pauvres
gentilshommes cherchant fortune, ils deviennent rois
de Sicile, participent à la libération de l'Espagne du
joug des Maures, attaquent le puissant empereur de
Byzance. L'un d'eux, Rurik, devient prince de
Novgorod et prélude à la fondation de l'Empire
tsariste. Un autre, Guiscard, prodigieux guerrier, bat
çants et ses navigateurs, aussi hardis qu'à l'époque
des migrations, parcourant sans lassitude les mers,
lui conquirent en grande partie son domaine colonial,
lui offrant successivement la possession du Brésil, du
Canada, du Texas, de la Louisiane, de Terre-Neuve,
des Etats-Unis, de Madagascar, Java, Sumatra et de
différents points de la côte africaine. Ses intellectuels
contribuèrent puissamment à son rayonnement dans
l'univers. Malherbe, Corneille, Fontenelle, Barbey
d'Aurevilly, Gustave Flaubert, Guy de Maupassant,
Remy de Gourmont, Octave Mirbeau, pour ne citer
que quelques modernes parmi ses écrivains, Nicolas
Poussin, parmi ses artistes, mille autres, qui créèrent
dans le repos et dans la joie assurés par les antiques
conquérants, nous ont apporté la certitude que, sur
cette terre grasse et fleurie, la force de la pensée ac-
compagna toujours l'héroïsme du geste. — Emile Maone.
Optig^ue adj. — Escvcl. Puissance d'un système
optique (v. dioptrie, p. 62) ; Unités optiques (v.p. 68.)
Pa.ix (les Traités de). Le Pacte de la
Société des nations. — Le traité du 28 juin 1919,
dont le texte français et le texte anglais font
également foi, se divise en 15 parties, compre-
nant 440 articles : I, Pacte de la Société des nations;
II, Frontières d'Allemagne; III, Clauses politiques
européennes ; IV, Droits et intérêts allemands hors de
ï Allemagne ; V, Clauses militaires, navales ; VI, Pri-
sonniers de guerre et sépultures; VII, Sanctions;
VIII, Réparations ; I X , Clauses financières ; X , Clauses
économiques; XI, Navigation aérienne; XII, Ports,
voies d'eau et voies terrées; XIII, Travail; XIV, Ga-
ranties d'exéctdion ; XV, Clauses diverses.
Nous examinerons successivement les dispositions
les plus importantes de la paix de Versailles, en
particulier les clauses politiques et territoriales, et
nous commencerons par l'étude du Pacte de la Société
des nations. « Une guerre à laquelle toute l'humanité a
participé, écrivait l'historien Ernest Lavisse, appelle
fatalement un essai d'organiser toute l'humanité ».
Et cet essai devrait exclure la politique de compen-
sations et de bascule, qui est nécessairement op-
pressive ; il établirait les rapports entre nations sur
leur consentement réciproque, sur leur union volon-
taire pour le règne de la justice et de la paix.
L'idée d'une Société des nations est d'origine fran-
çaise : elle appartient à Fénelon, à l'abbé de Saint-
Pierre, à J.-J. Rousseau, à Joseph de Maistre.
Le jour où s'ouvrirent les conférences de La Haye,
où furent fondées une juridiction internationale et
une cour d'arbitrage, le pacifisme sortit du domaine
théorique et doctrinal. La proposition française d'ar-
bitrage obligatoire échoua précisément par l'opposi-
H« 1S7. Mars 1020.
tion de nos ennemis de 1914 ; mais les conceptions
généreuses que nos représentants avaient tenté de
faire prévaloir se répandirent dans les esprits, et l'in-
dignation provoquée par les iniquités allemandes en
assura le triomphe.
Une 0 Ligue de la paix par la force n (League to
enjorce peace) fut créée aux Etats-Unis le 17 mai
1915. Le président Wilson s'empara de l'idée qui
avait inspiré cette institution et, la développant, il
conçut le plan d'une société démocratique, d'une
société de peuples groupés dans un sentiment loyal
de solidarité, dans une résolution d'agir en commun
pour assurer à l'humanité « la liberté de vivre ».
A Washington, le 2 septembre 1916, il affirma que
les principes du droit public doivent l'emporter sur
les intérêts particularistes, que toutes les nations
sont, bon gré mal gré, associées et « partenaires »,
qu'il est de leur intérêt même de s'entendre entre
elles et qu'une impartiale justice est la condition de
leur collaboration ; elles feront donc une « sorte de
ligue » pour obtenir que le droit l'emporte sur les
agressions égoïstes, pour éviter l'opposition des al-
liances, pour assurer le respect absolu du droit des
peuples et de l'humanité. Et, dans la deuxième de
ses quatrepropositions additionnelles (11 févr. 1918),
le président déclara que les peuples et les provinces
ne doivent pas faire l'objet de marchés entre souve-
raineté et souveraineté, « comme s'ils étaient de simples
choses ou de simples pions d'un jeu, même du grand
jeu maintenant à jamais discrédité cle l'équilibre ».
Lorsque l'Allemagne, après ses alliés, dut de-
mander grâce, les puissances victorieuses donnèrent
donc pour base à l'organisation nouvelle du monde
la Société des nations, considérée à la fois comme un
instrument de progrès et comme une garantie contre
le retour offensif du militarisme à la prussienne. Le
Pacte de la Société des nalwns forma les articles i
à 26 du traité de Versailles (28 juin 191Q). Il fut
textuellement reproduit dans le traité de Saint-Ger-
main avec l'Autriche (10 sept. 1919) et dans le traité
de Neuilly-sur-Seine avec la Bulgarie (27 nov. 1919).
Les principes. — La coopération entre nations,
leur tranquillité et leur sûreté sont subordonnées à
l'engagement de ne pas recourir, dans certains cas,
à la force, et au respect de quelques principes de
haute morale politique, fondés sur la justice et
l'honneur : publicité des relations internationales ;
adoption par les gouvernements, comme règle de
conduite, des prescriptions du <lroit des gens ; obser-
vation des traités. Par application de ces principes,
consignés dans le préambule du Pacte :
Les membres de la Société s'engagent récipro-
quement à respecter et à maintenir contre toute agres-
sion extérieure leur intégrité territoriale et leur indé-
pendance politique présente. Le Conseil avisera aux
moyens d'assurer l'exécution de cette obligation, «en
cas d'agression, de menace ou de danger d'agres-
sion » (art. 10).
Tout traité signé par un membre de la Société
doit, pour devenir obligatoire, être enregistré par le
secrétariat permanent (art. 18).
L'Assemblée peut, de temps à autre, inviter les
membres de la Société à procéder à un nouvel exa-
men des traités devenus inapplicables, ainsi que des
situations internationales, dont le maintien pourrait
mettre en péril la paix du monde (art. 19).
Les membres de la Société reconnaissent comme
abrogé tout engagement inconciliable avec les termes
du Pacte ; ils s'obligent solennellement à n'en plus
contracter de semblables et à se dégager de ceux
qui pourraient les lier (art. 20). L'article 21 du traité
admet toutefois que cette incompatibilité ne con-
cerne pas les « engagements internationaux, tels que
les traités d'arbitrage », ni les « ententes régio-
nales », comme la doctrine de Monroe, proclamée
par le président des Etats-Unis en 1823, après l'éman-
cipation des colonies espagnoles, et qui se réduit à
cette formule : les puissances européennes ne doivent
pas intervenir dans les affaires politiques de l'Amé-
rique, devenue indépendante, et, réciproquement,
l'Amérique n'a pas à intervenir dans les affaires
européennes, fidèle en cela aux idées politiques de
Wasliington, qui n'admettait d'autre cause de guerre
que le juste souci de l'honneur national.
Ma politique est simple (écrivait-il) : vivre en relations ami-
cales avec toutes les nations, mais n'être dans la dépendance
et ne prendre le parti d'aucune, exécuter nos obligations
envers toutes et assurer par le conunerce la satisfaction de
leurs besoins, voilà notre intérêt et notre droit... Je veux que
notre attitude soit américaine, que notre politique ait la ré-
putation d'être américaine, de telle sorte que les Etats euro-
péens soient bien persuadés que notre action est limitée à
nous-mêmes et ne s'étend pas à autrui.
Acceptée par tous les Etats du nouveau continent, la
doctrine de Monroe n'aurait, d'après le traité de Ver-
sailles, qu'une portée locale, et son acceptation ne serait
qu'un acte de conservation, de défense et de sûreté.
Composition de la Société des nations. — La
Société des nations est constituée : 1° par tous les
Etats alliés ou associés, signataires du traité de paix
(membres originaires); — 2° par les Etats neutres
invités à adhérer au Pacte et qui y auront effective-
ment adhéré sans réserves, deux mois au plus tard
après sa mise en vigueur (République argentine,
Chili, Colombie, Danemark, Espagne, Norvège, Pa-
«• 157. Mars 1920.
LAROUSSE MENSUEL
73
I .1:Y1
Embarcations des Normands, lors de leur débarquement en Angleterre, au xl* siècle. (Fragment de la Tapisserie de Baycuz,)
La « Tapisserie >• de Bayeux est une :oile sur laquelle ont été appliquées en broderie les scènes représentant la conquête de l'AnsleteiTe par les Normands. Elle n'est pas due, comme on l'a dit,
à la reine Matbilde, femme de Guillaume le Conquérant. C'est le demi-frère de ce dernier. Eudes de Conteville, évéqiie de Bayeux, qui la fit exécuter par des brodeurs saxoiu, de 1088 à J092 environ.
Elle mesure 70b,3V de long, sur une hauteur de On, 50. C'est un document de premier ordre pour Ijiistoire de la tin du xi« siècle.
raguay, Pays-Bas, Perse, Salvador, Suède, Suisse,
Venezuela); — . 3° par tout autre Etat, dominion ou
colonie, se gouvernant librement, pourvu qu'il donne
des garanties effectives de sa bonne foi en matière
d'obligations internationales, qu'il accepte le règle-
ment établi par la Société en ce qui concerne les ar-
mements et que son admission soit prononcée par
les deux tiers des nations représentées à l'Assemblée,
sur rapport spécial du Conseil (art. i").
Cessent de faire partie de la Société : 1° tout
membre qui, ayant rempli ses engagements interna-
tionaux, fait savoir, deux ans à l'avance, sa résolu-
tion de se retirer (art. 2) ; . — 2" tout membre qui
n'accepte pas les amendements au Pacte votés par
la majorité des membres de l'Assemblée (art. 26) ; —
3° tout membre exclu par tous les autres membres
de la Société pour violation de l'une des obligations
résultant du Pacte (art. 16).
Organes de la Société des nations. — L'action
de la Société s'exerce par une Assemblée et par un
Conseil, assistés d'un Secrétariat permanent {art. 2).
L'Assemblée est le Parlement de la Société ; le
Conseil en est le pouvoir exécutif, l'organe directeur.
Leur compétence s'étend à « toute que :tion qui rentre
dans la sphère d'activité de la Société ou qui affecte
la paix du monde. L'Assemblée se réunit « à des
époques fixées et à tout autre moment, si les cir-
constances le demandent; le Conseil, aussi souvent
que les circonstances peuvent l'exiger et, au moins,
une fois par an (art. 3 et 4).
L'Assemblée se compose de représentants 3e tous
les membres de la Société, chaque membre ne pou-
vant compter plus de trois représentants et dispo-
sant d'une seule voix (art. 3). Le Conseil comprend
les représentants des principales puissances alliées
et associées et de quatre autres Etats sociétaires
choisis par l'Assemblée. Sur avis favorable de la ma-
jorité de l'Assemblée, le Conseil a, d'ailleurs, la faculté
de désigner d'autres membres, permanents ou tem-
poraires. Chaque Etat représenté n'a droit qu'à un
représentant et à une seule voix (art. 4).
Sauf dispositions contraires du Pacte, les décisions
de l'Assemblée ou du Conseil sont prises à l'unani-
mité, tandis que les questions de procédure sont
réglées à la majorité (art. 5).
Les amendements au Pacte entrent en vigueur
aussitôt qu'ils ont été ratifiés par le Conseil et par la
majorité de l'Assemblée (art. 26).
On remarquera que, si la Grande-Bretagne dispose
d'une seule voix comme les autres membres de la
Société, les dominions du Canada, le commom-
vealth d'Australie, l'Union sud-africaine, le dominion
de la Nouvelle-Zélande et l'Inde ont été admis à
avoir une représentation particulière. Cuba a égale-
ment une représentation distincte de celle des
Etats-Unis.
La France, dont les tendances administratives
sont essentiellement centralisatrices, ne compte, dans
son domaine d'outre-mer, aucun dominion ; mais
l'Inde anglaise, simple colonie de la couronne, n'avait
pas plus de droits à être représentée que l'Algérie ou
nos pays de protectorat, qui ont pris une part glo-
rieuse à la Grande Guerre. Cette différence de trai-
tement n'a pas une très grande importance au regard
des décisions de l'Assemblée, qui doivent être prises
à l'unanimité. Il est, cependant, un cas — et un cas
particulièrement grave — où il en est autrement :
l'admission de nouveaux associés est, en effet, vala-
blement prononcée par les deux tiers des membres
présents et, le jour où l'Allemagne demanderait à
faire partie de la Société, la France pourrait se
trouver dans une situation de réelle infériorité pour
défendre son opinion.
Le secrétariat permanent est établi au siège même
de la Société.
Le secrétaire général de la Société est, de plein droit ,
secrétaire général de l'Assembléeet du Conseil(art. 6).
Siège de la Société des nations. — Le siège de
la Société des nations est établi à Genève, mais le
Conseil peut, à tout moment, décider de l'établir
ailleurs (art. 7). L'Assemblée et le Conseil se réu-
nissent au siège de la Société, à moins que le Con-
seil ne désigne un autre lieu (art. 3 et 4).
Immunités diplomatiques. — Les représentants
des membres de la Société et ses agents jouissent,
dans l'exercice de leurs fonctions, des privilèges et
immunités diplomatiques ; les immeubles occupés
par la Société, par ses services, par ses réunions,
sont inviolables (art. 7).
Moyens de prévenir ou de régler les conflits.
Sentences arbitrales. Rapports du Conseil ou
de l'Assemblée. — Pour prévenir ou régler les con-
flits entre nations, le Pacte recommande ou pres-
crit certaines mesures, les unes de prévoyance ou de
surveillance, les autres d'exécution.
Mesures préventives,. D'abord, chaque membre de
la Société a le droit, « à titre amical », d'appeler
l'attention de l'Assemblée ou du Conseil sur « toute
circonstance de nature à affecter les relations inter-
nationales et qui menace, par suite, de troubler la
paix ou la bonne entente entre nations, dont la
paix dépend », et il est expressément déclaré « que
toute guerre ou menace de guerre, qu'elle aSecte
directement, ou non, l'un des membres de la So-
ciété, intéresse la Société tout entière et que
celle-ci doit prendre les mesures propres à sau-
vegarder efficacement la paix des nations. En
pareil cas, le secrétaire général convoque immédia-
tement le Conseil, à la demande de tout membre de
la Société » (art. 11).
Limitation des armements. Le maintien de la paix
étant le principal objectif de la Société, les arme-
ments seront réduits au minimum compatible avec
la sécurité nationale et l'exécution des obligations
internationales. Le plan des réductions est établi par
le Conseil eu égard à la position géographique et aux
conditions spéciales de chaque Etat; il est soumis
aux divers gouvernements qui, après avoir adopté
une limitation, ne peuvent la dépasser sans le con-
sentement du Conseil, mais il est sujet à revision
tous les dix ans. Les membres de la Société doivent
se renseigner exactement sur l'a échelle » de leurs
armements, sur leurs programmes militaires, « sur
la condition de celles de leurs industries susceptibles
d'être utilisées pour la guerre » et, d'ailleurs, une
Commission permanente rendra compte au Conseil
de l'exécution de ces dispositions, (art. 8 et g^.
Si l'Allemagne demande un jour son admission
dans la Société, elle acceptera au préalable l'appli-
cation des articles 8 et 9 et se prêtera en outre à
toutes les investigations (art. 213).
Procédure d'arbitrage. Rapports du Conseil ou de
l'Assemblée. La Société comporte un organisme judi-
ciaire, composé de tout tribunal arbitral choisi par
les intéressés, y compris la Cour permanente de La
Haye, et de la Cour permanente de justice interna-
tionale, dont le statut, préparé par le Conseil, aura
été approuvé par la Société. Cette haute juridiction
rendra des arrêts sur tout différend dont les parties
la saisiront ou donnera les avis que lui demanderont
le Conseil et l'Assemblée (art. 14).
La procédure d'arbitrage ou d'examen par le Con-
seil est organisée par les articles 12 à 16 du Pacte,
qui prévoient plusieurs hypothèses :
1° Conflit pouvant entraîner une rupture entre des
membres de la Société. Il est soumis à l'examen du
Conseil ou à la procédure d'arbitrage, et les parties
s'engagent à ne pas recourir aux armes avant qu'un
délai de trois mois se soit écoulé depuis le rapport
du Conseil (qui doit intervenir dans les six mois) ou
la sentence des arbitres (qui doit intervenir • dans
un délai raisonnable »)[art. 12]. Ainsi, après avoir
observé la procédure et les délais, un Etat peut
ouvrir les hostilités ;
2° Conflit entre membres de la Société susceptible,
à leur avis, d'une solution arbitrale. Lorsqu'il s'agira
de l'interprétation d'un traité ou d'un point de droit
international, d'un fait constituant la rupture d'un
engagement et de la réparation consécutive à cette
infraction, en d'autres termes, lorsqu'il se présentera
des difficultés d'un caractère juridique, le conflit, s'il
n'a pas été aplani par la diplomatie, sera intégrale-
ment déféré à la Cour d'arbitrage désignée par les
parties ou prévues par les conventions antérieures.
Les membres de la Société s'engagent à exécuter de
bonne foi les sentences et à ne pas recourir à la
guerre contre la partie qui s'y conformera. A défaut
d'exécution de la sentence, les mesures utiles seront
proposées par le Conseil (art. 13);
3° Conflit, entre les membres de la Société, pouvant
entraîner une rupture et non soumis à l'arbitrage.
En ce cas, à la demande de l'une des parties en
cause adressée au secrétaire général, le différend est
porté devant le Conseil, qui en fait rapport, et deux
solutions peuvent intervenir : ou le rapport est
accepté à l'unanimité par le Conseil (le vote des
représentants des parties n'entre pas en ligne de
compte), et les membres de la Société s'engagent à
ne recourir à la guerre contre aucun des Etats eu
cause qui se conformera aux conclusions du rapport ;
— ou bien le rapport n'est pas approuvé à l'unani-
mité, et la Société se réserve le droit d'agir comme
elle le juge nécessaire « pour le maintien du droit et
d« la justice ». Il est, d'ailleurs, loisible, tant au
Conseil qu'aux parties (celles-ci dans les quatorze
jours de l'introduction de l'instance devant le Con-
seil) de saisir du différend l'Assemblée, qui procède
d'après les mêmes règles que le Conseil. Si l'une des
parties prétend et si le Conseil reconnaît que le dif-
férend porte sur une question que le droit interna-
tional laisse à la compétence exclusive de cette par-
tie, le Conseil le constate dans un rapport, mats
sans recommander aucune solution (art. 15).
Sanctions. Un membre de la Société recourt-il à
la guerre contrairement aux engagements pris en
conformité des articles 12, 13 ou 15 ? Il est, ipso
facto, considéré comme ayant commis un acte de
guerre contre tous les autres membres de la Société,
qui prennent les sanctions prévues par l'article 16.
Ils cessent avec l'Etat en rupture de pacte toutes
relations commerciales ou financières, interdisent à
leurs nationaux tout rapport avec les nationaux de
cet Etat, se prêtent un mutuel appui pour réduire
au minimum, en ce qui les concerne, les consé-
quences du blocus économique qu'ils ont édicté, ou
pour résister aux mesures de rétorsion dirigées
contre eux. Le Conseil doit » recommander » aux
gouvernements intéressés le recours aux armes, et, si
une action militaire coramime est décidée, des dis-
positions seront prises pour faciliter le passage des
forces armées à travers le territoire des Etats parti-
cipants. L'exclusion de l'Etat en rupture de pacte
peut être prononcée par le Conseil, mais à l'imani-
mité (art. 16) ;
4° Conflit entre deux Etats dont un seul est
membre de la Société ou dont aucun n'en fait partie.
L'Etat ou les Etats étrangers à la Société sont invi-
tés à se soumettre aux conditions arrêtées par le
Conseil. En cas de refus et de recours aux armes, il
leur est fait application de l'article 16. « Si les deux
parties invitées refusent d'accepter les obligations de
membre de la Société aux fins de règlement du diffé-
rend, le Conseil peut prendre toutes mesures et faire
toutes propositions de nature à prévenir les hostilités
et à amener la solution du conflit > (art. 17).
74
Garanties donkées aux peuples encore inca-
pables DE SE DIRIGER EUX-MÊMES. RÉGIME DU MAN-
DAT INTERNATIONAL. — Les pcuples primitifs ou
insuffisamment civilisés ne doivent pas être un objet
d'oppression ni d'exploitation. Ce sont des mineurs,
dont la tutelle incombe, comme une <c mission sacrée »,
aux nations de culture supérieure. Par leurs res-
sources, leur expérience, leur position géographique ,
celles-ci ont le moyen d'assurer le bien-être et le
développement des races inférieures ou arriérées.
Les nations qui accepteront cette responsabilité
exerceront la tutejle pour le compte de la Société.
Chaque année, tout mandataire rendra compte de
son administration au Conseil, qui, à défaut d'une
convention antérieure entre les .membres de la
Société, est compétent pour déterminer l'étendue
des divers mandats, dont le caractère diffère suivant
l'état de développement, la situation géographique,
les ressources économiques du pays administré.
Sous réserve des garanties dues aux indigènes, les
territoires d'une superficie restreinte et d'une popu-
lation à faible densité, qui, éloignés des centres
généraux de civilisation, sont contigus au territoire
du mandataire, vivront sous les lois de ce dernier,
comme s'ils faisaient partie intégrante de son terri-
toire. Tels sont le Sud-Ouest africain et certaines
îles du Pacifique.
Ailleurs, par exemple en Afrique australe, les na-
tifs ne sont pas encore capables de se diriger eux-
mêmes 0 dans les conditions particulièrement diffi-
ciles du monde moderne ». Là, le mandataire admi-
nistrera directement les territoires que lui confiera
la Société. La traite des esclaves, le trafic des
armes, le commerce de l'alcool en seront prohibés.
On n'y tolérera l'établissement d'aucune fortifica-
tion, d'aucune base militaire ou navale. Les indi-
gènes ne seront armés et exercés que pour faire la
police, défendre leur pays en cas d'agression, assurer
à tous les membres de la Société une égale liberté
commerciale.
Enfin, parmi les communautés naguère sujettes
de l'Empire ottoman, quelques-unes peuvent être
reconnues indépendantes; mais un mandataire,
choisi conformément à leurs vœux, les conseillera
jusqu'au jouroù elles seront complètement émancipées.
C'est ainsi que les anciennes colonies allemandes
et certaines nat onalités de sujétion turque ont été
remises à la Société des nations, pour être adminis-
trées en son nom par des mandataires qualifiés
(art. 22).
Il y a, en somme, trois catégories de mandats :
les mandats A, qui s'appliquent aux territoires otto-
mans ; — les mandats B, qui s'appliquent aux an-
ciennes colonies allemandes dont une puissance
alliée assumera l'administration, sous le contrôle de
la Société des nations ; — les mandats C, qui s'ap-
pliquent aux anciennes colonies allemandes incor-
porées aux colonies limitrophes des puissances alliées.
Organisation du travail. — L'organisation de la
coopération internationale, au point de vue écono-
mique et social, est certainement la partie la plus
neuve du traité.
La Société des nations se proposant d'établir la
paix universelle et une telle paix ne pouvant être
fondée que sur la justice sociale, les signataires de
la paix de Versailles ont décidé d'améliorer les condi-
tions du travail, en tant qu'elles « impliquent, pour
un grand nombre de personnes, l'injustice, la misère
et les privations, ce qui engendre un tel méconten-
tement que la paix et l'harmonie universelle sont
mises en danger ».
L'organisation du travail forme la partie XIII du
traité de Versailles. Elle fera l'objet d'un exposé
particulier.
Droit de surveillance attribué a la Société
des nations. encouragements et initiatives.
La Société des nations surveillera l'observation des
conditions du travail, le traitement auquel seront
soumis les indigènes, le respect des accords relatifs
à la traite, au trafic de l'opium et autres drogues nui-
sibles, le commerce des armes et munitions. Elle
maintiendra la liberté des communications et du
transit, prendra des mesures d'ordre international
pour prévenir et combattre les maladies, encoura-
gera les organisations de laCroix-Rouge.dont l'objet
est « l'amélioration de la santé, la défense préventive
contre la maladie et l'adoucissement de la souffrance
dans le monde » (art. 23 et 25). Elle aura sous son
autorité les bureaux internationaux présents ou à
venir (art. 24).
Il faut essayer, maintenant, de porter un jugement
sommaire sur l'institution dont on cormait le méca-
nisme et l'objet.
La Société des nations est la clef de voûte des
traités de paix, comme le Pacte en est l'instrument.
C'est elle qui est chargée d'organiser des plébiscites,
de mandater des administrateurs, de protéger les
minorités, d'assurer la mise en pratique des procé-
dures internationales arrêtées par la Conférence.
Est-elle autre chose encore î
Dans son discours du 22 janvier 1917, le président
Wilson avait posé en principe que la paix ne serait
peut-être pas suffisamment garantie par des accords,
qu'elle devait < s'accompagner de quelque force
LAROUSSE MENSUEL
collective », si supérieure à celle de toute nation
engagée dans la guerre, de toute alliance formée ou
projetée, « que pas une nation, pas une combinaison
éventuelle de nations ne puisse l'affronter ou lui
résister ». Mais, après l'armistice, il cessa d'affirmer,
comme le remarquait Charles Benoist, « une doctrine
d'action », pourievenir à la conception moins réaliste
qui avait inspiré ses précédents discours :
Ma conception dans la Ligue des nations (disait-il, le 21 dé-
cembre 1918) est simplement celle-ci : qu'elle doit opérer
comme la force morale organisée des hommes par tout le
monde et que, où que ce soit, à quelque heure que ce soit,
qu'un tort ou une agression soient préparés ou envisagés,
cette lumière pénétrante de la conscience se concentre sur
ces projets et que les hommes partout demandent : « Quelles
intentions nourrissez-vous dans votre cœur contre la destinée
du monde ? »
Et il est de fait que, si le Pacte crée un organisme
international, cet organisme n'a pas les moyens d'im-
poser sa volonté ; il ne dispose pas d'une armée propre
d'exécution, et chaque gouvernement conserve son
armée particulière, au lieu de concourir simplement
à la composition d'une force collective. Les délé-
gués français à la Conférence, par l'organe de Léon
Bourgeois, avaient demandé la création de cette
force et la limitation obligatoire des armements,
conditions indispensables de la paix : ils n'obtinrent
pas gain de cause. La guerre n'est donc pas pro-
hibée ; sa légitimité est même, dans certaines con-
jonctures, formellement reconnue et, en ce qui con-
cerne la France, des traités ont dû suppléer à l'in-
suffisance des garanties dont disposait la Société
des nations.
Car la création du traité de Versailles n'est pas un
Etat international placé au-dessus des Etats parti-
culiers, un organisme supérieur à ses membres. Un
tel organisme ne se concevrait que si le régime
légal et social était partout le même, s'il pouvait
être fait abstraction, dans chaque pays, de la race,
de l'hérédité et des traditions, si la conception du
droit et du devoir était la même sous toutes les
latitudes, si les Etats consentaient à aliéner une
partie de leur souveraineté.
Il est même très rare que la Société ait à prendre
des décisions exécutoires en dehors des signataires du
Pacte, bien qu'elle proclame la supériorité des peuples
sur les gouvernements. Tendant
à conserver la paix par la substi-
tution du droit à la violence dans
le règlement des conflits, elle tire
toute sa force du libre assenti-
ment de ses membres. Elle ap-
paraît surtout, à ses débuts,
comme une haute puissance
morale.
Mais, si le Pacte de la Société
des nations, tel qu'il est sorti des
délibérations de la Conférence,
n'a pas obtenu les suffrages de
ceux qui enattendaient une trans-
formation immédiate de la vie
des peuples, s'il présente des la-
cunes, si l'efficacité de ses pres-
criptions et de ses recommanda-
tions peut être mise en doute,
il faut considérer ce qu'il apporte
de nouveau dans le droit des gens.
Or, pour la première fois, un
organe international, officielle-
ment établi, s'efforcera d'endi-
guer les effroyables conséquences
des rivalités entre les Etats. Les
membres de la Société se ga-
rantissent réciproquement leur
intégrité territoriale et leur in-
dépendance politique ; ils se
déclarent tous également inté-
ressés au maintien de la paix.
La procédure de l'arbitrage re-
çoit , avec une consécration solen-
nelle, une extension considérable,
et des sanctions positives sont
prises contre le sociétaire en
rupture de Pacte.
A défaut des moyens de force
et de contrôle dont elle ne
dispose pas, l'institution nou-
velle, si imparfaite qu'elle soit,
réalise déjà un immense progrès dans la vie des
peuples civilisés :
Elle ne les laisse plus isolés, séparés les uns des autres,
coniinés dans la préoccupation exclusive de leurs intérêts
nationaux. Elle n'enlève, bien entendu, à aucun d'eux son
caractère, ses traditions, ses mœurs, son originalité ; elle ne
touche pas aux grandes vérités sur lesquelles repose l'exis-
tence des patries ; elle suppose, au contraire, des nations vi-
vantes, fortes et prospères, puisque; aussi bien, toute asso-
ciation florissante emprunte sa vitalité collective aux valeurs
individuelles qui la composent ; mais, en même temps, elle
rapproche ces nations diverses dans le respect de quelques
principes éternels, elle les associe au culte d'un même idéal,
elle leur fait entrevoir, à un point de rencontre de leurs
routes différentes, une double lumière, qui parfois, s'éclipse
encore, mais qui, tout de même, devient tous les jours moins
fugitive : celle qu'agitent à l'horizon, devant l'humanité en
marche, la justice et la liberté.
N' 157. Mars 1920.
Ainsi s'exprimait le président Poincaré, îe 30 jan-
vier 1920, à l'occasion de la manifestation organisée
à la Sorbonne pour célébrer la naissance de la So-
ciété des nations. Le Conseil de la Société s'était
réuni à Paris, le i5, pour la première fois, afin de
désigner trois des membres de la commission de dé-
limitation du territoire de la Sarre. Cette réunion
inaugurale avait eu lieu sans apparat, sur la convo-
cation du président Wilson, mais en l'absence du
représentant des Etats-Unis, puisque le Sénat amé-
ricain ne s'était pas encore décidé à ratifier le traité
de Versailles. L'association française pour l'établis-
sement de la Société des nations, dont les efforts
secondent heureusement l'action des pouvoirs pu-
blics, prit l'initiative de la solennité du 30 janvier.
C'est dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne,
devant les fresques apaisantes de Puvis de Cha-
vannes, que se tint cetts imposante réunion, sous
la présidence de Raymond Poincaré, assisté de son
successeur élu, Paul Deschanel, et de Léon Bourgeois,
président de l'association. En présence de délé-
gations des élèves des lycées et des écoles primaires
supérieures, les hommes d'Etat, les savants, les mi-
nistres des différents cultes, unis dans une même
foi, saluèrent l'avènement de ce droit nouveau, qui
veut enfin assurer sur la terre la paix aux hommes
de bonne volonté. — Maxime Pbtit.
pantodonte (du gr. pas.pantos, tout, et odous,
ontos, dent) n. m. Genre de poissons téléostéens
physostonies, formant une famille spéciale, voisine
de celle des ostéoglossidés.
— Encvcl. Ces animaux ont le corps comprimé,
oblong, assez élevé, couvert d'écaillés moyeimes. La
tête porte des écailles identiques à celles du corps ;
la ligne latérale est peu nette ; les branchies sont au
nombre de quatre. Il n'y a pas de pseudo-branchie.
Ce genre n'est représenté que par une espèce qui
vit dans les eaux douces africaines. C'est donc
l'unique représentant d'une famille assez étroitement
unie aux ostéoglossidés, mais qui s'en distingue par
quelques caractères d'ostéologie.
La nageoire pectorale, à rayons peu nombreux, est
très grande et remarquable par les prolongements
charnus qui sont annexés au rayon interne. Elle
atteint à peu près la moitié de la longueur du corps.
Pantodonte», dans l'eau et au vol.
La ventrale est formée de sept rayons, dont quelques-
uns sont simples et prolongés en filaments. Elle est
insérée plus en avant que chez aucun autre type du
sous-ordre des cténothrissidés ; donc, elle est immé-
diatement en arrière de la pectorale. La nageoire
dorsale est petite, située très en arrière, tandis que
la caudale est pointue, très grande, avec des rayons
médians, qui atteignent deux fois la longueur de la
tête. Les dents sont très petites, mais très nom-
breuses (d'où le nom). Elles sont coniques et portées
par les mâchoires, le vomer, les palatins, les ptéry-
goides, etc., même par la langue.
Les colorations sont très curieuses et rappellent
les irisations des papillons. Ce poisson est olivâtre
en dessous, tandis que le ventre est d'un jaune ar-
genté, avec des reflets carmin. Le dos présente par-
W 157. Murs 1920.
fois des bandes transversales foncées. Les nageoires
sont toutes d'un rose vif, avec des taches rondes d'un
brun plus ou moins violacé, qui, sur les pectorales,
dessinent des bandes transversales.
Cet animal, dont la longueur totale dépasse peu 5
à 6 centimètres, vit dans les grands cours d'eau de
l'Afrique tropicale : dans la rivière Victoria au Ca-
meroun, le Chari, l'OuelIé, le Niger et le bassin
du Congo.
Pour échapper à ses ennemis, on dit qu'il s'élance
hors du liquide et parcourt à fleur d'eau, en battant
l'eau de ses nageoires pectorales et en y traçant un
petit sillon rectiligne, une distance de 4 à 5 mètres
et qui, parfois, peut aller de 15 a 20. C'est le seul
poisson volant des eaux douces, tandis que les es-
pèces marines sont plus nombreuses.
On assure qu'il peut vivre quelque temps hors
de l'eau ou dans la boue et qu'il se nourrit de petits
animaux, aussi bien que de substances végétales.
Ces élégants poissons pourraient être élevés dans
des aquariums, car ils ne le cèdent en rien, pour la
richesse des couleurs et la curiosité de leu- aspect,
aux macropodes de Chine ou poissons de paradis et
aux centrarchidés ou perches américaines récemment
acclimatées en Europe. — A. MÉsiotui.
Pascal en Poitou et les Poitevins
dans les « Provinciales », par le marquis
de Roux (Paris, 1919). — L'histoire de Pascal, de sa
pensée et de sa vie, fut toujours une de celles qui
furent le plus passionnément étudiées. Elle est une
de celles vers lesquelles on revient toujours. A vrai
dire, il y a toujours quelque chose de nouveau à
apprendre dans Pascal et sur Pascal. Il est demeuré
étonnamment actuel, et rien de ce qui le touche ne
peut nous être étranger. Le marquis de Roux apporte
aujourd'hui une utile contribution à cette histoire.
Sans doute, il semble d'abord que ce soit un point
bien particulier qu'il étudie. Pascal en Poitou cela,
semble peu de chose, à côté de Pascal à Clermont,
ou de Pascal à Rouen ; et, pourtant, quelle impor-
tance n'aura pas le séjour rapide qu'il y fit, si la
rencontre du chevalier de Méré détermina eu lui le
bouleversement que celui-ci veut bien dire !
Pascal ne fut pas de ces hommes pour qui Paris
était tout. Il connut l'importance de la province, et
à elle il s'adressa autant qu'à Paris, dans ses écrits.
Le Poitou lui fut familier. N'est-ce point là que gou-
vernait le duc de Roannez ?
Artus Gouffier, duc de Roannez, était devenu,
en 1651, gouverneur du Poitou. François VI de La
Rochefoucauld l'avait précédé dans cette charge.
Roannez l'occupa heureusement. Pendant la Fronde,
il sut maintenir sa province dans l'obéissance royale,
et sa fidélité ne se démentit jamais. Lieutenant
général des armées du roi, duc et pair, gouverneur
de province, il pouvait avoir les ambitions les plus
hautes et les plus légitimes. Mais Pascal intervint
dans sa vie et le mit en relations avec Port-Royal.
Son éducation religieuse, sous la direction de son
grand-père Louis, avait été pour le moins singulière ;
mais il avait l'esprit curieux de sciences et, peut-
être, est-ce dans ce goiit particulier qu'il faut voir
l'origine des relations entre les deux hommes.
Quoi qu'il en soit, une amitié profonde les unissait;
une amitié, d'ailleurs, qui était d'égal à égal et non
pas de maitre à subalterne, comme on a voulu le
dire, sous prétexte que Pascal habita un temps
l'hôtel de Roannez. « Où qu'il pénètre, a écrit un
jour Maurice Barrés, il est bientôt, d'une certaine
manière, non pas l'égal, mais le plus noble». Et
Marguerite Périer, parlant de l'amitié que Roannez
lui portait, écrit : 0 II goûta fort son esprit et le
mena, une fois ou deux, avec lui, en Poitou, ne pou-
vant se passer de le voir, a
Ce fut dans l'un de ces voyages qu'il se rencontra
avec le chevalier de Méré, dont la terre se trouvait
à Beaussais, à deux lieues de Melle. On comiait le
chevalier de Méré, ce type de l'honnête homme au
xvii» siècle, maitre à penser et à parler, dont l'in-
fluence sur l'auteur des Provinciales et des Pensées
n'est pas douteuse. Il reste à savoir jusqu'à quel
point s'exerça cette influence et si elle fut aussi pro-
fonde que l'indique le chevalier de Méré, dans le
récit qu'il fit de leur rencontre. Voici ce récit :
Je fis un voyage avec le duc de R[oannez] qui parle d'un
sens juste et profond, et que je trouve de fort bon commerce.
M. Mîiton], que vous connaissez et qui plaît à toute la Cour,
était de la partie.
Et parce que c'était plutôt une promenade qu'un voyage,
nous ne songions qu'à nous réjouir, et nous discourions de tout.
Le duc de R[oannez] a l'esprit mathématique et, pour ne se
jpas ennuyer en le chemin, il avait fait provision d'un hotnme
jentre deux âges, qui n'était alors que fort peu connu, mais
qui, depuis, a bienfait parler de lui. C'était un grand mathé-
maticien, qui ne savait que cela. Ces sciences ne donnent
pas les agréments du monde, et cet'homme, qui n'avait ni goût
ni sentiment, ne laissait pas de se mêler en tout de ce que
nous disions, mais il nous surprenait presque toujours et
nous faisait souvent rire. Il admirait l'esprit et l'éloquence
de du Vair et nous rapportait les bons mots du lieutenant
criminel d'0[rléans].
Nous ne pensions à rien moins qu'à le désabuser ; cepen-
dant, nous lut parlions de bonne foi.
Deux ou trois jours s'étant écoulés de la sorte, il eut
quelque défiance de ses sentiments. Il ne faisait plus qu'écou-
ter et qu'interroger pour s'éclairer sur les sujets qui se pré-
LAROUSSE MENSUEL
sentaient ; il avait des tablettes, qu'il tirait de temps en temps
et où il mettait quelque observation.
Cela fut bien remarquable qu'avant que nous fussions
arrivés à P[oiticrs] il ne disait presque rien qui ne fût bon
et que nous eussions voulu dire et, sans mentir, c'était être
revenu de bien loin.
Aussi, pour dire le vrai, la joie qu'il nous témoignait d'avoir
pris tout un autrv; esprit était si visible que je ne crois pas
qu'on en puisse sentir une plus grande
Depuis ce voyage, il ne songea plus aux mathématiques
qui l'avaient toujours occupé, et ce fut là comme son
abjuration.
Certains n'ont pas voulu croire qu'il s'agissait là
de Pascal. Le marquis de Roux montre très bien qu'il
ne peut être question que de lui. Reste à savoir le
vrai du discours et s'il est exact, comme le veut
M"" Périer, que Pascal ait renoncé aux sciences par
principe de religion ou, au contraire, comme le pré-
tend Méré, parce qu'il leur conmjt soudain quelque
chose de préférable : la science dé l'homme et de la
vie. Mais il semble bien, la fatuité de Méré mise à
part, qu'il y ait quelque chose de vrai dans sa pré-
tention. Et cela ne suffit-il pas pour donner une
singulière importance à la rencontre ? Quelle est
d'ailleurs, la date de cette rencontre ? On n'est pas
parvenu, jusqu'à présent, à la préciser. Le marquis
de Roux la place dans l'été de 1652, et son raison-
nement semble assez concluant.
Il y a une tradition, d'ailleurs, qui veut que, vers ce
temps, Pascal ait passé dans le bas Poitou, et l'on
montrait, dans un château de Fontenay-le-Comte, au
dos de deux tableaux, des vers qu'on lui attribuait :
Les plaisirs innocents ont reçu pour asile
Ce palais où l'art semble épuiser son pouvoir.
Si l'œil de tous côtés est charmé de le voir.
Le cœur à l'habiter goûte un bonheur tranquille.
On y voit dans mille canaux
Folâtrer de jeunes naïades ;
Les dieux de la terre et des eaux
"V choisissent leurs promenades.
Mais les maîtres de ces beaux lieux
Nous y font oublier et la terre et les cieux.
En 1654, eut lieu l'accident du pont de Neuilly.
Malgré la légende, Roannez ne se trouvait pas dans
la voiture. Il était en Poitou, et,
lorsqu'il rentra à Paris, il trouva
Pascal transformé. Celui-ci de-
vait bientôt faire partager à son
ami le dégoût du monde, et
Roannez vivra jusqu'en 1696,
menant une existence semi-ecclé-
siastique, redoutant également le
monde et le sacerdoce, mais tou-
jours fidèle à Port-Royal.
Cependant, le Poitou devait
intervenir d'une autre façon dans
la vie de Pascal. Poitiers était,
en ce temps, un des foyers de la
controverse antijanséniste. Si
l'influence de Saint-Cyran était
restée vivante au monastère de
la Visitation; si ses disciples
comptaient des sympathies chei
les jacobins, les minimes et dans
quelques familles nobles, le livre
d'Amauld contre la Fréquente
communion avait été blâmé pai
l'évêque ; le clergé séculier, les
capucins, les cordeliers et même
les augustins faisaient campagne
contre les disciples de Janscnius,
et la Compagnie de Jésus avait,
dans Poitiers même, une de ses
maisons les plus importantes, où
François Garasse avait été en-
voyé en pénitence vingt ans
avant.
Enfin, le seul laïque qui soit
mis en cause dans les Provin-
ciales était un magistrat de Poi-
tiers: c'était Jean Filleau, sieur
de La Bouchetterie, docteur-ré-
gent de la Faculté des droits,
avocat du roi au présidial. Il
s'était distingué par son zèle
contre le jansénisme et, en 165 1.
il avait fait rendre une ordon
nance interdisant d'enseigner 1rs ■'
cinq propositions dans le ressort
du présidial, à peine de 300 livres
d'amende. Il fit mieux : il fit
condamner, comme pièce supposée, la lettre pasto-
rale par laquelle Gondrin, archevêque de Sens, criti-
quait la bulle condanmant les propositions, sous
couleiu: de la promulguer, et Gondrin n'osa pas pro-
tester. C'est dans la 16" Provinciale que Pascal le prit
à partie ; et c'est dans la même qu'à propos de la
relation de Bourgfontaine, il attaqua le P. Meynier,
qui était également à Poitiers.
Enfin, dans ses Pensées même, Pascal n'oubliait pas
le Poitou ; et Bridien, arcliidiacre de Beauvais, jan-
séniste ordinairement bien informé, écrit: « M. Pascal
a fait ces fragments contre huit esprits forts du Poi-
tou, qui ne croyaient pas en Dieu. Il veut les con-
vaincre par des raisons morales et naturelles. > Il
75
n'est point aisé de savoir quels étaient ces huit es-
prits forts ; mais, ce que l'on sait bien, c'est que, dans
le comité qui présida à la publication des Pensées et
qui était composé de six personnes, figuraient trois
Poitevins : Roannez, Filleau de La Chaise et Goibaud
du Bois.
Telles sont les relations que Pascal eut avec le
Poitou. On voit qu'elles ne sont pas négligeables ; et
il faut remercier le marquis de Roux de l'exposé
très clair qu'il en a fait. — Jaciuos noHpARo.
Peytral fPo«Z-Louis), homme politique fran-
çais, né à Marseille le 20 janvier 1842. — Il est mort
dans la même ville le 30 novembre 1919. Paul Peytral
avait suivi les cours du lycée de Marseille, puis était
venu à Paris prendre ses grades en pharmacie. De
retour dans sa ville natale, il dirigeait une importante
maison de produits pharmaceutiques, lorsque ses
concitoyens en firent, en- 1876, un conseiller muni-
cipal. Nonuné adjoint au maire, il fut révoqué par
le gouvernement du i6-Mai, qu'il avait combattu de
toute l'ardeur de ses opinions républicaines. En 1880,
son canton l'élut au conseil général. Il quitta bientôt
l'assemblée départementale, après que, le 4 septem-
bre 1881, la première circonscription de Marseille
l'eut envoyé au Palais-Bourbon. Il y siégea sans
interruption jusqu'en 1898, d'abord à l'extrême gau-
che, puis sur les bancs de la gauche radicale.
Il fit opposition à la politique coloniale de Jules
Ferry et contribua par son vote à la chute du mi-
nistre. Il accorda, cependant, au cabinet Brisson les
crédits pour l'occupation du Tonkin, qu'il avait re-
fusés à Ferry. Mais, dès son entrée au Parlement, ce
fut aux questions économiques et financières qu'il
appliqua plus spécialement son attention. On trouve
notamment son intervention dans les débats relatifs
au régime douanier, où il manifeste des opinions
libre-échangistes, et dans l'examen des difiércnts
budgets. En 1885, il est membre de la commission
du budget et, en janvier 1886, de Freycinet l'appelle
au poste de sous-secrétaire d'Etat des finances. II
prend, à ce titre, une part active à un grand nombre
de discussions spéciales; mais au mois de novem-
nr/o
bre de la même année, son indemnité de sous-secré-
taire d'Etat n'ayant été votée qu'à une faible majo-
rité, il donne sa démission. Nommé vice-président,
puis président de la commission du budget (1887), il
entretint celle-ci de diverses réformes fiscales, qu'il
fut bientôt à même de présenter persoimellement au
Parlement, Floquet lui ayant offert, le 3 avril 1888,
le portefeiiille des finances.
Ministre, il proposa de faire dorénavant commen-
cer l'année budgétaire au l'r juillet et non plus an
1" janvier. Cette modification avait été fréquem-
ment réclamée depuis la Restauration, comme devant
faciliter le travail parlementaire. La Chambre se
rendit à ses raisons, mais le Sénat refusa d'y sous-
76
Paul Peytial. (Phot. Manuel.)
crire. Il voulut ensuite, par une série de projets de
loi, rendre les taxes mieux proportionnées aux charges
des contribuables. Le plus important de ces projets
établissait un impôt général sur le revenu, avec dé-
claration contrôlée. Ce projet se heurta à une opposi-
tion particulièrement décidée. Peytral n'avait pu faire
accepter aucune de ses conceptions, lorsque le cabinet
Floquet tomba, le 14 février 1889, et Rouvier, qui
succéda à Peytral, ne reprit pas les suggestions de
son devancier. Il combattit même une nouvelle pro-
position de l'ancien ministre (qui avait été élu, en
novembre 1889, vice-président de la Chambre) en fa-
veur de la liberté de fabrication des allumettes. L'ar-
ticle !""• avait été adopté lorsque Rouvier, qui ten-
dait à l'exploitation du monopole par l'Etat, obtint
le rejet d'un article essentiel de la proposition Peytral,
rejet qui entraîna la chiite de toute la proposition.
Peytral avait repris sa place à la présidence dé la
commission du budget lorsque, le 4 avril 1893,
Charles Dupuy fit appel à son concours pour diriger
à nouveaul'admi-
nistration des fi-
nances. La charge
était lourde. L'en-
tente entre les
deux Assemblées
pour le vote du
budget de l'année
n'£^vait pu encore
être obtenue.
Peytral accepta.
Il fit adopter le
budget de 1893 et
celui de 1894,
mais des dissen-
timents avec ses
collègues du ca-
binet, tant sur la
■ politique géné-
rale que sur la
politique finan-
cière, amenèrent,
avec sa démission, la chute du ministère, à la
rentrée mûme des Chambres, le 25 novembre 1893.
Le 7 janvier 1894, Peytral quittait le Palais-Bourbon
pour le Luxembourg : il avait été élu sénateur par les
Bouchesdu-Rhône, en remplacement de feu Bame;
depuis, il fut constamment réélu.
Il est nommé en 1 895 vice-président du Sénat . A deux
reprises, il se voit offrir la mission de dénouer une crise
ministérielle. En mai 1894, à lachute de Casimir-Pe-
rier, il décline cet honneur. Il l'accepte, en juin 1898,
au départ de Méline et s'efforce de former un minis-
tère de conciliât ion républicaine. S'il échoue dans ses
négociations, il entre, du moins, dans la combinaison
Brisson, comme ministre des finances, pour la troi-
sième fois. Il dépose sur le bureau de la Chambre un
nouveau projet d'impôt sur le revenu et, lorsque
Brisson quitte le pouvoir, au mois de novembre, il
reste avec Charles Dupuy, pour défendre ce projet.
Il s'agissait d'un impôt de remplacement, 0 fondé
(ainsi s'exprime la déclaration mmistérielle) sur les
signes extérieurs de la fortune, sans vexation ni
inquisition d'aucune sorte, dégressif, de manière à
assurer à la masse des petits contribuables de larges
dégrèvements, allant même jusqu'à une exemption
totale à la base ». Ce projet fut l'objet d'études en
commission, mais ne fut pas soumis aux délibéra-
tions de l'Assemblée. Rappelons aussi que le ministre
imagina, en 1899, pour équilibrer le budget, d'ac-
cueillir, sous certaines réserves, de la publicité sur
les boîtes d'allumettes. Il en évaluait le rendement à
5 millions. Combattue par Rouvier, cette disposition
fut, néanmoins, inscrite dans la loi de finances.
Le cabinet Dupuy tomba le 12 juin 1899. Peytral
refusa de participer aux combinaisons qui se formè-
rent et quitta le pavillon de Rohan. Nommé de nou-
veau vice-président du Sénat en 1901 (ses amis avaient
même, en 1899, essayé de l'élever à la présidence),
il porta son activité à la tribune, où l'appelèrent sou-
vent les problèmes d'ordre économique et financier,
et au sein de la commission des finances, qui le
nomma vice-président en 1911 et le plaça, en 1913,
à sa tête. C'est une des plus hautes charges du Sénat.
Il la remplit, selon la parole du président Dubost,
« avec sûreté, sagesse et modération ».
Lorsque fut réunie, en avril 1909, la commission
chargée d'étudier le projet d'impôts sur le revenu, il
était rationnel que l'ancien ministre des finances en fît
oartie; mais ses collègues de la commission jugèrent
qu'ils devaient, en outre, au champion inébranlable
de la réforme fiscale un hommage particulier : ils le
nommèrent vidfe-président. Et son rôle ne fut pas né-
gligeable, dans l'élaboration de la loi du 15 juillet 1914.
Bien qu'il consacrât de préférence son labeur aux
questions dans lesquelles il s'était spécialisé, il ne
négligeait aucun des grands problèmes politiques. Il
combattit, avec Clemenceau et avec la majorité de
son parti, la représentation proportionnelle. Et ce
fut l'adoption d'un amendement qu'il avait déposé
peur affirmer le principe majoritaire, qui amena, le
19 mars 1913, la démission du cabinet Briand.
Pendant la guerre, Paul Peytral, comme président
de la commission des finances, s'appliqua à résoudre
LAROUSSE MENSUEL
les problèmes économiques et financiers posés par
les événements. Il avait fait nommer par le Sénat,
en 1916, et présidait une commission spéciale, char-
gée de l'étude des questions concernant l'organisation
économique du pays pendant et après la guerre.
Paul Peytral était inscrit, au Sénat, au groupe de la
gauche démocratique-radicale et radicale-socialiste. Il
présidait le groupe du commerce et de l'industrie. Il
était, d'autre part, membre du Comité supérieur de
l'enseignement des arts décoratifs. — Gustave Hirschpeld.
pllOt (/o(')n.m. (du gr.^Ws,^/ioios, lumière). Unité
d'éclairement, dans le système M. T. S. (Mètre Tonne
Seconde) [v. unités optiques, p. 68] : Un phot
vaut 10* lux.
pièze n. f. (du gr. piezein, comprimer). Unité
de pression, dans le système M. T. S. (abrév. pz).
— Encycl. La pièze est la pression uniforme qui,
répartie sur une surface de im', produit un effort total
de I sthène. L'unité C. G. S. de pression est la dyne
par centimètre carré. Pour mesurer la pression ba-
rométrique, le bureau central météorologique de
Paris utilise comme unité, depuis le i""" janvier 1917,
le bar, qui équivaut à 10' dynes par centimètre carré
et qui est lui-même divisé en centibars et millibars.
Le système étant équivalent à lo* dynes par mètre
carré, il en résulte que le bar équivaut à Yhecto-
pièze. On employait autrefois comme unité de pres-
sion barométrique l'atmosphère (v. bar, Lar. Mens,
m., t. IV, p. 56) qui correspond à une hauteur baro-
métrique de 760 millimètres de mercure, soit une
pression de 1.033 grammes par centimètre carré,
soit gSr X 1-033:= 1.013.663 dynes par centimètre
carré ou, encore, 1,013 bar ou hectopièze. Sur les
cartes du « Bulletin international français », indiquant
la pression barométrique, les lignes isobares sont
tracées de 3 en 5 millibars; elles portent à une ex-
trémité les cotes en millibars, à l'autre les valeurs
correspondantes en millimètres.
Politique intérieure et extérieure
(Janvier). — En relisant ce que nous écrivions, il y
a un mois, comme conclusion de notre résumé des
événements de décembre 1919, nous constatons que
nous n'aurons pas grand'chose à y changer. De
même, notre sentiment sur la conduite générale des
affaires de l'Europe et du monde n'avait trouvé, dans
les décisions des organisateurs de nos destinées, au-
cune occasion de s'améliorpr. L'incertitude métho-
dique, si nous osons ainsi dire, qui avait présidé aux
délibérations du Conseil suprême depuis qu'il s'était,
de sa propre autorité, constitué l'arbitre de l'Eu-
rope, avait continué, pendant ce mois de janvier,
qui a vu ses dernières incohérences et sa fin, à gou-
verner ses décisions. Dirons-nous que l'habitude nous
ôtait le moyen de nous en étomier ? On ne s'habitue
pas à vivre dans l'obscurité et, si la masse, qui
malheureusement, a peu de souci des choses gêné
raies, avait pu laisser passer sans protester violem-
ment de regrettables imprudences, ceux qui font
profession de rechercher les meilleurs moyens d'as-
surer la paix future n'avaient pu ne pas s'effrayer
de certains coups de barre peu compatibles avec le
sang-froid nécessaire à de véritables hommes d'Etat.
Les trois questions qui étaient placées en tête de
l'ordre du jour des délibérations du Conseil suprême
y étaient restées en janvier, et elles avaient survécu
au Conseil lui-même, qui s'était dissous sans avoir
réglé ni les affaires turques, ni l'affaire de Fiume, ni ■
l'affaire russe.
Disons, tout de suite, que l'affaire turque n'avait
pas avancé d'un pas. S'en était-on occupé, au moins
de manière utile et autrement qu'en conversations
discursives ? Il eût été téméraire de l'affirmer. Ni au
sens proprement turc, ni au sens musulman, on
n'apercevait la solution vraisemblable, et ceux qui
aitncnt à balancer des hypothèses et à calculer des
probabilités pouvaient laisser libre jeu à leurs cal-
culs. En Europe, Constantinople vivait sous un
régime de surveillance interalliée, avec prédominance
britannique, dont personne n'eût pu donner une exacte
définition. — En Asie, l'incertitude était plus grande
encore, et les informateurs qui auraient pu être in-
formés gardaient un silence prudent, qui, du reste,
n'était pas un symptôme de parfaite clarté. Il était
facile de deviner que le général Gouraud n'était pas,
en Syrie, en présence d'une situation limpide et qu'il
avait à évoluer au milieu d'influences occultes et de
compétitions sans franchise, qui pullulaient dans une
atmosphère de fausses nouvelles et d'excitation systé-
matikiue. On devait se borner à espérer qu'en terre
turque, comme ailleurs, les choses finiraient par s'ar-
ranger beaucoup plus par l'effet des lois de la pesan-
teur historique que par l'habileté concertée des hom-
mes. Mais le loisir qu'on laissait à tous les éléments
nationalistes de s'organiser sans rencontrer aucun obs-
tacle devenait chaq ne jour un danger plus inquiétant.
La question de Fiume était entrée dans une phase
nouvelle et imprévue. Les espérances de règlement
amiable que nous avions cru pouvoir pronostiquer
fin décembre, — et nous n'étions pas les seuls, —
ne s'étaient pas réalisées. On avait discuté, écrit,
conversé, interviewé pendant un mois pour se trou-
ver, fin janvier, à la veille d'une solution que tout le
N- 1S7. Mars 1920.
monde aurait voulu éviter. Le mémorandum remis à
Londres au ministre italien Scialoja et qui avait fait,
en décembre, l'objet de déclarations au Parlement
italien, avait paru présager à cette affaire mélodra-
matique une issue convenable. Depuis lors, le pre-
mier ministre italien Nitti s'était rendu à Londres;
après y avoir conféré avec Lloyd George, il était
revenu à Paris, le 8 janvier, avec le Premier anglais.
Quelques jours après, on apprenait que de nouvelles
propositions étaient faites par le Conseil suprême aux
Yougo-Slaves : l'Italie garderait Fiume et l'Istrie, le
chemin de fer reliant Fiume à Laybach devant rester
au royaume serbo-croate-slovène. L'Italie renoncerait
à la Dalmatie, mais Zara constituerait un petit Etat
libre, évoluant dans l'orbite italienne. Les îles seraient
démilitarisées. Quant à l'Albanie, pour laquelle les
Yougo-Slaves réclamaient l'autonomie naguère tentée
après la guerre balkanique, elle serait partagée, sui-
vant le cours du Drin, entre la Yougo-Slavie, à la-
quelle reviendrait Scutari, et l'Italie, à laquelle serait
dévolu le reste. Les Yougo-Slaves, représentés par
Pachitch et Trumbitch, avaient été mis en présence
de cet arrangement pris par les trois grandes puis-
sances, sans avoir été admis à en connaître préalable-
ment les facteurs, et la signification leur en avait été
faite sous une forme qui ressemblait à un ultimatum.
Certains, qui ont le don fâcheux des comparaisons,
n'avaient pas manqué de faire remarquer que, par
une coïncidence pénible, la guerre commencée par un
ultimatum à la Serbie finissait par un ultimatum à la
même Serbie. Un délai, pour répondre, avait été im-
parti aux Yougo-Slaves jusqu'au 20 janvier et, ce
même jour, Nitti, reprenant le train pour l'Italie, fai-
sait dire par la presse que, si Belgrade n'acceptait
pas le règlement proposé, l'Italie réclamerait pure-
ment et simplement l'exécution du traité de Londres
(auquel la Serbie n'a point été partie et qu'elle n'a
pas connu, au moins officiellement). — A la suite
de la notification qui leur avait été faite des déci-
sions du Conseil suprême, les Yougo-Slaves avaient
demandé une prolongation du délai très court qui
leur avait été accordé. Leur dernière réponse était
d'un ton parfaitement digne et n'impliquait pas
l'éventualité d'une rupture, mais était loin d'être
une acceptation. Le Conseil suprême s'était donc
séparé avant d'avoir réglé cette affaire.
Si l'on examinait impartialement la situation que
le règlement proposé devait créer, on constatait ce
qui suit : Fiume restait à l'Italie, et on doit admettre
que, depuis déjà bien des semaines, les Yougo-
slaves ne pouvaient plus avoir ni l'espoir, ni même
le désir de se voir attribuer cette ville. Nous avons
déjà dit qu'à notre avis la solution relative à Fiume
italienne, abstraction faite des moyens employés
pour démontrer cette italianité, paraissait la seule
possible. Mais, en ce qui concerne l'Istrie, outre
que 300.000 Yougo-Slaves se trouveront, si le rè-
glement est adopté, sujets italiens, il était évident
que la rectification de frontière exigée par l'Italie
compromettrait la sécurité du chemin de fer yougo-
slave Fiume-Laybach et en rendrait la possession très
précaire en cas de conflit. D'autre part, distraire de
l'ensemble dalmate le port de Zara, qui deviendrait
une infime terre soi-disant libre, de même qu'attri-
buer à l'Italie certaines îles, même démilitarisées,
n'était pas pour rassurer la Yougo-Slavic. Enfin, le
partage de l'Albanie, le voisinage immédiat de
l'Italie de l'autre côté du Drin, les tentations aux-
quelles cette position avantageuse risquerait d'in-
duire une ambition déjà fort éveillée, se présentaient
comme des occasions de contestation, dont la Serbie
ne pouvait se voir doter avec sérénité. En résumé,
aux causes de friction que la communauté de l'Adria-
tique, dans tous les cas plus italienne que slave,
renfermait naturellement, le compromis du Conseil
suprême ajoutait des causes terrestres, que la Yougo-
slavie avait le droit de juger graves pour son avenir
immédiat ou lointain. — Si fâcheuses que fussent les
conditions imposées au nouveau royaume et la mé-
thode employée pour amener les Yougo-Slaves à les
accepter, il était permis de penser que le gouverne-
ment de Belgrade, après réflexion et tentative de
discussion, s'inclinerait ; et on devait le souhaiter
pour la paix de l'Europe. Mais ne devâit-on pas aussi
ajouter qu'il eût été plus sage, pour la durée de cette
paix, de ne pas créer des causes nouvelles d'agitation
irrédentiste et, tout au moins, de ne pas ajouter aux
froissements nationaux, que rend presque inévitables
l'enchevêtrement des races dès qu'on passe l'Adriati-
que, les rancunes d'amour -propre que laissera au
cœur des Yougo-Slaves l'inélégance des procédés.
Il était par ailleurs certain que l'Italie avait hâte
de sortir de l'interminable imbroglio dont le premier
acte avait été joué par Wilson avec une raideur très
anglo-saxonne, mais auquel d'Annunzio avait ajouté
une série de tableaux brossés avec outrance à l'ita-
lieime. Pendant les derniers pourparlers, le poète
condottiere avait éprouvé le légitime besoin de se
rappeler à l'attention de ses contemporains par quel-
ques grandiloquences et divers gestes d'un autre
âge; l'arrestation du général Nigra par une bande
de braves soldats fiumains semblait tirée d'un roman
de Paul Adam, mais l'organisation de la piraterie
dans l'Adriatique était vraiment un anachronisme.
«• J67. Mars 1920.
Que le gouvernement italien estimât que cette comé-
die, dont le début ne lui avait probablement
pas déplu, avait trop duré et risquait de tourner mal,
il est aisé de le concevoir. D'Annunzio, menaçant
l'Italie de lui déclarer la guerre, devenait d'un haut
comique ; mais il y avait là un exemple dangereux
et quelque peu humiliant pour un grand Etat, qui
se révélait fort en peine de mettre un terme à
l'effronterie d'un Garibaldi de lettres.
Au surplus, si l'on doit admettre que l'Italie a
montré dans l'affaire, o dite de Fiume », et qu'on doit
nommer plutôt !'• affaire de r.\driatique »,une âpreté
qui rappelle les procédés peu scrupuleux de la répu-
blique romaiije, il faut aussi reconnaître que la ques-
tion est pouir elle capitale et que la possession de
l'Adriatique lui est une garantie non seulement de
libre développement, mais, surtout, de sécurité. Voit-
elle aussi loin que quelques-uns l'ont écrit et, pré-
voyant la restauration de la Russie panslaviste, va-
t-elle au-devant d'une menace qui, par la Yougo-
slavie, viendrait des plaines orientales de l'Europe ?
Sans écartertout à fait
cette hypothèse, il est
peut-être excessif, à
l'heure présente, d'al-
ler jusque-là ; mais
on doit admettre sans
peine que l'Italie, qui
a cruellement souffert
de la maîtrise autri-
chienne dans l'Adria-
tique, veuille écarter
tout retour possible
d'une semblable éven-
tualité et être sûre de
respirer toujours, à
l'est comme à l'ouest,
dans un air italien.
Nous accusons trop
facilement nos alliés
de mégalomanie. Nous
oublions qu'ils sont un
jeune peuple, et qui
veut vivre sans se
heurter à des murailles
d'airain . Quand on
est jeune, d'ailleurs, et
qu'on a Rome éter-
nelle pour capitale, on
aledroit de voir grand,
et la tête peut vous
tourner. Mais il est
prudent de ne pas
imposer à d'autres les
oppressions dont on
a soi-même senti le
poids.
Les contradictions
qu'il a été trop aisé
de relever souvent,
dans les paroles de
certains membres du
Conseil suprême et les
actes de ce Conseil,
s'étaient manifestées plus encore dans la question russe.
On avait déclaré qu'on ne traiterait pas avec la Russie
et qu'on entourerait le bolchevisme d'un fil de fer bar-
belé. Le fil de fer barbelé n'avait pas pu être tendu en
lignes assez épaisses pour former une barrière conti-
nue, et le principe de la quarantaine diplomatique
était bien compromis. Outre que les conversations
s'étaient continuées à Copenhague, non sans résultat,
entre Litvinof, envoyé des soviets, et O'Grady, en-
voyé anglais, une résolution d'apparence humanitaire
louable, mais qui dénotait ou une étrange naïveté
ou une ignorance foncière de la situation russe, ou
les deux choses à la fois, avait été prise au milieu de
janvier. Il avait été décidé que le blocus de la
Russie serait levé. Non qu'on eût l'intention de
reprendre les relations économiques avec le gouver-
nement des soviets, que l'on continuait à vouloir
ignorer fermement, mais on prétendait nouer un
commerce d'échanges par l'intermédiaire des coopé-
ratives russes, qui fourniraient les matières pre-
mières dont disposait la Russie — bois de charpente,
peaux, platine, céréales, etc. — et qui recevraient
en valeur égale des objets de première nécessité :
vêtements, chaussures, machines agricoles, etc.
Ainsi présentée, la mesure ne pouvait manquer
d'être, au premier abord, approuvée de tous ceux
qui connaissent l'extrême besoin qu'a le peuple
russe, depuis si longtemps, des produits manufac-
turés les plus élémentaires et, réciproquement, les
peuples occidentaux des matières premières russes.
On conçoit que cette proposition ait rencontré une
grande faveur chez les industriels anglais, qui virent
sans peine tout le profit qu'on en pouvait tirer,
sans compter le grand service qu'on rendrait au
peuple russe et l'espoir, par un si beau geste, de le
détacher de ses maîtres bolchevistes. Mais, à la ré-
flexion, on s'était très vite posé une série de ques-
tions assez graves, qui, suivant la réponse qu'on y
ferait et que l'on ne tarda pas y faire, devaient rame-
ner la résolution du Conseil suprême à n'être plus
LAROUSSE MENSUEL
qu'un acte fort imprudent, irréalisable, fâcheux
pour l'Entente , utile au seul gouvernement des
soviets.
Les coopératives russes, qui furent autrefois et
qui restèrent, au début de la Révolution russe, une
force très puissamment organisée, avaient-elles pu
conserver, sous le régime des soviets, leur auto-
nomie ? N'était-il pas certain que, malgré la résis-
tance qu'elles avaient pu opposer à la tyrannie bol-
cheviste, elles avaient été englobées dans le système
soviétiste et désorganisées ? D'ailleurs, en supposant
qu'elles eussent subsisté comme organisme privé,
pouvait-on aller jusqu'à admettre qu'elles constituas-
sent une force assez puissante et assez indépendante
pour agir en dehors des soviets et pour organiser,
sans eux, avec des puissances qui voulaient ignorer
le gou vernernement soviétiste, un système d'échanges
auxquels celui-ci n'aurait eu nulle participation et
serait resté totalement étranger ? Il faut recon-
naître que, s'il en eût été ainsi, tout ce qui se
passait en Russie aurait été incompréhensible et
y;
La RAlle du Congrès, au palais de Versaillos. où a lieu l'élcctioa du président de la République. — Cette salle, construite dans l'aile du Midi
du château de Versailles pai l'architecte de l'Assemblée nationale, Edmond de Joly. de mai à d-^cembre 18'îj. abrita la Cliambre des députés
du 8 uiars IB7G au 2 août 1879. Depuis le 3u janvier 1879, date de l'élection de J. Orévy, elle est ie lieu de réunion des Congrès. — Phot. Rot.
qu'il eût été inexplicable que le moindre choc
n'eût pas jeté à terre un gouvernement aussi faible.
La réalité était autre. D'une part, il parait trop cer-
tain que, malgré les affirmations de Russes fort
patriotes et parfaitement intentionnés, qui résident
hors de Russie et n'y ont plus aucune influence, les
coopératives ont été absorbées par les soviets et
partagent leur sort ; il n'y a donc pas à compter sur
elles, en tant qu'elles constitueraient un pouvoir in-
dépendant des soviets. D'autre part, le gouverne-
ment de Lénine a compris sans peine le parti qu'il
pouvait tirer de l'incident, et vis-à-vis du peuple
russe, et vis-à-vis de l'Entente. Il a fait savoir qu'il
était prêt à favoriser la combinaison, mais à la con-
dition préalable qu'un armistice serait conclu avec
la Russie; faute de quoi, tout navire allié qui appro-
cherait des ports russes serait coulé. Il a interprété
comme une victoire l'offre du Conseil suprême, dont
les précautions oratoires se sont trouvées inopérantes.
Avouons que le Conseil suprême avait mal choisi
son moment. On s'étonnait, avant, tout que cet
échange commercial n'eût pas été envisagé alors que
les armées des soviets reculaient partout et que des
étendues immenses de terres russes, au sud, au
nord-ouest, au nord, en Sibérie, étaient libres du
joug bolcheviste. Le moment qu'on choisissait pour
s'aviser de l'opportunité de ravitailler la Russie en
objets de première nécessité et d'obtenir d'elle une
avantageuse réciprocité était précisément celui des
plus grands succès des armées rouges : Denikine était
en pleine déroute; Odessa ne semblait plus pouvoir
être défendue ; la frontière roumaine était menacée.
Youdenitch avait peine à sauvegarder sa propre liberté
et il n'était plus question d'un danger quelconque
de son côté. La Sibérie était en pleine révolution.
Koltchak était non seulement vaincu, mais prisonnier,
on ne savait dans quelles conditions, troublantes au
moins, et que notre honneur exigeaitqu'onéclaircit.
Une extrême confusion régnait autour d'Irkoutsk, et la
position réciproque des troupes tchèques et polo-
naises de Sibérie, du général Semenof, du général
français Janin, des armées rouges et des Japonais,
était impossible à démêler. Un seul fait était hors de
contestation : la ruine des espérances que Koltchak
avait fait naître chez les Russes non bolchevistes et
l'extension assurée de la révolution en Sibérie. Parla,
l'Asie orientale s'ouvrait aux ambitions soviétistes,
comme, par la débâcle de Denikine, se trouvaient à
découvert les républiques libres de Géorgie, d'Ar-
ménie et d'Azerbaïdjan, auxquelles la reconnaissance
officielle qu'en avait faite le Conseil suprême n'appor-
tait aucune force supplémentaire contre les armées
rouges. Par là, les soviets, qui ne doutaient plus de
rien, se voyaient déjà sur la route de l'Inde, et l'émo-
tion avait été assez forte à X.ondres pour que Lloyd
George, alors à Paris, eût éprouvé le besoin d'appeler
auprès de lui, afin de conférer, ses ministres de la
marine et de la guerre.
Sans doute, du côté polonais et du côté letton, on
avait à enregistrer quelques succès. La Conférence
d'Helsingfors avait resserré les liens entre les répu-
bliques polonaise et
lettone. Mais la Fin-
lande ne marchait pas,
non plus que laLithua-
nie, et on avait dû
remettre à une autre
session, qui devait se
réunir à Riga et où
l'on convoquerait les
Scandinaves, la créa-
tion d'une ligue cohé-
rente et unie. Bien
plus, l'Esthonie, qui,
depuis déjà plusieurs
semaines, négociait
avec les soviets, allait
conclure la paix avec
eux et, le 31 janvier,
on apprenait que le
gouvernement de Mos-
cou faisait des ouver-
tures à la Pologne.
Or la Pologne, bien
qu'elle eût une bonne
armée, avait, elle
aussi, un grand besoin
de paix. Il lui fallait
se constituer, s'amal-
gamer, refaire son in-
dustrie. Elle n'avait
que peu à attendre de
l'Entente, en dehors
d'une sympathie non
discutable ; son change
était à rien; le mi-
nistre Patek, qui reve-
nait de Londres, en
rapportait à peine des
encouragements; elle
n'avait d'alliance
qu'avec la Lettonie;
elle ne pouvait compu-
ter sur la Roumanie,
qui songeait à sa propre sûreté, dont la situation
économique et le change étaient fort médiocres;
elle sentait que la Russie massait des troupes à sa
frontière et, dans cette situation, elle pouvait être
tentée par une offre de paix, si celle-ci se présentait
sous une forme sérieuse et avec des bases solides de
discussion.
C'était ce moment que l'Entente avait choisi pour
manifester à la fois son désir d'entrer en relations
avec le peuple russe et sa volonté d'éviter tout
contact avec le gouvernement soviétiste. La contra-
diction sautait aux yeux, et on ne pouvait pas se
dissimuler que, malgré toutes les énergies verbales,
une peireille démarche avait l'apparence de cacher
une réelle faiblesse. L' .Angleterre souhaitait-elle
arriver à des négociations et à une paix où elle eût
entraîné la France ? Cette paix était-elle possible ?
Serait-ce une paix réelle ? On ne peut formuler de
si graves questions sans y faire une réponse.
Rien ne prouvait que l'Angleterre cherchât une
route vers la paix ; beaucoup d'indices — la raison
commerciale, le désir de s'assurer un marché à la
demande duquel elle pouvait seule, en Europe, ré-
pondre aisément, la crainte de laisser l'Allemagne
ou l'Amérique prendre pied sur la féconde terre
russe — permettaient de faire, à ce sujet, des suppo-
sitions vraisemblables. L'Angleterre, au surplus, en
dehors de ces raisons, avait, comme le monde
entier, besoin d'une paix universelle à laquelle la
seule Russie faisait obstacle, et elle en avait particu-
lièrement besoin pour calmer les inquiétudes
qu'avaient fait naître les rodomontades bolchevistes
à l'égard de l'Inde. Par suite, on pouvait se demander
si l'Angleterre s'opposerait toujours à un élargisse-
ment des pourparlers de Copenhague.
Que la paix fût possible, rien n'était plus certain,
puisque personne n'avait plus même l'apparence
d'une velléité d'intervention militaire en Russie.
Par suite, du moment qu'il était avéré par les faits
que les soviets avaient une véritable année de
78
500.000 à 600.000 combattants bien disciplinés et
bien commandés, si le moyen s'offrait d'éviter que
cette armée, également désireuse sans aucun doute
de continuer une guerre profitable et de refaire l'unité
de la Russie, ne se jetât, pour une lutte dont on ne
pouvait deviner l'issue, sur le cordon des jeunes
républiques qui bordait la frontière moscovite et ne
menaçât peut-être l'Occident, l'intérêt de tous n'était-il
pas de saisir cette occasion ?
Il fallait, pourtant, y regarder à plusieurs fois
avant de s'engager dans une politique absolument
raul Deschanol, élu président de la République française, par 73V voix bu
888 votants. (Cungrés de Versailles, 17 janvier 1920.) — Phot. Manuel,
opposée à celle qu'on avait suivie jusqu'ici, et il était
essentiel de ne pas se laisser prendre à des appa-
rences dangereuses; il fallait, surtout, se demander
pourquoi les soviets, au moment même où ils étaient
victorieux et où, par des radios conquérants, ils
menaçaient le monde de leur puissance, se mon-
traient en même temps disposés à négocier; il fallait
enfin s'assurer qu'une paix avec les bolchevistes
ne serait pas la pire de toutes les solutions. Or,
sur ces divers points, on pouvait répondre. Si les
soviets cherchaient la paix, c'est que leurs victoires
masquaient leur détresse financière et économique,
sans y apporter aucun remède ; la dictature du pro-
létariat, faite, organisée, monopolisée par des gens
qui n'étaient pas des prolétaires, n'avait pas de
racines dans le peuple des campagnes russes, qui,
nanti de la propriété de la terre, ne voulait en au-
cune façon du communisme et souffrait de la tyran-
nie des soviets ; les soviets avaient donc, pour sub-
sister, besoin de la paix; la continuation de la lutte
tournait contre eux ; l'heure approchait, très proba-
blement, où, comme dans toutes les révolutions, la
masse, ayant acquis un résultat tangible, ne se sou-
cierait plus de ceux qui le lui avaient procuré, peut-
être malgré eux, et se tournerait vers qui lui assu-
rerait l'ordre, la tranquille jouissance et la vie à bon
marché. Les soviets le sentaient assurément, et leurs
chants de triomphe, comme leurs menaces, consti-
tuaient des vantardises auxquelles l'Angleterre
n'aurait vraiment pas dû se laisser prendre.
En second lieu, il est certain qu'une paix avec les
soviets — s'ils restaient ce qu'ils ont été et ne se
muaient pas, sous le même nom, en un gouver-
nement régulier sur le modèle des gouvernements
de l'Occident — est irréalisable en fait. L'illuminisme
des bolchevistes, les principes du communisme sovié-
tiste sont incompatibles avec les principes fondamen-
taux des sociétés contemporaines, issues d'une lente
évolution, incapables de vivre en dehors des formes
séculaires et immuables dans lesquelles l'histoire de
tous les peuples s'est développée. Le bolchevisme
méprise et néglige ces formes et ces principes. Il a
pour mission de les détruire et d'y substituer les temps
nouveaux. Imaginer une paix possible dans ces con-
ditions, un compromis qui permettrait aux deux
sociétés de vivre côte à côte et de se mêler est une
absurdité mathématique.
Il reste donc que la sagesse exige qu'on attende la
fin du bolchevismf russe et, à dire vrai, ses offres de
paix sont déjà une pftuve qu'il est en train de finir.
Si cette supposition est exacte et si cette preuve est
faite, nous pouvons espérer voir la paix renaître en
Europe, dans un temps peut-être proche. Sinon, nous
devons fortifier les républiques qui forment notre
barrière, tout employer pour les unir, no rien céder.
LAROUSSE MENSUEL
ni en fait ni en apparence, aux soviets russes, en un
mot, avoir à cet égard ce que nous n'avons jamais eu :
une ligne de conduite, une politique et de l'esprit de
suite. N'en déplaise à ceux qui déclarent doctrinale-
ment que le blocus ne peut durer indéfiniment, rom-
pre le blocus est une faute irréparable, si cette mesure
aboutit à fortifier le gouvernement de Lénine.
Si, pour en finir avec les questions de l'Orient eu-
ropéen, on tire de l'arsenal des points d'interrogation
dressés devant le Conseil suprême celui qui concerne
la Hongrie, on constate que, là encore, rien de défi-
nitif n'était intervenu. La délégation hon-
groise, présidée par le comte Apponyi,
était arrivée à Paris le 7 janvier. On lui
avait remis le texte du projet de traité
que la Hongrie avait à ratifier. Les délé-
gués étaient repartis pour Budapest et
n'étaient pas encore revenus à la fin du
mois. Il y avait encore là une incertitude
lourde. Le trouble oriental était tel que
l'attitude de la Hongrie ne pouvait être in-
différente et que des difficultés de ce côté
ne manqueraient pas d'intéresser tous les
alentours. La position géographique de la
Hongrie pouvait donner à ce pays ambi-
tieux et violent, nettement engagé par
l'amiral Horthy dans une politique réac-
tiomiaire, des velléités d'opposition. On
avait, dans cette affaire aussi, perdu bien
du temps.
De l'exposé qui précède il ressort que,
pendant le mois de janvier, parmi les ques-
tions difficiles entre toutes qui restaient
pendantes devant la Conférence, aucune
n'avait été résolue, mais que les dangers
ouverts par cette absence de solution
avaient plutôt grossi que diminué.
Cependant — et cette passivité des événe-
ments avait de quoi procurer quelque apai-
sement à nos soucis — en dépit de toutes
les nouvelles inquiétantes que la presse
nous apportait sur les dispositions de l'Al-
lemagne, la signature des conventions rela-
tive à la Silésie, à Memel et Dantzig, etc.,
et réchange des ratifications du traité de
Versailles avaient enfin eu lieu à Paris, le
10 janvier. L'Allemagne était représentée
par von Lersncr et von Simson. Cette céré-
monie n'avait donné lieu à aucun incident,
et la reprise des relations diplomatiquesavait été ren-
due effective par l'arrivée à Paris, une quinzaine de
jours plus tard, du chargé d'affaires allemand Mayer-
Kraftbeuren et le départ pour Berlin du chargé
d'affaires français, de Marcilly. Par ailleurs, le rapa-
triement des prisonniers allemands avait commencé
et se poursuivait sans interruption; les troupes alle-
«• 157. Mars 1920.
Sur deux points, pourtant, la discussion continuait.
L'.\llemagne luttait pour éviter de livrer les Allemands
inculpés de crimes contre le droit commun et le droit
des gens. Elle cherchait, en outre, à démontrer par
tous les moyens qu'elle était incapable d'opérer les
payements dont le traité de Versailles la chargeait.
Il était vraisemblable qu'elle céderait sur le premier
point. Il l'était aussi que, sur le second, elle s'ef-
forcerait, par tous les moyens dilatoires, d'échapper
à ses obligations. Il dépendait de nous, du senti-
ment qu'elle prendrait de notre union et de notre
force, comme des mesures efficaces que nous sau-
rions nous imposer à nous-mêmes pour rétablir nos
propres affaires, de la contraindre à payer la dette
de ses responsabilités. — ■ A cette question s'annexait
celle de la livraison de Guillaume II, qui regardait
la Hollande, sans qu'on fût certain que l'Allemagne
ne fût pas derrière la Hollande. Le gouvernement
néerlandais, invité à livrer Guillaume, s'y refusait,
comme on devait s'y attendre. Il était , au surplus,
fort embarrassé de son hôte, que certains arguaient
de démence et de gâtisme , mais qui, très probable-
ment, n'était atteint que de la crainte du châtiment.
Le traité de Versailles, en dépit des critiques qu'il
contenait et qu'il méritait de soulever, devenaitdonc
lentement un instrument complet et définitif. Les
premières réunions, à Paris, du Conseil exécutif de
la Société des nations, sous la présidence de Léon
Bourgeois, le 16 janvier, celle, le 27, du Conseil d'ad-
ministration du Bureau international du travail, pré-
sidé par Arthur Fontaine et dirigé par Albert Tho-
mas, complétaient la série des actes par où s'avérait
le passage de la période des paroles à la période des
actes.
Pourtant, il manquait encore au traité la ratifi-
cation américaine et, au delà de l'Atlantique, le
débat restait stationnaire. Les Etats-Unis, après
s'être si longtemps présentés au monde comme le
type pariait du gouvernement équilibré et maître de
soi-même, donnaient le spectacle de l'incohérence.
Jj'absence de tout organe pondérateur et arbitral
entre le pouvoir du président et le pouvoir du Sénat,
compliquée de la carence effective du pouvoir pré-
sidentiel, par suite de la maladie du président Wilson,
laissait ce grand pays sans direction, et l'opinion
publique, privée de chefs qualifiés, n'entendant plus
les fortes voix qui, en d'autres temps, l'avaient em-
pêchée de s'égarer, ne parvenait pas à trouver la
voie qui eût conduit la République à des solutions
utiles, raisonnables et justes. Les journaux étaient
pleins de discussions sans intérêt et sans portée ; le
Sénat restait profondément divisé ; les mécontente-
ments personnels se manifestaient en révélations
fâcheuses et imprudentes ■ — telles celles de l'amiral
Sims — et il semble que, peut-être sous l'influence
d'une propagande allemande, les sentiments peu
En préBence du roi des Belges, Albert !■', le président de la République, R, l'oincaré. accompagné d'Alex. Millerand. président
du conseil, et du maréchal Foch, remet la croix de guerre a fa ville de Nieuport (28 Janvier J920j. — Phot. Roi.
mandes évacuaient Dantzig, la haute Silésie et le
SIesvig, qu'occupaient des détachements alliés ; les
Polonais faisaient leur entrée à Thom et s'installaient
dans la Prusse occidentale ; les Belges prenaient pos-
session de Malmédy et Eupen ; les plébiscites se pré-
paraient en haute Silésie et au SIesvig. L'exécution
du traité se faisait donc sans heurt appréciable, et
l'inévitable était accepté, au moins en fait, sans oppo-
sition. L'échauffource sanglante du 14 janvier à Berlin
était sans relations avec l'exécution du traité de paix.
sympathiques d'une partie de l'opinion à l'égard
de l'Empire britannique se donnaient libre cours.
Ceux qui, sans se faire d'illusions inutiles sur l'.^mé-
rique, ont pour les Etats-Unis à la fois une inébran-
lable reconnaissance et une sincère admiration,
déploraient cette situation. Quoi qu'en pensent cer-
tains hommes d'Etat américains, plus occupés du
jour présent et fugitif que de l'avenir certain, l'iso-
lement où ils tentent de ramener leur pays est une
attitude périmée. La vérité pour l'Amérique, comme
«• 167. Mars 7920.
pour le monde entier, est dans les méthodes wilso-
niennes. Si le président VVilson a commis des erreurs,
sa conception des relations futures entre les peuples
reste la seule qui puisse, pas à pas, conduire l'hu-
manité vers le progrès moral international, le plus
difficile à réaliser parmi les lents progrès moraux
dont est capable l'inlirmité humaine.
Le statut politique et territoricd de l'Europe, après
l'effroyable secousse de la guerre générale, s'établis-
sait donc pièce à pièce, avec des lacunes effrayantes,
comme un jeu de patience, dont il faudrait recher-
cher et rassembler un à un les morceaux dispersés
par la colère inconsciente d'un enfant. Le statut
économique et social restait plus imparfait encore.
Le monde était agité par des mouvements nerveux,
par de brusques accès de fièvre, par des troubles
violents de circulation, qui l'empêchaient, malgré
son désir de guérison, de revenir à une vie normale.
La crise du change, notamment, pesait sur toutes les
transactions commerciales, mettait obstacle au relè-
vement industriel et à la reconstitution de tous les
pays éprouvés par la guerre et conduisait enfin à
une inflation fiduciaire qui provoquait dans tous les
pays un accroissement écrasant du prix de la vie
et de la main-d'œuvre et, par réflexe, réagissait de
la manière la plus fâcheuse sur les cours. On pou-
vait dire avec certitude que la balance du commerce,
l'équilibre rompu en-
tre les importations
et les exportations,
n'étaient qu'un élé-
ment dans la débâcle
<les changes; la spé-
culation en était le
facteur essentiel . Cette
spéculation avait, cer-
tainement, son siège
en Amérique, et l'at-
titude du gouverne-
ment des Etats-Unis,
les manifestations pu-
bliques par lesquelles
il affichait son mau-
vais vouloir, sa ten-
dance à insinuer
comme un remède né-
cessaire l'allégement
des charges de guerre
de l'Allemagne, son
opposition à l'entente
internationale récla-
mée par les neutres
et acceptée par l'An-
gleterre étaient des
marques accessoires
lie cette sorte d'anar-
chie gouvernementale
généralisée, dont souf-
frait la grande Répu-
blique américaine.
Mais le résultat restait
grave pour l'ensemble
du monde, et il était
trop évident qu'en
présence de la faillite
universelle immi-
nente, seul, un accord
général et franc pour-
rait apporter un re-
mède à une situation sans aucun précédent dans
l'histoire économique.
Reconnaissons-le, pourtant, unefoisde plus: quelles
que fussent les menaces de toute sorte, les catcis-
trophes quotidiennement prophétisées par les gens
qui lisent dans l'avenir, la gêne et les revendications
causées par la vie chère, l'existence des peuples
s'écoulait, cependant, jour à jour, dans un calme
relatif, et le temps, maître de tout, usait une à une
les angoisses qui nous étreignaient.
En Angleterre, les conflits ouvriers se dissolvaient
peu à peu, et notre alliée insulaire s'acheminait len-
tement, par un accord tacite entre la bourgeoisie et
le Labour-Party, vers une transformation nouvelle
dans son histoire qui se ferait par un gouvernement
travailliste, peu pressé, d'ailleurs, de prendre le pou-
voir et qu'elle ne paraissait nullement redouter. L'af-
faire irlandaise restait stagnante avec de brusques
remous, et elle pesait sur les relations de l'Angleterre
avec les Etats-Unis. L'Egypte se calmait. — En Ita-
lie, une grève de cheminots s'était déroulée sans vio-
lence, et la fermeté du gouvernement l'avait réduite
à néant en quelques jours. — En Allemagne (car
il faut nous habituer à faire rentrer ce pays, la paix
ratifiée, dans le cadre ordinaire de notre observation),
les troubles du 14 janvier, si graves qu'ils aient
été à Berlin, n'avaient eu d'autre effet que de mar-
quer l'énergie du gouvernement et la volonté générale
de maintenir l'ordre. La nouvelle République mar-
chait vers l'unité : il fallait en prendre notre parti.
Il était bon, aussi, que nousnousefforçionsde regarder
avec sang-froid les événements allemands : l'Alle-
magne est redevenue une des puissances qui comp-
tent dans le monde. Il dépend de nous qu'elle n'y
compte pas plus qu'elle n'a le droit d'y compter.
LAROUSSE MENSUEL
Au mois de janvier, enfin, la France avait vu tme
suite d'événements que personne n'attendait et
qu'elle avait supportés avec une remarquable placi-
dité. L'élection du président de la République devait
se faire le 17 janvier. Après les élections du 16 no-
vembre et l'attitude de la nouvelle Chambre jusqu'à
la fin de décembre, les pronostics les plus sûrs annon-
çaient l'élection, en forme d'acclamation, à la pre-
mière magistrature de la République, de Clemenceau.
Les élections sénatoriales du 1 1 janvier, à en croire
les apparences, ne changeaient rien à la situation.
Le 14 janvier, l'élection de Paul Deschanel à la pré-
sidence de la Chambre des députés prenait brusque-
ment le caractère d'ime ovation et dressait devant
ClemencedH cette candidature, qui semblait, la veille,
abandonnée. Le 15, un avant-Congrès, au Sénat,
fixait son choix sur Paul Deschanel par 408 voix
contre 380 à Clemenceau, qui retirait sa candidature.
Le 17, Paul Deschanel était élu, au Congrès de Ver-
sailles, président de la République, par le chiffre,
encore inédit dans les annales de cette élection, de
734 voix sur 888 votants. Le lendemain, le ministère
Clemenceau se retirait, conformément aux usages par-
lementaires; Alex. Millerand était chargé de former
un nouveau ministère, et Georges Clemenceau, dont la
carrière se terminait dans l'apothéose de la France
restaurée, rentrait dans la vie privée. — Jnlcs a>KnAni.T.
l.e président de ta République, R.
par
Poincaré, aooompagné du maréchal Foch at d'Alex. Millerand, présideDI du coaaeil, est reçu a Furaes
le roi des Belges, Albert I" (2« janvier 1920). — Phot. Chuaseau-Flaviena.
poncelet (/^) n. m. (Voir kilowatt, page 64.)
Prime jeunesse (Suite au Roman d'un
enfant), par Pierre Loti. — Le Roman d'un enfant^
date de 1890. L'auteur avait alprs quarante ans;'
arrivé au terme de la jeunesse, il fixait, en un livre
exquis, les impressions de sa petite enfance, depuis
les temps les plus lointains où pouvait remonter sa
mémoire jusque vers sa treizième année. Quelque
trente ans plus tard, il donne une suite à ce livre, et
l'on ne sent point, après un si long intervalle, un
changement dans sa manière, ni moins de fraîcheur
dans ses souvenirs. Quelques répétitions de détails,
que noteront — sans impatience du reste — ceux
qui compareront les deux volumes, sont des rensei-
gnements nécessaires pour ceux qui ne connaîtront
que le second. Onremarquera, en outre, que l'auteur
y a renoncé à certains déguisements de noms et
de circonstances, pourtant fort légers, qu'il avait
adoptés dans le Roman d'un enfant : signe d'un
attachement plus grand à la réalité dans l'évocation
du passé. Dans cette conservation des choses d'au-
trefois, il porte une piété singulière. De tous les siens,
de tous ceux qu'il a aimés, il a toujours gardé avec
une jalouse vénération chaque objet auquel se rata-
chait un souvenir de tendresse. Sa maison est
pleine de bibelots touchants, rangés dans les vieux
meubles avec le même soin qu'au temps où sa mère,
ses tantes et grand'tantes les adaptaient au train-
train régulier de leur vie discrète. Toujours hanté
par l'effrayante rapidité du temps, l'écrivain s'efforce
de sauver le plus longtemps possible les reliques du
passé. Mais, conmie ces choses aussi disparaîtront, il
a entrepris d'en prolonger le souvenir dans des écrits
qui, au milieu, de l'écoulement universel dureront,
79
dit-il modestement, peut-être un peu plus de temps
que des objets matériels. Dès son enfance, il écrivait
ses mémoires sur de petits cahiers. Toute son œuvre,
en un sens, n'est qu'une suite de mémoires. Ceux
que ce vigoureux évocateur de l'exotisme a consa-
crés à sa propre maison ne sont ni les moins pitto-
resques, ni les moins émouvants.
Un grand salon rouge, de pur style Louis-Phi-
lippe, avec des meubles en acajou et, sur la chemi-
née, une immense pendule noblement symbolique ;
une vieille Bible du .xvii" siècle, affirmant la conti-
nuité d'ime longue tradition huguenote ; le chat ron-
ronnant près du feu ; des dames rangées en rond,
presque toutes âgées, parées de bonnets de den-
telles, qu'enjolivent des coques de ruban, entou-
rées de vastes crinolines, qui, chaque fois ju'elles
s'asseyent, se soulèvent comme des montgolfières ;
beaucoup de dignité et, en même temps, beaucoup de
gaieté innocente et enfantine, comme dans la pro-
vince d'autrefois : tel est le centre de cette vie
paisible, où l'écrivain écoula ses années d'enfance et
de jeunesse, parmi des soins très doux et des pré-
cautions infinies. Milieu essentiellement féminin,
délicat et raffiné, qui eut une influence profonde sur
la formation de son imagination et de ses sentiments.
Le peintre d'Azyadé et de Rarahu crayonne avec
des traits sincères, touchants et fins, ces provinciales
charmantes : sa mère,
surtout, qui lui Inspi-
rait un culte si pro-
fond et si complet ;
sa tante Claire, une
vieille fille restée très
bonne, malgré les
épreuves de la vie,
toujours prête à ou-
vrir sa chambre bien
rangée aux inventions
encombrantes d'un
petit garçon et à co-
pier indéfiniment la
même satire de Boi-
leau, quand ce petit
garçon, ce qui était
assez fréquent, avait
à fîtire des pensums.
Dans l'épreuve, ces
âmes douces appa-
raissaient pleines de
sérénité et de soumis-
sion. Des pertes d'ar-
gent amenèrent la
gêne. Il fallut vendre
des biens et louer
une partie de la mai-
son familiale. Peu
s'en fallut que le sa-
lon rouge lui-même ne
passât en des mains
étrangères. Un pareil
crève-cœur fut évité ;
mais il fallut — ô
mortification ! — subir
l'installation d'un
fourneau de cuisine
dans le cabinet pa-
ternel, transformé en
salle à manger, et se
résigner à regagner le
reste de l'appartement par une échelle et un trou
du plafond. Mais, dans cette ascension inusitée, une
grand'tante, malgré son âge, ouvrait la marche avec
humour.
De plus grandes douleurs s'abattaient sur la mai-
son et sur l'enfant, dont la sensibilité frémissante
n'oubliait aucun déchirement. Son frère bien-aimé,
officier de marine, miné par l'anémie tropicale, suc-
combait au moment de revenir en Europe, et son
corps était immergé dans le golfe de Bengale. Une
émouvante lettre apportait ses repentirs de jeune
homme et les derniers élans de sa piété. Un peu plus
tard, l'enfant voit arriver — avec quel serrement de
cœur ! — • les bagages du frère, resté pour jamais dans
la lointaine Indochine : la Bible que, selon l'usage pro-
testant, la mère de famille lui avait remise jadis avec
quelques lignes de sa main ; puis tous ces bibelots
que l'officier s'apprêtait à rapporter et qui exhalaient
l'odeur caractéristique de l'Extrême-Orient.
C'était, chaque jour, quelque nouvel objet : une
gravure, un livre, un coquillage, qui, dans ce milieu
clos et silencieux, venait solliciter l'imagination d'un
enfant songeur et le faire rêver d'un lointain plein
de prestige. De très bonne heure, il pensait à se faire
marin comme son frère et malgré les répugnances
deL siens; moins, comme il l'avoue lui-même, par
goût de la marine en elle-même (il n'était point de
ceux qui, enfants, dessinent des bateaux sur leurs
cahiers de brouillons), mais par amour des voyages,
de ce qui est loin, de ce qui est autre.
Dès l'enfance, nous voyons se former chez le futiu:
romancier de l'exotisme ce goût pour les pays
étrangers. C'est étonnant ce qu'un enfant d'imagina-
tion peut mettre de pittoresque, de vie, d'horixon
dans les limites étroites d'ime modeste maison provin-
8o
LAROUSSE MENSUEL
/V* 157. Murs 1920.
ciale. L'écrivain nous présente successivement toutes
les parties du petit domaine où s'exerçait sa fantaisie :
dans le haut de la maison, son musée, où il entassait
à la fois des échantHlons d'histoire naturelle, des
coquilles, des papillons et — déjà — des reliques
sentimentales; puis son théâtre de Peau d'dne, pour
lequel il composait une décoration de rêves et de splen-
deurs; enfin, son piano, sur lequel, de bonne heure, il
se distingua; et quel art permet mieux que la musi-
que de s'évader de soi-même ? Ce sont encore les
différents sites où s'écoula son adolescence : la cour
de la maison paternelle de Rochefort, avec un petit
lac et une petite grotte, que lui avait aménagés son
frère. C'est la Limoise, la maison de Lucette, son
amie d'enfance, qui mourut, elle aussi, en revenant
des colonies. C'est la propriété de son oncle, dans le
Midi pyrénéen — le pays de Ramuntcho — où il allait
passer ses vacances, où il jouissait d'un vieil escalier
en terrasse, garni de bouquets de fleurs. C'est la
maison de sa sœur à Fontbruant, voisine du château
de la Belle au Bois dormant, qu'il a décrit ailleurs ;
maison d'un charme ancien, si romantique, telle qu'il
nous la dépeint dans son entourage de chênes verts,
moins romantique, toutefois, qu'un certain ravin du
voisinage : •
Sur une longueur d'un kilomètre ou deux, ce ravin, qui
ne tarda pas à devenir mon royaume favori, coupe comme
une déchirure ce vieux sol pierreux de Saintonge et entre
tient dans son repli ombreux toute une végétation d'eau, en
contraste absolu avec celle des plateaux d'alentour ; là, dans
la nuit verte, c'est le domaine des mousses merveilleuses,
des roseaux grands comme des bambous et des fougères
géantes : la grande osmonde, en particulier, y devient presque
arborescente, et je ne connais dans nos climats aucun lieu
ayant autant que celui-là des aspects de marais tropical.
En outre, dans la muraille de rochers qui l'entoure, s'ou-
vrent en rang des espèces de porches d'église, donnant accès
à la nuit souterraine ; des grottes festonnées par la fantaisie
millénaire des stalactites et dont l'alignement forme comme
une petite rue très mystérieuse, aux profondes entrées
noires. Oh ! quel incomparables champs d'exploration pour
un jeune aventurier de quinze ans, qui, du matin au soir, le
revolver à la ceinture, scrutait les fouillis les plu» inviolés,
en se prenant pour un trappeur du nouveau monde !...
Ce ravin devait être témoin de tout autres jeux :
il allait abriter les rapides amours de deux enfants,
dont l'un reçut en ce lieu sa première initiation. Un
campement de bohémiens s'était installé dans le voi-
sinage de Fontbruant. Le pays parlait de leurs mé-
faits et, aussi, de l'étrange beauté d'une jeune tsigane
de leur bande. Elle vint à Fontbruant offrir ses
paniers de jonc tressé. Le héros de cette histoire la
vit et désira la revoir
Dix-huit ou vingt ans peut-être, cette bohémienne, un
peu plus âgée que moi, qui n'en avais que seize ; très basanée,
couleur des vieilles terres d'Etrurie, avec une peau d'une
finesse merveilleuse ; sa très pauvre robe en indienne mince,
d'une éclatante propreté , moulait presque trop sa eune
gorge de statue, qui, là-dessous, se devinait complètement
libre ; son épaisse chevelure noire était piquée d'épingles de
clinquant ; elle avait à ses petites oreilles de gros anneaux
d'or et, autour du cou, un fichu de soie rouge. Ce qui fasci-
nait par-dessus tout, c'étaient ses yeux de profondeur et de
nuit, — derrière lesquels, qui sait, il n'y avait peut-être rien,
mais où l'on eiit dit que se cachait tout le mysticisme sen-
suel de l'Inde. Ces yeux-là, je devais les retrouver plus tard
chez les bayadères des grands temples hindous, qui sont
vêtues de soie et d'or et qui ont la gorge, les bras, même
le visage, étincelants de folles pierreries... Sous la rebuf-
fade de la domestique, elle s'en alla, silencieuse et hautaine,
comme une reine outragée; mais elle avait certainement
compris tout de suite mon admiration étonnée et ardente,
car, avant de disparaître, elle retourna deux fois sa petite
tète exquise pour me revoir, et, ce qui acheva ma déroute,
je sentis très bien que son dernier regard, pour moi tout
seul, s'était adouci dans un vague sourire.
L'adolescent se rendit au ravin sous prétexte de
peindre, et la fille, sous couleur d'y chercher des
joncs. Bien que les deux enfants n'eussent point le
même langage, ils s'entendirent vite et bien, et ce qui
devait arriver arriva. Dès cette première aventure
— la première de beaucoup d'autres qui revivent
en maint volume — le jeune homme trouvait dans
son propre pays un amour déjà plein d'irconnu et
de mystère, avec une étrangère, d'une race très
vieille et très lointaine, et dans un site, lui aussi
d'un aspect étrange et séculaire, devant des entrées
de grotte « qui ressemblaient à des portiques de temple
cyclopéen », parmi les fougères et les scolopendres
et sous le vol des petites libellules qui menaient
déjà leurs danses aux premiers âges du monde.
L'épisode est extrêmement gracieux, dans sa so-
briété ardente. Si tout le reste du volume continue,
d'une façon charmante, d'ailleurs, l'inspiration du
Roman d'un enfant, ce passage tranche sur l'ensemble,
par son caractère poétiquement romanesque.
A la fin, l'adolescent avait enfin obtenu de sa fa-
mille l'autorisation de se préparer à l'Ecole navale.
Au collège, il avait fait, à ce qu'il dit lui-même, un
écolier assez médiocre. Elevé dans un milieu doux
et ouaté par des femmes attentives, ayant eu pour
camarades d'enfance des filles, plutôt que des gar-
çons, habitué à s'abandonner à de délicieuses rêve-
ries solitaires, il trouva le collège bruyant, bruta) et
sale. Il subit les punitions du « caïman vert », ap-
pelé aussi la « guenon de Madagascar » : c'était son
professeur de rhétorique. Il méprisa les mathéma-
tiques et eut de très mauvaises places en narration
française. Il fut, pourtant, admissible la première
année à l'Ecole navale et envoyé à Paris, pour pré-
parer son admission définitive.
Au sortir de ses jardins, de ses bois, de son ravin
— surtout de son ravin — le quartier Latin ne lui
plut guère, non plus que sa modeste chambrette, qui
donnait pourtant sur les, toits de Saint-Etienne-du-
Mont. Ni les matinées littéraires d'une cousine bas
bleu, ni l'attachement sincère d'une jolie fille du
quartier (qui mourut brusquement à l'hôpital au
cours d'une opération), ni la célébration, à l'Oratoire,
de sa première communion protestante à une date
où son âme commençait à se sentir affreusement vide
de toute foi religieuse, ni l'amour que, comme nom-
bre de jeunes gens de sa génération, il éprouva pour
l'impératrice, ne suffirent à illuminer cette période
morne de son existence, où toute joie lui venait des
lettres de sa province. Reçu à l'Ecole navale, il alla
aux vacances, prendre congé des siens. Il revit avec
émotion son tranquille Rochefort et la maison fami-
liale, sa mère, ses tantes, un peu plus vieilles et
encore appauvries, mais résignées et toujours capa-
bles de gaieté. A la veille d'une absence qu'il pré-
voyait longue, il voulut saluer le premier berceau de
sa famille, Yîle et sa petite capitale, Saint-Pierre, qui
dort au centre d'Oléron, entre ses vignes et ses
marais salants, parmi ses œillets, ses giroflées et ses
aloès ; il dit adieu à de vieilles parentes, très majes-
tueuses encore dans leurs antiques robes de soie
passée, à de vieilles saulnières aux hautes coiffes
blanches, à de vieux vignerons, jadis au service de
sa famille,
tout un petit monde non contaminé encore par le moderne
démon de l'Envie, resté paisible, honnête, débonnaire et
heureux, que je ne devais plus jamais revoir.
Une vie nouvelle allait commencer pour lui ; dès
son arrivée au Borda, il se trouva dans un milieu
qu'il sentit approprié à ses secrets désirs. Ni la mé-
lancolie d'octobre, ni l'aspect sévère de l'arsenal de
Brest, où sa personnalité disparut dans un numéro-
tage administratif, ni la rudesse apparente des» range-
à-bord », ni l'emprise de la discipline militaire ne
l'empêchèrent de jouir du premier contact avec la
Bretagne, d'une belle traversée à travers la »ade, de
l'apparition saisissante des trois vaisseaux-écoles et
clu pittoresque branle-bas de couchage, sous la direc-
tion paternelle des marins instructeurs. II s'endor-
mit, heureux, au cri chantant des matelots de vigie,
bercé par le clapotis de la mer.
Si l'on coijipare cette série : le Livre d'un enfant
et Prime Jeunesse de Pierre Loti, à cette autre : ]'/
Livre de mon ami et le Petit Pierre, d'Anatole France,
elles se caractérisent assez précisément par leur op-
position même. De part et d'autre, nous voyons un
enfant sensible qui, élevé dans un milieu très tendre,
imagine beaucoup et se crée un monde de rêve.
Mais, l'un — c'est l'enfant du quai Malaquais — vit
dans un beau paysage de grande ville, plein de sou.'
venirs du passé ; de bonne heure, il a le goût artis-
tique du bibelot et du livre ; il se moque un peu de
ses professeurs, mais il aime, au fond, ce qu'ils lui
enseignent; l'antiquité a pour son jeune esprit des
charmes toujours frais ; sa fantaisie légère et humo-
ristique, même quand il s'attendrit, brode autour de
son émotion des inventions ironiques et, à l'occa-
sion, il se moque, rétrospectivement, de lui-même.
L'autre — le petit Rochefortais — s'ébat au grand
air; il fréquente plus la nature que les livres; le
collège lui fait horreur ; et, s'il est hanté par quel-
que chose d'autre que sa vie présente, ce n'est
point par ce qui est éloigné dans le temps, par l'his-
toire (les souvenirs n'ont pour lui qu'un intérêt sen-
timental), c'est par ce qui est éloigné dans l'espace,
par les colonies, par le mystérieux Orient. Son ima-
'gination est ardente et sérieuse ; il parle toujours des
siens — et de lui-même — avec cette sorte de res-
pect sacré qu'on a pour les choses qui passent et qui,
demain, ne seront plus. Et si, dans le plaisir que
tout homme éprouve à se reporter par la pensée vers
les jours de son enfance, il paraît quelque obscur
désir de ramener un peu en arrière ce fugitif présent
qui l'entraine, ces souvenirs, que Pierre Loti rap-
pelle de sa première jeunesse, ont, dans leur mé-
lange de douceur et mélancolie, une force de résur-
rection particulièrement émouvante. — Louis CoauEi.iN.
puissance n. f. — Encycl. Puissance d'une
lentille, d'un système optique, (V. dioptrie, p. 62.)
Sacré-Cceur de Montmartre. (Consé-
cration DE LA BASILIQUE.) I. LA COLLINE DE MONT-
MARTRE. — Il semble que, de mémoire d'homme,
ce « haut lieu » ait toujours été un endroit sacré.
Primitivement couverte de bois, égayée de sources
assez nombreuses, la colline aurait été le théâtre de
cérémonies druidiques. A leur tour, les dieux clas-
siques s'y installent, et les deux temples de Mars et de
Mercure font donner à la colline les noms de Mons
Mercurii ou de Mons Martis. Mais ces souvenirs
païens s'effacent devant une longue suite d'événe-
ments religieux, qui, aux yeux des catholiques, ont
fait de Montmartre, selon une expression qu'on prête
au roi Jean, « le cœur de la France ».
D'après une tradition, saint Denis y aurait prêché
et même fondé un oratoire dédié à la Vierge. Il
devait y trouver son martyre. En compagnie du
prêtre Rustique, du diacre Eleuthère et de nombreux
chrétiens, il y eut la tête tranchée. Sur le lieu de
sou supplice fut élevée la chapelle du Martyre, ou
Martyrium ; elle se dressait à rai-côte, sur l'emplace-
ment occupé aujourd'hui par la chapelle des Dames
auxiliatrices de la rue Antoinette. La colline fut, dès
lors, désignée sous le nom de Mont de; Martyrs, Mons
Martyrum, dont on a fait Montmartre. Il convient,
du reste, d'ajouter que, suivant une autre tradition,
le supplice de saint Denis eut lieu non à Mont-
martre, mais au village de Catulliacus, aujourd'hui
Saint-Denis, là où furent édifiés son tombeau et la
basilique de Saint-Denis.
Quoi qu'il en soit, Montmartre n'a cessé, depuis ces
temps lointains, d'être le lieu d'élection d'une foule
d'événements intéressant l'histoire de l'Eglise et le
rendez-vous de personnages illustres dans les fastes
religieux. Rappelons très sommairement les princi-
paux faits. Sainte Geneviève, dit-on, y vint prier.
Vers logs, les religieux de Saint-Martin-des-Champs
établissent sur la butte un prieuré, qui, en 11.14, est
remplacé par un couvent de religieuses bénédictines.
Leur chapelle fut consacrée sous le vocable de Saint-
Pierre, le2i avril ii47,par le pape Eugène III, assisté
de saint Bernard et de Pierre le Vénérable, abbé de
Cluny : c'est la vieille église qui subsiste encore sous
le nom de Saint-Pierre-de-Montmartre. La reine
Adélaïde ou Alix, femme de Louis le Gros, qui avait
fondé ce couvent, s'y retira en 1153. Montmartre
reçut la visite de saint Thomas de Cantorbéry, de
saint Thomas d'Aquin, peut-être de Jeanne d'Arc,
lorsque, du 6 au 8 septembre 1424, elle fit camper ses
troupes au pied de la butte. C'est dans la chapelle
du Martyre que, le 15 août 1534, Ignace de Loyola et
ses six compagnons posent les fondements de l'ordre
des jésuites. C'est un fait extrêmement remarquable
que nombre de fondateurs d'ordres sont venus sur la
colline sacrée prendre leurs inspirations. C'est saint
Vincent de Paul qui y séjourne à diverses reprises,
instruisant les ouvriers des carrières. Ce sont, en
1604, les premières religieuses au Carmel de France
qui montent à Montmartre, avant de s'enfermer dans
le cloître. C'est, en 1612, le cardinal de Bérulle, qui y
consacre l'Oratoire. En 1642 et en 1645, J.-J. Olier,
fondateur de la société de Saint-Sulpice, accompagné
de deux disciples, vient s'y consacrer à son tour. Le
P. Eude, fondateur des eudistes, fut quelque temps
confesseur des Dames bénédictines et, avant la vision
de Marie Alacoque, y fit célébrer l'office du Sacré-Cœur.
La chapelle du Martyre et l'église conventuelle
(Saint-Pierre) étaient les deux centres de nombreux
pèlerinages. Le plus célèbre était la procession solen-
nelle que, depuis le règnede Dagobeit I", les religieux
de l'abbaye de Saint-Denis, en grande pompe et por-
tant le chef de leur patron, accomplissaient tous les
sept ans, au millieu d'un immense concours de peuple.
En 1622, un couvent annexe, dit « prieuré des Mar-
tyrs», fut construit près de la chapelle de Saint-Denis
et, en 1681, les religieuses du couvent d'en haut, qui
menaçait ruine, vinrent s'y établir. Diverses cha-
pelles de secours, qui, plus tard, devinrent des églises
paroissiales, et plusieurs communautés avaient été
fondées sur les flancs de la colline. Le couvent des
bénédictines, réformé en 1598 par la 33" abbesse,
Marie de Beauvilliers, et complété par l'adjonction
d'un pensionnat, les dominait de son prestige et de
son ancienneté.
A peu près tout cet héritage des siècles disparut
à la Révolution. Le 16 aoiit 1792, les religieuses
reçurent l'ordre d'abandonner le couvent. Le 24 juil-
let 1793, la 43" abbesse, duchesse de Montmorency-
Laval, vieille et sourde et, pour cette raison, accusée
par Fouquier-Tinville de conspirer « sourdement », fut
guillotinée, avec quinze de ses religieuses. La chapelle
du Martyre fut détruite. L abbaye fut vendue et dé-
molie. L'église Saint-Pierre, pillée le 17 novembre 1793,
.saccagée et profanée, subsista, pourtant. Elle devait
être rendue au culte le 30 mai 1795. Xapoléon eut le
projet d'élever sur la colline un temple à la paix.
Eventrée depuis plusieurs siècles par des carrières à
plâtre, la butte, bien qu'appelée à jouer un rôle
chaqae fois que Paris était menacé d'une invasion ou
d'une révolution, semblait, en apparence, à jamais
dépouillée de son auréole religieuse.
II. La DÉVOTION AU Sacré-Cœur. — Les dangers
que courut la France en 1870 jetèrent dans
nombre d'âmes pieuses un trouble profond. A
l'exemple des Lyonnais, qui avaient fait vœu de
reconstruire l'église de Fourvières, si leur ville était
préservée de l'invasion, un catholique parisien,
.•Mexandre Legentil, eut l'idée de mettre Paris et la
France entière sous la protection du Sacré-Cœur.
Ce n'est pas le lieu de raconter en détail les ori-
gines de la dévotion au Sacré-Cœur. Rappelons,
seulement, qu'en 1675, une visitandiiie de Paray-le-
Monial, Marguerite-Marie Alacoque (qui devait être
béatifiée le 18 septembre 1864, sous le titre de « la
bienheureuse Marguerite-Marie»), eut une vision où le
Christ, raconta-t-elle, lui ordonna de faire consacrer le
premier vendredi qui suit l'octave du Saint-Sacrement
à la célébration d'une fête en l'honneur de son Sacré-
Cœur. Secondée par le P. de La Colombière, jésuite,
son directeur, elle obtint, dix ans plus tard, en 1686,
que la fête fût célébrée à Paray-le-Monial. En 1697,
«• JS7. Mar» 1920.
le pape Innocent XII autorisa cette fête dans toute
la Visitation. Marguerite-Marie exposa sa mis-
sion dans un écrit , qui fut publié en 1698 par le
P. Croiset, sous le titre de la Dévotion au Cœur de
Jésus. I-es débuts de la nouvelle dévotion furent
assez lents, bien que la reine Marie-Thérèse s'y
montrât favorable. Ce n'est que plus tard, lorsque,
pour conjurer la peste de Marseille (1720), l'évêque
Belzunce consacra son diocèse au Sacré-Cœur que l'on
constate les progrès évidents de ce culte. La reine
.Marie Leczinska, en juillet 1765, en recommande la
diffusion à l'assemblée du clergé et, cette même
année, le ^ pape Clément XIII le permet dans toute
1 Eglise. Le Dauphin, fils de Louis XV, fit édifier
dans la chapelle du château de Versailles un autel
au Sacré-Cœur. Louis XVI, captif, avait fait vœu, s'il
recouvrait la liberté, de consacrer lui-même, sa
famille et son royaume au Sacré-Cœur. On sait que,
lors de la perquisition faite au Temple, les commis-
saires trouvèrent, avec le texte de ce vœu, une
image du Sacré-Cœur.
III. Le vœu national. — C'est, en somme, le vœu
de Louis XVI que voulait faire revivre Alexandre
l.egentil, en janvier 1871. Il était alors à Poitiers
Parisétait investi). Aidé par son beau-frère, Rohault
I le Fleury, et par quelques amis zélés, il fit autour de
lui une active propagande. Ces apôtres projetaient
d'ériger une église monumentale dédiée au Sacré-
Cœur et qui serait à la fois une protection pour le
pays et un acte de pénitence et d'expiation nationale
pour les fautes passées, où ils voyaient la cause des
malheurs présents. (Notons qu'à cette date, les catho-
liques, outre les malheurs nationaux, protestaient
contre l'entrée à Rome des troupes italiennes, le
19 septembre 1870.) Le 11 février 1871, ce projet fut
communiqué à Pie IX, qui l'approuva. L'élévation de
M«' Guibert au siège archiépiscopal de Paris fournit
à l'œuvre le chef le plus autorisé. Non sans avoir mû-
rement réfléchi, il s'y donna tout entier. Légèrement
modifié par lui, le vœu prit cette forme définitive
(nous mettons en italique la phrase conditionnelle que
le prélat supprima) :
En présence des malheurs qui désolent la France et des
malheurs plus grands, peut-être, qui la menacent encore, en
présence des attentats sacrilèges commis à Rome contre les
droits de l'Eglise et du Saint-Siège et contre la personne
sacrée de Jésus-Christ, nous nous humilions devant Dieu et,
réunissant dans notre amour l'Eglise et notre Patrie, nous
reconnaissons que nous avons été coupables et justement
châtiés; et, pour faire amende honorable de nos péchés et
obtenir de l'infinie miséricorde du Sacré-Cœur de N.-S. Jésus-
Christ le pardon de nos fautes, ainsi que les secours extraor-
dinaires qui, seuls, peuvent délivrer le Souverain Pontife de
sa captivité et faire cesser les malheurs de la France, nous
promettons (lorsque ces grâces nous auront été accordées} de
contribuer iselor^ nos moyens) à l'érection d'un sanctuaire
dédié au Sacré-Cœur de Jésus.
I^dédicacede la fut ure église devait être :
CHRISTO. EJUSQUE. SACRATISSIMO. COKDI.
GALLIA. POENITENS. ET. DEVOTA.
Un comité de douze membres, présidé par Léon
Comudet, fut constitué en vue de l'édification du
monument que M»' Guibert appelait a une sorte de
paratonnerre sacré ». Sur l'invitation de l'archevêque,
le dimanche du Bon Pasteur, le P. Monsabré prêcha
à Notre-Dame, pour éveiller le zèle des fidèles.
Le 31 juillet 1872, un bref de Pie IX apporta ime
nouvelle approbation pontificale.
Divers emplacements furent proposés. L'arche-
vêque choisit Montmartre, tant à cause de son passé
religieux que parce que, dans l'immense panorama
qu'on découvrait du sommet de la colline, elle sem-
blait dominer toutes les églises de Paris.
Le 5 mars 1873, Mf Guibert écrivit au ministre
des cultes, qui était alors Jules Simon, pour prier le
gouvernement de proposer à l'Assemblée nationale
un projet de loi approuvant l'érection d'un temple
sur la colline de Montmartre. Il ne sollicitait aucune
subvention : mais ime déclaration d'utilité publique
était indispensable à l'accomplissement des expro-
priations nécessaires. Il demandait aussi que les
archevêques successifs du diocèse fussent reconnus
propriétaires incommutables de l'édifice. Le gouver-
nement consentit. Le projet de loi fut présenté en
juillet par Batbie, successem: de Jules Simon, et
renvoyé devant une commission, dont Emile Keller
fut rapporteur. La discussion eut lieu le 23 juil-
let 1873. Défendu par de Belcastel, de La Bassetière,
Chesnelong, Cazenove de Pradine, et combattu par
de Pressensé, Bertauld, Corbon, Tolain, Ed. Lockroy,
le projet de loi fut adopté par 383 voix contre 138,
soit avec une majorité de 244 voix. Il ne men-
tionnait pas la consécration de l'édifice au Sacré-
Cœur; il se bornait à envisager son affectation au
culte catholique. Le 31 juillet 1873, le pape Pie IX
adressa un bref d'approbation à l'archevêque de
Paris, avec une offrande de 20.000 francs. A la fin
de 1S73, les souscriptions atteignaient i million.
L'architecte prévoyait une dépense de 7 millions de
francs : il était loin du chiffre final.
L'achat du terrain, qui fut payé 833.000 francs,
exigea dix-huit expropriations : la superficie était de
12.449 mètres, dont 10.313 réservés pour l'édifice.
Une commission artistique composée de : Alphand,
Ballu, de Cardaillac, Chesnelong, Comudet, Duc, de
LAROUSSE MENSUEL
Guilhenny,Guinaume,Labrousse,Legentil,A.Lenoir,
Rohault de Fleury père, rédigea en 27 articles le
programme du concours ouvert entre les architectes
du i"' février 1874 au 30 juin. Soixante-dix-huit
projets furent déposés. Six jurés, élus par les concur-
rents (Ch. Gamier, Vaudremer, Germain, Questel,
Coquart, Lefuel), furent adjoints à la commission.
Le projet romano-byzantin de Paul Abadie fut classé
premier; les dix suivants reçurent des indemnités de
15.000 à 20.000 francs.
IV. Construction. — La première pierre (un
bloc de marbre rose qui a été déplacé depuis et se
trouve aujourd'hui dans la crypte) fut posée le
16 juin 1875 par le cardinal Guibert, assisté de douze
évêques et au milieu d'un grand concours de peuple.
La question des fondations faillit tout arrêter.
Pour supporter une masse de pierre aussi considé-
rable, la butte serait -elle assez résistante ? Un puits
d'exploration permit de constater que les anciennes
carrières ne s'étendaient point au-dessous de l'empla-
cement prévu,
sauf sous une
petite partie du
portail. Il res-
tait à considé-
rer la nature du
terrain. Au-des-
sus de l'épaisse
couchedegypse
qui constitue la
partie inférieu-
re de la butte,
s'étend une cou-
che de marnes
blanches et ver-
tes,puisàlasur-
face une couche
de sable.Surdes
marnes et sur
du sable, maté-
riaux instables
et sujets aux
glissements, il
ne fallait pas
songer à ap-
puyer les fon-
dations, même
au moyen d'un
lit de béton,
comme le vou-
lait Abadie. Al-
phand proposa
de creuser
S3 puits de
33 mètres de
profondeur,
que l'on com-
blerait de meu-
lièreetdechaux
hydraulique et
qui. joint par
d épaisses arca-
tures, consti-
tueraient de
solides fonda-
tions. Ce projet
représentait
des dépenses
énormes (l'éta-
blissement des
seules fonda-
tions coiita
plus de qua-
tre millions),
qui firent un
moment hésiter le cardinal. Pourtant, confiant dans
la générosité des fidèles, il contresigna le projet, le
26 mai 1876. En attendant que la future basilique
pût abriter les cérémonies et pour satisfaire au désir
de Pie IX, une chapelle provisoire fut établie et
bénie le 3 mars 1876; elle était desservie par les
missionnaires Oblats de Marie-Immaculée, secondés
par les Frères de la Sainte- Famille de Belley. Dès ce
moment, les pèlerinages affluèrent.
Le travail des fondations commença le 5 juin 1876 :
il dura deux ans. Voici, sommairement, les principales
dates de la construction :
Célébration de la première messe dans la cha-
pelle Saint-Martin, 21 avril 1881; crypte, 1878-1883;
pourtour du chœur et porche, 1883-1884; absides,
1885; inauguration de la crypte et de l'abside par
M»' Richard, successeur de M»' Guibert, 19 no-
vembre 1886; voûte et couverture du chœur, 1886-
1887; façade méridionale, 1889; façades occidentale
et orientale, et en hauteur 56" assise, 1890; ouver-
ture de l'église au culte, 5 juin 1891 ; achèvement
des quatre petits dômes, 1896; pose de la clef de
voûte du grand dôme, ri décembre 1898; bénédic-
tion de la croix, 17 octobre 1899; inauguration
solennelle du dôme et des coupoles, le 22 juin 1900;
construction du campanile, 18 juin 1905-14 juin 1912;
pose de la dernière pierre, 2 août 1914.
Cependant un certain nombre d'événements nota-
bles marquèrent l'histoire de la basilique. D'abord,
81
une opposition violente contre le principe même du
Vœu national. Le 5 octobre 1880, le conseil muni-
cipal de Paris adressa au gouvernement une pétition
pour lui demander le retrait de la loi du 24 juillet.
En 1882, un projet d'abrogation de cette loi fut
présenté au Parlement par Delattre. Le cardinal
Guibert s'attacha à démontrer qu'il était impossible
d'arrêter une œuvre à l'achèvement de laquelle plus
de 3.500.000 souscripteurs étaient intéressés et pour
laquelle 12 millionsdefrancsavaientétédéjàdépensés.
Le ministre de l'intérieur, Goblet, s'opposa au vote
d'urgence, et le projet d'abrogation fut abandonné.
Il fut repris en 1891 (proposition Dumay) et en 1897
(proposition Gérault-Richard) sans plus de succès.
L'architecte, P. Abadie, étant mort le 2 août 1884,
fut remplacé par Daumet, l'architecte du Palais de
justice. Celui-ci voulut apporter au projet de son
prédécesseur des modifications qui ne furent pas-
approuvées par le Comité et se retira en i886. II fut
remplacé par Rauline et Laisné. En revanche, le
Façade de la basilique du Sacré-Cceur, à Paris (vue du Sud-Ouest).
plan d' Abadie ne parut pas suffisamment poussé en
ce qui concernait le campanile. Ceux de Daumet et
de Rauline, également écartés, l'un comme trop
modeste, l'autre comme trop élevé, c'est Lucien
Magne, successeur de Rauline en 1904, qui fit pré-
valoir le sien, et les substructions durent être
refaites à cet endroit.
La dépense totale dépassa 40 millions de francs. Elle
fut couverte par les souscriptions des fidèles, inscrites
dans le Bulletin du Vœu national. Les contributions
prirent toutes les formes. Il y en eut im grand
nombre ' d'extrêmement modestes. Si tel diocèse,
telle communauté, telle association professionnelle
souscrivait pour toute une chapelle ou un autel dans
la future basilique, d'autres se contentaient d'un
pilier ou d'une simple pierre. Une pierre valait 300
ou 120 francs et, pour les plus humbles donateurs, on
avait établi des carnets de 300 et 120 francs, divisés
en tickets de o fr. lo. Le zèle des fidèles non seule-
ment a toujours répondu aux demandes, mais, le plus
souvent, les a devancées.
V. Consécration DÉFiNiTrvE. — L'église, terminée,
devait, et i;e inaugurée le 17 octobre 1914. La céré-
monie fut ajournée par la guerre, qui, du reste, mul-
tiplia le nombre des pèlerinages et le nombre des
adhérents aux diverses associations du Sacré-Cœur.
Le 5 août 1919, une lettre pastorale du cardinal
Amette, archevêque de Paris, annonçait que la consé-
cration de l'église du Voeu national au Sacré-Ccsur
82
de Montmartre aurait lieu le i6 octobre 1919, en
l'octave de saint Denis, sous la présidence du car-
dinal Vico, cardinal-évêque de Porto, et Saintc-
Rufine, préfet de la Congrégation des Rites, légat
(lu pape, et qu'elle serait suivie (les 17, 18, 19) d'un
triduum.
La cérémonie eut lieu au jour dit, conformément
A la liturgie grandiose des dédicaces. Le cardinal-
archevêque devait consacrer le maître-autel et vingt
autres évèques les quatorze autres autels de la basi-
lique et six autels de la crypte :
Saint-Michel. M.P Guérard ; Saint-Louis, M"'' Gibier ;
H. Marguerite-Marie, M"' Berthoin ; Saint-Labre, M*'' Julien ;
Saint-Joseph, M»' Roland-Gosselin ; Saint-Cœur de Marie,
Mf Germain; Saint-Luc, M*' ChoUet: Saint-Ignace,
MP Schœpfer ; Sainte-Ursule, M«' Chesneloiig ; Saint-
Vinceni-de-Paul, un vicaire apostolique lazariste: Sainte-
Radegonde, M»' de Durfort ; La Marine, M^ I^roy. —
t'hevet et campanile île la lianilique du Safrê-Cœiii* (vue du
Crypte : Sainte-Geneviève , M«' Marbeau ; Saint -Dominique ,
M" Altmayer; Saint-Bruno, W Déchelette ; Saint-François,
M"' de Gibergues ; Saint-Pierre, M*' Leraonnier ; Mater
Dolorosa, M«' Péchenard.
A 5 h. 1/2, les reliques des martyrs Plus, Derae-
trius, Pacificus et des saints honorés dans la basi-
lique, exposées la veille à Saint-Pierre, furent trans-
portées dans un oratoire édifié entre cette église et
le Sacré-Cœur. A 7 h. 1/2, le cardinal-archevêque
bénit la basilique et en fit trois fois le tour, en frap-
pant trois fois à la porte, qui ne s'ouvrit qu'à la troi-
sième. Pénétrant dans l'église, il traça sur la cendre
les alphabets grec et latin et bénit le 0 sépulcre »,
cavité réservée dans l'autel pour y déposer les
restes des martyrs. Puis on alla quérir ces reliques au
reposoir ; on les porta en procession, et elles furent
déposées, puis scellées, dans les sépulcres. A 10 h. 1/2,
(es fidèles furent admis; à 11 h. 1/2, le légat célébra la
messe pontificale : 8 cardinaux français, le cardinal
anglais Bourne, 110 membres de l'épiscopat, de
nombreux curés assistaient à la cérémonie. Dans
l'après-midi, le cardinal-légat procéda à l'érection de
l'église en basilique (titre qui confère à une église
certains privilèges honorifiques), et le P. Janvier,
prédicateur de Notre-Dame, prononça un sermon,
qui fut suivi d'un salut solennel.
VI. Description de la basilique. Extérieur. —
Les principales dimensions de l'édifice sont les sui-
vantes : longueur, 85 mètres; largeur, 35 mètres,
longueur de la nef, ôo", 90; altitude du lantemon
<Ie la coupole au-dessus du sol, Ss^sJ; hauteur de la
LAROUSSE MENSUEL
coupole sous clef de voiite, 54"", 94; diamètre de la
coupole, 16 mètres; altitude de la croix du campa-
nile, 91", 04.
La basilique est construite en pierre blanche et
dure des carrières de Souppes, près de Château-
Landori. Elle appartient au style romano-byzantin.
Si sa partie antérieure, caractérisée par un amas de
coupoles, a bien l'aspect byzantin, sa partie posté-
rieure, avec ses absides et absidioles, se rattache aux
traditions romanes. Tout l'édifice est recouvert
d'un robuste dallage à écailles.
La face méridionale, qui regarde Paris, présente
d'abord un porche à terrasse, préff-dé d'un escalier et
divisé en trois arcades, auxquelles correspondent les
trois portes de la basilique. Les tympans de ces
portes sont ornés chacun d'un bas-relief (au centre
le soldat Longin perçant le cœur du Christ, par
Fagel; à droite, i>' Thomas met sa main dans le
côté ouvert du Sauveur, par H. Lefebvre;
— 1 à gauche, Moise frappe la pierre du dé-
\ sert, par Fagel, 1903-1904). Les trois
p<irtes elles-mêmes, en bronze fondu,
récemment posées (celle de droite ne
l'était pas encore le jour de la consé-
cration), œuvres de l'anhitecte Lucien
Magne et du sculpteur Séguin, sont
ornées dans la partie supérieure de
six bas-reliefs d'Hippolyte Lefebvre re-
présentant des scènes de l'Evangile.
.\u-dessus du porche, s'étend une sur-
face percée de trois baies, celle du
centre entièrement ouverte, les deux
autres garnies dans leur tympan d'un
bas-relief (à droite, Jésus et la Sa-
maritaine, par André d'Houdain; à
gauche, M arie-M adeleme aux pieds de
Jésus, par Louis Noël). Le fronton trian-
gulaire qui domine la façade est coupé
en son sommet par une niche où est
logée la statue du Sacré-Cœur, par
Michel, haute de 5 mètres; sur le socle,
lin lit : Cor Jesu sacratissimum , mi-
serere nobis.
La grande coupole s'élève sur la croi-
sée de la nef et du transept. Du dehors,
on distingue la rangée des vingt hautes
fenêtres; plus haut, la corniche ornée
rie corbeaux, gui sont des portraits des
collaborateurs de l'œuvre; puis l'arca-
îure de la galerie extérieure; le dôm^,
le lanternon, le dôme du lanteriion
et la croix. Les quatre petites coupoles
occupent les quatre angles, entre les
i|uatre bras de la croix. Les deux laça-
des latérales Est et Ouest, avec leurs
baies étroites, sont d'une décoration
très sobre, presque nue. L'abside, sur-
montée de la statue de S' Michel, en
cuivre, par Sicard (inaugurée le 26 juin
iqo8), est entourée de six absidioles et
terminée par le campanile qui fait face
au nord. Tout autour de l'édifice, court
lin saut-de-loup, large de 4 mètres, pro-
ond de 8 mètres, sur lequel prennent
M)ur, faiblement du reste, les fenêtres
le la crypte.
VIL Intérieur. — Si, pénétrant à
1 intérieur de la basilique par la porte
l'rincipale, on passe eu revue les cha-
pelles, toutes décorées de statues, de
vitraux, de mosaïques et de dallages
Noid-Est). multicolores dont les sujets et les mo-
tifs décoratifs sont empruntés à la
légende du ou des saints qui y sont honorés, on
trouve, en commençant par la droite :
1° La Chapelle S^-Michel ou de l'Armée, toute garnie d'ex-
voto militaires, placée aussi soùs le patronage de Jeanne
d'Arc (sur l'autel, statue de l'archange S* Michel, par
Louis Noël ; sur le côté, statue de Jeanne d'Arc, par Fagel ;
2" Chapelle de Saint-Louis ou du Barreau ; 3° Tribune du
Commerce et de /'/niios^rifi, terminant le transeptEst, dueaux
souscriptions des habitants de Lyon et de Tourcoing, décorée
de la grande verrière de la Vierge d'après Marcel Magne ;
4" Chapelle de la Bienheureuse Marguerite-Marie, enrichie
d'un luxueux autel; 5** (de 5 à 11, nous rencontrons les cha-
pelles absidiales) la Chapelle de S^-Labre, contenant le monu-
ment de L. Veuillot. par L. Fagel; 6° Chapelle S^-Jean-
Baptiste, offerte par le Canada et l'ordre de Malte ; y° Cha-
pelle S^-Joseph ; S" Chapelle de la Vierge ou du Saint-Cœur-de-
Marie, qui, selon l'usage le plus habituel, est la chapelle du
chevet et occupe par conséquent la base du campanile ; elle
est remarquable par le détail de son architecture, par
l'autel que surmonte la Vierge de Crauk et par la mosaïque
de l'Assomption (70 m. carr., exécutée par René Martin
d'après les cartons de Marcel Magne) ; 9® .puis, en reve-
nant par la gauche, nous voyons : la Chapelle des Saints
'^uc. Corne et Damien ou des Médecins; 10° la Chapelle
d'Ignace de Loyola, consacrée à l'ordre des Jésuites ; 11° Cha-
pelle S^'-Ursule, où se trouve une S" Geneviève de Bogino,
payée par 300.000 souscriptions à 10 centimes ; 12^ Chapelle
de S^-Vincent-de-Paul ; 13" Tribune de l'Agriculture, termi-
nant le transept Ouest, éclairée par la verrière de la Nativité,
d'après Marcel Magne ; 14* Chapelle de S^'-Radegonde et des
Saintes reines de France, due principalement au diocèse de
Poitiers ; 15° Chapelle de la Marine, avec la statue Stella
Maris, de Fagel.
Si, dans l'ensemble, l'intérieur de la basilique ne
paraît pas aussi bien éclairé qu'on le désirerait d'une
«• 157. Mars 1920.
église romane et byzantine, l'effet de la grande cou-
pole, vue obliquement des bas côtés, n'en est pasmoins
fort imposant. Sur les quatre pendentifs, figurent
quatre anges, sculptés par Barrias, Michel, Louis Noël
et Fagel. Au-dessus, une rangée d'arcades aveugles,
puis la ligne des vingt hautes fenêtres, qui se trouvent
malheureusement placées un peu trop haut pour
éclairer le chœur; au bas des fenêtres, court un
balcon intérieur, d'où l'on a une vue intéressante du
chœur et des offices.
Entre le dôme extérieur et la coupole intérieure,
un espace est aménagé, où sont logés les quatre
arcs-boutants qui soutiennent le lanternon et l'esca-
lier à jour qui y conduit.
A gauche, au milieu de l'arc du transept, la chaire
en marbre de Carrare, à laquelle on accède par un
double escalier, s'élève sur des colonnettes de
marbre précieux, avec des ornements en mosaïque
d'émail. En face, le banc d'œuvre, également en
marbre de Carrare, est surmonté d'un monolithe où
est sculpté, du côté de la nef, le Christ en croix et,
vers les bas côtés, la Vierge (par H. Lefebvre).
Le chœur est richement orné. Les rampes d'accès
sont décorées des écussons des chapitres. L'appui de
communion est en fer forgé et en cuivre repoussé.
Le dallage est formé d'un entrelacement de marbres
multicolores et de mosaïques. La voûte, en cul-de-
four, est destinée à être revêtue d'une vaste mosaïque
de 375 mètres carrés, œuvre de Marcel Magne,
L.-O. Merson etR. Martin. Les dix-huit stalles sont
construites en bois d'essences variées, y compris le
fameux cèdre du Liban, envoyé par le patriarche des
Maronites. Les panneaux des dossiers représentent
David, Elle et les prophètes : c'est un curieux tra-
vail de marqueterie, où trente-six bois divers ontété
employés. Le maître-autel, en marbre de Sienne, est
l'œuvre de Rauline. Le retable représente le Christ
en croix et, de chaque côté, les apôtres. Au-dessus,
s'élève l'Exposition monumentale ou Ciborium, où,
depuis le i"" août 1885 et grâce à im roulement
établi entre les fidèles volontaires, le Saint-Sacrement
est perpétuellement exposé. Une statue de S^ Pierre,
en bronze, réplique de celle de Saint- Pierre de Rome,
est adossée au chœiu".
Les douze croix de consécration fixées aux piliers
représentent, sur des fonds de mosaïque, les douze
apôtres.
VIII. Crypte. — La crypte, haute de 9 mètres,
reproduit, au moijisdans son pourtour, la disposition
de l'église supérieure. L'entrée, qui se trouvait primi-
tivement sous le porche principal et qui, maintenant,
donne dans le saut-de-loup à gauche, est fermée par
des portes en bronze, copies de celles du baptistère
de Florence.
De droite à gauche, nous trouvons successivement
les chapelles :
i" S^^-Geneviève ; 2" S^-Denis : 3** S^Dominique ; 4" S^-Jeati-
l'Evangéliste (ou S^-Alphonse-de-Liguori ou N.-D. du Per-
pétuel-Secours); 50 S'" Benoit, Bernard, Gertrude ; 6" S^-Bruno ;
7" Jésus enfant et enseignant ; 8** S^*'-Famille (dans le sous-
sol du campanile et sous la chapelle de la Vierge) , 9** S^^-Thè-
rèse; 10° S^-Latuin et S^^-Opportune ; 11" S'*-.4»w^ et S^-Joa-
chim ; 12** des Amis de Jésus fS^'-Madeleine, S^-Lazare et
S"-Marthe) ; 13° S'-François d'Assise, S">-Claire et S^'-Coletle:
14" S^ -Martin (la première inaugurée en 1881); 15° S^-Rémy.
Au centre de la crypte est la Chapelle des Morts,
avec ses trois nefs et ses trois autels ; au-dessus de
l'autel central, la Pieta, de Coutan. Dans les angles,
les statues agenouillées des cardinaux Guibert et
Richard. Dans les degrés de l'autel, s'insère la pfe-
mière pierre, en marbre rose. Adossée à cette cha-
pelle et faisant face à celle de la S" Fîimille, au
milieu de l'abside, la Chapelle de S^-Pierre, par l'heu-
reuse disposition rayonnante de ses sept arcs, com-
mande les sept chapelles de l'abside. Ces deux cha-
pelles centrales ne peuvent recevoir qu'une lumière
artificielle.
Pendant les bombardements, la crypte abrita de
nombreux habitants de la butte.
IX. Campanile. — On y distingue trois parties :
1° le soubassement, qui contient la chapelle de la
Vierge et qui est creusé sur chaque face d'une arcade
à trois baies; 2° le clocher proprement dit, où l'on
distingue, entre les colonnettes, l'escalier de pierre,
et qui se termine, parla réunion en voûte de ses piles
d'angles, en une sorte de loge, destinée à contenir le
carillon (aux quatre angles, on aperçoit les quatre
anges, de Dampt); 3° la flèche conique, reposant sur
une galerie de colonnades et portant le lanternon.
C est en bas du clocher, au-dessus de la chapelle
de la Vierge, qu'est suspendue l'énorme cloche sur-
nommée la Savoyarde. Offerte par la Savoie, fondue
à Annecy en 1891, baptisée le 20 novembre 1895
sous le nom de Françoise-Marguerite du Sacré-
Cœur, elle est la plus grosse cloche de France, pèse
18.835 kilogrammes, a 3™, 06 de haut et 3™, 04 de
diamètre. Elle est décorée de sculptures et d'une
inscription latine. Elle donne Vut d'en bas. Le battant
pèse 850 kilogrammes. Pour ne pas trop ébranler
l'édifice, on se contente habituellement de la faire
teinter au moyen d'un mécanisme électrique : elle
ne sonne à toute volée que dans les occasions solen-
nelles, comme elle l'a fait pour les Te Deum de
l'Armistice et de la Victoire.
^• J57. Mars .7920.
X. Vue d'ensemble. — L'architecture de la basUi- [
que a été fort critiquée. Beaucoup ont regretté de ne
pas voir s'élever, ii la pointe de la butte, la silhouette
élancée d'une église gothique. Mais il est remar-
quable que, sur les 78 projets présentés, il y en ait
eu tout au plus 5 ou 6 de style gothique. Il y a sans
doute à cette préférence une raison péreraptoire,
et c'est la forme du terrain. La longueur en est,
relativement à la largeur, tout à fait insuffisante pour
l'établissement d'un plan gothique. En outre, une
église gothique eût été d'une construction encore plus
lente, plus coûteuse et beaucoup moins résistante
aux intempéries qui s'exercent sur cette hauteur. La
plupart des concurrents ont dû choisir des églises
d'une forme ramassée, ce qui les a conduits, le plus
souvent, à proposer des édifices
du type de Saint-Augustin. Cela
admis, il faut reconnaître que la
basilique, vue de près, donne
d'abord une déception par ses
proportions écrasées (de même
qu'en dedans la nef manque de
profondeur) ; on la trouve plus
petite que l'on n'avait pensé. Il
est juste d'ajouter aussitôt que,
quand son entourage aura été
mis au point, les baraques et
chantiers enlevés, qu'on y accé-
dera par une rampe monumen-
tale courant autour d'un château
d'eau et que les jardins de ses
flancs auront été aménagés, elle
réalisera plus complètement ;
même de près, les vœux de son
architecte. Mais c'est surtout de
loin qu'elle reprend son avan-
tage. Qu'on la regarde du nord
tle Paris, du boulevard de Cour-
celles, de la rue de Soiférino
ou de la rue Lafitte, soit que sa
masse blanche apparaisse écla-
tante dans le soleil, soit qu'elle
s'estompe mystérieusement dans
le brouillard, elle domine partout
Peu-is de sa silhouette mystique,
et l'effet qu'elle produit est très
grand, — Robert La Jakkie.
Stllène n. m. (du gr. sthe-
iios, force). Unité de force, dans
le système M. T. S. [abrév. sn].
(V. MESURES, p. 64.)
— Encvcl. Le sthène est la
force qui, en une seconde, com-
munique à une masse égale à une
tonne un accroissement de vitesse
de I mètre par seconde. Le
sthène équivaut à lo' dynes (la
dyne est l'unité de force dans
le système C. G. S. [v. dyne, au
Nouv. Lar. iU.,t. III]);lecentis-
thène, qui vaut lo* dynes, est
donc équivalent à la mégadyne.
Tarass-Boulba, drame
musical en cinq actes, d'après
Gogol, par Louis de Gramont,
musique de Marcel-Samuel Rous-
seau, représenté au Théâtre-
Lyrique le 2 décembre 1919.
Du roman fameux où Nicolas
Gogol a retracé un épisode des
guerres séculaires, qui jetèrent
les uns contre les autres Cosaques
et Polonais, Louis de Gramont
a extrait un poème, qui évoque
assez faiblement la richesse,
l'ampleur et la cruauté du récit,
les visions sanglantes d'une épopée vraiment homé-
rique. Et plus d'un ira peut-être, l'oreille encore vi-
brante de la péroraison sonore, demander au livre
d'exalter le spectacle aux accents de la prophétie tra-
gique du vieux Tarass, expirant dans une apothéose
de flammes.
Tarass-Boulba a envoyé ses deux fils, Yégor et
Andry, achever leurs études au séminaire de Kiev.
Andry s'éprend de Xénia, fille du voïvode polonais
de Doubno. Mais les deux jeunes gens sont bientôt
rappelés au foyer paternel pour faire leurs premières
armes. Car Tourass-Boulba supporte mal l'inaction
d'une longue trêve. Il réussit à entraîner les Cosa-
ques dans une nouvelle entreprise contre les Polo-
nais. Doubno, bloqué et réduit à la famine, est sur le
point de capituler, quand la servante de Xénia se
glisse penilant la nuit jusqu'au camp des Cosaques et
révèle à Andry la présence de la jeune fille dans la
ville. Oubliant tout ce qui n'est pas sou amour, An-
dry la suit et passe à l'ennemi.
Dans l'église de Doubno, la foule se lamente et
prie. Tout à coup, la nouvelle survient qu'une sortie
heureuse a assuré la victoire des Polonais. Des cen-
taines de Cosaques ont été faits prisonniers et seront
conduits à l'échafaud. En récompensede ses services,
Andry a été uni à Xénia, et il se prépare à la rejoin-
dre dans la chambre nuptiale. Mais Tarass-Boulba,
LAROUSSE MENSUEL
meurtri, ensanglanté, se dresse en justicier devant
son fils et venge, en l'abattant d'un coup de sabre,
Yégor supplicié, l'Ukraine trahie. Et, se frayant un
chemin parmi les Polonais accourus, il rejoint ses
soldats décimés, cependant que Xénia tombe évanouie
sur le cadavre d' Andry.
II y a quelque quinze ans que Marcel Rousseau,
qui venait d'obtenir le grand prix de Rome, alla de-
mander à Louis de Gramont un livret d'après Ta-
rass-Boulba, qui avait charmé son adolescence. Il
apporte donc une œuvre longuement mûrie, non sans
avoir soin de faire connaître, par le truchement
d'une brève notice, ses idées « fort catégoriques » sur
le théâtre lyrique et sur la mission du chanteur, « qui,
chargé d'interpréter un texte et de faire comprendre
Plan de la basilique du Sacré-Cœur, h Paris.
une action à l'auditoire, ne doit jamais être couvert
par la symphonie ». Cette conception n'est pas
neuve ; elle n'offre, d'ailleurs, rien d'incompatible avec
les exigences d'une évolution inéluctable.
Marcel Rousseau a été assez intimement possédé
par son sujet pour ne vouloir rien tirer que de lui-
même. A la manière des classiques, il s'est gardé de
chercher la couleur locale dans des éléments exté-
rieurs ; il a dédaigné l'imitation directe des musiciens
russes. A peine peut-on saisir au vol, en un appel
bref et brutal, les quatre premières notes de l'admi-
rable chant des Bateliers du Volga, qui déchaînent
la frénésie des danses cosaques. Tarass-Boulba a été
écrit avec la sincérité d'une jeunesse éprise. C'est
peut-être, d'ailleurs, par tout ce qu'il y a de primitif
et de violent que l'instinct du compositeur a été
d'abord atteint. La musique se lie et se plie à l'ac-
tion avec une spontanéité, une souplesse de rythme
et de mouvement naturelles. Elle narre et décrit avec
vivacité. En ce sens, le second acte, qui se déroule
dans la maison de Tarass-Boulba, le plus fidèle à
l'esprit du texte original et qui demeure presque ex-
clusivement pittoresque, est dramatiquement et mu-
sicalement le plus saisissant et le plus suggestif. Mais
cette sensibilité, cet instinct, sont singulièrement do-
minés par une éducation, une discipline, une volonté
consciente, que nulle tentation d'abdiquer ne tour-
83
mente. Ce style tempéré, également éloigné des
rebuts du vieux fonds néo-classique et du fallacieux
étalage des modes nouvelles, concilie avec goût la
tradition et le progrès. Il y a toujours dans l'éclec-
tisme un scrupule qui peut faire obstacle à l'épa-
nouissement de la personnalité, contenir avec une
prudence excessive la passion dont le lyrisme vit.
A cette oeuvre probe, claire et savante, scéniquc,
harmonieuse, il ne manque peut-être que l'abandon,
qu'un peu de ce beau désordre qui est aussi t un effet
de l'art >. Elle est d'un bout à l'autre remarquablement
orchestrée, — Paul Locard.
Les principaux rôles ont été créés par M"«" Kousnezoff
(Xénia), Brobljr {Maroussùl), Delecluze (Sirka)', et par
MM. Bourbon {Tarass-Boulba), Priant (Andry), Durand (U
voivode), Berkin (Yegor),
tbermie {ml — du gr. thermos, chaleur) n. f .
Unité de quantité de chaleur dans le système M. T. S.
[C'est la quantité de chaleur nécessaire pour élever de
i» centésimal la température d'une masse de i tonne
d'un corps dont la chaleur spécifique est égale à celle
de l'eau à 15° sous la pression de 1.013 hectopièze
[pression atmosphérique normale] (abrév. th). ]
— Encycl. On sait que la grande calorie est la
.juantité de chaleur nécessaire pour élever de o" à
I" centésimal la température d'une masse de i kilo-
gramme d'eau; la petite calorie ét^nt i.ooo fois plus
petite. Il en résulte que la thermie vaut i. 000 grandes
calories et i million de petites calories. La thermie
correspond donc (v. kilojoule, 64) à une énergie de
426,5X610' kilogrammètres, ou 418,4X10" ergs,
soit 4.184 X ïo' joules, ou, encore, 4.184 kilojoules. La
grande calorie, que l'on appelle aussi frigorie, cor-
respond donc à la millithermie, la petite calorie à la
microthermie.
Vidal de Lablaclie (Paul), dit Vidal-
Lablache, professeur et géographe français, né à
Pézenas (Hérault) en 1843, mort à Tamaris-sur-Mer
(Var) le 5 avril 1918.
Rien, à l'origine, ne semblait devoir faire de Paul
Vidal de Lablache un géographe. Au moment où, au
sortir du lycée Charlemagne, il entra à l'Ecole nor-
male (1863), il paraissait bien plutôt devoir se con-
sacrer à l'étude des lettres pures. Mais c'est pour
l'histoire qu'il opta lorsqu'il dut se spécialiser, et il
fut reçu premier agrégé d'histoire et de géographie au
concoursdei866.
Tôt après, il était
nommé membre
del'Ecoled'Athè-
nes, et il profitait
de son séjour de
trois années
(1867-1870) sur
les bords de la
mer Egée pour
entreprendre de
longs voyages par
tout le Levant et
pour visiter la
Grèce, une partie
de la Turquie
d'Europe, les
côtes de l'Asie
Mineure, la Syrie
et même TEgypte.
D'autre part, il
lisait beaucoup ;
c'est alors qu'il comiut les grands ouvrages géogra-
phiques d'Alexandre de Humboldt et de Karl Ritter,
le Cosmos du premier et la Géographie du second.
Ainsi, Vidal de Lablache était déjà, en fait, engagé
dans sa v, ritable voie.
Toutefois, c'est seulement un peu plus tard qu'il
y entra officiellement, au mois d'octobre 1872, une
fois devenu docteur es lettres et chargé de cours
d'histoire et de géographie à la Faculté des lettres
de Nancy. Alors, il se consacra exclusivement à l'en-
seignement de la géographie, d'abord à Nancy (de
1873 a 1877), puis à Paris, à l'Ecole normale supé-
rieure (jusqu'en 1898) et à l'Ecole normale de Fonte-
nay-aux-Roses, et ensuite en Sorbonne à la Faculté
(les lettres (1898-1909) et à l'Ecole libre des sciences
politiques (1908-1917). Entre temps, il était devenu
successivement sous-directeur de l'Ecole normale
pour la section des lettres (1881), président de la
section de géographie du comité des travaux his-
toriques et scientifiques au ministère de l'instruction
publique et, enfin, membre de l'Académie des sciences
morales et politiques dans la section d'histoire (en
1906). Il présidait cette classe de l'Institut de France,
au moment où il a été frappé par la mort, au cours
de la guerre, qui venait de l'atteindre dans quelques-
unes de ses plus chères affections.
Ces hoimeurs, et aussi la grande médaille d'or de
la Société américaine de géographie de New-York
en 1915, Paul Vidal de Lablache les a dus à ses li-
vres et, plus encore, — tout au moins au début, — à
son enseignement. Il n'a, en effet, publié d'importants
ouvrages que très tardivement. Pendant longtemps,
après ses deux thèses pour le doctorat es lettres
(De titulis funebribus gracis in Asia Minore; Hérode
AUicHs: étude critique sur sa vie), il s'était contenté
Vidal de Lablache. (Pbot. Waléry.)
84
de faire paraître quelques articles dans des revues
générales ou spéciales, ou encore des livres classiques
(te Terre, 1883; Etats et nations de l'Europe: au-
tour de la France, i88g) et une collection de cartes
murales à l'usage des écoles, collection accompagnée
de notices, pleine d'intérêt au point de vue pédago-
gique. Ce qui, avec la préparation de ses cours, aB-
sorbait alors presque tout le temps de Paul Vidal
de Lablache, c'était l'élaboration de cet atlas général,
historique et géographique, qui a paru de 1890 à
1894, où se trouvaient systématiquement groupés,
pour la première fois, tous les traits qui composent
la physionomie d'un pays. On sait que le succès de
V Atlas général Vidal-Lablache — tel est son nom —
fut considérable, en dehors de l'enseignement, aussi
bien que dans l'enseignement même. C'est seulement
ensuite que Vidal de Lablache a écrit les ouvrages
qui ont assis sa réputation dans le grand public : le
Tableau de la géographie de la France, par lequel
s'ouvre l'Histoire deFrance, publiée sous la direction
d'Ernest Lavisse (1903; cet ouvrage a été réimprimé
isolément en 1908 et accompagné de gravures com-
mentées, sous le titre de la France : tableau géogra-
phique) et ce livre sur la France de l'Est (Lorraine-
Alsace), publié en pleine guerre (1917), qui est In
dernière œuvre sortie de sa plume. Quant aux An-
nales de géographie, fondées par lui à la fin de 1891,
elles s'adressent aux seuls initiés; si elles ont accru
encore le prestige dont jouissait Paul Vidal de La-
blache auprès des spécialistes, elles n'ont nullement
contribué à le faire connaître du grand public.
Celui-ci, pendant trèslongtemps, a ignoré son nom ;
par contre, dans l'Université, chacun, de très bonne
heure, savait la valeur et lisait les écrits de ce maître.
Par son enseignement à l'Ecole normale, progressive-
ment étendu sur les trois années, au lieu d'être réduit
à la seule troisième année, il avait formé d'excellents
professeurs de géographie, et ceux-ci, pleins d'ardeur
et de prosélytisme, répandaient autour d'eux, parmi
leurs collègues et parmi leurs élèves, dans les facultés
et dans les lycées, les idées et les méthodes de leur
maître. Par les Marcel Dubois, les Gallois, les
Brunhes, les de Martonne, les Demangeon et tant
d'autres, qui ont collaboré aux Annales de géogra-
phie, qui ont publié d'excellents ouvrages géogra-
phiques (thèses de doctorat, monographies régionales
ou études diverses) et formé des élèves, à leur tour,
en s'inspirant des leçons qu'ils avaient reçues de
Paul Vidal de Lablache, la géographie s'est peu à peu
vivifiée en France; elle y est devenue ce qu'elle est
aujourd'hui : très scientifique et, cependant, très ori-
ginale, affirmant sa vitalité par d'excellents livres,
qu'apprécient les étrangers comme les Français. De
cette renaissance de la géographie française le mérite
ne revient sans doute pas exclusivement à Paul Vidal
de Lablache, mais il lui revient pour une bonne par-
tie. Aussi convenait-il de consacrer ici un souvenir à
sa mémoire. — H. Froidevaux.
"Welschinger' (Henri), historien français, né
à Muttersholtz (Alsace; le 2 février 1846. — -Il est mort
à Viroflay le 3 novembre 1919. Muttersholtz est un
petit bourg, situé à huit kilomètres de Schlestadt
(aujourd'hui Selestat), dans le département du Bas-
Rhin. Le père de Henri Welschinger était fonction-
naire de l'administration des contributions directes;
son grand-père, après avoir fait les guerres de la
Révolution et de l'Empire, avait fini sa carrière
comme colonel de la garde, sous Louis XVIII. Sa
mère était lorraine.
Henri Welsphinger avait commencé ses études à
Strasbourg, quand ses parents vinrent se fixer à Pa-
ris, en 1857; il les accompagna et suivit les cours de
l'institution Notre-Dame-des-Champs, où il remporta
de brillants succès scolaires. En 1867, il entra aux
archives du Corps législatif, s'en éloigi^a un moment
pendant la guerre de 1870, pour servir dans un
corps de mobiles, aux avant-postes de Paris, puis fut
délégi^é à Bordeaux comme archiviste de l'Assemblée
nationale et revint avec celle-ci à Versailles, où il
continua ses fonctions. Lorsque le Sénat fut constitué,
en 187Ê, Welschinger fut choisi pour être chef du
service des procès-verbaux ; il occupa ce poste pen-
dant quarante-deux ans, jusqu'en 1918.
C'est par la poésie que Welschinger accéda aux
lettres, en publiant, en 1877, un poème sur André.
Chénier. Bien que sa production poétique se réduise
à quelques poèmes (Charlotte Corday [1879], le Phare
[1880], A Dieu vat [1882], le Sabot du petit mousse
[1884]) et n'occupe dans son œuvre qu'une place se-
condaire, elle doit au moins être signalée, car Wels-
chinger garda toujours quelque chose de son premier
tempérament, et cette survivance du poète, Imaginatif
et enthousiaste, qui se retrouve assez fréquemment
dans l'œuvre même de l'historien, en explique cer-
tains caractères. Assez vite, cependant, les fonctions
qu'il occupait auprès de l'Assemblée nationale et ses
attributions de secrétaire-archiviste des grandes com-
missions d'enquête parlementaire, familiarisant Wels-
chinger avec les pièces d'archives, lui avaient inspiré
le goût des études historiques. Aussi, sans déserter
entièrement le domaine de la pure imagination,
ainsi que l'attestent quelques romans, comme Rama
(1881) et un acte es veis, la Fille de Porfivre, écrit
Iloiiri W.'lschinger. (Phot. Manuel.)
LAROUSSE MENSUEL
avec Oct. Lacroix et représenté à l'Odéon en 1884,
Welschinger s'était peu à peu acheminé vers d'autres
travaux.
Dès 1880, il avait fait paraître un volume sur le
Théâtre de la Révolution. Ce sujet n'avait guère été
traité jusqu'alors que dans les ouvrages de Th. Muret
(l'Histoire par le théâtre) et de Jauffret (le Théâtre
révolutionnaire), vieux déjà de plus de dix ans.
Welschinger apportait dans son travail plus d'infor-
mations et de méthode. Au lieu de se borner aux
œuvres restées fameuses :1e CAar/êo- 7^, de J. -M. Ché-
nier, les Victimes cloîtrées, de Monvel, l'Ami des lois,
de Laya, Paméla, Madame Angot, il refaisait jour
par jour, peut-on dire, avec une remarquable abon-
dance de documents, toute l'histoire de l'art drama-
tique de 1789 à 1799. Cet ouvrage fut couronné par
l'Académie française. Peu après, en 1882, Welschin-
ger publiait la Censure sous le premier Empire, tra-
vail minutieux, où il examinait successivement l'or-
ganisation de la censure de 1810 à 1815, les hommes
qui, comme Fouché, Nogaret, Barère, Etienne, Por-
tails, en dirigè-
rent le fonction-
nement , et les
applications que
ces hommes en
firent aux livres,
aux journaux et
aux théâtres. En-
fin un curieux
travail sur les
Almanachs de la
Révolution (iSS^),
qui passait en re-
vue, en les clas-
sant , les nom-
breux almanachs
politiques, litté-
raires et techni-
ques parus entre
1788 et 1800, clô-
tura cette période
de formation, durant laquelle Welschinger s'était tenu
aux confins de la littérature et de l'histoire, plus
proche, cependant, de cette dernière, où il allait
désormais se confiner.
L'œuvre historique de Welschinger peut se répartir
en deux groupes d'ouvrages : les uns se rapportant à
l'époque de la Révolution et de l'Empire, les autres
concernant l'histoire de l'Allemagne et des relations
franco-allemandes.
A la période révolutionnaire appartiennent : le
Roman de Dumouriez (1890), recueil de cinq études
de valeur inégale et un peu hâtivement composées,
parmi lesquelles il convient de citer, cependant, une
intéressante monographie d'Adam Lux, le fanatique
sectateur de Charlotte Corday; les Aventures de
guerre et d'amour du baron de Commartin (1894), où
Welschinger s'est efforcé de reconstituer la vie mou-
vementée du major général de l'armée catholique et
royale de Bretagne et de le disculper du grief de
trahison, qui lui fut imputé à l'occasion de ses négo-
ciations des traités de La Jounaye et de La Mabil-
lais (1795). On pourrait également y rattacher l'étude
sur la Mission secrète de Mirabeau à Berlin (1786-
lySy) [1899], réédition de l'Histoire secrète de la cour
de Berlin, que Mirabeau avait publiée à son retour,
en utilisant les lettres qu'il avait adressées à l'abbé
de Périgord, le futur Talleyrand. Welschinger y
ajoutait des lettres inédites, les réponses de Talley-
rand et des extraits des dépêches officielles, tirées
des archives des affaires étrangères.
La contribution de Welschinger à l'histoire du
premier Empire est plus importante. C'est d'abord
le Duc d'Enghien, publié pour la première fois
en 1888, livre d'érudition solide et d'un récit plein de
mouvement. L'auteur en a donné, en 1913, une nou-
velle édition, où il a mis à profit les documents nou-
veaux, publiés entre temps, notamment l'important
recueil de Boulay de la Meurthe. Il n'en soutient,
d'ailleurs, qu'avec plus de force ia thèse qu'il avait
adoptée en 1888 et qui tend, après un minutieux
examen, à rejeter l'entière responsaabilité du drame
de Vincennes sur Talleyrand et Bonaparte.
A propos du Divorce de Napoléon (1889), Wels-
chinger, qui avait dépouillé le dossier du procès, en
publiait pour la première fois toutes les pièces, jus-
qu'alors tenues secrètes ; mais, de plus, à l'aide des
mémoires et des correspondances des contemporains,
il cherchait à dégager les conséquences — selon lui
désastreuses — • que cet événement avait eues pour
la politique de Napoléon.
Le Roi de Rome (1897) compte parmi les princi-
paux ouvrages de Welschinger. Avant de l'écrire,
l'auteur avait fait le voyage d'Autriche, pour se ren-
dre compte sur place de la vie intime du duc de
Reichstadt à Vieime, à Schœnbriinn, à Baden. Aussi
tout en réservant une large place aux intrigues poli-
tiques qui se nouèrent autour du roi de Rome, s'at-
tacha-t-il surtout à reconstituer la physionomie
personnelle du jeune prince, qui apparaît dans cette
étude assez semblable — quoique moins maladive
— à celle qu'eu devait tracer peu après Rostand,
dans l'Aiglon.
«• 767. Mars 1920.
Le dernier ouvrage de Welschinger se référant à4
l'époque napoléonienne est le Pape et l'Empereur,
étude de la lutte qui se poursuivit entre Napoléon et
Pie VII, de 1804 à 1815. Ce livre parut en 1905.
Cinq ans auparavant, Welschinger avait indiqué la
nouvelle orientation de ses études en publiant un
Bismarck — repris en 1912 — où il présentait un
raccourci vigoureux de toute la carrière politique du
chancelier. On y peut lire, au début du volume, un
portrait de Bismarck et, à la fin du livre, un paral-
lèle avec Richelieu, qui sont de très belles pages.
L'émotion patriotique qui anime cette étude n'en
altère point l'impartialité. Welschinger s'acheminait
ainsi vers son ouvrage capital sur les Causes et les
Responsabilités de la guerre de i8yo (1910). Dans les
deux volumes qui le composent, l'auteur ne s'était
pas borné, en recueillant les résultats des travaux
antérieurs, à donner une exacte expression de l'état
des connaissances sur la question ; il avait, en
outre, grâce à ses sources personnelles d'information,
apporté d'intéressantes nouveautés, entre autres la
fameuse « carte au liséré vert », où figurent les pre-
mières exigences territoriales de la Prusse en 1871.
D'autre part, en opposition aux allégations d'Emile
Ollivicr, il établissait d'une façon décisive la respon-
sabilité du gouvernement impérial dans la déclaration
de guerre. Quoique certaines thèses — notamment, en
ce qui touche à la question romaine — aient pu prêter
matière à discussion, ce travail a une indiscutable
valeur, qui lui assure l'estime des historiens.
L'Empereur Frédéric III, que Welschinger publia
en 1917, a moins pour objet d'offrir une biographie
détaillée du père de. Guillaume II que de mettre en
lumière l'antagonisme qui existait entre ce souverain
et Bismarck. Pour cela, Welschinger s'est servi du
0 Journal » que Frédéric avait rédigé pendant la
guerre de 1870 et dont la publication, au lendemain
de la mort de l'empereur, fut l'occasion d'un reten-
tissant procès, intenté — pour sa honte — par Bis-
marck aux éditeurs. Il y a, dans ce volume, des pages
émouvantes sur la lente et douloureuse agonie de
Frédéric à San-Remo.
Cette analyse de la production historique de Wels-
chinger, à laquelle il faut joindre encore quelques
ouvrages, tels que les Bijoux de M"^' du Barry (1880),
le Maréchal Ney (1893), la Protestation de l'Alsace-
Lorraine en 1871 (1914), la Belgique héroïque (1915),
les Leçons du Livre jaune (1915) et, tout récemment,
enfin, l'Alliance franco-russe (1919), serait néanmoins
incomplète, si l'on ne mentionnait, en outre, ses mul-
tiples études dispersées dans diverses revues. En
1897, Welschinger fut chargé de tenir le feuilleton
d'histoire contemporaine au « Journal des Débats »,
et il s'acquitta jusqu'à ses derniers jours de ces fonc-
tions avec une scrupuleuse régularité. Il fournit, en
outre, à la I Revue des Deux Mondes », à la « Revue
de Paris », à la « Revue Bleue », à la « Revue Ency-
clopédique », etc., une collaboration abondante. Le
« Nouveau Larousse » le compta parmi ses rédacteurs.
En 1907, il avait été appelé à recueillir à l'Académie
des sciences morales et politiques la succession de
son compatriote , Himly ; les « comptes rendus » de
cette compagnie témoignent de l'ardent labeur de
l'académicien. La mort, enfin, l'a pris, alors qu'il
mettait la dernière main à un ouvrage considérable
sur Talleyrand.
Cette abondance même desservit un peu Welschin-
ger auprès de certains esprits. On lui a reproché,
parfois, de composer ses ouvrages trop hâtivement,
au risque de négliger certaines sources, ou de ne pas
contrôler suffisamment sa documentation. On aurait
tort, cependant, de généraliser ce reproche. Si l'on
peut regretter que sa critique n'ait pas été plus serrée,
il faut reconnaître que Welschinger a, néanmoins,
enrichi le domaine historique d'un nombre considé-
rable de documents, inconnus avant lui. Il ne serait
pas moins injuste de lui faire grief d'avoir manqué
de cette impassibilité que l'on exige ordinairement
de l'historien. Mais n'oublions pas que Welschiuger
avait été poète à ses débuts. Quand il écrit, c'est
moins pour raconter que pour faire partager sa pro-
pre conviction. De là cette fougue, cette passion
même qui animent tous ses ouvrages et confèrent à
ses récits — parfois un peu touffus — une force
d'émotion, où transparaît la personnalité même de
l'auteur. Le grand mérite, en effet, de son œuvre est
d'être sincère : l'artifice en est absent, et l'on sent très
bien, quelque sujet qu'il traite, que Welschinger s'y
est livré tout entier. Très profondément attaché à sa
terre d'Alsace, qu'il a célébrée dans les Souvenirs
d'un Alsacien (1884), Sainte Odile, patronne de l'Al-
sace (1901), Strasbourg (1905), Welschinger avait un
patriotisme ardent qui l'inspira plus d'une fois dans
le choix de ses sujets et le guida toujours dans leur
mise en œuvre. Il n'estimait point que l'historien ne
dût être « d'aucun temps, ni d'aucun pays » ; mais
cette ardeur généreuse, que soutenait, d'ailleurs, une
érudition méthodique, ne l'a point empêché d'établir
solidement un certain nombre de vérités historiques
et d'arracher à la légende plusieurs figures dont il a
fixé définitivement les traits. — F. Uuieakd.
Imp. Laroussi (Aufri. OUloo, HolUer-Larousse, Moreau et €>•),
Paris, n, ma Mostparnaaia. — L* Gérant : L. Oroilbt.
Faucher-Gudin del., d'après U dessin de Maritit de Vos (xvr
N" 158.
Avril 1920
A-Cadémie française. — Election et ré-
ception du- maréchal Fuch. Le 21 novembre 1918,
l'Académie française, ayant à élire un successeur au
fauteuil du marquis de Vogué, avait, par un vote
unanime des vingt-trois membres présents, porté son
choix sur le maréchal Foch. Celui-ci est venu pren-
dre séance le 5 février 1920.
Jamais réception académique ne fut plus brillante
et plus enthousiaste. Une foule nombreuse, semée
d'uniformes, occupait tribunes et amphithéâtres, en-
vahissait l'hémicycle et débordait même sur les
places réservées aux membres de l'Institut, dont plu-
sieurs durent se résigner à demeurer debout. L'Ins-
titut, de son côté, était au grand complet. Dès l'en-
trée du maréchal Foch, qu'accompagnaient ses deux
parrains, Freycinet et Joffre, une ovation s'éleva,
vibrante et prolongée. Aux côtés du maréchal Joffre
avait pris place le maréchal Pétain, qui appartient,
lui , aux sciences morales ; ainsi, les trois vain-
queurs se trouvaient côte à côte; près d'eux était
venu s'asseoir Paul Deschanel. Au bureau siégeait le
président Poincaré, qui, par une dérogation aux
usages, avait tenu à recevoir lui-même son nouveau
et glorieux collègue.
Le maréchal Foch n'avait pas seulement accusé sa
déférence envers les traditions académiques en tro-
quant son uniforme contre l'habit à broderies vertes,
sur lequel la médaille militaire mettait seule une
note guerrière; il avait eu encore la coquetterie de
composer un discours entièrement conforme aux
usages, où l'éloge de son prédécesseur était appuyé
sur une étude consciencieuse de sa vie et de ses tra-
vaux. Les yeux fixés sur son texte, il le lut avec net-
teté, sans éclat ni recherche oratoire, soutenant jus-
qu'au bout sa voix bien timbrée, oii passaient, par
moments, quelques sonorités méridionales.
Dans un début plein de modestie, Foch reporta
l'honneur qui lui était dévolu sur « les glorieuses
phalanges qui, pendant plus de quatre ans, ont sou-
tenu à travers les rigueurs des saisons, au prix de
sacrifices inconnus jusqu'alors, la plus violente et la
plus continue des batailles ».
Grâce vous soit rendue... d'avoir glorifié une fois de plus
ce type du soldat français, constamment grand à travers les
âges, avec sa noble insouciance du danger et son idéal sapé-
rieur : soldat de la vieille monarchie, de la Révolution, de
l'Empire, et celui que la guerre de 1914 va trouver encore
plus grand, cet immortel croisé de l'éternelle croisade du
droit et de la liberté contre l'oppression et la force. Son
épopée étonnera le monde, en le montrant capable, par un
efiort continu de quatre ans, dans une lutte gigantesque, de
rappeler d'une situation plusieurs fois désespérée ù une vic-
toire complète la fortune du pays.
Abordant aussitôt l'éloge de son prédécesseur, Foch
rappelle la lignée de Vogiié, ses études à Henri-IV et
à Louis-le-Grand, son succès à Saint-Cyr et son échec
à Polytechnique, son entrée dans la diplomatie, puis
il examine son œuvre d'archéologue, qui s'exprime
dans quatre ouvrages principaux : les Lettres sur
l'orfèvrerie russe, les Eglises de Terre sainte, la Syrie
centrale et le Temple de Jérusalem. De chacun d'eux
l'orateur donne un aperçu rapide, accompagné de ci-
tations judicieuses, sur lesquelles s'étayent des juge-
ments sobres et précis.
Après avoir rempli les fonctions d'ambassadeur à
Constantinople et à Vienne, Vogiié, retiré de la poli-
tique à la démission de Mac-Mahon, s'adonna à l'his-
toire, et de ses recherches est sorti un beau livre sur
le maréchal de Villars. Quels que soient les mérites
de cet ouvrage, Foch y est évidemment moins sen-
sible qu'à la grande figiu'e militaire qui en fut l'ob-
jet; le portrait, on le sent, l'intéresse moins que
l'original. C'est qu'avec le soldat qui « meua à la vic-
toire les armées d'une France épuisée par vingt ans
de lutte », avec le combattant de Friedlingen, de
Malplaquet et de Denain, l'orateur se retrouve sur
son terrain familier. L'ancien professeur de l'Ecole
de guerre n'hésite pas à s'y engager et commente
avec une précision dogmatique, mais avec une clarté
qui rend accessibles à l'auditoire les subtilités de la
stratégie, les trois batailles qui, selon lui, 0 donnent
la mesure de l'œuvre de Villars ». Chiffres, relevés de
terrains, dispositifs de troupes, ordres de marche, ou-
vrages exécutés, Foch ne néglige rien de ce qu'il juge
nécessaire à sa démonstration. Pourtant, malgré une
sobriété volontaire, nulle aridité dans cet exposé
technique. Comment, à Huningue, Villars, voulant
franchir le Rhin, dont la rive droite est gardée par
l'armée impériale, réalise méthodiquement et minu-
tieusement sa préparation, trompe l'eimemi par une
démonstration du côté de Neuenboturg, à trente kilo-
mètres en aval de Himingue, puis lance dans la
plaine de Friedlingen ses forces secrètement mas-
sées, occupe les retrajichements ennemis, atteint et
coturonne le plateau de TuUingen et bouscule enfin
les Impériaux, ramenés trop tard de Neuenbourg,
c'est ce que Foch expose avec une sûre et lumineuse
maîtrise.
La défaite de Malplaquet n'est pas coromentée
avec moins de bonheur. Foch n'hésite pas à en attri-
buer l'origine au désaccord qui se marquait alors
entre les vues de Villars et celles du gouvernement
royal. Louis XIV, rendu prudent par les échecs des
campagnes précédentes, ne voulait pas risquer inuti-
lement sa dernière année. Il avait donc prescrit à
Villars la stricte défensive. Mais le maréchal, qu'anime
ime ardeur toute guerrière, préfère livrer bataille;
toutefois, afin de ne pas transgresser la lettre des
instructions royales, il s'arrange pour que l'initiative
du combat vienne de l'adversaire.
Une pareille réticence à la base du projet, résultant d'une
compréhension insuffisante de la situation politique et se tra-
duisant en une divergence de vues avec le souverain, pourra-
t-elle laisser au chef la liberté d'esprit que réclame toujours
la conduite des opérations de guerre et va-t-elle conduire au
succès ? Quoi qu'on en dise, la victoire comporte toujours une
saine et entière manière de penser du chef, seule capable
d'animer et de poursuivre une violente et précise exécution
des troupes.
De fait, lorsque Villars, qui croyait surprendre
Marlborough, s'aperçoit qu'il a été devancé, son plan,
sans fondation solide, s'effondre; vainement essaye-
t-il de substituer au projet informe — la recherche
d'une occasion qui ne s'est pas présentée — un plan
nouveau, qui permît de résister avantageusement; le
temps lui manque pour un tel redressement. Brus-
quement arrêtée le 9 septembre dans sa manœuvre
LAROUSSE MENSUEL. — V.
Le marquis de Vogaé. (Phot. Y. Z.)
86
offensive, l'armée française est attaquée le ii ; c'est
la défaite. Et Foch de formuler ce jugement :
Au moment d'agir, les risques de l'entreprise s'étaient
dressés devant Villars pour en augmenter les difficultés, déjà
sérieuses cependant, pour réduire sa valeur militaire et, par
li, la nature et la portée de ses décisions. L'incertitude, puis
le désarroi de la conscience avaient préparé la détresse de
l'esprit et de la volonté 1 Sans parler du caractère, seul ca-
pable de garantir dans les circonstances graves la liberté et
l'équilibre du jugement, retenons qu'une intelligence plus
exacte des besoins de l'Etat s'imposait déjà au commande-
ment et créait cette nécessité, que la guerre nationale a
accentuée de nos jours, de son entente complète avec le
gouvernement.
C'est, au contraire, grâce à une compréliension
plus entière de son devoir que Villars allait, trois
ans plus tard, prendre à Denain sa revanche. Le
vieux roi, frappé
dans sa famille
et dans sa poli-
tique, a remis en-
tre les mains du
maréchal le salut
de l'Etat. De son
l'ôté , le prince
liugène , renon-
çant à la conquête
lente et métho-
dique des places
fortes et prélu-
dant en quelque
manière à la tac-
tique napoléo-
nienne, veut, par
une campagne
décisive, achever
son adversaire dé-
jà ébranlé et por-
ter la guerre de-
vant Paris. Ilale tort, cependant, de ne pas tenir assez
compte de l'armée ennemie. « Une fois de plus, re-
marque Foch, un mépris inconsidéré de l'adversaire
ne pouvait rester impuni ».
Certain qu'il lui est demandé d'agir, Villars montre
sans retard comment il sait le faire. Il décide de
frapper l'ennemi à Denain, qui est pour celui-ci un
point important de sa ligne de communication entre
Landrecies qu'il assiège et Marchiennes, où est son
principal magasin. Après avoir déployé, le 23 juillet,
dans la région de Landrecies, une grande et bruyante
activité, Villars, dans la soirée, donne ordre à son
armée de se transporter à 40 kilomètres à l'ouest,
sur l'Escaut, qui est franchi, le lendemain matin, face
à Denain. Le prince Eugène, abusé jusqu'alors, com-
prend trop tard son erreur. Il ordonne à ses gros
d'accourir, mais il leur faut, pour s'engager, plusieurs
heures. Pendant ce temps, le corps de Denain est
pris ou détruit et, déjà, Villars aborde Marchiennes,
tandis que, de la rive droite de l'Escaut, le prince
Eugène contemple, impuissant, son désastre.
Quelques «emaines après, la France avait retrouvé ses
frontières du Nord ; les murs endeuillés de Versailles se pa-
raient de plus de soixante drapeaux conquis.
Que, dans toute cette partie de son discours, Foch
ait plutôt célébré Villars que Vogiié, c'est ce qui ne
saurait surprendre ; au surplus, le vainqueur de De-
nain fut, lui aussi, de l'Académie française et, coïnci-
dence heureuse, occupa le fauteuil même du maréchal
actuel. D'ailleurs, l'orateur, après ce triptyque de
batailles si magistralement brossé, revient à l'éloge
de son prédécesseur immédiat, dont il vante le pa-
triotisme et le- dévouement aux intérêts du pays. Ce
dévouement, Vogiié le manifesta sous deux formes
principales : en favorisant l'agriculture et en fondant
la Société de secours aux blessés militaires, dont il
fut, jusqu'à sa mort, le président. C'est pour Foch
l'occasion d'exalter l'héroïsme du paysan de France,
« qui a fourni un des éléments les plus riches et les
plus solides de nos armées », et d'exprimer sa grati-
tude à la Société de secours aux blessés, qui tenait,
à la fin de la guerre, 802 hôpitaux et a soigné plus
de 780.000 blessés et dépensé 227 millions de francs.
De l'existence si généreusement remplie de Vogiié,
Foch dégage pour nous une leçon d'énergie et de
droiture : il rappelle « sa probité légendaire > et sa
notion du devoir, qui fut la règle constante de sa vie :
Que n'aurait-il pas écrit aujourd'hui, en présence d'une
France aux blessures encore saignantes, privée de quinze
cent mille de ses enfants, tombés à la fleur de l'âge, con-
trainte à reconstituer ses principales activités ! Quels exem-
ples il aurait réunis et de quel langage il aurait relancé les
éléments encore incertains ou inactifs de notre vieille société,
pour leur crier à tous : « Au travail, et au plus tôt, c'est le
devoir I »
Dans ce discours si substantiel, Foch n'a pas seu-
lement témoigné de ses hautes qualités d'écrivain
militaire; il nous a aussi permis d'apercevoir —
encore qu'il se soit modestement effacé derrière son
sujet — cette intelligence robuste et lucide et cette
noblesse morale dont l'union concourt à faire de ce
grand homme de guerre un des représentants les plus
complets de la culture française.
Par l'autorité même de la persoime et des fonc-
tions de Poincaré, son discours, un des plus parfaits
peut-être de sa carrière oratoire, a singulièrement
LAROUSSE MENSUEL
dépassé la portée d'une harangue académique. Ra-
contant Foch, c'est l'historique même de la guerre
que Poincaré nous a présenté dans un raccourci
d'une sobriété et d'une précision remarquables, où,
sans se départir de ce ton mesuré qui est dans les
traditions de la coupole et surtout sans vaine rhéto-
rique, il atteignit, par endroits, à une force intense
d'émotion.
Déjà, sous la grâce souriante de l'exorde, se mar-
quait une indication discrète de l'esprit qui devait
animer le d||cours :
L'usage de notre Compagnie veut que je vous dise « mon-
sieur », et je sais que les vieilles coutumes ne sont pas pour
vous déplaire. J'éprouve, cependant, quelque embarras à vous
dépouiller ici d'un titre dont j'ai été le premier à vous saluer,
que vous portez avec éclat et qui est, au demeurant, d'assez
bonne tradition française. Au risque de faire, pour une fois,
un coup d'Etat académique, je préfère donc, monsieur, vous
appeler aujourd'hui, comme hier et comme demain, « mon-
sieur le maréchal ».
Cependant, avant d'entreprendre l'éloge du maré-
chal, Poincaré complète celui de Vogué, en insistant
particulièrement sur ses vertus patriotiques, sur « la
sereine confiance qu'il n'a cessé d'avoir dans les des-
tinées du pays » et sur le souci des intérêts perma-
nents de la France, qui inspira les formes diverses de
son activité.
Villars fournit à l'orateur une transition naturelle
pour passer de Vogiié à Foch et aborder le récit
d'une vie qui, selon son heureuse expression, • n'a
été qu'un long apprentissage de la victoire ». Après
avoir rappelé la naissance de Foch à Tarbes, le 2 oc-
tobre 1851, ses études au collège de Tarbes et au
collège de Saint-Clément à Metz, sa tristesse en
voyant, au lendemain de 1870, les Allemands établis
en maîtres à Metz et en vainqueurs à Nancy, Poin-
caré retrace la carrière militaire du maréchal, 0 dont
chaque étape est marquée par des connaissances
nouvelles ». II s'arrête, pour en dégager les maximes
essentielles, sur l'enseignement que Foch donna, à
partir de 1895, à l'Ecole de guerre et qui constitue
« non seulement un admirable cours de stratégie et
de tactique, mais une apologie raisonnée de la force
morale ».
A vos yeux, l'esprit domine la matière, et « victoire » égale
« volonté ». Une bataille gagnée, c'est une bataille oii l'on ne
veut pas s'avouer vaincu.
Malgré sa valeur, cependant, Foch fut victime, en
1901, de ce que Poincaré appelle euphémiquemejjt
« un de ces malentendus passagers qui peuvent,
dit-on, se produire parfois entre la justice et la poli-
tique » : il fut renvoyé dans un régiment. Quelques
années plus tard, il est vrai, Foch revenait à l'Ecole
de guerre comme directeur, à la suite d'un incident
qui nous est spirituellement conté :
Le président du conseil, ministre de l'intérieur, avait été
prévenu contre vous. Vos chefs vous conseillèrent de le voir.
Il s'appelait Clemenceau. Il ne vous avait jamais rencontré
et ne prévoyait guère qu'un jour notre Compagnie, interprète
de la gratitude nationale, vous appellerait tous deux à elle
par des suffrages unanimes. Il vous écouta, fut frappé de vos
observations, vous demanda vos livres et eut l'émotion de
trouver, à la fin de la préface du second, ces quatre mots ; In
memoriam! In spem! Il garda les volumes quelques semaines,
les lut attentivement, fut conquis par la force de vos idées et
vous déclara, avec une brusquerie cordiale, qu'il faisait peu
de cas des objections imaginées par les adversaires de votre
candidature. On prétend que, pour donner plus d'énergie à
l'expression de son sentiment, il se servit d'un terme qui ne
figure pas encore dans notre Dictionnaire. Nous ne deman-
derons pas aux académiciens que vous êtes l'un et l'autre
devenus de nous rapporter textuellement ce propos. Il nous
suffit que du cabinet de Clemenceau vous soyez sorti direc-
teur de l'Ecole de guerre.
C'est à la tête du 20» corps, à Nancy, que la guerre
vint surprendre Foch et, très justement, Poincaré
dégage une preuve nouvelle — s'il en était encore
besoin — de notre esprit pacifique à la veille de
l'agression allemande, en rappelant qu'à ce moment
Foch était en permission en Bretagne depuis le
18 juillet.
Dès lors, ce sont les phases principales de la Grande
Guerre qui vont être évoquées par l'orateur, avec
une émotion croissante, tandis que, sur le fond tra-
gique des événements, la figure de Foch se dessi-
nera avec un relief de plus en plus accusé.
Après l'échec de l'attaque française, qui, malgré
l'élan héroïque du 20° corps, n'a pu forcer dans la
région de Morhange les positions allemandes, c'est
l'heureux coup de surprise porté sur l'eimemi qui
essaye de se glisser vers le Sud.
L'armée de Lorraine a non seulement sauvé Nancy, mais
empêché l'ennemi de venir, par la trouée de Charmes, gêner
la grande retraite stratégique qu'opère le général Jofire et
qui va rendre possible la bataille de la Marne.
A celle-ci Foch prend part comme chef de la 9" ar-
mée ; il a pour mission de défendre au centre de laligne
de bataille un front de 35 kilomètres et d'interdire à
l'ennemi la traversée des marais de Saint-Gond. Il
supporte une série précipitée de chocs formidables,
et sa situation est, par moments, critique.
La légende, dit Poincaré, qui déjà se plaît à orner le
péplum de Clio, raconte qu'en ces heures critiques vous avez
envoyé au généralissime ce message plaisant : « Pressé forte-
ment sur ma droite, mon centre cède, impossible de me
mouvoir ; situation excellente ; j'attaque 1 » De graves auteurs
^• 158. Avril 1820.
ont donné ce texte pour authentique. Je n'ai pas le courage
de les détromper. Si vous n'avez jamais écrit ces mots opti-
mistes, vous les avez pensés et, mieux encore, vous les avez
traduits en actes.
En effet, ayant pu réunir quelques troupes fraîches,
Foch attaque à son tour; par une manoeuvre hardie,
il fait glisser derrière le front, du nord-ouest au sud,
la 42» division et la lance contre le flanc de l'ennemi.
Ainsi « son ardente volonté rayonne sur tout le champ
de bataille » ; elle stimule nos troupes, épuisées ce-
pendant par trois jours de lutte, et détermine finale-
ment la retraite de l'ennemi.
Vient ensuite la course à la mer ; Foch, nommé
adjoint du général en chef, est chargé d'assurer la
défense de la contrée menacée, à Dixmude, à Nieu-
port, sur l'Yser. Ici, se place un incident dramatique,
où s'affirment la personnalité de Foch et son esprit de
décision et qui, dans la sobre relation qu'en donne
Poincaré, n'en paraît que plus émouvant :
Dans la soirée du 30 octobre, vous apprenez tout à coup
que l'ennemi a déchiré d'un seul geste le rideau de cavalerie
britannique et pénétré à Hollebeck. Vous vous précipitez
chez le maréchal French ; il est plus de minuit ; vous le
réveillez : « Avez-vous des réserves ? lui demandez-vous.
Non. — Je vais vous en donner. Tenez jusqu'à ce qu'elle»
arrivent. — Je tâcherai. » Vous rentrez à Cassel, où vous
avez, depuis peu de jours, transféré votre quartier général
et, à deux heures du matin, vous donnez des ordres pour
que des renforts soient dirigés sur l'armée anglaise. Mais
le I" corps britannique est presque anéanti; le maréchal
French est sur le point de retirer son artillerie lourde et de
battre en retraite. Vous courez à Wlamcrtynghe, et vous l'ap-
pelez auprès de vous : « Si nous accusons notre faiblesse, lui
déclarez-vous, nous sommes emportés comme des fétus de
paille. Maintenez, coûte que coûte, votre i*' corps où il est.
J'attaquerai moi-même à droite et à gauche avec dès troupes
françaises. » En parlant, vous avez pris une feuille de papier
sur un bureau ; vous y jetez, à la hâte, quatre lignes où vous
précisez votre pensée, et vous tendez la note au maréchal.
Il la ht, réfléchit un instant, appelle un officier d'ordonnance
et lui dit : « Allez porter cet ordre ! » Le désastre était
conjuré.
C'était, alors, l'époque où l'armée anglaise, encore
jeune, ne disposait que de faibles effectifs ; et Poin-
caré cite, à ce propos, une autre anecdote :
Peut-être vous souvient-il que, le même jour, nous nous
sommes rencontrés, vous et moi , à Dunkerque, avec le général
Jofîre et lord Kitchener. Vous étiez encore tout frémissant de
votre conversation et, comme Kitchener, malgré son beau
sang-froid, n'était pas sans éprouver quelque inquiétude sur
le sort de la petite armée britannique, vous l'avez rassuré.
« Mais, avez-vous ajouté, envoyez-nous le plus tôt possible
les divisions que vous formez, — Vous aurez un million
d'hommes dans dix-huit mois. » Et vous de répliquer : « Je
préférerais moins d'hommes arrivant plus tôt. » La Grande-
Bretagne a tenu, et au delà, la promesse de Kitchener, et elle
a devancé l'échéance qu'il avait fixée. Mais, en ces jours où
la pauvreté des effectifs aUiés nous préoccupait si vivement
et où l'Angleterre ne nous laissait espérer une armée que
pour le printemps de 1916, quelle inflexible volonté ne voiis
a-t-il pas fallu, au général Jofire et à vous, pour dire tous
deux : Nous nous battrons seuls, en attendant ! ■»
Une double ovation, interrompant l'orateur, s'éleva
à ces mots, et tout l'auditoire, debout, acclama les
deux maréchaux.
Cependant, poursuivant son historique, Poincaré
évoque la guerre de tranchées, réduite d'abord à de
vagues esquisses de positions improvisées, mais peu
à peu munie d'un « outillage qui semble destiné à
préparer, pour des millions de troglodytes, des ins-
tallations étemelles ». C'est un siège de géants qui
commence. Obligé de renoncer, dans cette guerre qui
piétine, à la surprise stratégique, opposé à l'idée
d'une trouée victorieuse et décisive, Foch prépare
avec circonspection pendant de longs mois, pour le
printemps de 1916, une attaque sur la Somme; mais
il est devancé par la ruée allemande contre Verdun.
Placé alors à la tête du Bureau d'études internatio-
nales, institué à Senlis, Foch élabore deux plans de
campagne : l'un pour le cas où l'Allemagne violerait
la neutralité suisse, l'autre pour le cas où il serait
nécessaire d'intervenir en Italie. C'est grâce à cette
prévoyance que nous pûmes, au lendemain de Capo-
retto, en octobre 1917, transporter avec une éton-
nante rapidité dans la vallée du Pô quatre divisions
françaises et deux divisions britanniques. En même
temps, l'autorité de Foch s'impose et grandit auprès
des chefs alliés : lorsque, le 2 février 1918, est créé,
au sein du Conseil supérieur de guerre interallié, un
Comité exécutif, c'est à Foch que, sur la proposition
même de Lloyd George — dont Poincaré cite les
élogieuses appréciations — l'on en confie la pré-
sidence.
La relation de l'armée 1918 — celle où Foch joua
un rôle décisif — constitue à elle seule la moitié du
discours de Poincaré ; elle en forme aussi la partie
la plus significative et la plus émouvante.
Ce fut le 21 mars, avant l'aube, que le coup de
poing allemand fut donné sur une des parties les
plus vulnérables du front. Peu s'en fallut qu'il n'at-
teignit son but ! Le fléchissement de la cinquième
armée britannique ouvrait aux Allemands la route
d'Amiens et leur donnait l'espoir de couper les com-
munications entre les Anglais et nous. Et l'orateur,
qui a vécu lui-même ces heures tragiques, évoque,
avec une sobriété poignante qui fait de ce morceau
une admirable page d'histoire, les angoisses de la
catastrophe imminente, la réunion décisive de Doul-
«• 158. Avril 1920.
lens et le prompt redressement de Foch, qui à l'ordre
de retraite déjà lancé substitue l'impérieux com-
mandement de tenir à tout prix :
Le 2.1, le péril est si grand que le général en chef des
années françaises, redoutant de ne pouvoir plus garder le
contact avec les Alliés, dont la retraite continue, donne à ses
lieutenants des instructions où s'entrevoit l'hypothèse d'une
séparation mortelle : « Avant tout, maintenir solide l'arma-
ture de l'ensemble des armées françaises... Ensuite, si pos-
sible» conserver la liaison avec les forces britanniques, »
De son côté, le 25, le maréchal Haig écrit d'Abbeville que
la disjonction des armées françaises et anglaises n'est plus
qu'une question de temps; qu'il est nécessaire, pour rétablir
la situation, de concentrer immédiatement, à cheval sur la
Sornrae. à l'ouest d'Amiens, au moins vingt divisions fran-
çaises, chargées d'agir dans le flanc de l'attaque allemande,
et il ajoute que l'armée anglaise devra combattre lentement
en retraite, en couvrant les ports du Pas-de-Calais. Ainsi,
faute d'un commandement unique et d'une volonté maîtresse,
l'armée française va, sans doute, être amenée à se ramasser
vers le sud et l'armée anglaise à se replier sur ses bases de
la Manche. C'est, à bref délai, la catastrophe. Le maréchal
Haig s'est rendu compte du péril, et il a télégraphié au chef
d'état-major britannique, à Londres, pour le prier de venir
en France avec un membre du cabinet anglais et de deman-
der l'institution d'un commandement supérieur. LordMilner
et le général Wilson arrivent, en effet, le 25. Le jour même,
M. Cleineaceau, vous et moi, nous nous rendons avec eux à
Compiègne auprès du général Pétain, et nous prenons tous
rendez-vous pour le lendemain à Doullens, où nous rencon-
trerons le maréchal Haig. Au delà d'Amiens, les routes sont
encombrées de troupes anglaises qui refluent déjà vers le
nord, sous l'aigrb bise de mars qui fouette les visages. Lors-
que nous descendons de voiture, le maréchal Haig est encore
en conférence avec ses commandants d'armées. Pour ne pas
l'interrompre, nous allons et venons plus d'une heure dans le
petit square de l'hôtel de ville. Vous trompez cette longue
attente en répétant à tous que rien n'est désespéré, qu'il
fau^ défendre pied à pied chaque motte d'une terre sacrée et
empêcher, coûte que coûte, l'ennemi de s'infiltrer entre les
Anglais et nous. Nous montons, enfin, dans la grande salle de
ta mairie et, là, se tient une réunion qui met en himière le
parfait accord des deux gouvernements et aussi le patrio-
tique désintéressement du maréchal Haig et du général
Pétain. Chargé, avec le consentement des deux commandants
en chef, de cofirdonner l'action des armées alliées sur le front
ouest, vous déridez aussitôt qu'avant tout les troupes fran-
çaises et britanniques resteront étroitement liées et couvri-
ront Amiens. En quelques heures, vous voyez le général
EayoUe, le général Debeney, le général Gough, et à tous
vous donnez la même consigne : « Tenir, tenir à tout prix. »
Le lendemain, les Allemands sont arrêtés sur l'Oise ; et, s'ils
entrent à Montdidier, si, dans cette journée di» vendredi
saint, dont Paris a gardé le triste souvenir, Moreuil est, à
son tour, sur le point de succomber, Le Piémont résiste à
tous les assauts et, avec le jour de Pâques, l'espérance res-
suscite au cœur des armées alliées. Le 3 avril, l'œuvre de
Doullens se complète à Beauvais ; votre rôle n'est plus seu-
lement d'assurer la coordination, mais la direction straté-
gique des opérations militaires et, enfin, onze jours plus
tard, vous recevez ce titre de général en chef qui consacre
la reconnaissance définitive de votre autorité suprême.
Sitôt l'adversaire arrêté, Foch songe à le contre-
attaquer; cependant, une nouvelle attaqueallemande,
déclenchée le 9 avril entre la Lys et le canal de La Bas-
sée, l'oblige à ajourner son offensive. Cette fois, c'est la
division portugaise qui a cédé, et l'ennemi a pénétré
jusqu'aux secondes positions anglaises. A nouveau,
Foch rétablit la situation ; il barre aux Allemands
la route de Calais « et, vers la fin d'avril, la vague
ennemie, après avoir déferlé sur le mont Keramell,
vient expirer sur les pentes du massif flamand; la
côte française est sauvée ».
Malgré cet échec, Ludendorff, renseigné sur l'in-
fériorité de nos effectifs, qui se réduisent, « en face
d'un ennemi puissamment renforcé, à un fragile cor-
don de troupes décimées », juge l'heure propice à
un troisième assaut. Il découvre un point faible au
Chemin des Dames, étouffe dans un épais linceul
d'hypérite nos troupes de première ligne et lance sur
l'Aisne les meilleures divisions allemandes, qui attei-
gnent la rivière, la traversent, franchissent la Vesie
et ne semblent plus pouvoir être arrêtées par rien
dans cette randonnée triomphale. De fait, « l'ennemi,
attiré vers l'abîme paf une sorte de fascination, pous-
sera jusqu'à la Marne son avance ténîéraire ».
Mais, pendant qu'il s'aventurera ainsi en profondeur, vous
tiendrez d'une main ferme les deux montants de la porte qu'il
a réussi à enfoncer ; vous ne vous laisserez arracher ni la
montagne de Reims, ni la forêt de Villers-Cotterets et, d'un
revers momentané, vous saurez bientôt faire sortir la certi-
tude de la revanche.
En vain, pour élargir !'« entrée de l'impasse où
s'était étourdiment engagée leur victoire », les Alle-
mands attaquent-ils sur l'Oise, du g au 13 juin ; en
vain obtiennent-ils encore des avantages tactiques ;
ils ne parviennent pas à la décision. De son côté,
Foch, modérant son ardeur naturelle, ne juge pas
encore le moment favorable à la riposte qii'il a pré-
parée. L'ennemi garde encore des réserves; il faut
achever de les détruire pour « briser, jusque dans
ses derniers ressorts, sa puissance offensive ». Préci-
sément, Foch pressent une nouvelle attaque à l'ouest
et à l'est de Reims. Il est prêt; s'il réussit à maî-
triser l'ennemi, la situation de celui-ci « sera plus
gravement compromise que jamais dans le couloir
sans issue où il s'est aventuré ».
C'est contre l'armée Gouraud que se {népare, de Reims à
l'Argonne, l'assaut le plus redoutable. Vous avez dit à
Pétain : « Quelle que soit la violence de la poussée, l'ennemi
doit être arrêté là. » Et Pétain a dit à Gouraud : a Si vous
êtes attaqué de La Pompelle à la butte de Tahure, vous vous
LAROUSSE MENSUEL
sacrifierez pour la France. Vous D'atteoarez pas les Alle-
mands sur vos premières positions» vous n'y laisserez que
des mitrailleurs et des éléments de couverture, pour ralentir
les vagues d'assaut ; et, dès que les Allemands, trompés par
le succès apparent que vous leur aurez vous-même ménagé,
s'avanceront vers vos deuxièmes positiotis, vous démasque-
rez vos batteries, et vous écraserez l'assaillant tSans le piège
où vous l'aurez attiré. » — « Il sera fait suivant vos ins-
tructions >i, a répondu Gouraud ; et, de son «il bleu, il inter-
roge froidement l'horizon.
L'attaque a lieu, en e0et, au lendemain du
14 juillet.
A la naissance du jour, l'infanterie allemande sort de ses
tranchées, pénètre dans les nôtres, essuie le feu des mitrail-
leuses, voit nos hommes se replier en combattant et, pleine
de confiance, précipite sa marche. Mais, bientôt, elle se
heurte à des positions vigoureusement défendues ; toute la
zone qu'elle traverse est battue par notre artiUcrie; les
abris où elle se réfugie ont été remplis de gaz qui les rendent
inhabitables; les tanks qui la précèdent sont mis en pièces
par les explosifs que nous avons disïx)sés sur leur passage.
L'emiemi hésite, se trouble et s'arrête, comme médusé, de-
vant la Maiu-de-Massiges.
Aussitôt, Foch lance contre lui la io« année, l'ar-
mée Mangin, tenue jusqu'ici aux aguets dans les
bois de Villers-Cotterets; elle bondit sur l'Allemand,
décontenancé; « la 5' armée l'ap-
puie, et toutes deux ramassent en
quelques heures douze mille prison-
niers et huit cents canons ».
La riposte a été rapide : rien ne
va plus l'arrêter. Dès lors, le discours
de Poincaré, frémissant, martelé,
rapide, n'est plus que le récit de la
marché de nos troupes, répondant à
l'appel de la victoire. Le débit même
de l'orateur, pressé et véhément,
traduit la fièvre de ces journées
décisives, oii, tenant l'adversaire à
la gorge, Foch frappe à coups re-
doublés. Amiens dégagé et Mont-
didier reconquis, il porte aussitôt
la bataille entre la Scarpe et la
Somme; à son tour, la io« armée
balaye les plateaux entre l'.'^ilette et
l'Oise; puis les Anglais forcent le
passage de r.\ncre, enlèvent Croi-
silles, Bapaume, Nesle.Péronne.Pas
de repos ! En avant ! Ce mot d'ordre
du généralissime, Poincaré le prend
pour thème de son développement :
il scande, comme un refrain, le
rythme de ces phrases courtes qui
nous montrent les armées en mou-
vement, les lignes enfoncées, les
villes libérées une à une : o Avant les
premiers jours d'octobre, la muraille
derrière laquelle se sont retranchés
les Allemands se lézarde et crève en
plusieurs endroits »; mais les objec-
tifs fixés ne sont pas encore atteints.
En avant ! En avant ! Les Alle-
mands, qui se sentent perdus, adres-
sent au président Wilson une de-
mande d'armistice.
87
alliées en vue d'un armistice. — Je n'ai aucune («opositioa
à faire. » Les Allemands se consultent du regard. « Eh bien,
hasarde le comte Obc-ndorfï, dites-nous, monsieur le maré-
chal, comment vous désirez que nous nous exprimions. Notre
délégation est prête à vous demander les conditions d'un
armistice. — Demandez-vous formellement un anaistîce? —
Nous le demandons. — Alors, je vais vous lire les conditions
des .'Mliés. •> Le lendemain, les Allemands vous remettent
quelques observations écrites, auxquelles vous répondez,
le 10, en ne consentant qu'à des m<>dification8 de détail et,
dans la nuit du lo au 1 1 , vous reprenez séance, dans votre
wagon-bureau, avec les plénipotentiaires allemands. Le texte
de l'armistice est lu, article par article, et les signatures
sont données. Votre œuvre est accompUe....; et, le 22 no-
vembre, vous arrêtez et vous fermez votre journal de
marche, avec la même simplicité que vous avez mise à
l'ouvrir, le 26 mars, après la réunion de Doullens.
Tout ce qu'il y avait d'ardeur joyeuse dans la
voix de l'orateur tombe soudain, quand il aborde la
période des négociations qui suivit la victoire. De
quel ton de désenchantement, de regret mal contenu,
il laisse tomber ces paroles : ■ C'était à vous de faire
la guerre; ce n'était plus à vous de faire la paix! »
Et combien plus significatif encore ce qui suivit
immédiatement !
Vous avir- -,j-,. 1- droit dédire ce que, d'après
Voici, peut-être, que va sonner le der-
nier quart d'heure. Il ne reste pas une
minute à perdre. Vous ordonnez la conti-
nuation des trois offensives convergentes. En avant ! En
avant ! Que Dégoutte poursuive sa marche vers Bruxelles!
Que Haig progresse vers Avesnes et vers Mons! Que l'en-
nemi soit obligé, par là, d'abandonner Lille, Roubaix et
Tourcoing ! Que le groupe FayoUe se hâte vers Fourmies,
Hirson et Vervins! Que le groupe Maistre accélère son
allure vers Mézières et vers Sedan ! Et les Belges rentrent
victorieusement à Ostende et à Bruges ; et Lille est libérée
d'une longue captivité ; et les Britanniques s'approchent de
Valenciennes ; et les Italiens enlèvent Sissone ; et Gouraud
enveloppe Vouziers; et les Américains débouchent aux
lisières de l'Argonne. « Plus vite encore! fr criez- vous; et, le
19 octobre, complétant vos instructions du 10, vous prescri-
vez aux armées des Flandres de forcer les lignes d'eau pour
courir sur Bruxelles, aux armées anglaises de rejeter les
Allemands dans le massif des Ardennes, aux armées fran-
çaises et à la !'• américaine de redoubler de vitesse pour
aller effacer à Sedan les douloureux souvenirs de 1870. En
même temps, vous invitez Pétain à disposer secrètement en
Lorraine deux armées françaises, qui, sous le commandement
de Casteinau, attaqueront les Allemands à l'est de Metz
pour les prendre à revers et marcher sur la Sarre.
L'ennemi se résigne alors à un repli général ; mais,
quelque hâte qu'il mette à se retirer, il va être
étranglé sur la Meuse» avant de pouvoir rentrer en
Allemagne. Dans peu de jours, il n'aura d'autre issue
que la capitulation en rase campagne. Il préfère capi-
tuler entre les mains de Foch.
Cette lumineuse démonstration de l'effondrement
militaire de l'Allemagne, faite par une voix si auto-
risée, n'était pas inutile, en face d'un adversaire
vaincu, qui persiste à nier sa défaite. Et, s'il fallait
un supplément de preuve, ne le trouverait-on pas
dans le récit même de la capitulation ?
Le 8 novembre, par une matinée sombre et pluvieuse,
votre train est garé à Rethondes, en forêt de Laigue. Un
second train amène M. Mathias Erzberger, le comte Oben-
dorff, le géné-ral major von Wiuterfeld et autres plénipoten-
tiaires allemands. « Quel est, messieurs, leur demandez-vous,
l'objet de votre visite? — Nous sommes venus, répond
M. Erxberger, pour recevoir les propositioas des puissances
Le président de la République. Raymond Poincaré, et le maréchal Foch, Ions deux
en costume d'académicien, Kortenl rte l'Institut (5 février 1920). — Phot- Roi.
vous, la paix devait être, pour mieux empêcher le recommen-
cement de la guerre... Souhaitons que le monde n'ait jafnais
à se repentir de ne s'être gu'incompÛtement inspiré de vos avis !
Les convenances constitutionnelles empêchaient
Poincaré d'exprimer plus clairement sa pensée : elle
n'en fut pas moins comprise de tout l'auditoire, qui
marqua, par ses acclamations, quel écho avaient
trouvé les graves paroles du président.
Mais celui-ci ne s'attarde pas à ce qu*il nomme
lui-même des « regrets superflus ». Il salue en Foch,
maréchal de France, field marshall britannique,
soldat respecté de tous, président du Comité de Ver-
sailles, l'homme qui demeure, pour la France et
pour tous les pays amis, le plus clairvoyant et le plus
précieux des conseillers :
Nul mieux que vous ne saura veiller au désarmement de
TAllemagne ; nul mieux que vous ne découvrira les réalités
sous les apparences et, comme nous disions hier, sous les
camouflages. Si l'on affuble un uhlan d'un costume de gen-
darme, ou si l'on coiffe d'un casque de pompier un soldat de
la garde, ce n'est pas vous qui vous laisserez prendre au
déguisement. Si, derrière de belles façades industrielles, on
se met en mesure de fabriquer en série des canons ou des
avions, vous saurez bien renverser le paravent. Il faut que
les puissances de guerre ne viennent pas à se réveiller un
jour dans l'inattention universelle, pour déchaîner sur l'hu-
manité de nouveaux cataclysmes. Plus de quatorze cent mille
Français sont morts pour que ne mourût pas la France...
Vous voulez que ce sacrifice reçoive une juste récompense et
qu'après une aussi effroyable secousse, la postérité puisse, au
moins, travailler dans le calme, dans l'ordre et dans la sécurité.
C'est sur cet avertissement, dont l'importance ne
saurait échapper, et sur ce vœu, qu'il dépend de
notre vigilance seule de réaliser, que s'achève ce
discours, par quoi Poincaré a si éloquemment clôturé
sa carrière présidentielle. — F. Guirand.
académie des sciences morales et
politiques. — EUction d\iuguste Souckon. Le
29 mars 1919, l'Académie des sciences morales et
88
politiques a procédé à l'élection d'un membrfe titu-
laire dans la section d'économie politique, en rem-
placement de Paul Leroy-Beaulieu, décédé.
Le nombre des votants était de 30. Il y a eu deux
tours de scrutin, et les voix se répartirent ainsi :
Schelle, 12, 12 ; Souchon, 13, 18 ; Blondel, 5, o.
Auguste Souchon est déclaré élu. (V. p. m.)
AJ.COOI. V. MUCORINÉES, p. 100.
Aj^ménlen (Histoire du peuple), par Jacques
de Morgan (Paris, 1919, in-S"). — I.a reconstitu-
tion d'un Etat arménien, qui semblait, il y a quel-
ques années, manifestement impossible, est aujour-
d'hui, comme celle de ia Pologne, à l'ordre du jour.
Les Arméniens sont au nombre de ces peuples
martyrs qui, ayant vu plusieurs fois sombrer leur
indépendance, ont été constamment opprimés et
décimés par leurs vainqueurs. De nos jours encore,
les Turcs et les Kurdes se sont acharnés à les anéan-
tir et, pendant la grande guerre de 1914-1918, la
moitié de la population a été massacrée dans les
vilayets de l'Asie ottomane, par ordre de Talaat-
pacha, le complice d'Enver et de Djemaal.
Les Arméniens appartiennent à la famille indo-
européenne. Cantonnés d'abord en Phrygie, ils s'éta-
LAROUSSE MENSUEL
tour l'Arménie, dont les provinces orientales furent
annexées par le schah de Perse au xvin" siècle et où
les tsars, du jour où ils furent en lutte avec les sul-
tans, procédèrent à des annexions territoriales.
La loi politique arménienne nous a été conservée
en partie dans le code géorgien du roi Wakhtang.
L'Arménie constituait une monarchie aristocratique,
où le pouvoir et l'influence appartenaient à la classe
des nakhararq, propriétaires de grands domaines
inaliénables, comparables à nos alleux et ne créant
pas d'obligations féodales vis-à-vis du souverain. Les
rois, absolus en droit, voyaient leur absolutisme
limité par la noblesse et par le clergé. Le relief acci-
denté du pays, le morcellement du territoire les
empêchèrent de réaliser l'unité nationale contre les
entreprises étrangères. Le territoire était divisé en
quinze provinces, subdivisées en cantons.
Lors de l'invasion seldjoukide, des Arméniens, qui
avaient pu gagner les gorges du Taurus, fondèrent en
Cilicie un nouvel Etat. La « Petite-Arménie », organisée
sur le modèle des principautés franques de Syrie, fut
gouvernée en dernier lieu par une dynastiede nationa-
lité française, les Lusignan, dont le dernier souverain,
reçu à Paris par Charles VI, repose dans les caveaux
de Saint-Denis, en compagnie de nos rois nationaux.
Carte de TArménie.
blirent, du vi" au iv° siècle avant notre ère, dans la
région moyenne du Tigre et de l'Euphrate, où ils
rencontrèrent des tribus de race sémitique.
Lorsque le christianisme s'introduisit en Arménie,
les écrits païens furent livrés aux flammes, et le
souvenir altéré des événements historiques ne se
retrouva bientôt plus que dans des fragments poé-
tiques, chantés par les rapsodes. D'autre part, les
Arméniens, voulant rattacher leur origine aux ori-
gines bibliques, se donnèrent pour fondateur un
certain Haïg, descendant de Noé à la cinquième
génération et premier roi légendaire de la dynastie
qui régnait en Arménie au temps d'Alexandre le
Grand. Les hauts plateaux arméniens furent primiti-
vement peuplés par des hommes d'origine sémitique
venus du Sud et que soumirent des peuples de race
aryenne, qui leur imposèrent leur langue, leurs cou-
tumes et leurs lois. Cette fusion des races entraîna
la fusion des traditions. Les Aryens, devenus les
maîtres, firent de leur éponyme Haïg le premier
chef de la nation, mais ils admirent parmi ses suc-
cesseurs les éponymes de tradition sémitique. Les
Arméniens s'appellent dans leur langue Haïq (au
singulier Haï) et leur pays est dénommé Haïasdan ou
demeure des Haïq. Le mot hébreu Aram n'a pas
prévalu, par suite de la prédominance de l'élément
indo-européen sur l'élément sémitique.
Successivement tributaires des Assyriens, des
Achéménides, des Séleucides de Syrie, ils eurent,
de 150 av. J.-C. à 428 de notre ère, leurs rois
nationaux, les Arschagouniq (Arsacides); après
quoi, ils tombèrent successivement sous le joug des
Sassanides, puis sotis la domination des Arabes. Le
Khalifat jugea politique de favoriser l'instauration
des Bagratides, qui régnèrent de 885 à 1079; mais,
à la fin du xi« siècle, les Byzantins devinrent enfin
les maîtres d'une contrée qu'ils n'avaient cessé de
convoiter. Ils ne la gardèrent que peu de temps :
Seldjoukides, Mongols, Ottomans dévastèrent tour à
Sous l'influence des croisés, la Constitution poli-
tique de l'Arménie se modifia profondément. Les
nakhararq devinrent des barons féodaux ; leurs
domaines, convertis en fiefs, furent régis par le
droit des Latins : c'est grâce à la traduction armé-
nienne qui en fut faite que nous connaissons les
célèbres Assises d'Antioche. Les documents armé-
niens sont, du reste, d'une importance de premier
ordre pour l'histoire des expéditions chrétiennes, et
l'Académie des inscriptions en a assuré la publication
dans la grande collection des Historiens des croisades.
Les marchands de l'Aragon, de la Provence, de
l'Italie, de Chypre venaient chercher dans les
villes de la Petite-Arménie les produits dont la
guerre les empêchait de s'approvisionner, à Alexan-
drie ou à Beyrouth. Des privilèges commerciaux
furent notamment octroyés aux marchands de
Montpellier.
Ce rapide aperçu fait suffisamment ressortir l'inté-
rêt qui s'attache à l'histoire d'un pays dont on
parle beaucoup sans le connaître. Au siècle dernier,
Michel Tchamitchian a publié dans sa langue natio-
nale une Histoire d'Arménie (Venise, 1784-1786,
3 vol.). Un certain nombre d'historiens arméniens,
entre autres Moïse de Khorène, ont été traduits en
français, et nos orientalistes ont publié sur ce pays
des ouvrages consciencieux, comme les Mémoires sur
l'Arménie, de Saint-Martin. Mais il nous manquait une
Histoire du peuple arménien depuis les temps les plus
reculés de ses annales jusqu'à nos jours, et c'est
justement cette lacune que vient de combler l'archéo-
logue Jacques de Morgan. La vie politique et la
civilisation d'une nation à qui nous unissent des
liens séculaires y sont exposées d'après les sources,
et des chapitres spéciaux sont consacrés à l'Armé-
nie depuis la perte de son indépendance jusqu'à la
chute du tsarisme, aux colonies arméniennes dans
les diverses parties du monde, au mouvement intel-
lectuel ancien et moderne. Ce savant ouvrage per-
■ - «• 158. Avril 1920.
mettra d'apprécier les raisons sur lesquelles se
fondent les Arméniens pour revendiquer la forma-
tion d'un Etat qui s'étendrait de la mer Noire à la
Méditerranée. — Albert Lefort.
Cbange international (Théorie géné-
rale du). Il est d'usage, en pratique comme en
théorie, de distinguer deux sortes de change : le
change manuel et le change tiré. Le premier consiste
dans l'échange de monnaies nationales ou étrangères
contre des lingots, et inversement, — opération pure-
ment matérielle ; le second consiste dans le com-
merce des lettres de change et des chèques tirés sur
l'étranger. C'est de beaucoup le plus intéressant et
le plus répandu au point de vue financier. Vu son
extrême facilité, ce mode de règlement réciproque
des créances et des dettes, qui permet de réaliser
l'économie des frais de transport du numéraire et la
disparition des risques au cours du voyage, est presque
uniquement employé dans les relations internatio-
nales. C'est celui-là que nous exposerons ici même.
Considérons les rapports entre deux places com-
merciales données : Paris et Londres. Les Parisiens,
créanciers de Londres, tireront sur leurs débiteurs
des traites, qu'ils céderont par voie d'endossement
aux Parisiens, débiteurs de Londres. Ces derniers les
enverront à leurs créanciers, qui les présenteront au
tiré le jour de l'échéance. Les créances et les dettes
seront ainsi réglées sans déplacement de numéraire
et par une simple opération de compensation.
Pour servir de base aux négociations des effets sur
l'étranger, il existe entre les différentes unités moné-
taires un rapport fixe qu'on appelle le pair. Le pair
d'une monnaie, c'est la valeur de cette monnaie expri-
mée en moimaie étrangère d'après le poids de métal
fin contenu suivant la loi dans chacune d'elles. Le
poids de métal fin, voilà l'élément primordial au
point de vue international : la monnaie ne vaut que
parce qu'elle porte en elle-même la garantie de la
valeur qu'elle représente,
Le pair se calcule en partant de la quantité de
marchandises que peut acheter un kilogramme d'or
fin. Ainsi, en France, un kilogramme d'or fin achète
pour -3.444 fr. 44 de marchandises; en Angleterre, un
kilogramme d'or fin achète r36£558 de marchandises.
• 136 £ 568 = 3-444 fr. 44
3-444 fr- 44
I souverain = ^ ^. = 23.221.
136,568
Fr, 25,221 est le pair de la X à Paris.
On calcule de même le pair pour toutes les autres
monnaies- Seulement, dans la pratique, on opère sur
cent unités, au lieu d'une seule. Il va sans dire qu'il
ne peut y avoir de pair qu'entre des pays possédant
le même étalon.
Nous avons porté sur le tableau ci-dessous les
pairs des principales places qui traitent des affaires
avec Paris :
DEVISES
PAIR
COURS
Juillet I91i
COURS
Janvier 1920
25-22
518.25
220 »
zoo »
123.46
208.30
518.25
466.6/
100 »
100 "
100 »
105.01
138.89
105.01
25-17
516 .
99-50
122 »
207-56
516 »
263 "
96-55
99.62
100.03
138.25
104 .
43-39
1.191- "
517 "
98 .
16 .
448 ..
221 ->
84 .
213 .
15 »
245 •
5-50
New-York
Argentine
Berlin
Hollande
Canada
Petrograd
Espagne
Italie
Prague
Suède
Vienne
Lorsque les créances entre Paris et Londres se
compensent — c'est-à-dire lorsque l'offre égale la de-
mande — le change est au pair- Dans ce cas, on payera
à Paris une liv. st. fr. 25, 22. Lorsque les dettes de
Paris à Londres sont supérieures aux créances —
c'est-à-dire lorsque la demande de traites sur Lon-
dres dépasse l'offre — l'acheteur doit subir la loi du
vendeur. Dans ce cas, le change est défavorable, car il
est au-dessus du pair; il faudra payer une prime par
unité monétaire achetée, prime plus ou moins forte,
suivant que l'écart entre l'offre et la demande est
plus ou moins élevé. Dans ce cas, on payera une liv. st.
fr. 43, 39, soit une prime de fr. 18, 17 par liv. st.
Lorsque les créances de Paris sur Londres sont su-
périeures aux dettes — c'est-à-dire lorsque l'offre des
traites sur Londres dépasse la demande — le ven-
deur doit subir la loi de l'acheteur : le change est au-
dessous du pair. Il est favorable, car l'acheteur ga-
gnera par unité monétaire une certaine somme,
représentée par la différence entre la valeur au pair
et le cours réel. Cette différence représentera, pour le
vendeur, une perte au change et sera plus ou moins
forte, suivant que l'écart entre la demande et l'offre
sera plus ou moins considérable. Dans ce cas, on
payera une liv. st. fr. 25, 17, soit un gain de o, 02
pour l'acheteur et une perte égale pour le vendeur.
N' 1B8. Avril 1920.
En principe, le cours du change ne peut varier
qu'entre deux limites mathématiquement fixées, dont
l'une est un maximum, l'autre un minimum : ce sont
les golii-poinls. Dès que la hausse du change dépasse
les frais de transport du numéraire, le débiteur a plus
d'intérêt à envoyer à son créancier du métal jaune :
c'est le point de sortie de l'or. Dès que la baisse du
change dépasse ces mêmes frais de transport, le
créancier a intérêt à laisser rentrer le numéraire :
c'est le point d'entrée de l'or. S'il s'agit de lingots, il
faut considérer non pas uniquement les frais de trans-
port, mais aussi les frais de monnayage. Nous avons
écrit « en principe a parce qu'il y a des cas où l'ex-
portation du numéraire est impossible ; dans un pays
au régime du papier-monnaie, c'est-à-dire du billet
de banque à cours forcé, l'encaisse, si faible soit-elle,
doit rester déposée à la Banque d'émission, pour ser-
vir de gage à la convertibilité du billet. Le change
se livre alors à des bonds désordonnés. C'est, en ce
moment, le cas de la France, dont nous exposons plus
loin la situation économique générale.
L'exportation de valeurs mobilières et leur vente
sur des places étrangères est un autre moyen' de
combattre la hausse du change. Seulement, les me-
sures prohibitives prises par les gouvernements con-
tre l'évasion des capitaux, en vue d'échapper aux
dispositions fiscales, y font le plus souvent obstacle.
Malgré le défaut d'exportation de numéraire et de
valeurs mobilières, la hausse du change trouve en
elle-même un correctif à la situation qu'elle crée en
encourageant l'exportation, par suite de la prime
qu'elle lui procure. « Exporter «étant « se rendre créan-
cier de l'étranger », la balance redevient favorable, et
avec elle le change. Il est manifeste que ce dernier
remède ne peut jouer que lorsque les forces produc-
trices du pays intéressé ne sont pas sérieusement
atteintes. Or il ne peut pas être employé actuelle-
ment par la France, dont toute l'industrie est en pleine
période de reconstitution.
Nous venons donc d'établir que le cours du change
varie dans un sens favorable ou défavorable, suivant
que la balance des comptes internationaux est crédi-
trice ou débitrice. Si la balance connnerciale, c'est-à,-
dire le rapport entre les exportations et les importa-
tions, est l'un des éléments les plus considérables de
variation du cours du change, elle n'en est pas le
seul, pour l'unique raison qu'une balance commer-
ciale débitrice devrait être nécessairement la signifi-
cation d'un change défavorable. Or il n'en est rien;
ainsi, la Frîmce, l'Angleterre, la Suisse, l'Italie, impor-
taient plus qu'elles n'exportaient, mais avaient toui-
joursdes changes de bonne tenue. Les capitaux occu-
pent aujourd'hui, dans la circulation internationale,
une place aussi importante que les marchandises.
La balance commerciale delà France présentait, en
1913, un déficit de i milliard 700 millions; la balance
des comptes internationaux restait créditrice, par
suite des quarante milliards de francs que l'épargne
de la classe moyeime avait permis de placer à l'étran-
ger, en Russie, en Turquie, au Brésil, en Argentine;
aussi pouvait-on dire de nous : « créditeurs partout,
débiteurs nulle part. » On a souvent fait reproche à
nos rentiers, à nos petits capitalistes de ne pas suffi-
samment commanditer les entreprises françaises; il
faut bien, cependant, reconnaître que cette situation
était avantageuse, puisqu'elle nous permettait de sol-
der favorablement nos achats à l'étranger.
L'.-\ngleterre améliorait sa balance commerciale
par l'immense créance sur l'étranger que lui procu-
rait le fret des transports effectués par ses tramps
(vapeurs qui vont de port en port prendre du fret
partout où ils en trouvent) ; l'Italie compensait le
déficit entre ses importations et ses exportations,
grâce aux sommes d'argent que lui envoyaient ses
émigrants; la Suisse regagnait, par les dépenses que
faisaient chez elle, chaque année, les touristes qui la
visitaient, ce qu'elle perdait par ailleurs.
Nous ne nous étendrons pas sur les controverses
classiques et doctrinales entre la vieille formule mer-
cantiliste : « vendre à l'étranger plus qu'on ne lui
achète » et la formule physiocratique que ce tout
achat est vente et que toute vente est achat ». Il im-
porte, avant tout, d'examiner les faits et les chiffres,
pour en dégager les lois qu'ils renferment : Primum
vivere, deinde philosopkari.
Le commerce du change est, en droit, entre les
mains des agents de change, mais, en fait, les ban-
quiers s'en chargent. De même qu'il existe à la
Bourse une cote pour constater le cours des titres
qui y font l'objet de négociations, de même il existe
une cote des changes pour constater le cours des
effets sur l'étranger. Avant la guerre de 1914, la cote
des changes, à Paris, comprenait quatre colonnes :
dans la première étaient indiquées les devises (Lon-
dres, New- York, etc.), dans la seconde le cours du
papier court (quinze jours au maximum), dans la
troisième le cours du papier long (quatre-vingt-dix
jours au maximum), dans la quatrième le taux de
l'escompte pratiqué sur les différentes places. Cette
distinction entre papier court et papier long est
essentielle, parce que c'est le taux comparatif de
l'escompte qui est envisagé pour le second, étant
donné qu'il constitue un placement de fonds. La
guerre ayant eu pour cause une diminution des ex-
LAROUSSE MENSUEL
portations et, par suite, du crédit, le papier long a
disparu depuis cette époque de la cote. A Paris, à
Berlin, à Amsterdam, la monnaie étrangère est ex-
primée en monnaie nationale; c'est l'incertain. A
Madrid, à Londres, la moimaie nationale est expri-
mée en monnaie étrangère ; c'est le certain. La con-
séquence est qu'un change au-dessus du pair sera
défavorable dans le premier cas, mais favorable dans
le second, et inversement.
Les faits ainsi exposés, il est aisé de comprendre
que le cours du change est le baromètre de la situa-
tion économique d'un pays.
Au mois de juillet 19x4, toutes les devises nous
étaient favorables : Londres et New-York étaient
au-dessous du pair. Progressivement, la hausse s'est
produite, devant le déficit croissant de notre balance.
Nous importions, d'une part, des quantités considé-
rables de matières premières nécessaires à l'arme-
ment et de denrées alimentaires; l'entrée en guerre
de la Turquie, la Révolution russe, amoindrissaient,
d'autre part, dans une notable proportion nos créances
sur l'étranger.
Tableau du commtrce extérieur spécial de la France fïgi4-igig}
Millions de francs
ANNÉES
COUIIZRCE
total
IMPORTA-
TIONS
EXPORTA-
TIONS
nÉriciT
1914
1915
1916
1917
1918
i 1919
j MO premier» miul
11.271
14-273
20.262
33-567
24.328
- 28.637
6.402
11.036
15.160
27-554
•9-915
23.109
4.869
3-237
5-102
6.013
4-413
5-528
1-533
7-799
10.058
21.541
15.502
17-581
Graphique correspondant au tableau
précédent.
Le recours à la politique du cours forcé amenait,
à la date du 3 juillet 1915, l'interdiction de l'expor-
tation de l'or sous toutes les formes. Une forte
encaisse était nécessaire pour gager la circulation
fiduciaire ; du reste, l'importance considérable de
nos achats à
l'étranger au-
rait absorbé
en quelques
mois tout no-
tre numéraire.
Le gold-point
n'existant
pluSjlahausse
du change
apparaissait
comme d'au-
tant plus fa-
tale qu'elle
était favori-
sée par la dé-
préciation in-
térieure de la
monnaie, dont
la diminution
du pouvoir
d'achat pro-
voquait l'aug-
mentation do
tous les prix.
Il devenait ur-
gent de parer,
par des me-
sures appro-
priées, à cette
situation
anormale .
Nous expose-
rons impar -
tialement ces
m;esures, en
faisant seule-
ment remar-
quer que faus-
ser le jeu des
lois économi-
ques, au ca-
ractère aussi
intangible
que celui des
lois mathé-
matiques ou physiques, amène des embarras, dont il
est difficile quelquefois de sortir.
Considérant qu'acheter à l'étranger est se rendre
débiteur, le gouvernement a prohibé les importations
n'ayant pas de rapport avec la défense ou la vie maté-
rielle du pays : tels les objets de luxe. Mais, par contre,
alors qu'il eût fallu exporter intensivement, pour rendre
la balance créditrice et, par conséquent, produire beau-
coup, la nécessité de réserver aux besoins de l'armée
les disponibilités, la dévastation de nos départements
les plus riches industriellement, certaines prohibitions
d'exportation faisaient obstacle au résultat cherché.
La Banque de France commença à exporter de
l'or ; il fallut bientôt y renoncer, pour les raisons
que nous avons précédemment indiquées.
Le gouvernement demanda alors des valeurs mo-
bilières aux porteurs français, pour les vendre sur
36 Mitliards de Francs
S"» •
32
l
30
\
28
26. ...
24-
\
/
.22.
20
18
/
16
/
V
/
'
.1.2\
/
10
/
1913 lit-
15 16 17
Années
18 19
89
les places étrangères, afin d'y trouver dti crédit :
c'est ainsi que furent exportés aux Etats-Unis des
titres de chemins de fer; c'est ainsi que la Banque
de France ouvrit un bureau à Londres, pour y négo-
cier des titres, après avoir fait lever l'interdiction
formulée par l'Angleterre.
Cependant, ces mesures apparaissaient insuffi-
santes : la guerre durait et, avec elle, le gouffre de
ses dépenses engloutissant milliard sur milliard. On
eut alors recours aux crédits, qui n'étaient pas une
libération définitive, mais une transfonnation de
dettes immédiatement exigibles en dettes à terme,
d'où une plus grande facilité de payement. Au mois
d'avril 1917, c'est-à-dire à l'époque de leur entrée
en guerre, les Etats-Unis nous ont ouvert de gros
crédits et ont continué à nous faire des avances
considérables. Des négociations avec la Suisse, l'Es-
pagne, la Suède, la Hollande, le Brésil, l'Uruguay,
l'Argentine, le Japon ont permis de remédier, dans
la mesure du possible, au déficit de la balance, déficit
toujours exploité par des manœuvres allemandes.
La fia de la guerre est arrivée et, avec elle, cette
situation économique artificielle a cessé, he marché
du dollar rendu à la pleine liberté, la hausse n'a
pas tardé à se faire sentir. Il en a été de même pour
la livre sterling. Nous devons, en effet, importer par
quantités considérables des matières premières, des
machines-outils, des produits de toute sorte, pour
permettre à notre vie économique de reprendre son
cours normal. Au prix de la marchandise importée
s'ajoutent la prime du change et le taux du fret,
extrêmement élevé. Ce dernier contribue lui-même.à
la hausse du change, puisqu'il représente une dette
annuelle, envers les armateurs étrangers, de i mil-
liard et demi. Voilà une cause importante de vie chère.
Si nous voulons y remédier — et nous croyons
qu'il est grand temps — il faut, avant tout, assainir
nos finances publiques. Le 11 novembre 1918, l'ex-
pédient du recours aux avances de la Banque de
France à l'Etat aurait dû être irrémédiablement
clos. Par suite d'un empirisme économique blâmable
et néfaste, le gouvernement a persévéré dans les
errements passés, dont certains milieux avertis ne
cessaient de lui dénoncer le danger. Sur ce point,
les déclarations des financiers américains et anglais
sont formelles : si nous voulons des crédits, il nous
faut les gager et non les compromettre par trente-
huit milliards de billets!
Le mouvement du commerce extérieur corres-
pondant par définition au développement de la pro-
duction nationale, il est absolument nécessaire d'ac-
croître celle-ci, pour se rendre créancier de l'étran-
ger, ce qui, à son tour, ne peut se faire que si
l'organisation des transports terrestres et maritimes
permet de livrer régulièrement les matières pre-
mières aux industries de transformation et de faire
parvenir en abondance les produits fabriqués sur
les marchés. Cependant, cette œuvre de réfection
nationale nécessite un travail de longue haleine. Vu
nos besoins immédiats, on voit de quelle importance
vitale est, pour la France, la question des crédits à
l'étranger; son défaut nous jetterait dans les bras
du commerce allemand, favorisé par l'extrême dépré-
ciation du mark.
Aux Etats-Unis, VEdge Foreign Finance Bill, que
le Congrès vient de voter, procède de cette idée : on
y prévoit la création d'organismes bancaires capables
d'ouvrir des crédits, d'acheter, de vendre des titres
étrangers, moyennant l'émission dans le public amé-
ricain d'obligations comme contre-partie.
Puissent les Alliés être unis dans la paix, comme
ils l'ont été dans la guerre ! — Jacques Benoist.
Cbasse à l'homme (la), comédie en trois
actes de Maurice Donnay, représentée pour la première
fois, au théâtre des Variétés, le 23 décembre 1919.
M. et M"" Friollet sont de riches bourgeois, qui oc-
cupent un bel appartement avec balcon, auxChamps-
Elyçées. La guerre les a touchés, et M. Friollet con-
temple avec une mélancolie philosophique les gravures
de toutes les obligations qu'il acheta autrefois et qui
ne valent plus rien aujourd'hui. Cependant, il leur
reste encore assez de ressources pour mener grand
train. Ils ont un valet de chambre, une cuisinière,
mais M"" Friollet est désolée parce qu'elle ne peut
trouver une femme de chambre pour elle et ses filles.
Elle a trois enfants : un fils, Roger, une jeune fille,
Odette, et une fille, Françoise, qui a été mal mariée
et qui est divorcée. Ces jeunes gens mènent la vie
joyeuse dont la mode a suivi la guerre : thés, dan-
cing, tango, fox-trott.
Au I«' acte, deux personnages nouveaux font leur
entrée dans la maison. C'est d'abord une femme de
chambre, Simone; elle est reçue par M. Friollet, à
qui elle est aussitôt sympathique. C'est une jeune per-
sonne, dont la distinction atteste qu'elle appartient à
une situation supérieure à sa condition et que les né-
cessités de la vie l'obligent à servir. Elle vivait avec sa
mère, dans une aisance modeste; mais la guerre a
ruiné la pauvre femme. Simone a fait toutes ses études
au lycée; elle est bachelière; elle a vingt ans; elle
préparait la licence; elle a dû, d'abord, donner des
leçons; « donner > est le mot, car, au prix qu'on la
payait, quelquefois i fr. 50 l'heure, ce qui est le sa-
90
laire d'une femme de ménage, c'était vraiment donné.
E lie a eu pour élèves d'anciennes femmes de chambre,
qui ont fait la conquête de nouveaux riches et qui
venaient chez elle apprendre un peu d'orthographe.
La misère l'a contrainte à tenter, elle aussi, cette for-
tune. Elle s'aperçoit qu'elle intéresse M. Friollet.
Elle ne découragera pas les galanteries d'un homme
qui pourra lui assurer le bien-être.
Le second nouveau personnage qui fait son entrée
«'ans la famille est un compagnon d'armes du fils
de la maison, Philippe Guersant, avocat avant la
guerre. Il a été blessé, fait prisonnier; il s'est évadé,
S a la médaille militaire et la croix de guerre. Quand
il a été démobilisé, il s'est aperçu qu'en reprenant la
toge d'avocat, il mourrait de faim; ii a choisi un mé-
tier plus modeste et plus lucratif : il s'est fait chauf-
feur d'automobiles, il gagne 40 francs par jour. Le
soir, il revêt le costume de l'homme du monde ; il
fréquente les soirées et les bals et, quand on lui de-
mande sa profession, il ne ment pas en disant qu'il
est dans les automobiles.
Si M"" Friollet est une bonne bourgeoise du temps
passé, ses filles sont modernes et, si elles n'osent pas
dire à leur mère qu'elle est « Louis-Philippe », c'est
pour ne pas dire de « gros mots ». Elles se rendent
compte que les hommes se sont faits rares; que, pour
se marier, il faut faire la chasse à l'homme et ne pas
craindre de faire les avances.
Odette et Françoise concluent un pacte : elles visent
toutes deux Philippe, elles se tiendront loyale-
ment au courant de leurs démarches et de leurs
succès. Celle qui sera vaincue s'inclinera, sans co-
lère, devant celle qui emportera la victoire et le ma-
riage. Ce sont les mœurs nouvelles, et ce sont les
jeunes filles qui font leur cour.
Elles ont une cousine, Alice, qui disparaît presque
aussitôt, parce qu'elle va tenter la fortune au delà
des mers en Amérique du Sud..., ce qui est encore une
nouveauté d'après-guerre. On la voit juste le temps
qu'il lui faut pour croiser la nouvelle femme de
chambre, Simone, et reconnaître en elle une ancienne
camarade de lycée.
L'acte II se passe à 6 heures du matin, à l'aube
du 14 juillet 1919. C'est le jour du grand défilé de la
Victoire. M""" Friollet a loué une partie de son balcon,
elle a réservé l'autre pour la famille et les amies.
Dès 7 heures du matin, elle est sous les armes, en
manteau et en chapeau. Les invités arrivent; entre
autres, l'oncle Gabriel, un combattant de 1870. Il ré-
pète à satiété à tout le monde que le défilé est mal com-
pris ; qu'au lieu d aller de l'Arc de triomphe de l'Etoile
à la place de la Republique, l'armée aurait dû partir
de la place de la République pour se diriger vers
l'Etoile, car des vainqueurs ne doivent pas descendre,
mais bien monter vers l'Arc de triomphe. D'ailleurs,
ce brave homme, qui arrive de la campagne et qui
s'est levé à 2 heures du matin, va tomber de sommeil
et ne verra rien du défilé.
Par la fenêtre ouverte, on entrevoit les drapeaux,
et on perçoit le murmure de la foule.
Parmi les invités, on remarque encore M. et
j{me Vyon, escortés d'un Américain, le major Baskett,
qui fait à M"" Vyon une cour indiscrète. M. Vyon
prétend se venger en poursuivant de ses assiduités
Mmo i.'riollet, qui le reçoit très fraîchement. Quant à
M. Friollet, il courtise la femme de chambre, l'ai-
mable Simone. Odette et Françoise font toutes leurs
grâces à Philippe.
On entend les tambours : c'est le défilé ; on se pré-
cipite aux fenêtres.
Au III' acte, nous sommes dans la belle mai-
son de campagne de M. Friollet. Odette et Françoise
sont moroses, car Philippe Guersant, obsédé par leurs
avances, a soudain disparu, et on ne l'a plus revu.
Quant à M. Friollet, de plus en plus épris de Simone,
il lut propose de l'établir dans un petit rez-de-chaussée
à Paris. Simone voit les choses suivre le cours qu'elle
avait prévu; elle entrevoit un avenir de tranquillité
et de richesse. Mais, quand M. Friollet veut lui pren-
dre un premier baiser, toute son honnêteté foncière
se réveille et se révolte.
La voilà seule dans la grande maison : M""* Friollet
est partie pour faire visite à des voisins; M. Friollet
a été trouver le maire de la commune pour tâcher
d'avoir du charbon. Le valet de chambre est en
courses. Philippe Guersant arrive ; il trouve Simone en
pleurs. Il explique l'objet de sa visite. Il veut faire
cesser le malentendu et détromper les espoirs placés
sur lui par les petites Friollet; il leur dira qu'il n'est
qu'un chauffeur de taxi. A cette confidence Simone
répond par le récit de son histoire, à elle. Philippe et
Simone se reconnaissent pour deux êtres appartenant
à la même catégorie sociale des êtres déchus, frappés
par la guerre, les nouveaux pauvres. Une sympathie
instinctive les avait attirés l'un vers l'autre. Ils s'ai-
ment, se le disent. Philippe a son taxi à la porte : il
épousera Simone, et il l'enlève. Au moment où ils vont
partir, ils rencontrent Friollet, qui est d'abord furieux
et déçu et qui recotmaît ensuite ses torts. II félicite
les jeunes gens et sera témoin à leur mariage.
M"» Friollet liquide la question de M. Vyon, qui
vient d'arriver, pour raconter ses infortunes conju-
gales. Elle avoue à son mari que cet ami lui fait la
cour, et son mari l'aidera à s'en débarrasser. Quant
LAROUSSE MENSUEL
aux filles Friollet, qui n'ont pas trouvé le mari de
leur rêve, elles iront sur d'autres terres recommencer
une nouvelle chasse.
Cette comédie est écrite avec esprit, finesse, obser-
vation, dans la manière de Dancourt et de Dallainval.
C'est un curieux tableau de moeurs, une étude inté-
ressante de la société telle que la guerre l'a faite :
la rareté des domestiques, lacupidité des marchands,
l'audace des jeunes filles, la misère des combattants,
(lui, après avoir été des héros, ne sont plus que les
victimes de la concurrence sociale.
Cet ouvrage demeurera comme un document inté-
ressant et vivant d'un moment de notre histoire.
On consultera plus tard ce témoin, comme nous
interrogeons aujourd'hui les petites comédies de
mœurs qui nous révèlent la mentalité et l'état d'âme
de nos ancêtres, aux époques troubléesou marquantes
du passé. — Léo Clàretie.
Les principaux rôles ont été créés par : M»"" Jane Mamac
(Simont), Marcelle Yrveu (Suiantu), Isabelle Fuzier (Odette),
Paulette Noizeux (Françoise), Renée Le Fiers (3/*°^ Vyon),
Marguerite Balza {Alice) ; et par MM. Raimu (Friollet), Jean
Dax (M. Vyon), Charles Deschamps (Philippe Guersant),
Koval (Major Baskett), Jean D'Yd (l'oncle Gabriel), Jacques
Albert (Roger).
Crise du logement et les Habita-
tions à bon inarcbé (la). La crise du lo-
gement est générale ; il n'est pas jusqu'aux proprié-
taires qui n'en ressentent les effets. Elle est 0 natio-
nale» : ellesévit même en Algérie, où, pourtant, l'espace
n'est pas mesuré. Mais, son intensité étant en rap-
port direct avec le chiffre des populations urbaines,
elle est, naturellement, plus sensible à Paris que par-
tout ailleurs; et, en particulier pour les familles
nombreuses, pourchassées de logis en logis, elle a pris
des proportions alarmantes.
I. Les causes. — La plus générale, c'est sans doute
le caractère éminemment industriel de la civilisation
contemporaine. Tant que la plupart des pays tiraient
leurs principales ressources de l'agriculture, la ques-
tion du logement ne se posait pas, pour ainsi dire.
Mais, du jour où l'industrie, développant sans cesse
la production, en arriva à cette forme-type que les
économistes appelent la fabrique, elle entraîna l'ag-
glomération des masses ouvrières dans un espace de
plus en plus restreint. Aussi, en 1911, à Dresde, un
congrès de l'habitation avait-il pu émettre, notam-
ment, le vœu que la surface construite et le nombre
d'habitants qu'elle peut loger fussent proportionnés.
Le vœu resta sans écho. La crise s'aggravait de jour
en jour davantage, et la guerre, pour des causes fa-
ciles à déterminer, la porta à son paroxysme.
En premier lieu, il faut noter les funestes effets
d'un moratorium généralisé, qui amena une immo-
bilisation presque totale des locataires et l'arrêt
presque complet du payement des loyers. De plus,
tous les locaux ainsi immobilisés, déjà insuffisants
pour la population indigène, furent envahis jusqu'à
déborder par un afflux croissant d'étrangers :
nous importions de la main-d'œuvre des colonies ou
des pays alliés ou neutres; les Anglais, à Rouen et à
Marseille, les Américains, à Pauillac et à Bordeaux,
établissaient des « bases », multipliaient les camps.
Les réquisitions de bâtiments faites par l'autorité
militaire augmentaient l'encombrement. Or, par suite
de l'extension graduelle de la mobilisation et de
l'appel des « récupérés », les constructions encours
ne pouvaient être achevées, aucune construction
nouvelle ne pouvait être entreprise. Bien mieux, des
milliers de foyers, dans la région du front, étaient
détruits par les obus, et les réfugiés venaient s'ins-
taller à l'arrière, dans les cités surpeuplées : beau-
coup d'entre eux y sont restés.
Les causes aggravantes de cette crise générale
n'ont donc pas toutes disparu avec la guerre : com-
ment en conjurer les effets ?
IL Les remèdes. — Le premier, qui donnerait des
résultats durables, est, malheureusement, en absolue
contradiction avec les mœurs. Les peuples ne résis-
tent pas aux grands courants de la civilisation. In-
dustrie, surpeuplement, développement en hauteur
et non plus en surface, demande supérieure à l'offre,
exagération des prix : l'état de crise devient en quel-
que sorte 0 normal ». Le remède est-il de décon-
gestionner les villes par le c retour à la terre »? Il
suffira de répondre qu'on n'a pas encore enregistré
la centième demande faite dans les conditions de la
loi du 9 avril 1918, qui accorde des prêts d'un maxi-
mum de 10.000 francs aux pensionnés militaires et
aux victimes civiles de la guerre, en vue de l'acqui-
sition de petites propriétés rurales !
Un second remède consiste dans l'utilisation plus
rationnelle des logements vacants. A cet égard, quel-
que espoir est permis par la fin prochaine des mora-
toria. Des 0 mouvements n vont se produire sur le
<i marché » des logements : on recommencera à dé-
ménager ; le loyer ne sera plus gratuit ; les proprié-
taires pourront, si besoin est, faire jouer la procé-
dure d'expulsion. D'autre part, dans les villes de plus
de 10.000 habitants, ces mêmes propriétaires sont
tenus de faire afficher leurs logements vacants, avec
indication des prix. En outre, la loi du 23 octo-
bre 1919 (art. 5 et 7) a créé un nouveau délit : la
spéculation sur le prix des loyers.
N' 158. Avril 1920.
A côte de ces palliatifs, le remède héroïque : cons-
truire. Mais les matériaux sont chers, la main-d'œuvre
est hors de prix et, au surplus, presque introuvable :
le videcreusé par la guerre n'est pas près d'être comblé .
Dans les régions dévastées, les prix de revient des
maisons ont augmenté d'environ 400 p. 100. La même
augmentation se fait sentir sur les charges annuelles
de l'exploitation. Le taux de l'intérêt s'est élevé
(6 à 7 p. 100) et, d'ailleurs on ne trouve pas, actuel-
lement, de capitaux susceptibles d'être immobilisés
dans un placement à long terme.
Est-il possible, dans ces conditions, de réaliser
l'habitation à bon marché ?
III. Les habitations'à bon marché. — Deux lois fon-
damentales les caractérisent : 1° la loi du 12 avril 1906
sur les habitations à bon marché, modifiée par les lois
du 23 décembre 1912 et du 24 octobre 191g ; 2° la loi
du 10 avril 1908, qui vise surtout la petite propriété.
a) Qu'est-ce qu'une habitation d bon marché ? —
1° C'est une habitation destinée à des personnes « peu
fortunées, notanunent à des travailleurs vivant prin-
cipalement de leur salaire » (art. 1'=' de la loi du
12 avril 1906). A dessein, le législateur s'en est remis
aux tribunaux compétents du soin de faire, s'il y a
lieu, les distinctions de personnes et d'apprécier, sui-
vant les fluctuations économiques, ce qu'il faut en-
tendre par personnes peu fortunées.
2° C'est une habitation clont la valeur locative ne
doit pas dépasser des maximums déterminés, pour
chaque commune, d'après le chiffre de la population
et le nombre de pièces du logement. Une loi récente
(24 octobre 1919) a relevé ces maximums dans d'assez
fortes proportions, pour tenir compte de la hausse du
prix des matériaux et de la main-d'œuvre. Logements
des maisons collectives : de 325 francs (pour une com-
mune de moins de 5.000 habitants) à 780 francs (pour
Paris et la Seine). Maisons individuelles : de 390 à
936 francs. Le prix de revient de ces dernières mai-
sons est, à présent, calculé d'après un taux de capita-
lisation de 4 p. loo : dans l'exemple précédent, il
serait de 9.750 ou de 23.400 francs.
3° Enfin, c'est une habitation salubre.Non seule-
ment sa construction est régie par les règlements
issus de la loi du 15 février 1902 sur la protection
de la santé publique, mais sa salubrité est vérifiée
par le comité de patronage des habitations à bon mar-
ché et de la prévoyance sociale compétent. Ce co-
mité délivre un certificat". (S'il est refusé, pourvoi
auprès du ministre de l'hygiène, de l'assistance et de
la prévoyance sociales.)
b) Avantages attachés à une habitation à bon
marché. — i" D'une part, des exemptions fiscales:
les constructeurs de maisons ainsi définies doivent,
pour en bénéficier, produire une demande dans les
quatre mois de l'ouverture des travaux; elle est
instruite et jugée comme les réclamations pour dé-
charge et réduction de contributions directes ; en
outre, le certificat de salubrité doit être présenté au
contrôleur des contributions directes dans les quatre
mois suivant l'achèvement de l'édifice. L'exonéra-
tion porte, pendant douze années, sur la contribu-
tion foncière des propriétés bâties et celle des portes
et fenêtres (principal et centimes additionnels) ;
2" D'autre part, des facilités de crédit : prêts à
taux réduit par des organismes spéciaux, qui reçoi-
vent eux-mêmes des avancesde l'Etat, et par les caisses
d'épargne ordinaires du département (Seine exceptée).
c) Comment acquérir une habitation d bon marché ?
— Dans la plupart des cas, par l'intermédiaire d'une
société spéciale, dited' « habitations à bon marché »,
dont les statuts doivent être approuvés par le minis-
tère de l'hygiène, de l'assistance et de la prévoyance
sociales. (Près de sept cents sociétés ont, jusqu'à
présent, sollicité l'approbation ministérielle.)
Si la société est anonyme, le locataire verse, outre
son loyer, un amortissement calculé de manière
que la maison soit entièrement payée à l'expira-
tion d'une période déterminée (une vingtaine d'an-
nées, en moyenne). Mais, alors, à ce moment, l'acte
de vente est passible des droits, assez élevés, exigés
par la loi.
Si la société est coopérative, l'actionnaire sous-
crit des actions jusqu'à concurrence du prix de re-
vient de la maison, qui lui est donnée à bail, comme
précédemment. Les actions peuvent être entière-
ment libérées par versements échelonnés, d'ordinaire
mensuels, et accessibles aux petites bourses; jusqu'à
la libération, les intérêts viennent en déduction des
sommes dues ; enfin, ces actions sont annulées dès
que l'habitation est attribuée au sociétaire : les droits
d'attribution sont d'un pourcentage très réduit.
Anonyme ou coopérative, sous la seule condition
d'être approuvée par le ministre et de se consacrer
principalement à l'œuvre des habitations à bon mar-
ché, chaque société jouit d'immunités fiscales appré-
ciables (timbre, enregistrement, patente, impôt sur
le revenu, taxe de biens de mainmorte). Des con-
cours financiers importants lui sont ouverts : caisse
des dépôts et consignations, caisses d'épargne, bu-
reaux de bienfaisance et d'assistance, hospices et hô-
pitaux, communes et départements (souscription
d'obligations ou d'actions, prêts ordinaires, cession
de terrains ou de constructions, garantie d'intérêt
ou de dividende).
STCLOUD
SEVRES
«• 158. Avril J920.
d) La petite propriété. — Le bénéfice de la loi du
18 avril 1906 a été étendu, par celle du 10 avril 1908,
aux champs et iardins n'excédant pas un hectare et
d'un prix au plus égal à 1.200 francs. L'acquéreur
ou un membre de sa famille — doit cultiver lui-
même, et la valeur locative de son logement ne doit
pas dépasser les maximums fixés pour les habitations
à bon marché. Il est, toutefois, permis de regretter
que les champs et jardins ainsi acquis ne bénéficient
pas de l'exemption temporaire d impôt foncier.
La loi de 1908 a pour organes d'exécution les so-
ciétésde crédit immobilier. (Une centaine environ ont
été fondées.) Elles sont approuvées par arrêté minis-
tériel, comme les sociétés d'habitations à bon mar-
ché, et reçoivent des avances de l'Etat, sur les fonds
de la caisse natio-
nale des retraites
pour la vieillesse.
Elles peuvent con-
sentir lies prêts
hypothécaires aux
particuliers, à 3,50
p. 100 au maximum,
en vue de l'acqui-
sition d'une maison
à bon marché ou
d'un champ ou jar-
din. Conditions :
posséder lei/5« au
moins du prix
d'achat et passer
im contrat, à prime
unique, avec la
Caisse nationale
d'assurance en cas
de décès.
Ainsi, une per-
sonne peu fortunée
désirant devenir
propriétaire a le
choix entre : 1° les
sociétés d'habita-
tions à bon marché
(location -vente ou
promesse d'attribu-
tion) ; 2" les so-
ciétés de crédit
immobilier et les
caisses d'épargne
ordinaires ( prêt hy-
pothécaire). Si elle
n'aspire pas à la
propriété, elle peut
obtenir, en location
simple , un loge-
ment à bon marché
dans une maison
collective.
e) Intervention
des départements et
des communes. —
Départements et
communes , nous
l'avons vu, peuvent
apporter, sous di-
verses modalités ,
un concours finan-
cier important aux
sociétés d'habita-
tions à bon marché.
En outre, les com-
munes peuvent être
autorisées ( décret
en conseil d'Etat) à construire des habitations à bon
marché collectives, comprenant des logements pour
familles nombreuses (loi du 23 décembre 1912. art. 25)
L'Etat leur accorde des subventions, si ces maisons
sont destinées à être louées à des familles de plus de
trois enfants âgés de moins de seize ans (loi de
finances du 31 mars 1919, art. 14). En tout cas, elles
n'ont jamais la gérance des immeubles ainsi construits
On a craint que des influences politiques ne fassent
échec aux considérations humanitaires : on a eu
recours aux sociétés ou aux offices publics d'habita-
tions à bon marché.
Les offices sont des établissements publics, régis
par le titre II de la loi du 23 décembre 1912 : ils ont
pour objet exclusif l'aménagement, la construction et
la gestion d'immeubles salubres et à bon marché,
ainsi que l'assainissement de maisons existantes et
la création de cités-jardins ou de jardins ouvriers.
Ils sont institués par décret en conseil d'Etat, à la
demande des assemblées locales, et administrés par
un conseil de dix-huit membres, dont six nommés
par le préfet. Leur patrimoine est constitué : i" par
une dotation mobilière (minimum : capital de
10.000 francs ou i.ooo francs par an pendant dix-
huit ans) et immobilière du département ou de la
commune, qui peuvent aussi leur consentir des prêtset
garantir l'intérêt et l'amortissement de leurs em-
prunts; 2° par des dons et legs. A ce patrimoine
s'ajoutent les avances de fonds, qu'ils ont pu solli-
citer dans les mêmes conditions que les sociétés
d'habitations à bon marché.
LAROUSSE MENSUEL. — V.
LAROUSSE MENSUEL
« Autonomie, indépendance, perpétuité et désinté-
ressement, voilà les caractères imprimés aux offices
publics d'habitations à bon marché ». (J. Dépinay et
M. Dufourmantelle.)
IV. Résultats. Etat actuel de la question. — Avant
de construire, il faut achever les immeubles restés
en souffrance depuis le début de la guerre : la loi du
24 octobre 1919 (art. 4) a prévu des avances spé-
ciales pour l'achèvement des maisons à bon marché
commencées avant le i'"' août 1914.
Cette même loi porte : i» à 300 millions de
francs le total des prêts (à 2 ou 2,50 p. 100) que la
Caisse des dépôts et consignations est autorisée à
consentir aux offices publics et aux sociétés d'habi-
tations à bon marché ; 2» à 200 millions le total des
ENGHIEN
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POPULATION
MAL LOGÉE
dans
le Départe de la SEINE
en 1911
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ARKONBISSEHBNTS et COUHITNES du DÉPAaTEUEKT DS L\ SeINS
Plan annexé au rapport établi par le Conseil général de la Seine, par Henri Sellier et P. Dormoy, relaUvement & la question du logement dans
l'agglomération parisienne- [La population est dite mal louée, quand elle occupe des logements surpeuplés (moins d'une pièce par personne) et insuf-
fisants (moins d'une pièce et plus d'une demi-pièce par personne).]
avances de l'Etat aux sociétés de crédit immobilier.
De son côté, l'initiative privée n'est pas restée
inactive. Des sociétés d'habitations à bon marché
ont été fondées sous les auspices de grandes firmes
industrielles (forges, aciéries, chantiers navals, etc.),
qui leur font des apports considérables, en nature,
et souscrivent la plus grande part des actions. Leurs
statuts sont, en général, inspirés d'un modèle spécial,
qui a été établi par la Caisse foncière de crédit pour
l'amélioration du logement dans l'industrie. Ces en-
treprises disposent déjà de ressources importantes
(la Société des habitations à bon marché Michelin
vient de porter son fonds social à 14 millions) ; mais
il serait à souhaiter que la Caisse des dépôts et con-
signations leur prête à taux réduit, sans discuter leur
caractère peu philanthropique.
Parallèlement, quelques offices publics ont été
créés : département de la Seine, Ville de Paris, Pu-
teaux, La Rochelle, Saint -Etienne, Le Havre,
Nantes, etc. Mais les hostilités les ont surpris en
pleine période d'organisation. Ils manquent de capi-
taux. Cependant, il est permis de penser que les
cités-jardins dont les plans sont déjà établis : Plessis-
Robinson, Châtenay-Malabry, Suresnes-Rueil,Cham-
pigny, Stains, etc., ne tarderont pas à se développer.
Certains offices possèdent des terrains sur lesquels
s'élèveront, de préférence, des maisons individuelles,
à l'imitation des modèles réalisés en Angleterre
(garden-vtllage, garden-suburb, garden-ctty).
En ce qui concerne les régions dévastées, l'article 49
de la loi du 17 avril 1919, sur la réparation desdom-
91
mages causés par les faits de la guerre, autorisait la
cession du droit à indemnité aux sociétés d'habita-
tions à bon marché et de crédit immobilier : cette
cession peut aussi être faite à des offices publics qui,
en cas de non-remploi par l'allocataire, reçoivent le
montant des frais supplémentaires de reconstruction.
De plus, offices et sociétés peuvent acquénr des
immeubles endommagés, en vue d'aider à la recon-
stitution de la zone ruinée par le bombardement.
(Loi du 27 octobre 1919.)
Enfin, en accord avec les résolutions votées par
tous les congrès nationaux et internationaux (Ber-
lin, 1907; Londres, 1909; Roubaix, I9ii;etc.), qui
ont attaché une importance capitale à la question
des terrains, une loi, publiée à l'Officiel du 1" no-
vembre 1919, auto-
rise départements
et communes à ac-
quérir des terrains
et des domaines
ruraux. Les terrains
sont divisés en lots
ne dépassant pas
10 ares et les do-
maines en lots d'un
prix n'excédant pas
10.000 francs. Le
service vicinal du
département ou de
la conamune amé-
nagera les voies
d'accès. Tous les
lots seront ensuite
vendus au comp-
tant, sans gain ni
perte, à des tra-
vailleurs ou des
personnes peu for-
tunées, sous condi-
tion de ne pouvoir
être aliénés pendant
dix ans. Toutefois,
l'acquéreur d'un
terrain en vue de
la constitution
d'une habitation fa-
miliale ne pourra
lui donner une au-
tre destination. Par
ce moyen, les pou-
voirs locaux facili-
teront l'accession à
la petite f>ropriété
et la constrution de
maisons individuel-
les ; ils mettront un
frein à la spécula-
tion sur les terrains
qui, souvent, à la
suite de travaux
publics exécutés
d ans leur voisinage,
prennent une plus-
value dont le pro-
priétaire est seul à
profiter.
De gros efforts
sont donc accom-
plis. Ilsdonneraient
des résultats moins
i sporadiques » —
selon l'expression
de Léon Bourgeois
— si la législation sur les habitations à bon marché
était codifiée. L'amélioration des moyens de transport
permettrait d'utiliser de larges espaces, où l'on pour-
rait bâtir des constructions légères. Certains archi-
tectes préconisent l'emploi du ciment armé, avec des
murs à deux épaisseurs laissant entre elles un mate-
las d'air, isolant parfait contre les variations atmo-
sphériques. Quel que soit le procédé employé, l'avenir
est à la création de cités ouvrières véritables, et non
pas seulement dans l'agglomération toujours plus
serrée des usines et Jes manufactmres : Yurbanisme
finira par devenir une science, comme l'économie
politique ou la sociologie. — Camille Dlpiou.
Dietricll (Frédéric de), premier maire de Stras-
bourg "sous la Révolution française, par Gabriel-
G. Ramon (Paris, 1919). Les Dietrich étaient d'ori-
gine lorraine et portaient le nom de Didier, quand,
à la fin du xvi° siècle, pour cause de religion sans
doute, ils émigrèrent en Alsace dans la personne de
Dominique Didier. Celui-ci ayant épousé la fille de
l'ammeistre Heller et ayant, par ce mariage, assuré
à sa descendance une autorité égale à celle que ses
?scendants avaient exercée auprès des ducs de
Lorraine, alsacianisa son nom en prenant celui de
Dietrich. Son petit-fils, prénommé Dominique comme
le premier du nom, eut, en tant qu'ammeistre-régent,
à négocier avec Louis XIV la capitulation de Stras-
bourg; il le fit assez heureusement pour conserver à
la capitale de l'Alsace sa Constitution et son indé-
pendance religieuse.
Arrond .ou Commune ayant de :
^ ll00àl»99pers.%<, mal logées
"plus deSOO.d". %o -d?. ..d°--
4*
92
Augmentant sans cesse leur fortune dans une mai-
son de banque fort habilement gérée, les Dietrich
furent anoblis en 1761 par le roi, en 1762 par l'em-
pereur; Jean de Dietrich résigna alors la charge
bourgeoise d'ammeistre, pour être nommé stettmeis-
tre honoraire, fonction tout honorifique, créée pour
lui. Son second fils, Frédéric, qui allait jeter un nou-
veau lustre sur le nom, avait alors quatorze ans, étant
né le 14 novembre 1748. Il n'était pas dans l'esprit
de Jean Dietrich, qui s'enorgueillissait, pourtant,
d'être le « particulier de la province le plus riche en
terre », de laisser son fils mener une vie de gentil-
homme oisif. Il le chargea de la surveillance, puis
de la direction des quatre hauts fourneaux qu'il
continuait — • malgré sa noblesse — à exploiter.
Frédéric acquit dans ce domaine scientifique une
grande autorité; en 1786 il commença la publication
d'un ouvrage que les circonstances ne lui permirent
pas d'achever, intitulé : Description des gîtes de mi-
nerai, forges et bouches à feu de France, qui donne
sur les méthodes de production, sur l'étendue et
la valeur de cette partie du patrimoine national à la
veille de la Révolution, les plus précieux renseigne-
ments. En 1784, le ministre des finances, pensant
qu'il serait « avantageux qu'un seul homme pût
réunir à la connaissance locale des fabriques du
royaume qui tiennent à la pyrotechnie celle des
mines qui leur fournissent les matières premières et
celle des forêts dont ces fabriques consomment les
bois », avait nommé Frédéric de Dietrich 0 commis-
saire du Roi à la visite des mines, des bouches à feu
et des forêts du Royaume ». Quelque éclatants
qu'aient été les services qu'il ait pu rendre à l'Etat
dans ce poste, ses adversaires politiques, sous la Ter-
reur, l'accusèrent d'y avoir seulement dissipé les
fonds publics. Ce n'était pas l'opinion de l'Académie
des sciences, qui, dès l'apparition de son ouvrage,
en 1786, avait appelé Dietrich dans son sein.
L'Assemblée provinciale d'Alsace ayant été consti-
tuée, conformément à l'édit du 22 juin 1787, chargea
Dietrich du rôle de représentant officieux de sa pro-
vince à Paris; deux ans plus tard, il troquait ce
poste contre celui de « commissaire du Roi pour
toutes les affaires relatives à l'administration de la
ville de Strasbourg » (28 juin 178g). Au moment
même où s'ouvrait l'ère révolutionnaire, Frédéric
de Dietrich inaugurait ainsi une magistrature qui, si
elle était honorable, pouvait aussi devenir grosse de
responsabilités.
Dès la prise de possession de sa charge, il eut à
exercer ses talents de conciliateur. Les électeurs des
députés alsaciens aux Etats généraux avaient, quel-
ques mois plus tôt, manifesté leur désir de voir se
modifier l'institution tricentenaire du « Magistrat »
qui constituait l'administration municipale. {Un ré-
cent et fort curieux article, paru dans la Revue des
études historiques, sous la signature de Max Lauth,
nous doime, sur cette institution particulière, des
connaissances précises [n" de mars- juin 1919]). Die-
trich, en partageant les désirs de la bourgeoisie, re-
doutait, à une heure où les émeutes commençaient à
éclater par tout le royaume, de désarmer ou d'affai-
blir les autorités établies. Le 20 juillet, l'accord était
fait entre la bourgeoisie et le Magistrat, qui votait
l'abolition des droits d'accise et d'octroi, ainsi qu'une
diminution de la taxe sur la viande. Les troubles,
fomentés depuis plusieurs jours par des démagogues
soucieux de suivre le mouvement déchaîné à Paris,
n'en éclatèrent pas moins, au soir du même jour; les
archives de l'hôtel de ville furent pillées, meubles et
tapisseries brûlés et jetés par les fenêtres. Quelques
jours plus tard, les troupes, auxquelles on avait cru
devoir faire de larges distributions de vin, suscitè-
rent de nouveaux désordres. La nouvelle de la séance
du 4-Août fi l'Assemblée nationale décida l'assemblée
strasbourgeoise à abdiquer la plus grande partie de
ses pouvoirs; les conseils dits 0 des XIII » et 11 des
XXI » se suspendirent ; le Conseil des trois cents éche-
vins, le grand et le petit Sénat durent se dissoudre.
Devant une pareille abdication, Dietrich offrit
de déposer sa charge de commissaire royal ; l'as-
semblée refusa sa démission et, tout au contraire,
le pria de l'aider à la réorganisation du gouverne-
ment municipal.
Mais les anciens membres du Magistrat se résol-
vaient difficilement à une transformation radicale;
ils tenaient surtout à conserver à leur ville les pri-
vilèges que lui avait reconnus Louis XIV. Le 30 no-
vembre, Dietrich, parlant devant les Echevins, leur
montrait l'impossibilité, pour le chef-lieu du nouveau
département de la Basse-.'Msace, de conserver une
situation spéciale. Comment empêcher les « manants »
de participer aux élections et, d'ailleurs, quel incon-
vénient à cette participation? « Privés de tout espoir
de participer à votre administration, ils en étaient les
plus ardents détracteurs... Maintenant qu'ils devien-
dront membres de la commune, l'esprit public se
formera en eux... Ils aimeront la patrie, ils ne vous
porteront plus envie, et ces sentiments nouveaux de
leur part assureront à jamais votre tranquillité... »
Les administrateurs de Strasbourg s'inclinèrent, mais
à regret, devant la nécessité ; les décrets de l'Assem-
blée constituante, relatifs à la constitution des muni-
cipalités, étaient formels; on ne pouvait en retarder
LAROUSSE MENSUEL
l'exécution. « La Société des Amis de la Consti-
tution », fondée à Strasbourg au début de 1790, se pro-
posait, comme but immédiat, de préparer l'opinion
à ces premières élections; Dietrich, membre fonda-
dateur du club, se trouva, de ce jour, en but à l'hos-
tilité des tenants de l'ancien ordre de choses; en
vain ceux-ci cherchèrent à le faire déclarer inéligi-
ble, parce que, ayant une durée de résidence insuffi-
sante ; ridicule objection pour un Strasbourgeois
d'origine, appelé hors de sa ville natale pour remplir
des fonctions administratives d'ordre du roi. — Le
5 février 1790, il était élu maire de Strasbourg par
3.312 voix contre 2 . 286, octroyées à l'ammeistre Poirot,
candidat des catholiques intransigeants. Le 16 mars,
après une discussion à l'Assemblée constituante,
l'élection de Dietrich était sanctionnée par le roi. Le
surlendemain, sur la place d'Armes, eut lieu l'instal-
lation solennelle de la nouvelle municipalité. Dietrich
proposa une adresse enthousiaste à l'Assemblée
nationale : « Réunis sur cette place, où nos pères ne
se donnèrent qu'à regret à la France, nous venons
de cimenter par nos serments notre union avec elle;
nous avons juré et jurons de verser jusqu'à la der-
nière goutte de notre sang pour maintenir la Cons-
titution. »
Nommé, le 7 mars de la même année, commissaire
royal, ainsi que Berstelt et Zeiss, « pour prendre sans
délai toutes les mesures pour la formation et l'éta-
blissement des départements et des districts », le
nouveau maire fut l'organisateur de toutes les élec-
tions qui s'échelonnèrent durant l'année en Alsace.
En même temps et malgré la quasi-unanimité
qui avait régné le jour du serment, une opposition
violente, émanant notamment du haut clergé et
des couvents, s'élevait contre Dietrich, défenseur
des arrêtés de l'assemblée. Loin de calmer cette op-
position, le maire de Strasbourg paraissait disposé
à en poursuivre les chefs; aussi dénonça-t-il les man-
dements du prince-évêque de Spire, Auguste de
Styrrum-Limbourg, et eutra-t-il en guerre ouverte
avec le cardinal de Rohan, si tristement célèbre depuis
l'Affaire du collier.
La constitution civile du clergé, décrétée le 2i juil-
let 1790 et promulguée le 29 septembre par le
directoire du Bas-Rhin, allait décliainer la lutte en
Alsace, comme dans tout le territoire français. Sur
les bords du Rhin, la question religieuse soulevait
une émotion d'autant plus profonde que les catho-
liques et les protestants y étaient depuis plus long-
temps divisés, que les premiers craignaient de voir
les seconds profiter des circonstances pour prendre,
en Alsace, la revanche de la révocation de l'édit de
Nantes. Dietrich était protestant et, sans doute, sa
croyance n'était-elle pas étrangère à la passion qu'il
mit à poursuivre les résistances catholiques, à com-
battre la progagande, éminemment antinationale,
d'ailleurs, du cardinal de Rohan. Les victimes et les
adversaires de la constitution civile ayant formé une
0 Société catholique de Strasbourg », le maire en
interdit les réunions, en un temps où tous les jours
voyaient la naissance d'un club. Soucieux d'être cou-
vert par l'Assemblée nationale, il demanda l'envoi
de trois commissaires, qui, naturellement, approu-
vèrent sa conduite. Le cardinal de Rohan ayant refusé
le serment constitutionnel, Dietrich reçut l'ordre de
faire procéder à l'élection d'un évêque, le 6 mars :
le schisme commençait, pour le plus grand malheur
de la France et de la Révolution.
Lors des élections à l'Assemblée législative, les
concitoyens de Dietrich lui firent porter solennelle-
ment une adresse, lui expliquant les raisons pour les-
quelles ils aimaient mieux le conserver à leur tête que
le députer à Paris ; Dietrich laissa faire d'autant plus
volontiers qu'il sentait provisoire le calme récem-
ment revenu et qu'il plaçait au premier rang de ses
devoirs celui de monter la garde à la frontière. Le
14 novembre, ses pouvoirs étant expirés, il était
réélu maire par 4.000 voix, sur 5.000 votants; mais
sa tâche, au cours de cette seconde magistrature,
devait chaque jour devenir plus difficile. A ses ad-
versaires de droite allait se joindre le nouveau parti
des jacobins, qui se formait dès les premiers jours
de 1792. Dietrich le combattit avec son habituelle
vigueur et, malgré les mesures de précaution qu'il
prenait pour mettre Strasbourg en état de défense,
bien qu'il affichât son constitutionnalisrae au point
de refuser de faire partie du ministère girondin pour
ne pas collaborer avec les Lameth et par crainte de
l'action de la cour, c'est l'accusation de trahison que
les jacobins osèrent, dès l'abord, lancer contre lui pour
le renverser. Il répliqua aussitôt en faisant arrêter
le jacobin Laveaux. A ce moment, d'ailleurs, la guerre
à l'Autriche était déclarée (25 avril 1792), et de la
maison du maire s'envolait l'hymne sacré de la déli-
vrance : sur la demande de Dietrich, l'officier du
génie Rouget de l'Isle, que l'on savait lettré et mu-
sicien, composait dans la nuit le chant immortel que
Dietrich lui-même entonna le lendemain matin.
Hélas ! si c'était pour lui le jour de gloire, un de
ceux qui devaient mettre le plus sûrement son nom
dans l'histoire, c'était aussi le début d'une suite de
tourments, de difficultés, de luttes âpres et sour-
noises, qui, en dix-huit mois, allaient conduire l'idole
de la veille à l'échaiaud.
«• J58. Avril 1920.
Dietrich n'était pas belliqueux; la guerre déran-
geait ses plans politiques, comme ceux de tous les
révolutionnaires de la première heure, qui avaient
rêvé de l'instauration pacifique d'un nouvel ordre
de choses social. Il n'en fallait pas plus pour être
dénoncé pour un tiède, pour un « feuillant ». Ses
ennemis menèrent à Paris ime campagne vigoureuse
contre lui, au point que, dénoncé aux Jacobins
comme traître à la Patrie, il est directement accusé
par Roland de pactiser avec l'ennemi et sommé de
s'expliquer sur une dénonciation dont le ministre
reconnaît « ignorer sur quels fondements elle peut
s'appuyer » (11 juin 1792). Dietrich, soutenu par le
conseil général de la Commune, n'eut pas de peine à
montrer l'inanité de la calomnie ; il le fit dans une
adresse qui fut portée à l'Assemblée législative et sur
laquelle, pourtant, celle-ci, au milieu des passions
déchaînées au lendemain du 20 juin, refusa de
prendre parti.
Le maire de Strasbourg, cependant, ne voyait pas
sans inquiétude se développer le mouvement qui
allait faire des jacobins les maîtres du royaume. Jus-
qu'au bout, il voulut défendre la Constitution qu'il
avait jurée; aussi la nouvelle du 10- Août le frappa-
t-elle durement. Il fit avec calme front à l'orage; le
7 août, il avait pris nettement parti pour la monar-
chie, fait signer à Strasbourg une adresse de remon-
trances, destinée à menacer les factieux d'une répres-
sion violente : d'accord, depuis plusieurs mois, avec
Lafayette et Victor de Broglie, Dietrich croyait le
moment venu d'agir pour sauver le roi. Ses ennemis
ne lui en laissèrent pas le temps : le 18 août, l'As-
semblée le mande à sa barre, sous l'influence per-
sonnelle de Roland, sur la pression des dénoncia-
tions jacobines; le 19, le conseil général de la com-
mune de Strasbourg est suspendu ; les commissaires
Carnot, Prieur, Ritter, sont envoyés en mission dans
le Bas-Rhin. Quand Dietrich les reçoit, quand il
sent leur duplicité et la menace de mort sur sa tête,
il chancelle et, le 2 septembre, franchit la frontière,
à l'heure même où, à Paris, l'Assemblée le décrète
d'accusation.
La prudence lui conseille de rester en Suisse
durant la tourmente; mais Dietrich n'a pas l'âme
émigrée : le 5 novembre, il rentre en France et, tout
aussitôt, se constitue prisonnier. Conduit à Paris, il
ne peut se faire entendre de la Convention; malgré
l'appui de Condorcet, il est renvoyé devant le tribu-
nal criminel du lias-Rhin. A Strasbourg, l'esprit public
lui est en grande majorité demeuré fidèle; la vieille
cité, hautaine et fière de son indépendance, ne se
courbe pas devant l'anarchie triomphante ailleurs :
elle résiste, accueille avec joie son ancien Magistrat
et, au mois de novembre, l'élit parmi ses no-
tables. Dietrich, désireux de ne pas raviver les pas-
sions, démissionne ; mais ses adversaires continuent
à le poursuivre de leur haine. Les députés ja-
cobins passent à Strasbourg; on leur persuade que
Dietrich est l'âme du mouvement de la résistance à
la Convention; il est tout aussitôt incarcéré à
Besançon, où la Convention décide qu'il sera jugé. Le
Directoire du département du Bas-Rhin inscrit l'ex-
maire et sa femme sur la liste des émigrés : ainsi
l'accusation, jusque-là calomnieuse, possède-t-ellc
une arme meurtrière. En vain, le patriote proteste-
t-il ; en vain, avec une abnégation digne de ces temps
héroïques, écrit-il aux siens : « Ne vous en prenez
pas à la patrie du sort de quelques scélérats qui au-
ront immolé votre père. Vengez-moi en continuant
à la défendre avec la plus intrépide bravoure. »
Le S mars 1893, le tribunal de Besançon l'acquitte
du chef d'attentai contre la sûreté de l'Etat, ne le
reconnaissant ni auteur, ni complice, d'un prétendu
complot ourdi « à Strasbourg pour ébranler la fidé-
lité des citoyens de cette ville vis-à-vis de la nation
française ». Mais il n'en reste pas moins coupable
d'émigration et, de ce chef, demeure en prison.
Les jacobins, qu'il a prétendu écraser à Strasbourg,
ne peuvent permettre qu'en pleine Terreur un de
leurs adversaires sorte d'un tribunal acquitte : de
nouvelles démarches sont faites à Paris ; c'est dans
la capitale que le traître doit être jugé ! Laveaux
obtient que Robespierre désigne Dietrich aux sévé-
rités de Fouquier-Tinville : « Dietrich est un des
plus grands conspirateurs de la République, s'écrie
Robespierre aux Jacobins; la justice nationale
exige qu'il soit puni, et l'uitérêt du peuple demande
qu'il le soit promptement. » Incarcéré à l'Abbaye,
l'ex-maire de Strasbourg y attendit, sans plus
nourrir d'illusions, l'heure suprême. Toute son
angoisse se portait sur sa femme et ses enfants,
arrêtés peu après lui et qu'il savait malades : o Con-
serve-toi pour tout ce qui nous est cher, je t'en
conjure par ta tendresse pour moi , écrivait-il à sa
femme, la veille de son supplice; qu'est la mort pour
un homme sans reproche, qu'est la vie quand elle fait
le malheur de tout ce qu'on aime ? Pour toi, pour
mes enfants, pour moi-même, une prompte fin serait
un bonheur. » Le 27 décembre, Dietrich était tra-
duit devant le tribunal révolutionnaire ; la veille,
ses accusateurs avaient longuement déposé ; Fou-
quier-Tinville n'avait que la peine de résumer ces
accusations : d'accord avec Lafayette, avec Custine,
avecNarbonne... et Capet, Dietrich avait préparé la
«• t68. Avril 1920.
livraison de Strasbourg à l'ennemi, menacé les
patriotes dans des adresses incendiaires, persécuté
l'assemblée populaire de la ville, favorisé l'émigra-
gration et, finalement, émigré lui-même. Devant un
pareil tribunal, en un tel temps, un seul de ces
griefs, même sans preuves formelles, suffisait à
valoir la peine de mort. Or deux au moins des
griefs étaient réels : Dietrich avait, en 1792, lance
des adresses hostiles au mouvement révolutionnaire
qui avait triomphé ; il avait franchi la frontière. Les
questions posées au jury étaient vagues à souhait :
« A-t-il existé des
manœuvres et in-
telligences avec les
ennemis extérieurs
et intérieurs de la
République PFrédé-
ric Dietrich est-il
convaincu d'avoir
opéré lesdites ma-
nœuvres et d'avoir
eu lesdites intelli-
gences? » A l'una-
nimité, les jurés ré-
pondirent : « Oui ! »
Le 28 décembre
1793 > '<! premier
maire de Stras-
bourg était conduit
à l'échafaud.
G. Ramona dres-
sé de cet Alsacien
énergique un por-
trait aussi fouillé
que sympathique ;
il voit en lui, non
sans raison, le typf
de ces révolution-
naires de la pre-
mière heure, idéa-
listes désireux
d'instaurer en
France le régime
de la vraie liberté,
résolus à l'imposer
par la force, si be-
soin est. Il est cer-
tain que Dietrich
n'a pas craint, du-
rant les trois années
de sa vie publique
à Strasbourg, d'im-
poser sa manière de
voir à coups «l'arrê-
tés et d'emprison-
nements. Peut-être,
dans un pays aussi
divisé que l'était
l'Alsace d'alors, un
gant de velours
eiit-il avec avan-
tage dissimulé cet
main de fer ; il l'eût peut-être protégée. Exécuté par
les jacobins triomphants, Dietrich l'eût été sans doute
aussi par le cardinal de Rohan, si les émigrés avaient
réussi à écraser la Révolution : tâche ingrate, singuliè-
rement dangereuse que celle des conducteurs de peu-
ples, aux heures où souffle la tempête. — Pierre Rii».
Faure (MuMnce-Louis-Emile) , dit Maurice-
Faure, homme politique et littérateur français, né
à Saillans (Drôme) le 19 janvier 1850. — Il est mort
dans cette ville le 8 décembre 1919. Maurice-Faure,
qui devait, toute sa vie, se montrer républicain si
convaincu, avait puisé dans les traditions familiales
des aspirations que les impressions de sa première
enfance devaient fortifier encore. Sa famille, en
effet, était alliée à celle de Barnave, le conven-
tionnel. Il était le neveu d'un membre de l'Assem-
blée législative de 1849, Archinard. Son père, un
des militants du parti républicain de la Drôme,
ami de Bancel, fut, au 2-Dêcembre, emprisonné
à la tour de Crest et dut ensuite quitter la France
pour échapper aux persécutions du gouvernement
impérial.
Le jeune Maurice fut élevé au pays de sa mère, à
Alais. A dix-neuf ans, il y organisait une société de
propagande républicaine, qui prit une part active à
la lutte contre le plébiscite, et faisait ses débuts dans
le journalisme par une collaboration à l'Indépendant
du Midi. Il ne tardait pas à voir sa prose agréée par
l'Evénement, de Paris, et contribuait lui-même à la
création d'une petite feuille satirique, le Si/ffet.
Le gouvernement de la Défense nationale fit de ce
contempteur de l'Empire un fonctionnaire de la Ré-
publique. La Délégation de Bordeaux le nomma
rédacteur au ministère de l'intérieur. Il fut l'un des
promoteurs de la Société pour le patronage des
libérés (il consacra à ce sujet un article dans le dic-
tionnaire de l'administration française de Block), s'oc-
cupa de l'organisation du Congrès pénitentiaire de
1878 et était devenu chef de bureau à la direction
pénitentiaire, lorsqu'il fut élu député, le 4 octobre
1885, le premier de la liste radicale de la Drôme.
LAROUSSE MENSUEL
Réélu, sans concurrent, au renouvellement de 1889,
par la première circonscription de Valence, il fut,
aux consultations qui suivirent et tant qu'il sollicita
le suffrage universel, c'est-à-dire jusqu'en 1902, cons-
tamment réélu par cette circonscription.
Pendant ces quatre législatures, siégeant d'abord
sur les bancs de la gauche radicale, puis au milieu
du groupe radical-socialiste, Maurice-Faure prit part
aux discussions les plus importantes touchant la
politique générale, qu'il envisageait du point de vue
de la défense républicaine ; la politique sociale, où il
Rouget de l'isje chantant pour la première fois la Slarseitlaùe, chez de Dietrich, maire de Strasbourg (25 avril 1792). — Tableau de Plis (1849), au Lourre,
C'est sur les instances du maire de Strasbourg, de Dietrich, chez lequel il dtnail, que Rouget de l'Isle, capitaine du génie, en garnison à Strasbour- ,
composa les paroles et la musique de ce poème t^teriifl de la grande épopée révolution tiaire. Il improvisa ce chant sublime en une nuit : puis il se rendit
chez de Dir-tricli et. là, accompagné sur le piano par \ine des nièces du maire, il chanta son Citant de t/uerre de Tarntée du Rhin, qu'il dédia au maréchal
Luckuer, comntandant cette armée. << Ce fut, dit .\fichelet, comme un éclair dans le ciel ; tout le monde fut saisi, ravi ; tous reconnurent ce ctiant, entendu
pour la première fois: tous le savaient, tous le chantèrent, tout Strasbourg, toute la France. Le monde, tant qu'il y aura un monde, le chantera à
jamais. » Trois mois après, les bataillons marseillais chantèrent l'hymne de Rouget de l'Isle en entrant à Paris, le 30 juillet, et h l'attaque des Tuileries,
le 10 août. Ce fut à partir de cette époque que l'hymne, devenu populaire â Paris, prit le nom de Çkanl des Marseillais et, bientôt, celui de Uarseillaise.
se montra l'ami des ouvriers et des humbles ; le pro-
blème religieux, qu'il examinait avec un esprit anti-
clérical ; surtout les questions d'enseignement. Son
programme, en cette dernière matière, est claire-
ment défini par le titre qu'il donnera au recueil de
ses discours sur l'instruction publique : Pour l'Uni-
versité républicaine (1901).
La réforme administrative, la liberté de la défense
judiciaire, la limitation du droit de succession, la
création d'asiles
pour les invalides
du travail et de
maisons de tra-
vail pour les in-
digents valides
sans ouvrage,
l'érection, en
hommage natio-
nal, d'une statue
à Danton, l'inter-
dictionaux mem-
bres du Parle-
ment de toute
immixtion dans
les sociétés finan-
cières, l'élection
des sénateurs par
le suffrage uni-
versel, les traite-
ments et le mode
d'avancement
des instituteurs, la réglementation du travail dans les
filatures de soie (comment n'aurait-il pas défendu les
magnanarelles ?), furent tour à tour l'objet de propo-
sitions qu'il présenta et reprit à chaque législature,
avec ténacité, sinon toujours avec succès.
Pourtant, il est , parmi les autres, une question qui lui
tenait à cœur et où il sut convaincre : c'est à sa propa-
gande, à son insistance, à ses appels éloquents que
sont dues la restauration et la résurrection du théâtre
antique d'Orange. Et la ville, reconnaissante, lui dé-
cerna, justement, le titre de 0 citoyen d'Orange ».
Maurice Faure. (Pb. tf. Z.)
93
Membre de nombreuses commissions, il a été
fréquemment rapporteur de la comraissiou du bud-
get : pour la Légion d'honneur (1889), les services
pénitentiaires (1892 et 1895), les beaux-arts (1896),
l'instruction publique (1889, 1900, 1902). En 1898,
il a été élu vice-président de la Chambre et réélu
chaque année.
Bizarelli, sénateur de la Drôme, étant mort en
1902, Maurice-Faure se présenta le 14 septembre et,
sans rencontrer de concurrent, recueillit la presque
unanimité des suffrages (657 voix sur 665 votants).
Son mandat lui
fut confirmé, à la
consultation géné-
ralede 1903. Ils'ins-
crivit au groupe se
natorial de la gau-
che démocratique
radicale et radica-
le-socialiste, dont,
en 1907, il devien-
dra vice-président.
11 prit paît, au
sein de la commis-
sion spéciale, à
l'élaboration de la
loi sur la séparation
des Eglises et de
l'Etat, fit adopter,
malgré l'opposition
du gouvernement,
un amendement à
la loi sur l'exten-
sion des juges de
paix, s'occupa du
rachat du chemin
de fer de l'Ouest,
obtint la conserva-
tion des musiques
d'artillerie , inter-
vint, à plusieurs re-
prises et de façon
heureuse, en faveur
des masses rurales,
dans la discussion
de la loi sur les re-
traites ouvrières et
pay s annes, àont,
par l'adjonction des
deux derniers mots,
il fit préciser le
double objet.
Mais, comme à
la Chambre, ce fu-
rent les questions
d'enseignement qui
sollicitèrent surtout
son attention, qu'il
s'agît de l'enseigne-
ment primaire ou
secondaire, ou de
la réforme des
études de droit ; et ce fut le budget de l'instruction
publique que la commission des finances, où il entra
en 1906, le chargea de rapporter.
Il était ainsi tout particulièrement préparé à de-
venir, le 3 novembre 1910, dans le deuxième minis-
tère Briand, grand maître de l'Université. La démis-
sion du cabinet, survenue dès le 27 février 1911, ne
lui laissa pas le temps de réaliser son programme.
Ces quatre mois sont marqués, cependant, par de
nombreux discours, prononcés tant au Parlement
qu'en diverses cérémonies, et parmi lesquels il con-
vient de retenir, comme caractéristique de ses ten-
dances, les déclarations qu'il fit à la Chambre le
16 février 1911, à l'occasion du budget de l'instruc-
tion publique, sur la « défense de l'école laïque • et
r« université républicaine ».
Réélu au renouvellement de 1912, il devint, le
14 janvier 1913, vice-président du Sénat. Il prit fré-
quemment la parole dans les questions budgétaires
et, depuis 1914, dans la confection des lois de cir-
constance. Il était maire de Saillans, conseiller gé-
néral de la Drôme et vice-président de l'assemblée
départementale.
Maurice-Faure aimait profondément sa petite pa-
trie. Il l'aimait pour ses sites, pour son soleil, pour
son particularisme. Il l'aimait dans sa langue, dont
il fut l'un des plus fervents et des plus harmonieux
interprètes. Dès son arrivée dans la capitale, ce
déraciné avait, avec Paul Arène, David, Cabanel,
d'autres encore, fondé une Société provençale : la
Cigale (1876).
Bientôt, son amour impérieux du parler d'oc lui fit
souhaiter la création d'un foyer plus original encore,
où, sous les effigies des ancêtres, les assistants, for-
mant le cercle devant la bûche calendale, ne s'entre-
tiendraient des choses de la « petite patrie » que dans
la langue même de la t petite patrie ». Ainsi naquit,
en 1879, le Félibrtge de Paris. Appelé entre temps par
Mistral dans les rangs du grand fclibrige et élevé au
majoralat, Maurice-Faure n'a jamais cessé de prendre
part aux travaux du consistoire et de témoigner de
son affection à la cause lélibréeime.
94
Lorsqu'il était vice-président de la Chambre, Mau-
rice-Faure avait inspiré à Clovis Hugues les strophes
suivantes :
Quand le bon félibre préside,
Ou croît ouïr le doux Mistral
Dialoguer avec Ovide
En un beau décor théâtral...
Et le bel habit qui s'étale
Semble être, au delà du réel,
L'aile d'une grande cigale,
A demi close dans le ciel,
La cigale, Maurice-Faure l'a cliantée, en provençal
comme en français. Car, à côté des vers provençaux
qu'il disait avec brio, il a écrit des vers français,
dont un sonnet à la gloire de l'insecte symbolique,
et cet autre :
A SALLUSTE CU BARTAS
Pricurseuf des FéUbres
Revis, ô du Bartas, poète magnanime.
Toi qui sus enchâsser saphirs et diamants
Dans le scintillement merveilleux de la rime
Dont tu fus le fidèle et somptueux amant.
Tu la fis rayonner d'une splendeur sublime.
L'embellissant d'un frais et riche vêtement.
Dont tu pris les couleurs au trésor anonyme
Où vit l'esprit du peuple, éternel et charmant.
Car tu pensais, ainsi que Montaigne, ton maître,
Que dans la langue d'oïl, vibrante, doit renaître
L'âme des vieux parlers dont nous fûmes bercés.
Et c'est pour les garder immortels dans ton temple,
Précurseur glorieux que tu donnes l'exemple.
Français parlant gascon. Gascon parlant français.
En prose et plus longuement, il a conté l'histoire
d'un autre de ses compatriotes, le général Cham-
pionnct, en tête d'une édition qu'il a donnée des
Souvenirs de ce soldat républicain (1904). En même
temps — et concurremment avec des articles poli-
tiques — il écrivait sur les choses de sa Provence
dans diverses revues, particulièrement la Revue en-
cyclopédique et le Nouveau Larousse illustré et,
en de frémissantes harangues ou dans des pages sa-
vantes réunies, en 1908, sous le titre : Pour la terre
natale, il célébrait les paysages rhodaniens, magni-
fiait les héros drômois, fêtait les grands félibres.
Ajoutons qu'il était vice-président de l'Association
des journalistes républicains, dont il faisait partie
depuis la fondation, et vice-président de la Ligue de
l'enseignement et, d'autre part, membre du Conseil
supérieur des beaux-arts, du Comité consultatif des
chemins de fer et du Conseil supérieur des prisons.
Antonin Dubost a, dans l'éloge funèbre prononcé
du haut de la tribune présidentielle du Sénat, parlé
en termes exacts de la multiple personnalité de Mau-
rice-Faure et de la bonhomie qui rendait si agréable
le commerce de 0 ce charmant Méridional » :
A la fois, a-t-il dit, poète, critique et historien, Maurice-
Faure aurait pu, avec un égal bonheur, poursuivre plusieurs
autres carrières que celle de la politique. Il aurait pu, à côté
de Mistral, se joindre au chœur des cigales de Provence, ou
se faire un nom parmi les historiens de la Révolution, dont
il possédait une très complète érudition. Orateur parlemen-
taire, il avait le souffle, la chaleur et la facilité, mais domi-
nées par la culture et l'élégance naturelle de son esprit.
C'était un parfait ami, dont le cœur vibrant, dont la bonté
accueillante et dont la simplicité familière rayonnaient cons-
tamment autour de lui. Il n'était heureux qu'entouré d'amis,
et il en avait beaucoup. Enfin, messieurs - et c'est par ce der-
nier éloge que je veux terminer — ce charmant Méridional a
vécu longtemps dans la politique, et il y est parvenu aux hon-
neurs et au pouvoir sans connaître ni ennemis, ni intrigue,
ni vulgarité. — Gustave Hirscufei.d.
galloperdriX (du lat. gallus,coq,et perdix, per-
drix) n. f. Genre d'oiseaux de l'ordre des gallinacés
et de la famille des phasianidés ou faisans. (On dit
aussi GALLIPERDRIX.)
— Encycl. Ces oiseaux rappellent les perdrix par
leur taille ; mais, par leur queue plus longue, leurs
ailes plus arrondies et la grande différence de colo-
ration qui existe entre les deux sexes, ils se rap-
prochent des faisans et des gallinacés sauvages de
l'Inde. Le tarse est long et porte deux ou trois épe-
rons chez le mâle; la fernelle en a parfois aussi. La
queue, très arrondie, a quatorze rectrices et mesure
les deux tiers de la longueur de l'aile. Il y a un large
espace nu en avant et autour de l'œil.
Ce genre renferme trois espèces, confinées dans
l'Inde et à Ceylan. Jamais on n'en a trouvé à l'est
du Bengale, pas plus qu'à l'ouest de l'Inde. Chez
les mâles :
1) La poitrine est principalement blanche, galloperdix bi-
calcarata ;
2) La poitrine est châtaine ou rousse, galloperdix spadicea;
3) La poitrine est chamois avec taches noires, galloperdix
lunulata.
Les femelles se diSérencient aussi par la coloration
de leur poitrine.
La galloperdrix de Ceylan ou à deux éperons {gal-
loperdix bicalcarata) est caractérisée par son front,
sa calotte, sa nuque, son cou et les côtés du cou, le
haut du dos, les flancs noirs avec des flammèches
blanches le long des tiges ; le bas du dos et le crou-
pion sont châtain, finement vermiculés de noir; les
rémiges sont brun foncé; le menton est blanc pur,
mais, à la gorge, les plumes sont bordées de noir ; le
milieu de l'abdomen est blanc.
LAROUSSE MENSUEL
La femelle est d'une couleur générale brune, ver-
miculée de noir, sauf à la poitrine. Le bec, les mem-
bres et le pourtour des yeux sont rouges ; l'iris est
brun jaune ou brun rouge. La longueur totale est
de o'°,33 à o°',34, celle de la queue est de o",ii. La
Galloperdrix à deux éperons.
femelle est un peu plus petite. Cet oiseau est spécial
à Ceylan, mais n2 se trouve même pas dans la région
sèche du nord de l'île.
Chez la galloperdrix spadicée ou rousse (galloperdix
spadicea), la calotte est brun foncé, la coloration
est plus pâle tout autour, le menton est blan-
châtre; le dos, brun, est vermiculé de noir et de
roux ; les rémiges sont brunes et les rectrices
plus foncées. La taille est un peu supérieure
à celle de la précédente.
Cette espèce se trouve ici et là dans la pé-
ninsule indienne, nulle part ailleurs; elle vit
surtout au sud de la plaine alluviale indo-
gangétique.
La galloperdrix à lunules (galloperdix lunu-
lata) a le front et la calotte noirs, marqués de
vert métallique, chaque plume présentant une
tache noire allongée ; le menton est blan-
châtre, mais les plumes y sont terminées de
noir; le dos, le croupion et les couvertures
alaires sont châtains; mais, vers la pointe des
plumes, se trouvent des ocelles blancs, en-
tourés de noir. Les parties inférieures sont
surtout brunes, avec des taches claires. La
femelle rappelle celle des autres espèces. La
taille est celle de la galloperdrix de Ceylan.
Elle se trouve dans les mêmes régions que
la précédente et, en plus, au Bengale.
Ces trois espèces ont à peu près les mêmes
mœurs : ce sont des oiseaux peureux, qui se
trouvent rarement, sauf de grand matin, hors
des forêts, oii leur présence est décelée par
leur caquetage, car le cri de la femelle rap-
pelle celui de la poule. La galloperdrix à
lunules se tient de préférence dans les collines
rocheuses, de gneiss granitoïde, si fréquentes
dans l'Inde.
Elles vivent souvent solitaires, se tenant
dans les ravins près de l'eau et dans les four-
rés de bambous. Elles volent rarement, sauf
pour aller se percher. Leur nourriture consiste
en insectes, en fruits et en petites graines.
Elles nichent du mois d'avril au mois d'août
et pondent quatre à cinq petits œufs dans un
nid d'herbes et de feuilles placé sur le sol. Les œufs
de la première espèce sont de couleur crème, ceux
de là deuxième brun grisâtre et ceux de la troisième
gris. A. MÉSÉUAUX.
Gambetta, par Paul Deschanel (Paris, 1929).
— C'est à la veille du jour où l'éminent écrivain allait
être appelé par l'Assemblée nationale à la présidence
de la République que paraissait cette magistrale
esquisse du grand tribun : c'est tm titre de plus, et
non des moindres, à l'estime et à la reconnaissance
de ses concitoyens que le nouveau chef de l'Etat
vient d'acquérir, en consacrant à une des grandes
figures de la République naissante des pages toutes
vibrantes de pieuse admiration, mais constituant
également sur le gouvernement de la Défense natio-
nale, la bataille politique à laquelle Gambetta prit
une part si prépondérante, une étude personnelle
documentée aux meilleures sources, au cours de
laquelle les tendances, les principes, les préférences
de l'auteur se manifestent clairement.
Gambetta a aimé la France « ardemment , il lui a
donné sa vie ; il restera devant l'histoire la personni-
fication de la résistance nationale en 1870; son idéal
fut toujours le relèvement de la Patrie! Sa mémoire
est unie aux réparations du Droit ».
Tel est, essentiellement, le point de vue auquel se
place P. Deschanel pour étudier Gambetta. S'il sera
obligé, vers la fin, de le montrer politicien, il veut
surtout voir en lui le patriote, qui, à l'heure de son
arrivée au Corps législatif, fait preuve d'une clair-
voyance unique peut-être dans son parti : seul de
tous les républicains d'avant-garde, il n'est pas
esclave des 0 grands principes » et, déjà, a le regard
fixé vers la frontière.
«• Î68. Avril 1920.
Point n'est besoin, pourtant, de rappeler que ce
Cadurcien n'est point d'une lignée française :
Dans la magnificence du golfe de Gênes, aux dernières
pentes de l'Apennin, entre Savone et Varezze, une petite
ville, abritée par deux caps, regarde la mer : Celle-Ligure.
C'est le berceau des Gambetta. De là, le grand-père, Baptiste,
portait aux rives de France, à bord de sa tartane, les pro-
duits de sa côte : huiles fines, pâtes, majoliques, puis de
Cette, par le canal du Languedoc, il gagnait Toulouse et
explorait les affluents de la Garonne, à la recherche de
marchés nouveaux...
Quel délicieux tableautin, tout parfumé des sen-
teurs d'olivier, tout illuminé du soleil méditerra-
néen ! Sans doute, Cahors, oii Baptiste se fixe en 1818,
n'a-t-il pas de si brillants dehors que Celle-Ligure,
mais on y travaille, on y prospère, c'est l'important.
Après une petite fortune faite, le Génois est retourné
mourir sur la plage qui l'a vu naître. Mais deux de
ses fils sont restés sur les bords du Lot; de l'un
d'eux, Joseph, naît, le 2 avril 1838, rue du Lycée,
le futur organisateur de la Défense. « Génois, Gas-
con, Cadurcien, voilà Gambetta; du Génois il aura
la souplesse, la séduction, l'habileté; du Gascon
les pointes hardies et la naturelle éloquence; du
Cadurcien la volonté tenace ». Bachelier à dix-
huit ans, il obtient comme récompense d'aller jus-
qu'au berceau de la famille, dont il rêve depuis
l'enfance, puis, aussitôt de retour, c'est un autre
voyage qu'il obtient d'accomplir, malgré la résistance
paternelle : Gambetta veut voir Paris et, quand il l'a
vu, il n'en veut plus sortir; il a soif du barreau et,
I
Léon Gambetta (1838-1882;. [Phot. Y. Z.]
déjà, la politique le saisit : « La France se réveille;
le temps est proche ; tu vas sourire peut-être ; je .suis
trop impétueux, c'est vrai ; mais le peuple souffre tant
qu'on peut bien pardonner uninstant d'enthousiasme»,
écrit-il à son père, le 9 juin 1857. Presque dans le
même temps, à Bruxelles, en exil, son biographe naît.
Le 8 juin i86i,ses examens brillamment enlevés,
il prête serment et plaide ; mais, déjà, au quartier
Latin, son verbe sonore a retenti dans maints cafés; il
traîne derrière lui une cour de flatteurs, et la police
le surveille. Crémieux le prend pour secrétaire, le
présente à Jules Favre, à Emile Ollivier. Qui l'en-
tend est conquis ; on sent sous ses apostrophes vi-
brantes toute une doctrine politique en formation ;
contrairement à tant de jeunes, Gambetta, quoique
de l'opposition, n'est pas un démolisseur systéma-
tique; il admire Richelieu autant que Mirabeau,
craint Rousseau, écarte Robespierre, se nourrit de
Proudhon, plus encore d'Auguste Comte, parce que
celui-ci ce subordonne le progrès à l'ordre, condamne
l'instabilité, veut une autorité centrale forte ». Aux
yeux du tribun naissant, la souveraineté nationale
doit s'exercer par un pouvoir fort. « Il a le goût, le
sens de l'autorité, en même temps qu'une inclination
naturelle pour la tractation, le compromis », et,
quand son père l'interroge sur l'état de ses croyances,
il répond : « Quant aux idées religieuses et à la
grande idée de Dieu, je suis trop sensé, en politique
comme en morale, pour l'abandonner. Et puis,
comme tu l'as remarqué avec beaucoup de justesse,
c'est une des plus précieuses ressources de l'élo-
quence. Tu peux donc te rassurer de ce côté-là, j'y
suis resté fidèle, a
Il cherche à connaître l'Europe, à examiner les
problèmes sur place avant d'avoir à donner son avi»
I
«• 158. Avril 1920.
à la tribune; aussi, en 1865, parcourt-il l'Italie et la
Grèce, en 1868 l'Autriche, la Roumanie; entre temps,
il s'est rendu en Angleterre, a été présenté au comte
de Paris, en visiteur, mais non en disciple : « Je
suis républicain, a lui dit-il, dès le seuil.
Son succès dans le procès Baudin, ses invectives à
l'Empire en font un des candidats les plus popu-
laires aux élections de 1869 : élu à la fois à Paris et
à Marseille, il opte pour ce dernier siège, tout en
étant considéré par les députés de
Paris comme un des leurs; — on le
vit bien au 4-Scptembre ! La soudaine
défaite de l'armée impériale laisse la
place libre à la République dans des
conditions que ne pouvait souhaiter
Gambetta.
Mais, quand l'acclamation populaire
a poussé au pouvoir ce tribun de
trente-deux ans, il l'accepte avec une
ardeur que décuple le danger et, tout
aussitôt, de la ville assiégée, il s'essaye
à gouverner la France comme ministre
de l'intérieur; il est de ceux qui
commettent la faute capitale d'en-
fermer dans Paris le gouvernement
tout entier. Il lui faudra quelques se-
maines pour sentir que sa place de
chef, d'organisateur, est à l'arrière, et
encore ne comprendra-t-il qu'à Tours
la nécessité d'avoir tout le gouverne-
ment à côté de lui. De cette erreur
initiale a peut-être découlé toute la
suite de nos malheurs!
Le 7 octobre, Gambetta a quitté
Paris en ballon; quelques heures plus
tard, il s'installe à Tours, supplie le gé-
néral Lcfort d'accepter le portefeuille
de la guerre, que celui-ci s'obstine
à refuser; ce que voyant, Gambetta,
que les responsabilités n'effrayent pas,
prend sous sa direction ce ministère,
aussi lourd que celui de l'intérieur : il
prend comme collaborateur immédiat
Charles de Freycinet. Nul n'est plus
capable de diriger les ser\'ices mul-
tiples de ce ministère que cet mgé-
nieur de quarante-deux ans, qui s'est
fait remarquer partout où il a passé
et qui, à l'heure où chacun tâtonne, a
rédigé un rapport sur les mesures à
prendre, qui a frappé Gambetta.
Cependant, c'est sur celui-ci que
retombe toute la responsabilité poli-
tique et militaire ; la France et le
monde ont les yeux braqués sur
Tours ; l'œuvre qui s'y accomplit fé-
brilement en quelques semaines est
prodigieuse, et l'ennemi, qui en est le
premier surpris, n'est pas le dernier à
l'admirer : a On ne peut nier, écrit
von dcr Goitz en 1874, que Gambetta
n'ait montré en ces circonstances un
grand courage, une force d'âme peu
commune. L'armée immense qu'il leva,
arma, vêtit, organisa, est une preuve
éloquente de son génie. Il accomplit
ce travail de géant en moins de temps
qu'il n'en avait jamais fallu à aucun
organisateur avant lui... Si jamais, ce
qu'à Dieu ne plaise ! notre patrie de-
vait subir une défaite pareille à celle
que la France a essuyée à Sedan, je
désirerais qu'un homme sût comme
Gambetta l'embraser de l'esprit de
résistance poussée jusqu'à ses der-
nières limites. »
Après le gigantesque Sedan de igi.^,
l'Allemagne chercha vainement son
Gambetta ; l'eût-elle trouvé qu'elle ne
l'eût sans doute pas suivi!
Les circonstances faisaient de Gam-
betta non seulement l'organisateur
de la défense, elles l'imposaient pres-
que comme le chef militaire : d'Aurelles de Pala-
dine n'avait pas le tempérament d'un commandant
suprême; officier méthodique, l'improvisation l'ef-
frayait ; or il fallait un improvisateur de génie ;
Bourbaki, échappé de Metz, n'avait plus confiance et
trouvait vaine la prolongation de la résistance. Gam-
betta, aidé de Freycinet, fut donc obligé, ne pouvant
obtenir de plan d'offensive, d'en concevoir un et de
l'imposer. Dangereuse méthode, affirme le politique
averti qu'est Paul Deschanel ; quand l'exécutant
n'approuve qu'à demi le plan qu'on lui impose,
l'échec est probable ; après la brillante reprise d'Or-
léans, due en grande partie aux instances de Gam-
betta, après la victoire de Coulmiers, que d'Aurelles
n'osa exploiter, l'échec de Beaune-Ia-Rolande, celui
de Loigny retombent en partie sur les chefs civils
qui ont exigé l'opération; mais la responsabilité du
chef militaire demeure.
Pourquoi (écrit fort justement l'historien), le général
d'Aurelles ne donna-t-tl pas sa démission ? Il a allégué,
pour expliquer sa rotiduite, les motifs les plus honorables :
LAROUSSE MENSUEL
la 6délité à la discipline, le noble désir de servir son pays
jusqu'au bout. Que d'illustres exemples, cependant, à lui
opposer I Condé, Turenne, Luxembourg résistant aux injonc-
tions de Louvois... Napoléon a dit : « Tout général en chef
qui se charge d'exécuter un plan qu'il trouve mauvais est
coupable ; il doit représenter ses motifs, insister pour que le
plan soit changé, en6n, donner sa démission, plutôt que d'être
l'instrument de la ruine de son armée. »
Le 8 décembre, la délégation quittait Tours pour
Bordeaux; Gambetta, abattu, conservait espoir :
Monument élevé en l'honneur de Gambetta, sur la place du Carrousel, à Paris, ((l-^uvi-e du sculpteur
Aube et de l'architecte Boilcau [1888].)
0 Jamais le désespoir ne s'est approché de mon
âme. a Un autre plan est mis sur pied ; Chanzy,
Bourbaki sont chargés de l'exécuter ; mais celui-ci est
moins que jamais confiant dans l'issue de la lutte ; on
sait le résultat de ses opérations dans l'Est. Chanzy,
au contraire, fut jusqu'au bout résolu à la résistance ;
quand l'armistice fut signé, sa colère égala celle de
Gambetta ; il énuméra les atouts que nous conservions
dans notre jeu, l'armée que nous pouvions reconsti-
tuer, les munitions dont nous pouvions disposer.
Mais la déception avait été trop forte ; la chute avait été
trop rapide, trop profonde; la France était lasse; la capi-
tulation de Paris lui ôtait son dernier espoir, elle voulait
en finir.
Pour Gambetta, un nouveau rôle s'offrait. Ce
républicain de la veille, qui osait à peine prononcer le
nom de « république » pendant la guerre pour éviter le
moindre froissement politique, allait se trouver, dans
une Assemblée monarchiste, le coryphée du régime
qu'il prétend instaurer. Dix départements l'ont en-
voyé à l'Assemblée nationale; il opte pour le Bas-
95
Rhin, signe donc l'immortelle protestation des pro-
vinces abandonnées, puis démissionne; il est écœuré,
a besoin de repos, s'enfuit à Saint-Sébastien; plu-
sieurs semaines durant, il s'efforce de ne rien entendre
des bruits du dehors. Mais ses amis vieiment le
chercher; le 2 juillet 1871, aux premières élections
partielles, il est élu par le Var, les Bouches-du-
Rhône, la Seine ; il opte pour la Seine. On sait avec
quelle ardeur il entame la lutte; mais, ce qu'on
connaît moins, ce sont ses avances à
la droite, qu'il convie à fonder avec
lui une République qui < ne doit pas
être le règne exclusif de quelques-uns,
mais l'instrument de tous ». e Votre
place est marquée dans ce gouverne-
ment de la démocratie libre, dcclare-
t-il, un autre jour, aux conservateurs
de l'Assemblée; vous devez y jouer
un rôle, un rôle éminent, celui que
vous assurent votre autorité sociale,
vos précédents, vos loisirs ».
Il ne craint pas l'influence que peut
conserver l'ancierme aristocratie: «Elle
peut encore servir la France ; si elle a
l'intelligence de se rallier à la France
nouvelle, à la France du travail et
de la science, elle contribuera, par son
patriotisme fier et sa noble délicatesse,
à lui donner cette fleur d'élégance et
de distinction qui fera de la Répu-
blique française, dans le monde mo-
derne, ce qu'était la République athé-
nienne dans l'antiquité. •
On sait comment une partie de la
droite répondit à cet appel et fonda,
avec la gauche, la République parle-
mentaire. Ce n'est, d'ailleurs, pas sans
peine que Gambetta fit adopter à ses
amis certaines des lois constitution-
nelles ; les théoriciens de la République
d'avant 1870 tenaient pour le dogme
de l'Assemblée unique et souveraine.
Le précédent de la Convention ne les
effrayait pas, et Grévy, qui n'était
pourtant pas de tendances jacobines,
soutenait, tout comme en 1848, son
projet d'un chef d'Etat constamment
à la merci d'un vote de l'Assemblée.
Gambetta se rallie à l'institution d'un
Sénat, qu'il saluera plus tard comme
« la citadelle de la République » ; il
approuve la transformation en loi
constitutionnelle du septennat, tel qu'il
avait été institué provisoirement pour
le maréchal de Mac-Mahon, et il vote
l'amendement Wallon, qui résume la
Constitution en une seule phrase : • Le
président de la République est élu à la
majorité des suffrages par le Sénat et
la Chambre des députés, réunis en
Assemblée nationale. Il est nommé
pour sept ans et rééligible. a
Celui qui, depuis le 18 février 1920,
exerce la première magistrature de
l'Etat avec l'autorité que lui donne une
longue expérience des choses politi-
ques et une connaissance approfondie
des problèmes les plus vastes, ne pou-
vait manquer l'occasion qui s'offrait,
en écrivant ce livre, d'exposer la façon
dont il envisage la Constitution de 1875
et, plus spécialement, le rôle qui a été
dévolu au président de la République :
« La Constitution, écrit-il, n'était pas
sortie tout armée du cerveau d'un
homme; elle n'était pas l'œuvre d'une
conception à priori; elle était sortie
lentement, péniblement, des circons-
tances, des entrailles de la réalité;
elle fut la résultante d'une série de
luttes, d'un conflit de forces contraires.
Ces éléments opposés, qui auraient dû
faire sa faiblesse, ont fait sa force,
comme les pierres d'une voûte, en l'entraînant vers
sa chute, la consolident... ; elle a été un contrat, un
traité, un traité de paix. »
Quant au chef de l'Etat, son élection par les Cham-
bres parait à Paul Deschanel une nécessité fran-
çaise :
L'expérience de 1848 avait appris aux républicains, et
Gambetta rappelait au pays que, s'il était nommé par le
peuple, il pourrait écraser les Assemblées.
Et, comparant le système américain, il n'a pas de
peine à montrer que celui-ci « suppose un Etat fédé-
ratif , un pays fortement décentralisé » ; il aurait pu
ajouter que l'expérience de 1919 avait montré le dan-
ger d'une Constitution qui mettait face à face un pré-
sident tout-puissant et une Assemblée souveraine.
Le chef de l'Etat français jouit, grâce à la Consti-
tution der875, d'une prérogative que le roi d'Angle-
terre et, généralement, les souverains constitutionnels
ne possèdent pas : il préside le conseil des ministres :
Il y a là autre chose que la coutume_^_il y a là le caractère,
l'autorité personnelle de l'homme. Tel président, Jules drévy.
96
par exemple, qui n'avait jamais été ministre, sut exercer sur
le conseil une influence décisive. Il laissait d'abord parler les
ministres, écoutant sans rien dire ; puis, sous couleur de
conclusion, résumait le débat et glissait avec tant de finesse
et une si forte dialectique son opinion qu'à la fin il la faisait
le plus souvent accepter.
Enfin, le président de la République a le droit de
dissolution; malheureusement, l'exercice de ce droit
fut faussé dès l'origine; normal s'il est voulu par le
gouvernement responsable, comme « la forme régu-
lière de l'appel au pays, sur une question de politi-
que ou de législation, sur la direction générale des
affaires », il devient discutable, s'il apparaît comme
ime forme du pouvoir personnel, une intervention du
chef de l'Etat dans le domaine de la politique, contre
LAROUSSE MENSUEL
main des Slaves du Sud et du bas Danube que
nous préparerons la victoire contre la Babel ger-
manique... Quand ils auront fait la Slavie du Sud,
les Prussiens auront vécu comme dictateurs de
l'Europe. » Mais à l'idée de cette Slavie du Sud il
fallait convertir François-Joseph, et ce n'était pas le
plus facile.
Quand il se rend compte des résistances qu'on ren-
contrera auprès de celui-ci, quand il remarque la
faute commise par Bismarck se brouillant avec
Gortchakoff, il se tourne vers la Russie et met son
espoir dans un rapprochement franco-anglais : il a
vu à l'œuvre la reine Victoria et sait comment elle
nous a desservis en 1870; mais il a pleine confiance en
son fils, le futur Edouard Vil, et c'est encore d'une
I^Niilf'
Ia^h J^u'Uies, villa de UambuUu â Ville-d'A%'ray ^Sciuc-ut uisi
ses ministres. L'usage qu'a fait de son droit le ma-
réchal de Mac-Mahon, en 1877, n'a certainement pas
été conforme à l'esprit de la Constitution; il n'aurait
pas dû, pourtant, empêcher qu'en d'autres circons-
tances, des successeurs du maréchal usassent de cette
prérogative, qui, selon le mot de Waldeck-Rousseau,
« est pour le suffrage universel non une menace, mais
une sauvegarde ».
Au lendemain de l'élection de Grévy à la prési-
dence de la République, Gambetta, qui n'était pas
étranger à cette élection, qui avait refusé la première
place, se laissa porter à la présidence de la Chambre.
Il n'était pas l'homme de la fonction. Ce combatif,
chef véritable de la majorité, tuteur du gouverne-
ment et dictateur des couloirs, ne pouvait être l'ar-
bitre impartial, « indépendant des partis et du gou-
vernement », indispensable non seulement pour
diriger la discussion, mais encore pour maintenir
l'équilibre des pouvoirs : « Le jour où l'esprit de
parti pénètre la magistrature présidentielle, le régime
parlementaire est vicié dans son principe. »
Sans doute, la vraie place de Gambetta était au
gouvernement; mais, outre que Grévy n'était pas
pressé de l'y appeler, lui-même préférait attendre :
il n'a guère plus de quarante ans; un long avenir
lui semble réservé. Il apparaît encore à beaucoup de
ses compatriotes, et plus encore à l'étranger, comme
un révolutionnaire, comme l'homme de la guerre à
tout prix. Or, il sent que la France doit faire montre
d'une grande prudence ; il a confiance dans l'avenir,
mais il espère que la réparation du droit pourra sur-
venir pacifiquement ; il donne le mot d'ordre qui
aura de multiples conséquences : « Y penser tou-
jours, n'en parler jamais. »
Cependant, toute son attention est fixée sur l'Eu-
rope, et sa vue profonde et perspicace porte loin.
Grâce à des correspondances privées, dont son bio-
graphe nous donne de précieux extraits, les idées de
Gambetta sur la politique extérieure s'éclairent et se
précisent. Comme à la veille de 1870, mais plus net-
tement encore, il préconise une politique austrophile :
« Il faudrait préparer les deux pays à une alliance
franco-autrichienne... Ce m'est un grand déchire-
ment de voir notre politique dédaigner cette voie de
salut... Par notre faute, nous verrons l'Autriche
combattant avec la Prusse contre nous ! » Quelle
prescience et quel cri d'alarme inécouté ! En cher-
chant l'alliance de la monarchie danubiemie, il ne
sacrifiait pas les peuples qui la formaient; en eux il
se confiait autant que dans le gouvernement de
Viemie : « C'est en mettant notre main dans la
jolie perspicacité que d'écrire eu 1875 : « Je sens en
lui l'étoffe d'un grand politique. »
Enfin, l'avènement de Léon XIII lui semble « du
meilleur augure » ; l'homme qui a prononcé la phrase
fameuse trop exploitée depuis : « Le cléricalisme,
voilà l'ennemi, » exaspéré par les prétentions, les
imprudences des ultramontains, rêve « d'un mariage
de raison avec l'Eglise ».
Il souhaitait « négocier avec Léon XIII, comme il
avait négocié avec les orléanistes pour faire la Répu-
blique; il était l'homme delà tractation, du compro-
mis, de la combmazione ; il était né diplomate. Il
était compliqué; il y avait même parfois quelque
ruse en lui : « Quel métier que le mien ! Il me faut
les tromper tous, pour les mieux servir ! »
Cependant, le 10 novembre 1881, il est chargé de
former le cabinet et, tout aussitôt, une coalition
parlementaire se forme pour lui rendre le gouverne-
ment difficile. Précisément à ce moment, Gambetta
se trouve à un tournant de sa vie sentimentale; il
est sur le point de réaliser l'union rêvée dès longtemps
avec M"* Léonie Léon, fille d'un officier orléaniste,
catholique et pratiquante, qui, depuis plusieurs an-
nées déjà, a accepté d'être son Egérie, mais non sa
femme sans la consécration religieuse. La lutte de
couloirs l'énervé d'autant plus qu'il sent contre lui
une opposition systématique. La Chambre refuse de
guider une opinion publique pusillanime, qui trem-
ble devant la moindre menace de Bismarck; par
crainte de complications diplomatiques, la France
s'achemine vers l'abandon de l'Egypte. Gambetta,
qui ne se sent pas l'homme d'une politique extérieure
humiliée, provoque sa propre chute (26 janvier 1882)
en réclamant le scrutin de liste. Il quitte le pouvoir
qu'il a gardé deux mois et demi, avec un soupir de
soulagement, et part pour un dernier voyage au pays
natal, Nice et l'Italie.
Au mois d'octobre 1882, Gambetta se réinstallait
dans la petite maison des Jardies, où il aimait à
se reposer; quoique toujours fatigué, triste, il re-
tournait à la Chambre, reprenait la présidence de la
commission de l'armée ; il y savoura ses dernières
joies de patriote : « J'ai fait approuver par la com-
mission mon projet de réorganisation militaire, et je
tiens encore par ce dernier lambeau aux intérêts de
la patrie; je livrerai ce dernier combat et, si j'échoue,
je saurai me résigner à ne plus fatiguer mes aveu-
gles contemporains de mes projets de restauration
nationale. »
La désespérance de cet homme, qui, aux heures les
plus sombres, avait été tout espoir, annonçait sa fin
«• 758. Avril 1920.
prochaine. Une douleur au flanc droit précède de peu
une appendicite, une pérityphlite ; on hésite à tenter
l'opération; le mal croît avec une rapidité fou-
droyante; le 31 décembre 1882, Gambetta meurt; il
a quarante-quatre ans I
La Chambre des députés, qui l'a renversé dix mois
plus tôt, le Sénat, qui le craignait, le pays tout en-
tier, s'émeuvent à la nouvelle de cette disparition
prématurée ; chacun ressent que la France perd en
lui une des forces vives du pays, et ce sont des fu-
nérailles nationales que celui-ci lui fait, « splendides
funérailles, profondément humaines ».
Gambetta fut profondément aimé (écrit Paul Deschanel),
il l'est encore. Son nom fait partie de la religion de la France ;
quel plus grand rêve pour une grand âme ? Les fautes, les
erreurs, les contradictions disparaissent dans le rayonnement.
La France ne voit plus qu'une chose : c'est que, quand tout
s'était effondré, quand on croyait tout perdu, un homme a
surgi et a tenu jusqu'au bout, avec une foi indomptée, le
drapeau . Et elle l'aime, vaincu, comme s'il eût été vainqueur...
Aussi est-il juste que son souvenir plane sur notre
victoire ; il demeure vivant en France, comme il est
demeuré en Alsace profondément gravé dans le cœur
de ceux qu'il avait voulu, quand même, conserver à
la grande patrie ; témoin cette touchante inscription
tendue au lendemain de l'armistice dans la Grande-
Rue de Strasbourg : « Dors content, Gambetta ! Enfin,
la fière aurore du jour rêvé par toi s'est levée pour
nous! » — Pierre Raih.
hétérodère n.f. Genre de vers nématodes, qui
vivent en parasites sur différentes plantes potagères
et fourragères et notamment sur la betterave.
— Encvcl. Voisines des anguillules, les hétéro-
dères s'en distinguent, cependant, par un curieux di-
morphisme sexuel et l'exclusivisme de leur habitat :
elles ne fréquentent, en effet, que les parties souter-
raines des plantes, tandis que les anguillules {tylen-
chus devastatrix, tylenchus Irilici), qui peuvent, ce-
pendant, vivre dans le sol, s'attaquent surtout aux
parties aériennes.
Les hétérodères possèdent, elles aussi, la curieuse
propriété de vivre à l'état de vie latente durant un
temps assez long, pour reprendre toute leur vigueur
dès que le milieu où elles se trouvent redevient suffi-
samment humide.
L'espèce principale du genre est l'hétérodère de
Sacht (heierodera Sachtii), découverte en 1859 par le
botaniste Sacht aux environs de Magdebourg, sur les
racines de la betterave, et vulgairement nommée
nématode de la betterave ou anguillule de la betterave.
L'hétérodère mâle, longue de i millim. environ, se
présente sous l'aspect cylindrique et vermiforme;
elle est armée d'un stylet buccal, qui lui permet d'at-
taquer les tissus végétaux ; la partie postérieure de
son corps est recourbée et terminée par deux spicu-
les (organes de l'accouplement). La femelle, lors-
qu'elle est fécondée{i"'™delong,suro'°°',8 de large),
est globuleuse ; sa forme générale rappelle l'aspect
d'un citron. La partie antérieure de son corps pré-
sente un col, avec la bouche munie des organes qui
lui permettent de s'implanter dans les tissus radicu-
laires ; la partie postérieure, à peine effilée, laisse ap-
paraître l'orifice génital. Ovipare ou ovovivipare, la
femelle renferme de 300 à 400 œufs, qui peuvent
être pondus, mais qui, plus fréquemment, éclo-
sent dans son corps même. A ce moment, d'ailleurs,
ayant accompli sa fonction, la femelle meurt et se
désorganise; son enveloppe, chitineuse, blanchâtre
d'abord, se colore et se durcit pour former une sorte
d'abri, où les jeunes trouvent protection contre la
sécheresse du dehors pendant la période critique de
leur développement. C'est ce kyste brun qui, sous l'in-
fluence de l'humidité et de la chaleur combinées, se
gonflera quelques jours plus tard, puis se distendra
et laissera s'échapper par l'orifice génital les petites
larves qu'il contient.
Mises en liberté, ces larves s'éparpillent dans le
sol, à la recherche de la nourriture; mais, faute de
celle-ci, elles peuvent séjourner dans la terre assez
longtemps sans mourir. Si, au contraire, elles ren-
contrent des radicelles de leur choix, elles s'enfon-
cent sous l'écorce, s'y développent et y subissent des
mues; leur augmentation de volume provoque le
renflement des tissus radiculaires, qui se tendent et,
finalement, éclatent; c'est alors qu'apparaissent au
dehors, faisant hernie, de petites vésicules, dont cha-
cune renferme une larve, qui reste fixée à son support
par la tête.
Les mâles subissent des métamorphoses 'plus com-
pliquées que les femelles : enkystés d'abord dans une
cellule où ils sont eiuroulcs, ils passent par la phase
dite d'eiicapsulement, puis se débarrassent de leur
capsule, traversent le tissu radiculaire et se trouvent
en liberté dans le sol. Ils se rapprochent des femelles
et meurent, peu après les avoir fécondées.
Le cycle évolutif des hétérodères a une durée de
quatre à cinq semaines, et l'on entrevoit qu'il peut
ainsi, au cours d'une saison, se produire cinq ou six
générations d'individus. Chaque femelle donnant en-
viron 300 œufs, on reste effrayé devant l'importance
que peut prendre l'invasion du fléau.
Ce sont, principalement, les champs de betteraves
qui ont subi les ravages de ce nématode, et c'est
vers le milieu du siècle dernier qu'on le découvrit et
(V 158. Avril 1920.
l'étudia. La diminution très sensibledurenderaent delà
betterave à sucre constatée à cette époque était attri-
buée par le chimiste Liebigàun épuisement du sol, et
le savant conseillait d'y remédier par des apports d'en-
grais potassiques. Mais KUhn démontra que la cause
réelle du dommage était toute différente et qu'il fallait
l'attribuer aux nématodes découverts par Sacht.
Les betteraves attaquées par l'hétérodère de Sacht
présentent les symptômes suivants de maladie : en
juillet-août, on remarque, parplaces, des feuilles d'a-
bord jaunissantes et qui, peu à peu, se flétrissent et
meurent. Parfois, la plante tout entière noircit et
meurt; d'autres fois, elle oppose une résistance qui se
manifeste par l'apparition de nouvelles feuilles, mais
plus petites et d'un vert plus foncé. Les racines ont
un pivot beaucoup moins volumineux et, surtout,
moins riche en sucre; en revanche, le chevelu y est
plus développé que chez les plantes saines, et l'on
peut aisément déceler sur ces radicelles la présence
de cécidies, plus ou moins volumineuses abritant les
hétérodères mâles et femelles.
Mais la betterave n'est pas seule à héberger l'hôte
indésirable ; beaucoup de crucifères (navet, navette,
colza, choux, radis, etc.), l'épinard, certaines céréales
Hétérodère : ). Mâle très grossi; 2. Femelle pleine, sur une
radiceUe ; 3. Radicelles de grandeur naturelle, avec de nombreuses
cécidies ; 4. Femelle morte, pleine d'œufs et de larves écloses
(deux d'entre elles sont sorties); 5. Œuf, avec uiie larve près
d'éclore ; C. Larves au moment de la p-l-nétration dans la racine ;
7. Larves ankystécs dans le parenciiyme de la racine ; 8. Betterave
sueriêre attaquée fderriére elle, une betterave saine dans les
mômes proportions).
(l'avoine notamment) lui payent également tribut
à des degrés divers. Quelques plantes adventices (ra-
venelle, sauve, nielle des blés, etc.) lui servent de
refuge et peuvent aussi contribuer à sa propagation.
Les recherches entreprises par Kiihn pour lutter
contre le fléau le conduisirent à utiliser certaines de
ces plantes comme pièges. Sa méthode consiste à
cultiver dans les terrains infestés les crucifères
(choux, navette, colza), qui, possédant un système
radiculaire développé, offrent abri aux hétérodères.
La plante-piège est semée (à raison de 40 kg. à l'hec-
tare) vers le milieu d'avril ; on en effectue l'arrachage
à l'époque où les larves de l'hétérodère ont acquis
leur complet développement, c'est-à-dire au moment
oîi se forment les kystes bruns. Ce moment coïncide
avec le développement de la cinquième feuille de la
plante, soit 20 à 30 jours après le semis, suivant
l'état de la températiu'e. Il faut suivre très attenti-
. vement l'évolution du parasite, afin d'agir à coup sûr
Si l'on traite de grands espaces, il convient d'éche-
lonner les semis, pour avoir le temps de procéder
méthodiquement aussi à l'arrachage. Celui-ci se fait
à la charrue ou au cultivateur; les plantes sont en-
suite rassemblées en tas et détruites par le feu, ou
recouvertes de chaux vive, ou bien encore, à la ri-
gueur, abandonnées sur place pendant quelques jours
jusqu'à complète dessiccation, puis enfouies. Ce traite-
ment doit être renouvelé quatre fois consécutivement.
Pour protéger les pièces de terre voisines, on les
sépare des champs contaminés par un fossé (o^.go de
LAROUSSE MENSUEL
profondeur sur o^.so de largeur), au fond duquel
on répand un lit de chaux vive, qu'il faut renouveler
après les fortes pluies.
Lorsqu'elle est possible, l'alternance des cultures
s'impose et doit être pratiquée avec la pomme de
terre, qui n'est jamais attaquée (pas pUis, d'ailleurs,
que la carotte, l'oignon, le houblon, Ife trèfle, la lu-
zerne, le blé, le mais, le fromental, la phléole).
On a recommandé l'épandage de chaux vive sur
les terres infestées de nématodes ; mais il en faut des
quantités énormes (30 à 40 quintaux à l'hectare).
A. Girard a préconisé l'emploi du sulfure de car-
bone ; c'est là encore un traitement très onéreux, eu
raison des doses nécessaires au traitement.
Les cultures intercalaires de plantes-pièges sont
à recommander; mais ce traitement, pour donner un
résultat, doit, nous le répétons, être continué pen-
dant plusieurs années. De sorte que la méthode de
KUhn, bien que difficile, pénible et coûteuse aussi,
reste, cependant, laplus efficace, sinon la plus pratique.
Pour éviter l'extension du fléau, il est des moyens
préventifs que l'on ne doit pas négliger non plus. Ou-
tre l'alternance des cultures, c'est la destruction mé-
thodique des mauvaises herbes (sauves, ravenelles),
le choix des semences, la stérilisation à la chaux des
boues de lavage des sucreries.
D'après Vivien, en France, le nématode de la bette-
rave est en diminution notable partout où l'emploi des
boues de sucreries a été abandonné. — Pierre Monnot.
Jullien (/«««-Thomas-Edouard), auteur drama-
tique français, né à Lyon le 4 décembre 1854, mort
à Ville-d'Avray le 3 septembre igrg. Sa vocation lit-
téraire fut relativement tardive ; au sortir du lycée,
il s'était tourné d'abord vers les sciences, avait suivi
à Paris les cours des hautes études au Muséum et
avait obtenu son diplôme de chimiste. Peu après, il
partait en Bretagne, pour diriger, dans une usine du
littoral, l'exploitation des goémons et des varechs.
C'est à ce moment, vers 1883, qu'il abandonna pour
les lettres une situation lucrative et vint à Paris,
résolu à se mêler à la bataille littéraire, pour y dé-
fendre et, si possible, y faire triompher ses idées.
Le propre de Jean Jullien, en effet, est d'avoir été
un théoricien autant qu'un réalisateur; et l'on peut
même se demander si ce n'est point là une des
causes de son incomplète réussite. Un artiste ou un
écrivain, qui raisonne son art et prétend réaliser son
œuvre en fonction de principes et de théories préala-
blement élaborées, échappe difficilement à une cer-
taine contrainte : il manque souvent de spontanéité
et ses créations trahissent l'efïort. C'est ce qui s'est
produit pour Jean Jullien.
Dès son retour à Paris, il avait fondé une revue
0 Art et Critique », qui subsista jusqu'en 1890, et où
il prônait la nécessité d'un art à la fois réel et vi-
vant, affranchi de toute convention. C'est surtout du
côté du théâtre que se portaient ses préoccupations.
Pour lui, « le théâtre n'était ni seulement une image
de la vie vécue, ni le seul rêve, mais la vie même,
la vie une, la vie recréée dans ce qu'elle a d'éter-
nel ». Il résuma sa théorie dans une formule, sou-
vent reprise depuis : « Une pièce est une tranche de
la vie mise sur la scène avec art. »
Voulant faire du « théâtre vivant », Jean Jullien
répudiait, d'ailleurs, aussi bien que les procédés à la
Scribe, les « ficelles » du naturalisme. « La beauté de
l'art dramatique, écrivait-il, n'est pas dans le choix
des ficelles; elle est dans celui des idées ». Ce qu'il
préconisait, en somme, c'était le théâtre de carac-
tères et d'idées, opposé au théâtre de situations et
de faits; et, s'il n'y avait peut-être pas là autant de
nouveauté qu'il le croyait, du moins, faut-il savoir
gré à Jean Jullien d'avoir contribué, par une inces-
sante prédication dans « l'Avenir dramatique » et au
0 Paris », où il rédigea longtemps le feuilleton dra-
matique, à affranchir notre théâtre des habitudes
imposées par Scribe et ses successeurs. Il demandait
qu'on déplaçât l'axe du théâtre, trop préoccupé de
physiologie amoureuse et d'adultère, pour l'orienter
vers les questions générales, humaines et sociales;
il réclamait plus de justesse dans la mise en scène
et de naturel dans le jeu des acteiurs; enfin, il
conseillait de renouveler les sources d'inspiration
auprès des écrivains septentrionaux, Tolstoï et
Ibsen. A ces divers titres, le nom de Jean Jullien
restera étroitement uni à l'histoire du « Théâtre
libre ». Il fut, d'ailleurs, un des premiers auteurs que
révéla Antoine.
Dans ses œuvres dramatiques, Jean Jullien s'est
appliqué à réaliser ses théories. En 1887, il fit repré-
senter au Théâtre libre la Sérénade, œuvre qui fut
jugée, à l'époque, révolutionnaire, parce qu'elle éta-
lait les compromis bourgeois et donnait à un drame
sombre un dénouement vaudevillesque, mais qui pa-
raît aujourd'hui singulièrement froide dans son ou-
trance voulue. On admet difficilement qu'un homme,
si « bourgeois » qu'il puisse être, appreraie soudain
que le précepteur de son fils est à la fois l'amant de
sa femme et celui de sa fille et, au lendemain de
cette découverte, accueille sans rancune le séduc-
teur, le fiance à sa fille et l'invite à prendre place à
table entre les deux femmes, au milieu de l'allé-
gresse générale ! Sous prétexte de démontrer que les
97
crises les plus violentes se terminent souvent, dans
la vie courante, d'une façon simple et même mes-
quine, l'auteur est tombé dans une autre forme d'in-
vraisemblance. De même, dans l'Echéance (1889),
esquisse du genre brutal et express, en voulant éviter
les « préparations », Jean Jullien dut recourir au
vieux monologue, et il a beau lui appliquer l'ambi-
tieux qualificatif de monologue-action, cette forme
n'en semble pas moins désuète et fastidieuse. Le
Maître (1890), étude de paysans, offre d'excellentes
intentions et des parties intéressantes ; mais, là encore,
le personnage principal, un vieux paysan autori-
taire, manque d'envergure et, dans son souci de serrer
de très près la réalité, l'auteur arrive à la rétrécir.
Avec la Mer, au contraire, jouée à l'Odéon en
1891, Jean Jullien adoptait une manière nouvelle et
plus ample : il prétendait créer autour de son drame
une atmosphère
et, traitant son
sujet comme une
large fresque, lui
donner pour fond
le peuple même
de la mer. De là
de multiples scè-
nes épisodiques,
qui se mêlent à
l'action, non sans
la ralentir et par-
fois la noyer. La
tentative était
curieuse et digne
d'éloges, mais la
réalisation pré-
sentait le défaut
de ces tableaux
primitifs, où les
arrière-plans ont j^,„ j„i,i„
autant d'impor-
tance que les figures principales, si bien qu'il faut,
pour distinguer celles-ci, un examen minutieux. La
pièce soutient la lecture, parce que l'esprit du
lecteur rétablit les plans véritables, mais, à la repré-
sentation, où cette discrimination était impossible, il
se dégageait de la Mer une impression confuse, qui
nuisit à son succès. Il faut reconnaître, cependant,
que l'âme des populations maritimes de Bretagne est
exprimée avec vérité et que, dans son ensemble, la
fresque ne manque ni de couleur, ni de vie.
Par la suite, Jean Jullien, sans renoncer à ses
principes, tout en modifiant ce qu'il y avait d'un peu
heurté dans sa manière, donna des pièces assez vi-
vantes et, parfois même, d'un relief assez puissant,
mais dont le succès fut compromis par certaines
maladresses. Telle était, par exemple, la Poigne
(Gymnase, 1900), curieuse étude d'un caractère incu-
rablement faible sous des dehors autoritaires, et
l'Ecolière (Renaissance, 1901), qui montrait une ins-
titutrice en butte à la sottise et à la bestialité d'une
petite ville et obligée de s'enfuir, repoussée par ceux
qu'elle avait rêvé d'émanciper. Cependant, avec les
Plumes du geai (1906), Jean Jullien connut un franc
succès. Il y avait, en effet, un réel intérêt dramatique
dans l'aventure de ce patron qui se donne pour un
de ses employés afin d'approcher plus aisément une
jeune ouvrière, se fait aimer d'elle et se sent lui-même
devenir meilleur, mais, quand il révèle sa person-
nalité véritable, se voit répoussé par la jeune fille,
qui refuse d'épouser un homme d'une autre classe.
De semblables préoccupations pyschologiques ou so-
ciales se retrouvent dans la Mineure {1903), l'Oasis
(1903), les Droits du cœur (1904), les Voiles (1907).
Toutes ces pièces sont marquées au coin de la
même philosophie, généreuse dans son idéal, mais
amère et désabusée dans ses constatations, qui s'ex-
prime aussi dans les romans de Jean Jullien et
jusque dans ses études de critique : Trouble-cœur
(i886), la Vie sans lutte (1892), les Réciis parisiens
(1900), les Petites Comédies (1900), le Père Bas-
selet (1904), les Uns et les Autres (1907), Enquête
sur le monde futur (1909). Dans la Vie sans lutte,
notamment, est décrite, avec une ironie profonde,
l'existence ingrate du fonctionnaire subalterne, qui
souffre de sa médiocrité, mais n'a, cependant, pas
le courage de s'y arracher; il y a là une peinture très
fouillée et très juste.
On voit que, dans son ensemble, l'œuvre de Jean
Jullien est d'un caractère triste et sévère. Esprit gé-
néreux, supportant mal les laideurs et les mesqui-
neries de notre vie sociale, Jean Jullien les a voulu
stigmatiser, estimant que le rôle de l'auteur drama-
tique n'est pas seulement de faciliter les digestions
laborieuses et d'être 1' « amuseur vulgaire d'une foule
qui s'emiuie », mais qu'il a pour mission de faire
penser et d'instruire. Par sa conception élevée de
l'art, par la hardiesse et la nouveauté de ses idées,
dont certaines furent heureusement exploitées par de
plus habiles, il a droit à une place honorable dans
l'histoire de notre théâtre contemporain. Ce fut un
artiste probe, qui préféra une notoriété restreinte,
loyalement acquise, à une renommée bruyante, ob-
tenue par des compromissions. De ce fait, à une
époque où l'on déplore, avec plus de raison que jamais,
l'invasion de l'art — et particulièrement de l'art dra-
98
matique — par le mercantilisme, la figure de Jean
JuUien prend, par contraste, un relief plus marqué.
On trouvera les principales idées de Jean Jullien
développées par lui-même dans deux volumes, in-
titulés le Théâtre vivant. — ■ J- Dakouin.
Loteries et emprunts à lots. L'émis-
sion simultanée d'emprunts s'élevant, en France, à
4 milliards pour les régions libérées et, en Alle-
magne, à 5 milliards, ramène l'attention sur les va-
leurs à lots.
On constate, en France comme à l'étranger, un
goût réel pour ces titres, qui, en même temps qu'ils
constituent un placement rapportant en général un
intérêt, offrent des chances de lots importants. Il est
intéressant d'en rechercher l'origine dans les combi-
naisons de la loterie.
La loterie est loin d'être une institution moderne ;
non seulement elle est déjà en faveur en Europe à la
fin du moyen âge, mais elle est répandue chez les
peuples de l'antiquité, Hébreux et Egyptiens. En
Grèce et à Rome, on
en retrouve l'usage
chezies particuliers ;
des loteries sont ti-
rées pendant les ban -
quels. En outre, à
diverses périodes ,
par exemple sous
Néron, elles consti
tuent encore unsur
croît d'attraction
aux jeux du cirque.
où l'on distribue des
tablettes donnant
droit à des lots do
nature diverse ;
sommes d'argent,
meubles ou im-
meubles, vaisseaux,
îles, etc.
Il n'en est plus
question pendant une longue période, et il faut
arriver au xV siècle pour qu'il en soit fait r.iention
de nouveau en Italie; sur les marchés de Naples,
Venise et Gênes, les commerçants écoulent ainsi
>Mie partie de leur marchandise. De ce pays, les
« blanques » (mot dérivé de bianca carta, jeu compre-
nant des cartes noires et blanches) ront introduites
en France, en 1533.
Le succès est si vif que îes rois songent aussitôt à
en tirer parti pour le Trésor.
Dès 1639, le sieur Jean Laurent est autorisé à
constituer des loteries, moyennant une redevance de
2.000 livres tournois par an, et ce, pour « amortir
la fureur du jeu et afin de détourner les nobles,
bourgeois enclins et désirant jeux et esbattements,
des jeux dissolus où aucuns consomment tous leurs
biens et substances ».
Dès lors, les loteries se succéderont, en dépit des
efforts des moralistes et des Parlements, et l'on verra
des seigneurs et des gens de toutes classes se ruiner
et perdre tout avoir, dans l'espoir d'être
favorisés par la roue de Fortune.
En 1608 et 1609, lesK blanques » ouvertes
à Soissons et Amiens sont supprimées par
Je roi et le Parlement de Paris.
Certaines sont établies dans une inten-
tion de bienfaisance ou pour construire et
réparer des monuments; par exemple, celle
de Lille en 1627 (église Saint-Etienne) et
de l'Hôpital de Paris {1658).
La première loterie royale est instituée à
l'occasion du mariage de Louis XIV avec
Marie-Thérèse d'Autriche (1660), et elle ren-
contre une grande faveur dans tous les
milieux.
Aussi, malgré l'opposition du Parlement
(arrêts de 1661 et 1670), les loteries font
fureur ; d'ailleurs, l'exemple est donné par
les seigneurs et grandes dames de la cour.
Celle de Marly, lors des fêtes organisées
pour ie mariage de M""' de Mantes, fille de
Louis XIV, avec M. le Duc, est une des plus
réussies, avec ses quatre boutiques remplies d'objets
curieux et de bijoux rares.
Le goût des Français pour les loteries ne fait que
se développer au cours du xviii" siècle, et les combi-
naisons vont se multiplier pour attirer les capitaux
des particuliers.
Afin de procurer à l'Etat, dont la situation finan-
cière est fort obérée, de nouvelles ressources, pour-
quoi ne pas tirer parti de cet attrait qu'exercent sur
les esprits les gros lots et jeux de hasard ?
Et, de fait, ces projets sont mis à exécution par
Michel de Chamillard, lequel devait ses fonctions de
contrôleur général à son talent au billard, « qui le fit
admettre à faire la partie du roi », rapporte le phi-
lanthrope Montyon.
En mai 1700, par arrêt du Conseil du roi, est au-
torisée l'organisation d'une grande loterie, compre-
nant 400.000 billets de deux louis d'or chacun et
comportant 475 lots de rentes viagères en argent,
dont deux de 20.000 livres, dix de 10.000, etc.
LAROUSSE MENSUEL
L'arrêt rendu par le Conseil du roi déclare :
Sa Majesté ayant remarqué l'incUnation de la plupart de
SCS sujets à mettre de l'argent aux loteries particulières et
désirant leur procurer un moyen agréable et un mode de se
faire un revenu sûr et considérable, pour le reste de leur
vie et même d'enrichir leur famille, en donnant au hasard
des sommes si légères, qu'elles ne puissent leur causer aucune
incommodité...
Mais, la même année, le nombre de billets est ré-
duit à 175.000 et les chances de gain diminuées en
conséquence. Bien qu'offrant des lots en rentes via-
gères et perpétuelles et bien que les femmes soient
autorisées à prendre des billets sans le consentement
de leur mari, les loteries de 1704 et 1705 ne rencon-
trent guère que de l'indifférence.
A partir de 1701, ce sont des loteries qui per-
mettent aux vingt quartiers de Paris d'acheter des
pompes à incendie.
En 1717, pour éteindre les dettes de l'Etat, après
la chute du système Law, est lancée une première
combinaison d'emprunt liée h un tirage ; le billet ne
Tirage de la Loterie à rHi'>tcl de Ville de "Paris, en 1772 (musée Carnavalet;
coûte que vingt-cinq sols ; les tirages mensuels
peuvent rapporter au premier numéro un dixième de
la recette sans dépasser 30.000 et aux deux gagnants
suivants, un vingtième de la recette, sans dépasser
1.500 livres, etc.
Après avoir renoncé aux loteries de rembour-
sement pendant quelques années et concédé le
privilège d'en établir à la Compagnie des Indes,
l'Etat les autorise de nouveau à partir de 1724 ;
elles fonctionnent sous des modalités diverses jus-
f n'en 1743, avec le but de rembourser les rentes de
l'Hôtel de Ville.
Le principe comporte deux opérations : une lote-
rie ordinaire avec tirage mensuel ou tirage tri-
mestriel; un prélèvement de 15 p. 100 opéré sur
les mises; sur la somme ainsi obtenue, 3 p. 100
reviennent au roi, et 12 p. 100 servent à éteindre la
Dette inscrite.
Les trois emprunts-loteries, institués en 1743 par le
contrôleur général Orry pour remettre im peu d'ordre
Tirage Je la Loterie nationale, en 1879.
dans le Trésor épuisé par les guerres, obtinrent une
grande faveur auprès du public.
Le premier dispose d'un fonds de 9.000.000 livres
en 30.000 billets de 300 livres, payables la moitié en
« levant le billet »et l'autre moitié après le tirage. Les
gagnants se partagentç.ooolots.dontunde loo.oooli-
vres en espèces.
De plus, les billets perdants ont droit à 15 livres
de rente viagère, avec accroissement sous forme de ton-
tine. Les deux autres sont organisés de façon similaire.
En 1747, Mâchant d'Arnouville inaugure une ingé-
nieuse combinaison qui présente les principaux ca-
ractères de nos actuelles émissions à lots :
Le billet rapporte un intérêt de 4 p. 100, payable,
il est vrai, au moment où il est désigné par le sort,
et permet de participer à des tirages de lots.
Le capital des souscriptions est remboursé dans un
délai de douze ans, avec primes.
Constitué par un fonds de 30 millions de francs en
60.000 billets de 500 livres, elle asstire des lots allant
«• J68. Avril 1820.
jusqu'à 200.000 livres et des primes s'élevant jusqu'à
20.000 livres.
D'autres emprunts-loteries sont organisés successi-
vement : en 1748, 1755, i757 et, après une interrup-
tion d'une vingtaine d'années, sont remis en pratique
par Necker et Calonne.
L'emprunt à lots conçu par Necker et ouvert en
janvier 1 777 porte un capital de 24 millions de livres en
20.000 billets de 1.200 livres, assurant aux gagnants
des rentes viagères ou des rentes perpétuelles ; soit
17.000 lots, représentant 1. 166.000 livres de rentes
annuelles.
Ces combinaisons ne sont pas accessibles à toutes
les bourses ; celle de décembre 1777 comprend, en
effet, des billets de i.ooo livres chacun; celle de 1780
de 1.200 livres; celle de 1783 de 400 livres; celles de
1785 et 1786 de i.ooo livres.
Le dernier emprunt-loterie de la monarchie — en
coupures de i. 000 livres de capital et 20.000 lots en
rentes viagères — est celui de 1788, dont le plan pré-
voit l'émission de toute une série d'appels du même
genre aux capitaux
des particuliers; on
dut contraindre le
Parlement à l'enre-
gistrer dans un lit
lie justice.
En même temps
'lue les emprunts,
I ontinuent à fonc-
tionner les loteries
ordinaires, qui inté-
ressent toute la po-
pulation, sans dis-
tinction de fortune.
I^a célèbre loterie
royalequidevaitsub-
>ister jusqu'en 1832
ist organisée — en
tant qu'institution
régulière et perma-
nente de la monar-
chie — par un arrêt du conseil d'Etat, en date du
30 ]uin 1776. Cet arrêt supprime les loteries privées,
à l'exception de celles de Piété et des Enfants trou-
vés, et en réserve le monopole à l'Etat.
Ne convient-il pas « d'arrêter l'exportation de l'ar-
gent, qui va se placer à l'étranger dans des combinai-
sons plus .îcduisantes que les nôtres » ?
Mais le but réel est moins de lutter contre la con-
currence étrangère que de procurer à l'Etat un re-
venu qui, selon le rapport de Necker en I78r, ne
s'élève pas à moins de 7 millions de francs annuelle-
ment et atteindra plus tard de 10 à 12 millions.
La faveur que rencontre cette loterie témoigne
bien du goût inné du peuple français pour ce genre
de combinaisons, et l'enthousiasme dépasse même
l'attente des financiers en causant des ruines et des
scandales qui soulèvent les protestations des mora-
listes.
L'évêque d'Autun, Talleyrand, n'hésite pas à écrire :
Toute loterie n'est, et ne peut être, qu'un moyen cruellement
abusif d'attirer l'argent du peuple en se jouant de sa crédulité.
Veut-on rendre plus sensible encore l'injustice odieuse de la
loterie royale de France ? Qu'on la compare avec les jeux de
hasard, même les plus décriés, tels que les jeux de u Belle «>
et de « Biribi i>, ces jeux si publiquement avilis qu'on ose à
peine en rappeler les noms...
Ce n'est pas seulement dans les familles du pauvre et dans
los classes du peuple que la passion de la loterie fait de
terribles ravages ; elle est aussi une source féconde de mal-
heurs dans les classes plus élevées de la société.
Partout elle sème le trouble, le désordre, la méfiance, le
désespoir et, souvent même, les plus grands crimes.
A la vérité, l'emprunt-Ioterie trouve grâce à ses
yeux, et son témoignage est précieux à enregistrer;
car il montre qu'à cette époque, déjà, on appréciait
une des formes du crédit les plus fécondes et qui doit
prendre dans l'avenir un développement considé-
rable :
Il ne faut pas confondre avec ces loteries celles qui font
partie des emprtmts publics et qui y sont tellement attachées
qu'elles en forment la dénomination. Un emprunt en loterie,
quoique, sous plusieurs rapports, hors des véritables principes,
diffère pourtant des loteries proprement dites, dans les-
quelles l'alternative des joueurs est toujours placée entre la
perte entière des mises et la faveur particulière d'un petit
nombre de chances.
Dans l'emprunt en loterie, le joueur consent à placer son
argent à un intérêt plus faible, dans l'esDérance d'un lot en
sus de cet intérêt, qui est commun à tous les prêteurs ; toute
la perte est donc dans cette diminution générale d'intérêt.
Quel est le mécanisme de cette loterie royale, qui
soulève tant de passions ?
Dans la « roue de fortune » sont placés 90 numéros,
dont 5 seront tirés, et le joueur peut choisir entre
7 combinaisons différentes :
1° Extrait simple, s'il désigne simplement l'im des
numéros de i à 90.
2" Extrait déterminé, en indiquant l'ordre de sortie
du numéro choisi, c'est-à-dire s'il précise que le nu-
méro sortira soit le premier, le second..., ou le cin-
quième.
3° Ambe, s'il désigne deux numéros; le joueur ne
gagne que si ces deux numéros sont tirés parmi les
cinq extraits de la roue.
W 158- Avril 1920.
4° Ambe déterminé, s'il précise l'ordre de sortie de
ces deux numéros.
5» Terne, s'il choisit trois numéros qui doivent
sortir tous pour assurer un lot aux joueurs.
6" Quaterne, s'il choisit quatre numéros.
7» Enfin, quine, en désignant cinq chifïres que le
tirage doit faire sortir ensemble pour faire gagner
le joueur.
Les lots se trouvent proportionnés aux chances de
gain. Dans le premier cas, extrait simple, le joueur
qui a une chance sur go de gagner touche, en cas de
succès, 15 fois sa mise.
Dans le second, il n'a plus qu'une chance sur 450,
mais touchera, si la fortune lui sourit, 70 fois sa mise.
Dans le troisième cas, avec une chance sur 4.005,
le succès lui rapporte 270 fois sa mise.
Dans le quatrième, ses chances sont réduites à une
fois sur 80.100, mais il aura droit à 5.200 fois sa mise.
Avec la combinaison dite • terne », il n'y a plus
qu'une probabilité de gain sur 117.480 ; mais l'argent
versé par le joueur lui sera remboursé 5.500 fois.
Avec le « quaterne », les chances sont de i fois sur
2. 155. 190, et le gain multiplie la mise par 75.000.
Enfin, avec le quine, coup rare, qui n'offre qu'une
chance sur 43.949.268, la mise est remboursée i mil-
lion de fois.
Si l'on pouvait miser jusqu'à 10.000 livres au maxi-
mum pour un extrait simple, on acceptait pour le
quine jusqu'à 3 livres.
C'est là de quoi donner un aliment à l'imagination
et, de fait, nul ne résiste à l'espoir de faire fortune;
la passion du jeu sévit tout aussi bien dans le peuple
que parmi les nobles, et l'on remarque que la con-
sommation du pain et des denrées essentielles baisse
la veille des tirages.
Il est à noter que la moderne loterie d'Etat, en
Italie, est basée sur les mêmes principes, mais moins
l'ambe déterminé, ni le quine.
La Révolution supprima toutes les loteries (dé-
cret du 28 vendémiaire an II), mais laissa subsister
celle de France. A la vérité, elle est condamnée par
Appareil pour tirage de loterie. (Il a servi pour l'eiupruiit
foncier de 1912.)
la Convention, soucieuse de vertu (décret du 27 fri-
maire an II), mais il ne s'agit que d'une disparition
temporaire , car la loi du 9 frimaire an VI la réta-
blit, pour lutter contre les combinaisons clandestines.
Nous connaissons, d'aillem-s, d'autres motifs encore
à la décision du Directoire, car le rapporteur de la
loi au conseil des Cinq-Cents ne cache pas qu'il s'agit
de fournir des revenus à l'Etat; mais ses déclarations
prennent une forme habile et font ressortir le meil-
leur argument que l'on puisse invoquer en faveur de
la loterie :
De tous les genres de contribution, il n'en est point qui ait
moins de censeurs dans la masse du peuple et plus de par-
tisans qu'une loterie nationale. On est atteint, bon gré, mal
grè, par les autres impôts. Il est libre à chacun de ne point
contribuer à celui-ci.
Dès le 16 nivôse an VI (5 janvier 1798), un em-
prunt s'élevant à 80 millions de francs est autorisé :
il rapporte un intérêt de 5 p. 100 et présente cette
originalité que les primes devaient être alimentées
par nos victoires mêmes sur la Grande-Bretagne.
La loterie d'Etat prend, sous l'Empire et la Res-
tauration, une extension nouvelle, qui augmentait le
nombre des bureaux et des tirages.
Mais, en 1829, vingt-huit départements voient
leurs bureaux supprimés, et la loi du 21 avril 1832
LAROUSSE MENSUEL
stipule son abolition graduelle. Il faut arriver à la loi
du 21 mai 1836 pour la voir disparaître définitivement.
Cette loi sert de base à la réglementation encore
en vigueur actuellement; elle précise dans l'article
premier que :
Les loteries de toute espèce sont prohibées, ^mais excepte,
dans l'article 5, les loteries d'objets mobiliersexcltlsivement
destinées à des actes de bienfaisance ou à l'encouragement des
arts, lorsqu'elles auront été autorisées dans les formes qui seront
déterminées par des règlements d'administration publique.
L'article 2 interdit les ventes d'immeubles, de meubles ou
de m.irchandises effectuées par la voie du sort ou auxquelles
auraient été réunis des primes ou autres bénéfices dus au
hasard et, généralement, toutes opérations offertes au public
pour (aire naître l'espérance d'un gain, qui serait acquis par
la voie du sort.
D'une façon générale, les économistes et moralistes
approuvent cette loi, qui refrène les abus auxquels
avaient donné lieu les combinaisons de la monar-
chie, tout en canalisant cette force que
constitue, au point de vue financier, !■
goût prononcé du public pour les jeu
de hasard.
Et, si le principe même de la loterie :
la fortune acquise sans travail, parait
condamnable aux yeux des puritains,
ses partisans font valoir, non sans rai-
son, les grandes œuvres et les bonni s
œuvres accomplies grâce aux apports <!<
ce genre, grâce à la contribution libre
du public. Que d'infortunes soulagées,
que de merveilles d'art restaurées ou
construites avec l'argent des démocra-
tiques billets de i franc !
Donc, à partir de 1836, la loterie ne ï
fournit plus de revenus à l'Etat; elh |
sera l'instrument de l'art et de la charité S
Par malheur, les autorisations sont '^'•
accordées en trop grand nombre et don
nent lieu à des abus, particulièrement
en 1845, 1846 et 1850.
Les loteries peu importantes peuvent
être autorisées par les représentants il
ministère de l'intérieur, dont les pou voi i
ont été modifiés à cet égard plusieu;
fois ; s'il s'agit d'une loterie ne dépassa i
pas le total de 2.000 francs, les son-
préfets ont la faculté de les permettn
les préfets jusqu'à concurrence de 5.000,
Pour les sommes plus élevées, il ap-
partient au ministère de l'intérieur de
statuer, et un arrêté est indispensable.
Elles se multiplicntsurtoutaprès 1870;
ne rappelons que les loteries de l'Expo-
sitiondei878,laloteriefranco-espagnole,
celle de l'Exposition de 1889, etc.
Trop nombreuses, elles créent l'en-
gorgement des marchés, et les billets
ne trouvent plus preneur. En 1887,
en 1909, l'Etat doit intervenir et créer
des loteries de liquidation (pochette
nationale, 1909-1911). A cette date,
Clemenceau, président du conseil, dépose un projet
de loi tendant à leur suppression.
Pendant la guerre, alors que les capitaux étaient
absorbés par les grands emprunts ou intimidés par
les menaces des événements, elles ont servi plusieurs
fois à d'utiles œuvres de secours ou charité.
Il paraît d'autant plus imprudent de vouloir prohi-
ber complètement ces combinaisons, qui procurent
un peu d'espoir aux petites bourses, que, malgré
l'interdiction formelle concernant les billets de lote-
ries étrangères (défense de publier les listes de tirage,
ou de négocier billets et emprunts à lots de l'exté-
rieur, sauf autorisation spéciale), les loteries d'Etat
d'Italie, d'Espagne, celle de Hambourg ou toutes
autres pénètrent sur notre territoire et drainent
clandestinement, mais sûrement, une partie non né-
gligeable de l'épargne française.
La faveur des rentiers capitalistes, comme des éco-
nomistes, va surtout aux valeurs mobilières à lots,
parce qu'elles favorisent le goût du placement. Elles
représentaient en France, avant la guerre, un total de
plus de 6 milliards de francs. Elles comportent des
modalités diverses ; et on peut les classer eu trois
catégories principales :
l"* Obligations ne produisant pas d'intérêt, mais rembour-
sables par tirage au sort à un taux supérieur à celui de
l'émission; la différence entre ces deux taux constitue la
prime ; elles peuvent offrir ou non l'appât des lots ;
2° Obligations rapportant un intérêt, présentant des chances
de lots et remboursables au taux auquel a eu lieu la sous-
cription ;
3° Obligations rapportant un intérêt et qui seront rem-
boursées, par voie de tirage au sort, à un taux supérieur à
celui de la souscription.
Les emprunts à lots ont déjà, nous l'avons vu, été
imaginés et mis en pratique sous l'ancien régime,
entre autres par Necker.
En 1817, la bonne ville de Paris est autorisée à
» annexer une loterie à son emprunt, afin de faciliter
le placement des titres ». Elle émet des obligations
de i.ooo francs, comportant un intérêt de 6 p. 100
et des primes.
A cause des difficultés financières, ou dans le but
d'achever divers travaux d'embellissement de la capi-
99
taie, vont se succéder les emprunts remboursables
à lots : en 1832, 1848, 1851, 1855-1860 3 p. 100,
1865 4 p. 100, 1869 3 p. 100, 1871 3 p. 100, 1875
4 p. 100, 1876 4 p. 100, 1886, etc.
De même, certains départements. Nord, Seine et
d'assez nombreuses villes de France sont autorisés
par des dispositions législatives à émettre des valeurs
à lots, soit rapportant un intérêt comme celles de
Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, Lille, Amiens, ou
les titres des compagnies de Suez et Panama, soit non
productives d'intérêts, comme celles de Roubaix et
Tourcoing.
Le Crédit foncier de France jouit d'un privilège
qui lui est propre. Il est autorisé (décret du
28 mars 1852) • à émettre des obligations foncières
portant un intérêt annuel et remboursables par tirage
au sort, avec faculté d'y joindre des lots ou primes ».
La législation a voulu ainsi venir en aide à la pro-
Nouvel appareil pour tirage de loterie. (11 a la forme d'une sphère
et fonctionne âlectriquem''nt.}
priété foncière. Pour procéder à des émissions de
ces valeurs, le consentement du ministre des finances
sufRt.
Il n'est pas niable que l'application de la loterie
aux valeurs mobilières a donné d'excellents résultats
à l'époque moderne; la faveur qui se manifestait
autrefois pour les loteries royales, purement spécu-
latives, se reporte sur des titres constituant des pla-
cements stables et solides et qui laissent, cependant,
la porte ouverte aux espoirs et aux rêves.
Aussi ne faut-il pas être surpris si l'on constate,
après les terribles angoisses de la guerre, un renou-
veau de faveur pour ces titres, qui se classent parmi
les placements modernes les plus utiles.
L'existence est devenue plus difficile, plus compli-
quée qu'avant la guerre; au renchérissement corres-
pond un plus vif désir de gain, auquel ne sont peut-
être pas tout à fait étrangers le désir de jouissance
qui suit les grandes crises. La plupart de ceux qui
disposent de quelques fonds sont tentés de faire appel
au hasard, et les Etats — sauf l'Angleterre — parais-
sent disposés à tirer parti de ce goût universel pour
les valeurs à lots.
Seuls, semble-t-il, peuvent les en blâmer ceux qui
dénient toute part de vérité à la parole célèbre de
Voltaire :
Tout est loterie sur terre.
C. Mbillâc.
Maison cernée (la), pièce en 4 actes, en
prose, de Pierre Frondaie, représentée pour la pre-
mière fois au théâtre Sarah-Bernhardt le 10 dé-
cembre 1919.
Le l" acte se passe dans un Palace Hôtel du Caire,
en I9I7- Il y a là des officiers anglais de lacoloime ex-
péditioimaire qui doit repousser les Turcs et s'avancer
jusqu'à Jérusalem. Ce sont le colonel Ward avec sa
femme, son frère, le lieutenant Harry, un autre offi-
cier, Dawis, et plusieurs autres. Un journaliste, cor-
respondant de guerre, se fait donner quelques explica-
tions, qui nous éclairent sur le caractère de chacun des
personnages et, en particulier, sur celui de M"« Ward,
qui, tout en aimant son mari, semble pourtant pro-
100
mener dans la vie un nuage de tristesse et comme le
poids d'un secret.
Le colonel Ward a retrouvé en Egypte un jeune
homme, qu'il a connu tout enfant et qui est employé
aux travaux du canal de Suez, Jeff Gordon. Il était lié
avec le père- Celui-ci aeu une vilaine finet s'est tué pour
une femme qui lui avait fait abandonner son ménage.
Le colonel a d'autant plus d'affection pour le jeune
Gordon qu'il a eu autrefois une liaison avec sa mère-
II s'intéresse à lui et désire le faire entrer dans le
cercle de ses officiels. Il consulte ceux-ci, avec une
correction tout anglaise, pour ne pas leur imposer
un camarade qui ne leur plairait pas. Tous acceptent
avec empressement le candidat du colonel, sauf le
major Dawis, un puritain rigoriste, qui veut écarter
de l'armée un officier dont le nom porte une tare, ne
lui fût-elle pas personnelle. Ses collègues ont beau
lui faire observer que la faute et le déshonneur sont
ceux du père, non du fils; Dawis est intransigeant.
Pour lui, le lieutenant Gordon sera un officier discré-
dité. Mais la majorité l'emporte. Le jeune Gordon
est introduit, et l'on voit M"" Ward pâlir et laisser
tomber son éventail. Pendant un court instant, elle
est seule avec lui : le temps de nous apprendre qu'ils
se sont aimés éperdument avant le suicide du père.
Alors, la vie les a séparés, et M°" Ward a accepté le
mariage avec le colonel, dont elle respecte la droiture
et le caractère élevé.
Cependant, le colonel prépare la marche en avant
de la colonne qui doit se diriger vers le mont Sinaï.
jimo Ward, qui avait d'abord eu l'intention de rester
en Egypte pour cause de santé, retrouve des forces
et décide de suivre son mari.
L'acte II se déroule dans le désert de l'Arabie. Le
régiment du colonel Ward campe auprès d'une mai-
son arabe, habitée par les officiers. Le service est fait
par une jeune Arabe, Aïma. Le colonel désigne le
lieutenant Gordon et le lieutenant Harry pour une
mission périlleuse : une rivière voisine est tenue par
un régiment turc, dont le colonel consent à trahir
son devoir pour une somme déterminée. Il s'agit de
lui porter cette somme en évitant la sentinelle. Gor-
don est chargé de la part la plus rude de ce raid
nocturne. Il sera soutenu par son camarade Harry,
qui reviendra avec ou sans lui.
C'est le soir, sur la terrasse de la maisonnette. Le
départ des deux officiers doit se faire dans une
heure. Gordon, probablement, n'en réchappera pas.
M"" Ward le fait chercher par la servante Aïma.
Elle veut faire ses adieux à l'être aimé, avant qu'il
affronte la mort. Mais, pendant leur entretien furtif,
im incident se produit. Le major Dawis a la preuve
que la servante Aïma n'est pas une Arabe, mais une
espionne turque, en relation avec un espion déguisé
en .Arabe. Ses sentinelles ont vu entrer un homme
dans la maison. Ils ignorent que c'est Gordon, qui
est venu pour faire ses adieux. Dawis entre avec une
escorte, pour procéder à une perquisition. M""" Ward,
qui a fait cacher son amant, s'y refuse. Le major Dawis
s'incline, mais, du moins, personne ne sortira. La mai-
son demeurera toute la nuit cernée par les soldats.
Gordon se trouve dans une situation tragique, pris
dans ce dilemme : ou bien déshonorer la femme qu'il
aime en dénonçant sa présence, ou bien renoncer à
accomplir la mission héroïque dont il vient d'être
chargé. M""» Ward, affolée, fait appeler son beau-
frère, Harry, qui découvre ainsi sa faute. Pour l'ins-
tant, il n'a qu'un parti à prendre. Gordon n'est pas
digne de la confiance de son colonel. Harry lui re-
prend l'argent destiné à l'officier turc, et il part. Il
affrontera seul le danger. La mission sera remplie,
jlme Ward et Gordon demeurent face à face sur la
terrasse, dans la nuit.
Au III" acte, on les retrouve quelques heures plus
tard. Le jour est venu. Les sentinelles de garde se
retirent. Gordon se cache sous un burnous arabe et
se sauve, pour regagner sa tente.
Le colonel, qui a travaillé toute la nuit avec ses
officiers, revient à la maison pour embrasser sa
femme et prendre quelque repos. Il voit arriver
Harry, revenu sain et sauf de son expédition noc-
turne. Il croit que Gordon a fait aussi son devoir. Il
s'étonne de ne pas l'avoir vu dès son retour, et voici
le major Dawis, qui vient lui apprendre qu'il a mis
Gordon en état d'arrestation, parce qu'il l'a surpris
au moment où il allait se suicider. Le colonel Ward,
qui est loin de soupçonner la vérité, fait comparaître
le prisormier. Il l'interroge devant Dawis. Il apprend,
non sans surprise, que Jeff Gordon n'a pas quitté le
cantonnement : il n'a pas fait son devoir.
Dawis va plus loin. Il a vu Gordon parler à la ser-
vante Aïma, dont il sait qu'elle est une espionne en
relations avec un des leurs. Il accuse Gordon d'être
un espion. Le jeune homme voit soudain dans cette cir-
constance le moyen de sauver l'honneur de M"»" Ward .
Il accepte l'accusation. Il déclare qu'en effet il fait
de l'espionnage. Le colonel, indigné et douloureuse-
ment meurtri, donne l'ordre que Gordon soit immé-
diatement fusillé. On l'emmène avec le peloton d'exé-
cution. A ce moment. M"" Ward vient converser
avec son mari, qu'elle trouve accablé et soucieux. Au
hasard de la conversation, elle apprend l'imputation
qui pèse sur Gordon et qu'il n'a pas démentie. Son
amour s'alarme, et elle confesse la vérité. Gordon,
LAROUSSE MENSUEL
chastement, il est vrai, a passé la nuit avec elle. Le
colonel, bouleversé, téléphone pour qu'il soit sursis
à l'exécution qu'il a ordonnée. Gordon est libre.
Le IV" acte se passe à Jérusalem, où l'armée an-
glaise est entrée triomphalement. Le colonel a été
grièvement blessé à la tête. Sa femme le soigne avec
dévouement. Le lieutenant Gordon s'est battu si bra-
vement qu'il a conquis l'estime et le respect de tous,
même de son accusateur, Dawis. Le colonel se fait
transporter sur la terrasse de la maison transformée
en hôpital militaire. Il rend honunage à Gordon ré-
habilité et, en mourant, il autorise sa veuve à épouser
plus tard le jeune héros.
Ce drame est l'œuvre d'un homme de théâtre, qui
connaît les ressources de son métier. Il est soli-
dement charpenté, clairement écrit, bien conduit,
il contient tous les éléments d'intérêt que l'on
demandée la fiction dramatique. Les caractères sont
observés et se tiennent : le brave colonel, loyal
et confiant; sa femme, qui lutte contre un amour
qu'elle condamne et qu'elle subit ; Jeff Gordon, qui
porte le poids d'un nom déshonoré et qui lave la
tache paternelle par une série d'actes héroïques.
S'il a la faiblesse d'écouter M"" Ward, il faut, du
moins, lui rendre cette justice qu'il l'a fait en résis-
tant et qu'il est la victime de la fatalité et de la volonté
de sa partenaire. Le lieutenant Harry est brave, correct,
droit. Le major Dawis personnifie l'intransigeance
rigide et sans compromission de l'Anglais rigoriste.
Le drame est bien engagé : il est pathétique, il
secoue l'émotion par la violence inéluctable d'une
situation presque impossible à dénouer. Elle est dra-
matique, et elle a effectivement été souvent portée au
théâtre. Elle est la même dans Patrie de Victorien
Sardou, dans l'Ahbi de Gabriel Trarieux, dans la
Veillée d'armes de Farrère. Le cas d'un homme qui
accepte une accusation odieuse pour sauver une
femme est angoissant et prête à des scènes émou-
vantes. Pierre Frondaie a su tirer de ce thème
les éléments dramatiques qu'il contient ; il les a
agencés avec un art ingénieux, soutenu par une jolie
sensibilité et la peinture intéressante de caractères
et de sentiments qui ne connaissent aucune bas-
sesse. — - I.^o Claretib.
Les principaux rôles ont été créés par : M"* Michelle
(M»« Ward), M"« Thomas (Aïma) ; et par MM. L. Gauthier
{colonel Ward), Yonnel {Jeff Gordon) Escoflier {lieutenant
Harry), Decœur {Dawis).
Mucorinées. (Préparation de l'alcool à
l'aide des mucorinées.) Chim. et ind. — L'indus-
trie de l'alcool était très florissante dans le nord de
la France, lorsque l'invasion allemande vint nous
priver de ses ressources, au moment même où nos
arsenaux réclamaient d'énormes quantités d'alcool
pour élaborer les munitions nécessaires.
Les besoins de la Défense incitèrent à de grands
efforts; les usines confisquées, détruites, furent réé-
difiées à l'arrière; des méthodes nouvelles de travail
furent mises en pratique, des procédés, peu répandus
jusqu'alors, furent appliqués avec une
extension telle que, dès 1916, la pro-
duction de la distillerie reconstituée
atteignait la moitié de la production
normale; ce chiffre était considérable,
si l'on considère les difficultés qu'il
avait fallu surmonter.
Une des grandes causes de ce ma-
gnifique résultat fut, dans la prépara-
tion de l'alcool de grains, par l'emploi
de plus en plus diffusé des champi-
gnons microscopiques {moisissures ou
mucors) pour réaliser très simplement
la transformation de l'amidon en sucre
fermentescible. Les procédés basés sur
leur action ont, par suite de leurs réels
avantages (simplicité, économie, grand rendement),
rapidement supplanté les anciennes méthodes.
La comparaison des divers moyens d'obtenir de
l'alcool en partant du grain nécessite, pour sa bonne
compréhension, quelques indications sur la tech-
nique de la distillerie, indications qu'il importe d'ex-
poser ici.
Les alcools d'industrie, c'est-à-dire les alcools autres
que ceux obtenus à l'aide de fruits frais (raisin,
fruits, etc.), s'obtiennent de plusieurs manières. Une
des plus importantes consiste à prendre comme ori-
gine les matières amylacées, riches en amidon ou fé-
cule, contenues dans les grains (blé, maïs, sorgho, 56
à 70 p. 100 d'amidon) ou dans les tubercules (pommes
de terre, topinambours, 14 à 18 p. 100 de fécule).
L'amidon aérien des grains ou l'amidon souterrain des
tubercules {fécule) est transformé en sucre ; ce dernier,
par fermentation, est ensuite converti en alcool.
Longtemps, la transformation de l'amidon en son
premier stade, le sucre, opération désignée sous le
nom de saccharification, eut lieu soit à l'aide d'acide,
soit à l'aide de malt.
Les acides à la dose de 50 à 100 kilogrammes pour
i.ooo kilogrammes de grains provoquent rapidement
la conversion de l'amidon en dextrine, puis en sucre ;
cette opération s'effectue également sous l'influence
de substances particulières, dites diastases, sécrétées
durant la germination du grain. En déterminant la
H' 158. Avril 1920.
germination artificiel!ement, on fait développer pré-
cisément ces diastases; à un certain degré de déve-
loppement, la germination est arrêtée par chauffage
à 60° C. Ce grain, ainsi germé, torréfié et moulu,
constitue le malt; son élaboration fait l'objet d'une
industrie importante, la malterie, base des industries
de la distillerie et de la brasserie; en distillerie,
cette farine maltée, mélangée dans la proportion d'un
dizième à la farine du grain cuite en empois, déter-
mine en quelques heures, de ôo» à 64° C, la sacchari-
fication nécessaire.
Le procédé à l'acide tend de plus en plus â être
abandonné ; il peut convenir au traitement rapide de
grains avariés, mais présente l'inconvénient de four-
nir un faible rendement et de laisser des résidus ou
drèches inutilisables, même après neutralisation, pour
la nourriture des bestiaux. Le procédé au malt donne
de meilleurs résultats; ses drèches sont recherchées
par les agriculteurs, mais son application est coiî-
teuse, par suite du prix élevé du malt, dont la quan-
tité nécessaire est proportionnelle (8 à 10 p. 100) au
poids d'amidon à traiter; de ce fait, les exploita-
tions sont grevées d'une dépense considérable.
Nous verrons plus loin que certaines mucorinées
effectuent la saccharification avec un rendement
extraordinaire, une grande simplicité de travail et
une réelle économie, le champignon saccharifiant se
reproduisant à l'infini par fructification; son prix,
par rapport à la substance à saccharifier, est alors
absolument négligeable.
Ce fut grâce aux travaux des élèves de Pasteur
et, notamment, à ceux du D' Calmette, que ces pré-
cieux organismes ont été découverts, vers 1885, dans
certains ferments employés par les Chinois et les
Indochinois pour préparer l'alcool de riz.
En effet, dans les pays asiatiques, les habitants
procèdent depuis des temps immémoriaux à la fabri-
cation d'alcool d'une façon très simple : le riz cuit à
l'étouffée, c'est-à-dire gonflé par la cuisson sans avoir
perdu sa forme, est étendu au fond d'une jarre de
terre, puis saupoudré de pouare d'un pain spécial
dénommé men, riche en ferments et en levures. Ce
meii introduit les germes des champignons, ceux-ci
se développent rapidement et saccharifient l'amidon.
La jarre est alors remplie aux trois quarts d'eau, les
levures entrent en travail, le liquide s'enrichit bientôt
en alcool. La fermentation terminée, un col et un
réfrigérant adaptés à la jarre constituent un appareil
rudimentaire suffisant pour retirer, malgré la sim-
plicité de l'opération, jusqu'à 24 litres d'alcool par
100 kilogrammes de riz.
C'est précisément dans ces mens que le D'' Cal-
mette isola un organisme saccharifiant, Vamylomyces
Rouxii, qu'il nomma ainsi en l'honneur de son maître,
le D' Roux. (V. AMYLOMYCES, Lat. Mens.,i. II, p. 527.)
Ce premier travail fut suivi d'un grand nombre
d'études, et nombreux sont aujourd'hui les champi-
gnons utilisables. Ceux-ci appartiennent au genre mu-
cor (famille des mucorinées ou mucédinées), ils ont tous
sensiblement les mêmes caractères morphologiques.
Production annuelle de la distillerie française.
ANNÉES
1912
1914
1915
1916
Eaux-de-vie naturelles
Alcools de grains et pommes de
337-642'
880.821
465-325
1-620.552
5-269
304.777
466.336
376.951
505.922
313
515.947
356.532
317.173
797.019
766
212.148
665.232
"55-271
450-624
74-380
Alcools de mélasses
Alcools de betteraves
Production totale . . .
3.309.609
1.634.299
1-987.437
1-557-655
I. <^C3 cliiffres repr»Ssenlpnt des hectolifrea d'alcool pur. 1
mais ils peuvent se différencier par leur puissance sac-
charifiante et, surtout, par leur résistance particulière
soit à la température, soit aux agents d'infection.
Industriellement, l'emploi de ces végétaux infini-
ment petits fut tenté, vers 1900, à Seclin, dans les
usines Collette et Boidin et mis en pratique sous le
nom de procédé amylo. Rapidement apprécié, le
procédé fut installé dans plusieurs distilleries impor-
tantes, mais la fragilité de l'amylomyces entraine à
de multiples précautions; notamment, la saccharifi-
cation doit se faire en milieu rigoureusement asep-
tique, sous peine d'insuccès.
Cette fragilité conduisit à rechercher des espèces
plus résistantes. Telle fut celle découverte par un
ingénieur-agronome, H. Boulard. Cette espèce, connue
sous le nom de mucor n° 5, est un rhizopus, dont la
résistance permet précisément de travailler indus-
triellement, dans des conditions plus aisées, l'infec-
tion des cuves par les ferments parasitaires étant
moins à craindre.
Morphologie des mucors. Ces moisissures sont des
champignons que l'on rattache ordinairement au
genre mucor, classement , du reste, fort discuté ; le
Prof' Mangin, en particulier, les considérant plutôt
comme appartenant au genre rhizopus.
Généralement d'origine tropicale, les mucors ne se
développent bien que dans les contrées humides et
chaudes; là, seulement, se rencontrent les espèces ca-
)»• J58. Avril 1920.
pables de saccharifier l'amidon et, même, de pour-
suivre la transformation jusqu'à l'alcool ; les espèces
banales rencontrées en Europe ne sont pas douées
de ces actives propriétés cliimiques.
Lorsque le champignon croît au sein d'un milieu
nutritif favorable, il présente un léger feutrage qui,
vu au microscope, est constitué de longs filaments
ramifiés, mais non cloisonnés ; durant sa végétation,
aux extrémités de quelques filaments, il se forme de
petites masses sphériques {sporanges ou sporocystes)
isolées par une légère cloison (columelU) ; bientôt, ces
sporanges se remplissent de cellules, puis, à la matu-
rité, laissent échapper une sorte de graine, Vendos-
pore. Celle-ci, en liberté, engendre rapidement un fila-
ment ou mycélium, origine d'un nouveau feutrage,
semblable au feutrage initial. Le cycle ainsi recom-
mence; ce processus est le mode le plus usuel de
reproduction.
Dans certaines conditions, cependant, la repro-
duction peut avoir lieu au moyen d'organes spé-
ciaux (pseudospores, chlamydospores ou conidies) se
formant dans le filament même et susceptibles d'en-
gendrer à nouveau un mycélium. Cette forme de
multiplication du champignon a lieu lorsque la plante
se développe dans l'eau, tout en aérant fortement le
liquide ; enfin, la reproduction s'obtient également
par ensemencement de simples fragments de mycé-
lium. Quant à la formation d'œufs, sans que l'on
puisse la nier, on ne l'observe jamais dans les condi-
tions ordinaires de l'industrie.
Le mycélium formé au détriment des sucs et des
matières organiques du moût sécrète certaines dias-
tases, susceptibles les unes de saccharifier l'amidon,
les autres de transformer ce même amidon en alcool ;
l'action des premières étant plus active, pratique-
ment, on n'utilise les mucors que dans la première
transformation, la conversion en alcool s'opérant à
l'aide de levures ordinaires.
La vie des deux organismes : mucor et levure est
compatible ; on peut même ensemencer les germes en
même temps, la différence dans les durées d'action
permettant au mucor d'élaborer assez de sucre pour
le travail de la levure, avant que celle-ci ait atteint
le développement nécessaire.
Procédé amylo. Le premier procédé rationnel basé
sur l'action des moisissures est connu sous le nom
de procédé amylo; il travaille avec l'amylomyces
Rouxii. En principe, d'après les derniers perfection-
nements apportés à ce procédé, l'amidon du grain
est liquéfié en empois pour le rendre plus apte à
l'action du champignon, cette liquéfaction ayant lieu
par cuisson avec une petite quantité d'acide, juste
suffisante pour neutraliser les phosphates du grain ;
la rupture du grain et la mise en liberté de l'amidon
étant facilitées par une détente brusque de la pression
maintenue dans le cuiseur durant cette opération.
La masse liquide bouillante est envoyée dans une
cuve fermée, où elle se refroidit à 38° C, à l'abri de
tout microbe étranger ; à ce moment, on ensemence
avec la culture d'amylomyces.
A partir de ce moment, la végétation est activée
par barbotage d'air pur et agitation mécanique ; au
bout d'une vingtaine d'heures, si les précautions
convenables d'asepsie ont été prises pour éviter l'in-
fection de la cuve par des formes parasitaires, tout
l'amidon est transformé ; on ajoute la levure. Après
quelques jours de travail, les jus sont prêts à être
distillés.
Procédé au mucor. En partant d'un rhizopus plus
résistant qu'il réussit à isoler, H. Boulard a pu ré-
duire en partie les précautions nécessaires et même
réaliser des saccharifications en cuves ouvertes. Par
suite, les procédés aux mucorinées sont devenus
plus pratiques ; de fait, l'adaptation dans toutes ies
récentes installations du travail au mucor est la meil-
leure preuve de son efficacité.
La première application eut lieu en 1914, et ses
premières productions furent utiles à la Défense na-
tionale par le secours apporté aux poudreries. Dans
ce travail, le matériel nécessaire reste le même que
dans le précédent : cuiseurs, cuves closes, colonnes
à distiller, etc. Le grain, concassé grossièrement, est
cuit avec une faible quantité d'acide sous 4 ki-
logrammes de pression, durant quelques minutes,
formant un moût que l'on envoie à la cuve de fer-
mentation.
Celle-ci est un grand réservoir de i.ooo à 2.000 hec-
tolitres en tôle, absolument clos, muni de tuyauteries
nécessaires à l'admission et à la vidange des moûts,
au barbotage d'air et au refroidissement externe par
ruissellement d'eau. L'air employé est simplement
purifié par barbotoge à son arrivée ; au départ de la
cuve, il est lavé à l'eau, pour retenir les petites quan-
tités d'alcool qu'il pourrait entraîner.
Le refroidissement obtenu à 40°C., la masse est en-
semencée de quelques grammes de culture du mucor
sur riz ; en 24 heures, le développement du mucor a
atteint son complet développement, le mycélium
pèse plusieurs milliers de kilogrammes. A ce moment,
on ajoute la levure, qui doit compléter le travail.
Après trois à quatre jours de fermentation, les jus
peuvent être distillés.
Auparavant, on en retire au filtre-presse les dépôts
solides (drèches) ; ceux-ci, desséchés, contiennent, sur-
LAROUSSE MENSUEL
fout avec le maïs, une grande quantité de substances
grasses, que l'on peut extraire par épuisement à l'éther
de pétrole ; les tourteaux résiduels servent ensuite à
l'alimentation des bestiaux.
L'action du mucor est remarquable; le rende-
ment de la transformation amidon en sucre atteint
97,5 p. 100 de la théorie; quant aux rendements en
Rendement de zoo kilogrammes de grains en alcool pur, selon
les divers procédés.
Procédé à l'acide 27 à 33 litres
Procédé au malt 34 litres;
Procédé chinois 18 à 24 litres
Î39 à 44 litres
37',03 avec du mais
43', 47 avec du riz
alcool, comme l'indique le tableau ci-dessus, ce sont
les plus forts que l'on ait jamais obtenus.
L'application des mucorinées en distillerie a été
un réel progrès, tant par la finesse des produits
lor
de fer, encombrés, étaient insuffisants à ramener à
l'arrière. Cette besogne incomba aux navires que nous
avons nommés et, en outre, à des paquebot» trans-
formés à la hâte, comme la Bretagne, le Tchad, le
Ceylan. Ils remplirent là, en somme, plutôt le rôle
de trains sanitaires, accomplissant des traversées
courtes, et à bord desquels, par conséquent, on ne
pouvait songer à faire une chirurgie active, bornant
son ambition à évacuer le plus vite possible ces
hommes souffrants et à bout de forces, faisant seule-
ment quelques pansements nécessaires et donnant
les soins d'urgence. Ces bateaux remplhrent de façon
très satisfaisante ce programme et transportèrent
ainsi 32.000 hommes environ, pris à Dunkerque et
débarqués à Cherbourg, Brest, Saint-Nazaire et
Le Havre.
Bientôt, la situation changea. Ce que l'on de-
manda aux navires de ce genre, lorsque se fut fixé
le front d'Occident, ce fut d'aller chercher les ma-
Mucors vus au microscope et 500 fois grossis : 1. Endospore germant; 2. MyciJUuin de rhizopus; 3. Formation des sporocystes;
t. 5, 6. Dehiseence du sporocyste.
obtenus que par leur bon rendement. D'autres indus-
tries peuvent également profiter de ces travaux; le
moût, traité au mucor, au lieu d'être distillé, peut être
ensemencé d'un mycoderma acétique spécial et trans-
formé en excellent vinaigre. De même, en brasserie,
on songe à substituer ces procédés de saccharifi-
cation au traditionnel malt ; il est de toute évi-
dence que les méthodes modernes se recomman-
dent par leur* grande économie, fait éminemment
digne de considération, en cette période de renché-
rissement. • M. MOLINIK.
Navires-hôpitaux (les). Leur rôle pen-
dant LA GUERRE DE I9i4-i9r8. Les premiers navires-
hôpitaux, ou hôpitaux flottants, datent d'il y a
quarante ans environ, c'est-à-dire de l'époque des
expéditions coloniales. C'étaient des bateaux dé-
modés, comme la Minerve, que l'on mouillait dans
les rivières et qui, transformés en véritables ambu-
lances fixes, recevaient les soldats blessés et malades
provenant de la terre ferme. Plus tard, pour assurer
la relève des troupes dans les colonies lointaines,
comme l'Indochine, et afin de rapatrier les malades
dans de bonnes conditions d'hygiène potu: une longue
traversée, on construisit de véritables navires spé-
ciaux, qui prirent le nom de transports-hôpitaux.
Mais, comme ils étaient d'un entretien coûteux et
immobilisaient un nombreux personnel marin, on
eut bientôt recours aux paquebots ordinaires, qu'on
affréta pour le même service (Le Goaer).
Au moment où la guerre de 1914 éclata, on pen-
sait que les navires-hôpitaux, en cas de conflit, ac-
compagneraient les escadres et recueilleraient les bles-
sés des combats en mer; on réarma donc, à cet effet,
soit les transports-hôpitaux de jadis, comme le
Tonkin, devenu le Duguay-Trouin (et transformé
depuis longtemps en croiseur-école), le Ving-Long,
le Bien-Hoa, soit des paquebots comme le Canada.
Mais leur rôle devint rapidement tout autre que
celui qu'on avait prévu. Il consista, faute de com-
bats entre escadres, à rapatrier les blessés et les ma-
lades soit de quelques champs de bataille du front
occidental proches des côtes, soit, surtout, provenant
des pays d'outre-mer où le conflit s'était étendu.
Au début de la guerre, en effet, il fallut d'abord
embarquer à Dunkerque, pendant les batailles des
Flandres, les hommes à évacuer et que les chemins
lades et les blessés au plus près des fronts de guerre
de la Méditerranée et de les transporter dans les
hôpitaux des régions calmes, ceux de la métropole
ou de l'Afrique du Nord. Cette fois, il ne s'agissait
plus d'un simple transport de quelques heures, mais
bien de voyages de plusieurs jours, pendant lesquels
il importait que ces hommes fussent soignés comme
ils l'auraient été dans de véritables hôpitaux. Or les
anciens transports-hôpitaux étaient très démodés,
leurs installations étaient insuffisantes et, au point
de vue chirurgical moderne, parfois défectueuses,
leur vitesse trop faible, leur sensibilité au roulis trop
grande : « Bon hôpital de stationnement, médiocre
transport-hôpital », dit le médecin-chef de l'un d'eux,
dans son rapport. Ils firent jusqu'au bout et de leur
mieux ce qu'on leur demandait, et les améliorations
dont ils avaient été rapidement dotés firent, certes,
d'eux de très précieux auxiliaires; mais il fallait
songer à les remplacer par des unités plus modernes,
mieux adaptées aux besoins, et ils disparurent peu
à peu, tandis que prenaient leur place des paquebots
des grandes lignes, merveilleusement conçus pour les
longues traversées et aménagés avec confort et un
véritable luxe, que l'on transforma aussi rapidement
que possible poiu' en faire de véritables hôpitaux
flottants. Ainsi, la flotte de ces navires se com-
pose-t-elle de huit de ces paquebots : la Divona, le
Sphinx, VAndré-Lebon, l'Asie, la Navarre, la Flandre,
le Lafayette et la France IV. Il faut mettre à part
ce dernier, grand navire de 220 mètres de longueur,
de 29.000 tonnes de jauge, pouvant transporter
2.500 hommes par voyage, mais que l'on ne con-
serva en service que peu de temps, en raison de son
excessive consommation d'eau et de charbon. Les
autres unités de cette flotte jaugeaient de 9.000
à 15.000 tonnes et avaient une vitesse de 13 à
15 noeuds.
Le médecin en chef Chastang, auquel nous em-
pruntons ces renseignements, a montré, dans une
étude détaillée, quelles transformations avaient d<l
subir, pour répondre à leur nouvelle distinction, ces
navires affectés jusqu'alors au transport de passa-
gers. Leurs grands salons firent de belles salles de
malades; on isola le plus possible dans les nom-
breuses cabines les malades ou blessés graves ou
dangereux pour les autres, ainsi que les officiers et
sous-officiers; les services généraux furent à l'aise.
102
d'une façon générale, dans les pièces que l'hospitali-
sation des transportés laissaient libres. On aménagea,
pour ces derniers, outre les salles à manger, les salons
et les cabines, les entreponts et même les ponts-pro-
menoirs. Mis à part certains inconvénients, comme
l'étroitesse des coursives, qui ne permettaient que
difficilement le passage des brancards, tout marcha
de façon satisfaisante sur ces navires, et les services
qu'ils ont rendus sont inappréciables.
Ils transportaient à chaque voyage, en moyenne,
de 700 à 1.200 hommes chacun, couchés sur des lits
spécialement faits pour résister au roulis, faible, d'ail-
leurs pour ces grandes unités. A bord de chacun
d'eux, on avait aménagé une ou deux salles d'opé-
ration à une, deux ou trois tables, très largement
=
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Lavab
0
Salle
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manger
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des 3'''**cla83e3
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ilitaires
Pont infériear AV.
éclairées de jour par la lumière naturelle et, de nuit,
par l'électricité, alimentées en eau stérilisée ou en
liquide de Dakin. De multiples salles de pansement,
des cabines de radioscopie complétaient l'installation.
Le chauffage était assuré sur quelques-uns de ces
bateaux par des radiateurs à vapeur ou électriques,
sur les autres par des thermo-tanks. Le seul point
défectueux signalé par le rapport du médecin-chef
Chastang a trait au blanchissage, les buanderies des
paquebots ayant été prévues pour effectuer dés les-
sives minimes et non le blanchissage de quantités
considérables de linge comme il en est sali dans un
hôpital. Extérieurement, ces navires se conformaient
à la Convention de Genève et étaient peint j en blanc,
avec une bande horizontale verte de i mètre et demi
de largeur. Ils portaient le pavillon blanc à croix
rouge à côté de leur pavillon national.
Le personnel de chacun de ces navires-hôpitaux
comprenait un médecin principal, remplissant les
fonctions de médecin-chef, trois ou quatre médecins
chefs de service, dont un chirurgien spécialisé, trois
ou quatre médecins auxiliaires, un ou deux pharma-
ciens, un aumônier catholique et un aumônier pro-
testant, des infirmiers fournis par la marine d'une
part, par les services auxiliaires de la guerre, d'autre
part (ceux-ci, peu instruits de leurs fonctions et insuf-
fisamment résistants, ont donné beaucoup de mé-
comptes), et, enfin, quelques infirmières des sociétés
de Croix-Rouge, dont la suppression ou, tout au moins,
la sélection très sévère est demandée dans presque
tous les rapports des médecins-chefs. Le matériel
médical et chirurgical, très complet, était fourni par
l'administration de la guerre. En outre, les Croix-
Rouge et, principalement, celle d'Angleterre, ont
donné libéralement du linge, des vêtements de ma-
lades, etc.
Ainsi armés, les navires-hôpitaux eurent en pre-
mier lieu à servir aux Dardanelles. Là, leur rôle fut
double. Ils constituèrent d'abord des hôpitaux fixes
qui désencombraient les ambulances fonctionnant à
terre et, comme tels, durent soigner sur place les
blessés graves qui avaient besoin de secours chirur-
gicaux immédiats et des blessés moyens, que les
unités combattantes récupéraient après guérison.
Mais leur principal rôle, à ce moment et plus tard,
fut de ramener en France ou dans les ports d'Al-
gérie et de Tunisie les hommes que l'on évacuait
définitivement des armées d'Orient. Quelques-uns
eurent, en outre, à recueillir les débris de l'armée et
de la population serbes qui arrivaient à la côte, après
une terrible retraite à travers les montagnes de l'Al-
banie, dans un indescriptible état de dénuement et
de misère, ayant laissé le long des chemins plus
d'hommes, de femmes et d'enfants qu'il n'en parve-
nait au terme de ce calvaire. Si l'armée serbe a pu
se reconstituer et jouer ultérieurement un rôle ma-
gnifique, c'est, en grande partie, à la marine française
qu'elle le doit et, surtout, aux navires-hôpitaux, qui
firent tant et de si fructueux voyages de la côte à
Corfou et en Tunisie.
La statistique d'ensemble donnée par le ministère
de la marine accuse que plus de 220.000 hommes
furent évacués d'Orient, de mai 1915 à décembre igi8.
Sur ce total, plus de 147.000 furent débarqués à
Toulon, plus de 63.000 à Bizerte, 5.362 à Alger et
quelques milliers à Alexandrie. Cette statistique ne
comprend ni les évacuations de Dunkerque ni celles
qui concernent les Serbes.
L'expérience a montré que ces navires étaient un
précieux moyen de transport, que les hommes y
LAROUSSE MENSUEL
étaient bien couchés, bien soignés, bien surveillés,
bien nourris, que les grands paquebots de ce genre
tenaient assez bien la mer pour que le roulis ne
gênât que fort peu les blessés hospitalisés à leur
bord. Au reste, comme le fait très justement remar-
quer l'inspecteur général du service de santé de la
marine. Chevalier, dans une communication à l'Aca-
démie de médecine, les mouvements du bateau,
même par gros temps, sont moins à redouter pour
les blessés que la trépidation, les secousses et les
arrêts brusques des trains sanitaires.
L'activité chirurgicale fut très grande, dit le même
officier général, à bord de la plupart des navires-
hôpitaux. Et il cite, en exemple, que le médecin-chef
I de l'un d'eux pratiqua, en plusieurs voyages repré-
sentant 39 jours d'hospi-
talisation et sur un effectif
de 1.884 blessés, 155 in-
terventions de grande chi-
rurgie ; que, sur un autre,
un médecin principal, en
quinze traversées, a pro-
cédé à 968 opérations ayant
nécessité l'anesthésie, dont
plus de 300 fois l'anesthésie
générale. Ces chiffres sont,
en effet, très démonstratifs,
du fait que ce furent là de
véritables hôpitaux, dont
la vie médico-chirurgicale
était identique à celle des
hôpitaux du continent.
Les études faites sur ce
sujet et, notamment, celle
que nous avons déjà citée et qui est due au docteur
Chastang, se terminent par des vœux concernant les
navires-hôpitaux de l'avenir. D'une façon générale,
on estime qu'une réforme s'impose. Les uns deman-
dent que la France possède deux navires-hôpitaux à
titre permanent, dont l'un serait toujours armé, ac-
compagnerait les escadres dans leurs croisières, évi-
terait ainsi l'hospitalisation des marins malades dans
les pays étrangers et servirait d'école d'entraînement
pour le personnel médical et infirmier ; de plus,
au moment où la guerre éclaterait, on en re-
viendrait au système des réquisitions, qui a
donné, en somme, de très bons résultats, mais
à la condition que, suivant l'exemple de l'.^n-
gleterre et du Japon, le gouvernement exigeât
des compagnies de navigation un type de pa-
quebot facilement transformable en transport-
hôpital. D'autres doiuient les caractéristiques
que devrait présenter le navire-hôpital de de-
main, le décrivent comme une unité à fort
tonnage, ayant une vitesse de quinze nœuds,
chauffé au pétrole pour éviter l'envahissement
de la poussière de charbon, possédant des sa-
bords de charge très dégagés, des salles d'opé-
ration aseptiques et septiques, des buanderies,
etc. (Clavier), a Quelle que soit la solution
adoptée, dit, à propos d'une expédition anté-
rieure, le médecin en chef Santelli, il importe qu'elle
le soit dès le temps de paix ». Cette pensée doit domi-
ner le débat, car, quelque bons que soient les résultats
donnés par l'improvisation, ils ne vaudront jamais
ceux que fournit un programme longtemps mûri à
l'avance. — D' Henri BooauET.
Paix (la) [Suite] . — Le traité de Versailles . Les
NOUVELLES FRONTIÈRES DE L'AlLEMAGNE. FRONTIÈRE
OCCIDENTALE. — Lcs modifications que le traité de
Versailles apporta aux frontières de l'Allemagne
furent la conséquence des dispositions qui attribuè-
rent des territoires de possession germanique à des
Etats limitrophes. Elles font l'objet des deuxième et
troisième parties du traité, savoir :
Partie II, Frontières d'Allemagne (art. 27-30).
Partie III, Clauses politiques européennes. Bel-
gique (art. 31-39); Luxembourg (art. 40-41); Rive
gauche du Rhin (art. 42-44); Bassin de la Sarre
(art. 45-50); Alsace-Lorraine (art. 51-79); Autriche
(art. 80) ; Tchéco-Slovaquie (art. 81-86J ; Pologne
(art. 87-93); Prusse-Orientale (art. 94-98); Memel
(art. 99); Ville libre de Dantzig (art. 100-108); Sles-
vig (art. io9-ri4; ; Heligoland (art. 115); Russie et
Etats russes (art. 116-117).
Belgique. — La frontière germano-belge a été
modifiée par l'attribution à la Belgique du territoire
contesté de Moresnet et (sous réserve de l'assenti-
ment des populations intéressées) par la restitution
des cercles d'Eupen et de Malmédy.
Lorsque la Chambre des représentants se réunit
pour la première fois depuis la libération de la Bel-
gique (22 novembre 1918), le roi Albert affirma
qu'aucune convention internationale ne restreindrait
à l'avenir la souveraineté du royaume :
La Belgique, qui sort de la lutte meurtrie, mais fière,
g!orie.:se et afïranc'.'.ie de la neutralité que lui imposaient
les traités dont la guerre a ébranlé les fondements, jouira de
sa complète indépendance. Des traites qui ne l'ont pas pro-
tégée contre un criminel attentat ne peuvent survivre aux
crises dont le pays a été victime.
En violant la neutralité permanente de la Bel-
gique, la Prusse et l'Autriche, puissances garantes.
N' 1B8. Avril 1920.
avaient détruit le fondement du régime convention-
nel sur lequel reposait la sécurité du royaume. L'Al-
lemagne, par l'article 31 du traité de Versailles,
l'Autriche, par l'article 83 du traité de Saint-Ger-
main, convinrent que ce régime ne correspondait
plus aux circonstances actuelles. Elles consentirent
à l'abrogation des quatre traités du 19 avril 1839 et
adhérèrent par avance « à toutes conventions,
quelles qu'elles soient, que pourront passer les prin-
cipales puissances alliées et associées, ou certaines
d'entre elles, avec les gouvernements de la Belgique
ou des Pays-Bas, à l'effet de remplacer lesdits traités
de 1839 •.
Les puissances signataires des traités de Vienne
avaient, par une convention spéciale en date du
26 juin 1816, divisé le territoire de Moresnet en
trois- parties : Moresnet hollandais, Moresnet prus-
sien et Monesnet neutre, n'ayant pu se mettre d'ac-
cord sur l'attribution de ce dernier, très convoité
pour ses mines de cuivre. L'Allemagne reconnut,
en 1919, la souveraineté belge sur Moresnet contesté;
elle renonça, en faveur de la Belgique, à tous les
droits et titres qu'elle prétendait avoir sur la partie
du Moresnet prussien située à l'ouest de la route de
Liège à Aix-la-Chapelle, dont la population est infé-
rieure à 500 habitants, et dont les bois furent trans-
férés à la Belgique à titre de réparation partielle
des destructions de forêts opérées par l'Allemagne
sur le territoire belge.
Les cercles d'Eupen et de Malmédy, qui avaient
été détachés en 1815 des territoires belges du Lira-
bourg, de Liège et du Luxembourg, faisaient retour
à la Belgique. Ils avaient été donnés à la Prusse en
compensation de parcelles qu'elle avait cédées à la
Saxe et qu'elle reprit, d'ailleurs, dans la suite, et ce
marchandage n'avait tenu compte ni du vœu des
populations, ni des considérations géographiques ou
linguistiques.
Néanmoins, — ajoutaient les puissances alliées dans leur
réponse du 16 juin 1919 aux Remurques de la déligation
allemande, — néanmoins, cette région a continué d'entretenir
d'étroites relations économiques et sociales avec les parties
attenantes de la Belgique. Malgré un siècle de prussification,
Pont inférieur A R.
la langue wallonne s'est maintenue parmi plusieurs milliers
de ses habitants. En même temps, ce territoire est devenu
une base d'attaque pour le militarisme allemand par la
construction du grand camp d'Elsenborn et de diverses
lignes stratégiques dirigées contre la Belgique. Ces raisons
justifient la réunion de ce territoire à la Belgique, à condi-
tion que les pétitions dans ce sens soient suffisamment ap-
puyées par la population de la région.
Pendant six mois à partir de la mise en vigueur
du traité de Versailles, les habitants auraient la
faculté d'exprimer par écrit — sur des registres ou-
verts à Eupen et à Malmédy — leur désir d'être
maintenus sous la souveraineté allemande, et la
Société des nations statuerait.
Ces annexions ne donnent qu'une incomplète sa-
tisfaction à la Belgique, qui réclame la revision
intégrale des traités de 1839, n'étant plus protégée
par sa neutralité et se trouvant menacée dans sa
sécurité par la configuration du Lirabourg hollandais
et du bas Escaut. L'Escaut est la seule voie d'accès
à Anvers, et c'est la fermeture du fleuve qui a empê-
ché les Alliés de secourir Anvers au mois d'août 1914.
La Belgique demande donc que sa frontière soit rec-
tifiée du côté de la Flandre zélandaise, que la
navigation soit libre sur le canal de Gand à Terneu-
zcn, que des communications directes soient assu-
rées par eau d'Anvers avec la Meuse et, éventuelle-
ment, avec le Rhin par Maëstricht et le Lirabourg.
Quant au grand-duché de Luxembourg, il joue dans
la défense franco-belge un rôle si essentiel que la
modification de son statut apparaît comme indispen-
sable. Il ne faut pas perdre de vue que la réunion
de la Belgique aux Pays-Bas en 1815 a eu pour but
de constituer, entre la France et le reste de l'Europe,
une large barrière et que les avantages dont a l)éné-
ficié la maison de Nassau au détriment de la Belgique
sont autant de mesures de défiance prises contre nous.
Le gouvernement belge a officiellement et formel-
lement exprimé sa volonté de ne plus accepter le
régime de la neutralité. Il désire assurer la défense
de la Belgique par un accord militaire avec les deux
nations qui l'ont secourue en 1914 : la France et
l'Angleterre.
«• 158. Avril 1920-
LAROUSSE MENSUEL
103
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I sur un plan >
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Navire-uôpital « Asie >
■ Flam des locaux.
GKAND-ijt'CHÉ DE LUXEMBOURG. — La frontière
(le l'Allemagne et du grand-duché de Luxembourg
est celle du 3 août IQ14 jusqu'à sa jonction avec la
frontière française au 18 juillet 1870. La frontière
douanière est celle du territoire de la Sarre.
Pas plus que la Belgique, le grand-duché n'a été
protégé, en 1914, par sa neutralité, et, s'il devient
indépendant, son importance stratégique ne permet
pas aux puissances de se désintéresser de sa situation
internationale, dans l'hypothèse d'une nouvelle agres-
sion germanique. C'est pourquoi l'Allemagne (art. 40
du traité de Versailles) et l'Autriche (art. 84 du
traité de Saint-Germain) furent obligées d'adhérer à
l'abrogation de la neutralité du Luxembourg et d'ac-
cepter d'ores et déjà tous arrangements internatio-
naux conclus avec les puissances alliées et associées
relativement au grand-duché. De plus, il a été sti-
pulé qu'en ce qui concerne les relations écono-
miques, les transports et la navigation aérienne,
l'Allemagne ferait bénéficier le Luxembourg des avan-
tages et des droits garantis par le traité de Ver-
sailles aux mêmes puissances ou à leurs ressortis-
sants, mais sur la demande de ces puissances; ce
qui suppose leur intervention dans les affaires du
grand-duché, libéré de toute sujétion industrielle et
commerciale vis-à-vis de l'Allemagne.
Cette sujétion, très étroite, résultait principale-
ment de la participation du Luxembourg au Zollve-
rein (union douanière allemande) et de la mainmise
de l'Allemagne sur les chemins de fer du grand-
duché. Le traité de Francfort avait substitué le gou-
vernement impérial à la Compagnie de l'Est et, par
la convention du 11 juin 1872, les voies ferrées du
grand-duché avaient été rattachées au réseau alsa-
cien-lorrain. Or, ce réseau est redevenu français, et
la situation du réseau luxembourgeois se trouve du
même coup modifiée : en attendant qu'elle soit dé-
finie par un contrat nouveau, l'Allemagne perd tout
droit sur l'exploitation des chemins de fer du grand-
duché. Enfin, le Reich renonce au bénéfice de tous les
traités et conventions accessoires, relatifs au Luxem-
bourg, énumérésdans l'article 4odu traitédeVersailles.
Le gouvernement luxembourgeois notifialui-même,
le 3 janvier 1919, aux puissances alliées et associées
la dénonciation des conventions qui liaient le grand-
duché à l'Allemagne et exprima le désir de négocier
avec elles un accord douanier. Au nom du droit des
peuples de disposer d'eux-mêmes, il appela la popu-
lation tout entière, sans distinction de sexe, à faire
connaître le régime politique, dynastique et écono-
Poat principal.
mique qui avait ses préférences. Sur 125.775 inscrits,
90.485 électeurs prirent part au référendum politi-
que: 68.8ii se prononcèrent pour le maintien au
pouvoir de la princesse Charlotte et 16.885 pour la
forme républicaine. Les résultats du référendum
économique (82.375 votants) furent favorables à
l'union douanière avec la l'rance (60.133 voix), non
avec la Belgique (22.242 voix). La commission luxem-
bourgeoise chargée de l'étude des problèmes éco-
nomiques posés par la guerre et ses conséquences
éventuelles s'était prononcée en ce sens. Le Luxem-
bourg, est en effet, le prolongement géographique de
la Lorraine, et son bassin sidérurgique continue le
bassin français.
La question de la rive gauche du Rhin. —
a Le but de mon ministère, a dit dans son testament
le cardinal de Richelieu, a été de rendre à la Gaule
les frontières que lui a destinées la nature, de rendre
aux Gaulois un roi gaulois, de confondre la Gaule
avec la France et, partout où fut l'ancienne Gaule,
d'y rétablir la nouvelle. »
Ce dessein du grand ministre n'était pas une nou-
veauté. Fidèle à une politique qui lui semblait com-
mandée par la géographie autant que par la raison
d'Etat, la diplomatie de l'ancien régime ne cessa de
poursuivre la conquête des « limites naturelles », et
cette politique s'imposa inconsciemment à la Révo-
lution, dès le lendemain des victoires qui délivrèrent
la France de l'invasion. 11 se forma dans les comités
de la Convention, à mesure que s'affirmait le succès
de nos armes, une « faction des anciennes limites »,
qui demanda l'extension de la République jusqu'au
Rhin. Mais les légistes de la Révolution, estimant
avec Rousseau que l'ordre politique était « l'ou-
vrage de la nature », invoquèrent le droit naturel
en même temps que les droits politiques, pour con-
tinuer cette guerre de frontières qui, d'ailleurs, fut
aussi une lutte d'idées. La guerre « girondine » d'af-
franchissement et de propagande, qui précéda la
guerre « montagnarde » d'agrandissements, intro-
duisit dans les relations internationales une concep-
tion nouvelle : le droit des peuples de choisir leur
gouvernement et de disposer d'eux-mêmes ; en d'au-
tres termes, l'idée de démocratie et l'idée de natio-
nalité. Ainsi, ce droit des peuples, qui inspira les
négociations consécutives à la grande guerre de 1914,
avait été proclamé déjà par la France plus d'un
siècle auparavant. D'après la théorie exposée par
Camot le 14 février 1793, au nom du Comité diplo-
matique de la Convention, les annexions de terri-
toires devaient être formellement consenties par les
populations intéressées, ou bien « commandées par la
sûreté générale de la République ».
En exécution du traité de Bâie du 5 avril 1795,
nos troupes continuèrent d'occuper la partie des
Etats du roi de Prusse située sur la rive gauche du
Rhin; mais les départements de la Roër (Aix-la-
Chapelle), de la Sarre (Trêves), du Rhin-et-Moselle
(Coblence) et du Mont-Tonnerre (Mayence) ne fu-
rent incorporés au territoire français qu'en vertu du
traité de Lunéville (9 février 1801). Le projet de loi
portant au Rhin la frontière nord-est de la France
fut « décrété • par le Corps législatif le 18 ventôse
an IX (9 mars 1801), et les territoires annexés res-
tèrent français jusqu'en 1814.
Depuis 1792, nos diplomates et nos militaires
n'avaient eu qu'un objectif, la conquête des fron-
tières naturelles : Napoléon vaincu, les Alliés rame-
nèrent le royaume de France à ses anciennes limites,
n'accordant à Louis XVIII que quelques cantons du
département de la Sarre, quelques communes du
département du Mont-Tonnerre; ils ne voulaient
pas que la France conservât aucun point d'appui
sur le Rhin.
Le second traité de Paris (20 novembre 1815) fui
plus brutal encore que le premier (30 mai 1814); il
consacra le démembrement de notre frontière, nous
enleva la Savoie, Phjlippeville, Marienbourg, Sarre-
louis, Landau. Le duo de Richelieu, en acceptant la
responsabilité du gouvernement par devoir, sur l'in-
vitation pressante du tsar Alexandre, avait pu sau-
ver Condé, Givet, Charlemont, Joux, Fort-de-
l'Ecluse, mais il ne se consolait pas de l'humiliation
infligée à son pays. « Je viens de signer un traité,
disait-il, pour lequel je devrais porter ma tête sur
l'échafaud ». Cependant, la Prusse se voyait adjuger
les trois départements de la Roêr, de Rhin-et-Mo-
selle, de la Sarre pour constituer sa province rhé-
nane, et elle ne songea plus dès lors qu'à s'étendre
vers l'Est. Il avait même été question de nous enlever
la Franche-Comté, r.\lsace, la Lorraine ; seulement, on
ne s'entendit pas sur l'attribution de nos dépouilles.
Durant une demi-siècle, le souvenir de la France
persista, affectueux et vivace, dans l'Allemagne napo-
léonienne, et lesHohenzollem, luthériens et féodaux,
ne prirent d'influence dans cette région, catholique,
et libérale, qu'après l'effondrement du second Em-
pire et nos désastres de 1870. Le rapprochement
entre Prussiens et Rhénans ne se fit, au demeurant,
que sur le terrain économique.
104
La capitulation de l'Allemagne en 1918 posait de
nouveau devant l'Europe la question de la rive
gauche du Rhin. Il est de toute évidence qu'il n'y
aura aucune sécurité pour la France sur la Meuse, ni
pour la Belgique sur l'Escaut, aussi longtemps que
les routes de Paris et de Bruxelles seront ouvertes à
l'armée allemande. Il est non moins évident que
l'Angleterre a beaucoup à craindre d'une invasion
venant de l'Est : que les Allemands prennent les
ports de la Manche, que la France et l'Angleterre
ne soient plus maîtresses des deux rives du pas de
Calais, aussitôt, les incursions des sous-marins de-
viennent redoutables, et les canons à longue portée,
tirant de Calais, peuvent rendre inutilisable le port
de Douvres.
Sans invoquer le système des frontières naturelles
qui, pas plus que le principe des nationalités, ne
peut, en raison de la mêlée des races, fournir
une règle absolue de droit international, sans obéir
aux conseils de l'ambition ni aux suggestions de l'in-
térêt, mais uniquement pour prendre des sûretés con-
tre un ennemi perfide, la France ne aevait pas se borner
à la simple restitution de l'Alsace et de la Lorraine;
car les traites de 1815, actes de défiance, lui avaient
imposé, à l'Est, une frontière si vulnérable que le
sort de sa capitale dépendait d'une attaque brusquée.
Le danger contre lequel nous avions le devoir de
nous prémunir n'était pas moins grand, après la dé-
faite des Empires centraux; il l'était peut-être da-
vantage en présence d'une Allemagne plus que jamais
unifiée.
Les véritables frontières de l'Allemagne, ce sont
les Alpes bavaroises, l'Inn, le Rhin, l'Elbe et, quant
à la Prusse, ce n'est pas au delà du Rhin, c'est
au delà de l'Elbe que la géographie et l'ethnogra-
phie commandent de la rejeter.
Or l'empereur-roi était tombé, mais non l'Etn-
pire, le Reich, et l'homogénéité du bloc germanique
continuait d'être cimentée par la Prusse, et L'empire
allemand est une République », disait la Constitu-
tion de Weimar du 11 aoû} iQig, qui reconnaissait
au Reich un droit général supérieur à ceux des Etats
particuliers et qui, par une disposition dont les Alliés
exigèrent la suppression, prévoyait l'aimexion de
l'Autriche allemande. Dans cette singulière Répu-
blique, les petits Etats seraient encore plus asservie
que ne l'étaient naguère les petites monarchies plus
ou moins particularistes dans un Etat fédéral.
Et, pourtant, les puissances alliées et associées,
soucieuses jusqu'au scrupule de respecter le prin-
cipe de l'indépendance des peuples, ne voulant pas,
non plus, déposer dans un acte de pacification des
germes de guerre, se refusèrent finalement à détraire
le Reich. L'anéantissement du militarisme n'impli-
quait pas, pour elles, l'assujettissement des na-
tions ennemies. Lloyd George déclara aux Com-
munes, le 5 janvier 1918, que son gouvernement
n'avait jamais « visé à rompre l'unité des peu-
ples germaniques, ni à démembrer leur Etat ou leur
pays », et le président Wilson affirma que le peuple
américain n'était aucunement jaloux de la gran-
deur de l'Allemagne, mais que cette puissance ne
devait pas s'arroger, dans notre société moderne,
une situation prédominante, toutes les nations ayant
les mêmes droits. On maintint donc le bloc alle-
mand ; on ne traita pas avec chacun des Etats de
l'ancien Empire ; on ne demanda même pas à la Ba-
vière de signer séparément le traité de paix.
Plus que toutes les autres, la France était inté-
ressée à l'adoption de mesures efficaces et, le 12 jan-
vier 1917, le président du conseil, Aristide Briand,
ministre des affaires étrangères, adressa à notre am-
bassadeur à Londres des instractions arrêtées en
con5eil : la restitution de l'Alsace et de la Lorraine, acte
de réparation et d'équité, ne constituait pas un avan-
tage, et nous pouvions même faire valoir des droits
de succession sur la rive gauche du Rhin; mais la
reprise de notre bien serait certainement critiquée
comme une conquête. Ce qui importe, concluait le
ministre, c'est de créer un état de choses « qui soit
une garantie pour l'Europe autant que pour nous et
qui fasse couverture devant nos territoires ». Le
mois suivant, le ministre Gaston Doumergue, en-
voyé en mission spéciale à Petrograd, prit acte de la
promesse du tsar Nicolas II de faire triompher nos re-
vendications concernant l'.^lsace et la Lorraine et de
nous laisser libresde chercher, pour la Belgique et pour
nous, des sûretés contre une nouvelle agression, en
faisant, au besoin, des territoires de la rive gauche du
Rhin un Etat autonome. Ce projet, auquel l'Angle-
terre ne donna aucun encouragement, fut abandonné
lorsque les révolutionnaires russes eurent proclamé
des principes de paix exclusifs de toute aimexion.
Après qu'eut été conclu l'armistice, la commission
des affaires extérieures de la Chambre des députés
formula son avis, dans la séance du 2 décembre 1918 :
il convenait d'exiger la ligne frontière de 1814, y
compris le bassin entier de la Sarre, et un ensemble
de garanties militaires, politiques, économiques, qui,
tout en libérant la rive gauche de Rhin de l'influence
prussienne, mettrait définitivement notre pays à
l'abri de l'invasion.
Le maréchal Foch n'était pas moins catégorique.
Il ne s'agissait pas de s'agrandir au détriment de
LAROUSSE MENSUEL
l'Allemagne, mais de briser sa puissance de destruc-
tion, de sauvegarder l'avenir des démocraties occi-
dentales et, pour y parvenir, de faire du Rhin la
frontière militaire de l'Allemagne. « La capacité offen-
sive de l'Allemagne, disait-il dans une note citée par
Louis Barthou (Rapport général sur le traité de paix),
est essentiellement fonction du réseau stratégique
qu'elle a construit sur la rive gauche du Rhin en com-
binaison avec les forteresses du fleuve, c'est-à-dire,
endernière analyse, quecette puissance d'agression est
fonction du débit des ponts ». Il fallait donc exclure
l'Allemagne de la rive gauche et occuper les ponts.
Les vues du maréchal persuadèrent notre gouver-
nement, qui les fit siennes dans un mémoire du
25 février igrg « sur la fixation au Rhin de la fron-
tière militaire de l'Allemagne et l'occupation interal-
liée des ponts du fleuve » :
Si l'Allemagne a pu concevoir et réaliser l'attaque brus-
quée qui a failli décider en cinq semaines de l'issue de la
guerre, c'est qu'elle tenait la rive gauche du Rhin et en avait
fait contre ses voisins une place d'armes rapidement et
constamment alimentée grâce au débit des ponts du Rhin.
Toute l'histoire militaire, depuis 1815, le démontre, et le
plan est inscrit tout au long dans les écrits comme dans les
actes de l'état-major allemand.
Puisque le risque, commun à tous les Alliés, vient
de la possession, par l'Allemagne, de la rive gauche
et des ponts du Rhin, puisque ce risque est encore
insuffisamment couvert par la limitation des forces
militaires allemandesetparl'in'erventionde la Ligue
des nations, des garanties territoriales doivent être
données aux démocraties pacifistes contre le renou-
vellement des agressions de 1870 et de 1914. Il f jut
donc interdire aux forces du Reich l'accès de la rive
gauche, c'est-à-dire occuper les ponts et faire du
grand fleuve, selon l'expression du président Wilson,
<i la frontière de la liberté ». La largeur du Rhin
étant un obstacle à une attaque brusquée par tanks,
gaz toxiques, etc., et sa direction rectiligne s'oppo-
sant à une attaque enveloppante, la grande route
historique des invasions serait enfin fermée.
L'intérêt collectif et l'intérêt français sont ici
identiques, mais la France voit, dans les satisfactions
qu'elle demande, une nécessité vitale pour elle-même,
la condition indispensable de sa propre sécurité ;
La France ne réclame pas pour elle la rive gauche du
Rhin ; elle n'en a que faire, et son intérêt, comme son idéal,
lui interdit de la revendiquer.
La France ne réclame qu'une chose : c'est que les mesures,
et les seules mesures, propres à empêcher de façon sûre la
rive gauche du Rhin de devenir à nouveau la base d'une
agression allemande soient prises par les puissances actuelle-
ment réunies à la Conférence de la paix.
En d'autres termes, sans aucune ambition territoriale, mais
pénétrée de la nécessité de créer une protection à la fois inter-
nationale et nationale, la France attend de l'occupation
interalliée du Khin ce que la Grande-Bretagne et les Etats-
Unis attendent du maintien de leur force navale; rien de
plus, rien de moins.
Dans les deux cas, la nécessité nationale concorde avec la
garantie internationale.
Dans les deux cas, même si la seconde faisait l'objet d'in-
terprétations différentes, la première demeurerait pour le
pays intéressé une obligation ne comportant ni restriction ni
réserve.
Tel est le principe que le gouvernement français prie les
gouvernements alliés et associés de consacrer par l'adoption
de la décision suivante à insérer dans les clauses des prélimi-
naires de paix :
i" La frontière occidentale de l'Allemagne doit être fixée au
Rhin;
2° Les ponts du Rhin doivent être occupés par une force
interalliée ;
3" Les mesures ci-dessus ne doivent entraîner au profit
d'aucune puissance aucune annexion de territoire.
Xes arguments d'ordres divers que le gouverne-
ment français faisait valoir dans ce remarquable
mémoire ne triomphèrent pas de l'opposition des
puissances alliées et associées, qui refusèrent de coo-
pérer à l'occupation des pays rhénans et, par suite,
il'approu ver une rectification de la frontière du 18 juil-
let 1870. A la fixation au Rhin delà frontière territo-
riale et politique de l'Allemagne elles opposèrent :
a) Qu'on ne pouvait, sans manquer aux principes adoptés
en commun le 4 novembre 1918 comme base de paix, sépa-
rer de l'Allemagne 5 millions et demi d'Allemands (7 millions
en comptant les têtes de ponts) sans un plébiscite que nul ne
demandait et dont le résultat eût été, d'ailleurs, en faveur de
l'Allemagne ;
b) Que cette sénaration, réalisée sans plébiscite préalable,
serait une annexion déguisée, un retour à la politique bis-
marckienne et une cause de guerre pour l'avenir;
c) Que, d'ailleurs, la rupture de tout lien entre la rive
gauche du Rhin et l'Allemagne pourrait avoir des consé-
quences fâcheuses pour les Alliés eux-mêmes au point de vue
des clauses de réparations et d'occupation, les unes et les
autres ne se justifiant que contre l'Allemagne et pouvant dif-
ûcilemeut se motiver contre un pays indépendant de l'Alle-
magne ;
d) Que pour ces raisons certains gouvernements refusaient,
dans l'hypothèse d'une telle solution, d'associer leurs troupes
à l'occupation et qu'ils ne pourraient pas prendre devant
leurs Parlements respectifs et leur opinion publique la res-
ponsabilité de recommander ni l'occupation par la France
seule sans limitation de durée, ni la rupture par la force du
lien entre l'Allemagne et la rive gauche du Rhin,
Par contre, le 14 mars 1919, le président Wilson
et Lloyd George nous proposèrent la garantie armée
des Etats-Unis et de l'Empire britannique en cas
d'agression.
«• J5«. Avril 1920.
La commission des affaires extérieures de la
Chambre demanda au gouvernement comment il
conciliait son option en faveur des traités de garan-
tie avec les arguments qu'avait développés avec tant
de force le mémoire du 25 février.
Le gouvernement, dans sa réponse en date du
29 juillet, commençait par faire valoir que sa pre-
mière solution présentait des inconvénients qui ne
lui avaient pas échappé : charges militaires extrême-
ment lourdes pour la France si elle devait, à elle
seule, occuper la rive gauche et les têtes des ponts;
— obligation d'exercer un certain contrôle politique
dans une région peuplée, en tenant compte des têtes
de pont, de 7 millions d'Allemands, et, par suite,
contradiction entre ce contrôle et le principe du droit
des peuples de disposer d'eux-mêmes ; — risques de
conflit entre la population allemande et les troupes
d'occupation. Il rappelait ensuite que le mémoire du
25 février définissait en ces termes le but à atteindre
et le moyen à employer : « Retirer à l'Allemagne ses
instruments offensifs et empêcher la rive gauche, avec
les ponts, de demeurer la plus formidable place d'ar-
mes offensive que l'histoire ait jamais connue. » Le
gouvernement estimait que ce résultat était obtenu :
en ce qui concerne le but à atteindre, par la réduction
contrôlée de l'armée allemande ; en ce qui concerne les
moyens essentiels, par l'occupation temporaire de la
rive gauche et des têtes de pont (avec faculté de
réoccupation, s'il y avait lieu), par la neutralisation
militaire d'une zone sur la rive droite, par l'obliga-
tion, pour les signataires du traité, de considérer
comme un acte hostile prémédité toute infraction à
ces dispositions, enfin, par l'assistance immédiate de
la Grande-Bretagne et des Etats-Unis en cas d'agres-
sion non provoquée. Si donc le gouvernement ne
s'était pas tenu aux conclusions du maréchal Foch,
c'est qu'il croyait avoir obtenu, sous une autre forme,
la plupart des garanties qu'il jugeait nécessaires en
février, lors de la rédaction du mémoire. Privée du
concours des Russes, la France devait s'attacher ex-
clusivement à s'assurer le maximum de sûreté géo-
graphique, les clauses limitatives des forces alle-
mandes n'étant pas encore définitivement arrêtées,
et l'aide auglo-américaine ne nous ayant pas encore
été offerte. Même après avoir reçu l'offre des deux
puissances (i4"mars), le gouvernement lutta pour
obtenir des sûretés complémentaires, parce que la
substitution d'une garantie politique à une garantie
matérielle était insuffisante, parce que la France de-
vait avoir la possibilité, en attendant qu'on vînt à
son aide, de faire seule face au danger; et il obtint
l'adhésion des Alliés aux diverses clauses qui devaient
compléter la garantie anglo-américaine. Il n'aurait
pu occuper la rive gauche que par ses propres moyens,
sans être autorisé par le traité de paix à ^ntrôler la
situation militaire de l'Allemagne, et malgré l'avis
formellement contraire de la Grande-Bretagne et des
Etats-Unis.
Le président du conseil ne voulut pas « se sépa-
rer des Alliés, après avoir avec eux remporté la
victoire ». (A suivre.) — Maxime Petit.
Poincaré (TîaymoïKi-NicoIas-Landry), homme
d'Etat français, président de la République, né à
Bar-le-Duc le 20 aoiit 1860. La famille Poincaré
est originaire de Neufchâteau, dans les Vosges. Jean-
Joseph Poincaré, conseiller au bailliage de cette ville,
mourut en 1750. L'un de ses descendants, Jules-
Nicolas, né également à Neufchâteau en 1794 et
professeiu: à la Faculté de médecine de Nancy, eut
deux fils : Léon, médecin comme son père, doyen
de la même Faculté, père du mathématicien Henri
Poincaré et de M"* Emile Boutroux; — Antony,
ancien élève de l'Ecole polytechnique, ingénieur des
ponts et chaussées, inspecteur général de l'hydrau-
lique agricole, mort en 1911; il fut le père du futur
président de la République et du physicien Lucien
Poincaré, directeur de l'enseignement secondaire au
ministère de l'instruction publique, puis vice-recteur
de l'Académie de Paris.
La mère de Raymond Poincaré était la petite-fille
de Landry Gillon, procureur général près la cour
d'Amiens, député conservateur sous la monarchie de
Juillet, et l'arrière-nièce de Paulin Gillon, député
légitimiste de la Meuse en 1848, membre de l'Assem-
blée nationale en i87r.
Raymond Poincaré commença ses études secon-
daires au lycée de sa ville natale. Bachelier es let-
tres, il vint faire à Paris, au lycée Louis-Ie-Grand,
une année complémentaire de philosophie et pré-
para à la fois sa licence es lettres et son doctorat en
droit. Ayant prêté serment en 1880 devant la cour
d'appel de Paris, il devint premier secrétaire de la
Conférence du stage, prononça un Eloge de Diifaure
qui fut remarqué (1883) et se forma à l'étude des
dossiers sous la direction de M" du Buit, tout en ré-
digeant, au 0 Voltaire », la chronique des tribunaux.
Au mois de janvier 1886, le jeune avocat, dont la
situation au Palais était déjà exceptionnellement
solide, fut choisi comme chef de cabinet par son
compatriote Jules Develle, ministre de l'agriculture,
et, pendant qu'il occupait cet emploi, il tut élu
conseiller général du canton de Pierrefitte-sur-Aire.
L'année suivante (1887), il se présenta avec succès à
1
«• 158. Avril 1920.
la députation dans la circonscription de Commercy,
et ses concitoyens lui renouvelèrent périodiquement
son mandat jusqu'au jour où le coll(>ge sénatorial de
la Meuse l'envoya siéger au Luxembourg (1903). Il
eut donc la joie de représenter au Parlement son
pays natal, auquel il avait gardé un attachement dont
témoignent ses lettres de jeunesse.
Il y fit, comme au Palais, une carrière particuliè-
rement brillante. Ministre à trente-trois ans, avocat
célèbre, membre de l'Académie française, président
du conseil, président de la République, il monta les
degrés de la hiérarchie sociale d'un pas si égal et si
sûr, qu'il donna l'impression d'occuper tout naturel-
lement des positions qui, pour d'autres, doivent être
emportées de haute lutte. On raconte que sa mère,
apprenant son élévation à la première magistrature,
dit simplement : « Certes, je me réjouis de cette
élection, mais le contraire m'eût étonnée, car c'eût
été son premier échec. »
Sa vie publique eut, en effet, ceci de remarquable
qu'elle se développa sans le secours de l'intrigue, par
le seul effet du travail réfléchi et méthodique, par l'as-
cendant d'un esprit net et précis, d'une intelligence ou-
verte, souple, lucide, emmagasinant, sans les brouiller,
(les connaissances réellement encyclopédiques, se for-
mant de chaque chose une opinion personnelle.
Républicain de gauche, il s'affirma constamment
le « défenseur résolu de la société laïque », le parti-
san convaincu de l'instruction obligatoire, 1' « ami
vigilant » de l'école indépendante, neutre, respec-
tueuse de la conscience de l'enfant, enseignant « les
vérités et les prescriptions que sanctionne le patri-
moine commun de toutes les familles », mais ne dé-
générant jamais en « un centre de prosélytisme, ni
pour ni contre la religion ».
La République était pour lui le régime capable
d'assurer légalement à tous l'exercice des libertés
publiques, à commencer par la liberté de croire ou
de ne pas croire. Comme beaucoup de jeunes gens
de sa génération, il avait eu sa crise religieuse : s'il
n'avait pas abordé au « havre » de la foi, il enten-
dait que ceux qui y avaient trouvé la paix de l'âme
fussent tolérants pour les intellectualistes, pour ceux
qui voient dans la science une source de progrès rai-
sonné, mais aussi « une école de dignité humaine,
de courage, d'énergie et de confiance en l'avenir ».
Répliquant à un député progressiste : « Entre nous,
avait-il dit, il y a toute la question religieuse. »
La République lui apparaissait aussi comme devant
0 faciliter et régler la marche de la démocratie vers
la justice sociale ». Aussi avait-elle l'obligation de
« comprimer l'expansion démesurée de l'étatisme »,
de concilier les légitimes aspirations de l'individu et
les droits nécessaires de la collectivité, de mettre en
commun leurs énergies solidaires et disciplinées. II
préconisait notamment l'action mutualiste, envisagée
coimne instrument de lutte contre ces plaies sociales
que sont la misère, l'invalidité et la maladie. Il approu-
vait le développement des libertés syndicales dans
la limite de leur objet professiormel, l'extension de
la capacité civile et commerciale d'associations qui
deviendraient des éléments d'ordre le jour oii leur
incomberaient des responsabilités juridiques. Mais il
ne reconnaissait pas le droit de grève aux ouvriers
de l'Etat, celui-ci ne pouvant user du lock-out et
l'interruption des grands services publics risquant de
compromettre la vitalité économique ou, même, la
sécurité de la nation. Ennemi des Iwuleversements
révolutionnaires autant que d'une imprudente et im-
possible stagnation, il conseillait à la bourgeoisie, au
nom de la justfce sociale, d'aider la France nouvelle
à s'organiser; car la démocratie trouvera sa formule,
comme la monarchie a jadis trouvé la sienne, sous
la pression et à la mesure des besoins du pays. La
démocratie est la condition de la liberté, mais il n'est
pas de liberté en dehors de l'ordre, et il n'est d'ordre
que dans une société où chacun est vraiment à sa place.
L'ordre, disait-il un jour, voilà, d'abord, ce que le pays
réclame : l'ordre adminiâtratif , qu'il est las de voir si souvent
dérangé 'par les abus et les passe-droit ; l'ordre parlemen-
taire, qu'il ne veut pas laisser troubler par le tumulte et la
violence ; l'ordre dans les rapports des pouvoirs publics trop
fréquemment altéré par les Cliambres, qui prétendent absor-
ber en elles toute la souveraineté nationale ; l'ordre judiciaire,
qui vacille sous le poids de la politique; l'ordre électoral, qui
ne résiste plus aux mœurs déprimantes des arrondissements ;
l'ordre budgétaire, qu'ébranle tous les jours davantage la
folie des surenchères.
Sa maturité d'esprit, qui avait frappé ses élec-
teurs de Commercy après ses camarades du stage,
le mit rapidement en vedette. Il se garda bien de
prendre bruyamment possession de la tribune, pré-
férant aux manifestations déclamatoires l'étude
patiente des questions d'affaires. Sa réputation fut
très rapidement établie. Dès 1892, la Commission
du budget le choisissait comme rapporteur général
et, à trente-trois ans, il devenait grand-maître de
l'Université dans le ministère Dupuy (4 avril-
25 novembre 1893). Il reçut ensuite le portefeuille
des finances dans le deuxième cabinet Dupuy
(30 mai 1894-15 janvier 1895), et U reprit celui de
l'instruction publique dans le troisième cabinet
Ribot (17 janvicr-28 octobre 1895).
Il fit aboutir le projet Léon Bourgeois tendant à
conférer la personnalité civile aux corps de facultés
LAROUSSE MENSUEL
d'un même ressort académique (1893), et ce fut le
prélude de la loi qui, en 1896, reconstitua les Uni-
versités. U créa îiussi le doctorat es sciences poli-
tiques et administratives, qui modifia l'esprit de l'en-
seignement du droit. Comme ministre des finances,
il étudia le remplacement de l'impôt des portes et
fenêtres par une taxe proportioimelle et réforma le
régime des droits de succession, désormais liquidés
d'après un tarif progressif.
Rien ne lui eût été plus facile que de revenir aux
affaires ; mais, pendant plus de dix ans, il s'abstint
de toute participation ministérielle, n'admettant pas
que la « concentration a républicaine se fît au dé-
triment des éléments progressistes. Il se borna donc
à collaborer au travail parlementaire, tout en acqué-
rant au Palais une situation prépondé-
rante. Sans prendre part aux polémiques
provoquées par l'affaire Dreyfus, il ne
pouvait rester étranger à ce grave conflit
d'idées. Le 28 novembre 1898, il fit, à
la tribune de la Chambre, pour « libé-
rer sa conscience », une impression-
nante déclaration, et il accepta, dans la
suite, de faire partie du cabinet Sarrien
{14 mars-20 octobre 1906), qui réhabilita
Dreyfus et Picquart. Le ministère Rou-
vier avait été renversé sur la question
des inventaires : Sarrien forma un gou-
vernement résolu à défendre les lois de
laïcité et à appliquer la séparation des
Eglises et de l'Etat dans l'esprit où elle
avait été votée, comme le prouvait la
présence d'Aristide Briand dans le ca-
binet. Ministre des finances, Poincaré
pratiqua cette forme méritoire du cou-
rage civil que Léon Say appelait le
courage fiscal et s'attacha à suivre une
politique d'économies.
La présidence du conseil lui ayant
été offerte, il réunit, dans le ministère
du 14 janvier 1912, des personnalités
notoires du parti républicain : Briand,
Millerand, Delcassé, Léon Bourgeois.
Il fit voter par le Sénat (10 février) le
projet de loi tendant à l'adoption de la
convention franco-allemande du 4 no
vembre 1911, projet dont la commission
compétente l'avait nommé rapporteur,
et, la question marocaine étant ainsi
réglée au point de vue international, il
précisa notre situation vis-à-vis du
sultan (traité du 30 mars 1912) et vis-
à-vis de l'Espagne (traité du 27 novem-
bre suivant). La crise ouverte par la
déloyauté agressive de l'Allemagne avait
été grave; mais le cabinet, fort du sen-
timent national justement froissé, avait
pu faire preuve de volonté, de dignité
et d'esprit de suite.
L'année 1912 vit se rouvrir une fois
de plus la question d'Orient, et l'Europe
assista à deux guerres successives : la
première entre les Turcs et les Etats
balkaniques coalisés, la seconde entre
ces derniers. Avant qu'éclatât le conflit,
Poincaré s'efforça de le prévenir, et,
lorsqu'il fut devenu inévitable, il fit
tout ce qui dépendait de lui pour le
localiser, d'accord avec la Russie et la
Grande-Bretagne. L'intégrité de l'empire
ottoman avaii, toujours été la base de
notre politique orientale et musulmane ;
mais, lorsque les succès foudroyants des
armées balkaniques eurent rendu impossible le main-
tien de la formule traditionnelle : réformes et statu
Quo territorial, notre gouvernement pensa que la
solution de la question d'Orient ne pouvait être cher-
chée désormais que dans l'application du principe des
nationalités, dans la limitation de la souveraineté terri-
toriale de la Porte, condamnée en tant que puissance
européenne, admise encore à subsister en Asie, si,
toutefois, elle exerçait son autorité dans l'intérêt du
progrès et de la civilisation.
Dans leur politique intérieure, aussi bien que dans
leur action au dehors, les membres du cabinet Poin-
caré furent toujours « les interprètes fidèles d'une
pensée collective », et, résolus d'autre part à prendre
les initiatives comme les responsabilités nécessaires,
ils ne vouliurent pas a faire figure d'un gouvernement
qui se laisse gouverner ». C'est ce qu'affirma à plu-
sieurs reprises le président du conseil, et c'est grâce
à l'unité de vues qui ne cessa de régner entre ses
collègues et lui que le commandement put être ren-
forcé, qu'un programme naval fut présenté au Par-
lement, que la réforme électorale triompha devant
la Chambre des députés. Si Poincaré se fit le défen-
seur de la représentation proportionnelle, combattue
par les radicaux-socialistes, c'est qu'il voyait dans
ce mode de scrutin un moyen d'assainir et d'éclair-
cir l'atmosphère électorale, d'assurer le succès d'une
politique tournée vers l'avenir, mais ne reniant pas
les phases antérieures de l'évolution française, parce
que > la grandeur des nations se mesure à la résis-
tance de leurs souvenirs ».
105
Séparé des partis d'opposition par la question
religieuse et des socialistes unifiés, qui, disait-il,
refusent à tout gouvernement « les moyens élémen-
taires de gouverner », il se déclara résolu à mainte-
nir les lois laïques et prêt à favoriser le développe-
ment des lois sociales, mais non à tolérer, par
exemple, l'affiliation des syndicats d'instituteurs à la
Confédération générait du travail.
Sa conception du gouvernement, sa fermeté, son
esprit de décision le désignèrent pour la suprême
magistrature. .Alors que la situation de l'Europe
était de plus en plus troublée et inquiétante, le
pays souhaitait voir à l'Elysée un homme de com-
pétence, de volonté et de sang-froid, L'Assemblée
nationale se réunit à Versailles le 17 janvier 1913.
Kaymt
<nd Poincaré, présiilent de la Réiiublique françiiu
du n février 1313 au 17 février 102t).
Au premier tour, sur 867 suffrages exprimés, Poin-
caré en obtint 429; Jules Pams, candidat des radi-
caux, 327; le socialiste Vaillant, 63. Aucun des
candidats n'ayant obtenu la majorité absolue, il fut
procédé à un nouveau tour, et les suffrages exprimés
(859) se répartirent ainsi : Poincaré, 483; Pams, 296;
Vaillant, 69; divers, 11.
Le président du conseil fut donc proclamé président
de la République pour sept ans, et ce résultat fut
accueilli par des sympathies nombreuses, même par
des acclamations enthousiastes. On eut l'impression
que la majorité du pays ratifiait le choix du Congrès.
Le lendemain de son élection, Poincaré remit sa
démission de président du conseil et fut remplacé par
Briand (2r janvier). Le 18 février, Fallièrcs lui
transmit les pouvoirs qui lui avaient été confiés, et
le ministère Briand accepta de rester en fonctions. Le
président se rendit le même jour à l'Hôtel de Ville,
voulant consacrer aux élus et aux administrateurs de
Paris sa première visite officielle. Le surlendemain,
dans un message, il affirma sa conception du régime
parlementaire et exposa ses vues sur la situation
générale ; il posait en principe que t les prérogatives
du Parlement se concilient sans peine avec les droits
et les devoirs du gouvernement », et il signalait la
nécessité pour notre pays de se préparer à la guerre
s'il voulait conserver la paix sans humiliation. Pré-
sident du conseil, il s'était préoccupé d'atténuer les
effets de l'opposition d'intérêts qui existait entre
l'Allemagne et l'Angleterre, en même temps que
d'amener une détente entre l'Autriche-Hongrie et U
io6
Russie. Devenu président de la République, il se
proposait d'assurer à son pays « les bienfaits de la
paix extérieure » dans la aignité nationale, et c'est
uniquement pour conjurer un épouvantable cata-
clysme qu'il nous voulait forts et unis. « Nos paroles
de paix et d'humanité, disait-il, auront d'autant plus
de chances d'être écoutées qu'on nous saura mieux
armés et plus résolus ».
Les réciproques intentions des gouvernements
français et russe d'entretenir des relations de plus en
plus étroites se manifestèrent par la •nomination à
l'ambassade de Saint-Pétersbourg de l'ancien ministre
Delcassé (20 févriej 1913). La collation de l'ordre
de Saint-André au nouveau président, l'échange
d'assurances très amicales entre les deux chefs
d'Etat, l'envoi auprès du tsar de l'homme qui avait
été l'un des principaux ouvriers du rapprochement
anglo-russe tiraient des circonstances une significa-
tion particulière, la crise orientale mettant en jeu
et en contact les grands intérêts de l'Europe. Réso-
lument pacifiste, mais désireux d'être prêt à toute
éventualité, le gouvernement renforça la constitution
lies cadres et des effectifs de l'infanterie et de la ca-
valerie, et il demanda aux Chambres de modifier la loi
sur le recrutement de l'armée. Lorsqu'il eut été mis en
échec devant le Sénat au sujet de la réforme électorale,
il fut remplacé par le ministère Barthou (22 mars).
Le nouveau cabinet fit voter le retour au service
de trois ans (loi du 7 août 1913), réprima les menées
antimilitaristes, resserra les liens de cordialité qui
nous unissaient à l'Angleterre (voyage du président
à Londres, 23 juin 1913), se rapprocha de l'Espagne
et prit part aux négociations qui mirent fin aux
guerres balkaniques sans régler la question d'Orient,
à l'heure où le parti militaire allemand se montrait
de plus en plus agressif. Plus encore que le pro-
gramme du ministère, l'opposition de gauche criti-
quait l'orientation générale de sa politique, l'accusant
de désarmer, sous couleur d'apaisement, devant les
adversaires de la politique de laïcisation et, le 2 décem-
bre 191 3, Barthou, après avoir défendu contre Joseph
Caillaux le principe de l'immunité de la rente, fut ren-
versé par la coalition qui avait tenté de le mettre en
minorité sur la modification de la loi de recrutement.
Les radicaux et les socialistes s'opposèrent à la
formation du gouvernement de conciliation que le
président Poincaré demanda successivement aux
sénateurs Ribot et Jean Dupuy de constituer. Le
chef de l'Etat s'adressa alors à Gaston Doumergue,
qui présida (9 décembre 1913-2 juin 1914) un cabinet
radical-socialiste, dont le programme comportait le
renforcement de la législation scolaire en matière de
fréquentation, l'établissement de l'impôt sur le
revenu, la mise en pratique de diverses mesures
(préparation militaire de la jeunesse, meilleure utili-
sation de nos réseaux, etc.) permettant de réduire la
durée du service. Le cabinet Doumergue s'étant
volontairement retiré à la suite des élections du
26 avril et du 10 mai 1914, les socialistes et les
radicaux unifiés refusèrent de collaborer avec
Alexandre Ribot, ,qui ne resta au pouvoir que trois
jours (9-12 juin) et fut remplacé par le républicain
socialiste Viviani (13 juin).
Le 16 juillet 1914, le président de la République,
accompagné du président du conseil, s'embarqua en
rade de Dunkerque à destination de la Russie et, le
soir même de son arrivée à Peterhof (20 juillet), les
deux chefs d'Etat précisèrent une fois de plus le but
de l'alliance franco-russe : à savoir le maintien de la
paix générale. Après avoir été l'hôte du tsar,
Poincaré rendit visite au roi de Suède (25 juillet). Il
devait s'arrêter ensuite à Copenhague et à Christiania ;
mais il fut obligé de revenir à Paris en toute hâte,
l'assassinat de l'archiduc héritier d'Autriche ayant
été le point de départ d'un conflit qui mettait la paix
en péril. Le 29 au matin, il débarqua à Dunkerque
et, arrivé à Paris quelques heures plus tard, il fut
l'objet, £ntre la gare du Nord et l'Elysée, d'accla-
mations significatives. Pendant son absence, la crise
européenne était parvenue à l'état aigu.
Les cabinets de Paris, de Londres, de Saint-
Pétersbourg multiplièrent leurs efforts pour prévenir
une catastrophe, dont les suites seraient effroyables ;
mais l'Allemagne n'adhéra ni à la proposition britan-
nique de réunir une conférence, ni à la proposition
française de constituer une commission internationale,
et le tsar offrit vainement au kaiser de soumettre le
différend à un arbitrage. Le 31 juillet, Poincaré
écrivit au roi d'Angleterre une lettre autographe, qui
restera comme une preuve de nos intentions fran-
chement conciliantes : « J'ai la conviction profonde,
disait-il à George V, qu'à l'heure actuelle, plus l'An-
gleterre, la France et la Russie donneront une forte
impression d'unité dans leur action diplomatique,
plus il sera encore permis de compter sur la conser-
vation de la paix. » Il fut bien obligé de signer le
décret de mobilisation générale, dont l'avis fut connu
le I"' août un peu après quatre heures de l'après-
midi et, dans une proclamation à la nation française,
il déclara que la mobilisation apparaissait comme
« le meilleur moyen d'assurer la paix dans l'honneur »,
que le gouvernement, à l'abri des précautions néces-
saires, continuerait ses efforts diplomatiques. « A
cette heure, continuait-il, il y a la France éternelle,
LAROUSSE MExNSUEL
la France pacifique et résolue. Il y a la patrie du
droit et de la justice, tout entière unie dans le calme,
la vigilance et la dignité ».
Si le kaiser avait compté sur la capitulation de la
Russie, s'il nous avait crus trop divisés et trop fai-
bles pour ne pas accepter ses exigences, ou bien
capables d'abandonner notre alliée slave, son erreur
ne dut pas survivre au spectacle que donnèrent nos
représentants, en cette mémorable journée :iu 4 août
1914, où, à l'appel du chef de l'Etat, la Chambre des
députés proclama l'union sacrée de tous les Français.
Le ministère était né de considérations politiques
qui devaient faire place à des préoccupations d'ordre
différent. Tenant compte de la situation nouvelle
créée par l'invasion allemande, Viviani estima que
les bases du gouvernement devaient être élargies, et
il donna sa démission ; mais c'est lui que le chef de
l'Etat chargea de former un gouvernement de Dé-
fense nationale, dont Briand eut la vice-présidence
et où le parti socialiste fut représenté (26 août).
Quand les opérations se rapprochèrent de la capi-
tale, le gouvernement, exposé à se voir coupé de
ses communications avec une partie du pays, trans-
féra à Bordeaux le siège des pouvoirs publics, sur la
demande de l'autorité militaire. Le président de la
République et les ministres quittèrent Paris dans la
nuit du 3 au 3 septembre, précédés du corps diplo-
matique et suivis de la plupart des membres du
Parlement, avec lesquels ils désiraient « former, de-
vant l'ennemi, le faisceau de l'unité nationale ». Ils
n'en furent éloignés qu'un peu plus de trois mois,
l'amélioration de la situation générale leur ayant
permis de quitter Bordeaux le 9 décembre.
Pour retracer la vie publique du chef de l'Etat
pendant les hostilités — en supposant qu'on en eût
les moyens — il faudrait esquisser l'histoire même
de la guerre et mettre en relief, chemin faisant, la
part qu il prit personnellement aux délibérations
d'ordre politique, diplomatique ou militaire ; car la
célèbre conférence de DouUens, au cours de laquelle
le général Foch reçut le commandement suprême,
ne fut pas la seule où s'exerça directement le pres-
tige de son au.orité. Si le président de la République
est irresponsable au regard des lois constitutionnelles,
il ne l'est pas pour le pays qui, d'après l'état général
des affaires et les fluctuations de l'opinion, le couvre
de louanges ou l'accable volontiers de reproches,
qu'il doit laisser sans réplique. Que la collaboration
du président Poincaré à l'œuvre de guerre ait été di-
verse et d'importance, on n'en saurait douter ; mais
on ne saurait douter davantage de la mesure avec la-
quelle elle s'est exercée. Les hommes qu'il mit au
gouvernement lui paraissaient désignés par le pays,
par la représentation nationale, par l'intérêt général,
et, le jour où il pensa que l'heure était venue pour
Clemenceau de 0 faire la guerre », il n'hésita pas
à appeler son adversaire politique, dont l'esprit de
décision, la crânerie, le patriotisme ardent et agis-
sant inspiraient confiance à l'arrière comme au
front. Pendant les douloureuses années où se joua
le sort du monde, il représenta la France avec
dignité, se partageant entre les conseils et les tran-
chées, se rencontrant avec les chefs des Etats alliés,
prodiguant ses exhortations aux combattants, ses
encouragements aux victimes du conflit.
Après l'armistice, il eut la satisfaction de recevoir
à Paris le président Wilson, le roi de Grande-Bre-
tagne, le roi des Belges, le roi d'Italie et, au mois
de décembre 1919, la joie d'assister aux manifesta-
tions qui, à Metz, à Strasbourg, à Colmar, à Mul-
house, marquèrent le retour à la mère patrie des
provinces libérées. Il fut, de son côté, accueilli avec
un sincère enthousiasme par nos alliés de Belgique
et d'Angleterre. L'astronome Arago, membre de
l'Institut de France, s'était vu décerner en 1834 le
titre de « citoyen de Glasgow » : quatre-vingt cinq ans
plus tard, le même honneur fut conféré au président
de la République, en même temps qu'il était installé
solennellement comme vice-recteur de l'Université
de la grande ville écossaise (1919). Ces distinctions
exceptionnelles s'adressaient non seulement à l'hom-
me d'Etat, mais aussi à l'ancien ministre de l'ins-
truction publique et au membre de l'Académie fran-
çaise ; car Poincaré occupait, depuis 1909, le fauteuil
de son concitoyen Emile Gebhart.
Avocat, orateur politique, écrivain, Poincaré ap-
porte dans ses discours et dans ses écrits les mêmes
qualités d'ordre, de clarté et de conscience que dans
l'action. Il répugne à l'emploi des artifices qui pro-
voquent seulement des émotions de surface, place
son argumentation sous l'égide des idées générales,
traduit par une parole sûre une pensée ferme, s'ex-
prime dans une langue simple, discrètement élégante,
vraiment classique. Ses exposés financiers, diploma-
tiques ou politiques, sont sobres, logiques, persuasifs.
Au Palais, son nom demeure attaché à des causes
considérables. Un de ses secrétaires a rapporté ce
propos, tenu par Alphonse Daudet après que le jeune
avocat eut triomphé des intérêts qui menaçaient
une fondation célèbre : « L'académie Concourt, c'est
mon pauvre ami qui l'a fondée, mais c'est Poincaré
qui l'a bâtie. »
Ses Idées contemporaines (1906), ses Questions et
figures politiques (1907) témoignent de sa curiosité
«• J58 Avril 1920.
intellectuelle et de la variété de ses aptitudes. Ces
qualités se manifestèrent avec une netteté singulière
en 1913, lorsqu'il entreprit de visiter les pays de
France : dans des croquis synthétiques et vivants, il
dégagea les caractères essentiels des régions par-
courues, leurs spécialités économiques, leur contri-
bution à la grandeur commune.
Plus caractéristiques encore furent les discours
qu'il prononça pendant les hostilités : il n'est peut-
être pas un épisode de la glorieuse épopée qui ne
lui ait fourni la matière d'un tableau aussi remar-
quable par l'élévation de la pensée que par la pré-
cision du détail et la concision de la forme. Il sut
exprimer avec justesse le sentiment national, et le
recueil de ses écrits sera pour les historiens un do-
cument essentiel, parce qu'ils reflètent avec fidélité
l'état de l'âme française pendant ces années d'es-
poirs et d'angoisses où elle lutta pour son existence.
Lorsque le maréchal Foch prit séance à l'Académie
française, c'est le président de la République qui lui
répondit. Il prononça à cette occasion un discours
où, en un raccourci saisissant et avec une émotion
contenue, mais cependant passionnée, il retraça toute
l'histoire de la Grande Guerre.
Il ne tenait sans doute qu'à lui d'être réélu à la
première magistrature, mais il était décidé à ne pas
rester davantage à l'Elysée, tout en se déclarant
disposé à servir encore son pays dans les assemblées
politiques. Les électeurs sénatoriaux de la Meuse,
tenant compte de cette indication et soucieux de
l'intérêt général, le désignèrent spontanément pour
les représenter au Sénat.
A cette satisfaction donnée au Lorrain vint bientôt
s'en joindre une autre, donnée au Français. Le
10 février 1920, les représentants qualifiés de tous
les groupes de la Chambre, à l'exception des socia-
listes unifiés, rendirent un solennel hommage au
président de la République en inscrivant le nom de
Raymond Poincaré parmi ceux des Français qui
avaient bien mérité de la Patrie, et le Sénat, à l'unani-
mité, s'associa à cet acte de reconnaissance nationale.
Sa dernière visite présidentielle fut consacrée à
Verdun, symbole de la résistance victorieuse, et,
dans son message d'adieu (17 février), il fit appel,
comme le 4 août 1914, à l'union sacrée, non moins
indispensable pour nous assurer les avantages de la
paix qu'elle l'avait été pour avoir raison d'un en-
nemi sans conscience. — Max Leoeihd.
Politique intérieure et extérieure
(Février). — Le mois de février n'avait pas vu se
lever sur les affaires internationales la lumière que
tout le monde attend et qui ne vient de nulle part.
La confusion la plus complète avait continué à y
régner. Rien ne permettait encore d'espérer que
l'heure de la clarté et de la paix eût enfin sonné. Bien
plus, l'orientation très nette que prenait la politique
de l'Entente vers un commencement de liquidation de
l'affaire russe, en forme de capitulation pure et simple
devant le gouvernement de Lénine et Trotzky, ne
conduisait qu'en apparence à un rétablissement défi-
nitif de la paix. En réalité, on menait l'Europe à des
complications dont l'étendue était incalculable et qui
pouvaient la bouleverser. Les gens de sens rassis, qui
cherchent à se tenir à égale distance d'un optimisme
toujours satisfait et d'un pessimisme apeuré, ne pou-
vaient dissimuler que l'avenir qu'on nous préparait
n'exigeât une grande fermeté d'esprit et un sang-
froid toujours en éveil. L'heure n'était ni à la fan-
taisie ni au dilettantisme, et on pouvait envisager
dès lors les graves conséquences que risquaient de
produire pour notre plus grand dommage l'incohé-
rence de notre politique passée et la faiblesse de
notre action dans la Conférence de la paix. Pour
avoir suivi plutôt que conduit, et subi plutôt qu'im-
posé, nous étions contraints d'accepter malgré nous
des conséquences qu'il eût été aisé de prévoir et que
nous n'étions plus en mesure d'éviter : constatations
inopérantes, à la vérité, et regrets inutiles, mais tout
de même résultats graves et qui risquaient de peser
lourdement sur nous et sur l'Europe. Les choses
étant ce qu'elles étaient, il fallait les regarder en
face et essayer de préparer les moyens de s'opposer
au pire. C'était là une tâche à laquelle chacun devait
s'employer pour sa part. Se fier au seul gouverne-
ment et lui laisser tout à faire étaient des méthodes
faciles, mais périmées. Le moment était venu où l'ac-
tion gouvernementale ne pourrait être efficace que
si elle était soutenue par l'énergie des simples ci-
toyens. L'abdication dans l'attente et la critique
combinée avec l'abstention ont fait leur temps. Si
nous voulons continuer à vivre, il faut nous en
donner la peine.
Revenons aux questions toujours sans solution,
sinon sans surprises : l'Adriatique, la Turquie, la
Russie. — A propos de la question de l'Adriatique,
déjà si féconde en incidents, le président Wilson, par
une Note retentissante du 13 février, était brus-
quement sorti de son long silence, comme si cette
affaire eût été, entre toutes celles qui agitent le
monde, la plus propre à réveiller son attention. Cette
Note, que l'on qualifia un peu vite d'ultimatum, n'eut
pas, sembie-t-il, malgré la rigueur de sa conclusion,
le caractère désobligeant qu'on lui prêta d'abord.
1
IV 158. Avril 1S20.
Elle doit être remise à sa place dans une série de
faits qui se lient, pas toujours avec beaucoup de
logique, mais, tout de même, dans une succession ré-
gulière. Il faut se replacer une fois de plus devant
les yeux la série des événements. D'abord, le Mémo-
randum du 9 décembre, concerté avec les Etats-Unis,
qui proposait de créer un Etat libre de Fiume, de
constituer Zara en ville libre, de donner à
l'Italie les îles de ['.Adriatique et Vallona, avec
mandat sur l'Albanie; — puis la Note des
Alliés du 14 janvier, établie sans la participa-
tion de l'Amérique, qui supprimait l'état libre
de Fiume, pour placer cette ville sous l'autorité
effective de l'Italie (présentée non sans bru-
talité à l'acceptation des Yougo-Slaves, cette
nouvelle Note provoquait des observations de
Lansing, auxquelles Lloyd George et Millerand
répondaient, le 28 janvier, en expliquant l'op-
portunité, même à l'égard des Yougo-Slaves,
(les modifications apportées au Mémorandum
du 9 décembre) ; — était venue ensuite la Note
VVilson du 13 février, dans laquelle le président
américain, sans affirmer qu'il maintiendrait
son point de vue de décembre, concluait, ce-
pendant, qu'il serait amené peut-être à exami-
ner s'il ne devrait pas retirer du Sénat et le
traité de Versailles et le traitéde garantie anglo-
américain à l'égard de la France, pour laisser
les gouvernements associés régler, seuls, les
affaires de l'Europe. (Cette Note avait donné
lieu à une réplique de la Conférence, où le désir
de continuer à collaborer avec les Etats-Unis
était nettement marqué) ; — cette réplique avait
provoqué une réponse de Wilson, qui, tout en
rendant hommage aux services rendus par
l'Italie, maintenait sa volonté de ne pas con-
courir à un « règlement injuste », qui pourrait
provoquer de nouvelles guerres; — enfin, une
dernière Note franco-anglaise, demandant aux
Etats-Unisd'insister auprès des Italiens et des
Yougo-Slaves pour les amener à un accord
amiable et indiquant qu'en cas d'échec de cette
tentative, l'application du traité de Londres
paraîtrait aux deux puissances de l'Entente la
seule alternative valable.
Ainsi ramené à ses lignes maîtresses, le dé-
veloppement de la question de l'Adriatique
apparaîtrait très simple et tel que peut se pré-
senter la discussion de toute question entre
gens qui, tout en différant d'opinion sur la
meilleure solution, veulent, les uns et les au-
tres, aboutir. Mais, en fait, par suite de toutes
les circonstances ambiantes, la réalité avait
été autre, et l'émotion qu'avait causée la Note
Wilson du 13 février n'était pas un simple
effet de la nervosité des hommes politiques et
de la presse. — Depuis des semaines, on n'en-
tendait plus parler du président Wilson. Non
seulement il ne parlait plus, non seulement il
n'écrivait plus, mais on ne le voyait plus et,
même, les ambassadeurs étrangers, même les
membres de son cabinet n'étaient pas admis
à l'entretenir. Brusquement, on recevait de lui
une Note sommaire, dont, à première vue, on
ne ressentit que la raideur du ton, et on appre-
nait en même temps : que le président Wilson
reprochait à son ministre desaffairesétrangères
Lansing d'avoir fait une politique à lui per-
sonnelle et contraire à la politique présiden-
tielle, qu'un échange de lettres assez âpres
avait eu lieu entre les deux hommes d'Etat et
qu'enfin Lansing avait démissionné. Or, pen-
dant le silence wilsonien, c'est au seul Lansing
que le Conseil suprême avait eu affaire. Le
désaveu éclatant dont il était l'objet et la Note
du président Wilson s'y ajoutant, on conçoit
qu'en Europe on ait été troublé et mécontent
(le cette politique incertaine, et on s'explique
que, dans le premier moment, le Conseil
suprême ait été tenté de répondre assez ver-
tement au président américain. — Ne doit-on
pas reconnaître, en outre, que la situation poli-
tique des Etats-Unis était déconcertante et
que l'embarras de l'Europe était grand en pré-
sence d'un Sénat qui n'arrivait ni à voter le
traité de Versailles et à en accepter les res-
ponsabilités, ni à y formuler des réserves ca-
pables de calmer les inquiétudes américaines,
et d'un président qui, invisible et présent,
prétendait régenter la politique européenne
sans se montrer lui-môme en état d'obtenir du
pouvoir législatif de son pays une adhésion à
sa politique personnelle, sans qu'il fût , en outre,
loisible à l'Europe de mesurer jusqu'à quel
point il gouvernait encore, ou était en état de gou-
verner : situation étrange, que l'Europe était bien
obligée de supporter, puisque l'Amérique la tolérait,
mais qui ne compliquait pas moins la cîiplomatie eu-
ropéenne, à laquelle eût suffi sa propre confusion.
Aussi bien, même les diplomates de la vieille Eu-
rope étaient entraînés, au contact de cet état patho-
logique de la politique américaine, à des nouveautés
imprévues et qui n'éclaircissaient rien. Lord Grey,
ambassadeur anglais à Washington, l'un des plus
LAROUSSE MENSUEL
actifs partisans de la Société des nations, qui n'avait
pu conférer avec Wilson pendant son séjour en
Amérique, rentré en Angleterre, avait publié sur les
conditions dans lesquelles l'Entente pourrait s'accom-
moder des réserves Lodge, une lettre ouverte, qui
était un accroc assez' sérieux aux usages diploma-
tiques. If T-'"'i! "Tit Wilson avait, paraît-il, assez
107
sur l'ultimatum du 14 janvier, ou le traité de Lon-
dres; encore voyait-on mal ce que pourrait être, en
ce cas, le résultat d'une exécution qu'on ne pouvait
prévoir pacifique. On devait donc désirer un com-
promis et tout tenter pour l'obtenir. L'iiitervention
américaine eût été plus féconde, si elle se fût exercée
en ce sons, qu'elle ne pouvait l'être dans !»« ■•"•<•=
A ThionvUle (lô février 1920). La gr»iKie-(iU(?he8se Charlotte de Luxembourg, duchesse de .Nassau, prin(»»se de Buiirbon-Parme, et le président
de la République françaiie, Raymond Poincaré, passant sur le front des troupei. — Phot. Meuriste.
(Au cours de son dernier voyage ofllciel,
rrande.duches8e Charlotte de Luxemboui
pt 'Maginot, ministre des pensions et allocaUons ; h sa pauche. le prince Félix de Bourbon-Parme, mari de la grande-duchesse, et le maire
A Thionville (IS février I9i0). l*a tribune officielle avec sa parde, en coutumes de la Révolulion ,
le président R. Poincaré remet la croix de la légion d'honneur à ThionvilIe^A sa (IroUe. se trouvent la grande.duches8e Charlotte de
, ^ li
La grande-duchesse Charlotte et le prince, son mari, ont tenu h profiter du passage du président h la frontière luxembourgeoise,
pour venir le saluer et, ainsi, confirmer les excellents sentimenu du Luxembourg envers la France.) — Phot. RoL
mal pris cette liberté grande, que l'Angleterre avait
acceptée, au contraire, avec sérénité. On avait donc
sous les yeux le spectacle nouveau d'une diplomatie
sur la place publique qui, tout compte fait, n'éclai-
rait pas plus le débat que la diplomatie à huis clos.
La rentrée eri scène de Wilson ne semblait pas,
d'ailleurs, avoir avancé la question de l'.Vlriatique
qui restait enfermée dans ce dilemme : ou un com-
promis, accepté de bonne ou de mauvaise grâce et
basé soit sur le Mémorandum du 9 décembre, soit
difficiles où l'engageait Wilson. Une fois de plus, le pré-
sident américain se montrait à la fois obstiné dans ses
propos et peu versé dans la psychologie européenne.
On attendait avec une certaine impatience, à la fin de
février, la suite de cet imbroglio, et on ne ptiu vait man-
quer de penser qu'il était plus aisé à Wilson de se
montrer intransigeant à Washington sur la question
adriatique qu'à l'Entente de faire coïncider l'intérêt
italien et l'intérêt yougoslave, tous deux soutenus
par de bons argumentset par une égale mégalomanie.
io8
Nous prions qu'on nous laisse ouvrir ici une pa-
renthèse, qu'il faut bien que nous placions quelque
part. Pour l'intelligence de ce temps-ci, nous invi-
tons nos lecteurs avertis à constater combien, au
milieu des aspirations démocratiques les plus affir-
mées et quelquefois les plus intransigeantes, tous les
peuples tendent à fortifier le pouvoir personnel et
sans contrôle de quelques-uns, ce qui, en d'autres
termes, signifie que nos sociétés contemporaines
s'orientent vers l'autocratie. La nature du pouvoir
qu'exerce Wilson aux Etats-Unis, qu'exerça Clemen-
ceau en France, que pratiquent Lénine en Russie ou
Noske en Allemagne, que souhaitent les partisans de
la dictature du prolétariat, que se sont octroyé les
quelques hommes qui, sans mandat de personne, ont
entrepris de refaire la carte de l'Europe, est propre-
ment autocratique, quelque forme, d'ailleurs, que re-
vête ce pouvoir. Nous ne songeons pas à nous en
étonner. L'histoire est là pour nous apprendre que
les grandes commotions humaines finissent toujours
par intégrer dans une force unique les débris épars
LAROUSSE MENSUEL
arabe toute la région à l'est du Liban. Nous avons
dit notre opinion sur le maintien du sultan à Constan-
tinople. Les arguments que Lloyd George avait dé-
veloppés devant les Communes pour défendre une
solution qui, à l'heure où il parlait, était la sienne,
ne . nous avaient pas convafncu qu'il eût raison.
Nous comprenions très clairement qu'on avait cédé,
en l'occurrence, à une prétendue pression des musul-
mans de l'Inde, qui n'avaient fait aucune difficulté de
se battre contre le même sultan, au temps où Lloyd
George avait décrété sa perte. Nous ne pouvions
voir là qu'une marque de faiblesse, qui n'était capable
de donner satisfaction à personne et qui restait un
aliment aux intransigeances des nationalistes turcs.
Nous devions, en outre, constater que, de plus en plus,
l'influence anglaise s'installait dans cet Orient, pour
lequel nous avons tout fait et duquel nous risquons
de voir profiter les autres. Il eût été téméraire, à
notre sens, de considérer, fin février, la question
turque comme résolue. Outre que le Conseil suprême
pouvait changer d'avis, comme il lui était fréquem-
l.n qiiKi.-iiii I liinnville. le [jrésidcnt, R. Poincaré, consacre à Verdun s:i .1- ; ;ji t'' . i-ii.- ^ lii; iVviior l'.tji) . Ji reu '-t à la ville la croix
lie guerre, après lui avoir déjà donné la Lé;:ion d'honneur. Puis il passe encore, avec le ministre Ma^'inot, devant les ruines de
la vieille cité, dont le nom reste prestigieux. (V. le Bulletin Mensutl.) — Phot. KoI.
d'une société bouleversée. Nous serions très surpris
que notre époque échappât à cette loi. Mais, indépen-
damment de cette conclusion, qui nous est person-
nelle et qui ne se réalisera probablement pas demain,
on ne peut se refuser à reconnaître qu'à l'heure pré-
sente quelques individus, considérables d'ailleurs, ont
spontanément assumé la tâche de conduire seuls le
monde. Ils s'en acquittent comme ils peuvent, mais il
ne faut pas s'étonner si leurs décisions portent la mar-
que des mêmes incertitudes et des mêmes passions
qui se montreraient dans la conduite d'un particulier.
Ceci dit et nous référant à la brusque interven-
tion du président Wilson à propos de l'Adriatique,
nous ne nous croyons pas téméraire en affirmant que
ce qu'on savait des décisions du Conseil suprême au
sujet de la Turquie ne pouvait être considéré comme
définitif. On se rappelle qu'il y a déjà bien des mois
on avait parlé, pour employer le jargon diplomatique,
d'un mandat des Etats-Unis sur la Turquie. Puis,
l'Amérique étant entrée en sommeil dans la personne
du président Wilson, on avait parallèlement laissé
dormir la question turque. Les Turcs en avaient pro-
fité pour s'organiser en Asie ; leur nationalisme, avec
Mustapha Kemal et probablement avec Enver-pacha
avait entrepris une active propagande, principale-
ment en Cilicie, qu'occupait la France; on reparlait
de massacres de chrétiens, Arméniens ou autres, et,
par un retour ironique des choses, alors que la
France compte, plus que tout autre pays, de grands
amis de la Turquie, c'étaient les troupes françaises qui
recueillaient tous les coups et la France qui se trou-
vait désignée à la haine des Turcs. Le Conseil su-
prême avait fini par comprendre la faute qu'il avait
commise en laissant sans règlement la question tur-
que et, tout à coup, la presse nous avait appris que la
Conférence de Londres avait, en principe, décidé de
laisser le sultan à Constantinople sous la garde des
puissances, qui auraient aussi la surveillance des dé-
troits. La Thrace passerait à la Grèce. Quant à l'Asie
turque, on en laisserait un morceau à l'Italie, Smyrne
à la Grèce, et on ne voyait pas très exactement
quelle serait la part de la France, après qu'on aurait
donné la Palestme à l'Angleterre et au royaume
ment arrivé, le président Wilson n'avait encore rien
dit. Parlerait-il ? Et pour quoi dire ? Il fallait attendre,
l'expérience prouvant assez qu'on pouvait le voir se
buter à une solution impraticable, d'où on ne le ver-
rait plus sortir. Mais, tout en attendant, on pouvait
constater une liaison certaine entre les nationalistes
ottomans et les bolcheviks russes, et cette coïncidence,
prouvée par les faits, comme le coup de main sur le
dépôt d'armes d'Akbach, aurait dû faire réfléchir.
Il est vrai que, du côté russe, on entrait dans la
phase des adoucissements et de l'accommodement.
Nous n'avons rien à modifier à ce que nous écrivions,
le mois dernier, sur les dangers d'une paix avec la
Russie. Nous demeurons fermement convaincu que
toutes les avances que le gouvernement de Lénine a
faites à l'Europe, en gros et surtout en détail, ont
été dictées par l'impossibilité où le bolchevismu se
trouve de subsister en Russie et par le besoin que
ressent ce pays d'ime rénovation économique. Il eût
donc été sage de laisser le bolchevisme s'épuiser lui-
même sur place. Lui fournir les moyens de vivre et,
après avoir fortifié en Russie une autocratie pire que
l'ancienne, lui permettre de trouver d'autres champs
d'opération, était une imprudence qui touchait à la
folie. C'était, pourtant, à cette lamentable solution
que, poursuivant son plan préparé et consolidé depuis
des mois, Lloyd George venait d'acculer à la fois le
Conseil suprême, ce qui n'eût fait de mal à personne,
et l'Europe, ce qui intéressait tout le monde. —
Le gouvernement de Lénine n'avait pas eu à faire
grands efforts d'habileté pour tirer tout le parti pos-
sible de la décision prise en janvier par le Conseil
suprême, avant la retraite de Clemenceau, d'entre-
prendre un commerce avec les coopératives russes.
Nous avons montré, le mois dernier, que cet expé-
dient ne pouvait aboutir qu'à un rapprochement
avec les soviets, puisque 'les coopératives ne pou-
vaient exister et commercer qu'avec leur permission.
En effet, Litvinof, qui avait déjà, à Copenhague, con-
verti O'Grady à la cause russe, avait été déclaré
agent des coopératives. Ce premier pas acquis, la
paix signée avec l'Esthonie, des avances faites à la
Lettonie, l'oSre de paix russe à la Pologne se pré-
«• 168. Avril 1920.
cisait par des déclarations très nettes dans l'ordre
territorial, cependant que la Pologne, et avec elle la
Roumanie, étaient averties par le Conseil suprême
qu'on ne leur conseillait pas la guerre avec la Russie,
qu'on ne les soutiendrait que si elles étaient atta-
quées et qu'on les engageait à faire la paix. Enfin,
les soviets, d'abord en sous-main, puis officiellement,
proposaient la paix au monde entier.
En présence de cette situation, qui ne s'est vrai-
semblablement pas produite sans un dessein prémé-
dité, le Conseil suprême, conduit où l'on voulait le
mener, privé de tout moyen matériel de continuer
contre le bolchevisme une lutte qui fut à toute
époque insuffisante et maladroite, devait être amené
à capituler. C'est ce qu'il avait fait en essayant de
sauver la face et en posant quelques conditions ver-
bales, où il faut voir l'effet de la résistance du bon sens
français. La Déclaration publiée à Londres, le 24 fé-
vrier, contenait d'abord le conseil de faire la paix,
comme nous venons de le dire, donné aux puissances
limitrophes de la Russie. Puis elle énonçait que les
Alliés ne pourraient entrer en relations avec la Russie
des soviets que quand celle-ci aurait adopté les mé-
thodes diplomatiques des nations civilisées. Ceci dit
pour gagner du temps, on exprimait l'idée que le com-
merce avec la Russie était nécessaire au monde entier
et qu'il serait encouragé aussi largement que possible.
Enfin, on annonçait que la Société des nations serait
priée d'entreprendre elle-même l'enquête sur la Russie,
que son Bureau international du travail avait précé-
demment décidé d'organiser. Il n'était pas besoin de
lire deux fois ce document pour se persuader qu'il
équivalait à un protocole d'armistice. Il assurait à la
Russie la tranquillité militaire sur ses frontières occi-
dentales. Il lui indiquait par quel habile et facile ca-
mouflage elle serait admise dans les discussions diplo-
matiques ultérieures. Il affirmait la volonté de repren-
dre des relations économiques. 11 ouvrait, enfin, la
voie àla reprise des relations officielles en accréditant
auprès de la Russie des soviets la Société des nations.
On pouvait dire qu'après cette démarche, la paix
était faite. Le gouvernement de Lénine n'avait pas
eu besoin de vingt-quatre heures pour le comprendre.
Nous n'avons pas l'habitude, nos lecteurs le savent,
de nous répandre en récriminations inutiles et en
lamentations de Jérémie devant les faits accomplis,
si sévèrement que nous les jugions. Mais nous esti-
mons qu'il faut voir clair. Ce qui n'est pas d'abord
malaisé à déterminer, c'est qu'en cette opération sans
gloire, mais non sans danger, comme en beaucoup
d'autres depuis novembre 1918, ilous avons été gou-
vernés par notre amie l'Angleterre, et l'Angleterre
par Lloyd George. Le ministère Millerand a trouvé
la question irrémédiablement engagée ; il a été pris
dans un engrenage irréductible ; il a fait ce qu'il a
pu pour reculer la conclusion ; il devait échouer.
La responsabilité n'est pas sur lui. — Quoi qu'il
en fût, la faute était commise. Pouvait-on, du moins,
en espérer un avantage économique ? Aucun avan-
tage économique immédiat ne paraissait pouvoir être
escompté. Outre qu'il est vraisemblable que la Rus-
sie, privée de matériel agricole, soumise à un ré-
gime de terreur incompatible avec toute culture
intensive, a produit trop peu de céréales pour pou-
voir procurer à l'Europe un ravitaillement rapide,
qui aurait un effet instantané sur le coût de la vie,
cet excédent de grains existât-il, comment le trans-
porterait-on, sur quelles voies ferrées, avec quel
matériel roulant ? On oublie trop vite que, si la
Russie avait eu des chemins de fer, même sa corrup-
tion intérieure n'aurait pu l'empêcher, avec notre
aide, de battre les Allemands. Or les chemins de fer
que nous n'avons pas su obtenir du tsarisme, la ty-
rannie bolcheviste ne les avait pas pu créer, et elle
avait été, en outre, incapable, jusqu'à ces derniers
temps, d'entretenir et les voies ferrées et le minimum
de matériel nécessaire . C'est seulement depu is quelques
semaines qu'elle semblait vouloir transformer en
discipline industrielle la terrible discipline militaire
qu'elle avait instituée dans son armée rouge. Mais il
fallait bien des années et beaucoup d'ingénieurs de
l'Occident pour remettre en état et pour développer
le réseau des chemins de fer russes. On ne devait
donc pas se leurrer. La reprise des relations écono-
miques avec la Russie peut être la source de belles
affaires à entreprendre pour ceux qui sauront arriver
à temps, elle ne saurait produire un effet immédiat,
et nous ne pouvons cacher que c'est là un des points
les plus suspects de cette fâcheuse affaire.
Nous préférons n'y point insister, et nous voulons
espérer, comme l'a dit, avec confiance, Lloyd George,
que c'est par le commerce, c'est-à-dire par le retour à
la prospérité, à la vie normale, aux idées de conser-
vation, que la Russie pourra être guérie du bolche-
visme. Assurément, les médecins qui la traiteront et,
peut-être, la guériront, n'y perdront rien. Mais, si la
Russie est sauvée, le reste de l'Europe le sera-t-il
aussi ? La Russie ravagée par la maladie du bolche-
visme est dorénavant comme vaccinée. Le fléau a
fait son effet ; à dire vrai, le plus clair résultat du
communisme bolchevique a été de généraliser en Rus-
sie la dissémination du sol entre les mains des pay-
sans, qui, devenus propriétaires, entendent le rester ;
et là, peut-être, est le secret de la sagesse subite des
«• 158. Avril 1920.
chefs bolchevistes qui se sentent définitivement vain-
cus en Russie par leur œuvre même. Mais de quelle
naïveté ne faudrait-il pas être doué pour imaginer
que ce qu'il y a d'illuminisme et de messianisme dans
la doctrine bolchevique s'est consumé en Russie et
que le brusque retour à de" idées anciennes, que
semblaient impliquer les derniers actes du gouver-
nement des soviets, permet de conclure que le foyer
d'incendie est éteint. Nous n'en croyons rien, et nous
sommes convaincus, au contraire, que, s'il est privé
d'aliment sur la terre russe, le bolchevisme en cher-
chera vers l'Occident. Y trouvera-t-il un terrain aussi
propice et des conditions générales aussi favorables ?
Evidemment, non. Cependant, si nous n'y prenons
garde et mime si nous y prenons garde, il en trou-
vera suffisamment pour procurer à l'Europe une crise
redoutable, dont nous sommes sûrs qu'elle sortira,
mais que son état de faiblesse générale et de moin-
dre résistance ne peut manquer de rendre grave. Et
c'est la lourde responsabilité qui pèse sur ceux qui,
pour des raisons qui ne sont pas de l'ordre moral, ont
lancé l'Europe dans cette aventure. Certes, le monde
est mené presque toujours et en tout temps par des
raisons d'ordre économique, et ceux qui invoquent
aujourd'hui la nécessité économique obéissent à une
sorte de loi fatale qui les domine. Mais c'est l'hon-
neur de l'humanité d'être conduite aussi, si obscuré-
ment que ce soit, par des raisons supérieures de mo-
ralité. La déclaration de Londres du 24 février a tenté
de leiu- faire une place. On sent trop qu'elles n'y sont
qu'une clause de style. — Ainsi, le mal était fait. Le
profit à en tirer était lointain. Le danger était prochain.
Nous l'avons dit, pour qu'on y songeât.
On pouvait donc écrire, au dernier jour de février,
que la question russe, en tant qu'elle concerne la
Russie, allait être réglée, au moins en apparence. Ce
n'est pas que tout fût fini, même dans l'ancien empire
russe. Que s'était-il passé, au juste, en Sibérie ? L'ami-
ral Koltchack avait été pris, et on ne doutait pas qu'il
n'eût été fusillé. Qui étaient, au juste, les vainqueurs
de Koltchack ? Qu'avait été Koltchack lui-même ?
Les langues commençaient à se délier. On voyait de
plus en plus clairement la faute que l'Entente avait
commise en se donnant aux yeux des Russes l'appa-
rence de soutenir cette tentative de restauration tsa-
riste, entachée de toutes les tares du tsarisme, que
fut, très probablement, le gouvernement de Koltchack.
Entre quelles mains était dorénavant la Sibérie?
Y avait-il une liaison entre les bolchevistes russes et
les révolutionnaires sibériens, ou ceux-ci étaient-ils
simplement desRussesqui voulaient s'organiser libre-
ment, sans aucun souvenir de l'ancien régime? Il eût
été très désirable d'être pleinement renseigné. En
Russie méridionale, où en était Denikine ? Et quel
était , aussi , le but de cet te entreprise d'organisation qui
n'avait jamais pu aboutir qu'à ces conquêtes éphé-
mères qu'en d'autres temps d'autres bandes russes
avaient déjà su faire ? Quesubsis tait-il, maintenant, de
cette tentative, et à quoi tendait-elle? Où en étaient
les républiques de Géorgie, d'Azerbaïdjanetd'Arinénie
russe ? Et, plusloin, que devenait la Perse, et quel avait
été le résultat tangible du traité qu'elle avait signé en
août avec l'Angleterre ? Trop de questions se posaient
pour qu'on pût dire que tout était terminé; la paci-
fication du monde russe et de ses annexes avait
encore bien du chemin à faire. II restait du travail
au Conseil suprême. Il lui restait, surtout, à réfléchir
sur ses fautes. Il s'était, cela apparaissait mainte-
nant, laissé tromper lourdement sur le caractère des
résistances opposées au bolchevisme ; il n'avait pas
su discerner les vraies tendances russes; il avait
aidé — inconsciemment, on veut l'espérer — ^de folles
tentatives de retour de l'ancien ordre de choses ; il
n'avait pu imposer un programme vraiment russe,
qui, devant l'anarchie et la terreur bolchevistes, eût
dressé une Russie libre, mais raisonnable. C'étaient
beaucoup d'erreurs à la fois.
Par ailleurs, — on doit tout dire, — quelques ques-
tions accessoires dans l'ensemble, très importantes
pour les intéressés, avaient été réglées. Le plébiscite
du Slesvig du Nord avait donné une écrasante majo-
rité pour la réunion au Danemark. Le Spitzberg
avait été attribué à la Norvège. Le conseil de la
Société des nations avait reconnu la neutralité de la
Suisse. La Commission de la Sarre avait été installée.
D'autre part, le Conseil suprême avait cédé à l'Alle-
magne, sur la question de la livraison des coupables.
L'Allemagne avait proposé — et on avait accepté ■ —
qu'ils fussent jugés par la cour de Leipzig; on se ré-
servait de les réclamer, si on les estimait jugés contre
le droit et la justice : solution bâtarde d'une affaire
qu'il eût mieux valu ne pas engager, plutôt que de ne
pas la mener énergiquement jusqu'au bout. L'Alle-
magne n'y avait rien compris. L'idée supérieure que
renfermait la résolution de châtier ceux qui étaient
coupables d'avoir violé toutes les lois humaines lui
avait échappé. Elle avait résisté, non parce qu'elle
jugeait contraire à son honneur ae livrer même des
coupables, mais parce qu'elle ne les reconnaissait
pas coupables et qu'elle s'honorait de leurs crimes.
Erreur formidable de tout un peuple, mais erreur
singulièrement symptomatique et instructive pour
nous. Nous imaginions ce paradoxe idéaliste qu'il y
a des lois dans la guerre même et que la guerre
LAROUSSE MENSUEL
n'est pas incompatible avec des sentiments humains.
La doctrine allemande justifie toutes les horreurs de
la guerre. Comment jamais s'entendre devant cette
contradiction essentielle et quel espoir de jamais
faire comprendre à un peuple qu'il y a des crimes
abominables que rien n'excuse? Comment, aussi,
après cette reculade et en dépit de toutes les sévé-
rités d'expression, espérer une franche exécution du
traité, déjà ouvertement violé à propos de la li\Taison
du charbon ?
On le voit, le mois de février, s'il avait apporté
quelques solutions, avait surtout à son bilan des
irrésolutions et des faiblesses. A côté d'elles, subsis-
taient des questions de la plus haute gravité. L'élé-
vation énorme du change et l'abaissement de la
valeur d'achat du franc à l'étranger réa-
gissaient cruellement sur les prix de
toutes les denrées. Le coût des denrées
alimentaires ne baissait pas. Cette si-
tuation se répercutait sur tous les objets
nécessaires à la vie courante, à l'indus-
trie et à l'agriculture. Il en résultait un
malaise durable et qui semblait sans
remède. L'entente internationale, qui eût
été SI nécessaire pour aviser aux moyens
de mettre un terme à cette situation,
n'avait pu s'établir encore ni avec l'An-
gleterre, où l'opinion était très partagée
et où l'intérêt de beaucoup n'était pas
que le change baissât, niavec l'Amérique,
dont l'attitude troublante, compliquée
par les brusqueries du président W'ilson
et par beaucoup de raisons de politique
intérieure, était toute souplesse à des
rapports internationaux qu'il eût été si
souhaitable de voir empreints d'une gé-
néreuse franchise. La gêne était univer-
selle en Europe. Elle était terrible en
Autriche, où l'on ébauchait des idées
d'union avec les voisins slaves et où
l'on cherchait les moyens de résister à
la Hongrie, toujours sans traité de paix,
mais après les élections conservatrices
et chrétiennes qui avaient donné une
Chambre toute dévouée à l'amiral Hor-
thy, pourvue d'un gouvernement qui
tendait à la monarchie. L'équilibre ne
s'établissait nulle part aisément, et aucun
Etat ne pouvait se sentir à l'abri d'in-
cidents redoutables.
L'Espagne, même, nous le disons en
passant, qui n'avait pas été touchée di-
rectement par la guerre, était dans une
situation instable. Entre les tendances
réactionnaires des juntes militaires et
les doctrines socialistes, elle était sans
cesse à la veille de troubles révolution-
naires graves.
Les deux grands pays sur lesquels re-
pose la charge de remettre tout en ordre
en Europe et dans le vieux monde, la
France et l'Angleterre, n'étaient pas à
l'abri des soucis. — • En Angleterre, le
ministère rencontrait devant lui de nom-
breux adversaires, et il ne faut pas ca-
cherque la préoccupation de se maintenir
au pouvoir fut souvent pour Lloyd George la cause
déterminante des solutions discutables et changeantes
que nous avons signalées plus haut. Le départ du
ministère des ministres travaillistes Barnes et George
Roberts indiquait une rupture de plus en plus pro-
fonde entre la coalition et le socialisme anglais ; par
ailleurs, l'élection d'Asquith, sa rentrée au Parle-
ment, ses déclarations relativement à la paix russe,
marquaient, chez l'ancien Premier, le désir de re-
prendre la lutte et, peut-être, la direction des affaires.
Qui pourrait affirmer, pourtant, quelques critiques
que l'on eût à faire à Lloyd George, qu'Asquith
pourrait mieux que lui faire face aux difficultés de
la paix, plus ardues encore que celles de la guerre ?
Enfin, si l'on parlait le moins possible du problème
irlandais, l'Irlande était toujours en révolution. On y
voyait subsister cette situation paradoxale d'un gou-
vernement de fait, illégal et insurrectionnel, plus fort
que le gouvernement du droit et soutenu par la
complicité de tous, sans compter l'argent qui venait
d'Amérique. — Il était de toute évidence que Lloyd
George cherchait à dériver l'attention et l'activité bri-
tanniques vers l'attraction traditionnelle des affaires,
et nous avons dit plus haut quelle part cette pré-
occupation avait dans la direction des pensées et
des actes du premier ministre anglais à l'égard de la
question russe.
En France, la transmission des pouvoirs prési-
dentiels s'était faite, le 18 février, avec le cérémonial
habituel, après que le Parlement eut décrété que
Raymond Poincaré avait bien mérité de la patrie :
hommage légitime au chef d'Etat qui sut, pendant
toute la guerre, dans des circonstances menaçantes,
rester toujours ferme dans l'espoir, défenseur infati-
gable des libertés constitutionnelles et porte-parole
toujours éloquent de la France. Ses dernières mani-
festations oratoires, — son discours de réception du
maréchal Focb à l'Académie française, son message
109
I au Parlement, — s'étaient élevées à des hauteurs de
pensée et à une puissance de style que son admirable
talent n'avait pas encore atteintes. Il partait entouré
de respect, de sympathie et d'espérance. On le voyait
avec satisfaction reprendre sa place au Sénat et ac-
cepter la présidence de la commission des répara-
tions, que quittait volontairement l'ancien ministre
Jonnart. Le septennat de Raymond Poincaré, com-
mencé dans un élan de confiance, traversé souvent par
des critiques intéressées, des doutes irréfléchis basés
sur des apparences trompeuses, solidement fondé,
cependant, sur une politique intérieure et extérieure
inattaquable, s'achevait dans une lumière rayonnante,
qui faisait penser à l'éclat du soleil du midi plutôt
qu'aux splendeurs du soleil couchant. — La tâche qui
François-Athanase Cbarette de La Contric
Portrait de Paulin Guérin, litho^raplii'; par Billi.'.rd.;
attendait son successeur était lourde. Paul Deschanel
était capable de la porter. Toute la France souhaitait
la paix, l'ordre, le travail. Aussi la grève des chemi-
nots, pour un motif futile, au lendemain du jour où
le personnel des chemins de fer venait d'obtenir d'im-
portantes améliorations de salaires, laissa-t-clle le
public irrité et défiant. A l'heure où de la question
des transports dépendait le relèvement économique
de la France, cette interruption brusque du trafic ap-
parut conome une manœuvre politique révolution-
naire, comme un attentat à la patrie et comme un
avertissement. Il avéra ce que le congrès de la Fédé-
ration socialiste de la Seine, tenu à Paris comme pré-
paration à celui de Strasbourg, avait déjà laissé voir :
qu'il y avait en France une infime minorité, affolée par
les théories bolchevistes, décidée à troubler le pays et
à ne reculer devant rien pour tenter une révolution
impossible. Il fallait espérer que la leçon porterait ses
fruits et que la masse laborieuse et sagedu pays com-
prendrait, enfin, ce qu'elle risque à supporter les ten-
tatives criminelles de ceux qui rêvent de doter la terre
de France d'un régime russe. Acepoint devue, unfait
survenait aux dernières heures de février, qui avait sa
signification. Le congrès socialiste de Strasbourg s'a-
chevait par des résolutions qui marquaient la fin de la
deuxième Internationale, mais, tout en refusant l'adhé-
sion formelle du parti socialiste à la troisième Interna-
tionale, œuvre russe et bolcheviste, votait une mo-
tion de 0 reconstruction ». Le sens exact de cette so-
lution ne devait pas nous échapper. C'était im compro-
mis entre, d'une part le bon sens et le sentiment de la
patrie affirmés dans quelques discours courageux et,
d'autre part, la folie bolcheviste et communiste;
c'était ime coupure nette dans le socialisme interna-
tional entre la deuxième Internationale, à laquelle
restaient fidèles les Anglais et les Belges, et un je ne
sais quoi mal défini qui n'était pas encore. Une in-
quiétude planait, par suite, sur. l'avenir que cette
IIO
confusion supplémentaire nous réservait. Mais, si l'on
rapprochait le congrès de Strasbourg et la grève des
chemins de fer, on constatait que le syndicalisme et
le socialisme se séparaient de plus en plus et que,
pour le moment, les préoccupations professionnelles
se refusaient à se confondre avec les préoccupations
politiques. Là encore, comme partout, un travail in-
terne se faisait, dont les suites testaient obscures,
mais dont personne n'avait le droit de se désinté-
resser. En matière sociale, comme en matière poli-
tique, l'attention des bons citoyens devait être tenue
constamment en éveil. — Jules Oerbault.
Roi de la Vendée (le). François-Atha-
NASE Charette, lieutenant général de l'armée royale
(7763-/796), par Joseph Robin (Paris). — C'est un
ouvrage d'amour. Joseph Robin aime le héros qu'il
nous présente. Son but est de nous le faire admirer
et aimer. Il signale, sans doute, au passage, parce
qu'il est historien, les faiblesses de l'homme, mais il
ne fait que les indiquer, comme avec regret, d'un
trait menu et sans jamais y insister. Il voit, et il
montre surtout, les exploits du soldat, la sagesse du
chef et tout ce qui a fait du nom de Charette le
symbole, en quelque sorte, de la guerre vendéenne.
A vrai dire, cette image du chef des brigands est
bien celle que la légende a conservée. Sans doute,
Charette ne fut pas grand d'un coup. Ce n'est point
de bon cœur, peut-être, qu'il se mêla à la bagarre. Les
LAROUSSE MENSUEL
avait quatorze ans de plus que lui. Retiré à Fonte-
close, sa vie se passe à chasser, à courir les noces et
les danses. Soudain, bien qu'il désapprouve l'émi-
gration, il part pour Coblence, mais il en revient
vite. On peut le voir, le lo-Août, aux Tuileries. Il en
échappe par miracle et reste couché huit jours. Sous
un déguisement, il quitte Paris. On l'arrête en chemin.
On le conduit à Nantes, mais l'amitié de Dumouriez
le sauve. A Fonteclose, il reprend sa vie joyeuse.
Mais c'était le moment où les Vendéens s'orga-
nisaient. La rébellion éclata le 12 mars 1793, à l'oc-
casion de la levée de 300.000 hommes, décrétée par
la République. Canardières, fourches, faux et même
broches à rôtir et bâtons sont les armes des insurgés.
Ils se groupent par paroisse et mettent le plus brave,
noble ou paysan, à leur tête. Le marquis de La Roche-
Saint-André conduit les paysans de Retz, les
Paydrets, comme on les appelle. A leur tête, il prend
Pornic le 23 mars; mais les caves, trop bien garnies,
causent bientôt le désastre des paysans, et le mar-
quis doit quitter son commandement. Pour le rem-
placer, on alla chercher Charette à Fonteclose. Le
chevalier refuse d'abord, mais la foule menace. Il se
rend, enfin, à condition qu'on le reconnaisse comme
le chef absolu ; et il part sur son cheval de chasse,
son sabre d'abordage au côté. 5.000 à 6.000 hommes
se concentrent sous ses ordres, à Machecoul. Il essaye
de mettre parmi eux de l'ordre et de la discipline,
de leur donner une instruction militaire qui leur fait
Ei.oijli'.ii du lie'il.'iiaul «i-iiLTal ChareUp de La Contrie, à Nantes, (raljltau do JnIi.'H l.o Blam ,I»H3,.,
Poui-suivî sans relâche, blessé au combat de la Fi-élinière. Ctiatette finit par être capturé dans le bois de la chaboterie, par le général Travot.
Traduit devant une commission militaire, à Nantes, il lut condamné à mort et fnsillé. le 30 mars 179G, sur la place Viarme. Il marcba au supplice
avec un mâle courage et commanda lui-même le feu.
divergences ne manquèrent pas entre les autres chefs
de la révolte et lui-même. De même qu'il fut mé-
diocre militaire avant de devenir grand général, son
autorité procéda par étapes. Il se forma lui-même
et, souvent, à ses propres dépens. Son énergie fut
parfois capable de dominer son imagination même.
Sa vivacité ne lui fut pas inutile dans son comman-
dement; et, s'il fut violent, il sut aussi dompter cette
violence. Si l'on note, enfin, qu'un mysticisme très
réel ne diminuait en rien des goûts de galanterie,
qui l'entraînaient parfois, il semble que l'on aura
marqué ses traits distinctifs, et on pourra relire ce
que Napoléon a écrit dans le Mémorial :
Charette, c'est le véritable héros de cet épisode marquant
de notre Révolution, lequel, s'j 1 présenta de grands malheurs,
n'immola pas, du moins, notre gloire. On s'y égorge, mais on
ne s'y dégrade pas ; on y reçoit des secours de l'étranger,
mais on n'a pas la honte de servir sous sa bannière... Oui,
Charette me laisse l'impression d'un grand caractère ; je lui
vois faire des choses d'une énergie peu commune : il laisse
percer du génie.
D'une bonne noblesse bretonne, dont l'origine,
d'ailleurs, était italienne, François-Athanase naquit le
21 avril 1763. au manoir de La Contrie, dans la pa-
roisse de Confié, près d'Oudon. Dixième enfant d'une
famille dont la richesse était médiocre, il fut envoyé
chez les oratoriens, à Angers, et poussé dans la ma-
rine royale. Son noviciat commence lorsqu'il a qua-
torze ans et, en 1779, il est aspirant. Lieutenant de
vaisseau en 1787, il comptait déjà onze campagnes,
dont six en temps de guerre. Quand la Révolution
commence, il prend sa retraite et, en 1790, il épouse
la veuve d'un de ses cousins. M™" Charette de Bois-
foucault, dont la fortune était appréciable, mais qui
singulièrement défaut. Aux premières rencontres, le
bruit du canon les épouvante. Ils fuient et, quand ils
ne fuient pas, ils désertent. Au bout de peu de
temps, Charette n'a plus avec lui que 400 fantassins,
50 cavaliers, 2 pièces de canon. Mal accueilli dans
les villages, il est obligé de se réfugier dans la lande ;
et l'on songe que les troupes qui lui étaient opposées
devaient être bien mauvaises, elles aussi, pour n'avoir
pas arrêté dès le début une insurrection si mal com-
mencée.
Mais les Vendéens remportent quelques succès. La
prise de Légé procure à Charette la confiance des
paysans, lui amène de nouvelles recrues. Il profite
de l'enthousiasme pour multiplier les rencontres avec
l'ennemi. Dans ces rencontres, une élégance d'ancien
régime reparait parfois. Ainsi, au combat de Palluau,
quand les troupes républicaines se furent mises en
bataille, un cavalier de l'armée de Charette s'avança
pour saluer l'ennemi et l'engagea à tirer le premier.
On lui rendit son salut, mais on ne tira pas. Il est
vrai que, lorsque la bataille fut engagée, Charette
dut frapper ses hommes du plat de son sabre pour
arrêter leur fuite.
Dans l'intervalle des combats, le chef royaliste
avait d'aimables loisirs. La comtesse de La Roche-
foucauld avait rejoint son camp, et sa présence y
attirait une société d'élite. Des réunions joyeuses
s'organisaient, et l'on dansait au soi^ du clavecin et
de la vielle. La prise de Machecoul, où beaucoup
de butin fut ramassé, couronna joyeusement la
campagne.
Une tentative d'union eut lieu entre l'armée de
Charette et la grande armée d'Anjou. Une attaque
commune sur Nantes échoua ; une attaque sur Luçon
«• 158. Avril 1920.
ne fut pas plus heureuse. Ce fut de cette attaque
que Charette ramena en croupe un paysan blessé,
dont on ne put le séparer que difficilement. II y a là
une image symbolique, qu'on ne saurait oublier : a Le
sang coulant de la blessure avait englué les vête-
ments des deux hommes et les avait collés ensemble :
soldat et officier formaient bloc. »
Mais les attaques avaient échoué et, au mois
d'août, les paysans rentrèrent chez eux pour mois-
sonner, tandis que Charette profitait de ce repos pour
organiser son camp et instruire les hommes qui étaient
demeurés avec lui. Dès septembre, la lutte reprit.
Elle reprit plus âpre et plus violente. Le Comité
de salut public, pour en finir, faisait transporter en
Vendée l'armée de Mayence, qui, après les capitu-
lations de Mayence, de "Valencieimes, de Condé, s'était
engagée à ne pas porter les armes contre l'Autriche et
la Prusse. Il fallut reculer. Ce fut d'abord une fuite
générale; mais, un jour, les femmes, abandonnant
leurs chapelets, se précipitèrent, armées de triques,
sur les fuyards, et les apostrophèrent de façon homé-
rique. Les Mayençais durent reculer à leur tour, et
Kléber faillit rester sur le champ de bataille. Ce fut
la victoire de Torfou. La victoire se renouvela à
Montaigu et à Saint-Fulgent. Le butin fut consi-
dérable : 51 canons, 7 obusiers, 47 caissons, 26 am-
bulances, 32 chariots et près de 900 cnevaux. Le
partage des dépouilles amena, d'ailleurs, des rixes et
des querelles, et Charette, mécontent, se retira sans
prévenir la grande armée. Ainsi, jadis,
Achille s'était retiré sous sa tente.
Il ne devait pas s'attarder dans la re-
traite. La vue de Légé en cendres l'émeut
et l'exaspère. Il veut s'emparer de l'Ile de
Noirmoutier. Une première attaque échoue.
Une seconde attaque, le 1 1 octobre, réus-
sit. Charette laisse le chevalier de Tinguy
comme gouverneur de l'île et charge de
mission auprès du gouvernement anglais
un de ses aides de camp, La Robrie, mis-
sion qui devait être périlleuse et vaine
comme les autres.
Noirmoutier servira, pourtant, d'asile à
(l'Elbée, le généralissime de la grande ar-
mée d'Anjou, qui vient d'être blessé griè-
vement. La plus grande partie de la Vendée
est tombée aux mains des républicains. La
situation de Charette paraît désespérée. Il
est isolé. Il n'a plus ni bourg, ni village où
se réfugier. Il habite dans les taillis et dans
les forêts, mais il ne désarme pas. C'est
une lutte incessante de surprises et d'em-
buscades qui exaspèrent les républicains.
{Jn veut le prendre, mort ou vif. Il est
insaisissable. A chaque moment, il est
encerclé, raaistoujoursilparvientàs'échap-
per. Il est où on ne l'attend pas. Il n'est
plus où on le cherche. On le reconnaît
comme général en chef de l'armée catho-
lique et royale du Bas-Poitou, et son com-
mandement s'exerce sur toute la région
comprise entre Nantes et Luçon, d'une
part, la Maine, affluent de la Sèvre Nantaise
et l'Océan, d'autre part, soit 23 lieues du
nord au sud et 15 de l'est à l'ouest.
Mais les jours passent. L'armée royale
se dissout. Les Angevins rejoignent Stof-
flet et La Rochejacquelin, qui ont pu re-
passer la Loire ; d'autres suivent Joly . Pour-
tant, Charette prend Machecoul, où il fête
le premier jour de l'année 1794. Banquets et bals ne
manquèrent pas, et les danseuses, dénoncées plus
tard à Carrier, devaient périr au fond de la Loire ou
sur l'échafaud. Noirmoutier est repris par les bleus,
qui y fusillent d'Elbée. Blessé au bras, dans la forêt
de Gralas, Charette va se faire soigner chez les reli-
gieuses du Val-de-Morière, près Saint-Etienne-de-
Mer-Morte ; mais il sera bientôt obligé de fuir, et les
religieuses furent massacrées.
Les mesures prises par le Comité de salut public
deviennent de plus en plus énergiques :
Les forêts et taillis de la 'Vendée (décide-t-il le i"' août
1793) seront abattus, ses genêts incendiés, ses récoltes cou-
pées, ses bestiaux saisis : enfin, les femmes et les enfants
seront conduits dans l'intérieur.
L'application de ces ordres est stricte. Douze co-
lonnes se mettent en mouvement, avec ordre de
tout fouiller et de tout brûler. Elles exécutent ces
instructions. Ce sont les colonnes infernales. Pour-
tant, Charette se dérobe, sans jamais laisser un mo-
ment de répit aux troupes révolutionnaires. Il ne
séjourne nulle part, et il est en tout lieu. Blessé, il
se jette dans la mêlée, la bride de sa monture atta-
chée à sa boutonnière et, dans les heures de décou-
ragement, il est toujours là, rassurant et gai. Il soi-
gne le moral de ses troupes ; mais son armée diminue
de jour en jour. Les villages ravagés n'offrent plus
aucune ressource. Mais Haxo, qui est à la tête de
l'armée de poursuite, écrit :
Ce n'est pas pas une chose aisée de trouver Charette, encore
moins de le combattre. Il est aujourd'hui ù la tête de
10.000 hommes et, le lendemain, il erre avec une vingtaine
de soldats. Vous le croyez en face de vous, il est derrière vos
colonnes ; il menace tel poste dont il est bientôt à dix lieues.
1
If 158. Avril 1920.
LAROUSSE MENSUEL
III
Habile à éluder le combat, il ne cherche qu'à vous surprendre
pour égorger vos patrouilles, vos éclaireurs et enlever vos
convois. Je le poursuis sans relâche; il périra de ma main,
ou je tomberai sous ses coups.
Ce fut Haxo qui tomba sous les coups des royalistes.
Un nouvel essai de réunion entre les différentes
troupes royalistes eut lieu; mais l'entente ne put que
difficilement se faire, et l'unité d'action ne put se
réaliser, par suite du manque d'unité du commande-
ment. Mais on est au g-Thermidor; les nouveaux
gouvernants parlent de modération. La lutte, pour-
tant, ne cesse pas. Charette emporte le camp de Fré-
ligné et celui de Moutiers, avant d'aller se reposer à
BcUeville. Là, pendant un temps, il semble que la
vie redevienne douce. C'est une saison de dîners, de
chants et de musique. Charette est roi ; on vient lui
faire sa cour. C'est la fin d'un vieux monde.
La Convention, pourtant, a décrété l'amnistie pour
les Vendéens qui déposeraient les armes dans un
délai d'un mois. Ruelle est chargé, à Nantes, de l'œu-
vre pacificatrice. Il envoie des négociateurs ou, plutôt,
des négociatrices, à Charette. Celui-ci hésite, croyant
encore au débarquement d'un membre de la famille
royale et se méfiant des promesses républicaines. Il
consent, pourtant, à l'envoi de deux délégués à Nan-
tes. Les avant-postes fraternisent. Les rumeurs de
paix courent par tout le pays. Sur la route de Clis-
son à Nantes, près du château de la Jaunaye, une
entrevue a lieu entre le chef royaliste et les plénipo-
tentiaires républicains. Ceux-ci accordent tout ce
qu'on leur demande, mais les officiers de l'armée
royale restent méfiants et hésitent. Le 17 février, ce-
pendant, le traité est signé. Charette déclarait • se
soumettre aux lois de la République ». Une clause
secrète promettait aux Vendéens la remise entre
leurs mains, avant le 14 juin 1795, de Louis XVII et
de sa sœur, qui étaient toujours détenus au Temple.
Une fête de pacification fut organisée, le 26 février, à
Nantes. Charette y parut avec tout son état-major.
Stofflet l'accusa de trahison. Pourtant, quand il con-
nut la clause secrète, il demanda à signer, lui aussi.
Mais que valaient les promesses de Ruelle ? Avait-il
même les pouvoirs nécessaires pour les donner?
Bien que la vie semble reprendre, malgré le retour
des émigrés, personne n'a confiance. Au bout d'un
mois, la Convention approuva le traité, mais après
en avoir supprimé un certain nombre de conditions.
Les autres clauses ne furent guère exécutées. Ni Ven-
déens ni révolutionnaires n'appliquent le traité. Une
entrevue eut lieu entre Charette et les représen-
tants; mais ils ne cherchaient tous qu'une chose :
gagner du temps. Pendant que le comte d'Artois
faisait demander à Charette de reprendre les armes,
un certain nombre de chefs royalistes étaient arrêtés
et fusillés. La guerre se ralluma partout. D'abord,
les Vendéens remportent quelques succès; mais les
émigrés débarqués à Quiberon sont cernés et massa-
crés. Charette, par lettre de Louis XVIII, est nommé
lieutenant général, commandant en chef de l'armée
du roi. De la poudre, des canons, des fusils, des sa-
bres,desefîetsd'équipementsont apportés par des fré-
gates anglaises. Le 2 octobre, enfin, le comte d'Artois
débarque dans l'île d'Yeu. L'allégresse générale fit
bientôt place à la désillusion. Quelques jours après,
le prince rembarquait. Charette, désespéré, licencia
son armée. Il ne reste que quelques hommes avec
lui. Hoche lance six colonnes, qui l'enserrent peu à
peu dans un cercle dont il ne pourra plus sortir. La
campagne est pleine d'espions. Nombreux sont ceux,
dans l'entourage de Charette, qui sont résolus à la
paix. Les approvisioimements s'épuisent.. Hoche pro-
met des passeports à tous les royalistes désireux de
quitter la France. Méfiant, Charette refuse les offres
du général républicain. Après s'être établi dans le
camp de Montorgueil, il erre de ferme en ferme, de
futaie en taillis. 60, 40 hommes seulement le suivent.
Blessé à la tête et à l'épaule, il est trahi. Cerné enfin,
on ne le lâche plus. La chasse à l'homme s'organise.
Il est pris. C'est le 23 mars 1796.
Traîné à Nantes, il est jugé par un conseil de
guerre siégeant dans la prison même où il est en-
fermé. Le 30 mars, on le fusille, et son cadavre est
jeté dans une carrière, près du chemin de Rennes. On
ne le retrouva jamais. — Jacques Bompakd.
Souchon (Auguste) , jurisconsulte et écono-
miste français, né au Puy le i"' janvier 1866. Fils
d'un officier de cavalerie, Auguste Souchon fit ses
études au hasard des garnisons de son père. Il com-
mença ensuite son droit à la Faculté de Nancy et
vint l'achever à Paris, où il fut reçu docteur en 1889
avec deux thèses sur l'Incapacité des enfants de
iamille en matière d'obligations contractuelles dans
le très ancien droit et sur l'Exécution des contrats
synallagmatiques passés par le failli antérieurement
à la faillite.
Secrétaire de la conférence des avocats à la cour
d'appel de Paris pendant son stage (1889-1890),
Souchon, qui se destinait à l'enseignement, passa son
agrégation en i8gi. Sitôt après, il alla professer à
Montpellier, puis à Lyon et, enfin, à Paris, où il fut
chargé, en 1898, du cours d'économie politique. En
1902, il fut nommé professeur d'économie rurale à la
Faculté de droit de Paris ; il était, en outre, depuis
Auguste Souchon.
1901, chargé, comme maître de conférences, du cours
d'économie politique à l'Institut agronomique. Tout
récemment, il vient d'être nommé professeur d'éco-
nomie sociale à l'Ecole libre des sciences politiques,
ce qui va ouvrir à son activité un domaine nouveau.
Jusqu'ici, en effet, Souchon s'était spécialisé dans
les questions d'économie rurale, ainsi qu'en témoi-
gnent, d'ailleurs,ses principaux ouvrages. Si son pre-
mier livre, les Théories économiques dans la Grèce
antique (1897),
atteste des pré-
occupations plus
générales et d'or-
dre historique,
par contre, lesau-
tres se réfèrent
aux problèmes de
la terre. En 1898,
Souchon publia
un volume sur la
Propriété paysan-
ne, et il fit pa-
raître, en 1903 ,
une étude sur les
Cartels de l'agri-
culture en Alle-
magne. Mais son
ouvrage le plus
important est as-
surément son li-
vre sur la Crise
de la main-d'œuvre en France (1914). On en retrouve
déjà les idées essentielles dans une communication
que Souchon avait faite, en 1910, à l'Académie des
sciences morales et politiques, sur le même sujet.
Après avoir rappelé la crise agricole qui, sous
forme d'une mévente des grands produits du sol, a
sévi en France dans les vingt dernières années du
XIX» siècle et en avoir sommairement indiqué les
causes et les conséquences, Souchon examinait la
crise de main-d'œuvre, plus redoutable encore, sous
ses deux formes : difficulté à trouver des ouvriers,
âpreté des rapports entre patrons et sa-
lariés. Il montrait, notamment, que l'ap-
pel croissant aux auxiliaires étrangers
pouvait entraîner une sorte de dénatio-
nalisation de notre sol, sans oublier
l'appauvrissement dans les cultures, qui
résultait fatalement de cette pénurie de
main-d'œuvre. Il dénonçait, d'autre
part, le sérieux péril que les conflits
entre ouvrierset patrons faisaient courir
à l'agriculture, en raison de la gravité
des grèves agricoles qui, par les condi-
tions mêmes où elles s'exercent, dégé-
nèrent très vite en dévastations. Quant
aux remèdes, s'il jugeait difficile un
relèvement des salaires — déjà forte-
ment accrus depuis 1900, — s'il prenait
nettement position contre le collecti-
visme et montrait de la méfiance à
l'égard de l'intervention de l'Etat,
Souchon estimait que le sort de l'ou-
vrier agricole pouvait être amélioré par
un système de primes, par un aména-
gement meilleur du logement des gens
de ferme et, pour les journaliers, par
la pratique de l'allotment des Anglais,
c'est-à-dire des concessions — soit gra-
tuites, soit à titre de bail avec des prix
modiques, — et par l'accession à la pro-
priété, à la faveur de la loi Ribot. Ces
conclusions ont été pour la plupart re-
prises par Méline, dans son récent vo-
lume, le Salut par la terre.
Préparé par de sérieuses et longues
enquêtes, conduites dans les diverses
régions de la France et portant sur
toutes les classes d'ouvriers agricoles,
riche de renseignements et très sugges-
tif dans ses conclusions, cet ouvrage de Henri de La Tour
Souchon a consacré l'autorité de son
auteur en matière agraire. Déjà titulaire de la mé-
daille d'or de la Société des agriculteurs de France,
dont il est devenu, en 1919, le secrétaire général,
Souchon fut, en 1914, élu membre de l'Académie d'a-
griculture. On trouvera, en outre, dans la « Revue
politique et parlementaire », dans la « Revue d'éco-
nomie politique » et dans la « Réforme sociale », de
nombreux articles de Souchon sur des questions
agraires, telles que l'Organisation coopérative de la
vente du blé, l'. Agriculture anglaise et le Protection-
nisme, les Grèves des ouvriers de l'agriculture, etc.
Pendant la guerre, Souchon a consacré une grande
part de son activité à des œuvres de bienfaisance :
administrateur d'un hôpital auxiliaire, secrétaire
général du comité de Paris de la fédération nationale
d'assistance aux mutilés des armées de terre et de
mer, il s'est spécialement occupé de la question des
mutilés, qui a fait de sa part l'objet d'une lecture à
l'Académie des sciences morales et politiques (1918).
Sa compétence particulière le désignait pour faire par-
tie du Comité consultatif pour les questions agricoles
d'après guerre, de même que sa science juridique l'a
fait entrer à la conférence d'Alsace et de Lorraine, où
il a été chargé des rapports sur la nationalité, les
douanes et l'introduction des lois françaises en Alsace
et-en Lorraine. En 1919, Souchon a été élu membre de
l'Académie des sciences morales et politiques (v. p. 87) .
Sans délaisser l'économie rurale, Souchon semble
vouloir s'orienter, désormais, plus particulièrement
vers les questions d'économie sociale. Les articles
qu'il a publiés autrefois sur l'Avenir du socialisme,
la Participation aux bénéfices, la Situation écono-
mique des petits et moyens industriels et commerçants,
ne peuvent que faire augurer heureusement de ses
prochains travaux. Nul doute qu'il n'y apporte le
même souci de la précision documentaire, la même
vigueur de réflexion et cette clarté d'exposition qui
est un des mérites de ses œuvres. — F. gcuuxd.
sportivité n. f. Qualité sportive. Tendance à
favoriser les exercices de sport.
•stylométrie n. f. — Philol. Nom donné à la
méthode qui consiste, pour déterminer la chronologie
des ouvrages d'un auteur (en particulier des £)jatog«£s
de Platon), à faire la statistique de certaines parti-
cularités de style : Que la stvlométrie puisse rendre
d'inappréciables services, si elle est scientifiquement
justifiée et appliquée suivant des lois reconnues va-
lables, cela va de soi. (Paul Tannery.)
stylométrique adj. Philol. Qui a rapport à
la stylométrie ou étude statistique du style : Les
études STYLOMÉTRiQUES SUT Us ouvragcs écrits dans
les langues modernes ne peuvent fournir que des ana-
logies assez lointaines pour ce qui concerne les langues
anciennes. (Paul Tannery.)
Turenne (les Dernières Années de), par
Camille-Georges Picavet (Paris, 1919; in-8°). — Aussi
bizarre que cela puisse paraître, la vie de Turenne
est peu ou, plutôt, mal connue. On en a tracé les
grandes lignes. On n'est point entré dans le détail
qui eût permis d'écrire une histoire réelle du vail-
lant soldat. Cette tâche, souvent ardue, C.-G. Pica-
vet se l'est imposée avec un louable souci d'exac-
d'Auvergne, vicomte de Turenne, maréchal de France (t611-16TS).
titude. Ses investigations portent sur ce que l'on
pourrait appeler les années de gloire de Turenne.
Le maréchal vient de gagner la bataille des Dunes
contre Condé au service des Espagnols. La paix des
Pyrénées va être signée. Comment récompensera-t-on
le vainqueur ? Turenne est ambitieux. Il vise à de
hautes destinées. On lui a promis le bâton de maré-
chal-général des camps et armées du roi. On retarde
cette nomination, qui, dans son esprit, lui confère le
titre de généralissime. On voudrait faire davantage
pour lui, l'élever à la connétablie. Mais on trouve
ses victoires insuffisantes pour cet honneur, et
Louis XIV souhaite que le défenseur du trône y
ajoute une solennelle abjuration du protestantisme.
C'est trop demander.
Turenne occupe, en effet, en France, la place des
Coligny et des Rohan. Il est le chef incontesté du
parti protestant. Son hôtel de la rue Saint-Louis, où
veille sa femme, Charlotte de Cauraont-La Force,
rigide huguenote, héritière d'une illustre famille fidèle
à des doctrines impérieuses, est, pourrait-on dire, le
foyer de la ferveur calviniste. De ce foyer parti-
112
LAROUSSE MENSUEL
«• )S8. Avril 1920.
raient volontiers les ordres de disputes, controverses
et résistances, si le maréchal, esprit modéré, souhai-
tant l'apaisement des querelles religieuses, ne s'était
établi en conciliateur et ne se faisait, entre le pou-
voir et ses coreligiorinaires, l'intermédiaire écouté.
Mais son devoir actuel lui impose de conserver sa
foi intacte. II ne sacrifiera donc pas ses convictions
au premier emploi du royaume. Le 5 avril 1660,
nommé maréchal-général, il se considère, en fait,
comme une sorte de connétable déguisé.
Mazarin et le roi le veulent ménager. Car Turennc,
chef militaire émincnt, chef religieux impartial,
occupe, en outre, à la cour, le rang de prince étran-
ger, situation qui le place entre les princes du sang
et les ducs. Il est apparenté à la plupart des grandes
familles d'Europe, comme Nassau, Hohenzollern,
Hesse-Cassel et fort bien vu dans les cours étran-
gères. Il peut rendre d'importants services par ses
puissantes relations internationales.
Il le sait. Il est très féru de noblesse et connaît le
poids de sa parole
en Angleterre, en
Allemagne, en
Hollande. Il est si
convaincu de son
importance que,
Mazarin mort , il
attend réellement,
sinon la place du
cardinal, du moins
celle de ministre de
la guerre ou des
affairesextérieures.
Très déçu lorsque
Louis XIV, signi-
fiant sa résolution
de gouverner lui-
même, supprime le
Conseil des grands
et ne conserve au-
près de lui que trois
bourgeois — Fouc-
qnet. Le Tellier,
Lionne, — il ne
cache pas son mé-
contentement. At-
tribuant à Fouc-
quet son évictior»*
du pouvoir, il va
d'abord le poursui-
vre de sa haine
(Lionne également),
dans l'espoir de le
renverser et de le
remplacer. Plus
tard, seulement,
Foucquet tombe,
sentant ses intérêts
lésés par les pour-
suites de Colbert
contre les finan-
ciers, il s'agrégera
aux cabaleurs, qui
sauveront la tête
du surintendant.
Le désœuvrement
nfe lui vaut rien . Pri-
védeportefeuilleet,
momentanément,
d'emploi militaire,
mauvais courtisan,
un peu gauche, il
souffre, quoique bien rente, à cause de son rang et
de ses dépenses énormes, d'impécuniosité. On le voit
se rendre impopulaire, à Paris, on opérant, dans les
rues, la rafle des hommes et des femmes dont il veut
peupler les colonies de la Compagnie des Indes-
Occidentales, où il a des intérêts. Besogne peu hono-
rable pour un Turenne. Heureusement, il ne s'y livre
que par accident.
Bientôt, en perspective des campagnes prochaines,
il préside, en qualité de maréchal-général et de colo-
nel-général de la cavalerie, à la réorganisation
militaire, en collaboration avec Le Tellier et Louvois.
Les armées sont à peu près livrées à l'anarchie, et
les querelles de préséance y divisent le commande-
ment. Turenne les hiérarchise sur des bases nouvelles,
régularise la grave question de la solde, crée des
règlements et les bases d'une discipline. Il ordonne
le service intérieur des garnisons et fonde les conseils
de guerre. Enfin, les levées de troupes, leur instruc-
tion, leurs inspections lui donnent une besogne con-
sidérable. Sur cette matière, Louis XIV et ses
ministres l'écoutent comme un oracle.
Ils l'écoutent aussi sur d'autres matières. En fait,
Turenne devient bientôt — et c'est là la partie la
plus curieuse du présent ouvrage — une sorte de
ministre officieux. Car, à cause de ses relations inter-
nationales, on l'appelle à tous les conseils secrets.
Pendant plusieurs années, il participe activement à
la politique extérieure du roi. Rien ne lui demeure
ignoré des dépèches diplomatiques. A tout instant, il
donne son avis et, rarement, cet avis est rejeté. Il
multiplie les mémoires, reçoit, à grands frais, les
plénipotentiaires, entretient des agents à l'étranger. Il
se garde, d'ailleurs, de faire de la politique personnelle.
Il interprète la pensée de Louis XIV. Il se montre
un fidèle serviteur du pays. Jamais ses attaches
familiales et sa religion ne déterminent son attitude.
Il a, pourtant, des idées très enracinées. Il consi-
dère, par exemple, la paix des Pyrénées comme une
simple trêve et poursuit une politique d'agression et
d'encerclement contre l'Espagne. Dans la guerre que
ce pays soutient contre le Portugal, il aide le Portu-
gal. Avec l'adhésion tacite du roi et malgré les
protestations des ambassadeurs espagnols, il enverra
sans cesse à Lisbonne argent.et troupes.
On le voit, d'ailleurs, partout intervenir avec bon-
heur : en Angleterre, où il apaise fréquemment les
susceptibilités de Charles JI et obtient des conditions
avantageuses pour le rachat de Dunkerque ; en
Hollande, où il amorce un traité de commerce; en
Allemagne, où il exerce une action médiatrice ; en
Italie, où il arrête l'impétuosité du roi près de guer-
Turenne à la bataille des Duucs. le r. juin IbaS. iTableau de Ch.-Ph. de L.ariviére ^1»37, iiiusée de Versailles).]
Le grand Condé, avec les elicfs de la Fronde, appuyé par les troupes espagnoles, conimandèfts par don Juan d'Autriche, gouverneur des Pays-Bas,
s'était porté au secours de Dunkerque, assiégé par 'Turenne. Celui-ci prit 1 offensive et, suiit^-ou par ses auxiliaires anglais, sous les ordres de
lord Lockhart, neveu de Cromwell, il battit complètement ses adversaires dans les dunes, pr6s de la ville. Le vainqueur de Rocroi dut s'avouer vaincu
et prit la fuite ; l'Espagne implora la paix et ne se releva jamais de cette défaite.
royer contre le pape. De remarquables Réflexions
sur l'usage qu'il faut faire des Suédois montre que
son activité s'exerce même dans les cours du Nord.
On peut donc affirmer que, de 1660 à 1667, son
action diplomatique a été féconde. Son intelligence
avisée a été servie par des qualités émincntes : la
prudence, le souci de l'information, l'absence de
parti pris, le sens aigu de l'opportunité.
Lorsque l'Espagne, le 14 juillet 1667, déclarera la
guerre à la France, Turenne cessera partiellement
son rôle actif de diplomate. Au cours de cette cam-
pagne victorieuse, il servira surtout d'initiateur à
Louis XIV, avide de gloire militaire. Très combattu
par les maréchaux de France qui refuseront de lui
obéir, très critiqué par la cour dispersée dans les
camps et les routes du Nord et qu'il traitera avec
désinvolture, il ne retirera de ses succès incontestables
qu'une manière de disgrâce, dont profitera Condé.
C'est au retour de cette campagne que , pour
reconquérir la faveur, disent les uns, par conviction
personnelle, disent les autres, il abjurera le protes-
tantisme, à l'exemple de son frère aîné, le duc de
Bouillon. L'histoire de cette conversion est étudiée
à fond par C.-G. Picavet. Turenne parait y avoir
été amené par des lectures édifiantes, par la vue de
miracles, par les écrits jansénistes d'Arnauld et de
Nicole. Bossuet, surtout, avec son Exposition de la
foi catholique, ébranla ses croyances anciennes, que
les ministres, divisés et intolérants, ne surent pas
conforter. Cette conversion eut un retentissement
énorme. Le pape s'en réjouit, et le parti protestant
couvrit d'injures le néophyte. Il ne semble pas
qu'elle ait servi aux intérêts de Turenne, bien que
Louis XIV en ait été fort satisfait.
Du 23 octobre 1668, date à laquelle l'archevêque
de Paris reçut le maréchal dans le sein de l'Eglise
catholique, jusqu'en 1672, Turenne vécut dans la
mêlée de la cour sans grand profit, bataillant pour
obtenir des avantages en faveur de sa famille, réor-
ganisant l'armée en perspective de la guerre de
Hollande, ne jouant même plus un rôle prépondé-
rant sur ce terrain, éclipsé par Louvois, son ennemi,
et par Condé, son rival.
Cette campagne de Hollande, promenade mili-
taire dont Louis XIV tira une gloire excessive,
contribua à démontrer la défaveur inexplicable de
Turenne, relégué au second plan. Le roi et Louvois
y accumulèrent les bévues, la rendant peu fructueuse.
Les trois campagnes d'Allemagne qui suivirent
prouvèrent aussi que le maréchal n'avait plus les
coudées franches. Subordonné à Condé, jugulé par
les bureaucrates dont Louvois était le chef et qui le
laissèrent manquer
de renforts et de vi-
vres, se débattant
contre les stratèges
en chambre, accusé
de lenteurs et d'im-
péritie, chansonné,
calomnié, desservi
dans ses négocia-
tions, Turenne en
fut réduit à mon-
trer les dents, à
agir contre la vo-
lonté du roi , qui pré-
tendait diriger de
Versailles les opé-
rations. Quelques
échecs, celui de
Bonn enparticulier,
lui furent imputés à
crime, et ses succès
furent diminués par
les envieux. Le ma-
réchal fut tellement
affligé par ces in-
justices qu'il son-
gea, un instant, à
prendreune retraite
bien gagnée. Il pré-
féra répondre au.\
médisances par des
victoires.
Le27juillleti675,
d'ailleurs, la mort
le délivrait, devant
Salzbach, de toutes
les misères de ce
monde. Cette mort
lit grand bruit à la
cour et en Europe,
où les regrets furent
unanimes. On ren-
dit au maréchal
des honneurs fu-
nèbres nationaux.
Son corps fut,
dans une apo-
théose,' transporté
à Saint-Denis, où
Louis XIV voulut
qu'il fût enterré
dans le caveau
royal. Mascaron et Fléchier prononcèrent l'oraison
funèbre du grand soldat.
Turenne mourait sinon pauvre, du moins posses-
seur d'une fortune peu en harmonie avec sa gloire et
ses fonctions. Louis XIV fut souvent obligé de lui
attribuer des subsides, d'ailleurs médiocres, pour
l'aider à soutenir son train. Le maréchal dépensait
beaucoup pour ses troupes, peu pour lui-même.
Il était simple dans son habillement. Il goûtait les
bons repas et les bons propos. Le jeu était son vice
principal. Il fallait le bien connaître pour l'aimer,
car il se montrait souvent fort dur, et il offrait un
aspect peu sympathique. Il eut autant d'ennemis
que d'amis, mais ceux-ci furent choisis avec soin.
M"""' de Sévigné et de Lafayette, Bossuet et La
Fontaine comptèrent parmi ses familiers. On ne lui
connut, en matière sentimentale, que de rares pas-
sions : l'une pour M"" de Longueville, l'autre pour
M"" de Coetquen. C.-G. Picavet dit que les poètes,
sauf La Fontaine, dédaignèrent de chanter sa gloire.
C'est une légère erreur. Douze poètes, à notre con-
naissance, le vouèrent à l'immortalité, et deux écri-
vains, dans les salons précieux où le maréchal ne
pénétrait guère, tracèrent de lui des portraits fort
ressemblants, d'où il ressort qu'un parfum de vertu
émanait de cette puissante personnalité. Ce parfum
de vertu donna, en définitive, à Turenne, devant la
postérité, la supériorité sur son éternel rival, Condé.
Il permit d'oublier la trahison de la Fronde et le
ravage du Palatinat. — Emile maonb.
Imp. Larousse (Auge, QUlon, HoUier-Laroutlc, Moreau et Ci*).
Paris, 17, rue Montparnasee. — Le Gérant ; L. Okoslxi.
Faucher-Gttdin del., d'après U dutin de Martin de Vos (xvi* t.).
N*" 159.
Mai 1920
Académie des sciences. — Election de
Louis Lumière. Le 15 décembre 1919, l'Académie des
sciences a procédé, par la voie du scrutin, à l'élection
d'un membre de la division des Applications de la
science à l'industrie. Au premier tour de scrutin, le
nombre des votants étant de 60, Louis Lumière, chi-
miste et industriel français, obtint 37 suffrages et
fut proclamé élu. (V. p. 131.)
Adam (Pa«;-Auguste-Marie), littérateur fran-
çais, né à Paris le 7 décembre 1862. — Il est mort dans
la même ville le 2 janvier 1920. Parisien de nais-
sance, Paul. Adam se rattachait à l'Artois par sa
famille, originaire des environs d'Arras. Son père
avait exercé, sous le second Empire, les fonctions de
directeur des postes. On prétend que, tout jeune,
Paul Adam était attiré par le' risque des aventures
lointaines et souhaitait de devenir explorateur. La mort
prématurée de son père, l'obligeant à assumer au-
près des siens la charge de chef de famille, l'attacha
à son foyer et le voua au métier d'écrivain ; mais il
y porta cette fièvre d'action et ce goût du nouveau
qui étaient en lui : sa carrière fut une véritable et
constante exploration à travers les multiples do-
maines de la pensée et de la littérature. Aussi son
œuvre considérable, qui ne compte pas moins de
soixante volumes, est-elle trop diverse et trop dé-
sordonnée pour qu'on en puisse prendre une vue
d'ensemble.
C'est vers le naturalisme que sembla d'abord vou-
loir s'orienter Paul Adam. Son premier roman.
Chair molle {1885), était conçu selon l'exacte for-
mule de l'école, appliquée même avec une outrance
qui conduisit le jeune auteur devant la cour d'as-
sises. Des incidents de ce genre sont, pour certains,
d'habiles moyens de réclame ; pourtant, Paul Adam
ne tira pas avantage de la notoriété soudaine que
lui avait value sa condamnation et, dès son second
roman. Soi (1886), subtile étude de l'égoïsme fémi-
nin, il marquait des tendances différentes. C'était le
moment où commençait à se faire jour une nouvelle
école, qui, en réaction contre le naturalisme, prô-
nait un art de demi-teinte, plus évocateur que des-
criptif ; le symbolisme plut à Paul Adam par sa nou-
veauté même. Il se rapprocha du groupe de Moréas
et publia avec ce dernier les Demoiselles Gaubert (1886)
et le Thé chez Miranda (1887), recueil de nouvelles
écrites dans un style volontairement recherché, qu'il
qualifiait lui-même de « tentative pour introduire
dans la platitude littéraire du jour une note plus
brillante et plus chaude ». Afin de seconder les
efforts de l'école à laquelle il s'était rallié, U s'as-
treignit à composer un Petit glossaire pour servir à
l'intelligence des auteurs décadents et symbolistes,
qu'il publia, en 1888, sous le pseudonyme de Jacques
Plowert.
Pour beaucoup, le symbolisme n'était qu'une
technique ; Paul Adam en fit une forme même de sa
pensée et, en poussant l'application à l'extrême, il
atteignit jusqu'aux arcanes de l'occultisme. En rela-
tion avec Stanislas de Guaïta, dont il avait adopté
la religion, il s'était appliqué passionnément à l'étude
des sciences occultes, y avait acquis une érudition
singulière et était devenu, lui aussi, une sorte de
mage, un sâr, à la manière de Péladan. C'est ce
mysticisme idéologique, un peu nébuleux, il faut
bien le dire, qui inspira à Paul Adam sa série des
Volontés merveilleuses, constituée par trois romans :
Etre (i888), où, sur un décorde féodalité et de faste
oriental, se dessine la curieuse figure de la comtesse
Mahaut, En décor (1890), où apparaît le premier
crayon de Manuel Héricourt, dont le portrait sera
repris plus tard et plus fortement poussé, l'Essence
de soleil ( 1890) . Par contre, avec les romans de la
série l'Epoque, Paul Adam faisait retour à la formule
naturaliste, soit qu'il décrivît la magistrature pro-
vinciale dans Robes rouges (1891), soit que, dans
le Vice filial (1892), il peignît les névroses de la bo-
hème artistique de Paris, ou qu'il traçât, dans la
Force du mal (1896), un tableau du monde médical.
Ailleurs, les deux tendances, se combinant, donnèrent
lieu à des œuvres curieuses, d'un relief expressif,
mais déconcertantes par la bizarrerie voulue des
procédés. Telles étaient, par exemple, les Images
sentimentales (1893), série de courts tableaux d'une
composition décousue, défilé de scènes fantastiques
et macabres, auxquelles se mêlent même des visions
de l'au-delà, ou la Parade amoureuse (1894), livre
étrange et peu compréhensible dans l'ensemble.
Ainsi, les deux influences — naturalisme et sym-
bolisme — ■ qui s'étaient exercées sur les débuts de
Paul Adam, loin de s'annihiler, comme on l'aurait
pu croire, se renforcèrent et, par leur fusion, donnè-
rent naissance à une personnalité vigoureuse et ori-
ginale. On en peut suivre la formation dans une
série cfœuvres variées, où Paul Adam partagea les
fantaisies de son imagination ardente entre la des-
cription des mœurs contemporaines (le Mystère des
foules [1895], les Cœurs »o«v«aM*.[i896], l'Année de
Clarisse[i?igy],lesTentativespassionrUes[iiqfi]),i'évc>-
cation des époques lointaines {Princesses bytantines
[ 1893], Basile et Sophia [1899I) et les anticipations des
mondes futurs (Lettres de Malaisie [1897]). Du premier
groupe il sied de détacher le Mystère des foules,
pour la conception transformiste du monde qui s'y
révèle et l'étonnante description de guerre qui clôt
le livre, et aussi l'Annie de Clarisse, à cause des
suggestions, d'apparence parfois paradoxale, mais
toujours ingénieuses, que l'auteur émet sur diverses
questionsde morale, d'art et de littérature. Signalons,
notamment, un intéressant plaidoyer en faveur de
l'Armande des Femmes savantes. Les Lettres de Ma-
laisie sont la description d'une société future fondée
sur la science et réalisant en partie les théories du
marxisme. Cette république aristocratique, régie par
des savants hardis, est ingénieusement conçue ; pour-
tant, à examiner de trop près ce livre, on y saisirait
un des défauts de Paul Adam : esprit encyclopédique
e t d'une curiosité infatigable, sollicité par tous les pro-
blèmes, par toutes les sciences, il voulait tout con-
naître, tout explorer. Mais cette curiosité même, par
son étendue et sa mobilité, lui interdisait de rien ap-
profondir. Son information était donc souvent hâtive,
superficielle, et ses sources n'étaient pas toujours
très sûres. 11 est vrai qu'il y suppléait par une rare
faculté d'intuition.
LAROUSSE MENSUEL. — V.
U — u
114
Quant aux évocations historiques des Princesses
byzantines et de Basile et SoPhia, comment surpren-
draient-elles, cliez un écrivain doué d'une imagina-
tion si riche et si puissante ? N'était-il pas naturel
qu'il allât chercherdans lepassé un supplément d'ima-
ges pittoresques ? Et il ne faut pas s'étonner, non plus,
qu'entre toutes Paul Adam ait choisi de préférence
l'époque byzantine : conflits tumultueux d'idées, dé-
sordre politique propice aux révolutions et aux sou-
lèvements de foules, antagonisme des croyances,
bigarrure des cultes, somptuosité du décor et, par-
dessus tout cela, caractère morbide d'une société en
décomposition, voilà ce qui attirait Paul Adam vers
Byzance et ce qu'il s'est efforcé de ressusciter dans
ses livres. Il y a réussi avec bonheur: il possédait, en
effet, le sens de l'histoire, le don de restituer aux
choses du passé leurs couleurs et leurs figures ou, du
moins, de leur en prêter qui fussent en harmonie avec
ce que nous en savons. Même, certaines crudités —
pour lesquelles Paul Adam ne manquait pas de com-
plaisance — ajoutant à l'intensité des peintures, les
rendent plus vivantes. La critique qu'on pourrait,
cependant, adresser à l'évocateur de Byzance est de
recourir à des procédés d'accumulation qui, sous pré-
texte de synthèse, aboutissent souvent à de la con-
fusion : ce sont moins des reconstructions que des
entassements. Il a été plus heureux dans la Bataille
d'Uhde (1897), où, s'essayant au roman militaire,
il annonce déjà le brillant et vigoureux auteur de
la Force.
Dans tous ces ouvrages, d'un caractère si varié,
Paul Adam révélait, comme historien, sociologue ou
analyste, les divers aspects de sa personnalité. On
lui reprochait, néanmoins, à bon droit d'en éparpiller
les éléments en des oeuvres, assurément pleines de
promesses, mais dont aucune n'était entièrement re-
présentative de son talent ; on se demandait même
s'il parviendrait à réagir contre cette fâcheuse dis-
persion. Il y parvint, cependant, et, en 1899, inaugura
une série : le TempSTt la Vie, où il Se mit tout entier
et qui comprend ses meilleures productions; ce sont :
la Force (1899), l'Enfant d'Austerlitz (1902), la Ruse
(1903), Au soleil de juillet (1903).
C'est dans sa propre famille que Paul Adam avait
trouvé les matériaux de ces livres. Son grand-père,
en effet, qui' s'était engagé en 1802 au camp de Bou-
logne, avait pris part à toutes les campagnes de l'Em-
pire et était devenu, sous la monarchie de Juillet,
colonel de la garde nationale. « C'est sous la dictée
de ma mère, reconnaissait Paul Adam, que j'ai écrit
le plan de la Force, de l'En/ant d'Austerlitz, de la
Ruse, livres successifs d'une famille française entre
1800 et 1830. » Tel est, en effet, le but qu'il s'était
proposé ; a dessein, l'auteur n'a pas mis en scène des
personnages d'exception : le colonel Bernard Héri-
court, le héros de la Force, comme ses descendants,
qui figurent dans les autres épisodes, appartient à
l'humanité moyenne ; ils représentent, les uns et les
autres, le sens commun appliqué au jugement des
diverses époques qu'ils traversent. Ce sont, d'ailleurs,
ces époques mêmes, plus que les individualités, qui
s'y meuvent, qui sollicitent Paul Adam; il les peint
sous leurs traits les plus caractéristiques et en dégage
en même temps la philosophie. En louant l'art du
conteur et sa science du pittoresque — qui apparaît
particulièrement dans les récits de bataiHe de la
Force — il faut surtout savoir gré à Paul Adam
d'avoirsi exactement recomposé l'atmosphère propre
de chaque période, atmosphère d'ivresse guerrière et
de force confiante en soi sous l'Empire, de dissimu-
lation et de ruse sous la Restauration, d'aspirations
généreuses au moment de la révolution de Juillet.
Après avoir ainsi affirmé sa maîtrise, Paul Adam
continua, par un persévérant labeur, qui se soutint
jusqu'à la fin, d'accroître sa production. Il se renou-
vela peu, cependant: le Troupeau de Clarisse {igo4),
Clirtsse et l'Homme heureux (1907) sont une suite de
l'Année de Clarisse; les Feux du Sabbat (1907) rap-
pellent Etre; Irène et les Eunuques {1907), l'Icône et
l» Croissant (1908) sont une réplique des précédentes
évocations byzantines. Pourtant, il convient de men-
tionner le Serpent noir (1905), dont le titre est em-
prunté à un passage de Zarathoustra et qui met en
conflit la morale du christianisme et celle du nietz-
chéisme; les Lions (1906), qui méritent pour l'am-
pleur des peintures de figurer auprès de la Force;
la Ville inconnue (1911) et, surtout, le Trust (1910),
œuvre dense et touffue, dont l'action se transporte
tour à tour en Amérique, aux Antilles, dans le Dau-
phiné, en Egypte, et qui, dans une suite de visions
tumultueuses, exalte la puissance de la grande in-
dustrie moderne. Le dernier roman de Paul Adam,
Stéphanie (1913), fut écrit alors que l'auteur songeait
à briguer à l'Académie française le fauteuil auquel il
pouvait légitimement prétendre : le livre se ressent
de ces préoccupations académiques.
Outre sa production romanesque. Paul Adam, qui
alimentait également de ses brillantes chroniques
nombre de journaux et de revues, a laissé plusieurs
études de sociologie et de morale. Dans la CriliQue
des mœurs (1893), le Triomphe des médiocres {1898),
l'Art et la Nation, la Morale de l'amour, la Morale
des sports {1907), l'Impérialisme et la Morale des
peuples, ta Morale de l'éducation (1908), la Morale
Paul Adam. (Phot. Manuel.)
LAROUSSE MENSUEL
de la France, la Morale de Paris, le Malaise du
monde latin (1910), il a dit son mot sur les grandes
questions qui intéressent nos sociétés modernes. On
peut retenir, par exemple, en politique, sa croyance
au gouvernement des idées, ses revendications en
faveur de la prépondérance des élites. Pendant la
guerre. Dans l'air qui tremble (1916) et la Terre
qui tonne (1917) attestèrent ses patriotiques préoc-
cupations .
Ayant pu — tardivement — réaliser ses rêves de
jeunesse, Paul Adam a visité une partie de l'Afrique
et les deux Amériques. Il en a rapporté des impres-
sions très personnelles, qu'on retrouve pittoresque-
ment notées dans les Vues d'Amérique (1906) et les
Visages du Brésil. (1915).
EnîSn, il s'est également essayé au théâtre avec
trois oeuvres : l'Automne, drame social, écrit avec
G. Mourey (1893); le Cuivre, en collaboration avec
A. Picard (1897), pièce vigoureuse et originale, mais,
confuse, qui mêle
l'idéologie à la sa-
tire financière et
où reparaît, avec
un relief plus ac-
cusé, l'Anne ibsé-
nienne du Mys-
tère des foules ;
les Mouettes, re-
présentées à la
Comédie- Fran-
çaise (1906), qui
reprenaient le su-
jet du Serpent
noir. Quoique ces
drames ne soient
point sans mé-
rite, il est mani-
feste que Paul
Adam n'avait
pas les dons
d'un homme de théâtre : sa pensée, noyée dans un
bouillonnement d'idées entre lesquelles il ne se
résignait pas à faire un choix, était difficilement
suivie par le spectateur, que déroutait encore l'im-
pressionnisme de son style. Le théâtre est un art
de synthèse, et Paul Adam, dominé par l'esprit d'ana-
lyse, ne pouvait y réussir. Ses tentatives furent, du
moins, honorables.
Formulant sur Paul Adam un jugement d'en-
semble, J. Lemaitre lui reconnaissait « une intelli-
gence hardie jusqu'au défi, une sensibilité vibrante
jusqu'à la douleur, une imagination bouillonnante
jusqu'à en être fumeuse ». Ce sont là, excellemment
définis, les traits essentiels de cet écrivain. D'un in-
tellectualisme débordant, épris de la vie et de ses
diverses manifestations, séduit par toutes les nou-
veautés, fussent-elles des utopies, Paul Adam a tra-
duit dans ses livres les multiples impressions que lui
suggéraient ses observations, ses réflexions ou ses
lectures. Il les jetait le plus souvent pêle-mêle, leur
laissant toute leur spontanéité; de là le caractère
hâtif et improvisé de ses livres, mais aussi leur mou-
vement et leur couleur. Il y a chez lui un réel ly-
risme, qui s'émeut particulièrement au spectacle de
notre société contemporaine, avec ses dépenses
d'énergie, ses conquêtes scientifiques, son effort inces-
sant pour asservir les forces de la nature. Non seu-
lement Paul Adam a essayé de reproduire dans ses
romans le rythme fiévreux et précipité de la vie mo-
derne, mais il en a célébré la spéciale beauté, en
glorifiant l'effort surproducteur, les découvertes de
la chimie, les merveilles de l'électricité. Il s'est fait
véritablement le poète du machinisme et de la science
industrielle.
Ce goût pour le mouvement et l'énergie a conduit,
en outre, Paul Adam à s'intéreser plus aux collecti-
vités qu'aux individus; il a — et c'est une de ses
principales originalités — substitué au roman de l'in-
dividu le roman de la foule. Zola, dira-t-on, l'avait
fait avant lui. Sans doute, mais l'auteur de Germinal
peignait surtout l'aspect extérieur des masses, par
l'accumulation des détails, l'amoncellement des traits
pittoresques et descriptifs. Paul Adam, lui, s'est
efforcé de pénétrer jusqu'à l'âme des foules; c'est elle
qu'A évoque et fait revivre dans ses scènes de ba-
tailles, d'émeutes ou d'usines. Il a recours, pour ces
évocations, à un style rapide, quoique chargé de ma-
tériaux, tourmenté, grimaçant même, hérissé de
tournures elliptiques, d'expressions recherchées, de
mots abstraits, de néologismes. S'il arrive ainsi à
noter les nuances les plus fugitives, c'est trop sou-
vent au détriment de la clarté et de la pureté de la
langue ; on souhaiterait des couleurs moins brutales,
moins de lourdeur et, surtout, plus d'ordre et plus
d'harmonie. Il faut, d'ailleurs, reconnaître que cette
manière d'écrire est une survivance des habitudes que
Paul Adam avait contractées lors d e son passage parmi
les symbolistes ; il est seulement regrettable que la
rapidité de sa production ne lui ait pas permis de s'en
corriger. Mais ce défaut n'est-il pas, en somme, chez
Paul Adam, l'affirmationdesa personnalité, et l'auteur
de la Force eût-il pu, sans renoncer à être lui-même,
s'astreindre à une discipline de sagesse , de mesure et
de purisme qui n'était point dans sa nature î
N« }59. Ma/ 1»20.
Tel qu'il nous apparaît dans son œuvre, vast», tur-
bulente et inégale, avec ses fautes de goût, ses ou-
trances, son mélange de rudesse et de préciosité,
Paul Adam n'en reste pas moins un des tempéra-
ments littéraires les plus complets et les plus curieux
de notre temps. On exagère, certes, quand on le
compare à Balzac; mais on ne peut lui dénier une
grande fertilité d'invention et une réelle puissance
de pensée, servie par de remarquables dons de peintre
et une abondante richesse de lyrisme. Tout à l'ar-
deur de ses convictions, il s'était fait une haute idée
du rôle de l'écrivain : « L'art, disait-il, est l'œuvre
d'inscrire un dogme dans un symbole. » Aussi s'a-
dresse-t-il plus volontiers au cerveau qu'au cœur. Si
ses livres y perdent en grâces et en séductions, par
contre, on est assuré d'y trouver autre chose que de
simples agréments de style, voilant mal l'indigence
de la pensée. Rien de ce qu'a écrit Paul Adam n'est
banal ou vide. C'est ce que doivent reconnaître ceux-
là même qui supportent mal les libertés et les ma-
ladresses de l'écrivain, et c'est ce qui assure à Paul
Adam une place estimable parmi les romanciers de
sa génération. — K. Glirasd.
A.iuéricains chez nous (les), comédie
en 3 actes, d'Eugène Brieux, représentée pour la pre-
mière fois sur la scène du théâtre de l'Odéon le 9 jan-
vier igao.
L'action, au I" acte, se passe dans un salon du
château habité par M. Charvet. C'est après la guerre
de 1914-1918. Il est veuf, il vit avec sa fille Henriette,
âgée de trente-deux ans ; il a un fils, Henri, qui
s'est glorieusement conduit pendant les hostilités. La
contrée est encore remplie de formations sanitaires
américaines. Un jeune Américain, M. Schmitt, est
devenu l'ami de la maison. Il vient d'annoncer l'ar-
rivée à l'hôpital voisin d'une nouvelle équipe de mé-
decins et d'infirmères. Schmitt est le type de l'Amé-
ricain jovial, actif, pratique, décidé, aimant à la fois
les affaires et les enfants. Nous le voyons traiter un
achat de terrain et, l'instant d'après, instaurer une
partie de foot-ball avec un petit voisin, dont la sœur
a eu, pendant la guerre, un stoïcisme admirable.
Schmitt se désole, en parcourant le parc et le do-
maine de M. Charvet, de voir tant de terrain perdu,
alors qu'on pourrait en tirer un meilleur profit. Il
fait honte à M. Charvet et à sa fille de laisser impro-
ductives ces terres, dont le rendement intensif procure-
rait aux paysans du travail, des ressources, les
moyens de quitter leurs misérables chaumines pour
habiter des maisons ouvrières de style moderne,
confortables, hygiéniques, saines, claires. Il estime
que c'est un crime de priver ces pauvres gens du
bien-être auquel ils ont droit, pour respecter la symé-
trie des allées plantées d'arbres et de vains souve-
nirs du passé, auxquels les Charvet se cramponnent.
Ce sont les grands arbres sous lesquels leurs ancêtres
se sont promenés et ont rêvé; c'est le pavillon où la
mère allait travailler chaque jour à des ouvrages de
dame ; c'est la vieille colonne du Chevalier, dont le
granit effrité commémore le souvenir d'un chevalier :
c'est un preux d'autrefois ; le respect s'incline devant
ce cénotaphe qui abrite la mémoire anonyme et vide
d'un inconnu. Des besoins d'argent décident M. Char-
vet à vendre tout ce terrain à Schmitt, qui, dès demain,
commencera les travaux.
Pendant la lecture du contrat de vente, faite par
un clerc de notaire, Schmitt a de grands accès d'hila-
rité, car le clerc bredouille en lisant rapidement et
d'une façon inintelligible le texte de l'acte.
« Je necomprends pas, dit Schmitt, n'allez pas si vite.
— Cela n'a pas d'importance, répond le clerc, ce
sont de simples formules de style.
— Alors, si c'est inutile, pourquoi l'écrivez-vous ? »
demande Schmitt, qui, ensuite, épluchs les termes
baroques du jargon notarial et conclut, non sans rai-
son, que toute cette paperasserie est bien superflue et
qu'un papier dûment signé suffit à constater que l'un
a vendu et que l'autre a acheté.
Pendant ces tractations, se noue un drame senti-
mental. Henriette adore son frère Henri; elle a rêvé
de le marier avec une charmante voisine, la fille de
M. Brémontier, propriétaire rural, qui a une jolie for-
tune. Ce mariage présente toute les convenances ;
leurs pères sont d'accord. Henri refuse : son cœur
n'est plus libre, il a connu pendant la guerre une
infirmière américaine. Miss Nelly, il l'aime, et ils se
sont fiancés. M. Charvet, d'abord surpris, interroge.
La jeune Américaine appartient à une famille très
honorable de Chicago; elli s'est conduite admirable-
ment pendant la guerre, elle a été décorée, c'est un
parti des plus acceptables. M. Charvet est obligé de
s'incliner. Miss Nelly vient d'arriver avec la nou-
velle équipe de l'hôpital voisin; elle se présente chez
les Charvet. On* fait connaissance ; Henriette et
Nelly peuvent espérer qu'elles s'aimeront comme
deux sœurs. M. Charvet convient qu'avant la guerre
un mariage dans ces conditions aurait été impos-
sible, mais, après quatre ans, tout a changé, et il se
résigne à cette union «à l'américaine ».
L'acte II se passe sur la terrasse du château Le
décor est charmant ; on voit l'amorce des grandes
avenues du parc et, au lointain, les souples ondula-
tions des belles prairies.
1
N' 15». Mai 1920.
Nelly cause avec son fiancé ; elle dit ses projets. Sa
tnhre a fondé à Chicago un grand hôpital ; Henri est
étudiant en médecine, il sera le docteur de cette ins-
titution. Elle en a déjà téléphoné la nouvelle et,
avec une précipitation tout américaine, elle a an-
noncé son mari comme un docteur bactériologiste,
membre de l'Académie de médecine. C'est aller un
peu loin! Henri, ahuri, se laisse faire. Henriette
aussi subit l'ascendant de cette jeune personne active,
qui lui a fait remplacer ses robes provinciales par des
toilettes plus modernes. Henriette éprouve une
grande tristesse : elle discerne chez Nelly ce despo-
tisme que les femmes américaines imposent à leur
mari; elle en veut à cette femme, qui ne saura peut-
être pas aimer son frère autant qu'elle.
Cependant, Schmitt a déjà fait établir ses projets
de transformations. Aux objections de Charvet et de
sa fille, attachés aux souvenirs du passé, il oppose la
nécessité et le devoir de substituer désormais des
progrès aux souvenirs, de regarder l'avenir et non
le passé, de porter leurs regards en avant, non plus
en arrière. La civilisation américaine entre en conflit
avec la nôtre. Schmitt défend la sienne avec des
arguments qui ne sont pas dénués de force.
Au conflit économique succède le conflit senti-
■ mental. C'est un véritable duel qui s'engage entre les
deux futures belles-sœurs.
Henriette plaide pour les sentiments de la famille.
Nelly s'en moque. « Je ne pleure jamais », dit-elle.
« Je ne vous envie pas », répond Henriette.
Elle a des frémissements de révolte devant cette
jeune fille qui appartient à un pays où les enfants ne
connaissent pas le respect des parents et des tradi-
tions, où le père et la mère n'ont pas leurs photogra-
phies dans la chambre de leur^ progénitures et sont
relégtiés à l'étage, quand la fille de la maison reçoit
ses amis au rez-de-chaussée.
Quand Henriette apprend que Nelly a l'intention
d'emmener son mari à Chicago, elle éclate en san-
glots devant la jeune Américaine.
Celle-ci, habituée à voir les fils quitter la maison
pour s'en aller faire leur vie, est stupéfaite devant
cette douleur et ces sentiments dans lesquels elle
n'entre pas. La querelle s'aigrit, et Henriette prend
de la haine pour cette jeune fille insensible, dont la
fête asservit le cœur et qui, déjà, domine son fiancé
de toute son autorité et de toute sa froideur.
Le ni« acte nous montre la même terrasse du châ-
teau, mais combien bouleversée ! Schmitt a com-
mencé à travailler, les grands arbres sont abattus,
et Henriette pleure en voyant ces chênes séculaires
s'incliner tristement sous les coups de hache et sous
les coups de mine. La colonne du Chevalier est à
terre, des poteaux et des fils de télégraphe et de télé-
phone sillonnent la perspective, hier encore gra-
cieuse et paisible, du domaine familial. Des hangars
se sont élevés, de grandes cheminées hérissent et en-
fument l'horizon ; les Charvet sont désolés.
Schmitt ne réussit pas aussi vite qu'il l'espérait,
n croyait pouvoir plier les paysans et les ouvriers
aux méthodes américaines, au rendement intensif du
machinisme, à la doctrine du o taylorisme » ; mais
l'ouvrier français répugne à ce genre de travail im-
personnel, anonyme etmachinal. Jadis, Ruskin déplo-
rait l'apparition des premières machines et regrettait
le temps où l'artisan faisait lui-même tout l'objet
fabriqué en lui imprimant sa personnalité et la
marque de son tempérament et de son caractère. Au-
jourd'hui, explique un contremaître, l'ouvrier aime
à mettre la dernière main à son travail, à donner, de
lui-même et avec une sorte de coquetterie, le der-
nier coup de lime pour fignoler et parfaire : c'est sa
signature qu'il met à son ouvrage.
Les machines américaines ne laissent plus place à
aucune personnalité; les ouvriers n'en veulent pas, et
ils se mettent en grève. Cependant que le conflit
s'aigrit à l'usine, le drame s'assombrit dans la
famille : Henri doit partir demain avec sa fiancée; le
mariage ne se fera même pas dans la maison fami-
liale, mais là-bas, au loin, à Chicago. Ce départ est
un deuil pour la famille Charvet; heureusement
qu'à la fin tout s'arrange : Schmitt laissera aux ou-
vriers plus de jeu et de liberté dans leurs méthodes
de travail; Henri ne partira pas; son départ, à
l'heure où la France meurtrie et dévastée a besoin
de tous ses enfants, lui apparaît comme une déser-
tion ; il estime qu'il est de son devoir de rester, et
c'estJui qui ramène la paix parmi les paysans agités.
Nelly est frappée de ce que Henri lui montre comme
un devoir; elle n'insiste plus. Le jeune ménage restera
là, le mariage se fera au château, Henriette ne perdra
pas son frère, et tous finiront, il faut l'espérer, par
vivre en bonne intelligence.
Ce drame est intéressant, en proportion même de
toutes les graves questions qu'il agite et qu'il soumet
à nos réflexions. C'est le conflit économique et sen-
timental qui éclate entre deux races soudain rappro-
chées l'une près de l'autre. L'auteur ne peut prendre
un parti décisif, car nous avons bien des torts, et
la leçon que nous donnent les Américains est sou-
vent méritée : nous sommes lents, compliqués, retar-
dataires, routiniers. L'Américain est prompt, décidé,
énergique, rapide dans ses conceptions et dans leur
exécution.
LAROUSSE MENSUEL
Il blâme nos complications administratives, notrç
paperasserie, l'usage immoral de doter les jeunes
filles et de faire hériter les enfants; il a beau jeu
pour prêcher le travail, l'énergie, la poursuite in-
lassable et courageuse de tous les progrès ; mais
l'assaut qu'il mène contre nos habitudes sentimen-
tales nous semble avoir quelque chose de brutal et
d'irrecevable.
L'amour de la famille, le culte des ancêtres, la
religion des souvenirs sont chez nous des éléments
sacrés. Si les Américains ne les connaissent pas et ne
les comprennent pas, c'est qu'ils sont un peuple
jeune et nouveau venu. Ils n'ont ni traditions, ni
passé ; leur indifférence insensible se heurte contre
notre mentalité, fondée sur quinze siècles de vie fa-
miliale. D'ailleurs, Brieux aurait pu noter ce trait
de caractère chez les Américains : ils ressentent vi-
vement la nostalgie du passé qui leur manque; on
s'en aperçoit dans leurs musées, à voir le soin avec
lequel ils recueillent les reliques les plus insigni-
fiantes de leur passé récent et de tous leurs héros de
la guerre de l'Indépendance, comme aussi leur curio-
sité avide, qui fait d'eux les acheteurs les plus intré-
pides de tous les bibelots anciens et de tous les
objets' d'art qui rappellent le moyen âge ou le
.xviii" siècle.
Ils suppléent par l'imagination au besoin de
retrouver l'autrefois, et, si toutes les préoccupations
pratiques sont orientées vers l'avenir, on y sent tou-
jours un vague regret d'un passé qu'ils n'ont pas vécu.
La pièce de Brieux est riche en observations, en
aperçus et en problèmes. La thèse y ralentit parfois
l'action, qui s'arrête, pour faire place à des conférences
contradictoires, mais l'idée est aussi un personnage
dramatique ; elle a ici son rôle, son action et son
intérêt. — Léo Claretie.
Les principaux rôles ont été créés par : M""* Rouer (Hen-
riette Charvet), Nivette (Nelly), Guéreau Marie Bonin; et
par MM. Costa (Schmitt), Debucourt (Henri Charvet), Maxime
Léry {M. Charvet), Darras (Af. Brémontier), Barley [Rtngau,
clerc de notaire), I^rain (Pierre Bonin, ouvrier).
A.ng'llcisme (l') et V Anglo-Américanisme dans
la langue française. Dictionnaire étymologique et
historique des anglicismes, par Edouard Bonnaffé.
(Paris, in-8°.) — Le français d'aujourd'hui paraît en-
combré de mots anglais; il en renferme, en effet, un
assez grand nombre et quisemble d'autant plus grand
que ces mots anglais, pour la plupart adoptés à une
époque assez récente, ont, plus que les mots emprun-
tés aux autres idiomes, gardé toute leur physionomie
étrangère. Les termes italiens ou espagnols, introduits
dans notre langue aux xvi'= et xvii^ siècles, ont,
depuis longtemps, pour la plupart, pris une physio-
nomie française. Les mots anglais, au contraire, en-
trés timidement chez nous avant le xyiii" siècle et
d'abord dissimulés sous un air français, arrivent dès
lors en foule assez compacte et conservent en général
leur aspect britannique. Les puristes que cette inva-
sion afflige peuvent se consoler en songeant qu'elle
se produit aussi largement dans le sens inverse. Il suf-
fit de lire un roman anglais contemporain ou de feuil-
leter un dictionnaire anglais récent, pour constater
combien sont nombreux les mots et expressions de
français moderne employés couramment par nos voi-
sins. On y trouve des locutions telles que : d la carte,
à la française, à la mode, amende honorable, amour
propre, à outrance, à pied, au contraire, au courant,
au fait, au naturel, au revoir, avant-courrier, esprit
de corps, rendez-vous, tête-à-tête, etc.
Mais venons aux mots anglais ou anglo-américains
entrés dans l'usage français. Edouard BonnaSé en
a établi un inventaire très complet et sous la forme
la plus commode, qui est celle d'un dictionnaire.
Pour chaque mot, il donne la forme employée en
France, la forme anglaise pure, l'étymologie, la
définition et, ce qui est peut-être le plus méritoire,
des exemples dont la source est indiquée et où les
noms d'écrivains célèbres voisinent avec les journaux
de sport ou les revues industrielles. Il reproduit, au-
tant que possible, les exemples les plus anciens qui
permettent de constater la date à laquelle un mot
est entré dans la langue.
Dans son Introduction, l'auteur esquisse les diSé-
rentes méthodes suivant lesquelles on peut encore
étudier les anglicismes. La méthode chronologique,
si elle était toujours possible, serait assez intéres-
sante. Il est curieux que le premier mot anglais dont
on constate l'introduction — au xii« siècle — est le
mot sterling, tant il est vrai que l'importance du
change ne date pas d'aujourd'hui, c De trente mille
livres d'esterlins en deners », dit Garnier de Pont-
Sainte-Maxence dans son Saint-Thomas, qui est de
1194. Au xin" siècle, nous voyons apparaître dans
la littérature la bière anglaise, Vale blonde; et, pen- '
dant un temps, les Français, incorporant au mot aie
l'adjectif good , parlent de la goudalle. « Voulez-vous,
dit encore Palsgrave en 1530, mesler du vin avec de
la goudalle ?» En même temps, se montre le hadot —
aujourd'hui nous disons à l'anglaise haddock, — cet
églefin qui, fumé, constitue un solide appoint dans
le breakfast. Au xiV siècle, citons : alderman, hane-
bane (jusquiame), hanuenée, milord, estrope; au xv*,
aubin, carisel; au xvi", dogue, écore, héler, mauve
"5
(mouette), ramberge, shelling et le mot falot, qui,
chez nous adjectif signifiant < cocasse ». vient, par une
singulière altération de sen;, du substantif anglais
fellow, compagnon. Rabelais emploie le terme dans
son sens étymologique : t Pren Millort Desbitis, car
il est goud fallût », c'est-à-dire good fellow, bon
compagnon.
Au XVII» siècle, la puissance de l'Angleterre, prin-
cipalement navale, est établie, et les mots anglais —
entre autres, les termes maritimes — commencent à
pénétrer chez nous avec plus d'abondance. Choisis-
sons un exemple amusant, qui rappelle le cas de la
« goudalle ». Un voyageur, Boullaye-le-Gouz, écrit en
1653 : « Bolleponge est un mot anglais, qui signifie
une boisson dont les Anglais usent aux Indes. » C'est
la première apparition, en France, du « bol de punch ».
Mais c'est du xviii' siècle que date véritablement l'an-
glomanie. Nos écrivains : Voltaire, Montesquieu, Di-
derot, l'abbé Prévost admirent sans réserve les insti-
tutions anglaises, et les mots, anglais, à la suite des
idées, arrivent en foule. Aux xi.x" et xx" siècles, avec
l'extension coloniale de l'influence anglaise, avec le pro-
grès des communications, la multiplication deséchan-
gescommerciaux, l'importation des termes anglais est,
comme dit l'auteur, un véritable « envahissement ».
Si l'on abandonne le point de vue chronologique,
pour considérer les différentes formes de l'activité
humaine, on peut faire encore quelques constatations
utiles. Dans son Introduction, Ed. BonnaSé donne
le relevé complet des anglicismes classés par ordre
de matières. La plus grande place est occupée, na-
turellement, par les termes de sport : la chasse, les
courses, l'hippisme, le tir, la natation, le canotage, le
yachting, la boxe, le cricket, le tennis, le golf, le
foot-ball, etc. Ces emprunts ont d'abord été l'œuvre
de la société mondaine ; puis, peu à peu, par la vogue
croissante des sports et grâce à la diffusion des jour-
naux sportifs, les termes anglais se sont répandus
dans les milieux populaires. Ils subissent parfois, du
reste, d'étranges altérations de sens ou de forme.
Quand on dit qu'on « fait du footing », pour expri-
mer simplement qu'on fait une promenade à pied, on
donne au mot footing (de foot, pied) un sens qu'il n'a
jamais eu en anglais, où il signifie « base, point d'ap-
pui » et, au figuré, le « pied » sur lequel on est dans
le monde. Le verbe anglais to pull up signifiant
« arrêter » (un cheval, en relevant les rênes), on com-
met couramment, en France, un contresens formel,
quand on dit — ■ en argot — pullupper ou pouleuper
ou pouloper, pour dire galoper ou, au figuré, procéder
rapidement.
Après les sports, viennent les termes de navigation,
d'agriculture, les races de chiens, de poules; puis les
mets, les vêtements, les tissus surtout (cellular, che-
viotte, coating, corkscrew, covert-coat, homespun, jer-
sey, lasting, liberty, mohair, oxford, sealskin, shir-
ting, tennis, tweed, twill, twine, whipcord, etc.), la
carrosserie, la métallurgie, l'électricité, la finance, le
journalisme, la politique, sans oublier la danse {cake-
walk, fox-trot, one step, etc.).
Les mots anglo-américains — une centaine environ
— forment une classe à part. On y trouve des termes
empruntés soit à la vie pittoresque des prairies et du
Far- West (squaw, wigwam, tomahaw, canoë, scalper,
squatter, trappeur, bowie-knife, pemmican, lyncher,
prospecter, cow-boy, ranch), soit, au contraire, aux
usages des grandes villes de l'Est (dollar, barman,
roching-chair , maryland, cocktail, boston et poker
[jeux], sleeping-car, pullmann-car et télescoper, bar-
num, boom et bluff, trust, pool, corner et dumping,
qui supposent une conception spéciale des problèmes
économiques; building, sky-scraper et elevalor, sam
oublier le mas'ticatcire chewing-gum, adopté par tous
nos gamins, le camarade browning, instrument de
paix sociale et lejazz-band, qui est une des attractions
de nos dancings.
Si l'on en croit l'auteur de cet ouvrage, la guerre
et la longue camaraderie des Français avec les An-
glais et les Américains n'auraient pas fait entrer dans
l'usage autant de mots vraiment nouveaux qu'on au-
rait pu d'abord le supposer. On peut seulement citer
des expressions comme Caterpillar, lorry, tank, no
man's land, sammy et yank. Elle aurait surtout con-
tribué à répandre des mots déjà cormus comme
nurse, khaki, tommy et aussi à enrichir de certains
de ces mots étrangers le domaine sans cesse accru
de l'argot. On ne fait plus ses affaires, mais son bit-
ness (angl. business); une chose luxueuse est palace
(angl. palace, grand hôtel), et ce qui était chtc est
devenu rider (de gentleman rider). On n'est ni bien ni
mal, afnaf (angl. half and half, mélange par moitié
de deux bières différentes : aie et stout, par exemple).
Mais tout cela est passager, comme l'argot lui-même.
Une autre question a son intérêt : c'est celle des
modifications morphologiques que subissent les mots
anglais ou américains avant de s'installer dans l'usage
français. A ce point de vue, on peut distinguer avec
Ed. Bonnaffé différents traitements :
1° Le mot anglais garde son orthographe intégrale :
c'est, en général, le cas des derniers venus. Depuis le
XIX' siècle, on se pique de mieux connaître les langues
et de conserver aux mots leur physionomie étrangère.
Exemple ; bill, gentleman, jockey, jury, itmtmg, pielh
pocket, plum-pudthng, stttpU-chase,
Ii6
2° Le mot anglais prend une forme française, qui
le transcrit plionétiquement. Exemple : rosbif (roast
beef), bi/teck (beef steak), comité (committee), parte-
naire (partner), mildiou (mildew).
3" Le mot anglais a subi une altération morpholo-
gique conforme aux habitudes phonétiques de notre
langue : c'est le cas, en particulier, des mots le plus
anciennement passés dans notre usage. Exemple :
boulingrin (bowling green : pelouse [verte] pour jouer
aux boules), paquebot {piLCket boat), redingote (riding-
coat, vêtement pour monter à cheval), contre-danse
(country-dance, danse de campagne), bouledogue
(bull-dog), bol (que BrilIat-Savarin écrit encore bowl).
4" Le terme anglais est entièrement traduit en fran-
çais et, alors, il ne peut plus être question, à propre-
ment parler, d'anglicismes ou d'américanismes, mais
de néoiogismes français, désignant des choses anglo-
saxonnes. C'est ainsi que franc-maçon traduit free ma-
son; bas bleu, blue stocking; gratte-ciel, sky-scraper.
5" L'anglicisme prétendu est un mot hybride, pro-
duit barbare, qui n'est, en réalité, d'aucune langue,
mais où l'élément anglais est prépondérant. Exemple :
blackbouler (de l'anglais black, noir, et du« français
boule) ; ou les nombreux mots composés avec self
(soi-même), qui tend à remplacer l'élément grec auto
dans certains mots techniques : self -allumeur, self-
enfileuse, etc..
6° Une catégorie qui mérite une attention particu-
lière est celle des mots qui, venus directement chez
nous d'une autre langue, du latin par exemple, pour
leur sens habituel et principal, n'en viennent plus
qu'indirectement et par l'intermédiaire de l'anglais,
pour tel ou tel sens particulier. Ce sont seulement des
anglicismes sémantiques. C'est ainsi que adresse,
substantif verbal de adresser, prend à l'anglais address
son sens de harangue adressée au chef de l'Etat.
Combinaison, du lat. combinatio, relève de l'anglais
combinalion dans le sens de vêtement de dessous qui
B combine » la chemise et le pantalon. Distant vient du
latin distans; mais, quand nous parlons d'un homme
distant (qui prévient la familiarité), c'est sous l'in-
fluence de l'anglais distant. Importation et exporta-
tion, en dépit de leur première origine latine, nous
viennent de l'Angleterre, sous l'égide de Montesquieu.
Lecture, employé dans le sens de conférence (Baude-
laire, Taine, etc.), est un anglicisme. Un néologisme
qui commence à se répandre, c'est l'emploi de réali-
ser dans le sens de : se rendre compte, se figurer. « On
réalisera combien un agrandissement est nécessaire »,
écrivait P. Bourget dans Outre-Mer, dès 1895 : c'est
la transcription de l'anglais to realize. Sentimental, qui
a l'air de dériver tout uniment du français sentiment,
est dû à l'anglais sentimental, mis à la mode par le
succèsduVoyage sentimental{the Sentimental Journey)
de Laurence Sterne.
7" Très voisine est la classe des mots que les An-
glais nous avaient autrefois empruntés et que nous
leur empruntons à notre tour, mais quelque peu mo-
difiés et pour la forme et pour le sens. Nos écono-
mistes, au xviii" siècle, acclimatent chez nous le
mot anglais budget, mais celui-ci n'est autre chose
que l'ancien français bougette, petit sac. Le « confort
moderne » dérive de l'anglais comfort, qui est lui-même
notre ancien mot confort, signifiant : ce qui réconforte.
La fashion, la mode élégante, est une adaptation
du français façon. Uhumour, cet aspect, si dif-
ficile à définir, de l'esprit anglais, est notre mot hu-
meur, qui nous revient avec un sens tout spécial ;
encore faut-il tenir compte de nombreux exem-
ples du xvii* siècle, où il a déjà le sens de penchant
à la plaisanterie.
Cet homme a de l'humeur. — C'est un vieux domestique
Qui, comme vous le voyez, n'est pas mélancohque,
dit Corneille dans la Suite du Menteur. Nous appe-
lons mess, d'après l'anglais, la table des officiers. Or
mess est notre mot mets, spécialisé dans une signifi-
cation très particulière. Raout, réception mondaine,
transcription phonétique de l'anglais rout, se ramène
à l'ancien français route, signifiant «bande». Ce mot
si employé de sport est notre ancien français desport
(xii« siècle), substantif verbal de desporter ou dé-
porter, qui a le sens d'amusement ; au reste, au temps
de Shakespeare, sport a encore le sens d '« amuse-
ment ». Tunnel est le vieux français tonnel, tonnelle,
tonneau. De même que le jeu de tennis semble dé-
river du jeu de paume français, le mot tennis, qu'on
trouve dans une ballade de Gower (1400) sous la
forme tenetz, ne serait autre que le mot français
tenez, employé par le joueur au moment où il sert
la balle. Le caddie, le jeune garçon chargé de por-
ter les clubs du joueur de golf et qui figure, joufflu
et goguenard, sur mainte estampe sportive, est, éty-
mologiquement, un c 'del. En somme, tous ces em-
prunts sont d'inconscientes reprises.
Il vaut la peine de rappeler, avec Ed. Bonnaffé,
l'étymologie assez curieuse d'un certain nombre de
ces mots anglais, que nous rencontrons à chaque
instant dans notre conversation. Le terme hippique
de canter, qui désigne un petit galop paisible, vient,
dit-on, de Canterbury, parce que les pèlerins se ren-
daient autrefois, à cette allure, au sanctuaire de
Saint-Thomas-de-Cantorbéry. Cette étymologie n'est
pas sans analogie avec celte de notre mot prélasser,
marcher comme un prélat. Le grog, boisson deve-
LAROUSSE MENSUEL
nue universelle, est originairement le surnom donné
à l'amiral anglais Vernon, qui, en 1740, obligea les
marins de son escadre à mettre de l'eau dans leur
rhum, et ce surnom lui venait de ce qu'il portait
d'ordinaire un habit de grogram (en français gros
grain). Le lord est, de par l'étymologie, le « gardien
du pain » (anglo-saxon hlâford) et la lady, la pétris-
seuse de pain (anglo-saxon hlaefdige); voilà, au
moins, un commencement bien patriarcal. Le mot
pamphlet — qui, du reste, en anglais, désigne toute
espèce de brochure sans que le sens de libelle sati-
rique y soit nécessairement attaché — est une
altération de Pamphilet, nom populaire d'une comé-
die latine du xii« ou du xiii» siècle, intitplée Pam-
philus, seu De amore. Le pedigree, ou généalogie
(d'un cheval), est une altération du vieux français
pied de grue, parce que, autrefois, en Angleterre, sur
les registres officiels, les ramifications d'une généa-
logie s'indiquaient à l'aide d'une marque de trois
traits divergents, comme les doigts d'un échassier.
Pudding aurait été peut être originairement apparenté
avec notre classique boudin, bien qu'aujourd'hui les
deux choses ne se ressemblent guère ; c'était, du moins,
l'avis de l'éminenf lexicographe Murray. Enfin, pour
ne pas oublierl'américanisme, le mot yankee pourrait
bien (car la question est douteuse) n'être qu'une
corruption peau-rouge A'English ou Anglais.
Dans un domaine plus terre à terre et plus mo-
derne, ceux qui portent des chaussures en box-calf
et qui se demandaient avec inquiétude ce que pou-
vait être ce « veau en boîte » sauront qu'il s'agit
simplement d'une marque de fabrique, propriété de
White frères (Boston E. U.), représentant un veau
dans une boitç.
Si l'on songe, maintenant, à examiner l'utilité plus
ou moins grande de ces emprunts, on sera amené à
conclure qu'il y a là une question d'espèce et que,
s'il est difficile de les justifier tous, il l'est encore
bien plus de les condamner en bloc. Nous ne parle-
rons pas de mots qu'Ed. Bonnafïé fait figurer dans
son dictionnaire et qui, comme il le reconnaît lui-
même, ne sont pas, à proprement parler, des angli-
cismes : de mots comme Broadway, grande voie de
New-York, ou le Strand, large rue de Londres, qui
sont, en réalité, des noms propres; ni de termes phi-
losophiques, techniques, scientifiques, comme pan-
théiste, panorama, électron, éocéne, pliocène, palla-
dium, qui, pour avoir été forgés par des savants ou
des publicistes anglais, n'en sont pas moins des iriots
grecs. Ne considérons que les mots d'origine vrai-
ment anglaise. Parmi ceux-ci, les uns ont conquis
droit de cité depuis longtemps, et nul ne songe à
suspecter la naturalisation de bifteck, de cabine, de
chèque, de dogue, de flanelle, de rail, etc. D'autres
sont inutiles. On ne voit guère pourquoi nous di-
rions tailor pour « tailleur » ou hair-d'resser pour « coif-
feur». Ce genre d'élégance ne convient qu'aux devan-
tures des boutiques, qui supportent bien des choses.
En revanche, quand un mot anglais exprime un
usage qui n'a pas d'équivalent chez nous, il n'y a
souvent que des inconvénients à vouloir le traduire.
Quand on appelle agrégé le fellow d'un collège
d'Oxford, on donne une idée très inexacte d'une ins-
titution qui n'existe pas chez nous. Il en serait de
même, dans une catégorie différente, pour des mots
tels que attorney, soliciior, shérif, constable, auxquels
il y a intérêt à conserver leur physionomie propre.
Reconnaissons, du reste, que l'aptitude illimitée de
l'anglais à former des mots composés d'une longueur
modérée (à la différence de l'allemand, qui en crée
d'interminables), tels que dry-farming, choke-bore,
block-sysicm, boy-scout, bow-window, folk-lore, pré-
sente dans le langage technique une commodité in-
contestable en épargnant les périphrases et que,
d'autre part, le goût de cette même langue pour les
mots courts et, en particulier, pour les monosyllabes,
offre, dans les circonstances où Tonne perd point de
temps, par exemple, dans l'exercice des sports (back,
eut, play, pull, etc.), une autre sorte d'utilité.
Pendant la guerre de Cent ans, on appelait les
Anglais des godons. Godon est l'altération de God
damn = Dieu me damne, le fameux juron anglais.
Trois cents ans après, Figaro dit encore : « Avec
goddam, en Angleterre, on ne manque de rien. »
Nos relations avec nos voisins ne sont plus du tout
ce qu'elles étaient au temps de la guerre de Cent ans,
et, depuis Figaro, le mot goddam, aussi désuet chez
nous que mal considéré en Angleterre, a été rem-
placé par une provision singulièrement abondante de
mots britanniques. Chacun a ses favoris et les emploie
et, surtout, les prononce tant bien que mal. Le livre
d'Ed. Bonnaffé, résultat d'une longue et consciencieuse
enquête et d'unq heureuse méthode, rendra service
non seulement aux linguistes de profession, mais
encore à tous ceux qui aiment à se rendre compte
de ce qu'ils disent. — Loui» Coqoeun.
arrO^W-root {a-rô-roiUt) n. m. (tiré de l'angl.
et qui signifie racine d flèche, parce que les popula-
tions sauvages lui attribuaient des propriétés pour
guérir les blessures faites avec des flèches empoison-
nées). Nom sous lequel on désigne commercialement
des fécules alimentaires produites par diverses plantes
des pays chauds, appartenant aux familles des canna-
«• 159. Mai 1020.
cées, zingibéracées, musacées, taccacées, dioscoréa-
cées, aroïdées, convolvulacées et euphorbiacées.
— Encycl. L'arrow-root type est produit par le
rhizome du maranta arundinacea, plante herbacée
vivace, voisine des balisiers ou cannas de nos jardins
et des bananiers ou musa.
Le nom de maranta vient de ce que cette plante
fut dédiée à Bartholomeo Maranta, médecin de Ve-
nise, qui vivait au xvi" siècle.
Plusieurs espèces de balisiers ou cannas, voisines
de celle qui est cultivée dans nos jardins de France,
produisent aussi des rhizomes féculents, qui sont
mangés cuits comme légume et desquels on peut ex-
traire de Varrow-root.
Cannacées. — Les cannacées sont caractérisées
par des fleurs irrégulières en grappe terminale, com-
posées d'un périanthe double; l'externe herbacé a
trois segments égaux, l'interne pétaloïde a trois divi-
sions réunies en tube à leur base. Elles ont une seule
étamine fertile, un stigmate pétaloïde et un ovaire à
trois loges , contenant un grand nombre d'ovules.
L'étamine fertile ne possède que deux sacs pollini-
ques : la seconde moitié de l'anthère est transformée
en un appendice pétaloïde. Les autres étamines sont
des staminodcs; elles sont pétaloïdes et stériles.
a, ranip.iu neuri: h. fleur; c, racine et bulbes;
d, arrow-root vrai ou des AuLiliei.
Le nombre des staminodes varie, mais il n'y a jamais
qu'une demi-étamine fertile. Le stigmate est péta-
loïde. L'ovaire est à trois loges, contenant un grand
nombre d'ovules. Le fruit est une capsule ovoïde
tuberculeuse, couronnée par le lymbe du calice ; elle
est à trois loges, contenant chacune plusieurs graines
globuleuses et s'ouvre en trois valves.
Le balisier comestible (canna edulis) est une belle
plante herbacée vivace de 2 à 3 mètres, originaire de
l'Amérique tropicale, du Pérou, où elle est cultivée
comme plante alimentaire ; elle fait aussi l'objet d'une
culture importante aux Antilles et en Australie. Ses
rhizomes tubéreux,féculifères, sont volumineuxet irré-
guliers. Ses feuilles sont grandes, alternes, engainan-
tes, ovales, lancéolées, à nervures très prononcées.
Sa spathe est lancéolée, aiguë, verte, bordée de pour-
pre. Ses fruits, en capsule ovoïde, sont hérissés d'aspé-
rités. Ses graines, globuleuses, sont dures et noires.
Les Indiens et les populations de l'Amérique du Sud
tirent de ces graines une belle teinture pourpre. C'est
le balisier comestible qui fournit l'arrow-root rfe
Queensland, que l'on désigne aux Antilles sous 1«
nom de lulema ou toulema et, par corruption, t^row-
root de tous les mois.
Le balisier d deux couleurs (canna discolorj a des
rhizomes à jets multiples, des tiges de 3 à 4 mètres
de haut, de belles feuilles ovales oblongues, colorées
en rouge sang par-dessous. Ses grappes, dressées, ont
un rachis rouge; ses fleurs, d'un rouge très vif exté-
rieurement, sont jaune pâle à l'intérieur.
Cette espèce, connue en Guyane, au Pérou et en
Colombie, serait originaire de l'île de la Trinité, où
elle est cultivée en grand. C'est elle qui fournit la
fécule dite canna-root, qui est très estimée.
Le balisier gigantesque (canna gigantea) a des
rhizomes tubéreux très développés, des tiges de 3 à
5 mètres, des feuilles ovales de i^.ao de longueur sur
o"',30 de largeur; ses fleurs, d'un rouge foncé, sont
disposées en grappes dressées.
«• 159. Mai 1920.
Cette espèce serait originaire An Brésil; on l'a
aussi appelée balisier à grandes feuilles (canna latifo-
lia). Elle est cultivée à la Martinique et dans l'Inde ;
c'est une des espèces qui fournissent la fécule de
toloman.
Le balisier de VInde {canna Indica) a des rhizomes
volumineux féculifères, des tiges de 3 à 4 mètres, de
grandes feuilles lancéolées aiguës ; des fleurs nuancées
de jaune et de rouge carminé; des fruits arrondis,
couverts d'aspérités ; des graines globuleuses et noi-
râtres.
Cette espèce serait originaire des Indes orientales.
Moins estimée que les cannas edulis et discolor, on
la cultive en Colombie et au Pérou.
Culture. Choix du terrain. Le terrain choisi pour
la culture des cannas doit être fertile et bien ameubli,
un peu frais et sain ; ces plantes ont besoin d'air et
de lumière.
Plantation. On peut obtenir les cannas de semis ;
mais ce procédé est moins avantageux que la multi-
plication par bourgeons latéraux ou fragments de
rhizomes tubéreux, que l'on plante dans des sillons
espacés de i mètre, chaque jeune plante étant espacée
de I mètre de sa voisine dans tous les sens.
Récolte. La récolte a lieu au bout de dix mois ou
d'un an, en coupant d'abord les feuilles et les tiges
et en arrachant ensuite les rhizomes.
Fumure. On peut employer, pour fertiliser le sol,
un engrais composé, se rapprochant des proportions
suivantes :
Superphosphate de chaux 400 kilog.
Nitrate de soude 300 —
Chlorure ou, mieux, sulfate de
potassium 100 —
Ou bien :
Fumier de ferme 20. 000 kilog.
Superphosphate 300 —
Nitrate de soude 150 —
Chlorure ou, mieux, sulfate de
potassium 100 —
Assolement. Il est bon de faire de l'assolement
après cette culture. On peut alterner avec des légu-
mineuses et autres plantes, suivant les pays, en répé-
tant la même cultuie seulement tous les trois ans à
la même place, pour ne pas épuiser le sol.
Les marantas sont de belles et robustes plantes
herbacées, à rhizomes féculifères. Ces rhizomes sont
acres et irritants; la cuisson les rend comestibles. La
fécule, lavée, est également comestible, les principes
acres étant éliminés par l'eau. Les rhizomes sont
vivaces, et la tige annuelle est terminée par des fleurs
Canna : a, fleurs ; b, bulbe ; c, arrow-root dit du Queeruland
ou Toloman.
disposées en épis ou en grappes. Ces fleurs sont com-
posées d'un périanthe de six pétales, sur deux rangs ;
les trois sépales extérieurs plus petits et verts, les
trois intérieurs pétaloïdes, et une seule étamine sou-
dée à l'un des staminodes internes. L'ovaire est
4nfère, à une seule loge uniovulée ; le fruit est charnu
et renferme une seule graine.
Ces plantes sont communes dans les contrées tro-
picales et, en particulier, dans l'Amérique méridionale
chaude. Elles sont cultivées aux Indes, à la Réunion,
dans l'Australie du Nord, à Tahiti, dans l'Amérique
centrale et méridionale chaude, aux Antilles, aux
Bermudes, à Fernando-Po et au Natal. C'est de leur
rhizome qu'est extrait l'arrow-root vrai, qu'on appelle,
dans l'Inde, ararut-kizangit.
A Tahiti, où les marantas sont cormus sous le nom
de paras, ainsi qu'aux petites Antilles, on les cultive
dans des terrains frais ayant une bonne humidité,
LAROUSSE MENSUEL
non loin des cours d'eau. A la Guyane, les indigènes
mangent les rhizomes après cuisson sous la cendre.
Espèces cultivées comme plantes alimentaires. On
compte quatre marantas, cultivés comme plantes ali-
mentaires :
Le maranta arundinacea ou à feuilles de balisier,
qui produit Varrow-root type. Il a des tiges droites, de
Curcuma : <i, plante entière fleurie ; b. un tubercule ;
r, arroir-root dit dea Inrtei orientales.
I mètre à i°',5o, des feuilles ovales, amples, lan-
céolées, des fleurs blanches assez petites, solitaires,
disposées en panicules simples et terminales, des
graines blanches et rugueuses.
C'est le toulola des Caraïbes, le maranta de la Ja-
maïque, des Bermudes, des Antilles et de Saint-Vin-
cent. Cette espèce est très cultivée aux Antilles, à la
Martinique, à la Guadeloupe, à Saint-Vincent, à la
Jamaïque, au Mexique, aux Bermudes, en Guyane,
au Brésil et dans le reste de l'Amérique du Sud
chaude, au Natal, à la Réunion, aux Indes, etc. On
l'appelle anvert à la Martinique. La fécule qui en
est extraite est connue sous les noms à.' arrow-root de
l'Ouest, de VInde ou des Indes orientales. Aux An-
tilles, on l'appelle arrow-root ou moussache des Bar-
bades et, au Brésil, arrow-root araruta.
Le rhizome contient 20 p. 100 de fécule.
A la Jamaïque, cette espèce a produit deux variétés :
i" Vanvert blanc, qui fournit la fécule a'anvert ou
moussache des Barbades, très estimée
2° Vanvert rouge, qui est moins recherché . Au Brésil ,
les types à racines allongées sont plus estimés que
ceux à rhizomes arrondis, plus spécialement réservés
aux animaux.
Le maranta des Indes {maranta Indica) a des tiges
vivaces, glabres, dichotomes, des feuilles ovales, un
peu en cœur, des fleurs blanches en panicules termi-
nales dichotomes, des rhizomes tubéreux semblables
au précédent.
Cette espèce est très cultivée aux Indes, à Tahiti,
dans l'Amérique chaude et aux Antilles ; elle fournit
aussi Varrow-root de l'Inde. A Cuba, on appelle sa
fécule sayou; ses rhizomes contiennent 20 à 24 p. 100
de fécule.
Le maranta allouya ou phrygium allouya a des
feuilles ovales et lancéolées, pourvues d'un long pé-
tiole, des fleurs d'un blanc pur, disposées en tête
presque globuleuse, des rhizomes allongés, cylin-
driques, auxquels sont attachés plusieurs tubercules
ovales ou globuleux, gros comme des oeufs de pigeon.
C'est le toloman de la Guyane, la yuquilla du
Guatemala et la moussache des Barbades de la Gua-
deloupe. Les noirs des Antilles mangent les tuber-
cules assaisonnés au piment, après les avoir fait cuire
sous la cendre.
Le maranta juncea est appelé topinambour à la
Martinique. Ses petits rhizomes sont d'un goût délicat,
et il est très productif.
Culture. Les marantas comme les cannas aiment
un sol léger un peu sablonneux et toujours frais,
assez humide. Ils végètent bien dans les sols d'allu-
vion des contrées chaudes à pluies fréquentes.
On peut les propager par -semis, mais il est bien
préférable d'employer le bouturage.
On plante simplement des fragments de rhizome
dans des sillons espacés de i mètre à i'",50, en lais-
sant également un espace de i mètre & i",Jo entre
117
chaque bouture dans les sillons. Ces rhizomes sont
traçants et ont besoin de beaucoup d'eçpacc. La ré-
colte a lieu de dix à douze mois après la plantation.
Aux Antilles, on plante en mai, et on récolte en mars-
avril. Ces plantes n'exigent que des binages. La matu-
rité du rhizome est indiquée par la chute des feuilles.
On coupe d'abord les feuilles et les tiges, et on
arrache les rhizomes, qui contiennent de 16 à 24 p. 100
de fécule.
Un hectare produit de 500 à 800 kilogrammes
d'arrow-root et 1.500 à 2.000 kilogrammes de couac
(résidu pulpeux analogue à la pulpe de pomme de
terre des féculeries) et consommable pour le bétail.
Extraction de la fécule. Après l'arrachage, les rhi-
zomes sont nettoyés, pelés et lavés, puis râpés à la
main ou mécaniquement.
La pulpe obtenue est lavée, tamisée et pressurée.
L'eau chargée de fécule est mise à déposer dans des
bacs. Elle est ensuite décantée. La fécule est blan-
chie avec de l'eau fortement acidulée au jus de ci-
tron. Après un nouveau dépôt, une nouvelle décan-
tation, au besoin un nouveau lavage et une autre
décantation, on retire la fécule et on la fait sécher à
l'air ou dans des séchoirs. Lorsqu'elle a perdu son
humidité, on la met sur des plaques métalliques
doucement chauffées, et on la remue, pour la granuler,
ou on la fait simplement sécher.
Pour Varrow-root vrai, il ne faut pas négliger les
lavages, car la fécule doit être d'un beau blanc.
Il faut traiter les tubercules aussitôt la récolte
faite. L'air et la lumière les jaunissent, et la fécule
est dépréciée.
Pendant la guerre, en Nouvelle-Calédonie, on a
consommé du pain fait avec un mélange de farine
de froment et de pulpe de manioc lavée pour éli-
miner les principes toxiques.
On pourrait, dans beaucoup de nos colonies, obtenir
un pain identique en utilisant les pulpes de maranta
et de balisier.
ZiNOiBÉRACÉES. — Lcs curcuma angustifolia, cur-
cuma leucorhiza, curcuma rubescetts, sont des plantes
tropicales herbacées, acaules, à rhizomes tubéreux, qui
fournissent Varrow-root des Indes orientales, appelé
aussi ariow-root de Malabar, de Tilichery, de Bombay,
de Travancore.
Aux Indes, les rhizomes de ces espèces sont em-
ployés dans l'alimentation. L'extraction de la fécule
se fait, comme pour le manioc, par râpage, lavage
et décantation.
MusACÉEs. — Le bananier commun (musa paradi-
Bananier : a, plante
entière; b, extrémité de
rinflorescence ; c, fruit ;
d, arrow-root dit d« ta
Guj/itne (comme celui de
l'igname).
siaca), qui fournit la fécule de bananier connue aussi
sous le nom à'arrow-root de la Guyane et de farine
de banane, est, comme les autres bananiers, une des
plantes les plus utiles du globe.
Les bananiers étaient connus en Amérique avant
l'arrivée des Européens, et on les considère comme
indigènes en Asie tropicale.
ii8-
La banane a fait le fond de la nourriture des po-
pulations dans les régions chaudes de l'Amérique
depuis les temps les plus reculés.
Le bananier aurait été importé en Afrique, mais
à une époque tellement reculée qu'il y est à demi
naturalisé et qu'il y produit probablement des va-
riétés locales.
Le bananier est d'une culture facile et de grand
rendement. Humboldt a calculé que 4.000 livres de
bananes ne demandent pas plus de place pour pous-
ser que 98 livres de pommes de terre et 33 livres de
Igname : a. base d'un pied aTcc les racines; b, rameau mâle;
, rameau femelle; d, .irrow-i'oot, dit </e la Gutjuiie (comme celui
du bananier).
froment, soit, au total, 131 livres de produits ali-
mentaires.
Le bananier est une plante herbacée, vivace par
son rhizome. Les gaines des feuilles forment, par leur
superposition, un tronc plus ou moins cylindrique.
La tige annuelle se termine par un épi floral, incliné
■vers la terre. Sur cet épi se succèdent les fleurs, à
l'aisselle d'une grande bractée violacée caduque.
Le bananier peut atteindre 6 mètres de hauteur,
dont 3 ou 4 mètres pour la tige. Celle-ci est charnue,
d'un diamètre d'environ o^.sj à la base ^ elle con-
tient tout au plus 30 p. 100 de fibres et environ
70 à 75 p. 100 d'eau.
Le limbe des feuilles atteint jusqu'à 3 mètres de
longueur et o",8o de largeur. Le pétiole est robuste,
creusé en gouttière. Il se prolonge par une nervure
saillante en dessous et une gouttière en dessus, dans
toute la longueur de la feuille.
Les feuilles, d'un vert tendre, sont lancéolées.
Peu après le début de la végétation, formant l'axe
du tronc, part de la souche une sorte de ramification,
à l'extrémité de laquelle se développera l'inflores-
cence. Celle-ci, qu'entourent des gaines fragiles, ne
tarde pas à se trouver emprisonnée dans les bractées
d'un beau rouge violacé ; aussitôt après la chute des
bractées, apparaissent les groupes de fleurs au nombre
de dix à vingt, disposées sur deux rangs. Les fruits
se développent ensuite.
Dans son Traité pratique des cultures tropicales,
Dybowski dit que Linné admettait deux espèces : le
musa sapientium ou figue banane et le musa paradi-
siaca ou grosse banane, et il faudrait encore ajouter
le musd Chinensis ctwbananier nain; mais toutes ces
prétendues espèces ne se distinguent pas par des ca-
ractères réellement botaniques. Les caractères qui
les séparent n'ont qu'une valeur secondaire et se
trouvent seulement plus ou moins accentués dans un
cas ou dans l'autre.
Il semble donc que l'on doive adopter l'opinion
de Roxburg, de Desvaux et de Brown, qui n'admet-
tent qu'une seule espèce, ayant fourni toutes les races
et variétés actuellement cultivées.
Culture. La multiplication des bananiers qui nous
occupent ici se fait uniquement par rejets ou drageons,
qui poussent sur les vieilles touffes ou souches mères.
Le bananier d'Abyssinie {musa enseli), à fruit non
comestible, se reproduit uniquement par graines.
Les pétioles sont utilisés par les Gallas. Ils en ex-
traient la partie moUe, qu'ils coasomment comme
farineux.
Quant au bananier à fibres {musa texiilis), qui
fournit l'abaca ou chanvre de Manille, A se reproduit
par rejets ou par graines indifféremment ; ses fruits
ne sont pas non plus comestibles ; nous ne le citons
que pour mémoire.
Le sol destiné à la culture des bananiers à fruits
comestibles sera une bonne terre moyenne, légère,
riche en humus et, si possible, abritée.
LAROUSSE MENSUEL
Les bananiers sont gourmands de potasse et
d'azote; ils ont aussi besoin d'acide phosphorique.
On a constaté que l'épuisement en principes ferti-
lisants par hectare et par an correspond à :
Azote y7 h 81 kilog.
Acide phosphorique 37 à 46 —
Potasse 498 à 606 —
On admet que la quantité de potasse puisée dans
le sol par une plantation de bananiers peut dépasser
une tonne par hectare et par an.
On mettra donc comme engrais tous les fumiers,
terreaux, tourteaux et engrais de poisson, sang et
viande séchés, ces derniers à raison d'un minimum
de 600 à 800 kilogrammes à l'hectare, 500 kilo-
grammes de superphosphate ou de scories et i.ooo ki-
logrammes de chlorure ou de sulfate de potassium,
ce dernier étant préférable.
Dans les terrains pauvres en chaux, il sera bon
d'ajouter quelques tonnes de chaux à l'hectare.
Les pieds sont espacés de a", 75 à 3°", 50 en tous
sens et plantés en quinconce, dans des fossés d'un
demi-mètre cube remplis de bonne terre légère et de
fumier.
Les rejets sont choisis vigoureux. Il est bon de les
planter un peu avant la saison des pluies. On peut
faire la plantation en n'imfSorte quelle saison, dans
les terrains irrigables.
Deux ou trois sarclages par an suffisent. On ne
conserve que trois ou quatre rejets, pour ne pas
épuiser les souches mères.
Les rejets retirés sont plantés ailleurs ou sacrifiés.
Il ne faut pas supprimer les feuilles mortes, qui
protègent la tige contre le soleil. Il est, cependant,
quelquefois utile de se débarrasser de quelques
grandes feuilles vertes.
1. 000 plants à l'hectare, espacés de 3 mètres en
tous sens, donnent 3.000 régimes de 20 kilogrammes
en moyenne, soit 60 tonnes de régimes à l'hectare.
Au Venezuela, on obtient, paraît-il, 70 tonnes en
moyenne à l'hectare et, en Guyane, 30 tonnes seu-
lement.
Au Brésil, le bananier sert de couverture aux
jeunes plants de cacaoyers. On admet qu'ils couvrent
complètement les frais de plantation de ces derniers,
qui sont, alors, tout bénéfice, quand ils commencent
à rapporter.
Il ne faut faire des cultures intercalaires parmi les
bananiers qu'en terrains très riches, car c'est une
plante épuisante.
Les produits des bananes séchées sont envoyés en
Europe sous deux formes :
1° Les fruits presque mûrs, pelés et séchés, puis
mis en paquets ou en boites, sont vendues sous le
nom de figues-bananes ; ce produit est plus estimé
des amateurs que les figues de Smyrne. Il est sucré
et nourrissant et se conserve bien.
2° Les fruits verts pelés divisés en cossettes, qu'on
fait sécher, qu'on moud et qu'on tamise, sont pré-
sentés au public sous forme de farine de banane, à
odeur agréab'e de thé ou d'iris de Florence.
Cette farine est le plus souvent un peu grise, elle
est supérieure i l'arrow-root. On la nomme fécule de
plantain à la Guyane et, en Europe, arrow-root de la
Guyane. Elle commence à pénétrer dans l'alimen-
tation française. On en fait des bouillies avec du
cacao et du sucre ou avec du chocolat, du lait, du
bouillon, des œufs. C'est un bon aliment, très ap-
précié de ceux qui le connaissent.
Il ne faut pas peler les bananes avec un couteau
de fer, qui tache le fruit et nuit à la blancheur de
la farine.
Lorsque les régimes sont récoltés, on hache la
plante entière, et on la donne au bétail, surtout aux
porcs, qui en sont friands. Elle contient des matières
amylacées et pourrait aussi servir de matière pre-
mière pour la fabrication de la / dte à papier.
Taccacées. — Les taccas fournissent l'arrow-root
de Tahiti; ce sont des monocotylédones herbacées.
Cette famille se rattache assez étroitement aux ama-
ryllidées. On connaît une dizaine de taccas ; trois seu-
lement sont alimentaires, fournissent de la fécule et
nous intéressent ici.
Le tacca pinnaiifide {tacca pinnatifida ou tacca lit-
torea) a la tige dressée et rougeâtre, des feuilles radi-
cales pétiolées, longues de o^.ôs à i mètre, des
hampes de i mètre à i^.so de hauteur, nues, ter-
minées par une ombelle de fleurs verdâtres, tirant
au rose. Ses fruits sont charnus; ils contiennent de
nombreuses graines, ovoïdes ou anguleuses. Ses gros
rhizomes, tuberculeux, féculents, sont arrondis ; ils ont
de 10 à i6 centimètres de diamètre, sont munis de
petites radicelles et sont comestibles.
Cette espèce est cultivée aux Indes, en Indochine,
aux 'les de la Sonde, aux Moluques, aux Philip-
pines, aux Mariannes, en Polynésie, en Nouvelle-
Calédonie, en Australie, à Madagascar.
A Tahiti, les indigènes l'appellent pia ou pya; à
Madagascar, il est connu sous le nom de tavoulou et
en Cochinchine, sous celui de cay-nua. Ses tubercules
fournissent l'arrow-root de Tahiti,
Les Tahitiennes tissent les fibres des hampes flo-
rales du pia pour en faire des chapeaux et des tresses.
Le tacca cultivé (tacca saliva ou, improprement,
amorphophallus sativus) a des feuilles longues d'en-
«• J59. Ma/ 1920.
viron i mètre, avec un pétiole de o'",65 à i mètre de
long. Sa hampe, haute de o'",5o i i mètre, porte des
fleurs d'un vert grisâtre, auxquellessuccèdent des baies
rouges, grosses comme des noisettes.
Ses tubercules, qui ont généralement la base
aplatie, sont parfois énormes. Ils sont comestibles et
pèsent jusqu'à 4 kilogrammes. Ils renferment envi-
ron 15 p. 100 de fécule. Cette plante est cultivée
aux Indes, en Indochine, au Japon et aux Molu-
ques. Aux Indes, on la connaît sous le nom de ka-
ranei-kijangou .
Le tacca campanule (tacca phallifera ou, impropre-
ment, armorphophallus cdmpanullatus, arum Rum-
phii, arum campnnulatum) a des feuilles très amples
de I mètre de longueur, une hampe courte, ver-
ruqueuse, comme les pétioles, terminée par une spathe
dont la partie externe est jaune verdâtre et la partie
interne violacée ; le spadice dépasse un peu la spathe;
il est renflé au sommet. Son tubercule contient envi-
ron 15 p. loo de matière amylacée. Il est riche en mu-
cilage. On le cultive à Ceylan, aux Indes, en Indo-
chine, aux ilesde la Sonde, aux Philippineset au Japon.
Culture. Les taccas demandent des terres ameu-
blies et profondes. On peut les cultiver dans toutes
les vallées ombragées et humides des paystropicauxau
voisinage de la mer. L'Océanie leur convient très bien.
La multiplication se fait par tubercules ou par
graines, en espaçant les pieds de i", 30 en viron en tous
sens , pour laisser se développer librement la plante.
C'est à la fin de la première année qu'on récolte les
tubercules, qui sont souvent nombreux à chaque pied.
Ils sont arrondis ou oblongs, avec la surface brune
et la chair d'un jaune rosé, parsemé de points jaune
rougeâtre.
Utilisation des tubercules. Ces tubercules contien-
nent un principe acre, qui disparaît à la cuisson;
aussi mange-t-on communément cuits ce s tubercules,
dans certaines régions.
Extraction de la fécule et applications diverses. Les
tubercules sont lavés à l'eau douce, pelés, rincés
avec soin et râpés. La pulpe est lavée sur un tamis
et pressée. L'eau qui s'écoule est laiteuse et épaisse.
On laisse déposer la fécule qu'elle tient en suspen-
sion. Quand elle est claire, on décante et lave plu-
sieurs fois la fécule, pour en éliminer le principe acre
et la blanchir; on la fait ensuite sécher sur des nat-
tes ou des toiles. On peut extraire jusqu'à 30 p. 100
de fécule de certaines variétés. Cette fécule est ino-
dore, douce au toucher, d'un blanc gris. Elle est très
nourrissante et préférée au sagou.
Certaines de ces fécules se prennent en gelée dans
l'eau froide et, avec l'eau bouillante, on en fait une
gelée agréable. A Tahiti, on prépare le poe pia en le
mélangeant avec le lait de cocotier.
On connaît ces fécules sous le nom de fécule de
pia, arrow-root taïlien ou arrow-root de pia.
Les indigènes de l'Océanie font une grande con-
sommation de fécule de tacca. Ils utilisent les hampes
Cotocase ; «, plante fleurie ; b, racine ou taro ; c, arrow-root,
dit de Portland.
blanchies du tacca pinnatifide, dont ils retirent une
paille fine pour la confection de chapeaux et de nattes.
Aroidées. — Les colocases ou taros (colocasia ou
caladium) sont de belles plantes herbacées, vivaces,
très cultivées dans la zone iutertropicale pour leurs
tubercules comestibles, malgré un suc acre et irritant,
qui disparait à la cuisson. On extrait de ces tuber-
cules une fécule abondante, dite arrow-root de Port-
land. Certaines colocases sont assez rustiques pour
qu'on les cultive sous le climat parisien comme plantes
ornementales. Elles ont un très beau feuillage.
W 159. Mai 1920.
Cinq espèces de colocasts sont cultivées comme
plantes alimentaires.
La colncase des anciens {colocasia antiquorum,
arum colocasia, arum peliatum) a des feuilles amples,
radicales, d'un vert intense, partant du collet delà
plante et qui semblent surmonter la racine ; ces
feuilles sont ovales, peltées, allongées en pointe,
obtuses au sommet, en cœur à la base. La hampe est
courte; la spathe, dressée, cylindrique, est beaucoup
plus longue que le spadice.
C'est une des plantes les plus importantes et les
plus belles des contrées iutertropicales et tempérées
chaudes.
Elle est cultivée en Chine, aux Moluques, aux
îles de la Sonde, à Malacca, aux Indes, à Ceylan,
en Syrie, en Grèce, en Egypte, au Zambèze, en
Nouvelle-Zélande, en Nouvelle-Calédonie, à Tahiti,
aux Etats-Unis, aux Antilles. Elle pousse bien dans
les parties chaudes de l'Algérie et même en Pro-
vence, où elle atteint i",4ode haut, ses feuilles ayant
70 centimètres de long sur 50 centimètres de largeur.
Elle fut cultivée de toute antiquité. Elle est désigiiée
en sanscrit sous le nom de kutschu. D'après Théo-
phraste. Pline et Palladius, cette belle espèce vivait
dans les eaux du Nil, où elle était cultivée avec
le nelumbo {nelumbium speciosum), qui est le lotus
rose dont parle Hérodote.
La cclocase des anmens était un des éléments de
l'agriculture des tribus du désert de Syrie, dont les
membres étaient appelés Nabathéens, dans l'antiquité .
D'après Capus et Bois, le principe acre et toxique
serait voisin de celui des haricots àa Java (phaseolus
lunatus), qui donne de l'acide cyanhydrique. Les
variétés à tubercules teintés, gris, bruns ou violets,
sont plus acres que celles à tubercules blancs.
Les indigènes de l'Océanie préfèrent les variétés
teintées, qui ont plus de goût, à cause du glucoside
mal éliminé. Les Européens aiment mieux les va-
riétés blanches. Les Japonais ont obtenu un grand
nombre de variétés de cette plante.
Les tubercules peuvent peser jusqu'à 5 kilogram-
mes ; les plus riches contiennent jusqu'à 33 p. 100 de
fécule alimentaire. On mange les taras cuits à l'eau
et assaisonnés. De jeunes pousses de tara, cuites à
l'intérieur d'un cochon de lait, constituent, paraît-il,
un mets excellent. A Fernando-Po, les feuilles de taro
sont consommées comme épinards.
Culture. Les colocases vivent bien dans des terres
marécageuses fertiles; certaines variétés demandent un
sol léger, riche en humus et toujours un peu humide.
La propagation se fait par fragment de tubercules,
ayant des bourgeons. On les enterre à 20 ou 30 cen-
timètres, écartés de l mètre les uns des autres. On
se sert aussi de petits tubercules et de boutures
que l'on coupe au-dessous du collet.
On plante au début de la saison des pluies, et on
peut commencer à récolter huit mois après. S' l'on
évite d'épuiser la tarodière, on peut récolter pendant
longtemps, les pieds continuant à tubériser après la
récolte. Les taros se conservent mal ; ils doivent
Tacca : a, racine et feuiUea ; 6, fleur: c, fruits ; d, arrow-
root, dit de Tahiii.
être employés immédiatement : aussi les arrache-t-on
seulement au moment du besoin. On peut les conserver
quelques semaines, en les mettant à l'abri de l'humidité
dans du sable sec. On extrait des taros une fécule ali-
mentaire, à la manière de la fécule de manioc. Cette
fécule est coimuesousle nom d'arccwe'-rooirfePort/and;
c'est une farinefine, blanche, inodore et très agréable.
Bosc rapporte qu'il a fait usage, pendant la Révo-
LAROUSSE MENSUEL
lut ion, dans la forêt de Montmorency, de la fécule
extraite du gouet (arum maculatum) de nos bois.
Cette fécule était douce, blanche et nutritive. Par-
mentier cite aussi cette plante, connue en Norman-
die sous le nom de racine amidonnière.
Le chou caraïbe (xantkostomasagittilolium) est une
aroïdée voisine des taros, qu'elle rappelle par son port.
Son tubercule est moins gros, et sa feuille, comme
son nom l'indique, est en fer de flèche, tandis
que celles des taros sont peltées, à la manière des
feuilles de capucines, le pétiole s'insérant à une cer-
taine distance du bord. Cette plante est cultivée
pour ses tubercules et, aussi, pour ses feuilles — d'où
son nom de chou caraïbe et d'herbe d calalou —
qui servent à la préparation du calalou, mets com-
pliqué des Antilles.
DioscoRÉACÉES. — Les ignames {dioscorea), dont
plusieurs espèces fournissent l'arrow-root de la Guyane
ou fécule de Combarie, fécule d'igname, sont des mo-
nocotylédones, voisines des amaryllidées.
Le tamier ou herbe à la femme battue {tamus com-
munis), plante à tubercules, herbacée et grimpante,
appartient à cette famille. Elle est commune dans
les bois humides de l'est des environs de Paris, du
Raincy et de Montfermeil.
Les ignames sont des plantes dioïques grimpantes,
à tiges volubiles, quelquefois épineuses et pourvues
d'ailes membraneuses, à feuilles alternes ou subop-
posées, entières ou rarement palmées, pétiolées et,
le plus souvent, cordiformes. Les fleurs, petites et peu
apparentes, forment des grappes ou desépis axillaires.
Elles sont dioïques, composées d'un calice campa-
nule, partagé en six segments.
Les fleurs mâles ont six étamlnes insérées à la
base des segments du calice. Les fleurs femelles ont
un ovaire triloculaire, simnonté de styles filiformes.
Le fruit est une capsule à uois coques, aplaties, en
forme d'ailes, à une seule loge.
Ces plantes, tropicales ou subtropicales, sont inté-
ressantes par leurs tubercules alimentaires, qui peu-
vent atteindre 15 à 20 kilogrammes et contenir 18 à
38 p. 100 d'amidon, suivant les espèces. Ces tuber-
cules, simples ou lobules, fascicules ou multiples,
sont doux et comestibles chez certaines espèces,
acres et vénéneux chez d'autres.
Culture. Les ignames prospèrent surtout dans les
climats chauds et humides, bien que le dioscorea ba-
tatas soit cultivable partout en France. Ils réclament
tous un sol profond, fertile, meuble et perméable, où
ils réussissent mieux que dans des sols compacts.
La plantation se fait au début de la saison des
pluies, à l'aide de boutures de collets, en conservant
environ 10 centimètres de tubercule pour nourrir les
jeunes bourgeons. Les plants sont espacés de i mètre
environ dans tous les sens. Les tiges, qui atteignent
2 mètres à 2"',5o, doivent être munies de tuteurs.
Le rendement en tubercules peut atteindre 50 tonnes
à l'hectare, mais, le plus souvent, on obtient 20 à
30 tonnes.
Les principales espèces tropicales sont : dioscorea
alata, dioscorea bulbifera, dioscorea trifida.
L'extraction de la fécule se fait toujours par le
même procédé que pour le manioc. Les tubercules,
un peu durs, doivent tremper dans l'eau pendant
deux jours avant d'être râpés.
La fécule est connue sous le nom d'arrow-root de la
Guyane et de fécule d'igname; h. la Réunion, onl'appelle
fécule de Combarie; elle est d'un blanc pur.
EuPHORBiACÉES. — "L'arrow-root du Brésil est fourni
par le manioc ou cassave, de la famille des euphorbia-
cées [Lar. Mens., t. V, p. 19).
Convolvulacées. — La patate (ipomea batatas,
convolvulus balatas ou batatas edulis), de la famille
des convolvulacées, est une plante herbacée vivace,
voisine de nos liserons et des volubilis de nos jardins,
et qui fournit une fécule appelée aussi arrow-root du
Brésil. Elle est vraisemblablement originaire de l'Amé-
rique chaude, d'où les Espagnols l'auraient introduite
aux Philippines, et aux Moluques. De là elle aurait
gagné Java, l'Indochine et les Indes. Elle est aujour-
d'hui cultivée dans tous les pays chauds.
Les navigateurs du xvi" siècle, qui n'étaient pas
des naturalistes, l'ont confondue avec la pomme de
terre et lui ont donné le même nom.
Son tubercule est une racine renflée, gorgée de 25
à 30 p. 100 de fécule et d'environ 4 p. 100 de glu-
cose, qui lui donne le goût des pommes de terre
sucrées que l'on consomme parfois en hiver. Cerfàines
variétés sont tellement sucrées qu'on peut en faire du
sirop et des confitures. Sa tige est vivace, rampante
ou grimpante. Ses feuilles, longuement pétiolées, sont
ordinairement en forme de fer de hallebarde, cordi-
formes, entières ou trilobées, sans poils ou un peu
velues. Les fleurs, purpurines, violettes ou blanches,
sont disposées en grappes; elles rappellent celles du
grand liseron des haies.
Il se fait une énorme consommation de patates
dans les pays chauds.
Les tubercules, qui peuvent atteindre 6 kilo-
grammes, pèsent généralement de i à 3 kilogrammes.
Ils sont allongés, de forme et de grosseur variables.
C'est par la couleur des tubercules et la forme des
feuilles qu'on distingue les variétés. Comme le tnanioc,
lorsqu'on la blesse, cette plante laisse écouler un
119
liquide laiteux, dont les Canaques de Ja Nouvelle-
Calédonie se servent pour leurs tatouages.
Culture. La patate, pour être d'un bon rapport,
demande un terrain frais, bien ameubli et, autant que
possible, abondamment fumé, bien que cette plante si
utile soit peu exigeante. Elle se développe surtout
pendant la saison des pluies ; elle a besoin d'irriga-
tions fréquentes en saison sèche ; elle pousse bien en
Espagne, dans le midi de la France, en Afrique du
Nord et dans les pays chauds.
On la multiplie par boutures, fragments de tige
de 20 à 30 centimètres, enterrés obliquement dans
les sillons à environ 50 centimètres les unes des autres,
en laissant les brins sortir d'environ 4 centimètres.
■^m
Patate : a, rameau fleuri; b, racine; c, arrow-root, dit du
Brésil. (D'autres arrow-roots, dits aussi (ïu Brésil, sont fournil
par le manioc ou cassave.)
La prise est rapide, et on peut faire la récolte quatre
à six mois après, suivant les régions et les variétés. Il
est indispensable de biner et de sarcler les plants. Les
tiges rampantes recouvrent le sol et empêchent, le
plus souvent, les mauvaises herbes de pousser. Le
tubercule se conserve mal. Un sol bien préparé peut
produire 20 tonnes à l'hectare.
On consomme la patate à la façon de la pomme de
terre, c'est-à-dire frite, bouillie ou cuite à l'étuvée.
Les feuilles, qui, d'après Capus et Bois, produisent
60 tonnes à l'hectare, sont très bien acceptées par le
bétail et constituent un excellent fourrage. Ces
feuilles, jeunes, peuvent remplacer l'épinard dans
l'alimentation humaine.
On distingue la patate jaune longue, la patate
blanche, la patate violette, la patate rose de Malaga,
la patate igname, la patate à feuilles laciniées, la
patate rampante, etc.
L'extraction de la fécule se pratique comme pour
les autres tubercules, en ayant soin d'opérer rapide-
ment après l'arrachage, les patates se conservant
mal. Pour les conserver quelque temps, il faut les
étaler dans un endroit sec.
Caractères analytiques des arrow-roots. —
L'arrow-root des Antilles (ou arrow-root vrai, arrow-
root des Indes occidentales, de la Jamaïque, des Ber-
mudes, de Saint-Vincent),çTodvL\t par les marantas, se
présente sous forme d'une poudre brillante blanche,
insipide, parfois en petites masses de la grosseur d'un
pois ou un peu plus. Cette poudre craque sous les
doigts, à la pression. A la loupe, ses grains sont écla-
tants et nacrés. Au microscope, ils sont isolés, irrégu-
liers. Les gros grains, qui peuvent atteindre 45 à 60 1>
Aa.ni\' arrow-root de Saint-Vincent et 751* dans Y arrow-
root des Bermudes, varient entre 30 et 40 r-. En géné-
ral, ils sont marqués de stries concentriques et pré-
sentent un bile excentrique, arrondi ou linéaire; ils
sont globuleux, ovoïdes ou piriformes, sensiblement
triangulaires,
L'arroui-root duQueensland (ou arrow-root de la Nou-
velle-Galles du Sud, arrow-root de tous les mots, fé-
cule de Toloman), produit par les cannas, est une fé-
cule d'un blanc satiné, dont les grains sont beaucoup
plus gros que ceux des autres fécules. Ils mesurent 60 à
70 n de long, beaucoup allant jusqu'à 110 à 130 1».
Ces grains, le plus souvent isolés, sont aplatis,
elliptiques, légèrement ovales. Ils sont, le plus sou-
vent, atténués à l'une de leurs extrémités, à laquelle
apparaît un hile entouré de stries parallèles qui ornent
toute la surface du grain.
L'arrow-root des Indes orientales (arrotv-root de Ma-
labar, arrow-root de Tilicherij, de Bombay, de Travan-
core) , extrait des rhizomes des curcumas, est ime fécule
plus résistante sous les doigts que celle des marantas.
Au microscope, ses grains sont, le plus souvent,
isolés et aplatis. Leur aspect varie suivant le sens
dans lequel ils se présentent. De face, ils sont ovales,
elliptiques, sensiblement rectangulaires et sont géné-
ralement terminés à l'une de leiurs extrémités par
LAROUSSE MENSUEL.
120
une petite pointe obtuse, avec un hile punctiforme,
à partir duqflel se dessinent des stries parallèles sur
toute la surface du grain. Les grains, vus de profil,
sont très allongés ou plus ou moins cylindriques,
arrondis et amincis à leurs extrémités; d'autres ont
des formes de bâtonnets recourbés, souvent isolés,
parfois groupés en petit nombre et disposés parallè-
lement. Les grains, plus ou moins gros, ont les
mêmes formes. Ils mesurent en moyenne 30 à 50 i» de
longueur, 25 à 35 i* de largeur et 7 à 8 n d'épaisseur.
h'arrow-root de la Guyane( ou fécule de bananier),
tiré de la banane, est une fécule qui peut être d'un
blanc plus ou moins pur, mais qui est le plus souvent
un peu gris verdâtre. Elle présente des grains isolés,
rarement accouplés, de forme le plus souvent allon-
gée, aplatie et irrégulière, ovales ellipsoïdaux, ressem-
blant vaguement à des massues, des haricots ou des
bâtonnets recourbés.
Les grains ont tous un hile arrondi excentrique,
placé à l'une des extrémités, à partir duquel se des-
sinent des stries parallèles. Les plus petits grains
ont environ 121», les plus gros 45 à 65 |i. Cette fécule
est, d'après certains auteurs, supérieure à Yarrow-
root vrai; sa saveur est agréable, et son odeur rappelle
celle du thé.
L'arrow-root de la Guyane (ou fécule d'igname), tiré
des tubercules des dioscoreas, est d'un blanc plus ou
moins pur ; ses grains sont isolés ; ils mesurent 45 à
90 11 de long et 25 à 60 1« de large ; d'autres grains,
plus petits, mesurent 15 à 30 i* de long et 7 à 15 1» de
large. Leur forme est généralement ovale ou ellipti-
que, vaguement triangulaire à angles arrondis, ou
bien ils sont recourbés sur un de leurs bords, souvent
tronqués à leur grosse extrémité et plus ou moins
amincis à la plus petite, qui présente un hile entouré
par des stries concentriques, qui ornent toute la
surface.
h'arrow-root de Portland ou {fécule de tara. Madère
aux Antilles, Songe à Madagascar et à la Réunion),
tiré des colocasias, est une fécule qui présente des
petits grains isolés, à facettes plus ou moins régulières.
Ces grains étaient primitivement serrés dans les cel-
lules ; c'est là l'origine de leurs formes anguleuses.
Certains grains sont, cependant, entièrement ou en
partie arrondis en forme de calotte ou de chaudron;
quelques-une portent un hile arrondi ou étoile. Les
plus gros grains ne dépassent guère 211», les autres
ont de 7 à 15 I»; les plus petits ne dépassent pas 3 à
7 I*. Cette fécule contient parfois des petits cristaux
en aiguilles plus ou moins brisés.
h'arrow-root de Tahiti (ou pia de la Polynésie) est
formé de grains généralement irréguliersde dimension
et déforme. Ils ne sont jamais lenticulaires. Les grains
typiques sont arrondis ou ovales; d'autres sont va-
guement triangulaires, arrondis aux angles, rhomboé-
driques ou elliptiques. Le diamètre des gros grains
peut atteindre 80 à 85 i» ; il varie généralement entre
38 et 50 \t et celui des petits entre 15 et 25 n. Les
petits grains sont généralement ovales.
Le bile, souvent fendillé, parfois un peu excen-
trique, est le plus souvent placé à la partie centrale
de la face du grain. Il est entouré de striesconcentriques.
L'arroœ-rooîdttB'^ési/, extrait des tuberculesdel'i/jo-
mea batatas, convolvulus batatas ou batatas edulis,
est une fécule qui se présente en grains le plus souvent
isolés ou associés par deux ou par quatre, bien que,
dans la plante fraîche, les grains soient généralement
agglomérés. Les gros grains, qui atteignent jusqu'à
55 n, mesurent généralement 25 à 35 i», les petits 15 à
22 V: Leur forme est variable. Les uns sont arrondis,
les autres plus ou moins coniques en pain de sucre,
coupés obliquement à la base ; d'autres en chaudron
ou en calotte, qui les rapprochent de la fécule de
manioc; les uns sont polyédriques, les autres, angu-
leux à la base, sont arrondis au sommet. La plupart
ont un hile excentrique, étoile ou fendillé. Les grains,
traités par une solution aqueuse d'acide chromique
à 1/50", laissent voir des stries concentriques autour
du hile.
En résumé, les arrow-roots extraits des rhizomes
de plantes tropicales ou subtropicales (cannacées, ein-
gibéracécs, taccacées, dioscoréacées, oroidées, euphor-
biacées, convolvulacées) et du fruit du bananier (musa-
cées) sont des fécules dont on fait déjà un important
commerce en Europe, mais qui, en raison de leurs
propriétés diverses, sont susceptibles de plus nom-
breux emplois. — Andr6 Piédallu.
Baron (Louis BouCHENEZ, dit), acteur comi-
que français, né à Alençon le 20 septembre 1837. Il est
mort à Asnières-sur-Seine le 2 mars 1920. — Venu
à Paris vers l'âge de dix-huit ans, il fut d'abord
commis de magasin ; mais il se sentait plus de voca-
tion pour le théâtre que pour le commerce et, en
1857, il paraissait, sous le nom de Cléophas, au théâ-
tre de La Tour-d'Auvergne. Peu après, il partit jouer
en province, séjourna successivement à Limoges, à
Troyes, oii il fut pris par la conscription et incor-
poré — était-ce une prédestination ? — dans les cara-
biniers. En 1863, on retrouve Bouchenez à Toulouse
et, l'année suivante, à Rouen; c'est là que Cogniard,
directeur des Variétés, remarque le jeune acteur et
décide de l'attacher à son théâtre. En i865, Bouche-
nez, ayant troqué son pseudonyme de Cléophas pour
LAROUSSE MENSUEL
celui de Baron, débute aux Variétés dans le Photo-
graphe, ime amusante fantaisie de Meilhac et Halévy.
Mais ce n'est que trois ans plus tard que Baron ré-
véla son véritable talent, dans le rôle du chef des
carabiniers des Brigands, d'Offenbach; quand, juché
sur ses longues jambes et remuant ses longs bras à
la façon d'un automate, il traversa la scène d'un
pas tranquille et mécanique, scandant de sa voix pro-
fonde et grave le
fameux refrain :
Nous arrivons
toujours trop
torJ, toute la salle
fut conquise par
ce comique d'une
si intense drôle-
rie. Le succès du
nouvel acteur
s'affirma peu
après avec les
Deux sourds, la
Grande-Duchesse
de Gérolsteis
(baron Grog), la
Vie parisienne
(Bobinct).
Un moment.
Baron quitta les
Variétés pour
prendre la direction du petit théâtre de La Tour-
d'Auvergne (1871); mais son absence ne fut pas de
longue durée et, dès 1872, il revenait aux Variétés,
où il joua sans interruption pendant quinze ans. C'est
à cette période que se rattachent ses plus fameuses
Louis Baron.
Baron, dans le rôle de Calclias {La Dtlte Utlène,.
créations. Pour n'en omettre aucune, il faudrait ci-
ter toutes les pièces qui furent représentées aux
Variétés entre 1872 et 1886 : en 1873, le Comman-
dant Frochard; en 1874, lO' Petite Marqu se, où il
incarna le marquis de Kergazon, l'historien des trou-
badours, l'Ingénue ( Dauberthier ) ; en 1875, les
Trente millions de Gladiator, la Guigne, La boulan-
gère a des écus; en 1876, le Maître d'école, qu'il de-
vait reprendre en 1899, au Palais- Royal; en 1877,
les Charbonniers, où il personnifiait l'ahuri Bidard,
sous-secrétaire de commissaire de police, la Cigale,
où il représentait le physicien en tous genres et di-
recteur de troupe, Carcassonne ; en 1878, Niniche,
le Grand Casimir; en 1879, la Femme à papa, où,
dans le rôle de Bodin-Bridet, il donnait la réplique
à Judic et à José Dupuis; en 1882, Lili; en 1883,
Mam'zelle Nilouche, où tout Paris voulut l'entendre,
dans le rôle de Célestin Floridor, chanter avec Judic
le fameux duo du c soldat de plomb » ; en 1886, le
«• 159. Mai 1920.
Fiacre iiy. Il avait, l'année précédente, tenu à la
Gaîté, dans la féerie le Petit Poucet, le rôle de Truf-
fentruffe, le pitoyable cuisinier de l'Ogre.
En 1886, Baron s'associa avec Bertrand et assuma
la direction des Variétés, qu'il céda ensuite à Samuel,
pour reprendre sa place dans une troupe fameuse,
dont il finit par rester le dernier représentant. Dans
l'esprit de lagénération d'hier, le,nom de Baron est insé-
parable de ceux de Léonce, de Christian, de José Du-
puis, de Lassouche, de Céline Chaumont, de Judic...
Plus tard. Baron trouva en Guy, Brasseur, Réjane,
Jeanne Granier, etc., d'excellents partenaires. Avec
les uns et les autres, il créa, à partir de 1888, Décoré,
la Bonne à tout faire. Monsieur Betzy — qui fut,
avec le personnage de Laroque, un de ses princi-
paux succès, — Ma cousine, le Premier Mari de
France, la Rieuse, le Carnet du diable — où il
crayonna un amusant Belphégor, — les Pantins de
madame, le Truc de Séraphin, Mademoiselle George
(1900). Il participait aussi à des reprises fameuses et
réincarnait Ricin dans Chilpéric, Panatellas dans la
Périchole, le bailli dans l'Œil crevé, l'amiral dans la
Vie parisienne, Calchas dans la Belle Hélène (1899)
et John Styx dans Orphée aux Enfers.
L'âge n'avait pas ralenti son activité : en 1902, à
soixante-quatre ans, il dessinait dans les Deux écoles,
de Capus, l'amusante silhouette de Joulin; l'année
suivante, il donnait un pittoresque relief au rôle
épisodique de l'agent d'affaires Bluche, dans /«Beau
Jeune Homme; en 1905, il réalisait, dans le Bonheur,
mesdames !, une étonnante caricature du vieux mar-
quis des Arromanches et, reprenant ce rôle sept ans
plus tard, à soixante-quinze ans, y apportait une
égale fantaisie. Ses dernières créations furent le duc
de Roncevaux dans Paris-New-York (1907), M. Mon-
doucet dans Jean III (1912) et, enfin, le père Dor-
lange dans Ma tante d'Honfleur (1914), par quoi il
clôtura sa longue carrière dramatique.
Pour avoir diverti plusieurs générations. Baron
était devenu une sorte de figure symbolique et, pour
beaucoup, le type même du comique. Il faut remar-
quer, cependant, qu'à peu d'exceptions près. Baron
n'a jamais rempli les rôles de premier plan et n'avait
pas, par exemple, l'envergure d'un José Dupuis.
Mais — et c'étaient là l'originalité et la valeur de son
talent — il savait communiquer un relief extraordi-
naire aux personnages épisodiques dont il tenait gé-
néralement l'emploi. Une Simple réplique prenait
dans sa bouche une drôlerie irrésistible et fixait l'at-
tention amusée du public.
Il suffisait , d'ailleurs, de le voir pour être disposé au
rire : très grand, tout en longueur, il offrait au
sommet d'un corps démesuré l'amusement d'une pe-
tite tête, éclairée ordinairement d'un regard mali-
cieux, mais qui revêtait à l'occasion des mines plai-
samment ahuries. Dès qu'il ouvrait la bouche, le rire
se déchaînait, à entendre cette voix caverneuse, ra-
boteuse, qu'il tirait, semblait-il, du plus profond de
lui-même et qui avait par instants des résonances
d'aboiement. Il en corsait, d'ailleurs, l'effet par une
bizarreriede prononciation, une sorte de zézaiement,
qui devenait un nouvel élément de comique. Son jeu,
très en dehors, offrait un curieux mélange de natu-
rel et de fantaisie. Il ne manquait pas, certes,
d'agrémenter ses rôles de trouvailles personnelles et
imprévues ; mais, si loin qu'il poussât la bouffonne-
rie, il ne perdait jamais contact avec la réalité.
Comme ces caricaturistes qui, dans leurs charges les
plus outrées, observent toujours la ressemblance.
Baron, dans ses compositions excentriques et gro-
tesques, gardait un souci de la vérité, qu'il exprimait
par la simplicité de ses gestes, sa bonhomie et sa
rondeur. Avec l'âge, d'ailleurs, sans rien perdre de
ses dons de comique excessif et de bouffonnerie
épique, Baron avait introduit dans son jeu plus de
finesse et de juste mesure : du ton de la farce il s'é-
tait élevé au style de la comédie. A cette dernière
manière appartiennent le Joulin des Deux écoles, le
père Mondoucet de Jean III, le père Dorlange de
Ma tante d'Honfleur.
A la ville. Baron était un homme simple, modeste,
ennemi de tout cabotinage, très aimé de ses cama-
rades ; il les amusait, d'ailleurs, par son esprit, qu'il
avait naturellement fin et plaisant. Avec sa mort,
c'est une longue page de l'histoire de notre théâtre
comique qui s'achève ; il se trouve que le dernier té-
moin de cette époque en a été un des plus brillants
acteurs. — p. Guirasd.
Clnématograplie (le). Lorsque, en 1825,
le D' Paris imagina de dessiner sur les deux faces
d'un disque de carton, d'un côté une cage, de l'autre
un oiseau, et de faire tourner rapidement le disque,
si bien que l'oiseau apparaissait dans la cage, il ne
soupçonnait point, certes, qu'il venait de faire le pre-
mier pas dans cette large voie dont le terme devait
être le cinématographe. Et, pourtant, dans le thauma-
irope — c'est ainsi que Paris dénommait son appareil
— se trouvait appliqué le principe essentiel de la
grande invention moderne : la fusion en une image
unique et continue d'images successives, grâce à la
persistance des impressions lumineuses sur la rétine.
Par la suite, d'autres chercheurs utilisèrent l'ingé-
nieux procédé de Paris, pour la reconstitution du
N' 169. Ma/ 1920.
mouvement. Le phénakisticope de Plateau (1833), le
lootrope et surtout le praxtnoscope à miroir de Ray-
naud (1877) marquèrent autant d'étapes dans le lent
acheminement vers le cinématographe. Mais, quelle
que fût l'ingéniosité de ces appareils, l'imperfection
du procédé était manifeste et ne leur permettait pas
de s'élever hors du domaine des jouets d'enfants
Les diflérentes phases du mouvement étaient décom-
posées par les dessinateurs de façon arbitraire, et
leur superposition ne donnait que des images heur-
tées, fausses et déconcertantes. Le recours à la pho-
toirraphie devait, seul, apporter le perfectionnement
nécessaire, en substituant à des décompositions fan-
taisistes et maladroites une analyse rigoureuse et cor-
recte du mouvement. Encore fallut-il attendre que le
botte
réceptrice
boite
lébitrice
bouton de
mise au point
décentrement
~p. trio
J objectifs
manivelje '
panoramique j
Appareil de prise do vues pour la cinématoprapliio en cou-
leurs. (Il ni' dilTere des appareils ordinaires que par la présence
des trois objectifs superposés, les autres appareils n'en coui-
portant qu'un )
gélatino-bromure eût remplacé, pour la sensibilisation
des plaques, le collodion, qui exigeait des poses très
longues. La solution du problème apparut enfin avec
les recherches de l'Américain Muybridge, qui, vers
1880, imagina de disposer, en face d'un cheval au
galop, une batterie de vingt-quatre appareils photo-
graphiques, dont les obturateurs se déclenchaient
successivement et, surtout, avec les remarquables
travaux de Marey, qui construisit d'abord, en 1882, le
fusil photographique, permettant de prendre en une
seconde douze images sur une plaque tournante, puis
inventa un au're appareil oil la plaque demeurait
immobile, tandis que, devant elle, tournait un disque
obturateur. Il obtint ainsi, dans l'espace d'une se-
conde, un nombre d'images relativement considé-
rable (50 ;". 60) ; mais celles-ci n'étaient pas suffisam-
ment dissociées, et l'ensemble de la figure restait
souvent confus. Ce n'est qu'avec l'apparition de la
pellicule, qui pouvait facilement se déplacer entre
dejx ouvertiues, tout en demeurant fixe pendant
l'éclairage, que l'on parvint définitivement à réaliser
l'analyse totale et minutieuse du mouvement.
Restait à en effectuer la synthèse, c'est-à-dire dé-
couvrir un dispositif qui permit de dérouler la série
d'images fragmentaires avec assez de vitesse et de
régularité poiur que l'œil du spectateur eût la sensa-
tion parfaite de la continuité et, par suite, de la vie.
C'est à quoi s'appliqua dès lors la patiente ingénio-
sité des constructeurs. En 1892, Demeny imagina
le phonoscope. Cet appareil, qui piqua vivement la
curiosité de l'époque et que Marey lui-même saluait
comme « le plus haut degré de perfectionnement
possible dans la construction d'un appareil zootro-
pique » , projetait des portraits animés. L'année
suivante, le même Demeny faisait breveter un nou-
vel appareil réversible, utilisable à la fois pour la
prise des négatifs et la projection des images posi-
tives. En 1893, également, Edison, qui avait appliqué
à ces questions son génie inventif, donnait à Paris
les prem.ères exhibitions de son kinétoscope. Dès
lors, la pér ode des tâtonnements était close, l'ère
des réalisations s'ouvrait. En 1895, lec frères Lumière,
qui venaient de découvrir un nouveau système d'en-
trâtnement des pellicules, présentaient leurs premières
projections. Vers le même temps, Gaumont et Pathé
commençaient à organiser l'industrie cinématogra-
phique ; on sait quel en fut depuis le succès et quel
LAROUSSE MENSUEL
prodigieux développement elle a pris en ces dernières
années. Si l'on songe que les seuls établissements
Gaumont peuvent produire jusqu'à 50.000 mètres de
pellicules positives par jour, on voit quelle incom-
mensurable quantité de films doit quotidiennement
sortir des multiples usines qui, tant en h'rance qu'à
l'étranger — surtout en Italie et en Amérique, — se
sont spécialisées dans cette fabrication : quantité à
peine suifisante, cependant, pour alimenter les innom-
brables salles de spectacle qui, en tous les coms du
monde, groupent devant le prestige de l'écran une
foule toujours émerveillée.
La cinématographie se compose de deux opérations
distinctes : la prise des vues et la projection. Primi-
tivement, le même appareil servait à la fois pour
l'une et pour l'autre ; il se composait essentiellement
d'un mécanisme enfermé dans une boîte close et de
deux boîtes-magasins. Aujourd'hui, on utilise deux
sortes d'appareils ; l'un dit négatif , pour la prise des
vues et la photocopie de la bande diapositive, l'au-
tre, dit postUf, pour la projection seule. Le premier
comporte les éléments essentiels d'un appareil pho-
tographique ordinaire : objectif, viseiur, obturateur,
etc., avec im double magasin pour la pellicule ; le
second se compose d'une so irce lumineuse et d'un
dispositif particulier de projection. Mais, dans l'un
comme dans l'autre, l'originalité réside dans le dé-
roulement de la bande pelliculaire derrière l'objectif
au moyen de la manivelle actionnée par l'opérateur.
On a obtenu la régu-
larité du débit en mé-
nageant, sur les bords
de la bande, des perfo-
rationsoù viennent s'in-
sinuer les dents d'un
rouleau denté, qui, en
tournant, entraîne la
pellicule. Il importait,
cependant, que le mou-
vement de glissement
de la bande ne fût pas
continu, ce qui eût
donné, on le conçoit,
l'impression d'une traî-
née confuse. On a
donc eu recours à des
modes particuliersd'en-
traînemen* , en utilisant
soit le système connu
en mécanique sous le
nom de croix de Malle,
soit un dispositif à
griffes, imaginé par les
frères Lumière, soit un
mode d'entraînement à
came inventé par De-
meny. Grâce à ces dis-
positifs, sans que l'opé-
rateur ait à modifier la
manœuvre de la mani-
velle, le ruban pellicu-
laire subit des arrêts,
pendant lesquels la por-
tion de bande placée
derrière l'objectif reçoit
l'impression lumineuse,
puis la bande est entraî-
née d'une longueur égale à la hauteur d'une image,
un nouvel anêt se produit, et les mêmes opérations
s'accomplissent jusqu'à la fin du ruban. La prise de
vues, comme la projection, se fait ainsi image par
image ; la vitesse normale est d'environ seize images
à la seconde. Enfin, de même que, pour les prises de
vues, l'obturateur se ferme chaque fois, de même, à la
projection, on évite les traînées lumineuses en faisant
tourner devant l'objectif un disque échancré, qui sert
d'obturateur et dont l'échancrure correspond mathé-
matiquement à l'arrêt du film.
Quant aux manipulations nécessitées par le déve-
loppement des films et le tirage des positifs, elles ne
diffèrent de celles généralement usitées en photo-
graphie que par l'étendue des surfaces qui y sont
soumises. Autrefois, on avait recours soit à des
châssis, soit à des tambours, rur lesquels on enroulait
la pellicule : l'ensemble était ensuite plongé dans de
vastes récipients, contenant les divers bains. Aujour-
d'hui, toutes les manipulations se font d'une manière
automatique et extrêmement rapide.
Pour pénétrer dans les coulisses du cinéma, rien
ne vaut une visite aux établissements Gaumont, qui
sont certa nement, en France, à l'heure actuelle, ceux
où se manifeste l'effort le plus laborieux et le plus
intelligent. C'est tout en haut de Paris, derrière les
Buttes-Chaumont, dans une rue d'aspect provincial,
que la société Gaumont a ses ateliers de prise de
vues. Rien de plus pittoresque ! Sur toute l'étendue
d'un immense hall vitré, sont plantées des séries de
décors disparates ; ici, c'est une chambre à coucher,
du style le plus moderne : dissimulé derrière les ri-
deaux, un cambrioleur y attend la minute propice
pour accomplir son mauvais coup ; là, une salle go-
thique, aux voûtes basses, va tout à l'heure abriter
les sombres méditations de Louis XI ; p us loin, un
vaste salon offre aux regards l'élégant tableau d'une
Z2I
réception mondaine. Et, quand on se tourne vers
le fond de la salle, on a la stupéfaction d'y voir
aménagée une piste de tournois : tout y est, tribunes
garnies de seigneurs aux riches costumes et de nobles
dames en hennins, hommes d'armes conten-nt le
peuple, chevaliers aux brillantes armures, destriers
qui piaffent, impatients d'entrer en lice. — c Que
n'êtes-vous venu hier, nous dit notre guide, vous
auriez assisté à une supert>e exécution en plac« de
.Grève ; mais revenez demain, et vous verrez défiler
un régiment dans une rue de Paris ! » — On aura
une idée des dimensions de ce théâtre, en sachant
qu'on y a réalisé des scènes auxquelles participaient
de 1.500 à 2.000 figm-ants.
Un peu ahuri par la bigarrure de cette foule et la
diversité des cadres où elle évolue, on ne remarque
pas tout d'abord, en face de chaque scène, deux per-
sonnages, l'un assis, donnant des indications, lan-
çant des répliques, l'autre debout auprès d'un petite
caisse juchée sur un trépied et tournant une mani-
velle d'un mouvement régulier ; celui-ci est l'opéra-
teur, celui-là le metteur en scène. Le rôle de l'opé-
rateur est assez simple : une fois qu'il a effectué la
mise au point et délimité le champ de son objectif à
l'aide d'une corde disposée en triangle au pied de
son appareil, il n'a plus qu'à obéir aux commande-
ments : de « Tournez ! ■ ou : « .arrêtez ! • que lui dicte
le metteur en scène. C'est à ce dernier qu'incombe
toute la besogne : il lui faut d'abord expliquer aux
réservoir de la ciivr à
eau de refroidissement
carter débiteur
obturateur
t^antep
fftcepteur
Appareil de projection Gaumont. — Le film est entraîné par un moteur électrique.
acteurs la scène qu'ils vont avoir à mimer ; puis il
les fait répéter jusqu'à ce que soient trouvés les ex-
pressions justes, les mouvements corrects; après, seu-
lement, on se risque à « tourner ». A ce moment
même, des déconvenues surgissent : un geste mala-
droit, un accessoire oublié; tout est à recommencer.
Dans une scène que nous vîmes préparer, un per-
sonnage devait, dans un geste de colère, briser une
carafe contre le marbre d'une table. On répète, tout
va bien; on tourne..., l'acteur, avec une énergie fa-
rouche, frappe la table : la carafe reste intacte,
tandis que... le marbre vole en éclats! Pour arriver
à un résultat satisfaisant, il n'en coûta pas moins de
deux tables et de trois carafes, et... de plusieurs
mètres de film inutilement dévidés ! En dehors 4e ces
légères mésaventures, ce n'est pas une petite affaire
que de mettre sur pied un drame cinématogra-
phique. D'abord, il s'agit de trouver le scénario;
chez Gaumont, chaque metteur en scène doit en
fournir en moyenne un par semaine ; la maison pro-
cure tout ce qui lui est demandé comme décors, ac-
cessoires, acteurs, déplacements, etc., et le prix de
revient est calculé sur ces bases. Comme le metteur
en scène a un pourcentage sur la vente, il cherche à
réaliser un film à succès; mais, comme, par ailleurs,
on lui tient compte, dans l'établissement de sa part,
des dépenses qu'il a faites, il est intéressé à procéder
économiquement. Aussi doit-il s'ingénier : s'il a
besoin d'une foule, il choisira pour cadre de sa scène
un endroit 'réquenté par le public, et les prome-
neurs lui fourniront des figurants bénévoles. Toute
liberté n'est, cependant, pas laissée à son imagination
inventive : le film, destiné à circuler dans les divers
pays, doit se plier aux exigences des censures étran-
gères, et la liste des interdictions est vraiment effa-
rante; nombre de pays interdisent les scènes d'exé-
cution, de folie, de suicide, les scènes terrifiantes oc
122
Dtitail (le lappai-eil de projection (vue arrière, pf-rmettant <]e voir le mode d'entraiûement
du nlm.
produisant des émotions violentes; ici, il est défendu
de montrer des combats de taureaux, de coqs, de
chiens; là, point de cambriolages, d'escalades, de sé-
questrations, d'adultères, de captations d'héritage ;
ailleurs, il ne faut pas toucher aux sujets religieux ;
en Amérique, une femme fumant la cigarette
est bannie de l'écran ; en Angleterre, on sup-
prime impitoyablement toute scène <i où des
personnes de sexe différent sont présentées en
costumes de nuit dans une chambre à cou-
cher ». C'est là de quoi, semble-t-il, décourager
l'ingéniosité la plus subtile, mais il y a moyen
de tourner les rigueurs des lois ; et puis ne
reste-t-il pas toujours la ressource de suppri-
mer, à la représentation, la scène subversive ?
Un simple coup de ciseaux, un bout de texte
supplémentaire, et la morale est sauve !
Plus délicates sont la recherche et la réalisa-
tion du « clou i> — incendie ou catastrophe —
complément indispensable de tout film qui se
respecte ; or, il en coûte cher d'incendier une
maison, ou de faire sauter un pont. L'habile
metteur en scène puisera tout simplement
dans le répertoire des « actualités » que de
tous les points du globe envoient les opéra-
teurs à l'affût, et il y trouvera la catastrophe
souhaitée, qu'il suffira de raccorder au drame ;
souvent, même, des scénarios ont été construits
uniquement pour utiliser une « prise » sensa-
tionnelle. Il est vrai qu'au pis aller, il y a des
accommodements avec la nature : s'agit-il de
montrer une collision d'autos ou un télesco-
page de trains, on dispose dans l'atelier une
réduction de route ou une voie ferrée en mi-
niature, et on y lance des voitures mécaniques;
pour peu que cette partie de film soit passée
assez vite sur l'écran, l'illusion de la réalité
sera à peu près complète. « A peu près », seule-
ment ; aussi ces procédés, quoi qu'en pense
souvent le public, trop habitué à ne voir dans
le cinéma que du truquage, sont-ils peu em-
ployés : les incidents de l'actualité journalière
offrent de suffisantes ressources à qui sait les
exploiter. D'ailleurs, pour de grands films à
sensation, les maisons d'édition ne reculent
pas devant les frais les plus grands. Le ci-
néma tient, sans contredit, le record de la
somptuosité dans la mise en scène, et ce n'est pas
une de ses moindres originalités que la dispro-
portioT qui existe entre les dépenses considérables
engagées pour monter les spectacles et la modicité
des prix qu'il en coûte pour y assister. Pour réaliser
LAROUSSE MENSUEL
le grand film Atlantis, qui ré-
éditait la catastrophe du Tita-
nic, on aménagea un véritable
navire de 300 mètres de long;
200 hommes d'équipage et
500 passagers y vécurent deux
jours la vie de bord, en face de
l'objectif, et, le troisième jour,
le navire coulait en pleine mer.
Ces dépenses, cependant, ne
sont rien, à côté de celles qu'en-
traînent les grandes reconstitu-
tions historiques, qui, comme
Quo vadis, Marc-Antoine, Ca-
biritt ou Jules César, exigent
non seulement un personnel
considérable de figurants —
hommes et bêtes — mais encore
des restaurations de monuments
antiques, des reconstitutionsd'é-
difices ou de villesdisparus,des
constructions de flottes, galères
romaines ou barques égyptien-
nes... C'est par des centaines de
de mille francs que se chiffrent
les frais de semblables produc-
tions; mais, comme on s'assure
par là-même un débit considé-
rable — un film de ce genre se
vendant au moins deux francs le
mètre(avant la guerre)— on est
certain de rentrer amplement
dans ses débours.
Son scénario arrêté, le met-
teur en scène doit s'occuper de
le réaliser et, tout d'abord,
s'assurer de ses interprètes. Là,
il n'a que l'embarras du choix :
il n'est pas d'artiste qui ne
consente, aujourd'hui, à « tour-
ner ». Sans parler de ceux qui,
comme Prince et Max Linder,
s'en sont fait une spécialité,
tous nos grands artistes : Sarah
Bernhardt, Réjane, Mounet-
SuUy, Lebargy et cent autres,
ont successivement défilé sur
l'écran. Un peu dédaigneux,
d'abord, pour une forme d'art
qu'ils jugeaient inférieure, ils s'y
sont, par la suite, ralliés. Mais,
il faut bien le dire, ce ne sont pas
toujours les meilleurs interprètes. Sarah Bernhardt
elle-même l'a reconnu : k Le cinéma, répondait-elle à
une interview, n'utilise que les gestes; il est déjà
bien difficile de jouer et de mettre en valeur un texte,
quand on peut employer tous les moyens de l'art
M* 169. Ma/ 1920.
diction : c'est dans la justesse du geste, le naturel et
la vivacité de l'expression, l'exactitude de la mimique
que réside son principal talent. En outre, les conven-
tions théâtrales ne sont pas de mise au cinéma, qui
doit être le fidèle reflet de la vie : ce sont des arbres
véritables qui fiémissent, c'est une mer réelle qui
déferle, non une toile peinte agitée par des machi-
nistes. Les décors eux-mêmes, qu'on avait, au début,
fâcheusement copiés sur ceux des théâtres, se rap-
prochent le plus possible de la réalité : plus de
trompe l'œil; ce sont des constructions véritables,
exécutées dans des ateliers spéciaux, et les accesso res
sont des objets réels. Un regard jeté sur l'immense
magasin où, chez Gaumont, sont rangés, dans un
pittoresque entassement, les accessoires — meubles
de tout style, objets d'art de toute époque, vaisselle,
argenterie, armes, etc. — suffit à convaincre du souci
d'exactitude qui préside à la confection des films
Gaumont; ce scrupule se retrouve, d'ailleurs, aujour-
d'hui, chez toutes les grandes maisons d'éditions
cinématographiques. Dans un cadre si exactement
1 reconstitué, les personnages doivent, de même, nous
I donner une égale sensation de réalité. Rien n'est plus
choquant, au cinématographe, qu'une perruque mal
ajustée ou un maquillage imparfait. Mais on exige
plus encore de l'acteur du cinéma : à l'art de la mi-
mique il lui faut joindre souvent le talent de l'acro-
bate; il doit être capable de sauter d'un tram en
marche, de plonger du haut d'un pont, d'escalader
des murailles, de passe.' d'un toit à l'autre sur un
simple fil de fer, d'exécuter de périlleuses descentes
le long d un câble de paratonnerre ; ses épaules doivent
être assez solides pour supporter des cascades d'ar-
moires, de tables, de vaisselle, et ses reins assez sou-
ples pour lui permettre de descendre un escalier en
roulant de marche en marche. Encore sont-ce là les
moindres risques du métier; on a vu des acteurs
exécuter des prouesses plus périlleuses. Tel celui qui,
dans le film L'or qui brûle, tenait le rôle d'un marin
dont la barque brûlait, communiquant le feu à ses
vêtements, et qui ne se sauvait que par un plongeon
hardi : il n'avait pas craint de faire enduire de matière
inflammable son costume de toile cirée !
Le cinéma a, d'ailleurs, maintenant, ses vedettes, et
il serait impossible de les énumérer toutes. Nos
Gabrielle Robinne, Emmy Lynn, Napierkowska,
Nelly Cormont, Musidora, peuvent rivaliser avec les
meilleures étoiles étrangères : Francesca Bertini,
Mary Pickford, Ruth Roland, Fanny Ward, Norma
Talmadge, la petite Mary Osborne. Pearl Withe,
cependant, avec sa grâce mutine, son entrain, sa
science des sports, est le type même de l'actrice de
cinéma. On ne peut reprocher à l'héroïne des Mys-
tères de New-York que d'avoir mis à la mode ces
romans cinématographiques, d'abord amusants, mais
devenus à la longue fastidieux par la répétition des
mêmes effets. Parmi les hommes, en dehors des co-
Une prise de vue, chez Gaumont. — Au centre, l'opérateur ; à sa gauche, le metteur en scène ; à droite, les chariots portant les appareils d'éclairage.
dramatique ; les réduire à un seul, c'est se condamner
à un ré'^ultat médiocre ». Et elle concluait qu' « un
artiste de talent gâche ses dons au cinéma ». C'est
qu'en effet les lois du cinéma ne sont pas celles du
théâtre. L'acteur, ici, n'a que faire des qualités de
miques, tels que Prince-Rigadin, Marcel Lévesque,
Max Linder et surtout le flegmatique et irrésistible
Charlie Chaplin, dit « Chariot, » il faut mentionner
William Hart (Rio Jim), le Japonais Sessue Haya-
kawa et Douglas Fairbanks, un des artistes les plus
(V 159 Mai J920.
complets de l'heure présente. Dans ses films du Far-
West, qui sont souvent d'une fâcheuse indigence
d'invention, il se montre acrobate consommé en
même temps que comédien habile et donne une rare
impression de souplesse robuste et vive, de bonne
humeur, de santé physique et morale.
Quand il ne découvre pas dans la réalité ses élé-
ments de succès, le cinéma va les chercher au sein
même du merveilleux. Chassés du mélodrame, qui
les avait longtemps accueillis, les fantômes ont
trouvé au cinéma leur suprême refuge : les victimes
s'y dressent vengeresses, en face des criminels terri-
fiés; les souvenirs doux ou tragiques surgissent,
réels et vivants, des passés abolis : € revoir sa vie »
n'est plus, sur l'écran, une simple métaphore. La
magie cinématographique ne se borne, d'ailleurs,
pas au seul domaine de l'au-delà, elle exerce sa
puissance dans le champ même des réalités ; par
elle, les objets inanimés se meuvent, les hommes et
les êtres bravent les lois de la pesanteur, décuplent
la force de leurs muscles ou la vitesse de leurs jam-
bes. Tous ces effets, comme bien l'on pense, sont
le résultat de trucs ingénieux. Rien n'est plus simple
que d'animer les personnages de vitesses folles ; il
suffit qu'en prenant la vue, l'opérateur ralentisse
l'allure d'entraînement : un mouvement, au lieu
d'être décomposé, comme à l'ordinaire, en huit ou
dix images, est enregistré sur trois ou quatre seu'e-
ment, et quand, à la projection, le film sera déroulé
à la vitesse normale de i6 images à la seconde,
les mouvements, ainsi enregistrés avec une vitesse
réduite, gagneront forcément en rapidité. Un simple
truc de manivelle permet également de réaliser les
plus étranges phénomènes : un personnage saute à
reculons d'une fenêtre assez élevée ou se déshabille
en éparpillant ses vêtements, un tonneau roule sur
une pente rapide, un objet est lancé — par une
main invisible — du haut d'un mur. Ce sont là
choses très banales ; mais si, à la projection, on dé-
roule la pellicule en sens inverse, quels résuliats
merveilleux! L'objet escalade le mur, le tonneau
remonte la pente, les vêtements viennent d'eux-
mêmes se poser sur le personnage, et celui-ci paraît
exécuter le bond le plus invraisemblable. Certains
mouvements, cependant, ne sauraient s'expliquer
par une simple marche arrière du film; il arrive
parfois dans les poursuites — qui constituent le
thème trop usé de tant de scènes de cinéma —
qu'un individu, arrêté dans sa course par une haute
maison, s'élance, escalade la façade et, sans effort,
s'élève jusqu'au toit, tandis que ses poursuivants
accomplissent derrière lui la même manœuvre. II
n'est nul besoin d'être acrobate pour réaliser cette
stupéfiante prouesse ; on a simplement étendu sur le
parquet une toile peinte représentant une maison, et
les acteurs s'y sont promenés à quatre pattes, cepen-
dant qu'au sommet de l'atelier l'opérateur cinémato-
Ui'alisation de la même sri-no h
graphiait de haut en bas la scène qui, projetée ver-
ticalement, produit ce curieux efiet. Il n'est pas plus
difficile de douer de mouvement des objets inertes,
d'obtenir, par exemple, qu'un couteau coupe de lui-
même du pain, ou qu'un lacet se lace tout seul et se
noue sans aide autour d'une bottine : on adapte à
l'appareil de prise de vues un démultiplicateur, qui
réduit de huit à une le nombre d'images prises à
chaque tour de manivelle. Il suffit, entre chaque
tour, d'approcher progressivement le couteau du
pain jusqu'à ce qu'il l'ait coupé, ou d'engager le
LAROUSSE MENSUEL
lacet dans les œillets jusqu'à ce que la bottine soit
attachée; ces images successives, déroulées ensuite
de façon continue et rapide, produiront de façon
parfaite l'illusion d'un mouvement spontané. Quant
aux apparitions, qui constituent une des réalisations
les plus artistiques
du cinéma , elles
s'obtiennent par
une pratique plus
compliquée : au
moment où le nou-
veau personnage
doit apparaître,
l'opérateur com-
mande un arrêt ,
les acteurs en scène
restent immobiles,
gardant leur atti-
tude, l'opérateur
donne alors 7 tours
de manivelle, en
fermant progressi-
vement le dia-
phragme de l'ob-
jectif, de façon
que celui-ci son
complètement ob-
turé au septième
tour ; c'est ce qu'en
terme de métier, on
nomme un fondu;
les images succes-
sives diminuent
d'intensité — se
fondent — avec la
fermeturegraduelle
du diaphragme, les
dernières n'étant
presque plus visi-
bles. L'objectif fer-
mé, le nouveau per-
sonnage vient pren-
dre sa place sur la
scène; l'opérateur,
cependant, donne
7 tours de mani-
velle en arrière ,
réintroduisant ainsi
■ dans la boîte débi-
trice la bande im-
pressionnée en fondu; puis il recommence à tourner
normalement, mais en ouvrant, cette fois, et tou-
jours progressivement, le diaphragme. L'apparition
se détache ainsi peu à peu du décor, avec lequel
elle était d'abord confondue, et devient tout à fait
nette au septième tour, à partir duquel l'action
reprend sa suite normale. Les disparitions s'effec-
tuent de la même
manière.
Grâce aux in-
nombrables res-
sourcesdont il dis-
pose , le cinéma est
parvenu à réaliser
les plus audacieux
comme les plus
somptueux specta-
cles, et il constitue
aujourd'hui un de
nosdivertissements
préférés. Cepen-
dant, il ne faudrait
pas que l'amuse-
ment que nous y
trouvonsnous fasse
perdre de vue les
réels services qu'il
peut rendre à la
science et à l'édu-
cation. Quelle que
soit l'ingéniosité
des auteurs de scé-
narios, quelque ha-
bileté quedéploient
les metteurs en
scène, sauraient-ils
jamais rivaliser
avec la nature,
dans le champ in-
fini d'expériences
qu'elle ouvre à l'in-
vestigation ciné-
matographique ?
Et quels merveilleux secrets l'intelligence humaine
ne peut -elle saisir, aidée d'un si parfait instrument !
Dès ses débuts, le cinématographe bouleversa toutes
les données qu'on avait sur le mouvement, et Marey
lui dut ses découvertes si neuves et si instructives.
Par la suite, il nous aida à pénétrer les mystères de
la vie des animaux et à franchir les limites étroites
de notre horizon pour explorer sans fatigue les pays
les plus lointains. Conduit par un opérateur auda-
cieux, qui n'a pas craint de descendre à 300 mètres
dans le cratère du Vésuve, il a fouillé les entrailles
123
même de la terre. Entre les mains de savants adon-
nés aux recherches les plus patientes et lés. plu»
minutieuses, il s'est appliqué à l'étude des infini-
ment petits. (V. MicROCiNÉMATOGRAPHiE, Lar. Mens.;
t. I"', p. 757) C'tst encore grâce à lui que l'étude
Préparation dune scène de rue, au théâtre Gaumont. — La plantation des décote.
analytique des phénomènes balistiques est entrée
dans une voie nouvelle. En utilisant comme source
lumineuse une série d'étinclles provenant de la
décharge condensée d'une bobine de Ruhmkorf ou
d'une bouteille de Leyde, alimentée par un conden-
sateur à haute tension, on est parvenu, en effet, à
enregistrer sur un film 20.000 photographies par
seconde.
On conçoit, sans qu'il soit besoin d'insister autre-
ment, tout ce que l'étude scientifique gagne en pré-
cision et quel puissant parti l'éducation peut en
tirer. Le cinématographe est, par essence, un mer-
veilleux éducateur. Dans toutes les branches, il sou-
tient la parole, toujours abstraite, du maître par la
présentation concrète de la réalité vivante ou ani-
mée; à l'enseignement du livre il substitue la leçon
directe de la nature ; la pédagogie y gagne en clarté
et eu intérêt, car, ainsi que le remarquait un spécia-
liste eu la matière : « Avec le cinématographe, la
science est offerte sous la forme de la plus amusante
distraction et, à rencontre du préjugé courant, on
découvre que, pour s'instruire, il n'est pas indispen-
sable de périr d'ennui ! »
Jusqu'ici, le cinématographe s'était borné à repro-
duire les mouvements et les formes; la couleur sem-
blait échapper à son emprise. Sans doute, l'on s'est
mis de bonne heure à colorier les films, mais les dif-
ficultés mêmes de l'opération rendaient cette enlu-
minure toujours imparfaite. Si l'on songe que c'est à
la main que s'est, pendant longtemps, effectué le
coloriage, on se rend compte des résultats forcément
défectueux auxquels on était condamné. Les amé-
liorations qu'apporta l'introduction de procédés mé-
caniques dans le coloriage, dit au patron, furent
encore insuffisantes. Outre l'insuffisance des teintes,
outre, aussi, les bavures, qui font parfois que le vert
ou le bleu du décor empiète sur le vêtement des
personnages, lesquels cèdent généreusement une par-
tie de leurs couleurs aux objets qui les entourent, la
grande défectuosité du procédé vient de ce que,
derrière l'enluminure, transparaissent toujours les
no.rs de l'épreuve; aussi rien n'est-il moins heureux
ni moins artistique.
Depuis quelques années, cependant, des progrès
notables se sont accomplis, qui touchent aujourd'hui
à la perfection. Dans l'impossibilité de réaliser la
photographie directe des couleurs par les procédés
autochromes, le cinématographe a mis à profit les
découvertes de deux Français, Charles Cros et Louis
Ducosdu Hauron, qui, en. 1867 et 1869, avaient ima-
giné simultanément et, d'ailleurs, àrinsul'uade l'autre,
le procédé de photochromie dit procidé trichrome.
Ce procédé, qualifié dédaigneusement d'indirect,
est demeuré pendant vingt ans en butte à une hosti-
124
LAROUSSE MENSUEL
(V- 759. Mai 1920-
Cette image, sur l'écran, montre une femme qui semble na'jer dans l'eau. En réalité, la femme nage sur un tapis, et elle est photographiée d'en haut.
(On avait seulement, au préalable, prii sur le même film l'intérieur d'un aquarium.)
llté injustifiée. On est, heureusement, revenu à une
plus juste appréciation de ses mérites, et c'est grâce
à lui si les industries photomécaniques de reproduc-
tion obtiennentdestirages qui donnentsatisfaction aux
plusdi£ûciles;grâceàlui, encore, si le cinématographe
Comment on photofrraphie un homme en train de grimper sur une maison
en couleurs est entré dans le domaine de la pratique.
Le principe du procédé trichurome est le suivant :
Bien que les couleurs soient en nombre illimité, elles peu-
vent toutes se ramener, au point de vue de l'impression
qu'ellesproduisentsur ^
notre œil, à trois cou- ^^ u
leurs fondamentales, g 5
dont les combinaisons g -
variées sont suscepti- 0
blesdeproduiretoutes a\^^
les nuances possibles.
Il paraît démon-
tré, en effet, que
l'organe delà vision
humaine contient
trois groupes de
fibrilles nerveuses,
affectés chacun à
la perception d'une
zone du spectre ;
l'analyse attentive
des anomalies vi-
suelles constatées
chez les daltoniens
a permis de déter-
miner exactement
la nuance des trois
couleurs fonda-
mentales.
On admettait
d'abord que ces
trois couleurs sont le bleu, le jaune et le rouge car-
min. Mais il est acquis, aujourd'hui, conformément
aux théories de Young, de Helmholtz et de Maxwell,
que les couleurs fondamentales sont le violet, le vert et
le rouge orangé. Et, cependant, nous allons voir que,
dans la photographie trichrome, l'épreuve est formée
de la superposition de trois tirages : l'un bleu, le
second jaune, et le troisième rouge. Mais c'est qu'il faut
distinguer nettement entre les mélanges de lumières
colorées et Iqs superpositions de pigments colorés.
La figure ci-dessous en fait saisir la
différence.
Examinons d'abord les pigments.
La partie 2 de la figure met en relief
les effets de leurs superpositions. Un
pigment est une substance non lumi-
neuse par elle-même et qui ne fait
que réfléchir la lumière dont elle est
frappée. Du plâtre, par exemple, est
blanc à la lumière du jour, parce qu'il
n'absorbe aucune des teintes du spec-
tre solaire, mais les réfléchit toutes.
Frappé d'un rayon unicolore, il en
prendra aussitôt la teinte. Au contraire,
le charbon, est noir parce qu'il absorbe
toutes les radiations lumineuses et
n'en réfléchit aucune. Un rayon uni-
colore peut le frapper, il demeure noir
pour notre œil . Dans la figure ci-dessous,
le cercle coloré en bleu absorbe l'orangé
et refléchit le vert et le violet, dont la
vision simultanée donne à notre œil
la sensation du bleu ; le cercle rouge
absorbe le vert et réfléchit l'orangé et
le violet (dont la résultante, pour notre
œil, est le rouge); le cercle jaune paraît
tel parce que le pigment dont il est
formé absorbe le violet et refléchit le
vert et l'orangé. Dans la zone cen-
trale, résultant de la superposition de
tous les pigments, toutes les couleurs
étant absorbées, la résultante pour notre œil est le noir.
Mais envisageons, d'autre part, les mélanges de
lumières colorées, et imaginons pour cela, la projec-
tion simultanée sur un écran blanc des rayons issus
Superposition des couleurs fondamentales : 1- Radiations lumineuses; 2. Pigments colorés.
de trois appareils pourvus respectivement d'un verre
vert, d'un verre violet et d'un verre rouge orangé,
projection faite de telle façon que les cercles lumi-
neux se recouvretit partiellement comme l'indique la
figurei, les ef[et9obtenussonttoutdifférents:les trois
couleurs superposées donnent le blanc. Combinées
deux par deux, les radiations fournissent le rose car-
min pour le mélange du rouge et du violet (le rouge
absorbe le bleu du violet, et il n'en reste que le rose);
le jaune pour le mélange du rouge et du vert (le
rouge absorbe le bleu, et il ne reste que le jaune) ; le
bleu pour le mélange du vert et du violet (le violet
absorbe le jaune, et il
ne reste que le bleu).
Dèsl ors, on conçoit
que, si l'on prend si-
multanément trois
négatifs photographi-
ques à travers chacun
des trois chromofil-
tres dont la super-
position reconstitue
le blanc, et que l'on
tire de ces clicliés
trois diapositives qui
seront projetées sur
un écran, munies
chacune de son filtre
générateur, on aura
reconstitué l'original
dans la réalité de ses
couleurs.
C'est ce procédé,
simple en apparence,
mais dont la mise en
pratique cinémato-
graphique présentait
des difficultés innom-
brables, auquel s'est
attachée la maison
Gaumont et que, par
de longs et patients
efforts, elle a conduit
à une remarquable
perfection.
Trois vues du sujet
sont prises simulta-
nément par trois ob-
jectifs, chacune à tra-
vers un écran sélec-
teur. La bande posi-
tive tirée du négatif
ainsi obtenu est pro-
jetée sur l'écran à
travers les mêmes
filtres colorés ; les
trois éléments corres-
pondants aux cou-
leurs passent simul-
tanément et repro-
duisent par leur fu-
sion toutes les nuan-
ces du sujet.
Quand on connaît, dit
J. Carpentier, dans sa
communication à l'Académie des sciences (séance du 17 novem-
bre 1919) , les difficultés qu'on rencontre à obtenir trois diaposi-
tives appropriées à la projection trichrome et quand on songea
l'aggravation qui, pour leur obtention, résulte en cinémato-
graphie du nombre de prises de vues et de projections exigé,
de la rapidité avec laquelle les opérations se succèdent et
de la brusquerie, peut-on dire, avec laquelle s'exécutent les
mouvements, on ne peut marchander les éloges à ceux qui
ont su vaincre ces difficultés.
Il nous paraîtrait sortir des limites de cet article
de rappeler quelles difficultés ont été vaincues et par
quels procédés ingénieux elles l'ont été. Disons seu-
lement que la principale, outre le choix des écrans-
Fragment de film pour la projection
en couleurs. (Grandeur naturelle.)
«• 789. Mai 1920.
LAROUSSE MENSUEL
125
UnR séance de cinéma.
filtres, la prise de trois images négatives à la fois et
le passage simultané sur l'écran des trois positives
correspondantes, était le repérage parfait et continu
des trois images projetées. Le correcteur Gaumont
l'a surmontée avec un rare bonheur : c'est un appa-
reil électrique qui permet, à distance et sans que le
projectionniste ait même à s'en inquiéter, de faire
varier la position de deux chromofiltres sur le troisième
(le rouge) et de rattraper instantanément tout écart,
dont le moindre eût faussé la coloration sur l'écran.
L'Académie des sciences, avant le public, a pu admi-
rer, restitué avec presque toutes les apparences de la
vie, le spectacle du défilé de la Victoire pris directe-
ment le 14 juillet 1919, et c'est avec une légitime
fierté que l'on peut admirer ce progrès de la science
française.
Ainsi peut-on répéter du cinématographe ce qu'on
en disait naguère : « Il ne lui manque que la parole! »
Aussi bien, là encore, les résultats obtenus sont fort
encourageants. On a, tout naturellement, songé à
compléter le cinématographe par son frère aîné, le
phonographe. L'accord, au début, était loin d'être
absolu : parfois, la voix chantait encore quand l'ac-
teur saluait. Même lorsqu'on fut arrivé à un syn-
chronisme parfait, les résultats n'étaient guère satis-
faisants ; l'obligation où l'on était d'enregistrer
séparément les gestes et la parole nuisait encore à
l'harmonie de l'ensemble. Celle-ci, pourtant, a été
réalisée du jour où, aux établissements Gaumont — ■
par un procédé qui n'est pas divulgué — on est par-
venu à enregistrer la parole à distance. Dès lors, les
acteurs peuvent jouer leur rôle sans préoccupation :
voix et gestes, tout est saisi du même coup.
Toutefois, ce procédé n'est pas encore répandu ac-
tuellement, et les seuls bruits qui rompent jusqu'ici
le silence du cinéma sont ceux artificiellement obte-
nus. Les principaux procédés sont indiqués dans une
brochure de de Serk : les Bruits de coulisses au ci-
néma, qui nous apprend qu'on imite très bien le
bruit des pas en se frappant en cadence les cuisses
avec la paume des mains, et le pas des chevaux en
frappant une plaque de marbre de moitiés de noix
de coco évidées. Un gros haltère qu'on fait rouler
sur le plancher rendra le roulement de l'artillerie ; la
canonnade s'obtiendra à l'aide de la grosse caisse
détendue, si la canonnade est lointaine, ou doublée
d'une plaque de tôle, si elle est proche; pour imiter le
bruit de la fusillade, il sulfit de « battre avec des
verges de jonc un petit matelas bourré de crin et re-
couvert de toile cirée ». On reproduit le grondement
du tonnerre en agitant une tôle mince, suspendue par
deux de ses coins; deux brosses métalliques, pro-
menées à la surface d'une tôle rouillée, rendront le
bruit de l'océan, et le choc des vagues est réalisé par
la chute de pois secs le long d'un tube de zinc en zig-
zags. Cet arsenal des bruits est indéfiniment perfec-
tible. Il paraît même qu'en Amérique, on a imaginé des
appareils, commandés électriquement par un clavier
placé devant l'écran et actionné par un chef de bruits.
Comme nous voilà loin des constructiins labo-
rieuses et maladroites du praxinoscope de 1877! En
moins de quarante ans, l'humanité s'est trouvée
dotée d'un merveilleux appareil, qui non seulement
saisit la vie dans ses manifestations les plus diverses,
mais la perpétue et la recrée en quelque sorte ; avec
lui peut-on dire, il n'y a plus de passé : la réalité
passagère subsiste éternellement vivante, et ce n'est
pas un des moindres prodiges du cinématographe que
d'avoir définitivement vaincu,semble-t-il, la puissance
destructrice du temps. — J. Darocim et J. aiiv«»nie«.
JDeutSCb, dit de la Meurthe (Henri), in-
dustriel et philanthrope français, né à Paris le
25 septembre 1846, mort en son château de Romain-
ville-les-Mureaux (Seine-et-Oise) le 24 novembre 1919.
Son père, Alexandre Deutsch de la Meurthe,
avait été l'un des premiers, en France, à s'occuper
de l'industrie pétrolifère, et il avait créé d'impor-
tants établissements pour le traitement des huiles
végétales et minérales et pour le raffinage du pétrole.
Après avoir fait ses études au collège Sainte-Barbe,
Henri Deutsch rentra, en 1866, à la maison pater-
nelle et prit, quelques années après, avec son frère
Emile, la direction de l'entreprise qui, tant en
France qu'en Europe, acquit en peu de temps une
extension considérable.
Passionné pendant t ute sa vie par le problème de
la navigation aérienne, H. Deutsch utilisa une partie
de sa grande for-
tune à encoura-
ger les essais des
aéronautes, puis
des aviateurs, et
à susciter entre
eux une émula-
tion qui devait
aboutir aux plus
heureux résul-
tats. Ce fut im-
médiat ement
après les mémo-
rables expérien-
ces de Renard et
Krebs(i884-i885)
qu'il fit étudier le
premier moteur
à explosion ; le
dirigeable de Re-
nard et Krebs
était muni d'un
moteur électrique, mais H. Deutsch prévoyait déjà,
avec une entière convict'on, le véritable moteur qui
devait apporter à la science aéronautique la meil-
leure solution pratique. Membre du jury de l'Expo-
sition universe.le de 1889 et spécialement chargé de
l'organisation de la section de l'industrie et des
applications du pétrole, il ne craignit pas d'affirmer,
dans un discours qu'il fit à cette occasion, qu' « on
trouverait la solution du problème dans l'emploi
d'un moteur à benzoline », et, avec son esprit actif
et méthodique, il faisait procéder dans ses usines
aux recherches des essences extra-légères qui de-
vaient permettre la mise en marche d'un moteur
rapide à puissance considérable. En 1900, il créa
un prix de 100.000 francs, destiné à récompenser
l'aéronaute qui, parti en dirigeable des coteaux de
Saint-Cioud, réussirait à doubler la tour Eiffel et à
revenir au point de départ en moins d'une demi-
heure; ce prix fut gagné pai Santos-Dumont, le
19 octobre 1901. Ce fut cette même année qu'il fit
étudier et construire à ses frais le dirigeable Ville-
de-Paris, qu'il offrit spontanément au ministère de
la guerre, aussitôt après la destruct on du Patrie, qui
était alors le seul dirigeable affecté à la défense
nationale : le Ville-de-Paris se rendit par ses propres
moyens à Verdun, qui devait être son port d'attache.
En 1904, il créa le premier prix pour aéroplane; il
offrit 25.000 francs (auxquels s'ajouta une somme
égale offerte par Archdeacon) pour récompenser
l'aviatenr qui couvrirait un kilomètre en volant et
reviendrait à son point de départ; le prix fut
Deiitsch de la Meurthe.
gagné, le 13 janvier 1908, par Farman, sur biplan
Voisin. Ce fut également H. Deutsch qui, avec
Lazare Weiller, réussit à attirer en France l'Améri-
cain Wright, méconnu, d'ailleurs, dans son pays, et à
faire ainsi de la France le centre des recherches de
locomotion aérienne. En 1907, il institue un nou-
veau prix pour la traversée de la Manche avec pas-
sager ; le second prix, que gagna Blériot, fut créé
en 1909. En 1908, il affecte un prix de 70.000 francs
à la défense militaire de Paris, pour le circuit des
forts de la ville en aéroplane et en dirigeable.
En 1909, après le meeting de Reims, la science pra-
tique du vol paraissant acquise, H. Deutsch estima
que le moment était arrivé d'en établir la doctrine.
Frappé de l'insuffisance de nos moyens de recherche,
il fonda, à Saint-Cyr, l'Institut aérotechnique, qu'il
-offrit ensuite à l'Université de Paris et qui fut inati-
guré le 6 juillet 1911. Dans cet établissement, il
s'agissait, d'après son indication, i de réaliser tout
d'abord des dispositifs expérimentaux permettant
les expériences dans des conditions aussi rapprochées
que possible des conditions de la pratique de la
locomotion aérienne », et il compléta son œuvre,
en 1914, par la fondation et la création d'une chaire
d'aéronautique au Conservatoire des arts et métiers.
II ne fait aucun doute que les libéralités consenties
par H. Deutsch n'aient eu la plus heureuse influence
non seulement sur la rapidité avec laquelle fut résolu
le passionnant problème de la conquête de l'air, mais
encore sur la direction scientifique qu'il était indis-
pensable de suivre pour solutionner les nombreuses
questions qui s'y rattachent. Il ne se contentait pas
du rôle de mécène et payait encore de sa personne ; il
avait été b'e-sé, en 1902, dans un accident d'auto-
mobile à Meulan, puis, en mai 1912, dans l'accident
qui coûta la vie au ministre de la guerre Berteaux,
à Issy-les-Moulineaux; il fut blessé de nouveau, en
aoiit 1919, à Deauville, pendant les essais qu'il exécu-
tait lui-même d'un bateau à pétrole ; sa santé, depuis
cette époque, ne s'était jamais complètement rétablie.
H. Deutsch était un musicien émérite; on lui doit
un certain nombre de mélodies et compositions
symphoniques. Il a composé, avecC. Erlanger, sur
le livret de H. Caïn, un opéra en deux actes : Icare,
épopée lyrique, qui fut représentéele igdécembre 1911
à l'Opéra, au profit du monument projeté à la gloire
de l'aviation française. En 1904, il avait offert
50.000 francs pour le concours international de mu-
sique, ouvert sous les auspices du prince de Monaco.
C'est dans son château de Romainville qu'avait été
donnée la première représentation de Parsifal.
H. Deutsch avait été l'un d s fondateurs de l'Auto-
mobile-Club, puis de l'Aéro-Club de France; il devint
président, en I9i3,decette dernière association, dont il
a assuré l'avenir par une magnifique dotation. Il était
commandeur de la Légion d'honneur. H. Deutsch a
publié, dans la Bibliothèque des sciences et de l'in-
dustrie, un remarquable ouvrage : le PitroU et ses
applicatiot%s (Paris, 1891). — Q. Bouchekt.
Sodécanëse, groupe de douze îles de l'Ar-
chipel, proche des côtes sud-occidentales de l'Anato-
lie et dont le nom, qui vient du grec dôdeka, douze,
et nêsos, île, indique le nombre des terres insulaires.
I. Un simple coup d'oeil jeté sur la carte de l'an-
tique mer Egée, de la mer de r.\rchipel actuelle,
suffit pour montrer les caractères particuliers de
cette étendue marine. Cette t mer » par excellence
des anciens Grecs, cette « mer principale » — car
tel est le sens exact des deux mots grecs d'où est ni
126
le terme d'Archipel — est bordée par des ri-
vages étonnamment découpés, et elle est semée d'un
nombre infini d'iles, grandes et petites. Entre le lit-
toral de la péninsule attique et les côtes de l'Ana-
tolie, se développe tout un monde insulaire, dont,
comme les piles d'un pont écroulé, les différentes
terres se succèdent, toutes proches les unes des
autres. Les géographes y distinguent, non sans quel-
que artifice, deux groupes : celui des Cyclades et celui
des Sporades. Les premières égrènent vers le sud-est,
depuis la pointe méridionale de la longue Négrepont
et le cap Colonnes jusqu'à Amorgo et Anaphi, leur
chapelet de petites terres, aux noms évocateurs de
souvenirs historiques et artistiques : Délos, Paros,'-
Naxos, Mélos ou Milo, etc. Plus à l'est, depuis l'extré-"
Le Dodécanèffl.
mité orientale de l'île de Candie jusqu'au fond de
l'Archipel, jusqu'aux côtes balkaniques de la Thrace,
les Sporades succèdent aux Cyclades ; du sud au
nord, en avant du feston dentelé des rivages occi-
dentaux de l'Asie Mineure, elles allongent leur
chaîne de petites terres, célèbres, elles aussi : et
Rhodes, et Samos, et Chios, et Mytilène, et tant
d'autres C'est de ce second groupe que fait partie
le Dodécanèse.
Comme son nom même l'indique, le Dodécanèse se
compose de douze îles ; ce sont les plus méridionales
des Sporades, celles qui, au sud-est de l'Anatolie,
défendent, loin en Méditerranée, jusque vers Candie
et vers les Cyclades, l'entrée des grands et beaux
golfes de Cos et de Mendélia. Elles forment un en-
semble, dont les différentes terres sont d'ordinaire,
très rapprochées les unes des autres et se succèdent
immédiatement à l'ouest des côtes de l'Asie Mineure.
Tel est bien le cas pour Rhodes, pour Kharki ou
Halki, Symi, Tilos, Nisyros et Chos, pour Kalymnos
et Leros et, enfin, Patmos. Quant aux trois autres îles
du Dodécanèse, elles se détachent un peu des autres
et poussent assez avant dans la mer: celles-ci (Car-
pathos et Cassos), vers le sud-ouest, dans la direc-
tion du cap Sidero de l'île de Crète, celle-là (Astro-
palia ou Astypalîea) vers l'ouest, entre Anaphi et
Amorgos des Cyclades. Telles sont les îles princi-
pales, dont l'ensemble constitue actuellement le Do-
décanèse.
Voici peu de temps que les géographes en ont
ainsi établi la liste; parfois, en effet, la composition
du groupe a varié et, naguère, alors que Rhodes
demeurait rattachée à l'empire ottoman, on englobait
dans le Dodécanèse Nikaria ou Icaria, située à l'ouest
de Saraos, et même Meïs ou Castellorizo, une petite
terre isolée, perdue en Méditerranée à 130 kilomètres
dans l'est de Rhodes, au sud de la eôte lycienne,
LAROUSSE MENSUEL
Aujourd'hui, au contraire, le Dodécanèse est groupé
tout entier dans la même partie de la merde l'Archi-
pel; il forme, à lui seul, la totalité ou la presque
totalité des Sporades du Sud.
Ce n'est pas de cette unique manière qu'en est
affirmée l'homogénéité. Comme les eaux marines
qui les relient les unes aux autres ont même tempé-
rature et même salinité, les terres du Dodécanèse
ont même composition géologique le plus souvent,
même climat, même végétation et même popu-
lation. Elles semblent être les vestiges d'un ancien
continent effondré sous les eaux, peut-être par suite
de cataclysmes volcaniques causés par le volcan de
Nisyros, ou par celui, déjà moins proche, de Santo-
rin. Quoi qu'il en soit, ces îles calcaires, très dé-
coupées, très acci-
" dentées, aux terres
blanchâtres et par--
fois peu produc-
trices, sont vrai-
ment sœurs des
Cyclades ; elles le
sont par la nature
de leur sol et par
la mer commune
qui les baigne, par
leur climat marin
et par leur végéta-
tion essentielle-
ment méditerra-
néenne (olivier, vi-
gne),enfin, par leurs
habitants, presque
exclusivement
grecs de race, de
religion, de langue
et d'aspirations. Où
que l'on aille, que
l'on visite la grande
terre de Rhodes, la
principale du Dodé-
canèse comme su-
perficie{i46okil.c.)
et comme popula-
tion (45.000 hab.),
la seule possédant
une véritable ville
(Rhodes, 11.000 h.)
ou les petites îles
du groupe, la même
constatation s'im-
pose partout : grec-
ques, et de toutes
les manières, sont
les plus méridio-
nales des Sporades,
celles qui consti-
tuent le Dodéca-
nèse. Effective-
ment, deux seules
d'entre elles ne sont
pas exclusivement
peuplées de Grecs :
Cos et Rhodes, qui,
sur une population
totalede 45.000 ha-
bitants en chiffres
ronds, compte 37.800 Grecs, 4.800 musulmans et
2.400 juifs.
Ainsi, au total, identiques, ou à peu près, sont les
traits géographiques des différentes îles du Dodéca-
nèse. On peut les caractériser en les représentant
comme autant de plateaux rocheux, de grandeurs
variées, mais tous parsemés de collines ou même de
petites montagnes; par des côtes âpres et souvent
abruptes, pourvus de beaux ports naturels, ces pla-
teaux plongent dans des mers dangereuses, où les
courants sont rares. Exception faite pour quelques-
unes d'entre elles, pour Rhodes et Cos, surtout, les
conditions de la vie sont assez difficiles dans les
Douze Iles : peu de terres arables ; pour entretenir les
cultures, un travail continue s'impose à leurs habi-
tants, aux Uodécanisiens. Pas d'industrie impor-
tante ; aucune sérieuse ressource maritime, sauf la
pêche des éponges. On comprend, dans de telles
conditions, que les populations du Dodécanèse aient,
en choisissant le site de leurs établissements, obéi à
deux sortes de préoccupations : elles se sont laissé
guider tantôt par des considérations d'ordre clima-
tique et économique (en se plaçant sur les rivages),
tantôt par le souci de leur sécurité (en se groupant
sur des éminences). Ces préoccupations ont influé
sur le déplacement des agglomérations humaines de-
puis les bords de la mer jusque sur le sommet des
rochers, et inversement, suivant les phases de l'évo-
lution historique. Dans tous les cas, les principales
agglomérations urbaines se trouvent à proximité des
plus beaux ports, et l'importance économique et mi-
litaire de ceux-ci est considérable ; ils permettent, en
effet, de faire le commerce avec les côtes sud-occi-
dentales de l'Anatolie et de contrôler les communica-
tions de la mer Egée avec la Syrie et avec l'Egypte.
IL Comme elles sont grecques géographiquement
et ethnographiqueœent, les îles du Dodécanèse sont
/V 158. Mai 1820.
grecques historiquement. C'est ce qu'il serait facile d«
montrer en évoquant les souvenirs particuliers à cha-
cune de ces différentes terres. Sans doute, y peut-on
relever bien des épisodes étrangers à l'histoire de
l'hellénisme (à Patmos, le séjour de saint Jean l'Evan-
géliste, qui, dans la retraite, y composa l'Apocalypse;
à Rhodes, le souvenir des multiples et glorieux ex-
ploits des Chevaliers hospitaliers de Saint-Jean-de-
Jérusalem) ; mais combien plus nombreux et combien
continus sont les faits par lesquels l'histoire du Do-
décanèse se rattache à celle de la Grèce! Les poèmes
homériques montrent déjà les habitants des Sporades
méridionales envoyant leurs vaisseaux de guerre se
placer sous les ordres d'Agamemnon, pour venger le
rapt d'Hélène par le Troyen Paris; ils les montrent
vénérant les mêmes dieux que les Hellènes de la
Grèce d'Europe ; ils montrent un fils d'Asclépios ac-
cueilli, après son naufrage, sur les rivages hospita-
liers de Cos. Ainsi, dès les temps homériques, le
Dodécanèse est partie intégrante du monde hellénique.
11 ne cesse d'en faire partie par la suite, aux épo-
ques historiques où les habitants de Cos édifient un
temple en l'honneur d'Asclépios, le dieu guérisseur,
et fondent autour de ce célèbre Asclépieion la pre-
mière école de médecine qu'ait possédée l'humanité,
celle que domine le grand nom d'Hippocrate de Cos.
Que d'autres maîtres illustres ont enseigné la méde-
cine dans cette île! Et, d'autre part, quelle belle
école artistique s'est épanouie à Rhodes! A défaut
du fameux colosse, le célèbre groupe du Laocoon
est là pour l'attester, comme les Argonauliques
d'ApoUonios de Rhodes attestent qu'aux temps
alexandrins, la littérature a été en honneur dans ce
Dodécanèse, d'où était déjà sorti un des premiers
logographes, Phérécyde de Léros, et en face duquel
était né (à Halicarnasse) Hérodote, le « Père de
l'Histoire ».
A l'époque byzantine encore, le Dodécanèse (dont
le nom apparaît pour la première fois en l'année 730
de notre ère) est demeuré rattaché au monde grec,
et plus étroitement que jamais. Alors, chacune de ses
îles a construit, puis entretenu un vaisseau de guerre
destiné à faire partie de la flotte impériale, et le
Dodécanèse a constitué une des provinces militaires,
un des thèmes de l'Empire. Mais, bientôt, par suite
des descentes des pirates de toute origine qui écu-
maient les différentes parties de la Méditerranée,
par suite, aussi, des luttes des Vénitiens contre les
Byzantins, la décadence du Dodécanèse commen-
çait : la population en tombait d'un million d'âmes
environ à près de 250.000 habitants; elle ne s'est
jamais relevée depuis, ni sous la domination des
Chevaliers hospitaliers, ni sous celle des Turcs, qui,
une fois maîtres de Constantinople (1453), atta-
quèrent l'île de Rhodes et finirent par s'en em-
parer (1523)-
Le jour où Soliman le Magnifique eut chassé de sa
maison le noble vieillard qu'était le grand maître des
chevaliers de Rhodes, Villiers de l'Isle-Adam, le Do-
décanèse ne cessa nullement de vivre la même vie
que le reste du monde hellénique. Toutefois, il la
mena, sous la suprématie turque, d'une manière plus
douce que les autres Grecs, grâce au privilège que
lui accorda aussitôt le vainqueur. Ce privilège, c'était
celui de l'autonomie et de l'indépendance administra-
tive sous la suzeraineté du Sultan. Maintenu et con-
firmé par les lirmans de ses successeurs, lefirman de
Soliman le Magnifique, daté de 1523, permit aux Do-
décanésiens, moyennant le payement d'un tribut, le
mektou, de gérer à leur guise leurs intérêts locaux,
conformément à leurs propres usages. Ainsi les Spo-
rades du Sud méritèrent vraiment le nom qu'elles
reçurent alors, d' « il es privilégiées » ; néanmoins, leurs
habitants s'unirent dès 1821 aux Grecs de Morée sou-
levés contre la domination ottomane et luttèrent avec
eux pour l'indépendance. Le sac de Cassos par la flotte
égyptienne en 1824, puis celui de Cos, punirent cette
participation des Dodécanésiens à la guerre de l'Indé-
pendance hellénique et, en 1830, les Douze Iles fu-
rent replacées par les puissances protectrices de la
Grèce sous la domination des Turcs.
Du moins, ne furent-elles pas abandonnées par ces
mêmes puissances, c'est-à-dire par la France, l'An-
gleterre et la Russie. Celles-ci obtinrent de la Sublime;
Porte, dès 1835, pour les habitants du Dodécanèse,
le renouvellement des précieux privilèges dont ils
jouissaient naguère ; dès lors, moyennant le payement
de ce vieux et minime tribut qu'était le mektou, ils
jouirent de leur indépendance administrative et de
leur autonomie complète ; ils vécurent donc en sécu-
rité, sous la direction de démogêrontes annuellement
élus par le peuple des Douze Iles, chacun sur sa terre
natale. Aussi, au lieu d'émigrer dans le nouveau
royaume de Grèce, les Dodécanésiens suivirent-ils le
conseil que leur donnait Capo d'Istria : ils demeurè-
rent dans leur pays, pour y maintenir la vieille tra-
dition hellénique.
Alors, pendant tout un temps, le Dodécanèse vécut
une période de tranquillité et d'essor économique.
Sansdoute , dut-on, parfois, défendre les privilèges de la
contrée contre les empiétements de la Sublime-Porte
et ne parvint-on pas à les maintenir contre les déci-
sions prises parles « Jeunes-Turcs » en 1909 et 1910 ;
sans doute, encore, lorsqu'ils se virent astreints au
flC 1S9. Mai 1920.
service militaire dans l'armée ottomane, la plupart
des jeunes Dodécanésiens préférèrent s'expatrier et
passer en territoire hellénique. Il n'en est pas moins
vrai que la population des Sporades du Sud s'ac-
crut au cours de la période, qu'elle était de 150.000
habitants vers igro et que ces agriculteurs, ces ma-
rins, ces pêcheurs d'épongés, forts de leur origine, de
leur religion et de leur langue, de leurs traditions et
de leurs usages, étaient d'ardents patriotes grecs, in-
défectibleraent attachés au pays qu'ils tenaient héroï-
quement et géographiquement pour leur patrie.
C'est ce dont chacun put se rendre compte dès la
fin de 1912.
III. Au mois d'avril précédent, l'Italie, en guerre avec
la Turquie au sujet de la Tripolitaine, voulut hâter
la conclusion d'une guerre dont il lui tardait de voir
la fin; elle envoya dans la Méditerranée orientale une
flotte qui s'empara du Dodécanèse et dont le com-
mandant proclama aussitôt que les Douze Iles étaient
affranchies du joug ottoman. De là, le jour où le gé-
néral Ameglio débarqua à Rhodes, un accueil très
chaleureux fait par la population des Sporades du
Sud ; partout, dans le Dodécanèse, les troupes ita-
liennes furent accueillies en libératrices.
Mais la cordialité de cet accueil ne pouvait être
qu'éphémère. En vain, en effet, le général Ameglio
avait-il parlé d'une occupation « provisoire > des
Douze Iles par l'Italie; en vain avait-i! promis à leurs
habitants un gouvernement autonome après la con-
clusion de la paix avec la Turquie... Tôt après,
l'amiral Presbytero avait expliqué que cette auto-
nomie s'exercerait sous le contrôle du gouvernement
italien, et cette explication avait suffi pour modifier
du tout au tout l'attitude des Dodécanésiens à l'égard
de leurs prétendus libérateurs.
De là, dès la fin de juin, dans l'île la plus vénérée
du groupe, à Patmos, une assemblée générale des dé-
légués des Douze Iles, où tous, d'une voix unanime,
déclarèrent grecques les Sporades méridionales; de
là, des protestations des habitants de chaque île et
des Egéens habitant à l'étranger; de là, en janvier
1913, cetteadresse à la Conférence des Ambassadeurs,
dans laquelle les Dodécanésiens, « habitants des îles
provisoirement occupées par l'Italie », énonçaient
« leur ferme intention d'unir ces îles à la Grèce, dé-
clarant qu'aucune autre solution ne saurait garantir
la paix et la prospérité des îles ». Et Us ajoutaient :
« Dans le cas où leurs vœux séculaires ne seraient pas
satisfaits, ils déclarent être prêts à supporter tout
pour éviter le retour à la tyrannie turque, repoussant
aussi toute autre occupation. »
Comment les Italiens se vengèrent de leur décon-
venue, chacun le sait : le traité de Lausaime du
15 octobre 1912 replaça le Dodécanèse sous la domi-
nation ottomane, mais autorisa les troupes italiennes
à en occuper les différentes îles jusqu'à la complète
évacuation de la Tripoiitaine par les réguliers turcs.
Voilà pourquoi les Dodécanésiens assistèrent inactifs
aux guerres balkaniques consécutives à la guerre
italo-turque; voilà aussi pourquoi, pendant la Grande
Guerre, ils conservèrent, à l'égard des Italiens, une
attitude hostile.
Leurs vœux demeuraient invariables, tels que les
avaient formulés, à la fin de 1912, les habitants de
Patmos : « Nous avons manifesté (avaient-ils dit) de
différentes manières notre inaltérable et unique désir,
à savoir d'achever l'union de notre île avec la mère
patrie à laquelle nous unissent les liens du sang, de
la religion et de la langue, et dont rien, pas même
une conquête prolongée, ne pourra diminuer l'in-
fluence, s Or, naguère, certains journaux italiens
avaient déclaré n'éprouver aucune hâte de voir leurs
soldats évacuer le Dodécanèse ; de là, pour les habi-
tants de ces îles, une tendance naturelle à voir dans
les nouveaux venus un obstacle à la réalisation de
leurs aspirations nationales ; de là, chez eux, la crainte
que, I pour s'ouvrir les marchés de la côte méditer-
ranéenne entre Rhodes et Adana », les Italiens ne
demeurassent indéfiniment dans leurs îles. Ainsi s'ex-
pliquent les difficultés qu'ont rencontrées parfois les
chefs italiens dans telle ou telle des Sporades du Sud,
comme, aussi, l'absence complète d'entente entre ces
étrangers et les Dodécanésiens que révèle cette phrase
très brève : « Il n'y a rien de commun entre l'Italie
et le Dodécanèse. »
C'est dans un mémoire adressé au Sénat français,
le 16 juin 1919, par la délégation venue plaider la
cause du Dodécanèse devant la Conférence de la Paix
que se trouve cette phrase; on pourrait en relever
beaucoup d'autres analogues dans les différents do-
ciunents rerais par cette même délégation aux repré-
sentants des Alliés. On pourrait aussi montrer facile-
ment quel exode l'occupation des Douze Iles par les
Italiens a déterminé danschacunedes terres du groupe.
L'Italie elle-même a fini par se rendre à l'évidence :
dans les dernières semaines de l'année 1919, elle s'est
décidée à donner satisfaction aux vœux répétés des
habitants du Dodécanèse. Mais elle ne l'a fait qu'après
avoir débarqué des troupes italiennes sur la côte mé-
ridionaledelapéninsuled'Anatolie,surcespointspréci-
sémentdont le Giornale d'ilalia oarlait dès l'année 1913
comme devant être réserves à l'influence de son pays.
Quelque tardif que puisse être cet acte d'évacuation,
on n'en saurait contester l'intérêt pour le royaume de
Cardinal von iianm^inn.
LAROUSSE MENSUEL
Grèce. Sans doute, celui-ci n'y gagne-t-il pas unesuper-
ficie territoriale considérable — quelque 2.600 kilo-
mètres carrés seulement, — mais il acquiert une im-
portante situation stratégique à proximité de la zone
littorale de l'Anatolie habitée par les Hellènes, et une
population tombée en quelques années de 150.000 à
118.000 habitants, dont plus de 100.000 sont de
race grecque. Il réalise, enfin, un progrès nouveau
dans la mise à exécution de ce programme d'expan-
sion sur tous les rivages de l'antique mer Egée au-
quel, après le traité de Neuilly avec la Bulgarie, le
traité de paix avec la Turquie apportera, sans doute,
satisfaction. — Henri Froidrvaux.
Hartmann (cardinal Félix von), prélat alle-
mand, né à Munster (Westphalie) le 15 décem-
bre 1851, mort à Cologne le 11 novembre 1919. Il
appartenait à une famille de vieille souche prus-
sienne, qui avait fourni au royaume une lignée de
fonctionnaires et de juristes. L'un de ses cousins,
Hermannvon Mullinckrodt, leader des catholiques al-
lemands, exerça sur lui une très grande influence, qui
ne contribua pas peu à éveiller chez lui la vocation
pour l'état ecclésiastique. Il fit ses études au collège
de Munster, puis à l'Augustinianum de Gaesdonck,
sous la direction
du professeur
Perger, alors très
célèbre. Ayant
passé le bacca-
lauréat en 1870,
il étudie la théo-
logie à l'acadé-
mie de Munster,
dont il suit les
cours comme
élève du collège
Borromée, et en-
tre au séminaire
en 1873. C'est It
moment où Bis-
marck commence
la lutte contre
l'Eglise et « où
beaucoup de fu-
turs théologiens,
inquiets s ir leur
avenir, se retournent vers le siècle ». La vocation de
Félix von Hartmann persiste et se fortifie. Ordonné
prêtre en 1874, l'année suivante, il est envoyé à
Rome comme chapelain du collège allemand Santa
Maria dell'.Anima. Là, il poursuit ses études théolo-
giques, approfondissant particulièrement l'étude du
droit canon. Il devient, en 1877, docteur en droit. Re-
venu en Allemagne en 1880, il est nommé curé
d'Haviscbeck, puis de Munster. En 1888, il est pourvu
de la cure d'Emmerich. C'est alors qu'il conmience à
jouer un rôle politique. Il organise dans sa paroisse
les unions catholiques d^emtloyés. En 1890, son an-
cien maître du coliège de Gœsdonck, H rmann Din-
gelstadt, devenu évêque de Munster, fait de lui son
chapelain et son secrétaire particulier. La science
juridique de von Hartmann, son expérience de la
curie romaine furent à l'évêque d'un grand secours.
Assesseur du vicaire général (1894), puis recteur du
séminaire de Munster (1903), vicaire général (1905) et
doyen de la cathédrale, ces diverses fonctions l'ont
mis en vue, et dans le clergé allemand et à la cour
de Rome. Dès ce moment, il a la réputation d'un
homme d'Eglise éminent, théologien et juriste remar-
quable, mais aussi d'un politicien apte à traiter toutes
les affaires. Actif, énergique, il est le successeur dé-
signé de Dingelstadt au siège épiscopal de Munster
et lui succède, en effet, le 20 octobre 1911. Peu de
temps après, la mort du cardinal Fischer (qui l'avait
consacré évêque et l'annonçait comme son rempla-
çant possible) laisse vacant le siège de Cologne
(29 juillet 1912). Le 29 octobre de la même année,
Félix von Hartmann devient archevêque de Cologne.
Intronisé solennellement le 9 avril 1913, revêtu
bientôt par Pie X (25 mai 1914) de la pourpre cardi-
nalice, Félix von Hartmann est l'un des personnages
ecclésiastiques les plus importants de l'empire. Pen-
dant les dernières aimées de sa vie, son rôle religieux
et politique va être considérable. Par la profondeur
de sa science juridique et théologique, par ses dons
réels d'éloquence, par sa grande habitude du manie-
ment des hommes, par ses qualités de diplomate,
par le don de volonté qu'on peut lire sur son visage
rond, aux traits peu affinés, à l'expression volon-
tiers maussade, d'une coupe bien germanique, l'ar-
chevêque de Cologne fut, certes, un homme éminent.
Tous ses talents, toute son énergie, il les mit, dans
la paix comme dans la guerre, au service de l'Alle-
magne, et de la Prusse particulièrement. Patriote
allemand, il ne conçoit pas la grandeur de l'Alle-
magne en dehors d une centralisation toujours plus
étroite sous l'autorité de Berlin. Ecclésiastique et
homme politique, il est, par son atavisme et par ses
goûts, poussé vers le parti réactionnaire, ennemi-
né de toutes les tendances libérales, chez les peuples
comme chez les indivi lus. On se l'imagine très bien,
en d'autres temps, combattant casque en tête les eime-
mis de son pays et les libertés communales^
127
De fait, à Cologne, son arrivée n'est pas unanime-
ment bien accueillie. On le sait, sur les bords du
Rhin, champion convaincu du prussianisme et adver-
saire de toute manifestation par où les Rhénans
apparaîtraient comme suivant des tendances dillé-
rentes de celles que désire voir triompher Berlin.
N'a-t-il pas déclaré au kaiser qui, le jour de sa con-
sécration épiscopale, l'a reçu au château royal : i Je
suis ennemi de toutes les forces qui pourraient saper
le trône et l'autel ■ ?
Or, en 1912, les populations rhénanes et le gouver-
nement de Berlin ont des rapports assez tendus.
D'importantes associations d'employés et d'ouvriers
catholiques se sont établies : le ministère prussien
voit leurs tendances révolutionnaires d'assez mauvais
œil. Le cardinal von Hartmarm, pénétré de ce prin-
cipe que les associations catholiques sortent de leur
rôle en faisant de la politique, fut tout entier avec
Berlin. Il combattit vivement les associations d'ou-
vriers et d'employés catholiques, qu'il voulut ren-
voyer à l'étude des questions professionnelles, tout
en se déclarant, pour la forme, partisan d'une amélio-
ration du sort des classes populaires.
Pendant la guerre, qui survint la troisième année
de son archiépiscopat, le cardinal von Hartmann fut,
parmi les hautes persormalités ecclésiastiques, celle
sur laquelle l'Allemagne fonda le plus d'espoir pour
gagner à sa cause l'opinion catholique. Profondé-
ment patriote et pénétré de la sainteté d'une guerre
où, comme il le dit en chaire, « la saine, pure et reli-
gieuse Allemagne combattait la France athée et
franc-maçonne et la barbare orthodoxie russe », il se
dépensa tout entier, avec toute son activité, toute son
énergie, tous ses talents de diplomate pour le triomphe
del'autocratieallemande; désormais, l'hommed'Eglise
fut mis au service du politicien.
En novembre 1915, il se rend à Rome pour sonder
le pape siu: la possibilité de faire, par son intermé-
diaire, des offres de paix aux Alliés. Le prétexte fut
d'assister à un consistoire où figurèrent, à côté de
l'archevêque de Cologne, plusieurs cardinaux étran-
gers. Bien qu'il eût trouvé le pape « désolé, dit-il, de
la guerre mondiale et pénétré du désir de rétablir
au plus vite la paix », il ne put amener Benoît XV à
prendre l'ini iative de négociations avec les Alliés.
Le pape comprenait l'impossibilité de prendre pour
bases de ses propositions les conditions exorbitantes
posées alors par l'Allemagne. Le cardinal retourna à
Cologne, très désappointé de l'échec de sa mission.
Echec relatif, d'ailleurs, car, fort bien en cour à
Rome, son action ne fut pas sans contribuer à dé-
tourner les sympathies pontificales des Alliés.
De retour dans son diocèse, le cardinal s'occupa
d'organiser des œuvres ou missions (association des
mères, associations d'ouvriers, associations d'em-
ployés) pour le réconfort moral et matériel des soldats.
Lui-même se rendit, à plusieurs reprises, pour visiter
les troupes originaires de son diocèse, sur le front
occidental. En avril 1916, il visita ainsi la Belgique,
s'arrêta à Bruxelles, Lille, Douai, haranguant dans
ces divers pays les troupes rhénanes et s'arrêta au
quartier général d'Anisy-le-Château. Là , il offrit la
messe de Pâques en présence de l'empereur et célébra,
à cette occasion, le loyalisme des catholiques alle-
mands et la grandeur de leurs sacrifices. Les représen-
tants du clergé français et belge (cardinal Luçon, car-
dinal Mercier; s'élevèrent alors vivement contre la
célébration, dans les églises de leur diocèse, du service
divin par un prêtre étranger, sans leur autorisation.
Leur plainte fut portée en cour de Rome.
Lorsque les princes de l'Eglise française et améri-
caine protestèrent auprès du saint-siège pour le
bombardement de l'église Saint-Gervais (avril 1918),
^a^chevêqu^ de Cologne se fit, devant la chcdre de
Saint-Pierre l'avocat du clergé allemand.
Tout en sou;enant ainsi, avec ténacité, l'intérêt de
l'Allemagne et en essayant de mobiliser le catholi-
cisme au service de celle-ci,ilintervint, cependant, à
plusieurs reprises en faveur de prisonniers alliés, par-
ticulièrement en faveur d'ecclésiastiques. Les journaux
allemands citent une soixantaine de ces interven-
tions. Il facilita également, quelquefois, les rapports
entre les prisonniers français et belges et leurs pa-
rents, restés en pays envahis.
Enfin, il réussit à empêcher le gouvernement alle-
mand d'enlever de quelques églises de France et de
Belgique les cloches et les objets de cuivre recher-
chés par l'Allemagne, qui, les dernières années de la
guerre, faisait la chasse au métal. Les journaux alle-
mands prétendent même qu'il fit ses efforts pour sauver
la cathédrale de Reims(!). Ceux-ci furent, en tout cas,
singulièrement malheureux. Après la conclusion de
l'armistice, le cardinal von Hartmann adressa au
cardinal Mercier une lettre où il le pria t d'intervenir
pour l'adoucissecnent des conditions de paix.
Dans son diocèse, le cardinal continua jusqu'à la
révolution sa politique réactionnaire. Il combattit
vivement les associations ouvrières catholiques qui,
soutenues par le clergé, s'agitaient à la veille des élec-
tions prussiennes de 1917, pour le suffrage universel.
Il fut amené ainsi à faire pression sur son clergé. A
la veille même de la révolution de novembre 1918,
cette politique suscita une vive émotion. La désaffec-
tion pour le cardinal, représentant avéré de la Prusse,
128
contribua, disent les journaux allemands, à créer un
état d'esprit séparatiste parmi les catholiques des
bords du Rhin.
Le cardinal Félix von Hartmann, figure du passé et
« impuissant à comprendre la conscience moderne »
(ceci est le jugement d'un Allemand), fut, au même
titre qu'un von Haeselcr ou un von Bethmann-Hollweg,
l'une des personnalités les plus représentatives de
l'Allemagne prussianisée. — Léon Abensoir.
Insignes et attributs militaires.
(Précis historique sur leurs diverses transfor-
mations.)Lesinsignesde grades ne sont pas d'origine
très ancienne; pas plus, d'ailleurs, que les uniformes.
Autrefois, les degrés de la hiérarchie étaient loin
d'être nombreux et réglementés comme ils l'ont été
dans les deux derniers siècles. La bannière et le
pennon du chef féodal, le guidon ou la cornette
du chef de compagnie, du capitaine de bande, un écu,
des armoiries, un symbole placés sur la cotte d'armes
suffisaient à distinguer celui qui avait le commande-
ment. Jusqu'à François 1='', nos vieilles bandes d'in-
fanterie étaient mal égalisées, fractionnées sans règles
fixes, peu instruites et encore moins disciplinées ; les
Suisses et nos
adversaires
d'alors, les
Espagnols,
furent nosde-
vanciers et
nos maîtres
erjlamatière;
nous copiâ-
mes chez eux
ce qui nous
manquait,
« une hiérar-
chie graduée
et perma-
nente ».
Ce fut l'œu-
vre de Fran-
çois I" et
de Henri II,
quand ils or-
ganisèrent les
légions et les
bandes, qui,
après des vi-
cissitudes,de-
vinrentnosré-
giments sous
Charles IX :
on y distin-
gua dès lors
le mestre de
camp, qui,
plus tard, prit
le titre de
colonel, le
capitaine, le
lieutenant, le
centenier, le
sergent de bataille, les anspessades. Cette hiérarchie
se compliqua bien un peu dans les deux siècles sui-
vants, mais, dès lors, elle fut instituée dans ses
grandes lignes ; peu à peu, elle se précisa, et elle
servit d'ossature à notre hiérarchie militaire mo-
derne. Il y avait les officiers supérieurs et inférieurs,
des intermédiaires entre les officiers et les soldats, que
l'usage qualifia « basofficiers »,et, enfin, les soldats.
Comment ces échelons se reconnaissaient-ils ? Ce de-
vait être vague et imprécis, car l'uniforme n'existait
même pas encore : il n'apparaîtra que sous le règne
de Louis XIII, au temps du siège de La Rochelle, et
ne sera réglementé dans ses détails qu'en 1670,
avec Louvois.
La qualité et la finesse des étoffes, plus tard la
couleur du iustaucorps permettaient, seules, de dis-
tinguer les uns des autres. Pour en donner des exem-
ples, sous Henri IV, les officiers avaient seuls le
droit de porter de la soie, tandis que les soldats ne
pouvaient prétendre qu'au cuir et au drap. Dans les
compagnies de gens d'armes, les capitaines se distin-
guaient par des ornements de bandes, des clous de
cuivré sur leur armure et le panache qui surmontait
leur casque. Sous Louis XIII, dit J. Quicherat, dans
son Histoire du costume en France 1 les bottes
éperonnées, le velours ou les parements de leurs ha-
bits, l'esponton qu'ils avaient à la main, étaient
autant de marques qui distinguaient les officiers
des soldats » .
Sous Louis XIV et jusqu'à la fin du xvii« siècle,
on trouve plutôt des attributs s'appliquant à toute une
classe de la hiérarchie que des insignes afférents à
chaque grade ; alors que le soldat ne porte que la
pique ou le mousquet, le sous-cfficier est toujours
armé de la hallebarde, l'officier de l'esponton. Ce
sont des attributs caractéristiques, des signes de
commandement. De plus, l'officier d'infanterie, de-
puis le colonel jusqu'à l'enseigne, porte uniformé-
ment dans le service le hausse-col.
Louis XIV installait les colonels de ses gardes en
leur présentant lui-même une pique et im hausse-col
Officier aux Ka>'des Traitçaises. avec chapeau
emplumé, cuirasse, échai-pr en baudrier, noeuds
d'épaule (lfil2).
LAROUSSE MENSUEL
doré; l'ordonnance royale du 21 juillet 1665 prescri-
vait aux officiers d'infanterie de monter la garde
avec pique et hausse-col.
La cuirasse, « l'armure «suivant le style du temps,
dont les derniers porteurs dans l'infanterie furent les
piquiers, avait été définitivement abandonnée
par les soldats en 1675 ; elle devint le signe
du commandement supérieur : ce fut l'apanage
des généraux (maréchaux de France, lieute-
nants généraux, mari chaux de camp et bri-
gadiers), des officiers supérieurs de régiment
et des enseignes qui portaient les drapeaux.
C'était encore un attribut qui servait à dis-
tinguer le commandement.
, Le bâton de commandement était l'attri-
but honorifique donné au général d'armée,
comme insigne de haut commandement ;
c'était le symbole de la puissance, l'appui de
la souveraineté. S'il y avait, aux armées, plu-
sieurs maréchaux de France, le bâton n'était
porté que par celui qui commandait en chef.
De même, un autre insigne du général d'ar-
mée était le cheval blanc.
Ajoutons que les justaucorps des officiers
portaient souvent des broderies, qui, d'ail-
leurs, ont été interdites; que les épaules
étaient garnies de nœuds de rubans et d'ai-
guillettes, souvenirs des anciennes écharpes
des guerres de religion portées en baudrier.
Mais ce n'étaient plus que de simples orne-
ments, sans aucune signification de grade ou
de fonction.
Enfin, d'unefaçon générale, sous Louis XIV,
la coupe et la couleur des vêtements étaient
les mêmes pour tous, officiers et soldats d'un
même régiment, mais les justaucorps des
officiers étaient en drap d'Elbœuf, alors que
ceux des hommes étaient en drap de Lodève;
les boutons étaient en cuivre doré ou argen-
tés sur bois, selon le métal jaune ou blanc
(cuivre ou étain) attribué à chaque arme ou
régiment; le chapeau des officiers et des
sous-officiers (le lampion) était bordé d'or
ou d'argent fin, alors que les bordés des
chapeaux des soldats étaient en métal faux.
Là s'arrêtaient les modes de distinction.
Nous pouvons donc affirmer que, jusqu'au
règne de Louis XV, on pouvait distinguer
un officier d'un homme de troupe, un sous-
officier d'un soldat, mais que les officiers des
différents grades ne se différenciaient pas et
qu'il en était de même chez les sous-officiers. Et, en-
core, ces marques n'étaient-elles bien apparentes que
lorsque le gradé était de service et porteur de ses
attributs : cuirasse, hausse-col, esponton, hallebarde.
Ce ne fut qu'au xviii" siècle que l'on comprit la né-
cessité, pour le maintien de la discipline et pour la
«• 759. Uni 7920.
Cette amélioration n'intéressait encore que les
bas officiers. Il fallut arriver jusqu'au maréchal de
Belle-Isle, en 1759. ou, plutôt, jusqu'à l'ordonnance
de Choiseul, du 10 décembre 1762, pour que les offi-
ciers des divers grades pussent à leur tour être
Orficier aux gardes rrançaises, avec
chapeau galonné et l'espadon (1TS2).
officier aux gardes françaises, avec
chapeau galonné et hallebarde (1745).
officier aux gardes suisses, avec
chapeau galonné et galons (1760).
Officier de hussards,
avec galons (1770).
rég-ilarité des exercices et des manœuvres, de distin-
guer chaque grade d'une façon précise. Le premier
pas fut fait en faveur des bas officiers, qui portèrent
d'abord des « agréments » aux parements des man-
ches de leurs justaucorps, puis des bordés et des
galons.
reconnus. A l'égard de ceux-ci, ce ne furent pas des
galons de manche qui marquèrent les grades, mais
des épaulettes.
Les galons de manche des bas officiers et les épau-
lettes des officiers ont eu la plus belle carrière ; après
avoir surnagé dans les simplifications de la Révolu-
tion française, ces attributs ont, sauf une éclipse de
quelques années pour les épaulettes, duré jusqu'à
la guerre de 1914.
Nous parlerons d'abord des insignes affectés à un
ensemble de grades, des attributs signes du com-
mandement en généial.
Parmi ces attributs, nous avons signalé le bâton
de commandement, les cuirasses, espontons, hausse-
cols, hallebardes. Il en a existé, et il en existe d'autres:
le bâton de maréchal, l'épée, le sabre, la dragonne,
l'écharpe-ceinture, l'aigrette, le plumet, la canne. Que
sont-ils devenus, dans la suite des derniers siècles ?
Le bâton de maréchal de France. — Les armoiries
des maréchaux ont été leurs plus anciennes marques
distinctives; peut-être, cependant, la hache a-t-elleété
le symbole primitif de leur dignité, comme l'épée
nue fut celui de la dignité de connétable.
Mais l'insigne fut très vite le bâton. Le bâton du
commandant en chef était disparu; le souvenir en survé-
cut dans le bâton du maréchal de France. On rapporte
que Louis XIII fit La Meilleraye maréchal de France
au siège de Hesdin, sur la brèche, en 1639, en lui
présentant sa canne. Louis XIV agissait de même et
faisait passer sa canne successivement dans les mains
des maréchaux d'une même promotion. C'était un
bâton bleu fleurdelisé. La dignité de maréchal de
France avait été supprimée par la Révolution, le
21 février 1793; Napoléon I" la rétablit en 1804. Le
bâton fut dès lors semé d'abeilles; le semis fut ensuite
de fleurs de lis, d'abeilles ou d'étoiles, suivant les ré-
gimes successifs. Le bâton actuel est parsemé d'étoiles
rangées en quinconce ; il est recouvert de velours de
soie bleu de roi ; chaque extrémité est garnie d'une
calotte en vermeil. Nous avons actuellenant trois ma-
réchaux de France ; comme autrefois, ils ont reçu
le bâton, qui n'avait jamais été supprimé.
La cuirasse, insigne de grade, était imposée, dans
l'infanterie, aux officiers supérieurs et enseignes
(28 mai 1733), aux officiers de cavaleiie (même or-
donnance et celle du i" juin 1750), aux généraux,
aux officiers du grand état -major de l'infanterie
(i"" juin 1766). Mais tous négligent de la porter, affec-
tent même delà mettre de côté pour aller au combat,
et c'est bien français !
En 1775, les généraux français ont renoncé à son
usage, et elle disparait définitivement comme attribut
de grade ou de fonction.
Officier avec épaulettes (1780}-
N' 159. Mai 1B20.
L'esponton n'était autre qu'une pique de sept pieds
au lieu de quatorze, une demi-pique. Il survécut à la
suppression des piques, qui fut ent définitivement fem-
placéds en 1703 par les fusils à baïonnette; les offi-
ciers d'infanterie le gardèrent dans le servic3 et sous
les armes. ,
Par exception, les officiers des compagnies de gre-
nadiers ne l'avaient pas conservé, mais avaient reçu
le fusil à baïonnette, comme leurs hommes.
Dans le règlement du 20 mars 1764, sur les exer-
cices de l'infanterie, les officiers étaient encore armés
de l'esponton ; ils le quit-
tèrent à leur tour pour
prendre le fusil, avec le
règlement uu i'^"' jan-
vier 1766, qui modifiait le
précédent. Les officiers
d'infanterie (officiers de
compagnie) n'ont quitté
le fusil que le 12 juil-
let 1784-
L'ipée et le sabre. De
tout temps, les officiers,
en outre de l'esponton
ou du fusil, ont porté
l'épée. Elle fut portée par
tous, officiers et soldats,
jusqu'en 1764, époque où
elle fut supprimée pour
les caporaux appointés
et fusiliers, sauf pour les
soldats des gardes fran-
çaises, qui la gardèrent
jusqu'à leur licenciement
en 17S9. L'épée devenait,
dès lors, un attribut de
commandement. Les ser-
gents la perdirent en-
suite, avei, le règlement
de 1766, et prirent cette
sorte de sabre appelée,
en argot militaire, bri-
quet ou coupe-chou, qui
avait fait son apparition,
pour certaines catégories
de fantassins, en 1740.
Le sabre de cavalerie
n'était encore porté à
cette époque que par les
hussards, qui étaient armés d'un sabre courbé. Vers
le milieu du xviii* siècle, le sabre devint l'arme de
toute la cavalerie. L'épée fut réservée pour la tenue
de ville.
L'épée, signe distinctif de commandement de l'of-
ficier d'infanterie, a traversé toutes les guerres de la
Révolution et de l' Em-
pire; ce ne fut que
par ordonnance du
31 mai 1821 que les
officiers reçurent un
sabre à poignée dorée
et à fourreau de cuir :
ce fut le sabre mo-
dèle 1 821. Le fourreau
de cuir fut remplacé,
le 18 janvier 1856, par
un fourreau eu tôle
d'acier. Le sabre à poi-
pnée dorée a été sup-
primé par le général
Thibaudin, le 6 juil-
let 1882 ; on y substi-
tua un sabre entière-
ment nickelé, poignée
et fourreau; c'est le
sabre actuel.
Les adjudants ont
gardé l'ancien sabre à
poignée dorée, ainsi
que les sergents-ma-
jors, qui en avaient
été dotés en 1874.
Les sous - officiers
rengagés, y compris
les sergents, ont reçu
l'épée pour la tenue
de ville, en 1887.
Les médecins, phar-
maciens, fonctionnai-
res de l'intendance,
officiers d'administra-
tion portent l'épée, à
l'exclusion du sabre.
La hallebarde. Peut- ornerai de la Révolution, chapeau
être d'origine suisse empanaché, écharpe, rêver» brodés
sous le nom d'espa- ''
don, en tout cas d'un
usage très ancien (on trouve le corps des hallebardiers
créé par Louis XI), elle avait étV d'abord une arme de
nosfa tassins; quandiln'y eutplusdanslesrangsque
des arquebuses ou des piques, les bas officiers, c'est-
à-dire les sergents, les caps d'esquadre et les anspes-
sades, la conservèrent. On disait : gagner, recevoir la
hallebarde, pour le bas officier, comme on a dit plus
officier de cavalerie.
LAROUSSE MENSUEL
tard, pour l'officier, arriver à l'épaulette. Ce ne fut
qu'avec le règlement sur les exercices du i" jan-
vier 1766 que les bas officiers la quittèrent pour
êtrearmésdu fusilàbaïon-
nette et du sabre-briquet.
Avec le fusil de 1874, les
sergents ont perdu le
coupe-chou, pour ne plus
porter que l'épée-baïon-
nette.
Le hausse-col était une
réduction minuscule et
quelque peu ridicule du
gorgerin, partie de la
vieille armure du fantas-
sin; cen'était plusqu'un or-
nement, conservé comme
témoin du passé. Il resta
d'ordonnance , pour les
officiers, après la suppres-
sion de l'armure. Depuis le
colonel jusqu à l'enseigne,
tous étaient « officiers-à-
hausse-col •, suivant
l'expression consacrée, à
l'exclusion, cependant, des
officiers de l'état-major
du régiment. A partir de
1766, il n'y eut plus que
le major qui ne portait
pas le hausse-col. Il était
réservé à l'infanterie et
au génie.
Les officiers firent bien
quelque résistance pour le
porter, mais ce fut défini-
tivement leur insigne de
service et de grande te-
nue. Le hausse-col était
doré pour les régiments
français, argenté pour les
régiments suisses. En
somme, c'était d'un usage
assez pratique comme insigne de service, qui valait
bien pour l'officier d'infanterie le port de la jugulaire
de cuir sous le menton, à l'imitation du port de la
jugulaire métallique des officiers de cavalerie. Il n'a
été supprimé que le 2 décembre 1881.
La dragonne. Ce cordon terminé par un gland
enroulé sur la poignée du sabre, est un accessoire dont
on comprend fort bien l'utilité ; il permet au cavalier
de maintenir le sabre au poignet, quand il le manie,
ou qu'il fait usage du mousqueton ou du pistolet.
Comment cet accessoire a-t-il été adopté par les offi-
ciers d'infanterie ? Comment est-il devenu une
marque distinctive portée par tous les officiers com-
battant à pied comme à cheval, armés de l'épée
comme du sabre?
Nous rapporterons
à ce sujet ce qu'a
écrit le général Bar-
din dans son Dic-
tionnaire des ar-
mées de terre : « La
dragonne fut adop-
tée par les officiers
qui fréquentaient
la cour pendant
le siècle dernier
(xv!!!" siècle) parce
que, ne s'y présen-
tant qu'en habit
bourgeois et dési-
rant, cependant, se
prévaloir d'une dé-
coration qui indi-
quât leur profes-
sion, ils n'avaient
trouvé rien de
mieux que d'orner
la poignée de leur
épée à la financière
d'une dragonne en
fil d'or, au lieu d'y
mettre un nœud en
rubans à la ma-
nière des bourgeois.
La mode de la cour
devint celle de l'ar-
mée : le ministère
donna la dragonne
d'or à tous les offi-
ciers portant épau-
lette et épée ».
Cette explication
est admissible. En
tout cas, on voit
la consécration de
la dragonne dans
le règlement du
25avril 1767. C'était
alors un cordon à un seul gland mêlé de fil d'or et de
soie « couleur de feu ».
X^ gland était toujours en or, quel que fût le métal
Tambour-major du premier EmpirefISOT).
Maréchnl du premier Empire, grnnd-cor-
don de la Légion d'honneur {1810).
129
( de l'épaulette. Seuls, au xviii" siècle, les officiers de
I la maréchaussée portaient la dragonne d'argent, de
même métal que leur épaulette.
Sous la Révolution, on la reconnut dispendieuse
et salissante; aussi on adopta, en 1792, une dra-
gonne en fil blanc pour la petite tenue. La dragonne
d'or était réservée à la grande tenue. Sous le premier
Empire, on ou-
blia la simplicité
républicaine; on
rcpr. la dragonne
d'or dans toutes
les tenues, mais
pour peu de
temps, puis-
qu'elle fut sup-
primée dans les
règlements d'ha-
billement publiés
en 1812.
Ce ne fut ce-
pendant pas la fin
de la dragonne;
elle reprit vie
sous la Restau-
ration. Dans les
règlements sur
les uniformes de
1845, elle fut at-
tribuée à tous les
officiers combat-
tants de toutes
les armées com-
me par le passé ;
en petite tenue,
le cordon est ter-
miné par une
olive en soie
noire ; en grande
tenue, par un
gland d'or, mais
avec la différence
suivante : pour
les officiers supé-
rieurs, la tête du
gland en forme
de poire est re-
couverte en can-
netil e mate, la frange est à grosses torsades mates ; pour
les autres officiers, elle est recouverte en filé brillant,
et la frange est en petites torsades brunies. Cette dis-
tinction rappelle celle des franges d'épaulettes. Le
gland est toujours d'or, quel que soit le métal de l'épau-
lette, même chez les offi-
ciers de chasseursàpied.
Les adjudrnts, bien
que n'ayant pas rang
d'officier, portent la dra-
gonne, mais en poil de
chèvre noir, dans toutes
les tenues.
La dragonne était res-
tée la même jusqu'au
jour de la déclaration
de guerre de 1914; ce-
pendant la dragonne de
soie avait fait place à
celle de cuir pour la pe-
tite tenue. De plus, elle
avait été donnée à tous
les officiers , combat-
tants ou non, y compris
les officiers d'adminis-
tration.
Les fonctionnaires du
corps de l'intendance
militaire l'ont toujours
portée ; ils la tenaient
en héritage des commis-
saires des guerres, leurs
ancêtres, qui, sous l'an-
cien régime, l'avaient
attachée à leur épée,
alors même qu'ils ne
portaient pas d'uni-
forme, s'appuyant sur
ce qu'ils jouissaient
d'une assimilation de
grade.
L' écharpe -ceinture a
été conservée dans cer-
taines armées étrangè-
res, comme insigne de
service. En France, elle
avait été gardée comme insigne de fonctions pour
les commandants de place, les maréchaux et les gé-
néraux. Avant la guerre de 1914, les officiers géné-
raux et assimilés portaient encore l'écharpe: en soie
rouge et or pour les généraux de division, en soie
bleue et or pour les génér.iux de brigade.
Les autres officiers ont porté longtemps en grande
tenue non pas l'écharpe-ceinture, mats le ceinturoa
en fil d'or ou d'argent, suivant le métal du bouton;
réglementé en 184s, il a été supprimé le 10 juin iS^i.
Orflcier de chasseurs
du preuiier Empii-e (1812).
130
Depuis 1853, les officiers de zouaves, en grande
tenue, le portaient en soie cramoisie.
Quant aux plumets, ils étaient encore, avant la
guerre de 1914, des insignes de grade. Depuis 1810,
la couleur blanche est l'apanage du colonel (peut-
être en souvernir du drapeau blanc de )a compagnie-
colonelle du régiment); apanage pas touiours exclu-
sif, cependant, puisque nous trouvons une aigrette
blanche en pliune de vautour, donnée en grande
tenue, en 1822, à tous les officiers supérieurs et de
l'état-major du régiment. A partir de 1841. on revient
à la règle ancienne : les colonels de toutes armes
ont pour maroue caractéristique de le'jr grade l'ai-
grette en plume de héron blanc, qu'ils ont conservée
jusqu'à la dernière guerre. Les officiers supérieurs
(lieutenant-colonel, chef de bataillon ou d'escadron
et majorlont le plumet tricolore en plumes de vautour.
Les aiguilleUes ont toujours été un attribut
d'armes ou de fonctions, jamais un insigne de grade.
Canne. Il reste encore à donner un détail assez
curieux. Ce sont les cannes du major et des adju-
dants sous-officiers.
Le major, l'ancien sergent-major des bandes de
Henri II, 0 le plus grand des sergents », était un
officier supérieur, déjà char^ de la direction de
l'administration du ré-
giment et qui finit par
s'appeler gros-major et,
enfin, maior. Il était por-
teur d'une canne (il est
vrai au'il n'avait pas de
hausse-col); la canne
était un attribut essen-
tiel de sa fonction, car
cet officier supérieur
était aussi chargé des
détails de police et de
discipline. Depuis le rè-
glement de 1727, le ba-
taillon était exercé à
manœuvrer à la voix et
au moyen de batteries
faites par les tambours;
or, Bardin, dans son dic-
tionnaire, nous apprend
que, lorsque l'on faisait
les exercices « à la
muette j, le major
transmettait avec sa
canne les signaux aux
tambours, qui alors exé-
cutaient les batteries cor-
respondantes. Le grade
de major disparut avant
la Révolation; aussi le
règlement du i" août
1791 chargea-t-i) le tam-
bour-major de faire les
signaux confiés au major
jusqu'à cette époque.
L'adjudant de batail-
lon portait une canne,
lui aussi. Ce sous-officier ne mettait jamais l'épée à la
main, dans les prises d'armes; il ne devait la tirer
que pour sa défense personnelle ; il défilait en serre-
file, la lame dans le fourreau et la canne à la main,
à la tête des sous-officiers de semaine; c'était un
usage. On eutl'iaée, en 1818, de donner à cette canne
une longueur de I mètre pour la faire servir à mesu-
rer le terrain. Mentionnée dans le règlement du
i<" août 1791, la canne d'adjudant ne figure plus
dans l'ordonnance du 31 décembre 1826.
Le tambour-major, d'origine ancienne (xvi» s.),
comme premier tambour ou maître-tambour, est
réglementairement institué avec son titre depuis le
10 décembre 1762 ; le bâton dont il se servait ancien-
nement, dit-on, pour châtier ses tambours, toujours
jeunes ou considérés comme de situation inférieure
(les valets du capitaine), s'est transformé, au milieu
du xviii'' siècle, en la canne si populaire qui est
venue jusqu'à nous et qui sert à faire les signaux de
batierie. Le caporal - tambour battait encore la
caisse en 1788; il ne prit la canne que plus tard.
De cet aperçu sommaire se dégagent les constata-
tions suivantes : pas de hiérarchie réglementée avant
le milieu du xvi" siècle; pas d'uniformité de tenue
avant le milieu du xvn' siècle. Jusque-là, quelques
attributs de commandemei,. ou de fonctions souvent
bien imprécis et qui ne résultent que de la tradition.
A partir de Louvois, les insignes et attributs com-
mencent à être réglementés, m .is, généralement,
pour un ensemble de grades d'un même rang. Il
faut arriver au milieu du xviii» siècle pour rencontrer
une réglementation précise et minutieuse des in-
signes particuliers à chaque grade. Ces derniers
insignes ont été et sont exclusivement les étoiles, les
broderies, les épaulettes et les galons. Ils feront le
sujet d'une prochaineétude. (A suivre.) — Comm' Julliex.
Ijanessan (Jean-Marie-Antoine de), natura-
liste, homme politique et publiciste français, né à
Saint-André-de-Cubzac (Gironde) le 13 juillet 1843.
11 est mort à Ecouen (Seine-et-Oise) le 7 novem-
breigig. — Jean de Lanessan descendait d'une famille
Colonel du second Empire (1866).
LAROUSSE MENSUEL
d'origine bretonne, établie en Guyenne. Il fit ses
études à Bordeaux, commença à y préparer la
médecine, prit la licence es sciences naturelles,
puis entra à l'Ecole de médecine de Rochefort,
d'où il sortit, en 1863, aide-major. Il exerça ses
fonctions de médecin de la marine, sur le littoral
occidental de l'Afrique et sur les côtes de Cochin-
chine. Rentré au début de la guerre de 1870, il sol-
licita un poste sur l'escadre de la Baltique ; on lui
refusa satisfaction ; il démissionna et s'engagea comme
chirurgien-major aux mobiles de la Charente-Infé-
rieure. En 1872, il passa le doctorat en médecine,
avec une thèse sur l'origine et les propriétés de la
gomme-gutte, et, en 1875, le concours de l'agrégation
d'histoire naturelle médicale. Il suppléa d'abord, à
la faculté de médecine de Paris, le professeur Bail-
Ion, avant d'être chargé, à la même faculté, du cours
sur l'organisation et l'embryogénie animales.
En même temps, il faisait des conférences de vul-
garisation scientifique, dirigeait la « Revue internatio-
nale des sciences biologiques », collaborait à diverses
publications et donnait une série d'ouvrages d'his-
toire naturelle remarquables. Citons: D« protoplasma
végétal (thèse d'agrégation, 1876) ; Etudes sur la
doctrine de Darwin (1881); Manuel d'histoire natu-
relle médicale (1881); la Botanique (1882); Traité
de zoologie, protozoaires (1882); le Transtormi^me,
évolution de In matière des êtres vivants (1883) ; Flore
i.i Paris : phanérogames et cryptogames (1884) ; In-
troduction à la botanique : le Sapin (1885) ; une
édition, avec une importante introduction et des
notes, des Œuvres complètes de Buffon (1884) ;
enfin, plusieurs traductions annotées d'ouvrages
d'histoire naturelle allemands.
La politique tenta ce savant. Déjà, en 1871, il
avait organisé une manifestation en faveur des con-
damnés de la Commune et conduit à Versailles une
délégation des écoles, chargée de solliciter de Thiers
la grâce de Rossel. En 1879, il entra au conseil
municipal de Paris, où il milita parmi les défenseurs
(le l'autonomie communale, puis, le 21 août 1881, à
la Chambre des députés, élu par les radicaux du
V» arrondissement de la capitale.
Vers la même époque, il faisait ses débuts dans
la presse républicaine, fondait un quotidien : « le Ré-
veil » , le quittait bientôt pour prendre la direction
de « la Marseillaise », abandonnait cette feuille et
confiait ses impressions à divers journaux avancés.
A la Chambre, il essaya, sans succès, de convertir
ses collègues à sa théorie de l'autonomie de la com-
mune, élargie jusqu'au canton. Il fut plus écouté
quand, membre de la commission du budget, il
rapporta les différentes demandes de crédits formu-
lées par le service des colonies et même, pour Ma-
dagascar, dépassant les propositions du gouverne-
ment, fournit à celui-ci les moyens de défendre
pleinement nos droits ; ou encore, lorsqu'il exposa,
au nom de la commission d'enquête parlementaire,
la situation des ouvriers de l'industrie et de l'agri-
culture.
Il avait tout d'abord siégé à l'extrême gauche.
Mais il ne tarda pas à se rapprocher de l'union répu-
blicaine et des opportunistes, et cette évolution
retourna contre lui, aux élections d'octobre 1885,
dans la Seine, ses anciens amis radicaux. L'union
se fit, cependant, au deuxième tour, sur une liste
républicaine unique. Il fut élu.
Le vote de crédits pour le Tonkin, la ratification
du traité avec l'Annam, lui permirent, en 1885,
d'esquisser à la tribune tout un programme d'orga-
nisation des nouveaux territoires et de donner
d'utiles indications, dictées par sa connaissance des
ciioses et des hommes d'Indochine, comme le rap-
port sur le traité conclu avec la reine des Hovas,
traité dont il accepta, non sans de fortes critiques,
la ratification inévitable, et qui l'amena à exposer
à nouveau sa conception d'une politique coloniale
méthodique. Ses observations, les solutions qu'il
préconisait, il les présenta aussi par le livre. Ce fut
la matière d'un gros volume : l'Expansion coloniale
de la France (1886).
Il fut bientôt mis à même d'accroître encore son
expérience, ayant reçu la mission de se rendre
compte sur place, en qualité de délégué général, de
la situation économique de nos colonies et des éta-
blissements voisins des nôtres. De juin i885 à oc-
tobre 1887, il parcourut le bassin méditerranéen, les
Indes, l'Indochine, et visita les grands centres com-
merçants ou industriels de la Chine, du Japon et
des Indes néerlandaises.
Au cours même de son voyage, il avait publié,
en 1887, le résultat de ses observations sur la Tunisie.
En 1889, il y ajouta un volume, copieusement docu-
menté, sur l'Indochine. Dans les deux ouvrages, il
signale des faits, recommande des réformes, proclame
les travaux nécessaires.
A son retour, une de ses premières interventions
fut, à propos du budget de l'exercice 1888 pour ce
qui concernait l'organisation de l'Indochine fran-
çaise, de dire ce qu'il avait vu, et ce qu'il avait vu ne
l'enthousiasmait pas : en Cochinchine, les travaux
publics aussi rudimentaires que vingt ans aupara-
vant ; partout, une nuée de fonctionnaires dévorant
les ressources du pays ; un régime douanier paraly-
^ean do Lanessan. (Phot. Manuel.)
N' r59. Mai 1920-
saut le commerce; un dédain maladroit des autorités
locales, cause de soulèvements; en Annam, une
politique annexioniste, qui exigeait en quantité des
hommes et des millions. Ce discours produisit une
grande impression. Le président du conseil dut ac-
cepter une diminution des crédits demandés, et le
sous-secrétSre d'Etat aux colonies, Félix Faure, ne
crut pas pouvoir garder la direction de son service.
L'occasi n fut bientôt offerteà Lanessan d'appliquer
ses méthodes. Il avait été réélu, en septembre 1889,
député du V ar-
rondissement dr
Paris et conti-
nuait à faire
preuve, à la
Chambre , d'une
grande activité ,
tant dans les
questions c o 1 o-
niales et mari-
times que dans
celles intéressant
la doctrine répu-
blicaine, lorsque,
le 21 avril i8gi,
le gouvernement
fit appel à sa
compétence et à
son dévouement
pour administrer
l'Indochineet im-
primer enfin à la
colonie une direction nette, ferme et soutenue. Le
nouveau gouverneur général fut muni, par un décret
spécial et détaillé, de pouvoirs extraordinaires, civils
et militaires. Sa gestion fut diversement appréciée.
Dans la presse, au Parlement même, des critiques
furent apportées. On blâma sa « présomption », son
« impatience de toitte contradiction » ; on lui imputa
les difficultés de la pacification. Les ministres répon-
dirent par l'exposé de finances prospères, de travaux
publics considérablement développés, d'une adminis-
tration vigilante, d'une situation générale parfaitement
rassurante. La politique de J. de Lanessan était fon-
dée sur l'utilisation des autorités indigènes, sur la
réduction, autant qu'il était possible, des dépenses
administratives et des expéditions militaires. Des
conflits se produisirent entre lui et les autorités pla-
cées sous ses ordres. Le poste occupé par l'amiral
Fournier fut supprimé; le général Reste, comman-
dant en- chef des troupes, le directeur des finances,
Prigant, revinrent en France.
Le 29 décembre 1894, J. de Lanessan fut rappelé à
son tour. Il avait eu, dit le ministre à la tribune,
la faiblesse de communiquer un document officiel et
de caractère confidentiel à un journaliste suspect. Il
défendit son gouvernement colonial dans un ouvrage :
la Colonisation française en Indochine (1895), que
suivirent, en 1896, Principes de colonisation. D'ail-
leurs, sa politique n'était pas en cause, et le gouver-
nement crut devoir prescrire formellement à son
successeur de la mainienir intégralement.
J. de Lanessan avait résigné son mandat législatif
en partant pour l'Indochine. A son retour, il colla-
bora à différents journaux républicains et participa,
notamment, à la campagne en faveur de la revision
du procès Dreyfus. Il ne rentra au Parlement qu'aux
élections générales de mai 1898, comme député
radical de la i^circonscriptionde Lyon. Le 23 juin 1899,
il devenait ministre de la marine dans le cabinet
Waldeck-Rousseau, et ce choix, comme celui du
général de Galliffet pour des raisons différentes,
valut au ministère un furieux assaut, le jour même
de sa présentation devant les Chambres. J. de Lanes-
san resta rue Royale jusqu'à la retraite de Waldeck-
Rousseau, après les Mections de 1902.
Ce furent trois années fécondes pour la marine.
En même temps qu'il entreprenait une s-rie de
réformes dans tous les services de son département,
le nouveau ministre assurait le vote et l'applica-
tion de deux lois considérables : l'une engageant
170 millions de travaux pour améliorer l'outillage
des ports milit ires et fournir à la flotte des bases
d'opération bien pourvues; l'autre, constituant
une escadre cuirassée qui devait êire absolument
homogène, comprenant six vaisseaux de ligne, d'une
puissance au moms égale à celle des cuirassés alors
en service dans les marines rivales, ainsi que cinq
• croiseurs-cuirassés, des torpilleurs, des sous-marins
et des submersibles; ce dernier projet entraînait une
dépense de près de 477 millions de francs. J. de La-
nessan, pendant son ministère, mit 123 navires en
chantier.
Réélu député de Lyon en 1902, membre de la
commission de la marine, il continua, après son
départ de la rue Royale, à surveilleii — et, quand il
le fallut, à défendre contre son successeur, Pellelan —
l'ap; lication de son programme de constructions
navales. En 1905, il déposait une proposition de
loi tendant au remplacement des navires de la flotte
devenus impropresau service militaire, proposition qui
présentait, en fait, un n uveau programme, dicté par
l'accroissement de puissance maritime des autres
nations. Il dut laisser à d'autre? le soin de résoudre
N' J59. Mai 1920.
le problème naval, ayant échoué aux élections
de 1906.
En dehors des questions maritimes, il avait, par
une proposition, préconisé la réduction progressive
à Jix-huit mois de la durée du service dans l'armée
active, bataillé pour la dénonciation du Concordat et
suivi, d'une façon généra e, la politique du a Bloc »;
non, toutefois, sans se séparer, vers la fin, en plu-
si urs circonstances, de ceux qui soutenaient le
ministère Combes. Un deses derniers actes, au cours
de cette législature, fut, en 1906, la présidence — et
la rédaction du rappjrt — de la commission d'en-
quête sur les atrocités commises au Congo par
quelques fonctionnaires.
Il consacra les quatre années qui suivirent à la
direction politique du journal « le Siècle », qu'il avait
assumée en 1904, et à la rédaction do plusieurs
études. Il revint à la Chambre en mai 1910, comme
représentant, cette fois, de l'arrondissement de
Rochefort. Il s'inscrivit au groupe de la gauche
démocratique. L'organisation de la défense maritime
de la France, le remplacement imméd at du cuirassé
Liberté, qui faisait part.e de son programme de 1000
et qui avait sauté à Toulon, la création d'écoles
maritimes professionnelles, le renforcement de la
flotte, la i loi de trois ans » à laquelle il s'était rallié,
fuïent le sujet de propositions et d'interventions de
ce défenseur persévérant et actif de la grandeur et
de la sécurité de la France.
Alix élections d'avril 1914, où il se représenta à
Rochefort, il fut battu au second tour par Pouzet,
socialiste, et quitta définitivement le Parlement. Il se
consacra à de nouvelles études.
Il laisse plusieurs ouvrages inachevés. Parmi ceux
qu'il a publiés, citons encore, dans l'ordre philo-
sophique : la Morale des philosophes chinois (1896);
la Morale des religions (1905); la Morale naturelle
(1908); dans l'ordre politique et social -.la Répu-
blique démocratique (18 )7); la Lutte pour l'existence
et l'Evolution des sociétés (1903); la Concurrence
sociale et les Devoirs sociaux (1904); l'Etat et les
Eglises 171 France, depuis les origines jusqu'à la sépa-
ration (1906); les Missions et leur protectorat (1907);
l'EducatiOn de la femme moderne (1907); la Lutte
contre le crime (1910); dans l'ordre maritime et mili-
taire ; la Marine française au printemps de iSço;
les Enseignements maritimes de la guerre russo-japo-
naise (1905); le Programme maritime de igooà igo6;
le Bilan de noire marine (1909); Nos forces navales
(1911); l'i Répartition des flottes européennes et les
Obligations de la marine française (1912); Nos forces
militaires (191 3).
Ces derniers temps, il avait donné : la Crise de la
République; Introduction à la guerre de igi4 : les
empires germaniques et la politique de la force;
l'His.oire de l'entente cordiale franco-anglaise, dont
il avait été l'un des plus ardents promoteurs.
Il présidait l'Union des industries nationales, la
Société française de colonisation, l'Association inter-
nationale d'agronomie coloniale et était membre du
comté de l'Association des journalistes répu-
blicains.Il jouissait, hors de France comme en France,
d'une grande considération. — Gustave Hiksciifei.d .
Lumière (LoKW-Jean), chimiste et industriel
français, né à Besançon le 5 octobre 1864. Son père,
qui exerçait dans cette ville la profession de photo-
graphe, vint s'installer à Lyon après la guerre
de 1870. L. Lumière fut reçu à l'école La Marti-
nière en 1878 et en sortit, en 1880, classé premier;
son état de santé ne lui permettant pas de conti-
nuer ses études, il entra alors au laboratoire de son
père. Celui-ci pressentait déjà toute l'importance
qu'allait prendre, en France, l'industrie de la fabri-
cation des plaques photographiques, dont on com-
mençait à peine à faire usage dans les ateliers. Avec
son frère Auguste, de deux ans plus âgé que lui,
L. Lumière entreprit une série de travaux qui de-
vaient apporter les plus heureuses améliorations dans
l'art photographique.
Les travaux de Louis et Auguste Lumière furent
en partie communiqués aux Sociétés scientifiques au
nom des deux frères ; il convient de séparer les
recherches qu'ils poursuivirent et de doimer à cha-
cun la part qui lui revient.
L. Lumière s'occupa d'abord de la préparation des
émulsions photographiques et réussit à obtenir des
éraulsions sensibles au bromure d'argent en traitant
l'oxyde d'argent par le bromure d'ammonium ; ce
fut là le point de départ de la création de l'usine
Lumière. Dans la suite, il trouva plusieurs autres
méthodes de préparations orig nales du bromure
d'argent, qui sont aujourd'hui employées dans l'usine
et qui restent, pour le moment, des procédés se-
crets. Il réussit aussi, en 1893, à fabriquer des sur-
faces sensibles complètement transparentes et ren-
fermant, cependant, du bromure d'argent à l'état col-
loïdal : ce fut cette préparation spéciale, sans grain,
décrite dans une note présentée à la Société fran-
çaise de photographie, qui permit au professeur Lipp-
mann d'obtenir ses magnifiques photographies inter-
férentielles.
En 1895, L. Lumière parvint à construire un ciné-
matographe ; plusieurs savants avaient essayé avant
Louis Lumière.
LAROUSSE MENSUEL
cette date de réaliser la synthèse optique du mouve-
ment; Janssen, Marey et Deraeny, le général Sé-
bert, etc., avaient créé des dispositifs spéciaux pour
l'analyse du mouvement par la photographie, mais
ils n'étaient parvenus qu'à obtenir un nombre res-
treint d'images. Edison, en 1893, avec son kinétos-
cope, ne réussit pas mieux, tout en montrant, cepen-
dant, la possibilité de résoudre pratiquement le pro-
blème ; la découverte d'un appareil permettant de
projeter sur un écran une succession d'images pho-
tographiques obtenues avec des poses de 1/24 de
seconde est entièrement due à L. Lumière, et le pre-
mier cinématographe fut construit dans l'usine de
Lyon. A cette époque, un autre problème photogra-
phique se trouvait posé : construire un appareil don-
nant sur une
bande pellicu-
laire une série
d'images panora-
miques, représen-
tant le tour com-
plet de l'horizoç.
Le colonel Moës-
sard était bien
parvenu à réali-
ser ce genre de
projection sur
une fraction de
cylindre, mais
son procédé n'é-
tait pas pratique.
En 1899, L. Lu-
mière imagina le
photorama, dis-
positif qui donne
la solution du
problème et qui
consiste à faire tourner l'objectif autour et à l'exté-
rieur d'un cylindre image, l'objectif étant muni d'un
système inversant, qui maintient l'image immobile
sur le cylindre, malgré la rotation de l'appareil.
Depuis plus de trente ans, Ducos du Hauron avait
conçu une méthode permettant d'obtenir des images
photographiques en couleurs par l'interposition d'un
écran trichrome, constitué par des linéatures juxtapo-
sées ; cependant, les tentatives qui avaient été faites
pour la réalisation d'un tel système n'avaient donné
aucun résultat pratique. En 1903, dans une note com-
muniquée à l'Académie des sciences, L. Lumière
indiquait la possibilité de construire un écran tri-
chrome pour la photographie directe des couleurs.
La méthode consiste à prendre comme écran un mé-
lange de grains colorés étalés sur une couche unique à
la surface du verre. Cl tte couche étant recouverte, après
vernissage, d'une couche sensible panchromatique
telle qu'elle permet l'interversion de l'image déve-
loppée. Malgré les nombreuses difficultés qui se pré-
sentaient dans la fabrication de cet écran, L. Lumière
parvint à construire ses plaques autochromes, qui
sont connues aujourd'hui tiU monde entier. Il a éga-
lement indiqué plusieurs autres modes d'obtention
de réseaux géométriques trichromes.
On doit encore à L. Lumière d'autres recherches
dans le domaine de la photographie. Citons ses tra-
vaux sur les plaques anti-halo, sur l'action de la
lumière aux basses températures, sur l'argenture des
glaces à froi.l, sur de nouveaux procédés de zinco-
graphie, etc. On lui doit également certains travaux
d'acoustique. Il a construit, pendant la Grande
Guerre, plusieurs appareils de liaison acoustique, per-
mettant d'augmenter considérablement la portée des
signaux sonores. Il a également construit un réchauf-
feur catalytique pour nacelles d'avions, etc.
En récompense de ses travaux, L. Lumière avait
obtenu la médaille d'or de la Royal Photographie
Society de Londres (1897), la grande médaille d'or
du Touring-Club de France (1907), la médaille
Elliott Cresson de l'Institut Franklin à Philadel-
phie {1908), la médaille Péligot de la Société française
de photographie en 1908. Le 15 décembre 1919, il fut
élu membre de l'.Académie des sciences pour prendre
place dans la division des applications de la science
à l'industrie (v. p. 113). Il fut nommé officier de la
Légion d honneur en 1911. — G. boi'cbï.\t.
Mariage entre beaux- frères et
belles -soeurs. Dr. civ. Le Code civil de 1803,
en conformité d'une très vieille tradition, avait, sur
l'insistance de Portails, compris, par son article 162,
parmi les a'Iiances impossibles comme incestueuses
et, par suite, frappées d'une prohibition absolue, les
mar âges entre alliés au degré de frère et sœur,
c'est-à-dire entre beaux-frères et belles-sœurs. La
loi du 16 avril 1832 lit fléchir la rigueur de ce texte
en permettant au chef de l'Etat de lever, pour des
causes graves, la prohibition, par des dispenses.
Ces dispenses étaient délivrées, s'il y avait lieu,
sur le rapport du ministre de la justice et sur l'avis
du ministère public du lieu du domicile des impé-
trants. C'est avec parcimonie qu'elles étaient accor-
dées. « La prohibition est la règle et les dispenses
l'exception », avait précisé le garde des sceaux Félix
liarthe. Jusqu'en 1904, le ministère de la justice
s'efforçait, grâce aux restrictions de circulaires pério-
diquement renouvelées (notamment par Dufaure,
en 1875), de ne faire intervenir les dispenses que s'il
y avait lieu d'éviter la prolongation d'un scandale,
de permettre la réparation d'une erreur ou d'une
faute, de sauvegarder à la fois l'intérêt des familles
et la morale publique.
En 1904, le principe établi fut renversé : une cir-
culaire du garde des sceaux Vallé (18 novembre 1904)
déclara que l'octroi des dispenses devait être la règle
et le rejet l'exception. Dès lors, les demandes de
dispenses furent instruites sommairement. Résultat :
en neuf ans, de 1905 à 1913, il y eut 10.820 dispenses
accordées et 5 seulement de rejetées.
Après la loi du 16 avril 1832, une loi du i" juil-
let 1914 modifia, à son tour, l'article 162 du Code
civil, en ce qui concerne le mariage entre beaux-frères
et belles-sœurs.
En règle générale, la prohibition à mariage se
trouve supprimée ; elle est, toutefois, maintenue
lorsque c'est par le divorce qu'a été dissous le mariage
d'où venait l'alliance.
Le mariage entre beaux-frères et belles-sœurs est
autorisé, en principe. Autrement dit : les officiers de
l'état civil peuvent, désormais, procéder à la célé-
bration des mariages entre beaux-frères et belles-
sœurs, sans qu'il y ait eu dispense préalable, sur la
simple production de l'acte de décès du précédent
conjoint.
La dispense est une formalité coûteuse : elle en-
traîne la perception de droits de sceau, qui s'élèvent
à 300 francs (exactement 306 fr. 25 c). Même alors
que les intéressés obtiennent une remise de ces droits,
la dispense n'en reste pas moins une formalité gê-
nante, puisqu'elle nécessite une longue enquête, au
cours de laquelle sont appelés à donner leur avis les
maires des communes où habitent les intéressés, le
juge de paix, le procureur de la République, le pro-
cureur général, la chancellerie. D'ailleurs, l'observa-
tion de toutes les formes et conditions nécessaires
retarde parfois la décision de plusieurs mois, et le
fait est de nature à décourager les postulants, à les
faire se résigner à l'union libre. D'autre part, dans
le cas de grossesse, un mariage rapide peut éviter
les inconvénients d'une naissance se produisant soit
hors mariage, soit pendant le mariage, à une époque
trop éloignée de la conception pour que la fiction de
la loi puisse tromper sui ie caractèie de la filiation.
Il n'a pas paru au législateur qu'il convînt de lais-
ser toute liberté de se marier aux beaux-frères et
belles-sœurs, lorsque c'est le divorce qui a brisé
1 union produisant l'alliance. Il peut se faire, en effet,
que le divorce ait été prononcé pour adultère des
postulants. Dans tous les cas de divorce, la loi du
1" juillet 1914 a maintenu la prohibition édictée par
l'article 162 du Code civil en laissant à la chancel-
lerie la possibilité, au moment de l'instruction de la
demande en dispense d'alliance, de s'opposer, ne
fût-ce que temporairement, à des unions inconve-
nantes. — Jean bELACoua.
CESdipe, roi de Thèbes, pièce en trois par-
ties et treize tableaux, d« Saint-Georges de Bouliélier,
représentée pour la première fois par les Spectacles
Olympiques, au Cirque d'Hiver,le I7décembrei9i9.
La représentation d'Œdipe, roi de Thèbes, a constitué
une tentative intéressante et neuve de grands spec-
tacles d'art populaire.
Le Cirque d'Hiver a été aménagé de façon à
rappeler la disposition du théâtre grec antique. Le
fond est occupé par l'immense façade du palais
royal. Au centre et en haut d'un escalier monu-
mental, la porte royale est réservée au roi et à la
reine. A droite et à gauche, deux issues rappellent
les deux portes, dont l'une donnait sur les apparte-
ments des femmes et le gynécée, l'autre conduisait
aux appartements des étrangers.
Le palais antique a, en outre, deux autres issues
aux deux extrémités : par l'une entrent les gens
du pays et, par l'autre, les étrangers. Ceux-ci
sont censés arriver par la mer, que les spectateurs
athéniens aperçoivent effectivement au delà du
mur du théâtre de Dionysos, avec Salamine à l'ho-
rizon. Le poète Saint-Georges de Bouhélier a raconté
l'histoire d'Œdipe, l'Homme aux pieds enflés, à la
façon des mystères du moyen âge et aussi de Sha-
kespeare.
Au premier acte, la musique joue les motifs fu-
nèbres de Bach; douze femmes divisées en deux
groupes soutiennent une draperie, en s'avauçant au
bord du proscenium ; elles masquent la scène et font
rideau. Quand elles se retirent, on aperçoit Polybe, roi
de Corinthe, étendu sur son lit ; il va mourir. La
reine Mérope est auprès de lui, les gentilshommes
de la cour, que le roi appelle « Messieurs », écoutent
les dernières instructions de leur Seigneur. Le style
a la familiarité et les anachronisines des mystères.
Polybe meurt. Les femmes ramènent le long rideau de
pourpre devant ; 1 scène.
La scène est vide quand le rideau s'écarte à nou-
veau. Nous sommes, cette fois, devant le palais
d'Œdipe, roi de Thèbes. Le grand escalier et les
avenues sont encombrés par la multitude: femmes,
soldats, sont dans la désolation. La peste sévit
dans le pays. Créon est parti à Delphes pour con-
132
sulter l'oracle à ce sujet. On l'attend. Un vieil-
lard, du haut d'une tribune établie au milieu des
spectateurs, interpelle le roi sur ce fléau. Le peu-
ple, dans un mouvement d'agitatim très curieu-
sement réglé, se retire. L'escalier du palais demeure
désert. De la porte royale, sort un tout petit enfant qui
danse et s'amuse. C'est le fils d'Œdipe et de la reine
Jocaste, Polynice, et voici venir son frère Etéocle,
sa sœur Ismène et Antigone, et l'amoureux d'Anti-
gone, Hémon, et la nourrice. Les enfants s'amusent
avec des jouets dont les modèles ont été copiés sur les
anciens jouets grecs : sistres, crotales, trochos, poupées
et animaux de terre cuite. Le roi et la reine apparais-
sent. C'est une charmante scène de famille ; la plus
grande familiarité necesse de régner dans cestableaux.
Œdipe n'apparaît pas dans la pourpre royale, comme
on aurait pu le faire sur la piste du cirque, avec un
char à huit chevaux. C'est, au contraire, l'intimité la
plus simple et la plus débonnaire.
Sur une terrasse de côté, le prince Hémon lutine
et courtise la princesse Antigone.
Tout à coup, les trompettes sonnent, la foule se
précipite à travers tous les passages que laissent
libres les fauteuils des spectateurs. Créon fait son
entrée par le fond. Le vieux Tirésias commence à
donner le commentaire tragique de l'oracle de Del-
phes, qui désigne Œdipe comme cause de la peste et
comme criminel impuni. Le roi entre en fureur,
chasse Tirésias et se bat avec Créon.
La situation se traduit par des mouvements pitto-
resques dans l'armée et le peuple et par des éclai-
rages combinés, mauve et or, qui sont d'un bel eflet.
Voici venir, à travers la salle, un détachement de
soldats et d'hommes du peuple. La note est celle du
moyen âge. On parle de château, de gonfanon. Les
soldats du corps de garde se livrent à des divertisse-
ments de gymnastique.
Œdipe vient s'asseoir sur les marches du palais. Il
est inquiet. Jocaste tâche de le rassurer. Un hôte est
annoncé :^'est Idoménée de Corinthe. Œdipe le fait
restaurer dans le palais, avant de le recevoir.
Cependant, l'agitation grandit dans le peuple,, et
l'on assiste à la reconstitution violente et agitée
d'une émeute.
Peu à peu, les preuves se précisent et se pressent
en tournoyant au-dessus de la tête d'Œdipe, comme
■des oiseaux de sinistre augure. C'est lui qui a tué le
vieux Laïus. Il se croyait fils de Polybe, et il ne l'est
pas. Il est né à Corinthe. Il a été abandonné par sa
mère et exposé dans les ravins du Cithéron, à cause
des oracles qui amoncelaient les horreurs sur son
berceau.
Il est le fils de Laïus et de Jocaste, et voici, main-
tenant, qu'il a épousé sa mère.
Dans la lumière dorée de la lune, il se tord dou-
loureusement le long des escaliers du palais, son cal-
vaire. La nuit tombe.
A l'aube, les soldats du corps de garde se livrent
à des divertissements de gymnastique. Leur langage
est de style moyen âge et anachroniquement mo-
derne; on y parle de capitaine, de caporal, de coli-
chemarde. Le vieux bouvier qui a détaché l'enfant
Œdipe pendu par les pieds à un arbre vient, sans le
savoir, faire s'effondrer les dernières possibilités
d'espoir. Œdipe est maudit des dieux, la fatalité l'a
plongé dans les crimes les plus atroces et les plus
abominables. L'indignation populaire se traduit par
une agitation révolutionnaire; le palais est mis à
sac, la lutte s'engage contre les gardes royaux, l'or-
gie se déchaîne, les femmes et les jeunes filles sont
emportées : c'est un tableau réglé avec art et qui
donne l'impression de folie sanglante chez un peuple
en fureur.
A présent, le roi est perdu. Hémon résiste à son
père Créon, qui lui ordonne de renoncer à Antigone.
Jocaste vient gémir sur les marches du palais, en-
tourée de ses enfants : Ismène, Antigone, Etéocle et
Polynice.
Des hurlements éclatent à l'intérieur de l'édifice.
Œdipe s'est crevé les yeux. Condamné à l'exil, il
s'éloigne, appuyé sur l'épaule de la frêle Antigone.
Créon prend le pouvoir et fait rosser à coups de
bâton le peuple, un instant révolté.
On ne peut refuser à ce spectacle un intérêt artis-
tique, une invention ingénieuse.
Il a été monté par Firmin Gémier, désireux de
créer de grandes représentations d'art populaire. Ici,
l'effort est incontestablement considérable et d'un
efifet heureux.
Les proportions gigantesques du décor et des mou-
vements de foule constituent un élément imprévu et
séduisant. Peut-on dire qu'un art théâtral vraiment
populaire est né ? Ce serait prématuré de le prétendre.
Par le texte et par la mise en scène, Œdipe con-
serve l'apparence d'un pastiche. On y rappelle les
conditions scéniques du théâtre grec antique, quand
Œdipe roi, de Sopiiocle, fut joué au "v" siècle av. J.-C,
au théâtre de Dionysos. On y retr mve la familiarité
intime des scènes de notre vieux théâtre du .xiv" siè-
cle. La formule shakespearienne est appliquée dans
toutes les parties de l'ouvrage. C'est plutôt une
réminiscence qu'une invention.
Le problème des grandes fêtes d'art populaires est
plus complexe. Il a été étudié particulièrement pen.
LAROUSSE MENSUEL
dant la Révolution française ; les plus jrrands artistes,
musiciens et poètes, y ont collaboré et, cependant,
malgré David, Joseph Chénier, Méhul. Gossec, il
n'en est rien resté.
Les grands cortèges espagnols et wallons, les
riches spectacles des entrées roval^s de jadis pour-
raient donner d'utiles indications. C'est bien, en tout
cas, le moyen âge qui peut et doit servir de modèle,
car il a seul connu et aimé l'art populaire, qui a été
tué par la Renaissance, celle-ci ayant été faite par
les savants. Quant aux fêtes du xvii" siècle, elles
furent aristocratiques et en tous points opposées aux
instincts négligés de la foule.
Certes, il paraît nécessaire de revenir au xiil" siècle
pour renouer la tradition rompue, mais l'on ne fera
œuvre féconde qu'en se débarrassant de toute imita-
tion et en se conformant aux conditions nouvelles,
aux notions, aux besoins et aux instincts de la men-
talité contemporaine, telle que l'ont faite vingt siècles
de civilisation et un siècle de liberté, de philoso-
phie, d'éducation populaire, de progrès scientifique
et de raison triomphante. — Léo Claretii.
Les principaux rôles ont été créés par ! M°*" André Mé-
gard (Jocaste), Sephora Mossé (Antigone), Acézat (Mirope);
et par MM. Cémier (Œdipe), Desormes (Polybe), Roila Nor-
man (Idoménée), Mendaille (Créon), Marcel-Vibert (Tiré-
sias),
Paix (La) [Suite]. — Le traité de Versailles.
Les garanties contre l'Allemagne. — Dans le sys-
tème transactionnel consacré par le traité de Ver-
sailles, la sécurité des démocraties occidentales et,
en particulier, la sécurité de la France, sont assu-
rées par une série de mesures qui se complètent et se
soutiennent mutuellement :
1° Garantie générale, par la Société des nations,
de l'intégrité territoriale et de l'indépendance poli-
tique des signataires (art. lo);
2= Fixation à 50 kilomètres à l'est du Rhin de la
frontière militaire de l'Allemagne (art. 42-44) ;
3° Limitation des forces militaires de l'Allemagne
(art. 159-212);
4» Droit de contrôle (art. 213);
5° Garanties d'exécution (art. 428-432);
6' Assistance armée de la Grande-Bretagne et des
Etats-Unis. (Traités spéciaux du 28 juin 1919.)
Garantie générale de la Société des nations. Aux
termes de l'article 10 des traités de Versailles et
de Saint-Germain, les membres de la Société pren-
nent l'engagement de <i respecter » et de « mainte-
nir » contre toute entreprise extérieure l'intégrité
territoriale et l'indépendance politique présente de
tous les membres de la Société. En cas d'agression,
le conseil de la Société « avise aux moyens d'assurer
l'exécution de cette obligation ».
Cette première garantie n'a, présentement, qu'une
valeur morale.
Démilitarisation de la rive gauche du Rhin et de
50 kilomètres sur la rive droite. Par les articles 42
et 43, il est interdit à l'Allemagne, tant sur la rive
gauche du Rhin que dans une zone de 50 kilomè-
tres sur la rive droite :
De maintenir ou de construire des fortifications ;
D'entretenir ou de rassembler des forces armées,
soit à titre permanent, soit à titre temporaire;
De faire des manœuvres militaires, de quelque
nature qu'elles soient ;
De conserver aucune facilité matérielle de mobi-
lisation.
La frontière militaire de l'Allemagne se trouve
donc reportée au delà du Rhin, et toute violation
des clauses inscrites dans les articles 42 et 43 sera
considérée à la fois comme « un acte hostile vis-â-vis
des puissances signataires » et comme une tentative
de troubler la paix du monde » (art. 44) : c'est le
casus fcederis.
Un pareil acte paraît tomber aussi sous l'applica-
tion de l'article 10 et mettre en cause la garantie
solidaire de la Société des nations.
Statut militaire de l'Allemagne. Clauses mili-
taires. La Prusse avait fait du militarisme, porté
à un degré extraordinaire de perfection, un instru-
ment qui mettait en péril l'indépendance même des
autres Etats. Si donc les gouvernements alliés et as-
sociés voulaient fonder un ordre social nouveau sur
une paix durable, ils devaient briser cet instrument
de besogne malsaine, mettre l'ennemi vaincu dans
l'impossibilité de reprendre sa politique d'agression
et d'absorption. L'accroissement démesuré des dé-
penses militaires avait été imposé aux autres nations
par l'Allemagne : il était équitable et nécessaire
qu'elle fût la première à préparer cette limitation
générale des armements que la Société des nations
se proposait de réaliser.
A la différence des conventions d'armistice avec
l'Autriche-Hongrie, la Turquie, la Bulgarie, la con-
vention du n novembre 1918 ne contenait aucune
clause de désarmement, parce que, dans le système
du maréchal Foch, la rive gauche et les têtes de
ponts devaient être occupées aussi longtemps que
l'Allemagne ne se serait pas libérée de ses engage-
ments et parce que, grâce à l'appoint des contin-
gents britanniques, nous devion; avoir les mêmes
effectifs que le Reich. Ce système n'ayant pas pré-
N' 159. Mal 1920.
valu, il fut admis que l'armée allemande serait ré-
duite à une force permanente de police et qu'on
lui enlèverait les moyens de se reconstituer; les
clauses militaires du traité limitèrent donc Jes effec-
tifs, l'encadrement, rarm"ment, lei fabrications, abo-
lirent le service obligatoire universel, supprimèrent
tous les organes de préparation à la guerre et à la
mob lisation, interdirent toute fortification dans une
région déterminée.
Limitation des effectifs, de rencadrement et de Var-
mement (art. 159-163). Les effectifs de l'armée des
Etats constituant le Reich ne dépasseront pas en
totalité 100.000 hommes, y compris les officiers
(4.000 au maximum) et les dépôts. Il n'y aura pas
plus de 7 divisions d'infanterie et 3 divisions de ca-
valerie, encadrées par deux états-majors de corps
d'armée; la composition des divisions et des états-
majors est déterminée strictement; aucune autre
force différemment groupée, aucun autre organe de
commandement ou de préparation militaire ne sera
toléré; enfin, le personnel civil des services adminis-
tratifs de la guerre, les douaniers, les forestiers, les
gendarmes, les gens de police ne pourront être
réunis pour prendre part à des exercices militaires.
En résumé, l'armée allemande sera exclusivement
destinée au maintien de l'ordre et à la police des
frontières.
Limitation de l'armement, des munitions et du ma-
tériel de guerre (art. 164-171). La limitation de l'ar-
mement, des munitions et du matériel de guerre
est fixée proportionnellement aux effectifs.
Pour la dotation de 7 divisions d'infanterie, 3 di-
visions de cavalerie et 2 états-majors de corps
d'armée, l'armement comprendra au maximum
84.000 fusils, 18.000 carabines, 792 mitrailleuses
lourdes, 1.134 mitrailleuses légères, 63 minnenwer-
fer moyens, 189 minnenwerfer légers, 204 pièces
de 77, 84 obusiers de 105. Les canons longs de 105
et les obusiers de 150 sont supprimés, dans les divi-
sions; toute artillerie lourde est interdite. Si le
traité admet un complément facultatif d'un vingt-
cinquiè ne pour les armes à feu et d'un cinquantième
pour les canons, ce supplément sera exclusivement
affecté aux remplacements nécessaires. Le stock des
munitions ne pourra dépasser les chiffies arrêtés en
conformité des besoins de l'armement, et l'approvi-
sionnement des canons constituant l'armement des
ouvrages fortifiés, terrestres ou maritimes, sera ra-
mené à 1.500 coups par pièce pour les calibres de
10,5 et inférieurs à 500 coups par pièce pour les
calibres supérieurs.
Les gouvernements de l'Entente recevront li-
vraison de tout le matériel de guerre en excédent
des quantités autorisées, pour être détruit ou mis
hors d'usage. La fabrication n'en sera désormais
effectuée que dans les usines désignées par les prin-
cipales puissances. L'importation en Allemagne d'ar-
mes, munitions, matériel quelconque, ainsi que la
fabrication et l'exportation à destination de l'étran-
ger, est interdite, et la même prohibition s'appli-
que à la fabrication, à l'exportation ou à l'impor-
tation des gaz et liquides asphyxiants, des chars
blindés, tanks ou autres engins similaires.
Recrutement et instruction mili' aire (art. 173-179).
Le service militaire universel et obligatoire est aboli
en Allemagne. L'armée se recrute par engagements
volontaires de douze années consécutives pour les
hommes de troupe et de vingt-cinq années pour les
officiers. L'obligation, pour ces derniers, de servir au
moins jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans pare au
danger que présenterait le renouvellement trop fré-
quent des officiers instructeurs.
Les seules écoles militaires autorisées sont exclu-
sivement destinées au recrutement des officiers de
chaque arme, à raison d'une école par arme, et le
nombre des élèves sera strictement proportionné aux
vacances à pourvoir dans le cadre des officiers. Il ne
sera plus toléré aucune académie de guerre, école
de cadets, etc.; les universités, institutions sco-
laires, associations de vétérans, sociétés sportives
ne pourront s'occuper de questions militaires, ni
de l'apprentissage du métier des armes, et elles ne
seront rattachées par aucun lien à l'autorité mili-
taire. La mobilisation et même sa simple préparation
sont prohibées. Le Reich n'accréditera à l'étranger
aucune mission militaire et n'autorisera aucun sujet
allemand à s'engager dans l'armée, la flotte ou le
service d'aviation d'une puissance quelconque.
En un mot, tous les organes de préparation à la
guerre sont abolis.
Limitation des fortifications (art. 180). Tous les
ouvrages fortifiés, forteresses et places fortes, seront
désarmés et démantelés, et aucune fortification nou-
velle, quelle qu'en soit la nature ou l'impor-
tance, ne devra être construite en territoire allemand,
à l'ouest d'une ligne tracée à cinquante kilomètres
à l'est du Rhin. Ces dispositions de l'article 180
doivent être rapprochées de celles des articles 42 à
44, qui prescrivent, dans la même zone et sur la rive
gauche du fleuve, des mesures de démilitarisation.
Clauses navales. — Les clauses navales du traité
de ersailles (art. r8i-r97) ont été arrêtées d'après
les mêmes principes que les clauses militaires. Elles
ont eu pour but de laisser à l'Allemagne les forces
N' 169- mal 1920.
utiles à sa protection et aux services de police, mais
d'empêcher la reconstitution de sa marine de guerre,
et elles ont prescrit, en conséquence, les moyens sui-
vants :
Limitation de la flotte à quelques unités de sur-
face: 6 cuirassés du type DeutscUatid ou Lothringen,
6 croiseurs légers, I2 destroyers, 12 torpilleurs. Les
autres bâtiments de guerre seront, à moins de
clause contraire, placés en réserve, ou recevront une
affectation commerciale. Tous les sous-marins seront
livrés, et la flotte n'en devra comprendre aucun.
L'Allemagne ne pourra construire ou acquérir que
les seuls bâtiments destinés au remplacement des
unités autorisées et dont le déplacement et la durée
de service, à dater du lancement, sont ainsi fixés:
Cuirassés, 10.000 tonnes, vingt ans.
Croiseurs légers, 6.000 tonnes, vingt ans.
Destroyers, 800 tonnes, quinze ans.
Torpilleurs, 200 tonnes, quinze ans.
Les bâtiments armés n'auront à bord ou en ré-
serve que les quantités d'armes, de munitions et de
matériel déterminées par les puissances alliées et
dont la fabrication, comme l'exportation, est formelle-
ment prohibée.
Provisoirement, l'Allemagne conservera quelques
dragueurs, étant tenue de draguer les mines dans les
zones de la iiwr du Nord et de la Baltique qui lui
seront désignées.
Limitation des effectifs. Les effectifs dépendant de
la marine de guerre, quels qu'ils soient, y compris
les services à terre, ne dépasseront pas 15.000 hom-
mes, dont, au maximum, 1.500 officiers et « warrant
officiers ». Ils seront exclusivement recrutés par voie
d'engagements volontaires d'une durée continue de
vingt-cinq ans pour les officiers et de douze ans pour
les sous-officiers et marins. Les marins du conunerce
ne recevront aucune instruction militaire.
Livraison des bâtiments de guerre. Tous les bâti-
ments de guerre en excédent du nombre fixé, y com-
pris ceux qui sont stationnés ou internés à l'étranger,
cessent d'appartenir à l'Allemagne. Les bâtiments en
construction seront démolis; les croiseurs et bâti-
ments auxiliaires, désarmés et traités comme navires
de commerce ; tous les sous-marins seront livrés.
Après l'armistice du 11 novembre 1918, des bâti-
ments de guerre allemands, au nombre de soixante-
dix, défilèrent devant la flotte de l'amiral Beatty
et, de la baie du Firth of Forth, furent ultérieure-
ment dirigés au nord de l'Ecosse, dans les Orcades,
où ils jetèrent l'ancre dans la baie de Scapa Flow.
(V. Lar. Mensuel, t. IV, p. 955.) Or, au mois de
juin 1919, ces bâtiments, qui devaient revenir aux
Alliés à la signature de la paix, furent sabordés par
ordre de l'amiral von Reuter, en violation de l'ar-
ticle 184 du traité de Versailles. Les puissances exi-
gèrent, sans doute, la réparation, très modérée, d'ail-
leurs, du préjudice ainsi causé; mais ce préjudice
était particulièrement grave pour la France, dont la
marine se fût enrichie de plusieurs unités de type
tout récent.
Libre accès dans la Baltique. Canal de Kiel. L'ac-
cès de la Baltique est assuré à toutes les nations,
entre les latitudes nord 55''27' et 54° et les longitudes
est 9° et i6° (Greenwich). Dans cette zone — où il
est regrettable que ne soit pas comprise l'embou-
chure de l'Elbe — aucun ouvrage fortifié comman-
dant les routes maritimes de la mer du Nord à la
Baltique ne sera conservé ou établi.
Le canal de Kiel est ouvert aux bâtiments de
guerre et de commerce de toutes les nations (art. 380).
Limitation des fortifications sur le littoral alle-
mand. Le gouvernement allemand démolira les forti-
fications d'Héligoland, excepté celles qui constituent
une défense contre les irosions. Outre le démantèle-
ment des ouvrages qui interdisent l'accès de la mer
du Nord dans la Baltique, le traité prescrit la limi-
tation des fortifications, sur le reste du littoral
allemand, à une zone déterminée. L'Allemagne ne
pourra renforcer la défense de ses côtes, ni en modi-
fier l'armement, dont l'état sera communiqué à tous
les gouvernements européens.
Le protocole du 28 juin 1919 prévoit la nomina-
tion, par les principales puissances alliées et asso-
ciées, dune commission pour surveiller la démolition
des fortifications d'Héligoland. Cette commission
aura qualité pour décider quelle partie des ouvrages
protégeant la côte contre les érosions doit être con-
servée et quelle partie doit être démolie.
Restriction de la télégraphie sans fil. Pendant les
trois mois qui suivront la mise en vigueur du traité,
les stations de télégraphie sans fil de Nauen, Hano-
vre et Berlin ne pourront transmettre que des télé-
grammes commerciaux, sous le contrôle des gouver-
nements alliés, qui fixeront les longueurs d'onde à
employer. Durant la même période, l'Allemagne ne
construira aucune station de télégraphie sans fil à
grande puissance, tant sur son propre territoire que
sur celui de l'Autriche, de la Hongrie, de la Bulgarie
ou de la Turquie.
Claijses aériennes. — L'usage criminel que nos
ennemis avaient fait, pendant la guerre, de leurs
appareils aériens, justifiait la sévérité des clauses
concernant l'aéronautique (art. 198-202). L'Allemagne
n'aura plus d'aviation ni militaire ni navale ; elle ne
LAROUSSE MENSUEL
conservera aucun dirigeable; le personnel naviguant
sera démobilisé; le puissances alliées et associées
prendront livraison de tout le matériel.
Jusqu'à la complète évacuation du territoire alle-
mand par les troupes d'occupation, les appareils
d'aéronautique des puissances alliées et associées au-
ront la liberté de passage, de transit et d'atterrissage.
accélérer cette décision, le vote à la majorité est
substitué au vote à l'unanimité.
Le maréchal Foch avait élaboré un projet basé
sur le service obligatoire à court terme. Une armée
de métier de 100.000 hommes a paru moins dange-
reuse ; mais, si rigoureux que paraisse le statut mili-
taire imposé à l'Allemagne, il ne donne pas pleine
LIPPE
ZON ES D EVACUATION SUCCESSIVE
DE LARIVEGAUCHEDURHIN
I" z.one ( 5 ans )
E°>" zone < voaiLS )
3"?* zone < 15 ans )
Zone soumise auplébiscite
Zone neutre
Droit d'investigation. Contrôle de la réduc-
tion DESARMEMENTS. — Dcs commissious interalliées
de contrôle surveilleront l'exécution des clauses mili-
taires, navales et aériennes (art. 203-210).
Aussi longtemps que le traité sera en vigueur, l'Al-
lemagne se prêtera à toute investigation, relative à
son statut militaire, que le Conseil de la Société des
nations jugerait utile : un seul membre de la Société
pourra provoquer la décision du Conseil et, pour
satisfaction à ceux qui, partisans du désarmement
complet, estiment que, même éduite à 100.000 hom-
mes, l'armée allemande est une véritable armée, où
s'encadrerait facilement, le jour où elle croirait pou-
voir manquer à sa parole, une nation remarquable-
ment disciplinée. Invité à engager des négociations
avec les signataires du traité pour y faire insérer des
obligations plus strictes à la charge du Reich (motion
André Lefèvre), notre gouvernement se refusa à re-
134
mettre en délibération les clauses jugées insuffisantes
et à retarder l'adoption du traité par les Chambres.
Il accepta, cependant, de s'entendre avec les puis-
sances alliées et associées pour l'exécution de toutes
les mesures propres à rendre effectif le désarmement
de l'Allemagne et de ses alliés, tant par l'interdiction
de certaines fabrications de guerre que par toutes
autres dispositions jugées nécessaires. (Chambre des
députés, séance du 3 octobre 1919.)
Garanties d'exécution (art. 428-432). A titre de
garantie de l'exécution du traité dans l'Europe occi-
dentale, les troupes des puissances alliées et asso-
ciées occuperont la rive gauche du Rhin et les têtes
de pont de la rive droite, pendant une période de
quinze ans à compter de la mise en vigueur du traité.
Mais, comme les dépenses d'occupation impliquent
une réduction équivalente de la somme disponible
pour les réparations, il est stipulé que, si l'Allemagne
observe fidèlement ses obligations, il sera procédé à
ime évacuation progressive
a) Au bout de cinq ans, la tête du pont de Cologne et le
territoire de la rive gauche au nord d'une ligne partant de
la frontière hollandaise à la hauteur de la Roer et al>outis-
sant au Rhin, à l'erabouchure de l'Ahr.
6) Au bout de dix ans, la tête du pont de Coblence et le
territoire de la rive gauche au nord d'une ligne partant de
l'intersection des frontières allemande, hollandaise et belge,
et aboutissant au Rhin, à Bacharacb.
c) Au bout de quinze ans, les tètes de pont de Mayence et
de Kehl et le reste des territoires de la rive gauche.
Malgré l'évacuation par zones successives tous les
cinq ans, les frontières belge, luxembourgeoise et
française demeurent entièrement couvertes jusqu'à
la fin de la quinzième année. Et, de plus, les puis-
sances auront la faculté, sur avis de la Commission
interalliée des réparations, tant de réoccuper pen-
dant la période de quinze ans tout ou partie des zones
évacuées que de prolonger l'occupation au delà de
quinze ans, si les garanties contre une agression non
provoquée de l'Allemagne ne semblent pas suffisantes.
Par contre, les troupes d'occupation seront immé-
diatement retirées dans le cas où, avant l'expiration
du délai de quinze ans, l'Allemagne aurait satisfait à
tous les engagements résultant pour elle du traité de
Versailles.
Les questions relatives à l'occupation des territoires
rhénans non réglées par le traité devaient être l'ob-
jet d'arrangements, dont l'Allemagne s'obligeait par
avance à respecter les clauses. L'un de ces arrange-
ments, signé le même jour que le traité principal
(entre la France, les Etats-Unis, la Belgique, l'Em-
pire britannique et l'Allemagne), maintenait dans les
territoires occupés des forces de police, à l'exclusion
de toute force proprement militaire. Dans ces terri-
toires, une Haute commission interalliée des terri-
toires rhénans, organisme civil composé de quatre
membres (France, Belgique, Grande-Bretagne, Etats-
Unis), représente les puissances alliées et associées.
Elle est présidée par le haut commissaire français,
dont les pouvoirs sont définis par le décret du 25 no-
vembre 1919, et sa compétence est déterminée par
les articles 3 à 13 de l'arrangement. Aussitôt que fut
entré en vigueur le traité de Versailles, le haut com-
missaire français, Paul Tirard, adressa aux populations
rhénanes une proclamation pour les assurer que leur
liberté serait respectée et pour exprimer l'espoir que
Français et Rhénans, se connaissant davantage,
s'achemineraient, « dans le rapprochement du tra-
vail, de l'ordre et de la paix, vers l'avenir d'une hu-
manité meilleure ».
Respectueuse du principe de l'indépendance des
peuples, la France ne suivra pas, en effet, dans les
régions occupées, une politique d'annexion, mais une
politique de rapprochement. A ce point de vue, l'opi-
nion de Maurice Barrés mérite d'être signalée. Le
député lorrain considère que les Rhénans sont alle-
mands et veulent le demeurer, mais aussi qu'ils
n'aimpnt pas la Prusse, étant de tradition romaine
et catholique. Dès lors, une Rhénanie autonome dans
le cadre du Reich, fidèle à son passé, épanouissant
une civilisation intermédiaire entre l'Allemagne et la
France, constituerait « un bastion de sécurité pour la
paix du monde ». Notre action sur les populations
rhénanes peut être à la fois intellectuelle et écono-
mique, réveiller les affinités historiques et créer la
solidarité des intérêts :
11 existe une solidarité économique évidente de ces régions
avec le reste de la vieille Gaule. Les communications et
relations du Rhin moyen avec les bassins de la Seine et du
Rhône sont aussi faciles qu'avec le bassin du Danube et
plus faciles qu'avec le bassin de l'Elbe. Et l'on doit se féli-
citer que le traité prévoie le canal qui, par le Mein, rendu
navigable, joindra le Rhin internationalisé au Danube inter-
nationalisé. C'est l'accès de l'Orient pour nos industries
fiançaises, que desserviront le canal de la Marne au Rhin
développé et la Moselle canalisée ; c'est la fortune de notre
pays et le resserrement de notre sohdarité avec les régions
du Rhin.
Les traités de garantie. Les traités de garantie si-
gnés à Versailles, le premier entre la France et la
Grande-Bretagne, le second entre la France et les
Etats-Unis, ont pour objectif commun d'assurer im-
médiatement la sécurité et la protection de la France,
« dans le cas de tout acte d'agression dirigé contre
elle par l'Allemagne ».
LAROUSSE MENSUEL
Les articles 42 et 43 du traité franco-allemand in-
terdisent, sur la rive gauche du Rhin et dans une
zone de 50 kilomètres sur la rive droite, le maintien
ou la construction des fortifications, l'entretien ou
le rassemblement de forces armées, les manœuvres
militaires, « les facilités matérielles de mobilisation ».
Toute violation de ces dispositions constituera le
casus jœderis et motivera l'intervention immédiate
de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis.
Il existe, entre les deux traités, des différences de
fond et de forme. Le gouvernement britannique con-
sent à venir en aide à la France ; le gouvernement
des Etats-Unis est tenu de nous assister. Le gouver-
nement britannique ne s'engage à nous soutenir que
si les Etats-Unis contractent une obligation analogue;
il ne se regarde pas comme directement atteint par
une agression allemande dirigée contre nous, et les
Dominions ne seront engagés par le traité que si
leurs Parlements respectifs le sanctionnent. Les
Etats-Unis estiment, conformément au principe posé
par l'article 10 du Pacte de la Société des nations,
que tous les Alliés seraient menacés au même titre :
Considérant (est-il dit dans les motifs du traité franco-
américain) que les Etats unis d'Amérique et le gouverne-
ment de la République française sont pleinement convaincus
qu'un acte d'agression non provoqué, dirigé par l'Allemagne
contre la France, ne violerait pas seulement tout à la fois la
lettre et l'esprit du traité de Versailles, auquel les Etats
unis d'Amérique et la République française sont parties,
exposant ainsi de nouveau la France aux intolérables charges
d'une guerre non provoquée, mais qu'une semblable agres-
sion de la part de l'-Allemagne constituerait et est réputée
par le traité de Versailles un acte hostile contre toutes les
puissances signataires dudît traité et calculé pour troubler
la paix du monde en y entraînant inévitablement et direc-
tement les Etats de l'Europe et indirectement le monde en-
tier, comme l'expérience l'a amplement et malheureusement
démontré...
Voilà la vraie formule d'une convention de garan-
tie, et cette garantie aurait dû nous être donnée par
tous les signataires du Pacte de la Société des na-
tions. Faire dépendre l'intervention de nos alliés de
la violation des articles 42 et 43 du traité de Ver-
sailles, c'est restreindre infiniment le casus lœderis,
c'est nous assurer une protection insuffisante en at-
tendant le fonctionnement régulier de la Société des
nations.
Chacun des deux traités doit être soumis au
Conseil de la Société et sanctionné par les Assem-
blées législatives des Etats contractants.
Le bassin de la Sarre. — Les articles 45 à 50 du
traité de Versailles, complétés par une annexe en
trois chapitres, consacrent la cession à la France des
gisements houillers du bassin de la Sarre, règlent les
conditions de leur exploitation et fixent provisoire-
ment le statut de la population qui, à l'expiration
d'une période de quinze années, fera connaître ses
intentions au moyen d'un plébiscite.
Le territoire conventiormel de la Sarre est borné :
au nord, par une ligne partant de la Sarre à 5 kilo-
mètres nord de Mettlach et rejoignant la frontière
méridionale de la principauté de Birkenfeld ; à l'est,
par une ligne passant au nord-est de Saint-Wendel
et rejoignant, au sud de Hornbach, la frontière fran-
çaise par les crêtes de la rive orientale de la Blies;
au sud et à l'ouest, par la nouvelle frontière fran-
çaise.
Il englobe les cercles de Sarrelouis, Sarrebriick,
Ottweiler, Saint-Ingbert et une partie des cercles
de Merzig, Saint-Wendel, Horaburg et Deux-Ponts.
Sa superficie est de 161.000 hectares, et il compte
547.000 habitants.
Les frontières ont été fixées de manière à respecter
le plus possible les circonscriptions administratives
existantes et les habitudes de la population.
Cession des mines. La destruction des mines du
nord de la France appelait une réparation d'autant
plus importante que, l'Alsace et la Lorraine produi-
sant beaucoup moins de charbon qu'elles n'en con-
somment, les besoins de la France agrandie allaient
être plus considérables.
Les Allemands offraient d'intéresser dans leurs
propres entreprises nos industriels, de nous attri-
buer, par privilège, l'excédent de leur production
charbonnière et même, en cas d'insuffisance de cet
excédent, de rationner la consommation en Alle-
magne, en France, en Belgique. Mais l'anéantisse-
ment de nos charbonnages du Nord et du Pas-de-
Calais s'était produit dans des conditions si odieuses
que la réparation devait être exemplaire.
Les mines de la Sarre étaient, en général, des
mines d'Etat, des mines fiscales, exploitées par la
Prusse ou la Bavière. La France acquiert en pleine
propriété, franche et quitte de toutes charges ou
dettes, ces gisements houillers, concédés ou non,
avec tous leurs accessoires. La valeur de la cession
sera déduite du total des réparations dues par l'Alle-
magne.
La France aura la faculté d'exercer directement
son droit exclusif d'exploitation, ou bien de le con-
céder. Le chapitre 1°"' de l'annexe, intitulé : Des pro-
priétés minières codées et de leur exploitation, précise
les garanties relatives aux tarifs des chemins de fer
et des canaux, au matériel de transport, aux acquisi-
tions de terrains, à la main-d'œuvre, aux prix de
N' 159. Ma/ 1920.
vente, à la création d'écoles pour les travailleurs et
pour leurs enfants, à la fondation d'oeuvres d'assis-
tance et de solidarité. Ni les mines, ni leurs dépen-
dances, ni le personnel ne pourront être réquisi-
tionnés.
De leur côté, les ouvriers continueront de jouir de
tous les droits que leur assure la législation alle-
mande en vigueur au 11 novembre 191 8. Le régime
du travail ne sera modifié qu'après qu'ils auront été
consultés et conformément aux principes adoptés,
en la matière, par la Société des nations. Les ou-
vriers de nationalité française pourront appartenir
aux syndicats français.
Le régime d'exploitation des mines ne subira au-
cun changement, sans l'avis préalable du gouverne-
ment français. Celui-ci s'engage à satisfaire aux
besoins de la consommation locale, tant industrielle
que domestique, dans la proportion qui existait,
en 1913, entre la consommation locale et la produc-
tion totale du bassin de la Sarre. Si, à la suite du
plébiscite dont il sera question plus loin, une partie
des mines est située dans un district réuni à l'Alle-
magne, celle-ci, à moins d'accord direct avec la
France, devra la racheter à un prix fixé par experts
et payable en or. Dans le cas où le prix n'aurait pas
été fixé un an après l'échéance, la commission des
réparations y pourvoira, d'accord avec les instruc-
tions de la Société des nations et, au besoin, par
une liquidation ; mais, dans le cas où la propriété se-
rait transférée à l'Allemagne, la France et ses natio-
naux auraient le droit d'acheter la quantité de char-
bon justifiée par leurs besoins industriels et domes-
tiques à la date du rachat.
Gouvernement du territoire du bassin de la Sarre.
La cession des mines de la Sarre était un gage dans
les mains de la France ; mais encore fallait-il que ce
gage ne fût pas affaibli par les manœuvres d'une ad-
ministration hostile. Si le territoire ne fut pas placé
sous notre souveraineté, même temporaire, du moins,
l'Allemagne renonça-t-elle à l'administrer en faveur
de la Société des nations, considérée comme fidéi-
commissaire et représentée par une Commission de
gouvernement de cinq membres : un Français, un
Sarrois et trois membres, ni français, ni allemands.
Le Conseil de la Société les choisit pour un an, mais
cette désignation est renouvelable ; Il cltoisit aussi le
président de la Commission, qui en est l'agent exécutif
et dont le mandat annuel est également renouvelable.
Le régime établi par le chapitre II de l'annexe
{gouvertiemrnt du territoire de la S'erre) tient le plus
grand compte des droits des habitants et de leur
bien-être. Il maintient le système administratif anté-
rieur en ce qui corcerne les juridictions civile et
criminelle, ainsi que les impôts : avant de procéder
à une modification quelconque des lois ou de lever
aucune contribution nouvelle, la Commission sera
tenue de prendre l'avis des représentants élus du dis-
trict ; car, si les Sarrois ne doivent pas participer aux
élections générales pour le Reichstag, ils conservent
leurs assemblées particulières (le droit de vote appar-
tient, sans distinction de sexe, à tout habitant âgé de
plus de vingt ans), leurs libertés religieuses, leur
langue, leurs écoles. Ils ne perdent pas leur nationa-
lité, mais ils pourront en acquérir une autre. Le pro-
duit des impôts sera consacré tout entier aux dé-
penses d'ordre local.
La Commission jouira de tous les pouvoirs qui
appartenaient précédemment à l'Empire, à la Prusse
et à la Bavière : nomination et révocation des fonc-
tionnaires, création d'organes représentatifs ou ad-
ministratifs, usufruit du domaine public et du
domaine privé, administration et exploitation de tous
les services publics (y compris les chemins de fer et
les canaux), protection, à l'étranger, des Intérêts des
habitants. Elle décidera sur toutes les questions aux-
quelles pourra donner Heu l'Interprétation du traité.
Elle n'est pas responsable devant le gouvernement
français, mais devant la Société des nations.
Les tribunaux civils et criminels seront mainte-
nus, mais une Cour sera constituée pour statuer en
appel sur les décisions de ces tribunaux, et la justice
sera rendue au nom de la commission de gouvernement .
Il n'y aura pas d'année dans le bassin de la Sarre,
ni de fortifications. Une gendarmerie locale assurera
l'ordre, et la Commission pourvoira, en toutes cir-
constances, à la protection des personnes et des biens.
La circulation de la monnaie française ne sera
l'objet d'aucune prohibition ni restriction.
Le territoire conventionnel du bassin de la Sarre
cesse de faire partie du Zollverein pour être soumis
au régime douanier français. Le produit net des
droits de douane sur les marchandises destinées à la
consommation sera attribué au budget du territoire.
Aucune taxe ne frappera les produits métallur-
giques ou le charbon à destination de l'Allemagne,
ni les exportations allemandes à destination des
industries du bassin de la Sarre.
Les produits naturels ou fabriqués, originaires du
bassin, en transit sur le territoire allemand, seront
libres de toute taxe douanière. Il en sera de même
pour les produits allemands en transit sur le terri-
toire du bassin.
Pendant cinq ans à dater de la mise en vigueur du
traité, les produits originaires et les produits en pro-
I
N' 159. Mai 1920.
venance du bassin, jouiront de la franchise d'impor-
tation en Allemagne, et les articles destinés à la con-
sommation locale seront librement importés dans le
territoire du bassin.
Au cours de ces cinq années, pour chaque article
en provenance du bassin et dans lequel seront incor-
porés des matières premières ou des demi-ouvrés
venant d'Allemagne en franchise, le gouvernement
français se réserve de limiter les quantités, qui seront
admises eu France, à la moyenne annuelle des quan-
tités expédiées en Alsace, en Lorraine et en France
au cours des années igii-igis.
Cnnsultalion populaire. Quinze ans après la mise
en vigueur du traité, la population sera appelée à se
prononcer, par commune ou par district, soit pour le
maintien du régime établi par le traité, soit pour
l'union avec la France, soit pour l'union avec l'Alle-
magne. Toute personne habitant le territoire à la
date (lu 28 juin 1918 prendra part à la consultation
populaire, pourvu qu'elle soit âgée de vingt ans à la
date de cette consultation, dont le conseil de la
Société des nations, statuant à la majorité, tirera les
conséquences pratiques quant à la souveraineté sous
laquelle sera placé, en tout ou en partie , le pays de la
Sarre .
Ce pays appartint jadis, pour la plus grande part,
au duché de Lorraine. Sarrelouis, créée par Vauban,
Landau, l'une des dix villes libres de l'Alsace, nous
avaient été laissées, en même temps que le bassin
minier, par le premier traité de Paris, en 1814. Leur
attribution à la France, d'ailleurs justifiée par des
considérations d'ordre militaire, n'eût été qu'une
restitution; mais les puissances alliées et associées
ne voulurent pas paraître attenter au principe de
l'indépendance des peuples, et elles soumirent le
bassin de la Sarre à un régime particulier — n'impli-
quant aucune annexion et maintenant l'unité économi-
que du bassin — jusqu'au jour où les Sarrois décide-
ront eux-mêmes de leur sort. (/4s«>we.) — Maiime Petit.
Pigalle, par Samuel Rocheblave (Paris, 1919). —
Une heureuse curiosité dirige, depuis quelques an-
nées, les recherches de certains historiens d'art vers
l'étude des grands sculpteurs français du xv\n' siècle,
pour lesquels il n'existait jusqu'à présent rien do
comparable aux ouvrages consacrés aux grands pein-
tres de la même époque. Dans une série de mono-
graphies où ont déjà été présentés Bouchardon et
Pajou, S. Rocheblave vient de faire paraitr<'
une étude très documentée et très complète sur
Jean-Baptiste Pigalle. Préparé par de longues années
de documentation, ce livre n'est pas seulement une
importante monographie, qui remplace avantageuse-
ment l'ouvrage de Tarbé, incomplet et vieux de plus
de soixante ans ; il constitue aussi une contribution
essentielle à l'étude de la sculpture française à l'une
de ses époques les plus brillantes.
L'enfance de Pigalle, qui naquit à Paris le 26 jan-
vier 1714, s'entoura de vieilles traditions familiales;
quatre générations de simples artisans — des menui-
siers — lui transmirent un héritage de probité, d'ef-
fort et d'ordre qu'il voyait appliquer chaque jour
autour de lui, onzième enfant d'une nombreuse fa-
mille, qui ne subsistait que par le travail, l'énergie
soutenue et le sens de l'épargne. Ces qualités se re-
trouveront dans sa vie entière, en même temps que
se fera sentir une absence de culture générale que
cette origine modeste explique et excuse. Cinq, seu-
lement, de ses frères et sœurs sont connus ; parmi
eux, il faut surtout noter un frère, Pierre, qui devint
peintre copiste au service des bâtiments du roi, et
une sœur, qui épousa le statuaire Gabriel-Christophe
AUegrain.
Pigalle devait avoir environ huit ans lorsqu'il en-
tra, rue Meslay, che£ le statuaire Le Lorrain; ses
progrès furent lents, mais l'enfant, qui méritait déjà,
de ses camarades, le surnom de « Tête de bœuf »,
s'obstina dans le travail avec cette patience réfléchie
qui devint, plus tard, une des caractéristiques de
l'homme. Lorsque Le Lorrain partit travailler en
.Alsace, vers 1734, Pigalle, qui s'était rencontré dans
l'atelier de son maître avec Lemoyne, son aîné de
treize ans, était jugé digne d'entrer chez ce dernier.
De 1734 à 1736, il suivit les cours de l'Académie
royale, mais il échoua au concours du prix de Rome
de 1735, et le découragement qu'il en éprouva aurait
peut-être modifié son avenir, sans l'appui fidèle de
ses deux maîtres, qui estimaient sa valeur au-dessus
des hasards d'un concours. Leurs conseils et la certi-
tude que ses frères et sœurs pouvaient subvenir aux
besoins essentiels de sa famille lui firent prendre une
décision qui devait exercer la plus heureuse influence
sur son avenir : avec un compagnon de route de-
meuré inconnu, ayant en poche, pour toute fortune,
un permis de travailler à l'Académie de Rome, il
partit à pied, pour l'Italie, faire le grand pèlerinage
classique de l'antiquité.
Il y connut la misère, au début. Par un travail
assidu, qui lui valut l'appui de Guillaume Coustou,
le fils de l'auteur des chevaux de Marly, il remporta
enfin, en 1730, le premier prix du concours de l'Aca-
démie romaine de Saint-Luc. Puis, à la fin de 1739,
après un séjour de trois ans, durant lesquels il avait
fait la connaissance de Bouchardon et de Slodtz, de
LAROUSSE MENSUEL
135
Tombeau du maréchal de Saxe, dans l'éslise Saint- Thomas, à Strasbourg, chef-d'œuvre de Jeau-Baptiste Pi^-alle mi). Proteslant.
le maréchal ne put être enterre à Saint-Denis. Louis XV voulut, du moins, qu'on lui élevât dans une église de sa religion un mausolée
digne de lui. Le sculpteur a représenté le maréchal debout devant une pyramide, ayant h sa droite un lion, un léopai'd, un aiffle. sym-
boles des nations vaincues, et à sa gauche un faisceau de di-apeaux. Assise sur les degrés à ses pieds, la France semble repousser la
Mort, qui, enveloppée d'un suaire, entr'ouvre le cercueil occu]>ant le bas du monument. En pendant A la Mort, Hercule, la tète appuyée
sur sa main gauche, parait plongé dans une affliction profonde.
Soufflot et de Pierre, Pigalle partit pour Lyon, avec
des lettres de recommandation de Coustou, lyonnais
d'origine ; il y séjourna un an et demi, occupé à des
travaux divers de sculpture religieuse et, peut-être, à
ses premiers bustes, éprouvé par la maladie et la
misère jusqu'au jour où, semble-t-il, l'aide d'un bien-
faiteur inconnu lui permit de revenir à Paris.
Il y est en 1741 : la récompense de ses efforts va
venir. Son modèle du Mercure, présenté à l'Acadé-
mie de Saint-Luc, lui vaut la médaille d'or du roi,
d'abord, puis d'être agréé par l'Académie royale;
l'exécution en marbre de ce modèle l'y fait enfin re-
cevoir en 1744, à trente ans. Bien qu'au commen-
cement de cette nouvelle période, il semble végéter
un peu, les mauvais jours sont bien passés pour lui ;
sa réputation grandit, il reçoit un appartement au
Louvre et une pension du roi; il est le protégé de
Voyer d'Argenson, ministre de la guerre, d'Orry,
puis de Tournehem, contrôleurs généraux des bâti-
ments; il est en rapport avec Nicolas Cochin, le mar-
quis de Marigny, Pâris-Montmartel ; il a pour amis
Boizot, Oudry, l'abbé Gougenot. Rien d'étonnant à
ce qu'aux Expositions de 1742, son Mercure et sa
Vénus, aujourd'hui à Berlin, et sa Vierge, dite « des
Invalides », lui vaillent un succès complet. Il devient
le sculpteur officiel, car il possède la faveur de
M"" de Pompadour, dont il expose le buste au Salon
de 1750; il fera, d'ailleurs, encore de la marquise une
statue allégorique et la fera figurer dans deux autres
groupes symboliques. Ces œuvres le placent vite en
tête de la pléiade d'artistes qui entourent la favo-
rite, et la mort même de celle-ci n'amoindrira en
rien sa situation.
Le maréchal de Saxe était mort à Chambord le
20 novembre 1750. Pour l'hommage solennel que
l'on voulait rendre aux cendres de ce grand soldat,
étranger par la naissance, mais devenu français par
ses victoires, plusieurs projets avaient été successi-
vement présentés et rejetés, lorsque l'on eut la
pensée de les faire reposer dans ces Marches de l'Est
qu'il avait défendues. Mais la dépouille, qui arriva
le 7 février 1751 à Strasbourg, dut y attendre
vingt-six ans l'achèvement du sépulcre projeté, et
ce n'est que le 20 août 1777 qu'au milieu d'une
pompe funèbre célébrée avec un éclat sans pré-
cédent, la silhouette marmoréenne du grand soldat
parut enfin descendre vers le dernier repos. Pour
cette œuvre imposante, Lépicié, le secrétaire de
l'Académie royale, poliment consulté par Vandières,
conseilla Coustou : ce fut Pigalle qui fut choisi,
grâce, certainement, à ses influentes protections.
Coustou fut, d'ailleurs, désigné à son tour, quelques
années plus tard, pour l'exécution du monument du
Dauphin, dans la cathédrale de Sens. Pigalle dressait
aussitôt deux projets et, dès mars 1753, un mois
après leur envoi, l'un d'eux était officiellement ac-
cepté. Tout de suite, il se met au travail dans l'atelier,
plus vaste que le sien, qu'il a emprunté au sculpteur
Francin, son voisin du Louvre. Il commence par
demander quatre ans pour l'exécution du modèle en
grand, mais, dès 1756, avec une avance de deux ans,
il expose presque officiellement le monument, dont
les proportions définitives sont dès lors arrêtées et
pour lequel il doit toucher 96.500 livres; puis, de
1762 à 1776, les figures expressives ou tragiques du
monument sortiront régulièrement du marbre, sous
son ciseau.
Mais, de 1757 à 1762, durant ces cinq années d'in-
terruption apparente, Pigalle s'occupait du monu-
ment de Louis XV à Reims, pour lequel il fut vrai-
semblablement désigné dès 1735. Les victoires du
maréchal de Saxe, la maladie de Metz, les fêtes
X36
inoubliables de Strasbourg, l'entrée à Maëstricht, la
paix heureuse d'Aix-la-Chapelle avaient créé, entre-
tenu et prolongé, à Paris et dans les provinces, une
crise de loyalisme ardent et enthousiaste envers le
roi. Toutes les grandes villes rivalisaient entre elles
dans l'expression de cet acte de foi et, à tour de
rôle, Paris, Bordeaux, Valencieiuies, Rennes, Nancy,
Rouen élevaient au Bien-Aimé des statues recormais-
santes. Dès 175 1, Reims tint à prouver son attache-
ment au roi ; mais ce n'est qu'en février 1756 que le
projet de la place Royale et du monument fit l'objet
d'un traité entre la ville et Pigalle, préféré à Vassé,
que le comte de Caylus avait proposé. Le monu-
ment dans lequel Pigalle avait complètement rompu
avec l'iconographie traditionnelle devait d'abord être
placé dans une niche de l'hôtel des Fermes ; la dé-
cision de l'installer au centre de la place amena Pi-
galle à augmenter les proportions de la statue et à
remplacer les bas-reliefs prévus par deux figures allé-
goriques, dont l'une, celle du Citoyen, reproduisit
ses traits, sur la demande de la ville. Le monument
était prêt en 1762 ; on le fondit, la même année, de-
vant une députation des édiles rémois ; il ne fut inau-
guré qu'en août 1765, à la suite d'une visite de la
reine et à l'occasion de l'anniversaire du roi. La dé-
pense totale s'éleva à 411.000 livres.
La mort de Bouchardon renforça d'une manière
inattendue la situation de Pigalle, en tant que
•rculpteur officiel; le mourant le désigna pour ter-
miner le monument du roi destiné à la place
I ouis XV et dont la maladie l'avait obligé d'arrêter
l'achèvement. Déjouant facilement une intrigue de
Caylus, qui proposait l'éternel Vassé, Pigalle signa le
contrat avec la ville de Paris en avril 1763 ; le mo-
nument, incomplet, d'ailleurs, était inauguré en juin
suivant : il ns fut entièrement terminé qu'en 1772.
En même temps qu'il achevait ces grands monu-
ments officiels, Pigalle entreprenait plusieurs œuvres
importantes. Il élevait, à ses frais, dans l'église des
Cordeliers, le tombeau de son ami l'abbé Gougenot,
l'historiographe de l'Académie royale, dont il ne
subsiste plus qu'un médaillon au musée du Louvre.
II composait le tombeau — • également disparu — du
financier Pâris-Montmartel, son protecteur, destiné à
l'église de Brunoy, sur la demande de la famille,
probablement. Enfin, il travaillait au mausolée de
Claude-Henri d'Harcourt, le plus important dss trois,
qui se trouve aujourd'hui dans la chapelle Saint-
Guillaume, à Notre-Dame. Dans la même catégorie
d'ouvrages religieux, il produisait la Vierge de Saint-
Sulpice, arrivée indemne jusqu'à nous, VAssompfion
de Saint-Maur, en bas-relief, pour Saint-Germain-des-
Prés, et un Saint Augustin, pour Notre-Dame-des-
Victoires : ces deux dernières sculptures ont disparu.
Par contre, il faut rétirer à Pigalle la fausse pater-
nité du tombeau du margrave de Bade, à Baden-
Baden, et sa prétendue collaboration avec Coustou
au monument du Dauphin, à Sens.
La dernière œuvre de Pigalle, dans cette période
de sa vie, est la fameuse statue de Voltaire nu, que
conserve aujourd'hui la bibliothèque de l'Institut. Le
projet d'une statue à l'illustre philosophe de Ferney
fut, on le sait, improvisé au cours d'un souper chez
Mme Necker, le 17 avril 1776. Voltaire y fit la résis-
tance juste nécessaire et donna finalement son ac-
quiescement, en petits vers galants. Pigalle alla
passer à Ferney huit jours, durant lesquels il parvint
à fixer quelque chose de la silhouette gesticulante et
agitée du pétulant vieillard. La première maquette
du sculpteur figurait Voltaire entièrement nu.
M°" Necker s'alarma de cette anatomie squelettique,
mais Pigalle s'entêta dans ce projet, dont Voltaire,
consulté, ne se formalisait, d'ailleurs, pas. Enfin, à
force d'instances, on obtint de Pigalle une légère
concession : il donna à sa statue le corps d'un ancien
soldat de la guerre de Sept ans, mais ce démenti,
qu'il s'infligea en quelque sorte, n'en suscita que plus
de commentaires. Avec sa nudité systématique et
déplaisante, cette statue, comme l'a très bien fait
remarquer S. Rocheblave, marque une date dans
l'histoire de l'art français : c'est l'apogée de la gloire
autant pour Voltaire que pour Pigalle, mais ce der-
nier força son tempérament en cherchant à se sur-
passer dans cette œuvre, où il représentait l'art fran-
çais. Terminé en marbre en 1776 seulement, ce
Voltaire implacable demeura dans l'atelier de Pigalle,
et l'un de ses héritiers en fit don à l'Académie.
L'autorité croissante de Pigalle s'explique par son
ascension sûre et régulière dans les fonctions acadé-
miques. L'Académie royale ne récompensait pas seu-
lement les maîtres : elle appelait aussi à elle les
jeunes gens d'avenir, et quelques dates de la carrière
dcadémiquedePigalle permettent de se rendre compte
de la faveur qu'il y acquit. Il était agréé le 4 novem-
bre 1741, reçu le 30 juillet 1744, nommé adjoint à
professeur le 30 octobre 1745, désigné à plusieurs
reprises pour l'examen des ouvrages du Salon et
nommé définitivement professeur le 27 mai mai 1752.
Il épuisa, enfin, la série des fonctions académiques en
occupant le poste de recteur et — ■ honneur suprême I
— celui de chancelier, l'année même de samort(i785).
Il n'éprouva à la fin de sa vie qu'une déception, lors-
que, se rendant à Strasbourg en 1776 pour installer
dans l'église Saint-Thomas le mausolée du maréchal
LAROUSSE MENSUEL
de Saxe, il en profita pour pousser jusqu'à Berlin
afin d'y revoir ses premières œuvres ; il en revint
vexé de l'indifférence de Frédéric II à son égard,
malgré le titre de « citoyen » que la ville de Strasbourg
lui avait décerné.
Pigalle ne dédaignait pas ces sortes d'hommages ;
il avait reçu le titre de membre associé de l'Académie
de Rouen et le cordon de Saint-Michel, qui l'avait
anobli. Cependant, les honneurs ne modifièrent pas
son caractère; celui que Diderot appelait le 0 mulet
de la sculpture » demeura toute sa vie ce qu'il était
dès sa jeunesse : probe, travailleur, ordonné avec un
peu de lenteur, tenace avec quelque rudesse. Raison-
neur, attaché à ses opinions, il défendait ses idées
avec âpreté, et on lui reprocha même de trop soute-
nir ses élèves, parmi lesquels comptaient surtout
Jullien, Boizot, Moitte et Foucou. Il fut peu mon-
dain, mais il sut, en traversant les salons à la mode,
se créer à la fois des protections utiles et des rela-
tions durables : Coustou, Cochin, La Tour, Desfri-
ches furent pour lui des amitiés solides, et il semble
avoir été lié même avec un certain nombre de chi-
rurgiens en renom de son époque, tels que Moreau,
Guérin, Antoine Ferrein.
Pigalle avait épousé, à cinquante-six ans et demi,
en 1771, sa nièce mineure, fille de son frère aîné,
Pierre Pigalle. Par un privilège rare chez les artistes,
il était déjà riche, car les monuments de Reiras et de
Paris lui avaient laissé d'importants bénéfices, entre
1
Jean-Baptiste Pigalle (171V nsô;.
Dessin de Cochin ; gravure de Saint-.\uljin.
1755 et 1755. Ce fils et petit-fils de modestes artisans
ne perdait pas ses intérêts de vue, et il savait relancer
les bureaux, qui, de tout temps, ont mal payé les
artistes. Propriétaire de plusieurs immeubles à Paris,
prêtant même de l'argent à de grands seigneurs, tels
que le prince de Condé et les ducs de Chartres et de
Luynes, il laissait en mourant près de 25.000 livres
de revenu : il léguait ou donnait là-dessus pour près
de 120 à 140.000 livres de capital pour des fondations
diverses.
Décédé presque subitement, le 20 août 1785, dans la
maison qu'il habitait à l'angle de la rue Saint-Lazare
et de la Chaussée-d'Antin, le grand sculpteur nous
semble avoir entraîné avec lui, en disparaissant, la
vieille école du xviii'" siècle. Il avait vu la sculpture
évoluer de Le Lorrain à Clodion; il assista à l'appa-
rition des écoles nouvelles de David et de Houdon ■
et, derrière elles, il vit poindre l'art du xix« siècle.
Son œuvre intelligente et habile, dont un tiers seule-
ment paraît nous être parvenu, atteste la place im-
portante qu'il occupa dans cet art séduisant et savou-
reux des deux règnes de Louis XV et de Louis XVI ;
combien de sculpteurs n'ont pu dresser semblable
mausolée sur leur propre tombe, et dans celle incon-
nue et introuvable où il repose, Pigalle doit dormir
en paix avec lui-même. — François Boucher.
Politique intérieure et extérieure
(Mars). — « Jamais, depuis la conclusion de l'ar-
mistice, écrivait, le 2 mars dernier, le Journal de
Genève, l'Europe ne traversa de période aussi
troublée ». Cette définition de la situation de l'Eu-
rope et, on peut ajouter, du monde, pouvait s'appli-
quer à tout le mois dont nous allons résumer les
événements en nous efforçant, comme toujours, de
dégager leur signification de la masse informe des
renseignements prématurés ou apocryphes dont la
télégraphie par fil ou sans fil entretient la curiosité
publique. Il est trop vrai que les problèmes se com-
pliquaient chaque jour pour deux raisons essen-
tielles : la première venait de la guerre même, qui a
remis en question tout le statut politique du monde
et créé pour une humanité épuisée une tâclie à la-
quelle toute l'intelligence humaine dans sa pleine
possession d'elle-même eût été inégale ; la seconde
découle de ce fait très curieux, — qui s'est déjà ren-
«• 759. Ma/ M20.
contré dans l'histoire, notamment à la fin de l'em-
pire romain, — que cet état exceptionnel de désordre
universel n'a fait surgir aucun génie capable de dé-
mêler l'écheveau embrouillé de nos destinées; de
sorte que les hommes qui se sont trouvés en position
de tenir des rôles n'ont pu découvrir la méthode
appropriée à la réalité présente et en ont tour à tour
essayé plusieurs, généralement insuffisantes, sans
même savoir se tenir fermement à aucune. Nous en
subissons la conséquence, qui eût pu, sans doute, être
atténuée, si lesdélibérationsduConseil suprême, au lieu
d'être, pendant desmois, enfermées dans le cercle étroit
de quelques personnes, avaient admis plus de compé-
tences et recherché des collaborations. A l'heure où
l'on était arrivé, les résultats négatifs qu'on pouvait
attendre du système se révélaient à la fois, et ceux qui
se trouvaient obligés de parer aux effets sans avoir été
responsables des causes voyaient se dresser devant
eux d'inextricables embarras. Les peuples en souf-
fraient durement et, si l'on doit s'étonner de quelque
chose en un temps où il vaudrait mieux ne s'étonner
de rien, c'est que les peuples, en dépit de coups de
fièvre subits et violents, eussent encore assez de
calme et d'empire sur eux-mêmes pourne pas tomber
dans un malaise plus durable et plus redoutable. Et,
à tout prendre, c'était là un symptôme dont il n'était
pas prudent de tirer des conclusions hâtives, mais
qui, pourtant, pouvait laisser quelque espoir que la
température de l'humanité redescendrait peu à peu
jusqu'à la normale. Nous croyons bien avoir déjà fait
des remarques analogues. Nous les répétons sans
regret, convaincus que le pessimisme inquiet de cer-
tains est un détestable moyen de soutenir nos cou-
rages.
L'impression générale que nous avons notée à la
fin de février au sujet de la question russe, qui reste
la pierre d'achoppement de la paix européenne, était
celle d'une manière de capitulation devant le gouver-
nement des soviets et d'avances pressantes dissimu-
lées sous un ton de sévérité qui cachait mal la
mansuétude du fond. En fait, pendant le mois de
mars, en dépit d'articles retentissants pour ou con-
tre le régime bolcheviste et de quelques vagues in-
dices recueillis çà et là sans qu'on pût garantir qu'ils
fussent sérieux, — sur l'état de la Russie, sur les né-
gociations qui pouvaient être engagées avec son gou-
vernement de fait, sur l'enquête que la Société des
nations et le Bureau international du travail avaient
décidé d'entreprendre, sur l'état de paix ou de guerre
qui aurait existé entre la Russie et les Etats voisins:
Pologne, Finlande, Lettonie, Roumanie, sur les
intentions et la politique envisagées par Lénine et ses
acolytes à l'égard de l'Europe occidentale, — notre
documentation réelle avait été insignifiante et telle
que l'on n'en devait tirer aucune indication sérieuse
pour l'avenir. Le pis était qu'on ne pouvait aucune-
ment espérer que les gouvernements de l'Entente,
même ceux qui, comme l'Angleterre et l'Italie, ne
cachaient plus guère leur désir de nouer des relations
commerciales avec la Russie, fussent plus complète-
ment informés. On ne disait rien, parce qu'on ne
savait rien, et l'on n'avait même pas, pour donner
confiance, la ressource de laisser croire qu'on savait
quelque chose. Deux symptômes, pourtant, étaient à
noter : la Pologne acceptait de donner une suite à la
proposition de paix des soviets ; la Roumanie, d'autre
part, satisfaite de la reconnaissance que lui avait
faite l'Entente de son annexion de la Bessarabie,
avait besoin d'être tranquille du côté russe et, très
désireuse de la paix extérieure pour assurer son équi-
libre intérieur, assez difficile à trouver, elle inclinait
sans contestation possible vers un arrangement qui
supprimerait toute inquiétude du côté de sa frontière
orientale.
Sur tout le reste, il fallait se résigner à vivre dans
l'obscurité dont nos gouvernements, sans doute
faute de mieux, se contentaient. Il y avait, pourtant,
là une situation dont il faudrait sortir un jour. Nous
avons dit longuement, les mois précédents, le péril de
la position prise à l'égard des soviets. Nous n'y re-
viendrons plus. Mais, puisque la position était prise,
elle était tout de même trop instable pour qu'on la
pût longtemps soutenir, et l'on était bien obligé de lui
dormer une suite. Laquelle ? Personne ne pouvait le
dire et, en vérité, s'il se passait quelque chose dans
une coulisse très secrète, le secret était bien gardé.
Nous estimons qu'il ne se passait rien du tout.
L'Allemagne était-elle plus avancée que nous ? On
le disait souvent, et il ne fallait pas être grand pro-
phète pour imaginer que l'Allemagne se rendait, nous
l'avons dit souvent, parfaitement compte de l'intérêt
qu'il y avait pour elle à se rapprocher de la Russie.
Là encore, nous manquions de toute précision, et nous
n'étions nullement convaincus que les événements qui
s'étaient passés en Allemagne au cours du mois de
mars eussent été très favorables à des tractations
économiques quelconques entre le Reich et le gou-
vernement de Lénine. Si ces tractations avaient
existé, ce ne pouvait être qu'avec les réactionnaires
allemands, et les résultats acquis n'en étaient pas
heureux. Cependant, il n'y avait là qu'un arrêt pas-
sager. L'Allemagne ne peut pas ne pas se tourner
vers la Russie. L'instabilité de sa situation éco-
nomique, le besoin absolu de trouver un terrain
IV 159- Mal 1920.
de colonisation industrielle et d'établir un courant
d'échanges utiles, la poussent de ce côté. L'Entente
ne paraissait avoir rien fait, en mars, pour arrêter ou
pour organiser cette tendance manifeste.
Du coté turc, même stagnation, même absence de
solution ferme, dans une question qui s'était com-
pliquée. Les controverses avaient continué sur le
maintien du sultan à Constantinople ou sur son ex-
pulsion. Mais aucun parti n'avait été pris, sauf celui
d'une manifestation navale, qui n'avait abouti qu'à
confirmer la mainmise de l'Angleterre sur la capitale
de l'Empire turc et, peut-être, à raviver le nationa-
lisme turc. La solution n'avait pas avancé d'une
ligne. En Asie Mineure, par contre, un fait nouveau,
qui n'était, après tout, que la conséquence assez
étrange de la politique antérieure, était venu pré-
ciser une ambition qu'on pouvait depuis longtemps
deviner.
Dans un Congrès prétendu national, tenu à Damas,
l'émir Fayçal s'était proclamé roi de Syrie. L'émir
Fayçal, on le sait, est une invention de l'Angleterre;
invention ingénieuse
en son temps, il fauv
le dire, mais qui avait
été payée de certaines
promesses que la
France ne connut pas
lors de la convention
de 1916, que, peut-
être, on crut alors peu
susceptibles de venir
jamais à échéance ,
mais qui, à l'heure
où l'exécution en fut
demandée par le bé-
néficiaire, étaient de
venuesgênantes pour
l'Angleterre et fâ
cheuses pour la Fran-
ce. Nous avons dit, le
mois dernier, nos in-
quiétudes à ce sujet.
Tout était venu les
confirmer. Sans dou-
te, dans les discus-
sions qui eurent lieu
au Parlement fran-
çais sur ce sujet par-
ticulièrement délicat
on avait fait, comme
sur bien des points,
le procès de la poli-
tique suivie depuis
l'armistice du 11 no-
vembre 1918, mais
personne n'avait ap-
porté aucune solu-
tion pratique. On
continuait à pouvoir
craindre que la Fran-
ce ne se trouvât peu
à peu évincée d'une
participation utile à
l'administration et à
l'exploitation indus-
trielle d'un pays où
elle a plus que per-
sonne des titres à maintenir son autorité morale.
Quant à l'Arménie, on ne savait, au juste, quel
sort lui serait réservé, quelle serait son extension
territoriale ; si elle accéderait à la mer ou si on
ne lui réserverait que l'usage du port franc de Ba-
toum, et, pendant ce temps, les nationalistes turcs
continuaient, disait-on, les plus abominables mas-
sacres. A la fin de mars, il était impossible de voir
clair dans les innombrables intrigues qui partaient de
Constantinople ou qui y aboutissaient. On ne savait
où en était le nationalisme turc, si Mustapha Kemal
disposait de forces importantes ou, simplement, d'une
bande de coupe-jarrets et de pillards, mais on
sentait qu'une hostilité était organisée contre l'in-
fluence française. Il n'est pas certain, d'ailleurs, que
l'Angleterre fût fixée sur la politique qu'elle suivrait
définitivement. Après s'être laissé influencer par les
démarches de délégués musulmans venus de l'Inde
et dont nous avons dit que nous croyions qu'on avait
fort exagéré l'importance religieuse, Lloyd George,
pas plus que n'importe qui, ne pouvait résoudre le pro-
blème. L'Angleterre, devant la Turquie et, en Syrie,
devant l'émir Fayçal, était dans une position légè-
rement ridicule. Elle avait des protégés gênants et qui,
vraiment, manquaient de tact. Mais personne n'avait
envie de rire, et tout cela n'avançait pas les affaires
de l'Europe.
Les Etats-Unis, que cette question ne touchait
qu'indirectement et où, cependant, leur président en-
tendait dire, comme ailleurs, le dernier mot, avaient
leur grande part de responsabilité dans cette situa-
tion embrouillée. La méthode de la temporisation
et du silence, dans un temps comme le nôtre, est
une méthode dangereuse et inacceptable. Si parler
trop vite conduit, comme nous l'avons vu souvent,
à être obligé de se contredire, ne pas parler du tout
laisse place à toutes les interprétations et laisse le
LAROUSSE MENSUEL
champ libre à toutes les initiatives. L'audace des Turcs
a été entretenue par l'indécision américaine.
Les Etats-Unis, d'ailleurs, en mars, avaient conti-
nué à se tenir en dehors de la politique européenne,
non sans que le président Wilson eût manifesté
par des interventions épistolaires sa présence, tou-
jours invisible, à la tête du gouvernement américain.
Au début du mois, il avait répondu sur la question
de Fiume, sans régler le débat. Puis, vers le 9 mars,
on avait eu connaissance, dans le public, d'une lettre
qu'il écrivait au sénateur Hitchcok, dans laquelle il
s'élevait contre le militarisme de l'Entente et, parti-
culièrement, de la France. Cette épitre, contradic-
toire avec tout ce qu'avait vu et dit le président
Wilson pendant son séjour en France, frisait l'in-
convenance, dans le fond et dans la forme. Elle froissa
notre sentiment de la justice. Elle apparut comme
une inconséquence. Elle fit une brèche nouvelle au
prestige de son auteur. Elle ne pouvait, d'ailleurs,
avoir aucune influence ni sur la politique générale,
ni sur la politique américaine, qui se poursuivait
Visite du président de la République, Paul Deschauel. à Bordeaux {l" mars 1920). Paul Deschanel a commémoré, au Gi and-Théàtre de
Bordeaux, la séance historique de l'Assemblée nationale du i»> mars 1871, dans laquelle les représentants des départements d'Alsace et de
Lorraine formulèrent une protestation suprême contre l'annexion de ces provinces a l'Allemagne. Tous les nouveaux députés et sénateurs de
l'Alsace et de la Lorraine assistaient à la cérémonie. — Ptiot. Meurisse.
dans la confusion. Le Sénat continuait à discuter le
traité de Versailles ; il adoptait les réserves Lodge
et, après que le président Wilson eut refusé de s'y
associer, considérant l'article 10 du traité de Ver-
sailles comme le plus ferme garant de la liberté des
peuples, l'Assemblée américaine rejetait le traité,
même amendé par les réserves Lodge. Ce vote mé-
morable, survenu le 20 mars, donnait 45 voix pour
le traité et 35 contre. La majorité était donc pour
l'adoption ; mais, cette majorité n'étant pas des deux
tiers des voix, le traité se trouvait, cependant, rejeté.
Si l'on décomposait le scrutin, on constatait que
21 sénateurs démocrates et 28 républicains avaient
voté pour, que 23 démocrates et 12 républicains
avaient voté contre. Pour comprendre cette étrange
répartition des votes, il fallait conclure que les dé-
mocrates avaient voté pour le traité malgré les ré-
serves Lodge et que d'autres, qui étaient partisans
du traité sans réserves, avaient voté contre, à cause
de ces réser^'es. L'observation inverse devait être faite
pour les voix républicaines. C'était donc le plus par-
fait gâchis. — Quelle pouvait être, à la suite de ce
vote, l'attitude des Etats-Unis? La première solution
envisagée fut la déclaration de cessation de l'état de
guerre avec l'Allemagne. Mais cette solution n'était
possible que si elle réunissait les deux tiers des voix,
ou si elle obtenait l'agrément du président Wilson.
Or la première condition pouvait manquer, et la se-
conde manquerait certainement. Les Etats-Unis se
trouvaient donc dans cette position extraordinaire :
d'une part, de s'être refusés à contresigner un traité
de paix signé par leur président, d'accord avec ses
alliés, d'autre part, d'être incapables de faire cesser
par un instrument régulier l'état de guerre entre
leur pays et le Reich germanique. Ils se trouvaient
donc en dehors du pacte ancien et privés de tout
pacte nouveau. C'était l'isolement qu'ils semblaient
avoir cherché, mais dont, si l'on va au fond des
choses, ils ne pouvaient manquer de se trouver fort
embarrassés.
La première conséquence de cette attitude était
de rendre très fausse la situation du président Wil-
son. Comment, dès lors, et à quel titre, pourrait-il
intervenir dans les affaires de l'Europe, alors que le
vote du Sénat lui retirait, en réalité, toute qualité pour
le faire ? Par suite, quelle autre influence pourrait-il
conserver que celle que lui concéderait la courtoisie
européenne ? Situation étrange et fâcheuse, certes,
pour le président et pour la grande République amé-
ricaine ; gênante, aussi, pour l'Europe et pour la France
en particulier. Que devenait, après ce refus du Sénat
de signer le traité de Versailles, le pacte de garantie
franco-anglo-américain? Sans doute, les journaux
avaient rapporté telle ou telle déclaration d'où il ré-
sultait que le rejet du traité comportait comme con-
séquence la ratification du pacte qui, nous disait-on,
serait approuvé par le Sénat. Conclusion bizarte d'une
discussion sans netteté et invraisemblable résultat
d'une politique séna-
toriale qui avait eu,
précisément , pour ob-
jet de dégager les
Etats-Unis de toute
obligation contrac-
tuelle à l'égard de
l'Europe, de toute
sujétion irrémissible
et fatale.
En fait, le rejet du
traité remettait tout
en question : le pacte
de garantie,aussibien
que le traité lui-
même. Il ne fallait,
d'ailleurs, donner à
ces événements que
la portée qu'ils
avaient. La valeur
du pacte de garantie
n'était guère autre
chose qu'une valeur
morale, si l'on tient
compte des condi-
tions probables de
soudaineté et de sau-
vagerie de la future
guerre. La vraie ques-
tion, pour nous, était
de savoir quelle se-
rait, si l'Amérique
répudiait le pacte,
l'attitude de l'Angle-
terre à l'égard de
cette convention.
Nous n'étions pas
fixés sur ce point et,
comme l'avait dit
Lloyd George, la si-
tuation nouvelle de-
vrait être examinée.
Mais ceci nous prou-
vait, une fois de plus,
combien il est néces-
saire que nous comp-
tions surtout sur nous-mêmes et que nous nous met-
tions en mesure de n'avoir pas besoin des autres ; et
encore, qu'il nous faut tendre à organiser une Europe,
liée sans doute à l'Amérique, mais faisant ses affaires
elle-même, sans avoir à chercher sans cesse sur l'autre
bord de l'.Atlantique l'avis d'un mentor, si sage soit-il.
Nous n'aurions point été surpris que ce fût, là aussi,
l'avis de l'Italie et que l'Angleterre, à l'égard de
laquelle le Sénat américain a montré peu de tact à
propos de l'Irlande, pratiquât la même doctrine.
Mais, alors, que l'Europe ne se mettait-elle d'accord ?
Pour en finir avec les Etats-Unis, rappelons-nous
que, dans toute cette longue lutte à propos du traité,
les mobiles réels qui ont inspiré le Sénat américain
ne sont pas d'ordre international. En fait, il y a
eu là une lutte électorale purement américaine
et le désir d'empêcher le président Wilson de faire
aboutir une troisième candidature. Les adversaires du
traité sont, avant tout, les adversaires de Wilson, et on
peut aller jusqu'à dire que le danger de l'intervention
américaine dans les affaires de l'Europe, qui a été le
grand argument contre le traité, n'avait, sansdoute, été
pour beaucoup qu'un moyen facile de frapper l'esprit
public qui, assez indifférent à ce qui n'est pas les
affaires, pouvait, peut-être, s'y laisser prendre. N'ou-
blions pourtant pas que l'opinion américaine n'est
pas forcément liée à celle du Sénat. Dans cette im-
mense République, les courants sont divers et puis-
sants. Les sympathies à l'égard de la France sont
considérables et, si le président Wilson, comme on lui
en prêtait l'intention, porte devant le corps électoral
la question du traité, c'est-à-dire toute la question de
la politique internationale de l'Amérique et la ques-
tion de la Société des nations, il n'y aura, dans cette
position prise par le président, rien que de très hau-
tement honorable, et pour lui-même qui osera poser
à un peuple que l'on dit exclusivement occupé de
I3S
dollars, une question d'où l'intérêt matériel n'est pas
exclus, mais où l'idéalisme joue le rôle éminent, et
pour le peuple à qui on la posera. En tout cas, l'obs-
tination décidée du président Wilson h défendre le
traité et la Société des nations explique peut-être
et son attitude énigmatique depuis plusieurs mois et
certaines de ses intempérances de plume. Nous de-
vons nous montrer prudents dans nos jugements à
cet égard et, si extraordinaires que soient les circons-
tances de détail au milieu desquelles se développe la
politique américaine, nous avons tout intérêt à les
laisser se dérouler sans nous en émouvoir plus que les
Américains eux-mêmes. Nous ne sommes pas sûrs que
le fameux pacte de garantie dont nous avons parlé tout
à l'heure ait pour nous, au point de vue défensif,
l'importance que lui ont donnée ceux qui l'ont conclu
ennotrenora. Maisnous sommes très sûrs, comme nous
l'avons dit souvent, qu'une liaison économique entre
l'Amérique et nous aurait pour nous, et pour l'Amé-
rique, un intérêt primordial. Tâchons donc d'être pa-
tients, et souvenons-nous que l'art desnuances et la me-
sure de l'expression ne s'acquièrent qu'avec les siècles.
Il n'en est pas moins extrêmement vraisemblable
que l'opinion justifiée que s'était faite l'Allemagne au
sujet du rejet du traité avait pu avoir une influence,
au moins indirecte, sur les événements qui s'étaient
déroulés dans ce pays pendant la seconde moitié du
mois de mars. On apprenait tout à coup, le 13 mars,
qu'un coup d'Etat contre-révolutionnaire avait été
fait à Berlin par un pangermaniste notoire, le direc-
teur général Kapp, assisté du général von Liittwitz,
et probablement conseillé par Ludendorf. Le gou-
vernement Ebert-Bauer fuyait, Kapp s'emparait du
pouvoir et s'adjugeait le titre de chancelier. Le pre-
mier moment de surprise passé, on constatait que
ce mouvement, opéré avec la collaboration des trou-
pes de la Baltique et soutenu moralement par le parti
monarchiste, par les Universités, par la grosse indus-
trie, n'avait pas la profondeur qu'on avait pu lui
croire. Le gouvernement Ebert provoquait la grève
générale et, au bout de peu de jours, dès le 17,
Kapp, après de vaines tentatives d'intimidation, puis
de négociations, avec le gouvernement et l'Assemblée
nationale réunie à Stuttgart, démissionnait et prenait
la fuite avec Liittwitz.
Cette équipée avait duré à peine cinq jours. Mais
elle avait eu d'assez graves conséquences. Des trou-
bles ouvriers avaient éclaté en diverses régions, nulle
part aussi étendus que dans le bassin de la Ruhr,
flans la zone neutre, et un gouvernement, qui n'était
ni soviétique ni communiste, qui était pourtant hos-
tile au gouvernement régulier, s'était établi, en même
temps que s'était formée une armée ouvrière, bien
pourvue d'armes et de munitions. Cependant, ce
mouvement, qui n'avait avec celui de Kapp qu'un
lien d'effet à cause, ne paraissait pas, aux der-
nières heures de mars, devoir ni s'étendre, ni durer.
Le gouvernement du Reich avait essayé d'obtenir
de l'Entente l'autorisation de faire entrer dans le
bassin de la Ruhr plus de troupes que ne l'y auto-
risait un accord du mois d'août 1919, dont on en-
tendit alors parler pour la première fois. Mais le
gouvernement français s'y était opposé nettement, en
liant cette autorisation à l'occupation par nos troupes
de Francfort, Darmstadt, Hanau et Hombourg.
Il semblait que cette décision fût très sage, non seu-
lement parce qu'elle maintenait les termes du traité
de Versailles et écartait les craintes qu'aurait pu
faire naître la présence d'une forte armée du Reich
dans une zone démilitarisée, mais encore au point
de vue de la tranquillité même de l'Allemagne elle-
même et de la solution du conflit . Ce court résumé con-
tenait, au moment où nous écrivions, les seuls faits
dont on fût certain. Tout le reste n'était que confu-
sion et contradictions.
Quelles avaient été les causes exactes et du coup
d'Etat de Berlin et du mouvement insurrectionnel
de la Ruhr ? Il était facile de les discerner en ce qui
concerne la première, beaucoup moins en ce qui
concerne la seconde. Le coup de main de Berlin a
été l'œuvre d'un parti militaire et monarchiste, qui,
trompé par l'attitude de l'Amérique, par certaines
divergences qui s'étaient marquées entre l'Angle-
terre et l'Italie d'une part, la France d'autre part,
avait cru le moment venu de refuser énergiquement
l'exécution du traité de Versailles, notamment des
clauses qui restreignaient l'armée et les armements,
et d'isoler la France de ses alliés. Il avait trouvé des
recrues dans les ambitions militaristes déçues et dans
toutes celles qu'avait arrêtées dans leur essor la chute
des Hohenzollem. Il avait été mal préparé, par des
hommes de second plan, et il n'avait certainement pas
de ramifications lointaines. S'il avait pu trouver un
succès éphémère, il fut patent, dès le début, qu'il était
voué à l'insuccès.
Le mouvement de la Ruhr pouvait-il s'expliquer
suffisamment par une réaction contre le mouvement
de Berlin, par une hostilité violente contre le milita-
risme prussien, par le besoin d'échapper à la mainmise
de Berlin, par l'idée particulariste qui se manifesta
aussi en Bavière sous une autre forme, par l'espoir,
peut-être, d'éluder le traité de Versailles ? II était
encore impossible de le dire, mais toutes ces raisons
avaient été mises en avant, et il nous fallait les re-
LAROUSSE MENSUEL
tenir. Ce qui ressortait pour nous assez clairement
de ces événements dès le 31 mars et sans qu'on
pût deviner quelle serait la suite, c'est qu'en Alle-
magne et sans distinction de parti, on se servait
contre nous. Français, en particulier et de préférence
aux autres peuples de l'Entente, de tous les pré-
textes, — l'incident de l'hôtel Adier l'avait assez
prouvé, — et que c'était pour se dérober aux obli-
gations du traité de Versailles qu'au total tout le
monde, de quelque côté que ce fût, avait marché. Il
était non moins évident que l'Allemagne avait beau-
coup plus de troupes qu'elle n'aurait dû en avoir et
que, sous différents noms d'apparence inofïensive,
elle camouflait toute une armée; qu'en outre, les
armes, fusils, canons, mitrailleuses, autos blindés,
munitions, abondaient dans ses dépôts et que, brus-
quement, une armée entière, comme celle de la
Ruhr, pouvait surgir de terre et compromettre notre
sécurité. Enfin, pendant ce temps, l'Allemagne, no-
tamment en ce qui concernait la livraison du
charbon, se soustrayait à sa dette et se moquait de
nous, sans cesser, du reste, d'apitoyer le reste du
monde sur la victime qu'elle prétendait être. Tout
cela ne devait pas nous surprendre. Certes, il n'était
pas, à cette date, prouvé que le gouvernement d'Ebert
ne voulût pas exécuter le traité, et il était probable que
le ministère Muller, qui allait succéder au cabinet
Bauer, serait dans les mêmes idées. Mais on devait
toujours être en garde et supposer possible, malgré
l'échec de Kapp, une persistance de l'esprit militariste
et réactionnaire et l'influence de cet esprit sur un
gouvernement sans principes et sans bonne foi. Tout
cela marquait le désarroi de l'Allemagne. Mais, ne
l'oublions pas, au fond, le désir dominant du peuple
allemand était d'échapper au désordre bolcheviste et
de rester uni. A propos de cette violente agitation du
mois de mars, on avait de nouveau, dans la presse,
remis en question la possibilité de rompre l'unité du
Reich. Que cette éventualité eût pu se réaliser après
la révolution de igi8, nous n'en disconvenons pas.
Maisnous avions laissé échapper l'occasion. Il y avait
lieu de craindre qu'elle ne se retrouvât pas.
Il restait, en fin de compte, à essayer de démêler
les causes exactes de cet essai simultané de contre-
révolution et de révolution et le dosage de ces causes
et à profiter de la leçon que l'Allemagne venait de
donner à elle-même et aux autres. Il était nécessaire
qu'on la convainquît qu'elle devrait exécuter le traité
de Versailles et qu'à ruser sans cesse avec les obliga-
tions qu'elle avait acceptées, à entretenir chez elle
une excitation mensongère au sujet de ses responsa-
bilités et de leurs conséquences, elle ne faisait que
reculer le moment où, ayant accepté franchement la
situation et renonçant aux expédients violents, elle
permettrait aux Alliés de l'aider, sans danger pour la
paix européenne, à se relever. Nous avons dit bien
des fois que nous considérions comme une néces-
sité, du moment qu'on n'avait pas anéanti et sup-
primé le peuple allemand, tâche, d'ailleurs, impossible
à envisager, d'organiser pour lui les moyens de vivre
en paix, de se nourrir et de travailler normalement.
Il fallait, autrement dit, avoir une politique alle-
mande. Or, depuis novembre 1918, on n'avait eu
aucune politique nette. Il était plus que temps d'y
aviser. Sans intervenir aucunement dans le gouver-
nement intérieur de l'Allemagne, on devait régler sa
situation économique et financière par des accords
précis, sans facilités excessives et contraires à la jus-
tice, mais tels que ce pays sût très exactement sur
quoi il pouvait compter et les folles illusions qu'il
devait abpndonner. On avait fait exactement le con-
traire. D'une part, on avait laissé dans l'ombre les
obligations réelles et définitives imposées par la dé-
faite à l'Allemagne; d'autre part, on lui avait laissé
espérer des appuis inattendus et des complaisances
inadmissibles. Les Allemands avaient pu, certes, se
tromper sur l'attitude américaine. Mais ils avaient
été en droit de fonder des espérances sur les discus-
sions, qu'ils n'avaient pas ignorées, survenues entre
les Alliés à propos du traitement économique qui lui
était réservé. Le Mémorandum publié en mars par
l'Entente, au sujet de la situation économique de
l'Europe et des remèdes à y apporter, avait affirmé
la nécessité de remettre en état le nord de la France
et de faire payer l'Allemagne; mais on n'avait abouti
à ce résultat qu'après une énergique protestation de
notre président du conseil, Millerand. Avant d'en arri-
ver là, il avait été question de laisser l'Allemagne fixer
elle-même la limite des réparations qu'elle nous doit,
et on avait envisagé pour elle la possibilité d'un em-
prunt international dont les intérêts eussent été ser-
vis de préférence à la contribution qui nous avait été
attribuée pour nos départements dévastes. Les décla-
rations de Nitti à la Chambre italienne, sans rien
préciser, avaient montré pour les vaincus une indul-
gence, sans doute très humaine, mais qui dépassait la
mesure, et, avant que Lloyd George, répondant à une
interpellation d'Asquith à la Chambre des communes,
eût, en termes très nets, marqué la priorité due à la
France, on avait pu laisser dire que ses dispositions
à l'égard de l'Allemagne étaient plus favorables que
celles qu'il avait à notre égard. La bienveillance
même manifestée par nos alliés au sujet de la reprise
des relations avec la Russie n'était pas sans encoura-
N' 1S9. Ma/ 1»Z0.
ger l'Allemagne dans l'opinion que nous restioi
seuls, ou à peu près, devant elle, que, dès lors et étant
donné nos propres difficultés économiques, il était
aisé de nous charger de toutes les haines et d'avoir
toutes les audaces. Au surplus, même en France,
beaucoup de bons citoyens et d'hommes réfléchis s'y
étaient trompés aussi. L'interpellation Bcirthou l'avait
assez clairement manifesté. Elle avait exprimé un
peu brutalement les pensées secrètes et les appréhen-
sions de beaucoup au sujet de l'attitude de nos alliés,
et si, à propos Je la Russie, elle n'avait satisfait que
les socialistes les moins avisés, pour le reste ■ — et la
manière mise à part — elle avait soulagé nos cœurs et
n'avait peut-être pas été inutile. La conclusion qui
s'imposait chaque jour davantage était la nécessité
inéluctable d'une politique étroitement liée entre
les Alliés, politique de sagesse et de modération à
l'égard de l'Allemagne, afin de permettre à ce pays
de reprendre le cours régulier d'une existence con-
forme à ses moyens, à ses aptitudes anciennes et
à ses besoins, mais aussi politique de rigoureuse
fermeté, capable de tenir l'Allemagne à sa place et
de ne l'en pas laisser sortir par la fourberie et l'in-
trigue. Les plus faibles incidents ne montraient-ils
pas le danger toujours présent ? Ce qui venait de
se passer en Danemark, après le plébiscite de la
deuxième zone du Slesvig, où l'organisation du plé-
biscite favorable aux Allemands et la complicité du
ministère danois avaient donné la majorité aux parti-
sans du Reich, ne prouvaient-ils pas que l'Allema-
gne ne lâcherait rien de bonne volonté ? Et l'initiative
courageuse du roi de Danemark n'était-elle pas un
exemple pour des gouvernements plus forts, mais
moins décidés ?
La même unité de vue, cela va sans dire, était
non moins nécessaire à l'égard de la Russie et de la
Turquie. Le monde entier aspirait à la paix, à la
paix solide et durable, qui permettrait de respirer, de
travailler, de secouer enfin le poids qui nous accablait
— combien de fois déjà avons-nous écrit cette phrase ?
— et, de plus en plus, on sentait qu'il eût fallu que
chaque peuple sacrifiât au bien public de l'Europe
quelque chose de son intérêt particulier. En étions-
nous vraiment arrivés à ce moment psychologique ?
Il eût fallu un optimisme endurci pour l'affirmer.
La pente de la nature humaine portait tous et cha-
cun à songer à soi d'abord et, un peu partout, les
ministères semblaient s'accorder surtout pour cher-
cher la politique la plus propre à leur assurer la
plus longue vie. — En Angleterre, les difficultés
avec les mineurs et avec l'Irlande, où la résistance
s'affirmait par l'assassinat, l'opposition conduite par
Asquith, le besoin d'assurer le développement des
affaires, rendaient évidemment très délicate la posi-
tion de Lloyd George ; il eût été tout à fait injuste
de ne tenir compte que de nos propres intérêts fran-
çais dans le jugement qu'on portait sur l'orientation
générale de la politique anglaise. Nous n'avions rien
à gagner à changer de premier ministre anglais, et
nous pouvions, au contraire, comme l'avaient dit
Millerand et Le Trocquer, attendre beaucoup de
l'énergie, de la loyauté et de l'esprit clairvoyant de
Lloyd George.
En Italie, Nitti, qui avait paru un instant devoir
prendre dans les travaux de la Conférence de Lon-
dres une influence prépondérante, s'était, lui aussi,
trouvé, dans son pays, aux prises avec d'assez gros
embarras. Comme nous l'avons noté après les élec-
tions italiennes, ni le parti socialiste, ni le parti po-
pulaire ou catholique, n'avaient la majorité dans la
Chambre italieime, mais il fallait compter avec tous
les .deux, et la formation du deuxième ministère
Nitti avait été laborieuse. La déclaration du premier
ministre, notamment en ce qui concerne l'Allemagne
et la Russie, avait été une concession faite à la
fois aux socialistes et aussi à cette tendance de la
politique italienne qui lui fait chercher un équilibre
profitable, ou plutôt un jeu de bascule, entre des
alliances possibles. De plus, la question agraire,
celle du change, la situation économique étaient au-
tant de soucis graves pour nos amis italiens, sans
oublier la question, un peu ensommeillée en mars,
mais toujours présente et lancinante, de Fiume, de
l'Albanie, de l'Adriatique et des Yougo-Slaves. Là
encore, nous devons, si nous voulons juger saine-
ment le rôle de nos alliés nécessaires, mettre en ligne
tout ce qui gênait leurs mouvements et les obligeait
à donner à leur propre opinion publique les satisfac-
tions qu'elle exigeait.
Assurément, nous eussions souhaité qu'on s'occu-
pât de nous davantage et qu'on nous apportât l'aide
que nous ne cessions de réclamer. Le ministère Mil-
lerand avait, lui aussi, ses lourds embarras. La grève
des cheminots s'était terminée sans trouble, mais
non sans dommage économique, non sans laisser
aussi dans la nation une vive irritation contre l'arrêt
des services publics. Les grèves des charbonnages,
celle du textile, celle de Strasbourg, les menaces
cachées dans les résolutions prises par les congrès
des cneminots, la crise des transports qui se réper-
cutait sur le commerce, l'industrie et l'agriculture,
laissaient subsister un malaise général peu propice
au travail. La crise extérieure du change, la crise
intérieure de la monnaie, la course à l'augmentation
1
»1 ^^'
«• 169 Mal 1920.
des salaires et la cherté corrélative et croissante de
toutes les c'înrées, l'augmentation du prix du pain,
celle des places dans tous les transports en commun,
celle imminente des tarifs postaux, le besoin con-
tradictoire de vie large et de plaisir qui entraînait
chacun, d'économie qu'Imposait notre situation
étaient autant de raisons de mécontentement et
d'inquiétude. Pour beaucoup de familles, le problème
de la vie quotidienne se posait. A côté de tout
cela, on devait craindre que le Parlement n'eût pas
toujours tout le sang-froid et le désintéressement
désirables pour nous assurer la stabilité ministérielle
indispensable et pour reconquérir toute l'autorité
dont il a lui-même besoin. L'augmentation de l'in-
demnité parlementaire, si justifiée, pourtant, avait
été exploitée sans scrupule et sans justice contre lui.
Pourtant, deux choses avant toutes autres étaient, au
fond, nécessaires pour nous relever rapidement :
l'ordre et le travail. De lourds impôts étaient immi-
nents, mais tout le monde les attendait, et personne
ne discutait la nécessité de les payer. Ce qu'on se
refusait à accepter, c'était le refus de travail, la
grève égoïste et sans souci de l'intérêt général, la
menace continuelle, sans doute plus verbale que
réelle, mais toujours troublante, de la révolution,
par suite, l'incertitude du lendemain. Il fallait tra-
vailler à faire cesser cela, et c'était le devoir de tous
les bons citoyens. La France était capable de se
suffire à elle-même. Elle n'avait besoin que de re-
prendre conscience de sa force naturelle de produc-
tion et d'expansion, de secouer la paralysie de vo-
lonté que la réaction de la guerre lui avait laissée.
Il n'y avait rien de mortel dans son cas, mais la
convalescence se prolongeait. — Jules Gerbault.
ta.ng'O n. m. Mot espagnol, qui désigne une «danse
ou une réunion de gitanes », et qui a été appliqué
ultérieurement à des danses populaires locales du
Brésil, du Mexique et de la république Argentine.
— Encvcl. Les danses que l'on désigne par ce mot
peuvent être essentiellement différentes les unes des
autres. Le tango espagnol, notamment, n'est pas
exécuté par un couple, mais par un danseur isolé.
Le « tango » qui s'est acclimaté depuis quelques an-
nées en France dérive, par contre, du tango argentin.
Ce dernier est demeuré, à Buenos-Ayres, le di-
vertissement et de „ _,
la populace et des
mauvais lieux. La
hardiesse de la mi-
mique et des gestes
qui heurtent les
convenances et
choquent la pudeur
en ont interdit la
pratique aux per-
sonnes de 0 bonne
compagnie » , et
celles-ci , en pre-
nant pied sur le
sol européen, se
sont longtemps
scandalisées de
l'hospitalité qu'il
recevait dans les
salons les plus cir-
conspects.
Le tango argen-
tin, tel que nous
l'avons transposé,
consiste en une
marche cadencée,
avec « chassé » sur
le côté. Il com-
porte de multiples
figures, dont le nom-
bre tend, d'ailleurs,
à se réduire ; la
principale est le
corU, littéralement
a coupé », sorte de
Doint d'orgue, de b chassé » sur place, de mou-
vement en avant, et en arrière, sans progression.
La promenade et le corte constituent les éléments
essentiels du tango argentin, mais il est permis aux
danseurs inspirés de les agrémenter de quelques im-
provisations, au gré de leur fantaisie.
Le code mondain le plus récent du tango pres-
crit une dignité d'attitude, une retenue sévère dans
les mouvements. Le rythme fondamental repro-
duit celui de la « habanera », avec une certaine li-
berté, parfois une certaine bi-utalité, dans l'accent et
les inflexions mélodiques, qui se manifeste notam-
ment parla fréquence d'une syncope brève, commune
à la plupart des danses de l'Amérique du Nord. La
plasticité déréglée du tango a ainsi fait place à une
sorte d'ondulation imperceptible, d'impassibilité dans
la mobilité, qui lui confère un caractère, — d'au-
cuns disent B hiératique ». L'inéluctable fatalité d'un
instinct profond possède les initiés et leur impose
d'accomplir le rit. Et l'on ne s'étonne pas qu'après les
avoir quelques instants dévisagés, un ministre pré-
posé aux restrictions ait hésité, récemment, à consi-
dérer le tango comme une « réjouissance n.
LAROUSSE MENSUEL
La conversion progressive du tango n'a pas réussi à
effacer la tache originelle. Après avoir prodigué, sans
effet, des avertissements — que le boston, naguère,
eut la fortune d'éluder — touchant « les danses in-
convenantes, de nom et d'origine exotiques », l'auto-
rité ecclésiastique, pour mettre un aux incertitudes
qui se sont produites sur la conduite à tenir à cet
égard, déclare qu'elle a entendu interdire absolument
les danses, telles que le tango, le fox-trott, etc.,
alors même que certaines personnes croiraient pou-
voir les exécuter convenablement.
S'il est vrai que l'on ne puisse s'en abstenir sans renoncer
à aller dans le monde, 11 appartient aux femmes chrétiennes
de bannir ces abus de la bonne société. Les jeunes gens chré-
tiens les y aideront en s'interdisant à eux-mêmes ces sortes
de danses, dont ils sont les premiers à reconnaître l'incoo-
venance.
Ajoutons que les casuistes, qui se sont empressés
débaptiser le tango habanera, ne sont point absous.
La communauté d'appellation ne saurait faire illu-
sion. Il est possible que le tango argentin ne soit
même pas un métis de danses espagnoles et indiennes.
Peut-être y discernerait-on, à la faveur de certaines
particularités rythmiques, notamment de cette syn-
cope spasmodique à laquelle il a été fait allusion, une
influence noire. On trouve, dans un texte péruvien du
XVIII' siècle, mention d'une danse nègre du nom de
zango. Il ne s'agit, probablement, d'ailleurs, que d'une
déformation et d'une extension du mot espagnol, pris
dans une acception générale.
Mais l'origine nègre, plus particulièrement plausi-
ble du tango brésilien, ne paraît pas douteuse à cer-
tains auteurs autochtones. L'un d'entre eux arguë
de cette assertion, dont il convient, d'ailleurs, de lui
laisser la responsabilité, que les danses espagnoles de
l'époque coloniale se mesurent à trois temps, tandis
que le rythme des tangos et des « lundus » est bi-
naire. <t La danse et la musique du tango, dit-il, si
le mot s'avère incontestablement espagnol, sont les
mêmes que celles de la chula et du lundu, dont le
caractère africain n'est dénié par personne » .
Il convient, en tout cas, de décourager les philo-
logues audacieux qui ont disserté sur le mot « tango »
à propos du tango argentin. Les innombrables cho-
régraphes qu'il a enrichis seraient fondés à proposer
l'étymologie simplement latine : <i tango, je touche ! »
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Exemple de tango argentin : Joaifuinn, par J. Bergamino. arrangé par Francis Salabert.
iCùpi/rigltt by Fr. Salabert.)
Si le tango, en nous envahissant, a voulu préparer
la revanche du nouveau continent contre ses vain-
queurs de jadis, il semble qu'à cette heure, excom-
munié, il ne puisse plus étendre et définitivement as-
seoirsa conquête que sur le demi-monde. — Paul Locard.
Vie commence demain (La), roman, par
Guido da Verona, traduit de l'italien par Le Hénaff.
— Guido da Verona est, avec G. d'Annunzio, le
romancier le plus en vue et le plus lu de l'Italie
contemporaine. Comme le dictateur de Fiume, il est
un écrivain de race et, pas plus que lui, il ne redoute
d'étonner le paisible vulgaire. Ame inquiète, hau-
taine et nostalgique, il accomplit ce paradoxe de
mener de front la vie en apparence la plus dissipée
avec ses plaisirs épuisants, vides et faciles, les joies
du lettré et le patient labeur du ciseleur de belles
phrases. Cet aristocratique cavalier, en quelque en-
droit de la terre que le conduisent son ardente fan-
taisie et son amour d'un perpétuel voyage, étudie à
fond les plus mauvais dessous d'une société frelatée,
qu'il excelle ensuite à peindre dans des œuvres telles
que : Celles qu'on ne doit pas aimer, Lavie commence
139
demain, la Femme gui inventa F amour, Mimi bleuette,
fleur de mon jardin, le Livre de mon songe errant.
Celle que nous allons analyser: La vila comincia
domani, qui fut publiée en 1912, vient d'être tra-
duite en français.
Dans une villa de la campagne, une famille est
réunie, que de secrets chagrins dévorent. Le vieux
père Stefano Landi, la maman Francesca, ont vu le
malheur s'abattre sur leur maison. Leur fils, Marcuc-
cio, un beau jeune homme, admirablement doué, est
devenu, à la suite d'une grave maladie, un pauvre
idiot, qui se croit un génie puissant : il écrit intaris-
sablement, tricote ou compose sur son violon des
chansons d'une lamentable tristesse. L'une d'entre
elles, la Chanson désespérée, revient sans cesse,comme
le refrain de cette aventure tragique. En voici la fin :
Je suis le Temps qui marche en vain ;
11 y a le néant dans mon être,
. Le ûls d'un mort fut mon ancêtre.
Un mort sera mon ûls lointain.
Dans tous les mots que l'homme pense,
II n'y a rien...
Marche, fantôme...; la vie commence
Demain... demain... demain.
Le mari de leur fille aînée, l'ingénieur Giorgio Fiesco,
est rongé par la consomption, et ses jours sont comptés.
II est soigné par sa femme Novella, dont l'auteur nous
décrit la beauté voluptueuse et troublante, et par son
ami, son frère d'élection, l'illustre médecin Andréa
Ferento, qui, chaque semaine, quitte sa clinique de
Rome pour venir passer quelque temps à la villa.
A trente-huit ans, le professeur Ferento a tout le
prestige de la beauté physique, de sa science médicale
qui' a sauvé tant de malheureux et d'une volonté do-
minatrice qui brise les obstacles. Entre lui et la belle
Novella, « chargée de luxure comme une fleur de son
pollen », une secrète liaison existe, vaguement soupt-
çonnée par les vieux et par leur plus jeune fille.
Maria Doria, qui est bien un peu amoureuse du beau
professeur. Mais il y a un homme qui sait : c'est le
mari, le mourant, qui aime toujours passionnément
sa fenune. Un contraste tragique s'accuse entre cette
agonie désespérée et cette volupté si voisine.
Voici comment se noue le drame. Novella est en-
ceinte. Son mari est irrémédiablement condamné.
S'il meurt avant que mûrisse le fruit de l'adultère,
Novella pourra épouser son amant, et leur enfant
pourra naître et vivre heureusement. Si, au contraire,
Giorgio traîne encore pendant des mois, ce sera, pour
la mère et l'enfant, le scandale, la honte et, peut-être,
la mort. Or, il se trouve que celui qui soigne Giorgio,
celui dont le devoir est de prolonger sa vie, est pré-
cisément le plus intéressé à sa mort . L'écrivain nous
montre, chez cet homme habitué à la domination et,
pourtant, dominé lui-même par la passion, la sourde
marche de la tentation. Après avoir lutté toute sa vie
contre la mort, voici qu'il commence à voir en elle
a une alliée possible » ; le pli professionnel disparu,
c'est peut-être le plus fort obstacle au crime qui,
pour Ferento, disparait du même coup : car ce phy-
siologiste ne s'embarrasse guère de la morale cou-
rante. Il croit qu'une « volonté peut supprimer tout
ce qui s'oppose à elle ». Remords, crime, mort : ce
.sont pour lui des fantômes, des mots. Est-ce même
un crime de supprimer la vie d'un être inguérissable
pour en sauver deux autres? Sa principale crainte
est que Novella ne le prenne eu horreur. « Jusqu'à
quel point peux-tu aimer un homme ? » lui demande-
t-il dans une scène passionnée. Et elle lui répond :
« Etre à toi jusqu'où tu voudras », et encore : « Quoi
que tu fasses, maintenant et dans 1 e passé et toujours,
je penserai que cette chose est just e et que tu fais bien. »
Et Maria Doria observe que, chaque fois que Ferento
revient de Rome à la villa, Giorgio est beaucoup
plus mal.
C'est alors qu'a lieu la scène capitale du roman,
scène très bien menée, très tragique, qui donne à la
conduite des personnages une signification particu-
lière. Un soir, au moment où Novella vient de sortir
de la chambre de son amant, Giorgio y entre. II sait
que sa femme était là. Les deux hommes sont face à
face ; autrefois amis ou plutôt frères véritables, ils se
rappellent tout ce qu'ils se doivent l'un à l'autre et,
pourtant, ils se haïssent et se le disent. Néanmoins,
Giorgio ne vient pas en ennemi : machine brisée, objet
d'épouvante pour sa femme, que peut-il prétendre
encore ? Il pardonne aux deux amants, qu'il veut
vaincre par sa bonté. .. ; et les deux hommes , en trem-
blant, se donnent la main. Alors, Giorgio demande à
Andréa un service suprême : la paix, la mort, un
poison qui le fasse disparaître sans que personne sache
la cause vraie de sa fin. Ferento refuse ; Giorgio in-
siste, et le médecin finit par lui donner une seringue
remplie d'une injection mortelle. Comme le pauvre
malade manie maladroitement l'instrument, le méde-
cin lui prend la seringue des mains et, en profes-
sionnel, très maître de lui, d'un petit coup sec, lui
enfonce l'aiguille dans le poignet, injecte le poison, et
Giorgio s'abat, foudroyé.
Et le médecin considère ce mort, pauvre pantin
disloqué, qui lui paraît tout différent des nombreux
morts qu'il a vus jusqu'à présent. Les idées se pré-
cipitent dans sa tête et le paralysent et, cependant, le
temps lui paraît fuir avec une étonnante rapidité.
140
Enfin, triomphant par un effort de volonté de cette
peur étrange qui l'envahit, il reporte Giorgio dans sa
chambre, le déshabille, le dispose sur son lit, dans
une attitude naturelle. Il prévient Novella que son
mari est mort, mais n'ose lui avouer comment il est
mort. Et, peut-être, a-t-elle commencé à deviner.
Tandis que, tous deux étant venus dans la chambre
de Giorgio, Novella demeure agenouillée, elle sent
poindre en elle, avec un peu de remords, le sentiment
de la liberté ; et quand, de retour dans sa chambre,
Andréa lui dit : « Tu es à moi, maintenant ! », elle
rit « non seulement des lèvres, mais de tout son corps,
de toute son âme », et donne à son amant le plus
passionné des baisers.
Une description réaliste du cadavre, une profonde
analyse des sentiments qu'éprouvent les deux amants
donnent à cette scène un singulier relief, qu'augmente
encore le spectacle d'une nuit étoilée et sereine.
Ils restèrent enlacés dans ce baiser, désespérés, assoiSés,
comblés jusqu'à la gorge d'horreur et d'amour, sentant que,
dans cette exécrable volupté, une conscience invisible, un
dieu, peut-être, les maudissait
Puis, au loin, dans les profondeurs du ciel, entre les gerbes
d'étoiles que blanchissait l'approche de l'aube, ils virpnt
monter une nappe de vapeurs ondoyantes, comme une
colonne de fumée qui eût soufflé, non d'un incendie, mais
d'une froide mer lointaine ; et ils virent se répandre sur
l'universalité des choses cette décoloration, ce frisson, cette
blanche ténèbre qui précède le lever du jour.
Un grand voile de mousseline ou de tulle passait sur les
milliers d'étoiles pour en diminuer la splendeur ; une clarté
naissait à l'Orient concave, et la nuit, peu à peu, s'écoulait
dans cette zone pâle, laissant emporter par le vent ses spi-
rales de fumée.
De petites étoiles mortes, vagabondes, y tombaient l'une
après l'autre, disparaissaient derrière des nuages roses; où
pointait la trépidation solaire, encore lointaine dans l'espace
infini. Les grandes constellations, lumineuses comme des
navires nocturnes, sombraient dans l'océanique immensité ;
la lune coulait à pic dans un gouffre de nuages semblable à
un cratère.
Au loin, dans l'aube survenante, un coq chanta. Joyeux,
il lançait dans l'air son bavardage prétentieux, lissant peut-
être son beau plumage, comme une femme matinière qui
peigne en chantant, près de la fenêtre, sa longue chevelure.
Avec l'odeur fluviale des narcisses, avec le frisson des
feuilles qui s'éveillaient, entrait dans la chambre une lente
rafale d'air froid, presque visible, qui faisait le tour de la
pièce, comme un remous
Peu après, le bruit d'un empoisonnement se répand
dans le village. Un héritier évincé, im journaliste
véreux font parler les paysans, les domestiques et
s'en vont vendre leur secret au directeur d'un grand
journal politique, ennemi d'Andréa Ferento et qui
commence aussitôt contre lui une campagne sourde
et opiniâtre. Mais le médecin est beau lutteur; il a
de puissants appuis et de fanatiques partisans; il
sait que le poison qui a tué Giorgio ne peut être
décelé ; il traverse la tête haute la foule ameutée sous
sa fenêtre et va retrouver dans sa clinique tout ce
personnel de médecins, d'infirmiers et de malades
qui le regardent comme un dieu. En effet, le rapport
des experts est négatif. L'enquête conclut à l'inexis-
tence du délit. L'opinion, retournée, acclame Andréa
Ferento. Une fois encore, il est vainqueur. Novella,
qui se repose sur la chose jugée, mais qui « incon-
sciemment aimait dans l'homme son crime », conti-
nue de lui ouvrir ses bras. Libre, elle va bientôt
pouvoir devenir sa femme, et l'enfant de leurs amours
est déjà né. La destinée leur sourit.
Alors, Andréa Ferento sent une horrible lassitude
de toute chose. La face du monde lui paraît changée.
Ce n'est pas qu'il éprouve du remords, au sens vul-
gaire du mot ; il se dit qu'il a résolu dans le meilleur
sens un dilemme terrible : « ou avancer de quelques
jours l'agonie d'un frère condamné, ou laisser finir
dans une catastrophe la belle et heureuse vie de la
femme qu'il aimait ». Il se répète ce qu'il avait jadis
écrit dans un de ses livres :
Hier, à homme, c'est la parole obscure ; elle signifie avoir
été et, par conséquent, ne plus être. Hier est véritablement la
Mort. Mais tout ce qui s'appelle lumière, soleil, amour, joie,
beauté, possibilité, tout cela a un nom : Demain. La vie n'est
que l'Orient vers lequel nous marchons, le soleil qui naîtra
demain. L'immense et magnifique Inutilité de toute chose
réside précisément en ceci, que la vie commence au-devant
de nous, commence demain...
Mais il lui semble impossible d'être désormais ce
qu'il a été autrefois. Jadis, il a vécu pour les autres;
maintenant, il ne vit que pour une femme : il est
revenu à l'égoïsme de la sauvagerie primitive. Au-
trefois, il maniait, avec le dévouement du guérisseur,
les chairs souffrantes et mortes; maintenant, il ne
peut plus toucher que la chair de sa maîtresse. Autre-
fois, il luttait pour conserver à tout prix la vie de
ses malades; maintenant, il a supprimé la vie. Le
« métier » de guérir lui paraît dorénavant sans intérêt ;
il a déserté son drapeau : il s'est fait l'allié de la
Mort. Malgré la douleur de ses disciples, de ses pa-
tients, il abandonne sa chaire de l'Upiversité et la
clinique qu'il avait créée.
Il souffre encore d'être obligé de dissimuler ce
qu'il a fait et de mentir. Il voudrait pouvoir crier
à tous : • Pour tel motif, dans telle condition, j'ai
tué » ; et principalement à ceux qui, témoins de ses
bienfaits scientifiques, le vénèrent comme un saint.
Mais c'est surtout dans son amour pour Novella que
LAROUSSE MENSUEL
ce secret lui pèse. Tant qu'elle ne portera pas avec
lui ce fardeau, il se sentira éloigné d'elle, infiniment.
Un jour, les deux amants sont retournés à la villa
poiu: l'anniversaire de Giorgio. Le souvenir de la
nuit mortelle s'évoque fatalement devant eux, et
l'auteur rend cette évocation plus sensible en répé-
tant textuellement les pages tragiques dont nous
avons cité plus haut un passage. Ferento n'y tient
plus. Au risque d'écarter de lui à jamais sa maîtresse,
il lui révèle son crime, brutalement, avec une sorte
de furie. Atterrée, elle se souvient peu à peu du
passé, de certains soupçons qu'elle avait eus et
qu'elle avait écartés. « Je le savais presque », dit -elle;
et, bientôt, elle ajoute : « Tout peut arriver au monde,
sauf que je ne t'aime plus » ; et ses ardentes caresses
scellent le pacte d'oubli. Andréa et Novella iront
vivre ailleurs; l'homme refera sa vie, et l'enfant leur
sera une « raison magnifique » de vivre. Et l'on
entend dans le silence de la nuit s'élever la Chanson
désespérée du fou Marcuccio :
Marche, fantôme... ; la vie commence
Demain... demain... demain.
Et la moralité du récit ? Il n'y en a pas. Le crime
n'est pas puni, — ou il l'est peu. L'expiation de
Ferento se borne à renoncer à sa i situation médi-
cale » et demeure, par ailleurs, entourée de consola-
tions assez confortables. Tout continue, comme dans
la vie, qui ne conclut pas. Guido da Verona ne s'est
jamais encombré de notions morales. Pour lui, la vie
est une sinistre farce, un mauvais lieu, qu'il s'amuse
à nous décrire, du reste, avec beaucoup d'art. Il reste
à se demander si, même du simple point de vue litté-
raire, cette absence de moralité n'est pas un grave
défaut. L'œuvre commence comme un drame, ou
une tragédie, méthodiquement engagée et fortement
nouée dans des scènes d'une énergie singulière; mais,
à la fin, elle laisse le lecteur dans une molle incerti-
tude : ceci dit au point de vue de la signification gé-
nérale de l'œuvre. Car, dans le détail des scènes et
de la psychologie, elle est extrêmement vigoureuse.
Toute la partie du livre qui comprend la dernière
entrevue du mari et de l'amant, la mort de Giorgio
et les pensées d'Andréa et de Novella pendant la
veillée funèbre, est d'un maître écrivain, qui possède
un sentiment dramatique puissant. Si l'on passe sur
le parti pris de multiplier les scènes voluptueuses,
qui se répètent un peu, de nous décrire, avec un
grand détail, les charmes de la belle Novella, d'insister
sur ce que cette beauté a d'animal et d'impur, ce
qui n'est pas du tout nécessaire, puisqu'il lui suffi-
rait d'être belle, on admire à la fois, dans cette
œuvre, la force dramatique, un réalisme cruel, mais
non vulgaire, une poignante analyse des passions,
un lyrisme éclatant dans les descriptions de la na-
ture; enfin, visibles dans une bonne traduction, les
mérites d'un style de poète. — Louis Coquelin.
"Wood (Evelyn), général anglais, né à Brauntree
(comté d'Essex) le 9 février 1838, mort à Londres le
i" décembre 1919. Elève à Marlborough Collège, il
prit du service dans la marine dès 1852 et, midship-
man sur une unité de la flotte méditerranéeime, par-
ticipa à la guerre de Crimée.
Son navire fut un de ceux qui, le 24 avril 1854,
bombardèrent Odessa. Débarqué en Crimée, il com-
battit à l'Aima, Balaklava et Inkermann et fut parmi
les assiégeants de Sébastopol. Le 18 juin 1855, il fut
grièvement bles-
sé à l'attaque du
fameux « grand
redan » de Sé-
bastopol. Sa bra-
voure fut alors
remarquée et, si-
gnalée par lord
Raglan, lui valut
la croix de Victo-
ria. Il quitte la
marine pour l'ar-
mée et passe avec
le grade de cor-
nette au 13= ré-
giment de dra-
gons. Il est chargé
alors d'une mis-
sion en Turquie.
En 1856, il est
nommé lieute-
nant au I7« lan-
ciers, envoyé dans l'Inde contre les rebelles. Dans cette
campagne, son rôle est assez important. Spécialiste
consommé de la cavalerie, il prend à plusieurs re-
prises le commandement de son peloton et rem-
porte les succès de Raggach et de Sindwaho. Après
le combat de Khoroï, il est nommé major de brigade
dans la colonne volante du brigadier général Somer-
set (décembre 1858). Cette colonne joue, à la fin de
1858 et au début de 1859, un rôle des plus impor-
tants. La victoire de Barod, où fut défait l'un des
principaux chefs rebelles, lui est due.
Revenu en Angleterre (1860), il est nommé capi-
taine (1861), puis major (1862) et abandonne quelque
temps la cavalerie pour un régiment de highianderi.
Il complète ses études à l'école de guerre, devient
Général Wood.
«• 759. Ma/ 1920.
officier d'état-major et, pendant les troubles d'Irlande
(insurrection des Fénians), est aide de camp du géné-
ral Alfred Horsford. De Dublin, il passe (1868) à
l'état-raajor général d'.Aldershot. Il est lieutenant-
colonel (r873) quand commence la guerre des Achan-
tis. Il y prend part sous le commandement de lord
Wolseley et, comme dans l'Inde, se signale par sa
bravoure. Blessé à AmoufuI, il reste, pourtant, à la
tête de son régiment, qu'il conduit à la victoire à
Orda-Su et mène dans la capitale achantie, Kou-
massi, dont la prise termine la guerre (1874). Colonel
du gô" régiment d'infanterie, il quitte la métropole
avec ce régiment, s'embarque pour l'Afrique du Sud,
où les colonies anglaises ont continuellement à lutter
contre les Cafres et où bientôt va être, une première
fois, essayée la conquête du Transwaal. D'abord, il
réussit à arrêter les Zoulous aux iTinites des Etats
d'Orange et de Transwaal, puis il prend l'offensive.
Comme dans l'Inde, il dirige une colonne volante, bat
le pays et livre la deuxième bataille d'Ulundi, qui
termine la guerre. C'est sous ses ordres que servit
alors le prince Louis Napoléon.
En 1881, une première guerre boer éclate. Briga-
dier-général, puis major général, Evelyn Wood sert
sous les ordres de sir Georges Colley. Celui-ci est tué
à Majuba (17 février 1882), et Evelyn Woood est dé-
signé comme son successeur. Il a alors pour mission
plus de négocier que de combattre. Il s'agit de liqui-
der l'entreprise imprudemment engagée. Et le nou-
veau haut commissaire britannique y met fin, en effet,
par un arrangement conclu avec le général Joubert.
Rappelé en Angleterre et chargé de commander le
district de Chatham , il ne reste que quelques mois
en Europe. En juillet 1882, il doit prendre la tête de
la 2° brigade de la 2" division qui part en Egypte
contre Arabi-pacha. Il prend part à la bataille de Tell
el-Kebir, poursuit les rebelles dans le Sud et, en ré-
compense de ses brillants services, est nommé serdar
de l'armée égyptienne. Dans ce poste, qui sera illus-
tré après lui par Roberts et Kitchener, il déploie de
grandes qualités d'organisateur. Il refait l'armée
égyptienne, secondé par d'excellents lieutenants
comme Kitchener (v. Kitchener, Lar.Meits., t. IV,
p. 756). Il doit, en même temps, parer au danger mah-
diste. Il dirige une expédition pour la délivrance de
Khartoum (1884) et fait une nouvelle campagne
en 1885. La première de ces expéditions fut consi-
dérée comme un chef-d'œuvre d'art militaire.
Ne trouvant pas auprès du gouvernement égyptien
la bonne volonté qu'il espérait, il résigna, à la fin
de 1885, le poste de serdar et revint en Angleterre
commander la division d'Aldershot avec le grade de
lieutenant général et devint, en 1893, quartier-maître
général, général en 1895 et adjudant général en 1897.
Pendant huit ans, de 1893 à 1901, il fut, dit un An-
glais, et l'âme et la vie du ministère de la guerre...
Nul département ministériel ne fut, alors, le théâtre
de réformes plus heureuses. Connaissant tous les
rouages de l'armée, Evelyn Wood exerça, sous le
commandement de lord Woolselcy, généralissime,
l'action la plus importante ». Elle fut d'autant plus
importante, en effet, que, pendant cette période, l'ar-
mée anglaise dut faire face à la guerre des Boers.
Pendant cette guerre, l'action qu'il exerça au
quartier général fut « d'une valeur inappréciable ».
Il contribua à destituer les généraux incapables et
à faire mettre « in the right place » les hommes
que lui-même avait pu apprécier à l'œuvre, tel
Kitchener.
En rgoi, il est porté au commandement du
2" corps d'armée et nommé, en 1903, feld -maréchal.
Mis à la retraite cette même année, il continue, ce-
pendant, à s'intéresser aux questions militaires et au
développement de l'armée britannique, que, depuis sa
promotion au grade d'adjudant général, il avait tant
contribué à réorganiser. Président de l'association de
la cité de Londres pour l'organisation de l'armée
métropolitaine, son action fut pour beaucoup dans la
préparation minutieuse et la mise sur le pied de
guerre de cette armée. « Grâce à lui, fut mise sur pied
cette force dont la résistance, à la bataille de Mons »,
contribua à sauver l'Europe. Nul chef d'armée, avant
Kitchener, n'eut une influence aussi grande sur le dé-
veloppement militaire de son pays.
Ses disciples ont su lui rendre hommage. Aux ma-
nœuvres de 1903, où French commandait contre lui
un corps d'armée, le futur vicomte d'Ypres fit cette
remarque : 0 S'il me bat, il est un excellent général
en chef; si je le bats, il est un remarquable instruc-
teur, puisque, ce que je sais, c'est de lui que je le
tiens. »
Tacticien et organisateur, sir Evelyn Wood fut, en
outre, écrivain militaire. Il laisse plusieurs ouvrages
de technique {le Perfectionnement de la cavalerie),
d'histoire (la Cavalerie à Waterloo, la Révolte de
l'Inde), des souvenirs (la Crimée en 1854 et en i8g6)
et son autobiographie (De midshipman à maréchal).
Les Anglais reconnaissent et saluent en lui l'une des
plus originales, des plus populaires figures de leur
armée, l'un des chefs qui ont exercé sur les destinées de
l'Angleterre la plus décisive influence. — L. Abensovk.
Imp. Larousse (Auge, Gillon, Hollier-Laroufse, Moreau et C*.
Parti, 17, rue Mootp&rnaise. — Lt Gérant ; L. Qroslet.
Faucher-Gudin del., d'après le dessin de Martin de Vos (xvi* s.)-
N* 160.
Juin 1920
Académie des inscriptions et bel-
les-lettres. — Election de P. Lejay. Le 14 no-
vembre 1919, l'Académie procède à l'élection d'un
membre ordinaire, en remplacement de Chavannes.
Six candidats étaient en présence. Il y eut quatre
tours de scrutin, où les voix se répartirent comme
suit : i«' tour (35 votants) : Lejay, 8 ; Glotz, 8 ;
Delachenal, 6; Dorez, 6; Jeanroy, 5; Dautremet, i;
1 bulletin blanc; — 2" tour (36 votants) : Lejay, 11 ;
Glotz, 10; Delachenal, 9 ; Jeanroy, 5 ; Dorez, i ; —
3«tour : Lejay, 17; Glotz, 11; Delachenal, 6; Jean-
roy, 2; — ■ 4" tour : Lejay, 24; Glotz, 10; Jeanroy, 2.
Ayant obtenu la majorité des suffrages, l'abbé Paul
Lejay, professeur de grammaire comparée et de phi-
lologie latine à l'Institut catholique de Paris, est
proclamé élu (v. p. 150).
Académie des sciences. — Election de
Maxime Laubeuf. Le 22 mars 1920, l'Académie pro-
cède à l'élection d'un membre titulaire dans la divi-
sion nouvellement créée des applications de la science
à l'industrie.
Le nombre des votants étant de 58, les voix se
répartissent ainsi : Maxime Laubeuf, 38 ; Charles
Rabut, 18; LéonGuillet, i ; Maurice Prud'homme, i.
Maxime Laubeuf, ayant obtenu la majorité des suf-
frages, est déclaré élu. (V. p. 149.)
Animateur (l'), pièce en trois actes, de Henry
Bataille, représentée pour la première fois au théâ-
tre du Gymnase le 27 janvier 1920.
Le I«' acte se déroule dans le cabinet de Dartès,
directeur et rédacteur en chef d'un grand et impor-
tant journal, mondain et incolore.
Grand émoi dans la maison : le directeur n'a pas
encore paru, bien qu'il soit 6 heures du soir, et il a
fait passer, le inatin même, dans le journal, un arti-
cle à tendance révolutionnaire, qui fait scandale et
qui a provoqué plus de soixante désabonnements
dans la journée. Les lettres et les dépêches s'accu-
mulent sur son bureau. Le secrétaire de rédaction ne
veut pas accepter la responsabilité de les ouvrir. Les
actiomiaires paraissent et disparaissent, furieux.
M"» Dartès arrive et prend sur elle de faire dépouiller
le courrier. Ce ne sont que protestations indignées.
Dans cet article si sensationnel, Dartès a attaqué
avec virulence le chef du parti nationaliste et roya-
liste, Gibert. C'est un scandale; le personnel de la
maison est en effervescence.
Enfin, Dartès arrive, calme et sûr de lui. Il com-
paraît devant le conseil d'administration, dont les
membres l'insultent, émus par le dommage qu'il
porte à leur argent. Le président du conseil prononce
un réquisitoire. Le cas se complique, car la nouvelle
arrive que Gibert a entre les mains la preuve que
Dartès a eu des pourparlers d'ordre financier avec un
journal révolutionnaire. Aussitôt, tous crient : Haro !
sur lui ; il est mis à la porte de la maison.
On annonce Gibert. Dartès veut le recevoir lui-
même. Gibert est un être crapuleux, capable de se
servir de toutes les calomnies et de tous les moyens.
Dartès lui résiste fièrement sur le terrain de la poli-
tique et des idées, mais il bondit sur son adversaire,
quand celui-ci lui jette à la face qu'il est un mari
trompé depuis dix ans et que sa fille n'est pas de lui.
Il fait venir sa femme, l'interroge ; elle ne répond pas.
Il s'écroule devant ce silence, qui est pour lui uiîe ré-
vélation. Sa fille. Renée, accourt pour savoir ,ce qui se
passe ; elle apprend que sa mère et son oncle Fré-
déric ont résolu de quitter et d'abandonner son père
à lui-même. Dans un élan de tendresse filiale, elle
s'écrie qu'elle, du moins, lui restera fidèle, et elle se
jette dans ses bras.
L'acte II se passe dans une petite villa que Dartès
habite avec sa fille Renée, aux environs de Paris.
Depuis des mois, il s'est engagé dans le parti révo-
lutionnaire, dont les délégués l'attendent en bas, chez
un marchand de vin, pour lui faire signer l'engage-
ment de diriger leur journal.
Dartès hésite. Un brasseur d'affaires, qui a des
attaches avec le parti nationaliste, Wheyl, vient lui
proposer de se retirer de la politique et d'aller diri-
ger une importante librairie à Zurich. Ce projet sou-
rit à Renée, qui voudrait voir son père se reposer
dans le calme. Dartès ne sait quel parti prendre.
Sans doute, il est un partisan convaincu, tout entier
gagné à la cause de la fraternité humaine et de
l'universelle bonté, mais certains agents du parti et
certains procédés lui répugnent. Il se décide à deSr
cendre vers les camarades, afin de leur avouer qu'il
n'est pas encore assez mûr pour une action éner-
gique, décidée et efficace.
Pendant son absence. Renée reçoit la visite im-
prévue de sa mère, qu'elle voit à de rares intervalles.
Celle-ci a dû venir la voir parce que Renée va at-
teindre sa majorité et qu'elle a à prendre avec elle
certains arrangements d'affaires. Par elle, nous ap-
prenons que la jeune fille a la propriété d'une villa,
dans le Midi, qui lui a été léguée par un ami de la
famille, Malescat, celui que Gibert a désigné comme
ayant été l'amant de M""= Dartès. Renée ne comprend
pas ; mais, soudain, en lisant la lettre par laquelle la
donation lui est faite, elle a des soupçons ; elle inter-
roge, elle presse sa mère ; la vérité épouvantable lui
apparaît : elle est la fille de Malescat.
La scène a une très grande beauté. Elle dit la
douleur de cette enfant, qui croyait en sa mère et à
qui cette révélation vient d'arracher jusqu'à sa per-
sonnalité, pour en faire une dégradée en horreur à
elle-même.
Dartès rentre, regarde les deux fenmies, comprend
l'infamie que vient de conunettre son ancienne
épouse, chasse celle-ci. Et, soudain, sa fille se re-
dresse : quels que soient son père, sa mère, son véri-
table père est celui qui a formé son esprit et son
cœur, qui lui a donné toutes ses idées, toutes ses
tendresses ; le père de sa nature morale, celui qui a
été son animateur, et elle lui révèle toute sa ferveur
pour les idées révolutionnaires, qu'elle n'avait pas
osé, jusqu'à présent, exprimer. Elle comprend, et
elle aime les rêves d'humanité universelle ; et c'est
elle qui relève le courage de son père en le faisant
renoncer au projet de la Suisse poiu: se lancer à
corps perdu et résolument dans la propagande so-
cialiste. Elle appelle, par la fenêtre, les compa-
gnons, et Dartès, cette fois, peut leur dire : c Je suis
avec vous I a
LAROUSSE MENSUEL.
142
Le III» acte se passe dans la librairie de Gibert.
Celui-ci vient d'écrire un livre consacré à Dartès, dont
il veut démolir la réputation et l'influence. Il n'a
pas hésité à recourir aux procédés les plus odieux, à
dévoiler la vie privée de son adversaire, à publier
les lettres qui démontrent l'indignité de sa femme et
la bâtardise de sa fille.
Et voilà Renée Dartès qui arrive voilée, sous un
faux nom, pour être sûre d'être reçue par Gibert.
Elle lui dit son dégoût et sa colère. Gibert croit un
instant qu'elle est venue pour le tuer. Non ; la ven-
geance de Renée sera autre : si Gibert ne doime pas
ordre immédiatement de supprimer tous les exem-
plaires de l'ouvrage odieux, c'est elle qui se tuera
sur place, dans le cabinet de Gibert, pour que son
sang lave son père et que le poids de son cadavre
pèse éternellement dans la vie de ce coquin.
Dartès entre en coup de vent; i! a lu le livre; il
vient exprimer à l'auteur son mépris et son or-
gueil, lui dire que sa vilenie n'aura pas l'effet qu'il
pense et grandira sa victime par le sacrifice, la dou-
leur et le martyre. Jésus n'a pas souffert sa plus
grande souffrance sur la croix, mais bien à la colonne
où il fut attaché et couvert par les crachats de la
canaille.
Cependant, Gibert avait organisé des manifesta-
tions dans la rue, avec des bandes de jeunes gens
qui sont massés devant la maison et qui conspuent
Dartès. Celui-ci ne craint pas de se montrer à la fenê-
tre; il a accepté toutes les ignominies. Ce livre qui
l'a sali, il l'a baisé comme Jésus embrassa Judas ; il
prêche à tous ces énergumènes le pardon, la frater-
nité, la charité. Deux coups de feu se font entendre.
Blessé mortellement, il tombe et meurt. Sa fille se
relève, droite et fière, purifiée par le baptême de la
douleur, et elle défie le monstre, dont l'odieuse ca-
lomnie n'aura réussi qu'à la grandir, pour continuer
l'œuvre paternelle.
Ce drame est d'une grande vigueur; il secoue, il
trouble, émeut avec une puissance incontestable,
malgré le côté parfois mélodramatique de l'affabu-
lation. Il se maintient à une belle hauteur. Il ap-
pelle, cependant, et comporte une critique. Le
traître de la pièce, Gibert, donne l'impression d'avoir
plus de conviction que son ennemi, malgré la bas-
sesse de ses actes. Dartès est tiède et, comme, dans
l'Amazone, le patriotisme du héros avait pour mo-
bile l'amour d'une femme, ici, la doctrine de Dartès
est moins la résultante d'une foi que le retentisse-
ment de faits extérieurs : l'infidélité d'une femme
sur l'âme du personnage. Malgré cette réserve, il est
juste de reconnaître le talent robuste et les hautes
qualités d'homme de théâtre qui caractérisent cette
oeuvre dramatique, où rien n'est banal et dont l'effet
est incontestable. — Léo Ci.aketie.
Les principaux rôles ont été créés pat : M"»' Yvonne de
Bray (Renie Dartès) ; Henriette Roggers (M"" Dartès), et par
MM. Arquillière (Dartès) ; Dumény (Gibert) ; Armand Bour
(Donadieu, socialiste); Jean Aymé (Wheyl) ; Roger Vincent
(Leyrisse, secrétaire de rédaction); Berthier (Dumontel);
Collen (Furtz, actiormaire) ; Dauvillier (Frédéric).
azote n. m. — Encycl. La question de l'azote en
agriculture. A l'état sauvage, les végétaux puisent
l'azote nécessaire à leur développement dans le sol;
cet azote provient de la décomposition des résidus
organiques ou de l'apport des pluies, qui enlèvent
de l'atmosphère soit de l'acide nitrique, soit de
l'ammoniaque. Or, à notre époque, où chaque par-
celle de notre sol doit produire avec un maximum
de rendement, il importe non seulement de restituer
à la terre ce que les récoltes lui empruntent, mais
aussi de fournir un excédent de matériaux (azote,
acide phosphorique, potasse), pour assurer une ali-
mentation abondante à la végétation, si nous vou-
lons que celle-ci croisse avec vigueur.
Chaque année, les récoltes françaises enlèvent au
sol :
600.000 tonnes d'azote (évalué l fr. 60 à i fr. 90 le kilogr.
ante bellum; 6 à g fr. actuellement 1920.)
300.000 — d'acide phosphorique (évaluéeofr. 30 à ofr. 40
le kilogr. fl«/<ï bellum; i f r. soactuellement.)
755.000 — de potasse {évalué oîr. 40àofr. 60 lekitogr.
ante bellum ; o fr. 35 actuellement.)
Ou voit immédiatement, pour notre seul pays,
l'importance des restitutions à effectuer.
Sans nous occuper ici de l'acide phosphorique ou
de la potasse, dont nous devons être pourvus, grâce
à nos gisements de phosphates tunisiens et aux
mines alsaciennes de potasse, nous nous proposons
d'étudier sous quelle forme l'azote s'utilise, et quelles
sont les ressources, tant naturelles qu'artificielles,
que nos agriculteurs peuvent mettre à contribution.
Etal de l'azote utilisé en ■ agriculture. Dans ses
usages agricoles, l'azote peut se présenter soit :
à l'état libre
à l'état d'azote ammoniacal (NH')
à l'état d'azote organique (matière organique animale ou
végétale) ou à l'état d'azote nitrique (NO'H.)
Sous ces divers états, l'azote est plus ou moins
absorbé par les végétaux; libre, il n'y a que les légu-
mineuses qui, sous l'influence de bactéries contenues
dans les nodosités de leiurs radicelles, soient capa-
bles de le fixer.
LAROUSSE MENSUEL
La forme nitrique est, par' excellence, assimilable ;
c'est vers elle que tend, dans le sol, la transformation
des autres états azotés, transformation désignée
sous le nom de nitrification et qui s'accomplit sous
l'influence de ferments spéciaux.
Bien que l'azote ammoniacal soit assimilable di-
rectement, il se nitrifie également avec facilité et
peut être absorbé, par suite, sous ces deux formes ;
quant à Vazote organique, absolument réfractaire à
l'absorption directe, il doit nécessairement subir la
nitrification; mais cette action sera plus ou moins
rapide, selon la cohésion de la matière, la com-
plexité de sa formule, etc.
La nitrification exigeant laprésence de bactéries et
consistant en une réaction oxydante, il est indis-
pensable, pour son succès, de se placer dans les
conditions où ces bactéries peuvent le mieux se dé-
velopper : température de 5° C. à 5.1° C. (optimum à
37°), humidité suffisante, milieu alcalin ou calcaire, au
sein d'une masse convenablement aérée (sol ameubli).
L'influence de l'azote sur la végétation est considé-
rable ; cet élément agit surtout sur le système
foliacé et, par l'activité qu'il donne à celui-ci, pro-
«• 160. Juin 1920.
chaux) constitue, comme l'engrais vert, une fumure
économique.
Parmi les substances riches en azote, on peut citer,
d'après l'état où se trouve l'élément actif :
Sous forme nitrique :
1° Le nitrate du Chili, nitrate de sodium K O" Na
à 95 p. 100 de pureté environ, titrant de 15 à
i5 p. 100 d'azote.
2° Le nitrate de chaux (NO')'Ca à 13 p. 100
d'azote, produit artificiel des usines norvégiennes.
Ces nitrates sont très solubles dans l'eau : 100 gram-
mes d'eau à 10° C. dissolvent 78 grammes de nitrate
de sodium ; ou doit les conserver dans un lieu sec.
Sous forme ammoniacale :
Le sulfate d'ammoniaque, sel gris, titrant de 20 à
21 p. 100 d'azote. A l'inverse du nitrate, ce sel tend
à se dessécher et à s'effleurir. Provenant le plus
souvent d'usines à gaz, il peut contenir des sulfo-
cyanures (coloration rouge avec les sels ferriques),
substances toxiques pour les végétaux.
On peut rapprocher des sels ammoniacaux la cyana-
mide ou chaux-azote, produit de la fixation de
l'azote sur le carbijre de calcium ; cette substance
Accroissement des bctteivivos par TiMiipIoi des nitrates.
voque considérablement la croissance et le dévelop-
pement de la plante : il détermine de superbes
récoltes, à condition, toutefois, que les autres élé-
ments nécessaires (acide phosphorique, potasse) se
trouvent également en quantités correspondantes.
Cette observation est importante; sa méconnais-
sance explique souvent les mécomptes des cultiva-
teurs, déçus dans le résultat espéré après une fu-
mure excessive, mais incomplète; par exemple, si un
hectare doit produire 20 quintaux d'avoine, qui
(grain et paille) enlèvent au sol :
54 kilogr. d'azote — 23 kilogr. d'acide phos-
phorique ^ — 60 kilogr. de potasse.
On doit fournir les éléments dans cette proportion ;
car, si, pour une raison quelconque, le sol ne fournit
que 14 kilogrammes d'acide phosphorique —comme
cette quantité correspond à 12 quintaux, quels que
soient les poids d'azote et de potasse ajoutés, la
récolte ne peut dépasser 12 quintaux — la produc-
tion étant toujours limitée par l'élément assimilé en
quantité minimum.
Excédent moyen des récoltes par joo kilogrammes de nitrate,
d'après L. Grandeau.
Céréales 3*4 quintaux de grain avec
la paille correspondante.
Pommes de terre 36 quintaux métriques.
Betteraves sucrières ... 30 à 50 — —
Betteraves fourragères . 40 — —
Choux 61 — —
Carottes 78 — —
Substances employées comme fumures azotées.
L'agriculture a plusieurs sources d'azote à sa dispo-
sition.
La plus usuelle est le fumier de ferme; msiis celui-ci
est très pauvre, i mètre cube n'introduisant guère
dans le sol qu'une quantité de :
5 kilogr. d'azote ammoniacal — 6 kilogr. de po-
tasse — • 2 kilogr. d'acide phosphorique.
Aussi doit-il être apporté en quantité considérable
(30 à 60 tonnes à l'hectare). Le plus souvent — et c'est
le moyen d'obtenir les meilleurs rendements — ■ on
emploie le fumier à dose beaucoup moindre, mais en
renforçant son action par l'incorporation d'engrais
plus riches. Dans quelques cas, une quantité abon-
dante d'azote est incorporée au sol, au moyen des en-
grais verts, ceux-ci consistant en une culture de
légumineuses qui, comme on sait, fixent directement
l'azote, culture que l'on enfouit à l'état vert. L'emploi
des composts (mélanges de débris végétaux et de
de formule Ca CN% titre de 14 à 22 p. loo d'azote;
elle se décompose au contact de l'eau en libérant
de l'ammoniaque. On trouve également, dans le
commerce, un produit dit azote-chaux, mélange de I
cyanamide et de chlorure de calcium.
Quant à l'azote organique, l'agriculteur n'a que
l'embarras du choix; toutes les substances albumi-
noïdes d'origine végétale ou animale peuvent con-
venir : sang desséché {12 p. 100 d'azote), viande des-
séchée (9 p. 100), cuir torréfié (8 p. 100), poissons
desséchés (3 p. 100), déchets de laine (4 p. 100),
guano (5 p. 100), os, poudrclle (i p. 100), etc.
Emplois des engrais azotés. À quelle forme d'en-
grais doit-on donner la préférence ?
En principe, ce choix doit être guidé par les consi-
dérations suivantes : l'azote nitrique et les sels am-
moniacaux, étant aussitôt assimilables, ont une action
rapide sur les végétaux ; au contraire, la cyanamide et
surtout l'azote organique, devant subir la nitrification
ont une action retardée et d'autant plus lente que la
décomposition sera plus difficile; la fumure avec les
résidus azotés peut être considérée coimne une ré-
serve pour l'avenir.
Les nitrates craignent un excès d'eau, qui peut les
entraîner en pure perte ; on les emploie de préfé-
rence au moment des périodes d'activité de la végé-
tation : tallage et épiagc des céréales, buttage des
plantes sarclées, préfloraison des prairies, etc. On
obtient de bons résultats en épandant en deux ou
trois fois, à un mois d'intervalle, à la dose de 100 à
400 kilogrammes par hectare. Il convient d'éviter
les mélanges des nitrates avec les superphosphates ;
ceux-ci, très acides, peuvent décomposer leî pre-
miers et déterminer une perte en azote.
Les sels ammoniacaux et surtout les engrais orga-
niques exigent que l'azote puisse s'oxyder; d'où la
nécessité d'une incorporation dans un sol aéré. A ce
sujet, on peut remarquer que des terrains tourbeux,
marécageux et compacts, souvent très riches en
azote, sont cependant stériles; cela tient à ce que
l'azote n'y est pas assimilable et que, d'autre part, la
nitrification ne peut s'y produire. Dans de tels ter-
rains, une fumure azotée serait une erreur. On ob-
tiendrait, au contraire, de bons résultats en facili-
tant la nitrification par des drainages appropriés, un
ameublissement du terrain et l'incorporation d'un
peu de calcaire.
Le sulfate d'anmioniaque s'emploie à la dose de 100 à
300 kilogrammes à l'hectare, soit seul, soit en mé-
IV' 160- Juin 1920.
lange avec des superphosphates, ce qui ne présente
ici aucun inconvénient ; en revanche, il faut éviter le
mélange avec des chaux et des scories de déphos-
phoration, susceptible de mettre l'ammoniaque en li-
bertéctd'entraînerdespertesd'azote par volatilisation.
Les engrais azotés organiques sont, par suite de
leur lente décomposition, avantageux dans le seul
cas oii leur prix est peu élevé ; leurs partisans, cepen-
dant, vantent ce lent dégagement d'azoteassimilable,
en admettant que la plante le trouve au fur et à
mesure de ses besoins; en réalité, l'emploi des sels
définis est beaucoup plus sûr.
Quant à la cyanamide, sa décomposition assez ra-
pide la classe immédiatement après le sulfate d'am-
moniaque ; elle constitue un engrais moyen, mais ne
peut convenir pour forcer une culture. On l'emploie à
la dose de 300 kilogrammes à l'hectare, incorporée à
la terre avant les semailles ; on ne doit jamais l'utiliser
en couverture, car, souvent, elle contient des sub-
stances toxiques pour les plantes. Pour faciliter son
emploi, on peut la mélanger avec des phosphates.
L'emploi rationnel de tous ces engrais peut con-
duire à bien des difficultés pour le cultivateur, ses
achats trop réduits ne permettant pas de frais
d'analyses; souvent, même, il ignore les réels besoins
de ses terres; la tradition du père au fils ne peut
suppléer au manque de connaissances nécessaires;
pour avoir des conseils éclairés, il faut faire inter-
venir la science des spécialistes. Les agriculteurs au-
raient le plus grand avantage à se grouper(la loi sur
! les syndicats agricoles les favorise à ce point de vue)
et, moyennant une redevance légère pour chaque
adhérent, à entretenir à frais communs un labora-
toire et des agronomes, pour le plus grand profit de
leur production.
Economie de la question de l'azote. L'étude précé-
I dente permet de constater que l'azote, l'élément le
' plus coiiteux, a surtout pour origine des produits
\ étrangers : nitrate chilien, sels, ammoniacaux anglais
ou allemands. Si, donc, nous voulons nous libérer de
ccttetyrannie économique, il est nécessaire de recou-
rir aux nouvelles préparations de substances azotées,
au moyen de la fixation de l'azote atmosphérique.
Cette source étant inépuisable, tout se réduit à une
question de force motrice; actuellement, la synthèse
par les moyens chimiques est une question résolue ;
elle doit tendre vers la fabrication des engrais écono-
miques, surtout sous la forme de sels anunoniacaux.
Problème de la fixation de l'azote atmosphérique.
Cbim. et ind. Depuis la rédaction du mot azote
{Lar. Mens., t. I""', p. 49 [1907]), dans lequel ont
été exposés les principes de la préparation des
nitrates et de l'ammoniaque, en partant de cet
clément atmosphérique, de grands progrès ont été
réalisés. Au point de vue agricole, alimentaire par
conséquent, l'azote représente un facteur économi-
que de la plus haute importance ; aussi le problème
de sa fixation fut-il travaillé de divers côtés. Vers
1914, les résultats obtenus étaient des plus satis-
faisants ; les Allemands, déjà à cette époque, pas-
saient pour avoir réalisé la synthèse directe. La
guerre, par les immenses besoins en explosifs, de-
vait avoir une influence considérable. En effet, au
moment de la déclaration de guerre, les besoins de
l'agriculture étaient assurés par :
Nitrate du Chili 2 464 540 tonnes
Sulfate d'ammoniaque {anglais ou allemand
pour les 2/3 de la production) i 385 000 —
Produits arti&ciels : cyanamide 80 000 —
— — nitrate norvégien ... 30 000 —
Ainsi, d'une part, la production naturelle était en
grande partie d'origine étrangère, tandis que la fa-
brication synthétique était relativement faible.
Bien que l'importation chilienne fût maintenue
entre les nations de l'Entente, elle fut insuffisante
pour les besoins militaires; la fabrication des nitrates
fut reprise et réalisée dans nos poudreries. Quant
aux Allemands, bloqués par les AJliés, ne recevant
plus de nitrate américain, le besoin d'azote les con-
duisit à réaliser la fixation de l'azote avec une telle
maîtrise que, dès 1915, ils se targuaient de monopo-
liser, dans l'avenir, le commerce des engrais ; de fait,
en IQ16, ils avaient produit une quantité de compo-
zés azotés égale à la production annuelle du Chili.
Laissant les besoins militaires de côté, il est évi-
dent que les seules demandes agricoles (750.000 ton-
nes ante bellum) peuvent constituer, pour les usines
d'azote, une clientèle importante; la consommation
pouvant encore êtreaugmentée rapidement avec avan-
tage, c'est le champ libre pour donner à cette indus-
trie tout le développement dont elle est susceptible.
La question de l'azote naturel et synthétique peut
se résumer dans le cadre suivant :
I. .\zole combiné naturel :
Azote des nitrates (Chili.)
Azote ammoniacal (fours & coke, eaux-vannes.)
Azote organique (déchets animaux ou végétaux.)
II. Azote combinù synthétique :
Azote ammoniacal : synthèse directe, par la cyanamide,
par les cyanures, par les azotures.
Azote nitrique : oxydation directe, oxydation de l'ammo-
niaque (par catalyse, par les bactéries.)
I. Azote combiné naturel. Nous ne nous éten-
drons pas sur les nitrates du Chili, dont il a été
LAROUSSE MENSUEL
parlé déjà (v. Lar. Mens., t. V, p. 69). Ces nitrates
à 95 p. 100 de pureté, titrant 15,5 p. 100 d'azote, nous
parviennent grevés de frais nombreux et surtout de
forts impôts d'exportation. En 1911, le kilogramme
d'azote revenait dtjà à i franc; aussi, aujourd'hui,
le nitrate chilien représente-t-il, par suite des changes
et de l'élévation du fret, une substance très coûteuse.
Peut-être, la menace des usines synthétiques pourra
faire réfléchir les Chiliens et les inciter, s'ils veulent
conserver leur clientèle, à abaisser leurs prix en
améliorant leur extraction et, surtout, en cherchant
une meilleure conception fiscale; faute de conces-
sions, J'exode de cet engrais vers l'Europe pourrait
se trouver enrayé.
La production des sels athmoniacaux est plus mo-
deste ( 1911 — 250.000 tonnes d'azote contenues dans
1.600.000 tonnes de sulfate) provenant de la distilla-
tion des eaux-vannes de vidange, mais surtout pres-
que exclusivement de la distillation des houilles
(usines à gaz, fours à coke). C'est, en réalité, i à
2 p. 100 de l'azote des charbons que l'on retire de
cette façon.
Dans cette extraction, il reste beaucoup à faire,
car toute la houille brûlée annuellement devrait four-
nir 2 millions de tonnes d'azote.
Quant aux azotes organiques, tous les déchets ani-
maux ou végétaux peuvent convenir (sang, viande,
guano, etc.); les sources sont aussi abondantes que
variées, mais, sous cet état, l'azote non directement
assimilable présente, vis-à-vis des précédents, beau-
coup moins d'intérêt.
II. Azote combiné synthétique. L'azote étant
un des éléments les plus abondants de l'atmosphère,
dans laquelle il entre pour les 4/5"'» de son volume.
Combinaison indirecte. — Le problème est résolu
en fixant l'azote sur une substance chimique, le nou-
veau produit étant susceptible de donner de l'am-
moniaque par une réaction ultérieure. Dans ce but,
on prépare soit de la cyanamide, soit un cyanure,
soit un azoture ou nitrure.
a) Procédé à la cyanamide. — Cette méthode, due
à Caro et à Frank, est la plus importante des divers
modes de fixation ; elle consiste à faire passer de
l'azote sur du carbure de calcium à haute tempéra-
ture. On peut également employer les éléments cons-
titutifs de ce carbure (charbon et chaux en mélange) :
C'Ca -t- N" = CN'Ca + C
carbure de azote cyanamide ch&rbon.
calcium
Le nouveau sel obtenu, dit cyanamide calcique, est
souvent employé tel quel comme engrais ; il se dé-
compose dans le sol en dégageant de l'ammoniaque.
Cette réaction s'effectue dans l'usine en chauffant la
cyanamide avec de l'eau, sous pression :
CN'Ca 4- H'O = CO'Ca 4- 2NH»
cyanamide eau carbonate ammo-
de chaux niaiiue.
On estime qu'un kilowatt-an peut produire deux
tonnes de cyanamide à 20 p. 100 d'azote, soit 400 ki-
logrammes d'azote fixé.
b) Procédé aux cyanures. — L'hydrolyse des cya-
nures :
CNK -(- 2H'0 = NH" + KOH + CO
cyanure de eau ammo- potasse oxyde de
potassium niaqiie carbone.
a été également appliquée en partant surtout des
cyanures alcalino-terreux, le cyanure étant régé-
néré, en chauffant l'alcalin libéré avec du-charbon dans
Coupe d'un four de catalyse (système Haber).
A. four formé d'une bombe B chauffée par la spirale électrique C; d, matière isolante;
6, chambre de réaction; D, catalyseur; E, pyromètre; F, compresseur: H, liquéfaction de l'am-
moniaque ; a, arrivée du mélange gazeux (hydrogène et azote).
nous en disposons, pat suite, de quantités infinies.
Les dispositifs employés le fixent : soit à l'état am-
moniacal, combiné à l'hydrogène [NH'], soit à l'état
nitrique, combiné à l'oxygène [NO' H]. On peut aussi
réaliser par oxydation le passage de l'azote ammo-
niacal à l'azote nitrique.
A. Azote fixé à l'état ammoniacal. — L'azote est
fixé directement par l'hydrogène ou par l'intermé-
diaire d'une substance (cyanamide, azoture, etc.), sus-
ceptible de se décomposer avec formation d'ammo-
niaque, sous certaines conditions :
Combinaison directe ; . N -f H' = NH'.
azote hydro- gaz ammo-
géne niac.
Cette réaction si simple, réalisée sous l'influence
de l'étincelle électrique, était connue depuis long-
temps; mais, si l'on obtenait du gaz ammoniac à
haute température, la réaction étant réversible, le
rendement final était déplorable.
En opérant avec des catalyseurs, sous pression,
le chimiste allemand Haber réussit à rendre pratique
industriellement cette synthèse directe. Les gaz (3 vol.
d'hydrogène et i vol. d'azote) étaient comprimés
à 120-150 kilogrammeset chauffés vers 600 à 700° C.
en présence du catalyseur. Ce dernier, dont le rôle
est d'abaisser le point de réaction, fut d'abord le coû-
teux osmium, l'uranium, puis le fer. Comme des
traces de soufre, de sélénium, d'arsenic constituent,
pour le catalyseur, des poisons entravant son action,
il est indispensable d'employer des gaz purs ; mais,
si l'azote s'obtient très pur par distillation de l'air
liquide, pour l'hydrogène, le problème est beaucoup
plus délicat.
Une des meilleures solutions consiste à extraire
cet hydrogène du gaz à l'eau, mélange d'oxyde de
carbone et d'hydrogène obtenu en injectant de la
vapeur d'eau sur du coke incandescent. L'hydro-
gène est séparé également en liquéfiant l'oxyde de
carbone et les impuretés.
Bien que le rendement soit faible, 8 à 9 p. 100 des
gaz traités, la puissante Société allemande, Badische
Anilin undSoda F«6riA, n'avait pas hésité, dès 1913,
malgré les difficultés de travailler en grand des gaz
comprimés à haute température, à édifier une usine
à Oppau (Westphalie); durant la guerre, cette usine
d'Oppau fut, par un groupe d'industriels, encore
agrandie, au point de devenir la plus importante du
monde.
Récemment, G. Claude (Acad. des sciences, déc.
191g), dont le nom est inséparable de l'industrie de
l'air liquide, est arrivé à des rendements considéra-
bles, en montrant qu'il était possible d'obtenir indus-
triellcmeiit des pressions île i.ooo atmosphères sous
une température de7oo°C. Ler;;ndementétant meil-
leur, la même production exige des appareils moins
volumineux, une mise moins grande de capitaux ; sous
cette forme, le procédé parait destiné à conserver,
dans l'avenir, une avance sur les autres méthodes.
un courant d'air ou d'azote. Cet
intéressant mode de fixation
ne paraît, cependant, pas avoir
reçu des développements aussi
importants que les autres pro-
cédés décrits.
c) Procédé aux azotures ou
nitrures. — L'azote, longtemps
considéré comme inerte et
incapable de réagir sur les
autres éléments, se combine,
néanmoins, souvent avec vio-
lence sur divers métaux : cal-
cium, magnésiuni, aluminium; — ce dernier métal,
chauffé dans un courant d'azote, forme un azo-
ture [NA1] décomposable par l'eau avec dégagement
d'ammoniaque, le métal se précipitant à l'état d'oxyde
hydraté. Or, ce moyen, trop coûteux de préparation
en partant du métal, devient, au contraire, très éco-
nomique en employant le minerai ou oyxde naturel
comme matière première. Tel est le procédé Serpek
à Vazoture d'aluminium. L'azoture solide cristallin,
éminemment réfractaire, prend naissance en chauffant
à 1.550" C. un mélange de charbon et de bauxite
(oxyde très abondant en France) :
Al'O- 4- 3C 4- 2N = 2NAI 4- 3CO
bauxite charbon azote azoture d'alu- oxyde de
niioium carbone.
En le décomposant avec une lessive alcaline à
l'ébullition, comme il donne une alumine très pure,
appréciée pour élaborer le métal, l'ammoniaque qui
se dégage en même temps n'est qu'un sous-produit
de valeur obtenu sans dépense.
B. Azote fixé à l'état nitrique. L'acide nitrique
prend naissance : 1° par fixation directe ; 2° par
transformation oxydante de l'ammoniaque.
Fixation directe. — Ce procédé a été l'un des pre-
miers réalisés pratiquement vers 1903. Sous l'in-
fluence d'une très haute température l'azote et l'oxy-
gène sont susceptibles de se combiner; mais la réac-
tion est réversible :
O 4- N 7-» 2NO
oxygène azote biozyde
d'azote.
A 3.ooo'>C., 5 p. 100 des gaz sont transformés; mais,
si le refroidissement a lieu lentement, à 2.ooo''C., déjà,
les 4/5°' du bioxydesont décomposés par la réaction
inverse. Il importe donc de capter les gaz, en les refroi-
dissant assez vite pour atteindre 1.200°, température
à laquelle la rétrogradation n'a presque plus lieu.
Ce résultat obtenu, la transformation du bioxyde
s'accomplit selon diverses réactions :
1° Oxydation à 6oo' en présence d'air :
2NO 4- O' = 2NO'
2* Hydratation :
5NO' 4. 2HH) ~ <NO'H 4- 2NO
aoide nitrique
OU 2N0' 4- H'O - NO'H 4- NO'H
acide nitrique acide nitreux.
144
La transformation des gaz repose donc sur une sé-
rie d'oxydations et d'hydratations; les gaz, après la
réaction calorifique, passent dans une chambre de
dépôt. Là, réagissant sur l'air en excès, la première
oxydation a lieu; les réactions d'hydratation se
poursuivent dans des tours où les oxydes d'azote
rencontrent l'eau ou des solutions alcalines absor-
bantes.
La bonne marche du procédé exigeant une très
haute température, presque tous les brevets repo-
sent sur l'emploi de l'arc électrique. Celui-ci, écla-
tant entre des électrodes chargées à haute intensité,
est soufflé en flamme, soit par l'influence de masses
magnétiques qui, modifiant sa forme, lui donnent l'as-
pect d'un éventail (Guye), d'un disque (Birkeland et
Eyde) ; on réalise également cette modification par
im champ tournant (four Moscicki), par le courant
d'airlui-même (fours Schônherr, Pauling, Scott, etc.).
Dans les importantes usines de la Compagnie nor-
végienne, à Nottorten, on emploie des fours Birke-
land de 3.000 kw. (5.000 volts-6oo ampères) ; l'arc est
étalé en un disque de 2 à 3 mètres de diamètre, sous
quelques millimètres d'épaisseur. Cette lame de feu,
(liposée verticalement au sein des pièces réfractaires,
constitue le four ; dans les intervalles libres, on in-
jecte de l'air. Au sortir de l'appareil, les gaz tenant
1,5 p. 100 NO seulement subissent les réactions in-
diquées ci-dessus. — Schlœsing a perfectionné le pro-
cessus d'absorption, dans le cas oiî l'on désire prépa-
rer rapidement des engrais, en dirigeant les gaz dans
des colonnes remplies de chaux vive.
L'acide nitrique est exporté généralement, sous
forme de nitrate de chaux, directement employable
comme engrais. Les rendements sont très faibles, à
peine 4 p. 100 de la théorie; un kilowatt-an ne fixe
pratiquement guère plus de 125 à 135 kilogrammes
d'azote. Il en résulte la nécessité de disposer de très
grandes quantités d'énergie, seule possible dans les
régions de houille blanche; de faitj cette industrie
s'est localisée eu Norvège, à Nottoden et à Rjukan ;
les installations en cours doivent y atteindre 540.000
chevaux, représentant la force hydro-électrique la
plus puissante du monde ; la production pourrait
atteindre 300.000 tonnes de nitrate à 13,5 p. 100.
Oxydation de l'ammoniaque. — Ayant l'azote sous
sa forme ammoniacale, il est aisé, par une réaction
oxydante, de passer à la forme nitrique :
NH' -f 2O' = NO'H + H'O,
réaction réalisée soit chimiquement, soit par l'in-
termédiaire de bactéries.
Par action chimique, l'oxydation a lieu à haute
température, mais elle est limitée par la destruction
même de l'ammoniaque en azote et en eau ; il faut,
pour obtenir un rendement satisfaisant, abaisser la
température a l'aide de catalyseurs.
Dès 1830, Kiilhmann avait montré l'heureuse in-
fluence du platine dans ce but ; Otswald, en 1902, a
appliqué cette catalyse industriellement à des gaz de
fours à coke ; depuis, cette transformation a été éten-
due à l'ammoniaque dégagée de lai cyanamide. Les
catalyseurs sont constitués par des feuilles de platine,
ou par des oxydes de molybdène ou de bismuth. Avec
un contact, même instantané, on réussit l'opération
avec un rendement de 85 p. 100; mais, en réalité, la
réactiond'oxydation ne donne pas toujours immédiate-
ment l'acide nitrique ; il se forme du bioxyde d'azote :
2NH' + 5.0 = 2NO + 3H'0,
ce qui conduit, comme dans le procédé de l'arc,
à employer des chambres oxydantes et des tours
absorbantes.
Une autre façon de provoquer l'oxydation a été
proposée par Hausser, à Herringen (Westphalie), en
se basant sur la remarque qu'un mélange détonant
contenant de l'azote laisse, après l'explosion, un gaz
tenant 0,7 à 0,8 p. 100 d'oxyde d'azote. Hausser,
ayant trouvé le moyen pratique de réaliser ces ex-
plosions, l'avait appliqué aux gaz de fours à coke ;
il arrivait à produire de 80 à 125 grammes d'acide
nitrique par mètre cube de gaz traité.
Par l'intermédiaire des bactéries, l'oxydation est
une reproduction du phénomène de nitrificalion par
le sol. Muutz etLaisné, en sélectionnant les ferments
nitrifiants, ont isolé des variétés très actives, qui,
ensemencées dans des tas de tourbe et de calcaire,
transforment si rapidenent les sels ammoniacaux in-
corporés à dessein que ces amas constituent de gros
producteurs de nitrates. Il y a mieux encore : la
tourbe contient naturellement 2 p. 100 d'azote non
assimilable ; on peut, par une aération convenable,
une incorporation de calcaire, en retirer une valeur
de 80.000 à 900.000 francs pour i.ooo hectares; jus-
qu'ici, ces procédés biologiques n'ont pas reçu les
applications qu'ils méritent.
De tous ces procédés, quels sont ceux destinés à
être conservés dans l'avenir ?
Durant la guerre, où, précisément, beaucoupde pro-
cédés ont été étudiés, les belligérants avaient surtout
besoin de nitrates pour la préparation de leurs ex-
plosifs. Les procédés de l'arc ou les transformations
de l'ammoniaque en nitrates ont donné, sous ce rap-
port, les quantités nécessaires; mais il fallait pro-
duire à tout prix, ce qui entraîna souvent l'usage
de produits coûteux. Cependant, l'expérience avait
LAROUSSE MENSUEL
montré que la préparation des nitrates par le four
électrique exigeait trop de force motrice. Le pro-
cédé Haber et le procédé à la cyanamide pour l'am-
moniaque, le procédé Otswald pour l'oxydation né-
cessaire furent les seuls véritablement importants.
En temps de paix, le problème est différent : 11
importe de produire des engrais économiquement.
Or, la fabrication directe des nitrates ou l'oxydation
des sels amoniacaux sont naturellement plus coû-
teuses que l'obtention simple de l'ammoniaque et,
comme, sous cet état, l'azote constitue un engrais
suffisant, c'est dans cette direction que la pro-
duction doit être orientée ; il faut limiter la pré-
paration des nitrates au profit de la fabrication de
l'ammoniaque.
On peut encore espérer la perfectionner par la re-
marque suivante : généralement, les engrais à base
ammoniacale sont des sulfates, parce que, dans l'in-
dustrie, on retient les vapeurs alcalines des fours à
coke avec l'acide commercial, le moins coûteux,
l'acide sulfurique ; mais cet acide, issu du soufre
Coupe Echcmatique du four électrique indiquant la position
des électro-aimants dont les pôles sont divisés de chaque côté
de la cliambre ti flamme, laissant libre entre eux un espace de
dix centimètres environ.
OU des pyrites pour lesquels nous sommes assez mal
pourvus, nous laisse encore tributaires de l'étranger.
Il serait préférable, comme le démontre G. Claude
(Acad. des sciences, 19 mai 1919), de fabriquer du
chlorhydrate d'ammoniaque en combinant l'ammo-
niaque au chlore.
G. Ville ayant montré que le chlorhydrate peut
remplacer le sulfate, il suffit donc de trouver un
moyen économique de le produire. Or, ce moyen
existe en partant du sel de nos mers ou de nos salines.
Actuellement, dans l'industrie de la soude Solvay,
on fait agir du bicarbonate d'ammoniaque sur une so-
lution de sel ; du bicarbonate de soude et du chlo-
rhydrate d'ammoniaque prennent naissance.
Avant les synthèses nouvelles, l'ammoniaque étant
coûteuse, on la regénérait en distillant le sel aimno-
niacal avec de la chaux, pour être à nouveau utilisé.
Or, si nous sommes assez pourvus de cette ammo-
niaque, sa récupération devient inutile; il suffit de
livrer le chlorhydrate au commerce. On remplace
ainsi l'acide sulfurique par un produit national.
Chaque tonne d'azote fixé donnant comme sous-
produit trois tonnes de carbonate de soude, le pro-
blème de la fixation de l'azote, fixation qui conduit
au chlorhydrate d'ammoniaque, apparaît comme très
économique et susceptible de permettre, en France,
l'établissement d'une industrie indépendante.
Parmi les procédés pour réaliser ce but, entre la
combinaison directe d'Haber et le procédé indirect
de la cyanamide. La première, grâce aux perfec-
tionnements de Claude, semble avoir le meilleur ave-
nir; les résultats obtenus, même avec les faibles ren-
dements des premiers appareils, donnent tous les
espoirs et, surtout, celui qu'en abaissant le prix de
l'azote, on abaissera celui de la récolte, partant ce-
lui de nos aliments. — A. de Fontbsaï.
Câbles électriques pour guider les
navires à l'entrée des ports. Sir Arthur
Evans, président de la Brilish Association pour
l'avancement des sciences, avait récemment porté à
la connaissance du public un procédé employé
d'abord par les marins allemands, puis découvert et
utilisé ensuite par les Anglais, et qui leur permet-
«• 780. Juin 1920.
tait de circuler sans trop de danger dans les champs
de mine qui entouraient Heligoland.
Non seulement l'île, cédée en 1890 par le gouver-
nement britaïuiique, qui la croyait appelée à dispa-
raître peu à peu sous les lames parfois furieuses de
la mer du Nord, avait été transformée en une puis-
sante forteresse armée des pièces en tourelles et à
éclipses les plus puissantes, mais encore elle était
protégée, dans le nord, par d'immenses champs de
mines automatiques, s'étendant jusqu'aux rivages du
Sleswig et du Holstein, et à l'abri desquels pou-
vait manœuvrer la Hockseefiotte.
On est, toutefois, obligé, pour la circulation des
navires, de laisser au travers de ces obstacles dange-
reux des passages libres, dits chenaux de sécurité.
Dans des entrées comme celle du goulet de Brest,
par exemple, ces chenaux étaient indiqués par des
balises placées à terre, assez soigneusement dissi-
mulées pour que l'ennemi ne puisse pas les recon-
naître facilement ; pour s'en servir, encore faut-il
qu'on ait une vue suffisante.
Or, dans la mer du Nord et, en particulier, dans le
triangle maritime allemand, les brumes sont fré-
quentes et l'atniosphère très souvent voilée.
Il en résultait que la flotte allemande, en sécurité
derrière ses champs de mines, était souvent bloquée
par la brume ; ajoutons qu'aux débouchés de l'Elbe,
du Weser et de la Jahde, les courants sont violents
et les marées très fortes, ce qui rend la navigation
de cette partie de la mer du Nord particulièrement
délicate .
Nos adversaires cherchèrent, et trouvèrent, une so-
lution qui leur permettait^ par temps de brume, de
sortir sans trop de risques et qui fut découverte par
les marins anglais.
Des conducteurs électriques, soigneusement pro-
tégés contre les raguages du fond par des armatures
métalliques, furent fixées à terre par une de leurs
extrémités, près d'une station où se trouvaient de
puissants alternateurs, qui y lançaient leurs courants
alternatifs.
De leur côte, les bâtiments furent pourvus d'ins-
truments de précision, qui, par induction, étaient
influencés par ces courants avec d'autant plus tl'éner-
gie qu'ils étaient plus rapprochés du câble, c'est-à-
dire, plus exactement, au-dessus de lui, quand les
indications des appareils enregistreurs révélateurs
s'affaiblissaient, on changeait légèrement de direc-
tion pour qu'elles redevinssent maxima.
La longueur de ces câbles unidirectionnels attei-
gnait 90 kilomètres, et, d'après ce qu'a déclaré
sir Evans, avec un peu d'entraînement, on arrivait
à suivre son câble à une vitesse quelconque aussi
facilement qu'un tramway électrique suit son rail.
On voit tout de suite les immenses services qu'un
pareil système peut rendre aux marins, puisque, à
partir du moment où ils surplomberont ce précieu.x
guide, ils n'auront qu'à garder le contact, sans se
préoccuper ni des écueils, ni des courants, ni, même,
de la brume.
Voici comment sont disposés les câbles de
Portsmouth, l'un pour l'entrée, l'autre pour la
sortie.
Le câble d'entrée part d'une puissante station
électrique pourvue d'un appareil de T. S. F. et va
rejoindre mi point situé à 1.454 mètres du sud,
40 ouest du fort de Horse-Sand ; cette première
partie, étant posée sur de très petits fonds, n'est pas
destinée à servir de guide.
Le câble suit alors la passe dans la direction du
sud, 63° est, pendant une distance de 10 kilomètres,
vient passer alors à 2 kil. 77 du bateau-feu du Nab.
Il court ensuite pendant 1 3 kilomètres au sud, i" ouest,
et, pendant 2 kilomètres au sud, 6° est ; l'extrémité
du câble se trouve alors par une latitude de 53''33'36"
nord et 0° 56' 42" de longitude ouest par des fonds
de 27 mètres ; le parcours total est d'une trentaine de
kilomètres.
En intertompant le courant à des intervalles
bien déterminés, correspondant aux points et
aux traits du code télégraphique Morse, les navires,
munis des galvanomètres ou révélateurs voulus,
peuvent connaître leur position relativement au
câble à des distances de 400 à 500 mètres de ses
deux côtés.
Le signal transmis est la lettre V ou la lettre X, et
les dispositifs permettent de signaler aux bâtiments
la distance à laquelle ils se trouvent du point ter-
minus d'arrière.
Les navires qui désirent utiliser ce guide, soit pour
exercice, soit pour entrer, doivent prévenir le fort
Block-House au moins une demi-heure à l'avance et
indiquer le temps pendant lequel ils comptent se
servir du câble.
Les navires en mer communiquent par T. S. F.
avec la Cul ver Clifî Station de T. S. F., qui transmet
au Block-House, lequel accuse réception et avertit
du moment où les courants alternatifs sont lancés :
le câble est marqué sur les cartes de l'amirauté
2946 et 2650.
Il y aura sûrement une période de tâtormements
pour bien assurer ce service, de manière que les
navires ne se rencontrent pas au point où le câble
s'arrête ; mais elle durera peu de temps, et le sys-
«• 160. Juin 1920.
LAROUSSE MENSUEL
145
Le coitoQt'E DE PoissT, tableau de Uitbert-I'lcury (1840), au muette du Luxcnittoiirg. — Le oollt-que de l'i.isisy. .jn . . : i.i > .1rs .ii.i.\ .unuijunions, catholiques et protestants, avaient élc aduiis à
une diseiissioa golemielle. eut lieu en septembre liitil. IJans une salle basse aux arcadc:s j:i>thitiues. au milieu de ses eoui-tisaus. siepe le jeum- nu Charles IX, entre sa niere et le cardinal de Lorraine.
A gauehe, Théodore de Béze. k droite, un moine à robe grise, tous deux dans des chaires nasses, discutent, le premier avec l'air calme et la main levée, le second le bras en l'air, en signe de vive
protr»t:aii>n. Autour de cliaeuu d'eux, sont jîroupés les ministres et docteurs de la reii^ifui iimivelle et la foule, nombreuse, dévêqiies et de grands seigneurs. D'autres personnages se pressent au fond .le
la salle. (Ce tableau est d'un coloris sobre, chaud et vigoureux.)
ti'^me va être généralisé très rapidement en Angle-
terre, oii la navigation est très dangereuse sur les
eôtes et où le nombre des sinistres s'élève tous les
ans à plusieurs milliers.
Ce cliilïre n'a rien d'étonnant, si l'on veut bien se
rappeler que le nombre des entrées dans les ports
anglais se monte à cinq ou six mille par semaine.
Il faut souhaiter que nos ports de Dunkerque, de
Calais, du Havre, Boulogne, Cherbourg, Brest, Lo-
rient, l'entrée de la Loire, La Palice, l'entrée de la
Gironde, soient munis de ces appareils dans le plus
bref délai.
Avec les phares hertziens des entrées de Brest et
du Havre qui ont rendu des services signalés pen-
dant la guerre, avec les appareils de même ordre
construits ou projetés sur les côtes françaises ou
anglaises et qui permettent aux navires, à tout ins-
tant, soit dans la Manche, soit aux atterrissages des
ports, de fixer leur position, non seulement on évi-
tera, à l'aide des câbles unidirectionnels, des pertes
matérielles, qui s'élèvent à des centaines de millions,
mais on épargnera bien des vies humaines.
On évitera également des retards de plusieurs
heures, qui, pour les grands paquebots portant jus-
qu'à cinq ou six mille personnes, se traduisent, à la
fin d'une année, par des sommes très importantes.
Les Compagnies d'assurances ont, de leur côté, tout
intérêt à agir vigoureusement près des services com-
pétentf pour qu'on ne perde pas de temps à géné-
raliser l'emploi de ces câbles-guides, si précieux pour
nos braves marins. — Comm' A. Poidioiê.
Catherine de Médicis (1519-1589),
par Jean-H. .Mariéjol {Paris, 1920). — On connaît
les belles études que Jean-H. Mariéjol a consa-
crées à la Réforme et à la Ligue dans l'Histoire
de France illustrée, publiée sous la direction d'Er-
nest Lavisse. La biographie qu'il nous donne au-
jourd'hui de Catherine de Médicis n'a pas moins de
force et de vie que ces premières études. L'œuvre
est pleine et riche comme le fut la vi e de cette reine;
et Jean-H. Mariéjol a très heureusement essayé de
dégager Catherine de toutes les légendes qui l'enve-
loppent. Il n'a voulu faire ni un plaidoyer, ni un ré-
quisitoire, mais une histoire simplement objective. Ce
n'est pas une réhabilitation, mais, plutôt, une mise
au point. E>ans des lettres abondantes et sincères,
Catherine se peint au naturel, en bien comme en
inal. Ces lettres sont la source d'informations la plus
sûre. Elles forment le fonds pour ainsi dire de la bio-
graphie que nous lisons aujourd'hui. Fille de Laurent
de Médicis, Catherine l'était aussi d'une Française,
Madeleine de La Tour-d'Auvergne, comtesse de Bou-
logne. Madeleine, qui avait fait son entrée à Florence
le 7 septembre 1518, avait tenu à plaire et y avait
réussi; mais, en avril 15HJ, elle mourait, quinze jours
après avoir donné naissance à une fille. Catherine
était née, en effet, le 13 avril, et autour de son en-
fance orpheline, les compétitions ne manquèrent
pas. François I"'' en eût voulu avoir la tutelle ; mais
Léon X s'inquiétait de cette prétention, qui ne pou-
vait être d'aucune sorte désintéressée. L'enfant fut
promenée de ville en ville et fit même l'expérience
d'un siège. Comme elle avait neuf ans, on la mit au
couvent, qui la garda près de trente et un mois. Le
séjour y fut heureux. Chacun la caressait et la
choyait, et elle s'était révélée capable de sentiment
et de ressentiment. De 1530 à 1532, on la vit à Rome,
avec son cousin, le cardinal Hippolyte, et son frère,
Alexandre. Ce fut une époque de fêtes et de luxe.
Puis vint le temps de la marier. Les prétendants
étaient nombreux. Elle était nièce du pape et avait
des droits sur le duché d'Urbin. Charles-Quint fit ce
qu'il put pour l'empêcher de se marier en France,
mais il ne réussit pas, et ses fiançailles avec le duc
d'Orléans furent décidées. Cependant, en attendant
son mariage, Catherine vivait à Florence, jouant son
rôle dans les représentations officielles. Vive et gaie
naturellement, précocement intelligente, libérale et
prodigue, el le avait le don de plaire et le goût des
arts. Le i" septembre 1533, elle quitta Florence et,
le 28, était célébré son mariage en présence de Clé-
ment Vil. Celui-ci avait fait des promesses, qu'il était
résolu à ne pas tenir. Sa mort, d'ailleurs, vint l'en
dispenser, et François I<" ne put que soupirer : « J'ai
eu la fille toute nue ! »
Catherine était la première femme de sa famille
qui eût fait un aussi beau mariage. Bien qu'elle n'eût
que quatorze ans, une expérience précoce lui donnait
conscience de son rôle. Grâce à son intelligence et à
sa culture, elle sut s'adapter à la cour de France. La
cour était un lieu de fêtes et de plaisirs. La situa-
tien de l'étrangère était difficile, car elle n'avait ni
crédit, ni parti. Mais, en ne laissant voir d'autre
ambition que de plaire, elle s'attacha à dissiper les
préventions et à gagner les sympathies, et la mort du
premier Dauphin, François, qui la faisait future reine
de France, ne modifia pas sa manière d'agir. L'am-
bassadeur vénitien Matteo Dandolo pouvait écrire,
en 1542 : « Elle est aimée et caressée du Dauphin,
son mari, à la meilleure enseigne. Sa Majesté F'ran-
çois 1" l'aime aussi, et elle est aussi grandement
aimée de toute la cour et de tous les peuples, telle-
ment qu'à ce que je crois, il ne se trouverait per-
sonne qui ne se laissât tirer du sang pour lui faire
avoir un fils. » Ce fut, en effet, longtemps pour elle
une cause de faiblesse, .^près dix ans de mariage,
elle mit au monde son premier enfant. C'était un fi)s.
Reine de France, suivant partout son mari, ne de-
mandant qu'à lui plaire et se contraignant même à
honorer la favorite, tenant superbement sa cour, la
mort de Henri II, le 10 juillet 1559, la fit reine.
Le pouvoir avait été délégué au duc de Guise et au
cardinal de Lorraine; mais Catherine s'installa au
Louvre, auprès de François IL La situation du
royaume n'était pas brillante. Henri II avait com-
mencé la poursuite des réformés ; les Guises ne sem-
blaient pas vouloir arrêter la persécution. Mais le
bruit courait que Catherine n'était pas ennemie de
la 0 religion » ; et les protestants s'adressèrent directe-
ment à elle. Elle leur répondit « avec assez de bonté » ;
mais elle entendait rester juge du mode et de l'heure
de son intervention. Ils insistèrent à l'excès. Ils lui
parlèrent comme si elle trahissait une cause qui fût
la sienne. Un premier malentendu se prixluisit.
Pourtant, la crainte d'une guerre civile l'émouvait,
et les ministres de son fils lui paraissaient trop vio-
lents. Elle chercha à renouer avec les réformés, et
elle entreprit de rompre la coalition des huguenots
d'Etat et (Ses huguenots de religion. On peut dire, d'ail-
leurs, que ce fut toujours là sa politique et, par là,
elle prend une importance telle que quelques grands
seigneurs vont jusqu'à la solliciter de prendre en
main le pouvoir. Mais, bientôt, les excès des protes-
tants la rapprochent de nouveau des Guises. Cepen-
dant, quand François II meurt, elle voudrait inau-
gurer l'avènement de Charles IX ou, plutôt, son pro-
pre avènement ; car c'est véritablement Catherine qui
va régner pendant quatre ans.
Elle était disposée aux concessions et comptait
sur son habileté pour satisfaire à la fois catholiques
et protestants ; mais aux premiers essais de tolérance
les catholiques répondaient par des menaces et des
agressions. Elle s'obstina, pourtant, dans sa politique,
mettant son orgueil à tenir tête aux Guises et à l'Es-
pagne et ne voulant, à aucun prix, paraître « gou-
vernée ». Elle alla jusqu'à s'informer auprès des ré-
formés des forces militaires qu'ils pouvaient mettre
à sa disposition, et elle sembla ainsi, en surexcitant
les craintes de la majorité catholique, encourager
les protestants à s'armer. Les troubles, au lieu de
s'apaiser, augmentèrent. C'est en vain que la reine
réunit théologiens et ministres pour établir un pro-
gramme minimum. Comme elle était installée avec
son fils à Fontainebleau, Guise et Antoine de Bour-
bon, accompagnés de mille cavaliers, vinrent l'enle-
ver, ainsi que Charles IX, et les ramenèrent de force
à Paris. Elle se résigna et prit la direction du
mouvement catholique. A vrai dire, elle agissait tou-
jours par dégoût des persécutions, plus que par sym-
pathie pour les doctrines nouvelles. Mais la lutte re-
prit plus violente. La reine renonça aux complai-
sances envers les révoltés, mais elle continua à pra-
tiquer, chaque fois qu'elle en aura l'occasion, ses
principes de modération et de tolérance.
.\ Paris, même, qui était le foyer du fanatisme, elle
tenta un premier essai de réconciliation. Le chance-
celier de L'Hôpital est l'un de ses conseillers ; mais,
contrairement à la légende, tout ce qu'il y a de bien
dans son administration ne vient pas de L'Hôpital. Il
est facile de voir, par ses lettres, qu'elle agissait d'elle-
même et par elle-même. Très active, elle s'intéres-
sait aux moindres détails, comme aux grandes
affaires, et les soucis du pouvoir ne la détournent
146
pas des divertissements. Les fêtes font partie de son
programme de gouvernement.
Les voyages aussi. Elle entreprend de montrer le
jeune roi aux peuples de son royaume. Tour à tour,
le Nord et le Midi les reçoivent. Une entrevue a lieu
à Bayonne avec les Espagnols ; mais les protestants
voient là, à tort, d'ailleurs, un accord de Catherine
avec la cour d'Espagne. A Pamiers, ils attaquent les
couvents et massacrent des moines. L'année sui-
vante, en 1567, Condé essaye d'enlever la cour, en
villégiature au château de Monceaux.
De nouveau, ce fut la guerre civile. Mais, aussitôt,
qu'elle put négocier, Catherine le fit. Elle gardait,
pourtant, de l'amertume et ne pardonnait pas aux
protestants de la traiter en ennemie, après ce qu'elle
avait fait pour eux.
Le changement est complet dans ses dispositions.
Elle enregistre la faillite de la politique de tolérance.
Elle ne voit plus qu'une politique possible, la poli-
tique d'extermination. Elle cherche le moyen de se
défaire des chefs rebelles, ei Coligny, qui cormnande,
depuis la mort de Condé, les forces protestantes, est
celui qu'elle poursuit avec le plus d'acharnement.
Pourtant, en février 1570, elle offre aux protestants
ime paix qui ne sera signée que quelques mois plus
tard. Mais, à chaque instant, elle trouve devant elle
Coligny, qui désobéit à ses ordres. Elle est obligée de
le désavouer, lorsqu'il pousse à l'invasion des Flan-
dres et à la rupture avec l'Espagne. Mais il s'entêta
et ptoursuivit ses levées ouvertement. Elle essaya de
le faire assassiner. Il fut blessé seulement. Pour se
sauver elle-même, et avec elle la paix publique, elle
décida le massacre des protestants. Ce fut la Saint-
IJathélemy. Elle ne devait jamais en montrer ni re- ■
gret, ni remords, et, pourtant, elle ne retira aucun
profit immédiat de son acte. Les protestants relevè-
rent la tête ; les catholiques se divisèrent, et le roi
d'Espagne refusa de donner une infante en mariage
au duc d'Anjou.
■ Dans cette absence de regrets et de remords, il
faut voir une certaine inconscience. Elle ne man-
quait pas, pourtant, de superstition et, si bien des
contes que l'on a faits sur elle sont inexacts, elle
aimait, du moins, l'astrologie. Il y avait un mélange
singulier, en elle, des influences françaises et italien-
nes. Ses paroles étaient douces, et elle se possédait
toujours. Pourtant, elle n'était jamais en repos, et
elle ne laissait ses travaux administratifs que pour
se livrer à des ouvrages de dames. Vertueuse, quoi
qu'on ait dit, les plaisirs de la table suffisaient à sa
sensualité. On retrouve son origine italienne dans
LAROUSSE MENSUEL
compter, consciente, pourtant, des dépenses exces-
sives que l'Etat avait a supporter.
A la mort de Charles IX, Catherine put craindre
une éclipse de son autorité. Henri III était suscep-
tible. Mais elle procéda avec ménagement et, bien-
tôt, pensa pouvoir réaliser sa grande politique,
(•'(■^t-:"i -flirr ,-iliattr*' le parti protfvtruit. l'niiKT les
Catherine tle Médicis, en I06I. (Bibliothcquo nalioiiale.)
Politiques, faire la royauté forte et obéie. Mais
Henri III, s'il manque de la volonté, de l'application
indispensables, s'il laisse la charge et le souci des
affaires à sa mère, intervient parfois par à-coups,
sous la pression d'un entourage louche. Il se conduit
en chef de parti, et la désaffection publique s'accroît.
Les libelles se multiplient.
Et, pourtant, l'union du royaume paraissait indis-
pensable à ce moment, les menaces étrangères se
Une porte dti Louvre, le jour de la Siint-Harthilfiny.
TaUc'.iii .If Iu-l>r,t-l'unsan (1880).
le goût qu'elle avait pour les combinazioni, comme
dans ses goiits littéraires et artistiques, dans sa pas-
sion pour les fêtes et pour le luxe. Mais, aimant le
théâtre, elle voulîiit qu'il fût moral, et les fêtes ne
lui plaisaient que si la décence y régnait. Plus artiste
que lettrée, elle excellait dans la mise en scène, et
l'architecture était l'art qui l'intéressait le plus. D'ail-
leurs éclectique, elle employait indifféremment des
architectes français ou italiens, et elle dépensait sans
précisant. Catherine partit pour le midi de la France,
afin d'essayer de réaliser cette union. Mais, tout en
négociant, à Nérac, avec Henri de Bourbon, elle
continua à diriger les grandes affaires du royaume
et les relations avec les puissances étrangères. Le
succès ne répondit pas à ses efforts, et les différends
furent assoupis, plutôt que réglés. Son activité ne
diminue pas. Elle ne déteste pas de mêler les jeux
de l'amour et de la politique, et elle recherche des
N' 160. Juin 1920.
combinaisons matrimoniales, qui donneraient satisfac-
tion à tous. Elle veut intervenir au Portugal et, tout
en se maintenant aux Pays-Bas, s'établir aux Açores;
mais elle prend trop souvent ses espoirs pour des réa-
lités et, en définitive, le bénéfice des entreprises con-
tinentales et maritimes fut nul, et le trésor fut épuisé.
La mort du duc d'Anjou posa la question de la
succession au> trône. La loi salique désignait le roi
de Navarre, mais il était protestant.
Catherine chercha encore des apaisements. Elle
négocia. Aucune fatigue ne lui coûtait, quand il s'a-
gissait de défendre les intérêts de son fils. Mais la
mort vint la surprendre le 5 janvier 1589, avant
qu'elle eût réussi.
On ne peut détacher de sa mémoire le souvenir de
la Saint-Barthélémy, mais on aurait tort de ne re-
garder sa vie qu'à la lumière de son crime.
On la représente communément comme attachée
uniquement à son intérêt, indifférente au bien et
au mal, sans religion ni scrupules. Au vrai, elle fut
ambitieuse, mais elle avait des qualités d'homme
d'Etat. D'une prodigieuse activité, son esprit était
plein de ressources, mais elle avait plus d'ambition
que de volonté et plus d'élan que de force. Ce qui
lui manqua, ce fut un système. Elle fut trop préoc-
cupée de l'intérêt des siens ou de son propre
intérêt pour suivre une politique vraiment natio-
nale. — Jacques BoupAiib.
Clairin (Geofg«-Jules-Victor), peirilrc fiançais,
né à Paris le 11 septembre 1843, et mort à Belle-Ile-
en-Mer le 2 septembre 1919. Elève de Picot, puis
de l'excellent peintre ^litaire Pils, il suivit d'abord
l'exemple de ce maître et débuta au Salon de 1866,
avec une Charrette de blessés. Il fit ensuite un voyage
au Maroc avec son camarade d'école Henri Regnault
et prit, au contact de ce dernier, le goût de la couleur
vive. En 1866, il avait exposé «it Episode de iSij;
en 1869, les Volontaires de la Liberté à Madrid; en
1873, il se classa comme portraitiste, avec une effigie
de Sarah Benihardl. L'année suivante, il mit en
œuvre ses souvenirs de voyage avec le Conteur arabe
à Tanger, et il termina la décoration de l'escalier
de l'Opéra, commencée par Isidore Pils.
Dès lors, les toiles se su(<cètlent sans interruption
pendant une car-
rière qui durera
plus de cinquante
ans. Ce sont : le
Massacre des
Abencérages à
Grenade et un
Conteur arabe à
Tanger {1874); Ze
Fils du Christ
(1878); Brûleuse
de varech cl la
pointe du Raz, et
Froufrou, qui
vaut, eni882, uni-
troisième mé-
daille à l'auteur ;
les Maures en
Espagne (1885),
qui lui font dé-
cerner une se-
conde médaille ; les Fu nérailks de Victor Hugo ( 1 887) ;
Philippe IV et l'Infante entrant dans la cathédrale
de Burgos, et M ounet-Sully dans lerôled'Hamlet {1888).
En 1889, il décore le théâtre de Tours et fait mettre
en place le plafond du buffet de l'Opéra. Il exposa
ensuite l'Armée française dans l'église Saint-Marc à
Venise (1890); Fantasia au Maroc (1894); un Car-
naval à Venise, etc. Entre temps, il peint le plafond
de l'Eden-Théâtre et exécute des décorations pour
la Sorbonne, pour l'Hôtel de Ville de Paris, pour
l'escalier de l'Opéra, pour le Casino de Monte-Carlo.
En 1896, Clairin part pour l'Egypte, où il fait de
nombreuses études à Karnak, Louqsor, Thèbes, Phi-
lée, mais il est arrêté dans son voyage par la mala-
die. Il rapporte, néanmoins, de nombreux tableaux,
qu'il expose en 1897 -.une Entrée du te mple de Louqsor
pendant l'inondation; Soldats français aux ruines du
temple de Karnak, etc., et, la même année, il est
nommé officier de la Légion d'honneur.
Il continue à exposer chaque année au Salon des
Artistes français, aux Aquarellistes, au Cercle de
l'Union artistique, des sujets toujours variés, pleins
d'imagination, inspirés par ses souvenirs de voyage
ou par les séjours qu'il fait en Bretagne, au Pouldu.
Parmi ses œuvres, il faut citer encore le plafond du
théâtre d'Epernay et la décoration de l'hôpital Broca.
Ces grandes compositions décoratives ne lui font pas
négliger les travaux plus intimes; il multiplie les
portraits, les études de femmes et se distrait volon-
tiers en ornant un éventail de quelque charmante
fantaisie. Georges Clairin, peintre doué de la plus
grande facilité, a été un travailleur infatigable ; si l'on
peut lui reprocher quelque sécheresse dans les atti-
tudes et les mouvements et, parfois aussi, un défaut
d'harmonie dans la distribution de la lumière et des
ombres, son œuvre, nombreuse et variée, plaira par
l'agrément de la composition et de la couleur et par
l'élégance de l'exécution. — Ph- Merchr.
(ieoriçes Clairin. fPhot. .Manuel.)
ir 160- Juin 1920.
Crise hémoclaslque. Méd. On nomme
ainsi la crise vasculo-sanguine, déterminée par la
pénétration brusque, dans l'organisme, de corps
étrangers, surtout colloïdes, d'où le nom de colloido-
clasie, donné aussi à ce phénomène (F. Widal).
On a signalé, depuis longtemps, l'apparition de
troubles consécutifs à l'ingestion, chez certaines
personnes, de certains aliments : blanc d'œuf,
crustacés, moules, fraises, etc., troubles carac-
térisés par de l'urticaire, de la dyspnée, des vo-
missements, de la diarrhée, parfois un état syncopal.
Des troubles de même genre se sont également mon-
trés au cours de lésions intestinales. La découverte
de Vanaphylaxte (v. ce mot) par Ch. Richer et Por-
tier a fait supposer que ces phénomènes sont im-
putables à une sensibilisation de l'organisme par la
pénétration, dans le milieu intérieur, d'albumines
hétérogènes alimentaires ; mais c'est à F. Widal,
Abrami et Brissaud que l'on doit la démonstration
du fait que les phénomènes mentionnés ci-dessus
sont précédés de modifications vasculo-sanguines,
inaperçues du patient et auxquelles ils ont doimé le
nom de crise hèmoclasiquc.
En quoi consiste cette crise ? Son syndrome est
extrêmement complexe ; en voici les principaux
termes : diminution de la pression vasculaire, dimi-
nution du nombre des leucocytes avec inversion de
la formule leucocytaire, les lymphocytes devenant
plus nrmbreux que les polynucléaires, raréfaction
des hématoblastes et aussi des globules rouges, mo-
dification de la coagulabilité du sang, aspect ru-
tilant du sang veineux, variations brusques de l'in-
dice réfractométrique du sérum, etc.
Ces altérations sont de courte durée, quelques
heures à peine ; ensuite, survient une réparation
réactionnelle, qui s'exprime par les relèvements de la
tension sanguine, la multiplication du nombre des
leucocytes, dont le pouvoir phagocytaire est aug-
menté, une légère hyperglobulie, le retour à la coa-
gulabilité normale, etc., de telle sorte qu'après
LAROUSSE MFNc;TTKL
147
SoMats français aux ruines du temple de Kainak iKgyplej. eu 1"
L'armée française dans l'église Saint-Marc, à Veuise, eu 17157,
cette crise, les propriétés défensives du sang se trou-
vent accrues. En même temps, mais secondaire-
ment, apparaissent les troubles d'origine nerveuse :
frissons, fièvre, dyspnée, lipothymie, vomissements
et diarrhée, urticaire, herpès, sueurs, etc. Enfin, au
bout de vingt-quatre heures, en général, tout rentre
définitivement dans l'ordre.
LAROUSSE MENSUEL. — V.
Ainsi donc, deux séries de phénomènes, liées l'une
à l'autre : d'abord la crise hémoclasique, dont le ma-
lade ne se rend pas compte, puis la crise nerveuse,
qualifiée, quand il s'agit d'anaphylaxie, de choc ana-
phylactique, que le
patient ressent pé-
niblement et que,
par suite, le méde-
cin est presque le
seul à connaître.
Cependant, on peut
dire que celle-ci est
la conséquence de
celle-là, puisqu'elle
est toujours précé-
dée par la crise
vasculo - sanguine ,
les quelques cas où
cette crise initiale
n'a pu être décelée
devant être, sans
doute, attribués à
une insuffisance
dans l'investi-
gation.
Il faut chercher,
maintenant, quelle
est la signification
de la crise hémo-
clasique. Comme
on l'a vu, elle a été
d'abord rattachée à
l'anaphylaxie et
considérée comme
la manifestation du
choc toxique pro-
duit, dans un orga-
nisme sensibilisé ,
par une introduc-
tion seconde d u
corps sensibilisant,
de l'antigène. Mais
cette interprétation
n'est plus admissi-
ble, car les recher-
ches et les obser-
vations de ces der-
niers temps ont
montré que l'orga-
nisme n'a aucune-
ment besoin d'être
sensibilisé pour réa-
gir et que tout corps
étranger, introduit
par une voie quel-
conque , dans le
milieu intérieur, est
capable de déclen-
cher la crise. Enef-
Tabieau Je Georges Clairiu (189U,. fet, administrés par
la voie hypoder-
mique, intramusculaire, intrarachidienne et, surtout,
on le comprend, intraveineuse, la peptone, le blanc
d'œuf, le lait, les extraits d'organes, les diastases, les
vaccins, les toxines bactériennes, les émulsions de
bacilles morts, les sérums et les autosérums, le sang,
les métaux colloïdaux, etc., déterminent une crise
hémoclasique et nerveuse plus ou moins violente.
suivant la quantité, la vitesse et la voie d'intro-
duction. Bien plus, la résorption des produits de cy-
tolyse, dans les plaies contuses, peut, ainsi que l'ont
montré Quénu et Delbet, entraîner des accidents du
même ordre. Enfin, les cristalloldes eux-mêmes, in-
jectés dans les veines, le carbonate de soude, l'anti-
pyrine, l'arséno-benzol, le sucre, des poudres inertes,
le talc, le plâtre, déclenchent les mêmes réactions. Il
ne s'agit donc pas, comme on le croyait autrefois,
d'un phénomène spécifique, mais d'un phénomène
banal de défense, toujours le même, et destiné à
protéger l'organisme contre la pénétration des corps
étrangers, quels qu'ils soient. Si le trouble que cette
pénétration détermine se traduit par la crise, celle-ci,
à son tour, provoque la réaction compensatrice, hu-
morale et leucocytaire dont il a été parlé, et qui
aboutit à la fixation et à la destruction du corps
étranger, au moins dans la grande majorité des cas.
Or, considérons que, dans beaucoup d'infections ai-
guës, dans l'accès fébrile de paludisme, notamment,
suivant Abrami et Sénevet, la période d'incubation
répond à cette crise hémoclasique, dont la seconde
phase, la crise nerveuse, avec ses grands symptômes :
frissons, fièvre, malaises divers, érythèmes, etc.,
vient, seule, extérioriser la maladie. A ce moment, le
cycle est accompli. L'organisme a fourni sa réaction
de défense; elle peut, ou non, suffire, et la maladie,
en conséquence, évoluer, ou non, vers la guérison.
Mais, si la maladie est grave, si les défenses natu-
relles semblent insuffisantes ou menacées, n'y a-t-il
pas un intérêt primordial à les réveiller et à les ren-
forcer ? Et comment ? En provoquant, par l'intro-
duction d'un corps étranger quelconque dans l'orga-
nisme : peptone, sucres, sérum, métaux colloïdaux,
une nouvelle crise hémoclasique, qui, à son tour,
provoquera une nouvelle réaction diaphylactique, par
formation d'opsonines et multiplication des phago-
cytes. Telle est la portée qu'il faut désormais re-
connaître aux injections (surtout intraveineuses) de
colloïdes dans les infections; telle est aussi la signi-
fication de la crise liémoclasique, qui, entraînant
nécessairement (à moins que les défenses ne soient
totalement abolies) un sursaut de diaphylaxie, con-
tribue à rendre plus efficace la lutte contre le mi-
crobe dont le patient est, par ailleurs, la victime. Mais,
comme il s'agit là d'une diaphylaxie banale et tou-
jours identique à elle-même, on comprend que des
corpsétrangersou des colloïdesdifférents puissent agir
de la même manière dans une même maladie et conune
un même colloïde dans des maladies différentes.
Dans la série des procédés que l'organisme met en
jeu pour maintenir l'intégrité de sa composition et
de sa structure, la crise hémoclasique est le phé-
nomène initial, provocateur, d'ordre physique,
c'est le déclenchement d'un conflit de colloïdes, et
voilà pourquoi il n'a pas de spécificité ; il s'oppose
ainsi à l'intoxication, qui est strictement spécifique,
au Contraire, parce que d'ordre chimique. De là
l'importance de plus en plus grande que l'étude et
l'utilisation thérapeutique de la crise hémoclasique
sont appelées à prendre dans la médecine contem-
poraine. — D' J. Lauhomkii.
Dupuy (Jean), publicisteet homme politiquefran-
çais,né à Saint-Palais (Gironde) le i" octobre 1844. —
Il est mort à Paris le 31 décembre 1919. Jean Dupuy
avait étudié le droit à la Faculté de Paris. En
1870, nommé sous-préfet par le gouvernement do
148
la Défense nationale, il n'avait pn quitter la capitale
investie. Il renonça à l'administration pour diriger
vers d'autres buts son activité. 11 acheta d'abord,
en 1872, et conserva jusqu'en 1882, une étude d'huis-
sier près le tribunal civil de la Seine. Mais, déjà, il
était attiré par la presse. Il avait fait, à l'iicole de
droit, la connaissance de Piégu, aux mains de qui
était passé, en 1878, le Petit Parisien, de jeune fon-
dation, et il avait continué avec lui des relations
fort amicales. Il s'intéressa à l'organe de son ami et
présida, en 1879, le conseil de surveillance de ce
journal. En même temps, il s'occupait du Siècle, dont
il devint directeur en 1886. Deux ans plus tard, il
quittait la direction du Siècle pour assumer celle du
Petit Parisien, devenue vacante par la mort de Piégu.
Et, sous son impulsion intelligente et hardie, le Petit
Parisien, alors encore d'un tirage modeste, prendra,
par étapes successives, l'extension que l'on sait.
Le 4 janvier 1891, Jean Dupuy pose sa candida-
ture aux élections sénatoriales, dans les Hautes-
Pyrénées. Il est élu, le premier des deux représen-
tants du département. Il sera constamment réélu.
Il s'inscrit à la gauche républicaine, puis, à partir
de 1901, à l'Union républicaine, qu'il présidera de
1906 à 1908. Tout de suite, il force l'estime de ses
collègues par des qualités qui devaient être les domi-
nantes de toute sa vie : un jugement rapide et sûr,
une grande puissance de travail au service d'un
esprit lucide, méthodique, précis. Ses interventions,
peu nombreuses, mais bien étudiées, sont écoutées
avec attention. On lui ouvre les portes des gran des
commissions de la marine et des finances, on le
charge de rapporter divers projets ou propositions
de loi, relatifs, notamment, à la législation de l'Algé-
rie et à l'instruction préalable en matière de crimes
et délits.
Comme il est grand propriétaire foncier et viticul-
teur, et familiarisé avec les problèmes agricoles, la
commission des finances lui confie, en 1897 et les
deux années suivantes, l'examen du budget de l'agri-
culture. Et, le 22 juin 1899, Waldeck-Rousseau le
choisit pour diriger ce département.
Dès son arrivée rue de Varenne, Jean Dupuy pro-
cède à l'organisation des caisses régionales de crédit
agricole, qui viennent d'être instituées. Il crée, par
un décret en date du 25 avril 1901, un Office de ren-
seignements agricoles, service à la fois d'informa-
tions, d'études et de vulgarisation, destiné à mettre
en relations plus étroites l'administration avec les
populations rurales et pourvu, depuis 1902, d'un
Bulletin mensuel. D'un autre côté, le ministre s'ef-
force de développer l'usage de l'alcool industriel.
Dans l'ordre législatif, il fait adopter la loi du
19 avril 1901, relative à la réparation des dommages
causés aux récoltes par le gibier, et la loi du 4 fé-
vrier 1902, portant modification du régime des ad-
missions temporaires du froment. Il présente, en
outre, divers projets visant l'encouragement à la
culture du lin et du chanvre, la réorganisation de
l'enseignement départemental et communal de
l'agriculture, l'exercice de la médecine vétérinaire,
l'assainissement de la côte orientale de la Corse, enfin
la création de chambres d'agriculture élues, mesure
réclamée depuis longtemps et qui devait attendre,
pour être réalisée, la loi du 25 octobre 1919.
Démissionnaire, avec Waldeck-Rousseau, le
3 juin 1902, Jean Dupuy est de nouveau sollicité, à
la chute du ministère Combes, en janvier 1905, de
reprendre place au conseil, dans le cabinet formé
par Rouvier. Mais des convenances de groupes
l'amènent à se retirer de la combinaison. Au Sénat, il
dépose, en 1906, avec Pédebidou et Emmanuel
Arène, une proposition tendant à modifier la loi de
séparation, en vue d'une répartition plus équitable
entre les communes des sommes rendues disponibles
chaque année par la suppression progressive du bud-
get des cultes. Il est président ou rapporteur de la
plupart des commissions chargées d'examiner les
projets agricoles. La commission des finances lui
donne à rapporter le budget de l'agriculture pour les
années 1907 et 1908 et, en juillet 1909, le nomme
vice-président.
Le 24 du même mois, Briand, président du con-
seil pour la première fois, lui offre le portefeuille dv
commerce. Il échoit au nouveau ministre de veiller
sur la participation de la France aux Expositions
internationales de Buenos-Ayres, Turin, Rome. Il
propose au Parlement la solution de diverses ques-
tions douanières et, notamment, fait sanctionner un
accord avec les Etats-Unis, dans lequel, selon les
paroles du président de la commission des douanes
à la Chambre, il a su « avec calme, méthode, clair-
voyance, habileté, énergie, défendre les intérêts de
la France ». Deux jours avant la démission du ca-
binet, qui a lieu le 27 février 191 1, il obt.ent le vote
d'un projet, longuement discuté, portant encourage-
ment, au moyen de primes, aux grandes pêches
maritimes.
Le 14 janvier 1912, Jean Dupuy revient au pouvoir
dansle cabinet Poincaré, comme ministre des tra-
vaux publics. Il y reste, avec Briand, jusqu'au
18 mars 1913. Parmi les projets qu'il présente et fait
adopter, citons : l'établissement d'un nouveau câble
télégraphique entre Marseille et Alger, le classement
Jeaa Uupuy. (l'but. .Mauuel.j
LAROUSSE MENSUEL
de la route des Alpes, l'amélioration et l'extension
du port de Nantes, l'approbation des conventions
passées avec la Compagu.e transatlantique pour l'ex-
ploitation du service maritime postal entre Le
Havre et New- York, ainsi que diverses conven-
tions avec les Compagnies de chemins de fer.
Le 17 juin 1913, il est élu vice-président du Sénat.
Il sera réélu à cette haute fonction pour l'armée 1914.
En décembre 1913, après la démission de Barthou,
qui avait succédé à Briand, il est chargé par Poin-
caré de constituer le ministère. Il échoua, devant l'op-
position des radi-
caux-socialistes.
Le 9 juin 1914,
il est ministre des
travaux publics
dans le cabinet
Ribot, mais ce-
lui-ci tombe trois
jours plus tard,
à son premier
contact avec la
Chambre. Sur-
vient la guerre.
Jean Dupuy en-
tre, enigis.dans
la commission
des affaires exté-
rieures du Sénat
et, du I2septem-
bre au 16 no-
vembre 19 17, il
dev eut, dans le
cabinet Painlevé, ministre d'Etat et membre du
Comité de guerre.
A côté du Parlement et en raison même de son
action politique, Jean Dupuy était membre du
conseil supérieur de l'agriculture et de diverses
commissi- ns consultatives et vice-président de la
Société nationale d'encouragement à ''agriculture.
Il avait abandonné, lors de son arrivée au minis-
tère de l'agriculture, la direction effective du Petit
Parisien. Il la reprit en 1902 et la conserva jusqu'à
sa mort, avec les seules interruptions nécessitées par
ses passages au gouvernement Dans les mêmes con-
ditions — et sans être jamais remplacé durant
ces périodes d'éloignement forcé — il a présidé
depuis 1897, succédant à Adrien Hébrard, le Syndi-
cat de la presse parisienne, qui groupe les direc-
teurs des journaux politiques de Paris, et le Comité
général des associations de la presse française,
chargé de représenter l'ensemble des grandes asso-
ciations de presse auprès des pouvoirs publics. A la
tête de ces deux organismes, son action fut considé-
rable, et elle fut bienfaisante. Ceux qui, dans cette
tâche, furent ses collaborateurs ont proclamé les
généreuses initiatives qu'il prit, au cours de ces
cinq années de misères tragiques ; car « sous d"S
dehors un peu brusques, il dissimulait une infinie
bonté ».
Une de ses dernières interventions à la tribune de
la haute Assemblée fut pour souligner, comme prési-
dent du comit.î général de la presse française, le rôle,
pendant la guerre, de cette presse, « organe essentiel,
dit-il, de la Défense nationale ».
C'est son fils, Paul Dupuy, qui lui a succédé au
Sénat. Son autre fils, Pierre Dupuy, est député de la
Gironde. — Gustave H1RSCUFE1.D.
fatigue n. f. — Encvcl. La fatigue est un
phénomène qui s'observe chez les animaux possédant
un milieu intérieur clos. On ne la rencontre pas chez
les végétaux, sauf exception (on peut fatiguer expéri-
mentalement la mimosa pudica), ni chez les protozoai-
res à l'état libre, car le rajeunissement caryogami-
que des infusoires ne semble pas être préparé par
une modification comparable à celle qui résulte de
la fatigue. Cependant, on peut la provoquer chez les
monoplastides vivants en un milieu limité et chez les
bactéries et les levures en culture. Dans ces condi-
sions, il arrive, en effet, un moment où la vitalité
s'atténue et les proliférations s'arrêtent ; mais si, par
un procédé quelconque, on renouvelle le milieu,
aussitôt la vitalité reprend et les proliférations re-
commencent. Comme l'expérience l'a montré, cet
arrêt des manifestations vitales est dû non à l'épui-
sement des matériaux nutritifs, mais à l'accumula-
tion des déchets de fonctionnement. Arrivés à un
certain degré de concentration dans le milieu, ces
déchets sont donc capables d'inhiber l'irritabilité et
l'excitabilité de la matière vivante, et c'est pourquoi on
leur donne le nom de ponogènes (du gr. no»»;, fatigue).
La fatigue, ou inhibition fonctionnelle par accumu-
lation des déchets, n'existe pas chez les monoplas-
tides libres, parce qu'ils vivent dans un milieu
pratiquement illimité et où, par conséquent, leurs
déchets ne peuvent pas atteindre le degré de con-
centration nécessaire.
Chez les animaux, les vertébrés, l'homme, l'orga-
nisme est un sac clos, dans lequel circule un milieu
intérieur — lymphe et sang — qui baigne toutes les
cellules et qui, se renouvelant incessamment par l'ap-
port alimentaire et par l'émonction, peut être consi-
déré comme illimité. Au point de vue qui nous oc-
N' 160. Juin 1920.
cupe, le rôle de cette émonction est évidemment
capital, car c'est de son rendement que dépend l'éli-
mination suffisante, ou non, des déchets ponogènes.
Or, chez les animaux supérieurs, la sélection et l'hé-
rédité ont réglé ce rendement de manière que la ■
coordination et la corrélation des parties ou des or-
ganes soient maintenues; autrement dit, que les di-
verses fonctions s'équilibrent entre elles et qu'au-
cune ne puisse prendre un développement exagéré.
(W. Roux). Il s'ensuit que le débit de l'émonction
est légèrement inférieur à la production moyenne
des déchets et qu'ainsi, au bout d'un certain temps,
il y a accumulation des ponogènes (fatigue générale).
L'organisme, forcé au repos, ralentit son activité et
produit moins de déchets; comme l'élimination de
ceux-ci continue pendant le repos, le taux des pono-
gènes dimiime peu à peu dans le milieu, et la fatigue
disparaît.
Deux circonstances déterminent la fatigue géné-
rale : un fonctionnement normal prolongé, un fonc-
tionnement intense et court. Dans le premier cas, on
a le sommeil, qui est périodique, dans son opposition
et sa durée; dans le second, on a ce qu'on appelle
proprement la « fatigue », et qui est la conséquence
d'une ou de plusieures fatigues locales.
Examinons un muscle, par exemple, qui travaille
d'une façon exagérée; travaillant davantage, il pro-
duit une plus grande quantité de déchets. Ceux-ci
sont d'abord éliminés dans le milieu intérieur de
l'organe, c'est-à-dire dans la lymphe intercellulaire.
Mais le passage des déchets de la lymphe dans le
sang des capillaires ne se fait qu'avec une vitesse
déterminée. Si, par suite, au cours de l'unité de
temps, tous ces déchets ne peuvent pas être rejetés
dans le sang, ils s'accumulent dans la lymphe et pro-
duisent la fatigue de l'organe (fatigue locale), qui le
condamne obligatoirement au repos. Toutefois, le
seuil de la fatigue est variable. Expérimentalement,
un muscle fatigué peut encore fonctionner quand on
augmente la puissance de l'excitation, bien qu'il y
ait forcément une limite où le muscle cesse de réa-
gir. De même, chez l'animal vivant, chez l'homme,
quand le muscle se fatigue, il faut, pour le faire
agir, que la volonté intervienne de plus en plus éner-
giquement (loteyko Henri, Griesbach). C'est seule-
ment à partir du moment où apparaît le sentiment de
fatigue, qui traduit l'atteinte portée au système ner-
veux central, que l'impulsion s'épuise et que l'organe
s'immobilise.
Comme on le comprend, cette fatique locale est à
la source de toute fatigue générale et, suivant son
intensité, elle contribue à hâter cette dernière. Aussi
M""" loteyko insiste-t-elle sur le fait que la fatigue
est toujours d'origine périphérique (locale). Ce qui a
été dit du muscle s'applique, d'ailleurs, à tous les
autres organes ; aux glandes, notamment, et même au
système nerveux. Celui-ci, cependant, paraît le moins
fatigable de tous nos tissus (loteyko) et semble le
dernier a être atteint par la fatigue, au moins dans
ses manifestations conscientes et volontaires, ce qui
explique, d'une part, que la volonté puisse un certain
temps réagir contre la fatigue et, de l'autre, que notre
cerveau puisse conserver, dans le sommeil, une cer-
taine activité (rêves).
Il y a, dans la fatigue, plusieurs degrés d'impor-
tance très différente. Tissié en reconnaît quatre :
1° La lassitude. Elle est le résultat normal du
travail physiologique et demande le repos avant que
soit réellement atteint le seuil de la fatigue. C'est
par elle que l'on peut arriver à Y entraînement (la
0 forme ») qui recule progressivement le seuil de la
fatigue et permet, par conséquent, de fournir, sans
malaise, un travail supérieur à la normale.
2° L'épuisement. Ici, le seuil de la fatigue est déjà
dépassé, et l'inhibition est générale, avec parésie
fonctionnelle, relâchement musculaire, tachycardie
par abaissement de la pression artérielle. Le repos
ordinaire ne suffit plus, il faut le prolonger.
3° Le surmenage. Il est la conséquence d'un épui-
sement répété. A côté de l'inhibition simple, apparais-
sent la destruction tissulaire et, par suite, les phéno-
mènes douloureux qui expriment l'irritation pro-
fonde du système nerveux, d'où les maux de tête,
l'insomnie, l'anorexie, la bradycardie par hyperten-
sion (pas toujours) et les différents états dits neu-
rasthéniques. L'origine du surmenage peut être mus-
culaire, viscérale ou nerveuse. Cette dernière, sans
être toujours seule à agir, paraît, du moins, dominer
dans le surmenage scolaire des enfants et des ado-
lescents. Chez les sportifs, le surmenage musculaire
tient une place importante, mais non exclusive.
Enfin, on a eu pendant la guerre des exemples de
surmenage, provoqués bien moins par les efforts
physiques que par l'intensité des émotions.
4° Le forçage. Il s'agit d'une fatigue poussée véri-
tablement à l'extrcrae et entraînant des accidents
très graves, parfois mortels, par inhibition cardiaque.
Le plus souvent, on a affaire à des phénomènes qui
revêtent l'allure d'une intoxication profonde, avec
désordres viscéraux et troubles psychiques allant
jusqu'à la dissociation du « moi ».
Ces différents degrés de la fatigue mériteraient
d'être étudiés avec plus de détails, car ils représen-
tent la cause d'un grand nombre de maladies dont
N» 160- Juin 1920.
souffrent de plus en plus souvent les contempo-
rains, et la connaissance, aujourd'hui suffisante de
cette cause, met à notre portée les moyens de la
combattre. Ce qui vient d'être dit permet déjà de
comprendre le mécanisme général par lequel elle
agit, et c'est sur ces notions qu'il faudra se baser
pour interpréter aussi bien l'entraînement que le
surmenage. — D' J. Laumosier.
Qaldos (Benito Pères), romancier espagnol, né
le lo mai 1845 à Las Palmas (îles Canaries), mort le
4 janvier 1920 à Madrid. Il vint de bonne heure en
Espagne, fit à Madrid ses études classiques, puis passa
ses examens de droit et se fit inscrire au barreau. Mais
il avait peu de goiit pour la profession d'avocat et ne
l'exerça jamais effectivement. Il se sentit, au contraire,
attiré vers le journalisme politique; d'importants
journaux madrilènes lui confièrent le service des
Cortès. Pendant plusieurs années, il fut l'un des prin-
cipaux informateurs parlementaires de la capitale.
Pendant la révolution de 1868 et la crise constitu-
tionnelle, il assista à mainte séance historique ; d'où,
peut-être, le goût qui l'entraînera plus tard vers
l'histoire nationale.
A partir de 1870, la vocation de l'écrivain l'em-
porta, décidément, sur celle du journaliste. A cette
date, où il écrit son premier roman. Fontaine d'Or, la
littérature espagnole traverse une période de déca-
dence. Elle est submergée sous une vague de roman-
tisme qui a fait disparaître du roman, au profit d'ima-
ginations bizarres, del'étudede monstruosités psycho-
logiques ou de fades berquinades, le goût de l'obser-
vation.
Perez Galdos se propose de faire tout autre chose,
et mieux. Il a déiiiii lui-même la conception très
nette qu'il s'est faite du roman. Celui-ci, dit-il, est
l'image de la vie. L'art consiste à reproduire les ca-
ractères humains, « les passions et les faiblesses, la
grandeur et la petitesse, les âmes et la matière, la
demeure, signe et centre de la famille, le vêtement,
manifestation extérieure et dernière de la personna-
lité, et cela sans oublier qu'il faut tenir la balance
égale entre l'exactitude et la beauté de la repro-
duction». Donc, ni embellissement systématiquedela
vie au profit d'un système social ou religieux, ni, non
plus, dans un but de po émique littwaire ou philoso-
phique, la préoccupation de ne peindre que les lai-
deurs. Comme son compatriote Murillo, Perez Galdos
trouve avec raison dans tous les aspects de la vie,
même les plus humbles, même les plus difformes,
matière à une représentation esthétique. Mais, si
créer du beau reste la raison d'être du romancier, il
doit, pour se maintenir dans son rôle d'historien et
d'éducateur, être exact et complet. Car le roman est
de l'histoire ; — mieux, comme disait Balzac, de 1' « his-
toire naturelle ». Et le nom du romancier français
évoque le nom de celui qui fut pour Perez Galdos le
grand maître, celui dont il a su presque toujours ap-
pliquer la rigoureuse méthode d'observation scienti-
fique et d'impartialité. Pour de bons juges, espa-
gnols et français, c'est, en effet, l'œuvre balzacienne
qu'évoque celle de Perez Galclos.
A partir de 1873 et après avoir publié un deuxième
roman, el Audaz, il se lance dans une voie toute
nouvelle en Espagne : le roman historique, et se
consacre tout entier à une histoirede l'Espagne mo-
derne, sous la forme de ces épisodes nationaux qui
doivent évoquer, pour ses compatriotes, les gloires et
les douleurs de l'Espagne moderne, de Trafalgar à
la guerre carliste. La cour de Charles IV, Saragosse,
Bailen, puis une vingtaine de volumes se rapportant
aux guerres carlistes sont des œuvres où le roman
est un prétexte à de longues évocations historiques
et où l'histoire est traitée suis'ant de fort modernes
méthodes d'exactitude documentaire. On ne saurait
comparer cette œuvre à celle de Dumas père. Elle a
moins de verve débordante, moins de fantaisie. Elle
évoque plutôt celle d'Erckman-Chatrian (avec plus de
profondeur) et, parfois, le Balzac des Chouans.
Avec ses épisodes nationaux, tout vibrants d'esprit
patriotique et dont « la vie, l'abondance et la variété
firent oublier au public espagnol la prolixité et la re-
cherche trop minutieusedu détail », Galdosatteignitla
grandecélébrité. Ilfutconsacréauteurnational. Iljoua,
dure-te, un grand rôled'éducateur. Au peuple si com-
munément ignorant, dit un historien de la littérature
espagnole, « il enseigna une histoire ignorée, il incul-
qua la religion de ses grands hommes. Et il nous
apprend à nous-mêmes tout ce qu'il nous importe de
savoir sur les constructeurs de l'Espagne au début
du xix" siècle et les héros de ces guerres civiles ».
Après les épisodes nationaux, viennent les Nou-
velles espagnoles contemporaines. Fortunata y Ja-
cinta, el A migo Manso, Doua Perfecta, Gloria, la Fa-
milia de Léon Roch, Misericordia, Torquemada, Na-
zarin, sont les plus célèbres. Dans ces romans, en-
core, où i 1 étudie, tout comme Balzac, la société de son
temps: bourgeoisie, aristocratie provinciale, peuple,
il est à la fois psychologue subtil et historien encore,
non des batailles, mais de la vie journalière, et tou-
jours largement évocateur. Il cherche, d'ailleurs, à
montrer cette vie non sous ses aspects les plus bi-
zarres ou les plus pittoresques, mais sous son as-
pect quotidien, et son observation est d'autant plus
l'erfz (îaldo8(Phot Chnsscaii.)
LAROUSSE MENSUEL
frappante. De certains de ses romans surgissent
de grandes figures, d'une puissance vraiment balza-
cienne: tel Torquemada, « étonnante analoraie d'a-
vare »; tel Nazarin, « rival et peut-être modèle du
Saint de Fogazzaro ».
plusieurs catactères distinguent cette deuxième
partie de son œuvre. Tout d'abord, des préoccu-
pations politiques, religieuses ou sociales. Perez
Galdos fut l'un des grands représentants, rêva d'être
l'un des conducteurs et fut, en effet, le conseiller spi-
rituel du parti railical espagnol. A deux reprises,
même, il fut député. Une première fois en 1885, une
deuxième fois en 1910, et siégea la première fois
parmi les républicains, la deuxième parmi les socia-
listes. La liitérature lui sembla donc un utile auxi-
liaire de la poli-
tique. Ses romans
de la seconde ma-
nière sont desma-
chines de guerre
dirigées contre le
conservatisme et
le cléricalisme,
dont le représen-
tant littéraire
était alors Pe-
rcda. Imprégné;
d'un positivisme
un peu simpliste,
ilsont pour héros
des hommes de
science, dont le
génie rénove le
pays. Il a subi
ici l'influence de
Zola. Cependant,
ses romans res-
tent bien nationaux par un humour, une truculence
puisés aux pures sources populaires et qui et l'appa-
rentent bien aux maîtres du réalisme castillan ».
Les lauriers du romancier ne lui suffisant pas,
Galdos, avide de se renouveler, voulut conquérir
la gloire théâtrale. Sous l'influence d'un Ibsen, il
écrivit une dizaine Ql'œuvres : Mariucha, Rcalidad,
Elcctra, Cassandra, (Celle-ci qualifiée de « nouvelle
parlée en cinq jours ».) Cet essai de roman théâtral
ne donna pas le résultat qu'il en attendait, et Perez
Galdos ne connut pas, comme dramaturge, ses im-
menses succès de romancier.
Par ses qualités comme par sesdéfauts, Perez Galdos
fut un des écrivains, un des hommes représentatifs de
l'Espagne contemporaine. — Léon Abensour.
GoyeSCaS(i-Es), scènes lyriques, en trois actes,
de Périquet; traduction de Louis Laloy; musique de
Granados (Opéra, 17 décembre 1919).
Représentées en 1915, à New- York, pour la pre-
mière fois, les Goyescas ont reçu à notre Académie
nationale de musique un cordial et somptueux
accueil. La réputation de Granados, la sympathie
qu'il témoignait à la France, dont il avait été l'hôte
dans sa jeunesse et où il comptait des amitiés ar-
dentes, le souvenir toujours vivant des concerts qu'il
avait donnés à Paris, notamment au printemps de
l'année 1914, suffisaient à le justifier. Cette révéla-
tion n'a peut-être pas eu la portée d'un rare événe-
merît musical, ainsi qu'on l'avait laissé entendre et
qu'on était, au demeurant, fondé à l'espérer; mais la
mort héroïque de Granados, survenue lors du torpil-
lage du « Sussex », au mois de mars rgiô, lui a, du
moins, conféré le caractère d'une touchante et solen-
nelle réparation.
Une querelle, née d'une rivalité amoureuse qui
met aux prises une comtesse (Rosario), une gitane
(Pepa),\in capitaine (Fernando) et un iorevo (Paquilo),
et qui se dénoue dans le sang, tel est le scénario ru-
dimentaire, dépouillé de toute intrigue et de toute
subtilité psychologique, l'armature frêle où court,
vive, souple, légère, brillante, la musique des Goyes-
cas. L'action -dramatique, action « directe », plutôt,
n'apparaît que comme un prétexte au décor. C'est,
en réalité, une suite de tableaux lyriques, qu'il était
peut-être superflu de tenter d'assembler logiquement.
Les yeux n'ont pas été déçus ; les oreilles ont eu, sans
doute, le droit de se montrer plus exigeantes.
Les Goyescas ou los Majos enomorados composent,
sous leur forme primitive, un recueil de six pièces
pour piano, qui tiennent, dans l'œuvre de Granados,
la même place que les quatre cahiers d'Iberia dans
celui d'Albeiiiz. Ce sont : los Requiebros, Coloquio en
la teja, el Fandango de Candil, Qucjas 0 la Maja
y cl Ruiseîlor, el Amor y la Muerte : Baladi, Epi-
logo : Serenata del Espectro. Elles ont éclipsé les
morceaux de bravoure, rançon d'une virtuosité non
encore dominée par la pensée et jusqu'à ces Danses
espagnoles, dont quelques-unes ne laissent pas que
d'être savoureuses, en même temps qu'accessibles à la
classe moyenne des pianistes et tirent de là une noto-
ri^é flatteuse. Aussi bien, Granados n'a-t-il pas été
imprégné, comme Albeniz, de la quintessence de
notre jeune école. Son inspiration, foncièrement
espagnole, d'ailleurs, s'est longtemps souvenue d'avoir
rencontré sur le clavier Schumann, Chopin, voire
Grieg. Mais cetre plasticité rythmique, cette élé-
149
gance nerveuse et désinvolte, cette ardeur passionnée,
cette grâce courtoise et fière, cette verve prime-sau-
tière et jusqu'à cette exubérance qui semble jaillir
de l'improvisation n'empruntent plus rien au dehors.
Une telle musique est à Granados vraiment essen-
tielle. Elle est née de ses méditations prolongées
auprèsdes chefs-œuvre de Goya, et l'on conçoit que,
comme il advint à Alexandre Georges, avec les
Chansons de Miarka, il ait eu l'illusion de croire
qu'elle était appelée à une destinée plus haute.
La substance en est-elle assez succulente pour
former la matière d'un opéra? On n'oserait 1 affirmer.
Ce n'est pas que l'invention ni que les idées man-
quent dans les Goyescas, Mais toute œuvre d'art
porte en soi une prédestinatijn, une sorte de c grâce
d'état » qui la lie et l'asservit à sa forme originelle.
Il n'est rien de plus trompeur que certaines pages de
Chopin, que certaines mélodies de Fauré — tel son
admirable Clair de lune — où l'on croii, par delà le
piano, entendre l'orchestre le plus composite et qui
perdent, en se métamorphosant, le plus pur de leur
charme. C'est ainsi que le Prélude choral et fugue, de
Franck, a pu, récemment, induire en l'erreur d'une
fâcheuse transcription un de nos compositeurs les plus
éminents. On ressent, au surplus, une impression cu-
rieuse en écoutant le dialogue adapté à la musique de
« clavier » et qui ondule, par exemple, au gré des
caprices de los Requiebros. Les vers suivent exacte-
ment les lignes flexiblesque les doigts du pianiste ont
tracées. Quant au célèbre Fandango de Canihl, il de-
mcureune fête étincelante du rythme, du rythmeobsti-
né, dont la fantaisie vagabonde des variations élude,
en se jouant, la tyrannie. Mais— la surprise est inat-
tendue — une orchestration malhabile et pauvre
ternit l'éclat du pittoresque, de la pantomime et du
décor. A cette musique espagnole il manque l'éblouis-
sant artifice d'une « contrefaçon » qui dépasse en
quelque sorte le modèle, de VEspaha de Cnabrier,
du Caprice espagnol de Rimsky-Korsakofî, de la
Rapsodie espagnole de Ravel, voire de la réaliste
C ataluna d' Alheniz. Puisque, aussi bien, ce spectacle a
ranimé surtout des souvenirs, il suffit qu'elle soit
évocatrice, évocatrice des heures confidentielles où
Granados la jouait et où le piano, méconnaissable, se
transmuait en une âme chantante. — Paul Lociro.
Les principaux rôles ont été créés par: M""Chenal (ffosario)
et Lapeyrctte (Pepn) ; et MM. Laf fite (f tff rtanrfo) et Cerdan (Pa-
quito) ; le Fandango danse par M"** Amalîa MoUna, de Madrid.
Ijaubeuf (.Wiied-Maxime), ingénieur français,
né à Poissy (Seine-et-Oise) en 1854. Il fit ses pre-
mières études au collège Chaptal, à Paris, entra à
l'Ecole polytechnique en 1883 et en sortit en 1885,
comme élève à l'Ecole du génie maritime. Ingénieur
de la marine en 1887, il fut successivement ingénieur
en chef de deuxième classe en 1900, puis de première
classe en 1905. En iço6, il démissionna pour se con-
sacrer entièrement aux études concernant les navires
légers à grande vitesse et la navigation sous-marine.
I.aubeuf est surtout connu pour être l'inven-
teur du type de
sous -marin dit
« submersible »,
que la marine
française a été la
première à cons-
truire et qui a
été successive-
ment adopté par
les marinesétran-
gères.
Eni896,lama-
rine française
possédait deux
sous-marins : le
Gymnote, qui
n'avait aucune
valeur militaire
et qui était plu-
tôt un bâtiment
d'essai, et le
Gustavc-Zcdé,(i\ii
était loin de donner une complète satisfaction; Loc-
l.roy, alors ministre de la marine, ouvrit un concours
pour l'élaboration d'un projet de torpilleur sous-
marin ; le programme, avec raison, était peu précis,
de façon à laisser le champ libre aux idées nouvelles.
A la suite du concours, trois des projets présentés
étaient retenus, et on mit en chantier : le Morse, de
l'ingénieur Romazetti (en 1897); \e Narval, de l'ingé-
nier Laubeuf (en 1898) et , enfin, quatre bateaux du
type Farfadet, de l'ingénieur Maugas (en 1899). Le
ilorse et le Farfadet étaient électriques et consti-
tuaient des sous-marins purs, dérivant du Gymnote;
au contraire, le Narval s'en distinguait complète-
ment, et sou grand intérêt n'avait pas échappé aux
membres du jui-y (conseil des travaux) qui, dans
leur rapport au ministre, déclaraient : • La cons-
truction du torpilleur autonome submersible de
Laubeuf présente un intérêt immédiat plus grand
que celle des sous-marins non autonomes, dont le
projet peut être accepté en princ.pe, mais dont
l'exécution semble pouvoir être ajournée. • Le
Narval, en effet, se distinguait complètement di-
Maxime LaiirM.-uf. (H)iol. Maniic:.
150
sous-marin pur jusque-ià construit : i" il compor-
tait deux moteurs, l'un à vapeur pour la surface,
l'autre électrique pour la plongée; les sous-marins,
au contraire, n'avaient utilisé jusque-là qu'un seul
moteur (moteur électrique) et, par suite, ne possé-
daient qu'un faible rayon d'action; 2° son mode de
construction était complètement différent de celui
du sous-marin : les water-ballasts (caisses à eau
destinées à équilibrer le bateau en immersion)
étaient placées à l'extérieur de la coque ; le Narval
avait, en réali.é, une double coque, ce qui donnait
une pluJ grande sécurité à la coque intérieure et
aussi de grands avantages pour la navigation à la
surface et la stabilité en cas d'accident ; 3° le navire
possédait une grande flottabilité, ce qui lui permet-
tait de naviguer à la surface comme un navire de
mer ordinaire; de plus, il compreuait une bonne
habitabilité pour l'équipage.
Le Narval déplaçait 117 tonneaux en surface, 202
en plongée; il avait 34 mètres de longueur et portait
4 torpilles; il filait 10 nœuds en surface et 6 nœuds
en plongée. Laubeuf, à cette époque, venait de doter
la France d'un nouveau type de bâtiment de la
plus haute valeur militaire. Ce ne fut que cinq ans
plus tard que les Allemands réalisèrent leur premier
submersible, et les submersibles dont ils firent usage
pendant la guerre de 1914 dérivaient tous d'untype
Narval, dont ils avaient réussi à dérober les plans;
les autres marines étrangères se rallièrent également
peu à peu au type submersible, dont la supériorité
sur le sous-marin est, depuis longtemps, incontestée.
Pour l'établissement du Narval, Laubeuf a dû ré-
soudre un certain nombre de problèmes techniques
entièrement nouveaux, concernant surtout la solidité
de la construction et la stabilité. On lui doit, d'ail-
leurs, d'autres travaux : il a établi les plans de plu-
sieurs contre-torpilleurs et, en particulier, celui du
Voltigeur, mis en chantier en 1906 et qui est le pre-
mier contre-torpilleur de la marine française ayant
utilisé des turbines françaises du système Râteau ; il
a également étudié un certain nombre de questions
relatives aux bâtiments légers. On lui doit, en parti-
culier, de remarquables études sur les propulseurs
hélicoïdaux. C'est à la suite de ses recherches que la
marine de guerre a adopté le sens supradivergent
pour le sens de rotation des hélices, etc.
Laubeuf a publié de nombreuses notes concernant
les censtructions navales et la marine de guerre dans
le 0 Bultetin de l'Association technique maritime »,
le « Yacht », etc.; on lui doit également quatre re-
marquables rapports parus dans le 0 Mémorial du
génie maritime », à la suite de missions à l'étranger :
en Angleterre (1889), en Autriche (1891), à la « Revue
de Spithead » (1897) et en Russie (1898). Il a aussi
publié une brochure : les Luttes maritimes pro-
chaines : Etats-Unis et Japon, Angleterre et Alle-
magne (Paris, 1908), dans laquelle il prévoyait que
l'usage des submersibles « constituerait la future tac-
tique navale allemande ».
En récompense de ses travaux, l'Académie des
sciences lui décerna successivement deux prix ex-
traordinaires de mécanique : le premier, en 1900, pour
« avoir fait faire par ses études un grand pas à la
navigation sous-marine », le second, en 1908, pour
« la part considérable qu'il a prise à la création de
notre flottille sous-marine ». Enfin, le 22 mars 1920,
il fut lui-même élu membre de l'Académie des
sciences pour prendre rang dans la division nouvel-
lement créée des applications de la science à l'indus-
trie. Laubeuf est officier de la Légion d'honneur;
pendant la guerre de 1914, il reprit du service et fut
spécialement chargé de missions en France, en An-
gleterre et en Italie. — G. Boucheny.
Lejay (Pa»;- Antoine- Augustin), philologue et
historien français, né à Dijon le 3 mai 1861. Fils
d'un instituteur, Paul Lejay fit ses études classiques
au petit séminaire de Plombières-les-Dijon et vint
ensuite à Paris suivre les cours de la Faculté des
lettres et de l'Ecole des hautes études. C'est dans ce
dernier établissement qu'il travailla surtout et, sous
la direction de maîtres tels que L. Havet, Héron de
Villefosse, F. de Saussure, H. Weil, Châtelain, Du-
chesne, s'initia à la science philologique. En même
temps qu'il préparait sa licence, le jeune étudiant
remplissait au collège libre de Vaugirard les fonctions
de professeur de seconde. En 1888, il fut reçu à
l'agrégation de grammaire et, tout aussitôt, entra à
l'Institut catholique de Paris comme professeur de
grammaires grecque et latine et de philologie la-
tine (1889). Il occupe encore aujourd'hui cette
chaire, où il a donné, pendant trente années, un en-
seignement ininterrompu. Peu de temps après son
agréga'ion, Paul Lejay, qui, depuis longtemps déjà,
songeait à entrer dans les ordres, reçut la prê-
trise (1890).
A en juger par la thèse qu'il présenta en 1889 pour
l'obtention de son diplôme à l'Ecole des hautes
études, il semblait que l'abbé Lejay vouKit s'orienter
vers l'épigraphie. En effet, sous le titre d'Inscriptions
antiques de la Côte-d'Or, il avait réuni avec un soin
minutieux '.'ensemble des inscriptions gallo-romaines
de ce département et les publiait, en « les entourant
de tous les renseignements nécessaires au contrôle et
Labbé Lpjay.
LAROUSSE MENSUEL
à l'explication de ces textes ». Ce recueil renfenne
plus de trois cents inscriptions, dont chacune est
donnée avec la description des monuments où elle
figure, le texte et la transcription, la bibliographie et
le commentaire. Bien qu'il ne présentât modestement
son travail que comme une simple collection de do-
cuments et de renseignements et qu'il reportât sur
SCS devanciers tout le mérite de ses commentaires,
l'abbé Lejay avait fait là une œuvre sérieuse, impor-
tante déjà par le nombre des textes rassemblés, et
dont la valeur s'attestait, en outre, non seulement
par l'intelligence avec laquelle l'auteur avait mis à
profit tous les travaux antérieurs, mais au_-i par l'in-
géniosité de certaines trouvailles toutes personnelles.
Ce livre, où rien n'est omis de ce qui concerne l'ono-
mastique, la géographie, l'histoire religieuse, les
mœurs, les institutions, les coutumes, constitue un
excellent manuel d'épigraphie locale.
Malgré les approbation^ qu'il avait recueillies,
l'abbé Lejay fte persévéra point dans les recherches
épigraphiques. Au déchiffrement des inscriptions il
préféra l'étude des texte? latins, et c'est à cet objet
qu'il appliqua désormais son activité, soit qu'il s'at-
tachât à l'examen et à l'interprétation directe de ces
textes, soit qu'il en dégageât des précisions touchant
des points d'histoire. Suivant que domine l'une ou
l'autre de ces tendances, les travaux de l'abbé Lejay
ont un caractère
plus particulière-
ment historique
ou plus spécifi-
quement philolo-
gique. Au pre-*
mier groupe ap-
partiennent un
opuscule sur le
Rôle théologique
de Césaire dAr-
ies, étude surl'his-
toire du dogme
chrétien eil Occi-
dent au temps des
royaumes barba-
res (1906), et de
nombreux arti -
clés pour « the
Catholic Encyclo-
pedia » de New-
York, le « Dictionnaire de Théologie catholique » de
Vacant et Mangenot, le « Dictionnaire d'archéologie
chrétienne et de liturgie » de dom Cabrol, la « Revue
d'histoire et de littérature religieuses », où l'on peut
signaler une curieuse étude sur le Sabbat juif et les
Poètes latins, le 0 Journal des savants », etc. L'abbé
Lejay a collaboré, d'ailleurs, à un nombre considérable
de périodiques, et l'on trouverait plus d'un millier d'ar-
ticles de lui — chroniques, comptes rendus et ana-
lyses d'ouvrages — dans la « Revue biblique interna-
tionale », la c Revue des bibliothèques », la « Revue
de l'Institut catholique de Paris », la 0 Revue de
l'instruction publique en Belgique », la « Revue de
philologie, de littérature et d'histoire anciennes », la
« Revue des études grecques », la 0 Revue critique
d'histoire et de littérature », etc. La signature de
l'abbé Lejay se retrouve également dans les Mé-
langes :Boissier (1903), Havet (1909), Châtelain (ijio).
La plupart de ces articles traitent de questions
purement philologiques, et non seulement ils pré-
cisent le sens et la portée des études de l'abbé Lejay,
mais ils permettraient même, eu les confrontant, de
dégager les éléments essentiels de sa méthode, en
matière de critique et d'interprétation des textes.
Particulièrement, les comptes rendus que l'abbé
Lejay a faits de chaque volume du Corpus scriplo-
rum ecclesiasticorum latinorum renferment d'inté-
ressantes remarques sur la recherche et la collation
des manuscrits, le relevé des variantes, la disposition
de l'apparat critique, etc. Sans nous arrêter à ces
points de détail, disons seulement que l'originalité —
et l'attrait — de cette méthode consistent dans
l'union intime de la philologie et de l'histoire. Pa-
reillement éloigné de l'esprit de système, qui aboutit
fatalement à des constructions arbitraires ou étroites,
et de la tendance contraire, qui, ne voyant dans les
phénomènes philologiques et littéraires que le pro-
duit de causes fortuites, se contente, sans plus, de les
enregistrer, l'abbé Lejay s'est partout efforcé d'éta-
blir la continuité des faits et des phénomènes, ce qu'il
considère avec quelque raison comme la loi primor-
diale des sciences historiques. Ainsi, à propos des
Satires d'Horace, il s'est appliqué à démontrer tout
ce qu'elles doivent d'une part aux traditions philoso-
phiques, propagées et perpétuées par les cyniques,
d'autre part, aux souvenirs de la comédie aristopha-
nesque, qui, plus que la comédie nouvelle, les mimes
ou les atellanes, a été mise à profit par Horace. Qu'on
ne s'y trompe pas, cependant : un travail de ce genre
est moins la recherche des sources d'un auteur que
l'étude d'une culture et, ce qui le prouve, c'est que,
contrairement à ce qu'on pourrait croire, le résultat de
cette enquête sur le milieu, les éléments de la satire
et les lectures d'Horace, est de faire ressortir la pro-
fonde originalité d'une oeuvre dont les racines seules
plongent dans le passé. On pourrait, il est vrai, ob-
IV 160. Juin 1920.
jecter que les œuvres de l'antiquité classique, où la
part de la tradition est si grande, se prêtent mieux
que d'autres à la vérification de ce principe de con-
tinuité, sur lequel l'abbé Lejay a fondé sa méthode;
mais cette réserve n'empêche pas de reconnaître tout
ce que celle-ci a d'original et de suggestif et combien
elle apparaît féconde dans son application.
Pour s'en rendre compte, il suffit d'examiner les
éditions que l'abbé Lejay a données de divers auteurs
latins. Sans parler de ses éditions classiques : Mor-
ceaux choisis des métamorphoses d'Ovide (1894), Sa-
tires et Epitres d'Horace (1903), Géorgiques (1915) et
Enéide (1919) de Virgile, riches de renseignements
de toute sorte, mais, toutefois, claires et adaptées à
l'esprit des élèves auxquels elles s'adressent, il a
publié, comme éditions savantes, le premier livre
du De bello civili de Lucain (1894) et les Satires
d'Horace (1911). Ce dernier ouvrage est, jusqu'ici, le
travail le plus important de l'abbé Lejay. Non seu-
lement il s'est appliqué, vers par vers, à éclairer la
pensée d'Horace et à démêler la nuance de l'ex-
pression, non seulement il a illustré le texte d'un
commentaire nourri de dates, de données historiques
et biographiques, de notes de mythologie ou d'his-
toire littéraire, mais il a placé en tête de chaque sa-
tire une introduction, longue parfois de plus de
trente pages, où il a 0 réuni tous les éléments d'ap-
préciation que disperse ou néglige le commentaire du
texte ». En outre, le volume s'ouvre par une intro-
duction générale qui restitue « le milieu où la satire
a pris naissance, les conditions diverses qui ont favo-
risé son éclosion, les éléments de fond et de forme
qu'elle trouvait en quelque sorte préparés et comm>.
élaborés a. Ainsi, par l'effort de sa patiente et siire
érudition, l'abbé Lejay parvient à mettre le lecteur
moderne dans l'état d'esprit où se trouvait le lecteur
contemporain d'Horace. Peut-on mieux aider à l'in-
telligence d'un écrivain ?
Dans ses travaux, l'abbé Lejay est servi par sa
connaissance profonde de la langue latine, comme en
témoignent non seulement les articles étendus qu'il
a publiés dans ces dernières années sur des questions
syntaxiques, mais surtout sa revision — qui équivaut
presque à une refonte — ■ de la Syntaxe latine de
Riemann.
C'est qu'aujourd'hui, de plus en plus, la critique
littéraire mobilise à son service toutes les formes de
l'érudition. Nous sommes loin de la critique admi-
rative, volontiers déclamatoire et toujours superfi-
cielle, à la façon de Laharpe ; nous entendons que les
jugements soient assis sur une connaissance appro-
fondie des textes, et c'est là, précisément, ce qui
donne à ceux de l'abbé Lejay leur réelle valeur. En-
nemi du verbalisme vide et convaincu de la nécessité
de l'érudition, mais se refusant, par ailleurs, à réduire
la philologie, selon la conception allemande, à des ca-
talogues et à des statistiques, il prétend, à travers
l'œuvre, atteindre l'auteur même et, par delà l'au-
teur, le milieu où celui-ci a vécu. De ce point de vue,
son édition d'Horace est, autant qu'une œuvre d'exé-
gèse, un chapitre d'histoire littéraire.
Au reste, que l'historien et le philologue soient en
lui étroitement associés, c'est ce qu'atteste l'indi-
cation des travaux en cours de l'abbé Lejay. En
même temps qu'une édition savante des Géorgiques
et de l'Enéide de Virgile, il prépare une Histoire de
la littérature latine en cinq volumes. Il est permis
d'attendre beaucoup de ce dernier ouvrage, dont
nous n'avons pas, jusqu'ici, en France, l'équivalent et
où, certainement, l'auteur apportera cette intelligence
des sentiments et des idées, ce sens de la vie et du
réel, sans lesquels il ne saurait y avoir de véritable
synthèse historique et dont il a, d'ailleurs, donné des
preuves dans ses précédents travaux de critique.
Président, en 1898 et 1916, de la Société de linguis-
tique, fondateur et directeur, avec Hemmer, de la
collection o Textes et documents pour l'étude his-
torique du christianisme », associé, depuis 1911, à la
direction de la 0 Revue de philologie, de littérature
et d'histoire anciennes », directeur, depuis 1916, de
la « Revue des revues et publications d'Académies
relatives à l'antiquité classique », membre de l'Aca-
démie royale de Bruxelles, l'abbé Lejay a été ap-
pelé, en novembre 1919, à re:nplacer le sinologue
Chavannes à l'Académie des inscriptions et belles-
lettres (V. p. 150). F. GCIRAND.
IjOinbardle au temps de Bonaparte
(la), par Jehan d'Ivray (Paris, 1919, in-8"). — Voici,
ce semble, un livre singulièrement d'actualité. Au
lendemain de la coopération italienne à nos victoires,
il rappellera aux gensde la Péninsule, peut-être trop
enclins à l'oublier, quel bien leur offrirent, avec la
liberté, nos troupes révolutionnaires. L'auteur ne
s'y intéresse aux événements politiques et militaires
que tout et autant qu'ils sont indispensables à la
clarté du récit. D'un style à la fois alerte et sobre,
utilisant principalement les documents italiens, il
trace des tableaux de mœurs et montre comment,
en très peu de temps, charmés par notre grâce, notre
douceur, notre courtoisie, les Lombards adoptèrent
notre esprit républicain, nosgoùtset jusqu'à nosmodes.
Depuis de longues années, ces Lombards vivaient, il
est vrai, sous le joug autrichien, incapables de se-
«• 160 Juin 1920.
LAROUSSE MENSUEL
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liATAiii! ; M lippoteaux (18W), au muaèe de Versailles. — Le U janvier 1797, le général Bonaparte remporta la brillante victoire de Rivoli sur l'armée autrichienne du général
Alviozy. Celui ci avait es;ji:ru, grâce a sa supériorité numérique considérable, (lier et battre l'armée française sur le plateau de Rivoli, tandis qu'un de ses lieutenants, Quasdamuwitch, tournerait sa
gauche et que l'autre, Provera, marcherait directement a la délivrance de Mantoue, assiégée par les F-rançats, ce qui était le but dernier de l'opération. Mais Bonaparte prit lui-même l'otTensive. Joubert
réussit à garder le plateau de Rivoli, tand s que Berthier et Masséna enfonçaient la droite autrichienne et que la cavalerie de Lasalle et de Lebrun empêchaient la Jonction d'Alvinzy et de Quaadaniowilch.
l^s résultats de la journée furent considérables. Provera, isolé de son chef et cerné à la Favorite, devait capituler, et l'échec de l'armée de secours décidait de la reddition de Mantoue. (Le tableau ci-
ilessiis est un des meilleurs de Philippoteaux. Bonaparte, dont le cheval vient d'être tué, est remonté sur un autre, tenu par Bessièrea ; devant lui, Lasalle lui montre les canons pris sur l'ennemi.)
couer ce joug, mais le supportant impatiemment.
L'impératrice .Marie-Thérèse, par des lois équitables et
la bienveillance de son gouvernement, qui activèrent
la prospérité du pays, l'avait tout d'abord fait accep-
ter complaisamment. Mais ses successeurs, Jo=eph
et Léopold II, monarques tatillons, persécuteurs
l'un de l'Eglise, l'autre de la bourgeoisie, s'étaient
rendus odieux et avaient graduellement arrêté l'essor
du commerce, de l'industrie et de l'agriculture.
Sous le règne de François II, la I.ombardie, gou-
vernée par l'archiduc Ferdinand, continuait à dépé-
rir. L'influence de la Révolution française s'y faisait
sentir et, malgré les violences, les sociétés secrètes
luttaient, propageant les idées républicaines, contre
la domination de l'Autriche. On peut donc assurer
que l'intervention de Bonaparte en Italie devait être
favorablement accueillie. Elle apparut, en effet, aux
hommes désireux de jouir de leur indépendance,
comme l'aube d'une existence nouvelle.
Quand, après la victoire du jeune général, à Lodi,
sur la forte armte autrichienne de Beaulieu, l'archi-
duc Ferdinand abandonna Milan avec son cortège
(le parasites, seuls, les bureaucrates regrettèrent ce
prince protecteur de leur oisiveté. Les satiriques
exercèrent leurs plumes et leurs crayons. Tous les
scandales de cette cour corrompue furent dévoilés.
Le théâtre et même le guignol représentèrent en
grotesque le fuyard et sa séquelle de plats cour-
tisans.
Le libérateur annonçait que les populations lom-
bardes conserveraient leurs biens et que leurs
croyances seraient respectées. Il promettait une ère
de bien-être et la constitution d'un gouvernement
dont les membres seraient choisis parmi les hommes
les plus libéraux. Il n'en fallait pas davantage pour
susciter l'enthousiasme des foules. Lorsque, le 14
mai 1796, les troupes françaises, conduites par Mas-
séna, entrèrent à Milan, elles reçurent un accueil
délirant. Partout, on couvrit de fleurs les grenadiers
déguenillés et affamés. Leur bonhomie étonna et
excita tout de suite la sympathie. Ils purent rassa-
sier leur faim dans cette ville opulente, regorgeant
de marchandises. On leur prodigua les feux d'arti-
fice, les illuminations, l'amour. En leur compagnie,
on brûla en effigie, sur la place du Duomo, le mau-
vais archiduc, dont on espérait oublier jusqu'au sou-
venir, et l'on planta des arbres de la Liberté recou-
verts du pourpre bonnet phrygien.
Ce ne furent, dès lors, dans Milan régénérée, que
fêtes magnifiques, qui atteignirent à leur maximum
de splendeur et de frénésie quand, le 15 mai suivant,
Bonaparte fit, à son tour, une entrée solennelle. Le
juvénile vainqueur logea dans le palais du comte
Galeazzo Serbelloni. Il l'avait choisi comme le plus
propre à encadrer, dans le décor gracieux de ses
appartements et de ses jardins, son intimité avec
Joséphine, dont il attendait amoureusement la venue.
Cependant, la ville n'appartenait pas tout entière
encore aux troupes françaises. La garnison autri-
chienne s'était réfugiée dans le château Sforza, pri-
son oîi végétèrent maints conspirateurs hostiles à
l'ancien régime. Ce château était considéré par le
peuple comme une nouvelle Bastille, et à grands
cris on en demandait au vainqueur la prise et le dé-
mantèlement. Quand il fut pris, les fêtes recommen-
cèrent et les danses, plus ardentes ; et les orchestres
publics entonnèrent la Marseillaise, la Carmagnole,
le Ça ira.
Bonaparte mena, dès lors, une existence en partie
double : tantôt aux armées, battant successi-
vement tous les adversaires que lui opposait l'Au-
triche et tantôt à Milan, où Joséphine, radieuse de
beauté, dans le clair printemps italien, lui ap-
porta une félicité dont il perdra difficilement le sou-
venir. Elle l'aida beaucoup, d'ailleurs, par son affa-
bilité extrême, par une bonté sans cesse agissante,
par le charme qu'elle apportait dans les réunions
officielles ou intimes, à conquérir le cœur des Lom-
bards. Elle l'accompagna à Côme, où il fit une entrée
triomphale et où tous deux, logés au bord du lac
féerique, en cette villa Villani enclose dans ses jardins
embaumés, assistèrent à de merveilleuses illumina-
tions nautiques.
Ce ne fut partout, durant leur séjour, qu'entraî-
nement au plaisir. Le peuple, avec transport, s'éveil-
lait du long sommeil plein de douloureux cauche-
mars qu'avait fait peser sur sa vie la domination
autrichienne. Les fêtes somptueuses et mille agapes
bruyantes se succédaient. Dans ce pays, qui mani-
festa toujours un goût remarquable pour les spec-
tacles de la rue, des cortèges allégoriques s'organi-
saient sous le moindre prétexte. Milan devint le
centre d'une orgie multipliée. Les amuseurs de toute
l'Italie convergèrent vers elle. Des femmes nues
furent promenées sur des chars. On dansa dans les
églises, et des moines, devenus républicains, s'afiu-
^52
bièrent, pour participer à la joie publique, d'oripeaux
militaires.
Cependant, à la suite du conquérant et de ses ar-
mées, étaient venus de France tous ceux et toutes
celles qui espéraient tirer un profit de la conquête
ou, du moins, jouir de l'atmosphère joyeuse qui
régnait dans le pays délivré. Ils transportèrent avec
eux les modes françaises. Les Milanais, de même que
les Comasques, adoptèrent aussitôt ces modes en les
Napolùon H^inapiiit.', K'''éi-,-.l .-Il rl,.-i l1.- I ,n iN.r aitiilip -- I'
exagérant. On ne vit plus, sur la place du Duomo
ou sur les promenades, qu'Extravagants, la tête
engoncée dans le col volumineux, les cheveux épars
sur les joues et ramenés en tresses sur le dos, les
cuisses moulées dans les caleçons élastiques et trans-
parents, marchant avec peine dans leurs souliers
aux pointes aiguës. Les femmes se montrèrent plus
ridicules et plus impudiques encore. Elles trouvaient
à Milan, chez une dame Rivière, mandataire de la
fameuse couturière parisienne Germon, des toilettes
toutes semblables à celles des Merveilleuses : à la
tartare, à la turque, à la jacobine. Elles se coiffèrent
à l'enfant, à la Brutus, à l'américaine, ou bien, en-
core, les cheveux coupés courts, à la guillotine.
Elles portèrent le bonnet phrygien et les costumes
romains ou grecs, largement ouverts sur les épaules
et échancrés sur le côté, montrant les cuisses et les
jîmibes.
Des Françaises, femmes ou maîtresses d'officiers,
Merveilleuses ou courtisanes, accouruesen grand nom-
bre, donnaient le ton. Fortunée Hamelin, Laure
de Bonneuil, femme de Regnault St-Jean-d'Angely,
M""' Baraguay d'Hi.liers, femme du général, et la fa-
meuse Ida de Saint-Elme, maîtresse de Moreau, ri-
valisaient de galanterie et d'élégance avec leurs
sœurs italiennes en débauche : la marquise Visconti
et la comédienne Giuseppina Grassini, qui tentè-
rent de ravir à Joséphine l'amour de Bonaparte,
M™* Lamberti, Carolina Lattanzi, cent autres co-
quettes, appétissantes et sans cervelle.
L'existence devint, surtout à Milan, si captivante
que les soldats se crurent transportés dans le sensuel
paradis de Mahomet et que le général en chef dut
prendre des sanctions sévères contre les officiers qui
refusaient de rejoindre leurs postes aux armées.
Bonaparte était souvent aussi déterminé à la vio-
lence par les abus que commettaient ses subordon-
nés. Ses généraux, sauf Philibert Sérurier, qui,
d'une honnêteté rigide, gagna l'estime des habitants,
se signalaient par de honteux pillages. Masséna,
entre autres, montrait un furieux appétit du lucre
et de la luxure. Brune se fit haïr par sa morgue et
Despinoy par sa brutalité. Mille officiers supérieurs
chassaient journellement les nobles et les bourgeois
de leurs demeures pour s'y installer en compagnie de
leurs « citoyennes •. Ils exigeaient argent, domes-
tiques, vivres, argenterie, carrosses et, trop souvent,
le sacrifice de l'honneur féminin.
Ils n'étaient pas les plus à craindre. Les commis-
saires surtout portèrent un tort considérable à la
renommée de Bonaparte. Salicetti, chargé de faire
LAROUSSE MENSUEL
rentrer les contributions imposées par le vainqueur,
Pinsot, Garreau, Wast, Aubernon, Bouquet, plu-
sieurs autres, mirent littéralement à sac la Lom-
bardie. Ils persécutèrent les nobles, les bourgeois,
les prêtres. Ils emplirent les prisons de récalcitrants,
dont ils vendirent les biens. Ils firent suer au peuple
une sueur d'or. Ils instituèrent un régime de terreur
tel — réquisitionnant sans besoin toutes sortes d'ob-
jets et de vivres, imposant des taxes inutiles, s'em-
parant de l'argenterie des églises
et des œuvres d'art des musées,
enrôlant de force les jeunes gens
— qu'ils provoquèrent la haine
et des révoltes. Leurs malversa-
tions étaient immenses, et leurs
fortunes grandirent avec rapi-
dité, parle pillage des monts-de-
piété et autres établissements pu-
blics. On les exécrait à ce point
que d'innombrables pamphlé-
taires dirigèrent contre eux leurs
o bosinades » et que l'on attenta
à leur vie. Souvent, Bonaparte
srvit contre eux, mais il ignorait
trop souvent leurs agissements.
C'est peut-être dans le but de
mettre de l'ordre qu'il s'en alla,
l'rté venu, s'établir dans les envi-
rons de Milan, à Mombello, dans
une villa charmante, dont ses ar-
tistes et jardiniers firent un petit
éden. Il y appela, autour de
Joséphine, sa mère Laetitia, ses
sœurs Pauline, Caroline, Elisa,
cherchant à créer d'abord, mais
en vain, la bonne harmonie dans
sa famille. Il y donna des fêtes.
Il y discuta surtout, avec ses
conseillers ordinaires, les plans
de cette république Cisalpine
;iril avait proclamée le 12 juin
! -'(7 et qui avait pour but, selon
'5 propres Mémoires, de paci-
i r les esprits et de reformer
une unité nationale. Il appela à
la direction du nouveau régime,
dans un dessein de concorde, en
même temps que des républi-
cains, des hommes attachés aux
anciennes institutions, mais dé-
sireux, à son exemple, de réta-
' iLiviii. j,]jj. y^g discipline sociale. La
souveraineté du peuple fut as-
surée. Des ordonnances s-éciales bannirent la paresse
et la luxure, exaltèrent la science, protégèrent l'ins-
truction, donnèrent une forme équitable à l'impôt.
Par une chance spéciale, le nouveau gouvernement
fut servi par des hommes qui méritaient le choix de
Bonaparte.
Un peu plus tard, le jeune général signait avec
l'Autriche le traité de Campo-Formio, l'un des plus
avantageux que la France ait conclus. Il laissait en
Italie un souvenir impérissable, et les historiens ont
reconnu, dans la suite, les bienfaits de son interven-
tion, souvent gênée par les volontés incohérentes du
Directoire. — Emile Maqnb.
motoculture n. f. — Encycl. L'application des
forces mécaniques aux travaux agricoles pour parer à
la rareté croiss.mte de lamain-d'œuvre n'était, en 1913,
qu'un problème économique, certes difficile à résou-
«• 160. Juin 1920.
dre, mais non pas insoluble. Actuellement, et après
cinq années d'une guerre qui a fauché un million et
demi de cultivateurs et supprimé la plus grande
partie des animaux agricoles (i million de chevaux,
600.000 bœufs de labour), ce problème s'est compli-
qué singulièrement.
II devient non seulement indispensable de rempla-
cer l'ouvrier et l'attelage par la machine, mais encore
d'exiger de celle-ci un travail nouveau, plus rapide,
plus parfait, qui nous permette d'intensifier notre pro-
duction, de nous affranchir du tribut annuel de plu-
sieurs milliards que nous payons à l'étranger pour
nos importations et de relever, du même coup,
notre situation agricole et financière.
J. Méline l'a énergiqucment affirmé : le salut peut-
être assuré par la terre, dont, seule, à l'heure actuelle,
une production intensive est susceptible de nous li-
bérer de nos charges écrasantes.
En 1913, les agriculteurs français se trouvaient
en présence d'un outillage mécanique, en majeure
partie d'origine étrangère, d'ailleurs lourd, encom-
brant, d'un prix élevé et qui, évidemment, n'avait
été ni étudié ni conçu pour satisfaire aux besoins de
nos cultures si diverses. Prudemment, les acheteurs
attendaient pour fixer leur choix.
La guerre déclarée, il fallut se contenter de l'an-
cien outillage, quelque défectueux qu'il fijt ; et l'on
sait avec quelle courageuse ardeur l'utilisèrent ce-
pendant les paysans (vieillards, femmes et enfants)
que n'avait pas appelés la mobilisation. Notre indus-
trie métallurgique, à peu près complètement absor-
bée par les fabrications de guerre, ne pouv.it
entreprendre aies la mise au point d'un outillage
agricole nouveau, pourtant si nécessaire ; mais elle
allait, du moins, acquérir, dans sa puissance et ses
moyens d'action, un développement extraordinaire,
qui lui permet aujourd'hui de tourner ses efforts vers
une fabrication suivie, dont l'agriculture va profiter.
Dès 1915, préoccupés du sort fait à nos campa-
gnes, les pouvoirs publics apportaient leurs soins à
vulgariser la culture mécanique. Par l'arrêté du 7
septembre 1915, des subventions pour l'achat des
appareils moteurs étaient accordées aux groupements
d'au moins sept participants (syndicats profession-
nels, sociétés coopératives, associations syndicales)
et, exceptionnellement, aux communes. Les arrêtés
des 17 et 24 octobre 1916 étend ient le bénéfice de
cette mesure aux départements ayant souffert du
fait de la guerre, puis aux écoles d'agriculture. Ces
subventions, dont il eiit été désirable de voir étendre
le bénéfice aux cultivateurs isolés, comme le proposa
le sénateur Chauveau, pouvaient s'élever à 33 p. 100
pour l'achat de i à 4 appareils et atteindre 50 p. 100
pour l'acquisition de 5 appareils. Ce dernier chif-
fre s'explique par les considérations suivantes : l'Etat
voulait favoriser l'achat de batteries de tracteurs,
estimant avec juste raison que cinq appareils travail-
lant dans un secteur donné ont un rendement utile
bien plus élevé que cinq tracteurs isolés et que, en
outre, de tels groupements sont des plus favorables à
l'éclosion et au développement de petits ateliers ru-
raux de réparations mécaniques; d'autre part, si les
cinqappareilssontde mêmemarque,leuremploi béné-
ficiaitd'une réelle facilité dansle rechange des pièces.
La loi du 2 janvier 1917 était appelée à rendre, à son
tour, d'éminents services, non seulement par la remise
en culture des terres abandonnées ou du sol repris à
l'ennemi, mais encore en faisant l'apprentissage de
nombreux mobilisés dans la conduite des tracteurs-
Le mouvement de vulgarisation s'est largement
développé depuis l'armistice; et, si le nombre des
Signature du Iraili^ de Cainpo-Formio (17 oct(»bre 17!h), (;e tr.iitt-, sign.- filtre la l-ranee et 1 Aiilr.clie, lui le Cdiironnemeiit ite la
merveilleuse campagne de Bonaparte en Italie. Il donnait k la France la Belgique, la rive gauche du Rhin, Corfou et les îles lontennci
«• 160. Juin 1920
demandes de subventions au ministère de l'agri-
( ulture n'était que de 46 en 1916, il atteignait en
1919, 2.571, Au mois de juillet 1919, le total des
appareils acquis par les collectivités agricoles, com-
munes ou départements, s'élevait à 1.073, ainsi ré-
partis : Nord, 89 ; régions de Paris, 468 ; Est, 29 ;
Ouest, 35 ; Centre, 128 ; Sud-Ouest, 210 ; Midi et
Sud-Est, 60 ; Algérie et Maroc, 54.
En ce qui concerne les appareils mêmes, il est in-
téressant de constater que l'industrie française a fait
de très louables efforts pour les adapter aux métho-
des de notre agriculture nationale et pour en créer
des types nombreux et variés, convenant aux diffé-
rents genres de cultures, depuis les plus vastes
exploitations jusqu'au jardin maraîcher. Les fabri-
cants d'appareils de motoculture ont compris, en
outre, qu'il ne suffisait pas de décrire leurs machines
ou de les exposer, immobiles, aux regards des agricul-
teurs, mais que la meilleure manière d'en faire appré-
cier la valeur réelle consistait à les présenter en tra-
vail. Et c'est de plus en plus nombreux qu'ils sont
venus aux expériences pratiques de démonstration
organisées par la Chambre syndicale de motoculture
de France (la Verrière, septembre 1918 ; Saint-Ger-
main, avril 1919; Senlis, octobre, 1919). Durant
l'Exposition de motoculture ouverte à Paris du 6
au 14 mars 1920, les principaux constructeurs d'ap-
pareils avaient organisé des services de voitures au-
tomobiles, qui transportaient sur un champ d'expé-
riences les acheteurs désireux de voir à l'œuvre l'ap-
pareil de leur choix. C'est là une mesure intelligente
à laquelle il convient d'applaudir, car elle doit avoir
les meilleurs résultats.
De ces réunions est née une collaboration plus in-
time et qui va se développer entre l'agriculture et
les constructeurs de machines ; il faut souhaiter que
ceux-ci sollicitent, pour s'en inspirer le plus large-
ment possible, les suggestions pratiques de compé-
tences agricoles qui ne tout pas défaut dans les
syndicats ruraux ; que, parallèlement, les collectivi-
tés agricoles, par l'organe des chambres d'agriculture
qui vont naître, n'hésitent pas à soumettre aux indus-
triels les projets dont la réalisation paraît s'imposer.
Ainsi, solidaires désormais, l'agriculture et l'indus-
trie pourront travailler aux mêmes fins utiles, en
réduisant considérablement encore la période des
essais et des tâtonnements, dont il faut bien convenir,
d'ailleurs, qu'une grande partie est déjà parcourue.
Il est désirable aussi que l'enseignement agricole,
dont la réforme doit répondre aux nécessités ac-
tuelles, fasse une place toute spéciale à la vulgarisa-
tion de la motoculture. (La Chambre syndicale de
motoculture de France se préoccupe, d'ailleurs, de
réaliser ce desideratum et a déjà fait, pour y parve-
nir, des efforts dont le résultat ne se fera pas atten-
dre.) Et il faut souhaiter, enfin, que le remembrement
de la propriété rurale, auquel notre régime succes-
soral actuel apporte plus d'obstacles peut-être que
la routine elle-mtme, soit réalisé au plus tôt. Cette
réforme nécessaire bâterait considérablement le dé-
veloppement de la culture mécanique et les heureux
résultats qu'il est permis d'en attendre.
Nous avons signalé en 1913 (v. Larousse Mensuel,
t. Il, p. 798) quelles étaient, à cette époque, les deux
fonnules de la motoculture. Ces formules, demeu-
rées les mêmes quant à leurs principes, ont, cepen-
dant, varié dans leurs méthodes de réalisation; mais
elles répondent l'une et l'autre à des conceptions
parfaitement logiques de la culture.
Il ne saurait exister ni un type idéal d'appareil de
motoculture ni même un type idéal de tracteurs con-
venant à tous les sols et à tous les genres de cultures ;
la question du meilleur tracteur est liée, on le sait,
à de multiples exigences. Les constructeurs, en s'in-
géniant à réaliser des appareils plus souples et
plus légers que le lotird outillage d'avant-guerre, les
ont dotés de nombreux perfectionnements, qui ont
porté sur les organes moteurs, les dispositifs d'adhé-
rence, la simplilication de l'organisme et sur les
moyens les plus propres à assurer au travail utile
la plus grande part possible de la force du mo-
teur. C'est, du reste, ce qui explique la diversité des
modèles actuels ; mais cette diversité même des
appareils conduit chacun d'eux vers une adaptation
nettement détenninée, qui le désigne spécialement
pour telle exploitation.
Peut-être, dans le retour vers des outils plus légers,
a-ton pu parfois dépasser — et, fatalement, au dé-
triment de la robustesse — les limites assignées à la
réduction du volume et du poids ; mais, en fin de
compte, on est revenu à une plus nette appréciation
de ces données, et la tendance actuelle est aux appa-
reils de 20 à 35 HP, pesant de 1.800 à 3.000 kilogr.,
sans exclure, cependant, les petits outils de 5 à 15 che-
vaux, dans lesquels l'horticulture, la culture maraî-
chère et la viticutlure trouvent une aide si précieuse.
Le cultivateur peut donc exercer, désormais, son
choix par une sélection bien plus étroite que naguère :
connaissant le relief, la superficie et la nature des sols
qu'il doit travailler, il peut, à coup sûr, trouver
l'outil mécanique qui s'adaptera le mieux aux exi-
gences de ces sols, quitte à exiger de son vendeur,
dans un contrat d'achat, toutes garanties quant au
conditionnement mécanique de l'appareil.
LAROUSSE MENSUEL
Les deux formules primitives de la culture méca-
nique (remorquage automobile des outils agraires
et emploi d'appareils cultivateurs automobiles) ont
donc poursuivi parallèlement leur voie.
Si nous voulions entreprendre une étude détaillée
des nombreux appareils qui existent aujourd'hui,
c'est de longues pages qu'il y faudrait consacrer.
Nous nous bornerons à une revue rapide des engins
nouveaux.
Les sources d'énergie applicable à la motoculture
sont de trois sortes : vapeur, électricité, carburants;
les moteurs à vapeur ont une souplesse indéniable,
mais les appareils qu'ils actionnent nécessitent, ce-
pendant, un personnel relativement nombreux (tant
pour la conduite du chantier que pour l'approvision-
nement de la machine en eau et en combustibl e). L'élec-
tricité est peu employée, en raison du prix actuel du ki-
lowatt; quant aux carburants (essence minérale, ben-
zol, pétrole lampant), ils sont d'un usage à peu près
général, encore que leur utilisation future soit liée
au prix de revient de l'un ou l'autre de ces produits,
pour l'adoption du plus économique. Les moteurs
actuels présentent, sur les modèles d'avant-guerre, de
sensibles perfectionnements : protection
par des carters étanches, accessibilité des
organesdivers, graissage automatique, etc.
Le problème de l'adhérence, que les types
primitifs avaient cru pouvoir résoudre par
le poids seul, en vertu de ce principe
qu'une locomotive peut remorquer un
poids d'autant plus considérable qu'elle
est elle-même plus lourde, a été envisagé
de façon plus rationnelle. La surface du
sol étant loin d'offrir, en effet, aux roues
des tracteurs un point d'appui aussi solide
que le rail, il faut tenir compte que l'adhé-
rence est surtout fonction de l'état phy-
sique du sol superficiel et, en conséquence,
que le poids de l'appareil lui-même peut
devenir une complication. D'autre part,
l'effort utile au crochet d'attelage étant
subordonné aux moyens dont dispose
l'outil pour vaincre les pertes au roule-
ment, la véritable formule de l'adhérence
est apparue comrne l'un des facteurs les
plus délicats dans la mise au point des
tracteurs modernes : les roues des appa-
reils de motoculture devant, en somme,
répondre à cette triple obligation : 1° pos-
séder une jante lisse ou à peu près lisse
pour circuler sur route ; 2" être pourvus,
en travail, de possibilités d'adhérence
que la jante lisse ne saurait fournir ;
3» enfin, obtenir des organes d'adhérence une effica-
cité progressive.
Les diverses conceptions réalisées par les cons-
tructeurs pour satisfaire à ce problème partent d'une
jante lisse, sur laquelle on adapte extérieurement
des aspérités fixes ou amovibles : baguettes diverse-
ment profilées, cornières à ailes symétriques ou iné-
gales, placées parallèlement à l'essieu ou obliquement
par rapport à lui, parfois débordant de la jante, qui,
elle-même, peut être réduite de largeur; protubé-
rances tronconiques ou pyramidales ; palettes mobiles
mordant le sol, actioimées par un excentrique et qui
peuvent être retirées complètement à l'intérieur de
la jante, quand l'appareil abandonne le champ pour
circuler sur la route (c'est le cas du polycuUeur
Dubois), etc.
On a pu reprocher à ces différents systèmes, — et
alors même que des dispositifs ingénieux assurent le
nettoyage continu des aspérités, — d'atteindre rapide-
ment à la limite de leurs possibilités d'adhérence.
Certains constructeurs ont fait d'heureuses applica-
tions du système à chenilles ou Caterpillar, dont
on connaît le principe (v. Larousse Mensuel, t. IV,
p. 140); d'autres obtiennent l'adhérence en dépla-
çant le point d'attache de la charrue au tracteur, ou
en faisant appel à une roue motrice supplémentaire.
Enfin, une conception, qui semble appelée à fournir
une solution plus parfaite que ses devancières, con-
siste dans la recherche de l'adhérence, non plus par
des aspérités extérieures à la roue, mais par le
moyen de protubérances fixées, au contraire, sur la
surface intertie de la jante et la débordant de part et
d'autre; à chacune de ces protubérances peut s'adap-
ter encore, au besoin, une palette mobile, qui en vient
renforcer l'effet. 1 ant que la jante roule sur un sol
dur, les protubérances n'ont pas de contact avec
celui-ci; mais, dès que l'appareil circule sur un sol
meuble, la jante s'y enfonçant, les protubérances
latérales y pénètrent à leur tour et s'y agrippent
pour vaincre la résistance au roulement.
Appareils X cÂble. — A celte catégorie d'appareils
appartiennent, on le sait, les treuils, tracteurs-treuils,
tracteurs-toueurs, employés pour les défrichements,
les défoncements, les labours profonds ou moyens.
Constituant le matériel parfait des grandes exploita-
tions, ces appareils présentent, entre autres avantages,
ceux de travailler n'importe quel sol à n'importe
quelle profondeur et quel que soit le temps, mais
aussi, et surtout, d'utiliser à la traction de la charrue
le maximum du travail utile du moteur.
II convient de signaler, dans cette classe d'appa-
reils, le tracteur-treuil de Dion-Bouton (50 HP), le
tracteur-treuil Doizy, le tracteur-toueur Filtz-Grivolas,
le treuil Douilhet, puisquelques appareilssusceptibles
de se plier à plusieurs destinations et d'être utilisés
comme treuils ou comme tracteurs (avant-trains
Agro et Polyculleur , par exemple).
Tracteurs directs. — C'est parmi les appareils
à traction directe, ou tracteurs proprement dits,
qu'apparaît la plus grande variété des modèles
nouveaux. Ces tracteurs ne peuvent, il est vrai,
fonctionner que par un temps propice; mais, à côté
de ce grief, que l'on ne saurait, d'ailleurs, leur faire à
tous, on leur reconnaît des qualitésassez nombreuses,
qui en ont vulgarisé l'emploi. C'est d'abord une réduc-
tion très sensible de la main-d;œuvre (un botnme
suffit, la plupart du temps, à guider le tracteur et
l'outil remorqué), une grande facilité de conduite,
la simplicité et la souplesse d'un outillage qui peut
se plier aussi bien à la mise en action des machines
intérieures de la ferme (batteuses, hache-paille,
coupe-racines, concasseurs, écrémeuses, barattes,
pompes, scies, etc.), ou au remorquage des charrois
sur route, qu'à la traction des instruments de cul-
s Polyculleur Dubois.
ture ou de récolte (charrues, herses, rouleaux, se-
moirs, faucheuses, moissonneuses, etc.). De plus,
leur prix de revient est relativement peu élevé.
Ces appareils sont à roues motrices (munies des
dispositifs d'adhérence dont nous avons parlé déjà)
ou à chenilles. Dans le premier cas (une, deux, trois
ou quatre roues motrices), l'appareil peut rouler
complètement sur le guéret ou bien être guidé par
l'une (ou deux) de ses roues (directrices ou motrices)
passant dans la raie ouverte. Quel que soit le poids de
l'appareil, il se produit, parle passage des roues dans
le sillon, un tassement {plafonnage) préjudiciable à la
pénétration ultérieure des racines, inconvénient que
certains appareils évitent par l'emploi d'un sillon-
neur (disque ou antenne) suivant la muraille du sillon
précédent (appareils Gray, Case). Lescaterpillars, qui,
au lieu de reposer sur le sol par l'intermédiaire de
roues, s'appuient sur deschaînesconstituant une sorte
de rail continu, ont une remarquable adhérence; ils
disposent d'une grande surface de contact avec le
sol, tout en n'exerçant sur lui qu'une faible pression
au centimètre carré, de sorte qu'ils peuvent rouler
très près du si Ion sans en ébouler la muraille.
Parmi les appareils, nouveaux ou transformés, du
type tracteur, nous signalerons les tracteurs Gray,
Taureau, Bull (à une seule roue motrice); Amanco,
Austin, Chapron, Gaulois, Rip, Titan, Mogul, Ford-
son. Case, Scémia, Sandusky, Heureux- Fermier, Hu-
ber, Ruiiiely, Fiat, Sexton (à deux roues motrices
et en général deux directrices); Nilson (à trois roues
motrices, dont les deux latérales seules sont action-
nées par des chaînes de transmission, la troisième
étant entraînée par les deux autres); Atlas, ancien
de Mesmay, Agrophile Pavesi (quatre roues à la fois
motrices et directrices); les avant-trains à adapta-
tions multiples comme le Polyculteur Dubois et le
Moline; puis les appareils faisant, iSi l'on peut dire,
le passage entre les tracteurs sur roues et les trac-
teurs à chenilles. A cette catégorie appartiennent
l'appareil Globe (qui peut être à chenilles ou à deux
roues motrices), l'appareil Abeille (possédant deux
roues directrices et une chenille motrice médiane).
Au système Caterpillar proprement dit appartien-
nent les tracteurs Renault, paisibles et laborieux
successeurs des tanks de la Grande Guerre, les appa-
reils Peugeot, Pidwell, Cleveland.
Outils automobiles. Ce sont les appareils qui
réunissent en un seul corps d'outillage le moteur et
la charrue; bien équilibrées, ces motocharrues ou
autocharrues, comme on les appelle communément,
sont des instnuneats puissants et souples, qui toux-
154
LAROUSSE MENSUEL
N' 160 juin 1920
ilOTOCULTURK
Trhuils et tractburs : l. Tracteur-treuil de Dion-Bouton; 2. Tracteur-touour Filtz-Grivolas; 3. Tracteur Rip; 4. Tracteur Taureau (Agricultura!) ; 5. Tracteur Gray;
6. Tracteur Moline; 7. Tracteur Austin : 8. Tracteur à chenille Peugeot; 9. Tracteur à chouillo Renault; 10. Le môme, remorquant un rouleau et une hcrae
N' 160. Juin 1920.
LAROUSSE MENSUEL
155
MOTOCULTURE
CiARRUKs AOTOMoUii ES ei APPAKKii.s AMRUBr.issKDBS RoTATiKS : 1 , !. Charrue aiitomobile loumesol (Delaliaye), vuo par l'arrière ot par le cftté- 3 Charrue Tourand-Laiil
4. Charrue Norinania; 5. Charrue Tra^a ; 8. MoiocuUour Somua; 7. l'ctit motoculteur Somua; 8. Biuouse lloomann ; 9. Biueuso Bau.he.
156
nent bien aux fourrières et se dégagent facilement
d'un obstacle par simple embrayage sur la marche
arrière.
Signalons dans ce groupe : la charrue Amiot, qui
se présente aujourd'hui sous la forme d'un brabant
double automobile, à relevage et retournement auto-
matique ; la puissante motocharrue-balance Tournesol
Tracteur Casp, muni d'un siUonneur.
Delahaye; les charrues Praga, Excelsior, Tourand-
Latil, Normania et, pour les cultures de jardinage
maraîcher, les pépinières, les vignes, la petite bineuse
Bauche, dont nous avons déjà parlé, puis la bineuse
Beeman.
Parmi ces outils automobiles, il en est qui peuvent
abandonner leur appareil cultivateur pour appliquer
leur puissance à un autre et, par là, se rapprochent
des tracteurs ; mais leur véritable adaptation est à
priori et demeure, cependant, le labourage automo-
bile, pour lequel ils ont été spécialement étudiés et
construits.
Outils ameublisseurs. Nous arrivons finalement
aux appareils qui réalisent la seconde des concep-
tions de la motoculture : l'ameublissement complet
du sol en une seule opération.
Alors que la charrue, quelle qu'elle soit, découpe
dans le guéret une ou plusieurs bandes de terre qu'elle
verse ensuite de côté, mais qu'il est nécessaire de
reprendre par de nouvelles façons superficielles (sca-
riâage, hersage, croskillase. ctc.l pour les effriter.
Emietlage du soi ot int-ovporation de fumier par le passage
d'un nioloi.uilleur Somua.
les appareils ameublisseurs émiettent la terre en un
seul passage et peuvent, du même coup, incorporer,
en les divisant finement, le fumier ou les autres en-
grais et amendements. Nous savons comment cette
conception était réalisée par les premiers appareils
ameublisseurs (charrue Boghos-Nubar-pacha, labou-
reuse Vermond et Quellenec, motoculteur Meyen-
burg, etc.)
Les modèles nouveaux sont un peu différents : leur
organe de culture est un tambour rotatif sur lequel
sont fixies des griffes métalliques robustes, mais élas-
tiques, pénétrant dans le sol, qu'elles déchiquettent et
pulvérisent, remuent et aèrent aussi complètement
que le peut faire un jardinier au moyen de sa bêche.
(Tel est le type des motoculteurs Somua.)
Les motoculteurs, au moins pour les modèles puis-
sants, n'ont pas rompu systématiquement avec la
conception du tracteur s'appliquant à la remorque
de plusieurs outils, et c'est ainsi que le motoculteur
Somua, de grande culture, est constitué par deux
éléments séparables : un tracteur et une fraise. Dans
les petits modèles, au contraire, les deux éléments
sont solidaires.
Essentiellement maniables, les petits motocul-
teurs peuvent tourner sur place (leur direction est
assurée par une barre de commande ou des manche-
rons), et l'homme qui conduit l'appareil en mar-
chant n'a pas à se préoccuper de l'adhérence, car
elle est obtenue par le travail même des grifles.
LAROUSSE MENSUEL
Ueffriteuse Xavier Charmes obtient un ameublisse-
ment analogue, mais par le moyen de lames tran-
chantes, fixées sur un axe longitudinal.
Les petits appareils ameublisseurs sont les outils
qui conviennent le mieux aux exploitations mo-
destes, car leut volume réduit leur permet de passer
partout; ils sont particulièrement appréciés pour le
jardinage, la culture maraîchère, le
travail des pépinières et la viticulture.
Subventions de l'Etat. — Les
subventions pour achat de tracteurs
•ont été réglées par l'arrêté suivant :
Le ministre de l'agriculture
et du ravitaillement,
Vu les lois des 2 janvier et 7 avril 1917,
le décret du 6 mai 19 17, les arrêtés du
ministre de l'agriculture des 7 septem-
bre 1915, 8 octobre 1917, 23 octobre 1918
et 17 février 1919;
Sur la proposition du directeur de l'agri-
culture et du chef du service de la moto-
culture,
ARRÊTE :
Article premier. — Les groupements pro-
fessionnels agricoles, viticoles, horticoles,
maraîchers, etc., comptant au moins sept
participants, peuvent recevoir, pour l'achat
d'appareils spécialement destinés à la culture
mécanique, des subventions sur le budget
du ministère de l'agriculture, conformément
aux règles ci-après :
Ces subventions peuvent être également
accordées dans les mêmes conditions aux
départements, aux communes ou syndicats
de communes et à l'Office de reconstitution
agricole, au ministère des régions libérées.
Art. 2. — Les demandes de subventions sont adressées au
ministère de l'agriculture par l'intermédiaire du préfet et
avec son avis. Elles sont accompagnées des pièces sui-
vantes, établies ou vérifiées par le directeur des services
agricoles :
i* Le type et le prix de l'appareil, ainsi que le mode de
libération consenti par le fournisseur ;
2° S'il s'agit d'un groupement professionnel, deux exem-
plaires des statuts du syndicat, de la société ou de l'asso-
ciation, et une note indiquant le nombre des adhérents, les
ressources dont ils disposent et les bases de répartition
entre eux des dépenses et charges communes. S'il s'agit d'un
département, d'une commune ou d'un syndicat de com-
munes, une délibération du Conseil général, du Conseil mu-
nicipal et du Comité du syndicat intercom-
munal autorisant l'opération et détermi-
nant les ressourses destinées à y faire face;
3" Le règlement relatif aux conditions
d'emploi de l'appareil par les adhérents;
4° Un bilan prévisionnel de l'entreprise; _ -- — --
5° Un rapport sommaire, faisant connaî-
tre les caractères géologiques, topographi-
ques et agrologiques de la région où devra
fonctionner l'appareil, la superficie à culti-
ver, son état de morcellement ;
6° L'engagement prévu à l'art. 3 ci-après ;
7° Le cas échéant, les pièces établissant
que les intéressés ont été victimes de l'in-
vasion.
S'il s'agit de l'Office de reconstitution
agricole, les demandes doivent être accom-
pagnées des pièces ci-après : î ' * ■ '
1° Certificat de l'Office de reconstitution
agricole, attestant que les agriculteurs aux-
quels les appareils auront été rétrocédés,
par application des dispositions de l'art. 4
ci-après, ont été victimes de dommages de
guerre ;
2° Facture justifiant du prix des appareils
et du payement par les cessionnaïres de moitié au moins de
ce prix, soit en numéraire, soit par délégation, sur leurs
indemnités pour dommages de guerre ;
3" Engagement prévu par l'article 3 ci-après.
Art. 3. — Les bénéficiaires doivent s'engager, réserve
faite du cas prévu à l'article 4, à exploiter personnellement
les appareils pour l'acquisition desquels une subvention leur
aura été acordée, pendant au moins trois ans pour les appa-
reils ne dépassant pas 25 HP. cinq ans pour les tracteurs dont
la puissance varie entre 25 et 50 HH, et sept ans pour les
N* 160 Juin 1920.
à réaliser la condition prévue à l'article 3 du présent arrêté.
En cas d'inobservation de cette condition, le cédant sera
tenu de reverser au Trésor la subvention qu'il aura reçue.
Les contrats à intervenir à l'occasion de ces rétrocessions
seront soumis à l'approbation du ministre de l'agriculture et
du ravitaillement.
Art. 5. — Lorsque les appareils acquis par les collectivi-
tés, visées à l'article i*' ou par l'Office de reconstitution
agricole, consisteront en une batterie de cinq tracteurs au
moins, ou un matériel de labourage électrique, à vapeur
ou à explosion d'au moins 50 HP, la subvention sera im-
putée sur le chapitre F du budget du ministère de l'agricul-
ture (acquisition de machines et matériels et avances pour frais
de culture) et pourra atteindre 50 p. 100 du prix des appareils.
Dans le cas contraire, la subvention sera imputée sur le
chapitre E (encouragement à la culture mécanique) s. ne
pourra excéder le quart ou le tiers du prix des appareils,
selon que le demandeur aura, ou non, recours au crédit agri-
cole, conformément à la loi du 26 décembre 1906 ou à la loi
du 7 avril 1917 ; ces maxima pourront, toutefois, être portés
respectivement au tiers ou à la moitié du prix des appareils
acquis par les agriculteurs ayant éprouvé des dommages de
guerre.
Art. 6. — Le versement de la subvention ne sera effectué
qu'après que le bénéficiaire aura justifié de l'acquisition et
de la li raison des appareils et du payement de la partie de
la dépense à sa charge.
Art. 7, — Le directeur des services agricoles présentera
chaque année au ministre de l'agriculture et du ravitaille-
ment un rapport sur les résultats fournis par les appareils
qui auront fait l'objet de subventions de l'Etat dans son dé-
partement.
Art. 8. — Les arrêtés susvisés des 7 septembre 1915,
8 octobre 1917, 23 octobre 1918 et 17 février 191g sont rap-
portés.
Art. 9. — Le directeur de l'agriculture et le chef du ser-
vice de la motoculture sont chargés, chacun en ce qui le
concerne, de l'exécution du présent arrêté.
Fait à Paris, le 16 juillet 1919.
Signé : Victor Boret.
Le chiffre des demandes de subventions pour 1919,
qui s'élevait à 2.518, témoigne assez de l'empresse-
ment apporté par l'agriculture à profiter de l'aide qui
lui était ainsi offerte; mais, en présence de ce chiffre
élevé et soucieux d'économies à réaliser, le ministre
de l'agriculture, Noulens, par un nouvel arrêté en
date du 26 décembre 1919, réduisait respectivement
à 10 p. ïoo (appareils d'importation étrangère) et
25 p. 100 {appareils fabriqués en France) les taux
fixés par son prédécesseur.
Il ajoutait, cependant, que ces subventions pour-
rvy><v>cv?<v:v
Travail du 8oc ordinairp.
matériels de 50 HP et au-dessus, ainsi que pour les appareils
électriques et à vapeur.
En cas d'inobservation de cette condition, la subvention
devra être reversée au Trésor.
Art. 4. — Les départements, communes, syndicats de com-
munes ou groupements professionnels, ayant souffert de l'in-
vasion, ainsi que l'Office de reconstitution agricole au
ministère des régions libérées, qui auront bénéficié de sub-
ventions, par application de l'article i" ci-dessus, pourront
rétrocéder h urs appareils sans bénéfice à un ou plusieurs
agriculteurs, victimes de dommages de guerre, sous la ré-
serve mentionnée au paragraphe suivant *
Chaque agriculteur acquéreur devra s'engager envers le
cédant (département, commune, syndicat de communes,
groupement professionnel ou Office de reconstitution agricole)
:-a' vt*■AvV■",l'-'■■^>^■.'î"■•i'i■.'■■
Travail aei gritTos d'un ii:otocuUeiir Somua.
raient être majorées de 5 p. 100 (appareils importés)
et 10 p. 100 (appareils français), dans le cas où les
acquéreurs seraient des groupements organisés pour
l'utilisation en commun des appareils.
Mais cette nouvelle réglementation ne tardait pas à
soulever dans le monde agricole des critiques de plus
en plus nombreuses; on reprochait, notamment, à
l'arrêté Noulens de paralyser les efforts des agricul-
teurs français et d'arrêter ainsi le relèvement de
notre production ; de méconnaître les véritables
intérêts de l'Etat, étant donné que les sommes né-
cessaires à l'achat de blé étranger devaient être de
beaucoup supérieures aux économies réalisées par la
réduction des sub\ entions.
D'accord avec une résolution de l'Académie d'agri-
culture, des voix autorisées demandaient le retour
à l'ancien état de choses ; et c'est pour donner
satisfaction à ces légitimes revendications qu'inter-
venait enfin le décret du 26 mars 1920, dont les dis-
positions sont plus libérales.
Par analogie avec la méthode adoptée pour l'allo-
cation des avances aux caisses régionales de crédit
agricole et, spécialement, des subventions aux so-
ciétés d'assurances mutuelles ou de réassurances
mutuelles agricoles, la répartition des subventions
ayant pour objet d'encourager la culture mécanique
est faite désormais en exécution de ce décret par le
ministre de l'agriculture, sur l'avis d'une commission
spéciale permanente, chargée d'étudier la receva-
bilité des demandes et le montant des subventions à
accorder.
De cette commission font partie trois sénateurs,
trois députés, les rapporteurs du budget de l'agri-
culture at' Sénat et à la Chambre, deux membres
désignés par le ministre des régions libérées, un
représentant de chacune des organisations agricoles
«• 160. Juin 1920.
suivantes : confédération nationale des associations
agricoles, société nationale d'encouragement à l'agri-
culture, société des agriculteurs de France, fédéra-
tion nationale de la coopération et de la mutualité
agricoles, union centrale des syndicats agricoles, fédé-
ration nationale des syndicats et coopératives de
culture mécanique; un représentant du conseil
d'Etat, un représentant de la Cojr des comptes, le
directeur de l'agriculture, le directeur du secréta-
riat du personnel central et de la comptabilité au
ministère de l'agriculture, le chef du service de l'ins-
pection générale des associations agricoles et des
institutions de crédit, l'inspecteur des finances, con-
trôleur des dépenses engagées au ministère de l'agri-
culture, quatre membres nommés par le ministre
de l'agriculture.
En dehors de ces membres permanents, la com-
mission peut appeler, à titre consultatif, les inspec-
teurs généraux de l'agriculture, les inspecteurs gêné
raux et inspecteurs des associations agricoles et des
institutions de crédit et, le cas échéant, le directeur
des services agricoles. — Pierre Mossot.
Paix (la) [Suite]. — Le traité de Versailles.
Alsace et Lorraine. — La délégation allemande en-
voyée à Versailles reconnut, dans ses Remarques
sur les conditions de paix, qu'on avait commis une
injustice en ne consultant pas les populations de
l'Alsace et de la Lorraine avant de les détacher de la
France ; mais elle ne faisait cet aveu que pour se
permettre ensuite de nous accuser de préparer une
injustice plus grande encore en nous rendant cou-
pables de l'acte même que nous avions stigmatisé.
Il était impossible d'admettre le point de vue alle-
mand. « L'Alsace-Lorraine, disait le député socia-
liste Albert Thomas, c'est le symbole du droit
violé ». Sa réintégration n'était pas une simple ques-
tion territoriale, mais une question morale d'un
caractère universel, et un plébiscite aurait eu l'in-
convénient de sanctionner, après coup, la violation
d'un droit imprescriptible. Les représentants élus de
l'Alsace et de la Lorraine n'avaient cessé de protester
contre la violence faite à leur pays, non seulement à
l'Assemblée nationale française en 1871, mais au
Reichstag, notamment le 18 février 1874. Pendant la
Grande Guerre, 80.000 Alsaciens et Lorrains désertè-
rent les rangs de l'armée allemande, 10.000 s'enrô-
lèrent dans la légion étrangère. Au mois de sep-
tembre 1917, la Direction impériale des postes, à
Strasbourg, adressa aux différents services de con-
trôle un ordre secret, qui est d'une éloquence singu-
lière :
{Secret.) Septembre 1917.
Ainsi que l'on a pu le constater par des échantillons de
lettres prélevés au hasard par le contrôle d'armée dans la
correspondance d'Alsace-Lorraine, le contepu de l'immense
majorité des lettres (80 p. 100) expédiées d'Alsace-Lorraine
est peu favorable à la cause allemande, quand il n'est pas
nettement antiallemand. 11 est donc nécessaire de surveiller
plus étroitement la correspondance des Alsaciens-Lorrains,
même au risque de froisser l'infime minorité d' Alsaciens-
Lorrains bien pensants.
Cet ordre ne doit être, sous aucun prétexte, communiqué
à des neutres.
Direction impériale des postes, à Strasbourg.
Enfin, le 5 décembre 1918, les députés d'Alsace etde
Lorraine, issus du suffrage universel et constitués, à
Strasbourg, en assemblée nationale, saluèrent le re-
tour définitif du « Reischsiand » à la terre française
et, le 9, du haut du perron de l'hôtel de ville, le pré-
sident de la République, Raymond Poincaré, pro-
clama la vanité de l'entreprise tentée par l'Allemagne
sur les consciences alsaciennes :
Le plébiscite est fait. L'Alsace s'est jetée, en pleurant de
joie, au cou de sa mère retrouvée.
Dans leur réponse du 16 juin 1919 aux Remarques
allemandes, les puissances alliées n'eurent pas de
peine à rejeter des prétentions dont l'hypocrisie ne
suffisait pas à masquer la fragilité :
Toutes les clauses concernant l'Alsace et la Lorraine ne
sont que l'application du huitième des quatorze points que
l'Allemagne, lors de l'armistice, a acceptés comme base
de 4a paix : « L'injustice commise par la Prusse à l'égard de
la France en 1871, en ce qui concerne l'.Msace et la Lor-
raine, injustice qui a troublé la paix du monde pendant
près de cinquante ans, devra être réparée, afin que la paix
puisse de nouveau être assurée dans l'intérêt de tous.
L'injustice, il y a cinquante ans, a consisté dans l'an-
nexion d'une terre française contre la volonté de ses habi-
tants, volonté exprimée à Bordeaux par l'unanimité de leurs
élus, volonté réitérée en 1874 au Reichstag et, depuis, à
maintes reprises, par l'élection de députés protestaires,
confirmée enfin, la guerre durant, par les mesures spéciales
que r.Mlemagne a dû prendre contre les Alsaciens et les
Lorrains, tant civils que militaires.
Réparer une injustice, c'est, autant que possible, remettre
les choses dans l'état où elles se trouvaient avant qu'elles
eussent été bouleversées par l'injustice. Toutes les clauses
du traité concernant l'Alsace et la Lorraine ont cet objet en
vue. Elles ne suffiront pas, cependant, à effacer les souiïrances
de deux provinces qui, pendant près d'un demi-siècle, n'ont
été pour les Allemands, qu'un « glacis » militaire et, suivant
l'expression de von Kûhlmann, un moyen de « cimenter »
l'unité de l'empire.
Les puissances alliées et associées ne sauraient, en consé-
quence, admettre un plébiscite pour ces provinces. L'Alle-
magne, ayant accepté le huitième point et signé l'armistice
qui assimile l'Alsace et la Lorraine aux territoires évacués, n'a
LAROUSSE MENSUEL
aucun titre â réclamer ce plébiscite. La population de Xx)r- I
raine et d'Alsace ne l'a jamais demandé. Par contre, cette
population a protesté pendant près de cinquante ans, au prix
de sa tranquillité et de ses intérêts, contre l'abus de la force,
dont elle a été victime en 1871. Sa volonté ne fait donc pas
de doute, et les puissances alliées et associées entendent en
assurer le respect.
Les arguments historiques et linguistiques, produits une
fois de plus par l'Allemagne, sont formellement contestés par
les puissances alliées et associées et ne modifient pas leur
point de vue.
Les objections juridiques tirées de la « cession antidatée »
(le traité de Versailles faisait remonter au 11 novembre 1918
la réintégration des deux provinces) sont également inad-
missibles. L'Allemagne l'a reconnu en signant l'armistice.
Au surplus, l'Alsace et la Lorraine, en se jetant dans les bras
de la France, comme aux bras d'une mère retrouvée, ont
elles-mêmes daté le jour de leur délivrance. Un traité fondé
sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ne peut
que prendre acte d'une volonté aussi solennellement pro-
clamée.
Puisqu'il ne s'agissait pas d'une conquête, mais
d'une réintégration, il n'y avait pas à appliquer les
règles internationales en matière d'annexion, mais
à remettre en vigueur le statut de l'Alsace et de la Lor-
raine antérieur à la paix de Francfort. Dans toutes ses
clauses, le traité, comme le faisait- remarquer Cle-
menceauàladélégationallemande, n'avaif « pour objet
que de remettre personnes et choses dans l'état de
droit où elles se trouvaient en 1871 i. Aussi la partie
du traité de Versailles relative à l'Alsace et à la Lor-
raine (articles 51 à 79) s'ouvre-t-elle par cette
déclaration :
Les Hautes Parties contractantes ayant reconnu l'obliga-
tion morale de réparer le tort fait par l'Allemagne en 1871,
tant au droit de la France qu'à la volonté des populations
d'Alsace et de Lorraine, séparées de leur patrie malgré la
protestation solennelle de leurs représentants à l'Assemblée
de Bordeaux,
Sont d'accord sur les parties suivantes :
Réintégration des territoires cédés à l'Allemagne en
iSyi. Les territoires cédés à l'Allemagne en exécu-
tion des préliminaires de Versailles (26 février 1871)
et du traité de Francfort (10 mai 1871) sont
réintégrés dans la souveraineté française à dater
de l'armistice du 11 novembre 1918; les disposi-
tions des traités de délimitation de la frontière
avant 1871 sont remises en vigueur.
La réintégration de l'Alsace et de la Lorraine en-
traînait des conséquences quant aux personnes et
quant aux biens.
Nationalité. Au point de la nationalité, l'article 53
et son annexe distinguent trois catégories de per-
sonnes : les Alsaciens et les Lorrains d'origine fran-
çaise, les Allemands immigrés et une catégorie inter-
médiahre, bénéficiant d'im mode spécial de oatura-
lisation :
i" Personnes réintégrées de plein droit dans la
nationalité française, d partir du 11 novembre içi8.
Ce sont : les personnes qui, ayant perdu la nationa-
lité française par application du traité de Francfort,
n'ont pas acquis, depuis lors, une nationalité autre
que la nationalité allemande; — les descendants de
ces mêmes personnes, légitimes ou naturels, et qui
n'ont pas dans leur ascendance paternelle un Alle-
mand immigré postérieurement au 15 juillet 1870 ;
— les individus nés en Alsace-Lorraine de parents
inconnus, ou dont la nationalité est iuc nnue;
2" Personnes admises d réclamer la nationalité
française dans l'année, suivant la mise en vigueur du
traité. Ce sont : les Alsaciens-Lorrains non réinté-
grés de plein droit et comptant parmi leurs ascen-
dants un Français ou une Française ayant perdu sa
nationalité par l'effet de l'annexion de 1871 ; — les
étrangers, non sujets d'un Etat allemand, qui avaient
acquis, avant le 3 août 1914, l'indigénat alsacien-
lorrain; — les Allemands domiciliés ou dont un
ascendant était domicilié en Alsace-Lorraine anté-
rieurement au 15 juillet 1870 ; — les Allemands nés
ou domiciliés en Alsace-Lorraine qui ont servi dans
les rangs del'Entente pendant la guerre de 1914-1918,
ainsi que leurs descendants ; — les individus nés en
Alsace-Lorraine avant le 10 mai 1871 de parents
étrangers, ainsi que leurs descendants ; — le conjoint
de toute personne ayant obtenu la nationalité fran-
çaise, conformément aux dispositions précédentes;
— le conjoint de toute personne réintégrée de plein
droit.
Du jour où elles auront réclamé la nationalité
française, les personnes de la seconde catégorie seront
léputées Alsaciennes ou Lorraines, avec effet rétro-
actif au II novembre 1918. Pour celles dont la
réclamation sera rejetée, le bénéfice de l'indigénat
prendra fin à la date de la décision de rejet ;
3° Les Allemands nés ou domiciliés en Alsace-
Lorraine antérieurement au 3 août 1914 et non
compris dans la seconde catégorie. Même s'ils sont en
possession de l'indigénat, ils ne peuvent acquérir la
nationalité française que par l'effet de la naturalisa-
tion, et encore devront-ils justifier d'une résidence
non interrompue, à partir du 11 novembre 1918.
Dès qu'ils se sont mis en instance, la France assume
exclusivement la charge de leur protection diploma-
tique et consulaire.
L'Allemagne s'engage à ne revendiquer à aucun
moment, en quelque lieu que ce soit, comme ressor-
tissants allemands, ceux qui auront été déclarés
français à un titre quelconque et à recevoir les
autres sur son territoire.
Sous réserve des dispositions qui viennent d'être
analysées, le décret du 7 mars 1920 a déclaré les
lois sur l'acquisition, la perte et le recouvrement di-
la nationalité française applicables dans les départe-
ments de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin.
Le traité de Francfort avait décidé que, sous ré-
serve du droit d'option, les Alsaciens et les Lorrains
originaires des territoires cédés et domiciliés sur ces
territoires deviendraient allemands par l'eflet de
l'annexion. Les domiciliés non originaires et les ori-
ginaires non domiciliés semblaient donc devoir
conserver de plein droit leur nationalité; mais beau-
coup de Français en furent abusivement dépossédés,
et la liberté d'option ne fut pas respectée. Il y eut
une véritable mainmise sur les personnes.
Dette publique et biens domaniaux. — Suivant la
règle générale, l'Etat cessionnaire d'un territoire
prend à sa charge une partie de la dette de l'Etat
codant et paye le prix des biens domaniaux situés
dans le territoire. Or, en annexant l'Alsace et la Lor-
raine, l'empire allemand — le prince de Bismarck s'en
vanta au Reichstag le 25 mai 1871 — viola cette
règle de droit international, et la France devait donc
rentrer en possession des deux provinces, sans
avcune charge. Elle accepta la dette proprement
locale et celle des établissements publics au i" août
1914, mais elle ne prit aucune part de la dette alle-
mande et ne paya aucun des biens appartenant à
l'Etat allemand. Si l'exploitant français du réseau
alsacien-lorrain avait, à la vérité, reçu une indemnité
par prélèvement sur l'indemnité de guerre et si ce
réseau s'était développé depuis 1871, comme l'Alle-
magne n'avait contribué en aucune mesure au ser-
vice de la dette publique, ni annexé les biens du do-
maine à titre onéreux, la charge supportée de ce
chef par la France, en capital et en intérêts, dépas-
sait la somme à laquelle le Reich prétendait avoir
droit. C'est pourquoi les territoires réintégrés font
retour à la France « francs et quittes de toutes dettes
publiques » (art. 54 et 255), et aucune indemnité
n'est due pour les biens meubles ou immeubles que
possédaient dans le Reichsiand l'empire et les Etats
confédérés, ni pour les biens de la couronne, ni pour
les propriétés pai^îulières de l'ex-kaiser et des an-
ciens souverains allemands (art. 56). L'Etat français
percevra pour son compte les impôts, droits et
taxes d'empire non recouvrés à la date de l'armis-
tice (art. 59); les dépenses imposées à l'Alsace-Lor-
raine et aux collectivités publiques à l'occasion de
la guerre seront remboursées, en tant qu'elles ex-
cèdent la participation normale du Reichsiand aux
dépenses du Reich (art. 58) ; la population civile, à
qui des amendes ont été infligées, recevra des indem-
nités compensatrices (art. 63) ; les arrérages des
pensions civiles et militaires, dont le service incom-
bait au budget impérial à la date de l'armistice,
continueront d'être payées par le Reich (art. 62).
Biens des particuliers. Contrats et dettes privées.
Jugements. — Les droits et intérêts concernant les
Alsaciens-Lorrains dans leurs rapports avec l'Etat
allemand ou ses ressortissants seront réglés d'après
les principes admis pour les Etats alliés ou associés.
Le gouvernement français se réserve la faculté de
retenir et de liquider les droits possédés à la date du
II novembre 1918 par les ressortissants allemands
(particuliers et sociétés) non autorisés à résider sur
les territoires réintégrés, et les expropriés seront di-
rectement indemnisés sur le budget du Reich (art. 74).
Par dérogation aux règles générales du traité,
l'exécution des contrats conclus, avant la promulga-
tion en Alsace-Lorraine du décret français du 30 no-
vembre 1918, par les résidents avec l'Empire ou les
Etats confédérés et leurs ressortissants cesse d'être
suspendue, exception faite des contrats dont le gou-
vernement français notifiera la résiliation « dans un
intérêt général » (art. 75).
Les jugements rendus en matière civile et commer-
ciale depuis le 3 août 1914, entre Alsaciens-Lorrains,
ou entre Alsaciens-Lortainset étrangers, ou entre étran-
gers, et devenus définitifs à la date de l'armistice,
seront exécutoires de plein droit. Entre Alsaciens-
Lorrains et Allemands, ou sujets des puissances
alliées de l'Allemagne, ils ne seront exécutoires
qu'après exequatur prononcé par la nouvelle juri-
diction alsacienne correspondante. Les jugements en
premier ressort ou en appel rendus depuis le 3 août
1914 contre des Alsaciens-Lorrains, pour crimes ou
délits politiques, par des juridictions allemandes,
sont réputés nuls ; tous les pourvois formés devant
le tribunal d'empire de Leipzig contre les décisions
des juridictions d'.\lsace-Lorraine sont portés devant
la Cour de cassasion française (art. 78).
Des stipulations spéciales ont pour objet le règle-
ment réciproque des dettes et des créances, la pro-
priété industrielle, littéraire et artistique, les assu-
rances sociales (art. 72, 76 et 77).
Biens situés en territoire allemand. — Le gouverne-
ment allemand remettra sans délai les Alsaciens-Lor-
rains en possession des biens, droits et intérêts qu'ils
avaient en Allemagne à la date du 11 novembre 1918
(art. 60). Cette disposition s'applique aux particuliers,
comme aux personnes morales de droit administratif.
158
Voies de communication. — Les articles du traité
de Versailles relatifs aux voies de communication, en
ce qui concerne l'Alsace-Lorraine, traitent successi-
vement du régime du Rliin et de la Moselle, des
ports de Strasbourg et de Kehl, des ciiera.ns de fer.
Le régime du Rhin et de la Moselle est fixé par
les articles 354 à 362 de la XII" partie du traité (ports,
voies d'eau et voies ferrées), conformément aux dis-
positions de la convention de Mannheim du 17 oc-
tobre 1868. La commission centrale du Rhin com-
prendra quatre représentants de la France, parmi
lesquels le Président.
Les ports de Strasbourg et de Kehl seront, au
point de vue de l'exploitation, constitués, pour une
durée de sept ans, en un organisme unique, dirigé
par un Fiançais à la nomination de la commission
centrale du Rhin. Dans les deux ports, il sera établi
des zones franches et, quant au trafic, les commer-
çants, les bateaux et les marchandises de toute na-
tionalité jouiront de l'égalité de traitement. La pé-
riode de sept ans pourra être prolongée pour trois ans
au plus, si la France juge que cette prolongation
est rendue nécessaire par l'état d'avancement des
travaux du port de Strasbourg.
« Les ponts de chemins de fer et autres existant
actuellement dans les limites de l'Alsace-Lorraine
sur le Rhin » deviennent, dans toutes leurs parties
et sur toute leur longueur, notre propriété.
Le gouvernement français est subrogé sans indem-
nité dans les droits de l'empire allemand sur toutes
les lignes de chemins de fer et tramways en exploi-
tation ou en construction.
Clauses économiques. — Un régime transitoire a
eu pour objet de prévenir les conséquences d'une
brusque nipture dans les relations économiques de
r.Alsace-Lorraine avec l'Allemagne.
Pendant cinq ans, les produits naturels ou fabri-
qués, originaire et en provenance de l'Alsace-Lorraine,
entreront en franchise sur le territoire allemand,
jusqu'à concurrence des quantités moyennes annuelles
importées dans la période 1911 à 1913. De son côté,
le gouvernement allemand laissera sortir et réimporter
librement, francs de droits de douane ou autres
charges fiscales, les produits textiles de toute nature,
venus d'Allemagne en Alsace-Lorraine pour y subir
les opérations du finissage.
Pendant dix ans, la fourniture d'énergie électrique
par les usines de la rive droite du Rhin sera conti-
nuée à concurrence de la consommation correspon-
dant aux conventions en cours à la date du 11 no-
vembre 1918.
Le gouvernement français aura le droit d'interdire
à l'avenir toute participation allemande en Alsace-
Lorraine -dans l'exploitation du domaine et des ser-
vices publics concédés, ainsi que dans la propriété
des mines, carrières, exploitations connexes et éta-
blissements métallurgiques. L'Allemagne renonce,
pour elle et ses ressoriissants, à se prévaloir des dis-
positions législatives ou contractuelles existant à son
profit relativement aux produits des territoires réin-
tégrés, spécialement de la loi du 25 mai 1910 sur
le trafic des sels de potasse.
Frontière germano-suisse. — Elle ne subit au-
cune modification (art, 27, 4°).
Autriche. — ■ La frontière austro-allemande, de la
Suisse au nouvel Etat tchéco-slovaque, est celle du
3 août 1914 (art. 27, 5").
Par l'article 80, l'Allemagne reconnaît et s'engage
à respecter strictement l'indépendance de l'Autriche
dans les frontières fixées par le traité spécial passé
entre cet Etat et les puissances alliées et associées,
(traité de Saint-Germain-en-Laye du 10 septembre
1919). Elle reconnaît que cette indépendance sera
inaliénable sans le consentement du conseil de la
Société des nations.
En exposant les dispositions du traité de Saint-
Germain, nous ferons ressortir l'importance d'une
prohibition justement dirigée contre le pangerma-
nisme austro-allemand.
Etat tchéco-slovaque. — Entre le nouvel Etat
tchéco-slovaque et l'Allemagne, la frontière est celle
du 3 août 1914, entre l'empire allemand et l'Autriche-
Hongrie « depuis son point de rencontre avec l'an-
cienne limite administrative séparant la Bohême et
la province de Haute-Autriclie, jusqu'à la pointe
nord du saillant de l'ancienne province de Silésie
autrichienne, située à 8 kilomètres environ à l'est de
Neustadt » (art. 27, 6», et. 82).
L'Etat tchéco-slovaque comprendra : 1° le terri-
toire autonome des Ruthènes, au sud des Carpathes
(art. 81); 2" la partie du territoire silésien détaché
de l'Allemagne en exécution de l'art. 83 et où do-
mine la nationalité slave, c'est-à-dire la partie mé-
ridionale du cercle de Ratibor ; 3° la partie du
cercle de Leobschiitz qui pourrait, après fixation
de la frontière germano-polonaise, se trouver isolée
de l'Allemagne (art. 83).
La nationahté tchéco-slovaque est acquise de
plein droit aux ressortissants allemands majeurs de
dix-huit ans ; mais, dans un délai de deux ans, ils
auront la faculté d'opter pour la nationalité alle-
mande, de même que les Tchéco-Slovaques ressortis-
sants allemands pourront opter pour la nationalité
tchèque (art. 84 et 85).
LAROUSSE MENSUEL
Les dispositions relatives à la protection des mi-
norités et à la jiberte du commerce international que
les puissances alliées et associées jugeront néces-
saires sont acceptées d'avance par l'Etat tchéco-
slovaque (art. 86).
Frontière germano-polonaise. — Dans leurs con-
tre-propositions du 29 mai 1919, les délégués alle-
mands se déclaraient d'accord avec les puissances al-
liées et associées [our fonder un Etat polonais indé-
pendant, mais ils protestaient contre l'attribution à
cet Etat de fractions des provinces prussiennes de
Prusse orientale et occidentale, de Posnanie, de Po-
méranie, de Silésie, jui, d'après eux, n'étaient pas
habitées par une population indiscutablement polo-
naise : pour donner à la Pologne des frontières mili-
taires favorables ou des nœuds de voies ferrées im-
portants, on ne tenait aucun compte.'d'après eux, des
considérations ethnimies, on disposait de territoires
purement allemands, dont quelques-uns n'avaient
même jamais été placés sous la domination de l'Etat
polonais.
Or, la saisie des provinces occidentales de la Pologne
avait été l'un des éléments au moyen desquels s'était
édifiée la puissance militaire des Hohenzollern ; car
l'obligation de tenir dans une sujétion étroite les
territoires volés avait faussé la vie politique de la
Prusse, puis celle de l'Allemagne. Les puissances
alliées et associées étaient résolues à profiter de leur
victoire pour restaurer la Pologne dans son indé-
pendance, dont elle avait été criminellement privée,
et pour lui attribuer les territoires habités par une
population polonaise; on ferait fléchir ce principe
uniquement dans les régions qu'avait comprimées une
prussification intensive, qualifiée de 0 colonisation ».
Les parties de l'ancien Etat polonais comprises
dans la Posnanie et la Prusse occidentale étaient, au
moment du partage, habitées par une majorité de
Slaves, et le droit historique eût permis de désan-
nexer la presque totalité de ces deux provinces, sans
considération des quelques villes et districts où
s'étaient infiltrés des colons allemands. Le traité a
laissé pourtant à la Prusse, pour éviter jusqu'à
l'apparence d'une injustice, les régions à l'ouest
contiguës au territoire allemand et où l'élément ger-
manique est prédominant. Quant aux zones ou aux
enclaves, plus ou moins éloignées de la frontière, où
les Allemands sont en majorité, elles ont été ratta-
chées à la Pologne. Il était de toute impossibilité de
tracer une frontière qui les eût laissées à l'Allemagne,
tout en rattachant à la Pologne les régions environ-
nantes purement polonaises; puisque l'une ou l'autre
des parties devait être sacrifiée, un droit de préfé-
rence appartenait à ceux qui avaient été expropriés
par la violence. En conséquence, l'Allemagne dut re-
connaître la complète indépendance de la Pologne et
renoncer à tous droits et titres sur les territoires limi-
tés par la mer Baltique, la frontière occidentale de
l'Etat polonais, les anciennes frontières austro-alle-
mande et russo-allemande jusqu'au Niémen (art 27,7°;
et 37). Les territoires de la Prusse orientale et de la
ville de Dantzig firent l'objet d'une délimitation
spéciale.
Les plénipotentiaires allemands ayant affirmé que
la Haute-Silésie, quoique habitée par une majorité
de Polonais dans la proportion de 2 à i (1.250.000
contre 650.000), désirait rester allemande, les puis-
sances admirent que la question fût tranchée par un
plébiscite (art. 88 et annexe), considérant que la
Haute-Silésie ne faisait pas partie de l'Etat polonais
quand celui-ci fut démembré et que la cession de ce
pays à la Pologne restaurée n'avait pas une cause
proprement juridique.
Les .Allemands voulaient conserver une région dont
l'industrie métallurgique est très prospère. Ils étouf-
fèrent dans le sang, en août et septembre 1919, une
insurrection qu'ils furent accusés avec vraisemblance
d'y avoir provoquée, et leurs troupes ne se retirèrent
définitivement qu'en février 1920. Une commission
interalliée (France, Grande-Bretagne, Italie), prési-
dée par le général Le Rond, vint s'établir à Oppein
pour administrer la Haute-Silésie, jusqu'à ce que ses
habitants eussent librement choisi leur nationalité.
La Pologne accepte l'insertion dans un traité spé-
cial (ce traité porte la date du 28 juin 1919) des dis-
positions que les puissances jugeront nécessaires :
1° pour protéger en Pologne les intérêts des habi-
tants qui diffèrent de la majorité de la population
par la race, la langue ou la religion ; 2° pour proté-
ger la liberté du transit et assurer un régime équi-
table au commerce international (art. 93).
La nationalité polonaise est acquise de plein droit,
à l'exclusion de la nationalité allemande, aux ressor-
tissants allemands domiciliés sur le territoire polo-
nais, sauf à ceux qui sont domiciliés sur ce territoire
postérieurement au i"' janvier 1908 à obtenir une
autorisation spéciale du gouvernement de Varsovie ;
mais, dans un délai de deux ans, les majeurs de
18 ans auront la faculté d'opter pour la nationalité
allemande. De leur côté, les Polonais, ressortissants
allemands, âgés de plus de 18 ans et domiciliés en
Allemagne, auront la faculté d'opter pour la natio-
nalité polonaise. — L'option du mari entraîne celle
de la femme, et les enfants mineurs de 18 ans suivent
la nationalité des parents (art. 91).
«• jeo. Juin 1920.
L'Etat polonais accorde le libre transit entre la
Prusse orientale et le reste de l'Allemagne à travers
son territoire; il fait bénéficier les personnes, mar-
chandises et moyens de transport en provenance ou
à destination de la Prusse orientale du même traite-
ment que ses nationaux ou du traitement de la na-
tion la plus favorisée. Pendant quinze ans, les produits
des mines de la partie de la Silésie transférée à la
Pologne pourront être exportés en Allemagne en
franchise de droits (art. 89 et go).
Prusse orientale. — La Prusse orientale n'est pas
un pays d'origine allemande, mais une terre de colo-
nisation ; elle n'a été comprise que très tard dans les
frontières politiques de l'Allemagne, qui y compte
un peu moins de deux millions de sujets. L'avantage
qu'avaient les Allemands de cette province à établir
une voie d'accès terrestre avec l'Allemagne parut
moins essentiel aux puissances alliées que l'intérêt de
la Pologne tout entière à obtenir un accès direct avec
la mer, à communiquer immédiatement avec Dant-
zig et le littoral, au moyen de lignes ferrées entière-
ment placées sous son contrôle.
Dans une zone déterminée par le traité de Ver-
sailles, le long de la frontière méridionale de la
Prusse orientale (gouvernement d'Allenstein), les
habitants désigneront par voie de suffrage l'Etat
auquel ils veulent être rattachés (art. 94-95). Des
dispositions analogues sont prévues pour les cercles
de Stuhm et Rosenberg et la partie des cercles de
Marienburg et Mariemwerder située à l'est de la Vis-
tule (art. 96 et 97).
L'Allemagne et la Pologne concluront des con-
ventions spéciales à l'effet de garantir à la Pologne
ses communications ferroviaires, télégraphiques et
téléphoniques avec Dantzig à travers le territoire
allemand, et à l'Allemagne les mêmes communica-
tions avec le reste de l'Allemagne et la Prusse orien-
tale à travers le territoire polonais. En cas de con-
testation, le conseil de la Société des nations inter-
viendra dans la rédaction de ces conventions (art. 98).
Memel. • — Le port de Memel est le seul débouché
maritime de la Lituanie. La majorité de la popula-
tion y est allemande, mais c'est, au contraire, à la
nationalité lituanienne qu'appartiennent, pour la
plupart, les habitants des territoires compris entre
la Baltique, la nouvelle frontière nord-est de la
Prusse orientale et les anciennes frontières germano-
russes.
En attendant la constitution d'un Etat lituanien,
Mem»l et ces territoires furent remis aux puissances
alliées et associées ; le transfert de souveraineté entre
les mains du général Odry, représentant des puis-
sances, eut lieu le i5 février 1920.
Ville libre de Dantzig. — Dantzig (en polonais
Gdansk) est l'exutoire naturel du bassin de la Vis-
tule, et le nouvel Etat polonais doit accéder directe-
ment à un port qui est vraiment son seul débouché
sur la Baltique. Dantzig et la Pologne ont besoin
réciproquement l'un de l'autre, celle-ci pour exporter
ses produits, celui-là pour importer les marchandises
de l'étranger. Si l'essor de Dantzig n'est pas arrêté
par des entraves d'ordre économique, ce port riva-
lisera avec Hambourg, au grand avantage des Alliés,
et il est possible que des relations maritimes très
étroites s'établissent entre la Pologne et la France.
Les délégués allemands proposaient de constituer
en ports francs Memel, Kœnigsberg et Dantzig,
d'accorder à la Pologne le droit d'y utiliser et d'y
construire les installations nécessaires et de passer
avec elle un contrat qui, à charge de réciprocité,
faciliterait ses communications internationales. Sous
prétexte de maintenir entre la Prusse orientale et la
Prusse occidentale des relations par voie de terre,
alors que le commerce des deux provinces s'était
toujours fait principalement par la Baltique, ils re-
fusaient « un libre et sûr accès à la mer » à une
nation de plus de vingt millions d'âmes, dont les na-
tionaux l'emportaient numériquement tout le long
de la route qui conduit à la côte.
L'intervention personnelle de Lloyd George em-
pêcha l'annexion pure et simple de Dantzig à la
Pologne, par le motif que la population de la ville et
du district étaient en majorité germanique; mais les
grandes puissances avaient la volonté d'assurer à
l'Etat polonais ce « libre et sûr accès », et elles y
étaient tenues par les principes wilsoniens, aussi bien
que par les déclarations des gouvernements français,
britannique et italien du 8 juin 1898. Elles s'arrêtèrent
donc à une solution transactionnelle (art. 100 à 108),
qui était ainsi motivée dans la réponse aux contre-
propositions allemandes :
La solution proposée pour Dantzig a été élaborée avec le
soin le plus scrupuleux et consacrera le caractère que la ville
de Dantzig a eu durant des siècles, jusqu'au jour où, par la
force et contrairement à la volonté de ses habitants, elle
a été annexée à l'Etat prussien. La population de Dant-
zig est, et a été, depuis longtemps en grande majorité alle-
mande. C'est pour cette raison même qu'on ne propose pas
de l'incorporer à la Pologne. Mais Dantzig, quand elle était
une ville de la Hanse, se trouvait, comme beaucoup d'autres
villes hanséatiques, en dehors des frontières politiques de
r.Allemagne et unie à la Pologne, auprès de laquelle elle a
joui durant des siècles d'une large indépendance locale et
d'une grande prospérité commerciale. Elle va se trouver dé-
sormais placée de nouveau dans une position semblable à
celle qu'elle a occupée pendant tant de siècles.
I
«• 160- Juin 1920.
Dantzig et son territoire cessent d'appartenir à
l'Alleniagnc po'jr former une ville libre, placée sous
la protection de la Société des natio.is. Ses habitants
élaboreront une Constitution, d nt un haut commis-
saire, désigné par la Société, assurera le respect.
Une zone franche sera établie dans le port, et la
ville libre sera comprise dans la frontière douanière
de la Pologne. Ceile-ci pourra utiliser et développer
les voies d'eau, docks, bassins, quais et autres ou-
vrages du port nécessaires à son commerce exté-
rieur. Elle contrôlera et administrera la Vistule, les
chemins de fer du territoire de Dantzig, les postes,
télégraphes et téléphones qui la font communiquer
avec le port. Son gouvernement assurera « la con-
duite des affaires extérieures de la ville libre de
Dantzig », ain-i que la protection des Polonais dans
les pays étrangers. Ces matières feront, entre la
Pologne et la ville libre, l'objet d'une convention
dont les Allies s'engagent à négocier les termes.
Les ressortissants allemands domiciliés deviennent
de plein droit « nationaux de la ville de Dantzig » ;
mais les mineurs de dix-huit ans auront, pendant
deux ans, la faculté d'option, sauf à transporter leur
domicile en Allemagne, tout en restant propriétaires
des immeubles. Tous les biens appartenant à l'empire
ou à des Etats allemands seront transférés aux puis-
sances, qui décideront à qui ils doivent être transfé-
rés, Pologne ou ville libre.
Slesvig. — Aux termes de l'article 3 du traité de
Vienne, conclu le 30 octobre 1864 entre le Danemark
d'une part, la Pruise et l'Autriche d'autre part, le
roi de D.inemark renonça à tous ses droits sur les
duchés de Sksvig, de Holstein et de Lauenbourg en
faveur de l'empereur d'Autriche et du roi de Prusse,
acceptant d'avance les dispositions que les deux
souverains p;endraient à l'égard des duchés. Unies
pour spolier le Danemark, la Prusse et l'Autriche ne
purent s'entendre sur le partage des dépouilles, et
l'empereur, vaincu à Sadowa, sollicita la médiation
du gouvernement français, qui obtint l'insertion dans
l'article 5 du traité de Prague (23 août 1866) d'une
disposition favorable aux Danois :
L'empereur d'Autriche transfère au roi de Prusse tous les
droits que la paix de Vienne du 30 octobre 1864 lui avait re-
connus sur les duchés de Slesvig et de Holstein, avec cette
réserve que les populations des districts du nord du Slesvig
seront de nouveau réunies au Danemark, si elles en expriment
le déiir, par un vote librement émis.
Ce plébiscite n'eut jamais lieu et, sans que la
France eiit été consultée, une convention austro-
prussienne du II octobre 1878 déclara abrogée l'obli-
gation imposée à la Prusse.
Les Danois, qui n'avaient jamais cessé de protes-
ter contre cette violation d'un engagement formel,
posèrent la question devant la Conférence de Paris
après la défaite de l'Allemagne, qui tenta de résou-
dre par une entente directe avec le Danemark un
problème d'ordre international. Le Rigsdag ne s'ap-
puya, cependant, passur une disposition contractuelle,
mais seulement sur le droit des peuples de disposer
d'eux-mêmes pour demander « la réalisation de ses
espoirs nationa .x » (octobre 1919). Il fut donné sa-
tisfaction à ce vœu par les articles 109-114 du traité.
Etant admis que la frontière germano-danoise se-
rait fixée « conformément aux aspirations des popu-
lations » (art. 109), le Conseil suprême décida que le
plébiscite se ferait successivement dans trois zones;
mais, sur le désir même du gouvernement danois,
elle le supprima dans la troisième zone, où l'impor-
tance de l'immigration allemande faisait prévoir un
résultat défavorable; c'est là qu'était la ville de
Slesvig, chef-lieu de la province de SIesvig-Holstein
et siège de Yoberprœsident ou gouverneur prussien.
Le plébiscite eut lieu le 10 février 1920 dans la
première zone, comprenant, entre la frontière de 1864
et la ligne Tœnder-Fleusbourg, 4.000 kilomètres car-
rés et 167.000 habitants. Malgré quarante-six ans d'in-
tensive « colonisation » prussienne, une écrasante ma-
jorité se prononça pour le retour à la mère patrie :
Inscrits: m. 191; votants: 101,642, soit 91,9 p. 100 des
inscrits; bulletins pour le Danemark : 75.431, soit 74,2 p. 100;
bulletins pour l'Allemagne ; 25,329, soit 24,9 p. 100; bulle-
lins nuls : 882, soit 0,9 p. 100.
Le plébiscite du 14 mars suivant domia, dans la
seconde zone, la majorité aux immigrés allemands,
mais permit de constater qu'il s'y trouvait encore
une population danoise consciente et fidèle à ses ori-
gines (28 p. 100). Le Folksting exprima la confiance
que les puissances alliées prendraient une décision
équitable au sujet de la frontière méridionale du
Danemark. Les puissances sont d'accord pour prendre
en considération la situation difficile où se trouvent
les Danois de la seconde zone au regard de la majo-
rité allemande, mais les membres de la Commission
internationale du Slesvig sont divisés : les délégués
britaimique et suédois recommandent l'attribution
totale de la seconde zone à l'Allemagne, solution qui
paraît t rop radicale aux délégués français et norvégien .
HÉLiGOLAND. — L'île d'Héligolaud est située au
nord-ouest des embouchures de l'Elbe et du Weser.
L'Angleterre l'occupa en 1807 et, pendant le blocus
continental, elle en tira parti comme entrepôt de con-
trebande avec le continent ; le Danemark la lui céda
par le traité de Kiel ; mais, par une convention du
LAROUSSE MENSUEL
I" juillet 1890, elle la rétrocéda à l'empire allemand,
ainsi que l'îlot de la Dune. Le canal qui devait réu-
nir la Baltique à la mer du Nord ne pouvait acquérir
sa pleine valeur pour l'Allemagne sans la possession
d'Héligolaud ; car, en cas de guerre, une escadre enne-
mie, évoluant dans ces parages, pourrait entraver le pas-
sage de la flotte allemande de Kiel à Wilhelmshaffen,
ou réciproquement. Le gouvernement britaimique
ayant accueilli la demande du kaiser le i" avril 1891,
Guillaume II prit possession de l'île, qui fut incor-
porée au royaume de Prusse (province de SIesvig-Hol-
stein). Elle devint bientôt une puissante base navale.
Par l'article 115 du traité de Versailles, l'Allema-
gne prit l'engagement de détruire, sous le contrôle
des Alliés, et de ne jamais reconstruire les fortifica-
tions, établissements et ports militaires de Héligo-
land et de la Dune. Cet engagement fut tenu au mois
de janvier 1920 ; Héligoland ne conserve que ses ports
de pêche et n'est plus protégée que par ses écueils.
Frontière germano-russe. — L'Allemagne » re-
connaît et s'engage à respecter, comme permanente
et inaliénable, l'indépendance de tous les territoires
qui faisaient partie de l'ancien empire de Russie au
I" aoijt 1914 ». Elle accepte définitivement l'an-
nulation : 1° des traités de Brest-Litovsk et de
leurs actes additionnels, auxquels elle avait déjà
renoncé par la convention d'armistice ; 2° de tous
autres traités, accords ou conventions passés par
elle avec le gouvernement bolche\'iste. Elle s'en-
gage à reconnaître : 1" tous les traités que les puis-
sances alliées et associées passeront avec les nou-
veaux Etats russes ; 2° les frontières de ces Etats
(art. 116 et 117). — ■ Maiimc Petit.
Pétroles et essences pendant la
guerre et depuis l'armistice (les). On
a pu dire, et non sans raison, que la Grande Guerre
a été la « guerre du
pétrole » : l'un des
plus importantsélé-
ments de notre suc-
cès a été, en effet,
constitué par les
tracteursetcamions
automobiles.
On se rappelle
que, dès le début,
les simples taxis
ont contribué, par
l'heureuse initia-
tive du général
Gal.iéni, à la vic-
toire de la Marne;
p'us tard, c'est
grâce aux camions
que le généralis-
sime a pu opérer
sur notre front (h
rapides transport:
de troupes, qui ont
permis les belles
opérations de la
campagne décisive,
tandis que les Alle-
mands, faute de
combustibles li-
quides, en étaient
réduits à utiliser
surtout les lignes
rigides des chemins
de fer.
Comment au-
raient-ils pu rivali-
ser avec nous à cet
égard, puisqu'ils ne
pouvaient fournir
pétroles et essences
qu'à 12.000 ca-
mions, alors que
notre haut com-
mandement dispo-
sait, dans la der-
nière année, de
170.000 camions!
Notre pays ne
produisant pas de
pétrole et le con-
tingent de la Gali-
cie, du Caucase et
de la Roumanie m
pouvant nous par-
venir, comment ce
ravitaillement a-t-i I
pu s'opérer pendant
les hostilités ?
Quelles mesures
ont réussi à assurer
aux armées la satisfaction de leurs besoins sans cesse
croissants, tout en accordant à la consommation de
la population civile les quantités indispensables ?
Au début du conflit, alors qu'il était impossible
d'en prévoir la durée, liber é complète fut laissée aux
compagnies importatrices de se procurer l'approvi-
sionnement nécessaire à notre pays; mais, bientôt,
^59
l'incertitude des mers, la difficulté d'obtenir du fre! '
— la France ne disposant pas de flotte pétrolifère —
rendirent leurs efforts insuffisants et, il fallut faire
appel à l'Etat.
On constate, en effet, dès 1917, que nos ressources
en essence sont inférieures à nos besoins. En vain,
pour en restreindre l'usage et régler au mieux la
répartition des disponibilités, la circulaire du 28 avril
institue-t-elle des bons ou cartes; en dépit de ré-
sultats appréciables, il importe de renforcer cette
réglementation et, par les décrets des 31 août et
4 décembre 1917, tout consommateur est tenu
dorénavant de se munir d'un carnet d'essence : I'
sous-secrétariat du ravitaillement fixe mensuelle-
ment le contingent d'essence mis, chaque mois, à la
disposition des divers services : guerre, marine,
armement, etc.; l'arrêté du 22 février 1918 établit les
conditions de la délivrance des bons de consomma-
tion de l'essence destinée aux usages agricoles.
On se rend compte, à la fin de 1917, de la gravité
de la situation ; et, sur l'initiative de Henry Béren-
ger, Clemenceau envoie, le 15 décembre, au président
Wilson un télégramme faisant ressortir que, dans
l'état actuel de la guerre, « une goutte d'essence est
aussi précieuse qu'une goutte de sang ».
Cet appel est entendu et, bientôt, les grands
bateaux-citernes d'Amérique touchent les ports du
Havre et de Bordeaux.
La consommation aux années s'élève de 32.000 ton-
nes en 1914 à 274.000 tonnes pour les dix premiers
mois de l'année 1918, et l'armée française peut dis-
poser, pendant le seul mois d'octobre 1918, de
39.000 tonnes.
De même que pour l'essence, des mesures restric-
tives concernant la circulation et la vente sont prises
à l'égard du pétrole; en vertu du décret du
20 mars 1918, Boret institue un nouveau régime
A, puits à pétrole en action. -- B, forage d'un puit« & pétrole [couft).
qui divise les consommateurs en catégories et fixe
les contingents attribués à chacune d'elles.
Bientôt, la nécessité se révèle de parfaire l'organi-
sation du ravitaillement en pétroles et, ainsi que le
désirait le « Comité général des pétroles », institué
par décret du 13 juillet 1917, tous les ser\'ices sont
centralisés en un commissariat général, dont le titu-
i6o
LAROUSSE MENSUEL
«• 160. Juin 1920.
laire a la délégation permanente des ministres inté-
ressés (21 août 1918). Dès lors, l'Etat est le seul
acheteur et l'unique importateur du pétrole en
France, et la répartition s'effectue avec le concours
des négociants en gros de ce produit.
Ce commissariat général des essences et combus-
tibles, dont la direction est confiée à un homme
d'une réelle activité, Henry Bérenger, est institué
au ministère de l'agriculture et du ravitaillement,
avec mission d'assurer le ravitaillement de la France
et des colonies.
Il sera grandement aidé dans cette tâche considé-
rable par la Conférence interalliée des pétroles cons-
tituée à Londres et qui réalise, à l'égard de ce
produit, l'unité d'approvisionnement pour les pays
alliés du continent, comme le « Wheat Executive «
l'assure pour les céréales. {V. restrictions chez les
ALLIÉS, Lar. Mens., août igig.)
La coopération interalliée a permis d'exécuter le
programme de transport d'environ 8 millions de
tonnes par an pour les armées, les marines et les
populations civiles des Alliés continentaux. Deux
cent cinquante navires, représentant un tonnage
total d'environ 1.500.000 tonnes, sont utilisés pour
le transport des combustibles liquides nécessaires
aux Alliés; la nécessité de convoyer les bateaux-
citernes, à cause des sous-marins, allongeait la
durée du voyage aller et retour, le 0 round trip »,
qui n'était pas inférieure à deux mois.
L'approvisionnement en essence et combustibles
liquides prend, au cours de la guerre, une impor-
tance imprévue dans les premiers jours des hostilités.
La difficulté du ravitaillement en charbon oblige
les villes et campagnes à recourir à l'éclairage popu-
laire par le pétrole, surtout pendant l'automne et
l'hiver, d'autant que la production d'éclairage par le
gaz et l'électricité est restreinte par l'accroissement
de nos besoins industriels hydro-électriques.
En second lieu, le développement des transports
par camions automobiles, les nouveaux engins de
guerre, chars d'assaut, avions, tracteurs d'artillerie,
hydravions, entraînent la consommation de quan-
tités sans cesse plus importantes de pétroles, essen-
ces et carburants de toute nature.
En troisième lieu, les usines de guerre se multi-
plient et s'étendent sur notre territoire, et les de-
mandes accrues de l'agriculture, de l'industrie et des
transports font également appel à nos disponibilités.
Aussi la France a-t-elle besoin de trois fois plus
de pétrole qu'avant la guerre (i million de tonnes
au lieu de 350.000). Et, pour recevoir ces énormes
quantités, il faut aménager nos ports, organiser des
réservoirs, construire des wagons — nous en possé-
dions moins de 500 — en un mot, développer consi-
dérablement notre outillage insuffisant.
Grâce aux efforts du commissariat général et au
concours de la Conférence interalliée, grâce au fret
américain et britannique, notre marine, non plus
que nos troupes — '. tant en France qu'en Italie et à
Salonique — n'ont jamais manqué, depuis la fin de
igi7, de ces éléments indispensables à la vie des ar-
mées, le pétrole et l'essence, qui ont rendu possible
leur ravitaillement en munitions et en vivres, même
sous la mitraille.
Avec l'armistice, les problèmes du ravitaillement
se modifient, sans faire disparaître toutes difficultés.
En effet, les comités interalliés, qui règlent si heu-
reusement les programmes d'importation et de fret,
cessent pour la plupart de se réunir; — l'activité
de la Conférence interalliée du pétrole prend fin en
décembre 1919.
Néanmoins, les exigences de l'armée se réduisent,
dans de si grandes proportions que le commissaire
général peut supprimer, dès le i"^' janvier 1919, les
restrictions sur l'essence et le pétrole et, cela, bien
que les camions aient la nouvelle mission de ravi-
tailler la plupart de nos départements envahis et
dévastés.
Après avoii été pendant la guerre un élément im-
portant de succès, le pétrole semble appelé à jouer
sur l'arène pacifique un rôle de premier ordre.
Au moment oii l'essor des industries doit panser
les ruines accumulées au cours de cinq années de
dévastation méthodique, la production de la houille
ne peut suffire à la demande mondiale ; et, entre
tous les substituts auxquels il devient indispensable
de faire appel, le pétrole se présente comme le con-
current le plus redoutable du charbon; en outre, le
développement de l'automobilisme et de la motocul-
ture lui assure un nouvel essor.
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que l'on dé-
signe sous le terme de « pétrole » des huiles minérales
sortant des profondeurs de la terre par jaillissement,
ou que l'on en extrait par pompage.
En soumettant l'huile brute à l'action de la cha-
leur dans des cornues métalliques, on obtient, par
distillation et par fractionnement, l'éther de pétrole
ou gazoline (densité 0,65), l'essence minérale (0,70),
utilisée pour l'éclairage et les automobiles, le pétrole
lampant (0,80), employé aussi bien pour l'éclairage
que le chauffage, les huiles lourdes (0,90) servant au
graissage. La paraffine et la vaseline sont obtenues
par le refroidissement des huiles lourdes. Divers
produits sont encore fournis par la distillation ; entre
autres, le goudron et le mazout, qui n'est autre
chose qu'un résidu de la distillation des pétroles
d'éclairage ou des huiles de graissage.
Le pétrole présente sur le charbon des avantages
nombreux; — non seulement, sa valeur calorique est
plus élevée que celle du charbon (la combustion d'un
kilogramme de mazout fournit ii-ooo à 11.500 calo-
ries pour 8.000 à 9.000 calories données par un kilo-
gramme de houille), mais encore ceux qui l'emploient
apprécient l'économie de main-d'œuvre (pas de chauf-
feur), l'absence de fumée, de cendre et de poussière,
enfin, les variations de pression rapide.
Aussi son usage tend-il à se développer, non seu-
lement sur les navires — aux Etat-Unis, le Shipping
Board a adopté le chauffage au pétrole — mais dans
les foyers industriels.
Trois sortes d'appareils sont utilisées dans les ins-
tallations de l'industrie : l'appareil à pulvérisation
par la vapeur, d'une manutention simple, convenant
bien aux locomotives, l'appareil à pulvérisation à
l'air comprimé, enfin, le système à pression d'huile.
Le mazout n'est encore qu'un combustible d'ap-
point ; au moment où l'on préconise la généralisation
du chauffage au mazout — et où l'on prépare l'éta-
blissement d'un pipeline du Havre à Paris — il est
intéressant de connaître les ressources de la produc-
tion mondiale; les dernières statistiques exactes
remontent à l'année 1917; nous les reproduisons
d'après le « Financial Times » ;
Production du pétrole dans te monde en 1914 et
1917.
NATIONAI-ITKS
1914
l'RODrCTlON
Baiils
jiar rapport à
laproduction
inondiale-
Iql7
PRODUCTION
Uai'il»
Pourcentage
par rapport à
laproduction
mondiale.
Etats-Unis . . .
Russie
Mexique
Roumanie. - . .
Indes holland .
Indes
Galicie
Japon cl r rmo- ■
Pérou
Trinité
Egypte
Allemagne . . .
Canada
Italie
265.762.535
67.020.522
21.188.427
12.826-579
12-705-208
8.000-000
5.033-350
2.738.378
1.917.802
643-533
777.038
995.764
214.805
39.548
66
16
5
3.2
3.1
2
1.2
0.68
0.48
0-16
o.lg
0.25
0.05
O-OI
355.928.000
40.456.000
63.828.Q00
8.730.000
13-285.000
8.000.000
5.592.000
2.449.000
2-536-000
2-082-000
2-080.000
711.000
305-000
36.000
69.15
7.86
12.40
1.70 '
2.58;
1.50
I.OO
0.47
0.49
0.40
0.40
0.14
0.06
O.OI
Au tableau ci-dessus ajoutons : pour la Perse,
7.200.000(1.40); pour l'Argentine, 1.321.000(0.26);
pour le Venezuela, 190.000 (0.04) ; pour Cuba et d'au-
tres pays, quelques centaines de mille de barils.
Les Etats-Unis restent en tête des pays produc-
teurs; on estime leur rendement en 1919 à 387 mil-
lions de barils, les principales extractions venant des
gisements de Kansas, Ôklahoma, la Californie, la
Louisiane septentrionale , le Texas du Centre et du
Nord, le Wyoraing, le Colorado, le Montana et des
terrains apalachiens. Mais les besoins des Etats-Unis
sont considérables. Ce pays ne doit-il pas fournir du
combustible liquide à 700.000 camions et à un total
de plus de 7 millions de véhicules automobiles?
Les Etats-Unis font déjà appel au Mexique, toujours
en progrès (nous avons indiqué l'importance des nap-
pes mexicaines dans l'article sur le pétrole, publié
en septembre 1913 dans le Larousse Mensuel) et qui a
produit 80 millions de barils en 1919. Néanmoins, les
Etats-Unis sont encore, avec la Standard Oil, un grand
fournisseur de l'Europe ; les exportations de pétrole
américain ont atteint, en effet, pour les neuf premiers
mois de l'an dernier, 221. 933. 316 dollars, au lieu
de 99.086.112, pendant la période correspondante
de 1918.
Quand la situation sera plus nette en Russie et
quand les chemins de fer seront remis en état, les
pays européens qui n'exploitent pas les gisements de
pétrole de leur propre sol ou qui n'en possèdent pas
pourront utiliser de nouveau les ressources russes et
galiciennes; — on peut constater sur le tableau ci-
dessus que la guerre et ses conséquences ont fortement
diminué le rendement des exploitations roumaines,
qui ont fourni, en 1919 seulement, 917-276 tonnes,
contre i-2i4.2i9en 1918 et 1.885. 619 6n 1913.
L'industrie du pétrole semble appelée à un certain
avenir en Pologne, où plus d'une centaine de loca-
lités pétrolifères se trou\'ent au nord des Carpathes ;
la production galicienne la plus forte a été constatée
en 1909, s'élevant alors à près de 2 millions de ton-
nes d'huiles brutes, venant surtout des puits de Bo-
ryslaw et Tustanovice; la zone pétrolifère s'étend,
d'ailleurs, en Ukraine.
La production mondiale n'était que de 19 mil-
lions 1/2 de tonnes en 1900; elle a passé à 43.071.000
en 1916 et 71 millions 1/2 de tonnes en 1917, chif-
fre qui est encore loin d'atteindre la production
houillère, laquelle dépasse i milliard de tonnes.
A l'époque où la plupart des industries commen-
cent à faire appel au pétrole et où l'on prévoit des
besoins mondiaux de plus en plus exigeants, des re-
cherches sont faites un peu partout pour trouver de
nouveaux gisements. Ces recherches ont abouti en
plusieurs points, particulièrement en Angleterre, où
l'on a découvert l'an dernier des nappes de pétrole
de bonne qualité à Hardstoft, dans le comté de Der-
byshire ; d'autre part, les champs pétrolifères d'Ecosse
et d'Irlande sont déjà exploités.
En France, non plus, le pétrole ne fait pas défaut ;
il en existe dans l'Hérault, les Basses-Pyrénées, les
Landes, l'Ardèche, le Gard, l'Ain, la Haute-Loire,
l'Isère, le Jura, près du Val de Travers, aux envi-
rons de Bellegarde, à proximité de Pirymont, la
Haute-Savoie, en Auvergne, en Maine-et-Loire,
Loire-Inférieure, dans le Var et d'autres points en-
core; mais la plupart ne sont signalés qu'à titre
d'indication et de curiosité, et de trop rares sociétés
emploient des capitaux timides à cette recherche.
Un nouveau gisement pétrolifère vient d'être dé-
couvert en Alsace, près de Pechelbronn, le pétrole
ayant jailli à Kutzenhausen, en décembre dernier,
avec un rendement moyen de 30.000 litres par jour.
La concession alsacienne embrasse plus de
44.000 hectares, comprenant 500 pompages, et la
production de pétrole brut, en 1918, a fourni
51.193 tonnes, et celle de 1919 dépasse également
50.000 tonnes.
L'exploitation a lieu en partie par un nouveau
procédé de galeries souterraines, le pompage ne
fournissant qu'un tiers du pétrole emmagasiné dans
le sol ; le puits Clemenceau n'en fournit pas moins
de 72-000 litres par jour.
L'huile brute de ce te région donne 5,4 p. 100 d'es-
sence— 24,3 p. 100 de pétrole lampant — 5,5 p. 100
d'huile à gaz — 18,1 p. 100 d'huile pour broche raf-
finée—21,3 p. 100 d'huile de machine raffinée —
5 p. 100 d'huile de surchauffe ^ 1,5 p. 100 de paraf-
fine — 1,9 p. 100 de coke et 12 p. 100 de déchets
divers.
Grâce à cette production, notre pays s'adressera
dans une moindre proportion à l'étranger pour les
huiles de graissage.
On trouve également de nombreux gisements en
Algérie, dans la province d'Oran, à des profondeurs
variables, sur une étendue de plus de 100 kilomè-
tres (particulièrement à Dahara, Tiliouanet, Bel-
Hucel) et se développant en territoire marocain. Ces
richesses permettent de grands espoirs.
A Madagascar deux sociétés anglaises poursuivent
des recherches dans les vallées de Belsiriry.
Enfin, des missions ont aussi signalé la présence
du pétrole en Indochine.
La Frjmce devant importer la presque totalité du
pétrole dont elle a besoin, quels sont les tarifs doua-
niers qu'elle impose à l'entrée de ce produit, et quel
est, en somme, le régime actuel des combustibles
liquides?
Pour parer, dans la mesure du possible, à notre
déficit en charbon, la loi du 5 août a dégrevé les pro-
duits pétrolifères, entre autres le mazout, qui payait
jusqu'à cette date, à l'importation, le droit prohibitif
de 90 francs par tonne.
Cette loi n'impose plus, à l'entrée en France, qu'une
taxe de 40 centimes (tarif minimum) à 80 centimes
(tarif maximum) par 100 kilogrammes, à condition,
toutefois, que ces produits soient destinés à l'alimen-
tation des moteurs, à la combustion, ou bien à la
construction et l'entretien des routes.
Le décret paru le 2 septembre <iernier au Journal
officiel désigne les produits et sous-produits qui bé-
néficient de cette loi. Ce sont :
L'huile lourde, dite gas oil, de couleur brune,
noirâtre, ne distillant pas plus de 10 p. 100 en vo-
lume avant 275*^, thermomètre plongeant, appareil
de Luynes-Bordas — inflammabilité Luchaire entre
50 et 140° — matières éliminables par l'acide sulfu-
rique à 66", 5 p. 100 en volume au minimum.
Le combustible liquide dit fuel oil, de couleur
noirâtre, ne distillant pas plus de 10 p. 100 en vo-
lume avant 275°, thermomètre plongeant — inflam-
mabilité entre 50 et 140".
Les résidus consistants dits road oil, de cou-
leur noire, les brais de pétrole à l'état dur, mi-dur,
mi-mou, mi-fluide. Enfin, les cokes et les huiles raffi-
nées ou lampantes, essences, huiles de graissage et
autres huiles lourdes, paraffines et vaselines obtenues
dans les usines exercées; ces dernières catégories
sans conditions d'emploi.
Le régime en vigueur jusqu'à ce jour est différent
en ce qui concerne les essences et pétroles lampants
d'une part et les huiles lourdes de pétrole d'autre part -
Pour les essences et pétroles lampants, l'importa-
tion est faite uniquement par les sers'ices du com-
missariat des combustibles, qui ont été rattachés ré-
cemment au sous-secrétariat d'Etat des mines, et
le prix aux détaillants est réglé par le comité général
du pétrole (formé de parlementaires, producteurs et
importateurs). Ces services importent et cèdent ces
produits aux grossistes formant un consortium d'a-
chat, qui est chargé de la répartition.
Pour les huiles lourdes et pétroles, l'importation est
libre, mais il faut demander l'autorisation au ministre
intéressé ; les formalités en sont réglées par les
décrets des 4 et 13 décembre 1919; néanmoins, afin
de compléter les importations du commerce, l'Etat
procède à un certain nombre d'achats à l'étranger.
I
«• 160. Juin 1920.
Aucun prix maximum r.' st fixé ; toutefois, le coût
indicatif de 350 francs par tonne de mazout a été
prévu en septembre dernier.
Ce régime simplement transitoire, qu'avaient im-
posé les nécessites de la guerre — et qui n'est autre
que le monopole d'achat et d'importation, puisque
les raffineurs doivent obtenir une licence pour im-
porter — devait être modifié au i"' avril 1920. La
Chambre des députés a décidé qu'il serait continué
jusqu'en décembre 1920, et il est probable que le
Sénat ratifiera ce vote.
Quant aux prix de vente aux commerçants de dé-
tail, pour les pétroles et essences, le Journal officiel
du I" avril 1920 en donne le tableau; ils varient
selon les départements. A Paris, ils sont de 104 francs
l'hectolitre pour le pétrole ordinaire d'éclairage, en
fûts ou bidons de 50 litres; pour l'essence poids
lourds, moteurs ou éclairage : 168 fr. 50 en fûts ou
bidons; pour l'essence de tourisme, 188 fr. 50 en
fûts et bidons.
Le comité général du pétrole a décidé, en décembre
dernier, de fixer à 400.000 tonnes le stockage perma-
nent en France des produits pétrolifères destinés à la
consommation du pays et à 600.000 tonnes le pro-
gramme général du ravitaillement pour le premier
semestre de 1920.
Les importations d'huiles, de pétrole et de schiste
bruts se sont élevées, en France, aux chiffres suivants,
d'après les documentsde l'administration desdouanes :
Importations d'huiU, de pétrole et de schiste bruts.
1919
PHODLITS
X916
1917
1918
Puor lu
tl premian
Huiles brutes :
Q m.
371.845
152393
875
H
Huiles raffinées
Hect.
3.089.000
2.639.000
2.660.000
2.725->35
Essences :
Hect.
4.639.000
5.096.919
6.604.912
3-572-918
Huiles lourdes
et résidus. Q m.
1.699.942
1.729-804
I 543-852
1.225.089'
t. Plus 6.702 de résidus de pétrole .-.iliiiîs au droit réduit.
Telle est, en résumé, la situation du pétrole dans
notre pays; il serait à souhaiter qne des mesures
fussent prises pour déterminer les gisements de
France et des colonies susceptibles d'un rendement
réel et que le nécessaire fût fait pour en commencer
l'exploitation; on refuse — ce qui est naturel sur
notre territoire — des concessions aux sociétés étran-
gères qui en ont fait la demande; mais, du moins, ne
faudrait-il pas laisser sans en tirer parti les ressources
de notre sous-sol.
Si la politique du pétrole suivie pendant la guerre
a donné d'heureux résultats en satisfaisant à toutes
les demandes raisonnables, la politique actuelle doit
résoudre de nouveaux problèmes d'une importance
capitale pour notre avenir et parmi lesquels il faut
placer en première ligne la construction d'une flotte
pétrolifère. Sans fournir l'unique solution du vaste
problème du chauffage, le pétrole participera utile-
ment au développement de notre renaissance indus-
trielle ; principe de mouvement des tracteurs agricoles,
générateur de force motrice, son rôle doit s'élargir
encore dans l'œuvre grandiose de labeur et de pro-
duction qui doit assurer à la France meurtrie la vic-
toire économique. - — c. Meiluac
Politique intérieure et extérieure
(Avril). — L'événement capital du mois d'avril fut
la Conférence de San-Rerao. Autant qu'en peuvent
juger ceux qui, étant acteurs dans la scène qui se
joue, sont mauvais juges de l'avenir, la Conférence
de San-Remo restera dans l'histoire un des faits es-
sentiels de la politique internationale de ce temps-ci.
Le traité de Versailles et la position de la France
dans l'Entente y étaient en jeu. L'un et l'autre pou-
vaient s'y trouver compromis ; par suite, l'incertitude
déjà si pénible qui pèse sur les destinées du monde
pouvait, par voie de conséquence, en être accrue
dans des proportions incalculables. La France, qui,
dans la paix confuse où nous vivons, reste, comme
dans la guerre, la plus exposée, se trouvait menacée
d'un isolement d'autant plus inquiétant qu'il aurait
eu pour contrepartie la plus dangereuse satisfaction
donnée à r.\llemagne et, pour notre ancienne enne-
mie, comme une autorisation tacite d'exécuter en-
core un peu moins le décevant traité de Versailles.
L'issue heureuse, très honorable pour notre premier
ministre, Alex. Millerand, et pour nous, de laConfé-
rencedeSan-Remosemblaitlaisserl'espoirqu'onallait,
enfin, entrer dans une zone de réalités et que, peut-être,
on sortirait de celle des paroles vaines. Car on ne
peut méconnaître que, si l'Allemagne n'avait jusqu'en
avril donné, en guise d'exécution du traité que d'ai-
gres discours et des sophismes assaisonnés de mau-
vaise foi, l'Entente, qui, elle aussi, avait abusé des
papiers inféconds, était coupable de n'avoir répondu
que par une abondante littérature, dénuée de tout
trait décisif ; et c'était précisément le seul geste éner-
LAROUSSE MENSUEL
gique esquissé depuis le 11 novembre 1918 qui
avait failli brouiller le jeu et, confirmant l'Allema-
gne dans la conviction qu'aucune politique forte
n'était possible à l'Entente, lui donner à penser que
toutes les audaces étaient permises et, peut-être,
toutes les revanches prochaines. On avait senti, pen-
dant ces longues semaines d'avril, que l'on côtoyait
d'invisibles et insondables fondrières. On n'y était
pas tombé. Le bon sens et la loyauté de notre atti-
tude, la froide et sage ténacité de Millerand avaient
sûrement guidé l'attelage dans ce pas difficile. Mais
il restait l'impression, déjà si souvent ressentie, que,
dans les plus graves circonstances, nous avons été à
la merci, nous, la France, d'une impulsion irrai-
sonnée, d'une défaillance périlleuse de sens critique
et d'une insuffisance de méthode de la part de nos
alliés. On respirait. Il eût fallu, pourtant, une dose
peu commune d'optimisme pour s'imaginer que l'a-
venir serait sans nuages.
On n'a pas oublié les difficultés au milieu desquel-
les se débattait l'Allemagne à la fin de mars. Le
bassin de la Ruhr était en insurrection, sans qu'on
ait pu jamais définir exactement le sens et les limites
politiques de ce mouvement, qui, en dépit des
affirmations officielles allemandes, ni dans ses origi-
161
dans les termes les plus violents, tout en acceptant,
sur le coup, le fait accompli. Il n était vraisembla-
blement pas sans espérer que le geste de la France
se retournerait contre elle.
La presse française, et plus encore l'opinion pu-
blique, approuvèrent la vigueur de la décision du
gouvernement. On eut la sensation qu'enfin on em-
ployait avec l'Allemagne la manière forte, seul argu-
mentqu'elle puisse entendre, et qu'en même temps on
mettait à exécution toutes les formes compatibles
avec la fermeté. Cette nouveauté procura un incon-
testable soulagement au peuple de France. Mais, en
même temps, on dut se demander quelle serait l'atti-
tude de nos Alliés et quelle part ils seraient disposés à
prendre à cette extension de l'occupation. On put
espérer, un moment, trou ver en Angleterre une appro-
bation satisfaite. On se trompait. L'Angleterre, loin
d'approuver, exprima son étonnement et sa désappro-
bation dans les formes brutales queladiplomatiedite
« au grand jour » adopte volontiers, depuis que Wilson
en a donné l'exemple. Une information de presse,
lancée de Londres, nous apprenait que l'Angleterre
ne participerait pas à l'occupation et ne nous laissait
aucun doute sur les défiances et le mécontentement
que la présence de nos troupes à Francfort provo-
La villa Devachaii. a San-Remo (Italie), 0(1 se sont tenues les conférences interalliées du 19 au -26 avril t9-20.
nés, ni dans sa forme, ni dans ses tendances, ne
semble avoir eu un caractère communiste. Il y avait
toute apparence, au contraire, qu'il avait plutôt
une orientation contraire à l'unité et au militarisme
prussiens. On était confirmé dans cette impression
par les renseignements qui prouvaient que l'interven-
tion armée dans le bassin de la Ruhr, si elle ne fut
réalisée qu'après la chute du gouvernement Kapp-
Luttwitz, avait, du moins, été prévue et organisée par
celui-ci. L'exécution incomba au gouvernement régu-
lier. Elle avait été conçue par le gouvernement du
coup d'Etat militaire et monarchique. — Quoi qu'il
en ait été, le cabinet allemand avait, on le sait, émis
la prétention d'augmenter, dans la région de la
Ruhr, les effectifs autorisés par la convention d'août
igig et, comme sa demande avait été repoussée par
l'Entente, sur l'intervention de la France, il avait
passé outre, si tant est que l'acte n'eût pas précédé
la demande. Il n'est pas besoin d'être fort grand
clerc dans les choses de la guerre pour comprendre
tout le danger que pouvait faire courir à la France
la présence, dans la zone neutralisée, en violation
flagrante des articles 43 et 44 du traité de Versailles,
d'une véritable armée de choc, parfaitement outillée
qui se faisait la main sur la canaille ouvrière.
Supporter, sans une riposte énergique et immédiate,
une semblable entreprise équivalait à une abdication
et à un abandon total de toute idée ultérieure d'exé-
cution du traité de paix. Le ministère français prit
rapidement son parti et, après avoir prévenu ses
alliés, il fit occuper militairement Francfort, Darm-
stadt et Hombourg! L'occupation se fit sans rencon-
trer aucune résistance, et la courte émeute qui se
produisit à Francfort fut considérée comme le résul-
tat d'une effervescence isolée. En même temps, l'Al-
lemagne était prévenue que l'occupation cesserait
aussitôt que les troupes allemandes de la Ruhr au-
raient été ramenées au chiffre d'unités, en bataillons,
escadrons et batteries, prévu par la convention
d'août igig. Le gouvernement allemand protesta
' quaient dans le cabinet anglais. Il n'était pas certain,
d'ailleurs, que l'opinion publique anglaise partageât
ces sentiments, et l'attitude du Times, notamment,
fut nettement et violemment contraire à celle de
Lloyd George. — II est trop certain, cependant, qu'il
y eut à ce moment entre la France, d'une part,
l'Angleterre et l'Italie, qui depuis longtemps mar-
chaient d'accord, d'autre part, une phase, courte, mais
aiguë, de tension. Cn put se demander jusqu'à quel
excès de langage et, peut-être, de décision, se porterait
le gouvernement anglais. Il y eut, au Quai-d'Orsay , une
séance de la Conférence des ambassadeurs, à laquelle
lord Derby, ambassadeur d'Angleterre en France,
n'assista pas. On échangea des notes explicatives,
dans lesquelles le gouvernement français, avec une
clarté parfaite et beaucoup de dignité, exposa les
raisons de sa conduite. On eut aussi, à Paris et à
Londres, une série de conversations, où il semble
que lord Derby ait joué un rôle conciliant et amical,
qui aboutirent à une détente. Au moment où, le
10 avril, Lloyd George prenait la mer pour se rendre
d'Angleterre à San-Remo, le différend n'était pour-
tant pas entièrement éclairci. La mer pcrta-t-elle
conseil, ou la télégraphie sans fil fit-elle connaître
au Premier anglais les éclaircissements qui sortirent
des conversations engagées, notamment de l'entrevue
qu'eurent à Paris les deux ministres de la guerre
Winston-Churchill et André Lefèvre, les déclara-
tions simultanées de Bonar Law et de Millerand
apportèrent-elles un apaisement aux hésitations du
Premier anglais ? Toujours est-il qu'en débarquant à
Marseille, Lloyd George fit à la presse les déclara-
tions les plus rassurantes.
L'ensemble de nos informations subséquentes et ce
que l'on sut des échanges de vues qui se pratiquè-
rent à San-Remo permettent de dire que l'attitude,
tout à fait fâcheuse à notre égard, de Lloyd George
et de son gouvernement fut causée par la crainte
que la France n'eût, en occupant Francfort, des
pensées annexioimistes. Une semblable conception.
l62
— dont la parenté avec l'accusation portée par
Wilson contre la France, soi-disant militariste, est
évidente, ^ et qui pourrait bien avoir été étayée
sur la lecture de certains journaux français, plus
bruyants que sages, autant que sur des suggestions
allemandes, ne peut manquer de surprendre, chez un
homme d'Etat aussi avisé que Lloyd George. Elle
serait inexplicable, si l'on ne connaissait le caractère
Imaginatif et les impulsions irrésistibles du grand
homme du pays de Galles, sans oublier son paci-
fisme, sa faculté d'illusion au sujet des sentiments
de l'Allemagne, maintenant inoSensive pour l'Angle-
terre, en même temps que sa hâte de rouvrir aux
affaires anglaises un marché qui promet. Mais on a
le droit de s'étonner, tout de même, qu'une semblable
imputation ait pu résistera l'examen, si cet examen
LAROUSSE MENSUEL
avec une franchise sans hésitation et sans peur,
s'était placée à côté de nous. Elle avait approuvé
notre geste, elle l'avait fait sien en joignant ses
troupes d'occupation aux nôtres. Le lien qi- nous
lie dans des souvenirs de souffrance, d'angoisse et de
gloire, s'était resserré à Francfort, où flottaient nos
deux drapeaux. Le roi Albert, son ministre Hy-
mans, son gouvernement, son Parlement, son peuple,
nous avaient, une fois encore, donné la plus écla-
tante preuve de leur amitié et de leur confiance. Il y
avait là un de ces actes qui enlacent deux peuples
de façon que leurs cœurs ne puissent plus se séparer.
Le Parlement français avait rendu à la nation belge
l'hommage de gratitude quiconvenait. On ne pouvait,
d'autre part, se dissimuler l'importance immense et
réciproque qu'a pour la Belgique et pour la France
I,ôs représentinta des piiispance^ i Conférence de San-K<- 1 > ï'.' 1', ^viil "fjuj. — 1. Alex. MiUeraud. premier ministre
rrauçais; 2. Lloyd George, premier iii;L..;>;,^ ..^...lais; 'i. Nitti, premier uunibUc iut:iL-ai 4. .Matsui, ambassadeur du Jupon en France;
3. Lord Ctu'zon, ministre des affaires étrangères anglais; fi. Fh. Berthelot. directeur des affaires politiques français; 7. V. Scialoja,
ministre des affaires étrangères italien.
a été fait. Millerand n'eut pas de peine à démontrer
l'inanité de l'hypothèse annexionniste. Lloyd George
dut s'incliner. L'opinion française, qui aurait eu le
droit de faire des comparaisons, de s'indigner et de
s'irriter, fit montre, en l'occurrence, d'une rare me-
sure et d'un tact parfait. Pourrait-on affirmer, toute-
fois, qu'il ne nous était pas resté quelque amertume,
et n'est-il pas fort souhaitable qu'on ne mette pas à
de trop fréquentes épreuves notre passion de la
justice et notre conception de l'amitié ?
L'attitude de l'Italie devait nous étonner moins.
Les déclarations antérieures du premier ministre
Nitti nous avaient préparé à le voir pencher vers
une politique de réconciliation indulgente et ou-
blieuse, plutôt que de sévérité sans rigueur injus-
tifiée, mais sans faiblesse. Il apparaît que ceitains
partis italiens sont volontiers disposés à se souvenir
des relations amicales que l'Italie entretenait avec
l'Allemagne avant 1914, sans rien abandonner de ce
que la guerre a rapporté de profit concret à leur
pays. Partout où elle peut les rencontrer avec profit ,
l'Italie cherche à renouer des relations économiques.
L'Allemagne la tente comme la Russie, plus que la
Russie, parce que plus aisée à saisir. Souvenons-nous
aussi que de larges idées de pacification ne répu-
gnent pas à Nitti, que l'Italie n'a rien souffert de
l'Allemagne et qu'elle n'a aucune de nos raisons de
craindre ses accès de brutalité. Enfin, n'oublions pas
qu'à la dernière Conférence de Londres, le premier
ministre italien avait aussi fait figure d'arbitre et de
pondérateur et que le geste de la France à l-'rancfort
semblait devoir troubler la réalisation des idées qui
lui étaient chères . Tout cela et les incontestables dif-
ficultés — que nous avons déjà exposées — du gouver-
nement mtérieur de l'Italie devaient incliner le chef
du cabinet italien à une opposition, sinon violente
et irréductible, du moins très décidée, à la politique
agissante de la France en Allemagne.
Dans ces circonstances, qui ne furent jamais assez
graves pour bouleverser l'Entente, mais qui le furent
suffisamment pour risquer de la rendre stérile ou
purement apparente, la France avait eu une consola-
tion et une joie. Au moment critique d'avril 1920,
comme dans le péril mortel d'août 1914, la Belgique,
une union intime de sentiments et d'intérêts. La po-
sition de la Belgique vis-à-vis de l'Allemagne est
semblable à la nôtre. Le péril militaire est le même.
Le péril économique n'est pas moindre. Les deux
pays s'appuient et se complètent. Leurs individuali-
tés bien distinctes ne peuvent se passer l'une de
l'autre, et le bloc que forment les deux pays en con-
servant chacun son originalité forme sur le front
ouest de l'Europe la seule barrière possible contre
l'invasion germanique. Anvers, Zeebrugge, Ostende,
Calais couvrent ou menacent l'Angleterre. La Bel-
gique sent son devoir et connaît son rôle. C'est un
insigne honneur pour elle d'avoir voulu le dire tout
haut et à une heure où d'autres ne virent pas clair.
Il y aura là une belle page dans son histoire et dans
la nôtre.
La Conférence de San-Remo s'était donc ouverte
dans une atmosphère encore chargée d'électricité.
Dans un moment d'humeur et de caprice, sur un
soupçon qu'on n'avait pas vérifié, on avait risqué de
tout rompre. On s'était raccommodé, ce qui ne vou-
lait pas dire que l'on fût d'accord. La suite le montra.
A la vérité, les apparences, dès le début, furent sau-
ves. De nouveau, on adressa au gouvernement alle-
mand un papier comminatoire et peu inquiétant, où
l'on agitait le spectre du blocus, mais il n'apparaît
pas qu'il y ait eu là autre chose qu'une manifesta-
tion de surface, partant sans portée possible et sans
vertu efficiente. L'Allemagne ne s'y trompa pas. Sa
réponse fut hardie, provocante, sans mesure. Elle
demanda, sans chercher à voiler sa pensée, que l'ef-
fectif de l'armée que le traité de Versailles lui per-
met d'entretenir à 100.000 hommes fût porté à
zoo. 000, avec artillerie lourde et aviation. La raison
avancée pour justifier cette demande était l'impossi-
bilité où se trouvait le gouvernement allemand de
maintenir l'ordre en Allemagne avec une armée de
100.000 hommes. On peut se demander quelle idée 1
l'A lemagne pouvait se faire de la mentalité des [
membres de la Conférence pour avoir pu sans mé-
nagement étaler sa volonté de reconstituer sa puis-
sance militaire; à qui a-t-elle pu imaginer qu'elle
ferait croire qu'elle avait besoin d'artillerie lourde et i
d'avions pour réprimer les révoltes éventuelles ? Et, j
«• 160. Juin 1920.
si l'on se souvient qu'il s'agit là d'une armée perma-
nente et de métier (conception regrettable de Lloyd
George), par conséquent décadrés; si l'on rapproche
cette organisation de tout ce que l'on sait de la créa-
tion, sous divers noms, de véritables formations
militaires maintenues sous de fallacieux prétextes,
malgré les observations des commissions interalliées
et les injonctions de l'Entente; si l'on tient compte
des bruits journaliers de coup d'Etat imminent pré-
paré par les généraux, notamment au camp de
Munster, de l'impossibilité de dissoudre la brigade
navale et d'arrêter son chef ; si l'on note les propa-
gandes ouvertes de Lersner et Helfferich contre le
traité, à qui peut-il échapper que le parti milita-
riste allemand, impénitent et sans scrupules, tend
obstinément à conserver et consolider son autorité
sous le couvert d'un gouvernement sans autorité et
à reconstituer, aux fins d'une aventure militaire, les
effectifs, l'armement et la puissance de choc que,
dix-huit mois après la défaite, l'Allemagne se trouve
en état de remettre sur pied ?
Nous ne connziissions pas plus le détail des discus-
sions qui se sont déroulées à San-Remo que celui des
autres Conférences, et nous ignorions, par conséquent,
l'accueil qui fut fait, à la première lecture, à la Note
allemande. Il y avait lieu de s'abstenir de toute
construction hypothétique sur ce sujet. Il fallait,
cependant, rappeler que les maréchaux Foch et Wil-
son étaient à San-Remo, qu'on y a, sans aucun
doute, fait état des rapports des Commissions de
contrôle interalliées et que la plus élémentaire pru-
dence inspirée à la France et à la Belgique par leur
situation géograpique a conduit aux mêmes conclu-
sions que le désir de paix de Lloyd George et Nitti.
Il était donc permis de supposer qu'on s'était, sur le
point militaire, mis d'accord sans trop de diffi-
culté. La déclaration finale de la Conférence en était
une preuve.
Il était certain, d'autre part, que la même concor-
dance ne s'était pas établie sans heurts sur d'autres
points, notamment sur celui des réparations et
des moyens à employer pour les réaliser. On savait —
et cela nous suffisait — qu'en fin de compte, on
avait admis, avec le consentement de la France, que
la méthode d'indétermination en ce qui concerne la
fixation du chiffre de la dette allemande à l'égard de
l'Entente n'avait rien donné et ne pouvait aboutir;
qu'il fallait, par suite, en arrivera fixer avec précision
et définitivement le chiffre de cette dette pour per-
mettre à l'Allemagne d'aviser au système le plus
approprié à sa situation financière et économique ;
enfin, que des échanges de vues pratiqués directe-
ment dans une conférence avec les chefs du gou-
vernement allemand avaient plus de chances de
procurer rapidement une solution que le va-et-
vient des Notes diplomatiques n'avait fait juqu'ici
que retarder. Où l'on avaif cessé d'être d'accord, ce
fut quand, ces points acquis, Nitti proposa obligeam-
ment de faire venir immédiatement à San-Remo le
chancelier allemand MuUer, pour entamer une dis-
cussion. Le clair sang-froid de Millerand opposa un
refus net et irréductible à cette proposition. Mais le
Premier français ne repoussa pas l'idée d'une Confé-
rence qui se réunirait à Spa, dès le 25 mai, et où,
après que les Alliés se seraient mis d'accord entre
eux sur l'exécution du traité de Versailles, la ques-
tion financière serait débattue, sur des propositions
précises de l'Allemagne. Cette solution de bon sens,
qui n'exclut en aucune façon l'idée d'une collabora-
tion économique avec l'Allemagne, mais qui écarte
l'idée impossible et injuste d'égalité entre les con-
tractants et d'oubli de leur situation réciproque pré-
valut, mais les débats qui l'avaient précédée restaient
symptomatiques, et elle ne pouvait que nous con-
seiller la prudence.
Nous parlerons plus loin de la question turque, qui
fut également traitée à San-Remo. Si importantequ'elle
fût, elle était, en l'espèce, secondaire. Tout le débat
était dans la position qui serait prise à l'égard del'AI ■
lemagne. Les préliminaires et le début de la Confé
rence avaient pu faire craindre qu'une politique nou-
velle, inacceptable pour la France, qui eût révolté la
conscience qu'elle a de son droit, ne fût envisagée,
et, prévoyant le pire, adoptée. On était heureux de
constater, la Conférence close, que le point de vue
français avait triomphé et qu'au total — personne ne
s'y est trompé — tout l'honneur de cette solution, si
conforme au droit et à la justice, revenait à Millerand.
Nous ne pensons pas qu'on se trompât beaucoup en
supposant que la forte documentation du chef de
notre gouvernement ne soit apparue comme un fait
nouveau dans les délibérations du Conseil suprême,
que sa maîtrise de soi et la clarté de sa logique
n'aient surpris et désarmé ses interlocuteurs. Il est
vraisemblable qu'il y eut d'abord un étonnement,
puis la constatation d'une force et la reconnaissance
Â'une supériorité. On devait espérer qu'après San-
Remo la tradition de notre maîtrise diplomatique
allait se renouer. La Belgique et le Japon, qui
avaient continuellement soutenu l'action de Millerand
au cours de ces entretiens, l'avaient senti.
Il eût été, cependant, imprudent de se réjouir trop
complètement. La déclaration de San-Remo nous
donnait satisfaction. Entre le point de départ de»
I
I
/y* leo. Juin 1920-
délibérations et le texte qui sortit de la plume des
délégués français et anglais, Berthelot et Kerr, il y avait
une distance que l'on n'avait pas espéré d'abord pou-
voir parcourir. Mais bien des points restaient vagues
et se ressentaient encore des anciennes méthodes. —
La déclaration de San-Rerao était très nette dans sa
première partie, évidemment la plus facile à rédiger,
une fois l'accord établi. Elle énumérait les manque-
ments de l'Allemagne à sa parole, l'absence de tout
commencement d'exécution du traité de Versailles,
la violation de ses clauses essentielles; elle rejetait
formellement la demande allemande du doublement
des effectifs militaires; elle menaçait même, tout en
écartant toute pensée d'annexion, d'une extension
de la zone d'occupation. Mais, dans la seconde
partie, sur la question de la réalisation des répara-
tions, elle restait très vague et, tout en énonçant
qu'on ne discuterait que sur des propositions posi-
tives de l'Allemagne, elle laissait la porte ouverte à
des espoirs d'adoucissements, que l'effronterie ger-
manique chercherait certainement à exploiter. Elle
le prouvait, aux derniers jours du mois, eu annon-
çant qu'elle n'avait plus, dans le bassin de la Ruhr,
que les 17.000 hommes autorisés; maiselle négligeait
à dessein de spécifier que ces 17.000 hommes repré-
sentaient non pas le nombre restreint d'unités pré-
vues par la convention d'août 1919, mais les cadres
d'unités beaucoup plus nombreuses et sans rapport
avec les prévisions des Alliés. A chaque coup, on
reste surpris de la grossière et impudente malice
des autorités allemandes. Il restait donc, pour la
diplomatie française, beaucoup à faire, et l'énergie
manifestée à San-Remo par Mïllerand et ses collabo-
rateurs ne manquerait pas d'occasions d'utiliser de
nouveau ses remarquables facultés. — En attendant,
personne ne s'y était trompé, parmi les citoyens qui
raisonnent et que n'aveuglent pas l'esprit de parti et
la passion du désordre. La Conférence de San-Remo
avait rétabli le prestige français. Le Parlement avait
exprimé ce sentiment par l'accueil qu'il avait fait à
notre Premier lorsque, à peine descendu du train, il
était venu à la Chambre des députés exposer les
résultats acquis. Il n'y avait plus qu'à attendre la
suite, à préparer la Conférence de Spa, à limiter son
champ de discussion, à fixer un programme très
ferme, qui, sur la base intangible du traité de^r-
sailles, ne laisserait à déterminer que les modalités
d'une exécution immédiate. Il était indispensable
d'en finir avec cette irritante question. Tout rendait
une solution urgente : notre besoin de sécurité ma-
térielle d'abord, puis la nécessité d'instaurer un sys-
tème de réparations qui rendît possible l'organisa-
tion, à notre profit, d'un crédit international à long
terme, enfin, de l'autre côté du Rhin, l'utilité, qui
se marquait de plus en plus, de garantir l'ordre dans
la Ruhr en procurant à l'Allemagne les moyens de
se reconstituer au point de vue économique. Il y
avait de la besogne pour les plénipotentiaires de Spa.
Outre les affaires allemandes et la consolidation
de l'Entente, la Conférence de San-Remo avait traité
la question turque et celle de l'Adriatique. Sur la
question turque, on avait abouti à la rédaction d'un
traité dont les conditions allaient être notifiées à la
Porte. On n'en connaissait pas le détail, dont il con-
venait de réserver la primeur aux délégués ottomans
déjà en route pom: Paris; mais on en savait l'essen-
tiel. Les Détroits étaient placés sous une surveil-
lance internationale. Le Sultan gardait Constanti-
nople, avec un territoire européen limité à l'ouest
par les lignes du Tchataldja ; en Asie, on lui lais-
sait l'Anatolie, et les limites de l'Arménie restaient
à fixer; le royaume arabe était décidément reconnu,
r.\ngleterre conservant le protectorat de la Pales-
tine, la France celui de la Syrie; la Grèce recevait
la Thrace avec Andrinople et, en Asie, Smyme, sous
condition de plébiscite ; le protectorat de l'Arménie
était offert aux Etats-Unis, et la Conférence avait
écrit au président VVilson pour lui expliquer les rai-
sons qu'elle avait eues de ne pas adopter son point
de vue dans la question de Constantinople. Ces
arrangements pouvaient être discutés et, certes, ils
étaient discutables. Ils constituaient pour la presse
quotidieime un aliment précieux et inépuisable. Tels
quels, ils avaient l'avantage d'être une solution, et
tout avait prouvé que cette solution était pressante.
L'attitude de Mustapha Kemal en Anatolie, la situa-
tion précaire de^. contingents alliés au milieu des
bandes qui tenaient le pays, le grave incident d'Ourfp,
où un détachement français fut traîtreusement atta-
qué et succomba en partie, montraient qu'on ne
pouvait plus attendre. Dans des temps moins trou-
blés que ceux que nous vivons, ils eussent boule-
versé l'opinion européenne. On y donnait à peine
quelques heures d'attention. Il fallait, pourtant, en
finir, au moins sur le papier. C'était, à la fin d'avril,
une affaire de quelques semaines encore.
Quant à la question de l'Adriatique, on en avait
parlé, mais le ministre italien Nitti n'avait pas sem-
blé très désireux qu'on y donnât une solution inter-
nationale. Il préférait, parut-il, s'arranger directe-
ment avec les Yougo-SIaves sur la base de la Note
Wilson de décembre 1919, plutôt que sur celle de
l'Entente, en date du n janvieri92o. II est probable
qu'Italiens et Yougo-Slaves continuaient à se trouver
LAROUSSE MENSUEL
dans un grave embarras, l'une et l'autre solution
étant désavantageuse pour les Yougo-Slaves, ni l'une
ni l'autre ne donnant satisfaction complète à per-
sonne, et la situation particulière de Fiumc, toujours
gouvernée despotiquement par d'Annu'nzio, qui con-
tinuait à vivre son roman de cape et d'épée, restait
non définie et, peut-être, indéfinissable. Le rôle du
chroniqueur consistait à enregistrer l'hésitation ita-
lienne, faute de pouvoir deviner exactement les pen-
sées de derrière la tête du ministre Nitti, qui, peut-
être, après tout, n'en avait pas.
On le voit, la Conférence de San-Remo, le plus
gros événement du mois d'avril, l'un des plus consi-
dérables depuis l'armistice, ne laissait, après ana-
lyse, qu'un résidu solide infinitésimal. Le rétablisse-
ment de la paix en Europe venait lentement, et on
devait l'attendre plutôt des lois étemelles et invisi-
bles de l'équilibre propre à l'humanité que des cal-
culs des hommes ; conclusion un peu fataliste, nous
l'avouons, mais tout de même rassurante, puisqu'il
n'est pas d'exemple dans l'histoire que cet équilibre
ne se soit rétabli tou-
jours et que les périodes
les plus troubléesn'aient
toujours été coupées
d'intermèdes pacifiques
et heureux, ou terminées
définitivement par de
brillantes conclusions. Il
était donc sage d'enre-
gistrer les résultats ac-
quis, résultats satisfai-
sants, et, tout en espé-
rant avec confiance ic
retour du calme, d'aider
les événements ou de
les hâter. C'est à quoi le
gouvernement français
S'était, pour sa part, fort
bien employé pendant
le mois d'avril.
Il nous reste à noter
rapidement sur le gra-
phique mondial le point
où en étaient arrivées
les autres questions qui,
tourà tour, passioiment ,
déconcertent ou fati-
guent l'opinion publi
que. — Les relations
des Etats occidentaux
avec la Russie sovié-
tique restaient nébu-
leuses. La France, par
son représentant , le
consul Duchesne, l'Ita-
lie, par l'entremise du
député Bombacci,
avaient, chacune de son
côté, traité à Copenha-
gue avec la Russie re-
présentée par Finkels-
tein, dit Litvinoff, en-
voyé d'ailleurs indési-
rable, rejeté par l'.'Vn-
gleterre ; ils avaient ob-
tenu l'échange des pri-
sonniers, mesure tardive
d'humanité, qui ne sem-
blait pas devoir com-
porter de conséquences
politiques. Quant à la reprise des relations écono-
miques, dont on avait beaucoup parlé, aucune pré-
cision ne pouvait être notée, au moins officielle-
ment, ni du côté de l'Italie, ni du côté delà France,
ni du côté de l'Angleterre. Ce que nous avons dit
souvent, à savoir que la Russie entendait recevoir
beaucoup plus qu'elle ne pouvait donner, restait vrai-
semblable et probablement vrai.
Des négociations mal définies étaient engagées
avec Krasnine, sans qu'on sût au juste sur quoi. Une
délégation travailliste anglaise partait pour enquê-
ter en Russie même. L'idée générale qui ressortait
des renseignements, ou vagues ou trop précis, pres-
que tous unilatéraux, que l'on recevait sur l'état
intérieur de la Russie, tendaient à prouver que le
régime soviétique s'orientait vers une autocratie ri-
goureuse. Restait à savoir, en admettant la véracité
de l'information, si cette autocratie avait les moyens
de relever le pays et était en mesure de renouer
avec les grands Etats européens des relations régu-
lières. Si elle renouait, n'était-ce pas dans l'idée d'en
abuser ? Nous persistions dans l'idée qu'il n'y avait
pas à se presser de trouver une solution, si désirable
que fût le rétablissement intégral del'ordreen Europe,
et qu'il fallait laisser le régime bolchevique s'user
par lui-même. — Les relations du gouvernement de
Lénine avec quelques-uns de ses voisins immédiats,
étaient fâcheuses. La Pologne avait décidément re-
poussé toute idée d'armistice et de paix, rendus im-
possibles par la duplicité bolcheviste. Elle avait
pris les devants sur la grande offensive bolcheviste
du printemps, annoncée comme foudroyante et déci-
sive. Pildzuski avait, à la fin d'avril, rompu cette
163
oflensive, brisé les lignes de l'armée rouge, pris un
butin considérable, fait de nombreux prisonniers et
avançait sur Kiev. Il avait reconnu l'indépendance de
l'Ukraine, qui s'était soulevée contre le gouvernement
russe, et Petlioura marchait d'accordavec la Pologne.
De ce côté, semblait se dessiner une solution non
conforme aux vues de Lénine et Trotzky. — En Cri-
mée, Wrangel, successeur de Denikine, attendait,
mais on pouvait le croire favorable aussi aux idées
ukraniennes et polonaises. Une fois encore, à travers
le temps, le jeu de bascule de la politique russo-po-
lonaise se manifestait. Le reflux polonais suivait le
flux moscovite. Allait-on revenir aux limites du
:cvii« siècle ? — En Sibérie, nous déclarons qu'il était
impossible de rien démêler de précis dans l'obscurité
d'événements incompréhensibles pour nous, qui n'en
pouvions connaître aucun des détails. Il semblait,
pourtant, se dessiner ime action japonaise, encore
indéterminée, mais dont on pouvait supposer le
sens. Très prudent, le gouvernement japonais avait
manœuvre de façon à s'assurer peu à peu une sorte
X !■ uch et Wiison sortant de la conférence tenue À la villa Dev.i
(22 avril I9S0J.
de haute main sur l'Extrême-Orient sibérien. Il
avait rencontré des résistances, ou bolcheviques, ou
locales. Il était peut-être sur le point de fixer sa po-
litique dans l'Asie russe. Il restait une des grandes
puissances du monde.
Enfin, au Caucase, le bolchevisme gagnait dans la
direction de Bakou, et on ne pouvait se dissimuler
l'importance qu'aurait, s'il se réalisait, son établis-
sement dans ce grand centre de production pétrolière.
Il était, par suite, impossible de rien conclure. Dans
l'immensité russe, toutes les solutions sont permises,
et une solution quelconque peut longtemps tarder.
Sur l'autre bord de l'.'Xtlantique, les Etats-Unis,
après avoir retenu pendant des mois l'attention du
monde, étaient, en avril, restés silencieux. Le seul
événement important résidait dans le fait que le
président Wilson avait, en personne, tenu un conseil
des ministres. Aucune manifestation, ni oratoire, ni
épistolaire, ne nous était venue de lui, ni de sou
entourage, ni de ses adversaires. Il y avait lieu de
penser que la Conférence de San-Remo nous vau-
drait un réveil de l'iictivité diplomatique américaine.
Le président Wilson n'y avait pas été représenté,
mais il n'en avait pas été tout à fait absent, son
représentant, Johnson, ayant certainement recueilli
des bouches les plus autorisées des informations
sûres et peut-être apporté lui-même un écho lointain
des dispositions envisagées à la Maison Blanche.
L'ensemble des pays d'Europe avait joui d'un
calme relatif. Le conflit politique danois s'était ter-
miné par l'échec aux électionsdu parti radical, rejeté
par les électeurs, à cause de son attitude germano-
phile dans le plébiscite du SIeswig.
z64
En Allemagne, le gouvernement MuUer avait con-
tinué à se débattre dans des difficultés toujours sem-
blables, que son insuffisante autorité et son manque
de franchise aggravaient. Les élections prochaines
montreraient quel était le véritable esprit du peuple
allemand : s'il emboîtait le pas de parade au milita-
risme prussien, ou s'il entendait s'efforcer de se faire
de nouvelles destinées démocratiques et pacifiques.
En attendant, les pangermanistes s'agitaient partout
où se posait la question plébiscitaire. En Haute-
Silésie, notamment, et en dépit d'une majorité de
population polonaise, aucune entreprise ne leur coû-
tait, et la tâche de la mission interalliée du général
français Le Rond en était rendue très difficile. A
Dantzig, les intrigues allemandes tendaient à brimer
les droits polonais. Dans la deuxième zone du Sles-
wig, oii le plébiscite avait donné une majorité alle-
mande, les vexations contre les minorités danoises se
multipliaient. Là comme ailleurs, l'Allemagne se dé-
battait contre l'inévitable. Le temps calmerait, sans
doute, ces convulsions.
En Italie, malgré des grèves continuelles, malgré
l'agitation agraire, malgré l'opposition du parti ca-
tholique maintenue en dépit des conseils du pape, le
ministère Nitti subsistait. Nous ne devions, nous le ré-
pétons encore, pour juger ses actes à l'extérieur, jamais
oublier le trouble intérieur de son pays. Il cherchait
ardemment à régler la question économique. Elle
était aigué, pour l'Italie comme pour nous. Il était,
par ailleurs, curieux de constater que le Vatican ne
se désintéressait plus de la politique intérieure et
extérieure et que, peu à peu, il redevenait une puis-
sance avec laquelle on compterait. La France avait
placé auprès de lui un chargé d'affaires et songeait à
lui dépêcher un ambassadeur. Ici encore, les faits et
les traditions agissaient plus que les hommes. Le
pape, Benoît XV, sans l'avoir voulu, allait renouer
la chaîne des temps. Il fallait laisser le soin de s'en
inquiéter à ceux qui ne sont gouvernés que par des
passions passagères auxquelles ils attribuent une
valeur durable.
L'Angleterre avait eu ses grèves aussi et en était
sortie. Sa plaie saignante, inguérissable, restait l'Ir-
lande, toujours violemment agitée, impatiente de
tous les remèdes, incapable d'en trouver un elle-
même. Seuls, d'une part, l'excès du mal et la néces-
sité de vivre, l'opportunisme anglais d'autre part,
pouvaient conduire à la paix. Elle n'était peut-être
pas proche.
La France avait vécu le mois d'avril, comme tout
le monde, dans cette sorte de lassitude qui prive de
la faculté de s'étonner. Elle avait vu, résignée,
défiler à la Chambre des députés la théorie des im-
pôts nouveaux, qu'elle payera courageusement. Elle
avait entendu les derniers bruits, éloquents, d'ail-
leurs, du procès Caillaux, et elle avait accueilli sans
satisfaction comme sans colère, — nous exceptons
quelques cerveaux trop échaufïés, — une condam-
nation mitigée, qui blâmait le passé sans garantir
l'avenir. Elle avait, enfin, assisté aux changements,
prévus depuis longtemps, qui s'étaient réalisés
dans la fédération des cheminots. La victoire,
d'ailleurs sans éclat et même sans clarté, des extré-
mistes, grisés de paroles violentes et affolés d'impos-
sibles révolutions, sur les anciens chefs assagis par
l'expérience et peu soucieux de tout compromettre,
n'éiait peut-être que l'effet de la loi naturelle de la
politique qui use les idées et les hommes et donne
une apparence de nouveauté aux formules les plus
anciennes. Ce changement avait, pourtant, à la veille
du i"' mai, son importance immédiate. On annonçait
une grève générale de vingt-quatre heures, peut-être
unegrève,sansduréedéfinie, descheminots. LaC. G. T.
se réservait et, sans doute, n'approuvait pas la hâte
des néophytes pressés de confesser leur foi et de
renverser la bourgeoisie. Il était nécessaire de cons-
tater que l'annonce d'un chômage, qui serait désas-
treux pour le pays, et la menace d'une révolution,
n'avaient pas troublé la masse de la nation, qui
attendait, hostile aux perturbateurséventuels, décidée
à se défendre, nullement disposée à suivre des aven-
turiers ou des fous. Le bon sens restait un attribut
spécifique des Français. — Jules Oerbault.
Roger Bontemps, comédie en trois actes,
en vers, d'André Rivoire, représentée pour la pre-
mière fois sur la scène du théâtre de l'Odéon le
12 mars 1920.
Le premier acte se passe dans l'hôtellerie de maître
Roncfelet, à Vougeot, en 1750. Le Bailli et laBaillive
viennent annoncer à l'aubergiste que le gouverneur
déjeunera incognito chez lui. Rondelet, qui vient de
chasser un poissonnier, qu'il avait pris pour un client,
se repent de ne s'être pas approvisionné.
Arrive Roger Bontemps qui a acheté, pour lui et
pour ses amis, les poissons du marchand ; Rondelet
tâche de se les faire céder par lui. Le Bailli et la
Baillive s'entretiennent de ce Roger Bontemps, dont
tout le monde parle : gai luron, franc buveur, ama-
teur de filles, bâtard d'un prince. La Baillive sent en
elle naître un certain intérêt pour ce bon viveur,
dont on dit qu'il a les faveurs de la dame du château.
Elle lui fait des avances, qui sont repoussées. Pour
se venger, la Baillive pousse son mari à faire exécu-
LAROUSSE MENSUEL
ter le jugement qui condamne Roger Bontemps à la
prison pour n'avoir pas payé son tailleur. Pique-
prune. Mais, au moment où les archers vont em-
mener le délinquant, le gouverneur survient, qui,
pris de sympathie pour le brave Roger, paye ses
dettes et lui accorde une pension.
Roger Bontemps revient ainsi tout à fait en faveur.
Le second acte nous transporte dans la cour de la
petite maison habitée par Roger Bontemps. A l'hori-
zon ondulent les coteaux plantés de vignes du clos
Vougeot. Roger Bontemps fait à sa servante Félicie
sa profession de foi de bon vivant. Arrive un offi-
cier, Toinet, ami de Roger. Il amène son régiment,
qui va venir, selon l'usage, pour la récolte, rendre
les honneurs militaires au vin de Vougeot. La dame
du château déclare à Roger Bontemps que leur
aventure est finie et qu'elle rentre à Paris.
Cependant, le tambour annonce par les rues, à la
criée, que les cabarets devront désormais fermer au
coucherdu soleil. Le gai buveur Rogerenestfort marri.
I^a Baillive venant à passer, il la courtise, pour
obtenir d'elle que le Bailli rapporte l'ordre de restric-
tion concernant les débits de boisson. Le pacte est
scellé dans un baiser, que le Bailli surprend, arrivant
à l'improviste. La Baillive ne perd pas la tête et
explique à son mari qu'elle a découvert que Roger
et elle sont cousins. Roger estime que les caresses de
la grosse Baillive vont être un prix un peu fort pour
quelques bouteilles. Sa servante lui suggérant l'idée
d'épouser Anne-Marie, la fille du cabaretier Ronde-
let, pour avoir sans cesse sa cave à sa disposition,
Roger abonde dans ce sens. Il demande la main de
la jeune fille ; elle lui est accordée et, presque aussi-
tôt, Anne-Marie se repent, car voici revenir le bel
officier Toinet à qui, depuis trois ans, elle a promis
son cœur et qui n'avait pas donné de nouvelles.
Le troisième acte nous ramène dans le cabaret de
Rondelet. Duo d'amour entre Anne-Marie et Toinet.
Lés deux servantes, Fanchon et Pcrette, essayent
vainement d'agacer le jeune officier, qui ne pense
qu'à sa fiancée perdue. Elles se rejettent sur le
Bailli ; celui-ci prend cette occasion de se distraire
de l'esclavage que lui fait sa femme chez lui. Quand
la Baillive le surprend lutinant les deux servantes,
il la sert de sa monnaie en lui disant qu'elles sont ses
cousines. La Baillive croit prudent de se taire et se
console en aguichant de nouveau Roger, qui com-
mence par la dédaigner et qui finira par se résigner
à la satisfaire, car il comprend l'amour d'Anne-Marie
et de Toinet ; il ne veut pas contrarier ce jeune
couple, ni épouser une femme trop jeune pour lui, et
il fait substituer à son nom celui de Toinet sur le
contrat de mariage qui était déjà préparé. La Bail-
live le remercie dans un coup d'œil prometteur.
Cette comédie est charmante. Elle met en scène un
type populaire, dont lesoriginessontassezincertaines.
Qui fut Roger Bontemps ? Est-ce Roger, le trou-
badour du xii" siècle ? Est-ce Roger de Collerye,
poète du xvi" siècle, ami de Clément Marot ? Sub ju-
dice... Toujours est-il que le type est populaire, bien
défini ; c'est un gros réjoui-bontemps, qui fut chanté
par Vadé en 1755, par Béranger en 1814. Il faut
ajouter, à présent, la bonne comédie d'André Rivoire.
L'action est amusante, la prosodie solide, les vers
d'une bonne frappe, d'un son pur, musical, avec une
aisance spirituelle et agréable dans la chute des
rimes. En voici quelques échantillons. Roger Bon-
temps se définit lui-même :
Mais on ne m'aime pas !... Ma vie est une auberge,
Madame, où le plaisir, non l'amour, se goberge...
La porte est toujours grande ouverte... Entre qui veut !...
Le baiser s T la bouche y remplace l'aveu ;
Les serments ne sont qu'un prétexte à n'en rien croire,
Et l'on y vient aimer, comme, ici, l'on vient boire !
Le couplet du vin de Vougeot a bonne allure :
Mais, de grâce, un moment, sachons nous recueillir!
Il faut goûter à plein les minutes heureuses...
Je vous ai fait monter des bouteilles poudreuses...
Moi-même ai cacheté, jadis, ce vin vermeil,
Et qui sort aujourd'hui pour vous d'un long sommeil...
N'allez pas l'engorger, sitôt qu'on vous le verse,
Goulûment, d'un seul coup, la tête à la renverse !...
Ce vin-là, mes enfants, mérite plus d'égards ;...
De sa couleur, d'abord, caressez vos regards !
Chaufifez-lc dans vos mains, contre votre poitrine !
Inclinez-vous... Parfumez-en votre narine !...
De nouveau relevez la tête, à son aspect!...
Et puis, goûtez-le, goutte àgoutte, avec respect!...
Car ce n'est point hasard des ressemblances vaines.
Si l'on voit nos vieux ceps noueux comme des veines
Le vin est le sang de la terre, un sang divin !...
Le sang qui bat au cœur d'un peuple, c'est son vin !...
Honte à qui pourrait boire avec indifférence
Ces gouttes du vieux sang de la terre de France,
Le meilleur, le plus pur de ce sang merveilleux,
Qui fera nos enfants, comme il fit nos aïeux.
Ecoutons encore les judicieux conseils de la Bail-
live rappelant à Roger Bontemps les inconvénients
d'épouser une femme trop jeune :
On vous aime... je sais... Mais pour combien de temps?
C'est long à vieillir, une femme de vingt ans !...
Votre femme a vingt ans, vous en avez quarante !
ROGER BONTEMPS
Pas encore !
LA BAILLIVE
La date est bien indifférente !
Vous les avez! Sur vous quarante ans ont sévi...
Et ces quarante ans-là vous ont plutôt servi I
AI* 160. Juin 1020.
Tout s*u«e ! Elle verra, votre femme, & l'épreuve,
Que la femme d'un vieux mari n'est qu'une veuve !...
LE BAILLI, de sa place.
Quoi ! qu'est-ce qu'elle dit ?
LA BAILLIVE, toujours à Roger Bontemps.
Vous verrez le pouvoir,
Contre l'amour, de la sagesse et du devoir !
Vous verrez ! Peu à peu rêveuse et puis distrute,
Incertaine d'abord de ce qu'elle regrette.
Puis sûre... Ah ! je vous plains, pauvre homme, ce jour-lii !...
Car la femme a besoin de donner ce qu'elle a !...
Quand on est le mari d'une trop jeune épouse,
Arrivent les galants, on en écarte douze.
Mais le treizième vient, par-dessus le marché,
Vous orner juste à point de ce qu'on a cherché.
ROGER BONTEMPS
Bon pour les autres !... mais...
LA BAILLIVE
Quelque petit bonhomme,
Dont je ne sais pas bien encor comme il se nomme,
Doit attendre son heure en amoureux transi...
ROGER BONTEMPS
Quoi ? Que prétendez-vous insinuer?
LA BAILLIVE, COUpatlt COUrt.
Dixi!
Voilà pour donner l'idée de cette poésie aimable,
harmonieuse, spirituelle et sentimentale, qui a valu à
Roger Bontemps un regain de succès. —Léo Claretie.
Les principaux rôles ont été créés par : MM"*' Mar-
celle Yrven {madame la Baillive) ; Kerwich (Fi/i'cir) ; Colli-
ney {la Dame -du Château); Sergyl {Anne- M arie) ; Denise
Hébert {Fanchon) ; Carlo {Perreite) ; et par MM. Hasti {Ro-
ger Bontemps) ; Laroche {le Bailli) ; Cl-.ambreuil {le Gouver-
neur) ; Pierre Hertin {Toinet) ; George-Scey {le Notaire) ;
B^tX^Y {Rondelet) \ Pizani {Piqueprune).
Saint-Georges et Nieuport, par Charles
Le Goffic. — Avec ce troisième volume, faisant suite
à Dixmude et à Steenstraete, s'achève le triptyque
consacré par Le Goffic à l'épopée des fusiliers ma-
rins. Après la grisaille de Streenstraete, succédant à
r « enfer » de Dixmude, la lutte reprend plus active
sur l'Vser, du moins durant une période, moins dis-
proportionnée cette fois, mais avec des moyens
d'action plus terribles encore du côté de l'ennemi,
améliorés du nôtre, sans avoir encore acquis l'égalité.
On ne lira pas ces pages avec un intérêt moins pas-
sioftié que les précédentes. Bien qu'il ne s'agisse, en
somme, que d'opérations secondaires, encore que leur
échec eût pu entraîner de graves conséquences, elles
n'exigeaient pas moins d'esprit de sacrifice et de
mordant. Guerre d'amphibie autourdel'Yser etsurses
canaux, où canonnières et doris tiennent leur partie
conjointement aux opérations de terre, où la vase,
les roseaux, les barrages, ne constituent pas des ob-
stacles moins gênants que les tranchées ou les réseaux
de fil de fer.
Cette dernière période de l'épopée des fusiliers
marins embrasse un peu plus d'une année, du 25 no-
vembre 1914 au 6 décembre 1916, et se divise en
deux périodes : opérations sur Saint-Georges, opéra-
tions sur Nieuport. L'importance de Saint-Georges
consistait en la menace que constituaient cette ville et
les dunes avoisinantes contre Nieuport, et celle de
Nieuport en ce que ses écluses étaient la clef même
de l'inondation protectrice de nos villes maritimes
et, par là, de nos relations avec l'Angleterre et de
l'Angleterre elle-même. Enlever Saint-Georges à l'en-
nemi, c'était, en partie, dégager Nieuport menacée.
Les opérations contre Saint-Georges comportent
trois phases bien distinctes : première tentative d'enlè-
vement rapide qui se brise devant les défenses formi-
dables qui protègent la ville, non, toutefois, sans nous
avoir procuré une avance appréciable et des positions
utiles; période d'avance méthodique, lente et sûre, où
nous ne cessons de maîtriser l'ennemijjusqu'au moment,
enfin, de l'assaut final, qui, déclenché le 27 décembre,
livra, le 29, Saint-Georges à nos troupes héroïques.
Les épisodes les plus caractéristiques de cette
guerre où la terre semble devenue un lac et les ca-
naux des chemins vaseux sont l'expédition fantô-
male des doris du lieutenant de vaisseau Martinie,
rames feutrées de chiSons pour être plus silencieuses
et, surtout, l'extraordinaire épisode des canoimières
de l'enseigne Le Voyer devant la maison du Pas-
seur, et sa retraite inouïe de sang-froid, d'esprit de
sacrifice, où la vedette montée par l'enseigne, sur douze
hommes qu'elle portait, y compris le commandant,
ramena cinq morts et sept grands blessés. Cette
idée de faire intervenir les canonnières était due,
dit-on, au général Foch, et leur coopération, sur la-
quelle on fondait de grands espoirs, avait pour but
de « semer la panique sur les arrières de l'ennemi en
prenant en enfilade Lombaertzyde et Saint-Georges,
tandis que les troupes du général de Buyer et du
colonel Heimocque donneraient l'assaut de front ».
A noter que le personnel combattant des canonnières
était formé de cuirassiers démontés. Et à noter éga-
lement la négligence de l'intendance qui envoie des
doris prises au hasard et généralement en mauvais
état et, au lieu de canonnières véritables, des ve-
dettes dunkerquoises, fatiguées, sans protection, aux
moteurs avariés et dont trois sur six furent complè-
tement inutilisables. Si le demi-échec de l'expédition
n'est pas entièrement dû à cette négligence, il paraît,
toutefois, hors de doute, à considérer la bonne be-
1
H' 760. Juin 1920.
sogne que xlrent les trois autres, qu'elle eût pu
causer à l'ennemi des pertes plus graves encore.
L'attaque du 27 décembre — et ceci esta retenir —
avait été précédée d'un ordre général du général
Jofïre, daté du 17 :
Depuis trois mois, les attaques violentes et désespérées
des Allemands ont ttk impuissantes à nous rompre. Partout,
nous leur avons imposé une victorieuse résistance.
Le moment est venu de profiter des faiblesses qu'ils accu-
sent, alors que nous sommes renforcés en hommes et en
matériel.
L'heure des attaques a sonné. Après avoir contenu 1 effort
des Allemands, il s'agit maintenant de le briser et de libérer
définitivement le territoire national envahi. Soldats ! la
France compte plus que jamais sur votre valeur, votre
énergie, votre volonté de vaincre à tout prix. Vous avez
déjà vaincu sur la Marne, sur l'Yser, en Lorraine et dans les
Vosges ! vous saurez vaincre encore jusqu'au triomphe défi-
nilif! Signé .- J. JOFPRE.
p,.S. — L'ordre général ci-dessus doit être porté à la con-
naissance de toutes les troupes, mais il ne doit pas être
communiqué à la presse, ni divulgué dans le public.
11 résulte de ce document que l'attaque de Saint-
Georges ne fut qu'un épisode d'une offensive géné-
rale, demeurée ignorée du public, parce qu'elle ne
donna pas les résultats espérés.
En ce qui concerne la région de l'Yser, elle avait,
toutefois, abouti à un élargissement général de nos
positions.
Le mois de janvier 1915 fut occupé par les opéra-
tions contre la Grande-Dune, qui, malgré des prodiges
de courage, ne réussirent pas.
Hély d'Oissel succéda dans le commandement du
groupe de Nieuport au général de Mitry, « dont
l'étoile devait reparaître plus brillante en Champagne
et sur l'Aisne et atteindre tout son éclat dans ces
combats autour de Locre (avril 1918) où la fortune
le ramenait au déclin de la guerre sur le théâtre
même de ses premiers succès ».
Le secteur voisin de celui de la Grande- Dune
échut alors aux fusiliers marins. Il s'étendait de la
route de Lombaertzyde incluse au canal du Noord-
Vaart.oii commençait le front belge. Dès lors, le récit
n'est plus, pour une longue période, que la très
pittoresque description de la vie de tranchée et de
cantonnement dans un secteur oit ne se livre aucune
opération d'envergure, mais où le bombardement
incessant fait, au bout de chaque mois, autant de vic-
times qu'une guerre plus active.
Celle-ci se réveille avec le printemps de 1915. L'of-
fensive devait porter son principal effort sur la char-
nière d'.^rras, mais il était prescrit aux secteurs voi-
sins de se montrer assez actifs pour empêcher l'ennemi
de pénétrer nos intentions et de prélever des troupes
sur les autres parties de la ligne. Aussi l'amiral
Ronarc'h fit-il pousser dans la boucle de Saint-
Georges la mise en état du secteur. Une attaque avait
été décidée pour le 9 mai. Ce furent les Allemands
qui l'engagèrent. Ils l'avaient fait précéder d'un
bombardement tel qu'ils pouvaient croire et croyaient,
en effet, avoir broyé nos défenses. Aussi fut-ce le
fusil à la bretelle, chargés de vivres et de bidons
qu'ils sortirent de leurs terriers. Grande fut leur
surprise lorsque, sur tout le front, ils furent ac-
cueillis par les salves de la mousqueterieet le feu
roulant de l'artillerie. Sauf sur un point chaude-
ment disputé et où l'avantage final nous resta, ce
fut la déconfiture. Il faut lire ces pages, d'une verve
extraordinaire, où se répercute comme un écho de
cette joie confiante des fusiliers, qui, assurés du suc-
cès, ajustaient comme au tir les capotes vertes, au
milieu d'un rire délirant qui se propageait tout le
long de la ligne et qui, tant les carnets y reviennent
avec insistance, semble avoir été la note originale de
cette glorieuse journée du 9 mai. « Sur tout mon
secteur, écrivait le lieutenant de Maupeou, malgré
morts et blessés, c'est une joie sans pareille : du
haut en bas, tout le monde jubilait. On riait dans la
tranchée. Aussi, cela n'a pas été long! »
Mais ce n'était pas assez d'avoir triomphalement
maté l'offensive ennemie. Le succès avait été si net
que, malgré la fatigue de la journée, l'amiral repre-
nait aussitôt son propre projet. L'ennemi, démoralisé,
ne s'attendait pas à ce qu'après 0 une secousse pa-
reille » la lutte se ravivât brusquement. Ainsi la
surprise allait jouer son rôle, et en notre laveur.
L'attaque se fit en liaison avec les Belges. De
notre côté, après une sérieuse préparation d'artille-
rie et malgré quelques difficultés pour passer le
canal, les passerelles préparées se trouvant trop
courtes de plusieurs mètres, elle réussit pleinement.
Deux fermes furent occupées sans peine, et l'on y fit
quelques prisonniers. Malheureusement, il n'en allait
pas de même du côté belge. Une insuffisante prépa-
ration d'artillerie n'avait pas réussi à bouleverser les
défenses ennemies. Il en résulta que les positions
occupées par les fusiliers, organisées tant bien que
mal, se trouvèrent trop en l'air. De plus, on commit
la faute de no pas les relier à l'arrière par des tran-
chées, travail que l'on eût dû amorcer aussitôt. Enfin,
ces positions ne pouvaient être protégées par notre
artillerie, dont la portée était inférieure à celle de
l'ennemi. Cet ensemble de circonstances fâcheuses
devait coûter cher le lendemain.
Dès 5 heures du matin, en effet, une vive réac-
tion d'artillerie commençait, prenant son axe vers la
LAROUSSE MENSUEL
ferme de l'Union et la ferme W avec son fortin.
Réaction meurtrière, qui devait, au cours de la jour-
née, entraîner de lourdes pertes, sans abattre le
courage des défenseurs. A 4 heures du soir,
l'enseigne Rollin était frappé de trois blessures à la
poitrine et d'une blessure aux deux yeux. Rollin,
aveugle, garda le commandement et, adossé à un
mur, continuait à donner ses ordres. Evacué à la
nuit, 11 devait expirer le lendemain. Sa dernière
parole fut pour son héroïque 8' section de la compa-
gnie des mitrailleuses, qu'il demandait à son chef de
féliciter. Les officiers tombaient l'un après l'autre.
On tint, cependant. Une poignée de blessés arrêtait
une attaque allemande. Mais, à la nuit, défenseurs et
renforts, parvenus à grand'peine, étaient décimés.
La ferme W était aux mains des Allemands. L'amiral
donnait l'ordre d'abandonner la ferme de l'Union.
Tous les blessés furent ramenés, ainsi que tout le
matériel.
Le bénéfice des beaux succès de la veille était
perdu. L'affaire avait coûté au total 57 tués, 204 bles-
sés et 42 disparus. Les fermes, minées, avaient sauté,
et l'ennemi ne pouvait, du moins, en tirer aucun
parti et, d'ailleurs, malgré ce retour de fortune, se
sentait dominé. La brigade, elle aussi, partageait ce
sentiment, et son moral demeurait aussi haut.
Puis, jusqu'à la terrible journée du i"' novembre,
c'est de nouveau la vie de tranchée, monotone,
lourde d'ennui, meurtrière encore, coupée par des
ressauts de bombardement intensif et imprévu, que
ne suit aucune attaque. La guerre active s était
reportée sur d'autres points du front. Un seul épi-
sode signale cette fin de carrière de la brigade, celui
que Le Goffic appelle le « torpillage du Marnelon-
Vert ». C'était le ï" novembre. Par suite de remanie-
ments dans la répartition des troupes, les fusiliers
marins avaient momentanément remplacé le 8' ti-
railleurs à la garde du secteur d'un petit affluent de
l'Yser, la Geleide. 0 Une toute petite corvée supplé-
mentaire », note un carnet. Ce devait être la plus
dure épreuve de la période ultime. Vers 9 heures du
matin, une première torpille, suivie d'une autre de
quart d'heure en quart d'heure. Vers 3 heures, quel-
ques shrapnells « tombent en salve au-dessus de la
deuxième ligne du secteur. Puis, aussitôt, un déluge
de fer s'abat sur toute la position. On ne s'entend
plus, on ne se voit plus. Nos banquettes de tir, les
positions à l'aveuglette tirent sans discontinuer,
croyant à chaque instant à une sortie de l'ennemi.
Or, à 4 h. 15, tout rentrait dans le silence. Le
Boche n'était pas sorti, et Jean Gouin triomphait.
Mais, jamais, de l'aveu des plus vieux brisquards, la
brigade n'avait vu et senti bombardement pareil.
« Tous, nous avions fait le sacrifice suprême, écrit
l'un d'eux ; nous avions dit : C'est fini ! » Et, chose
étrange, trois compagnies — on ne nous dit pas à
quels effectifs — ayant été battues parce feu fantas-
tique, il n'y avait, au bout du compte, que huit tués!
Les blessés étaient, naturellement, beaucoup plus
nombreux, une cinquantaine peut-être. La perte la
plus sensible était celle du vaillant enseigne Le
Hécho, venu en volontaire à la brigade.
Encore quelques jours, et la brigade sera dissoute,
non sans payer encore son tribut de mort et grossir,
s'il est possible, son trésor de gloire. Un auto-canon
vient battre les tranchées avancées de l'Union. Elle
défonce un gourbi. On crie au premier maître fusi-
lier Pellen : a II y a des blessés là-bas qui crient.
Faut- il y aller? — Non, répond Pellen; je suis
chef de section, c'est à moi d'y aller! a Et il tombe
à son tour, mortellement blessé, tandis qu'il travaille
à dégager les hommes ensevelis sous les sacs à sable.
L'un de ces hommes était le quartier-maître Le Cam.
On l'invitait à se joindre aux autres blessés, qu'on
ramenait vers les lignes : 0 Et qui gardera le poste
d'écoute ? » répond Le Cam. Et il reste.
Ainsi, du premier jusqu'au dernier jour, depuis les
plus hauts gradés jusqu'aux plus humbles serviteurs,
l'esprit d'abnégation de la brigade ne se démen-
tit pas.
La marine, dont la tâche obscure et vigilante se
faisait chaque jour plus lourde, redemanda les siens
à l'armée de terre.
Seul, un bataillon d'élite, commandé successive-
ment par Lagrenée, Maupeou, Monnier et Martel, de-
vait continuer à l'y représenter.
Poêsele, Driegrachten, le Moulin de Laffeaux lui
donnèrent lieu de prouver que, si le nombre était
réduit, le cœur était toujours le même.
Ce n'est pas sans émotion que l'on achève, avec
0 le poète des fusiliers », la sublime épopée. Et
comment en terminer plus dignement le froid
résumé qu'en citant l'ordre du jour par lequel le
général Joffre domiait son congé aux braves qui
venaient, au cours de plus d'une année, d'ajouter
des pages incomparables à ses magnifiques annales :
Avant que la brigade des fusiliers marins ne quitte la zone
des armées, le général commandant en chef tient à leur
exprimer sa profonde satisfaction pour les services qu'elle
n'a cessé de rendre au cours de la campagne, sous le com-
niaudement de son chef, l'amiral Ronarc'h.
La brillante conduite de la brigade dans les plaines de
l'Yser. à Nieuport et à Dixmude, restera aux armées comme
un modèle d'ardeur guerrière , d'esprit de sacrifice et de
dévouement à la patrie.
Les fnsillera marins et leur chef peuvent ttre fiera des
nouvelle» pages glorieuses qu'il» ont écrites au Livre de
leur corps.
Au grand quartier général, le 19 novembre 1915.
J. JOFFBE.
Qu'ajouter à ces lignes si fortes dans leur simpli-
cité, où la sobriété de l'éloge ne contient pas un mot
qui ne porte ? — André BAUbEiLi.AKT.
Venins (les). Avant de signaler les travaux
accomplis au cours de ces dernières années, rappelons
que les serpents dits « venimeux » ont* été divisés
en deux sous-ordres, justifiés par la structure de l'or-
gane d'inoculation.
Chez les protiroglyphes, les crochets venimeux,
placés en avant des autres dents, sont creusés sur
leur face antérieure d'un sillon, sorte de gout-
tière par laquelle s'écoule le venin. Les serpents de
ce groupe sont fort dangereux, d'atord par la très
grande toxicitéde leur venin, mais, aussi, parce qu'ils
ressemblent à la plupart des serpents aglyphes, qui
ne possèdent pas d'organe d'inoculation et que l'on
considérait même, il y a peu de temps encore, comme
non venimeux. Les protéroglyphes portent généra-
lement sur le front de grandes plaques comme les
aglyphes et n'ont pas la tête triangulaire. Ceux qui
ne les connaissent pas très bien peuvent les prendre
pour des espèces inoffensives.
Chez les soUnoglyphes, les crochets venimeux,
seules dents du maxillaire supérieur, sont munis d'un
canal intérieur, réalisant une véritable seringue à in-
jection.,Si les yrotéroglyphes, considérés dans leur
ensemble, sont dangereux par la grande toxicité de
leur venin, les solénoglyphef le sont par la perfec-
Mèthode oiiiplojée |utiii' extraire le venin tlun tat-ticsii,
serpent solénoglyphe voisin des crotalidc».
tion de l'organe ; chez ces derniers, en effet, il n'y a
pas de venin perdu : la totalité de ce venin est in-
jectée dans la plaie. Un autre caractère est dans leur
forme et leur aspect : le corps est plus ou moins
trapu, la tête large, aplatie et généralement couverte
de petites écailles imbriquées.
Au premier sous-ordre appartiennent les élaps, les
bungares, les najas (cobra), les pélamydes, etc. ; au
second les vipères, les crotales, les bothrops, les
trigonocéphales, etc.
La science a fait de grands progrès dans l'étude
des venins et dans la thérapeutique que l'on oppose
à leurs effets. Le D' A. Calmette, directeur de
l'Institut Pasteur de Lille, le D' C. Phisalix, si
prématurément arraché à ses travaux par la mort, et
M"" Marie Phisalix, sa veuve, dont les infatigables
recherches se poursuivent au laboratoire d'herpéto-
logie du Muséum, ont accumulé un nombre consi-
dérable d'expériences. Leà premières avaient permis
au D' Calmette de créer ce sérum antiveni-
meux qui, chaque année, sauve la vie à tant de
personnes, notamment dans les régions chaudes, où
les reptiles à craindre sont plus nombreux.
Le D' Calmette, lorsqu'il dirigeait encore l'Ins-
titut Pasteur de Saigon, reçut une vingtaine de
cobras (naja tripudians), capturés par un psylle ou
charmeur de serpents. Ces ophidiens, chassés par
une inondation, avaient assailli un village, envahi
les cases et mordu plusieurs indigènes qui avaient
succombé en quelques heures. Muni de matériaux
d'étude aussi abondants, le D' Calmette put com-
mencer les recherches qui le conduisirent à la
préparation du sérum.
Le venin est un liquide sirupeux et jaune; en la-
boratoire, on le dessèche, il se transforme en lamel-
i66
les translucides et solubles dans l'eau, et se garde
indéfiniment. Les venins ainsi préparés sont très
résistants : celui des vipères n'est détruit qu'à +80°,
celui des cobras résiste encore à + 100°. Pour re-
cueillir le venin d'un serpent vivant, M""" Marie
i'ciii.'ii-(litaMt^ par la nettet»^ du dessin qui le carai'tt'rise.
Phisalix recommande les précautions suivantes : il
faut d'abord maintenir l'animal en appuyant sur sa
tête l'extrémité d'un bâton, que l'on tient de la
main droite; on le saisit alors de la main gauche
par le cou, le plus près possible de la tête, et, de la
main droite libérée, on abaisse sa mâchoire infé-
rieure. C'est alors qu'un aide peut introduire dans la
Naja égyptien {tïitja haje) dans une ntlitudo de défense.
bouche un verre de montre ou une petite soucoupe,
qu'il placera sous les crochets préalablement re-
dressés au moyen d'un stylet. Il ne reste plus qu'à
presser latéralement, d'arrière en avant, les lèvres
supérieures pour voir le venin s'écouler par l'extré-
mité des crochets.
Le venin introduit dans la circulation par une
morsure entraîne deux genres de phénomènes, les
uns locaux, les autres généraux. Les symptômes
locaux, situés au voisinage de la morsure, douleur,
rougeur, sont très accusés après la morsure des so-
lénoglyphes; ils sont nuls après celle des protéro-
glyphes. Les symptômes généraux qui suivent la
morsure d'un cobra (naja) sont : engourdissement
progressif, lassitude, sommeil invincible, syncopes,
respiration pénible, ralentissement du pouls, coma.
A la suite d'une morsure de vipère, avec quantité de
venin suffisante pour amener la mort, les accidents
sont : douleurs très vives vers la racine du membre
lésé, soif ardente, congestion des muqueuses, hémor-
ragies, puis, au bout de quelques heures, stupeur,
insensibilité, soimiolence, respiration pénible, perte
de connaissance, coma, enfin asphyxie et suppres-
sion des mouvements respiratoires, auxquels peuvent
succéder les battements du cœur pendant près d'un
quart d'heure. La mort se produit de deux à sept heu-
res après la morsure d'un cobra. Le délai est
plus long pour une morsure de vipère; cependant,
si cette morsure intéresse une veine, le venin est
immédiatement entrainé dans le torrent circula-
toire; il en résulte une coagulation générale du sang,
et la victime meurt presque instantantanément d'em-
bolie généralisée.
Chez certains animaux, l'asphyxie est plus lente ;
par exemple, chez les oiseaux, qui ont de la réserve
dans leurs sacs aériens et leurs os pneumatiques, et
aussi chez les batraciens, dans la physiologie des-
quels existe la respiration cutanée. D'autres ani-
maux, comme les poissons, succombent très facile-
ment à la morsure des hydrophis et pelamys ou ser-
pents de mer. Quant aux serpents aglyphes, dits
LAROUSSE MENSUEL
« non venimeux », ils supportent des doses très élevées
de venin, mais il n'existe pas chez eux d'immunité.
Les serpents venimeux, mordus entre individus d'es-
pèces différentes, sont beaucoup plus résistants, mais
ils meurent encore sous l'influence d'une trop forte
dose ; ils ne sont à peu près insensibles qu'au venin
de leur propre espèce.
Mais, ce qui nous intéresse principalement, c'est la
grande sensibilité de l'homme. Aux Indes, le cobra
fait, parmi les indigènes, un nombre
considérable de victimes; on évalue
le nombre annuel des morsures sui-
vies de mort à 20.0000U 30.000 ; or, les
décès ne représentent que 35 p. 100
des morsures ; c'est dire combien ce
reptile cause d'accidents en ces pays.
En 1911, aux Indes, les serpents ont
tué 24.312 personnes et 10.534 bes-
tiaux ; les chiffres de la mortalité se
maintiennent à peu près, malgré les
secours et malgré les efforts de des-
truction.Eneffet,durant la même an-
née, on a tué dans ce pays 171. 700 ser-
pents, et celan'en diminue pas sensi-
blement le nombre, qui est très grand .
C'est, d'ailleurs, le naja hindou, le co-
bra di capello, ou serpent à lunettes
{naja tripudians), qui, de tous les ser-
pents venimeux, fait le plus de vic-
times. On peut espérer que le nom-
bre de ces' dernières diminuera pro-
gressivement, par l'emploi de plus
en plus répandu du sérum anti-
venimeux.
Le cobra, dont la taille atteint
i^iôo ou i°',70, est caractérisé ex-
térieurement par la possibilité de
dilater son cou au point de lui donner la forme d'un
large bouclier. Ce bouclier est concave en avant et
convexe en arrière, avec le dessin parfois très net
d'un binocle; cette dilatation du cou se produit en
cas d'effroi ou de colère ; en même temps, l'animal
redresse une partie de son corps dans une attitude
d'attaque ou de défense. Cet animal est très répandu
dans les lieux pierreux, encombrés de broussailles,
il aime les ruines où les abris sont nombreux et
siirs; il grimpe dans les arbustes, traverse les eaux
à la nage, si cela est nécessaire, et s'approche assez
fréquemment des huttes ; il arrive souvent qu'il y
pénètre, quand le propriétaire des lieux est absent.
Ce qui est bien certain, c'est que les cobras n'ont
pas été combattus comme ils auraient dû l'être
depuis des siècles. Les Hindous, naturellement
timides et superstitieux, se demandent s'il n'existe
pas quelque chose de surnaturel en ce serpent, dont
l'attitude de colère est si impressionnante et le geste
si fréquemment mortel. Portés à se rendre les dieux
favorables, ils sont assez disposés à ménager ce
reptile. Le prestige des psylles ou charmeurs de
serpents ne contribue pas peu à entretenir chez ces
pauvres gens une sorte de crainte respectueuse. En
effet, si certains psylles manient des cobras dont les
crochets ont été supprimés, il en est d'autres qui
montrent des animaux parfaitement armés, leur
font faire des mouvements en cadence au son d'une
«• 160. Juin 1920.
sorte de flûte, les excitent ou bien les prennent et les
caressent sans dommages.
Au temps de l'Egypte ancienne, un autre naja
(naja ha je) n'a pas été seulement l'objet d'une crainte
respectueuse, il a bénéficié d'un véritable culte ; son
image est maintes fois reproduite dans les sculptures
des temples, où certaines divinités ont une tête de
serpent : c'est le cas du dieu Neh-Ir ou Reh-Ir et de
la déesse Ramen, représentés l'un et l'autre au temple
Deux najns éîrypticns.
de Denderah. Dans le même lieu, d'autres dieux ne
pcrrtent la tête du naja qu'à titre d'ornement ou de
symbole. C'est à titre de symbole de la divinité qu'il
orne {urŒtis) le pschent des rois. Enfin, dans l'anti-
quité, les najas étaient embaumés après leur mort et
conservés comme le furent d'autres animaux sacrés.
Dans nos pays, nous n'avons guère à craindre que
deux petites espèces; ce sont deux solénoglyphes,
malheureusement fort bien armés : la vipère (vipera
aspis) et la péliade (pelias berus), très communes en
certaines régions de l'Europe et de la France; la
vipère l'est notamment en Bourgogne et en Seine-
et-Marne, où la forêt de Fontainebleau et tous les
bois rocheux qui en dépendent géologiquement cons-
tituent l'habitat préféré de ces reptiles. En igii, la
statistique publiée chaque année accusait 7.845 vi-
pères tuées en Seine-et-Marne et présentées pour le
payement des primes. En IQ12, le nombre des vipères
détruites s'élevait à 20.462 ; c'est là une augmenta-
tion considérable sur l'année précédente, mais cela
ne veut pas dire que le nombre de ces animaux s'était
élevé ; cela signifie qu'en certaines années la tempé-
rature qui leur plaît peut les faire sortir plus souvent
et plus longtemps de leur cachette et faciliter ainsi
leur capture. Sur ce chiffre de 20.462, 18.457 vi-
pères furent tuées dans l'arrondissement de Fontaine-
bleau par 900 destructeurs. Parmi ces derniers, il en
est qui font des chasses remarquables : l'un d'eux
Paysage de rochers et de bruyères constituant l'habitat typique de la vipère aspic.
(»• 760. Juin 1920.
avait détruit 2.213 vipères dans le cours de l'année,
un autre chasseur en avait tué 2.284. La prime est de
o fr. 35 par tête de vipère. Ces chiffres indiquent
combien ces reptiles sont répandus en nos pays et com-
bien ils seraient dangereux, s'ilsétaient moins craintifs
et s'ils ne se cachaient pas à l'approche de l'homme.
En se basant sur les travaux de divers savants et
sur ses propres travaux, le D^ Calmette a précisé la
dose minimum mortelle de venin qui devait être ino-
culée à divers animaux pour entraîner leur mort, et
cela pour les venins des principales espèces de ser-
pents venimeux. Il est arrivé à ce résultat en partant
de doses connues de venin desséché, puis dissous dans
des quantités égales d'eau distillée. Ces expériences
sont fort intéressantes, car les différentes espèces, de
mammifères, par exemple, sont, à poids é^al, de ré-
sistances très variables à l'action du venin. C'est ainsi
que 1 gramme de venin de cobra préparé permet de
tuer 150 kilogrammes de chien, 500 kil. de souris,
LAROUSSE MENSUEL
167
Un ch.issetir de viii*res.
i.ooo kil. de lapin, 1.500 kil. de rat, ou 5.000 kil.
de cobaye. Il faudrait employer une quantité six fois
plus forte du venin de notre vipère pour arriver aux
mêmes résultats. En effet, les quantités de venin né-
cessaires pour entraîner la mort varient avec les dif-
férentes espèces de serpents ; elles varient encore avec
les individus appartenant à la même espèce et avec
les conditions dans lesquelles se trouve un même in-
dividu : périodes de prospérité ou de jeûne, époque
qui précède ou suit la mue, etc. Le venin de cobra
est ainsi dix fois plus toxique après un jeûne ou après
une mue.
L'action des venins sur les voies digestives est loin
d'être nulle, comme on se le figure. Le venin des vi-
pères, notamment, peut amener l'inflammation des
muqueuses stomacales ou intestinales et y provoquer
même des hémorragies graves. S'il est recommandé
de sucer les morsures et si cette action n'est pas or-
dinairement suivie d'accidents, c'est que celui qui
rend ce service à une personne mordue rejette le ré-
sultat de sa succion; c'est encore que, par ce moyen,
il ne pourrait retirer de la plaie et avaler qu'une
quantité infime de venin.
Si presque tous les mammifères sont très sensibles
à l'action du venin, il en est quelques espèces parti-
culièrement résistantes, et l'on a cru longtemps à une
véritable immunité de leur part ; cette immunité
n'existe pas : le porc qui mange des vipères et ne
souffre pas de leurs morsures, le porc dressé à la
destruction des jeunes serpents venimeux dans le
bassin du Mississipi, ne doit sa grande résistance
qu'à l'épaisseur de son lard dans lequel le venin n'est
absorbé qu'avec une extrême lenteur.
D'autres animaux, la mangouste, le hérisson, pré-
sentent dans leur sang un peu d'antitoxine, qui leur
I)erinet de résister à des petites quantités de venin;
le hérisson, d'ailleurs, prend des précautions pour
éviter d'être mordu et y piir\'ient généralement, grâce
à son manteau formé d'innombrables piquants. Ces
deux animaux succomberaient s'ils recevaient des
doses un peu fortes de venin. Il y a quelques années,
G. Billard a signalé l'extraordinaire résistance du
lérot : ce rongeur aurait reçu sans dommages un<
injection de 9 milligrammes de venin de vipère, dose
qui suffit pour tuer 10 cobayes de 500 grammes.
Psyltes hindous ou charmeurs de serpents, exhibant et maniant des cubras-
Quant aux psylles hindous ou charmeurs de ser-
pents, les uns comptent sur leur adresse et leur grande
connaissance des serpents qu'ils manient, les autres se
font mordre périodiquement par de jeunes cobras et
se trouvent ainsi suffisamment vaccinés. Le D' Cal-
metteconnaît, en France, des chasseurs de vipères qui
emploient le même procédé pour éviter les dangers
de leur profession. De nombreuses expériences prati-
quées sur divers animaux ont démontré l'efficacité de
celte méthode. En opérant graduellement, Sewall
était arrivé à faire supporter à un pigeon une dose
de venin dix fois supérieure à la dose mortelle pour
un pigeon non préparé. Plus récemment, le D' Cal-
mette a pu inoculer vingt doses mortelles à un lapin
traité depuis trois mois et cent doses mortelles à un
lapin traité depuis sjx mois. Le sérum de ces animaux
possédait des propriétés antitoxiques, qui ont amené
ce savant à augmenter la production de ce sérum ;
dans ce but, il a opéré sur de grands animaux. En
traitant un cheval de manière à lui faire supporter
deux cents doses mortelles, on obtient une assez
grande quantité de sérum dont on peut éprouver
l'efficacité par une injection intraveineuse sur le
lapin, suivie, au bout de cinq minutes, d'une injection
intraveineuse mortelle de venin ; les effets de la der-
nière doivent être complètement neutralisés par la
première.
Depuis i8q6, l'Institut Pasteur de Lille prépare
ainsi, selon la méthode du D' Calmette, de grandes
quantitéjde ïérura antivenlmeux, et il en est expédié
dans tous le» pays. Aux Indes, il existe maintenant
des laboratoires dans lesquels se fait sur place la
préparation de ce sérum, qui rend d'immenses ser-
vices et sauve chaque année la vie à des milliers de
personnes mordues. Il existe, d'ailleurs, plusieurs sé-
rums antivenimeux : le sérum anticobraïque est pré-
paré avec du venin de cobra, le sérum anticrotalique
et le sérum antibothropique de l'Institut sérothéra-
pique de Sao-Paolo (Brésil) sont préparés, le premier
avec du venin de crotale et le second avec le venin
de plusieurs espèces de bothrops. Mais ces sérums ne
sont vraiment anticoagulants du sang et antidépres-
Ud cbarmeur de scrpenu (eobraaj à Cotomtw. (Phoi. P. A.)
Crotale ^ci-otalus durUsiu) uu serpent k soDoeUes.
seurs de la circulation artérielle que contre les venins
qui ont été employés dans leur préparation; leur
action est plus faible pour les autres ; de là l'impor-
tance, pour les Indes et pour le Brésil, par exemple,
d'être en possession de sérums appropriés.
Le sérum antivenimeux est couramment employé
en France contre les morsures de vipères ; il est dé-
livré par l'Institut Pasteur de Paris et conserve ses
propriétés indéfiniment ; il n'est altéré par la chaleur
qu'au-dessus de 60». On l'emploie en injt étions hy-
podermiques, et la dose est de 10 centimètres cubes.
Il faut intervenir le plus tôt possible après la mor-
sure, mais on pourra toujours empêcher la mort et
arrêter l'envenimation, si l'on injecte le sérum dans
un délai de quatre heures après la morsure. Ces in-
jections doivent être faites dans le tissu cellulaire
du flanc droit ou gauche ; le sérum injecté se résorbe
en quelques instants. Les injections aux animaux do-
mestiques doivent être faites sous la peau du dos,
entre les deux épaules. Si l'on a été mordu loin de
toute agglomération et si les phénomènes d'intoxica-
tion grave se sont déjà manifestés, s'il y a des me-
naces d'asphjTtie, il faut employer double quantité
de sérum et l'injecter directement dans la circulation,
de préférence dans une veine superficielle.
En résumé, la résistance d'un homme à l'action
des venins est facilement accrue avec une assez faible
i68
quantité de sérum. 0 On comprend doucditleDfCal-
mette, qu'un homme de 60 kilogrammes, mordu par
un serpent qui lula inoculé par exemple o gr., 020 de
venin, quantité moyenne qu'un cobra de forte taille
est susceptible d'moculer en une morsure, n'aura
besoin, pour échapper à la mort, que de recevoir la
quantité de sérum suffisante pour neutraliser la por-
tion de ce venin qui excède, ce qu'il pourrait sup-
porter sans mourir. On peut admettre qu'un homme
de 60 kilogrammes est mortellement intoxiqué par
ogr.,oi4de venin de cobra. On devra donc, dans le cas
ci-dessus, injecter assez de sérum pour neutraliser
ogr.,020 — o gr., 014, soit ogr., 006 de venin, c'est-
Trousse nécessaire h l'enipUii du sérum antivenimeux : 1. Am-
|ji)Ule contenant lo sérum; 2. Seringue en verre pour injection;
3. Canute métallique; 4. Tube protecteur de la canule.
à dire 12 centimètres cubes de sérum, si l'injection est
faite aussitôt après la morsure et à condition que
2 centimètres cubes du sérum employé neutralisent
bien o gr., 001 de venin ».
Les venins qui tuent collaboreront-ils un jour, par
un emploi judicieux, à l'amélioration de certains ma-
lades et à 1 eur guérison ? Entreront-ils dans la théra-
peutique? Cela
n'est pas impos-
sible. L'heu-
reuse action du
venin de crotale
sur l'épilepsie a
été révélée par
la suppression
des attaques
chez un épilep-
tique qui avait
été mordu par
un de ces ser-
pents. Des ex-
périences faites
par Spangler et
Fackenheim
décidèrent
A. Calmette
et A. Mézie
à les pour-
suivre en Fran-
ce sur un cer-
tain nombre de
femmes, et il en
est résulté que les injections bi-hebdomadaires ont
eu presque toujours une action utile, action dont
l'intensité a varié avec l'âge et l'état des malades. Les
crises ont toujours été soit arrêtées dans leur pro-
gression, soit accélérées dans leur diminution; les
principaux succès ont été suivis pour le nombre de
ces crises d'une diminution atteignant jusqu'à 61 à
64 p. 100 pour l'un des cas, et 73 à 77 p. 100 pour
un autre.
Mais les serpents munis d'un organe d'inoculation
(protéroglyphes et solénoglyphes) et considérés long-
temps comme les seuls venimeux ont de nombreux
concurrents. Des recherches du D'' C. Phisalix et de
Mm» Marie Phisalix, il résulte que tous les serpents
aglyphes et opisthoglyphes le sont également. Le
sang et la salive de tous les ophidiens sont plus ou
moins venimeux et, lorsque leur dentition est complète,
Disposition de l'appareil venimeux : 1. Chci
un serpent opisthoglyphe ; couleuvre de
Montpellier {cœtoiiettis insiynilus); 2. Choz
un serpent solénoglypbe : vipère aspic {vipera
nspit). —p. V.. glande venimeuse ; g. t., glande
labiale supérieure ; c, crochet.
LAROUSSE MENSUEL
la proie qu'ils ont saisie est criblée de petites plaies
par lesquelles pénètre la salive; ces espèces sont
donc aussi dangereuses pour leur proie que les
serpents à crochets venimeux.
Les expériences faites sur le cobaye, les oiseaux,
les petits rongeurs et même sur les lézards, à l'aide
de la sécrétion des glandes parotides de certaines
couleuvres, en ont démontré l'activité venimeuse. Ce-
pendant, les aglyphes n'ont pas tous des parotides :
sur 95 espèces explorées par M'"" Marie Phisalix,
72 seulement en étaient pourvues.
L'action toxique du sang des couleuvres est très
nette ; elle est analogue à celle du sang des serpents
venimeux. Un centimètre cube du sérum de la cou-
leuvre lisse (coronella Auslriaca) tue la grenouille en
I h. 10, le moineau en i h. 10 à i h. 15, le cobaye en
I h. 30; les symptômes sont la stupeur, la paralysie
respiratoire et musculaire. Ce sérum ne perd ses pro-
priétés toxiques qu'à la température de -4- ôo», main-
tenu au moins 15 minutes. M""" Marie Phisalix a
encore démontré les propriétés rabicides du sénira
de certains aglyphes : couleuvre à collier, couleuvre
vipérine, ainsi que de la vipère aspic et de la tortue
mauritanique ; leur immunité contre le virus rabique
est des plus nettes. D'autre part, il suffit d'un
contact de vingt -sept heures entre le virus rabique
et le sérum chauffé de l'un de ces reptiles pour que le
mélange devienne incapable de développer la rage
chez les animaux inoculés ; ces derniers jouis-
sent même d'une immunité temporaire.
P. -A. Boulenger avait déjà signalé
la précarité de plus en plus grande
des groupes établis dans l'ordre des
ophidiens, et M""" M. Phisalix conclut
ainsi : « L'étude de la fonction veni-
meuse est trop générale pour être en-
fermée dans des cadres. La disposition
des organes producteurs de venin,
l'évolution indépendante des appareils
inoculateurs, la physiologie des venins
et les phénomènes d'immunité naturelU
que présentent les animaux venimeux
ne peuvent être d'aucune utilité, d'au-
cun emploi rationnel dans la classifica-
tion des ophidiens, n
Mais tous les vertébrés inférieurs
sont plus ou moins venimeux. Le ve-
nin existe en petite quantité chez la plupart des
poissons; les recherches de W. Kopaczewski, notam-
ment, ont démontré la toxicité du sérum de la
murène {inumiia Helena), dont la dose de o cm' 5
est mortelle pour un cobaye, o cm' 4 pour un lapin,
I cm' 5 pour un chien de 5 kilogrammes.
Le venin existe plus généralement chez les batra-
ciens. C'est encore à M™" M. Phisalix que l'on doit les
expériences les plus intéressantes. Elle a distingué
chez ces animaux deux sortes de glandes, dont les
effets sont différents : elles produisent le venin mu-
queux et le venin granuleux.
Le venin muqueux est celui qiji est sécrété par les
glandes muqueuses, qui sont distribuées sur le corps
entier, principalement sur le ventre. Le venin granu-
leux est le venin fourni par les glandes granuleuses
situées seulement sur la face dorsale, et dont dépen-
- . iiii;UJillu Ici rcstré (^t^^J»l(ln'^•aï<^(lfu/osa).
dent les glandes parotoïdes placées derrière la tête.
Les glandes granuleuses sont notablement plus grosses
que les glandes muqueuses.
Le venin muqueux, ou ventral, est incolore et sa-
vonneux; il agit sur les centres nerveux. Son action
est paralysante ; elle frappe de stupeur l'animal qui a
subi une injection intraveineuse; la respiration s'ar-
rête brusquement et toujours avant les mouvements
du cœur. Le résultat du simple lavage d'une gre-
nouille verte (rana esculenta) suffit pour tuer deux
lapins adultes.
Le venin granuleux ou dorsal de la salamandre- ter-
restre {salamandra maculosa) est très actif sur le chat
ei le chien ; les principaux symptômes sont : hallucina-
tions, effroi, salivation, vomissements, convulsions.
Celui du crapaud commun {bufo vulgaris) est para-
lysant, avec ralentissement, respiratoire d'abord, car-
diaque ensuite. D'autres symptômes varient avec les
espèces en expérience.
N* leo. Juin 1B20.
L'odeur du venin des batraciens est très variable :
les venins de l'alyte, du pélobate, du pélodyte sentent
l'ail, celui du crapaud calamité sent la poudre ; l'odeur
de la vanille caractérise celui du crapaud commun et
de la salamandre terrestre ; le venin émet une odeur
de raifort chez le triton crête et de salol chez la sa-
lamandre du Japon.
Le venin des batraciens passe de leurs glandes dans
leur sang ; il existe même dans leurs œufs, mais il dis-
parait chez les têtards, et on ne le retrouve chez
l'adulte que lorsque les glandes sont formées. La pré-
sence du venin dans leur sang est suffisante pour
qu'une injection de leur sérum entraîne la mort de
divers animaux ; mais le venin n'existe pas dans les
muscles, et c'est ce qui permet de manger sans incon-
vénients les pattes de grenouilles.
Les batraciens montrent une assez grande résis-
tance à leur venin : c'est le cas de tous les animaux
venimeux, et cela est précisément-dû à la préseiirc
simultanée dans leur sang des deux sérrétions anta-
gonistes : venin muqueux et venin granuleux, qui se
neutralisent. Le venin des batraciens n'est donc dan-
gereux qu'en injection intraveineuse, et cela ne se
pratique qu'en laboratoire. Dans la nature, il n'y a
pas d'animaux plus inoffensifs; il n'y en a pas de
plus intéressants, de plus utiles à l'homme.
Parmi les sauriens, il est important de signaler
l'héloderme (heloderma suspectum). Cet animal est
très particulier et présente des caractères anatomi-
ll<;luUernn-
u,''lKt:lut)i).
ques qui lui sont propres; sa physionomie est très
différente de celle des autres espèces de l'ordre. Son
corps est recouvert de plaques en formede tubercules
coniques, notamment sur la tête ; les membres sont
robustes, les dents sont coniques et situées sur le bord
interne des mâchoires ; elles sont creusées chacune de
deux sillons longitudinaux, très marqués. C'est une
espèce dont la taille peut atteindre i mètre.
Mme M. Phisalix a fait sur le venin de l'héloderme
des recherches fort intéressantes. Sur la grenouille, ce
venin produit exactement les mêmes effets que celui
de la vipère; sur les mammifères, son action est car-
diaque et respiratoire. Cet animal mord fortement et
longtemps; son venin est peu dilué dans le mucus
buccal. Toutes les dents qui mordent agissent par
leurs deux sillons, chaque dent produit donc dans la
morsure une double inoculation ; et l'auteur de ces
travaux fait observer qu'une vingtaine de dents pou-
vant agir ainsi simultanément pour une seule mor-
sure : cela correspond à une quarantaine d'inocula-
tions. Une forte vipère aspic de 72 centimètres de
longueur est tuée 52 heures après avoir été mordue
à la queue par un héloderme. Un héloderme est tué
en 24 heures, après avoir été mordu à la joue par une
vipère aspic. Ces deux faits, qui se sont produits en
laboratoire, indiquent bien nettement la différence de
l'action physiologique de leurs venins.
La morsure, chez l'homme, peut être mortelle; cela
résulte évidemment de la quantité de venin inoculée
par la morsure. C'est ainsi que Shufeit n'éprouva que
des troubles passagers et que Treadwell cite le cas
d'un colonel qui mourut en quelques heures. M""" A.
l'hisalix fut mordue à l'index par ua héloderme de la
ménagerie du Muséum; une seule dent pénétra dans
l'index de la main droite. Il s'ensuivit une douleur
violente, remontantjusqu'àl'aisselle, et un gonflement
de couleur pourpre s'étendant jusqu'au poignet. Les
symptômes généraux se manifestèrent les premiers
au bout de cinq minutes, les autres au bout d'une
demi-heure; ils durèrent trois heures, puis diminuè-
rent sensiblement quelques jours après et disparurent.
Dans ce cas particulier, il faut attribuer cette heu-
reuse guérison à la faible quantité de venin inoculé.
A la suite de piqûres faites par des scorpions, le
D' Moulet a pu constater les symptômes suivants
chez les adultes : douleur vive ressentie au niveau de
la piqûre et s'irradiant vers la racine du membre
blessé, sueurs froides, vomissements, abaissement de
la température du corps. Ils disparaissent ordinaire-
ment au bout de vingt-quatre heures, sous l'influence
des injections de permanganate de potasse. Chez les
enfants, les effets sont beaucoup plus graves, surtout
dans les cas de dyspnée ou difficulté respiratoire qui
détermine l'asphyxie. — Aug. Robin.
Imp. Larousse (Augi, OiUoo, UoUier-L&roussc, Morema et Ci«.)
Paris, 17, rue Montparnasse. — Ls Gérant ; L. OaotLiT.
faucAer-Gudm del., d'après le dessin de Martin de Vos (xvi* s.).
N" 161.
Juillet 1920
Académie des sciences. — Election
d'Augustin Mesnager. Le i''' mars 1920, l'Académie
procède à l'élection d'un membre dans la section de
mécanique, en remplacement de Marcel Deprez,
décédé.
Le nombre des votants étant de 57, au premier
tour, les voix se répartissent ainsi : Augustin Mes-
nager, ingénieur en chef des ponts et chaussées, 41 ;
Henry Parenty, 9; Bertrand de Fontviolant, 4;
Emile Jouguet, 3. A. Mesnager, ayant obtenu la ma-
jorité des suffrages, est déclaré élu. (V. p. 186.)
— Election de Lion Lindet. — • Le 15 mars 1920,
l'Académie procède à l'élection d'un membre titulaire
dans la section d'économie rurale, en remplacement
de J.-J. Th. Schlœsing, décédé.
Le nombre des votants étant de 56 au premier
et de 57 aux suivants, les candidats en présence ob-
tinrent successivement : Gabriel Bertrand, 27, 28, 28 ;
Léon Lindet, 22, 28, 29; Gustave André, 6, i, o;
Maximilien Ringelmann, i.
Au troisième tour, Léon Lindet, professeur de
technologie agricole à l'Institut agronomique, est
déclaré élu. (V. p. 186.)
Afrique du Nord[Car<Aag«](HisToiREDEL'),
par Stéphane Gscll. — La mise en vigueur du traité
de paix lève l'hypothèque dont l'acte d'.Algésiras
grevait le Maroc. En nos mains aujourd'hui, comme
hier en celles de Rome, est réalisée l'unité de l'Afri-
que du Nord, vestibule plein de richesses de notre
immense empire noir. Il est intéressant de connaître
en détiil quelle fut, dans ces régions où nous avons
accompli, où nous devons accomplir encore tant de
grandes choses, l'œuvre de nos devanciers. Et il faut
féliciter S. Gsell d'avoir, malgré les difficultés d'un
sujet d'une ampleur immense et souvent d'une obscu-
rité déconcertante, entrepris cette synthèse à laquelle,
jusqu'à lui, nul n'eut le courage de s'essayer. C'est,
en effet, luie histoire complète de l'Afrique du Nord
dans l'antiquité, depuis l'apparition de l'homme jus-
qu'à la chute de l'empire romain, que S. Gsell nous
présente.
Après quelques chapitres consacrés à l'étude du
milieu (géographie, physique et humaine), S. Gsell
étudie le peuplement ; on lira avec le plus grand in-
térêt ses chapitres sur l'homme préhistorique afri-
cain,ceux, surtout, de ces chapitres où, s'appuyant sur
les dernières données de la science anthropologique
et confrontant selon la meilleure méthode les textes
historiques et les vestiges matériels du passé (crânes,
ossements, poteries, gravures rupestres), il essaye de
nous donner un aperçu (assez conjectural, certes, mais
ingénieux) de l'organisation sociale, des croyances reli-
gieuses, du développement artistique, de la rudimen-
taire civilisation, en un mot, de ces primitifs. Ilest par-
ticulièrement intéressant de constater l'influence mo-
rale et religieuse exercée par l'Egypte sur les peuples,
d'ailleurs parents, du lointain Occident. Deux mille
ans avant notre ère, les Africains adorent Amon-Râ
et, peut-être, d'autres divinités de la vallée du Nil.
S. Gsell aborde ensuite le problème du peuple-
ment. Problème compliqué et que la linguistique et
l'anthropologie ne permettent pas encore de résoudre
avec certitude. Toutefois, il est probable que « les
Berbères sont apparentés à une grande partie des ha-
bitants des îles méditerranéennes et de l'Europe mé-
ridionale » ; d'autre part, la conformation physique
des Berbères, « largeur des épaules, amincissement du
thorax, se retrouve chez les anciens Egyptiens ».
Ainsi, à une époque très reculée, une même race a
peuplé toutes les rives de la mer intérieure. Mais
S. Gsell se refuse, en l'état actuel de la science, à
dire quel en fut le berceau.
L'histoire de l'Afrique du Nord pré-romaine est
synthétisée pour tous dans un grand nom : Carthage.
Et c'est, en effet, Carthage qui, pendant de longs siè-
cles, fut, des Syrtes aux Colonnes d'Hercule, la ville-
reine. Dès le moment où elle apparaît, ses destinées
s'identifient avec celles de l'Afrique du Nord. C'est
donc l'histoire de Carthage qui, lorsque S. Gsell
nous a conduits à l'époque historique, est le principal
sujet du livre.
Sur la fondation même de la ville, S. Gsell, par une
critique très serrée de tous les documents (texte, ins-
criptions, ruines) dont nous disposons, fait justice de
bien des légendes. Fondée vers 812 ou 813 avant
notre ère, Carthage est une colonie tyrienne ; mais
il est inexact qu'elle ait été établie, comme la légende
l'affirme, contre le gré du gouvernement de Tyr. Peut-
être la plaintive amante d'Enée, l'amoureuse Didon,
fut-elle, en effet, l'héroïne fondatrice de la Ville-
Neuve (Kart-Hedat). Mais elle fut l'envoyée de son
frère Pygmalion, non une rebelle. « Pendant des siè-
cles, en effet (et à l'époque romaine encore), elle resta
unie à la métropole... ; elle lui manifesta son attache-
ment, même sa dépendance, par des hommages offi-
ciels. Tous les ans, une ambassade allait offrir un
sacrifice au temple de Melkart, à Tyr,... et elle appor-
tait une offrande. »
Ainsi, les Carthaginois restent bien, comme le mon-
tre le nom que leur donnait leur ennemie (Ptrnt,Pi4m),
des Phéniciens. Ils sont les représentants de la civi-
lisation orientale dans le bassin ouest de la Méditer-
ranée, et leur grande lutte avec Rome sera la lutte
de la culture sémitique contre la culture gréco-latine,
de l'Occident contre l'Orient.
Admirablement située au croisement de toutes les
routes méditerranéennes, Carthage a très vite étendu
sa domination sur la plus grande partie de l'Occident.
La voie lui était, d'ailleurs, toute tracée. Du golfe de
la Grande-Syrte à Tanger, les Phéniciens avaient,
avant même la fondation de Carthage, tendu toute
une chaîne de colonies. Ils avaient dépassé les Colon-
nes d'Hercule et semé des villes sur la côte occiden-
tale du Maroc. La Sicile, la Sardaigne, l'Espagne
avaient reçu la visite des hardis enfants de Melkart.
Carthage, mieux située que la métropole lointaine
pour protéger et dominer ces colonies, est bientôt
devenue la capitale des Phéniciens d'Occident. Une
raison majeme les obligea, quel que fût l'esprit d'in-
dépendance qui les animait, à se serrer autour d'elle.
A partir du vin» siècle, les Phéniciens, jadis maîtres
absolus de la mer occidentale, eurent des rivaux
puissants : Grecs de Sicjle et d'Italie, Etrusques,
Marseillais, qui leur disputèrent le conmierce et la
suprématie politique. Par eux, les Phéniciens avaient
LAROUSSE MENSUEL. — V.
170
été dépossédés d'une partie de leurs anciennes colo-
nies. Carthage put mener les Orientaux à la recon-
quête. Solidement établie en Afrique (sur les côtes où
tous les Phéniciens, de plus ou moins bon gré, recon-
naissaient sa loi , à l'intérieur, où, à partir du v° siècle,
au moii.s, elle s'est taillé un empire correspondant à
la provmce romaine d'Afrique), elle fait contre tous
ses ennemis le plus vigoureux effort. Et, de 813 à la
bataille de Zama, ses possessions ne cessent de s'éten-
dre. La Sicile, où, peu à peu, les Phéniciens ont été
dépossédés par les grands Etats grecs de Syracuse et
d'Agrigente, est le théâtre de luttes acharnées. Alar-
més par la formation de grandes dominations hellé-
niques en Sicile, les Carthaginois, alliés des Perses,
qui, au même moment, attaquent la Grèce, jettent,
eux aussi, une
armée formi-
dable sur les
Hellènes d'Oc-
1 cident. Elle est
' écrasée à Hi-
mère, le même
jour, disent cer-
tains historiens
grecs, où Xer-
xès s'enfuit de
Salamine devant Thémistocle victorieux. La victoire
d'Himère fut loin, cependant, d'être, comme cellede
Salamine, décisive. Les Carthaginois conservèrent
leurs possessions siciliennes. Aux vi' et vu' siècles,
la Sardaigne est complètement soumise, non seule-
ment sur les côtes, mais dans les plaines intérieures,
où Carthage établit ses colons. Sur les traces de Tyr
et de Sidon, enfin, Carthage s'établit en Espagne,
dans ce riche pays de Tartessos, où certains ont vu
l'Ophir de Salomon. Malgré la rivalité des Marseillais
et les défaites que ceux-ci leur infligent, les Carthagi-
nois restent les maîtres de la côte orientale de la
péninsule. C'est seulement avec Hamilcar et Han-
nibal qu'ils s'empareront de l'intérieur.
Ainsi, Carthage, si elle n'a pas toujours été victo-
rieuse, a, néanmoins, joué un très grand rôle histori-
Monnaie do Carthage. (Louvre.)
Bijoux carthagiDOiB.
que, accompli une très grande œuvre; elle a empêché
la culture phénicienne de succomber devant la cul-
ture grecque, empêché les Hellènes de devenir les
maîtres de l'Occident. Cette œuvre a été, dit fort
bien S. Gsell, plu= nuisible qu'utile. Nulle compa-
raison à établir entre la civilisation de Carthage,
toute matérielle, et la civilisation grecque, bien plus
spirituelle et, d'ailleurs, douée d'une
plus grande force d'expansion. Le
triomphe momentané de Carthage
fut donc un malheurpour l'humanité.
Le jugement est trop sévère, peut-
être, car la Phénicie et Carthage ont
rendu à l'humanité, faute d'autres
services, celui de lui tracer les voies
pour l'exploration méthodique de la
planète et, comme le montre juste-
ment S. Gsell, les marins de Car-
thage, mus par l'ambition commer-
ciale, sans doute, mais aussi par
l'esprit d'aventure, première lueur de 1 esprit de re-
cherche scientifique, ont conduit leurs navires sur
des routes que, jusqu'au xiv= siècle, le monde gréco-
latin oubliera.
Tandis qu'Himilcon explore l'Atlantique (peut-
être jusqu'à la mer des Sargasses, s'il est vrai que son
vaisseau s'embarrasse dans des herbes flottantes) et
Masque cartha-
ginuis. (Louvre ]
LAROUSSE MENSUEL
atteint la Bretagne française et les îles de l'étain
(Salingree), Hannon, lui, après avoir également
franchi les Colonnes d'Hercule, se dirige droit au
sud. Nous avons con-
servé une traduction
grecque de son journal
de bord, et Gsell fait
l'analyse la plus dé-
taillée de ce Périple
de Hannon. Il présente,
d'ailleurs, bien des obs-
curités, et ses indica-
tions semblent souvent
en contradiction avec
celles que nous donne
aujourd'hui la topogra-
phie des côtes où il se
déroula. N'importe !
rien de plus passion-
nant que cette explo-
ration en un pays to-
talement inconnu, où
les marins de Hannon,
comme, plus tard, ceux
de Barthélémy Diazde
Vasco, voyaient à cha-
que étape surgir de-
vant leurs yeux mille
phénomènes terribles,
mille êtres d'aspect ex-
traordinaire. Rivières
immenses, pleines de
crocodiles et d'hippo-
potames, forêts pro-
fondes, parcourues par
des ruisseaux de flam-
mes, îles mystérieuses d'où la nuit s'élève un va-
carme musical, montagnes embrasées qui touchent la
voûte du ciel, hommes-singes, rien ne manque à
l'imprévu du voyage. Il fut très long et mena, sans
doute, les navires de Hannon jusqu'au golfe de Gui-
née. Naturellement, Carthage ne fonda aucune colo-
nie dans ces lointains parages. Mais elle
régna sur la côte du Maroc occidental,
et les comptoirs qu'elle y établit drai-
nèrent le commerce du continent noir.
Que l'on eût suivi Hannon dans cette
voie, et c'était deux mille ans plus tôt
la route de l'Inde découverte.
L'organisation intérieure de Carthage
est fort mal connue. S. Gsell essaye,
cependant, — avec une prudence que la
concision et l'obscurité des textes lui
imposent, — d'en tracer un tableau.
Tableau peu vivant, à vrai dire, — car
le pittoresque qu'on croirait à bon droit
devoir foisonner dans cet ouvrage est
chassé par S. Gsell, sans doute, comme
antiscientifique, — mais qu'il faut sup-
poser exact et qui représente sur ce
sujet le dernier état de la science. Il
permet de se rendre compte — et ceci
est au point de vue sociologique fort
intéressant — que Carthage a subi la
même évolution que la plupart des
cités- Etats méditerranéennes. Comme
en Grèce, comme à Rome, comme dans
les cités gauloises, d'abord des rois
héréditaires. Puis un régime aristocra-
tique et, vers la fin de l'époque histo-
rique, tendance à l'établissement de la
tyrannie, pouvoir absolu exercé par un
homme pour les masses populaires.
Vers le iV siècle, où un texte d'Aris-
tote fixe nos idées, Carthage est une
république extérieurement semblable à
la république romaine. Deux sulïètes,
les successeurs des rois, magistratsélectifs et aimuels,
analogues aux Conseils. Un Sénat, dominé, il est
vrai, par un a comité permanent chargé de préparer
ses délibérations », le Conseil, enfin, une assemblée
du peuple, à laquelle sont soumises en théorie la
paix et la guerre et toutes les lois importantes, mais
qui, en réalité, ne fait la plupart du temps que sanc-
tionner les décisions des sénateurs. A part l'institu-
tion du Conseil, c'est bien, extérieurement, l'image
de Rome. Mais une autre comparaison s'impose,
qu'on est étonné de ne pas voir faire à S. Gsell :
Venise où, comme à Carthage, l'aristocratie mar-
chande (et non terrienne comme à Rome) dirige
pour ses seuls intérêts la cité, où les magistrats, les
généraux, sont, de la part de cette aristocratie, soumis
à une perpétuelle surveillance, où le régime de déla-
tion sévit.
A Caiihage, comme à Rome, à Venise, le peuple,
en dépit de la forme républicaine de la Constitution,
compte fort peu, et nul n'a souci d'abord de ses aspi-
rations, de ses intérêts.
L'égolsme de l'aristocratie, le despotisme de ses
représentants, qui ont amené à Rome les guerres
civiles et l'empire, dans les cités gauloises, les trou-
bles qui précédèrent l'arrivée des armées de César,
ont eu à Carthage les mêmes conséquences : la for-
mation, sous la bannière de généraux aimés de la.
N' 161. Juillet 1920.
foule, d'un parti avancé, dont le chef a aspiré au]
pouvoir personnel. L'histoire de Carthage enregistre!
de nombreuses tentatives pour établir la monarchie.
Position (le l'ancienne Carthage.
La famille des Magonides, d'abord, puis celle des
Hannons, tirant leur origine l'une et l'autre d'illus-
tres capitaines de mer, semblèrent parvenir à plu-
sieurs reprises à hausser leurs représentants au pou-
voir suprême. Ilsnepurentconserver ce premier rang,
que leurs victoires et les services rendus à Carthage
leur avaient acquis. Toujours, l'aristocratie brisa im-
pitoyablement leurs tentatives et, suivant le conseil
tarquinien, abattit, dans le champ de la cité, les têtes
trop hautes. Comme toutes les aristocraties, elle fut
hantée par la crainte du coup d'Etat et, pour plus de
sûreté, en réprima jusqu'aux
apparences. Ne fit-elle pas
exécuter un des Hannons (dit
un historien grec), parce qu'il
avait su apprivoiser un lion
et qu'elle jugea dangereu x pour
la cité un homme possédant
un tel pouvoir magique ? La
croix ou l'exil lointain, telle
est la récompense d'un grand
nombre de bons serviteurs de
Carthage, seulement coupables
d'avoir acquis la confiance de
leurs soldats. Parmi ces chefs,
qui, un instant, furent dans la
république punique des Bona-
parte, quelques bien intéres-
santes figures percent un ins-
tant la brume dont, pour nous. Stèle punique. (Bibl. nat.)
s'enveloppent encore toutes les
choses africaines. Tel ce Giscon, qui, vainqueur, fit
grâce à ses ennemis, voulant, dit-il, rendre le bien
pour le mal ! Un tel personnage suffirait à lui seul
à honorer un pays, une époque..., quatre cents ans
avant le Christ.
Malgré toutes ses précautions, toutes ses méfiances,
l'aristocratie carthaginoise dut finalement abdiquer
entre les mains d'une grande famille, celle des Bar-
cides. A partir du m» siècle, en effet, deux grands
partis sont en présence : les Hannons, représentants
des marchands, aristocrates et pacifiques, les Barcas,
impérialistes et démocrates et dont le peuple, hon-
teusement foulé par les grands, a voulu faire, a
réussi à faire des» tyrans». Avec Hamilcar, Haunibal
et grâce au prestige de leurs victoires sur Rome et
de leurs conquêtes lointaines (ils annexent la plus
grande partie de l'Espagne), les Barcas l'emportent.
C'est leurpolitiquequi triomphe pendant la deuj-ième
guerre punique. Et Cannes la justifie. Malgré sa
défaite à Zama, Hannibal reste le maitrede Carthage.
La politique qu'il suit pendant plusieurs années est
vraiment curieuse et assez moderne d'aspect. Comme
les Marins ou les Gracques à Rome, il abat l'aristo-
cratie en diminuant ses prérogatives judiciaires. Il
fait prendre les principales décisions par l'assemblée
du peuple. Enfin, « comme les concussions et les com-
plaisances des nobles frustraient l'Etat de ses revenus,
l'argent manquait même pour payer les termes de
l'indemnité de guerre exigée par les Romains ; les
particuliers étaient menacés de lourdes contributions.
Hannibal se rendait compte du produit des impôts
sur terre et sur mer, des dépenses auxquelles ces
recettes étaient affectées, des véritables charges de la
république, de ce qu'elle perdait parsuite des malver-
sations et des rapines. Puis il déclara à l'assemblée
du peuple que l'Etat, s'il réclamait toutes les sommes
détournées, serait assez riche pour remplir ses obli-
N' 161. Juillet 1920.
LAROUSSE MENSUEL
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gâtions envers Rome, sans qu'on eût besoin d'imposer
les citoyens. Il tint sa promesse... » et p^a bientôt
de l'exil la témérité de son attaque contre les four-
nisseurs de guerre. Ainsi, à Carthage comme à Rome,
un parti démocratique s'était formé, dont les concep-
tions n'ont pas manqué d'ampleur, ni de hardiesse.
Les instruments de la puissance cartiiaginoise
furent l'armée et la fîotte. S. Gsell les étudie avec
soin. L'armée, recrutée d'abord parmi les citoyens
puniques, fut bientôt formée presque exclusivement
par les sujets, les alliés et les mercenaires de Car-
thage; cosmopolite avec sa bigarrure de races (dont
les descriptions de Salammbô donnent si bien l'idée),
elle conserve toujours sa division en nations. Mais
des chefs carthaginois y tinrent tous les emplois
importants, et elle eut quelque homogénéité sous
Hannibal. IJ'abord, surtout formée de fantassins, elle
s'adjoignit, au iv^ sicle, une excellente cavalerie, à
laquelle le vainqueur de Cannes donna un rôle pré-
pondérant. L'emploi des éléphants, emprunté à
l'Inde, est le trait original qui distingue l'armée pu-
nique. Ces éléphants, comme avant eux les chars de
guerre, jouèrent le rôle de tanks, brisant les rangs
ennemis et facilitant l'attaque des fantassins.
La marine fut longtemps la première de l'Occident ;
les flottes carthaginoises atteignirent 200 à 300 vais-
seaux (beaucoup moins, donc, que les escadres d'A-
thènes, à l'époque des guerres médiques). Ces vais-
seaux, équipés, sans doute, par des contributions
imposées aux particuliers, furent de deux sortes :
petits navires à cinquante rameurs; grosses unités à
trois, quatre, cinq et jusqu'à neuf rangs de rames.
Pouvant manœuvrer également à la voile, les vais-
seaux puniques furent doués d'une mobilité extrême
et qui surprit souvent ses adversaires. Leur tactique
consista à enfoncer les navires adverses d'un coup
d'éperon ou à briser leurs rames et, les laissant sur
place désemparés, à s'enfuir rapidement, pour éviter
le corps à corps. Quand les Romains imposèrent aux
marins de Carthage l'abordage et le corps à corps, la
supériorité navale de la république africaine prit fin.
La dernière partie de l'ouvrage de S. Gsell est
consacrée à l'histoire militaire de Carthage. Ne
cherchons dans ce gros volume, non plus que dans
les précédents, d'évocations pittoresques, ni de des-
criptions vivantes des grandes batailles. S. Gsell
est bien décidé à ne rien sacrifier de la rigueur de sa
méthode critique, et celle-ci, au contraire, Moloch
dévorateur comme le dieu de Carthage, exige le
sacrifice de tout ce qui fait le charme de l'histoire.
Du moins, est-ce le récit le plus complet, le plus
précis que nous possédions des guerrei. soutenues
par Carthage. Elles Sunt, d'ailleurs, connues, et l'ou-
vrage de S. Gsell ne fera que rectifier nos opinions
sur quelques points de détail. ^
Au IV" siècle, Carthage, miraculeusement sauvée
par la mort d'A.exandre, fait, avec le tyran de Syra-
cuse, Agathocle, une répétition générale des guerres
puniques. Figure curieuse que celle de cet aventu-
rier, parvenu au pouvoir suprême, conquérant d'une
partie de la Sicile et qui, devançant Rcgulus et fcci-
pion, porte la guerre en A'rique, pour lii,érer le ter-
ritoire national. Agathocle est l'homme qui, pour
forcer ses troupes à combattre, a, le premier, « brûlé
SCS vaijseaux • et enrichi le vocabulaire humain
d'un symbole de hardiesse. Il est celui dont le coup
d'oeil a, deux mille ans avant nous, découvert l'im-
portance de Bizerte. Le succès n'a pas couronné ses
eOorti, mais son nom doit vivre comme celui d'un
grand capitaine.
Pour les guerres puniques, et la seconde en parti-
culier, S. Gsell fait justice de quelques erreurs qui
nous furent enseignées comme vérités et déparent
les manuels.
Hannibal fut dans son droit en attaquant Sagonte,
qu'un traité conclu en 241 laissait aux Carthaginois.
On aurait donc tort d'incriminer la • foi punique «
et de faire des Carthaginois les Allemands de l'anti-
quité. Hannibal ne songea jamais à détruire Rome;
il voulut seulement la réduire à l'Italie centrale,
l'empêcher de viser, comme Carthage, à la maîtrise
des mers. Combien il apparaît plus grand dans cette
sage politique ! Il n'est plus, alors, le conquérant asia-
tique, dont le but secret est d'anéantir, mais l'homme
d'Etat capable de concevoir entre les nations rivales
un juste équilibre.
Enfin, on représente couramment Hannibal
comme ayant entrepris, de sa seule initiative, son
expédition ; comme détesté et quasi proscrit par son
ingrate patrie, qui n'aurait fait pour le soutenir aucun
efiort. La réalité est tout autre.
Pendant vingt ans et plus, le parti barcide a do-
miné dans les conseils de la cité, et Carthage a sou-
tenu de toutes ses forces celui qui fut vraiment pour
elle le héros national. Mais Hannibal a bien pu,
grâce à son génie, conduire des armées par-dessus
les plus hautes montagnes, gagner de grandes ba-
tailles, conquérir la moitié de l'Italie ; tous ses
talents militaires, toute son énergie ont été impuis-
sants à changer ce grand fait historique : Carthage
était un empire, Rome une nation. Chez celle-ci, la
défaite a cimenté une unité nationale que, chez celle-
là, la victoire même n'a pu créer. Et telle est la
cause essentielle de la défaite de Carthage. Il faut y
ajouter celle-ci : à la veille des guerres puniques, un
ambassadeur carthaginois disait aux Romains que,
sans la permission de sa patrie, ils ne pourraient
même pas se laver les mains dans la mer. Au cours
des guerres puniques, Carthage a perdu sa supréma-
tie navale, qui est passée à Rome.
Dans les trois volumineux ouvrages de S. Gsell on
trouve le résumé de toutes les connaissances histo-
riques que l'on puisse, à l'heure présente, posséder
sur Carthage et son empire, la substance de tous les
travaux intéressants qui aient paru sur ce sujet pas-
sionnant. Le livre est nourri, consciencieux, d'une
scrupuleuse méthode. Il représente un effort de travail
qui commande le respect .Nous attendons, maintenant,
de S. Gsell un volume où la civilisation carthaginoise
apparaisse daasson barbare éclat. — Léon abensoue.
A. l'ombre des jeunes flllesenfleurs,
par Marcel Proust. (Paris, prix Goncourt, igig.) — Le
prix Goncourt , généralement décerné à un auteur jeune
et nouveau venu dans la carrière des lettres, a été
attribué, en igig,à un écrivain qui approche, paraît-
il, de la cinquantaine et dont le premier volume
remonte à 1896. Il est vrai que Marcel Proust, par
la rareté de sa production littéraire et par son élui-
gnement de la réclame tapageuse, a conservé
des allures de débutant. Certes, on le connaissait
comme un des meilleurs traducteurs de Ruskin,
dont il a donné en français la Bible d'Amiens (1904) et
Sésame et les Lys (1906). Mais peu nombreux étaient
ceux qui, lorsque parut, en 1913, Du côté de chez
Swann, se rappelaient les Plaisirs et les Jours, publiés
dix-sept ans auparavant ; et si, Du côté de chez
Swann avait attiré l'attention des lettrés, la guerre,
survenue un an plus tard, empêcha que la notoriété
de Proust atteignît le grand public. De beaucoup,
donc, l'auteur de A l'ombre des jeunes filles en fieuis
était jusqu'ici à peu près ignoré. Ces considérations
ne sont pas inutiles, puisqu'il s'est trouvé des gens
pour s'étonner de la décision des Dix; et elles suffi-
raient au besoin à légitimer celle-ci, si le volume
couronné ne justifiait déjà, par son mérite propre,
un choix dont on peut dire qu'il a été particuliè-
rement heureux.
Non que le livre n'appelle aucune réserve. A
Vombre des jeunes filles en fleurs est un titre dé-
licat, d'une grâce légère et fleurie, et l'on est tout
d'abord déconcerté par l'aspect massif du volume.
dont les quatre cents et quelques pages alignent
leurs caractères menus et serrés, où les alinéas n'ap-
portent qu'à de lointains intervalles un peu d'air et
de lumière. Il faut, disons-le, un certain courage
pour aborder une telle lecture ; seuls osent l'entre-
prendre sans appréhension ceux qui ont affronté
les cinq cent vingt pages de Du côté de chez Swann.
Les correcteurs, tout les premiers, se sont découragés,
à en juger par les fautes assez nombreuses qu'ils ont
laissé échapper et qui rendent plus malaisée une lec-
ture déjà laborieuse par elle-même. Car Proust, qui
semble bien n'avoir, en écrivant, d'autre guide que
sa fantaisie, suit chacune de ses idées dans son déve-
loppement total depuis son origine jusqu'à son entier
épanouissement, l'enrichissant au passage de toutes
les images que lui suggère son caprice de poète, y
incorporant aus5;i, par un jeu compliqué d'incidentes,
toutes les réflexions qui se présentent à son esprit,
de sorte que la phrase s'allonge, s'étire, revient sur
elle-même, s'échappe à nouveau, se heurte à des
tirets, contourne des parenthèses et finit par prendre
des proportions démesurées, avec un constant dédain
de la fatigue qu'impose au lecteur une telle gym-
nastique.
Cette manière d'écrire, si elle a l'évident avantage
d'associer, pour ainsi dire, le lecteur à la formation
progressive de la pensée et d'en noter les moindres
nuances, ne laisse pas d'être traînante, et l'on souhai-
terait souvent une allure plus légère, plus rapide,
plus décidée surtout. Car, à y bien regarder, ce n'est
pjint là de la lourdeur proprement dite. Rien qui
rappelle, par exemple, les constructions massives,
mais rigoureusement équilibrées, d'un Brunetière,
les accumulations nerveuses d'un Paul Adam, le
martèlement obstiné d'un Péguy; chez tous ces
écrivains, la lourdeur du style n'est que la résul-
tante d'une volonté fermement tendue vers l'expres-
sion totale de la pensée. Or la volonté est justement
ce qui paraît manquer le plus à Proust et, en défini-
nitlve, la vraie caractéristique de son style est l'in-
dolence.
Cette indolence ne se trahit-elle pas, d'ailleurs,
constamment dans l'œuvre de Proust ? Son livre n'a
d'un roman que le titre; en vain y chercherait-on
une composition rigoureuse ou, même, une action
suivie : c'est plutôt un recueil — mieux vaudrait dire
un agrégat — de portraits, de réflexions, d'analyses,
de notations rapides ou de longs bavardages, à
propos de tout et parfois même à propos de
rien. Qu'une part de cette manière soit due à une
longue fréquentation de Ruskin, c'est possible et
même probable ; mais tout ne saurait, cependant,
s'expliquer par une simple question d'influence.
L'auteur y poursuit le récit, commencé dans Du côté
de chez Swann, de ses souvenirs et impressions de
jeunesse; mais, comme dans le précédent volume,
aucun événement rare, ni même curieux, ne traverse
l'existence de cet adolescent maladif et timide, qui
rapporte les p'opos tenus à la table familiale ou dans
les salons qu'il fréquente, analyse ses sensations en
face des spectacles de la nature ou de l'art, conte
ses premières aspirations amoureuses, ses pr:m ères
déceptions. Tout cela se développe simultanément,
se mêle, s'enchevêtre, se confond. Au pius, peut-on
distinguer dans ce livre deux parties bien tranchées :
dans la première, Proust raconte sa passion pour la
petite Gilberte, avec qui il jouait aux Champs-
Elysées ; il est dédaigné, il en souffre, il oublie. La
seconde partie nous tronspo.te sur une plage nor-
mande, à Balbec ; la vie y est celle de toutes les
stations balnéaires, avec ses rencontres, ses coudoie-
ments de gens sympathiques ou ridicules, son dé-
sœuvrement. C'est seulement après la trois-centième
page qu'apparaissent, enfin, les c jeunes filles en
fleurs », sous les traits de cini à six fillettes, dont
la grâce agile et souple émeut le jeune adolescent. Il
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se lie avec elles, et son désir va de l'une à l'autre,
incapable de se fixer; est-ce Albertiiie qu'il préfère,
ou Giselle, ou Rosemonde, ou Andrée ? La velléité
d'aimer qu'il porte en lui hésite entre toutes, « tant
chacune était naturellement le substitut de l'autre ».
La saison de Balbec s'achève — • et le livre avec
elle — sans que notre héros soit sorti de son indé-
cision.
On voit combien est ténue la trame qu i supporte
ces longs développements. L'auteur cherche-t-il, du
moins, à lui donner quelque consistance ? Point du
tout ; les indications de temps sont très vagues. Les
événements racontés sont-ils concentrés en quelques
mois, ou se répartissent-ils sur plusieurs années? Rien
ne permet de le dire. Même embarras si l'on cherche
à déterminer l'âge exact du héros; il semble, par
endroits, encore tout près de l'enfance, puisque nous
le voyons conduit aux Champs-Elysées par sa bonne,
Françoise; mais, quelques pages plus loin, celui que
nous croyions un enfant engage avec un écrivain
illustre, au cours d'un dîner mondain, une discussion
sur l'art dramatique et paraît, d'ailleurs, jouir d'une
indépendance qu'on n'accorde guère aux jeunes gens
avant la dix-huitième année. Il en va de même dans
tout le cours du livre, et cette imprécision n'est pas
sans causer quelque gêne au lecteur, lequel ne distin-
gue jamais nettement en face de qui il se trouve. Cela
tient, au fond, à ce que Proust n'a pas pris la peine,
comme l'ont fait, par exemple, Daudet dans le Petit
Chose, Loti dans Prime jeunesse ou France dans le
Petit Pierre, de restituer à ses souvenirs d'enfance
leur couleur juvénile et naïve; il nous donne bien
ses impressions d'enfant, mais transformées par sa
mentalité actuelle et telles qu'il les revoit à travers
son expérience d'homme mûr. C'est encore de l'in-
dolence.
Qu'on n'aille pas croire, cependant, que le livre
de Proust soit ou vide, ou ennuyeux. Malgré ses
défauts et, peut-être même, à cause de certains
d'entre eux, il est d'une qualité rare et d'une lecture
extrêmement attachante. Même l'effort qu'exige ce
style chaotique finit par être compté pour peu, au
prix du plaisir que procure le commerce prolongé
d'un esprit si subtil et si original. Un des charmes,
en effet, de cet ouvrage est que l'auteur s'y révèle
tout entier dans un complet abandon, a Je n'ai pas
plus fait mon livre que monlivre nem'a fait », disait
Montaigne. Ce mot serait aussi juste, appliqué à
Proust. Certes, on sent bienparfoisquelque réticence
et que l'auteur n'a pas toujours dit tout ce qu'il au-
rait eu à dire; mais, dans l'ensemble, la relation est
fidèle, et rien n'y marque une attitude étudiée ou
d'emprunt : l'écrivain s'abandonne nonchalamment
au fil de ses souvenirs. A l'ombre des jeunes filles en
fleurs n'est pas un roman, soit ; mais quelle délicieuse
flânerie à travers un monde sans cesse renouvelé
d'idées, de sentiments, de sensations! L'art de Proust
— car il y a un art, impalpable, sans doute, mais
réel, derrière ce laisser-aller — est de donner de l'in-
térêt aux choses les plus banales, aux êtres les plus
communs : une domestique fruste, comme Françoise,
prend autant de relief que l'aristocratique madame
de Villeparisis; la vulgarité prétentieuse d'un gérant
d'hôtel n'est pas moins bien notée que la distinction
hautaine d'un grand seigneur. Ainsi, à tout moment,
Proust nous ouvre des perspectives imprévues sur
des choses que nous aurions, sans lui, trouvées insi-
gnifiantes ou vaines.
Ceci suppose de sa part une rare acuité d'obser-
vation et, de fait, Proust est, sous ce rapport, ad-
mirablement doué. Rien ne lui échappe : particula-
rités physiques, singularités dans les propos, tout est
saisi et croqué par lui au vif. Il va volontiers jus-
qu'à la caricature, mais c'est uniquement par l'exac-
titude minutieuse et le « poussé d du dessin, non
par un grossissement ou une déformation des traits
qu'il obtient ses effets comiques. L'ironie est son
procédé le plus familier. Il s'applique à reproduire
les propos des gens, à en pasticher le langage, — ce
à quoi il réussit merveilleusement, — et cela suffit
pour faire ressortir tout le comique du personnage.
Peut-on mieux saisir la suffisance solennelle et vide
du vieux diplomate qu'est M. de Norpois qu'en
écoutant son commentaire du toast porté à l'Elysée
par le roi Théodose ?
C'est pareillement par leurs discours que Proust
dépeint les amies réunies au jour de M'"" Swann;
l'écrivain Bergotte, d'une vérité si frappante qu'on
est tenté de mettre un nom connu sur cette figure,
la famille Bloch, depuis le vieil oncle, dont « le vi-
sage semblait rapporté du palais de Darius et re-
constitué par M°" Dieulafoy », jusqu'au jeune agrégé
qui emprunte volontiers aux traditions homériques
les parures de son langage.
Les scènes et tableaux d'ensemble ne sont pas
moins pittoresques. Voyez, sur la digue, ces prome-
neurs qui, 0 faisant semblant de ne pas voir pour
faire croire qu'ils ne se souciaient pas d'elles, mais
regardant à la dérobée pour ne pas risquer de les
heurter, les personnes qui marchaient à leurs côtés
ou venaient en sens inverse, butaient au contraire
contre elles, s'accrochaient à elles, parce qu'ils
avaient été réciproquement de leur part l'objet de la
même attention secrète, cachée sous 'e même dédain
LAROUSSE MENSUEL
apparent » ; ou encore cette salle de restaurant, dont
les tables rondes apparaissent à Proust comme autant
de planètes, o telles qu'elles sont figurées dans les
tableaux allégoriques d'autrefois » :
Une force d'attraction irrésistible s'exerçait entre ces as-
tres divers et, à chaque table, les dîneurs n'avaient d'yeux
que pour les tables où ils n'étaient pas, exception faite pour
quelque riche amphitryon, lequel, ayant réussi à amener un
écrivain célèbre, s'évertuait à tirer de lui, grâce aux vertus
de la table tournante, des propos insignifiants dont les dames
s'émerveillaient. L'harmonie de ces tables astrales n'empê-
chait pas l'incessante révolution des servants innombrables,
lesquels, parce qu'au lieu d'être assis, comme les dîneurs,
étaient debout, évoluaient dans une zone supérieure, l.eiu'
course perpétuelle entre les tables rondes finissait par dé-
gager la loi de sa circulation vertigineuse et réglée. Assises
derrière un massif de fleurs, deux horribles caissières, oc-
cupées à des calculs sans fin, semblaient deux magiciennes
occupées à prévoir par des calculs astrologiques les boule-
versements qui pouvaient parfois se produire dans cette
voûte céleste conçue selon la science du moyen âge.
Mais, ici, nous touchons à un caractère nouveau du
talent de Proust : ses peintures ne valent pas seule-
ment par la promptitude du coup d'oeil et la sûreté
de la vision, mais aussi par tout ce qu'il y ajoute de
personnel. En ayant l'air de raconter les autres, il se
raconte lui-même. Tout ce qu'il voit est pour lui pré-
texte à réflexions et à analyses. Volontiers, selon ses
propres termes, il o pratique dansleschosesunsection-
nement qui le débarrasse de leurapparence coutumière
et lui permet d'apercevoir des analogies ». 11 est
servi en cela par une imagination tiès riche et par
une sensibilité des plus délicates. Soit qu'il détaille ses
impressions d'enfant à l'occasion d'une représentation
dramatique, soit qu'il analyse les déceptions de son
amour méconnu, soit qu'il recherche les causes du
plaisir que procure l'audition d'une œuvre musicale
ou la contemplation d'un tableau, soit même qu'il
décrive les jeux capricieux du soleil sur la mer, c'est
toujours la même puissance d'investigation, le même
souci des nuances, non exempt, parfois, de quelque
subtilité. Mais, le plus souvent, quelles notations
délicates !
Comme l'habitude afiaîblit tout, ce qui nous rappelle le
mieux un être, c'est justement ce que nous avions oublié
(parce que c'était insignifiant et que nous lui avions ainsi
laissé toute sa force). C'est pourquoi la meilleure part de
notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux,
dans l'odeur de renfermé d'une chambre ou dans l'odeur
d'une première flambée, partout où nous retrouvons de
nous-mêmes ce que notre intelligence, n'en ayant pas l'em-
ploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meil-
leure, celle qui, quand toutes nos larmes semblent taries,
sait nous faire pleurer encore.
On pourrait multiplier les exemples, car le moindre
objet, la moindre démarche, une figure entrevue, une
attitude, un détail de toilette, un jeu de lumière,
réagissent d'une façon extraordinairement intense
sur cette sensibilité toujours en émoi. Faut-il s'éton-
ner qu'un esprit ainsi habitué à tout scruter, à éplu-
cher ses sensations les plus frêles, hésite devant
l'action et que la décision lui fasse défaut ? Comme
tous les Imaginatifs, d'ailleurs, la représentation inté-
rieure qu'il se fait des choses étant toujours supé-
rieure à la réalité, il redoute de se trouver en face
de celle-ci, car il sait que son rêve ne survivra pas à
cette confrontation. Aussi préfère-t-il le désir à la
possession, et il faut même, pour qu'une chose exerce
sur lui un attrait durable, qu'il s'y mêle o le risque
d'une impossibilité ».
C'est dans ce trait de caractère qu'il convient de
chercher l'explication dernière de ce livre singulier,
à la fois prolixe et minutieux, auquel on peut juste-
ment reprocher d'être moins un livre que la matière
d'un livre, mais dont on ne saurait contester le mérite,
qui associe l'observation et le rêve, unit, sans que,
toutefois, l'équilibre s'établisse, l'enthousiasme et l'iro-
nie, déconcerte par endroits et, ailleurs, étonne par
une sagacité profonde et d'imprévues trouvailles; bref,
dénote un rare tempérament de poète, de penseur
et d'écrivain, à qui il ne manque qu'une volonté
plus affermie et une répugnance moins grande à
l'effort. — F. GuiKAND.
Belle-Fille de Louis XIV (la), par
Emile Collas (Paris, 1920, in-8°). — Dans ce
travail bien composé, agréable à lire, déchargé de
tout appareil d'érudition et, néanmoins, documenté
aux sources originales, Emile Collas constate, avec
raison, que, pour Louis XIV, le mariage des princes
n'était jamais un acte d'ordre sentimental, mais un
acte d'ordre diplomatique. Chaque membre de la fa-
mille devait, sur ce point, obéir à ses injonctions et,
sacrifiant ses aspirations, servir sa politique. Le roi
ne fit point d'exception pour son fils, le dauphin
Louis, sur qui, cependant, étaient fondées toutes ses
espérances de lignée.
En février 1670, signant un traité d'alliance avec
Ferdinand-Marie de Bavière, qu'il achetait, comme il
avait successivement acheté tous les princes alle-
mands, il prenait l'engagement de marier, le temps
favorable venu, le Dauphin avec la princesse Marie-
Anne-Christine-Victoire, fille de l'électeur et de son
épouse, Adélaïde de Savoie. Ainsi s'assurait-il plus
fortement, contre l'empereur Léopold, son éternel
ennemi, la fidélité de la Bavière. Mais la princesse.
II
N' 161. Juillet 1920.
née le 28 novembre 1660, était tout enfant encore, t
on laissa passer les années.
Or Ferdinand-Marie mourut. Son fils, Maximilien-"
Emmanuel lui succéda sous la régence du duc Maxi-
milien, son oncle, personnage tout dévoué à la maison
d'Autriche. Cela parut de mauvais augure, et bien
des politiques crurent que le mariage projeté ne se
ferait point. Mais Louis XIV persistait dans ses des- ^
seins. En l'an 1679, il envoya un ambassadeur ex-
traordinaire à la cour de Bavière, le chargeant de
négocier non plus un, mais deux mariages, car il
désirait unhr le jeune électeur à sa nièce, M"° de
Valois, fille du duc d'Orléans. ^M
C'était beaucoup demander. On aurait peut-êtr©-^^
tout manqué, si la princesse n'eût montré grande envie
de régner sur la F'rance et n'eût travaillé dans ce
but. L'électeur promit, cependant, de ne se marier
point sans l'agrément de Louis XIV. Après bien des
tergiversations, on parvint à arrêter les termes du
contrat qui liait Marie-Anne-Christine-Victoire au
Dauphin. A Paris, on ne savait même pas comment
la jeune fille était faite. On ne possédait d'elle que
des portraits anciens. On apprit avec soulagement
qu'elle était présentable, plutôt que belle, et pleine
de qualités.
On célébra le mariage par procuration à Munich, le
28 janvier 1680. Puis la princesse, ravie de son sort,
se mit en route gaillardement. Un pompeux cortège
de Bavarois l'accompagnait. Elle fut accueillie, par-
tout où elle passa, par des arcs de triomphe, des
harangues, des acclamations, grand concours de
bourgeois et de troupes. Passé Strasbourg, où on la
régala de festins et cadeaux, elle trouva, à Fe-
gersheim, sur la terre de France, parmi les envoyés «j
du roi, Bossuet et M"»" de Maintenon. Elle fit à
tous compliments en intelligible français et, aussitôt,
elle fut sacrée femme d'esprit. Le 6 mars, elle attei-
gnait Vitry, où l'attendaient Louis XIV et le Dauphin.
Le 7, après maints défilés, cadeaux, flatteries de la
cour, le mariage réel était célébré à Châlons. Peu
après, les époux prenaient le chemin de Saint-Ger-
main-en-Laye.
Des gens, pleins de malignité, avaient dépeint la
princesse comme une fée Carabosse, disgraciée et
ridicule. En réalité, on oublia vite ses traits un peu
gros devant sa grâce, son intelligence, sa culture, son
goût des arts, sa bienveillance, sa générosité. Si,
ayant toujours mené une existence casanière, elle ne
s'accoutumait pas rapidement à prendre les manières
françaises, du moins, s'y efforçait-elle avec ardeur.
Les ambassadeurs bavarois constataient avec dépit
que, loin de demeurer, comme sa tante, la duchesse
d'Orléans, étroitement allemande, elle adoptait, sans
réticences, sa nouvelle patrie. Déjà, la cour lui témoi-
gnait une respectueuse estime.
Elle était, disait-on, très supérieure à son époux,
que Saint-Simon nous a présenté comme un pauvre
imbécile, • absorbé dans sa graisse et dans ses ténè-
bres ». Le Dauphin était-il un malheureux garçon,
d'intelligence médiocre ? On ne saurait l'affirmer.
Montausier, son gouverneur, ne supportant point sa
paresse d'esprit, l'avait incliné à l'étude sous la ter-
reur des châtiments corporels, qu'il lui infligeait avec
prodigalité. Il en avait ainsi fait un pleutre, et Bossuet
n'avait pas tenté de vaincre sa dissimulation, consé-
quence de sa peur. Après avoir redouté son gouver-
neur, le jeune Louis redouta son père, qu'il regardait
comme un dieu. N'osant manifester ni volonté, ni
opinion, il s'habitua au silence, craignant, en outre,
autour de lui, la présence d'espions.
C'était un i tre énigmatique, dont on soupçonnait, à
certains goûts élevés, à certaines interventions au
Conseil — très rares, mais singulièrement oppor-
tunes — une compréhension nette des choses. On le
jugeait ignorant et incapable. Ecarté des affaires par
son père, il s'adonna aux sports, à la chasse surtout.
Sa physionomie était régulière, sans beauté; sa
taille moyenne. Il ne montrait point de morgue. On
ne lui connaissait pas encore de vices. Ses entraî-
nements sensuels ayant été sévèrement comprimés, il
aima passionnément sa femme, laquelle lui voua
toute la tiède tendresse dont elle pouvait disposer.
Mme la Dauphine commença donc en souriant sa
vie nouvelle, au milieu des princes et grands de
la cour. Des filles d'honneur l'entouraient de leurs
soins, et des dames d'atours, dont la froide M""" de
Maintenon. Elle ne se plut guère en compagnie de
la reine, Marie-Thérèse, qui portait sur de belles
épaules une tête démunie de cervelle. Par contre, elle
goûtait fort le roi. Celui-ci, il est vrai, lui témoignait
grande sollicitude, peut-être pour rencontrer libre-
ment chez elle M"" de Maintenon. Il donnait sans
lassitude des fêtes en son honneur : festins, courses
de bagues, carrousels, revues de troupes, bals, comé-
dies. Accoutumée à moins de distractions, elle ne
tarda pas à souffrir de la fatigue que celles-ci lui cau-
saient. Les insomnies répétées, les sports violents, un
pénible voyage en Flandre fourmillant de divertis-
sements l'accablèrent. Son mari s'étant alité en même
temps qu'elle, on crut qu'ils subissaient une crise
commune, une sorte d'épidémie. Dès qu'ils furent
rétablis, on leur imposa encore des festins, bals mas-
qués, voyages. La Dauphine dut, de nouveau, garder
la chambre. Alors, Louis XIV, exaspéré, se plaignit
«• 161. Juillet 1920.
amèrement d'avoir une belle-fille si fragile. Il lui
reprocha de « manquer de complaisance •, et les pre-
mières larmes succédèrent aux sourires.
Mais un événement heureux arrêta pour M""" la
Dauphine la frénésie des plaisirs : elle était en-
ceinte. Le roi lui montra, dès lors, meilleur visage.
Le 6 août 1682, naissait le duc de Bourgogne, au mi-
lieu d'un transport d'enthousiasme. L'année suivante
{19 décembre 1683), la jeune mère mettait au monde
un second enfant, le duc d'Anjou.
Enchanté de voir sa descendance si bien assurée,
Louis XIV, Marie-Thérèse étant morte brusquement,
voulut, pour montrer sa satisfaction à sa belle-fille,
qu'elle prît la place de la reine en tous ses privilèges
et obligations. C'était une lourde tâche. La Dauphine
l'accepta, et le roi la traita, dès lors, comme reine. Elle
tint le « cercle » avec aisance, alimentant la conver-
sation de thèmesélevés, trop élevés, peut-être, au gré
de quelques-uns. Volontiers, elle se fût intéressée aux
affaires politiques,
mais le monarque
lui interdit toute
incursion sur ce ter-
rain.
En l'an 1684, elle
vivait encore en
bonne intelligence
avec le Dauphin , soi-
gnant ses effrayan-
tes indigestions, in-
fluant heureusement
sur lui, lui inspirant
le goût de la littéra-
ture et desarts. Mais
elle ne sut, ou ne put
conserver, son affec-
tion. Monseigneur ,
tempérament sen-
suel comme son pè-
re, se lassa, à la
longue , de cette
femme froide, tou-
jours souffrante et
alitée. En 1686, à
l'époque où M""^ la
Dauphine donnait
naissance au duc de
Berry , il s'était épris
d'une belle passion
pour M"« de Kam-
bures, l'une des filles
d'honneur. Madrée
pécore, cette jouven-
celle, n'ayant pu tà-
ter de Louis XIV,
voulaittâterdu Dau-
phin et, de cette fa-
çon désinvolte, par-
venir à la fortune
d'une Montespan .
Mais le roi veillait.
Il maria l'impuden-
te, en fît une mar-
quise de Polignac,
laquelle poursuivit son dessein. Malheureusement,
des jaloux traversèrent les projets galants des deux
amoureux et les déjouèrent. Sans se lasser Monsei-
gneur courtisa alors une autre fille d'honneur de sa
femme, M'"^ de La Force, tout aussi désireuse que
l'autre de lui plaire. Peine perdue. Ou exila la pau-
vrette, après l'avoir aussi mariée.
A ces manœuvres les filles d'honneur gagnaient,
au moins, le mariage. Toutes auraient tenté la
chance d'être remarquées par Monseigneur. Mais
Louis XIV, intraitable sur le chapitre de la vertu
des siens, se résolut à a rompre la chambre des
filles ». Gêné pour se « ravitailler », le Dauphin dut
se tenir coi.
Bien que fort préoccupée par l'inconstance de son
époux, la Dauphine, que cette inconstance, mille fa-
tigues et misères de sa vie eussent dû détacher de la
France, s'y attachait, au contraire, chaque jour, da-
vantage. Elle le montra surtout en s'évertuant à
perpétuer l'alliance avec la Bavière. Tâche malaisée.
L'électeur Maximilien était un être léger et ambi-
tieux. Il cherchait un mariage selon ses intérêts, lui
procurant argent et territoires. Bien qu'on le couvrît
de cadeaux, il n'aimait guère la France, surtout
après l'occupation de Strasbourg par nos troupes. Il
favorisait, à sa cour, tous les éléments hostiles à
notre pays. Peu à peu, influencé par les agents de
Vienne, il s'abandonna aux promesses de l'Empereur.
En 1683, il aidait militairement Léopold dans sa dé-
fense contre les Turcs. Et, enfin, séduit par des espé-
rances sur la succession d'Espagne, il épousait l'ar-
chiduchesse autrichienne qui lui était proposée. Dans
toutes ces négociations et dans bien d'autres qui
eurent lieu dans la suite. M"" la Dauphine intervint
auprès de son frère en termes pressants. Avec tant
d'ardeur elle multiplia les instances qu'à la fin
l'électeur lui "reprocha violemment d'être € trop bonne
Française ».
Cependant, M"" la Dauphine avait de moins en
moins de raisons de soutenir une cause perdue par
LAROUSSE MENSUEL
l'appétit de gloire de Louis XIV. Elle se tuait à rem-
plir un rôle accablant de souveraine, pour lequel elle
n'avait aucune aptitude physique. Sans cesse affaiblie
par les fausses couches et les fatigues de la parade,
elle s'alitait. Déformée et enlaidie par la maladie, elle
dut souffrir les dédains du roi, que ne satisfaisait pas
cette débilité.
M"^ de Maintenon, parvenue à l'extrême faveur,
lui témoignait de l'hostilité. Les courtisans lui en
voulurent de ne leur prodiguer point les faveurs et
les emplois et, en outre, de les priver de maints
plaisirs par ses fréquents malaises. On lui garda
rancune d'être trop droite, de dédaigner l'esprit
d'intrigue, de ne se plaire qu'aux conversations
sérieuses. Son mari la délaissa complètement, ne
bougeant plus du logis de sa demi-sœur, la prin-
cesse de Conti, qu'il" entourait d'un étrange amour,
et de l'alcôve de quelques basses courtisanes. Si
bien qu'elle se cloîtra tout à fait, ne trouvant plus
Louis de France, dit • ie Grand Dauphin » (fils de Louis XIV et de Marie-Thérèse {1661-1711); sa femme. Marie-Anne-Christine de Bavière {1660-1 «901,
et leurs trois tUs : Louis, duc de Boiirgoçne. père de Louis XV{1682-1712(: Philippe, duc d'Anji>u, roi d'Espa^^ne sous le nom de Philippe V (1683-1746);
Charles, duc de Bi-rri. qui épousa l;i fille ainée de Philipped'Orléans(lri86-17U).— X^ tableau ci-dessus est de Mignard. (Musée du l,ouvre.)[Phot. Giraudon.j
d'affection qu'auprès de M"" Bezzola, italienne, son
amie d'enfance.
Les derniers temps de sa vie, après quelques ten-
tatives vaines pour reprendre à l'Autriche le cœur de
son frère Maximilien, passèrent en soins divers.
En 1689, à vingt-neuf ans, elle se sentait dépérir et
ne se résignait point au sort funèbre qu'elle entre-
voyait. Elle fit appel à toutes sortes de médecins
royaux, qui ne la guérirent pas.
Quand elle eut perdu l'espérance en la science de
ces doctes, elle convoqua les empiriques, posses-
seurs de secrets merveilleux, d'eaux de Jouvence
et de panacées. Le prieur de Cabrières, qui avait
sauvé nombre de bien portants de la cour et qui
utilisait à ses cures des substances inconnues, ne lui
apporta aucun soulagement, non plus que l'abbé de
Beizé, aventurier astucieux, dont les drogues fail-
lirent l'envoyer « au monument ». Frère Ange,
capucin, se présenta ensuite. Ses remèdes, agréa-
bles au goût, ne donnèrent d'autre résultât que
d'emplir la bouche de la malade de suavité. Un
sieur Caretti, italien, ne réussit, à son tour, qu'à
hâter son agonie.
Alors, elle revint aux pontifes de la Faculté; mais
ceux-ci déclarèrent ne rien connaître à son état, et ils
la saignèrent selon l'habitude. Dans la nuit du 19 au
20 avril 1690, sentant venir la fin, elle demanda
l'extrême-onction. Bossuet officia dans sa chambre et
l'administra. Ensuite, elle appela le roi, son mari, ses
enfants, M""* de Maintenon, faisant à tous ses adieux
et réclamant le pardon de ses fautes. Dans la journée
du 20, elle rendait le dernier soupir.
Des médisants se hâtèrent de lancer le bruit qu'elle
avait été empoisonnée ; mais l'autopsie, pratiquée
par les médecins, prouva la mort naturelle. On porta
son cœur au Val-de- Grâce, son corps à l'abbaye de
Saint-Denis. Fléchier prononça à Notre-Dame son
oraison funèbre. En vantant la bonté, la douceur, les
grâces de l'esprit de la disparue, il rendait justice à
son mérite méconnu. — Emile Maoiii,
Boullongne (les). Une famille d'artistes et
de financiers aux XVII' et XVIII' siècles, par Caix
de Saint- Aymour. (Paris, 1919.) — Comme l'in-
dique le sous-titre de ce volume, l'auteur ne s'est
pas proposé pour objet d'écrire une monographie
d'artistes, encore qu'il ait pris le soin de dresser un
« catalogue raisonné » des œuvres des Boullongne,
qui ne comprend pas moins de cinq cent quatre-
vingt-huit pièces, accompagnées de leur description
et fle toutes les indications chronologiques, biblio-
graphiques ou iconographiques, et qui constitue par
son ampleur et sa précision un document très pré-
cieux pour l'histoire de l'art. Il faut louer la scrupu-
leuse minutie et la conscience de Caix de Saint-
Aymour, d'autant plus méritoires que l'œuvre artis-
tique des Boullongne ne tient qu'une place secon-
daire dans l'ordonnance générale de son livre.
Celui-ci, en eÉlet, a pour but de nous faire suivre,
dans sa curieuse progression, une famille qui, partie
d'une origine mo-
deste, a trouvé dans
l'art la source pre-
mière de son éléva-
tion, s'est haussée
ensuite jusqu'à la fi-
nance, est parvenue
à la noblesse et a
finalement atteint
aux plus grandes
chargesduroyaume.
C'est avec Louis,
dit r « Ancien », né à
Paris le 8 juillet
1609, que la famille
desBoullongnecom-
mcnça à sortir de
l'obscurité. Aucours
de son travail, Caix
de Saint - Aymour
essaye bien d'en dé-
terminer lesorigines
et de remonter dans
la filiation des Boul-
longne jusqu'au
XVI" siècle ; mais ,
faute de documents
probants , sa dé-
monstration reste
incertaine et pure-
ment conjecturale.
En fait, on ne peut
aller plus loinque le
père de Louis l'An-
cien, lequel s'appe-
lait égalementLouis,
était originaire de
Picardie .avait épou-
sé une certaine Ma-
rie Regnoton — Jal,
dans son Dictionnai-
re, l'appelle Rocque-
zan — et « exerçait
une commission ho-
norable » à l'Hôtel de
Ville de Paris. Possédé pour la peinture d'un goût irré-
sistible, le jeune Louis s'y adoimade bonne heure, à
l'insu de ses parents, puisobtint,àdix-huit ans, d'en-
trer dans l'atelier de Jacques Blanchard, celui qu'on
appelait alors — fort ambitieusement — « le Titien
français ». Lespromessesdesontalentayantattirésur
le jeune art iste l'attention des échevins, ceux-ci déci-
dèrent de lui servir une pension et de l'envoyer faire
unséjourenltalie, initiative intéressante àrelever, car
elle faisait de Louis Boullongne le premier précurseur
des Prix de Rome. Rentréà Paris, le jeune peintre con-
tinua à éprouver les effets de la protection de i mes-
sieurs de la Ville » ; non seulement ceux-ci lui accor-
dèrent un logement et un atelier à l'Hôtel de Ville,
mais iisluidonnèrent aussi descommandesqui en ame-
nèrent d'autres; et Louis Boullongne eut l'honneur de
se voir confier, en 1646, l'exécution du « May » des
orfèvres, tableau votif que cette corporation avait , de-
puis 1630, l'habitude d'offrir, le i^^' mai de chaque
année, â l'église métropolitaine de Notre-Dame. Cette
œuvre consacra la réputation de l'artiste, qui fut
porté, l'année suivante, sur lalistedes pensions royales
et participa, en 1648, à la fondation de l'Académie
royale de peinture et de sculpture, où il fut élu profes-
seur en 1656. On a même conservé de lui une assez
curieuse conférence sur l'Enjanl-Jésus, la Vierge et
la Sainte Catherine du Titien, qu'il prononça à l'Aca-
démie. Caix de Saint-Aymour a recensé aussi exac-
tement que possible tous les travaux du peintre :
tableaux de corporations, peintures religieuses, ta-
bleaux de chevalet ou, comme on disait alors, « de
cabinet », décorations pour des hôtels particuliers, des
édifices sacrés ou lespalaisroyauxde Versailles et du
Louvre, copies, môme, la production de Louis Boul-
longne fut considérable. Elle se poursuivit jusqu'à
sa mort, survenue en juin 1674, et nous laisse l'im-
pression d'un artiste consciencieux et probe, sans
grantle envolée, ne refusant aucune besogne, quand
la rétribution était suffisante, et apportant dans les
choses de l'art ce souci des intérêts matériels qui s«
174
perpétuera parmi ses descendants et atteindra son
épanouissement chez son petit-fils, le financier.
he son mariage avec demoiselle Barbe Larcheves-
que, Louis BouUongne avait eu deux fils et quatre
filles. Tous pratiquèrent l'art paternel, si l'on en
croit, du moins, les témoignages contemporains, car,
à vrai dire, on a peu de renseignements sur les deux
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Louis de Boullongne (/« itère), peintre et graveur français (1G09-167V|.
filles aînées, Marie et Elisabeth. Par contre, on sait
que les deux cadettes, Geneviève et Madeleine, fu-
rent élèves de leur père, travaillèrent souvent avec
lui, exécutèrent divers travaux dans les grands ap-
partements de Versailles et furent admises, en 1609,
à l'Académie royale de peinture. Elles peignaient
surtout des fleurs, des fruits ou des fantaisies orne-
mentales; on prétend qu'elles réussissaient aussi dans
le portrait. Geneviève avait épousé un statuaire,
Clérion, qui l'emmena à Aix en Provence, où elle
mourut en 1708; Madeleine, restée célibataire, ha-
bita jusqu'à sa mort (1710) chez son frère aîné. Bon,
rue Saint-Honoré, à Paris.
Des deux fils de Louis Boullongne , l'aîné, Bon, né
en 1649, eut une carrière rapide et brillante. Grâce à
son père, qui sut lui ménager la protection de Col-
bert, il fut, en 1670, envoyé à Rome comme pen-
sionnaire du roi à l'.^cadémie de France, sans avoir
passé par le concours. De retour à Paris en 1674, il
ne tarda pas à être reçu à l'Académie, où il entra,
en 1677, à peine âgé de vingt-huit ans; il y fut
nommé professeur en 1692. A cette date, il était
eu pleine possession de sa renommée. Son talent,
très goûté des contemporains, s'exerçait dans
les genres les plus divers, comme on en peut juger
par la simple énumération des quatorze toiles qu'il
envoya au Salon de 1699. On y trouve, à côté d'un
portrait de la duchesse d'Aumont et d'une Sainte
Cécile, des tableaux d'histoire {Sacrifice d'Iphigénie,
la Fille de Jephté accourant au-devant de son père), des
scènes mythologiques (Triomphe de Neptune, Educa-
tion de Jupiter par les corybantes, Galalée sur les
eaux) et des tableaux de genre : un Corps de garde, une
Diseuse de bonne aventure et jusqu'à une Jeune fille
cherchant les puces de sa compagne ! Cette diversité
même suppose une habileté de main peu commune,
dont une autre preuve nous est fournie par les
« pastiches » auxquels, dit-on. Bon excellait; il
trompa les plus fins connaisseurs et mit en défaut
la compétence de Mignard même en lui présentant
un « Guide » de sa façon. — « Que ne peignez-
vous toujours des « Guide »? », aurait riposté Mi-
gnard, vexé de sa déconvenue.
Comme beaucoup d'artistes de son temps et quoi
qu'en dise Caix de Saint-Aymour, qui déplore la
sévérité de la critique moderne. Bon Boullongne
valait surtout par des qualités techniques; le cas
était fréquent à une époque où, au lieu d'étudier
directement les grands maîtres, on se mettait plutôt
à l'école des artistes bolonais, qui ne furent eux-
mêmes que de bons écoliers. En outre, la loi de
l'imitation, alors souveraine dans l'art comme en
littérature, n'exigeait pas des artistes, pour être ap-
préciés, une puissante originalité; il suffisait qu'ils
eussent un dessin correct, uae touche agréable et
LAROUSSE MENSUEL
une certaine facilité d'exécution. Ce sont précisé-
ment ces qualités que l'on remarque chez Bon Boul-
longne; il y joignait une remarquable puissance de
travail, qui lui permit de mener à bien et dans un
délai très court d'importants travaux. C'est ainsi
qu'il ne mit pas plus de deux ans (i 702-1704) pour
exécuter, à l'hôtel des Invalides, les quinze fresques
importantes qui constituent la déco-
ration des chapelles Saint-Jérôme et
Saint-Ambroise, Caix de Saint-Ay-
mour dénombre environ deux cents
tableaux de Bon BouUoncne, qui ma-
niait aussi le burin. Il mourut en 1717,
le r6 mai, ayant beaucoup augmenté la
fortune qu'il avait héritée de son père
et dont il laissa une partie à son frère
Louis.
Avec celui-ci, la famille des Boul-
longne va monter d'un degré nouveau,
et c'est encore à l'art qu'elle devra cette
élévation. Né en 1654, Louis ne fut
admis que tardivement à travailler sous
la direction paternelle; mais ses pro-
grès furent rapides : il remporta, en
1673, le premier grand prix, et part.t
à Rome en 1675. Il vécut cinq ans en
Italie, fit à Rome de nombreuses copies
de Raphaël et alla étudier, dans les villes
de l'Italie du Nord, les œuvres des maî-
tres, « rendant à chaque école la jus-
tice qu'elle méritait et se laissant tou-
cher successivement par des beautés
différentes ». A pratiquer cet éclectisme,
il acquit une correction de dessin et une
élégance de composition qu'estimèrent
fort ses contemporains; mais, comme
l'a remarqué Ch. Blanc, i sa manière
était un refroidissement de toutes les
autres », et ses ouvrages, s'ils sont sans
défauts choquants, sont aussi sans beau-
tés remarquables.
Néanmoins, Louis Boullongne fut
bientôt le pemtre à la mode : admis à
l'Académie en 1681, il recevait des com-
mandes de tous côtés : tableaux pour
les corporations parisiennes, décora-
tions d'appartements pour le roi et pour
les riches seigneurs et financiers, déco-
rations de la chapelle Saint-Augustin à
l'église Saint-Louis des Invalides, de la chapelle du
château de Versailles, de celle de la Vierge à Notre-
Dame de Paris. Il lui arrivait même de se voir chargé
par la confiance du roi de besognes un tantinet ridi-
cules, comme celle qui consistait à « couvrir les nu-
dités à un tableau à l'antichambre du Roy à Fontaine-
bleau ». L'histoire sacrée et la mytholog.e lui fournis-
saient ordinairement ses sujets, dont
certains étaient également empruntés à
l'allégorie. On regarde généralement
comme ses meilleurs ouvrages ceux qu'il
a exécutés pour la chapelle du château
de Versailles, son Auguste fermant le
temple de Janus, la Samaritaine, l'Hé-
morroïsse, et Bacchus, Vénus et les Grâ-
ces, grand plafond fait pour le marquis
de Luillier. Les honneurs officiels ne
tardèrent pas à consacrer la renommée
de l'artiste. En 1694, il reçut le titre de
professeur à l'Académie; en 1715, il fut
nommé recteur et élu, en 1722, directeur
de l'Académie, en remplacement de
Coypel, à qui il succéda également, trois
ans plus tard, dans la charge de premier
peintre du roi. Déjà, il avait été désigné
par l'Académie des inscriptions et belles-
lettres pour faire les dessins des mé-
dailles du roi, et ce choix lui valut de de-
venir membre de cette Académie. Com-
blé de titres et de dignités, il ne man-
quait plus à l'artiste que l'honneur
suprême, l'entrée dans la noblesse. Le
II aoijt 1722, Louis de Boullongne, dési-
gné comme « conseiller-secrétaire du
Roi en sa chancellerie près son Parle-
ment de Rouen », recevait, avec ses
lettres d'anoblissement, le cordon de
l'ordre de Saint-Michel. Bien entendu,
il n'avait jamais paru au parlement de
Rouen et ignorait tout des questions de
chancellerie; cet office de conseiller-
secrétaire, que le roi lui avait octroyé
en 1718, n'avait d'autre but que de per-
mettre l'accession de Louis de Boul-
longne aux ordres royaux, en lui con-
férant une noblesse personnelle; c'est
ce qu'on appelait alors u:ie « savon-
nette à vila n «.Toujours est-il que, lorsqu'il mourut,
en 1733, 0 messire Louis de Boullongne, écuyer, che-
valier de l'ordre de Saint-Michel, premier peintre
du Roy, directeur de l'Académie royale de peinture
et de sculpture et l'un de Messieurs de l'Académie
des inscriptions et belles-lettres », laissait, outre une
fortune considérable et un nom glorieux, l'indispen-
sable prestige d'im titre nobiliaire, dont son fils et
H- 161. Juillet 1920-
héritier, Jean, allait habilement profiter pour se
pousser aux plus hauts emplois et mettre le comble
à l'illustration de sa famille.
C'est bien un joli type d' « arriviste » que ce Jean
de Boullongne, avec ses dehors séduisants, ses ma-
nières aimables, sa souplesse avisée et son habileté
prudente, qui lui permit de se diriger sûrement parmi
de redoutables écueils. Comme tous les personnages
en vue, il eut beaucoup d'envieux et souleva bien
des méd sances; Caix de Saint-Aymour a donc raison
d'accueillir avec méfiance les racontars de certains
contemporains, tels que d'Argenson, dont le témoi-
gnage est très suspect. Mais tout est-il faux dans
leurs insinuations ? Né en 1690, héritier de cet esprit
positif que nous avons remarqué chez les divers
membres de cette famille, Jean de Boullongne avait
orienté ses vues vers les finances, où se pouvait satis-
faire son double penchant pour l'argent et les honneurs.
II commença par s'assurer d'un établissement avanta-
geuxen épousant une richehéritière,Charlottede Beau-
fort, dont le père avait dans le monde financier de
sérieuses attaches et allait prendre bientôt une Ferme
Générale. Bien fait de sa personne et d'un extérieur
agréable, si l'on en croit ses adversaires mêmes, qui
le dépeignent comme un « damoiseau fort occupé de
sa toilette, soigneux de sa perruque, élégant dans
ses vêtements », il n'avait pas eu de peine à se faire
agréer, et ce mariage ouvrit à son ambition les plus
larges perspectives. Du poste de premier commis des
finances, il s'éleva, en 1737, à la charge d'intendant
des ordres du roi. C'était un pas considérable vers les
grandeurs qu'il convoitait, mais la marche n'était pas
sans péril. Ayant partie liée avec son chef, le contrôleur
général des finances, Orry, Jean de Boullongne dut
subir l'hostilité des adversaires du ministre. Il ma-
nœuvra, cependant, avec tant d'adresse que non
seulement son avancement se poursuivit de façon
régulière — c'est ainsi qu'il obtint, en 1745, la charge
d'intendant des finances, convoitée, cependant, par
Orry pour un de ses neveux — mais même, lorsque
la disgrâce royale frappa le contrôleur général, il
parvint à sauvegarder son crédit, et peu s'en fallut
qu'il ne recueillît la succession de son chef. Il l'es-
comptait, et cet échec, sans doute, lui fut sensible; il
n'en laissa rien voir, cependant.
C'est la marquise de Pompadour qui avait déter-
miné le renvoi d'Orry ; il importait donc de plaire à la
favorite. Jean de Boullongne y réussit en prenantnette-
ment parti pour elle en toute occasion et aussi en favo-
risant le luxe des belles choses qu'elle avait mis à la
mode. C'est ainsi qu'il avait acqu s un des hôtels cons-
truits par Mansard autour de la place Vendôme et en
avait confié la décoration à Lancret ; il s'était , en outre,
aménagé, entre Auteuil et Passy, sur les coteaux qui
dominent la Seine, une maison de plaisance, le châ-
teau de la Tuilerie, — qui devint plus tard le couvent
lion de Houllongne [l'Ainti;, in'intre et ;
ur li-ani;.liB (IH49-I7I7).
de l'Assomption. Dans ces deux demeures, les ta-
bleaux de maîtres, les livres rares aux reliuies armo-
riées, les meubles de prix, les collections de mon-
naies et de médailles, les tentures en tapisserie
des Gobelins témoignaient du goût et de la magnifi-
cence du financier, qui, volontiers aussi, jouait au
Mécène, protégeait les artistes — notamment Joseph
Vernet — et pensionnait des gens de lettres,
H' 161. Juillet 1920.
comme l'obscur Tannevot et le spirituel Piron; il
semble même, selon une ingénieuse hypothèse de
Caix de Saint-Aymour, que Piron ait été un moment
copiste dans les bureaux de Jean de Boullongne.
Il ne manquait plus au financier, pour asseoir
définitivement sa situation mondaine et sociale, qu'à
obtenir la consécration d'une origine ancienne, d'une
vieille noblesse militaire. Or il existait précisément
dans le Beauvaisis une famille Tavernierde Boullon-
gne, avec qui les Boullongne de Paris étaient depuis
assez longtemps en relations et qui prétendait se
rattacher à des hobereaux du même nom, les Boul-
longne de Beaurepaire, possessionnés en Flandre
française et en Artois. Bien vite, Jean entre en
rapport avec le représentant de ceux-ci, un petit
gentilhomme d'Arras ; le puissant financier n'a pas
de peine à convaincre l'humble hobereau d'une
parenté qui s'annonçait comme une aubaine,
et, le 8 décembre 1751, les représentants des trois
branches des Boullongne, réunis dans l'hôtel de
Jean, signaient solennellement un « pacte de famille » ,
qui affirmait leur communauté d'origine. Caix de
Saint-Aymour n'élève aucun doute sur la légitimité
de cette filiation et s'efforce même de faire partager
au lecteur sa conviction, sans y parvenir, toutefois.
Ses arguments, d'ordre purement moral, ne sont que
des hypothèses, contre lesquelles les objections ne
manquent Das. Si la parenté des Boullongne de Paris
et des Boullongne de Beaurepaire était aussi nette-
ment établie, pourquoi Louis de Boullongne, qui était
pour le moins aussi friand de noblesse que son fils,
ne s'en est-il point prévalu ? Et pourquoi Jean, à
son tour, aurait-il attendu jusqu'en 1751 pour
revendiquer un titre qui lui eût été si avanta-
geux pour sa carrière ? Le scepticisme que marque
dans ses mémoires un ami et allié des Boullongne,
Dufort de Cheverny, dont Caix de Saint-Aymour
cite souvent le témoignage, ne semble pas manquer
de fondement.
En tout cas, à cette combinaison généalogique
chacun trouva son compte. Antoine- Joseph de Boul-
longne de Beaurepaire, dit chef de la branche aînée,
vit sa fortune subitement accrue, au po nt de pou-
voir acquérir une « terre à clocher », qui lui ouvrit
l'accès des Etats d'Artois. Guillaume de Boullongne-
Tavemier, enrichi par des charges considérables,
maria une de ses filles au comte de Montmorency-
Laval et devint lui-même marquis de Busancy.
Son frère cadet, de Boullongne cle Prcninville, fut
fermier général et acquit le magnifique domaine de
Magnanville, au-dessus de Mantes.
Quant à Jean de Boullongne, il trouva dans sa
noblesse, si opportunément reconstituée, un point
Louis de Boullongne [le Jeune), peintre français (1654-1733).
d'appui pour s'élever encore et, grâce à la protection
de M"» de Pompadour et des frères Paris, les anciens
adversaires d'Orry, grâce, aussi, à une série d'intri-
gues que favorisait le déplorable état des finances, il
fut nommé, en 1757, contrôleur général des finances.
Son ambition était satisfaite. Pourtant, malgré sa
réelle compétence et son application à satisfaire tout
le monde, le nouveau ministre ne put se maintenir
LAROUSSE MENSUEL. — V.
LAROUSSE MENSUEL
en place plus de dix-neuf mois. En mars 1759. >'
était remercié et exilé, selon l'usage, à vingt-cinq
lieues de Paris. Ce n'est pas que sa gestion ait été
pire que celle de ses prédécesseurs ; on s'accorde, au
contraire, à reconnaître sa grande expérience des
affaires; mais la vérité est que
le gouffre creusé dans les finances
du royaume par les prodigalités
insensées de la cour, les charges
d'une guerre désastreuse et l'in-
suffisance des ressources, rendait
impossible le rôle du contrôleur
général : les individus s'y usaient
successivement.
La consolation que Jean de
Boullongne retira de sa disgrâce
fut l'acquisition d'un grand do-
maine près de Nogent-sur-Seine,
La Chapelle-Godefroy, qui avait
appartenu à son ancien chef,
Philibert Orry. Devenu comte
de Nogent, il consacra les loi-
sirs de sa retraite forcée à em-
bellir sa nouvelle résidence. Il
retoiuma, cependant, à Paris,
pour y mourir en 176g.
C'est à cette date qu'il faut
s'arrêter pour mesurer le chemin
parcouru par la famille des Boul-
longne en un siècle et demi.
Quelle distance entre le petit
commis de l'hôtel de ville et l'al-
tier contrôleur général, entre
l'humble Louis Boullongne,
époux de Marie Regnoton, et le
« Haut et puissant seigneur Jean
de Boullongne, chevalier, comte
de Nogent-sur-Seine, seigneur
de Masnay, Mâcon, La Chapelle-
Godefroy et autres lieux, com-
mandeur des ordres du Roy, an-
cien contrôleur général de ses
finances, honoraire-amateur de
ses Académies de peinture et
de sculpture » ! Les Boullongne
font, désormais, partie de l'aris-
tocratie; les quatre filles de Jean ont pour maris res-
pectifs Gaspard de Caze, baron de La Bove, Fran-
çois de Gallucy, marquis de L'Hôpital, Charles de
Hallencourt, marquis de Droraesnil, Armand, marquis
de Béthune ; son fils, Jean-Nicolas, né en 1726,
deviendra, en 1767, conseiller au conseil royal et épou-
sera Louise Feydeau de Brou, fille du futur garde
des sceaux. La fortune de la maison de
Boullongne semble donc définitivement
assurée : pourtant, quelques années
plus tard, l'ouragan révolutiomiaire , pas-
sant sur ces grandeurs, les emportera
ou les renversera et, comme nous l'ex-
pose Caix de Saint-Aymour dans les
dernières pages de son livre, de ces
richesses, de ces dignités, de ces
titres, il ne subsistera que des dé-
bris. F. GUIRAND.
Caoutclioucs artificiels.
Chim. et ind. Un humoriste a pré-
tendu que l'art du fabricant de
caoutchouc consistait à rendre plas-
tiques une foule de matériaux iner-
tes en les incorporant à un mini-
mum de vraie gomme. Cette bou-
tade peut être exacte pour beaucoup
d'objets manufacturés, très chargés
en substances étrangères, mais, ce-
pendant, à base de caoutchouc; elle
est encore plus juste, si l'on considère
les nombreux procédés imaginés, en
vue soit d'imiter la gomme naturelle
par des substances de propriétés com-
parables, soit, même, d'essayer de la re-
pr )duire de touteb pièces.
Ces recherches furent la conséquence
de la hausse constante des prix, jointe
à une demande de plus en plus impor-
tante ; elles prennent encore maintenant
une importance considérable (v. Lar.
Mens., t. II, p. 660); car, si une
grande partie des gommes nous est
fournie par nos colonies, une part non
II loins considérable est importée par nous
à des prix de change désavantageux.
Successivement, nous étudierons les
diverses catégories de matières qui
concurrencent la gomme naturelle ou
s'y substituent. Au premier rang, se
trouvent les caoutchoucs régénérés des déchets usa-
gés, puis les factices, les succédanés et les substi-
tuts destinés à l'imitation de tel ou tel article déter-
miné ; enfin, les produits synthétiques représentant
assez exactement le vrai caoutchouc, pouvant, par
suite, s'y substituer complètement dans toutes les ap-
plications et devenir, pour les gommes des hévéas,
l'adversaire le plus redoutable.
21
1. Caoutchoucs régénérés. — Les nombreux déchets
à base de caoutchouc, depuis les vieilles chaussures
jusqu'aux pneumatiques déchiquetés par un long
usage, peuvent être traités en vue d'une récupération.
En pratique, par suite de la présence de nom-
Jeao de liouilujignc, contrôieitr gt-ncral (Iti'JU 1769).
breuses substances incorporées (tissus, charges, mé-
taux) et, surtout, à cause du soufre de la vulcanisa-
tion, l'opération présente quelques difficultés.
Le soufre doit nécessairement être extrait; en
effet, si en chauffant la gomme avec du soufre à
1300 C. ou en l'immergeant à froid dans du chlo-
rure de soufre, on fait entrer le métalloïde dans la
molécule organique ; il résulte de cette opération ou
vulcanisation de nouvelles propriétés: en particulier,
une meilleure tenue aux variations de température ;
mais le caoutchouc a perdu la faculté de se souder à
lui-même, d'où l'impossibilité d'agglutiner ensuite les
produits vulcanisés.
Cette extraction du soufre est la partie la plus dé-
Masticateur pour opérer le broyage des déchets de caootchoac.
licate; les nombreux brevets pris dans ce but mon-
trent combien le problème est loin d'être pra-
tiquement réso'u. Le plus souvent, les déchets,
préalablement classés et débarrassés des parties mé-
talliques, sont finement broyés dans de puissants
déchiqueteurs. La poudre résultante contient encore
des métaux et, surtout, des fibres textiles; son pas-
sage dans des bluteries et des souffleries convena-
blement aménagées parvient à la purifier suffisam-
ment; quelquefois, on complète la destruction des
fibres textiles par l'action d'acides forts, qui, les
carbonisant, permet leur élimination par lavage. La
dévulcanisation a lieu, soit à chaud au moyen de
vapeur d'eau sous pression, soit en faisant bouillir
les résidus avec une lessive de soude. On active cette
opération en gonflant les résidus, au préalable, par
trempage dans un solvant convenable (térébenthine,
huile de pétrole, etc.). La majeure partie du soufre
étant éliminée, on peut réaliser le travail et la vul-
canisation à nouveau du produit obtenu. En général,
les régénérés sont utilisés, par incorporation, dans
des gommes neuves.
II. Caoutchoucs factices. — Les factices sont des
compositions peu coûteuses, comparables au caout-
chouc par l'élasticité, mais que leur manque de
ténacité ou de cohésion oblige à employer en mélange ;
7'
176
ils s'incorporent, du reste, très aisément aux gommes.
Ces produits dérivent des huiles, soit en les oxydant,
soit en les vulcanisant.
Le traitement direct par chauffage, à l'air, mais
surtout par l'action d'un réactif oxydant, transforme
l'huile en une masse plastique, dite caoutchoucs des
huiles, que l'on peut utiliser par incorporation; mais
c'est surtout par vulcanisation que s'obtiennent la ma-
jeure partie des factices. On emploie, de préférence,
Déchiqueteur et mélangeur pour l'incorporation de gommes
(Système Decauville.)
neuves aux régénérés.
des huiles végétales siccatives (lin, chanvre, pavot,
noix), ou non (coton, maïs, arachide), et même des
huiles de poisson; ces dernières, cependant, donnent
des produits nettement inférieurs.
L'huile choisie, quelquefois préalablement oxydée
par soufflage à l'air chaud, est traitée par le chlorure
de soufre ou par le soufre. Avec le chlorure de
soufre, les factices sont blancs; on les prépare en
versant 20 à 40 parties de ce réactif dans 100 par-
ties d'huile. Celle-ci devient visqueuse en s'échauf-
fant ; puis elle se solidifie brusquement en une masse
Presse hydraulique autoclave à cloche, pour le traitement
des succédanés du caoutchouc.
spongieuse, que l'on broie après refroidissement.
L'opération est assez délicate; on lui préfère souvent
la cuisson à i5o''-i7o'' C, avec du soufre en fleur;
dans ce cas, les factices sont plus ou moins colorés
en brun.
in. Succédanés. — A côté de ces factices, l'indus-
trie fabrique diverses Substances : pseudo-caout-
choucs, succédanés, substituts, n'ayant souvent qu'une
très vague ressemblance avec les gommes, mais
pouvant, toutefois, se substituer à celles-ci dans
divers emplois : tel succédané conviendra comme
isolant électrique, tel autre comme mixture à im-
perméabiliser, etc.
Parmi les succédanés les plus intéressants, il con-
vient de citer ceux obtenus en insolubilisant la
gélatine avec du formol ou des chromâtes; le pro-
duit réalisé, mélangé avec de la glycérine ou des
graisses, forme une masse plastique, assez élastique
pour avoir servi jadis au remplissage des pneumat -
ques de fiacres. On peut également classer dans ces
succédanés diverses matières plastiques, dérivées des
LAROUSSE MENSUEL
acétates de cellulose ou de la condensation du
phénol et du formol (bakélite). [V. Lar. Mens., t. II,
p. 859.]
Enfin, le plus grand nombre de succédanés propo-
sés, d'après les brevets — et ceux-ci sont très nom-
breux — consistent en mélanges plus ou moins com-
plexes de gommes, d'huiles, de bitume, de factices
d'huiles, auxquels sont incorporées diverses charges
minérales. En Amérique, où cette industrie d'imita-
tion est très développée, on
utilise dans ce but de nombreux
dérivés asphaltiques, tantôt arti-
ficiels, provenant de la distilla-
tion des huiles minérales, tantôt
naturels (grahamite, gibsonitc).
Tous ces agglomérats sont dési-
gnés commercialement sous les
marques les plus bizarres; leur
relation avec le caoutchouc est
souvent très lointaine.
IV. Caoutchoucs synthétiques.
— Nous abordons ici un des
chapitres les plus intéressants
de la synthèse chimique. De dé-
lictts travaux ont permis, en
ces dernières années, de repro-
duire, par les seuls moyens des
usines, cette substance si pré-
cieuse, jusqu'ici élaborée dans
les lianes des contrées chaudes.
Cette synthèsen'est passeul'j-
ment une réalisation de labora-
toire, elle est maintenant du
domaine de l'usine. Dès 1912,
au Congrès de chimie, un pneu-
matique formé de substances syn-
thétiques, ayant roulé 6.000 kilomètres, était exposé
par des Allemands à l'admiration des chimistes. La
découverte était faite. Restait, cependant, la mise au
point économique, et ceci semble, maintenant, le point
le plus délicat à réaliser, car, durant la guerre, nos
ennemis ne paraissent pas avoir usé de cette mer-
veilleuse invention; ils vécurent plutôt sous le ré-
gime des restrictions et des expédients de toute
sorte, pour suppléer à l'absence de la précieuse
substance. Néanmoins, le plus pénible a été par-
couru; la réalisation industrielle sera tôt ou tard
absolument complète, et l'on peut prévoir, un jour,
la conquête du marché par le produit synthétique.
Notons, tout de suite, que, si les Allemands ont tenté
l'industrialisation de cette découverte, tout le mérite
de celle-ci revient à un Français, Bou-
chardat, qui, en 1879,1e premier, montra
que le latex des lianes caoutchoutifères
contient des carbures, de formule géné-
rale [C'H']"i, très complexe, « étant in-
déterminé, mais que des réactions appro-
priées prouvaient être dérivés de la con-
densation de plusieurs carbures simples
teisque : \(^ butadièiieC'H' ,VisoprèneC'H
et le méthylisoprène C'H'".
Partant de ces carbures pour les conden-
ser, c'est-à-dire, en langage chimique,
pour les polymériser, il suffit de les
chauffer, soit à 100° C. en présence
d'acide acétique, soit à 35° C. avec du
sodium. Un produit solide, élastique, brun
très clair, prend naissance; ce produit
n'est autre que le caoutchouc. Le pro-
blème se trouve ramené à la fabrication
rapide et économique des carbures ori-
ginaux. Le premier étutlié fut Yisoprène
[CH' = C (CH-) — CH = CH'].
On peut ledériverduparacrésol, mais par
l'intermédiaire de sept transformations; Autnclav
une telle complication devait l'écarter
au profit du buladiène ou erythrène
[CH* = CH — CH == CH'], se polymérisant avec un
meilleur rendement et susceptible de dériver de
l'alcool butylique, moins coûteux que le crésol,
puisque celui-là est contenu en abondance dans les
résidus de la distillation des alcools d'industrie.
Aujourd'hui le meilleur résultat semble avoir été
réalisé en préparant le méthylisoprène avec l'acé-
tone [CH' — CO — CH'], le passage de cette substance
usuelle au carbure se faisant avec simplicité en quel-
ques réactions :
1° réduction : 2 LCH' — CO — CH'] 2 H' =
[CH' — CH(CH-)(OH) — CH(CH')(OH)— CH'];
2° bromuration :
[CH* — CH (CH-) Br — CH (CH') Br— CH'] ;
3" traitement par la potasse alcoolique conduisant
au méthylisoprène
[CH- = C(CH') — C (CH') = CH'].
Economiquement, le problème est maintenant
dans la préparation de l'acétone. Or celle-ci s'extrait
en abondance des produits de la distillation des
bois. On peut également la préparer par fermentation
bactérienne de jus amylacés; on l'obtient aussi par
synthèse, en oxydant l'aldéhyde dérivée de l'acé-
tylène.
N' 161. Juillet 1920.
Ces caoutchoucs synthétiques, réalisés industriel-
lement, présentent encore quelques différences avec
les produits naturels : ils sont beaucoup plus oxyda-
bles et se vulcanisent plus difficilement. Aussi doit-
on améliorer leurs qualités en leur incorporant
diverses substances : l'addition de bases organiques
(pipéridine, aniline) diminue leur oxydabilité et faci-
lite la combinaison avec le soufre; l'addition de
liquides huileux, tels que la toluidine, augmente la
souplesse et, malgré ces imperfections, le résultat
obtenu est magnifique et laisse prévoir un fait ana-
logue à ce qui se produisit lorsque l'indigo synthé-
tique prit la place de l'indigo indien.
En constatant que cette synthèse fut réalisée
industriellement grâce à la puissante organisation des
usines allemandes, nous ne pouvons qu'exprimer le
désir de voir nos grandes firmes françaises s'inspirer
des mêmes méthodes de travail. Ces usines alle-
mandes, par exemple, partant d'tm concept écono-
mique très large, entretenaient à grands frais des
laboratoires, dans lesquels, sans rendementimmédiat,
de nombreux savants se livraient uniquement à des
travaux de recherches. Elles en furent largement
récompensées, car de ces laboratoires sortit la mise
au point des synthèses de l'indigo, de l'ammoniaque
et, plus récemment, de celle du caoutchouc. La réa-
lisation de ce désir est d'autant plus souhaitable que
les Français sont à l'origine de toutes les découvertes
et qu'ils en ont laissé jusqu'ici le profit à des voisins
ou à des concurrents plus avisés. — M. Molisi*.
chiromancie n. f. (du gr. kheir, main, et
manteia, divination). La chiromancie serait donc
l'art de prédire l'avenir des personnes d'après les
indications fournies par l'étude de leur main. Mais
les praticiens de ce mode de divination ont des pré-
tentions plus étendues : ils ne se contentent pas de
faire des pronostics sur l'avenir des consultants, ils
font aussi des incursions dans leur passé et dévoilent
surtout leur présent, c'est-à-dire leurs goûts, leurs
aptitudes, leurs qualités, leurs imperfectionset jusqu'à
leurs tares physiques et morales. Au dire des occul-
tistes, la main contient le signalement intégral de
l'homme. C'est un pantacle et un microcosme, puis-
qu'elle résume l'être humain, qui est lui-même une
image réduite, mais complète, de l'univers. Nos lec-
teurs retrouvent ici une des propositions de la philo-
sophie alchimique. Aussi bien, la chiromancie est-elle
une des branches secondaires de la science ésoté-
rique. Elle participe directement de l'astrologie par
l'interprétation qu'elle fait des signatures astrales
vertical avec porte équilibrée par contrepoids, pour le trait«ment
des caoutchoucs factices. (Système Decauville.)
figurant dans la main de chaque homme, de la cabale
numérique par le compte qu'elle tient des éléments
de la main, tels que : phalanges, doigts, etc., et de
l'alchimie proprement dite par « l'étude (quanti-
tative et qualitative) des humeurs » (Paracelse et
Cornélius Agrippa).
La chiromancie semble remonter à la plus loin-
taine antiquité. D'aucuns trouvent son origine dans
l'étrange science appelée palmomancie, dont le
créateur ne serait autre que Mélampe, le fameux
médecin des âges mythiques, cousin du Jason de la
Toison d'or. Compagnon de Bacchus, il aurait reçu
de ce demi-dieu le don de prédire l'avenir des
hommes par la seule inspection de leurs gestes ner-
veux, tels que les mouvements involontaires des
doigts et de la main. Hérodote rapporte qu'il avait
été, en outre, initié à l'orgiastique égyptienne, ce
qui impliquait la possession de la connaissance com-
plète. Quoi qu'il en soit, la chiromancie était en
honneur chez les peuples de l'Orient. Quelques ver-
sets bibliques donnent à supposer qu'elle était pra-
tiquée par les Hébreux. On lit, par exemple, dans le
livre de Job : In manu omnium Deus posuit signa,
ut noverint singuli opéra sua. (L. 37, verset 7.)
[« Dieu mit des signes dans la main de tous, pour que
chacun pût connaître ses œuvres. >] Le Livre sacré
H> 161. Juillet 1920.
prête aussi cette parole à Moïse, s'adressant à son
peuple : t La Loi du Seigneur sera écrite sur ton
front et dans ta main. »
Dans l'antiquité classique, la chiromancie était
considérée comme un art d'origine divine. Aristote
dit : « Les lignes ne sont pas écrites vainement dans
la main des hommes ; elles proviennent' de l'influence
du ciel sur leur destinée. » On raconte que le même
Aristote aurait trouvé sur un autel dédié à Hermès
un traité de chiromancie écrit en lettres d'or. D'après
la légende, le célèbre philosophe en aurait fait pré-
sent à son royal élève, Alexandre. L'ouvrage fut,
dit-on, traduit de l'arabe en latin par Hispanus.
En Grèce, encore, Platon, disciple d' Aristote, l'ana-
tomiste Galien et le savant Ptolémée panirent en
admettre les principes. A Rome, la prédiction de
l'avenir par les lignes de la main eut son époque la
plus brillante au temps de Juvénal. L'empereur Au-
guste lui-même se livrait à cet art. Sous le règne
d'Antonin le Pieux, vivait un chiromancien, dont les
œuvres sont arrivées jusqu'à nous. C'était un Lydien,
du nom d'Artémidore, surnommé Daldien, qui écri-
vit un Traité des songes et de chiromancie, traduit
en grec, à Venise, en 1518, par Aide Manuce, et
transcrit en grec et en latin par Rigaud, en 1603
(in-4°, avec notes, Bibl. nat.).
Ainsi que nous l'avons souvent noté au cours de
ces études, les praticiens des différents modes de
divination se réclament d'une doctrine unique, basée
sur des principes immuables, régissant la vie et la
destinée des hommes. Cette doctrine est celle de l'al-
chimie telle que nous l'avons précédenunent définie.
(V. Larousse Mensuel illustré, t. IV, p. 325.) Sa
branche la plus importante , l'astrologie, domine toute
la théorie chiromancienne. Pour mettre cet enchaîne-
ment en évidence, nous rappellerons le postulat sur
lequel s'appuie la science des horoscopes, postulat
qui, est-il utile de le dire, est loin de s'imposer à
l'esprit comme une vérité inattaquable. Tout homme,
disent donc les astrologues, est influencé, à la minute
de sa venue au jour, par les astres se trouvant dans
la région du ciel stellaire dominant le lieu de la
naissance. La même proposition est admise par
les chiromanciens; mais, alors qu'une érection d'ho-
roscope exige de nombreux calculs, ne fût-ce que
pour déterminer la position des planètes à une date
et à une heure données, le thème chiromancien ne
demande qu'un examen attentif de la main ou, pour
employer le terme consacré, une simple lecture. La
raison en est que les astres, dont l'influence a été
prépondérante à l'instant même de la naissance, ont
en quelque sorte imprimé leurs signatures sur les
différentes parties du corps et, en particulier, dans
la main du sujet considéré. Le devin sera donc à
même, par l'interprétation de ces signatures, de pré-
venir le consultant des éventualités qui l'attendent
ou le menacent.
Cornélius Agrippa commente ingénieusement le
processus de cette action mystérieuse des planètes
sur la destinée des humains. Il n'admet qu'un seul
type d'homme, au physique et au moral, déterminé
par des proportions dont il donne le compte très dé-
taillé :
a L'harmonie du corps exige une mesure exacte
et une proportion parfaite des différentes parties qui
le composent (dit-il). Toute dérogation àcette loi im-
muable est due à l'influence prépondérante d'un
astre, ou de plusieurs en conjonction ou en trigonc.
Il en est de même de l'harmonie d'une âme saine,
qui exige une répartition proportionnée de ses qua-
lités, de ses aptitudes et de ses penchants. Ainsi, le
désir, la colère et la raison doivent s'équilibrer l'une
l'autre. »
L'excès ou le défaut d'une des qualités ou facultés
LAROUSSE MENSUEL
177
Une zingara qui prédit l'avenir, tableau de Gtierardo délie Notti (musée des Offices, Florence).
par la planète dont émane la faculté sera dispropor-
tionnée. Cornélius donne toutes les mesures de la
main comparativement à toutes les parties du corps.
La main, étant constamment visible, fournira uncon-
trôle permanent des ruptures d'équilibre, d'autant
Fig. 1. Le pentagone humain, de Cornélius Agrippa.
de l'àme, d'après la même théorie, produisent une
rupture d'équilibre dans tout l'organisme ; car, s'il y
a excès, par exemple, la partie du corps gouverné
Fig. 2. Le carrii et ses diagonales, de Coïnélius Agrippa
que sur sa face interne les astres ont imprimé leur
sceau, visible àtous. C'est de cette main astrologique,
telle que nous la reproduisons d'après l'édition an-
glaise des Trots Livres de Philosophie occulte (Lon-
dres, 1651, édit. Grégory Moule), que les auteurs
modernes ont tiré leur théorie des « monts plané-
taires » dont nous parlons plus loin.
Cornélius ne fut, d'ailleurs, pas le seul professeur
de cette doctrine. Son contemporain, Paracelse, qui
fut réellement unmédecinàune époque d'empirisme,
écrivait <t que la force vitale est une émanation uni-
verselle venant des astres; le Soleil gouvernant le
cœur, la Lune le cerveau, Jupiter le foie, Saturne la
rate. Mercure les poumons. Mars la bile, Vénus les
reins et les organes de la génération ». Les liaisons
harmoniques de ces différentes parties du corps avec
la main étant connues, il deviendr:". facile de classer
les hommes suivant leur type planétaire.
Les tendances, les aspirations de l'âme, ainsi que
les facultés de l'esprit d'un sujet quelconque, pour-
ront être déterminées, si l'on tient compte des attri-
butions de chacune des planètes. Ainsi, la Lune gou-
verne les êtres et les choses de nature inconstante,
appelés à croître et à décroître. Mercure préside aux
facultés brillantes de l'esprit, à la fantaisie et à
l'imagination, aux arts légers et mêmes frivoles.
Vénus régit les choses de l'amour. Véritable joyau du
ciel stellaire, elle distribue les grâces et les cliarmes
physiques. Le Soleil est l'astre de la force et de la
vitalité. Mars est celui de la colère et de la ven-
geance. Jupiter est le dispensateur le plus généreux,
car ses dons se répartissent sur la nature physique
et sur l'âme ; ses caractéristiques sont la puissance,
la domination, la volonté réfléchie et, dans l'ordre
matériel, la force physique. Quant à Saiucn*, c'est la
planète du mystère empreint de fatalité. Elle prédis-
pose aux études sévères et inspire le goût de la
solitude. Chacun des types humains placé sous l'égide
d'une planète en porte, en quelque sorte, le faciès
ou le masque. Vers la fin du second empire, un
homme aimable et non dépourvu d'érudition, Eugène
Ledos, avait effectué des classifications de physio-
nomies humaines, basées sur les rapports existant
entre les traits du visage et le caractère intime de
l'homme. La théorie d'Eugène Ledos, qui eut ses
heures de vogue, était une des dérivées attrayantes de
la physiognomonie, ou art de cataloguer les hommes,
corps et âme, d'après les traitsdu visage. Nous ne la
citons que pour mémoire et seulement parce qu'elle
avait d'étroites relations avec une autre méthode
divinatoire, la chirognomonie, ou art de définir l'indi-
vidu et de prédire sa destinée d'après l'apparence et
la forme de sa main. Mise à la mode par le capitaine
d'Arpentigny, au cours du xix= siècle, elle peut être
considérée comme l'indispensable introduction à
l'étude de la chiromancie. Les grands maîtres de la
chiromancie moderne, tels que Desbarrolles, Eliphas
Lévi et, plus tard. M"" de Thèbes, en empruntèrent
les séduisantes propositions.
RAPPEL DES SIGNES ASTROLOGIQUES :
% Jupiter. o" Mai^. !? Mercure.
ï) Saturne. Q Soleil. $ Vénus.
3> La Lune.
Un court résumé des règles de la chirognomonie
nous permettra de dresser le tableau des types pla-
nétaires. C'est, d'ailleurs, la branche la plus agréable
de la chiromancie, parce qu'elle prétend moins lire
dans l'avenir que dans le présent. Quelques-unes de
ses observations ne sont pas dénuées de vraisem-
Fig. 3. La main planétaire, de Cornélius Agrippa. (Dans cette
main, le signe Cl indique la jitaine de Mars, silut^e au centre do
la main, dans la partie appelée » nuadrangle ... I." motil de Mars,
très peu visible dans la pliip.irt des ninins, se trouve à la. mémo
hauteur, mais vers le bord externe, ou percuuiOQ de U main.)
178
blance et, en tout cas, se prêtent à de faciles véri-
fications récréatives. Enfin, elle a l'avantage de
pouvoir être exercée à l'insu même des personnes
examinées.
Ensemble de la main. — Toute difformité étant
exceptée, la première impression qui se dégage de
l'aspect d'une main est celle résultant de ses propor-
tions. La main est ou grande, ou petite, ou bien
proportionnée. Par « main bien proportiormée », il
faut comprendre celle dont le volume et la longueur
sont en juste rapport avec le corps tout entier. Une
main petite et mince est défectueuse, au point de
Fig. ♦. Examen d<'8 duigLs.
Q
Spatule
Conique
vue de la chiromancie, quelle que soit l'élégance de sa
forme, si elle appartient à un homme de grande
taille et de forte corpulence. Nous poserons, d'ail-
leurs, une fois pour toutes, le principe que les ques-
tions de dimensions s'entendent toujours par com-
paraison avec le corps, s'il s'agit de la main, et par
comparaison avec la main, si ce sont les doigts qui
sont en jeu.
Mais, avant de faire des mesures comparati-
ves, certains détails s'imposent d'eux-mêmes à pre-
mière vue. Par exemple, la main, étant au repos ou
pendant naturellement, fournit les indications sui-
vantes :
Doigts serrés les uns contre les autres et ne laissant passer
aucun jour. — Discrétion, Attitude réservée. Prudence.
Doigts écartés. — Légèreté de caractère. Bavardage.
Egoïsrae.
Doigts semblant se renverser en arrière. — Habileté. Ruse.
Position du pouce enfermé dans les autres doigts. — Sim-
plicité confinant à ta bêtise. M"" de Thèbes prétenclait que
l'enfant, à sa naissance, tient son pouce enfermé dans sa main,
parce qu'il n'est encore qu'un petit être dépourvu de volonté
et de raison. L'homme, à l'agonie, enferme également son
pouce lorsque sa volonté et sa raison l'abandonnent.
Main courte. — Caractère ombrageux.
Main longue. — Tendances à la minutie et à la manif.
Susceptibilité.
Paume longue avec les doigts courts et gros. — Insoucianro
et paresse.
Mdin grêle et étroite. — Egoïsmc. Tyrannie. Esprit auto-
ritaire.
Main courte et mince. — Gourmandise pouvant aller jus-
qu'à la voracité. Avarice.
Doigts de longueur bien proportionnée et d'aspect agr/able.
— Nature droite et peu compliquée.
Doigts petits et minces. — ■ Esprit vacillant. Folie.
Aspect des ongles. — La forme des ongles donne lieu aux
caractéristiques suivantes :
Ongles pointus et recourbés. — Méchanceté.
Ongles courts. — Esprit critique. Caractère processif.
Chicane.
Ongles courts et épais. — Violence et irascibilité.
Courts et enpartie recouverts de chair. — Sensualité morbide.
Examen des doigts. — La ferme des doigts mérite
d*être scrutée avec attention. Les doigts sont
pointus, carrés, coniques, spatules, suivant que leur
dessin se rapproche de l'un des croquis donnés ci-
dessus :
Doigts pointus. — Ils sont la marque d'une imagination
parfois excessive. Sensibilité et impressionnabilité très accu-
sées, mais rarement durables. Les doigts pointus ne sont
jamais ceux d'un être ayant le goût de l'ordre et des choses
pratiques. Chez les femmes, les doigts fuselés indiquent une
forte propension aux choses élégantes, voire frivoles.
Doigts carrés. — Goût de l'ordre. Suite dans les idées.
Raisonnement opiniâtre. Manque d'imagination et mépris
des distractions légères. Matérialisme. Commandement.
Louis XIV avait les doigts carrés, et Saint-Simon dit de lui :
« Très modéré, très maître de lui et de sa langue, secret,
son amour pour l'ordre et la règle était extrême. »
Doigts spatules. ■ — L'homme dont les doigts sont comme
évasés à leur extrémité est doué d'une grande résistance
physique et morale. Sa confiance en sa propre force est
absolue et sans défaillance. Son activité considérable. Jl est
surtout doué pour les travaux manuels et aussi pour ceux
se rapportant à l'industrie. Il ne vit que dans le mouvement.
Les habitants du nord de la France ont, en grande majo-
rité, les doigts spatules.
Doigts coniques. — Ils sont intermédiaires entre les doigts
pointus et les carrés. L'être aux doigts coniques a le sens du
beau, mais aussi de l'utile. Tout lui réussit, et le vers
d'Horace lui est applicable : « Omnetulitpunctum quimiscuit
utile dulci. » Tout en affirmant son amour pour l'indépen-
dance, allant parfois jusqu'à l'indiscipline, il aime l'harmo-
nie et la concorde. Très susceptible de culture, il est, cepen-
dant, réfractaire à l'étude des sciences exactes.
Doigts lisses et doigts noueux. — On dit que les doigts sont
lisses lorsqu'ils ne présentent aucune nodosité aux jointures
phalangiennes. Ils indiquent une sorte d'atténuation ou de
modération des caractéristiques signalées par la forme géné-
rale des doigts. La présence de nœuds, au contraire, est un
indice d'accentuation. Le capitaine d'Arpentigny donnait au
nœud se trouvant parfois à la jointure de la phalange on-
glée de l'index le nom de nœud philosophique . Celui de la pha-
lange suivante est appelé naud matériel. Le premier marque
surtout l'intensité des facultés rationnelles, telles que la logi-
que, la méthode , la comparaison. Le second est un critérium
LAROUSSE MENSUEL
de qualités pratiques, surtout lorsqu'il est placé sur un index
spatule.
Exagération des' formes. — L'exagération annonce l'excès
et, par conséquent, le désordre. Une main trop pointue est
celle d'un être n'exerçant aucun contrôle sur ses inclinations.
Elle peut-être, suivant les autres indications fournies par
les lignes, celle d'un paresseux, d'un menteur, ou d'un
homme livré à ses passions. De même, le pouce spatule avec
excès indique la tendance à la domination tyranique, sur-
tout lorsque la phalange onglée du pouce est plus longue que
la suivante. Le po.ice spatule jusqu'à l'écrasement, avec
indication d'autres signes dans la paume, peut être celui
d'un assassin.
Examen du pouce, — Dans cette étude nécessairement
abrégée, nous nous contenterons de signaler sans
comtnentaires l'interprétation cabalistique et alchi-
mique tirée par les chiromanciens de la longueur
des trois phalanges du pouce. Le ternaire de ce
doigt s'interprète ainsi : troisième phalange (insé-
rée dans le métacarpe), c'est celle du monde
matériel; suivant son développement, mis en
relief par l'aspect du mont de Véniïs, on en
conclut un penchant plus ou moins accusé aux
appétits matériels, charnels, sensuels, etc., surtout
lorsque les petites lignes inscrites sur sa surface
présentent un aspect grillagé de quadrillage serré.
Deuxième phalange. — lE,\\e appartient au monde
intellectuel. Longue, elle dénote une imagination
souvent déréglée.
Première phalange (onglée). — C'est celle de la volonté et
de la viriHté. Un pouce long et dont la longueur provient de
celle de cette phalange est celui d'un homme doué d'une
grande puissance de volonté. Les manifestations de cette
volonté ne sont pas toujours tempérées par le raisonnement
ou l'esprit de justice.
En résumé, le pouce long est celui d'un homme remarqua-
ble, soit par les fruits de son imagination et de son esprit,
soit par ses aptitudes au commandement. Desbarrolles rap-
porte que Danton, Galilée et Descartes avaient le pouce très
long. Il en était de même de Voltaire, ainsi qu'il est facile
de s'en convaincre en examinant sa statue au Théâtre-
Français.
Enfin, un pouce dont la phalange onglée est très courte
signale une volonté nulle.
Les monts. — Nous entrons, maintenant, dans le
domaine de la chiromancie proprement dite. Les
lectures des signes, lignes et particularités de la
main, que nous allons passer en revue, demandent
une certaine attention et ne peuvent être effectuées,
comme les précédentes, à première vue.
On peut remarquer à la base de chaque doigt, dans
la paume, une petite proéminence à laquelle les chi-
Pouce spatule
/V 16i. Juillet 1920.
romanciens donnent le nom quelque peu emphatique
de « mont ». Ainsi que nous l'avons dit, chacun de ces
monts est sous l'influence d'une planète. (Voir la main
planétaire de la Philosophie de Cornélius Agrippa.) A
la base du pouce, se trouve le mont de Vénus. Au des-
sous de l'index, celui de Jupiter. Sous le médius, le
mont de Saturne. L'annulaire est au-dessus du mont
du Soleil ou d'.Apollon. Mercure est à la base de l'au-
riculaire. Le mont de la Lune est à la partie inférieure
de la paume, dans la direction du petit doigt. Enfin,
Mars se trouve sur la région appelée hypothcnar par
les praticiens, ou encore percussion de ]a main{du lat.
percuterez frapper. La percussion est, en somme, le
bord externe de la main fermée, prête à frapper).
Ces proéminences sont plus ou moins accusées et
n'existent quelquefois qu'à l'état rudimentaire, chez
certains sujets. Dans une main soumise à la lecture,
le mont le plus prononcé indique la planète dont
l'influence a été prépondérante à l'heure de la nais-
sance. Un mont trop accusé est un signe d'excès.
Lorsqu'ils sont déplacés, ils symbolisent la sorte
d'attraction exercée par le mont voisin, c'est-à-dire
par la planète dont il porte le nom. Supposons, par
exemple, que le mont de Jupiter (index) semble
s'incliner vers celui de Saturne . Cette dicposition indi-
que une modification importante du caractère. Tous
les dons brillants conférés par Jupiter sont soumis au
contrôle sévère de Saturne. Le besoin de domination
impliqué par l'élévation du mont cherchera sa satis-
faction dans la maîtrise des études sévères. Si c'est,
au contraire, Saturne qui se penche vers Jupiter,
l'ambition, la recherche des situations brillantes,
l'emporteront sur le penchant aux études austères.
Afin d'éviter les longueurs et les répétitions, nous
résumerons en un seul tableau les influences exercées
par chacune des planètes et les caractéristiques des
types planétaires. A titre documentaire, nous indi-
quons les caractères pnysiognomoniques correspon-
dant généralement — au dire des occultistes — à
chacun de ces types.
Les données de ce tableau permettent déjà de for-
muler des supputations assez nombreuses pour inté-
resser un consultant. Toutefois, un thème de chiro-
mancie n'est complet que lorsque le praticien, après
avoir enregistré les résultats de son examen d'en-
semble, a tiré de l'étude des lignes et des sigiifs
Tableau des types planétaires et de leurs signes caractéristiques.
TYI>KS
FORMES
den dui^ts.
MONT
le plus accusé.
TYPE
P h y si o g n o m o n i iju e
et aspect général.
TENDANCES
Qualit<^8, défauts, Inclina-
tions, etc., etc.
Jupiiérien ou
Jovien {du géni-
tif latin Jovi:f, de
Jupiter)
1
Carrés ou coniques.
Jupiter (racine de l'index).
Belle prestance , corpu-
lence moyenne, cheveux
châtainsou blonds, yeux
bleus, voix sonore,
teint frais et coloré.
Ambition noble, honneurs,
gaieté.
Excès du mont : orgueil
démesuré, superstition.
1 Sa.turnien
Longs et grêles.
Saturne (racine du
médius).
Grand, mince, voûté, teint
jaune ou terreux, peau
luisante, pommettes sail-
lantes, cheveux noirs,
regard sombre.
Prudence, réflexion, pen-
chant aux études sé-
vères, soumis aux atta-
ques de la fatalité (con-
trôler le caractère faste
ou néfaste par l'étude
des autres signes).
Excès du mont : tristesse,
amour de la solitude,
ascétisme , pensées de
suicide.
Solaire
Doigts pointus ou co-
niques.
Apollon ou le Soleil (racine
de l'annulaire).
Taille moyenne, teint bis-
tré, cheveux blonds, nez
fin, yeux noisette, sour-
cils bien dessinés, quel-
quefois d'un seul arc.
Impressionnabilité , con-
templation , idéalisme ,
goût des arts et du luxe.
Excès du mont : désir de
briller, défaut de suite
dans les idées ; si la sa-
turnienne est mal écrite
ou tronçonnée : misère
succédant à la fortune.
Mercurien
Coniques.
Mercure (racine de l'auri-
culaire).
Taille petite et bien prise,
figure longue, teint pâle,
yeux creux, vifs, noirs,
généralement petits, nez
pointu, voix faible et
amenuisée.
Elégance , science , élo-
quence, intelligence des
affaires.
Excès du mont : ruse,
ignorance prétentieuse,
vol ou perfidie.
Martien
Spatules.
Mars (bord externe de la
main).
Grand, carré des épaules,
cou court, cheveux roux,
nez aquilin, voix sonore,
yeux gris ou marron.
Courage, sang-froid, domi-
nation de soi-même, im-
pétuosité et force de ré-
sistance.
Excès du mont : colère,
injustice, cniauté.
Lunatique
Courts et grêles.
Lune (partie inférieure de
la main, dans la direc-
tion du petit doigt).
Taille élevée, cheveux peu
épais, fins, blond fi-
lasse, teint laiteux , figtire
ronde et plate, menton
gras
Imagination , mélancolie ,
poésie élégiaque. rêverie.
Excès du mont : caprices,
superstition, fanatisme,
mobilité excessive de
caractère.
Vénusiaque
Pointus, coniques,
lisses.
Vénus (base du pouce).
Taille bien prise, teint
brun , cheveux noirs ,
parfois crépus , yeux
bruns, en amande, front
bas, nez droit.
Amour des belles formes,
galanterie, désir de
plaire, élégance.
Excès du mont : débauche,
effronterie.
N' 161. Juillet 1920.
inscrits dans la paume des conclusions déter-
minantes.
Certaines mains sont sillonnées de mille lignes,
courtes, longues, enchevêtrées. Telles sont les mains
nerveuses, tourmentées, appartenant à des êtres
voies aux éventualités les plus diverses. D'autres, au
contraire, les mains calmes, ne présentent que
quelques lignes, nettes et bien tracées, sans ramifi-
cations. Les devins prétendent tout expliquer. Le
moindre sillon est l'objet d'une interprétation parfois
complexe, suivant sa position, sa forme, son orien-
Mysticife
y MERCURE
CŒUR
5. Les Lignes de la main.
tation. Nous nous contenterons d'une étude compen-
dieuse des inscriptions palmaires les plus communes,
c'est-à-dire de celles se trouvant dans la majorité des
mains. Les lignes donnent des indications précises
lorsqu'elles sont bien écrites, c'est-à-dire nettes, d'une
coloration naturelle, et lorsqu'il n'y a pas de solution
dans leur continuité. Les lignes pâles, très larges,
présagent un état général faible et une constitution
morbide, surtout lorsqu'elles sont ponctuées de petites
taches bleuâtres (bleu barbeau).
Les lignes suivantes se trouvent dans presque
toutes les mains, tout au moins à l'état rudïmen-
taire. Quelques auteurs les appellent les « lignes
mères ».
LIGNES MÈRES
Ligne de cœur. — Contourne le pied des monts, A la partie
super, « ure de la paume.
Ligne de tête. — Au milieu de la main, la partage transver-
salement en deux parties.
Ligne de vie. — Enveloppe la racine du pouce.
Ligne de fortune ou de fatalité. (Saturnienne.) — Part du
bas dj la paume et la partage longitudihatement en deux
parties à peu près égales.
Ligne hépatique ou du foie. — Part du bas de la paume
et se dirige vers l'auriculaire .
Nous donnons ci-dessous les principales indications
que ces lignes peuvent fournir. Au préalable, notons
que l'examen cliirographique est généralement ef-
fectué sur la main gauche. En outre, une indication
funeste ne l'est fatalement que si l'inscription qui en
est la source est identiquement répétée dans les deux
mains. Même dans ce cas désagréable, le présage de
malheur n'est par irrévocable. Il importe, en effet, de
se rappeler que l'homme reste toujours en possession
de sou libre arbitre : homo sapiens dominabitur
astrUf disent les occultistes.
LIGNE rE CŒUR
Tracée presque horizontalement vers la partie supérieure
de la paume, elle doit être nette, bien colorée, partir du
mont de Jupiter et atteindre la percussion de la main.
Courte, elle indique des facultés affectives peu prononc?es.
Longue, elle présage ou indique la probabilité d'un amour
profond et heureux si la ligne n'est ni interrompue, ni en-
conibr6e de hachures en forme de chaînette.
Trop longue, barrant toute la main d'un bord à l'autre,
elle caractéri e l'excès. Il y aura donc Heu d'étudier avec
attention le mont de Vénus (racine du pouce) et de formuler
des concluiious suivant les particularités qu'on y remar-
quera.
Confondue à son origine avec la ligne de vie et avec la ligne
de tête, elle annonce une destinée brusquement terminée par
une ra-»rt violente.
Tris rapprochée de la ligne de tête, elle signifie l'hypocrisie
et la duplicité.
Absence de ligne de coeur. — Faiblesse organique. Egoïïime.
Positivisme. (Voltaire n'avait pas de ligne de cœur.)
LAROUSSE MENSUEL
Sèche et sans rameaux. — Manque de cœur, surtout si la
ligne ne commence qu'au mont de Saturne (sous le mé Jius).
Croix du mariage heureux. — Elle est formée par l'extré-
mité de la ligne de cœur verticalement coupée par une petite
ligne dessinant les bras de la croix.
Encombrée d'une (le. — Maladie de cœur ou embarras
graves dans la vie affective (amour ou amitié).
LIGNE DE TÊTE
Elle doit commencer entre le pouce et l'index. Elle se
confond souvent, à l'origine, avec la ligne de vie.
Droite et longue. — Lucidité d'esprit. Volonté puissante,
lorsque la phalange onglée du pouce est de belle longueur.
Fidélité. Esprit parfaitement équilibré.
Très longue et droite. — Parcimonie allant jusqu'à l'ava-
rice. Calculs intéressés dans toutes les circonstanciés de
la vie.
Descendant très bas et touchant le mont de la Lune. —
Mysticisme.
Séparée de la ligne de vie à l'orig-.ne. — Grande confiance
en soi. (C'est aussi le signe des impulsifs.)
Très large et pâle, — Intelligence médiocre. Manque de
jugement.
Encombrée de chaînettes. — Manque de suite dans les
idées. Maux de tête violents et fréquents.
Brisée en deux tronçons. -* Très mauvais signe, lorsque la
brisure se lit sous le mont de Saturne. On interprète alorâ,
suivant les cas et les autres indications : Blessure mortelle à
la tête. Mort sur l'échafaud. (Desbarrolles prétend avoir
constaté très nettement cette particularité dans les mains de
plusieurs assassins célèbres, dont Lacenaire et Dumolard.)
Terminée en lourch e ou remontant vers Mercure. — Ruse.
Subtilité dans les affaires.
Courte et ne dépassant pas le médius. — Vie courte. Fai-
blesse de constitution,
Coupée en plusieurs petits tronçons. — Mémoire courte et
infidèle. Amnésie. Migraines fréquentes.
Très mince. — Maladie du foie.
S'arrélant sous l'annulaire. — Légèreté. Frivolité. Chez
les femmes : Coquetterie prononcée. Chez les hommes :
Infidélité. Sensualité.
Terminée par une étoile. — Folie.
LIGNE DE VIE
Elle commence au même point que la ligne de tête et con-
tourné le mont de Vénus pour atteindre le bas de la main,
vers le poignet.
Longue, nette, bien dessinée. — Vie longue et exempte de
maladies.
Pâle et creuse. — Signe de mauvaise santé.
Interrompue dans une, main et continue dans l'autre. —
Maladie grave, mais sans issue mortelle.
Solution de continuité dans les deux mains. — Maladie
mortelle.
Ligne de vie doublée. — Existence large et heureuse.
Livide et ponctuée de rougeurs. — Irritabilité excessive.
Colère aveugle.
Ligne de lie très rapprochée de la ligne de vie. -r- Ti-
midité. Manque de confiance en soi.
Rameaux partant de la ligne de vie et se dirigeant vers la
ligne de tite. — Honneurs et richesse. (Il y a lieu d'examiner
attentivement la Saturnienne.)
Ligne biturguée dans le voisinage du poignet. — Chan-
gement dans la situation ou dans la manière de vivre. (Les
179
On obtiendra ainsi les segments de dix années jusqu'à
l'âge de soixante ans. Pour marquer le suivant, il suffira de
porter sur la ligne de vie une longueur égale à celle séparant
soixante de cinquante, diminuée d'un tiers, he segment de
ICI 1(1 I
Abs.
Positi
M
Fig. 6. Chaînette 8:r la ligne de cœu;-.
autres signes préciseront le caractère favorable ou néfaste
de cette mutation.)
Point profond sur la ligne de vie. — Maladie grave.
Détermination des dates. — Pour déterminer l'époque des
événements annoncés par la ligne de vie, les anciens chiro-
manciens partageaient cette dernière en huit segments, re-
présentant chacun une période de dix années. Les modernes
prétendent obtenir une précision plus grande en opérant de
la manière suivante :
La pointe sèche d'un compas étant posée à la racine de
l'index, décrire une série d'arcs de cercles concentriques, en
plaçant successivement la pointe mobile : au milieu de la
racine de l'annulaire ; entre l'annulaire et l'auriculaire ; au
milieu de la racine de l'auriculaire; au bord externe de la
racine de l'auriculaire ; à la rencontre de la ligne de cœur et
de la percussion de la main ; au point de rencontre de la
ligne de tète prolongée avec le tranchant do la main.
Chacun de ces arcs de cercle coupe la ligne de vie çu UD
poiDt qui marque la &0 d'wue période de di< ann^Si
Fig. 7. Détermination graphique den dates tur la Ligne de vie :
X. Ligne de cœur; Z. Ligne de tête; VR. Liifne de vie; O. Centre
des arcs [racine du l'index); A. Milieu de l'anDul^tire. 10 ans;
li. Entre l'annulaire et l'auriculaire. 2« nns ; C. Milieu de l'auri-
culaire, 30 ans ; D. Base externe de l'auriculaire. *0 ans ; E. Point
(l'aboutissement de la ligne de cœur, 50 ans; F. Aboutissement
- i
de la ligne de tête prolongée, 60 ans; GF = - EF, 70 ans ^
2 2
HG = 7 GF, 80 ans ; III = r IIG, 90 ans.
quatre-vingts ans s'obtiendra de même, c'est-à-dire en re-
portant sur la ligne de vie la distance soixante -soixante-dix
diminuée d'un tiers, et ainsi de suite, s'il y a lieu.
LIGNE DE FORTUNE OU SATURNIENNE
La présence de cette ligne ne présage pas obligatoirement,
ainsi qu'on le croit communément, le bonheur et la richesse.
A proprement parler, elle est la marque de ja fatalité, c'est-
à-dire de la destinée. Elle indique donc surtout la direction
que suivront les événements sous l'impulsion de la volonté.
L'examen des phalanges du pouce devra, en conséquence,
précéder celui de la Saturnienne. Le mont prédominant
fournira également des indices directeurs, dont il sera néces-
saire de tenir compte.
Nette, droite et complète, elle part du poignet, dans le voi-
sinage immédiat de la ligne de vie, et aboutit au pied du
mont de Saturne. Dans ces conditions, elle est un gage de direc-
tion ferme et continue au milieu des vicissitudes et des ba-
tailles de la vie. La confirmation de ce présage est presque
absolue, si la phalange onglée du pouce est longue et si les
doigts sont de forme carrée. Un être armé de cette manière
a de grandes chances de réussite, mais son succès n'est pas
un don du hasard ; il en est lui-même l'artisan.
Lorsque la Saturnienne part de la ligne de vie. les in-
fluences qu'elle révèle participent de celles indiquées par
cette ligne.
Lorsqu'elle part de la plaine de Mars (milieu de la main),
le succès est assuré, mais non sans lutte. En général, l'étude
de cette ligne tient compte de son point de départ et de son
point d'aboutissement. Si, par exemple, elle prend sa source
uans le mont de la Lune et se termine dans celui de Saturne,
on dira : la Lune symbolisant le caprice et la fantaisie, la
direction de ia vie sera dominée par un événement de cette
nature, tel que héritage imprévu, protection d'un personnage
important, etc. Les autres signes pourront le plus souvent
préciser la nature de l'événement. Un mont de Vénus déve-
loppé et une croix de mariage bien nette feront présager un
mariage heureux à tous les points de vue, etc.
Un autre exemple complétera cette explication. Satur-
nienne issue du mont de la Lune, bien écrite et longue, mais
envoyant un rameau vers l'auriculaire ou le mont de Mer-
cure : chance inespérée dans les affaires.
Arrêtée à la ligne de tête. — Fortune brusquement arrêtée
par un faux calcul ou une fausse conception des affaires.
L'arrêt peut aussi être dû à une maladie cérébrale. (Con-
sulter les autres lignes.)
Saturnienne doublée dé lignes sinueuses. — Infirmités
graves par suite d'excès.
Saturnienne formée de tronçons non soudés Us uns aux
autres. — Vie mouvementée, menée comme par saccades,
présentant une succession de hauts et de bas.
Absence de ligne de fortune. — Existence insignifiante,
ayant des analogies avec la vie végétative. Ce défaut de ligne
n'implique nullement le malheur, une telle existence pouvant
être heureuse, suivant la mentalité et le degré d'intelligence
du sujet.
Saturnienne avec branches ascendantes. — De telles bran-
ches signifient toujours progrés et ascension. Dans ce cas :
ascensions successives dues au mérite personnel.
LIGNE HÉPATIQUE OU DU FOIS
Part du poignet, conjointement à la ligne de vie, et se di-
rige vers le mont de Mercure. Cette ligne n'existe pas dans
toutes les mains. Lorsqu'elle est droite et nette, elle signifie
toujours une santé brillante.
Tortueuse et segmentée. — Maladies du foie.
Coupée à son extrémité par un petit signe dessinant une
croix. — Maladie prochaine,
Partant du mont de la Lune et se dirigeant vers .Mercure.
— Grande facilité d'élocution.
i8o
Formant un triangle avec la Saturnienne et la lignô de tête.
— Qualités intuitives remarquables, pouvant parfois être
considérées comme un don de double vue. Dans tous les cas :
instinct très sûr.
lorsque la ligne de tête, la ligne de vie et la ligne hépa-
tique sont toutes les trois bien écrites, ce triple signe est un
indice de santé florissante.
ANNEAU DE VÉNUS
Ce signe n'existe pas dans toutes les mains. Il est constitué
par un arc de cercle plus ou moins régulier presque tangent
ù la ligne de cœur et ayant i^jur extrémités le mont de Ju-
piter d'une part, celui du Soleil de l'autre. Il indique une
surabondance de sève susceptible de provoquer des appétits
sensuels excessifs. Ces caractéristiques sont surtout révélées
par la discontinuité de l'anneau (anneau brisé) ou par une
seconde courbe doublant la première. L'anneau unique et
bien dessiné est presque toujours un signe d'énergie et de
vitalité. Terminé par une étoile : Prison ou crime passionnel.
Nous achèverons ce résumé de la technique chiro-
mancienne en citant les principaux signes suscepti-
bles d'interprétation. Ils indiquent une modification
de rinfluence émanant de la planète agissant sur la
ligne ou sur la région dans laquelle ils sont inscrits :
L'étoile. — Régulière ou non, annonce un danger ou un évé-
nement fatal (Ut. fatum, destin heureux ou défavorable). Sur
le mont de Jupiter : Ambition justifiés. Honneur. Prédesti-
nation. Dans ce cas, le danger réside dans l'excès d'ambi-
tion ou dans l'aveuglement provoqué par l'ivresse de la
popularité.
Sur Saturne : Da-nger de meurtre (accompli par le sujet
examiné). Probabilité de mort violente (exécution).
Sur la troisième phalange du médius (la phalange infé-
rieure) : Mort par assassinat.
Sur le mont du Soleil : Richesse d'origine douteuse.
Sur Mercure : Fourberie.
Sur le mont de la Lune : Danger de naufrage ou d'accident.
Sur le mont de Vénus : Malheur causé par l'amour. Ma-
ladie grave.
Le carré. — Signe géaéralement favorable : Préservation.
Energie. Bon sens.
Il est néfaste sur le mont de Vénus : Prison,
Le point. — Le point placé sur une ligne annonce une
maladie de l'organe ou de la partie du corps correspondant
à cette ligne.
Une tache bleu barbeau sur la ligne de vie annonce
presque irrévocablement une maladie tenace et dangereuse.
LAROUSSE MENSUEL
[ Sur le mont de Saturne : Mysticisme. Influence caracté-
j risée de Saturne .
\ln général, les croix ont un caractère néfaste, lorsqu'elles
I sont irréguliéres et mal inscrites Lorsqu'elles sont bien
Fig. 8. Ile Biir la saturnienne.
Ile, — Signe d'affaiblissement, d'embarras, quelquefois
d'événement mystérieux.
Sur la ligne de cœur : Anémie.
Sur l'hépatique : Indélicatesse, Manque de droiture dans
les affaires.
Sur la ligne de tête : Instincts cruels. Projets infâmes.
Sur la Saturnienne : Si la ligne est bien tracée, l'île in-
dique l'adultère. Sur une ligne mal dessinée : Chagrin par
suite d'adultère.
Les chiromanciens bien pensants ont la précaution d'ajouter
que ces fatalités ne sont pas inéluctables. L'île indique sur-
tout l'occasion, l'éventualité, la tentation. Les autres lignes
peuvent certifier que le sujet ne cédera pas au mauvais
désir ou à l'occasion tentatrice.
Le triangle, — Le triangle sur le mont de Mercure présage
une aptitude aux sciences occultes et à la diplomatie. Tal-
leyrand avait ce signe bien situé à la base de l'auriculaire.
Sur Jupiter: Sciences pures et stratégie. (Desbarrolles pré-
tend que c'était un des signes remarquables de la main de
Napoléon.)
Sur Saturne : Sciences ténébreuses, satanisme.
Sur le Soleil : Sciences du domaine de l'art (Léonard de
Vinci).
Sur le mont de la Lune : Mysticisme raisonné.
La croix. — Signe peu favorable, sauf lorsque la croix est
placée, ainsi que nous l'avons dit, à l'extrémité de la ligne du
cœur, sous le mont de Jupiter, Dans ce cas, c'est le signe du
mariage heureux.
Au centre de la main : Religiosité excessive. Superstition.
Sous l'annulaire : Essor arrêté.
Dans la plaine de Mars : Caractère violent et dangereux.
Sur le mont de la Lune : Tendance au mensonge.
Sur le mont de Vénus : Amour fatal, ontratoant les consé-
quences les plus graves.
M"' de Thcbcs. (Phot. Manuel )
nettes, leurs bras étant d égale longueur, elles sont plus
favorables que nuisibles, car elles accentuent les influences
bénéfiques.
Les chaînettes. — Embrouillant le dessin des lignes : indi-
quent des embarras et des luttes.
Les grilles. — Elles représentent souvent des obstacles.
Elles sont aussi, suivant leurs emplacements, des symboles
d'exagération ou d'excès.
Sur le raout de Jupiter : Egoïsme. Vanité. Désir de briller.
Tyrannie.
Sur Saturne Malheur.
Sur*le mont du Soleil ; Folie. Amour de la fausse gloire.
Vanité désordonnée.
Sur Mercure Mensonge Mauvaise utilisation de la science
acquise. Eliphas Lévi prétendait que tous les empoisonneurs
célèbres avaient le mont de Mercure fortement grillagé.
Enfin, les lignes en travers, sur les monts et sur les signes,
marquent toujours des obstacles.
D'une pratique très simple, la chiromancie a joui
(l'une grande faveur et d'un crédit constant à toutes
les époques de l'histoire. Il suffit de quelques heu-
reuses concordances pour que les esprits crédules con-
sidèrent comme des lois générales les principes dont
elles semblent être les conséquences. Aussi n'entre-
prendrons-nous pas de reproduire, même en résumé,
l'histoire de cette prétendue science. Il nous fau-
drait, pour cela, répéter les noms, souvent cités au
cours de ces études, de tous les hommes s'étant
adoimés à l'alchimie et à ses branches secondaires,
en y comprenant la médecine. Des hommes de
science, comme Paracelse et Cornélius Agrippa
(xvi" siècle), ne craignaient pas de professer publi-
quement leur foi en l'infaillibilité de la chiro-
mancie. Paracelse en faisait même une base, unj
sorte de point de départ de toutes les sciences
naturelles :
« Pour découvrir les vertus des végétaux, écrivait-îl dans
son Archidoxe magique, li faut avoir recours à l'anatomie de
l'homme et à la chiromancie, car les feuilles sont leurs mains,
e t les nervures qu'on y remarque font découvrir les pro-
priétés qu'elles possèdent. »
A la fin du moyen âge, lorsque les édits royaux
déclarèrent une guerre sans merci aux mages et aux
sorciers, accusés de commerce avec les puissances
ténébreuses, la plupart de ces derniers s'enfuirent et
suivirent les Bohémiens dans leurs perpétuels voya-
ges. Ces tribus errantes constituèrent une sorte de
Conservatoire de la doctrine chiromancienne et,
aujourd'hui encore, c'est aux tziganes et aux roma-
nichels que s'adressent de préférence les fervents de
cet art divinatoire. Un des maîtres de la chiromancie
moderne, Desbarrolles, épousa, dit-on, une fille de
cette bohème vagabonde, afin de recueillir d'elle les
éléments de son livre sur les Mystères de la main.
Toutefois, les Bohémiens ne furent pas seuls à détenir
la clef des arcanes inscrits dans la paume. De nom-
breux auteurs se sont efforcés de créer un corps de
doctrine où les praticiens modernes puisent encore
leurs enseignements. Les plus connus sont Patrice
Tricasse, Jean Bellot, Gaspard Peucer, les deux
Cardan, Rodolphe Goglenius, Jean de Hagen, Jean
Tesnier, etc.
Il va sans dire que tous les astrologues du cénacle
magique de Catherine de Médicis étaient des chiro-
manciens émérites. Plus tard, au cours du règne de
Louis XIV, les « liseuses dans la main » foisonnèrent
à Paris et surent s'assurer la clientèle des plus hauts
«• 161. Juillet J920.
personnages. Dans les dossiers relatifs à la terrible
« Affaire des poisons », on trouve de nombreuses
déclarations d'inculpés des deux sexes, prouvant
clairement que la Voisin, ses complices et ses ému-
les, se servaient de la chiromancie comme d'un
moyen d'attraction pour entrer en contact avec
ceux qui, par la suite, payaient au poids de l'or les
0 poudres à succession » et o à héritage ».
Sous Louis XV, diseuses de bonne aventure et
liseuses de mainspurent se livrer à leurs spéculations
en toute liberté. L'une d'elles gagna même la grande
confiance de la favorite en lui rappelant qu'elle lui
avait prédit sa royale boinie fortune. Pierre de
Nolhac consigne ce fait dans son livre Louis XV et
iV/me de Pompadour :
t A neuf ans, sa mère (à la future marquise) l'avait conduite
chez une diseuse de bonne aventure, et l'on n'est pas peu
surpris de trouver en tête du relevé des pensions payées par
M""* de Pompadour : « Six cents livres à la dame Lebon,
pour lui avoir prédit, à l'âge de neuf ans, qu'elle serait un
jour la maîtresse de Louis XV. »
De nos jours, la chiromancie a ses fervents, aussi
nombreux, aussi convaincus qu'aux époques de la
magie et du Grand Œuvre. Le célèbre romancier natu-
raliste Dickens, dans un de ses ouvrages les plus
curieux et les moins connus en France, raconte cette
anecdote :
Une chiromancienne, tenant ses assises chez lady Blessing-
ton, lut un jour, après le lunch, dans la main de trois con-
vives :
— Oh ! oh ! dit-elle au premier : la couronne, une grande
puissance, puis une terrible chute!
■ — Ah! répondit avec calme l'homme, objet de l'examen.
C'était le prince Napoléon.
Au second, qui était Dickens, elle dit :
— Dans un accident de chemin de fer, vous perdrez bien-
tôt un fils, mais non un fils de votre chair...
Dickens interpréta la réalisation de cette prédiction en dé-
clarant que, dans une collision de trains qui fit de nom-
breuses victimes, il perdit son premier manuscrit d'Edwin
Drood.
Au troisième convive, la pythonisse affecta de ne dire que
des banalités, mais son attitude, au dire de Dickens, signi-
fiait claireme it qu'elle prévoyait une terrible aventure. En
effet, ce convive était i;n peintre connu, qui fut pendu après
avoir assassiné sa femme. « Vie de Joseph Grimaldi. »
De grands écrivains français, contemporains de
Dickens, partageaient sa confiance dans les pronos-
tics inscrits dans la main de chaque homme. Balzac
était un enthousiaste de la chiromancie. Dans sa
Physiologie du mariage, il dit expressément :
1 Ainsi , vous pouvez, en vous armant de cette science, vous
armer d'u.i grand pouvoir, et vous aurez un fil qui vous
guidera dans le labyrinthe des cœurs les plus impéné-
trables. »
Et dans le Cousin Pons :
« Si Dieu a imprimé, pour certains esprits, la destinée de
chaque homme dans sa physionomie, en prenant ce mot
comme l'expression totale du corps, pourquoi la main ne
résumerait-elle pas la physionomie , puisque la main estl'ac-
tion humaine tout entière ? «
1 Remarquez (dit-il encore) que prédire les gros événe-
ments de l'avenir n'est pas, pour le voyant, un tour de force
plus extraordinaire que celui de deviner 1.: passé... »
Alexandre Dumas père, lui aussi, était un croyant
en la science des lignes de la main. Quant à Dumas
fils, c'est lui qui détermina — et on peut presque dire
cultiva — la vocation d'une chiromancicime, morte
depuis peu et ayant connu la célébrité Celle qui
devait prendre le
noménigniatique
de a Madame de
Thèbes» voulait,
dans sa jeunesse,
aborder la car-
rière théâtrale.
Dumas fils, con-
sulté sur ses
aptitudes, lui
conseilla de choi-
sirunevoiemoins
encombrée et
plus immédiate-
ment rémunéra-
trice. Comme elle
avait des notions
de chiromancie —
car elle avait été
en relation avec
le capitaine d'.\r-
peutigny — elle conçut le projet de remplacer Desbar-
rolles, qui venait de mourir. Dumas l'y encouragea
vivement et lui promit de l'aider de tout son crédit et
de toute sa notoriété. L'auteur de /a Dame aux camélias
tint sa parole, et M'"^ de Thèbes obtint des résultats
réellement merveilleux, et jamais épithète ne fut
mieux employée. C'est chez Dumas qu'elle prédit à
Ferdinand Brunetière a qu'il éprouverait, dans un
délai rapproché, deux grandes satisfactions d'ordre
intellectuel ». Quelques mois plus tard, Brunetière
était élu membre de r.\cadémie et directeur de la
« Revue des Deux Mondes ». Les anecdotes dont
M"" de Thèbes fut l'héroïne sont innombrables.
Elle vaticina chez les grands et chez les petits, chez
les roturiers et chez les rois. Elle entretint des rela-
tions d'amitié avec tous les écrivains de la fin du
Eugène Ledos. (l'Iiot. Y. Z.)
«• iei. Juillet 1920.
XIX" siècle, et l'un d'eux, Jean Lorrain, avait une
telle foi en sa science et en ses facultés intuitives
qu'il n'entreprenait jamais un voyage sans l'avoir
consultée. Parmi les événements de toute nature
qu'elle prédisait sans relâche, dans les journaux,
dans ses brochures, au cours de ses consultations, en
séance publique, partout et à propos de tout, quel-
ques-uns se réalisèrent à point nommé. La presse
entière, de Paris et de la province, relatait alors son
succès et domiait à ses propos, parfois bien vagues,
pourtant, un relief tel que sa renommée devint uni-
verselle. Ainsi, quelques mois avant l'ouverture de
l'Exposition de 1900, elle avait annoncé « que la pé-
riode de fêtes qui allait s'ouvrir serait une période
troublée, au cours de laquelle se produiraient de dra-
matiques événements et que beaucoup de sang cou-
lerait ». Cette prophétie (?) on en conviendra, aurait
pu s'appliquer à des troubles révolutionnaires, s'il
s'en était produit, et telle était, probablement, la
pensée voilée de la chiromancienne. Mais la presse
ne fut pas embarrassée pour trouver d'autres véri-
fications.
Est-ce à dire que tous les principes constituant la
base de la science chiromancienne doivent être con-
fondus dans le même mépris et relégués au musée
des superstitions des temps passés? Nous le croyons
d'autant moins que des esprits des plus positifs n'ont
Fig. 9. T(iUS Ips présazes de honheur dans la m^me main
(d'après Deibarrolles) ; V. V. Double li^ne de vie ; S. S'. Salur-
DieQue reclilijîne, longue. bien tracée; T.T'-Lipncdetèteavecépi,
itilelligonce vaste : C. C Ligne de cœur avec épis h ses deux
extrémités rltnnheur en amour ; en C, la croix du mariage heu-
reux : B. B' B". Triple bracelet de longue vie et de prospérité ;
A. Amour unique; O 0'. Anneau de Vénus régulier, vitalité, inten-
sité du bonheur.
pas cru faire œuvre vaine en accordant à certaines
règles générales une attention qui mérite d'être rap-
portée. Quelques années avant la guerre, un profes-
seur de psychologie expérimentale à la Sorbonne
fit examiner par une chiromancienne réputée (ce
n'était pas M"" de Thèbes) les mains de ceut cin-
quante enfants des écoles de la ville de Paris. L'opé-
ration fut conduite avec toutes les précautions et
toutes les garantiesdu contrôle scientifique. Il s'agis-
sait de faire un classement, d'après la seule inspection
de ces petites mains, établissant le degré d'intelligence
de chacun des sujets, ainsi que la répartition des
aptitudes aux travaux scolaires. Cette épreuve, d'un
nouveau genre, donna des résultats inattendus, si bien
que le savant professeur aurait exprimé sa surprise
par ces mots : « Décidément, il y a quelque chose de
vrai dans la chiromancie. »
Vers la même époque, le D' Vaschide, directeur
du laboratoire de psychologie de l'asile de Ville-
juif, fit examiner par la même pythonisse le moulage
des mains d'infirmes et de déments internés dans
cet établissement. Il fut tellement troublé par la jus-
tesse des observations faites en sa présence qu'il
entreprit une longue étude de la chiromancie, parue
après sa mort sous le titre d'Essai de psychologie
de la main. (Paris, 1909.)
Ajoutons, à titre anecdotique, que le D'' Vas-
chide aurait été lui-même l'objet d'une prédiction,
malheureusement réalisée à sa date exacte. Après
avoir relevé les observations de la chiromancienne,
il pria cette dernière de regarder dans sa main et
de lui révéler tout ce qu'elle y verrait :
« Vous mourrez à trente-trois ans, » lut fut-il
déclaré.
A trente-trois ans, le D' mourut, en effet, d'une
pneumonie, et le fait fut relaté dans le livre pos-
thume dont nous avons donné le titre.
LAROUSSE MENSUEL
Maintenant, est-il vrai que la main porte les in-
dices et les traces de nos défaites et de nos victoires
psychiques? La question demeura longtemps sans
réponse. Une secte hérétique, des premières époques
lie l'Egiise chrétienne, celle des barbarites, considé-
rait la main comme la synthèse de toute vie hu-
maine. Les éléments de raison et d'intelligence ac-
cusant, dans le système évolutif, la transformation
de l'ancêtre simiesque en animal supérieur, ne se-
raient entrés que progressivement dans le cerveau
de l'être qui allait devenir un homme et au fur et à
mesure des transformations de sa main... En d'au-
tres termes, l'homme n'aurait commencé à penser
qu'après avoir été doté de la main agissante, succé-
dant à la patte ou à la griffe... Et toutes ses pensées
naissantes se seraient, en quelque sorte, modelées
sur les gestes de sa main, premier instrument, pre-
mière armera sa portée...
Maisquelle hypothèse! Elle renferme, cependant, un
symbole qui ne manque pas de grandeur, puisqu'il
tend à estimer la valeur réelle de l'homme d'après la
nature et l'utilité de son travail. — Henry Dechakboonf..
Crise du logement et l'Urbanisme
(la). Nous avons vu (Lar. Mens., t. V, p. 90) que
l'intervention de l'Etat, des pouvoirs locaux et de
certains établissements en matière d'habitations à
bon marché se manifeste sous diverses modalités :
exemptions fiscales, prêts à taux réduit, garantie
d'intérêts, subventions, création des offices pu-
blics, etc. Il nous reste à constater son insuffisance.
Il nous reste à montrer la nécessité d'adopter, en
vue de conjurer une crise du logement devenue gé-
nérale, une méthode d'ensemble qui, dépassant le
cadre des initiatives locales, aboutisse à la combi-
naison logique des efforts de toute la nation.
L'intervention de l'Etat doit s'élargir parce que,
dans presque tous les pays, à l'heure actuelle, se
manifeste à peu près le même phénomène; en pre-
mier lieu, la faillite des expédients : taxe des
loyers, déclaration des locaux vacants, réquisitions
(surtout en Allemagne) et, en second lieu, la faillite
de la construction privée, considérée comme tme
I entreprise », au sens des économistes.
Pour ce dernier point, il n'y a pas là inertie ou
mauvais vouloir, mais impossibilité radicale d'abou-
tir : on ne peut, en ce moment, arriver à construire
à des prix rémunérateurs ppur le capital engagé.
Pour rémunérer ce capital, en effet, il faudrait qua-
drupler les loyers d'avant-guerre. Or, malgré la
hausse dont on se plaint partout, ce ne sont pas
encore là les prix demamlés aujourd'hui. C'est pour-
quoi les très rares propriétaires de maisons achevées
depuisla conclusion de la paix, contraints d'exiger ces
prix, apparaissent, à tort, comme des spéculateurs.
On oublie trop que la crise du logement n'est, au
fond, qu'une forme particulière de la crise de la vie
chère, qui est elle-même internationale.
Dans ces conditions, la méthode à employer doit
sortir des limites, relativement étroites, de la cité
ouvrière ou de la cité-jardins, telles qu'on, les a
comprises jusqu'ici (du moins en France), pour at-
teindre les proportions de la cité véritable, de la
ville, de l'agglomération urbaine. Ainsi s'est déve-
loppée singulièrement, depuis la fin des hostilités,
une science nouvelle et qui porte un nom nouveau :
Vurbanisme.
I. Vurbanisme : son objet. C'est mie science nou-
velle, mais un art très ancien. On peut la définir :
la science qui a pour objet la création, l'aménage-
ment ou l'extension des villes, ainsi que l'organisa-
tion de la vie urbaine de manière à suivre et même,
dans une certaine mesure, à diriger son évolution.
a) Création des villes. Avant tout, il faut évidem-
ment distinguer, suivant les espèces : cité industrielle
ou port maritime, villes existant déjà à l'état em-
bryonnaire ou créées de toutes pièces, comme aux
Etats-Unis; cités-jardins; stations balnéaires ou es-
tivales ; villes coloniales, etc. Mais, si le point de
vue diffère selon le caractère de l'œuvre à réaliser,
les problèmes suivants vieimeut inévitablement se
poser :
1° Choix de l'emplacement. Il dépend des condi-
tions géographiques, entendues au sens le plus large :
géographie physique, économique, humaine. Une
cité commerçante s'élève, peu à peu, au carrefour
des routes naturelles : vallées ou fleuves, routes ma-
ritimes (Lyon, Paris, Anvers). Une cité industrielle
naît spontanément dès qu'on découvre une richesse
à exploiter (mines, houille blanche). Une capitale est
édifiée au lieu consiaéré comme le « centre a du
p,iys, ctc;
2° Terrains et matériaux. Derrière une entreprise
aussi étendue se dissimulent, comme l'a dit avec
c incision Paul Otiet , « les intérêts particuliers,
ceux des spéculateurs de terrain, des entrepreneurs
de bâtisse, des administrations dont les budgets
vivent d'expédients ». Il s'agit de fondre ces inté-
rêts particuliers en une entreprise commune. Car,
suivant l'heureuse comparaison de Frank Koester,
la cité moderne peut être considérée en un sens
comme une vaste exploitation industrielle, dans la-
quelle les industries particulières sont les parties
d'un ensemble. Dans l'établissement de la cité, cette
181
conception doit être le factetir dominant. Toutefois,
afin d'assurer cette cohésion, on ne semble plus de-
voir aller, comme cela s'était fait vers la fin du
XIX" siècle, en Allemagne, jusqu'à réserver à la com-
mune, upiquement, la propriété du sol. D'autres
combinaisons sont possibles;
3» Voirie; espaces libres. Il faut tracer le sys-
tème des grandes artères qui porteront partout dans
la ville l'activité et la vie : la rue, dans ses dimen-
sions et ses types divers (boulevard, avenue, voie
circulaire, rampe, rue à escalier, etc.). Dès ce mo-
ment, il faut réserver les espaces libres : places, parcs,
plaines, squares, allées, jardins, terrains de jeux. Le
site pittoresque doit être sauvegardé, à la fois pour
attirer les touristes, élément de prospérité, et pour
les citadins eux-mêmes. Les choses aimables aussi
sont nécessaires, a dit justement Ruskin. Et, par
exemple, en Prusse, il existe des « conservateurs des
monuments naturels • (en France, des commissions
instituées par la loi du 21 avril 1906);
4° Répartition des quartiers. Les diverses parties
de la cité doivent être groupées, selon leur destina-
tion, dans un ordre logique : administrations, af-
faires, quartiers industriels et ouvriers, de résidence
ou de luxe, de récréation ou de sport. Leur raccor-
dement doit être étudié avec soin, de façon à éviter
ces cloisons étanches qui, dans une même ville,
créent des agglomérations distinctes et presque
étrangères l'une à l'autre (vieille ville, Villeneuve;
rive droite, rive gauche; ville haute, ville basse);
5° Routes d'accès et moyens de transport. Tout le
système des grandes artères de la ville doit diverger
vers les routes d'accès. Il importe de faciliter l'en-
trée et la sortie des habitants ou des étrangers et
des marchandises. Le plan des moyens de transport
est à dresser du même coup (pénétration des chemins
de fer, gares industrielles, tramways suburbains),
car sa réalisation, avant l'inévitable plus-value des
fonds privés, sera beaucoup moins onéreuse ;
6° Architecture générale et esthétique. Deux
écueils à éviter : monotonie et disparate; d'une
part, dans l'édification des bâtiments administratifs
et d'utilité collective, et, d'autre part, dans les mai-
sons particulières. Les façades feront l'objet de con-
cours spéciaux, et le plan çn sera parfois imposé par
des règlements, de manière a respecter l'ingéniosité
de chaque constructeur, tout en réalisant un en-
semble architectural d'un caractère défini.
b) Aménagement des villes. Il constitue une bran-
che très importante de l'urbanisme. Il comprend, no-
tamment, l'aménagement des rues, égouts, eaux
potables, l'étude de la circulation et des communica-
tions intérieures, etc. Pour les vieux quartiers, une
besogne d'assainissement et de percées successives
s'impose, mais en laissant intact le cœur de la cité ;
les transformations doivent rayonner autour de ce
centre idéal, illustré par l'histoire et les arts.
c) Extension des villes. Qu'elles soient toutes récen-
tes ou déjà anciennes, un plan d'extension complet
est indispensable. Certains factetjrs essentiels prési-
dent au développement des organismes urbains : il
faut dégager par avance ces éléments probables d'ac-
croissement, distinguer des courants de population
accidentels l'afflux permanent qui s'incorpore à la
cité, bref, ne bâtir qu'avec méthode. Pour ne citer
qu'un exemple célèbre, à Rome, pendant la seconde
moitié du siècle dernier, des quartiers entièrement
neufs restèrent fort longtemps inhabités.
dj Organisation de la vie urbaine. C'est l'organisa-
tion de la commune à tous égards, dans son existence
juridique, en tant que personne morale, avec son
autonomie relative tt ses ressources propres, et
généralement dans toutes les formes de son activité :
concession, ferme, régie, paiticipalion ; services pu-
blics ; hygiène municipale ; activité intellectuelle et
morale (enseignement, éducation), sociale, hôpitaux,
dispensaires, crèches, police, sécurité, etc.). Enfin, il
est bon de mettre à part l'organisation du travail
administratif, qui doit tendre à fusionner la docu-
mentation des bureaux et les autres sources d'infor-
mation d'ordre technique et scientifique.
On le voit, l'urbanisme est très vaste et très com-
plexe : on ne peut donc pas s'étonner de son évolu-
tion plutôt lente, qui, d'unart plusou moins empirique,
tend à en faire, actuellement, une science à l'objet
précis.
IL Son évolution. A l'époque des cités lacus-
tres, l'urbanisme était, sans doute, inconnu. Il est
difficilede savoir, également, l'idée que s'en faisaient
les Egyptiens, ces bâtisseurs d'énormes temples en
granit rose ou bleu, et les Chaldéens, dont les villes,
pour la plupart en briques crues, sont devenues au-
jourd'hui des collines de terre jaunâtre. Cependant,
les palais aux fondations de pierre et les briques
cuites de Babylone, cimentées au bitume, ont mieux
résisté : il nous a donc été permis de reconstituer,
dans son enceinte, une ville coupée de rues à angle
droit, très longues, bordées de maisons à deux ou
trois étages, mais avec beaucoup de jardins ou de
charapi de blé : les espaces libres réclamés de nos
jours ! En Grèce héroïque, les fouilles de Schliemann
n'ont pas permis, toutefois, de rétablir avec certitu-
de une ville complète. Mais il est notoire qu'Athènes
était ceinte de remparts, queCimonomade platanes
l82
LAROUSSE MENSUEL
«• 161. Juillet 1920.
et de portiques la place du marché, et que presque
tous les citoyens étaient propriétaires de leur mai-
son. Le détail des rites accompagnant la fondation
des villes nous est aussi connu : chez les anciens,
» on fondait une ville d'un seul coup, tout entière,
en un jour », par un acte religieux. Cité et' ville, en
effet, n'étaient point synonymes : o La cité était
l'association religieuse et politique des familles et
des tribus ; la ville était le lieu de réunion, le domi-
cile et surtout le sanctuaire de cette association. »
(Fustel de Coulanges.) Ainsi, l'enceinte d'une ville
devenait sacrée.
Mais, dans les colonies romaines, l'incomparable
instrument de l'urbanisme n'était pas la religion :
c'était la route, comme au xix" siècle la voie ferrée.
Au moyen âge, les bourgs poussent spontanément,
comme une flore rabougrie, sous la protection des
châteaux et des abbayes, et souvent à l'ombre d'une
cathédrale. Dans les cités, des rues tortueuses, sans
autre pavé que la boue, malgré le zèle des « voyers » ;
des maisons de bois ou de pierre, aucune hygiène,
point d'égouts et, en conséquence, la lèpre à de-
meure et la peste noire qui, en 1348, dura dix-huit
mois. Avec la Renaissance, son idéal de religion,
d'art et ses guerres civiles, la ville s'embellit,
s'organise, se fortifie et, déjà, se surpeuple dans ses
murs étroits. Ainsi jusque vers la fin du xvii^ siè-
cle, où, cependant, le pavage se généralise, si la rue
ne s'élargit guère.
Le siècle suivant tente quelques percées timides
et réalise des monuments mieux dégagés. Mais,
avec le développement des manufactures, les popu-
lations s'entassent de nouveau sur un espace de
plus en plus réduit. Les villages eux-mêmes s'indus-
trialisent. Il faut arriver jusqu'à Haussmann et ses
« comptes fantastiques » pour voir, à Paris, un vé-
ritable essai d'urbanisme, qui devait aboutir à la
création des nouveaux quartiers de l'Opéra et de
l'Etoile. Parallèlement, d'autrescapitales et de grands
centres se peuplaient : Washington, dont Lenfant,
un Français, avait tracé les plans ; Berlin, Barce-
lone, etc. Nos architectes, urbanistes accomplis,
essaimaient un peu partout, d'Australie en Améri-
que, leurs constructions harmonieuses, leurs plans
ingénieux : la France seule restait deshéritée.
in. Fériode actuelle. Si, en effet, pour tout le
côté spéculatif de la question, notre pays n'est pas
resté en arrière, l'étranger l'a devancé dans l'urba-
nisme appliqué.
1° L'étude scientifique du « phénomène urbain »
s'est d'abord traduite par des congrès et des expo-
sitions : Paris (1889-1900) : vie municipale; Dresde
(1903), Berlin (1910) et Diisseldorf {1912) : architec-
ture urbaine et amélioration des plans de villes ;
Londres (1910): expositionde « Town planning », qui
a laissé un organisme permanent de documentation ;
Vienne, Rome, La Haye, Anvers, Gand (1913) :
exposition comparée des villes, etc. Les résultats de
ces congrès sont consignés dans des rapports où
toutes les compétences ont participé et qui restent,
en somme, des modèles d'exposé sur la matière.
D'autre part, des périodiques ont été fondés : der
Stadtebau (Berlin) ; Town Planning Rcview (Liver-
pool) ; le Mouvement communal (Bruxelles) ; the
American City (New-York). Toute une bibliothèque
« urbaniste » s'y est adjointe. Enfin, une science
récente, la démographie, ainsi que, d'ailleurs, toute
la statistique, sont venues aider l'urbanisme dans
ses prévisions.
2° Tout cet effort vers l'établissement d'une théorie
solide a permis de faire en quelque sorte le diagnostic
des mau.\ dont souffraient les cités et d'y apporter le
remède : la cité-jardins et la cité ouvrière. Ces types
sont déjà popularisés en Amérique, en Angleterre,
en Allemagne. On connaît les cités-jardins célèbres :
Aurora, Ludiow, Leclaire et Dayton, le « joyau des
villes américaines » ; Port - Sunlight, Bournville,
Letchworth; Mannheim, Ulm, Hellerau, et ces mo-
dèles de cités ouvrières créés à Essen par Krupp.
Une politique foncière (Bodenpoliiik), très habile, a
été suivie par des communes allemandes et suisses,
en vue de mieux loger les habitants, dans des im-
meubles bâ';S sur des terrains co;nmunaux. Mais
l'Angleterre, en particulier, depuis juillet 1919, a
conçu un programme gigantesque de construction de
« cottages » individuels; il est en voie de réalisation,
au prix de sacrifices financiers considérables, mais
nécessaires.
IV. L'urbanisme en France. Avant le 14 mars
1919, la construction d'un groupe d'immeubles des-
tinés au logement des particuliers ne présentait pas
un caractère d'utilité publique incontestable. La loi
du 17 juin 1915 ne permettait à la commune d'inter-
venir, en matière d'expropriation, qu'à l'égard d'un
« propriétaire récalcitrant ou impuissant et dans l'in-
térêt supérieur de la santé publique » (Juillerat).
Toute œuvre d'ensemble était presque impossible
à réaliser : ime loi bienfaisante a comblé cette
lacune.
Loi du 14 mars içig. Elle concerne les plans
d'extension et d'aménagement des villes.
Toute ville d'au moins dix mille habitants (et, quel
que soit le chiffre de la population, quelques agglo-
mérations présentant un caractère particulier) est
tenue d'établir, dans les trois ans de la promulgation
de la loi, un projet d'aménagement, d'embellisse-
ment et d'extension comprenant :
1° Un plan général des voies à créer ou à modi-
fier, avec indication des espaces libres et des empla-
cements destinés à des monuments, édifices et ser-
vices publics;
2° Un programme des servitudes hygiéniques, ar-
chéologiques, esthétiques, et des prévisions relatives
aux mesures d'hygiène et d'assainissement ;
3° Un projet d'arrêté du maire (après avis du con-
seil municipal) réglant les conditions d'application.
Au cas de destruction, partielle ou totale, d'une
agglomération, un plan de reconstruction, accom-
pagné du projet visé par la loi, est obligatoire dans
les trois mois. Les frais sont à la charge de l'Etat,
qui, par ailleurs, peut accorder des subventions.
En vue de grouper les documents sur la matière
et de donner des avis sur l'élaboration des projets,
une commission, groupant des techniciens et des ad-
ministrateurs, est créée à la préfecture de chaque
département. Au ministère de l'intérieur, une com-
mission établit les règles générales de nature à guider
les municipalités et examine les projets émanant
des ministres de l'intérieur et des régions libérées.
Une fois le projet adopté dans ses grandes lignes,
le conseil municipal désigne, sur la proposition du
maire, un homme de l'art ou une société, qu'il
charge de l'étude et de la confection des plans. A
défaut, le préfet, après mise en demeure restée sans
effet, procède d'office à cette désignation et fait
dresser les plans aux frais de la commune, qui perd
ainsi tous droits à une subvention.
Après avis du bureau d'hygiène, le projet donne
alors lieu : 1° à un examen par le conseil muni-
cipal ; 2" à une enquête dans les conditions de l'or-
donnance du 23 août 1835 ; 3° à un avis de la com-
mission instituée pour le département. Par la suite,
le dossier est, en général, transmis au ministère de
l'intérieur et, s'il y a lieu, à la commission supé-
rieure, en vue du décret en conseil d'Etat déclarant
les travaux d'utilité publique. Et,désormais,àdater
de la publication de l'acte portant déclaration d'uti-
lité publique ou, en certains cas, de l'arrête préfec-
toral, les propriétaires de terrains en bordure des
voies et placesprojetées devront suivre les nouveaux
alignements et ne bâtir qu'après avoir obtenu un
permis délivré par le maire.
Enfin, pour les projets intéressant plusieurs com-
munes ou départements, il peut y avoir formation
d'un syndicat de communes (art. 169-180. Loidusavril
1884) ou réunion d'une conférence interdépartemen-
tale (art. 89-91. Loi du 10 août 1871).
Conclusion. Telles sont les principales dispo-
sitions de cette loi nécessaire, attendue depuis plus
de vingt ans.
On connaît déjà le succès qu'a remporté le con-
cours d'urbanisme institué par la municipalité pari-
sienne. De plus, l'office public des habitations à bon
marché du département de la Seine a opéré des
achats de terrains qui justifieront peut-être un jour,
pleinement, son autre dénomination : » Les cités-
jardins du grand Paris. » Mais il est à souhaiter que
la province, qui donnait la première l'exemple
avant 1914 (plans d'extension de Dunkerque,
Bayonne, etc.), ne soit pas sacrifiée.
La question est particulièrement angoissante pour
les régions libérées. Pour les reconstituer dans un
délai minimum, Alex. Ribot préconise la construction
de maisons en bois, confortables, coquettes, d'un
prix accessible, et dont les matériaux seraient
fournis par les forêts allemandes et par nos colonies.
Il propose, en outre, à l'exemple de l'Angleterre,
d'émettre des emprunts, de puiser au 0 réservoir
commun », pour pouvoir réaliser dans tout le pays
un programme national. La réussite d'un tel emprunt
n'est pas douteuse. Mais le succès de la méthode
d'Alex. Ribot, comme, d'ailleurs, de tout autre pro-
cédé, dépend étroitement de la réorganisation des
transports. Le rail est devenu l'indispensable auxi-
liaire de l'urbanisme.
De toute façon, si l'on veut que les villes ne soient
plus, comme les appelait Rousseau, les gouffres de
l'espèce humaine, une véritable « politique du loge-
ment » s'impose. La France paraît enfin l'avoir com-
pris et saura, sans doute, profiter des enseignements
du congrès interallié réimi à Londres, cette année,
en vue de déterminer « la politique de l'habitation et
du plan urbain et rural ». — Camille DÉPAic.t.
Flourens (Léopold-iEmi7«), homme politique
français, né à Paris le 27 avril 1841, mort dans cette
Blême ville le 5 janvier 1920. Emile Flourens était
le second fils du physiologiste Pierre Flourens, origi-
naire de l'Hérault et qui fut professeur au Col-
lège de France, secrétaire perpétuel de l'Académie
des sciences, membre de l'Académie française, dé-
puté, puis pair de France. Son frère aîné, Gustave
Flourens, est connu par la hardiesse de ses idées et
par une vie d'aventures qui se termina tragiquement
pendant la Commune. Un autre frère, Abel, devint
conseiller d'Etat. Par sa mère, Emile Flourens était
le petit-fils du général baron Clément. Il sera le gen-
dre de l'économiste Michel Chevalier.
Emile Flniipcns. tPhcit. Manuel.)
Il fit de brillantes études classiques au lycée Char-
lemagne, prit les licences es lettres et en droit
et, en 1863, fut nommé auditeur au Conseil d'Etat.
Il démissionna en 1868, pour se faire inscrire
comme avocat au barreau de Paris. Il fut même
secrétaire de la Conférence. Après la réorganisation
du Conseil d'Etat, en 1872, il rentra dans cette assem-
blée comme maître des requêtes. En même temps,
il faisait un cours à l'Ecole libre des sciences
politiques; Promu conseiller d'Etat en 1879, il
était, la même année, nommé directeur général
des cultes. En cette qualité, il assista régulièrement
le ministre à la Chambre, dans la discussion de ce
budget. Il conserva cette haute fonction (avec
une courte interruption, de novembre 1881 à
mars 1882) jusqu'au mois de mars 1885, où
il fut appelé à présider, au Conseil d'Etat, la
section de législation, justice et affaires étrangè-
res, ainsi que le Comité consultatif des protec-
torats, siégeant au ministère des affaires étrangères.
C'est dans cette situation que Goblet vint le cher-
cher, en décembre 1S86, pour en faire un ministre
desaffairesétran-
gères. Le succes-
seur de Freycinet
avait vainement
offert le porte-
feuille à plu-
sieurs diplomates
de carrière et
avait dii se pré-
senter devant les
Chambres sans
que ce porte-
feuille eût reçu
un titulaire défi-
nitif. Flourens
accepta et alla
compléter, le
13 décembre, un
cabinet formé
le 1 1 . Le ministère tombait en mai 1887, mais Flourens
resta au quai d'Orsay, avec Rouvier et Tirard,
jusqu'au 30 mars 1888.
Cette période, relativement courte, fut cependant
singulièrement féconde en incidents et en initiatives.
En février 1887, c'est l'affaire de la lettre au tsar. Le
général Boulanger, ministre de la guerre, avait eu
l'idée, pour le moins imprudente, d'envoyer à l'empe-
reur de Russie une lettre politique; Flourens, averti
par hasard, réussit à en empêcher l'expédition. 11 fit
plus : craignant que Bismarck, informé par ses agents,
ne vît dans le geste du chef de l'armée une provoca-
tion, il prévint l'ambassadeur d'Allemagne; ainsi,
lorsque la presse allemande s'empara de l'affaire,
celle-ci avait, au point de vue extérieur, perdu tout
caractère de gravité. L'attitude de Flourens, en la
circonstance, fut, à l'époque, sévèrement critiquée
par certains. Tout le monde reconnaît, aujourd'hui,
qu'elle fut avisée.
Il y eut bientôt d'autres motifs d'inquiétude, et
plus sérieux, avec l'affaire Schna;belé, qui eut lieu
le 20 avril. Le général Boulanger, toujours belli-
queux, voulait répondre par un ultimatum au guet-
apens dont venait d'être l'objet le commissaire fran-
çais. Flourens pensa que l'incident pouvait être réglé
pacifiquement. Appuyé par le président Grévy, il
manœuvra avec une habileté diplomatique, avec un
sang-froid, une modération, qui déterminèrent en
Europe un courant de sympathie en faveur de la
France et amenèrent rapidement l'Allemagne à ren-
dre la liberté à notre agent.
L'alerte avait été vive. Ce ne devait pas être la
dernière. Le 24 septembre de la même année, deux
Français, qui chassaient à Raon-sur- Plaine, près du
Donon, furent l'un tué, l'autre blessé par un fores-
tier allemand, qui tira sur eux de l'autre côté de la
frontière. Il y eut échange de notes. Le gouverne-
ment allemand fit des excuses officielles et offrit le.->
réparations nécessaires.
Dans toutes ces affaires, Flourens observa « la
dignité calme et la force patiente » dont parlera
plus tard une de ses affiches électorales, affiche qui
se terminera par cette affirmation érigée en pro-
gramme : « Flourens est l'incarnation de la paix avec
honneur. »
Il obtenait d'autres succès diplomatiques, plus posi-
tifs. Unconflitsurveim entre lareine des Hovas et notre
résident général à Madagascar, Le My re de Vilers.à pro-
posd'une interprétation du dernier traitéet mettanten
cause notre tutelle, fut résolu conformément à nos inté-
rêts. Et, le 24 octobre 1887, le ministre des affaires
étrangères, après des négociations rendues plus faciles
par la loyauté de son attitu<le, signait avec l'Angle-
terre deux conventions relatives : l'une à la neutrali-
sation du canal de Suez, l'autre au.x Nouvelles-Hé-
brides et aux îles Sous-le-Vent. En Egypte, on ré-
solvait une question qui était en suspens depuis la
conférence internationale de 1885. Dans le Pacifique,
en échange de l'acceptation d'un contrôle à deux
aux Nouvelles-Hébrides, nous nous libérions de
toute entrave aux îles Sous-le-Vent. Et, surtout, les
deux puissances occidentales prouvaient à l'Europe
la possibilité d'un accord entre elles.
N' 161. Juillet 1920.
Flourens présenta, en outre, à l'approbation du
Parlement un csrtain nombre de conventions com-
merciales signées par son prédécesseur ou par lui,
ainsi qu'une convention avec la Suisse au sujet de la
navigation du Léman. Parmi les décrets qu'il prit, il
faut noter la publication d'une déclaration entre la
France, l'Allemagne et la Belgique, pour régler les
époques et la durée des chômagec; des canaux et ri-
vières canalisées qui mettent les trois contrées en
conmiunication. Enfin, il signait avec la Suisse une
convention qui assurait aux enfants de chacun des
deux pays le bénéfice de l'admission dans les écoles
primaires de l'autre pays.
Le 26 février 1888, un siège de député étant de-
venu vacant dans le département des Hautes-Alpes,
Flourens se présenta, sans résigner ses fonctions mi-
nistérielles, ce qui souleva des critiques passionnées.
On l'accusa de pratiquer la candidature officielle.
Même, deux députés déposèrent sur-le-champ une
proposition tendant à interdire aux ministres d'être
candidats dans les élections partielles. Les ennemis
politiques ou personnels de Flourens se comptèrent
sur cette proposition, dont l'urgence ne fut repous-
sée, quelques jours avant l'élection, qu'à une faible
majorité. Et Flourens fut élu, battant un radical. Il
ne fut validé qu'après une discussion assez vive, dans
laquelle il se défendit d'avoir influencé de son titre
la liberté du suffrage.
Un mois après, le 30 mars, le cabinet Tirard tom-
bait, sur la revision de la Constitution. Flourens, rem-
placé au:: afïaires étrangères par Goblet, prenait pos-
session de son siège, qu'il choisit au centre gauche.
Il montra peu de tendresse au cabinet Floquet, qui
avait succédé à celui dont il faisait partie, tout en se
rencontrant avec lui dans la lutte commune contre
le boulangisme, alors en pleine action.
Réélu aux élections générales de 1889 parla circons-
cription d'Embrun, réélu de nouveau en 1893, élu,
entre temps, conseiller général du département, il se
distingua, pendant ces deux législatures, par des
inteiVentionssur la poitique extérieure. Il s'inquiéta,
notamment, de la sauvegarde des droits de pèche que
la France conservait à Terre-Neuve, de nos relations
avec la Turquie, de nos opérations au Dahomey, de
nos arrangements avec le Siam, de l'envoi d'une es-
cadre française à l'inauguration du canal de Kiel. Il
se déclara confiant dans l'efficacité d'une entente
avec la Russie, entente dont il avait, d'ailleurs, été,
dès la première heure, un des plus ardents parti-
sans et même un des artisans les plus actifs. Il
n'éprouvait pas pour la politique anglaise une égale
sympathie. Il ne lui pardonnait pas, entre autres
choses, sa mainmise sur l'Egypte et s'éleva, à la
tribune, contre ce qu'il appelait ses « visées ambi-
tieuses». Notons encore qu'on trouve, à la même
époque, sous la signature de Flourens, un rapport
sur un traité de commerce et de navigation avec le
Japon et un autre sur une convention consulaire
avec la Bolivie. En avril 1898, il interpella sur la si-
tuation faite aux tisseurs de soie pure par le régime
douanier.
C'étaient déjà, en quelque sorte , des intérêts lyonnais
qu'il défendait ; car, abandonnant Embrun, où sa der-
nière réélection avait été difficile, il se présenta, en
mai, à Lyon. Il échoua, contre Krauss, socialiste.
Il jeta son dévolu sur Paiis. Le 28 avril 1902, il
fut élu député du V arrondissement, l'emportant
sur Charles Gras, député sortant, socialiste. 11 s'ins-
crivit au groupe nationaliste. Il s'intéressa aux ques-
tions soulevées par l'application de la loi de 1901 sur
les congrégations et par la dénonciation du Concor-
dat. Il déposa différentes propositions, dont une, en
1903, « pour l'affranchissement réciproque de l'Etat
et des Eglises par leur séparation», proposition
qu'écartera Briand, comme devant amener la «libé-
ration sans garantie de l'Eglise, sa mise à l'abri de
toute règle légale d'intérêt public et la reconstitution
définitive et inébraiJable de toutes les congréga-
tions». Il se distingua, en outre, par des pioposi-
tions hardies : suppression des conseils de préfec-
ture, suppression des sous-préfets, suppression des
trésoriers-payeurs généraux, visa des ordonnances
ministérielles par la Cour des comptes. En 1905, il
demanda, s:ins l'obtenir, la création d'une chaire de
midecine coloniale à la Faculté de médecine de Paris.
Aux élections générales de 1906, il fut battu par Dcs-
plas, radical, et quitta définitivement le Parlement.
Il écrivit dans sa retraite divers ouvrages. Déjà,
il avait donné, en 1875, un volume savant sur l'Or-
ganisation judiciaire et administrative de la France
et de la Belgique depuis 1S14, couronné par l'Insti-
tut en 1878, une étude SUT l'IZnseignement supérieur
en Belgique (« Bulletin de la Société pour l'étude des
questions d'enseignement supérieur ») ; en 1894,
Alexandre III, sa vie, son œuvre. Il avait collaboré
à divers journaux et contribué à la fondation de
deux d'entre eux : la Démocratie rurale (en 1889) et
la revue internationale Globus Revue (en 1891). En
1906, il publia trois brochures et une conférence sur
la politique religieuse, dont les titres indiquent les
tendances: les Associations cultuelles; la Liberté des
cultes; la Réforme de la loi sur la séparation des
Eglises et de l'Etat; la Liberté de l'esprit humain :
pourquoi l'Eglise de France triomphera de la perse-
LAROUSSE MENSUEL
culion. Cette même année 1906 et les années suivan-
tes, il fit paraître plusieurs opuscules de politique
étrangère : ta France conquise, Edouard VII et Cle-
menceau (1906); le Réveil des nationalités dans l'empire
austro-hongrois : les Tchèques au XIX" siècle (1900);
un Fiasco maçonnique à l'aurore du XX' siècle : les
Congrès de La Haye, le Parlement mondial (1912) ;
et une pièce politique : les Jaunes et les Rouges ou
l'Ecole sans Dieu, drame en cinq actes (1910).
Au cours de la guerre, il accepta la présidence de
l'Association nationale française pour la protection
des familles des morts pour la patrie. Il était officier
de la Légion d'honneur depuis 1880 et titulaire de
nombreux ordres étrangers. — Qustave iiiescuff.i.u.
Grillon du foyer (le), comédie en trois
actes, d'après le conte de Charles Dickens, musique
de scène de Jules Massenet, représentée pour la pre-
mière fois au théâtre national de l'Odéon le 1" oc-
tobre 1904 et reprise au même théâtre en 1918.
L'action se passe dans les environs de Londres, en
1800, sous George III. .Au premier acte, nous
sommes dans la grande cuisine de la maison de John
Peerybingle, le mari de Dot, un peu plus âgé qu'elle.
C'est la veille de Noël. Il neige, la bûche flambe
dans la cheminée oii la bouilloire et le grillon chan-
tent de concert sur une pittoresque musique imita-
tive écrite par Massenet.
Dot est seule. Arrive le vieux Caleb, le pauvre
fabricant de joujoux d'enfants. La conversation du
vieillard et de Dot fait l'exposition : Caleb travaille
pour un vieil industriel avaricieux et brutal,
M. Tackleton, qui le traite durement et le paye peu.
Le pauvre ouvrier a une fille aveugle, Bertha, à
laquelle il se dévoue, et un fils, Edouard, qui est
parti depuis dix ans en Amérique et dont on n'a plus
de nouvelles. On le croit mort, et sa fiancée, May
Fiedling, désespère de jamais le revoir.
Le mari de Dot, qui est messager, arrive avec sa
voiture. Après avoir embrassé sa femme, il apporte
tous les colis dont il est chargé ; entre autres, un
grand gâteau de noce pour M. Tackleton. Un vieil
homme à barbe blanche, enroulé dans im grand
manteau, l'accompagne.
Ce vieux vagabond est sourd. Il s'assoit devant
l'âtre ; pendant que John va dételer les chevaux et
que Caleb va étudier le chien de la maison en vue
de la fabrication d'un petit chien qui lui a été com-
mandé, le vieillard mystérieux se fait connaître de
Dot ; il enlève sa perruque : c'est Edouard, le fils
de Caleb, qui revient riche et toujours fidèle pour
épouser May Fiedling, sa fiancée.
Mais, comme a dit M"" de Girardin, 0 la joie fait
peur ». Il faudra qu'il se fasse reconnaître peu à peu
et insensiblement, surtout de son vieux père.
« Le bonheur tue quelquefois, dit Dot, quand on
n'en a pas l'habitude ».
Elle consent à seconder Edouard, d'abord pour le
cacher et, ensuite, pour lui faire obtenir le plus tôt
possible une entrevue avec May Fiedling.
La chose presse d'autant plus que celle-ci, de dé-
sespoir, aaccepté d'épouser le vieux et riclie Tackleton.
Cependant, on prépare le réveillon, comme dans
toute bonne famille anglaise. Tackleton sollicite une
invitation pour lui, pour sa fiancée et pour sa future
belle-mère.
John refuse de recevoir chez lui ce mauvais
homme ; d'ailleurs, le réveillon se fera chez Caleb.
Tackleton, furieux, malmène son malheureux ou-
vrier, qui est aussitôt vengé, car Edouard, indigné,
dans une scène bien venue, menace Tackleton de lui
chatouiller les côtes avec la mèche et le manche du
fouet de John, s'il ne fait pas toutes ses excuses au
vieillard. Tackleton file doux. John et Dot restent
seuls et remuent ensemble, devant la flamme de la che-
minée, les charmants souvenirs de leurs fiançailles.
Le deuxième acte se passe chez Caleb Plumer. C'est
une chambremisêrable, au papier déchiré. Laclieminée
est vide. Sur un établi, on voit les carcasses des jou-
joux que le vieux fabrique, pour gagner péniblement
sa vie. Sa fille Bertha, aveugle, est dans un fauteuil.
On comprend, à la conversation du père et de la fille,
l'héroïque dévouement paternel du vieux Caleb. Il a
réussi à faire croire à sa fille qu'ils habitent un ap-
partement luxueux, qu'il est vêtu lui-même de riches
habits, qu'ils ont largement de quoi vivre, que son
patron, M. Tackleton, est jeune, bon et généreux. ■
Illusion funeste, car la jeune Bertha, dans le
monde idéal de son rêve, voit se former une image
chimérique de cet homme, pour lequel elle a. ;~eu à
peu, senti naître en elle un grand amour; aussi
éprouve-t-elle une grande douleur quand Tackleton
vient annoncer son mariage avec May Fiedling et
demande à Caleb de lui réserver trois places à la
table de Christmas, pour lui, sa fiancée et sa belle-mère.
La scène du repas est animée et curieuse. La
future belle-mère, M™° Fiedling, montre un orgueil
amusant en appelant « entrepreneur de messageries »
le pauvre charretier qu'est John.
Cependant, après le repas. Dot a tenu sa promesse :
elle a caché Edouard dans la pièce voisine; elle lui
ménage une entrevue en tête à tête avec May Fied-
ling ; Edouard la remercie avec effusion et l'embrasse.
A ce moment précis, Tackleton amène John derrière
183
un vitrage et lui montre son épouse entre les bras
d'un homme ; John, furieux, part à la recherche de
l'inconnu pour le tuer.
Au troisième acte. Dot est seule dans sa grande
sallc-cuisinc ; elle souffre de voir John égaré sur une
fausse piste et, pourtant, elle ne peut pas encore
révéler la présence d'Edouard, car il faut ménager
la faiblesse du vieillard Caleb et aussi, ne pas com-
promettre par une mdis; rétion le projet qui a été
concerté entre Edouard et May de se marier devant
le pasteur avant l'heure où Tackleton espère, célébrer
son propre mariage.
Jolm rentre, tlésolé, excité méchamment par
Tackleton ; mais tout s'explique et s'arrange. Caleb
retrouve son fils, Bertha apprend que son père, dans
l'excès de sa bonté, la fait vivre dans un rêve que la
réal té dénient et que Tackleton est un être mépri-
sable ; elle l'oublie, et elle donnera désormais à sa
vie tm autre but, qui sera de se consacrer au bonheur
du meilleur des pères.
Quant à Tackleton, il est joué : il faut qu'il re-
nonce à son rêve de mariage ; il est puni pour sa
méchanceté et pour avoir voulu tuer le grillon du
foyer sans avoir compris que le chant du grillon est
le symbole du bonheur de la famille.
L'auteur a fort habilement fait passer dans sa
pièce les principaux éléments qui font le charme du
conte de Dickens. La pièce a le mérite de ne sentir
aucunement la gêne d'une adaptation d'après un ro-
man. Le mouvement est naturel, aisé ; le sentiment
est partout délicat et charmant ; les situations sont
touchantes, la couleur locale est posée en teintes
adroites et légères ; le style est facile et agréable ;
la mémoire de Dickens a reçu là un charmant hom-
mage. 1.(^0 CLAREriB.
Les principaux rôles ont été créés par ; M""" Sylvie {Dot),
Taillade iBerthj), Dehon (mistriss Fiedling , Jeanne Rémy
{May Fiedling}; et par MM. Dorival {Jo'.n', Janvier {Cateb),
Cazalis {Tackleton), Gaston Séverin {Edouardi.
Ha.a.S3 (Hugo), homme politique allemand, né
à .\llenstcin (Prusse orientale) le 29 septembre 1863,
mort à Berlin le 6 novembre 1919. Etudiant en droit,
puis avocat à Kœnigsberg, il entra dans la vie poli-
tique comme conseiller municipal de cette cilé(i897),
qui bientôt l'envoya au Reichstag (r902). Il y prit
place parmi les socialistes, chez lesquels son élo-
quence et sa clarté d'esprit lui acquirent bientôt la
notoriété. Après la mort de Bebel (1913), il lui suc-
céda comme chef du parti.
Au début de la guerre, son attitude fut indécise.
Au cours de la discussion qui s'éleva au sein du
parti socialiste, il
se déclara oppo-
sé au vote des
crédits de guerre.
Cependant le
4 aoijt 1914, il
n'eut pas, comme
Liebknecht, le
courage de sou-
tenir officielle-
ment son atti-
tude devant I e
Reichstag et dut,
au nom de son
parti, voter le;
crédits. « Nous
n'abandonnerftiis
pas la patrie alle-
mande », décla-
ra-t-il alors.
Et, personnel-
lement honnête, mais de caractère faible, il se
laissa entraîner avec tout son parti par le cou-
rant belliqueux.
Mais la prolongation de la lutte lui ouvrit les yeux
sur le but véritable de cette guerre, d'abord quali-
fiée « défensive ». Et, en I9r6, lorsque, une troisième
fois, il s'agit de voter les crédits de guerre, il fut
parmi le petit groupe de ceux qui refusèrent. De ce
moment, le schisme du socialisme allemand était ac-
compli. Et, en face d'Ebert et de Scheidemann, chefs
du groupe le plus nombreux, les majoritaires, Haase
fut, avec Cohn, Liebknecht, Kurt Eisner, l'un des
leaders des minoritaires. Sa conception politique fut
alors la suivante : mettre fin au plus vite à une
guorre contraire aux vrais principes du socialisme,
trahis par les majoritaires et désastreuse pour le
peuple allemand. Il était nécessaire d'ouvrir les yeux
à l'.'Mlemagne. Tâche malaisée, que Haase et le
groupe des minoritaires ou indépendants, dont il fut
le chef, poursuivit avec courage et ténacité. Soit dans
la presse, soit à la tribune, Hugo Haase ne perdit
aucune occasion de combattre la politique impériale,
devenue depuis 1914 celle de la majorité socialiste. Il
s'éleva contre le traité de Brest- Litowsk. Ses polé-
miques avec les majoritaires, par lui qualifiés « socia-
listes du kaiser », furent nombreuses et violentes.
Plusieurs de ses interpellations eurent un immense
retentissement. En 1918, il ne craignit pas de faire
à la tribune le mcaculpa de r.Mlemagne,de mettre
en cause le gouvernement et l'empereur lui-même.
L'un de ses discours de septembre 1918 prophétisait
Ilusro IIaas<!. vPhot. Y. Z.
i84
la « chute des trônes ». Après un réquisitoire violent
contre le kaiser et les princes, il montrait toutes les
couronnes « roulant dans la boue ».
Il fut, en effet, parmi ceux qui, par leur propagande
dans le peuple et dans l'armée, préparèrent le plus
efficacement la révolution du ii novembre. Il espé-
rait en voir sortir une Allemagne nouvelle, organisée
matériellement, vivant moralement suivant ses
idées; c'est-à-dire une république ouvrière, rejetant
franchement le militarisme prussien, vivant libre et
soucieuse de rétablir de bons rapports avec toutes les
nations. La suite des événements devait le dé-
tromper.
Avec ses amis, les minoritaires Barth et Dittmann,
il se réunit aux trois majoritaires Ebert, Schei-
demann et Landsberg, pour former le Conseil exé-
cutif provisoire. Il est commissaire du peuple aux
Affaires étrangères. Mais, très vite, des divergences de
vues se produisirent entre les deux fractions du parti
socialiste au pouvoir. La principale difficulté consista
dans l'adoption d'une attitude vis-à-vis des socialistes
du groupe S^arîoftws, qui, sous la direction de Lieb-
knecht, s'étaient, peu après la révolution, détachés des
indépendants. Ebert et les majoritaires voulaient les
combattre à outrance. Haase prêche à leur égard la
politique de conciliation. Au Congrès des conseils
d'ouvriers et soldats tenu en décembre à Berlin,
Haase parut l'emporter sur Ebert ; mais l'agitation
des spartakistes, les troubles sanglants qu'ils déchaî-
nèrent dans la capitale rallièrent à Ebert, partisan de
la répression énergique, la bourgeoisie et l'armée.
Pendant les semaines sanglantes de Berlin (décem-
bre iQi8-janvier 1919), Haase parut et fut, en effet,
fort indécis. Il fit, sans succès, une tentative pour né-
gocier, au nom du gouvernement dont il était mem-
bre, la paix avec les spartakistes; après son échec et
répugnant décidément à employer la force contre ses
anciens amis, voulant, du reste, poursuivre une poli-
tique d'alliance avec la Russie, à laquelle l'Entente fit
une opposition formelle, il se retira(25 décembre 1918).
L'écrasement de la révolution spartakiste et le
triomphe des majoritaires aux élections pour la
Constituante, en janvier 1919, diminuèrent beaucoup
l'influence du groupe des indépendants, dont Haase
était le chef. Haase fut alors rejeté, comme pendant
la guerre, dans l'opposition.
Il continua, cependant, d'exercer une très grande
influence sur son parti. Au Congrès des socialistes
indépendants, qui se tint au début de mars 1919, il
énonça ainsi son programme : au point de vue poli-
tique, ni dictature de la bourgeoisie, pratiquée par
l'ancien gouvernement, ni dictature de classe (que
voulaient établir les spartakistes) ; l'union féconde
des classes pour les intérêts de tous et la réalisation,
sans violences, du socialisme (on y parviendra par
une collaboration entre l'Assemblée nationale et les
conseils d'ouvriers et de soldats, élus par toute la
population laborieuse) ; au point de vue social, la so-
cialisation de toutes les grandes entreprises capita-
listes, la reprise de tous les bénéfices de guerre; au
point de vue international, le désarmement général
et l'établissement de bonnes relations avec toutes
les nations. Ce ne fut pas le programme des majori-
taires, et Haase dut poursuivre la lutte contre le minis-
tère Scheideraann, puis contre le ministère Bauer. Il
ne cessa de dénoncer les visées militaristes de la
nouvelle Allemagne. Ses interventions furent aussi
directes, aussi violentes que sous le régime impérial.
La plus importante — et la dernière — fut son inter-
pellation sur les affaires de Russie. Au moment où,
malgré l'Entente, les troupes de von der Goltz, sou-
tenues par le gouvernement, se maintenaient dans les
provinces baltiques, Haase dénonça le complot formé
par les réactionnaires russes et les militaristes alle-
mands et qui devait avoir pour but l'établissement
définitif des Allemands dans les provinces baltiques,
la marche sur Petrograd et l'instauration, en Russie,
d'un gouvernement dévoué à l'Allemagne (6 octo-
bre 1919). Ces révélations sur la politique secrète du
gouvernement passionnaient l'opinionallemande. Elles
valurent à leur auteur la haine des réactionnaires. Il
en fut victime le 8 octobre. A son entrée au Reichstag,
il fut mortellement blessé par un ennemi politique,
Voss, et mourut quelques semaines après. Sa destinée
ressemble beaucoupàcellede Kurt Eisner, qui, comme
lui et avec aussi peu de succès, voulut réaliser tout
de suite une Allemagne nouvelle. — Léon Abensour.
Imagier d'Epinal (l'), par Lucien Des-
caves (Paris). — Récit véridique, puisque c'est la
très simple histoire de la vie de François Georgin,
qui grava à Epinal, dans la première moitié du
XIX' siècle, de belles images, mais récit plus passion-
nant qu'un roman par sa simplicité même. Il n'y a
guère d'épisodes ; et les unités de lieu et d'action y
sont observées, si l'on peut dire que la seule passion
véritable dont s'émut l'existence de François fut
l'amour qu'il avait pour son travail. Mais c'est une
belle histoire classique : l'histoire de l'artisan probe
et amoureux de son œuvre, qui tire de son œuvre
les joies les plus vives et les consolations même
dont il a parfois besoin. Lucien Descaves l'a
contée avec les mots qu'il fallait, qui reproduisent
la grisaille apparente de cette existence et qui en
LAROUSSE MENSUEL
laissent percevoir la richesse de cœur, qui l'illustrent
des images où cette richesse de cœur apparaît. Nous
aimerions que ce petit Hvre fût dans toutes les écoles
de France. Nos enfants y puiseraient des leçons plus
vivantes et plus belles que dans la vieille morale en
actions, qui seraient aussi profitables à leur cœur
qu'à leur esprit.
François Georgin, second fils d'un pauvre voitu-
rier d'Epinal, naquit dans cette ville le 30 thermidor
an IX. Le voiturier mourut, après une courte mala-
die, en 1806 ; et sa femme, Marguerite Georgin,
demeura seule, avec deux enfants, ne pouvant
compter sur aucune aide, ni sur aucun appui. A
vrai dire, elle avait bien un frère, Joseph Thouvenet;
mais celui-ci, vieux soldat, faisait le malheur de sa
famille, bien qu il eût un cœur excellent. Il ne con-
naissait que l'Empereur et les cabarets.
Marguerite se mit courageusement à l'ouvrage, et
elle entra, comme cuisinière et femme de charge,
pour trois louis par an, chez M"* Louise de Boëcklin
de Moërsbourg, ancienne chanoinesse du chapitre
d'Epinal. M"" de Moërsbourg était royaliste à l'ex-
cès. Marguerite était simple et pieuse. La maîtresse
et la servante ne se pouvaient passer l'une de l'autre;
et Marguerite, son existence assurée, ne négligea pas
l'éducation de ses fils. Elle ne savait pas lire, mais
elle les envoya à l'école. Ils n'y apprirent pas grand'-
chose : Nicolas par nonchalance, François parce qu'il
employait tout son temps à dessiner. Les événe-
ments venaient, d'ailleurs, leurdonnerdesdistractions.
En 1813, on vit les Cosaques à Epinal ; et les souve-
nirs de l'oncle Thouvenet maintenaient dans leur
esprit le goût de l'héroïsme et de la gloire. Ces spec-
tacles, ces récits firent surtout une vive impression
sur François. Thouvenet, d'ailleurs, dans le goût que
François avait pour le dessin, voyait une ressem-
blance avec le goût qu'il avait lui-même pour le
vagabondage.
Quand la paix fut venue, il s'agit de placer les
enfants. C'est alors que François entra chez Jean-
Charles Pellerin, maître càrtier à Epinal. Pellerin,
qui avait alors soixante ans, était juste et capable. Il
vit bien vite que François aimait son métier et serait
un bon ouvrier. Il l'encouragea, et l'enfant, qui avait
débuté aux cartes comme colleur, s'intéressa bientôt à
tout, et on l'employa à tout. Il vit les colporteurs
qui venaient chercher leur camelote à la fabrique, et
son imagination les suivit sur les chemins de France.
Cependant, il y avait une censure, et toute image ne
pouvait être gravée. Le gouvernement semblait,
d'ailleurs, vouloir exaspérer l'opposition. Des ordres
furent donnés pour que fussent brûlés en place
publique tous les objets qui rappelaient le régime
impérial. Joseph Thouvenet se rendit au lieu du
sacrifice, accompagné de ses neveux ; mais ce fut pour
y pousser le cri séditieux de : Vive l'Empereur ! On dut
l'arrêter, mais il en fut quitte pour un mois de pri-
son. Un autre incident vint exaspérer la vénérable
M"°» de Mocsbourg : Jean-Charles Pellerin, convaincu
d'avoir fabriqué des images napoléoniennes, fut con-
damné à quatre mois de prison. A ce coup, l'ancienne
chanoinesse ne se put tenir. Elle déclara tout net à
sa servante qu'il fallait que son fils sortît tout de
suite de cette maison abominable, ou qu'elles de-
vraient se séparer. Avec tristesse, mais avec rési-
gnation, Marguerite s'en alla, ne voulant pas arrêter
la carrière de son fils. Elle alla chez d'autres bour-
geois, et M"^ de Moërsbourg, de son côté, était
malheureuse; mais elle ne voulait pas céder. Ainsi,
personne n'était heureux. Ce fut l'oncle Joseph qui
remit les choses en état. Une mission vint à Epinal,
et Thouvenet alla l'entendre. Il suivit la retraite. Il
communia. Il porta un cierge à la procession, et
tout le monde cria au miracle. Du coup. M"" de
Moërsbourg reprit sa servante, et Joseph, l'âme tran-
quille, revint vers ses compagnons et retourna aux
cabarets, qu'il n'avait quittés que pour rendre le
bonheur à sa sœur.
La vie s'écoula sans incidents. Un jour, pourtant,
M'"^ Pellerin épousa Vadet, un officier qui était en re-
traite, bien qu'il n'eût que trente ans, mais qui avait
perdu une jambe à Essling. Vadet devait devenir
l'associé de son beau-pèie; mais il entendait accroître
le fonds et, surtout, le renouveler. François s'entendit
vite avec lui. Il était plein d'ardeur au travail. Cette
ardeur,d'ailleurs, avait unbut: Adèh.la fille du bou-
langer, était charmante. Les deux jeunes gens se
plaisaient; mais les parents d'Adèle trouvaient la
situation de François bien médiocre. François entre-
prit de supprimer la distance qui le séparait de la
jeune fille : il travailla avec joie, avec enthousiasme ;
et, pour augmenter cette joie encore, voici que Vadet
lui donna des modèles intéressants à reproduire. Il
eut à graver la bataille de Waterloo. On voyait, sabre
en main, le général, à la tête de ses grenadiers, sou-
tenir le feu de l'infanterie anglaise, commandée par
un officier qui sommait vaguement le dernier carré
de mettre bas les armes. Une épaisse fumée enve-
loppait, comme d'un boa de plumes frisées, le front
de la troupe ennemie, dont on ne voyait que les
jambes, les coiffures et l'étendard. Un grenadier et
deux habits rouges étendus figuraient, sur le terrain,
les pertes inégales des combattants.
En décembre 1822, le vieux Pellerin se retira, laùs-
N' 161. Juillet 1920.
sant la fabrique à son fils Nicolas et à Vadet. Mais
l'avènement de Charles X ne diminua pas la surveil-
lance dont la presse, la librairie, les colporteurs
étaient l'objet. Vadet rongeait son frein. En atten-
dant de meilleurs jours, il chargea François de gra-
ver VHisloire des quatre fils Aymon. Dans l'histoire
merveilleuse et héroïque, le jeune homme retrouva
les sentiments qui l'émouvaient quand son oncle fai-
sait revivre devant lui, par ses récits, les exploits et
les héros de l'Empire. Il les grava avec amour. Mais
un chagrin vint le troubler : Adèle se maria, et ce ne
fut pas avec lui. a J'obéis à mon père, lui dit-elle.
Pourquoi n'as-tu pas appris le même métier que
lui ? Il aurait peut-être cédé. »
Un regret l'effleura dans son chagrin ; mais il
aimait son métier et, gardant son chagrin, il repoussa
son regret. Un nouveau sourire, d'ailleurs, lui apparut
bientôt : Christine Rémy, qu'il avait connue petite
fille, revint jeune fille. Ils s'accordèrent.
Le mariage eut lieu le 28 mai 1827. Mais Chris-
tine n'était pas intelligente. Elle ne s'intéressait pas
au travail de son mari, et elle ne comprenait pas les
choses. Le bonheur, pourtant, sembla d'abord leur
sourire. Deux filles naquirent; 1830 arriva, et l'on
put parler de Napoléon. Vadet rechercha les images
de l'époque impériale. Il ne sait pas créer, mais il
vulgarise; et Georgin, pour ce travail, a l'âme ingé-
nue et la main novice des primitifs. Ses rêves sortent
de l'Introduction à la vie dévote, et ses soldats et
ses grognards ont un air de famille avec les apôtres
et les saints.
Tour à tour, il grave le portrait de Drouot, la
bataille des Pyramides, le passage du mont Saint-
Bernard, le siège de Toulon, Arcole, Lodi, Marengo,
Austerlitz, léna. Napoléon blessé à Ratisbonne,
Essling, Wagram, la Moscowa, le passage de la Béré-
zina, Liitzen, les derniers moments du maréchal
Duroc, Napoléon à Montereau et à Arcis-sur-Aube,
les adieux de Fontainebleau, le retour de l'île d'Elbe ;
puis les tableaux de la « Passion », de Sainte-Hélène
au tombeau ; enfin, l'apothéose. *
On peut dire que le Napoléon légendaire est issu
de Georgin. Il était peu payé, mais il avait l'orgueil
de son travail et, quand il avait l'honneur de pouvoir
signer certains bois, cet honneur lui suffisait.
Mais les chagrins allaient venir. Sa mère meurt.
Deux de ses filles, sur trois qu'il avait, meurent. Chris-
tine se met à boire. Le cycle de Napoléon achevé,
on célèbre les fastes de la famille d'Orléans ; et ce
qu'il grave ne l'intéresse plus guère. Un fils naît, enfin,
depuis si longtemps attendu ; et c'est un innocent.
Et, dans son travail même, il trouva bientôt désillu-
sion et amertume. Dans la maison Pellerin, entra en
1847 un nouveau collaborateur, Charles Pinot. Pinot
n'était pas un ouvrier. Il avait suivi les cours de
Paul Delaroche. Il avait de l'imagination, et il affina
l'imagerie populaire. François éprouva quelque
jalousie. Il souffrit Soudan de n'être pas un artiste,
de n'être qu'un artisan. Puis, une fois de plus, il se
résigna : « Résigne-toi donc, se répétait Georgin ;
résigne-toi à n'être que sapin, dans la forêt des
hommes . » Mais Pinot fut bon pour lui et le récon-
forta. Ce n'était point fini, pourtant. L'invention de
la lithographie fut un coup mortel pour lui. Sans
doute, on ne le renvoya pas, mais on lui donna un
emploi à l'atelier des cartes ; il y était perdu, ignoré,
taciturne et désolé.
L'oncle Thouvenet était mort. La fabrique se recons-
truisait. Tout s'en allait. Pinot fonda une imagerie
concurrente. Georgin le suivit, le cœur déchiré. Sa
femme mourut. A son tour, en mars 1863, il fermait
les yeux.
Et, comme linceul, on lui donna une houppelande
de grenadier de la garde : « Elle a fait la campagne
de Russie, pour le moins... Elle est pas mal défraî-
chie, un peu piquée des mites, trop grande pour
lui..., mais c'est égal, elle peut servir, à preuve que
Georgin m'a dit, un jour, en la voyant chez moi :
« Voilà pour un vétéran le plus beau linceul ! » Ce
sera le sien. » Et ce linceul héroïque, il le méritait
bien. — Jacques liouPARD.
Intérieur, pièce en i acte, en prose, par Mau-
rice Maeterlinck, représentée pour la première fois
sur la scène de la Comédie - Française le 20 oc-
tobre 1919.
L'auteur indique ainsi la mise en scène :
Un vieux jardin. Au fond, une maison, dont
trois fenêtres du rez-de-chaussée sont éclairées.
On aperçoit assez distinctement une famille, qui fait
la veillée sous la lampe. Le père est assis au coin
du feu. La mère, un coude sur la table, regarde dans
le vide. Deux jeunes filles, vêtues de blanc, brodent,
rêvent et sourient à la tranquillité de la chambre.
Un enfant sommeille, la tête sur l'épaule gauche de
la mère. Il semble que, lorsque l'un d'eux se lève,
marche ou fait un geste, ses mouvements soient
graves, lents, rares et comme spiritualisés par la
distance, la lumière et le voile indécis des fenêtres.
Le Vieillard et l'Etranger entrent avec précaution
dans le jardin.
Le Vieillard est messager d'une affreuse nouvelle :
la troisième des filles de cette famille paisible a été
trouvé noyée.
I
I
«• 161. Juillet 1920.
Comme elle devait passer la nuit chez une parente,
elle n'était pas attendue.
L'Etranger l'a trouvée près d'une touffe de ro-
seaux ; sa chevelure flottante tournait en cercle dans
l'eau. Il a tire le cadavre sur la rive. Elle était morte
depuis une heure. II a rencontré le Vieillard, et les
voici scus les arbres, hésitant à annoncer la catas-
trophe à ces gens qui passent doucement leur soirée,
sans se douter de rien.
Le Vieillard et l'Etranger échangent leurs impres-
sions sur la situation, et, bien que la famille de la
morte n'ait aucun soupçon, on dirait parfois que le
son des paroles prononcées au dehors exerce une
influence obscure et mystérieuse sur ce cercle fami-
lial, comnje s'il en pressentait déjà le véritable
sens. « On ne sait pas jusqu'où l'âme s'étend autour
des hommes ». Le Vieillard hésite. Son devoir est-il
de se hâter pour apprendre à ceux qui ont les pre-
miers le droit de savoir ? Est-il, au contraire, de les
épargner et de reculer le plus longtemps possible
l'horrible minute ? Il se décide ; il entrera avec
l'Etranger : « Il vaut mieux ne pas être seul. Un
malheur qu'on n'apporte pas seul est moins net et
moins lourd J'y songeais en venant jusqu'ici
Si j'entre seul, il me faudra parler dès le premier
moment; ils sauront tout en quelques mots, et je
n'aurai plus rien à dire; et j'ai peur du silence qui
suit les deniières paroles qui annoncent un malheur.
C'est alors que le cœur se déchire »
Mais il s'attarde encore à entendre le récit de la
lugubre trouvaille.
Le soir est tombé. Des paysans ont placé la jeune
fille sur une civière, ils vont la rapporter chez sa
mère; ils ne peuvent tarder à arriver. Cependant, le
Vieillard et l'Etranger regardent par la fenêtre ces
gens, si confiants et si tranquilles : les deux sœurs qui
cousent sous l'abat-jour, la mère qui berce le petit
enfant, le père qui se repose devant ce gracieux
spectacle. Et, déjà, on entend le bruit lointain de la
foule qui approche.
Le contraste est impressionnant. « Ils attendent la
nuit simplement, observe le Vieillard, sous leur
lampe, comme nous l'aurions attendue sous la nôtre;
et, cependant, je crois les voir du haut d'un autre
monde, parce que je sais une petite vérité qu'ils ne
savent pas encore ».
Le Vieillard analyse avec une acuité profonde les
impressions de cette nuit sinistre autour de la claire
et lumineuse jeunesse :
i — Ils sont là, séparés de l'ennemi par de pauvres
fenêtres... Ils croient que rien n'arrivera parce qu'ils
ont fermé la porte, et ils ne savent pas qu'il arrive
toujours quelque chose dans les âmes et que le monde
ne finit pas aux portes des maisons Ils sont sûrs
de leur petite vie, et ils ne se doutent point que tant
d'autres en savent davantage et que, moi, pauvre
vieux, je tiens ici, à deux pas de leur cœur, tout leur
petit bonheur entre mes vieilles mains, que je n'ose
pas ouvrir »
Mais voici, l'une après l'autre, les deux petites filles
du Vieillard, qui lui annoncent l'approche du triste
cortège. Il faut pourtant se décider.
Que va-t-il se passer quand il entrera? Il y aura
peut-être des cris ? Il n'y aura peut-être rien : « On ne
sait pas d'avance la marche de la douleur. Quelques
petits sanglots aux racines profondes, et c'est tout. »
La foule avance. Il n'y a plus à hésiter. Le
Vieillard frappe à la porte ; on le voit entrer, faire
des gestes et, soudain, la mère S'évanouit, le père et
ses deux filles sortent précipitamment, en courant du
côté de la rivière; le salon reste vide; seul, le petit
bébé continue à dormir.
Cet ouvrage est impressionnant. Le thème est in-
génieux par sa simplicité. La situation est tragi-
quement nue et dégagée de complications.
Tout le talent de l'auteur s'est exercé dans l'ana-
lyse perspicace et pénétrante d'un état d'âme, celui
du messager de mauvaise nouvelle. Rarement déduc-
tion fut plus féconde et plus aiguë. Elle abonde en
formules puissantes, qui ramassent en quelques mots
toute la vérité projetée sur les détails et les impres-
sions d'une minute angoissante. C'est là sinon une des
plus considérables, du moins une des plus puissantes
études que l'auteur ait consacrées aux problèmes de
la douleur, de la destinée, de l'inconscient, de l'au-
delà, de la fatalité et de la communion des âmes.
Ce drame avait eu, en 1894, une représentation
unique, donnée par Lugné Poe, dans un sens plus
symbolique et plus abstrait que la mise en scène
réaliste de la Comédie-Française. — l.co Clarkth.
Les principaux rôles ont été créés par : M™«* Bovy (Marthe),
Yvonne Ducos (Marie) ; et par MM. de Féraudy \le Vieil-
lard), Georges Le Roy (l'Etranger). Les autres rôles sont
muets : M"" Nizan, Dux, Lobry; M. d'Inès.
Lecoq de Boisbaudran (Horace), peintre
français, né à Paris le 24 juin 1802, mort dans la
même ville le 7 août 1897. Cet artiste doit sa noto-
riété moins à ses œuvres qu'à l'excellence et à l'ori-
ginalité de son enseignement, résumé dans un traité
de VEducalion de la mémoire pittoresque, dont La-
visse et Rambaud, dans leur « Histoire générale », ont
pu dire qu'il était un « petit chef-d'œuvre de péda-
gogie pratique et profonde •.
LAROUSSE MENSUEL
Admis à l'Ecole des beaux-arts le 23 avril 1819,
Horace Lecoq de Boisbaudran fut élève de Peyroii et
de Guillon-Le Thière. Son premier envoi au Salon
remonte à 1831. C'était un portrait, celui de son
père, Charles Lecoq de Boisbaubran, descendant
d'une vieille famille poitevine, anoblie en 1624. A
cette œuvre s'ajoutèrent, aux Expositions suivantes :
Portrait de /emme {1S33), une Lettre d'amour (1834),
un Port de mer (1835), utie Religieuse (1837), le
Christ à la montagne des Oliviers, commande de
l'Etat (1843), Saint Jérôme (1844), la Madeleine
dans le désert (1850). On cite encore de lui : une
Sainte Cécile, une Sainte Geneviève rendant la vue à
sa mère, enfin, quelques portraits, parmi lesquels
celui de Bernard de Luchet, son oncle maternel.
Lecoq de Boisbaudran, dont le labeur pictural
s'était déjà ralenti depuis 1844, devait, à partir de
1850, non seulement s'abstenir de participer aux Sa-
lons, mais encore abandonner poiur de longues an-
nées ses pinceaux.
La raison de cette renonciation à la pratique
d'une profession qu'il avait librement choisie doit
être cherchée dans l'orientation nouvelle donnée à
son activité par son accession au professorat. Or il
avait une très haute idée d'une telle mission et, sa-
chant combien les jeunes gens sont enclins à imiter
le professeur, sa règle fut de ne laisser jamais rien
voir de ses travaux à ses élèves : Plus le professeur
saura paraître impersonnel, mieux il assurera leur
personnalité, aimait-il à répéter.
Entré en 1841, comme professeur adjoint, à l'Ecole
royale et spé-
ciale de des-
sin de Paris,
dite familière-
ment la « Pe-
tite Ecole »
et devenue
aujourd'hui
l'Ecole des
arts décora-
tifs, il était
nommé pro-
fesseur titu-
laire par ar-
rêté en date
du 27 février
i844.Eni847,
il était égale-
ment appelé
à professer à
la succursale
de la Légion
d'honneur,
rue Barbette.
Il enseigna
aussi le des-
sin au lycée Saint-Louis et à l'Ecole spéciale d'archi-
tecture où, dès la fondation, Emile Trélat, son direc-
teur, avait demandé à Lecoq sa collaboration.
Mais c'est à l'Ecole spéciale de dessin qu'il appli-
qua pleinement et d'une façon suivie la méthode
d'éducation de la mémoire pittoresque ou « obser-
vation conservée », inséparable de son nom. L'essai
en remonte à 1847.
Le i"' février de cette année-là, Lecoq de Boisbau-
dran présentait ses idées et ses plans devant les
autres professeurs de l'Ecole, assemblés, conformé-
ment au règlement, en comité d'enseignement. Insis-
tant sur le rôle essentiel, depuis longtemps admis, de
la mémoire dans les études littéraires, il proposait
d'en étendre les bienfaits à l'éducation artistique.
Les exercices seraient gradués et intéresseraient l'in-
telligence :
Le principe fondamental de ma méthode est que la mé-
moire et rintelligence doivent toujours être cultivées simul-
tanément et de telle façon que le développement do l'une
serve activement au développement de l'autre.
Pour ce faire, après étude du modèle par des
copies répétées et, dans la suite, par simple observa-
tion des yeux et de l'esprit, l'élève devait le rendre
de mémoire, avec une fidélité aussi rigoureuse que
possible. Ainsi, l'entraînement aidant, le dessinateur
serait mis en mesure de retenir et d'exprimer dans
tout leur caractère les scènes qu'offrent la rue, la vie
des champs, les mouvements de troupes.
Dans l'art (observait-il), l'habitude de conserver l'image
des objets absents tend à développer la faculté de se repré-
senter non seulement les choses que l'on a vues, mais encore
celles auxquelles on pense et que l'on invente, et à donner
ainsi aux conceptions de l'imagination une netteté et une
précision qui les mettent, en quelque sorte, sous les yeux et
à la disposition de l'artiste.
Afin d'éviter tout malentendu, Lecoq de Boisbau-
dran déclarait nettement que la nouvelle méthode
ne remplaçait pas les règles d'enseignement en usage ;
elle intervenait seulement par juxtaposition. Le co-
mité ayant donné son assentiment, les exercices
préconisés entrèrent aussitôt en application. L'expé-
rience qui devait s'étendre au cours élémentaire,
comprenant des enfants de neuf à douze ans, fut
restreinte tout d'abord à un groupe d'élèves plus
âgés, appartenant à la classe de bosse élémentaire.
Ces jeunes gens, au nombre de dix, préalablement
H.
Lecoq de lioisbaudi-an, par lui-même,
vers ISW).
pressentis, s'étaient volontairement prêtés aux exer-
cices projetés.
Je tenais surtout (a écrit Lecoq de BoUbaudrao) à obtenir
une adhésion libre et spontanée, comptant sur les tK>ns
mouvements et les lx>ns effets résultant d'un semblable point
de départ. Ce fut donc non à l'autorité, mais à la persuasion
que j'en appelai ; et, sans dissimuler en rien la peine qu'il
s'agissait de prendre, je fis connaître la nature, le but et les
avantages de la nouvelle étude, laissant à chacun liberté
tout entière de la juger, de s'y livrer ou de s'en abstenir.
L'assentiment fut unanime. C'était chose curieuse et digne
d'intérêt de voir ces jeunes figures, naturellement si riantes,
prendre l'expression méditative de quelque sage solitaire, ces
jeunes fronts se plisser sous l'efïort d'une contention intellec-
tuelle que n'avait jamais provoquée au même degré aucui
de leurs autres travaux, ni aucune exhortation à la réflexicv
sérieuse. Mais les traits se détendaient bientôt, et, le visage
rayonnant, on venait m'apporter le dessin achevé avec uo
désir empressé de le comparer au modèle.
Or non seulement le professeur constatait qu'il
obtenait la fidélité, mais le caractère, ce caractère qui
manque si souvent' dans les copies littérales les plus
adroites. Mieux encore : les propos des élèves le
convainquaient de la large part qu'avait le raisonne-
ment dans leur mnémotechnie. Aussi, dès la fin de
1S47, se décidait-il à présenter l'essentiel de sa mé-
thode et à résumer ses constatations dans l'opuscule
devenu célèbre de V Education de la mémoire pitto-
resque. Et les approbations officielles lui venaient.
Comme il avait étendu cette forme d'enseignement à
son cours de la succursale de la Légion d'honneur,
rue Barbette, c'était le général Subervie, grand
chancelier, qui le félicitait, parlettre du 20 août 1848,
des briflants résultats obtenus par sa méthode et
exprimait le vœu qu'elle fût expérimentée dans tous
les établissements consacrés à la jeunesse et, particu-
lièrement, dans toutes les maisons d'éducation de la
Légion d'honneur. L'Académie des beaux-arts, sur
l'initiative de quelques-uns de ses membres, se mon-
trait également prête à juger de la valeur du nouvel
enseignement. Mais ce n'est qu'en 1851, c'est-à-dire
lorsque les résultats acquis lui semblèrent incontes-
tables, que Lecoq de Boisbaudran se résolut à sou-
mettre sa méthode à l'examen de la compagnie.
Introduit au cours d'une des séances, il eut tout
loisir de donner les explications jugées nécessaires.
Cette communication fut suivie d'expériences dont
l'Académie confia le contrôle à une commission com-
posée de Couder, Horace Vernet et Robert Fleury.
Tout d'abord, un des élèves de Lecoq (Cuisin, plus
tard dessinateur-botaniste au Muséum), fut conduit
dans la salle de l'Institut pour y dessiner la statue de
Poussin, alors inconnue au dehors, que venait
d'achever Augustin Dumont.
Le dessin terminé fut remis entre les mains de la Com-
mission, et le jeune homme emmené dans une pièce éloignée ;
là, sous une surveillance organisée, il dut reproduire le
même sujet de mémoire, afin que l'on pût en constater la
fidélité en le comparant à celui qu'il avait copié précédem-
ment d'après la statue, ainsi qu'à la statue elle-même.
Puis un autre élève fut désigné pour exécuter un
dessin de mémoire, sans avoir fait, préalablement,
aucune copie qui pût lui servir d'étude, mais seule-
lement après avoir observé très attentivement le
modèle choisi par l'Académie : le buste de Carie
Vernet, par Dantan. La réussite fut complète.
Aussi, au cours d'une des séances qui suivirent,
celle du 17 janvier 1852, Couder, Horace Vernet et
Robert Fleury déposaient-ils un rapport nettement
favorable, que l'Académie transmettait avec son
approbation au ministère de l'intérieur, qui avait
alors dans ses attributions l'enseignement artistique.
Dans le courant de 1856, de nouvelles expériences
étaient faites, sous le contrôle de la Société d'encou-
ragement à l'industrie nationale et, cette fois, les
professeurs de l'Ecole des beaux -arts étaient solli-
cités de faire participera l'épreuve quelques-uns de
leurs élèves. Mais Léon Cogniet, quoique sympathi-
que au nouveau mode d'enseignement, se récusait :
Je ne connais aucun de mes élèves capables de se présen-
ter avec avantage dans un concours d'imitation de mémoire
avec les élèves les plus exercés et les plus habiles de
M. de Boisbaudran.
... J'ai beaucoup exercé ma mémoire et, peut-être, avec
quelque fruit. J'ai souvent engagé mes élèves à le faire ;
mais ni eux, ni moi, ne l'avons fait avec assez de suite et de
méthode pour prétendre, le modèle absent, à des résultats
approchant autant de l'exactitude mathématique que ceux
présentés par M. de Boisbaudran et constatés par l'Acadé-
mie des beaux-arts.
Le second professeur. Picot, tout en envojrant
quelques jeunes gens — car il trouvait l'épreuve pro-
posée intéressante et instructive — déclarait n'avoir
nul doute sur le résultat.
Pour cette nouvelle épreuve, on fit choix d'une
petite figure antique, qui venait d'être trouvée dans
les fouilles et donnée par le roi de Naples au marquis
de Pastoret. Elle était donc inconnue en France. Les
concurrents eurent pour tâche de la dessiner de
mémoire, après un temps d'observation égal pour
tous. Les prévisions de Léon Cogniet et de Picot ne
se réalisèrent que trop. Alors que les élèves de Lecoq
de Boisbaudran obtenaient les plus heureux résultats,
leurs adversaires aboutissaient à des dessins vagues,
€ semblables à des rêves presque effacés ». L'expé-
rience fut alors étendue aux couleurs ; le plus exercé
i86
LAROUSSE MENSUEL
N' 161. Juillet 1920.
de l'atelier Lecoq réussissait à rendre de mémoire,
0 avec une fidélité et une vérité approcliant de l'illu-
sion », les nuances d'un tapis, dont les couleurs très
variées se fondaient entre elles dans des dégradations
extrêmement délicates.
De tels résultats consacraient l'excellence de la
méthode.
Mais ce n'est qu'en 1863 que Lecoq de Boisbaudran
obtenait la réalisation de son plus cher désir. Il était
autorisé à ouvrir un atelier annexe de l'Ecole gratuite
de dessin pour y expérimenter, avec l'élite de ses élèves
et d'une manière 0 tout à fait sérieuse (dit l'arrêté ou
maréchal Vaillant), les ressources que peuvent offrir les
exercices de la mémo're pour l'enseignement du des-
sin ». Et, tout de suite, le maître brise le cadre étroit
du studio. Il donne un jour rendez-vous à ses disci-
ples et à quelques modèles dans un site pittoresque
des environs de Paris, où un étang reflétait l'im.ige des
grands arbres ; un autre jour, avec l'agrément de
l'architecte, c'était la partie neuve du Palais de jus-
tice, qui, avant d'être livrée au public, servait de
cadre aux allées et venues de personnages drapés
circulant sous les portiques ou descendant majes-
tueusement les degrés d'un escalier monumental.
Ainsi les élèves ont la révélation de mouvements
aisés, souvent d'une noblesse et d'une beauté que la
pose, sous le jour froid de l'atelier, ne permettait
pas de soupçoimer; les règles de la perspective y
trouvaient aussi leur vivante confirmation.
C'est de l'atelier spécial où fut pratiqué c?t original
en-eignement que sont sortis quelques-uns des
peintres qui honorent le plus l'art français de la fin
du xi.x° siècle. Fantin-Latour, Guillaume Rcgamcy,
J.-C. Cazin, Alphonse Legros, Léon Lhcrmitte sont,
en effet, uniquement élèves de Lecoq de Boisbau-
dran, le (c maître admirable, qui marqua comme
d'une empreinte morale tous ceux qui reçurent ses
conseils, ses leçons ». (Lavisse et Rambaud.)
L'Exposition universelle de 1867 devait être, pour
sa méthode, l'occasion d'une consécration définitive.
Les travaux de ses élèves étaient, en effet, mis hors
concours, et quatre de leurs dessins de mémoire, dont
une vue de l'Avenue de l'Observatoire, exécutée par
un garçon de seize ans, Frédéric Régamey, étaient
acquis par l'.^ngleterre et placés au musée Albert et
Victoria (South Kensington).
Lecoq de Boisbaudran était alors directeur de
l'Ecole gratuite de dessin, depuis le 14 décembre 1866.
Auparavant, le 14 aoîit 1865, il avait reçu la Légion
d'honneur et, le 13 mai i856,il se voyait nommer di-
recteur adjoint, chargé exclusivement de la section
des études. C'est en cette qualité qu'à l'occasion de
la distribution des prix de l'école, présidée par
de NieuwerkcrUe, surintendant des beaux-arts, il
avait prononcé, le 12 août suivant, dans la grande
salle du lycée Louis-le-Grand, un remarquable dis-
cours-manifeste, qui, avec une largeur de vue peu
ordinaire, orientait l'enseignement vers les applica-
tions décoratives :
L'école tendra de plus en plus à oiivrir largement les
idées qui conduisent aux dilïérentes industries artistiques,
en développant l'étude de la figure décorative, de la plante,
de l'orneinent, de la sculpture, de la gravure...
Mais, cela, il était réservé à d'autres de le réaliser.
Hardi penseur, Lecoq de Boisbaudran était, dans
ses rapports avec les gens, un déférent et un timide.
Ces qualités, dérivées d'une politesse exquise, l'avaient
plutôt servi, tant qu'on n'avait pu vo.r en lui qu'un
théoricien, un professeur appliqué, à petites manies.
Mais, du jour où la supériorité de son enseignement
devint si évidente, que grossit le nombre des gens qui
entendaient en opposer les résultats à ceux obtenus
par l'Ecole des beaux-arts, sa direction fut en butte à
toutes les taquineries, l'hostilité s'étendant jusqu'à
ses élève.5, qui se voyaient écartés systématiquement
des Salons ou mal placés et privés des récompenses,
avec des œuvTes aujourd'hui honneur de nos musées.
Aussi, malgré l'autorité et le réconfort qui lui ve-
naient de l'approbation passée ou encore active
d'illustrations telles que Eugène Delacroix, Léon Co-
gniet, Henry Lchmann, Chevreul, J.-B. Dumas,
Isidore Geofîroy-Saint-Hilaire, Mérimée, Viollet-le-
Duc, qui, dès 1858, avait consacré au professeur et à
sa méthode, dans « r.\rtiste », un article enthousias:e,
Lecoq de Boisbaudran était amené à se démettre de
ses fonctions, par lettre au ministre, en date du
V octobre 1869.
Il vécut, dès lors, à l'écart, consolé par l'estime
d'une é ite et par les éclatants succès de Salon
qu'obtenaient enfin ses élèves exclusifs et nombre de
ceux qui s'étaient plies plus ou moins régulièrement
aux particularités de son enseignement. Aux noms qui
ont été précédemment cités il faut joindre, en effet,
Georges bellenger, Dalou, Félix et Frédéric Réga-
mey, Rodin, Chaplain, Roty, Gabriel Ferrier et Bou-
telié, ces quatre derniers, prix de Rome et membres
de l'Institut. Indirectement, Whistler, par ses in-
times amis Legros et Fantin-Latour, a subi l'influence
du maître.
Par deux fois, Lecoq de Boisbaudran devait
reprendre la plume pour défendre les idées qui lui
étaient chères. En 1872, il donnait : Coup d'œil sur
V enseignement des beaux-arts et, en 1877 : Lettres à
un jeune professeur. Sommaire d'une méthode pour
l'enseignement du dessin et de la peinture. Ces
lettres résumaient les conseils qu'il avait adressés à
son élève, J.-C. Cazin, au temps où il exerçait le
professorat à Tours.
Aux environs de 1880, on s'occupait fort de la
réforme de l'enseignement du dessin, des commis-
sions étaient créées. Cependant, en dépit des efforts
de quelques écrivains d'art autorisés, notamment
Philippe Burty, Paul Leroi, et de la sympathie,
au moins apparente, du statuaire Guillaume, tout-
puissant, Lecoq de Boisbaudran en fut écarté. L'os-
tracisme continuait.
Depuis longtemps résigné, il avait, pour lui-même,
repris la pratique de son art. Il ajoutait aussi un
court chapitre, quelques idées, à un petit traité de
libre morale, resté manuscrit, qu'il avait titré :
Quelques idées et propositions philosophiques. On y
trouve ces mots, qui s'accordent si bien avec son ca-
ractère, sa destinée :
Gardons intacte la raison, notre guide essentiel, le pré-
cieux instrument de nos projets passés et futurs, et, en
même temps, comprenons tout ce qu'il peut y avoir d'espé-
rances et de consolations dans ce mot, dans cette idée :
« Peut-être! ■
Depuis longtemps épuisés, malgré deux rééditions
faites de son vivant, les trois opuscules de Lecoq de
Boisbaudran viennent .d'être réimprimés par les
soins d'un artiste anglais, J. Luard, qui a accompa-
gné son édition de notes précieuses et de quinze re-
productions de dessins de mémoire, dus à G. Bcllau-
ger, J. Valnay, A. Legros, J.-C. Cazin, Léon Llier-
mitte, G. et F'. Régamey, et conservés, pour la plu-
part, à l'Ecole des arts décoratifs. Ajoutons que
François Flameng, nommé récemment professeur
chef d'atelier à l'Ecole des beaux-arts, a annoncé à
l'Académie son intention de remettre en pratique la
méthode de Lecoq de Boisbaudran. — ch. saisier.
Xjindet (Léon), chimiste français, né à Paris
le 10 avril 1857. Fils d'un notaire d'origine nor-
mande, Lindet fit ses études au lycée Louis-le-Grand.
Bachelier es lettres(i876), bachelier èsscieuces(i878),
licencié es sciences physiques (1880) et docteur es
sciences (1886), il était entré, en 1881, comme pré-
parateur du cours de technologie agricole à l'Insti-
tut agronomique ; puis, en 1883, comme préparateur
— au Conservatoire des arts et métiers — du cours
de chimie industrielle professé par Aimé Girard.
C'est aux côtés de ce savant chimiste, son véri-
table maître, que
Lindet allait s'en-
gagerdansla voie
féconde qu'il a
parcourue. Répé-
titeur d'.Mmé Gi-
rard (1883), puis
professeur sup-
pléant (1888) et
titulaire ( i8qi )
de cette chaire,
qu'il occupe en-
core avec tant
d'autorité à l'Ins-
titut agronomi-
que, Lindet n'a
cessé de consa-
crer les efforts de
sa clairvoyante
intelligence à ré-
soudre les problè-
mes complexes que soulève la pratique des industries
agricoles et, plus spécialement, de l'industrie des
matières alimentaires.
Des questions qu'il a résolues, les unes relèvent
de la physiologie végétale ou animale appliquée aux
matières premières qu'emploie l'industrie agricole ;
d'autres ont trait à la transformation des substances
alimentaires et aux phénomènes chimiques qui pré-
sident à cette transformation.
C'est ainsi que les industries suivantes : sucrerie,
brasserie, cidrerie, vinification, distillerie, laiterie et
fromagerie, meunerie et boulangerie, lui sont rede-
vables d'intéressantes et nombreuses recherches.
Lindet a spécialement étudié le rôle et l'influence
des ferments soiublcs (diastases, zymases, oxydascs)
et des levures; les processus divers de leur dévelop-
pement et les produits nouveaux auxquels ils don-
nent naissance. C'est dire combien est vaste le champ
qu'il a exploré.
Il a notamment imaginé des procédés nouveaux
d'investigation • — dont profitent à la fois les indus-
tries des substances alimentaires et les laboratoires
de recherches contre les fraudes — pour l'analyse et
le dosage des glucoses commerciaux, du raffinose et
du glucose dans les mélasses, le dosage et le contrôle
des laits de chaux en sucrerie. Il a montré le pouvoir
électif des cellules végétales vis-à-vis du glucose et
du lévulose ; comblé une importante lacune de la
science œnologique en étudiant (en collaboration
avec Ain?é Girard) la composition des raisins de dif-
férents cépages français (couleur, bouquet, acide
malique, tanin), le développement progressif de la
grappe de raisin (rafle, grain dans toutes ses parties).
De même, l'étude de la pomme à cidre et de son
Léon Lindet
développement (sur l'arbre et au fruitier) lui a, d'une
part, révélé la présence, dans le fruit, d'une certaine
proportion d'amidon, destiné à disparaître au cours
de la maturation, tandis qu'augmente le saccharose
qui doit lui-même se transformer en glucose et lévu-
lose et, d'autre part, démontré l'existence d'une dias-
tase déterminant l'oxydation du tanin. Ses procédés
de dosage de l'amidon dans les graines de céréales et,
spécialement, dans les graines germées, ses études
sur le pouvoir rotatoire de l'amylose et des protéines
extraites des farines de céréales, sur la composition
des orges de brasserie et des malts, sur la production
comparée de l'alcool et de l'acide carbonique au
cours de la fermentation, sur la matière grasse dans
le lait, la crème, les fromages (dont il a donné la
composition des principaux), sur les causés d'altéra-
tion des œufs, sur le pain, etc., ont une importance
capitale. Il n'est, pour ainsi dire, aucune branche de
la chimie des aliments qui ne lui doive un progrès
ou un perfectionnement.
Les résultats des savantes recherches de Lindet
ont été publiés dans les « Annales de l'Institut agro-
nomique », les <i Annales de physique et chimie », les
« Comptes rendus » de l'Académie des sciences, le a Bul-
letin » de l'Association des chimistes de sucrerie et de
distillerie, le « Bulletin » duiflinistère de l'agriculture;
mais il a publié à part : l'Origine du moulina grains
{1899); la Bière (1892); le Froment et sa mouture
(1903); le Lait, la Crème, le Beurre et les Fromages
(1907); le Lait chez les peuples anciens {igoçi). De
plus, il a collaboré au « Dictionnaire de chimie » de
Wurtz, au <i Dictionnaire d'agriculture » de Barrai
et Sagnier et au « Larousse agricole ».
Sa haute compétence, consacrée d'abord par le
brillant enseignement qu'il n'a cessé de donner (de-
puis 1891) dans sa chaire de l'Institut agronomique,
l'a été encore par le succès des conférences (généra-
lités industrielles, industries agricoles) qu'il a faites à
l'Ecole municipale de physique et chimie de Paris
(de 1889 à 1914), et par les fonctions auxquelles il a
été appelé. Élu membre de l'Académie d'agriculture
(1898), il a présidé l'Association des chimistes de
sucrerie et de distillerie (1895-1898), la Société chi-
mique de France (1905), le Comité international
d'analyses (1906-1912), la Société d'encouragement
pour l'industrie nationale (depuis 191 3), la Société
française d'encouragement pour l'industrie laitière
(depuis 1913) ; il fait partie du conseil d'hygiène et
de salubrité de la Seine (depuis 1908), du conseil
supérieur de l'agriculture (depuis 1915), du comité
consultatif des arts et manufactures (depuis 1917). Il
a, en outre, présidé la plupart des congrès de chi-
mie appliquée qui se sont réunis, depuis 1896, en
France ou à l'étranger et, en qualité de rapporteur
ou de président, participé à l'organisation des sec-
tions agricoles aux Expositions universelles. Il est
membre de l'académie des Liiicei (1917) et officier
de la Légion d'honneur (1907). C'est pour succédera
J.-J.-Th. Schlœsing, dont les recherches de chimie
agricole ont, dans une voie parallèle, si largement
aussi contribué à l'essor de l'agronomie, que l'Aca-
démie des sciences l'a élu, en 1920, dans la section
d'économie rurale (v.p. 169). — Pierre Mon.not.
Mesnager (Augustin), ingénieur français, né
à Paris le 1 1 juin 1862. Entré à l'Ecole polytech-
nique en 1882, il en sortit en 1885 comme élève de
l'Ecole des ponts et chaussées; en 1KS7, il fut en-
voyé, en qualité d'ingénieur des ponts et chaussées,
à Cahors, puis à Pcrigueux (1891-1899) et, enfin,
nommé à Paris. Il est ingénieur en chef depuis no-
vembre 1908 et de première classe depuis juillet
1902. Répétiteur auxiliaire à l'Ecole polytechnique
en 1904, il devint titulaire en 191 r. En 189g, il était
appelé à la direction des laboratoires de l'Ecole des
ponts et chaussées et, de plus, en 1900, était nom-
mé professeur, dans cette même Ecole, du cours de
matériaux de construction. Il se devait, en même
temps, à sa fonction d'ingénieur ; d'abord chargé des
canaux de la Ville de Paris, il devenait ensuite
(1910-1911) ingénieur en chef de l'inspection des
réseaux de l'Etat et de l'Ouest-Etat et du contrôle
de la Ceinture et de la Grande-Ceinture. Ces diverses
fonctions ont été remplacées, en 191 1 , par un cours de
physique à l'Ecole des ponts et chaussées auquel
ont été ajoutées, en 1912, des leçons sur le béton
armé et la mécanique expérimentale des solides.
Enfin, en 1913, il fut nommé professeur de cons-
tructions civiles au Conservatoire national des arts
et métiers et déchargé, sur sa demande, d.^ cours de
physique à l'Ecole des ponts; depuis igoc A est, en
outre, chargé du cours de résistance des matériaux à
l'Ecole supérieure d'aéronautique et de construc-
tion mécanique. Mobilisé en 1914, après treize mois
passés dans l'Est, il fut attaché, en 191;, à la sec-
tion technique du génie, à Paris, puis, en 1917,
nommé directeur du service des ciments au minis-
tère de la guerre.
Les nombreux travaux qui lui sont dus se rap-
portent surtout à la résistance des matériaux.
Dans le domaine théorique, il s'est principalement
occupé des problèmes relatifs à la théorie de l'élasi
ticité à deux et à trois dimensions ; il a donné une
solution simple dans le cas de l'élasticité à deux
i.-iislin Mesnaper. (Phot. Walery.)
,V 161- Juillet 1920.
Jimensions pour une pièce rectangulaire sollicitée
sur quatre faces et, en particulier, pour la poutre
chargée uniformément ou chargée suivant une loi
simple et, aussi, pour le cas particulier d'une poutre
posée sur deux appuis et chargée uniformément sur
sa face supérieure. Reprenant les résultats obtenus
par Boussinesq, puis par Flamant, relatifs au so-
lide limité à deux plans et sollicité le long de l'arête,
il en a déduit facilement les conditions d'équilibre
du coin indéfini sollicité au sommet de l'angle, puis,
en partant des rés iltats obtenus, il a étudié le cy-
lindre circulaire comprimé entre deux plans paral-
lèles, ainsi que le cylindre sollicité uniformément le
long de génératrices par des forces dont l'ensemble
est en équilibre. On lui doit aussi d'excellents résul-
tats sur le sens
des déplacements
d'une plaque rec-
tangulaire posée,
uniformément
chargée ou sim-
plement chargée
au centre; il a
donné , pour la
solution du pro-
blème de la pla-
que rectangulaire
encastrée, une
méthode très
simpleprocurant.
une approxima-
tion suffisante.
Frappé des er-
reursdonnées par
les formules em-
piriques qu'on
utilisait dans la
plupart des cas pour le calcul des plaques, il a pu-
blié en 1 9 1 6, dans les n Annalesdes pontset chaussées »
uneétudesurles plaques, et il a fourni pour lesdiffé-
rentes quantités à déterminer, des valeurs déduites
de formules rationnelles. On lui doit encore une re-
marquable étude sur les plaques minces reposant sur
un contour déformable (« Annales des ponts et chaus-
sées » 1916), il a mis en relief l'influence considérable
exercée par la flexibilité des supports sur les ten-
sions qui se développent dans les plaques. Dans
l'élasticité à trois dimensions, il a résolu le problème
de l'équilibre d'une plaque circulaire épaisse, lorsque
les déplacements s'expriment par des polynômes
entiers en fonction de la distance au centre, en par-
ticulier le cas de la plaque uniformément chargée
(«Annalesdes ponts et chaussées » 1909): les solutions
trouvées sont applicables à une certaine distance
des appuis, quel que soit le mode d'application des
réactions. Il a également montré comment une
plaque épaisse, supportant une charge concentrée
agissant sur sa face supérieure et reposant sur son
contour, est sollicitée aux abords de sa face infé-
rieure sous la charge. Enfin, il a donné une explication
(«Comptesrendusdel 'Académie des sciences », 1898)
de la formation deslignes dites o deLiiders », qui se
produisent à la surface de la plupart îles corps so-
lides, quand la limite élastique est dépassée.
Dans le domaine pratique, signalons d'abord ses
appareils à leviers pour la mesure directe des défor-
mations élastiques, puis l'application qu'il a faite de
la méthode de la double réfraction accidentelle des
matières transparentes et qui donne la mesure de la
somme des tensions principales ; c'est ce qui lui a
permis de vérifier expérimentalement certaines for-
mules relatives à l'élasticité. Il a montré, le premier,
qu'on peut, sur un modèle réduit, déterminer com-
plètement les tensions qui se produiront dans l'ou-
vrage définitif, et il a appliqué cette méthode au
contrôle des calculs du pont de La Balme {portée de
97 m.). Il a également indiqué une méthode expédi-
tive pour le calcul des voijtes encastrées {« Comptes
rendus », 1914). Pour les constructions elles-mêmes, il
a montré l'avantage des lames flexibles pour consti-
tuer des articulations sans jeu, en cas de rotations
très petites, et il a indiqué, puis fait adopter pour
les ponts métalliques le système des aiticulations
flexibles ; il a aussi appliqué ce système d'articula-
tion sans jeu à la construction d'instruments de pré-
cision-, il a également utilisé, dans de nombreuses
constructions, un assemblage flexible pour les voûtes
en béton armé, ce qui permet d'éviter, près des nais-
sances, la formation des fissures qui se trouvent pres-
que toujoursoccasionnéesparle retrait du béton.
Signalons encore, parmi les travaux dus à Mes-
nager, ses études sur la ri vure, son appareil simple per-
mettant de remplacer l'ajutage de Venturi pour ledébit
des conduites d'eau et, enfin, ses études sur le ciment
armé, tant au point de vue expérimental qu'au point
de vue de la recherche des méthodes de calcul appli-
cables à ce produit nouveau. Les nombreux essais
qu'il a faits comme diiecteur du laboratoire de
l'Ecole des ponts et chaussées et comme membre de
la commission du ciment armé lui ont permis de
dégager des règles permettant de déterminer par le
calcul la résistance des constructions en béton armé.
En outre des communications faites h l'Académie
des sciences, A. Mesuager a publié de nombreux et
LAROUSSE MENSUEL
remarquables articles dans les < Annalesdes pontset
chaussées >, dans le « Génie civil »,dansle • Bulletin
de l'Association internationale des méthodes d'essais
des matières de construction > (il est président de la
section française de cette association depuis 1904 et
vice-président de toute l'association depuis 191 1), etc.
Il a publié à part : Expériences faites au labo-
ratoire des ponts et chaussées sur le programme de
la commission du béton armé (Paris, 1907); Cours
de VEcole des ponts et chaussées sur l'élasticité et la
résistance des matériaux (autographies, 1900-1901,
1907, 190g) ; Cours de résistance des matériaux à
l Ecole supérieure d'aéronautique et de construction
mécanique (Pa.t\s, 2° édition, 1912-1913), Cours de
physique à l'EcoU des ponts et chaussées (2 vol. au-
tographiés, 1912-1913); Cours de béton armé (i<)i4).
En récompense de ses travaux, il avait obtenu
de l'Académie des sciences le prix Montyon de méca-
nique en 1905, puis le prixCaméré en 1914; enfin, le
1" mars 1920, il fut nommé membre de l'Académie
des sciences pour la section de mécanique, en rem-
placement de Marcel Deprez, décédé. (V. p. 169.) Il
est officier de la Légion d'honneur. — G. Boucbeki.
Oxford (Université d'). Qui veut comprendre
ce qu'est Oxford ou Cambridge doit se débarrasser
l'esprit de toute idée de ressemblance avec ce que
nousappelons,cheznous, une «université». En France,
où l'Etat tend à avoir le monopole de l'instruction
publique, une université, avec les diverses facultés
qu'elle comprend, est un organisme d'enseignement
supérieur, dépendant étroitement de l'Etat, qui lui
fournit ses fonds, ses programmes, ses professeurs.
Tous les efforts tentés pour donner aux universités
une vie propre n'empêchent pas qu'elles ne restent
les rouages d'une administration unifiée et centralisée.
Ce qu'est un collège. Une université comme
Oxford est quelque chose de tout autre. C'est un en-
semble de fondations ^nwes, créées à des dates diffé-
rentes, dans des desseins divers, et dont chacuneason
indépendance ses ressources personnelles, ses tra-
187
plus ou moins grande échelle, l'impression du luxe,
du confort et de l'harmonie dans la décoration. Cha-
que siècle y a laissé sa marque : mais on peut dire
que le style dominant, essentiellement anglais, est le
gothique perpendiculaire ou style tudor ; car on n'a
point cessé jusqu'à nos jours de bâtir dans ce genre
d'architecture. Quelques monuments classiques, dus
à un Chr. Wren, par exemple, sont venus rompre
cette uniformité ; mais le temps a harmonisé tout
ensemble. Suivant l'usage anglais, les plantes grim-
pantes égayent les façades gothiques; les pelouses,
jardins, bosquets reposent partout la vue et l'esprit,
et Oxford forme un ensemble unique de nobles ar-
chitectures éparses dans de fraîches verdures. Chaque
collège a sa disposition propre ; mais on retrouve en
chacun les mêmes cléments essentiels : la chapelle, le
hall, vaste salle où les membres du collège prennent
leurs repas et qui, luxueusement ornée de boiseries
sculptées, de vitraux, de portraits de personnages cé-
lèbres — fondateurs, bienfaiteurs, anciens élèves —
ne rappellent en rien la nudité pauvre des réfectoires
de nos grandes écoles; la bibliothèque (library), sou-
vent très importante et riche en manuscrits ou en
livres précieux ; les quadrangles, familièrement quads,
vastes cours qui ont la majesté de cloîtres; les gâte-
towers, élégantes tours, méiliévales et pittoresques,
qui surmontent les portes principales.
Les autorités du collège. Les membres d'un col-
lège se partagent en deux catégories : les autorités
— familièrement les dons (lat. dommus) — et les
étudiants.
Les dons comprennent les heads, les fellows, les
lecturers et les tutors.
Ceux qui sont à la tête d'un collège — les heads —
portent des titres différents, suivant les maisons :
masier, principal, warden, rector, provosl, président,
dean, censor.
Le recteur est assisté par les fellows. Les fellows —
terme qu'on traduit ordinairement, mais mal, par le
mot français « agrégé » — constituent une institution
essentiellement anglaise et qui n'a, en réalité, aucun
Le Quad tlt' /(itwr-Hose C.'iU't^ \Oii «perçoit au fond, ft Raiiclie : la Kotonde de la bibliothèque Hadclt/Te, qui sert d annexe a la
bibliothèque Bodléicnne et. à di-oite, la flèche de ^t .Uaiy 1/te Virym's. qui est l'église de l'Cniversité )
ditions et son esprit propres, ses règlements parti-
culiers. Ces fondations s'appellent coUèges. Le col-
lège est la réalité vivante et concrète : l'étudiant fait
partie d'un collège, en quelque sorte avant de faire
partie de l'université. Le collège, c'est sa maison et
sa famille universitaire; c'est là qu'il connaît la vie
commune, là qu'il reçoit une tradition, une direc-
tion intellectuelle et morale ; c'est là, enfin, qu'il est
préparé aux examens. L'origine des collèges aide à
en comprendre le caractère : il faut en chercher la
première forme, dès les plus anciens temps de l'uni-
versité, dans ces hôtels ou auberges (mus), dans ces
grandes salles {halls) où les étudiants se réunissaient
pour avoir à moins de frais, d'une part le logement
et la nourriture, d'autre part, un ou plusieurs profes-
seurs en commun ; il convient d'y remarquer aussi
un désir évident de retenir dans la vie laïque un cer-
tain nombre des '"'iDt^o'Vl"'""-''' pour le travail
de la pensée, rorga^iîfiiojBjsoHyentuelle, telle que la
présentaient ley^àSîtfinSTlf^wC moines.
Tous les colMe/n'ont pasYîrtaême importance ni
les mêmes re^sw<iceBii'Wi»ytYBSl donnent, sur une
équivalent chez nous. La lellowshtpa'est pas un grade
conféré à la suite d'un examen, ni un emploi obtenu
par voie de concours. C'est, en principe, une sorte de
prébende universitaire, destinée à assuré à un sujet
distingué une pension, un revenu (5.000 a 7.500 fr.)
qui lui permette de poursuivre ses études. Avant
1858, la plupart des fellowshtps étaient données à vie
et entraînaient le célibat et l'entrée dans les ordres
de l'Eglise anglicane ; mais ces restrictions ont été
supprimées. Depuis les règlements de 1877 et de 1882,
pour des raisons d'économie (l'abaissement des reve-
nus agricoles ayant diminué les ressources des col-
lèges), les fellowshtps ont été restreintes (il en reste
environ 300) et modifiées : ou bien elles sont accor-
dées sans condition pour une période de six à sept
ans {prize fetlouships), ou bien sans limitation de
temps, mais sous condition d'accepter une fonction
enseignante. Un des fellows, qui a le titre de doyen
(dean), préside au ser\'ice de la chapelle et surveille
la discipline intérieure.
Les professeurs proprement dits de l'université ne
s'occupant, comme nous le verrons, ui de diriger les
i88
étudiants dans leurs travaux, ni de les préparer aux
examens, cette fonction est remplie, en ce qui concer-
ne les cours, par les lecturers ou les readers (maîtres
de conférences) et, en ce qui concerne le travail des
étudiants, par les iulors (répétiteurs). Les lecturers
sont payés par leur collège et, primitivement, leurs
cours étaient réservés aux étudiants de ce collège ;
mais ils se sont ouverts peu à peu à tous les étudiants
de l'Université. Les tutors surveillent le travail et
dirigent les études des jeunes gens et sont responsa-
bles de leur conduite et de leur application, h'under-
graduate appelle familièrement coach un répétiteur
privé qui le fait travailler, qui Ventraine en vue des
examens.
Les étudiants. Les étudiants (studenls), c'est-à-dire
les undergraduates, ceux qui n'ont pas encore de
grades, sont sous la tutelle des ■ dons » in statu
r
LAROUSSE MENSUEL
Les undergraduates d'Oxford forment une asso-
ciation : VOx/ord Union Society (1823), qui leur offre
tous les avantages d'un club. Ils délibèrent et discu-
tent dans le Debating Hall (1878), où est venu se
former à l'éloquence plus d'un homme politique.
Près des pelouses de Christ Church (Christ Church
M eadow), on remarque sur l'I sis (c'est le nom univer-
sitaire de la Tamise à Oxford), les barges de l'uni-
versité, bateaux assez ornés, sortes de clubs flot-
tants, sièges des associations nautiques des collèges,
et la foule innombrable des canots {cra/ts, skiffs,
outriggers, etc.).
A Oxford, on le sait, les sports sont fort en hon-
neur depuis la fin du xyiii" siècle. Les matches de
rowing, de cricket, de football, de golf, etc., se par-
tagent l'attention des étudiants. Mais c'est assuré-
ment l'aviron qui est le sport par excellence, et la
Le gran'l Quai de Christ Church. {La tour f(iii siirmontt? In porte eontit.'nl la fauicuse cloche, Oieat 'l'ont, qui cliaquc jour,
à 9 h. 5, frappe 101 couj'S. pour rappeler le nombre orijçinaire des membres du collège.)
pupitlari. Parmi eux, on distingue ceux qui payent
leur pension (commoiiers), ceux qui, en conséquence
de leur mérite, bénéficient d'une fondation (variant
de 750 à 3.000 fr.) sur les revenus d'un collège (schn-
lars) et ceux qui sont entretenus aux frais d'un géné-
reux donateur (exhibitioners).
Les undergraduates qui vivent en commun dans
un collège n'y sont pas très nombreux (leur nombre
varie de 80 à 200), et la camaraderie assez intime qui
s'établit entre eux est un des éléments essentiels de
la formation d'un oxfordman.
Il arrive parfois que les collèges ne peuvent pas
abriter tous leurs étudiants. Une partie d'entre eux
(les plus anciens, seniors, ou, au contraire, dans cer-
tains collèges, les nouveaux, freshmen) est alors logée
en ville, mais seulement dans des maisons approuvées
{licensed houses), dirigées par des licensed masters
et où ils restent sous la surveillance du collège. Ils
prennent, du reste, leurs repas dans le hall du collège.
Un des inconvénients de la vie des collèges, à
Oxford comme à Cambridge, c'est le prix élevé de
la pension.
Avant la guerre, il fallait compter par an de 200 à
300 £ , soit 5.000 à 7.500 francs : ainsi, après quatre
années de séjour dans un collège d'Oxford, un étu-
diant avait dépensé de 20.000 à 30.000 francs, ce qui
n'était évidemment pas à la portée de toutes les bour-
ses, alors que, dans d'autres universités anglaises, les
étudiants pouvaient vivre à moitié moins.
Cet inconvénient a entraîné, en 1868, la forma-
tion, à Oxford même, d'une nouvel le catégorie d'étu-
diants, qui poursuivent les mêmes études que les
autres, mais sans vivre de la vie coûteuse des col-
lèges : ce sont les non collégiale studenls. Ils logent
dans des licensed houses, sous la surveillance d'un
censor. Un édifice spécial, le Non Collégiale Studenls
Building, est réservé à leurs conférences et à leurs
répétitions.
L'undergraduate porte un costume spécial, d'ori-
gine ecclésiastique, qui est obligatoire en principe à
la chapelle, aux cours, le matin et après la nuit
tombée : il comporte une robe noire, ou d'un bleu
très foncé, et cette coiffure caractéristique, surmon-
tée d'une plaque carrée, et que l'on appelle familiè-
rement mortar board (planche à mortier) ou trencker
(planche à découper). Les graduâtes ont, du reste, le
même costume : les différences résident dans la cou-
leur de la robe ou de sa bordure ; les docteurs en théo-
logie, par exemple, ont une superbe robe écarlate.
vieille rivalité entre Oxford et Cambridge continue
à passionner les courages. Les équipes de collège
(8 rameurs par bateau) s'entraînent longtemps à
l'avance à la grande épreuve, qui a lieu entre
Putneyet Mortiake et attire une foule considérable
de spectateurs (fin mars ou début d'avril).
Liste des collèges. Nous énumérerons les 21
collèges d'Oxford par ordre d'ancienneté et sans
vouloir entrer dans le détail des bâtiments qui, dans
un même collège, appartiennent souvent à des dates
différentes.
1° University Collège. Il a pour origine une
fondation de William de Durham, datant de 1249 (la
légende qui fait remonter sa création au roi Alfred,
en 872, n'a rien d'historique). Shelley y futctudiant;
2" Balliol C, fondé en 1268 par John Balliol et
sa femme Devorguilla, père et mère de John Bal-
liol, qui fut roi d'Ecosse. Il est resté en relation
étroite avec l'Ecosse. John Wiclef y fut recteur
(master) ; Adam Smith, Southey, Jowett, Matthcvv
Arnold, Swinburne, Caird, le cardinal Manning, An-
drew Lang, lord Curzon en furent membres ;
3' Merton C, fondé en 1264 par Walter de
Merton, chancelier de Henri III et évëque de Ro-
chester, d'abord à Malden (Surrey;, transporté à
Oxford en 1274, date à laquelle il reçut ses statuts.
C'est le premier collège vraiment organisé comme
tel.. Membres célèbres : Wyclef, Duns Scot, Th.
Bodley, Harvey, Steele;
4" ExeterC, fondé en 1314 par Walter de Staple-
don, évêque d'Exeter;
5° Oriel c, fondé en 1326 par Adam de Brome,
aumônier d'Edouard IL Membres célèbres : Walter
Raleigh, l'évêque Butler, Keble, Pusey, Newman et
autres promoteurs du mouvement tractarien ou
ritualiste; lord Goschen, Cecil Rhodes;
6" Queen's C. (collège de la Reine), fondé en 1340
par Robert de Eglesfield, chapelain de la reine Phi-
lippa, femme d'Edouard III. Membres célèbres: le
prince Noir, Henri V, Addison, Wycherley, Bentham ;
7° New C. (Nouveau Collège), « nouveau » par rap-
port à Merton Collège : le collège type, fondé en
1379-1386 par William de Wykeham, évêque de
Winchester, et qui reçut pendant longtemps les
élèves de l'école publique de Winchester. Membre
célèbre : Sydney Smith;
8° Lincoln C, fondé en 1429 par Richard Fle-
ming, évêque de Lincoln; réformé en 1474 par Th.
Rotherham, évêque d'York, dans le dessein d'en faire
N' iei. Juillet 19i0.
un instrument de lutte contre les lollards. Le réfor-
mateur Wesley y fut étudiant;
9" All Soûls C. (collège de toutes les Ames),
fondé en 1438 par Henri Chichele, archevêque de
Canterbury en souvenir des morts de la guerre
contre la France (guerre de Cent ans). Ce riche et
luxueux collège ne reçoit que quatre étudiants par
an, avec le titre de biile clerhs. La presque totalité
de ses membres est composée de /«/ioa>s (environ 50),
élus par différents collèges ;
10° Magdalen c. (prononcé Maudlin), fondé de
1448 à 1458 par William de Waynflete, évêque de
Winchester, un des plus beaux d'Oxford. C'est le
premier collège qui ait reçu des étudiants laïques et
payants (comrrtoners),' Membres célèbres : le prince
Rupert, Lyly, Latimer, Hampden, Addison, Gibbon.
C'est un collège très sportif. Il entretient une école
secondaire. C'est de son beau clocher gothique que,
chaque année, le 1°' mai est salué par le chant d'un
hymne latin;
II" Brasenose C. (collège du Nez d'airain), ainsi
nommé à cause d'un ancien marteau de porte en
cuivre, fondé en 1509 par William Smyth, évêque
de Lincoln, et par sir Richard Sutton. Membres cé-
lèbres : Burton, Walter Pater;
12° Corpus ChRisriC, fondé en 1516 par Richard
Fox, évêque de Winchester, avec l'intention spé-
ciale d'encourager l'étude des livres saints et des
Pères. Membres célèbres : John Keble, Th. Arnold,
13" Christ Church C, fondé en 1525 par le car-
dinal Wolsey et, après sa disgrâce, achevé par
Henri VIII. C'estic plus grand collège d'Oxford et le
plus fashionable. Sa cloche, fhe Great Tom, sonne
tous les soirs, à g h. 5, cent un coups, représentant
le nombre des étudiants lors de la fondation. Il en
contient aujourd'hui de 250 à 300. Sa chapelle est, en
même temps, la cathédrale du diocèse d'Oxford.
Membres célèbres : William Penn, Phil. Sydney,
Ben Jonson, Camden, John Locke, Peel, Wellington,
Bentley, Canning, Wesley, Pusey, Ruskin, lord Sa-
lisbury, lord Rosebery;
14° Trinitv c, fondé en 1555 par sir Thomas
Pope, qui fut gardien de la reine Elisabeth. Mem-
bres célèbres : Ludlow, Ireton, Freeman, Savage
Landor, Newman;
15" St-JoHN's C, fondé en 1555 par sir Thomas
White, marchand drapier et lord-maire de Londres.
Il reçoit des élèves de la Merchant Taylor's School.
Ce collège s'est signalé longtemps par son attache-
ment au catholicisme et à la maison des Stuart,
Membre célèbre : l'archevêque Laud ;
16° Jesus c, fondéen 1571 par le GalloisHugh ap
Rees, dit « Price », que protégeait la reine Elisabeth ;
c'est le premier collège fondé après la Réforme. Son
recrutement est presque exclusivement gallois;
17° Wadham c, fondé en 1609 par Dorothy
Wadham, catholique. Ce petit collège est devenu un
foyer de positivisme avec Congreve, Fred. Har-
rison, etc. Autres membres: Christophe Wren, amiral
Blake ;
18" Pembroke c, fondé en 1624 par Thomas Tes-
dale et Richard Wightwick, en l'honneur de Wil-
liam, comte de Pembroke, chancelier de l'Univer-
sité. Il est plein de souvenirs <lu D' Johnson;
19° Worcester c, fondé par sir Thomas Cookes,
du Worcestershire, en 1714, pour les étudiants de
son comte. Membre célèbre : Th. de Quincey;
20" Keble C, fondé en 1870 par souscription, en
l'honneur du réformateur et poète religieux John
Keble, un des promoteurs du mouvement ritualiste.
Il est réservé aux membres de l'Eglise anglicane. Il
n'a pas de fellows et est administré par un conseil
{council). Les frais de pension des étudiants y sont
réduits;
21° Hertford c, créé en 1874 par le banquier
Baring pour ressusciter iine ancienne fondation qui
s'est appelée successivement Hart ou Hertford Hall
(1282), Hertford Collège (1740-1816), Magdalen Hall
(1822-1874) et qui a compté parmi ses membres :
Clarendon, Hobbes, sir Henry Vane, Swift.
Des collèges on distinguait les halls, établisse-
ments plus modestes. La plupart ont été incorporés
dans les collèges. Il reste, cependant, le Saint-
Edmund Hall, fondé en 1226 par saint Edmund
le Riche, d'Abingdon, par la suite archevêque de
Canterbury. Le principal eu est désigné par le
Queen's Collège.
Rôle de l'Université. L'Université est, nous l'avons
dit, l'ensemble des collèges : mais ce n'est pas unique-
ment le nom d'une collectivité. C'est un organisme
central, qui a son administration propre et qui joue
un rôle assez important. C'est elle qui organise les
examens, qui confère les grades et les honneurs, qui
préside à la discipline en dehors des collèges, qui
représente et défend auprès du pouvoir central les
intérêts des universitaires.
Le passé de l'Université. Ce n'est pas d'aujour-
d'hui qu'Oxford est la capitale intellectuelle de
l'Angleterre : dès le commencement du xiW siècle,
elle apparaît comme un centre d'enseignement : en
1120, Thibaut d'Etampes y professe; en 1133,
Robert Pullein, de Paris, y commence un cours
public sur la Bible; ainsi nous trouvons deux noms
français associés aux origines d'une histoire si bril-
^• 161. Juillet 1920.
lante. Professeurs et élèves appartiennent alors au
clergé séculier. Au xiii« siècle, les ordres men-
diants s'y installent et y deviennent tout-puissants.
Les maisons bénédictines y sont prospères. Les
premiers collèges qui se fondent au xiii* siècle
retiennent quelque chose de la discipline ecclésias-
tique. Dans ce temps-là, il n'existait pas, entre la
population d'Oxford et les étudiants, cette bonne
harmonie qu'on voit régner aujourd'hui. Les rixes
étaient fréquentes : celle du lo février 1354 — jour
de Sainte-Scolastique — est restée fameuse. La
Réforme faillit ruiner Oxford : abbayes et couvents
disparurent; de magnifiques édifices furent détruits,
mais les collèges subsistèrent et se moclifièrent sui-
vant l'esprit nouveau; ils profitèrent de l'héritage
des couvents et, grâce à la protection de Henri VIII,
puis d'Elisabeth, ils réussirent à échapper aux ap-
pétits que n'avaient point rassasiés les dépouilles
des monastères. A Oxford, l'esprit de la Renais-
sance ne donna pas tous ses fruits : il fut étouffé sous
les querelles religieuses. En 1555, sous le règne
de Marie Tudor, les trois évoques Latimer, Ridley
et Cranraer furent brûlés devant le Balliol Collège,
à l'endroit où s'élève aujourd'hui le Martyrs' Mémo-
rial. Le séjour de Jacques I"' et de la cour à
Oxford, au début du xvii« siècle, exerça une influence
fâcheuse sur les études et la moralité des étudiants.
La guerre civile fut une autre cause de trouble.
Oxford se montra loyaliste et, de 1642 à 1645, servit
de capitale à Charles I"'. Cromwell ne lui en tint
pas rigueur : il avait des lettres et se fit nommer
chancelier de l'Université. Au xviu" siècle, les que-
relles politiques et religieuses ne furent pas favo-
rables aux études. Mais c'était d'Oxford qu'allaient
sortir deux grands mouvements religieux : au xviii"
siècle la réforme méthodistede Wesley (1729-1735), au
XIX', le mouvement ritualiste ou tractarien (1833-
1845) de Puysey,KebIe, Newman, qu'on appelle sou-
vent « mouvement d'Oxford ». Le xix" siècle a vu
l'Université d'Oxford, réformée par les commissions
parlementaires de 1850 et de 1877, débarrassée de
certaines restrictions confessionnelles, s'ouvrir lar-
gement aux connaissances nouvelles et ajouter à
sa vieille réputation philologique le goût des re-
cherches scientifiques modernes.
Les dignitaires de l'Université. La corporation
universitaire a ses dignitaires particuliers.
1° Le chancelier (chancellor), élu à vie par la Con-
vocalion (v. plus bas), est un pair du royaume, un
grand personnage de l'Etat. Cette fonction honori-
fique est actuellement occupée par le Most honou-
rable lord Curzon de Kedleston.
2° Le vice-chancelier (vice-chancellor), nommé
pour quatre ans par le chancelier et choisi à tour
de rôle parmi les recteurs (heads) des collèges;
3** Les proctorSf deux censeurs chargés de mainte-
nir la discipline parmi les étudiants, en dehors des
collèges (à l'intérieur de chaque collège, elle relève
du doyen, dean). Les proctors sont élus pour un an,
par les graduâtes des collèges à tour de rôle; ils
sont assistés dans leur office par des fonctionnaires
subalternes, désignés irrévérencieusement sous le
nom de buU-dogs. Ils infligent des amendes aux étu-
diants qu'ils rencontrent le matin et le soir, sans le
costume réglementaire ; qui se promènent dans les
rues aux heures des offices ; qui rentrent trop sou-
vent après 9 heures; qui fréquentent les restau-
rants, etc.
L'Université a son corps particulier de profes-
seurs. Mais les 50 projessors, comme chez nous les
professeurs du Collège de France, se bornent à
parler sur des sujets spéciaux qu'ils ont choisis et
ne s'occupent point de la préparation des étudiants
aux examens ; celle-ci se fait dans les collèges, par
les soins des lecturers et des tutors. Les projessors
ne font guère, du reste, dans toute l'année scolaire,
qu'une quarantaine d'heures de cours environ.
Les assemblées universitaires. Les décisions qui
intéressent l'Université sont prises par les assem-
blées. Ce sont :
I" La Congrégation Ancienne (the Ancient House
of Congrégation). Elle se compose des maîtres
^ arts (v. plus bas) qui ont moins de deux ans
d'ancienneté, des recteurs des collèges, des exami-
nateurs, professeurs, etc., et prépare la cérémonie
de la collation des grades;
2' La Congrégation proprement dite (the House
of Congrégation), établie par un acte du Parlement
en 1853. Elle comprend les différents fonctionnaires
de l'Université, les professeurs et tous les gradués
(graduâtes) en résidence à Oxford. Elle discute et
vote les statuts concernant l'Université;
3° La Convocation {the House 0/ Convocation),
comprenant tous les gradués qui figurent sur les
registres de l'Université. En principe, c'est elle qui
représente le pouvoir suprême dans l'Université, ra-
tifie par son vote les statuts et décrets, et élit les
deux membres qui représentent l'Université à la
Chambre des communes (qu'il ne faut pas confondre
avec le député de la ville d'Oxford).
Pratiquement, la Convocation délègue le pouvoir
exécutif à VHebdomadal Council, composé du vice-
chancelier, des proctors et de dix-huit membres de
l'Université, élus par la Convocation, à savoir :
LAROUSSE MENSUEL
six recteurs de collège, six professeurs de l'Univer-
sité et six gradués. Des comités particuliers (delega-
cies ou curators), sont chargés d'atlministrer les
établissements, souvent très importants, qui dépen-
dent de l'Université; par exemple, la Caisse de l'Uni-
versité (Chest), le Muséum, l'Imprimerie (Univer-
sily Press ou Oxford Press), la Bibliotnèque Bod-
léienne, etc.
Grades et honneurs. L'Université d'Oxford con-
fère des grades (degrees), et ceux qui en sont pour-
vus s'appellent graduâtes. Le plus simple est celui
de bachelier es arts (bachelor of arts : en abrégé
B. A.), qui suppose trois ans de résidence (environ
600 reçus chaque année). Trois ou quatre années
d'inscriptions, après l'obtention de ce premier grade
et le payement des droits, permettent d'acquérir le
titre de maître es arts (master of arts, M. A.; envi-
ron 400 par an).
L'Université confère, en outre, les titres de bache-
liers en théologie (bachelor of Divtnity, B. D.), en
droit (bachelor of Civil Law, B. C. L.), en méde-
cine (bachelor of Medicine, M. B.) et
en musique (bachelor of Music, Mus. B.)
et après la production de thèses approu-
vées, les grades de docteurs dans les
mêmes matières(doctoro/DtOTni(y, D. D.
— of Civil Law, D. C. L. — of Medi-
cine, M. D. — of Music, Mus. D.). L'Uni-
versité d'Oxford, comme celle de Cam-
bridge, décerne aussi à des Anglais et
à des étrangers de distinction — en
dehors de tout examen — des titres de
docteur honoraire in Jure civili, honoris
causa. C'est ainsi que, le 25 juin 1919,
les maréchaux Joffre et Douglas Haig,
les généraux Pershing et Wilson, l'ami-
ral Beatty, ont été reçus en grande
pompe docteurs en droit civil honoris
causa.
Outre les grades, l'Université confère
les honneurs (honours), c'est-à-dire des
prix et des rangs obtenus au concours
par les étudiants les plus distingués qui
ne veulent pas se borner à conquérir
les grades.
Examens . L'Université fait passer les
examens, qui ont lieu dans les New Exa-
mination Schools constiuites en 1882. Il
n'y a pas, à proprement parler, d'exa-
men d'admission à l'Université. Chaque
collège règle cette question suivant ses
usages propres et suivant les besoins
du moment. Mais, au cours des études,
il y a trois échelons d'examens :
i" Les Responsions, que les étudiants
appellent familièrement the Smalls (les
petits) : examen préliminaire auquel ils
doivent se présenter, avant que leur
première année de séjour soit écoulée ;
il porte sur les éléments du grec, du
latin, des mathématiques et leur per-
met de se faire inscrire définitivement
comme candidats aux grades;
2° Le premier examen public (First
public Examination, familièrement Mo-
dérations ou Mods) qui décide si le
candidat sera admis à concourir pour
les « honneurs », ou se bornera à
conquérir les » grades »; Escalier do
3» Le second examen public (Second
Public Examination : familièrement the
Greats, les Grands) se passe après la troisième année
et confère le grade de bachelier es arts. Il porte sur
trois matières choisies parmi les groupes de connais-
sances suivants : 1° histoire ou philosophie grecques
ou romaines (dans la langue originaire) ; 2*" anglais,
langues modernes, économie politique, droit; 3" géo-
métrie, mécanique, chimie, physique, histoire natu-
relle ; 4° théologie et sciences scripturaires. Une des
matières porte obligatoirement sur le grec, le latin,
le français ou l'allemand. Tel est le programme de
Vordinary degree.
Ceux qui visent les honours degrees ont à choisir
dans diverses catégories de connaissances : 1° Littera
humaniores (philologie, histoire et philosophie
grecques et latines); 2° histoire moderne; 3" droit;
4° sciences naturelles; 5" mathématiques; 6" langues
orientales; 7° théologie; 8° langue et littérature
anglaise ; 9° économie politique et sciences poli-
tiques. Les candidats admis sont classés sur quatre
rangs. Les Liiterœ humaniores sont particulière-
ment considérées, et celui qui y conquiert le premier
rang (the First) peut ambitionner ime place de
fellow.
Annie scolaire. — L'année universitaire se divise
en quatre périodes ou terms : i" Michaelmas (la
Saint-Michel) : d'octobre à décembre; 2" Lent
(Carême), janvier-avril; 3° Easter (Pâques) : avril-
mai ; 4» Triiiity : mai-juillet. Les collèges exigent
des undergraduates une résidence de 8 semaines
pour le premier « term >, de 8 semaines pour le
second, et de 8 semaines pour les deux derniers pris
ensemble; ce qui ne fait pas plus de 24 semaines
pour toute l'année scolaire.
189
A la fin du trimestre d'été, a lieu la Commémo-
ration ou Encania, la grande cérémonie qui clôt
l'année scolaire et qui attire de nombreux visiteurs
du dehors. Elle a lieu dans le Sheldonian Théâtre,
vaste amphithéâtre construit en 1664-1669 par l'ar-
chitecte Wren. On y proclame les noms des nou-
veaux maîtres es arts et docteurs ; on y prononce
des harangues latines : les lauréats y lisent les vers
grecs, latins, anglais qui leurs ont valu le premier
rang, cependant que les étudiants, suivant une
vieille coutume, ne cessent d'interrompre par de
facétieuses saillies les graves orateurs, qui ne s'en
formalisent point.
Etablissements divers. Outre les collèges, le
centre intellectuel qu'est Oxford renferme une foule
d'édifices, les uns anciens, les autres nés d'hier, où
se trouvent réunies toutes les ressources auxiliaires
du travail de la pensée.
Chaque collège, chaque établissement a sa biblio-
thèque, souvent très abondante; mais la Biblio-
thèque Bodléienne les dépasse toutes. Issue d'un
Clirist rhuri<h. conduisant au Ilfttl. (Le plafond à nervuref est
supporté par un pilier unique.)
premier fonds donné à l'Université par le duc
Humphrey de Gloucester, fils de Henri IV, orga-
nisée par sir Thomas Bodley en 1602, riche de ma-
nuscrits et de livres précieux, elle comprend plus
de 800.000 volumes et s'accroît sans cesse par le
dépôt légal.
L'imprimerie de l'Université (Clarendon Press,
Unversitiy Press, Oxford Press) produit des chefs-
d'œuvre de typographie, en particulier des bibles,
des éditions des auteurs grecs et latins, des livres
orientaux, des fac-similés de manuscrits.
Ci;ons encore : le Universtty Muséum, créé en
1859 à l'instigation de sir Henry Acland et de John
Ruskin et qui comprend les collections d'his-
toire naturelle; VAshmolean Muséum of Art and Ar-
chaeology, où l'on peut voir les marbres d'Arundel,
des dessins de Michel-Ange et de Raphaël, des
aquarelles de Turner, etc.; l'University Park, où
se trouve V Astronomical Observatory (1874), qu'il
ne faut pas confondre avec le Radcliffe Observa-
tory (1872-1875); les Botanic Gardens, les plus
anciens d'Europe, fondés en 1632 par lord Danby
et dessinés par Inigo Jones; VIndian Iiistilute,
construit en 1884 à l'instigation de sir M. Monier
Williams et destiné tant aux natifs de l'Inde qu'aux
futurs administrateurs coloniaux de VIndian Civil
Service; la Taylor Institution {1845) pour l'enseigne-
ment des langues vivantes.
En dehors des collèges agrégés à l'Université
(tncorporated), il s'est fondé des établissements
plus libres; d'abord, des séminaires pour les diflé-
rentes confessions : le Manchester New Collège,
fondé à Manchester en 1786, transporté à Oxford
igo
en 1791, pour l'étude de la théologie Indépendam-
ment de toute confession ; le Mansfield Collège (1886),
principal collège théologique des non-conformistes;
le Pusey House(i>i%^), institut théologique anglican;
le WycUge Hall (1877), pour les évangélistes ; le
Pope's Hall, pour les étudiants catholiques; le
Hannington Hall (1897), pour promouvoir les mis-
sions évangéliques à l'étranger; etc.
Les femmes peuvent suivre les mêmes études
que les hommes dans des établissements créés
pour elles : Lady Magaret Hall (1879), Saint
Hugh's Hall (1886); Somerville Collège (1879).
Saint Hilda's Hall (1898); Cherwell Hall (1902),
qui forme des professeurs pour l'enseignement se-
condaire des filles, et le Norham Hall pour les étu-
diantes étrangères. Les femmes subissent des exa-
mens spéciaux, mais ne sont pas admises aux grades
universitaires. Il convient de signaler aussi le Con-
vent, confrérie anglicane de femmes se préparant à
diverses professions.
Une pensée très libérale a présidé à la création
du liuskin Collège (1899), destinée à procurer cer-
tains avantages des études libérales à des hommes
appartenant à des professions manuelles. Oxford
renferme aussi d'importantes écoles secondaires.
LAROUSSE MENSUEL
dont l'oisiveté et les dépenses étaient d'un exemple
fâcheux pour les étudiants de condition modeste, ont
été longtemps des obstacles au travail, obstacles qui
se sont atténués avec le changement des mœurs par
la multiplication des bourses, par la création récente
des non collégiale students et d'un certain nombre
d'institutions d'un caractère moderne et ouvertes à
tous. Mais la plus grande objection, peut-être, qu'on
puisse faire à la vie d'Oxford est qu'elle ne prépare à
aucune profession. Les trois ou quatre années d'études
qu'on y passe servent à la culture générale, mais les
degrees et les honnurs ne dispensent pas Vox/ordman
de poursuivre des études particulières, s'il veut être
clergyman, homme de loi ou médecin. On conçoit
quelle dépense de temps et d'argent entraîne un
pareil système et combien il détourne d'Oxford une
foule d'esprits distingués, qui sont malheureusement
pressés de gagner leur vie. Qui raisonne brutalement
avec des chiffres et des statistiques est épouvanté de
voir combien ce résultat modeste : la formation d'un
bachelor of arts, est disproportionné avec le nombre
de livres sterlings, d'années de séjour et de profes-
seurs employés à le préparer. Mais qui passe en re-
vue les annales des collèges et qui constate quel
nombre considérable d'hommes éminents dans tous
Wadham Collège, du c4té des jardins, fameux par leurs cèdres.
On peut dire qu'à l'heure actuelle, chaque classe,
chaque sexe, chaque âge trouve à Oxford un sanc-
tuaire approprié.
La vie d'Oxford. Voici dont un centre intellectuel
qui est une création unique du temps, de la tradition
et d; la richesse; une ville où tout semble réuni pour
assurer le calme et la paix de la pensée; une cité
très vieille, où l'esprit du passé se conserve, avec son
cadre ancien, comme nulle part ailleurs; très jeune
aussi par sa population de 3.500 étudiants de 18 à
25 ans, sportifs et très vivants ; très moderne par son
assimilation discrète de tous les progrès matériels;
séjour paisible, éloigné des capitales, des usines, des
affaires, du bruit ; vue reposante de vieilles pierres au
milieu de jardins riants et silencieux (du reste, peu
fréquentés par les élèves) ; tout autour, une campagne
verdoyante, la campagne anglaise dans un de ses
plus aimables spécimens; le luxe et la richesse au
service de l'intelligence (certains collèges possèdent
des revcims considérables et, dans son ensemble,
l'Université dispose d'un revenu annuel d'environ
10 millions); un recueillement de cloître, interrompu
seulement à de certaines dates par l'élégante et
joyeuse invasion des invités mondains. Faut-il ajou-
ter que l'étudiant est rais en garde contre l'inconduite
par la surveillance, à l'intérieur, des tutors, des
doyens et, au dehors, des proctors ? Il lui est enjoint
de rentrer avant minuit au collège ou dans la licen-
sed house qui en tient lieu : c'est, pour les jeunes
gens, une sorte de prolongement de la vie familiale.
Il semble donc à priori que, dans un tel sanctuaire,
doive naturellement s'épanouir un labeur à la fois
exquis et intense. Or les Anglais eux-mêmes se sont
souvent plaints qu'on y travaille en réalité trop peu.
Les causes de cet état de fait sont multiples. L'an-
née scolaire représente, en réalité, à peine six mois
d'exercices. Les sports (le roieing et surtout le cricket)
dérobent chaque jour bien des heures aux études. Le
luxe, les aises ne sont peut-être pas le meilleur
adjuvant du travail. Le prix très élevé de la pension,
la prédominence des étudiants riches et aristocratiques
qui n'avaient ni le besoin, ni le désir d'arriver, et
les genres, utiles à l'Etat et à l'humanité, sont, à
toutes les époques, sortis de l'Université d'Oxford, se
dit qu'après tout ce système a du bon, qui se borne
à former des hom7nes. Enfin, aucune considération
utilitaire ne peut faire oublier ce qui a si profondé-
ment frappé les écrivains de chez nous, Taine,
P. Bourget (Sensations d'Oxjord) et d'autres plus
récents : le charme poétique d'Oxford et la noblesse
de sa tradition. — Louis Coquelin.
Paix {uCj [suite']. Droits et intérêts allemands
HORS DE l'Allemagne.— Hors de ses limites en Eu-
rope, l'.^llemagne renonce à tous droits, titres ou pr.vi-
lèges quelconques concernant les territoires lui ap-
partenant en propre ou qu'elle tiendra. t de conven-
tions soit avec les principales puissances alliées ou
associées, soit avec les autres puissances belligé-
rantes, signataires du traité de Versailles. Elle s'en-
gage à reconnaître les dispositions qui seront prises
pour l'exécution de cet engagement et, spécialement,
celles qui font l'objet des articles 118 à 158 : colo-
nies allemandes, Maroc, Egypte, Turquie, Bulg£u:ie,
Chine, Chantoung, Siam, Libéria.
Le traité de Saint-Germain (art. 95-117) contient
des dispositions identiques en ce qui concerne les
droits de l'Autriche et de ses alliés.
Ruine de l'empire colonial allemand. — Le do-
maine colonial allemand avait une superficie de près
de 3 millions de kilomètres et comptait près de
12 millions d'indigènes. Il comprenait :
En Afrique:
Le Togo; Le Sud-Ouest africain;
Le Cameroun ; L'Afrique orientale.
En Asie :
l.p territoire à bail de Kiao-Tchéoii.
En Océanie :
La Terre de rEmp,Treur-Guillaumc et l'archipel
Bismarck (Nouvelle-Guinée) ;
Les Carolines, Marshall et les îles Marianiits ;
Les îles Samoa.
«• 161. Juillet 1920.
Aux termes de l'article 119 du traité de \'ersailles,
« l'Allemagne renonce, en faveur des principales
puissances alliées et associées, à tous ses droits et
titres sur ses possessions d'outre-mer ».
D'après les contre-propositions remises à la Con-
férence de la paix, l'Allemagne avait besoin de ses
colonies pour produire elle-même, payer en produits
de sa fabrication les matières premières utiles à son
industrie, assurer des débouchés à l'excédent de sa
population, participer à l'étude de la planète et con-
tinuer, dans l'intérêt même des nations, une œuvre
qu'elle jugeait admirable :
En tant que grand peuple civilisé, le peuple allemand a le
droit et le devoir de collaborer à l'exploration scientifique
du monde et à l'éducation des races arriérées, mission com-
mune de rhumanité civilisée. I' a, sous ce rapport, fait des
choses extraordinaires dans ses colonies
L'.Mlemagne a le droit moral de pouvoir continuer un
travail dans lequel elle a remporté des succès.
L'administration allemandea fait disparaître les guerres de
pillage continuelles et néfastes entre les tribus, le pouvoir
arbitraire des chefs et des sorciers, le rapt d'esclaves et la
traite des noirs et l'insécurité qui résultait de tout cela pour
la vie et la propriété. Elle a apporté la paix et l'ordre dans
le pays et a créé les conditions nécessaires à la sécurité du
commerce et des relations. Une jurisprudence impartiale,
tenant compte des conceptions et des usages des indigènes,
les protégeait contre l'oppression et l'exploitation, même par
les blancs. En ouvrant, par la création de routes et de voies
ferrées, le pays aux relations mondiales et au commerce, en
favorisant les cultures déjà existantes et en introduisant des
cultures nouvelles, on a haussé la vie économique des indi-
gènes à un degré plus élevé. En même temps, l'.Tdministra-
tion s'est efforcée de protéger la population indigène par une
sollicitude sociale étendue, en particulier par une législation
du travail et par le contrôle des traités conclus entre blancs
et indigènes. L'étude scientifique des épidémies et des épi-
zooties (malaria, variole, maladie du sommeil, peste bo-
vine, etc.), leseffortçfaitspourles combattre, efïortsauxquels
les plus hautes autorités allemandes, telles que Robert. Koch,
ont pris une part active, un service d'hygiène très étendu,
l'installation d'hôpitaux ont eu les conséquences les plus sa-
lutaires pour la vie et la santé des indigènes.
Une organisation scolaire parfaite, qui comprenait égale-
ment des écoles professiotnielles et agricoles, a rendu des ser-
vices à l'éducation intellectuelle et économique des indi-
gènes. Les colonies allemandes étaient, parmi les champs
d'activité des missions chrétiennes des deux confessions, de
ceux qui se sont développés le plus rapidement et qui ont
donné le plus d'espoirs.
Il y avait, dans ce plaidoyer, une part d'effronté
mensonge. Loin de se préoccuper du sort des indigè-
nes, l'Allemagne s'était déshonorée, dans des pays où
elle aurait dii introduire les bi-nfaits de la civilisa-
tion, par la violence de ses méthodes. En même temps
qu'elle favorisait, pour le profit de ses trafiquants, le
développement de l'alcoolisme, elle régnait par la
terreur sur les populations indigènes, les ruinant à
force de réquisitions arbitraires, les réduisant à la
servitude, les molestant, les brutalisant, les soumet-
tant à un inhuiniin système de peines.
Elle n'avait pas seulement à sa charge des atroci-
tés exceptiormcUes, comme la répression tragique
des Herreros ou le dépeuplement violent de vastes
territoires; elle avait aussi érigé en moyens d'admi-
nistration les châtiments corporels. Le décret du
22 avril i8g6 sur la juridiction pénale et les pouvoirs
disciplinaires à l'égard des indigènes du Togo et du
I Cameroun édicté les peines appl cables pour oubli
du devoir, paresse ou désobéissance : ce sont la bas-
tonnade, la flagellation, la prison avec amendes, le
travail forcé, les chaînes, la peine de mort. Les té-
moignages allemands eux-mêmes sont accablants ,
Avant la guerre, Erzberger et Noske dénoncèrent, à
la tribune du Reichstag, les méthodes qu'ils con-
damnaient. Les théoriciens, les publicistes, les admi-
nistrateurs ont préconisé l'emploi de la force, blâmé
ce qu'ils appellent de confust>s idées humanitaires,
professé que l'intérêt des indigènes ne doit pas être
pris en considération et qu' « en Afrique, il est
impossible de réussir sans cruauté ». Ces derniers
mots sont du général von Liebert, qui fut gouver-
neur de r.^frique occidentale allemande ; et l'on n'a
plus le droit de s'étonner, quand ou a vu les
Allemands à l'œuvre, non plus en Afrique, mais en
Belgique, en France, partout où ils ont, de 1914 à
1918, exercé leur coupable industrie militaire.
La déchéance de r.\lleinagne, en tant que puis-
sance coloniale, s'imposait aux Alliés, qui ne devaient
pas replacer sous son joug les malheureux libérés
par la guerre et qui, d'autre part, étaient en droit
de garantir leur propre sécurité. Maintenue en pos-
session de son empire d'outre-iuer, elle n'eut pas
manqué de construire un chemin de fer entre le Ca-
meroun et son <t Afrique orientale », fermant à la
civilisation la route du Cap au Caire, menaçant les
territoires belges et portugais, reprenant par une
autre voie sa marche vers les Indes. Non seulement
elle eût relié Port-Duala, sur l'Atlantique, à Dar-el-
Salam, sur le Pacifique, à travers notre Congo et le
Congo belge ; mais Darel-Sa'ara eut été relié, par une
ligne de navigation, avec Bagdad. L'.Mlemagne eût,
par ses seuls moyens, transporté ses agents, ses
marchands, ses produits à travers trois continents.
Et ses colonies eussent été autant de stations ra-
diotélégraphiques, autant de bases pour ses sous-
marins sur toutes les routes du globe, autant de
points d'appui pour une politique impérialiste sans
scrupules. Elle eût couvert le monde d'un réseau
1
/V« 161. Juillet 1920-
d'intrigues, « ficelé la planète •, constitué en Afri-
que une armée noire, préparé par infiltration la
conquête des territoires voisins. Ce n'était pas tout
encore : elle prétendait, en organisant le service
mar.time régulier de ses possessions océaniennes,
mettre peu à peu la main sur le canal de Panama
et, de là, sur les ports de l'Amérique du Sud.
Il y avait donc de multiples raisons de passer
outre aux objections de nos ennemis. Ils pourraient»
poursuivre leur développement économique normal
malgré la perte de leurs colonies, qui, dans leur com-
merce total, comptaient pour une part infime et qui,
d'autre part, n'étaient pas des colonies de peuplement.
Il ne se trouva, à la Conférence de la paix, per-
sonne pour faire valoir les arguments d'ordre poli-
tique, social, économique, financier, sur lesquels
s'appuyaient les adversaires de la déchéance. La pers-
pective des complications nouvelles que ne man-
queraient pas de provoquer d'incorrigibles préten-
tions à l'empire du monde l'emporta sur toutes les
autres considérations, et la décision de la Confé-
rence fut prise à l'unanimité, presque sans débat.
Si, du reste, la thèse opposée eût été admise par la
Grande-Bretagne, elle eût été combattue irréducti-
blement par l'Union sud-africaine, l'Australie, la
Nouvelle-Zélande, c'est-à-dire par tous les domi-
nions du monde austral.
C'est au profit des puissances alliées et associées
que l'Allemagne a renoncé à ses colonies (art. 119).
Les gouvernements qui y exerceront l'autorité
auront le droit de rapatrier les nationaux allemands,
ou de leur permettre de résider, de posséder, de
faire le commerce, d'exercer une profession (art. 129),
ils succéderont aux droits mobiliers et immobiliers
appartenant à l'Empire ou aux Etats allemands,
sauf jugement des contestations en premier et der-
nier ressort par les tribunaux locaux (art. 120 et
257). Le traité fait ici une simple application du
principe général qui régit en droit International le
transfert de la souveraineté à l'Etat cessionnaire, de
même qu'il soumet les anciennes colonies alle-
mandes aux règles générales qu'il prescrit en ma-
tière économique et financière (art. 121 et 123).
Les biens des missions chrétiennes, y compris
ceux des sociétés commerciales dont les bénéfices
sont affectés à l'entretien des missions, seront remis
à des conseils d'administration, nommés ou agréés
par les Alliés et composés de personnes appartenant
à la même confession que la mission intéressée
(art. 438).
Les colonies et les territoires libérés par la guerre
et dont les habitants ne sont pas encore capables de
se gouverner eux-mêmes seront administrés d'après
le régime tutélaire dit « du maniât », institué par
l'article 22 du Pacte de la Société des nations :
Le caractère du mandat doit différer suivant le degré de
développement du peuple, la situation géographique du ter-
ritoire, ses conditions économiques et toutes autres circons-
tances analogues.
Certaines communautés, qui appartenaient autrefois à l'Em-
pire ottoman, ont atteint un degré de développement tel que
leurexistence comme nations indépendantes peut être reconnue
provisoirement, à la condition que les conseils et l'aide d'un
Mandataire guident leur administration jusqu'au moment où
elles seront capables de se conduire seules. Les vœux de ces
communautés doivent être pris d'abord en considération
pour le choix du Mandataire.
Le degré de développement où se trouvent d'autres peuples,
spécialement ceux de l'Afrique centrale, exige que le Man-
(ùtaire y assume l'administration du territoire à des condi-
tions qui, avec la prohibition d'abus, tels que la traite des
esclaves, le trafic des armes et celui de l'alcool, garantiront
la liberté de conscience et de religion, sans autres limita-
tions que celles que peut imposer le maintien de l'ordre pu-
blic et des bonnes mœurs, et l'interdiction d'établir des
fortifications ou des bases militaires ou navales et de donner
aux indigènes une instruction militaire, si ce n'est pour la
police ou la défense du territoire, et qui assureront également
aux autres Membres de la Société des conditions d'égalité
pour les échanges et le commerce.
Enfin, il y a des territoires, tels que le Sud-Ouest africain
et certaines lies du Pacifique austral, qui, par suite de la
faible densité de leur population, de leur superficie res-
treinte, de leur éloignement des centres de civilisation, de
leur contiguïté géographique au territoire du Mandataire, ou
d'autres circonstances, ne sauraientêtremieuxadministrésque
sous les lois du Mandataire, comme une partie intégrante de
son territoire, sous réserve des garanties prévues plus haut
dans l'intérêt de la population indigène.
De ces trois catégories de mandat, la première
(mandat du type A) s'applique aux territoires aflran-
cliies de la sujétion ottomane ; la seconde et la
troisième (mandats des types A et B), aux anciennes
colonies allemandes.
I^s colonies allemandes furent attribuées comme
suit par la Conférence de la paix :
Togo et Cameroun. — La l'rance et la Grande-
Bretagne établiront de concert le statut de ces ter-
ritoires et le recommanderont à la Ligue des nations;
Est a/ricain allemand. — Le mandat sera confié à
la Grande-Bretagne ;
Sud-Ouest africain allemand. — Le mandat sera
confié à l'Union suJ-africaine ;
Iles Samoa allemandes. — Le mandat sera confié à
la Nouvelle-Zélande ;
Autres possessions allemandes du Pacifique au sud
del'Equateur, à l'exclusion des îles Samoa et Naourou.
— Le maniât sera confié à l'Australie ;
LAROUSSE MENSUEL
Naourou. — Le mandat sera confié à l'Empire
britannique ;
Iles allemandes du Pacifique au nord de l'équateur.
Le mandat sera confié au Japon.
Satisfactions données à la France : Togo, Ca-
meroun, Congo, Maroc. Dans le partage de l'Empire
colonial allemand, la France reçoit des satisfactions
en Afrique occidentale, au Congo et au Maroc.
Le Dahomey, comme le disait à la Cliambre le
ministre des colonies (27 septembre I9i9),éta.t« gêné
dans son expansion par sa configuration géographi-
que, comprimé entre les possessions voisines, trop
large vers l'intérieur, trop étroit sur la mer • ; il fi-
gurait assez bien • une urne dont le goulot, trop vite
étranglé, serait trop étroit dans des flômcs trop lar-
ges ». Son complément indispensable, c'était le Togo,
et la plus grande partie du Togo nous fut donc at-
tribuée, avec le port de Lomé et les chemins de fer.
Dans le Nord, où certains territoires ont été laissés à
l'Angleterre, nous avons les cols qui nous permet-
tront, en prolongeant le chemin de fer d'Atakpamé,
de pénétrer au Mossi ; or, vers la mer, le Togo est le
débouché de cette région riche et peuplée qui, avec
les cercles voisins, vient d'être détachée du Haut-
Sénégal-Niger, pour former la nouvelle colonie de la
Haute-Sangha.
Nos possessions de l'Afrique équatoriale n'avaient
pas sur l'Atlantique de port naturel. L'accord franco-
allemand de ign avait séparé du moyen Congo notre
teriitoire du Tchad, qui devait emprunter la Bénoué
anglaise ou la voie détournée de l'Oubangui. Maî-
tresse de la Nigeria, l'Angleterre prend les territoires
du Cameroun relevant du sultanat du Bomou; mais
la France obtient les sept huitièmes de l'ancienne co-
lonie allemande (qu'elle administrait déjà en exécu-
tion d'un accord franco-britannique en date du 4 mars
1916), avec le port de Duala, relié par un chemin de
fer et une route carrossable à Koussoni, sur le Chari,
non loin du Tchad. Le haut pays aurait enfin un
exutoire vers le littoral, et l'Afrique équatoriale
française, ainsi agrandie, reprenait ses limites et sa
configuration primitives.
L'attaché militaire allemand à Madrid disait, en
1913: « C'est encore au Maroc qu'on pourra le mieux
couper les jarrets de la France. » Le gouvernement
du kaiser avait effectivement pris sur le Maroc une
hypothèque qui entravait l'exercice de notre protec-
torat et faisait de l'empire chérifien un instrument de
chantage, grâce auquel il avait réussi à nous extor-
quer une bande de territoire au nord du Gabon, ainsi
qu'une parti des bassins de la Sangha, de la Lobaye
et du Logone.
Cette hypothèque était définitivement radiée. L'Al-
lemagne renonçait à tous droits, titres ou privilèges
résultant à son profit de l'acte général d'Algésiras du
7 avril 1906, des accords franco-allemands du 9 fé-
vrier 1909 et du 4 novembre 1911. Elle nous resti-
tuait ce qu'elle nous avait pris dans l'Afrique équa-
toriale. Au Maroc, elle renonçait au régime des
Capitulations ; elle ne pourrait se prévaloir, en aucun
cas, des conventions passées par elle avec l'empire
chérifien et qui seraient tenues rétroactivement pour
caduques depuis le 3 août 1914. A partir de la même
date, les protégés allemands et les sociétés agricoles
alleman les seraient soumis au droit commun, le Sul-
tan ayant une entière liberté pour régler leur statut
et les conditions de leur établissement. Les droits
mobiliers et immobiliers de l'Empire et des Etats
allemands dans l'empire chérifien passeraient de
plein droit au Maghzen, sans indemnité ; les biens
appartenant à des particuliers seraient vendus aux
enchères, et le prix, versé au Trésor marocain,
viendrait en déduction des sommes dues pour répa-
rations des dommages de guerre. Les capitaux alle-
mands seraient exclus de la Banque du Maroc, et un
tribunal arbitral, siégeant à Paris sous la surveillance
d'un surarbitre norvégien, statuerait sur la validité
des concessions minières accordées par le Maghzen
avant l'établissement de notre protectorat ; la liqui-
dation, s'il y avait lieu, serait faite d'après la procédure
prescrite pour tous les biens allemands. Les marchan-
dises marocaines bénéficieraient, à leur entrée en
Allemagne, du même régime que les marchandises
françaises.
Notre action au Maroc n'est plus limitée que par
les accords de 1904 avec la Grande-Bretagne et l'Es-
pagne et par l'accord de 1912 avec cette dernière
puissance. Ces actes, s'ils ne sont pas abrogés ou mo-
difiés, seront sans doute appliqués dans un esprit qui
n'en fera pas une gêne pour notre légitime activité.
Nos alliés ont simplement renoncé pour eux-mêmes
aux avantages de l'acte d'Algésiras et de la convcn-
tiondu n novembreigii, dontle traitédeVersailUes,
qu'ils ont signé, a imposé l'abrogation à l'Allemagne ;
ils ne veulent que le maintien au Maroc du régime
de la porte ouverte, et il n'est pas dans nos inten-
tions de porter atteinte au principe de l'égalité doua-
nière. Il reste à obtenir l'adhésion des pays neutres,
à négocier avec l'Espagne l'application du traité
dans la zone espagnole, à résoudre, d'accord avec les
cabinets de Londres et de Madrid, la quest.on de
Tanger : du fait de l'abrogation de l'acte d'Algésiras,
ce port a perdu son caraclère international; mais il
doit être soimiis à un régime < spécial », compatible
191
avec la souveraineté du Sultan et le protectorat
français.
Par le traité de Saint-Germain (art. 96-102), l'Au-
triche, comme l'Allemagne, renonce à tous droits,
titres ou privilèges résultant à son profit de l'acte
d'Algésiras, des accords franco-allemands et de toutes
conventions avec l'empire chérifien. Elle accepte
toutes les conséiuences du protectorat français, re-
nonce aux Capitulations, s'engage à n'intervenir dans
aucune négociation entre la France et les autres
puissances au sujet du Maroc. Tous les biens d'Etat
austro-hongrois passent au Maghzen, sans indem-
nité ; le gouvernement autrichien n'aura plus aucime
participation dans le capital de la Banque d'Etat au
Maroc ; les marchandises marocaines bénéficieront,
à l'entrée en Autriche, du même régime que les mar-
chandises françaises.
La Bulgarie recoimait également notre protectorat
sur le Maroc ; s'engage à ne réclamer ni pour elle,
ni pour ses nationaux, aucun des avantages déri-
vant du régime des Capitulations, à tenir pour ca-
duques les conventions qui la liaient à l'empire chéri-
fien, à faire bénéficier les marchandises marocaines,
à l'entrée en Bulgarie, du même régime que les mar-
chandises françaises (traité de Neuilly-sur-Seine,
art. 62).
La décision de la Conférence relative au Togo et
au Cameroun porte que la France et la Grande-Bre-
tagne arrêteront d'accord le futur statut de ces ter-
ritoires et le i recommanderont'» à la Société des
nations. Le mot mandat n'étant pas prononcé dans
cette décision, il faut en conclure, d'après les décla-
tions du ministre des colonies, que nous serons seu-
lement tenus de respecter dans son esprit le régime
.du mandat, mais que nous administrerons directement
et en notre nom.
La frontière des possessions françaises et dfs pos-
sessions anglaises dans l'Afrique centrale avait été,
ainsi que les zones d'influence situées à l'ouest et à
l'est du Niger, fixée par l'accord du 14 juin 1898,
complété par la déclaration additionnelle du 21 mars
1899. La limite séparant notre Ouadaï du Darfour
anglais devait être déterminée ultérieurement : elle
l'a été, effectivement, par la convention du 8 sep-
tembre 1919. La région du Dar-Tama est rattachée
au Ouadaï et celle du Dar-Massalit au Darfour.
Enfin, trois conventions internationales relatives
à l'.Afrique ont été signées postérieurement au traité
de Versailles :
1° La convention conclue à Paris, le 10 septem-
bre 1919, entre la France, les Etats unis d'.Amérique,
la Belgique, la Bolivie, l'Empire britannique, la
Chine, Cuba, l'Equateur, la Grèce, le Hedjaz, l'Italie,
le Japon, le Nicaragua, le Panama, la Pologne, le
Portugal, la Roumanie, l'Etat serbe-croate-slovène,
le Siam et l'Etat tchéco-slovaque, relative au com-
merce des armes et des munitions, ainsi que le pro-
tocole qui y est joint, actes auxquels le Guatemala
a accédé par déclaration en date du 22 janvier 1920
et auxquels le Brésil a adhéré par note en date du
22 décembre 191g ;
2° La convention conclue à Saint-Germain-en-Laye,
le 10 septembre 1919, entre la France, les Etats unis
d'.\mérique, la Belgique, l'Empire britannique,
l'Italie, le Japon et le Portugal, relative au régime
des spiritueux en Afrique, ainsi que du protocole qui
y est joint ;
3° La convention conclue à Saint-Germain-en-Laye,
le 10 septembre 191g, entre la France, les Etats unis
d'Amérique, la Belgique, l'Empire britannique,
l'Italie, le Japon et le Portugal, portant revision de
l'Acte général de Berlin du 26 février 1885 et de
VActe général et de la Déclaration de Bruxelles du
3 juillet i8go.
En résumé, le Dahomey et le Congo reçoivent un
accroissement de territoire, à défaut duquel ils étaient
condamnés à la stagnation, et la constitution de notre
empire colonial devient plus homogène. Au Maroc,
l'exercice de notre protectorat ne rencontrera plus
d'entraves, et l'on peut espérer que la question des
intérêts allemands dans la zone espagnole sera,
comme celle de Tanger, bientôt réglée à notre satis-
faction. Dans le Levant, le Bagdadbahn ne gênera
plus notre action, dans le nord de la Syrie.
La France coloniale est libérée de l'étreinte et de
la menace allemandes. Elle bénéficie d'incontestables
avantages, mais elle n'est certainement pasfavorisée
comme elle l'eût mérité. A considérer l'œuvre de nos
explorateurs, c'est à nous qu'auraient dû reven r
intégralement le Togo et le Cameroun, respective-
ment limitrophes de notre Dahomey et de notre
Congo ; géographiquement , économiquement, ils
participent de la nature de ces deux colonies ; ils
sont nécessaires à leur développement.
Dans le Pacifique, les possessions allemandes sont
réparties entre l'Angleterre, ses dominions et le
Japon. L'annexion à la France des Nouvelles-Hé-
brides n'eût pas été une compensation excessive.
EavPTE. L'Allemagne reconnaît le protectorat de
la Grande-Bretagne sur 1 Egypte, proclamé le 18 dé-
cembre igi4, et renonce aux Capitulations (art. 147).
Elle tient pour abrogées, depuis le 4 août 1914, les
conventions qu'elle a passées avec le khédive, et elle
ne s'en prévaudra pas pour intervenir dans les négo-
dations qui pourraient être ouvertes entre le gou-
vernement de l'Etat protecteur et les autres gouver-
. nements au sujet de l'Egypte {art. 148). Jusqu'à la
mise en vigueur d'une organisation judiciaire géné-
rale, les ressortissants allemands seront, quant à
leurs personnes et à leurs biens, justiciables des tri-
bunaux consulaires britanniques ; le khédive réglera
souverainement leur statut et les conditions de leur
établissement {art. 149 et 150); leurs propriétés mo-
bilières et immobilières seront traitées conformément
aux clauses économiques du traité (art. 153).
L'Allemagne accepte les stipulations suivantes :
i» Abrogation ou modification du décret khédi-
vial du 28 novembre 1904 concernant la commis-
sion de la Dette publique égyptienne (art. 151). Les
porteurs de titres auront désormais la garantie du
gouvernement britannique, au lieu d'avoir celle de
l'Egypte, et la commission sera supprimée;
2° Transfert au gouvernemement britannique des
pouvoirs conférés au gouvernement ottoman par la
convention de Constantinople (29 octobre 1888), rela-
tivement à la libre navigation du canal de Suez
(art. 152, § I"). La suzeraineté du Sultan sur la
vallée du Nil ayant disparu, c'est à la Grande-Bre-
tagne que reviennent les charges et obligations assu-
mées précédemment par la Turquie ;
3° Renonciation à toute participation aux institu-
tions sanitaires (art. 152, § 2) ;
4° Attribution; sans indemnité, au gouvernement
égyptien des biens (y compris les biens de la cou-
ronne) appartenant à l'Empire ou aux Etats alle-
mands, ainsi que des propriétés privées du kaiser et
des autres souverains allemands (art 153) ;
5° Application aux marchandises égyptiennes im-
portées en Allemagne du régime appliqué aux mar-
chandises britanniques (art. 154).
Les dispositions du traité de Versailles relatives à
l'Egypte sont analogues à celles qui ont été adoptées
puur le .Maroc. Complétées par un accord avec l'Italie,
elles contribueront à réaliser entre les puissances la
<i paix méditerranéenne », si désirable pour elles et
pour les indigènes dont le sort est entre leurs mains.
L'Autriche, par les articles 102 à 109 du traité de
Saint-Germain, contracte des obligations identiques,
et la Bulgarie, par l'article 63 du traité de Neuilly-
sur-Seine, reconnaît le protectorat de la Grande-
Bretagne sur l'Egypte dans les termes mêmes où elle
reconnaît le protectorat de la France sur le Maroc.
Libéria. L'Allemagne renonce à tous droits et
privilèges résultant des arrangements de 1911 et
de 1912, relatifs au Libéria. En échange des prêts qui
lui avaient été consentis par des banques privées, le
gouvernement de la petite république avait admis le
contrôle de ses douanes par quatre receveurs ou
liquidateurs : allemand, américain, britannique et
français. L'Allemagne est déchue de son droit de con-
trôle; elle ne participera à aucune des mesures qui
pourraient être prises en vue de la <c reconstitution »
du Libéria; tous les traités qu'elle a conclus avec cet
Etat sont caducs. Les biens, droits et intérêts de ses
nationaux seront réglés conformément aux clauses
économiques du traité (art. 138-140).
SiAM. Tous les traités passés par l'Allemagne et
par l'Autriche avec le Siam sont caducs, depuis le
22 juillet 1917. Les biens d'Etat allemands et autri-
chiens, à l'exception des locaux consulaires et diplo-
matiques, passent au Siam, sans indemnité (traité de
Versailles, art. 135-137; traité de Saint-Germain,
art. no-112).
Chine. Le protocole final de Pékin (7 sept. 1901),
qui a mis fin à l'insurrection des Boxers, donnait à
l'AUemaçne le droit de collaborer à l'occupation in-
ternationale de divers points entre la capitale de la
Chine et la mer et celui d'entretenir une garde per-
manente sous la protection de la Légation impériale.
L'Allemagne perd ces privilèges et les autres avan-
tages qu'elle tenait du protocole de 1901 et de ses
annexes (art. 128); elle ne sera plus comprise dans
la répartition de l'indemnité dite « des Boxers «à partir
du 14 mars 1917, date à laquelle la Chine rompit
avec elle les relations diplomatiques (art. 128); elle
ne^ pourra plus exiger de la Chine les avantages
qu'elle tenait de l'arrangement du 29 aoiit 1902, re-
latif au tarif douanier chinois (droits à l'importa-
tion), ni des arrangements des 27 septembre 1905 et
4 avril 1912, relatifs à l'amélioration du fleuve
Ouang-Pou, sur lequel a été établi le port de Shang-
haï (art. 129). Elle accepte l'abrogation de tous les
contrats en vertu desquels elle tenait les concessions
de Han-Keou et de Tien-Tsin, ces concessions de-
vant être ouvertes par la Chine à l'usage des rési-
dences internationales et au commerce (art. 132) ;
elle renonce, en faveur de la Grande-Bretagne, aux
biens qu'elle possédait dans la concession britanni-
que de Canton et, en faveur des gouvernements
français et chinois conjointement, à la propriété de
l'école allemande d'enseignement technique qu'elle
avait fondée sur la concession française de Shang-
haï (art. 134). A l'exception des immeubles à desti-
nation diplomatique ou consulaire du quartier des
Légations dont la disposition est subordonnée au
consentement de puissances restant parties au pro-
tocole du 7 septembre 1901, elle cède à la Chine
tous les navires, bâtiments, quais, casernes, forts.
LAROUSSE MENSUEL
armes, munitions de guerre, installations de télé-
graphie sans fil et autres propriétés situées en terri-
toire chinois (art. 130). Ce quartier est affecté spé-
cialement, par l'article 7 du protocole, à l'usage des
puissances et « placé sous leur police exclusive »;
les Chinois n'ont pas le droit d'y résider.
Au surplus, il résulte de la combinaison des arti-
cles 118 et 289 du traité de Versailles que l'Alle-
magne est tenue d'adhérer aux conventions que les
Alliés passeront avec les tierces puissances quant à
ses droits et intérêts hors d'Europe et à la remise en
vigueur de ses anciennes obligations, pourvu qu'elles
soient dans l'esprit de la paix de Versailles. Elle a
donc perdu tous les avantages qu'elle s'était arrogés
dans l'Empire du Milieu.
Par les articles 113 à 117 du traité de Saint-Ger-
main, l'Autriche, concessionnaire d'un territoire à
rien-Tsin et co signataire des arrangements de
1902, 1905 et 1912, accepte les mêmes renonciations
et contracte les mêmes engagements.
LaquestionduChantoung. Le kaiser avait prispré-
texte du massacre de deux missionnaires catholiques
allemands pour faire occuper la baie de Kiao-Tcheou
par l'amiral Diederichs (14 novembre 1897). Il son-
geait depuis longtemps à prendre pied en Chine et
dans la province de Chantoung, habitée par une po-
pulation très dense, connue pour ses richesses mi-
nières et dont le port de Tsingtao est relié parun che-
min de fer à Tsinan, d'où elle est en communication
avec Pékin au nord, avec Nankin et Shanghaï au sud.
_ Imposant, donc, à la Chine le traité du 6 mars 1898,
, l'Allemagne prit à bail, pour quatre-vingt-dix-neuf
ans, la baie de Kiao-Tchéou tout entière, les îles qui
en défendent l'entrée, la presqu'île de Haïhsi et le
territoire de Tsingtao. Dans une zone neutralisée
d'une superficie de plus de 7.000 kilomètres carrés,
la Chine s'obligeait à ne rien entreprendre sans l'as-
sentiment du gouvernement de Berlin, qui, jouissant
en outre du choix d'exploiter les mines et les che-
mins de fer de la province, déclara, le 25 avril, que
le Chantoung était placé sous la 0 protection de l'Em-
pire ». Un pareil traité équivalait à une annexion,
et l'organisation de la nouvelle colonie prépara la
pénétration économique de l'Allemagne dans le
Chantoung et même plus à l'ouest. A Tsingtao, port
franc et futur point d'appui de la flotte, s'éleva, sur
la ruine du village chinois, une ville moderne et ra-
pidement prospère.
Le 15 août 1914, les Japonais sommèrent les
Allemands, quis'y refusèrent, d'évacuer Kiao-Tchéou
et de le rendre à la Chine. Avec l'aide des Anglais,
ils obligèrent Tsingtao à capituler (7 novembre);
mais la Chine, qui avait proclamé sa neutralité,
protesta contre cette occupation de son territoire.
l.a discussion devint aiguë. Le Japon, après avoir
présenté une liste de vingt et une demandes, qui ne
furent pas agréées, formula, le 7 mai 1915, un ulti-
matum auquel Pékin dut souscrire et qui fut suivi
de deux « accords », en date respectivement des
25 mai 1915 et 24 septembre I9r8. Le dernier mot
appartenait aux puissances alliées et associées.
La Chine, sortant de la neutralité, avait déclaré la
guerre à l'Allemagne le 14 août 1917. Elle deman-
dait donc que le territoire cédé à bail et les chemins
de fer concédés lui fussent directement restitués.
Elle faisait valoir que le Chantoung, patrie de Coii-
fucius et de Mencius, était une terre essentiellement
nationale; que l'occupation japonaise serait au-si
contraire aux principes du droit des peuples que
l'avait été celle des Allemands; que sa population
{38 millions d'habitants pour 56 milles carrés) était
trop dense pour s'accommoder d'une immigration
étrangère ; que le Chantoung assurerait au Japon la do-
mination économique de la Chine septentrionale ; que
Kiao-Tchéou commandait l'entréedu golfe du Petchili.
Le gouvernement du mikado se montrait disposé
à opérer la restitution, mais il entendait qu'elle se
fît par son intermédiaire, et il prétendait que les
droits de l'Allemagne dans le Chantoung lux fussent
cédés par le traité de paix. La Conférence de Paris
donna raison aux Japonais: ils succédèrent à tous
les droits résultant du traité du 6 mars 1898 et des
actes subséquents (avantages territoriaux, chemins de
fer, mines, câbles sous-marins), à tousles droits mobi-
liers et immobiliers de l'Etat allemand dans le Chan-
toung (art. 156-158). Les délégués chinois tentèrent
d'obtenir l'insertion de réserves ou une rédaction
qui leur permit de provoquer, en temps opportun,
un nouvel examen de la question. Ce point de vue
n'ayant pas été admis, ils décidèrent de ne pas
signer le traité de Versailles.
Le ministre du Japon à Pékin a notifié, le 19 jan-
vier 1920, au gouvernement chinois qu'il était prêt à
négocier avec lui au sujet de la restitution de
Kiaotchéou et de l'exploitation en commun du che-
min de fer du Chantoung. La proposition a ren-
contré en Chine une sérieuse opposition ; l'opi-
nion publique lui est en majorité opposée, et
les membres du cabinet eux-mêmes sont divisés.
Comme le disait Louis Barthou, « on doit désirer
et espérer que la sagesse du Japon renoncera spon-
tanément à des dispositions • qui cliquent l'équité
et le droit et font tache dans un traité de répara-
tions ». {A suivre.) — Maxime PiTiT.
«• 161. Juillet 1920.
Politique intérieure et extérieure
(Mai). — Notre politique extérieure, au cours du
mois de mai, avait eu pour centre l'entretien qu'ont
eu à Hythe, près de Folkestone, Millerand et Lloyd
George. Les principes qui avaient été adoptés dans
cette conférence, où il est permis de supposer que la
discussion fut vive et serrée, n'étaient pas tels qu'on
pût baser sur eux l'espérance d'une entente calme et
«définitive sur les principes essentiels, et il semblait
bien que la France eût fait au désir de constituer
enfin un accord indiscutable des sacrifices dont
l'opinion publique n'avait pas, sans difficultés,
accepté l'obligation. L'Angleterre, autant qu'on
pouvait le déduire de ce qu'on savait et l'inférer de
ce qu'on ne savait qu'à moitié apparaissait comme
préoccupée avant tout de sa politique propre et sem-
blait nous avoir fait une concession importante en
ne renversant pas les rôles dans le drame financier
qui se jouait entre l'Allemagne et nous. Toute l'am-
biance de la politique extérieure britannique mon-
trait, d'ailleurs, que le gouvernement anglais, tout
en étant fort décidé à maintenir dans ses tracta-
tions la supériorité des intérêts impériaux, n'était
pas plus assuré qu'un autre sur la meilleure ligne
de conduite et qu'il était souvent déconcerté par
les événements, notamment par ceux qui se pas-
saient aux frontières russes. Au milieu, pourtant, des
obscurités profondes qui cachaient l'avenir, Lloyd
George, très préoccupé de l'empire des Indes, n'é-
tait pas parvenu à dissimuler son ardent désir de
se rapprocher par un moyen quelconque du gouver-
nement des soviets. Parmi ses tâtonnements, il
était aisé de suivre une direction continue, qui me-
nait par des voies plus ou moins directes et plus ou
moins sûres à quefque chose qui aurait l'apparence
d'être une pacification de l'Europe orientale. On
ne pouvait méconnaître, au surplus, que, étant
donné ce désir de l'Angleterre et ses inquiétudes mal
dissimulées, le gouvernement russe cherchait à uti-
tiliser une situation inespérée pour assouplir les
intransigeances antérieures de nos alliés. De tout
cela ne ressortaient pas, pour la France, des garanties
solides. Sans rien porter au pire, on était fondé à se
poser quelques questions assez troublantes, comme
celle de savoir si, à quelque jour, peut-être proche,
nous ne nous trouverions pas en présence de faits
accomplis sans .nous et qui, bien que ne l'ayant pas
été directement contre nous, n'auraient pas moins des
conséquences graves et inévitables. Il n'était per-
sonne, même aussi peu pessimiste que possible, qui,
aux derniers jours de mai, alors que le Premier
anglais recevait, non sans solennité, l'envoyé russe
Krassine, ne dût se demander où nous allions et qui
l'on trompait. Dans ces circonstances, il n'était pas
besoin d'insister pour affirmer les difficultés qui se
dressaient devant notre premier ministre, Millerand,
et on devait approuver les efforts qu'il faisait pour
maintenir, cependant, le lien nécessaire qui n<jus unis-
sait à la Grande-Bretagne, seule puissance qui, à ce
moment — les Etats-Unis hésitant et sans politique
déterminée, l'Italie en pleine crise ministérielle —
pût constituer pour nous un appui sérieux. — A l'in-
térieur, les grèves, commencées le !'•'■■ mai et poursui-
vies tout le mois, avaient, sans doute, occupé l'opinion
et pesé d'un poids incalculable sur notre situation
économique. Mais il était remarquable qu'un mouve-
ment dont ses auteurs avaient attendu un boulever-
sement social et, peut-être, l'avènement d'un nouvel
ordre de choses, avait échoué dans le calme absolu
et aboutissait à une diminution considérable des
forces de désordre. Que se passerait-il plus tard,
nul ne pouvait le deviner. Du moins, constatait-on
avec satisfaction que le bon sens français et l'éner-
gique volonté de tous avaient créé un groupement
spontané de désapprobation et de résistance, qui
avait à la fois décontenancé les meneurs et appuyé
l'action du gouvernement.
La Conférence de San-Remo avait aplani les dif-
ficultés essentielles que l'occupation' des villes du
Mein par les troupes françaises avait suscitées et,
sur la question du désarmement de l'Allemagne,
l'accord veibal s'était fait. La cohésion de l'Entente
était sortie de là raffermie, au moins en apparence.
Mais il fallait reconnaître que cet incident, qui
aurait pu être beaucoup plus grave, avait marqué
la différence des intérêts et des points de vue
entre la France d'une part, l'Angleterre et l'Italie
d'autre part. Nous avions, en cette affaire, une préoc-
cupation qui nous était particulière et que parta-
geait la Belgique : la préoccupation militaire. Il
était, et il reste indispensable, que nous soyons garan-.
tis contre tout retour de folie militariste des Alle-
mands. Nous avions, en outre, en concurrence avec
nos alliés, une préoccupation économique rendue plus
aiguë par l'énormité des pertes que nous avions subies
dans les régions occupées. Il était patent que nos
alliés ne nous cédaient sur la question militaire que
pour nous entraîner plus aisément à des concessions
sur la question économique, la seule qui comptât,
pour eux, en Europe occidentale. C'est ce qui ressor-
tait de toutes les conversations engagées et de tous
les faits acquis pendant le mois de mai. l.'.Angleterre
était conduite par cette idée fixe qu'il fallait aider
l'Allemagne à se relever pour rétablir l'équilibre éco-
1
I
IV 161. Juillet 1B20.
nomique du monde, et cette vue, combinée avec le
déiir de faire profiter de ce relèvement la finance
et le commerce anglais, la conduisait à des indul-
gences qui clîoquaient notre esprit de justice et notre
boa sens. Pour des raisons analogues, compliquées
du souci de satisfaire le parti germanophile, réveillé
du sommeil d'attente où il était demeuré pendant la
guerre, l'Italie, éloignée du danger allemand, cher-
chait dans des combinaisons économiques un déri-
vatif à son trouble intérieur. Il résultait- de l'état
d'esprit de l'Angleterre et de l'Italie une situation
d'isolement relatif pour la France. Nous avions un
besoin immédiat de nous reconstituer, de rétablir
nos finances et notre change. Nos alliés et, surtout,
l'.Angleterre n'étaient point pressés comme nous par
l'urgence de notre relèvement, et ils donnaient le pas
sur nos revendications à un rétablissement général
des affaires européennes. On ne peut nier que, dans
l'ordre purement théorique et spéculatif, le point de
vue anglais, pris dans son sens général, était soute-
nable. Prétendre que la reconstitution économique de
l'Europe, l'institution des relations normales entre
tous les peuples sans aucune exception, la Russie
comprise, le calme renaissant dans les relations
d'affaires et les habitudes oubliées des transactions
utiles une fois reprises amèneraient naturellement une
détente, non seulement économique, mais morale et
politique, un assainissement de l'atmosphère et com-
me un abaissement de la température fébrile qui agite
les peuples, n'était nullement une absurdité, et nous
n'avons jamais douté que ce résultat serait un jour
acquis, à la condition, d'ailleurs hypothétique, que
tout le monde soit de bonne foi. Mais, pour qu'un
pareil résultat puisse être atteint, il faut que tous les
participants de l'opération soient en état d'attendre
sans pâtir l'heureuse reconstitution de l'Europe sui-
vant un plan régulier, lentement réalisé. Or c'est une
condition réelle qui n'existe pas. La France a besoin
de retrouver sans aucun retard les moyens de vivre et
de se relever. Elle a besoin qu'avant tout, l'Allemagne
s'acquitte de sa dette. C'est là, pour nous, le préalable
nécessaire de toute organisation de l'avenir, et c'est
précisément ce que l'Angleterre, qui n'a pas souffert,
qui ne souffre point et qui profite, ne comprenait pas
ass?z, ou semblait ne pas comprendre.
La Conférence de Hythe avait, pourtant, abouti à
des conclusions presque suffisantes. Il avait été de nou-
veau affirmé qu'il n'était pas question de reviser le
traité de Versailles, qui serait intégralement appliqué.
Les clauses relatives au désarmement de l'Allemagne
étaient maintenues et devaient être immédiatement
exécutées, nonobstant l'éventualité de la réunion de
la Conférence de Spa. Sur la question des réparations,
la France consentait à laisser examiner la fixation
d'une somme précise à payer par l'Allemagne, étant
entendu que nous toucherions un acompte et que le
principe de l'obligatioa du payement resterait indis-
cutable. Des experts devaient être nommés pour pro-
céder à la détermination du minimum à payer par l'Al-
lemagne, pour étudier les moyens d'en réaliser le
payement, enfin, pour examiner la répartition entre les
Alliés des sommes versées par l'Allemagne. Ces prin-
cipes posés, on semblait avoir été d'accord pour fixer
à I20 milliards de marks or la dette de l'Allemagne,
sur lesquels 55 p. 100 seraient attribués à la France.
On envisageait, en outre, la possibilité de mobiliser
cette somme au moyen d'un emprunt international.
Sur la question de la répartition entre les Alliés de
la contribution à payerpar l'Allemagne, notre minis-
tre Millerand avait plaidé énergiquement la thèse
de la priorité française, si justifiée par le ravage
affreux de nos départements du Nord et de l'Est.
Lloyd George lui avait opposé les revendications
des dominions britanniques, qui ont fait des pertes
sérieuses en hommes — 50.000 environ, contre
1.500.000 Français — et qui exigent qu'on assure les
crédits nécessaires à la constitution de pensions cor-
respondant à ces pertes. Il avait, semble-t-il encore,
rappelé des engagements antérieurs et la nécessité,
pour la France, de ne pas changer sa ligne de con-
duite comme ses ministres. Millerand avait dû
s'incliner. Mais nous n'avons pu nousretenir de faire
des réflexions assez amèressur l'injustice criante que
le principe de l'égaUtê mt entre nous et nos alliés.
L'effort imnjenseet sanglant que nous avons réalisé
pour leur per.iiettre de s'organiser et la charge que
nDUS avons ace 'ptée pendant la guerre semblent de-
venir des souvenirs lointains, etnoussentons, une fois
d3plu',pesersurnouslepoidsdeségoïsmesnationaux.
De cette transaction de Hythe, qui fut, certainement,
nous le répétons, très laborieuse et dont les résul-
tats, en fin de compte et puisque nous n'avions pas
le pouvoir d'être difficiles, furent satisfaisants, res-
sortaient une affirmation nouvelle de la nécessité du
désarmement allemand et une autre affirmation
relative à l'obligation de la réparation financière due
par l'Allemagne. Sur la quotité de cette réparation,
on s'acheminait, évidemment, vers la fixatioad'unt
somme fixe et, en dépit de toutes les réserves qu'on
pouvait fa're, définitive. On s'évertuait, à la vérité,
piur démontrer, en s'appuyant sur le jeu du
change, que la somme entrevue, inférieure à nos prévi-
sions et à nos besoins, leur serait finalement égale.
Il restait, pourtant, peu douteux que nous étions
LAROUSSE MENSUEL
sacrifiés, qu'on nous renvoyait à nous pourvoir de-
vant nous-mêmes et nos propres moyens, qu'on
s'inquiétait au moins autant et que, sans l'énergie de
notre Premier, on se fût inquiété davantage d'aider
l'Allemagne que de nous soulager. Nous qui n'ou-
blions jamais les services qu'on nous a rendus et
qui ne pratiquons pas l'indépendance du cœur, nous
avions le droit de constater cet état d'esprit. L'heure
est passée des réticences inutiles et des duperies
acceptées comme des grâces. On avait senti que
c'était dans ce sens que la Chambre des députés, par
501 voix contre 63, avait, le 29 mai, approuvé l'atti-
tude du gouvernement et que, si elle sanctionnait
la solution de Hythe, c'était à condition qu'elle ne
nous liât pas les mains pour l'avenir et ne marquât
pas, sur la question des réparations, le point de
départ d'un délai de forclusion, D'autre part, la
démission de Raymond Poincaré de ses fonctions de
président de la Commission des réparations sem-
blait indiquer que l'ancien président de la Répu-
blique, témoin ou confident des discussions anté-
riem-es relatives aux réparations, convaincu de
l'utilité des dispositions antérieurement prises,
voyait avec précision la contradiction que la Confé-
rence de Hythe mettait entre le plan ancien, basé
saient toutes tes offensives, avait vite compris que,
pour être délivré du danger de l'Ouest, il était simple
de faire sentir à l'Angleterre qu'il était en mesure
de faire renaître en Asie le péril moscovite. Il avait,
d'accord avec la républ ique d'Azerbaïdjan, occupé le
centre pétrolier de Bakou ; il était en pourparlers
avec la république de Géorgie, qui voulait Batoum ;
il n'était pas impossible que l'.'irménie entrât, elle
aussi, en négociations. Poussant sa politique, il avait
laissé la flotte russe de la Caspienne bombarder
Enzali et débarquer des troupes sur le territoire
persan. Le désaveu apparent de Tchitcherine et sa
promesse vague de retirer les troupes dès que les
circonstances militaires le permettraient étaient un
moyen de gagner du temps. Le gouvernement
persan, affolé, était sur le point de réglsr l'incident à
l'amiable, ce qui eût donné aux Russes une emprise
certaine sur le pays. Le fait contradictoire que le
prince Firouz, ministre des affaires étrangères persan,
demandait le secours de la Société des nations, ne
pouvait que faire ressortir le désarroi de la Perse et,
au surplus, que pouvait encore la Société des na-
tions devant la force matérielle ? N'oublions pas que,
simultanément, les républiques du Caucase se liaient,
au moins par des sympathies, avi'- les nationalistes
Les fêtes de Jeanne d'Arc, à Orléans. Une imposante proeession parcourt les rues de la ville, brillamment pavoi«ée« (8 mai 1920). —
Ces fêles ont, cette année, un éclat tout particulier. Le maréchal Foch assiste à la cérémonie, où fii^urent, pour la première fois depuis
treize ans, les autorités civiles, religieuses et militaires. (Phot. liol.}
sur l'indétermination illimitée de la créance alle-
mande et le plan nouveau, qui conduisait à restreindre
financièrement et, par suite, moralement, la dette
de nos ennemis. Poincaré conservait sa conception
absolue de la justice. On marchait à une conclusion
d'opportunité. La tâche imposée à Louis Dubois,
successeur de Poincaré à la présidence de la Com-
mission des réparations, ne s'annonçait pas, dans
cet ordre d'idées, comme facile et légère.
On n'aurait eu, d'ailleurs, qu'une vue très incom-
plète de la situation à la fin de mai, si l'on s'était
borné à considérer la politique anglaise en fonc-
tion de l'affaire allemande. La politique anglaise se
trouvait à un de ces moments difficiles où il lui
faut soutenir à toute force des entreprises considé-
rables, qui se révèlent tout à coup plus lourdes qu'on
ne les avait prévues. La guerre lui avait fourni une
a Jmirable occasion de fortifier son empire de l'Inde.
Elle en avait étendu la défense jusqu'en Mésopo-
tanie et jusqu'en Arabie ; elle avait ainsi accru,
pensait-elle, sa sécurité. Elle avait, en même temps,
augmenté ses risques et ses charges. Elle se trouvait
maintenant de nouveau en face de l'adversaire russe.
Nos avons déjà fait remarquer que le gouvernement
russe, obéissant à une de ces lois historiques qui s'im-
posent à l'humanité au^si fortement qu'un instinct,
avaitrepris la traditionnelle politique russe à l'égard de
la Pologne et à l'égard de l'Angleterre. Nos voisins
d'outre-Manche avaient pu croire, pendant un peu de
t-mps, que le cataclysme intérieur qui ravageait la
Russie leur laissait le champ libre. L'occupation de
la Mésopotamie, le démembrement de l'empire turc,
la constitution des républiques du Caucase, le traité
avec la Perse en août 1919 leur paraissaient des ga-
ranties suffisantes et durables. La persistance du ré-
gime soviétique en Russie avait déjoué ces prévisions.
Le gouvernement russe, menacé par la Pologne, qu'il
n'avait pu ni anéantir par les armes, ni jouer par la
diplomatie, contre lequel, à la fin de mai, se bri-
turcs, et il n'est nullement certain que l'attitude de
certains fonctionnaires anglais en Asie Mineure n'eût
pas contribué à la fois à grossir le mécontentement
musulman et à nous créer à nous-mêmesde sérieuses
difficultés en Cilicie.
La responsabilité de cette situation embrouillée et
périlleuse pesait, sans doute, sur le Conseil suprême,
qui, en retardant indéfiniment la paix turque, en
supportait tous les atermoiements, avait fortifié les
nationalistes turcs et laissé le champ libre aux rela-
tions que les bolcheviks avaient nouées avec eux.
Mais à qui, dans le Conseil suprême, incombaient ces
hésitations, et l'Angleterre n'y avait-elle pas sa forte
part ? Engagée, répétons-le, dans un mouvement de
vaste envergure et — nous ajoutons — bien digne de
son passé, elle se trouvait en présence de difficultés
inattendues et qui, outre les dangers présents, en
pouvaient susciter de pires. Nous avons dit plusieurs
fois que nous ne croyions pas, jusqu'ici, au péril mu-
sulman et, quand nous défendions cette opinion,
nous la basions sur des faits; mais une succession de
maladresses et de fausses manœuvres peut pro-
duire le résultat qu'une conduite mesurée avait
écarté : des provocations inconsidérées sont de na-
ture à créer un mouvement musulman qui n'existait
pas et qui n'aurait jamais dû exister. L'.\ngleterre
est la plus intéressée à ce que les choses s'arrangent.
Que faisait-elle pour se procurer cet arrangement, et
quelles pouvaient être les conséquences de la poli-
tique qui se dessinait nettement à la fin de mai ?
L'.Angleterre, à cette heure, paraissait orienter sa
politique vers une combinaison russe. Il n'y avait là
rien d'entièrement nouveau. Nous avons marqué, en
leur temps, les tentatives, avouées ou secrètes, dijà
faites. Elles avaient échoué à Copenhague, très vrai-
semblablement beaucoup plus par l'insuffisance et la
sottise du délégué russe Litvinof que par la faute du
délégué anglais et de ses instructions. L'opération
prévue avec les coopératives russes avait, du même
194
coup, été rendue impossible. Il était manifeste qu'une
occasion nouvelle était ciierchée. Fin mai, elle était
trouvée. Le délégué russe Krassine était reçu à
Londres, avec honneur, par Lloyd George et ses mi-
nistres. Des conversations officielles s'engageaient et,
déjà, on annonçait, tout en entourant cette nouvelle
d'atténuations prudentes, qu'un accord commercial
était conclu. On disait, en outre, que la situation an-
glaise à Bakou était garantie. La tendance et la
signification d'une semblable négociation ne pou-
vaient échapper à personne, si, surtout, on la con-
frontait avec l'histoire secrète depuis l'affaire de
Prinkipo, avec l'envoi d'une mission travailliste an-
glaise officiellement et somptueusement reçue en
Russie, alors que la délégation de la Société des
nations était éconduite, avec l'échange incomplet
des prisonniers anglais, avec les exportations d'or de
Russie en Suède. Lloyd George était arrivé à ses
fins : il négociait avec les soviets. De la conver-
sation commerciale à la reconnaissance politique du
gouvernement des soviets, quelle distance y avait-il ?
La France, en cette occurrence, avait, comme l'An-
gleterre, suivi, mais dans un autre sens, une politique
continue et logique, et elle s'y tenait. Elle s'était re-
fusée à laisser notre ambassadeur à Londres, Paul
Cambon, assister aux conférences anglo-russes. Elle
se bornait à se faire représenter par ses délégués com-
merciaux, Vyse et du Halgouët, qui avaient déjà été
en rapports avec Krassine. Le gouvernement français.
LAROUSSE MENSUEL
reconnaissance déguisée du gouvernement de la Rus-
sie avec toutes les suites que cet acte comporterait
et les dangers sociaux qui en seraient la fin dernière ?
Il fallait, assurément, continuer à s'abstenir de pro-
nostics qui étaient capables de nous conduire à des
jugements sévères, mais pouvait-on se défendre, fin
mai, d'une certaine anxiété ?
L'Allemagne avait suivi d'un œil attentif ces trac-
trations. Très déçue par le résultat de la Conférence
de San-Remo, où elle avait escompté l'écroulement
de l'Entente, elle avait demandé, et obtenu, la remise
au 21 juin de la Conférence de Spa. Une raison
avouée lui faisait désirer cet ajournement et le ren-
dait presque nécessaire. Les élections allemandes
devaient avoir lieu le 6 juin. Le gouvernement du
chancelier Hermann Muller en sortirait-il fortifié, ou
y trouverait-il la certitude de sa chute ? Nul n'eût été
capable de le dire. En a tendant, on ne pouvait
sagement traiter avec un gouvernement dont l'auto-
rité était contestée. Ce retard, cependant, n'en était
pas moins fâcheux, comme tous ceux qui se sont
accumulés depuis l'armistice du^ii novembre 1918.
Il laissait à l'Allemagne le temps de forger ses armes
contre les décisions financières prises à Hythe. Offi-
cieusement et officiellement, elle contestait les chif-
fres de l'Entente; elle établissait des comptes recon-
ventionnels de haute fantaisie ; elle montait son
opinion publique contre la nécessité de la réparation
financière qui lui incombait. Ce nouveau délai lais-
Mti' Touchet. passaiil avec ic clcij^c lii-vam la hiaiiit- lic Jcjnine ù Ait (de i-oyaticr), sur la place du Martroi.
ToutOK les troupes de la garnison ont délUé devant la statue de 1 héroïne. (Phot. Roi.)
tout en reconnaissant l'intérêt que présentent le réta-
blissement économique de l'Europe et celui des rela-
tions commercialesavec la Russie, entendait conserver
toute sa liberté à l'égard du gouvernement de Lénine.
Il ne pouvait oublier l'énormité de la créance fran-
çaise sur la Russie, ni prêter la main à aucune me-
sure qui aurait pour but et pour effet de diminuer
l'importance du gage or que détient le Trésor russe,
surtout si l'on réfléchit qu'une partie de ce gage pro-
vient des dépouilles des banques alliées et des indus-
triels occidentaux en Russie. 11 n'était, en outre, nul-
lement fixé sur l'usage que les Russes entendaient
faire des fournitures en locomotives qui leur se-
raient faites, et il craignait, à juste titre, qu'ils ne son-
geassent avant tout à fortifier leur puissance militaire.
Il était très facile, sous des inspirations dont la
source n'était pas malaisée à découvrir, d'accuser
les Polonais d'impérialisme, lorsqu'ils battaient les
Russes et délivraient l'Ukraine. Notre rôle n'était
pas d'affaiblir une puissance que nous avions créée
et qui, avec un rare courage, s'interposait entre
r.^llemagne et la Russie, nous défendant, à la fois,
contre la barbarie bolcheviste et contre l'invasion
germano-russe. Nous n'avions donc pas pris part
aux conversations de Londres, et nous avions bien
fait. Qui nous assurait, d'ailleurs, de la reauté des
pouvoirs de Krassine, et, avec un gouvernement aussi
peu sûr que celui de Moscou, qui aurait pu affirmer
que ces entrevues de Londres n'aboutiraient pas à
un désaveu final, qui laisserait en pénible posture
ceux qui se seraient laissé prendre au piège ? Mais que
devenait exactement notre alliance avec l'Angleterre,
dans de semblables conditions ? L'initiative de Lloyd
George n'allait-elle pas peser lourdement sur notre
propre politique, et ne nous trouverions-nous pas,
malgré nous, comme l'Angleterre elle-même, d'ail-
leurs, entraînés à des conoé^uences qui seraient des
capitulations ? Pouvait-on fermer les yeux au point
de se refuser à entrevoir, au bout de tout cela, une
sait le champ libre à toutes les intrigues. Le bassin de
la Ruhr avait été évacué par la Reichswher. Concur-
remment, nous avions évacué les villes du Mein. Mais
la question du désarmement restait en suspens. Les
renseignements les plus contradictoires, quelques-uns
très alarmants, étaient recueillis par la presse. On ne
pouvait affirmer la volonté de l'Allemagne de devenir
pacifique. De très nombreux indices montraient le
militarisme prussien toujours agissant. L'Allemagne
ne paraissait pas avoir compris que son attitude équi-
voque et la violence de certains de ses journaux étaient
l'obstacle le plus fort à son propre relèvement et à la
liquidation du passé. Elle cherchait, évidemment, à
profiter de tout ce qui pouvait diviser les Alliés et, à
ce titre, la présence de Krassine à Londres constituait
pour elle un indice intéressant, capable d'ouvrir la
porte à des espérances imprévues. Tout cela devait
être pour nous un avertissement. Notre rôle restait
de tenir bon pour gagner la paix et de ne pas oublier
que, vis-à-vis de l'Allemagne, la dernière attitude à
prendre était celle de la faiblesse et de la désunion.
L'Italie, après San-Remo, avait eu assez de be-
sogne avec ses propres affaires. Le ministère Nitti,
mis en minorité à la Chambre, avait dii donner sa
démission. De laborieuses négociations avaient
abouti à un autre ministère Nitti, pas beaucoup plus
solide que le premier, ébranlé dès ses débuts par les
troubles sanglants de Rome, gêné par un accès
d'agitation guerrière de d'Annunzio, qui rendait plus
difficile encore la solution de l'affaire de Fiume. Il
nous fallait souhaiter que notre alliée pût liquider
cette situation intérieure et extérieure et trouver une
route politique moins hésitante. Le regain d'autorité
du parti giolittien, malgré les soixante-dix-huit ans
de son chef, — l'avenir est-il vraiment aux vieil-
lards ? — n'était pas pour nous faire espérer des cer-
titudes heureuses de modération.
D'autre part, on ne pouvait ne pas noter l'attitude
prise par le saint-siège, l'éclat des fêtes de la canô-
N' 161. Juillet 1920.
nisation de Jeanne d'Arc, la présence au Vatican de
notre ambassadeur Hanotaux, enfin, l'encyclique du
pape Benoît XV, faisant appel à la fraternité de tous
les peuples. La papauté était-elle à la veille de donner
l'exemple de la paix en faisant la sienne avec le
Quirinal, et le rôle pondérateur qu'elle n'avait pas su
jouer pendant la guerre, allait-elle pouvoir le re-
prendre à l'heure trouble où nous étions ? Nous ne
pouvions qu'attirer l'attention sur une série de faits
nouveaux, qui méritent d'être suivis de très près.
Le rôle des Eta:s-Unis dans les affaires du monde
était resté ré' réci comme les mois précédents. Lepré-
si ent Wilson avait semblé sortir de sa claustration.
Sollicité de procéder à la délimitation de l'Arménie,
il avait accepté cette mission, mais le Sénat s'était
refusé à le suivre. D'autre part, le président avait
opposé son veto à la motion tendant à reconnaître
l'état de paix avec l'Allemagne, en dehors du traité
de Versailles. La position réciproque du président et
du Sénat ne s'améliorait donc pas. En fait, les Etats-
Unis étaient tout entiers à la quei^tion présidentielle.
Qui serait candidat, qui serait élu ? Les journaux
d'Europe ne semblaient pas avoir sur ce grave sujet
des renseignements très sûrs. Il subsistait que, pen-
dant ce temps, l'action bienfaisante que les Etats-
Unis pouvaient prétendre exercer sur les affaires
d'Europe restait suspendue et que le grand rôle
assumé par Wilson lui échappait. Il était superflu de
dire que le monde entier en souffrait.
On voit que de bien graves questions avaient été
soulevées pen ant le mo s de mai et attendaient une
solution. Le Conseil suprême, qui subsistait, avait à
plusieurs reprises, pendant les mois piécédents, pau
sur le point de se désagréger, et on ne pouvait pas
affirmer que son autorité se fût accrue. Pourtant,
ses décisions, dans le détail, continuaient à faire la
loi des parties en cause. Le traité avec l'Autriche
avait été approuvé par la Chambre française. La
Hongrie, gouvernée par l'amiral Horthy, après
avoir abomlamment protesté contre le sort qu'on
lui faisait, était, disait-on, décidée à se soumettre.
La Turquie discutait. La Conférence des ambassa-
deurs, émanation du Conseil suprême, essayait de
régler la question du Slesvig, celle de Dantzig et de
la Haute-Silésie. C'était, assurément, un spectacle cu-
rieux — que la succession des événements et l'indiffé-
rence générale ne laissaient guère le loisir d'observer
comme il l'eût mérité — que cette création factice,
sortie de la volonté de quelques-uns, qu'était le Conseil
suprême, pût voir persister un pouvoir qu'il ne tenait
que de lui-même et qui ne disposait, en fait, si l'on
allait au fond des choses, d'aucun moyen d'exécution.
Une semblable constatation était bien faite pour
donner espoir à ceux qui faisaient confiance à l'or-
ganisme de la Société des nations, qui avait, au moins,
sur le Conseil suprême, cette supériorité de posséder
un statut accepté par les grandes puissances, à l'ex-
ception des Etats-Unis. En dépit des incrédules et
sans se soucier de certaines critiques, la Société
des nations continuait son œuvre et exerçait sur
les peuples une attraction. Rien n'était plus curieux
que ce qui s'était passé en Suisse. Le peuple des
cantons avait été appelé à se prononcer par voie de
référendum sur la question de l'accession de la Con-
fédération à la Société des nations, et cette consul-
tation populaire était d'autant plus importante qu'il
fallait, conformément à la Constitution, que la mo-
tion d'adhésion recueillît non seulement la majorité
des votants individuels, mais la majorité des cantons.
Une polémique très vive s'était engagée sur la ques-
tion. Favorable à 1' dhésion dans la Suisse romande,
elle était plutôt hostile dans la Sui=se aljmanique.
Tout le monde avait pris parti, et les membres les
plus éminents du Conseil fédéral, Motta, Schulthess,
Calonder, Ador, avaient fait une campagne de dis-
cours du plus haut intérêt. Par plus de 414.000 voix
contre 322.000, avec onze cantons et demi acceptant
et d.x et demi repoussant l'adhésion, la Confédéra-
tion helvétique, au milieu d'une émotion intense,
s'était liée à la Société des nations. Les cantons de
Genève, de Neuchâtel, du Valais, de Vaud, c'est-à-dire
toute la Suisse romande, avaient voté 0 oui » à une
énorme majorité; mais il en était de même du
Tessin, qui avait donné 15.460 oui contre 2.84g non,
de Fnbourg (20.080 outcontre 61.014 non), de Berne,
où les votes favorables l'emportaient de près de
10.000 sur les opposants, de Thurgovie, où la majo-
rité pour éta t de 5.000 voix ; de Lucerne. On cons-
tatait, en outre, que, parmi les petits cantons, Ob-
wald et Nidwald, Appenzell (Rhodes extér eures)
et, avec eux, les Grisons avaient voté oui. Zurich,
Bâle-ville, Bâle-campagne, Saint-Gall, entre autr s,
avaient donné une forte majorité négative. Mais
la bataille était gagnée et, à juste titre, ceux à qui
l'on devait le succès le considéraient comme une
victoire remportée par l'idéalisme et l'idée du droit
sur le matérialisme et l'idée de la force. Il y avait
eu, là, une manifestation consolante et grosse d'espé-
rance — à laquelle on n'avait pas pris assez garde et
dont, faute de l'avoir étudiée dans sa genèse et dans
ses détails — on n'avait compris ni la signification, ni
Il portée. La présence de la libre Confédération hel-
vétique dans la Société des nations était un élé-
ment de force morale de haute importance au mo-
If 161. Juillet 1920.
ment même où, de plusieurs côtés, la Société était
sol.icitée d'intervenir pour la protection des petites
nations menacées.
Ainsi, le mois de mai n'avait pas vu encore se
réaliser la paix. La diOérence de points de vue dans
les grandes questions européennes s'y était marquée
avec précision. Ce qui en ressortait clairement avant
tout — il faut le dire sans ambages — c'étaient les
hésitations du gouvernement anglais devant le pro-
blème allemand et devant le problème russe. La dé-
cision que Lloyd George semblait y montrer n'était
qu'apparente. En réalité, placé en présence de ques-
tions très graves à l'intérieur et à l'extérieur (les
troubles d'Irlande, l'opposition du parti Asquith
et du parti travailliste, la menace bolcheviste et
musulmane sur l'Asie, le violent désir du commerce
anglais de profiter des espérances économiqueséparses
dans l'Empire russe), il frappait l'opinion publique par
des attitudes
bruyantes et con-
tradictoires , qui
n'étaient pas toutes
conformes au sen-
timent et à la tradi-
tion du peuple an-
glais. Pour nous,
alliés toujours fidè-
les de l'Angleterre,
qui, en aucune
occasion, n'avions
rien entrepris sur
ses intérêts, qui, au
contraire, lui
avions laissé doci-
lement le champ
libre, il en résultait
des étonnements ,
des regrets, des
amertumes. Nous
demeurions très
fermes dans notre
volonté de rester
étroitement unis
avec nos voisins,
mais, à certains mo-
ments, nous nous
trouvions un peu
ébranlés pardes im-
pulsions troublan-
tes. La tâche de no-
tre diplomatie et
celle de notre pre-
mier ministre, en
de telles conjonc-
tures, était des plus
délicates. La Cham-
bre l'avait compris
jusqu'alors. En se-
rait - il toujours
ainsi ?
La France avait,
à l'intérieur, subi,
enmai,uneépreuve
qui n'avait été épar-
gnée à aucun peu-
ple depuis l'armis-
tice. La grève des
cheminots, annon-
cée pour le i"mai,
s'était, en effet, pro-
duite, et tous les
effortsde la Fédéra-
tion des cheminots
et de la Confédéra-
tion générale du
travail avaient
tendu à entraîner
dans le mouve-
ment d'autres
grandes corporations: postes, tramways, omnibus,
eau, gaz, électricité, dockers, mineurs, métallurgistes,
typographes, etc. Ces tentatives avaient eu un succès
très médiocre, qui équivalait à un échec total. D'une
part, la fermeté du gouvernement et son refus d'ou-
vrir des pourparlers avec les grévistes et la C. G. T.,
les arrestations opérées avec vigueur, les révocations
très nombreuses dans le personnel gréviste, la pro-
tection du travail clairement assurée; d'autre part, la
réprobition unanime du public contre un mouvement
qui compromettait notre situation économique et
compliquait par suite notre situation financière, la
certitude que ces grèves, nullement professionnelles,
tendaient à un bouleversement politique dont per-
sonne ne voulait et à l'application desdoctrines russes
qui répugnent à notre tempérament, la collaboration
spontanée de milliers de citoyens, jeunes et vieux,
de tous les élèves des grandes écoles, qui assura le
fonctionnement des moyens de transport, enfin la
fatigue même de la masse ouvrière, lasse des excita-
tions inuti es, des chômages ruineux, et la mollesse
que les dirigeants les plus autorisés et les plus intel-
ligents avaient apportée dans la direction de la grève ;
tout, en un mot, sans compter, à part quelques
attentats isolés, le calme de la population, avait con-
LAROUSSE MENSUEL
tribué à rendre la tentative inoffensive. Les événe-
ments de tout ce mois et l'état d'esprit indubitable
de la presque totalité des citoyens avaient fourni
une preuve nouvelle du bon sens français. A côté
d'un petit nombre d'ambitieux méprisables et d'uto-
pistes sincères, la masse de la nation voulait le tra-
vail et la paix. Il avait suffi que le gouvernement se
montrât décidé à jouer son rôle de ciief et de guide
ou, plutôt, que le gouvernement se contentât d'être
l'expression de la volonté générale, pour qu'une crise
qui aurait pu être désastreuse devînt un simple ac-
cident fâcheux.
On ne pouvait, cependant, ne pas proclamer les
conséquences néfastes de cette criminelle entreprise.
La répercussion sur l'ensemble du travail national de
la diminution momentanée de nos forces productives
devait être d'une ampleur déplorable, au moment où
nous avions le plus besoin de ne rien gaspiller de notre
A la basilique Saint-Pierre de Rome {16 mai 192U). — Sur la settta yestatoria, précédé des membres du
sacré-cnllèi^e, des maiisiers. des gardes- nobles et des gardes-suisses, le pape Benoit XV est porté jusqu'au
U'ôue ilressé à colé de la statue de saiat Pierre et va (iruclaïuer sainte la bienheureuse Jeanne d'Arc.
énergie. Il était douloureux de penser que quelques
hommes, plus occupés de grands mots et d'arriè e-
pensées internat onales ou, trop souvent, antinatio-
nales, étaient capables de tout risquer pour réaliser
leurs erreurs, sans souci de l'avenir de la 1 rance. Ils
avaient essayé d'entrainer la masse avec des idées
ab traites, comme cellede la nationalisation des che-
minsdef er, formulecreuse, que ceux qui l'employaient
se savaient parfaitement incapables d'appliquer au
sensqu'ils lui donnaient et dont ilsconnaissaient parfai-
tement la décevante inanité. On avait vu des fonction-
naires de l'Etat, au lendemain d'une énorme augmen-
tation de leurs traitements", appuyer un mouvement
dirigé contre l'Etat qui les fait vivre, qu'ils ont libre-
ment consenti à servir, et donner ainsi la preuve
d'un pénible fléchissement de leur conscience profes-
sionnelle. Tout cela montrait à la masse du peuple
français la nécessité d'agir pour le maintien de
l'ordre, de la tradition raisormable et du progrès
raisonné. En présentant le projet sur la réforme du
système d'exploitation des chemins de fer et sur le
statut des fonctionnaires, le gouvernement avait
montré qu'il comprenait la nécessité d'un système
nouveau. Il voulait le réaliser par la loi. Chacun —
et le Parlement te premier — avait le devoir strict et
195
imprescriptible de collaborer à une tftcbe difficile et
nécessaire. Tout le monde acceptait d'avance la
charge des impôts nouveaux, multiples et lourds,
que le législateur préparait ; on acceptait aussi les
restrictions que l'interdiction d'importer les objets
de luxe ou de mo ndre nécessité imposait à tous ;
on constatait, d'ailleurs, avec satisfaction que cette
double mesure avait une heureuse influence sur le
change, qui s'améliorait. Mais, nous le redisons
encore, il ne suffisait pas de subir les gènes, les
contraintes et les charges, — c'était la partie passive
de la tâche de chacun, — il fallait travailler, produire,
agir, en un mot, c'est-à-dire vivre d'une vie non pas
réduite et froide, mais largement ouverte à l'espé-
rance, ardente et féconde. — JuIm Gubault.
Soury (/«'«-Auguste), philosophe français, né
le 28 mai 1842 a Paris, mort dans cette même ville le
II août 1915. Filsd'ouvrier, il ne reçut d'abord qu'une
instruction primaire et, à douze ans, entra comme
apprenti chez un constructeur d'instruments de pré-
cision en verre. Passionné pour l'étude, il suivit les
cours du soir de l'Fcole des arts et métiers et fré-
quenta la bibliothèque Sainte-Geneviève. A dix-sept
ans, il commença le latin et entra en sixième au lycée
Louis-le-Grand. Il fut bachelier à vingt ans. En trois
années d'études classiques, il n'avait fait que deux
classes complètes : la sixième et la rhétorique. Séduit
par la littérature, il commença par faire des .vers et
composa un drame en cinq actes. Mais il entra à
l'Ecole des chartes, où il prit le goût des recherches
historiques et conquit le diplôme d'archiviste-paléo-
graphe (1867). Présenté à Renan, il s'intéressa vive-
ment aux questions d'histoire religieuse. Vers le
même temps, il avait suivi à la Salpêtrière les leçons
de Voisin et de Luys sur l'anatomie du système ner-
veux central. Depuis 1865, il était attaché à la Bi-
bliothèque nationale, dont il devint un des sous-bi-
bliothécaires. Son activité prodigieuse s'est exercée
principalement sur deux domaines : l'histoire religieuse
et philosophique et l'étude des fonctions cérébrales.
Ses premières publications sont d'un disciple de
Renan : Des études hébraïques et exégitiques au
moyen âge chez les chrétiens d'Occident (Paris, 1867);
la Bible diaprés les nouvelles découvertes archéolo-
giques (1872); rAsie Mineure, d'après les nouvelles
découvertes archéologiques (1873) ; Etudes historiques
sur les religions, les a'ts, la civiltsation de FAsie
antérieure et de la Grèce (1877); Essais de critique
religieuse (1878), et une traduction de l'allemand,
avec Hartwig Derenbourg, de Th. Nœldeke, His-
toire littéraire de l'Ancien Testament (1873). C'est le
cbartiste curieux d'anecdotes et de menus faits qui
se révèle dans ses Etudes de psychologie : Portraits
de iemmes : la Délia de Tibulle; la Marquise de
Caylus; Madame de Pompadour; les Six filles de
Louis XV ; Madame Récamier (1874); Portraits du
XVIII' siècle; Fréron; le Chevalier Daydie ;
Psychologie de la femme au XVIII' siècle; Voltaire
physicien; - Schopenhauer et sa philosophie ; Restif
de La Bretonne; Madame du Barry (187g); et dans
l'édition avec notice des Souvenirs de M™" de
Caylus (1883). C'est également au chartiste que le
gouvernement avait fait appel, après le 4 septem-
bre 1870 : il fit alors partie de la commission qui
dépouilla les papiers des Tuileries. Dans Jésus et les
Evangiles apparaissent à la fois l'exégète et le
physiologiste. Sans doute peu satisfait de l'ingé-
nieuse psychologie de Renan, Soury usait des res-
sources de la psychologie pathologique.
Le livre fit quelque scandale. En 1881, il soutint
ses thèses de doctorat : Théories naturalistes du
monde et de la vie dans Vantiquité et De hylozoismo
apud recentiores (« l'Hylozoïsme chez les modernes •.)
Sa philosophie est un franc matérialisme, vigoureuse-
ment exposé dans Bréviaire de l'histoire du matéria-
lisme {18S1); Philosophie naturelle {1882) ; les Doc-
trines psychologiques contemporaines (1883). Pour lui,
la vie est un mécanisme, et la pensée se ramène à la
sensation élaborée par les centres nerveux. — Char-
gé par Paul Bert de professer, à l'Ecole pratique des
hautes études, l'histoire des doctrines contempo-
raines de psychologie physiologique (nommé, en 1881,
maitre de conférences, il devint directeur d'études en
1898 et fit son cours jusqu'à sa mort), il composa, à
l'occasion de son enseignement, ses livres les plus
solides. Ce sont : Histoire des doctrines psychologi-
ques contemporaines : les Fonctions du cerveau : doc-
trines de F. Golt2{i886) ; Doctrines de FEcote italienne
(i89i)et, surtout, le Système nerveux central, structure
et fonctions, histoire critique des théories et des doc-
trines (1899, 2 vol.). Il faut aussi rappeler son article
Cerveau dans le « Dictionnaire de psychologie • de
Charles Richet, et une série d'opuscules de physiologie.
Il avait publié, avec une introduction, l'Histoire de
l'évolution du sens des couleurs de Hugo Magus (1878)
et les traductions suivantes de l'allemand : Haeckel,
Essais de psychologie ceUulaire{i87o) ; le Règnedespro-
tistes ( 1879) ; les Preuves du transformisme ( 1879) ; Oscar
Schmidt, les Sciences naturelles et la Philosophie de
l'inconscient (1878); W. Preyer, Eléments de physio-
logie générale (1884). — Enfin, il avait collaboré au
I XIX" siècle », au « Temps >, à la • Revue des Deux
Mondes > et à de nombreux périodiques médicaux.
Les controverses morales et politiques suscitées
par la célèbre « Affaire Dreyfus », à la fin du dernier
siècle, exaspérèrent l'ardeur belliqueuse de Soury. Il
combattit au premier rang des nationalistes et donna
desarticlesà « l'Action française » ( Campagne naiiona-
its<«,i*9<;-/9or [1902]). Son antisé mitisme(/a/î^d(; »«^-
tion d'Israël. La Ligue des droits de l'homme et le
Régicide, 1901), lui venait de Renan, qui avait jadis
déclaré la race juive inférieure. Mais Soury admirait
autrefois le xviii" siècle etles idées révolutionnaires,
que, maintenant, il combattait dans un langage viru-
lent et pittoresque. Il donnealorsunenouvelle édition,
revue et corrigée, de Jésus et la Religion d^Israël
(1898), et il s'efforce de démontrer que son athéisme
est respectueux de la tradition chrétienne (Oratoire
et laboratoire [1901] ; Science et religion [1901]).
Egalement convaincu de l'infaillibilité de la science
et de la nécessité sociale des dogmes religieux, il
niaitqu'un conflit fût possible entre la science etla foi,
mais o à la condition qu'il n'y eût point rencontre n.
A la faveur de ce principe, le matérialiste Soury se
croyait autorisé à pratiquer le catholicisme.
Ce fut une figure originale. Au physique, avec sa
figure rasée, sa longue redingote noire et son haut
de forme, il ressemblait à un pasteur. Toutefois, sa
corpulence, ses membres courts, ses joues épaisses
faisaient plutôt songer à un moine. L'allure était
cléricale. Au moral, c'était un ascète, qui s'imposait
le régipie le plus frogal et le labeur le plus pénible.
Souriant dans sa conversation, ii professait une phi-
losophie triste: « Il n'est, sans doute, pas un de nous
qui n'aspire au néant pour échapper aux remords,
aux souvenirs de fautes, de crimes inexpiables...
Il n'y a aucune nécessité que la vie ait un sens, non
plus que l'univers lui-même, et c'est même le con-
traire qui est manifeste (préface de la 3' édition de
Jésus). Enfin, si sa parfaite sincérité et sa vie claus-
trale expliquaient la violence de ses haines philoso-
phiques, il fut toujours courtois et bienveillant dans
ses relations avec les hommes. — Paul iulvs.
Tension artérielle. On appelle ainsi la
pression sous laquelle le sang circule dans les artères
et qui est équilibrée par la tension des parois arté-
rielles (Lian). Aussi peut-on employer indifférem-
ment les expressions de pression sanguine, pression
artérielle ou tension artérielle. Etant donné ce que
nous savons de la structure et du fonctionnement de
l'appareil circulatoire, il est évident que cette tension
pourra être influencée par plusieurs facteurs: l'éner-
gie du cœur qui chasse le sang dans les artères,
l'état des parois artérielles, qui offrent un obstacle
plus ou moins grand au cours du sang, les difficul-
tés, enfin, que ce dernier peut trouver à accomplir
son circuit dans les conditions normales et qui
peuvent venir des capillaires, du réseau veineux qui
leur fait suite ou du filtre que représente le reia,
par exemple.
L'importance de cette notion de la pression arté-
rielle et de ses modifications par un certain nombre
d'états pathologiques ou, tout au moins, anormaux,
est de date relativement récente. Si les premières
expériences sur la mesure de cette pression datent
du milieu du xviii" siècle (Stephen Hais, 1744), ce n'est
guère qu'au xix' siècle, et surtout
grâce aux travaux de Potain, que
l'on reconnut l'intérêt de cette appré-
ciation. A 1 heure présente, la me-
sure de la pression artérielle est en-
trée dans la pratique médicale cou-
rante (elle est notamment réclamée
par les compagnies d'assurances sur
la vie) et constitue l'un des procé-
dés utilisés de façon constante pour
apprécier l'état fonctionnel du sys-
tème circulatoire. A elle seule, cette
recherche serait insuffisante pour
donner sur l'état de ce système des
renseignements complets, mais il
est non moins vrai de dire que,
pour obtenir ces renseignements
tels qu'on doit les posséder, elle est
devenue indispensable.
Pourapprécierlatensionartérielle,
la palpation directe des artères et
l'examen du pouls sont manifes-
tement insuffisants. Tout au plus
pourraient-ils fournir des notions
grossières dans les cas extrêmes
où cette tension est très exagérée
ou très diminuée. L'emploi d'appa-
reils spéciaux est donc nécessaire
pour que ce mode d'exploration
nous fournisse les chiffres exacts
que r ous sommes en droit d'en exi-
ger. Sous des noms différents, ces appareils consti-
tuent tous des sphygmomanomètres. Leur principe est
la mesure indirecte de la pression sanguine par
l'évaluation plus aisée de la contre-pression néces-
saire pour faire disparaître les pulsations dans une
artère (Vierordt, 1855). Ils parviennent à ce résultat
par des procédés différents.
Dans un premier groupe d'appareils, on reconnaît
la pression nécessaire pour contre-balancer la ten-
LAROUSSE MENSUEL
sion artérielle en palpant avec le doigt une artère
au-dessous (en aval) d'un point où l'on arrête la cir-
culation dans ce vaisseau. Avec le spbygmomano-
mètre de Potain, prototype de tous ces appareils, on
réalise l'interruption de circulation en appuyant
Sphygmomanomt'trp de Potain.
avec le do'igt sur une pelote de caoutchouc placée
sur le trajet de l'artère radiale, en même temps
qu'avec un doigt de l'autre main, on interroge l'ar-
tère au-dessous du point comprimé. Lorsque la pres-
sion de la pelote a fait disparaître la pulsation arté-
rielle, on lit le chiffre donné par un manomètre qui
est en communication avec l'ensemble, et ce chiffre
est celui de la tension artérielle. Dans les appareils
construits ultérieurement, la pelote est remplacée
par une manchette à doubles parois de caoutchouc,
qui enserre toute la circonférence du membre; on
insuffle dans cette manchette une quantité d'air
nettement supérieure à celle qui est nécessaire pour
arrêter la circulation dans l'artère. On laisse ensuite
cet air s'échapper peu à peu et, au moment où le
doigt, posé en aval sur l'artère et qui ne sentait
plus le pouls, commence à le percevoir de nouveau,
on lit le chiffre indiqué par l'aiguille d'un mano-
mètre compris dans le circuit de l'appareil. Ce chiffre
est celui de la tension artérielle. Dans un second
groupe de sphygmomanomètres, on explore, au con-
traire, l'artère comprimée dans le point même où
cette compression est réalisée, et les indications qui
ne peuvent plus être données par le doigt sont alors
fournies par l'inspection des oscillations que le
cours du sang, lors de son rétablissement, commu-
nique à une aiguille qui se déplace sur un cadran
Kphymolensi'iph'Uic dp Vaquez-Laiibry.
gradué. Le type de ce second groupe est l'oscillo-
mètre de Pachon (de Bordeaux). Enfin, il existe des
appareils où les indications sont fournies non plus
par la palpation ou la vue, mais par le son, le
retour du sang dans le vaisseau comprimé donnant
à l'oreille qui ausculte au moyen d'un dispositif très
sensible une sensation auditive. Le plus récent des
appareils de ce type est le sphygmotensiophone de
Vaquez et Laubry.
/V 76». Juiliet 1920.
Le sphygmomanomètre de Potain a été longtemps
le seul de ces appareils utilisé. Il conserve 1 avan-
tage d'être peu coûteux, peu encombrant et d'un
maniement particulièrement simple. On lui reproche,
en effet, et à juste titre, de faire courir des risques
d'erreur qui tiennent à la façon dont la pelote
appuie sur l'artère et de donner des chiffres varia-
bles suivant les expérimentateurs ; on lui reproche
surtout (comme à l'appareil plus récent de Riva-
Rocci) de ne donner que le chiffre d'une pression
unique, dite pression maximum. L'appareil actuelle-
ment le plus en faveur est l'oscillomètre de Pachon,
qui permet, au contraire (ainsi queceluide Vaquez-
Laubry), de déterminer les deux renseignements
principaux que l'on doit demander à un appareil de
ce genre, c'est-à-dire le chiffre de la pression
maximum et celui de la pression minimum. La pre-
mière correspond à la systole cardiaque et est
atteinte lors de l'ébranlement initial ondulatoire du
pouls (Lian); la seconde correspond à la diastole
cardiaque et au repos de l'artère et représente la
pression que les parois de ce vaisseau ont à suppor-
ter en tout temps.
La pression artérielle, à l'état normal, est donc
incessamment modifiée, puisqu'elle passe du maxi-
mum au minimum, avec tous les intermédiaires,
dans le temps d'une révolution cardiaque. Les pres-
sions extrêmes elles-mêmes (et notamment la pres-
sion maximum) sont, en même temps, variables sui-
vant le moment de la journée chez un même sujet.
C'est ainsi que la tension s'accroît après les repas
(et d'autant plus que le repas a été plus copieux),
au moment d'un effort, àl'occasion d'une émotion, etc.
D'une façon générale, on admet que la tension
maximum normale varie entre 14 et 13 centimètres
de mercure, la minimum entre 8 et 10. Au-dessus de
ces chiffres, on dit qu'il y a hypertension et, au-
dessous, hypotension. Ce sont là des phénomènes
pathologiques auxquels on reconnaît une grande
Oscillomètre de Pachon.
importance en médecine, importance qu'il ne fau-
drait peut-être pas exagérer.
En effet, l'hypertension (celle de ces anomalies qui
est le plus couramment invoquée en clinique) existe
à l'état normal, comme nous venons de le dire, à l'oc-
casion de divers actes physiologiques ; d'autre part,
les chiffres que nous avons donnés comme repré-
sentatifs de la tension normale varient quelque peu,
suivant les appareils sphygmomanométriques em-
ployés. Il faut donc une élévation notable et sur-
tout persistante de ces chiffres pour que l'on soit
en droit de conclure sans erreur à ua état anormal
de la circulation.
L'hypertension artérielle ne saurait, d'ailleurs,
d'une façon générale, être considérée comme cons-
tituant par elle-même une maladie. Elle est un
symptôme qui dénote seulement un obstacle, dont
l'importance peut être très variable, siégeant sur le
trajet circulatoire. L'élévation de la tension montre
que le cœur fait l'effort nécessaire pour vaincre cet
obstacle. C'est ainsi que, s'il y a déficience du filtre
rénal, il est obligatoire qu'une hypertension se pro-
duise, réaction de défense sans laquelle l'excrétion
urinaire ne se produirait pas. L'hypertension n'a
donc que l'importance de la raison qui l'a détermi-
née et, s'il est des hypertensionsquisontimmuable=,
parce que la lésion qui les nécessite est incurable,
il en est, au contraire, qui disparaîtront le jour où
sera guérie la maladie dont elles sont une manifes-
tation.
Ceci dit et pour revenir aux raisons que nous
avons indiquées plus haut comme pouvant déter-
miner des modifications de la tension artérielle,
disons que l'hypertension a le plus souvent comme
cause les néphrites, la stase pathologique du sang
dans le système veineux (asystolie, hyposystohe),
ou la sclérose artérielle, mais il serait abusif de
conclure toujours d'une tension accrue à l'artério-
sclérose. Quant à l'hypotension, elle se rencontre
surtout dans les états infectieux, la tuberculose, les
états consomptifs, les anémies et toutes les affec-
tions où la force d'impulsion du cœur est amoin-
drie. — D' Henri BouQfET.
imp. Larousse (Auge, GilloD. llollier-LaroUBse, Moreau et C>*.;
Paris, 17, rue Montparnasse. — Le Gérant ; h. Groslet.
Faueher-Gudin del., d'aprit le destin de Martin d9 Vt» (xvi« s.).
N* 162. — Août 1920
A.Ca^éTnietra.nça,i3e,— Réception de Henry
Bordeaux. Le 22 mai 1919, l'Académie française pro-
céda à l'élection d'un membre, en remplacement de
Jules Lemaître, décédé. Les candidats étaient Henry
Bordeaux, Maurice du Plessys,Vigné-d'Octon, Fauvel,
Tancrède Martel et Gaston Schefïer. Il y avait 29 vo-
tants. Au premier tour de scrutin, Henry Bordeaux
fut déclaré élu par 20 voix, contre 4 à Tancrède
Martel, 3 à Gaston Scheffer et 2 bulletins blancs.
Henry Bordeaux a été solennellement reçu le
27 mai 1920. (V. p. 201.) Ses parrains étaient le ma-
réchal Joffre et Paul Bourget. Au bureau siégeait,
entre Frédéric Masson et le comte d'Haussonville,
Henri de Régnier, président.
Après le tumultueux et frissonnant enthousiasme
qui avait marqué la réception du maréchal Foch, la
cérémonie de ce jour revêtait presque un caractère
intime ; les académiciens avaient conservé leur tenue
de ville ; l'assistance, d'ailleurs nombreuse, se mon-
trait discrètement recueillie et les applaudissements
eux-mêmes étaient timides, comme si l'on eût craint
de manquer au bon ton par des manifestations trop
vives. On sentait que l'Académie était revenue à ses
vieilles traditions littéraires.
C'est ce que marqua d'ailleurs Henry Bordeaux
dans son exorde, en reportant sur la littérature l'hon-
neur qui lui était fait :
Aujourd'hui vous accueillez simplement un homme de let-
tres qui succède à un homme de lettres et que recevra un
homme de lettres. La faveur de votre accueil dépasse trop
mon humble mérite pour que je n'en fasse pas remonter
l'hommage à cette littérature dans laquelle je suis entré
pieusement, comme on entre dans un ordre, l'ordre sacré à
qui est confiée la garde de cette forme et de cet esprit qui
nous sont aussi nécessaires, pour être Français, que notre sol,
notre air et notre ciel.
Appelé à faire l'éloge de Jules Lemaître, Henry
Bordeaux va s'efiorcer de • composer de cette vie
une histoire suivie et continue, telle qu'il les aimait,
c'est-à-dire où nous retrouvions l'homme dans l'é-
crivain ». Chacun sait que l'auteur des Vies intimes
et de Quelques portraits d'hommes, excelle dans ce
LAROUSSE MENSUEL. — V.
genre de biographies, où s'imissent la psychologie et
la critique. Déjà, en 1894, dans ses Ames modernes,
Henry Bordeaux avait tracé un portrait de Jules
Lemaître, campé en i dillettante » ; cette fois, le
peintre a choisi pour son modèle une autre attitude,
à moins, ce qui est plus probable, que sa vision per-
sonnelle ne se soit modinee. Lequel des deux por-
traits est le plus vrai ? On prétend bien que aeux
quantités oe sauraient être égales à une troisième,
si elles ne sont pas égales entre elles ; mais cela n'est
vrai qu'eu mathématiques. Deux portraits qui ne se
ressemblent pas beaucoup entre eux peuvent parfai-
tement ressembler à un même original. Ils ne sont
ni l'un ni l'autre infidèlfes : ils se complètent. Celui
qu'Henry Bordeaux présenta à l'Académie ne man-
quait d'ailleurs ni de couleur ni de charme.
La biographie s'ouvre sur un gracieux paysage , le
petit village de Tavers, où Lemaître, qui était né
près de là, à Vennecy, le 27 avril 1853, fut transporté
dès le berceau. Ses parents y étaient instituteurs et
y avaient acquis un petit domaine.
C'est une maison à un étage, couverte de tuiles au toit ras,
aux lignes pures. Elle est desservie par un chemin rural,
mais un mur l'en sépare. Elle couronne un coteau qui descend
en pente douce jusqu'à un ruisseau, le Ru, bordé d'une allée
de peupliers. Ces peupliers sont très vieux, très vénérables,
atteints de roulure, et menacés par les grands vents qui, par
bonheur, sont rares, et qui les font trembler de la cime aux
racines, j'allais dire de la tête aux pieds, tant l'inquiétude de
leur sort les fait ressembler aux hommes. Une planchette,
maniée par une poulie, permet de traverser la rivière pour
gagner le bord de la Loire, qui coule au delà d'une prairie et
se caresse elle-même aux herbes de ses rives. Tel est le
paysage que virent les yeux de Lemaître enfant. Là il s'é-
veilla à la vie et, plus tard, au douloureux amour. Là il ac-
cueillit honnêtement la mort. Là il repose.
A ce paysage aux lignes tranquilles, Lemaître
garda toujours un attachement profond ; c'est à Ta-
vers qu'il songeait, lorsque, dédaigneux des voyages
et des croisières lointaines, il écrivait : « Il y a quel-
que part un grand verger qui descend vers un ruis-
seau bordé de saules et de peupliers. C'est pour moi
le plus beau paysage du monde, car je l'aime et il me
connaît. > Comment de cet attachement au sol natal,
Lemaître s'éleva à un sentiment plus généreux et
plus vaste, Henry Bordeaux le montre en citant la
belle page, pleme de mesure et de goût, où Lemaître
a si délicieusement analysé son amour de la patrie.
A dix ans, Lemaître entre au petit séminaire de
Sainte-Croix à Orléans et de là est envoyé au petit
séminaire de Notre-Dame-des-Champs à Paris. Bien
qu'il n'ait pas eu la vocation religieuse, il restera
cependant toujours d'Eglise ; il en convenait lui-
même, en ajoutant, il est vrai : comme Renan !
Voici maintenant Lemaître à l'Ecole normale, et
de là date, selon Henry Bordeaux, son dilettan-
tisme. Est-ce bien exact ? Il est vrai que le dilet-
tantisme est une forme de l'esprit normalien, mais
Lemaître n'apportait-il point de particulières prédis-
positions ? Ce qu'on nomme l'esprit normalien est
plutôt ime attitude extérieure qu'une réelle forme
d'esprit ; c'est quelque chose d'analogue à ce • pé-
dantisme à la cavalière » dont parle Montaigne, et
qui, n'influant jamais profondément sur le caractère,
n'empêche ni les convictions ardentes ni les enthou-
siasmes passionnés. Il ne peut marquer fortement
que les individus naturellement portés au dilettan-
tisme. Sans doute Lemaître était-il de ceux-là.
En 1875, il est nommé professeur au Havre; nous
le suivons dans son logement modeste — qui lui
coûte, tout meublé, quarante-cinq francs par mois — ,
nous sommes témoins de la tendre sollicitude dont
l'entourent de loin ses vieux parents et des mater-
nelles recommandations de son père ; nous péné-
trons dans sa vie intime. Outre ses leçons au lycée,
Lemaître professait les lettres dans une pension de
jeunes filles ; ses élèves étaient ses inspiratrices et
plusieurs d'entre elles figurent dans les effigies des
Médaillons. C'est à cette époque également que se
placent ses débuts littéraires. Pour avoir publié un
article dans le t XIX» siècle », Lemaître attire l'at-
tention d'Yung, directeur de la t Revue bleue », qui
« court après les écrivains de talent » et le réclame
pour sa revue. Le premier article du jeune professetir
parait en août 1879 ; on lui en demande d'autres ;
8
Jules Lemaître. (Phot. Manuel.)
198
mais en 1880 il quitte le Havre pour Alger, où il
passera deux ans. Ce séjour lui inspire les Petites
Orientales, dans lesquelles Henry Bordeaux relève
discrètement la trace d'une détresse de cœur, très
sensible dans les poèmes d*Une méprise.
En mars 1882, Lemaître rentrait en France; il
passait à la Faculté de Besançon, puis à celle de
Grenoble et, en 1884, abandonnait le professorat
pour s'installer à Paris. Quelques mois plus tard, un
article irrévérencieux mais spirituel sur Renan le
mettait soudainement en vue et faisait de lui le cri-
tique à la mode. Ici, Henry Bordeaux trace d'une
plume alerte une esquisse rapide de la critique au
xix« siècle.
Villemain, dans son cours, avait mêlé aux belles-lettres
l'histoire, ce qui autorisait l'orateur aux portraits, aux anec-
dotes, aux ensembl3s. Faguet le compare à une grande co-
quette du répertoire, tandis que Saint-Marc Girardin ne
serait qu'une coquette de Marivaux. A ce compte, Nisard,
qui juge selon les règles et la tradition, serait le père noble ;
Sainte-Beuve, qui dans l'histoire des esprits encadre la bio-
graphie morale des
auteurs, le confi-
dent ; Taine, qui
les soumet aux in-
fluences du temps,
du milieu, du climat
et en fait les repré-
sentants d'une
époque, le décora-
teur, le costumier
et le souffleur;
Schérer, qui philo-
sophe et qu'on
n'écoute guère, la
duègne ; Emile Mon-
tégut, qui classe,
d'ailleursen artiste,
et qui sertdeguide,
le bibliothécaire ; et
Sarcey enfin, qui
parle gras et avec
bon sens, la servante
de Molière, Martine
ou Donne. Quand
Lemaître apparaît,
la critique va se renouveler. Nisard a son héritier en la per
sonne de Brunetière, qui tranche de haut et selon une doctrine.
Le Vogué du Roman russe fait le raisonneur à la manière
' élégante d'un Olivier de Jalin. Faguet s'installe en maître
dans les cerveaux les plus diScrents, pour en extraire
toutes les idées. M. Paul Bourget, dans ses Essais de psycho-
logie, cntieprend le récit de sa propre formation intellci-
tuelle et morale, et du même coup fait " l'histoire des senti-
ments les plus originaux de sa génération » ; tandis que Jules
Lemaître et M. Anatole France tirent de la critique « l'art
de jouir des vers et d'enrichir et d'affiner par eux ses
impressions ».
Ayant marqué ce qu'il faut entendre exactement
par l'impressionnisme de Lemaître, en montrant que
toute critique est impressionniste et que, d'autre
part, une critique impressionniste tire sa valeur d'un
goût, d'une culture et d'habitudes d'esprit venus de
plus loin que l'auteur, et donc prenant force de loi,
Henri Bordeaux examine rapidement les Contem-
porains, où Lemaître a retracé la vie littéraire des
trente dernières années du xix® siècle.
II se cherchait dans les autres, a-t-on dit. Nous nous cher
chons en lui, et c'est l'éternelle poursuite. Nous ne lisons pas
les ïjoètes, les »-omaiiciers, les philosophes mêmes pour nous
instruire, mais pour notre plaisir, pour la clarté dont ils :llu-
minent nos sentiments et nos idées, pour la chaleur qu'ils
répandent dans notre sang ; ils nous connaissent de loin, et
de loin nous leur confions notre vie. Car notre fond humain
est la matière même de toute littérature. Les cadences du
rythme, la composition, l'analyse et le style ne sont là que
pour révéler ce fond d'humanité. Et la littérature c'est cela.
Tout le reste... n'est pas littérature, car il faut rendre à ce
grand mot trop souvent profané son plein sens. On a osé la
confondre avec le verbiage, avec la rhétorique, avec les pou-
dres et les fards, et tous les ornements inutiles de la décla-
mation et du faux lyrisme, comme avec la bassesse des lieux
communs et des banalités, quand elle est appropriation, jus-
tesse des pensées, probité de la langue, raison, grâce, lumière
et porte en elle cet élément de sincérité complète et profonde,
seul capable de donner aux livres, pour reprendre une phrase
d'Alfred de Vigny, « le caractère sacré que doit donner la
présence du vrai ».
Après cette chaleureuse apologie des lettres, Henry
Bordeaux rejoint Lemaître au « Journal des Débats »
où, depuis 1885, il rédigeait le feuilleton dramatique.
C'est, pour l'orateur, une occasion de caractériser
d'un trait rapide et précis les jeunes auteurs qui se
groupaient alors autour de la Trinité régnante,
Augier-Dumas-Sardou.
Henry Becque, avec ses admirables et trop noirs Corbeaux,
frayait les voies au Théâtre Libre. Hervieu reprenait avec
une tragique pitié le procès de Dumas contre 1 société.
M. de Porto-Riche parait et aggravait l'amour de toute la
sensualité moderne. M. Lavedan mettait le monde en comé-
die. M. Donnay tempérait de sa grâce et de son ironie la
douleur des conflits amoureux. M. Capus prenait par la main
le jeune homme désargenté pour lui obtenir une situation
sociale. M. Marcel Prévost analysait les perversions d'une
classe que le luxe et la vie cosmopolite avaient corrompue.
M. Brieux se penchait amoureusement sur le peuple. M. de
Curel apportait le parfum de ses bois de Lorraine, cependant
que Rostand renouvelait le théâtre en vers avec la Princesse
lointaine et l'immortel Cyrano.
Sur aucun, le jugement de Lemaître ne fut en dé-
faut; mais aux auteurs modernes il préféra bientôt
les anciens ; ce qu'il aimait chez les classiques, c'est
LAROUSSE MENSUEL
tout ce. que nous y pouvons retrouver ou mettre de
nous-mêmes.
A Lemaître romancier et auteur des Rois, Henry
Bordeaux reproche quelque artifice ; il le trouve plus
à l'aise dans ses comédies. C'est dans l'Aînée ou,
i sous les détails plaisants, se joue le drame d'un
cœur sacrifié », c'est dans l'Age difficile et dans la
Massière qu'il faut chercher le vrai Lemaître auteur
dramatique. Mais toutes ces pièces s'effacent devant
un chef-d'oeuvre, le Pardon, tragédie de la fragilité,
où a un disciple de Racine a donné des sœurs plus
tremblantes à Bérénice plus courageuse, à Phèdre
plus attentive à son péché. » Fort justement, Henry
Bordeaux remarque qu' « il n'est pas indifférent qu'un
grand critique se soit révélé poète, romancier, auteur
dramatique ».
Quelque reflet du plaisir de créer continue alors d'enve-
lopper les ouvrages qui prennent pour base les créations des
autres, comme la lumière du soir vient se mêler à la lumière
des lampes dans un cabinet de travail dont les fenêtres sont
restées ouvertes.
Dans la dernière partie de son discours, l'orateur
évoque, avec une discrète réserve, le rôle politique
que Lemaître a joué dans ses dernières années, et
comment, à l'exemple de ces compagnons dont
•George Sand a raconté l'aventure, il « fit son tour de
France au nom de la Patrie française, ne cherchant
pour lui aucun mandat, aucun honneur, se conten-
tant de semer les idées ». Revenu désabusé de la
politique, il ne sortit de sa retraite que pour donner
à la Société des conférences ses fameuses leçons sur
Jean-Jacques Rousseau, Jean Racine, Fénélon et
Chateaubriand, «; biographies morales, où les œuvres
sont étudiées dans le cerveau, le cœur, les nerfs d'où
elles sortirent ».
La vieillesse prématurée qui frappa Lemaître
offrait un tableau trop pénible pour qu'Henry Bor-
deaux s'y apesantît. A peine entrevîmes-nous le
vieux critique, retiré à Tavers, se promenant à pas
lents, courbé, dans son allée de peupliers, au bord
du Ru, et tenant souvent à la main un exemplaire
de Racine que ses yeux ne pouvaient plus lire. Au
lendemain de la déclaration de guerre, le 5 août 1914,
il s'éteignait doucement et chrétiennement, mettant
sa fin d'accord avec ses origines, avec ce paysage
harmonieux, presque humain, qui l'entourait.
Heureux [dit en terminant Henry Bordeaux] l'écrivain
dont l'œuvre reilète, comme une eau pure, nos coteaux et
nos vignes, nos maisons et nos bbis, et nous présente le
visage de notre terre et l'image de notre ciel où flotte, tel un
nuage sur l'Ile-de-France, notre éternel rêve...
A cet éloge judicieux, élégant et nettement or-
donné, qui tenait plutôt de la conférence et qu'Henry
Bordeaux lut avec aisance, soulignant à l'occasion sa
pensée de quelques gestes, Henri de Régnier répon-
dit par un discours d'une composition nonchalante,
et qui, en dépit de la cadence soigneusement mesu-
rée des phrases, avait, semblait-il, par endroits,
quelque chose de familier. La diction de l'orateur
n'était, peut-être, pas étrangère à cette impression.
Henri de Régnier a un débit un peu monotone, aux
sonorités chantantes, qui met en valeur chaque
mot, mais est dépourvu d'éclat oratoire : c'est une
vraie diction de poète.
Après avoir souhaité la bienvenue au récipien-
daire et l'avoir loué de sa qualité d'homme de lettres
qu'il a « raison de revendiquer avec quelque fierté »,
Henri de Régnier se défend de prétendre rien ajouter
au portrait qui vient d'être tracé de Lemaître. 0 S'il
y a des retouches qui complètent un portrait, expli-
que-t-il modestement, il en est qui risqueraient de
le gâter, et je m'abstiendrai des unes pour ne pas
m'exposer aux autres ». Le Lemaître que va silhouet-
ter Henri de Régnier ne sera donc pas différent de
celui qu'avait présenté Henry Bordeaux. A nouveau
nous entendrons louer « ce goût des lettres, à la fois
passionné et clairvoyant, qui fut toute son existence »,
et qui se manifesta tour à tour dans la poésie, le
roman et le théâtre, pour se réaliser pleinement dans
la critique, où Lemaître est vraiment admirable et
original.
Pour définir les caractéristiques de son talent,
Henri de Régnier trouve une formule heureuse :
Brunetière a une doctrine ; Faguet a des opinions; un Jules
Lemaître a des goûts, c'est-à-dire une xaçon de comprendre
et de juger faite d'un rapport constant entre certaines ré-
serves et certaines préférences. La critique de Lemaître est
l'expression de ses goûts, qui sont divers, car il est d'esprit
infiniment souple et cpmpréhensif.
Que cet esprit soit atteint de quelque dilettan-
tisme, Henri de Régnier n'y contredit point ; mais
ce dilettantisme trouve ses bornes dans un sens
très avisé de la bonne et de la mauvaise littérature
et aussi dans une aversion poui tout ce qui s'écarte
des qualités françaises.
[Lemaître] déteste autant l'enflure que la platitude, mais
la platitude l'ennuie, tandis que l'enflure l'agace. Il n'aime ni
l'outrance, ni le gonflement, l'emphase ni l'exagération...
Alors il devient irrévérencieux, mais son irrévérence n'em-
pêciie pas qu'il admire ce qu'il y a devrai, de beau, de grand
dans l'œuvre ou dans l'homme qu'il voudrait débarrasser de
ce que l'engouement inconsidéré du public y a ajouté d'insup- '
portable à un esprit un et qui ne veut pas être dupe.
Loin de nuire à sa critique, cette sorte de nervosité
lui donne du montant, du trait, en fait une s critique
«• 162. Août 1920.
)US
m
Ilenii (lo K.-j,'nii.'r. (Pliot. Manuel.)
aiguë, mobile, vivante, qui mêle l'homme à l'œuvre
et les éclaire l'un par l'autre ». On ne pouvait mieux
analyser le talent et l'art de Lemaître, qui reçut ainsi
des deux orateurs l'hommage légitimement dû à sa
mémoire.
Pour retracer la carrière d'Henry Bordeaux, Henri
de Régnier ne s'astreint pas à la rigueur de la chrono-
logie ; il se promène capricieusement à travers la vie
de son personnage, remonte au besoin le cours des
années, et n'arrive à sa naissance qu'après nous
avoir retracé ses débuts et montré l'éveil de sa voca-
tion littéraire, quand, à quatorze ans, il envoyait
l'Académie de Savoie ses premiers poèmes et quani
plus jeune encore, à dix ans, il s'émerveillait
feuilletant la Bible de Gustave Doré, s'enchant:
d'un recueil de ballades anglaises, ou puisait dam
l'Histoire d'un merle blanc de Musset le secret du
charme des mots et de la poésie.
De quelques touches brèves, Henri de Régnier
dépeint la petite ville de Thonon où Henry Bor-
deaux vint au monde le 25 janvier iS-^ : ( Petite
ville modeste, avec de vieilles maisons, des rues mal
pavées, des mœurs originales et de grands souvenirs
religieux et militaires. » Il évoque aussi la figure de
saint François de Sales, l'apôtre du Chablais, qui
« sut, avant tous, traduire dans sa langue pure et
fraîche comme une eau de source r, le charme pitto-
resque et le grave enchantement des montagnes, des
vallées et des lacs de Savoie.
L'enfance d'Henry Bordeaux nous avait été précé-
demment contée : c'est, maintenant, sa jeunesse qui
se déroule devant nous, les années d'études à Paris,
l'inscription au
barreau à dix
neuf ans, le stage
dans le cabinet
paternel , le re
tour à Paris après
le service mili-
taire, l'entrée
aux bureaux du
contentieux de
la Compagnie
P.-L.-M.,et, vers
le mêms temps,
l'accès dans le
monde littéraire
par la publica
tion d'Ames mo-
dernes en 1894.
Puisc'est le grave
problème posé,
en 1896, au jeune
écrivain par la mort de son père, les charges de
famille à assumer, le retour dans la ville natale et les
cinq années, obscures mais fructueuses, passées au
barreau de Thonon.
Nous arrivons ensuite à la carrière proprement
littéraire d'Henry Bordeaux, au seuil de laquelle se
place une amusante scène entre le jeune auteur et
Brunetière, à propos du Pays natal. Destiné à la
K Revue des Deux-Mondes », ce roman parut à la
« Revue hebdomadaire » et fut favorablement ac-
cueilli. La Voie sans retour, qui suivit, fut moins
goûtée; mais Henry Bordeaux, ayant accompli sa
tâche familiale, allait désormais consacrer aux lettres
toute son activité et tout son temps. C'est alors qu'il
donna la Peur de vivre, dont le succès fut considé-
rable, malgré le titre, qui n'avait rien de spéciale-
ment aguichant, et bien que l'auteur y peignît « des
personnages pour lesquels le public d'alors, au
moins dans les œuvres romanesques, manifestait peu
d'intérêt, je veux dire des honnêtes gens ». Dans ce
livre, Henri de Régnier discerne nettement les ten-
dances d'Henry Bordeaux et les résume d'un mot, en
le définissant un romancier moraliste.
Certains ont cru voir là une pointe — d'ailleurs
légère — décochée au récipiendaire. Mais c'est bien
à tort, croyons-nous. Eût-elle été dans la pensée de
l'orateur, cette pointe n'eût pas porté, car Henry
Bordeaux lui-même a montré l'estime qu'il fait de
ce titre. Dans un article de la Vie au théâtre, il a
opposé l'écrivain moral, qui subordonne son obser-
vation à un but et asservit l'art à des besognes uti-
litaires, et l'écrivain moraliste, qui, lui, domine son
observation, montre l'enchaînement des actes, en re-
cherche les causes et en indique les effets ; dans ce
dernier groupe il rangeait Balzac, Flaubert, Emile
.■\ugier. Il n'y a donc pour lui rien que de très flat-
teur à être mis en pareille compagnie.
Les diverses façons de comprendre le roman four-
nissent à Henri de Régnier une agréable digression
sur les vicissitudes de ce genre, si complexe et si
abondant.
Quelle distance entre les premiers romans de chevalerie et
les dernières productions actuelles I Que nous sommes loin
des romans allégoriques, pastoraux ou satipques du xvil' siè-
cle ! On y voulait des aventures, des sentiments, des allu-
sions. On y parait la vie d'une couleur de fable et on se sou-
ciait assez peu de la représenter en sa vérité quotidienne. 11
fallut attendre qu'un Lesage ou un abbé Prévost y introdui-
sissent la réalité des mœurs et des passions. Le xvni* siècle
se contenta qu'il lui offrît le tableau de ses galanteries, dont
Laclos, en ses terribles Liaisons dangereuses, lui montre le
spectre funèbre et fardé. Avec Rousseau, le roman se mêle &
«• 162. Août 1920.
la nature, et la cherche avec Bernardin de Saînt-Pîerrc et
Chateaubriand en ses beautés d'outre-mer. Les romantiques
le conduisirent dans l'histoire et dans la fantaisie, d'oil
Balzac, de ses mains puissantes, le ramena à la réalité et en
fit l'outil de sa vaste enquête sur l'homme et la société. Après
la prodigieuse Comédie humaine, après Balzac, le roman de-
meura balzacien. Il le fut avec l'école naturaliste, il le fut
avec les romanciers d'analyse qui réagirent contre l'abus de
l'observation physiologique et, à l'influence balzacienne, mê-
lèrent l'influence stendhalienne.
Henry Bordeaux, lui-même, n'a-t-il pas quelque
peu < balzacisé », dans son Lac Noir? Cependant
l'étude des mœurs présentes le sollicitait davantage ;
en 1906, il publiait les Roquevillard, œuvre dramatique
et moraje, qui oppose à la passion individuelle le res-
pect de la famille et de la race. Dès lors les ouvrages
se succèdent sans interruption et Henri de Régnier
les énumère, en caractérisant chacun d'eux : les Yeux
qui s'ouvrent, la Croisée des chemins, la Robe de laine,
la Neige sur les pas, la Maison, le livre préféré de
l'auteur, et qui est 0 tout tremblant des souvenirs
de son enfance », la Nouvelle crois zde des enfants,
pareille à ces s chansons d'autrefois qu'on psalmo-
diait aux veillées en filant la quenouille ». Henri de
Régnier complète cette énumération par les quatre
volumes de la Vie au théâtre, les Portraits de femmes
et d'enfants, où se dessinent d'amusantes et délicates
figures, les Portraits d'hommes, qui évoquent de no-
bles et émouvants visages, les Paysages romanesques,
pèlerinages aux « lieux de la terre devenus en quelque
sorte humains pour avoir servi de décor à une aven-
ture historique ou sentimentale ».
Voici le jugement d'ensemble que Henri de Régnier
porte sur le caractère et la valeur de cette œuvre :
Vous y avez témoigné d'un sentiment très vif de la conti-
nuité de la vie et c'est cette continuité de la vie que vous avez
tenté de rendre en tâchant à écrire le roman dans le temps,
qui est le roman des générations, au lieu du roman dans l'es-
pace, qui est le roman de moeurs des gens vivant à la même
époque. Il y a toujours plusieurs générations dans vos livres.
Vos personnages... ne sont pas des individus isolés, ils font
partie de la chaîne humaine. Aussi deviez-vous logiquement
être conduit à rechercher ce qui assure cette continuité,
c'est-à-dire l'ordre, le foyer, la soumission du sort individuel
aux obligations et aux charges collectives... Mais cette subor-
dination a des limites, parce qu'elle porterait bientôt en elle
l'ennui, la tristesse. Or, rien ne se fait bien que dans la joie
et l'amour. C'est pourquoi les passions ont leur part dans la
construction ,de l'édifice social... Ce sont ces conflits de la
passion avec l'ordre social que vous avez analysés dans la
Peur de vivre, .dans les Roquevillard, dans la Croisée des
chemins. Seulement ces conflits vous les avez étudiés de
préférence en de braves gens, en des familles vigoureuses.
Il y en a, vous en avez vu et vous n'avez pas craint de le
dire. Vous nous le redirez et nous y gagnerons encore de
beaux livres, d'une .pensée généreuse, d'une observation
approfondie, d'un art sain et consciencieux, plein d'une ar-
dente et sérieuse foi en la vie, des livre de probe écrivain et
de bon Français.
Ce dernier titre, Henry Bordeaux l'a particulière-
ment mérité pendant la guerre, à laquelle il prit
part, comme capitaine d'infanterie territoriale, d'a-
bord détaché pendant la mobilisation à la gare de
Bercy, puis affecté à l'état-major de la 1" armée de
Lorraine et plus tard de la H" armée, avant d'être
appelé au Grand Quartier Général. Chargé de rédiger
un rapport sur la bataille de Verdun, Henri Bordeaux
jugea que la meilleure méthode était de se tenir en
contact avec la troupe et de suivre de près les opé-
rations. Il y gagna deux citations à l'ordre de l'ar-
mée, dont Henri de Régnier cite les termes élogieux.
De cette mission, Henry Bordeaux a tiré, pour le
public, un livre sur les Derniers jours du tort de Vaux,
que complétèrent les Captifs délivrés ; Henri de Ré-
gnier qualifie de <t cornéliens » ces deux ouvrages ; il
loue également le livre où Henry Bordeaux a retracé
la Vie héroïque de Guynemer, ce Roland des airs,
en qui se continue la tradition valeureuse de la hardiesse
française, comme survit celle de la vitalité et de l'énergie
françaises chez ces villageois et ces paysans d'Ile-de-France
que vous nous avez montrés en votre étude sur le Plessis-
de-Roye, fidèles au coin de terre dévastée par de prodigieux
combats et revenant pour y recommencer, parmi les ruines,
leur infatigable et humble labeur, exemple de cette vertu de
durée et de constance, de cette foi en la vie et en l'avenir,
dont nous sommes en droit d'attendre le relèvement de la
Patrie si douloureusement victorieuse.
A cette grande œuvre, Henri de Régnier montre,
en terminant, que les écrivains ont leur place mar-
quée. « La France, dit-il, ne serait pas la France sans
ses poètes, sans ses romanciers, sans ses critiques,
sans ses historiens, sans ses philosophes, sans sa lit-
térature ». Aassi se réjouit-il d'avoir eu à souhaiter
la bienvenue à un homme de lettres, dont il a rap-
pelé la vie laborieuse et probe, heureux s'il en a pu
faire t sentir la droiture et la dignité ». — F.Odirand.
bactérlothérapie n. f. (de bactérie, et the-
rapeuetn, traiter). Mcd. Méthode qui se propose de
traiter certaines maladies infectieuses par des mi-
crobes différents de ceux qui les causent.
— Encvcl. On a jadis confondu et on confond
encore quelquefois la vaccinothérapie (V. p. 221) et
la bactériothérapie. Cette dernière engloba d'abord
toutes les métho<les dans lesquelles on utilise les
microbes, en injection ou en ingestion, que ces mi-
crobes soient les agents pathogènes de la maladie
considérée, ou des agents nuisibles, de quelque
manière que ce soit, pour les virus en cause. Mais
LAROUSSE MENSUEL
Wright, qui fut l'un des premiers à étudier ce pro-
cédé thérapeutique, no tarda pas à remarquer que
les microbes employés ne sauraient, dans les deux
cas, agir par le même mécanisme. Quand on injecte
à un staphylococcémique une culture de staphylo-
coques, en renforce, ainsi que nous l'expliquons à
l'article vaccinothérapie, les défenses du sujet contre
ses staphylocoques, et contre ses staphylocoques
principalement, tandis que si on injecte à un typhique
des cultures de pyocyaniques, on ne renforce pas ses
défenses précisément contre le bacille d'Eberth, mais
seulement et d'une manière générale, non spécifique,
contre l'état infectieux. D'où la différence, admise
aujourd'hui, entre la vaccinothérapie, qui immunise
spécifiquement contre un microbe doimé et contre
celui-là seulement, et la bactériothérapie, qui n'im-
mimise pas d'une manière spécifique, mais intervient
par l'exaltation banale des procédés diaphylactiques.
L'explication des effets baotériothérapiques réside
essentiellement dans ce fait que l'introduction dans
l'organisme de corps étrangers détermine toute
une série de réactions qui aboutissent à l'augmenta-
tion du nombre des leucocytes et de l'activité pro-
tectrice des humeurs, de telle sorte finalement que
ces corps étrangers soient détruits. Il est à remar-
quer que ces effets ne dépendent pas du tout des
microbes eux-mêmes, puisque des corps très diffé- '
rents, les métaux colloïdaux, le sucre, la peptone,
les sérums, etc. , les déterminent également ; ils résul-
tent uniquement de la lutte entreprise par l'orga-
nisme pour se débarrasser des éléments hétérogènes,
quels qu'ils soient. C'est donc là un procédé de
défense tout à fait banal, que l'on peut réaliser et
que l'on réalise avec toute espèce de corps et qui
intervient aussi dans la vaccinothérapie, la sérothé-
rapie et la colloïdothérapie, mais qui peut être plus
ou moins masqué, en apparence, par l'action spéci-
fique des corps employés.
On comprend, par ce qui précède, que, présente-
ment, la bactériothérapie agisse encore un peu au
hasard et cherche sa voie. A ses débuts cependant,
elle visait surtout à employer des microbes supposés
antagonistes de ceux qu'elle voulait combattre, et
c'est ainsi que l'on préconisa les levures contre la fu-
ronculose et les staphyloccocies en général, et les
bacilles lactiques et paralactiques contre les affec-
tions intestinales. Mais, dans les deux cas, les mi-
crobes étaient administrés par la voie digestive (qui
est extérieure à l'organisme, qu'on ne l'oublie pas),
et si la bactériothérapie lactique sous forme de laits
fermentes (yogourt, kéfir, koumis, etc.) a donné des
résultats très appréciables parfois, la médication
par les levures a fourni plus d'échecs que de succès.
En tout cas, ce mode d'administration ne provoque
pas, au moins d'une manière sensible, les réactions
que détermine l'introduction des microbes dans
l'organisme lui-même (sous la peau, dans les mus-
cles ou les veines), et comme ce sont ces réactions
que l'on recherche maintenant, la bactériothérapie a
changé de direction et de technique.
C'est Wright qui lui a doimé sa présente orienta-
tion. Il avait remarqué en effet que les inoculations
de vaccin antipesteux combattaient aussi la blennor-
rhagie et les infections eczémateuses, et les inocula-
tions antityphiques le paludisme. Sans se rendre
compte du mécanisme de l'action curative ainsi
mise en jeu, il en a conclu que les vaccins possèdent,
en outre de leur action spécifique, une act on pro-
tectrice générale, ce qu'il a appelé ime « immunisa-
tion collatérale ».
Sur la donnée nouvelle ainsi apportée, des expé-
riences multiples furent tentées en Angleterre, en
Amérique et eu France. Comme il a été dit, elles
ont été faites un peu au hasard, la plupart du temps
sans idée directrice positive; leurs résultats ont
donc été fort variables et ne permettent pas encore
d'établir une classification de l'activité antagoniste
des différents germes infectieux. Nous nous conten-
terons donc d'énumérer les principaux faits observés.
Les injections de vaccin antityphique ont amé-
lioré certains cas de rhumatisme articulaire, d'ec-
zéma et de lupus tuberculeux; réciproquement, des
cultures stérilisées de colibacilles et de pyocyani-
ques ont donné, dans la fièvre typhoïde, des résul-
tats favorables; de même des cultures de proteus.
Contre la pneumonie, des Anglais ont employé des
cultures de staphylocoques et des Américains des
cultures d'Eberth stérilisées. Contre le lupus tuber-
culeux, des cultures de streptocoques et de 6. pro-
digiosus ont donné quelques guérisons; contre la
tuberculose, Nicole et Blaizot préconisent un vaccin
antistaphylococcique et Cépède un vaccin à strepto-
coques, staphylocoques, pneumocoques et entéro-
coques, dirigé, à la vérité, plutôt contre les infec-
tions secondaires des lésions tuberculeuses que contre
le bacille tuberculeux lui-même. Enfin contre toutes
les infections suppuratives, anthrax, abcès, plaies et
brûlures infectées, etc., Delbet et Robineau em-
ploient un vaccin complexe, préparé par vieillisse-
ment des cultures, et dans lequel par conséquent
interviennent nécessairement des produits d'auto-
lyse. Ce vaccin entraîne souvent de fortes réactions,
mais il procure aussi une amélioration assez cons-
tante des lésions et de l'état général.
199
La technique de la bactériothérapie est la même
que pour la vaccinothérapie, et l'on utilise le plus
ordinairement les inoculations sous-cutanées. PouT'
plus de détails, nous renvoyons donc à l'article
vaccinothérapie. — V' J. Lxvuosfisn.
Blé et pain (la poLrnguE du blé et du PAm
PENDANT LA GUERRE ET DEPUIS L'ARMISTICE). — De
même que la grande guerre a nécessité la création
d'une tactique nouvelle et l'emploi d'engins de com-
bat jusqu'alors inconnus pour cet usage, de même la
durée des hostilités a fait naître une organisation du
Ravitaillement par l'Etat, qui n'a pasd'ezempledans
l'histoire.
I La prospérité publique, disait Turgot, a pour
premier fondement la culture des terres, l'abondance
des denrées et leurs débit avantageux, seul encoura-
gement de la culture, seul gage de l'abondance.
I Ce débit avantageux ne peut naitre que de I a plus
entière liberté des ventes et des achats. •
Mais la mobilisation enlève à la terre la presque
totalité des bras valides ; le commerce est également
désorganisé : les transports terrestres sont sous la dé-
pendance des autorités militaires et les transports ma-
ritimes sont menacés par la guerre sous-marioe ; enfin
la concurrence étrangère est supprimée.
A des conditions anormales conviennent des me-
sures anormales ; et c'est ainsi que l'Etat se trouve
progressivement amené à prendre la place du com-
merce, à se réserver les importations des denrées
essentielles, à réquisitionner les récoltes indigènes de
céréales et à assurer la répartition des vivres prin-
cipaux, tout en exerçant un contrôle actif sur le priç
de la plupart des denrées alimentaires.
En France, comme dans les autres pays belligé-
rants il a fallu improviser une organisation du ravi-
taillement, qui a pu présenter les défauts de toute
administration d'Etat, mais qui n'en a pas moins,
dans les périodes les plus difficiles, réussi à assiurer
l'alimentation du pays.
A l'intérieur, la question du pain a constitué le
principal souci du gouvernement et la politique
inaugurée à l'égard de cet aliment primordial cons-
titue la base essentielle de la politique générale du
Ravitaillement.
Au j ourd'hui encore , notre avenir économique dépend
en grande partie des mesures adoptées à l'égard de
l'agriculture. Aussi importe-t-il de jeter un coup d'œil
rétrospectif sur les dispositions adoptées par le gou-
vernement pendant le conflit, de façon à mieux juger
les méthodes actuelles.
Le premier fait qui doit retenir notre attention
c'est la diminution de la production en blé, faute de
main-d'œuvre, d'engrais, d'outillage agricole ; et il est
nécessaire d'avoir présent à l'esprit les statistiques
de nos récoltes pour comprendre les principes adop-
tés par le gouvernement.
NOMBRB d'hectares
CAMPAGNE
ensemencés
PRODUCTION
agricole
à l'automne
et au printemps
en QuîntAuz
1912-1913 (*)
6.542.230
86.819.050
1913-1914
6.060.360
76.936.065
1914-1915
5.489.230
60.630.200
1915-1916
5.030.0S0
55-767.320
1916-1917
4.191-450
36.625.570
1917-1918
4.448.710
61.435-840
1918-1919
4-579.330
48.438.170
1919-1920
4.895.560
65,000.000
]. Pour les aoné
es précédentes, voir •
t. II, p. 528.
Larousse Mensuel »,
Si notre sol produisait avant la guerre une moyenne
de 88 millions de quintaux de blé par an, nos récoltes
se révèlent pendant la guerre gravement déficitaires;
et comme notre consommation s'élève approxima-
tivement à 90 millions de quintaux, dont 10 millions
de quintaux de semence, il sera nécessaire de faire
appel dans une large mesure aux blés exotiques. En
outre, l'insuffisance des transports et la guerre sous-
marine resteindront les arrivages et il faudra sou-
mettre tous les consommateurs à des restrictions et à
un rationnement strict. En même temps le gouverne-
ment s'efforcera de stimuler la production et d'encou-
rager de toutes manières les ensemencements en blé.
Pour éviter l'augmentatien du. prix du pain, le Ra-
vitaillement sera amené à céder le blé aux meuniers
à un prix stable et quelles que soient les charges fi-
nancières imposées au budget national par ce régime,
l'Etat restera fidèle à ce principe : maintenir à un
taux modéré le prix du pain.
Ce faisant, l'Etat continua sous une forme nou-
velle la politique traditionnelle des divers gouver-
nements, qui se sont succédé dans le passé de la
France.
En 1813, l'empereur ne répondait -il pas à M. deMon-
talivet, ministre de l'intérieur, qui, après les récoltes
déficitaires de 1810 et 1811, lui déclarait :
I I^ pain, sera cher, mais il ne manquera pas.
a Je sais qu'avec de l'or, on trouvera du pain,
200
comme on trouve de tout avec de l'or en ce monde.
Ce que je veux, monsieur, c'est que le peuple ait du
pain et du bon et à bon marché. Voilà, ce qu'il faut,
sachez-le bien. »
Au début de la guerre, il parait impossible de pré-
voir le développement des événements. Mais la ré-
colte de 1914 étant déjà déficitaire du fait de l'inva-
sion, le Ravitaillement se préoccupe tout d'abord de
se rendre compte des ressources en blé pouvant exis-
ter sur le territoire ; stocks restant sur la récolte
précédente et nouveaux stocks, de façon à connaître
les quantités qu'il y aura lieu d'importer; les préfets
reçoivent en outre mission de lui communiquer le
chiffre des quantités de blé dont ils ont besoin.
Toutefois, au début de la guerre, les minotiers
gardent la faculté de faire venir des blés de l'étranger ;
le ministre du commerce, dont dépend primitive-
ment 1 e service du ravitaillement, s'efforce de favo-
riser l'importation et, dans ce but, met à la disposi-
tion de plusieurs chambres de commerce des avances
sans intérêt (onze en demandèrent et en obtinrent.)
Mais bientôt, ces mesures sont reconnues insuffi-
santes et le ministre du commerce commence au
début de 1915 ses premiers achats — avec l'assenti-
ment deg commissions des finances du Sénat et de
la Chambre, mais avant même que les crédits soient
votés par le Parlement.
Connaissant les besoins de chaque département,
le Ravitaillement peut organiser méthodiquement la
répartition et diriger les navires chargés de blé vers
les régions qui en réclament. A cet effet, la France
est divisée en quatre zones, rattachée chacune à un
port : la première au Havre, la seconde à Nantes,
la troisième à Bordeaux, la quatrième à Marseille.
Le blé exotique est cédé aux départe/ûents, com-
munes et chambres de commerce.
L'autorité militaire a la responsabilité de l'appro-
visionnement du camp retranché de Paris, et, pour
compléter avec des blés indigènes les quantités dont
elle dispose en exotiques, effectue des réquisitions,
qui ont pour effef non seulement de raréfier les blés
sur nos marchés, mais encore de provoquer la
hausse; aussi faut-il renoncer à la réquisition dès
avril 1915-
Elaborée après une laborieuse discussion, la loi du
16 octobre 1915, pour réserver à l'Etat les importa-
tions de blé et farine, rétablit le décret de douane
de 7 francs sur le blé, supprimé le i'^ août 1914.
Elle charge le ministre du commerce de pourvoir
aux besoins en blé et farine de la population et l'au-
torise à réquisitionner en cas de besoin, par l'inter-
médiaire des préfets et au prix de 30 francs le
quintal, les stocks indispensables de blé indigène.
Enfin cette loi ouvre un compte spécial au minis-
tère du Commerce et lui attribue un fonds de roule-
ment de 120 millions de francs pour ses opérations.
Le, service du Ravitaillement est mieux outillé
que les importateurs privés pour les a'fchats à l'étran-
ger ; il efiectue plusieurs opérations heureuses, s'a-
dressant surtout aux pays dont le change nous est
favorable, soit à l'Australie, au Canada, à la Russie
par Arkhangel, puis à l'Argentine et aux Etats-
Unis.
11 peut en outre importer à meilleur prix; car
l'importance de ses acquisitions lui permet d'une
part d'acheter au cours le plus bas, d'autre part
d'obtenir des conditions favorables pour le transport.
La question du fret devenue insoluble pour les
particuliers, reste difficile pour l'Etat. AuSS» 3e cons-
titue-t-il peu à peu une flotte, dont le tonnage ira
croissant et dont il confie la gestion à la Bay C°,
filiale de la compagnie canadienne Hudsons' Bay.
Les Alliés éprouvent pour leur ravitaillement les
mêmes difficultés que la France; les compétitions
des divers pays font monter les prix sur les marchés
des régions productrices.
C'est donc un événement de la plus haute im-
portance que la création, en automne 1916, du
0 Wheat Executive a ou « Comité exécutif du Blé »,
siégeant à Londres et chargé d'effectuer les achats
de céréales pour la France, l'Angleterre, l'Italie.
De même que, pour les opérations militaires,
l'unité de commandement nous assurera seule la
victoire, de même, sur le terrain économique, la
solidarité interalliée permettra seule de triompher
des obstacles de toute nature que rencontrait, res-
pectivement, leur ravitaillement national. Les belli-
gérants, menacés par la guerre sous-marine, cessent
enfin de se faire concurrence dans les pays de pro-
duction et bientôt mettront en commun leurs res-
sources en transports maritimes. Les accords du
3 décembre 1916, puis du 3 novembre 1917, appor-
tent une solution aux difficultés du fret.
Peu après l'entrée en guerre des Etats-Unis est
fondée en automne 1918, VlnteralUed food Council,
qui établit entre les Alliés une collaboration étroite
en ce qui concerne le ravitaillement.
A ce conseil sont soumis les programmes d'impor-
tation des divers pays et c'est lui qui décide de la
proportion dans laquelle il peut être donné satisfac-
tion aux besoins en denrées alimentaires des Alliés
européens.
Quand la guerre prend fin, l'Angleterre dénonce
l'accord de novembre 1917; mais l'accord Maclay
LAROUSSE MENSUEL
concède à la France des avantages pour le fret et le
Ravitaillement dispose d'une flotte importante, qui
atteindra bientôt près de 2 millions de tonneaux.
D'après les documents des douanes, la France a
importé pendant les années de guerre les quantités
suivantes de céréales (grains et farines, y compris le
malt, commerce spécial) :
QuiDt&ux
métriquei
1914 28.168.333
1915 33 387.064
I9I6 47.185.458
I9I7.
1918.
I9I9.
QuÏDtaux
métriques
31.886.57fc
37.181. 195
31.600.z42
Robert Thoumyre, sous-secrétaire
d'Etat du HavitaillemeDt.
Mais l'importation des céréales indispensables pour
combler le déficit de nos récoltes ne représente
qu'une partie de la tâche qui incombe au gouver-
nement ; et si ,
grâce aux me-
sures prises à
temps, grâce à la
constitution delà
flotte que le Ra-
vitaillement a su
se constituer en
une période oii
les divers pays se
disputaient le
fret et, grâce en-
fin à la collabo-
ration interalliée,
tous les obstacles
ont pu être sur-
montés, d'autres
eSorts doivent
être réalisés à
l'intérieur, d'une
part, pour déve-
lopper chez nous
la culture du blé, et d'autre part pour établir et faire
accepter à la population un système pratique de ra-
tionnement.
Des dispositions sont prises pour remédier au
manque de main-d'oeuvre agricole.
0 Pour huit millions de population active qu'avait
l'agriculture avant la guerre, en y comprenant avec
les hommes, les femmes et les enfants — déclarait
F. David, — la mobilisation nous a enlevé envi-
ron 3 millions d'hommes : c'est-à-dire qu'elle a pris
de 60 à 80 p. 100 de la puissance de l'agriculture
française. »
Aussi a-t-on recours à la main-d'œuvre étrangère
et aux travailleurs coloniaux ; ce moyen étant insuf-
fisant, on s'adresse à l'armée : permissions agricoles,
compagnies agricoles, mises en sursis, mobilisation
à la terre des plus vieilles classes, emploi des prison-
niers de guerre. D'autres mesures sont prises: régle-
mentation concernant les prix, l'achat et la circula-
tion des engrais, développement de la motoculture,
mise en culture des terres abandonnées, création de
comités d'action agricole ; enfin, après l'armistice,
la loi du 6 janvier 1919 établit un programme de
reconstitution agricole et crée des offices départe-
mentaux et régionaux.
Ces mesures étant impuissantes à développer dans
une large mesure la culture des céréales, l'Etat con-
cède à la production des prix de plus en plus rénu-
mérateurs pour le blé ; ce prix est en effet porté
successivement, par quintal, à 33 fr. (29 juillet 1916)
35 fr. (8 avril 1917). 5° fr- (i3 juillet 1917). 75 fr.
(21 mai igi8) et ramené à 73 fr. pour l'année 1919
(13 septembre 1918).
Ces prix élevés — que justifient d'une part l'aug-
mentation du prix de revient pour la production,
d'autre part le désir de voir s'accroître les emblavures
et enfin le cours toujours plus haut des blés étrangers
— constituent pour le trésor une lourde charge; et
l'on peut se rendre compte de l'étendue des avan-
tages ainsi concédés aux agriculteurs en sachant
qu'en Belgique le gouvernement a fixé pour l'aimée
1919, à 50 francs le prix du blé de la récolte indigène.
Le pain forme en France la base de l'alimentation ;
et il parait d'autant plus nécessaire de le laisser à
un prix accessible à toutes les bourses que le coût
des autres denrées s'accroît considérablement et que
la population ne peut pas toujours se procurer des
quantités suffisantes de ces denrées.
La décision du gouvernement, de garder le pain à
bon marché, approuvée à maintes reprises par le Par-
lement, a été maintenue dans l'intérêtde la résistance
nationale.
Comment fonctionne le régime du pain ?
De 1915 à 1917, suivant la politique de l'appoint,
l'Etat se contente de compléter avec ses stocks de blé
importé le déficit des centres ou des départements
en blé indigènes.
Pendant la campagne 1915-16, le gouvernement
cède les blés exotiques au-dessous de leur prix de re-
vient. Quand le prix du blé indigène est porté à 36 f r.
le quintal (décret 8 avril 1917) l'administration du
Ravitaillement rembourse aux meuniers le montant
de l'écart qui existe entre le nouveau prix et celui de
33 fr. (fixé par la loi du 29 juillet 1916).
Le décret du 13 juillet 1917, qui porte le prix du
blé à 50 francs, autorise un accroissement du prix
«• 162. Août 1920.
du pain, qui ne doit pas être supérieur à 5 centimes
par kilo; et, dans les départements où le taux de
taxation de la farine serait susceptible d'avoir pour
effet une nouvelle augmentation du prix du pain,
l'administration du ravitaillement remboursera aux
boulangers le montant de la ristourne, qui permet
ainsi à ces derniers de vendre le pain à o fr. 551e kilo.
Mais, à partir de la fin de l'année 1917, l'Etat
prend possession de toutes les céréales indigènes et
fixe pour chaque département le contingent qui lui
sera alloué; le système de la ristourne disparaît.
L'Etat cède au meunier à 43 fr. le quintal, le blé
qu'il paie 50 fr. aux producteurs français et qui lui
revient à un prix plus élevé, quand il s'agit de blé
importé.
La perte, qu'il subit, s'accroît quand le prix du
quintal est porté à 75 francs (d. 21 mai 1918), et elle
s'élève encore à 30 francs quand ce prix est ramené
à 73 francs. Ce régime, extrêmement onéreux pour
l'Etat, permet du moins d'éviter les troubles que
n'aurait pas manqué de susciter le pain cher, si ce
dernier avait été vendu au prix de revient réel.
D'ailleurs, les gouvernements des pays alliés de-
vront également s'inspirer des mêmes principes.
Toutefois, il ne suffit pas d'empêcher l'augmenta-
tion du prix du pain; il importe essentiellement
d'en réglementer la consommation, pour éviter tout
gaspillage et réserver à tous une ration suffisante.
L'Etat est ainsi amené progressivement à prendre
une série de mesures restrictives, qui vont en
s'aggravant.
Une première disposition consiste à diminuer la
qualité du pain, en portant le taux du blutage de la
farine de 70 à 74 p. 100, (loi 16 octobre 1915), puis
77 p. 100 (loi 25 avril igiô), 80 p. 100 (loi du 29 juil-
let 1916), enfin 85 p. 100 (décret 3 mai 1917).
En outre, des farines de succédanés et substituts :
seigle, orge, sarrasin, fèves, féverolles (loi du 8 avril
1917), riz et pommes de terre, entrent dans la fabri-
cation du pain. La farine de froment est réservée à
la panification et il est interdit d'utiliser le froment
ou sa farine pour la nourriture des animaux (loi 25
avril 1916). Tout gaspillage est passible de sévères
sanctions (lois du 8 avril r9i7 et 10 février 1918)...
D'autres économies sont réalisées par l'interdiction
de mettre en vente des pains de fantaisie, puis de
consommer du pain frais; le pain ne peut en effet
être mis eu vente moins de douze heures après sa
fabrication (décret du 9 février 1917).
La vente de la pâtisserie est interdite deux jours
par semaine (arrêté 20 janvier 1917), puis complète-
ment supprimée pendant les mois de juin et juillet
1917; la production de la biscuiterie et des pâtes
alimentaires est réduite.
Mais le déficit des récoltes, comme les difficultés
qui s'opposent à l'importation des blés exotiques,
obligent le gouvernement à envisager des disposi-
tions plus sévères.
Le ministère du Ravitaillement s'efforce d'abord de
diminuei la consommation des céréales en recom-
mandant l'économie aux préfets et sous-préfets (Cir-
culaire 4 mai 1917) et en cherchant à établir ainsi
le contingentement officieux des boulangeries.
A dater du décret du 31 juillet 1917, l'intendance
ne procède plus à des achats de blé indigène, qui
sont réservés au ministère du Ravitaillement, où
sont constitués un Office central des céréales et un
Comité central de la meunerie et de la boulan-
gerie.
A partir du 1°' janvier 1918, ainsi que l'avons dit,
le Ravitaillement réquisitionne la totalité des cé-
réales, attribuant à chaque département un contin-
gent qui doit lui suffire pour la fabrication du pain.
La carte individuelle peut être établie dans les
communes d'au moins 20 000 habitants.
Dans tout département le bureau permanent
réunit et répartit fcs céréales selon les besoins de la
populations. Ces bureaux sont les véritables che-
villes ouvrières du nouveau régime.
Créés par le décret du 30 novembre 1917 et orga-
nisés par les décrets du 24 octobre et 30 novembre
1918, ces bureaux dirigent et contrôlent l'acquisi-
tion, par voie de réquisition ou d'achat amiable
des céréales poiu: le compte de l'Etat et en règlent
la répartition.
Ils comprennent dans chaque département :
1° Un conseil de direction (composé du sous-
intendant militaire chargé du ravitaillement dans
le département, du chef des services d'exécution,
du contrôleur départemental des stocks, du direc-
teur des services agricoles du département, du chef
de service départemental de la carte d'alimentation,
de trois ou six membres choisis par le préfet, et en-
fin d'un ou plusieurs contrôleurs des moulins éga-
lement désignés par ce dernier) ;
2° Les Services d'exécution (composés d'un chef
de service, désigné par le ministre, et plusieurs
adjoints, d'un régisseur départemental, d'un nombre
d'employés variable suivant l'importance des ser-
vices).
Le Bureau permanent exerce un contrôle de la
plus haute portée morale : il a pour mission d'ex-
pliquer aux consommatetirs la nécessité des mesures
prises pour réglementer la consommation du pain
^■lal
N' 162. Août 1920.
et il a lacharge défaire comprendre que ces mesuresont
pour but uuique d'assurer la subsistance du pays.
Il signale les excédents à l'administration cen-
trale qui les répartira selon les besoins aux dépar-
tements déficitaires.
11 contrôle les opérations effectuées par les com-
missions de réception, négociants, courtiers, meu-
niers et boulangers; et le commerce collabore ainsi
à l'œuvre du ravitaillement.
C'est grâce au fonctionnement des bureaux per-
manents que le régime institué par le décret du
30 novembre 1917 a donné de bons résultats.
Ce décret interdit aussi de servir dans les hôtels
et restaurants par repas et pour chaque consom-
mateur plus de 100 grammes de pain, si le prix du
repas est supérieur à 4 francs, plus de 200 grammes
de pain, si le prix ne dépasse pas cette somme.
L'arrêté du 1" novembre 1917 fixe les rations de
pain de 200 à 600 grammes selon les catégories de
consommateurs et leur âge.
La ration de pain est fixée à 300 grammes à par-
tir de février 1918 (instruction 23 janvier 1918).
Les feuilles de tickets sont mises en vigueur pour
Parisetl'agglomération parisienne dès la findejanvier
1918; leur emploi se généralise progressivement et
s'applique à la France entière à dater du i'' juin
de la même année.
La carte générale d'alimentation est instituée dès
le i'^'' avril et son coupon n° i donne droit aux
feuilles de tickets de pain.
La circulaire du 21 mars 1918 fixe les taux des
lions ainsi qu'il suit :
— Catégorie E (enfants âgés de moins de 3 ans)
100 grammes par jour.
— Catégorie J (enfants âgés de 3 ans à moins de
13 ans) 200 grammes.
— Catégorie A (enfants de plus de 13 ans, adultes,
hommes ou femmes de 60 ans et au-dessus ne se
livrant pas à des travaux de force) 300 grammes.
— Catégorie T (adultes se livrant à des travaux
de force) 400 grammes.
— Catégorie V (hommes et femmes âgés de plus
de 60 ans) 200 grammes.
L'arrêté du 10 octoore 1918 modifie ces rations de
la façon suivante :
— I" Enfants âgés de moins de 3 ans (catégorie E)
100 grammes par jour,
— 2" Enfants âgés de 3 à 13 ans (catégorie J)
300 grammes.
— 3° Consommoteurs âgés de 13 à 70 ans, ne se
livrant pas à des travaux de force ou n'accomplis-
sant aucun travail (catégorie A) 300 grammes.
— 4' Se livrant à des travaux de force (catégorie
T) 500 grammes.
— 5° Cultivateurs (à partir de 11 ans) (catégorie C)
500 grammes.
— 6° Consommateurs non classés en catégorie C,
et âgés de plusde7oans, 300 grammes (catégorie V).
L'institution de la carte de pain permet de réaliser
de notables économies; (la consommation en effet
n'est plus que de 450.000 tonnes par mois au lieu de
650.000 tonnes, soit une économie de 30 pour 100).
Elle ne fait de différence entre les consommateurs
que selon leur âge, leur état physiologique et la na-
ture de leurs travaux — et non selon leur fortune.
Notre pays pourra ainsi atteindre les jours de la
victoire, sans à-coups graves dans son alimentation
en pain ; aussi la carte de pain sera-t-elle maintenue
quelques mois encore après l'armistice.
Ce régime — (prise de possession de toute la ré-
colte, réquisition et répartition par les bureaux per-
manents, carte de pain) — a nécessité une réglemen-
tation complexe, souvent délicate, à l'élaboration de
laquelle a participé dans la plus large mesure le
directeur du Ravitaillement, FernandChapsal, placé
à la tète de ces services dès leur création en 1914 et
dont l'action s'est si utilement exercée sous les
divers ministres du Ravitaillement.
On s'imaginait dans certains milieux que toutes
les difficultés cesseraient au lendemain de l'armistice
et que rapide serait le retour aux conditions nor-
males. Mais, même après 1871 — et bien que le
trouble économique ait été beaucoup moins profond
et la hausse des prix beaucoup moins marquée — il
avait fallu attendre deux ans avant d'enregistrer une
baisse générale sur les divers produits.
A plus forte raison, aprèscinq années d'une guerre
épuisante qui avait nécessité la mise en oeuvre de
toutes les énergies du pays, devait-on s'attendre à
ne voir se rétablir l'équilibre économique que fort
lentement.
En outre, le « Wheat Executive > cesse de fonc-
tionner en août 1919 et les divers pays se font de
nouveau concurrence pour leurs achats de céréales
sur les marchés mondiaux.
Néanmoins, le Ravitaillement sait, par des accords
avantageux se procurer le tonnage nécessaire au
transport des denrées exotiques et il effectue d'im-
portants achats aux Etats-Unis, dont le marché est
Je moins lointain et que des lignes puissantes :
«Compagnie Générale Transatlantique », • Lloyd
Royal beige », « Smith », etc., réunissent à l'Europe
avec une durée de rotation des navires relativement
courte (75 jours).
LAROUSSE MENSUEL
Toutefois, l'augmentation rapide des prix des blés
aux Etats-Unis, comme le cours du change et les
exigences de la a Grain Corporation • nécessiteront
bientôt un changement de méthode et le Ravitaille-
ment s'adressera de préférence à l'Argentine, qui, dans
la seconde partie de l'année 1919 peut fournir 200.000
tonnes de céréales par mois, alors que l'on se con-
tente de demander 100.000 tonnes mensuellement
aux Etats-Unis,
Les prix des blés exotiques, surtout en raison du
change, vont sans cesse en augmentant. D'après les
renseignements fournis par le ministre du com-
merce et publiés dans le Journal Officiel du 13 mars
1920, les prix de revient moyens des blés importés
par le Ravitaillement s'élèvent en effet aux chiffres
suivants (y compris le prix d'achat du blé dans les
pays d'origine, le fret, l'assurance, les droits de
douane, ainsi que les frais de débarquement, de ma-
gasinage et de transport) :
Année 1915 45 fr. 76 le quintal
— 1916 et l"' semestre 1917. 6ofr. 53 —
— I9l7et 2* semestre. . . . 63fr. 39 —
— 1918 et 1*' semestre. .. . 85fr.87 —
— 1918 et 2" semestre .... 85 fr. 93 —
— 191961 l"' semestre. ., , 88fr.o5 —
— 1919 et 2" semestre. .. , 93fr.72 —
Dans les premiers mois de 1920, ces cours n'ont
cessé de croître, en raison du change, atteignant,
rendus dans nos ports en janvier, 130 francs pour
le blé des Etats-Unis et 105 francs pour celui d'Ar-
gentine, et au début de juin, ce prix se serait élevé
à 190 francs le
quintal, si des
achats avaient dû
être effectués à
cette époque.
Cet accroisse-
ment des prix
obligera le gou-
vernement à mo-
difier le régime
du pain. Mais au-
paravant il im-
porte, dans l'in-
térêt de la santé
nationale de des-
serrer ou suppri-
mer certaines res-
trictions, qu'il a
fallu imposer pen-
dant la guerre.
C'est ainsi que
la ration de pain,
attribuée aux divers catégories de consommateurs
est portée à 400 grammes par l'arrêté du 10 jan-
vier 1919 et le lomaiigig il est décidé que les tickets
de pain ne seront plus distribués à partir de juin.
Diverses autres atténuations sont apportées à la
réglementation concernant le blé et le pain; mais en
1920, dans un but d'économie, la vente de la pâtis-
serie et de la biscuiterie est interdite deux jours con-
sécutifs par semaine (décret du 17 février).
La question du relèvement du prix du pain de-
mandait une solution, les sacrifices financiers suppor-
tés par le Trésor augmentant dans des proportions
trop fortes, du fait surtout des blés exotiques.
En effet la perte au compte spécial du Ravitaille-
ment s'élève depuis le début des opérations effec-
tuées en 1915 jusqu'à fin décembre 1919, soit pendant
quatre ans, au total de 4 milliards 652 millions, (sur
ce chiffre près de deux milliards et demi incombent
à l'année 1919).
Si élevé que paraisse ce chiffre, il ne faut pas ou-
blier que les divers pays belligérants d'Europe ont
supporté des charges analogues. L'Angleterre cherche
à réduire le fardeau de son subside — pour le seul
exercice 1918-1919 la somme versée par le Trésor
s'est élevée à un milliard et demi, — et à suivi l'exem-
ple de la France en augmentant le prix du pain. En
Italie la perte financière subi par la Trésorerie est
évaluée à 8 milliards de lires. Il était du devoir du
gouvernement de réduire les sacrifices subis par le
Trésor et qui auraient atteint 4 millieurds pour la
seule année 1920, si aucun changement n'avait été
apporté à la politique du blé et du pain.
Le sous-secrétaire d'Etat au Ravitaillement, Robert
Thoumyre, eut le mérite de faire adopter la léforme
de l'augmentation du prix du pain, qui fut bien ac-
cueillie d'une façon générale par la population, à la-
quelle une propagande discrète, mais efficace, sous la
direction de François Lefort, aida à comprendre les
raisons de cette mesure devenue indispensable.
Avec le nouveau régime, institué par le décret du
3févriei 1920, l'Etat continue à acheter au producteur
ie blé de la campagne 1919 à 73 francs le quintal.
Mais au lieu de le céder au prix de 43 francs aux meu-
niers de province et 31 fr. 80 à ceux du camp retran-
ché de Paris (soit avec une perte de 30 francs ou de
41 fr. 20 par quintal), il le cède au prix uniforme de
76 francs, la farine ne peut être vendue au-dessus de
93 francs les cent kilos.
Le prix du pain, fixé dans chaque département par
le préfet, est ainsi porté, selon les régions, de ofr. 90
à I fr. 10 le kilo.
Fernand Chapsal,
directeur du RavitaiUement.
Pour les familles nombreuses et les gens aux re»- v
sources réduites, l'Etat accorde des bons à prix ré-
duit, donnant droit à l'achat de 400 grammes de pain
à l'ancien prix.
Avec ce régime, l'Etat ne subit plus de perte sur
le blé indigène ; mais, à cause du blé exotique il
supporte encore un déficit, évidemment moindre bien
qe important néanmoins et variant selon le prix
d'achat de ces blés, le fret et le change ; on estime
en effet que, dans son ensemble, le pain revient à
l'Etat, à I fr. 50 le kilo ; toutefois l'adjonction de
farines de succédanés diminue cette perte.
L'augmentation du prix du pain supprime dans
une forte proportion le gaspillage de cet aliment
essentiel, en réduit la consommation dans une pro-
portion de 10 à 15 pour cent et permet à l'Etat d'ef-
fectuer une économie de un milliard de francs pour
six mois.
D'autre part, le • Comité national du blé • a été
institué pour développer les ensemencements, dont
dépend la prospérité future de notre pays.
. Les partisans de la liberté du commerce du blé ré-
clament la suppression de tout contrôle de l'Etat ;
mais en dépit des perspectives favorables de la ré-
colte indigène, et vu le déficit de la récolte mondiale
en céréales, ce retour paraît présenter de graves
inconvén ents, tant que les transports et les condi-
tions économiques générales ne se seront pas amé-
liorés.
La liberté rendue actuellement au commerce du
blé aurait pour effet d'élever le coût du blé indigène
au prix excessif des blés étrangers, entraînant ainsi,
sur le prix du pain, une répercussion immédiate, sus-
ceptible de provoquer de graves troubles sociaux.
Aussi dans sa séance du i" juillet, la Chambre
a-t-elle accepté le projet du gouvernement auquel
reste seul confié le soin d'acheter les céréales indi-
gènes et d'importer les quantités de céréales exoti-
ques indispensables ; toutefois, le blé devant être
acheté au producteur au prix de 100 francs le quin-
tal, le pain doit subir une augmentation qui en
augmentera le coût de 20 à 30 centimes par kilo.
En résumé, la politique du blé et du pain suivie
par le Ravitaillement, uniquement inspirée par l'in-
térêt général, a permis de franchir heureusement les
périodes les plus critiques. Quelles que soient sesim-
perfections et les critiques qu'on puisse lui adresser,
ce n'est que justice de reconnaître l'effort ainsi réalisé.
Bien que plusieurs ministres se soient succédé à la
tête du ravitaillement, ses adversaires mêmes recon-
naissent la remarquable continuité de vues, quia pré-
sidé aux méthodes de cette administration en ce qui
concerne les céréales et le pain.
Et il n'est pas exagéré de dire, qu'en conservant
un prix stable pour cet aliment essentiel, en assu-
rant, dans les circonstances les plus difficiles, l'ali-
mentation de la France en pain, en luttant contre le
renchérissement, cette politique a contribué, à main-
tenir le moral de l'intérieur et, depuis l'armistice,
participe utilement au relèvement de notre pays,
dont la volonté d'ordre et de travail assurera la pros-
périté future. — c. Meillac.
Sordeaux (Henry), littérateur français, né à
Thonon (Haute-Savoie) le 25 janvier 1870. Les pre-
mières impressions sont souvent les plus vivaces.
Henry Bordeaux ne devait jamais oublier celles qu'il
reçut, enfant, de sa ville natale, — qui s'élève en
terrasse au dessus du Léman et semble avoir retenu,
dans sa grâce vieillotte, quelque chose de sou an-
cienne dignité de capitale du Chablais — , de la maison
familiale qu'embellissait le souvenir de M"" de Char-
moisy — la Philothée de samt François de Sales — ,
et surtout du foyer paternel, où se maintenaient les
traditions de nos vieilles familles provinciales.
Originaire de l'Ariège, le père d'Henry Bordeaux
était venu, lors de l'annexion de la Savoie, s'établir
à Thonon, où il exerçait la profession d'avocat. On
le retrouve dans M* Rameau du Carnet d'un sta-
giaire et surtout dans le D"' Rambert de la Maison :
homme robuste, à l'esprit clairvoyant, il accomplis-
sait allègrement la lourde tâche que lui imposait
l'éducation de huit enfants ; c'est sous son action
que s'est développé chez le futur romancier ce culte
de la famille, dont devait s'inspirer son oeuvre. On
entrevoit aussi dans la Maison une curieuse figure
d'aïeul sceptique et ironique, mais épris de grand air
et fervent de la nature, amusant mélange de Voltaire
et de Jean- Jacques ; n'est-ce point lui qui aurait
éveillé chez son petit-fils l'amour de la campagne
et lui aurait inspiré la religion de la terre ?
La vocation littéraire d'Henry Bordeaux fut pré-
coce : il composait à quatorze ans ses premiers vers
et inaugiurait, dès cet âge, sa carrière académique, en
obtenant une mention de l'Académie de Savoie pour
un poème sur la Fin du monde. Peu après, un poème
sur Rébecca lui valait les honneurs du couronnement.
De bonne heure, le romancier et le critique ont tué
le poète en Henry Bordeaux, et celui-ci semble
avoir assumé d'un cœur léger la responsabilité d'un
meurtre, dont il fut à la fois l'auteur et la victime.
Entendra-t-il sans remords rappeler que c'est par la
poésie qu'il débuta dans la littérature, et que son tout
premier livre fut im volume de vers, timidement pu-
202
blié à Chambéry en 1893 et intitulé : la Course à
la vie y
Après avoir terminé au collège Stanislas les études
qu'il avait commencées chez les Frères de Marie, à
Thonon, Henry Bordeaux suivit les cours de la Sor-
bonne et de l'Ecole de Droit ; il y prit — sans beau-
coup d'efforts — le double grade de licencié es lettres
et de licencié en droit et se fit inscrire, à dix-neuf
ans, au barreau de sa ville natale. Mais les lettres
l'attiraient plus que la chicane; et, comme le stage
qu'il accomplissait auprès de son père lui laissait de
nombreux loisirs, il les occupa à compléter sa for-
mation intellectuelle par une série de lectures abon-
dantes et approfondies. De là vient cette ampleur de
culture qui est une des caractéristiques d'Henry Bor-
deaux et qui, très sensible dans ses ouvrageb de cri-
tique — où elle suggère des rapprochements, mul-
tiplie les points de comparaison, fournit des citations
abondantes — apparaît également dans ses romans,
dont elle étend et complète l'observation. Plus tard,
les voyages devaient accroître l'érudition d'Henry
Bordeaux ; mais ces deux années de lectures, qui
clôturèrent son adolescence, hâtèrent singulièrement
le développement de son esprit et lui donnèrent
cette maturité précoce, qui surprit et charma dès ses
premières publications.
C'est du volume intitulé Ames modernes (1894)
qu'Henry Bordeaux date ses véritables débuts. Il
était à cette époque revenu à Paris et était employé,
comme avocat-rédacteur, au contentieux de la Com-
pagnie P.-L.-M. Au sortir de son bureau, il fréquen-
tait le café Vachette, où il se rencontrait avec
Moréas, Maurras, Boylesve, J. des- Gâchons, H. Ma-
zel. Tous ces jeunes écrivains — de tempéraments
si différents — se ressemblaient par un même esprit
de réaction contre le naturalisme et son pessimisme
déprimant ou son dilettantisme glacé; accueillants
aux idées les plus diverses, ils goûtaient également
la religion tolstoïenne de la pitié et l'individualisme
ibsénien. Au fond, ils cherchaient une direction :
leur exaltation intellectuelle n'était qu'une manifes-
tation de leur inquiétude morale. Ames modernes té-
moigne de l'une et de l'autre. Dans cette série d'é-
tudes consacrées à des écrivains contemporains,
Ibsen, Loti, Hérédia, Leinaître, Rod, Villiers de
l'Isle Adam, et écrites d'une plume aisément enthou-
siaste, passe continuellement une fièvre ardente de
connaître et de sentir. Que la perspective n'y soit
pas toujours très juste, que certaines idées trahissent
la hâte ou la jeunesse de la réflexion, il n'en reste pas
moins que, dans l'ensemble, ce livre atteste une force
d'analyse très remarquable, eu égard surtout à l'âge
de l'auteur. Mais ce qu'il convient de signaler, c'est
l'orientation de ces études, déjà très caractéristique
de l'esprit et des tendances d'Henry Bordeaux. Dans
les auteurs qu'il étudie, il s'attache moins au côté
esthétique qu'au côté moral ; ce n'est pas la forme
qui l'intéresse d'abord dans une œuvre, mais le fond;
même à propos de Hérédia, il cherche à dégager des
Trophées une métaphysique. C'est déjà le moraliste
qui se laisse entrevoir, et aussi le psychologue : le
souvenir des Essais de psychologie contemporaine de
Bourget s'évoque naturellement à la lecture d'Ames
modernes.
Peu après, le jeune critique faisait, avec Jeanne
Michelin (1895), ses premiers pas dans la voie du ro-
man : sa timidité l'empêchait cependant de se fier à
sa seule imagination et c'est à l'histoire qu'il em-
pruntait la douloureuse aventure de cette petite
bourgeoise du faubourg Saint- Antoine, qui, séduite
par le duc de Richelieu, se donna à lui de toute son
âme et mourut de son abandon. Remarquons tou-
tefois que, pour être i historique », ce sujet n'en est
pas moins très simple, ttès voisin de la réalité fami-
lière et courante : tels seront bien par la suite, les
sujets préférés du romancier. Il est permis égale-
ment de voir dans cette évocation attendrie d'une
touchante figure féminine le début d'une série de
portraits et d'études d'âmes qu'Henry Bordeaux
devait continuer plus tard avec ses Vies intimes et
ses Portraits de femmes et d^enfants.
Le jeune écrivain avait acquis déjà quelque noto-
riété, lorsque la mort de son père le contraignit à
quitter Paris et la littérature, pour aller reprendre à
Thonon la suite du cabinet paternel (1896). C'était
un douloureux renoncement. Pourtant les cinq armées
qu'il passa loin de Paris ne furent pas pour lui sans
profit. 11 avait jusqu'alors vécu d'une existence trop
exclusivement littéraire, on pourrait dire trop livres-
que. Au barreau, il se trouva en contact direct avec
la réalité; à ce commerce des hommes son esprit
gagna en maturité : son expérience s'en accrut, et
aussi son observation. Déjà, la crise morale qu'il
avait traversée au moment de quitter Paris, et dont
on trouvera une exacte analyse dans la Croisée des
chemins, lui avait révélé le sérieux de la vie, les
obligations qu'elle impose, les sacrifices qu'elle exige
parfois : il avait puisé là une salutaire leçon d'éner-
gie. Mais surtout, ce retour à Thonon, en ravivant ses
impressions d'enfance, le rattacha plus étroitement
au sol natal ; le vrai caractère de la vie provinciale
lui apparut, et, par contraste avec l'agitation de
l'existence parisienne, il en goûta davantage la gra-
vité austère et réfléchie, mais pleine d'équilibre et de
Henry Bordeaux. (Phot. Manuel. j
LAROUSSE MENSUEL
bon sens. Henry Bordeaux aurait-il été, sans ce
séjour à Thonon, ce qu'il est devenu ? Il est malaisé
de répondre, mais du moins constate-t-on que, lors-
qu'après ces cinq années, ayant satisfait à ses devoirs
de chef de famille, il reprit sa liberté et se voua uni-
quement aux lettres, ses idées étaient pour la plupart
fixées et la forme de son esprit nettement définie.
De fait, Henry Bordeaux se révèle tout entier dans
le Pays natal, qu'il écrivit dès 1900. En choisissant
pour sujet « l'aventure d'un déraciné qui reprend ra-
cine » et qui, au contact de la terre natale, la terre
de Savoie, acquiert la conscience de ses devoirs,
Henry Bordeaux ne cachait pas sa double intention
d'exalter nos provinces françaises et 0 de fortifier l'es-
prit de famille » par « la peinture de passions sin-
cères et de mœurs assez ordinaires ». N'est-ce point
là la conception générale de tous ses romans ?
Pourtant, le jeune romancier n'était pas encore
absolument affermi dans sa direction. Après le Pays
natal, il écrivit la Voie sans retour (1901) qui est
d'un ton et d'un caractère tout différents. C'est une
jolie histoire
d'amour, une
idylle d'une fraî-
cheur juvénile et
d'unesentimenta-
lité délicate, que
rehausse même
une pointe de sen-
sualité. La pas-
sion amoureuse,
qui emplit tout
le roman, est
analysée avec
finesse et aussi
avec complai-
sance,encoreque,
par endroits, l'au-
teur laisse voir
qu'il la condam-
ne ; le décor —
l'île de Port-Cros
— est heureusement harmonisé avec le drame.
Cependant , ce livre eut peu de succès ; Henry
Bordeaux ne s'obstina point et, revenant à sa
première manière, donna, en 1902, la Peur de
vivre.
Sous des dehors de simplicité, cet ouvrage ne
manquait pas de hardiesse ; l'auteur y heurtait deux
préjugés littéraires, l'un ne conférant d'intérêt ro-
manesque qu'aux gens malhonnêtes, vicieux ou cri-
minels, l'autre n'accordant le qualificatif de « réa-
listes » qu'aux peintures triviales ou basses. Or tout
au contraire, Henry Bordeaux mettait en scène des
honnêtes gens et les maintenait constamment au pre-
mier plan ; il osait prendre pour héroïne une vieille
femme éprouvée, qui remplit sa vie jusqu'au bout,
jusqu'à la douleur et à la solitude, et il témoignait
par surcroît qu'on peut faire du réalisme en pei-
gnant des milieux et des êtres vertueux. Ceci suf-
firait à expliquer l'extraordinaire succès de la Peur
de vivre, dont la nouveauté séduisit. Mais le roman
ne soulevait pas seulement une question d'esthétique,
il enfermait, en outre, une leçon de morale, en dénon-
çant cette « peur de vivre » qui, dans les sociétés
d'ancienne civilisation, est une des formes les plus
fréquentes de l'égoisme, soit que cet égoïsme se terre
dans une tranquillité paresseuse, à l'abri des respon-
sabilités, des risques et des efforts, soit qu'il se tra-
duise par une exaltation de l'énergie, mais seulement
en vue de la conquête du plaisir. A cet égoïsme,
Henry Bordeaux opposait l'énergie ordonnée, qui, en
acceptant l'état de dépendance où nous a placés
notre condition humaine, s'efforce néanmoins d'aug-
menter en importance et eu mérite le patrimoine dé
notre vie. Regarder hardiment en avant, telle est
la conclusion de ce roman original et bien construit.
Depuis, Henry Bordeaux a développé cette leçon
dans une importante préface, qui a la valeur d'une
profession de foi. Contrairement à l'usage, il convient
de ne la lire qu'après avoir achevé le roman ; on
risquerait, sans cela, d'attribuer à Henry Bordeaux
un dogmatisme qui n'est pas dans son tempérament.
Il s'est toujours au contraire défendu d'être un écri-
vain moral, c'est-à-dire de construire ses romans en
vue d'une idée à défendre ou d'une thèse à soutenir.
C'est avant tout un conteur, qui se plaît à mettre en
récits ce que son observation lui a révélé dans la
vie courante. Il l'a particulièrement montré dans les
Deux faces de la vie et le Carnet d'un stagiaire (1911),
recueils de contes brefs, d'une vision nette, parfois
aiguë, et d'un style vif, pittoresque et agréablement
familier, dans les nouvelles plus étendues qui com-
posent l'Amour en fuite{iQ03) et l'Ecran brisé (1907),
dans le Lac Noir (1904), qui est, en même temps
que le récit d'une aventure de sorcellerie et d'une
méprise judiciaire, une intéressante contribution à
l'histoire des mœurs passées, et enfin dans la Nou-
velle croisade des enfants (1914), petite épopée enfan-
tine, écrite par Henry Bordeaux pour l'amusement
de ses fillettes et où l'auteur s'est appliqué à colorer
sa pensée et son style d'une aimable naïveté.
Mais s'il refuse d'asservir l'art à des besognes uti-
litaires, Henry Bordeaux n'entend pas l'affranchir de
N* 162. Août 1920.
toute portée morale. Loin d'admettre la théorie de
l'art pour l'art, qui, de fait, ne saurait guère trouver j
d'application dans une littérature comme la nôtre,
toute frémissante du choc des idés et du conflit desJ
passions, il estime que l'écrivain doit prendre parti ]
et ne pas se borner à consigner dans ses livres le I
résultat de ses observations, en s'interdisant de
connaître les causes et les conséquences des faits
observés. Egalement éloigné de l'attitude des natu-
ralistes, qui prétendaient demeurer de simples obser-
vateurs, et du procédé des écrivains à thèse, qui ne
prennent dans la réalité que ce qui est utile à leur
démonstration, Henry Bordeaux cherche avant tout
à représenter la vie, à provoquer l'intérêt par l'a-
gencement de l'intrigue, l'exactitude des caractères,
le charme des peintures, la vivacité du dialogue
tels de ses récits, comme l'Ecran brisé, dont il a
tiré une pièce en un acte, sont d'un art très sûr.
Mais cet intérêt dramatique n'a pas sa fin en lui-
même, il n'est en réalité qu'un moyen pour éveiller
chez le lecteur certaines réflexions, faire ressortir la
justesse de certaines idées. Ainsi le roman finit par
prendre une signification morale, et le romancier,
sans cesser d'être romancier, devient moraliste.
C'est ce qui apparaît nettement dans les divers
romans qu'Henry Bordeaux a publiés chaque année
depuis 1905, avec la régularité d'un bon ouvrier de
lettres, manifestant jusque dans sa méthode de tra-
vail cet amour de l'ordre qu'il prône dans ses livres.
Demeuré terrien et très attaché à son sol de Savoie,
il fait dans son année deux parts, donnant l'hiver et
le printemps à Paris, l'été et l'automne à la cam-
pagne. C'est au voisinage de ses arbres amis, parmi la
familiarité des paysages de Savoie ou du Dauphiné,
dont il a traduit, avec émotion et poésie, le charme
un peu austère, qu'il compose ses romans ; au travail
chaque jour dès sept heures du matin, il écrit jusqu'à
midi. Ainsi furent conçus et réalisés la Petite Demoi-
selle (1905), conte philosophique, mêlé de badinage,
qui enseigne qu'ii faut apprendre à « regarder la vie
en face »; les Roquevillard (igo6), émouvant tableau
de la solidarité de la famille sau'ant l'indiviau qui
a voulu se soustraire à ses charges ; les Yeux qui
s'ouvrent (1908), sur les malentendus conjugaux; la
Croisée des chemins (r909), dont la pensée maîtresse
est qu'il n'y a pas d'hommes libres et que c'est, avec
la mort, la seule égalité ; la Robe de laine (r9io),
livre qui, sans être absolument complet, contient
peut-être les meilleures choses d'Henry Bordeaux, et
où apparaît en tous cas le type de femme le plus
caressé de son œuvre de romancier ; la Neige sur les
pas, (1911), qui Ulustre cette vérité que la vie est
plus forte que l'amour ; la Maison (r9r3), où l'auteur
a réuni toutes les impressions de son enfance et où
il semble avoir mis le plus de lui-même.
Malgré la diversité des sujets, tous ces romans, qui
développent « le vieux thème des tragédies domes-
tiques », reposent sur un fond commun d'observa-
tions et d'idées. Il y avait là un danger, auquel Henry
Bordeaux n'a peut-être pas pris suftisanoment garde.
On pourrait lui reprocher en effet de n'avoir pas
apporté toujours assez de variété dans ses caractères
et ses analyses ; les mêmes figures reparaissent par-
fois sous des noms différents et, parfois aussi, les
mêmes situations se reproduisent : Annie Mcrans
du Pays natal est bien proche de Raymonde Mai-
rieux de la Robe de laine, et celle-ci ressemble fort
à l'héroïne d'une Honnête femme ; dans ces deux
derniers romans même se trouvent des scènes iden-
tiques, par exemple lorsque l'épouse trompée — et
qui le sait — ■ se rencontre dans le monde avec la
maîtresse de son mari. Mais sommes-nous sûrs que
ces reprises de situations et de personnages ne soient
pas intentionnelles ? La répétition, qui est un défaut
du point de vue purement esthétique, n'en n'est plus
un du point de vue moraliste ; et nous savons de
reste que c'est à celui-ci qu'Henry Bordeaux se
place avant tout. Pour qu'une leçon porte, il faut la
répéter; c'est à force d'exprimer les mêmes idées
qu'on parvient à les imposer. Il est manifeste
d'autre part qu'Henry Bordeaux vise à exercer sur
les esprits et les âmes une sorte de direction; or il
est remarquable qu'un écrivain a d'autant plus
d'action que ses idées sont moins nombreuses. Celles
d'Henry Bordeaux se présentent en un faisceau
compact et solide.
Placé en face de la vie, en laquelle il a une foi
profonde, et qu'il considère « comme un chemin
qu'il faut parcourir sans hésiter », il s'est demandé
ce qui, garantissant la continuité de la vie, était le
plus propre à assurer notre marche. Il l'a trouvé
dans l'ordre, dont la forme première et essentielle
est, à ses yeux, la famille. « La cellule nationale,
comme la cellule sociale, ce n'est pas l'individu,
c'est la famille. » Aussi a-t-il substitué dans ses ro-
mans 0 le conflit des générations aux aventures in-
dividuelles, l'étude des mœurs dans le temps, qui
permet de mesurer leur conéquences, à l'étude des
mœurs dans l'espace, qui peint des agitations stériles
et des modes prêtes à changer ». Mais l'individu,
dira-t-on, sera alors sacrifié ? Nullement, répond
Henry Bordeaux, car ce qui fait la grandeur et la
valeur réelle de l'individu, c'est sa participation à
l'âme collective de la famille et à l'âme, plus grande
H' 762. Août 1920-
encore, de la race. « Un destin individuel, a-t-il dit,
peut rarement composer une belle vie. Il faut à
l'homme un but qui dépasse son éphémère durée,
qui lui donne cette illusion de la durée, tourment
de son esprit • ; et il estime de même que « le génie
est généralement l'aboutissement d'une longue lignée
vigoureuse ». Seules les passions sont spécifiquement
individuelles ; mais il ne s'agit pas de les supprimer
pour cela, car elle sont un principe d'énergie, par
quoi s'affirme notre vitalité : a Régler notre énergie,
dit Henry Bordeaux, ce n'est pas la diminuer.. Les
tièdes et les modérés n'ont jamais rien créé, mais
les passionnés qui ont dominé leurs passions. •
11 faut donc convier les passions à l'œuvre de
construction sociale ; « rien ne se fait bien que
dans la joie et l'amour », l'amour surtout, qui
o donne à la vie sa couleur » et qui est, en outre,
• le principe même de notre personnalité ». Les
braves gens que peint Henry Bordeaux, n'ont
rien de triste ni de renfrogné ; leur vertu est sou-
riante et ils accomplissent leur devoir avec allé-
gresse; on a plaisir à se trouver parmi eux. Toute-
fois, les passions peuvent devenir des éléments de
destruction et entrer en conflit avec l'ordre social :
le romancier montrera alors leurs funestes effets.
C'est ce que nous ^___
voyons dans /es if o-
quevillard, la Croi-
sée des Chemins...
Telles sont les
idées maîtresses
d'Henry Bordeaux.
Il les a exposées
d'une façon dogma-
tique dans une sé-
rie de conférences
sur 0 l'idée de fa-
mille dans la litté-
rature française »,
réunies en volume
sous le titre les
Pierres du Foyer
(1913). Mais ces
idées circulent à
travers tous ses ro-
mans. Il ne faut
Jonc pas s'étonner
que ceux-ci soient
marquésd'unesprit
foncièrement tradi-
tionnaliste, attaché
à tout ce qui main-
tient et fortifie la
tradition : le foyer,
la patrie — la petite
et la grande — , la
religion.
Ce sont les mêmes
principes qui diri-
gent sa critique
dramatique. Dans
ses articles de la
« Revue hebdoma-
daire », dont la réu-
nion, depuis 1907,
forme déjà quatre
volumes (la Vie au
théâtre), il pratique une critique psychologique et
sociale, cherchant dans le théâtre « un reflet de la vie
de notre temps, puis un reflet de la vie de tous
temps ». Posant comme base de sa doctrine qu' « une
œuvre n'est belle que si elle est vraiment humaine,
si elle plonge par ses racines en des cœurs vivants, si
elle se renouvelle à ces deux sources sacrées : l'homme
et la nature », il confronte avec ce principe les diverses
œuvres dramatiques et en dégage la valeur — plutôt
morale que littéraire. Sa critique est naturellement
sévère, mais elle est judicieuse, ingénieuse et dénote
la finesse et la pénétration du psychologue.
Ces dernières qualités se manifestent mieux encore
dans les Vies intimes (1904) et les Portraits de fem-
mes et d'enfants (1909). Bien qu'elles ne soient pré-
sentées que comme « l'ouvrage d'un romancier qui
se divertit à la critique », ces études, conçues selon
la méthode biographique chère à Sainte-Beuve, mé-
ritent d'être comptées parmi les meilleures produc-
tions d'Henry Bordeaux ; et il le faut louer non seu-
lement de nous avoir restitué, dans leurs contours
les plus délicats, d'aimables ou touchantes figures du
passé, mais aussi d'avoir témoigné, dans cette œuvre
d'évocation, d'une exquise souplesse et d'une grande
sûreté d'analyse. Le même éloge s'applique aux
Paysages romanesques (1906) et à Quelques portraits
d'hommes (1914), dont il convient de détacher par-
ticulièrement deux belles méditations sur la mort, à
propos de Loti et de Barrés.
En interrompant la production romanesque d'Henry
Bordeaux, la guerre n'a point ralenti son activité.
Mobilisé le i" août 1914 comme capitaine d'infan-
terie territoriale attaché au service des chemins de
fer et des étapes, Henry Bordeaux fut envoyé d'a-
bord à la gare de Paris-Bercy, puis à celle de Reims ;
désireux de prendre aux événements une part plus
étroite et plus directe, il obtint d'être affecté à
LAROUSSE MENSUEL. — V.
LAROUSSE MENSUEL
l'état-major de la I« armée en Lorraine, passa à celui
de la II" armée, l'armée de Verdun, et fut enfin
appelé au grand quartier général. Sa conduite pen-
dant la guerre, notamment au cours d'une mission à
Verdun, lui valut deux élogieuses citations à l'ordre
de l'armée et le grade de chef de bataillon (1917).
Les fonctions qu'il remplissait à l'état-major de
l'armée de Verdun amenèrent Henry Bordeaux à
consigner le récit des événements auxquels il avait
été mêlé. Ces notes formèrent la substance de deux
volumes, les Derniers jours du fort de Vaux et les
Captifs délivrés, où est retracée avec une émotion
admirative la geste de nos splendides soldats. Par
le sujet, comme par le ton, la Chanson de Vaux-
Douaumont a une allure d'épopée. Henry Bordeaux
ne fut pas moins inspiré lorsqu'il retraça la Vie
héroïque de G«}'n«»i«r(i9i8),ourhumbleet courageux
attachement du paysan français à sa terre dévastée
dans Le Plessis-de-Roye (1920), description d'un
coin de France pendant la guerre. Antérieurement,
il avait, dans la Jeunesse nouvelle {1915), rendu un
pieux •; hommage à la génération de vingt ans qui
s'offrit, comme notre Iphigénie, au sanglant sacrifice
pour que les destins nous fussent favorables » et,
dans Trois tombes (1916), il avait montré, par
Viio de Venise. De gauche à Urijite ; 1
et du Lion de saint Marc ;
:l bibliùlhêqiie; le Caui{iailile ^ la l^iazzetta, avec les deux colonnes de saint Théodore assis sur un
le Palais des Doges : te Pont de la Paille ; la Prison ; le quai des Esclavons. — Phot, Gtraudon.
l'exemple de trois écrivains morts au champ d'hon-
neur : Max Doumic, Paul Acker et Maurice Deroure,
comment, malgré les différences qui les séparaient
dans leur conception de la vie, trois générations
ont eu en face du devoir et de la mort la même atti-
tude. La victoire conduisit Henry Bordeaux sur le
Rhin ; dans le livre qui porte ce titre, il a noté ses
impressions de l'entrée en Allemagne après l'armis-
tice, en les confrontant avec celles que lui avaient
laissées de précédents voyages dans les régions rhé-
nanes.
Avec la paix, Henry Bordeaux a repris sa tâche
laborieuse et il vient de publier la Résurrection de la
chair; il s'y montre fidèle à sa méthode : partir
d'une observation puisée dans la vie quotidienne
— de préférence dans les conflits de famille — pour
aboutir à une idée et illustrer une vérité générale.
Tel est bien le souci dominant de cet écrivain qui,
romancier ingénieux et critique averti, demeure tou-
jours et surtout un moraliste. (V. p. 197.) — F. Ocikand.
Canaletto (Les deux) : Antonio Canal,
Bernardo Bellotto, peintres. Cinquante-six
planches, avec Intro<luction par Giulio Ferrari.
(Paris, in-8».) Après un passé glorieux, Venise, au
xvin= siècle, en tant que puissance politique, achève
de mourir. Mais elle meurt dans la joie et dans le
plaisir. Elle n'a pas conscience de la mélancolie d'une
grande chose qui finit. Elle s'amuse follement. Les
tnéàtres, la musique, le ridotto où l'on joue gros jeu,
les régates, les conversazioni surtout, absorbent tout
le temps des Vénitiens. On bavarde beaucoup entre
Saint-Marc et San-Gimignano ou sur la Piazzetta, où
l'on aperçoit toujours une foule de nouvellistes. On
s'agite, on intrigue en dépit du Conseil des Dix, et
l'on colporte les scandales jusque dans les parloirs
des couvents, qui n'ont rien de sévère. Le carnaval
203
emplit une grande partie de l'année, et le carnaval
est une époque bénie où tous les gens de bel air ne
quittent plus ni le masque ni le domino, depuis le
grave sénateur jusqu'à la coquette évaporée ; ce
perpétuel déguisement facilite singulièrement les
libertés de conduite, les quiproquos, les amusantes
farces ; grâce à lui, on peut entrer partout et l'on
peut tout dire. L'histoire héroïque de Venise se ter-
mine en une aimable mascarade. Cette mascarade
nous est, du reste, très bien connue. Les documents
du temps abondent et, en les utilisant, Philippe
Monnier a pu écrire son livre charmant et chatoyant
sur Venise au XVIII' siècle. Ces documents sont de
plusieurs sortes : c'est le théâtre de Goldoni qui
fait revivre le petit peuple vénitien de ce temps avec
son dialecte; ce sont les Mémoires du même Gol-
doni, écrits en français ; ceux de l'aventurier Lorenzo
da Ponte, le même qui écrivit des livrets pour Mo-
zart ; ceux du fameux Casanova, remplis d'histoires
folles et obscènes, mais aussi de détails extrêmement
vivants et dont la véracité a été reconnue. Pour
confirmer ces documents littéraires, des témoignages
artistiques surgissent aussi vivants, aussi spirituels,
aussi évocateurs; les Parisiens en ont pu admirer
de charmants exemplaires à l'exposition du Petit-
Palais en avril-mai
i9i9(V.Lar.Me«s.,
t. IV, p. 834) : les
portraits de Ro-
salba Carriera, les
scènes de mœurs
vénitiennes de
Giambattista Tie-
polo ou de Pietro
Longhi ou les vues
de Venise des deux
Canaletto et de
Francesco Guardi.
Chez ces trois der-
niers artistes en
particulier, nous
trouvons une évo-
cation singulière-
ment complète et
séduisante de Ve-
nise : non seule-
ment l'original as-
pect de ses archi-
tectures et de ses
canaux, non seule-
ment la vie qui
s'agite légèrement
sur ses places et
sur ses eaux, mais
encore cette péné-
trante lumière qui
est la lumière de
Venise.
Rien n'est plus
mal connu que la
vie de ces deux
Canaletto dont Giu-
lio Ferrari, dans un
artistique recueil ,
nous présente les
principales œuvres
qui, elles, sont si
connues et si justement appréciées.
Le premier et le véritable Canaletto — car le se-
cond, son neveu Bellotto, n'a pris ce surnom que
pour se mettre dans le sillage de son oncle — est
Antonio Canal. Il est né à Venise le i8 octobre 1697.
Il appartenait, croit-on, à une famille noble. Son
père, Bernardo Canal, était peintre de décors pour
les théâtres. Il l'aida dans ses travaux et l'on con-
çoit quelle influence l'apprentissage de cette techni-
que toute spéciale dut avoir sur le futur interprète
des ingénieuses architectures vénitiennes. On ne sau-
rait non plus négliger l'exemple que lui donnait
Luca Carlevariis, dit Luca di Cà Zenobrio, peintre et
graveur réputé des vues de Venise, habile dans la
perspective, et qui fut, lui aussi, peintre de décors-
et collabora aux travaux de Bernardo. En 1719 — if
avait vingt-deux ans — Antonio Canal, dit il Toi-
tino (ce n'est que plus tard, à Londres peut-être,,
qu'il reçut le surnom de Canaletto), alla faire un
séjour à Rome. Il y connut G.-P. Panini, habile
peintre d'architectures, qui ne lui communiqua pas
sa prédilection pour la peinture des ruines imagi-
naires, mais put lui transmettre certaines traditions
de l'école de paysage de Salvator Rosa. C'est pen-
dant ou peu après ce séjour à Rome, qu'Antonio
Canal peignit le Cotisée qui est à Hampton-Court, la
Place Navone du musée de Nantes, les tableaux qui
sont à Windsor : Vues de Rome, Arc de Septime-
Sévère, Arc de Constantin, Ruines du Forum, Arc de
Titus, Panthéon.
De retour à Venise, que pendant près de vingt-
cinq années il ne quitta guère que pour quelques
courts séjours dans des villes d'Italie, Vérone ou
Padoue, il est rapidement en possession d'une solide
renommée. Ses œuvres sont recherchées et il pro<luit
beaucoup. Il travaille pour l'Algarotti, ce Fontenelle
italien, grand ami de Voltaire et collectionneur
8*
204
éclairé. Il travailla aussi pour J. Smith, le consul
d'Angleterre, le même auquel il dédia son recueil
d'eaux-fortes. Mais Smith était surtout un habile com-
merçant qui accaparait les toiles de Caualetto pour
les revendre avec un fort bciicfice à Londres où elles
étaient fort prisées. Cette vogue même et sans doute
aussi le désir de se priver d'un intermédiaire oné-
reux, décida le Canaletto à se rendre à Londres à
deux reprises : une première fois de 1746 à 1748, une
seconde fois à une date mal connue, probablement
assez rapprochée (vers 1751 ?). Son succès y fut
grand. Les commandes lui vinrent en foule. A son
séjour à Londres se rattachent des toiles telles que
la Vue de Whitehall qui est à Montague-House (Lon-
dres), les Vues de la Tamise^ Paysage avec Burling^
Ion House, Vue sur la Tamise des jardins de OUI So-
merset House, l'Intérieur de la Kanelagh Rolunda d
Londres. On suppose que revenant vers l'Italie, il tra-
versa la Bavière, car il a laissé une vue de Munich.
Enfin il retourna se fixer à Venise, où il mourut
dans la Calle San-Vito, le 20 avril 1768. Il a donc
passé la plus grande partie de sa vie à Venise et à
peindre Venise. Giulio Ferrari cataloi>ue une cen-
taine de toiles réparties dans les musées : ce chiffre
doit être bien éloigné de la production totale de
Canaletto et les collections particulières doivent re-
celer de nombreuses œuvres de lui qui ne sont pas
cataloguées. Les vues de Venise y représentent la
partie la plus nombreuse, la plus célèbre, la plu>
intéressante. Il a figuré sa ville natale dans ses sites les
plus séduisants, les plus nobles et les plus vivants. C'est
l'entrée du Grand Canal avec la Sainte à droite,
comme dans l'unique et très beau Canaletto qui est
au Louvre, ou, dans l'autre sens, avec la Sainte à
gauche; c'est le même Grand Canal dans d'autres
parties de son parcours, tantôt couvert de bateaux,
animé par les régates, tantôt presque désert et
comme endormi dans une paisible mélancolie ; c'est
la Douane avec le Canal et la Giudecca; c'est la
place Saint-Marc vue de San-Gimignano; c'est la
Piazzetta vue de la place Saint-Marc, avec une forêt
de mâts, dans le fond, sur la lagune; c'est enfin et
surtout le panorama classique de la Piazzetta, du
Palais ducal et du quai des Esclavons vus de la
lagune, panorama qu'il a répété avec amour, sous
tous les angles, en le variînt sans cesse, en l'animant,
au premier plan, de scènes toujours nouvelles,
qu'il représente le doge partant sur le gigantesque
Bucentaure pour célébrer ses noces avec l'Adriatique,
un ambassadeur débarquant devant le palais ducal,
ou seulement, dans leur humble vie quotidienne,
des pêcheurs et des gondoliers.
On s'est demandé si le Canaletto, quand il s'agis-
sait de peupler ses paysages vénitiens des figures
nombreuses qu'on y remarque, n'avait pas d'ordi-
naire recours à un confrère plus habitué à peindre
le personnage. Il y a là une exagération. Admettons
que dans telle peinture du Canaletto, la Scuola di
San Rocco par exemple, la foule nombreuse et pitto-
resque qui circule devant l'édifice pour regarder les
tableaux qui sont exposés devant la façade, soit de
la main de J. B. Tiepolo. Il serait imprudent de
généraliser le cas et d'en conclure l'incapacité du
Canaletto à représenter des figures humaines. Ses
eaux-fortes qui ne peuvent être que de lui seul, nous
le montrent au contraire fort habile à y loger de
petits personnages bien vivants et d'une allure spi-
rituellement naturelle.
Mais la question est secondaire. Canaletto est
avant tout un paysagiste d'architecture. Il l'est, non
seulement par les sujets qu'il traite, mais encore par
la façon dont il les traite. Il a un souci tout tech-
nique de la précision. Il se sert de la chambre obs-
cure pour placer ses édifices et « d'une règle habile-
ment usée » ( Ferrari ) pour tracer avec netteté
mais sans raideur, des contours noirs bien marqués.
Il applique avec une science scrupuleuse toutes
les lois de la perspective linéaire et aérienne. Il peint
non pas en juxtaposant les couleurs, par empâtement,
à la façon d'un peintre de chevalet, mais, peut-être
sous l'influence de son apprentissage de peintre de
décors, en employant en demi-teinte des tons pré-
parés, du reste peu nombreux, qu'il pose en à-plats.
C'est en cela que se marque bien la différence entre
le Canaletto et son disciple Francesco Guardi, assu-
rément moins impeccable dans l'établissement de
ses perspectives, mais coloriste beaucoup plus libre,
si gai et si spirituel dans son art d'accrocher le
regard par un prestigieux papillotement de taches
colorées, principalement dans la foule des amusants
petits personnages, si remuants, dont il anime les
places, les quais et surtout la batellerie de Venise.
Les moyens qu'emploie le Canaletto sont du reste
peu nombreux, très simples, mais le résultat est
presque toujours une satisfaction complète pour les
yeux et l'esprit. C'est qu'il apporte dans le choix
et l'harmonisation des tons une parfaite justesse ;
c'est que son pinceau léger sait rendre admirable-
' ment la transparence des eaux et surtout cette lu-
mière de Venise où les couleurs apparaissent avec
une vivacité si harmonieuse.
Il fait paraître les mêmes qualités comme graveur,
peut-être avec plus de maîtrise encore. Si les eaux-
îortes du Canaletto n'arrivent pas dans les ventes
LAROUSSE MENSUEL
jusqu'aux prix exorbitants qu'atteignent les estam-
pes des autres petits maîtres du xviii" siècle, elles
n'en sont pas moins dignes de figurer en bonne place
dans la collection d'un amateur. L'œuvre gravé du
Canaletto est contenu dans un recueil de 31 planches
intitulées : Vedute alire prese da i luoghi, altre
idéale, da Antonio Canal e da esso, forte m prospel-
tiva, umiliate ail' lll. mo Signore Giuseppe Smith
Console di S. M. Britannica presso la Serenisstma
Republica di Venezia. Parmi les plus belles, il faut
citer : 2. La Tour de Malghera ; 4. A la Porte de
Doln ; 5. La Porte de Dolo ; 9. Sur la Brenta ;
lo. L'Arcade avec la lanterne; 17. Marché sur le
Rialto ; 21. La Terrasse ; 22. Les Procuralies Nou-
velles ; 31. Le Pont avec l'Auberge. Là encore,
Antoiiiu Canul, dit le Caiiaieltu.
Antono Canal procède très simplement, par les
moyens les plus économiques. Il réserve largement
les parties claires, et se ménage des fonds de lumière
jusque dans les parties d'ombre. Il n'emploie pas
les secondes tailles, c'est-à-dire qu'il ne croise pas
les traits et, en outre, il évite de trop rapprocher
ses tailles parallèles. Ses ciels sont exécutés par des
tailles horizontales très légères, où sont réservés les
blancs des nuages. Tandis que l'eau lointaine est
rendue elle aussi par des traits horizontaux inter-
rompus par les reflets en blanc, les clapotis du pre-
mier plane sont exprimés avec beaucoup de naturel
par des traits tremblotes en accent circonflexe. Le
tout est « blond », léger, lumineux.
La vie du neveu n'est guère plus connue que celle
de l'oncle. Bernardo Bellotto, probablement fils de
la sœur d'Antonio Canal, naît à Venise le 30 jan-
vier 1723. Il fait son apprentissage dans l'atelier de
son oncle, dont il va emprunter le surnom. Plus
qu'Antonio, il sera dominé par celte passion de voya-
ger qui saisit tous les artistes de ce temps. Rome,
Vérone, Brescia, Parme, Pavie, Turin (1745) le pos-
sèdent tour à tour. Il faut sans doute rattacher à
cette périoJe des tableaux tels que l'Amphithéâtre
Flavio, à Rome; la Villa Gazzada, à Varèse;la
Vue de Turin du côté du Jardin royal; l'Ancien
pont sur le Pô, à Turin; l'Adige à Vérone; le Vieux
pont des Navi, à Vérone; la Place de la Signoria,
à Florence. En 1746, il est à Londres en même temps
que son oncle. Il s'y lie avec Horace Walpole. Le
comte Bellotto, car il a pris ce titre, passe à Vienne,
se rencontre peut-être avec son oncle à Munich et enfin
arrive à Dresde, où il va trouver, avec un établisse-
ment durable, une orientation nouvelle. Auguste III,
électeur de Saxe et roi de Pologne, et son ministre,
le comte de Bruhl, sont des administrateurs fantai-
sistes, mais des admirateurs d'art enthousiastes. Ils
protègent à qui mieux mieux l'artiste vénitien qui
reçoit le titre de peintre du roi avec un salaire de
20 écus par mois (r75i). Lorsqu'en 1756, Auguste III
fut chassé de Dresde par Frédéric II, Bellotto suivit
la cour à Pirna puis à Varsovie. De cette époque
datent les tableaux appelés, la Partie haute de
Pirna, la Place du marché de Pirna, etc. Il revint
à Dresde avec Auguste III et le comte de Brùhl qui
moururent la même année. Le comte de Bnihl lui
avait commandé vingt et une vues de Dresde, qui
furent exécutées de 1747 à 1755. Le favori mort, au-
cun de ces travaux ne fut payé à l'artiste, qui dut
vendre ses toiles à la cour pour 4.200 écus. En 1764,
il fut nommé membre de l'Académie de Dresde. Il
mourut dans cette ville le 17 octobre 1780.
Outre les paysages italiens que nous avons déjà
énumérés, Bellotto a exécuté un certain nombre de
vues de Venise, soit lorsqu'il travaillait encore dans
la ville des doges sous l'égide de son oncle, soit plus
«• 162. Août 1920.
tard, tic souvenir et en s'aidant de croquis (comme
on s'en rend compte en constatant certaines inexac-
titudes). Parmi ses œuvres proprement vénitiennes,
rappelons celles qui ont figuré au Petit-Palais : le
Grand Canal, le Pont du Rialto, la Place Saint-
Marc, la Piazsetia, qui proviennent de la galerie
Corsini, à Rome; les Iles de la Lagune (Pinaco-
thèque de Parme), qui sont parmi ses meilleures
protluction. Mais la plus grande partie de l'œuvre de
celui qu'on appelle le Canaletto saxon consiste dans
des vues de Dresde et de Pirna qui figurent à la
galerie de Dresde.
Ainsi que son oncle, il s'est distingué encore comme
aquafortiste. On a de lui : 1° Un groupe de huit gra-
vures représentant des lieux indéterminés; 2° un
groupe de dix-sept vues de Dresde, Pirna, Vienne;
3" un groupe de trois vues de Varsovie. Il suit
l'exemple d'Antonio Canal et se contente de la même
simplicité de moyens ; mais il accentue davantage
l'opposition des ombres et des parties claires, et il
lui arrive souvent — à la différence de son oncle —
de graver non plus directement d'après nature, mais
d'après ses propres tableaux.
Si l'on compare l'œuvre peint de Bernado Bellotto
avec celui d'Antonio Canal, on est frappé d'abord
des ressemblances : même façon d'entendre la pers-
pective, d'accentuer en noir les contours, de placer
suivant un ordre méthodique des teintes préparées :
l'un procède de l'autre, et tous deux de l'école des
peintres de décors. Quand ils ont traité les mêmes
sujets, représenté les mêmes aspects de Venise, la
Piazzetta ou le Grand Canal, les ressemblances de-
meurent telles que l'on comprend très bien le dire
de Lanzi: que « les tableaux de l'un se distinguaient
mal de ceux de l'autre ». On peut admettre aussi
une collaboration de l'oncle avec le neveu, du maître
avec l'élève. Mais le plus souvent, au lieu qu'Antonio
Canal a surtout peint Venise, Bellotto a traité des
sites différents : et de cette différence de sujets résulte
nécessairement une différence de manière. Bernardo
Bellotto a peint des villes du Nord où les ciels sont
plus sombres, et les verdures plus touffues, et qui
n'ont plus ces architectures charmantes et cette magie
presque orientale de Venise. On remarquera encore
le goût de Bellotto pour les paysages de fantaisie
pour lesquels Antonio paraît avoir eu peu de penchant.
Dans des toiles telles que : le Capitale et des édifices
de fantaisie (dont les personnages ont été peints par
Zuccarelli et qui figure à la Pinacothèque de Parme)
et dans d'autres tableaux du même genre, Bellotto
déploie une véritable maîtrise dans l'art de mêler le
réel et l'imaginaire et d'opposer à des premiers plans
ombrés des fonds d'une lumière intense.
« Nous devons nous garder — dit Giulio Ferrari —
d'élever A. Canal au-dessus de son neveu», et, pour
son compte il loue ce dernier d'avoir montré d'une
part plus de vigueur d'imagination dans les vues de
fantaisie et d'autre partplus d'intensité d'observation
dans ses toiles « véristes » de Dresde et de Turin. Il
est peut-être permis de ne pas partager cette opinion.
Sans diminuer le mérite de Bellotto, n'oublions pas
que dans un genre où l'oncle et le neveu ont tous
deux bien mérité des arts, c'est tout de même l'oncle
qui est le maître et par l'initiative et par l'abondance
de la production et par ce mélange particulier de
précision et de poésie qui compose le charme de ses
vues de Venise. — Louis Coquelin.
CIia.SSe. Permis de chasse. — La délivrance
des permis de chasse donnait lieu à la perception
d'un droit de 28 francs, dont 18 francs au profit de
la commune de la résidence ou du domicile. Depuis
la loi du 25 juin 1920 (art. 44), elle donne lieu au
payement d'un droit de timbre au profit de l'Etal
et d'une redevance au profit de la commune
intéressée :
Permis général valable pour toute la France : droit
de timbre 80 francs, sans addition de décimes; re-
devance communale, 20 francs.
Permis valable dans le département où il a été dé-
livré et dans les arrondissements limitrophes : droit
de timbre, 20 francs ; redevance comnninale, 20 fr.
A quelque époque qu'ils soient délivrés, les permis
sont valables pour un an à partir du i"' juillet. Des
mesures transitoires sont appliquées : i^'aux permis
délivrés entre le i"' juillet 191g et le 13 janvier 1920 :
ils bénéficieront de leur durée originaire de validité ;
2° aux permis délivrés postérieurement au 13 jan-
vier 1920 : les titulaires qui voudront les utiliser
comme permis général postérieurement au 30 juin
1920 devront acquitter le complément de droits cor-
respondant à la période restant à courir (même loi,
art. 45). — Max Leora.nd.
Courses. Courses de chevaux. Taxe d'Etat.
— Les sociétés autorisées à organiser des courses de
chevaux sont soumises, en exécution de la loi du
25 juin 1920 (art. 95), au payement d'une taxe,
qu'elles auront le droit de récupérer sur le public.
Cette taxe est perçue au profit de l'Etat sur le mon-
tant brut annuel des recettes provenant des entrées
et stationnement sur les hippodromes, ou des coti-
sations et des abonnements. Les recettes inférieures
à 500.000 francs sont affranchies de tout prélèvement.
«• 162. Août 1920.
LAROUSSE MENSUEL
• 205
VeIli^e : Vue de l'église de la Madonna della Salute 'à droite , et de l'entrée du (ivaiid Canal. Tableau du Canaletto, au niu8<!e du Louvre. — l'iiol. Brann.
Au ilelà de cette somme, le taux s'élève suivant l'im-
portance des recouvrements :
De 500000 francs à 3 millions 6 p. 100
IJe 3 raillions à 6 miHioiis 10 p. 100
De 6 millions à 10 millions 15 P- 100
.\u -dessus de 10 millions 20 p. 190
Cuir (Situation économique et progrès de
L.^ technique de l'industrie du). — Ind. Les diffi-
cultés rencontrées aujourd'hui, par notre industrie
nationale du cuir, amplifiées par la crise économique
qui sévit sur les nations européennes, ont des causes
nombreuses et dont l'origine remonte à plusieurs
années ; la guerre, en multipliant les demandes dans
des proportions considérables, a déterminé l'amoin-
drissement de notre cheptel et exagéré la situation
-en rendant la position plus précaire encore. Récem-
ment, l'industrie du cuir était consi-
dérable en France ; sonchiSre d'affai-
res la plaçait sous ce rapport, en tête
de tous nos concurrents : près de
400.000 ouvriers travaillaient directe-
ment les peaux, tandis qu'une armée
aussi importante mettait en oeuvre
les cuirs dans les industries annexes.
La production du cuir a été long-
temps basée, en France, sur la pra-
tique de l'unique procédé du tannage
(utilisation de la fosse) avec l'écorce
de chêne ou tan, que nos forêts four-
nissaient en quantité ; nos excellents
troupeaux assuraient en abondance
une matière première de qualité supé-
rieure et nous n'avions guère de
rivaux ; les tanneurs vivaient dans
une douce quiétude, l'empirisme le
plus absolu régnait alors en maître ;
aussi, fallut-il réagir activement,
le jour où, par la découverte de
nouvelles substances tannantes et
l'application de méthodes rapides,
nos industriels se trouvèrent brusque-
ment, vis-à-vis de leurs concurrents
étrangers, dans les mauvaises condi-
tions qu'entraîne toujours la modi-
fication brutale des vieux procédés.
De grands efforts furent tentés ; peu à peu les
tanneries furent dotées de machines à grand rende-
ment ; la fabrication fut soigneusement contrôlée, la
science, jusqu'alors exclue des ateliers, en assure
maintenant la bonne direction. Si un certain nombre
de problèmes restent encore sans solution, bien des
études ont donné cependant d'intéressants résultats,
notamment les recherches bactériologiques des mi-
lieux réagissants, l'étude de la constitution des
tanins, etc. Aujourd'hui, l'art du tanneur s'enseigne ra-
tionnellement ; Lyon, depuis 1898, peut se flatter
de posséder la première école technique, pépinière
de spécialistes éminents.
En 1914, la tannerie française avait reconquis le
terrain perdu ; elle pouvait lutter avantageusement
sur les marchés étrangers. Malheureusement, la guerre
venait remettre tout en question: la mobilisation
en paralysant l'industrie entraîna fatalement l'arrêt
des tanneries; aussi, devant la nécessité d'assu-
rer les besoins de l'armée en souliers, harnache-
ments et équipements, l'Intendance dut réquisition-
ner usines, produits chimiques, peaux, etc. et faire
préparer, sous sa direction, les cuirs nécessaires.
Les demandes militaires furent ainsi satisfaites ;
quant à la fourniture civile, d'abord très négligée et
bien mal pourvue, l'Intendance fit, pour elle, fabri-
Atelicr de tannage rapide (Syilenie Tourin).
quer divers stocks de chaussures dites nationales.
Grâce à ces mesures, la pénurie des cuirs ne se fit
pas trop sentir durant les hostilités, mais à présent
devant la lutte économique où se débattent les alliés
d'hier, nous retrouvons notre industrie très atteinte,
essayant de surmonter les difficultés que suscitent le
manque de matières premières nationalesetà la néces-
sité de recourir à l'importation; cette obligation dit
assez la terrible charge qui pèse sur nos industriels.
La tannerie pourra-t-elle reprendre son excellente
situation? En 1913, ses exportations atteignaient
635 millions de francs, alors qu'aujourd'hui tous les
marchés étrangers sont abandonnés à nos rivaux.
Or, actuellement, la réduction de notre cheptel a tari
l'approvisionnement régulier des usines ; la destruc-
tion et le déboisement de nos forêts empêchent de
recourir àla vieille exploitation des écorcesde chêne,
exploitation tombée d'ailleurs en désuétude à la suite
de l'emploi des extraits tannants; l'insuffisance de
nos productions en substances chimiques, toutes ces
causes nous conduisent à des achats étrangers de
peaux, de cuirs, d'ingrédients divers.
Cette situation se poursuivra naturellement encore
longtemps : elle est liée intimement à la reconstitu-
tion de nos troupeaux, œuvre forcément longue ; en
attendant, il est indispensable que la tannerie puisse
s'organiser pour produire beaucoup,
très économiquement. Il lui faut par
des groupements de ses fabricants,
réaliser lâchât en commun des peaux
brutes, obtenir la libre importation
des extraits tanniques et surtout
développer sur notre territoire les
fabriques d'extraits naturels ou syn-
thétiques, de produits chimiques (sels
de chrome, couleurs d'aniline) pour
nous rendre indépendants.
Il sera également nécessaire : de
s'occuper de l'instruction profession-
nelle des ouvriers, des contre-maîtres
et des ingénieurs, par la création
d'écolesspéciales; d'introduire de plus
en plus lesméthodes scientifiques dans
la fabrication en créant au besoin des
laboratoires d'études, fondations pos-
sibles par le groupement en mettant
les frais en commun, etc. Ces moyens
permettront la mise en œuvre de
procédés économiques utilisant tous
les sous-produits et réduisant aumi-
nimuml'immobilisation descapitaux ;
seules, ces mesures jointes aux mesu-
res de protection générale de notre
commerce extérieur (primes d'expor-
tation, droits de protection, traités
commerciaux, consuls commerçants, etc.) nous assu-
reront le succès sur les marchés étrangers: la victoire
économique devant être le corollaire des sacrifices
militaires.
Pour compléter l'exposé économique précédent, il
nous reste à indiquer les pi us récents progrès réalisés
dans l'art de préparer le cuir : procédés de tannage,
préparation de nouvelles substances tannantes, etc.
N'ous ajouterons quelques indications sur l'indus-
206
trie des simili-cuirs ; ces substances, par l'ap-
point qu'elles fournissent aux industries du véritable
cuir, permettent de réserver celui-ci aux meilleurs
usages et, par suite, tendent à accroître le stock
disponible.
Technique actuelle du tannage. ■ — Le cuir est une
modification imputrescible du tissu dermique, que
l'on obtient en soumettant la peau à l'iniiuence de
diverses substances dites tannantes, dont le rôle est
de déshydrater les fibres tout en les rendant résistan-
tes à l'action de l'eau, même bouillante. Un grand
nombre de substances sont capables de remplir ce
rôle ; outre de nombreux protluits végétaux ou
tanins naturels , on peut employer le formol ou
formaldéhyde, des matières grasses, des substances
Tonneau de tann.ige (Système Tourin) pour les cuirs au chrome.
minérales (sels de fer, de chrome, d'alumine) ; d'où
plusieurs techniques du tannage, selon la matière
utilisée.
La plus ancienne et la plus usuelle est le tannage
aux tanins végétaux. Jadis, on laissait la peau plu-
sieurs mois en contact avec de l'écorce de chêne ; on
produisait ainsi des cuirs remarquables, inimitables
pour les cuirs de fatigue; mais ce résultat ne s'obte-
nait qu'avec une grande lenteur : la durée de l'opé-
ration pouvant atteindre i8 à 24 mois. Le perfec-
tionnement le plus important a consisté surtout à
abréger ce temps.
Déjà, au temps de la Révolution, Séguin reprenant
une pratique anglaise, préférait employer au lieu du
tan, les jus obtenus en le faisant infuser dans l'eau ;
avec des solutions de tanin, il réussit des tannages
en trois mois.
Depuis, cette méthode s'est perfectionnée, l'usage
des solutions d'extraits tanniques est devenu univer-
sel. Ces extraits sont des solutions aqueuses des
principes de diverses espèces minérales riches en ta-
nin (châtaignier, sumac, quebracho, mangrove, etc.).
Le tannage se réalise rapidement, par le simple
emploi de ces solutions que l'on oblige à traverser
la peau, il devient même extra-rapide en activant
l'absorption par la chaleur, l'agitation, voire fil est
vrai sans grand succès) par le courant électrique.
On arrive ainsi à réaliser des tannages convenables
en quelques heures.
Quant à la qualité de ces cuirs, les avis sont
partagés. Si les cuirs modérément accélérés ont
l'avantage du moindre prix de revient, ils n'ont
pas la solidité du bon cuir de fosse; ils sont, tou-
tefois, très suffisants pour de nombreux usages ;
quant aux cuirs extra-rapides, tout au plus doit-
on les envisager comme une ressource en cas d'ur-
gence, comme un pis-aller acceptable en temps de
guerre.
L'étude des tanins végétaux a montré que ceux-
ci dérivent de polyphénols ; les uns, tels que ceux ex-
traits du bois de chêne, du bois de châtaignier, de
l'écorce de saule, du sumac, etc., dérivent du pyro-
gallol [C H'. (OH)'], tandis que ceux provenant de
l'écorce du chêne, du bouleau, du quebracho, du
cachou dérivent de la pyrocatéchine [C H*. (OH)"].
Leurs synthèses furent essayées, mais sans grand
succès industriel ; seules des substances comparables,
et par suite non synthétiques au vrai sens du mot,
ont pu être fabriquées et appliquées dans l'industrie;
parmi celles-ci deux seulement, la quinone et le jié-
radol présentent un grand intérêt.
Le procédé à la quinone, dû au professeur Meu-
nier et à Seyewetz, de Lyon, emploie la quinone
dérivée de l'oxydation d'un grand nombre de phé-
nols; cette substance seule tanne une peau en quel-
ques jours à raison de 15 p. de quinone pour 1000 p.
de peau; malheureusement, le cuir étant peu chargé
se prête mal à la vente au poids, aussi emploie-
t-on de préférence la quinone pour le prctannage,
préparation de la peau en vue d'un tannage ulté-
rieur par solution rapide ou par l'emploi du chrome.
Le niiadol ou synian de Stiasny, lancé par les
Allemands quelques mois avant la guerre, s'utilise
comme la quinone ; c'est un produit de condensation
à froid du phénol sur le sulfo-crésol ; d'abord fabri-
qué par la II Badische », le néradol fut, depuis, préparé
LAROUSSE MENSUEL
dans de nombreuses firmes anglaises ; son application
s'est considérablement développée, aussi devant la
pénurie des extraits végétaux, ces produits synthé-
tiques sont-ils appelés à trouver un débouché considé-
rable. Avant la guerre, l'Angleterre seule achetait par
an, pour 46 millions de francs d'extraits tanniques.
Parallèlement aux tannages végétaux s'est déve-
loppé depuis quelques années un procédé excellent,
le tannage au chrome ; en 1913, on pouvait estimer
que les deux tiers des cuirs pour dessus de chaus-
sures, étaient des cuirs au chrome. Ce tannage, réa-
lisé pratiquement, depuis 1884 en Amérique, con-
siste à agiter, durant quelques heures, dans un tur-
bulent ou appareil à fouler, 100 kgs. de peaux avec
une solution de 5 kgs. de bichromate de potassium
et 3 kgs. 5 d'acide chlorydrique dans
50 litres d'eau ; l'imbibition étant réalisée,
les peaux sont plongées dans un bain ré-
ducteur d'hyposulfite acide; on provoque
au sein même du futur cuir, la réduction
du sel de chrome en sesquioxyde. Ces
deux opérations peuvent se réaliser avec
un seul bain : solution d'alun chromique
chargée de sel marin. Le cuir chromé pré-
sente une teinte verte caractéristique ; ses
excellentes qualités lui permettent de rem-
placer les cuirs légers tannés ou mégis ;
très solide, élastique, lavable, résistant à la
chaleur humide, il est excellent après un
bon corroy âge pour confectionner des chaus-
sures, des leggins, des courroies, etc.;
plus coûteux que le cuir tanné à poids
égal, il reprend l'avantage à surface égale.
Il convient encore, de signaler un pro-
cédé déjà ancien, très suivi pour certains
cuirs légers, le hongroyage: la peau, ren-
due imputrescible par l'alun et le sel,
est imbibée profondément de suif. Ce
procédé permet d'obtenir rapidement des cuirs de
qualité ordinaire, peu résistants à l'eau ; il en est de
même des cuirs légers préparés à l'huile (chamoisage)
destinés à la ganterie, à la maroquinerie, etc.
Le haut prix du cuir à déterminé la recherche des
succédanés ; mais, si ceux-ci conviennent pour di-
verses appliquations où le besoin de résistance est
secondaire, ils ont totalement échoué pour se subs-
tituer au bon cuir à semelles; tels qu'ils sont ce-
pendant, comme leur emploi permet d'économiser
les matériaux tannés, ils présentent un très grand
intérêt.
Simili-cuirs. — On peut diviser les cuirs artificiels
en plusieurs catégories, selon leurs constituants et la
façon dont ceux-ci sont agglomérés :
I" Cuirs laminés constitués par des déchets de cuir
et de caoutchouc, qui désagrégés à la machine sont
réduits en pâte, par des réactifs appropriés (acides
ou lessives alcalines), puis mélangés à des aggluti-
nants (dextrine, stéarate de zinc, albumine, huile
cuite, acétate de cellulose, etc.). La pâte obtenue,
laminée et gaufrée, donne un cuir sans texture
fibreuse, naturellement sans solidité.
2° Cuirs fibreux végétaux. Ce défaut est diminué
dans les similis obtenus en agglutinant des fibres
textiles (coton, chanvre, jute, ramie etc.) pures ou
déjà traitées par des huiles ou du bichromate ; l'ag-
glutinant employé étant le plus souvent du caout-
chouc ou de l'albumine.
3" Cuirs fibreux animaux. Dans cette catégorie,
les fibres proviennent de boyaux, de nerfs, de ten-
dons ; on les entremêle, puis après gonflement dans
un acide, on agglutine le tout avec un savon ou de
l'albumine ; finalement, la masseest imperméabilisée
par incorporation d'huiles ou de résines.
4" Cuirs tissés. Avec ces substances, la résistance
s'obtient en partant d'étoffes de coton, lin, jute etc..
collées entre elles, sur plusieurs épaisseurs à l'aide
d'adhérents insolubles dans l'eau, généralement au
moyen de caoutchouc ; on reproche aux objets fabri-
qués avec ces cuirs leur peu de souplesse et leur ef-
filochage facile.
5° Cuirs enduits comprenant les papiers et les
étoffes recouvertes d'enduits à base de celluloïd ou
de viscose ; cette catégorie est l'une des plus impor-
tantes ; ces cuirs permettant d'imiter un grand nom-
bre de cuirs légers employés dans la maroquinerie,
la reliure, l'ameublement etc.
Les plus anciens sont les factices au celluloïd :
pégamoïd, loréïd, etc., obtenus en enduisant le sup-
port de collodion camphré dissous dans l'alcool ou de
collodions mélangés d'huiles oxydées et de résines,
ordinairement la pâte (i kg. de déchets de celluloïd en
copaux dissous dans 5 litres d'alcool à 94** et 6 à 12
kiiogs d'un colorant minéral délayé dans l'huile de
ricin) est étendue sur le tissu à l'aide de machines
spéciales (spreading) Ces similis ont une forte odeur
due au ricin et une grande inflammabilité, quoique
celle-ci soit notablement diminuéecomparativement
à celle du celluloïd, par suite de la charge; ils ont
l'avantage d'être imperméables et inaltérables à froid.
Les récents progrès de l'industrie des éthers de la
cellulose (V. Lar Mens. t. IL p. 851)), ont permis de
réaliser de meilleures imitations, beaucoup moins in-
flammables ; elles s'obtiennent en étendant une pâte
de 25 p. d'acétate de cellulose, 40 p. de plastifiant
«• 182. Août 1820.
(triacétine ou éther acétique de la glycérine par
exemple), et de 35 p. de charge ; ces éléments étant
délayés au malaxeur avec un dissolvant à base d'acé-
tate de méthyle et de tétrachloréthane (ce dernier
est souvent remplacé par l'alcool benzylique). L'é-
tendage à lieu à la table-coucheuse sur laquelle le
support (papier, étoffe, cuir mince ou refendu, etc.).
1
spreading-. Machine à enduire.
se déplace horizontalement à la vitesse de 2 mè-
tres par seconde ; la pâte est égalisée par un couteau
racloir. Après avoir séjourné dans une caisse de sé-
chage, le simili passe entre les cylindres d'une ca-
landre où il est gaufré pour imiter le graindes cuirs
naturels; on a pu également réussir par ce procédé des
cuirs vernis plus solides queles vernis ordinaires au
copal, souvent poisseux à chaud et cassants à froid.
Enfin, en préparant une pâte, comme il est indi-
qué ci-dessus et en y incorporant des poudres de liège,
des déchets de cuir, on réalise une masse semi-fluide
à chaud, facile à transformer en feuilles; l'opération
s'efîectiiant en l'absence de solvants et par l'usage
exclusif de machines, permet aisément une marche
continue de la production. — M. MoLi.vii.
Entéro-vaccins. — Méd. Nom donné aux
vaccins que l'on utilise par la voie digestive au lieu
de les injecter sous la peau comme on le fait ordinai-
rement.
Le principe de l'emploi des entéro-vaccins est le
suivant : dans la plupart des infections qui recon-
naissent une origine intestinale (fièvre typhoïde et
paratyphoïde, colibacillose, choléra, etc.), les micro-
bes pathogènes sont incomplètement digérés par les
sucs digestifs, et ceux qui échappent à la digestion,
comme les résultats incomplets de la bactériolysf
digestive, passent dans la circulation où, faisant fonc-
tion d'antigènes, ils déterminent les diverses réac-
tions qui constituent les symptômes de la maladie.
Il s'agit, en définitive, comme on le sait, d'une lutte
des colloïdes étrangers ainsi introduits dans le milieu
intérieur avec les colloïdes de l'organisme et non,
comme Danysz et d'autres semblent le croire, d'une
combinaison exclusivement chimique. Or, nul n'i-
gnore que l'on peut, par un entraînement métho-
dique, adapter les sécrétions gastro-intestinales à
digérer complètement des substances qu'elles n'atta-
quent pas ou qu'elles n'attaquent que faiblement à
l'état habituel. C'est ainsi que des poules peuvent
être habituées à digérer la viande de cheval et des
carnivores à digérer le pain. On a donc pensé que si
l'on faisait ingérer d'une manière systématique, à des
individus réceptibles, des cultures de bacilles des in-
fections intestinales, on arriverait à les immuniser
ainsi peu à peu et à les rendre réfractaires à ces in-
fections, tant en habituant le tube gastro-intestinal
à digérer les bacilles qu'en provoquant et en entre-
tenant les réactions défensives de l'organisme.
Considéré sous cet angle, l'entéro-vacciiiation est
exclusivement préventive. Mais on a cru pouvoir
aller plus loin. Puisque l'ingestion de cultures bacil-
laires stérilisées détermine des réactions d'immu-
nité, moins rapides et moins intenses que quand on
injecte le vaccin, mais efficaces tout de même, il est
donc possible d'appliquer aux malades chez lesquels
l'injection est difficile ou contre-indiquée (jeunes
enfants, tuberculeux, vieillards, etc.) l'cntéro-vacci-
nation, qui est d'une grande commodité, n'entraîne
pas de malaises sensibles et peut déterminer le rac-
courcissement de la maladie.
N' 162. Août 1920.
C'est Courmont et Rochaix qui utilisèrent d'abord,
en 1912, les stock-vaccins de bacilles d'Eberth sté-
rilisés par la chaleur en lavements contre la fièvre
typhoïde; ils obtinrent ainsi des résultats encoura-
geants et notamment une défervescence plus rapide.
Lumière et Chevrotier préconisèrent ensuite un poly-
vaccin à Eberth, colibacilles et paratjrphiques, stéri-
lisé et desséché, en pilules keratinées, par la voie
buccale, contre la dothiénentérie et les paratyphoïdes,
surtout à titre préventif mais aussi à titre curatif ;
les expériences ont montré que ce procédé semble
plus efficace pour immuniser que pour guérir une
infection déclarée. Pendant la guerre, L. Foumier
a utilisé les cultures liquides d'Eberth et de paraty-
phiques A et B, stérilisées à 100 degrés C, et qu'il
fait prendre par la bouche avec un peu d'eau sucrée
ou qu'il administre en lavements. Dans beaucoup
de cas, l'action a été favorable et s'est manifestée
par la disparition de la fièvre et des phénomènes
typhiques et le raccourcissement de la durée de la
malailic. Enfin Danysz recommande l'entéro-vaccina-
tion, à titre préventif surtout, dans d'autres infections
intestinales, le choléra notamment et les colibacillo-
ses, mais jusqu'ici tout se borne à des considérations
théoriques et à quelques essais expérimentaux qui ne
permettent pas encore de prévoir l'importance et
l'efficacité des applications. — D' J. LAtMomER.
Juliette et Roméo, tragi-comédie, en cinq
actes et six tableaux, en vers, par André Rivoire,
d'après Shakespeare et Luigi da Porto ; représentée
pour la première fois sur la scène de la Comédie-
Française, le 2 juin 1920.
L'auteur a eu l'idée d'ajouter une adaptation nou-
velle à toutes celles qui ont été déjà faites du drame
Roméo et Juliette, de Shakespeare.
On sait que cette semglante histoire est véridique
et se passa au xiv" siècle. Elle fut racontée en 1535
par Luigi da Porto, puis en 1562 par Arthur Brook,
et par Girolamo de la Corte en 1594, un an avant la
représentation de la tragédie shakespearienne.
Après Shakespeare, Ducis en donna une adapta-
tion très infidèle en 1772. Bandello a écrit une nou-
velle italienne, imitée par Boistel dans ses Histoires
tragiques, continuées par Belleforest; Howard au
temps de Shakespeare a produit une tragi-comédie
où ni Roméo ni Juliette ne meurent; elle a été
imitée par Théophile Cibber en 1747, et par She-
ridan et Lee. Dans Lope de Véga les amants ne
meurent pas.
La tragédie espagnole de ce dernier a été traduite
en anglais par Gray. La version généralement suivie
et jouée au théâtre comporte les changements qui
ont été apportés par Garrick à Shakespeare,
Dans l'original, Roméo meurt avant le réveil de
Juliette. Garrick a fait réveiller Juliette à temps pour
qu'elle puisse causer encore avec son époux et goû-
ter un moment de bonheur suivi d'un désespoir
d'autant plus atroce.
C'est ce dénouement qui est généralement accepté.
Frédéric Soulié.en 1828, fit jouer une tragédie de
Roméo et Juliette, à l'Odéon. Elle n'a pas duré.
Signalons enfin un opéra sur ce sujet en 1793, un
opéra séria de Zingarelli en 1796, un autre opéra
italien en 1825, l'opéra de Bellini en 1853; celui de
Gounod en 1867, et une traduction plus récente qui
fut jouée àrOdéon,sousIadirectiond'Antoine(i9io).
Voici comment André Rivoire a conçu et présenté
le sujet. 11 le divise en cinq actes :
Au premier acte, le décor représente un carrefour
devant la maison des Capulets. Des ganains font du
vacarme sur le perron de cette demeure ; des valets
sortent et sont aussitôt accueillis par les huées et les
défis des gens qui tiennent pour les Montaigus. Deux
valets insultent Benvolio et Mercutio, amis de Roméo.
Ils battent en retraite; mais l'arrivée de Tybalt,
neveu de Capulet, envenime les choses. La mêlée
devient générale. II ne faut rien moins que l'arrivée
du Prince de Vérone pour faire cesser la rixe.
Roméo resté seul avec sou ami Benvolio, lui confie
qu'il aime une jeune femme, Rosaline.
La mère de Juliette s'entretient avec sa fille et sa
nourrice de la demande en mariage qui va lui être
adressée par le comte Paris. La nourrice se livre à
des facéties de langage oii est adoucie la brutalité
du poète anglais. Le comte Parisfait sa cour à Juliette ;
puis Capulet confie à un domestique, devenu ici le
clown, la commission d'aller inviter ses amis pour
un bal qu'il va donner. Le clown invite sans le savoir
Roméo et ses amis ; ceux-ci décident de se rendre à
cette invitation.
L'acte deux nous amène dans les jardins de Ca-
pulet, le soir du bal. Des musiques joyeuses, des
danses, des torches, des illuminations animent la
scène peuplée de seigneurs et de dames en brillantes
toilettes.
Roméo arrive avec ses amis, Benvolio et Mercutio ;
celui-ci plaisante le jeune Montaigu sur son air
rêveur, en lui disant les jolis couplets de la fée Mab.
Cependant, Tybalt ayant recoimu les amis de Mon-
taigu, veut les chasser à coups d'épée. Son oncle
lui ordonne de se retirer. La fête prend fin et c'est
alors que, dans la nuit, on entend le duo célèbre et
délicieux, duo d'amour où Juliette, avec une ingé-
LAROUSSE MENSUEL
nuitê franche, impulsive, cynique et innocente, dit
son amour à Roméo, dont elle avait déclaré à sa
nourrice, dès le premier moment qu'elle l'aperçut :
— « Sache qui est ce seigneur ; s'il est marié, le
tombeau sera ma couche nuptiale. >
Toute la scène connue de Shakespeare est repro-
duite ici avec une fidélité éloquente, respectueuse et
attendrie.
Le troisième acte est celui où le frère Laurent ma-
rie Roméo et Juliette, tandis que Tybalt, qui cherche
Roméo, provoque et tue Mercutio, et est tué à son
tour par Roméo, qui est condamné à l'exil.
L'acte quatre se passe dans la chambre de Juliette.
C'est au matin ; le petit jour parait ; c'est le couplet
fameux :
Non, ce n'est pas le jour I
« Ce n'est pas l'alouette 1 »
Roméo se retire, le père Capulet veut imposer à
sa fille le mariage avec le comte Paris, le frère Lau-
rent donne à Juliette le breuvage léthargique qui
doit l'endormir le jour des fiançailles.
Quand le comte Paris vient chercher sa fiancée,
elle n'est plus en apparence qu'un cadavre.
L'acte cinq est divisé en deux tableaux. Dans le
premier Roméo s'est réfugié à Mantoue. 11 apprend
la mort de Juliette, et ne reçoit pas la lettre par la-
quelle le frère Laurent lui explique que cette mort
n'est qu'une léthargie provisoire. Roméo achète lin
violent poison à un apothicaire voisin.
Au tableau suivant, il entre dans la crypte funé-
raire où repose Juliette. Guetté par le comte Paris,
il tue celui-ci, et devant le cadavre de sa jeune épouse,
il boit le poison.
Juliette se réveille avant qu'il meure. Ils peuvent
échanger encore les dernières paroles d'amour, Roméo
expire. Juliette se poignarde de désespoir.
Devant tant de tragiques infortunes, Capulet et
Montaigu se réconcilient.
Telle est la trame sur laquelle le poète a disposé la
fantaisie de ses jolis vers.
Sans entrer dans le détail d'une comparaison mi-
nutieuse, on s'aperçoit aussitôt que quelques scènes
seulement de l'auteur anglais ont été supprimées :
La scène où la nourrice apprend à Juliette que Ro-
méo a tué Tybalt'; la scène où le frère Laurent em-
pêche devant la nourrice Roméo de se tuer; la
scène entre le frère Laurent et le comte Paris.
En général, la tragédie de Shakespeare est pieuse-
ment respectée. Ce qui fait la nouveauté littéraire et
la va,eur de l'œuvre d'André Rivoire, c'est la fraî-
cheur de la poésie dont la souplesse délicate est bien
faite pour exprimer l'éveil de l'amour et les an-
goisses de la passion.
Le style est agréable, limpide, facile, souple et le ton
s'adapte avec justesse aux différentes circonstances.
Est-ce la nourrice qui parle ? Elle a une verve
gaillarde. Elle dit à lady Capulet :
... J'ai des souvenirs, moi, que rien n'altère...
Voilà juste treize ans du tremblement de terre...
Ce jour là... Pour sevrer les enfants, que fait-on?...
J'avais mis de l'absinthe au bout de mon téton.
Vous, avec mon seigneur, vous étiez à Mantoue...
Quand elle eut pris l'absinthe, il fallait voir sa moue
Et, de ses petits poings, comme elle m'accabla!,..
C'est juste, à ce moment que la terre trembla...
Et moi donc!... Ce que j'ai filé!... Comme une pomme!
Treize ans déjà ! C'était du temps de mon pauvre homme I
11 aimait la petite, aussi, lui, tellement !..,
Même à propos, la veille, oui, de ce tremblement,
Je vois toute la scène, à pouvoir la décrire.
Le cher homme!... II avait toujours le mot pour rire I...
Comme elle était tombée, en courant, sur le front.
Il lui mit sur sa bosse un bel écu tout rond.
Et... J'en éclate encore... Ah! ah!... quoi que je fasse!
11 lui dit : « Maintenant tu tombes sur la face ;
Mais viennent tes quinze ans, et, sous les blancs rideaux.
Alors tu tomberas, ma fille, sur le dos!... >
Ah ! ah !... J'en ris comme une poule qui va pondre !...
Mais le plus beau, ce fut ce qu'elle allait répondre !
Séchant soudain ses pleurs, d'un air épanoui.
Elle, par Notre-Dame 1 elle répondit ; ■ Oui ! »
Le tempérament du père Capulet est rendu par
la verdeur de l'expression quand il invite la nour-
rice au silence avec l'emportement d'un Orgon de-
vant Dorine :
... Quoi?... Vous, la bonne,
Taisez-vous!.., Je n'ai nulle besoin de vos leçons!...
Dame Prudence!... Allez repriser les chaussons.
Et de tous vos cancans étourdir vos pareilles.
Sa colère devant la résistance de sa fille, déjà
mariée secrètement, au projet de mariage avec le
comte Paris s'exhale en termes truculents :
... Jour de Dieu! C'est à perdre la tête!,..
Soir et matin, chez moi, dehors... Oh! c'est trop bête !...
Seul, ou bien avec des amis, non seulement
Eveillé, mais parfois aussi, jusqu'en dormant.
Je combinais sans cesse un bon appariage
Qui se terminerait par un beau mariage !...
Et quand je trouve un gentilhomme, par bonheur.
Cousin du prince, riche et d'argent et d'honneur.
Jeune, beau, sachant tout, possédant tout pour plaire.
Tout, tout, et, pour parler comme le populaire.
Pétri de qualités, tel un pain sans défaut.
Quand moi j'ai découvert ce gentilhomme, il faut.
Que cette Jeanncton sans cœur et sans cervelle.
Par des pleumichements accueille la nouvelle :
■ Je ne veux pas me marier... Je ne veux pas
« Aimer... Je ne suis pas d'âge à sauter le pas...
207
> Pardonnez-moi, je vous en priel > Ouais... ma mignonne.
Vous allez voir un peu comment je vous pardonne!...
Je vous chasse... Vous irez paître où bon vous plaît,
Et je ne vous tiens plus pour une Capulet...
Le frère Laurent est un brave homme de religieux
qui sait le monde et s'amuse de la versatilité des jeunes
gens quand il voit Roméo renoncer si vite à Rosaline
pour Juliette.
La pauvre Rosaline est vite délaissée I...
Ahî jeunesse, jeunesse!... Amour insoucieux.
Tu n'es pas dans le cœur, tu n'es que dans les yeux!...
Jésus, Marie... Après tant d'ardeur exhalée.
Tant de soupirs, tant de larmes, tant d'eau salée
Pour assaisonner mieux le mets de cet amour!...
Et le soleil d'hier à peine est de retour !...
Tu soupirais hier, tout gémissantd'alarme...
C'était bien toi pourtant, c'étaient bien tesdouleursl
Vous étiez tout à Rosaline... Au loin les pleurs!...
Quand l'homme est si peu fort, ô cceur plein d'exigence.
Reconnais que la femme a droit à l'indulgence...
Tout le rôle de Juliette est écrit avec un sentiment
d'une fraîcheur délicieuse et touchante et eu vers jolis.
— Je ne me défends pas, ta victoire est facile,
Mais si mon cœur donné te semble trop docile,
Comme une autre, je puis être méchante aussi.
Et détourner la tête et froncer le sourcil.
On rend plus précieux l'amour qu'on fait attendre..
En vérité, beau Roméo, je suis trop tendre...
Mais je ne serai pas moins fidèle, crois-moi,
Qu'une autre plus habile à cacher son émoi.
Si mon sincère amour a manqué de prudence,
La nuit t'en avait fait déjà la confidence.
Et, si l'aveu trop prompt d'un tel secret me nuit.
Ne m'en accuse pas, n'accuse que la Nuit!
Les traductions et les adaptations de Roméo et
Juliette étaient déjà nombreuses. Celle-ci n'est ni inu-
tile ni superflue. Ce genre d'adaptations a besoin de
se renouveler et de se multiplier, car chacune cor-
respond à l'époque qui la voit naître.
Ducis et Soulié ne sont plus de notre temps et ne
nous touchent point. 11 nous faudra toujours des
interprétations nouvelles, au courant de nos goûts
et de nos préférences, et c'est pour cette raison
qu'on refera toujours les chefs-d'œuvre d'autrefois.
Se renouveler ainsi, c'est pour les chefs-d'œuvre,
leur façon de vivre, et voilà pourquoi André Rivoire,
non seulement n'a pas fait œuvre inutJe, mais a no-
blement servi la cause de la poésie, de la littératm-e
et de l'art.
On reverra sans cesse, pour le mettre à la mode
du jour, ce drame iimnortel ; il fait chaque aimée
venir à Vérone un nombre incalculable de pieux
pèlerins qui s'arrêtent devant le balcon de Juliette,
et vont jeter leurs cartes de visite dans les sarco-
phages de pierre des amants de Vérone, où l'on peut
remuer à la pelle ces carrés de bristol couverts de fines
écritures, de larmes et de baisers. — Léo CLiRSTre.
Les principaux rôles ont été créés par M""Piérat (Juliette),
Suzanne Devoyod {Lady Capulet), Dussane (la Nourrice),
Jeanne Even (Lady Montaigu), et par MM. Albert Lambert
(Roméo), Paul-Mounet (Frère Laurent), Dehelly (Benvolio),
Henry Meyer (le Prince), Siblot (Capulet), André Brunot
(Mercutio), Denis d'Inès (V Apothicaire), Charles Grandval (le
Clown), Paul Gerbault (Montaigu), Fresnay (Balthaiar), Ro-
ger Gaillard (le comte Paris), Alcover (Sanson), Jean Hervé
(Tybalt), René Chambon (Grégorio),
Xjejay (Paul-Antoine- Augustin), philologue et
historien français, né à Dijon le 3 mai 1861. Nous
avons donné la biographie de l'abbé Lejay à propos
de son élection à l'Académie des inscriptions et
belles-lettres (v. Lar. Mens, juin 1920). Il est mort
à Paris, le 13 juin 1920.
Xjincoln (Abraham), par Brand Whitlock
(Paris, 1920). — La famille des Lincoln est très
ancienne. En 1635, elle émigra d'Angleterre en
Amérique, dans l'espoir d'y établir sa fortune. II est
probable qu'elle éprouva quelques déceptions, car,
en 1786, Thomas Lincoln, l'un de ses descendants,
vivait dans la pauvreté et ne savait pas lire. 11 exer-
çait le métier de charpentier et travaillait rude-
ment. Etant en résidence à Éli=;abethtown, il unit sa
misère à celle de sa cousine Nancy Hanks, en eut
une fille, et, cherchant un sort meilleur, pa^it pour
le Big south fork de Nolin Creek, à 3 milles de Ho-
gensville. Là, il bâtit une cabane où, le 12 février
1809, Abraham Lincoln vit le jour.
Ce second enfant accroissait d'une charge nou-
velle le dénuement de son père. Celui-ci dut vaga-
bonder pour trouver la subsistance des siens. Dans
rindiana, à Pigeon Creek, près Gcntryville, il cons-
truisit une seconde hutte de troncs d'arbres, sans
fenêtres, sans plancher et dont une peau de bête
formait la porte. Là, l'existence de la famille fut si
pénible que Nancy Hanks succomba, emportée par
une épidémie.
Le charpentier, demeuré seul avec ses enfants, ne
parvenait pas à leur assurer même quelque chaleur
pendant les froids rigoureux de l'hiver. Abraham,
nature impressionnable, souffrait de l'isolement. Il se
serait étiolé sans se plaindre si Thomas ne s'était, un
jour, ressouvenu qu'une veuve, Sarah Buck Johnston,
avait autrefois aimablement accueilli ses frustes ten-
dresses. Il l'alla voir, espérant qu'elle accepterait
de partager son sort difficile. Elle consentit, en effet,
à le suivre. Eu décembre 1819, ils se mariaient. La
208
veuve avait quelque pécune, trois enfants et des
meubles. Elle apporta le tout dans la cabane de
Pigeon Creek. On put dormir sur de la plume,
manger sur une table. Sarah était laborieuse et
bonne. Elle inspira à son mari le goût du travail,
à ses beaux-enfants, le respect et l'amour. Un peu
de bonheur était entré avec elle sur ce coin de terre.
Abraham surtout renaissait. Quand il eut l'âge de
besogner de ses mains, on voulut en faire un char-
pentier. Mais tout de suite il montra peu de goût
pour ce métier. L'étude lui plaisait davantage. Sa
Abraham Lincoln.
marâtre l'encourageait à s'y livrer. Il faisait son ap-
prentissage avec des intermèdes d'école. Il apprit
rapidement à lire, écrire, calculer. Il connut bientôt
tous les livres que possédaient colons et ouvriers
«dans un rayon de 50 milles». Ses prêteurs de livres
n'étaient pas tendres. Un jour ayant emprunté à
Josiah Crawford une Vie de Washington, il la lui
rendit abîmée. Crawford l'obligea, pour payer la
valeur du volume, à travailler pendemt trois jours
au fourrage à 25 cents, par jour.
Mais peu lui importait. Il s'astreignait à des tra-
vaux plus difficiles. Il fut bientôt assez savant pour
haranguer les travailleurs des champs et écrire des
articles et des satires. Il faisait 15 milles sans
regret pour assister aux séances du tribunal de
Boonville où il écoutait les avocats.
Il était très grand, mais sans grâce, toujours
revêtu de peaux, d'une force énorme qui lui rendait
faciles les travaux de charpenterie et les travaux des
champs. Ses prouesses d'hercule et de rameur lui
valaient l'admiration générale.
En mars 1830, il quitta avec sa famille l'Indiana
et gagna, en Illinois, le pays de Sangamon. Abraham
tailla d'abord des pieux pour gagner de quoi s'ha-
biller, puis abandonna sa famille, pris par le goût de
l'aventure. Il exerça tous les métiers, accomplit toutes
sortes de prouesses, sans sortir de la médiocrité. A la
Nouvelle-Orléans, il fut impressionné par la vue d'un
marché aux esclaves et dès lors fut partisan de leur
émancipation.
Il se mêla à la politique et, étant beau discou-
reur, osa se présenter, en 1832, aux élections,
comme député de l'Etat d'Illinois. Sa campagne fut (
interrompue par la guerre de « Black Hawk »
contre les Indiens révoltés, à laquelle il participa à la
tête d'une compagnie de jeunes gens, ses partisans.
La guerre terminée, il reprit la campagne électorale
et fut battu. Il s'établit alors épicier, lit faillite, devint
directeur des postes de New-Salem, puis apprenti-ar-
penteur. En 1834, il tenta encore la chance des élec-
tions. Sa force physique lui servit cette fois tout
autant que sa faconde. Il lançait en l'air ses interrup-
teurs, soulevait des poids énormes, faisait l'admiration
d'un public épris de ces sortes d'exploits. Il fut élu.
Quand il fallut se rendre à Vandalia, capitale de
l'Illinois, pour assister aux séances de la Chambre,
il dut emprunter pour s'habiller convenablement. Son
séjour dans cette ville lui fut profitable. Il étudia avec
ardeur. Désigné pour faire partie de diverses Commis-
sions, il s'initia à tous les mystères de l'administration.
Aux nouvelles élections, il fut réélu avec sa liste
de whigs, sept députés et neuf sénateurs géants que
l'on nommait « the long Nine », les neuf Longs.
Il fit alors ses études de droit qu'il termina en 1836.
Il était à la tête d'un groupe de politiciens qui pré-
conisaient des améliorations économiques et qui
obtinrent le triomphe de leurs doctrines. Il protesta
publiquement contre l'esclavage et parvint à trans-
porter, à Springfield, où il s'installa, la capitale de
LAROUSSE MENSUEL
l'Illinois. On le considérait déjà comme « une nota-
bilité nationale ». Il fut successivement réélu en
1838 et 1840. Mais ces succès ne l'enrichissaient
point. Il partageait le lit et les affaires d'un pauvre
avocat de Springfield. Successivement, il s'associa à
d'autres avocats. Il songeait, mais avec de grandes
hésitations, à se marier. L'un de ses adversaires po-
litiques les plus acharnés, Stephen A. Douglas, fut
aussi son adversaire sur le terrain de l'amour. Tous
deux trouvaient du charme à Mary Todd, jouvencelle
du Kentucky, venue à Springfield pour visiter sa
sœur. Elle préféra Lincoln qui l'épousa un an plus
tard, sans enthousiasme, et lui assura, pour tout
foyer, une pension à la taverne.
Il songeait à se piésenter au Congrès, mais des
discours imprudents l'en éloignèrent jusqu'en 1846
où il fut élu contre Peter Cartwright. Il était très
recherché pour son humour. Il prononça quelques
harangues sensationnelles dans le milieu nouveau
où les jeunes gens avaient quelque peine à imposer
leurs idées. La guerre du Mexique, entreprise par le
président Polk, lui fournit un thème d'actualité
bruyante. 11 mit Polk en mauvaise posture à l'aide
de cette éloquence un peu burlesque et naïve qui
plaisait à des hommes rudes et d'intelligence pra-
tique. Il organisa aussi, en faveur du général Taylor
qui s'était distingué dans la guerre susdite, une pro-
pagande si habile que ce personnage fut élu prési-
tient contre le général Cass, soutenu par le parti
démocratique. Il menait parallèlement une cam-
pagne contre l'esclavage.
Malheureusement, ses électeurs, gens belliqueux,
désapprouvèrent son action contre Polk. Il perdit
son siège. Il refusa le poste de gouverneur du ter-
ritoire d'Orégon que lui offrit le président Taylor.
Il revint à Springfield et reprit son métier d'avocat.
Il n'y avait pas d'homme plus désordonné que
Lincoln. Il portait ses documents dans son cha-
peau haut de forme; il oubliait de réclamer ses ho-
noraires. Il menait une vie errante, suivant le juge
David Davis dans ses tournées de tribunal en tri-
bunal, refusant les causes déshonnêtes, plaidant les
autres avec une telle conviction qu'il emportait tou-
jours les verdicts favorables. Bientôt, il fut le plus
grand avocat de l'Illinois, gagnant, au civil comme
au criminel, d'importantes affaires.
Mais il n'était pas, au prétoire, dans son élément
naturel. Il l'abandonna sans regret pour se lancer de
nouveau dans la politique. Quittant le parti des
whigs pour le parti républicain, il se mêla au mou-
vement abolitionniste. En 1858, choisi par l'Illinois
/V> 162. Août 1920.
L'élection de Lincoln, candidat des républicains,
apparut aux Etats du Sud comme insupportable. Ct
président devait, à leur sens, léser tous leurs inté-
rêts. Ils se séparèrent bruyamment de l'Union, fon-
dant une Confédération à part dont Jefferson Davis
fut le président et Richmond la capitale (février
1861). Dès lors les Etats du Nord décidèrent
de les combattre et de supprimer l'esclavage. La
guerre de Sécession était ouverte.
Lincoln eut la tâche de conduire cette guerreavec
des ministres qui, par leurs actes inconsidérés, bri-
saient son énergie naturelle et des généraux qui
sans cesse exigeaient leur indépendance. Les forces
militaires n'existaient point. Il fallut les créer. Des
difficultés de toutes sortes surgirent dont la plus
grave fut soulevée par l'Angleterre dont on avait
insulté le pavillon; Lincoln, patiemment, tourmenté
par de perpétuels accusateurs désireux de le renver-
ser, souffrant dans ses affections familiales, déchiré par
l'angoisse patriotique, les aplanit et parvint à créer,
dans l'Etat, une discipline nécessaire à la victoire.
La lutte débuta par des échecs. Les fédéraux oppo-
saient aux gens du Sud des troupes plus nombreuses,
mais moins combatives. Lincoln avait confié la
tâche de commander les armées à G.-B. Me Clellan,
jeune général, ambitieux et vain qui ne montra
point les qualités attendues. Longtemps on piétina
sur place, ne trouvant pas l'homme qui était néces-
saire. Un jour la capitale des fédéraux, Washington,
faillit être prise. Enfin le général Grant se signala
par son énergie et ses bonnes métnodes de tactique.
Il nettoya de Sudistes toute la région du Mississipi,
prit des villes importantes, comme W'irksburg, gagna
les batailles de Lookout Mountain et de Missionary
Ridge. Il apparut comme un sauveur dans le désar-
roi où l'on se débattait, et le Congrès institua en sa
faveur, le grade de lieutenant-général, supprimé
depuis la mort de Washington.
Sous le commandement de ce chef et du général
Sherman,son auxiliaire le plus brillant, la campagne
prit une allure vive. Les résultats s'annonçaient
heureux déjà en 1864, au moment où la question
présidentielle se reposait devant le pays. Des candi-
dats disputèrent à Lincoln son poste difficile, mais
le 8 novembre ce dernier était réélu. II eut alors à
combattre les pacifistes qui tentaient d'obtenir, de
la lassitude générale, un compromis sans résultat.
Lincoln d'ailleurs ne s'opposait point à la paix.
Volontiers il écoutait les plénipotentiaires qui allaient
vers lui avec des propositions. Mais il se rendait
compte que le repos ne vientlrait que du triomphe
I c Ca^'iluit.' de \\ .kiiiuiif;toii, uii lui c^i'O^c le ci>r|>s d Abraliaiii LiOL-ûlii.
comme candidat au Sénat, il entreprit, contre Ste-
phen Douglas, l'une de ces campagnes fameuses
avec cortèges et triomphes, grand concours île musi-
ciens et de baladins, illuminations, pugilats qui ren-
dirent si singulière la politique américaine de ce
temps. Il fut battu et, en outre, ruiné.
Il ne se découragea pas. Il continua son action et
ses discours de telle sorte qu'il acquit une réputa-
tion nationale. L'heure de la revanche des échecs
injustes et successifs était venue. Le 16 mai 1860, il
était élu président des Etats-Unis et quittait Spring-
field pour Washington.
Il prenait le pouvoir dans des circonstances dif-
ficiles. Une grande querelle divisait la Confédération.
Les Etats du Sud utilisaient à la culture, des esclaves
nègres. Les Etats du Nord, pays industriels, ne se
servant pas de ces misérables auxiliaires importés
d'Afrique, réclamèrent la suppression de l'esclavage.
Les premiers soutenaient le parti démocratique
désireux de rendre à chaque Etat son indépendance ;
les seconds appuyaient le parti républicain soucieux
de renforcer l'Union.
des armes. Par le fait on ne le gagna qu'à ce
prix. Grant et Slierman parvinrent à encercler Lee,
général des Sudistes, et à enfenner ses troupes
dans Petersbourg et Richmond où elles capitulèrent
(avril 1865). Cette guerre avait ruiné les Etats-Unis
en arrêtant leurs exportations et en leur créant une
dette énorme.
Cependant, dans un grand discours qu'il pronon-
çait à la Maison Blanche, Lincoln conseillait à ses
partisans l'indulgence, la modération, l'amnistie. 11
devait en être fort mal récompensé. Washington
était toute entière livrée à l'ivresse de la v.ctoire et
le Président avait consenti à se remhe au l-'ord's
Théâtre. Il écoutait tranquillement la pièce : .\olic
Cousine américaine, quand John Wilkes Booth, su-
diste fanatique, l'abattit d'un coup de revolver.
Le deuil succédait à la joie. Le corps tlu grand
homme, après avoir été exposé auCapilole, fut pro-
mené de capitale en capitale. Le 4 mai 1865, il fut
enterré à Springfield. Longtemps après la mort de
Lincoln, on comprit quelle avait été 1 importance
de son rôle et qu'à lui seul les Etats-Unis devaient
I
N- 182. Août 1920.
l'éveil de leur sentiment national et de leur libéra-
lisme de pensée.
Brand Whitloclt révère, cela est visible, cette pure
physionomie. Il ne l'embellit point. Il la peint telle
qu'il la voit dans ses ombres et ses lumières. 11 écrit
(l'un ton simple qui plaît et qi.i contribue à souligner
la haute et tendre bonhomie de son héros. Ce n'est
plus un demi-dieu, auréolé de légendes qu'il nous
présente, mais un homme dont l'action fut sublime
oorame la vie. — Emilu .Mione.
Paix (La) [Suite]. — Le Traité de Versailles.
— Sanctions et Réparations. — L'exposé impar-
tial des origines de la Grande Guerre établit jusqu'à
l'évidence la culpabilité des gouvernements de Berlin
et de Vienne. L'agression fut voulue, le droit délibé-
rément violé, et le peuple se solidarisa avec son
kaiser, ses militaires et ses hommes d'Etat. La ca-
tastrophe fut le résultat de la politique prussienne,
qui avait intoxiqué r.\lleraagne tout entière et ten-
dait à asseoir sur le monde la dictature germanique.
Sa cause lointaine, ce fut la volonté de puissance
universelle; sa cause immédiate ce fut le désir de
brusquer les événements. La question serbe mettait
en jeu la domination des Balkans; elle intéressait
donc tous les gouvernements, et le Kaiser est respon-
sable, en premier lieu d'avoir permis à son allié de
localiser une affaire européenne, ensuite d'avoir
couru sciemment le risque de l'intervention russe et
du casus iœderis qui en découlerait, enfin d'avoir
repoussé toutes les propositions transactionnelles et
attendu pour conseiller la mo:lération à l'Autriche,
que toute chance d'éviter l'effusion de sang se fût
évanouie. La mobilisation russe fut la conséquence
de la mobilisation austro-hongroise et de la décla-
ration de guerre à la Serbie, actes autotorisés par le
gouvernement de Berlin; et ce fut lorsque l'Autriche
parut enfin hésiter devant l'étendue de sa responsabi-
lité que le Kaiser la plaça en face de l'irréparable en
iléclarant la guerre à la Russie et à la France pour
des raisons mensongères ou des prétextes inventés de
toutes pièces. Prémédité, raisonné, le crime alle-
mand fut par excellence un crime « intellectuel ».
Mais l'Allemagne n'est pas seulement responsable
d'avoir voulu la guerre : elle est coupable, l'ayant
déchaînée, de l'avoir conduite avec une barbarie sys-
tématique.
Le simple exposé des atrocités auxquelles se sont
livrées ses armées constitue le plus accablant des
réquisitoires. Partout où passèrent les soldats du
kaiser, on put constater les mêmes applications de
doctrines de guerre aussi implacables que les doc-
trines politiques dont elles émanaient. Ce fut, inva-
riablement et en tous lieux, le mépris des conven-
tions et des usages internationaux, l'emploi de la
méthode terroriste, l'œuvre consciente, logique et
grossièrement raffinée d'un peuple qui, ne doutant
pas de la victoire finale, s'était prorais l'impunité.
La Conférence de la Paix rangea sous trente-deux
chefs d'accusation les « crimes de guerre » commis
par des ennemis sans conscience :
i" Meurtres et massacres, terrorisme systématique;
2" Mise à mort d'otages;
3° Tortures infligées aux civils;
4° Famine imposée aux civils ;
5« Viols;
6° Détournements de jeuues filles et de femmes pour les
contraindre à la prostitution;
7*» Déportations de civils;
8° Internements de civils dans des conditions sauvages;
O** Travail forcé des civils, obligés de participer fi des
travaux en relation avec les opérations militaires;
lo" Usurpation des droits souverains de l'Etat pendant
l'occupation militaire ;
n" Enrôlements obligatoires de soldats pris parmi les
habitants des pays occupes ;
12** Tentatives faites pour dénationaliser les habitants des
territoires occupés ;
13" Pillages ;
14° Conlîscations de propriétés ;
15** Contributions et réquisitions illégalesou exorbitantes ;
16** Dépréciation du système monétaire et émission de
fausse monnaie ;
17" Imposition de pénalités collectives;
ïi° Dévastations et destructions sans raison de la pro-
priété ;
ig** Bombardements intentionnels de places sans défense ;
200 Destructions sans raison de monuments et bâtiments
religieux, de bienfaisance, d'éducation et historiques ;
21'* Destructions de navires marchands et de navires ii
passagers sans avertissement et sans précaution pour la
sécurité des équipages et dos passagers ;
22° Destructions de bateaux de pèche et de convois de
ravitaillemeut ;
23° Bombardements intentionnels d'hôpitaux ;
24* Attaques et destructions de navires-hôpitaux:
25° Infractions aux règlements de la croix de Genève ;
26" Usage de gaz délétères et asphyxiants;
27° Usage de balles explosibles ou expansives et autres
armes inhumaines;
28° Ordre de ne point faire de quartier:
2<)° Mauvais traitements infligés aux blessés et aux prison-
niers de guerre ;
30<* Emploi de prisonniers de guerre à des travaux non
autorisés ;
31** Emploi abusif du drapeau blanc;
32° Empoisonnement des puits.
Cette énumération édifiante a été établie d'après
les documents les plus siirs. La commission instituée
par décret du 23 septembre 1914, en vue de consta-
LAROUSSE MENSUEL
ter les actes commis par l'ennemi en violation du
droit des gens, a recueilli sur place de nombreux
témoignages, et les conseils de guerre ont procédé,
dans les régions libérées, à de minutieuses enquêtes.
Des dépositions et déclarations, il résulte que les
lois et coutumes de la guerre formulées dans les
conventions de La Haye, de 1899 et de 1907, ont été
systématiquement enfreintes et que les considérations
d'humanité les plus élémentaires n'ont pas été res-
pectées; nous renvoyons sur ce point à l'étude que
nous avons publiée ici même sur les « atrocités alle-
mandes ». Mais ce qui justifie nos demandes de res-
titutions et de réparations, c'est la guerre écono-
mique que nos ennemis nous firent dans les départe-
ments du Nord et de l'Est. Ils ne se contentèrent
pas, au moyen de réquisitions, de contributions et
d'amendes d'épuiser des pays où des feuilles men-
teuses, comme \& Gazette des Ardennes, s' aXtachaXent
à fausser l'esprit public pour propager le découra-
gement. L'activité industrielle fut paralysée par les
procédés les plus déloyaux et les plus brutaux. La
destruction de nos houillères se fit à trois époques
correspondant respectivement à l'offensive franco-
anglaise de septembre 1915, à la conquête des
crêtes de Vimy en avril 1917 et à l'offensive géné-
rale qui précéda l'armistice : chaque fois, les soldats
du Kaiser donnèrent libre cours à leur fureur de dé-
vastation. Dans la région de Saint-Quentin, ils exécu-
tèrent un plan dont le but était de ruiner notre in-
dustrie textile, et, comme un fabricant faisait remar-
quer à un sous-officier harabourgeois que certains
objets ne pouvaient être d'aucune utilité pour ceux
qui les volaient ; a Vous ne comprenez pas, répliqua
le militaire, on vous a tout pris, et vous ne vous
rendez compte de rien. Nos officiers nous le répè-
tent : c'est l'âme des maisons qu'il faut prendre ».
Résolus à s'emparer des mines des bassins de Briey
et de Longwy, mais à ne laisser aucun établissement
métallurgique à proximité de la frontière, les Alle-
mands brisèrent sur place les machines qu'ils n'en-
voyèrent pas chez eux. Les services chargés de cette
besogne possédaient les renseignements les plus
complets sur les richesses industrielles de la France
et de la Belgique. 11 s'agissait de nous exécuter éco-
nomiquement et militairement, de conquérir de nou-
veaux marchés avant que nos producteurs et nos
commerçants n'eussent le temps de se relever, a II
n'est que juste, comme l'écrivait Clemenceau aux
plénipotentiaires allemands, que les restitutions s'o-
pèrent et que les peuples ainsi maltraités soient pro-
tégés pour un temps contre la concurrence d'une
nation dont les industries sont intactes, et ont même
été fortifiées par l'outillage volé dans les territoires
occupés. Quelqu'un doit souffrir des conséquences
de la guerre. Qui doit souffrir? L'Allemagne, ou
seulement les peuples auxquels l'Allemagne a fait du
mal ? »
Et pourtant, les délégués allemands tentèrent avec
leur habituelle mauvaise foi, d'éluder des responsa-
bilités inéluctables. Ils admettaient la renonciation
de l'Allemagne à certains territoires « sur la base de
la propre disposition nationale » ; ils voulaient bien
promettre de restaurer la Belgique et le nord de la
France, parce que les armées du Kaiser avaient
violé la neutralité belge et atteint notre territoire au
prix de cette violation. Mais ils n'acceptaient pas
« une culpabilité unilatérale » au sujet du déchaîne-
ment de la guerre ; ils prétendaient qu'aucun dédom-
magement n'était dû à raison des actes contraires
au droit des gens commis pendant les hostilités, ou
alors l'Allemagne aurait,deson côté, à présenter un
compte important de réparations spécialement à
raison du blocus qui avait affamé la population
civile. Le président Wilson avait déclaré, le 4 dé-
cembre 1917, que la guerre ne devait pas se termi-
ner par une paix de vengeance, qu'aucune nation ne
serait condamnée ou punie parce que ses chefs au-
raient eu des torts « graves et exécrables » : ou ces
paroles, disaient-ils, n'étaient qu'une ruse de guerre,
ou le peuple allemand n'avait pas à être mis en
cause, ni moralement, ni pécuniairement.
La conférence écarta les responsabilités purement
politiques pour ne retenir que les 0 crimes de
guerre » ; mais, à ce titre, elle engagea la responsa-
bilité individuelle de toute personne appartenant à
un pays ennemi, sans distinction de rang, si haut
placée fût-elle. Les délégués ennemis, tout en ac-
ceptant de procéder à des réparations, n'entendaient
pas que cette acceptation impliquât la responsabi-
lité de l'Allemagne soit dans la guerre, soit dans
les actes de l'ancien gouvernement impéri d : cette
thèse était insoutenable, l'obligation de réparer ne
pouvant avoir son origine et sa cause que dans la
faute de l'auteur desdommiges. Il n'était pas davan-
tage possible de mettre hors de cause le peuple alle-
mand pour le motif qu'il avait renversé le gouverne-
ment du kaiser : la révolution avait été différée jus-
qu'au jour où s'était évanoui tout espoir de profiter
d'une guerre de conquêtes.
Le crime allemand appelait deux sortes de sanc-
tions : ses auteurs responsables devaient être jugés,
ses conséquences devaient être réparées. Au nom et
dans l'intérêt de la société, non dans un esprit de
vengeance, les coupables répondraient judiciairement
209
de leurs actes, et les victimes recevraient compen-
sation du préjudice subi. C'était l'application des
principes de droit commun : l'action publique, née
du trouble social ; l'action civile, née de l'infraction
considérée dans ses résultats dommageables.
Si les délégués britanniques — et avec eux les Ser-
bes, les Polonais, les Grecs — demandaient avec une
âpre insistance le châtiment du Kaiser, si la France
et la Belgique ne pouvaient que trouver légitime
une punition mille fois méritée, il n'en était pas
de même des Américains, ni des Japonais, ceux-ci
par un sentiment de respect traditionnel pour la
dignité souveraine, ceux-là pour plusieurs motifs.
Il répugnait au président Wilson, au fondateur de
la Société des nations, de paraître animé de l'esprit
de vengeance, de donner le coup de grâce à l'adver-
saire qu'il avait battu ; une simple flétrissure morale
lui paraissait suffisante. Et il n'était pas conforme
aux idées politiques du peuple américain qu'un chef
d'Etat ne fût pas exclusivement responsable devant
ses gouvernés. L'opposition des Etats-Unis, soutenus
par le Japon, détermina donc une modification de la
rédaction primitive : notamment, la juridiction des
conseils de guerre fut préférée à celle des tribunaux
de droit commun, et la portée de l'article 228 du
traité de Versailles se trouva indirectement affaiblie
par la déclaration que les poursuitesdevant les tribu-
naux allemands ne seraient pas un obstacle à l'appli-
cation des sanctions prévues par le traités; le gou-
vernement de Berlin ne manquerait pas d'arguer de
cette disposition pour demandera l'Entente, au nom
de l'honneur national, de renoncer à juger elle-même
les coupables.
LES sanctions, mise en accusation de GUILLAUME II.
LA question de La LIVRAISO.N DES COUPABLES. —
Le doyen de la faculté de droit de Paris, F. Larnaudc,
et le professeur A. de Lapradelle, qui enseigne le
droit des gens à la même faculté, rédigèrent, pour
être soumis à la Conférence de la Paix, un mémoire
intitulé : Examen de la responsabilité pénale et civile
de Guillaume II. Ils commençaient par établir qu'il
n'était pas possible de prononcer une peine cont re une
nation ou contre une société, mais que le gérant
d'une société, l'administrateursyndical , est punissable.
Le Kaiser tenait de la Constitution impériale et
de la loi civile allemande une autorité toute particu-
lière. Il était d'abord, comme roi de Prusse, prési-
dent de la confédération, « en vertu d'un droit propre
dans lequel n'intervenaient pas les volontés hu-
maines » ; il ne dépendait que de Dieu et de l'épéc,
et même la loi constitutionnelle ne s'étendait pas à
l'armée, à laquelle il commandait sans contrôle. Il
était vraiment le seigneur de la guerre {Oberster-
kriegsherr) , investi, à ce point de vue, d'une puis-
sance particulière, distincte de la souveraineté de
l'Empire, entièrement indépendante. Et il est res-
ponsable à la fois comme chef de l'Empire et comme
chef de l'armée. C'est lui qui adécidé que laguerre se-
rait déclarée, que la neutralité belge serait violée,
que ses troupes terroriseraient les populations. Dans
les premiers jours des hostilités, il écrivait à François-
Joseph une lettre dont l'extrait suivant a été publié
dans le Bulletin de la Société de législation comparée
(juillet 1917, p. 42r) :
Mon âme se déchire, mais il faut tout mettre à feu et à
sang : égorger hommes et femmes, enfants et vieillards, ne
laisser debout, ni un arbre, ni une maison. Avec ces pro-
cédés de terreur, les seuls capables de frapper un peuple
aussi dégénéré que le peuple français, la guerre finira avant
deux mois, tandis que, si j'ai des égards humanitaires, elle
peut se prolonger pendant des années. Malgré toute ma
répugnance, j'ai donc dû choisir le premier système, qui
épargnera beaucoup de sang, bien que les apparences puis-
sent faire croire le contraire.
On remarquera que Guillaume Ilparle à la première
personne : Si j'ai des égards ; fai donc dû choisir ;
ma répugnance. Cette lettre abominable suffirait à
engager la responsabilité personnelle de l'empereur,
laquelle s'ajoute à la responsabilité de l'Empire lui-
même. Pour les auteurs du mémoire, ils sont solidai-
rement responsables : « l'Empire civi'ement, l'empe-
reur pénaleinent et civilement, en tant qu'être réel
et personne physique, selon les règles les plus élé-
mentaires du droit ».
La Conférence estima que la mise en accusation de
l'ancien Kaiser était « un acte de haute politique in-
ternationale, imposé par la conscience universelle »,
nonuue question politique; inaiselle voulut néanmoins
doimer à l'accusé toutes les garanties, et au verdict le
maximum de solennnité :
Los Puissances alliées et associées mettent en accusation
publique Guillaume II de Hohenzollem, ex-empereur d'Alle-
magne, pour offense suprême contre la morale internatio-
nale et l'autorité sacrée des traités. (.Art. 227.)
Devant quelle juridiction convenait-il de traduire
l'empereur déchu ? S'il avait « provoqué à l'action »,
il n'avait pas agi personnellement, et, à s'en tenir
aux prescriptions du droit pénal, il n'aurait du être
poursuivi que comme complice ; mais les actes qu'il
avait ordonnés n'étaient pas prévus par le droit cri-
minel interne, et seul un tribunal international serait
compétent pour en connaître. La cour de la Haye
ne pouvant statuer que sur des litiges qui ne compor-
tent pas l'application d'une peine, il faudrait donc
constituer une juridiction nouvelle, composée des rc-
210
présentants des puissances qui avaient combattu
i'All«magne au nom de toutes les nations menacées
par ses appétits de dictature universelle :
Un tribunal spécial sera constitué pour juger l'accusé en
lui assurant les garanties essentielles du droit de défense. 11
sera composé de cinq juges, nommés par chacune des cinq
puissances suivantes, savoir : les Etats-Unis d'Amérique, la
Grande-Bretagne, la France, l'Italie et le Japon.
Le tribunal jugera sur motifs inspirés des principes les
plus élevés de la politique entre les nations avec le souci
d'assurer le respect des obligations solennelles et des enga-
gements internationaux, ainsi que de la morale internatio-
nale. 11 lui appartiendra de déterminer la peine qu'il esti-
mera devoir être appliquée.
Les Puissances alliées et associées adresseront au gouver-
nement des Pays-Bas une requête le priant de livrer l'ancien
empereur entre leurs mains pour qu'il soit jugé.
Par une note verbale en date du 15 janvier 1920,
remise au ministre des Pays-Bas à Paris, les puis-
sances, se référant à l'article 227 du traité de Ver-
sailles, demandèrent l'extradition de Guillaume II.
Le gouvernement de la reine Wilhelmine opposa à
leur requête une fin de non-recevoir : non seulement
il n'était pas partie au traité de Versailles, non seu-
lement il avait pu maintenir sa neutralité, et il ne
lui incombait pas de s'associer à un acte de caractère
politique, mais encore les lois constitutionnelles du
royaume et la tradition qui en avait fait « de tout
temps une terre de refuge pour les vaincus interna-
tionaux » ne permettaient pas de déférer au désir
des puissances « sn retirant à l'empereur le bénéfice
de ces lois et de cette tradition ».
Juridiquement, la thèse de la Hollande fut diver-
sement appréciée. Si M" Clunet la considérait comme
fortement établie, les professeurs Larnaude et La-
pradelle étaient d'avis que l'extradition ne pouvait
être refusée, la guerre n'étant pas assimilable à un
complot, ni Guillaume II à un réfugié politique,
mais à un criminel, c II est antijuridique, disaient-ils
dans leur mémoire, de vouloir assimiler la guerre à
un complot, à une conspiration accompagnée de
crimes ou de délits. Les crimes de guerre sont des
crimes do droit public, de droit international, et non
des crimes politiques. »
Les articles 228 à 230 avaient en vue les chefs mi-
litaires responsables, directement ou indirectement,
des actes dont l'énumération avait été établie :
Le gouvernement allemand reconnaît aux puissances alliées
et associées la liberté de traduire devant leurs tribunaux
militaires les personnes accusées d'avoir commis des actes
contraires aux lois et coutumes de la guerre. Les peines
prévues par les lois seront appliquées aux personnes recon-
nues coupables. Cette disposition s'appliquera nonobstant
toutes procédures ou poursuites devant une juridiction de
l'Allemagne ou de ses alliés. - — Le gouvernement allemand
devra livrer aux puissances alliées et associées, ou à celle
d'entre elles qui lui en adressera la requête, toutes personnes
qui, étant accusées d'avoir commis un acte contraire aux
lois et coutumes de la guerre, lui seraient désignées soit no-
minativement, soit par le grade, la fonction ou l'emploi aux-
quels les personnes auraient été afïectées par les autorités
allemandes. (Art. 228).
Les auteurs d'actes contre les ressortissants d'une des
puissances alliées et associées seront traduits devant les tri-
bunaux militaires de cette puissance. — Les auteurs d'actes
commis contre des ressortissants de plusieurs puissances
alliées et associées seront traduits devant des tribunaux mi-
litaires composés de membres appartenant aux tribunaux
militaires des puissances intéressées. — Dans tous les cas,
l'accusé aura droit à désigner lui-même son avocat.
(Art. 22q).
Le gouvernement allemand s'engage à fournir tous docu-
ments et renseignements, de quelque nature que ce soit,
dont la production serait jugée nécessaire pour la con-
naissance complète des faits incriminés, la recherche des
coupables et l'appréciation exacte des responsabilités.
(Art. 230).
Une commission interalliée, siégeant à Paris, sous
la présidence d'Edouard Ignace, sous-secrétaire
d'Etat de la justice militaire, élabora une liste des
Allemands qui, tant en Belgique qu'en France,
avaient commis pendant la guerre des actes con-
traires aux lois. Les travaux de la commission se
poursuivirent à Londres (décembre igig) et, le 3 fé-
vrier 1920, une liste de 900 noms fut remise au ba-
ron von Lersner, chef de la délégation allemande à
Paris.
La France réclamait 334 personnes : 275 au titre
de la violation des lois de la guerre en territoire oc-
cupé et 59 au titre de la violation des mêmes lois
dans les cam s de prisonniers. Sur sa liste figuraient
le kronprinz impérial, les princes Eitel-Friedrich et
Auguste de Hohenzollern, le kronprinz Rupprechtde
Bavière, les princes de Hesse et de Wurtemberg, les
maréchaux Hindenburg et Ludendorff, de nombreux
généraux.
Sur la liste britannique, qui comprenait 97 « nu-
méros », dont plusieurs collectifs, on relevait les
noms des amiraux organisateurs de la guerre sous-
marine, von Tlrpitz et von Cappelle ; de l'amiral
von Schroeder, responsable de la mort du capitaine
Fryatt ; des pachas turcs Enver, Talaat et Djcmal,
accusés du massacre des populations arméniennes.
La Belgique demandait 265 Allemands, parmi les-
quels le duc de Wurtemberg, le prince Ernst de
Saxe, le chancelier de Bethmann-Hollweg, le gouv-r-
neur-général von Falkenhausen, le kronprinz, Hin-
denburg et, en général, les chefs responsables des
atrocités de Louvain, de Dinant, de Malines.
LAROUSSE MENSUEL
Au nombre des 29 individus de la liste italienne était
le général von Below, commandant la XIV« armée
austro-allemande. La 1-ologne désignait 39 criminels;
la Roumanie, 41, dont Mackensen; l'Etat serbo-
croate-slovène, 4, dont Mackensen et von Galwitz.
Le baron von Lersner retourna la liste au prési-
dent du conseil français, résigna ses fonctions et par-
tit pour Berlin le soir même, alléguant l'impossibilité
morale pour un Allemand de se charger, touchant ce
point spécial, de l'exécution du traité de Versailles.
Un courrier de cabinet porta incontinent la liste à
notre chargé d'affaires à Berlin, qui la remit au chan-
celier dans la soirée du 7 février. Les membres du
gouvernement décidèrent à l'unanimité de maintenir
le point de vue déjà exposé dans une note du 25 jan-
vier, à savoir que la livraison des coupables rencon-
trerait l'opposition de la grande majorité du peuple
allemand, et ils proposèrent de faire comparaître les
accusés devant une juridiction allemande où seraient
représentées les puissances alliées. Tout en réser-
vant expressément leurs droits, les représentants des
puissances, réunis à Londres, arrêtèrent, le 16 fé-
vrier, les termes d'une note, où ils prenaient acte de
la déclaration du gouvernement de Berlin d'ouvrir
sans délai devant la cour suprême de Leipzig une
procédure pénale contre tous les Allemands dont
l'extradition était requise; ils fourniraient à l'Alle-
magne le détail des charges relevées, par une com-
mission mixte interalliée, contre chacun de ceux
dont la culpabilité serait établie; ils apprécieraient
si la procédure proposée n'a pas pour effet de sous-
traire les accusés au châtiment de leurs forfaits, et,
en ce cas, ils exerceraient leur droit dans sa pléni-
tude en saisissant leurs propres tribunaux. En même
temps que la note à l'Allemagne sur la livraison des
coupables, le conseil rédigeait une note à la Hol-
lande au sujet de l'extradition de Guillaume II; les
Alliés exprimaient le regret que le gouvernement
néerlandais se plaçât, par une conception étroite de
ses devoirs, 0 en dehors de la communion du
monde » ; que nul ne pouvait se dérober, « pour des
raisons nationales », au devoir de punir d'une ma-
nière exemplaire les auteurs de tant de désastres et
de tâcher à ramener aux idées de solidarité et d'hu-
manité une nation dont l'esprit avait été faussé
par les théoriciens de la force ; que le cabinet de
La Haye n'avait fait aucune proposition au sujet
du sort de l'ex-kaiser, et que, s'il persistait à se dé-
sintéresser de la présence de la famille impériale sur
son territoire, si près de l'Allemagne, « il prendrait
une responsabilité directe à la fois dans la mise
d'un criminel à l'abri des revendications du droit, et
dans une propagande si dangereuse pour l'Europe et
pour le monde. » Le gouvernement néerlandais dé-
clara ne pouvoir arriver, après nouvel examen, 0 à
d'autres conclusions que celles formulées dans sa
note du 21 janvier, s'opposant à déférer au désir des
puissances ».
Au commencement du mois de mars, le procu-
reur général d'Empire, par application de la loi
du 18 décembre 1919, somma toutes les personnes
dont le nom figurait sur la liste d'extradition de
faire connaître leur adresse. Cependant, les gouver-
nements alliés (France, Belgique, Grande-Bretagne,
Italie, Serbie, Pologne, Roumanie) dressaient une
première liste de 45 noms. En la transmettant
au gouvernement de Berlin, ils demandèrent que la
mise en jugement commençât le plus tôt possible,
que les témoins de nationalité étrangère qui vou-
draient être entendus fussent efficacement protégés,
que les délégués alliés fussent autorisés à assister
aux audiences, et ils se réservèrent le droit d'enga-
ger, de leur côté, des poursuites, si la procédure de
la cour de Leipzig leur paraissait insuffisante. Il est
permis de croire que le <t Premier » anglais ne se re-
lâchera pas de l'ardeur justement indignée avec
laquelle il a naguère exigé que satisfaction fut don-
née à la vindicte publique.
RÉPARATIONS. Clauses financières et économi-
ques. Les parties viii (art. 231-248), ix (art. 248-
263) et X (art. 264-312) sont respectivement consa-
crées aux réparations, aux clauses financières et aux
clauses économiques. La navigation aérienne, puis les
ports, voies d'eau et voies ferrées sont l'objet des
parties xi (art. 313-320) et xii (art. 321-386).
Les dispositions relatives à ces clauses sont parti-
culièrement confuses. Celles qui règlent les droits et
intérêts privés se succèdent dans un ordre qui ne
tient guère compte de la logique juridique. Presque
toutes donnent l'impression d'avoir été traduites de
l'angla's, et la traduction a dû présenter de grosses
difficultés, car elle n'est pas claire, et l'on regrette
que nos alliés n'aient pas cru devoir conserver à
notre langue, s'agissant d'une paix signée en France
au prix de tant de sang français, son privilège tradi-
tionnel de langue diplomatique.
RÉPARATio.\'s. Responsabilité de l'Allemagne.
Limitation de cette responsabilité. Après avoir
posé le principe de la responsabilité de l'Allemagne
et de ses alliés, le traité énumère les catégories de
dommages dont il est dû réparations et détermine
les dates, ainsi que les modalités des payements.
Sept annexes complètent la VIII° partie.
Les plénipotentiaires allemands reconnaissaient
«• 162. Août 1920.
bien que les armées du Kaiser avaient « porté en
pays étranger les horreurs de la guerre par une
action contraire au droit des gens, à savoir par la
violation de la neutralité belge », et que l'Allemagne
devait compensation des dommages causés aux po-
pulations par ses attaques sur terre, sur mer ou dans
les airs; mais ils prétendaient limiter leur « obliga-
tion de réparer » aux dommages subis par les popu-
lations de la Belgique et du nord de la France et ne
pas répondre des actes contraires au droit des gens
imputables à ses alliés.
La Conférence de la paix estima au contraire que
l'Allemagne était individuellement responsable de
ses fautes et solidairement des fautes de ses alliés, et
elle le proclama solennellement dans l'article 231 :
Les gouvernements alliés et associés déclarent et l'Alle-
magne reconnaît que l'Allemagne et ses alliés sont respon-
sables, pour les avoir causés, de toutes les pertes et de tous
les dommages subis par les gouvernements alliés et associés
et leurs nationaux en conséquence de la guerre, qui leur a
été imposée par l'agression de l'Allemagne et de ses alliés.
(Art. 231.)
Mais les puissances jugèrent que les ressources de
l'Etat vaincu n'étaient pas suffisantes — compte
tenu de la a diminution permanente de ces ressour-
ces » résultant des autres dispositions du traité —
pour réparer intégralement les pertes et les dom-
mages. Elles décidèrent donc que les dépenses mili-
taires proprement dites et que le plus grand nombre
des dépenses civiles exceptionnelles nécessitées par
l'état de guerre ne seraient pas remboursées. Seule,
la Belgique serait indemnisée par l'Allemagne, en
capital et en intérêts, des sommes qu'elle avait dû
emprunter aux Alliés jusqu'au 11 novembre 1918
pour défendre sa neutralité violée (art. 232). Les
gouvernements alliés et associés exigèrent toutefois
la réparation de tous les dommages subis par la po-
pulation dans sa personne et dans ses biens, et
l'annexe I de la partie VIII donna une énumération
de ces dommages :
lO Dommages causés aux civils atteints dans leur per-
sonne ou dans leur vie et aux survivants qui étaient à la
charge de ces civils par tous actes de guerre, y compris les
bombardements ou autres attaques par terre, par mer ou par
la voie des airs, et toutes leurs conséquences directes ou
de toutes opérations d" guerre des deux groupes de belli-
gérants, en quelque endroit que ce soit ;
2° Dommages causés par l'Allemagne ou ses alliés aux
civils victimes d'actes de cruauté, de violence ou de mauvais
traitements (y compris les atteintes à la vie et à la santé par
suite d'emprisonnement, de déportation, d'internement ou
d'évacuation, d'abandon en mer ou de travail forcé), en quel-
que endroit que ce soit, et aux survivants qui étaient à la
charge de ces victimes ;
3° Dommages causés par l'Allemagne ou ses alliés, sur
leur territoire ou en territoire occupé ou envahi, aux civils
victimes de tous actes ayant porté atteinte à la santé, à la
capacité de travail ou à l'honneur, et aux survivants, qui
étaient à la charge de ces victimes ;
4*' Dommages causés par toute espèce de mauvais traite-
ments aux prisonniers de guerre ;
50 En tant que dommage causé aux peuples des Puissances
alliées et associées, toutes pensions ou compensations de
même nature aux victimes militaires de la guerre (armées
de terre, de mer ou forces aériennes), mutilés, blessés, ma-
lades ou invalides, et aux personnes dont ces victimes étaient
le soutien ; le montant des sommes dues aux gouvernements
alliés et associés sera calculé, pour chacun desdits gouver-
nements, à la valeur capitalisée, à la date de la mi^een
vigueur du présent traité, desdites pensions ou compensa-
tions, sur la base des tarifs en vigueur en France, à la date
ci-dessus ;
6" Frais de l'assistance fournie par les gouvernements des
puissances alliées et associées aux prisonniers de guerre, à
leurs familles ou aux personnes dont ils étaient le soutien ;
7" Allocations données par les gouvernements des puis-
sances alliées et associées aux familles et aux personnes à
la charge des mobilisés ou de tous ceux qui ont servi dans
l'armée; le montant des sommes qui leur sont dues pour
chacune des années au cours desquelles des hostilité s se sont
produites sera calculé, pour chacun desdits gouvernements,
sur la masse du tarif moyen appliqué en France, pendant
ladite année, aux payements de cette nature ;
8' Dommages causés à des civils par suite de l'obligation
qui leur a été imposée par l'Allemagne ou ses alliés de tra-
vailler sans une juste rémunr'ration ;
g" Dommages relatifs à toutes propriétés, e;i quelque lieu
qu'elles soient situées, appartenant à l'une des puissances
alliées ou asociées ou à leurs ressortissants (exception faite
des ouvrages et du matériel militaires ou navals) qui ont été
enlevées, saisies, endommagées ou détruites par les actes
de l'Allemagne ou ses alliés sur terre, sur mer ou dans les
airs, ou dommages causés en conséquence directe des hosti-
lités ou de toutes opérations de guerre ;
lo" Dommages causés sous forme de prélèvements, amendes
ou exactions similaires de l'Allemagne ou de ses alliés au
détriment des populations civiles.
Les huit premiers paragraphes visent les dommages
causés aux personnes; les deux derniers, les dom-
m iges causés aux biens. Les réquisitions n'avaient
pas à être comprises dans cette énumération, parce
que leur restitution est prévue par l'article 238 du
traité et, d'une manière générale, par la convention
de La Haye du 18 octobre 1907.
D'après les calculs du député Louis Dubois, chargé
du rapport sur les réparations et clauses financières
(6 août 1919), le montant total des compensations
dues par application de l'article 232 serait de 74 mil-
liards 429 millions pour les dommages aux personnes,
de 126 milliards pour les dommages aux biens, soit
200 milliards 429 millions. Les dépenses militaires
IV 162. Août 1920
étant évaluées à 143 milliards, le coût de la guerre
aurait été pour la France de 343 milliards 429 mil-
lions.
» Encore, ajoute le rapporteur, n'a-t-on pu évaluer
les répercussions économiques effrayantes qui peu-
vent résulter des destructions dont nous avons été
victimes et qui nous empêchent de reprendre, d'ici
un nombre d'années qu'on ne peut fixer, notre pro-
duction et notre commerce normaux, alors que les
neutres, alors que nos alliés, alors que nos ennemis
eux-mêmes, pourvus de tous leurs moyens de pro-
duction, vont pouvoir prendre possession de tous les
marchés, le nôtre compris.
a Quand notre sol bouleversé aura, pour partie
seulement, recouvré sa fertilité passée, quand nos
industries systématiquement détruites auront pu
reprendre le travail , dans quelles conditions de
concurrence nous trouverons-nous vis-à-vis de l'é-
tranger ? »
l'Ius récemment, le président du conseil Millerand
a évalué à 210 milliards de francs papier l'indemnité
à réclamer de l'Allemagne ; pensions, 58 milliards ;
réparations, 152 milliards.
Dans l'ensemble des dommages subis par les puis-
sances alliées et associées, la part de la France est
de 55 p. 100 à 60 p. 100.
(Nous exposons ici les clauses mêmes du traité de
Versailles. Les modifications dont elles seraient
l'objet trouveront place dans l'historique des divers
ministères).
La commission interalliée des réparations et
LA fi.xation des dommages. La zone dévastée com-
prend, en France, toutes les parties du territoire
situées à l'est ou au nord d'une ligne passant par:
les limites maiitimes des départements du Nord, du
Pas-de-Calais et de la Somme ; les limites sud de ce
dernier département ; les limites ouest et sud du
département de l'Oise et des arrondissements de
Meaux, Coulommiers et Provins (Seine-et-Marne) ;
les limites sud du département de la Marne et des
communes de Semoine, Mailly-le-Camp et Poivres
(Aube); les limites sud du département de la Meuse;
les limites ouest et sud du département de Meurthe-
et-Moselle ; les limites ouest et sud des arrondisse-
ments d'Epinal et de Remiremont (Vosges) ; les
limites ouest et sud du territoire de Belfort jusqu'à
la Suisse.
Une commission interalliée des réparations est
chargée d'établir en équité, c'est-à-dire sans être liée
par le droit positif, la réalité du dommage et d'en
fixer le montant (art 233-134 et annexes II à VII).
Elle est composée de délégués des Etats-Unis, de la
Grande-Bretagne, de la France, de l'Italie, du Japon,
de la Belgique et l'Etat serbo-croate-slovène. Les
quatre premiers délibèrent dans tous les cas et s'ad-
joignent, suivant les questions débattues, le délégué
du Japon, celui de la Belgique ou celui de l'Etat
yougo-slave. Les autres puissances peuvent, lorsque
leurs intérêts sont en cause, nommer un représen-
tant, qui n'a que voix consultative. Le gouvernement
allemand est admis à se faire entendre, sans toute-
fois prendre aucune part à la décision.
La commission a son principal bureau permanent
à Paris, mais elle a la faculté de se réunir en tout
autre lieu. Investie des pouvoirs de contrôle et d'exé-
cution les plus étendus, et aussi du droit d'inter-
préter les dispositions du traité relatives aux répa-
rations, elle est compétente pour examiner les
réclamations, évaluer et arrêter le montant des dom-
mages, fixer les dates et les modalités des payements,
les recevoir et en opérer la répartition. Elle appré-
ciera périodiquement la capacité fiscale de l'Alle-
magne, c'est-à-dire qu'elle s'assurera : 1° que tous
les revenus de l'Allemagne, y compris ceux qui sont
destinés au service des emprunts intérieurs, sont bien
affectés par privilège à l'acquittement des sommes
dues au titre des réparations ; 2° que le contribuable
allemand est, proportionnellement, aussi lourdement
atteint que le contribuable allié ou associé le plus
imposé. Elle proposera les mesures économiques ou
financières de prohibition ou de représailles qu'il
conviendra de prendre, si l'Allemagne élude ses en-
gagements et qui ne devront pas être considérés
comme des actes hostiles.
Les dommages seront évalués sur la base des prix
applicables au moment où, dans les régions libérées,
les propriétés seront réparées ou reconstruites et les
objets mobiliers réinstallés (annexe II). Ces deux
clauses paraissent inconciliables : le compte « Répa-
rations » doit être arrêté au plus tard le i"'raaii92i,
et il est bien certain que la reconstituti m des pays
dévastés ne sera pas terminée à cette époque.
La commission des réparations tint à Paris, à
l'hôtel Astoria, le 24 janvier 1920, sa première séance,
qui fut ouverte par le président du Conseil, Alexandre
Millerand. La présidence en avait été confiée au sé-
nateur Jonnart. Cet homme d'Etat ayant décidé de
se consacrer à l'œuvre de restauration des régions li-
bérées, Raymond Poincaré accepta de lui succéder.
Mais l'ancien président de la République donna sa
démission à la suite des décisions de principe prises
aux conférences franco-britanniques de Hythe et
qui lui paraissaient diminuer le rôle de la commis-
siondes réparations. Il fut remplacé par Louis Dubois,
LAROUSSE MENSUEL
député de la Seine, ancien ministre du commerce
et rapporteur de la partie du traité relative aux
réparations (18 mai 1920).
La dette allemande. Les modalités de payement. Le
gouvernement allemand recevra notification le i"
mai 1921 au plus tard du montant total des compen-
sations dues, compte tenu des intérêts du 11 novem-
bre 1918 au i^' mai 1921 sur les sommes afférentes
à la réparation des dommages matériels. Il lui sera
remis un état prévoyant les dates et les modalités
des payementsdansundélaide 3oansà partir de cette
date (art. 233). Ce délai pourra être étendu, s'il ne
suffit pas à l'Allemagne pour l'acquittement intégral
de sa dette (art. 233) ; la commission pourra modi-
fier les modalités des payements, mais non faire
remise d'aucune somme, à moins d'y être autorisée
spécialement par les gouvernements représentés
(art. 234). Que l'état des payements ne soit pas mo-
difié ou que la commission établisse des états succes-
sifs, la dette de l'Allemagne portera intérêt au profit
des puissances à partir du i"' mai 1921.
Afin de permettre aux alliés d'entreprendre immé-
diatement la restauration de leur vie industrielle et
économique, le traité oblige l'Allemagne à des paye-
ments et prestations qui seront répartis entre les Etats
alliés :
i" payement avant le i""' mai i92r d'une provision
de 20 milliards de marks (valeur au pair) en or,
marchandises, navires, valeurs ou autrement, selon
les décisions de la commission. Sur cette somme se-
ront imputés les frais des troupes d'occupation, ainsi
que le prix des denrées et matières premières indis-
pensables au ravitaillement de l'Allemagne. Le solde
viendra en déduction des sommes dues à titre de
réparations, c'est-à-dire que les dépenses d'occupa-
tions et de ravitaillement seront effectuées par priorité
sur tout payement concernant les réparations (art.
235). En vertu d'un accord entre la France, la Grande-
Bretagne, les Etats-Unis et l'Italie (juin 1919), la
Belgique a sur ce solde un privilège, tandis que les
autres Etats n'ont qu'un droit de créance sur le
reliquat ;
2" versement, à titre de reconnaissance de dette
de cent milliards de marks or en bons au porteur,
à l'amortissement desquels seront appliquées les
sommes payées au titre des réparations (art. 235),
Emis en trois tranches, ils seront remis à la com-
mission, qui les détiendra au nom des puissances in-
téressées et aura qualité pour les négocier ;
30 affectation directe aux réparations de diverses
ressources économiques de l'Allemagne, la valeur des
biens donnés en payement et de l'utilisation qui en
sera faite devant être portée à son crédit (art. 236),
savoit :
a. Marine marchande. Remplacement, tonneau
pour tonneau de jauge brute et catégorie pour caté-
gorie, de tous les navires de commerce et de pêche
perdus ou avariés par les faits de guerre. L' Allema-
gne cédera donc en toute propriété aux puissances
alliées et associées tous navires marchands de 1 600
tonnes brutes et au-dessus appartenant à ses ressor-
tissants, la moitié en tonnage des navires dont le
tonnage brut est compris entre i 000 et 1 600 tonnes,
le quart en tonnage des chalutiers à vapeur et des
autres bateaux de pêche. De plus, afin de compenser
les pertes du tonnage fluvial, dues à n'importe quelle
cause, subies pendant la guerre par les puissances
alliées et associées et qui ne pourront pas être resti-
tuées à l'identique, la batellerie fluviale allemande sera
cédée, à l'équivalent, jusqu'à concurrence du mon-
tant de ces pertes, la cession ne pouvant dépasser
20 p. 100 du total de cette batellerie, telle qu'elle
existait à la date du 11 novembre 1918.
b. Restauration matérielle des régions libérées, par
la livraison d'animaux, machines, outils en rempla-
meiit de ceux qui ont été <c usés » ou détruits.
c. Livraison de charbon et dérivés. A la France,
chaque année et pendant dix ans, 7 millions de ton-
nes d'une part, et, d'autre part, a une quantité de
charbon égale à la différence entre la production an-
nuelle avant la guerre des mines du Nord et du Pas-
de-Calais détruites du fait de la guerre et la produc-
tion du bassin couvert par ces mines pendant l'an-
née envisagée. Cette dernière fourniture sera effec-
tuée pendant dix ans et ne dépassera pas vingt mil-
lions de tonnes par an pendant les cinq premières
années et huit millions de tonnes par an pendant les
cinq années suivantes ».
A la Belgique, huit millions de tonnes pendant dix
ans.
Au Luxembourg (à la requête de la commission
des réparations), une quantité annuelle de charbon
égale à la quantité annuelle de charbon allemand
consommée par le Luxembourg avant la guerre.
A l'Italie, pendant dix ans, une quantité croissante,
allant de quatre raillions et demi à 8 millions et demi
de tonnes.
Si la commission des réparations « juge que la sa-
tisfaction complète des demandes est de nature à pe-
ser d'une façon excessive sur les besoins industriels
allemands, elle pourra les différer ou les annuler, et
ainsi fixer tous ordres de priorité ; mais le charbon
à fournir en remplacement du charbon des minesdé-
truites sera fourni par priorité sur toutes livraisons».
211
Enfin, l'Allemague livrera à la France, chaque an-
née pendant trois ans, 35000 tonnes de benzol,
50 000 tonnes de goudron de houille, 30 000 tonnes
de sulfate d'ammoniaque. Tout ou partie du goudron
de houille pourra être remplacé, au choix du gou-
vernement français, par des quantités équivalentes
des produits de distillation.
On a vu précédemment que, la destruction de nos
mines du Nord exigeant une réparation « spéciale et
exemplaire >. la propriété des mines de la Sarre
nous a été transférée franche et quitte de toute
charge, avec droit exclusif d'exploitation.
d. Matières colorantes ; produits chimiques et phar-
maceutiques. Livraison de 50 p. 100 des stocks alle-
mands et de 25 p. 100 de la production annuelle
pendant cinq ans.
e. Cession aux alliés par l'Allemagne de ses droits
ou privilèges sur les câbles ou portions de câbles sous-
marins. La contre-valeur de ces câbles ou portions
de câbles, en tant qu'ils constituent des propriétés
privées, est portée au crédit du compte Réparations.
4° Restitution en argent des espèces enlevées,
saisies ou séquestrées, et restitution en nature des
animaux, des objets de toute sorte et des valeurs
enlevés, saisis ou séquestrés, dans les cas où il sera
possible de les identifier sur le territoire de l'Alle-
magne ou sur celui de ses alliés (art. 238).
Le traité de Versailles (art. 245-247) a prévu en
outre des réparations et des restitutions d'un autre
ordre. L'Allemagne s'est engagée à restituer au roi
du Hedjaz l'original du Koran qui avait appartenu
au khalife Osman et que les autorités turques avaient
enlevé de Médine pour l'offrir à Guillaume II. Elle
doit fournira l'Université de Louvaindes manuscrits,
livres, cartes, correspondant en nombre et en va-
leur aux objets semblables que ses armées ont incen-
diés. Elle est obligée de remettre à la Belgique les
volets du triptyque de l'Agneau mystique des frères
van Eyck appartenant à l'église Saint-Bavon, à Gand,
et ceux du triptyque de la Cène de Dierick Bouts,
autrefois dans l'église Saint-Pierre de Louvain. Il
était entendu que la France recouvrerait les célèbres
papiers du ministre Rouher, pris par Bismarck à
Cerçay, les trophées, archives, souvenirs historiques
ou œuvres d'art enlevées par les troupe» allemandes
en 1870-1871, et notamment les drapeaux ; mais les
militaires allemands qui en avaient la garde de ces
drapeaux les ont détruits pour ne pas les livrer.
Les restitutions ne se confondent pas avec les ré-
parations. Il n'y avait pas à porter à l'actif de l'Alle-
magne les objets qu'elle s'était appropriés contre les
droit des gens et qui ont étéretrouvés en nature, iden-
tifiés et repris. Il est tenu compte au contraire de
objets dont il n'a été fourni que la valeur équivalente
Les Etats alliés sont reconnus propriétaires de
tout le matériel déjà livré en vertu des conventions
d'armistice, (art. 250). Le matériel militaire ne figure
pas au crédit du gouvernement allemand.
Les dépenses d'entretien des armées d'occupation
correspondant à des achats ou à des réquisitions ef-
fectués par les gouvernements alliés et associés dans
les territoires occupés seront remboursées par le gou-
vernement allemand en marks, au taux de change
courant ou accepté. Toutes les autres dépenses,
même celles des troupes d'occupation qui n'ont pas
le caractère de dépenses d'entretien, exprimées en
marks or, doivent être acquittées, au choix des
créanciers, en livres sterling payables à Londres, en
dollars or de l'Union américaine payables à New-
York, en francs or payables à Paris, en lire or payables
à Rome fart. 249 et 262.)
Privée du bénéfice de toutes les stipulations insé-
rées dans les traités de Bucarest et de Brest-Litovsk
et dans les traités conclus depuis le 1°'' août 1914
avec la Pologne, la Finlande, les Etats baltiques,
l'Allemagne transfère aux puissances alliées et asso-
ciées ses créances sur l'Autriche, la Hongrie, la Bul-
garie, la Turquie, tout l'or déposé par ses alliés dans
les banques allemandes à titre de gage, de garantie
de provision ; elle est dépossédée des droits de re-
présentation, de participation, de contrôle, que les
traités lui assuraient — à elle ou à ses ressortissants
— dans les organisations financièresou économiques
internationales fonctionnant dans ces Etats et dans
les Etats alliés ou associés ; la Commission des répara-
tions pourra l'obliger à acquérir les droits des res-
sortissants allemands dans les entreprises d'utilité
publique ou les concessions dans les Etats qui furent
ses alliés pendant la guerre, en Russie, en Chine ou
dans ses anciennes colonies administrées par un man-
dataire de la Société des nations (art. 258-261).
Jusqu'au 1°' mai 1921, le gouvernement allemand
ne pourra ni exporter de l'or ni en disposer, directe-
ment ou indirectement, sans l'autorisation préalable
de la Commission des réparations, représentant les
puissances alliées et associées (art. 248). Chacune de
celles-ci, d'ailleurs, pourra réaliser l'actif de toute
sorte et les biens ennemis se trouvant sous sa juridic-
tion au moment de la mise en vigueur du traité ; une
fois désintéressés ses nationaux créanciers, le solde
sera porté au crédit du < compte Réparations». Les
gages et hypothèques constitués antérieurement à
l'état de guerre seront respectés (art. 252-253).
Les Etats concessionnaires de territoires allemands.
212
exception faite de l'Alsace-Lorraiiie acquièrent tous
les biens appartenant à l'Iîmpire ou aux Etats alle-
mands et situés dans ces territoires. Le prix des
acquisitions, fixé par la Commission des réparations,
lui sera versé pour être imputé au crédit du gouver-
nement allemand, à valoir sur les sommes dues au
titre des réparations. l'ar contre, les Etats cession-
naires devront assurer le payement d'une partie de la
dette du Reicli et de la dette de l'Etat particulier
auquel appartenait le territoire cédé, telles qu'elles
existaient au i'"' août 1914. Toutefois, la France ne
prend aucune part de la dette allemande à raison <le la
réintégration de r.Msace-Lorraine, l'Allemagne ayant
refusé en 1871 de se charger d'aucune portion de la
dette française, et la Pologne est affranchie de toute
charge quant à la fraction de la dette allemande dont
la Commission desréparationsattribuera l'origine aux
mesures prises par les gouvernements allemand et
prussien pour la co'onisation de ce pays. Enfin, en
ce qui concerne les anciens territoires allemands (y
compris les colonies, protectorats et dépendances),
administrés par un mandataire, ni le territoire ni la
puissance mandataire ne supporteront aucune part
du service de la dette de l'Empire ou des Etats alle-
mands, dont les biens situés sur ces territoires sont
transférés sans indemnité à la puissance mandataire
ès-qualités{art. 254-257). \A suivre.] — Maxi i-tm,
Pascal (Jean-I.ouis) architecte français, membre
de l'Institut, né à Paris le 4 juin 1837, mort dans la
même ville le 17 mai 1920. Elève deGibert, puis de
Questel, il reçut de ces deux maîtres, que leurs tra-
vaux et leur en-eignement rattachent à l'école ra-
tionaliste, des
conseils de logi-
que qui, joints à
(lesdonsde clarté
et d'élégance dé-
veloppés au con-
tact de Charles
Garnier, lui as-
surèrent une
place prépondé-
rante dans la pro-
fession qu'il avait
embrassée. Entré
à l'Ecole des
beaux-arts le
I4décembrei855,
ilyobtinttrèsvite
les récompenses
les plus honora-
bles, mais il dut,
à s i x reprises ,
prendre part au concours de Kome avant de con-
quérir la suprême récompense. Pourtant ses débuts
avaient été brillants.
En 185g, montant pour la première fois en loge,
il obtenait un second grand prix sur Un palais pour
la Cour de Cassation. Par contre un accessit, seule-
ment, lui était décerné en 1864, pour son projet
yVHospice dans les hautes montaf^nes des Alpes qui,
accompagné de son concours de 1863 : Escalier prin-
cipal du palais d'un souverain, devait cependant
avoir les honneurs de l'admission à l'Exposition uni-
verselle de 1867.
Mais les prix Rougevin, et Abel Blouet, surtout la
grande médaille d'Emulation obtenue en 1862, entre-
tenaient ses justes espoirs qui se trouvèrent réalisés
en 1866, par l'obtention du grand prix sur un Hôtel
pour un riche banquier. Son envoi au Salon de cette
même année, Projet de palais pour le corps législatif
de La Haye, lui valait également une médaille. D'ail-
leurs il participait pleinement déjà aux travaux de
sa profession en qualité de sous-inspecteur à l'agence
du nouvel Opéra, de Charles Garnier, à laquelle il
était attaché depuis 1861.
Dans ces conditions, les cinq années de séjour à la
villa Médicis ne devaient plus constituer qu'un sup-
plément d'éducation dont J.-L. Pascal tira le meil-
leur pro&t, visitant non seulement l'Italie, mais la
Grèce. Le résultat de ces voyages, est représenté par
une série de relevés, plans et restaurations se rappor-
tant à Pompeï, à San-Filippo-Néri, à Naples, à la villa
Médicis, à Rome, au palais Strozzi, à Florence, à la
Palestre Palatine, à Rome, à la cathédrale de Palerme,
au cloître de Santa-Maria-Novella, à Florence, à la
cathédrale de Pise, aux monuments d'Athènes. Mais
son travail le plus considérable fut, pour cette pé-
riode, les relevés et restauration de la Palestre im-
périale dans le palais de César, à Rome, stm envoi,
réglementaire de 1870 qui figura à l'Exposition uni-
verselle de 1878, en même temps que plusieurs des
relevés sus-mentionnés. C'est également pendant son
séjour à la villa Médicis qu'il donna le dessin du mo-
nument ducolonel d'Argy , placé à l'église Saint-Louis-
des-Français.
Attaché au service des Bâtiments civils dès sa ren-
trée en France, J.-L. Pascal était choisi par Lefuel,
l'architecte du Louvre, comme inspecteur des tra-
vaux. En même temps, il prenait part aux grands
concours que nécessitaient la reconstruction de l'Hô-
tel de Ville de Paris (1872), l'érection de l'église du
Sacré-Cœur (1874) et voyait ses projets primés. En
LAROUSSE MENSUEL
1876, il était chargé, également à la suite d'un con-
cours, de la construction d'une Ecole mixte de méde-
cine et de pharmacie, à Bordeaux, où il sut se mon-
trer intelligemment.
Nommé en 1875 architecte diocésain, il succédait en
même temps à Henri Labrouste comme architecte de
la Bibliothèque nationale. Ici, tout en faisant œuvre
personnelle, il tint à honneur de s'inspirer des inno-
vations raisonnéesde l'illustre logicien, son devancier ;
J.-L. Pascal eut à construire les bâtiments qui s'é-
tendent le long de la rue Colbert et font retour sur la
rue Vivienne. Outre deux étages de magasin et sous-
sol qui ont demandé des soins particuliers que seuls
peuvent apprécier des techniciens, cette partie com-
prenil «me salle de lecture publique, vaste vaisseau
elliptique où, à l'exemple de Labrouste, le fer et les
coupoles éclairantes trouvent leur emploi rationnel.
Intérieurement, il a eu aussi à réinstaller dans le
nouveau Cabinet des médailles qui occupe une partie
de ces bâtiments neufs, les belles boiseries avec des-
sus de portes par Boucher et Carie van Loo prove-
nant de l'ancien Cabinet du Roi. Le noble escalier
qui dessert ce Cabinet et aboutit à la Galerie Maza-
rine et au département des manuscrits est également
«• 162. Août 1920.
ternational d'architecture et écrivit à cette occasion
un rapport qui a été imprimé.
Chevalier de la Légion d'honneur en 18.S0, il fut
promu officier en 1890, année de son élection à l'Aca-
démie des beaux-arts où il occupa le fauteuil tenu
auparavant par André, et commandeur en 1903. Il
était depuis i88g inspecteur général des Bâtiments
civils et siégea aussi de longues années au Conseil
supérieur d'Enseignement des beaux-arts.
J.-L. Pascal a pris maintes fois la plume. En de-
hors de son rapport de 1889, on citera une remar-
quable étude sur les Bibliothèques et les Facultés de
Médecine en Angleterre (1884), une notice sur Charles
Garnier, une autre sur Julien Guadet placée en tête
de la 3« édition des Eléments et Théorie de l'.irchi-
lecture, de celui-ci (igio), une préface à l'.irt d'archi-
tecture et la profession d'architecte, de Louvet (1910),
des critiques des Salons d'architecture, publiées de
1807 à 1907 dans la Revue de l'.irt ancien et moderne.
En collaboration avec Guadet il a aussi contrôlé et
préfacé la réimpression de V.irchitecture, de Blondel,
faite avec le concours de l'Imprimerie nationale.
En raison de son grand âge, J.-L. Pascal avait du
abandonner ces dernières années la pratique cou-
I.es délégué» hongrois quittent lo Grand Trianon, .'i Vcrsanios. après la signature du traitt^ do paix (4 juin 1920). — l^hot. Rûl.
son œuvre. Enfin, du côté de la rue Vivienne, il a
raccordé sur le jardin de la Bibliothèque, par une
façade qui a noble allure avec son grand ordre de
colonnes, les bâtiments anciens à l'aile neuve. Ces
diverses constructions dont l'achèvement a été long-
temps retardé pour cause de ressources budgétaires
insuffisantes se recommandent par leurs proportions
excellentes et la sobriété élégante de leur décoration.
Comme architecte diocésain, J.-L. Pascal est au-
teur de la chapelle de la Vierge, en la cathédrale de
La Rochelle (décorations de Bouguereau, sculptures
de Thomas), de l'autel de la cathédrale de Valence,
de divers travaux à Avignon. Pour la Banque de
I'"rance, il a transformé l'ancienne salle du théâtre
Italien, place Ventadour, en annexe des services du
grand établissement financier. Il est aussi l'auteur de
la mairie et du groupe scolaire d'Ablon. Enfin, il a
édifié divers hôtels particuliers, notamment l'hôtel
Koenigswarter, rue de Prony, 12, et les hôtels Bou-
guereau et Perraud.
Initié à l'architecture funéraire par sa participation,
avec Coquart, au charmant monument de Henri Re-
gnault, à l'Ecole des Beaux-Arts, il a donné la me-
sure de son goiit sobre et distingué dans l'une des
œuvres d'art lesplus remarquables du Père-Lachaise,
le tombeau de .\Iichelet, dont la sculpture est de
Mercié. On lui doit aussi le monument du sculpteur-
médailleur Degeorge, et, en collaboration avec Tho-
mas, celui beaucoup moins heureux de Charles
Garnier, placé sur l'un des côtés de l'Opéra, vis-à-vis
la rue Auber. L'architecture du monument du pré-
sident Carnot à Bordeaux, est également son œuvre
(Barrias, sculpteur).
La plupart des études préparatoires à ces travaux
ont figuré dans les Salons qui se sont succédé
depuis 1870. Ses envois à l'Exposition universelle de
1878 (relevés de Rome et d'Athènes, Faculté mixte
de médecine et de pharmacie de Bordeaux) furent
récompensés d'une médaille de première classe. Hors
concours en 1889, il fut en 1900 membre du Jury in-
I rante de l'architecture. En 1912 son élève Recoura,
le remplaçait à la direction des travaux de la Biblio-
I thèque nationale ; en octobre 1917 il lui confiait éga-
1 lement la direction de l'atelier d'élèves qu'il avait
repris lui-même, en 1872, des mains de son maître
! Questel. Mais les années n'avaient en rien diminué
son activité intellectuelle. Ponctuel à l'Institut, il
s'intéressait à toutes choses, lisait et écrivait beau-
coup, et sans jamais se départir d'une affabilité qui
rendait ses attentions encore plus précieuses à ceux qui
avaient l'heureuse fortune de l'approcher ou d'entrer
en correspondance avec lui. — Charles Saumek.
Politique intérieure et extérieure
[Juin). — La politique européenne avait, en juin,
suivi son cours troublé dans le dédale des discussions
verbales et l'obscurité des méthodes. Les entrevues
des chefs de gouvernement, les conseils d'ambassa-
deurs, les colloques grandiloquents de Sociétés, les
chicanes parlementaires, les conversations plus ou
moins secrètes n'avaient pas avancé d'une ligne les
affaires graves dont la solution était stagnante depuis
des mois. Bien plus, il ne semblait pas que la guerre
qui se continuait en Europe orientale et en Asie
antérieure fût sur le point de finir et au bout du
mois la position militaire de la Pologne en face de la
Russie bolcheviste était, une foisde plus, inquiétante.
En Asie, les Grecs étaient entrés en ligne contre la
Turquie nationaliste et, après des siècles, tentaient
de renouer la trame rompue de la conquête hellé-
nique. On savait mal ce que faisaient les Russes en
Perse et ce qui s'agitait en Mésopotamie ; mais, quoi
que ce fût, on pouvait être assuré que si ces agisse-
ments tendaient à la paix, c'était par un chemin très
détourné et singulièrement tortueux. Dans l'Europe
occidentale, l'indécision qui pesait sur les ileslinées
de l'Allemagne, la force d'inertie qu'elle opposait à
l'exécution du traité de Versailles, la confusion île ses
partis politiques ne permettaient pas d'envisager
avec sérénité un avenir dont personne ne pouvait
N* 162. Août 1920.
percer le mystère. L'Angleterre soutirait de la crise
irlandaise plus aiguë que jamais, et la révolution sinn-
feiniste menaçait de ruiner cette île infortunée aussi
incapable d'accepter des Anglais un gouvernement
que de s'en donner un elle-même. En Italie, la disso-
lution du second mini?!tère Nitti avait laissé la place
au vieux Giolitti cjui arrivait avec de fort belles pro-
messes, mais que son passé rendait suspect à beau-
coup, sans que la coalition qui se groupait autour de
lui assurât à sa combinaison une véritable solidité ;
le mécontentement général, la misère réelle d'un
grand nombre se manifestaient par des violences qui
prenaient, par endroits, l'allure d'une révolution; et
cependant la question adriatique n'était pas résolue
et la renonciation de l'Italie au protectorat de l'Alba-
nie n'était peut-être qu'un moyen de liquider avec
décence une ambition impossible à consolider. Ce
bilan rapide permet de mesurer l'étendue des diffi-
cultés qui tenaient l'Europe en suspens. Mais il faut
dire tout de suite que, malgré toutes ces causes d'agi-
tation et de souci, malgré des effervescences locales,
on n'avait eu à aucun moment l'impression qu'on fût
à la veille d'événements capables de compromettre à
nouveau la paix générale. L'insouciance dominait les
esprits. On vivait et l'immense majorité des hommes
se contentait de vivre.
Deux questions, avons-nous besoin de le dire,
avaient continué à dominer l'ensemble de la poli-
tique européenne, ou plutôt la recherche jusqu'ici
infructueuse d'une politique européenne : la question
russo-asiatique et la question allemande. La première
était infiniment complexe dans ses manifestations;
elle était, au fond, simple et bien connue. Les bol-
chevicks n'inventaient rien, nous l'avons déjà marqué
avec précision. L'instinct historique qui pousse les
peuples, quelle que soit la forme de leur gouverne-
ment, tournait la Russie vers l'Asie et la confrontait
avec l'Angleterre sur la massive barrière que l'.Ar-
ménie et la Perse mettent entre l'Europe et l'Inde.
Que s'était-il passé, que se passait-il au juste entre
les Russes et les Perses, et, à la bordure du plateau
persan, quels événements se déroulaient exactement
en Mésopotamie ? Si les Anglais le savaient, Lloyd
George n'en avait pas fait la confidence, et il était
fort vraisemblable qu'ils le savaient très mal. Ce qui
n'était pas douteux, c'est que la Transcaucasie et la
Caspienne étaient, pour ne pas dire plus, sous la
haute surveillance russe ; seul le manque de moyens
militaires avait empêché cette surveillance de s'éten-
dre plus loin et de se transformer en quelque chose
de plus positif : l'histoire prouve que l'établissement
d'une domination étrangère en Perse n'est pas une
entreprise facile. Les bolchevicks ne se font sans
doute aucune illusion sur ce point. Leur menace
n'est qu'un moyen de propagande anti-anglaise, une
tentative d'intimidation, un mirage fort propre d'ail-
leurs à soulever les imaginations asiatiques. C'est
aussi un dérivatif aux affaires polonaises. Aussi bien
l'Angleterre ne s'y était pas trompée. Il y avait là un
■langer avec lequel on ne pouvait jouer et qui avait
été, en grande partie, l'inspirateur de la politique de
Lloyd George. Cela s'était traduit par les tractations
avec Krassine.
Nous avons dit, le mois dernier, le début de cette
représentation scénique qui, dans la coulisse com-
porta certainement d'intéressants dialogues, mais qui,
pour le public,se présenta sous la forme de monologue,
de pantomine et d'intervention du chœur antique,
figuré par la Presse. Elle avait été pour Lloyd George
l'occasion d'un de ces discours à sensation où il ne
craint pas de développer, sans aucune vergogne, des
paradoxes bruyants. Le Premier anglais avait, en
particulier, essayé de justifier ses entretiens avec
Krassine et sa tentative de nouer avec les Soviets
des relations commerciales, qui avaient la prétention
de ne jamais empiéter sur le terrain politique, par
des arguments tirés uniquement de l'intérêt écono-
mique à l'exclusion de tout scrupule d'ordre moral.
C'était un peu le commentaire à la fois insinuant et
brutal de la formule populaire : l'argent n'a pas
d'odeur. Il n'y avait eu là d'ailleurs qu'une fusée
oratoire. Il n'apparaissait pas qu'il fût rien sorti de
concret des entretiens anglo-bolcheviks de Londres.
A la fin de juin, Krassine se préparait à rentrer en
Russie, pour reprendre le contact avec Lénine et
rafraîchir ses instructions. On avait dit, en effet,
à plusieurs reprises, qu'il n'était pas en plein accord
avec le (iouvernement russe et qu'en fait il n'avait
aucun mandat. Personne n'en savait rien, pas plus
que des propositions qu'il emportait. Il y avait un
secret et il avait été gardé. La France s'était officiel-
lement tenue à l'écart de ces conversations risquées,
sans qu'elle s'en fût tout à fait abstenue ; ses délégués
économiques y avaient pris part. Il était permis de
penser, sans se hasarder trop loin dans l'hypothèse,
qu'on n'avait pas trouvé de terrain stable de discussion,
que le doute persistait sur les ressources que pouvait
offrir la Russie, sur les moyens de les transporter,
sur les conditions d'échange et de paiement, et on
avait le droit d'admettre que le Gouvernement des
Soviets, sentant la force de sa position vis-à-vis de
l'Angleterre en Asie, avait subordonné à la reprise
des relations politiques la conclusion de tout accord
commercial. En résumé, on n'avait aucun résultat à
LAROUSSE MENSUEL
enregistrer. Par contre, il fallait se demander si cette
négociation, même en atténuant tant qu'on voudra
son caractère officieux, n'avait pas eu pour unique
résultat de fortifier le gouvernement de Moscou dans
sa confiance en lui-même.
On en avait eu une marque a<sez audacieuse pen-
dant que Krassine causait avec le gouvernement
anglais. On se souvient qu'une mission travailliste
avait fait le voyage de Moscou pour se faire sur place
une idée nette du régime soviétiste. Elle était reve-
nue, son enquête terminée, et on doit noter tout de
suite que ce qui a transpiré dans la presse des résul-
tats de ce voyage ne dénotait pas que les enquêteurs
eussent rapporté de Russie un enthousiasme bien
ferme au sujet des doctrines et des méthodes com-
munistes. En tous cas, s'ils avaient été convertis, ils
n'étaient pas pressés de faire des prosélytes et de
confesser leur foi. Mais, à défaut de conviction, ils
avaient rapporté une lettre de Lénine aux ouvriers
anglais les engageant à réaliser sans tarder la révo-
lution. Cette provocation avait été fort mal prise par
le public et le gouvernement anglais qui n'avait pas
213
traditiomielle de résistance à l'invasion orientale, et
se levait comme une barrière vivante entre la Russie
asiatique et l'Occident européen, c'est-à-dire, entre
la barbarie inorganisée, brusquement dissimulée
sous des théories d'apocalypse, et la civilisation len-
tement accumulée des Latins, des Celtes et des
Anglo-Saxons ? La question valait qu'on y réfléchît.
L'Angleterre, les yeux tournés vers l'Asie antérieure
et péninsulaire, pouvait mesurer, mieux que per-
soune, toute l'ampleur des conséquences si la
Pologne succombait ou seulement restait affaiblie ;
et la France ne pouvait ne pas voir très clairement
ce qu'un échec de la Pologne redonnerait de force à
rAlieroagne, combien il faciliterait cette fusion éco-
nomique avec la Russie que révent la finance et
l'industrie allemandes, et qu'aucun gouvernement
allemand, même réactionnaire et monarchiste, ne
songerait à repousser.
On n'aurait qu'une vue incomplète de la com-
plexité du problème posé, si l'on ne rattachait à la
question ru.sse les événements d'Anatolie, de Cilicie
et de Syrie. On avait longuement discuté en France,
Alexandre Millei-aiiil, piLsidt'nt du ( .
t'rie ; V juin Ui.'O).
caché ce qu'il en pensait ; elle avait sans doute fait
passer quelque fraîcheur dans les rapports entre
Krassine et Lloyd George. Elle n'en était pas moins
très caractéristique de l'état d'esprit des gouver-
nants russes. Elle montrait, mieux que tout ce qu'on
peut nous dire, que Lénine et ses amis n'ont en
aucune façon renoncé à imposer au monde les nébu-
losités slaves de leur conception politique et que,
par conséquent, attendre du gouvernement des So-
viets une amende honorable, un retour aux principes
généralement admis par les peuples civilisés, est
encore à l'heure présente, une conception chimé-
rique. Lénine reste l'utopiste impénitent, le réforma-
teur messianique qu'aucune réalité ne ramènera à
une vision réelle des choses humaines, et sa cité
idéale continue à s'appuyer sur le militarisme rigou-
reux et sans pitié que représente Trotsky. C'est ce
qui rend difficile la solution du problème puisque la
Russie paraît bien incapable de réagir par ses propres
moyens.
Le danger se manifestait en Pologne à la fin de
juin. Les succès des Polonais en Ukraine avaient été
éphémères. Kief avait été repris par les Russes et
maintenant, la Pologne elle-même était menacée à
la fois par le nord et par le sud ; les informations
les plus pessimistes, d'origine bolchevique, circu-
laient ; elles étaient fausses ou prématurées ; mais
on ne pouvait nier que la situation ne fût d'autant
plus grave qu'il était impossible d'affirmer que l'Al-
lemagne ne prêterait pas la main aux attaques
russes et, tout au moins, ne fermerait par les yeux
sur les coups de main, soi-disant spontanés, qui
pourraient troubler la Pologne sur le front germa-
nique oriental. La Pologne avait pris des mesures
énergiques. La position militaire des Russes était
risquée, mais Broussilof, qui les commandait, ne
manquait pas de talent et d'expérience, et l'armée
russe, forte d'environ 400.000 hommes, était un
adversaire très sérieux pour la jeune république
polonaise. Qu'allaient faire les Puissances sur le
point de se réumr à Bruxelles ? Rien n'était moins
clair. En adtnettant même que la Pologne eût été
imprudente, pouvait-on abandonner dans le danger
ce peuple reconstitué par la volonté de l'Europe,
qui, à peine rendu à lui-même, reprenait sa politique
au cours du mois de juin, sur ces diverses questions,
non moins que sur celle de Mossoul et des pétroles de
la région mésopotamienne. On avait épilogue sur la
politique suivie à ce sujet par Clemenceau, sur son
attitude indécise relativement aux conventions de
1916 et aux avantages que le ministère Briand avait
assurés à notre pays, et cette controverse avait été
l'occasion de discours émouvants, intéressants ou
habiles, de polémiques véhémentes et non sans per-
fidie, sans compter quelques révélations fort
curieuses qui avaient dévoilé, dans un passé assez
proche, des ignorances ou des légèretés de notre
politique étrangère, dont il ne fallait pas trop s'éton-
ner bien qu'elles fussent peu rassurantes sur la pers-
picacité de notre diplomatie. Parallèlement, en An-
gleterre, Asquith avait réclamé de Lloyd George
l'abandon de sa politique de Mésopotamie et avait
exposé un programme de gouvernement autonome
de ces pays, qui n'avait pas été sans étonner.
Mais les paroles les plus éloquentes disparaissent
vite de la pensée des hommes : les faits restent.
Pendant que l'on discourait en France ou en Angle-
terre, la position anglaise en Mésopotamie devenait
peu brillante ; la Irance était amenée à conclure un
armistice avec Mustapha Kemal dont elle n'avait pas
reconnu régulièrement l'autorité ; la côte et le pla-
teau d'.Anatolie étaient occupés victorieusement par
les nationalistes turcs et il était aisé de voir la liai-
son de ces faits avec la politique bolcheviste. En
fait, il s'avérait que ni la France, ni l'Angleterre
n'avaient en Asie-Mineure les forces suffisantes pour
réduire une résistance, superficielle d'ailleurs et plus
forte par la configuration même du pays qu ■ par ses
armées mal organisées, qui pourtant mettait obs-
tacle à la paix et appuyait l'inertie du gouvernement
de Constantinople devant le traité qu'on allait lui
imposer.
En pnsence de cette situation embrouillée, la
Contérence de Boulogne semblait avoir peu hésité
à confier à la Grèce, qui le sollicitait, le mandat
d'intervenir par les armes en Anatolie pour rétablir
l'ordre. Il est impossible de ne pas admirer l'ampleur
de la continuité de la politique île Venizélos. C'est
à lui, et à lui seul, que la Grèce contemporaine doit
de reprendre sa place parmi les peuples et le rôle
214
civilisateur qu'elle a joué aux temps antiques. Rien
n'est plus émouvant pour l'historien que de contem-
pler ce spectacle inespéré de l'Héllénisme débordant
sur la Thrace et se préparant à coloniser de nouveau
l'Asie antérieure. Certains peuvent voir là, l'effet
d'une mégalomanie périlleuse. Il y faut chercher
plutôt l'aboutissant d'une politique parfaitement
réglée, sachant ce qu'elle veut et ne perdant jamais
de vue un but lointain, mais nettement défini. Il
appartient à la nation grecque de remplir ses des-
tinées. Elle a eu cette bonne fortune, refusée en ce
temps-ci à bien d'autres, de trouver sur sa route un
homme. Elle a le mérite de le suivre. Il fallait espé-
rer que l'événement répondrait au génie du chef qui
mène ce peuple. Il fallait l'espérer, non seulement
pour lui, mais pour tout le monde. Les succès grecs
pouvaient avoir sur les décisions de la Turquie à
l'égard du Traité de paix que le grand-vizir Damad-
Férid Pacha venait discuter à Paris, une influence
considérable, et un poids non moindre dans la lutte
contre les intrigues bolchevistes en Asie. Il était
de toute nécessité pour la sécurité future des détroits
et de la mer Noire, pour la possibilité de relations
normales entre la Transcaucasie et les régions pétro-
lifères, d'établir à Constantinople et sur les deux
rives du Bosphore
un régime d'ordre
et une organisation
internationale puis-
sante qui fût en
état non-seulement
de s'opposer au
nationalisme turc,
mais encore aux
entreprises mosco-
vites. La révolu-
tion russe à ses dé-
buts n'avait point
renoncé à Constan-
tinople. 11 n'est pas
besoin d'être pro-
phète pour admet-
tre que le bolche-
visme qui a étran-
glé la révolution
retrouvera très vite
dans la tradition
russe la route de
Constantinople,
comme il a re-
trouvé celle de la
Sibérie, du Caucase,
de la Caspienne, de
l'Arménie, de la
Perse et de l'Inde.
Si l'Europe veut être
tranquille il lui faut
une bonne politique
des Détroits et le cal-
me en Asie. Cette po-
litique est-elle possi-
ble? Là où toutes les ,
diplomatiesocciden- \\
taies ont échoué jus-
qu'à ce jour, y a-t-il '^"i"' i^anaut, miniBlie des
place pour une poli-
tique internationale
solidement fondée qui fasse de cette route maritime
entre l'Europe et l'Asie, de ce prolongement de la Médi-
terranée à la rencontre des grands plateaux de l'an-
cien Continent, une grande voie pacifique de péné-
tration et d'échange ; qui permette en même temps
de créer par terre la grande ligne traversière de la
mer du Nord à l'océan Indien ? Il serait osé de l'af-
firmer, il n'est pas défendu de l'espérer. Si routinière
que soit l'humanité, il y a tout de même dans son
histoire des exemples d'effort et d'intelligence de ses
intérêts qui permettent de penser qu'à force de
tâtonner on finira par trouver le plan libérateur qui
ouvrira la route par une entente raisonnée. En
attendant ces temps désirables, on pouvait craindre
quelques erreurs adventices et quelques sursauts im-
pulsifs. Il était sage de ne pas trop s'émouvoir. Nous
étions entrés dans une phase nouvelle, plus ample,
plus polymorphe qu'aucune de celles qui l'ont précé-
dée, de laniagonisme anglo-russe. Toute notre poli-
tique devait tendre à sauvegarder nos intérêts sécu-
laires, à ne pas nous laisser aller à une sentimentalité
hors de saison, et à empêcher l'Europe de sacrifier
sa tranquillité, sa prospérité et son avenir aux vues
personnelles d'un seul peuple.
L'importance, en effet, de la question russo-asia-
tique, l'utilité qu'il y a pour nous à sauvegarder ce
que nous pourrons de notre politique en Syrie et en
Palestine, ne peuvent nous faire oublier l'autre ques-
tion brûlante de l'heure présente, la question alle-
mande. Il est possible d'imaginer que lors de l'inter-
minable discussion du Traité de paix, au milieu de
la multitude de questions, diverses d'ordre et d'im-
portance, qu'on a soulevées toutes ensemble au risque
de les brouiller, le ministre qui représentait alors la
France n'a pas toujours eu le sens exact de la pro-
portion à établir entre les questions; qu'en particu-
lier, très justement obsédé de la nécessité de garan-
LAROUSSE MENSUEL
tir la France du côté du Rhin, il n'ait pas assez
sûrement apprécié le rôle que les questions orientales
pourraient jouer dans l'avenir de la France et la
force qu'on pourrait tirer en Occident de la fermeté
de l'attitude qu'on prendrait en Orient. Qu'il y ait
eu là une erreur d'optique, par laquelle s'expliquent
les défaillances dans les questions de Mossoul et de
Syrie-Palestine, nous ne croyons pas qu'on puisse le
contester. N'ayant jamais exagéré dans ces chroniques
nos admirations et nous étant toujours efforcés de les
limiter à la justice, nous pouvons faire remarquer
aujourd'hui que les critiques dont divers organes de
la presse pensent accabler le ministère Clemenceau
manquent souvent de mesure. Outre que nous som-
mes fort mal renseignés, et qu'il est certain que notre
négociateur trouva en Wilson et Lloyd George des
partenaires d'autant moins malléables que la ques-
tion allemande les intéressait moins directement,
l'énormité de nos intérêts sur le Rhin justifie peut-
être certains abandons insuffisamment débattus en
Orient. On le voyait très clairement en juin et nous
en étions à nous demander si même les insistances
avaient été suffisantes en ce qui concerne l'Allema-
gne, puisque à la date où nous étions arrivés, nous
n'étions sûrs ni du désarmement de notre ancienne
colonies, et le m
,..u J.,iUi- ii.,u.Biav„i ;,- i.„
(9 juin 1920). — Phol. Itol.
fimemie, comme on dit en diplomatie, ni de la répa-
ration de nos dommages.
On avait longuement épilogue dans le monde par-
lementaire, et dans tous les mondes, sur le point de
savoir sur quelle base devrait se faire le partage en-
tre les Alliés de l'indemnité que payerait éventuelle-
ment l'Allemagne. On avait compris que ce partage
se ferait suivant un pourcentage de 55 p. 100 pour
la France et de 25 p. 100 pour l'Angleterre, et on se
trouvait tout à coup devant une autre interprétation
en vertu de laquelle le partage devrait se faire dans
la proportion de 11 à 5. Vérification faite, il était
constaté que c'était làl'interprétationjuste et il fallait
bien l'accepter. Puis on avait vu surgir les réclama-
tions de l'Italie, de la Belgique, de la Roumanie, du
Portugal, si bien qu'après la conférence tenue en juin
à Hythe, entre Millerand et Lloyd George, puis à
Boulogne entre les représentants de tous les alliés,
on avait en somme admis qu'il fallait porter la ques-
tion devant la conférence qui devait se réunir, dans
les premiers jours de juillet, à Bruxelles, comme
préalable à la conférence de Spa. Ainsi sur la ques-
tion de notre part d'indemnité nous n'étions pas plus
avancés, peut-être moins, qu'il y avait dix mois, et sur
celle de la quotité de l'indemnité l'indécision restait
la même. Il était, de plus, évident que l'Allemagne,
— et il était naïf de s'en étonner — ferait les efforts
les plus subtils pour se dérober à ses obligat ons et
payer le moins possible. Elle cherchait à prouver son
incapacité à payer et surtout son besoin de ne payer
qu'après satisfaction intégrale de ses propres besoins,
ce qui ne tendait à riens moins qu'à lui permettre de
se refaire et de se relever d'abord, sans souci de notre
propre situation, et à remettre à d'autres temps, essen-
tiellement contingents, le règlement effectif du compte
de ses responsabilités. Les élections législatives qui
avaient eu lieu en juin avaient amené au pouvoir un
N» 162. Août 1920.
Reichstag composite, sans majorité, où les monar-
chistes pangermanistes équilibraient le groupe so-
cialiste et démocrate républicain, entre lesquels se
plaçait un groupe catholique numériquement inférieur
à chacun des deux autres, mais sans qu'aucun des
trois pût se passer de l'un de ses concurrents. Dans
ces conditions, les négociations pour la formation d'un
ministère avaient été longues et difficiles et c'est
seulement après plusieurs tentatives avortées que
Fehrenbach, à la fin du mois, était parvenu à mettre
debout une combinaison. Mais quel que fût le minis-
tère allemand, ses dispositions, à quelques nuan-
ces près, devaient être identiques et il fallait s'atten-
dre à ce que non seulement l'Allemagne ne fît
aucune proposition, ou n'en fît que d'insignifiantes,
mais encore à ce qu'elle s'efforçât d'amener une ré-
vision du traité de Versailles, en profitant, pour
nous isoler, des différents points de vue qui divi-
saient inévitablement les Alliés. Bien plus, sur la
question du désarmement, de la destruction du ma-
tériel de guerre et d'aviation, de la livraison du maté-
riel flottant, les Alliés vainqueurs en étaient encore
réduits à fulminer des notes vaines quoique commi-
natoires que l'Allemagne tenait pour négligeables, et
on devait se placer encore une fois devant l'éventualité
d'une exécution mi-
litaire, sans êtrebien
sûr que l'Angle-
terre y consentirait.
De sorte qu'en fait,
sur aucun point ,
nous n'avions au-
cune certitude, et
par suite, si lors
de la discussion du
traité, on avait cru
bien faire, — et on
était excusable
d'avoir pensé ainsi,
— en se montrant
facile sur les ques-
tions orientales pour
s'assurer un règle-
ment favorable de
la question alle-
mande, on se trou-
vait maintenant joué
sur les deux.
On ne pouvait
éviter de s'abandon-
ner à ces réflexions
un peu décevantes,
il en faut convenir,
mais qu'il était sage
d'envisager froide-
ment, comme il pa-
raissait que le fai-
sait Millerand. Et
on en arrivait à s'in-
terroger sur le traité
de Versailles lui-
même, sur son ca-
ractère intangible
ou sur la possibilité
iMi.iain, a i>ui;tiii-»ur-;.,u, ni et l'avantage qu'il
y aurait à le révi-
ser pour lui substi-
tuer, tout en maintenant les principes généraux, un
texte plus précis, plus complet, indiscutable. C'était
là un très grave et presque douloureux sujet de mé-
ditation et de désenchantement sur lequel il était à
peu près impossible de prendre parti en parfaite
connaissance de cause. On ne pouvait qu'espérer que
l'énergie têtue de notre Premier ministre tiendrait
bon pour défendre nos intérêts et faire triompher
notre droit contre les multiples arguments que ne
manqueraient pas de produire nos ennemis, et peut-
être nos alliés. Quelque respect qu'on pût entretenir
pour Lloyd George, il était un peu inquiétant de
penser qu'il était le seul arbitre de la situation.
Auprès des deux questions dont nous avons essayé
d'esquisser les contours les plus accusés, les autres
manifestations internationales apparaissaient comme
d'une importance réduite.
Le 4 juin, Auguste Baynar, ministre du travail de
Hongrie et Alfred de Drech-Lazare, délégués hon-
grois, avaient apposé leur signature au bas du traité
qui réglait le sort de leur patrie, et, le 30 juin, le
Sénat français avait approuvé définitivement le traité
avec l'Autriche. Ces deux actes, tout secondaires
qu'ils fussent, devaient retenir l'attention. Il ne suf-
fisait pas, en effet, d'avoir fixé sur le papier les des-
tinées de ces deux débris de la Monarchie austro-
hongroise; il fallait aussi préparer et assurer leur
avenir. Ni l'un ni l'autre de ces deux Etats ne pou-
vait vivre si on l'abandonnait à lui-même. La tenta-
tion était trop forte pour l'un comme pour l'autre de
se tourner vers ses voisins qui n'étaient pas nos
amis; tous deux au contraire, bien soutenus, pou-
vaient nous être utiles. Si l'on ne voulait pas, malgré
l'histoire, créer une Confédération danubienne, du
moins fallait-il éviter que la misère et la famine ne
jetassent l'Autriche dans les bras de l'Allemagne et,
subsidiairement, de la Bavière. Les événements qui
I
»• 162. Août 1920.
s'étaient passés en Autriche, en juin, les grèves de
chemins de fer notamment, avaient prouvé la diffi-
culté de créer un gouvernement fort. L'Autriche et
la Hongrie ne constituaient pas des dangers essen-
tiels; elles étaient placées de telle sorte qu'elles
pourraient, le cas échéant, accroître d'autres dangers,
ou, si nous savions nous y prendre, les paralyser. Il
appartenait à des gouvernants prévoyants de ne pas
perdre de vue ces considérations.
Le Conseil de la Société des Nations avait eu à
s'occuper des affaires de la Perse. Il l'avait fait sans
enthousiasme et sans éclat, et il avait laissé à des
représentants de seconde ligne le soin de notifier à
la Perse qu'elle eût à se débrouiller seule et à tâcher
de faire sa paix avec la Russie, lille s'était d'autre
part réunie à Gand pour s'occuper de la constitution
de la Cour permanente de justice internationale,
conception très haute d'arbitrage et de paix dont il
est bon de noter la naissance, mais qui devra, pour
remplir son rôle éminent, acquérir sur les peuples une
autorité qu'ils ne se montrent pas tous soucieux de
reconnaître. — Enfin deux manifestations internatio-
nales méritaient d'être signalées. L'une était le con-
grès féministe de Genève, réuni précisément sur ce
sol suisse où la femme jouit d'une respectueuse con-
sidération sans que pour cela le féminisme y ait fait
beaucoup d'adeptes. Il y avait lieu de s'incliner de-
vant l'inspiration très élevée qui avait inspiré ce con-
grès. Il ne fallait pas s'en exagérer l'importance pra-
tique et immédiate. — Nous n'en dirions pas autant
de la session tenue à Gênes par la Conférence inter-
nationale du travail pour poser les bases d'un règle-
ment international du travail maritime. L'adoption
par la France et l'application à la marine marchande
de la journée de huit heures rendent nécessaire l'ap-
plication d'une réglementation semblable aux navires
des autres nations si nous ne voulons voir notre flotte
marchande chargée de frais d'exploitation plus élevés
que les marines concurrentes. Disons en passant,
que sur ce point spécial, comme sur les autres, la
journée de huit heures, dont nous nous sommes re-
retiré le moyen de discuter le principe en en \ otant
hâtivement l'application, apparaît maintenant chez
nous comme un élément d'infériorité dans la produc-
tion ; elle nous place dans une position défavorable
vis-à-vis des autres peuples, qui tout en paraissant
adopter le principe théorique, ont ou bien reculé la
date d'application ou prévu des modalités dérogatoires
qui, en fait, rendent le principe inoffensif. Notre
générosité, et avouons-le, notre pusillanimité ont
grevé notre industrie d'une insuffisance de travail
qui a, n'en doutons pas, sa répercussion sur la cherté
de la vie, sur notre change et sur notre position
économique dans le monde. Ce point de vue n'avait
pas échappé aux délégués français à la conférence de
Gênes. Mais tous les pays n'étaient pas de leur avis.
Si maintenant nous faisons une rapide revue de la
politique intérieure des grandes nations pendant le
mois de juin, nous aurons à constater d'abord que
les Etats-Unis, en pleine lutte électorale, se désinté-
ressaient de tout le reste. La convention républicaine
tenue à Chicago du 7 au 12 juin avait choisi comme
candidat à la Présidence le sénateur Harding, de
l'Ohio. La convention démocrate de San Francisco
n'avait pas encore fixé son choix. Le gendre du pré-
sident Wilson, Mac Adoo, semblait avoir des chances,
quoique très concurrencé par le gouverneur de l'Ohio,
Cox. La grande question débattue était le traité de
Versailles, mais on pouvait se demander s'il y avait
là autre chose qu'une plateforme facile destinée à
couvrir les ambitions personnelles des grands partis,
et on avait le droit de penser que la politique inté-
rieure et des intérêts privés s'abritaient commodément
derrière une question d'ordre international dont se
souciait assez peu la masse des citoyens américains.
En Europe, deux nations avaient devant elles de très
gros problèmes. — En Italie, nous l'avons dit, Nitti
n'avait pas osé, à la suite de l'élévation du prix du
pain à i fr. 50 le kilogramme, afïronter le débat
devant le Parlement. Il n'y avait eu là qu'un prétexte.
Les difficultés toujours croissantes créées par la ques-
tion de Fiume et de la Yougo-Slavie, par celle de
l'Albanie, l'irritation populaire, la misère, les reven-
dications agraires, des grèves continuelles, la division
des partis, avaient rendu intenable la position du
ministère Nitti. Sa retraite sans gloire fut prudente
et avisée, certainement utile. Le ministère Giolitti ne
s'était pas constitué sans peine autour du vieux « dic-
tateur » dont les tendances germanophiles ne pou-
vaient faire doute jusqu'en 1914 et n'avaient pas man-
qué une occasion de s'affirmer avant l'entrée de l'Italie
dans la lutte. C'eût été pourtant pour la France, et
jusqu'à preuve du contraire, une erreur grave de juger
par avance sur le passé l'avenir d'un homme d'Etat
aussi intelligent que Giolitti. S'il ne fallait pas atten-
dre de lui qu'il sacrifiât rien de ce qu'il peut croire utile
à son pays, de quoi il faut le louer, on devait penser que
sous son gouvernement nous ne trouverions pas l'Italie
moins disposée à nous soutenir sur les points essen-
tiels. Le changement d'un homme ne saurait avoir
pour résultat de modifier l'état réel des choses ni le
besoin réciproque et le désir que nous avons, l'Italie
et nous, d'être amis. En admettant que Giolitti et
qu3lques-uns de ses collaborateurs aient des tendres-
LAROUSSE MENSUEL
ses intimes pour l'esprit et les méthodes germaniques,
les faits sont plus forts que les tendances, et l'Alle-
migne ne pourrait redevenir pour l'Italie une alliée
utile que si nous lui en laissions la faculté. A nous
donc d'aviser. Au point de vue yougo-slave et al-
banais, Giolitti avait les mains libres. Nous devions
souhaiter qu'il réglât enfin la question de Fiume
dans le sens italien et l'on connaît assez notre opi-
nion sur cette question pour deviner que nous nous
réjouirons de voir cesser une fiction qui a pesé
si gravement sur la politique internationale depuis
tant de mois. Quant à l'Albanie, l'Italie n'était cer-
tainement pas en mesure de la conserver, et la renon-
ciation à ce protectorat n'était plus qu'une question
d'opportunité. Quant à la situation intérieure, l'auto-
rité intacte et l'énergie de Giolitti ne pouvaient
manquer de la rétablir. Il en était temps. Après les
grèves du nord, l'émeute révolutionnaire d'Ancône
eut pu créer en Italie un foyer capable de s'étendre
très vite. L'échec de la grève générale de Rome prouva
dès les premiers jours du ministère que la sagesse
l'emporterait sur la violence. Nous nous
demandions le mois dernier si l'avenir était
aux vieillards. Nous souhaitions maintenant
que ce fut là pour l'Italie une vérité.
Nos alliés anglais avaient vu, en juin,
l'agitation irlandaise dégénérer en une ter-
reur organisée qui rendait tout gouverne-
ment impossible aussi bien que tout accom-
modement. Il devenait cependant probable
que, comme il arrive souvent, de l'excès
du mal sortirait le besoin de la paix. Le
bon sens anglais et le sentiment du danger
que ferait courir à l'Angleterre une répu-
blique irlandaise dans le plan sinn-feiniste
avaient ouvert les yeux à beaucoup d'An-
glais et même à des .Américains amis de
l'Irlande. Le travailliste Thomas s'était
prononcé contre une solution de ce genre,
et, en Irlande, Edouard Carson, le chef des
unionistes, commençait à sentir le besoin
d'un compromis acceptable qui sauvât l'Ir-
lande. On s'acheminait lentement, peut-
être par bien des traverses, vers un statut
irlandais qui mettrait fin aux abus de la
domination anglaise comme aux excès de
la résistance nationaliste, qui d'autre part
maintiendrait entre r.'^ngleterre et l'Irlande
une union qu'à aucun prix — Lloyd George
l'a déclaré énergiquement — elle ne peut ni
ne veut laisser dissoudre.
Cependant l'Angeterre, toujours opportu-
niste, avait compris la nécessitéde faire plier
son intransigeance à l'égard de l'Egypte.
Alors qu'il y a quelques mois la délégation
égyptienne n'avait pu obtenir d'être enten-
due par la Conférence de la paix, son chef
Sada Zogloul Pacha était écouté à Londres,
et les propositions de lord Milner étaient
sur le point d'aboutir. On pouvait prévoir
le moment prochain où l'Egypte aurait
son sultan, son ministère, son Parlement
et où elle serait représentée à Londres
par un ministère spécial. Il y avait là
un exemple de plus de cette remarqua-
ble souplesse d'adaptation qui caractérise
l'Angleterre et qui permet de ne jamais désespérer
de ses destinées. Il y avait là aussi une indication en
ce qui concerne l'Irlande.
La France, il faut le reconnaître avec satisfaction
une fois de plus, ajoutait le calme du mois de juin
au calme des mois précédents. La fin de la grève des
chemins de fer avait amené comme une accalmie dans
la lutte des partis. Même dans le parti syndicaliste
on semblait s'être rendu compte de l'erreur commise
et du recul auquel on avait exposé des idées qui ne
sont pas toutes à rejeter. Les dirigeants qui avaient
éprouvé les vicissitudes de la faveur populaire
voyaient revenir à eux ceux qui naguère s'en étaient
écartés. Il était permis d'espérer que peut-être on
allait se remettre au travail nécessaire, seul capable
de ramener l'équilibre dans les transactions et de
provoquer, par l'abondance des produits, la réduc-
tion des prix, follement exagérés, qui rendaient
l'existence si pénible. Le Parlement avait imposé à
tous un effort fiscal énorme. Cette perspective ne dé-
courageait personne. Mais on attendait qu'une bonne
politique extérieure nous donnât la sécurité parfaite
et les réparations indispensables. — Jules Okhbailt.
I%a,pliaël (Les derniers jours de). — La
commémoration du quatrième centenaire de la mort
de Raphaël que le monde des arts vient de célébrer,
nous permettra de revenir sur les derniers jours d'une
vie si courte et si pleine, pour e sayer d'apporter quel-
ques éclaircissements sur certains points demeurés
jusqu'ici obscurs, et île proposer une solution à divers
problèmes soulevés par les circonstances assez mysié-
ricu.'ies dont s'entourèrent les derniers moments du
grand artiste et la période qui suivit immédiatement
sa mort.
Quelle fut, par exemple, la maison où mourut
Raphaël ? Quel accident y termina brusquement une
si jeune existence, à trente-sept ans de sa trop courte
215
vie, le soir du 6 avril 1520 ? Que devint finalement,
entre les mains de ses amis, l'héritage d'art de cet autre
Alexandre ? A ces trois questions, trois réponses.
Rappelons-nous qu'à cette date Raphaël, succes-
seur de bramante comme architecte des innombra-
bles travaux du Vatican, a laissé sa palette devant
son dernier tableau de la Transfiguration resté
inachevé, pour lui permettre de courir à des constats
archéologiques, nécessités dans la campagne romaine
par ses fonctions nouvelles de directeur des fouilles.
« Du moins, écrit Bembodans unedeseslettresà Bib-
biena qui s'inquiète pour sa salle de bains où le
maître de la Farnésine a promis une autre Histoire de
Psyché en six fresques, demain, je reverrai Tivoli,
avec Navaggero, Beazzano, le seigneur BalthazarCas-
tiglione et Raphaël. Nous voulons voir tout l'antique
et le moderne. Nous y allons pour l'agrément du
seigneur André (Navaggero) qui doit retourner à Ve-
nise, après avoir fait ses Pâques. » Après tant
d'oeuvres de peinture dont-il a fait autant de chefs-
d'œuvre, Raphaël donne-t-il une preuve de lassitude
Raphaël Sanzio. (Portrait peint par lui-même.)
Mutée des Ofûces, l-'Iorencc.
en transformant le peintre en architecte ? Et l'artiste
épuisé, dont Marc-Antoine Raimondi trace sur le
cuivre un portrait si abattu et si peu ressemblant à
son modèle rayonnant de jeunesse et de maîtrise jus-
qu'alors; n'est-il plus qu'un homme à bout de forces
à qui la mort, par un dernier hommage à un génie
qui ne saurait déchoir, va retirer la palette et les
pinceaux des deux mains défaillantes et incapables
d'autres chefs-d'œuvre comparables aux précédents ?
Le dernier ne fut pas moins admirable que les autres
et, quoi que l'Histoire puisse présumer d'une mort
si soudaine, elle ne se refuse pas à constater que
Raphaël fut aimé de la Divinité qui l'inspira et qui
le fit mourir si jeune.
Le 24 mars, Raphaël, dont le cœur fut aussi bon
que belle fut son âme, avait signé avec la F'abrique
de Saint Pierre un contrat, à titre d'emphytéose ré-
siliable cinq ans après sa non-exécut.on, pour l'achat
d'un terrain de 212 cannes 1/2 et au prix annuel de
80 ducats, de 10 carlins chacun, payables chaque
année à la Saint-Pierre-et-Paul aux chanoines de
ladite basilique. Ce terrain, situé sur la rive gauche
du Tibre où la belle Via Oiulia venait de s'ouvrir et
où San Gallo avait déjà construit sa demeure, devait
servir à une maison où Raphaël logerait ses nom-
breux élèves et non lui-même. Car il jouissait dé|à
du beau palazzo que Bramante lui avait construit,
sur l'autre rive du libre, entre le Borgo Vecchio et
le Borgo Nuovo, non loin de cette Piazza Cavallc-
rotte où M.chel-Ange avait installé, vers 1498. son
premier atelier â Rome d'où sortit la futa, sa pre-
mière œuvre dans la Vdie éternelle, et qui lui avait
été commandée par un F'rançais, le cardinal dt-
l.a Groslaye, pour la chapelle que la France entre-
tenait alors dans la basilique de Saint-Pierre.
A quelques jours de là, Raphaël fut subitement
atteint de fièvre pernicieuse, contractée dans la
mal'aria de la campagne romaine, disent les uns, ou
2l6
LAROUSSE MENSUEL
/V" 162. Août 1920
Kaj'lKi.'l et la Furiiaiiiia,
(Compositioo d'Ingres; au musée du Louvre.)
Le cardinal de liibbieiia présente sa uiece Maiie à Raphaël.
/Composition d'Injures; copie de Corabœuf, au oiusée du Louvre.
dans une habitude passionnelle qui
ne pardonne pas à la jeunesse qui en
abuse, disent les autres, et, ajoute
finalement l'obseirvation médicale et
plus rationnelle, dans un état phti-
sique d'origine que le surmenage
excessif des dernières années avait
rendu finalement incapable de résis-
ter aux saignées débilitantes qu'on
fit subir au malade.
Dans ces prémisses, on nous per-
mettra de faire remarquer que l'hé-
ritier de la maison de RaphaPl fut
ce même cardinal protecteur Ber-
nardo Dovizio qui lui avait donné
sa nièce Marie de Bibbiena, en fian-
çailles, et qui, après le décès de
rUrbinate, ayant assumé la dange-
reuse charge de répartir les legs chi
maître à ses élèves, y trouva, à
cinquante ans, une mort aussi
prompte et plus mystérieuse en-
core ; puisque ce fut de poison qu'il
mourut, quelques mois à peine
après la fin prématurée de Raphaël.
Ce fut, tout au plus, le temps qu'il
fallut à cette âme damnée de Bas-
tiano del Piombo, rival haineux de
Raphaël dans le concours ouvert
par le cardinal Jules de Médicis,
pour l'exécution d'une Résurrection
de Lazare dont Michel-Ange fit en
secret les cartons que son « com-
père » n'eut qu'à peindre et termi-
ner heureusement en mai 1519, (au-
jourd'hui, à la National Gallery de
Londres). Raphaël, au contraire,
qui put voir ce tableau exposé alors
au Vatican et qui y admira des
qualités de peinture qu'il se plut à
imiter souvent aussi dans lessiennes,
convertit sa Résurrection commen-
cée en une Tratis/it^uration qui,
demeurant inachevée jusqu'à ce que
Jules Romain la terminât après la
mort du maître, n'en fut pas moins
sa dernière œuvre et peut-être la
plus belle, la plus inoubliable assu-
rément, aux yeux de ceux qui purent
la voir dressée dans l'atelier, devant
les restes mortels exposés au-des-
sous d'elle. Mais cette rivalité de
deux génies, qui désarma Michel-
Ange survivant à Raphaël défunt,
rortrait de Uapbael (xi et de liraniante (4-,. iJ
h l'appartement du pape Julca II
tail de la fresque de
peint par Raplia
la On'tiuU' du .^(njil iutre»ieal.
nèl, au \atiean.
ne trouva-t-elle pas dans Sébastiano
une âme de Vénitien assez noire pour
oser poursuivre jusqu'au crime la
mémoire du maître dont les élèves
allaient continuer l'œuvre dans la
quatrième chambre du Vatican,
dite Salle des Pontifes ? Pour s'en
faire attribuer l'adjudication, n'as-
sumerait-il pas l'accusation d'em-
poisonnement du cardinal même
qui barrait, chez le Pape, les in-
trigues de l'un pour maintenir bien
en cour l'entreprise des autres; ce
Bernardo da Bibbiena que quelques
grains de raisin suffirent à faire
disparaître, le 9 novembre t520,
dans cette même Santa Maria in
Portico où avaient passé, avant
lui, les Borgia de terrible mémoire,
l^a question est posée. Des extraits
épistolaires répondront-ils assez pé-
remptoirement à ce problème his-
torique ?
A la date du 12 avril i.'j2o, ce
moine scélérat écrit à Michel-Ange,
à Florence. « Je pense que vous
avez appris la mort de ce pauvre
Raphaël d'Urbin et que vous en
avez eu un grand déplaisir. Que
Dieu lui pardonne ». Quel crime
avait donc commis Raphaël en
mourant, sinon celui de laisser
achevée une œuvre que l'intrigant
eut bien voulu faire adjuger à
Michel-Ange et à lui, Sébastiano qui
s'en explique, d'ailleurs, ouverte-
ment en ces termes : « Je vous
donne brièvement avis que l'on va
peindre la Salle des Pontifes. Les
élèves de Raphaël font, à ce sujet,
beaucoup de bravade et veulent la
peindre à l'huile. Je vous prie de
\ouloir bien vous souvenir de moi
et me recommander à Mgr Révé-
rendissime ». Michel-Ange ne résis-
tera qu'un mois et écrira en juin, au
cardinal adjudicataire des travaux
de la Chambre du Pape, la lettre
suivante qui justifie étrangement
celle qu'en une autre circonstance
de sa vie tourmentée il reçut lui-
même de Sansovino lui disant :
« Pour vous, ne valent ni acte ni
serment. Vous dites à la fois oui et
N- /t>Z Août 1920.
LAROUSSE MENSUEL
217
Itaf'ha^l à son lit tle mon. Un cardinal de la curie romaine invite la Fornarina à prendre
conjïi* du moribond. Tableau de Rodollo Morgari. au musée des Ollice», à Florence.
I.c tombeau de Hapliat'l an l*,iiittn'Mii lie Iîmiu.-. l-liat aiMii..! il.tiis t;i i-bat>el1e dite de la
Madonaa del Sasso ) Dans le soubassement, on apor^'oit le cercueil de Uaphaël.
non, selon que vous eu retirez profit et utilité... et
je puis dire que maudit soit le jour où vous avez,
en général, bien parlé de quelqu'un. » (Lettre du
30 juin 1517, à propos du concours pour la façade de
San Lorenzo, à Florence, d'où s'en alla pour venir
vivre en France Léonard de Vinci qui, rival aussi de
Michel-.Ange dans ce concours, en avait éprouvé la
colère. 1 Voici cette lettre un peu folle du sage Uuonar-
rotti, écrite de Florence, à la date de juin 1520 :
Michel-Ange au Cardinal Bernardo da Bibbiena.
« Je prie V. S. Révérendissimenon comme ami ou
serviteur, car je ne mérite d'être ni l'un ni l'autre;
mais comme im homme vil, pauvre et fou, afin que
vous fassiez en sorte que Bastiano, peintre de Ve-
nise, ait quelque part aux travaux du Palais, puisque
Raphat 1 est mort. Et quand il semblerait à V. S.
comme je l'estime aussi, que ce service pourrait
devenir inutile, je pense, tout de même, qu'à servir
les fous on peut trouver par hasard quelque plaisir.
Ainsi lait usage de la ciboule celui qui, fatigué du
chapon, veut varier sa salade. Ues hommes de
valeur, il n'en manque pas aujourd'hui à employer.
Je prie \'. S. de me donner cette preuve. Ce sera
nous rendre un très grand service, car Bastiano est
houune de valeur. Si l'on s'est trompé sur mon
compte, il n'en sera pas de même de Bastien qui,
j'en ai la certitude, fera honneur à V. S. »
Micliel-.-\ngc ignorait-il qu'il écrivait ce projet de
lâcheté au plus fidèle ami de Raphaël dont la dé-
pouille mortelle reposait au Panthéon, à côté de
celle de .Marie, sa douce fiancée et la nièce si chère
du invme cardinal? Oubliait-il la dernière infamie
commise envers Raphaël, avec ces cartons de la Ré-
surrection de Lazare que Bastiano n'aurait qu'à
peindre pour l'emporter sur l'Urbinate contraint
ainsi de changer le même sujet de concours en celui
de la Transfiguration qu'il n'aurait plus le temps de
temiiner ? .\ coup sûr, le secrétaire de Léon X
n'ignorûit et n'avait oublié rien d'une cabale artis-
tique et soutenue, qui avait diminué la vie si courte
de son préféré Raphaël. Et ce ne fut pas sans rire
que Bibbiena demanda à Sébastiano s'il avait lu la
lettre dont il était porteur, comme ce dernier le rap-
porte lui-même dans sa réponse à Michel-Ange, le
3 juillet suivant : « ... Il m'a demandé si j'avais lu
votre lettre. Je lui ai dit que non. Il a ri beaucoup,
comme s'il s'en moquait et, avec de bonnes paroles,
il m'a congédié. Depuis, j'ai appris par Baccio (Ban-
dinelli) qui restaure le Laocoon, que le cardinal lui a
montré votre lettre, et l'a montrée au Pape, qu'il
n'y a pour ainsi dire pas d'autre sujet de conversation
que votre lettre dans le Palais, et qu'elle fait rire
tout le monde... »
Les lettres du fourbe frocard, qui cumule son mé-
tier de peintre avec la charge du piombo dont il
timbre les parchemins de la Chancellerie pontificale,
se multiplient et deviennent de plus en plus mysté-
rieuses. Toujours en chasse de l'héritage de Raphaël
dans la Chambre des Ponti/es, il mande à Michel-
.Ange tous les résultats de l'affût : « Si vous saviez
dans quel état d'esprit je me trouve à ce sujet,
peut-être en seriez-vous surpris. » Le Pape lui fait
offrir par un camérier « la salle d'en bas des Pon-
tifes . Je lui ai dit qu'on la fît peindre par les élèves
de Raphaël. Il m'a répondu que le pape ne le faisait
que pour éviter les querelles, que les élèves de Ra-
phaël avaient les dessins de cette salle et que la salle
des Pontifes était aussi bien celle d'en bas que celle
d'en haut. 11 ne me parait pas convenable que je
peigne en quelque sorte les caves, et eux les salles
dorées. Je lui répondis que je n'en voulais rien faire,
en sorte qu'ils se rient de moi, et je suis dans une
si violente agitation que j'en suis devenu comme
enragé. •
Traitant Michel-Ange en confrère dans les mêmes
intrigues, celui qui signe ses lettres « Votre fidèle
confrère » lui mande, le 7 octobre, que Mgr d'Agen
vient de mourir. C'est le cardinal Léonard de La
Rovère, neveu et héritier de Jules II contre qui le
sculpteur du tombeau du pape défunt poursuit ses
revendications pour le monument abandonné et
pour les marbres qui lui en sont laissés pour compte.
« De vous à moi, ajoute Bastiano qui semble con-
naître de bien dangereux secrets de Cour, la vérité
est qu'on dit tout bas que le cardinal a été empoi-
sonné ». Et tout à coup, dans l'imbroglio d'une
autre lettre des premiers jours de novembre, cette
curieuse nouvelle : 0 ...On dit que Mgr Révéren-
dissime Santa Maria est mort ». Cette fois, il n'a
plus besoin de nommer le cardinal de Bibbiena, ni de
dire qu'il meurt empoisonné. Qu'importe, sf au prix
de cette mort qui leur barrait la Salle des Pontifes,
la porte leur est enfin ouverte et si la dernière part
de l'héritage de Raphaël ne leur est plus disputée
par le principal héritier qui avait veillé, sans une
heure de défaillance, sur une succession d'art si
sacrée.
Il est une autre succession que le cardinal mou-
rant, le 9 novembre 1520, n'eut pas le temps de re-
vendiquer et de défendre; ce fut celle de la maison
où Raphaël était mort et qu'il avait léguée à Bib-
biena, telle que Bramante la lui avait construite au
Borgo Nuovo. Les historiens de Raphaël n'ont pas
voulu jusqu'à nos jours reconnaître cet héritage, et
Eugène Miintz, qui n'est pas le moins autorisé, mé-
rite d'être cité pour être réfuté avec eux, grâce à
d'heureuses et toutes nouvelles découvertes.
« S'il fallait en croire Marc-.\ntoine Michiel, écrit-il
(page 674 de son importante étude sur Raphaël), il
aurait en outre légué son palais au canlinal Bibbiena.
Mais cette assertion nous paraît sujette à caution.
Michiel ne parlait que par oui-dire, à un moment où
les dispositions testamentaires du défunt n'étaient
encore qu'imparfaitement connues; il a donc pu ac-
cueillir avec une entière bonne foi un bruit qui ne
devait pas se confirmer. Ce qui nous autorise à
mettre en doute la réalité de la nouvelle qu'il an-
nonce à ses amis, cinq jours après la mort de Ra-
phaël, c'est, tout d'abord, le témoignage du maître
de cérémonies de Léon X, Paris <ie Grassis. Enre-
gistrant, sous la date du 9 novembre 1520, la mort
de Bibbiena, il rapporte que, comme le défunt ne
possédait pas de maison à lui, on avait été forcé de
quémander, afin d'y exposer son cadavre, une maison
du Borgo naguère habitée par le cardinal d'Ara-Caeli.
Ce témoignage suffirait à lui seul, pour détruire
celui de Michiel. Mais nous avons mieux. Dès le
7 juillet 1520, ainsi avant la mort de Bibbiena, il est
question de la vente du palais de Raphaël ; le 26 oc-
tobre suivant, Léon X approuvait la cession qui en
avait été faite au cardinal de Saint-Clément, Pierre
Accolti. Le bref mentionne les exécuteurs testamen-
taires Baldassare da Pescia et G. B. dell' Aquila, les
légataires et les héritiers cb intestat. De Bibbiena,
pas un mot ».
Ce sont, en effet, les seuls noms qui figurent aussi
sur la plaque funéraire du tombeau de Raphaël au
Panthéon; et, là non plus, de Bibbiena, pas trace. A
quoi bon, si cette donation avait eu lieu, du vivant
même du donataire ? Et si le corps du cardinal em-
poisonné avait été exposé dans une maison du Borgo
« naguère habitée par le cardinal d'.Ara-Cœli », n'est-ce
pas parce que, depuis le 26 octobre, la maison de
Raphaël n'était plus celle de Bibbiena, celui-ci
l'ayant cédée au cardinal de Saint-Clément, Pierre
Accolti ? Si Eugène Miintz n'avait admis précédem-
ment qu'Alexandre VII, au xvif siècle, acquit la
maison de Raphaël pour la somme de 7 163 scudi 54,
et la fit démolir pour agrandir la Place de Saint-
2l8
Pierre, il ne se serait pas inscrit en faux devant le
texte formel du Vénitien, Marc-Antoine-Michiei di
Ser Vettor, disant : « La casa, che già ju de Bra-
mante, che egli compro per ducati 3 000, ha lassata
al cardinal de Santa Maria in Portico ».
Mais des découvertes récentes, indiscutablement
Maisun de Raphaël, construite à
Home par Bramante, La -\- indique
où est mort le célèbre peiDti*e.
fenêtres de la chambre
confirmées par le cadastre de Rome et par des actes
notariés, nous permettent d affirmer aujourd'hui que
la maison de Raphaël, construite par Bramante, ne
fut pas détruite par Alexandre VII pour faire place
à la colonnade du Bernin devant Saint-Pierre, que
cette maison se trouve présentement, Piazza Scossa-
cavalli, entre le Borgo Nuovo et le Borgo Vecchio,
et que, dépouillée de ses vêtements de stuc dont Bra-
mante l'avait magnifiquement ornée, dans son impo-
sante construction de briques et de mortier coulé à
la manière du grand architecte de Saint-Pierre,
lapide coctili, elle sert présentement d'hospice des
convertis, Ospizio dei Convertendi.
Au piano nobile, premier étage, à l'angle droit qui
regarde la Place Scossacavalli et le Borgo Nuovo,
trois fenêtres connues des Romains, depuis les ré-
cents travaux du comte Gnoli sur la Casa di Raf-
jaello, leur indiquent exactement la chambre où, le
6 avril 1520, Raphaël Sanzio, entouré des siens
auxquels il avait partagé 16000 ducats (environ
800000 francs), 300 ducats à chaque serviteur,
100 écus pour son tombeau et celui de Marie
Bibbiena sa fiancée au Panthéon, une dotation dis-
crète assurant l'avenir de Marguerite la Fornarine,
le reste de sa fortune à ses parents héritiers ab in-
testat, ses cartons à Baviera et ses tableaux ina-
chevés à Jules Romain et à Francesco Penni, qui
les termineraient; le peintre de la divine beauté
rendit à son créateur l'âme divine qu'il en avait reçue
pour vivre trente-sept ans, jour pour jour, heure
pour heure, jusqu'à la neuvième du soir du Vendredi-
Saint 6 avril 1520 où commença, ici-bas, son im-
mortalité. ■ BOYER UAOE.N.
remembrenient n. m. Reconstitution, au
moyen d'une distribution nouvelle et dans l'intérêt
de l'agriculture, de propriétés rurales morcelées.
— Encycl. Dr. Lorsque, dans un terrain, qui peut
dépendre d'une ou plusieurs communes ou sections
de communes limitrophes, les propriétés non bâties
sont morcelées et dispersées, il peut être procédé au
remembrement au moyen d'une nouvelle distribution
des terres. Le but exclusif de cette opération est
l'amélioration agricole des biens qui y sont soumis.
(Loi du 27 novembre 1918, art. i'''.)
Le remembrement est collectif. Il donne lieu à des
échanges dont l'objet est d'attribuer à chaque pro-
priétaire une surface équivalente — en étendue et en
qualité — à celle des terres possédées par lui.
(/(i.,art. 2.) Les échanges se font en nature, à moins
que l'équivalence ne puisse être établie sans le paie-
ment d'une soulte en espèces ou que le propriétaire
cédant n'ait à être indemnisé des plus-values : clô-
tures, arbres, fumures, ensemencements, etc. (Id.,
art. 2 et 3.)
Tous les droits réels grevant les immeubles cédés
en échange sont transportés de plein droit, avec les
mêmes modalités, sur les immeubles reçus en leur
place ; il en est de même des actions en résolution.
LAROUSSE MENSUEL
en revendication et autres actions réelles. Les tiers
intéressés sont admis à présenter leurs observations
devant la commission d'arbitrage. (Id., art. 5.) Le
montant de la soulte n'est versé directement au béné-
ficiaire que si l'immeuble remis par celui-ci en
échange est libre de toute charge réelle. (Id., art. 3.)
Les opérations de
remembrement sont en-
gagées et conduites par
une association syndi-
cale qui se forme libre-
ment sans avoir été
autorisée par décret en
Conseil d'Etat. Il suf-
fit pour qu'elles soient
engagées qu'elles
aient été déci-
dées par une
majorité repré-
sentant lesdeux
tiers de la su-
perficie ou com-
posée des deux
tiers des inté-
ressés p o s s é -
dant plus de la
mo i t i é de la
superficie.
Une commis-
sion , présidée
par le juge de
paix et com-
prenant des
fonctionnaires,
un notaire et
des propriétai-
res, arbitre en
dernier ressort
les contesta-
tions qui s'élè-
vent entre les
membres de
l'association ou
sont soulevées
par l'un d'eux
au sujet du classement des terrains, de leur
évaluation ou de l'interprétation de l'acte
d'association. Il appartient à cette commis-
sion d'homologuer l'accord de l'assemblée
générale qui a mis fin aux opérations du
syndicat de remembrement. [Id., art. 4.)
L'association syndicale est compétente
pour décider et entreprendre, à l'occasion
des opérations de remembrement et dans
leur périmètre, l'établissement ou le redres-
sement de chemins ruraux et d'exploitation ;
les terrains nécessaires sont prélevés sur
la totalité des surfaces à remembrer. L'as-
sociation a également qualité pour déci-
der et exécuter tous les travaux d'amélio-
ration foncière connexes aux opérations et
prévus dans l'acte d'association, (/d. ,art. 5.)
Les actes (plans, procès-verbaux) relatifs à
l'application de la loi sont exempts de droits de
timbre, d'enregistrement et d'nypothèque. (Loi du
12 août 1919, art. 7.)
Les échanges d'immeubles ruraux effectués confor-
mément à la loi du 3 novembre 18^4 seront assimi-
lés aux échanges réalisés par voie de remembrement
collectif^ en ce qui concerne le transfert des privi-
lèges et hypothèques. En cas d'opposition du titulaire
de ces droits réels, l'acte d'échange sera soumis,
avant transcription, à l'homologation du président
du tribunal civil en chambre du conseil. Ces échanges
sont exempts de tous droits au profit de l'Etat, ainsi
que la délibération du conseil de famille autorisant
un échange de biens d'incapables, selon la loi du
3 nov. 1884, et le jugement d'homologation. (Loi du
27 novembre 1918, art. 8.)
Les conditions d'exécution de la loi du 27 no-
vembre igi8 ont été déterminées par un règlement
d'administration publique du g juillet 1920 qui,
notamment, fixe la procédure à suivre devant la
commission instituée par l'article 4 de la loi, et les
mesures à prendre pour le transfert des droits réels
grevant les immeubles échangés soit par voie de
remembrement, soit par application de la loi du
3 novembre 1884. — Max Legrand.
Sclineider (Catherine- Jeanne-//or/e«se), ac-
trice et chanteuse française, née à Bordeaux en 1838.
Elle est morte à Paris le 6 mai 1920, âgée de quatre-
vingt-deux ans. Fille d'un tailleur strasbourgeois,
établi à Bordeaux, elle sentit, dit-on, dans un âge
très tendre s'éveiller en elle la vocation théâtrale :
à six ans, elle assistait à une représentation de Guido
et Ginevra, qui mettait sa jeune âme en ébullition.
Impossible de résister à une vocation si ardente.
Dès l'âge de quinze ans, elle se faisait applaudir à
l'Athénée de Bordeaux dans Michel et Christine. Un
vieux professeur, Schallner, lui apprenait à perfec-
tionner son chant, son jeu et même sa personne. Il
la faisait chanter devant une glace et lui disait :
« Tant que tu ne te trouveras pas aussi gracieuse,
N' 162. Août 1920.
aussi jolie que tu peux l'être, ce ne sera pas cela et il
faudra recommencer. • Pendant deux ans, elle tient
au théâtre d'Agen les rôles dits de « Dugazon Corset » ;
elle joue dans la Favorite le rôle de Pablo et dans la
Tour de Ncsle le rôle du petit page, qu'elle rajeunit
encore, en déclamant : « .Messieurs, lettres épatantes
du Roi ». Elle va chercher à Paris, en 1855, une scène
plus illustre; se montre au théâtre de la Tour-d'Au-
vergne, et n'ayant pas réussi à plaire à Hippolyte
Coignard, directeur des Variétés, elle se fait du
moins apprécier du directeur des Bouftes-Parisiens
des Champs-Elysées, qui n'est autre qu'Olïenbach. Le
maestro lui fait chanter le » Domino Noir » et lui dit :
« Cela suffit, che fus encache ». Ses débuts dans Une
pleine eau, de Coste et dans le Violoneux, d'Offenbach,
sont tout de suite remarqués; elle confirme les impres-
Uortenae Schneider, dans le rôle de Kt giaiidc-duchesse de tiérolstein (18il7J.
sions favorables de la presse dans le Thé de poli-
chinelle, de Poise, dans Trombalcazar et H Rose de
Samt-Flour, d'Offenbach, où elle déploie beaucoup
de finesse et d'enjouement, et surtout dans les
Pantins de Violette, d'.Atlolphe Adam, qui consacrè-
rent sa réputation. En septembre 1856, à l'expira-
tion de son engagement, elle passa aux Variétés, où
elle eut Déjazet pour camarade. Elle y débuta le
19 septembre dans le Chwn de garde, joua ensuite
l Amour et Psyché, la Lanterne magique (1856), les
Princesses de la Rampe, le Poignard de Léonora, les
Chants de Béranger, Gentil Bernard, Ohé les Petits
agneaux (1857), la Veuve de quinze ans. Je marie
ma fille (185S). Sur la recommandation de Déjazet,
Plunket l'engage, au Palais-Royal en août 1858, dans
une troupe qui comptait tléjâ ties acteurs comme
Brasseur, Gil-Pérès, Hyacinte, Lassouche. Elle y
débuta le 5 août et parut avec succès dans plusieurs
revues, parodies et vautlevilles. Son charmant talent
triomphe dans ces créations : les Mémoires de Mimi
Bamboche (1860), la Beauté du diable (1861), la
Mariée du Mardi-gras (i86i),/a Rosière de Nanterre
(1863). Elle joue la bonne dans le Carnaval des trou-
piers et Flora dans les Diables roses (1863). Revenue
en 1864 aux Variétés, elle y crée, le 17 décembre le
rôle d'Hélène dans la Belle Hélène, d'Offenbach. La
verve séduisante qu'elle y déploie, sa gaieté char-
mante dans les couplets célèbres :
Dis-moi, Vénus, qxiel plaisir trouves-tu
A faire ainsi cascader la vertu ?
la mettent au premier rang et le Tout-Paris de l'em-
pire la sacre reine de l'opérette. Ses succès de
femme ne sont pas moins complets ni moins re-
tentissants que ses succès d'actrice. Le legs de
50.000 francs que lui fit par testament le duc de
Grammont-Caderousse (octobre 1865) alimenta quel-
que temps la curiosité mondaine et la chronique
galante. L'année suivante elle créa le rôle de Bou-
lotte dans Barbe-bleue et celui de Métella dans la
Vie parisienne. C'est dans la Grande-Duchesse de
N' 162. Août 1920.
Gérolstein, d'Offenbach , jouée aux Variétés lo 12 avril
18C7 qu'elle connut son plus éclatant triomphe. Pour
tous ceux qui l'entendirent, elle demeura la «Grande
Duchesse »; elle avait fini, dit-on, par prendre ce
lôle au sérieux. Les hommages qu'elle recevait de
toutes parts étaient bien faits pour lui tourner la
tête. Idole de la société du second empire, dont elle
était comme la gaieté personnifiée, elle voyait les
plus hauts personnages étrangers, que l'Exposition
universelle attirait à Paris, tenir à honneur de lui être
d'abord présentés. Empereurs, rois, princes, défilaient
dans sa loge ou chez elle, et cette flatteuse et cons-
tante distinction avait valu à la reine de l'opérette un
surnom familier et expressif. Inutile de dire que ses
succès de toutes natures lui avaient suscité bien des
jalou.x et son franc parler plus d'un ennemi. Ses dé-
mêlés avec sa camarade Silly, lors des représenta-
tions de la Belle Hélène, ont été fameux. Un jour,
charitablement, les choristes apportaient des fleurs
très parfumées, dans l'espérance de l'incommoder et
de l'empêcher de chanter. Une autre fois, on tendait
traîtreusement une corde dans un escalier pour la
faire tomber. Mais elle était de force à tenir tête à
ses adversaires, et le casino de Bade entendit un
jour les énergiques épithètes qu'elle échangeait avec
Caroline Letessier. Le public lui passait tout parce
que c'était une charmante actrice. Dans un genre
naturellement léger, elle ne dissimulait rien ; provo-
HortonBe Schneider. (Phot. Nadar.)
cante même dans son jeu, elle mettait dans les
grivoiseries de son répertoire tant de finesse et de
goût, qu'elle faisait tout passer, dans un pays où
l'on pardonne beaucoup à l'esprit. Sa gaieté était
irrésistible et peu de gens étaient capables d'échap-
per au charme de son troublant sourire.
En 1868, Hortense Schneider alla recueillir à Lon-
dres des applaudissements enthousiastes et revint à
Paris pour créer, le 6 octobre, aux Variétés, la Péri-
choU. On la voit, en 1869, aux Bouffes dans la Diva,
d'Offenbach, pièce où elle était elle-même mise en
scène, et qui réussit peu. Ses grands triomphes
étaient passés. Après 1870, elle joua à Londres, Du-
blin, Pétrograd et fit une tournée en Egypte. De
retour en France, elle réussit médiocrement en in-
terprétant, au Châtelet, le principal rôle des Voyages
de Gulliver. En septembre 1871, elle reprit, au
Palais-Royal, ses anciens rôles : les Diables roses, la
Mariée du mardi gras. Elle créa encore au Variétés,
le 26 septembre 1873, la Veuve du Malabar, dont le
succès fut médiocre, alla donner des représentations
en Russie, joua le 19 octobre 1873 la Boulangère a
des écus, d'Offenbach, pièce à propos de laquelle
elle fit et gagna un procès au directeur des Va-
riétés, qui lui avait retiré le premier rôle; puis,
le 30 décembre 1876, la Belle poule, d'Hervé, aux
Folies-Dramatiques.
En 1881, elle quitta la scène, vendit le magnifique
hôtel qu'elle occupait au coin de l'avenue du Bois-
de-Boulogne et de la rue Lesueur, et où, en col-
lectionneuse entendue et infatigable, elle avait
établi un vrai musée, et se maria, la même année,
avec M. Bionne qui, dans la suite, prit le titre
de comte de Bionne, se fixa à Bione, en Italie et re-
vendiqua la nationalité italienne. Elle devait se
séparer de lui par divorce en 1884. Elle parut, pour
la dernière fois sur la scène, pour couronner le buste
d'Offenbach, et chanter les couplets de la lettre dans
la Périchole. Dès lors, elle se confina dans la retraite
dans sa maison de l'avenue de Versailles, n" 123,
LAROUSSE MENSUEL
un coin encore verdoyant et calme, tout proche de
Sainte-Périne, ou bien dans sa viila Hortensia, à
Fécamp. Inépuisable en récits du temps de sa
gloire, elle ne s'en intéressait pas moins aux jeunes
étoiles héritières des rôles où elle avait jadis brillé.
Discrètement charitable, elle occupait sa vieillesse à
faire le bien autour d'elle et portait particulièrement
sa bienveillance sur l'Orphelinat des arts, dont elle
était présidente d'honneur et à qui elle a légué tous
ses biens. — Léon Cuannb.
Trois Françaises élevées à la fois
sur les autels. Rome a vu dernièrement un
spectacle religieux, rare dans les annales de l'hagio-
graphie : trois belles âmes, trois Françaises ont été
promues par l'Eglise, dans la même semaine, aux
honneurs du culte, pour leurs vertus reconnues
« héroïques ». Ce sont Louise de Marillac, dont on a
proclamé la béatification, Marguerite-Marie et Jeanne
d'Arc qui ont été canonisées. Donnons sur chacune
les renseignementscomplémentaires, que nous
n'avons pas eu l'occasion de fournir.
(Pour la différence entre la béatification et
la canonisation proprement dite, voyez Nou-
veau Larousse illustré, t. I, p. 797).
— La Bienheureuse Louise de Maril-
lac. C'est Louise de Marillac qui a fondé, au
xvii" siècle, avec saint Vincent de Paul,
la célèbre congrégation des Filles de la
Charité.
Elle naquit à Paris, le 12 août 1591. Sa
famille était d'Auvergne. Ses deux oncles,
Michel et Louis de Marillac, sont connus
autant pour leurs malheurs que pour les
hautes fonctions qu'ils remplirent sous
Louis XIII. Le premier fut garde des sceaux,
le second maréchal de France ; tous deux
périrent victimes des intrigues qui s'agitaient
autour de Richelieu. Le magistrat, homiiie
intègre et pieux, qui traduisit l'Imitation de
Jésus-Christ, passa les deux dernières an-
nées de sa vie en prison. Il y mourut presque
en même temps que 1 e maréchal, son frère,
périssait sur l'échafaud (1632).
Ces preuves de l'inconstance de la fortune
et de la vanité des choses humaines ne firent
que développer, chez leur nièce, le penchant
qu'elle éprouvait déjà à fixer sa vie loin du
monde. Jeune fille, elle avait fait le charme,
paraa piété, des religieuses dominicaines, ses
maîtresses, en même temps que, par les
délicatesses de son amour filial, elle conso-
lait son père, resté veuf de bonne heure. Il a
écrit lui-même, dans son testament, qu' « elle
lui avait été donnée pour son repos d'esprit
dans les afflictions de la vie ».
Elle avait vingt-deux ans quand il mou-
rut. Le ciel, dit son premier biographe, vou-
lant faire d'elle un modèle pour tous les états, lui
inspira alors la pensée de se marier. Elle épousa
Antoine Legras, secrétaire des commandements de
Marie de Médicis.
La famille, où elle entrait, était renommée pour
son amour des pauvres. Elle avait même fondé un
hôpital dans la ville du Puy. Une sorte d'attraction
mystérieuse avait donc réuni des âmes, également
dévouées aux malheureux.
Depuis son mariage, Louise de Marillac fut connue
sous le nom de Mademoiselle Legras. Ce nom ne
doit pas étonner. Car c'était l'usage, à cette époque,
d'appeler 0 Mademoiselle » toute femme dont le mari
n'était pas noble. Ceux qui s'occupent de littérature
savent bien que, dans une de ses pièces, l'Impromptu
de Versailles, Molière nomme sa propre femme Ma-
demoiselle Molière. C'est nonc le nom dont saint
Vincent de Paul usa, comme la société alors, dans
ses lettres à Louise de Marillac.
Mademoiselle Legras pratiqua, avec un zèle par-
ticulier, ses nouveau.x <levoirs d'épouse, et bientôt
de mère. Car elle eut un fils, dont elle surveilla soi-
gneusement l'éducation. Son influence s'étendit même
sur toute sa maison. Ses domestiques furent si tou-
chés de ses vertus et si édifiés que deux d'entre eux
entr rent en religion, l'un chez les Minimes, l'autre
chez les religieux de Sainte-Marie.
Devenue veuve en 152s, après douze ans de ma-
riage, elle appartint plus que jamais aux pauvres et
aux malades, sans excepter les lépreux et les pesti-
férés. Elle se livrait en même temps aux exercices
de la vie spirituelle. Elle y apportait même tant de
zèle que son sage directeur, Pierre Camus, évêque de
Belley, lui écrivait, dans sa langue gracieuse : « Je
suis consolé de savoir que les retraites spirituelles
vous sont si utiles et si savoureuses ; mais il en faut
prendre pour vous, comme du miel : rarement et
sobrement. »
S'il limitait ainsi les exercices de sa dévotion, il
encourageait au contraire les œuvres de sa charité ;
et ce fut, de sa part, une utile et profonde pensée, de
mettre cette âme, si portée à soulager les malheu-
reux, sous la direction de l'homme le plus chari-
table de son siècle, saint Vincent de Paul, ou, comme
on disait alors. Monsieur Vincent.
C'est en 1629 que Monsieur Vincent l'envoya pour
219
la première fois visiter, dans les villages, des confré-
ries de charité qu'il y avait établies. « Allez, lui dit-
il, allez. Mademoiselle, au nom de Notre-Seigneur! ■
La congrégation des Filles de la Charité était dé-
sormais fondée, bien que la première de ses commu-
nautés n'ait été réellement organisée que quatre ans
plus tard, dans la maison même et sous la direction
de Louise de Marillac. Peu d'années après. Mon-
sieur Vincent lui confiait l'œuvre des Enfants-Trou-
vés et aussi celle des galériens, que son vaste cœur
n'avait pas voulu oublier.
Dès lors, sa vie se confond avec la vie même de la
grande œuvre de saint Vincent de Paul, qui se ré-
pand hors de Paris, jusqu'aux frontières, et même au
delà des frontières, dans les pays étrangers. Quand
M"" Legras mourut (1662), la congrégation des Filles
de la Charité comprenait soixante-sept maisons;
mais elle portait en elle-même un principe de fécon-
dité, qui devait en étendre admirablement le nom-
bre; elle en compte aujourd'hui trois mille.
La bienheureuse Louise de Marillac (1591-1662); fondatrice et première
supérieure des Filles de la Charité (d'après uue vieille eslampe).
On le voit, ce qui distingue Louise de Marillac et
forme son caractère particulier, c'est l'amour des
malheureux. Elle eut une sorte de culte pour les
pauvres et, en général, pour tous ceux qui souffrent :
malades, mendiants, soldats blessés, enfants aban-
donnés, prisonniers et forçats. Elle les appelait ses
0 maîtres » et ses « seigneurs ». Chez elle, les pau-
vres devaient être les premiers servis.
0 On leur destinera, dit-elle, le premier morceau
de pain qu'on coupera pouf'le déjeuner et le premier
potage que l'on distribuera pour le dîner. »
Elle les aurait servis à genoux.
En la proclamant solennellement » bienheureuse » , le
9 mai 1920, l'Eglise a glorifié une fois de plus la pau-
vreté et la souffrance, au nom de l'Evangile et de Dieu.
— Sainte Marguerite-Marie. Tous les esprits
peuvent comprendre Louise de Marillac et admirer
son œuvre. Il n'en est pas de même pour l'humble
visitandine, qui fut l'apôtre de la dévotion au Sacré-
Cœur. Ame éminemment contemplative, c'est une
des plus ardentes extatiques dont l'histoire de l'Eglise
fasse mention. On a besoin d'avoir respiré ou du
moins étudié l'atmosphère où son âme a vécu, pour
s'expliquer sa vie et l'apprécier comme il convient.
Un de ses historiens fait remarquer, à ce sujet, qu'on
ne peut rien entendre aux mystères du calcul infinité-
simal, ni par conséquent le juger à son prix, si l'on
n'y est préparé par des connaissances préliminaires,
qui en sont comme la clé.
Il en est de même, dit-il, des secrets de la vie mys-
tique. C'est un sujet spécial; il demande une certaine
initiation, sans laquelle l'esprit peut être surpris, par-
fois choqué et dérouté. Il est donc nécessaire, enl'abor-
dant, si l'on manque de toute préparation, de se
tenir en garde contre soi-même et de se défier des
résistances de son esprit ou du moins de ses étonne-
ments. Il convient de se souvenir qu'on est entré et
qu'on se meut dans un monde à demi inconnu.
C'est l'impression que doit produire, chez certains,
l'histoire intime de sainte Marguerite-\!,arie.
Et pourtant sa vie s'écoula dans le siècle où l'on
apprécia, plus qu'en aucun autre temps, la discrétion,
la mesure, le sens pratique, ennemi du rêve et ami
de la vérité, et, comme on disait alors, la raison : le
siècle de Bourdaloue dans l'éloqucnrc et de Boileau
dans la poésie.
i
220
Elle naquit en 1647, à Vérosvres, petit village de
Bourgogne, situé à 7 lieues de Paray-le-Monial.
Claude Alacoque, son père, eut sept enfants. Il était
notaire royal de son village et, en même temps, juge
pour plusieurs seigneuries des environs. Il mourut
de bonne heure. L'enfant fut envoyée alors à Cha-
rolles, chez les Clarisses. Comme elle était déjà très
portée à la piété, cette vie religieuse répondit à ses
plus profondes aspirations. Mais elle ne put la mener
longtemps : une grave maladie l'obligea à rentrer
chez sa mère.
Vers sa dix-septième année, elle devint sensible peu
à peu à l'amour du monde. Vive, enjouée, spirituelle,
elle se plaisait aux réunions joyeuses; mais quoique
sa piété rigoureuse l'ait toujours défendue contre
l'ombre même du mal, en rentrant dans sa chambre
solitaire, elle se reprochait ce qu'elle appelait sa fai-
blesse, et, pour s'en punir, châtiait sa chair inno-
cente avec une dure discipline; puis « le lendemain,
écrit-elle, j'étais reprise par mon penchant et je re-
commençais ».
Peut-être se calomnie-t-elle quelque peu. Car la
pensée de Dieu ne la quittait guère; elle ne connais-
sait même pas de joie plus douce que de s'y aban-
doimer. Au fond du jardin de la maison paternelle,
du côté du couchant, se trouvait un vaste bloc de
granit, près duquel elle aimait à se réfugier, à cer-
taines heures, loin de tous les regards.
De cette rustique retraite, on apercevait, à quel-
que distance, le chevet de l'église paroissiale. On
pouvait même, le soir venu, discerner, à travers les
vitraux, l'éclat atténué de la petite lampe, qui brû-
lait, dans le sanctuaire, devant le tabernacle. Mar-
guerite trouvait un charme particulier à prier là,
seule, au milieu du silence de toutes choses, accoudée
sur le granit, les yeux et le cœur tournés vers la
lueur lointaine, auprès de laquelle la portaient ses
désirs. L'enfant et la jeune fille préludaient ainsi aux
mé iitations de la ri-ligieuse.
C'est en 1671, à vingt-quatre ans, qu'elle entra à
la Visitation de Paray. Là, son goût pour la con-
templation put se satisfaire à loisir. Sa prière
étonna même quelquefois ses compagnes ; car elle
restait des heures entières à genoux, sans aucun
appui, les yeux baissés, les njains jointes, immobile;
on eut dit une statue de marbre.
Les circonstances, qui sont, a-t-ondit, les ministres
de la Providence, ne manquèrent pas de mettre sa
religion à l'épreuve. Elle eut, pendant plusieurs an-
nées, une vénérable-supérieure, dont l'esprit froid et
pratique, attaché avant tout à la règle, goûtait peu
tout ce qui s'écartait du chemin ordinaire où la
règle fait marcher. Loin de pousser Marguerite dans
la voie particulière, vers laquelle cette âme céleste
semblait attirée, elle contrariait ses inclinations les
plus saintes, et s'efforçait de la retenir dans la plaine,
au milieu de ses compagnes, elle qu'un instinct mys-
térieux, une voix secrète, entraînait loin de la foule,
vers le sommet du Thabor.
Ce fut une dure épreuve pour ce cœur enthou-
siaste. Mais Marguerite accepta cette souffrance avec
docilité. Elle fut, du reste, de ces âmes rares qui,
heureuses de ressembler à leur maître flagellé et
mort sur la croix, éprouventune âpre joie àsoufirir.
« Tenez pour perdus, écrivait-elle un jour, tous les
moments passés sans souffrances. »
Une si profonde vertu triompha peu à peu de la
plupart des résistances et finit par faire taire pres-
que tous les étonnements.
Elle devint assistante de la supérieure et maîtresse
des novices. Elle dirigeait le noviciat, quand la mort
vint la prendre, le 27 octobre 1690. Elle avait qua-
rante-trois ans.
Ce qui l'a rendue célèbre parmi les âmes pieuses,
ce sont les révélations dont elle a fait le récit. Elle
écrit, en commençant son Mémoire .■ « O mon Dieu,
accordez-moi la grâce de mourir plutôt que d'avan-
cer un mot qui ne vienne pas uniquement de la
vérité ! »
Elle raconte donc que, au cours de trois révéla-
tions survenues dans l'espace d'un an et demi
(1673-1675), son divin Maître Jésus-Christ lui apparut
durant l'extase, et lui montrant son cœur lui dit :
« Voilà le cœur qui a tant airaé les hommes et qui
n'en reçoit, en retour, que des ingratitudes, des irré-
vérences et des mépris !» Et il lui demanda de tra-
vailler à faire établir, dans l'Eglise, une fête particu-
lière, destinée à honorer son cœur outragé.
Marguerite-Marie accepta la mission. Elle avait
pour Dieu un amour profond, absorbant, presque
sans limites. En lisant sa vie, on se rappelle, malgré
soi, le vers célèbre d'un poète profane, qui avait
cormu et chanté d'autres ardeurs :
Vous seuls savez aimer, cloUres des monastères l
Elle était très vivement et très profondément émue
de l'amour immense que Dieu a montré à l'humanité
en naissant et en mourant pour elle, comme il est
néet comme il est mort, et, en même temps, de
cette sorte d'indifférence que l'humanité éprouve pour
de tels bienfaits et un si incroyable amour; et elle
essayait, quant à elle, d'offrir à Dieu la réparation
dont elle était capable, en l'aimant de toutes les
forces de son être.
LAROUSSE MENSUEL
Elle se fit donc, avec un zèle enflammé, l'apôtre
d'une dévotion qui devait tourner l'attention et
l'adoration des fidèles vers le cœur divin, source et
foyer de tous les sentiments que Dieu nous a témoi-
gnés et de toutes les faveurs qu'il nous a faites.
Un jésuite connu, le P. de La Colorabière, entra
dans sa pensée que méconnaissaient même des es-
prits religieux, et l'aida puissamment à la faire
triompher. Car elle a triomphé. Aujourd'hui, après
bien des hésitations et bien des luttes, le monde
chrétien tout entier l'a comprise et acceptée.
Déjà trente ans après la mort de la pieuse visitau-
dine, ému par la terrible peste qui désolait Marseille,
l'évêque Belsunce consacrait son diocèse au Sacré-
Cœur, et les échevins de la ville s'inspiraient de son
exemple. Ce mouvement fut suivi. Il devait aboutir
durant le xi.x" siècle à l'érection, à Paris, de la basi-
lique de Montmartre, monument de la dévotion de
la France et de sa reconnaissance.
Quant à Marguerite-Marie elle-même, son procès
de canonisation commença à Autun, son diocèse,
en 1715. Le dossier dormit là, dans les archives, pen-
dant plus de cent ans. Dans l'intervalle, la Révolu-
tion française avait forcé les Visitandines à quitter
leur monastère de Paray; elles s'étaient établies à la
Charité-sur-Loiro. Mais quand cllos vnuhirent nn-
Saiittii Marsueiite-Marie (IWT-lb'.tU ; d'api-.'s un tabli'ail
conservé au monastère de la Visitation de Paray-le-Monial.
porter le corps de leur sœur dans leur nouvelle de-
meure, la ville de Paray s'y opposa. Les magistrats
intervinrent, le maire fit apposer sur la châsse le
sceau de la commune, et, comme parfois au moyen
âge, on monta la garde alentour.
Heureusement, les Visitandines furent bientôt en
état de racheter leur ancien monastère ; les saintes
reliques y rentrèrent avec elles. C'est là qu'on les
vénère aujourd'hui.
Rome a été lente à approuver la dévotion nouvelle.
Le décret qui l'autorisait officiellement ne fut rendu
que parClémeht XIII, en 1765. Le procès de la mo-
deste religieuse, qui en a été l'instrument, se déroula
lui-même lentement. Le dossier, remis à la congré-
gation romaine en 1720, n'aboutit à la conclusion
attendue qu'en 1864. C'est alors que Pie IX béatifia
Marguerite-Marie. Benoît XV vient enfin de l'ins-
crire au catalogue des saints (13 Mai 1920).
Ainsi s'est terminé heureusement ce long procès.
Il a duré plus de deux cents ans.
— Sainte Jeanne d'Arc On connaît la vie et la
mort de cette héroïque jeune fille. Le Nouveau La-
rousse illustré en a fait déjà le récit (Voir t. I,
p. 410-411). Ce dont il reste à parler ici c'est la
gloire dont l'Eglise catholique vient de la couronner,
en ordonnant à l'univers chrétien de l'invoquer dé-
sormais comme une sainte.
Condamnée par des juges sans mandat et dont les
passions politiques firent des criminels, cette enfant
de dix-neuf ans n'avait pas courbé la tête avec dé-
sespoir, sous l'inique sentence qui l'envoyait au bû-
cher. Elle avait compté, pour sa justification, sur
Dieu et sur l'Eglise. Au -milieu des flammes qui déjà
l'environnaient, le dernier mot qu'on pût entendre
d'elle à travers l'horrible crépitement du feu, c'est
celui qu'elle avait fait inscrire sur son étendard, dans
des jours plus heureux , « Jésus, Jésus, Jésus ! »
Aux membres mêmes du tribunal qui la frappait
injustement, elle avait dit, et par trois fois répété,
avec la sérénité d'une conscience immaculée : « J'en
appelle au pape ». La coupable partialité du tribunal
avait pasjé outre. Mais ce cri de détresse ne fut pas
«• 162. Août 1920.
jeté en vain. Par-dessus la tête des ennemis de la
France, il a retenti, dans l'histoire, comme la pro-
testation de l'innocence et un défi à ses bourreaux.
L'Eglise l'a entendu. En 1456, par la voix du pape
Calixte III, elle fit reviser l'injuste procès : l'accusée
fut absoute et les juges condamnés. Dans ses Mé-
moires, le successeur de Calixte III, Pie II, rendit
hommage à sa céleste mission ; il écrivit : « Elle fut
inspirée de l'Esprit divin, ses œuvres le prouvent, et
envoyée à ce royaume de France, si souvent secouru
du ciel. I
L'Eglise vengeait ainsi sa mémoire, mais elle lui
préparait une réhabilitation plus glorieuse encore.
Déjà au commencement du xvii" siècle, le nom de
Jeanne figurait dans le martyrologe français. Il de-
vait s'imposer un jour à la catholicité tout entière.
En 1874, l'évêque d'Orléans, la ville qui revendique
l'honneur d'avoir été sauvée par elle, Mgr Dupanloup,
obtenait de Pie IX la mission de commencer dans
son diocèse le procès de canonisation. Pie IX cédait
ainsi aux prières de tous les évêques de France.
Vingt ans après, le dossier était envoyé à Rome.
Il allait être examiné par des hommes nouveaux; car
le pape, qui en avait autorisé la formation, comme
l'évêque qui en avait eu l'initiative, étaient morts
l'un et l'autre. Mais l'Eglise n'abandonnait pas son
enfant. Le pape Léon XIII lui donna le titre de « vé-
nérable » C'était un premier degré vers l'hoimeur su-
prême, qu'on avait rêvé pour elle.
Le 18 avril 1907, le successeur de Léon XIII,
Pie X, la proclamait « bienheureuse » dans la basi-
lique de Saint-Pierre ; il félicitait la France d'avoir
une telle héroïne dans son histoire, et, dépassant les
usages de la liturgie, il baisait pieusement son dra-
peau, le dapeau tricolore.
Restait l'honneur suprême, l'inscription au cata-
logue des saints. Il fallait, pour l'obtenir, un procès
nouveau. L'évêque d'Orléans, Mgr Touchet, se fit
l'avocat éloquent de celle qu'il appela la « sainte de
la Patrie ». Mais une difficulté s'éleva, qui fit hésiter
la congrégation des Rites.
On croit parfois que les cardinaux, et les théolo-
giens qui les assistent, acceptent facilement, avec une
indulgence paternelle, les documents et les témoi-
gnages. C'est une erreur et on le vit bien alors. Deux
miracles, dûment constatés, sont requis, dans toute
canonisation. Or, des deux guérisons surnaturelles,
sur lesquelles l'évêque d'Orléans appuya sa requête,
l'une s'était produite à Lourdes. La congrégation en
reconnaissait le caractère, miraculeux. Mais plusieurs
fie ses membres jugeaient que le fait ayant eu lieu
■ lans une ville habituée aux célestes faveurs de la
Sainte Vierge, l'intervention particulière de Jeanne
d'Arc n'y paraissait pas avec assez d'éclat pour qu'on
pût y voir la preuve certaine du crédit de la
bienheureuse auprès de Dieu.
La question a été depuis élucidée, la Congrégation
est revenue de ses scrupules, et Benoît XV a proclamé
le décret qui attribue à l'influence de la bienheureuse
l'existence des deux miracles nouveaux. Il a même
ajouté ces remarquables paroles, si élogieuses pour
notre pays :
« Nous trouvons légitime que le souvenir de
Jeanne d'Arc enflamme l'amour des Français pour
leur patrie, et Nous regrettons de n'être Français que
de cœur. »
Peu de temps après, le r6 mai, a eu lieu la céré-
monie définitive de la canonisation. C'était dans la
basilique de Saint-Pierre. Le gouvernement français
avait envoyé, pour y assister, un ambassadeur extra-
ordinaire, ancien ministre des affaires étrangères et
membre de l'Académie française, M. Hanotaux. Trois
cents cardinaux, patriarches, archevêques et évêques
entouraient le souverain Pontife. Benoît XV prit
place sur un trône, érigé auprès de la chaire de saint
Pierre. Le procureur de la canonisation demanda
alors, par trois fois, selon l'usage, que le pape voulût
bien prononcer la sentence depuis si longtemps dé-
sirée; le vicaire de Jésus-christ répondit, en lisant;
d'une voix nette et ferme, le décret suivant :
0 En l'honneur de la Sainte et Indivisible Trinité,
pour l'exaltation de la Foi catholique et l'accroisse-
ment de la Religion chrétienne, par l'autorité de Notre
Seigneur Jésus-Christ, des Bienheureux Apôtres Pierre
et Paul et la Nôtre ; après mûre délibération et après
avoir imploré souvent les secours divins, de l'avis de
nos vénérables Frères les Cardinaux de la Sainte
Eglise romaine, les Patriarches, Archevêques et Evê-
ques présents dans cette ville de Rome, Nous décrétons
et déclarons Sainte et Nous inscrivons au Catalogue
des Saints la Bienheureuse Jeanne d'A rc, ordonnant
que sa mémoire devra être célébrée tous les ans avec
une pieuse dévotion dans l'Eglise unii'erselle. »
Ainsi se termina cette extraordinaire semaine.
Dans les trois bienheureuses dont elle a exalté les
vertus, on remarquera que l'Eglise a couronné trois
nobles amours, dont elles sont trois exemplaires
immortels : l'amour des pauvres dans Louise de
Marillac, l'amour de Dieu dans l'extatique Marguerite-
Marie, enfin l'amour de la patrie dans notre héroïque
guerrière, sainte Jeanne d'Arc.
C'est un triple hommage : un hommage à la Patrie,
à Dieu et aux Pauvres. — Georges Bertrih.
«• 162. Août 1920.
tropèse ou tropésis (du gr. tropi tour,
mouvement, tendance) n. f. Se. nat. Capacité de
manifester les phénomènes dits de tropisme : Il est
utile de distinguer la sensation inconsciente des atomes
(aesthesis) de la sensation consciente ou tendance (tro-
pésis) ; cette dernière se manijestc comme un mouve ment
suivant une direction déterminée (tropisme outaxie).
typologie (de gr. tupos, caractère, et logos,
discours) n. f. Méthode d'observation des types
humains : La TYPOLOGiE«si une science d'observation
qui a pour objet de relever et de comparer les diverses
empreintes de la vie dans les êtres humains.
tjrpologue n. m. Savant qui s'occupe de typo-
logie : Tout l'effort du tvpologue tend à poser les
types purs et à analyser les types complexes.
vaccinotllérapie n. f. Méd.(de vaccin, et du
gr. therapeia, traitement). Méthode thérapeutique qui
consiste à employer des émul-
sions de bacilles en injections
contre les maladies correspon-
dantes, par quoi elle se distingue
t.\e\Abactériotkérapie (v. ce mot).
Historique et définition. — La
vaccinothérapie a été employée,
d'une manière tout à fait empi-
rique, pour la première fois,
par Jenner qui inocula le pus de
coai-/>OAr( variole de la vache) pour
protéger l'homme contre la vario-
le ; d'où les noms de vaccin donné
à l'agent de protection , et de
vaccination donné au procédé.
Mais ce procédé n'étaitqu'appro-
ximatif, quoique efficace, et, en
fait, la véritable vaccinothérapie
est née en France avec les tra-
vaux de Pasteur et de Toussaint
sur le charbon, puis sur la rage.
Wright ensuite l'appliqua en
Angleterre, aux infections à
staphylocoques et à la peste.
Depuis, cette méthode s'est gé-
néralisée et elle est utilisée au-
jourd'hui d'une manière presque
courante, tant à titre curatif
qu'à titre préventif. Elle con-
siste à introduire dans l'orga-
nisme, et de préférence dans le
milieu intérieur, par la voie
sous-cutanée, intramusculaire ou
intraveineuse, des émulsions de
microbes identiques, autant que
possible, à ceux qui causent la
maladie qu'on veut combattre
ou contre laquelle on cherche à
se protéger.
Principe de la méthode. — Il
est admis, d'une manière géné-
rale, que les microbes patho-
gènes déterminent, dans l'orga-
nisme qu'ils infectent, des réac-
tions de défense ca.ractérisées
en partie par la formation d'anti-
corps spécifiques, c'est-à-dire
de substances capables de dé-
truire ces microbes, et ceux-ci
de préférence aux autres. Quand
on injecte à un malade le sé-
rum d'animaux préparé contre
les microbes qui causent la ma-
ladie considérée, on fournit à
ce malade un surcroît des anti-
corps dont il a besoin pour
lutter contre son infection et
on favorise ainsi sa guérison,
mais la protection réalisée de
la sorte est immédiate , de
courte durée et passive, puis-
que l'organisme lui-même n'intervient que médio-
crement par ses propres moyens. Tel est le principe
de la sérothérapie (v. ce mot). Quand, au lieu de sé-
rum, autrement dit d'anticorps préformés, on injecte
des bacilles, on fait, au contraire, dirçctement appel
au pouvoir défensif de l'organisme ; on le force à
augmenter sa résistance, à intensifier ses moyens de
lutte ; l'effet est donc plus lent à se produire, mais il
est plus énergique et plus durable, et la protection
ou immunité réalisée est active, puisque l'organisme
l'acquiert par ses propres efforts de réaction. Voilà le
principe fondamental de la vaccinothérapie. Il s'en-
suit aussi, d'une part, que si l'organisme, pour une
raison ou pour une autre, ne réagit pas au vaccin,
celui-ci demeure inefficace, et de l'autre, que si le
vaccin est par lui-même impropre à provoquer la
réaction, comme cela arrive parfois, l'effet thérapeu-
tique manque nécessairement. De là l'inconstance
observée dans certains résultats et les échecs obser-
vés à plus d'une reprise en vaccinothérapie. Et l'ex-
périence seule peut établir une discrimination entre
les vaccins actifs et ceux qui sont inutiles.
Préparation et classification des vaccins. — La plu-
part des vaccins microbiens sont préparés à l'aide de
microbes recueillis sur gélose, émulsionués dans l'eau
LAROUSSE MENSUEL
salée à 9 p. i.ooo et additionnée d'une très petite
quantité d'antiseptique variés pour en assurer la
conservation (un an et plus). Ces émulsions sont gé-
néralement très actives et doivent être maniées avec
précaution. Mais on a quelquefois intérêt, dans les
cas graves, urgents, à administrer une dose massive
d'un seul coup. C'est dans ce but que Le Moignic et
Sézary ont substitué l'huile à l'eau salée et préparent
ainsi des lipo-vaccins (antityphique et antigono
coccique) que l'on peut injecter à forte dose.
A leur tour, tes microbes des cultures employées
pour préparer les émulsions sont empruntés, soit au
malade lui-même, c'est Vauto-vaccin, soit à des ma-
lades étrangers atteints de la même maladie, c'est le
stock-vaccin. Théoriquement, il y a un grand avan-
tage à recourir à l'auto-vaccin parce qu'on a plus de
chance ainsi de réaliser exactement la protection qui
convient. Mais l'auto-vaccin est long à préparer (plu-
La vision de sainte Jeanne d'Arc, ppinture murale du Pantliêon (Paris),
par J.-E. Lenepveu.
sieurs jours) il requiert en outre la proximité d'un
laboratoire bien outillé pour sa préparation; enfin, il
est strictement individuel. Le stock-vaccin est sans
doute d'une adaptation moins étroite* il renferme
des microbes de provenances diverses et de races dif-
férentes (staphylocoque de l'ostéomyélite, de l'an-
thrax, etc.), mais, en revanche, il convient ou peut
convenir à plusieurs fins, est préparé d'avance et
peut être immédiatement utilisé. C'est pourquoi, dans
la pratique, on donne ordinairement la préférence au
stock-vaccin. Enfin, on distingue sous le nom de mo-
novalent le vaccin qui ne renferme qu'une seule race
de microbes, sous celui de polyvalent, le vaccin qui
en renferme plusieurs de la même espèce, et sous
celui de polyvaccin, le vaccin qui renferme des mi-
crobes de plusieurs espèces.
Les microbes injectés en émulsion ne sont pas des
microbes vivants, virulents, car on comprend bien
qu'ainsi ils ne feraient qu'aggraver la maladie. On
emploie des microbes morts, capables d'agir seule-
ment par leurs endotoxines et en leur qualité de
corps étrangers à l'organisme déclanchantduseul fait
de leur présence les réactions diaphylactiques. Diffé-
rents procédés sont utilisés pour tuer les microbes,
la chaleur (vaccin de Wright, vaccin antityphique de
221
l'Institut Pasteur, de Widal et Salembeni, vaccin
de Delbet, etc.), le froid (vaccin antimeningococci-
que), l'éther (vaccin antityphique et antiparatyphi-
que de Vincent), l'iode (vaccin antityphoïdique de
Ranque et Senez), le fluorure de sodium (vaccin
antigonococcique de Nicolle et Blaizot), l'acide phé-
nique (vaccin antistaphylococcique de Mauté), etc.
Pour préparer leur lipo-vaccin. Le Moignic e* Sézary
combinent la chaleur et l'action d'un antiseptique ;
Vincent prépare aifcsi un vaccin par autolysat ; enfin
Cruvcilhier fabrique le virus-vaccin gonococcique
par la méthode de Besredka, c'est-à-dire que les go-
nocoques ne sont pas tués mais seulement sensibilisés
à l'aide d'un sérum qui leur enlève leurs propriétés
nocives (virus-vaccins sensibilisés de Besredka).
Technique. — Les doses des vaccins sont d'habi-
tude appréciées par le nombre des microbes qu'ils
renferment par centimètre cube; la dose moyenne
est de 500 millions, répondant approximativement
en poids à i miligramme de microbes. Quand il s'a-
git de vaccins curatifs très actifs, la dose moyenne
du début est de 50 millions, soit 1/10° de milli-
gramme. Cette dose initiale est ensuite doublée, tri-
plée, etc., aux injections suivantes, qui doivent être
faites à des intervalles de trois à quatre jours au moins,
de huit jours au plus. Mais le nombre absolu de mi-
crobes injectés dépend aussi de l'espèce et du cas
considéré ; il peut être plus élevé quand il s'agit de
vaccination préventive. Les vaccins iodés et les lipo-
vaccins sont, de tous, les mieux tolérés, les vaccins
chauffés viennent ensuite.
Les injections sont faites par la voie hypodermi-
que, intramusculaire ou même intraveineuse, mais
cette dernière, sauf cas absolument exceptionnels, est
à rejeter en raison de la violence et parfois de la gra-
vité des réactions qu'elle entraîne. Le plus ordinai-
rement on se contente de la voie hypodermique. Le
lieu d'élection de l'injection est la zone sous-épineuse
chez les personnes non alitées, la région deltoïdienne.
sous-claviculaire ou des flancs chez les autres. Enfin,
Lumière, puis Danysz ont préconisé pour certains
vaccins (V. eni«ro-f accm), la voie digestive, notamment
dans la fièvre typhoïde, le choléra et certaines dysen-
teries, mais à titre plus préventif que curatif. Les
vaccins desséchés s'administrent par la bouche ;
A. Foumier et Schwartz en ont obtenu quelques
résultats intéressants.
L'injection donne lieu à des réactions locales et
générales. Comme réaction locale, mentionnons la dou-
leur au point d'inoculation (voie sous-cutanée) avec
rougeur et tuméfaction pouvant durer deux à trois
jours; quelquefois aussi les ganglions correspondants
peuvent se tuméfier et devenir douloureux. La réac-
tion générale est plus ou moins accentuée suivant la
voie d'injection; elle consiste en fièvre à 39°, cépha-
lée, malaise, courbature générale, d'une durée de
douze à vingt-quatre heures. Quand on emploie des
doses trop fortes d'emblée ou la voie intraveineuse,
les accidents s'accusent et peuvent devenir drama-
tiques : malaises intenses, frissons, état syncopal,
fièvre élevée, etc., mais ils sont généralement de
courte durée. Enfin on peut aussi observer des acci-
dents rénaux (albuminurie, hématurie, urémie) et
pulmonaires, (poussée aiguë de tuberculose).
De là résultent certaines contre-indications de la
vaccinothérapie : tuberculose pulmonaire en évolu-
tion, néphrite aigiie, artério-sclérose, tachycardie
avec myocardite, ictère avec gros foie, état ataxo-
adynamique, collapsus, etc.
Effets des injections. — Les phénomènes profonds
consécutifs aux injections de vaccin s'accomplissent
en deux phases : la première, qui apparaît presque
immédiatement, se traduit par une véritable crise
hémoclasique (v. ce mot) avec diminution du nombre
des leucocytes, modifications des propriétés du sérum
et de la coagulabilité du plasma, diminution de
l'index opsonique; elle correspond en partie à la
phase négative de Wright, pendant laquelle il semble
que l'organisme se défende moins bien contre l'in-
fection. Puis survient la phase réactionnelle propre-
ment dite ou diaphylactique, caractérisée par l'hy-
perleucocytose d'abord polynucléaire, ensuite mono-
nucléaire, l'élévation de l'index opsonique et le
retour du sang à sa composition normale (48 heures
en moyenne). En même temps, la fièvre tombe,
les grands symptômes s'atténuent et le malade
éprouve un mieux appréciable. Cette dernière phase
dure plusieurs jours; elle peut même être définitive
et suivie de guérison. Par conséquent, quand il
s'agit de vaccins curatifs, il n'est utile de renouveler
l'injection que lorsque cette phase est accomplie et que
les grands symptômes ont de nouveau tendance à s'ag-
graver. De même, il importe de ne pas renouveler
l'injection au cours de la période négative, pour ne
pas s'exposer à accentuer la dépression défensive.
C'est pourquoi il faut toujours mettre un intervalle
de trois à quatre jours au moins entre les injections.
Quand il s'agit de vaccins préveotifs, les réactions
se produisent aussi, quoique généralement avec une
intensité moindre, mais il n'en faut pas moins espa-
cer suffisanmient les injections pour arriver à une
immunisation réelle (vaccination antityphique). Enfin,
il est à noter que ces phénomènes réactionnels sont
de signification banale et dépendent, non de la na-
222
ture du vaccin, mais surtout de l'introduction de
corps étrangers dans le milieu intérieur (v. crise hé-
moclasique). C'est la raison pour laquelle tous les
vaccins, quels qu'ils soient, déterminent des réac-
tions de même ordre.
Principaux vaccins. — Ainsi qu'il a été dit ci-
dessus, on distingue deux sortes de vaccins, les vac-
cins préventifs et les vaccins curatifs. Les premiers
ont pour but de rendre réfractaires à une maladie
donnée les personnes qui n'en manifestent pas encore
les symptômes mais qui sont exposées à la contrac-
ter ; les seconds se proposent au contraire de faci-
liter la guérison d'une maladie déjà déclarée. Pour
des causes que nous ne discernons pas encore bien
nettement, ces deux sortes de vaccins ne sauraient
être confondues puisqu'un vaccin qui se montre pré-
ventif à l'égard d'une maladie donnée peut ne pas
être curatif de la même maladie et réciproquement.
Un grand nombre de vaccins ont été proposés,
nous ne mentionnerons ici que les principaux :
a) Vaccins préventifs. — En tête de ces vaccins,
il faut citer le vaccin jennericn (antivariolique)
livré aujourd'hui en tubes scellés, et que tout le
monde connaît. L'immunité qu'il confère contre la
variole débute deux à trois jours après l'inoculation
et dure environ sept ans, sans que ce chiffre pour-
tant ait rien de certain.
Le vaccin antirabique se prépare avec une émul-
sion de moelle rabique dont la virulence est pro-
gressivement atténuée par la dessiccation. Cette
vaccination ne se pratique que chez les individus
mordus par des animaux enragés ou suspects de la
rage. Comme l'incubation de la rage est de cinquante
à soixante jours et que le traitement antirabique
. dure vingt jours, il importe de recourir à celui-ci le
plus tôt possible.
Le vaccin antityphique et antiparatyphique a af-
firmé sa grande efficacité préventive notamment
pendant la guerre, puisque l'infection éberthienne
avait à peu près complètement disparu des armées
en 1918. Il y a plusieurs espèces de vaccins T. A. B. :
le vaccin éthéré de Vincent, le vaccin stérilisé par la
chaleur, de Chantemesse et de l'Institut Pasteur, le
lipo-vaccin de Le Moignic et Sézary, le vaccin iodé
de Ranque et Senez. Il ne faut vacciner préventive-
ment que les gens qui courent réellement des risques
de contamination (troupes, matelots, personnel sani-
taire et hospitalier, etc.). La durée de l'immunisation
est de deux à trois ans avec le vaccin de Vincent,
de un an seulement avec le lipo-vaccin.
Le vaccin anticholérique donne une immunisation
d'assez courte durée mais réelle ; il a été utilisé avec
succès pendant la guerre pour les troupes de l'armée
d'Orient.
Le vaccin aniipesteux ne donne également qu'une
immunité de courte durée (trois mois). Trois inocu-
lations, en général, à cinq jours d'intervalle.
Un vaccin contre le typhus exanthématique a été
préconisé, à titre préventif, par Nicolle; les résultats
ne sont pas encore assez nombreux pour qu'on puisse
juger de son eflicacité.
b) Vaccins curatifs. — Si le vaccin antityphique
a une action préventive certaine comme on l'a vu
plus haut, son action curative est très discutée. Le
vaccin de Vincent pas plus que celui de Chantemesse
n'a procuré de résultats constants et marqués. Ce-
pendant le vaccin iodé de Ranque et Sénez paraît
moins aléatoire dans la fièvre typhoïde déclarée et, à
la condition qu'on agisse tout à fait au début, semble
atténuer les symptômes, raccourcir la durée et éviter
les complications.
Le vaccin antidysentérique, étudié par Rathery est
un vaccin iodé préparé suivant le procédé de Ranque
et Senez. Les injections en sont pratiquées tous les
jours ou tous les deux jours, et déterminent très
rapidement la cessation des accidents. D'après les
auteurs, ce vaccin serait supérieur au sérum antidy-
sentérique.
Le vaccin antistaphylococcique a été préconisé con-
tre la furonculose, la folliculite des régions poilues,
l'anthrax, l'ostéo-myélite ; on a utilisé d'abord sur-
tout les auto-vaccins , maintenant on emploie le plus
souvent les stock-vaccins chauffés, iodés ou fluorés.
Il faut au moins quatre piqûres à trois ou quatre
jours d'intervalle. Certains résultats sont très encou-
rageants.
Le vaccin antistrepiococcique a été très employé
ces dernières années contre les plaies de guerre et les
broncho-pneumonies grippales à streptocoques. Dans
les plaies, les résultats sont quelquefois très satisfai-
sants; ils le sont moins dans les complications grip-
pales. Dans l'infectton puerpuérale et l'érysipèle,
quelques succès très appréciables. On a utilisé sur-
tout les auto-vaccins iodés en chirurgie. On a ob-
servé que les stock-vaccins pouvaient avoir une cer-
taine action préventive.
Le vaccin antigonococcique de Nicolle et Blaizot,
les vaccins sensibilisés de Besredka, le lipo-vaccin,
etc., sont surtout efficaces contre les complications :
rhumatismes, arthrites suppurées, péricardite d'ori-
gine gonococcique, parfois orchi-épididymite. Dans
les métrites aiguës ou chroniques, les résultats sont
fort inconstants, souvent à peu près nuls.
Le Vaccin aniiméningococcique a été essayé par
LAROUSSE MENSUEL
Boidin et Weissenbach, Florand et N. Fiessingerdans
les méningites céri bro-spinales qui avaient résisté au
sérum antimcningococcique. On l'associe parfois aux
abcès de fixation. Il y a eu quelques succès.
Le vaccin antigangreneux, iodé, a été utilisé, pen-
dant la guerre, dans certains cas de gangrène ga-
zeuse. C'est, une médication surtout adjuvante, qui
favorise les procédés de défense.
Un vaccin anligrippal G. Pfeiffer, à streptocoques
et pneumocoques, a été préparé par l'Institut Pasteur
pendant l'épidémie de 1918. Son action curative a
paru très inconstante ; peut être préventivement,
contre les complications de la grippe, donnerait-il
de meilleurs résultats.
Un vaccin antimélitococcique, à l'éther, a été pro-
posé par Vincent contre la fièvre de Malte et ses com-
plications. Ses effets demeurent encore incertains.
Contre les colibacilloses avec colibacillurie (pyé-
lonéphrites, cystites, prostatites), on a préconisé un
auto-vaccin anHcolibacillaire , récemment étudié par
Méry qui s'est montré assez inconstant, de même que
l'auto-vaccin préparé avec les microbes fle la flore
intestinale du sujet et recommandé contre l'entérite
chronique et certaines manifestations arthritiques,
eczéma, asthme, etc. Cependant le polyvaccin de
Danysz, à colibacilles, ^coteMS et entérocoques, utilisé
par la voie digestive ou en injections sous la peau,
calme les symptômes douloureux et intestinaux des
gastro-entérites chroniques et des entérites muco-mem-
braneuses. Contre les infections chirurgicales, P.
Delbet utilise un vaccin polyvalent, à streptocoques,
staphylocoques et pyocyaniques, qu'il injecte à doses
massives (jusqu'à 13 milliards de microbes). Mar-
bais, Bruschettini ont également usé de vaccins poly-
valents analogues dans les mêmes circonstances. Ré-
sultats inconstants; cependant dans la moitié des
cas environ, on observe la régression des lymphan-
gites, périostites, adéno-phlegmons, etc. ; contre la
coqueluche, Nicolle a essayé un vaccin à bacille de
Bordet et Gengou, dont l'efficacité n'est pas encore
confirmée, bien que les quintes semblent diminuer
de fréquence.
Enfin contre la tuberculose, les tentatives de vac-
cinothérap.e sont demeurtes dans le domaine expéri-
mental ou vétérinaire (Richet et Héricourt, Behring,
Ca'.mette et Guérin, Vallée, etc.). Le vaccin de Cé-
pède, à streptocoques, pneumocoques et entéro-
coques, ne vise pas en effet l'infection tuberculeuse
elle-même, mais les infections secondaires qui vien-
nent se greiîer sur ses lésions. Par là, ce polyvaccin
est appelé à rendre quelques services, mais le vaccin
antituberculeux lui-même, pratiquement utilisable,
est encore à découvrir. — Dr J. Lai:monier.
Vergniaud. Le drame des Girondins, par
Eugène Lintilhac (Paris, 1920). Si l'histoire de la
Révolution comprend encore aujourd'hui un certain
nombre de légendes, il semble bien que l'une des plus
vivaces soit celle des Girondins. Et sans doute de
grands noms
ont présidé à
sa naissance et
à son dévelop-
pement, puis-
qu'enfin elle
n'aurait pas la
même force si
Charles No-
diern'avait
pas écrit le
Banquet des
Girondins et si
Laraarti ne
n'avait pas
élevé le somp-
tueux édifice
de l'Histoire
des Girondins,
mais légende
pourtant el
qu'il faut se fé-
liciter de voir
Eugène Linti-
lhac mettre au
point. Car c'est
bien une mise au point que cette nouvelle étude sur
le grand orateur de la Gironde, une mise au point
claire et précise. Certes Lintilhac aime son héros; et
qui nç voit même que cette sympathie appuyée sur
des faits grandit Vergniaud plus que ne le fait la lé-
gende. Il est des hommes qui n'ont pas besoin de
décoration ni d'ornements : ils se suffisent à eux-
mêmes. Vergniaud est de ceux-là, et Lintilhac a bien
montré que le caractère de l'homme valait son talent,
et il l'a montré non pas avec des mots, mais en rap-
pelant sobrement des actes certains. Il est un autre
point sur lequel Lintilhac a heureusement insisté et
avec raison; c'est l'erreur que l'on commet lorsqu'on
a l'air de penser que les représentants de la G. ronde
formaient un bloc un et indivisible. Rien n'est pliis
éloigné de la vérité, On peut dire que sur toutes les
questions, même les plus importantes, comme la
condamnation du roi, les votes se partagèrent. Lin-
tilhac le prouve aisément.
N' 162. Août 1920.
Vergniaud était né à Limoges le 31 mai 1753. Son
père était marchand et bourgeois dans cette ville.
L'enfant apprit d'abord à la maison les premiers
éléments de l'abbé Roby. On le mit ensuite pour ses
classes de lettres aux Jésuites. Il y remporta tous les
prix. Sa philosophie, il la fit à Paris, grâce à la
générosité de Turgot, et il se prépara à la carrière
ecclésiastique. La vocation lui manqua. Il quitta
Saint-Sulpice pour le monde et la faveur de Turgot
l'y suivit. Mais, surnuméraire dans un bureau, la vie
administrative le lasse bien vite. On le retrouve, au
bout de peu de temps, à Limoges, désœuvré, s'exer-
çant à la philosophie et à la parole. Il est gai d'ail-
leurs. Des affections l'entourent et l'aident; mais la
nonchalance qu'il montre est plus apparente que
réelle.
Le 2r avril 1780, il s'installe à Bordeaux, pour y
apprendre le métier d'avocat, et le pratiquer. Il fré-
quente l'étude de M. Chaigne, procureur au Parle-
ment, et il se plonge dans les livres de droit. Très
vite, il passe les différents examens qui lui sont
nécessaires. Un an après il est avocat, mais, comme
il le dit lui-même, « avocat sans sac ». Pourtant le
président Dupaty l'a pris comme secrétaire. Mais les
causes ne viennent pas vite. Un grand succès d'au-
dience les lui amène : i Je n'ai pas le temps de res-
pirer, écrit-il; je me suis emparé de toutes les au-
diences ». Avocat consciencieux, dialecticien rigou-
reux, on le recherche, sans que la fortune, semble-t-il,
vienne aussi. Pourtant, ce n'est point seulement au
Palais qu'on l'apprécie. Il est poète, et ses poésies
fugitives font du bruit dans les milieux littéraires. Il
joue la comédie; il passe pourérudit; il est homme
à la mode. Mais si les salons le recherchent, le
peuple ne l'ignore pas. A sa vogue mondaine s'ajoute
une popularité. Les sociétés poUtiques l'accueillent.
Royaliste constitutionnel, il ne devient l'adversaire
de la royauté qu'après la fuite du roi. Il se docu-
mente avec soin sur la Révolution. En mai 1790, ses
concitoyens le nomment « honorable membre du
département de la Gironde », c'est-à-dire conseiller
général. En septembre 1791, il est élu député. C'est
le départ pour Paris, avec son ami Ducos. Les deux
amis logent d'abord à l'hôtel d'Aligre, avant de
s'installer en appartement place Vendôme. Le 27 sep-
tembre, Vergniaud assiste à une séance de r.\ssem-
blée nationale.
Dès ses débuts à l'Assemblée, Vergniaud marque
nettement ses intentions. Il n'entend pas être enré-
gimenté dans un parti. Il veut être lui-même, et ne
se laisser conduire que selon ses observations per-
sonnelles. D'ailleurs, on le met bien vite au premier
plan. Le 17 octobre, on le nomme vice-président de
l'Assemblée. Quelques jours après, le 25, il traite à
la tribune la question de l'émigration, qui était l'une
de celles qui inquiétaient le plus l'opinion. Sobre,
ordonné, limpide, pénétré de l'esprit comme de la
lettre du Contrat social, son discours produit grand
effet, et le fait saluer comme le successeur de Mira-
beau. On lui prouve le casque l'on fait de lui en le
nomipant, le 30 octobre, président. A la présidence,
il se dépensa beaucoup et utilement, ayant tout de
suite fait preuve des qualités nécessaires, de fermeté,
d'autorité, d'ordre.
Cependant il menait une vie simple et bourgeoise.
Comme il était trop pauvre pour recevoir, ses amis se
réunissaient che^ une riche et aimable femme, M°" Do-
dun, qui habitait la même maison. Ades déjeuners fré-
quents se rencontraient Brissot, Clavière, Rœderer,
Gensonné, Guadet, Vergniaud, Ducos, Condorcet.
Vergniaud et ses amis étaient partisans de la
guerre. Ils renversèrent pour l'obtenir le ministère
qui y était hostile. Le nouveau cabinet, avec Dumou-
riez au.\ Affaires étrangères, marqua leur avènement
au pouvoir.
Dans de retentissants discours, les Marseillaises
de Vergriaud, l'orateur girondin cria l'appel aux
armes , et le 25 janvier, l'Assemblée votait un décret
équivalant à une déclaration de guerre. On a repro-
ché cette politique à Vergniaud, mais on oublie que
la guerre était inévitable, et qu'il ne faisait que tra-
duire le vœu de l'opinion publique.
La question principale de politique intérieure qui
se posait après celle de l'émigration, était la ques-
tion religieuse. Vergniaud, là encore, sut prendre ses
positions. Il sut distinguer entre les perturbateurs et
ceux qui obéissaient seulement à leur conscience. Il
jugeait la tolérance nécessaire; il ne voulait pas con-
fondre le spirituel et le temporel. Aussi vivement
il s'était levé contre les émigrés qui allaient à Co-'
blentz, aussi vivement il encouragea la déportation
volontaire, c'est-à-dire l'émigration des prêtres à
qui leur conscience interdisait de prêter serment.
Mais il ne fut pas suivi par l'Assemblée.
Le 3 juillet 1792, Vergniaud, dans un grand dis-
cours établit le bilan de la situation intérieure et
extérieure de la France. Il y faisait preuve de clair-
voyance et après avoir montré au roi la force de son
parti, il indiquait qu'il n'entendait pas abattre le
souverain. Il se retournait vers lui au contraire; il
reconnaissait qu'une entente avec lui pouvait tout
sauver, et que le salut était sans doute dans le réta-
blissement de l'harmonie entre les deux pouvoirs. II
ne se fait guère d'illusions d'ailleurs sur le résultat
«• 162. Août 1920.
de sa démarche, et on le voit écrire, dans une lettre
privée : « La conduite toujouis équivoque du roi
augmente nos dangers et préparera peut-être, s'il ne
se prononce pas d'une manière décidée, quelque
grande catastrophe. » Et à vrai dire, la catastrophe
n'allait pas tarder à s'annoncer.
On a accusé Vergniaud de versatilité à l'égard du
roi ; mais en reganlant bien les iaits, il n'est point
malaisii de voir combien sa conduite fut régulière,
l.a loi était tout à ses yeux; et il le montrera bien
quand il s'y soumettra lui-mc me jusqu'à la mort. En
protégeant le souverain contre l'émeute, il ne fera
qu'obéir à la loi qui le déclarait inviolable, et il
s'éleva avec vivacité contre les mouvements du
peuple qui font grand tort à la Révolution, en vou-
lant faire échec à la loi. Lorsqu'il s'agira de pronon-
noncer la déchéance du roi, il se soumettra par ce
que, véritablement, la duplicité de Louis XVI est par
trop évidente ; et lorsqu'à s'agira de le juger et de
le condamner, s'il se résigne à prononcer l'arrêt
fatal, c'est que les premiers votes obtenus, malgré
lui, ont à ses yeux force de loi, et qu'il juge inad-
missible de ne pas s'incliner devant cette loi.
Le lo aoiit, dès
cinq heures du ma-
tin, il avait pris la
présidence de l'As-
semblée. Il y reçut
Je cortège royal, et
déclara que l'As-
fcsemblée resterait à
î son poste ; et ce fut
(lui qui mit au point
[]a rédaction du
Ldécret suspendant
■ provisoirement de
1 sesfonctions le chef
du pouvoir exécu-
tif. Quand le procès
du roi eut lieu, il
soutint contre Ro-
bespierre la thèse
de l'appel au peu-
ple; mais cet appel
ayant été repoussé,
et lui-même ayant
reconnu la culpa-
bilité royale , lo-
gique avec lui-
même, il ne pou-
vait plus que
condamner, et
condamner à une
mort immédiate. Il
eut le dur devoir
d'annoncer le ré-
sultat du scrutin,
et il le fit avec un
< accent de dou-
leur » qui devait
lui être sinaulière-
ment reproché par
la suite.
Dès ce temps,
Vergniaud, et avec
lui ses amis, bien
que les votes des
uns et des autres
soient sans cesse
divers , apparais-
sent suspects.
Vergniaud ne s'est-il pas élevé contre les massacres
de Septembre et les ennemis du dedans ? N'a-t-il pas
fait voter une motion pour réprimer l'anarchie et
l'assassinat ? N'attaque-t-il pas Marat à la tribune
avec véhémence ? Ce sont là des actes qu'on ne
saurait lui pardonner. De mauvaises nouvelles d'ail-
leurs arrivent des armées. Les échecs de Dumouriez
excitent la Montagne contre la Gironde, et le
9 mars, une journée révolutionnaire est tentée
contre la Gironde. Elle échoue mais, malgré Ver-
gniaud, l'Assemblée décrète, en principe, l'établisse-
ment d'un tribunal révolutionnaire, et, le 21 mars,
la section Poissonnière envoie une députation pour
demander les têtes de Gensonné, de Vergniaud
et de Guadet. L'arrestation des membres du comité
d'insurrection est décrétée, mais elle n'est pas
réalisée. Une tentative de réconciliation des Giron-
dins et de Danton se produit, mais elle reste vaine.
Après la trahison de Dumouriez, les Girondins sont
perdus.
Dès que l'on connut, en effet, cette trahison,
Robespierre s'élança. Ayant échoué à l'Assemblée,
il lit appel aux sections. Cependant, les batailles se
succédaient à la tribune. Le 10 avril, Robespierre,
dans un discours singulièrement apprêté, exagéra et
dépassa le but. Vergniaud lui répondit aussitôt dans
une improvisation dont la véhémence n'avait d'égale
que la rigoureuse logique. Il sembla triompher, mais
le 15 avril, les commissaires de trente-cinq sections
vinrent à la Convention la sommer d'éloigner de son
enceinte vingt-deux députés qui avaient « ouverte-
ment violé la foi de leurs commettants ». Ces dépu-
tés étaient Brissot, Guadet, Vergniaud, Gensonné,
LAROUSSE MENSUEL
Grangeneuve, Buzot, Barbaroux, Salle, Birotteau,
Pontécoulant, Pétion, Lanjuinais, Valazé, Hardy,
l.ehardi, J.-H. Louvet, Gorsas, Fauchet, Lantbenas,
Lasouroe, Valady, Chambon.
Vergniaud ne se laissa pas abattre. Dans le cou-
rant de mai, on le voit souvent à la tribune, non
seulement pour se défendre lui-même, mais aussi
pour intervenir dans les débats sur la Constitution.
Dans le discours qu'il prononça surla Constitution,
il lança un appef à l'apaisement. Il ne fut pas enten-
du; mais il resta à son poste de combat. La Gironde
disposait de la majorité dans l'Assemblée ; mais elle
était sans force contre l'émeute. Celle-ci, préparée
avec soin, éclata le 31 mai. Les députés furent blo-
qués dans la salle des séances ; le canon fut braqué
sur les portes. Au bout de deux jours, l'Assemblée
cédait et décrétait l'arrestation des députés dont on
lui demandait la tête. Certains se sauveront et iront
mener une vie misérable dans les Grottes de Saint-
Emilion, les autres, parmi lesquels Vergniaud, atten-
dirent les effets de la loi.
Dès le 3 juin, il est gardé à vue chez lui, rue de
Clichy, où il habitait depuis deux mois. Ce ne fut
L'Appel des Girondins, le 3'l octobre !79^, tableau de Fran(;ois Flameiig finusée de Boulogne-sur-Mer). CotU' œuvre est insjdrre de la légende
r^volutiounaire qui veut qu'après leur condamnation les députés f,'irondin8 se soient réunis une dernière l'ois, dans la prison de la Conciergerie, pour
Itartairer, au dire de Micbelet « un repas soi^Mié, délicat, préparé par un ami ». Le jour se lève, un jour triste d'octobre, qui éclaire lugubrement les
voûtes de pierre de la Conciergerie. La table est à denii desservie, la nai>pe est froissée. Les envoyés du triijunal révolutionnaire regardent curieu-
sement les vaincus, qui répondent les uns stoïquenient, les autres ironiquement ou rageusement à l'appel du valet du bourreau, Valaié git sur un
bi-ancard ; un poignai'd a percé son cœur. Vergniaud, dont la conscience est tranquille, suit déjà l'escorte de gendarmes révolutionnaires. ■ La Révo-
lution, avait-il dit, est comme Saturne, elle dévore ses enfants »,
que le 8 juillet que Saint-Just déposa son rapport à
la Convention. Le 26,, les accusés furent écroués au
Luxembourg, et le 31, transférés à la Force. Le
5 septembre, les sections envahirent la Convention
et la sommèrent de faire juger les traîtres au plus tôt.
Le 6 octobre, Vergniaud et ses amis furent conduits
à la Conciergerie. Vergniaud avait passé ses derniers
jours à lire et à méditer Senèque, à préparer sa
défense. Le 17 octobre, il fut interrogé, et le procès
commença le 24.
A part une vive riposte à Hébert, Vergniaud usa
peu de son droit de réponse. Il se réservait pour la
fin, et on redoutait le moment où il prendrait la
parole. On résolut de l'empêcher de parler. Le 29 oc-
tobre, Hébert fit voter le décret sur l'accélération
des jugements criminels, décret qui disait ceci :
a Si un procès pendant au Tribunal révolutionnaire
a duré plus de trois jours, le président du Tribunal
est tenu de commencer la séance suivante en deman-
dant, au jury, si sa conscience est suffisamment
éclairée, si les jurés répondent non, l'instruction sera
continuée jusqu'à ce que le jury ait fait une décla-
ration contraire ; si le jury répond qu'il est suffi-
samment instruit, il sera procédé sur-le-champ au
jugement. » Le lendemain 30, en vertu de ce décret
le jury se déclarait suffisamment éclairé, et sans en-
tendre les accusés, les condamna à mort. Ils pro-
testèrent avec vivacité, mais en vain. Valazé se
frappa d'un coup de couteau. Vergniaud avait du
poison, mais il n'en avait que pour lui, il le jeta.
Ramenés à la Conciergerie, les condamnés, vers
minuit, prirent un repas où ils devisèrent et chan-
tèrent. C'est ce repas dont la légende a fait le ban-
223
quel des Girondins. Le 31 octobre, ils étaient exécu-
tés. Telle fut la fin de Vergniaud. Ses discours nous
restent. On lira avec intérêt l'étude que Eugène'
Lintilhac a fait de l'orateiir. Elle achève et
complète utilement le portrait qu'il a tracé de
l'homme. — Jacques Bumpaku.
"Ward (Mary-Augusta Arnold, Mrs Humptiry),
romancière anglaise, née à Hobart, Tasmanie, le
II juin 185 1, morte à Londres le 24 mars 1920. Cette
femme de lettres, qui s'est plu si souvent à mettre en
œuvre des conflits d'idées et de systèmes, est issue
d'une famille et sortie d'un milieu où la passion doctri-
nale et l'art de disserter étaient en quelque sorte endé-
miques. Son grand-père n'était autre que le fameux
D' Arnold, directeur de l'Ecole de Rugby, puis
professeur d'histoire à Oxford, historien, pédagogue,
théologien et moraliste, adversaire ardent du mou-
vement tractarien, et un des chefs reconnus de
l'église large (broad church). Elle avait pour oncle
Matthew Arnold, critique fin et pénétrant, qui pre-
nait Sainte-Beuve pour modèle, moraliste passionné
et surtout poète à l'imagination noble et pure, et
styliste au goût ex-
quis. Enfin son père
Thomas Arnold,
frère puîné du pré
cèdent, paraît avoir
été toute sa vie
tourmenté par l'an-
xiété religieuse, qui
le fit à diverses re-
prises passer d'une
religion à une au-
tre. Inspecteur des
écolesen Tasmanie,
il se convertit au
catholicisme, rési-
gna soh emploi et
revint en Europe.
Il fut nommé pro-
fesseur à l'Univer-
sité catholique de
Dublin et selia avec
Newman. Mais
troublé dans sa
conscience, il crut
devoi r retourner à
l'anglicanisme,
mais n'y resta point
et adhéra de nou-
veau à la foi catho-
lique. Le spectacle
de cette inquiétude
religieuse et de ces
déchirements laissa
sansdouteunetrace
ineffaçable dans
l'âme <le sa fille,
et le célèbre roman
Robert Elsmere de-
vait un jour fixer
le souvenir de ces
luttes intimes.
Vers l'âge de
dix-sept ans, Ma-
rie-Augusta Arnold
connut tout ce que
recèle de tradition
intellectuelleet mo-
rale le milieu uni-
versitaire d'Oxford, particulièrement dans la maison
de Mark Pattison, le recteur de Lincoln Collège, chez
lequel elle put voir passer des écrivains célèbres
comme Georges Eliot ou de fameux représentants
des principales écoles théologiques. Elle fréquenta
la bibliothèque bodiéienne, et fit de l'espagnol une
étude particulière. Bientôt elle collabora au Dictio-
nary 0/ Christian Biography de Smith et Wace
(vol. 2 et 3) et y donna des articles qui furent haute-
ment appréciés de l'historien Freeman. En 1872, elle
épousa Thomas Humphry Ward, alors fellow et iulor
à Brasenose Collège, et fut ainsi une des premières
femmes à • pénétrer par mariage dans la vie d'un
collège d'Oxford. En 1880, le couple alla s'établir à
Londres où Th. Humphry Ward devait se distinguer
comme journaliste et homme de lettres.
Mrs Humphry Ward débuta elle-même dans les
lettres en 1881 avec Milly and Olly, une histoire pour
les enfants. Plus intéressante est sa traduction du
Journal intime d'Araiel, qui parut, avec une intelli-
gente introduction, en 1885. L'année suivante, elle
publie Miss Bretherton, un court roman qui contient
déjà plus que des promesses de talent.
C'est en 1888 que parut son chef-d'œuvre Robert
Elsmere, qui eut un succès considérable et a été impri-
mé à plus d'un million d'exemplaires. Gladstone lui-
môme, dans le « Nineteenth Century » fit l'éloge d'un
ouvrage quidcvait aussi obtenir les siiffrages de Tolstoï.
Dans r.iventurc de Rot)ert Elsmere, Mrs Humpr>'
Ward a mis un peu des tourmentsd'Amiel et unpeu des
inquiétudes religieuses dont elle vit souffrir son père.
Fils d'un clcrgyraan, clergyman lui-même et des plus
croyants, Robert Elsmere, dans les loisirs que lui laisse
Mrs lïumphry 'Ward.
224
sa cure, travaille à la bibliothèque du château où il
s'initie aux objections de la critique moderne. Sa foi
dans l'éghse anglicane, qui reposait chez lui principa-
lement sur le sentiment et la tradition, se trouve
détruite : il garde pourtant une âme profondément
religieuse. Il donne sa démission de pasteur et se
consacre désormais à une sorte d'apostolat laïque.
Le conflit moral qui s'élève en son âme se com-
plique d'une mésentente domestique. Tandis qu'il
s'éloigne de l'église, sa femme, au contraire, s'en-
fonce de plus en plus dans sa foi puri'.aine. Ce n'est
qu'à la fin, peu de temps avant de mourir, que Ro-
bert Elsmere reconquiert l'amour de sa femme, en
même temps que la paix de l'esprit. Ce roman reflète
admirablement la fermentation qui agitait l'Angle-
terre au moment où il a paru. C'est ce qui explique
le succès de cette œuvre et ce qui en conserve la
valeur comme témoignage historique. L'insphratior
en est du reste
élevée et la pen-
sée vigoureuse.
Mais longue et
quelque peu dif-
fuse, elle pâtit de
cegoûlimmodéré
pour la prédica-
tion qui a long-
temps sévi dans
le roman anglais.
Un critique an-
glais appelait ré-
cemment Mrs
Humphry Ward
le « dernier des
écrivains prê-
cheurs ». Même
au delà de la
ManchCjbien qu'à
un moindre degré
qu'en France, ce défaut commence à vieillir singuliè-
rement une œuvre.
Après the Hislory of David Grieve{zi<j2), nouvelle
matière à disserter, œuvre inférieure à Robert Elsmere,
Mrs Humphry Ward publie Marcella (1894 : trad.
franc, par J. de Mestral-Combremont en 1902) qui
eut une suite dans sir George Tressady {iSg6 : tr. fr.
par le même en 1911). Suivant un procédé de con-
traste qui lui est cher, elle oppose, dans Marcella,
une jeune fille intellectuelle, d'allures indépendantes
et même un peu excentriques et bohèmes, à un
homme de vieille race et de tradition, qui l'aime, la
protège contre ses imprudences et auquel, instruite
par les épreuves, elle consent à lier son destin, mais
sans abdiquer sa personnalité; car Mrs Humphry
Ward tient essentiellement à ce point. Dans Helbeck
de Bannisdale (1898 : trad. tr. par J. de Mestral dans
la Semaine littéraire de Genève), l'écrivain a prétendu
opposer à une religion qui humiiie, diminue, mutile
l'humanité (c'est ainsi qu'elle conçoit le catholi-
cisme) une doctrine nouvelle, respectueuse de la
dignité humaine, o Ce n'est plus en esclaves, dit-elle,
mais en hommes libres que nous entrons dans la
maison de Dieu. » Une jeune Anglaise agnostique,
Laura, est recueillie par des parents papistes dans
un pittoresque, mais lugubre château du Westmo-
reland, où son cousin Herbert vit dans la piété la
plus étroite, la plus fanatique et la plus craintive,
dans un entourage de gens niais et hypocrites.
Herbert et Laura s'éprennent l'un de l'autre et se
font souffrir, car on ne voit pas d'accord possible
entre deux âmes si différentes. Inutile de dire qu'il
s'engage entre eux d'interminables discussions, où
Se déploie le goût de l'auteur pour les dissertations
théologiques. Finalement Laura, pour sauvegarder
sa liberté morale, se donne la mort. Ce roman a été
généralement et justement critiqué. Outre que les
bonnes parties, comme par exemple les agréables
descriptions du Westmoreland en sont gâtées par les
ergotages théologiques, l'honnête Mrs Ward ne s'est
pas rendu compte combien la thèse reposait sur une
logique au fond peu loyale et d'un emploi par trop
facile. Elle invente, pour représenter le catholicisme,
des gens étroits, sots, ridicules et intrigants et elle
se donne le faible triomphe d'écraser de Son mépris
des fîuitoches dont elle est seule responsable. Ce
n'est pas la faute du catholicisme si les personnages
imaginés par Mrs Humphry Ward sont odieux.
La partie doctrinale de cet ouvrage est à peu près
nulle, et elle lui a presque tout sacrifié ! Mrs Humphry
Ward s'est assurément abusée sur sou pouvoir
philosophique.
Mais elle reprend tous ses avantages comme peintre
de la vie mondaine dans le roman qui suivit : Lady
Rose's daughter {1903: tr. fr. par Bentzon en 1904).
Elle a transposé en partie au milieu des mœurs de
notre époque, l'aventure de Julie de Lespinasse,
dame de compagnie de M"" du Deffand, attirant à
elle par son charme et son esprit, tous les commen-
saux de sa maîtresse. Fille naturelle d'un lord, ré-
duite à la condition de dame de compagnie, l'hé-
roïne de ce roman retrouve à la fin dans le monde
aristocratique une place digne de son esprit et de
sa grâce naturelle, non sans avoir fait, elle aussi, de
dures écoles et revendiqué, tant qu'elle a pu, cette
LAROUSSE MENSUEL
indépendance si chère aux héroïnes de Mrs Humphry
Ward. Autour d'elle nous voyons s'agiter, évoluer,
parler, une foule de personnages, dont quelques-uns
sont d'une réalité bien vivante. C'est un tableau
pittoresque de la haute société anglaise. Le roman
suivant: the Marriage of William Ashe (1905) nous
présente une fois de plus le mariage d'une jeune
fille indépendante jusqu'à l'anarchie mentale avec
im jeune lord parfaitement patient et raisonnable :
et cette fois l'union se termine fort mal. Fenwick's
Career 1906 : tr. fr.sous le titre de Carrière d'artiste,
par Th. Bentzon et A. Fliche, 1909), nous transporte
dans le monde des artistes où nous voyons les dan-
gers d'une imion conclue prématurément et sans
réflexion.
Ces exemples suffisent pour montrer quels ont été
les sujets qu'a traités de préférence Mrs Humphry
Ward. Elle a poursuivi brillamment ses peintures de
la vie sociale anglaise dans ses autres œuvres :
Diana Mallory (1908; tr. fr, par M"" P. Fliche en
1911) ; Vnphne (1909 ; tr. fr. Daphné ou le Mariage
à la Mode, en igio, Canadianborn (1910: tr. fr.
sous le titre de Georges Anderson 1910) qui repré-
sente les Anglais des dominions ; the Case of Richard
Meynell(igii); the Mating of Lydia {19x3); <fte
Coryston Family (1913) ; Délia Blanchflower (1914) ;
Eltham House (1915) ; À Great success (1916) ; Lady
Connie {i()i6) ; Missing (1917) ; A Writer's Recollec-
tion (1918) ; the War of Elisabeth {igi8) ; Fields of
Victory (1919); Harvest (1920).
Rappelons en outre qu'elle a écrit pour le théâtre
Eleanor (1900), pièce représentée au Court Théâtre
en 1902 et 1905 ; ^g(î/ft« (1905), représentée, à His
Majesty's Théâtre, qu'elle acollaboré à d'importants
périodiques: « Macmillan's Magazine », 0 Nineteenth
Century i>, k Quarterly Review a, que pour illustrer
la part de son pays pendant la guerre, elle a écrit :
England's Effort : six Ictters to an American jriend
(1917), suivi de Towards the Gaol.
Mrs Humphry Ward n'est pas — nous l'avons vu —
un écrivain sans défauts. Nous avons signalé son
héréditaire et incurable habitude de prêcher, de
disserter sur les questions religieuses, de mêler les
considérations liturgiques aux paroles d'amour.
Nous avons constaté avec quelle intrépidité elle
résout le plus facilement du monde des questions
qui la dépassent. Il n'en faut pas conclure qu'elle
manque de lumières. Elle est au contraire fort in-
telligente et bien plutôt à classer parmi les écri-
vains intellectuels que parmi les écrivains artistes.
Mais son talent ne donne tout son fruit que quand
il se contient dans ses limites, quand elle abandonne
les thèses trop ambitieuses pour se borner à peindre
la société anglaise de son temps et les salons aris-
tocratiques. Elle y excelle par une psychologie qui
n'est point de surface, mais pénètre au fond des
âmes ; (à côté des silhouettes un peu artificielles
inventées pour les besoins d'une thèse, elle a dressé
un certain nombre de figures très vraies et très vi-
vantes) ; par une habileté fort grande à conduire
le dialogue ; par l'art de rendre, du dedans comme
du dehors, toute une époque, talent qui fait d'elle
le témoin autorisé de la société britannique à la fin
du XIX* siècle. Quelque théoricienne quelle se montre
trop souvent, elle n'en a pas moins le goût de la
description réelle, du détail exact. Les scènes qu'elle
décrit ne se passent pas en l'air, mais dans un
endroit et à un moment bien déterminés. Cette so-
ciété britannique, elle en a une idée fort haute.
Nous voyons encore en action, dans ses romans,
cette classe, malheureusement appelée à se réduire
peu à peu, des familles qui vivaient noblement dans
leurs terres et qui, pénétrées du sentiment de leurs
devoirs sociaux, exerçaient autour d'eux une tutelle
souvent salutaire. Très traditionnaliste, Mrs Ward
est en même temps ouverte à toutes les idées nou-
velles. Nous avons vu chez elle cette sorte de libre
pensée qui remplace la foi révélée et qui reste
profondément religieuse. Elle revendique pour la
femme son individualité, mais dans la régularité
du mariage. La nouvelle Angleterre, à la fois impé-
rialiste et démocratique, n'est pas pour l'effrayer.
Elle est bien l'écrivain d'un pays où les contraires
viennent se concilier, sans se buter aux antinomies
logiques, dans l'unité de la tradition nationale.
Mrs Humphry Ward ne se bornait point à imaginer
et à souhaiter une société meilleure, elle collaborait
pour sa part à des œuvres sociales, entre autres à
l'établissement de VUniversity Hall, dans Gordon-
Square, destiné aux jeunes gens qui professent en reli-
gion des opinions libérales ; à la fondation de centre de
jeux pour les enfants pauvres (Passmore SettUments).
Elle a été choisie par le lord chancelier comme une
des premières femmes magistrats, bien qu'elle ait tou-
jours résolument manifesté son opposition au prin-
cipe du suffrage des femmes. — Jean Bo.nci.eiu:.
Zanetto, pièce en un acte en vers, par André
Lénéka, représentée pour la première fois sur le
Théâtre de Verduredu Pré-Catelan le 30 mai 1920.
On connaît le Passant de François Coppée.. On
se rappelle comment le troubadour Zanetto se ren-
contre un soir avec la courtisane Sylvia à l'orée de
son parc, et comment celle-ci a pitié de sa jeunesse
AC 182, Août 1920.
et le renvoie loin d'elle pour lui épargner les toiu:-
ments de l'amour malheureux.
André Lénéka a eu la charmante idée de donner
une suite au Passant. 11 s'en explique dans un pro-
logue :
— Zanetto, qui s'en va, sur l'ordre de Sylvie,
A-t-il, de par cet ordre, emprisonné sa vie ?
L'audacieux auteur, qui paraît devant vous.
Et qui lut le Passant, en prière, à genoux,
Pense qu'il a le droit, si le respect l'inspire.
De jouer nouvel air sur une ancienne lyre.
Le début est le même que celui du Passant. Za-
netto, après deux ans, n'a pu oublier sa rencontre
avec l'éblouissante Sylvia. Il revient au même
endroit.
— C'est là, je reconnais la maison, le vieux banc...
Ma mémoire est fidèle... Et sa voix, en tremblant.
M'avait dit * « Allez donc du côté de l'aurore 1 »
Et je dus obéir... Mais je reviens encore!
Ainsi que l'oiselet quitte son nid bien chaud,
Pour essayer son aile, et s'en vient à nouveau,
A la nuit s'y blottir, me revoici près d'elle.
De nouveau, il s'étend et s'endort sur le baiic de
mousse, et Sylvia, sortant du parc, le retrouve comme
la première fois.
Elle non plus n'a pas oublié Zanetto, elle est émue
de le revoir, elle le lui dit.
— Ainsi, c'est Zanetto que j'ai tant regretté., ,
Celui qui me surprit par cette nuit d'été,
Me brûia de ses yeux tout ravis de jeunesse.
Et que j'ai repoussé par pitié, par faiblesse,
Ne voulant pas pencher sur son front fier et blanc.
Mon front déjà trop mùr pour son cœur de seize ans !
Et c'est lui qui revient, moins enfant, mais si frêle...
Rien n'est changé. Zanetto raconte ce qu'il est
devenu.
, — Je n'ai que trop suivi, maaame, vos conseils I
J'ai marché plein d'espoir vers de nouveaux soleils.
Emportant dans mes yeux vos yeux remplis de flamme
D'où, lorsque j'ooeis, s'était enfui le blâme...
Et j'allais, convaincu que vous aviez raison,
Que je rencontrerais la petite maison,
Bien calme et souriante en son épais feuillage,
Et que l'ayant trouvée, au sortir d'un village,
Je vivrais dans ce nid, désormais à l'abri
De toute crainte, heureux et chantant, attendri,
Cette humble et douce enfant que vous aviez choisie...
Et j'ai fait tout cela!... Mais j'ai brisé ma vie!
Il n'a pas trouvé le bonheur. Il s'est marié, espé-
rant oublier dans une vie bourgeoise ses rêves dé
poète et ses chimères.
— Au seuil de la chaumine, attentif, je suivais
Les ébats des pinsons dans le feuillage épais,
Et quand l'eau ruisselait, parfois; sur la fenêtre
Ces pleurs de la nature amusaient mon bien-être., ,
Le temps s'enfuit... Je crus un instant au repos
Et vous bénis d'avoir fixé, par vos propos,
Un cœur qui, tout semblable au papillon qui passe,
Butine chaqt-e fleur et s'envole en l'espace...
Mais si ce papillon s'arrête, un jour, enfin.
Pour boire à plus longs traits un parfum plus divin.
Fou ! qui croirait pouvoir lui couper les deux ailes !
Plus fou ! qui, chaque hiver, retiendrait l'hirondelle,
Alors que d'autres cieux promettent des printemps
Aux oiseaux voyageurs comme aux cœUrs de vingt ans.
Son mariage fut malheureux, il voulut se consoler
dans le spectacle des belles scènes de la nature :
— Lors, je m'en fus revoir mes amis, les grands bois.
Dont la puissante voix aimait ma faible voix...
Je revis le rocher surmonté d'un grand chêne.
Où, quand je vous quittai, j'avais chanté ma peine...
J'y retrouvai, caché, sous son hertie, un grillon
Qui, d'un cri-cn joyeux, souligna ma chanson.
Pendant qu'un liseron, qu'un frais zéphyr ondule.
Offrait son fin parfuma quelque libellule!...
Et j'observais, bercé par le bruit des ruisseaux
Où j'allais me baigner avec les gais oiseaux,
Une bête à lion Dieu, joliette et menue.
Qui prenait un bleuet pour un coin de la nue...
Je revivais ma vie, à longs traits, loin du bruit.
Pendant que lentement tombait sur nous la nuit I...
Quand l'aurore parut sur la pâle aubépine.
Plus léger que jamais, je pris ma mandoline.
Et, sans me retourner, poursuivant mon destin.
Comme si vous m'eussiez fait signe de la main.
Je franchis, sans arrêt, empourpré d'espérance,
La route blanche et longue où j'aperçus Florence!...
Il s'en fut à Florence. Là il a vu une courtisane
nommée Sylvia qui ressemblait à la dame de ses
rêves, mais dont la débauche ne lui a inspiré que
dégoût et mépris. Et le voici maintenant devant celle
dont il ne sait pas qu'elle est la courtisane de Flo-
rence; Sylvia ne lui enlève pas son illusion, mais
cette fois elle ne laissera plus s'échapper l'heure
brève, et puisque Zanetto l'aime, elle ne l'éloignera
plus et lui permettra de vivre auprès d'elle quelques
instants de plaisir et de tendresse.
Cette comédie est écrite dans une jolie langue et dans
le ton de son modèle. L'idée en est ingénieuse, l'expres-
sion en est gracieuse ; de joliscoupletschantent l'amour,
la jeunesse, la campagne et les grands bois. On pour-
rait en détacher plusieurs morceaux qui feraient
bonne figvire dans une anthologie. — Léo Claretis.
Les rôles ont été créés par M""' Tonia Navar {Zanetto),
Suzanne Gonnel {Sylvta).
Imp. Larousse (Auge, Gillon, Hollier-Laroussc, Moreau et C'«.)
Paris, 17, rue Montparnaste. — Le Gérant : I#. QROILST.
t
FoucAtr-Gudin dtl., d'aprU le ieuin dt Uwlin de Vo» (xvit s.).
N" 163. — Septembre 1920
Académie française. — Réception du
GÉNÉRAL Lyautey. — Le 31 octobre 1912, l'Acadé-
mie française, procédant à l'élection d'un membre
en remplacement de Henry Houssaye, décédé, avait
nommé, par 27 voix sur 30 votants, le général
Lyautey. C'est seulement le 8 juillet 1920 que le
noUvel académicien a été solennellement reçu.
Un public nombreux s'entassait, malgré la cha-
leur, dans l'hémicycle et les tribunes et accueillit de
ses acclamations le général Lyautey, lorsqu'il vint
prendre place à son banc, entre ses deux parrains,
R. Poincaré et P. Bourget, — celui-ci remplaçant
d'Haussonville. Au bureau de l'Académie siégeait
Mît Duchesne, assisté de Boutroux, chancelier, et de
Frédéric Masson, secrétaire perpétuel.
Grand, mince, le visage éclairé de deux yeux bril-
lants au regard droit, d'allure très militaire dans son
costumed'académicien.souslequels'entrevoit le grand
cordon de la Légion d'honneur, le général Lyautey
parle d'une voix un peu rauque, mais dont les into-
nations brèves et décidées révèlent l'habitude du
commandement. Pour s'excuser d'avoir tant tardé à
venir présenter son remerciement, il n'invoque pas
seulement « les lourdes obligations de sa charge
lointaine > et l'interruption forcée de la guerre:
Depuis que vos portes se sont rouvertes (dit-il), un grand
scrupule, je le confesse, m'avait obsédé. Je savais trop que,
si vous m'aviez élu, ce n'était, certes, pas pour mes titres lit-
téraires, mais pour ce que représentait mon uniforme. Co
que vous aviez voulu honorer en moi, c'était cette armée que
je pouvais peut-être, alors , me permettre de représenter parmi
vous, puisque je devais aux circonstances d'être un des seuls
généraux en activité de service ayant commandé une armée
en pays ennemi.
Mais, aujourd'hui!... Que pèsent ces titres à côté de ceux
de mes camarades, de mes subordonnés d'alors, devenus les
grands chefs de nos armées et les artisans de la victoire ?
Tout le monde comprendra qu'au cours des dernières années
j'aie ressenti quelque hésitation à venir prendre place au mi-
lieu de vous avant ceux que vous avez appelés récemment,
avant celui qui sauva la France en 1914, avant celui qui en
assura la victoire en 1918. Aujourd'hui qu'ils sont des vôtres,
j'éprouve moins de gêne à venir prendre rang, comme il
convient, après et derrière eux.
LAROUSSE MENSUEL. — V.
Avant d'étudier Henry Houssaye dans son œuvre,
Lyautey s'applique à fixer les traits essentiels de sa
physionomie et à rechercher dans ses origines le
secret de sa vocation et de ses goûts.
Dans l'homme, il discerne : un Athénien de Paris,
• ouvert par nature à tout art et à toute beauté»,
un érudit « faisant dans sa vie la plus large part au
labeur sans cesser d'être un homme du monde
accompli », enfin, et surtout, un patriote.
Sur les origines de Henry Houssaye, Lyautey nous
apprend qu'U naquit le 24 février 1848 au bruit de la
fusillade, — sans prétendre « chercher là un présage
de sa vocation d'historien militaire », — qu'il grandit
dans un cadre d'art, parmi les beaux livres et les
belles œuvres qui ornaient la demeure de son père,
Arsène Houssaye, que son enfance fut bercée à
Bruyères, près de Laon, par les récits de sa grand'-
mère, qui avait assisté à la grande lutte de 1814, que
sa figure noble et régulière évoquait la beauté d'un
éphèbe grec (son père ne l'appelait-il pas Henry-
Alcibiade ?), enfin, qu'élevé dans un milieu facile, il
eut le rare mérite de s'astreindre de bonne heure à
une rigoureuse discipline d'étude.
Lyautey examine, maintenant, l'œuvre de Henry
Houssaye, dont il signale d'abord la variété. Le futur
auteur de 1814 et de iSzs consacra, en effet, les
vingt premières années de sa carrière littéraire à des
travaux sur la Grèce antique et à des critiques d'art.
Son premier livre fut une Histoire iCApelle, publiée
en 1867 et où il faut au moins reconnaître une éton-
nante précocité. Peu après, d'un voyage en Grèce
il rapportait une Histoire d'Alcibiade, qui est bien
moins une biographie que l'histoire d'une époque
s'étendant de la mort de Périclès à l'avènement des
Trente tyrans et pour laquelle l'orateur propose ce
sous-titre : Histoire du suicide d'uii peuple. — Les
éléments de ce suicide, Lyautey les découvre dans
les dernières institutions qu'Athènes s'était données :
Toutes les magistratures, toutes les charges données à
l'élection. Des mandats annuels, dont certains, tels ceux des
archontes, ne pouvaient même être prolongés. La magistra-
ture suprême, renouvelable d'année en année. La justice
Il — Jl
confiée à une assemblée de six mille citoyens décidant en
tumulte sin- l'Agora de la liberté, de la vie et de la mort. Le
peuple athénien tout entier chargé, de fait, dupouvoirexécu-
tif , ne laissant nulle initiative, nulle puissance à ses servi-
teurs, révocables à toute heure.
A lire l'histoire de cette dernière période du v* siècle,
on croit vraiment — passez-moi l'expression — lire celle
d'un Comité de soviets.
On le voit, la critique historique du général Lyau-
tey n'est pas exempte de modernisme ; il laisse, d'ail-
leurs, entendre que l'histoire l'intéresse surtout par
les enseignements qu'elle comporte, et il en découvre
plusieurs dans la fortune d'Alcibiade, dont il retrace
les vicissitudes d'après Henry Houssaye.
Il s'attache surtout à montrer la versatilité du peuple
d'Athènes, l'inconstance et les défaillances des assem-
blées politiques, l'ingratitude des Athéniens à l'égard
d'Alcibiade, devenu suspect à ses concitoyens du fait
même de son élévation et qui, après avoir été comblé
de toutes les dignitéset investidesplus hautescharges,
fut traduit en accusation, puis rappelé, accueilli en
triomphateur, nommé généralissime et, finalement, ré-
voqué. Dans le récit de cette aventure, Lyautey voit
« une page d'histoire universelle, pleine de leçons ».
Après ime brève mention de tHistoire d'Athènes
à Athènes, d'une étude sur l'HelUnisme, du « char-
mant livre » sur Aspasie, Cléopdtre, Théodora et
d'un curieux travail, ■ palpitant d'intérêt et, oserai-
je dire, d'actualité », sur le Premier Siège de Paris,
mené par Labienus, général romain, en l'an 52 avant
notre ère, l'orateur raconte comment un heureux
hasard mit Henry Houssaye en contact avec les ar-
chives historiques de l'épopée impériale et comment,
désormais, une figure domine toute son œu\Te :
Lorsque, le 15 décembre 1840, le funèbre cortège, après
avoir descendu les Champs-Elysées, arriva au seuil des
Invalides, celui qui en ouvrit les portes devant le cercueil
annonça, ainsi qu'aux jours de réception solennelle aux Tui-
leries : « L'Empereur 1 » Permettez qu'à mon tour, au nio -
ment où, dans rœu\Tede mon prédécesseur, apparaît la grauiic
ombre du héros, j'annonce : « Messieurs, l'Empereur I •
Dans un saisissant raccourci, présenté sous une
forme rapide, nerveuse et toute militaire par sa pré-
226
cision, Lyautey retrace les principaux épisodes de la
mémorable campagne de France, qui constitue la
matière de 1S14, et les douloureuses péripéties du
suprême vol de l'aigle, racontées dans iSis- Mais,
avant d'étudier dans ces ouvrages la grande figure
napoléonienne, Lyautey tient à en évoquer une autre,
qui n'occupe pas moins de place dans les livres
de Henry Houssaye : le soldat :
Entre tous ceux qu'il a fait mouvoir, il n'y en a pas qu'il
ait animés d'une vie plus réelle et plus intense que les sol-
dats de Napoléon, les vieux et les jeunes.
Les vieux, ce sont les «grognards», ceux qui l'ont suivi
en Egypte, en Russie, dont il est le dieu, qui ne croient
qu'en lui.
Pour les jeunes, c'est à M. Henry Houssaye que je laisse
la parole : « On les appelait les « Marie-Louise », ces petits
soldats soudainement arrachés au foyer et jetés, quelques
jours après l'incorporation, dans la fournaise des batailles.
Ce nom de m Marie-Louise », ils l'ont inscrit avec leur sang
sur une grande page de l'Histoire... C'étaient des • Marie-
Louise », ces voltigeurs de la Jeune Garde qui, à Craonne,
se maintinrent trois heures sur la crête du plateau sous les
batteries ennemies, dont la mitraille faucha six cent cinquante
hommes sur neuf cent vingt ! Ils étaient sans capote par huit
degrés de froid. Ils marchaient dans la neige avec de mau-
vais souliers. Ils manquaient parfois de pain. Ils savaient à
peine se servir de leurs armes, et ils combattaient chaque
jour dans les actions les plus meurtrières !.., Salut, ô les
' Marie-Louise » !
Et vous les avez reconnus, Messieurs, et vous, surtout,
Messieurs les Maréchaux : ce sont vos « poilus », les enfants
de France, ceux que, pendant cinq ans, vous avez tenus
dans les tranchées, à travers toutes les souffrances, sous
tous les périls, ceux que pleurent les mères dans la douleur
et dans la gloire, ceux que vous avez conduits sous l'Arc de
Triomphe.
En ce qui concerne Napoléon, s'il fait quelques
réserves sur le politique et s'il doute, contrairement
à l'opinion de Henry Houssaye, qu'il ait réellement
incarnélaFrance,
Lyautey rend
pleinement hom-
mage, avec l'his-
torien de l'Empe-
reur, à l'homme,
« qui ne fut ja-
mais plus grand
qu'aux heures
d'infortune », et
au chef de guerre,
qui, de l'accord
unanime, se sur-
passa en 1814.
Quant aux fautes
de la campagne
de Belgique, la
responsabilité,
selon Lyautey, en
retombe sur l'in-
suffisance de
Soult comme chef d'état-major et sur les embarras
que causaient à l'Empereur les intrigues de la
Chambre des représentants.
D'autres temps, d'autres chefs (remarque l'orateur) n'ont-
ils pas connu, eux aussi, ces angoissantes diversions aux
heures où il leur eût fallu pouvoir ne regarder qu'en avant ?
D'accord, jusqu'ici, avec Henry Houssaye, Lyautey
prend contre lui la défense de la Restauration, en
rappelant que les traités de 1815 furent la rançon
des Cent-Jours et qu'il y avait eu d'abord le traité
de 1814, qui nous rendait nos frontières de 1792,
avec des accroissements importants : la Savoie, Lan-
dau, Sarrebruck ;
Nous gardions les trésors et les trophées conquis sur l'Eu-
rope. Nous ne payions pas d'indemnité de guerre et, moins
de deux mois après la capitulation de Paris, le dernier sol-
dat étranger avait quitté le sol français.
A quoi était dû un tel résultat ? Lyautey l'attribue
à la grande force historique et morale que représen-
tait le roi de France, « le fils de la Race qui, depuis
près de neuf siècles, avait formé, pièce par pièce, le
domaine national »... et qui, « des rives de la Seine,
dans le plus continu des desseins poursuivi sous les
pires règnes même, arrondissant patiemment le ter-
roir, avait fait la France, en portant les limites,
siècle par siècle, aux Alpes, aux Pyrénées, aux deux
mers, les yeux désormais fixés vers la seule frontière
naturelle qui lui restât à atteindre, le Rhin ».
Aussi Louis XVHI, qui n'avait, certes, rien de
Napoléon, put-il « s'interposer entre la France dé-
sarmée et les vainqueurs, leur parler d'égal à égal, —
quedis-je ? — de toute la supériorité de sa race ». Il
était, d'ailleurs, singulièrement aidé par Talleyrand,
le négociateur par excellence, qui « avait le senti-
ment profond qu'assurer à l'Europe un équilibre du-
rable, c'était la meilleure façon de garantir la
France ». Et Lyautey ne résiste pas au plaisir de
montrer comment Talleyrand entra au Congrès de
Vienne et avec quelle habileté supérieure il le « ma-
nœuvra », pour ouvrir, finalement, la brèche par où
la France rentra en Europe et parvint à dissoudre
la coalition formée contre elle.
Cette page d'histoire terminée, l'orateur, qui a
réellement le sens de l'éloquence académique et dont
le discours est remarquable par la science et l'har-
monie de la composition, adresse une série de
remerciements à ses parrains d'abord et, notamment.
Henry Houssaye. (l'hot. Y. Z.)
LAROUSSE MENSUEL
à R. Poincaré, à qui le rappel de l'union sacrée valut
une enthousiaste ovation, puis à deux amis disparus:
Albert de Mun et Melchior de Vogiié, ce dernier
particulièrement cher aux coloniaux pour la sollici-
tude vigilante avec laquelle il suivit et seconda le
développement de notre empire colonial. Et voici,
naturellement amené, le morceau que chacun atten-
N' 103. Septembrt 1920.
délicieux humoriste : sous des dehors débonnaires
ou graves, il cache une finesse malicieuse, parfois
gamine. Pour accueillir le grand chef militaire, il ne
recourut point aux phrases sonores, aux longues
périodes; son discours fut tout entier empreint de
simplicité et de bonhomie.
Il commença par signaler l'imprudence du réci-
1
t-..; gémirai Lyautey, en costume d'acaUcmicien, sort de l'In&tilut, accompagné du maréchal Pélain (à sa droite) et de l-'rédéric
Masson (à sa gauche). — Pbot. Roi.
dait et qui constitua la péroraison vibrante de ce
discours, sur l'armée coloniale.
Longtemps elle a trouvé créance, la légende de
l'aventure coloniale, de la déperdition des forces,
des atteintes portées aux ressources indispensables à
la défense nationale. Et, pourtant, n'en a-t-on pas
apprécié le bénéfice, quand, au début de la guerre,
alors que nous étions seuls, nous reçûmes « l'appoint
immédiat de ces tirailleurs algériens, tunisiens, séné-
galais, marocains, dont chaque jour débarquaient
dans nos ports les divisions compactes et entraînées,
jetées immédiatement dans la fournaise ? Puis vin-
rent les Malgaches, les Indochinois. Et, pendant cinq
années, l'afflux continuera sans répit ».
Or un tel effort ne fut possible que parce que des généra-
tions d'of&ciers et de soldats s'étaient, pendant un demi-
siècle, sacrifiés dans un labeur patient et obscur, parce que
des générations avaient, sans relâche, mené la rude vie du
bled, de tous les bleds, depuis la frontière de Chine jusqu'aux
confins du Sahara.
La guerre a révélé à la France le e poilu 1, mais
ce « poilu », dès longtemps les coloniaux le connais-
saient : pour le retrouver, il suffit au général Lyautey
d'interroger ses souvenirs du Tonkin ou de Madagascar.
Et, après avoir loué l'endurance de cette « arméede pa-
rents pauvres », qui sont, cependant, a les pionniers
de la Plus grande France, tout à leur devoir, sans le
moindre souci qu'on s'occupât d'eux», celui qui fut
et demeure encore leur chef nous révèle toute l'am-
pleur de leur sacrifice et nous fait sentir la beauté
de ce t devoir accompli, obscur, ingrat, loin du
grand souffle qui nous soulevait tous ici d'un tel
élan, loin des encouragements quotidiens, loin du sol
maternel ravagé ; servitude militaire dans sa sublime
grandeur, mais aussi dans sa plus cruelle sévérité ».
Permettez au vieux chef qui les a si longtemps comman-
dés, qui a connu leur souffrance, d'apporter ce témoignage
à ceux qui ont peiné, à ceux qui se sont fait tuer là oii cela
ne comptait pas.
Je vous disais, en débutant, qu'il me semblait n'avoir plus
qualité pour parler au nom de cette armée que d'autres
représentent avec des titres tellement plus glorieux ; mais
si I II reste un motif pour que je sois parmi vous ; c'est que
j'y représente cette armée coloniale que vous avez voulu ho-
norer en moi.
Les dernières phrases de son discours, à la gloire
du soldat, qui réalise la plus grande beauté, quand,
« avec un sou par jour, il se fait casser la tête pour
la France », avaient été jetées par le général Lyautey
d'une voix toute pleine d'émotion, mais dont la force,
néanmoins, semblait accrue. C'est d'une voix menue,
égale, à peine perceptible, queM»r Duchesne, quand
les longs applaudissements eurent pris fin, commença
la lecture de sa répon.se. Le savant historien est un
piendaire, qui tarda si longtemps à venir prendre
séance :
Huit ans, c'est un intervalle, surtout quand la vie s'in-
cline vers le soir. Vous avez bien fait de ne pas prolonger
l'atten'e : il aurait pu nous arriver, à l'un ou à l'autre, de
passer dans un monde meilleur, et quelque malicieux jour-
naliste aurait peut-être cédé à la tentation de faire dialoguer
nos ombres sur les bords du Styx. Grâce à Dieu, nous
échappons à ce danger. Le premier à s'en féliciter, ce sera
sûrement Henry Houssaye, dont on s'est dit, en vous écou-
tant, qu'il n'a rien perdu pour attendre.
Et, sans doute, M?r Duchesne jugeait-il suffisant
l'éloee qu'avait reçu Henry Houssaye, car il ne s'at-
tarda point à le compléter. Au plus rappela-t-il
« son âme sérieuse, enthousiaste », son amour pour
la Grèce, pour l'hellénisme, même l'hellénisme d'ar-
rière-saison.
Alcibiade l'avait conduit chez Aspasie ; après Aspasie, il
s'éprit de Cléopâtre ; après Cléopâtre, de Théodora. Gyné-
cées magnifiques I mais il valait mieux ne pas s'y éterniser.
Le public apprécie la belle antiquité ; il l'admire même très
volont ers, pourvu,' toutefois, qu'on ne l'y retienne pas trop
k>ngtemps ; alors, il crie à l'archéologie et commence à
bâiUer.
A propos des volumes sur 1814 et 1815, Miîr Du-
chesne ne se peut empêcher de mettre quelques
ombres au tableau flatteur que Lyautey avait tracé
de la Restauration. Il s'attriste de voir « autour de
l'héroïsme sans espoir, autour de la France pante-
lante, tombée aux mains d'ennemis implacables,
dans le conflit des régimes et des dynasties, tant de
désertions, de rancunes, de prétentions imbéciles •.
Et il s'indigne même, avec Henry Houssaye, du
«monde parisien » acclamant à l'Opéra, le 2 avr.11814,
« Alexandre, ce roi des rois, Guillaume et ses guer-
riers vaillants ». Il se peut que le roi, de sa seule
présence, ait rendu à la France en détresse une
appréciable autorité dans les conseils européens; on
n'en comprend pas moins la réticence de M?r Du-
chesne : « Heureux si, dans son cortège d'exilés, il
n'eût ramené que des gens raisonnables ! »
Mais nous voici en face de la carrière du général
Lyautey. M?"' Duchesne la retrace depuis ses débuts,
rappelant que le général naquit à Nancy en 1854,
qu'il entra à Saint-Cyr et mena ensuite, pendant
quinze ans, la vie de garnison, subissant la mono-
tonie du métier et souvent assiégé par l'ennui. Seul,
le séjour de Saint-Germain fut pour l'officier, par
le voisinage de Paris, agréable et utile. C'est alors
qu'il fit la connaissance de Melchior de Vogiié et
apprit de lui à s'intéresser aux problèmes sociaux.
Le Rôle social de l'o/ficter dans le service universel,
paru dans la « Revue des Deux Mondes », puis en
brochure, témoigne do ces préoccupations. Mais-,
«• 103. Septembre 1920.
en 1894, Lyautey est envoyé au Tonkin, où il va
commencer, sous la direction dé Galliénl, ce que
MP Duchesne» appelle son « apostolat pratique ».
Pourtant, le nouvel arrivant, qui se dénomme lui-
même « unêtreassoifléd'action, un animal d'action «,
se morfond parfois dans les bureaux, connaît des
heures de découragement. De son propre aveu, il
rêve d'être « un de ceux auxquels les autres croient,
dans les yeux duquel des milliers d'hommes cher-
chent l'ordre, à la voix et à la plume duquel des
routes se rouvrent, des pays se repeuplent, des villes
surgissent a. Mais il redoute une déception possible.
Allons, allons, ne pleurez pas (lui dit paternellement le
prélat), tout cela, vous l'aurez, vous léserez; il ne s'agit
qued'attendr*. Ce rêve..., dans seize ans, vous le réaliserez
au Maroc.
En attendant, peu tendre à l'obstacle, Lyautey
s'irrite contre la routine, la paperasserie, les bureaux.
Mais peut-on vaincre les bureaux, en empêcher le
développement ? Mgr Duchesne enveloppe son scep-
ticisme sur cette matière dans un amusant apo-
logue :
Quant aux bureaux, ils m'ont rappelé une histoire que
l'ai lue autrefois dans la • Vie des Pères du désert • et que
je vais vous raconter. Il y avait, entre Jérusalem et Jéricho,
un solitaire appelé Tbéodose, si dur à son corps qu'il ne se
nourrissait que de légumes crus. Un de ses voisins, crai-
gnant pour lui les conséquences d'un tel régime, arriva un
jour avec une marmite dont il voulait lui faire cadeau. Il fut
mal reçu. Le solitaire lui Bt sentir qu'il n'admettait pas de
tels adoucissements et qu'il laissait aux raffinés l'usage de
faire cuire les légumes avant de les manger, a Tu es bien fier,
répliqua le brave homme ; moi, je te prédis qu'un jour ve-
nant, il faudra t)eaucoup de monde pour transporter ta bat-
terie de cuisine. • Et, en effet, des disciples fort nombreux
s'étant réunis autour de Théodose, il fallut organiser un mo-
nastère, avec des services de plus en plus compliqués. Un
beau jour, on annonça une invasion de Sarrasins. Les moines.
Théodose en tête, durent décamper et se réfugier à Jérusa-
lem. Dans leur déménagement, ils emportèrent naturellement
leurs ustensiles. On y employa plusieurs chameaux.
A Rabat aussi, il y a des bureaux, et qui paperassent, les
uns en français, les autres en arabe. On n'échappe pas aux
bureaux. Vous reconnaissez vous-même quelque part que,
pour en avoir raison, il faudrait une grande évolution de
l'humanité. Nous n'y sommes pas.
A Madagascar, chargé de soumettre et d'organiser
de vastes territoires dans l'ouest et le sud de l'île,
Lyautey conçoit une utilisation ingénieu e de l'armée
coloniale : le soldat sera à la fois l'agent de la con-
quête et l'artisan de l'installation économique. Lyau-
tey, qui avait exposé ses vues dans un article de la
« Revue des Deux Mondes • : Du Râle colonial de
Varmée, en consigna les premiers résultats dans une
étude technique : Dans le sud de Madagascar, péné-
tration militaite, silualton politique et économique.
Placé un moment comme colonel à la tète d'un
régiment de hussards à Alençon, Lyautey ronge son
frein, mais, en 1903, « on le lâche sur le Sud-Ora-
nais ». Le voilà chez lui, ou, plus exactement, à
côté de chez lui. bemblable au « paysan normand,
qui ne demande pas à Dieu qu'il lui donne du bien,
mais seulement qu'il le mette à côté d'un autre qui
en ait •, Lyautey, de ses quartiers généraux d'Aîn-
Sefraou d'Oran, surveille l'empire chérifien.
Pourtant, il ne s'y rend qu'en 1912, quand il s'agit
de mettre fin à des intrigues qui compromettaient
notre situation au Maroc et à une malveillance dont
nos nationaux étaient les victimes. Tout de suite,
Lyauley s'imposa aux guerriers de l'Islam, en fai-
sant auprès d'eux figure de chef et de soldat de race.
Et c'est la liquidation rapide du lamentable et tou-
jours intrigant Hafid, la pacification de Fez, vaine-
ment attaquée par les Berbères, tandis qu'au Sud, la
grande victoire de Mangin sur El Hiba nous rendait
Marrakech.
Deux jours après, par une matinée radieuse, vous entriez
triomphant dans la capitale du Sud. Luxe des cavaliers,
grands étendards déployés, cortèges, fanfares de victoire et
d'allégresse, réception des officiers ei) un palais noyé dans la
verdure, évocation de l'armée d'Egypte ; le campement de la
colonne victorieuse dans les jardins du sultan ; au fond du
tableau, le grand Atlas couvert de neige !
Après le conquérant, Mgr Duchesne loue l'organi-
sateur qui, à force de tact, de fermeté douce, sou-
riante même, sut rapidement créer tout un régime.
Quand arriva le 1" août 1914, le résident général,
contrairement à l'avis du gouvernement français, qui
suggérait de se replier sur la côte, estima qu'il était
possible de fournir à la France les hommes qu'elle
réclamait et, en même temps, de maintenir son dra-
peau là où il avait été planté, sur les lignes du Rif
et dans l'Atlas. C'est ce que M?r Duchesne avait,
peu avant, appelé d'un langage familièrement expres-
sif : « envoyer coucher la métropole t .
La sécurité rétablie, le travail reprit, malgré la
guerre : on vit s'ouvrir à Casablanca, à Rabat, à
Fez, des foires, des expositions, avec les attractions
sans lesquelles une foire ne se conçoit pas : mon-
tagnes russes, ciném,itographes, chevaux de bois.
Et l'orateur évoque plaisamment les Berbères insou-
inis, descendus de l'Atlas pour enfourcher les cour-
siers de bois et tourner allègrement au son de la
Marseillaise. Ainsi s'est effectuée la renaissance du
Maroc, due au général Lyautey.
Toute cette vie est par vous sortie du tomiKan : c'est
BOUS votre main qu'elle s'épanouit, qu'elle fructifie. Tant
MKr Ducheine,(Pbot. Chéri-Rousseau.)
LAROUSSE MENSUEL
qu'il y aura un Maroc français, on y célébrera le nom du
général Lyautey. Depuis Hercule, le vieil Atlas n'avail pat
vu un si grand chef. Encore les célèbres Colonnes mar-
quaient-elles un terme : c'étaient des bornes au del4 des-
quelles on ne devait pas aller. Vous, vous avez façade sur
l'Atlantique, et cette façade, elle vous sert à autre chose qu'à
épauler des rêves sur les mystères de l'Océan.
Et, embrassant d'un regard d'ensemble la splen-
dide carrière du général, Mgr Duchesne en admire
la régulière pro-
gression : depuis
l'attente du dé-
but, exaspérée
par la placidité
des garnisons,
jusqu'à la pleine
réalisationdes rê-
ves, à la gloire
d'un souverain,
fondateur d'em-
pire.
Dans le txjissacré
que nous cultivons
(termine l'orateur),
il se trouve qu'au
milieu de frondai-
sons plus modestes
une placepuisse être
faite à vos lauriers.
Avec quelle fierté
nous les accueil Ions !
En vous voyant vous intéresser à nos travaux littéraires,
nous nous disons tout bas : « Par ces hommes, la France a
été sauvée de la mort ; par eux, la vieille France d'Europe
a retrouvé ses frontières et ses provinces perdues, son
Alsace et sa Lorraine; par eux, la France africaine s'est
accrue d'un immense et magnifique empire... Et comme,
dans ce temple des lettres, la France est représentée tout
entière, une et indivisible, sans distinction d'autrefois et de
maintenant, d'anciens régimes et de nouveaux, c'est à toute
son histoire que nous prêtons notre voix pour vous accla-
mer. Soyez les bienvenus ! » _ p. Glirand.
A.8 da cœur (l'), comédie en trois actes, en
prose, de Lucien Descaves, représentée pour la pre-
mière fois au théâtre des Arts, le 21 mars 1920, par
la Société coopérative des Auteurs dramatiques fran-
çais. — Le premier acte se passe dans le salon élé-
gant de Gilb rte des Aubrais, amie d'un riche et
grossier industriel, Edmond Bouqueteau.
Pendant la guerre, elle fut la marraine d'un jeune
aviateur, Philippe Vanières, pour lequel elle s'est
prise d'une folle passion. La guerre est finie, l'ancien
aviateur se trouve décontenancé et desœuvré. 11 n'a
pas de situation; il est comme l'Albatros de Baude-
laire, quand le bel oiseau des mers a été capturé
par les marins et boitille sur le pont du navire.
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Bouqueteau, après avoir admiré et aimé l'aviateur,
en a maintenant « assez », et il est jaloux de lui. Il
veut le faire caser par un de ses amis, l'industriel
Couchard, dans une de ses usines, à Lyon, afin de
l'éloigner et de se débarrasser de lui.
Gilberte se cramponne à son as, devenu un simple
as de cœur, et elle le force à venir faire avec elle une
croisière sur le yacht d'amis qui l'invitent. Quant à
Bouqueteau, dont la jalousie éclate brutalement, elle
le met à la porte.
Au second acte, nous sommes dans le salon du
yacht la Danaë, en rade de Naples.
Philippe est las de Gilberte, et il commence à
s'intéresser à une jeune femme, Pim-
prenelle, qui est là avec son ami Cor-
menu, il lui trouve des qualités d'in-
telligence, d'esprit et de réflexion, des
connaissances qu'il ne soupçonnait pas
en elle et qui font défaut à son amie.
Il répond à son amour, et Gilberte les
surprend dans les bras l'un de l'autre.
Philippe est écœuré par cette exis-
tence de faux luxe, dans laquelle il est
devenu un inutile. Il souflre de la situa-
tion délicate et un peu déshonorante
que lui fait la protection de Gilberte.
Il se sauve. Pimprenelle le suit.
Le troisième acte se déroule à Lyon,
dans les usines Couchard. Philippe est
devenu un bon ingénieur; mais, avant
d'en arriver là, il a fait un voyage en
Espagne avec Pimprenelle, à qui il a
emprunté vingt mille francs. Celle-ci
vient à l'usine faire du scandale. Phi-
lippe dit alors tout ce qu'il a sur le
cœur; il explique la difficulté, pour un
aviateur démobilisé et habitué aux gâ-
teries des marraines, de se retrouver
en face de la vie et de ses çxigences et
de rentrer dans la règle du travail, dans
le droit chemin et l'activité normale.
Pimprenelle, émue, déchire les billets
qu'il avait signés, et Philippe pourra commencer
désormais une existence nette et digne dans le
travail.
Cet ouvrage est d'un homme de théâtre, qui sait
composer une pièce, tracer des caractères, exprimer
des sentiments et des théories et conduire Un dia-
logue avec naturel et esprit.
227
Il y a des mots heureux, parmi lesquels, ceux-ci :
— La vie de château est comme la vie de bateau : un*
communauté réduite au iacqun.
— Mettez-vous à ma place !
— C'est toujours ee que l'on dit, quand la place est mau-
vaise.
Mais l'intérêt de la pièce est surtout dans l'étude
de ce cas si fréquent des jeunes gens qui sont entrés
dans la vie pendant la guerre et qui se trouvent tout
d'un coup jetés d'emblée devant les nécessités de
l'existence. Aviateurs et poilus ont été gâtés par les
marraines. Elles les invitaient pendant les permis-
sions, elles les menaient au théâtre, au restaurant, et
c'étaient elles qui payaient tous les frais de la dé-
pense. Ces jeunes gens, ainsi choyés, exaltés et célé-
brés comme des héros, sont, par la paix, retombés
du haut de leur rêve. Il faut, à présent, ga»,'ncr sa vie,
faire un métier, mais la plupart ne savent rien ; ce
sont des incapables; Us ont à faire l'apprentissage
à la fois d'une profession et de l'existence.
Ceproblème a été bien posé et bien traité par l'auteur,
dans cette comédie, qui resiera comme une œuvre
de valeur parmi ses autres ouvrages. — 1* Ciarsti».
Les principaux rôles ont été créés par : M»" Lucienne
Guett {Gilberte), Andrée Divonnc (Pimprenelle), Mavlianes
[Irine], et par : MM. Lagrénée (Philippe), Arvel (Bouque-
teau), Verlez (Couchard), De Garcin (Deluxe), Billard (Car-
menu), Vierge (Courtier), etc.
Baffier (Jean-Eugène), sculpteur français, né
à Neuvy-le-Barrois (Cher) le 18 novembre 105», murt
à Paris le 19 avril 1920. Jean Baffier était né en
Berry, dans iin ancien village féodal, situé entre le
val de Loir et le val d'Allier. Cette précision géo-
graphique a son
importance , car
Baffier est de-
meuré toute sa
v i e ardemment
fidèle et dévoué
à son coin de
terre. Sa vocation
se dessine devant
la cathédrale de
Nevers. « La vue
de la cathédrale,
à l'occasion de la
foire du II jan-
vier 1864, fut non
pas un émerveil-
lement pour Baf-
fier , mais une
constatation sur-
prenante. Ces
vieilles pierres
aux chaudes patines, appareillées et taillées avec
amour par des artisans glorieux de leur métier,
décidèrent irrémédiablement de sa vocation », a
écrit un de ses biographes, Charles Achard. Aussi-
tôt, ee fils de vigneron part, malgré l'opposition de
sa famille, pour la ville qu'il appellera plus tard
« Nevers, seconde ville sainte des Gaules » (la pre-
mière étant pour lui Bourges, « cœur, centre et ville
sainte »). On répare la cathédrale. Il se fait em-
baucher au chantier, comme tailleur de pierre. Il
demeure là un an, vivant de la vie des compa-
gnons, s'y faisant de solides amitiés, fréquentant
l'Ecole des beaux-arts, s'instruisant . Ensuite, le
J.-E. Bailler.
Cuupe a iruiw. œuvre de balner.
voici à Paris. II dégrossit des pierres chez un pra-
ticien. Le soir, il travaille à l'Ecole des arts décora-
tifs. Une grave maladie l'oblige à retourner se re-
tremper dans l'air natal. Il renonce à entrer à l'Ecole
des beaux-arts (1877). Guéri, il revient à Paris, loue
un atelier au fond de Plaisance et se met à élaborer
seul et presque sans conseil (car il était écrit que
228
Baffier devrait trouver seul son originalité), une
œuvre robuste où se révèle un rare tempérament
(1880). Il expose successivement aux Artistes fran-
çais le buste de la République, un Marat (actuelle-
ment dans le parc des Buttes-Cliaumont [1863]), un
Louis XI, «. tout matois et rusé », qui est aussitôt
placé à Bourges (1884) dans le parc de l'archevêché,
un Jacques Bonhomme (1885), aujourd'hui au musée
d'Uzès. En 1890, a lieu la querelle entre artistes,
Marat assis, œuvre de BafOcr.
d'où naît la Société nationale des beaux -arts.
Baffier est l'un des premiers à prendre parti. Cette
année-là, il expose aux Champs-Elysées dix-sept œu-
vres, qui montrent les signes précurseurs de l'évolu-
tion de son tempérament. Baffier, sera le • tailleur
d'Ymages » de sa province, le «Mistral du Berry»,
comme le qualifie avec justesse un de ses amis,
F.-Jean Desthieux. Parmi ses premières œuvres ré-
gionalistes, citons un Moissonneur berrichon buvant
à la régalade, un Pionnier du Berry, P'iit Jean le
Greffeur, un Compagnon de Nevers grand-maître son-
neur de musette nivernais, Tiennet de I.a Bazolle,
maître sonneur de vielle berrichon, etc. Puis se suc-
cèdent, les années suivantes, les statues de Jean-
Jacques Rousseau (1890), le Jardinier (actuellement,
avenue Gambetta, à Paris), une Cheminée monumen-
tale pour salle à manger (1898), le grand fronton du
Palais des forêts (Exposition de 1900), exécuté en col-
laboration avec Briffault, son élève ; V Homme du pays,
statue, dont il sera toute sa vie particulièrement
fier, morceau d'un monument aux Enfants du Cher,
Salière, œuvie de Baftier.
qui ne sera jamais terminé : l'Homme-Taureau,
comme on le surnomme dans le pays de Bourges, qui
symbolise pour son auteur l'Hercule gaulois et berri-
chon; un Michel Servet vient ensuite (1907) [il orne
aujourd'hui la place de la mairie du XIV' arrondisse-
ment (Paris)] ; Nicolas Rollin, chancelier de Bourgogne
(1908); enfin, un projet de monument aux Morts
(1916). Cette nomenclature des œuvres principales
n'est pas complète ; l'activité de Baffier est considé-
rable; elle se manifeste également par des bustes,
études de types régionaux ou autres. Parmi ces der-
niers, le buste i'Armand Silveslre, le père Cosson,
Adrien Milhouard sont à citer; mais les seconds
sont remarquables; leur réalisme est de la meilleure
veine française : le pire et la mère Baffier (1886), la
Mariette, l'Angèle, le portrait de Louise, la Jean-
nette tricotant, le gars Bernard sont les plus beaux
de ces bustes. L'œuvre sculptée de Baffier comprend
une centaine de numéros.
Toute une part de son talent s'est exercée égale-
ment dans l'art décoratif, pour ce qu'il appelait: «les
beaux métiers d'artisans ». Ses projets, ses réalisa-
tions ont pour but de lecréer, en les lénovant, l'archi-
tecture et le mobilier de sa province. Nous citerons
LAROUSSE MENSUEL
à cet égard sa Cheminée monumentale, dont les mo-
tifs sont empruntés au travail rural, et son Surtout
de table, composé de 65 pièces, où il a voulu mettre
une sorte de philosophie esthétique: « Le sens de
ma doctrine, a-t-il écrit, est assez bien caractérisé
par cette image : on croirait voir un paysage; j'ai
pensé que l'homme n'était pas le seul être intéressant
de la création et qu'il n'est beau qu'à la condition
d'être dans son cadre naturel. » La flore et la faune
du Berry luiontservide modèles.
On ne peut manquer d'éclai-
rer beaucoup l'œuvre de Baffier
en décrivant l'homme et l'évolu-
tion de ses idées.
Baffier était d'une taille au-
dessus de la moyenne et fort
vigoureux ; il se voyait volon-
tiers, à cause de cela, descendant
des derniers Gaulois. Sa pres-
tance, son éloquence persuasive
et imagée, sa physionomie im-
posante, ses idées lui assurèrent
très vite un ascendant sur son
groupe d'amis.
Baffier a eu d'abord des am-
bitions politiques; il a com-
mencé par être radical. Le Ma-
rat (1883) est, autant qu'une
œuvre d'art, un manifeste.
L'inauguration de ce monument
fit scandale. Elle provoqua une
interpellation à la Chambre.
Baffier s'occupa ensuite de pro-
pagande électorale. Son candi-
dat au scrutin de liste, Germain
Casse, passe en 1885. Baffier
trouve qu'il ne remplit pas ses
engagements. Il médite de faire
un exemple. Il va le trouver à
la Chambre et le menace de sa
canne-épée. Arrêté pour outrage à l'inviolabilité par-
lementaire, il est envoyé à Mazas. Il passe en cour
d'assises, il est acquitté. Mais il est désillusionné
par son parti. Ses idées évoluent. Le voici l'un des
premiers membres de la Patrie française. Le Michel
Servet (1907) marque sa conversion. C'est une ré-
plique au chevalier de La Barre et à VEtienne Dolel.
Le statuaire y montre que l'into-
lérance n'est pas seulement du
côté des catholiques. Pour défendre
plus efficacement ses idées , il a
tenté de se présenter à la députa-
tion (igo2), dans son pays. 11 n'a pas
été élu. Pourtant, il reste jusqu'à sa
mort président du Comité républi-
cain nationaliste de son quartier.
Baffier comprend le nationalisme
comme la défense de la tradition et,
pour lui, la tradition, c'est le retour
aux façons d'être et de vivre de « nos
anciens pères », comme il disait. Il
hait l'mfiuence étrangère ; il la voit
aussi bien dans l'affaire Dreyfus que
dans la Renaissance, dans le modem
style, comme dans la démoralisa-
tion contemporaine. Tout jeune, il
fonde le Réveil de la Gaule, journal
ouvrier, où il expose déjà ses idées;
il les développera encore, à la fin de
sa vie, dans le Journal du Cher. Il
veut le retour au « beau métier », et
il proclame l'utilité des corporations.
Il veut le retour à la tradition cel-
tique, et il écrit ces contes curieux :
Nos géants d'autrefois. Il veut le
retour aux traditions régionales,
et il préconise le culte de tous les
souvenirs locaux, le culte des arbres,
des eaux, les costumes, les danses,
les instruments de musique, les
chants, etc. Joignant l'action à la
parole, il fonde, dès 1886, la Société
des gars du Berry ; en 1896, il orga-
nise une fête régionaliste à Sarcoins.
Il fait partie de la Fédération ré-
gionaliste à ses débuts (1900). Il en
sera vice-président à sa mort. Il
est l'instigateur des fêtes de Jacques
Cœur à Bourges (1909), l'organisa-
teur, avec J .-Charles Brun, des Jour-
nées régionalistes, l'année suivante
(Bourges, 1911). Il participe, en 1912,
à la manifestation celtique au der-
nier point de résistance des Gaulois à
César(auPuyd'lssolu, en Limousin).
Nous ne pouvons que signaler les
manifestations extérieures de cet esprit dévoré d'acti-
vité. Il serait mtéressant de se reporter à ses écrits pour
saisir sa pensée toujours originale et d'un tour abso-
lument particulier : mélange de culture personnelle,
de finesse paysanne et d'expérience. Baffier a ouvert
une voie. Il est le piemier artiste qui ait pris nettement
le parti de tetourner à sa terre pour traduire dans son
œuvre les sentiments qu'elle inspire. A ce point de
«• 183. Septembre 1920.
vue, son œuvre berrichonne dépasse de beaucoup le
Berry. La génération qui vient s'intéressera à son
effort, et J. -Charles Brun a, sans doute, raison
d'écrire : « Baffier ne se survivra pas seulement par
ses œuvres, mais plus encore par la foi qui l'animait
et que nous héritons de lui. » — Jean-Oabriei Lemoine.
BSiil» — Baux et locations verbales. Dr. fiscal.
Aux termes de l'article l'^de la loi du 16 juin 1824,
les baux à ferme ou à loyer des biens, meubles ou
immeubles, étaient soumis à un droit de o fr. 20
p. 100 en principal sur le prix cumulé de toutes
les années. Il a été élevé à o fr. 60 p. 100, sans
addition de décimes, par l'article 26 de la loi du
25 juin 1920.
A défaut de bail écrit, l'article 11 de la loi du 23 août
1871 a prescrit, dans les trois mois de l'entrée en
jouissance, des « déclarations détaillées et estima-
tives », pour servir de base à la perception des droits
d'enregistrement. Elle affranchit, toutefois, de la for-
i malité de la déclaration les locations verbales ne
j dépassant pas trois ans et dont le prix annuel cumulé
; n'excède pas 100 francs, à moins que le même
bailleur ait consenti plusieurs locations verbales de
cette catégorie, dont le prix cumulé dépasserait
100 francs par an.
L'article 27 de la loi du 25 juin 1920 déclare la
prescription de l'article 11 précité non applicable aux
locations verbales consenties suivant l'usage des
lieux ou pour une durée de trois ans au plus et dont
le prix n'excède pas 2.000 francs à Paris et i. 000 francs
dans toutes les autres localités.
Droit d'enregistrement. Le droit d'enregistrement
des baux de meubles et d'immeubles de toute nature,
à durée limitée, est fixé à o fr. 60 p. 100, sans addi-
tion de décimes. Pour le cautionnement des baux,
il est de 30 p. 100. (Loi du 25 juin 1920, art.. .26.)
Les locations verbales consenties suivant l'usage des
lieux ou pour trois ans et au-dessous n'ont pas à
être déclarées à l'enregistrement, lorsque le prix ne
dépasse pas 2.000 francs à Paris, i.ooo francs dans
le reste de la France {id., art. 27). — Max Leoeaxd.
Bucquoy (Marie-Edme- Jules), médecin fran-
çais, né à Péronne (Somme) en 1829, mort à Paris
le 30 juin 1920. Interne des hôpitaux de Paris
(1851), docteur en médecine (1855), médecin des
hôpitaux (1862), professeur agrégé à la Faculté de
I
cheminée [pour la tradition celtique;, par D.Tflier.
1 Paris (1863), membre de l'Académie de médecine
(1882) et président de cette Compagnie (1908), offi-
' cier de la Légion d'honneur, Jules Bucquoy eut la
I carrière la plus régulièrement ascendante que l'on
puisse imaginer. Elle fut, en outre, remarquablement
longue, sans que la vieillesse entraînât pour lui, resté
d'une surprenante ^'erdeur, d'autre infirmité qu'une
dureté d'oreille assez prononcée pour qu'elle lui
I
M.-K.-J. Biicquoy. (Phol. Pierre Petit, i
N' 183. Septembre 1920.
coûta la vie , elle l'empêcha, en effet, d'entendre
l'omnibus automobile qui l'écrasa place de la Trinité.
Bucquoy avait épousé, en 1856, la fille du célèbre
accoucheur Danyau, qui était la petite-fille du chi-
rurgien Roux, membre de l'Institut et alliée au
baron Boyer, chirurgien de Napoléon I"'. Il eut pour
gendre le professeur Chauffard, qui, à son tour, maria
sa fille au docteur Guillain, agrégé de la Faculté de
Paris, et l'on eut alors ce spectacle peu ordinaire
des représentants de trois générations successives
d'une même famille siégeant simultanément à l'Aca-
démie de médecine.
Clinicien des plus réputés, ayant fait faire des
progrès appréciables à plusieurs chapitres de la
médecine, notamment à ceux des maladies du cœur
et des poumons,
consultant très
couru, médecinde
l'archevêché de
Paris , Bucquoy
enseigna aussi
avec un très réel
succès,et les cours
qu'il fit, en 1868,
comme sup-
pléant du profes-
seur Grisolle,
constituèrent un
volume qui fut
traduit en plu-
sieurs langues, en
plus des quatre
éditions françai-
ses qu'il connut,
sous ce titre : Le-
çons clinigues sur
Us maladies du cceur. On lui doit, en outre, une thèse
d'agrégation remarquable sur les Concrétions san-
guines et des travaux importants publiés surtout
dans ]es Bulletins de la Société médicale des hôpitaux
de Paris. Nous avons déjà dit de quels sujets il
traitait particulièrement, mais il faut signaler aussi
ses enquêtes sur les intoxications phosphcrée, satur-
nine et cuprique et ses recherches sur la gangrène
pulmonaire, les pleurésies et l'ulcère du duodénum,
qu'il étudia l'un des premiers.
Pendant la guerre de 1914-1918, Bucquoy se consa-
cra à l'œuvre des sanatoriums marins, dont il était
le médecin consultant depuis de longues années et
à celle des prisonniers de guerre. — Dr H. Bouqust.
Condé et le duc d'JEngliien (Le Grand;.
— Lettres inédites à Marie-Louise de Gonzague, reine
de Pologne, sur la cour de Louis XIV (1660-1667),
publiées par Emile Magne (Paris, 1920). — C'est dans
les archives de Chantilly qu'Emile Magne a trouvé
le manuscrit original de ces lettres, qu'y avait
apportées Des Voyers, le secétaire de la reine
de Pologne. Il a eu raison de les publier; non, à ^rai
dire, qu'elles nous apprennent rien de bien neuf sur
la cour de Louis XIV et la vie qu'on menait à Ver-
sailles, et un certain nombre de correspondances,
comme celles du marquis de Saint-Maurice, par
exemple, ont déjà vu le jour, qui nous ont donné
toute lumière à ce sujet. Mais ces lettres nouvelles
valent par ceux qui les ont écrites et par celle à qui
elles sont adressées. Il n'est pas indifférent de voir
comment le Grand Condé écrivait et à quoi il s'inté-
ressait, et le personnage encore assez obscur de Ma-
rie-Louise de Gonzague est assez curieux pour qu'on
cherche à l'éclairer et à le préciser.
Elle ne fut point, en effet, la femme sentimentale
que Vigny se plut à nous présenter dans son roman
àe Cinq-Mars ; et, plus que l'amour, l'ambition la di-
rigea dans sa vie. Il faut reconnaître, d'ailleurs, que,
lorsque les circonstances lui permirent de donner sa
mesure en Pologne, elle ne fut pas au-dessous de sa
tâche et qu'elle se montra pleine d'habileté et de
fermeté.
Marie de Gonzague, de Clèves et de Mantoue,
était née à Nevers le 11 septembre 161 1 et, de son
père, chimérique et dévot, elle ne garda que l'espoir
qu'une couronne serait un jour posée sur sa tête.
Cette couronne, elle la poursuivra jusqu'au jour où
elle l'atteindra. De santé frêle, elle avait plus d'in-
telligence que de beauté ; et, quoiqu'elle crtit étran-
gement aux prédictions des astrologues, elle prati-
quait exactement ses devoirs religieux. Le frère de
Louis XIII, Gaston d'Orléans, s'éprit d'elle au point
qu'on dut enfermer la jeune fille à Vincennes et
qu'elle fut contrainte de prendre des engagements
de sagesse avant de pouvoir sortir de prison. Une
nouvelle déception la surprit en 1635. Le roi de Po-
logne, Wladislas IV, avait manifesté le désir de
prendre femme en France ; Marie de Gonzague
espéra que son choix se porterait sur elle; mais, après
réflexion, le roi épousa une princesse d'Autricne.
Quelqtie années plus tard, l'amourde Cinq-Mars vient
troubler sa vie. Ses sentiments dans la conjuration
sont assez obscurs; mais il ne semble pas que Riche-
lieu lui ait gardé rancune. Après une crise de reli-
gion, elle ouvrit ses salons, où les beaux esprits se
réunirent. Mais, en 1644, Wladislas devint veuf. Il
voulut se marier de nouveau, il se retourna vers
LAROUSSE MENSUEL
la France ; et comme, à Paris, on désirait se débar-
rasser de Marie de Gonzague, on la lui offrit, avec
une grosse dot. Il accepta l'une et l'autre.
En Pologne, entourée de nombreux Français, la
nouvelle reine s'acclimata rapidement, et elle fit
tous ses efforts pour s'attirer les sympathies des
seigneurs polonais. Mais Wladislas entendait gou-
verner lui-même son royaume, et il ne la laissa pas
participer au pouvoir. D'ailleurs, contrairement à ce
qu'on attendait d'elle à Paris, elle ne veut pas être
l'agent du gouvernement français, et c'est une poli-
tique polonaise qu'elle veut suivre. Elle lutte à la
fois contre son époux et contre la France ; et, lorsque,
en 1648, elle devient veuve et est nommée régente,
elle fait élire roi le frère de Wladislas, Jean-Casimir,
et l'épouse. Jean-Casimir, incapable de gouverner,,
lui laissa la charge du pouvoir, et c'est bien ce qu'elle
avait voulu. Ce n'est point ici le lieu d'entrer dans le
détail de son gouvernement. Constatons seulement
qu'elle fit la guerre et signa des paix honorables.
Elle songea aussi à sa succession. Comme elle n'a-
vait pas d'enfant, elle décida d'adopter une fille de
sa sœur, qui prendrait la couronne après elle ; mais
il fallait d'abord marier cette nièce. Elle choisit le
fils du Grand Condé, Henry-Jules de
Bourbon, duc d'Enghien. Le mariage
eut lieu le 11 décembre 1663; et, bien
qu'à la suite de multiples intrigues
polonaises, le prince n'ait plus grand
espoir, ni, peut-être, grand désir de ce
trône, jusqu'à la mort de la reine, qui
surviendra le 10 mai 1667, il lui écrira
fréquemment, ainsi que le Grand Condé,
d'ailleurs, pour la tenir au courant de
tout ce qui se passe en France. Elle
tenait à garder le contact, si l'on peut
dire, avec la cour où elle avait passé sa
jeunesse; et, siPolonaise qu'elle fût de-
venue, elle n'oubliait pas les divertisse-
ments français. Dans les difficultés,
parfois considérables, au milieu des-
quelles elle se débattait, ce lui était
une joie et comme un repos de recevoir
ces nouvelles, souvent bien menues,
mais qui ont aussi, parfois, le charme
de la médisance.
Certes, le Grand Condé apparaît plus
grand seigneur, et l'on imagine volon-
tiers le duc d'Enghien assez t bon-
homme » ; mais les nouvelles données
par l'un ou par l'autre, si elles ne sont
pas toujours commentées sur le même
ton, se ressemblent assez. C'est une
sorte de journal quotidien de tout ce
qui se passe à la cour, et, s'il y est
fait mention, parfois, de l'armée ou des
questions étrangères, le plus souvent,
les événements signalés sont de mé-
diocre importance. Sans doute, les di-
vers épisodes du procès Fouquet sont
marqués à leur jour ; mais ils ne sont
point appréciés, et il n'y a guère
là-dessus que quelques lignes sur les
sentiments du roi, quand il apprit le
jugement. Reconnaissons, d'ailleurs, que
cesligness'achèvent de façon charmante:
Le Roi (y lisons-nous) a témoigné n'être pas
satisfait de la Chambre de justice dans cette
rencontre, et je crois qu'il aurait voulu qu'ils
l'eussent condamné ; car, s'il l'eût laissé exécu-
ter, cela aurait donné un grand exemple et, s'il eût donné
grâce, cela lui aurait donné lieu de faire voir sa clémence ;
mais je crois qu'il l'aurait laissé exécuter.
Le plus souvent, les illustres correspondants trai-
tent des sujets plus légers, du moins pour nous. Les
voyages de la cour, les morts, les naissances, les
nominations et les promotions, ce sont là les motifs
des lettres quotidiennes. Les questions de préséance
tiennent leur rang, et, pour leur bonne place au cercle,
M°" de Rohan et M"" de Richelieu se disent beau-
coup d'injures. Il n'est point jusqu'à l'enterrement
même de la reine mère, en février 1666, où ne s'élève
une contestation très vive entre le Parlement, les
ambassadeurs et le clergé, pour savoir qui l'on salue-
rait le premier. Les mêmes détails, d'ailleurs, de la
vie quotidienne s'aggravent, s'il s'agit de la vie des
grands du monde; et, si M. le Duc annonce avec
simplicité qu'il s'est fait saigner, si M. le Prince ne
nous dissimule pas que les médecins ont conseillé à
sa fille, qui a quelques dispositions aux pâles cou-
leurs, d'user d'un opiat pendant deux mois, à la
suite de quoi elle pourra avoir plus tôt des enfants,
quand nous approchons de la reine, la cabale s'en
mêle, et l'affaire devient d'Etat :
Il y a eu une grave affaire (lisons-nous) sur le mal de la
Reine mère; quelques médecins voulaient qu'elle quittât un
curé qui la panse pour prendre un autre homme, et les autres
voulaient qu'elle demeurât toujours entre les mains de celui
qui a commencé ; ce petit démél6-là a un peu partagé tous ses
domestiques, et il y en a même quelques-uns qui y sont entrés
plutôt par cabale que par la considération de la santé de laReine
Mais ces menus incidents ne sauraient occuper les
journées, et il faut trouver du divertissement :
On ne s'est jamais tant ennuyé que l'on s'ennuie ici...
229
Jamais la Cour n'a été si petite, et on ne tait i quoi s'oc-
cuper.
On organise donc des bals et des ballets, et on
est plus embarrassé à « ordonner des habits qu'à
quelque grande affaire ». C'est que les bals, c'est là
la grave affaire; on y va sans quitter le deuil, et on
ne laisse pas < de s'y parer fort », quoique l'on ait
du crêpe. Le plus souvent, tout le monde est si oc-
cupé de sa parure que l'on n'y a « quasi autre chose
en tête ». Les bals masqués sont, d'ailleurs, les plus
recherchés. On y jouit d'une liberté sans désordre,
on se met où on veut, on parle à qui on veut parler,
et l'on y fait comme si tout le monde était égal.
Ce plaisir dans l'égalité n'est pas le moins surpre-
nant.
Mais on ne peut pas toujours danser. Le jour, on
chasse, et, dans la chasse, avec la complicité des
bêtes poursuivies, on parvient à faire sa cour; car,
enfin, n'était-il pas complice, ce cerf dont nous parle
M. le Duc :
La Reine était allée à un étang qui est au milieu de tous
les bois oii l'on connaît, espérant que les certsse viendraient
faire prendre devant elle ; mais il n'y eut que le cerf de
M. mon père qui y vint et qui donna à toute la Cour le plus
Louis de Bourbon, pt-iBce Ae Condé, dit le Grand CooUé {lt>2t-l(>£â;.
D'après une gravure de Robert Nanteuil.
grand plaisir du monde ; il passa trois ou quatre fois devant
la Reine et devant toutes les dames, et en passa une fois
même si près qu'il la pensa choquer, et il l'aurait fait, assu-
rément, si tous les gardes ne s'étaient mis devant elle ; enfin,
il entra dans l'étang où il fut pris ; les autres cerfs n'y vou-
lurent jamais venir et prirent des pays tout différents, si bien
que la meute de M. mon père eut l'honneur de la chasse.
Au retour de la chasse, on fait venir les comé-
diens, et l'on ne peut pas ne pas citer cette lettre
de M.Je Duc, après une représentation de l'Amour
médecin.
Qu'un comédien flue l'on appelle Molière a faîte; c'est un
homme (écrit-il) qui a autant d'esprit que l'on en peut avoir
et qui, à l'exemple des anciens, dans toutes ses comédies, se
moque de tous les vices de son siècle ; il en a déjà fait de
différentes sur plusieurs sujets oii, dans l'une, il daube des
femmes qui affectent un parler extraordinaire et une honnê-
teté ridicule, que l'on appelle les Précieuses ; dans un autre
endroit, il a parlé contre de certaines gens qui affectent un
trop bel air à la Cour, contre d'autres qui aiment bien la
chasse, contre de certaines gens qui font des pièces à tout le.
monde sous prétexte de la dévotion et que l'on connaît '
pour être des hypocrites. 11 fait ces sortes de choses si déli-
catement que ceux contre qui il les fait ne les peuvent prendre
pour eux, et tous les autres les reconnaissent. Dans cette
dernière comédie, il attaque les médecins; il en fait venir
quatre sur le théâtre, appelés à une grande consultation, oii
il les fait parler de tout autre chose que de la maladie du
malade et, quand ses amis entrent, ils disent effrontément
qu'ils ont consulté, et l'un opine à la saignée, et l'autre à la
purgation; c'est, d'ordinaire, tout ce qu'ils disent. Cela ne se-
rait point plaisant à écrire, mais il les fait si bien parler
comme des médecins et dire tous leurs grands mots et
prendre si bien leurs airs qu'il n'y a rien de plus plaisant à voT.
Et voilà qui n'est pas si mal.
Mais la comédie n'est pas seulement au théâtre,
et on se la donne aussi à la cour. On est à l'afiùt
230
des histoires secrètes et des incidents scandaleux.
Ni les uns, ni les autres, ne manquent. M. le Duc fait
bon ménage avec sa femme :
On ne saurait être (dit-il) plus content d'elle que je le suis,
ni l'aimer davantage, et nous sommes assurément tous deux
fort bien ensemble.
Mais n'est-ce pas là une exception ? Les histoires
de Madame, de M. de Guiche et de M. de Vardes
ne sont pas les moins bruyantes, ni les moins com-
pliquées. Les jalousies de Monsieur ne sont pas sans
soulever maints incidents. Les lettres anonymes ne
manquent pas, et M"' de La Vallière elle-même en
reçoit qui lui apprennent l'amour du roi pour M""" de
Monaco. M""' d'Armagnac intrigue auprès de M"'^ de
Montespan contre Madame. M"" de Brancas a un
démêlé fâcheux avec M^^-Colbert, qui l'accuse de ne
pas jouer nettement. Enfin, quand M. Mazarin a des
démêlés avec sa femme, on ne l'ignore pas ; et on
sait même que cela va « jusques à la gourmade, et
on dit que la femme a été plus forte que le mari >.
Et, comme conclusion à toutes ces histoires, M. le
Duc, plein de sagesse, écrit :
C'est un grand malheur aux dames d'être mêlées si sou-
vent dans ces sortes d'histoires-là.
II y a, d'ailleurs, parfois, des incidents plus vifs.
Ainsi, le 25 janvier 1665, comme il y avait soi-
rée au Palais-Royal, un lieutenant des gardes du
corps se prit de paroles avec un exempt et lui
cassa son bâton sur la tête. L'exempt mit l'épée
à la main et la passa au travers du corps de
l'officier. Il prit la fuite ensuite, et il ne semble
point qu'on le retrouva. Mais ce sont là choses
qui passent inaperçues. Et, si l'on raconte ouverte-
ment ce qui se fait à la cour, M. le Duc est le pre-
mier à s'indigner :
Il a paru ici depuis quelque temps (écrit-il) de certains
ouvrages fort outrageants et fort insolents, qu'un certain
fripon nommé Bussy a composés ; il s'était rais en tête de
faire l'histoire satirique de son temps, et il a fait des choses
épouvantables contre le Roi, contre la Reine
Les lettres du Grand Condé ni celles du duc d'En-
ghien ne sont outrageantes ni insolentes; et, si cer-
tains incidents y prennent une grande importance,
ce n'est point leur faute, mais celle de leur temps.
M. le Prince avait l'âme généreuse, et M. le Duc
n'étais pas méchant. — Jacques bompard.
Dernier Amour de Ronsard (le), par
Pierre de Nolhac (Paris, 1920). — Des rééditions
récentes ont remis Ronsard à la mode, si l'on peut
user de ces termes frivoles en parlant du grand
poète français du xvi= siècle. A vrai dire, depuis
une centaine d'années, le poète du Bocage royal et
des Sonnets n'a jamais cessé d'avoir des lecteurs ;
des lecteurs qui l'aimaient et qui gardaient près
d'eux certains de ses recueils, si difficile qu'il fiit de
se les procurer. On retroiiverait même son influence
chez certains poètes contemporains ; et d'importantes
études sur son œuvre ont vu le jour, ces dernières
années. Qu'il nous suffise de citer, parmi les plus riches
et les plus précieuses, l'ouvrage de Paul Laumonier et
l'essai de biographie de Henri Longnon. Le petit
volume que publie aujourd'hui Pierre de Nolhac n'est
qu'une esquisse, mais d'une finesse et d'un charme
extrêmes. Le trait n'est pas appuyé, mais il est
plein de vie; et le clair visage d'Hélène de Sur-
gères, au milieu même des ombres qui le font ressor-
tir, est émouvant.
LAROUSSE MENSUEL
Voici comment l'évoque Claude Binet, dans son
Discours de la vie de Pierre de Ronsard :
Après avoir chanté divers subjects, il voulut finir et cou-
ronner ses œuvres par les sonets d'Hélène, les vertus, beau-
tés, et rares perfections de laquelle furent le dernier et le
plus digue object de sa Muse, le dernier parce qu'il n'eust
l'heur de la voir qu'en sa vieillesse, et le plus digne parce
qu'il surpassa, aussi bien que de qualité, de vertu et de répu-
tation, les autres précédents subjects de ses jeunes amours,
lesquels on peut juger qu'il aima plus familièrement, et non
cetuy-ci qu'il entreprit plus d'ignorer et de louer que d'aimer
et servir.
C'est vers 1560 que le poète et la jeune fille se
rencontrèrent. Ronsard n'était plus très jeune, mais,
si l'éclat de sa jeunesse était terni, il était environné
de gloire. Les savants et les humanistes lui avaient
fait don de la renommée, mais les femmes lui
avaient fait don de la popularité. II était sensible à
cette gloire et à ces succès, car il n'était point poète
par passe-temps, mais véritablement homme de
lettres.
Hélène de Surgères était issue d'une double famille,
à la fois espagnole et française ; la famille espagnole
des comtes de Monterey, qui était venue s'installer
au pays d'Aunis. Son père était René de Fonsèque,
baron de Surgères, et sa mère Anne de Cossé-Brissac,
la sœur du maréchal de Brissac. Elle avait un frère.
Charles de Fonsèque, baron de Surgères, qui fut
gentilhomme ordinaire de la Chambre. On ne sait
point quelle fut l'année de sa naissance. On imagine,
pourtant, qu'elle dut venir au monde vers le com-
mencement du règne de Henri II, et l'on sait, par un
sonnet de Ronsard, que ce fut en avril, exactement
le neuvième jour de ce mois.
Voici le mois d'avril où naquit la merveille
Qui fait en terre foi de la beauté des cicux.
Ah ! ce mois me convie
D'élever un autel, et, suppliant amour.
Sanctifier d'avril le neuvième jour
Qui m'est cent fois plus cher que relui de ma vie.
Dans les premiers temps de son enfance, Hélène
de Surgères séjourna dans le Piémont, dont son
oncle le maréchal était vice-roi.
Ce fut, sans doute, vers 1568 qu'elle vint à la cour,
comme fille d'honneur de Catherine de Médicis. Elle
y trouva ses deux cousines, Diane et Jeanne de Bris-
sac. Les jeunes filles furent bientôt inséparables. La
cour, à cette époque, était particulièrement bril-
lante. Les intrigues de politique et d'amour s'y mê-
laient, et le plaisir y était aussi raffiné que la haine.
Les filles d'honneur, dont le nombre s'élevait à deux
cents, « fort belles et honnestes, toutes bastantes pour
mettre le feu par tout le monde t, étaient la gloire,
l'honneur et la grâce de la cour. La liberté des
mœurs était grande, sans doute, mais elle n'allait
point sans élégance.
Entre toutes, se distingua Hélène de Surgères,
lorsque les regards de Ronsard se furent portés sur
elle. Tous les poètes
suivirent leur prince
et chantèrent celle
qu'il célébrait. Ja-
myn, Rémi Belleau,
Baïf, Desportes, Jo-
delle. Dorât lui dé-
dièrent leurs odes et
leurs sonnets. Mais
faut-il dire que c'é-
taient les sonnets
(le Ronsard pour qui
chacun s'enthousias-
iilait ? Sans doute, il
y a des pointes et
des préciosités qui
nous lassent aujour-
d'hui , mais qu'on
aimait en ce temps,
et où l'on se plai-
sait à retrouver Pé-
trarque, Sapho,
Anacréon , Théo -
crite, Tibulle, Pro-
perce. Nous sommes
plus sensibles, au-
jourd'hui, au senti-
ment même qui ap-
paraît dans ces vers
et qui, souvent, est
profond. Les moin-
dres incidents d'une
longue liaison nous
apparaissent. Nous
retrouvons la grâce d'un geste, I e charme d'un mot,
l'éloquence d'une attitude.
Il semble que les principales séductions d'Hélène
fussent sa sagesse et sa mélancolie, plus que sa
beauté, peut-être, dont les contemporains ne parlent
que d'une façon imprécise. Cette sagesse se manifes-
tait par le soin qu'elle avait de sa gloire et de sa
vertu. Elle était brune; elle avait les yeux bleus, et
un grand charme se dégageait d'elle.
Quels furent ses véritables sentiments à l'égard du
poète vieilli, mais plein de gloire ? Le fameux et
naquit Huns.'Xi'd.
N' 163. Septembre 1920
admirable sonnet, où Ronsard déplore son « fier des-
dain », semble laisser entendre que la jeune fille fut
d'abord indifférente à l'amour qui s'offrait à elle :
Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et âlant,
Direz chantant mes vers, en vous esmerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j'estois belle.
Lors vous n'aurez servante oyant telle nouvelle,
Desja sous le labeur à dcmy sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s'aille réveillant.
Bénissant vostre nom de louange immortelle.
Je seray sous la terre, et fantosme sans os,
Par les ombres myrteux je prendray mon repos :
Vous serez au fouyer une vieille accroupie,
Regrettant mon amour et vostre fier desdain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain ;
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.
Elle finit, cependant, par être touchée de cetteglotre
que Ronsard lui apportait en don. Un jour de i&ai,
comme elle était aux Tuileries, il vint s'asseoir auptès
HuNl>' en marbre df Ut.nsani.
d'elle. Ils parlèrent. De ce jour, le poète s'attacha aux
pas de la jeune fille. Il l'aimait sans passion ; mais
la mélancolie même de cette amie charmante plaisait
au déclin de son âge et, au milieu du tumulte frivole
de la cour, il éprouvait comme un repos auprès d'elle.
Hélène aussi rêvait parfois de repos, et elle soupirait
après celui du cloître. Les deux amants mutuellement
nourrissaient leurs mélancolies; et ils se consolaient
ensemble. La jeune fille était de tempérament mala-
dif; elle devait quelquefois garder le lit; le poète ve-
nait alors lui tenir compagnie dans la chambre qu'elle
occupait au Louvre ; et, lorsque c'était lui qui était
souffrant, elle allait lui rendre visite dans son logis de
la rue des Morfondus, sur la montagne Sainte-Gene-
viève. Quand la cour voyageait, Hélène était obligée
de la suivre; alors, ils s'écrivaient tous deux. Des dis-
cussions troublaient parfois leurs entretiens; les dis-
cussions habituelles aux amants. Tantôt elle lui re-
proche d'être volage, tantôt elle lui reproche d'être
trop pressant. Lui est jaloux aussi, quand il sur-
prend des regards et des sourires qui la cherchent,
et qu'il croit qui la rejoignent. Spirituelle, elle est
toujours très entourée; elle montre une grâce exquise
aux ballets du Louvre et, parfois, pour échapper à
sa mélancolie, elle a des élans brusques de gaieté. Ces
jours-là, le poète s'imagine qu'elle n'aime en lui que
ses vers, et il se tourmente. A vrai dire, pendant
longtemps, Hélène n'a eu que de l'amitié pour Ron-
sard. Un jour, pourtant, l'amour vint :
Prenant congé de vous, dont les yeux m'ont domtë.
Vous me distes un soir, comme passionnée ;
Il Je vous aime, Ronsard, par seule destinée ;
Le ciel à vous aimer force ma volonté, ■>
Mais, si l'aveu rendit plus intime la belle liaison,
il ne sut rien arracher à la vertu d'Hélène.
Cette chaste passion dura près de sept ans. Sans
doute, elle ne les occupait pas entièrement l'un ni
l'autre. Ses fonctions à la cour retenaient souvent
Hélène. Ronsard publiait ses livres de Poèmes et les
premiers livres de sa Franciade, auxquels, certes,
il attachait plus de prix qti'à ses chansons et ses
sonnets.
A la mort de Charles IX, ne pouvant s'habituer
au ton nouveau de la cour, Ronsard la quitta, ainsi
que Paris. Dans son cher Vendômois, il alla planter
des arbres et consacrer des fontaines en l'honneur
d'Hélène : « Et par ce que par son gentil esprit elle
luy avait souvent foumy d'argument pour exercer
sa plume, il consacra à sa mémoire une fontaine en
Vandosmois, et qui encor aujourd'huy garde son
N' 163. Septembre 1920.
nom pour abbreuver ceux qui veulent devenir
poètes. »
Le poète lui-même a pris soin, dans un sonnet,
de marquer son dessein :
Afin que ton honneur coule parmi la plaine
Autant qu'il monte au ciel engravé dans un pin,
Invoquant tous les dieux et répandant du vin,
Je consacre à ton nom cette belle fontaine.
Pasteurs, que vos troupeaux frisés de blanche laine
Ne paissent à ces bords ; y fleurissent le thym
Et la fleur dont le maître eut si mauvais destin.
Et soit dite à jamais la fontaine d'Hélène !
Le passant en été s'y puisse reposer.
Et, assis dessus l'herbe, à l'ombre composer
Mille chansons d'Hélène, et de moi se souvienne !
Quiconques en boira, qu'amoureux il devienne.
Et puisse, en la humant, une flamme puiser
Aussi chaude qu'au cœur je sens chaude la mienne !
Hélène avait suivi la reine mère dans le long
voyage que celle-ci faisait dans le Midi. Les deux
amants continuèrent à s'écrire, jusqu'au 27 décem-
L'n^rt la Nature exprimant
€« cepourtrait méfait belle
Maii fne futs-ie point telle
Quaux ejcrits de mon amant.
Hélène de Sup(Çfre>.. Hlle d'hxnueur de la reine Cathoiiue
de Mt'dicis gravure aucienne .
bre 1585, date à laquelle mourut le poète, au prieuré de
Saint-Côme, près de Tours. Hélène vécut jusqu'en
1587. Elle mourut fille vers ce temps, dans l'hôtel de
Catherine de Médicis, aux environs de Saint-Eus-
tache.
Telle fut l'histoire du dernier amour de Ronsard.
Pierre de Nolhac en éclaire les détails, sans la dé-
former par trop de précision. Il faut se féliciter
que quelque vague et quelque flou demeure autour
du charmant visage d'Hélène. Elle en a plus de
grâce encore. — Jacques BoMPARD.
Esthétique des Goncourt (l'), par
Pierre Sabatier ( Paris, in-8", 1920). — Pendant une
trentaine d'années — entre 1870 et 1900 environ —
l'influence des Goncourt, qui avait été longue à
s'établir, s'exerça dans les lettres comme dans les
arts avec une force de pénétration qui ne saurait
être exagérée et dont les effets plus ou moins di-
rects, pour s'être singulièrement atténués, ne laissent
pas de se manifester encore. Il y a eu une esthétique
des Goncourt parfaitement consciente et voulue par
les deux frères ; elle a suscité des admirations, des
imitations, des œuvres. Il valait la peine d'en déga-
ger les traits. P. Sabatier a entrepris et accompli ce
travail avec beaucoup de conscience, d'exactitude et de
pénétration ; il a examiné la question sous toutes ses
faces, et il a préféré encourir le reproche de se répé-
ter au danger de n'être pas complet. Au reste, il s'ac-
cuse lui-même de ces répétitions, dès le seuil de son
gros volume, avec tant de bonne grâce qu'on en
aurait une mauvaise à lui reprocher de n'avoir pas
adopté un plan plus économique. Modestement,
aussi, il s'est borné à exposer l'esthétique des Gon-
court, sans en discuter les principes ou les applica-
tions. Abstention méritoire, car, en un tel sujet, les
occasions de discuter naissent à chaque pas; un peu
regrettable aussi, car on aime, en général, à savoir ce
qu'au fond de l'âme un auteur pense des questions
LAROUSSE MENSUEL. — V.
LAROUSSE MENSUEL
qu'il discute. Mais, puisque P. Sabatier s'est limité
à la tâche d'exposer et de mettre en système une
esthétique éparse en près de soixante volumes,
reconnaissons qu'il l'a remplie avec beaucoup de
compétence et que c'est déjà un gros travail.
Dans une première partie, préparatoire à son
exposé proprement dit, P. Sabatier explique dans
quelles conditions et sous quelles influences se sont
formées les idées des Goncourt. Ce qui frappe, dans
cette formation des deux écrivains, c'est ce qu'elle a
en même temps d'incomplet et de spécial. Les deux
Goncourt sont des aristocrates, — P. Sabatier ne
se lasse point de nous le démontrer. Aristocrates
de naissance (ils sortent de la petite noblesse de
Lorraine), aristocrates en politique (ils n'aiment ni
la démocratie, ni le suffrage universel, ni le nivelle-
ment par en bas ; ils louent en Balzac < le plus grand
homme d'Etat de notre temps,... le seul qui ait vu
d'en haut le déséquilibrément de la France depuis
1789,... le mensonge de ce programme de 1789, qui a
remplacé le nom par la pièce de cent sous »), aristo-
crates en art (ils pensent que l'artiste digne de ce
nom s'oppose fatalement à la multitude, même quand
il en sort), ils n'ont, cependant, pas le respect des aris-
tocrates pour la tradition ou, du moins, la tradition
où ils s'attachent est, comme nous le verrons, très
limitée et relativement récente. Ils font même, le
plus souvent, figure de révolutionnaires ; à l'égard
de l'Institut et de l'esthétique bourgeoise, ils profes-
sent un mépris de bousingots romantiques. Ils échap-
pent entièrement à l'influence de l'antiquité : pour
eux, elle est froide et immobile ! Ils ne comprennent
pas Homère et ne goûtent que Lucien, le plus pari-
sien des Grecs. Le moyen âge est barbare. La Renais-
sance serait intéressante, si Raphaël n'était pas si
classique. Le xvii' siècle fatigue par sa régularité :
c'est qu'il est trop bourgeois. L'œuvre de Molière
symbolise le triomphe de l'esprit bourgeois et la fin
de l'esprit chevaleresque. LesGoncourt ne louent que
La Bruyère et aussi Saint-Simon, mais pourquoi le
noble duc n'a-t-il peint les choses (les costumes, le
mobilier, les bibelots) comme il a fait les hommes ?
Du xviiie siècle, qui est, comme nous le verrons,
leur époque de prédilection, ils ne méconnaissent...
que Voltaire. Rien que cela! Diderot est, à leur
compte, bien supérieur : « Que valent, disent-ils, ces
quatre-vingts volumes [de Voltaire] auprès d'un
Neveu de Rameau, auprès de Ceci n'est pas un
conte ? ■ Mais, pourrait-on répondre, que valent les
vingt volumes de Diderot auprès de Candide ?
Ce sont là des lacunes, de grosses fautes de goût.
1 1 y en a bien d'autres,chez les Goncourt . En revanche,
ils apportent dans le monde
littéraire des qualités particu-
lières dont, non sans quelques
inconvénients, parfois, ils l'en-
richiront. Ils ont d'abord le
goût, très moJerne, du docu-
ment. Ils ont des côtés de
chroniqueurs. L'histoire est
représentée dans leur œuvre
par des livres intéressants :
Histoire de la société fran-
çaise pendant la Révolution
(1854) ; Histoire de la société
française pendant le Direc-
toire (1855); Portraits intimes
du xviiie siècle (1857-1858);
Histoire de M arie- Antoinette
f 1858) ; la Femme au xviii* siè-
cle (1862). Ils ont le sens
de l'exactitude, principalement
dans les petits faits. Ils n'ont
rien de l'historien-philosophe.
Ils étudient le passé dans ses
manifestations extérieures. Le
décor, les mœurs, les usages,
la mode, le mobilier, voilà ce
qui les intéresse. Mais, dans ce
domaine restreint, ils mon-
trent un remarquable souci du
document vrai, contemporain
des événements. Ils sont de passionnés chercheurs
d'autographes, comme ils sont de passionnés cher-
cheurs de dessins. Bien qu'ils entrent dans l'his-
toire par la porte des collectionneurs, leur part n'y
est pas négligeable. On pourrait retiouver leur
influence chez plus d'un historien moderne épris
de petits faits, de détails de mœurs, d'anecdotes et
de renseignements matériels. Dans le roman, ils
conserveront ce même souci et, là encoie, l'exemple
ne sera pas perdu.
Mais c'est surtout par leur formation artistique
qu'ils apparaissent dans l'histoire du roman avec des
caractères exceptionnels. Comme Théophile Gau-
tier, ils ont débuté par la peinture. Non seulement
ils seront, comme lui, des gens « pour qui le monde
extérieur existe », mais encore ils parleront des
couleurs — celles des tableaux et celles de la na-
ture — en hommes qui savent pai expérience com-
ment elles se décomposent et, surtout, s'opposent.
Leur éducation est celle d'artistes, non de littéra-
teurs. Notons qu'antérieurement — dès l'enfance —
ils avaient vu leur tante M°" de Courmont et leur
231
mère fouiller les boutiques de curiosités, appris par
cet exemple familial à devenir collectionneurs et
compris de bonne heure le charme sensuel, puissant
et doux de ce qu'on appelle le Bibelot.
Cette formation artistique, raffinement du sens
visuel qu'elle comporte, voilà des traits essentiels
qui les distinguent parmi leurs confrères en littéra-
ture. Mais, en faisant cette constatation, l'on n'a pas
tout dit si l'on n'ajoute que cette aptitude à éprou-
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BilDiood de Goncourt [IS22-1896]. fac-iimité u ^
de Jules (le ûonoourt.
ver des sensations artistiques s'aiguise et s'exaspère
chez eux par l'irritabilité extrême d'un système ner-
veux anormal. Les Goncourt sont des névropathes,
et ils en sont fiers, parce que cette morbidité leur
confère une supériorité étrange dans l'ordre des ira-
pressions esthétiques. Ils la cultivent par l'observa-
tion, parce qu'ils en tirent des effets d'une éton-
nante subtilité et parce qu'elle les a aidés à
comprendre bien des choses.
Les Goncourt ont eu une conscience très claire de
ce qu'ils ont tenté et de ce qu'ils ont accompli. Ils sa-
vent que c'est à eux qu'est dû ce goût du xviii" siè-
cle, qui est devenu aujourd'hui, dans la France
cultivée, une véritable passion. Lorsque les Gon-
court commençaient leur collection, ils payaient
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Jules de Goncourt iSJu-187u,, fac-:m.ii'- d -i.^ ^au furie d Ldmuud de Uone.>ail.
quarante sous, chez les brocanteurs, des dessins de
Boucher, de F'ragonard ou de Watteau, qui, depuis...
Mais alors, ni le xviii' siècle, ni son art charmant, ni
ses bibelots n'étaient appréciés. Le romantisme
avait fait tomber dans le mépris cet art classique et
joli. Les Goncourt y goûtaient, au contraire, une
grâce raffinée et exquise, profondément aristocra-
tique, une gaieté qui se manifestait dans des cou-
leurs claires d'une douceur sans pareille. Les raisons
de leur admiration pour cet art, bien français du
reste et tout à fait dans la tradition nationale, il
les ont exposées dans les trois volumes de leur Art
au xviu" siècle, qui est, sans doute, de toutes leurs
œuvres, la plus vraie, la plus durable et la plus
sympathique.
Dans ce xviii» siècle tant aimé, ils trouvent —
déjà établi — le goût de l'Extrême-Orient. Mais ce
n'est assurément pas là le seul motif qui a fait d'eux
les initiateurs du japonisme en France, tôle qui,
dans l'histoire de l'art en Fiance, n'est pas de petite
conséquence. Dans l'art japonais, ils aiment à U
fois (et cette aatmomie est toute l'âme esthétique
9*
232
des Concourt), ce qu'il y a de populaire et ce qu'il y
de raffiné, la représentation des mœurs de tous les
jours et une harmonieuse suavité de teintes mortes,
la fantaisie de ces monstres bizarres, le réalisme le
plus exact et l'imagination la plus légère dans la dé-
formation de la nature et la création des monstres,
enfin, la fantaisie la plus propre à calmer chez eux
une maladive horreur du banal.
Evocateurs du xviii" siècle, initiateurs du japo-
nisme, les Concourt ont encore à leur actif d'avoir
été les premiers à comprendre l'impressionnisme en
peinture, à apprécier les Jongkind, les Degas, les
Claude Monet, les Railaelli, les De Nittis. Un long
commerce avec les artistes japonais les avait pré-
parés à cette intelligence. Le procédé favori de l'im-
Edmond et Jules de Qoncoiirt. (Lithojîraphie de Uavarni, 18Ji3,
pressionnisme, la juxtaposition par petites touches
de couleurs vives et vraies, ce sera le procédé même
que les Concourt transporteront delà peinture dans
la littérature et qui sera la marque particulière de
leur talent.
Avant, donc, d'aborder leur esthétique littéraire —
c'est le véritable sujet que traite P. Sabatier — il
n'est pas inutile de se demander qu'elle a été leur
esthétique proprement artistique et picturale. En
fait, les Concourt n'aiment point la nature, du moins
telle qu'on la voit à la campagne. Elle ne leur pa-
raît mériter l'attention que du moment où elle
commence à être interprétée par l'art. Ils louent fort
Boucher d'avoir sauvé à son temps l'ennui de la na-
ture. A l'état naturel, le paysage de nos pays, en
particulier, les laisse indifférents. On lit dans leur
Journal :
Un palmier m'est agréable comme un objet d'art. Dieu ne
me semble avoir fait à la main, avec un caprice d'artiste,
que les arbres d'Orient. Toute notre pauvre et économique
nature d'Europe me parait fabriquée à la mécanique, dans
une prison.
Ces gens-là ne semblent pas soupçonner la beauté
d'un châtaignier, d'un bouleau ou d'un frêne ! Cela
n'est point assez stylisé et, au fond, il n'y a qu'une
seule chose qui leur plaise, c'est le style.
N'aimant point la nature toute pure, ils ne peu-
vent pas aimer, en art, en peinture, un réalisme
entier, absolu, s'il en est un, qui, sans choix, repro-
duit tout en bloc; un réalisme tel qu'ils pensent en
trouver un, sans admiration, chez un Courbet. En
revanche, ils approuvent fort l'école moderne du
paysage, à la fois vraie et artistique, parce qu'elle
est « résolue à choisir, mais à ne pas corriger ». C'est
là le fin mot de leur esthétique. Nous allons le retrou-
ver, plus explicitement formulé et appliqué, dans
leur œuvre romanesque.
Les Concourt ont toujours revendiqué, dans le
mouvement littéraire contemporain, un rôle essen-
tiel et de conséquence incalculable : c'est d'avoir
recherché le vrai en littérature et d'une façon exclu-
sive ; reproduire la nature, la réalité, sans la déformer
ou la corriger, tel est l'objet de l'écrivain, comme de
l'artiste. Ce n'est pas chose facile. Il y faut des sens
LAROUSSE MENSUEL
aiguisés, une observation toujours en éveil et une
singulière volonté d'être vrai. Ce goût de la vérité,
les Concourt l'ont porté comme un étendard et, par
là, ils ont mérité d'être considérés comme les pères
et les fondateurs du réalisme.
Mais ce terme de « réalisme » est singulièrement
décevant. Très philosophiquement, P. Sabatier écrit :
Il n'existe point d'écrivains tout réalistes ou tout idéa-
listes; il y a seulement des écrivains dont la tendance est de
reproduire des sensations telles qu'ils les reçoivent et ceux
qui ne les livrent que transformées et, pour ainsi dire, digé-
rées par la méditation intérieure ; mais tous suivent les deux
voies, usent des deux méthodes.
Les Concourt ont très bien vu que rien n'est rela-
tif à l'individu ou, autrement dit, subjectif, et
même relatif au moment comme
la sensation du beau. Le beau,
c'est la réalité réfractée à tra-
vers l'optique de chaque tem-
pérament. L'artiste, c'est celui
qui se sert d'une lorgnette par-
ticulièrement nette et dont per-
sonne autre ne s'est encore servi.
Ce relativisme même est un
commencement d'idéal isme, puis-
qu'il constate combien l'artiste
ajoute en soi-même à la réalité.
En outre, les Concourt ont à
mainte reprise manifesté un
dédain profond, en littérature
.-^^^^ comme en peinture, pour le
■"S?^ réalisme photographiqije. Il ne
ij ! faut pas corriger ce qui est :
•,_f \ c'est-à-dire ne pas apporter dans
-,y ! l'observation de la réalité des
"^ ' idées préconçues, ou la subor-
donner à une thèse ou à une
préoccupation morale quelcon-
que ; mais, dans cette réalité vue
avec sincérité, il faut faire un
choix : « La science du roman-
cier n'est pas de tout écrire, mais
de tout choisir. » C'est dans ce
choix même que se manifestent
la personnalité, la supériorité de
l'artiste. Par là, ils se séparent
d'un Zola, qui accueille tout pêle-
mêle et dont l'art de premier jet
paraît exclure l'idée même d'un
choix. Mais, alors, si l'art est un
choix , il est permis de se
demander comment ces deux
hommes, artistes, comme on dit,
jusqu'au bout des ongles, qui
parlent en quelque endroit de
la charlatanerie du laid, qui re-
grettent le pittoresque et le sobre
d'autrefois, qui vivaient pour
jouir de l'élégance de leurs bibe-
lots anciens ou exotiques, que ces
mêmes hommes aient été, dignes précurseurs du natu-
ralisme, choisir leurs sujets de romans dans les milieux
les plus bas et se soient complus à fignoler avec art
les tableaux les plus répugnants, à nous décrire les
sensations d'une servante nymphomane (Germinie
Lacerteux) ou les tristesses d'une fille publique (la
Fille Elisa).
Les raisons de ce choix sont assez complexes.
Désir d'étudier des personnages chez lesquels les
caractères sont plus tranchés, moins dissimulés et se
manifestent plus franchement par les attitudes exté-
rieures ; curiosité d'homme raffiné, lequel s'en va étu-
dier, comme un monde exotique, des milieux incon-
nus qui le frappent davantage ; plaisir un peu
pervers, après avoir été se documenter de longues
heures dans un hôpital ou dans un bouge, à se
retrouver en face d'une esquisse de Watteau ou d'une
estampe d'Outamaro et au milieu des élégances de
siècles défunts : il y a un peu de tout cela dans cet
encanaillement raffiné.
Faux réalisme, d'ailleurs, à en juger par les résul-
tats, puisque, aussi bien, les deux romanciers n'ont
jamais réussi qu'à créer des caractères d'exception
chez lesquels on est surpris de trouver, dans une
condition souvent très basse, d'étranges raffinements
de corruption et des originalités malsaines. Tous
leurs personnages sont des malades, des névropathes.
Ils le savent, et ils le veulent, parce qu'ils sont eux-
mêmes des malades. C'est ainsi que leur œuvre appa-
raît comme une clinique assez bien composée. Ils
obéissent, du reste, à cette sorte de préjugé pseudo-
scientifique qui 'consiste à appliquer au roman les
procédés de la description médicale et qui, après
avoir été le souci constant de l'école naturaliste, a
fini par se répandre chez les romanciers de toutes
les écoles : funeste manie, quia infecté les esprits les
meilleurs.
On peut voir là un efïet de l'esthétique matérialiste
si en faveur chez cette génération. Elle est celle des
Concourt, mais seulement jusqu'à un certain point.
Certes, la physiologie tient dans leur conception litté-
raire une place considérable, et la pathologie encore
plus. Ils procèdent du physique au moral, mais, chez
eux, cela est encore plus vrai artistiquement que
.Fuies de Ooncourt, bas reUel',
l'ar A. Lenoir.
«• 163. Septembre 1920.
scientifiquement parlant. Quand ils ont à décrire
une scène, ils voient d'abord le milieu, les mœurs,
le mobilier, le costume et tout ce qu'on appelle le
document (n'oublions pas qu'ils ont débuté par des
recherches historiques), puis ils décrivent les gestes,
les mains, les yeux, — tout ce qui frapperait s'ils
contemplaient une toile de Fragonard ou im pastel
de La Tour; — ils arrivent alors à la vie, aux senti-
ments, à l'âme et , finalement, ils se trouvent être aussi
des psychologues. Edmond, en avançant dans la car-
rière, se piquera de plus en plus de l'être.
Seulement, leur psychologie ne s'ordonne point sui-
vant une méthode philosophique, en partant d'une
idée générale. C'est une suite d'observations de dé-
tail ^ non point faites à la légère, certes, car ils
se sont tués à observer les autres et à s'analyser eux-
mêmes — mais discontinues. Ils notent leurs sen-
sations et les juxtaposent par petites touches, — tels
des peintres impressionnistes. Leurs romans sont
des suites de portraits vibrants, dont l'éclat papillo-
tant semble avoir exaspéré les nerfs de plus d'un
critique. Ce n'est point ainsi que procédaient nos
classiques, ni que procède un Bourget, demeuré dans
la tradition de notre
psychologie classique.
Mais, si l«ur psycholo-
gie n'est point une ana-
lyse systématique de
ce qu'il y a dans l'hom-
me de plus intérieur,
toutefois, par leurs pro-
cédés de description,
leur vision toute per-
sonnelle, ils s'écartent
du pur idéal (s'il est
permis d'employer ce
mot) de l'école réaliste,
qui n'admet guère la
cote individuelle, ni un
art qui se fait trop voir.
Le style des Concourt
achève de donner l'im-
pression d'un travail
d'art bien différent
d'une simple photogra-
phie de ce qui est.
C'est un perpétuel et laborieux travail de trans-
position. Jadis peintres et aquafortistes encore, les
Concourt veulent, en écrivant, rivaliser avec le
rendu de la peinture, c'est-à-dire le vrai; ils
obtiennent parfois des effets d'une énergie singu-
lièrement expressive. Ils ont inventé le style ar-
tiste. Sabatier précise heureusement les caractères
du style artiste en l'opposant au style de Flau-
bert. L'auteur de Salammbô s'attache surtout à la
syntaxe, à la construction de la phrase, à la place
des mots, qu'il dispose de façon à en obtenir les har-
monies les plus sonores et les rythmes les plus
savaiits. Il se moque quelque peu des écrivains
qui se mettent à la torture pour enrichir leur voca-
bulaire de termes compliqués et bizarres. Mais
ceux-là, ce sont justement les Concourt. Les deux
frères ne sont pas grammairiens : ils critiquent
Flaubert d'attacher une importance excessive aux
recettes de métier, de passer huit jours à éviter une
assonance. Mais le travail qu'ils s'imposent n'est pas
moins épuisant, et Jules est mort à la peine. Préoc-
cupés de rendre loulc la sensation, ils sont toujours
à l'affût du terme technique rare, qui tout à coup
suggérera l'effet rêvé. Et cet etïet doit être sans
cesse renouvelé, d'où la nécessité de varier les pro-
cédés. Tantôt, c'est un mot qui, par sa valeur musi-
cale, acquiert une exceptionnelle puissance de sug-
gestion; tantôt, un mot populaire ou argotique; tan-
tôt, un terme abstrait {un rampement noir...^ un
remuement presque invisible); tantôt, une transposi-
tion de sensations {des silences affamés) : c'est un
constant effort vers l'expression la plus pittoresque,
effort souvent heureux, mais qui, parfois, les conduit
au maniérisme et à l'afféterie.
Ce style si personnel, cette perpétuelle transposi-
tion d'art nous éloignent encore singulièrement du
réalisme, au moins théorique. Toutefois, il ne con-
vient pas de pousser trop avant cette vue, que défend
avec le plus de complaisance P. Sabatier. Chez nos
réalistes ou naturalistes d'étiquette, on trouve trop
souvent une sorte d'idéalisme à rebours, un goût
inquiétant du bas et du maladif : et c'est ce qui a
rendu cette littérature, au fond, si triste et si dépri-
mante pour les lecteurs qui étaient jeunes dans les
années 1870-1890. Or, dans cette tare originelle, les
Concourt ont eu plus que leur part, que, dans son
intelligente et indulgente exposition et son parti pris
de ne point juger, P. Sabatier a évaluée d'une façon
en quelque sorte plus quantitative que qualitative.
Au point de vue de l'extension et de la profondeur,
l'influence des Concourt sur le roman naturaliste a
été immense. Ils n'ont pas créé, si l'on veut, le réa-
lisme, puisqu'ils viennent après Balzac et Flaubert ;
mais il en ont senti l'à-propos et en ont appliqué
systématiquement, sinon tous, du moins certains
principes fondamentaux. Ils ont vu que la vogue du
roman d'aventures et du roman d'intrigue était, pour
l'instant, tarie. Ils ont conçu le roman comme une
I
«• 163 Septembre 1920.
biographie composée d'une suite de tableaux em-
pruntes à la vie la plus ordinaire; une suite de tran-
ches de vie, où l'être humain apparaît non plus
comme un être libre, mais comme une pauvre chose
que mènent les forces fatales de la physiologie.
Dans toute l'école, il n'en est guère qui échappent à
son influence. P. Sabatier la sent presque chez Flaubert
lui-même, dansr£(i«caiio»s«n/i»<e»<o/«,qui est de 1869,
et encore chez Alphonse Daudet, pour qui Edmond
de Concourt était comme un oncle littéraire tout à
fait vénéré ; Daudet, qui admirait fort Madame Ger-
vatsais, qui avait sur le rôle de la femme des idées
bien voisines de celles de son vieil ami et qui pou-
vait encore communier avec lui dans le réalisme
impressionniste. L'influence de Germmie Lacerleux
(1865) est indéniable sur Emile 2ola, qui n'écrit
Thérèse Raquin qu'en 1867 et ne commence qu'en
1871 la série des Rougon-Macquart.
Panni les disciples de la génération
suivante, P. Sabatier énumère Léon
Hennique, P. Alexis, G. de Mau-
passant (bien que celui-ci se rat-
tache surtout à Flaubert et ne prise
guère plus que lui le style artiste),
Huysmans, Geffroy, Descaves, P.
et V. Margueritte, G. Guiches, E.
Rod, les Rosny, Mirbeau, Lemon-
nier, etc. Dans une direction un
peu dilïcrente, il dérive en quelque
manière de l'impressionnisme des
Concourt, de l'exotisme de Loti, de
l'esthétisme morbide de d'Annunzio
et voit même dans la Bérénice de
Barrés une héritière de la Faustin,
d'Edmond de Concourt.
Les Concourt ont été les peintres
de la femme : d'abord dans leurs
ouvrages d'histoire, si souvent con-
sacrés à des héroïnes de l'histoire
du théâtre ou de la galanterie au
xviii" siècle et, surtout, dans leurs
romans, dont les titres évoquent
tous des silhouettes féminines : Sœur
Philomène, Renée Mauperin, Hen-
riette Maréchal, Germinu Lacerleux,
Manette Salomon, Madame Gervai-
sais, ta Fille Elisa, la Faustin,
Chérie... Il vaut donc la peine
d'examiner, ainsi que l'a fait P. Sa-
batier, et à titre d'exemple de leur
méthode d'observation, dans quelles
conditions ils ont connu et étudié
la femme. Une chose frappe, dès
le premier examen de leur biogra-
phie : c'est le peu de place qu'elle y
tient. Liés l'un à l'autre par une
union exirêmement étroite et une
communauté de pensée tout à fait
rare, les deux frères ne semblent
pas avoir éprouvé le besoin d'une
affection féminine profonde. Des
aventures sensuelles, dont ils gardent
des souvenirs médicaux et déplai-
sants, un assez long commerce de
Jules avec une fille facile à laquelle
il ne demandait que de la complai-
sance et de la bonne humeur, des
amours de tête chez Edmond, épi-
sodes rapides d'excitation intellectuelle ou de rê-
verie esthétique, et c'est tout. Cette absence, dans
leur vie, de femme digne de ce nom, ils la justi-
fient par une théorie. Pour eux, la femme est
un objet d'art, le plus joli de tous, mais ne doit
être rien en plus. Par son égoïsme, sa ténacité, son
goût de domination, elle est pernicieuse à l'écrivain,
à l'artiste, si elle a la prétention de se mêler à sa
vie morale. Il ne peut, du reste, y avoir entre les deux
sexes aucune fusion intellectuelle, car la femme est
un être inférieur. Une bonne maîtresse doit être
d'un niveau mental assez bas : il suffit « qu'elle ne
soit que gaieté et esprit naturel ». Enfin, les Con-
court expriment par cette boutade le cas qu'ils font
des jugements féminins :
Le Beau est ce qui parait abominable aux yeux sans édu-
cation. Le Beau est ce que votre maîtresse et votre ser-
vante trouvent d'instinct aSreux.
Etant donné cette conception très particulière de
la femme et les expériences limitées à des milieux
très spéciaux qu'elle suppose, on est en droit de se
demander si la psychologie féminine des Concourt,
qui, cependant, tient une grande place dans leur
œuvre, émane de juges vraiment autorisés, n'est pas,
au fond, quelque chose de très extérieur. Que de-
viennent alors la vérité, l'exactitude, le « vécu » de
leur observation ? Mettons à part Germinie Lacerleux,
qui est l'histoire de leur bonne, ou la Fille Elisa,
dont le prototype a pu être trouvé par eux dans
leurs expéditions parmi les bouges voisins de l'Ecole
militaire, et quelques autres cas analogues. Mais n'y
a-t-il pas beaucoup d'artificiel dans ce naturalisme-là,
et P. Sabatier ne va-t-il pas un peu trop loin quand
il nous parle de la « psychologie si sûre > des Con-
court, ou qu'il nous propose de voir en eux des his-
toriens des mœurs de ce temps ? Les Concourt, il
LAROUSSE MENSUEL
est vrai, étaient d'avis que celui qui n'éprouve pas
une passion est mieux placé pour l'observer. D'ac-
cord : encore faut-il que celui-là, à quelque moment,
l'ait éprouvée. Ce ne sont ni des précisions de cara-
bin ni une physiologie cruelle qui vaudront jamais
le souvenir personnel d'un plaisir ou d'une souffrance.
Sans insister davantage, on peut dire qu'il y a dans
ce pseudo-réalisme beaucoup de littérature voulue.
Et, après tout, les Concourt n'auraient peut-être pas
repoussé trop vivement cette imputation ; elle im-
plique que, dans leur œuvre, il y a beaucoup d'art.
On lit dans le Journal :
Personne n'a encore apprécié notre talent de romancier. Il
se compose du mélange bizarre et presque unique qui fait de
nous à la fois des physiologistes et des poètes.
Poètes, si l'on veut, mais d'un talent singulièrement
composite, où tout se trouve : le bon et le pire, des
EJmi'lnî dp Goncoiirt. dessin de Br.icquemnnd. Musée du Luxembourg.)
sens d'une extrême finesse et des nerfs malades, un
sentiment très fin de ce qui est joli, gracieux, poé-
tique en art, et un goût morbide d'un certain genre
d'horrible où, certes, l'on trouverait du Baudelaire et
même de l'Edgar Poe incorporé à la masse des des-
criptions réalistes; enfin, une aptitude extrême à
peindre avec la plume. Plus qu'aux physiologistes
nous donnons notre sympathie aux poètes de la cri-
tique d'art. — Ijoui* CoQrELiN.
Expropriation (lfs Lois récentes sur l').
Le droit d'expropriation, qui est de puissance pu-
blique, doit s'exercer sous un contrôle rigoureux :
c'est la plus grave des atteintes au droit de pro-
priété; aussi, depuis qu'il s'est distingué de la con-
fiscation pure et simple, sa constatation a-t-elle été
réglée par des formes obligatoires, légalement défi-
nies, destinées à prévenir tout arbitraire, tandis que
sa procédure d'exécution offrait, de plus, toutes
garanties à l'exproprié. A cet égard, l'idéal avait été
atteint par la loi du 3 mai 1841 sur l'expropriation
pour cause d'utilité publique, qui a présidé aux
grands travaux de la seconde moitié du xix° siècle :
routes, chemins de fer, canaux, transformation des
villes, fortifications, etc. Mais cette loi, d'un carac-
tère déjà minutieux et formaliste à l'excès, était
consacrée par une jurisprudence forcément étroite;
elle ne visait, dans ses applications successives, que
l'objet rigoureusement délimité de chacun de ces
grands travaux et, par là, interdisait toute prévi-
sion, à longue ou même à courte échéance ; elle ne
pouvait suivre au fur et à mesure les phénomènes
économiques, dont le rythme se complique et s'accé-
lère chaque jour davantage (outillage, transports,
bassins maritimes, etc.), ni l'évolution de la pro-
priété vers ce droit mixte qui, sans cesser d'être
233
indissolublement attaché i l'individu, subit, néan
moins, en certains cas, les exigences supérieures de la
société; enfin, elle n'avait pas assez de souplesse
pour s'adapter aux phénomènes sociaux qui, au-
jourd'hui, prennent une place prépondérante, notam-
ment l'hygiène collective : la nécessité d'une modifi-
cation était devenue impérieuse.
Toutefois, si l'accord était unanime sui la néces-
sité de réformer une loi caduque, les divergences
d'opinion se manifestaient sur la manière d'opérer
cette réforme nécessaire. Devait-on abroger, intégra-
lement, la loi de 1841, comme elle l'avait fait d'une
législation antérieure (7 juillet 1833)? Devait-on gar-
der ses cadres- et modifier seulement les articles
désuets ? Pouvait-on, en accord avec la doctrine,
élargir encore la notion d'utilité publujue, telle, du
moins, que le Code civil l'a invoquée (art. 545), mais
sans, pourtant, la définir ? C'étaient là les questions
qui se posaient à l'esprit du législateur.
Le législateur y a ainsi répondu : 1° il a respecté
l'économie générale de la loi de 1841, mais en y in-
troduisant d'une part des améliorations de détail,
qui portent sur de nombreux articles et,djautrepart,
un principe nouveau : celui de l'expropriation par
zone; 2° il a créé des dispositions législatives spé-
ciales : d'abord le caractère d'utilité publique a été
étendu aux plans d'extension et d'aménagement des
villes et, ensuite, la faculté a été donnée aux com-
munes d'exproprier pour cause d'insalubrité.
I. Modifications à la loi de 1841 sur l'expropria-
lion pour cause d'utilité publique. A la suite des
travaux d'une commission interparlementaire insti-
tuée, en 1910, au ministère de l'intérieur, le gouver-
nement avait déposé, dès le 21 novembre 1911, un
projet de loi (5 articles, au lieu des 27 visés par la
commission) « portant modification de la loi. du
3 mai 1841 ». Le rapport de Paul Escudier, à la
Chambre, l'année suivante, examine I' « article fon-
damental » de ce projet, qui pose tout à la fois « le
principe de l'expropriation par zone et le principe
de l'expropriation pour plus-value », lesquels sont
intimement liés. Mais, pour rendre le vote plus aisé,
le rapporteur au Sénat demanda la disjonction de
cet article et fut suivi par la haute Assemblée. Aussi
la loi du 21 avril 1914, issue de ces remaniements
successifs, n'o2re-t-elle qu'une portée restreinte :
elle ne touche qu'aux détails de la procédure et se
trouve, sur ce point, complétée par quelques dispo-
sitions de la loi du 6 novembre 1918.
a) Modifications à la procédure. Pour plus de clarté,
nous étudierons successivement les deux premiers
articles de la loi de 1914 (les seuls qui aient ajouté
au fond) et la loi de 1918.
1° Loi du 21 avril 1914. On sait qu'aux termes du
texte de 1841 et sauf le cas de cession amiable, un
jury spécial est chargé de fixer, après débats contra-
dictoires, le montant de l'indemnité due à l'expro-
prié. Mais, jusqu'ici, on n'avait pas cru devoir rete-
nir les dispositions de la loi du 21 mai 1836 sur le
jury vicinal, qui laissent au juge la présidence avec
voix délibérative en cas de partage; cependant, elles
avaient déjà donné, en cette matière, d'excellents
résultats. En effet, le magistrat apporte, « avec l'ha-
bitude de diriger des débats, le concours de ses con-
naissances juridiques et l'appoint de son impartia-
lité ». (Exposé des motifs du projet de igri.) C'est
pourquoi l'article i*'' de la loi du 21 avril 1914 est
venu remplacer l'article 38 de la loi de 1841, en vue
de le mettre en harmonie avec le texte de r836.
L'article 2 répare une omission du législateur de
1841, constatée à plusieurs reprises par la Cour de
cassation et que, la décision du jury n'étant pas mo-
tivée, la jurisprudence ne pouvait pas souvent répa-
rer. Cet article stipule que « l'indemnité d'expropria-
tion ne doit comprendre que le dommage actuel et
certain causé par le fait même de l'éviction • et, en
conséquence, que toute demande visant un t préju-
dice incertain et éventuel qui ne serait pas la consé-
quence directe de l'expropriation » doit faire l'objet,
par le jury, d'une appréciation distincte. Nul besoin
de commentaire pour souligner cette disposition, à
la fois parfaitement claire et équitable ;
2° Loi du 6 novembre iqiS. Elle précise la forme
de la déclaration d'utilité publique (loi, décret en
conseil d'Etat, décret simple) selon l'importance
des travaux à réaliser. Elle rend obligatoire la noti-
fication, aux intéressés, du jugement d'expropria-
tion, et fixe la date jusqu'à laquelle ceux-ci sont
tenus de payer les impositions des immeubles expro-
priés. Il n'y a pas lieu de détailler, ici, toutes les
modifications qu'elle apporte à la loi de 1841 en ce
qui concerne l'établissement de la liste, la constitu-
tion et les opérations du jury. Pourtant, il faut noter
le mode de représentation des parties auprès de ce
même jury, qui rend presque impossible l'interven-
tion des agents d'affaires : le pacte de quota litis
(convention d'honoraires basée sur le partage de l'in-
demnité d'expropriation) est déclaré nul et de nul
effet.
Mais cette loi du 6 novembre 1918 doit faire l'ob-
jet d'une étude plus approfondie : elle constitue la
loi générale sur la matière, le droit commun, appli-
cable, sauf dispositions spéciales. Non seulement elle
a modifié la procédure, dans le texte de 1841, mais
234
encore elle y a apporté" des modifications de prin-
cipe, les mêmes qui, précisément, comme on l'a vu
plus haut, n'avaient pu être retenues dans la loi du
21 avril 1914.
b) Modifications de principe : T expropriation par
zone. Nous avons dit, au début, que la jurisprudence
dérivée de la loi de 1841 était forcément étroite.
L'acte déclaratif, surtout, ne s'accordait qu'en vue
de travaux d'avance bien définis et présentant un
caractère d'utilité publiqueevident.il suffira dédire,
à cet égard, qu'un décret du 29 décembre 1914, dé-
clarant d'utilité publique les travaux d'agrandisse-
ment et d'établissement d'une décharge publique
par la ville de Caen, fut annulé, pour excès de pou-
voir, parle conseil d'Etat (contentieux, aoavril 1917).
Dans le même esprit, la Cour de cassation interpré-
tait l'acte déclaratif : ainsi une compagnie de che-
min de fer, rendue, par une loi, concessionnaire d'un
embranchement, ne pouvait ensuite exproprier les
terrains nécessaires à l'extension de la gare située,
au point de raccordement, sur la ligne principale.
D'autre part, du fait de leur situation dans le voi-
sinage d'un ouvrage public, beaucoup d'immeubles
acquièrent une plus-value rapide et injustifiée : de-
vant ces enrichissements d'un seul, la collectivité res-
tait désarmée; ces immeubles, protégés par une
conception vraiment trop dogmatique de la propriété
privée, nepouvaient être expropriés.
Mais, depuis longtemps, l'étranger admettait l'ex-
propriation par zone, surtout dans les villes : Bel-
gique {1858-1867), Italie (1865), Espagne (1879),
Autriche-Hongrie (i88i), Luxembourg (1896), plu-
sieurs cantons suisses, etc. En Prusse, même, depuis
1907, lors de l'ouverture d'un canal, on pouvait
exproprier toutes les parcelles situées au plus à
I kilomètre de l'axe du canal projeté.
On voit, dans ces conditions, combien était urgente,
avant la fin des hostilités, et en vue de la reconsti-
tution des régions dévastées, une réforme de prin-
cipe de notre loi de 1841 : tel fut l'objet essentiel de
la loi du 6 novembre 1918.
1° L'expropriation par zone avant la loi du 6 no-
vembre igiS. Elle était déjà consacrée par deux tex-
tes, dont l'un, le décret-loi du 26 mars 1852, modi-
fié par la loi du 10 avril 1912, est seulement relatif
aux rues de Paris. Il s'est, d'ailleurs, montré ineffi-
cace. Il autorise l'administration à comprendre, dans
tout projet d'expropriation pour l'élargissement ou
la formation des rues de la capitale, la totalité des
immeubles atteints lorsque les parties restantes ne
sont pas d'une étendue ou d'une forme qui permette
d'y élever des constructions salubres, ou en rapport
avec l'importance ou l'esthétique de la voie. Le cas
se présente, par exemple, pour les travaux d'élar-
gissement de la rue des Deux-Ponts, qui laisseront
des parcelles de 5 mètres de largeur maximum et,
de plus, grevées d'une servitude architecturale relies
resteraient d'un emploi difficile, si on ne les augmen-
tait par une emprise sur les immeubles contigus.
L'autre disposition (sur l'expropriation pour cause
d'insalubrité), très importante et d'une application
plus générale, formera la matière de la seconde par-
tie du présent article.
2° La loi du 6 novembre igiS. Elle est issue d'un
projet gouvernemental rapporté au Sénat par Jean-
neney, dont l'étude critique sur la question réalise un
modèle de ces « travaux parlementaires » des com-
missions, si instructifs, et que les débats ne révè-
lent presque jamais. En dehors des modifications por-
tant sur la procédure générale, étudiées plus haut,
•lie a remplacé l'article 2 du texte de 1841 par deux
articles (2 et 2 dis) consacrant la réforme de principe
dont nous avons parlé.
Désormais, l'utilité de l'expropriation peut être
déclarée non seulement pour les superficies comprises
dans le périmètre des ouvrages publics projetés,
mais encore pour toutes celles qui seront reconnues
nécessaires pour assurer à ces ouvrages leur pleine
valeur immédiate ou d'avenir. Il faut insister sur la
généralité des termes: l'expropriation par zone n'est
pas limitée à une catégorie d'ouvrages publics; au
contraire delà plupart des lois étrangères (inférieures,
sur ce point, semble-t-il), la zone, non plus, n'est
pas limitée par un maximum; enfin, on peut inter-
préter de la façon la plus large, le cas échéant, l'ex-
pression: < pleine valeur immédiate ou d'avenir ».
L'article 2 stipule qu'il en sera notamment ainsi, en
matière de voirie urbaine, pour les superficies hors
alignement , faisant obstacle à un lotissement, rationnel
ou non, susceptibles de constructions qui s'accordent
avec le plan général des travaux. Une amélioration
sensible est ainsi réalisée sur la loi du 10 avril 1912
citée plus haut, qui visait « l'importance ou l'esthé-
tique de la voie », choses toutes relatives et difficiles
à définir : le 0 plan général des travaux » est imebase
singulièrement plus précise.
L expropriation par zone une fois admise, il fallait
la faire servir à la récupération de la plus-value des
immeubles voisins d'un ouvrage public projeté ;
c'est ainsi qu'aux termes de l'article 2 bis, l'utilité de
l'expropriation peut aussi être déclarée, si cette plus-
value dépasse 15 pour 100. L'article 54 de la loi du
i5 septembre 1807 était devenu radicalement insuf-
fisant, n'avait pas re;u vingt applications en un siè-
LAROUSSE MENSUEL
cle et, d'ailleurs, ne s'appliquait pas aux immeubles
hors de la portée des travaux, ni lorsque la plus-
value ne paraissait pas « notable ». Insuffisant, éga-
lement, l'article 51 de la loi de i84r, sur la compen-
sation au cas de plus-value immédiate et spéciale au
restant de la propriété.
En vue de l'évaluation de cette plus-value, la loi
nouvelle prescrit qu'une expertise sera jointe à l'en-
quête administrative. L'option pour l'indemnité de
plus-value ou l'indemnité d'expropriation appartient,
selon les cas, à l'administration ou au propriétaire :
à l'administration, si la première indemnité est in-
férieure ou égale à celle de la demande notifiée; au
propriétaire, dans le cas contraire.
Enfin, il importe de noter que les deux modes
d'expropriation sont entourés de toutes garanties.
L'expropriation par zone ne peut être autorisée que
par une loi ou un décret en conseil d'Etat (à l'ex-
clusion du décret simple). Le jugement d'expro-
priation pour plus-value, rendu sous conditions sus-
pensives, laisse'encore place à une convention amia-
ble. En outre, les ex-propriétaires ou leurs ayants
droit ont la faculté de demander la remise des im-
meubles expropriés, s'ils ne sont pas utilisés confor-
mément à la loi ou au décret déclaratif d'utilité
publique.
Comme on le voit, la loi de rgrS respecte scrupu-
leusement les droits de la propriété privée, tout en
donnant satisfaction aux légitimes exigences de la
collectivité.
Dispositions législatives spéciales. Nous ne par-
lerons pas ici de la loi du 14 mars içrg, qui permet
de déclarer d'utilité publique, les plans d'extension
et d'aménagement des villes (elle a déjà été étudiée
au Larousse Mens., t. V, p. 182), mais seulement de
l'expropriation pour cause d'insalubrité.
• Nous ne grandissons que par les villes », a pu
dire André Honnorat : aussi leur insalubrité n'a pas
besoin, en général, d'être démontrée. En 1911, — à
ne prendre que deux exemples entre cent, — on
pouvait considérer que 2.000 maisons, à Angers,
étaient inhabitables (peut-être parce que trop habi-
tées) et, à Troyes, le sixième environ de la ville. Car
c'est l'agglomération qui provoque le nombre des
décès dus à l'importance de la tuberculose, et non
l'importance de la ville. (D'' Lucien Graux.) Suivant
le D' Roux, il faudrait tenir compte également de la
condition sociale des occupants et de leur manière
de vivre. Quoi qu'il en soit et jusqu'à ces toutes
dernières années, on en était réduit, faute de lois
suffisantes, à constater partout des foyers d'insalu-
brité, sans pouvoir agir efficacement.
Une loi du 13 avril 1850, sur l'assainissement des
logements insalubres, avait bien créé un type de
commission sanitaire, chargée d'examiner les habita-
tions suspectes ; mais son application était restée
limitée. La loi du 15 février 1902, sur la protection
de la santé publique, semblait apporter le remède
tant souhaité : la destruction des îlots pestilentiels.
Car d'Elhoungne en convenait dès 1867, à la Cham-
bre des représentants, en Belgique : on n'assainit un
quartier insalubre qu'en le détruisant, ou totalement,
ou en grande partie. Mais notre loi de 1902, si elle
rendait obligatoires les commissions sanitaires dans
chacune des circonscriptions fixées par les conseils
généraux, donnait trop de pouvoirs au maire pour
qu'il se décidât à en user vis-à-vis de ses administrés:
interdiction d'habiter et, pour le propriétaire, obli-
gation d'effectuer les travaux d'assainissement jugés
nécessaires. Au surplus, le texte invoquait surtout
les causes « extérieures » et 0 permanentes » d'insa-
lubrité ; il laissait presque toute sa force executive à
la loi de 1841 et, en définitive, il n'a permis de
réaliser que des travaux de faible importance : le
plus souvent, pour ne pas engager les municipalités
dans la voie d'expropriations très onéreuses, les bu-
reaux d'hygiène renonçaient à interdire l'habitation
des immeubles insalubres. Un remaniement s'impo-
sait donc en ce qui concerne la faculté d'expropria-
tion accordée aux communes, si nous voulions sui-
vre, de très loin, d'ailleurs, les législations étrangères.
En Belgique, en effet, depuis plus d'un demi-siècle,
l'expropriation est d'ordre légal, lors d'un ensemble
de travaux d'assainissement ou d'amélioration d'un
quartier. Depuis aussi longtemps, l'Angleterre s'est
préoccupée de la question et l'a résolue par les lo s
fondamentales de 1890 et 1909. En Italie, la procé-
dure d'expropriation peut, en cas de nécessité, être
abrégée. Dès 1902, en Allemagne, l'exécution d'un
plan général de travaux urbains était possible. La
France, elle, attendit jusqu'en 1915.
La loi du 15 juin 1915. Elle a été votée d'après
une proposition de Jules Siegfried, judicieusement
analysée dans un rapport d'André Honnorat et dis-
cutée à la Chambre dès le mois de mars 1912. Mais
cette proposition fut assez prof ondément remaniée au
Sénat et ne put avoir force de loi que trois ans plus tard .
Ses dispositions ont surtout pour objet de rempla-
cer, dans la loi de 1902, l'article 18, qui fondait le
droit d'expropriation pour insalubrité.
Seules, les communes peuvent requérir cette expro-
priation, qui peut s'étendre à « des groupes d'im-
meubles ou quartiers », c'est-à-dire à une zone. Aux
termes du nouveau texte^ l'insalubrité est dénoncée
N' 183. Septembre 1920.
par délibération du conseil municipal, appuyée d'un
avant-projet sommaire des travaux d'assainissement :
le maire n'intervient plus qu'à titre accessoire. Si le
préfet prend la délibération en considération, il y a
désignation, ou, le cas échant, nomination d'office,
d'experts chargés de procéder, pour chaque immeu-
ble à acquérir, à l'estimation : 1° de sa valeur vé-
nale, abstraction faite de ses conditions d'insalubrité ;
2° du coût des travaux nécessaires pour le rendre
salubre; 3" de la valeur actuelle des terrains suppo-
sés nus et de celle des matériaux à provenir des dé-
molitions (pour le cas où l'immeuble serait inhabi-
table en totalité).
Après ces expertises et l'enquête de rigueur, le
préfet prend alors, s'il y a lieu, un arrêté déclaratif
d'utilité publique, qui règle jusqu'au mode d'utilisa-
tion des parcelles non incorporées aux ouvrages pu-
blics (elles peuvent être revendues) ; cet arrêté est
susceptible de deux recours distincts. A ce moment,
il y a lieu de noter des dérogations sensibles à la
procédure de la loi de 1841.
Tout d'abord, et même si l'immeuble défectueux
se trouve comprisdansune expropriation pour cause
d'utilité publique, l'indemnité à allouer au proprié-
taire est calculée, par le jury, de façon à tenir
compte des conditions d'insalubrité et du prix des
réparations qui la diminuent d'autant. Aucune autre
indemnité ne peut être allouée du fait de dcposses-
sion. Mais, lors de l'assainissement d'un quartier, la
législation de i84r est toujours intégralement ap-
pliquée aux immeubles satisfaisant à toutes les rè-
gles de l'hygiène publique. Ainsi est vérifié l'adage:
« Nul ne peut s'enrichir par sa faute. » Un proprié-
taire n'espérera plus, désormais, que sa maison insa-
lubre sera surestimée par un jury d'expropriation.
Quant à l'indemnité due aux occupants, elle est
forfaitaire (un trimestre de loyer), sans pouvoir dé-
passer 300 francs ; exception est faite pour les loca-
taires qui exploitent, dans les locaux expropriés, un
commerce ou une industrie donnant lieu à patente :
dans ce cas, l'indemnité, calculée par le jury sui-
vant la loi de i84r, est soumise à réduction si le
commerce ou l'industrie ont comporté, du fait de
l'exploitant, une cause soéciale d'insalubrité. 11 con-
vient d'observer, d'ailleurs, que propriétaires et lo-
cataires gardent la faculté du recours en cassation.
Mais, l'assainissement opéré, les propriétés situées
eu dehors des alignements arrêtés pour les nouvel-
les constructions peuvent être revendues auxenchè-
res, sans qu'il y ait lieu à l'application des arti-
cles 60 et 6r de la loi de 1841.
. Conclusion. Dès la signature du traité de paix, il
fallait abroger formalités et délais, réparer les rui-
nes de la guerre et accélérer la reconstitution indus-
trielle du pays : un nouveau texte a été voté. Pen-
dant un délai de cinq ans à partir de la cessation
des hostilités, la loi du 12 août 1919 étend à tous les
travaux publics urgents, en cours ou même non
commencés, l'application de l'article 76 de la loi de
i84r : cet article réservait jusqu'ici aux seuls ouvra-
ges intéressant la défense nationale le bénéfice de
l'expropriation, ou de l'occupation temporaire, en
cas d'urgence. La déclaration d'utilité publique est
faite conformément à la loi du 27 juillet 1870, et la
déclaration d'urgence a lieu par décret.
On peut conclure que, peu à peu, on sera amené à
refondre en totalité notre législation caduque sur
l'expropriation. Un projet, qui portait exclusivement
sur le régime de l'expropriation conditionnelle, a été
déjà déposé au début aei9i9. Discuté à la Chambre
le 6 août de la même année, il s'est trouvé complété
et élargi. De sorte que, tant par les modifications
que parles dispositions spéciales, il viendra un jour
où plus rien ne restera, en fait, de la loi de 1841.
Mais là est la vraie méthode : le droit de propriété
repose sur des traditions successives et accumulées;
et, pour le mettre en harmonie avec les progrès
réalisés dans le domaine des faits et des idées, pour
opérer des réformes durables, on ne doit toucher à
ce droit qu'avec discernement et avec cette grada-
tion lente dont la nature elle-même, dans ses mani-
festations, nous donne l'exemple. — Camille dépauli.
"PeT, Principes de la sidérurgie moderne.
Les fontes synthétiques. — Les produits métal-
lurgiques à base de fer doivent leurs propriétés dis-
tinctives aux faibles quantités de carbone, de sili-
cium, de soufre, de phosphore ou d'autres métaux
qu'ils contiennent : l'influence de ces éléments favo-
rables ou défavorables est prépondérante ; c'est
grâce à eux que les principes physiques ou mécani-
ques peuvent être modifiées dans des limites très
étendues.
Dans l'industrie, on considère comme fer le métal
ferreux contenant moins de 0,5 p. 100 de carbone et
autres éléments, malléable, se soudant à lui-même et
ne durcissant pas à la fonte. Au-dessus de cette te-
neur jusqu'à une proportion de 2,6 p. 100, on obtient
la série des aciers; le métal est encore malléable,
mais il prend l'état pâteux avant de fondre et se ca-
ractérise par la propriété de se tremper par des trai-
tements thermiques appropriés.
Lorsque le carbone et les substances accessoires
sont combinés dans des porportions supérieures.
I
W 163. Septembre 1920-
pouvant atteindre 5 à 6 p. 100, le métal prend le
nom de fonte, il est en général cassant, dépourvu de
malléabilité, plus fusible; il se liquéfie sans devenir
pâteux vers 1.200° C.
La diversité dans les proportions relatives des
combinaisons possibles entre le fer et les corps qui
l'accompagnent entraîne, naturellement, une grande
variété d'aciers et de fontes : depuis les aciers extra-
doux jusqu'aux aciers durs, depuis les fontes grises,
dans lesquelles une partie du carbure s'est séparée à
l'état de graphite, jusqu'aux fontes blanches, plus du-
res, plus fragiles, où tout le carbure est combiné, etc.
Principes de la fabrication des produits sidérur-
giques. — Dans la pratique, le minerai de fer, grillé
au besoin pour le convertir en oxyde, est fondu avec
des substancesappropriées pour transformer la gangue
en un verre fusible et avec du coke pour réduire les
oxydes en métal ; il se sépare de la scorie un bain
métallique plus ou moins chargé de carbone, silicium,
soufre, phosphore, etc. : c'est la fonte brute, matière
première pour préparer le fer et les aciers.
Jadis, on obtenait le fer par réduction au char-
bon de bois, de minerais purs; sous l'influence d'un
soufflet de forge, le métal se séparait en grains, qui,
réunis et soudés à eux-mêmes, étaient forgés pour
en chasser la scorie. Ce vieux procédé, dit « catalan »,
a été remplacé par les méthodes traitant les fontes ;
dans celles-ci, on procède à une oxydation partielle
suffisante pour briilcr le silicium et le carbone, mais
insuffisante pour oxyder le fer. Celui-ci se rassemble
en une masse peu fusible, dont on élimine la scorie
par forgeage. Naturellement, cette méthode, dite du
puddlage, pratiquée sur la sole d'un four à voûte, ne
convient qu'à des fontes presque pures, déjà élabo-
rées avec des minerais choisis.
Or ces variétés de fontes sont peu abondantes; la
moyenne partie de la production des hauts fourneaux
doit subir un affinage plus intense; elle est de pré-
férence transformée en acier et, comme cet acier peut
s'obtenir en quantités considérables, les qualités les
plus douces ont pu se substituer, parfois avec avan-
tage, au fer, dans de nombreuses applications.
Un des procédés de transformation est dû à Besse-
mer; il consiste en un affinage oxydant sous le vent
d'une puissante soufflerie : la fonte, amenée liquide
dans une cornue de fer protégée intérieurement par
des briques siliceuses (d'où le nom d'acide donné au
procédé), est traversée par un violent courant d'air.
Peu à peu, le silicium, puis le carbone, se brûlent ;
lorsque ces éléments sont éliminés, le fer lui-même
s'oxyde ; on procède alors, par addition d'une fonte
spéciale très riche en manganèse, le spiegel, à une
désoxydation du fer et à une recarburation conve-
nable; le métal est alors bon à couler, opération ob-
tenue facilement en basculant la cornue. Le tableau
suivant indique la rapidité d'élimination des impu-
retés au cours d'une opération :
L Opération au Bessemer acide.
Carbone , .Silicium Phosphore
Fonte initiale 3(5 p. 100 2,4 0,09
Fonte après 15 m. de souf-
flage 1,25 — o,T —
Fonte après xy m. de souf-
flage 0,2 — 0,06 —
Fonte après 18 m. de souf-
flage 0,03 — 0,04 —
Métal final, après addition
de spiegel à 4,3 de car-
bone et 0,06 de silicium. 0,37 — 0,06 —
Le phosphore n'est pas éliminé, le soufre serait
également resté en partie ; pour réussir à les oxyder,
il aurait fallu poursuivre le soufflage à une tempéra-
ture dangereuse pour la résistance de l'appareil. Cette
restriction dans l'épuration limite l'application du
Bessemer à des fontes assez pures, surtout non phos-
phoreuses. — Or ces dernières sont les plus abon-
dantes ; on parvient à les purifier en changeant le
revêtement siliceux acide par un garnissage basique
en pierre magnésienne (dolomie) et en ajoutant de la
chaux à la charge. Ce procédé, dit « Bessemer basi-
que » ou « procédé Thomas », convient particuliè-
rement pour le phosphore; celui-ci se combine avec
les matériaux alcalins, donnant accessoirement ces
scories de dépLosphoration si recherchées des agri-
culteurs.
II. Opération au Bessemer basique {procédé Tho-
mas) :
Car- Sili- Pho8- Sou-
bone ciuiii phure fre
Fonte initiale 2,8 p. 100 0.6 1,28 0.3
Fonte après 2 m. de souf-
flage 2,7 — traces 1,32 0,26
Fonte après 10 m. de souf-
flage 0,15 — traces 0,48 0,37
Acier final après addition
d'un spiegel il 4 p. 100
de C 0,24 — traces 0,02 0,09
Dans ces méthodes, la fonte est épurée par élimi-
nation oxydante des impuretés. On peut arriver au
même résultat par une voie toute différente : elle
consiste à fondre ensemble dans un four à sole
chauffée par gazogène Siemens une fonte avec des
déchets de fer ou d'acier, pour réaliser une propor-
tion moyenne des constituants, la fonte carburée
LAROUSSE MENSUEL
fournissant son carbone aux métaux ajoutés. Cette
conception, due à l'ingénieur Martin, exigeait des
fontes pures; depuis, à l'imitation du procédé
Thomas, en employant des soles basiques, on a pu
traiter des fontes de pureté quelconque, le phos-
phore se combinant aux scories alcalines.
Cette nouvelle méthode de travail eut aussitôt un
grand succès : elle donnait rapidement de grandes
quantités d'acier, par coulées importantes; grâce au
dosage précis des éléments, les pro-
duits obtenus étaient très réguliers ;
des aciers, assez doux, même, pour
se substituer au fer puddié, purent
se préparer aisément.
Electrosidérurgie. — Telles sont
les méthodes générales encore sui-
vies actuellement ; mais, si l'on con-
sidère certaines données économi-
ques, la réalisation de métaux de
composition constante, on remarque
que les fours à gazogènes sont
coûteux, difficiles à conduire, né-
cessitant une attention soutenue.
Aussi un des plus importants perfec-
tionnements réalisés en sidérurgie
fut-il l'introduction du four élec-
trique.
Celui-ci présente un grand nom-
bre d'avantages, qu'il soit adapté
au haut fourneau où il économise le
charbon destiné à entretenir les
chaleurs de réaction, qu'il soit
adapté au chauffage du creuset
Martin, où il permet de travailler à
température définie et, surtout, en
l'absence des gaz des foyers toujours
gênants, leur présence déterminant
les soufflures dans les pièces cou-
lées. Les fours électriques ont, en
outre, l'avantage du moindre encom-
brement, par suite du moindre prix
de revient ; le rendement thermique
y atteint 60 p. 100 contre 10 seu-
lement au Martin ordinaire : ils de-
viennent, du reste, très intéressants
en les alimentant avec l'énergie
captée des eaux de montagne.
La description des fours a été
déjà exposée ici (v. Lar. Mens.,
t. II, p. 36). Depuis cette époque,
et notamment durant la guerre, de
grandes quantités de métal ont été
ainsi élaborées. Une desplus grandes
aciéries françaises, celle d'Ugine
(Savoie), de P. Girod, peut ainsi produire ôo.ooo ton-
nes d'acier annuellement.
La souplesse de la conduite, la certitude des ré-
sultats obtenus font du four électrique l'appareil
parfait pour préparer les aciers fins, jadis produits
par petites quantités au creuset, ainsi que tous les
aciers spéciaux (aciers au chrome, au tungstène,
aciers rapides, etc.), demandés par nos mécaniciens.
Fontes synthétiques. — Si le four électrique con-
vient pour ces délicates préparations, il présente
également un intérêt du plus haut point dans l'ob-
tention des métaux recarburés.
Les besoins industriels demandent, en effet, des
produits de moulage aisément fusibles. Or les fontes
grises, favorables à ce genre de travail, sont à haute
teneur en carbone, mais elles ne sont appréciées que
si leur teneur en soufre et en phosphore est insi-
gnifiante ; d'où la nécessité de les préparer au haut
fourneau avec des minerais et du charbon purs,
conditions peu économiques, ou de les obtenir en
recarburant un métal déjà purifié.
Comme nous l'avons montré ci-dessus, la pratique
des procédés usuels conduit à un métal très peu
carburé, le carbone s'éliininaiit au cours de l'élirai-
Kig. 1. — Four électrique Keller.
nation des autres impuretés. Le problème avait déjà
intéressé de nombreuxchercheurs; malheureusement,
que l'on coule le métal dans une poche ple:ne de
poudre de charbon ou que le bain métallique soit
maintenu en contact avec des agglomérés de fer et
de charbon, les métaux obtenus étaient très irrégu-
liers, le carbone ne se répartissant qu'inégalement
dans la masse.
Le problème devait être envisagé autrement ; à
cette carburation lente du métal préalablement fondu,
ne donnant qu'un faible contactentre le bain et le char-
bon de recarburation, Keller a substitué un autre
principe en cherchant à provoquer le contact à haute
température entre le métal solide ou pâteux et le char-
bon solide, l'opération étant , de plus, rendue continue.
Fîg. 2. - Four <*lecti'ique Ch.-A. K<*Uer, à marche continue, pour la fabrioation des fontes synthétiques (type oureri).
236
Cette solution a pu se réaliser non dans un four
à voûte où la hauteur des masses réagissantes est
forcément réduite, mais dans un four électrique à
cuve. Le métal à recarburer en tournures est mé-
langé de coke sec en petits grains, formant dans la
cuve une certaine hauteur ; la cémentation, c'est-à-
dire la carburation, commence dans les parties
hautes, dès que celles-ci atteignent 625° C; la réac-
tion se poursuit durant la descente, d'autant plus
rapidement que la température s'élève ; au bas du
creuset, celle-ci atteint de 1.200 à 1.300» C. : les
matières sont fondues.
Pour faciliter la désulfuration et diminuer les in-
tensités nécessaires, on ajoute au mélange un laitier
très basique ; or, si l'on considère que la fonte obte-
I"'ig. 3. — Coulée (le la fonte synlh<-"tique.
nue en présence de ce laitier, retenant la faible
quantité de silice introduite, contiendra tous les
corps entrant dans le lit de fusion, sauf le soufre,
sans augmentation du silicium, le carbone de la
charge étant complètement utilisé, il devient facile
de régler le dosage des corps; les fontes réalisées
peuvent être établies d'après une donnée précise.
Keller, l'inventeur du procédé et des fours employés,
réalise une véritable synthèse de ses alliages; d'où le
nom de fontes synthétiques donné aux métaux ainsi
obtenus.
La présence du laitier basique permet l'élimina-
tion du soufre; dans le cas de produits phosphoreux,
il faut opérer avec quelques modifications; l'épura-
tion a lieu en deux temps. Dans une première opéra-
tion, la fusion est conduite comme précédemment,
mais, en présence d'une scorie basique oxydante, le
phosphore s'élimine en se combinant avec celle-ci,
tandis que l'on facilite les réactions en maintenant
le métal carburé à i p. 100, ce qui le rend suffisam-
ment fluide. Cette fonte, purifiée, est alors soumise au
traitement ordinaire déjà décrit. Dans ce cas, les
frais sont doublés, mais le métal , pur de soufre et de
phosphore, est de qualité supérieure.
On réalise ainsi toutes les gammes possibles de
fontes; on peut également préparer toutes les nuan-
ces d'acier, même les plus douces. Dans ce cas, on
prépare des fontes purifiées à 1,5 p. 100 de carbone;
ces fontes sont ensuite passées pour être transfor-
mées en acier dans un foyer Martin, électrique
ou non.
Le problème de la recarburation était très intéres-
sant à résoudre pendant la guerre, durant laquelle
les déchets d'acier étaient considérables ; i 1 i mportait,
en les recarburant, de les transformer en fonte de
moulage, propre à la confection des obus.
Le procédé de Keller, exploité par les établisse-
ments Keller et Leleux dans leurs usines de Livet,
de Nanterre et Limoges, rendit les plus grands ser-
vices à la Défense nationale; il servit à préparer plus
de 150.000 tonnes de fonte pour obus de 220 et de40o.
Cette fonte devait présenter la teneur suivante :
Carbone. 2,9; silicium, 1,75; manganèse, 0,5;
soufre, traces; phosphore, 0,05 p. 100.
Elle résistait à une traction de sokilogr. parmillimè-
tre carré et au choc d'un mouton de 13 kilogr. tombant
LAROUSSE MENSUEL
de 89 centimètres de hauteur, tandis que les cahiers
des charges admettaient 25 kilogr. et 44 centimètres.
Le mélange des tournures et de coke menu sec
était chargé d'une façon continue dans un four élec-
trique formant cuve, l'arc jaillissant entre une élec-
trode et une sole conductrice. Le métal, élaboré dans
trois fours, était coulé dans un four électrique réser-
voir-mélangeur, grand creuset à voûte, où le métal
s'accumulait et se maintenait en fusion, durant le
temps nécessaire aux épreuves de contrôle ; la dis-
position du four permettait, en outre, les corrections
nécessaires avant la coulée.
D'abord installée à l'usine de Livet (Savoie), la fa-
brication fut ensuite augmentée ; une vaste usine, « les
I fonderies nationales d'artillerie », fut érigée à Nan-
terre, pour préparer journellement
300 tonnes de fontes synthétiques.
En marche normale, 1.050 kilogr.
d'acier produisaient!. 000 kilogr. de
fonte, avec une dépense de 80 kilogr.
de coke à 80 p. 100 de carbone fixe ;
la dépense électrique étant de 675 ki-
lowatts-heures par tonne de fonte
dans un four de 2.500 kilowatts du
type 80 à 100 tonnes.
Cette transformation de l'acier
durant la guerre donna aux fontes
synthétiques un essor très rapide,
du fait de l'abondance des tournures
inutilisées. Aujourd'hui, ces ma-
tières, moins abondantes, sont ésa-
Icment recherchées par les hauts
fourneaux; cette concurrence, jointe
aux difficultés de transport, peut
modifier les conditions de l'indus-
trie de ces fontes, mais il n'en reste
. pas moins acquis que la fusion re-
carburante ou la transformation
subséquente des fontes en aciers
constituent des industries intéres-
santes et d'autant plus dignes d'en-
couragement qu'elles assurent une
utilisation rationnelle des chutes
d'eau, notre bouille blanche na-
tionale.
Au moment où le combustible
solide est si rare, le travail au four
électrique est une des solutions les
plus élégantes que nous puissions
adopter pour le traitement de nos
énormes gisements ferrugineux, si
grands vis-à-vis de nos ressources
en charbon. — M. Molimé.
Impôt sur le cliiiTre des
affaires. — Destiné à remplacer
la taxe précédemment payée par les
acheteurs ou consommateurs sur le
montant de leurs achats ou de leurs dépenses, l'impôt
sur le chiffre des affaires a été établi par les articles 59
à 76 de la loi du 25 juin 1920, créant de nouvelles
ressources fiscales, et réglementé par le décret du
24 juillet suivant. Des pénalités très sévères ré-
priment les contraventions et les fraudes.
Qui doit l'impôt? — L'impôt atteint les affaires
faites en France : 1° par les personnes qui achètent
pour revendre, ou qui accomplissent des actes rele-
vant des professions assujetties à l'impôt cédulaire
sur les bénéfices industriels et commerciaux ; 2° par
les exploitants d'entreprises assujetties à la rede-
vance proportionnelle sur les mines.
Sont donc imposables tous ceux qui exercent un
commerce ou une industrie, de quelque nature qu'elle
soit, et tous ceux qui, n'exerçant pas une profession
commerciale, ont fait exceptionnellement un acte
de commerce. Il suffit d'acheter des marchandises
en vue de les revendre pour être ta.\é.
La loi exempte, toutefois, un certain nombre
d'affaires, soit parce qu'elles sont déjà assujetties à
un impôt spécial (opérations de Bourse, opérations
d'assurances, etc)., soit à raison de leur nature ou de
leur objet (vente du pain, affaires effectuées par les
concessionnaires de services publics d'après des ta-
rifs dûment homologués, etc.). Les exemptions sont
énumérées par l'article 60 de la loi.
DÉCLARATION. — Tout redevable qui n'est pas
inscrit au rôle de l'impôt cédulaire sur les bénéfices
industriels et commerciaux est tenu de souscrire,
dans les quinze jours du commencement de ses opé-
rations ou de l'ouverture de son établissement, une
déclaration, dans les formes et conditions spécifiées
par les articles i à 4 du décret.
Obligations du redevable. — A défaut d'une
comptabilité permettant de déterminer explicitement
son chiffre d'affaires, le commerçant ou l'industriel
assujetti doit tenir un livre spécial, paginé, indi-
quant pour chaque affaire la date, la désignation de
l'objet du payement, le prix et même les nom et
adresse de l'acheteur, lorsque celui-ci est un commer-
çant et que le prix de la vente est supérieur à
500 francs ; les affaires de moins de 100 francs, au-
tres que celles de luxe, peuvent, toutefois, être ins-
crites en bloc à la fin de chaque journée. Les agents
de l'administration pourront demander communica-
N- 163. Septembre 1920
tion non seulement du livre spécial, mais encore des
justifications, telles que les factures d'achats, néces-
saires à la vérification, qui devront, ainsi que le livre
ou la comptabilité en tenant lieu, être conservées
pendant trois ans à dater du i" janvier de l'année
durant laquelle le livre a été commencé ou les pièces
établies.
A la fin de chaque mois, le redevable remet à
l'administration un relevé du chiffre des affaires du
mois précédent, avec l'indication distincte des objets
classés comme étant de luxe.
Taux de l'impôt. — Le taux de l'impôt est fixé à
I p. 100, plus un décime au profit des départements
et des communes, soit, au total, i fr. 10 p. 100, dont
I p. 100 à l'Etat et o fr. 10 p. loo répartis à raison
de deux tiers aux départements et un tiers aux com-
munes.
Les affaires de luxe sont rangées en deux classes :
1° affaires consistant dans la vente au détail ou à la
consommation des objets considérés par décret
comme étant de luxe et qui sont taxées à 10 p. 100
du prix de la vente; 2° dépenses de logement ou de
consommation sur place de boissons et denrées ali-
mentaires effectuées dans les établissements de luxe,
lesquels sont divisés en deux catégories, d'après la
classification opérée par les commissions départe-
mentales. Les décisions de ces commissions peuvent
être attaquées devant une commission supérieure,
et les décisions de la commission supérieure sont
susceptibles d'être portées devant le conseil d'Etat
pour excès de pouvoir ou violation de la loi. Les
recettes des établissements de première catégorie
sont taxées à 10 p. 100 sans décimes et celles des
établissements de seconde catégorie à 3 p. 100 sans
décimes.
Liquidation. — Pour les redevables qui fabriquent
ou vendent, l'impôt est liquidé sur le montant brut
des prix des ventes, sans déduction pour emballages,
frais d'expédition, impôts et autres dépenses. Pour
les intermédiaires, loueurs, entrepreneurs, ban-
quiers, etc., qui ne fabriquent pas ou ne vendent
pas de marchandises, l'impôt est liquidé sur le
montant brut des remises, prix de location, cour-
tages, etc.
L'impôt n'est dû que lorsque la vente est effective-
ment et définitivement réalisée, lorsque la rémunéra-
tion est définivement acquise, de sorte qu'il n'est pas
immédiatement exigible en cas de vente à terme.
Et, s'il a été perçu à l'occasion de ventes qui sont
postérieurement résiliées ou annulées, à l'occasion
de services qui, par la suite, restent impayés, le
montant en est imputé sur les versements ultérieurs.
Enfin, quand le redevable qui l'a acquitté cesse d'y être
assujetti, il y a lieu à restitution. En aucun cas, l'im-
putation ou la restitution ne peuvent être demandées
après un délaide deux ans à partir de la perception.
Les affaires consistant dans la vente d'objets de
luxe à des commerçants en vue de la revente sont
exonérées de la taxe de 10 p. 100. Les ventes pu-
bliques ne bénéficient pas de cette disposition.
Les importations sont soumises à l'impôt de
I p. 100, liquidé sur la valeur des marchandises,
droits de douanes, de consommation ou de circula-
tion compris.
Lorsque le vendeur, qu'il soit français ou étranger,
n'a en France ni le siège de son commerce, ni une
succursale, ce qui l'affranchit de l'impôt sur le chifire
des affaires, les droits sur les importations sont
majorés d'un pourcentage égal à cet impôt. La
majoration n'est pas appliquée aux produits facturés,
quand le vendeur est établi au pays d'origine. (Loi
du 31 juillet 1920, art. 12.)
Sous réserve des exceptions déterminées par dé-
cret, les affaires s'appliquant à des opérations de
vente ou de commission qui portent sur des objets
exportés sont exemptes de l'impôt.
Payement. — La perception suit les sommes de
I franc en i franc inclusivement et sans fraction.
L'impôt est versé chaque mois aux caisses de l'Etat,
à moins que le redevable n'ait été autorisé à verser
une somme forfaitaire annuelle, ou à modifier les
délais légaux de déclaration et de payement.
Spiritueux et vins fins. — La taxe est de
25 p. 100 pour les eaux-de-vie, liqueurs, apéritifs,
vins de liqueur, et de 15 p. 100 pour les vins fins.
Elle est calculée sur le prix de vente, droit de con-
sommation compris, mais abstraction faite de la
taxe de luxe, quand il s'agit de ventes faites directe-
ment aux consommateurs par les producteurs ou né-
gociants en gros. Il n'en est pas de même pour les
livraisons faites par un magasin principal à son ma-
gasin de détail : la taxe est ici calculée sur le prix
effectivement payé par l'acheteur à ce magasin de
détail, prix comprenant la valeur intrinsèque, le
droit de consommation et la taxe de luxe cumulés,
mais diminué de 25 p. loo.
Dispositions spéciales aux non-commerçants. —
Le prix des ventes intervenues entre non-commer-
çants, sous quelque forme que ce soit, est soumis à
l'impôt de 10 p. 100, quand elles s'appliquent à des
marchandises désignées par décret comme étant de
luxe. La taxe est acquitée par l'apposition de tim-
bres mobiles sur la quittance, dont la délivrance
est obligatoire. Le droit spécial de timbre des quit-
I
N' 163. Septembre 1920.
tances n'est pas applicable aux écrits constatant
des payements soumis à la taxe de lo p. toc.
Lorsque la vente d'objets de luxe appartenant à
un non-commerçant est effectuée par un officier
public ou ministériel, ou bien constatée par un acte
(authentique ou sous-seing privé), la taxe est perçue
sur le procès-verbal ou sur l'acte.
Les objets de luxe importés, destinés à des
non-commerçants, sont passibles de la taxe de
10 p. lOO. Max LiOHAND.
Xjaisant (Charles-Ange), mathématicien et
homme politique français, né à La Basse-Indre (Loire-
Inférieure) le I" novembre 1841. Il est mort à As-
nières (Seine), le 5 mai 1920. Après avoir fait ses
études préparatoires au collège Sainte-Barbe, Ch.
Laisant entra à l'Ecole polytechnique en 1859, puis à
l'Ecole d'application de Metz, d'où il sortit, en 1863,
comme lieutenant de génie. Promu capitaine en i865,
il fut chargé, pendant la guerre franco-allemande de
1870, des travaux de défense du fort d'Issy, près Pa-
ris, et, en janvier 1871, il était promu chevalier de
la Légion d'honneur pour sa brillante conduite.
Depuis sa sortie de l'Ecole, Ch. Laisant continuait
ses études mathématiques, et il devait les pour-
suivre durant sa vie entière, s'adonnant tout d'abord
à des recherches particulières, qui, d'ailleurs, furent
couronnées de succès, puis à des questions d'ensei-
gnement. Pourtant, après la fatale guerre de 1870,
profondément imbu de sentiments républicains et
désireux de voir aboutir au plus tôt un certain
nombre de réformes démocratiques, il se passionne
peu à peu pour la politique et, en octobre 1871, il
se faisait élire conseiller général à Nantes, où son
oncle, le docteur Guépin, médecin réputé, jouissait
d'une grande popularité.
Dans l'assemblée départementale de la Loire-Infé-
rieure, ses idées libérales ne tardèrent pas à paraître
subversives, de sorte qu'à la chute du gouvernement
de Thiers, il fut envoyé à Tours, puis en Corse, puis
en Algérie : cette disgrâce ne l'empêcha pas, toutefois,
d'assister régulièrement aux sessions du conseil gé-
néral de la Loire-Inférieure et de remplir le mandat
que lui avaient confié ses électeurs ; il fut réélu en 1874.
Les obstacles que le gouvernement ne cessait de lui
opposer le poussèrent à quitter l'armée ; il donna sa
démission d'officier, résolu à se consacrer à la politi-
que active et, en février 1876,11 était élu député de la
première circonscription de Nantes. A la Chambre
des députés, il se fit inscrire au groupe de l'Union
républicaine ; il désirait une refonte complète de
l'armée et proposa la suppression de toutes les dis-
penseset du volontariat, avec la réduction à trois ans
du service militaire obligatoire pour tous. Son projet
de loi fut repoussé, mais il le reprit avec une remar-
quable ténacité dans les différentes législatures qui
suivirent, et il devait devenir notre loi actuelle du
recrutement. Il fut l'un des 363 députés qui se dres-
sèrent contre le ministère de Broglie et fut réélu en
octobre 1877.
Pendant toute cette période, Ch. Laisant n'avait
pas abandonné les mathématiques, et il avait déjà pu-
blié un certain nombre de mémoires.
Le premier ouvrage qu'il fit paraître à part est une
traduction de l'intéressant traité de Bellavitis : Expo-
sition de la méthode des équipollences (Paris, 1874).
11 fut, avec J. Houel, l'un des plus ardents propaga-
teurs, en France, de cette méthode qui devait in-
fluencer même nos méthodes d'enseignement. Un
mois après l'élection de 1877, il était reçu docteur
es sciences de la Faculté de Paris, avec deux thèses
remarquables : Applications mécaniques du calcul
des quaternions et Nouveau mode de transforma-
tions des courbes et des surfaces. Il devait revenir,
quelques années plus tard, sur cette théorie des qua-
ternions, que Maxwell avait appliquée à la physique
mathématique.
Tous ces travaux ne diminuaient en rien son acti-
vité politique ; à la nouvelle Chambre élue en 1877,
ayant repris son projet de loi sur le recrutement de
l'armée, il subit encore un échec et abandonna alors
le groupe de l'Union républicaine, pour se rallier à
l'extrême gauche.
De 1879 à 1881, il fut directeur politique du jour-
nal le Petit Parisien, et c'est en cette qualité qu'il
fut condamné à 8.000 francs d'amende, avec H. Ro-
chefort, par le tribunal correctionnel de la Seine,
pour un article jugé diffamatoire sur le général de
Cissey, alors ministre de la guerre. Lors des élec-
tions dei88i, il fut réélu député de Nantes et fonda
un nouveau journal : la République radicale, qu'il di-
rigea jusqu'en i885. En 1885, les élections législa-
tives étant faites au scrutin de liste, Ch. Laisant
abandonna la circonscription de Nantes et fut élu
député de la Seine. Ce fut à cette époque qu'il devint
l'un des membres les plus actifs du Comité national
boulangiste et de la Ligue des patriotes et, à la dis-
solution de cette dernière (1888), il fut condamné
pour avoir fait partie du comité directeur d'une as-
sociation non autorisée. En 1887, il avait donné à la
Chambre des députés sa démission de rapporteur de
la commission de l'armée, à la suite d'un nouvel
échec de son projet de loi sur le recrutement, et il
avait fait paraître deux brochures de polémique, qui
Ch. Laisant.
LAROUSSE MENSUEL
eurent à l'époque un certain retentissement : l'Anar-
chie bourgeoise (politique contemporaine) et Pour-
quoi et comment je suis boulangiste. En réalité, il
voyait, avec le général Boulanger, un moyen de faire
aboutir les réformes pour lesquelles il luttait depuis
longtemps; en particulier, la réforme de la Constitu-
tion et la revision de la loi sur le recrutement de
l'armée. Aux élections de 1889, il fut élu député
boulangiste dans le XVIII' arrondissement de Pa-
ris. Ce fut, d'ailleurs, sa dernière législature ; après
l'échec du « Parti national », il abandonna la poli-
tique active et ne fut pas candidat aux élections
de 1893.
A partir de cette époque, il se consacra surtout à
l'enseignement.
D'abord professeur au collège Sainte-Barbe (1895-
1897) et, en même temps, examinateur à l'Institut
agronomique, il devint examinateur d'admission à
l'Ecole polytechnique (1898), puis répétiteur auxi-
liaire de mé-
canique dans
cette même
école (1899)
et, enfin, titu-
laire en 1908;
en 1902, il
avait été fait
officier de la
Légiond'hon-
neur.
Ch. Laisant
fut passionné
pendant tou-
te sa vie pour
ses idées po-
litiques, com-
me il le fut
pour la scien-
ce, dont aucu-
ne des bran-
ches ne lui
était étran-
gère. Doué
d'une prodi-
gieuse activi-
té, aidé par une puissante mémoire, il possédait un
esprit vif et une volonté tenace et combative; il
était désintéressé, et ce ne fut pas l'intérêt personnel
qui l'entraîna dans la bataille politique, mais bien
la sincérité de ses convictions.
Il a publié dans les recueils français et étrangers
un grand nombre de notes et mémoires scientifiques
et aussi des nouvelles conceptions sur l'enseignement
qui furent généralement appréciées. Outre les ou-
vragesque nous avonsdéjàsignalés,onlui doitencore :
Introduction à la méthode des quaternions (Paris,
1881) ; la Politique radicale en 1S85, quatre confé-
rences (Paris, 1885); Théorie et application des équi-
pollences (Paris, 1887); Premiers principes d^ algèbre,
en collaboration avec É. Perrin (Paris, 1892) ; Recueil
de problèmes de mathématiques, 6 vol. (Paris, 1893-
1897); Applications de l'algèbre, problèmes de géomé-
trie, en collaboration avec E. Perrin (Paris, 1894);
Questions de mécanique, en collaboration avec
X. Antomari (Paris, 1895); Application de l'algèbre
élémentaire à la géométrie, en collaboration avec
E. Perrin (Paris, 1897); la Mathématique. Philoso-
phie, enseignement (Paris, 1898) ; Traité d'arithmé-
tique, en collaboration avec Lemoine (Paris, 1895);
l'Education fondée sur la science, avec une préface
d'A. Naquet (Paris, 1904) , l'Initiation mathéma-
tique (Paris, 1906); Cours d'arithmétique, en colla-
boration avec E. Perrin (Paris, 1908) ; Conseils aux
instituteurs. Enseignement du calcul(¥aiis, 1910), etc.
Ch. Laisant a été directeur des • Nouvelles Annales
de mathématiques», depuis 1896 ; il a fondé en 1894,
avec Lemoine, « l'Intermédiaire des mathématiciens »
et, avec H. Fehr, professeur à l'Université de Genève,
une autre revue internationale, « l'Enseignement
mathématique ». — t>. Bouchent
IMaison sous l'orage (la), comédie en
trois actes, en prose, par Emile Fabre, représentée
pour la première fois au théâtre de l'Odéon le
23 avril 1920.
Toute l'action se déroule en l'espace de six heures
de temps, dans le même décor, dans un salon d'un
château des Vosges, chez un industriel, Didier Har-
lange, qui habite près de ses usines.
Didier Harlange a autrefois épousé Geneviève de
Varnac, fille d'un industriel voisin.
Geneviève, devenue M"» Didier Harlange, a man-
qué à ses devoirs; son mari l'a chassée, et il a di-
vorcé. Le jugement lui a attribué la garde du fils qu'il
a eu d'elle, Claude Harlange.
Celui-ci, qui a toujours pris parti pour sa mère et
pour la famille de sa mère, s'est sauvé, à l'âge de
quinze ans, auprès des Vemac.
Didier Harlange s'est remarié. Sa seconde femme,
Gabrielle, lui a donné deux enfants : un fils, Maurice,
et une fille, Lucienne, qui aime le jeune Urbain de
Chatenois. Elle l'aime sans grand espoir, car Urbain
de Chatenois est cousin des Vernac, et une haine
irréductible sépare les Vernac et les Harlange.
237
Le fils, Maurice, est fiancé à la jeune et jolie Eliane
Bourgoing, fille de M. Bourgoing, ami de Didier
Harlange, qui se propose de le prendre pour associé
dans ses affaires.
Les fiançailles sont décidées. Le frère de Didier,
Michel Harlange, qui occupe une haute fonction
dans la magistrature en Tunisie, vient d'arriver
pour la cérémonie. Il se désole de voir Didier et son
fils Claude, si hostiles l'un à l'autre ; il voudrait les
rapprocher, comme c'est le vœu aussi de leur mère,
la vieille M"" Harlange.
Gabrielle Harlange console sa fille, Lucienne, qui
doit refouler son amour pour Urbain de Chatenois, à
cause de la querelle qui divise les Vernac et les
Harlange. On est tout aux préparatifs des fiançailles
d'Eliane et de Maurice. Il faut les hâter, car Maurice
est sur le point d'être envoyé en Orient.
A deux reprises, le jardinier nous apprend qu'un
vagabond, Rustelli, a volé d'abord des poules, puis
des planches sur le chantier. Ce Rustelli est un mau-
vais drôle; il a été contremaître dans l'usine Didier,
mais les renseignements postérieurement arrivés sur
son compte sont mauvais : il a subi autrefois une
condamnation pour avoir donné des coups de cou-
teau. Didier l'a congédié, et Rustelli a été recueilli
par les Vernac. Il a trouvé protection surtout chez
Claude Harlange, qui l'a hébergé et qui le fait vivre.
Michel Harlange, qui arrive de Tunisie, désire
s'expliquer avec son frère Didier sur la situation de
Claude : pourquoi le père tient-il son fils à l'écart ?
Didier est forcé de reconnaître qu'il n'est pas, pour
sa part, hostile à l'idée d'un rapprochement, mais
c'est Claude qui ne voudra pas : son fils lui porte
une haine sans merci.
Les Vernac sont religieux ; ils n'ont ni admis, ni
pardonné le second mariage : ils appellent concubine
la seconde M"" Harlange, parce qu'elle n'a pas été
mariée à l'église. Ils ont tout fait pour ruiner l'usine
Harlange. Le père a toujours trouvé son enfant dressé
devant lui. De récents motifs ont attisé la haine :
le projet d'association de Didier et de Bourgoing
menace les intérêts de Claude, qui peut croire que
l'usine va lui échapper. En outre, Claude avait espéré
épouser Eliane Bourgoing. Cet espoir est déçu par le
mariage d'Eliane et de Maurice. Pour toutes ces rai-
sons, Claude sera certainement intraitable.
Cependant, la situation de la seconde M""" Har-
lange est délicate. L'évèque, poussé probablement
par les Vernac, a refusé l'invitation d'assister au
repas des fiançailles, à cause du divorce. Toutes ces
raisons agrandissent le fossé entre le père et le fils.
Didier résume d'un mot son opinion sur son enfant :
« C'est un ingrat, qui fait maintenant cause com-
mune avec mes ennemis. •
Il y a deux mois, le père a eu un dernier entretien
avec son fils ; des paroles irréparables ont été pro-
noncées ; tout est bien fini.
A ce moment arrive en courant, pâle et troublé, le
cousin des Vernac, Urbain de Chatenois.
« Vous ici ? s'écrie Didier Harlange ; de quel droit
franchissez-vous ce seuil ? »
Il fallait, en effet, une circonstance grave. Chate-
nois l'explique aussitôt : Maurice Harlange, dont
on attendait impatiemment le retour et qui n'est
pas allé au rendez-vous de chasse où Eliane devait le
rencontrer, vient d'être trouvé par lui étendu dans le
bois de la Châtaigneraie, le crâne troué d'une balle.
L'acte II commence une heure plus tard. Le
corps de Maurice a été rapporté et déposé dans la
serre du château. Le capitaine de gendarmerie fait
son enquête.
Le cadavre a été volé, le portefeuille a disparu ;
le meurtrier, cependant, lui a laissé sa montre et sa
bague. Les soupçons se portent tout naturellement
sur le vagabond Rustelli.
Didier Harlange et son frère Michel retournent
toutes les données du problème. Il leur apparaît qu'il
serait possible que la main de Rustelli ait été
armée par son protecteur Claude, jaloux de Mau-
rice, qui allait lui enlever à la fois l'usine et la jeune
fille qu'il aimait. Claude n'a pas ignoré que Maurice
devait se rendre, à six heures du matin, au bois de la
Châtaigneraie, car il a rencontré la veille, dans une
boutique, son frère, qui achetait des chevrotines et
qui a annoncé qu'il allait tirfr le sanjlier le lende-
main matin à cette place. Didier Harlange conçoit
d'odieux soupçons. Il veut les élucider en famille,
avant que rien ne transpire dans le public.
Il prie son ennemi, M. de Vemac, de venir assister
à l'interrogatoire qu'il va faire subir à Claude devant
la grand'mère et l'oncle.
Claude nie avoir rencontré et entendu son frère
dans la boutique, et il assure être resté couché jus-
qu'à onze heures du matin, ayant la migraine. Com-
ment explique-t-il le meurtre ? Selon lui, le vol est
le mobile.
— Mais non, objecte le père, puisque la victime
avait encore sa montre.
Urbain de Chatenois, qui arrive à ce moment, est
interrogé à 'son tour. Sans se douter du sens et de
l'importance que peuvent prendre ses réponses, il
décrit l'immense désespoir de Claude, quand Eliane
lui a échappé. A ce moment, Claude a voulu se tuer.
Quant au meurtrier, ce ne peut être Rustelli, qui a
238
été vu, à l'heure du crime, à i8 kilomètres de l'en-
droit où celui-ci a été commis.
On introduit alors la première femme de Didier
. Harlange, Geneviève de Varnac. Celle-ci s'indigne
? avec une explosion de colère en discernant le tour
: que prennent les questions et les soupçons; elle inno-
cente entièrement son fils, non sans révéler à son
insu un détail important : à savoir que Claude, le
matin du crime, était sorti et est rentré àhuit heures.
Claude est de nouveau confronté avec les témoins.
Pourquoi a-t-il menti ? Pourquoi a-t-il prétendu
qu'il n'avait pas quitté la maison ? A partir de ce
moment, il s'enferre ; il faut qu'il avoue qu'il est
sorti. Il prétend qu'il n'a rencontré personne ; où
est-il allé ? Au village voisin ? Mais c'était jour de
marché. Il aurait dû être aperçu par plus de vingt
paysans; donc, il ment encore, et ce n'est pas là qu'il
est allé. Il a dû rencontrer ses propres domestiques ?
Mais non, il les avait éloignés, l'homme et la femme,
pour faire des courses, qui ne présentaient aucun
caractère urgent. Ainsi, toutes les preuves s'accu-
mulent, se ramassent ; l'évidence, peu à peu, émerge :
le criminel, c'est lui, et, tout à coup, Claude, renon-
çant à tout subterfuge, s'écrie :
€ Eh bien ! oui, c'est moi; j'ai tué, j'ai tué ! »
Il dit alors ses griefs, ses rancœurs et sa haine. On
faisait tout pour Maurice, rien pour lui et, quand il
a vu son frère sûr d'épouser la jeune fille dont il
était si violemment épris, il a juré sa mort ; il l'a
guetté, et il a tiré.
— Entre là, lui dit son père, en le poussant dans
la chambre voisine.
Et l'oncle Michel interroge :
— Maintenant, que vas-tu faire ?
Au III' acte, quelques instants plus tard. La
grand'mère, éperdue, supplie son fils Didier de se
taire, de sauver Claude.
Les deux frères, Didier et Michel, ont examiné
toutes les faces de la situation. La justice, infaillible-
ment, démasquera le coupable. En outre, vont-ils se
taire et laisser en prison Rustelli, qui est innocent ?
La situation est sans issue. C'est le procureur de la
République qui vient la dénouer. Le blessé a repris
connaissance, le magistrat a pu l'interroger, et la
victime a donné elle-même le signalement de son
meurtrier : « Un homme grand, très fort, barbe et
cheveux roux ».
Didier et sa mère joignent les mains dans un mou-
vement d'admiration : le frère a donné un faux signa-
lement; il a sauvé son frère.
Un dernier entretien met en présence le père et
le fils. Que fera ce dernier ? Va-t-il, tout tranquille-
ment, s'en aller au loin, attendre que les années
aient apaisé le souvenir du drame, se marier, fonder
un foyer et vivre heureux après l'oubli ? Ce serait
lâche. Il faut qu'il expie ; il faut qu'il se dénonce
lui-même ; le jury lui tiendra compte de ses aveux
spontanés : il peut espérer une peine adoucie.
Eh bien ! non. Claude se refuse à subir la honte de
la cour d'assises et du bagne. Il ne se dénoncera pas.
Son expiation est déjà commencée ; il a écrit une lettre
où il révèle la vérité au procureur de la République
et, quand celui-ci la lira, le meurtrier se sera fait jus-
tice lui-même. Le père retrouve alors son vrai fils, digne
de sa race. Il pardonne, il supplie à présent Claude de
ne pas attenter à ses jours ; mais celui-ci, fier et
heureux d'avoir obtenu le pardon paternel, s'enfuit
comme un fou et court vers la mort expiatoire.
Tel est ce drame violent, dont l'action pathétique
est ramassée en quelques heures. Il est construit
solidement, par un homme qui sait toutes les res-
sources et toutes les énergies de son art et de son
métier. La pièce palpite d'une émotion violente et
irrésistible ; elle est charpentée avec une habileté rare.
Le style a de la fermeté, de la sobriété, une pré-
cision forte, sans littérature ni rhétorique. Le dia-
logue a le naturel de la vie; les caractères sont
tracés avec une vérité intense ; la psychologie est
déduite avec une subtile perspicacité, qui empêche
l'ouvrage de tomber dans l'ornière proche et dange-
reuse du vulgaire mélodrame. — Léo Clarbtie.
Les principaux rôles ont été créés par : M°"" Grumbach
(M"* Harlange) ; PauleAndral {Geneviève de Vernac); Suzanne
Théray {Gabrielle Harlange) ; L. heitn&r {Lucienne Harlange) ;
Renée Pierny (Elmne Bourgoing) ; et par MM. Chambreuil
[Didier Harlange) ; Maxudiant {Michel Harlange) ; Yonnel
{Claude Harlange)', Darras ((i« Vernac) ; Chaumont [Bourgoing) ;
Dervigny [U procureur) ; P. Daltour {Urbain de Chatenois):
Clavaud {brigadier de gendarmerie).
Maréchal de France ou, simplement,
maréclial, officier général du grade le plus élevé
et qui commande en chef les armées.
— Encycl. La fonction de maréchal était primiti-
vement de veiller sur les chevaux du prince. Sous
Philippe Auguste, le maréchal conduisait l'avant-
garde. C'était lui qui dirigeait les premières batailles.
Cujus erat primum gestare in pralia pilum,
Quippe marescalli claro fulgebat honore.
Il n'y avait dans l'origine qu'un maréchal. De saint
Louis à François l", il y en eut deux. Ils étaient
subordonnés au coimétable, avaient, sous sa direc-
tion, la conduite de l'armée, faisaient la montre ou
revue des troupes, constataient si chaque seigneur
féodal avait amené son contingent, et maintenaient
LAROUSSE MENSUEL
la discipline dans les armées. Il est impossible de
fixer d'une manière précise l'époque où le connétable
eut en quelque sorte lasupérintendance de la guerre,
et le maréchal le commandement en chef des armées.
Les maréchaux étaient subordonnés au connétable.
Dès le XIII" siècle, l'histoire nous fournit l'exemple
d'un maréchal commandant les armées, tout en con-
tinuant de remplir les fonctions primitivement atta-
chées à son titre. Cette dernière obligation ne cessa
tout à fait pour le maréchal qu'au xv* siècle. Primi-
tivement, la dignité de maréchal était amovible ;
ainsi, sous Philippe de Valois, Bernard de Moreuil
dut quitter cette dignité pour devenir gouverneur du
Dauphin. François I*'' ajouta un troisième maréchal;
Henri II, un quatrième. Comme le nombre s'en était
encore accru sous les successeurs de ce prince, les
états de Blois exigèrent, en 1577, qu'il n'y eût que
quatre maréchaux. Mais Henri IV, à son avènement,
transgressa, ou plutôt abolit cette réforme, d'abord
afin d'être à même de récompenser les officiers dé-
voués à sa cause par cette dignité, alors très enviée,
ensuite, pour se réconcilier sans difficulté avec les
Ligueurs, qui, eux aussi, avaient créé des maréchaux
de France. Depuis François l", le titre de maréchal
avait acquis le degré d'importance qu'il a su con-
server jusqu'à nos jours.
Le nombre des maréchaux de France, déjà accru par
Henri IV, ne fit qu'augmenter encore sous Louis XIII
et surtout sous Louis XIV. On en comptait seize en
i65r et vingt après la grande promotion de 1675
(promotion que M"" de Sévigné appelait spirituelle-
ment la « monnaie de M. de Turenne •).
De 1703 à 1788, le nombre des maréchaux varia
de quinze à seize. Un décret du 4 mars 1791 le res-
treignit tout à coup à six. Cependant, les deux der-
niers maréchaux nommés par Louis XVI le furent
en dehors des six titulaires légaux et par exception.
Deux ans plus tard, la dignité de maréchal de France
fut supprimée (21 février 1793). La République n'eut
plus que des généraux. Napoléon fit revivre l'ancien
titre monarchique. Un sénatus-consulte du 28 flo-
réal an XII institua les maréchaux d' Empire. Il fallut,
pour obtenir ce grade suprême, ou avoir gagné une
bataille rangée, ou avoir pris deux places fortes. En
1804, eut lieu une première promotion de dix-huit
maréchaux. Lors de la chute de l'Empire, en 1815, ce
nombre était réduit à quinze. La Restauration donna
aux maréchaux le titre de maréchaux de France, au
lieu de celui de maréchaux d'Empire. De 1818 à 1829,
leur nombre n'excéda pas douze. On en comptait
quinze en 1832, douze en 1835. Quatre ans plus tard,
la loi du 4 août 1839 sur l'état-major de l'armée
réduisit définitivement à six, en-temps de paix, le
nombre des maréchaux de France, laissant au souve-
rain la faculté d'élever ce chiffre à douze en temps
de guerre. Cette loi est encore en vigueur aujour-
d'hui. La République de 1848 respecta la dignité de
maréchal, et le second Empire ne songea pas à lui
rendre la dénomination créée par Napoléon I"'. Les
maréchaux de France sont nommés à vie. Toutefois,
en 1815, le maréchal Moncey, duc de Conegliano,
ayant refusé de présider le conseil de guerre qui devait
juger le maréchal Ney, son grade militaire fut rayé
par ordonnance royale du 29 août 1815, et Moncey
fut, en outre, condamné à trois mois d'emprisonne-
ment. Mais, un an plus tard, le nom et le grade de
maréchal furent rétablisdans l'Almanach royal (1816).
En 1627, à la mort du ducde Lesdiguières,lacharge de
connétable fut supprimée par Richelieu. Ce fut dès lors
le doyen des maréchaux qui remplaça le connétable.
Avant la Révolution, la charge de maréchal des
camps et des armées était une dignité exceptionnelle,
ajoutée au titre de maréchal de France; cinq officiers
en ont été seuls revêtus : ce sont les maréchaux de
Biron, de Lesdiguières, de Turenne, de Villars et de
Saxe. Cette dignité donnait à celui qui la portait
droit de commandement sur les autres maréchaux.
Le maréchal Soult fut, par Louis-Philippe, honoré
d'une faveur analogue, qui ne s'est plus renouvelée
depuis. Les maréchaux sont tous égaux entre eux.
Sous l'ancien régime, depuis Louis XIV, la dignité
de maréchal de France entraînait la qualification de
Monseigneur; on lui substitua, sous la Restauration,
celle d'Excellence, et l'on dit ensuite, comme aujour-
d'hui. Monsieur le maréchal.
C'est à partir du règne de François I"' que le « bâ-
ton de maréchal » devint l'insigne essentiel de ce
grade. Ce bâton mesure vingt pouces de longueur :
il est recouvert de velours bleu de roi. Avant la Ré-
volution, il était parsemé de fleurs de lis d'or, brodées
en relief. Ces fleurs reparurent sous la Restauration,
après avoir été transformées en abeilles sous le pre-
mier Empire. De r83o à 1851, abeilles et fleurs de
lis firent place à des étoiles, auxquelles le second
Empire substitua des abeilles, et les étoiles sont re-
venues avec la troisième République. L'ensemble
général du bâton a, du reste, peu varié depuis sa
création; il est terminé à chacune de ses extrémités
par un cercle d'or : sur l'un, on lit le nom du maré-
chal; sur l'autre ces mots : Terrer belti, Decus pacis
(Terreur de la guerre. Honneur de la paix).
Comme signes distinctifs, le maréchal de France
porte sept étoiles sur chaque manche, et une triple
rangée de feuilles en or au képi.
A. Moireau.
N' 163. Septembre ISèO.
Aujourd'hui le traitement du maréchal de France
s'élève à 3.480 francs par mois, et les frais de re-
présentation qui lui sont alloués sont portés à
30.000 francs par an. — Il y a eu, jusqu'à ce jour,
329 maréchaux de France. — Mu subkis.
IMCoireau (Auguste), né à Paris en février 1842,
mort dans cette même ville le 24 décembre 1919.
Sauf un rapide séjour en province, il passa sa vie à
Paris. On peut le remarquer ; car, s'il avait vécu
éloigné de Paris, il n'aurait peut-être pas montré cet
intérêt passionné qu'il eut toujours pour les ques-
tions littéraires, pour les questions politiques, pour
les questions économiques. Il avait une curiosité
universelle et, grâce à cette curiosité, qu'il chercha
à satisfaire jusqu'à son dernier jour, il avait acquis
une érudition considérable.
Il avait fait toutes ses études au lycée Charle-
magne, et il entra en 1861 à l'Ecole normale supé-
rieure. La promotion était brillante. Avec Auguste
Moireau entraient, rued^Ulm, Albert Dumon, Augus-
tin Filon, Alfred Rambaud, Edgard Zévort, l'année
suivante Ernest Lavisse, Gabriel Monod, Théodule
Ribot vinrent l'y
rejoindre. Après
ses trois années
d'école , reçu à
l'agrégation des
lettres, il fut en-
voyé au lycée de
Toulouse. De
Toulouse, il passa
au Prytanée mi-
litaire de La Flé-
cha, mais il ne
devait pas de-
meurer dans l'en-
seignement. Sur
ses élèves il exer-
çait une influence
certaine. Il avait
la verve et l'en-
thousiasme q u i
animent une
classe et éveillent les esprits. Mais sa santé ne lui
permit pas de professer longtemps et, en 1869, il
entra aux Tuileries comme secrétaire de Conti, le
chef de cabinet de l'empereur.
Dans l'article qu'il consacra ici même, en septem-
bre 1916, à Augustin Filon, racontant les hésitations
de son ancien camarade, lorsque Victor Duruy lui
avait proposé de devenir le précepteur du prince
impérial, Auguste Moireau écrivait : « La pensée d'un
empire libéral hantait nombre d'esprits, parmi les
plus cultivés. » Il est permis de penser qu'il songeait
à lui-même et qu'il se rappelait le temp^où, pour la
première fois, il franchit le seuil du palais impérial.
Ce fut la guerre, le bouleversement d'une société,
l'avènement d'un monde nouveau. Auguste Moireau
se tourna vers le journalisme. U collabora au Peuple
français et à l'Estafette de Léonce Détroyat. En
1874, enfin, il entre au Messager de Paris, comme
secrétaire de la rédaction. Eugène Rolland était di-
recteur du journal; lorsqu'il mourut, en 1878, Au-
guste Moireau devint rédacteur en chef. Jusqu'à ce
mois de décembre 1919, où il devait disparaître, il
donna sa vie à son journal. Chaque jour, il s'y ren-
dait ; chaque jour, il y écrivait sur les sujets les plus
divers et, dans ce lourd métier de journaliste, il
montrait toujours la même sûreté d'information, la
même finesse d'esprit, la même abondance de vues
originales. Cette tâche ne l'absorbait pas tout entier.
Les choses d'enseignement ne lui restaient pas étran-
gères ; et, se souvenant du temps rapide qu'il avait
passé dans l'Université, il écrivait, pour les enfants
et pour les jeunes gens, deux petits volumes : une
petite Histoire de la marine française sous Louis XVI,
qu'il publiait chez Hachette dans la « Bibliothèque
des écoles et des familles i, et un beau volume
paru chez Quantin et illustré par Rochegrosse, où,
dans un style imagé, vivant, pittoresque, bien propre
à divertir en même temps qu'à instruire, il disait la
Journée d'un écolier au moyen âge.
En 1891, il publiait, chez Perrin, un volume où il
réunissait trois articles parus dans la « Revue des
Deux Mondes » : l'un sur la prorogation du privilège
de la Banque de France, le second sur le Crédit fon-
cier, le troisième sur la Caisse des dépôts et consi-
gnations. Il s'efforçait d'y montrer la nécessité de
l'autonomie de ces trois grands établissements finan-
ciers et, avec précision et clarté, il faisait apparaître
que les services que l'on pouvait en attendre étaient
en raison directe, si l'on peut dire, de la liberté de
leurs actes. On n'ignore pas combien les événements
de ces dernières années lui ont donné raison.
Mais ces études, ces ouvrages, les articles qu'il
dsnnait chaque jour n'étaient que l'accessoire ou, si
l'on veut, le secondaire dans l'œuvre qu'il poursui-
vait. Le principal, c'était son Histoire des Etats-
Unis. C'est en 1892 que les deux premiers volumes
parurent chez Hachette. Ouvrage considérable, qui
n'avait pas, en ce temps, d'équivalent en France et
qui n'en a pas encore aujourd'hui. Auguste Moireau
remontait à l'origine même des Peaux-Rouges et à
N' 163. Septembre 1920.
LAROUSSE MENSUEL
239
MARÉCHAUX DE FRANGE
LisU complète de tous les maréchaux de France, avec la date de leur promotion.
1185 Albéric Clément I", seigneur de Metz.
Z192 Guillaume de Bournel.
1202 Nivelon d'Arras.
1204 Henri Clément H.
I2Ï4 Jean Clément III.
1225 Gauthier II de Nemours.
1226 Robert de Coucy.
1262 Henri Clément IV.
1263 Ferry Pasté.
1263 Eric de Beaujeu.
1267 Guillaume de Beaumont.
1270 Renaud de Pressigny,
1270 Raoul de Sores.
J270 Lancelot de Saint-Maur.
1272 Ferry de Verneuil.
1283 Guillaume du Bec-Crespin.
1285 Raoul de Flamenc.
1287 Jean de Varennes.
I2g3 Simon de Melun.
1295 Guy de Clermont.
1302 Foucaiid ou Foulques de Merle.
1303 Miles de Noyers.
1308 Jean de Corbeil, dit de Grez.
1315 Jean de Beaumont.
1316 Renaud de Trie.
1318 Jean de Barres.
1322 Matthieu de Trie.
1328 Robert de Briquebec.
1338 Ancelde Joinville.
1344 Charles de Montmorency.
1345 Robert de Waurin.
1345 Bernard de Mareuil.
1350 Guy de Nesles.
135Ï Edouard de Beaujeu.
1351 D'Ofiremont.
1352 Roques de Hangest.
1352 Jean de Clermont.
1352 Arnould d'.Andrehara.
1356 Robert de Clermont.
1358 Jean de Moingre, dit Boucîcaut.
1365 Jean de Neuville.
1368 Jean de Maugenchy.
1369 Louis de Champagne, c" de Sancerre.
1391 Jean de Meingre, dit Boucicaut II.
1397 Jean II de Rieux.
1412 Louis de Loigny.
1412 Jacques d'Heilly.
1417 Pierre de Rieux.
1418 Jean de Villiers.
1418 Claude de Beauvoir.
1420 Jacques de Montberon.
1422 Antoine de Vergy, dit Dammartin.
1422 Jean de La Baume, comte de Montrevel.
1422 Gilbert Motier de La Fayette.
1423 Amaury de Severac.
1424 Jean de La Brosse, dit de Boussac.
1429 Gilles de Laval, seigneur de Retz.
1439 Philippe de Culant.
1441 Jean de Talbot.
1454 Jean de Xaintraîlles.
1461 Jean, bâtard d'Armagnac, dit Com-
minges.
1461 Joachim RouauU, sire de Gamaches.
1464 Wolfard de Borzelles.
1476 Pierre de Rohan, dit de Giez.
1488 Philippe des Guerdes de Crèvecœur.
1488 Jean Beaudricourt de Choiseul.
1500 J.-J. Trivulce.
1504 Charles d'Amboise, sire de Chaumont.
1504 Jean, sire de Rieux.
1515 Jacques de Chabannes, seigneur de
La Palice.
1515 Robert Stuart d'Aubîgny.
1516 Odet, comte de Foix, sire de Lautrec.
1516 Gaspard l"deColigny, sire de Châtillon.
1522 Anne de Montmorency.
1522 Thomas de Foix, dit de L^scun.
1526 Théodore Trivulce.
1526 Robert de La Marck, duc de Bouillon.
1538 Claude d'Annebaut,
1538 René de Montrejean.
1543 Oudard, seigneur de Biez.
1543 Antoine de Lettes, sire de Montpezat.
1544 Jean Caraccioli, prince de Melô.
1547 Robert de La Marck, duc de Bouillon.
1547 Jacques d'Albon, seigneur de St- André.
J550 Charles de Cossé, romte de Briss.ic.
1554 Pierre Strozzi, seigneur d'Epernay.
1558 PauldeLaBarthe,seigneurde Termes.
1559 François, duc de Montmorency.
1563 François de Scepeaux, sieur de la
VieiUeviile.
1564 Imbert de La Platrière, sire de Bour-
dillon.
1566 Henri de Montmorency VIII, duc de
Damville.
1567 Artus de Cossé.
1570 Gaspard de Saulx, seigneur de Ta-
vannes.
1572 Honorât de Savoie, marquis deVillars.
1573 Albert de Gondi, duc de Retz.
1574 RogerdeSaint-Laër.ducdeBellegarde.
1574 Biaise de Montluc.
1577 Armand de Gontaut de Biron.
1579 Jacques Goyon de Matignon.
1579 Jean d'Aumont.
1583 Guillaume, vicomte de Joyeuse.
1592 Henri de La Tour, vicomte d'Auver-
gne et de Turenne.
1594 Charles de Gontaut, duc de Biron.
1594 Claude de La Châtre.
1594 Charles de Cossé, duc de Brissac.
1594 Jean de Montluc.
1595 Jean de Lavardin, seigneur de Beau-
manoir.
1596 Henri de Joyeuse.
1596 Alphonse Corso, dit d'Omano,
1596 Laval de Bois-Dauphin, marquis de
Sablé.
1596 Guillaume de Hautemer.
1608 François de Bonne, duc de Les'di-
guières.
1614 Concini Concioo, marquis d'Ancre.
16x5 Gilles de Souvré, marquis de Cour-
tenvaux.
1615 Antoine de Roquelaurc.
1616 Louis de La Chastre.
1616 Pons de Cardillac, seigneur de Thé-
mines.
i6r6 François de La Grange-Montîgny.
1617 Nicole de L'Hôpital, duc de Vitry.
1619 Charles deChoiseul, marquis de Praslin.
1619 Jean-François de La Guiche.
1620 Honoré d'.'Mbert, duc de Chaulnes.
1620 F. de Lussan, vicomte d'Aubeterre.
1621 Charles de Créqui.
1622 Gaspard de Coligny, sire de Cbâtillon.
1622 Jacques-Nompar de Caumont, duc de
La Force.
1622 François de Bassompierre.
1625 Henri de Schomberg,
1626 F. Annibal, duc d'Estrées.
1626 D'Ornano, comte de Montlaur.
1628 Timolcond'Espinay.sieur de Saint-Luc.
1629 Louis deMarillac, comte de Beaumont.
1630 Henri II, duc de Montmorency.
1630 De Saint-Bonnet de Toiras.
1631 Antoine Coeffier, marquis d'Effiat.
1632 Urbain de Maillé, marquis de Brézé.
1634 Maxirailien de Béthune, duc de Sully.
1637 Charles de Schomberg, ducd'Halluin.
1639 Duc de la Mcilleraye.
1641 Antoine, duc de Grammont.
1642 Bude, comte de Guébriant.
1642 De La Mothe-Houdancourt.
1643 F. de l'Hôpital, comte de Rosnay.
1643 Henri de La Tour-d'Auvergne, vi-
comte de Turenne.
1643 Jean de Gassion.
1645 Du Piessis-Praslin, duc de Choiseul.
1645 Comte de Rantzau.
1646 Nicolas de Neufville, duc de Villeroi.
1651 Antoine de Rochebaron, duc d'Aumont.
1651 Jacques d'Estampes, seigneur de La
Ferté- Imbert.
1651 Charles de Monchy, marquis d'Hoc-
quincourt.
1651 Henri de La Ferté, duc de Senneterre.
1651 Rouxel, comte de Grancey.
1652 Arraand-Nompar de Caumont, duc de
La Force.
1653 Louis de Foucault, comte Daugnon.
1654 Albert, comte de Moissans.
1654 Philippe de Clérambault, comte de
Palluau.
1658 Marquis de Castelnau.
1658 Jean de Schlemberg, comte de Mont-
dejeu.
1658 De Fabert.
1668 François de Créquy.
1668 Marquis de Bellefonds.
1668 De Crevant, duc d'Hutaiéres.
1675 Comte d'Estrades,
1675 Montault de Benac, duc de Navailles.
1675 Frédéric-Armand de Schomberg.
1675 Jacques-HenrideDurfort,duc deXhiras.
1675 Rochechouart, duc de Mortemart et
de Vivonne.
1675 D'Aubusson, duc de La Feuillade.
1675 François-Henri de Montmorency, duc
de Luxembourg.
1675 Louis d'Aloigny , marquis de Rochefort.
x68i Jean, comte d'Estrées et de Touroes.
1693 Comte de Choiseul, marquis de Fran-
cières.
1693 François de Neufville , duc de Villeroi.
1693 Duc de Joyeuse.
1693 Duc de Boufflers.
1693 Comte de Tourville,
X693 Anne-Jules, duc de Noailles.
1693 De Catinat, seigneur de Saint -Gratien.
X702 Duc de Villars.
X703 Noël Bouton, marquis de Chamilly.
1703 Duc d'Estrées.
X703 Marquis de Château-Regnaud.
1703 De Vauban.
1703 Comte de Bolweiler.
1703 Marquis d'Uxelles.
1703 René de Froullay, comte de Tessé.
1703 De La Baume, marquis de Montrevel.
1703 Duc de Tallard.
1703 Henri, duc d'Harcourt.
1703 Comte de Marsin.
1706 De Fitz-James, duc de Berwick.
1708 De Matignon, comte de Gacé.
1709 Comte de Bazin, seigneur de Bezoas.
1709 Pierre de Montesquiou d'Artagnan.
1724 Maurice, comte de Broglie.
1724 Duc de Roquelaure.
1724 Grancey, comte de Medavy.
1724 Marie du Maine, comte du Bourg,
1724 Marquis d'Aligre.
X724 D'Aubusson, duc de La Feuillade.
1724 Antoine, duc de Gramont.
X730 Marquis de Coetlogon
1730 Duc de Biron.
1734 Marquis de Puységur.
1734 Bidal, marquis d'Asfeld.
1734 Adrien Maurice, duc de Noailles.
1734 Montmorency -Luxembourg, prince de
Tingry.
1734 Duc de Coigny,
1734 Comte de Broglie et Revel.
1741 Brancas, marquis de Cereste.
1741 D'Ailly, duc de Chaulnes.
1741 De Brichanteau de Nangis.
174 1 Prince d'issinghen de Montmorency.
1741 Durfort, duc de Duras.
1741 Marquis de Maillebois.
1741 Fouquet, duc de Belle-Isle.
1744 Maurice, comte de Saxe.
1744 Marquis de Maulevrier-Langeron.
1745 Louis de Gramont.
X746 Marquis de Balincourt.
1746 Marquis de La Fare.
1746 Duc d'Harcourt.
1747 Laval-Montmorency.
1747 Marquis de Clermont-Tonnerre.
1747 De La Mothe-Houdancourt.
1747 Woldemar, comte de Lowendall.
1748 Armand Duplessis, duc de Richelieu.
1757 J--Ch. de St-Nectaire, dit Senneterre.
1 757 J .-Hector de Fay, marquis de La Tour-
Maubourg.
1757 François de Gelas de Voisins d'Ambres,
vicomte de Lautrec.
1757 Antoine de Gontaut, duc de Biron.
1757 François de Montmorency, duc de Pi-
ney et de Luxembourg.
1757 Charles-César Le Tellier, marquis de
Louvois, comte d'Estrées.
1757 Charles O' Bricn, comte de Clare.
1757 Pierre de L.évis, duc de Mirepoix.
1758 Ladislas, comte de Bercheny.
1758 Erasme, marquis de Contades.
1758 Hubert de Brienne, comte de Confians.
1758 Charles de Rohan, prince de Soubise.
1759 Victor, duc de Broglie.
1768 Michel de Durfort, duc de Lorges.
1768 Louis de Brienne de Confians.
X768 Timoléon de Cossé, duc de Brt&sac.
1775 Pierre, duc d'Harcourt,
1775 Louis, duc de Noailles.
1775 Chevaliei Antoine de NicolaL
I77S Charles, duc de Fitz-James.
I77S Philippe, comte de Noailles.
1775 Emmanuel de Durfort. duc de Duras.
1775 Félix d'OIières, comte de Muy.
1783 Marquis Henri de Ségur.
1783 Comte Joseph de Mailly.
1783 Bouchard de Lussan, marquis d'Au*
beterre.
1783 Prince Charles de Beauvau-Craon.
1783 Gabriel de La Croix, m'* de Castries.
1783 Duc Pierre de Montmorency-Laval.
17S3 Duc Emmanuel de Croy.
1783 Noël de Jourda, comte de Vaux.
1783 Duc Jacques de Choiseul-Sta in ville.
1783 Marquis Gaston de Lévis.
1791 Baron de Luckner.
179X Donatien de Vimeuz, comte de Ro-
chambeau.
1804 Berthier, prince de Wagram.
1804 Moncey, duc de Conegliano.
1804 Masséna, duc de Rivoli, prince d'Ess-
ling.
1804 Murât, roi de Naples.
1S04 Comte Jourdan.
1804 Augereau, duc de Castîglione.
1804 Bernadotte, roi de Suède.
1S04 Brune.
1804 Mortier, duc de Trévise,
1S04 Laanes, duc de Montebello.
1804 Soult, duc de Datmatic.
1804 Ney, duc dTlchingen, prince de la
Moskova.
1804 Davout, duc d'Auerstaedt.
1804 Kellermann, duc de Valmy.
1804 Bessières, duc d'Istrie.
1804 Marquis de Pérignon.
1804 Lefebvre, duc de Dantzig.
1804 Comte Sérurier.
1807 Victor Perrin, dit Victor, ducdeBelIooe,
1809 Macdonald, duc de Tarente.
1809 Marmont, duc de Raguse.
1809 Oudinot, duc de Reggio.
i8ii Suchet, duc d'Albufcra.
1812 Comte Gouvion Saint-Cyr,
18x3 Prince Pontatowski.
18 16 Duc de Coigny-
1816 Marquis de Beumonville.
1816 Clarke, duc de Feltre.
1816 Marquis de Vioménil.
1823 Marquis de Lauriston.
1823 Comte Molitor.
1827 Prince de Hohenlohe.
x829 Marquis Maison.
1830 Comte de Bourmont.
1830 Comte Gérard.
1S3X Clauzel.
1831 Mouton, comte de Lobau.
1831 Marquis de Grouchy.
1837 Comte Valée.
1840 Comte Sébastian!.
1841 Drouet, comte d'Erlon,
1843 Bugeaud, duc d'Isly.
1847 Comte Reille
1847 Vicomte Dode de La Brunerie.
1850 Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie.
185 1 Comte Harispe,
1S51 Comte Exelmans.
1851 Vaillant.
1852 Leroy de Saint-Arnaud.
1852 Magnan.
1852 Comte de Castellane.
1854 Comte Baraguay d'Hilliers.
1855 Pélissier, duc de Malakof.
1856 Randon.
1856 Canrobert.
r856 Bosquet.
1S59 Mac-Mahon, duc de Magenta.
1859 Niel.
1859 Regnault de Saint-Jean-d'Angély,
1861 Comte d'Ornano.
1863 Forey.
1864 Bazaine.
1870 Lebœuf.
1916 Jofïre.
1918 Foch.
1918 Pétain.
la colonisation précolombienne. Il racontait la dé-
couverte de l'Amérique, les première explorations
espagnoles» anglaises, françaises, la fondation et le
développement des colonies britanniques» notre ins-
tallation au Canada. H montrait comment nous avions
perdu nos possessions et comment les treize Etats
unis avaient préparé leur indépendance. Là s'arrêtait
son premier volume, récit de ce qu'il appelait la pé-
riode coloniale des Etats-Unis. Dans le second vo-
lume, qui allait jusqu'en 1800, c'étaient la guerre pour
l'indépendance, l'alliance franco-américaine, l'orga-
nisation du gouvernement national ; et, dans ces pages
abondantes et précises, revivaient les débuts difficiles
du jeune Etat, les mouvements politiques, les mou-
vements économiques, les mouvements littéraires,
la vie même de tout le pays. Ces deux volumes furent
couronnés par l'Académie française.
Auguste Moireau avait les qualités de l'historien;
sans travailler sur fiches, il avait l'exactitude de
l'érudition. Il était clairvoyant, il était prudent, il
était clair; il savait, enfin, donner la vie. Son Histoire
des Etats-Unis est, sans doute, l'un des ouvrages qui
font le plus d'honneur à la science française. Il y
manque une conclusion. Cette conclusion, elle était
écrite. Quand la guerre est survenue, en 1914, Au-
guste Moireau avait achevé son troisième volume et
conduit VHistotre des Etats-Unis jusqu'à nos jours.
Il eût pu la publier ; mais, seul, le souci de la vérité
et, l'on peut dire, delà probité historique, le guidait.
Il pensa que les événements actuels rendaient né-
cessaire une revision des conclusions auxquelles il
était arrivé. Il allait se remettre au travail, quand il
dispanit.Il faut souhaiter, pourtant, que ce travail
considérable ne soit pas perdu et qu'on nous en dorme,
sinon la totalité, du moins les parties essentielles.
En marge, si l'on peut dire, de cette œuvre histo-
rique, Auguste Moireau écrivit bien des articles. II
collabora à la « Revue des Deux Mondes », à la « Revue
de Paris », à la v R«vue bleue» , à la c Grande Encyclo-
pédie », et Ton n'a pas oublié les nombreuses études
qu'il a données au «Larousse Mensuel». Il était mem-
bre de la Société de géographie commerciale, de la
Société de stat istique, de la Société des études histori-
ques. Jusqu'à son dernier jour, il travailla et, dans le
travail, il semblait puiser un contentement de soi-
même, une sorte de joie qui le rendait le plus aimable
des hommes. Esprit alerte, causeur brillant, honnête
homme, enfin, comme on disait jadis, il avait tou-
jours pour tous une bonne grâce singulière et, à
soixante-sept ans, il avait une étonnante allure. La
vivacité de son intelligence n'avait encore d'égale
que la chaleur de son cœur. — Jacques Bompard.
Ourfa ou Orfa, ville de la zone syrienne
dMnfiuence française, dans la Mésopotamie supérieure,
sur le Kara-tchaï, affinent de l'Euphrate par le
Djoulab; 40.000 à 45.000 habitants.
Le site d'Ourfa se trouve fort loin de la mer Mé-
diterranée, entre Euphrate et Tigre, par conséquent
dans la partie supérieure de la Mésopotamie. Les
240
plateaux calcaires et gypseux, hauts en moyenne de
boo a 700 mètres, qui constituent physiquement ce
pays, ne sont guère accidentés quepardes successions
de collines dans lesquelles il convient, sans doute, de
voir les derniers prolongements méridionaux du Tau-
rus de Mésopotamie. C'est sur les pentes d'une de
ces chaînes d'éminences, poussées vers le sud par le
Karadja Dagh, sur les pentes doucement inclinées
vers l'est du Top Dagh, que s'élève la vieille ville
d'Ourfa ou Orfa. Elle est entourée de campagnes très
bien cultivées et renommées pour leurs vignobles et
dresse, au milieu de vastes jardins irrigués par les dé-
rivations du Kara-tchaï, les minarets de ses mosquées
et les tours de ses remparts.
C'est une ville de 40.000 à 45.000 habitants, dont les
deux tiers sont des Turcs ou des Kurdes musulmans,
tandis que le reste est composé de chrétiens. Armé-
niens ou Syriens, auxquels il convient d'ajouter quel-
ques jacobite". Etroites et tortueuses en sont les rues,
sur lesquelles donnent les murs extérieursde maisons
en terrasses, bâties pour la plupart en calcaires et en
En Asie Mineure ; de la .Mt^ditciraiiée h Ourfa.
basaltes, disposés par assises alternantes. Les bazars,
en partie couverts, grands et bien apprivisionnés, ne
sont pas ce qui retient le plus, à Ourfa, l'attention
du visiteur ; celui-ci est bien plus frappé par les deux
résurgences dont les eaux sortent de terre auprès de
la mosquée dite « d'Abraham i et dont l'une porte le
nom de « fontaine d Abraham », puis par les monu-
ments religieux et militaires que possède encore la
ville. La cathédrale des Arméniens Grégoriens est le
plus grand et un des plus antiques édifices d'Ourfa ;
elle remonterait au y" siècle, mais a été rebâtie pres-
que entièrement en 1817. A signaler, aussi, la cathé-
drale des Syriens et les mosquées (d'anciennes églises
pour la plupart), dont la plus remarquable est celle
d'Oulou Djami; sonminaret n'est autre que le clocher
de la vieille église des Quarante-Martyrs. S'il sub-
siste à peine quelques vestiges des monuments civils
dont Ourfa s'est naguère enorgueillie, cette ville garde
encore, par contre, de beaux restes de ses anciennes
défenses : une imposante enceinte triangulaire, flan-
quée de tours carrées, la sépare de ses jardins et de
ses vergers, et un vieux château fort la domine du
ho.d'. Je sa colline isolée aux âancs escarpés, le Top
Dagh. Bien qu'il n'ait pas conservé son donjon, ce
château, d'origine byzantine, garde encore fière ap-
parence, avec ses tours et ses saillants, et frappe de
loin les regards du voyageur qui gagne Ourfa, soit
par les pistes qui viennent de Diarbekir et deMardin,
soit par celle qui, depuis Biredjik sur l'Euphrate (à
75 kilomètres dans l'Ouest-Sud-Ouest), court à travers
les causses de la haute Mésopotamie.
Cette dernière piste n'est autre que la route me-
nant d'Alep(situéeà 184 kilomètres dans le Sud-Ouest)
jusqu'à Mossoul. Grâce à sa situation sur cette route,
Ourfa jouit d'une certaine importance économique ;
elle fait un assez grand commerce de transit, surtout
de blé. Ses environs, dont on sait la fertilité, produi-
sent par eux-mêmes des céréales, du sésame, du
chanvre, du coton, de l'alfa et des raisins, et la ville
elle-même possède de nombreuses fabriques (de co-
tonnades surtout), quelques savonneries et quelques
teintureries. Ainsi s'explique l'importance actuelle
d'Ourfa, dont la plupart des habitants parlent la lan-
gue turque, tandisque, presque immédiatement au Sud,
on ne se sert plus que de l'arabe. Ourfa doit donc être
considérée comme un des points marquant la fron-
tière entre les deux langues.
De son vieux rôle historique cette ville ne garde
plus que le titre de chef-lieu d'un district et d'un
sandjak (peuplé de 140.000 habitantsenviron en 1914),
qui dépendaient naguère l'un et l'autre du vilayet
d'Alep et qui relèventaujourd'hui plus ou moins com-
plètement de Beirout, la capitale de la zone française
de Syrie. Par quelles vicissitudes a-telle passé, au
cours des siècles écoulés, avant d'en arriver là où
nous la voyons aujourd'hui, voilà ce qu'il convient
de rappeler maintenant. Ourfa, où une tradition pré-
tend qu'Abraham serait né à côté de la résurgence
dite « fontaine d'Abraham » et sur le terrain où s'élève
aujourd'hui la mosquée du même nom, Ourfa est une
très vieille \ille, qui existait probablement dès le
temps des rois d'Assyrie. On ne saurait, toutefois.
LAROUSSE MENSUEL
l'identifier avecaucune des conquêtes d'Assurbanipal,
cette Ourhaï des Syriaques et des Arméniens, cette
Rouha des Arabes, cette Orrhoé ou Osrhoédes Grecs,
dont l'histoire positive ne commence qu'au iv" siècle
avant notre ère, au temps de Seleucus 1" Nicator. Cet
épigone d'Alexandre le Grand recontruisit la ville en
303, lui donna beaucoup d'extension et lui imposa le
nom de: lidesse », ensouvenir de la capitalede la Macé-
doine. Ourfa, ou, plus exactement, Edesse, a-t-elle
été, dès lors, effectivement une capitale, on ne saurait
le dire. Du moins sait-on qu'environ un siècle et
demi plus tard (vers 136) elle devint la résidence d'une
dynastie particulière, dont les souverains, les Abgars
de rOsrhoène, étaient presque indépendants des Sé-
leucides et le furent plus tard des Romains. Ceux-ci
ne se rendirent effectivement maîtres d'Edesse qu'en
217 de notre ère. Alors, ils colonisèrent Ourhaï et lui
donnèrent le nom de Marcia Edessenomm.
Edesse était-elle déjà, à cette époque, convertie au
christianisme ? C'est tôt après, dans tous les cas, que
les collines voisines du 'Top Dagh commencèrent à
mériter leur nom de « Montagne sainte
d'Edesse », à cause des nombreux mo-
nastères qui y furent bâtis et dont un
seul, celui de Saint-Serge, subsiste en-
core aujourd'hui.
Conquise, en 640, sur les Grecs, héri-
tiers et successeurs des Romains, par
les Arabes du calife Omar, Edesse re-
tomba bientôt aux mains des Grecs ; le
comte Baudouin s'en empara en fé-
vrier 1098, au cours de la première
croisade, et en fit le siège d'une éphé-
mère principauté franque, le comté
d'Edesse, qui s'étendait sur les deux
rives de l'Euphrate, sur les régions
formant naguère les districts de Mala-
tia, de Severek, d'Orfa, de Marache et
d'.\ïn-Tab. Un demi-siècle plus tard
(d'abord en 11 44, puis en 1146), Edesse
retombait sous la domination des mu-
sulmans, et les Turcs, les Mongols, les
Egyptiens, les bandes dévastatrices de Tamerlan
désolaient successivement le pays dont elle était la
ville capitale. Quand, en 1516-1517, une expédition
dirigée par Sélim I'^' consacra la soumission de la
Syrie et de la Mésopotamie à l'empire turc, la ci-
devant Edesse, Orfa ou Ourfa, subit le sort de toute
la contrée au milieu de laquelle elle se trouvait et
cessa vraiment d'avoir une histoire pendant plusieurs
siècles. C'est seulement en i8g6 qu'il fut question
de cette ville, à propos du massacre de chrétiens qui
fut alors perpétré par les Turcs et les Kurdes, dans
la cathédrale des Arméniens Grégoriens.
Il est à nouveau question d'Ourfa depuis plusieurs
mois. Placée par l'accord anglo-français de 1916 dans
la zone d'occupation française et occupée par les
troupes du général Gouraud dès la fin de 1919, lors
de la relève des Britanniques établis dans cette ville
depuis un an environ, Ourfa se trouve située dans
une zone critique, entre les bandes de l'émir Feïçal,
qui veut placer toute la Syrie sous sa domination, et
les territoires occupés par les nationalistes turcs.
Surexcitées par une propagande qui s'exerçait sur
elles de tout les côtés, les tribus voisines d'Ourfa at-
taquèrent, dès le début de 1920, les stations du che-
min de fer de Bagdad, qui passe plus au sud, et iso-
lèrent ainsi la ville du reste du territoire. La garni-
son française, bloquée dans le quartier arménien, y
fut ensuite attaquée; après avoir repoussé plusieurs
assauts et épuisé tous ses vivres, elle dut, au bout
de deux mois de luttes, engager des négociations
avec les autorités turques. Comme les Arméniens,
qui l'avaient jusqu'alors approvisionnée, lui refusaient
désormais des vivres, par crainte de représailles,
comme elle était privée d'eau par la rupture des
conduites qui lui en amenaient précédemment, elle
consentit à évacuer Ourfa, après avoir stipulé que
les chrétiens de la ville ne seraient pas inquiétés.
Le 10 avril, les Français quittèrent donc la vieille
cité, se dirigeant vers le Sud ; mais, tandis qu'ils
marchaient vers la voie ferrée, ils furent traîtreu-
sement attaqués par les tribus des environs et, après
plusieurs heures d'un dur combat contre des indi-
gènes très supérieurs en nombre, soutenus par des
forces régulières armées de mitrailleuses, la colonne
française, séparée de son convoi et ayant épuisé ses
munitions, dut se rendre à ses agresseurs. Ceux-ci
massacrèrent un certain nombre d'entre eux, et même
les blessés, tandis que les autres refluaient sur Ourfa
ou gagnaient Arab-punar ou Tel-abiad, les postes
français situés pins au sud.
Tels sont les tristes événements qui viennent de
faire rentrer Ourfa dans l'histoire, après plusieurs
siècles d'une vie d'ordinaire très calme, pour ne pas
dire très ralentie. — Henri Froidevàux.
Paix (La). — Le Traité de Versailles (suite).
— Clauses économiques. — Si essentielles que
soient les clauses économiques du traité de Ver-
sailles, le cadre de cet exposé général ne nous per-
met pas d'en faire une étude détaillée, et nous ne
retiendrons que les plus caractéristiques.
La Grande Guerre ayant été motivée par le désir
/V» JÔ3. Sepfembre 1920.
de l'Allemagne de brusquer la conquête économi-
que du monde, il importait non de l'anéantir après
l'avoir désarmée — car le principe de la liberté
commerciale avait été proclamé par les vainqueurs,
— mais de prendre contre set instincts voraces
d'indispensables précautions et, pour le présent, de
la faire collaborer au relèvement des pays qu'elle
avait ruinés.
Sa défaite se traduisait par une sensible diminu-
tion de sa puissance économique. Obligée à des ré-
parations en nature, privée de son gros tonnage
marchand, elle subissait des pertes territoriales en
Europe, renonçait à ses colonies, perdait son in-
fluence en Orient et en Amérique et devait sous-
crire à des conditions particulières au sujet du
régime douanier, des traités commerciaux ou tech-
niques, des droits et intérêts d'ordre privé. Les
Etats victimes de son ambition devaient jouir, pen-
dant un certain temps, de leur liberté commerciale
et ne pas être exposés à une guerre de tarifs.
Relations commerciales. — En matière d'importa-
tion, d'exportation, de transit, toute faveur, immu-
nité ou privilège concédé par l'Allemagne à l'un
quelconque des Etats alliés ou associés, ou bienà un
pays étranger quelconque, sera de plein droit étendu
à tous les autres Etats alliés ou associés. C'est la
clause du traitement de la nation la plus favorisée
qui est imposée à l'Allemagne, sans condition de
réciprocité et pour une durée de cinq ans, que le
Conseil de la Société des nations pourra proroger
« pour une période subséquente, avec ou sans amen-
dement ». Des dérogations temporaires à ce régime
sont stipulées pour l'Alsace et la Lorraine réinté-
grées, le grand-duché de Luxemlx>urg, la Pologne
(art. 264-270).
Les navires des puissances alliées et associées bé-
néficient dans les ports allemands du même traite-
ment que les navires allemands eux-mêmes, et, dans
les eaux territoriales de l'Empire, de la clause de la
nation la plus favorisée pour la pêche, le cabotage
et le remorquage. Celles de ces puissances qui,
comme la Pologne ou la Tchéco-Slovaquie, n'ont
pas de frontière maritime, pourront faire immatri-
culer leurs bâtiments, et leur pavillon sera alors
reconnu par les autres (art. 271-273).
Coutumière de concurrence déloyale, l'Allemagne
s'oblige tant à prendre les mesures législatives ou
administratives nécessaires pour garantir les pro-
duits des puissances alliées et associées qu'à obser-
ver, sous réserve de réciprocité, les lois, règlements
et décisions judiciaires sur les appellations d'origine
(art. 274 et 275).
Le droit d'établissement, en Allemagne, des res-
sortissants alliés et associés est fondé sur un double
principe : traitement de la nation la plus favorisée
quant à l'exercice des professions commerciales ou
industrielles; assimilation aux nationaux quant aux
charges, impôts et taxes (art. 276-279).
Le gouvernement allemand ne peut imposer aux
ressortissants alliés et associés aucune exclusion qui
ne serait pas applicable à tous les étrangers sans ex-
ception, ni les soumettre à aucune restriction de
nature à porter directement atteinte à l'exercice de
leur profession ou métier, nj les placer sous une ré-
glementation plus avantageuse que la réglementation
applicable aux étrangers ressortissants de la nation
la plus favorisée.
Quelles sont les conventions d'ordre économique,
bilatérales ou plurilatérales, auxquelles étaient par-
ties l'Allemagne et ses alliés et qu'il convient soit
d'abroger, soit de remettre en vigueur ? Le traité de
Versailles résout cette question complexe dans ses
articles 282 à 295. Aux termes de l'article 290, l'Alle-
magne reconnaît comme abrogés tous les traités
qu'elle a conclus pendant la guerre avec l'Autriche,
la Hongrie, la Bulgarie, la Turquie, et cette dispo-
sition est à rapprocher de celle de l'article 260, qui
permet à la commission des réparations d'exiger,
dans un délai d'un an à dater de la mise en vigueur
du traité de Versailles, que l'Allemagne acquière
dans les mêmes Etats ou dans leurs anciens terri-
toires toutes les participations de ses ressortissants
aux concessions ou entreprises d'utilité publique.
La France ne devait pas être sous la dépendance
économique de l'Allemagne.
Ports, navigatiom intérieure, chemin de fer,
AÉRONEFS. — Les membres de la Société des nations
s'étaient engagés à prendre les dispositions néces-
saires a pour assurer la garantie et le maintien de la
liberté des communications et du transit, ainsi qu'un
équitable traitement du commerce » de tous les asso-
ciés, mais en spécifiant que les exigences spéciales des
régions dévastées devraient être prises en considéra-
tion (art. 23).
Ce principe et cette restriction ont inspiré les ré-
dacteurs des clauses commerciales du traité.
La partie XII (Ports, voies d'eau et voies ferrées)
comprend des clauses temporaires et des clauses
permanentes. Pendant cinq ans sans réciprocité, et à
charge de réciprocité après cinq ans (si le Conseil de
la Société des nations ne proroge pas ce délai), les
puissances alliées et associées bénéficieront de la cir-
culation la plus favorisée dans les ports, sur les voies
d'eau et sur le: chemins de fer allemands ; autre-
«• 763. Septembre 1920.
ment l'Allemagne eût indirectement profité, par
l'égalité immédiate de traitement, des ruines systé-
matiques qu'elle avait accumulées.
Les transports internationaux par voie ferrée se-
ront l'objet de commentaires dont le traité prévoit
les principes fondamentaux, et les grands fleuves
sont internationalisés. La liberté de communication
et de transit est assurée aux nouveaux Etats enclavés
qui, sans des garanties précises, n'auraient recouvré
leur indépendance politique que pour subir le joug
économique de l'Allemagne. Celle-ci conserve son
indépendance économique ; elle pourra en user légi-
timement, mais non en abuser et, au bout de cinq
ans, il ne tiendra qu'à elle d'obtenir sur le territoire
d?s puissances alliées et associées l'application réci-
proque des mesures dont elle se plaint, à moins
qu'elle ne préfère cesser d'y être elle-même tenue.
Un premier avantage obtenu de l'Allemagne, c'est
la liberté du transit, sur ses voies ferrées, cours d'eau
et canaux, aux personnes, marchandises, navires,
wagons, ser\'ices postaux, en provenance ou à des-
tination du territoire de l'une quelconque des puis-
sances alliées. Elle les admet, et c'est un second
avantage pour les vainqueurs, au même traitement
que ses nationaux, et ne grèvera les transport s que de
taxes ou charges « raisonnables, eu égard aux con-
ditions du trafic » (art. 321). Elle ne fera pas de dif-
férence entre les ressortissants alliés et ses nationaux
en ce qui concerne l'usage de ses voies navigables
et de ses ports, qu'elle ne devra pas favoriser au
détriment des ports alliés, spécialement au moyen
de combinaisons de tarifs. Les tarifs réduits qu'elle
accorde sur ses voies ferrées et navigables en faveur
des ports allemands ou d'un port d'une autre puis-
sance sont étendus aux ports maritimes des puis-
sances alliées (art. 323, 325-327).
Elle ne pourra, enfin, établir, à l'entrée ou à la sor-
tie de ses frontières, aucune distinction fondée sur
la destination, la provenance, le mode de transport,
l'itinéraire (art. 323).
Les zones franches qui existaient dans les ports
allemands au i'' août 1914 et celles qui seraient éta-
blies en exécution du traité de Versailles seront
soumises à un régime exclusif de tout droit à l'ex-
portaiion ou à l'importation (art. 328 et 330).
En attendant que la convention de Berne du
14 octobre 1890 et les arrangements subséquents
aient été révisés, rA!!emagne observera, en matière
de transports internationaux et de cessions de voies
ferrées, les prescriptions des articles 365 à 375, qui,
notamment, lui enlèvent les moyens d'entraver le
commerce des Alliés par des obstacles techniques ou
des tarifs prohibitifs. La convention du Saint-Go-
Ihard (1909), si favorable à l'influence économique
allemande, pourra être dénoncée.
A l'expiration du délai de cinq ans, ou bien une con-
vention générale sera intervenue concernant le tran-
sit, les ports, la navigation intérieure et les chemins
de fer, ou chaque puissance aura la faculté de de-
mander à l'Allemagne, sous réserve de réciprocité,
l'un des avantages édictés pour la période provisoire.
l^s dispositions relatives au régime international
des cours d'eau sont parmi les plus importantes de
cette partie du traité.
Le principe de la communauté des fleuves entre
les Etats qu'ils traversent f Jt appliqué par les Ro-
mains, mais abandonné au moyen âge; et, si le nom-
bre des juridictions riveraines diminua, dans chaque
pays, à mesure que les progrès du pouvoir central
mettaient fin au morcellement féodal de l'autorité
souveraine, le droit fluvial conventiomiel, dont des
intérêts purement fiscaux retardèrent la naissance et
le développement, ne date que de la seconde moitié
du xvn° siècle ; car, dans le même temps que la paix
de Westphalie stipulait pour la France et pour
l'Allemagne la liberté de navigation sur le Rhin, les
Provinces-Unies signaient avec l'Espagne le traité du
30 janvier 1648, qui admett<ut la fermeture de l'Es-
caut, et, jusqu'à la chute de l'ancien régime, les
grands traités internationaux confirmèrent une
clause aussi contraire aux lois naturelles. Il est vrai
que les théoriciens du droit des gens n'étaient pas
alors choqués de ce protectionnisme, en vertu duquel
certaines villes allemandes exerçaient par privilège
le « droit d'étape », qui obligeait les bateaux à rom-
pre charge en des lieux déterminés pour que la
cargaison y fût exposée en vente. Droit d'étape, droit
d'échelle (transbordement forcé), péages et taxes
diverses entravaient la navigation intérieure, pour le
plus grand profit de la navigation maritime. (V.
YHisloire du droit fluvial conventionnel, par Ed.
Engelhardt [1889].)
La paix de Ryswick (1697) alla plus loin que la
paix de Westphalie : elle étendit aux Provinces-
Unies et aux cantons suisses la liberté de navigation
sur le Rhin, et l'on peut admettre qu'elle créa le droit
fluvial international ; mais c'est la Révolution fran-
çaise qui, en décrétant la réouverture de l'Escaut,
mit d'accord les actes avec les principes qu'elle pro-
clamait, à savoir que 0 le cours des fleuves est la
propriété commune et inaliénable de toutes les con-
trées arrosé s par leurs eaux ».
Au Congrès de Rastadt, en 1798, les plénipoten-
Uaires français proposèrent d'établir la liberté de
LAROUSSE MENSUEL
navigation sur tous les cours d'eau de pays germa-
nique, notamment le Danube ; les Etats de l'Empire
résistèrent, mais la question fut reprise à Lunéville,
et les négociations aboutirent au traité du 15 août
1804, qui est considéré comme le premier monument
du droit fluvial international. Les clauses fluviales
du traité de Paris (30 mai 1814) furent, sous la pres-
sion des intérêts particularistes, interprétées par le
Congrès de Vienne dans un esprit étroit, dont se
ressentit « l'acte du Rhin », signé à Mayence le
31 mars 1831 ; mais, bientôt, se manifesta un retard
aux principes appliqués par la Révolution et qui ne
cessèrent plus de s'affirmer soit au sujet de l'Escaut
(19 avril 1839) ou du Pô (3 juillet 183g), soit, de
1856 à 1883, au sujet du Danube (traité de Lon-
dres, 10 mars 1883), soit même au sujet du Rhin
(dont le règlement fut revisé par la convention de
Mannheim en 1868), soit, enfin, au sujet du Congo et
du Niger (acte de Berlin du 26 février 1885).
Tout en ménageant les intérêts des riverains, le
traité de Versailles consacre définitivement le prin-
cipe d'après lequel les intérêts collectifs doivent
l'emporter sur les droits particuliers, et ces intérêts
seront tout naturellement défendus dans les com-
missions fluviales par les représentants des Etats
non riverains. De plus, l'accès de la mer est garanti
aux Etats purement continentaux.
Ce régime libéral fut vainement combattu par les
délégués allemands, toujours hantés par les idées de
domination et d'hégémonie, alors que la Conférence
de la paix souhaitait voir s'établir la coopération
pacifique des nations. Une convention générale, à
laquelle l'Allemagne donne d'ores et déjà son adhé-
sion, instituera, avec l'approbation de la Société des
nations, un régime de libre navigation applicable à
tous les fleuves déclarés internationaux, savoir :
L'Elbe depuis le confluent de la Moldau, et la
Moldau depuis Prague ; — l'Oder depuis le confluent
de l'Oppa ; — le Niémen depuis Grodno ; — le Da-
nube depuis Ulm; — toute partie navigable de ces
réseaux fluviaux servant d'accès naturel à la mer à
plus d'un Etat, ainsi que les can^x latéraux et
chenaux ; — la voie navigable à grande section
Rhin-Danube au cas où la construction de cette voie
serait imposée à l'Allemagne dans un délai de 25 ans
(art. 31).
Les articles 332 à 337 instituent un régime provi-
soire. Des dispositions spéciales sont consacrées à
l'Elbe, à l'Oder et au Niémen (art. 340-345), au Da-
nube (art. 346-353), qui échappe à l'emprise germa-
nique, au Rhin et à la Moselle (art. 354-362), à l'usage
des ports de Hambourg et de Stettin par l'Etat
tchéco-slovaque (art. 363-364).
Par suite d'une inadvertance regrettable, le Rhin
n'a pas été déclaré fleuve international, mais il sera
considéré comme tel et soumis, tant que n'aura pas
été signée la convention générale qui doit fixer le
statut des fleuves internationaux, à un régime res-
pectueux de la liberté de navigation.
Des explications très nettes, et que nous résumons,
ont été données à ce sujet par Maurice Sibile, rap-
porteur de la partie XII. A partir du point où il est
navigable jusqu'à la mer, le Rhin ne traversait, avant
la dernière guerre, que des pays placés sous la sou-
veraineté de l'Allemagne ou de la Hollande, et il était
statué sur les questions relatives à la navigabilité du
fleuve par une commission siégeant à Mannheim, en
exécution de la convention signée dans cette ville le
17 octobre i858; en fait, la batellerie était aux mains
des Allemands, des Hollandais et des Belges. Désor-
mais, les navires de toute nationalité jouiront des
mêmes privilèges ; la commission se réunira à Stras-
bourg, sous la présidence d'un membre français ; la
France pourra exécuter les travaux qui lui permet -
tront d'utiliser l'énergie hydraulique du fleuve, avec
le droit d'appui et de passage sur la rive droite. Le
port de Kehl, naguère privilégié, formera, pendant
sept ans au moins, dix ans au plus, avec le port de
Strasbourg, un organisme unique d'exploitation ad-
ministré par un directeur français et grâce auquel le
port badois ne monopolisera pas le trafic dans la
Rhénanie.
Si l'on considère que l'Allemagne est tenue de
céder soit des chalands et des remorqueurs, soit
des parts d'intérêts dans les compagnies de navi-
gation et, en outre, des installations de docks et de
magasins à Rotterdam, on peut croire que le port de
Strasbourg est appelé à un grand développement. Ce
développement serait favorisé par l'élargissement du
canal de Mulhouse à Huningue, par l'ouverture du
grand canal d'Alsace, que préconise le conseil supé-
rieur des travaux publics, par la construction du
canal Rhin-Danube, qui serait internationalisé et
permettrait aux bateaux passant par' Strasbourg d'al-
ler de la France dans les Balkans. — La compétence
de la commission centrale pourra être étendue, avec
l'assentiment du grand-duché du Luxembourg et de
la Suisse, à la Moselle et à la partie du Rhin com-
prise entre Bâle et le lac de Constance.
Le canal de Kiel sera, ainsi que ses accès, cons-
tamment libre et ouvert aux bâtiments de guerre ou
de commerce de toutes les nations en paix avec l'Al-
lemagne. L'embarquement et le débarquement des
voyageurs, le chargement et le déchargement des
241
marchandises ne s'effectueront, toutefois, que dans let
ports désignés par l'Allt.nagne. Les ressortissants,
les biens et les navires de toutes les puissances seront
traités sur le pied d'une parfaite égalité pour l'usage
du canal, et il ne sera perçu que des taxes destinées
à couvrir les frais d'entretien et d'amélioration.
Les différends qui pourront s'élever entre les puis-
sances intéressées sur l'interprétation et l'application
des dispositions qui viennent d'être exposées seront
réglés par la Société des nations. Celle-ci pourra tou-
jours proposer la revision des clauses administratives
d'un caractère permanent (art. 376-377), c'est-à-dire
des clauses relatives à l'administration des fleuves
internationaux du Rhin et des ports allemands.
Les aéronefs des puissances alliées et associées
auront pleine liberté de survol et d'atterrissage sur
le territoire et les eaux territoriales de l'Allemagne ;
ils pourront accéder aux aérodromes ouverts en Alle-
mogne au trafic public national, sur le pied d'égalité
avec les aéronefs allemands en ce qui'concerne les
taxes de toute nature.
Quand ils seront en transit, ils auront la faculté de
survoler l'Allemagne et ses eaux territoriales, sans y
atterrir. Le gouvernement allemand admettra comme
valables et équivalents à ceux qu'il délivre les certi-
ficats de nationalité, de navigabilité, brevets de capa-
cité et licences délivrés ou reconnus par l'une quel-
conque des puissances alliées et associées. Il assurera
aux aéronefs de ces puissances, au point de vue du
trafic commercial aérien interne, le traitement de la
nation la plus favorisée. Il obser\'era la réglementa-
tion fixée contractuellement par lesdites puissances.
Ces obligations resteront en vigueur jusqu'au i" jan-
vier 1923, à moins que l'Allemagne n'ait été aupara-
vant admise dans la Société des nations ou autorisée
par les puissances alliées et associées à adhérer à
leur convention sur la navigation aérienne (art. 313-
320). Cette convention a été signée à Paris le 13 octo-
bre 1919 entre la France, la Belgique, la Bolivie, le
Brésil, l'Empire britannique, la Chine, Cuba, l'Equa-
teur, la Grèce, le Guatemala, l'Italie, le Panama, la
Pologne, le Portugal, la Roiunanie, le Siam, l'Etat
tchéco-slovaque, l'Uruguay.
Biens, droits et intérêts privés. Les disposi-
tions relatives au règlement des intérêts privés, mal
coordonnées, traitent des biens, droits et intérêts que
les ressortissants des Etats alliés possèdent en Alle-
magne; — des biens, droits et intérêts appartenant
hors de l'Allemagne à des ressortissants allemands ; —
des créances et des dettes antérieures à la guerre ; —
des droits de propriété commerciale ou industrielle,
littéraire ou artistique.
Elles sont d'une importance capitale, mais d'un
caractère trop spécial pour être étudiées dans un ex-
posé des clauses les plus générales du traité, et nous
nous bornerons à quelques indications très som-
maires.
Les mesures exceptionnelles de guerre prises en
Allemagne contre les biens ou droits des ressortis-
sants des puissances alliées sont levées ou arrêtées.
Si la liquidation n'en est pas terminée, ils sont res-
titués aux ayants droit ; s'ils existent encore en na-
ture, ils sont également, nonobstant la liquidation,
restitués à la demande du propriétaire, qui reçoit son
bien net de toute charge ou servitude; sinon, la ré-
paration est effectuée par équivalence, et le produit
de la liquidation, comme tout numéraire retenu et re-
présentant une créance active, est versé aux ayants
droit ou à leur gouvernement. — Les tiers expropriés
sont indemnisés par l'Allemagne.
Lorsque des liquidations sont effectuées, soit dans
les nouveaux Etats signataires du traité de Ver-
sailles comme puissances alliées et associées, soit
dans les Etats qui ne participent pas aux réparations
à payer par l'Allemagne, le produit des liquidations
effectuées par le gouvernement desdits Etats devra
être versé directement aux propriétaires, sous réserve
des droits de la Commission des réparations. Si le
propriétaire établit devant le tribunal arbitral mixte,
ou devant un arbitre désigné par ce tribunal, que les
conditions de la vente ou que les mesures prises par
le gouvernement de l'Etat dont il s'agit, en dehors
de sa législation générale, ont injustement influé
sur le prix d'une manière préjudiciable, le tribunal
ou l'arbitre aura la faculté d'accorder à l'ayant droit
une indemnité équitable, à la charge de l'Etat en
faute.
Les puissances alliées et associées se réservent le
droit de retenir et de liquider les biens des ressortis-
sants allemands dans leur territoire ou dans leurs
colonies. Le produit n'est pas confisqué, mais em-
ployé au payement des indemnités dues aux ressor-
tissants alliés, à raison des biens qu'ils possédaient en
Allemagne ou dans les pays alliés de l'Allemagne.
Sauf exceptions spécifiées soit dans un intérêt gé-
néral, soit dans un intérêt spécial (comme pour l'Al-
sace-Lorraine ou les régions libérées), les contrats
conclus par des particuliers ou des sociétés entre
lesquels le commerce a été interdit en conséquence
de l'état de guerre sont frappés d'annulation.
En matière de propriété industrielle, littéraire ou
artistique, telle qu'elle est définie par les conventions
internationales de Paris et de Berne, le principe ad-
mis est que les droits antérieurs à la guerre seront
242
rétablis en faveur des personnes qui en étaient béné-
ficiaires ou de leurs ayants droit. Mais les actes faits
par application des mesures spéciales, judiciaires ou
administratives, prises pendant les hostilités à l'égard
des ressortissants allemands, par une puissance alliée
ou associée, continueront à avoir leur plein effet.
Pour les règlements des dettes d'avant-guerre, deux
systèmes sont prévus : le règlement direct et le rè-
glement par l'intermédiaire d'Ojfices de compensation
et de vérification, institués dans chaque pays. L'office
peut prélever sur les sommes portées à son crédit
toutes avances « équitables » aux ressortissants fran-
çais créanciers; dans le système du règlement direct,
les créanciers français peuvent recouvrer immédiate-
ment leurs créances et adopter, pour le règlement,
toutes les modalités agréées par les parties.
Notre gouvernement, par décret du 30 décembre
1919, a créé au ministère des affaires étrangères un
Office des biens et intérêts privés, chargé du règle-
ment des dettes d'avant-guerre, de la restitution des
biens français en Allemagne, des demandes d'indem-
nités dues aux propriétaires de ces biens, des ques-
tions judiciaires relatives aux contrats d'avant-
guerre, des relations avec la juridiction exception-
nelle du tribunal mixte. Cet organisme a reçu de la
loi du 10 mars 1920 les pouvoirs supplémentaires qui
en ont fait un Office de vérification et de compensa-
tion, ce système ayant paru, tout compte fait, pré-
senter plus d'avantages que celui du recouvrement
direct. Il est fondé sur les deux principes suivants :
1° La France d'une part, l'Allemagne de l'autre,
sont garantes des dettes de leurs nationaux.
(L'obligation est réciproque ; mais, alors que l'Alle-
magne est tenue de verser à la France les sommes
qu'elle lui doit, la France retient à titre de garantie
les sommes qu'elle doit à l'Allemagne);
2° Chacune des parties contractantes dispose, pour
payer les créances de ses nationaux, du montant de
leurs dettes et des avoirs en numéraire qu'elle dé-
tient de la partie adverse.
(Mais l'Allemagne doit restituer à la France tous
les biens français en Allemagne, tandis que la France
peut retenir ou liquider tous les biens, droits et inté-
rêts allemands situés sur son territoire ou sur celui
de ses colonies et pays de protectorat et les affecter
au payement des créances de ses nationaux sur l'Al-
lemagne.)
Autrement dit, l'Allemagne acquitte les soldes dé-
biteurs, tandis que les Etats alliés les appliquent à
la garantie de la dette allemande.
Dans les rapports entre sujets de puissances enne-
mies, tous les délais de prescription, péremption ou
forclusion n'ont recommencé à courir que trois
mois au plus tôt après la mise en vigueur du traité.
Le ressortissant allié, condamné pendant la guerre
par un tribunal allemand, sans avoir pu faire acte de
défendeur, est admis à demander une réparation que
fixera le tribunal arbitral mixte.
Un tribunal arbitral mixte est, en effet, constitué
entre chacun des Etats alliés et l'Allemagne. Les
gouvernements intéressés désigneront les juges de
leur nationalité respective et un président apparte-
nant à une puissance restée neutre au cours de la
guerre. A défaut d'accord entre les deux Etats inté-
ressés, le président sera désigné par le conseil de la
Société des nations et, en attendant la constitution
de ce conseil, par Gustave Ador, président de la
Confédération helvétique.
Les tribunaux mixtes jugent les affaires pour les-
quelles le traité leur attribue compétence, ainsi que
les différends relatifs aux contrats entre ressortissants
alliés et ressortissants allemands, à l'exception de
ceux dont connaissent, par application de la loi na-
tionale, les juridictions des puissances alliées.
Le tribunal arbitral mixte franco-allemand, insti-
tué pour statuer sur les différends entre Français et
Allemands, et la procédure à suivre devant cette juri-
diction ont été organisés par le décret du 2 avril 1920.
L'exécution des clauses économiques et finan-
cières. — L'exécution des clauses économiques et
financières du traitt de Versailles devait rencontrer
des difficultés, dont l'exposé trouvera sa place dans
l'historique des ministères français, mais qui ap-
pellent quelques réfiexions.
La créance des Alliés sur l'Allemagne n'est pas
seulement garantie par certaines dispositions géné-
rales du traité et par l'occupation de la rive gauche
du Rhin, ainsi que des têtes de pont sur la rive
droite. Outre que la commission des réparations
tient de l'article 238 un droit de représailles écono-
miques et financières, toutes les ressources et biens
de l'Empire et des Etats allemands sont grevés, par
l'article 248, d'un privilège de premier rang, qui
s'exercera dans l'ordre suivant :
Dépenses de toutes les troupes d'occupation à
partir de l'armistice (11 novembre 1918); — Dépen-
ses de toutes les troupes d'occupation après la mise
en vigueur du traité de paix; — Montant des répa-
rations résultant de ce traité ou des traités et con-
ventions complémentaires; — Toutes autres charges
incombant à l'Allemagne en vertu de la convention
d'armistice et desdits traités.
Pourront être payées par priorité, à la volonté des
Alliés, les denrées et matières premières destinées
LAROUSSE MENSUEL
au ravitaillement de l'Allemagne et les dépenses
effectuées par cette puissance « pour faire face à son
obligation de réparer ».
Ces garanties sont sérieuses, s'il en est réellement
tenu compte, et si, comme le président du conseil
en a donné publiquement l'assurance à la tribune,
« la France défend, demain comme hier, dans ses con-
versations avec ses alliés, ses droits et ses intérêts » .
Il est, toutefois, regrettable que l'unité financière
n'ait pas succédé à l'unité du front, que les peuples
ligués contre les appétits germaniques n'aient pas
mis en commun leurs ressources et que, selon les
termes mêmes du traité, « aucun des gouvernements
alliés et associés n'ait assumé de responsabilité pour
le compte d'aucun autre gouvernement ». Pour pré-
parer la transition de la période d'hostilités à la
période de paix, toutes les puissances victorieuses
auraient dû avoir une vie économique solidaire, seul
moyen de hâter le relèvement de celles qui, ayant
le plus souffert, sont réduites à un état d'infériorité.
La France s'est dépensée sans compter; elle a, une
fois de plus, incamé devant le monde l'héroïsme, le
désintéressement, l'esprit de sacrifice aux nobles
causes. Elle possède une telle vitalité et de si pro-
fondes réserves d'énergie qu'elle sortira triomphante
de la crise dont elle souffre, comme elle est sortie
plus forte de toutes les crises qui l'ont momentané-
ment affaiblie dans le passé. Mais il ne faudrait pas
que sa misère fût faite de la prospérité de certains
de ses compagnons de lutte; il ne faudrait pas, tan-
dis que le roi d'Angleterre gouverne le plus grand
empire maritime et colonial qui ait jamais été cons-
titué, que la France, plus éprouvée que ses puissants
amis de Grande-Bretagne et d'Amérique, fût condam-
née, après avoir défendu la « frontière de la liberté »,
à se débattre dans l'isolement, au milieu de diffi-
cultés qui devraient être interalliées, parce que ses
pertes ont profité à tous.
Travail. — Pendant la guerre, les associations
ouvrières prirent l'initiative de conférences destinées
à provoquer une réglementation internationale du
travail. La plus importante de ces conférences, celle
de Leeds, composée de délégués français, britanni-
ques, belges et italiens, adopta les conclusions sui-
vantes:
La conférence déclare que le traité de paix qui mettra fin
à la guerre actuelle et qui assurera aux peuples la liberté et
l'indépendance politique et économique, doit égalemeut
mettre hors des atteintes de la concurrence capitaliste inter-
nationale et assurer à la classe ouvrière de tous les pays un
minimum de garanties d'ordre moral et matériel relatives
au droit au travail, au droit syndical, aux migrations, aux
assurances sociales, à la durée, à l'hygiène et à la sécurité du
travail.
Ces revendications furent formulées de nouveau
par les congrès ou conférences ouvrières qui se réu-
nirent pendant les deux dernières années de la
guerre et après l'armistice. C'est ainsi que le Congrès
des unions professionnelles chrétiennes et libres de
la Belgique, siégeant au Havre en juin 1918, émit le
vœu que le traité « renfermât les clauses essentielles
d'une législation protectrice du travail ou en admît
au moins le principe » et que les organisations syn-
dicales des principaux pays européens élaborèrent à
Berne, en février 1919, un « programme revendi-
catif ». Le 26 novembre 1918, la Chambre des députés
française adopta un projet de résolution invitant le
gouvernement à tenir compte des vœux exprimés,
en matière de législation internationale, par sa com-
mission du travail.
Les gouvernements et les groupements ouvriers,
quelles que fussent leurs tendances politiques et reli-
gieuses, étaient donc d'accord pour penser que les
questions ouvrières ne devaient pas rester en dehors
du traité de paix.
Dès l'une de ses premières séances, le 25 janvier
1919, la Conférence de la paix donna à une commis-
sion de législation internationale du travail le mandat
de 0 faire une enquête sur les conditions de l'emploi
des travailleurs, envisagé au point de vue interna-
tional, d'examiner les moyens internationaux néces-
saires pour assurer une action commune sur les su-
jets touchant les conditions de l'emploi des travail-
leurs et de proposer une Institution permanente
destinée à poursuivre cette enquête et cet examen
en coopération avec la Société des nations et sous
sa direction ».
La France, la Grande-Bretagne, l'Italie, les Etats-
Unis, le Japon, la Belgique, étaient représentés cha-
cun par deux délégués, tandis que les autres puis-
sances alliées et associées, dites « à intérêts limités »,
ne disposaient que de trois délégués : un Cubain, un
Polonais et un Tchéco-Slovaque. Les délégués fran-
çais Colliard et Loucheur, respectivement ministres
du travail et de la reconstitution industrielle,
étaient assistés du directeur du travail, Arthur Fon-
taine, et du secrétaire général de la Confédération
générale du travail, Léon Jouhaux ; et il n'est pas
besoin de faire ressortir la signification du choix
dont le militant syndicaliste avait été l'objet.
La commission se tint en contact permanent avec
les délégués des grandes organisations profession-
nelles de patrons et de salariés. Les textes qu'elle
élabora furent adoptés par la Conférence et for-
mèrent, légèrement modifiés, la XIII* partie du Traité
/V* 163. Septembre 1920.
de paix (art. 387-427), laquelle se divise en deux sec-
tions : Organisation du travail ; — Principes géné-
raux.
Les principes généraux sont énoncés dans l'ar-
ticle 427 :
Les hautes parties contractantes, reconnaissant que le
bien-être physique, moral et intellectuel des travailleurs sa-
lariés est d'une importance essentielle, au point de vue inter-
national, ont établi, pour parvenir à ce but élevé, l'orga-
nisme permanent prévu à la section I'" et associé à celui de
la Sociétédes nations.
Elles reconnaissent que les différences de climat, de
mœurs et d'usages, d'opportunité économique et de tradi-
tion industrielle, rendent difficiles à atteindre, d'une manière
immédiate, l'uniformité absolue dans les conditions du tra-
vail. Mais, persuadées qu'elles sont que le travail ne doit pas
être considéré simplement comme un article de commerce,
elles pensent qu'il y a des méthodes et des principes pour la
réglementation des conditions du travail que toutes les com-
munautés industrielles devraient s'efforcer d'appliquer, au-
tant que les circonstances spéciales dans lesquelles elles
pourraient se trouver le permettraient.
Parmi ces méthodes et principes, les suivants paraissent
aux hautes parties contractantes être d'une importance par-
ticulière et urgente :
l"» Le principe dirigeant, ci-dessus énoncé, que le travail
ne doit pas être considéré simplement comme une marchan-
dise ou un article de commerce ;
2° Le droit d'association en vue de tous objets non con-
traires aux lois, aussi bien pour les salariés que pour les em-
ployeurs :
3° Le payement aux travailleurs d'un salaire leur assurant
un niveau de vie convenable, tel qu'on le comprend duns
leur temps et dans leurs pays ;
4** L'adoption de la journée de huit heures ou de la se-
maine de quarante-huit heures comme but à atteindre par-
tout où il n'a pas encore été obtenu ;
5° L'adoption d'un repos hebdomadaire de vingt-quatre
heures au minimum, qui devrait comprendre le dimanche
toutes les fois que ce sera possible ;
6° La suppression du travail des enfants et l'obligation
d'apporter au travail des jeunes gens des deux sexes les limi-
tations nécessaires pour leur permettre de continuer leur
éducation et d'assurer leur développement physique ;
7° Le principe du salaire égal, sans distinction de sexe,
pour un travail de valeur égale ;
8° Les règles édictées dans chaque pays au sujet des con-
ditions du travail devront assurer un traitement économique
équitable à tous les travailleurs résidant légalement dans le
pays ;
9" Chaque Etat devra organiser un service d'inspection,
qui comprendra des femmes, afin d'assurer l'application des
lois et règlements pour la protection des travailleurs.
Sans proclamer que ces principes et ces méthodes sont ou
complets ou définitifs, les hautes parties contractantes sont
d'avis qu'ils sont propres à guider la politique de la Société
des nations, et que, s'ils sont adoptés par les communautés
industrielles qui sont membres de la Société des nations et
s'ils sont maintenus intacts dans la pratique par un corps
approprié d'inspecteurs, ils répandront des bienfaits dura-
bles sur les salariés du monde.
Quant à l'organisation du travail, les rédacteurs
du traité sont partis de cette considération que,
pour un grand nombre d'ouvriers, les conditions du
travail « impliquent l'injustice, la misère et les pri-
vations », source d'un mécontentement qui met en
danger « la paix et l'harmonie ». Il est donc urgent
d'améliorer ces conditions en ce qui concerne la ré-
glementation et la limitation des heures de travail,
le recrutement de la main-d'œuvre, la lutte contre le
chômage, la garantie d'un salaire suffisant, la pro-
tection des travailleurs contre les maladies et les
accidents, les pensions de vieillesse et d'invalidité,
les libertés syndicales, l'enseignement professionnel
et technique, etc. Et il convient de les améliorer au
moyen d'accords internationaux, parce que la non-
adoption par un Etat d' a un régime de travail réel-
lement humain » fait obstacle aux efforts des autres
Etats, parce que les pays qui assurent de bonnes
conditions de travail à leurs ouvriers ne doivent
pas être lésés par la concurrence plus ou moins
loyale de ceux où subsistent des conditions de tra-
vail mauvaises.
L' « organisation » permanente chargée de réaliser
ce programme et dont font partie tous les membres
de la Société des nations se compose d'une Confé-
rence générale et d'un Bureau international du tra-
vail.
La Conférence générale se réunit chaque fois que
de besoin et au moins une fois par an. Chacun des
membres de 1' « organisation » y est représenté par
quatre délégués, dont deux désignés par le gouver-
nement, un par les patrons, un par les ouvriers, et
les délégués peuvent se faire assister de conseillers
techniques. Les délégués votent individuellement
sur toutes les questions soumises aux délibérations
de la Conférence.
La première « Conférence générale de l'Organisa-
tion internationale de la Société des nations » fut
convoquée à Washington par le gouvernement des
Etats-Unis et siégea du 29 octobre au 29 no-
vembre 1919.
Le Bureau international, établi au siège de la So-
ciété des nations, fait partie intégrante des institu-
tions de la Société. Un Conseil d'administration de
24 membres élus pour trois ans (12 représentants
des gouvernements, 6 représentants des patrons,
ô représentants des employés et ouvriers), désigne
un directeur responsable devant lui et qui commu-
nique avec les ministres du travail des divers
gouvernements, soit par l'intermédiaire des représen-
I
JV* 163. Septembre 1920.
tantsde ces gouvernements au Conseil d'administra-
tion, soit par rinterraédiaire des fonctionnaires dési-
gnés à cet effet par les gouvernements non repré-
sentés.
Les attributions du Bureau sont déterminées par
rarticle 396 :
Les fonctions du Bureau international du travail com-
prendront la centralisation et la distribution de toutes in-
formations concernant la réglementation internationale de
la condition des travailleurs et du régime du travail et, en
particulier, l'étude des questions qu'il est proposé de sou-
mettre aux discussions de la Conférence, en vue de la con*
clusion des conventions internationales, ainsi que l'exécution
de toutes enquêtes spéciales prescrites par la Conférence.
Il sera chargé de préparer l'ordre des sessions de la Confé-
rence.
Il s'acquittera, en conformité des stipulations de la pré-
sente partie du présent traité, des devoirs qui lui incombent
en ce qui concerne tous différends internationaux.
Il rédigera et publiera en français, en anglais et dans telle
autre langue que le Conseil d'administration jugera conve-
nable, un bulletin périodique, consacré à l'étude des ques-
tions concernant l'industrie et le travail et présentant un
intérêt international.
D'une manière générale, il aura, en sus des fonctions indi-
quées au présent article, tous autres pouvoirs et fonctions
que la Conférence jugera à propos de lui attribuer.
Le Conseil arrête l'ordre du jour des sessions de
la Conférence.
Les propositions adoptées par la Conférence (à la
majorité des deux tiers des voix des délégués pré-
sents) revêtent la forme soit d'un projet de conven-
tion internationale, soit d'une « recommandation »
aux Etats représentés de réaliser une réforme ou de
prendre une réglementation au moyen d'une loi ou
d'une décision administrative. Des deux formes que
peuvent prendre les propositions adoptées, recom-
mandations ou projets de conventions, les premières
n'engagent pas les Etats les uns envers les autres;
elles peuvent donner lieu à des modifications de lé-
gislation intérieure, non à des ratifications. Il n'en
est pa^ de même des projets de conventions, qui doi-
vent être ratifiés : avec l'intervention du Parlement
si leurs dispositions ne sont pas en harmonie avec la
législation intérieure des Etats, par simple décret
dans le cas contraire.
Les conventions lient seulement les Etats qui les
ont ratifiées et dont, ainsi, la souveraineté ne subit
aucune atteinte. II est spécifié que les recommanda-
tions et projets n'auront jamais pour conséquence
de diminuer la protection légale déjà accordée aux
travailleurs en cause. Voici, d'ailleurs, le texte
même de l'article 405, qui régit la matière :
Art. 405. — Si la Conférence se prononce pour l'adoption
de propositions relatives à un objet à l'ordre du jour, elle
aura à détenniner si ces propositions devront prendre la
forme : a) d'une ■ recommandation • à soumettre à l'examen
des membres, en vue de lui faire porter effet sous forme de
loi nationale ou autrement ; b) ou bien d'un projet de con-
vention internationale à ratifier parles membres.
Dans les deux cas, pour qu'une recommandation ou un
projet de convention soient adoptés au vote final par la
Conférence, une maj rite des deux tiers des voix des délégués
présents est requise.
En formulant une recommandation ou unprojet de conven-
tion d'une application générale, la Conférence devra avoir
égard aux pays dans lesquels le climat, le développement in-
complet de i'organisation industrielle ou d'autres circonstances
particulières rendent les conditions de l'industrie essentielle-
ment différentes, et elle aura à suggérer telles modifications
qu'elle considérerait comme pouvant être nécessaires pour
répondre aux conditions propres à ces pays.
Un exemplaire de la recommandation ou du projet de
convention sera signé par le président de la Conférence et le
directeur et sera déposé entre les mains du secrétaire général
de la Société des nations. Celui-ci communiquera une copie
certifiée conforme de la recommandation ou du projet de
convention à chacun des membres.
Chacun des membres s'engage à soumettre, dans le délai
d'un an à partir de la clôture de la session de la Confé-
férence ou, si, par suite de circonstances exceptionnelles, il
est impossible de procéder dans un délai d'un an, dès qu'il
sera possible, mais jamais plus de dix-huit mois après la
clôture de la session de la Conférence), la recommandation
ou le projet de convention à l'autorité ou aux autorités
dans la compétence desquelles rentre la matière, en vue de
les transformer en loi ou de prendre des mesures d'un
autre ordre.
S'il s'agit d'une recommandation, les membres informe-
ront le secrétaire général des mesures prises.
S'il s'agit d'un projet de convention, le membre qui aura
obtenu le consentement de l'autorité ou des autorités com-
pétentes communiquera sa ratification formelle de la con-
vention au secrétaire général et prepdra telles mesures
qui seront nécessaires pour rendre effectives les dispositions
de ladite convention.
Si une recommandation n'est pas suivie d'un acte législatif
ou d'autres mesures de nature à rendre effective cette re-
commandation, ou bien si un projet de convention ne ren-
contre pas l'assentiment de l'autorité ou des autorités dans
la compétence desquelles rentre la matière, le membre ne
sera soumis à aucune autre obligation.
Dans le cas où il s'agit d'un Etat fédératif dont le pouvoir
d'adhérer à une convention sur des objets concernant le tra-
vail est soumis à certaines limitations, ce gouvernement
aura le droit de considérer un projet de convehtion auquel
s'appliquent ces limitations comme une simple recommanda-
tion, et les dispositions du présent article, en ce qui regarde
les recommandations, s'appliqueront dans ce cas.
Il en est référé à la Cour permanente de justice
internationale, lorsque l'un des membres de 1' « orga-
nisation » n'observe pas, relativement à une recom-
mandation ou à un projet de convention, la procé-
LAROUSSE MENSUEL
dure prescrite par l'article 405. Et l'exécution des
conventions qui auront été ratifiées sera l'objet de
rapports annuels au Bureau international, faits par
chaquesignataire. Le Conseil d'administration rappel-
lera à l'ordre, s'il y a lieu, les membres de 1' « orga-
nisation » qui, en n'appliquant pas convenablement
les clauses d'une convention, auraient motivé une
réclamation d'un groupement professionnel, ouvrier
ou patronal. Si la plainte est formée, non plus par
un groupement privé, mais par un contractant contre
un autre contractant, le Conseil d'administration,
saisi par le Bureau, peut aller jusqu'à provoquer la
formation d'une commission d'enquête, qui formu-
lera les sanctions à prendre, y compris les sanctions
d'ordre économique. Les conclusions de la commis-
sion d'enquête pourront être confirmées, amendées
ou annulées sans appel par la Cour de justice inter-
nationale, laquelle indiquera aussi, le cas échéant,
les sanctions d'ordre économique qui lui paraîtront
le gouvernement français, estimaient qu'il y avait
lieu d'élaborer directement une réglementation inter-
nationale obligatoire pour tous les signataires, • une
sorte de charte du travail »; les autres pensaient que
la Commission avait seulement à instituer une orga-
nisation permanente, qui préparerait cette réglemen-
tation.
Les partisans du second système firent valoir qu'il
ne suffisait pas d'affirmer des principes généraux,
qu'il était nécessaire de formuler des dispositions
précises et que l'élaboration de ces dispositions ne
pouvait s'improviser. Ils obtinrent la majorité, et
ainsi fut adoptée la première section de la XIII' par-
tie, qui traite de l'Organisation du travail.
Si la Commission ne formula pas une législation
obligatoire, elle donna au premier système proposé
une satisfaction relative en introduisant dans le traité
un certain nombre de principes directeurs. Elle créa
un organisme iiilorn.itional ^l'.i '' . ' ' ' '''
La c«i^bration de V hidejien'ience liay (4 juillet), k Paris. Plus de vingt mille coranls parisiens, oi-phelins de puerre. que secourt
l'œuvre américaine des « Ënl'ants de France, orphelins de père ». ont défilé aux Tuileries, groupés par arrondissement, devant une
tribune ofUcielle. présidée par l'ambassadeur des Etats.T'nts. M. Hugh Wallace. Au-dessus de la foule des pelis |;arçons et des petites
iules, on voyait flotter des banderoles sur lesquelles on lisait en français : •• Merci a nos bienfaiteurs d'Amérique ■. et. en anglais :
« Ttianks to Ihe Fatherless Children of l-fance . iRemerciements aux enfants de France. oi*plielins de père), — Phol. R<jl.
devoir être prises. L'inobservation des conclusions
de la Commission ou de la Cour entraînera pour toU5
les autres membres le droit d'appliquer ces sanctions
au réfractaire, tant qu'il ne se sera pas soumis.
Les conventions ratifiées seront appliquées dans les
colonies et dans les pays de protectorat « qui ne se
gouvernent pas pleinement par eux-mêmes >, à moins
que les conditions locales ne s'y opposent.
Toutes les questions ou contestations relatives à
l'interprétation de la XIIP partie et des conventions
qui en découleront seront soumises à l'appréciation
de la Cour permanente de justice internationale.
Tout Etat qui n'est pas membre de l'Organisation
permanente du travail en qualité de membre origi-
naire de la Société des nations pourra en faire par-
tie, soit en devenant membre de la Société, soit en
obtenant de la Conférence son admission. Mais, si la
qualité de membre de la Société des nations emporte
la qualité de membre de l'Organisation permanente,
la réciproque n'est pas vraie. Les représentants de
l'.Mlemagne et ceux de l'Autriche ont donc pu être
admis par la Conférence de Washington dans l'Orga-
nisation du travail, sans déroger aux conditions spé-
ciales qu'impose le traité de Versailles aux Etats qui
demandent à faire partie de la Société des nations.
Cette organisation du travail est liée à l'organisa-
tion même de la Société des nations ; c'est le conseil
de la Société qui, dans la composition du conseil
d'administration, décide, en cas de contestation, quels
sont les membres dont l'importance industrielle est
la plus considérable; c'est la Cour permanente de
justice internationale, créée par la Société, qui statue
sans appel sur les infractions relatives aux « recom-
mandations » ou projetsde convention dans les limites
des articles 415 et 416; c'est le secrétaire général de
la Société des nations qui enregistre les conventions
ratifiées; enfin, le Bureau international du travail
fait partie intégrante des institutions de la Société.
La vitalité de l'organisation ouvrière conçue par les
auteurs du traité de Versailles dépend donc étroite-
tement de la vitalité même de la Société des nations.
Le ministre du travail a expliqué devant la
Chambre (17 septembre 1919) que les deux sections
dont se compose la XIII' partie s'inspirent cha-
cune d'une conception difiérente. Parmi les gouver-
nements représentés à la Commission, les uns, conmie
elle fit de cet organisme un rouage permanent; elle
fit appel à la collaboration effective des employeurs
et des travailleurs.
A la vérité, les recommandations prévues par l'ar-
ticle 405 sont de simples invitations à légiférer, et les
projets de convention n'ont aucune force, tant que
la ratification n'a pas été obtenue. C'est là un des
points faibles du traité; mais l'article 422 permet
d'amender les statuts de l'organisation permanente ;
une majorité des deux tiers des voix des délégués
présents à la Conférence suffira pour déterminer
l'adoption des amendements, qui deviendront exécu-
toires « lorsqu'ils auront été ratifiés par les Etats
dont les représentants forment le conseil de la Société
des nations et par les trois quarts des membres ».
Le Traité de Versailles a donc jeté les bases d'un
Code international du travail, dont le développement,
parallèle dans tous les Etats, peut être un instrument
de progrès et de solidarité. Il a proclamé que le tra-
vail ne serait plus considéré comme une marchan-
dise, qu'il ne serait plus apprécié au point de vue
économique, mais au point de vue social, et c'est
peut-être ce que la XIII' partie contient de plus
nouveau. — Maxime Petit.
PoUtique Intérieirre et extérieure
(Juillet). — Le chroniqueur qui, aux dernières
heures du mois de juillet, cherchait les conclusions
précises qu'il pouvait tirer des événements écoulés
depuis le 30 juin, se trouvait singulièrement embar-
rassé. Certes, depuis six années qu'il a l'honneur de
présenter chaque mois à ses lecteurs des réilexions
sur le temps présent, celui qui écrit ces lignes a
connu bien des fois le même embarras. Les années
écoulées ne nous ont ménagé ni les surprises, ni les
émotions; et, si jamais l'espoir ne nous a abandonnés,
nous avons passé par de cruelles indécisions. Celle en
face de laquelle on se trouvait au 31 juillet était, à
notre avis, la plus grave qu'on ait eu à noter depuis
l'armistice de 1918. La question russe, qui a tenu
une si grande place dans nos préoccupations, qui
était jusqu'ici, pour l'Europe, une lourde menace
sans que jamais encore la nécessité d'une solution
immédiate se fût imposée à l'Occident, se dressait
cette fois devant nous sans qu'on pût ni éluder la
réponse, ni préciser ses termes, ni mesurer ses con-
244
séquences prochaines. Les tergiversations, les len-
teurs, l'absence de plan et de concordance dans les
vues qui avaient caractérisé depuis des mois l'atti-
tude des Alliés à l'égard de la Pologne qu'ils avaient
créée et de la Russie qu'ils combattaient, portaient
désormais leurs fruits. La Pologne était battue, tout
près d'être écrasée, presque à la merci de la Russie
soviétique. L'Angleterre était bafouée, jouée par le
gouvernement de Moscou, et il était impossible de
prévoir ce qui pourrait sortir des entrevues qui
étaient préparées par les Notes contradictoires
échangées entre Londres et Moscou. Or il ne s'agis-
sait de rien moins que de la paix européenne. Sui-
vant que l'on aboutirait à des solutions claires, à
une entente franche énoncée en termes ayant le
même sens pour tous les contractants, ou qu'on se
procurerait seulement l'illusion d'avoir traité avec
des partenaires uniquement occupés de désavouer à
tout propos leur signature et de profiter de la can-
deur ou de l'ambition de l'adversaire pour prendre
des gages contre lui, — ou bien on allait au calme dé-
finitif, à la tranquillité laborieuse et féconde, ou bien
l'on se replongeait dans la plus douloureuse obscu-
rité. Personne ne pouvait affirmer, au 31 juillet, que
la première solution fût certaine; les préliminaires
impulsifs, égoïstes et incohérents par où l'on avait
préludé aux conversations annoncées n'étaient pas
he obAteaii de La I-^i-sineusp, à S[i.i, où a eu lieu la couft^rencc di^s Alliés et des déléf^uës allemands
15-16 Juillet 1920). — Phot. Roi.
sans laisser craindre que la seconde ne pût être évi-
tée. Suivant l'expression consacrée, on était arrivé
(par quels détours fantasques!) à un tournant brusque,
qui cachait la route de l'avenir. Il y avait de quoi
éprouver une cruelle anxiété.
A la fin du mois de juin, nous avons marqué que
Krassine quittait Londres, sans qu'on sût au juste
quelles propositions il emportait et si, même, on avait
abouti avec lui à des propositions quelconques. On
avait appris, depuis, qu'on avait posé en fait avec Kras-
sine les bases concrètes d'un accord entre l'Angle-
terre et la Russie. L'Angleterre exigeait l'évacuation
immédiate de la Perse, la cessation de toute propa-
gande en Asie, la libération des prisonniers, le règle-
ment des dettes commerciales. Moyennant quoi, on
offrait d'ouvrir des conférences qui équivaudraient à
la conclusion d'un armistice et conduiraient à la
paix. Les soviets, tout en protestant contre l'accusa-
tion d'avoir attaqué l'Angleterre en Asie, acceptaient
ces propositions, trop avantageuses pour qu'ils fis-
sent la sottise de les repousser. Nous avons déjà fait
pressentir quelle autorité morale on leur permettait
ainsi d'acquérir. Mais, au moment même où se fai-
sait cet échange de Notes, qui semblait augurer la
reprise des relations normales, l'avance bolcheviste
sur le territoire polonais et le recul rapide des ar-
mées de la jeune république apportaient à l'Europe
occidentale une inquiétude croissante. La Pologne,
on se le rappelle, avait poussé une pointe hardie
vers Kiev et, en Europe occidentale, on n'avait pas
manqué de se réjouir de ce succès, qui semblait pré-
sager la fin de la puissance bolcheviste. Mais cette
opération militaire, désapprouvée, on l'a su depuis,
par le maréchal Foch, n'était pas appuyée par des
forces suffisantes et, d'autre part, elle eut pour résul-
tat de réveiller en Russie le sentiment national. L'ar-
mée rouge, réorganisée, ralliant à elle des généraux
de l'ancien régime, tel Broussilof, avait repris l'offen-
sive; les Polonais avaient dû abandonner l'Ukraine
et se replier vers le nord. L'avance bolcheviste avait
été rapide au sud, puis elle s'était doublée d'une
attaque au nord et, au milieu de juillet, Varsovie
était, sinon en danger, du moins sérieusement me-
nacée. La paix orientale, qui avait pu être espérée
LAROUSSE MENSUEL
quelques mois auparavant, était évidemment com-
promise à nouveau, et les bolchevistes se trouvaient
en mesure de dicter leurs conditions.
Lloyd George crut pouvoir, alors, fort de la ré-
ponse des soviets dont nous avons parlé plus haut,
s'entremettre entre la Russie, la Pologne et le géné-
ral Wrangel, continuateur de Denikine, qui opérait
au sud de la Russie. A la Pologne il notifia des
conditions fort dures de recul et l'obligation de de-
mander un armistice ; à la Russie il proposa son
intervention. Le gouvernement des soviets, qui avait
alors beaucoup de raisons de se croire maître de la
situation en Pologne, répondit à l'Angleterre par une
Note fort impertinente, où il déniait à cette dernière
tout droit d'intervention. Il déclarait qu'il n'avait
besoin de personne pour négocier avec la Pologne, à
laquelle il était disposé à faire des conditions meil-
leures que celles que proposait l'Angleterre; que,
quant au général Wrangel, la seule alternative, pour
lui, était de se rendre avec promesse de la vie sauve;
il s'étonnait, d'ailleurs, que l'Angleterre, qui avait
accepté de négocier avec la Russie sur la base des
conditions discutées avec Krassine, changeât main-
tenant de terrain. Les termes de cette Note permet-
taient de mesurer à la fois l'impudence des soviets
et le degré de confiance en leur force auquel ils
étaient arrivés. Lloyd George, cependant, continuant
sa politique et in-
sensible, en appa-
rence, au ton de
persiflage que les
soviets adoptaient à
son égard, considéra
la Note comme « am-
biguë » et réclama
desexplicationsaux-
quelles les soviets
répondirent en ac-
ceptant une confé-
rence à Londres avec
les puissances al-
liées. Entre temps,
la Pologne avait de-
mandé un armistice,
que les soviets
avaient accepté, tout
en fixant au 30 juil-
let seulement l'ou-
verture des pourpar-
lers. A cette date, les
plénipotentiaires po-
lonais devaient join-
dre sur le front les
plénipotrtltiaires
bolcheviks. .Mais, ce-
pendant, la cavalerie
rouge n'avait cessé
de pousser hardi-
ment son avance en
Pologne, de façon à
placer la Russie, au point de vue de la paix à inter-
venir, daiis les conditions les plus favorables.
Les faits qui viennent d'être sommairement exposés
et réduits à leur contexture essentielle exigent un
commentaire. — Tout d'abord, on remarque, non
sans, quelque étonnement, que la politique suivie par
Lloyd George fut, si nous pouvons dire, une politique
de « cavalier seul ». Dans une question qui intéresse
toute l'Europe et, en fait, le monde entier, alors qu'il
était lié avec la France, en particulier, par une
alliance qui a procuré la victoire et qui, seule, peut
assurer l'avenir, il avait eu une politique personnelle,
uniquement inspirée par des conceptions unilatérales,
par le violent désir de dégager sa politique de toute
inquiétude du côté de l'Asie anglaise, en un mot, par
ce qu'il croyait être, à l'exclusion de tout autre, l'in-
térêt anglais. Quelque prudence que nous nous soyons
toujours imposée quand il s'est agi de juger les actes
de tios alliés, nous ne pouvons éviter de marquer forte-
ment l'attitude prise par Lloyd George et de la juger,
à tout le moins, ingrate et imprudente. — En second
lieu, on a le droit de dire que la conduite des Alliés
à l'égard de la Pologne s'est montrée indécise, sans
énergie, sans suite et sans sagesse. Après avoir res-
tauré la Pologne et avoir dit sur tous les tons qu'elle
était la barrière nécessaire entre la Russie et l'Europe
occidentale, ce qui est l'exacte vérité, ils l'avaient, en
fait, abandonnée à elle-même, 'en admettant qu'ils
aient voulu s'interdire une ingérence désobligeante
dansles affaires de ce pays, jaloux de son autonomie.
S'ils lui avaient laissé une liberté d'action qu'ils ne
s'étaient pas jusqu'alors accordée à eux-mêmes,
ils lui avaient, semble-t-il, donné des conseils de
modération, peut-être contredits par des encourage-
ments secrets à la hardiesse, ils ne s'étaient pas
opposés nettement à l'aventure en Ukraine, cause
des difficultés subséquentes, et ils se trouvaient ainsi
responsables de la gravité d'une situation qu'ils
n'avaient plus aucun moyen efficace de modifier.
Même au moment critique où l'on était arrivé, l'envoi
d'une mission anglo-française à Varsovie pouvait
sembler un aveu d'impuissance et dénotait une sin-
gulière ignorance des réalités. Par suite, on pouvait
trouver dur et étrange le procédé de Lloyd George
«• 163. Septembre 1920.
imposant à la Pologne un armi tice dont les condi-
tions constituaient à la fois une humiliation et un
affaiblissement. Les Alliés avaient donc eu à l'égard
de la Pologne une politique vouée à l'impuissance
ou, plutôt, là comme ailleurs, n'ayant aucune poli-
tique arrêtée, ils s'étaient laissé gouverner par les
événements et, pour mieux dire, par leurs adver-
saires. Le réveil avait été pénible, mais l'erreur res-
tait, avec toutes ses conséquences possibles.
Si l'on cherche, maintenant, à s'expliquer comment
l'armée polonaise, qui semblait de force à renverser
tous les obstacles lorsqu'elle menait son raid à tra-
vers l'Ukraine, s'est trouvée tout à coup en défaut
lorsqu'il s'est agi d'arrêter la contre-offensive bolche-
viste, il est assez aisé de répondre, bien que nous
soyons aussi mal renseignés sur la réalité des forces
militaires de l'un comme de l'autre parti. — L'armée
polonaise est constituée par des éléments divers, les
uns d'origine posnanienne, habitués à la formation
prussienne et solides, les autres d'origine purement
polonaise ou d'origine autrichienne, de valeur très
inégale. Le corps d'officiers, en particulier, a recueilli
beaucoup d'éléments de cette dernière origine. Il en
résulte des tendances diverses, qui ne se réunissent
guère que lorsqu'il s'agit de se liguer contre la direc-
tion du corps d'officiers français que l'Entente a
mis à la disposition de la Pologne. Secouer cette
autorité étrangère, agir par eux-mêmes a paru
aux Polonais un acte d'indépendance patriotique.
Or , avec les officiers français, l'armée polonaise a
perdu la méthode qui manque forcément à une
nation nouvellement formée d'éléments, nationaux
sans doute, mais tout de même très différents les
uns des autres. Ajoutons à cela que l'armée polo-
naise a manqué d'armes, de munitions, de matériel,
d'artillerie, soit que l'Entente l'en ait, volontaire-
ment ou non, laissée manquer, soit que, par la mau-
vaise volonté de ses voisins, dont elle est tributaire
pour les transports, elle n'ait pu les recevoir. Ces
diverses causes agissant ensemble, l'armée polonaise,
malgré des résistances courageuses, n'a, au total,
opposé qu'une résistance insuffisante, et certains
renseignements tendraient même à faire croire qu'elle
s'est en partie débandée. — L'armée russe, d'autre part,
s'est parallèlement renforcée avec d'anciens éléments
de commandement tsariste. Elle s'est recrutée un
peu par la force, un peu par l'attrait de la facilité
de vie qu'elle assurait à ceux qui venaient à elle.
Dans un régime de terreur, nous l'avons déjà fait re-
marquer, l'armée est la collectivité où se rencontre le
maximum de sécurité et de bien-être possible. Le
Russe est, d'ailleurs, bon soUlat, surtout devant un
adversaire dont il n'a pas peur. Pendant la dernière
guerre, il a eu bon marché des Autrichiens; il n'a
pas tenu devant les Allemands. Or le Russe n'aime
pas le Polonais, et l'attaque polonaise vers Kiev a
été une occasion de réveiller chez le soldat le pa-
triotisme russe. Enfin, et à la fois parce qu'ils ont
pu rouvrir des usines, et qu'ils ont reconstitué leur
artillerie, avec de l'artillerie française principale-
ment, prise à Koltchak et à Denikine, les soviets
ont pu mettre en ligne une armée sérieuse, disci-
plinée, hiérarchisée, bien encadrée en général, qui,
devant un adversaire désorganisé et démoralisé, a
pu prendre l'offensive et s'assurer la victoire. Il est
possible, au surplus, qu'on se soit exagéré l'impor-
tance de l'armée bolchevique, qui, peut-être, ne compte
pas plus d'une cinquantaine de divisions à effectifs
réduits; mais, telle qu'elle est, elle a été capable de
mettre la Pologne en péril et, comme il est évident
que les puissances occidentales ne peuvent songer à
envoyer des troupes au secours des Polonais, elle a eu
le champ libre pour ramener la Pologne à des limi-
tes réduites et, au besoin, pour l'anéantir.
Une dernière considération, en effet, reste à déve-
lopper, et elle n'est pas nouvelle pour noslecteurs. Sans
revenir sur ce que nous avons dit plusieurs fois : que
l'attaque contre la Pologne est un moyen de détour-
ner l'attention des menées russes en Asie, l'invasion
russe en Pologne n'est qu'un épisode, peut-être le
plus caractéristique de tous, de l'effort fait parles
bolcheviks pour refaire l'unité russe. Abstraction
faite du système social qu'ils ont essayé de réaliser
en Russie et sur l'insuccès duquel il semble bien
que même leurs amis soient unanimes, les maîtres
actuels de la Russie font, avant tout, de l'histoire
russe. Placés dans une situation que la Russie a
connue plusieurs fois au cours des siècles, ils réagis-
sent par les mêmes moyens que leurs ancêtres. En
attaquant la Pologne, ils font une œuvre russe par
excellence, de même qu'ils restent uniquement rus-
ses quand ils tendent à reprendre le Caucase, l'Ar-
ménie, la Sibérie, non moins que la Lithuanie, la
Lettonie, la Finlande et, au sud, la Bessarabie. La
masse du peuple russe qui, probablement, a su se
libérer pour des raisons multiples de la tyrannie
bolchevique à laquelle ne peuvent échapper les
populations des villes, ne pouvait voir qu'avec satis-
faction les tendances extérieures du gouvernement
de Lénine et de Trotsky.
Toutes les apparences semblaient, d'ailleurs, prou-
ver que, depuis son origine première, le gouverne
ment des soviets, tout en conservant ses formes
communistes, son plan théorique, ses méthodes vio-
N' 163. Septembre 1920-
lentes, sa phraséologie de croque-mitaine triomphant,
ses procédés de sans-gène diplomatique, avait, par
une tendance naturelle et historique, évolué vers le
militarisme. Nous n'étions certainement pas au der-
nier stade de cette évolution. Mais il ne fallait pas se
dissimuler que le bolchevisme militaire était aussi
dangereux que le bolchevisme mystique et que
l'existence d'un Etat puissant, s'appuyant sur des
principes entièrement différents de ceux qui ont fait
l'Europe actuelle, mais capablesde séduire jes masses
ignorantes et, surtout, certaines classes d'intellectuels
assez teintés de science pour raisonner faux, consti-
tuait une cause de trouble incessant et pouvait pro-
voquer des désastres incalculables. On avait donc le
moyen de mesurer, à la fin de juillet, la gravité de la
faute qu'on avait commise en ne portant pas, en
temps utile, tout l'effort de l'Europe occidentale
vers la solution de la question russe, lorsqu'il était
possible de la résoudre, et le péril que représentait
la fragilité de la barrière de petits Etats qu'on avait
élevée, sans lui imposer une puissante cohésion, entre
la Russie et l'Europe occidentale.
Tout ce qui précède fait mieux comprendre l'er-
reur immense de Lloyd George, s'engageant seul <ians
une tractation de paix avec les soviets qui intéressait
tous les Alliés. La psychologie du Premier anglais:,
la prépondérance que paraissait lui avoir donnée le
Conseil suprême, une impulsivité naturelle et poly-
morphe, le désir d'assurer à son pays une situation
privilégiée en Russie, l'espoir, peut-être, d'amener les
soviets à la politique traditionnelle de l'Europe et
de se réserver l'honneur d'y être parvenu, tout con-
courait à expliquer le personnage qu'il avait joué et
la patience singulière qu'il avait mise à supporter les
impertinences soviétiques. Mais, au dernier moment,
par un de ces re\ireraents qui lui sont propres,
Lloyd George avait senti l'impossibilité de continuer
à marcher seul dans la voie où il s'était engagé, et le
besoin de consulter Millerand et d'avoir la France à
côté de lui s'était imposé à son esprit. Le 27 juillet, il
avait demandé au premier thinistre français une en-
trevue, qui avait eu lieu à Boulogne. La réponse qui
fut faite aux soviets se ressentit de cette conversation.
Bien que, vraisemblablement, Lloyd George eût déjà
envoyé à Tchitcherine, de son propre mouvement,
une acceptation de la Conférence de Londres dans
les termes proposés par les soviets, Millerand fit
comprendre à son collègue anglais que les tendances
russes allaient simplement à écarter les puissances
alliées du règlement des affaires orientale? de l'Eu-
LAROUSSE MENSUEL
semblait que la scène historique de Boulogne dût
mettre fin au f cavalier seul » de Lloyd George. Si
satisfaisant que fût ce résultat, il restait que tout ce
qui avait été négocié entre Lloyd George et Krassine,
puis entre le même ministra et le gouvernement de
Moscou avait, en moins de deux mois, conduit ce
dernier au pplnt où il cherchait vaioement à en venir
245
par la France l'ait été en faveur de la Belgique, à
l'égard de laquelle l'Angleterre se montrait peu gé-
néreuse. De Bruxelles, la Conférence se transporta à
Spa, où elle se trouva en présence des délégués alle-
mands Fehrenbach, Gessler, von Simons, général
von Seekt. Les deux points essentiels traités à Spa
avaient été la qiiestion du désai^mement et celle du
La revue des IruMj.es dt- i;i yariiisnii lie l'ariy, a i uo^asiuii u
firésident de la Ui^publique, relenu par son élat de santé au châtea
a guerre, accompagné du maréchal Pétain. I.e maréchal remet
de tout grade,
depuis deux ans, c'est-à-dire à une Conférence qui,
si elle n'était pas "encore la reconnaissance officielle
du gouvernement des soviets, en était au moins le
préalable et ne pouvait manquer d'y mener rapide-
ment. La responsabilité prise par Lloyd George de-
meurait écrasante.
Il était nécessaire, pour la clarté du récit, d'exposer
Dani la Cour d'honneur de» Invalides, les drapeaux des régiments dissous, après la Grande Guerre, sont remis au musée de l'Armée des
Invalides. I^ maréchal Pétain passe devant les *8 drapeaux ou étendards, qui vont être déposés au musée ii3 juillet 1920}. — Phot. Roi.
rope et à livrer, par suite, sans défense au gouverne-
ment de Lénine et Trotsky non seulement les petits
Etats créés par le traité de Versailles, mais la route
de l'Allemagne. La Note qui était sortie de la Con-
férence de Boulogne avait marqué très nettement, et
avec une précision très française, que les délégués
•Kjlonais et ceux des Etats limitrophes de la Russie
devraient assister à la Conférence de Londres, où il
serait traité d'abord de la paix entre la Pologne et la
Russie sur la base de l'indépendance de la Pologne
et des autres Etats intéressés, et que ce serait seule-
mont ensuite que seraient examinés les différends
entre le gouvernement des soviets et les puissances
alliées, ainsi que les moyens d'établir entre eux des
relations normales. On en était là fin juillet, et il
d'un seul trait la suite des faits relatifs à la Russie.
Ils avaient été, bien entendu, mêlés à tous ceux
qui, sur un autre théâtre et en liaison intime avec
eux, s'étaient déroulés dans les conférences rela-
tives à l'application de la paix de Versailles. La pre-
mière moitié du mois de juillet avait été remplie par
les Conférences de Bruxelles et de Spa.
La Conférence de Bruxelles avait eu pour objet
essentiel de régler à l'avance les proportions dans
lesquelles les réparations allemandes seraient répar-
ties entre les Alliés. La proportion qui attribuait à la
France 55 pour loo avait été ramenée à 52 pour 100,
celle de l'Angleterre de 25 à 22 pour 100 ; celle de
l'Italie était fixée à 10 pour 100, celle delà Belgique
à 8 pour 100. Il semble que la diminution acceptée
_ . e n.-UK'uale du H juillet, a' eu lieu à Vincennes. En l'absence du
u de Kamb'iuiUet. elle a été présidée par André Lefèvre, ministre de
des di^corations À lies généraux, â des antiraux et à des officiers
— Phot. Roi.
charbon. Dans l'une comme dans l'autre, les Alle-
mands avaient eu l'attitude qu'ils pouvaient avoir
et qu'il a été un peu puéril de s'étonner qu'ils aient
eue. Ils s'étaient défendus et avaient essayé par tous
les moyens d'obtenir des conditions meilleures. Ils
étaient restés dans leur rôle et dans leur tempéra-
ment : tour à tour grossiers et pleurards, ne cédant
que devant la fermeté et la menace. Sur le désarme-
ment, on leur avait acconlécomme terme le i" jan-
vier ic)2i. Pour le charbon, on avait transigé à
2 millions de tonnes par moi?, mais on leur avait
accordé en môme temps une ristourne de cinq marks-
or par tonne pour charbons classés et qualifiés et
une avance mensuelle égale à la différence de prix
entre celui du marché intérieur allemand et celui du
charbon d'exportation dans les ports allemands ou
anglais. Sur les deux points, l'inexécution dans les
délais fixés devait entraîner l'occupation militaire du
bassin de la Ruhr ou de toute autre partie du terri-
toire. En ce qui concerne le charbon de la Haute-
Silésie, une commission spéciale devait en régler la
répartition.
Si l'on pèse les résultats des Conférences de Bru-
xelles et de Spa, on constate que le seul résultat pré-
cis obtenu par la France et la Belgique, dont les in-
térêts ne peuvent pas être séparés, a été l'engage-
ment pris, pour la première fois, par tous les Alliés, de
faire de l'occupation de la région de la Rhur la sanc-
tion de l'inexécution du traité de Versailles, et il est
probable que cette menace et cette unanimité, à
laquelle les Allemands ne s'attendaient pas et alors
qu'ils avaient escompté le contraire, furent la déter-
minante de leur décision finale de se soumettre. Mais,
ceci dit, on devait reconnaître — et le sentiment pu-
blic français en avait été douloureusement frappé —
que le compromis relatif au charbon se présentait
avec une étrange allure. Sans doute, les Alliés, en con-
sentant aux Allemands la ristourne et les avances in-
diquées plus haut, avaient été guidés à la fois par une
pensée d'humanité et par une pensée d'intérêt, et la
clause relative à l'alimentation des mineurs procédait
de cette double pensée. Cependant, le fait que le vain-
queur était obligé de faire des avances au vaincu pour
permettre à celui-ci de s'acquitter des obligations que
lui imposait une guerre dont il avait toute la respon-
sabilité apparaissait comme une iniquité. Elle cho-
quait d'autant plus qu'on avait la sensation nette,
aiguë, qu'en cette affaire de charbon, Lloyd George
avait songé avant tout aux intérêts anglais et que,
pour maintenir à leur haut prix les charbons anglais
d'exportation, la F'rance, victorieuse et victime, une
fois de plus, payait pour le mal qu'on lui avait fait.
L'Angleterre et l'Allemagne auraient du charbon
à bon marché. La F'rance serait, sur cette question,
écrasée et, par-dessus le marché, elle avancerait un
milliard et demi à l'Allemagne. Cette sensation s'ac-
centuait quand on rapprochait le fait du charbon de
l'obstination apportée par le Premier anglais à se
mettre, à nos dépens et à ceux de la Belgique, à
l'abri de toute revendication relative à la flotte mar-
chande germanique qu'il avait fait attribuer à sou
246
pays. Cependant, par deux fois dans la seconde
quinzaine de juillet, le Parlement avait approuvé la
conduite de Millerand et les engagements pris par
lui au nom de la France à Bruxelles et à Spa. C'est
que tout le monde, sauf ceux qui étaient responsa-
bles du traité de Versailles ou qui désiraient renver-
ser le ministère pour le remplacer, comprenait que
Millerand s'était trouvé en face d'une de ces situa-
tions terribles où il faut accepter le moindre mal
et que, dans la position où est placée la France, la
cohésion des alliances est, pour notre sécurité, une
nécessité primordiale. On devait lui savoir un gré
infini d'avoir pu, au milieu de circonstances très pé-
nibles, obtenir le maximum de résultats et évité le
pire. Mais toute la France avait approuvé les paro-
les énergiques par lesquelles le sénateur Chênebe-
noit et l'ancien président du conseil Doumergue
avaient résumé l'étonnement cruel que nous éprou-
vions et la volonté d'exiger à l'avenir que l'on fût
pour nous loyal et équitable.
Ce que l'on savait de la Conférence de Spa et des
attitudes prises donnait une signification singulière
à l'appel fait par Lloyd George à Millerand, à la
dernière entrevue de Boulogne. Les décisions qui en
étaient sorties étaient des décisions françaises. Il
était de la plus haute importance que l'affaire russe
ne fût pas réglée par les impulsions de Lloyd George
et de telle sorte que l'Allemagne, déjà ouvertement
reconnaissante au chef du gouvernement des résultats
LAROUSSE MENSUEL
mencements. — En Syrie, la situation de la France,
grâce à l'énergie du gouvernement et de son repré-
sentant le général Gouraud, était en train de se
rétablir. Les agissements de l'émir Faïçal avaient
décidément dépassé la mesure et compromis nos
droits. Placé en présence d'un ultimatum étroit, le
roi arabe s'était tardivement soumis. Mais les trou-
pes françaises avaient occupé Alep et Damas, et les
populations s'étaient séparées de ce souverain im-
provisé par l'Angleterre, à qui les grandeurs avaient
tourné la tête et qui ne semblait pas devoir trouver,
chez sa protectrice naturelle, l'appui qu'il en avait
espéré. — Plus avant dans l'Asie antérieure, en Mé-
sopotamie et en Perse, le calme ne régnait pas. Les
renseignements qu'on possédait sur ces régions étaient
trop vagues pour qu'on pût établir le bilan réel do la
situation.
Ainsi, à la fin de juillet, l'Europe attendait, non
sans trouble, ce qui allait sortir du dialogue engagé
entre l'Occidont et l'Orient. Epuisés par la guerre et
sortant à p''ine d'angoisses encore présentes, les
peuples supportaient avec peine l'écho des batailles
polono-r-isses et souhaitaient de voir régner la paix
universelle. Ils sentaient, cependant, qu'elle n'était
possible que si tout le monde la voulait avec la
même franchise. Or, l'attitude antérieure du gouver-
nement russe, ses principes, ses violences, comman-
daient la méfiance. Il était intéressant de remarquer
qu'à l'exception de deux délégués socialistes français.
A P.iris, au niinisli-ie df s Affaires élrangères, dans fe salon de l'Horloge, a eu lieu 1 échange des ratititîaiions du traité de Saint-
Uermain, sous la présideoce de Jules Canibon. Eicholf, représentant de l'Autriche, répond h l'allocution de Jules Cambon, auquel il va
ensuite serrer fa main ^16 juillet 1920). — Phot. Hol.
de Spa, y trouvât un appui contre le traité de Ver-
sailles. Les Allemands étaient venus à Spa avec l'es-
poir de détruire ce traité, et tout leur permettait cet
espoir. On peut faire honneur à la ténacité de Mil-
lerand de la déception qu'ils ont éprouvée. Mais
quoique, depuis, le gouvernement du Reich ait semblé,
dans ses déclarations, affirmer sa volonté d'exécuter
les accords de Spa, il était, et il reste impossible, de
ne pas deviner combien ceux-ci pesaient aux Alle-
mands et qu'ils saisiraient tous les moyens ou de
s'en affranchir, ou de rendre à l'Europe des services
apparents, fructueux pour eux seuls. Il n'était pas
invraisemblable que, si le péril bolcheviste s'aggra-
vait à l'Est, l'Allemagne sollicitât un mandat pour
le combattre et, déjà, en Angleterre, Churchill y pen-
sait. Or, une mission de ce genre ne pourrait^ aller,
pour l'Allemagne, sans des compensations, dont,
seules, la France et la Belgique pâtiraient et qui
seraient le premier acte d'une nouvelle tragédie eu-
ropéenne. De là découlait pour nous la nécessité de
ne laisser ni à l'Allemagne, ni à la Russie, ni à l'An-
gleterre, l'initiative des opérationsdiplomatiques futu-
res. Millerand l'avait vu avec une entière clarté : la
France était derrière lui.
A côté de ces deux ordres de questions, russe et
allemande, dont les conséquences peuvent boulever-
ser l'Europe et le monde, on doit reconnaître que
le traité turc et la question d'Asie Mineure faisaient
moindre figure. Ils étaient, cependant, d'importantes
annexes des deux premières. Le traité turc n'était
pas signé. Il allait l'être, lorsque des discussions
entre la Grèce et l'Italie, à propos du Dodécanèse, re-
tardèrent cette formalité. En tout cas, la Turquie
était décidée à la sagesse. L'intervention grecque en
Anatolie avait rendu vaine la résistance des Kéma-
listes. La Turquie ne pouvait que se soumettre, ce
qui ne veut pas dire que les clauses du traité fussent
telles qu'on pût les considérer comme devant consti-
tuer le statut définitif des détroits, de Constantino-
ple et de la mer Noire. L'avenir, à cet égard, réser-
vait à l'Europe des surprises ou, plutôt, des recom-
trop naïfs et qui revenaient dupes, tous ceux qui
avaient pu pénétrer en Russie avec le désir d'ad-
mirer et d'approuver en étaient revenus désabusés.
Singulière leçon, dont il était temps que Lloyd
George fît son profit et qui imposait à tous et à
chacun l'obligation de la prudence dans les paroles
et dans les actes.
Au surplus, Lloyd George avait traîné dans son pays
le plus lourd des soucis. La révolution était, quoi
qu'on pût dire, maîtresse de l'Irlande, et l'Angleterre
hésitait sur les moyens de la dompter. Si tous les
Anglais étaient d'accord pour vouloir maintenir le
Royaume-Uni, la désunion était flagrante lorsqu'il
s'agissait de régler le conflit. La crise ne s'atténuait
pas, et, bien qu'il fût démontré que les siim-feiners
n'étaient pas capables d'organiser l'île, il ne l'était
pas moins que l'Angleterre l'était aussi de les empê-
cher de mettre leur pays à feu et à sang. On n'entre-
voyait aucune solution raisonnable et pacifique, et
on pouvait encore trouver là une des raisons qui
faisaient souhaiter à Lloyd George d'avoir, à tout
prix, pour l'.^ngleterre, la paix au dehors.
En Italie, l'ordre se rétablissait, sans que les causes
de désordre eussent disparu. Le ministère Giolitti
bénéficiait des fautes de ses prédécesseurs, mais il
n'avait encore arrangé ni l'affaire albanaise, ni l'affaire
yougo-slave, ni les difficultés intérieures. La presse
italienne ne montrait pas toujours à l'égard de la
France les sentiments que celle-ci méritait, et on
pouvait se demander quelquefois jusqu'à quel point
l'ancienne germanophilie de Giolitti avait abdiqué.
Ceux qui ont le sens de la politique française de-
vaient tout faire pour que tout malentendu cessât
avec l'Italie, et nous n'avions eu qu'à nous louer, à
Spa, de l'attitude du ministre des Aftaires étrangères
italien, comte Sforza. La question italienne restait
grevée des maladresses du passé.
Par delà l'Atlantique, les Etats-Unis étaient tout
à l'élection présidentielle. James M. Cox, de l'Ohio,
avait été choisi comme candidat démocrate. Mais on
ne pouvait prévoir l'issue de la lutte ni ses tépercus-
N' 183. Septembre 1920.
sions sur la politique extérieure de l'Amérique, qui,
pour le moment, ne s'intéressait plus à l'Europe, sans
oublier, pourtant, de regarder attentivement l'Asie.
Là, le Japon restait dans l'expectative, en présence
des mouvements chinois qui ne lui étaient pas favo-
rables et dans l'attente du renouvellement de son
traité avec l'Angleterre. Il n'aurait pas fallu induire
du calme de l'Extrême-Orient, abstraction faite de
la guerre civile de Chine, que la situation fût nette.
On était, Jà-bas aussi, dans une période d'attente.
La seule chose qu'on pût dire de la situation inté-
rieure de la France en juillet, c'est que tout le monde
s'y était entremis, soit volontairement, soit par
l'heureux effet du tempérament français, pour que,
dans une situation constitutionnelle imprévue et
qu'il n'est pas besoin de qualifier plus longuement,
tout se passât dans l'ordre et la régularité. Le bud-
get avait enfin été voté, un nouvel emprunt se pré-
parait. Une pluie de décorations allait s'abattre sur
les citoyens anxieux d'obtenir la récompense de leurs
services. Une amnistie, trop restreinte au gré de
certains, très soucieuse, pourtant, de peser les respon-
sabilités, allait effacer toute trace de fautes ou d'er-
reurs dont le souvenir çt les conséquences fâcheuses
s'atténuaient. La moisson était boime. Le prix du
blé, fixé à too francs le quintal, allait récompenser
de leurs peines les agriculteurs. Le Parlement allait
entrer en vacances pour une durée inconnue depuis
la guerre. On eût pu respirer à l'aise un instant.
Mais il ne fallait pas détourner ses regards de
l'Europe orientale, et il était nécessaire de prévenir
les surprises, d'où qu'elles vinssent. — Jules Oerbault.
Registre du Commerco. Le i" juillet
igao, est entrée en vigueur la loi du i8 mars 1919,
aux termes de laquelle tous les commerçants et
toutes les sociétés commerciales ayant un établisse-
ment en France sont tenus de se faire immatriculer
au greffe du Tribunal de commerce de leur résidence
(ou du Tribunal civil qui en tient lieu), sur le Registre
du Commerce.
Réclamée depuis longtemps par les intéressés,
cette loi avait été préparée bien avant la guerre par
plusieurs propositions d'initiative parlementaire et
par divers travaux fort importants d'organes com-
merciaux ou de sociétés savantes. Les propositions
d'initiative parlementaire (Astier, Bozérian, etc.)
tendaient, à la vérité, à un but un peu différent. Il
s'agissait d'introduire dans notre législation commer-
ciale le système allemand de la « perpétuité des
firmes ». On sait que le code de commerce français
«personnalise» étroitement le commerçant enédictant
dans son article 21 que « les noms des associés peu-
vent seuls faire partie de la raison sociale », alors
que, d'autre part, le nom commercial peut être trans-
mis à un successeur, mais sans que celui-ci puisse
s'en servir comme signature, ni sans l'accompagner
d'une mention indicative, telle que, par exemple
«Ancienne maison», ou«EtablissementsX;Y, succes-
seur », etc. Il en va tout autrement en Allemagne, où
le nom sous lequel le commerçant exerce sa profes-
sion et signe dans ses affaires est un élément du
fonds qui se transmetavec lui, — cequi permet aune
maison de jouir indéfiniment de la réputation acquise
par son nom primitif. Nombre de commerçants fran-
çais, surtout pour l'exportation, réclamaient une dis-
position semblable en vue de concurrencer sur les
marchés étrangers les maisons allemandes. Et cette
disposition n'était possible qu'avec la garantie d'un
registre officiel dans lequel eussent été inscrites,
comme en Allemagne, les firmes transmissibles. Le
Congrès de la propriété industrielle de 1900 émit,
dans ce sens et dans ce but, le vœu dont devait sor-
tir plus tard, mais différente, la loi du 18 mars 1919.
C'est qu'en eSet les adversaires de la perpétuité des
firmes étaient aussi nombreux que ses partisans.
Aussi, en dépit des efforts d'Astier, sénateur, le
projet du gouvernement, déposé en 1916 sur le bu-
reau de la Chambre, ne contenait-il rien quant à la
firme transmissible et instituait-il simplement un
« état civil des établissements commerciaux », con-
formément aux travaux de la Société d'études légis-
latives (1914) et du Comité de législation commer-
ciale (1915-1916).
Ce projet, voté sans modification par la Chambre,
puis par le Sénat, est devenu la base de la législa-
tion actuelle, complétée par la loi du 26 juin 1920,
par les décrets des 15 mars et 26 juin 1920 et par
l'arrêté ministériel du 22 mars 1920.
I. DÉFINITION. Le Registre du Commerce, tel
qu'il est institué par les textes dont nous venons de
parler, est un livre public, destiné à recevoir l'imma-
triculation de tous les commerçants, français et
étrangers, de toutes les sociétés commerciales fran-
çaises et étrangères, ayant soit leur siège social, soit
un établissement quelconque en France.
Ce livre public constitue un organe de publicité
ou, plutôt, « «Il répertoire obligatoire et complet de la
publicité légale donnée aux faits et aux actes de la
vie commerciales (A.-L. Bittard — Traité pratique
du Registre du Commerce, III, 14). — Il a pour but:
1° d'établir en quelque sorte le « casier » de tous
ceux qui font du commerce et, notamment, d'iden-
tifier les commerçants étrangers; 2° de centraliser
H» 183, Septembre 1920.
toutes les mesures de publicité ordonnées par le code
de commerce ou les diverses lois commerciales;
3" de renseigner les intéressés sur les commerçants
ou sociétés avec lesquels ils peuvent être en rapport.
II. Organisation. Le registre du commerce
comprend deux organes : le registre local et le
registre central.
Le registre local est tenu au greffe du tribunal de
commerce ou du tribunal civil en tenant lieu. Le
greffier est chargé de le tenir sous sa responsabilité
et sous le contrôle permanent soit du président du
tribunal, soit d'un juge spécialement désigné par lui
chaque année à cet effet, qui le vérifie mensuelle-
ment. Le registre local est formé de deux livres :
I» le registre chronologique, sur lequel toutes les
déclarations des commerçants et sociétés sont ins-
crites dans l'ordre de leur dépôt, et duquel le greffier
détache un récépissé qu'il remet au déposant ; 2' le
registre analytique, qui est, lui, le véritable registre
du commerce, constitué par des folios divisés en
treize colonnes, chaque coloime devant recevoir les
mentions correspondantes portées sur les déclara-
tions, ainsi que les mentions modificatives ultérieu-
res, et chaque folio étant réservé à un assujetti
(commerçant ou société).
Le registre local est, en fait, l'élément essentiel
de la nouvelle institution. C'est lui qui contient le
casier commercial de l'assujetti, avec toutes les indi-
cations prévues par la loi.
Le registre central n'est, au contraire, qu'un ré-
pertoire général, mais sommaire, de tous les registres
locaux. Il est tenu à Paris, à l'Office national de la
propriété industrielle, 292, rue Saint-Martin, et
constitué par des extraits envoyés dans les huit pre-
miers jours de chaque mois par les greffiers.
III. Assujettis. Aux termes de la loi (art. 3)
doivent être inscrits au registre : 1° les commerçants
français ou étrangers ayant en France soit leur éta-
blissement principal, soit une succursale ou agence;
2° les sociétés commerciales françaises ; 3° les so-
ciétés commerciales étrangères, ayant une succursale
ou une agence en France.
La loi ne définit pas le commerçant. Elle se rat-
tache au code de commerce et, partant, s'applique à
tous ceux « qui exercent des actes de commerce et en
font leur profession habituelle », suivant la définition
énumérative des actes réputés actes de commerce
par les articles 632 et 633 du code. Elle s'applique
aussi à tous ceux qui sont inscrits au rôle de l'impôt
sur les bénéfices industriels et commerciaux ou à
l'impôt des patentes et, en général, dit l'instruction
ministérielle du 26 juin 1920, « à tous ceux qui se
livrent habituellement à l'achat et à la revente des
produits ou marchandises pour en tirer un bénéfice,
à des opérations de courtage ou de commission ».
Aux termes de la nouvelle loi du 26 juin 1920,
une restriction est apportée à la loidu 18 mars igig:
le commerçant, pour être inscrit, doit justifier d'un
établissement commercial par la production soit d'un
extrait de rôle d'impôt, soit d'un acte de cession de
fonds de commerce, soit d'un certificat du maire
établissant la réalité de l'existence du fonds.
Les sociétés astreintes à l'immatriculation sont les
sociétés en nom collectif, les sociétés en commandite
simple ou par actions, les sociétés anonymes et un
certain nombre d'autres sociétés dont la loi fait des
sociétés commerciales comme les sociétés de crédit
agricole ou maritime ou de caution mutuelle, ou
d'exploitation minière. Les sociétés étrangères, pour
l'application de la loi, sont celles qui sont consti-
tuées selon une législation étrangère et dont le siège
social est à l'étranger. (Instruction ministérielle du
26 juin 1920.)
Pour tous les assujettis dont il vient d'être ques-
tion, l'immatriculation au registre du commerce est
obligatoire dans un délai de six mois, à partir du
I" juillet 1920. Ce délai est réduit à un mois à partir
de l'ouverture de l'établissement pour les assujettis
qui ouvriront un nouvel établissement après le
I" juillet 1920.
Le défaut de déclaration dans les délais légaux est
puni d'une amende de 16 à 200 francs, prononcée
par le tribunal de commerce, qui ordonne l'inscrip-
tion dans la quinzaine, faute de quoi, une nouvelle
amende peut être prononcée. La récidive peut en-
traîner la fermeture de l'établissement, lorsqu'il s'agit
d'une succursale d'établissement étranger.
IV. DÉCLARATIONS. En vue de leur immatri-
culation obligatoire au registre du commerce, les
commerçants et les sociétés commerciales doivent
déposer au greffe une déclaration en double exem-
plaire, contenant toutes les indications que la loi
exige. Les formules de ces déclarations sont fournies
par les greffiers et doivent être remplies par les assu-
jettis. La déclaration faite par le commerçant doit
contenir :
x** Le nom de famille et les prénoms du commerçant ;
_ 3' Le nom sous lequel il exerce le commerce et, s'il y a
lieu, son surnom ou son pseudonyme ;
3" La date et le lieu de sa naissance ;
4* Sa nationalité d'origine et, au cas oii il a acquis une
autre nationalité, le mode et la date de l'acquisition de
celle-ci ;
5° Dans le cas oil il est étranger, U date du décret qui
1 Aurait autorisé à établir son domicile en France ;
LAROUSSE MENSUEL
6» S'il s'agit d'un mineur ou d'une femme mariée, l'autori-
sation expresse de faire le commerce qui lui a été donnée en
vertu des articles 2 et 4 du Code de commerce ;
7" Le régime matrimonial du commerçant dans les cas
prévus par les articles 67 et 69 du Code de commerce ;
B° L'objet du commerce;
9° Les lieux où sont situées les succursales ou agences du
fonds de commerce en France ou à l'étranger;
10° L'enseigne ou la raiso:i de commerce de l'établissement ;
II* Les noms de famille, prénoms, date et lieu de nais-
sance, ainsi que la nationalité des fondés de pouvoirs, avec
toutes les indications prescrites par les dispositions du pré-
sent article;
12" Les établissements de commerce que le déclarant a
précédemment exploités ou ceux qu'il exploite dans le res-
sort d'autres tribunaux.
Et de plus :
13° L'adresse du principal établissement ;
14° La date de commencement de 1 exploitation ;
15** Les brevet s d'invention exploités ;
16° Les marques de fabrique employées.
La déclaration faite pour la société commerciale
par son administrateur ou son gérant doit contenir :
i" Les noms, prénoms des associés autres que les action-
naires et commanditaires, la date et le lieu de naissance, la
nationalité de chacun d'eux, avec toutes les indications
prescrites par le 4° ci-dessus :
2" La raison sociale ou la dénomination de la société ;
3** L'objet de la société ;
4° Les lieux oit la société a des succursales ou agences, soit
en France, soit en pays étranger;
5° Les noms des associés ou des tiers autorisés à adminis-
trer, gérer ou signer pour la société, des membres de conseil
de surveillance des sociétés en commandite, la date et le lieu
de leur naissance, ainsi que leur nationalité, avec les indica-
tions prescrites par le 4" de l'article 4 ;
6° Le montant du capital social et le montant des sommes
en valeurs à fournir parles actionnaires et commanditaires;
7° L'époque où la société a commencé et celle où elle doit
finir;
8° La nature de la société ;
g" Si elle est à capital variable, la somme au-dessous de
laquelle le capital ne peut être séduit.
Et, de plus :
10° L adresse du siège social;
II" Les brevets d'invention exploités ;
12° Les marques de fabrique employées.
Après l'immatriculation et à mesure que des mo-
difications se produiront dans les éléments primitifs
de celle-ci, les assujettis doivent déclarer au greffe
toutes ces modifications, et notamment :
Pour les commerçants,
I** Les changements se rapportant aux faits dont l'inscrip-
tion est prescrite ;
2° L'acte rétablissant la communauté dissoute (art. 1451
du Code civil) ;
3" Les nouveaux brevets exploités et les nouvelles mar-
ques employées ;
4" La cession du fonds.
Pour les sociétés :
I** Tout changement ou modification se rapportant aux
faits dont l'inscription sur le registre du commerce est pres-
crite par l'article précédent ;
2** Les noms, prénoms, date et lïeu de naissance, ainsi que
la nationalité des gérants administrateurs ou directeurs nom-
més pendant la durée de la société, des membres des conseils
de surveillance des sociétés en commandite, avec toutes les
indications prescrites par la loi ;
2® Les nouveaux brevets d'invention exploités et marques
de fabrique employées par la société.
Les déclarations doivent être faites sans ratures ni
surcharges, et signées du déclarant. Mais elles peu-
vent être déposées par un mandataire; auquel cas,
celui-ci doit être muni d'un pouvoir sur timbre et
enregistré, avec signature légalisée.
Les déclarations de sociétés doivent, pour Timma-
triculation, être accompagnées de l'acte constitutif
de la société.
En dehors des mentions inscrites sur déclaration
du déposant, d'autres doivent être portées au registre
par le greffier, d'office. Ce -sont :
Pour les commerçants :
1° Les jugements ou arrêts prononçant la séparation de
biens, la séparation de corps ou le divorce ;
2" Le nantissement du fonds de commerce, le renouvelle-
ment et la radiation de l'inscription du privilège du créan-
cier gagiste ;
3* Les jugements ou arrêts nommant un conseil judiciaire
au commerçant ou prononçant son interdiction, et ceux en
proclamant la mainlevée ;
4° Les jugements ou arrêts déclaratifs de faillite ou de
liquidation judiciaire, homologuant un concordat, en prc-
nonçant la résolution ou l'annulation, déclarant l'inexcusa-
bilité, clôturant les opérât ons de la faillite ou de la liquida-
tion judiciaire pour insuffisance d'actif, rapportant un juge-
ment de clôture ; les jugements ou arrêts prononçant la réha-
bilitation.
Pourjes sociétés commerciales :
1° Les jugements et arrêts prononçant la dissolution ou la
nullité de la société ;
2° Les jugements et arrêts déclarant la société en faillite
ou en liquidation judiciaire, ainsi que les jugements et arrêts
s'y rattachant.
Les rectifications d'inexactitude et les radiations
des mentions devenues sans objet sont faites parle
greffier, à l'encre rouge, avec référence en marge à
l'acte ou à la déclaration qui a demandé ou ordonné
la rectification, la radiation.
Les succursales des établissements déjà immatricu-
lés au registre du siège principal font l'objet, dans
le registre de leur résidence propre, d'une immatri-
culation sommaire, avec référence.
Les déclarations inexactes de mauvaise foi sont
déférées par le juge chargé de la surveillance du
247
registre au parquet et punies par le tribunal correc-
tionnel de 100 à 2.000 fr. d'amende ou de un à six
mois de prison, avec privation, pendant cinq ans, du
droit de vote et d'é.igibilité pour les Chambres et
Tribunaux de commerce, etc.
V.Taxe et frais. Envertudelaloi du 26 juin 1920,
l'immatriculation au registre du commerce donne
lieu à la perception par le greffier, au profit du Tré-
sor, d'une taxe de 10 francs, augmentée pour les
sociétés d'un droit proportionne! de o fr. 01 par
1 .000 francs de capital social, lorsque celui-ci dépasse
100.000 francs.
Pour le remboursement de leurs frais de bureau,
des registres et imprimés qu'ils fournissent gratuite-
ment et comme émolument de leur travail, les gref-
fiers perçoivent 3 francs pour eux et i fr. 75 c. pour
l'Office national de la propriété industrielle, ce qui
porte le coût de ciiaque immatriculation à 4 fr. 75 c.
De plus, chaque lettre du greffier doit lui être
payée o fr. 50 c, avec les frais de port en sus.
VL Publicité par copics. N'importe qui, sans avoir
besoin de justifier en quoi que ce soit d'un motif,
peut requérir du greffier ou de l'Office national de
la propriété inùustrielle la délivrance d'une copie
des inscriptions portées au registre du commerce.
Cette copie est certifiée conforme par le magistrat
chargé de la surveillance du registre, ou par le direc-
teur de l'Office. Elle ne peut pas contenir certains ren-
seignements que la loi veut confidentiels, c'est-à-dire :
1° Les nantissements du fonds de commerce quand l'in-
scription du privilège du créancier gagiste a été rayf e ou
est périmée par défaut de renouvellement dans le délai de
cinq ans, en vertu de l'article 28 de la loi du 17 mars 1909 ;
2" Les jugements déclaratifs de faillite ou de liquidation
judiciaire, quand il y a eu réhabilitation judiciaire ou légale ;
30 Les jugements d'interdiction ou de nomination d'un
conseil judiciaire, lorsqu'il y a eu mainlevée.
Les copies sont délivrées sur papier revêtu du tim-
bre de dimension. Elles donnent lieu à la perception
d'émoluments qui sont de i franc par rôle pour le
greffier et de i franc par copie pour l'Office national
de la propriété industrielle.
Quand il n'y a pas d'inscription, il est délivré un
certificat négatif, dont l'émolument est de 2 francs.
VII. LÉGISLATION COMPARÉE. Le registre du com-
merce, introduit en France dans les conditions que
nous venons de voir, a des origines très anciennes.
On le retrouve dans les listes matricules des corpo-
rations au moyen âge" et, plus particulièrement, dans
les villes de l'Italie du Nord, à Florence notamment.
Au XIV» et au xvi° siècle, il existe en Espagne, puis
en Suisse et en Allemagne, où les législations con-
temporaines l'ont réglementé.
En Espagne, au Portugal, dans les pays de l'Amé-
rique du Sud ou de l'Amérique centrale, c'est tin
simple instrument de publicité, comme en France.
Au contraire, en Argentine, en Hongrie et dans tous
les pays Scandinaves, le registre a une autre impor-
tance, en ce sens que l'immatriculation devient un
critérium de la commercialité, l'inscription étant
obligatoire pour les commerçants et eux seuls pou-
vant être inscrits. En Allemagne et au Japon, le re-
gistre du commerce comporte la perpétuité de la
firme que le législateur français n'a pas voulu intro-
duire dans notre droit, ainsi que nous l'avons vu plus
haut. En Suisse, l'inscription au registre peut être
demandée par des non-commerçants, auxquels elle
confère l'avantage de pouvoir invoquerla juridiction
consulaire pour le règlement de leurs litiges. Enfin,
le registre du commerce existe encore dans le grand-
duché de Luxembourg, dans le Maroc français et,
depuis l'an dernier, en Pologne. — A.-L. Bittard.
Kéjane (Gabnelle-Charlotte RÉju, dite), ac-
trice française, née à Paris le 6 juin 1856. — Elle est
morte dans cette ville le 14 juin 1920. Fille d'un
ancien comédien, qui était devenu contrôleur en chef
de l'Ambigu, on peut dire que Réjane s'éveilla au
théâtre en même temps qu'à la vie. Tout enfant, elle
put applaudir à l'Ambigu Frederick Lemaitre et Mé-
lingue et, sans doute, faut-il chercher là les origines
de sa vocation dramatique, que renforça encore l'in-
fluence de sa tante et marraine, l'actrice Nar>tal-Ar-
nault. Entrée au Conservatoire, dans la classe de
Régnier, Gabrielle Réju en sortit en 1874 avec un
second prix de comédie et parée d'un nom de théâtre,
spirituel et élégant comme sa personne : Réjane.
Avec ses yeux pétillants de malice, ses sourcils
arqués et plantés haut, son petit nez d'arlequin aux
ailes frémissantes et au rctroussis impertinent, sa
bouche largement fendue pour le rire, l'expression
mutine et espiègle de sa physionomie, Réjane sem-
blait spécialement vouée aux emplois comiques. Et
c'est bien ainsi qu'i lie se montra au Vaudeville, où,
après avoir débuté, en mars 1875, dans la R vue des
Deux Mondes, elle créa successivement : Madame
Lili, le Premier Tapis, la Marquise, le Verglas, les
Dominos roses, Pierre, le Club, U Mari d'Ida, les
Tapageurs, l'Auréole, OdeHe. La création qu'elle fit
peu après, en 1882, aux Variétés, dans la Nuit de
noces P.-L.-M., confirma que Réjane avait mission
de faire rire et d'amuser.
Mais voici que, passant à l'Ambigu, elle révèle sou-
dain un aspect imprévu de son talent et remporte
son premier grand succès dans la Glu, de Richepin,
24S
dont elle incarne avec une vérité saisissante la
sombre héroïne (1882). Sera-t-elle donc une actrice
de drame? Point du tout; car la voilà, maintenant,
au Palais-Royal, interprétant avec esprit et verve
Adrienne de Ma camarade (1883), puis alternative-
ment, au Vaudeville, dans la diva de Clara Soleil
(1885), aux Variétés dans les Demoiselles Clochart
(1886), au Vaudeville dans Allô, allô et dans Mon-
sieur de Moral (1887), aux Variétés, où, aux côtés de
Dupuis, de Baron et de Lassouclie, elle triomphe
dans Décoré (1888). Dès lors, sa réputation est fon-
dée : elle apparaît, avec son entrain, son jeu spiri-
tuel et nerveux, son « parisianisme », comme l'in-
terprète idéale des comédies de Meilhac. Entre
l'auteur et l'actrice, il y avait d'évidentes affinités
de goûts et d'esprit; comme le remarquait en son
temps un chroniqueur, i on dirait d'une légende de
Forain sous une affiche de Chéret ». On pouvait
craindre, cependant, qu'en se confinant dans ces
rôles, le talent de Réjane ne s'amenuisât. Mais à
peine s'était tu l'écho des rires soulevés par la capi-
teuse M""' Colineau, de Décoré, que, troquant sa
gaieté et son élégance contre un masque de laideur et
de tristesse, Réjane composait à l'Odéon, dans Ger-
minie Lacerteux, une figure émouvante, douloureuse,
étonnante de vérité et de réalisme, où palpitait
toute la détresse d'une femme humble et deshéritée,
d'une « Camélia » du ruisseau {1888). Cette création,
en attestant la surprenante variété de ses dons et la
souplesse de son jeu, porta Réjane aux premiers
rangs. A Germinie succéda une intéressante compo-
sition de Portia dans le Marchand de Venise.
Revenue au Vaudeville, Réjane, après avoir créé
la Marquise, de Sardou, et joué dans la Famille Be-
noislon {1889), défraya la chronique en exécutant
dans Ma cousine, de Meilhac, avec une virtuosité
toute montmartroise, un 0 cancan » dont Grille-
d'Egout en personne lui avait enseigné le secret
(1890). L'année suivante, elle donnait, à l'Odéon, sa
véritable mesure en créant Amoureuse, de Porto-
Riche. On ne pouvait mieux exprimer la femme
moderne dans sa sensibilité, sa nervosité inquiète et
lassante; à ce rôle — qui est resté un des meilleures
de sa carrière — Réjane communiquait, en outre,
une profondeur de tendresse et une véhémence de
passion réellement émouvantes. Après cette belle in-
terprétation et un essai moins heureux dans Fanta-
sio, de Musset, — Réjane était trop femme pour
réussir dans les travestis, — elle retourne aux Va-
riétés pour une reprise de la Cigale, avec Dupuis et
Baron, que suivit bientôt le Brevet supérieur, de
Meilhac (1892).
A cette date, Réjane était en pleine possession de
son art. Egalement capable d'exprimer le rire et les
larmes, elle apportait dans ses compositions un talent
multiple, sans cesse renouvelé et très vibrant sous
son apparente légèreté. Aussi la vit-on insensible-
ment s'éloigner — sans y renoncer, d'ailleurs — du
LAROUSSE MENSUEL
genre restreint et superficie] de comédie-vaudeville,
qui lui avait valu ses premiers triomphes, pour
aborder des oeuvres d'une humanité plus large. Par
une gradation continue, elle passera de la fantaisie
parfois bouffonne d'un Meilhac à la délicatesse en-
jouée d'un Donnay et atteindra avec la même
aisance jusqu'à la tragique austérité d'un Hervieu.
Après une brillante série de représentations à l'Ex-
position de Vienne, où la critique la compara à la
Gallmeyer, la plus célèbre des actrices de genre
viennoises, Réjane incarna, au Nouveau-Théâtre, la
douloureuse et passionnée Sapho, de Daudet, et la
spirituelle Lysistrata, de Donnay {1892). L'année
suivante, Porel, qu'elle venait d'épouser, ayant pris
la direction du Vaudeville, Réjane devint l'étoile de
ce théâtre où, pendant dix ans, elle multiplia ses
créations les plus diverses et toujours applaudies :
la voici tour à tour dans Madame Sans-Gcne, exquise
de gaminerie malicieuse et de verve faubourienne,
miis sans trivialité (1893); dans Maison de poupée,
nous révélant la petite âme étrange de Nora (1894);
dans Viveurs, de Lavedan, où elle campa, au dern er
acte, une M""' Blandain, superbe de colère et de
dégoût (1895) ; et la voici encore dans la Bonne
Hélène (Vénus), de Lemaître; dans le Partage, de
Guinon; dans Divorçons, de Sardou (1896) et, sur-
tout, dans la Douloureuse, de Donnay, qui fut l'une
de ses créations les plus émouvantes (1897).
Elle apparut ensuite, pathétique et rieuse, dans
Paméla, marchande de frivolités, de Sardou ; cyni-
que et humble dans Zaza, pièce écrite spécialement
pour elle et propre à faire valoir tous ses dons; dans
le Calice, de Vandérem ; dans Georgette Lemeunter,
de Donnay ( 1898) ; dans le Lys rouge et Madame de La-
Valette {iSgg) ; duns le Béguin, de Wolff; dans/i Robe
rouge, de Brieux, où elle réalisa une Vanetta admi-
rable et tragique ; dans Sylvie, d'A. Hermant (1900).
En 1901, après la Pente douce, elle atteignit peut-
être au comble de son art dans la Course du flam-
beau, d'Hervieu. On ne pouvait rendre de façon plus
saisissante la folie maternelle ; ce n'était plus la Ré-
jane gaie, amoureuse et sentimentale, que la com-
plaisance des auteurs nous faisait sans cesse applau-
dir; c'était une Réjane nouvelle, différente de son
habituelle manière, « déréjanisée », si l'on ose dire,
toute possédée de sa passion maternelle et trahissant
dans les moindres détails de son jeu et jusque dans
ses silences l'obsédante pensée du salut de sa fille. On
ne l'avait plus vue ainsi depuis Germinie Lacerteux
et, certainement, ce jour-là, Réjane s'éleva au-
dessus d'elle-même.
Sa renommée n'était pas moins grande à l'étran-
ger. Dès 1895, Réjane avait entrepris une tournée
en Amérique, avec le joli cachet de deux cent mille
francs pour cent représentations. En 1897 et 1899, elle
visita l'Europe, se faisant applaudir à Bruxelles, à
Copenhague, à Berlm, à Pétrograd, à Moscou, à
Odessa, à Bucarest, à Vienne. En 1901, elle alla en
Espagne et en Portugal, d'où elle ramena son fameux
attelage de mules, présent du roi de Portugal ; à
peine de retour, elle alla donner une série de repré-
sentations en Angleterre, Ecosse et Irlande, puis
partit pour une nouvelle tournée à travers l'Europe,
qui la conduisit jusqu'en Asie Mineure, et, l'année
suivante, elle s'embarqua avec sa troupe pour l'Amé-
rique du Sud. Ce furent ses principales tournées;
depuis, elle se rendit souvent à l'étranger, où elle était
accueillie, surtout en Italie, avec beaucoup de faveur.
En 1902, elle créa au Vaudeville : la Passe-
relle, le Masque, le Joug, et, en 1903, Heureuse
et Antoinette Sabrier. Avec cette pièce, elle fit
ses adieux à la scène, où elle avait fourni une
si belle carrière. Depuis assez longtemps, en effet,
le ménage Porel-Réjanë était désuni ; déjà, en
1898, la nouvelle d'un prochain divorce s'était
répandue; mais les deux époux, appelés en conci-
liation, avaient abandonné leurs griefs. Ils les repri-
rent en 1903, et le divorce fut définitivement pro-
noncé en 1905.
Affranchie de la tutelle maritale, Réjane réalisa le
projet, qu'elle caressait depuis longtemps, d'avoir un
théâtre à elle. Elle acquit le Nouveau-Théâtre, qui
devint le théâtre Réjane et dont l'inauguration, en
1906, fut un événement parisien. On admira le hall
au tapis imposant, les larges couloirs, les fauteuils
enfin libérés de l'odieux velours grenat et coquette-
ment habillés d'or et de bleu, les ouvreuses pimpantes
aux robes feuille-morte. On admira aussi la nouvelle
directrice, qui parut dans la Savelli, pièces spec-
tacle, de Max Maurey. Auparavant, Réjane avait joué
la Montansier, avec Coquelin, à la Gaité; Monsieur
Betzy, aux Variétés (1904) ; créé au Gymnase l'Age
d'aimer {1905) et, aux Variétés, la Piste (1906).
Dans son théâtre, Réjane se montra extrêmement
laborieuse, encore que la chance ne l'ait pas toujours
favorisée. Sans abandonner son répertoire, dont Ma
cousine, Lolotte, Zaza et surtout Madame Sans-
Géne constituaient les pièces de résistance, elle
créa : en 1907, Parts-New-York, les Deux Madame
Delauze, la Clef, de Sacha Guitry; Suzeraine, de
Niccodémi; en 1908, Qui perd gagne, de Véber,
d'après le roman de Capus; Israël, de Bernstein; en
1909, Trains de luxe, l'Impératrice, de Mendès ; le
Refuse, le iîisî«<, de Coolus ; Madame Margot, pièce
AI* 163. Septembre 1920.
historique, d'E. Moreau ; en 1910, la Flamme, de
Niccodémi, et la Revue sans-glne,où l'on vit revivrd
la Réjane des débuts, dans d'amusantes figures d^
concierge, d'Auvergnate et de princesse; en 1911^
l'Aigrette et le Coup de téléphone; en 1912, Alsace,
qui fut pour elle un gros succès, et t'Irrégulier. Elle
avait été engagée, en 1911, à la Porte-Saint-Martin,
pour créer l'Enfant de l'amour, de Bataille, dont
l'acuité subtile et riche en nuances la séduisait.
Elle excellait, d'ailleurs, à exprimer la complexité
des héroïnes de Bataille, à fouiller comme lui jus-
qu'au fond des caractères, pour rendre sensibles aux
spectateurs le raffinement et la nervosité parfois
maladive de ces âmes. Si l'on excepte une pitto-
resque composition dans la Treizième Chaise (nny),
les dernières créations de Réjane furent consacrées à
des oeuvres de Bataille : l'Amazone, à la Porte-Saint-
Martin (1916); Notre image, au théâtre Réjane (1918),
et, enfin, Vierge folle, qu'elle reprit, en 1919, à son an-
cien théâtre, devenu le théâtre de Paris. Elle joua
cette pièce jusqu'à la fin de mars. L'affection cardia-
que, dont elle souffrait depuis assez longtemps déjà,
l'obligea alors à s'éloigner de la scène ; mais elle ne
survécut guère à sa retraite. Elle avait eu la satis-
faction de voir sa gloire officiellement consacrée par
le ruban de la Légion d'honneur, qui lui avait été
donné en janvier 1920 et dont la remise fut l'occa-
sion d'une to ichante manifestation de sympathie de
la part du monde du théâtre et des lettres en faveur
de la vaillante artiste.
Pour peu qu'on examine les quelque quatre-vingts
pièces de genres si divers que Réjane a créées dans
les trente-cinq années de sa carrière dramatique, on
est frappé non seulement de l'incessant labeur
qu'elles attestent de la part de l'artiste, mais
encore de l'extraordinaire souplesse de talent qu'elles
Réjane, ilans Zazu. (i'hot. KeutUDger.)
supposent chez celle-ci. Réjane fut, en effet, une des
actrices les plus complètes qui aient paru sur notre
théâtre et, peut-être, dans le monde.
Elle était servie d'abord par un remarquable talent
de composition et un don singulier de transforma-
tion. La mobilité de sa physionomie lui permettait
de se rendre à volonté jolie ou laide : l'aguichante
Zaza se muait sans effort en l'humble Germinie, et
nul n'eût reconnu la belle maréchale Lefebvre, au port
majestueux, dans l'extraordinaire petite vieille, cas-
sée, ratatinée, au timbre grêle, de la Treizième Chaise.
Réjane excellait, en outre, dans les jeux de la mi-
mique : qui ne se souvient de la scène muette qu'elle
jouait à la fin du premier acte de Notre image?
Sur ce visage de mère, meurtrie par l'égoïsme impi-
toyable de sa fille, passait le reflet de toutes les
pensées contradictoires qui agitaient son âme ; jamais
l'art de Bataille, qui se plait ainsi à remplacer par
une pantomime le monologue désuet, n'avait rencon-
tré une si fidèle interprète.
C'est qu'à ses dons physiques Réjane joignait une
intelligence très vive, qui découvrait dans un rôle
les moindres nuances, et un tempérament extrême-
ment vibrant, qui s'adaptait à tous les caractères,
à toutes les situations. Jeune fille, amante, épouse,
mère, femme de devoir, d'amour ou de plaisir,
Réjane, tour à tour espiègle, tendre, passionnée,
sensuelle ou douloureuse, a parcouru toute la gamme
des sentiments féminins et a traduit les uns et les
autres avec un égal bonheur. Elle possédait au plus
haut point l'art de s'identifier avec ses rôles, de les
vivre littéralement. « J'aime mes rôles comme des
êtres, disait-elle ». Certes, elle avait ses habitudes,
N* 163- Septembre 1920.
SCS tics même, notamment un débit volontiers sac-
cadé et une certaine nervosité dans le geste. Mais
l'actrice disparaissait derrière le personnage : au lieu
de la fiction du drame, c'était la réalité vivante qui
s'ollrait à nous. Un tel résultat ne se pouvait acqué-
rir qu'à force de travail et d'étude ; mais, à la scène,
il n'y paraissait point, tant Réjane apportait dans
son jeu de naturel et de justesse.
On a beaucoup vanté son parisianisme et, de fait,
Réjane incarnait bien la frivolité, la grâce spirituelle
et la séduction de la Parisienne ; mais ce serait di-
minuer son talent que de borner là l'éloge. Interprète
savoureuse du théâtre futile et boulcvardier de
Meilhac, Réjane a été aussi la protagoniste d'/4mo«-
reus:\ de Sapho, de la Douloureuse, de la Cnurse du
flambeau, de l' Amazone ; dans ces rôles difficiles, elle
s'éleva sans eflort au pathétique, au tragique, au
sublime même et fit entendre, avec un accent per-
sonnel et émouvant, une note profondément hu-
maine. C'est en cela précisément, en cette aisance à
revêtir tous les masques, à soutenir tous les tons, à
exprimer toutes les passions, que résidait le mérite
propre de Réjane, et c'est ce qui la classe hors de
pair parmi les artistes contemporains. — J. Daroci».
Rôtisserie de la Reine-Pédauque
(la), drame lyrique en cinq actes, d'après le roman
d'.'^natole l'rance, poème de Georges Docquois, mu-
sique de Charles Levadé (Opéra-Comique, 12 jant
vicr rgzo). — Il y a quelque témérité, ce semble, à
dramatiser l'œuvre d'Anatole France, principalement
sous la forme lyrique, et il est à craindre que,
comme il est arrivé pour Thaïs, par exemple, l'adap-
tation scénique n'attente à l'intégrité du livre. Non
pas, certes, que la musique en soit réduite, comme
on l'a cru trop longtemps, a recueillir lej laissés
pour compte de la littérature et à lui servir, en quel-
que sorte, d'hospice. Mais les romans d'A. France
ne sont pas, sans doute, une admirable matière à
mettre en opéra, et on s'expose à les trahir en en
extrayant tout juste les éléments d'une action théâ-
trale. Il faut regretter, d'ailleurs, que le compositeur
dont la Rôtisserie de la Reine-Pédauque avait, pa-
raît-il, dès qu'elle lui fut révélée, vivement touché
rin=tinct, n'ait pas cru devoir façonner lui-même son
livret et tenter d'y mettre ou, simplement, d'y laisser,
tout ce par quoi il avait été intimement charmé.
On n'a oublié ni les aventures ni la mort tragique
de l'abbé Jérôme Coignard, moraliste et libertin,
pieux et incrédule, érud.t et vagabond, violent à ses
heures et débonnaire, que son esprit subtil, ondoyant
et patiemment aiguisé, a conduit à cette suprême
sagesse de comprendre et d'accepter la vie telle
qu'elle est, d'en jouir en toutes choses et d'en accor-
der, d'en harmoniser, par la vertu, si l'on peut dire,
des plus ingénieux et des plus hardis sophismes, les
pires dissonances. Poursuivi par le ressentiment du
fermier général La Guéritaude, qu'il a quelque peu
malmené pour les beaux yeux de Catherine, la den-
tellière, Jérôme Coignard s'est réfugié à la Rôtisserie
de la Reine-Pédauque, tenue par l'honnête Léonard
Ménétrier, qui lui a confié le soin d'enseigner le latin
à son fils Jacques. Scandalisé par d s propos dont sa
candeur ne discerne pas la qualité spirituelle. Ménétrier
chasse l'abbé Coignard, et ceîui-ci se trouverait fort
mal en point s'il n'était recueilli par un gentilhomme,
M. d'Astarac, alchimiste et un peu sorcier, qui l'em-
ploiera à traduire d'antiques manuscrits. Jacques
Ménétrier accompagne son bon maître dans sa re-
traite. Ils découvrent, pour leur malheur, dans un
pavillon où elle est impitoyablement recluse, une
jeune fil'.e d'une admirable beauté, Jahel, nièce d'un
juif por ugais, le vieux Mosaïde, qui, versé dans les
sciences occultes et la connaissance de tous les idio-
mes de la terre, déchiffre, pour M. d'.'Kstarac, les
grimoires hermétiques. A la suite d'un souper chez
Catherine, qui vit des libéralités du fermier général,
ils sont contraints de s'enfuir, en compagnie d'un
jeune gentilhomme, M. d'Anquetil, leur commensal,
après avoir à demi assommé M. de La Guéritaude et
ses gens, qui les avaient surpris. Ils délivrent, en
passant, Jahel, qui les su t. Mais, leur chaise de poste
ayant versé, ils sont rejoints sur la grande route par
M. d'Astarac. Ce dernier, dans un accès de fureur
jalouse, poignarde l'abbé Coignard.
Une telle analyse rapetisse le chef-d'œuvre de
France à la mesure d'un fait divers ou d'une intrigue
de m.lodrame. Là ou tout est esprit, elle ne laisse
qu'une mat. ère inerte, que poussière là où tout est
parfum. Il était, sans doute, malaisé qu'en l'occur-
rence il en allât, à la scène, autrement; que l'anec-
dote ne prit point le pas sur la philosophie, les péri-
péties sur le jeu délicieux de l'ironie et du paradoxe.
Mais la physionomie de certains personnages a été,
sans nécessité, étrangement altérée. En absorbant, on
tout ou partie, la personnalité l'un du juif Mosaïde,
l'autre de Frère Ange, ni le chimérique M. d'Astarac,
ni l'abbé Coignard n'ont gagné au change. Et oii sont,
hélas! les amours semi-réelles, semi-imaginaires de
Jahel la Salamandre et de Jacques Ménétrier, qui ne
fait plus ici figure que de coquebin ? Qui sait, au
surplus, s'il ne vaut pas mieux, au risque de ne pas
saisir entièrement le sens de ces caractères dénaturés,
oublier délibérément le livre? Le librettiste s'est
LAROUSSE MENSUEL
efforcé, avant tout, de grouper des épisodes, des
incidents, d'animer une évocation pittoresque à la
manière de Manon. Le dialogue, rimé avec une ri-
chesse parfois dépourvue d'élégance, qui s'est substi-
tué à la prose de France, ne saurait non plus pré-
tendre à réveiller l'illusion, quelque tolérance que
l'on ait été accoutumé de montrer en la matière.
Conception et réalisation n'ont pas manqué d'in-
fiuer sur la nature et la qualité de la musique. Ceux
qui cherchent dans une œuvre nouvelle quelque
chose de véritablement nouveau ou, tout au moins, le
souci du progrès, éprouveront peut-être une décep-
tion. Ils ne trouveront, ni dans la pensée, ni dans la
forme, quelqu'une de ces surprises, spontanées ou
artificielles, qu'on eût été en droit d'attendre des
dons ou de la culture de l'auteur. Tours mélodiques,
rythmes, harmonies, formules descriptives, images
sonores, appartiennent aux meilleures traditions du
vocabulaire usuel. Il faut, néanmoins, se garder d'y
voir exclusivement une facilité disciplinée par une
longue pratique de la musique. Cette langue aisée,
naturelle, alerte, n'offre jamais rien de vulgaire,
d'incorrect ni de négligé. Elle s'adapte, avec une sou-
plesse heureuse, au mouvement scénique ou aux
nuances du discours. A défaut de la rareté — les
thèmes essentiels pourraient, notamment, avoir plus
de relief — on y rencontre toujours la propriété et
la justesse de l'expression. Et, dans cette simplicité
même, dans cette clarté, dans cet agrément, il y a
plus d'art qu'un jugement trop hâtif ne le ferait
croire. L'ouvrage n'est-il pas resté près de quinze ans
sur le métier ? C'est dans la vivacité de l'action que
l'inspiration apparaît le plus franche. Le troisième
acte, avec la scène du souper chez Catherine, adroi-
tement traité dans la manière de l'opéra-comique à
couplets, respire le plus aimable archaïsme. Et la
musique atteint, lorsque Jérôme Coignard agonise,
quasiment à l'éloquence. Spectacle plaisant, en vé-
rité, dénué d'ambitions vaines, fait pour distraire les
loisirs d'un public dont le compositeur connaît les
inclinations, voire les faiblesses, et qu'il se concilie
avec habileté. L'attrait de l'orchestration, du coloris
le plus fin et le plus var.é, n'a pas été étranger à un
succès dont l'inédit est, à cette heure, rarement fa-
vorisé. I*aul LOCARD.
Les principaux rôles ont été créés par : M"* Favart {Cathe-
rine), M"** Davelli {Jahel), Mégane {Jeanne ta vielleuse) ; et
par MM. Périer {Jérôme Coiguard) ,ljitoat {d'Astarac), Allard
{Frère Ange), Marny {Jacques Ménétrier), de Cn\lse(d'Ar%que'
tit). Bourgeois {Léonard Ménétrier),
Sionisme. On nomme ainsi (deSî'on) un mouve-
ment politique qui tend à la reconstitution d'un Etat
juif en Palestine et à l'établissement, dans cet Etat,
de la plupart des juifs dispersés dans le monde.
Les origines du sionisme sont très lointaines. Dès
le moment où, à la suite de la révolte de la Judée,
de la prise de Jérusalem par Vespasien une grande
partie des habitants de la Palestine sont exilés, le
sionisme existe en puissance. Les juifs dispersés dans
le monde romain (juifs de la Diaspora) désirent
passionnément reconquérir leur indépendance en
même temps que leur « foyer national i et relever,
dansleur ancienne capitale, le Temple, symbole de
leur unité politique et religieuse. Et, dès lors, trois
éléments entrent dans le sionisme, éléments qui se
retrouveront à toutes les époques, y compris l'épo-
q le contemporaine, mais diversement dosés : le
sentiment de l'unité ethnique de la nation juive qui,
mêlée par la volonté divine à toutes lei nations de
l'univers, ne doit cependant pas plus sa fondre en
elles que l'huile se mélanger avec l'eau, qui doit, pour
réaliser les desseins de l'Eternel, conserver jusqu'à la
fin des temps son individualité ; le messianisme, qui
s'est manifesté depuis les prophètes et qui, tant que
les juifs sont restés en Palestine, prend la forme
d'aspirations à la domination universelle, mais, lors-
qu'ils sont chassés de leur pays, se fige dans l'at-
tente d'un nouveau Moïse, qui les ramènera dans la
Terre promise; enfin, la conscience de l'hostilité ren-
contrée par les juifs de la part des « Gentils » : hos-
tilité plus ou moins marquée et qui va, selon les
époques, d'une simple défaveur de l'opinion aux plus
violentes persécutions des gouvernements, aux ex-
pulsions en masse, aux spoliations, aux exécutions,
et qui amène les fils d'Israël à désirer retrouver un
coin de terre où ils soient les maîtres et non des
hôtes mal accueillis.
Le premier mouvement sioniste est celui de Bar-
Kocheba, le Fils de l'Etoile^qui, en 133, souleva tous
les juifs de Palestine contre Rome, dans l'espoir de
recouvrer l'indépendance perdue et dont la révolte
aboutit à la deuxième destruction de Jérusalem et à
l'interdiction formelle, faite à tout juif, de s'établir
sur l'emplacement de la cité de David, devenue co-
lonie romaine.
Nous connaissons mal l'histoire des juifs dispersés
dans l'empire aux ii* et m' siècles de notre ère. Mais
nul doute que le sentiment national ne se maintint
chez tous les fils d'Israël avec une singulière puis-
sance, qu'ils ne désirassent vivement reconstituer en
Judée un Etat, sinSn indépendant, du moins auto-
nome dans le sein de l'empire, et dont le Temple,
reconstruit, eût été le symbole; nul doute, non plus,
que le sionisme originel ne fût déjà une force que
249
tes hommes politiques pouvaient faire entrer en ligne
de compte dans leurs calcals. Pour lutter contre le
christianisme, Julien l'Apostat, tout en ressuscitant
le paganisme, veut rétablir le judaïsme dans sa capi-
tale historique. Il abroge le rescrit impérial qui
interdit aux juifs de s'établir à Jérusalem. Et, mal-
gré, disent les chrétiens, les prodiges qui annoncent
contraire la volonté divine, il entreprend les travaux
de reconstruction du Temple... Sa mort et le triom-
phe du Nazaréen font évanouir une première fois le
rêve sioniste...
L'échec de la tentative de Julien l'Apostat marque
le commencement de l'ère des persécutions. A partir
du règne de Théodose, d'où date le complet triom-
phe du christianisme, les juifs commencent à être
tenus à l'écart et des fonctions publiques et de la so-
ciété. Et l'établissement d'Etats chrétiens en Europe,
d'Etats musulmans en Asie et en Afrique, dans les-
quels ils seront une minorité nationale et religieuse,
leur donnera plus nettement conscience de leur fai-
blesse et de l'intérêt qu'il y aurait, pour eux, à rega-
gner la patrie perdue. Conscience obscure encore et
qui, pendant plusieurs siècles, prendra la forme mes-
sianique... Dès 420, un juif de Crète, qui, pour la
circonstance, se prénomme Moïse, promet à ses com-
patriotes de les rétablir dans leur patrie, où il les
mènera par-dessus les flots de la mer...
Un peu plus tard (750), à Ispahan, un juif perse, à
son tour, lance à ses coreligionnaires le mot d'or-
dre : • reconquête de la Terre sainte.» Autour de lui
se groupent des milliers de montagnards fanatisés,
qui font une rude guerre aux soldats du calife, avant
de tomber sur le champ de bataille, victimes une
première fois de leur utopique espérance.
Puis le sionisme, comme tout mouvement d'idées
prématuré et qui n'a pu, ou ne peut encore, dans la
pratique, se réaliser, devient rêve de poète et de lettré.
Il est une source d'inspiration, et non des moins pures
et des moins abondantes, pour la poésie juive, très
florissante, au moyen âge, dans les pays d'Occident :
O Cité du monde, dans tes brillants atours,
Du fond de l'Occident, j'aspire à toi de tonte mon Ame,
s'écrie Jéhuda ben Halevy, l'un des grands poètes
d'Israël. Et, usant des mêmes cordes de la lyre,
d'autres poètes, en Espagne, en France, jusqu'en
Pologne, chantent à leurs frères les joies futures de
la délivrance, plutôt que les misères de l'exil.
Parfois, au moyen âge même, le sionisme cesse
d'être littéraire pour devenir politique. Au xiii* siè-
cle, au XIV» siècle, des juifs d'Allemagne ou de
Castille se dirigent vers Jérusalem. Mais il faut le
triomphe de l'Inquisition et les atroces persécutions
subies à la fin du XV siècle et au xvi" siècle pour
amener, chez les juifs de divers pays d'Europe, le
désir de revenir au pays des ancêtres et la recherche
des moyens pratiques d'y parvenir. Au cours du
XVI" siècle, déjà, les projets sionistes abondent ; l'Es-
pagnol Abarbanel, en faveur auprès du roi Ferdi-
nand d'Aragon, l'Istriote Lamlein, se donnent pour
les prophètes de la nouvelle Sion. Un ambassadeur
du « roi des juifs d'Arabie •, — mystificateur illu-
miné ou réellement envoyé d'une petite tribu juive
qui aurait subsisté indépendante en Arabie comme
a subsisté, en Russie méridionale, l'empire juii des
Khazares, comme subsistait, au xiV siècle, un Etat
juif au Sahara [?] — vient en Europe, est reçu solen-
nellement par les monarques chrétiens, le pape Clé-
ment VII, l'empereur Charles-Quint et obtient leur
appui pour reconquérir la Palestine... Rien ne sub-
siste de ce projet romanesque. Mais un juif vénitien,
Juan Miquès, obtient de Sélim II la concession d'un
territoire en Palestine et, sur ce territoire, fondeTibé-
riade, ville juive, qui, d'ailleurs, végète. Pendant que
les prophètes vaticinent ou que les hommes politi-
ques négocient, une colonisation spontanée s'opère
déjà. Quelques milliers de juifs espagnols vont
s'établir à Jérusalem et dans les cités voisines.
Au xvii" siècle et au xviii» siècle, ce sont, chose
curieuse, les chrétiens surtout qui reprennent et dé-
veloppent l'idée sioniste. En 1642, un gentilhomme
huguenot, Isaac La Peyrère, nourri de la Bible
comme ses coreligionnaires, adjure Louis XIII d'être
le nouveau Cyrus qui délivrera le peuple de Dieu de
sa longue captivité. La France rachètera la Pales-
tine et y rétablira le royaume temporel des juifs,
que, selon la parole des Ecritures, l' i Etemel sifflera
des quatre vents ».
Un siècle plus tard, Maurice de Saxe projette d'éta-
blir une colonie juive dans l'Amérique du Sud. Mais
le projet de son contemporain, le prince de Ligne,
mérite de retenir l'attention. Ce général autrichien,
parfait écrivain français et type accompli de l'hon-
nête homme, fut l'un des esprits les plus compréhen-
sifs de son époque, et il semble qu'.l ait vraiment
posé les principes du sionisme moderne, lorsqu'il
écrit : « Les juifs bien élevés, bnnquicrs, commer-
çants, quelquefois barons, presque nobles, établis
dans les pays chrétiens, renonceraient à Jérusa-
lem et cesseraient d'être maltraités en Europe. »
Les pauvres, les persécutés, iraient, eux aussi, colo-
niser la Palestine. Rachetée aux Turcs, peuplée par
une nation industrieuse et douée du génie des af-
faires, la Palestine redeviendrait un pays prospère.
250
Jérusalem une capitale... et le jardin de l'Eden t le
plus beau jardin anglais du monde ».
Les écrits de ces précurseurs, sans doute, n'eurent
aucune influence. Mais, en Orient, le rêve messia-
nique se poursuit. Au railieuduxvii' siècle, apparaît,
à Smyrne, Sabataï Cevi, qui, non content de se pro-
clamer Messie, se fait adorer par quelques-uns de
ses coreligionnaires fanatisés, comme fils de Dieu
et dieu. Il promet aux juifs la délivrance et le re-
tour à Jérusalem ; son éloquence persuasive, sa
connaissance approfondie des Ecritures et des
arcanes les plus mystérieux de la Kabbale lui
attirent une foule de disciples. A Constantinople, au
Ca re, à Gaza, les membres les plus influents de la
communauté juive l'encouragent... Peut-être ne fut-
il qu'un charlatan habile, car, content de tirer profit
de sa situation de Messie, il ne fait aucun effort
pour conduire les juifs en Palestine et, arrêté en
1666 sur l'ordre du grand vizir Kœpruli,il se fait
musulman pour sauver sa vie. Après lui, d'autres
juifs ottomans: Bonafoux, Jacob Franck, illuminés
ou impos.eurs, entretinrent parmi les juifs d'Orient
l'agitation messianique, mais sans plus de succès...
Cette agitation est assez vive, cependant, à la fin du
XVIII' siècle, pour qu'un homme politique d'esprit
aussi positif que Bonaparte puisse faire entrer l'état
d'esprit sioniste dans ses calculs. En 1799, il lance
une proclamation aux juifs d'Orient, pour les inviter
à se ranger sous ses drapeaux et à reconquérir la
Terre sainte.
Comme le remarque fort bien un écrivain sioniste
démarque, les idéts philosophiques du xviii' siècle
et la Kévolution française allaient à rencontre du
mouvement sioniste : elles aboutissaieni à l'émanci-
pation des juifs, à leur assimilation aux nationaux
des pays où ils habitaient et, par conséquent, à la
disparition de l'idée nationale juive. (Baruch Hageni,
le Sionis re politique.) Mais les guerres de la Révolu-
tion et de l'Empire développèrent, dans toute l'Eu-
rope, l'idée de nationalité et la fortifièrent par l'idée
de race, qui fut à la base de toutes les aspirations
allemandes, slaves, italiennes au milieu du xix» siè-
cle. S us Napoléon III, l'idée de nationalité triomphe
dans la politique européenne. L'un de ses familiers,
Ernest Lajaranne,en fait une application ingénieuse
au peuple juif. Dans la Nouvelle Question d'Orient, il
développe avec un lyrisme, parfois d'assez haute
envolée et une sympathie évidente pour le peuple
juif, un plan sioniste, dont les grandes lignes sont les
suivantes : 1° rachat de la Palestine par les juifs au
gouvernement turc ; 2° constitution d'une Judée qui,
dépassant de beaucoup l'empire de David et deSalo-
mon, s'étendrait de Suez à Smyrne ; 3° organisation
politique et économique de cet Etat, qui serait l'in-
termédiaire naturel entre l'Orient et l'Occident et le
gardien prospère de la route des Indes. 0 Montrez,
juifs de tous les pays, conclut Lajaranne, que l'heure
a sonné sur les rives du Jourdain ». Ces idées reflè-
tent peut-être la pensée impériale, mais nul com-
mencement de réalisation ne les suivit.
Innombrables se nt, à cette époque des nationali-
tés, les projets sionistes formés par des chrétiens ou
par des juifs. C'est Mosès Hess, ami de Karl Marx
et l'un des précurseurs du socia isme contemporain,
qui, dans Rome et Jirusalem (1860), proclame que les
juifs doivent, pour accomplir jusqu'au bout la haute
mission d'éducation morale et philosophique qui leur
a été assignée par la Providence, se réunir sur une
terre à eux, terre qui ne peut être que la Palestine.
C'est le pasteiur genevois Abraham Petavel, qui
expose « le devoir des chrétiens de rendre aux juifs
leur nationalité » et qui, aidé par son compatriote,
le philanthrope Henri Dunant, met sa plume au ser-
vice des juifs qui mènent une campagne sioniste.
C'est Fraenkel, chez qui apparaît déjà l'idée dite
« territorialiste » et qui demande pour le peuple juif
la Palestine ou un autre coin du globe.
Déjà, on commence à sortir du domaine du rêve
et à esquisser des réalisations pratiques.
L'Anglais Moses Montefiore a soumis un plan à
Mehemet Ali ; son compatriote, Maurice Oliphant,
qui, comme le fera aujourd'hui Balfour, se place à
un point de vue très anglais et voit dans l'Etat juif
la puissance chargée de garder pour l'Angleterre la
route des Indes, entame des négociations avec
Abd-ul-Ham d et lance le projet d'une banque agri-
cole pour l'achat de terres.
En 1876, une société se fonde pour la colonisa-
tion de la Palestine.
Déjà, aussi, le sionisme suscite chez un certain
nombre de juifs une réaction. Un grand nombre des
juifs le condamnent, et des polémiques assez vives se
déroulent entre ses partisans et ses adversaires.
Aux environs de 1880, le terrain est donc assez
bien préparé pour l'éclosion du sionisme. Il n'existe,
cependant, encore qu'à l'état dispersé ; il reste toujours
limité à quelques théoriciens chrétiens ou juifs, sou-
vent amis du paradoxe, et à quelques Intel. ectuels.
Les masses s'en désintéressent et ne le connaissent
que par la vieille formule liturgique : «L'an prochain,
à Jérusalem I » Pour qu'il gagne ces masses, pour
qu'il devienne vraiment un mouvement politique
réunissant en de mêmes aspirations un grand
nombre de juifs du monde entier, il faut trois fac-
LAROUSSE MENSUEL
teurs nouveaux, qui apparaissent successivement
entre 1880 et 1890 : la recrudescence des persécu-
tions contre les juifs de l'Europe orientale; le réveil
de l'antisémitisme en Occident ; l'apparition d'une
personnalité puissante, théoricien capable de for-
muler avec une netteté plus grande, suivant des vues
plus pratiques qu'on ne l'a fait jusqu'ici, l'idéal juif,
conducteur d'hommes entraînant les masses par sa
convictionet la chaleur de sa parole : Théodore Herzl.
L'assassinat du tsar Alexandre II et la d couverte
d'étudiants Israélites affiliés aux conspirations contre
le tsar, le régime de réaction politique et religieuse
qui marque le règne d'Alexandre III et de Nicolas II,
la haine personnelle professée par le procureur gé-
néral du saint-synode, Pobedonotzeff, contre les juifs
ru ses qui, pas plus que leurs coreligionnaires rou-
mains, n'ont été émancipés et qui, relégués aux con-
fins de l'empire, vivent toujours à part sous des lois
d'exception, ouvrent l'ère des pogroms, de ces mas-
sacres de juifs accomplis en Pologne et en Bessara-
bie, « sous l'œil bienveillant des autorités et avec
l'approbation de la presse de toute nuance ».
0 Justement effrayés par ces événements, enthou-
siasmés par les écrits du D'Pinsker, un grand nombre
de paysans et d'ouvriers juifs émigrèrent en Pales-
tine et y fondèrent une vingtaine de colonies agri-
coles. Quelques-unes eurent un sort malheureux;
telle celle fondée en 1882 par des étudiants russes de
Knarkow, qui périrent presque tous de maladies et de
misère. Mais, déjà, commencent à se coordonner les
efforts pour venir enaide aux colons. En 1881 , se réunit
en Focsanie (Roumanie), la première conférence sio-
niste. La même année,' se fonde le comité d'Odessa
pour encourager la colonisation de la Palestine. De-
puis quelques années, s'est formée, recrutant des
adeptes non seulement en Orient, mais en Occident,
la société des Amis de Sion (Chovevé-Sion), qui se
propose d'affermir (en particulier par la renaissance
de l'hébreu) l'esprit national parmi les juifs et de les
encourager à la colonisation de la Palestine. Le ba-
ron Edmond de Rothschild favorisa pécuniairement
les Amis de Sion et dépensa — calculent les sionis-
tes — plus de 70 millions potur établir des colonies
en Palestine.
C'est, cependant, par philanthropie pure que les
juifs d'Occident favorisent le mouvement sioniste,
et aucun d'entre eux ne se dévoue passionnément à
la cause. Mais la fin du xix" siècle est marquée
dans plusieurs pays européens par le réveil, l'appa-
rition, plutôt, de l'antisémitisme. En Autriche, s'est
formé le parti des chrétiens sociaux, dont les chefs,
le D' Slueger, Weiskirchner, effrayés du rôle que
tiennent les juifs autrichiens dans les carrières libé-
rales, signalent un prétendu danger juif, et le mou-
vement gagne l'Allemagne. En France, l'affaire
Dreyfus donne à cet antisémitisme latent l'occasion
de se manifester avec une inquiétante violence.
C'est sous l'influence directe de ces événements
que Théodore Herzl, écrivit l'ouvrage qui devait
faire de lui le grand prophète du sionisme.
Né à Budapest le 2 mai 1860 et appartenant à
une grande famille de la bourgeoisie juive, Théodore
Herzl, après de fortes études classiques à Vienne et à
Salzbourg et la conquête de ses diplômes juridiques,
craignit que l'antisémitisme ne lui barrât la route de
ces hautes fonctions de la magistrature auxquelles
il aspirait et devint homme de lettres.
Ses articles, ses romans, ses pièces eurent à
Vienne un grand succès et, en 1891, il fut envoyé à
Paris comme représentant de la Neue Freie Presse.
C'est en cette qualité qu'il dut suivre, pour ses lec-
teurs, les longs, confus et passionnés débats de l'af-
faire Dreyfus et qu'il fut témoin de l'explosion d'an-
tisémitisme dont il s'exagéra, sans doute, la portée et
où il ne démêla pas ce qu il y avait d'artificiel. Tou-
jours est-il que du spectacle des événements de Pa-
ris il sortit transformé. Assez indifférent jusqu'alors
à sa religion natale (il n'apprendra l'hébreu que sur
le tard) et ignorant complètement les aspirations
sionistes, il juge que la politique d'assimilation des
juifs, prônée en Allemagne dès la fin du xviii» siècle
par Moses Mendelssohn, inaugurée en France par la
Révolution, a fait faillite. Partout, dit Herzl, les
juifs sont considérés comme des étrangers. Ils doi-
vent donc renoncer aux nationalités d'emprunt dont
le préjugé populaire ne leur permet pas d'exercer
pleinement les droits et redevenir 0 nationalement,
radicalement juifs ». Et il écrit et fait paraître, igno-
rant, d'ailleurs, absolument l'abondante littérature
sioniste qui a précédé son ouvrage : l'Etat juif. Essai
d'une so'.ution moderne de la question juive (i8gyï8ç6).
Cet ouvrage, qui deviendra la bible du sionisme,
est, cependant, profondément différent d'esprit et de
tendance de tous ceux qu'avait suscités le sionisme
primitif, tant celui des juifs que celui des chrétiens.
Nul mysticisme, nulle aspiration ardente vers Sion,
« la cité sa nte qu'arrosent les larmes de ses fils
exilés »; nulle exaltation, nulles fleurs de rhétorique
dans un sujet qui prêtait à tant d'ingénieux déve-
loppements littéraires, nulle éloquence même. Une
démonstration nette, précise, volontairement sèche
des deux points suivants : 1° il y a une question
juive ; 2" la seule façon de résoudre cette question
est la création d'un Etat juif indépendant.
N' 163. Septembre 1920.
Après avoir démontré qu'en effet, dans tous les
pays, la question juive existe, Herzl la définit ainsi
et, ce faisant, pose le problème sioniste d'une façon
neuve : • C'est une question nationale et, pour la
résoudre, il nous faut avant tout en faire une ques-
tion mondiale et la poser ainsi devant les grandes
puissances. »
Le peuple juif existe, avec, malgré des différences
apparentes de langue, de nationalité, de mxurs, qui
viennent de tentatives d'assimilation vouées à l'é-.
chec. Le peuple existe, — et c'est là le postulat de
Herzl, et, s'il n'est pas suffisamment démontré, toute
la démonstration doit pécher par la base, — mais il
n'a pas de territoire où s'établir. Ce territoire, les
grandes pussances doivent le lui donner. Il suffit
donc qu'il y ait un coin du monde où les juifs soient
indépendants ; mieux vaudrait, d'ailleurs, la Pales-
tine qu'un autre pays. Mais Herzl — et, ici, il se sé-
pare des Chovevé-Sion — ne considère pas la Pales-
tine comme absolument indispensable à la réalisation
du sionisme. Comment acquérir ce territoire et y
diriger les juifs du monde entier ?
Une société, par exemple la Society of Jews de
Londres, chargée de la gestion des intérêts du peuple
juif, obtiendra du sultan la Palestine et, en échange,
mettra les capitaux des principaux financiers juifs au
service des finances turques, qui se trouveront aussi-
tôt rétablies. Une Jewish Company, société par
actions au capital de i milliard, aidée par un consor-
tium de banquiers, liquidera les intérêts matériels des
imigrants dans leur pays d'orig'ne, puis organisera à
l'arrivée la colonisation. Etablissement de chemins
de fer, de routes, de ports, pour créer, puis déve-
lopper la richesse qui, seule, attirera sans cesse de
nouveaux colons, voilà la première tâche, a L'orga-
nisation du travail serait toute militaire, avec des
grades, de l'avancement, des retraites ». Mais la
journée de sept heures serait établie.
Quand un assez grand nombre d'imigrants seraient
fixés sur le sol du nouvel Etat, on élaborerait une
Constitution politique. 0 Je pense, écrit lierzl, aune
république aristocratique. Mainte institution de
Venise se présente à mon souvenir. Aurons-nous une
théocratie ? — • Non, la croyance nous a réunis, la
science nous libère ».
Car, si même l'Etat juif s'établit en Palestine, il ne
devra marquer aucune hostilité, bien au contraire,
aux habitants des autres confessions établis déjà sur
le territoire ; il devra respecter, comme les siens pro-
pres, leurs grands souvenirs : « En ce qui concerne
les Lieux saints de la chrétienté, on pourrait trouver
une forme d'exterritorialité, qui sauvegarderait tous
les intérêts. Nous formerions une garde d'honneur
autour des Lieux saints et garantirions de notre
existence l'accomplissement de ce devoir. » D'ail-
leurs, l'Etat juif serait un Etat neutre, « en relation
constante avec l'Europe, et celle-ci ne pourrait que
gagnera voir se reconstituer un Etat prospère, excel-
lent débouché économique, où règne actuellement
le désert ».
Alors que les autres ouvrages sionistes étaient
passés presque inaperçus, sauf de quelques Intel ec-
tuels ou ecclésiastiques chrétiens ou juifs, celui-ci
eut un retentissement immense. Il fut avidement
et passionnément c.iscuté. Herzl se trouva, du jour
au lendemain, faire figure d'apôtre, de prophète et,
alors qu'il n'avait eu tout d'abord l'intention que de
lancer des idées, laissant à des hommes politiques et
à des financiers le soin de les réaliser, il dut pren-
dre lui-même la direction du puissant mouvement
sioniste que l'Etat juif suscitait.
î)a personnalité le rendait capable d'une très
grande action sur les masses. 0 C'était, écrit l'un de
ses biographes, un homme d'une beauté impression-
nante, dominant, comme Saiil, ses frères de sa haute
taille, avec une longue barbe noire, des yeux étince-
lants et la figure des rois assyriens sur les bas-reliefs
antiques. Ses manières étaient courtoises, sa conver-
sation fascinante, et il exerçait un ascendant magné-
tique sur tous ceux qui entraient en contact avec lui :
depuis les empereurs jusqu'aux pauvres juifs qui
s'arrêtaient pour baiser les bords de son manteau ».
Sans apercevoir toutes les difficultés intérieures et
extérieures qui s'opposaient à laréal isation du sionisme,
et soulevé par la foi des apôtres, Herzl se donna tout
entier à ses idées et n'épargna ni efforts, ni peines,
pour les faire passer dans la pratiqne. Il fallait d'a-
bord convaincre les principales personnalités juives
de l'Occident : autorités religieuses, grands financiers.
Tout de suite, Herzl rencontra des mécomptes; les
uns et les autres, ceux de France et d'Allemagne, par-
ticulièrement, jugeaient le sionisme contraire à la
grande loi historique de l'assimilation progressive des
juifs et le tenaient pour Capable, en affirmant la per-
sistance de l'idée nationale, que la plupart des Israé-
lites d'Occident avaient définitivement abdiquée, de
soulevir une nouvelle vague d'antisémit sme. Ni le
baron de Hirsch, qui prônait la colonisation juive
en Argentine, ni le baron de Rothschild, ni le grand
rabbin Zadoc Kahn ne lui prêtèrent une aide efficace.
En Allemagne et en Autriche, un grand nombre de
rabbins prirent nettement position contre le sionisme,
et Herzl dut engager contre eux des polémiques vio-
lentes.
I
H* 163. Septembre 1920.
Mais des adhésions lui venaient d'Europe orientale
et d'Angleterre, et, tandis que les masses juives de
Russie étaient, au milieu des pogroms, parcourues
d'un grand frisson d'espérance, des écrivains notoires :
Marc Nordau, Israël Zangwill et bon nombre d'in-
tellectuels d'Amérique se ralliaient à lui.
Grâce à ces appuis, Herzl put réunir, le 29 août
1896, le crémier congrès sioniste à Bâie, y faire voter
le projet d'une colonisation en Palestine et fonder la
banque coloniale juive. Ce congrès et celui qui suivit
achevèrent de rendre Herzl célèbre, tant dans les
milieux juifs que dans le monde politique, et le firent
apparaître aux yeux de l'Europe comme le chef du
mouvement nationaliste juif.
A ce moment Herzl, est fixé sur la Palestine, et il
projette d'y établir, sous la forme d'une compagnie
charte, analogue à celles que créa, au xvm^ siècle à
et à la lin du xix" siècle, l'Angleterre, une colonie
ious la souveraineté du sultan.
Il fallait convaincre celui-ci. Après avoir tenté
d'user de l'influence du kaiser (avec lequel il eut en
Palestine deux entrevues à l'automne de 1898),
Herzl se décida à aborder directement Abd-ul-Hamid.
Celui-ci lui accorda une entrevue (17 mai 1901) et,
gagné par l'ascendant de son interlocuteur, auquel il
rendit, par la suite, à plusieurs reprises, deshonneurs
princiers, parut sympathique à sa cause.
Mais une double difficulté se présentait. D'une part,
le sultan exigeait une assez grosse somme (50 mil-
lions) et la banque coloniale n'avait réunique 6 mil-
lions; d'autre part, il ne voulait permettre aux juifs
que de former, et ailleurs qu'en Palestine, des colo-
nies éparses et sans liens de droit.
Herzl se tourna alors du côté de l'Angleterre, qui
lui offrit d'abord le territoire d'EI-Arisch, situé au
N.-E. de l'Egypte, au nord de la péninsule du binai,
aux confins de la Palestine, puis, sur l'initiative de
Chamberlain, l'Ouganda. — Pour son compte, Herzl
■accepte et, abandonnant provisoirement l'idée de
prainener les Juifs en Palestine, heureux de trouver
sur la surface du globe un foyer juif, il soumet l'idée
au sixième congrès sioniste (1903).
Quand les sionist s, fanatisés par l'espérance de
rebâtir bientôt la Jérusalem de Salomon, se virent
oHrir, au lieu de la Palestine, une contrée sauvage
de l'Afrique,» leur désespoir fut tragique »,« des pié-
tistes s'affaissèrent en pleurant sur le sol; des vête-
ments furent déchirés pour cette nouvelle perte de
Jérusalem «.Pourtant, une commission fut nommée
pour étudier le projet de co'onisation africaine. En
même temps, considérant l'Ouganda comme un pis-
aller, Hezl négociait avec le sultan ; le roi d'Itade ob-
tenait du pape lui-même une entrevue pour lui...
Epuisé par le surmenage que, depuis de longues an-
nées, il s'imposait, découragé par ses échecs et prêt,
cependant, à continuer la lutte, Herzl mourut peu
après (3 juillet 1904).
Après sa mort, le parti sioniste se divisa. Les uns,
restés fidèles à l'idée de Heizl, attendirent d'un rè-
glement international de la question juive le réta-
blissement des israt lites en Palestine ; d'autres, les
tertttonalisks, groupés sous la bannière d'Israël Zan-
gwill, cherchent un p ys juf, dans n'importe qu'elle
partie du monde. « Nous irons partout: en Afrique,
en Amérique, au besoin en enfer, écrivaient, avec
une exaltation douloureuse, des juifs russes, sur qui
à ce moment s'acharnait le pogrom». Et, en leur
nom, Zangwill acceptait l'Ouganda. Mais le gouver-
nement britannique en avait déjà disposé.
Depuis 1907, le sionisme a évolué, et la tendance
pratique a triomphé. Elle vise, sans attendre qu'of-
ficiellement et de l'aveu d's puissances la Palestme
soit redevenue juive, à la rendre juive en fait, en y
dirigeant un intense mouvement de colonisation. Les
partisans de cette tendance, puissamment aidés par
la Jewish Colonial Association, œuvre du baron Ed-
mond de Rothschild, ont réussi à accomplir en ces
dernières années une grande œuvre.
De celle-ci — qu'eni9i4 la guerre ainterrompue —
une enquête récemment poursuivie par une revue
anglaise {Conlemporary Yieview : 0 Perspectives de la
colonisation juive en Palestine ») donne une idée très
nette. En 1910, il existait déjà 39 colonies juives.
Aujourd'hui — et ces chiffres ne sont guère plus élevés
que ceux de I9r4 — on trouve environ 100.000 juifs
établis en Palestine, dont 50.000 à Jérusalem, 30.000
environ groupés dans les principales vdles (HaïEfa,
Tibér.ade, Jaffa, Safed) et 13.000 à 15.000 dispersés
dans les colonies agricoles.
Les 13.000 colons ont mis en valeur un dixième
desterres cultivables delà Palestine, et les terr.toires
qu'ils peuplent ont une densité de population de 75
par kilomètre carré (au lieu de n pour l'ensemble
de la Palestine).
Soutenus par une banque agricole, la banque An-
glo-Palestinienne, ils ont, malgré la mauvaise qua-
lité des terres, créé de beaux champs de blé et
développé la culture des oranges. Les villages sont
nets, propres et donnent l'impression de la prospérité.
Un grand effort, également, a été fait pour mettre
les juifs en possession d'une haute culture intellec-
tuelle et morale. Des écoles primaires, des écoles
d'enseienement technique ont éié créées (écoles d'a-
griculture, institut agronouique, écoles d'arts et mé-
LAROUSSE MENSUEL
tiers). L'instruction est déjà fort répandue et, bien
qu'on apprenne les langue. 3'Occident, le trait carac-
téristique est la rena ssance de l'hébreu. Malgré les
efforts tentés par l'Allemagne avant la guerre et au
cours de la guerre, pour imposer aux colons l'alle-
mand ou le yddish (mélange d'allemand et d'hé-
breu), l'hébreu est, en quelque sorte, la langue offi-
cielle. Dans l'ensemble, l'œuvre parait d'avenir.
La colonisation spontanée de la Palestine rencon-
tra, chez les juifs du monde entier, de nombreuses
adhésions.
Une centaine de sociétés d'étudiants, de sociétés de
gymnastique et d'innombrables clubs sionistes se fon-
dèrent, non seulement en Europe et aux Etats-Unis,
mais en Australie, au Chili, au Turkestan, au Japon.
Les principales villes d'Europe et d'Amérique
ont leur revue ou leur journal sioniste. La littérature
sioniste s'est développée avec tme abondance et une
variété jusqu'ici inconnue.
La guerre mondiale, qui a rouvert tous les grands
procès pendants de l'histoire et qui a exalté chez
tous les peuples le sentiment de la nationalité, devait,
naturellement, apparaître aux sionistes de tous les
pays comme de nature à favoriser leiu: mouvement
et amener une recrudescence de leurs aspirations.
Il en fut ainsi, en effet, et, au cours des hostilités, les
sionistes s'agitèrent pour faire reconnaître, des princi-
paux pays belligérants, l'existence de la question sio-
niste et obtenir la promesse qu'elleserait tranchée en
leurfaveur. L'Ententeet lespuissancescentralesrecon-
nurent.en effet, dans le sionisme une force qu'il fallait
avoir avec soi et essayèrent respect ivement de l'attirer.
Le 2 novembre 1917, Balfour écrivait à lord
Walter Lionel Rothschild, vice-président de la fédé-
ration sioniste d'Angleterre : « Le gouvernement de
S. M. britannique envisage favorablement l'établis-
sement en Palestine d'un foyer national pour les
juifs et emploiera tous ses efforts pour faciliter la
réalisation de cet objectif. » Peu après, lord Robert
Ceci! écrivait que le rétablissement du peuple juif
dans son antique patrie serait l'une des conséquences
les plus importantes de la guerre; «premier effort
constructif, vers ce que seia le nouvel ordre du
monde après la guerre ».
De son coté, l'Allemagne comptait mobiliser le
sionisme pour sa cause. En Pologne, en Russie, elle
s'était posée en protectrice des juifs persécutés (tout
en favorisant parfois les pogroms). Une des clauses
du traité de Bucarest imposait à la Roumanie l'octroi
aux Israélites roumains de tous les droits de citoyens.
Elle se déclara donc favorable au mouvement sio-
niste, détermina le gouvernement autrichien à une
semblable attitude et obtint de lui une déclaration
sioniste. Elle eut moins de succès avec la Turquie.
Le gouvernement ottoman se refusait à prendre au
sérieux les hommes politiques anglais (c'est une
blague ! s'écria, en français, le grand vizir) et promit
seulement aux juifs, déjà établis en Palestine, tous
les droits de citoyens et une très large autonomie.
« Si r.\ngleterre. seule des Alliés, dit un historien
du sionisme, se fût prononcée en faveur du sionisme,
c'eût été pour les empires centraux une grande vic-
toire. » Mais l'Italie suivit, puis la France. Le 27 dé-
cembre 1917, P.chon se rallia officiellement à la
thèse sioniste et la confirma, le 19 février 1918, aux
sionistes russes. Le président Wilson fit de même. La
reconstitution du foyer juif devenait l'un des buts
de guerre des Alliés. Leur décision eut un très grand
retentissement. De vives sympathies pour l'Angle-
terre se réveillèrent, chez les juifs de Russie méri-
dionale. En Amérique, les juifs sionistes s'enrôlèrent
en foule, et 50.000 servirent sur le front français. Ce-
p -ndant, l'opinion publique appréciait assez diverse-
mentie mouvement sioniste. « Longtemps réfractaire
à l'idée de constituer une nationalité nouvelle, le so-
cialisme international commençait à envisager d'un
œil favorable la réalisation des aspirations sionis-
tes... ». Le leader belge, Huysmans.se prononça pour
elle , et la question figura au programme de la fa-
meuse conférence de Stockholm. Les journaux socia-
listes allemands prirent une pdsition semblable. Le
pape, Benoit XV lui-même, dans une interview ac-
cordée au chef des sionistes russes, Nahum Sokolov,
lui aurait, en juin 1917, déclarent les sionistes, donné
l'assurance que, pourvu que les intérêts catholiques
et, en particulier, les lieux saints, fussent re-pectés,il
ne serait pas opposé au projet d'un établissement
juif en Palestine.
Parmi les juifs, l'opinion est divisée. Les juifs d'O-
rient (Russie, Roumanie, Pologne) sont unanime-
ment favorables au sionisme, et une grande partie
des juifs d'Amérique les suit. En Occident, en France
en particulier, la thèse sioniste rencontra de nom-
breux adversaires. Le sionisme, disent-ils, doit avoir
la conséquence suivante: « ressuscitant le sentiment
national juif, il ressuscitera par la même occasion
l'antisémitisme, et ceux des Israélites français, anglais,
italiens, qui ne se réclament plus du judaïsme que
comme d'une confession religieuse dont ils suivent
d'assez loin les rites et les dogmes, risquent d'être
as'similés, malgré eux, à des étrangers, aux citoyens
juifs de l'Etat de Palestine, dont l'intransigeance
religieuse et nationale pourrait avoir pour leur co-
religionnaires, qui n'ont de conunun avec eux que le
251
nom, de f&cheuses conséquenses ». Tel est, par
exemple, l'avis de Joseph Reinach.
Cependant, quelques-uns de ceux qui sont adver-
saires du sionisme pour eux-mêmes, veulent bien,
par philanthropie, le favoriser chez les juifs de Rou-
manie et de Russie... Ainsi, Lucien Wolff, leader
des « territorialistes » anglais, déclare qu'il s'associe
au sionisme et continuera de coopérer avec lui, à
condition que celui-ci ne prétende pas identifier tous
les juifs du monde avec ceux qui ne veulent pas, ou
ne peuvent pas, rsster dans le pays oii ils se trou-
vent actuellement : « Les juifs d'Occident veulent bien
aider les juifs d'Orient à retrouver un pays national,
mais il n'entendent pas que la création de ce pays
nuise à leurs droits acquis dans les patries qui les
ont accueillis au nombre de leurs enfants. » (André
Spire, le Sionisme.)
La troisième partie du traité, remis le 16 mai 1920
à la Turquie, prévoit la création d'un foyer juif en
Palestine, suivant la déclaration du gouvernement
britannique du 2 novembre 1919 et sous le contrôle
de la Ligue desnations. Il semble que cet article règle
définitivement la question sioniste. Cependant, d'as-
sez sérieuses difficultés encore semblent empêcher la
réalisation immédiate et définitive du sionisme. Tojit
d'abord, s'il y a en Palestine 100.000 juifs, il y tt
aussi 600.000 Arabes, et ceux<i s'inquiètent fort à la
pensée de devenir, malgré eux, les citoyens d'un Etat
juif où, si desmillions d'israi lites européens s'établi*
saient, ils seraient une minorité politique et religieil^e.
Sans doute, le même article du traité qui crée le foyer
juif de Palestine prévoit aussi la protection des mi-
norités. Cependant, cette disposition n'a pas Suffi
pour calmer le mécontentement que, dès l'entrée des
Alliés à Jérusalem, leur adliésion officielle au sio-
nisme a excité chez les musulmans de Palestine.
Le 4 avril 1920, des combats s.inglants éclataient
entre Arabes et juifs, et l'autorité anglaise dut pren-
dre, pour calmer l'effervescence, de très sérieuses
mesures de répression. Malgré la rigueur qu'elle mon-
tra alors, aussi bien envers les juifs qu'envers les
Arabes, un congrès sioniste, tenu le 17 avril à New-
York, demanda 1 • mandat britannique pour la Pales-
tine, et les conférences des chefs d'Etat alliés eu dé-
cidèrent ainsi.
Mais la question de Palestine ne saurait être isolée
de celle de Syrie. Et les populaiions syriennes pa-
raissent, elles aussi, avoir du mal à accepter la créa-
tion d'un Etat juif indépendant en Palestine qui,
pour eux, consacrerait le démembrement de la Syrie.
Tel est le point de vue du Congrès syrien qui, réuni
à Damas le 25 mai 1929, a repoussé, au nom de la
nation syrienne, toute collaborationavec le sionisme.
Tel est le point de vue du roi Faïçal, qui a déclaré
repousser de toutes ses forces le foyer national juif
en Palestine et admettre, tout au plus, que les juifs
possèdent les mêmes droits et fonctions dont jouis-
sent les indigènes.
En présence de cette attitude des populations, un
schisme s'est produit parmi les sionistes : les uns —
ils représentent les juifs lie Russie, de Roumanie et
de Pologne, étrangers au sol palestinien — s'en tien-
nent à la conception d'un Etat juif, où la religion
serait le critérium de la nationalité. Les autres —
qui groupent les colons de Palestine et les juifs de
l'empire ottoman ou sefardim — seraient disposés
à se rapprocher des indigènes et, pour leur ôter toute
inquiétude, à n'établir en Palestine que des groupe-
ments religieux. Ceux-ci, à plusieurs reprises et, en
particulier, après les émeutes de Jérusalem, ont ma-
nifesté avec éclat leur désir de collaborer, pour la
prospérité de la Palestine, avec les musulmans.
Ainsi, ceux des juifs qui sont, ou se croient encore
victimes de persécutions peuvent se dire avec plus
de confiance : o L'an prochain, à Jérusalem ! » Il est,
cependant, à prévoir que bien des difficultés écono-
miques et politiques seront à vaincre avant que,
suivant le rêve de tant de généreux esprits juifs ou
chrétiens, ne soit reconstitué sur la Terre sainte
l'antique royaume de Salomon. — l.*on Auxsock.
Tragédie du docteur Faust (la),
pièce en trois actes, de Paul Demasy, représentée
pour la première fois sur la scène du théâtre de la
Porte-Saint-Martin le 8 juin 1920.
Bien souvent, l'histoire de Faust a été portée à la
scène. Après Marlowe, Gœthe, après le roman de
Kliuger, le drame de Lessing, le poème de Lenau,
les opéras de Berlioz et de Gounod, de Strauss, de
Lickl, de Spohr, de Beaucourt, d'Angélique Bertin
et tant d'autres, voici un nouveau Faust original,
assez curieux et, par endroits, renouvelé.
Le P' acte représente le cabinet de travail du
vieux docteur Faust, encombré de fourneaux, d'a-
thanors, de cornues, d'alambics, de fiaco is, d'ani-
maux empaillés; une grande verrière donne sur la
campagne. Deux élèves du savant, Valdès et Cor-
nélius, supplient le domestique, Wagner, de les faire
recevoir par le Mat rc, qui n'est pas encore rentré,
bien que la nuit soit déjà avancée.
Faust revient ; il écoute, impassible, les supplications
de ses disciples, qui l'implorent pour qu'il continue
son enseignement et les conduise dans la recherche de
la vérité. Faust refuse. Il est désabusé; il n'a plus foi,
252
ni dans la science, ni en lui-même ; il n'est persuadé
que de son impuissance. Les deux disciples, désespé-
rés et désemparés, se retirent avec des malédictions.
Faust regarde se lever le jour ; ce sera son dernier
matin. Découragé par ses vains efforts pour arracher
à la nature un peu de son secret, il renonce à la vie :
il va mourir.
Au moment où il porte à ses lèvres la coupe fatale,
on frappe à la porte, et un personnage étrange fait
irruption. C'est Méphistophélès, habillé de vert, avec
un long manteau. Il vient proposer à Faust un
marché: celui-ci lui donnera son âme, et Satan lui
rendra la jeunesse. Faust le signe de son sang ; il se
coupe une veine avec sa dague et s'évanouit.
Quand il se réveille, il a vingt ans; ses cheveux
sont blonds, son costume est élégant , son âme est encore
celle d'un vieillard. Méphistophélès la rajeunit, et
tous deux partent à cheval pour courir le monde.
L'acte II se passe sur la place d'une petite ville
allemande, ombragée par de grands arbres. Margue-
rite cause avec la vieille dame Marthe, Elle a du
vague à l'âme, Méphistophélès interpelle la vieille,
lui apprend que son mari est mort et annonce la
visite du chevalier Faust. Marguerite, apercevant le
chivalier, est aussitôt conquise et le reçoit chez elle.
Lfe lendemain matin, le frère de Marguerite, Va-
lehtin, s'étonne de trouver la porte fermée. Il voit
sortir un cavalier, il le provoque. Méphistophélès,
gtâce à ses maléfices, le fait tuer par Faust et per-
suade ensuite à celui-ci de ne pas demeurer dans le
pays. Il l'invite à gagner l'Italie, le pays du soleil et
de l'amour. Mais, avant de partir, il dépeint Faust à
Marguerite sous des couleurs défavorables, pour
couper court à leur amour. Marguerite, se voyant
sur le point d'être abandonnée, saisit la dague de
son amant et se tue.
L'acte III se passe à Ferrare, dans une des salles
du palais de la duchesse. Les courtisans : Belleverana,
Santis et le poète Selvaggio, qui a consacré sa muse
à la belle Hélène de Sparte, s'entretiennent d'un
mage récemment arrivé dans la ville et qui fait des
apparitions spirites ; il s'appelle Faust. La duchesse
en parle avec sa sœur Léonore.
Faust est annoncé. Il demande à causer seul un
instant avec la duchesse. Celle-ci consent. Le mage
lui tient un lahgage si insolent et si hautain qu'elle
est plus étonnée qu'irritée, plus intéressée qu'indi-
gnée. Faust l'appelle par son petit nom, Lucrèce, et
lui révèle les secrets les plus cachés de son âme de
femme perverse. Lucrèce s'éprend soudain de cet
homme terrible et tombe dans ses bras.
Cependant, toute la cour attend le miracle par
lequel Faust doit évoquer la belle Hélène de Sparte.
La séance a lieu ; le miracle se produit, et voici la
belle Hélène elle-même, celle qui mit en feu l'Eu-
rope et l'Asie. Elle arrive des Enfers et, d'une voix
encore à demi éteinte, se plaint d'avoir été arrachée
à la paix des Champs-Elysées. Tous sont terrifiés.
La foudre éclate dans les cieux, et la belle Hélène
disparaît dans le sol.
Au dernier tableau, Faust retombe dans le déses-
poir et le désenchantement du premier acte. Il a
demandé à la vie plus qu'elle ne peut donner. Il a
séduit Marguerite, il a été cause de sa mort; il a tué
son frère ; il a séduit la duchesse de Ferrare ; il a
intéressé jusqu'à la belle Hélène de Spartp et, cepen-
dant, son âme est vide; il éprouve le dégoilt et le
néant de tout.
La belle Hélène reparaît devant ses yeux. Mais ce
n'est pas la belle Hélène, c'est une comédienne
empruntée au théâtre voisin par Méphistophélès, qui
s'est jouée de lui. Faust la cijasse. Il ne songe plus
qu'à déposer le poids d'une existence insipide et
lourde. 11 n'a pas le souci du pacte par lequel il a cédé
son âme au diable ; ce pacte est nul, car Méphisto-
phélès n'a pas pu réaliser tous les désirs du contrac-
tant : il n'a pas pu lui amener la belle Hélène de
Troie. Faust, assuré de recouvrer son âme, se tue, et
Méphistophélès reste ébahi et joué à son tour par son
client: il a perdu la partie et le pari par lequel il
avait défié le Créateur de sauver cette âme damnée.
Ce drame est intéressant, écrit dans un style abon-
dant et riche. Il faut louer la clarté lumineuse et
bien française de sa philosophie et de ses péripéties.
On dirait un mystère moyenâgeux éciit pour la
foule et, cependant, certaines pages ont une belle
noblesse et une sérieuse élévation; notamment, au
premier acte, dans l'expression du désenchantement
éprouvé par le vieux docteur Faust. Le rôle de
Méphistophélès est conçu de façon originale : c'est le
bon diable des tableaux ; il est comique, docile, bon
enfant et d'une gaieté soutenue. Quand il a perdu la
partie, il est si sympathique qu'il donne presque
envie de le plaindre. Voilà, somme to te, une inté-
ressante contribution au théâtre ponulaire, réilisée
avec assez de respect de la foule et assez de noblesse
dans le ton pour être un hommage au goût populaire
et à la cause de la diffusion du Beau. — Lio Claiietii.
Les principaux rôles ont été créés par M"«" Segond-Weber
(Hiléne), berthe Rovy {MarguertU), Servière (Lucrèce),
Ferez {Léonore), Franconi {dame Marthe); et par M.M. Jean
Hervé (Fa«s/), Signoret {Méphistophélès), Reyval {VaUntin),
Asselin (Wagner), Jacquelia {Belleverana ul-càoux {Santis),
Clavaud {VaUUs), Ludot {Selvaggio), Terry {Cornilius).
LAROUSSE MENSUEL
Vallé (Ernest), avocat et homme politique
français, né à Avize (Marne) le 19 septembre 1845,
mort à Paris le 24 janvier 1920. Il avait fait ses
études au collège d'Epernay, puis au lycée de Reims,
et était venu à Paris prendre ses grades en droit. A
vingt-deux ans, il est inscrit au barreau parisien.
Tandis qu'il plaide, il commence sa vie politique
en participant à la lutte de la jeunesse républicaine
contre l'Empire et, lors du plébiscite du 8 mai 1870,
il reçoit la mission de distribuer dans les casernes
des bulletins de vote portant : « Non. »
Pendant la guerre, il fait son devoir sous Paris,
avec les mobiles de la Marne. Il reprend ensuite sa
place au barreau où, rapidement, sa science juri-
dique, son sens pratique des affaires, lui assurent,
dans les causes civiles, une situation en vue.
En 1886, son canton natal l'envoie au conseil
général de la Marne et, en 1889, l'arrondissement
d'Epernay l'élit député. Il s'était présenté comme
républicain indépendant, avec un programme où
figurait en bonne place — fait digne de remarque
pour qui connaît l'histoire de sa vie politique —
« une loi sur les associations et les congrégations,
devant servir de préface soit à la réorganisation du
clergé, soit à la séparation des Eglises et de l'Etat •.
Son mandat lui sera renouvelé en 1893 et en 1898.
Mis en vue par ses interventions dans différents
débats touchant aux choses de la justice, il est choisi
comme rapporteur général de la commission d'enquête
chargée, en 1892, ae faire la lumière sur les alléga-
tions portées à la tribune de la Chambre à l'occa-
sion des affaires de Panama. Ce premier rapport est
déposé en 1893. Il fut suivi d'un second en 1897. Le
29 mars de cette
année, plusieurs
députés déposent
im projet de ré-
solution, ten-
dant à ce que la
Chambre repren-
ne et complète
l'enquête parle-
mentaire ouverte
en 1892. Vallé s'y
associe, en réfu-
tant l'assertion,
soutenue hors du
Parlement , d'a-
près laquelle la
commission d'en-
quête aurait été
une sorte de
commission d'é-
touffement. La
Chambre ordonne la réimpression du rapport Vallé
et sa publication au Journal officiel.
La nouvelle commission d'enquête est nommée
le 29 juin. Vallé en est président et rapporteur
général. Son rapport, daté du 27 janvier 1898,
présente, très complète, l'histoire de la débâcle de la
Société de Panama, ses causes, ses effets. Il conclut
en invitant les Chambres à regretter « que, dès le
début, les défaillances de certains magistrats aient
assuré l'impunité aux coupables », à blâmer « les
immixtions et participations des hommes politiques
dans les négociations ou opérations financières ayant
un lien avec les pouvoirs publics » et à répudier
0 tout concours d'argent, prêté sous une forme quel-
conque par des particuliers ou des sociétés au
gouvernement ». 0 cives, cives! Qtiœrenda pecunia
primum est, virlus posl nummos ! s'écrie-t-il après
Horace. Aussi bien, cette amère constatation n'a
jamais cessé d'être d'actualité. A l'unanimité, la
Chambre fait siennes ces conclusions, le 30 mars 1898.
Le 5 juillet, Vallé entrait dans le cabinet Brisson,
comme sous-secrétaire d'Etat à l'intérieur, poste
créé à cette occasion. Il ne l'occupa guère que
durant les vacances parlementaires, puisque la ses-
sion ordinaire fut close le 13 juillet et que le minis-
tère tomba le jour même de la rentrée, le 25 octobre.
Pendant cette période, il fut élu président du conseil
général de la Âlame, remplaçant un républicain de
nuance moins accentuée.
En janvier 1897, il s'était présenté aux élec-
tions sénatoriales, dans la Marne, sans succès. La
mort d'Alfred Poirrier, l'un des deux vainqueurs
du scrutin de janvier, lui permit de soll citer à
nouveau le suffrage restreint. Il fut élu le ao no-
vembre 1898, battant de quelques voix un progres-
siste, et se fit inscrire au groupe de la gauche
démocratique radicale-socialiste.
De même que, comme député, son nom reste
attaché aux enquêtes sur les affaires de Panama, il
sera surtout, comme sénateur, le rapporteur du
projet, qui devait devenir la loi du I" juillet 1901,
relatif aux contrats d'association.
Ce rapport, il remplit fort éloquemment la
mission d'en défendre en séance les conclusions ; il
s'efforça de justifier la législation proposée et en
exposa clairement ce qu'il estimait être les raisons
pratiques et déterminantes. Pour préparer le règle-
ment d'administration publique à soumettre au
conseil d'Etat sur la loi votée, Waldeck-Rousseau
constitua une commission extra-parlementaire ; il y
Ernest Vallé. (Pliot. Manuel.)
«• 163. Septembre 1920.
appela le rapporteur général du Sénat, à côté du
président de la commission, Emile Combes.
La collaboration de ces deux derniers person-
nages devait devenir encore plus étroite. Combes,
arrivé au pouvoir le 7 juin 1902, remettait à Vallé
le portefeuille de la justice. La tâche primordiale du
nouveau ministre fut de veiller à l'app ication judi-
ciaire de la loi sur les associations. Il en eut, presque
simultanément, une autre, moins prévue, engendrée
par le développemnnt de l'affaire Humbert. Et
comme la politique s'était emparée de cette affaire
et qu'on insinuait que Vallé, après avoir été l'avocat
d'un des créanciers, cherchait maintenant à ne pas
compromettre les pari mentaires qui avaient fré-
quenté chez les Humbert, il y eut des explications
tumultueuses. L'une d'elles faillit amener un duel
entre Vallé et le député nationaliste Syveton. Vallé
assura qu'il s'efforçait d'aboutir à l'arrestation des
escrocs fameux. La Chambre lui fit confiance, et
l'événement prouva que cette confiance était justifiée.
Vallé eut, pendant ce temps, de nombreuses oc-
casions de définir sa po itique, qui était celle du
cabinet. A Bastia, à Vesoul, où le vice-président du
conseil était allé porter la parole gouvernementale,
il reprit l'exposé du programme ministériel : « Pas de
révolutionet pas de coup d'Etat. Des lois qui appor-
tent plus de bien-être aux déshérités, plus de justice
dans la répartition des charges publiques, des lois
qui soient discutées librement, qui soient votées sans
colère et appliquées sans faiblesse. »Une grève de mi-
neurs l'amena à définir, dans une circulaire aux procu-
reurs généraux, « le rôle de la justice dans les troubles
que peut susciter l'arrêt du travail ». Après avoir pres-
crit de faire respecter la liberté du travail, sans, tou-
tefois, que les poursuites entreprises pussent être
considérées comme un moyen de faire obstacle au
droit de grève, il ajoutait : « Je ne saurais trop vous
mettre en garde centre toute tendance qui pourrait
pousser les magistrats du parquet à vouloir fa re des
exemples. Au contraire, dans leurs réquisitions, ils
devront demander aux juges de juger l'homme et non
pas le milieu, l'acte et non pas la doctrine. »
Il soutint et fit aboutir devant le Parlement la
proposition relative à lextension de la compétence
des juges de paix et présenta lui-même denombreux
projets. Ainsi les suivants, devenus des lois : répres-
sion de la traite des blanches ; approbation de con-
ventions internationales pour régler les conflits de
lois en matière de mariage, de tuielle des mineurs,
de divorce et de séparation ; renforcement de la ju-
ridiction répressive en Algéi ie ; modification de l'or-
ganisation judiciaire dans les vieilles colonies ; pro-
longation du délai de déclaration auprès des agents
diplomatiques et consulaires pour les naissances sur-
venues en pays étrangers ; enfin, un texte complé-
tant la loi de 1901 sur les associations, en ce qui
concerne la compétence du tribunal qui a ordonne
la liquidation.
De nombreux interpellateurs l'appelèrent fréquem-
ment à la tribune de l'une et de l'autre Assemblées.
11 s'expliqua sur divers actes reprochés aux magis-
trats du parquet, invita publiquement certains juges
à une plus stricte application des lois contre les
congrégations, justifia l'enlèvement des prétoires des
emblèmes religieux. Il appuya devant le sénat, pour
ce qui concernait son département, le projet por-
tant suppression de l'enseignement congréganiste.
Rappelons, enfin, que ce fut sous son ministère que
la Cour de cassation fut saisie, en 1904, d'une nou-
velle demande en revision de l'allaire Dreyfus.
Le ministère Combes démissionna le 18 janvier
1905. Vallé, nommé peu après (en juillet) président
de la commission de séparation des Eglises et de
l'Etat, contribua largement par son action, par sa
parole, à l'ado-tion, p r le Sénat, du projet tel que
l'avait voté la Chambre. Réélu sénateur au renou-
vellement de janvier 1906, il fut, cette même année,
président de la commission chargée d'examiner le
projet de loi concernant l'exercice public des culte»,
projet qu'il appuya à la tribune.
Représentant d'une région qui devait pousser ses
revendications jusqu'à la jacquerie, il défendit la de -
limitation de la Champagne viticole et les mesures
propres à empêcher les appellations frauduleuses.
Dans la politique générale, il exprima en de nom-
breux discours, soit comme président du parti ra-
dical-socialiste, fonctions qui lui furent dévolues
pour 1 année 1909, ou comme président de l'assem-
blée départementale, poste qu'il occupa jusqu'à sa
mort, son attachement à la politique du bloc et à
l'esprit de laïcité.
Réélu sénateur aux élections de janvier 1920,
il succombait, treize jours plus tard. Après une
incinération au Père-Lachaise, ses cendres ont été
ramenées à Epernay,,où a eu lieu l'inhumation.
Des discours ont été prononcés par le président du
Sénat, le préfet, le vice-président du conseil géné-
ral et le président du conseil d'arrondissement,
en même temps président du Réveil de la Marne,
journal sparnacien, dont Vallé était directeur po'i-
tique. — Gustave HlRsctirEiD.
Imp. LAROiistR (Aufcé. (tilluii. ItuliiiT-Larousse. Moreau et L
Paris, 17, rue Montparnasse, — Le Gérant : L, Qkoslkt.
I
Faucker-Gudin del., d'après U dessin de Martin de Vos {xvi« s.).
N" 164.
Octobre 1920
An douze (l'), pièce historique en cinq actes,
en prose, par Adolphe Aderer et Armand Ephraim,
représentée pour la première fois sur la scène du
Théâtre national de l'Odéon le 24 juillet 1920.
Le premier acte se passe dans le café-foyer du
Théâtre-Français en 1804 (l'an XII de la Républi-
que). L'effervescence règne entre les Géorgiens et les
Carcassiens.
Les Carcassiens sont les zélateurs de mademoi-
selle Duchesnois, dont la carcasse était maigre. Les
Géorgiens soutenaient mademoiselle George, favorite
de Bonaparte, premier consul.
Parmi les habitués du café, on distingue des poli-
ciers, des conspirateurs déguisés comme Cadoudal, le
marquis de Thumery, le comte Grunstein et un tout
jeune homme, qui se donne comme poète et se fait
appeler Lambert. En réalité, c'est le prince Henri de
Bourbon-Condé, duc d'Enghien, venu à Paris pour
se distraire et très galant auprès des dames. Aussi,
lorsque, à la sortie du théâtre, mademoiselle George
est presque étouffée pi r l'enthousiasme de ses admi-
r.nteurs, le jeune duc vole à son secours et lui sauve
la vie. La grande tragédienne le remercie en l'invitant
à la reconduire chez elle et en lui promettant de s'in-
téresser à ses ouvrages dramatiques.
Tout ce tableau d'un café sous le Consulat ne
manque pas d'une animation pittoresque. Un client
sceptique et goguenard est arrêté pour n'avoir pas
^Ades papiers en règle ; la caissière est courtisée ; le
^^nrand critique Geoffroy, qui écrit au Journal des
Débats, y est l'objet de l'admiration publique. Ce
tableau d'ensemble est intéressant.
Au deuxième acte, dans le salon de mademoiselle
George, le critique Geoffroy fait sa cour à la tragé-
dienne. Celle-ci lui recommande le jeune poète Lam-
bert, à qui elle continue de s'intéresser. Le poète,
prié de lire la tragédie qu'il a faite, montre en
tremblant un manuscrit sur lequel il a réuni des
rcntons du poète de Belloy et de Voltaire. Geoffroy,
qui se sent mystilié, se retire.
Mademoiselle George s'est éprise du faux poète,
dont elle ignore l'identité, et qui a composé une
chanson injurieuse pour le Premier Consul. Il la
laisse traîner sur la table. A ce moment, Bonaparte
arrive à l'improviste chez sa favorite ; mademoi-
selle George ca;he son amant dans un cabinet. Bona-
parte la plaisante sur ses galanteries, quand ses yeux
tombent sur la chanson satirique; il entre dans une
telle colère qu'il s'évanouit, comme il lui arrivait
souvent, paraît-il. Mademoiselle George appelle au
secours; le duc d'Enghien sort de sa cachette. Il tient
entre ses mains la vie de Bonaparte, évanoui ; il pour-
rait le supprimer et faciliter ainsi la tâche de tous les
conspirateurs royalistes, notamment de Cadoudal ;
mais il lui répugne de procéder si lâchement; il aide le
Premier Consul à reprendre ses sens. Celui-ci exige que
sonsauveurse fasse connaître à lui; le duc d'Enghien,
bravement, n'hésite pas à révéler sa vraie personnalité.
Bonaparte pourrait, à son tour, supprimer cet ennemi
de son pouvoir. Par un retour de générosité, il le laisse
sortir librement, sous la protection de ses soldats.
Au troisième acte, nous sommes à Ettenheim, dans
le château qu'habite le duc d'Enghien, marié secrète-
ment à la princesse de Rohan-Rochetort. Celle-ci
apprend l'infidélité de son mari par les gazettes anglai-
ses, racontant l'épisode qui s'est passé chez made-
moiselle George; maisellen'apas le loisir de s'y arrê-
ter : déjà, dans la miit, des mouvements de troupes se
font entendre. Le frère du maire de Strasbourg,
Roésch, lui apporte l'avis qu'on va l'arrêter. Le bourg-
mestre d' Ettenheim vient confirmer la nouvelle et,
effectivement, les soldats de Bonaparte ne tardent pas
à envahir le château. Le duc d'Enghien, sa femme
et ses amis sont arrêtés.
Le quatrième acte «e passe aux Tuileries, dans
le salon du Premier Consul, qui s'amuse avec son
petit neveu, tandis que les dames et les courtisans
jouent aux échecs ou conversent entre eux.
La nouvelle de l'arrestation du duc d'Enghien est
connue. Joséphine, la future impératrice, voudrait sau-
ver cet innocent, pour éviter à son mari la honte d'un
crime. Madame de Rémusat tente aussi de fléchir
Bonaparte. Celui-ci résiste, refuse et renvoie les
femmes à leurs chiffons.
Il est plus accessible aux prières de mademoi-
selle George, qui arrive pour le supplier en faveur de
la victime.
Le secrétaire du Premier Consul, Menneval, lui
apporte des dépêches des départements, annonçant
que la volonté de la France est de voir le Premier
Consul ceindre la couronne et devenir empereur des
Français. Mademoiselle George est la première à le
saluer du nom de « sire », et elle lui demande la grâce
du duc d'Enghien comme don de joyeux avènement.
Le prochain empereur se laisse fléchir et signe l'ordre
de la remise de l'exécution pour que Real le porte à
Vincennes. Mais le duc d'Enghien vient d'arriverà
minuit pour être jugé, condamné et exécuté, séance
tenante, par un tribunal complaisant, que préside le
général Hulin et dont Murât a refusé de faire partie.
Le cinquième acte nous montre les fossés de Vin-
cennes. La fosse du condamné est déjà creusée, le
peloton d'exécution est prêt, le général Savary
dirige les préparatifs. Il est deux heures du matin.
Le duc d'Enghien, condanmé à mort, est amené par
un petit escalier dans la tragique tranchée. Les
soldats épaulent leur arme et tirent. Le duc d'En-
ghien est mort.
A ce moment .arrive mademoiselle George, qui avait
obtenu l'autorisation de voir le prisonnier. Il est
trop tard, et l'ordre de grâce que devait apporter
Real n'est pas parvenu à temps. Le dernier mot est
de mademoiselle George : t Us ont souillé d'une
tache de sang le manteau impérial. >
Ce drame, conçu dans la vieille formule du drame
historique de Dumas père, est bien fait et intéressant.
L'histoire y est traitée avec un peu de fantaisie,
mais le sujet est pathétique. Il est inspiré par ce
pacsage d'une chronique du temps.
« M. Real, conseiller d'Etat, reçut l'ordre du Premier Con-
sul d'aller interroger le duc d'Enghien peu d'instants avant
l'heure où on devait le fusiller. Cette mission lui plaisait fort
peu : il s'arrangea pour arriver à Vincennes trop tard. Le
duc n'était plus. On lui remit tout ce qui avait appartenu à
la victime de Bonaparte ; entre autres choses, était une lettre
cachetée et adressée à la princesse de Rohao. •
LAROUSSE MENSUEL. — V.
xo
254
On peut rapprocher de ce passage la page de Tols-
toï dans Guerre et Paix:
" Le vicomte de Mortemart conta fort agréablement l'anec-
dote qui circulait sur le duc d'Enghien ; il s'était, disait-on,
rendu secrètement à Paris pour voir mademoiselle George, et
il y avait rencontré Bonaparte, que i'éminente artiste favori-
sait également. La conséquence de ce hasard malheureux
avait été pour Napoléon un de ces évanouissements prolongés
auxquels il était sujet et qui l'avait mis au pouvoir de son
ennemi. Le duc n'en avait pas profité ; mais Bonaparte s'était
vengé plus tard de cette généreuse conduite en le faisant
assassiner. Ce récit devenait surtout émouvant au moment
de la rencontre des deux rivaux, et les dames s'en montrè-
rent émues. »
Que mademoiselle George ait aimé le duc d'En-
ghien, que Real soit arrivé trop tard, ici peu importe;
le drame est adroitement présenté ; on y voit revivre
avec intérêt de nombreuses figures historiques : le
Juiqne-Bene
Fi- 1
tirt^zille. ^A. sclusle ardoitiier.
critique Geoffroy, le conspirateur Cadoudal, le secré-
taire Menneval, qui habita le château de Gif et qui a
laissé des Mémoires précieux, la future impératrice
Joséphine, madame de Rémusat, la princesse de
Rohan-Rochefort, mademoiselle George.
C'est encore là une excellente façon de répandre
et de vulgariser l'histoire de France ; ce fut la ma-
nière du président Hesnault, de Dumas père et
même de Shakespeare.
Le public a fait le meilleur accueil à cette tragédie
adroitement composée, bien écrite et présentée d'une
manière pittoresque. — Léo CtARSTiB.
Les principaux rôles ont été créés par : M"*' Servières
[mademoiselle George), Gisèle Picard {princesse de Rohan-
Roche/orl), Mag André {Clémentine), G. Rouer {Joséphine] ;
et par MM. Clément (Geoffroy), Coste {général Savary), Sail-
lard {Bonaparte), Maurice Lamy {le Parisien), Darras {le
bourgmestre), Desmoulins {Cadoudal), Maxime Léry (Roesch),
Jacquin {le duc d'Enghien), Drain {Menneval), Gaudin {Du-
cloux), Asselin {Grunstein), Perdoux {Pelé), Dérigoult {com-
mandant Chariot), Destrey {marquis de Thumery), Ludet
{Canone, valet du duc), etc.
A-rdoise (Extraction). Les schistes ardoisiers
sont, vraisemblablement, de très antiques argiles,
ayant subi de formidables pressions au sein de l'écorce
terrestre. Comme l'argile, le schiste est un silicate
d'alumine; il s'en différencie par sa dureté et sa
structure feuilletée.
Il s'agit, ici, de dépôts géologiques très anciens,
datant de l'ère primaire et appartenant au système
silurien, système caractérisé par le règne d'une
grande famille de crustacés fossiles : les trilobites.
Les schistes ardoisiers de la région d'Angers se trou-
vent dans l'étage ordovicien ou partie moyenne du
silurien. Les beaux schistes ardoisiers des Ardennes,
notamment ceux de Fumay, sont plus anciens en-
core et appartiennent à l'étage cambrien, base du
système silurien.
En Europe, la France vient au second rang pour
la production des ardoises, le premier rang apparte-
nant à la Grande-Bretagne. En Anjou, l'industrie
ardoisière existe au moins depuis le xii" siècle, car,
dans les maisons de cette époque, on a retrouvé
leur emploi sous forme de grandes plaques grossiè-
res et mal coupées, constituant, cependant, une ex-
cellente couverture. Les terrains ardoisiers apparte-
naient alors à des communautés religieuses, qui en
concédaient l'exploitation à des entrepreneurs.
Les schistes ordoviciens d'Angers présentent, dans
leur importante masse, des caractères très variés ;
leur valeur conraierciale est donc très inégale, et le
beau schiste bien fissile est l'exception. Le centre
principal de l'Anjou, le plus riche, occupe les com-
munes d'Angers, de Saint-Barthélémy et de Trélazé,
situées entre la Loire et son tributaire, la Maine;
les schistes y ont une puissance de 800 mètres, dans
laquelle on a reconnu quatre veines principales
d'ardoise, qui, par leurs bords, passent graduelle-
ment au schiste grossier; leur inclinaison varie
entre 60° et la verticale. Parfois, les veines sont
coupées de failles; il y a donc des rejets ou déni-
vellations plus ou moins grandes ; ce sont là les
surprises de l'exploitation. En outre, l'ardoise mar-
chande ne se rencontre pas à la surface du sol; elle
est toujours recouverte de schistes altérés par les
intempéries et les infiltrations : c'est la cosse, dont
l'épaisseur peut atteindre 25 mètres et dont la pré-
sence augmente singulièrement les frais, surtout
dans l'extraction à ciel ouvert. C'est pourquoi les
belles et grandes perrières sont peu à peu abandon-
nées. On appelait ainsi les carrières dont la profon-
deur pouvait atteindre exceptionnellement 150 mètres
LAROUSSE MENSUEL
et qui donnaient autrefois à la campagne d'Angers un
aspect si pittoresque.
Disons, ici, quelques mots de cette méthode dite
par gradins droits. Pour ouvrir une perrière ou,
mieux, un découvert ou découverture, il faut, en de-
hors de la terre végétale, extraire la cosse, et ce
n'est qu'après avoir enlevé un cube énorme de cette
roche stérile que l'on atteint le schiste fissile exploi-
table. Ce schiste étant mis à nu, on pratique, au
milieu du rectangle ainsi découvert et suivant le fil
de pierre ou clivage naturel de la roche, une foncée
de i'",20 à 2 mètres de largeur, sur une longueur
égale à la longueur du plan de la carrière, et une
profondeur semblable à l'épaisseur du banc à ex-
traire. Le phyllade s'extrait, en effet, par épaisseurs
successives de 3 à 4 mètres, désignées sous le nom de
bancs. Dès que la foncée est creusée, on abat au
large, c'est-à-dire à
droite et à gauche, jus-
qu'aux extrêmes limites
assignées à la largeur de
la carrière. L'abatage
se pratique à la mine
comme pour toutes les
roches résistantes. Des
mines horizontales de
I mètre de profondeur
sont faites à la base du
banc pour soulever le
viu-.i,, ,,.i. : ,,jii ii.ii, il schiste au moment de
l'explosion, et des mines
verticales de 2"', 50 de
profondeur sont faites sur le banc, à i mètre du front
de taille, pour l'arracher de la masse en place. Quand
l'extraction du premier banc est terminée, on se trouve
en présence d'une excavation dont lalargeurreprésente
la largeur de la veine d'ardoise, c'est-à-dire 50 mètres,
par exemple, et dont la longueur, parallèle à celle de
la veine, ne dépasse pas 70 mètres. Les parois cor-
respondant aux deux bords de la veine, contre la
roche stérile qui la contient, sont les parois propre-
ment dites; les deux autres, disposées perpendiculai-
rement au sens de la veine, sont désignées sous le
N« 764. Octobre 7920.
nom de chefs ou chels de régie. Les chefs se poursui-
vent jusqu'au fond des découverts avec une vertica-
lité parfaite, maintenant du haut en bas la longueur
du plan de la carrière à 70 mètres. Quant aux deux
parois, elles sont soigneusement taillées en gradins.
loKîl
Grézille ^
Fig. 2.
. Carte des environs d'Angpra, avec la tr.ice de la
coupe de la flg. 1.
dans le but d'éviter autant que possible les glisse-
ments; chaque gradin correspond à l'épaisseur d'un
banc, soit à 3 ou 4 mètres.
Les moyens d'extraction comprennent d'abord
deux ou trois chevalements ou pans de bois dispo-
sés en porte-à-faux au bord de l'un des chefs et
surplombant le vide du découvert; puis un câble fixe,
dit câble-guide ou billon de conduite, reliant chaque
r '^(?-~
Fig. 3. — Une découverture, k Trélazé, près J'Angers.
N- 164 Octobre 1920
LAROUSSE MENSUEL
Mauœiivre d'un bloc d'ardoise à t'aide d'un treuil électrique, muni d'un bouclier
chevalement au fond de la carrière, un câble d'extrac-
tion mobile, dont l'extrémité inférieure suit le
billon de conduite par l'intermédiaire d'une poulie
ou cayorne, un véhicule en bois ou bassicot, qui est
entraîné par le va-et-vient du câble d'extraction,
enfin, la machine motrice à vapeur ou machine d'ex-
traction.
Mais l'exploitation à ciel ouvert offre un grand
danger pour les ouvriers et un gros aléa pour les entre-
preneurs. En effet, l'extraction, lorsqu'elle atteint une
certaine profondeur, prive d'appui toute la surface
des parois et des chefs; or, il suffit de mettre au
jour une cassure naturelle aboutissant à la surface
du sol pour déterminer, suivant le plan de cette cas-
sure, le glissement d'une masse plus ou moins consi-
dérable de roche, qui, en s'effondrant sur le fond,
anéantit complètement la carrière. Or, ces glisse-
ments sont toujours à craindre, après les grandes
pluies et les fortes gelées. En outre, lorsque la cas-
sure passe sous un chevalement, celui-ci se trouve
précipité dans la perrière avec la machine d'extrac-
tion. Enfin, une telle catastrophe, se produisant aux
heures de travail, fait dans le fond un certain nom-
bre de victimes. Uu autre inconvénient beaucoup
moins grand, mais avec lequel on doit compter,
réside dans l'obligation d'extraire tout le schiste
abattu, bon ou mauvais, ce qui revient fort cher,
puisque la quantité d'ardoise utilisable ne dépasse
pas 15 p. loo de la roche abattue. D'ailleurs, l'im-
perfection de ce procédé d'exploitation et l'insécu-
rité qui en résulte sont si grandes que l'on cite
comme des exceptions très rares les découverts qui
ont pu atteindre sans accident la profondeur de
150 et 170 mètres et n'être abandonnés que par le
seul fait du rapprochement des parois à gradins qui
ne laissaient plus de surface suffisante à l'abatage.
Aux découverts a succédé la méthode par chan-
tiers souterrains en descendant sous voûte , sur les in-
dications de 1 ingénieur Le Chatelier. Cette méthode
permet d'économiser une grande partie des premiers
frais, parce qu'on laisse la cosse en place, mais elle
offre presque autant de dangers.
Au lieu de découvrir en attaquant la surface du
sol,- on commence par forer un puits qui traverse la
cosse et une partie du schiste exploitable; c'est ce
schiste qui constituera la voûte de la carrière ou
chambre. On en laisse une épaisseur suffisante et,
grâce à sa Krande résistance, il se supportera lui-
''t Ardùi$irre$ d'Angers.)
même sans rupture avec la cosse qui le recouvre, et
cela, malgré l'étendue de la voûte. Les règlements
actuellement eu vigueur permettent de donner à ces
gigantesques plafonds 40 mètres dans le sens du fil
de pierre, si les anglesde la chambre souterraine sont
vifs, et 50 mètres s'ils sont arrondis par un arc de
10 mètres de rayon; il en résulte des voûtes d'une
superficie de 2.000 et de 2.500 mètres carrés. Malgré
la solidité du schiste, ces voûtes sont établies avec
un très grand soin, car on leur demande une durée
considérable. Avec le temps, elles peuvent, en effet,
se fatiguer et, si leur masse est traversée de fentes
naturelles, on peut toujours craindre, au bout d'un
certain temps, une ruptiure qui provoquerait sur le
fond la chute d'un cube effrayant de roche, cube
bien supérieur à celui qui peut s'effondrer dans les
découverts, car la rupture, en se propageant jusqu'à
la surface du sol, intéresse une grande épaisseur de
terrain. Cette éventualité entraîne une surveillance
des plus attentives; des ouvriers, dits visiteurs, exa-
minent fréquemment la voûte, les parois et les chefs,
en circulant sur des passerelles ou ponts de vistU,
spécialement installés dans ce but. D<'S qu'une 6s--
sure est constatée, on y appose un scellé de su f, qui
256
se brise au moindre déplacement des lèvres de la
cassure; on renouvelle les scellés tant que la situa-
tion ne paraît pas s'aggraver, mais, si le mouvement
s'accentue, le travail cesse, et tous les ouvriers aban-
donnent le travail.
Sous la voûte, l'exploitation se pratique de la
même manière qu'à ciel ouvert. Le schiste est abattu
banc par banc, et l'on ménage des gradins sur les
parois; le billon de conduite, le câble et le bassicot
passent par le puits d'extraction. L'éclairage de la
chambre offre une certaine difficulté, car la surveil-
lance dont nous venons de parler exige une lu-
mière assez puissante ; aussi les premières méthodes
furent-elles reconnues défectueuses : le pétrole fu-
mait, et le gaz comportait un réseau de conduites
peu pratique. La lumière électrique à arc a très heu-
reusement remplacé les éclairages précédents.
La dernière méthode d'extraction, représentant le
perfectionnement de celle de l'ingénieur Blavier et
adoptée maintenant par les nouvelles entreprises, est
celle dite par gradins renversés. Elle est également
souterraine, mais l'abatage se pratique en remontant
et en comblant au fur et à mesure avec des remblais.
Les ouvriers ont donc le remblai sous les pieds et
attaquent la voûte banc par banc. Il en résulte une
économie considérable dans l'exploitation et une
plus grande sécurité pour les travailleurs. En effet,
tous les débris de roche sont laissés sur le fond, et
l'on ne monte au jour que le schiste utilisable ; en-
suite, le ciel de chantier ou voûte, fréquemment
renouvelé, n'a pas le temps de s'altérer : il est plus
glBWH*UM«4'*3 ■ * ■■* >!■ Il
Pu Us d'extraction
Fig. 4. — Coupe verticale d'une exploitation souterraine,
par la méthode en descendant sous xio&te.
accessible et plus facile à surveiller; enfin, les parois,
maintenues par le remblai qui s'élève en même temps
que l'extraction, ne présentent plus le danger de
glissement qu'offraient les grands chefs mis à nu par
les autres procédés.
Pour ouvrir un chantier de cette nature dans une
veine de schiste fissile, d'une largeur de 60 mètres ou
moins, on commence par forer un puits de 150 à
300 mètres de profondeur dans la roche stérile et
au voisinage de la veine d'ardoise. Admettons que
le puits doit atteindre une profondeur de 250 mè-
tres; arrivé à ce point, le forage s'arrête dans le sens
vertical, et l'on creuse horizontalement, parallèle-
ment à la veine et toujours dans la roche stérile,
une longue galerie dite collectrice; sur cette galerie,
on branche ensuite perpendiculairement, et de dis-
tance en distance, une série de petites galeries ou
travers-bancs, que l'on dirige sur le schiste. fissile.
Chaque travers-banc conduit ainsi à un futur chan-
tier ; aussi leur écart est-il calculé en prévision des
dimensions de chaque future chambre souterraine,
en considérant que ces chambres devront être sépa-
rées entre elles par une certaine masse de schiste en
place ou bardeau, qui assurera la solidité générale de
l'exploitation en ne lui faisant abandonner qu'un
quart du gisement. Le travers-banc ayant atteint la
veine, on creuse soit à droite, soit à gauche, parallè-
lement à la veine et contre l'ardoise même, une
petite galerie, qui met à nu la façade du premier
banc à extraire et correspond à la largeur de la fu-
ture chambre, la profondeur de cette chambre étant
égale à la largeur de la veine. C'est alors que com-
mence l'ouverture de la chambre, le havage de la
masse à extraire. Dans ce but, on abat l'ardoise
sur une épaisseur de 2 mètres, hauteur qui est
celle des différentes galeries dont nous venons de
parler , et cela, sur toute l'étendue de la façade de la
chambre.
LAROUSSE MENSUEL
Ces travaux exigent une grande consommation
d'explosifs, notamment de dynamite; les mines sont
tirées à l'électricité au moyen d'amorces de tension
et machine Bornhard; elles sont creusées à l'aide
de perforatrices et bosseyeuses à air comprimé, ou
de diverses machines à main. Il est bien entendu
que les galeries sont munies de rails pour les wagon-
nets; les puits sont généralement guidés par des
procédés qui varient selon leur profondeur : lon-
^• 164. Octobre 1920.
de galeries des remblais que l'on précipite dans la
chambre, à l'aide de wagonnets à bascule. Ces rem-
blais s'accumulent en arrière du front de taille et
presque à 2 mètres du ciel de chantier, qui est,
maintenant, formé par la surface inférieure du troi-
sième banc. Quant au schiste extrait, il passe par
une galerie boisée ménagée sous le remblai et atteint
le puits d'extraction par les anciennes galeries.
Et, à mesure que se poursuivra l'exploitation.
Fig. S. — PlaD d'une exploitation par la méthode dite par gradins renversés et montrant les galeries et les ditTérentes phues
de l'ouverture des chambres.
grines ou câbles. Enfin, les remblais supplémentaires
fournis par le jour sont envoyés au fond, à l'aide
d'une balance sèche, fonctionnant dans un puits voi-
sin du premier, ou simplement jetés dans ce puits,
muni à sa base d'une trémie.
Ce n'est qu'après les différents travaux prépara-
toires, d'ailleurs très onéreux, que l'extraction com-
mence et pourra se poursuivre sur une hauteur de
200 mètres. La chambre étant ouverte, il s'agit d'ex-
traire le schiste par bancs successifs de 4 mètres
d'épaisseur détachés de la voûte. Dans ce but, on
creuse dans le ciel de la petite galerie, c'est-à-dire
dans la roche stérile, une foncée de 2 mètres de lar-
geur, sur 4 mètres de profondeur. On commence
cette foncée à l'une de ses extrémités par un puits
vertical s'élevant de 4 mètres dans la roche ; on
avance ensuite horizontalement à l'aide d'explosifs.
Cette foncée découvre sur toute son épaisseur le
premier banc à abattre. Les ouvriers, placés sur des
passerelles, appelées ponts de travail, forent alors,
contre la voûte ainsi que sur les côtés du banc,
contre les chefs, une série de trous de mine, les pre-
miers horizontaux, les derniers verticaux. Ces trous
de mine ont une profondeur de i°',5o à 2 mètres.
L'explosion se fait à la poudre noire comprimée, car
la dynamite briserait trop d'ardoise. Toute la partie
détachée s'effondre alors sur le fond. Les masses
trop grosses sont débitées à la mine; les petits blocs
chargés dans les wagonnets et les gros sur des plates-
formes. Quant aux débris, — et il y en a toujours un
cube assez considérable, — ils augmentent le remblai.
Pour arracher du remblai ou déplacer les blocs très
pesants, on emploie des treuils électriques, qui ren-
dent de très grands services. Lorsque le premier
banc est extrait, on creuse, toujours dans le ciel de
la roche stérile et contre la veine, une deuxième
foncée de 4 mètres, puis on attaque le second banc.
C'est alors que l'exploitation se complique, car le
point le plus élevé de la deuxième foncée va être le
point de départ de tout un réseau de galeries sem-
blable au premier et placé exactement 8 mètres au-
dessus. Mais on procède en sens inverse en commen-
çant par le travers-banc et en terminant par la col-
lectrice. Alors, pendant que se poursuit l'extraction
du deuxième banc, on amène par ce nouveau réseau
c'est-à-dire de deux en deux bancs ou de huit mètres
en huit mètres, se succéderont de nouveaux réseaux
de galeries, qui permettront d'assurer le sortage (ou
sortie) de l'ardoise et l'arrivée du remblai à des ni-
veaux toujours voisins du banc en abatage. L'ensem-
ble des deux bancs compris entre deux réseaux de
galeries porte le nom de tranche.
Tout ce que nous venons de dire s'applique à
chacune des chambres desservies par la collectrice
et ses travers-bancs ; on se fait, alors, une idée de
toute l'activité qui résulte, dans ces galeries, du tra-
vail simultané de plusieurs chambres.
Cette activité est plus grande encore lorsqu'il s'agit
d'exploiter une veine dont la largeur est supérieure
à 60 mètres. Il faut, alors, forer le puits d'extraction
au milieu de la veine; la collectrice s'allonge ainsi
en plein schiste fissile, parallèlement et au milieu de
la veine, et c'est de chaque côté de cette collectrice
que s'ouvrent les travers-bancs et que se succèdent
les chambres. Ce procédé représente une grande
perte d'ardoise, car de nombreux massifs doivent
être réservés autour des puits, des galeries et des
chambres; on atténue cette perte en ne tlonnant aux
travers-bancs qu'une longueur de 4 à 5 mètres, et
l'épaisseur de schiste abandonné entre les deux jeux
de chambres ne dépasse pas 11 ou 13 mètres. L'ex-
traction, dans ces grandes exploitations, se pratique
exactement comme dans les précédentes.
On le voit, l'exploitation en remontant offre de
nombreux avantages, et la chute, bien rare, de pier-
railles détachées de la voûte, est un danger infini-
ment moins grand que les effondrements subits de
grandes parois.
L'aération est généralement assurée par des com-
munications réservées entre les différents chantiers.
Pour l'abatage, un immense progrès serait apporté
par l'application du sciage au fil hélicoïdal, couram-
ment employé maintenant par les exploitations de
marbre. Dans les ardoisières, il y a un obstacle : c'est
la résistance plus grande de la roche et la grande len-
teur qui en résulterait; la Commission des ardoisières
d'Angers ne l'emploie jusqu'ici que dans le quernage
des blocs dont nous allons parler. L'épuisement des
eaux se fait à l'aide de pompes électriques.
Noiis allons rnmpléter ces renseignements sur
Fig. 6. — Vue générale d'un atelier de fendeurs. (Société ardoisière de l'Anjou, à Anger* )
«• 164. Octobre 1S20.
l'ardoise par l'explication du travail qui se fait au
jour et qui consiste à transformer les gros blocs ex-
traits du fond en belles lames minces et rectangu-
laires, propres à la couverture des maisons.
Les ouvriers d'<i haut reçoivent donc à la surface
du sol le schiste fissile abattu par les ouvriers
d'à bas ou lanceurs, qui travaillent en souterrains.
Les ouvriers qui débitent l'ardoise au jour for-
ment une catégorie à part et jouissent encore d'un
vieux privilège, bien peu conciliable avec les néces-
sités de l'industrie moderne. Ce sont de véritables
entrepreneurs, auxquels les socif tés livrent le schiste,
qui leur est rendu sous forme d'ardoises. Ils sont
entièrement libres <le travailler quand bon leur sem-
ble, au jour et à l'heure qui leur conviennent ; il
n'existe donc aucune discipline, et les abus sont fré-
quents; c'est là un gros inconvénient pour la régu-
larité de la production.
Les dillérentes opérations auxquelles se livrent les
ouvriers d'rt haut, pour obtenir l'ardoise marchande,
sont : l'alignage, le boucage, le quernage, le fendage
et le rondissage. Tous ces travaux s'accomplissent
généralement en plein air. Chaque ouvrier s'abrite à
l'ombre d'une sorte de paillasson relevé, dit tue-venl.
Valignagf consiste à diviser en blocs maniables le
schiste que les ponts roulants apportent du puits
d'extraction. Le boucage est la préparation des blocs
selon le sens de leur fissilité. Le quernage e>t la divi-
sion en réparlons ou morceaux répondant aux di-
mensions des différents modèles d'ardoises à obte-
nir; cette opération, très dure, s'est toujours faite à
la main; mais, depuis quelques années, on emploie, à
cet effet, des scies circulaires et, de préférence, le fil
hélicoïdal, corde sans fin, formée d'un triple fil de fer
tordu en hélice et déplaçant continuellement du
sable siliceux mouillé; c'est le sable siliceux qui
agit. Les scies circulaires présentent l'inconvénient
d'échaufier le schiste, ce qui lui ferait perdre son
eau de carrière et ses facilités de fendage, si on ne le
mouillait pas immédiatement et si on ne l'abritait
pas aussitôt de toute évaporation. Les répartons ob-
tenus sont remis aux ouvriers fendeurs. Ceux-ci ont
les jambes protégées par une forte épaisseur de chif-
fons; leurs pieds le sont par de lourds sabots très
épais; ils placent le répartonsur le sol et entre leurs
jambes, puis, à l'aide d'un long ciseau, enduit de
graisse et bien effilé, ils le divisent en lames ou feuil-
lets de plus en plus minces; les lames qui offrent la
minceur voulue sont les fendis; elles n'ont plus qu'à
passer au rondissage pour être marchandes. Cette
dernière opération n'est pas autre chose que la taille
des fendis aux dimensions exigées par la vente, à
l'aide d'une machine dont l'organe essentiel est un
couteau mobile, qu'une pédale met en mouvement
contre une arcte d'acier. De ses deux mains libres, le
rondisseur maintient l'ardoise d'équerre, et l'outil la
coupe avec la même facilité et la même netteté que
des ciseaux coupent une feuille de papier.
Depuis la guerre, la Commission des ardoisières
d'Angers, dans le but de secourir les veuves, a confié
à ces femmes une partie du fendage et du rondis-
sage. Elles accomplissent le fendage sur un établi
muni d'une presse, que le genou fait fonctionner et
qui maintient le réparton. Pour le rondissage, la
femme est assise, et le levier est mis en action par le
pied. Malgré ces facilités mécaniques, rien ne vaut,
cependant, l'habileté d'un bon ouvrier qui, suivant
la vieille coutume, travaille avec ses mains.
Ainsi fabriquées, les ardoises sont emportées par
les ouvriers compteurs, qui les chargent sur des ca-
mions pour les porter soit au chemin de fer, soit au
port de la Maine, à Angers, soit au port de la
Loire, aux Ponts-de-Cé. Nantes est, en outre, le port
d'exportation, car les exploitations d'Angers ex-
pédient l'ardoise hors de France, notamment en
Grande-Bretagne.
Il reste de tous ces travaux un cube énorme de
débris, qui sont employés à fabriquer des briques
agglomérées au ciment ou à la chaux hydraulique,
pour la construction. D'ailleurs, en dehors de la
couverture des édifices, les usages de l'ardoise d'An-
gers sont multiples, car cette roche est inattaquable
aux acides et aux alcalis; elle est inaltérable; sa
résistance à l'écrasement égale 1.285 kilogr. par cen-
timètre carré, perpendiculairement à la stratifica-
tion. Elle n'oSre aucune porosité et, comme elle se.
rabote, se tourne et se perce avec facilité, on obtient
des joints d'une perfection absolue.
Parmi les principaux usages de l'ardoise, on peut
citer les urinoirs et les sièges d'aisances, les esca-
liers, appuis de fenêtres, hourdis, revêtements,
éviers, postes d'eau, réservoirs, lavabos, cabines
pour douches, puis les installations pour laiteries,
laboratoires, cuves pour fermentations, etc.
Les ardoisièris de Fumay (Ardennes) datent à peu
près du xii" siècle, comme celles de l'Anjou. Le
bassin actuellement exploité s'étend sur 3 kilomètres
de longueur, mais les affleurements reconnus aux
environs donnent à ce bassin ardoisier un dévelop-
pement de 6 kilomètres. L'ardoise bien fissile recher-
chée est rou<;e, violette, noir bleuâtre, plus rare-
ment verte. Les profondeurs atteintes par les exploi-
tations ne dépassent pas 300 mètres verticalement.
Le sous-sol est extrêmement tourmenté; il est plissé,
LAROUSSE MENSUEL
très irrégulièrement, présente des changements d'al-
lures très brusques et des failles accompagnées de
rejets considérables. Ces conditions modifient conti-
nuellement la qualité du schiste fissile et constituent
autant de difficultés qui viennent contrarier les tra-
vaux. En effet, non seulement les recherches faites
pour retrouver la veine rejetée sont fort difficiles,
mais, au voisinage d'un accident de ce genre, l'ardoise
est souvent très altérée, et cela, dans un rayon plus
ou moins grand, sous forme de cassures réticulées. Il
résulte de ces surprises que les sondages les plus
attentifs ne permettent pas d'évaluer très sérieuse-
ment la richesse souterraine et qu'il faut laisser une
grande place à l'imprévu.
Dans la plupart des cas, l'exploitation d'une veine
commence à son affleurement. Une galerie dite plan
incliné d'extraction, large de 2"',5oà 3 mètres et haute
de 2 mètres, est creusée dans l'épaisseur de la cou-
che et suivant son inclinaison. Au début des travaux,
il n'y a lieu que de
surveiller la qualité
du schiste, car les
parties voisines de
la surface sont tou-
jours plus ou moins
altérées : c'est la
cosse des ardoisiers
d'Angers. On l'ex-
plore çà et là à l'aide
de galeries horizon-
tales, dites de recon-
naissance; ces gale-
ries peuvent donner
lieu à plusieurs ou-
vrages ou chantiers
d'extraction. L'ou-
verture d'un ou-
vrage ou taille con-
siste à creuser une
petite galerie près
du mur ou paroi in-
férieure de la veine,
dans une veinule de
mauvaise qualité .
Ces galeries ne com-
portent pas de boi-
sage, sauf excep-
tions. Le schiste est
ensuite attaqué ; on
commence par le Fig. ^■ — Préparation pour l'abalage
coupage, qui se pra-
tique au pic et Vabatage à la poudre noire, à moins
que le bloc se détache de lui-même par son propre
poids et, pendant que se font le débitage et le trans-
port des lames débitées aux wagonnets, on passe au
deuxième gradin.
Les eaux d'infiltration, assez abondantes, suintent
de toutes les fentes du schiste ; elles sont chassées à
l'aide de pompes à vapeur. Le remblayage partiel
des galeries n'est pratiqué que pour se débarrasser de
tous les matériaux inutilisables, et l'on n'a recours
qu'exceptionnellement aux stériles du jour, car les
ïifîaissements qui peuvent se produire au fond n'ont
aucune répercussion à la surface du sol.
Il est à remarquer qu'avant la guerre, les deman-
des étaient supérieures à la production, et cela,
malgré la fabrication de plus en plus grande des
couvertures artificielles. Tous les produits de Fumay,
Monthermé, Rimogne, partaient en Belgique, Hol-
lande, Allemagne, Suisse, Grande-Bretagne, chacun
de ces pays achetant de préférence l'une ou l'autre
des variétés extraites. Pour les monuments, les archi-
tectes préfèrent ordinairement les produits rouges et
violets; la couverture de l'Hôtel de Ville de Paris
appartient à ce dernier type.
La veine Belle- Joyeuse, dont l'épaisseur moyenne
est de ro mètres, la veine Sainte- Anne (g à 12 mètres)
et la veine Renaissance (18 à 20 mètres) sont célèbres
par leur qualité et leur teinte agréable. La dernière,
d'un beau rouge lie de vin, est extrêmement produc-
tive et a donné de très beaux résultats. Pendant la
guerre, les Allemands n'ont pas manqué d'exploiter
les ardoisières des Ardennes et d'en extraire le
maximum. — Aug. Room.
Célibataires devant la loi et le fisc,
de l'antictuité à nos jours (les). Sans
anticiper sur la suite qui sera donnée à la proposi-
tion de loi de M. Bolgiano, membre de la Chambre
des représentants de la Louisiane, laquelle proposi-
tion, on le sait, ne tend à rien moins qu'à contrain-
dre au mariage, sous peine d'emprisonnement, tous
les hommes de vingt-cinq ans révolus, nous nous en
tiendrons à la loi française du 25 juin 1920, portant
création de nouvelles ressources fiscales. Son ar-
ticle 9 vise tout spécialement célibataires et divorcés.
Pour cette catégorie de contribuables, s'ils sont âgés
de plus de 30 ans et n'ont aucune personne à leur
charge, le montant de l'impôt général sur le revenu
est majoré de 25 p. 100. A ce propos, nous évoque-
rons quelques phases de la lutte soutenue, au cours
des siècles, par la loi et le fisc contre le célibat et,
notamment, dans les temps antiques.
I. Dans l'antiquité. Déjà, après les patriarches,
dont l'Etemel avait juré de multiplier la postérité
I comme les étoiles du ciel •, la loi de Moïse voue
au mépris la femme stérile et, plus encore, les céli-
bataires, qui devaient plus tard, cependant, former
une secte célèbre : les esséniens. Par contre, un
homme nouvellement marié ne va point à l'armée,
et on ne lui impose aucune charge : il est exempté,
t par raison de famille pendant un an », précise le
Deutéronome. Tout l'essentiel des lois postérieures,
jusqu'aux mesures contemporaines, se trouve là en
germe. Mais on ne doit pas oublier, d'autre part,
les précoces leçons de l'Ecclésiaste : « Aux yeux de
ce célibataire égoïste, le dernier mot de la sagesse
est de placer son bien à fonds perdu. » (Renan.)
De toute façon, il reste certain, après la lumineuse
analyse de Fustel de Coulanges, que le célibat était
considéré, dans la société antique primitive, comme
« une impiété grave et un malheur », voire comme
un crime ; aussi la religion dut-elle agir efficacement
d'un bloc de fiO mètres cubes dans l'Ardoisière de Bacara, à Fumay.
en faveur du mariage, car elle était surtout fondée sur
le culte des morts et des dieux de la famille. A cet
égard, il y a une tradition commune aux croyances
des peuples méditerranéens, iraniens ou hindous :
les livres sacrés de ces divers peuples plaignent
ou maudissent le célibataire, seul dans la mort
comme dans la vie. De plus, il semble bien qu'il y
ait eu des lois civiles ; mais ces lois frappaient le
célibataire religieusement, pour ainsi dire : elles
n'obéissaient pas du tout aux mêmes préoccupations
que notre législation actuelle, où le souci d'équilibrer
un budget prime, en fait, le véritable intérêt du pays
et de la race. Dans l'antiquité, il s'agissait, avant
tout, de sauvegarder le culte familial, voué aux an-
cêtres, et l'avenir de la cité ; la liberté individuelle
était alors à peu près inconnue : l'homme ne s'ap-
partenait point : il n'avait pas le droit de rester
seul, isolé dans un groupe, célibataire endurci.
Plutarque raconte qu'à Sparte la législation de
Lycurgue attacha au célibat une note d'infamie :
exclus des combats gymniques où les jeunes filles
paraissaient devant le peuple, généralement peu vê-
tues, les célibataires devaient, au contraire, pour
avoir désobéi aux lois, faire le tour de la place pu-
blique, nus sous la bise d'hiver, en chantant une
chanson composée contre eux. Un disciple d'Aris-
tote ajoute, même, qu'au cours d'une fête, ils étaient
battus de verges, au pied des autels, et par des
femmes : la honte devait ainsi les décider à se ma-
rier. Dans leur vieillesse, ils se voyaient privés d'hon-
neurs et d'égards. Au sein d'une assemblée, un jeune
Lacédémonien, sans se lever devant un général de
grande réputation, Dercyllidas, lui dit : « Tu n'as
point d'enfants qui puissent un jour me céder leur
place. » Personne ne blâma ce jeune homme. C'est
que, toujours selon Plutarque, il avait été prévu, à
Sparte, des peines et contre ceux qui refusaient de
se marier, et contre ceux qui se mariaient trop tard.
Sans fortune, après la mort de leur père, les deux
filles de Lysandre avaient été abandonnées par leurs
fiancés : ils furent condamnés à l'amende. Au sur-
plus, et de même qu'à Sparte, dans plusieurs autres
cités grecques, le célibat constituait un délit. (PoUux.)
A côté des législateurs, les philosophes, Platon
par exemple, posaient nettement le principe de
l'obligation du mariage. Dans ses Lois, Platon dit
même expressément : Quiconque négligera de prendre
femme « payera chaque année une amende, afin qu'il
ne s'imagine pas que le célibat soit tm état commode
et avantageux ».
Toutefois, cette législation grecque est mal con-
nue : il en reste plutôt des fragments, piquant la
curiosité, que des stipulations précises; et l'on ne
258
LAROUSSE MENSUEL
«• 104. Octobre 1920.
I^Ks CiUssEs DK MxxiMiLiKN ; Le Rapport, tapisserie exécutée d'après le cartoa de Van Orley. (Musée du Louvre.) — Phot. Giraudon.
sait pas exactement, non plus, si elle resta long-
temps en vigueur. Les lois romaines ont été mieux
conservées; mais il n'est pas toujours commode de
les démêler des discours imaginés par les annalistes.
L'un de ces discours, du censeur Metellus Numi-
dicus, a été rapporté par Aulu-Gelle, avec une naïveté
qui n'exclut pas l'ironie : Sans doute, le mariage est
pénible en soi [Cœlibes, cœlites, disait-on couram-
ment : célibataires, habitants des cieux) ; • mais,
puisque la nature a arrangé les choses de telle sorte
qu'on ne peut ni bien vivre avec une femme ni vivre
sans femme, assurons la perpétuité de notre nation
plutôt que le bonheur de notre courte vie ». Perpé-
tuer la nation... : si les lois s'inspiraient encore du
principe religieux, elles tendaient aussi à accroître
le nombre des citoyens ; le flot grossissant et parfois
houleux des esclaves avait besoin d'être maintenu.
D'ailleurs, ces lois remonteraient jusqu'aux sources
mêmes des annales de Rome : Denys d'Halicarnasse
écrit qu'il a vu un ancien texte contraignant les
jeunes gens au mariage; et l'une des lois de Cicéron,
probablement inspirée d'une vénérable tradition
législative, interdit le célibat.
Mais, pour saisir la portée de cette interdiction, il
faut, auparavant, préciser l'acception de ce terme de
célibataire (cselebs) tel qu'on l'entendait ordinaire-
ment en droit romain. Tout individu qui, en âge
d'être marié, ne l'était pas ou ne l'était plus, vivait
dans le célibat. Ainsi les veuves, passée la vacalio
legis (deux ans au maximum), devenaient « céliba-
taires », aux yeux de la loi; et Servius TuUius put,
comme telles, les frapper d'un impôt spécial. L'âge
matrimonial variait de 20 à 55 ans environ pour les
femmes, de 25 à 60 pour les hommes.
Les censeurs prirent d'abord l'initiative d'une
action contre le célibat : on sait qu'en ce qui con-
cernait les mœurs, ils jouissaient d'un pouvoir dis-
crétionnaire. Aussi Valère-Maxime cite-t-il l'exemple
des censeurs Camille et Posthuraius obligeant les
vieux célibataires à verser une somme d'argent dans
le trésor public, à titre d'amende. Plutarque prétend
même que Camille détermina, « autant par persua-
sion que par des menaces d'amende >, les célibataires
à épouser celles qu'on eût appelées aujourd'hui les
« veuves de guerre • : Rome était en luttes conti-
nuelles, alors, surtout contre les Véiens. Quoi qu'il
en soit, un sénateur, L. Antonius, fut dépouillé de sa
dignité pour avoir, sans consulter aucun de ses amis,
répudié sa femme, encore toute jeune. Enfin, si César
se contente de favoriser diversement les familles
nombreuses, les célèbres « lois caducaires », Julia
et Papia-Poppaea,sontmisesen vigueur sous Auguste.
On les trouve généralement citées ainsi au Digeste :
Ad legem Juliam et Papiam. C'est que, sans qu'elles
aient été confondues, il est, toutefois, difficile de resti-
tuer à chacune de ces lois son texte propre.
Elles eurent, évidemment, plus de retentissement
que les mesures de circonstance prises par les cen-
seurs. Elles tendaient, en fait, à faire du mariage
une obligation impérieuse pour tous les individus en
âge de prendre une épouse légitime. Le célibat était
seulement obligatoire ou toléré pour les militaires et
les personnes qui, pour une cause spéciale, pronon-
çaient le vœu de chasteté ou ne pouvaient avoir
d'enfants. Plus que jamais, à cette époque, Rome a
besoin de familles fécondes; aussi est-ce le nombre
des enfants légitimes (il faut insister sur le mot) qui
règle, pour les citoyens, la distribution des récom-
penses publiques et le code des préséances, comme
la prise de faisceaux pour les consuls. Par contre,
les célibataires, peut-être encore menacés d'une
amende, sont rendus, par les nouvelles lois, inca-
pables de recevoir par hérédité ou par legs : le
caducum est précisément cette partie de l'héritage
ou du legs qui devient caduque pour les célibataires,
désormais frappés d'incapacité spéciale. Il est alors
réparti entre les cohéritiers ou légataires dits paires
(mariés, dispensés, etc.) et, en leur absence, versé
au trésor public ou au fisc. Exception est faite, en
faveur des célibataires, pour les biens provenant des
parents (sixième degré au plus) et des alliés en ligne
directe. Des déchéances réduites s'appliquent aux
ménages stériles (orbi), que notre loi actuelle a éga-
lement taxés d'une majoration de 10 p. lob.
A une époque où il était tout particulièrement
dans les mœurs de se faire coucher sur un testament,
cette loi Papia-Poppa;a était dure aux adeptes du
célibat. Cependant, comme l'écrit Tacite dans ses
Annales, elle ne fit pas contracter plus de mariages
ni élever plus d'enfants ; on gagnait trop à l'isole-
ment. Au surplus, elle paraît avoir été faite par
deux célibataires! Sous le règne de Claude, on ne
punissait déjà plus les sexagénaires qui épousaient
une femme de moins de cinquante ans. Enfin, Cons-
tantin, empereur chrétien, abolit la législation cadu-
caire et se contenta de fortifier l'institution du
mariage. Le temps était proche où saint Ambroise
célébrerait les vierges, « retirées loin de la vue des
hommes, comme des roses solitaires » et exerçant
au foyer paternel « le sacerdoce de la chasteté ». Le
célibat ecclésiastique, devenu la discipline nécessaire
du christianisme, allait s'étendre de siècle en siècle.
IL Dans le droit français. Il est possible de rele-
ver, dès le moyen âge, quelques exemples singuliers
de pénalités contre les célibataires : ainsi, dans la
chartedefranchisesoctroyéeàAuxerre par Mahaut I",
comtesse de Nevers, en 1223, on peut lire qu'une
taxe annuelle de cinq solidi est imposée à tout
homme qut i:on habct uxorem et est bachelanus.
Mais, à vrai dire, vieux garçons et, peut-être, vieilles
filles n'ont pas été l'objet des préoccupations parti-
culières du législateur avant le règne de Louis XIV'.
En novembre 1666, un édit rendu à Saint-Germain-
en-Laye vise expressément les célibataires : il sti-
pule que ceux « qui ne seront mariés dans la
vingt-unième année » se verront « compris et impo-
sés aux tailles et autres charges et impositions pu-
bliques, à proportion de leurs biens et moyens,
commerce, arts, métiers et autres emplois auxquels
ils se seront adonnés » . ( Kecueil général des anciennes
lois françaises.) Au contraire, les pères de famille
(10 à 12 enfants) sont exonérés; de même, mai? seu-
lement pendant quatre ou cinq ans, tous ceux qui se
marient avant leur vingt et unième année.
Mais déjà, au xviii" siècle. Mercier, dans son
fameux Tableau de Paris, peignait la crise du raa-
' riage : « Les hommes ne se marient plus ou ne se
marient qu'à regret » ; et il faisait cette remarque :
« Il faut qu'il y ait un yice radical d^ns notre légis-
«• 164. Octobre 1920.
LAROUSSE MENSUEL
259
Les Chasses de Maximimen : L'empereuf Maximtlien altaque le sanglier, lapisscrie exécutée d'après le carton de Van Orlty. (Louvre.) — Plïot. Giraudon.
tation, puisque les hommes fuient et redoutent de
signer le plus doux des contrats ». A ce mal la Révo-
lution veut apporter un remède : les célibataires
sont atteints non seulement en qualité de citoyens,
dans leurs prérogatives politiques, mais encore
comme contribuables et comme soldats. Le fisc place
les célibataires dans une classe supérieure à celle où
les placerait leur loyer, s'ils étaient mariés; les frappe,
au-dessus de trente ans, d'une taxe égale au quart
de leur contribution foncière; surélève leurs loyers
d'habitation de moitié de leur valeur imposable.
(Décrets des 13 janvier 1791 et 29 février 1793, loi
du 3 nivôse an VII, cités par Ernest Cartier.)
De plus, ils formaient la première classe des gardes
nationaux et pouvaient, ainsi, être appelés pour la
formation des corps détachés. Après le fameux appel
de Barrère à la Convention : « Les jeunes gens com-
battront, les hommes mariés forgeront les armes...»,
quand la levée en masse de la nation fut décrétée,
tous les citoyens non mariés ou veufs sans enfants
partirent, en effet, les premiers au chef-lieu de district
et, de là, aux frontières assiégées.
Dans le même esprit, Napoléon l" appela sous les
drapeaux, avant les Français mariés, les célibataires :
ils ne suffirent pas toujours, malheureusement, aux
exigences croissantes de la conscription. Et, actuel-
lement, il est encore beaucoup de personnes qui se
rappellent la « levée des vieux garçons », pendant
l'Année terrible.
Au cours de la Grande Guerre, la tradition s'est
conservée : les pères de six enfants étaient « démo-
bilisables », et, territoriaux, de droit, les pères de
quatre ; d'autre part, toutes conditions d'âge égales,
les célibataires partaient les premiers au front ou
étaient, parfois, faute de volontaires en nombre suf-
fisant, désignés pour certains postes particulièrement
périlleux.
En toijt cas, on ne songe plus sérieusement, au-
jourd'hui, à restreindre, par la crainte des impôts,
cette classe, t souvent corrompue et corruptrice »,
des célibataires, pour employer les termes de M. de
Montyon; et c'est 1' « industrie fiscale », qu'il tenait
en si haut mépris, qui entre invariablement en jeu.
LAROUSSE MENSUEL. — V.
C'est elle qui imposa à tout territorial ne justifiant
pas qu'il était marié ou père d'enfant légitime ou
naturel reconnu cette « taxe militaire » bien connue,
mais dont la perception est souvent restée problé-
matique. De sorte qu'après avoir voté l'impôt dégres-
sif, inversement proportionnel aux charges de famille,
les Chambres espèrent à peine encourager, par ce
moyen, la repopulation. Le peuple d'Israël lui-même,
« prolifique nation, qui, par-dessus toutes les autres,
eut la force multipliante, la force qui engendre » (Mi-
chelet), ne dut pas à son législateur du Sinaï cette
extraordinaire fécondité.
Pas plus que les lois caducaires de l'empire romain,
les mesures de circonstance prises, en Angleterre,
par le fisc, contre le célibat (act de 1695, taxe sur les
domestiques en 1785, impôt sur le revenu en 1798)
n'ont agi sur les mœurs. L'article 9 de notre loi du
25 juin rgao n'agira pas davantage. L'Etat a seule-
ment voulu, par là, chercher de l'argent où il croit
devoir en trouver et où il semble équitable d'en cher-
cher : ayant fait choix d'une matière imposable, il l'a
accommodée selon les principes admis de la « justice
fiscale ». Ainsi, l'impôt actuel sur les célibataires ne
sera pas une peine, mais une compensation à ce pri-
vilège de leur état, à cet égoïsme forcé qui ne va pas
sans une arrière-mélancolie : car, au fond, pas plus à
Rome qu'à Paris, les célibataires ne furent, ou ne sont,
des < habitants des cieux »... — Camille dépiuls.
Chasses de Maximilien (les). La
série des tapisseries connues sous le nom de Chisses
de Maximilien et qui appartient au musée du Louvre,
où elle est actuellement exposée, comprend douze
pièces. Elles sont encadrées de bordures décorées de
fleurs et de fruits; au milieu de la partie supérieure,
un cercle rçnferme le signe du zodiaque , corres-
pondant à chaque mois. Sous le signe des Poissons,
qui est celui de février, une allégorie est représentée:
celle de Modus et Ratio. Dans une salle où s'élève
une statue de Diane, le roi Modus et la reine Ratio
sont assis sur un trône; ils foulent aux pieds deux
personnages : Otium et Gitla, représentant l'oisiveté
et la gourmandise. Un seigneur, en costume du
xvi" siècle, attend leurs ordres avec les valets de
chiens. Dans un cartouche, une inscription latine
dit : » Si tu n'omets rien de ce qui est juste, si,
vivant bien, tu ne fais point de mal, accomplissant
envers tous ton devoir, que peut-il y avoir de plus
beau que la pratique de la chasse, réglée par Modus
et dirigée par Madame Ratio ? Préservé de l'oisiveté
et de la gourmandise, t'occupant de ce qui est hon-
nête, tu te maintiendras sain et sauf, tu réchaufferas
tes membres parle labeur; l'année passera joyeuse-
ment dans cet exercice, et ta vie s'écoulera heureuse-
ment en jours pleins de santé. »
Le Livre du roy Modus et de la royne Ratio était
un traité de vénerie du xiv' siècle, en prose mêlée
de vers; l'auteur y célébrait la bonne manière (Mo-
dus) et la raison (Ratio). « Bonne manière, écrivait-
il, ne peut sans raison, ni raison sans bonne ma-
nière ». Par les baies ouvertes de la salle où trône le
roi, on aperçoit le palais ducal de Bruxelles; c'est
qu'en effet, toutes les scènes des chasses de Maximi-
lien se passent aux environs de Bruxelles, en parti-
culier dans la forêt de Soigne ; les détails des tapis-
series sont si exacts qu'on a souvent pu reconnaître
les endroits représentés.
Ainsi, la première scène, le Départ pour la chasse
à l'oiseau, placée en mars, sous le signe du Bélier,
nous montre encore le palais de Charles-Quint et la
ville de Bruxelles avec, à droite, l'église de Sainte-
Gudiile. Un cavalier, en rouge, galope au centre;
des groupes d'arbres s'élèvent au premier plan, por-
tant sur leurs branches quelques oiseaux. La scène
d'avril, qui porte le signe du Taureau, a pour sujet
le Retour de la chasse au faucon. Nous sommes, cette
fois, en forêt de Soigne, au hameau de Boisfort, où se
trouvait la vénerie ducale, sur la lisière nord de la
forêt.
La chasse au cerf a fourni les motifs des six ten-
tures suivantes. En mai, sous le signe des Gémeaux,
voici l'assemblée à la bordure des bois. Dans le fond ,
on aperçoit les flèches de l'Hôtel de Ville de Bruxel-
les et les flèches de Sainte-Gudule. On prépare le
repas. Un valet mène un âne chargé de paniers.
Dans un coin, un couple attend, assis sur le sol. Le
10*
26o
Repas de chasse, illustre la tenture placée sous le
signe du Cancer, en juin. Il se passe près du
prieuré de Rouge-Cloître, dont on aperçoit les pièces
d'eau. Sous le signe du Lion, en juillet, c'est le Rap-
port. Un grand lévrier blanc, d'un dessin admirable,
est au premier plan. Dans la scène suivante, qui
porte le signe d'août, la Vierge, nous sommes
auprès des étangs : c'est l'heure des Limiers, le cerf
traverse les buissons. Avec le signe des Balances, en
septembre, nous arrivons au Bat-l'eau; des groupes
de cavaliers et des valets de chiens forment la scène
principale et, dans le fond, on aperçoit le château du
Val-Verd. La Curée termine la chasse au cerf; c'est
le sujet traité dans la tenture placée sous le signe
d'octobre, le Scorpion. Les valets qui lèvent les bras
font déjà, par leurs attitudes, penser aux personna-
ges de Pierre Breughel.
La Chasse au sanglier sert de sujet aux trois der-
nières tentures. La première nous montre, en no-
vembre, avec l'emblème du Sagittaire, le Repas de
chasse. Dans la suivante, qui porte le signe du Ca-
pricorne, l'empereur Maximilien attaque la bête. Il
porte un bel habit rouge. Enfin, dans la dernière, en
janvier, se fait la flambée devant le château de Ter-
vueren, à la sortie de la forêt, sur la route de Lou-
vain. A dire vrai, les aspects divers que présente la
nature suivant les mois ne sont qu'assez sommaire-
ment respectés. Mais les personnages, les animaux et
le paysage sont traités de façon magistrale. On a déjà
noté que certaines attitudes faisaient par avance
penser au vieux Breughel. C'est que, parmi les au-
teurs des cartons, on croit rencontrer le maître et le
beau-père de Breughel, Pierre Coecke ou Van Aeist
ou d'AIost. Il aurait été, pour ces cartons, l'un des
collaborateurs de Bernard Van Orley. D'après Karel
Van Mander, qui écrivait, comme on sait, au début
du .xvii* siècle, les tapisseries avaient été comman-
dées par Charles-Quint à Van Orley. Aucun docu-
ment n'est venu jusqu'ici confirmer cette indication.
On trouve seulement sur le collier d'un chien, dans
la tenture de novembre, ainsi que l'a remarqué
P. Alfassa, le briquet et la pierre entourée d'étincel-
les, qui forment le motif principal du collier de la
Toison d'Or, et les deux colonnes reliées par une
banderolle, qui sont l'emblème de Charles-Quint.
C'est là, déjà, un indice assez précieux.
Félibien désigne également Van Orley comme au-
teur des cartons. « Il avait sous lui, écrit-il, un
nommé Tons, grand paysagiste, qui a travaillé aux
chasses de l'empereur Maximilien, et un autre de ses
élèves, Pierre Coecke, natif d'AIost, fort bon peintre
et architecte. Celui-ci alla en Turquie, d'oîi il rap-
porta le secret des belles couleurs pour les tentures,
les soyes et les laines. » Il semble donc que, jus-
qu'à preuve du contraire, l'attribution des Chasses à
Van Orley soit vraisemblable.
On n'a pu, jusqu'ici, identifier le paysagiste Tons,
dont Félibien fait si grand cas. Quant à Pierre
Coecke, il travailla tout à la fois à Bruxelles et à
Anvers. 11 voyagea en Italie et, en 1533, les tapis-
siers de Bruxelles l'envoyèrent à Constantinople. Il
en rapporta, l'année suivante, les éléments de ses
gravures. Des mœurs et façons de faire des Turcs.
Bernard Van Orley passe pour s'être formé en Italie,
à l'école de Raphaël. A son retour à Bruxelles, il fut
chargé, par le pape Léon X, de surveiller l'exécution
des tapisseries du Vatican : les Actes des Apôtres,
d'après les cartons de Raphaël. Cette circonstance
nous confirme donc dans l'idée que Van Orley peut
bien avoir avoir dessiné lui-même les cartons des
Chasses de Maximilien. Aussi bien était-il un admi-
rable décorateur. C'est lui qui a donné les modèles
des vitraux de l'église Sainte-Gudule, dans lesquels
on voit Charles-Quint et sa sœur Marie de Hongrie.
Le musée du Louvre possède une série de dessins
à l'encre, rehaussés de bleu, qui passent assez sou-
vent pour des études faites en vue des Chasses de
Maximilien. Ces dessins sont entrés dans les collec-
tions de Louis XIV avec la collection Jabach, en
même temps que sept dessins représentant des épi-
sodes de la Bataille de Pavie, tenture terminée en
I53r. Tous ces dessins étaient alors donnés à Pierre
Coecke. Mais, à vrai dire, il suffit de les examiner
quelque peu pour hésiter à attribuer les deux séries
au même auteur. La série de la Bataille de Pavie est
d'une exécution assez molle et d'aspect bien flamand.
Au contraire, la série des Chasses est d'une écriture
assez appuyée, un peu lourde, qui trahit une in-
fluence germanique. On peut, d'ailleurs, légitimement
penser qu'il ne s'agit pas là de documents originaux,
mais simplement de copies anciennes. Il devient, dès
lors, assez difficile d'en tirer argument pour l'attri-
bution des Chasses.
Quoi qu'il en soit, on peut placer entre 1525 et 1530
l'exécution des tentures. Elles portent, en effet, la
marque de Bruxelles, et celle-ci n'a été instituée
qu'en 1528, par ordonnance du magistrat. Si l'on
tient compte, d'autre part, de quelques détails d'ar-
chitecture, on ne peut guère faire remonter les car-
tons au delà de 1525. L'ouvrage est donc postérieur
à l'empereur Maximilien, mort, en 1519. Mais, comme
celui-ci était grand chasseur et avait même écrit un
traité de fauconnerie, il est certain qu'en comman-
dant les tapisseries, on désirait célébrer sa mémoire.
LAROUSSE MENSUEL
Le seul personnage qu'il nous soit, d'ailleurs, possible
actuellement de reconnaître est Maximilien. Charles-
Quint ne paraît pas figurer parmi les chasseurs. A
considérer le beau dessin ample, caractéristique au-
tant que décoratif, de chaque personnage, on peut
croire, pourtant, qu'il s'agit souvent là de portraits.
Dans cette suite si harmonieuse, d'un si bel arran-
gement, la vie ni la vérité ne perdent leurs droits.
Les chiens, lévriers, épagneuls ou bassets sont d'une
justesse de forme très significative ; les arbres même
ont leur caractère propre, et la stylisation des feuil-
lages ne nous empêche nullement de reconnaître les
chênes et les autres essences.
Le coloris n'est pas moins remarquable; il est à
base de gris brun, de bleu et de jaune clair. Quel-
ques rouges carminés, de la plus exquise nuance,
donnent les notes chantantes. Chose curieuse : dans
ces décors de verdure, la couleur verte proprement
dite n'apparaît pas. Les parties lumineuses des feuil-
les sont traitées avec des jaunes clairs; les ombres
avec des bleus. Ce divisionnisme, qui précède de si
loin le nôtre, s'appuie sur le plus beau dessin déco-
ratif, et les masses de feuillage sont traitées en
grappes de motifs géométriques comme les plus ex-
quis jeux de fond. On a compté quatre-vingt-deux
couleurs, réparties en vingt-deux gammes de deux à
cinq tons dans les Chasses de Maximilien. Les fils
d'or et d'argent s'y mêlent aux fils de soie.
Ces tapisseries appartenaient, au début du xvn" siè-
cle, aux ducs de Lorraine. Henri de Lorraine les
donna en gage, contre un prêt, à un sieur Girardin,
qui agissait pour le compte de Mazarin lui-même.
Le cardinal mort, Louis XIV se substitua aux héri-
tiers de Mazarin et, quand le duc Henri fut décédé à
son tour, le roi fit verser à ses descendants une
somme de 466.600 livres, qui complétaient à
550.000 livres le prêt primitif. En échange, Louis XIV
gardait les Chasses, une série de douze grotesques et
le diamant du duc de Guise, qui était évalué pour
lui seul 300.000 livres. Les Chasses de Maximilien
furent copiées aux Gobelins pour Colbert, puis plu-
sieurs fois au xviii= siècle, soit partiellement, soit
totalement. — Tristan Leclère.
Dlémer (Louis), compositeur et pianiste fran-
çais, né à Paris le 14 février 1843. — Il est mort
dans la même ville le 21 décembre 1919.
Dès l'âge de trois ans, Diémer, qui manifestait de
remarquables dispositions pour la musique, fut con-
fié à sa tante,
Mme Rameau, ex-
cellent professeur
de piano, et tra-
vailla sous sa di-
rection. Présenté
à Marmontel, il
fut, après une an-
née d'études pré-
paratoires, admis
dans sa classe et
remporta bril-
lamment, deux
ans plus tard, un
premier prix de
piano. Titulaire,
les années sui-
vantes, de trois
premiers prix
d'orgue, d'har-
monie et d'ac-
compagnement, de contrepoint et de fugue, dans les
classes de Benoît, de Bazin et d'A. Thomas, Diémer,
dont les ressources étaient modestes, dut renoncer
à préparer le concours de Rome et se consacrer à
la carrière plus fructueuse de virtuose et de profes-
seur. Il succéda à Planté, en qualité de pianiste de la
Société de musique de chambre organisée par Allard
et Franchomme. Il devint un des familiers du salon de
Rossini, où se réunissaient les personnalités les plus
éminentesdel'art, de la littérature et du «monde». Il y
rencontra, notamment, Liszt et Rubinstein. Sous les
auspices de l'éditeur Hengel, il entreprit une tournéede
concerts en province et joua à Bordeaux avec Sara-
sate. Depuis lors, il ne cessa de se faire applaudir,
tant à l'étranger — en Allemagne, en Angleterre, en
Autriche, en Hollande ou en Italie — qu'en France, où
il s'est prodigué dans les grandes sociétés de concerts,
les séances de musique de chambre et les récitals.
Diémer fonda, en 1878, avec Talïanel, la« Société
des instruments à vent », dont les auditions sont de-
meurées mémorables et, en 1895, la « Société des
instruments anciens », avec Delsart, Grillet et Van
Waefeighem. Il s'était attaché, depuisquelquesannées,
à remettre le clavecin en honneur et à répandre,
tant en l'exécutant qu'en en publiant les pièces les
plus caractéristiques, l'admirablerépertoiredes grands
clavecinistes des xvii'' et xviii» siècles.
Appelé en 1887 à succéder, au Conservatoire, à Mar-
montel, Diémer s'est consacré avec le zèle et l'assi-
duité les plus rares à son enseignement et n'a jamais
cessé, même lorsque la maladie qui devait l'emporter
le tenait éloigné de ses élèves, de s'intéresser à leurs
études. Un grand nombre de lauréats, dont la car-
rière a justifié ou dépassé les succès scolaires, ont
Louis Diémer. Phot. Manut'I.
/V" 164 Octobre 1920.
reçu ses leçons : virtuoses comme Risler, Cortot,
Lazare Lévy, Lortat-Jacob, Batalla, Verd, Etiin,
Yves Nat, Kartun, Robert Casadesus ; prix de
Rome comme André Bloch, Marcel Dupré ; pianistes
et chefs d'orchestre, comme Groviez et Armand Ferté.
En 1902, il a fondé un prix triennal de 4.000 francs
qui porte son nom et qui est décerné, à la suite d'une
série d'épreuves, les unes imposées, les autres libres,
accessibles seulement aux titulaires d'un premier prix
de piano, au cours des dix années précédentes.
Diémer est l'auteur de nombreuses publications :
œuvres originales, arrangements, réductions, etc.
Parmi ses compositions les plus connues, on peut ci-
ter des mélodies comme les Ailes; l'Alouette; Inquié-
tude; un trio pour voix de femme, les Sorcières ;
un trio et des concertos pour piano, deux concertstUcks,
l'un pour piano et orchestre, l'autre pour violon et
orchestre, qui a été exécuté aux concerts Colonne et
aux concerts Lamoureux par Jules Bouchent. Ses
remarquables transcriptions des maîtres classiques
et, en particulier, des clavecinistes comme Couperin,
Rameau, Daquin, Dandrieu, figurent au répertoire de
tous les pianistes. Le Coucou de Daquin a été un de
ses triomphes.
Nommé chevalier de la Légion d'honneur en 1889,
Diémer a été promu officier en 1913.
Le virtuose a été exalté presque exclusivement en
Diémer au détriment d'une personnalité musicale
dont sa biographie suffirait à attester la valeur.
Sa sensibilité a gardé l'empreinte de cette culture
classique, où l'émotion et la raison s'équilibrent et
dont le goût avait guidé sa jeunesse. Il y avait tout
autre chose que de la froideur dans cette lucidité :
cette perfection constante, cette infaillibilité de la
technique et du style, cette domination de soi qui
composent, somme toute, la maîtrise. On a reproché
à Diémer, au nom du lyrisme et de son beau désor-
dre, de n'avoir « jamais fait une fausse note ». Est-
ce donc manquer absolument d'humanité que d'être
pur de toute défaillance ? Franck, assurément, ne l'a
pas pensé, qui lui a dédié les immortelles Variations
symphoniques . Diémer reste, d'ailleurs, l'interprète
incomparable de la musique ancienne et des néo-
classiques, comme Saint-Saëns, dont il était le parte-
naire attitré. C'était un régal que de les écouter
jouera deux pianos le Scherzo des chauves-souris ou
les Variations sur un thème de Beethoven, dans la
brillante intimité de ces réceptions où Diémer, comme
jadis Rossini, aimait à réunir une élite et où les plus
célèbres artistes de ce temps se sont fait entendre.
La vie de Diémer a réfléchi la clarté et la probité
de son art. La musique française a perdu en lui un
de ses plus valeureux missionnaires ; ses amis, ses
élèves n'ont jamais fait en vain appel à son dévoue-
ment. Ceci confirme cela. Car c'est, sans doute, un
des signes de supériorité et de force les plus certains
que de pouvoir impunément persévérer dans la
bonté. — Paul LocARU.
ElSSad-paclia., général et homme d'Etat alba-
nais, né à Tirana (Turquie d'Europe) en 1856, mort
à Paris le 13 juin 1920. Appartenant à l'une des plus
célèbres familles de la noblesse albanaise, celle des
Essad-pacha. ,Phot. X. Y.)
Toptanis, qui gouverna l'Albanie au xv« siècle, et
revendiquant parmi ses ancêtres Scanderbeg, Essad
passa une partie de sa jeunesse à l'étranger. Après
de longs séjours en France et en Italie, il revint se
fixer dans son pays natal où, à Tirana, capitale de
I
I
N' 164. Octobre 1920.
son fief, il menait une vie de seigneur féodal. Mais
la puissance de la famille des Toptanis inquiétait le
sultan Abd-ul-Hamid, qui fit assassiner le frère d'Es-
sad, Gani.
Essad devint alors le mortel ennemi du sultan
Rouge. Il accepta, cependant, de celui-ci le poste de
brigadier général à Janina. Là, il est en butte, de la
part du gouverneur, à maintes difficultés, causées en
grande partie par ses exactions. Il est déplacé en 1908
et va prendre le commandement de la gendarmerie
de Scutari.
Cependant, il est au courant des plans des Jeunes-
Turcs, dont il est l'un des tenants les plus fidèles.
Mais, prudemment, il va faire une cure en Europe et
ne revient en Turquie que lorsque les Jeunes-Turcs
ont triomphé.
Le comité « Union et Progrès » poursuivant sa poli-
tique d'unification du territoire et voulant « turqui-
fier » toutes les nationalités de l'empire, cette poli-
tique soulève en Albanie une vio-
lente opposition. Brouillé avec ses
anciensamis, retiréàTirana, Essad
devient le leader des Albanais. II
est le chef de la résistance natio-
nale contre les Jeunes-Turcs et
intrigue avec l'Angleterre pour
amener celle-ci à étendre son pro-
tectorat sur l'Albanie.
La guerre balkanique éclate et,
voyant l'indépendance albanaise
menacée par les ambitions serbe,
bulgare et grecque, Essad-pacha
se rapproche de la Turquie. II
rejoint, avec une troupe de réser-
vistes albanais, Hussein Riza,
commandant de la place de Scu-
tari (novembre 1912) et contribue
avec courage et habileté à la dé-
fense de la place.
Hussein Riza ayant été assas-
siné en des circonstances restées
mystérieuses (31 janvier 1913),
Essad-pacha assume sa charge et
résiste dans la citadelle de Scutari,
que, cependant, la famine l'oblige
à rendre (23 avril 1913). Le prince
Danilo, son vainqueur, le félicite
de sa belle résistance.
Au bout d'un an d'intrigues di-
plomatiques, au cours desquelles
Essad espère être choisi comme
souverain du nouvel Etat créé
par le traité de Londres, et sem-
ble pratiquer une politique austro-
phile, le prince de Wied est nommé
mbret d'Albanie (7 mars 1914), et
Essad-pacha accepte dans le cabi-
net qu'il constitue les portefeuilles
de la guerre et de l'intérieur. Re-
connaissance feinte, sans doute,
puisque Essad continue d'être le
chef des nationalistes albanais.
Connaissant ses liens avec les re-
belles, le souverain le chasse de
Durazzo, après avoir fait bom-
barder son palais (20 mai 1914).
Mais la guerre européenne fait
écrouler le trône chancelant du
mbret. Guillaume de Wied en
fuite, le chef albanais retourne à
Durazzo, où il rentre à la tête
de 10.000 hommes et se fait nom-
mer par le Sénat président du
gouvernement provisoire (5 oc-
tobre 1914). Dès lors, il est décidé
à placer son pays aux côtés de
l'Entente et, malgré les avances
de l'Autriche et de la Bulga-
rie, déclare la guerre aux puis-
sances centrales (novembre 1914).
Comme il l'a expliqué lui-même, cette révolution
devait entraîner de graves difficultés intérieures, le
soulèvement d'une partie de la population albanaise,
particulièrement des musulmans, qui avaient entendu
l'appel à la Guerre sainte, lancé de Constantinople.
Essad-pacha réprima la révolte et donna aux Alliés
une marque positive de sa loyauté en facilitant à
l'armée serbe en retraite le passage par l'Albanie et
l'embarquement pour Corfou (1915). Dans son ouvrage
les Aspirations de la Serbie, M. Vesnitch témoigne de
l'aide précieuse apportée aux Alliés par Essad-pacha.
Cependant, l'Autriche et la Bulgarie envahissaient
l'Albanie. Avec l'aide d'officiers français, Essad em-
barqua son armée pour Corfou et se rendit à Rome,
puisa Paris. C'est de là qu'en août 1916,1e gouverne-
ment français lui ayant demandé sa collaboration
pour l'armée d'Orient, il partit pour Salonique, où il
organisa une petite armée. Bien qu'on lui reprochât
de paraître plus souvent autour des tables de jeu de
Salonique que sur les champs de bataille, ses soldats
rendirent à l'armée d'Orient quelques services. Les
soldats albanais tinrent un front de 20 kilomètres et
prirent part brillamment à l'offensive de Starova
(novembre 1917). L'aide d'Essad parut assez impor-
LAROUSSE MENSUEL
tante au gouvernement français pour qu'on la recon-
nût par la plaque de grand officier de la Légion
d'honneur.
Essad-pacha continuait, d'ailleurs, de se heurter à
des difficultés intérieures et extérieures. Les nationa-
listes albanais groupés à Genève refusaient de le re-
connaître et menaient contre lui une violente cam-
pagne dans un journal fondé tout exprès, l'Albanie.
D'autre part, il était en butte à la défiance du gou-
vernement italien qui fit échec à ses projets d'offen-
sive sur Bérat et El-Bassan, dont le résultat eût été
de soulever toute l'Albanie contre les Autrichiens.
L'Italie, à qui un accord secret avait assuré le con-
trôle de la politique extérieure de l'Albanie et qui
trouvait un adversaire dans Essad, l'avait vu avec
déplaisir rentrer dans son pays. Elle le lui fit for-
mellement interdire, dès la conclusion de l'armistice
avec la Bulgarie. Dès lors, Essad vécut à Paris, en
attendant que la Conférence de la paix eût réglé le
I-IWPKRATRICK EUGÉNIE, tablfiaii (le Wintei'halter. i Musée de Versailles.
sort de l'Albanie. Il exposa des vues devant cette
Conférence en décembre igi8, mais sans obtenir de
résultats. Depuis, il élabora de nombreux mémoires,
destinés à éclairer l'opinion publique sur son rôle.
Le dernier porte la date du 13 juin 1920. Le jour
même où il le faisait remettre à un grand journal de
Paris et comme il sortait de l'hôtel Continental, il
tombait assassiné, à coups de revolver, par un étu-
diant albanais, Averic Rustem, représentant, sans
doute, du parti qui l'avait toujours âprement com-
battu. — Léon Abknsour.
Sugénie-Marle de Montijo de Q-uz-
man, comtesse de Teba, impératrice des Fran-
çais, née à Grenade (Andalousie) le 5 mai 1826.
— Elle est morte à Séville le 11 juillet 1920.
Eugénie de Montijo appartenait par son père à
une grande et illustre famille espagnole, qui comp-
tait parmi ses gloiresGonzalve de Cordoue. Cadet de
famille , son père, don Cipriano de Porto-Carrero, comte
de Teba, servit dans les armées impériales et y gagna
des blessures et la réputation d'un bon officier. Lors
de la prise de Paris par les Alliés, en mars 1814, c'est
lui qui commanda le bataillon des élèves de l'Ecole
261
polytechnique, dont la résistance jeta un dernier
rayon de gloire sur sa capitulation. Sénateur du
royaume d'Espagne, il devait prendre, à la mort de
son frère aîné (1834), le titre de comte de Montijo.
En 1817, Cipriano de Porto-Carrero épousa Manuela
de Kirkpatrick, Irlandaise par son père, négociant
établi à Malaga, mais revendiquant une haute nais-
sance (il disait descendre du roi d'Ecosse Robert Bruce)
et, par sa mère, espagnole, mais apparentée à plu-
sieurs familles de la noblesse française, particuliè-
rement celle des de Lesseps.
L'enfance d'Eugénie de Montijo, leur seconde fille,
fut bercée aux souvenirs de la légende napoléonienne.
M"" de Montijo tenait, à Grenade et à Madrid,
un salon brillant, animé par sa vivacité, son intelli-
gence, son esprit hardi, et Stendhal, familier de ce
salon, où il avait été amené par son ami et disciple
.Mérimée, ami dévoué de la comtesse, causait longue-
ment avec les deux petites filles, Pacca et Eugénie,
évoquant pour elles les souvenirs
des batailles de l'Empire. Dans
sa vieillesse, l'impératrice mon-
trait encore une estampe : la ba-
taille d'Austerliz, qu'elle tenait de
Monsieur Beyle.
A partir de 1839, date où leur
père mourut, Eugénie de Montijo
et sa sœur menèrent une existence
errante, la comtesse de Montijo
aimant fort à se déplacer et à cher-
cher, de Grenade à Madrid et de
Madrid à Paris, une diversion à
son besoin d'activité et à son goût
de l'aventure. Eugénie fit en par-
tie son éducation au couvent du
Sacré-Coeur, à Paris ; mais son
séjour fut coupé de fréquentes
absences. Et, soit à Paris, soit en
lispagnc, elle retrouvait toujours
auprès d'elle les deux écrivains
français dont la pensée berça toute
son enfance et toute son adoles-
cence : Stendhal et Mérimée. Ce
dernier, surtout, fut vraiment son
éducateur. Il s'était pris, pour Eu-
génie et Pacca, particulièrement
pour celle-là, d'une affection pres-
que passionnée, faite d'amitié dé-
vouée pour M""» de Montijo, de
l'intérêt du maître pour son élève
(car il fut, mieux que les dames
du Sacré-Cœur, son vrai maître de
français et de littérature) et de
curiosité psychologique pour
l'éveil d'un esprit hardi, d'une
âme ambitieuse, enveloppée d'un
corps où, chez l'enfant, se devinait
déjà la radieuse beauté de la
femme.
Dès son enfance, d'ailleurs, dit-
on plus tard, la petite Eugénie
était marquée pour de hautesdesti-
nées;elleavait treize ans lorsqu'une
vieille gitana lui fit la prédiction
des sorcières à Macbeth : i Tu
seras reine, s Dix ans plus tard, à
Cognac, le galant abbé Boudinet
apercevait dans sa main une
couronne impériale. Mais on rap-
pelait aussi qu'Eugénie était ve-
nue au monde un soir de terrible
bataille des éléments, pendant un
tremblement de terre qui avait
désolé Grenade : présage d'une
vie extraordinaire et où il aurait
fallu voir, si l'on eût su interpréter
jusqu'au bout les signes du des-
tin, l'augure de catastrophes...
En 1850, M"»" de Montijo venait
se fixer à Paris et, de nouveau,
son salon était très fréquenté. Elle-même et sa
fille étaient reçues dans les salons du Faubourg-
Saint-Germain, où « les faits et gestes du prince-
président étaient le sujet fréquent des conversa-
tions >. Il était défavorablement jugé, et elle devait
faire chorus. Mais, bien qu'elle fît montre, en ses dis-
cours, d'attachement aux idées légitimistes, ses édu-
cateurs, Mérimée et Stendhal, avaient entretenu trop
souvent son oreille enfantine des hauts faits du
premier Bonaparte pour qu'elle restât indifférente
aux entreprises et aux succès de l'héritier du nom.
Fréquemment, d'ailleurs, elle apercevait celui qui
était déjà le maître de la France et se préparait à
consacrer sa victoire, et celui-ci, de son côté, n'avait
pas été sans remarquer la jeune fille, qui lui appa-
raissait également belle dans la hardiesse des atti-
tudes de l'amazone et dans l'éclat des bals. Ce fut
lors d'une revue passée au camp de Satory et qu'Eu-
génie de Montijo suivait à cheval que le prince
l'aperçut pour la première fois. Bientôt, il la revoit
dans le salon de sa cousine, la princesse Matbilde, se
fait présenter à elle et lui fait une cour assidue,
« visant alors, en elle, non une épouse, mais une fa-
vorite >. C'est alors, pendant près d'un an, une sorte
202
de duel amoureux entre la jeune fille et le prince ,
duel où l'habileté delà jeune fille, non moins que son
tempérament chevaleresque, doivent finir par lui
assurer l'avantage. A la veille du coup d'Etat qu'il
médite, Louis-Napoléon dit à M"" de Montijo : « Dans
quelques jours, je ne serai peut-être qu'un proscrit.
Dans ce cas, venez à Madrid, et je serai à vous. » Et,
du pays natal où elle était revenue pour quelque
temps, elle avait, en pleine bataille de décembre,
écrit d'enthousiasme au prince-président une lettre
mettant, en cas d'échec, « tout ce qu'elle possédait à
sa disposition ». Dès ce moment, sans doute, son sort
était fixé et, lorsque, quelques mois plus tard, ren-
trée à Paris, au prince qui, de nouveau assidu auprès
d'elle, l'apercevant à une fenêtre des Tuileries dans un
salon voisin de la chapelle, lui demandait : « Comment
arriver jusqu'à vous? » elle répondait : «Sire, parla
chapelle ! » Sa cause était virtuellement gagnée.
Les circonstances, d'ailleurs, ne furent pas sans
contribuer puissamment et presque autant que la pas-
sion de plus en plus ardente qu'il éprouvait pour
M'" de Montijo à amener l'empereur à trouver une
femme là où il cherchait une favorite. Les tentatives
que, dès après le coup d'Etat, il avait faites pour nouer
une union princière avaient été malheureuses. Les
monarques de la vieille Europe voyaient dans le
trône des Tuileries le « sapin » plus que le « velours »
et ne voulaient pas se compromettre par une alliance
avec un régime qu'ils jugeaient éphémère. Rebuté
par les Wasa comme
par les Leuchtenberg,
Napoléon III, que,
d'autre part, ses parti-
sans pressaient de se
marier pour assurer la
continuité de la dy-
nastie , se décida à
abandonner toute vi-
sée de mariage politi-
que, pour laisser, com-
me il en avait grande
envie, parlerson cœur.
Invitée à toutes les
fêtes, à toutes les ré-
ceptions de la cour
nouvelle, prenant le
pas sur les femmes de
ministres, M"'de Mon-
tijo soulevait à Paris
des haines et des ja-
lousies sans nombre.
Elle s'en rendait
compte et, lasse de sa
situation fausse, elle
s'en expliqua, un soir,
à l'empereur. « l'aut-il
partir? » luidemande-
t-elle. « Restez ! » et,
le 31 décembre 1852,
l'empereur posa, par
jeu, sur la tête de celle
à qui il venait de se
fiancer, le diadème im-
périal. Le i'' janvier
1853, la demande offi-
cielle était adressée
à M"'^ de Montijo et, le 22, l'empereur avertis-
sait de sa décision le Sénat et le Corps législatif.
Rappelant aux élus de la nation que « depuis soixante-
dix ans les princesses étrangères n'ont semblé mon-
ter sur le trône que pour voir leur race dispersée ou
proscrite par la guerre ou la révolution. . ., qu'une seule
femme a semblé porter bonheur et vivre pluslongtemps
que les autres dans le souvenir du peuple et que
cette femme, épouse modeste et bonne du glorieux
général Bonaparte, n'était pas de sang royal », reven-
diquant en face de la vielle Europe « la fonction so-
ciale de parvenu », il promet que sa fiancée, gracieuse
et brave et, du reste, française de cœur, fera revivre
les vertus de l'impératrice Joséphine ». Huit jours
après (29 janvier), est célébré aux Tuileries le ma-
riage civil et, le lendemain (30 janvier), dans la ca-
thédrale Notre-Dame, couronnée d'aigles, tendue de
velours éclatants et de bannières glorieuses, Eugénie
de Montijo, portant le diadème de saphirs et de dia-
mants qu'avaient porté avant elle Joséphine et Marie-
Louise, assiste au couronnement de son rêve. Le ma-
riage religieux la consacre, parmi les acclamations
enthousiates du peuple, impératrice des Français.
A ce moment, elle est dans le plein éclat d'une
beauté qui fut l'une des plus rayonnantes qu'ait con-
nues et encensées la capitale. « D'une taille un peu
au-dessus de la moyenne, elle avait l'élégance fière
que donne l'habitude des sports ; le profil avait la
finesse de certaines médailles antiques , les cheveux
étaient de ce blond doré, très chaud, cher aux
peintres vénitiens...; le front haut, resserré un peu
aux tempes, les yeux d'un bleu profond... La bouche,
petite et d'un dessin sinueux, avait le sourire facile
et laissait voir volontiers des dents d'une blancheur
éblouissante. Le menton était délicieusement modelé,
la peau d'une grande finesse et d'une blancheur
nacrée. La délicate flexion de son cou avait fait, dès
son enfance, l'admiration de Mérimée. Quant aux
LAROUSSE MENSUEL
épaules, qu'une mode hardie permettait alors de
décolleter libéralement, c'était la perfection même. »
(Jacques Debussy, l'Impératrice Eugénie.) Aucun
doute, donc, sur la vraiment impériale beauté de la
nouvelle souveraine, qui fut longtemps regardée
comme la plus jolie femme de son temps et, avant
son accession au trône comme au cours de son règne,
inspira à ceux qui l'approchèrent les plus vives pas-
sions. Les portraits, d'ailleurs, demeurent — telle cette
splendide toile de Winterhalter, où l'impératrice
semble une reine de légende — qui nous prouvent
que la flatterie ne fut pour rien dans les éloges quasi
unanimes qu'on lui décerna.
Combien il est plus difficile de tracer un portrait
intellectuel et moral, alors que non seulement les
témoignages des contemporains — bien souvent dé-
formés par une excessive admiration ou une injuste
haine — et les faits eux-mêmes semblent nous don-
ner des indications si contradictoires! Et, en effet,
nous apercevons bien des contradictions dans le
caractère de l'impératrice, et il faut tenir compte,
d'ailleurs, de l'évolution qui, de la jeunesse à l'âge
milr et sous l'influence de dix-huit années de règne,
se produisit.
La jeune fille qui, le 29 janvier 1853, ceint le dia-
dème impérial, est gaie, vive et spontanée encore
comme l'enfant qui charma Mérimée. Passionnée
pour la toilette, amoureuse du luxe, elle ne verra
d'abord dans la majesté souveraine qu'un moyen de
liC Palais des Tuileries, k Paris, sous le second Empire. — En 1559, après la mort Iraj^ique de Henri II à l'hAtel des Tournelles, Catherine
de Mèdieis obtint que cette dernière demeure lût d.'molie. Elle ehoisit, comme emplacement du palais qu'elle rêvait de se l'aire cmslruire, un
terrain s'ètendant à l'ouest du Louvre, occupe en partie par une ancienne luilrrie. Le palais eommenija de se construire en ISfii, sur les plans de
Philibert Delorme, qui en dirifçea les travaux jusqu a sa mort (1570i. Jean Bullant lui succéda et acheva l'édillce qui. dès lors, avait re>;u le nom
de Tuilerie^i. Henri IV entreprit de relier les Tuileries au Louvre par la grande galerie dite " du bord de leau ■.. mais ce furent ses successeurs qui
achevèrent cette œuvre. L'iiistoire des Tuileries, délaissées par Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, se mêle aux jours sombres de la Révolution.
Au cours du xix* siècle, le palais fut le siège normal de la souveraineté sou» Napolé.in 1er, Louis XVIII, Charles X, Louis-l'hilippe et
Napoléon III. Le 24 mai 1871, il fut livré aux tlammes par les troupes de la Commune.
satisfaire des caprices parfois enfantins et de briller
au milieu de toutes les autres femmes. La politique
lui est indifférente. A la fin du règne, son esprit est
mûri ; elle s'intéresse aux problèmes politiques, dont
la solution heureuse lui apparaît nécessaire à l'affer-
missement de son pouvoir. Car, alors, la frivolité char-
mante du début cède le pas à l'ambition personnelle
et dynastique ; et son caractère est devenu plus auto-
ritaire, le sentiment de sa souveraineté plus profond.
Cependant, plusieurs traits demeurent : l'impératrice,
tout en aimant parfois à jouer avec le feu, demeura
profondément honnête et passa sans se brûler à tra-
vers les plus ardents hommages. Sur la conduite con-
jugale de l'impératrice, on n'a pu avancer que des
calomnies, sans preuves. Elle fut très bonne et mani-
festa de la manière la plus active cette bonté. Elle se
fit de son rôle de souveraine une très haute idée.
Longtemps elle ne voulut être que celle qui va por-
ter la bonne parole aux malheureux et n'hésita pas,
à maintes reprises, à exposer sa vie en visitant des
malades atteints d'affections contagieuses. Elle fut
très ambitieuse, mais son ambition revêtit diverses
formes et, après s'être amusée franchement du pou-
voir presque absolu qu'elle exerça, elle prit au sérieux
son rôle et voulut être vraiment chef d'Etat. Il ne
semble pas, malgré les éloges que lui donnèrent
quelques hommes politiques, qu'elle fût vraiment
préparée à ce rôle. Malgré des éducateurs comme
Mérimée, son éducation avait été assez peu poussée ;
si elle s'entoura d'hommes de lettres, elle ne fut
jamais sur le trône une mécène. Elle s'initia par pra-
tique, par routine, à la marche des affaires, mais
n'eut jamais l'intelligence vaste, la compréhension
du sentiment populaire et la précision qui font
l'homme d'Etat.
Le mariage d'amour de l'empereur ne fut pas sans
soulever quelques intrigues. Il en fut ainsi et dans
la société légitimiste et dans le monde officiel, où
«• 164. Octobre 1920.
M.'" de Montijo avait été d'abord assez froidement
accueillie, et dans l'entourage même de l'empereur :
« Quand on fonde une dynastie, avait dit à Napo-
léon III Drouyn de Lhuys, on épouse Marie-Louise
et non Joséphine. » La princesse Mathilde, qui re-
grettait de n'avoir pas pris jadis la main de son cou-
sin, alors offerte, le prince Napoléon ne dissimulèrent
jamais leur hostilité à l'impératrice. Plus tard, la
princesse Clotilde la partagea.
Mais la grâce de la souveraine lui conquit vite la
sympathie du peuple français. Le don d'un collier de
perles pour la construction d'un asile, la grâce de
3.000 victimes du 2-Décembre la rendirent populaire
à Paris. En province, l'impression est la même. En
septembre 1853, l'empereur et l'impératrice font un
voyage triomphal dans le Nord ; Amiens, Lille, Valen-
ciennes, Boulogne, Calais, Dunkerque les acclament.
L'impératrice sut, d'ailleurs, à merveille s'acquitter
de ses fonctions souveraines. Il entrait dans le plan de
l'empereur, dès son avènement, de s'assurer de la sta-
bilité de son pouvoir en partie par les mêmes moyens
qu'avait employés son oncle, c'est-à-dire en envi-
ronnant son trône d'une cour dont la splendeur de-
vait rappeler celle des rois. Le faste de cette cour,
la magnificence des réceptions impériales étaient
donc des éléments essentiels du régime, et n'était-ce
pas le ministère même de l'impératrice que de faire,
en effet, des Tuileries le centre de la vie mondaine et,
par là, (le rallier à l'empire la noblesse légitimiste, qui
boudait encore dans
le noble faubourg. Elle
y réussit, en effet. Au-
tour d'elle se groupa,
lorsque sa « maison »
fut constituée, un cer-
cle de femmes, dont
quelques-unes passè-
rent justement pour
les plus jolies de la
capitale. La princesse
d'Èssling, grande mai-
tresse du palais, à qui
incomba l'organisa-
tion de la maison de
l'impératrice suivant
les règles de l'éti-
quette, était, malgré
sa petite taille, très
imposante et bien à sa
place dans ses nou-
velles fonctions.
La baronne de Ma-
laret. M"" de Latour-
Maubourg, dont l'ori-
ginalité consistait à
adorer son mari, « la
comtesse de La Poêze,
d'esprit vif, apportant
de l'animation dans
cet entourage féminin,
la comtesse de Saul-
cy, sévère et mysté-
rieuse », M™" Caiette,
femme de lettres, qui
laissa sur les Tuileries
d'intéressants souve-
nirs, complètent ce gracieux entourage. Mais la phy-
sionomie la plus originale de la cour de l'impéra-
trice fut la princesse de Metternich-Sandor, qui,
qualifiée par M"" Carette de « jolie laide », fut,
malgré le peu de régularité de ses traits, le charme
même et, par son élégance, sa frivolité, son goût de
luxe effréné, son esprit, sembla la personnification de
cette cour, qu'on se représente volontiers — un peu
injustement, d'ailleurs — comme entraînée, pendant
dix-sept ans, au son de la musique d'Offenbach, en
une endiablée bacchanale.
L'impératrice voulut, en effet, qu'on s'amusât aux
Tuileries, et des fêtes somptueuses se déroulaient, où
l'impératrice, coiffée du diadème, parée des plus mer-
veilleux joyaux de la couronne, environnée de l'éclat
des uniformes, rouges, violets, chamarrés d'or, des
officiers du palais comme d'un cadre destiné à faire
ressortir sa beauté, présidait aux évolutions des dan-
seurs ; plus fréquemment, des réceptions intimes, où
l'on danse, au son d'un orgue de Barbarie, réunissent
dans les appartements privés les familiers du palais.
L'impératrice s'amuse à voir s'escrimer à la contre-
danse des généraux podagres ou de graves magis-
trats. Au cours des dîners officiels et pendant ces
réceptions du lundi, où, suivant les circonstances et
les personnes, elle se montre d'une hauteur déconcer-
tante ou d'une bonne grâce qui confine à la fami-
liarité, elle s'initie peu à peu aux difficultés de la
politique étrangère en écoutant des hommes comme
Hiibner, ambassadeur d'Autriche, et, plus tard, Nigra,
qui fut l'un de ses soupirants.
Mais c'est surtout dans ses villégiatures : à Com-
piègne, à Fontainebleau, à Saint-Cloud, que l'impéia-
trice se laisse aller à la spontanéité de sa nature.
Très sportive, ce qui est très rare à l'époque, et ama-
zone consommée, elle organise de grandes promena-
des à pied où à cheval, forçant la cour à gravir par-
fois sous l'orage les montagnes en miniature de la
«• 164. Octobre 1920-
LAROUSSE MENSUEL
263
L'impéi-atrice Eu^nie, entourée de net dames d'honneur, dans un iardin. (Tableau de Winterhalter ri85!îl.) Toile charmante, que I-1 gravure a rendue populaire et au sujet de laquelle Théophile (iautier a
dit : « L'impératrice, au milieu d'un paysnge épanoui et fleuri, forme le cimée d'un bracelet de femme, "posé sur un gazon de velours comme sur un écrin ; elle occupe le centre de la composition et préside
avec une majesté afïable et pleini- de grâce le cercle groupé à ses pieds en des attitudes irun abandon respectuf'ui. • Et il ajoute ; ■■ C'eût été un sujet admirable pour un coloriste que cette guirlande de
jeunes femmes assises ou penchées, dans leurs riches toilettes, parmi l'herbe et les (leurs ; mais, peut-être, un peu trop préoccupé de l'élégance, l'artiste n'a pas tiré tout le parti possible de ces étoflei aux
nuances fraicbes et claires, de ces chairs satinées, de ces chevelures brunes ou blondes ; il n'a pas donné assez de souplesse aux plis, assez de solidité aux tons ; il a fait abus du luisant et de la transparence. -
forêt de Fontainebleau, voguant en gondole sur les
étangs, présidant aux grandes chasses. Le soir, on joue
des charades, des pièces dont Halévy, Mérimée, La-
biche fournissent le répertoire ; des charades et assez
souvent des revues, où les personnages de la cour in-
terprètent les principaux rôles et qui, avec une ironie
légère, daubent les manies de l'empereur, qui, comme
le personnage de la Grammaire, voit du romain par-
tout, ou celles de l'impératrice, toujours disposée à
changer la décoration d'un salon ou les disptisitions
d'un appartement.
Mérimée, que la reconnaissance de son ancienne
élève a fait pourvoir d'un siège sénatorial et qui,
malgré toute son affection pourl'impératrice, répugne
parfois à être « bouffon de Sa Majesté », est l'amuseur
attitré de la cour en villégiature. A Compiègne, on
compte sur son esprit pour divertir la cour et, par-
fois, il s'amuse tout simplement à faire, dans des
dictées imprévues, trébucher les plus augustes per-
sonnages sur les difficultés de l'orthographe.
L'impératrice, reine des parties de campagne et
des bals, avait, dans la capitale, d'autres soucis. Elle
se considère comme chargée du ministère de la cha-
rité et remplit son rôle avec intelligence et avec amour.
Le grand mouvement philanthropique dont l'em-
pereur fut l'initiateur trouva en elle une auxiliaire
toute dévouée. KUe fonde l'orphelinat Eugène-Na-
poléon, un asile à Vincennes pour les convalescents,
une société dite du Prince impérial, destinée à prêter
de l'argent aux petits fabricants pour l'achat d'outils
et de matières premières, une caisse pour les invali-
des, des journaux économiques, La protection de
l'enfance l'intéresse tout particulièrement. Un décret
de 1862 place les crèches et les salles d'asile sous la
protection de l'impératrice. Elle obtient, après de
nombreuses discussions avec les ministrescompétents,
k qui son projet apparaît d'abord. utopique, la trans-
formation des prisons d'enfants en pénitenciers agri-
coles. Ce n'est donc pas seulement la spontanéité
d'un bon cœur qui se révèle, mais une intelligence
avertie des questions sociales, • A seize ans, dira plus
tard l'impératrice à Emile OUivier, j'étais louriériste ».
L'impératrice, d'ailleurs, ne se contente pas d'exercer
<le haut sou ministère de ia charité; elle va visiter
elle-même les pauvres, les malades, les prisonniers,
consacrant à ces occupations la plus grande partie
de ses journées. Elle ne recule ni devant les mala-
dies contagieuses — elle va visiter les cholériques —
ni devant la folie et, à l'asile des fous de Charenton,
elle s'intéresse à un interné, en qui elle découvre un
grand savant...; désillusion, lorsqu'elle va lui an-
noncer la bonne nouvelle de sa libération, il lui fait
cette confidence singulière : « On a placé malignement
le Panthéon sur le bout de son nez..» Dans les pri-
sons, elle opère, dit M"" Carette, dont le récit des
actes de l'impératrice a trop souvent l'air d'un évan-
gile, des conversions miraculeuses. Si le second Em-
pire fut, de la part des pouvoirs publics, une ère de
philanthropie dont l'empereur fut l'inspirateur, l'im-
pératrice eut, dans l'application et le développement
des idées impériales, la meilleure part. Et ce rôle peu
bruyant pouvait su tire à lui assurer gloire et popu-
larité, si elle n'en eût ambitionné un autre.
Quelques grands événements marquèrent la vie
de l'impératrice, qui, pendant la première partie du
règne, s'écoula uniformément heureuse. En avril 1855,
c'est la visite de l'empereur et de l'impératrice à la
reine Victoria. Acclamés à Londres, reçus dans l'an-
tique palais de Windsor, charmant leurs hôtes, l'em-
pereur et l'impératrice firent un voyage triomphal,
et l'amitié que forma la reine d'Angleterre avec
l'impératrice consacra l'entrée de celle-ci dans la fa-
mille souveraine. Puis ce fut l'ouverture de l'Exposi-
tion et l'arrivée à Paris de la reine d'Angleterre.
Enfin, le 16 mai 1856, après plusieurs espérances
vaines, la venue au monde du prince impérial, évé-
nement après lequel l'empereur et l'impératrice furent
tentés, sans doute, de s'écrier, comme Napoléon I" :
« L'avenir est à moi ! » Bonne mère, sans, d'ailleurs, la
faiblesse de l'empereur, l'impératrice s'occupa acti-
vement de l'éducation du petit prince et, peut-être,
est-ce à cette date qu'il faut faire remonter ses am-
bitions politiques. En 1857, tournée en Bretagne,
nouvelle entrevue avec la reine d'Ansîleterre à l'île
de Wight et voyage à Stuttgart, où l'on rencontre
les souverains russes.
L'année 1858 amène l'attentat d'Orsini, où l'impéra-
trice surprend la cour et la ville par son sang-froid.
Elle est, d'ailleurs, l'une de celles qui se laissent tou-
cher par la lettre d'Orsini à l'empereur et lui demande
de s'intéresser à la famille de l'assassin. Un mois
plus tard, l'empereur, voulant assurer l'avenir, pro-
mulgue un sénatus-consulte qui attribue la régence à
l'impératrice, à côté de laquelle on institue un conseil
privé de régence. Cette régence, l'impératrice va, dès
l'année suivante (1*' février 1858), avoir l'occasion
de l'exercer. Le 10 mai 1859, l'empereur, qui conduit
ses troupes en Italie, proclame l'impératrice régente.
Si, à l'intérieur, son gouvernement fut facile, elle dut
prendre, néanmoins, une grave responsabilité. Lorsque
les défaites de l'Autriche rendirent la Prusse mena-
çante et qu'on put craindre une attaque sur le Rhin,
le roi Jérôme, président du conseil privé, demanda à
l'impératrice d'autoriser la levée de 300.000 gardes
nationaux. Ne voulant pas faire devant l'Europe l'a-
veu de l'insuffisance de notre armée régulière, elle
refusa, malgré les supplications de son oncle. Mais
elle jugea la situation grave, et elle écrivit à l'empe-
reur, qui signa la paix de Villafranca. L'influence de
l'impératrice est donc (au témoignage d'Emile OUi-
vier et de l'impératrice Elisabeth) l'une des causes
de l'arrêt brusque des hostilités contre l'Autriche,
après la victoire de Soiférino.
La première régence de l'impératrice est donc le
moment où, derrière la reine des fêtes, la mère at-
tentive, la grande dame charitable, la femme poli-
tique apparaît. Dans la politique, à laquelle elle s'est
initiée depuis dix ans, elle voit une compensation
à ces déboires conjugaux, que, malgré l'affection
qu'il conserva toujours pour elle, l'empereur ne lui
ménagea pas et qui, parfois, en une crise de dépit,
la poussèrent à des voyages mondains, comme en 1860
celui d'Ecosse. Faible et « disposé à laisser mettre le
feu à l'Europe pour éviter une scène de ménage »,
l'empereur lui cède et prend l'habitude de ne pren-
dre aucune grande décision sans la consulter. Elle
influe aussi sur la politique extérieure et intérieure.
Dans quelle mesure et quelle fut, dans les fautes ilu
règne, la part de la politique personnelle de l'imp^
ratrice? Celle-ci fut assez grande, mais il semble itti'on
l'ait exagérée. Pour tel historien allemand, c'est l'im-
pératrice qui, poussée par son fanatisme catholique
264
et ne pardonnant pas à la Russie l'écrasement de la
Pologne, aurait empêché la conclusion d'une alliance
franco-russe . Il est de fait que l'impératrice fut, en 1863,
à la tête du parti polonais. Mais presque toute la
France pensait comme elle, et d'abord l'empereur,
qui, cependant, se garda bien de suivre les sentiments
de son entourage et les siens propres.
Il est plus vrai que l'impératrice ait eu une assez
grande part dans l'expédition du Mexique. 0 II est
indéniable, dit un des biographes de l'impératrice,
qu'elle contribua de tout son pouvoir à précipiter
l'accomplissement d'un projet téméraire », où, parla
vertu de ses illusions, elle n'entrevoyait que gloire,
sans péril. Sans doute, comme le pense Frédéric
Loliée, voyait-elle dans l'établissement d'un empire
catholique au Mexique une revanche du génie ibéri-
que. Il est bien exact qu'elle ait contribué à forger
le projet mexicain, exact qu'elle l'ait soutenu de toute
son influence et que, lorsque son confesseur, l'abbé
Bauer, essaya, sur les instances du l'amiral Jurien de
La Gravière, de la convertir à une politique plus sage,
il se soit vu assez brutalement fermer la bouche.
Cependant, Morny et son entourage cosmopolite eu-
rent bien plus de part encore que l'impératrice dans
l'affaire mexicaine.
C'est dans la question de Rome, surtout, que son
influence s'est fait sentir, et de la manière la plus
fâcheuse. Sans doute, dans son désir d'arrêter rapi-
dement la guerre d'Italie, la pensée de sauver les
Etats de l'Eglise entra-t-elle tout autant que le souci
du danger couru par la France sur le Rhin. Et, par
la suite, elle fut l'appui le plus solide du parti ultra-
montain. C'est seulement vers la fin du règne, cepen-
dant, que son avis sur la question romaine semble
avoir été prépondérant. Pendant assez longtemps, en
effet. Napoléon III et ses principaux ministres, tel
Rouher, furent, sans qu'ils aient eu besoin d'être dé-
terminés par l'impératrice, d'avis qu'il fallait mainte-
nir le successeur de saint Pierre souverain temporel.
L'influence de l'impératrice ne s'exerça pas seule-
ment sur les affaires extérieures, mais aussi sur les
affaires intérieures. A partir de 1862, date à laquelle
un grand nombre d'historiens font remonter son
action politique, l'empereur, affaibli, lui laisse sou-
vent, en fait, la direction des affaires. Elle assiste au
conseil des ministres et s'est assez initiée à la poli-
tique pour y tenir honorablement sa place. Pendant
les périodes, assez longues, où Napoléon III est inca-
pable d'exercer effectivement ses prérogatives, c'est
elle le véritable empereur. Elle a, d'ailleurs, en 1865,
l'occasion d'exercer une seconde régence. Partant
pour l'Algérie, Napoléon III, par le sénatus-consulte
du 76 avril 1865, institue l'impératrice régente et
sanctionne, pour l'avenir, cet acte par un testament.
Encore une fois, l'impératrice préside conseil des
ministres et conseil privé. Elle s'astreint à étudier
des questions ardues, telles que l'aliénation des forêts
du Domaine national, pour en discuter savamment
avec les ministres et les membres des commissions.
Elle a acquis alors compétence et autorité.
0 Tous ceux qui l'approchent, dit Buffet, sont
émerveillés de son aptitude à saisir les questions les
plus ardues». Emile Ollivier, avec lequel elle a eu,
le 6 mai 1865, une première entrevue, s'extasie sur
sa merveilleuse faculté de « tout discuter, de tout
comprendre, sur son intelligence prime-sautière, sur
sa parole vive, animée de saillies originales et, par-
fois, d'une chaude éloquence ». (E. Ollivier, l'Empire
libéral.) Faisons la part de l'exagération : flattés de
l'attention que leur portait la souveraine. Buffet et
Ollivier surtout la jugent supérieure, puisqu'elle sait
les comprendre. On ne peut, cependant, récuser leur
témoignage et nier qu'en 1865 l'impératrice n'eût
acquis l'expérience des affaires. Son influence, d'ail-
leurs, n'apparaît pas à tous comme très heureuse et,
dès ce moment, dans l'entourage de l'empereur, se
porte sur cette influence le jugement sévère de
l'histoire. En 1866, Fialin de Persigny demande à
l'empereur de ne plus autoriser la présence de l'im-
pératrice dans les conseils, celle-ci étant nuisible à
l'unité de direction. La lettre tombe justement sous
les yeux de l'impératrice, qui, après une crise con-
jugale, obtient qu'on ne tienne aucun compte des
avis du ministre. Dans les conseils où elle continue
àsiéger,son influence tendait parfois à s'exercer avec
sagesse. Ne faisait-elle pas preuve de sens politique,
lorsque, après la bataille de Mentana, où les troupes
françaises de Rome avaient battu les Garibaldiens,
elle voulait faire supprimer du rapport du général
de Failly, rendu public, la fameuse phrase qui sem-
blait souffleter l'Italie : « Les chassepots ont fait mer-
veille. » On ne l'écouta pas. Et si, comme nous le
montrent les souvenirs d'Emile Ollivier, elle fut
toujours, en politique intérieure, le tenant du parti
autoritaire, si elle essaya de faire obstacle à la nou-
velle constitution libérale préparée par l'empereur en
1867 et qui, d'ailleurs, après l'avoir consultée et l'avoir
fait consulter par Emile Ollivier, suivit sa poli-
tique personnelle, n'avait-elle pas raison de pour-
suivre la réorganisation de l'armée? Et il est curieux
de voir un homme comme Emile Ollivier, dans sa
conversation du 11 janvier 1867 avec l'impératrice,
lui remontrer que la réorganisation de l'armée est
dangereuse et inutile et sa partenaire essayer vai-
LAROUSSE MENSUEL
nement de le convaincre qu'il y a à cette réorgani-
sation une absolue nécessité ? L'histoire ne lui a-t-elle
pas donné raison ? L'Allemagne, d'ailleurs, ne s'y est
pas trompée. Les historiens allemands montrent dans
l'impératrice le champion de la réorganisation de
l'armée, pour en conclure, d'ailleurs, qu'elle a été la
cause déterminante de la guerre, ce qui est une tout
autre question.
Si populaire au début du règne, l'impératrice
voyait, maintenant, la France se détacher d'elle. Après
le drame de Queretaro, on lui attribua toute la res-
ponsabilité des événements, et le chef de la police
secrète, Hyrvoix, déclara à l'empereur que 1' « Espa-
gnole » était aussi impopulaire que jadis 1' a Autri-
chienne».
Cependant, sur la pente où l'empire descendait,
quelques paliers où l'impératrice s'arrêtait, heureuse
et fêtée. En 1867, VExposilion universelle, qui atti-
rait dans la capitale un nouveau parterre de rois. En
1869, l'impératrice, qui au dire de de Lesseps, « fut
l'ange tutélaire et pour le canal de Suez ce qu'Isa-
belle la Catholique avait été pour Christophe Co-
lomb », et qui — effectivement, c'est peut-être là son
plus beau titre de gloire — avait, en effet, contribué
dans une assez large mesure à la protection qu'éten-
dit l'empereur siur de Lesseps, fut chargée par Na-
poléon III d'aller représenter la France aux fêtes de
l'inauguration du canal. Après avoir participé aux
fêtes organisées à Ajaccio pour le centenaire de la
naissance du premier empereur, elle fit, du i" octobre
à la fin de novembre 1869, un voyage en Orient, qui,
pour elle, resta inoubliable. Venise, Constaiitmople
où, représentante de la France, elle voit accourir à
elle tous les notables français et apparaît aux Orien-
tales comme l'incarnation de la femme d'Occident,
qui domine l'homme; Alexandrie, Le Caire, Port-
Saïd, Ismaîlia, puis Le Caire encore et les Pyramides,
telles furent les étapes de cette merveilleuse échappée
pendant laquelle l'impératrice, logée dans un palais
ruisselant d'or, adulée par un souverain magnifique
qui, pour elle, faisait pousser en plein désert des bos-
quets de grenadiers et d'orangers, crut vivre im
conte des Mille et une Nuits. A Port-Saïd, où a lieu la
bénédiction du canal, à Ismaîlia, où elle-même décore
de Lesseps, à Suez, où le premier de tous les vais-
seaux qui doivent unir les deux mers arrive la
frégate impériale, l'Aigle, elle représente la France
avec le prestige traditionnel que le grand pays civi-
lisateur mène en Orient. C'est l'apothéose, tandis
qu'en Espagne et en Prusse se dessinent les événe-
ments qui préparent la chute.
A la fin de l'année 1869, il semblait que l'influence
de l'impératrice sur l'esprit de l'empereur eût di-
minué. Et elle se défendait avec une insistance
significative de faire de la politique (conversation
avec Emile Ollivier). De fait, ce fut malgré son
opposition que l'empereur forma le ministère libéral
du 2 janvier 1870, et les premiers mois de ce ministère
semblaient consacrer le déclin de son pouvoir. Mais
ce pouvoir, elle l'a reconquis lorsque, au début de
juillet 1870, se révèle le guet-apens de la candidature
Hohenzollern. Quelle fut, dans la déclaration de la
guerre, la part de l'impératrice ? Question très con-
troversée et à laquelle le parti pris politique a donné
les réponses les plus [fausses. Quelle qu'ait été la cause
déterminante de la guerre, l'affirmation ne saurait
tenir devant la preuve éclatante donnée par Bis-
marck dans ses Mémoires que c'est lui-même qui a
voulu la guerre et l'a fait éclater au moment qu'il a
jugé favorable. Mais l'aveu de l'impératrice : <c C'est
ma guerre » ? Une lettre de Le Sourd à Benedetti
semble reléguer cette phrase dans la catégorie des
mots historiques qui n'ont jamais été prononcés.
Mais n'eut-elle pas, cependant, sa part de responsa-
bilité et chercha-t-elle à écarter la guerre ? Il est
hors de doute qu'en 1870 l'impératrice était à la tête
du parti réactionnaire, qui, mécontent des réformes
libérales de l'empereur et, d'autre part, jugeant le
prestige de la France compromis depuis Sadowa,
désirait, par une guerre, à la fois relever le prestige
de la France et affermir le pouvoir de l'empereur et
surtout de la dynastie.
n est exact encore que, le 12 juillet 1 870, lorsque l'on
apprit à Paris la renonciation du prince Léopold de
Hohenzollern au irône d'Espagne, l'empereur et le
duc de Gramont étaient disposés à se tenir pour
satisfaits. 0 Mais l'impératrice, champion du parti
qui lui donnait des assurances de victoire », s'écria:
« C'est une honte ! l'empire est tombé en quenouille ! »
et inspira au duc de Gramont (qui se reprocha plus
tard de s'être montré homme galant envers la souve-
raine, plutôt que galant homme envers la France) la
lettre par laquelle il enjoignit à Benedetti d'exiger du
roi de Prusse des garanties. C'est elle qui, au cours
du conseil extraordinaire tenu, le 12 au soir, à Saint-
Cloud, a converti l'empereur. Au témoignage encore
d'un officier d'ordonnance de l'empereur, celui-ci, le
14 juillet, eût engagé plaisamment ses officiers à dé-
faire leur paquetage : « C'est la paix ! » Mais, étant
passé par le cabinet de l'impératrice, il en serait sorti
pâle comme la mort, en murmurant : « C'est la
guerre! »
Ainsi, si Bismarck porte tout le poids de la
déclaration de guerre qu'il a longuement préméditée.
«• 164. Octobre 1920.
l'impératrice n'a rien fait pour l'éviter et, dans son
désù: de guérir la France, « malade, dis.iit-elle, de-
puis Sadowa » et de garantir à son fils un règne
glorieux (nous aurons fait, dit-elle encore, le
malheur de cet enfant si nous n'effaçons pas la honte
de Sadowa), l'a acceptée, elle, d'un cœur léger. La
reprise de la rive gauche du Rhin hantait, d'ailleurs,
de longue date son esprit. Elle avait, du reste, tenu
pour la réorganisation militaire. Mais, à sa responsa-
bilité dans la crise diplomatique des 3-19 juillet 1870,
s'en ajoute une autre, non moins grave : celle de
notre isolement en Europe. Son obstination, celle de
Rouher, son porte-parole, à interdire aux Italiens la
conquête de Rome, fit échouer le projet d'alliance
franco-italo-autrichienne, préparé en 1869 entre Beust
et l'empereur, l'Autriche ne s'engageant qu'avec l'Ita-
lie et celle-ci faisant de l'annexion de Rome une
condition sine qua non.
Un peu facilement héroïque, l'impératrice engagea
l'empereur, qu'elle savait à ce moment mortellement
malade, et le prince impérial à partir avec les troupes.
Le 26 juillet 1870, elle fut investie une troisième fois
de la régence et en prit possession le 28, lors du
départ de l'empereur.
Les premiers jours qu'elle passe à Saint-Cloud
s'écoulent tranquilles; mais, après la joie brève et
factice de Saarbriick, éclatent les coups de tonnerre :
Wisserabourg , Wœrth et Forbach. L'impératrice,
malgré la désaffection qu'elle sent grandir dans la
capitale, rentre à Paris et convoque, le 9 août, le
Corps législatif. Emile Ollivier tenant pour le retour
à Paris de l'empereur et l'impératrice y étant oppo-
sée, elle détermine la crise ministérielle qui abou-
tit à la formation du ministère Palikao. Avec ce-
lui-ci, c'est déjà, comme l'a remarqué justement
Emile Ollivier, l'abdication pure et simple de l'empe-
reur. Le commandement en chef lui est retiré et
passe à Bazaine. Le gouvernement de la régence, au
lieu de rappeler, suivant la sage pensée de l'empe-
reur, l'armée de Mac-Mahon sur Paris , interdit for-
mellement à l'empereur, sous menace d'une révolution
qu'une police mal renseignée lui fait craindre, le
retour dans la capitale, le pousse à cette marche à
la rencontre de Bazaine, qui aboutit au désastre de
Sedan. La nouvelle de la catastrophe la fait d'abord
tomber anéantie. Puis elle se ressaisit et, ne pensant
plus, dit un de ses historiens, qu'à son rôle de ré-
gente, essaye de prendre des mesures de salut natio-
nal. Le devoir du pays est, déclare-t-elle aux chefs
des partis politiques, de se serrer tout entier autour
d'elle. Elle accepte de voir son pouvoir diminué
par l'arrivée au conseil de quelques représentants du
Corps législatif; mais Thiers et Trochu, dont elle
espère l'appui et les conseils, se dérobent. A Buffet,
qui, au nom d'un grand nombre de députés, lui
demande son abdication, elle la refuse (4 septembre),
ne voulant pas déserter son poste d'honneur. Elle
acceptera, cependant, la déchéance, si le Corps législa-
tif la prononce. Elle se croit, d'ailleurs, utile au pays
pour obtenir des conditions de paix moins dures.
Mais, tandis qu'on discute, la foule s'amasse autour
des Tuileries. A l'impératrice, qui veut rester dans
la capitale pour partager ses dangers, son entourage,
particulièrement de Lesseps, Nigra, Mettemich, fait
comprendre qu'il faut fuir. Avec une seule de ses
dames d'honneur, elle sort des Tuileries, gagne,
grâce à son dentiste, le D' Evans, la côte normande,
s'embarque à Deauville pour l'Angleterre. Elle s'éta-
blit non-loin de Londres, à Chislehurst, où viennent
bientôt la rejoindre l'empereur et le prince impérial.
Au cours de la guerre, elle essaye à plusieurs reprises
d'intercéder auprès du roi de Prusse pour l'amener
à se départir de la rigueur de ses conditions de paix,
et elle cherche vainement pour la France l'appui du
tsar et de l'Italie. Elle semble, à ce moment, avoir
renoncé à toute action politique, pour ne pas contre-
carrer le gouvernement de la Défense nationale.
Cependant, Bismarck songea un instant à reconnaître
comme seul pouvoir léqal la régence et à l'affermir
par le moyen des troupes de Bazaine. Mais l'impéra-
trice fut étrangère à cette intrigue et refusa de rece-
voir l'envoyé de Bismarck, Régnier.
La guerre finie et l'empereur de retour, Chisle-
hurst devient un centre d'intrigues. On complote le
retour de l'empereur. La mort de celui-ci (9 jan-
vier 1873) interrompt l'exécution du plan minutieu-
sement préparé. L'impératrice reporte alors ses
espérances sur son fils, dont, avec une autorité un
peu sévère, elle a dirigé l'éducation. Mais, en fé-
vrier 1879, le prince, qui avait fait de brillantes
études à l'Académie militaire de Wooiwich, s'engage
dans l'année anglaise, pour la campagne sud-afri-
caine. Peut-être la lourdeur du joug maternel, peut-
être, aussi — mais ceci est controversé — une poé-
tique page d'amour déchirée, le poussèrent-elles à
cette résolution. Il tomba héroïquement à Helesi
(Zoulouland), le i" juin 1879.
De ce moment, la vie politique de l'impératrice
fut finie. Elle partagea son temps entre Farnbo-
rough où, après un pèlerinage au Zoulouland, elle
s'établit en 1881, et la villa du Cap-Martin, qu'elle
acquit en 1891. Ces séjours furent coupés de nom-
breux voyages. Elle retourna en Egypte, visita la
Suisse, l'Italie, l'Ecosse, la Norvège où, à Bergen
«• 164. Octobre 1920.
LAROUSSE MENSUEL
265
Une fête ofQcielle aux Tuilei-us. iicndaul rEx[iuàitiua de lîiti". ^ Aquarelle tic Baron.
(1907), elle se rencontra avec l'empereur d'Allemagne;
l'Irlande, l'île de Ceyian. Elle passa de longs mois
en Espagne, auprès de son petit-neveu le duc d'Albe,
et tit de brefs séjours à Paris. Son influence à la
cour d'Angleterre resta assez grande. Elle aurait dé-
terminé le mariage d'Alphonse XIII avec la prin-
cesse Eva de Battenberg, sa filleule. A Farnborough,
ce fut, durant de longues années, un défilé de sou-
verains, courtisans fidèles du malheur. L'impératrice
ne vécut donc ni dans la retraite, ni isolée, ni oubliée.
Au cours de la Grande Guerre, elle redevint, comme
au cours de la guerre de 1870, française uniquement.
Elle installa un hôpital à Farnborough et s'occupa
souvent elle-même des blessés. En 1918, elle fit re-
mettre à Clemenceau des lettres qu'en 1870 elle
avait reçues de Guillaume 1«' et qui montraient
lumineusement, voilées sous des raisons stratégiques,
les ambitions de la Prusse.
11 est peut-être trop tôt encore pour porter un
jugement définitif sur la dernière souveraine qu'ait
eue la France. On ne peut s'empêcher, cependant,
de regretter qu'elle ne se soit pas toujours contentée
d'être belle et de plaire. — Léon Adensooe.
Histoire d'Angleterre, depuis l'ori-
gine jusqu'en 1919, par Henri Prentout
(Paris, 1920). — L'intérêt supérieur de la France ne
lui permet pas de vivre isolée, à côté d'un ennemi
fermé au repentir, déloyal, retors et que l'impuis-
sance seule réduit à l'inaction. L'intérêt supérieur
de l'Angleterre, riche aujourd'hui des dépouilles colo-
niales et maritimes de l'Allemagne, lui commande
plus que jamais d'avoir un appui sur le continent.
La guerre a rapproché deux nations qui se ju-
geaient assez mal, et nos alliés britanniques, après
nous avoir vusde près, ont rendu justice à nos qualités
profondes, à la grandeur d'une nation qui luttait
sans doute pour sa vie, mais aussi, comme l'écrivait
le Times dans un article célèbre, « pour ce qu'elle
signifie dans le monde ».
Nous aussi, nous devons connaître nos voisins d'ou-
tre-Manche, leurs traditions et leurs institutions,
leurs mœurs et leurs habitudes, leurs sentiments et
leur caractère, si nous ne voulons pas être surpris ou
même déçus par les incidents que rendent inévitables
les difficultés d'une situation sans pareille. Ils ap-
portent dans l'administration des affaires publiques,
comme dans la gestion des aflaires commerciales,
des méthodes inflexibles ; rien ne les fait dévier de
la ligne de conduite qu'ils se sont tracée pour le bien
de l'Etat, et c'est ainsi que des hommes capables de
générosité, de dévouement, de délicatesse semblent,
d'autre part, quand l'intérêt national est en jeu,
obéir aux suggestions d'un égoïsme rigide. Nous nous
étonnerions moins, si, mieux renseignés, nous pou-
vions pénétrer plus avant dans la pensée, dans la
mentalité lentement foimée d'un peuple auquel
nous attachent désormais des liens nécessaires : la
nouvelle Histoire d'Angleterre publiée par Henri
Prentout nous en fournira les moyens.
Tout d'abord, l'histoire des deux pays présente un
parallélisme frappant : Celtes, Romains, Germains,
Scandinaves les ont successivement envahis l'un et
l'autre. Et, encore que l'Angleterre ait été romanisée
plus tard que la Gaule, encore que l'arrivée des An-
glo-Saxons ait déterminé d'essentielles modifications
ethniques, le parallélisme ne cesse réellement qu'a-
près l'invasion de io56. Les institutions normandes
étaient, en e0et, plus développées que celles des Etats
voisins, et l'Angleterre conserva longtemps l'avance
dont elle fut redevable à ses conquérants.
L'auteur de cette nouvelle histoire fait ingénieu-
sement ressortir que, des temps féodaux aux xvii* siè-
cle, l'Angleterre a passé, avant nous, par les mêmes
bouleversements : la révolution et la Grande Charte
de 1215, c'est l'équivalent des mouvements de réac-
tion française de 1315 ou de 1355 ; le mouvement
lollard, c'est l'équivalent de notre crise religieuse
du XVI* siècle; le schisme de Henri VIII, la fonda-
tion de l'Église anglicane, c'est le gallicanisme ;
Cromwell, c'est Bonaparte, et 1660, c'est la Res-
tauration de 1815, de même que 1688, c'est notre
1830. Mais la France va prendre les devants, et
l'Angleterre, stabilisée pendant un siècle et demi,
ne se transformera dans le sens démocratique qu'avec
le gouvernement de Robert Peel.
A côté de l'évolution politique et sociale des deux
nations, il importe de mettre en lumière — et Henri
Prentout n'y manque pas — leur pénétration réci-
proque.
Il y a toujours eu, dit-il, un échange perpétuel d'idées, de
connaissances, d'impressions artistiques et littéraires, entre
les deux pays. Par suite de la conquête normande, notre art,
notre littérature, notre langue, le savoir de nos écoles et nos
jeux populaires se sont répandus en Angleterre et y ont
conservé pendant trois siècles une action prépondérante.
L'art roman, l'art ogival s'acclimatèrent en .Angleterre et y
ont conservé pendant trois siècles une action prépondérante ;
une littérature anglo-normande y prit naissance. On parla
français à la cour et dans les châteaux, dans le Parlement
et la cour de justice pendant trois siècles. La guerre de Cent
ans a plutôt entretenu ce courant qu'elle ne l'a interrompu ;
le mouvement protestant du xvi* siècle et l'exil des calvi-
nistes français en Angleterre l'ont fortifié ; la Restauration,
au xvii* siècle, apporta dans l'île le classicisme et la philo-
sophie cartésienne. Depuis lors, l'échange s'est fait plutôt à
notre profit : le xvin* siècle nous a révélé Shakespeare, Os-
sian ; plus tard, Walter Scott a eu une action incontestable
sur le romantisme. Les philosophes anglais Darwin, Herbert
Spencer et Stuart Mill ont été lus en France et y ont trouvé
des disciples, et nous avons même goûté Ruskin et la re-
naissance gothique... Le mouvement scientifique et indus-
triel s'est propagé d'Angleterre en France ou. plus exactement,
la vapeur est partie de France pour l'Angleterre avec Denis
Papin ; elle nous en est revenue au xix* siècle. Il y eut alors
un snobisme français, si l'on peut s'exprimer ainsi, qui a ra-
mené d'Angleterre nos jeux du moyen âge. Au xix" siècle, la
révolution de 1830 a paru le triomphe du parlementarisme,
et nous nous sommes appliqués depuis lors à copier servi-
lement ce régime, comme s'il eût trouvé son expression par-
faite en Angleterre.
Deux peuples qui présentent de si frappantes ana-
logies ont, pourtant, été ennemis jusqu'à ces derniers
temps, car l'alliance de 1854 fut éphémère, et l'An-
gleterre ne comprit pas que le traité de Francfort
marquait, pour elle-même comme pour les autres
Etats, le début de l'hégémonie allemande. Edouard VII
prit enfin l'initiative des conventions de 1904 et de
la réaction contre l'emprise allemande et, bientôt,
l'entente franco-britannique renforça l'alliance franco-
russe, renforcée elle-même par l'alliance anglo-japo-
naise. Les trois conventions russo-japonaise, franco-
japonaise et anglo-russe de 1907, qui achevèrent de
réaliser l'équilibre général, mirent fin à des rivalités
essentiellement favorables aux ambitions prussiennes ;
mais il fallut l'invasion de la Belgique par les trou-
pes du kaiser pour ouvrir les yeux de ceux qui ré-
pugnaient à une politique d'intervention armée.
L'ouvrage de Henri Prentout, professeur d'histoire
de Normandie à la faculté des lettres de Caen, est
un excellent précis, très au courant des travaux de
l'érudition, écrit avec mesure et à la fois dans
un style bien vivant. La politique, les institutions,
la vie économique, les divers aspects de la civilisation
y sont étudiés pour chaque période, ^ étudiés et ap-
préciés. On constate non sans satisfaction que, là
encore, le système dit « anglo-saxon », qui, venu
d'Allemagne, faisait découler les institutions an-
glaises presque exclusivement de l'élément germani-
que, est de plus en plus battu en brèche ; on tend à
lui préférer le système plus équitable qui admet la
combinaison des influences anglo-saxormes et des
influences Scandinaves. — Albert Lsfokt.
Impôt sur le revenu. La loi du 25 juin 1920,
créant de nouvelles ressources fiscales, a apporté à
la législation de l'impôt sur le revenu des modifica-
tions de détail, qui vont être exposées brièvement.
Ainsi se trouveront mis à jour les articles précédem-
ment publiés dans le Larousse Mensuel (t. III, p. 735;
t. IV, p. 46, 67, 100, 124 et 780).
Impôt génital sur le revenu. Les nouvelles dispo-
sitions concernent les déductions pour charges <Ie
famille, les exemptions et le taux d'après lequel est
calculé l'impôt.
266
Une déduction de 3.000 fr. sur leur revenu an-
nuel est accordée : 1° aux contribuables mariés;
2° en cas de décès de l'un des époux, au conjoint
survivant non remarié, qui a à sa charge un ou plu-
sieuis enfants issus du mariage. En outre, tout
contribuable a droit à une déduction de 1.500 fr. par
personne à sa charge jusqu'à la cinquième et de
2.000 fr. pour chaque personne au delà de la cin-
quième, quel que soit son âge. La déduction est de
2.000 fr. (et non de 1.500 fr.) pour chaque enfant
majeur de 21 ans resté à la charge de ses parents.
Chaque contribuable n'est imposable que si, après
les déductions ci-dessus indiquées, son revenu dé-
passe encore 6.000 fr., la portion de revenu infé-
rieure à 6.000 fr. étant entièrement exonérée, mais,
de plus, il bénéficie ensuite de réductions à raison
de ces mêmes charges de famille qui sont entrées
déjà en ligne de compte pour la détermination du
revenu net.
Sont affranchies de l'impôt : 1° les personnes dont
le revenu imposable n'excède pas la somme de
6.000 fr., majorée, s'il y a lieu, du montant des dé-
ductions pour charges de famille ; 2° les mutilés,
veuves et ayants droit des morts de la Grande Guerre
pour les pensions qui leur sont concédées en vertu de
la loi du 31 mars 1919.
On sait que le montant de l'impôt est obtenu par
application au total du revenu taxable d'un taux
progressif réglé d'après le chiffre même de ce revenu.
Le revenu taxable s'entend de la portion du revenu
réel qui reste effectivement soumis à l'impôt après
avoir retranché d'abord les déductions accordées aux
contribuables mariés et ayant des personnes à leur
charge ; ensuite, la somme de 6.000 f r. exonérée de
contribution.
Le calcul de l'impôt sur le revenu taxable se fait
de la manière suivante : on compte pour 1/25» la
fraction du revenu comprise entre 6.000 et 20.000 fr.;
— pour 2/25°' la fraction comprise entre 20.000 et
30.000 fr. ; et ainsi de suite, en augmentant d'un
vingt-cinquième par tranche de 10.000 fr. jusqu'à
100.000 fr., par tranche de 25.000 fr. jusqu'à
400.000 fr., par tranche de 50.000 fr. jusqu'à
750.000 fr. La fraction du revenu excédant 550.000 fr.
est comptée pour l'intégralité.
Toute fraction de revenu inférieure à 100 f r. est
négligée.
Le taux appliqué au revenu taxable est de 50
p. 100 (au lieu de r2 fr. 50 p. 100).
La loi distingue entre les contribuables dont le
revenu net total, défalcation faite des déductions,
n'est pas supérieur à 10.000 fr., ouest supérieur à
cette somme. Le premier a droit à une réduction de
7 Ir. 50 p. 100 pour chaque personne à sa charge
jusqu'à la deuxième ; de 15 p. 100 pour chaque per-
sonne à partir de la troisième. Le second a droit à
une réduction de 5 p. 100 pour chacune des trois
premières, de 10 p. 100 pour chaque personne à
partir de la quatrième, sans que, toutefois, le montant
total de la réduction puisse excéder 2.000 fr. par
personne à la charge du contribuable.
Sont considérés comme personnes à la charge du
contribuable, à la condition qu'elles n'aient pas de
revenus distincts de ceux qui servent de base à
l'imposition de ce dernier : 1° les ascendants âgés de
plus de 70 ans ou infirmes (la limite de 70 ans est
abaissée à 60 ans à l'égard des femmes veuves vivant
sous le même toit que leur fils ou leur fille et qui
sont à leur charge exclusive) ; 2° les descendants ou
enfants recueillis par le contribuable, s'ils sont âgés
de moins de 21 ans ou infirmes.
Impôt sur les bénéfices de l'exploitation agricole.
Le bénéfice provenant de l'exploitation agricole est
considéré, pour l'assiette de l'impôt, comme égal à
la valeur locative des terres exploitées, 0 telle qu'elle
résulte de l'évaluation cadastrale, multipliée par un
coefficient approprié ». Ce coefficient est fixé par
région agricole et par nature de culture ; toutefois,
en ce qui concerne les exploitations à cultures va-
riées ne comportant pas une culture principale, il
pourra être établi un coefficient, moyen et unique,
par région. Les coefficients sont arrêtés par une com-
mission spéciale et, chaque année, une disposition
législative en fixe les maxima et les minima en vue
de l'établissement de l'impôt pour l'année suivante.
Sur le montant du revenu de l'exploitation agri-
cole, l'exploitant n'est taxé que sur la fraction supé-
rieure à 1.500 fr., et il a droit à une déduction de
moitié sur la fraction comprise entre 1.500 et 4.000 fr.
Le taux de l'impôt est fixé à 6 p. 100 (au lieu
de 3,75).
Sont assujettis à l'impôt, sans déduction ni atté-
nuation d'aucune sorte, les parcs, jardins, avenues,
pièces d'eau, tous les terrains réservés au pur agré-
ment ou spécialement aménagés en vue de la chasse,
et les terrains non cultivés, destinés à la construc-
tion. Exonération;: i" terrains d'agrément dont la
superficie n'excède pas un hectare et dont le revenu
imposable n'est pas supérieur à 100 fr.; 2° parcs et
jardins situés dans la partie agglomérée des villes ;
3° terrains appartenant aux offices publics d'habi-
tations à bon marché.
Impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux.
La loi prévoit deux modes de détermination du
LAROUSSE MENSUEL
chiffre de bénéfices qui doit être pris pour base de
l'impôt.
Aucune déclaration spéciale n'est exigée des so-
ciétés obligatoirement tenues de communiquer leur
bilan à l'administration de l'enregistrement, c'est-
à-dire les sociétés anonymes et les sociétés en com-
mandite par action ; elles doivent seulement fournir
les renseignements qia leur seront demandés par le
contrôleur.
Les autres contribuables pouvaient être imposés
à leur choix, soit d'après un résumé de leur compte
de profits et pertes, d'après le montant de leur
chiffre d'affaires, déclaré par eux ou évalué d'office
par l'administration; dans ce dernier cas, leur coti-
sation était majorée d'un dixième. Désormais, toutes
les fois que le chiffre d'affaires dépassera la somme
de 50.000 fr., la déclaration écrite de ce chiffre
devra être remise au contrôleur avant le i*^ avril.
Les contribuables qui n'auront pas satisfait à cette
obligation verront leur cotisation majorée de 10
p. 100 et devront, s'ils en sont requis par le contrô-
leur, produire dans les 20 jours leur déclaration, à
défaut de quoi le chiffre d'aSaires sera évalué
d'office et la cotisation majorée de moitié. Les
contribuables dont le chiffre d'affaires ne dépasse
pas 50.000 fr. et qui entendent être taxés d'après
leurs bénéfices réels doivent remettre au contrôleur,
avant le i"" avril, un résumé de leur compte de
profits et pertes de l'année précédente ou de l'exer-
cice qui a pris fin au cours de cette dernière année.
S'ils n'ont pas fait parvenir le résumé dudit compte,
leur bénéfice imposable est déterminé d'après leur
chiffre d'affaires. En ce cas, ils n'ont à prendre
l'initiative d'aucune déclaration ; mais, s'ils en sont
requis par le contrôleur, ils doivent produire la
déclaration de leur chiffre d'affaires dans un délai
de vingt jours à compter de la réception de l'avis
qui leur est adressé. Passé ce délai, le chiffre d'af-
faires est évalué d'office, et l'impôt est majoré de
moitié.
Indépendamment de l'impôt sur les bénéfices
industriels et commerciaux, les entreprises ayant
pour principal objet la vente au détail de denrées
ou de marchandises quelconques sont redevables
d'une taxe spéciale sur leur chiffre d'affaires, toutes
les fois que ce chiffre dépasse une certaine somme.
(V. Chiffre d'affaires.)
Pour le calcul de l'impôt, le taux applicable aux
diverses fractions imposables est de 8 p. 100 (au
lieu de 4, 50).
Impôt sur les bénéfices des professions non commer-
ciales. Il porte sur la partie du bénéfice net ne
dépassant pas :
4.000 fr. (communes de 50.000 hab. et au-dessous.
5.000 fr. (communes de plus de 50.000 hab. et
communes situées dans un rayon de 25 kil. à partir
du périmètre de la partie agglomérée d'une com-
mune de plus de 50.000 hab.).
6.000 fr. (Paris et communes de la banlieue dans
un rayon de 25 kil. à partir du périmètre de l'octroi
de Paris).
La fraction du revenu imposable comprise entre
le minimum exonéré et la somme de 8.000 fr. est
comptée pour moitié seulement.
Taux : 6 p. 100 (au lieu de 3,75.)
Pour les charges d'offices dont les titulaires n'ont
pas la qualité de commerçant, l'impôt est calculé
comme pour les bénéfices commerciaux.
Impôt sur les pensions, rentes viagères, traitements
et salaires. Les revenus de cette catégorie sont impo-
sés sur ■ la partie de leur montant annuel qui
dépasse :
a) Pensions et rentes viagères :
3.600 fr. pour les pensions et rentes viagères cons-
tituées par des versements périodiques successifs ou
servies bénévolement par des patrons à leurs em-
ployés à titre d'ancienneté de services ;
2.000 fr. pour les rentes viagères, soit constituées
au moyen du versement d'un capital, soit acquises
par voie de legs ou de donations.
b) Traitements publics et privés, indemnités et
émoluments, salaires :
4.000 fr. dans les communes de 50.000 hab. et au-
dessous ;
5.000 fr. dans les communes de plus de 50.000 hab.
ou situées dans un rayon de 15 kil. à partir du péri-
mètre de la partie agglomérée d'ime commune de
plus de 50.000 hab. ;
6.000 fr. à Paris et dans les communes de la ban-
lieue, dans un rayon de 25 kil. à partir du périmètre
de l'octroi de Paris.
Pour le calcul de l'impôt, la fraction imposable
comprise entre le minimum exonéré et la somme de
8.000 fr. est comptée pour moitié seulement.
Exemptions : allocations aux familles nombreuses
versées, sous forme d'allocations familiales ou de
sursalaire familial, par des employeurs à leur person-
nel ; pensions militaires de la loi du 31 mars 1919.
(Taux : 6 p. 100 au lieu de 3,75.)
Impôt sur le revenu des créances, dépôts et cau-
tionnements. Afin de mettre fin à toute divergence
d'interprétation quant au fait générateur de l'impôt,
la loi du 25 juin 1920 précise que celui-ci sera dû
par le seul fait soit du payement des intérêts de
«• 164. Octobre 1920-
quelque manière qu'il soit effectué, soit de leur ins-
cription au débit ou au crédit d'un compte. Il suffit,
pour qu'il soit perçu, que le créancier ait son domi-
cile ou sa résidence habituelle en France, ou qu'il y
possède un établissement industriel ou commercial
dont dépend la créance, le dépôt ou le caution-
nement.
Majoration à la charge des célibataires. Exception
faite des titulaires d'ime pension de la loi du 31 mars
1919 pour invalidité de 40 p. 100 au moins, et des
contribuables dont tous les enfants sont morts à la
guerre, l'impôt général sur le revenu est majoré en
ce qui concerne les contribuables âgés de plus de
trente ans :
1° de 25 p. 100 pour les célibataires ou divorcés
(mais non pour les veufs) qui n'ont aucune personne
à leur charge ;
2" de 10 p. 100 pour les contribuables mariés de-
puis deux ans au i"' janvier de l'année de l'imposi-
tion qui, à la même date, n'ont ni enfant ni personne
à leur charge.
(Loi du 25 juin 1920, art. 9.). — Max leorand.
Légende des siècles (la), par Victor
Hugo (nouvelle édition, par Paul Berret). [Collection
des Grands écrivains de la France, 2 vol., Paris, 1920.]
— Il n'était que justice de faire à Victor Hugo une
place dans la collection des « Grands écrivains de la
France », où figure déjà Lamartine, dont Lanson a
magistralement commenté les Méditations poétiques.
Voici donc que Victor Hugo y entre à son tour, avec
une savante édition de la Légende des siècles, due
aux soins de P. Berret. L'auteur de diverses études
sur Victor Hugo et, notamment, d'un important ou-
vrage, analysé ici même ( v. har. Mens., t. II, p. 165),
sur le Moyen Age dans « la Légende des siècles » et
les Sources de Victor Hugo, était particulièrement
qualifié pour ce travail, auquel il a appliqué une pa-
tiente érudition et une information très étendue. On
ne peut que l'en féliciter. Tout au plus regrette-t-on
que la présente édition ne porte que sur la première
Légende des siècles, celle de 1859, et laisse de côté
les poèmes que Victor Hugo y incorpora dans les
éditions postérieures. Toutefois, il faut reconnaître
que, dans sa forme primitive et réduite, l'ouvrage
constitue un ensemble complet, où la pensée du
poète s'exprime totalement. Le parti adopté par
l'éditeur est donc très défendable ; souhaitons seule-
ment qu'il ne s'en tienne pas là et qu'il nous donne
la suite, que nous sommes en droit d'espérer; notre
impatience est le meilleur témoignage de la valeur
de son travail.
En tête du premier volume, figure une introduc-
tion générale, destinée à faire connaître les circons-
tances dans lesquelles s'est formée la Légende des
siècles, comment elle a été composée, de quelles
sources elle s'est inspirée et quelle en est l'originalité.
Selon Berret, « la Légende des siècles est inséparable
de l'exil de Victor Hugo ». Une affirmation aussi ab-
solue étonne un peu, si l'on songe que, parmi les
poèmes groupés par Victor Hugo sous le titre de
« Petites épopées », il s'en trouve plusieurs, et non des
moindres, tels que Aymerillot, le Mariage de Roland,
Mahomet, Après la bataille, dont la composition re-
monte à 1850, 1849 et même 1846 ; elle apparaît,
d'autre part, en contradiction avec la très juste re-
marque faite plus loin par Berret sur le caractère
essentiellement épique du génie de Victor Hugo.
Peut-on vraiment croire que la Légende des siècles
n'eût pas été composée, si Victor Hugo n'avait pas
été envoyé en exil ? Non, certes.
Il est incontestable, cependant, que le séjour de
Jersey, où Victor Hugo s'était réfugié après le 2-Dé-
cembre, et les circonstances mêmes qui l'y avaient
conduit, influèrent profondément sur le poète et
donnèrent naissance à une exaltation cérébrale, fa-
vorable à l'éclosion littéraire, qui se traduisit natu-
rellement par un agrandissement prodigieux de tou-
tes les impressions. En outre, à Jersey, le proscrit a
pour voisin d'exil et pour compagnon de promenade
le philosophe Pierre Leroux, qui habite une ferme
près de Marine-Terracc ; au contact du chef des saints-
simoniens, Victor Hugo s'affermit dans son attitude
de mage, de conducteur de peuple; en même temps,
sa doctrine philosophique se précise, en demeurant
d'ailleurs singulière, et il songe dès lors à faire en
poésie figure de philosophe. Enfin, cet état d'hyper-
esthésie est favorisé par les pratiques de spiritisme
auxquelles Victor Hugo s'adonnait avec ferveur : il
croyait de bonne foi que les êtres de l'au-delà lui
dictaient des vers — la réunion de ces vers forme deux
volumes qui sont entre les mains de Gustave Simon
— sans prendre garde « que Molière, Dante, Eschyle,
Shakespeare parlaient sa propre langue, avaient ses
habitudes et jusqu'à ses manies de style et de métri-
que ».I1 n'était pas loin de se considérer commel'élu
de Dieu, recevant de la divinité la révélation de sa
philosophie ; aussi, n'hésitait-il pas à écrire sous une
photographie, qui le représentait les yeux mi-clos,
dans une attitude extatique, cette savoureuse lé-
gende : Victor Hugo écoutant Dieu.
La Légende des siècles renferme un témoignage di-
rect de ces évocations spirites, avec la pièce intitulée :
Au Uon tFAndrocUs, qui fut composée dans les
N' 184 Octobre 1920.
singulières circonstances que voici : le 17 février 1854,
au cours d'une séance de tables tournantes, le lion
d'Androclès se manifesta et demanda à être inter-
rogé en vers I Pour satisfaire ce désir, Victor Hugo
se mit à l'œuvre et acheva, onze jours plus tard, la
pièce qui figure dans la Légende. Le lion d'Androclès,
ainsi sollic.té, daigna se manifester à nouveau, le
24 mars, et sa réponse fut consignée dans les volu-
mes mentionnés plus haut. On aurait plaisir à la
connaître ! Le Satyre trahit encore l'influence mani-
feste des doctrines spirites.
Dans l'ensemble, cependant, la Légende des siicles
ne fut pas écrite à Jersey ; ce n'est qu'en 1857, à la
suite d'une conversation avec son éditeur, Hetzel,
que Victor Hugo se décida à composer les Petites
épopées. A cette date, il était installé dans l'île Guer-
nesey, à Hauteville-House, dont il s'était fait un lo-
gis familier, peuplé de meubles, de tableaux, d'objets,
pour la plupart imaginés et exécutés par lui-même.
Berret remarque justement « que Hauteville-House
apparait comme une manière d'illustration de la
Légende des siècles ». Si le poète se complaît dans cet
ameublement hétéroclite, où se confondent le moyen
âge et l'Orient et qui accuse dans les moindres détails
sa robuste personnalité, son cabinet de travail est une
cage de verre, située au dernier étage delà maison.
Chaque matin, de très bonne heure, Victor Hugo est
au travail, certain de retrouver l'inspirationau point
où il l'avait laissée la veille :
A onze heures, i! a écrit debout ses cent vers; alors, hiver
ou été, dans son belvédère vitré, il s'éponge le corps d'une
eau très froide, restée toute la nuit à l'air ; il se frotte au gant
de crin et se met à table de grand appétit... Peu de sommeil...;
il couche sur un lit très bas et, souvent, il saisit par terre des
feuilles de papier qu'il griffonne dans l'obscurité, lorsque son
cerveau, qui travaille toujours, passe à l'état conscient dans
ses rêves nocturnes. En somme, c'est un équilibre inattendu
dans une machine humaine dont la puissance, sinon les pro-
portions, semble dépasser les bornes connues.
La Légende des siècles correspond donc au plein épa-
nouissement des forces intellectuelles de Victor Hugo.
Maître de son in^ipiration et de son art, HuRO cnm-
Maritie-Ten-ace, à Jersey, en I800.
pos? ses poèmes avec un souci minutieux de la cor-
rection; ses vers, qui semblent si faciles, si spon-
tanés, sont, en réalité, très travaillés ; rarement il s'en
tient au premier jet; sans cesse, il corrige, r<'touche,
élague. Pour saisir sur le vif ce travail, il n'est besoin
que de parcourir les notes dont Berret a accompa-
gné chaque poème. En adoptant le texte de la pre-
mière édition de 1859, dont Victor Hugo avait revu
de très près les épreuves, l'éditeur a pris soin de le
confronter incessamment avec le manuscrit et de re-
lever toutes les variantes. Nous avons donc, vers
par vers, pour ainsi dire, les états successifs de la
pensée de Victor Hugo, et quelques exemples suffi-
ront à faire ressortir l'intérêt de ces confrontations.
Par exemple, dans le Mariage de Roland (vers 39
etsuiv.), Victor Hugo avait écrit d'abord:
Ils luttent desi près, sans cris et sans murmures.
Que leurs souffîes mêlés ternissent leurs armures ;
Le pied presse et poursuit le pied ; à leurs assauts
L'tle tremble ; ...
Cette rédaction, modifiée, devient :
Ils luttent de si près avec de sourds murmures,
Que leur souffle âpre et chaud s'empreint sur leurs armures ;
Le pied presse le pied ; l'île, à leur noirs assauts,
Tressaille au loin... ;
On voit aisément dans quel sens s'effectuent les
corrections de Victor Hugo : les épithètes sourds,
dpre, chaud, noir, ajoutent de la couleur à la des-
cription ; l'expression : le pied presse le pied donne
plus de vivacité à la phrase ; tressaille est plus ex-
pressif que tremble.
Ailleurs, c'est une image qui se substitue à un vers
de remplissage : dans le Christ et le Tombeau, on
lisait primitivement :
Jésus leva les yeux et marcha seul
Vers cette ombre où le mort gisait dans son linceul ;
Saint Mathieu le raconte et saint Jean le déclare.
LAROUSSE MENSUEL
du texte définitif et, à sa place, surgit cette image
heureuse :
Pareil au sac d'argent qn'enfonit un avare.
Parfois, la correction consiste dans un simplechan-
gement de mot ; dans le beau vers de Booz endormi.
L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle,
auguste est venu prendre la place d'heureuse, qu'on
lit dans la première rédaction, et l'on sent quelle
ampleur majestueuse le vers a acquise par cette
simple substitution de mots.
Quelquefois, aussi, l'examen du manuscrit permet
de reconstituer le travail du poète : il jette sur le pa-
pier des fragments de vers, des hémistiches, il juxta-
pose des expressions entre lesquelles il hésite; puis,
soudain, l'inspiration vient, et le développement suit.
Ainsi, dans la Confiance du marquis Fabrice (vers 955
et suiv.), lorsque le vieux marquis est mis en
présence du cadavre de sa petite-fille, Victor Hugo
avait longtempscherchéà peindre rattitudedel'aïeul;
on lit, en effet, sur le manuscrit :
étranglée, et sa main crispée, et cela navre
tient
presse encore un hochet, pauvre petit cadavre !
et l'aïeul égaré
et le héros brisé sent que son cœur se fend,
et sur ses deux genoux tombe et dit : — Mon enfant !
et l'aïeul effrayant bondit, son cœur se fend
sa bouche s'ouvre, il crie, il pleure : — Mon enfant I
Rien de tout cela ne satisfait Hugo ; mais, brus-
quement, le développement lui vient d'un seul jet
pendant une insomnie, et il se hâte de le transcrire
en marge, avec, en travers, l'indication suivante :
Ecrit la nuit du 16 au 17 septembre 1857.
On pourrait multiplier les citations, mais ces
exemples, pris au hasard, montrent assez avec quelle
conscience Victor Hugo exerçait son métier de poète.
Plus délicate était la détermination des diverses
sources d'inspiration auxquelles Victor Hugo a re-
couru dans la Légende des siècles. Il a fait preuve, en
effet, d'une érudition souvent déconcertante, qui se
révèle de préférence par des curiosités de détail et
des renseignements inattendus.
La vérification s'impose. Mais,
tandis que, dans ses premières
poésies, le poète était prodigue
de notes et de références, il
s'abstint généralement, par la
suite, d'indiquer les lectures qui
avaient servi de point de départ
ou de stimulant à sa féconde
imagination. Cependant, en uti-
lisant les travaux antérieurs et
en complétant ceux-ci par ses re-
cherches personnelles, Berret est
parvenu à des précisions très
satisfaisantes. Après avoir si-
gnalé dans l'introduction les
sources générales dont put s'ins-
pirer Victor Hugo, il a repris
son enquête à propos de chaque
poème et déterminé, pour cha-
cun d'eux, les éléments qui ont
servi à sa composition.
Assez peu nombreux sont les poèmes dont la ma-
tière ait été empruntée à quelque récit antérieur; à
ce groupe appartiennent : le Mariage de Roland et
Aymerillol, issus l'un et l'autre des récils en prose,
publiés par l'érudit Jubinal dans
le « Journal du Dimanche », le
Sultan Mourad , inspiré d'un
conte mogol, les Balances, paru
en 1823 dans les i Tablettes ro-
mantiques • sous la signature
de A., qui paraît être celle
d'Abcl Hugo ; enfin, les Pauvres
Gens, dont le sujet et le dévelop-
pement se retrouvent analogues
dans un poème de Ch. Lafont,
les Enfants de la morte, anté-
rieur de trois ans au poème de
Victor Hugo.
Le plus souvent, Victor Hugo
invente ses sujets; il se contente
de les enrichir avec ce que lui
fournissent ses souvenirs person-
nels ou ses lectures. Il lui faut,
d'ailleurs, peu de chose : un dé-
tail observéaucoursd'un voyage,
un petit fait rencontré dans un
livre , suffisent à sa robuste
imagination pour construire un
drame, aménager un décor. Un
petit nombre d'ouvrages lui four-
niront les précisions complé-
mentaires, quand il ne les re-
trouvera pas dans ses propres
souvenirs. Il ne faut pas oublier, en effet, que
Victor Hugo possédait une culture très étendue
et très diverse; sans avoir jamais suivi d'études
régulières, il avait nourri son adolescence de lectures
multiples, faites sans méthode et au hasard de sa
curiosité, mais qui, emmagasinées dans sa puissante
267
ordinaire façon. C'est ainsi que le Parricide témoigne
d'une connaissance approfondie de la mythologie
Scandinave, connaissance dont l'origine date du temps
de Han d'Islande.
Les impressions rapportées de ses voyages n'ont
pas été moins utiles au poète : il les conservait dans
des albums, qu'il a certainement consultés plus d'une
fois en composant la Légende des siècles. L'idée
des Lions remonte à la vision antérieure d'un bas-
relief du beffroi de Cologne, représentant Daniel et
les lions ; on retrouve également, dans Ratbert et
dans Eviradnus, de multiples souvenirs du voyage
sur le Rhin, au cours duquel Victor Hugo s'était
soigneusement documenté sur le moyen âge féodal.
Le Régiment du baron Madruce se rattache à un
Victor Hugo •■ écoutant Dieu - Jersey, 18i>5j.
voyage que le poète avait fait en Suisse, en 1839;
dans le Petit Roi de Galice, revit l'Espagne abrupte
et sauvage, brûlée par le soleil, qu'il avait visitée en
1843, comme reparaît, dans le Jour des Rois, la
vision qu'il y avait eue des villages dévastés et
incendiés pendant l'insurrection de 1835.
Certains poèmes sont d'inspiration exclusivement
livresque : tels sont ceux que Victor Hugo a tirés des
livres bibliques : la Conscience, Première rencontre
du Christ avec le tombeau, la Trompette du juge-
ment, etc. En général, le poète ne s'est pas écarté
des types traditionnels de la Bible, en gardant, tou-
tefois, une entière indépendance à l'égard du dogme :
c'est ainsi que le Sacre de la femme, glorification
d'Eve et de sa maternité future, dans un décor d'un
Paradis plein de splendeur, tend à montrer qu'il n'y
a ni faute originelle dans l'amour, ni souillure dans
la maternité. Il est permis de voir là une influence
lointaine de Milton et, plus proche, d'un poème de
Ce dernier vers, redondant et médiocre, disparaît | mémoire, avaient fini par meubler celle-ci d'extra-
t^binet de ti-avail-%-eranda de Viclor Hugo, à HautertUe-Uouse (Guern«»ey). V. t. IV. p. 7i;8.
L. Bouilhet, les Fossiles. C'est également dans les
livres que Victor Hugo a alimenté la curiosité que,
depuis 1rs Orientales, il portait aux choses de l'islam.
Les Livres sacrés de l'Orient traduits par Pauthier et
l'Histoire de la Turquie, par H. Mathieu, lui fourni-
rent le portrait de Mahomet dans l'An neuf de
l'hégire, de même qu'il trouva dans FHisloire des
268
usages funèbres ci des sépultures des peuples anciens
d'E. Feydeau les principaux éléments de Zim-2uîmt.
Enfin, l'actualité a sa place dans la Légende des
siècles, et plus importante qu'on ne le soupçonnerait
il'abord. Si elle est manifeste dans Pleine Mer-Plein
Ciel, qui célèbre les découvertes récentes de la navi-
gation à vapeur et de la navigation aérienne, elle
n'existe pas moins, quoique dissimulée, dans d'autres
poèmes, conune Ralbert, qui, malgré sa couleur
moyenâgeuse, est, selon l'expression de Berret, «le
cahier épique des doléances de l'Italie en 1856 », et
dans le Parricide, simple transposition dans un cadre
épique de la pièce épique des Châtiments : Sacer
esta. Le Satyre est un exposé, sous forme symbo-
lique, de laphilosophie un peu confuse de V. Hugo, qui
s'est mis directement en scène pour célébrer sa fierté
de l'exil et son désir de vengeance et d'action dans
Paroles dans l'épreuve. Quant au poème Après la
bataille, le sujet dit assez ce qu'il a de personnel.
On voit combien sont variées les sources d'inspi-
ration de la Légende des siècles. Il convient, cependant,
de réserver une mention spéciale au Dictionnaire de
Moreri, que Victor Hugo consultait assidûment. Qu'y
LAROUSSE MENSUEL
lité générale et la couleur de l'ensemble restent
justes! Il est des cas où la fiction est plus vraie que
l'histoire, et nul ne peut contester que Victor Hugo
ne soit parvenu à recréer par son étonnante puissance
d'imagination et de vision les anciens âges disparus.
C'est cette richesse d'imagination, jointe à une
rare maîtrise du verbe, qui est la qualité la plus appa-
rente de la Légende des siècles. Mais la véritable
originalité de cette œuvre réside dans l'intime fusion
de l'élément épique et de l'élément dramatique :
c'est, selon l'expression même de Hugo, t le confluent
d'Homère et d'Eschyle, lieu sombre où Roman-
cero rencontre Job, où Dante se heurte à Shakes-
peare qui écume ».
Berret a eu l'heureuse idée de joindre à son édition
des extraits de jugements portés par la critique à
l'apparition de la Légende des siècles et dans les
années qui suivirent. On y trouve, à côté d'apologies
enthousiastes, de furieux dénigrements et de vio-
lentes attaques. Celles-ci, le plus souvent dictées par
des considérations de personnes ou de partis, nous
paraissent aujourd'hui bien plates et bien mesquines.
Parmi les éloges, détachons cette amusante et pitto-
cherchait-il ? Des renseignements, sansdoute, desanec-
dotes, propres à être mis en œuvre dans ses poèmes,
comme il l'a fait, par exemple, dans/e Cèdre. Mais, ce
qu'il aimait surtout à glaner dans les colonnes des
vieux in-folios, c'étaient des noms étranges et sonores ;
il se faisait un jeu d'y découvrir des vers tout faits :
II servit les Génois contre les Artésans ;
oubien,pard'ingénieusesadaptations, il tirait deslistes
monotones de généalogies de superbes alexandrins :
Obizon, fils d'Azon, marquis en Italie
Martin de la Scala, le prince de Vérone
Sieur Jean François Bonhomme, évêque de Vercell, etc. ;
tout cela, noté sur des feuillets et tenu en réserve,
était utilisé au moment voulu, en conformité avec
l'antique tradition épique des dénombrements.
Au fond, Victor Hugo ne se souciait que médio-
crement de la vérité historique. Chronologie, his-
toire, géographie même étaient traitées par lui avec
beaucoup de fantaisie ; et l'on ne songerait pas à lui
reprocher ses libertés, s'il n'avait eu, dans sa pré-
face, l'imprudence de déclarer qu' « il n'y a pas un
détail qui ne soit rigoureusement exact ». C'était
lancer à la critique un défi que celle-ci n'a pas man-
qué de relever.
C'était le devoir de Berret de signaler, dans son
commentaire, toutes les erreurs commises par Victor
Hugo, et il s'en est acquitté avec beaucoup de cons-
cience. Mais, comme il a eu raison de dire qu'il ne
faut pas s'en exagérer l'importance et que ces erreurs
n'atteignent pas l'ensemble de l'œuvre ! Les remarque-
t-on seulement ? La Légende des siècles est une vaste
fresque largement traitée; qu'importent, de-ci, de-là,
quelques touches défectueuses, pourvu que la tona-
Victor iUi^n. in.irbi-e d'AiipusIo Roiiin, au jardin du ralais-Hoyal, t\ Paris. — Le sciilpti'ur a représente'! le poète comme UD dietl
vénératjle el antique. Le front peiiciié, pensif, il écoute les voix piophi^tiques que mugissent a ses oreilles les tonnes mouvantes et
bondissantes des éléments.
resque appréciation, formulée par Hetzel dans une
lettre à un ami :
Mon vieux, un monceau de poèmes, un entassement
d'IliaUes. Les héros d'Homère en acier, les rêves d'Ossian bar-
dés de fer. Des musées de Cluny grouillant et s'animant sotis
vos yeux, le déblayage énorme et définitif du moyen âge,
l'évocation des choses enfouies, les spectres retrouvant la
voix... De la musique comme en chantent les montagnes, des
lumières comme on n'en voit que les yeux fermés. La bon-
homie de l'auteur de l'Odyssée et les sursauts gigantesques
de Shakespeare, des coups d'archet comme des coups de
soleil.
...Desénormités pleines de grâce, des choses colossales et
bon enfant, du sublime qui vous mange dans la maiu, des
choses fières à qui l'on peut passer la main sur le dos... Des
inventaires gigantesques, des descriptions minutieuses, la
photographie de l'impossible, de l'invisible, et la familiarité
de l'inconnu...
Des audaces de plume à faire cabrer le rhinocéros, à faire
siffler les mastodontes, et des suavités à faire pâmer les ar-
changes : le chaos devenu clair, des tempêtes d'idées, des
ouragans lyriques.
Voilà ce que j'ai vu et bien d'autres choses encore dans ce
sacré nouveau livre de Hugo...
On voit que ce qui frappa tout d'abord les lec-
teurs de 1859, ce fut l'ampleur de la pensée : ils
furent séduits — ou irrités — par le côté philoso-
phique de l'œuvre. Plus tard, sous l'influence des
Parnassiens, on s'attacha plutôt à l'aspect artistique,
et on exalta les qualités de la forme. Et, sur ce point,
l'accord ne saurait manquer de s'établir, car, ainsi
que le remarque Berret en manière de conclusion
de son beau travail, « il y a quelque chose, dans la
Légende des siècles, de moins discutable encore que
le génie de l'inspiration : c'est la perfection presque
constante de l'art ».—!•' Giiban».
«• U*. Octobre 1920.
Xiéopold II et Beemaert, d'après leur
correspondance inédite de 1884 à 1894, publiée par
Edouard van der Smissen (Bruxelles, 1920). — Dans
les dernières années de sa vie, Léopold II eut une
sorte de popularité en France ; mais on peut dire
que c'était une popularité de boulevard, due à des
anecdotes plus ou moins exactes, que des gens qui se
prétendaient renseignés se plaisaient à colporter. On
eût bien étonné, sans doute, ces « nouvellistes» si on
leur avait dit que le roi des Belges méritait bien de
laisser un nom dans l'histoire, mais pour d'autres
raisons que celles dont ils se contentaient. Mais il
arrive toujours un temps où la justice reprend ses
droits. L'histoire l'emporte sur la légende.
Léopold II fut un grand roi national ; et, si la
Belgique s'est maintenue pendant la guerre au niveau
où du premier coup elle s'est haussée, elle n'a fait
que remplir le rôle pour lequel l'avait préparée son
ancien roi. Elle n'a pas hésité, parce que, depuis des
années, ses souverains avaient prévu à quoi elle
serait obligée, et ce n'est point leur faute si son
armée n'avait point la puissance et le nombre qui
eussent été nécessaires.
Sans doute, on savait que Léopold II avait été
passionnément attaché à son pays ; mais on ignorait
la part qu'il avait prise aux conseils du gouverne-
ment et le rôle volontairement effacé, ainsi qu'il
convient à un souverain constitutionnel, qu'il y avait
tenu. On pout mieux s'en rendre compte aujourd'hui,
et le recueil de lettres que publie Edouard van der
Smissen est singulièrement instructif à cet égard.
Il montre quelle action constante, permanente,
peut exercer sur la conduite des aûaires publiques
un chef d'Etat constitutionnel, sans, pour cela,
pouvoir être accusé de politique personnelle. Il
montre que Léopold II a exercé cette action pour la
plus grande prospérité et la plus grande gloire de
son pays.
Il semble bien que ce soit sous le gouvernement
de Beernaert que se posèrent quelques-unes des
questions les plus importantes pour la politique
belge et qu'elles furent résolues, sinon complète-
ment, du moins en partie. Léopold II trouva en son
premier ministre un homme d'Etat de premier ordre,
qui sut le comprendre et l'aider; il faut reconnaître,
en même temps, que le souverain donna tout son
appui à son premier ministre.
Avocat d'affaires, orateur éloquent, dont l'élo-
quence n'était que raison et que dialectique, habile
dans la riposte, mais toujours mesuré et ne dépas-
sant jamais les limites que fixe le goût, Beernaert,
jusqu'à quarante-quatre ans, n'avait fait que du bar-
reau. Elu député de Thielt, il devait le demeurer
jusqu'à sa mort, en 1912. Il siégeait à droite, ce qui
ne l'empêchait pas d'être modéré et ami de la liberté.
En 1873, on lui avait donné le portefeuille des tra-
vaux publics, qu'il garda jusqu'en 1878. Il le reprit
de juin à octobre 1884. En 1884, au moment des
élections, comme président de la Fédération des
Associations catholiques, il fut appelé à prononcer
le discourj-programme de la droite. Aussi, tout natu-
rellement, lorsqu'il y eut lieu de former un nouveau
cabinet, en fut-il chargé. Le 26 octobre 1884, le
cabinet Beernaert était constitué. Son président
détenait le portefeuille des finances.
Le cabinet Beernaert devait garder le pouvoir
jusqu'en 1894. Violemment et constamment attaqué
par la gauche, il sera aussi en butte au.x attaques
de la droite ; et c'est devant ces attaques qu'il se re-
tirera. On peut résumer en quatre points son œuvre,
qui tut considérable. Il contribua à la naissance et
au développement de l'Etat du Congo ; il orienta le
Parlement dans la voie des réformes sociales ; il prit
des mesures importantes pour la défense nationale ;
il réalisa, enfin, la revision constitutionnelle.
Avant de poursuivre une politique de défense et
de prospérité nationales, il fallait, avant tout, parvenir
à apaiser les partis. Dès le 21 novembre 1884, le roi
écrit à son ministre que l'équilibre des budgets est
une chose très importante, « mais il importe encore
davantage de rétablir l'équilibre dans les esprits ».
Ce n'est que lorsque cet équilibre est établi que l'on
peut aborder les grandes questions.
Il ne nous appartient pas d'entrer dans le détail
de la politique suivie par le gouvernement belge pen-
dant dix années ; mais il est d'un intérêt, pour ainsi
dire actuel, et qui nous touche directement, de voir
comment Léopold II envisageait les questions exté-
rieures. Le Congo fut, sans doute, la grande pensée de
son règne. Il voulut augmenter la Belgique de tout
le Congo ; il le fit ; mais il ne le put que grâce à un
accord étroit avec Beernaert. Cela ne suffisait point,
d'ailleurs; le Congrès de Berlin donna son premier
statut au Congo, mais le roi voulait davantage. 11
voulait que cette colonie, lorsqu'il la léguerait à la
Belgique, fût déjà puissante et florissante. Il se mit
à travailler dans ce sens. Après avoir obtenu du
Parlement de pouvoir être souverain du Congo, il se
trouva en face de difficultés financières, lorsqu'il
s'agit de son organisation. Il s'occupe des empnjnts
nécessaires. Il lutte pour obtenir de la lielgique l'aide
financière indispensable. Jamais il ne perd de vue la
colonisation du Congo et sa mise en valeur. Il fait
l'article pour obtenir l'émission d'un emprunt ; il se
(
«• 184. Octobre 1920.
fait pressant, suppliant : « Toute ma carrière poli-
tique, écrit-il le 26 janvier 1887, n'a été qu'un long
eflort pour favoriser le développement de notre pays
et lui procurer les nouveaux débouchés, faute des-
quels il est fatalement voué à la décadence. Je crois
avoir trouvé en Arrique des marchés encore vierges,
susceptibles d'être exploités dès à présent, de croître
Leopotd II. né en 1835, roi en 1863. mon en 1905.
graduellement à mesure qu'ils seront plus fréquentés;
pour en assurer le bénéfice à la Belgique, je réclame
bien peu de chose : que l'on autorise ceux qui en ont
le désir à prêter à l'Etat du Congo, sur bonne garan-
tie, les capitaux dont ils peuvent disposer. » Et,
lorsqu'il a obtenu l'émission qu'il demande, il s'oc-
cupe avec autant de soin de l'inscription des titres à
la Bourse de Paris. Et, lorsqu'il léguera à la Belgique
un empire puissant qui n'existe que par lui, il pourra
écrire, à juste titre, dans son testament, qu'il est
t convaincu de contribuer ainsi à assurer à la Bel-
gique, si elle le veut, les débouchés indispensables à
son commerce et à son industrie et d'ouvrir à l'acti-
vité de ses enfants des voies nouvelles >.
Mais, pour que la Belgique puisse développer en
toute sûreté son empire colonial, il faut avant tout
qu'elle soit forte ; et cela aussi, Léopold II le vit
clairement.
Les élections de juin i886 avaient donné à la
droite une majorité sans précédent. La question qui
se posa tout d'abord fut celle de la défense nationale.
La situation internationale était critique, et des
affaires d'Orient pouvait naître chaque jour la guerre.
Une demande de crédits fut déposée pour la trans-
formation delà défense de la Meuse. La Chambre ne
fit pas d'abord un accueil favorable au projet. Mais
le roi ne se fait pas d'illusion sur les intentions de l'Al-
lemagne. Le 17 janvier 1887, il écrit à son premier
ministre : « Je ne puis, dans ces circonstances, que
vous engager à donner suite à l'idéeque vous m'avez
exprimée dernièrement de fortifier certains nœuds
de chemins de fer. Nous devons empêcher qu'on
puisse, sans coup férir, traverser la Belgique. Ne pas
le faire serait un véritable suicide ; ce serait redeve-
nir volontairement le champ de bataille de la France
et de l'Allemagne et aider au démembrement du
pays. Il importe d'agir sans perte de temps. Ces tra-
vaux militaires donneraient de l'occupation à un
grand nombre d'ouvriers. Ainsi, en nous garant au-
tant que possible de la crise politique, nous dimi-
nuerons la crise sociale. Il y a une très belle et une
très noble attitude à prendre, un grand et double
devoir à remplir. » Et, le 28 janvier, écrivant de
nouveau à Beernaert, il lui communique des rensei-
gnements qui éclaireront davantage encore le devoir
à remplir : « J'ai eu, hier au sbir, occasion de causer
avec lord Vivian delà situation politique.il m'a dit
en termes formelsque,danslecasoù la Belgique vien-
drait à être attaquée, elle pourrait compter sur l'An-
gleterre ; ajoutant, toutefois, que je n'ignorais pas que
son pays n'avait que peu de forces disponibles et que
nous aurions surtout à nous défendre nous-mêmes.
t M. Bourée, qui dînait également chez lord Vi-
vian, ne m'a rien dit, mais il a eu tout récemment un
long entretien avec le P. de Chimay. « A Paris, a-t-il
• dit, on tient pour certain que, si une attaque venait
« de l'Allemagne, ce serait à travers la Belgique, et on
• se préoccupe beaucoup de ce que fera celle-ci. Notre
• neutralité est uniiog««pourla France; mais pourvu
LAROUSSE MENSUEL
« qu'il en soit de même pour l'Allemagne! «Le 29 avril,
il écrit encore : « Je vous supplie de ne pas laisser
traîner davantage le projet de loi pour la Meuse. •
D'accord avec le roi, le premier ministre pressa la
discussion du projet, qui, finalement, fut voté par
80 voix contre 41. Ce n'était point suffisant. Il s'agit,
ensuite, de faire voter le service personnel. Beer-
naert le défendit devant le Parlement, mais en lais-
sant entendre qu'il n'en croyait pas possible la réali-
sation immédiate.
Cependant, pour ce projet, le roi fait de la propa-
gande, intervenant individuellement auprès des dé-
putés pour leur en montrer la nécessité, insistant
avec vivacité auprès de son premier ministre. Se
trouvant, en juin 1887, à Londres, il voit lord Salis-
bury ; il s'entretient des forces militaires de la Belgi-
que : € Ici, écrit-il, on désire vivement que notre ar-
mée soit aussi considérable que possible • ; et il
ajoute : i J'ai exprimé l'espoir que les Anglais, de
leur côté, sauraient se caler, et j'ai cherché à démon-
trer qu'un grand peuple ne peut pas s'effacer sans se
condamner à devoir faire ensuite, pour reprendre sa
place, de terribles efforts. » Paroles prophétiques,
qui, comme toutes les prophéties, ne furent pas crues.
Malgré les efforts du souverain — il avait été jus-
qu'à demander au Vatican de peser sur l'épiscopat
belge, hostile au projet — le service personnel fut re-
jeté par la Chambre. Le roi ne se découragea pas,
et, en faveur de la réforme du recrutement de l'ar-
mée, il ne dissimula pas son sentiment. Cette ardeur
royale fut cause de plusieurs incidents. Beernaert est
obligé, à maintes reprises, d'intervenir auprès de son
souverain, soit pour l'empêcher de parler, soit pour
adoucir l'expression de sa pensée ; mais, souvent, le
roi a parlé avant que le premier ministre ait pu in-
tervenir. Relevons seulement de ces incidents le té-
moignage de l'amour du roi pour son pays.
La question du Congo, la question militaire ne sont
pas, d'ailleurs, les seuls dont il se préoccupe. A vrai
dire, rien de ce qui touche la Belgique ne lui est
étranger. Il se tient au courant du mouvement so-
cial. Il s'occupe des travaux publics, de l'outillage
maritime, de l'embellissement des villes. Et il ne re-
cherche point la popularité immédiate, mais seule-
ment le bien public « Un gouvernement honnête,
écrit-il le 7 avril 1892, doit chercher à servir le pays
et mettre l'accomplissement de ce devoir au-dessus
des applaudissements, qui ne sont jamais, du reste,
que très passagers. »
Beernaert, sur ce point comme sur bien d'autres,
fut pleinement d'accord avec son souverain. Lorsqu'il
quitta le ministère, le 16 mars 1S94, après avoir été
mis en minorité sur la réforme de la loi électorale, le
269
pies occidentaux dans un trouble mortel. L'effort
gigantesque accompli pendant la guerre risquait
d'être compromis, et la victoire du droit, si chère-
Bcernaert, homme politique belge (l8'29-19l-2j.
roi pouvait insister auprès de lui afin de le faire reve-
nir sur sa décision. Les deux hommes, en s'aidant l'un
l'autre, avaient réalisé une oeuvre. — Jacque» Bouvard.
Politique intérieure et extérieure
{aodt)- — La situation générale de l'Europe, dont
nous avons marqué la gravité à la fin du mois de
juillet, s'était d'abord développée, en août, dans le
sens le plus redoutable. On avait été, pendant la
première quinzaine du mois, fondé à craindre qu'elle
ne tendit irrémédiablement à des conséquences qui
auraient pu être le prélude d'un bouleversement uni-
i versel et, tout au moins, qui auraient jeté les peu-
Lie général Wrangel.
ment achetée, pouvait non seulement devenir ca-
duque, mais, par l'affaiblissement où elle a laissé les
vainqueurs, être finalement une cause déterminante
de leur ruine. L'avance rapide des armées bolche-
vistes vers Varsovie, la destruction imminente de la
Pologne, par suite l'écroulement de la barrière créée
par le traité de Versailles entre la Russie et l'Alle-
magne, étaient sur le point de permettre à celle-ci
toutes les espérances; de sorte qu'on pouvait, sans
pessimisme exagéré, se demander si l'Europe n'allait
pas assister à un triomphe de la force brutale tel qu'on
n'en avait pas vu depuis des siècles et à l'anéantis-
sement momentané des principes de liberté sur les-
quels des luttes séculaires ont fondé les sociétés mo-
dernes. Pour combattre des périls aussi grands et
aussi prochains, l'Europe, inquiète, n'avait que les
colloques stériles des hommes d'Etat, les résolutions
verbales sans suite active, les hésitations conti-
nuelles des uns et des autres, en fonction non d'ua
avenir largement conçu, mais de préoccupations im-
médiates et misérables de politique intérieure et
d'équilibre parlementaire. Nous n'avions pas tort,
lorsque nous écrivions, il y a deux mois, qu'il était
peu rassurant que Lloyd George fût l'arbitre de
l'Europe. La chronique diplomatique du mois d'août
aurait pu s'appeler avec raison « Chronique des
variations d'un premier ministre anglais >, et il
faut s'étonner, une fois de plus, que la versatilité
dont nous avons été les spectateurs inquiets n'ait
pas conduit au pire les destinées européennes. Par
une heureuse fortune, les deux dernières semaines
d'août avaient vu des circonstances inespérées — le
rétablissement de la situation polonaise, l'opposition
énergique de la France aux entreprises des soviets,
un nouveau changement de front de Lloyd George
— et si, aux derniers jours du mois, on n'avait pas
encore le droit de dire que le cauchemar du début
était dissipé et la situation définitivement éclaircie,
du moins, pouvait-on, sans se laisser aller à la béati-
tude d'un optimisme irréductible, faire entrer en
ligne de compte des faits nouveaux d'une incontes-
table valeur. Disons-le tout de suite : ce résultat,
d'une portée si considérable, était dû à la France, et
à elle seule. Une fois de plus, la clarté française, avec
une hardiesse dont on a pu, sans doute, au premier
moment, discuter l'opportunité, mais que les événe-
ments ont pleinement justifiée, avait dissipé les rêve-
ries; la netteté de notre attitude avait triomphé des
risques que faisait courir le jeu de bascule britan-
nique. En fin de compte et sans crier victoire avant
la fin du combat, on devait approuver une tactique
qui avait renversé à la fois les plans de l'ennemi et
les espoirs qu'il faisait concevoir aux adversaires de
la paix générale.
270
Aux premiers jours d'août, les Russes marchaient
à grandes journées sur Varsovie. Tout en afiectant
d'être prêts à négocier un armistice et la paix, ils
faisaient tout pour retarder, par de perfides arguties,
l'ouverture des négociations; ils entendaient, et s'en
cachaient peu, s'assurer auparavant un gage qui leur
eût permis d'instituer par la violence, en Pologne, un
gouvernement soviétique auquel, ensuite, ils auraient,
par une négociation unilatérale, imposé toutes les
conditions qu'ils auraient voulu. Ceci fait, la main
donnée à l'Allemagne, les intrigues nouées en An-
gleterre ne pouvaient manquer de produire leur effet
et, déjà, le gouvernement de Moscou envisageait avec
confiance le triomphe du bolchevisme en Europe oc-
cidentale et, par contrecoup, en Asie. Il faut le dire,
la résistance polonaise, pour des causes multiples,
dont plusieurs, sans doute, ont été prudemment voi-
lées, était nulle et de nul eSet ; la désorganisation de
l'armée était évidente et la carence du commande-
ment certaine. — Pendant que cette formidable
avance continuait sans opposition, personne, dans le
monde, ne soutenait la Pologne autrement que par
des réprimandes ou des conseils. L'aide promise
à Spa restait dans la catégorie des indéterminées.
L'Allemagne se déclarait neutre, uniquement pour
empêcher les amis de la Pologne de lui faire passer
des secours, et elle encourageait ou tolérait avec in-
dulgence les manifestations des cheminots contre les
transports destinés à permettre la défense polonaise;
ce qui ne l'empêchait pas d'avoir en Prusse orientale
une attitude très suspecte et, en tout cas, nullement
hostile aux Russes, au même moment qu'ell ■ adres-
sait à la l'ologne aux abois une note comminatoire,
qui marquait les intentions les moins amicales. — Les
autres voisins de la Pologne, Etats baltes, Tchéco-
slovaquie, Roumanie, Hongrie, observaient également
la neutralité : les premiers, parce que la politique an-
térieure de la Pologne à leur égard ne leur inspirait
que des craintes; la Tchéco-Slovaquie parce qu'elle
n'avait pas eu, non plus, à se louer beaucoup jus-
qu'alors des procédés polonais et aussi parce qu'elle
n'éprouvait aucun besoin, dans la phase d organisa-
tion où elle se trouvait encore, de s'engager dans
une guerre coûteuse, incertaine, qui pouvait com-
promettre son avenir; la Roumanie parce que, elle
aussi, préférait se recueillir dans son effort d'orga-
nisation nouvelle et que, consciente de sa valeur et
de son avenir, elle entendait attendre son heure et ne
pas compromettre dans une aventure, qui pouvait
échouer, tout le bénélice de sa politique passée;
enfin, la Hongrie, parce que la défiance des grands
alliés, qu'elle sentait peser sur elle, l'empêchait de
donner libre cours à des velléités d'intervention
qui n'étaient sans doute pas désintéressées. La
Pologne n'avait, non plus, rien à espérer de l'Italie,
qui ne tendait qu'à reprendre des relations régu-
lières avec les soviets et où la situation de Giolitti
était trop délicate en présence du parti socialiste
pour qu'au moment où la victoire russe semblait
assurée, le cabinet italien pût songer, même s'il en
eût nourri l'idée, à tenter quoi que ce soit qui
pût paraître contraire aux vues du gouvernement
de Moscou.
Quant à la France et à l'Angleterre, il était évi-
dent qu'elles n'étaient plus en complet accord. Bien
que la dernière entrevue de Boulogne semblât avoir
ouvert les yeux de Lloyd George, les négociations
continuaient avec les délégués des soviets, Kame-
netï et Krassine, revenus à Londres dès le début du
mois, et elles continuèrent même après que le pre-
mier ministre anglais, en présence de l'avance russe,
eut annoncé que la fameuse conférence projetée à
Londres n'aurait pas lieu. Llyod George sembla, au
cours de ces semaines angoissantes, n'avoir jamais
perdu l'espoir d'amener le gouvernement des soviets
à des négociations loyales et telles qu'elles sont
accoutumées d'être conduites par les nations civili-
sées. Ni les notes ambiguës et dilatoires de Krassine
et de Tchitcherine, ni la volonté avérée des soviets
de faire de toute relation commerciale un monopole
de l'Etat rufse, ni la liaison qui s'établissait dès lors
et s'établit de plus en plus entre le Conseil d'action,
véritable soviet. Etat dans l'Etat, créé par le parti
travailliste et le gouvernement russe, qui affecta de
correspondre directement avec lui et de l'opposer au
gouvernement anglais, rien ne parut avoir influé
notablement sur la méthode et l'optimisme de Lloyd
George. Pour obtenir des Russes la promesse, non
de la paix, mais de l'ouverture de négociations, le
chef du gouvernement anglais avait été non seule-
ment jusqu'à prendre l'engagement de n'envoyer
aucun secours aux Polonais, mais encore jusqu'à
accepter qu'un contrôle de cet engagement fût exercé
par des délégués des soviets à Dantzig ; et l'attitude
fâcheuse du représentant des puissances, sir Réginald
Tower, à Dantzig, au sujet du débarquement des
munitions destinées à la Pologne, put être considérée
comme inspirée du même esprit et n'était pas, certes,
pour déplaire à la Russie. Tout au plus, Lloyd George
avait-il obtenu du gouvernement des soviets la pro-
messe de respecter l'intégrité du territoire et la liberté
du gouvernement polonais, promesse contredite par
la volonté affirmée des Russes de forcer la Pologne à
créer une garde rouge de 200.000 ouvriers. Quant à
LAROUSSE MENSUEL
une intervention quelconque entre la Pologne et les
exigences russes, Tchitcherine la repoussait nettement.
La France n'avait jamais laissé discuter son devoir
envers la Pologne, ni son droit de la soutenir. Mais il
était aisé de comprendre combien son souci de
maintenir l'alliance anglaise lui imposait de précau-
tions et de prudence. Elle désapprouvait totalement
les tendances et les tractations de Lloyd George ;
elle en avait signalé le danger; elle ne pouvait les
tenir pour non avenues. — Une nouvelle entrevue,
qui eut lieu à Hythe, le 8 août, n'aplanit pas les dif-
ficultés. Les décisions qui y furent prises, s'il y en
eut, furent incomplètement connues. Il apparut,
cependant, qu'elles rentraient toutes dans l'ordre de
l'expectative et de l'hypothèse et qu'en somme, si l'on
avait envisagé des mesures, inréalisables d'ailleurs
dans la pratique, comme le blocus de la Russie, on
n'avait entrevu la possibilité de secourir la Pologne,
moralement et matériellement, que si la Pologne se
défendait elle-même ; encore la nature de cette aide
restait-elle à déterminer. Vue avec un recul de quel-
ques semaines, la conférence d'août à Hythe se pré-
sentait avec des résultats purement négatifs. Il n'est
pas certain, d'ailleurs, qu'aussitôt après cette réu-
nion et en dépit des engagements qu'on pouvait
supposer y avoir été pris, Lloyd George n'ait pas
télégraphié aux Polonais d'accepter les conditions de
la Russie. Les explications ultérieures à ce sujet
manquèrent de netteté. Au surplus, il n'y eut là
qu'un trait de plus à joindre à ceux qui composent
la physionomie mobile et insaisissable d'un grand
ministre, qui reste, malgré tout, notre ami, mais
qu'il faut nous réserver le droit de juger.
C'est, pourtant, de la Conférence de Hythe que date
le revirement décisif qui se produisit dans la poli-
tique polonaise des Alliés ou, plutôt, c'est à partir de
ces conversations houleuses et irritantes qu'il y eut
un essai de politique polonaise et, partant, un essai
de politique russe. — On n'a pas assez marqué dans
la presse l'insistance très caractéristique qu'a mise le
gouvernement des soviets à poser comme condition
essentielle de toute négociation de paix le désaveu
par les puissances de l'entreprise du général Wran-
gel au sud de la Russie et la soumission pure et
simple de ce général au gouvernement des soviets.
Il est évident qu'en cherchant à défendre aux Alliés
toute entente avec Wrangel, les soviets voulaient à
la fois se débarrasser de toute préoccupation du côté
du Sud et, par suite, garder toutes leurs forces libres
pour l'écrasement de la Pologne et, d'autre part, en
vue d'un résultat moral à double effet intérieur et
extérieur, obtenir, en fait, des puissances occidentales
une sorte de déclaration officielle de l'unité russe au
profit du parti bolcbeviste. Lloyd George ne semble
«• 164. Octobre 1920.
pas avoir attaché d'importance à la question et l'avoir
considérée comme négligeable. Aussi, et bien que les
journaux l'aient d'abord affirmé, il était peu probable
qu'on eût traité longuement à Hythe la question
Wrangel, encore moins qu'on eût discuté l'hypothèse
de la recoimaissance de son existence de fait. Aussi
l'annonce par la presse, le 12 août, de la reconnais-
sance officielle par la France du gouvernement du
général Wrangel comme gouvernement de fait au sud
de la Russie, fut-elle un coup de théâtre. Dans le
gouvernement anglais, dans le Parlement, dans la
presse d'outre-Manche, l'émotion fut énorme. Encore
un peu, on eût parlé de traîtrise de la France. A la
réflexion et après quarante-huit heures d'agitation
surabondante et de manifestations excessives, —
comme le retard des vacances du Parlement et du
voyage du roi en Ecosse, — l'orage se calma de lui-
même, et on s'efforça de s'entendre. — En France,
où toute mesure capable de gêner le gouvernement
des soviets est sûre de la faveur publique, la recon-
naissance de Wrangel avait, cependant, étonné, et
l'opinion, qui se souvenait de la double expérience
de Koltchak et de Denikine, avait été divisée sur cet
acte, que l'on ne comprit pas d'abord et dont on ne
mesura pas l'exacte portée. En somme et bien qu'au
demeurant l'acte ait été décisif, il est possible que
l'éclat que produisit la déclaration de reconnaissance
n'ait nullement été voulu et qu'il y ait eu là l'effet
d'une coïncidence heureuse, qui ne fut pas cherchée.
La question de la reconnaissance de Wrangel était
déjà engagée depuis quelque temps. Le gouvernement
français, ayant reçu les assurances qu'il attendait au
sujet des intentions démocratiques de Wrangel pour
le futur gouvernement de la Russie et la question
des terres, avait décidé de donner au général l'appui
d'une reconnaissance officielle. Cette décision devint
publique au retour de Hythe. Elle prit, des circons-
tances ambiantes, une importance capitale, et elle fut
fortifiée, en tant qu'elle marquait la politique fran-
çaise à l'égard de la Russie, par la défense faite for-
mellement aux représentants de la France à Londres
d'avoir aucune relation avec Kameneff et Krassine.
Au surplus, à ces mesures toutes diplomatiques la
France ajoutait l'envoi en Pologne d'une mission
d'officiers français, à la tête desquels était placé le
général Weygand, chef d'état-major et collaborateur
intime du maréchal Foch.
Ainsi, la France marquait fortement la politique
qu'elle allait suivre. Elle le faisait à l'heure où l'An-
gleterre, nous l'avons dit plus haut, se disposait à
consentir aux soviets des concessions un peu humi-
liantes pour sa dignité, où la Belgique, par une
abstention décevante, se réservait; enfin, l'avance
moscovite vers Varsovie devenait de plus en plus
menaçante. L'initiative était risquée. Elle nous fai-
sait grand honneur. Elle réussit.
Nous avons dit, le mois dernier, ce qu'il fallait
penser des armées russes et polonaises. Si la poussée
vers Varsovie avait été opérée par le gros de l'armée
russe, il est probable qu'elle eût été irrésistible, en
présence du désarroi de l'armée polonaise. Mais le
gros de l'armée russe, en l'absence de moyens de
communication, les voies ferrées polonaises étant
inutilisables par suite de la différence de gabarit,
n'avait pas suivi son avant-garde. Le raid sur Var-
sovie était exécuté par des effectifs insuffisants, sans
services d'arrière, sans artillerie, et il devait se briser
devant une résistance organisée. Cette résistance, il
n'était pas douteux qu'elle n'eût été préparée par le
général Weygand. Dans quelles conditions, avec
quels éléments, au milieu de quelles difficultés mili-
taires et politiques, nous l'ignorions, mais nous
étions sûrs que ces difficultés avaient été considé-
rables; le rôle de la F'rance n'en apparaît que plus
glorieux. Dès le 18 août, on pouvait dire que l'avance
russe était brisée et Varsovie sauvée de tout danger
immédiat. Du 18 août à la fin du mois, la contre-
attaque polonaise se développait avec un succès
croissant. Au nord, les Russes étaient repoussés sur
la ligne Soldau, Lomza, Grodno. La bataille d'Osso-
viecz assurait la réaction polonaise. A l'est, la ligne
russe allait de Grodno à Brest-Litovsk, en laissant
Biélostock aux Polonais. Sans doute, on annonçait
un gros effort bolcheviste, l'arrivée de renforts, une
contre-offensive, que les radios rouges présentaient
comme imminente et réparatrice. Mais le coup était
porté et, au sud de la Russie, le général Wrangel
avançait méthodiquement, allégeant ainsi le front
polonais des forces qu'il fallait bien laisser devant
lui. Fin août, au point de vue militaire, le gouver-
nement des soviets avait échoué dans son entreprise,
et la Pologne était libérée. Il dépendait d'elle que
ce résultat inespéré, faisant place à une situation
désespérée, fût consolidé par une armée reconstituée
et qui avait repris confiance, ainsi que par un gou-
vernement capable de maîtriser des ambitions qui
avaient failli lui coûter si cher. Le général Weygand,
acclamé par les Polonais, avait regagné la France. On
s'était demandé si ce retour n'était pas prémarturé, et
on avait fait des vœux pour que l'armée et le gouver-
nement polonais fussent assez sages pour se passer
des conseils du représentant militaire de la France.
Mais, si la situation de la Pologne et, par voie de
conséquence, celle de l'Europe se trouvait, à la fin
«• re4. Octobre 1920.
d'août, singulièrement améliorée par le recul de
l'armée rouge, il eût été tout à fait excessif d'en
conclure que, dès lors, la paix serait assurée et que la
rude leçon infligée aux bolcheviks ayant rabattu
leur impudence, ils seraient conduits à se départir de
leur folle propagande. Pour se convaincre du con-
traire, il suffisait de lire dans la presse quotidienne
l'annonce des grands armements bolchevistes et le
détail du plan d'encerclement révolutionnaire que
Lénine et Trotsky préparaient, à leur dire, contre
l'Angleterre.
Nous demandons, une fois de plus, à nos lecteurs
qui veulent essayer de juger froidement les affaires
russes et d'en comprendre la complexité de distin-
guer toujours les deux éléments qui forment, à
l'heure présente, la politique russe; nous voulons
dire : l'élément proprement russe et l'élément bolche-
vique. Il est possible de s'entendre avec le premier;
il ne l'est pas de pactiser avec le second. La France
avait lié partie avec l'élément russe, sous le gouverne-
ment des tsars. Elle avait tâché de le rapprocher de
l'Angleterre, d'éteindre entre les deux pays les ques-
tions brûlantes, de limiter dans des bornes légitimes
leur action réciproque en Europe et en Asie ; elle y
était parvenue. Elle était, et elle reste, prête à re-
prendre le même travail et à suivre la même poli-
tique féconde avec tout gouvernement russe qui
sera un véritable gouvernement démocratique. En
attendant, elle désapprouve toutes idées impérialistes
et toutes tendances au rétablissement d'un gouverne-
ment autocratique, où qu'elle les trouve. Quand les
bolcheviks et leurs amis de France et d'Occident
accusent la France de soutenir la réaction, ils savent
parfaitement qu'ils énoncent une contre-vérité. Mais,
au moment où nous sommes, la politique proprement
russe est gérée par une oligarchie autocratique, plus
autocratique et plus sanglante que ne l'a jamais été
le gouvernement tsariste. Cette oligarchie prétend
faire le bonheur de l'humanité par le communisme,
et elle poursuit à la fois le programme russe, qu'elle
s'est approprié parce que les lois de l'histoire le lui
imposaient, et un programme nouveau, entièrement
théorique, que certains semblent soutenir par con-
viction, que beaucoup d'autres défendent par intérêt.
L'application de ce programme a mis la Russie à
néant. Ce que nous commençons à en savoir nous
confirme qu'il n'est soutenu que par une infime
minorité, subi par quelques millions de malheureux
qui n'ont pu s'y soustraire, négligé ou ignoré par
l'immense majorité du peuple paysan russe, qui a
bien voulu se partager les terres, mais qui, les ayant
acquises, entend les posséder en propre et non en
commun. Les constatations des socialistes français
les plus naïvement convaincus ne prouvent pas autre
chose. C'est ce régime de ruine qu'on présente au
monde comme le futur paradis terrestre et, pour faire
entrer cette idée dans la conscience des peuples, les
auteurs responsables du bolchevisme entendent ne
rien négliger ni épargner. Leur échec de Pologne
n'avait ni diminué leur audace ni modifié leur des-
sein. Quand on a lu que, vaincus, refoulés sur tout
le front, les bolcheviks déclaraient, comme une con-
cession magnanime, qu'ils consentaient à ne pas
exiger de la Pologne laconstitution d'une garde rouge
uniquement composée d'ouvriers, on a pu mesurer le
degré de confiance en eux-mêmes auquel ils sont
montés.
Or, c'est là précisément ce qui constitue le danger
du bolchevisme. Les doctrines paradisiaques ont sur
les esprits simples, qui ne voient pas le fait, mais
l'idée ou, plutôt, l'image qu'on leur présente, une sin-
gulière action. Promettre de réaliser le bonheur dont
tout homme porte en soi le besoin est le plus sûr
moyen de conquérir la faveur des foules et de les
entraîner. Les moyens importent peu, et même les
plus violents sont ceux qui ont le plus de chances
d'être acceptés. L'autocratie ne répugne en principe
ni aux masses inconscientes, sur lesquelles elle s'ap-
puie, ni aux individus qui s'y soumettent pour en
profiter. Les bolcheviks savent parfaitement tout
cela, et ils ne doutent pas qu'en agissant sur les peu-
ples par de grands mots en petit nombre et par des es-
pérances illimitées, ils peuvent parvenir à séduire les
ignorants et les malheureux et, par eux, à renverser
les gouvernements existants qu'ils traitent de bour-
geois et d'impérialistes. Nous avons déjà fait des ré-
flexions de ce genre. Elles nous paraissaient, fin août,
s'imposer de plus en plus et, de plus en plus aussi,
nous étions convaincus que la politique antibolche-
viste pratiquée par la France n'avait péché que par
retard, indécision et timidité. Certes, le bon sens
français et surtout le bien-être si généralement ré-
pandu en France sont, dans notre pays, des obstacles
dirimants au bolchevisme, et les bolcheviks n'ont
aucune illusion à cet égard. N'est-ce pas, pourtant,
un fait psychologique curieux que certains hommes
affirment leur foi au bolchevisme, dont ils avouent,
cependant, l'échec matériel et de constater que, dans
le parti socialiste, une minorité nullement négligeable
serait disposée à abdiquer toute personnalité devant
le bolchevisme russe ? Si de semblables tendances
sont plus explicables chez les socialistes italiens qui
opèrent sur un peuple qui souffre, n'est-il pas inté-
ressant de voir, parmi les travaillistes anglais, des in-
LAROUSSE MENSUEL
tentions qui, pour s'exprimer dans une forme plus
discrète, ne sont pas moins dangereuses dans un
parti qui, chaque jour, est plus proche du pouvoir?
Enfin, même dans un pays éprouvé par la guerre
comme la Belgique, n'était-il pas déconcertant, — nous
l'avons dit, — de voir le gouvernement, sous l'influence
dé Vandervelde, pourtant hostile en apparence au
bolchevisme, maintenir, contre les raisons si hautes
du ministre Hymans, le principe de la non-interven-
tion dans l'affaire polonaise en ajoutant, non sans
quelque pharisaïsme, qu'on attendrait que l'indé-
pendance polonaise fût menacée, comme s'il n'était
pas évident qu'elle l'était déjà ? Il y avait là un fais-
ceau de faits qui prouvent que l'emprise des doctri-
nes bolchevistes peut être plus envahissante qu'on
ne le penserait dans des milieux que leurs traditions
et leurs constitutions faisaient considérer comme ré-
fractaires. Le bolchevisme relève de la pathologie so-
ciale. On ne peut agir contre lui que par des mesures
énergiquesdeprophylaxieet d'isolement. L'.Angleterre
et l'Italie, en le considérant comme une maladie locale
et non transmissible, jouent un jeu très périlleux.
Le système du cordon sanitaire à grande distance
organisé par la France est le seul qui présente des
chances d'efficacité, et c'est ce qui justifie la politique
271
soviets avait paru vouloir continuer les négocia-
tions de Minsk, et il avait retenu, presque séquestré,
les plénipotentiaires polonais. Le gouvernement
polonais avait protesté contre le traitement auquel
étaient soumis ses représentants. Puis, par une
déclaration précise, il avait affirmé publiquement
qu'il ne voulait la paix que sur la base de la natio-
nalité, de l'indépendance des peuples et, en ce qui
le concernait, qu'il ne cherchait que ses limites
ethnographiques.
Enfin, il avait repoussé expressément les condi-
tions de paix énoncées précédemment par les soviets
et, marquant sa nouvelle orientation, proposé de
transporter les négociations à Riga. L'initiative de
la France avait donc porté ses fruits. Elle avait été
l'élément modérateur. Notre pays tendait à reprendre
dans la direction des affaires européennes un rôle
qui avait semblé sur le point de lui échapper. Qu'en
adviendrait-il par la suite ? Nous le verrons chaque
mois. Nous prétendons noter le sens des événements
passés ; nous ne devinons pas l'avenir.
L'attitude de l'Allemagne, pendant que se passaient
les événements résumés plus haut, devait nous rete-
nir un instant. Sans s'arrêter plus qu'il ne convient
aux nouvelles plus ou moins alarmistes que nous
L.amanuractui'e de Sévri-s Seine.«t-Oise), où le traité de paix avec la Turquie a êl« signé, le 10 août 1920.
(Ce Irttité de Sèi^res est le dernier traité que les Alliés ont signé avec les puissances ayant combattu l'Entente au cours
de la Qrande Guerre.) — Phot. Ko\.
à l'égard de la Pologne. Si l'on veut vraiment éviter
la contagion et maintenir sain et sauf le peuple de
France, il faut se garder de tout contact et se rappe-
ler que le mal se présente sous les formes les plus
variées et les plus insidieuses.
Il fallait donc, quoi qu'il pût advenir par la suite,
approuver entièrement la politique de la France
pendant le mois d'août. En s'affirmant avec indé-
pendance, elle faisait, du reste, sentir que, si elle était
prête à tous les accommodements raisonnables pour
maintenir l'accord avec ses alliés, elle ne pouvait les
suivre aveuglément dans les fantaisies et les erreurs
de leur politique à l'égard d'une menace égale pour
totls. D'ailleurs, outre que sa conduite avait mené à
un succès militaire incontestable et au salut de la
Pologne, elle avait vu aussi son exemple porter ses
fruits et ses alliés, à la suite des succès polonais,
modifier très sensiblement leur manière de voir et
leur action. L'entrevue que Lloyd George et Giolitti
avaient eue à Lucerne à la fin d'août avait eu pour
conclusion une déclaration favorable aux droits de
la Pologne de recevoir des munitions et du matériel
par le couloir de Dantzig, — ce qui confirmait les
instructions adressées à sir Reginald Tower par
Millerand comme président de la Conférence des
ambassadeurs, — un mémorandum aux soviets pour
les inviter en termes très fermes à changer de mé-
thode, et une sorte d'ultimatum remis à Londres
à Krassine et Kameneff. D'autre part, il avait été
précédemment avéré, par un échange de Notes par-
faitement claires et où il n'y avait place pour aucune
équivoque, que les Etats-Unis étaient, sur la poli-
tique à suivre à l'égard des soviets et sur les doc-
trines soviétistes, entièrement d'accord avec la
France et, si le gouvernement de Washington avait
itérativement rappelé à celui de Varsovie la néces-
sité, reconnue aussi par la France, de borner ses
aml}itions au territoire delà Pologne ethnographique,
il ne fallait voir là que l'expression d'idées essen-
tielles admises par le traité de Versailles et que la
plus simple raison imposait aux Polonais. Ceux-ci
l'avaient compris. Pendant la fin d'août et la marche
victorieuse des Polonais, le gouvernement des
apportait chaque jour la presse, il importait, à notre
sens, de prêter une attention sérieuse aux incidents
qui se produisaient trop souvent entre le Rhin et la
Vistule.LesémeutessanglantesdeKattowitzenHaute-
Silésie s'étaient produites en connexité surprenante
avec la marche des Russes vers Varsovie. Si le succès
moscovite eût continué, ils coïncidaient avec l'avène-
ment du régime rouge dans la capitale polonaise. Les
troubles graves de Breslau, où le consulat français
avait été saccagé, provoquaient les mêmes réflexions.
On pouvait, d'autre part, se demander si l'Allemagne
ou, du moins, certains Allemands, avaient respecté
en Prusse orientale la neutralité qu'ils proclamaient
si haut sur les voies ferrées menant de France à
Varsovie. Il ressortait de ces différents faits que la
victoire russe était escomptée comme menant à la
destruction du traité de Versailles. Sans qu'il soit
possible de dire quel fut le degré de complicité du
gouvernement allemand dans ces divers incidents
et sans méconnaître, non plus, qu'une partie de la
presse allemande avait déploré les troubles de Bres-
lau, il fallait retenir chez une partie du peuple alle-
mand, la plus bruyante et agissante, des tendances
agressives toujours en éveil et l'espoir constant de
ruiner le traité de Versailles. Cette seule constatation
eût suffi à nous démontrer la nécessité de n'avoir
aucune faiblesse sur ce point. Les Allemands se char-
geaient de nous montrer où était notre intérêt et de
tracer notre politique. Supprimer le traité de Ver-
sailles, par suite remettre en question tous les résul-
tats de la guerre, lier partie avec la Russie pour
l'exploiter, étaient les trois premiers articles du
credo allemand, dont la conclusion était la revanche.
Nous devions opposer à cette inconscience et à ces
appétits de brutalité une fermeté froide et sans
fléchissement. On avait appris avec satisfaction que
notre ambassadeur à Berlin, Charles Laurent, avait
tenu à Rosenberg, gérant de la Wilhelmstrasse, un
langage énergique et avait appelé son attention sur
les tendances dangereuses de la presse allemande.
L'attention avait été, on le comprend, fort détour-
née des affaires d'Orient par l'importance de celles
d'Occident. Au surplus, ce qui s'était passé en Orient
272
était obscur, surchargé d'informations tendancieuses
ou fausses, et il était impossible, le mois fini, de poser
une conclusion solide.
On avait, pourtant, à marquer qu'en Syrie et en
dépit d'incidents qu'il était toujours sage de prévoir,
la position de la France avait été rétablie par l'éner-
gie et l'habileté du général Gouraud, tandis que
l'émir Fayçal promenait en Europe sa grandeur dé-
çue ; qu'en Mésopotamie, la situation des Anglais
ne s'était pas améliorée; qu'en Perse, les bolcheviks
n'avaient fait aucun progrès et semblaient même,
autant qu'on en pouvait juger, être en recul. Cela
n'empêchait pas qu ils continuassent à promettre
l'imminence de la révolution en Asie, fruit de leur
propagande, et qu'ils fissent annoncer qu'Enver-
pacha, échappé d'Allemagne et arrivé à Moscou,
préparait, une fois de plus, la Guerre sainte. Le
traité de paix avec la Turquie avait été signé à
Sèvres le lo août et, pour le moment, la question tur-
que avait reçu une solution. Si la question russe ne
fût restée si grave, on eût pu se donner l'illusion
d'une paix générale.
On l'a vu par ce qui précède, cette illusion même
n'était pas permise, et il fallait veiller de près pour
limiter les ravages de l'hydre de la guerre, non encore
domptée, entretenue avec soin par l'oligarchie russe.
11 fallait aussi que tous les hommes sages unissent
LAROUSSE MENSUEL
cette affaire, les attentats continue s, l'hostilité de
rUIster et des sinn-feiners, en un mot, la révolution
maîtresse de l'Irlande et l'impossibilité évidente de
trouver une solution que tous les partis accepte-
raient, tout cela, joint aux affaires extérieures, cons-
tituait pour Lloyd George une explication suffisante
d'une certaine nervosité et de complaisances diplo-
matiques peu réfléchies. « L'Angleterre avait, dit-on,
déclaré Trotsky, va se trouver dans une situation
sans précédent ». Il y avait dans ces mots, s'ils sont
exacts, à côté d'une outrecuidance très bolcheviste,
une part de vérité. Mais Trotsky jugeait l'Angleterre
avec des idées russes et internationalistes. Il faut la
juger avec des idées anglaises, et c'est pour cette
raison qu'en dépit de la gravité de la situation, il
fallait compter sur la sagesse du peuple anglais et se
tenir à côté de lui, même quand il semblait trop
enclin à ne songer qu'à lui-même ou à s'égarer sur les
routes malaisées de l'absolu. — En Italie, la position
de Giolitti, entre les socialistes et les catholiques,
sans une majorité ferme sur qui s'appuyer, au milieu
d'une grave fermentation des esprits et d'une situa-
tion économique fâcheuse, restait aussi fort difficile,
et on concevait son désir d'une paix définitive. II
fallait lui savoir gré d'avoir adhéré aux déclarations
de Lucerne et de s'être ainsi exposé à l'agitation so-
cialiste toujours prête. Il était nécessaire, de ce côté
Les Délégués turcs sortant de la manufacture de .Sèvres, après avoir apposé leur signature sur le traité de paix ( 10 août 1920). — l'hot. Kol.
partout leurs efforts pour lutter non seulement
contre la propagande ouverte, mais aussi contre la
complicité inconsciente de beaucoup chez qui le
songe l'emporte sur le réel, et le plaisir de la cri-
tique sur l'effort vers le progrès. Il est incontes-
table que toutes sortes d'idées, qui ne sont pas nou-
velles, mais qui en ont l'air, agitent les masses
populaires et trouvent des apôtres dans la troupe
des rêveurs naïfs et des ambitieux sans scrupule.
Suivant les pays, cette agitation prend des formes
diverses et a des chances de succès variables. L'An-
gleterre et l'Italie semblaient, en août, particulière-
ment touchées.
En Angleterre, il faut reconnaître que les diffi-
cultés auxquelles avait à faire face le gouvernement
de Lloyd George étaient extrêmes. Le parti travail-
liste, comme nous l'avons dit, était très sollicité
par les émissaires russes, et, bien qu'on vît mal le
système autocratique russe et le communisme ca-
drant avec l'esprit de liberté et les traditions du
peuple anglais, il ne fallait pas oublier que ce même
peuple n'est pas à l'abri de l'illuminisme. Il pouvait
se faire, en outre, que l'opposition travailliste, en
appuyant les prétentions russes et s'affirmant contre
la Pologne, ne vît là qu'un moyen de compromettre
l'existence du cabinet Lloyd George, et on doit re-
connaître que cette façon de considérer la question
n'avait pas été étrangère aux tergiversations du Pre-
mier anglais, qui, comme les autres et peut-être
davantage, tient au pouvoir.
A cette menace incontestablement pressante se
joignait celle d'une grève générale des mineurs, pro-
voquée par une question de salaires et par celle de
la nationalisation. Enfin, la question d'Irlande deve-
nait chaque jour plus aiguë. L'incident de l'arche-
vêque Mannix, celui, beaucoup plus grave, du lord-
maire de Cork, Mac Sweeney, emprisonné pour vio-
lation de la loi et qui se laissait mourir de faim
dans sa prison, la déclaration de Lloyd George que
force resterait à la loi, l'agitation qui résultait de
aussi, que nous vissions très clair dans les affaires de
nos voisins, que nous les soutenions dans leurs diffi-
cultés intérieures et extérieures, que nous consa-
crions notre amitié mutuelle, sans nous formaliser
outre mesure ou nous effrayer des écarts passagers. —
La France, sans échapper plus que les autres pays
aux menaces intérieures, n'avait eu, en août, aucun
sujet particulier de souci. Il était avéré par le ré-
sultat des réunions qu'avaient tenues les groupements
socialistes et la C. G. T. que les méthodes bol-
chevistes n'arrivaient pas, malgré les efforts de
minorités très excitées, à s'imposer à l'esprit de la
classe ouvrière. On ne réprouvait pas pour autant le
principe révolutionnaire lui-même et, bien que la
modération du langage chez les hommes les plus
intelligents de ces partis fût digne d'être remarquée,
il y aurait eu une grave erreur à penser que le fond
de la doctrine avait changé. Il semblait, pourtant,
que, sur les questions de méthode, une évolution se
fût faite, et il était sage d'en tenir compte, sans se
laisser aller à des illusions excessives. Il y a des réfor-
mes nécessaires, personne ne saurait le nier, et, sur ces
questions, il faut, non éviter, mais rechercher la dis-
cussion. La réalisation de beaucoup d'entre elles est
le vœu d'une immense majorité de bons citoyens.
C'est une raison de plus pour s'efforcer de conduire
à bien, dans la paix et le travail, cette discussion et
cette réalisation. — Jules Gerdaui.t.
Radiotéléplionie (les Nouveaux Progrès
DE LA). Les tubes à vide à trois électrodes. —
Rappelons quelques définitions : l'électricité se main-
tient en équilibre sur la surface des corps tant qu'on
ne la décharge pas en mettant, par exemple, un
conducteur en contact avec cette surface ; elle est,
pour ainsi dire, sous pression. Si l'on approche un
électroscope à feuilles d'or d'un corps électrisé, on
voit que les feuilles s'écartent plus ou moins suivant
que cette pression électrique (ou potentiel, comme
on la désigne couramment) est plus ou moins élevée.
N' 164. Octobre 1920.
Prenons deux corps ayant des potentiels différents,
et mettons-les en communication par un conducteur ;
on constatera que les deux pressions électriques vont
s'égaliser, l'électricité passant du plus chargé au
moins chargé, et, pendant que cet équilibre va s'éta-
blir, il se produira entre les deux corps un courant
momentané. Mais si, à mesure que la pression di-
minue dans le premier, on compense la perte au
moyen d'une source électrique et que l'on dépense
au fur et à mesure l'électricité qui s'est rendue au
second, on obtient un courant continu.
Donc, toutes les fois qu'il y a une différence de
pression électrique ou différence de potentiel entre
deux corps électrisés, il s'établit un courant.
La force qui détermine ce transport d'électricité
s'appelle la force électro-motrice (F. e. m.) et s'ex-
prime en volts.
Nous allons avoir à nous occuper constamment de
circuits dits oscillants. Ces circuits ne peuvent exister
que s'ils comportent des condensateurs et des bobines
de self-induction (induction propre), et pour l'intelli-
gence de ce qui va suivre, il est indispensable de bien
connaître leurs propriétés. (V. Lar. Mens.ill.,^° 153.
page 945), où sont décrits les courants alternatifs.
Self-induction. Tout conducteur traversé par un
courant crée autour de lui un champ magnétique ;
tant que le courant ne varie pas, ce champ reste
constant ; au contraire, un conducteur qui est par-
couru par un courant alternatif, qui change perpé-
tuellement de sens et de force passant par un maxi-
mum, une valeur nulle, un maximum dans l'autre
sens; une valeur nulle modifie constamment le champ
magnétique qui entoure le conducteur où il circule
et crée lui-même une F. e. m. en sens contraire du
courant qu'on désigne sous le nom de self-induction;
cette self-induction dépend uniquement de la varia-
tion du champ magnétique et est d'autant plus grande
que cette variation est plus rapide.
Dans le cas de fils tendus en ligne droite, le fais-
ceau de lignes de force qui caractérise la self est rela-
tivement assez faible, mais, dans les circuits enroulés
en forme de bobines, surtout s'ils sont traversés par
un noyau en fer doux qui diminue la résistance ma-
gnétique, elle prend une valeur considérable, le flux
induit étant beaucoup plus intense.
La figure i représente la marche du courant sous
forme d'une ligne ondulée (appelée sinusoïde), en
traits pleins.
Le champ magnétique engendré par le courant
passe comme lui par des valeurs maxima ou nulles
dans un sens, nulles ou maxima dans l'autre sens.
Quand le courant est nul, il n'y a plus d'ampères
tours (nombre d'ampères multiplié par le nombre de
spires de la bobine), par suite, plus de champ magné-
tique; quand le courant atteint sa plus grande va-
leur, le champ est maximum ; au moment où le cou-
rant magnétisant change de sens, le champ magné-
tique change aussi de direction.
La F. e. m. de self-induction ne résulte que de la
variation du champ magnétique ; elle est d'autant
plus grande que cette variation est plus forte ou
plus rapide ; peu importe que le champ soit fort ou
faible, dirigé dans un sens ou dans l'autre ; la seule
chose à considérer, c'est son accroissement ou sa
diminution.
Sur la figure i, on peut voir qu'en a, c et e, le
champ ne varie pas pendant un instant.
Jusqu'en a, le champ augmente, puis l'accroisse-
ment d'intensité cesse ; elle décroît ensuite lente-
ment, puis de plus en plus vite; l'inclinaison de la
Fig. 1, — Courbe des variations d'un courant alternatif... Courbe
de la F. e. ni. de sell-induction.
courbe et, par suite, la décroissance, sont les plus
grandes au point b, où le courant passe par zéro ; le
courant continue à décroître, mais l'inclinaison de-
vient de plus en plus faible et la diminution de plus
en plus lente jusqu'au point c.
Par suite, quand le courant atteint sa valeur maxi-
mum, les variations du champ sont nulles et, quand
le courant passe par zéro, la variation est maximum ;
comme la F. e. m. de self-induction correspond à la
variation du champ, elle est maximum quand le
courant est nul, décroît quand le courant augmente
et devient nulle quand le courant atteint sa valeur
maximum. Sa direction est toujours inverse des va-
riations du champ, c'est-à-dire positive quand le
champ décroît, négative quand il croît.
Nous avons dit que la F. e. m. de self-induction
était opposée à la direction du courant établi dans
le conducteur ou la bobine ; au moment où ce cou-
rant disparait, cette F. e. m. se continue dans le
même sens que ce dernur ; quand cette disparition
N' 164. Octobre 1920.
est très brusque, la F. e. m. de self-induction peut
prendre une valeur beaucoup plus grande que ce
qu'elle était et même devenir dangereuse.
Condensateurs. — Le type le plus connu de conden-
sateur est la bouteille de Leyde, dont la surface est
recouverte, y compris le fond, d'une feuille de zinc
jusqu'aux deux tiers de sa hauteur (armature exté-
rieure) et remplie de feuilles d'or (armature intérieure)
et dans laquelle pénètre, par le goulot, une tige en
cuivre ; si l'on tient à la main l'armature extérieure et
qu'on mette en contact la tige en cuivre avec l'un des
pôles d'une machine électrique ayant un certain poten-
tiel, la bouteille se charge jusqu'à ce qu'elle ait le
même potentiel que celui de la machine ; sa capacité
d'encaissement électrique est d'autant plus grande
que l'épaisseur du verre est plus faible et, dans cer-
taines conditions, elle prend une charge électrique
des centaines de fois plus grande que si l'armature
intérieure existait seule ; un certain temps après
l'avoir chargée, en reliant les deux armatures par un
conducteur sectionné, on peut en tirer une étincelle.
On retrouve le même genre d'appareil dans les
bouteilles Mocisky, dont nous avons parlé antérieu-
rement au sujet des radio-phares, mais, très sou-
vent, on le remplace par une plaque mince de verre,
de mica ou d'un autre isolant qu'on désigne sous le
nom de diélectrique, recouvert sur chacune de ses
faces d'une feuille de papier d'étain ; on empile ces
plaques les unes sur les autres de manière à avoir
une grande capacité électrique, qui s'évalue par les
effets qu'elle produit et qui est fonction de l'étendue
des surfaces en contact ; on constate que, plus le
diélectrique est mince, plus la capacité augmente.
Les corps isolants ne sont pas, en réalité, non con-
ducteurs d'électricité, mais opposent au passage du
courant une résistance d'autre nature que celle des
corps conducteurs ; cette résistance, qualifiée d'« élas-
tique » par Maxwell, est comparable à celle exercée
par un fluide au déplacement d'un piston qui le
comprime, tandis que la résistance offerte par un
conducteur est analogue à la résistance visqueuse
opposée par un liquide au déplacement d'un corps
quelconque ; la première engendre une force anta-
goniste, la seconde n'est qu'un frottement ; on peut
même imaginer que ces diélectriques sont des res-
sorts qui, sous la tension maintenue par le courant
de charge, se compriment, et cela d'autant plus que
le courant augmente.
Il y a, cependant, une limite à la charge : c'est que,
s'il est soumis à une différence de potentiel trop
élevée, le diélectrique peut se percer; sa capacité in-
<iuctive spécifique est i pour l'air, 1,9 pour le verre,
2 pour la paraffine, 5 pour le mica.
La capacité d'un condensateur s'évalue par la quan-
tité d'électricité mise en jeu pendant la charge et
qui est égale au produit de la différence de potentiel
multiplié par cette capacité C ; on a : Q = C. V.
L'unité pratique de charge ou de quantité est le cou-
lomb qui représente la quantité d'électricité qui tra-
verse un circuit en i seconde, quand l'intensité du
courant est un ampère, ou qui met en liberté dans
un temps quelconque o»'*'"'°',ooi,n8 dans l'électro-
lyse du sulfate d'argent.
Le farad est l'unité de capacité; c'est celle d'un
conducteur prenant un potentiel d'un volt sous la
charge d'un coulomb. Une sphère ayant 3" X 10" cen-
timètres de rayon a une capacité d'un farad, dont le
sous-multiple est le micro-farad, qui vaut un millio-
nième de farad; la capacité électrique de la terre
est de 708 micro-farad.
Circuits oscillants. Comme nous l'avons dit, un
circuit électrique ne peut fournir d'oscillations que
s'il possède un ou plusieurs condensateurs et une ou
deux bobines de self- induction.
Prenons ( ^g, 2 ) un condensateur dont nous chargeons
les armatures de quantités d'électricité + Q et — Q;
réunissons-les ensuite à une bobine de self-induc-
courant
courant
Fig. î. — A gauche, le condensateur de décharge : à droite, le
courant, après avoir franchi la bobine L, le recharge avec une
polarité inverse.
tion; un courant va s'établir d'une armature à l'autre
et, à un moment donné, le courant se décharger;
mais ce courant, traversant la bobine du self, a créé
autour d'elle un fiux magnétique. Lorsque le con-
densateur est complètement déchargé, la self lui res-
titue à son tour l'énergie qu'elle vient d'emmaga-
siner par un courant de même sens, qui se produit
tout en étant un peu moins fort que le premier et
qui recharge le condensateur en sens inverse, c'est-à-
dire que le pôle positif qui était au-dessus du dié-
lectrique est au-dessous maintenant.
LAROUSSE MENSUEL
Le phénomène que nous venons de décrire va se
reproduire ; le condensateur va se décharger, en-
voyant son courant en sens inverse dans la self, qui
va le recharger avec une polarité inverse.
Comme le courant, à son passage dans la bobine,
l'échauffé, une partie de l'électricité se dépense et, à
chaque oscillation, le courant diminue; il se crée
donc un train d'oscillations qui vont en s'amortis-
sant ; si nous rechargions directement le conden-
sateur, nous aurions ime série de trains d'oscilla-
tions ; c'est ce qui se produit à chaque étincelle jail-
lissant à l'éclateur des appareils de T. S. F.
On démontre que la durée T d'une oscillation élec-
trique a pour valeur T = K t/L.C, K étant un coef-
ficient ayant la même valeur pour tous les circuits
oscillants ; L est le coefficient de self-induction de la
tx)bine; dans les appareils de T. S. F., cette durée
est de l'ordre d'un millionième de seconde ; on a
créé, pour cette self-induction, une unité spéciale,
qui s'appi>lle l'Henry. La formule ci-dessus permet
de se rendre compte de la manière dont on peut faire
varier la durée des oscillations d'un circuit oscillant.
Si nous augmentons le nombre de spires de la bo-
bine, nous augmentons T; pour pouvoir le faire pro-
gressivement, on divise la bobine en groupes de
spires reliées à des plots sur lesquels nous déplace-
rons un curseur de manière à faire entrer plus ou
moins de spires dans le circuit ; mais, pour avoir la
possibilité d'une continuité dans les valeurs de T, le
système sera complété avec le condensateur, qui
sera formé de deux lames : l'une fixe, l'autre pouvant
S
S
Condensateur
S'
S'
\^
v_
Kig. 3. — On pput faire glisser 1 armature mobile SS de manière
à diminuer l'étendue de sa surface vis-ft-vis de celle de l'armature
fixe S' S'. A l'aide du curseur F. on peut introduire plus ou moins
de spires dans le circuit.
se déplacer parallèlement. Comme il n'y a que les
surfaces en présence qui comptent, puisqu'il faut que
les deux électrodes positives et négatives du conden-
sateur s'attirent mutuellement, on pourra donc faire
varier C et, en combinant cette action avec celle du
curseur, avoir un courant oscillant d'ime durée dé-
terminée.
Pour que les oscillations se produisent dans un
circuit qui comprend un condensateur et de la self-
induction, il faut que la fermeture du circuit soit
instantanée ; c'est pour cette raison qu'on emploie
des excitateurs à étincelles pour provoquer ces oscil-
lations, la production d'une étincelle correspondant
à une manœuvre infiniment rapide d'un interrupteur.
La fréquence du mouvement oscillatoire est d'au-
tant plus grande que la capacité et la self sont plus
petits ; ce mouvement s'amortit d'autant plus vite
que la résistance ohmique du circuit est plus grande ;
si cette résistance dépasse une certaine limite, les
oscillations ne se produisent pas. Avec une grande
capacité du condensateur et une forte self, on peut
descendre jusqu'à cent oscillations et moins par se-
conde, tandis qu'avec les premières, très petites, on
est monté jusqu'à 50 milliards, et on cherche encore
à aller plus loin, parce qu'avec des oscillations
10.000 fois plus rapides que les plus rapides obtenues
jusqu'ici, les ondes lumineuses elles-mêmes seraient
reproduites.
Les ondes hertziennes se propagent dans l'éther à
la vitesse de 300.000 kilomètres par seconde ; nous
avons vu que l'intervalle de temps qui sépare deux
oscillations successives est T = li ^L. C; donc, quand
la première onde a parcouru à cette vitesse V une
longueur ^ = VT, cette distance représente la lon-
gueur des ondes successives ; si nous remplaçons T
par sa valeur, nous avons 1 = K.V v^L. C. ; en réglant
la durée T des oscillations, en faisant varier le nombre
de spires de la bobine (c'est-à-dire L coefficient d'in-
duction) et la capacité C du condensateur (en faisant
jouer ses deux armatures fixe et mobile vis-à-vis
l'une de l'autre), nous pourrons donc cirriver à une
longueur d'ondes déterminée.
Or, l'antenne constitue par elle-même un conden-
sateur dont l'armature fixe est représentée par le sol
et l'armature mobile par la longueur de l'antenne ;
dans la formule, le coefficient L qui est dans la bo-
bine proportionnel au nombre de spires, devient,
dans ce cas, proportionnel à la longueur de l'antenne ;
en l'allongeant, on augmente à la fois les deux coef-
ficients L et C.
On a démontré que la longueur i était pour les
ondes terrestres égale à quatre fois la hauteur de
l'antenne ; donc une antenne de roo mètres produira
une longueur d'ondes de 400 mètres.
On peut régler la longueur d'onde sans augmenter
sa hauteur eu intercalant entre l'antenne et le sol
une bobine à plots pour augmenter le coefficient L-
on peut également intercaler dans les mêmes condi-
tions un condensateur variable, qui permettra de di-
minuer sa capacité.
Quand, au poste d'arrivée, une antenne capte des
ondes hertziennes, elle est sotunise à deux actions :
V
Antenne
Bobine
d'induction
variable
Antenne
Condensateur
à
capacité variable
Terre
Terre
Fig. *.
- Appareils de réglage de la longueur dei ondei à leur
éuiission.
d'abord le choc de la première onde qui lui donne
une oscillation propre et, ensuite, celle des ondes
successives, qu'elles soient amorties ou entretenues.
Il est indispensable de régler la capacité et la self-
induction de cette antenne pour que ses oscillations
propres et celles produites par les ondes successives
aient la même période, pour que, dans ce cas, elles se
renforcent mutuellement, les maxima de courant se
produisant au même instant.
Délecteurs. — Ces appareils ont pour rôle de dé-
celer les ondes électriques à distance ; parmi les plus
employés, eu dehors de celui de Marconi, quia un sys-
tème spécial, se trouvent les détecteurs thermiques,
qui consistent en une pointe de cristal en contact avec
une lame métallique. On les appelle détecteurs ther-
miques, parce que la chaleur apportée par chaque
oscillation s'ajoute à celles de toutes les autres, ce
qui conduit à employer les ondes entretenues, comme
la tendance en prévaut aujourd'hui.
Le grave défaut de ce genre d'appareils est l'insta-
bilité de leurs opérations ; avec les détecteurs à pointe
de cristal, il faut que l'opérateur trouve le point
le plus sensible en ajustant le contact, et ceci ne
peut être vérifié que quand il reçoit un signal, à
moins que l'on ne dispose d'un appareil auxiliaire.
Les tubes à vide. — Le tube à vide qui allait ré-
volutionner la science nouvelle et permettre de
résoudre le problème de la T. S. F. à grande dis-
tance n'est pas dii à un seul inventeur, mais est le
résultat des travaux de beaucoup de chercheurs :
Fleming, qui a inventé la valve Fleming, le doc-
teur es sciences américain Lee Forest, qui a trouvé
l'audion ou V. T. (vacuum tube). D'autres ont mis au
jour le kynotron,
le dynatron, mais
le V. T. est le
plus populaire.
Il est basé sur
un phénomène
thermiqued'émis-
siou d'électrons ;
à ce que l'on
croit , ces élec-
trons sont consti-
tués psir des par-
ticules d'électri-
cité négative, et,
devant les théo-
ries qui se dis-
cutent et qui ten-
dent à considérer
l'électron comme
Tube a vide
Plaque
ilament ~^^ B Pile
Fig. 5. — Le marnent F, chauffé par l'élec-
tricité négative de la batterie A. détermine
un courant allant de F à la plaque métalU-
que P, qui est chargée d'électricité positive
par la pile B. {Edison effect.)
une particule indivisible, nous demandons à nos
lecteurs de vouloir bien l'admettre, poiu: l'intelligence
de ce qui va suivre.
Bien qu'on attribue à Edison la découverte qui
porte son nom {Edison effect), c'est vraisemblable-
ment le docteur Fleming qui fut le premier à faire
usage du fait que le filament d'une lampe électrique
ordinaire est capable, dans le vide où il est placé, de
générer un petit courant unidirectionnel, dirigé sur
une plaque métallique placée à faible distance,
pourvu qu'elle soit à un potentiel positif.
Cette invention fut utilisée pour déceler les ondes
hertziennes, parce qu'on éprouvait, comme nous
l'avons dit, des difficultés à trouver un bon détec-
teur ou rectificateur de courant , c'est-à-dire un appa-
reil transformant les courants alternatifs en courants
continus, qui, seuls, peuvent actionner les récepteius
téléphoniques.
A ce sujet, pour donner une idée des difficultés à
vaincre pour la téléphonie même avec fils à grande
distance, il suffit de savoir qu'en raison de la résis-
tance des conducteurs qui, pour être diminuée, eût
nécessité des conducteurs en cuivre d'une section
considérable d'un prix prohibitif, les variations du
courant téléphonique d'une ligne un peu longue,
correspondant aux modulations de la parole, sont de
l'ordre d'un millionième de wat.
Grille
274
Comment des variations aussi faibles auraient-elles
pu influencer, à des milliers de kilomètres, le champ
magnétique des électro-aimants du récepteur télé-
phonique au point de permettre au diaphragme
d'audition qui, si mince qu'il soit, est un disque de
métal, de vibrer à l'unisson desdites variations? Il
fallait donc trouver le moyen de renforcer le cou-
rant téléphonique et, par suite, ses variations dans
une mesure qui fît face à la résistance ohmique des
conducteurs. La bobine d'induction du professeur
Pupin, de l'université de Columbia, fournit partielle-
ment ce résultat.
En intercalant ces bobines à intervalles suffisam-
ment rapprochés dans le circuit, on réussit à trans-
mettre intelligiblement à 1.600 kilomètres.
Revenons au V. T. Le docteur Lee Forest améliora
l'appareil Edison ou Fleming en introduisant, entre
le filament et la plaque chargéed'électricité positive,
un fil de fer recourbé appelé grille, dans lequel on
fait passer un courant, dont nous parlerons plus loin.
Nous sommes donc en présence d'une ampoule de
verre où on a fait le vide et dans laquelle se trou-
vent 3 électrodes : le filament de la lampe, la grille,
la plaque.
Le courant de la batterie A porte à incandescence
le filament ; une seconde batterie B a son pôle posi-
tif relié à la plaque, qui prend un potentiel positif ;
le pôle négatif est connecté au filament.
Comme nous l'avons dit, le filament émet des
électrons (particules d'électricité négative), vers la
p. plaque qui, char-
naque ^ g^e d'électricité
positive, les atti-
re naturellement ;
sur leur trajet ,
dans l'air raréfié
de la lampe, ces
électrons rencon-
trent la plaque;
comme les élec-
. trons ont pour
propriétédechar-
ger d'électricité
de même nom que
la leur les corps
Fig. 6. — Le docteur amiricain I.ec Forest OU les SubstanceS
iatroduit une grille en 1er recourbé entre le qu'ils traversent,
fllament F et la plaque P. C'est le système |* .,, „u.,. ^
à trois électrodes. la gn"e se charge
donc d'électricité
négative, et, comme les électricités de même nom
se repoussent, s'oppose au passage de ces mêmes
électrons. La plus grande partie d'entre eux sera
donc arrêtée et ne parviendrait pas à la plaque, si les
choses restaient dans l'état ; en somme, la charge né-
gative de la grille, comme nous venons de la décrire,
constitue une augmentation de la résistance entre le
filament et la plaque.
Il faut ajouter que le V. T. ne se laisse traverser
que par un courant unidirectionnel. Si donc la bat-
terie A était remplacée par une source de courants
alternatifs, seules, les phases négatives du courant
pourraient traverser l'ampoule, et nous aurions un
courant intermittent, mais dans une seule direction.
Il a été admis jusqu'ici que la grille ne faisait elle-
même partie d'aucun circuit extérieur; il est certain
que, si elle était reliée au pôle positif d'une troi-
sième batterie, la charge d'électricité positive qui
lui serait communiquée aurait pour effet de faciliter
le passage des électrons négatifs du filament à la
plaque ; inversement, si elle était reliée au pôle né-
gatif de la même batterie, elle renforcerait la résis-
tance opposée au passage des électrons v'.
Le procédé le plus pratique, puisque nous l'avons
sous la main, est d'utiliser les ondes hertziennes, bien
LAROUSSE MENSUEL
se diviser en deux demi-oscillations : l'une qui
chargera la grille d'« électricité positive », la seconde
d'« électricité négative •. La première renforcera le
courant, la seconde le coupera. Nou^ voyons donc
que la grille joue d'abord un rôle de détecteur, qui
ne laisse passer le courant que dans un sens, et de
relai amplificateur, puisqu'il facilite le passage du cou-
rant beaucoup plus puissant du filament à la plaque.
Il en résulte que leV.T. est non seulement un dé-
tecteur très sensible, mais encore un amplificateur.
Quand la grille est chargée négativement, le flot
des électrons, allant du filament à la plaque, est lé-
gèrement retardé; mais, quand elle se charge positi-
vement, il y a un afflux immédiat d'électrons qui a
pour effet d'amplifier considérablement le courant
filament-plaque. Si nous intercalons un récepteur
téléphonique dans le circuit filament-plaque, son dia-
phragme se mettra à vibrer à l'unisson des variations
de l'intensité du courant appelé à traverser le télé-
phone. Toutefois, comme tout circuit, même dé-
pourvu de condensateur et de bobines d'induction,
possède une certaine capacité et une certaine induc-
tance, le flux et le reflux des ondes dans la grille
pourraient y induire des oscillations ayant une période
propre.
La réaction de ces oscillations locales sur celles
qui sont captées par l'antemie pourrait altérer ces
dernières et nuirait à une bonne audition. On aug-
mente donc la capacité et l'inductance de la grille,
mais de manière à pouvoir la faire varier.
On arrive ainsi à régler la période des petites os-
cillations locales induites dans le circuit « grille » par
les ondes hertziennes, alternatives avec celle des
oscillations de l'antenne, dont les périodes sont
elles-mêmes syntonisées sur celles des ondes captées.
Si, sur la figure 8, on étudie les caractéristiques
d'une grille d'un V. T. à trois électrodes, il est facile
'Antenne
it.
Tube à vide
Condensateui
—Condensateur
Fi(f. 7. — L'antenne munie d'une bobine de réglage B' envoie, par l'intermédiaire de
la bobine d'induction U ", les ondes alternatives hertziennes qu'elle a captées dans le
circuit de la grille. B est une résistance qui permet de régler la température du lila-
ment F ; T est le receveur téléphonique. La batterie B a un voltage de 2o à 3IJ volts.
qu'alternatives. Captons-les au moyen d'une an-
tenne, et nous les amènerons à influencer, par la
grille, le courant filament-plaque, qui va passer par
les variations propres de ces mêmes ondes. Or
l'énergie du courant filament-plaque est infiniment
plus puissante que celle des ondes hertzieiuies, qui
est excessivement faible, et l'amplitude des varia-
tions du premier beaucoup plus grande que celle des
variations du second. Le courant alternatif va donc
Volts sur grille, montrant l'influence des courants
alternatifs qui parcourent le circuit de la grille sur l'amplification.
I L'interprétation des résultats obtenus se trouve dans le texte même.
de s'apercevoir qu'un faible changement dans le vol-
tage de la grille produit un très grand renforcement
dans le courant filament-plaque.
La courbe de 30 volts montre que le courant de la
plaque augmente de 200 à 400 micro-ampères, si le
voltage de la grille varie de i, 2 à 3 volts.
Si le courant reste à i, 2, le courant devient
280 micro-ampères; par simple calcul, on peut se
rendre compte qu'un volt, ajouté à la grille, produit
approximativement 7 fois autant de changement
dans le courant filament-plaque que ne le ferait un
volt ajouté à un voltage de la plaque.
Ce facteur 7, qui varie avec les diffé-
rents V. T., est appelé le coefficient
d'amplification et la détermine; plus
le coefficient est grand, mieux opère le
V. T. comme amplificateur.
Pour accroître dans de grosses pro-
portions le son des émissions dans le
receveur téléphonique, on fait agir les
ondes reçues sur la grille g, d'une pre-
mière lampe, à vide sur la grille d'une
seconde, par l'intermédiaire tl'un trans-
formateur, et ainsi de suite. Si nous
admettons qu'un simple stage amplifie
7 fois, un deuxième amplifiera 7x7,
c'est-à-dire 49 fois et un troisième
7x7x7, c'est-à-dire 343 fois
D'une lampe à la suivante, le son
est ainsi considérablement renforcé,
grâce au relai très sensible qu'est la
grille ; ajoutons que le V. T. peut
être également utilisé comme généra-
teur d'ondes entretenues.
Avec les V. T., les Anglais avaient construit,
pendant la guerre, un amplificateur à 19 stages, qui
permettait, à 555 km. de distance, aux télégraphistes
d'un port britannique, d'entendre très distinctement
toutes les communications que se faisaient entre
eux les navires allemands dans le port de Kiel,
avec des appareils pour petites portées de 8 à
9 kilomètres.
«• 164. Octobre 1920.
Ils les utilisaient pour causer et donner des ordres
à leurs bâtiments, et on ne peut guère les accuser de
négligence, parce qu'ils étaient en droit de se croire
hors du rayon d'action des récepteurs téléphoniques
ennemis.
Il est difficile de connaître le degré d'amplification
obtenu par les Anglais avec leurs 19 V. T. ; mais, si
l'on se rappelle qu'avec trois étages de bons amplifi-
cateurs, on amplifie plusieurs centaines de fois, l'ap-
pareil anglais devait multiplier des millions de fois.
Rien d'étonnant à ce que les faibles ondes éma-
nant des buzzers, comme on appelle, en Amérique,
ces appareils à petite portée, fussent entendues à
500 ou 600 kilomètres et que les Anglais et leurs
alliés, dans les derniers jours de la guerre, aient été
mis au courant de la situation de la marine alle-
mande et de ses plans futurs.
Tout ce qui précède conduit à la conclusion
logique que personne ne peut savoir qui enre-
gistre nos messages ; l'amateur même, avec son
faible appareil, peut être entendu en Chine; c'est
une simple affaire d'amplification, et on tenterait
certainement l'expérience si les résultats en valaient
la peine. — et A. Poidlouë.
Roybet (Ferdinand-Victor-Léon), peintre fran-
çais, né à Uzès (Gard) le 11 avril 1840. — Il est mort
à Paris le ro avril 1920. Ferdinand Koybet, qui vient
de miurir à quatre-vingts ans, aura connu toutes
les satisfactions que l'ait et le succès peuvent réser-
ver à un artiste. U'une fécondité très grande, il pro-
duisit en se jouant, semble-t-il, un nombre de ta-
bleaux considérable, que les marchands et le public
se sont disputés à l'envi. Tout le monde connaît les
reitres et les mousquetaires, les buveurs, les ser-
vantes accortes que Roybet aimait à peindre et qui
respirent la santé et la joie de vivre. La façon dont
l'artiste savait chiffonner une étoffe moirée, peindre
un velours, faire briller un cuivre, étinceler un verre,
est dans toutes les mémoires.
Ce peintre heureux et qui a, grâce à son talent,
amassé une fortune certainement considérable, était
né dans le Midi, d'une famille lyonnaise. Ses pa-
rents, plus tard distillateurs, tenaient à Uzès, bou-
levard du Petit-
Cours, un mo-
deste café. Ils
n'étaient pas ri-
ches, et ils en-
visageaient, non
sans effroi, pour
leur fils, une car-
rière qui ne serait
pas une carrière
positive, à résul-
tats fixes. Ce fut
dans ce milieu
tout commerçant
que l'enfant gran-
dit et qu'il sentit
naître en lui, sans
raison apparente,
un goût désor-
donné pour l'art .
Malgré les ap-
préhensions des
siens, il tint bon et, à dix-sept ans, c'est-à-dire
en 1857, il entra à l'Ecole des beaux-arts de Lyon.
Il suivit avec ténacité le cours médiocre de Vibert,
faisant du dessin, gravant, lithographiant, s'inspi-
rant des maîtres, surtout de ceux qui parlaient da-
vantage à son esprit, les pittoresques, les passionnés,
les coloristes: Paul Véronèse, le Tintoret, le Titien,
Rubens. Après deux ans de préparation, il aborda
la peinture, non sans avoir fait auparavant des vi-
traux d'église pour un verrier.
En 1862 ou 1863, il est à Paris, jeune marié d'une
vingtaine d'années, lié avec Vollon et Ribot, qui ne
croient pas beaucoup à son avenir : • Vendez votre
liqueur, lui conseille Ribot, faisant allusion au com-
merce de sa famille, plutôt que de faire de la pein-
ture ! » Mais Roybet ne se décourage pas. Au Salon
de 1865,11 expose deux tableaux, qui sont froidement
accueillis : Musicienne et Intérieur de cuisine, ainsi
que deux eaux-fortes. Mais, l'année suivante, il est
bien dédommagé de sa persévérance. Son envoi con-
naît un tel succès qu'en quelques jours il est célèbre.
Des légendes se sont formées autour de ce fameux
tableau : une Fête sous Henri III. On raconte que
Nieuwerkerque, l'ami de la princesse Mathilde,
alors directeur des Beaux-Arts, l'aperçut dans la
voiture qui l'avait apporté : « De qui est cela ? » de-
manda-t-il au porteur. Et celui-ci, le jardinier Bar-
beaux, qui avait posé lui-même l'homme tenant
les deux chiens en laisse, s'écria : « Mais c'est de
M. Roybet.» Et Nieuwerkerque d'appeler tous les
membres du jury pour voir l'œuvre de ce nouveau
venu, qu'il décida aussitôt d'acheter et qui valut à
son auteur une première médaille. Le fait est, en
tout cas, que la critique de 1866 est unanime à louer
l'œuvre. Edmond About, dans le Petit Journal, chante
en termes lyriques son enthousiasme ; 0 Je vous ré-
ponds, ami lecteur, que, lorsqu'on a fait une trou-
vaille comme celle-là, on n'a point perdu son temps. >
/V* 184. Octobre 1920.
Théophile Gautier, dans le Moniteur, est aussi plein
de compliments : « Une Fête sous Henri III, de
M. Roybet, est à coup sûr un des meilleurs morceaux
du Salon... Le rouge du costume est d'un ton ma-
gnifique, solide et fort, avec des reflets de pourpre
et des transparences de rubis auquel un fond de fo-
ret d'un vert sourd donne toute sa valeur. On ne
trouve plus de ces rouges, que notre école paraît
craindre, que dans les peintures de Bonifazzio, de
Moro et de Giorgione. Au milieu de la tonalité grise
qui règne, cette splcndide note rouge éclate comme
une fanfare... M. Roybet, qu'on, nous dit être tout
jeune, marche dans une excellente voie ; il n'a qu'à
poursuivre.» Roybet poursuivit, en effet, une carrière
de plus en plus heureuse. Après ce tableau, aujour-
d'hui au musée de Lyon, il expose, en 1867, un Duo,
Us Joueurs de trictrac (1868), le Rendez-vous de
chasse (au musée de Cologne), un Page aux chiens
(en Russie). Pendant la guerre de 1870, Roybet
s'engage. Au moment de la Commune, il quitte la
France pour la Belgique. C'est son premier voyage
en Flandre, pour voir les maîtres dont il aimait à
s'inspirer. De là il va en Algérie, où il retournera
souvent, ainsi qu'à Venise. 11 mène une vie fas-
tueuse, parmi les Arabes, qui, raconte encore la
légende, le disent « fils de roi », à cause de son nom
et de sa richesse.
Pendant quatre ans, il s'éloigne des Salons, produi-
sant pourtant beaucoup. Il y réapparaît, en 1874, avec
la Partie d'échecs, qui eut un franc succès. En 1880,
il expose i:i Chanson d boire, le Fumeur; en 1885, la
Main chaude; en 1887, les Musiciens au château, le
Porte-étendard, l'Embarras du choix. En 1892, il ex-
pose le portrait de Louis Préfet en soudard. L'année
suivante, il présente deux œuvres importantes : Charles
le Téméraire à Nesle et les Propos calants, qui lui
valent la médaille d'honneur du Salon. Citons en-
core, parmi cette production de tableaux de genre et
d'histoire, d'innombrables mousquetaires et gentils-
hommes : la Sarabande (1895), le Géographe (musée
de Mulhouse), le Vainqueur de Lépante (1902) et
l'Astronome (musée de Lyon), son œuvre de prédilec-
tion. Roybet est encore l'auteur de nombreux por-
traits, parmi lesquels ceux de la duchesse de Maillé,
du docteur Marc Lafont, du comte Potocki, du pro-
fesseur Lannelongue, du comte Chandon de Briaillts,
de la baronne Albert d'Aubigny, du comte Léon de
Montesquiou, ainsi que du portrait du général Galliéni
(au musée de l'Armée). L'artiste, pendant la guerre
de 1914, s'était enfermé chez lui et se divertissait de
l'universelle inquiétude en peignant, chose curieuse,
des œuvres d'un caractère mystique. Il ébaucha une
Vie de Jésus en 22 tableaux, et fit, à la demande
du Carmel de Lisieux, une Sainte Thérèse de
l'Enfant Jésus, ainsi que de nombreux. tableaux pour
toutes les œuvres de guerre qui lui demandaient sa
contribution. Ferdinand Roybet avait été fait che-
valier de la Légion d'honneur en 1893. Il était
officier depuis le 15 août 1900. — Jean-Gabriel Lihoine.
LAROUSSE MENSUEL
275
l*rùi)ù8 galants, tat-U'au de Hoybet (1893).
Sa,Utei*iot (le), drame lyrique en trois actes
et quatre tableaux, d'après Keyserling; poème de
H. -P. Roche et M. Perrier, musique de Sylvio Laz-
zari. (Opéra-Comique, 8 avril 1920.)
Le sujet du Sauteriot est emprunté à une légende
lithuanienne, poétique et touchante. Orti, surnommée
le Sauteriot (la «petite sauterelle »), menue, chétive
et délicate, née d'une aventure, a été recueillie par
son père Mikkel, ivrogne et brutal, qui ne lui ménage
ni les injures ni les coups. Anne, la femme de Mikkel,
l'a prise, au contraire, en pitié et l'entoure d'une
affection maternelle. Mais un mal incurable la con-
sume lentement. Sa mère, la vieille Trine, raconte
insidieusement au Sauteriot le miracle qu'une femme
du pays, Kati, a obtenu naguère de la Vierge de la
Chapelle Noire, en offrant, par substitution mystique,
sa vie en échange de celle de son enfant. Le sacri-
fice, d'ailleurs, demeurerait vain, si la victime n'était
La Main chaude, tableau de Itoybet (1887).
pas jeune. Troublée, Orti cède peu à peu à la pensée
de se dévouer pour sa mère adoptive. Et, quand
elle aperçoit Indrick, le séducteur irrésistible, dont
elle est elle-même éprise, errant au clair de lune
avec la sœur de Mikkel, Madda, qu'il courtise, elle
n'hésite plus et s'en va, dans la nuit, accomplir son
vœu.
Les garçons et les filles du village se rendent le
lendemain au pèlerinage de Viazmi. Indrick est seul,
Madda avec laquelle il s'est querellé chemin faisant,
l'ayant quitté pour agréer les avances de Joseph le
Greffier. Tous deux surviennent. Indrick et Joseph
ne tardent pas à se provoquer et à se battre. Joseph
saisit un couteau et va en frapper Indrick, quand
Orti bondit et le lui arrache.
Surpris, Indrick lui parle avec douceur et s'éloigne
avec elle dans la forêt, où Orti lui avoue ingénu-
ment son amour. Revenue chez Mikkel, elle finit
par révéler à Trine, qui la presse de questions, qu'elle
a prié au sanctuaire de la Chapelle Noire et que la
Vierge, en inclinant trois fois la tête, lui a mani-
festé qu'elle serait exaucée. Mais sa passion partagée
lui a rendu le désir de vivre. Restée seule avec Anne,
qui réclame ses soins, elle ne craint pas de verser
dans un verre non pas les quelques gouttes salutaires
d'un breuvage prescrit, mais une dose massive qui
tuera la malade. Or, dans l'ombre, Indrick, sans voir
Orti, entre et appelle Madda, qui ne lui a pas tenu
rigueur. Orti, frémissante, lui rappelle les heures toutes
proches de leur rêve . Indrick la repousse brutalement ;
Orti absorbe le poison et meurt...
Le Sauteriot, comme Oismonda ou Us Goyescas,
a été d'abord exporté aux Etats-Unis et réimporté
en France. C'est ainsi que certaines œuvres, actuel-
lement connues, de l'école française, ont accompli,
naguère, en Belgique, un circuit préalable. Repré-
s-nté en janvier et en février 1918 à Chicago et à
New-York, sous la direction de l'au'.eur, le SauU-
riot y a été accueilli avec une faveur qu'il n'a peut-
être pas retrouvée à l'Opéra-Comique. De ceci, d'ail-
leurs, le musicien ne semble pas devoir être tenu pour
responsable.
Lazzari est de ceux qui honorent leur art par la
constance, la sincérité, la dignité de leur effort, leur
mépris des compromissions fructueuses. La musique
de chambre (sa sonate pour piano et violon est
célèbre) l'a sollicité, non moins que le poème
symphonique {Effet de nuit, réexécuté l'hiver der-
nier, n'a pas, après quelque vingt ans, paru avoir
vieilli) non moins, enfin, que le lied ou l'action
dramatique. Armor et la Lépreuse garderont une
place dans l'histoire de notre théâtre lyrique. ïlais,
quelque pathétique, quelque humain que soit, en un
certain sens, le poème du Sauteriot, quelque clarté,
quelque vivacité, quelque poésie qu'y apporte le
second acte avec ses chansons populaires la frénésie
de ses danses et la vision charmarite de son idylle
sylvestre, l'atmosphère d'agonie qui enveloppe les
deux autres, leur monotonie funèbre, les sombres
entretiens de Trine et d'Orti, en dépit de leur qua-
lité • musicale», s'appesantissent lourdement sur le
spectateur. Les suggestions de la musique pure —
ainsi que la lecture attentive de la partition le donne
276
à penser — seraient peut-être plus efficaces. Quel-
ques oreilles, trop aisément dupées, ont cru recon-
naître dans le Sauteriot la trace d'une évolution
vers l'esthétique contemporaine. Or J'auteur n'a
nullement renié ses origines. Le style parfois, l'or-
chestre ie plus souvent, sont wagncriens, le senti-
ment et l'expression imprégnés de f rancliisme, avec
tout ce que ce mot implique de noble résignation,
d'inquiétude mystique et de ferveur contemplative.
C'est ainsi qu'on saisit au passage, lorsque trois
jeunes filles apportent, malicieusement, à Orti une
couronne de primevères, l'écho d'une des progres-
sions harmoniques les plus caractéristiques de la
Symphonie en ré mineur. Mais ce qui apparaît, par-
dessus tout, sensible, c'est la rigueur avec laquelle
le compositeur s'est plié au système du leitmotiv,
qui, comme l'épithète dans les vers homériques,
voire dans la prose descriptive de Zola, s'accole fata-
lement au personnage, l'cclaire ou l'évoque. C'est le
beau thème du prélude, sur lequel le début du pre-
mier acte est construit, le thème des « gouttes », le
thème de Madda, le chœur villageois, dont la rémi-
niscence obsédera Orti à son rouet.
Le motif, carillonnant, en quelque manière, qui
ouvre le second acte anime le colloque des mar-
chandes au pèlerinage de Viazmi .Lazzari est un contra-
pontiste trop expert pour que la déclamation, néces-
sairement solidaire du commentaire orchestral, en
devienne l'esclave. Elle est juste, variée, souple,
expressive. Il semble, néanmoins, que l'avenir nous
appelle vers un art plus librement expansif, dans
l'esprit de Pelléas ou de Pénélope, par exemple, et
nous détourne de nous attarder à la pratique, trop
exclusive, d'une formule dont le génie de Wagner
a extrait la quintessence. Notre admiration pour
Bach ne nous a, que nous sachions, jamais entraînés
jusqu'au vœu de polyphonie perpétuelle. Ces réserves
faites, on ne peut qu'admirer, entre autres, au pre-
mier acte, le récit très dramatique de la mort de
Kati, la scène de Trine et d'Orti qui le suit, la péro-
raison chaleureuse qui clôt le premier tableau du
second acte et encore le dialogue de Trine et du
Sauteriot au troisième acte, qui atteint à la plus
tragique émotion; — enfin, la verve, la vigueur et
l'éclat du second acte, dont les danses, vraisembla-
blement empruntées au folklore, rappellent, par la
rudesse de leur rythmique et de leurs accents iso-
chrones, les évocations saisissantes de Moussorgski,
l'emportement de ballet de Snegourotchka.
Qu'il ne soit pas inutile d'avoir médité sur le Sau-
teriot avant de l'entendre, on n'en saurait douter.
Et c'est une façon entre mille d'en avoir une opinion
singulièrement flatteuse. — Paul LociKO.
Les principaux rôles ont été créés : par M"*"Brothier (Of(i);
Raveau (Tnne); Perelli (Anne)\ Alqiiier {Madda); et par
MM. Lapelletrie {Indrich) ; Laflont{Mi*A«0 ; Favilla (/os«/>A) ;
Azema {U curé) ; Audoin {le docteur) ; les danses populaires
lithuaniennes réglées par M. Quîaault et exécutées par
M"" Sonia Pavloff.
Semaine anglaise (la). Cette expression
de « semaine anglaise » définit un régime de durée
de travail qui comporte, après cinq jours de pleine
et normale production, un sixième jour, le samedi,
de production réduite ; la durée du travail, le samedi,
subit une réduction variable suivant le cas, et égale,
le plus souvent, à une demi-journée; le personnel
est libéré à midi ou de bonne heure au début de
l'après-midi.
La semaine anglaise procède d'une double inspi-
ration : d'une part, souci de garantir le respect des
pratiques religieuses dominicales; d'autre part, préoc-
cupation de bien-être ouvrier.
Elle complète et conditionne le repos hebdoma-
daire ou, plu3 exactement, le repos du dimanche. Un
industriel catholique (Léon HîU'mel) écrivait, il y a
quelques années : « Au point de vue industriel, le
repos du dimanche n'existera véritablement tout en-
tier que lorsque nous aurons la demi-journée du
samedi, i Un grand orateur socialiste (Jean Jaurès)
déclarait à la Chambre des députés, en 1909, que
« le repos de l'après-midi du samedi était la vérité
du repos hebdomadaire. »
Dans les conditions où s'exerce l'industrie mo-
derne, à rendement continu et intensif, le repos do-
minical ne peut être observé par tous les travailleurs
que s'il est précédé du repos d'une partie du samedi.
Dans les établissements importants, la production
peut bien être suspendue le dimanche, mais le repos,
ce jour-là, n'est pas général, bien des travaux ne
peuvent être faits qu'à l'arrêt des machines motrices
ou productrices; la réparation, l'entretien des orga-
nes mécaniques, la visite des appareils de transmis-
sion de force, le nettoyage des locaux, sont à la
charge d'un personnel spécial, pour lequel le repos
du dimanche n'existe pas. Cette dérogation ne s'ap-
plique, il est vrai, qu'à un petit nombre d'ouvriers
spécialistes.
Combien plus fréquent — plus émouvant aussi —
est le cas de l'ouvrière, ménagère, mère de famille,
obligée de concilier l'assiduité quotidienne à l'atelier
avec les lourds devoirs domestiques qui lui incom-
bent ! La durée légale de la journée de travail, jus-
qu'à une date très récente, était de dix heures. Il y
LAROUSSE MENSUEL
a vingt ans, elle dépassait onze, parfois douze heures ;
il y faut ajouter le temps consacré en quadruple
trajet journalier entre la maison et l'atelier; il reste
à l'ouvrière à peine le temps de préparer les re-
pas du jour, de donner aux enfants des soins ra-
pides, de mettre un ordre hâtif dans le logis. Mais
restent des tâches plus absorbantes : achats divers en
ville, lavage, raccommodage du linge et des vête-
ments, entretien du mobilier, grand nettoyage de la
maison ; quand l'ouvrière pomrra-t-elle s'en libérer,
sinon le dimanche ? « Après une semaine de dur
labeur, déclaraient des ouvrières de filature de soie,
au cours d'une enquête officielle faite en 1903, arri-
vées au foyer, un autre travail s'impose : c'est la
corvée du ménage. Il n'y a pas pour nous, actuelle-
ment, de repos hebdomadaire ! Et d'autres ajou-
taient, avec une résignation douloureuse : « Nous ne
« voudrions jamais voir venir le dimanche! » {Bulletin
de l'Office du travail, mars 1903.)
Ainsi, le dimanche n'est pas un jour de récréation, de
joie et de repos réconfortant, dans la famille retrou-
vée; même, le dimanche, le foyer est dissocié; la
femme est retenue au travail ; le lien familial est
rompu : le mari, pour chasser l'ennui, va au cabaret,
et les enfants rôdent.
Par ses répercussions, le mal dépasse les limites
du monde ouvrier; il atteint le personnel des établis-
sements commerciaux. C'est parce que l'ouvrière ne
peut s'approvisionner en semaine que les magasins
doivent rester ouverts le dimanche ; de là, les très
nombreuses dérogations que la législation sur le
repos hebdomadaire a dii prévoir. Les statistiques
dressées par l'Inspection du travail évaluent à plus
des deux tiers (et aux neuf dixièmes à Paris et à
Lyon) le nombre des établissements commerciaux
qui ne donnent pas à leur personnel le repos collectif
du dimanche. Un grand nombre d'employés de com-
merce sont ainsi retenus au magasin, soit une partie,
soit la totalité du dimanche, et cela toute l'année.
C'est la grande, l'efficace vertu de la semaine an-
glaise de remédier spontanément à cet état de choses,
par une sorte de redressement d'équilibre de la vie
ouvrière. La fabrication industrielle arrêtée le samedi
à midi, c'est la possibilité de procéder, le même jour,
aux travaux d'entretien d'usine. L'ouvrière peut con-
sacrer l'après-midi du samedi à ses obligations do-
mestiques. Le magasin, ouvert le samedi à la clien-
tèle ouvrière, ferme ses portes le di-nanche.
La semaine anglaise est surtout bienfaisante pour
la femme, employée ou ouvrière, mais toute la
famille y gagne : dispersée en semaine par le dur
labeur quotidien, la famille recouvre sa pleine unité;
le foyer retrouve tous- ses membres; le dimanche
peut être consacré aux devoirs religieux, au repos
réparateur, à la vie en commun.
La semaine anglaise dans les législations
ÉTRANGÈRES-. — On s'cst demandé, en invoquant
l'autorité des règles fréquentes qui, dans nos vieilles
corporations, réduisaient le temps de travail, la veille
du dimanche et des fêtes, si la semaine « anglaise »
n'était pas plus justement la semaine « française ».
Des règles semblables, établies sous l'empire de
sentiments religieux, existaient dans la plupart des
pays chrétiens. L' .Angleterre a été la première à réta-
blir, au bénéfice de l'ouvrier de l'usine moderne, une
des prérogatives protectrices dont le moyen âge
avait entouré l'artisan.
C'est en Angleterre qu'au début du xix' siècle
l'application des forces inanimées à la production
aboutit le plus rapidement à la création de ce qije
l'on a appelé la grande industrie, caractérisée par
l'agglomération d'êtres humains — hommes, femmes,
enfants — groupés en usines. C'est dans ce pays
aussi que se manifestèrent en premier lieu la néces-
sité et le désir de défendre les travailleurs, les plus
faibles surtout, contre l'action dévorante du travail
industriel. Le principe de la semaine anglaise appa-
raît dès les premiers essais de législation sociale.
La coutume britannique, s'inspirant d'un dogme
très rigoureux, a toujours considéré le repos du sa-
medi soir comme la condition essentielle de la reli-
gieuse observance du repos dominical. Et c'est par-
ce que cette coutume paraissait sur le point d'être
étouffée dans la fièvre de production industrielle
qu'un act de 1825, applicable dans les filatures de
coton, qui limitait à douze heures par jour la durée
de présence des enfants de moins de seize ans, inter-
disait l'emploi de ces enfants plus de neuf heures le
samedi, le travail devant, ce jour-là, finir au plus
tard à 4 h. 39 de l'après-midi.
En fait, si l'intervention législative, encore timide
à ses débuts, se bornait, pour des raisons de doctrine
et pour ne point heurter l'individualisme anglais, à
protéger les travailleurs présumés les plus faibles,
tout le personnel, même adulte, se trouva bénéficier
des dispositions édictées en faveur des enfants.
Par des textes successifs, la réduction du travail
du samedi s'étendit à toutes les branches de l'indus-
trie. D'après le Factories and Workshops Act igoi,
dans l'industrie textile, les enfants et adolescents,
jusqu'à dix-huit ans et les femmes de tout âge ne
peuvent être employés, le samedi, plus de cinq heures
et demie (au lieu de dix les autres jours), ni après
13 b. 1/2. Dans les fabriques non textiles et les ate-
«• 164. Octobre 1920.
liers, pour les mêmes personnes, la durée du travail
du samedi ne peut dépasser sept heures et demie et
le travail doit cesser à 16 heures, dernière limite.
Même dans les ateliers familiaux (travail à domi-
cile), la journée des adolescents et enfants ne peut,
le samedi, se prolonger au delà de 16 heures.
Dans le commerce, la formule de semaine anglaise
est plus souple : d'après le Shops act du 29 mars 1912,
l'employé de magasin doit, un jour au moins par
semaine, être libéré après i h. 1/2 de l'après-midi.
C'est un postulat rigoureux de la législation an-
glaise de ne point intervenir pour fixer la durée du
travail des hommes adultes; en réalité, partout où
leur travail engrène avec le travail des enfants et des
femmes, les htimmes adultes se trouvent placés sous
le régime de la semaine anglaise. D'après Tom Mann,
85 p. 100 des travailleurs anglais du commerce et
de l'industrie bénéficiaient, avant la guerre, du repos
de l'après-midi du samedi. Même chez les mineurs,
le chômage partiel du samedi est une habitude très
en vogue, encore qu'exempte de réglementation.
Les Colonies britaniques ont hérité des lois métro-
politaines en matière de semaine anglaise.
C'est encore l'exemple de la Grande-Bretagne qui
fait prévaloir, aux Etats-Unis, le régime du half
holiday, imposé, non par la législation, mais par une
sorte de coutume et pratiqué sous des formes très
variables : la réduction du travail du samedi est
parfois seulement d'une demi-heure, parfois de la
journée entière, le plus souvent de l'après-midi.
Sur le continent européen, c'est en Suisse que se
manifestent les premières initiatives de la législation
en faveur du repos de l'après-midi du samedi : une
loi du 23 mars 1877, applicable au personnel des
fabriques, réduisait d'une heure la durée normale de
la journée, la veille des dimanches et des jours fé-
riés; la journée était de onze heures les cinq premiers
jours de la semaine et de dix heures le samedi. La
même tendance se retrouve dans la loi du i*' avril
X905, qui fixe à dix heures la durée légale du travail
quotidien et spécifie que, le samedi et les veilles de
fêtes légales, la journée ne doit pas dépasser neuf
heures, y compris les travaux de nettoyage, ni se
prolonger après 5 heures de l'après-midi.
Tendance bien timide vers le demi-congé du sa-
medi; mais, en fait, progressivement, la coutume ne
tardait pas à dépasser la loi ; le repos de l'après-midi
entier du samedi se généralisait et, pour encourager
cette extension, une loi récente (18 juin 1914) admet
que, lorsque la journée de travail du samedi ne dé-
passe pas six heures et demie et qu'elle prend fin à
I heure au plus tard, les autres journées, par com-
pensation, peuvent être de dix heures et demie.
C'est une évolution analogue que l'on observe en
Allemagne ; la loi du 28 décembre 1908 décide que,
dans tous les établissements occupant dix ouvriers
au moins, les ouvriers ne peuvent être employés plus
de dix heures par jour, ni plus de huit heures les
samedis et veilles de fêtes; ces jours-là, le travail
doit avoir pris fin à 5 heures du soir. Dans la pra-
tique, les prescriptions légales sont largement dépas-
sées : d'une part, les ouvriers masculins ont immé-
diatement profité d'un avantage accordé aux ou-
vrières et, d'autre part, l'heure légale de fermeture, le
samedi, remonte peu à peu vers le milieu de la journée.
Aux Pays-Bas, une loi du 7 octobre 1911 et, en
Grèce, une loi du 24 janvier 1912, limitent à dix
heures, les cinq premiers jours de la semaine, et à
huit heures, les samedis et veilles de fêtes, la durée
de la journée des adolescents et des femmes.
La semaine anglaise en France. — La semaine
anglaise, en France, est apparue tardivement et de
façon exceptionnelle. L'idée même laisse l'opinion
publique indifférente. Dans le monde ouvrier, elle
figure parmi les revendications de second plan; on la
considère sinon comme une formule purement chi-
mérique, du moins comme une coutume proprement
britannique et d'inspiration confessionnelle. Les pre-
mières propositions de loi en celte matière émanent,
comme on le verra plus loin, de parlementaires
catholiques. Les syndicats ouvriers ne sont même
pas unanimement favorables à la semaine anglaise ; en
1913, l'Office du travail procède à une grande enquête
à laquelle sont faites les réponses ci-après résumées :
SYNDICATS nuVRIRRS
Favorables Hostiles
Semaine anglaise pour les femmes.. 399 50
— pour les enfants.. 439 66
— pour les hommes. 464 95
Cet état d'esprit du monde ouvrier tient à ce fait
que la pratique de la semaine ang'alse était peu ré-
pandue en France, et l'on n'avait pu en apprécier l'in-
fluence bienfaisante.
Le repos de l'après-midi du samedi ne s'était éta-
bli, chez nous, que dans des cas exceptionnels et
sous l'action de circonstances locales. Il résulte d'une
enquête officielle, faite au début de 1903 par le ser-
vice d'inspection du travail, que l'on rencontrait, à
ce moment, la semaine anglaise dans trois groupes
d'établissements.
Dans le premier groupe, de beaucoup le plus nom-
breux, l'usage du repos de l'après-midi du samedi
I
N' 164. Octobre 1920.
avait été imposé par les conditions mêmes du recru-
tement du personnel. Il s'agissait d'usines de la val-
lée du Rhône (filatures et moulinages de soie), si-
tuées en pleine campagne, dans des régions à popu-
lation clairsemée et obligées de recruter des travail-
leurs dans un rayon assez étendu : dix, quinze et
même vingt-cinq kilomètres. Ces ouvriers, logés soit
dans les dépendances de l'établissement, soit dans
des locaux garnis du voisinage, ne rentraient dans
leurs familles que le samedi soir et, pour arriver
avant la nuit — car c'étaient surtout des enfants et
des femmes — ils devaient quitter letravailde bonne
heure. Ce régime était en pratique dans 394 établis-
sements et s'appliquait à 22.000 personnes envi-
ron, dont 14.500 femmes et 6.400 enfants.
Le second groupe était constitué tout entier par
des fabriques de cotonnades de Roanne et de la ré-
gion roannaise : l'initiative en remonte à 1879 ; elle
était due à un industriel qui, par philanthropie et
esprit religieux, voulait permettre à ses ouvrières
de s'occuper des soins du ménage le samedi, afin de
leur assurer la liberté entière du dimanche. Cet
exemple fut, d'abord, peu imité, mais, en 1889, à la
suite d'une grève de tous les ouvriers des cotonna-
des, la semaine anglaise fut accordée par tous les fa-
bricants de cotonnades de la région roannaise.
Menacée de suppression au moment où la loi du
30 mars 1900 réduisit la durée légale de la journée,
défendue par les ouvriers au moyen d'une grève de
près d'un mois, la semaine anglaise fut définitive-
ment consacrée, sauf dérogations prévues.
Dans le troisième groupe figurait une dizaine d'é-
tablissements, n'appartenant ni à une industrie, ni
à une région déterminée, et où le repos de l'après-
midi du samedi avait été importé par l'industriel
même, d'origine anglaise ou américaine.
Au total, dans toute la France, un peu moins
de 40.000 ouvriers employés dans 451 établissements
— à peine 1,32 p. 100 de l'effectif ouvrier français
— bénéficiaient, en 1903, de la semaine anglaise.
Dix ans plus tard, à la veille même de la guerre,
la situation était la même. Une enquête faite, en 1913,
par l'Office du travail résume ainsi l'état de la ques-
tion : maintien de la semaine anglaise dans la région
roannaise, diminution dans les filatures et moulina-
ges de soie de la vallée du Rhône, développement
sporadique danstelsou telsautres centres, au hasaçlde
circonstances locales. Il faut, cependant, signaler un
mouvement nettement dessiné en faveur de la se-
maine anglaise dans le commerce et surtout dans les
établissements de crédit, d'assurances.
La semaine anglaise dans la législation du
TRAVAIL, EN FRANCE. — Cependant, la question avait
déjà été agitée plusieurs fois devant le Parlement.
Le 20 février 1886, une proposition de loi d'Albert
de Mun demandait la limitation à huit heures de
la durée du travail les samedis et veilles de fêtes. Le
7 décembre 1889, la proposition fut reprise par son
auteur ; elle n'aboutit pas. Elle n'était pas encore
au point : elle conduisait à une réduction prématurée
(cinquante-huit heures par semaine) de durée du tra-
vail, que n'acceptaient ni l'opinion publique, ni, àplus
forte raison, les industriels. Enfin, elle paraissait pro-
céder de préoccupations religieuses qui masquaient
un peu son caractère social et heurtaient les concep-
tions de la majorité du Parlement.
Toute idée d'obligation du repos de l'après-njidi
du samedi était prématurée, à une époque où le
législateur refusait, par ailleurs, d'inscrire dans la loi
du 2 novembre 1892, grande charte de la réglemen-
tation du travail en France, le principe de l'obligation
du repos du dimanche et d'accepter, suivant le mot
même du rapporteur de cette loi, la « sanctification
dominicale par l'intervention du bras séculier ».
Une formule précise de semaine anglaise fut re-
prise, en 1902 et en 1904, dans un esprit tout diffé-
rent. A ce moment, la loi du 30 mars 1900 imposait
la réduction de la journée de travail qui devait, par
paliers, passer de onze heures à dix heures. Pour
compenser cette réduction, sur l'initiative de la
chambre de commerce de Belfort, des groupes d'in-
dustriels demandèrent que le maximum des heures de
travail fût fixé par semaine et non par journée et sug-
gérèrent une répartition des soixante heures légales
qui attribuait onze heures à chacun des premiers jours
de la semaine et cinq heures à la matinée du samedi.
Le vœu exprimé en ce sens par un nombre im-
portant d'industriels trouva satisfaction dans le vote,
par le Sénat, le 24 mars 1904, de la proposition
Waddington, Méline, Maxime Lecomte, qui consa-
crait semblable répartition. Mais le texte voté au
Sénat ne fut jamais discuté par la Chambre des
députés. Il avait surtout contre lui l'hostilité des
organisations ouvrières, qui refusaient de payer les
avantages de la semaine anglaise de la rançon d'une
augmentation de la journée de travail.
Le législateur ne s'est pratiquement orienté vers
la semaine anglaise qu'après que, par la loi du 13
juillet 1906, a été acquise l'obligation en principe du
repos hebdomadaire et dominical. Le repos de l'après-
midi de samedi n'a de valeur qu'autant que le repos
du dimanche est légalement assuré.
Dès lors, le mouvement d'idées en faveur de la
semaine anglaise va se généraliser et ne tardera pas
LAROUSSE MENSUEL
à s'exprimer, devant le Parlement, sous forme de
propositions précises.
C'est, le II novembre 1911, la proposition Albert
de Mun qui limite, pour tout le personnel industriel
sans exception, enfants, femmes, hommes, la durée de
la journée du samedi à huit heures, le travail devant
se terminer à 4 heures de l'après-midi, au plus tard.
C'est, le II décembre 1913, la proposition Ché-
ron, aux termes de laquelle, pour les femmes seu-
lement, la journée de travail ne pourrait ni excéder
huit heures, ni se prolonger au delà de 4 heures de
l'après-midi. Deux ans après la promulgation de la
loi, c'est l'après-midi entière du samedi qui serait
acquise au personnel féminin de tout âge.
Saisie de ces deux propositions, la Commission du
travail de la Chambre des députés élabora (mars
1914) un texte qui se peut ainsi résumer : dans tous
les établissements industriels et dans les mines,
pour tout le personnel sans exception, la journée de
travail du samedi et des veilles de fêtes légales,
devrait, deux ans après le vote delà loi, se terminer
à 4 heures de l'après-midi (durée maximum : huit
heures) et, six ans après le vote de la loi, se terminer
à midi (durée maximum du travail : cinq heures).
Un peu plus tard, le Parlement marquait ses inten-
tions par le vote d'une loi (10 juillet 1914) non de
réglementation de travail, mais de prévision de cré-
dits applicables aux manufactures de l'Etat et aux
établissements dépendant du ministère de la guerre
et comportant répartition du travail sur cinq jours
et demi par semaine.
Il semble que l'on fût à la veille d'aboutir à une
législation définitive, lorsque la guerre éclata... Ce
n'est que près de trois ans plus tard, à la suite de
grèves mouvementées, survenues dans la région pari-
sienne, que la question de la semaine anglaise repa-
rut brusquement. Une loi du xi juin 1917 prévoyait
le repos de l'après-midi du samedi pour les ouvrières
de tout âge, dans les industries du vêtement. Un
mécanisme spécial d'application était prévu : les
modalités de mise en vigueur de la semaine anglaise
devaient être établies par des règlements d'adminis-
tration publique, se référant, dans les cas où il en
existait, aux conventions intervenues entre organi-
sations ouvrières et organisations patronales quali-
fiées. Sous le couvert de cette loi, la semaine anglaise
s'est rapidement généralisée dans les industries du
vêtement de la région parisienne, et plus spéciale-
ment de Paris.
La loi du II juin 1917 était un texte éphémère,
puisqu'elle déterminait ainsi sa durée d'application :
« pendant la durée de la guerre et tant qu'une loi
générale ne sera pas intervenue... «.De ces deux con-
ditions, la première s'est trouvée remplie par le vote
de la loi du 23 octobre 1919, relative à la date de
cessation des hostilités. D'autre part, la législation
générale envisagée se trouve réalisée par la loi
du 23 avril 1919, dite « loi sur la journée de huit
heures ».
La loi du 23 avril X919, donnant satisfaction à un
vœu maintes fois exprimé au Parlement, prévoit « la
répartition des heures du travail dans la semaine de
quarante-huit heures, afin de permettre le repos de
l'après-midi du samedi ou toute autre modalité équi-
valente • . En fait, la formule d'une durée hebdoma-
daire maximum de travail englobe et résout la ques-
tion de la semaine anglaise.
Plus libérale et plus souple que les législations
étrangères en la matière, la législation française
n'impose pas la semaine anglaise ; elle se borne à la
suggérer. Elle la rend facultative et délègue aux
organisations patronales et ouvrières le soin d'en
déterminer les conditions d'application. Tout le per-
sonnel de toutes les catégories d'entreprises, com-
merciales ou industrielles, peut en bénéficier : il suf-
fira aux intéressés de conclure des accords qui
puissent être consacrés par des règlements d'admi-
nistration publique.
L'abrogation de la loi du 11 juin 1917 et la substi-
tution d'un régime facultatif général à un régime
partiel d'obligation n'a point fait reculer le mouve-
ment d'extension de la semaine anglaise. Bien au
contraire, la pratique du repos de l'après-midi du
samedi, si tardivement introduite dans le cadre de
notre organisation industrielle, si tardivement goûtée
des travailleurs français, est en voie de rapide et
continue généralisation. Dans les industries où la pro-
portion de main-d'œuvre féminine est très élevée,
par exemple, dans le vêtement, dans les fabrications
textiles, elle est devenue presque la règle. Rare et
précieux exemple d'une réforme sociale profonde,
que les mœurs, en dehors de toute contrainte légale,
ont souverainement consacrée. — j. Civiu-LÉ.
Sucre (le RAvrrAiLLEMENT EN) pendant la
guerre et depuis l'armistice. Le sous-
secrétariat du Ravitaillement a supprimé, à partir du
i" septembre 1930, ses attributions de sucre à la con-
sommation familiale, sauf en ce qui concerne quel-
ques catégories de bénéficiaires, dont la situation est
particulièrement digne d'intérêt. Aussi le moment
semble-t-il venu d'examiner comment s'est effectué
le ravitaillement en une denrée aussi essentielle pen-
dant la guerre et depuis l'armistice.
277
Le pouvoir calorigène du sucre et sa valeur nu-
tritive en font, en effet, un aliment indispensable aux
enfants et aux malades.
Or la France consommait, avant les hostilités,
environ 700.000 tonnes de sucre, dont 200.000 tonnes
pour les industries transformatrices du sucre et
Soo.ooo tonnes pour la population.
Notre production dépassait ce chiffre, atteignant
même, en l'année 1901-1902, le total de i million de
tonnes. (V. Larousse Mensuel, n" 75, p. 732-)
Avec la guerre, la situation change brusquement.
En France, la betterave est surtout cultivée dans le
Nord-Est, où se trouvent les plus importantes su-
creries (parmi lesquelles celle d'EscanJœuvres comp-
tait parmi les plus considérables du monde) soit
49 dans l'Aisne, 38 dans le Nord, 31 dans la Somme,
23 dans le Pas-de-Calais. L'invasion allemande nous
prive donc des éléments indispensables à la fabrica-
tion du sucre. A la fin de la guerre, une cinquantaine
de fabriques seulement pouvaient travailler, au lieu
de 213 en 1914.
Aussi, notre production tombe-t-elle successive-
ment de 877.000 tonnes en 1912-13 à 717.000 en
1913-14 ; puis 303.000 tonnes en 1914-15, 135.000 en
1915-16 ; 185.000 tonnes en 1916-17. La production
se relève à 200.000 tonnes en 1917-1918, mais retomtœ
à iio.ooo eni9i8-i9et 154.000 en 1919-20.
L'industrie métropolitaine ne pouvant fournir un
approvisionnement supérieur à 30 p. 100 sur les
stocks nécessaires à notre pays, comment la France
a-t-elle organisé son ravitaillement, et, d'abord, quelles
ressources de l'extérieur pouvait-elle utiliser ?
La production mondiale de sucre comporte un dé-
ficit qui n'est pas inférieur à 2 millions de tonnes
entre les campagnes 1913-1914 (18.729.883 tonnes) et
1918-1919 (16.740.000 tonnes). Ce déficit est dû à la
diminution du sucre de betteraves en Europe, qui
ne produit plus que 3.704.000 tonnes au lieu de
8.200.000 tonnes avant le conflit. Pour les campagnes
i9i9-i92oet 1920-1921, les estimations sont les suivantes:
Récolte de sucre de betteraves en Europe {ert tonnes) :
PATS DIVERS
1920-1921
!
1919-1920
Allemagne
Tchéco-Slovaquie ^ .
Hongrie, Autriche. .
1.300.000
800.000
300.000
200.000
300.000
350.000
160.000
165.000
iSo.ooo
130.OCO
5.000
15.000
750.000
600.000
154.444
125.000
240.000
350.000
150.000
160.000
150.000
X 20. 000
4.000
15.000
Belgique
Hollande
Suède
Danemark
Italie
Bulgarie
3.945.000
2.818.444
Par contre, il est vrai, grâce, surtout, au dévelop-
pement des plantations cubaines, la production du
sucre de cannes progresse rapidement de 9.821.000
tonneseni9i3-i9i4 à plus de II millions, en 1916-1917,
puis i2.276.oooen 1917-1918 et i2.384.oooen 1918-1919.
Mais les divers pays d'Europe, s'adressant aux pays
producteurs, faisaient rapidement hausser les prix, et
cette compétition risquait d'entraîner une situation
désastreuse. Aussi les Alliés se verront-ils obligés,
comme ils l'ont fait pour les céréales, d'instituer un
organisme d'achats en commun.
Au début de la guerre, le commerce des sucres reste
libre en France ; l'Etat se contente de faire l'appoint
en achetant à l'extérieur les quantités indispensables.
C'est ainsi que, pendant l'année 1916 et le premier
semestre de 1917, des accords sont conclus entre l'in-
tendance et le ministre du commerce pour des ces-
sions à la population civile, s'élevant à 100.000 ton-
nes environ.
Il est institué au ministère du commerce, dont
dépendent primitivement les services du ravitaille-
ment, une commission chargée d'évaluer les stocks
de sucre disponibles pour la consommation générale
et de contrôler les prix de cette denrée (arrêté du
10 janvier 1916).
Cependant, avec la durée des hostilités, il devient
de plus en plus difficile de se procurer les denrées de
première nécessité. Les commerçants ne disposent
plus de moyens de transport suffisants ; la guerre
sous-marine tend à se développer et menace de cou-
per les communications avec les autres continents.
De nouvelles mesures, plus énergiques, s'imposent.
Le ministre du commerce s'entend avec l'Angle-
terre (10 février 1916), pour faire effectuer par une
commission anglaise la • Royal Commission on Su-
gar Supplies » les acquisitions de sucre destinées à
la France ; unissant leurs forces d'achats, les deux
pays évitent de se faire concurrence sur les marchés
mondiaux.
Toutefois, cet accord ne peut avoir son plein effet
que si la tot.ilité des achats est réalisée par cette
commission. Aussi l'importation des sucres étrangers
278
est-elle interdite peu après à nos commerçants
(2 mars), comme elle l'était déjà pour le commerce
en Angleterre. L'Etat devient, dès lors, le seul impor-
tateur dessucres exotiques.
A l'intérieur, pour établir la péréquation des prix
en re les sucres de diverses origines, le gouverne-
ment décide (mai 1916) d'acqu.'rir la totalité de la
production indigène et intervient entre 1 s cultiva-
teurs et fabricants pour faire établir les contrats de
cession de betteraves, les raffineurUravaillant à for-
fait les sucrer de diverses provenances.
L'Etat devient le seul répartiteur des sucres indi-
gènes et exotiques et charge l'administration dépar-
tementale de la distribution. Dans chaque départe-
ment est institué (20 octobre 1916) un « Comité de
répartition » , ayant mission de veiller à la répartition
dn sucre attribué au.x besoins de la consommation
familiale et industrielle. Pour le département de la
Seine, le système de distribution, par l'intermédiaire
du syndicat de l'épicerie française, continue à fonc-
tionner à l'égard du commerce de l'épicerie de détail
et de demi-gros.
Ce régime doit bientôt être modifié et renforcé,
tant en raison de la nécessité où l'on se trouve de
ménager nos ressources que de réduire nos achats à
l'étranger.
Aussi les circulaires des 4 janvier, 10 février, 9, 12,
19 et 29 mars 1917 font-elles aux habitants une obli-
gation de se munir de carnets de sucre pour leur
consommation personnelle et celle de leur famille.
Ce régime entre en vigueur à dater du i" mars.
Le carnet, établi pour une durée de six mois, donne
droit à 750 grammes de sucre par personne et par
mois, représentés par trois coupons de 250 grammes ;
les malades et enfants en bas âge peuvent obtenir
des rations supplémentaires.
Avec le rationnement obligatoire, le gouvernement
exerce un contrôle réel sur la consommation et,
quand les circonstances l'exigeront — en raison de la
crije du fret et du plus grand nombre de navires
qu'il deviendra indispensable de consacrer au trans-
port des céréales— il pourra diminuer la ration, qui
sera, en effet, bientôt réduite d'un tiers, c'est-à-dire
ramenée à 500 grammes par tête et par mois. (Cire,
du 3 octobre 1917.)
■ En outre, les attributions concédées aux hôtels,
cafés, restaurants et industries diverses sont égale-
ment restreintes, et il n'est plus accordé de sucre
aux pâtisseries, confiseries, fabriqiies de fruits con-
fits. En même temps, la saccharine voit sa consomma-
tion se développer.
Ces mesures ne sont pas sans effet, puisque la
consommation tombe de 610.000 quintaux en jan-
vier 1917 à 484.000 quintaux, puis à 374.000, avec la
réduction de la ration.
Dans quelles proportions les attributions du ravi-
taillement sont-elle5 accordées, c'est ce qui ressort
du tableau suivant, établi pour la campagne 1917-
1918 (i"^' octobre 1917 - 30 septembre 1918).
Par mois
Consommation familiale (500 grammes). . . . 17 5b7 tonnes
Consommationmixte(enfants, malades, etc.). 1-539 —
Consommation industrielle {chocolats, fruits,
sirops) 6.136 —
Intendance (armées) 6.000 —
Afrique du Nord (Algérie, Tunisie, Maroc) . 6.200 —
Sucrage des vins, confitures et diyers 1.058 —
Consommation mensuelle 38.500 tonnes
Soit, pour la campagne 462.000 tonnes
Obligée de faire dans une large mesure appel au
tonnage anglais pour ses importations, la France
prend part à la création d'un Comité exécutif du
sucre, chargé de faire les achats pour les Alliés, selon
les besoins de chaque pays.
Profondément atteinte dans son industrie sucrière,
la France a dû imposer à sa population un rationne-
ment particulièrement sévère. En effet, la Suisse
accordait pendant la guerre un kilogramme men-
suellement à chacun de ses habitants. La ration
anglaise s'élevait à 12 onces (approximativement
340 grammes) par semaine et la ration belge à
I k. 700 par mois. Les Allemands eux-mêmes rece-
vaient 750 grammes par mois, avec un supplément
de 500 grammes par enfant. Aussi l'une des pre-
mières mesures de l'Administration du ravitaillement
consistera à rétablir, dans l'intérêt de la santé natio-
nale, les 750 grammes par mois {1" février 1919).
Cependant, la cessation des hostilités n'a pas sup-
prime toutes les difficultés d'approvisionnement.
L'Europe centrale réclame des vivres ; les accords
interalliés pour le ravitaillement cesseront bientôt
d'avoir leur effet, et le fret commercial n'est pas suf-
fisant pour satisfaire toutes les demandes. Les pays
producteurs de l'Europe : Tchécoslovaquie, Pologne,
Allemagne ne peuvent reconstituer du jour au lende-
main leur culture betteravière et leurs sucreries. La
France, la Russie, la Roumanie, pays grands pro-
ducteurs avant 1914, sont devenus importateurs.
Il n'existe pas de stocks importants de sucre aux
Etats-Unis, dont la consommation se développe avec
l'abolition dç l'alcool. La crise mondiale du sucre
cause de graves inquiétudes.
LAROUSSE MENSUEL
Sans doute, nos îles de la Guadeloupe, de la Marti-
nique et de la Réunion peuvent fournir un rendement
total d'environ 100.000 tonnes. Mais l'insuffisance du
tonnage mis à la disposition des services du Ravi-
taillement ne permet pas de recevoir réellement,
chaque année, les quantités attendues et répondant
aux nécessités de la consommation.
Tantôt, les bateaux désignés pour le transport de
cette denrée ont besoin de réparations et ne peuvent
effectuer la traversée. Tantôt, ce sont des navires à
marche lente, qui mettent près de trois mois à ac-
complir le trajet des Antilles en France.
A la Réunion, les stocks de sucre ne peuvent être
transportés assez rapidement de l'intérieur des terres
dans les ports, et divers bateaux envoyés pour y char-
ger du sucre doivent recevoir d'autres destinations.
Aux Antilles, les planteurs trouvent plus d'avan-
tages à se consacrer à la fabrication du rhum, et la
production sucrière diminue.
En France même, les transports, surmenés par la
guerre, ne peuvent rendre les services qu'on leur
demande. De plus, les grèves des raffineries parisien-
nes, la fermeture de la raffinerie de Marseille, faute
de charbon, et le ralentissement de l'activité d'autres
fabriques pour les mêmes raisons, toutes ces causes
expliquent les retards et les à-coups que l'on a
constatés dans le ravitaillement en sucre et dont
certains départements ont eu à souffrir.
A ces difficultés s'ajoutent encore de nombreux
incendies de bateaux de sucre en provenance des
Etats-Unis et qui ont fait perdre d'importantes
quantités de cette denrée. Au cours de la guerre, la
fréquence de ces sinistres avait obligé l'Administra-
teur du ravitaillement à faire exercer aux Etals-
Unis une surveillance sur les embarquements ; on
soupçonnait, en effet, certains dockers de mentalité
allemande de glisser dans les cales des pastilles
incendiaires, qui ne produisaient leur effet que quel-
ques jours après leur départ des ports.
Néanmoins, le Ravitaillement a réussi à se procu-
rer du sucre, malgré la compétition mondiale et
l'insuffisance du fret; mais il s'est trouvé dans l'obli-
gation de le payer à des tarifs plus élevés, en raison
du change et de la hausse des prix.
Des mesures étaient prises, d'autre part, pour
augmenter la production des betteraves et contrôler
étroitement la répartition.
Une première étape vers le régime de liberté est
marquée par le décret du 14 avril 1919, qui auto-
rise l'admission temporaire des sucres d'origine
étrangère, afin de favoriser la fabrication des pro-
duits destinés à l'exportation.
Le décret du 6 juin 1919 supprime les dispositions
du décret du 2 mars 1916 et rétablit la liberté d'im-
portation du commerce du sucre. Cependant, pour
assurer à chaque consommateur une ration minimum
à un prix aussi peu élevé que possible, le Ravitaille-
ment continue ses répartitions à la population.
Le sucre fourni par le commerce, en effet, atteint
rapidement le prix de 3 francs et, dès octobre 1919,
varie entre 3 et 5 francs, tandis que le sucre du Ravi-
taillement reste d'abord à 2 fr. 10 le kilogramme. Mais
l'élévation des droits de douane, portés de 6 francs
à 20 francs le 5 juin 1919, augmente de 14 fr. par
quintal le prix de revient du sucre importé ; d'autre
part, la perte sur le change s'accroît en de grandes
proportions. Dans ces conditions, le Ravitaillement,
soucieux de nos finances, est contraint de relever
le prix de cette denrée, qui est porté d'abord (décret
20 décepibre 1919) à 270 fr. et 290 fr. les 100 kilo-
grammes, prix de gros (au lieu de 170 pour le cristallisé
et 190 pour le raffiné), soit à 3 fr. et 3 fr. 20 au détail.
Le décret du 26 juin 1920 élève ce prix à 310 fr.
pour le raffiné et 280 pour le cristallisé, soit, au
détail, à Paris, 3 fr. 45 et 3 fr. 15.
Quant à la répartition, la circulaire du 10 octobre
1919 rétablit le carnet départemental de sucre, au-
quel avait été substituée, le i"' avril 1918, la carte
d'alimentation ; la carte étant valable sur toute l'éten-
due du territoire, les consommateurs d'un départe-
ment pouvaient, en effet, se procurer du sucre dans
un autre, ce qui présentait de réels inconvénients.
On voit quels services l'intervention de l'Etat, en
ce qui concerne le sucre, a rendus aux consomma-
teurs, qui pouvaient compléter avec le sucre du
commerce les rations fournies à prix modique par
le Ravitaillement.
Toutefois, comme il importe de revenir au régime
d'avant-guerre et de laisser au commerce la liberté
qu'il réclame, à juste titre, d'ailleurs, le Ravitaille-
ment décide (arrêté du 18 août) de cesser ses répar-
titions à la consommation familiale ou, plutôt, de les
limiter à quelques catégories de consommateurs :
enfants de moins de treize ans ; vieillards de plus de
soixante-cinq ans; malades incurables et indigents,
mi itaires titulaires d'une pension de réforme ou
d'une gratification de réforme dont l'invalidité cons-
tatée est d'au moins 50 p. 100. Encore est-il stipulé,
aux termes de cet arrêté, que ces enfants, vieillards
et militaires, ne doivent pas figurer, eux ou les per-
sonnes au foyer desquelles ils vivent, sur les rôles de
l'impôt général sur le revenu. Ces attributions seront
poursuivies jusqu'à épuisement des stocks du Ravi-
taillement, soit, approximativement, 6 à 8 mois.
«• 164. Octobre 1820.
D'autre part, le gouvernement décide de ne plus in-
tervenir dans la fixation des prix d'achat de la betterave.
Au moment où le Ravitaillement rend la liberté
au commerce du sucre et renonce à son contrôle, on
peut se demander quels ont été les résultats de sa
gestion financière.
Si la population reconnaît les services rendus par
le Ravitaillement, en assurant en des circonstances
difficiles son alimentation en sucre, elle est désireuse
de savoir si l'Etat n'a pas consenti de lourds sacri-
fices, lui permettant de répartir le sucre à des prix
inférieurs à celui du commerce.
Aussi est-il intéressant, à cet égard, de jeter les yeux
sur les chiffres officiels, montrant que l'Etat, loin
d'éprouver des pertes, a réalisé des gains importants.
Excédent de recettes sur les dépenses (igis-igzo)
pour les opérations sur les sucres :
Année 1916 et i*' semestre
1917 42.471.76747
2" semestre 1917 3-041.357 43
1" semestre 1918 43.008.029 79
2* semestre 1918 42-846.072 20
I*' semestre 1919 40.091.479 55
2* semestre 1919, excédent
do dépenses (résultat pro-
visoire) 37-458.706 44
I" semestre 1920 (résultat
provisoire) 63.000.000 •
Total 234-458.706 44 37.458.70644
Balance donnant le montant des bénéfices
réalisés sur les sucres 197.000.000 »
Il y a lieu de faire remarquer que l'Ltat a
récupéré sur lesdites opérations pour les
droits de douane et taxe de consommation
une somme de 424.132-135 34
Ainsi, la gestion financière clôture ses opérations
sur le sucre par un bénéfice de 197 millions.
Ces résultats sont d'autant plus appréciables que
le ravitaillement en sucre a rencontré les plus grandes
difficultés — et dont nous n'avons énuméré que
quelques-unes — dans une période de profond trouble
économique.
En ce qui concerne les perspectives actuelles pour
la situation sucrière, il ne semble pas que les pronos-
tics pessimistes, formulés par certains techniciens il
y a quelques mois, soient appelés à se réaliser.
D'une part, en effet, nous assistons en Europe au
dévsloppement des cultures sucrières 'et au rétablis-
sement des sucreries.
Le Ravitaillement continue à participer à l'appro-
visionnement d'une partie de la population, et le
commerce libre n'aura pas, vraisemblablement, de
peine à se procurer les 300.000 tonnes de sucre étran-
ger, nécessaires pour compléter nos besoins (la pro-
duction de la France étant estimée à 300.800 tonnes
et celle de nos colonies à 100.000), soit en Europe,
en Tchéco-Slovaquie, Hollande, Belgique, soit sur-
tout aux Etats-Unis, qui exportent du sucre d'excel-
lente qualité.
D'autre part, la production du sucre de cannes
paraît également en progrès, et l'on espère que Cuba
produira 3-900.000 tonnes.
Enfin, en ce qui concerne les prix, il faut noter
comme un symptôme rassurant la baisse considé-
rable et continue qui s'est produite sur le marché à
terme de New-York.
Aussi le moment semble-t-il favorable pour rendre
la liberté au commerce, les services du Ravitaille-
ment ayant rempli la tâche que le pays leur avait
confiée en des jours d'épreuve. — c. Meillac.
*Syllabisme n. m. Versif. franc. Théorie qui
fonde le rythme des vers français sur le compte des
syllabes : Le syli.abisme est un leurre, car la décla-
mation ne se soucie ni de conserver à l'alexandrin les
douze ou treize éléments qui doivent le constituer, ni
d'augmenter ou de diminuer ce nombre, et l'oteille ne
souffre pas des altérations que la parole fait subir au
texte. (Georges Lote.) Syn. numérisme.
tnistatlon n. f . Action de constituer un trust :
Il se produit certains courants de trustation contre les-
quels il est difficile de réagir . (n. Belgique moderne».)
Tutelle des femmes. (Dr. civ.) i. généra-
lités. Une loi du 20 mars 1917, dite • loi sur la tu-
telle des femmes », permet aux femmes les fonctions
de tutrice, de subrogée-tutrice, de curatrice ou de
membre du conseil de famille.
Dans ce but, cette loi ^ due à l'initiative prise
devant la Chambre des députés, le 18 mai 1915, par
Paul -Meunier — a modifié un certain nombre
d'articles du code civil (art. 395, 396, 397, 399,
400,402,403,405, 407, 408, 412, 420, 428,442 et 480).
Ernest Legouvé avait dit, en poète et en phi-
losophe : « La tutelle dans les mains des sœurs et des
amies devient une maternité, sans cesser d'être une
administration, n
La réforme était depuis longtemps réclamée par
les groupements féministes. Elle paraissait d'autant
plus logique que les fenuues se trouvaient drjà ad-
mises, en France, à servir comme témoins dans les ac-
tes de l'état civil et dans les actes notariés ; qu'elles
sont électeurs aux tribunaux de commerce et éligi-
bles aux conseils de prud'hommes.
À
N' 16*. Octobre 1920
La guerre de 1914 a, d'ailleurs, été pour nos
femmes l'occasion de mettre en plein relief leurs
qualités d'énergie, d'intelligence pratique, dedévoue-
ment et de sacrifice. Après le brusque départ pour
l'armée de leurs maris ou de leurs pères, combien
ont pris, d'une main ferme, la direction des affaires
que le chef de famille avait dû abandonner !... Les
femmes françaises ont fait amplement leurs preuves.
Pourquoi donc hésiter davantage à les placer sur le
même rang que les hommes, au point de vue de la
tutelle et des fonctions civiles du même ordre ?...
IL De la tutelle. Fin de l'exclusion des femmes.
L'article 442 du code c.vil contenait un paragraphe 3
éditant que ne pouvaient être tutrices, ni membres
des conseils de famille, les femmes autres que la
mère et les ascendantes.
La loi du 20 mars 1917 a abrogé ce texte d'ex-
clusion.
Mariage de la tutrice. Supposons que la tutrice,
célibataire ou veuve au moment où elle a accepté la
tutelle, vienne à se marier ou à se remarier, son futur
époux peut n'offrir que de médiocres garanties pour le
pupille ; on peut craindre que la tutrice ne puisse se
dégager de l'influence néfaste qu'exercera sur elle son
mari ; laconfiance qu'elle inspirait au conseil de famille
peut se trouver diminuée, ou même supprimée, du seul
fait de la non-approbation du mariage par les parents.
Dans ce cas, le nouvel article 395 soumet la tu-
triie aux mêmes formalités que la mère tutrice légale
qui convole en secondes noces : elle doit, avant son
mariage, consulter le conseil de famille, et celui-ci
tranche la question de savoir si elle sera, ou ne sera
pas, maintenue dans la tutelle, avec son mari comme
cotuteur. (Nouvel article 396, § i"!)
Nécessité absolue de l'autorisation par le mari ;
cotulelle du mari. La femme mariée peut être nom-
mée tutrice. Mais, quel que soit son régime matrimo-
nial, elle ne peut accepter ces fonctions qu'avec
l'autorisation de son mari et, d'autre part, l'autori-
sation maritale a comme conséquence absolue la co-
tutelle du mari. (Nouvel article 405.)
Le mari devient, en tant que cotuteur, solidaire-
ment responsable avec sa femme de la gestion posté-
rieure du mariage. (Nouvel article 396, § i".)
Soit en cas de refus d'autorisation par le mari,
soit, si le mari est dans l'impossibilité de conférer
l'autorisation (par exemple, s'il est en état d'absence
présumée ou déclarée), soit si le mari est un inca-^a-
ble (par exemple, s'il est mineur, interdit ou pourvu
d'un conseil judiciaire), il ne peut être suppléé par la
justice à l'autorisation maritale. En effet, il s'agit
d'une charge tout à fait personnelle à la femme, que
le mari est seul apte à autoriser; et, d'ailleurs, puis-
que l'acceptation de la femme entraîne la cotutelle
de son mari, l'acceptation personnelle de ce dernier
est d'autant plus indispensable que sa responsabilité
propre se trouve dégagée, que l'hypothèquelégaledu
mineur frappe ses biens.
Changement d'état possible et son influence quant
à la tutelle. La femme mariée qui devient veuve, ou
bien qui divorce ou se sépare de corps, conserve la
tutelle dont elle est investie ; il en est de même du
cas d'interdiction ou d'internement de son mari. Mais,
dans toutes ces hypothèses, la cotutelle du mari
cesse de plein droit : la femme reste seule tutrice,
en toute indépendance d'action. (Nouvel art. 396, §2.)
Tutelle déjérée par la mère remariée. La mère re-
mariée, et non maintenue dans la tutelle des «"niants
de son premier mariage, ne peut leur choisir ni un
tuteur, ni une tutrice. (Nouvel article 399.)
Si, au contraire, elle a été maintenue dans la tu-
telle, le tuteur (ou la tutrice) dont elle aura fait choix
devra être confirmé parle conseil de famille. (Nouvel
article 400.)
Tutelle des ascendantes. S'il n'a pas été choisi au
mineur un tuteur ou une tutrice par le dernier mou-
rant des père et mère, la tutelle appartient à celui
des aïeux ou à celle des aïeules qui sont du degré le
plus rapproché. (Nouvel article 402.)
En cas de concurrence entre des aïeux ou des
aïeules du même degré, le conseil de famille désigne
le tuteur ou la tutrice, sans tenir compte s'ils appar-
tiennent à la branche paternelle ou à la branche ma-
ternelle. (Nouvel article 403.)
Excuses. La femme peut refuser la tutelle qui lui
est conférée ; elle peut également s.'en faire décharger.
(Nouvel article 428. § 2.)
L'une des considérai ions quiont fait admettre cette
dérogation au droit commun est celle-ci : il y aurait
une sorte de contradiction à refuser à la femme le
droit de faire valoir des excuses, tout en exigeant
l'autorisation maritale ; la femme n'est pas absolu-
ment libre d'accepter la tutelle, et, dès lors, elle doit
pouvoir répudier une tutelle que le mari, en refu-
sant son autorisation, l'empêcherait d'excercer.
III. De la subrogée-tutelle. La femme peut être
nommée subrogée-tutrice (nouvel article 420). Du
moment que la femme était admise aux fonctions de
tutrice, elle d-vait, nécessairement, pouvoir être su-
brogée-tutrice.
De même que pour la tutelle, la femme ne peut
accepter la suL>rogéc-tutelle qu'avec l'autorisation de
mari (nouvel article 420). Toutefois, le mari n'engage
pas sa responsabilité personnelle et solidaire, par
LAROUSSE MENSUEL
suite des fonctions de subrogée-tutrice acceptées par
la femme.
La femme peut refuser de telles fonctions. (Article
426 et nouvel article 428.)
IV. De la curatelle. De même qu'elle a le droit
d'être tutrice ou subrogée-tutrice, la femme peut
exercer la mission (moins importante) de curatrice, afin
d'assister le mineur émancipé. (Nouvel article 480.)
Si la curatrice est mariée, elle ne peut accepter le
rôle qui lui est dévolu qu'avec l'autorisation de son
mari. (Même texte.) Mais le mari n'est point res-
ponsable des actes de son épouse curatrice.
V. Du CONSEIL DE FA.MILLE. Le nouvel article 407
donne aux femmes l'accès des conseils de famille, au
même titre et dans les mêmes conditions que les
hommes.
Femme mariée. Au principe posé existe une seule
restriction : lorsqu'un mari et une femme sont tous
deux parents du mineur, ils ne peuvent faire partie
ensemble du même conseil de famille. En effet, ainsi
qu'il a été expliqué au cours des travaux prépara-
toires de la loi du 20 mars 19x7,11 y aurait à redouter
soit un antagonisme fâcheux entre les époux, soit
l'abdication de l'un devant lautre, soit, enfin, la possi-
bilité d'une entente contraire aux intérêts du mineur.
En cette circonstance, la préférence est donnée à
celui des deux époux dont le degré de parenté est le
plus raporoché ; à égalité de degré, le plus âgé est
choisi. (Nouvel article 407.)
Frères et sœurs germains. Le conseil de famille
doit, aux termes de l'article 407 du code civil, être
composé de six parents ou alliés : trois du côté pa-
ternel et trois du côté maternel.
Le nouvel article 408 déclare que sont exceptés
de cette limitation de nombre les frères et sœurs
germains, tout en mettant formellement les soeurs
germaines au même rang que les frères germains.
Mandataire. Au conseil de famille le mari peut
se présenter comme mandataire de sa femme ; réci-
proquement, la femme peut y être mandataire de
son mari. (Nouvel article 412.)
Les prévisions du nouvel article 412 sont ainsi
complétées : « Le mandataire devra présenter une
procuration écrite, çt sans frais ». Ainsi donc, le
mandataire doit justifier d'un pouvoir dressé en la
forme notariée ou constaté par un sous-seing privé,
mais, dans tous les cas, dispensé des frais de timbre et
d'enregistrement. — Jean Dbl&cour.
Vie est belle (La), pièce en trois actes, en
prose, de Nozière, représentée pour la première fois
le 26 mars 1920 au Nouvel-Ambigu.
Le I'' acte se passe dans le salon du château de
M. Pinglard, qui vit avec une jeune femme, Magali,
et qui a une dactylographe, Germaine Gauthier. Son
existence paisible de nouveau riche est tout à coup
troublée par l'arrivée d'un personnage important,
Roncel, que les ouvriers acclament et saluent par
des salves de coups de fusil.
Roncel est le représeni ant du nouveau gouverne-
ment. La révolution sociale est accomplie ; la France
est divisée, comme autrefois, en provinces. Il est le
gouverneur de la province qu'il est chargé officielle-
ment de diriger, au nom de la République, en lui
appliquant un régime despotique.
Il commence par saisir, pour son usage personnel,
le château tout entier, avec le parc et ses dépendan-
ces, les automobiles, les tableaux et objets d'art, y
compris M'" Magali elle-même. Quant à Pinglard, qui
était un riche patron et qui ne connaît aucun métier,
il est versé dans le cadre des domestiques. Tel est le
changement à vue qui s'opère soudain au château.
A l'acte II, nous sommes dans la salle gothique,
près de la chambre qui eut l'honneur d'abriter une
nuit Louis XV et M"" du Barry.
La province vit sous le nouveau régime ; tout est
réglé exactement et minutieusement. Chacun est payé
et rémunéré selon la quantité de travail qu'i; apporte
à la communauté. Pinglard est valet de chambre dans
son propre château, et c'est lui, maintenant, qui
vole les cigares et les verres de liqueur.
Son ancien hôte et ami, le peintre qu'il avait pour
invité, est devenu peintre en bâtiment et artiste
cubiste, selon la formule nouvelle de l'art officiel. Le
pamphlet politique s'efface un peu, pendant cet acte,
pour laisser place à la comédie sentimentale. Nous
assistons à une double séduction.
M"° Magali fait de l'opportunisme en entraînant le
citoyen gouverneur dans la chambre de la du Barry.
Quant à la dactylographe Germaine Gauthier, qui avait
toujours eu tendresse de cœur pour son patron, mais
qui n'osait le lui déclarer quand il était patron, à pré-
sent qu'il est domestique, elle ne se gêne plus et, dans
une scène délicatement filée, elle avoue son amour.
Au III" acte, qui se passe dans le môme endroit,
le lendemain matin, le dénouement politique se pré-
pare.
Une équipe d'ouvriers arrive, pour curer l'étang
du parc. Il n'est question que d'une nouvelle révo-
lution, préparée par des ouvriers en ceinture rouge
pour renverser le gouvernement révolutionnaire et le
remplacer par le cinquième Etat. Tous prennent les
égouticrs en ceinture rouge pour les représentants
officiels du gouvernement nouveau, et M"' Magali,
279
toujours opportuniste, fait aussitôt sa cour au chef
d'équipe. Le gouverneur, Roncel, prépare sa fuite,
mais, enfin, tout s'explique. Les égoutiers sont re-
connus pour ce qu'ils sont. Roncel est déchu et
tombe avec son gouvernement. Le pouvoir des pré-
fets est rétabli. Pinglard retrouve son château et
épouse la dactylographe. M"* Magali est priée d'aller
ailleurs.
Cette pièce est une satire politique, qui donne l'im-
pression d'avoir été amendée et simplifiée à la repré-
sentation, après l'incident qui fit parler d'elle avant
qu'on la vit aux chandelles. De même que les fer-
miers généraux, en 1709, avaient voulu faire inter-
dire la représentation du Turcarel de Lesage, qui
les bafouait, de même la Confédération générale du
travail fit interdire les répétitions de cette comédie,
qui raillait la révolution sociale. L'incident fut aplani ;
il est, cependant, à signaler comme un exemple de
l'intrusion des syndicats dans le domaine artistique
et littéraire. Le côté politique et utopique de la pièce
eilt pu recevoir un développement plus complexe.
L'aventure sentimentale du châtelain et de la dacty-
lographe est présentée de façon charmante, et le
caractère de Pinglard est amusant par la douce
philosophie qu'il enseigne, avec ce mot répété parmi
les pires catastrophes : • La vie est belle ! », comme
le perroquet de 1-lorian répétait, quand on lui tordit
le cou : « Tout va bien ! ». — hto Clakitu.
Les principaux rôles ont été créés par : M"'* Madeleine
Cartier {G. Gauthier)^ R. Corctade {Magati)^ et par MM. Lor-
rain {Pinglard), Fabre {Roussel), Ravet (Biret), Gouget {Noil),
Kersy {Cruchet),
Vie musicale (ma), mémoires, par N.-A.
Rimsky-Korsakov. (Introduction et adaptation par
E. Halpérine-Kaminsky.)
Lorsque le compositeur russe Rimsky-Korsakov
mourut, enjuini9o8, àl'âgede soixante-quatre ans, il
laissait sous ce titre :ma Vie musicale, un gros volume
de mémoires écrits très simplement, parfois avec une
pointe de naïveté, oii, suivant tout uniment l'ordre
des saisons théâtrales, il nous contait l'histoire de ses
œuvres. Ce sont ces Mémoires que vient de traduire
et d'abréger E. Halpérine-Kaminsky en les allégeant
de tout ce qui est étranger à l'art musical.
Ce qui nous intéresse, en effet, dans ce volume,
c'est non seulement la carrière de l'auteur de la
Pskovitaine, de Scheherazade, de la Snegourotchka,
pour ne citer que ses œuvres les plus connues en
France, mais encore l'histoire de ce groupe fameux
des « Cinq », dont il faisait partie, et qui tient une
place si importante dans les destinées de la musique
russe contemporaine. Mily Balakirev, César Cui,
Alexandre Borodine, Modeste Moussorgsky et Nicolas
Rimsky-Korsakov, tels sont les membres de la
« bande puissante » (ainsi qu'ils voulaient bien s'ap-
peler eux-mêmes) que nous voyons passer, avec plus
ou moins de relief, dans ces pages.
Les A/é»»o«res commencent en 1861, au moment où
Rimsky-Korsakov, âgé seulement de dix-sept ans, est
présente à Balakirev, qui n'enavait guère plusde vingt-
quatre ou vingt-cinq, mais qui déjà était un maître,
tant par l'autorité que par le talent. Impatient, ner-
veux, mi-russe, mi-tartare, il dirigeait avec dévoue-
ment, mais avec despotisme, non seulement lescon-
certs de l'école de musique gratuite qu'il avait fon-
dée, mais tous les disciples qui lui demandaient
conseil. Praticien consommé de l'orchestre, il excel-
lait à discerner les fautes dans les compositions de
ses camarades et à les corriger, mais il imposait
tyranniquement ses conceptions. Admirablement
doué par la nature, il possédait une étonnante mé-
moire musicale, qui lui permettait de répéter sans
se tromper un morceau qu'il avait entendu une fois,
un sentiment instinctif de l'harmonie, une grande
facilité d'improvisation, ce qui ne l'empêchait pas de
composer avec une lenteur voulue. L'auteur de
Thamar n'avait passé par aucune école, ixi suivi
aucune préparation technique : il cachait très habile-
ment les insuffisances de son savoir et, selon l'usage
de ceux qui ne reconnaissent pas l'utilité des con-
naissances qui leur manquent, il professait un pro-
fond dédain pour l'étude méthodique de l'harmonie
et du contrepoint. Les élèves de tous les conserva-
toires lui étaient antipathiques à priori: entre autres,
Tchaïkovsky, qui représentait pour lui, de même que
Rubinstein, l'imitation fatale des musiques occiden-
tales, italienne, française, de Rossini et de Meyerbeer.
Le groupe des • Cinq » se distinguait, du reste, par
le même mépris des études techniques — sauf, comme
nous le verrons, Rimsky-Korsakov lui-même — et
par le même intransigeant, et parfois ignorant,
dédain pour les gloires musicales les mieux établies :
Les goûts du groupe allaient vers Gltnka, Schumann
et le dernier quatuor de Beethoven. Huit des symphonies de
celui-ci n'étaient que médiocrement prisées par le groupe :
Mendelsohn, sauf son ouverture du Songe d'une nuit d'ith et
les Hébrides. k\A\\. peu estimé. Mozart et Haydn étaient con-
sidérés comme vieillis et naïfs. Sél>astien Bach passait pour
pî'trifié ou, tout simplement, pour une nature musicale morte,
sans sentiment, produisant comme une machine. Hsndcl, par
contre, était à leurs yeux une machme puissante. Ctiopin
était comparé par Balakirev à une mondame nerveuse. Le
commencement de sa Marche funèbre (en 5t bémol mineur)
l'enchantait, mais la suite ne valait rien k ses yeux : certaines
de ses mazurkas plaisaient, mais la plupart de ses produo-
28o
tions étaient seulement considérées comme de la fine den-
telle. Berlioz, que l'on commençait à connaître, était très ap-
précié, Liszt était encore mal connu et, déjà, on le jugeait
comme musicalement corrompu et,^parfois même, caricatural.
On parlait peu de Wagner.
Détail curieux : parmi les « Cinq », Balakirev
était le seul musicien de carrière. Les quatre autres
avaient débuté dans des professions toutes dif-
férentes. César Cui était professeur de fortifica-
tions dans les écoles militaires et devint général.
Moussorgski fut successivement officier de la garde,
puis employé de l'Etat. Rimsky-Korsakov était offi-
cier de marine et Borodine professeur de chimie à
l'école de médecine.
Le grand mérite de Balakirev et de son cénacle a
été de vouloir constituer une école musicale exclusi-
vement nationale et, reprenant là-dessus, mais d'une
façon plus consciente et plus volontaire, les idées de
Glinka, de fonder cette musique sur le riche et ori-
ginal répertoire des chants populaires de la Russie.
C'est là le trait essentiel, si important par ses consé-
quences, qui caractérise l'école contemporaine de
musique russe.
César Cui est, de tout le groupe, celui dont il est le
moins question dans les Mémoires et, à vrai dire, il
est le moins important. Parmi les « Cinq », il était un
de9^ aînés. Balakirev reconnaissait en lui un maître
du chant, mais, à son tour, il saluait en Balakirev
un maître de la symphonie, et Balakirev orches-
trait le premier opéra de César Cui : le Prison-
nier du Caucase. C'est surtout comme critique que
César Cui semble avoir joué, dans la bande, le rôle le
plus efficace.
Les Mémoires donnent un peu plus de détails sur'
Moussorgsky. Le puissant auteur de Boris Godounov
paraît avoir eu un caractère assez bizarre. Balakirev
lui-même jugeait que Modeste Petrovitch était un
cerveau faible. Cette tête ne résista pas aux alterna-
tives de succès et de déconvenues qui composent la
vie d'un artiste. Son orgueil s'exalta, et son humeur
s'aigrit. Des excentricités nombreuses rendirent ma-
nifestes les effets de l'alcool sur un organisme trop
vibrant : après s être « cognaqué » avec excès, il suc-
comba, dans un hôpital, à une attaque de delirium
tremens. Le plus original, le plus russe, le plus
génial des « Cinq », il n'avait, lui non plus, aucune
préparation technique solide et se faisait gloire de
son ignorance. Son Boris Godounov, si plein, d'ailleurs,
d'une puissance étrange et terrible, déconcertait les
théoriciens. On regrette de ne pas trouver dans les
Mémoires plus de renseignements sur la composition
de ces lieder d'une émotion si profonde et si pathé-
tique qui, avec le Boris, assurent sa renommée.
Vers 1865, Borodine fait son apparition dans le
cercle. C'était un homme fort sympathique, cordial,
bienfaisant et qui mêlait de la façon la plus drôle la
philanthropie, la chimie et la musique. Il avait orga-
nisé une école de médecine pour les femmes, et cette
œuvre l'absorbait beaucoup trop, au grand détriment
de la musique. Sa vie privée était un chef-d'œuvre
de confusion et de bonhomie.
Toute la vie domestique du couple était pleine de dé-
sordre : aucune heure fixe pour le dîner et les autres repas.
Arrivé un soir après dix heures, je les ai trouvés en train
de dîner. Sans compter les jeunes enfants qu'ils adoptaient
successivement et qu'ils élevaient chez eux, leur logis ser-
vait souvent d'asiie à de nombreux parents, pauvres ou de
passage, qui y tombaient malades et même y perdaient la
raison, et Borodine les soignait, les casait dans les hospices
et allait les visiter. Les quatre pièces de son appartement
étaient souvent remplies par plusieurs de ces étrangers, de
sorte qu'il y en avait qui dormaient sur les divans ou même
par terre. Souvent, le maître de céans ne pouvait toucher au
piano, parce que quelqu'un dormait dans la pièce voisine...
Catherine Sergueïevna, sa femme, adoptait aussi des
chats qui fourraient leur museau dans les assiettes,
sautaient sur le dos des convives et s'installaient sur
le cou du maître, qui protestait mollement. Tantôt,
Borodine ne dînait pas du tout; tantôt, il dînait deux
fois de suite, en disant à ceux qui l'invitaient :
« Comme j'ai dîné aujourd'hui et suis habitué, par
conséquent, à dîner, je puis dîner encore une fois. »
Au milieu de toutes ces tribulations, son temps se
perdait, au grand désespoir de ses amis. La composi-
tion du Prince Igor n'avançait pas vite, malgré les
objurgations de Rimsky-Korsakov :
Je lui demande : « Alexandre Porfiriévitch, avez-vous
écrit quelque chose ? — Oui, j'ai écrit. » (En fait, il avait écrit
beaucoup de lettres). — « Alexandre Porfiriévitch, avez-vous
transposé tel numéro ? — J'ai transposé {répondit-il, l'air sé-
rieux).— Enfin ! Dieu soit loué ! — Je l'ai transposé du piano
sur la table ! » {ajouta-t-ii aussi posément).
Finalement, Borodine meurt le 16 février 1887,
sans avoir terminé le Prince Igor, qui dut être com-
plété par Glazounov et orchestré en entier par
Rimsky-Korsakov.
Entré fort jeune dans ce milieu, Rimsky-Korsakov
en embrasse d'abord sans réserve toutes les opinions.
Son goût pour la composition était déjà très déve-
loppé ; mais, chez lui comme chez ses nouveaux
compagnons, les connaissances en harmonie et en
contrepoint étaient sommaires : sa technique sur le
piano était insuffisante et, en orchestration, il con-
naissait mal les instruments à vent. Néanmoins, Ba-
lakirev lui imposa tout de suite la composition d'une
LAROUSSE MENSUEL
symphonie. Cependant, il entrait à l'Ecole navale :
devenu officier de marine, il ne devait guère fré-
quenter que les bureaux, jusqu'au jour où il fut
nommé inspecteur des musiques de la marine.
Le jeune artiste assistait avec la curiosité de son
âge aux événements musicaux de la capitale. Dans la
saison 1867-1868, Berlioz, que les « Cinq » admiraient,
vient diriger une série de concerts; mais, vieux, ma-
lade, désabusé, il reste enfermé dans sa chambre et,
lors des séances, ne manifeste aucunement le désir
de connaître les musiciens russes. Peu après, les
« Cinq » assistent avec dédain à une représentation
de Lohengrin.
Or, à ce moment, la moitié des Nibelungen était déjà
écrite, les Maîtres chanteurs achevés, cet opéra où Wagner
frayait à l'art, d'une main habile et expérimentée, une voie
qui menait bien plus loin que celle où nous étions engagés,
nous, l'avant-garde...
Cette déclaration de Rimsky-Korsakov montre
qu'il ne partagea pas longtemps le goût exclusif de
ses compagnons. D'assez bonne heure, il se sépara
d'eux, en prenant conscience de la nécessité des
études systématiques. En 1871, le poste de profes-
N.-A. Rimsky-Korsakov.
seur de composition et d'instrumentation au Conser-
vatoire de Pétrograd lui fut offert. Il l'accepta avec
la confiance de la jeunesse. Il avait déjà écrit les
symphonies Sadko et Antar et l'opéra la Pskovitaine.
Mais, en théorie, il ne savait rien :
Non seulement j'étais incapable, alors, d'harmoniser conve-
nablement un choral, je n'avais jamais écrit un seul contre-
point, avais les notions les plus vagues sur la construction
de la fugue ; mais je ne connaissais même pas le nom qu'on
donnait aux intervalles augmentés et diminués, ni aux ac-
cords, sauf à la dominante, bien que je pusse solfier n'im-
porte quel morceau à première lecture et déchiffrer tous les
accords.
Au début, il fut obligé de donner le change à ses
élèves, qui, instruits par son prédécesseur, étaient plus
forts que lui, mais, à partir de 1874, il se mit à étu-
dier résolument et put former pendant vingt-cinq
ans d'enseignement des élèves dont quelques-uns sont
devenus des maîtres (Sacha Glazounov est le plus
célèbre) et écrire un Traité d'harmonie qui fait auto-
rité. Il n'hésite point à avouer qu'en acquérant de
solides connaissances théoriques, il a complètement
renouvelé son inspiration, qui, après la Pskovitaine,
menaçait de se tarir. C'est dire qu'il n'approuve
point le dédain de ses amis pour les études dogma-
tiques, d'autant plus qu'à son sens, un an ou deux
de travail suffisent à un musicien bien doué pour
savoir de l'harmonie et du contrepoint tout ce dont
il peut avoir besoin. Mais, par ces concessions au
bon sens, Rimsky-Korsakov devint peu à peu sus-
pect à ses intraitables amis, et le fossé se creusa
entre lui et Balakirev, avec lequel il finit par rompre
entièrement.
Aux environs de 1880, la « bande puissante » se
désagrège, et le cercle Balakirev fait place, dans la
vie et les pensées de Rimsky-Korsakov, au cercle
Belaïev. Ce dernier n'était point un musicien : c'était
un mécène et un mélomane qui, dans sa maison de
Leipzig, éditait — sans bénéfices — les œuvres des
compositeurs russes. Belaïev fonda les Concerts russes
symphoniques, qui furent dirigés par Dutch et par
Kimsky-Korsakov. C'était un milieu tout différent
du groupe des « Cinq ». Rimsky-Korsakov y jouait
le rôle d'aîné, de chef musical et de professeur : les
principaux membres étaient Glazounov, Liadov,
«• 164. Octobre 1920.
Dutch, Félix et Sigismond Blumenfeld, Sokolov,
Antipov, Witol. Quand Belaïev mourut, ses fonda-
tions furent a<lministrées par une trinité composée
de Rimsky-Korsakov, Glazounov et Liadov. Tandis
que le groupe des « Cinq » représentait l'intransi-
geance d'une école révolutionnaire, mais, en même
temps, créatrice, l'épanouissement du cercle Belaïev
correspond, dans l'histoire de la musique russe, à
une période d'apaisement. On y est plus instruit et
plus respectueux du passé, le goût y est plus large et
plus ouvert. Pendant la saison 1888-1889, une troupe
allemande vient à Pétrograd représenter la Tétralogie.
Frappés des mérites de l'instrumentation de Wagner,
Rimsky-Korsakov et Glazounov adoptent quelques-
uns de ses procédés et renforcent dans leur orches-
tration la part des cuivres.
En 1889, Belaïev organise à Paris, pour l'Expo-
sition, une série de concerts russes. L'orchestre Co-
lorme s'y distingue; mais, faute d'une réclame suffi-
sante, le public français s'y porte peu. Il devait se
rattraper quelque vingt ans plus tard. A cette occa-
sion, Rimsky-Korsakov est amené à voir plusieurs
compositeurs français, mais les jugements qu'il porte
sur eux manquent vraiment d'intérêt.
Les Mémoires sont plus instructifs lorsqu'ils com-
mentent les œuvres du maître. Elles sont fort nom-
breuses, et une partie seulement d'entre elles est
connue en France. Nous voyons ainsi se succéder :
la Nuit de mai, où le compositeur introduit de grands
morceaux de chants d'ensemble et où • la phrase
chantante remplace le récitatif » {1880) ; la Snegou-
rotchka (la Fille de neige) [1882), qu'il compose en
partie à la campagne, tout en aidant sa femme à faire
des confitures (cette légende, déjà traitée par Tchaï-
kowsky, l'avait séduit; son imagination, en compo-
sant, allait si vite qu'il cessa d'écrire simultanément
l'orchestration, ainsi qu'il avait commencé, et rédi-
gea tout d'une traite la partition pour chant et
piano ; il s'y inspire des chants populaires et use du
procédé du leitmotiv). Viennent ensuite le Caprice
espagnol (1887), Scheherazade {1888), {'Ouverture
dominicale, trois œuvres où il pense avoir atteint
« un degré sensible de virtuosité et de sonorité • ;
Mlada (1892), où il abandonne l'écriture contrapon-
tîque et suit fidèlement le système wagnérien du
leitmotiv, la Nuit de Noël (1895), Sadko (1897)
(ces trois dernières œuvres provenant d'une même
veine fantastique); la Fiancée du tsar (1898), le Tsar
Saltan (1899), Servtlie (1901), Pan Voyevode, Kast-
chéi l'Immortel (1905), la Cité invisible de Kitej, sans
parler du Coq d'or, composé après les Mémoires. On
voit combien sa fécondité était grande. Elle ne se
bornait pas à imaginer des œuvres nouvelles. Mal
satisfait de sa Pskovitaine, il remania deux fois cette
œuvre de sa jeunesse. En même temps, il travaillait
avec beaucoup de désintéressement à parachever les
œuvres de ses prédécesseurs et de ses amis. C'est lui
qu'on charge de reviser les partitions de Glinka.
C'est lui qui, après la mort de Moussorgski, prépare
l'édition de ses œuvres, les orchestre et les transcrit
pour le piano; c'est lui qui rédige pour Bom Godou-
nov une nouvelle orchestration. Boradine mort, c'est
lui encore qui prépare, avec Glazounov, l'édition de
ses œuvres. Il est le grand « orchestrateur » de ses
compatriotes.
Sur l'histoire extérieure de ses œuvres, les Mé-
moires donnent de nombreux détails. Rimsky-Kor-
sakov a souvent maille à partir avec les comités des
théâ'tres impériaux, auxquels il arrive d'accueillir
froidement ses œuvres ; avec les directeurs, qui y
font des coupures ; ayec la critique, qui lui reproche
de manquer de sentiment dramatique, ou de trop
emprunter aux mélodies populaires, ou qui s'appuie
sur ses premières pièces pour rabaisser les der-
nières; avec la cour, qui lui interdit de faire figurer
sur la scène la tsarine Catherine II ou même une
tsarine quelconque. Un jour, même, un grand-duc se
formalise parce qu'un décor représente la forteresse
Pierre et. Paul, où se trouvent les sépultures des
Romanov! Vers 1905, il connaît d'autres épreuves.
L'agitation politique a gagné les élèves du Conserva-
toire et, comme le professeur soutient ses élèves, il
est révoqué, et ses œuvres sont un moment inter-
dites. Mais il est dédommagé par de nombreuses
adresses qui attestent sa popularité et, il continue,
chez lui, à instruire ses disciples. Du reste, Rimsky-
Korsakov, tel que le montrent ses Mémoires, est un
homme paisible, qui accueille avec une certaine phi-
losophie les irrégularités des gens et des choses.
Les Mémoires prennent fin le 22 août (vieux style)
1906, dix-huit mois avant la mort de l'auteur. Ils
resteront comme un document précieux, un peu terne
dans la forme, un peu trop asservi (au point de vue
de la composition littéraire) au calendrier des sai-
sons théâtrales; mais, par cette miimtie même, rem-
pli de renseignements précis, qui seront fort utiles
aux futurs historiens de la musique russe; avec cela,
abondant en révélations curieuses sur les idées d'un
groupe de réformateurs qui ont constitué la mu-
sique russe contemporaine et produit de très belles
œuvres. — Louis C0QCE1.IN.
Imp. Lakousii (Aupé. Oillon, Hollier-Larouaae, Moreau et Ci»).
Paris, n, rue Montparamlae. — le Gérant : L,. OaotLBT.
Faucher'Gudiîi del., d'après U dessin de Martin de Vos (xvi* ■.}.
N* 165. — Novembre 1920
autosèrothérapie n. f. (du gr. autos, soi-
mcine, et de siirothérapie). Méthode de traitement
d'une maladie infectieuse au moyen de sérum tiré
du malade lui-même.
— Encyci.. Cette méthode thérapeutique utilise
deux procédés diliérents, qui vont être exposés suc-
cessivement :
1° Le premier, le plus ancien, est dû à Gilbert (de
Genève), et voici en quoi il consiste. Dans les cas de
pleurésie sérofibrineuse, à évolution très lente, on
retire par ponction une petite quantité (quelques
centimètres cubes) du liquide épanché, que l'on réin-
jecte ensuite sous la peau du malade lui-mûme. On
a constaté ainsi que, dans la moitié des cas environ,
l'évolution de la maladie est, pour ainsi dire, brus-
quée et que le rétablissement se produit assez vite.
Il est à remarquer, toutefois, que cette action ne se
produit pas, ou ne se produit qu'exceptionnellement,
quand l'injection est faite à la période d'augment de
la pleurésie. L'explication d'un tel phénomène de-
meure assez obscure. P. Courmont pense qu'au
moment où le liquide pleural a atteint depuis pu-
sieurs jours son niveau maximum, les antitoxines
font équilibre aux toxines et que la résorption
de l'épanchement ne s'amorce définitivement que
lorsque les antitoxines l'emportent et que, par con-
séquent, la vaccination est complète. Mais cette vac-
cination étant parfois très lente à s'établir, on peut
avoir intérêt à la brusquer, soit mécaniquement par
une simple ponction exploratrice, soit par l'autoséro-
thérapîe. Comme on le voit, cette explication manque
un peu de clarté. Celle à laquelle on semble mainte-
nant se ranger suppose que l'injection déclanche sim-
plement une réaction diaphylactique, qui, modifiant
l'état colloïdal des humeurs, facilite sa résorption.
(L'autosérothérapie a été aussi employée chez les
ascitiques, mais sans succès bien constants. On a
quelquefois aussi utilisé les sérosités produites par
les vésicatoires ou les caustiques et que l'on réinjecte
sous la peau des malades, mais les résultats n'ont
pas paru sensiblement meilleurs.)
2" Dans le second procédé, on a recours non plus
à des liquides épanchés ou à des sérosités, mais au
sérum sanguin des malades. Widal, Abrami et Bris-
saud avaient montré que, par ce moyen, il est pos-
sible d'obtenir des résultats intéressants dans cer-
taines îhfections; il a donc été mis en œuvre dans
des affections broncho-pulmonaires graves et dans
la grippe. On saigne le malade, on laisse fermer,
à l'abri de toute contamination, le sérum, que l'on
réinjecte sous la peau ou dans les veines. A la suite
de l'injection intraveineuse, il se produit souvent de
violentes réactions (frissons, poussée thermique, ma-
laises divers, etc.) et, parfois, des accidents d'ana-
phylaxie ; puis il y a chute de la température et amé-
lioration de l'état général, qui peut être définitive.
Ces effets sont ceux que l'on observe toutes les fois
que l'on introduit dans le torrent circulatoire, direc-
tement ou indirectement, des corps étrangers : sérum
de cheval , peptone, sucre, métaux coUoïdaux, émul-
sions de bacilles, etc. Or, le sérum du malade, par
suite des manipulations que le sang subit nécessaire-
ment, est devenu pour lui-même un corps étranger,
d'où les réactions et leur résultat thérapeutique.
Toutefois, le présent procédé, en raison des quel-
ques difficultés de sa technique pour éviter toute
contamination, n'est employé qu'assez rarement, et
on lui préfère souvent soit l'injection immédiate du
sang de saignée, comme le fait Artaud de Vevey,
soit l'injection de plasma ou de sang citrate du
convalescent, suivant les méthodes de Grigaut et
Moutier. — D' J. Laumonier.
Bombes de profondeur et leur
utilisation en temps de paix (les).
La bombe de profondeur n'a été inventée par per-
sonne; elle est venue au jour presque spontané-
ment, répondant à un besoin pressant. Le canon peut
agir contre le sous-marin, très vulnérable quand il
est à la surface, mais est impuissant contre lui,
dès que ce dernier se trouve dans la position de
plongée. Il en résultait qu'il était très difficile
de couler les sous-marins au début des hostilités.
Un jour où la Grande Flotte, commandée par le
vice-amiral sir John Jellicoe, croisait dans la mer du
Nord, un submersible lança une torpille contre un
de ses croiseurs qui vit son périscope et réussit sans
peine à l'éviter en manœuvrant.
La torpille laisse sur le trajet qu'elle parcourt une
traînée blanchâtre d'environ i"',50 de large, qui est
formée par les bulles d'air qui sortent de sa queue
par où passe le tuyau d'évacuation de l'air com-
primé, lequel sert à faire tourner les machines de
ce véritable petit navire.
En remontant cette trace, très visible, jusqu'à son
origine, on peut connaître le point exact d'où est
partie la torpille et où le sous-marin a disparu.
Le croiseur se dirigea à toute vitesse dans cette
direction pour essayer d'épcronner son adversaire,
qui ne met en général qu'une minute ou deux pour
descendre à ip ou 12 mètres de profondeur, mais
qu'un bâtiment qui file 30 nœuds par exemple,
c'est-à-dire 15 mètres par seconde ou 900 mètres
par minute, a réussi parfois à atteindre.
Le croiseur en question arriva trop tard, mais vit
distinctement au-dessous de sa coque les formes
nettement dessinées du submersible.
Le commandant rendit compte de l'incident à
l'amiral Madden, qui ne put s'empêcher de dire :
« Quel malheur que nous ne possédions pas de
bombes éclatant sous la surface et explosant à la
profondeur où se trouvait ce pirate ! »
Ce fut cette remarque, raconte l'amiral Jellicoe,
qui donna l'idée de la bombe de profondeur ; l'ami-
rauté, mise au courant, fit étudier la question et, en
trèj peu de temps, on trouva la solution du pro-
blème. La bombe type consistait en un cylindre
d'acier, contenant une charge de trinitrotoluol, qui,
au moyen d'un détonateur réglable sur lequel agissait
la pression de l'eau (laquelle augmente d'une atmos-
phère, c'est-à-dire de i kil. 033, de dix en dix mètres
de profondeur), pouvait exploser à la hauteur désirée.
L'expérience a démontré que cet engin est plus
efficace quand il éclate au-dessous du sous-marin,
plutôt qu'à sa hauteur. On procéda immédiatement à
sa fabrication en grandes séries, les charges aug-
LAROUSSE MENSUEL. — V.
II
282
mentant successivement jusqu'à plusieurs centaines
de kilogrammes.
Les destroyers, qui étaient les ennemis les plus re-
doutés des sous-marins à cause de leur grande vitesse
(elle atteint 93 kilomètres à l'heure, soit 46 nœuds,
dans le dernier construit en Amérique, tandis qu'au
début des hostilités elle n'était que de25à30 nœuds),
à cause de leur mise en marche à toute allure très
rapide et de leur faible tirant d'eau (3 mètres en
(
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Ubusier h deux canons, placé À l'arrière d'un destroyer et lançant
à 15 mètres du bord.
moyenne ) , les rendant à peu près invulnérables
aux torpilles, en recevaient 20 ou 30, placées à
l'arrière.
Elles étaient lancées à la mer au moyen d'un
simple levier ; on compléta le système en armant ces
petits navires d'un obusier à deux branches en Y,
permettant d'envoyer les projectiles à une quinzaine
de mètres du bord.
Quand ces torpilles explosaient à des distances voi-
sines de 30 mètres, les tôles de coque du submer-
sible étaient enfoncées, produisant des voies d'eau
assez sérieuses pour le faire couler immédiatement ; à
plus grande distance — mettons 45 mètres — les
vagues de force explosives occasionnaient encore des
suintementsde coque, qui obligeaient le sous-marin
à remonter en vitesse à la surface, pour éviter que
le personne 1 ne fût asphyxié.
Les accumulateurs qui fournissent l'électricité aux
moteurs électriques universellement adoptés pour la
marche en plongée, parce que l'électricité dépensée
n'amène pas de changements de poids et par suite
il'assiette, sont renfermés dans plusieurs centaines
de bacs contenant de l'acide sulfurique et ne sont
jamais complètement étanches, c'est-à-dire qu'ils
laissent suinter un peu d'acide, qui, se mélangeant
à l'eau de mer, produit des gaz chloreux asphyxiants,
contre lesquels il n'y a qu'un unique remède : re-
monter en surface pour aérer l'intérieur.
En plus des voies d'eau, les gouvernails verticaux
de direction et horizontaux de plongée, constitués par
de minces lames d'acier, se faussaient parfois, mettant
le navire dans l'impossibilité de se diriger ou de modi-
fier sa distance à la surface ; les lumières s'éteignaient,
laissant le personnel dans une obscurité complète ; les
appareils de mesure se détachaient des cloisons.
Enfin, le personnel ressentait les mêmes chocs ner-
veux que les soldats dans les tranchées, chocs qui
Effet àos bombes de profondeur explosant sous l'eau.
se traduisaient par une incapacité de travail pendant
plusieurs heures ou plusieurs jours, quand ils n'ame-
naient pas une invalidité définitive ou la mort. Ces
sensations nerveuses étaient si pénibles à supporter
qu'un commandant de sous-marin allemand, après
avoir subi les chocs de 25 ou 30 bombes qui
ne l'avaient pas trop endommagé, remonta à la
surface et se rendit, étant incapable de supporter
plus longtemps pareil supplice.
LAROUSSE MENSUEL
Il est connu, aujourd'hui, que les difficultés qu'ont
éprouvées les Allemandsà recruter leurs équipages de
sous-marins provenaient non seulement des pertes
totales, qui s'élevaient à plus de la moitié des unités
en service actif, mais également de la crainte
qu'éprouvaient les marins qui avaient subi de pa-
reilles tortures de s'y exposer de nouveau.
C'est ce qui explique pourquoi il n'y a pas
d'exemple qu'un sous-marin attaquant près descôtes
un navire qui rentrait au port n'ait aban-
donné immédiatement la poursuite dès
qu'il voyait apparaître un navire, un
hydroavion ou un semi-rigide, se diri-
geant de son côté.
Avec les appareils d'écoute qui, à la
fin de la guerre, étaient si perfectionnés
qu'ils permettaient de savoir non seule-
ment dans quelle direction se tenait le
submersible, mais exactement où il se
trouvait et de lui lancer 20 ou 30 bombes,
la vie n'était plus tenable pour eux.
Et les sous-marins ne pouvaient s'en-
fuir rapidement, parce que, s'ils accélè-
rent leur allure en plongée, leur réserve
d'électricité s'épuise très rapidement.
Quel que soit leur tonnage, même
pour les 2.400 tonnes, la distance fran-
chissable sous la surface sans rechar-
ger les accumulateurs n'est pas beaucoup
supérieure à 100 railles, soit 185 kilo-
dè. bombes mètres, tandis que les grands croiseurs,
sans se ravitailler, d'après des documents
officiels allemands, pouvaient parcourir
20.000 milles, soit 37.000 kilomètres; les submersibles
ne rentraient, d'ailleurs, le plus souvent à leurs bases
que lorsqu'ils avaient dépensé leurs torpilles, leur
rayon d'action en surface étant beau-
coup plus grand qu'on ne le sup-
posait.
Quand un sous-marin est obligé
de réapparaître sur la surface, il
n'est plus qu'un mauvais torpilleur
sans vitesse, puisque le plus rapide
n'a pas dépassé 24 nœuds (44 kilo-
mètres à l'heure).
Aussi marchaient-ils sous l'eau à
la vitesse de 4 ou 5 nœuds au maxi-
mum (7 ou 9 kilomètres) et, le plus
souvent, de 2 à 5 kilomètres.
Le destroyer qui, en suivant la
trace de la torpille, connaissait le
pointd'oCi elle avait été lancée, savait
parfaitement qu'il n'était pas loin de
sa proie; il appelait par télégraphie
sans fil les destroyers voisins, qui
décrivaient des cercles autour de ce
point initial et laissaient tomber des
dizaines de bombes.
Les résultats obtenus par cette
arme efficace furent tels qu'on cher-
cha, nature. lement, à la perfection-
ner en se rendant d'abord compte
des effets produits et qui étaient variables suivant les
charges et la distance à laquelle cesbombesdétonaient.
Hilliard, du service de l'amirauté britannique,
était chargé d'étudier leurs caractéristiques.
La nature de la vague de force produite par l'ex-
plosion était particulièrement importante à connaître
parce que d'elle dépendait son efficacité ; la déter-
mination de la vitesse de propagation des ondes
explosives était également néces-
saire, parce que, si deux vagues de
force provenant de sources diffé-
rentes parvenaient simultanément
au navire dans des directions oppo-
sées, leur action pouvait être sérieu-
sement diminuée.
Il était également intéressant de
la connaître pour savoir à quelle
distance les unes des autres on de-
vait mouiller les mines dans leurs
champs, afin que l'explosion de
l'une d'elles n'entraînât pas l'explo-
sion des autres, ce qui s'était' passé
en particulier, longtemps avant la
guerre, pour des mines de fond
mouillées dans les passes de Cher-
bourg et de Rochefort.
Pour les expériences, on se servit
de cylindres en acier, placés à des
distances variables du centre d'explo-
sion.
Les vitesses des pistons de ces
cylindres étaient enregistrées au
moyen d'instruments très délicats ;
on parvint ainsi à constater qu'à environ 15 mètres
de distance, la courbe correspondante des pressions
donnait 126 kilogrammes par centimètre carré, que
la pression tombait à un quart de son maximum en
un millième de seconde et s'éteignait pratiquement
en cinq millièmes de seconde.
On observa également qu'il se produisait ime vague
de pression réfléchie venant de la surface et que
reflet produit à un point donné dans le voisinage de
N' 165. Novembre 1920-
l'explosion était dû à la superposition d'une vague
directe de pression et de la vague de tension de la
surface, les deux circulant à la vitesse du son dans
l'eau, soit 1.495 mètres par seconde. .
La pression d'une grande charge était plus intense
et plus soutenue que celle d'une petite charge, les
deux pressions étant reliées par la règle suivante :
Si une charge a deux fois les dimensions linéaires de
l'autre (huit fois son poids), la pression maximum, à
un point donné de la grande charge, aura lieu à la
moitié de la distance de celle de la petite et sera
deux fois plus soutenue, c'est-à-dire mettra deux
fois plus de temps à arriver à une fraction donnée
de son maximum.
Sur la proposition de sir John Thomson et après
expérimentation par John Keyes, on utilisa le phé-
nomène connu depuis longtemps des savants que
certains cristaux se chargent d'électricité quand ils
sont soumis à une certaine pression ; cette charge est
proportionnelle à cette même pression, et on arrive
à la mesurer par des procédés déjà expérimentés.
Puisque la vague de pression passant sur le cristal
ou enveloppant le sous-marin n'est qu'une affaire de
quelques millièmes de seconde et que sa force est de
l'ordre de 126 kilogrammes par centimètre carré, on
peut se rendre compte de la difficulté de ces expé-
riences. On a fait également usage de l'inertie des
particules électriques provenant d'une cathode et
utilisant le fait qu'ils portent des électrons à charge
négative et sont déflectés par les champs magné-
tiques.
Ces électrons impressionnaient des plaques photo-
graphiques, c'est-à-dire qu'ils laissaient sur la plaque
des traces à l'endroit où ils la frappaient.
Ce fait additionnel a permis de déterminer la charge
en pression de la vague au moment où l'explosion a
Traces blanuliàtres, très visibles par mer calme, sur larrière de ta torpille en
marche et ayant environ Im, 50 de lai'ge.
lieu et à de si petits intervalles qu'on a pu la relever
ensuite à des cent-millièmes de seconde près.
Dans le cours des investigations faites au sujet des
ondes engendrées par l'explosion des charges sous-
marines, on avait constaté que, quand un hydrophone
(instrument destiné à recueillir les ondes sonores
transmises par l'élément liquide et à les amplifier)
était placé à 9 kilomètres de distance d'un certain
détonateur, il décelait la présence des ondes ex-
plosives à 22 kil. 500, enregistrait l'explosion de
907 grammes de trinitrotoluol et, à 136 kilomètres,
celle d'une charge de 136 kilogrammes du même ex-
plosif ; il est même à peu près certain qu'avec; des
charges relativement modérées, l'hydrophone sera
influencé à plus de 900 kilomètres.
En se basant sur ces expériences, on a imaginé un
système de détermination de la distance par le son,
qui est appelé dans l'avenir à rendre de très grands
servjces aux navires, le problème qui se pose con-
stamment pour eux étant celui de bien connaître
leur position, surtout en temps de brume.
Voici comment il est disposé : on place parallèle-
ment à la terre, à quelques kilomètres du rivage, une
ligne de base de quatre hydrophones, éloignés de 9 ki-
lomètres les uns des autres. En avant et perpendicu-
lairement à cette ligne, on suspend à des flotteurs,
comme le sont les autres hydrophones, deux hydro-
phones dits pilotes, le premier à 10 kilomètres de la
base, le second à 5 kilornètres. Avec un pareil dispo-
sitif, les chocs des explosions à distance sont ressentis
successivement par les hydrophones qui sont reliés
à une station centrale par des conducteurs électriques.
Il devient alors possible de mesurer avec précision
la durée du trajet d'une vague, jusqu'au moment où
elle influence les hydrophones.
Jusqu'à 90 kilomètres avec une seule station, on
obtient ce résultat à quelques centaines de mètres
près ; pour des distances plus grandes ou pour avob:
plus d'exactitude, il est nécessaire de mettre deux
stations en jeu.
Ainsi, aujourd'hui, toute explosion se produisant à
un point quelconque de la mer du Nord peut être
I
I
If 165- No\/embre 1920.
enregistrée par ces postes, et le navire qui les pro-
duit peut connaître le point où il se trouve plus
exactement que par tout autre moyen, qu'il s'agisse
des radi'ipliarcs ou autres procédés.
Pendant les hostilités, les monitors anglais, qui
étaient chargés du bombardement des positions alle-
mandes sur les côtes des Flandres, arrivaient en
pleine brume à quelques milliers de mètres de terre,
prévenaient par la T. S. F. la station ou les stations
qu'ils allaient laisser tomber des bombes à une heure
déterminée. Les stations enregistraient l'explosion
ou les explosions, déterminaient la position dos na-
vires et la leur signalaient par T. S. F. ; les rensfi-
gnements étaient assez précis pour que ces monitors,
dirigeant d'après leurs c.irtes les pièces sur des posi-
tions allemandes déjà repérées, pussent les atteindre
du premier coup et avec une économie de muni-
tions, à la grande stupéfaction des Germains, qui
auraient pu se croire à l'abri de tirs précis à longue
portée, par temps bouché. — c» A. PoidelouA.
Chine (tA). Les peuples d'Extrême-Orient, par
Emile Hovelaque (Paris, in-12). — Une longue tradi-
tion de mystère excite autour de la Chine une curio-
sité romanesque. Ce pays immense, dont la civilisa-
tion est si ancienne, a été si longtemps inconnu de
l'Occident! Les produils de son industrie raffinée ont
été révélés à l'Europe bien avant qu'il le fût lui-même.
De la Chine les anciens ne connaissaient que la soie.
Durant des siècles, les
Parthes, les Persans,
les Arabes ont main-
tenu entre elle et nous
d'infranchissables bar-
rières. C'est à l'époque
des Kans mongols, au
XIII' siècle, qu'y arri-
vent les premières am-
bassades des princes
clirétiens d'Occident .
Marco Polo nous laisse
de la cour du Grand
Kan Koubilaï une des-
cription émerveillée .
Après les Portugais et
les Espagnols, les Hol-
landais prennent con-
tact avec la civilisation
de la Chine: ils admi-
rent ces paysages féeri-
quesqu'iisvoieutsurles
porceïaineschinoises,et
ilscherchcnt , dans leurs
ateliers de Delft, à en
imiter le charme poé-
tique. En général, les
Européens , mission-
nairesou commerçants,
qui viennent chez les
Chinois, sont plus por-
tés à imposer leurs fa-
çons de penser et d'agir
qu'à comprendre celles
du peuple, si différent
d'eux-mêmes, auquel
ilsontaflaire. Pourtant,
une exception — et celle-là très notable — doit être
faite pour les jésuites. Ces admirables agents de péné-
tiation et de propagande étudient et comprennent les
institutions et la civilisation chinoises, en laissent des
descriptions précises et, habilement, accommodent
leur apostolat aux mœurs du pays. Mais, dénoncés
par des ordres rivaux, condamnés par le pape, sup-
primés par le pouvoir civil, ils ne laissent que le re-
gret d'une œuvre salutaire réduite à néant. Pour les
piiblicistes du xviii« siècle, la Chine est un pays idéal,
dont on oppose les vertus patriarcales à la tyrannie
des gouvernements occidentaux. Et ce n'est qu'une
rêverie ; et les rêves de ce genre ne contribuent pas
à accroître l'intelligence des gens et des choses. Au-
jourd'hui encore (à part quelques rares initiés) et
parmi ceux mêmes que leurs fonctions ou leurs inté-
rêts obligent à vivre au milieu des Chinois, combien
y en a-t-il qui sachent ce qui sépare la psychologie
d'un habitant du Céleste-Empire de celle d'un nègre
de l'Afrique centrale ?
Il est vrai que rien ne parait incompréhensible
à un Européen comme cet .Asiatique impénétrable,
dont tous les gestes sont opposés aux nôtres :
Pour dire : « Non », il hoche la tête et, pour dire : ■ Oui »,
la secoue ; se vêt de blanc et non de noir pour prendre le
deuil; a comme région sacrée l'Ouest et non l'Est ; construit
le toit de sa maison avant la fondation. Ses livres finissent
où les nôtres commencent.
Dans l'intelligent et intéressant volume qu'il con-
sacre à la Chine, E. Hovelaque met également bien
en valeur les contrastes que présente cette civilisation
étrange et, en regard, son extraordinaire unité.
Ces contrastes sont parfois saisissants. Contraste
de l'immonde et du poétique : des grouillements fé-
tides de foules innombrables dans la saleté et dans
loidure, au milieu de l'odeur obsédante d'engrais
humain qui pouirsuit partout l'étranger dans les
villes comme dans les campagnes et jusque sur les
LAROUSSE MENSUEL
vastes fleuves et, à cdté, un goût évident de ce qui
est joli, de l'art, de la poésie et jusque dans leurs
vices, la luxure, l'opium, de ce qui est le plus exquis
et le plus raffiné.
Constraste du luxe et des ruines dans ces murail-
les gigantesques qui, à Pékin et plus encore à .Nankin,
enferment des quartiers abandonnés, dans ces restes
de jardins qui sont des merveilles de poésie, dans ces
débris d'une architecture admirable, d'un art expres-
sif et harmonieux, qu'E. Hovelaque juge mesuré
et classique à l'égal de celui qui a créé Versailles.
Contraste de l'activité et du fatalisme: infatigable
patience du Chinois qui construit perpétuellement
les digues du fleuve Jaune, et sa résignation, quand
ce terrible cours d'eau, dont l'embouchure peut se
déplacer de 900 kilomètres, emporte dans ses eaux
deux ou trois millions d'hommes. Contraste du mys-
tère et du prosaïsme, de la superstition et de l'ironie ;
comme tous les peuples de l'Extrême-Orient, le Chi-
nois a le sentiment de l'absolu, où il sait que son in-
dividualité compte à peine : mais, à la différence de
I Hindou, qui se perd dans une rêverie sans fin, il
tempère ce my-ticisme par un sens tout à fait terre
à terre des réalités. Il s'entend fort bien aux affaires.
Très attaché à ses superstitions, il ne fait rien que
conforméin,ent aux règles de ce code de divination
magique qui constitue le feng-skoui. Mais, en dehors
de ce domaine strictement réservé, son sourire
exprime qu'il envisa une parfaite et calme
283
Une auberj^e ciiiuuise.
ironie la plupart des contingences qui passionnent
les Occidentaux, si agités et si facilement irritables.
Plus que ces contrastes aisément discernables, ce
qui frappe l'auteur de ce livre, c'est l'impression d'u-
nité que donne la Chine. Non pas d'unité géographi-
que, certes. Cet immense empire renferme une foule
de contrées qui, par le climat, la nature du sol, les
habitants, diffèrent du tout au tout et qui ne sont
reliées entres elles par aucun système de routes ré-
gulières. Il ne s'agit pas, non plus, d'une unité politi-
que. Ce n'est qu'exceptionnellement et comme par
à-coups que toutes les parties du Céleste-Empire se
sentent régies par une même main énergique. Ce
phénomène n'a lieu que quand une nouvelle dynastie,
encore barbare, apporte dans les veines de cet orga-
nisme énorme un sang toujours mongol, mais plus
jeune et plus chaud. Ce sont là les instants culmi-
nants de l'histoire chinoise. Ils durent peu. Très vite,
les souverains envahisseurs se civilisent ; l'antique
ambiance les pénètre; ils s'amollissent, pour succom-
ber à leur tour sous une nouvelle invasion. En fait,
ces changements politiques n'affectent pas autant
qu'on pourrait le croire les destinées des provinces.
Il n'y a pas en Chine d'esprit national, ni de patrio-
tisme national. C'est, au contraire, un esprit très
particulariste qui dirige la vie d'un Chinois, entière-
ment indifférent aux questions qui concernent l'en-
semble de l'empire, uniquement respectueux des
rites qui régissent sa famille, sa cité, sa province.
Que sont donc ces rites, qui dominent toute sa
destinée ? La véritable religion des Chinois est une
religion sans dieux. Elle repose sur le culte des an-
cêtres défunts. Il est curieux de constater la ressem-
blance qui existe entre ce culte et celui que Fustel
deCoulanges, danssa C «M an/içue, retrouve, identique,
dans l'Inde ancienne, en tircce, à Rome. Cette com-
munauté de croyances entre des peuples si éloignés
et si différents est impressionnante. Elle va parfois
très loin, et E. Hovelaque rappelle l'analogie qui
existe entre les rites romains du mariage et des fu-
nérailles et les rites chinois des mêmes cérémonies.
Pour les Chinois, une seule chose est nécessaire :
c'est d'assurer le culte rendu aux ombres des ancê-
tres, qui, faute de ces justes égards, deviennent des
êtres malfaisants et redoutables. Le chef de famille
est le prêtre de ce culte. Seul, un mâle peut le rendre,
D'où la néce-sité d'assurer la descendance mâle, au
besoin par l'adoption. La solidarité des générations
est le dogme fondamental de cette religion athée et
la famille le type de toute organisation sociale. Comme
l'a écrit Maspero :
La sous-préfecture, la préfecture, la province sont, au
regard de l'empereur, autant de familles autonomes, autant
de communautés dont le chef seul est responsable à l'égard du
supérieur, mais à qui échoient, par contre, tous les droits*et
les devoirs d'un père à l'égard de ses enfants. On voit dès
lors se dessiner très nettement le caractère distinctif du
monde social chinois, le principe de la vaste fédératioa qui
le constitue : un particularisme très net.
Ces principes d'une étonnante stabilité, qui .pendant
des siècles, ont façoimé l'âme et la société chinoises et
qui constituent la véritable unité de cette civilisation,
il est bien intéressant de constater qu'aucune caste
héréditaire n'a contribué à les maintenir. Il n'y a pas
de noblesse en Chine. La caste dominante, du reste
inébranlable, est celle des lettrés, qui se recrute exclu-
sivciM' lit p ir voir- d'examen. Rien de plus démocra-
tique,enapparence, que
ce mode de recrute-
ment, qui semble ré-
server les places aux
plus dignes. Malheu-
reusement.cesexamens
sont de purs exercices
de subtilité et, en fait,
jamais une classe ne
s'est montrée si obsti-
nément opposée à tout
progrès que celle des
lettrés. Les plus grands
souverains , un Che
Houang Ti, le Napo-
léon de la Chine (vers
221 av. J.-C), eut beau
établir par les moyens
les plus violents l'unité
et la centralisation ad-
ministratives et même
exterminer les lettrés ;
après lui, les lettrés re-
deviennent les maîtres,
au nom des Livres
sacrés.
De grands réforma-
teurs se sont succédé
en Chine. Mais, ou bien
ils ont conservé les rites
consacrés et n'ont fait
qu'ajouter leur action
personnelle à la tradi-
tion établie, ou bien,
s'ils ont réussi à impo-
ser, pour quelques an-
nées ou même quelques
siècles, un idéal nouveau, leur doctrine n'a pas tardé
à s'atténuer, à s'effacer, pour aller se fondre dans le
courant des croyances populaires.
Confucius ne changea rien aux institutions des an-
cêtres. Il a dit joliment : « Les rites sont les beaux
vases où s'enferme et se transmet la plus subtile et la
plus précieuse des essences : le sentiment. » A la sa-
gesse des ancêtres il se borne à ajouter la finesse de
son bon sens et l'ardeur de sa charité. Par contre, la
doctrine absconse de Lao-tse : le taoïsme, qu'E. Ho-
velaque éclaire autant que faire se peut par des rap-
prochements avec le panthéisme de Wordsworth et
qui semble avoir eu une réelle influence sur l'art et
la poésie des Chinois, est restée du moins sans action
sur l'ensemble de la société chinoise. Le bouddliisme,
cette belle doctrine de renoncement, après avoir
connu, du v" au vu' siècle, des temps de splendeur,
a peu à peu dégénéré, et ce qui reste de lui s'est
mêlé au culte des ancêtres et aux pratiques de la
magie. Rien n'a pu porter atteinte à cette force sur-
prenante d'immobilisation que les rites symbolisent.
Cette immobilité apparaît dans les rapports du
Chinois avec l'Occidental, inquiet et changeant.
L'homme d'Extrême-Orient n'a aucune admiration
pour l'Européen. Même quand il lui emprunte son
mécanisme si perfectionné, ainsi que le fait le Japo-
nais, il n'éprouve aucun désir de lui emprunter sa
civilisation. Le Chinois, travailleur agricole, dépourvu
de toute vertu militaire, profondément pacifique, mé-
prise profondément les peuples occidentaux, qu'il con-
naît uniquement sous leur aspect avide, emporté,
brutal, qui n'ont ni dissimulation ni politesse et qui,
même entre eux, sont toujours en guerre. Cette im-
pression, ils l'ont eue dès le début, et elle ne s'est
plus jamais effacée. L'histoire des relations de la
Chine avec les puissances occidentales, dont E. Hove-
laque nous résume la suite, nous montre que, si les
négociants arabes ont toujours vécu en bons termes
284
<ivec les Chinois, les chrétiens, en revanche, les ont
tout de suite inquiétés. Le prosélytisme emporté,
imprudent, et surtout et pour une bien plus large part,
la cupidité, la fourberie, la barbarie des premiers
intrus, portugais, espagnols ou autres, enfin leurs
La Tour de porcelaine, â Pékin.
haines mutuelles n'ont pas inspiré aux Chinois une
très vive estime. Seuls, comme nous l'avons rappelé,
les jésuites avaient su les comprendre... et les
prendre, mais leur œuvre fut trop peu durable.
Dans un temps plus rapproché, la guerre de
l'Opium avec l'Angleterre (1839-1843) montra aux
Chinois que les Occidentaux faisaient passer leurs
intérêts propres avant toute question de moralité
humaine. Le traité de Nankin, qui la termina, fut
pour les autres puissances le signal des exigences.
Désonnais, avec une faim croissante, chacune de-
manda sa part d'influence et d'avantages. Tombé
dans une irrémédiable décadence, le gouvernement
de Pékin ne connut d'autre politique que d'opposer
les uns aux autres les appétits des Occidentaux, aux-
quels vinrent s'ajouter les visées japonaises, et d'élu-
der par toutes les subtilités chinoises les engage-
ments que sa faiblesse l'obligeait à prendre. Cepen-
dant, les prétentions des étrangers, leurs succès même
(prise de Pékin par les Français en 1860) et leurs
excès provoquaient dans l'empire une xénophobie
croissante, et les émeutes, à leur tour, provoquaient
de nouvelles interventions étrangères. Successive-
ment, la guerre avec le Japon, qui détache la Corée
de la Chine (1894), l'avance de la Russie par le trans-
sibérien et vers Port-Arthur {1897), les conquêtes
des Allemands à Kiao-Tchéou (1897), des Anglais à
Wei-hai-wei, l'établissement de l'influence française
à Haïnan et dans le Yunnan, puis le soulèvement
des Boxers, soutenu par le gouvernement de Pékin,
mais rapidement suivi de leur répression par les
Puissances ( 1902), la guerre russo-japonaise terminée
par le traité de Portsmouth (1905), l'annexion de la
Corée par le Japon (1910) accentuent l'impuissance
impériale. La dynastie est mûre pour la chute et la
Chine pour une révolution.
Depuis longtemps, il existait dans ce pays un parti
libéral, le Ko-Ming tang, dont les chefs se recru-
taient principalement chez les Chinois vivant à l'étran-
ger et chez les jeunes Chinois qui faisaient leurs
études au Japon. C'était surtout dans le Sud que les
idées nouvelles trouvaient faveur et prenaient une
forme nettement hostile à la dynastie mandchoue.
Aftaiblie par l'âge, la vieille impératrice douairière,
Tseu-hi, elle-même, consentait à des réformes. Après
sa mort, que suivit de près celle de l'empereur Kotiang
Siu, son neveu, le prince Tch'ouen, régent, essaya
bien d'enrayer le mouvement, mais, le 29 décem-
bre 1911, Sun Yat-Sen fut élu président de la Répu-
blique et, le 12 février 1912, le jeune empereur Suan
T'ong, par la bouche de la nouvelle impératrice
douairière, Long-Yu, abdiqua.
LAROUSSE MENSUEL
Ainsi se terminait la dernière des vingt-six dynas-
ties qui, pendant 5.000 ans, avaient régné sur la
Chine. Chose curieuse : c'était l'empereur qui procla-
mait la République et qui transmettait le pouvoir
à Yuan Chi Kaï, le président du conseil du nouveau
gouvernement.
L'application du ré-
gime parlementaire fut
une de ces bonnes co-
médies où excelle l'es-
prit mandarin . Sun
Yat-Sen dut bientôt
démissionner, et Yuan
Chi Kaï se fit élire pré-
sident de la République
par l'Assemblée consti-
tuante. Il s'empressa
d'escamoter les réfor-
mes et d'établir sa dic-
tature (il devait plus
tard se faire élire em-
pereur , en décembre
1915). Le parlement
de 1913 ne fut bientôt
qu'une assemblée de
fantoches, où régnaient
l'incohérence et la cor-
ruption électorale la
plus complète. Parfois,
on ne trouvait que deux
membres pour siéger.
Les radicaux, petite
poignée d'hommes per-
dus dans une popula-
tion immense, rêvaient
de paixuniverselleetde
réformes absolument
irréalisables, dans un
pays qui ignore lacen-
iialisation. La masse,
i son ordinaire, restait
complètement indiffé-
rente à la politique na-
tionale. Les provinces
tendaient de plus en
Iilus à l'autonomie. Les
mandarins, civils ou
militaires, agissaient
cliacun pour son comp-
te, ceux du Nord ap-
puyés sur les réaction-
naires, ceux du Sud
favorisant les réformistes. Pour lutter contre l'anar-
chie, le gouvernement officiel avait sans cesse de nou-
veaux besoins d'argent. Il lui fallait emprunter des
N' 165. Novembre 1920.
tervention du Japon fit voir à la Chine que la lutte
de l'Occident pouvait étendre ses effets jusqu'à elle.
En novembre 1914, le Japon s'empare des posses-
sions allemandes du Chantoung, promettant de les
rendre à la Chine ; puis il tergiverse et, finalement,
il impose à la Chine, par l'arrangement de mai 1915,
une véritable mainmise économique du Japon sur le
Céleste-Empire. Le gouvernement de Pékin crut s'as-
surer l'appui des Alliés s'il se rangeait de leur côté
et, le 15 août 1917, déclara la guerre à l'Allemagne.
En fait, la Chine resta uniquement absorbée par la
guerre civile. Après la mort de Yuan Chi Kaï, en
juin 1916, le général Li Yuan Hong avait été pro-
clamé président de la République. Le général Tchang
Soun replaça sur le trône le jeune empereur Suan
T'ong : cette restauration dura treize jours. La Ré-
publique rétablie, le maréchal Fong fut éluprésident.
Siu Che-tcheang lui succéda.
Et la guerre civile continua entre les divers géné-
raux, ceux du Nord et ceux du Sud, et elle dure
encore. Mais partout, à Canton comme à Pékin, chez
les réactionnaires comme chez les libéraux, se ma-
nifeste une impuissance absolue à organiser quoi
que ce soit.
Quel pronostic tirer d'un tel gâchis ? Tout ce qu'on
peut dire, c'est que la Chine est un pays beaucoup
trop ancien, trop vaste, trop décentralisé et trop
immobilisé dans sa civilisation agricole, qui lui donne
la paix, dans ses croyances, qu'il juge les meilleures
du monde, pour qu'une révolution, durât-elle cent
ans, puisse émouvoir sa masse profonde qui est, poli-
tiquement parlant, tout à fait apathique. E. Hove-
laque, avec raison, met en garde contre tout rap-
prochement qu'on pourrait faire entre l'évolution du
Japon contemporain et la révolution chinoise. En
possession d'un vieil idéal de patriotisme héroïque
et essentiellement militaire, fort de sa noblesse
guerrière, fécond en grands hommes, le Japon, lors-
qu'il adopte le mécanisme occi<]ental, ne fait qu'em-
prunter un instrument matériel pour mieux réaliser
ses antiques destinées et son évolution séculaire. En
Chine, rien de tel : aucun idéal national, aucun ins-
tinct guerrier, uno extrême pénurie d'individualités
fortes, aucun désir de changement politique, sauf
chez une minorité infime et négligeable. Quel motif
ferait sortir un tel peuple de son indolence ?
Et pourtant, certains traits même du caractère et
de la civilisation cfiinoise permettent, si l'on en croit
l'auteur de ce livre, de ne pas exclure l'hypothèse
d'un renouvellement possible de la Chine. Mais, à
dire le vrai, cette espérance lui parait reposer moins
sur la constatation de certaines aspirations que sur
l'absence de certains obstacles.
Il n'y a pas, en Chine, de caste héréditaire inté-
ressée au maintien de l'ancien régime, et le corps
I
Grand canal el pagode, près de
fonds au dehors et, en échange, céder quelque chose
de son indépendance économique et même politique.
Sur ces entrefaites, la Grande Guerre européenne
vint apporter à la Chine de nouveaux éléments de
trouble. Dès le début du conflit, elle déclara sa neu-
tralité, se souciant peu d'y intervenir. Le républi-
cain Sun Yat-Sen n'y tenait pas plus que le prési-
dent du conseil Touan, chef des modérés. Mais l'in-
des lettrés, en principe, est démocratiquement ou-
vert à tous (en fait, nous avons vu quels fâcheux
résultats donne ce recrutement, si justeen apparence).
On ne trouve pas en Chine cet individualisme obs-
tiné qui, en Occident, reste, malgré tout, la règle de
toute conduite privée ou publique. Qui sait si des
expériences communistes — ou même bolchevistes —
n'y trouveraient pas un bon terrain! Il n'y a peut-
«• 165. Novembre 1920.
ûtre pas si loin entre le communisme russe, s! asia-
tique, et la vieille barbarie mongole.
Ce ne sont là que des hypothèses. Jusqu'ici, la
masse chinoise a surtout manifesté une singulière
lorce d'inertie. Du haut de son immobilité, elle tient
le monde occidental en grand dédain. Mais, aux yeux
dE. Hovelaque, notre agitation, qui est de la vie,
est peut-être préférable à cette stagnation, qui
nous parait mortelle. — Pierre Btasxi.
Crise sociale de 1848 (la). Les ori-
gines ET LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER, par Pierre
Quentin-Bauchart. (Paris, 1920.) — Il y a eu quatre
ans le 8 octobre dernier que le capitaine Quentin-
Bauchart tombait au champ d'honneur, à Boucha-
vesnes, en inspectant ses tranchées de première
ligne. Non seulement l'armée perdait un de ses plus
ardents ofliciers de réserve, un de ceux qui remplis-
saient avec la plus haute conscience le devoir que la
patrie lui imposait, mais l'histoire perdait un de ses
plus fervents adeptes, en qui les maîtres avaient déjà
salué un émule. A vingt ans, il avait donné Lamar-
tine homme politique; à vingt-cinq, il avait com-
plété l'image de celui qu'il considérait comme le
prototype de l'époque, en écrivant : Limartine et
la Politique extérieure
de la révolution de Fc-
vrier. Ainsi enserrait-il
peu à peu le drame
de 1848. Tour à tour il
en étudiait les acteurs,
donnant dans diverses
revues des portraits co-
lorés de Caussidière,de
Ledru-Rollin, de Louis
Blanc; silencieusement
il en recherchait les
causes profondes, s'ex-
pliquait comment, sous
la placide apparence de
la monarchiede Juillet,
avait pu couver la ré-
volution sociale que
d'aucuns pourraient
croire la plus sponta-
née. Il abortlait ainsi
le problème social, qui,
dès son jeune âge,
l'avait attiré : il l'abor-
dait par l'histoire, en
mêmetemps, d'ailleurs,
qu'au conseil munici-
pal de Paris, où il
avait été envoyé en
1911, à trente ans, il se
trouvait chargé d'en
rechercher les solutions
immédiates. Heureuse
condition de travail,
qui lui permettait de
confronter la thèse aux
réalités, de rapprocher
perpétuellement le
passé du présent , de
constater l'unité du
problème à travers le
temps.
En 1914, Quentin-
Bauchart avait pu rédi-
ger tout le débu t de son
travail. La crise sociale
de 1848 était longuement étudiée dans ses origines ; les
journées de février, de mars, d'avril en marquaient
l'éclatement, les péripéties, l'évolution et comme un
temps d'arrêt... La destinée ne permit pas à l'historien
de pousser plus avant son récit ; tel quel, il forme un
tout complet, d'une trame serrée, d'une documenta-
tion précise, d'une rare impartialité. Chef-d'œuvre
de méthode historique, cet ouvrage est aussi un chef-
d'œuvre de psychologie politique : « A aucun mo-
ment notre auteur ne fait la leçon aux masses ni
aux gouvernants, écrit Chassaigne-Goyon, dans une
émouvante préface. Son oeuvre ne cesse pas d'être
objective ; d'une objectivité scientifiquement rigou-
reuse. Il ne tire l'enseignement ni des idées, ni des
événements, mais sa construction est si logique que
cet enseignement se dégage en quelque sorte de lui-
même. »
La loi votée les 2-17 mars 1791 par l'Assemblée
constituante, abolissant corporations, maîtrises et
jurandes, était le point de départ d'une révolution
sociale : le régime individualiste était substitué à
l'organisation économique, qui avait fait de l'associa-
tion corporative la cellute sociale et emprisonné l'in-
dividu dans le moule étroit d'une société fermée.
Réaction naturelle et logique d'un système poussé,
avec les siècles, à ses extrêmes. Mais l'individu livré
à lui-même, sans appui, se trouve vite la proie de
l'exploitant, surtout quand, comme aux environs
de 1830, le développement industriel prend un essor
rapide et que l'emploi des machines transforme la
nature de la main-d'œuvre dans les usines. Alors, la
concurrence grandissante oblige les patrons à produire
à meilleur marché, à réduire les salaires; les ouvriers
LAROUSSE MENSUEL
acceptent les réductions, puisqu'ils ne peuvent faire
autrement et qu'aucune entente entre eux n'est possi-
ble. C'est l'inéluctable loi d'airain de Ricardo, qui pro-
duit des crises de paupérisme telles que le monde poli-
tique en est secoué à diverses reprises. En France,
heureusement, le mal est moindre qu'ailleurs, car l'in-
dustrie est mieux organisée, le travail mieux réparti.
Cependant, à l'école du laisser-faire se substituent,
d'un côté et de l'autre du Détroit, les théories inter-
ventionnistes, qui, commençant à Saint-Simon, abou-
tiront à Karl Marx.
Après avoir indiqué comment le régime individua-
liste, né de la Révolution, paraissait, quarante ans
après, caduc, P. Quentin-Bauchart présente en un
tableau extrêmement coloré la situation sociale aux
environs de 1840. La bourgeoisie, qui, politique-
ment, domine depuis dix ans, qui, financièrement, a
suivi le précepte de Guizot : « Enrichissez-vous ! •, lui
parait avoir été égoïste en cette rapide ascension;
plus qu'égoïste, ne fut-elle pas aveugle ? Car l'égoîsme,
en matière politique ou sociale, est une faute qui ne
se peut expliquer que par l'inconscience. Chaque
époque d'enrichissement présente les mêmes phéno-
mènes et prépare les mêmes réactions.
En face de cette bourgeoisie aveugle, jouissant
285
La elle utiiUMiae, k Shangat.
égoïstement du pouvoir conquis et des richesses
acquises — quelquefois avec trop de rapidité — se
dressent les doctrinaines de la réforme, bourgeois
eux-mêmes, mais spectateurs émus de la lutte so-
ciale, qui, n'étant ni employeurs ni employés, mettent
face à face le bonheur satisfait des uns et la misère
imméritée des autres. Il y a dans ce spectacle quel-
que chose qui frappe, en même temps que l'esprit de
justice, le sentiment de charité chrétienne; aussi les
premiers réformateurs se recommandent-ils, presque
tous, de la doctrine du Christ : « Cette intluence reli-
gieuse, note leur commentateur, est un des caractères
les plus particuliers et les plus curieux du socialisme
de 1840, qui le doit sans doute à la réaction de l'épo-
que entière contre l'irréligion du xviii" siècle. • Louis
Blanc, « en demandant que le droit de vivre par le
travail soit garanti, salue leCréateurdanssonœuvre»;
Cabet « a besoin de croire à un Dieu unique, Créateur,
Père, Architecte de tout le reste de l'Univers; à la
base des idées de Fourier sur l'action bienfaisante
des passions livrées à elles-mêmes, il y a la croyance
à une Providence qui n'a pu les créer que bonnes ».
Lamennais base toute sa doctrine sur l'Evangile;
seul, Proudhon ose écrire : « Dieu, c'est le mal ! •,
comme par manière de paradoxe.
Tous, disciples de Rousseau, ont une croyance
absolue dans la bonté de la nature humaine, que la
société a viciée. Cependant, c'est à la société , dans ce
qu'elle a de plus général, c'est à l'Etat qu'ils font
appel pour résoudre la crise sociale en procédant à
une nouvelle répartition des richesses. Mais, dans le
rôle de l'Etat, comme dans cette nouvelle réparti-
tion, les divers systèmes ont des solutions très diffé-
rentes ■ depuis quatre vingts ans, elles n'ont pas
varié; les docl rinaires de la question sociale de 1840
sont encore aujourd'hui les oracles des diverses
écoles; c'est ce qui rend le livre de Quentin-Bau-
chart si actuel. Outre que les maux sont redevenus
sensiblement les mêmes qu'en 1840, la misère ou-
vrière en moins, les remèdes proposés sont identi-
ques ; Cabet récrirait aujourd'hui son Voyage en
Icarie sous le titre plus clair de : Voyage à Moscou.
Jusqu'à la veille de 1848, les diflérentes doctrines
sociales, qu'elles émanassent de Saint-Simon, de
Fourier, de Cabet ou même de Louis Blanc, n'avaient
guère pénétré les masses ouvrières. Ce ne fut qu'à la
fin de la monarchie de Juillet que le parti républi-
cain, s'enhardissant, travailla à cette dilTusion par la
voix de ses journaux, dans la Kéforme, dans le Jour-
nal du peuple, et même dans le National. Il y trou-
vait un terrain d'autant mieux préparé que la crise
financière de 1846-1847, en diminuant la production
industrielle, répandait le chômage et augmentait la
misère dans les grandes villes.
La campagne des banquets, survenant à ce mo-
ment pour obtenir l'extension du suffrage restreint,
demandée par Lamartine et ses amis et refusée par
le ministre Guizot, fut la goutte d'eau qui fit déborder
le vase : le trône du roi
1 ouis-Philippe, issu
lies barricades, trébu-
cliait sur d'autres bar-
ricades.
Cependant , comme
le fait si justement re-
marquer son historien,
a la destruction de la
monarchie de Juillet,
le 24 février 1848, n'a
eu, ni dans son origine,
ni dans son exécution,
le caractère d'une ré-
volution sociale i.
Il suffit de relire le
récit des derniers jours
de la monarchie, des
premières journées de
la Révolution, pour
s'en convaincre. Les
premiers membres du
gouvernement provi-
soire désignés par l'ac-
clamation populaire ne
sont point des socia-
listes; il faut l'arrivée
en place de Grève d'un
nouveau groupe réuni
en hâte par Louis Blanc
pour que les noms de
l'auteur de VOrganisa-
iion du travail et de
l'ouvrier Albert s'im-
posent, non sans peine,
aux nouveaux maîtres
de l'Hôtel de Ville.
Dès lors, ce va être
entre les deux tendan-
ces, entre les hommes
du National, auxquels
s'est rallié Lamartine,
républicains satisfaits
d'avoir rétabli la Ré-
publique, et les parti-
sans de la révolution
sociale, une lutte continuelle, tantôt sourde, tantôt
violente, dans laquelle les masses parisiennes inter-
viendront pour faire pencher la balance tantôt dans
un sens, tantôt dans l'autre, jusqu'aux jours de juin
où, fort de l'appui du pays, le gouvernement du
général Cavaignac rétablira l'ordre manu militari.
Cette lutte constitue le palpitant intérêt de la
révolution de Février. Quentin-Bauchart, qui a pu
mener son récit jusqu'à la journée du 16 avril, laquelle
assure le succès des conservateurs de l'ordre social,
en retrace les péripéties avec une rare maîtrise. Sans
se départir de ce beau calme qui fit sa force sur le
champ de bataille et qui donne à son œuvre une si
haute tenue littéraire, l'historien, sans négliger les
faits connus, mais sans s'appesantir sur ces journées
tumultueuses qu'il a déjà narrées dans son Im-
martine homme politique et qui sont, dans leur en-
semble, connues du public, s'attache surtout à
nous montrer ici la question sociale dominant peu a
peu les préoccupations du nouveau gouvernement
et les projets socialistes à l'épreuve des réalités.
Or, le premier article du programme rocialiste, en
cette crise économique et politique, c'est le « droit
au travail », posé par Louis Blanc dans ses ouvrages,
réclamé par quelques ouvriers sur la place de Grève
dès le soir du 24 février. Ce droit au travail, s'il est
reconnu par le gouvernement, c'est l'intervention de
l'Etat annoncée et aussitôt nécessitée par l'insuffi-
sance de travail dans les industries privées; c'est
l'Etat-patron, c'est le premier pas vers le commu-
nisme. Aussi la majorité du gouvernement, qui, la
veille, n'a accepté dans son sein Louis Blanc qu'avec
une visible répugnance, résiste telle, le 25 février.
286
quand se produit la première sommation ouvrière
demandant « l'organisation du travail avant demain ».
Avec grande justesse, Marie répondit au délégué de
la foule qui a été introduit dans le bureau du Con-
seil : « L'organisation du travail, c'est une œuvre
difficile et qui ne peut s'accomplir en un jour. La
condition des travailleurs sera, pour le gouvernement
et pour la République, l'objet de la plus sérieuse
attention. » Mais ce n'est pas un argument à oppo-
ser à une foule impatiente ; l'ouvrier Marche, porteur
de la sommation, proteste : o Nous avons assez
attendu ! » Alors, un membre du gouvernement, usant
d'une tactique plus habile, le met au pied du mur:
« Eh bien ! précisez; vous devez savoir exactement
ce que vous voulez, dites-le... ; dictez, je vais
écrire. » Et voici le socialiste décontenancé, qui se
répand en vagues diatribes contre la société. Sans
Louis Blanc, l'affaire eût tourné court; mais celui-ci
a saisi l'occasion et rédigé le papier qu'il impose au
Conseil : « Le gouvernement provisoire de la Répu-
blique française s'engage à garantir l'existence de
l'ouvrier par le travail ; il s'engage à garantir du
travail à tous les citoyens ; il reconnaît que les ou-
vriers doivent s'associer entre eux pour jouir du
bénéfice de leur travail. »
Marie, Arago, Garnier-Pagès, Lamartine protes-
tent; mais, au dehors, l'émeute gronde ; cliacun a un
devoir urgent à remplir et, d'ailleurs, si l'on veut se
maintenir au pouvoir, il^faut des garanties. Louis
Blanc envoie le décret au Moniteur, où il paraît le
lendemain, suivi des signatures de tous les membres
du gouvernement. Ceux-ci n'ont que faire de protes-
ter, puisque, dans la même journée du 25, grâce à
l'éloquence de Lamartine, ils ont remporté leur pre-
mière victoire sur les extrémistes en repoussant le
drapeau rouge.
Au reste, les socialistes n'ont entre les mains que
le signe d'une manifestation platonique, qui peut
rester lettre morte si l'on n'y prend garde : le gou-
vernement ne s'est pas engagé à « organiser le tra-
vail », ce qui aurait signifié « le réorganiser sur
de nouvelles bases » ; il a promis de 0 garantir le
travail à tous les citoyens », de « lutter contre le
chômage », qui est, d'ailleurs, la plus dangereuse et
la plus iminédiate constquence des révolutions. Or,
cette promesse le conduira à la création des ateliers
nationaux, mais à rien d'autre. Les chefs socialistes,
Cabet notamment, conseillent la modération à leurs
troupes ; ils estiment tenir à leur merci le gouverne-
ment et avoir intérêt à ne pas brusquer les événe-
ments. Lamartine manœuvre vis-à-vis d'eux avec
une habileté d'autant plus grande qu'elle s'ignore.
Tout en faisant bonne mine aux chefs, par sympa-
thie naturelle pour les idéologues, il organise avec
Marrast, Garnier-Pagès et Arago, une véritable
résistance aux tentatives de surenchère qu'il pressent
prochaines et violentes. Quand, le 28 février, une
nouvelle journée s'annonce, manifestement suggérée,
sinon organisée par Louis Blanc, qui demande la
création d'un ministère du travail, Lamartine résiste,
refusant d'engager l'avenir, qui doit rester libre pour
les décisions de la future Assemblée nationale. Et
Louis Blanc, privé du ministère qu'il ambitionne, doit
se contenter de la présidence de la commission du
Luxembourg, qui, dans l'ancien palais des Pairs,
va préparer le terrain des réformes sociales. Pen-
dant ce temps, Marie, ministre des travaux publics,
continuera l'organisation de ces ateliers nationaux
au sein desquels se réfugient tous les chômeurs que
le gouvernement nourrit en croyant s'en faire des
défenseurs.
Quentin-Bauchart ne s'appesantit pas sur l'histoire
de cette institution, écrite naguère par Emile Tho-
mas ; mais il a soin de montrer comment le gou-
vernement provisoire va se laisser entraîner beau-
coup plus loin qu'il ne voudrait en se substituant
aux entrepreneurs de travaux publics, quelle erreur
il commet en pensant que, parce qu'il fournit du
travail aux chômeurs, il s'en fait des obligés. Les
ateliers nationaux vont devenir des clubs plus dan-
gereux que ceux surveillés par Marrast et, quand on
voudra les fermer, on déchaînera fatalement une ré-
volution autrement plus sanglante que la première.
Cependant, au Luxembourg, Louis Blanc réunis-
sait le premier parlement ouvrier; — car c'était une
sorte d'avant-parlement que cette commission com-
prenant d'abord 242 membres, puis 434 autres, dé-
légués par les corporations ouvrières, plus ou moins
régulièrement. Son programme était assez vaste
pour absorber toute l'activité de ses membres et de
son président. Le plan d'une nouvelle organisation
sociale pouvait s'y élaborer à loisir. Mais, comme il
arrive souvent en pareil cas, les questions de détail
absorbèrent les premières journées ; le temps passa,
et l'ensemble du programme socialiste ne fut jamais
discuté. Ce n'est pas à dire que l'œuvre de la com-
mission du Luxembourg fut nulle. Louis Blanc
obtint, en effet, d'une entente amiable entre patrons
et ouvriers, la suppression du marchandage, impli-
quant la disparition d'une pratique trop commune,
grâce à laquelle un intermédiaire sous-entreprenait
à forfait des travaux, les faisait exécuter par des ou-
vriers sans travail, sur les salaires desquels il réali-
sait un bénéfice ; il obtint encore la diminution des
LAROUSSE MENSUEL
heures de travail, ramenées de 11 à 10 à Paris, de
12 à II dans les départements. La question des ha-
bitations ouvrières fut également abordée en séance
plénière, et une discussion intéressante y fut con-
sacrée, t^ouis Blanc proposa, pour commencer, la
construction à Paris de quatre maisons ou cités
pouvant abriter chacune 400 ménages, un droit de
préférence étant accordé aux familles nombreuses;
mais, comme quelqu'un proposa de rendre les occu-
pants propriétaires au bout d'une certaine échéance,
le théoricien du socialisme s'y opposa : « Laisser la
perspective de la propriété de ces établissements à un
certain nombre d'ouvriers, dit-il, ce serait créer une
caste de privilégiés ! »
Un comité de travail, comprenant dix membres
ouvriers et dix membres patrons, avait été créé,
comme organe préparatoire aux travaux de la com-
mission. Il ne semble pas avoir fait besogne utile. La
seule œuvre d'ensemble menée à bien au nom de la
commission du Luxembourg fut un Exposé général,
portant la signature de Louis Blanc, lequel est, en
réalité, l'œuvre de deux de ses amis, Vidal et Pec-
queur, « d'esprit plus pratique que la plupart des ré-
formateurs sociaux qui écrivirent sous Louis-Phi-
lipfie » et qui n'hésite pas à qualifier Pecqueur de
0 premier théoricien du collectivisme ».
Nous ne pouvons ici résumer cet exposé de la
doctrine socialiste au lendemain de la révolution
de Février; nos lecteurs le trouveront »h extenso
dans la Révolution au Luxembourg et au Moniteur
d'avril 1848 ; ils y remarqueront de nombreuses
idées, qui ont, depuis, fait leur chemin, mais le ton
général en est beaucoup plus posé, les conceptions
plus équilibrées que celles de Louis Blanc. Il n'est
pas sans intérêt de noter combien elles se rappro-
chent de celles que soutiennent, aujourd'hui encore,
les socialistes qualifiés parfois d' <i opportuni;tes ».
Au milieu de la tourmente révolutionnaire, au len-
demain de la journée du 17 mars, à la veille de la
journée du 16 avril, l'Exposé général pa=sa totale-
ment inaperçu, à tel point que le Moniteur n'en
acheva pas la publication. Le fait même qu'il consti-
tuait une sorte de compromis entre la société bour-
geoise et la dictature du prolétariat le condamnait, à
un moment où les violences révolutionnaires pous-
saient à une lutte sans merci.
On sait comment celle-ci se termina. Quentin-
Bauchart en a retracé, dans la Journée du 16 avril,
un des derniers épisodes : le parti de l'ordre y triom-
pha; les élections, maintenues au 23 avril, assurèrent
une majorité républicaine, mais conservatrice. La
Révolution était vaincue par ses excès mêmes; elle
ne le comprit pas et voulut tenter une dernière
chance dans les journées de Juin, et ce fut alors
l'écrasement complet.
La crise sociale n'était pas pour cela résolue ; au
16 avril, elle avait atteint son paroxysme. Quentin-
Bauchart, en un autre volume, aurait certainement
décrit la seconde phase et montré comment, après
la terrible secousse, la crise avait évolué et s'était
presque fondue dans une reprise générale du tra-
vail, encouragée par les premières lois sociales peu à
peu édictées par la seconde République et le second
Empire.
Telle quelle, l'œuvre inachevée, écrite avec un tel
souci de l'exactitude et de l'impartialité, respire la
confiance dans l'avenir social du pays, comme la
correspondance de l'officier, durant la guerre, ne
cessa, même aux heures sombres, d'affirmer sa certi-
tude dans la victoire. Mais victoire oblige ; la guerre
a fait' naître une crise sociale, dont l'heureuse solu-
tion importe au salut du pays. Quentin-Bauchart,
qui « faisait confiance aux splendides vertus de la
classe ouvrière, que son cœur généreux éloignait des
abstractions, que son esprit lucide préservait des
chimères », nous aurait aidés à discerner le devoir.
Ce n'est pas sans raison que Chassaigne-Goyon, dans
son éloquente préface, écrit : 0 La France a perdu
un de ceux qui, dans les expériencesdu passé, avaient
peut-être découvert les remèdes appropriés à la crise
actuelle, a — Pierre Rain.
Faible Femme (une), comédie en trois actes,
de Jacques Deval, représentée pour la première
fois au théâtre Femina le 11 mai 1920.
Une soirée mondaine chez M""" Sézères nous per-
met de faire connaissance avec les principaux per-
sonnages ; notamment, deux jeunes gen î, qui sont lits
d'une véritable amitié : Henri Fournier, sportsman,
champion de l'épée, au caractère gai, décidé, volon-
taire, et son ami Serge Paveneyge, un doux musi-
cien, tendre et sentimental.
Une conversation qui a lieu entre M°" Sézères et
une jeune veuve. Ariette Leterne, nous permet
d'apprendre que ces deux jeunes gens font la cour
à Ariette et que celle-ci est très hésitante, car elle
éprouve pour les deux une tendresse profonde et
égale. Avec elle, celui qui a raison est celui qui est
là. Elle voudrait se décider, elle ne peut s'y résoudre.
M""* Sézères lui conseille de préférer celui des deux
qui arrivera le premier à sa soirée ; ils arrivent tous
deux en même temps.
Ariette a d'abord un entretien avec Serge, dont
les paroles émues et profondes la troublent et l'eni-
N* 16S. Novembre 19SÛ.
vrent. Elle lui promet qu'après la soirée il la ramè-
nera chez elle et qu'ils feront un peu de musique*
elle jouera pour lui une sonate de Tchaikowsky'
qu'il aime. Mais, peu après, survient Henri, qui, à
son tour, exerce tout son asi endant sur la faible
femme et la décide à quitter aussitôt la soirée pour
aller faire une promenade en automobile dans la
forêt de Fontainebleau. Elle ne peut lui résister et
se confond en excuses devant Serge de ne pouvoir
tenir la promesse qu'elle venait de lui faire.
D'autres personnages animent le tableau : le baron
de Claches, un mari malheureux et ridicule, qui col-
porte les racontars, dit la bonne aventure avec les
caries et disparaît derrière l'éclat de sa femme, la
baronne de Claches. Celle-ci fait beaucoup parler
d'elle; elle est éprise du doux et tendre Serge Pave-
neyge, tandis que, d'autre part, la fille de la maison,
M"« Jacqueline Sézères, affiche pour Henri Fournier
une passion bruyante, dont elle fait part à tout le
monde.
Au second arte, nous sommes chez le sportif Henri
Fournier. Il doit, le soir même, f,.ire assaut avec un
épéiste fameux. Il a chez lui son entraîneur, le pro-
fesseur Spadelli, et quelques invités, devant lesquels
il s'exerce : le baron de Claches et sa femme. M"" Jac-
queline Sézères, toujours de plus en plus éprise, un
reporter. Il est pressé de congédier tous ses hôtes,
car Ariette Leterne vient de lui téléphoner qu'elle
allait venir lui faire une courte visite.
Tous s'en vont, et Spadelli ne manque pas de
recommander à son élève de ne pas s'énerver par
une conversation tendre, car il importe qu'il con-
serve tous ses moyens pour la rencontre du soir.
Henri se promet de rester calme.
A ce moment, arrive son ami Serge Paveneyge,
que la jalouse J.icqueline a prévenu de la visite
qu'Ariette se propose de faire à Henri. Serge est très
exalté. Il fait à son ami une sccne violente, il le pro-
voque. Henri deineure calme et souriant. Il croit
rassurer le jaloux en lui expliquant qu'il doit, le foir,
faire assaut, que des paris importants sont engagés
sur lui et que tout énervement compromettrait à
la fois sa réputation et l'intérêt des parieurs. Ariette
n'a rien à redouter ; elle fera une courte visite et s'en
ira. Serge se retire, très peu rassuré.
La visite d'Ariette se passe très correctement;
mais celle-ci, d'abord un peu vexée d'être respectée
non pas par estime, mais par prudence et pour des
considérations sportives, s'énerve peu à peu. Henri
est charmant; il badine, il fait mille gamineries
séduisantes et dangereuses. Ariette ne résiste plus
et tombe dans ses bras. Elle est une faible femme.
Au troisième acte, nous sommes au lendemain
matin, chez Serge Paveneyge. Il n'est bruit que de
la visite d'Ariette chez Henri, lequel, le soir, a été
battu à plate couture et a fait preuve dune fatigue
dont chacun glose.
Serge, désespéré, a décidé de quitter Paris. La
baronne de Claches, qui l'aime, irrite à dessein sa
blessure. Jacqueline Sézères, qui aime Henri, vient
attiser la colère de la victime.
Serge garde son sang-froid ; il ira en Angleterre
oublier à la fois Henri et Ariette.
Celle-ci arrive, confuse et repentante. Elle a tout
d'un coup compris la différence qui sépare l'amour
léger et frivole de Fournier et la tendresse profonde
et véritable de Serge. Elle lui fait sa confession et
demande son pardon.
Le jeune homme résiste, mais, bientôt, il se laisse
persuader de la sincérité de la coupable. Au lieu de
partir seul, il partira avec elle.
Cette comédie est l'heureux début d'un écrivain
nouveau, Jacques Deval. Le sujet est un peu banal,
et le dénouement semble impossible. Le pardon est
bien rapide, et le remor.ls de la faible femme laisse
planer une bien grande incertitude sur l'avenir. Aussi
n'est-ce pas par la contexture même du sujet que
la pièce prend de la valeur et de l'intérêt : c'est uni-
quement par la qualité rare du dialogue, la vérité
et la légèreté charmante des répliques, l'e'prit semé
discrètement sur les entretiens, la fraîcheur délicate
des sentiments et leur variété nettement nuancée.
L'auteur pourra aborder des sujets moins légers et
plus vraisemblables ; il est armé pour écrire des
comédies qui rappelleront les meilleurs maîtres d'un
genre où excellèrent Meilhacet Halévy. — Léo Claretie.
Les principaux rôles ont été crées par : M""*" Falconetti
(Ariette), Liîian Greuze (Jacqueline), Renée Corciade (la
baronne de Claches), Jeanne Loury (madame Sézères); et
par : MM. André Luguet (Henri Fournier), Lucien Bar-
roux (le baron de Ctaclies), Lucien Dubosc (Spadelli) et
Pierre de Guingand (Serge Paveneyge).
Guyon (Casimir- Jeah-F^lia;l, chirurgien fran-
çais, né à Saint-Denis (île de la Réunion) le 21 juil-
let 1831. — Il est mort à Paris le 21 juillet 1920.
Docteur en médecine en 1858, chirurgien des hôpi-
taux en 1862, professeur agrégé la même année, pro-
fesseur en 1877, premier titulaire de la chaire de
clinique des maladies des voies urinaires à la Faculté
de Paris en i890,memljre (1878) et président (1901)
de l'Académie de médecine, membre de l'Institut
(1892), président de l'Académie des sciences (1913),
commandeur de la Légion d'honneur.
1
f
r
F*1U Gujroa. (Phot. E. Hirou.)
N' 185. Novembre 1920.
Bien qu'au début de sa carrière il se soit occupé
avec un grand succès de chirurgie générale, Guyon
restera surtout comme le maître de l'urologie fran-
çaise, pendant la fin du xix" siècle. Il avait été chargé
du service chirurgical de Civiale à l'hôpital Necker,
service auquel
ce chirurgien
avait adjoint des
salles spéciale-
ment réservées
aux malades des
voies urinaires.
Guyon, peu à
peu, se spécialisa
dans cette bran-
che de la méde-
cine. Grâce à sa
ténacité, à l'éclat
lie son enseigne-
ment, grâce, aus-
si, à sa généro-
sité, il fit de ce
service « de la
Terrasse • un cen-
ire admirable
d'urologie clini-
que, qu'il perfectionna sans cesse et où les élèves
vinrent en foule, non seulement de France, mais de
tous les pays de l'étranger. Il n'est guère de contrées
au monde où un spécialiste en cette branche ne se
fasse honneur d'avoir passé par cette école de Necker,
où l'urologie a été perfectionnée par le maître et par
ses élèves, d'une façon qui fait date dans l'histoire
de la médecine. Elle était encore à l'état presque em-
bryonnaire lorsque Guyon commença la série de ses
travaux. Il perfectionna les connaissances que l'on
avait alors sur l'anatomie et la physiologie des reins,
de la vessie, de la prostate, de l'urètre, créa une ins-
trumentation nouvelle, aborda les opérations les plus
audacieuses et, surtout, fit bénéficier sa spécialité des
découvertes pastoriennes, se déclarant, dès l'abord,
partisan de cette antisepsie, que tant d'hommes de
sa génération n'accueillaient qu'à regret, ne s'adap-
tant qu'avec difficulté aux idées nouvelles. La maî-
trise opératoire de Guyon s'affirma dès lors par des
succès constants, et il porta mainte intervention,
comme la lithotritie, à un perfectioimement qu'il
sera bien difficile de dépasser.
Le grand titre de gloire de Guyon sera, sans doute,
son enseignement et, pourtant, sa parole hésitante,
sa voix un peu sourde, ne le prédestinaient guère au
professorat. Tant qu'il fut professeur de médecine
opératoire, il n'eut, à ce titre, qu'un médiocre suc-
cès; mais, dès qu'il occupa sa chaire de spécialité,
son renom devint considérable. C'est qu'il n'enseigna
pas seulement par des leçons magistrales, mais par
des entretiens de chaque jour au lit du malade, par
l'exemple, par le soin scrupuleux avec lequel tout ma-
lade était examiné par le maître, qui fit son service
hospitalier avec une ponctualité jamais en défaut et
bien méritoire chez un chirurgien à qui une extra-
ordinaire notoriété valait des demandes de consul-
tations lui venant de toute part, et auxquelles il ne
pouvait suffire. A une époque où les examens de labo-
ratoire étaient infiniment moins minutieuxqu'àl'heure
actuelle, il sut perfectionner l'étude clinique des
maladies et décider de l'acte opératoire avec un sens
d'opportunité des plus remarquables. Il enseigna
aussi par ses écrits et, outre ses Eléments de chirur-
gie clinique {1874), qui datent du début de sa car-
rière chirurgicale, II donna des Leçons cliniques sur
les maladies des voies urinaires (1881), un Atlas des
maladies des voies urinaires (1885), des Leçons cli-
niques sur les affections chirurgicales de la vessie et
de la prostate, un travail sur l'Analomie et la Physio-
logie pathologiques de la rétention d'urine ( 1 890) , enfin ,
un livre sur le Diagnostic des affections chirurgicales
des reins. Il fonda, avec Lancereaux, \es Annales des
maladies des organes génito-unnaires (1882) et y
publia une quantité de travaux qui complètent son
œuvre écrite.
Grand, d'allure correcte, sévère et un peu distante,
mais d'une bonté parfaite , dont il donna des preuves
nombreuses à toutes les œuvres de bienfaisance ou
d'entr'aide professionnelle, Guyon fut pour ses élèves
un maître vénéré et aimé. Il se montra encore chef
d'école en suscitant leurs travaux et en les faisant
collaborer 4 son œuvre d'enseignement. Il eut, cepen-
dant, la douleur de survivre à beaucoup d'entre eux
et, notamment, à Segond, à Campenon et surtout à
Albarran, qui fut son successeur à Necker. D'autres
continuent dignement son œuvre, qui se réclament
hautement de ce maître, une des plus grandes figures
de la chirurgie française contemporaine.- D'U. Bouquet.
Gyroscope antirouleur Sperry (le).
Les roulis des bâtiments ont des inconvénients
multiples; non seulement ils rendent la vie de bord
pénible et même dangereuse pour les passagers et
l'équipage, mais encore ils ont amené bien des si-
nistres sur des navires trop ou mal chargés et sont
cause d'une très grande fatigue pour les coques. Ils
occasionnent, en outre, comme nous le verrons plus
loin, des pertesdepuissanceconsidérableset ont dans le
LAROUSSE MENSUEL. — V.
LAROUSSE MENSUEL
cas des bâtiments de guerre une répercussion fâcheuse
sur la précision du tir des pièces. Les ingénieursont
donc été conduits à rechercher un procédé pratique
pour les atténuer, et Fronde, l'inventeur des bassins
d'études de carènes qui ont rendu d'immenses ser-
vices aux constructeurs, a été un des premiers à
étudier la question.
De nombreux systèmes ont été expérimentés ; en
particulier, les caisses à eau de roulis. Placées de
chaque côté du navire dans sa partie centrale, elles
étaient réunies par un tuyau, muni en son milieu
d'une valve automatique électrique.
Quand le navire penchait, l'eau de la caisse du
même bord se portait du côté opposé et devait, par
son poids supplémentaire, arrêter en partie l'oscilla-
tion ; les résultats ne furent pas encourageants.
On essaya également des pendules très lourds, mais
leur poids en rendait l'usage prohibitif.
Le problème avait été mal posé; il y a environ
vingt-cinq ans, sir John Thomycrofit avançait, dans
une séance de l'Institution des Navals Architects,
qu'à son avis il serait possible de prévenir les roulis
au moyen de forces indépendantes du roulis lui-même,
qui neutraliseraient la première impulsion de la lame,
laquelle est relativement assez faible.
C'est dans cette voie qu'est entré Sperry, son
système étant entièrement indépendant du mouve-
ment du navire et s'interposant d'une façon continue
contre cette première impulsion de la lame sur les
formes ; une fois qu'elle est annulée, le roulis ne peut
s'accentuer, comme le fait se produit invariablement
sur les navires dépourvus d'antirouleurs.
La seule cause qui limite l'amplitude des oscilla-
tions réside dans la résistance que le frottement de
l'eau sur la surface mouillée de la coque oppose au
mouvement.
Il a été reconnu que la durée des oscillations de-
meure constante, quelle que soit leur grandeur. Par
suite, il arrive un moment où l'eflet de la cause qui
tend à faire croître le roulis d'un coup au suivant est
équilibré par cette résistance et que l'amplitude se
maintient pendant une certaine durée à un maximum.
La période de la lame est le temps qui s'écoule
entre les passages successifs de deux crêtes au même
point; la période de. roulis représente le temps qui
sépare le moment où le navire est penché d'un bord,
et celui où il prend une inclinaison semblable du
côté opposé.
De nombreuses courbes, relevées à l'aide d'un ins-
trument spécial de grande précision, ont permis de
constater que, sur les grands navires, dans des con-
ditions normales de chargement, la période de roulis
ne dépasse pas en général 12 secondes, celle des lames
de coups de vent étant en moyenne un peu inférieure
à ce chiffre. Leurs hauteurs, pour les plus formi-
dables (celles du cap Horn), n'atteignent pas plus
de 15 mètres ; dans les mauvais temps ordinaires,
leur longueur varierait entre 150 et 250 mètres et
leur durée de 10 à 11 secondes ; celles de 12 mètres
de haut sont assez rares pour que beaucoup de
marins ne les aient jamais rencontrées ; dans la
Manche, elles sont de 6 mètres, et celles de 8 mètres
sont peu fréquentes.
Lorsque les périodes des roulis et des lames sont
synchrones, les roulis atteignent leur maximum
d'amplitude ; il y a donc intérêt pour les construc-
teurs, en faisant leurs calculs, à arriver à ce que
les périodes de roulis du navire soient notablement
différentes de celles de la moyenne des lames, surtout
pour les navires de guerre, où la stabilité de plate-
forme joue un grand rôle dans la précision du tir.
Un navire de guerre, avec ses grosses pièces sur le
pont supérieur, aurait une tendance à chavirer, si
les formes de la carène n'étaient pas spéciales ; elles
sont telles que, lorsque le navire se couche sur
le côté, elles opposent une résistance de plus en
plus vive au chavirement. C'est cet antagonisme
entre la tendance à chavirer et celle des formes
Hg- 1. — Formation de la lame : A. courbe du roulia; B, proHl
de la lame.
à relever le navire qui constitue la stabilité.
(Cette explication n'a aucune prétention d'exactitude
mathématique.)
Pour l'intelligence de ce qui va suivre, il est indis-
pensable de se rendre compte de la manière dont un
navire, avec une stabilité ordinaire, se met à rouler.
Dans le but de simplifier les choses, nous admet-
trons que la direction suivie par la lame est perpen-
diculaire à la coque, c'est-à-dire que le navire est
parallèle à la crête des lames.
287
Choisissons le cas le plus simple : celui d'une lame
de l'Océan, telle qu'elle subsiste après un coup de
vent.
La longuetir T {fig. i) représente la durée d'un
cycle complet ; au-dessus du profil de la lame, est
dessinée une deuxième courbe, dont la pente est
constamment proportionnelle aux impulsions reçues
par le navire.
De leur examen il ressort que les impulsions
varient de grandeur et que la valeur maximum de la
force produisant le roulis a lieu à T/4 et à 3/4 T.
Dans une période T, le bâtiment est d'abord soumis
à une impulsion d'un bord augmentant graduelle-
ment et, lorsqu'elle s'annule, il est soumis à une
poussée semblable du côté opposé, les deux forces
étant produites par une même vague. Au moment
où ces forces changent de sens, la crête de la Icime
passe sous la quille. Quand le temps est mauvais, les
lames ne se présentent pas de la même manière; la
période T ne reste pas constante pour les lames suc-
cessives, et les courbes ne sont plus régulières comme
dans la figure i ; dans une mer confuse, de rapides
changements de périodes se produisent et se super-
posent mutuellement, comme l'indiquent les petites
courbes en traits pointillés du même dessin.
Dans le croquis {fig. 2) qui représente les roulis
d'un destroyer anglais, on voit que le roulis aug-
liî' de roulis
WdtmJi
l-'iij. i. — Courbe de variation du roulii, enregistrée sur un
destroyer britannique.
mente graduellement, puis s'annule, pour reprendre
de nouveau ; il atteint 42° de chaque bord, ce qui est
énorme.
Un gyroscope est constitué, on le sait, par un pla-
teau circulaire épais, traversé par un axe central; si,
en agissant sur cet axe ou sur le plateau, on arrive
à imprimer au système un mouvement circulaire très
rapide, l'axe reposant sur une de ses extrémités reste
à très peu près vertical. En fait, il oscille autour
d'une droite, qui décrit d'un mouvement uniforme
un cône autour de la verticale; mais ces oscillations,
qui deviennent visibles quand la vitesse se ralentit,
ne sont pas perceptibles à l'œil en pleine marche,
à cause de leur très faible amplitude et de leur faible
période.
On désigne les mouvements de l'axe dont il s'agit
sous le nom de précession ; nous allons tout à l'heure
nous servir de la même expression, quand nous incli-
nerons l'axe du gyroscope Sperry de 60° à 70°; mais
ce terme n'aura rien à voir avec la précession très
faible commune à tous les gyroscopes.
Un couple constitué par deux forces égales et de
sens opposé, appliquées à deux points symétriques
d'un corps
pouvant oscil-
ler autourd'un
axe central,
tend à faire
tourner ce
corps dans un
sens ou dans
le sens opposé,
suivant la di- _.
rection de ces "^
mêmes forces.
Examinons
comment, avec
le sperry, nous
arriverons à
produire ce
couple, qui,
appliqué des
deux côtés
d'un a»p ima- '"19. 3 —Quand l'aie du Rroscope est inclin*
u uii axe ima ^^rrière le plan do la aguie, il «e lorroe en D
ginaire parai— et en D' un couple de force-.i verticales do sens
lèle et à petite 'apposé, qui tend à incliner tout le système vera
... *j , la gauclie. Si l'axe était précessé du c<^té op-
aistance ae la p^g^, D serait abaissé, D' relevé, et le système
quille, va faire s'inclinerait vers la droite,
incliner le na-
vire soit à droite, soit à gauche, pour annuler la pre-
mière impulsion de la lame.
Prenons d'abord (fig. 3) un gyroscope d'enfant,
dont l'axe tourne dans deux petits godets placés aux
extrémités du diamètre d'un cercle, auquel est rigi-
dement fixé un deuxième cercle dont le plan est per-
pendiculaire à l'axe; et, à l'aide d'une ficelle à rangs
serres, imprimons à la roue un mouvement de rota-
tion dans le sens opposé à la marche des aiguilles
d'une montre.
Il est facile de constater que, toutes les fois que
l'axe sera écarté de sa position verticale, il opposera
une résistance très appréciable à ce déplacement et
qui n'est nullement en rapport avec le poids de la
roue, lequel ne dépasse guère 100 grammes, ce qui tient
à ce que ces grammes sont multipliés par la vitesse
très rapide de la roue. On constatera également que
si, au moyen des boutons D, D", du cercle perpendi-
culaire à l'axe, nous l'inclinons en arrière du plan de
II'
288
LAROUSSE MENSUEL
N' 165. Novembre 1920-
la figure, derrière le papier où le gyro est représenté,
il se forme à ces mêmes boutons un couple de forces
verticales et de sens opposé, l'une d'elles tendant
à relever D, l'autre à abaisser D' et, par suite, à faire
tourner l'ensemble vers la gauche.
Si nous inclinons l'axe dans le sens opposé, le
couple tendrait à faire incliner l'ensemble vers la
droite.
Passons maintenant au sperry ; il ne s'agit plus de
grammes, mais de poids atteignant parfois 25 tonnes,
animées d'une vitesse considérable et produisant des
couples d'une force énorme.
Plaçons l'axe du gyro dans le plan vertical passant
par la quille du navire et dans lequel, à l'aide d'un
dispositif spécial, nous le ferons s'incliner soit en
avant, soit en arrière dans ce plan (/îg. 4).
Remplaçons les boutons D et D' par deux bouts
d'arbres perpendiculaires à la direction de la quille,
tournant dans des paliers fixés rigidement à la coque
Fig. 4. — Lp8 dimension» du gyroscope sont hors de toute pro-
portion avec les dimensions réelles de la coque. On voit que l'axe
ayant été précessé en avant, le couple DD'^va faire incliner le
navire sur la gauche, pour annuler une impulsion de roulis sur
la droite. (A, avant du navire, Q, quille.)
et placés symétriquement des deux côtés de cette
même quille. La précession de l'axe soit en avant,
soit en arrière de sa position verticale, va doimer
naissance à des couples d'une puissance énorme, dont
les forces verticales et de sens opposé auront pour
effet d'exercer sur ces paliers un effet de soulève-
ment pour l'un et d'abaissement pour l'autre, qui
feront incliner le navire, soit à droite, soit à gauche,
et, comme nous le verrons plus loin, les dispositifs
de Sperry permettent de donner naissance à des
couples au moment précis où la première impul-
sion de la lame tend à faire pencher le navire d'un
côté ou de l'autre. Si la force que nous sentions
tout à l'heure avec le jouet d'enfant était appré-
ciable, dans cette nouvelle proportion de poids, elle
devient énorme.
Nous allons faire précesser (c'est-à-dire écarter)
sur son cercle l'axe du gyroscope, de 60» à 70° de la
verticale; mais il est bon de savoir que c'est dans
Fig. S. — Installation d'un gyroscope Sperry à bord d'un yacht ; A,
principal ; B. gyroscope de contrôle ; C, frein électrique ; D, moteur de
principal ; F, convertisseur faisant tourner 1'
les environs de la verticale que le couple développé
sera le plus puissant et qu'à mesure que l'axe s'écarte,
la puissance du couple diminue.
Prenons le cas le plus simple: celui d'un petit
navire qui n'a qu'un seul grand gyro, car il en existe
toujours un second, beaucoup plus petit, dont le seul
rôle consiste à faire précesser le grand gyro dans le
sens voulu {fig. 5).
Ce grand gyro E est entouré d'une boîte étanche
dans laquelle on fait un vide partiel pour diminuer
la résistance de l'air et faciliter la rotation du plateau.
Au sommet et au bas de cette boîte, sur le même
diamètre, se trouvent deux godets, dans lesquels l'axe
tourne librement; la boîte elle-même peut osciller
en avant et en arrière, sur deux bouts d'arbres tour-
nant dans des paliers placés diamétralement sur
ses côtés et qui sont posés perpendiculairement et
symétriquement au plan longitudinal, milieu du
navire, des deux côtés de la quille.
Si nous faisions osciller la boîte en avant et en
arrière de sa position verticale primitive, l'axe du
gyro qui en est solidaire précessera également en
avant et en arrière de la verticale et donnera nais-
sance à deux couples de directions opposées, dont
les points d'application seront placés sur les paliers
réunis rigidement à la coque et qui tendront l'un
à faire incliner le navire sur la gauche, l'autre sur
la droite. Le mouvement d'oscillation de la boîte
s'obtient au moyen d'une crimaillère et d'un pignon
denté, monté sur l'arbre du moteur électrique D,qui
est lancé dans un sens ou dans le sens opposé pour
faire précesser la boîte et, par suite, l'axe, soit en
avant, soit en arrière.
Pour faire partir le moteur électrique D, dit de
précession (ou de commande du grand gyro), entre en
cause le petit gyro.
Ce petit gyro B a son axe horizontal et est d'une
extrême sensibilité ; dès que l'impulsion de la lame
se fait sentir, l'extrémité de cet axe se déplace et
vient se mettre en contact avec deux plots élec-
triques, placés en A; par l'axe passe un courant élec-
trique provenant d'une source non marquée sur le
croquis n" 5, et ce courant vient mettre en marche,
soit dans un sens, soit dans l'autre, le moteur élec-
trique qui, à l'aide de son pignon, fait précesser l'axe
du grand gyro par l'intermédiaire de la boîte, soit
en avant, soit en arrière de la ligne des paliers sur
lesquels viennent agir les couples formés.
Sur le dessin n" 5, la flèche du milieu indique que
le sens de rotation du plateau est en sens contraire
du mouvement des aiguilles d'une montre; la grande
flèche de droite montre que l'axe précesse sur l'avant,
ce qui est également signalé par la toute petite
flèche placée à droite et au-dessus du pignon de
l'arbre du moteur de contrôle.
Les deux flèches, placées l'une au-dessus du palier
de droite et l'autre au-dessous du palier de gauche,
correspondent à un couple qui va incliner le navire
sur la gauche pour contrecarrer une première impul-
sion de lame tendant à faire pencher le navire sur
la droite; E sert à donner la rotation à l'axe et à la
roue. En principe, la vélocité du gyroscospe est en-
viron de 10 p. 100 plus grande que la vitesse des
roulis du navire, et le système de contrôle du mou-
vement de précession de l'axe est installé de telle
manière qu'il produit des couples de valeur maxi-
mum aux temps T/4 et 3/4 T de la figure i .
Quand le gyro stabilise un navire contre des im-
pulsions de lames qui sont égales à sa puissance, il
exécute un mouvement complet de précession, soit,
par exemple, 60° d'un côté de la position centrale à
60° de l'autre côté de la verticale dans les g/io'" de
la demi-période naturelle du navire, bien que celui-
ci ne s'incline pas de plus de 2° de la verticale.
C'est ce qui se passe quand le navire reçoit des
impulsions successives qui tendent constamment à
accentuer le roulis. Si, à ce moment, le système de
lame change de phase, comme le grand gyroscope
est contrôlé d'une façon constante et immédiate par
le petit, sa précession s'adaptera à la situation nou-
velle. Quand le navire est rencontré par une lame
exceptionnelle et qu'il se produit une accélération
de roulis supérieure à la puissance antagoniste du
stabilisateur, le résultat sera une inclinaison du
navire, proportion-
nelle à l'excès du
couple de la lame sur
celui du stabilisateur;
mais cette inclinaison
sera annulée par la
précession suivante.
En pratique, il a été
constaté que ces va-
gues exceptionnelles
sont uniques et tou-
jours accompagnées
de lames beaucoup
moins fortes.
Dans la figure i , si
un navire est sous
l'influence de la lame
dont la profil est en
traits pleins, sa direc-
tion étant indiquée
par la flèche, en atteignant le point X, la force pro-
duisant le roulis va diminuer rapidement à cause de
la vague en traits pointillés B, qui s'avance jusqu'en Y,
où cette force va changer de sens, le navire passant
sous l'influence directe de la lame B.
Si l'on examine le mouvement du stabilisateur dans
ces conditions, on verra qu'au moment où le na-
vire arrive à la position X, le gyro approchera de la
position verticale où son influence est maximum.
Dès que la force de l'impulsion sera atténuée, le
gyro reviendra au repos à peu près au même instant
,, inverseur de commande du gyroscope
commande du gyroscope i E, gyroscope
'axe et la roue.
OÙ le navire atteindra la position Y. Le sens de la
précession sera alors renversé, quoique l'axe du
gyro n'ait peut-être pas parcouru 10° au delà de la
verticale.
L'axe reprendra sa position verticale aux environs
de la position S et, alors, la précession reprendra
son cours normal, correspondant aux impulsions dé-
croissantes produites par la lame B.
La figure 6 représente l'installation à bord d'un
yacht de 250 tonnes ; la figure 7 montre avec quelle
rapidité le gyroscope arrête le roulis et le ramène à
sr ?«• if
[-..' [?]..?.. l..^..iiï.i ?.
Fig. 6. — Graphique de variation de l'amplitude du roulis
montrant l'action du gyroscope (a, gyroscope en service ;
s, gyroscope arrêté).
environ 2°; le navire libre roule de 22°; on met le sta-
bilisateur en jeu, le roulis devient immédiatement 2°;
on le supprime, le roulis reprend à 31°, pour arri-
ver à 3"', quand le gyro fonctionne de nouveau.
Les marins, qui ont de bonnes raisons pour être
un peu sceptiques au sujet des inventions nouvelles,
n'ont pas accepté le sperry sans réserves; ils crai-
gnaient que, le navire ne roulant pas, la mer ne vînt
déferler contre la coque, ce qui se passe sur les
bâtiments trop chargés de l'avant qui ne s'élèvent
pas à la lame. Nos cuirassés type France mouillent
beaucoup, quand ils marchent à grande vitesse contre
la mer ; les navires en béton armé, dont les formes
de l'avant sont spéciales, ne montent pas sur la
lame ; ils passent au travers, ce qui a été constaté à
bord du Faith américain de 6.000 tonnes.
Or il s'est trouvé que, dans la pratique, c'est exac-
tement le contraire qui s'est produit quand on a
utilisé le système Sperry : la lame ne brise pas sur
les côtés; elle passe par-dessous, et on a pu conti-
nuer à marcher à grande vitesse dans des mers où
l'on aurait été sûrement obligé de la réduire, ce qui
amène une diminution de la longueur des traversées
et, par suite, une économie considérable.
Une autre crainte a été exprimée : c'est que le
poids de l'appareil et la puissance énorme du sta-
bilisateur ne constituent une charge trop lourde
pour les fonds du bâtiment.
Or, si nous prenons le cas concret du transport
Henderson, lo.ooo] tonnes de déplacement, ayant
une longueur de 149 mètres, une largeur de 15 mè-
tres, un tirant d'eau de 5 ">, gr, le poids permis
à l'endroit où il est placé est de 14 tonnes, 5 par
o"", 305 courant. Le poids total de l'appareil, aug-
menté de la pression exercée par le couple stabi-
lisateur, est au maximum de 10 tonnes et, en
moyenne, de 6 tonnes par o":'", 305 courant; or,
pour la même longueur, sur les navires qui portent
des machines lourdes, eu France, les charges attei-
gnent 28 tonnes.
Le prix de l'installation n'a pas été donné, mais
il doit être assez élevé, parce que l'appareil demande
à être parfaitement équilibré au point de vue sta-
tique et dynamique ; mais, en admettant qu'il coûte
100.000 francs par an, chiffre très approximatif
donné à l'Institution des N aval-Architecis de Lon-
dres, cette dépense serait très rapidement compensée
pour les raisons suivantes :
Parce qu'il permet de supprimer les quilles à roulis
qui, d'après les expériences faites aux bassins d'étu-
des de carènes, absorbe par mercalme 4 p. 100 de la
puissance, 6 p. 100 dès que le navire tangue légère-
ment et 9 p. 100 au moins quand il fait mauvais temps ;
Parce que, dans les grands mouvements de roulis,
le bâtiment dévie beaucoup à droite et à gauche de
sa route et qu'il faut mettre constamment de la
barre pour l'y ramener. Or la résistance du gouver-
nail diminue très sérieusement la vitesse ; en outre,
ces mouvements de zigzags continus finissent par
augmenter le chemin parcouru;
Parce que, quand un navire a des roulis de grande
amplitude, la résistance à la marche en avant aug-
mente considérablement, les formes du navire
couché étant beaucoup moins favorables à l'avan-
cement ;
Sur un navire de 37,000 tonnes à 22 nœuds
(i nœud = 1 852 m.), des roulis de 20° de chaque côté
amènent, d'après Sperry, ime perte de -3.100 che-
vaux ;
Parce que, quand un navire à deux hélices roule
beaucoup, l'hélice du côté opposé au roulis se rap-
proche de la surface et se trouve ainsi dans de
mauvaises conditions de rendement ;
Parce que, dans les rades foraines — et cette ques-
tion nous intéresse particulièrement à cause des
rades du Maroc où la houle de l'Atlantique se fait
toujours sentir et où les navires roulent bord sur
bord, — les navires gagneront un temps considé-
rable dans le déchargement et l'embarquement de
leurs cargaisons; la mise à la mer et le hissage des
embarcations sera également facilité et les accidents
de personnes moins fréquents.
Le sperry présente encore un avantage : c'est de
permettre de faire rouler le navire quand il fait
N' 165. Novembre 1920.
calme, on peut arriver à lo", ce qui permet, dans
certains ports de l'Amérique où la glace enserre le
navire, de l'empêcher d'être immobilisé ; dans d'autres
ports, on pourra empêcher les vases de se coller aux
parois.
Bien des sinistres seront évités notamment pour
les navires transportant des cargaisons en vrac, qui
se déplacent parfois dans les mouvements très vio-
lents de roulis et s'accumulent d'un côté ; le navire
se couche et se trouve placé dans des situations très
critiques, s'il survient un coup de vent. Tous les
gens qui ont navigué ont présents à l'esprit
les vrais gémissements qui émanent des
fonds, quand les roulis sont excessifs; on a
la sensation que tous les joints fatiguent et
que le navire éprouve des torsions exagé-
rées. Pour les transports d'animaux vivants,
le navire qui ne roulera pas sera très supé-
rieur aux autres; une maison de commerce
américaine, qui faisait le transport des che-
vaux et des mulets pendant la guerre, a
déclaré que, dans une traversée, s'il y avait
un seul coup de vent et de grands roulis,
elle perdait parfois 150.000 à 200.000 francs
sur les animaux embarqués. -^
La figure 2 montre que le destroyer n° 114
roulait de 42° de chaque bord; dans ces
conditions, la vie à bord devient insuppor-
table : on ne peut ni manger, ni dormir, et
la circulation est excessivement dange-
reuse; les accidents de persormes se pré-
sentent très fréquemment.
Avec des oscillations de cette nature, le
métier des mécaniciens graisseurs devient
très périlleux, car ils sont exposés à être
lancés dans les appareils en marche et, sur
les croiseurs légers, les destroyers et les
sous-marins qui roulent comme les autres, même à
vitesse modérée, le nombre de tours des machines
est considérable (de 300 à 400 par minute).
L'emploi deâ appareils stabilisateurs rendra, de
toutes façons, la vie à bord moins pénible pour les
passagers et les équipages et évitera bien des fatigues
à tous.
Au sujet des amplitudes de roulis, nous nous per-
mettrons de rappeler un souvenir personnel, relatif
à la frégate cuirassée de 4.000 tonnes la Provence,
qui, pendant la guerre de 1870, faisait partie de l'es-
cadre Fourichon bloquant l'entrée de la Jahde.
Quand l'amiral fut touché par sa nomination de
membre de la Défense nationale, l'escadre reçut en
même temps l'ordre de rentrer en France.
Dans la nuit qui suivit l'appareillage, le temps
devint très mauvais, la mer courte et très dure, et la
Provence cassa sa barre.
Le cuirassé tomba en travers de la lame et se mit à
rouler avec violence, si violemment qu'ordre fut
donné de larguer et d'établir la grande voile pour
essayer d'arrêter ces roulis; on craignait avec raison
de voir les pièces briser leurs points d'attache ou la
tourelle tomber à la mer, ce qui eût été la fin.
Nous nous trouvions à l'extrémité de la grande
vergue et, bien qu'elle fût brassée en pointe, nous
pouvions voir à quelques mètres, dans la nuit, la
mer briser sous nos pieds ; à ce moment, nous rou-
lions de plus de 45" !
La grande voile, à peine établie, se défonça
avec le bruit d'un coup de canon, mais on réussit,
à l'aide des goélettes de l'arrière et en mettant la
machine en avant doucement, à venir debout à la
mer. — c a. Poiolobè.
Langues dans l'Europe nouvelle
(les), par A. Meillet (Paris, 1918). — Le but de cet
ouvrage est d'exposer la situation linguistique
actuelle de l'Europe. Depuis le début du xix« siècle,
chaque nation, petite ou grande, tend à se donner
une langue de civilisation qui lui soit propre. Or,
la civilisation européenne s'unifie de plus en plus, et
les relations entre nations sont de plus en plus
étroites. Les différences de langues devieiment, par
suite, de plus en plus gênantes.
Guidés par Meillet, nous allons passer rapide-
ment en revue les principales langues européennes
et, surtout, celles dont la fortune est plus ou moins
liée aux destinées que la guerre a faites aux popu-
lations qui les emploient.
Nous rechercherons ensuite avec l'auteur com-
ment, dans l'intérêt même du progrès, il serait pos-
sible de remédier à cette multiplicité encombrante
des langues de civilisation.
La plupart des langues actuellement employées en
Europe appartiennent à un seul et même groupe lin-
guistique et sont des transformations d'une même
langue, dite indo-européenne, dont la période d'unité
est préhistorique. Dans ce premier groupe, il s'est
constitué des groupes distincts de langues, dont
l'unité est souvent sensible aux sujets parlant eux-
mêmes et parfois aux linguistes seulement.
Un certain nombre d'autres langues parlées en
Europe n'appartientient pas au groupe indo-européen.
Langues indo-européennes. — A. Groupe celtique.
Nous ne le mentionnerions ici que pour mémoire, si
le gaélique, qui est employé en Irlande par quelques
LAROUSSE MENSUEL
centaines de milliers de personnes et qui a eu, au
moyen âge, une grande littérature, ne tendait à re-
prendre une certaine importance à la faveur du
mouvement nationaliste irlandais. Cette restaura-
tion linguistique, si elle persiste et s'affirme de plus
en plus, aura pour effet d'isoler les Irlandais du reste
de l'empire britannique et des populations de
l'Amérique du Nord, dont l'unique langue de civili-
sation est l'anglais.
B. Groupe roman (néo-latin). Du latin, qui était
primitivement la langue du Latium et de Rome et
Relation de la force perdue au roulis.
qui, grâce à la conquête romaine, était devenu la
langue de civilisation de presque toute la partie
centrale et occidentale de l'empire romain, pro-
viennent directement et par différenciations spé-
ciales les langues suivantes : portugais, espagnol,
catalan et provençal, français, réto-romau (ou ro-
manche ou ladin), italien, roumain.
Exception faite du catalan, du provençal et du
réto-roman, à ces langues correspondent actuelle-
ment autant de groupes nationau.x tranchés, sans
que, d'ailleurs, les limites linguistiques concordent
exactement avec celles des Etats.
L'espagnol est devenu depuis le xiv' siècle la
langue de toute l'Amérique du Sud, sauf le Brésil
(et les Guyanes), de l'Amérique centrale et du
Mexique. Le portugais est la langue du Brésil. C'est
à cette puissante expansion linguistique que l'Es-
pagne et le Portugal doivent une grande part de
leur importance actuelle et de leur avenir.
Sur tout le territoire de la France, il n'y a qu'une
grande langue de civilisation, mais on y distingue
deux types de parlers romans : le type du Nord, au-
quel appartient le français commun, reposant sur
le parler parisien, et le type du Midi, qui a
fourni au moyen âge une langue littéraire impor-
tante, le provençal, dont on a constaté au xix* siècle
une renaissance poétique, mais sans avenir, avec
Mistral et son école. Ajoutons que le flamand (ilu
groupe des langues germaniques) se parle autour
de Dunkerque et de Hazebrouck, le breton (du
groupe celtique) dans la partie occidentale de la
Bretagne, le basque (langue non indo-européenne)
dans les Pyrénées occidentales et le catalan sur le
versant des Pyrénées orientales, en Roussillon.
Le français est, en outre, la langue d'une partie de
la Belgique (où les parlers locaux appartiennent au
type de parlers français dit wallon). La Belgique
comptait en 1912 (non compris les enfants au-
dessous de deux ans) 2.830.000 personnes ne parlant
que le français, 3.200.000 ne parlant que le flamand,
870.000 parlant français et flamand; à Bruxelles, le
français domine. Il est aussi la langue d'une partie
du Luxembourg et de la Suisse (cantons de Genève,
de Vaud et de Neuchâtel). Enfin, il se parle en^uare
au Canada et se répand dans l'Afrique du Nord-Ouest
(Tunisie, Algérie et Maroc).
Le français commun est pratiquement la seule
langue écrite de notre pays ; l'unification des divers
pailers locaux à son profit est, pour ainsi dire, un
fait accompli, le parler local, même en Bretagne et
dans le Midi, n'étant plus guère qu'un patois réservé
aux plus humbles usages de la vie quotidienne.
Néanmoins, le vocabulaire de la langue écrite diffère
sensiblement de celui de la langue parlée, même
dans les cercles cultivés. Plus, peut-être, qu'aucune
autre des grandes langues occidentales, le français
est « une langue traditionnelle, créée par des élites
pour des élites, qu'on ne peut parler et écrire qu'au
prix d'un sérieux apprentissage et dont la pratique
suppose une forte culture ».
Au début du xvm" siècle, il avait remplacé le latin
comme langue de la diplomatie ; puis, au cours de
ce même siècle, il avait été accepté conune langue
commune de la civilisation par l'Europe entière et
surtout par l'aristocratie européenne. Dans le Le-
vant méditerranéen, en Turquie principalement, le
français était devenu, et est resté, la langue des
289
affaires et de la culture intellectuelle pour tous ceux
qui ont des relations avec l'Europe. Les écoles de
missionnaires, puis celles de l'alliance Israélite, y
font du français la base de leur enseignement.
Mais ce développement et cette expansion se sont
arrêtés à partir de la seconde moitié du xix« siècle,
tant par l'effet du mouvement nationaliste en Europe
que par la concurrence, dans le Levant, des écoles
anglaises, italiennes ei allemandes. D'autre part, les
revers de 1870-1871 avaient diminué le prestige de la
France et de sa langue au dehors. Puis le rôle
joué par notre pays dans les affaires internatio-
nales est allé diminuant ; l'enseignement de notre
langue n'a plus été considéré comme très utile
pour le commerce; les partisans des études prati-
ques l'ont négligé.
Enfin, il n'est pas facile d'apprendre le français,
dont l'orthographe et la grammaire sont encombrées
d'inutiles et pédantesques difficultés.
C'est pourquoi « le français, qui garde une part
de son ancien prestige, rencontre beaucoup de résis-
tances, et son rôle de langue conmmne de civilisa-
tion ne grandit plus ».
L'italien n'est pas seulement la langue de l'Italie
proprement dite ; il est également parlé par plus de
700.000 personnes qui, naguère encore, étaient sujets
autrichiens (Trieste et Trentin), et par environ 300.000
en Suisse (canton du Tessin). C'est la seule des grandes
langues romanes qui n'ait pas de domaine extérieur
important. Les colons italiens, très nombreux en Eu-
rope et en Amérique, se trouvent dans des pays où
existent des langues communes fortement constituées.
Les parlers réto-romans, employés par quelques mil-
liers d'individus dans les vallées des Alpes, en Suisse
(canton des Grisons), en Italie et en Autriche, ne sont
ni langue officielle d'un groupe, ni langue littéraire.
Le roumain n'est pas seulement la langue de la Rou-
manie ; avant la réunion de la Bessarabie et de la
Transylvanie à la Roumanie, le roumain était parlé
par la majorité de la population de ces provinces; il
est employé aussi en Macédoine par les Koutso-Vala-
ques. Le roumain est langue officielle et langue de
civilisation. Comme il a subi beaucoup d'influences
grecques et slaves, il est devenu différent des autres
idiomes néo-latins.
G. Groupe des langues germaniques. Le groupe
germanique se divise actuellement en deux groupes
dialectaux :
1° Le groupe occidental, représenté par le haut
allemand, le bas allemand, le flamand néerlandais et
l'anglais;
2° Le groupe nordique, dit aussi Scandinave, qui
comprend le danois, le suédois, les parlers norvé-
giens et islandais (l'Islande ayant été colonisée par
les Norvégiens au xi« siècle).
Quoique les parlers nordiques aient beaucoup de
traits communs, le Danemark et la Suède ont deux
langues littéraires bien distinctes. La Norvège, sans
abandonner le dano-norvégien, se donne actuelle-
ment, par esprit nationaliste et démocratique, une
autre langue commune, fondée sur des parlers norvé-
giens, le landsmaal. L'Islande même veut avoir une
langue écrite à elle.
Dans le groupe germanique occidental, le haut alle-
mand, bien différencié du bas allemand et du flamand-
néerlandais, est la seule langue littéraire et commune
des Allemands de l'empire, des Allemands d'Autriche
et des Suisses alémaniques.
Si, au moyen âge, l'allemand s'est étendu vers l'Est
aux dépens des langues baltiques et slaves, il ne peut
plus, maintenant, agrandir son domaine en Europe,
car, du fait qu'il est tout entouré de langues de civi-
lisation, son extension géographique est désormais
arrêtée. C'est là une des raisons qui ont donné aux
Allemands le sentiment d'être encerclés et qui les
ont poussés à désirer la guerre. Si les résultats poli-
tiques des traités de Brest-Litovsk et de Bucarest
avaient été maintenus, l'allemand serait devenu, de
la Finlande à la Roumanie, la langue de civilisation
de toute l'Europe orientale. En Autriche, la langue
de la dynastie qui a constitué l'empire est l'allemand,
lequel a été pendant longtemps la langue commune de
civilisation des diverses nationalités de l' Autriche-
Hongrie. Mais, à mesure que ces nationalités ont fait
reconnaître leurs droits, le domaine de l'allemand
s'est rétréci.
Beaucoup d'Allemands ont émigré et colonisé.
Mais, partout, sauf en Afrique, ils se sont heurtés à
des langues de civilisation, qu'ils ont dû accepter.
Malgré les archaïsmes et les complications de sa
grammaire, malgré la particularité d'un vocabulaire
difficile à apprendre et tout encombré d'abstrac-
tions, t la connaissance de l'allemand s'impose à
tous les hommes qui veulent être au niveau de la
science et de la technique de leur temps ».
Quoique les parlers flamand et néerlandais pré-
sentent entre eux des différences, il n'y a, à propre-
ment parler, qu'une seule langue littéraire flamande
et néerlandaise, idiome officiel de la Hollande. Nous
avons vu qu'en Belgique le nombre des habitants ne
parlant que le flamand s'élève à 3.220.000, et ces Fla-
mands imposent de plus en plus l'usage de leur
langue à côté du français. Cependant, c'est grâce à
l'usage du français que la Belgique se tient dans le
290
courant de la civilisation universelle et y marque
son sillage. Au contraire, le nationalisme linguis-
tique des Belges flamingants les confine dans un cer-
cle de culture bien étroit, d'où ils ne sortent que
péniblement.
Nous devons signaler ici — parce qu'il se rattache
aux parlers allemands, quoiqu'il s'écrive en carac-
tères hébreux — le yiddtsch, parler dont conservent
l'usage les juifs qui, partis de la région franco-
nienne, s'établirent en Alsace d'une part, en Lithua-
nie, Russie Blanche, Pologne, Petite-Russie, Bessa-
rabie, Roumanie et ancienne Galicie autrichienne de
l'autre. Le yiddisch a une littérature et joue le rôle
d'une sorte de langue nationale. Si, dans l'Europe
orientale, les juifs obtiennent les mêmes droits civils
et politiques que les populations au milieu desquelles
ils vivent, peut-être, là comme ailleurs, adopteront-
ils la langue du pays qui les aura élevés au rang de
citoyens. Mais, à cause de l'esprit national juif, très
fort dans l'Europe orientale, le yiddisch a chance
de survivre encore longtemps. Pour le moment, il y
favorise, à cause de sa parenté avec lui, l'expansion
de l'allemand.
Quand les colons angles et saxons s'établirent en
Grande-Bretagne, ils avaient des parlers très pro-
ches du bas allemand et du flamand. Mais ces par-
lers ont évolué plus vite que l'allemand. L'anglais,
aussi bien par la structure grammaticale que par la
prononciation et le vocabulaire, devenu à demi ro-
man par suite de l'emprunt de nombreux mots latins
et français, est une langue d'un type distinct du type
allemand. Il a même dépassé le français par son ca-
ractère tout moderne.
Grâce à la politique d'expansion coloniale et com-
merciale, cette langue, qui est la langue de civilisa-
tion de l'ensemble des îles Britanniques, est aussi
celle de l'Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada),
de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, des colonies
anglaises de l'Afrique ; elle est largement répandue
dans l'Inde et, aussi, en Extrême-Orient (Chine et
Japon).
L'anglais est la plus mondiale des langues, tant à
cause de son expansion territoriale que parce qu'il
est parlé par les races les plus diverses. Par suite de
la communauté linguistique de l'empire britannique
et des Etats unis de l'Amérique du Nord, l'anglais
est la grande langue commerciale du monde. En
Extrême-Orient, les affaires se traitent en anglais.
L'anglais est devenu, pour les relations entre Ja-
ponais, Chinois et Européens, une sorte de langue
commune.
Malgré les difficultés de sa prononciation et de
sa stylistique et les singularités de sa graphie, l'an-
glais s'est, pour ainsi dire, imposé à la connaissance
de tout homme cultivé.
D. Albanais. Dans la région montagneuse à l'est
de l'Adriatique, du Monténégro à l'Epire, entre le
domaine serbe et le domaine grec, se trouvent les
parlers albanais employés par environ i million d'in-
dividus. Cette langue, qui a fait beaucoup d'em-
prunts au latin, puis au grec, à l'italien, au slave
et au turc, est la dernière des langues européennes
qui ait été fixée par écrit. Les Albanais ont le sen-
timent très vif de constituer une nation à part, et
ceux qui restent en Albanie conservent jalousement
leur langue. Mais ceux d'entre eux qui émigrent,
principalement en Grèce, se fondent dans les mi-
lieux où ils s'installent. L'albanais, qui n'est sus-
ceptible d'aucune extension, résistera difficilement
aux progrès d'une langue de civilisation comme le grec.
E. Groupe baltique. Au xn" siècle, dans les ré-
gions avoisinant la côte orientale de la Baltique,
vivaient des populations employant un type de lan-
gues indo-européennes, auquel les linguistes ont
donné le nom de baltique.
De ces parlers baltiques il ne subsiste plus que le
groupe letto-Iithuanien. Le lituanien, plus archaï-
que, le lette, plus moderne, sont pour ainsi dire deux
dialectes d'une même langue, nettement distincte des
langues slaves. Le premier se parle de part et d'au-
tre du Niémen intérieur; le second, dans la région
de la Dvina, jusqu'à Dvinsk et autour du golfe de
Riga. Le domaine lituanien s'étend pour une petite
partie en Prusse, et pour la plus grande, en territoire
russe. Le domaine lette appartient tout entier à
l'ancienne Russie (Courlande, Livonie, province de
Vitebsk); mais l'aristocratie y est d'origine, de
langue et de sentiments allemands. Le lituanien
a eu, dès le xviii' siècle, un commencement de litté-
rature propre, mais ce n'est que depuis 1870 qu'il
y a une littérature profane écrite en lette. Par contre,
la littérature populaire est importante, en lituanien
comme en lette. Ces deux langues baltiques sont
parlées : le lithuanien par près de 3 millions de
paysans, le lette par une population d'environ
1.300.000 personnes; mais les Lettons sont dans une
situation prospère: l'instruction est extrêmement ré-
pandue parmi eux, et Riga est pour les Lettons un
centre intellectuel.
F. Groupe slave. Il y a trois groupes de dialectes
slaves, d'importance inégale :
1° Le groupe russe comprend trois dialectes : le
grand-russe au Nord-Est, avec Moscou pour centre ;
le petit-russe, au Sud, depuis l'est de la mer d'Azov
LAROUSSE MENSUEL
jusqu'à l'ouest de Lemberg, en Galicie ; le blanc-russe,
au Nord-Ouest, en bordure du lituanien et du lette.
On entend par blanc-russe un groupe de parlers
locaux, sans langue commune et littéraire, employés
par plus de 6 millions d'individus. Le grand-russe est
la langue de civilisation des Blancs-Russes.
Par petit-russe ou ruthène ou oukrainien (ukrai-
nien), on désigne un groupe de parlers en usage
dans la Galicie occidentale, dans une province de
Hongrie au sud des Carpathes, où il y a environ
400.000 « Ougro-Russes • et dans tout le sud de la
Russie jusqu'à l'est de la mer d'Azov (centres princi-
paux : Odessa, Kiev, Karkov). Plus de 30 millions
d'individus emploient des parlers petits-russes.
Quoique le petit-russe puisse passer pour un dia-
lecte peu différencié du grand-russe, l'Académie de
Petrograd l'a reconnu, en 1905, comme langue auto-
nome. En Galicie, l'Autriche, pour lutter contre l'in-
fluence de l'empire russe, avait favorisé la constitu-
tion d'une langue écrite spéciale pour le petit-russe.
Le petit-russe, qui ne compte pas encore au point
de vue littéraire, est trop peu différencié du grand-
russe pour que ceux qui l'emploient renoncent à em-
ployer le russe comme langue de civilisation; seul,
en effet, le russe, avec l'appoint de la masse petite-
russienne qui l'emploierait comme langue commune,
littéraire et savante, peut lutter contre la propaga-
tion et l'influence de l'allemand en Russie.
Le grand-russe, ou russe proprement dit, est parlé
dans tout l'est et le nord du domaine occupé par les
Russes. Il a absorbé nombre de populations em-
ployant d'autres parlers, surtout des parlers finnois:
il se répand en Sibérie; on le parle dans les villes de
l'Ukraine. Ce parler unique est, maintenant, celui de
plus de 60 millions d'individus. Il a une belle langue
littéraire fixée depuis la fin du xviii" siècle, qui re-
pose sur le parler de la région de Moscou.
2° Le groupe slave occidental, limité à l'est par les
parlers baltiques et russe, comprimé à l'ouest par
l'allemand, comprend actuellement deux grands
groupes : le polonais et le tchèque.
Le polonais est employé en Pologne, dans une
partie de la Galicie, en Posnanie et dans des parties
de l'ancienne Silésie prussienne et de la Prusse. En
comptant les Polonais émigrés enVVestphalie et dans
l'Amérique du Nord, on peut estimer à plus de
20 millions le nombre d'individus employant des par-
lers polonais. Cette langue s'écrit depuis le xiv° siècle
et possède une littérature considérable et originale. La
partie de la Pologne qui était annexée à l'Autriche a tou-
jours joui d'une autonomie linguistique incontesta-
ble: l'Université etl'Académie de Cracovie étaient des
centres importants d'études polonaises ; l'Université
de Lemberg (Lwow) était en grande oartie polonaise.
Les efforts des conquérants de la Pologne n'ont pu
ruiner une langue de civilisation déjà toute formée
au moment des partages de la Pologne et qui servait
d'organe à une nation ayant un vif sentiment de son
unité. Aussi, maintenant que la guerre a rendu à la
Pologne son indépendance, cette nation retrouvera
intact son domaine linguistique et une langue com-
mune vraiment digne d'être une langue nationale.
Au groupe polonais se rattache un parler très
vivant et très proche du polonais, le kachoub, em-
ployé au nord-ouest de Dautzig.
Le tchèque est la langue de près de 9 millions de
personnes : les Tchèques constituent les deux tiers
de la population de Bohême, le dernier tiers étant
allemand. A Vienne, il y a une colonie tchèque con-
sidérable. La littérature tchèque remonte au xin« siè-
cle. Après avoir subi la tyrannie de la bureaucratie
des Habsbourg, la bourgeoisie tchèque de Bohême
avait réagi vigoureusement au xix° siècle.
Elle avait exigé d'avoir des écoles tchèques, et un
enseignement en tchèque avait été organisé, depuis
l'école élémentaire jusqu'à l'Université. A côté de
l'Université allemande de Prague, s'était installée
une Université tchèque, qui est devenue un grand
centre d'études et qui a fourni une élite intellectuelle
tchèque. Le tchèque est actuellement une langue de
civilisation complète, dont on a éliminé tous les
mots allemands qui y étaient entrés en grand nom-
bre. Ce procédé a isolé le tchèque de toutes les lan-
gues européennes et aussi des langues slaves : le
vocabulaire polonais, qui comprend beaucoup de ter-
mes allemands bien assimilés et polonisés, ne concorde
plus avec le vocabulaire tchèque.
Un grave problème se pose en Bohême : celui de
l'organisation bilingue de ce pays. Les Allemands de
Bohême refusent d'apprendre le tchèque ; il faudra
donc trouver, pour éviter de graves crises intérieures,
un moyen de faire vivre côte à côte ces deux lan-
gues de civilisation.
Les parlers slovaques, employés par plus de 2 mil-
lions de personnes à l'est de la Bohême dans le nord-
ouest de la Hongrie, sont étroitement apparentés au
tchèque. Il y a un groupe linguistique tchéco-slova-
que, dont le tchèque peut être la langue de civilisa-
tion, mais cette hypothèse ne pouvait se vérifier, tant
que les Slovaques étaient sous le joug hongrois.
3° Les parlers slaves méridionaux se divisent en
deux groupes : à l'est, le bulgare ; au centre, le serbo-
croate, prolongé à l'ouest par le Slovène, sans qu'on
puisse marquer de limite précise entre ces groupes.
«• 765. Novembre J920.
Le bulgare est seulement employé dans le royaume
de Bulgarie; le serbo-croate est en usage dans la
Serbie, le Monténégro, la Croatie et la Bosnie-
Herzégovine.
Le bulgare est parlé par environ 4.500.000 per-
sonnes ; le serbo-croate par plus de 9 millions
en Serbie, 500.000 au Monténégro, 3.700.000 en
Croatie, 2 millions en Bosnie-Herzégovine.
C'est l'indépendance de la Bulgarie (1878) qui a
donné lieu à la fixation d'une langue bulgare. Les
progrès en ont été rapides, et des instituteurs ardents
l'ont enseignée dans la Macédoine. Mais les impé-
rialistes bulgares ne peuvent prétendre que les
parlers slaves en usage dans cette province se rat-
tachent plutôt au bulgare qu'au serbo-croate. Ce
sera donc la politique qui décidera de l'avenir lin-
guistique de la Macédoine slave.
Le serbo-croate a été constitué comme langue com-
mune dans la première moitié du xix' siècle. Cette
langue commune est la langue officielle de la Serbie
et du Monténégro, et ce fait lui avait donné une
grande force d'expansion parmi les populations slaves
méridionales de l'Autriche-Hongrie, quand elles pri-
rent conscience de leur nationalité. Si, en Autriche,
il n'avait été accordé aux Slaves du Sud aucun centre
de haute culture, il existait une Université serbo-
croate à Agram, ville qui était le grand centre de
culture serbo-croate de l'ancienne Autriche-Hongrie.
En Bosnie-Herzégovine, il avait fallu ouvrir des
écoles élémentaires et secondaires de langue serbo-
croate.
Le groupe Slovène compte environ r. 500.000 per-
sonnes; son domaine s'étend principalement sur la
Carniole et l'Istrie. L'Autriche avait favorisé la créa-
tion d'une langue littéraire Slovène distincte du
serbo-croate, et il y avait des écoles et des gymnases
Slovènes. Mais les Slovènes ont compris qu'ils avaient
tout intérêt à adopter comme langue de civilisation le
serbo-croate littéraire et à renforcer de leur appoint
l'unité serbo-croate. Aussi bien, un terme nouveau,
celui de yougoslave (c'est-à-dire slave méridional),
exprime l'unité foncière du monde serbe, croate et
Slovène.
G. Grec. — Le grec, qui est une des langues indo-
européennes les plus anciennement connues, repose
sur la langue grecque commune qui s'est constituée
à partir des conquêtes d'Alexandre le Grand et dont
la langue d'Athènes a été le premier modèle. Actuel-
lement, le grec s'étend sur la partie méridionale de la
presqu'île des Balkans, à partir de l'Epire et de la
Thessalie, dans toutes les îles de la mer Egée, à
Chypre, en Crète, à Corfou ; il y a des Grecs en
grand nombre dans toutes les villes des côtes et, no-
tamment, à Salonique, à Trébizonde, à Constanti-
nople, à Smyrne et à Alexandrie. Le groupe de
langue hellénique le plus important est celui de
Constantinople. — Le grec parlé, grandement évolué
par rapport au grec ancien, a fait pour le vocabu-
laire de nombreux emprunts au turc et a subi de
notables influences latines et romanes; la langue
écrite, au contraire, sauf en poésie, se rapproche
autant que possible du grec classique: c'est une
langue volontairement archaïque, mais une vraie
langue de civilisation.
H. Arménien. — Quoique le domaine propre de
l'arménien s'étende hors de l'Europe, il y a de fortes
colonies arméniennes à Constantinople, en Bulgarie,
en Roumanie et même en Hongrie. L'arménien est
pourvu d'une littérature propre et de tous les moyens
d'expression nécessaires à une langue de culture.
Sa vitalité, qui lui a permis d'affronter toutes les
persécutions, est un exemple frappant des possibi-
lités de persistance que possède une boime langue
de civilisation.
II. Langues non indo-européennes. — A. Groupe
finno-ougnen. Le seul groupe de langues important
qu'on trouve en Europe à côté de l'indo-européen
est le finno-ougrien, dont les deux principales langues
sont le finnois et le magyar.
Le finnois est parlé en Finlande par environ
2.500.000 personnes, contre moins de 340.000 qui
emploient le suédois.
La langue finnoise, qui a fait beaucoup d'emprunts
au baltique, au germanique et au slave, est pourvue
d'une littérature originale et capable d'exprimer
toutes les notions scientifiques. Il semble que cette
langue, qui partage avec le suédois le rôle de langue
officielle en Finlande, cherchera à évincer le suédois.
Notons, en outre, que peut-être le carélien, qui est
un parler très proche du finnois, et les autres parlers
de type finnois, que l'on rencontre de la Finlande à
l'Oural, essayeront, en s'appuyant sur la Finlande, de
prendre une certaine importance. Ils sont employés
par un peu plus de 2 millions d'individus.
L'esté, qui est un parler apparenté du finnois,
qui est employé par i million d'individus dans la
province d'Estonie désormais délivrée du joug russe
et qui s'est constitué une littérature au cours du
xix" siècle, aspirera, lui aussi, peut-être, à une exis-
tence indépendante.
Les Hongrois ou Magyars, établis en Hongrie de-
puis le IX' siècle, emploient une langue de même
origine que le finnois, mais, néanmoins, très difiéren-
ciée. Le magyar n'est parlé que par 10 millions envi-
Langues
^^a Romanes
i/iîSS et italiques
^^ Germaniques
Il Slaves
/V les Novembre 1920.
ron d'habitants sur 20.800.000 que comptait la
Hongrie en 1910. C'est une langue officielle de civi-
lisation et pourvue d'une littérature.
Elle a beaucoup emprunté au turc, au slave, à
l'allemand et au latin. Mais, hors de Hongrie, elle est
universellement inconnue, et les nationalités non ma-
gyares de ce pays trouvaient insupportable la pré-
tention des Magyars d'imposer leur langue comme
langue d'Etat. Son sort a suivi celui de la carte qui
en imposait l'usage.
B. Groupe turc. Les parlers turcs, d'origine asia-
tique, ont pénétré en Europe depuis le moyen âge.
Mais, en Europe, il n'y a plus que quelques cen-
taines de milliers de sujets de langue turque. C'est
une langue écrite et officielle, qui, en tant que
langue littéraire et savante, n'est qu'un reflet de
l'arabe et du persan, les deux grandes langues de
civilisation de l'islam. Constantinople est plutôt une
ville grecque et arménienne qu'une ville turque.
Depuis les invasions turco-tatares en Russie, on
trouve dans le bassin de la Volga (région de Kazan)
et en Crimée envi-
ron 4 millions et
demi d'individus
employant des par-
lers turcs. Ces par-
lers prendront
peut-être quelque
importance avec la
naissance d'un pa-
triotisme turc et
l'aflaiblissement de
l'influence russe.
Comme on le
voit, les langues
non indo-européen-
nes ont un rôle
étroitement limité
aux populations qui
les emploient ; elles
n'ont pas de valeur
générale et ne sont
pas susceptibles
d'expansion.
En résumé, les
principales langues
del'Europeactuelle
se répartissent de
la manière sui-
vante : cinq sont
romanes, le portu-
gais, l'espagnol, le
français, l'italien et
le roumain; — cinq
germaniques, le
dano-norvégien, le
suédois, le flamand-
néerlandais, l'alle-
mand et l'anglais;
— cinq slaves, le
tchèque, le polo-
nais, le serbo-
croate, le bulgare
et le russe. En ou-
tre,le grec, l'arménien, l'albanais, lelituanien.lelette,
l'irlandais et l'islandais portent à plus de vingt le
nombre des langues indo-européeimes qui jouent, ou
aspirent à jouer, le rôle de langues de civilisation.
A côté d'elles, vivent trois langues non indo-euro-
péennes : le magyar, le finnois et le turc.
« Toutes ces langues sont, dans leur état actuel,
irréductibles les unes aux autres. »
Meillet démontre, au cours de son exposé, qu'il n'y
a pas de lien nécessaire entre une langue et la
« race » de ceux qui la parlent et qu'aux types phy-
siques caractéristiques de l'Europe : le type dolicho-
céphale blond, le type alpin, le type méditerranéen
ne correspond pas un type linguistique déterminé.
Par contre, le lien entre la langue et la nation
existe : en Autriche, par exemple, c'est par les lan-
gues que s'opposaient les nations. Ce qui ne veut pas
dire que la nation s'exprime toujours par la langue.
Un Suisse ou un Belge de langue française ne se sent
pas de nation française. Mais il reste vrai que la
langue est le premier et le plus important des carac-
tères par lesquels se distingue une nation : les juifs
de l'Europe orientale, qui ne veulent pas se fondre
dans les populations au milieu desquelles ils vivent,
n'ont pas seulement maintenu leur parler germa-
nique, le yiddisch ; ils ont fait revivre une langue
morte, l'hébreu, et constitué une littérature moderne
en hébreu. D'autre part, la communauté de langue
détermine une communauté de culture et de senti-
ments : les Suisses alémaniques sont attirés vers la
culture allemande, les Suisses romands et italiens vers
la culture française et italienne.
Une langue maintient son unité dans la mesura où
la culture qu'elle exprime maintient la sienne. Une
langue, pour être assurée de vivre, doit être l'organe
d'une civilisation originale. Mais, quand il en est
ainsi, une langue de civilisation peut persister malgré
toutes les causes de désagrégation et de ruine. Meillet
le prouve admirablement en prenant poui exemple
l'arménien.
LAROUSSE MENSUEL
Ce sont les grandes langues de civilisation, les lan-
gues des élites intellectuelles, qui, en conservant les
acquisitions de l'esprit humain, en exprimant les
idées les plus profondes ou les plus originales des
penseurs, en répandant les conceptions, théories, dé-
couvertes et inventions des savants, servent essen-
tiellement de lien entre les hommes employant des
parlers divers. Elles fournissent à tous les parlers
appartenant à un même groupe de civilisation un
fonds commun de mots savants et de moyens d'ex-
pression. C'est l'usage qui est fait d'une langue dans
les choses de l'esprit qui lui assure sa valeur et son
influence.
Mais l'accroissement numérique des langues de
civilisation est sans profit pour la culture universelle .
11 est d'autant plus gênant que la civilisation maté-
rielle, la science et l'art même, en partie, s'unifient
tous les jours davantage.
Dans l'Europe occidentale et centrale, le latin a
été jusqu'au xvii" siècle la langue commune de la
culture intellectuelle. Mais, dès lexvi' siècle, les écri-
La répartition des langues dans l'Europe nouvelle.
vains de la Réforme et ceux de la Contre-Réforme,
dès le xvii" siècle certains savants et philosophes,
pour s'adresser à un public de plus en plus vaste
et de moins en moins prévenu, se sont exprimés en
langue vulgaire. La substitution du français au latin
comme langue diplomatique au xviii" siècle achève
la ruine du latin comme langue de culture universelle .
La science européenne a, de ce fait, perdu sa
langue commune. Cette perte, quelque regret qu'on
eu ait, était inévitable, — l'usage d'une langue
morte comme langue savante présentant de trop
grands inconvénients. Une telle langue, en effet, ne
peut être un bon instrument pour les sciences mo-
dernes : elle n'est plus propre à l'expression fidèle,
exacte et complète des phénomènes naturels. Comme
langue de vulgarisation scientifique, elle serait encore
plus insuffisante, étant donné l'objet de la vulgari-
sation et la demi-culture du grand public auquel
elle est destinée.
C'est pourquoi, dans l'Europe actuelle, chaque
langue nationale prétend jouer un rôle de langue
savante et, depuis le début du xix* siècle, toute na-
tion qui prend conscience d'elle-même et de son
autonomie veut avoir sa langue écrite, sa langue
de civilisation.
En présence de cet état de choses, tout Européen
qui veut se tenir au courant des progrès de la science
et de la civilisation est obligé de connaître, outre
sa langue maternelle, le français, l'anglais et l'alle-
mand ; grâce à ces trois langues, l'accès des langues
germaniques et romaines, qui dominent la civilisa-
tion moderne, est relativement facile.
Il est, d'ailleurs, évident que l'apprentissage des
langues, même les plus indispensables, nécessite un
très grand effort et fait perdre beaucoup de temps.
Cet effort sera, du moins, facilité si l'on maintient au
latin la place qu'il doit avoir dans les programmes
généraux d'études. Outre son incomparable valeur
pédagogique pour l'assouplissement de l'esprit,
l'étude du latin est de si grande portée que, « le jour
291
où l'on se déciderait d'abandonner les études latines,
dit A. Meillet, on achèverait de ruiner ce qui reste
d'unité linguistique dans le monde civilisé. C'est
dans le latin que se rejoignent les langues romanes
et les langues germaniques, telles que l'anglais et
l'allemand >.
Le groupe des langues slaves reste en dehors de
cette unité linguistique européenne, d'ailleurs si im-
parfaite : les Tchèques et les Polonais, qui se ratta-
chent à l'Eglise romaine, n'ont subi que relativement
tard et d'une manière assez superficielle l'influence
latine. Quant aux Slaves orientaux, qui appartiennent
à l'Eglise d'Orient et qui ont subi l'influence grecque,
leur vocabulaire savant n'a pas été constitué sur le
latin écrit. De plus, les langues slaves, très voisines
les unes des autres, n'ont tiré aucun parti de cet
avantage naturel et, quand elles se sont constituées
en langues littéraires, au lieu d'accentuer leurs res-
semblances, elles se sont plutôt isolées les unes des
autres, la Russie n'ayant jamais eu un prestige de
civilisation suffisant pour exercer une influence uni-
ficatrice sur le
.Vt'....,^'.w,i.,v'>.,.v,..:.„.*w,vAVV«V.^ nionde slave.
Afin de parer aux
graves inconvé-
nients que présen-
tent la multiplicité
et la variété des
langues pour la dif-
fusion et les pro-
grès de la civilisa-
tion, les savantsont
depuis longtemps
songé à la création
d'une langue artifi-
cielle, que tous les
hommes pourraient
utiliser indépen -
damment de leur
langue naturelle et
dont le vocabulaire,
uniquement com-
posé de termes ri-
goureusement défi-
nis, serait un instru-
ment parfait pour
l'expression des
idées scientifiques
et philosophiques.
Mais rien de sé-
rieux n'a encore été
tenté pour la réali-
sation d'une langue
scientifique univer-
selle. Par contre,
d'autres expérien-
ces ayant un but
simplement prati-
que ont été heu-
reusement poursui-
vies. Sans parler
du volapiik, rapi-
dement abandon-
né, l'invention du
D' Zamenhof, de Varsovie, l'espéranto, a eu beau-
coup de succès.
Mais l'espéranto prête encore à plusieurs critiques :
son système grammatical n'est pas assez simplifié, et
son vocabulaire fait trop d'emprunts au germanique
et au slave, alors que le vocabulaire commun de
l'Europe repose tout entier sur un fond unique-
ment gréco-latin.
C'est pourquoi une nouvelle langue constituée sur
le même principe que l'espéranto, l'ido, a été créée
pour remédier aux imperfections de la première.
Une langue de cette sorte peut rendre de très
grands services et son usage supprimer les diffi-
cultés diverses que présente la multiplicité des
langues. La tenue des congrès internationaux, de
plus en plus fréquents et nécessaires, sera grandement
facilitée par l'emploi d'une langue commune.
Dénuée de tout caractère idiomatique, cette langue
artificielle se prêtera bien à la traduction exacte des
ouvrages scientifiques ou techniques. Mais ce serait
une erreur de l'employer à la traduction des grandes
oeuvres littéraires originales; car, par sa nature
même, elle est inapte à l'expression littéraire.
L'établissement d'une langue internationale s'im-
pose donc, sans contestation. Il faut que, par une
entente entre les Etats , soit instituée une langue qui
n'ait aucune des défectuosités des langues artifi-
cielles actuellement connues et qui ne soit pas seu-
lement accessible aux Européens, mais encore à
tous les hommes en relations politiques et écono-
miques avec le monde européen.
Il ne faut pas craindre que cette langue nuise
beaucoup aux langues qui jouent déjà un rôle inter-
national. Les grandes raisons d'apprendre ces der-
nières subsisteront toujours, et la connaissance de
la langue universelle n'en pourra que faciliter l'ac-
cès, surtout aux sujets ne parlant aucune des langues
européennes.
En conclusion, dit l'auteur, t il est à prévoir que,
dans le prochain avenir, les langues nationales se
292
maintiendront et se développeront et que l'Europe
comptera durant bien des années encore beaucoup
de petites langues de civilisation ». Mais, d'autre
part, « les libres nations de demain tendront, néan-
moins, à former une société. Et une société ne peut
subsister sans moyen de communiquer. La Société
des nations devra se servir à la fois des principales
langues actuelles de civilisation et, sans doute, ac-
cessoirement, d'une langue internationale, qui répon-
dront à des besoins différents >.
Tel est l'ouvrage de Meillet, si riche en aperçus
et en renseignements, mais dont nous n'avons pu
ici qu'analyser l'exposé des faits. Nous renvoyons
expressément le lecteur attentif aux conditions
sociales des phénomènes linguistiques aux divers
chapitres où l'auteur traite du renouvellement des
langues, de l'extension et de la différenciation des
langues communes, de la transformation d'une langue
commune en dialectes distincts, du rôle et de l'im-
portance des langues savantes. — Gustave RiBsiuÉ.
Lettres du Tonkin et de Madagas-
car (1894-1899) du général Lyautey (Paris,
1920). — • Si je ne laisse pas ces lettres dans les
dossiers privés auxquels elles étaient à l'origine
destinées, c'est parce qu'on veut bien me dire,
écrit le général Lyautey, qu'à l'heure où notre pays,
après avoir restauré son intégrité européenne, a plus
besoin que jamais de garder le sentiment de sa force
de rayonnement extérieur, elles pourraient inciter
quelques jeunes activités à porter leurs vues au delà
des mers et à s'inspirer des enseignements et des
exemples du grand homme d'action dont la figure
domine toutes ces lettres, le général Galliéni. i
Et il semble bien, en effet, que, si une leçon se dé-
gage de ces admirables lettres, c'est surtout une leçon
d'énergie ; mais, comme on pourra le voir, ce n'est pas
la seule.
Ce fut le 12 octobre 1894 que le commandant
Lyautey, qui, jusqu'alors, n'avait pas quitté la
France, s'embarqua à Marseille pour Hanoï. Le
10 novembre, il est à Saigon; quelques jours après,
il rejoint Hanoï. De Lanessan était en ce temps gou-
verneur général.
Chef du 3" bureau d'état-major, c'est-à-dire le
plus intéressant, le bureau des opérations militaires,
tout de suite, ce nouveau travail passionne ce nou-
veau Tonkinois. Il ne regrette lien de sa vie euro-
péenne.
Bientôt, il remplit les fonctions de chef d'état-major;
en cette qualité, il fait colonne avec Galliéni et prend
« une fameuse leçon de service en campagne et
d'état-major pratique ». Il met sur pied un pro-
gramme de liquidation totale de la piraterie au Ton-
kin, l'impose et le fait exécuter. En avril 1896, il
devient chef du bureau militaire du nouveau gouver-
neur général, Rousseau. Il accompagne le gou-
verneur dans ses tournées et parcourt toute la colo-
nie. Mais, en décembre i8gè, Rousseau meurt et,
au même moment, le commandant Lyautey est
demandé à Madagascar par le général Galliéni. A
Madagascar, il est commandant de cercle et, sur un
territoire qui s'étend sans cesse, il exerce un com-
mandement à la fois civil et militaire. Là, il peut
« faire de la vie » et être « un des modestes artisans
de cette œuvre de résurrection ». Cela suffit, ajoute-
t-il, pour que l'on puisse s'endormir tranquille. —
11 rentre enfin à Paris, en mai 1899.
Telles sont les grandes lignes de ce premier séjour
aux colonies, pendant lequel furent écrites les lettres
publiées aujourd'hui. Ces lettres sont adressées à la
famille de l'officier, à son frère, à sa sœur, ou à un
petit groupe d'amis, parmi lesquels le commandant
de Margerie, Eugène-Melchior de Vogiié, MaxLeclerc,
Henry Béranger.
Le commandant Lyautey semblait débuter assez
tard dans le métier colonial. Jusqu'à ce moment, il
avait suivi une carrière normale dans les régiments
de cavalerie et les états-majors. Et, sans doute, d'un
esprit largement ouvert, il n'était demeuré étranger
à rien de ce qui passionnait sa génération, et il s'in-
téressait ardemment aux mouvements de littéra-
ture et d'art et aux mouvements sociaux. A l'écart
de ceux qui portaient haut le drapeau de « l'art pour
l'art », il était demeuré fidèle à » l'art et la vie », à
l'action pour un idéal. Son départ pour le Tonkin fut
le commencement de cette action et, à vrai dire,
« nulle part ailleurs qu'aux colonies, un soldat fran-
çais ne pouvait alors faire l'épreuve de son endu-
rance, son apprentissage du feu, son école d'énergie,
de décision et d'initiative ».
A cette action il allait être encouragé par les
premiers spectacles qui s'offrirent à ses yeux. Ce
qui saisissait, en ce temps, les Français, aux pre-
miers pas qu'ils faisaient hors de France, c'était la
petite place qu'ils tenaient dans le monde et combien
peu on les prenait au sérieux. Plus que nul autre, le
commandant Lyautey devait être sensible à ce fait ;
mais, en même temps, il se rendait compte que « le
Français individuel est encore la meilleure, la plus
belle pâte d'homme qui soit ». Il suffisait qu'un
simple petit lieutenant fût chef de poste et de re-
connaissance pour acquérir une maturité, une
confiance en soi, pour prendre corps enfin avec le
LAROUSSE MENSUEL
réel, le pratique et le fécond et pour développer,
en six mois, plus d'initiative, de volonté, d'endu-
rance, de personnalité qu'un officier de France en
toute sa carrière. « Avec le quart de ce que toi et
moi, écrit le commandant Lyautey au commandant
de Margerie, avons fourni de besogne, et avions,
osons le dire, de ressources propres, tout ce qui a
su s'expatrier, chercher hors des voies routinières,
a trouvé, dès trente ans, des situations d'une autre
envergure et d'un autre avenir que nos servitudes.
Sur ce grand chemin de mer, on ne se heurte qu'à
des initiatives, à des volontés que notre servage
Général Lyautey. (Phot. Manuel.)
stupéfie et qui s'étonnent, dès qu'elles trouvent en
l'un de nous quelque force, de la lui voir user à
faire la manœuvre anonyme de bureau, au lieu de
chercher à brasser sa propre fortune. »
Sa rencontre avec Galliéni fut, si l'on peut dire,
un coup de foudre. Il écrit, après l'avoir vu : Il
e m'a bigrement empoigné comme seigneur lucide,
précis et large. » La vie de légionnaire de César que
mène Galliéni le transporte : construire une route,
bâtir une caserne, fonder un marché, gouverner tout
un petit monde, y ramener la paix, la confiance, la
vie, le' commerce, voilà ce qui s'appelle» faire de
la vie ». Il prend avec lui la grande leçon de com-
mandement. Galliéni est un chef : des instructions
précises, des solutions immédiates, des objections
formalistes résolues, c'est là le travail de chaque
jour. Et, pour ne pas épouvanter les bureaux, il
rapetisse tout ce qu'il fait ; il avance en cachette, en
louvoyant, en atténuant toujours la portée des
choses, en donnant comme mesures de simple police,
de détail, ses actes les plus osés, les plus révolu-
tionnaires et, alors, ça passe. D'ailleurs, abattant
une besogne formidable, grâce à une méthode rigou-
reuse. Chaque jour, avant dîner, il s'impose ce qu'il
appelle son « bain de cerveau », c'est-à-dire « une
heure consacrée à se promener avec un compagnon,
en causant, sans qu'il soit permis de prononcer un
mot de service ». Il ne veut connaître aucun détail,
afin de garder le cerveau libre pour concevoir et
diriger. Il entend qu'aucune difficulté n'arrive jus-
qu'à lui. Le but seul le concerne. Les moyens, c'est
l'affaire du chef d'état-major.
Et le commandant Lyautey, qui l'a si bien com-
pris et qui l'égalera plus tard, s'écrie : 0 Dieu, que
cet homme est intelligent et puissant ! Nous nous
accrochons fameusement, je voudrais bien que ça
dure. La suprême jouissance, si exceptionnelle, de
gober son chef en pleine coiifiance, en pleine cor-
dialité de rapports ! »
Galliéni a éclairé à ses yeux le devoir essentiel à
remplir, le devoir social, c'est-à-dire le devoir d'ar-
racher la France à la décomposition et à la mine,
non pas, sans doute, par un changement de régime
constitutionnel, mais par une violente réaction sur
les mœurs. C'est possible, et il n'y a pas lieu de
«• 165. Novembre 1920.
désespérer. Dans l'histoire des peuples, il y a des
batailles plus perdues encore qui ont été regagnées.
Le spectacle de ce qu'il a sous les yeux, l'exemple
d'hommes comme Galliéni, la satisfaction de voir
devenir tangibles les grands résultats qu'il a cherchés
donnent au commandant Lyautey un élan singulier.
Il écrit avec une sorte de passion, et il se montre
« assoiffé d'action ». Il est, dit-il, t un animal d'ac-
tion » ; et il fait graver en cachet, sur une bague, la
traduction d'un vers de Shelley : « La joie de l'âme
est dans l'action. » L'action, toujours l'action I II
en arrive à se détacher totalement des galons et de
la hiérarchie. Il ne conçoit le commandement que
« sous la forme directe et personnelle de la présence
sur place, de la tournée incessante, de la mise en
œuvre par le discours, par la séduction personnelle,
par la transmission visuelle et orale de la foi, de
l'enthousiasme ». Il songe même, parce qu'il n'a que
quatre galons, à quitter l'armée, s'il peut obtenir dans
l'administration coloniale un poste où il soit vraiment
chef. « L'odieux, écrit-il, est de ne pas pouvoir tout
simplement être le chef, quand on voit clairement
ce qu'il y a à faire et qu'on sait qu'on le ferait. »
Paroles où s'annonce prophétiquement le futur
résident général au Maroc. Mais l'image du général
Lyautey serait incomplète, si l'on ne voyait en lui
que l'homme d'action. Il est aussi artiste et, par là,
bien français. On peut trouver au delà de nos fron-
tières de grands chefs ; on n'y trouvera pas des
hommes dont la culture égale la puissance et qui
mêlent en eux également le goût d'agir et le goût de
rêver. Car le général Lyautey aime aussi les heures
vagues, mais il les aime trop pour en disserter. Au
repos des étapes, il lit : il lit les revues tradition-
nelles, comme la » Revue des Deux Mondes » ; il lit
aussi les revues d'avant-garde, comme la • Revue
blanche »; il lit les œuvres de Vigny, et il lit le der-
nier livre de Barrés, le dernier article de Vogiié. A
la lumière du feu de bivouac, il s'enchante des der-
niers vers de Henri de Régnier. Il sait voir, enfin, les
paysages et les hommes, et il sait les faire voir.
Voici, entre beaucoup, un paysage de Hué : i II est
sept heures du matin. Le large fleuve étend sa nappe
d'argent jusqu'à la bordure lointaine d'une mince
ligne verte que dentellent les aréquiers. En face de
la masse des arbres sombres, émerge un bastion du
palais où flotte le drapeau du roi. Au fond, repous-
sant le vert et l'argent des premiers plans, le haut
écran violet des montagnes de l'Annam. L'heure est
d'une douceur extraordinaire ; pas une note torride
ou violente, un ton répandu de nacre que je n'ai vu
qu'au Bosphore. » Et voici encore, entre beaucoup
d'autres, un portrait, celui du roi de Hué : « Il est
grave comme une idole, le petit roi ; sa robe écla-
tante et le feu de ses diamants se détachent sur une
grande tapisserie des Gobelins, douce, discrète, aux
tons fondus et, sous le masque de l'enfant pensif,
presque de jeune fille, on a peine à imaginer le petit
tigre que racontent les rapports du palais. »
Le général Lyautey a le goût des belles choses, et
il a au plus haut point le don de les évoquer. Tout
ne se tient-il pas, d'ailleurs, et une belle action n'est-
elle pas une belle œuvre d'art ? Par là les deux
aspectsde l'homme se rejoignent.
Les années ont passé, depuis que les lettres que
publie aujourd'hui le général Lyautey ont été écri-
tes. Ce n'est pas le lieu de dire ce qu'a fait le général
depuis ce temps, ni les événements qui sont venus
transformer la France. Il est bien permis, pourtam,
de souligner le caractère prophétique de ces pages.
Il avait bien raison de ne pas désespérer, le com-
mandant Lyautey, et, en tournant les yeux vers
l'avenir, de se souvenir qu'il y avait eu dans le
passé des batailles plus perdues encore « qui avaient
été regagnées 1. — Jacques Boupakd.
Lorenzaccio, drame lyrique en 4 actes et
10 tableaux, d'après A. de Musset, musique d'Ernest
Moret, représenté pour la première fois à l'Opéra-
Comique le 20 mai 1920.
C'est, depuis quelques années, un thème plausible
que d'exalter le théâtre de Musset aux dépens de
ses vers. Le culte est justifié, si le parallèle est oiseux.
Lorenzaccio, notamment, a été repris, naguère, par
Sarah Bernhardt, avec un vif succès de curiosité, et il
suffit d'en rappeler en quelques mots le scénario,
extrait d'une vieille chronique italienne.
Pour assouvir sa haine contre Alexandre de Médi-
cis, tyran de Florence, Lorenzaccio, reniant les aspi-
rations d'une jeunesse studieuse et pure, gagne la
confiance du duc en devenant le compagnon, sinon
l'instrument de ses débauches et des cruautés de son
despotisme. Si son âme en reste souillée, s'il se mé-
prise comme il méprise tous les hommes, l'amour de
sa patrie asservie demeure en lui intact ; sa vengeance
ne désarme pas. Quand, au prix des complaisances
et des lâchetés les plus avilissantes, il a endormi les
soupçons d'Alexandre, il l'attire dans un guet-apenset
l'égorgé avec l'aide d'un spadassin qui lui est dévoué
corps et âme. Mais que la foi ou l'orgueil et jusqu'à
l'intolérable vision de sa déchéance aient guidé son
bras, l'assassinat aura été vain. Une trop dure servi-
tude a amolli les énergies, et Lorenzaccio est tué à
son tour par les partisans d'Alexandre.
«• tes. Novembre 1920.
C'est toujours un symptôme favorable qu'un mu-
sicien ait été assez possédé par son sujet pour
renoncer aux collaborations intermédiaires et se soit
fait, afin de mieux obéir à l'instinct secret de son
inspiration, son propre librettiste. Moret a, s'il faut
l'en croire, écrit sa pièce comme s'il la destinait au
comité de lecture du Théâtre-Français. L'adapta-
tion adroite, vibrante, loyale jusque dans une cer-
taine infidélité, insoucieuse des procédés ordinaires
d'une estliétique théâtrale qui vise avant tout à
l'effet, respecte, en dépit de quelques remaniements
nécessaires, l'intégrité des caractères, sinon la pensée
de Musset. Car la conception qui a amené l'auteur à
supprimer le cinquième acte et à laisser, en guise de
dénouement, Lorenzaccio s'enfuir vers l'inconnu, son
crime une fois commis, en dénature indéniablement
le sens. Aussi bien n'est-il entré, probablement, dans
l'esprit du compositeur que de recréer à sa manière
le personnage de Lorenzaccio. II est périlleux, sinon
fatalement sacrilège, de s'imposer certains sujets qui
ont, sous d'autres espèces, reçu une forme définitive
et peut-être l'immortalité. Non pas que Lorenzaccio
ne soit pas musical. La tentation s'explique, au con-
traire, s'il est vrai qu'il appartient à la musique
d'exprimer l'ineffable, de pénétrer notre énigme inté-
rieure et, comme Gabriele d'Annunzio l'a dit du vers,
« de rendre les plus secrets mouvements de la sensi-
bilité humaine, de réveiller par un son les plus pro-
fondes analogies..., de sonder l'abîme..., d'atteindre
l'absolu ». On conçoit que le mystère de Lorenzaccio
ait séduit un musicien. Mais, peut-être, la transposi-
tion s'est-elle, en l'espèce, réalisée, pour ainsi dire,
dans une tonalité trop voisine. L'œuvre primitive,
dans la complexité de son dialogue pathétique ou phi-
losophique, surmène en quelque sorte la musique, et
celle-ci ne semblerait pouvoir y ajouter quelque chose
qu'en sauvegardant la liberté de son expression et de
ses mouvemements essentiels, dans les développe-
ments d'un poème symphonique ou d'une symphonie
dramatique, par exemple. Si Massenet, dans le Cid,
a été inégal à Corneille, Berlioz, dans la Damnation
de Faust, n'a pas à redouter le souvenir de Gœthe.
Moret est, d'ailleurs, sorti à son honneur d'une en-
treprise difficile et assez inattendue; — sa personna-
lité raffinée, un peu précieuse, ne s'était, en effet,
guère manifestée, jusqu'à présent, que dans l'inti-
mité du lied ou de quelques pièces de piano. Ses
mélodies sont nombreuses et en général trop peu
connues, encore que quelques-unes aient acquis une
notoriété flatteuse. De tels antécédents ont du prix,
même et surtout, peut-être, pour un dramaturge.
Pour qui tenta de faire revivre en quelques mesures
l'âme profonde et pensive d'une strophe, le banal, le
commun, le désordre bruyant, seront toujours haïs-
sables. Il fallait, peut-être, que lauré eût écrit le Soir,
le Parfum impérissable ou la Bonne Chanson, ces
chefs-d'œuvre absolus, pour créer une Pénélope har-
monieuse et rayonnante de force et de grâce.
La partition de Lorenzaccio est dédiée à M"* Mas-
senet, en mémoire de l'auteur de A/ano)i,dont Moret
fut à la fois l'un des élèves les plus chers et les plus
fervents. De .Massenet ou y retrouve la nostalgie du
charme, le souci de la vérité, du relief dans l'accent
dramatique, île la fidélité au texte et à l'action. L'es-
prit du maître, non la forme, la vivifie. Une re-
cherche subtile de l'harmonie, la pudeur de l'expan-
sion mélodique, une certaine difficulté dans la faci-
lité, comme Boileau l'entendait de Racine, révèlent
l'effort personnel et écartent tout soupçon d'imi-
tation servile. Lorenzaccio est fort éloigné de ces
succédanés d'Hérodiade qui ont pullulé un quart de
siècle durant. La musique — et la musique drama-
tique, pas plus que les autres, n'échappe à cette
nécessité — peut y être aimée pour elle-même. S'il
eût été permis de souhaiter à certains motifs conduc-
teurs, tel celui de Lorenzaccio, plus de caractère,
s'il eût été désirable que l'orchestre, d'ailleurs moel-
leux et coloré, se modérât quelquefois, on ne peut
rester insensible à l'émotion et à la force vraiment
dramatiques de certaines scènes, aux tristes confi-
dences de la mère et de la tante de Lorenzaccio dans
le palais Soderini, à la confession, à l'aveu dé-
sespéré de la marquise Cibo, à l'entrevue de Loren-
zaccio et de Philippe Strozzi; surtout aux tragiques
méditations de Lorenzaccio sur les bords de l'Arno,
la nuit du crime, partout, enfin, où l'on sent la
préoccupation de ne pas s'endormir sur le mol oreiller
d'une formule, ce dessein, ou plutôt ce besoin de se
renouveler qui, seul, peut conférer à une œuvre d'art
le privilège de s'élever dans l'estime et de vivre dans
la mémoire des hommes. — Paul Locakd.
Les principaux rôles ont été créés par; M"»"HildaRoosevelt
{marqiitse de Cibo), Calvet (Mart« Soderini), Sybille {Cathe-
rine Ginori) ; et par MM. Vanni Marcoux (Lorenzaccio), Lapel-
letrie {Alexandre de Médicis), Albers {cardinal Cibo), Vieuille
{Philippe Stroxzi), Lafont (Scoronconcolo), Dupré, Bourgeois,
Mesmaecker, Pujol, Cadayé.
Maréchal lord French (101-4) [Mé-
moires du]. — C'est avec un grand nombre de docu-
ments comme celui-ci que l'on pourra, dans quelques
dizaines d'années, construire une histoire scienti-
fique de la guerre. En attendant de pouvoir con-
fronter les uns avec les autres, pour en faire jaillir la
décisive lumière, les témoignages des grands acteurs
LAROUSSE MENSUEL
du drame, il est singulièrement intéressant d'exami-
ner un à un ces témoignages et de voir quelle contri-
bution ils apportent à cette vérité qui, pour nous, est
chaque jour un peu plus obscurcie par les polémi-
ques violentes que suscite cette question : • Qui fut,
au début de la guerre, responsable de la défaite et
de la victoire? »
Le maréchal French, commandant du corps expé-
ditionnaire britannique de 1914 à 1916, est l'un des
mieux placés pour nous donner sur ce point de pré-
cieuses indications. Et, en attendant les souvenirs de
Jofïre, de Fochou de Casteinau, ses mémoires sont
bien la plus précieuse des sources que nous possé-
dions sur les premiers mois de la guerre.
Les historiens de l'avenir seront amenés naturelle-
ment à faire, suivant les méthodes de l'érudition
moderne et pour parler le jargon sorbonique, t la
Le maréchal French. (Phot, A. Corbetl.
critique de cette source ». Ils devront constater alors
ce fait essentiel : le maréchal French, chef de l'ar-
mée anglaise, se place toujours à un point de vue
anglais. Sa préoccupation, très légitime, d'ailleurs,
est de faire ressortir l'importance du rôle joué par
son corps expéditionnaire dans les premières ba-
tailles. Et, tout en étant une étude technique souvent
assez précise et serrée des opérations, son livre est
un acte de foi en la « méprisable petite armée »,
devenue si grande et si glorieuse, et un hommage aux
héros, chefs ou soldats, qui ont combattu et qui sont
tombés pour le roi et pour l'empire. Donc, tendance
à exagérer les services rendus dès les premières se-
maines de la guerre par le corps expéditionnaire,
parti pris de panégyrique pour tous les chefs qui,
sous ses ordres, ont commandé divisions ou bri-
gades, voilà pour fausser légèrement les vues, d'ail-
leurs très nettes, de lord French. Ajoutons que, — et
ceci empêche cet ouvrage d'être une vraie page d'his-
toire et le laisse un simple document, — le vicomte
d'Ypres borne le plus souvent ses vues à la
partie du champ de bataille où ses troupes furent en
action, et l'on ne saisit pas toujours très bien le lien
entre les opérations de l'armée smglaise et celles des
armées alliées. Il faut un effort d'imagination pour
replacer l'armée britannique dans le milieu où elle
évolue et, pour comprendre ces évolutions mêmes,
reconstruire le plan de la bataille. A le faire, l'exposé
du maréchal French eût gagné beaucoup en intérêt
et en clarté. Donc un peu d'étroitesse de vues et qui
vient de ce parti pris, bien établi dès le début, de ne
se placer qu'au point de vue anglais. Et c'est pour-
quoi, malgré les efforts faits par lord French pour
décrire la topographie du champ de bataille, malgré
l'apparition des physionomies des grands chefs fran-
çais, l'ouvrage manque de vie, de mouvement et
d'ampleur.
Mais on peut dire de 1914 qu'il est absolument
un livre de bonne foi. Avec la plus grande sincérité,
293
le maréchal lord French, — et c'est li, peut-être, le
trait le plus intéressant du livre, — met entièrement
à nu devant nous son âme de chef. Il ne cherche pas
à se camper pour la postérité en une pose de statue,
ni à nous faire croire qu'il a trouvé dès le début l'at-
titude décisive et que, par avance, il s'était tracé un
plan infaillible. Non; il nous montre franchement
la marche hésitante de sa pensée, ses tâtonnements,
ses indécisions, ses volte-face, ses erreurs, et qui
recueillera ses confidences assistera au drame ter-
rible qui, aux premiers mois de 1914, a dû se jouer
dans l'esprit de tous les chefs alliés, complètement
déroutés par la tactique allemande : attaqués eux-
mêmes quand ils croyaient attaquer et impuissants,
pendant longtemps, à se faire aux nouvelles mé-
thodes de la guerre.
French, d'ailleurs, est de ceux — et ceci fait hon-
neur à sa perspicacité — qui prévirent que l'Alle-
magne violerait la neutralité de la Belgique, et ceci,
« non par une demi-mesure, comme la marche à
travers les Ardennes, mais en envahissant le pays
tout entier et en attaquant les Alliés par le flanc ».
Et il relève l'erreur tragique du commandement
français, qui, lui, resta persuadé de l'attaque par
l'Est.
Mais, si French eut la vue stratégique la plus juste,
ses conceptions tactiques furent, et il n'en fait pas
mystère, tout aussi fausses que celles de l'état-major
français. Chez celui-ci, l'offensive napoléonienne est
un dogme : « Toutes mes pensées, tous mes plans
(dit, écho fidèle, le maréchal French), toutes mes pos-
sibilités d'action étaient orientées vers la guerre de
mouvement, vers la manœuvre ; je n'avais pas ima-
giné que le progrès agirait d'une si forte façon que
toutes nos idées sur la tactique de campagne devien-
draient caduques et inutiles. • De là la difficulté que,
lors de la bataille de l'Aisne et par la suite, le com-
mandement anglais eut à s'adapter à la guerre de
tranchées.
Nul doute que les Mémoires des grands chefs
français ne révèlent, eux aussi, un état d'esprit sem-
blable. Et voilà déjà posée l'une des causes, et des
plus importantes, de la longueur imprévue des opé-
rations.
Si le maréchal French nous montre avec sincérité
ses hésitations, ses erreurs, il cherche également à
rendre justice aux grands chefs dont il fut le colla-
borateur. Sans doute, est-il un peu injuste à l'égard
du général de Lanrezac. Celui-ci, s'il faut en croire
des juges autorisés, fut un de nos meilleurs capi-
taines, et tel était l'avis des officiers qui faisaient son
éloge au maréchal. Mais lord French le juge t d'une
confiance exagérée en soi, qui semblait ignorer la né-
cessité de réfléchir, de peser le pour et le contre ».
Sans doute, a-t-il un peu de rancune contre le com-
mandant de la V armée, qui, lors de la retraite de
Charleroi, ne put soutenir efficacement la droite an-
glaise. Mais Joffre, Foch, Casteinau sont appréciés à
leur valeur, que le maréchal anglais juge • très
haute ».
Retenons ce portrait de Joffre : f un homme d'une
solide volonté, fort courtois et plein d'attentions,
mais arrêté et résolu dans ses idées et ses projets ; un
homme qu'il serait malaisé de convaincre et de faire
changer d'opinion;... capable d'exercer une puissante
influence sur ses troupes et de posséder leur con-
fiance. •
Foch est, d'après le maréchal French , l'un des plus
grands soldats qu'il ait eu dans sa carrière l'occasion
de rencontrer : i II juge une situation militaire avec la
promptitude de l'éclair, avec une précision merveil-
leuse et montre, à l'étudier, l'esprit le plus habile et
le plus souple. Animé d'une puissante énergie, son
exclamation : • Attaque ! attaque ! attaque ! • reflé-
tait bien son état d'esprit. »
Ce jugement, French l'a porté en 1914 ; les événe-
ments et l'histoire l'ont ratifié.
Casteinau, d'Urbal, qui commanda l'armée fran-
çaise du Nord pendant la bataille d'Ypres, Fordet,
qui fut à la tête du corps de cavalerie opérant entre
French et Lanrezac, Maunoury et Galliéni sont éga-
lement l'objet d'éloges enthousiastes du maré-
chal. Et celui-ci y a d'autant plus de mérite que,
souvent, dans des circonstances particulièrement
délicates, la manière de voir du commandant en
chef anglais et celle des généraux français fut nette-
ment opposée.
Suivons, maintenant, le maréchal dans son exposé.
Un premier point mérite d'attirer l'attention : la
conception qu'à la veille et dans les premières
semaines de la guerre l'Angleterre se faisait d'une
coopération militaire sur le continent. Sans qu'il
y ait eu d'accord militaire précis, comme l'ont
soutenu les historiens allemands, du moins, depuis
plusieurs années, les états-majors français et anglais,
prévoyant l'éventualité d'une attaque brusquée de la
part de l'Allemagne, avaient eu des entretiens confi-
dentiels sur la question. Le groupement des forces
anglaises devait se trouver d'abord entre .Maubeuge
et Le Cateau. Des conférences nouvelles, tenues au
début d'août, fixèrent la concentration britannique à
Amiens.
Le corps expéditionnaire placé sous les ordres du
maréchal French collabore avec les armées Iran-
294
çaises, mais il n'est nullement sous les ordres du
commandant en chef de ces armées. « Vous aurez
toute latitude, disent les instructions adressées à
Frencti par son gouvernement, pour discuter avec
le commandant en chef des armées françaises la situa-
tion militaire générale et le rôle spécial que vos
troupes sont en état de jouer ». Voilà établie cette
dualité de commandement qui devait avoir, jusqu'en
mars 1918, de si fâcheuses conséquences. De fait,
les discussions furent nombreuses. Entre le général
Joffre et le maréchal French, puissances égales, de
véritables notes diplomatiques durent, aux moments
les plus critiques de la retraite, être échangées, pour
assurer aux deux armées leur place respective sur le
front de combat. Et, dans de telles circonstances,
French prit sur lui de s'opposer nettement aux dis-
positions du généralissime français.
Pour le gouvernement anglais, d'ailleurs, il s'agit
tout d'abord de faire un effort strictement limité.
« Quoique vous deviez faire tous vos efforts, écrit à
French lord Kitchener, pour entrer aussi étroitement
que possible dans les vues et
les désirs de nos alliés, vous
aurez à considérer très sérieu-
sement le cas où vos troupes
seraient amenées à attaquer
dans des conditions défavora-
bles ». Dans ce cas, le gouver-
nement de Londres devrait ,
auparavant, donner son avis
On saisit ici sur le vif l'unr
des causes essentielles des
premiers revers et de la lon-
gueur de la guerre, L'Angle-
terre n'entend pas subordon-
ner un de ses chefs à une au
torité étrangère. Elle veut ré-
server sa liberté d'action. Nous
sommes, alors, dans la phase
de Végoïsme sacré. Seuls, les
revers de 1918 imposeront à
nos alliés un autre esprit, d'au-
tres méthodes.
Le corps britannique, en
effet, eut, au premier mois
de la guerre, pour préoccupa-
tion essentielle la défense de
la côte française, c'est-à-dire
de la côte britannique, contre
les troupes allemandes ; pour
cramte majeure, la séparation
d'avec ses bases de la Manche
et du détroit. Ainsi s'explique
le rôle joué par le corps expé-
ditionnaire pendant la bataille
de Mons et au cours de la
retraite.
Le 22 août, French, comme
les chefs français eux-mêmes,
est plein de confiance. Sou-
dain, comme il se dirige vers
Philippeville pour conférer
avec le commandement de
notre V armée, il rencontre
des éléments français qui bat-
tent en retraite. La bataille de
Charleroi est déjà engagée et
virtuellement perdue. French
juge, dès ce moment, la situation compromise et
refuse de faire une pression sur les armées enne-
mies qui attaquent la gauche de l'armée Lanrezac.
Mieux : sa position Mons-Condé lui paraît précaire, et
il est décidé par avance au repli. Le 23 et le 24, en
effet, les troupes britanniques doivent céder aux
masses allemandes et, le 25, French, redoutant le
mouvement d'enveloppement des armées allemandes,
qui pourrait avoir pour résultat de le couper de ses
bases, décide de battre en retraite en direction Saint-
Quentin-Noyon. Comme le général Joffre, le maréchal
compte alors résister à l'eimemi sur une ligne
Amiens-Reims. Mais, le 28, les renseignements par-
viennent sur l'ensemble de la bataille, et French peut,
suivant l'expression anglaise, « réaliser » les lourdes
pertes subies par ses troupes, se rendre compte de
l'effrayante dépression oii sont tombés chefs et sol-
dats. Smith-Dorrien ne propose-t-il pas tout simple-
ment de regagner les bases et de se rembarquer ?
Aussi, lorsque le général Joffre fait demander à
son collègue anglais de placer ses troupes entre la
V* armée française (dont la gauche est à La Fère) et
la VI" armée nouvellement formée (dont la droite
est à Compiègne), French refuse catégoriquement.
0 Je ne pouvais oublier, dit-il, que la V armée
française avait commencé sa retraite de la Sambre
vingt-quatre heures avant que j'eusse reçu officielle-
ment l'avis que le plan offensif de Joffre était aban-
donné ». Un peu par souci légitime des intérêts de
l'Empire, un peu, aussi, par rancune contre Lanrezac,
le maréchal French décide de continuer la retraite.
C'est contre l'avis du général Joffre, à qui le manque
d'unité de commandement ne permet pas d'imposer
ses vues ; c'est contre l'avis même du gouvernement
anglais et du ministre de la guerre, lord Kitchener.
Dans une comérence tenue à Paris le 1" septembre.
LAROUSSE MENSUEL
celui-ci essaye d'imposer à son subordonné le plan
du généralissime français. French refuse et s'élève, à
cette occasion, contre l'ingérence des chefs politiques
dans la conduite des opérations militaires. Par la
suite, d'ailleurs, le bon accord entre les deux vieux
soldats de la guerre du Transvaal ne fut pas tou-
jours parfait. Soutenu par lord Bertie,qui revendique
pour le commandant du corps expéditionnaire la
liberté de ses mouvements, French l'emporte. Il
suivra le mouvement de retraite de la V armée et
descendra jusqu'à une ligne allant de Villers-sur-
Morin à Fontenoy. Il va prendre sa part de la vic-
toire de la Marne. La tâche lui est grandement faci-
litée par l'action de la VI= armée (armée Maunoury),
qui, passée presque inaperçue des Allemands, a,
dès le 5 septembre, pris l'offensive sur la gauche an-
glaise et repoussé les Allemands au delà de l'Ourcq.
French collaborera étroitement avec cette armée ; le
plan qui lui paraît le plus efficace est le franchisse-
ment, aussi rapide que possible, du Grand-Morin, du
Petit-Morin et de la Marne. Les troupes anglaises.
i Kclusc il- 21 juin IJiu ;.\liniature ci un maniisci'it français de la Bibliolliciiue nanoiiaic
infanterie et cavalerie, réalisent alors des exploits
épiques. Le lo septembre, l'armée anglaise est arrivée
sur la Marne. Ici encore, une question se pose :
l'avance du corps anglais fut-elle facilitée par l'ac-
tion de la Vl" armée, ou celle-ci, au contraire,
dut-elle recevoir une aide des troupes britanniques
qui opéraient sur sa droite ? 0. On a prétendu, dit le
maréchal French, que j'avais fait appel au concours
du général Maunoury pour forcer la rivière Il n'en
est rien, ...et mon journal, au contraire, porte que
je reçus, à la date du 9, deux messages urgents de
Maunoury, me priant de détourner la pression
qu'exerçait sur lui le 3° C. A. allemand ».
Quoi qu'il en soit, les Britanniques, cependant,
comme le constate French, accablés de fatigue,
accomplirent un splendide effort et, grâce à leur col-
laboration, la victoire de la Marne fut gagnée. Quelle
fut, pour French, l'explication de ce miracle ? La
pression exercée par l'armée russe sur le front orien-
tal, la manœuvre de Maunoury sur l'Ourcq et
l'avance trop aventureuse, en flèche, de von Kluck,
qui, dès avant l'attaque de l'armée de Paris, juge sa
situation compromise et songe à la retraite. Voilà
pour la stratégie. 0 Mais, quant au côté tactique de
la bataille, je crois, dit le man chai F'rench, que le
nom du maréchal Joffre passera à la postérité comme
celui d'un des plus grands hommes de guerre de
l'histoire... Les batailles gagnées par les armées
françaises et leurs admirables chefs dépassent en
importance et en splendeur les plus glorieux exploits
du passé ». Voilà un jugement qu'il est bon de rap-
peler, à l'heure oij le rôle du maréchal Joffre dans la
victoire de la Marne est l'objet de si pstssionnées
discussions.
Il est fort intéressant de suivre le maréchal French
sur les champs de bataille de l'Aisne. Nous trouve-
«• 165. Novembre 1920.
rons dans ses Souvenirs une nouvelle manifestation
de cet état d'esprit que partagèrent tous les généraux
alliés : la guerre devait être courte et terminée par
une rapide offensive. « Le sentiment prédominant,
chez moi, dit French, était alors tout à l'optimisme ».
De concert avec le général loch, en effet, un grand
plan offensif est élaboré. Les Britanniques et les
Français réunis devaient, par une poussée combinée,
atteindre Lille-Courtrai, puis pousser vigoureusement
les Allemands à l'est. Mais, contre l'espoir des chefs
alliés, la bataille se stabilise et, le 15 octobre, com-
mence la bataille d'Vpres.
Sur cette bataille, l'une des plus importantes, des
plus décisives de la guerre, l'une de celles où l'armée
anglaise joua le rôle le plus glorieux (celle, d'ailleurs,
où il gagna son titre de noblesse et où ses qualités
de stratige se déployèrent le mieux), le maréchal
French insiste naturellement beaucoup. La bataille
d'Vpres lui parait fort justement avoir eu pour
enjeu la maîtrise de la mer du Nord et de la Manche.
Qu'elle fût perdue par les Alliés, les Allemands occu-
paient tous les ports de la
Manche ; l'Angleterre était à
la merci des canons lourds,
des sous-marins, des avions
ennemis. Et cette considéra-
tion, à elle seule, expliquerait
avec quelle ardeur nos. alliés
combattirent alors.
Dans cette bataille, que le
maréchal French appelle » ba-
taille d'Ypres-Armentières »,
il distingue quatre phases. La
première (15-26 octobre) est
marquée par « l'arrêt de
l'avance allemande vers la
Manche et son brillant rejet
sur la Lys par la cavalerie
d'Allenby ». C'est, d'ailleurs,
pour les Alliés, une bataille
offensive (ébauche d'un mou-
vement tournant contre la
droite allemande vers Gand et
Bruges), muée soudainement
en lutte défensive.
La deuxième phase(27-3ioc-
tobre) est la plus critique.
Devant les attaques furieuses
(les Allemands, les troupes
britanniques sont délogées de
Messines. Le maréchal envoie
sur le front de batadie jusqu'à
ses dernières réserves. La té-
nacité digne de celle d'un Wel-
lington, l'héroïsme des soldats
britanniques, une heureuse
manœuvre du général Fitz
Clarence sauvent la situation.
Jamais, plus qu'à ces heures
tragiques, les Alliés ne furent
près de la défaite.
Latroisièmephase(i"-iono-
%embre) est marquée par de
violentes attaques des Alle-
mands sur la ligne Wytschaëte-
Messines (reprise le 29 octo-
bre), avec, pour objectif, le
mont Kemmel. La cavalerie
d'Allenby, qui, au dire de French, a joué le rôle capital
dans toute la bataille, rejette les assaillants sur leurs
lignes. De nouveau, les chefs alliés, encourages par
les nouvelles reçues de Russie, espèrent passer à
l'offensive, i Si l'ennemi veut essayer de retirer ses
troupes pour remédier à la faiblesse de ses forces
dans l'Est, dit un ordre du jour du maréchal, nous
devons suivre sa retraite et le harceler de tout notre
pouvoir. » ...Espoirs tôt dissipés. Au début de no-
vembre, Guillaume II est arrivé sur le front; les it
et 12 novembre, il va, dans un effort désespéré, lan-
cer la garde prussienne contre le saillant d'Vpres.
Ce sera « le dernier coup, le coup heureux qui de-
vait, les Allemands l'espéraient, leur ouvrir la route
de la mer». C'est la quatrième phase de la bataille.
L'armée anglaise passe encore de durs moments.
Le II au matin, ses lignes sont percées. Mais l'in-
telligence de sir Douglas Haig, le courage indomp-
table des soldats anglais et aussi la belle résistance
des troupes françaises, qui combattent à la droite
et à la gauche de l'armée britaimique, enrayent défi-
nitivement la ruée allemande.
Encouragé par ce succès décisif et qui met l'An-
gleterre à l'abri de l'invasion germanique, le maré-
chal French conçut, à la fin de 1914. un plan de
grande envergure. A ce plan collabora le ministre de
la marine, Winston Churchill, qui vint plusieurs fois
au quartier général. Il s'agissait de diriger avec
toutes les forces britanniques une grande attaque le
long de la côte, d'enlever aux Allemands Ostende et
Zeebrugge et d'utiliser pour ces opérations le con-
cours des canons lourds de la flotte. Le plan se
heurta à la double opposition de lord Kitchener et
du commandement français. Il eût fallu, pour le
réaliser, transporter toutes les troupes britanniques à
l'extrême gauche du front allié. Joffre refusa, prépa-
N' 185. Novembre 1920.
rant à ce moment et avec les seules forces françaises
une attaque sur Albert et sur Roye. D'autre part, le
gouvernement anglais prépare justement l'expédi-
tion des Dardanelles, cela malgré l'opposition très
nette de French, et est décidé à utiliser la majorité
des troupes et des munitions britanniques sur ce
nouveau théâtre d'opérations.
Après avoir étudié le rôle de son armée dans les
opérations qui se déroulèrent d'août à décembre 1914,
le maréchal French aborde une autre question sur
laquelle il apporte des précisions assez curieuses :
celle des munitions. Celles-ci furent, dit-il, insuffi-
santes pendant toute l'année 1914 et le restent, mal-
gré ses appels au gouvernement anglais. Lorsque,
en avril 1915, Asquith déclare l'armée pourvue de
toutes les munitions nécessaires, le maréchal, se ren-
dant compte de l'aveuglement du gouvernement, lui
ouvre de force les yeux. Sur ses indications, le
colonel Repington montre dans un sensationnel
article du Times que la pénurie de munitions a été
la cause des récents insuccès. D'où réaction de l'opi-
nion publique et arrivée de Lloyd George au mi-
nistère des munitions.
Le maréchal French a donc joué non seulement
un rôle militaire, mais un rôle politique des plus
importants, et voilà, pour augmenter encore l'intérêt
de ses Mémoires, l'un des documents fondamentaux
que nous possédons sur la première année de la
guerre. — Léon Abensour.
Marine française (Histoire de la), par
Charles de La Roncière.TomesI-V (Paris, 1899-1920).
Si importante qu'ait été l'œuvre du cardinal de
Richelieu, notre histoire navale est antérieure à
l'action personnelle de ce grand homme. Il ne pou-
vait, sans doute, y avoir de marine nationale — pas
plus qu'il ne pouvait y avoir d'armée nationale —
dans un pays où la souveraineté était démembrée
et morcelée ; mais la France eut une histoire mari-
time avant d'avoir ime marine d'Etat et, pour la
Miir^'fif'nu'w
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[Miniature d'un
_'jr.L irauvaia du la Bibliuthùyue natioualc
première fois, cette partie de nos annales est exposée
d'après les méthodes scientifiques ; car les ouvrages
généraux publiés naguère sont des livres de vulgari-
sation plus ou moins superficiels, quand ils ne sont
pas romanesques, et les plus sérieux font trop bon
marché de la période des origines.
LAROUSSE MENSUEL
Charles de La Roncière a établi son ouvrage d'après
un plan très large ; il étudie dans le détail l'histoire
de la marine militaire (sans jamais cesser de la met-
tre en relation avec l'histoire générale), la trans-
formation des bâtiments, les progrès de l'armement
et ceux de la tactique, l'ad-
ministration et, enJ5n, l'his-
toire coloniale,naturellement
liée à celle de la marine.
Il commence par raconter
la fondation de Marseille, les
voyages d'exploration com-
merciale organisés par la
colonie phocéenne, la ren-
contre de la flotte vénète et
de la flotte de César à l'em-
bouchure de la Loire, l'acti-
vité du port de Boulogne
pendant la période gallo-
romaine, l'effort considérable
de Charlemagne pour réor-
ganiser les flottes de Gaule
et de Germanie, l'établisse-
ment des « hommes du Nord »
en Neustrie.
Cet événement fut gros
de conséquences. De la stra-
tégie byzantine les Franc
avaient « recueilli des mot-^,
un peu comme les enfants,
sans en pénétrer l'esprit » ;
les Normands et, plus tard,
les Génois, nous en révé-
lèrent le sens ; nous leur
devons de nombreux termes
de construction, de naviga-
tion, de pêche, et les conquérants des Deux-Siciles
fondèrent l'hydrographie et la hiérarchie navale en
combinant avec les éléments Scandinaves les éléments
arabes et byzantins. Les croisades, qui propagèrent
cette conception nouvelle,
familiarisèrent la noblesse
avec le « navigaige », et dé-
montrèrent lanécessitéd'une
marine de guerre perma-
nente. Alors que les Latins
'ie Constantinople se bor-
naient à mobiliser acciden-
tellement quelques navires
\énitiens,les empereurs grecs
(le Nicée se maintenaient
(lansla mer de Marmara et la
mer Noire, et ce fut leur
Hotte qui, en mettant en
fuite Baudouin 1 1 , déter-
mina la chute de l'empire
latin d'Orient.
Les croisades développè-
rent le commerce maritime
lie Marseille et de Montpel-
lier, et saint Louis fonda
Aigues-Mortes, qui fut le
premier port du roi sur la
Méditerranée,commele« clos
les Galées » à Rouen, fondé
par Philippe Auguste, fut le
premier port du roi sur
l'Atlantique. Pendant tout le
moyen âge, la Méditerranée
est le i domaine classique »
' le la marine militaire : c'est
là que nos marins font leur
apprentissage, que nos équi-
pages se recrutent, que notre
architecture navale prend
ses modèles. « Le micro-
cosme où commence cette
évolution est le clos des
Galées de Rouen ».
Dans la longue rivalité de
la France et de l'Angleterre,
sous les Capétiens directs et
sous les Valois, la guerre
navale tient naturellement
unegrande place. Louis VIII,
fils de Philippe Auguste,
porta la guerre chez l'enne-
mi ; les Français ne se re-
tirèrent qu'au bout de dix-
sept mois, après que le cor-
saire Hustache le Moine, qui
leur amenait des renforts,
eut perdu la bataille des
Cinq-Iles (1217). Philippe le
Bel fut le créateur de notre
marine d'Etat ; il appela
dans le Ponant des marins
et des stratégistes méridio-
naux, rassembla des escadres génoise, proven-
çale, espagnole, hanséatique, normande, et pro-
jeta un débarquement en Angleterre ; mais les
« gouverneurs • de notre flotte, Jean d'Harcourt et
Matthieu de Montmorency, furent battus à Douvres
et à Hythe (1295). « Ce ne fut pas la dernière fois,
hélas ! que de grands seigneurs sans expérience de
la mer se crurent assez qualifiés par leur naissance
pour commander une escadre ». Philippe le Bel ne
se décourage pas. Précurseur de Napoléon, il pré-
pare le blocus continental de l'Angleterre. Il obtient
Caraque du xv« siècle. (X>e£sia de Murei-Fatiu.)
l'adhésion des Norvégiens, des Hanséates, des Hol-
landais, des Flamands, des Basques, et il force celle
des Brabançons, des Bretons, des Gascons : c'était
l'isolement, depuis les côtes de Norvège jusqu'à
Cadix, depuis Riga jusqu'à Messine. L'Angleterre fut
sauvée par les Flandres, qui commandaient le Rhin,
la Meuse, l'Escaut et qui restèrent ouvertes au com-
merce britannique.
Le blocus eut pour corollaire les guerres flamandes
et l'expédition d'Ecosse, qui furent à leur tour le
prélude de la guerre de Cent ans. La France dispo-
sait alors d'une cinquantaine de bâtiments des
meilleurs types (galères, barges, nefs), répartis en
éventail le long de la côte, appuyés au centre sur
le gros de l'escadre, dissimulé à Rouen, derrière les
sinuosités du fleuve. Les historiens disent d'ordinaire
que, faute de flotte régulière, les Valois avaient
recours aux armements particuliers. Notre auteur
s'élève contre cette affirmation. Il établit que le seul
vice de notre organisation navale, c'était l'absence
d'une flotte de réserve, analogue au contingent bri-
tannique des Cinq-Ports. Lorsqu'un arrêt de prince
intervenait, nos armateurs, bien différents des ar-
mateurs ennemis, se prêtaient de mauvaise grâce à
son exécution. Aux flottes anglaises de l'ouest et du
nord, à l'arrière-ban des Cinq-Ports, aux amiraux de
Guyenne et de Bayonne, nous ne pouvions opposer
qu'une escadre, et ce fut seulement au temps de
Charles V que le concours des Castillans devint réel-
lement efficace ; notre seule ressource était de recou-
rir aux ports de la Méditerranée, « véritables entre-
pôts de mercenaires ». Et puis, « sur une base
d'opérations trop étroite, qui était en même temps
la seule source du recrutement des matelots, la
Normandie et la Picardie, s'accumulaient les coups
d'une marine puissante et bien informée. A ren-
contre de l'ennemi, le service d'espioima?e, qui a
toujours répugné à notre caractère, et même le ser-
vice des navires éclaireurs, si facile avec des galères
agiles, étaient mal conçus, mal exécutés » . Aussi la
course fut-elle l'une de nos meilleures armes.
Le bilan maritime de la guerre de Cent ans est
facile à établir. Sous Philippe VI, quelques succès
sont suivis du désastre effroyable de l'Ecluse, dû à
l'infériorité de la position, à la lenteur de notre
tir, à la dislocation de nos lignes, à l'intervention
des Flamands (1340) et, quelques jours après la
mort du premier Valois, la victoire de VVinchelsea
assure la suprématie navale de l'Angleterre, ébran-
lant par contre-coup l'alliance franco-castillane.
« Jean II tint ses marins en baleine, dans une
activité fébrile et stérile, qui s'exerça utilement dès
que le roi fut dans les prisons de l'ennemi... C'est
à la suite d'une campagne navale pour délivrer le
roi Jean que les Parisiens purent inscrire sur leur
blason une nef de guerre à la place du modeste
chaland des nautes de Lutèce. Un des capitaines
de la flotte, Enguerrand Ringois, se laissa préci-
piter du haut du donjon de Douvres, plutôt que de
renier la France ». Charles V fit du clos des Galées
un arsenal, et l'amiral Jean de Vienne, émule du
connétable Du Guesclin, porta des coups terribles
à la marine anglaise, qui, malheureusement pour
nous, se releva grâce à la situation générale de
notre pays sous Charles VI ; cependant, même pen-
dant ce règne funeste, les projets de débarquement
en Grande-Bretagne furent repris et activement
poussés.
296
L'histoire maritime de la France au moyen âge
se termine par le récit des navigations canariennes,
des exploits de Boucicaut , des épisodes mar-
quants de la guerre de course au début du
xv° siècle, des dernières batailles navales de la guerre
ho Taisseau la Couronne, portant 7S canons, construit en
constnicteuf dieppois Cli
1638 à La Roche-Bernard, 8ur les plans du
Morieu.
de Cent ans. Après la délivrance, à laquelle la ma-
rine n'a d'ailleurs aucune part, Jacques Cœur
accomplit une œuvre admirable. « Toutes les
richesses qui fuyaient la France, Jacques Cœur les
emprisonna dans les mailles serrées de ses comptoirs
La proue du vaisseau de premier rang le Soleil-Royal (1690).
méditerranéens, et sa flotte les fit converger vers
Aigues-Mortes.»
Jusqu'alors, la guerre a eu pour théâtre une mer
intérieure : Manche, Méditerranée, etc. Avec les
grands voyages de découvertes s'ouvre pour la
LAROUSSE MENSUEL
marine une période nouvelle. La galère est détrô-
née par le voilier, qui s'adapte aux exigences de
la navigation hauturière et « s'arme de toutes piè-
ces, comme un homme de guerre», en même temps
que les duels d'artillerie, qui précèdent l'abor-
dage, renouvel-
lent la tactique
et déterminent
l'abandonde
la tradition
romaine. La
Renaissance
s'étend aux
constructions
navales, les ar-
tistes concou-
rent à les em-
bellir, tandis
que les savants
cherchent le
propulseur qui
libérera le na-
vire de la ser-
vitude des
vents.
Les guerres
d'Italie et la ri-
valité de Fran-
çois I" et de
Charles-Quint,
considérées au
point de vue
naval, fournis-
sent à notre
auteur la ma-
tière de chapi-
tres particuliè-
rement intéres-
sants.
Louis XI
avait continué
la politique
inaugurée par
le grand argen-
tier de Char-
les VII. Cette
politique fut compromise par Charles VIII et, sous
François I", l'anarchie, la vénalité, la concussion pa-
ralysèrent les dévouements ou les rendirent inutiles.
Or, si nous étions libérés de l'étreinte anglaise, si la
ceinture de nos côtes avait été close par la réunion
à la couronne de la Flandre, de la Bretagne, de la
Guyenne, de la Provence, « notre petite alliée des
guerres d'antan, la Castille, démesurément agrandie
et devenue hos-
tile, disposait
des flottes for-
midables de
l'Andalousie,
de l'Aragon et
des Pays-Bas,
dont les nôtres
ne pouvaient
contre-balancer
la puissance ».
Et la France
dut s'allier con-
tre l'Espagne
avec les Turcs
et les protes-
tants, hollan-
dais.
Elle compta
alors des ma-
rins comme
Coet an len,
Portzmoguer,
Prégent de Bi-
doux, Polinde
LaGarde;mais
le connétable
de Montmo-
rency, com-
mandant en
chef des galè-
res, fit échouer
les projets ten-
dant à délivrer
François I"^' ou
à capturer l'in-
fant don Phi-
lippe. André
Doria aban-
donna notre
service , parce
quesa suscepti-
bilité avait été froissée ; Chabot alla jusqu'à la trahi-
son. C'est une satisfaction d'enregistrer, à côté de
ces tristesses, les eflorts heureux que l'esprit d'entre-
prise inspira à Jacques Cartier, aux Ango, à tous
ces marins hardis qui jetèrent les bases de notre
empire colonial.
Henri II comprit l'importance de la marine. Il
élabora, au début de son règne, un plan de cons-
N' 765 Novembre 1920.
tructions navales dont i! poursuivit l'exécution, à
travers les vicissitudes de la guerre, avec intelli-
gence et esprit de suite. Dans les lettres patentes
qu'il donna à Fontainebleau, le 13 septembre 1547,
il disait :
Considéré que l'une des principalles choses dignes de
nostre grandeur, c'est d'être fort et grossement équippé par
la mer, nous avons advisé de faire fère ung bon nombre de
vaisseaulx ronds en la mer de Ponant et quarante gallères
en celle du Levant, oultre ce que nous avoit laissé feu nostre
seigneur et père.
En conséquence, vingt-six galères furent mises en
chantier d'un seul coup, à Marseille et à Toulon.
Henri II voulait une escadre capable de défendre le
littoral et de se porter « où et ainsi que l'occasion
se pourroit offrir et présenter ». La réforme du com-
mandement, qui s'était montré indigne ou coupable,
suivit la réorganisation de la flotte. L'ordonnance
de Saint-Germain-en-Laye, du 15 mars 1549, régla
sagement l'utilisation des galériens en les proté-
geant contre les brutalités inutiles et fixa les règles
de la discipline à bord; et, dans un commentaire
contemporain de cette ordonnance, on trouve déjà
l'idée de l'inscription maritime. Henri II mérite le
titre de 0 précurseur de Colbert », mais ses efforts
furent impuissants, parce qu'ils ne purent triom-
pher de la routine et de l'égoisme. Le connétable
de Montmorency, « le fléau de notre marine », sacrifia
à sa rancune Léon Strozzi, prieur de Capoue,
comme il avait sacrifié à ses intérêts André Doria,
et, lorsque reprit notre rivalité avec l'Empire, la
France, faute d'un chef, perdit la suprématie navale.
Jusqu'aux guerresde religion, les colonies n'avaient
guère été considérées que comme un exutoire pour
la lie du peuple. Cette conception fâcheuse se mo-
difia lorsque les calvinistes émigrèrent en Amérique ;
puis, sous Henri IV, se fit jour l'idée d'une Plus
grande France ; et si notre empire d'outre-mer ne fut
pas fondé plus tôt, c'est que nos administrateurs et
nos navigateurs n'exécutaient pas un plan d'ensem-
ble, nettement arrêté. Sous les fils de Henri II,
tandis que notre marine est en pleine décadence —
elle ne compte, au temps de la Ligue, que deux
vieux vaisseaux — la Floride française est fondée,
nous commençons à avoir une politique africaine,
nous prenons pied au Brésil. Catherine de Médicis
conçoit un vaste projet, longtemps ignoré des histo-
riens et que notre auteur a découvert : il ne s'agis-
sait de rien moins que de la conquête des deux
Amériques. Deux vice-rois furent nommés : Troïlus
du .Mesgouez devait reprendre et gouverner l'Amé-
rique du Nord, abandonnée depuis Jacques Cartier,
et nous profiterions de la dislocation du royaume
de Portugal pour nous annexer le Brésil. Malheu-
I
Vaisseau de premier ranj /'
s lie canon, lancé en 1692.
reusement, Troïlusdu Mesgouez, « vice-roi des Terres-
Neuves j, fit naufrage avant d'atteindre l'Amérique
du Nord; Philippe Strozzi, chargé de prendre le
Brésil, fut battu et tué à la bataille des Açores
(26 juillet 1582) et, avec ces deux hommes, mourut
• le secret de la Reine » .
Henri IV n'eut pas le temps de reconstituer une
marine d'Etat, comme il en avait formé le projet;
«• 165. Novembre 1920.
mais il eut un programme colonial dont l'exécution
fut contrecarrée par les intrigues étrangères et
même par Sully. « Le grand ministre avait le
défaut d'être économe jusqu'à l'avarice. On le disait
même assez sensible aux présents : l'ambassadeur
de Toscane l'écrivait à son maître à toutes fins
utiles. Bref, la sympathie avouée de Sully pour
la Hollande, au point qu'il songeait à s'y retirer
après la mort de Henri IV, donne lieu de craindre
que sa conscience s'en<lormit sur le lit d'or des Hol-
landais ». Cependant, les expéditions coloniales con-
tinuent avec les petits-neveux de Jacques Cartier,
Champlain, La Ravardière, les Razilly et tant d'au-
tres ouvriers de l'expansion française. Malheureu-
sement, nous n'avions pas une marine, et il n'est
pas de colonies sans une manne capable de leur ap-
porter le secours de la mère patrie.
Richelieu, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de
marins, répara les fautes des derniers Valois dans un
domaine où, comme dans beaucoup d'autres, il fut
supérieur. « Les forces maritimes, disait-il, sont le
plus court moyen de conserver la grandeur des
Etats ». Et il fit sienne la conception d'Isaac de
Razilly : « Quiconque est maître de la mer a un grand
pouvoir sur la terre. » Grand maître, chef et surin-
tendant général de la navigation et commerce de
France, il abolit la charge d'amiral du royaume et
restitua à la marine la cohésion que lui faisait perdre
la division du littoral en amirautés autonomes. L'ins-
titution des « classes » assura le recrutement des
matelots, et la création du régiment des vaisseaux
fournit des troupes de débarquement. Profitant de
l'écroulement de la puissance espagnole, il accrut
notre littoral au nord-est et à des comptoirs il sub-
stitua des colonies exploitées par des compagnies à
charte. Il n'eut pas le temps d'asseoir définitivement
notre puissance navale, et la régence d'Anne d'Au-
triche fut si funeste à notre marine que la flotte du
roi comptait trente bâtiments quand Colbert prit le
pouvoir.
Par son ampleur et sa complexité admirables, l'œuvre d'un
pareil homme stupéfie l'imagination. Elle touche à tout : ma-
rine militaire, économie politique, administration, commerce,
colonisation; elle ne rencontre point un problème sans le ré-
soudre. L'unification tentée par Richelieu est reprise sur une
base plus rationnelle ; l'amiral reprend le commandement de
la flotte, le secrétaire d'Etat pour la marine de réserve l'ad-
ministration des affaires courantes. Pour appuyer ses projets
grandioses ou ses prétentions arbitraires, la monarchie ab-
solue a besoin de grosses flottes ; Colbert les crée de toutes
pièces. Il a trouvé trente vaisseaux, il en laisse deux cents ;
aux deux ports de guerre, Brest et Toulon, il en ajoute un
troisième, Rochefort, et fortifie Dunkerque. Avant lui, nous
étions tributaires de la Suède pour l'artillerie, nos officiers
faisaient en grand nombre leur apprentissage dans les n ca-
ravanes de la religion n, c'est-à-dire sousie drapeau de l'ordre
de Malte. Colbert crée des fonderies d'ancres et de canons,
des écoles d'hydrographie et d'artillerie; des compagnies de
jeunes eardes-marine deviennent des pépinières d'officiers,
ce qui n'empêche pas de conférer des grades aux capitaines
au long cours les plus habiles. Dans les arsenaux, une sage
prévoyance, qui se traduit par des ordonnances de police,
tient en réserve des pièces d'assemblage pour de nouveaux
navires ; les ouvriers ont acquis une telle habileté qu'une
galère est construite en quelques heures, « entre deux
soleils «.
Toutes les classes sociales donnèrent leur concours
à l'entreprise gigantesque de Colbert. La population
maritime fut réquisitionnée et, tandis que le mi-
nistre attirait la noblesse en réservant l'uniforme au
seul mérite, la riche bourgeoisie, adroitemeut solli-
citée, apportait son or aux compagnies de commerce,
qu'encourageait, d'autre part, l'allocation de primes
à la marine marchande. Notre premier empire co-
lonial ne dut pas uniquement sa prospérité à des
compagnies : Colbert, docile aux conseils de l'expé-
rience, eut la sagesse de ne pas entraver les initia-
tives particulières, et il est remarquable que, malgré
les erreurs et les fautes commises après sa mort,
notre domaine d'outre-mer, moins étendu que celui
de l'Espagne, ne le cédait à aucun autre quant à
l'importance économique.
Avec la guerre de la succession d'Augsbourg, s'est
ouverte la rivalité maritime de la France et de l'An-
gleterre, qui ne se terminera qu'en r8i5. Nous en
trouverons l'histoire dans les volumes suivants; car
le tome V, le dernier paru, s'arrête à la paix de Ni-
mègue.
Un ouvrage aussi considérable et aussi conscien-
cieux, animé d'un souffle patriotique aussi pur, est
fécond en enseignements utiles. Tout le monde s'ac-
corde à reconnaître que l'influence de la mer et de la
navigation sur le développement des nations a été
déterminante, qu'une politique commerciale et colo-
niale s'impose aux Etats qui veulent leur indépen-
dance économique et que cette indépendance, coirmie
celle des Etats eux-mêmes, doit être garantie par
une force armée.
L'histoire comparée de la France et de la Grande-
Bretagne fournit de ces vérités un exemple caracté-
ristique. L'Angleterre a toujours entouré les choses
de la mer d'une sollicitude particulière; la marine
est » une forme naturelle » de son activité, « le ba-
romètre 0 de son énergie collective. Chez nous, les
périodes de prospérité navale ont toujours coïncidé
avec les périodes de prospérité générale et , lorsque
la France, si riche en héros et en hommes d'initia-
LAROUSSE MENSUEL
tive, s'est trouvée, au point de vue naval, inférieure
aux autres puissances, c'est que l'esprit de suite fai-
sait défaut à ses politiques et la compétence à ses
amiraux. Nous éviterons tout naturellement ce dou-
ble écueil si nous comprenons que notre marine doit
faire corps avec la nation, au lieu d'être comme « un
saiellite solaire qui évolue autour d'un monde plus
grand et en subit la loi sans sortir de son rôle pas-
sif ». Ceux qui doutent encore de la nécessité, pour
les peuples indépendants, d'avoir une marine puis-
sante, se rappelleront utilement que, dans la Grande
Guerre, les victoires continentales de l'Allemagne
n'ont pu être décisives parce qu'elle n'avait pas la
maîtrise de la mer. — Maxime Pbtit.
Marqueste (Laurent-Honoré), sculpteur fran-
çais, né à Toulouse le 12 juin 1848, mort à Paris le
5 avril r920. Laurent Marqueste appartiendra, pour
l'histoire de l'art, à cette pléiade d'artistes toulousains
qui se forma dans l'atelier de Falguière, à l'école des
classiques grecs et, surtout, de la Renaissance floren-
tine. Il était le fils d'un fabricant de meubles et, tout
jeune, commença par sculpter le bois. Envoyé à Paris
avec le prix municipal de Toulouse en 1868, il en-
tra dans l'atelier de Jouffroy et Falguière. Jouffroy,
excellent professeur, lui donna le goût de l'anti-
quité grecque, mais c'est surtout Falguière qui l'in-
fluença. Autour de Falguière se pressaient alors des
artistes comme Antonin Mercié, Injalbert, Cariés,
Puech, etc., tous originaires, comme leur maître, de
la capitale du Languedoc. Marqueste, d'ailleurs, se
plaisait à proclamer en toute occasion que Falguière
fut son véritable éducateur. L'enseignement coloré,
pittoresque et original du maître laissa dans son
cœur et dans sa pensée une trace ineffaçable.
Marqueste obtint le grand prix de Rome à trente-
trois ans (1871). Il avait eu un accessit l'année pré-
cédente.
Le sujet du concours était un bas-relief : la Flagel-
lation du Christ. Ses envois de Rome furent remar-
qués; il subit immédiatement l'influence de Jeande
Bologne et de Cellini. Au Salon, Marqueste exposa
régulièrement tous les ans, de 1878 à igro. Tra-
vailleur acharné et consciencieux, il vit successi-
vement venir à lui les commandes et les honneurs,
sans en ressentir autrement d'orgueil. Son carac-
tère était énergique, franc, mais froid et réservé ;
pourtant, il « flambait en dedans », disait-on.
On le voyait bien, toutes les fois que l'art et la
tradition étaient en question.
Derrière un homme à l'aspect soucieux, ren-
fermé et un peu lassé, se cachait l'âme ardente
d'un Méridional. Il jouit très vite d'une grande
autorité dans les milieux académiques. « L'Insti-
tut était sa chose, a dit en plaisantant Flameng;
aussi se croyait-il créé pour la défendre avec
une énergie combative jamais ralentie. Il aimait
passionnément notre vieille maison. »
Il était le défenseur absolu de l'école et des
règlements; il apportait, dans les discussions où
ils semblaient en péril, une fermeté qui triom-
phait souvent des plus violentes attaques. Cette
ardeur, qui le portait à défendre ses idées, il la
mettait aussi à défendre ses amis. Il avait la
religion de l'amitié. Il aimait ses élèves comme il
aimait son fils, et ces sentiments passionnés lui
firent ressentir plus cruellement sa douleur,
lorsque celui-ci lui fut enlevé. On peut dire, en
vérité, que ce chagrin hâta sa fin.
Marqueste est l'auteur d'un nombre considé-
rable d'œuvres qui décorent les monuments de
Paris. Nous citerons : à la Sorbonne, la statue
en pierre de Victor Hugo (1901); à l'Opéra-
Comique, les quatre groupes qui soulèvent le
rideau (1898) ; à la gare d'Orsay, la statue de
la Ville de Toulouse {1900); dans le jardin du
Luxembourg, un monument à Ferdinand Fabre
(1903); à l'Hôtel de Ville, il exécuta un Pierre
de Montreuil qui décore la façade, l'Art, une
statue en bronze et surtout la statue A'Etienne
Marcel (1885), qu'il termina après la mort de son
ami Idrac, qui en avait reçu la commande et qu'il
modifia, tout en conservant le caractère que son
prédécesseur lui avait doimé. Le pont Alexandre est
également orné d'une statue de lui, la France de
Louis XIV (1899), sur un des pylônes. Marqueste a
exécuté pour le fronton du Muséum un bas-relief,
la Conquête du cheval; la Bibliothèque nationale,
le Sénat, l'Odéon possèdentdes bustes de Marqueste,
le Jardin des Tuileries a reçu le monument de
Waldeck-Rousscau (1910) et la dernière oeuvre du
statuaire, un groupe très important : les Orateurs et
Publicisles de la Restauration, a été exécutée pour le
Panthéon. Marqueste a fait également des groupes
et des statues pour le Musée de Pittsburg, pour
Baltimore, Santiago du Chili.
Marqueste a eu des commandes importantes; nous
citerons la décoration du fronton de l'hôtel Dufayel
aux Champs-Elysées (1904) et un grand nombre de
bustes : Ernest Reyer, Saint-Saéns, Jules Dupré, le
professeur Poirier, Benjamin Constant, le docteur
Doyen, etc., dont certains sont excellents, comme
aussi des monument funéraires : celui de LéoDelibes
(1900), celui surtout de son maître Falguière (1908) au
297
cimetière du Père-Lachaise. Pour les différentes Expo-
sitions universelles, il a exécuté des statues : la sta-
tue du Danemark (façade du Grand-Palais, 1878),
l'Architecture (pour le Palais des beaux-arts, 1889) ;
l'Electricité (pour le Palais de l'électricité, 1900).
Toutefois, en dehors de ce labeur de commande,
Marqueste a exposé au Salon des œuvres où il s'est
laissé aller à sa
fantaisie et à son
goût pour la
beauté pure. C'est
là, croyons-nous,
qu'il faut cher-
cher le meilleur
de lui-même. Ce
sont des oeuvres
d'inspiration an-
tique, comme la
Douleur d'Orphée
(1879, au musée
de Caen) ; Diane
surprise (1880);
une statue en
marbre de Cupt-
don (1883, actuel-
lement au musée
du Luxembourg),
qui reçut l'accueil
le plus flatteur. Edmond About la déclarait t une figure
vraiment athénienne ». « Impossible de souhaiter un
modèle plus frais et plu^i jeune, déclarait Olivier Merson
dans le « Monde illustré » ; de quelque côté qu'on l'exa-
mine, cette jolie statue présente des profils inattendus
et charmants ». La Galatée, qu'il exposa l'aimée sui-
vante (1S84), ne reçut pas moins d'éloges. Puis c'est
une Ew (1889, aujourd'hui au musée de Copenhague),
t^ Enlèvement de Déjanire (1892, jardin du Luxem-
bourg), l'Enlèvement de Psyché (1895), Hébé (1909,
musée du Luxembourg). Nous mettons à part son
groupe Persée et la Gorgone, qu'iJ envoya de Rome
Marqueete. (Phot. Bruun.)
Cupidon, par Marqueste (musée du IjUxembourif}.
(1875) et dont il retravailla les détails pour n'en ex-
poser le marbre qu'en 1890 (au musée du Luxem-
bourg). Ce groupe est, à notre avis, son meilleur
morceau ; car il est l'expression même de son idéal
esthétique : imiter les anciens dans ce qu'ils nous
ont laissé de plus près du beau absolu et hors
du temps, sans se préoccuper des caprices de
la mode.
Marqueste fut nommé professeur à l'Ecole des
beaux-arts en r893 ; il avait été décoré de la Légion
d'honneur en 1884. Il fut nommé officier en 1894.
Elu membre de l'Institut en 1894, à quarante-
quatre ans, chef d'atelier à l'Ecole en 1909, il reçut
la cravate de commandeur de la Légion d'hoimeur
en 1903. — Jean-Oabriel Lemuinb.
Mort enchaînée (la), pièce dramatique en
trois actes, en vers, par Maurice Magre, représen-
tée pour la première fois à la Comédie- Française le
10 septembre 1920.
La Mort enchaînée est l'histoire de Sisyphe, roi
de Corinthe, celui qui, dans la mythologie, fut con-
damné aux Enfers, pour son orgueil et son im-
piété, à rouler un rocher qui redescendait dès qu'il
298
était au haut de la pente. Il ne sera, d'ailleurs, pas
question, dans la pièce, de ce châtiment célèbre.
L'action se passe sous les remparts d'Euphyre,
devant la porte monumentale qui conduit à l'inté-
rieur de la cité et sous laquelle passe la route en
pente. A l'extérieur, sur la place, se dresse un lourd
môle de pierre, auquel Sisyphe avait attaché par des
chaînes une lionne, morte depuis peu. Il lui livrait
en pâture ceux qu'il surprenait à offrir des sacrifices
aux dieux, car il sait que les dieux n'existent pas, et
il a pressenti l'athéisme d'Epicure. Il fait honte à
ses sujets de leur crédulité et de leurs rites. Il brave
le ciel, qui demeure muet.
Une jeune fille accourt en criant à l'aide. C'est
Egire, fille du roi voisin, Asope. Le dieu Ouranos,
déguisé en berger, la poursuit de sa lubricité. Sisy-
phe recueille, abrite et protège la pauvrette et défie
le ciel en plantant son glaive dans le sol : « Qu'Oura-
nos vienne le prendre! » Le dieu demeure coi. Voici,
pourtant, qu'auprès du glaive fiché en terre, une
forme apparaît : c'est une femme, c'est la Mort, mes-
Perfiée et la Gorgone, par Marqueste. (Musée du Lu
sagère des dieux vengeurs. Sisyphe ne pâlit pas. Il
marivaude avec la terrible déesse, qui, étant femme,
accepte et écoute les fleurettes. Ils s'attablent sur la
pierre, partagent les fruits des corbeilles. Le vieux
roi est habile : il sait parler aux femmes. La Mort
sourit et bavarde, se laisse prendre aux flatteries.
« On te voit trop rarement », lui dit le roi; et la
Mort, flattée, lui répond par l'emploi de son temps :
Je dois semer la vaste terre d'ossements.
Rien n'interrompt jamais mon éternel voyage.
Je déchaîne la guerre et préside aux naufrages...
Je vole avec la flèche et vis dans les poisons ;
Je m'assieds quelquefois sur le seuil des maisons,
Pour toucher les enfants avec mon doigt de pierre.
Et je marche la nuit sans bruit et sans lumière.
Les hommes sont nombreux, et le chemin est long.
La sinistre déesse se laisse séduire et charmer.
Soudain, Sisyphe la saisit et l'enserre dans les chaînes
de sa lionne. La Mort est enchaînée, et les humains
ne mourront plus. En vain la captive appelle et
supplie les dieux.
SISYPHE
... Tn peux supplier, c'est en vain ;
Je t'ai prise ce soir par mon ftouvoir humain,
Comme un oiseau de nuit sinistre que l'on cloue
Sur un mur noir; ainsi, pour que l'on te bafoue,
Pour qu'on vienne cracher sur ta face aux yeux morts,
Je viens de t'enchaîner par le milieu du corps.
Le piège était grossier et la ruse vulgaire.
On prend moins aisément les filles de la terre
Que les dieux, quand on joue avec leur vanité.
Nul ne vient, et la Mort est prise en vérité.
LAROUSSE MENSUEL
Le roi regagne son palais, et le dieu Pan vient dans
la clarté de la lune dire ses chants joyeux devant
la défaite de la Mort.
A l'acte II", la noire déesse est toujours clouée
au pilori. La foule, haineuse et audacieuse, la fouaille,
la frappe de bâtons et de faux comme une vulgaire
mortelle, et la déesse pousse des cris d'efiroi et de
douleur.
Cependant, sa délivrance est proche.
Sisyphe aime et a épousé la jeune Egine, qu'il a
soustraite aux ardeurs d'Ouranos. Mais il a un fils,
le jeune Glaucos, qui aime Egine et en est aimé. Le
vieillard, comme Mithridate, comme Thésée, est
jaloux de son fils et pleure sur sa vieillesse, qui ne
peut plus espérer l'amour d'Egine :
Elle dit bien mon nom, mais c'est lui qu'elle appelle ;
Elle me tend la bouche et la donne, pourtant,
A l'autre, et je n'ai plus qu'un reste de printemps.
Des vestiges de fleurs qu'on a déjà cueillies.
Une jeunesse lasse et dans mes bras vieillie.
Cependant, il doute encore. Mais il va savoir. Si
les jeunes gens s'aiment et sont
d'accord, ils doivent désirer sa
mort. Il va s'en assurer par une
sorte de consentement au suicide.
Il feint de partir pour une chasse
au sanglier. Afin de ne pas perdre
la clef du cadenas qui enchaîne la
Mort, il la confie aux jeunes gens.
S'ils méditent de se débarrasser
de lui, ils délivreront la Mort, et
Sisyphe mourra. Il s'éloigne.
Glaucos hésite à tuer son père.
Il avise une petite esclave, Tyro,
qui aime le roi et que celui-ci a
abandonnée. Elle souhaite mourir
de désespoir. Egine lui donne la
clef fatale et, aussitôt, la petite dé-
sespérée délivre la Mort. La Fau-
cheuse s'élance hors de ses chaînes,
baise au front, pour le tuer, Sisyphe
de retour et se précipite dans l'in-
térieur de la cité, qui retentit aus-
sitôt de lamentations et de cris.
A l'acte IIP, Sisyphe, descendu
aux Enfers, a obtenu des dieux
infernaux de revenir sur la terre.
Le nouveau roi, Glaucos, est monté
sur le trône; le sceptre doit lui
être remis, selon l'usage, par un
pauvre. Sisyphe se dissimule sous
le manteau d'un mendiant. Sous
ce déguisement, il peut constater
l'ingratitude des hommes. Il ap-
prend que ses anciens sujets haïs-
sent et méprisent sa mémoire. Son
corps a été jeté sans sépulture dans
une fosse d'ordures. Il est raillé
pour avoir été trompé de son vi-
vant par la complicité notoire de
son fils et de sa femme. Dans sa
fureur, il se présente pour offrir le
sceptre au nouveau roi et, soudain,
il se redresse, ceint la couronne et
va tuer Glaucos. Son geste est ar-
rêté par sept vieillards, qui sont les
Mânes de ses aïeux et qui accom-
pagnent ses pas depuis sa sortie
des Enfers. Ils lui ordonnent de res-
pecter la vie de son enfant, en vertu
de la loi qui prescrit à chaque gé-
lembourg.) nération de se sacrifier au progrès
et au bonheur de la suivante.
L'histoire de l'humanité est celle de la succession
désintéressée des efforts tendus vers l'avenir :
... Nous sommes
Les Mânes, tes parents laborieux, les hommes,
Ceux qui souffrirent, qui peinèrent, transmettant
La flamme de l'esprit, qui vient du fond des temps.
Pour faire derrière eux la vie un peu plus belle.
Nous sommes les chaînons de la chaîne éternelle.
C'est à ses aïeux que Sisyphe doit tout ce qu'il
sait, tout ce qu'il est :
Le feu de nos regards est inscrit dans tes yeux,
Et, si tu découvris la pensée et la force,
Elle est la fleur d'un arbre où nous fûmes l'écorce
Mais, pour que librement l'arbre monte au soleil,
Il faut que cette fleur devienne un fruit vermeil ;
Il faut que le fruit tombe et la feuille périsse.
Ainsi, pour que la loi terrestre s'accomplisse.
Toi, l'homme, ayant reçu la volonté, l'esprit.
Et l'ayant de ton sang créé, formé, nourri,
Tu dois à ton enfant transmettre l'héritage.
Afin que cet esprit de l'homme très puissant
Et très vieux, mais toujours plus jeune en vieillissant,
Du dernier fils humain de la dernière race
Fasse un dieu ruisselant de soleil et de grâce.
Les Mânes se félicitent d'avoir arrêté le bras de
Sisyphe, qui allait tuer son propre fils et son épouse,
car ils ont fait triompher la cause de l'amour des
êtres et de la bonté :
Nous avons empêché qu'à l'arbre de la race
Tu ne viennes couper la branche du printemps;
Nous t'avons épargné le sang de ton enfant
Et de ta femme, car, vois-tu, le mal suprême
Est le mal que l'on (ait aux êtres que l'on aime.
JV* 165. Novembre 1820.
L'auteur a lui-même précisé en ces termes la si-
gnification philosophique de son ouvrage :
Le personnage central est Sisyphe, que la fable nous mon-
tre puni par les dieux et roulant sans cesse un rocher qui
toujours retombe. Pourquoi ce châtiment? J'ai fait de Si-
syphe un roi puissant, qui raille les dieux et les défie. Il
parvient à enchaîner la Mort. Puis, ayant été trahi, il trouve
le moyen d'échapper aux divinités infernales et revoit la lu-
mière du jour. Mais, alors, il comprend — c'est la conclusion
philosophique de l'ouvrage — que l'homme doit se résigner à
subir les lois éternelles, qu'il ne sert à rien de se révolter
contre la mort et que le bonheur des vivants est fait du
noble renoncement des générations successives.
A vrai dire, chaque acte présente un caractère dif-
férent, ce qui nuit un peu à l'unité. L'acte l"' est
un plaidoyer éloquent contre la religion, la crédulité, la
superstition. L'acte suivant nous mêle à un drame
sentimental, la jalousie d'un père. Le dernier acte
exalte l'œuvre des générations successives, alternant
leurs efforts pour le progrès et l'avenir, et cette con-
clusion ne manque pas d'une noble grandeur.
Le style a de la force, de la limpidité; le vers,
bien frappé, oscille entre la prosodie classique et la
liberté moderne. Au total, cet ouvrage honore son
auteur. — Léo Clarbtib.
Les principaux rôles ont été créés par : M"" Delvair (la
Mort), Jeanne Even {Clotho), Yvonne Ducos( Tyro), Guintini
{Egine), Nizan (Argé), Barjac (Procné); etpar : MM. de Max
(Sisyphe), Granval {Pan), Roger Gaillard {Glaucos), Dorival
(un Mâne), etc.
Plantin (les Fêtes de) à Anvers. Anvers,
qui a célébré avec éclat les fêtes du muscle et de
l'adresse, s'est heureusement souvenue qu'elle était
aussi la ville de Plantin, le célèbre imprimeur de la
Renaissance, et elle a donné une grande solennité à
la célébration du IV centenaire de cet artisan du
livre, qui, moins glorieux qu'un autre Anversois,
Rubens, a cependant jeté sur sa patrie d'adoption un
lustre que les années n'ont peut-être fait que grandir.
Contemporain de Ronsard et de la Pléiade, ami et
admirateur des grands humanistes de la Renaissance,
il fit accueil dans sa librairie d'Anvers, devenue
bientôt l'une des plus importantes du monde, à toutes
les manifestations les plus variées de la pensée
humaine. La preuve en est dans les 1.600 éditions
Christophe Plantin, né près de Tours, mort à Anvers {1614-lo9W}.
Portrait, par Kubens.
(chiflre considérable pour son temps), que, de 1555,
époque de son premier essor comme libraire, jusqu'en
158g, date de sa mort, il répandit sur le monde civi-
lisé et qui présentent, à côté de VAmadis de Gaule,
des Amours de Ronsard et des Psaumes de Marot,
pourtant entachés d'hérésie , les Leçons d'anatomie de
Van Bree, avec d'admirables planches gravées, des
ouvrages en français, en latin, en grec, le premier
dictionnaire raisonné de la langue flamande, suivi
bientôt de son fameux Thésaurus teutonicœ lin^uœ,
surtout cette bible polyglotte, oeuvre de dix années
de patient labeur, monument impérissable de la
pensée humaine, devant la perfection duquel les
visiteurs du musée Plantin s'arrêtent aujourd'hui,
comme devant le plus beau témoignage de l'art
auquel, moins d'un siècle après sa découverte, l'im-
primerie pouvait atteindre, sous l'impulsion d'un
homme comme Plantin, et de ses collaborateurs,
connus ou anonymes.
Et il est bon de se souvenir, maintenant, que
Plantin était notre compatriote, qu'il vécut assez
longtemps dans son pays d'origine et qu'il apportait
Jeau Moretus,
par Kubena.
N' 185. Novembre 1920.
les qualités de sa race et son goût artistique dans
cet Anvers du xvi" siècle, ville d'art, à coup sûr,
possédant une école de peintres originaux, mais
aussi ville libre, affiliée à la Ligue hanséatique, cité
d'affaires et de négoce, cosmopolite au bon sens du
mot, accueillante aux étrangers, auxquels elle accor-
dait assez facilement, lorsqu'ils s'en montraient
dignes, le titre de « ci-
toyen » (ce qu'elle fit
d'ailleurs bientôt pour
Plantin), ne repoussant
même pas les esprits
libres, ce qui, à cette
époque, étaitméritoire.
Pour Plantin, il était
né dans un petit village
près de Tours, dans ce
pays qui, outre ses sites
harmonieux, a toujours
eu la réputation du
meilleur parler. Fils
d'un artisan pauvre,
qui n'aurait à coup sûr
pas eu les moyens de
le faire instruire, il eut
la chance d'émigrer
très jeune à Lyon, jus-
tement alors la métro-
pole des livres, et d'y
recevoir de bons rudi-
ments de latin et de
science d'un chanoine
lettré, qui s'était in-
téressé à sa famille.
Plus tard, on le
trouve à Caen, où il
apprend à la fois la reliure et l'imprimerie sous la
direction d'un maître réputé et où il se marie avec
une fille d'humble condition, comme lui-même, qui
fut non seulement la compagne dévouée, mais, à ce
qu'il semble, la conseillère écoutée de son époux.
Puis le voilà revenu dans la capitale : il s'essaye
à fonder un premier établissement, mais, logé dans
une de ces vieilles rues qui serpentent autour du Col-
lège de France, il perfectionne son éducation dan^
cette illustre maison,
où François I"" avait
réuni les maîtres les
plus éminents de l'é-
poque. Il exprimera,
plus tard, en vers
naïfs, son regret de
n'avoir pu demeurer
plus longtemps dans
ce sanctuaire des let-
tres et des arts.
Poussé par son des-
tin, le voici mainte-
nant à Anvers, où il
arrive vers l'âge de
trente-cinq ans, en
1555- Il y ouvre une
modeste boutique
dans la rue des Pei-
gnes, non loin de
cette place du Mar-
ché-du-Vendredi , où
il n'allait pas tarder
à s'établir et où se
trouve encore sa mai-
son. A vrai dire, celle-
ci fut élargie et aug-
mentée par ses gen-
dres et ses petits-fils,
qui brûlèrent du mê-
me feu que lui-même
pour sa noble profes-
sion et qui se léguè-
rent l'un à l'autre le
flambeausacré,àtelle
enseigne que, pendant
plus de trois siècles,
limprimeriedemeura
dans les mains de la
famille Plantin-Mo-
retus, à laquelle la ville d'Anvers l'acheta, en 1876, pour
en faire un musée unique dans le monde. Mais c'est le
vieux Plantin qui peut revendiquer la meilleure part
dans le renom, bien vite acquis par la marque dont
il omcdt ses livres : une main qui tient un compas,
dont les branches écartées embrassent un globe, avec
cette simple devise en exergue : labore et constantia.
Et jamais devise ne fut plus exactement suivie
que par cet honnête artisan, qui ne souffrait pas que
rien d'imparfait sortît des presses plantiniennes ; qui
avait pris l'habitude d'afficher à sa porte les épreuves
corrigées de ses futurs ouvrages, offrant une sérieuse
récompense au passant qui pourrait lui signaler des
erreurs ou des fautes, qui confiait aux artistes les plus
connus de son temps le soin d'illustrer ses ouvrages.
Heureuse innovation, que surent, d'ailleurs, conti-
nuer ses descendants, notamment son petit-fils, Bal-
tazar Moretus, lequel sut attirer dans sa maison le
grand peintre Rubens, ce qui vaut au musée Plantin
LAROUSSE MENSUEL
d'aujourd'hui , outre les portraits de la plupart des mem-
bres de la famille Plantin, peints par l'illustre artiste,
une collection très importante de frontispices, de des-
sins, de devises, de culs-de-Iampe, trésor inappréciable
pour les artistes, et qui atteste la longue collaboration
du maître aux œuvres de la maison Plantin .
Plantin, pourtant, ne fut pas toujours heurenx
Jeanne Itivière, femoie de I^lanlîn, Mart
par Rubens.
dans ses affaires. Deux fois, malgré ses admirables
efforts, sa fortune fut presque anéantie et (qui le
croirait ?) surtout à cause de sa remarquable publica-
tion de la Bible polyglotte.
Bien que patronnée et subventionnée par Phi-
lippe II, roi très catholique, lequel avait même ac-
cordé à Plantin le titre envié d'archttypographe des
Pays-Bas, l'œuvre fut censurée par la terrible Inqui-
sition, et le malhpurpiix éilitcur subit à la fois di's
La riuir du musée l'Iantin-Moretus, :'i Anvers.
(Ce bâtiment, conservé intact, tut la maison du célèbre imprimeur Christophe
pertes d'argent et des tracas si considérables qu'il en
vint à regretter l'effort admirable qu'il avait accompli
et qui lui valait la persécution comme récompense.
Néanmoins, il put finir en paix ses jours, dans cette
demeure qui lui avait inspiré le sonnet célèbre :
Avoir une maisoD commode, propre et belle,
Un jardin tapissé d'espaliers odorans.
Des fruits, d'excellent vin, peu de train, peu d'enians.
Posséder seul sans bruit une femme fidèle.
N'avoir dettes, amour, ni procès, ni querelle.
Ni de partage à faire avecque ses parens,
Se (Mîntenter de peu, n'espérer rien des Grands,
Régler tous ses desseins sur un juste modèle.
Vivre avecque franchise et sans ambition,
S'adonner sans scrupule à la dévotion,
Domter ses passions, les rendre obéissantes.
Conserver l'esprit libre, et le jugement fort.
Dire son chapelet en cultivant ses entes,
C'est attendre chez soi bien doucement la mort.
299
La cérémonie du centenaire de Plantin prit un
caractère à la fois intime et solennel, avec ce quelque
chose de grave qui est naturel à l'âme anversoise.
Le dimanche soir, premier jour de fête, dans la
grande salle de l'admirable hôtel de ville, devant les
portraits des grands bourgmestres de la cité, de Vos,
l'actuel bourgmestre, salua les délégués des Aca-
démies et des Sociétés
savantes,venus en nom-
bre glorifier l'œuvre de
Plantin.
A sa bienvenue ré-
pondirent trois émou-
vantes allocutions : la
première du marquis
de Villalobar, délégué
de l'Académie royale
historique de Madrid
et ambassadeur d'Es-
pagne, qui demeura en
Belgique pendant toute
l'occupation allemande
et put évoquer en té-
moin les souffrances et
l'héroïsme de nos no-
bles alliés.
Le même thème fut
repris, avec des va-
riantes, par F. Fla-
meng , président de
l'Institut deFrance,qui,
,'jv : ^ 4 :■ :-■".' iX./^T.'ytÉ. '«i^^^^ renouant éloquemment
^^'"^■^~^^*"^^^^^^^ le présent glorieux au
ne Plantin. femme de J. Moretus, passéd'hier,salua,dans
par Hubeas. ces nobles réjouissan-
ces, la résurrection de
la Belgique, si cruellement mutilée pendant la guerre
dans ses trésors artistiques et littéraires, tandis que
H. Pirenne, l'illustre historien, vint apporter l'hom-
mage de l'Université de Gand, demeurée française
pendant l'occupation, grâce à sa très courageuse
résistance, et qui doit le demeurer aujourd'hui (son
éloquence en est la preuve), malgré les efforts de
quelques flamingants exaltés.
I.e lendemain, eut lieu une séance académique,
dans laquelle des pro-
fesseurs du vieux et
du nouveau monde fi-
rent, dans leur langue
respective, des dis-
sertations doctorales.
— Dans ce tournoi,
d'idées, la France fut
dignement représen-
tée par Abel Lefranc,
professeur de littéra-
ture du XVI" siècle
danscette vieille mai-
son du Collège de
France où Plantin
avait étudié dans sa
jeunesse. L'orateur
travailla à éclairer
quelques points obs-
curs de la jeunesse
de Plantin en France
et se plut à imaginer
quelque rencontre
possible entre lui et
son compatriote, Ra-
belais, à peine plus
âgé de vingt ans.
En flamand , un
maîtredel'Université
d'Amsterdam rendit
hommage à ses vertus
de famille, tandis
que Harvard , qui se
pique d'être la plus
vieille Université des
Etats-Unis, avait dé-
légué l'un de ses
scholars pour affir-
piantio) mer la lointaine in-
fluence des éditions
plantiniennes dans son pays et le rejaillissement de
la civilisation latine sur les premiers étudiants d'Amé-
rique. On entendit de nouveau H. Pirenne, qui
dressa un magistral tableau de l'Anvers du xvi« siè-
cle, où l'amour des arts s'accommodait avec un goût
non moins vif de la spéculation licite, où Plantin lui-
même réussit, grâce à un heureux mélange d'idéal et
d'esprit pratique très avisé.
Il est intéressant de visiter le logis où s'écoula
la vie enclose de l'imprimeur et dont quelques salles
ont religieusement conservé l'aspect du temps. C'est
d'abord, surtout, l'étroit bureau de vente, qui précède
la salle des presses (celles-ci, dans leur organisme de
chêne massif, ont presque toutes bravé l'atteinte du
temps, sinon la marche du progrès ; les plus ancien-
nes, seules, sont aujourd'hui inutilisables, mais trou-
vent à côté de leurs compagnes des grands jours
leurs vénérables invalides).
Enfin, l'on accède à la chambre des conecteuis.
300
C'est le sanctuaire de la maison. Deux tables spa-
cieuses, qu'entourent de confortables banquettes,
favorisent le travail minutieux et savant qui se pra-
tiquait dans cette enceinte.
Sur le mur, un tableau d'honneur est accroche.
C'est le nom de ces modestes collaborateurs des
Plantin, tous lettrés, parfois, même, savants no-
toires. Leur nombre n'est pas très élevé ; à peine
une vingtaine. Mais ces simples artisans aimèrent
leur métier et demeuraient parfois leur vie entière
dans cette maison, qui était leur œuvre, à eux aussi;
tel ce Cornélius van Kiel, lequel fut cinquante ans
durant correcteur chez Plantin et se délassait de
son dur labeur en composant des vers latins, qu'il
n'avait pas les moyens d'éditer !
A cinq heures, le lundi, la commémoration plan-
tinienne se termina en beauté.
Dans la cour du vieil hôtel, tapissée d'une vigne
historique, sous le regard bienveillant des Plantin-
Moretus ciselés dans la pierre, l'admirable chorale
CseciUa, d'Anvers, fit goûter quelques chefs-d'œuvre
de cette musique du xvi" siècle, qui se dégage du
plain-chant et trace autour d'un thème initial des
arabesques gracieuses, qui ne sont pas sans évoquer
la dentelle ajourée des châteaux des bords de la
Loire, patrie de Plantin et berceau de la Renaissance.
La manifestation d'Anvers, si elle est honorable
LAROUSSE MENSUEL
pris conscience de leurs droits et des services rendus.
L'idée qu'ils s'en font, et qu'ils en auront, est incon-
ciliable avec le principe d'une tutelle étroite. Celui-ci
doit donc évoluer, et les procédés de domination et
de colonisation devront évoluer avec lui, avant que
les malentendus naissent et s'aggravent.
Comment pourrons-nous diriger cette évolution,
qui nous transformera de « maîtres » en tuteurs
habiles et prévoyants ? A cette difficile question
Louis Vignon répond par un gros et opportun livre.
Mais cet ouvrage n'est pas seulement opportun ; il est
exact dans sa documentation, précis dansses dévelop-
pements, habile et pondéré dans ses conclusions.
L'auteur s'adresse surtout à l'opinion publique, car il
est temps de l'intéresser au sort de nos domaines
d'outre-mer, si chèrement achetés, et qui ne doivent
pas être transformés en champ d'expériences pour
les fantaisies des idéologues métropolitains. Louis
^'ignon sait ; il souhaite que ses conseils dépassent
les murs de l'Ecole coloniale où il professe, et ce
qu'il dit il le prouve avec le témoignage des faits.
Il ne donne pas le sentiment comme principe ini-
tial de son programme. Il lui préfère la raison, et il
s'en explique dans son introduction. Peut-être cette
raison aurait-elle eu, dans l'histoire et dans l'obser-
vation directe, des bases plus solides que dans les
hypothèses et déductions d'une philosophie déter-
Le musée Plantin. à Anvers
pour la Belgique, l'est aussi pour notre pays, car,
dans la vie et la carrière de Plantin, revivent les
fortes qualités, parfois méconnues avant cette guerre,
de notre race : l'amour du travail et la persévérance,
alliés à une solide raison et à un goût inné de l'art,
ce qui ne nuit pas à l'ensemble.
De souche tout plébéiene, à une époque où l'ins-
truction n'était guère accessible à ses semblables, il
eut la chance de trouver quelques protecteurs et,
surtout, il eut le rare bonheur d'être entraîné dans sa
jeunesse par le courant merveilleux d'art, de litté-
rature et de science qui s'appelle la Renaissance
et qui, justement, prit son essor dans son pays d'ori-
gine. — Maurice Wolpp
Politique coloniale (un Programme de),
par Louis Vignon. — Quiconque réfléchit sur les consé-
quences de la guerre mondiale devine que l'adapta-
tion à la pai.\ ne se fera pas sans difficultés, non seu-
lement chez les peuples européens, mais aussi chez les
peuples colonisés. Les gouvernants de France et du
Royaume-Uni ont appelé au secours, dans le conflit,
leurs sujets et leurs protégés exotiques. L'opinion pu-
blique y a souscrit avec enthousiasme. L'avenir dira
s'il était sage de mêler, sur la terre d'Europe, Indiens,
Canaques, noirs. Annamites, Chinois, Marocains et
Peaux-Rouges, à une querelle qui ne concernait que
les blancs. Le droit et la civilisation, selon la for-
mule, auraient pu, sans eux, triompherde la barbarie.
Mais, quoi qu'on pense de la valeur et de l'oppor-
tunité de cette intervention, elle fut, et ses effets
subsistent. A secourir leurs maîtres, à vivre dans
leur milieu leur vie européenne, à se mélanger avec
eux dans les usines, les lieux de plaisir et les
batailles, à prendre leur part des grèves au nom des
théories de haine et d'avidité, à lire ou entendre les
appels des nations opprimées, nos auxiliaires auront
ministe, étayée par des sciences aussi vagues que
l'anthropologie, la géologie, la sociologie et la zoolo-
gie. Mais, en matière de politique indigène, la rai-
son, d'où qu'elle vienne, est un guide plus sûr que le
sentiment. Ayant ainsi pris position contre les idéo-
logues et leur « sottise », Louis Vignon expose son
programme avec méthode et fermeté.
L'ouvrage est divisé en trois parties : les races,
les faits, la pratique du protectorat. Cette division
est logique. Le lecteur doit, en effet, connaître tout
d'abord les éléments du problème pour apprécier si
ce problème est actuellement bien résolu et s'il n'au-
rait pas une solution à la fois meilleure et plus élé-
gante, qui est celle que préconise l'auteur.
L'étude des races qui peuplent notre domaine
colonial est très pousste. Louis Vignon y remplace
l'érudition livresque par une documentation plus
sûre, dont l'observation directe ou les témoignages
directs des contemporains font tous les frais. Ainsi
cette étude est vivante, et démonstrative dans sa
concision. Bien entendu, il n'y faut pas chercher les
monographies de toutes les variétés humaines dont
certaines parties reculées de nos colonies offrent des
échantillons. Canaques, Tahitiens, Indiens, Somalis,
Hindous, Hovas sont trop peu nombreux pour
allonger une classification englobant les trois grandes
familles principales qui se partagent nos terres d'em-
pire en Afrique et en Asie : les noirs, les Arabo-
Berbères, les jaunes.
A ces races diverses, de mentalité et de civili-
sation très différentes, les idéologues métropolitains
voudraient appliquer des méthodes gouvernemen-
tales identiques. Et nous voici dans la deuxième par-
tie : les faits. Les méthodes inspirées par nos lois
semblent être les meilleures. Ce n'est pas, d'ailleurs,
du premier coup que les idéologues sont arrivés à
cette conclusion. Louis Vignon expose les pio-
N' 165 Novembre 1920.
grammes qui ont eu successivement la faveur des
théoriciens, des parlementaires et des gouvernants.
Du « refoulement », à l'instar des Américains aux
Etats-Unis, à 1'» assimilation », telle que la préco-
nisa Condorcet, àl « association», telle que la prônent
les utilitaires d'aujourd'hui, les théories ont évolué
depuis les débuts de la conquête d'Algérie, pour se
fixer dans la formule de 1' « associât on », qui n'est
autre chose que l'assimilation déguisée. Or l'assimi-
lation est impossible entre l'Européen et le noir, qui
ne sont pas situés dans le même plan intellectuel et
social. Entie l'agitation constante de l'Européen et
la stabilité noire, arabo-berbère, ou jaune, le con-
traste est trop grand. A rompre sans ménagements
les chaînes de la tradition, à supprimer les fonds
particuliers où chacune de ces races puise ses con-
ceptions politiques, morales et sociales, pour les
remplacer par le fonds commun constitué chez nous
depuis des siècles, les assimilateurs refusent d'enre-
gistrer les faits de l'expérience.
Louis Vignon réfute leur argument capital, tou-
jours fourni par le Japon. En quelques pages parti-
culièrement bien venues, il démontre que le Japon
n'a pris de l'Occident que son appareil extérieur dans
les domaines industriel, militaire et politique, mais
pas ses mœurs. Peut-être, même, ses politiciens, à
l'instar de l'Europe, seront-ils le ferment de sa disso-
lution rapide, mais, en réalité, l'Europe n'a pas assi-
milé le Japon. Le Japon évolue selon sa mentalité
propre, dans un cadre européanisé.
Cette loi est la même pour tous les pays exotiques;
doués d'une personnalité vigoureuse, tels que l'Afrique
française du Nord, l'Egypte, certaines parties de l'Inde
anglaise, l'Annam.L'inlluenceétrangère, même imposée
parla force pendant des siècles, ne parvient pas à effa-
cer les caractéristiqueset les aspirationsdela race. Nous
enavonsen Europe même, aujourd'hui, de nombreux
exemples, qui confirment la sagesse du fabuliste :
Chassez le naturel, il revient au galop.
Et, lorsque les peuples exotiques ont les carac-
téristiques passagères ou irrémédiables de la fai-
blesse intellectuelle, c'est à l'aphorisme de l'Evan-
gile qu'il faut songer : « On ne met pas du vin nou-
veau dans les vieilles outres, ni une pièce neuve à
un vieux vêtement. » Ainsi s'expliquerait, sans
parler des Jeunes-Turcs, la tendance des noirs aux
Etats-Unis, au Libéria, aux Antilles, à transformer
en caricatures les types d'organisation sociale qu'ils
ont hérités ou reçus des Européens. Sans doute, nul
ne sait si une telle affirmation n'est pas prématurée.
L'éducation faite avec patience et fermeté, pendant
plusieurs siècles, par des maîtres européens et selon
des principes vraiment chrétiens, donnerait probable-
ment autre chose. Mais, si le temps ne compte pas
pour l'Eglise catholique et ses missionnaires, les ré-
formateurs laïques sont plus pressés. Or les faits les
condamnent, et Louis Vignon ne craint pas de le
prouver par l'exposé des faits.
Alors ? Faut-il renoncer à répandre chez nos sujets
noirs, berbères et jaunes « les bienfaits du progrès
et de la civilisation », et devons-nous exploiter nos
conquêtes sans nous embarrasser de préjugés huma-
nitaires, jusqu'au jour où la force chan;^era de camp?
Non, certes. Et Louis Vignon nous donne, dans son
exposé du protectorat, la formule qui concilie à la
fois nos droits et nos devoirs de dominateurs, l'évo-
lution progressiste de nos clients et les aléas de
l'avenir. Une telle politique, dit-il, « est l'art de con-
duire les populations par l'intermédiaire de leurs
chefs naturels, sans les troubler dans leurs croyances,
leurs modes de vivre et leurs habitudes, en se bor-
nant à leur demander de réformer leurs coutumes
pour ce qu'elles ont de trop contraire à nos idées
morales et juridiques ; l'art de leur faire accepter le
contact des colons, ou d'agir, du moins, de telle sorte
qu'elles en soutirent le moins possible; et aussi l'art
de les mener ieiitement, à leur pas, sans qu'elles en
pâtissent, vers un état ?ocial et politique meilleur ;
état qui, toutefois, ne cessera pas de répondre à leur
mentalité, demeurera conforme aux facultés évolu-
tives de leur intelligence ».
Cette formule, il ne l'a pas inventée. Elle est
appliquée depuis longtemps, avec des termes diffé-
rents et pour d'autres fins, par la Société des mis-
sions étrangères, comme par tous les ouvriers de la
propagande catholique chez les « païens ». Mais,
après l'avoir laïcisée, Louis Vignon propose d'en
généraliser l'emploi dans notre empire. Au lieu
d'être une exception destinée à disparaître sous les
coups des partisans de l'o administration directe »,
le protectorat doit devenir le type obligatoire du
régime politique de nos possessions. Le respect des
traités en Tunisie et au Maroc, les caractéristiques
géographiques en Afrique occidentale, les nécessités
militaires dans le haut Tonkin et financières au
Cambodge et en Annam ont, en effet, mainteimdans
ces contrées des systèmes administratifs souples et
peu coûteux, qui sont le protectorat, et ses variantes
dénommées» territoirestnilitaires». Or les expériences
sont concluantes. Non seulement nous avons un per-
sonnel civil et des officiers aptes au rôle de tuteurs
éclairés et fermes, mais les pays qu'ils régissent sont
les plus prospères. Poui s'en convaincre, il n'y a
N* 106. Novembre 1620.
qu'à comparer l'Algérie et la Tunisie, passer en re-
vue l'Indochine avec Louis Vignon pour guide.
Le protectorat est donc la meilleure forme de
gouvernement. Mais cette forme n'est pas immuable;
elle est, au contraire, propre à une foule de méta-
morphoses. « En tout ceci, d'ailleurs, grande diver-
sité de méthodes, de nuances, suivant les pays, les
aptitudes des sens, l'état d'esprit, le développement
des populations, la pénétration européenne, le nombre
des colons et, encore, l'âge du protectorat lui-même ».
C'est-à-dire qu'en matière de politique coloniale,
un empirisme de bon aloi est plus avantageux que
les règles précises d'une administration tatillonne.
Or, Louis 'i'ignon ne redoute pas l'empirisme, à con-
dition qu'il s'appuie sur quatre principes essentiels :
c la valeur des administrations et leur éducation
appropriée ; la collaboration des chefs traditionnels
rigoureusement contrôlée ; la protection, voire la dé-
fense, de l'indigène contre les assauts trop brusques
de la colonisation ; enfin, la soumission de ce même
indigène à des règles particulières de discipline admi-
nistrative et de surveillance politique. »
Après avoir expliqué ces principes en quelques
pages éloquentes et précises, Louis Vignon étudie en
détail leur application. Cette étude pratique traite
tous les problèmes que la nation protectrice doit ré-
soudre avec équité, si elle veut établir sa domination
sur des bases durables. Les solutions sont variables,
parce que les pays, les habitants, les états politiques
sont différents. Huit gros chapitres sont consacrés
au rôle de l'administration et des chefs indigènes ;
au rôle des juges français et des juges indigènes; à
la famille, aux métis et à l'esclavage ; à la propriété
foncière; aux religions indigènes; à l'impôt ; à l'ins-
truction française des indigènes ; à leurs droits de
représentation. Et ces chapitres, accessibles aux pro-
fanes, sont comme les cahiers des revendications du
bon sens trop souvent méconnu. Le lecteur s'éton-
nera, sans doute, de ne pas les voir inspirées de cet
optimisme béat, de cette satisfaction ingénue de
nous-mêmes, qui nous firent tant de mal avant, pen-
dant et après la Grande Guerre. Il ne les verra pas
davantage enfiellés par ce dénigrement systématique
auquel nous sommes aussi enclins et où les adver-
saires indigènes de notre suprématie trouvent leurs
arguments les plus spécieux. Mais, entre l'optimisme
et le dénigrement, il y a place pour la vérité. Or cette
vérité, placée toute nue devant les yeux de quiconque
réfléchit, n'est pas absolument agréable à contempler.
Louis Vignon le sait, il le dit, et il ne fait aucun
effort pour se poser en moraliste indulgent et sou-
riant. Il a raison. Nous n'avons plus de temps
à perdre, et le moment est passé, bien passé, de
rire. — Pierre Khorat.
Folltique intérieure et extérieure.
(Septembre .) — L'attention de nos lecteurs a déjà été
retenue ici sur le fait que les événements les plus
menaçants, et dont on devait attendre le pire, n'ont
jamais été poussés jusqu'à leurs conséquences extrê-
mes et, tout au contraire, ont été le point de départ
de redressements et d'accalmies capables de con-
LAROUSSE MENSUEL
duire à des arrangements du plus haut intérêt. Les
affaires de Pologne en avaient été un exemple frap-
pant. Désespérées en juillet, rétablies en août, elles
étaient entrées, en septembre, dans une phase de
calme relatif et de réflexion salutaire, et il semblait
que peu à peu elles s'acheminaient vers une solution
acceptable. La même tendance s'était manifestée
ailleurs. En Italie, les troubles ouvriers du nord de
la péninsule, à propos desquels on avait, au début,
formulé les pronostics les plus graves et prononcé les
mots les plus significatifs, avaient été peu à peu cana-
301
détente et de réparation. Sous l'influence des événe-
ments de Pologne et les espoirs qu'ils avaient fait
naître s'étant trouvés rabattus, le ton général de la
presse avait baissé, et les excitateurs pangermaniques
avaient atténué leurs manifestations. Même en Asie
occidentale, la situation s'était singulièrement amé-
liorée, et un état stable succédait à un trouble
inextricable. Dans l'ensemble, donc, on pouvait consi-
dérer le mois de septembre écoulé comme pouvant
être marqué d'un caillou blanc et, sans aller jusqu'à
induire que toutes les difficultés étaient écartées et
A l'iésue de la cérémonie dans la calh<^drale de Meau\, toutes les pei-soiinalités militaii^ . i i-t-ligieusea se sont rendues aa
banquet offert h l'hôtel de ville par la municipalité et Mit» Martieau et où étaient également iiivilis les représentants des nations alliées
et amies, ainsi que des délégations des réeiments ayant participé aux combats livrés en 191* dans la région meldoise. (Les ioTit^i,
avant d'enirer a l'hôtel de ville, écoutent la Marseillaise, que joue la musique d'un régiment.) — Phot. Roi.
Usés vers des solutions amiables et finissaient par
aboutir à des conclusions nullement subversives. En
Angleterre, de même, la menace d'une grève générale
des mineurs se changeait en une discussion entre les
intéressés. Seule, l'Irlande restait intransigeante, mais
on avait le droit de s'arrêter à cette hypothèse que, là
aussi, de l'excès du mal et d'une situation intolérable
pour tout le monde finirait par sortir un compro-
mis, peut-être de qualité médiocre, préférable, cepen-
dant, à la violence du moment présent. En Allemagne,
aussi bien aux troubles de Breslau qu'à l'insur-
rection de Haute-Silésie, avait succédé une période de
Lf a.i.i ...i „i.;ii.L;ra;uri' <[■' la ii!iuatic b.ilaiUe de la Marne a
accoiupa^tié dt-B iruiK marecbaux Jullre, Focb et Pétain, d'André Lei
l'oCflce solennel présidé à U cathédrale par Mk' Luçon, arobevéque de
.. .'i .. .. . V , . . Milleraiid, président du conseil,
evre, tuiuibtre de la guerre, du général Weygand, etc.. a assisté A
Iteims, assisté de îim Marbeaii, évéquc de Meaux. — Phot. Manu«L
qu'on entrait enfin dans des mers calmes conduisant
au port de la paix, il fallait enregistrer les symptô-
mes favorables et se retremper dans le repos d'esprit
qu'ils nous procuraient. Le chroniqueur placé en face
de l'écran sur lequel s'étaient déroulés les événements
de septembre remarquait, d'ailleurs, qu'il n'avait à
noter aucun de ces faits essentiels qui saisissent l'opi-
nion et paraissent capables de changer le cours des
choses. Rien ne sortait du domaine déjà connu et de
l'ordre régulier des événements humains.
La question russe, bien qu'on pfit la regarder d'im
œil plus rassuré, restait le pivot des inquiétudes
possibles et la pierre d'achoppement de la paix. Les
Polonais avaient continué non seulement à tenir tête
aux armées bolchevistes, mais à les pousser devant
eux ; l'armée Budienny, dont les Russes attendaient
beaucoup, avait été dispersée et en partie détruite.
Les Lituaniens, qui semblaient bien avoir eu par-
tie liée avec Moscou, avaient attaqué les Polonais.
Cette tentative avait été vaine : les Polonais avaient
passé le Niémen, pris Grodno et menaçaient Vilna. Le
conflit allait aboutir à une entente, mais il restait
que la Pologne s'était montrée solide. D'autre part, au
sud de la Russie, les bolcheviks n'avaient aucunement,
comme ils s'en étaient vantés, anéanti ou bloqué en
Crimée l'armée de Wrangel. Sans doute, celui-ci
n'avait pas tenu dans le Kouban. Mais il n'est point
prouvé que l'extension de ses opérations dans le Kou-
ban fiit une opération avantageuse et, par contre, le
développement méthodique de son front au nord de
la Crimée en un vaste arc de cercle qui allait d'A-
lechki (en face de Khersov), à l'ouest, à Mariopol,
à l'est, en suivant le Dnieper jusqu'à Alexandrowsk,
était, au point de vue général, bien autrement inté-
ressant. Wrangel avançait ainsi dans la double direc-
tion de Riga et de Moscou et, bien qu'il y marchât
lentement, sa seule présence était pour le gouverne-
ment des soviets une gêne sérieuse. Enfin, l'année
s'avançait. Les soviets ne pouvaient envisager sans
appréhension une campagne d'hiver dont il leur était
impossible de prévoir l'issue. Si, en plein été, en
plein désarroi polonais, ils n'avaient pu parachever
leur avance sur Varsovie et avaient été arrêtés, sur-
tout par un effort tactique, au moment où un succès
total leur semblait acquis, comment, dans les condi-
tions défavorables où allaient les placer les pluies
d'automne et le froid terrible de l'hiver, pouvaient-
ils espérer rétablir une situation perdue ?
Toutes ces considérations avaient, évidemment, in-
flué sur l'état d'esprit de Lénine et de Trotsky, et,
à la fin de septembre, les propositions qu'ils appor-
taient à Riga étaient fort loin de celles qu'ils avaient
effrontément soutenues à Minsk, même après leur
défaite. A Minsk, ils exigeaient la démobilisation et
LAROUSSE MENSUEL
Raoul Pt^ret, prêsiiieiu de la Chambre des députés, donne à l'Assemblée comumnication du message de démission du président de la Képublique, t*anl Deschanel (21 septembre 1920). — Phot, Manuel.
le désarmement de l'armée polonaise et prétendaient
ne laisser à leurs ennemis, qui étaient en train de les
battre, qu'une force militaire qui équivalait à l'abo-
lition, pour la Pologne, de toute possibilité d'arrêter
une entreprise bolcheviste quelconque. Subsidiaire-
ment, ils entendaient bien que cette quasi-servitude
imposée à la Pologne était le bref prélude de l'éta-
blissement du communisme dans ce pays. En outre,
ils s'attribuaient le droit d'utiliser la voie ferrée
Volkowyski-Grajevo pour leurs transports de troupes,
ce qui faisait de la Pologne la grande route de l'ac-
tion russe vers l'Occident. Enfin, ils lui refusaient
la Galicie orientale. Comme l'avait fait observer le
ministre polonais Grabski, c'était avec, dans les ter-
mes, la simple modification qu'exigeait la diffé-
rence des temps, le traité de Pierre le Grand. Mais
Lénine et Trotsky ne sont pas Pierre le Grand.
Aussi, à Riga, devant la force des événements et
l'attitude à la fois ferme et raisonnable des Polonais,
le plénipotentiaire JoHe avait-il apporté des propo-
sitions qui se ressentaient du revirement de la for-
tune. Les soviets renonçaient à toute prétention re-
lative à l'armée polonaise ; il n'était plus question
de la ligne de Volkowyski-Grajevo, et on reconnais-
sait les droits de la Pologne sur la Galicie orientale.
Sur cette base, on pouvait espérer un accord délini-
tif. Au dernier jour du mois, cet accord allait être
acquis. Jofïe avait reçu de Moscou l'ordre d'accepter
toutes les conditions polonaises et, même, de reporter
fort à l'est de la ligne Curzon, qui marquait la limite
de la Pologne admise par les Alliés, la nouvelle fron-
tière de la Pologne. Le gouvernement russe ne re-
poussait que l'obligation du désarmement qu'il avait
voulu lui-même imposer aux Polonais. L'avance de
Wrangel n'était certainement pas étrangère à cette
soumission totale et inattendue.
Mais rien n'est, au premier abord, compliqué
comme la politique bolcheviste. Au même moment
où Joffe faisait à Riga ces offres, dont la modération
cadrait si peu avec celles de Minsk, Tchitcherine
rompait bruyamment, au moins en apparence, les
négociations entamées par KamenefI avec Lloyd
George. En fait, la complication n'était qu'apparente.
Les négociations avec le gouvernement anglais avaient
reçu des succès polonais un ébranlement difficile à
réparer, et Tchitcherine, suivant une méthode qui
n'est pas nouvelle, entendait s'attribuer l'honneur de
la rupture et en rejeter toute la responsabilité sur
Lloyd George. De plus, il est possible, — et on ne
peut le dire exactement dans l'état de nos renseigne-
ments, — qu'à ce même moment, l'avance des trou-
pes bolchevistes en Asie centrale, peut-être jusqu'à
Bockkara, permît aux gouvernants russes d'espérer
de ce côté une revanche sérieuse du déboire polonais
et un moyen d'alarmer sérieusement l'Angleterre. La
concordance que nous avons marquée de la politi-
que extérieure de Lénine et Trotsky avec celle des
tsars s'était, nous l'avons dit tout à l'heure, affirmée
à Minsk avec éclat, mais elle avait été sans lende-
main. Le gouvernement de Moscou, rivé par une
sorte de fatalité historique à une politique extérieure
beaucoup trop vaste pour ses moyens, espérait re-
trouver sur les routes de l'Inde la fortune qui lui
tournait le dos sur la route de l'Occident. On devait
penser que, pas plus à la fin de septembre que pré-
cédemment, cette perspective ne pouvait troubler nos
alliés. Supposer que la puissance bolcheviste sera,
dans l'état où elle se trouve, assez forte pour mener
à bien une entreprise devant laquelle recula le pou-
voir tsariste, est une hypothèse qui ne repose sur
rien. Sans doute, à la faveur de l'agitation morale
qui secoue le monde, les bolcheviks peuvent se
leurrer jusqu'à croire que leur propagande, le tour
asiatique de leurs doctrines, l'accord toujours pos-
sible des mécontentements locaux, leur permettront
d'organiser dans les possessions anglaises de l'Inde
un parti assez fort pour leur en ouvrir les portes et
que, par ce concours de circonstances, il leur sera
loisible, avec peu de forces militaires, d'ébranler la
puissance anglaise. Tout cela est théorique. Tant
qu'ils sont sur l'ancien territoire russe, les bolcheviks
y trouvent forcément des auxiliaires et des moyens
d'exécution. Le jour où il s'agirait de pénétrer dans
l'Inde, la situation serait tout autre. L'immensité
des distances, l'absence de moyens de communica-
tion commodes et rapides, l'éloignement des bases
d'opération sont déjà des obstacles à peu près insur-
montables pour un gouvernement organisé, à plus forte
raison pour le gouvernement discuté des soviets. Il
faut y ajouter que, pour imaginer la possibilité d'un
succès, il faut supposer brusquement anéantie la
liaison d'intérêts que le gouvernement anglais, dont
il est facile de médire, mais qui a pacifiquement
transformé l'Inde, a créée entre lui et les millions
d'habitants de la péninsule.
Il est fort facile à Trotsky de refaire les rêves que
les grands conquérants n'ont pu réaliser au cours de
l'histoire, il l'est moins d'en aborder l'exécution, et on
peut imaginer que Lloyd George, après un moment
de trouble dans les mois qui avaient précédé celui-ci,
avait été ramené par les événements à une plus saine
compréhension de la force anglaise et de la mégalo-
manie moscovite. Tchitcherine semblait croire que
les moyens d'intimidation pouvaient encore réussir.
Il fallait espérer qu'il n'y avait là qu'une illusion de
sa part. Nous n'avions pas d'informations suffisantes
pour juger si l'état intérieur de la Russie autorisait
Lénine et Trotsky à garder confiance dans la durée
de leur pouvoir. Cette hypothèse était peu vraisem-
blable, et nous n'étions pas fondés à modifier l'opinion
très nette que nous avons sur la fragilité d'un gou-
vernement uniquement soutenu par la terreur qu'il
exerce sur une minorité et l'indiQérence que la majo-
rité professe à son égard. Un semblable gouverne-
ment ne peut se continuer que par les victoires mili-
taires et les conquêtes. Jusqu'à ce jour, sur cette voie,
Lénine et Trotsky n'avançaient pas. On devait donc
conclure que les forces bolchevistes, après les espé-
rances qu'elles avaient pu concevoir en juillet, s'étaient
atlaiblies en septembre plus encore qu'en août. Mais
il eût été très imprudent d'en tirer cette conséquence
que la fin des entreprises bolchevistes était proche.
Ce que nous avons dit des intentions de Tchitcherine,
la liaison certaine qui existe entre le comité d'action
des travaillistes de Londres et les soviets, les projets,
maintenant connus, élaborés par les délégués russes à
la réunion de Constance, en juin dernier, pour parer à
l'échec de la propagandeen France et l'organiser sur un
nouveau plan, tout prouve la persistance des espoirs
communistes. Le bolchevismeestunmal tenace, dont
plusieurs tirent profit et où d'autres trouvent du charme
en attendant qu'ilsen profitent. On ne peut le combattre
que par une très forte organisation gouvernementale
et sociale. Les peuples qui négligeront ce danger
pourront avoir à passer des jours chargés de soucis.
J
«• 185 Novembre 1920.
LAROUSSE MENSUEL
303
L'Assemblée nationale, réunie à Versailles, le 23 septembre 1920, et présidée par I-éon Bourgeois, président du Sénat, a élu Alexandre Millerand, président de la République françAlM
(Le Congrès pendant le vole.) — Phot. Manuel.
Il ressort de ce que nous venons d'exposer que le
succès de la politique française à l'égard de la question
polonaise s'était pleinement confirmé et qu'un accord
entre les Alliés au sujet de la Russie serait la plus
utile des sauvegardes pour l'Europe. Or cet accord ne
s'était fait que sur des définitions très vagues et
assez souples pour que chacun y mît ce qu'il voulait
y trouver.
On a vu, le mois dernier, comment, en Belgique
et sous quelles influences, on avait pu paralyser l'ac-
tion du ministre Hynians au sujet de la Pologne.
Sans doute, les visites du premier ministre Delacroix
à Millerand avaient mis au point cette discussion, et
l'accord militaire franco-belge, s'il laissait chacun des
deux Etats libre dans sa politique, créait, du moins,
entre eux sur un point vital une communauté d'inté-
rêts qui pourrait se répercuter sur d'autres. Mais n'y
avait-il pas eu là, dans la politique générale, un
symptôme notable de faiblesse et d'incohérence ?
En Angleterre, Lloyd George avait continué à cau-
ser avec Kameneff ; il avait engagé avec lui des polé-
miques ; puis Kameneff avait regagné la Russie. Por-
tait-il, ou ne portait-il pas, des propositions anglaises?
L'attitude de Tchitcherine signalée plus haut tendrait
à prouver, en tout cas, que ces propositions ne furent
pas agréées. Quoi qu'il en soit, la seule chose certaine
était que l'Angleterre cherchait encore une politique
qu'elle ne rencontrait nulle part, et qu'elle la cher-
chait seule. Car il n'était pas permis de dire que de
l'entrevue de Lucerne était sorti sur ce point un
accord entre l'Angleterre et l'Italie. Il semblait bien
plutôt que là, comme à Aix-les-Bains, tout en affir-
mant la nécessité de la paix avec la Russie, chacun
eût réservé sa liberté sur les modalités de cette
paix.
L'entrevue d'Aix-les-Bains, où Millerand et Giolitti
se rencontrèrent au milieu de septembre, n'avait, en
effet, établi entre la France et l'Italie qu'une confor-
mité de vues générales sur des questions où le désac-
cord n'est pas possible. C'était la seule signification
qu'on pût donner à la Déclaralion qui avait été
publiée à la suite des entretiens des deux chefs de
gouvernement. Est-il permis de penser que l'échange
de vues qui avait ainsi été pratiqué avait, en outre,
éclairé et Millerand et Giolitti sur les données du
problème selon le milieu dans lequel il était placé,
et ne pouvait-il sortir de là quelque heureux résultat ?
La lutte contre le bolchevisme n'est que la partie
défensive et négative de l'œuvre immense de paix et
de progrès qu'il reste à réaliser dans le monde. Il en
est une autre, qui est la construction positive d'un
ordre de choses, lequel, sans bouleverser les bases de la
société, donne existence concrète à des aspirations
en partie possibles à satisfaire et qu'il faut satisfaire,
en partie utopiques et dont il faut faire comprendre
l'impossibilité pratique. Une action commune des
gouvernements peut, en cette matière, être d'une
extrême utilité. Mais cette action peut être à longue
portée. La lutte contre le bolchevisme est présente et
immédiate. Sur ce point, l'entente n'existait pas, et le
gouvernement des soviets ne pouvait s'y tromper.
C'était une constatation que nous devions faire en-
core une fois, pour qu'on ne l'oubliât pas.
Avant de quitter ce sujet, il fallait noter avec soin
les conversations qui s'étaient engagées, à l'instiga-
tion du ministre tchéco-slovaque Benès, entre la
Yougo-Slavie, l'Autriche et la Tchéco-Slovaquie. Ces
entretiens tendaient à constituer entre ces trois Etats
récemment nés ce qu'on appelait la Petite-Entente.
II y avait là une tentative qu'on avait dilléremment
appréciée, qu'on avait même feint de croire dirigée
contre la Pologne et qui n'était, pourtant, que l'abou-
tissement fatal du démembrement de l'empire des
Habsbourg. Benès, qui connaît bien l'histoire de ' ette
monarchie, sans compter les hommes et les choses de
ce temps, avait perçu avec le sens d'un véritable
homme d'Etat l'incertitude qui pesait sur ces irag-
ments d'une grande puissance, s'ils ne liaient pas
leurs intérêts et leur politique. Il y a là un groupe-
ment nécessaire, qui, tôt ou tard, se soudera fortement.
Nous ne pensons pas qu'aucune force puisse l'en empê-
cher. C'est un élément delà question de l'Europe cen-
trale et orientale qu'il importe de ne pas négliger. Ces
Etats ont besoin de nous, nous pouvons avo;r besoin
d'eux.
Nous avons noté les indécisions de Lloyd George
sur la question russe. Les embarras intérieurs du
Premier anglais les expliquaient assez. — Nous
sommes mal renseignés sur le rôle exact des tra-
vaillistes anglais dans les négociations russes ou, du
moins, sur le sens de leur action. Les Anglais ne ra-
content de leurs affaires que ce qu'ils veulent bien.
Nous avons dit, le mois dernier, que nous voyons
mal le bolchevisme s'installant en Angleterre sous sa
forme rus^e, et nous ne changeons pas d'opinion.
Mais nous persistons à penser que les travadlistes
voyaient en lui un moyen de se rapprocher du pou-
voir et de mettre à mal le ministère Lloyd George. Il
en résultait pour celui-ci une gêne extrême, qu'avait
aggravée la menace de grève générale des ouvriers
mineurs. On remarquera que cette menace datait
déjà du mois d'août, qu'elle avait été suspendue sur
l'Angleterre et l'Europe pendant tout le mois de
septembre, qu'elle ne s'était pas encore réalisée à la
fin de ce mois, qu'au contraire, après des vicissitudes
variées, elle était en train de s'arranger, non par
voie d'arbitrage, mais par voie de discussions entre
ouvriers et patrons. Ceci prouvait ou que l'influence
bolcheviste n'avait que peu de prise sur les mineurs
anglais, plus soucieux de leur intérêt matériel que
d'utiliser le principal moyen de lutte contre la bour-
geoisie préconisé par les révolutionnaires russes; ou
que les dirigeants du bolchevisme anglais ne pen-
saient pas l'heure propice. Nous pencherions pour la
première hypothèse. Quel que fût le motif qui arrê-
tait la grève, il était certain qu'on négociait, et nous
devions faire des vœux pour que le sens pratique des
Anglais l'emportât sur l'attrait d'une redoutable
aventure. Mais l'alerte avait encore une fois été
chaude, et Lloyd George avait pu se croire plusieurs
fois à la veille d'une situation économique et poli-
tique intenable.
Si l'on pouvait espérer que l'Angleterre échapperait
à cette épreuve, qui nous atteindrait par un contre-
coup immédiat, il y avait encore peu d'apparence
que, malgré les projets en suspens, la question d'Ir-
lande approchât de sa solution. Bien au contraire, le
désordre allait croissant dans ce malheureux pays, et
la lutte entre les sinn-feiners d'une part, l'Ulster,
la police, l'armée d'autre part, y devenait féroce.
Toute vie normale y était suspendue; un chapitre
sanglant et terrible s'ajoutait à une histoire qui
en compte déjà tant. Dans la série journalière de
luttes à main armée, d'attentats, de pillages, d'in-
cendies que nous avait apportée la presse, un sort
spécial avait été fait au jeûne prolongé du maire de
Cork, dont on avait voulu faire la personnification
de l'Irlande. Autour de ce prisonnier héroïque, qui
jour à jour allait sûrement à la mort par son absti-
nence volontaire, s'étaient groupées des manifesta-
tions de toute sorte : prières publiques, processions
si lencieuses, menaces énergiques, supplications lamen-
tables, suppliques aux souverains et à tous les pou-
voirs de la terre. Il faut l'avouer : malgré l'admira-
tion que provoquait la constance de cet Irlandais
symbolisant le martyre d'un peuple, la longueur
inouïe de ce jeûne et la résistance prodigieuse de ce
moribond, dont on suivait l'agonie d'heure en heure
et dont on annonçait depuis plus d'un mois la mort
imminente, finissait par troubler les esprits et éton-
ner les plus sincères. Au reste, Lloyd George, en refu-
sant d'élargir Mac Swiney, s'était placé sur le terrain
du respect de la loi et de la vie humaine que le maire
de Cork, quelque sympathie qu'il pût inspirer, n'avait
pas toujours respectées lui-même; il avait ainsi parlé
et agi comme un chef de gouvernement. Ils'avcraitdc
plus en plus que jamais l'AugleK rre n'accepterait la
séparation totale, aussi bien au point de vue diploma-
tique, naval et militaire, qu'au point de vue admi
nistratif de l'Irlande, trop voisine pour n'être pas
dangereuse. On devait souhaiter de plus en plus,
pour l'honneur de l'Angleterre et de l'Irlande elle-
304
même, que ce régime impossible de terreur mutuelle
prit fin rapidement; mais on ne pouvait ne pas se
demander si l'Irlande, en poursuivant malgré tout
une indépendance complète, n'allait pas contre son
propre intérêt et ne sacrifiait pas à une idée de
nationalité, très soutenable mais très dangereuse à
l'heure présente et dans son cas, les avantages
immenses qu'elle aurait pu conquérir très vite en re-
nonçant à une intransigeance peu raisonnée et à des
Alexandre Millerand, élu président de la République française, par
sur 8y2 votants. {Cont:ré8 de Versailles, le 23 septembre 1920.} — Phat.
violences criminelles. L'Angleterre a eu, au cours des
siècles, des torts graves à l'égard de l'Irlande. Elle
lui doit une réparation. L'Irlande ne risque-t-elle pas
de la rendre irréalisable ?
Le premier ministre italien Giolitti avait, lui aussi,
connu les plus graves embarras. Au début du mois,
avait éclaté à Milan un mouvement d'apparence pro-
fessionnelle, en réalité anarchique et communiste.
Les ouvriers métallurgistes s'étaient emparés des
usines et avaient prétendu les exploiter eux-mêmes
en chassant les ingénieurs et en expropriant les
Sociétés qui en étaient propriétaires.
Le mouvement s'était propagé dans le nord de
l'Italie; on avait craint, un moment, qu'il ne gagnât
toute l'Italie et toutes les professions. Mais les ou-
vriers s'étaient heurtés à d'insurmontables difficultés
d'exécution : le manque de matières premières, plus
encore le manque d'expérience, la résistance très
nette des patrons groupés dans la Confédération gé-
nérale de l'industrie, les conseils et l'habileté du
gouvernement, le danger visible que présentait cette
tentative pour l'ordre public et la paix nationale, ou-
vrirent les yeux à tout le monde. La Confédération
générale du travail italienne limita d'abord le conflit
à l'industrie métallurgique, puis elle se prêta à une
entente. Giolitti comprit la nécessité d'imposer sa
médiation et d'accorder aux ouvriers un contrôle sur
les usines. Les patrons finirent par accepter, et un
référendum ouvrier se rallia à l'idée de remettre la
solution de la crise à une commission paritaire. Aux
derniers jours de septembre, on pouvait considérer
cette grave affaire comme près d'être terminée. Elle
avait prouvé le sens politique et la fermeté de Gio-
litti. Elle ne réijlait pas toute la question économi-
que qui pèse si lourdement sur l'Italie. Des troubles
agraires avaient éclaté en Sicile; la misère restait
grande; l'Italie avait plus qu'aucun pays besoin de
retrouver son équilibre et d'aboutir à un état social,
plus approprié aux besoins de sa population. Le
parti socialiste, qui avait obtenu des satisfactions
dans le conflit ouvrier, pourrait-il et saurait-il diriger
ses forces avec sagesse. Giolitti, comme Lloyd
George avait fort à faire.
Le premier ministre français avait connu une au-
tre fortune. Après que, pendant la première quin-
zaine du mois, il avait fortifié encore l'autorité mo-
rale que lui avait acquise l'affaire de Pologne en
visitant les régions libérées et les pays du Rhin, en
se rencontrant à Lausanne avec le président de la
République helvétique Motta, enfin, en donnant à la
France l'impression que l'entrevue d'Aix-les-Bains
avait resserré nos liens d'amitié avec l'Italie, une
situation pénible, dont le dénouement fut plus brus-
que qu'on ne l'aurait pensé, le conduisit tout à coup,
le 23 septembre, à la présidence de la République.
Ce n'était plus, depuis longtemps, un mystère, que
LAROUSSE MENSUEL
la santé du président Paul Deschanel, brusquement
ébranlée il y a quelques mois, se trouvait dès lors
irrémédiablement compromise. Paul Deschanel avait
été porté à la présidence de la République, en jan-
vier dernier, par une manifestation sans précédent
du Parlement. Depuis longtemps, la Chambre des
députés l'avait adopté pour président. II devait la
situation qu'il s'était acquise, à sa haute culture,
à son urbanité, à sa droiture, à ses convictions ré-
publicaines, à son attitude courageuse et
digne pendant la guerre. On avait confiance
en lui. On attendait de lui, dans les fonc-
tions de président de la République, aux-
quelles il était préparé, outre le respect
rigoureux de la Constitution, une action
personnelle, que l'on espérait ferme et tou-
jours soucieuse de l'intérêt national. La pre-
mière annonce de l'affaiblissement de sa
santé, chuchotée à voix basse, avait laissé
l'opinion publique incrédule. Un grave ac-
cident, survenu au coursd'un voyagea Mont-
brison, avait tout à coup révélé que le mal
était réel et, à partir de ce moment, on avait
eu la sensation que, malgré les soins les
plus éclairé;, le président Deschanel décli-
nait rapidement. Au milieu de septembre,
aucun doute n'était plus possible. Le prési-
dent Deschanel était décidé à se retirer. Il
avait fallu s'incliner devant cette décision
irrévocable. Les regrets de tout le pays
accompagnaient dans sa retraite celui qui
avait été une grande espérance.
La question du choix à faire ne se posa
que quelques jours parce que Millerand,
conscient du rôle qu'il avait à jouer comme
président du conseil, avait d'abord énergi-
quement refusé d'être candidat à la prési-
dence de la République. Il fut très honorable
pour Léon Bourgois, pour Gaston Doumergue,
pour Raoul Péret, pour Jonnart, que des
groupes import antsde parlementai reseussent
pensé à porter sur eux leur choix. Mais,
lorsque Millerand, sollicité par les hommes
les plus éminents du Parlement, eut enfin
laissé poser sa candidature, il ne pouvait plus
69B VOIX y avoir de discussion et, si plusieurs, fidèles
.Manuel, à des. mœurs périmées, essayèrent de soule-
ver quelques questions où l'on sentait plus
l'esprit de parti que le sens politique, la netteté des
déclarations du président du conseil dissipa toutes
les équivoques.
Le 22 septembre, un scrutin préparatoire déclarait
Millerand seul candidat par 598 voix ; le 23, le scru-
tin définitif, par 695 voix contre 65 à Delory, sur le
nom duquel les socialistes avaient tenu à se compter,
faisait de Millerand le nouveau président de la Répu-
blique française. On doit dire que ce choix ratifiait
celui qu'aurait fait la masse des électeurs français.
La netteté et la continuité de vues, l'énergique cons-
tance, la ferme attitude de Millerand, tant dans les
questions intérieures que dans les affaires extérieures,
N' 165. Novembre 1920.
1
''Il
avaient fait comprendre à tous ceux qui voient clair
qu'il était bien le pilote de sang-froid et de volonté
dont la France a besoin dans les circonstances pré-
sentes. Beaucoup, qui, d'abord eussent souhaité qu'il
continuât son œuvre comme président du conseil,
ont vite aperçu ce que ses qualités supérieures, soa^,
passé, l'autorité acquise par lui en Franceet à l'étrangei^H
pouvaient apporter d'éclat et de force morale à la fon<S^j|
tion de président de la République. On doit désirer
que son action, dans la limite des lois constitution-
nelles, moins étroites en réalité que l'usage ne les
faites, continue à se faire sentir. La France et l'Europ
ont tout à y gagner.
Au moment où s'accomplissait en France cet acte"
de sagesse politique, qui peut avoir une si grande
portée générale, la Conférence financière internatio-
nale organisée par la Société des nations se réunis-
sait à Bruxelles. L'Allemagne y était conviée. Elle ne
manqua ni à l'invitation, ni à l'occasion de crier
misère. Beaucoup d'autres — pour mieux dire tout le
monde — l'imitèrent. Septembre finit avant la confé-
rence. Les vœux qu'elle émettrait auraient-il pour base,
comme il le fallait, les principes même du traité de
Versailles, ou céderait-elle à la tentation, facile pour
qui conseille sans avoir le moyen d'agir, de faire,
sans le vouloir, le jeu de l'Allemagne coupable au
détriment des nations victimes ? On allait, à coup sûr,
essayer de l'entraîner dans cette voie dangereuse
pour tout le monde, en tout cas impraticable pour la
France. On devait compter que rien ne serait épar-
gné pour faire triompher dans ses délibérations le
bon sens et la justice sur les vagues conceptions des
théoriciens de l'internationalisme financier.
En terminant l'exposé de ce mois qui, pour quel-
ques-uns, fut trouble et qui ne fut tragique que pour
l'Irlande, dirons-nous un mot des Etats-Unis ? Leur
histoire était simple. La lutte pour la présidence y
continuait, ardente et obscure. On approchait du
dénouement. Rendrait-il aux Etats-Unis le sens de
leur mission ? Entre l'humanitarisme précurseur de
Wilson et le particularisme étroit et traditionnel,
sauraient-ils trouver la formule qui convient à la
moderne Amérique ? — Jules Gbrbault.
Sinn foiner {sin'-fi-neur; de stnn /cin, qui si-
gnifie nous-mêmes) n. m. Dénomination adoptée
par certains nationalistes irlandais, qui revendiquent
la complète séparation de leur pays d'avec le ro^jaume
britannique. (D'après l'éiymologie, les sinn feiners
sont donc, en Irlande, ceux qui veulent être « eux-
mêmes », c'est-A-dire s'administrer eux-mêmes, en
dehors de toute ingérence et de tout contrôle d'un
gouvernement étranger ou extérieur.)
— Encycl. Ce terme de sinn feiner ne date guère
que d'une vingtaine d'années; il commença à se
répandre vers 1906, lorsque le leader nationaliste
Arthur Griffith eut fondé, pour développer et soutenir
les revendications irlandaises, un journal qu'il intitula
Smn Fein. Mais, si le mot est relativement récent,
il sert à désigner une réalité déjà fort ancienne.
Il est impossible, en effet, de ne pas reconnaître dans
Irinslacoup du Château, lors de la visite des Chevaliers de Colomb!
h nn/tils ni I ■idtnnliui] l'orment aux l'Hats-Unis une association catholique disetplinéej
t puissante, qui com|.te plus d'un million de m^nibres F.nidéc en 18.11 dans le ConnecUeut. à rinsti|i.ili..n du H. Mac Ginley, nouH
venir en aide, au moyen d'assurances, aux veuves et aux orphelins des membres décèdes, elle a étendu ses ramifications dans toutr
l'Amérique et apporté un secours dévoue aux victimes «le tous les fiéaux. Pendant la Grande Guerre, les Chevaliers de folomb
installé, a Paris et dans la zone des armées, des foyers où les soldats américains trouvaient un bienraisant récontort. Après la (tue!
ils ont organisé des pèlerinages sur le front et contribué ainsi à uiaioteDir les liens entre la France et les Etals Unis. — Phot. RoL
«• »fl5. Novembre 1920.
LAROUSSE MENSUEL
La réouverture solennelle de l'Université de Strasbourg, redevenue française, a eu lieu le 22 novembre 1919. Le président de la République française, Raymond Poincaré, prononce le discours
d'inauguration en présence des professeurs des Facultés strasbourgeoi»es, des membres de l'Institut, des maréchaux de France et des délégations des grandes Universités de France et de l'étranger.
^Dessin de J. Simont, ï'IUitstration.)
les sinn feiners les continuateurs de ces associations
ou groupements qui, à maintes reprises, tentèrent de
dresser l'Irlande contre l'Angleterre et de conquérir
par la violence l'affranchissement de leur patrie.
Parmi les devanciers des sinn feiners, on peut
citer d'abord les Irlandais-Unis. C'était le nom
d'une vaste association qui se constitua en 1791,
dans le but secret de secouer le joug de l'Angle-
terre et de transformer l'Irlande en république
indépendante. Malgré le nombre de ses adhérents
(plus de 500000 en 1797), cette association ne put
cependant réaliser son dessein : la gran.le insurrec-
tion qu'elle déchaîna en 1798 n'eut d autre effet que
de renforcer la mainmise de l'Angleterre sur l'Ir-
lande, qui, par l'acte d'Union (i8oo), fut réduite au
rang de province conquise.
Il faut attendre jusqu'en 1843 pour voir reparaître
sur la scène politique d'Irlande les partisans de solu-
tions extrêmes, avec les dissidents du parti de la
Jeune-Irlande, fondé vers 1830 par O'Coimell. Tan-
dis que, dans ses revendications, O'Connell entendait
rester dans les formes légales, certains de ses an-
ciens partisans, désapprouvant cette attitude, fon-
dèrent avec Smith O' Brien le parti de la force maté-
ruUc. Au lendemain de la mort du grand agitateur,
ils fomentèrent une insurrection qui échoua complè-
tement et aboutit à la condamnation de Smith
O'Urien el de ses comparses (juillet 1848).
Quinze ans plus tard, apparaissaient les fenians, qui
sont les ancêtres directs des sinn feiners. Il faut
remarquer cependant que le fenianisme, tel qu'il se
manifesta en 1865, avait une ampleur bien plus
considérable que le sinn feinisme, du moins à ses
débuts. L'organisation feniane, que dirigeait en
Irlande James Stcphens, prolongeait encore ses ra-
mifications en Amérique, où elle avait pour chef
John O' Mahony. Elle disposait de ressources finan-
cières importantes et d'un contingent d'hommes qui,
pour les seuls districts de Dublin et de Cork, attei-
gnait presque le chiffre de 40.000. Pourtant, les
fenians échouèrent dans la lutte ouverte qu'ils sou-
tinrent contre l'Angleterre de la fin de 1865 à la fin
de :867 ; ils finirent par se restreindre à l'action indi-
viduelle et à la propagande par le fait. Ainsi, ce qui
avait été un moment un grand parti national s'eflri-
tait en poussière d'anarchie.
L'évolution du siim feinisme est toute différente.
Issu du mouvement provo(|ué, en 1893, par la Ligue
gaélique, pour sauvegarder les traditions linguisti-
ques, littéraires et historiques de l'Irlande, le sinn
feinisme ne prit réellement tournure politique qu'à
la lin de 1905, lor^juc fut institué à Dublin un Conseil
national, qui, du reste, ne réussit guère. Mais l'impul-
sion était donnée : peu à peu le sinn feinisme orga-
nisa sa doctrine et son action : d'abord hostile aux
théories socialistes et aux méthodes révolutionnaires
des fenians, il fit siennes les unes et les autres. L'a-
gitation créée en Irlande par la question du Home
Rule (1913) favorisa le développement de la propa-
gande sinn feiniste. La guerre ne l'interrompit point.
Alors que les autres partis avaient conclu dès 1914
une trêve tacite et que, sans distinction d'opinions
ni de cultes, les Irlandais, nationalistes ou orangistes,
collaboraient loyalement à l'eHort militaire britan-
nique, les sinn feiners seuls ne désarmèrent pas. On
se rappelle comment ils prêtèrent l'oreille aux sug-
gestions de l'Allemagne et tentèrent de provoquer
en Irlande un soulèvement (1916).
Depuis la paix, le mouvement siim feiniste a pris
une recrudescence d'activité. Profitant des embarras
de la Grande-Bretagne, s'appuyant sur le principe,
proclamé par l'Entente, du droit des peuples à dis-
poser d'eux-mêmes, les sinn feiners sont entrés en
révolte ouverte et ont transformé l'Irlande en un
véritable champ de bataille. En même temps, ils ont
complété leur organisation politique en constituant
une République irlandaise, qui a son président, de
Valera, son Parlement, son armée et jusqu'à ses
tribunaux. Ainsi le chétif parti de naguère englobe
aujourd'hui presque toute l'Irlande et a assez de force
pour battre en brèche la puissance anglaise, qui semble
perdre chaque jour du terrain. — J. Dargoin.
Strasbourg (Inauguration de l'Université
de). Le samedi 22 novembre 1919, a eu lieu à Stras-
bourg une cérémonie qui, déjà importante par elle-
même, a pris plus d'importance encore de par les
discours qui y furent prononcés comme de par l'as-
sistance qui les entenait : le président de la Répu-
blique a inauguré l'Université, redevenue française,
de Strasbourg. (V. p. 25.)
Française, l'Université de Strasbourg l'avait déjà
été, et pendant la majeure partie de son histoire;
elle l'avait été depuis l'époque où Strasbourg, précé-
demment ville libre impériale, était devenue • ville
libre royale », jusqu'au moment de la prise de Stras-
bourg par les Allemands, le 28 septembre 1870. Elle
ne fait donc aujourd'hui, en réalité, que reprendre le
cours normal de son existence, comme l'Alsace tout
entière le fait actuellement, depuis la signature du
traité de Versailles du 28 juin 1919. On s'en rendra
parfaitement compte en embrassant d'un rapide coup
d'œil toute l'histoire de l'Université de Strasbourg, de-
puis ses plus lointaines origines jusqu'à notre époque.
I. Les origines. Veut-on remonter à ses tout pre-
miers débuts, on doit se reporter à la première moitié
du XVI' siècle, à des temps tout voisins de celui où
Jean Calvin faisait paraître sa fameuse Institution de
la Doctrine chrétienne (1536). Alors, l'humanisme flo-
rissait en Alsace, et bon nombre de travailleurs de
mérite y préparaient ou y publiaient de sérieux ouvra-
ges d'érudition et d'histoire; alors, l'illustre érudit
Jean Sturm reçut la mission d'organiser à Strasbourg,
l'année même où y arrivait Calvin (1538), une école
latine ou gymnase. Environ trente ans plus tard(i566),
l'empereur Maximilien II accortia à cette école, de-
venue très vite célèbre, les privilèges d'une Académie.
Près d'un demi-siècle s'écoule encore et, parmi les
faveurs par l'octroi desquelles Ferdinand II, le des-
cendant et le successeur de Maximilien II, achète la
neutralité de Strasbourg en 1621, au début de la
guerre de Trente ans, on doit compter la transfor-
mation de cette Académie en Université de plein
exercice. Désormais, l'Université de Strasbourg jouit
du pouvoir de faire des licenciés et des docteurs,
et elle en usa. Mais, même après la signature des
traités de Westphalie, les étudiants n'affluèrent pas
autour de ses chaires titulaires, d'ailleurs peu
nombreuses (une vingtaine en tout pour les quatre
Facultés de théologie, de philosophie, de droit et de
médecine), et c'était encore une petite Université que
celle de Strasbourg, au moment où la vieille ville
libre alsacienne passa sous la domination des rois de
France (30 septembre i68i).
II. L'Université franfaise de l'ancien régime. Lou-
vois avait promis, au nom de son maître, de respec-
ter les privilèges de la cité et de lui laisser son
autonomie. Louis XIV tint scrupuleusement ces en-
gagements, garantit le maintien de l'Université et ne
modifia en rien son organisation. Il se contenta de
souhaiter voir désormais des régnicoles, et non plus
des maîtres venus de toutes les parties de l'Alle-
magne, et parfois même des Pays-Bas, en occuper
les chaires, et ce désir fut exaucé. Seuls, donc, des
Alsaciens, sinon exclusivement des Strasbourgeols,
enseignèrent dès lors à l'Université de Strasbourg,
aux cours de laquelle se rendirent, non plus (comme
naguère) des étudiants venus des parties septentrio-
nales de l'Allemagne, mais des Alsaciens, des l.orrains,
des Francs-Comtois et, un peu plus tard, des Français
de l'intérieur du royaume, îles Hollandais et même
des Suédois et des Russes. De ces maîtres, plusieurs
furent de grands érudits, très estimés à leur époque,
et dont le souvenir demeure toujours vivant ; l'hellé-
niste JoanSchweighaeuscr, et Jean-Daniel Schœpllin,
qui demeura pendant un demi-siècle une des illustra-
3o6
<ions de l'Université, et l'archéologue Jérémie-
jacqucs Oberliii, et les juristes et historiens Chris-
tophe-Guillaume Koch et Jean-Micliel Lorenz. A
côté de CCS philologues, de ces historiens, de ces
juristes, il convient tle nommer quelques savants : le
chimiste Rimbault Spielmann, le botaniste Jean
Hermann, les médecins Jean-Frédéric Lobstein et
Thomas Lauth.
Ces maîtres alsaciens, dont il serait facile d'allon-
ger la liste, eurent tous, quelle que fût la discipline
de leur choix, bien des qualités communes : la pro-
bité scientiliquc, la conscience professionnelle, l'amour
de la recherche désintéressée, le souci du travail bien
fait. Ils en curent une autre encore, qu'il convient de
mettre en pleine lumière; comme l'a fait remarquer,
le président R. Poincaré dans son magistral discours
du 22 novembre, ils furent par surcroît « d'excellents
LAROUSSE MENSUEL
quelque manière, dès la fin du xv!!!"" siècle, avec son
école d'accouchement, son musée d'histoire naturelle,
son cabinet de physique, son jardin botanique, son
observatoire et sa bibliothèque, déjà une des mieux
pourvues de l'Europe. Mais cette conception, qui
triomphe auiourd'hui, ne fut nullement celle des
fondateurs de l'Université napoléonienne,
III. L'enseignement supérieur français à Strasbourg
au XIX' siècle. La loi consulaire de l'an X l'avait
déjà écartée; les décrets de 1808, consécutifs à la loi
promulguée deux ans plus tôt, l'écartent peut-être
plus complètement encore. La loi de 1806 décide
qu'il sera formé un corps 0 chargé exclusivement de
l'enseignement et de l'éducation publique dans tout
l'empire »; elle crée, par conséquent, le monopole de
l'enseignement. A la libre initiative, à la souplesse
des cadres, à la variété des disciplines, les décrets
Vue géiiénile ûf Ifniversitf de Strasbourg. p<ar devant la place de irniversîti'' et riU.
Français ». Ils s'associent pleinement à toutes les
fêtes royales; ils se plaisent à proclamer, par la
bouche de Schcepflin, quel bien leur semble pour l'Al-
sace, « gauloise par ses origines », son retour à la
France; ils prennent, eni78i, l'initiative de fêter avec
éclat le centenaire de la réunion de Strasbourg au
royaume des fleurs de lis, et ils applaudissent à cette
occasion celui des leurs qui vante les mérites de cette
réunion, le théologien Laurent Blessig, qui avait
déjà, quelques années plus tôt, prononcé dans leur
ville l'oraison funèbre du maréchal de Saxe.
Si ardent soit-il, ce patriotisme français des pro-
fesseurs de l'Université ne détourne nullement les
Allemands d'y fréquenter comme ils le faisaient na-
guère, avant 1681. Mais ils ne s'y rendent plus,
comme autrefois, depuis le nord de l'Allemagne, le
Mecklembourg et la Poméranie ; par contre, les étu-
diants des contrées voisines (Palatinat, pays de
Bade, etc.) continuent à en suivre les cours. C'est
que tout les attire à Strasbourg : et la science et la
réputation des maîtres de l'Université, et l'accueil
hospitalier des habitants, et (du moins à la fin du
xviii« siècle) la possibilité de se perfectionner dans
cette langue française queGœthe — un des étudiants
en droit de Strasbourg — déclarait tenir pour une
seconde langue maternelle.
On le voit, profondément française a été, sous
l'ancien régime, l'Université de Strasbourg, et elle
l'est encore demeurée aux temps de la Révolution.
Ses maîtres l'ont alors prouvé de deux manières : en
envoyant quelques-uns des leurs siéger dans certaines
assemblées de l'époque (Koch à la Législative et au
Tribunat) et en travaillant à développer à Strasbourg
l'enseignement supérieur. De cette seconde préoccu-
pation témoigne en particulier, à l'époque du Direc-
toire, un remarquable mémoire relatif à une question
capitale entre toutes. Les professeurs de Strasbourg
y demandent pour leur ville mieux que l'Université
dont elle est alors dotée ; au lieu d'une Université
réduite à ses quatre Facultés (auxquelles Louis XIV a
ajouté en 1701 l'Académie catholique de Molsheira,
fondée en 1618), ils souhaitent une Université com-
prenant tout ce qui peut être objet d'étude et d'en-
seignement. Ils souhaitent une chose encore : l'uni-
formité, expliquent-ils, n'est pas nécessaire dans le
cadre des grandes écoles; il serait bon, au contraire,
de varier les cours avec les traditions et les besoins
des diverses régions françaises. Idées très vraies et
très fécondes ; idées d'avenir aussi, à l'application
desquelles l'Université de Strasbourg préludait en
qui complètent cette loi substituent une puissante
machine à l'armature inflexible et une rigide unifor-
mité. « Seul chargé désormais de l'enseignement
supérieur, l'Etat (a dit à Strasbourg Raymond Poin-
caré) ne tolère plus auprès de lui qu'un grand corps
universitaire qu'il entend bien tenir sous son autorité,
et à la tète duquel il délègue un grand maître. Plus
d'Universités régionales; rien que des circonscrip-
tions administratives, qui s'appellent des Académies.
Les Facultés resteront partout isolées les unes des
autres ».
Sous une monarchie qui eût continué la vieille tra-
dition des rois bourbons et scrupuleusement respecté
les privilèges de l'Alsace comme on l'avait fait jus-
qu'en 1789, l'Université de Strasbourg eût, sans doute,
échappé à un tel régime ; après les nivellements et
l'uniformisation de l'époque révolutionnaire et sous
le gouvernement centralisateur de Napoléon 1", il
ne pouvait pas en être ainsi. Strasbourg dut donc se
contenter de posséder un des dix-sept groupes de
Facultés constitués en France — dix-sept seulement,
au lieu des vingt-deux anciennes Universités. Ses
quatre Facultés nouvelles (droit, lettres, sciences et
médecine), auxquelles s'ajoutèrent plus ou moins vite
une Faculté de théologie protestante et une école
supérieure de pharmacie, n'eurent pas, d'autre part,
de vie commune. C'est encore le président Poincaré
qui l'a dit, en s'inspirant des faits constatés par les
tout récents historiens de l'Université de Strasbourg,
elles demeurèrent « confinées dans des compartiments
distincts, comme si elles représentaient des puissances
rivales, incapables de vivre en bonne harmonie ».
Plus de délibérations générales, aboutissant à la
rédaction de vœux ou de mémoires analogues à celui
dont il a été question tout à l'heure.
Il a fallu longtemps pour comprendre combien est
néfaste, pour les progrès de la science et des études
générales, cette séparation de disciplines différentes,
mais susceptibles de se prêter un mutuel appui, cet
isolement par des cloisons étanches. Néanmoins,
l'Université de Strasbourg (une ordonnance royale
lui avait rendu ce nom en 1815, comme aux seize
autres Académies universitaires du temps) continua,
grâce à la valeur de ceux qui en occupèrent les
chaires, de briller d'un très vif éclat. Dire que le
grand Pasteur, que Fustel de Coulanges, que des
juristes comme Aubry et Rau, un philosophe comme
Paul Janet, un théologien protestant comme Edouard
Reuss, des géologues comme Daubrée et Philippe
Schimper, des médecins comme Stolz, Emile Kuss
N' 165. Novembre 1920.
et Eugène Kœberlé, et combien d'autres, ont enseignf'
à l'Université de Strasbourg, c'est prouver de manière
péremploire la valeur de son corps professoral... Des
maîtres comme Fustel de Coulanges, qui y écrivit /a
Cité antiqne, y enseignaient encore au moment où la
guerre franco-allemande de 1870-1871 arracha Stras-
bourg à la France.
IV.L'U niversité allemande de Strasbourg{iSy2-iQiS) .
A cette époque, dix années seulement séparaient
Strasbourg du second centenaire de son entrée dans
la communauté française. Avec cette ignorance du
caractère alsacien qu'ils n'ont cessé de montrer pen-
dant tout le temps qu'ils dominèrent en Alsace, les
vainqueurs prétendirent annuler d'un trait de plume
tout le passé français, auquel les Alsaciens demeu-
raient irrcfragablcment attachés. Aussi, quand l'em-
pereur Guillaume l" signa la charte de constitution
de l'Université allemande de Strasbourg, puis lorsque,
le i" mai 1872, il inaugura solennellement celle-ci,
affirma-t-il reprendre et faire fructifier l'héritage de
Maximilien II et de Ferdinand II. Mais, ni dans le
nouvel empire allemand, ni en Alsace, les circons-
tances n'étaient alors favorables à l'essor de l'Uni-
versité nouvelle; ternes furent donc ses débuts et (si
l'on peut dire) végétative son existence.
Mais ce n'était pas ainsi que les dirigeants de la
politique allemande voulaient l'Université de Stras-
bourg ; ils entendaient en faire, à la frontière de la
France, une fondation puissante, un instrument de
germanisation et de propagande allemande, beaucoup
plus qu'un centre de diffusion de la science sereine et
impartiale. Dès que les circonstances le leur permi-
rent, ils entreprirent de réaliser leur dessein. De là
l'édification d'un palais collégial, d'une véritable cité
médicale et d'un vaste quartier universitaire, avec
salles de cours, bibliothèques, séminaires, instituts
de toutes sortes; de là, des l'année 1877, l'attribution
du panainage de l'Université à l'empereur Guil-
laume I"' ; de là, encore, celle de la nomination des
professeurs au kaiser ou au statthalter; de là l'exclu-
sion des vrais Alsaciens, si méritants soient-ils, des
chaires de l'Université de Strasbourg.
On sait comment les Strasbourgeoisy ont répondu :
en sifflant d'abord, le i"' mai 1872, les nouveaux
professeurs allemands et les étudiants teutons accou-
rus de toutes les parties du Deutsches Reich pour
l'inauguration de l'Université; puis en faisant le vide
aux cours publics institués pour eux par les conqué-
rants. C'était, suivant un joli mot du président Poin-
caré, « dans la grande ville française, un îlot oii ne
fréquentait guère la population alsacienne » que
cette Université, bâtie cependant presque exclusive-
ment aux frais des contribuables alsaciens et lorrains.
Quant aux jeunes gens, après avoir hésité à s'inscrire
comme étudiants aux cours de l'Université, force
leur fut bien de les suivre; mais de quelle manière
ils surent y garder leur individualité propre et de-
meurer fidèles à la tradition alsacienne et française !
« Les liens de camaraderie noués légèrement au col-
lège, au lieu de les resserrer, l'Université les dissol-
vait rapidement, a écrit l'un d'entre eux. Allemands
et Alsaciens s'évitaient , les rapports se bornaient à
être strictement officiels ; il n'y avait plus de cordia-
lité ni de confiance mutuelles; un profond malaise se
répercutait sur toute la jeunesse universitaire de
bonne souche, dont l'instinct se refusait à s'acclima-
ter aux accoutumances tudesques des autres » . Com-
ment eût-il pu en être autrement? Les étudiants
alsaciens faisaient fête aux conférenciers venus de
France à Strasbourg; ils élevaient aux morts de 1870
le monument de Wissembourg; ils avaient leur asso-
ciation particulière, le « Cercle des étudiants alsa-
ciens-lorrains », et leur banquet annuel, leur Wurscht-
bankett au menu strasbourgeois, que termina bientôt
le célèbre « monôme de la protestation ». Chacun
sait ce qu'était ce monôme silencieux et digne, qui
avait lieu deux fois par an : le dernier samedi d'oc-
tobre pour les anciens étudiants, en février pour les
étudiants actuels, autour de la statue de Kléber : une
véritable « revue nocturne » passée par le grand
général, immobile sur son socle de granit, de toute
la jeunesse universitaire, présente ou... plus mûre,
qui défilait chapeau bas, sans un mot, à minuit,
devant le monument. Ce monôme, à lui seul, suffisait
à dresser une vraie barrière morale entre les étudiants
alsaciens et... les autres.
Ainsi, l'Université allemande de Strasbourg n'a
pas rempli son but, et l'étudiant alsacien a vraiment
été, sans qu'il y parût, un obstacle à la germanisa-
tion du pays. Que de fois les professeurs chargés de
les instruire et, surtout, de leur faire un esprit alle-
mand, s'en sont-ils plaints! » Sa Magnificence le
Prorecteur » Rham le leur reprochait à eux-mêmes, en
1912. > Camarades (disait-il alors aux étudiants alsa-
ciens), laissez-moi vous parler à cœur ouvert. Depuis
quelque temps, nous remarquons que vous ne venez
pas à nous avec un esprit libre d'arrière-pensées.
Notre devoir est de vous mettre en garde contre les
dangers auxquels vous vous exposeriez en regardant
du côté des Vosges et en vous laissant aller à des
illusions qui ne deviendront jamais des réalités ».
Mais ni les menaces du prorecteur Rahm, ni son ton
hautain n'impressionnèrent cette belle jeunesse ; et
si, au cours de la Grande Guerre, les < monômes de
I
I
II
I
N' 165. Novembre 19Z0.
la protestation > cessèrent, l'activité scolaire de
l'Université languit singulièrement. Les préoccupa-
tions étaient ailleurs, encore que bien ditléreiues
pour les étudiants alsaciens et pour leurs profes-
seurs pangerraanistes, dont plusieurs avaient bruyam-
ment adhéré au trop célèbre Manifeste des 93. A
part quelques cérémonies officielles — : en 1915, à
l'occasion du centenaire de la naissance de Bismarck,
entre autres — l'Université allemande de Strasbourg
avait déjà presque cessé de vivre...; elle expira au
lendemain de la signature de l'armistice du g novem-
bre 1918.
V. La résurrection de l'Université française (igiS-
igtg). Alors, le peuple alsacien put parler librement,
et les professeurs allemands s'empressèrent de passer
le Rhin, ou furent invités à le faire. Alors, fut impro-
visé en quelques semaines un embryon d'Université
française, auquel des maîtres éminents, venus de
France, apportèrent le concours le plus empressé.
Alors, put être enfin rempli le vœu formulé jadis par
Fustelde Coulanges, devenu, après la guerre de 1870-
1871, maître de conférences à l'Ecole normale supé-
rieure. « Si jamais (avait-il dit à ses élèves) Stras-
bourg nous est rendu et si l'un de vous y occupe
mon ancienne chaire, je le prie, le jour où il en
prendra possession, d'accorder un souvenir à ma
mémoire «. Ce souvenir, un maître alsacien, élève de
Fustel, Christian Pfister, le lui a donné le 20 jan-
|Vier 1919, quand il a inauguré son cours sur l'his-
toire de l'Alsace depuis ces célèbres traités de West-
pbalie de 1648, qui ont fait de l'.^Jsace une terre
rançaise. Alors encore, et cette fois sans aucune
TÎère-pensée, les étudiants alsaciens reprirent le
chemin de l'Université, où ils étaient accueillis d'une
façon pour eux toute nouvelle, et la science fran-
çaise prit possession de toutes les chaires, de tous
les bâtiments, de tous les laboratoires fondés naguère
par les gens d'outre-Rhin pour propager la culture
allemande.
Ainsi, sans perdre un seul instant, a été reprise la
vieille et chère tradition française. Ainsi, l'enseigne-
ment scientifique et littéraire sous toutes ses formes
a recouvré, dans la vieille capitale de l'Alsace, une
force nouvelle. Six Facultés (droit, lettres, sciences,
médecine, théologie catholique et théologie protes-
tante) et une Ecole supérieure de pharmacie, voilà
ce qui constituait, dès le 22 novembre 1919, au jour
de son inauguration, la toute nouvelle Université
française de Strasbourg.
VI. La cérémonie d'inauguration du 22 novembre
igig. A l'époque, les journaux ont rendu compte de
cette inauguration; mais il convient de redire ici
quelles en furent la grandeur et la beauté. Sur les
gradins de la vaste salle d'honneur (ou aula) du palais
de l'Université, décorée d'admirables tapisseries des
Gobelîns venues de Versailles et représentant les vic-
toires de Louis XIV, se pressaient dans leurs amples
robes aux couleurs variées d'innombrables profes-
seurs des Universités françaises et étrangères ; der-
rière eux, c'étaient des étudiants avec leurs dra-
peaux ; devant eux et face au président de la
République et aux nouveaux maîtres de Strasbourg,
les trois maréchaux de France, les délégations de
l'Institut et d'autres corps savants, des Alsaciennes
en costume, toute une foule avide de fêter la renais-
sance de la vieille aima mater.
C'est devant cette belle assistance que le recteur
Charléty montra quels devaient être le caractère et
le rôle de la nouvelle Université française de Stras-
bourg. Puis le savant doyen de la Faculté des lettres,
l'historien Christian Pfister, montra de la manière la
plus simple et la plus émouvante comment le présent
se rattachait au passé et comment l'Université de
Strasbourg, revenue chez elle, célébrait, à la date du
22 novembre 1919, cette séémce solennelle de rentrée
de 1870, que les malheurs des temps et la paix de
Francfort du 10 mai 1871 ne lui avaient pas permis
de tenir plus tôt. Ensuite, le D' Pierre Bûcher, le
président du cercle des anciens étudiants, en qui
A. Millerand a salué un peu plus tard « l'incarnation
vivante de l'Alsace pour les Français et de la France
pour les Alsaciens », expliqua comment le patrio-
tisme alsacien s'allie au patriotisme français ; il mon-
tra que le suprême honneur, pour les étudiants alsa-
ciens, « jeunes et vieux », consistait à être i la garde,
la garde française sur le Rhin ». Enfin, après la re-
mise des adresses apportées à Strasbourg par les
représentants de nombre d'Universités françaises et
étrangères, le président de la République prit la pa-
role ; dans un long, mais fort beau discours, de la
tenue la plus châtiée et la plus élevée, il esquissa à
grands traits l'histoire de l'Université de Strasbourg
et en indiqua l'avenir. Que de passages remarquables
dans ce discours, dont nous avons déjà cité quelques
phrases! En voici un passage un peu plus long, dans
lequel le président-académicien a mis en pleine lu-
mière la différence existant entre la cérémonie qui
ie déroula à Strasbourg le i"' mai 1872 et celle qu'il
avait lui-même la grande joie de présider :
L'inauguration A laquelle nous procédons aujourd'hui n'est
pas une vaine réplique à la fastueuse cérémonie qui a réuni,
le 1" mai 1872, d.ins la cour du château des Rohan, les nou-
veaux professeurs allemands et les étudiants accourus, cç
cort^es tumultueux, de tous les coins de l'Empire. • Ma-
LAROUSSE MENSUEL
sures • de Kœnigsberg, « Holsates ■ de Ktel, ■ Vandales et
Suèves ■ de Heidelberg, •• Teutons • de Oiessen ne défileront
pas, ce soir, au milieu des sifflets, sur la place Gutenberg, et
un des invités ne sera pas assommé dans la bagarre, comme
l'a été alors, par ses propres compatriotes, le baron von und Zu
Aufsess. Les étudiants français ou étrangers qui sont venus
assister aujourd'hui au baptême de l'Université de Stras-
bourg ont. Dieu merci ! des mœurs plus paisibles, et la ville
n'entendra pas résonner sur le pavé des rues le cliquetis de
leurs rapières et de leurs éperons. En 1872, c'étaient des
conquérants qui prétendaient fonder, dans l'Alsace asservie,
une Université militante; en 1919, ce sont des frères qui
retrouvent des frères, autour d'un foyer qui se reconstitue.
Quelle portée dans ces paroles, surtout à la date
où elles furent prononcées, à la date anniversaire de
l'entrée des troupes françaises dans Strasbourg, Tan-
née précédente! Le défilé des troupes de la garnison
et de très nombreuses sociétés alsaciennes en ces-
307
lui permettre d'apprécier davantage la civilisation
française. Ils doivent donc, comme le rêvaient leurs
prédécesseurs des dernières années du xviii* siècle,
faire de l'Université de Strasbourg « une grande uni-
versité nationale », mais qui demeure, cependant,
I pour l'honneur et la joie de la France, une Université
nettement alsacienne ». Là, toutefois, ne se borne pas
leur tâche, et ils doivent faire encore autre chose.
Il existe, par delà le monde germanique, des races,
des national itésqui ont pris depuis longtemps l'habi-
tude de regarder du côté de la France et d'aller pui-
serdans sa littérature, chez ses hommes d'Etat, ses pen-
seurs, ses savants, des inspirations et des leçons.
L'Université de Strasbourg devra projeter jusqu'à elles
les rayons de la lumière française ; elle devra, selon
une l)elle image du président Poincaré, devenir très
vite, I à la frontière de l'Est, le phare intellectuel de
Vue de l'ancien Palais impérial, à Slraaliuurg, devenu auj-mJ'liiii uni; .-uitu'sl- du
enseignements du la l'^cullé dca lettres.
tume qui, devant le palais de l'Université, clôtura la
cérémonie, en fournit le commentaire le plus vivant
et le plus probant.
VII. L'avenir de l'Université de Strasbourg. Ainsi
a été marqué, de la manière la plus heureuse, le re-
tour à la vie de l'Université française de Strasbourg;
tous ceux qui ont eu le privilège d'assister à cette
fête magnifique en conserveront un inoubliable sou-
venir. Mais, d'autre part, ceux qui, le lendemain,
ont visité, sous la direction des nouveaux profes-
seurs, telle ou telle Faculté, ont pu constater quels
efforts restent à faire pour permettre à l'Université
de Strasbourg de remplir son rôle, « un long avenir
de travail, de progrès et de gloire pacifique ».
Partout on a noté des lacunes et des insuffisances.
« J'en pourrais citer des exemples stupéfiants », a
écrit le professeur P. Lereboullet, qui ajoute, d'ail-
leurs, aussitôt : « Telle quelle, la Faculté de médecine
possède, toutefois, un outillage remarquable, dont la
mise au point sera assez vite achevée. » Ce sont, ail-
leurs, des inégalités frappantes ; pour un laboratoire
de géologie admirablement organisé et outillé, doté
d'une très belle collection d'échantillons de toutes
sortes, pour une remarquable station séismologique,
rattachée à la chaire de physique du globe, que
d'autres laboratoires fort mal pourvus à la Faculté
des sciences; et quel contraste, à la Faculté des let-
tres, entre le superbe musée de moulages annexé à
la chaire d'archéologie et le séminaire de géographie!
En réalité, chaque professeur agissait à sa guise et
faisait lui-même, suivant sa conscience profession-
nelle et son in tiative propre, son laboratoire ou son
séminaire. De là tant de disparates; de là, aussi, par-
fois et même très souvent (aux Lettres surtout), une
ignorance absolu^ et déconcertante (pour la géo-
graphie, pour l'histoire, pour l'histoire de l'art) de
tout ce qui était français... Il faudra donc combler
beaucoup de lacunes et faire partout — ou presque
partout — une œuvre d'adaptation de l'ancien ma-
tériel à l'enseignement framçais. Mais c'est là, surtout,
une qucstiotx d'argent, et les très nombreux profes-
seurs de l'Université de Strasbourg aspirent à la
mener rapidement à bien, pour pouvoir, ensuite,
tourner leurs efforts d'un autre côté.
Ils ont, en elïct, une autre tâche à remplir : une
tâche pédagogique, scientifique et française tout à la
fois. Ils doivent instruire la jeunesse d'Alsace et,
tout en l'initiant aux saines méthodes scientifiques,
la France dressé sur la rive oîi vient expirer le flot
germanique, comme autrefois cette enceinte celtique
qui couronnait la montagne de Sainte-Odile et dont
les gardiens surveillaient à l'horizon les mouvements
du monde barbare ». — Henri Fkoidbvaux.
Titres nominatifs (Nouveau régime fis-
cal ET JURIDIQUE DES). Forme au porteur et forme
nominative. Aux termes de l'article 8 de la loi du
23 juin 1857 et de l'article 11 de la loi du 16 sep-
tembre 1871, tout porteur d'actions ou d'obligations
françaises, qu'il s'agisse, d'ailleurs, d'obligations de
sociétés ou de villes et départements, ont le droit
de demander la délivrance de titres nominatifs; ces
valeurs peuvent, en conséquence et au gré de leurs
propriétaires, revêtir alternativement la forme nomi-
native ou la forme au porteur.
Toutefois, certaines actions ne sont pas suscepti-
bles de revêtir la forme au porteur; ce sont les
actions exclusivement nominatives; telles sont, aux
termes de l'article 3 (nouveau) et de l'article 50 de
la loi du 24 juillet 1867, les actions non libérées et
les actions des sociétés à capital variable ; telles sont
également celles pour lesquelles les statuts constitu-
tifs de la société en ont ainsi décidé, noiamment les
actions de la Banque de France, les actions du
Crédit foncier, de nombreuses actions de mines, les
actions des compagnies d'assurances, etc.
Opérations sur les titres nominatifs. — Les opéra-
tions dont les titres nominatifs sont susceptibles
sont :
I» La conversion du porteur au nominattf;
2" La conversion du nominatif au porteur;
3» Le transfert réel, aux termes duquel le titu-
laire cède son titre à un tiers au moyen d'une réqui-
sition inscrite et signée par lui sur le registre de
l'établissement débiteur. (C. com., art. 36) ;
4° Les transferts d'ordre ou transferts provisoires
que se consentent les agents de change entre eux;
5» Le transfert de forme ou mutation du nom du
titulaire aux noms de ses ayants droit sur justification
des qualités héréditaires ou de changements dans la
situation juridique du titulaire résultant de pièces
coutentieuses ;
6" Le transfert de garantie destiné à constater la
remise du titre en gage;
7° Le renouvellement par suite d'épuisement de
coupons.
3o8
Quand le titulaire d'un titre nominatif veut le
vendre, il a deux moyens à sa disposition : il peut
soit le transférer, soit le convertir au porteur et le
vendre en Bourse.
Le premier moyen est seul à sa disposition, s'il
s'agit d'un titre exclusivement nominatif; la négo-
ciation en Bourse s'opère par les soins d'un agent de
change, et le transfert consacre cette négociation.
S'il s'agit d'un titre susceptible des deux formes :
nominative et au porteur, il ne peut procéder par
voie de transfert que s'il trouve un acquéreur, à qui
11 puisse céder de gré à gré ; le décret du 7 octobre
1890 (art. 47) prescrit, en effet, aux agents de change
de ne se livrer que des titres au porteur ; si donc
le titulaire veut négocier son titre en Bourse, il doit,
au préalable, le convertir au porteur.
Telle était et telle est encore provisoirement larègle.
Ceci étant, la tendance des pouvoirs publics, depuis
quelques années, est d'encourager la forme nomina-
tive, laquelle met obstacle aux fraudes fiscales qui
se pratiquent, avec les titres au porteur, en matière
de déclarations d'impôt général sur le revenu et de
déclarations de successions.
Anciennement, la conversion du porteur an nomi-
natif, la conversion du nominatif au porteur et le
transfert réel étaient assujettis au payement de ce
qu'on appelle le droit de transmission, d'une égale
quotité pour chacune de ces trois opérations.
La première tentative en vue d'encourager la mise
au nominatif fut la suppression du droit de trans-
mission, dans le cas de conversion du porteur au
nominatif, par la loi du 25 décembre 1908. Instituer
la gratuité de la conversion du porteur au nomi-
natif fut une excellente mesure, mais c'était insuf-
fisant ; d'autres mesures s'imposaient, et c'est ce que
se sont attacliées à démontrer, dès igo8, l'Action
(Supplément économique des 2 et 16 décembre 1908)
et les Annales de droit commercial (n"" 2 et 3
de 1909), demandant qu'à la gratuité de la conver-
sion sous la forme nominative vinssent s'ajouter
deux ordres de dispositions nouvelles, savoir :
1° que le transfert du nominatif au nominatif fût
moins lourdement frappé que la conversion au por-
teur; 2° que les agents de change pussent négocier
tous les titres sous la forme nominative, sans être
obligés de les convertir préalablement au porteur,
comme leur en fait un devoir le décret de 1890.
Le double vœu ainsi étnis il y a douze ans
vient enfin d'être exaucé. La loi du 25 juin 1920,
portant création de nouvelles ressources fiscales, le
consacre dans son article 49. D'une part, en effet,
tandis que le droit de conversion au porteur est porté
à 2 p. 100, le droit de transfert est maintenu à son
taux antérieur de ofr. 90 p. 100. D'autre part, ledit
article dispose qu'un règlement d'administration
publique, modifiant l'article 47 du décret du 7 octo-
bre 1890, déterminera les conditions de la négocia-
tion et du transfert sous la forme nominative. Cette
disposition est due à l'initiative du député Chas-
saigne-Goyon.
De sorte que, dès la parution de ce règlement
d'administration publique, les titulaires de titres no-
minatifs auront le choix entre la vente précédée de
conversion au porteur, opération frappée d'un impôt
de 2 p. 100, et la négociation sous la forme nomina-
tive ne payant que o fr. 90 p. 100. Il n'est pas dou-
teux que, dans l'avenir, les préférences du public iront
à ce dernier mode de circulation, qui se trouve béné-
ficier d'un allégement dont l'Etat fait les frais, dans
le but d'encourager la forme nominative et la circu-
lation sous cette forme.
On s'est aperçu, en effet, que, si la forme au por-
teur est dangereuse au point de vue fiscal, il y a im-
prudence à obliger les capitalistes à jeter tous les
jours sur le marché des paquets de titres tout exprès
convertis au porteur, alors qu'ils ne demandaient
qu'à rester nominatifs. Rien ne prouve, en effet, que,
une fois convertis sous la forme au porteur, ils re-
prendront jamais la forme nominative.
Complétant ces dispositions de l'article 49 de la
loi du 25 juin 1920, l'article 17 de la loi du 31 juillet
suivant décide : « Lorsque le titulaire d'un titre no-
minatif a dii le convertir au porteur en vue de le
vendre et qu'il a acquitté de ce chef le droit de
2 p. 100 établi par l'article 49 de la loi du 25 juin
1920, il pourra obtenir le remboursement de ce droit
si, dans le délai d'un mois à compter de la conver-
sion, il a remployé le prix de la vente intégralement
en valeurs mises au même nom et dont la conver-
sion au porteur est assujettie au droit proportionnel. »
Un règlement d'administration publique doit déter-
miner les conditions de ce remboursement.
La rédaction primitive de cet article, telle qu'elle
avait été proposée par Bonnevay et Chassaigne-
Goyon, députés, était la suivante : « Lorsque le
produit de la vente de titres nominatifs aura été,
dans le délai d'un mois de ladite vente, remployé in-
tégralement en valeurs nominatives au nom du
même titulaire, le droit de o fr. 90 p. 100 établi par
l'article 41 de la loi du 29 mars 1914 sera restitué. »
Cette rédaction primitive était de beaucoup préfé-
rable à la rédaction définitive. Si le titulaire d'un
titre nominatif opte pour la négociation sous la
forme au porteur avec conversion préalable et rem-
LAROUSSE MENSUEL
ploie en un autre titre nominatif, la masse des titres
nominatifs en circulation reste constante ; la nature
des titres revêtant cette forme est seule changée.
S'il opte, au contraire, pour la négociation sous la
forme nominative et remploie, son titre passe nomi-
natif sur la tête de l'acquéreur et, remployant lui-
même, il crée une nouvelle valeur nominative ; il
double ainsi le stock des valeurs nominatives. Il
était donc logique de favoriser l'opération qui
double la masse des titres nominatifs et non celle
qui la maintient intacte ; il était logique, comme le
voulaient Bonnevay et Chassaigne-Goyon, de rem-
bourser le droit de transfert de o fr. 90 p. 100 et non
le droit de conversion au porteur de 2 p. 100. L'Etat
eût obtenu, au prix d'un même sacrifice, un résultat
double de celui qu'il obtiendra avec l'article 17, et il
convient d'ajouter que la justice flscaleyeût davantage
trouvé son compte. Fort heureusement, les lois ne
sont pas intangibles.
Quoi qu'il en soit, grâce à l'article 17, il devient
possible de faire des arbitrages entre valeurs nomi-
natives aussi facilement et sans plus de frais
qu'entre titres au porteur.
L'article 17 ne prévoit le remboursement du droit
de conversion que dans le cas de remploi en valeurs
dont M conversion est assujettie au droit propor-
tionnel. On a voulu éviter ainsi une fraude qui eût
été vraiment trop facile. Si l'on remployait en rentes
sur l'Etat, en obligations du Crédit national ou en
fonds coloniaux exempts d'impôts, il serait trop
aisé de tourner la loi en convertissant ensuite au
porteur ces rentes, obligations du Crédit national ou
fonds coloniaux, étant donné que ces valeurs sont
exemptes d'impôts et que, par conséquent, leur con-
version au porteur s'effectue sans frais.
Aux termes de l'article 16 de la même loi du
31 juillet 1920, « en cas de négociations en Bourse de
titres nominatifs, l'agent de change acheteur doit
payer son prix à son confrère vendeur contre remise
du titre nominatif accompagné d'une déclaration de
transfert signée par le titulaire et certifiée par l'agent
de change vendeur. La régularisation du transfert
au nom du client acheteur est ensuite poursuivie par
les soins de l'agent de change acheteur. Toutefois, la
présente dispositionn'est pas applicable aux cessions
de titres immatriculés aux noms de femmes mariées,
mineurs, interdits et autres incapables ou de titres
frappés d'usufruit, d'indivision ou de clauses quelcon-
ques restrictivesdu droit d'aliéner, auxquelscaslarégu-
larisationdu transfert incombe àl'agent de change ven-
deur, qui ne peut exiger le payement de son prix que
contre remise du titre transféré soit au nom du client
acheteur, soit au nom de son agent de change ».
La rédaction définitive et très heureuse de cet ar-
ticle est due à Chassaigne-Goyon, qui a le mérite de
l'avoir substituée à une rédaction primitive, laquelle
était extrêmement défectueuse. Grâce à cet article et
sauf dans les cas contentieux qui sont en somme
exceptionnels, il devient possible de réaliser instan*
tanément un titre nominatif et d'en toucher le prix
sans délai. Rien ne s'oppose donc plus, comme dans
le passé, à ce que le titulaire d'un titre nominatif
profite d'un cours de vente favorable.
L'article 16 ajoute : > Nonobstant toute disposi-
tion statutaire contraire et sauf en ce qui concerne
les actions non libérées, les sociétés et autres établis-
sements débiteurs ne peuvent exiger l'acceptation
du transfert par le cessionnaire. »
Très heureuse est cette disposition, également due
à l'initiative de Chassaigne-Goyon. Aux termes
de l'article 36 du code de commerce, le transfert est
valablement opéré par l'apposition sur les registres
de rétablissement débiteur de la seule réquisition du
cédant, à l'exclusion de toute acceptation de la part
du cessionnaire. Cette particularité nous avait amené
autrefois à proposer de définir juridiquement le
transfert une stipulation pour autrui : le vendeur ou
titulaire actuel (stipulant) renonce à son droit au
profit de l'établissement débiteur (promettant), à
charge, par celui-ci, de s'engager vis-à-vis du cession-
naire ou nouveau titulaire (tiers bénéficiaire) par
l'inscription du nom de ce dernier sur son registre et
par la délivrance d'un extrait de cette inscription au
nom de celui-ci.
Malgré cette disposition très formelle de l'ar-
ticle 36, la plupart des sociétés avaient pris l'habi-
tude d'introduire dans leurs statuts une disposition
subordonnant le transfert de leurs actions à l'accepta-
tion formelle du cessionnaire. Il en résultait des
lenteurs très préjudiciables à la réalisation des valeurs
nominatives, les acheteurs souvent peu pressés de
payer leur prix n'apportant qu'un empressement re-
latif à fournir ces acceptations. La disposition nou-
velle coupe coi:rt à ce grave inconvénient.
Il est un cas, néanmoins, où une réserve s'imposait,
celui des actions non libérées ; l'actionnaire est alors
tenu au payement du non-versé, lorsque la société
fait un appel de fonds. L'acceptation du transfert
signifie alors que le cess onnaire s'engage à procéder
à ce versement lorsque celui-ci sera réclamé. Un pa-
reil engagement ne peut être pris par des incapables
ou des femmes mariées sous certains régimes res-
trictifs. Il est bon, dans ce cas. que les sociétés
puissent exercer un contrôle sur la transmission de
1
N' 165. Novembre 1920.
leurs titres et n'acceptent comme nouveaux titu-
laires que ceux qui ont la capacité de s'engager.
A citer, enfin, parmi les innovations de la nouvelle
législation, l'extension, par l'article 49 de la loi du
25 juin 1920, à toutes les valeurs nominatives de
l'emploi du certificat de propriété, tel qu'il a été
institué par la loi du 28 floréal an VII, pour la muta-
tion des rentes sur l'Etat. C'est encore à Chas-
saigne-Goyon qu'est due cette intéressante innova-
tion. Désormais, dans les cas de décès et de chan-
gements dans la situation juridique des titulaires, au
lieu de produire aux Contentieux des compagnies des
monceaux de pièces notariées, dont le coût est très
onéreux et souvent hors de proportion avec la valeur
des titres, il suffira d'un simple certificat délivré
presque sans frais par le notaire, le juge de paix ou
le maire et dont l'emploi économisera du temps et
des frais tout à la fois. Un règlement d'administra-
tion publique déterminera les détails de ce nouveau
mode de justification.
L'ensemble de ces mesures très judicieuses tend à
mettre le titre nominatif sur le pied d'égalité avec le
titre au porteur au point de vue de la négociation et
de la mutation de ces valeurs. (Voyez, pour plus de
détails. Journal des notaires, art. 32.'î86 et 32637.)
Ce sont, si l'on veut, des avantages négatifs; mais,
où l'avantage de cette forme de titre apparaît sous un
aspect vraiment positif et palpable, c'est lorsque l'on
envisage le rendement respectif des titres nominatifs
et des titres au porteur.
Avantage de la /orme nominative au point de vue
du revenu. — Laissant de côté l'impôt £ur le timbre,
qui est généralement conservé à leur charge par les
établissements émetteurs, il est facile' de faire le
compte des charges frappant respectivement le
revenu des titres au porteur et celui des titres nomi-
natifs, telles que ces charges résultent de la loi du
25 juin 1920.
Les titres au porteur supportent :
1° La taxe annuelle de transmission, qui est de
o fr. 50 p. 100 calculés sur le capital, tel qu'il est
obtenu par le cours moyen du titre pendant l'année
précédente, soit, pour un titre valant 500 francs et
rapportant 25 francs d'intérêts, 2 fr. 50 ou 10 p. 100
du revenu ;
2° L'impôt sur le revenu, qui est également de
10 p. 100 de ce revenu.
Ce qui signifie que le porteur, lorsqu'il présente
ses coupons au payement, se voit amputé hic et nunc
de 20 p. 100 de son revenu, soit du cinquième, et
ajoutons que, s'il s'agit de titres étrangers, ce prélè-
vement atteint 25 p. 100, soit le quart de ce revenu.
Le titre est-il, au contraire, sous la forme nomi-
native, il supporte seulement l'impôt sur le revenu,
soit 10 p. 100, exactement moitié de ce qu'il suppor-
terait, s'il était sous la forme au porteur.
Ajoutons qu'aux termes de l'article 51 de la loi du
25 juin 1920, dû à un amendement du député Lesaché,
la moitié de ces 10 p. 100 sera, dès la parution du
règlement d'a.lministration publique, remboursée
par l'administration des Contributions directes aux
titulaires des obligations des villes et départements,
du Crédit foncier et des chemins de fer, qui justi-
fieront n'avoir pas un revenu supérieur à 6.000 francs
calculé de la manière prescrite par les lois en vigueur
pour l'établissement de l'impôt général sur le revenu,
de sorte qu'en définitive les titulaires de titres no-
minatifs payent 10 p. 100, ou même seulement, dans
certains cas, 5 p. 100, au lieu de 20 et 25 p. 100.
C'est tout à fait appréciable et d'autant plus appré-
ciable que, les titres nominatifs étant la sécurité
même, leur dépôt dans un établissement de crédit
devient de ce chef tout à fait inutile et qu'aux avan-
tages ci-dessus vient s'ajouter )''économie des droits
de garde. Un simple calcul permet, au surplus,
d'apercevoir qu'il suffit de conserver un placement
deux années au grand maximum pour regagner les
o fr. 90 p. 100 de droits de transfert et avoir avan-
tage, par conséquent, à recourir à la forme nomina-
tive, qui assure un surcroît de revenu de 10, 15 et
même 20 p. 100, selon les cas.
De savantes dissertations sont coutumières sur les
avantages respectifs de la forme au porteur et de la
forme nominative. Le titre nominatif ayant acquis
une mobilité et une facilité de transmission qu'il
avait ignorées jusqu'à ce jour, il est incontestable
que les augmentations de reveilu dont il bénéficie le
rendent aujourd'hui particulièrement attrayant.
Sans vouloir médire du titre au porteur que d'au-
cuns vou Iraient même snpprim'r, il convient de
reconnaître qu'il se prête à toutes les fraudes fiscales
d'abord et à toutes les fraudes en famille et vis-à-vis
des créanciers ensuite. Le titre nominatif, qui est, nous
l'avons déjà noté, la sécurité même, est aussi la pro-
bité même. Pour ce motif, les pouvoirs publics l'en-
tourent de toute leur sollicitude, et ce n'est que justice.
Préconiser l'adoption de forme nominative, c'est faire
œuvre patriotique, car le relèvement de nos finances
françaises dépend en grande partie de l'extension
que prendra dans l'avenir ce mode de placement,
jusqu'alors beaucoup trop méconnu. — Ch.-L. Julliot.
Imp. I.AROilsBE (Aucé. Gillon, IlfjlHcr-I.nroiigsc, More.iil et ('»•].
Paris, 17, rue Montparuasse. — Le Oerant : U. Uro^1.et.
Faucher-Gudin del., d'après le destin de Martin de Vo* (xvi» ■.).
fi" 166.
Décembre 1920
Admirable Crictiton (l'), pièce en quatre
actes, de l'écrivain anglais J. -M. Barrie (1903); adap-
tation française d'Alfred Athis; représentée pour la
première fois au théâtre Antoine le 1"' juin 1920.
Le l"' acte se passe à Londres, dans le salon de
lord Loam. Ce lord est un Anglais qui appartient à
l'une des plus anciennes familles, mais qui a les idées
les plus modernes. Il subit l'influence de J.-J. Rous-
seau ; il préfère la nature à la société et à la civili-
sation ; il professe des opinions égalitaires et, pour
lui, un être humain en vaut un autre.
Les domestiques ne sont pas, à ses yeux, des êtres
inférieurs; il les traite d'égal à égal, et c'est ainsi
qu'au \" acte, ce qui, d'ailleurs, est fréquent en
Angleterre, il offre le thé au personnel de sa maison,
à la grande indignation de ses filles, Marie, Catherine,
Agathe, et de son maître d'hôtel, Crichton, qui a
conservé le préjugé des castes et qui estime indigne
d'un lord de ne pas garder ses distances.
La réunion est curieuse et pittoresque et rassem-
ble des types bien caractéristiques.
Devant tous, lord Loam annonce qu'il va partir
avec les siens et ses serviteurs, pour faire sur son
yacht une croisière en mer.
Le personnel sera réduit au strict nécessaire. Les
jeunes filles s'indignent à l'idée de cette restriction
dans le service, et la première femme de chambre,
Fisher, proteste contre la nécessité d'être à la dispo-
sition de plusieurs maîtresses à la fois. Le maître
d'hôtel, consulté, décide que la femme de chambre
sera remplacée par une fille à peine dégrossie,
Tweeny, qui le regarde d'un œil tendre ; quant à lui,
il consentira à déchoir de son titre de maître d'hôtel
pour n'être plus auprès de son maître qu'un domes-
tique à tout faire. Le débat est ainsi réglé.
L'acte II nous transporte dans une île déserte,
située au bout du monde. Le yacht a fait naufrage.
On croit que lord Loam a péri dans les flots. Les
autres passagers se retrouvent sur la grève sauvage,
sous une végétation tropicale.
Tous doivent la vie à Crichton, qui fait preuve
de sang-froid, de courage et d'initiative.
11 a construit une cabane pour servir d'abri ; il a
tué du gibier j)Our la nourriture. Comme il a sauvé
du naufrage une marmite et quelques ustensiles, on
peut faire la cuiine en plein air. Les filles du lord
sont choquées par l'importance que prend ce petit
personnage.
Mais voici revenir lord Loam, qui a pu se sauver
à la nage et aborder dans l'île.
Les maîtres décident de s'éloigner des domestiques
et de se tenir fièrement à leur place. Bientôt, ils
meurent de faim. Le dîner qui cuit dans la marmite
leur rappelle des nécessités plus matérielles; tous
reviennent, penauds, se grouper autour du bon dîner
qui les attend.
Ce premier essai d'indépendance et de fierté n'a
pas réussi.
Au IIl" acte, les naufragés vivent dans leur île
depuis trois ans. Ils désespèrent d'être jamais aper-
çus et sauvés par les paquebots qui passent au
large. Crichton a été admirable : il a construit une
maison, fabriqué des meubles, des armes et même
un accordéon. Tous ont du s'incliner devant son
énergie agissante, son intelligence, son esprit d'ini-
tiative. Cet homme étonnant est même parvenu à
construire des phares électriques pour éclairer l'île
et, le cas échéant, faire des signaux, si quelque na-
vire était en vue.
Il est maintenant le chef incontesté de la commu-
nauté. Il désigne à toutes les femmes, filles nobles
ou soubrettes, leurs heures de service.
Il vit à part, travaille à l'écart, comme un monar-
que ; on lui obéit, on le redoute.
La simple femme de chambre Tweeny, forte de
l'aSection qui la lie à Crichton, prend, elle aussi, une
allure autoritaire.
Les filles du lord vont à la chasse, comme elles
iraient au marché ; elles rapportent le g:ibier; chacun
fait sa cour au maître de l'heure.
Crichton a jeté son dévolu sur Marie, la fille aînée
du lord; celle-ci, vaincue, émue et troublée, oublie
toutes les conventions, les préjugés et les distances
et tombe dans ses bras.
Son père s'en réjouit, car il espère obtenir un trai-
tement meilleur du maître de l'île, dont il aura
l'honneur d'être le beau-père. Cet événement est
célébré par des danses; c'est lord Loam qui joue de
l'accordéon.
A ce moment, un coup de canon retentit au large :
c'est un navire. Une grande émotion s'empare de
tous les naufragés, et une soudaine tristesse envahit
l'âme de Marie ; car, si c'est le retour dans la patrie,
c'est la déchéance de Crichton, c'est la reprise de la
vie sociale et monJaine, et son fiancé sera perdu
pour elle. Crichton n'est pas moins perplexe. Le salut
de tous sera la fin de son règne. Il lui faudra re-
noncer à ses projets de mariage ; l'heure est dou-
loureusement tragique. S'il actionne les feux des
phares, le navire sauveteur va s'approcher. Il
suffirait au maître d'hôtel de se refuser à faire le
signal pour voir continuer sa puissance et le succès
de ses amours. Héroïquement, il renonce à son rêve,
il allume les feux ; un officier de marine arrive, re-
connaît les survivants, et toute la colonie repart
pour l'Angleterre.
L'acte IV» nous ramène à Londres, dans le salon
de lord Loam. Chacun a repris sa place ; Crich-
ton est redevenu maître d'hôtel ; les naufragés ont
quelque peine à revenir aux habitudes mondaines
et aux manières des gens civilisés. Marie retrouve le
fiancé, comte de Brocklehurst, qu'elle avait laissé en
Angleterre et dont la mère est un peu inquiète du
roman qui s'est esquissé dans l'île entre sa future bru
et le valet de chambre.
L'enquête qu'elle mène parvient à la rassurer : le
mariage pourra se faire, d'autant mieux que le comte
de Brocklehurst a lui-même, eu l'absence de Marie,
flirté avec la première fenune de chambre, Fisher.
Les époux seront manche à manche. Crichton, déchu
de son prestige et de sa puissance, n'est plus qu'un
maître d'hôtel : il épousera la soubrette Tweeny.
Voilà une pièce fort curieuse et bien anglaise.
Ce n'est pas la première fois qu'une pari ille aven-
ture est portée au théâtre; on connaît le CrocodiU,
de Victorien Sardou. Une comédie analogue, un*
LAROUSSE MENSUEL.
12
310
Aventure, par Lucien Gleize, a déjà été jouée à
rOdéon; Mirande et Veber ont raconté une histoire
de môme farine 'dans une Femme, six hommes et un
singe.
Ce sujet avait également séduit, au xviii" siècle, à
l'époque de J.-J. Rousseau, les auteurs du théâtre
de la Foire, oîi, plus d'une fois. Arlequin s'est vu
promu au rang d'un roi d'une île inconnue et sau-
vage.
C'est là un sujet philosophique qui était de nature
à plaire aux philosophes et aux Encyclopédistes par
la gravité et la multiplicité des questions qu'il pose :
les origines de la société, le fondement de l'autorité,
la supériorité du travail manuel sur le travail intel-
lectuel, la psychologie des gens au pouvoir. Mais ce
thème a, en Angleterre, une particulière valeur et un
intérêt spécial.
Les Anglais sont le peuple qui a vu naitre et qui
a lu avec passion Robinson Crusoé, le livre de tous
les livres qui, après la Bible, a connu le tirage le plus
considérable.
C'est que Robinson, comme tous les héros du même
genre, représente le triomphe et la supériorité de
l'énergie individuelle et de la volonté humaine, qui,
au sein de la nature primitive, surmonte toutes
les difficultés et renverse tous les obstacles; c'est
l'épopée de l'individu en face des forces naturelles
et hostiles qu'il parvient à dominer par la seule qua-
lité de son tempérament et de sa vigueur.
Il y a dans le caractère anglais un sens qui donne
une valeur haute et profonde à ces facultés de ré-
sistance, d initiative et d'ingéniosité.
Ce thème a séduit l'écrivain anglais J.-M. Barrie,
Aiteur dramatique et romancier dont l'œuvre est con-
sidérable et qui avait déjà connu un grand succès
avec Peter Pan, l'admirable comédie qui fut créée à
Paris, il y a vingt ans. La pièce de Cnchton a eu, en
Angleterre et en Amérique, de très nombieuses re-
présentations. Il manquait à la France de connaître
à son tour cette œuvre intéressante et édifiante. C'est
une leçon qu'il est toujours bon de faire entendre,
celle qui exalte le courage et la décision, la supério-
rité de l'intelligence et de la volonté sur les mesqui-
neries mondaines et sur l'hostilité de la nature sau-
vage. — Léo Claretib.
Les principaux rôles ont été créés par : M»'" Géniat
{Marie); Germaine Risse {Tweeny) ; Mérane et Rose Grigny
(Catherine et Agathe) ; Samary (comtesse de Brocklehurst) ;
Vermeil (Fisher) ; et par MM. Gémicr (Crichlon); Vallée
(tord Loam); Puyiagarde (Lrnest); Blancard (comte de
Brocklehurst).
Commune. {Responsabilité civile des com-
munes.) — La loi du i6 avril 1914, qui a modifié
les articles 106 à log de la loi du 5 avril 1884, a
introduit dans la législation municipale un principe
nouveau, celui du « risque social », de même que le
législateur de 1898 avait introduit, en matière d'acci-
dents du travail, le « risque professionnel ». Les
communes n'encouraient aucune responsabilité, si
elles avaient pris toutes les dispositions indispensa-
bles pour prévenir les troubles ou pour les réprimer,
et les villes où la police échappe à l'action du maire
(comme Paris, Lyon, Marseille) ne pouvaient être
attaquées devant les tribunaux par les victimes de
ces troubles.
Désormais, les dommages résultant des crimes et
délits, « commis à force ouverte ou par violence »,
par des attroupements armés ou non armés, enga-
gent la responsabilité civile des communes. Le mon-
tant des indemnités, dommages-intérêts et frais,
est perçu sur tous les contribuables inscrits au rôle
d'une contribution directe, exception faite des vic-
times indemnitaires; mais l'Etat, « en vertu du
risque social », contribue pour moitié au payement,
des dommages-intérêts.
Si la commune a fait preuve d'inertie ou si elle
était de connivence avec les émeutiers, l'Etat
pourra exercer contre elle un recours, à concurrence
de 60 p. 100 des sommes mises à sa charge. Par
contre, la commune pourra exercer un recours
contre l'Etat, dans les mêmes proportions, lorsqu'elle
établira avoir pris toutes les mesures préventives ou
répressives et même exercé le droit de réquisition,
ou bien lorsqu'elle ne disposait pas de la police
locale ni de la force armée. Le principe de solidarité
sociale se combine ici avec le principe de culpabilité,
lequel permet, d'ailleurs, à l'Etat, à la commune
ou aux communes responsables de se retourner vers
les auteurs et complices du désordre. — M. Lkoranb.
Contributions. {Contributions directes. Mode
de payement.) — Des facilités ont été données aux
contribuables pour le payement de leurs impôts di-
rects. Ils ne sont plus tenus d'en verser le montant
en espèces à la caisse de leur percpeteur ou à la
caisse d'un percepteur autre que celui de la com-
mune de l'imposition (contributions extérieures) ; ils
peuvent, s'ils le préfèrent, recourir à un des modes
(le payement ci-après :
a) Par chèque barré. Le chèque, délivré par n'im-
porte quelle banque, mais portant, outre les deux
barres, la mention Banque de France, est émis à
l'ordre du percepteur (sans indication de nom) et
remis directement le jour même ou adressé par la
LAROUSSE MENSUEL
poste au comptable. Au montant de l'impôt sont
joints le prix de l'affranchissement pour l'envoi de la
quittance et celui du timbre quand celui-ci est exi-
gible, c'est-à-dire pour les taxes communales.
b) Par compensation, c'est-à-dire p.ir ordre de vire-
ment donné, sur leur compte de dépôt, par les
contribuable;, clients de la Banque de France ou des
établissements de crédit.
c) Par un chèque de virement émis, au profit du
percepteur, par le contribuable titulaire d'un compte
de chèques postaux.
d) Par mandat-contributions, transmis par le bu-
reau de poste au percepteur, y compris la taxe de
factage, soit o fr. 25 jusqu'à 100 francs, o fr. 50 de
100 à i.ooo francs, i franc au-dessus de i. 000 fr.
(Loi du 31 juillet 1920, art. 40.) — M. Leorand.
Ceschanel (f a«/-Eugène-Louis), homme d'Etat
français, né à Schaerbeck-lès-Bruxelles, le 13 fé-
vrier 1855. Son père, Emile Deschanel, après s'être
vu priver, en 1850, à cause de l'indépendance de ses
idées, de la chaire de rhétorique qu'il occupait au
lycée Louis-le-Grand, avait été mis en prison après
le 2-Décembre et, finalement, ex. lé en Belgique. Ce; t
à cette circonstance que dut de voir le jour en terre
!*aul Deschanel,
président de la République française, du 18 février au 23 septembre 19i0. Ph. Manuel.)
étrangère celui que Victor Hugo, ami de son père et
proscrit comme lui, appelait 0 le premier-né de l'exil ».
En i86o, cependant, laul Deschanel rentra en France
avec sa famille ; après avoir fait au collège bainte-
Barbe et au lycée Condorcet de sérieu es études,
que couronnèrent d'honorables mentions au Concours
général, il prit successivement sa licence de lettres
et sa licence de droit (1874).
Paul Deschanel avait puisé à son foyer, en même
temps que 1 amour des lettres, le goût de la politique.
Son père n'était pas seulement un professeur écouté,
un conférencier spirituel et délicat ; c'était aussi un
républicain convaincu, préoccupé des questions so-
ciales, qu'il avait abordées dans plusieurs ouvrages;
il remplissait scrupuleusement, depuis 1876, son man-
dat de député de la Seine. Soumis à cette double disci-
pline d'esprit, Paul Deschanel en concilia les tendances
diverses : il fit de la politique, mais en se souvenant
toujours qu'il avait des lettres ; et c'est peut-être la
raison du développement harmonieux de sa carrière.
D'abord secrétaire de de Marcère au ministère de
l'intérieur (1876) et de Jules Simon à la présidence
du conseil (1877), Paul Deschanc 1 entra peu après
dans l'administration préfectorale ; il fut successive-
ment sous-préfet de Dreux, secrétaire général de
Seine-et-Marne (1879), sous-préfet de Brest et sous-
préfet de Meaux(i88i). Se jugeant alors prêt pour la
politique artive, il se décida à atlronter le sultrage
universel ; la chance ne lui sourit point tout d'abord ;
mais, porté, en 1885, sur la liste républicaine du dé-
IV» 196. Décembre 1920.
partement d'Eure-et-Loir, il fut élu député au ballot-
tage du 18 octobre. Quand fut rétabli, en 1889, lej
scrutin d'arrondissement, Paul Deschanel se présentai
à Nogent-lc-Kotrou et fut élu aux élections générales!
du 22 septembre. Depuis lors, ses électeurs lui sont]
demeurés constamment fidèles, groupant chaque fois]
sur son nom une majorité grandissante de suffrages,
qui, bien souvent, a découragé les concurrents.
Moins d'un an après son entrée au Parlement, Des-
chanel s'imposait à ses collègues par l'autorité de sa
parole. Sa première intervention à la tribune date
du 28 juin 1886 ; elle eut pour objet la défense de la
surtaxe des droits sur les céréales. « Jamais confé-
rencier, jamais orateur d'affaires, constatent les jour-
naux de l'époque, n'a été plus applaudi que ne l'aété
un jeune débutant, M. Paul Deschanel... Spirituel et
lettré comme son père, il joint à l'art de bien dire
et au charme d'un timbre de voix qui rappelle celui
de Delaunay les dons les plus précieux de l'orateur.
Sa parole claire, facile, correcte, élégante, en même
temps qu'entraînante et chaleureuse, a tenu pendant
près de deux heures la Chambre attentive à une
question sur laquelle, depuis longtemps, tout semblait
avoir été dit ».
Son succès ne fut pas moindre quand il reprit la
parole, le 17 février 1887, pourdéfendre
à nouveau les droits protecteurs; mais
il fut mis définitivement en vedette par
une remarquable intervention en faveur
des établissements français en Orient,
le 29 février 1888. Son discours fut
salué comme un chef-d'œuvre; d'une
année à l'autre, son talent avait gagne
en aisance et en largeur ; le souci d'élé-
gance qui, dans les premiers discours,
apparaissait a'une façon parfois trop
sensible, ne se trahissait plus, ici, que
discrètement et ne nuisait en rien à la
force de la pensée. Dès lors, le jeune
orateur avait l'oreille de la Chambre.
On l'entendit tour à tour sur l'insuffi-
sance et les besoins de notre flotte de
guerre (29 octobre 1888), sur la liberté
lie la presse, qu'il défendit avec éner-
^ie (20 mai 1890), sur le tarif général
(les douanes (11 mai 1891), sur le ré-
gime ae nos finances et la politique éco-
nomique (i6 octobre 1891). Quelle que
fût la diversité des questions, Deschanel
y apportait une égale compétence; on
sentait qu'il ne parlait qu'après une pré-
paration sérieuse. En outre — et c'était
là le propre de son talent — il savait
donner naturellement à tout ce qu'il
dis lit de la portée et de l'élévation.
Dans une Chambre encore mal discipli-
née, où la passion, qui, volontiers, tenait
lieu de raisonnement, se traduisait trop
sfiuvent par des violences de langage,
Deschanel, par sa correction, sa mesure,
sa constante dii;nité, maintenait la tra-
dition de nos grands parlementaires.
S'il intervenait de préférence dans les
amples débats d'ordre national, il ne
s'interdisait pas, néanmoins, de partici-
per aux discussions où s'affrontaient
les différents partis politiques et leurs
conceptions de gouvernement. Mais il
n'y apparaissait pas lui-même en homme
de parti. Libre de toute attache et de
tout engagement, à l'écart des coteries,
estimant par surcroit que la politique
devait s'affranchir de l'étroite tyrannie
desçtiquettes et des formules, il se bor-
nait, en chaque circonstance, à indiquer et soutenir
ce qui lui semblait le plus profitable aux intérêts
de la nation. Partisan de l'Etat laïque, il prenait
la défense des religieux français en Orient, parce que,
là-bas, disait-il, « la politique et la religion ne font
qu'un » ; adversaire déterminé des socialistes, il ex-
primait parfois surla question sociale, et particulière-
ment sur le syndicalisme, des vues que les plus har-
dis d'entre eux n'eussent pas désavouées ; suspecté
de modérantisme et de tendances réactionnaires par
quelques vieux radicaux, il dénonçait, cependant, le
vice de nos institutions, qui ont « la république au
soitunet et l'empire à la base », et critiquait ceux qui
poursuivent la chimère « d'asseoir le régime parle-
mentaire et la liberté politique sur les assises du cé-
sarisme »; il montrait aussi, dès 1891, la nécessité
d'une large décentralisation administrative.
Cette indépendance d'attitude n'était pas, chez Des-
chanel, la conséquence d'un flottement d'opinions.
Ses convictions politiques furent, au contraire, tou-
jours très nettes et — chose rare dans le monde
parlementaire — elles n'ont jamais varié. Estimant
que « le pire malheur qui pût arriver à la France et
à la République, ce serait non pas seulement une po-
litique de réaction, mais une politique d'immobilité »
et, pour cela, partisan d'une • politique hardiment
novatrice », il s'est, néanmoins, gardé de toute con-
cession à la démagogie. Bien au contraire, en 1893,
il s'élevait contre « le faux point d'honneur qui
mène à toutes les faiblesses, à toutes les capitula-
^• 166. Décembre 1920.
lions : la peur de ne pas paraître assez avancé ».
Aussi, loin d'accepter toutes les nouveauté?, il n'hé-
sitait pas à combattre celles qu'il jugeait dange-
reuses : le socialisme révolutionnaire trouva en
lui un adversaire irréductible ; il en attaqua les doc-
trines non seulement à la Chambre (discours du
i6 novembre 1892, du 23 novembre 1893, du 20 no-
vembre 1894, du 10 juillet 1897), mais dans les villes
mêmes où le socialisme était le mieux établi : à Car-
maux (28 décembre 1896) et à Roubaix. Quant ft sa
politique propre, elle se trouve définie au long dans
un important discours, prononcé à Marseile le 26 oc-
tobre 1896, où Deschanel exposa le programme du
parti progressiste dont il avait pris la direction.
Quand nous refusons de suivre les radicaux et les socia-
listes (disait-il), ce n'est pasdu tout, comme je l'entends dire
souvent, ' parce qu' n ils vont trop vite », j'estime pour
ma part qu'on ne saurait marcher assez vite dans la voie du
progrès : non : c'est, au contraire, parce que, sur certains
IxNUts essentiels, ils vont à rebours du progrès, en sens in-
verse de l'histoire, de la civilisation et de la science. Que de
lois n'a-t-on pas vu, chez tous les peuples, à toutes les
époques, les hommes, les partis qui se croyaient les plus
« avancés » prendre, en s'imaginant marcher vers l'avenir,
la route du passé ! II y a
une réaction de gauche,
comme il y a une réac-
tion de droite ; nous ne
voulons ni de l'une ni de
l'autre.
D'année en année,
Deschanel voyait son
autorité grandir au
Parlement. Il la de-
vait non seulement à
son éloquence, mais
aussi à sa correction,
à son souci constant
de se maintenir dans
le domaine des idées,
sans jamais s'abaisser
aux attaques indivi-
duelles ou même aux
considérations de per-
sonnes. Ses adversai-
res en étaient réduits
à critiquer l'élégance
de sa mise, la poli-
tesse de ses manières,
sa parfaite urbanité,
que certains politi-
ciens, demeurés tardi-
vement fidèles à l'idéal
des sans-culottes, ju-
geaient incompatibles
avec des sentiments
vraiment démocrati-
ques! Mais tous ren-
daient justice à son
courage, à la solidité
de ses convictions , à
la supériorité de son
esprit et subissaient
le charme de sa pa-
role châtiée et vigou-
reuse. Vice-président
de la Cliambre depuis
1896, Paul Deschanel
fut porté à la prési-
dence le 2 juin 1898.
Dans le discours de remerciement qu'il adressa le
13 juin à ses collègues, il définit exactement la con-
ception qu'il se faisait de ses nouvelles fonctions :
Indépendant de tous les partis, gardien jaloux des pré-
rogatives de la Chambre, uniquement soucieux d'assurer
à chacun de vous la liberté de ja tribune, j'apporterai à la
défense de vos droits une absolue loyauté et le calme que
donne à un bon citoyen la claire vision du plus haut idéal
patriotique. Organe du règlement et collaborateur assidu de
vos travaux, le président peut être encore le lien entre tous
les membres de l'Assemblée.
Tel est le programme qu'il remplit fidèlement
durant les quatre années consécutives pendant les-
quelles la confiance de la Chambre le maintint au
fauteuil présidentiel. Non seulement il dirigeait les
débats avec une entière impartialité et une ierraeté
pleine de tact, mais il s'appliquait aussi à réunir
chez lui, à sa table, les députés de toutes les opi-
nions, convaincu que bien des malentendus pou-
vaient être évités, des conflits prévenus, « si les
hommes d'opinionsditïérentes, au lieu de ne se ren-
contrer qu'au moment de la lutte et de ne se voir
qu'à travers les exagérations de la polémique, pou-
vaient apprendre à se connaître et à s'apprécier ».
Il savait recevoir, et l'on goiJtait fort, dans le
monde parlementaire, ces festins éclectiques, qui
groupaient députés et journalistes issus deà quatre
points cardinaux de l'opinion. On les goiitaît même
trop, témoin cette amusante anecdote :
Certain jour, un membre de l'extrême gauche,
C..., se montrait particulièrement violent et obs-
tiné dans ses mterruptions. Après plusieurs rappels
inutiles, Paul Deschanel se pencha vers l'orateur,
qui, à la tribune, commençait à marquer quelque
énervement et, à mi-vois : a Ne faites pas atten-
LAROUSSE MENSUEL
tion; C... a déjeuné chez moi ce matin... C'est moi
qui vous fais ses excuses. »
En 1902, Deschanel, remplacé à la présidence par
Léon Bourgeois, fut rendu, pour dix ans, à la poli-
tique militante. Il intervint, dès lors, dans tous les
grands débats et, à propos de chacun d'eux, s'inspira
dés principes d'une politique démocratique et réfor-
matrice, également éloignée de l'esprit révolutionnaire
et de la réaction. Partisan de la séparation desEglises
et de l'Etat, dont il avait indiqué la nécessité dès
1903, il s'ellorçade faire modifier dans le sens libé-
ral le projet soumis aux Chambres et le vota, après
avoir obtenu de sérieux amendements. En matière
sociale, il s'éleva constamment contre le socialisme,
suggérant qu' « entre l'ind.vidualisme économique et
la doctrine collectiviste, il y a place pour une autre
doctrine, qui, sans bouleverser l'ordre social actuel,
veut en atténuer les inéga ités et les injustices, établir
un lien entre les faibles et les forts et faire interve-
nir l'Etat pour la protection des faibles » (discours
du 21 juin 1906). Il voyait, notamment, dans l'orga-
nisation professionnelle des syndicats les moyens de
réaliser la justice économique par l'accession des
Le 5 avril 1920, le président de In Répuljliqne. Paul Dosclianel. assiste, à Nice, n la fêie organisée par les soeiélés de gymnastique.
travailleurs au capital et à la propriété ; il était donc
d'avis d'étendre les libertés syndicales en donnant
aux syndicats la capacité la plus large. Mais il esti-
mait, d'autre part, qu'il appartient au travailleur de
préparer lui-même son bien-être par la prévoyance
et la mutualité. « Il faut, avait-il dit en 1898, que la
République française devienne une vaste mutualité ».
Président, depuis rgro, du groupe mutualiste de la
Chambre, il n'a jamais manqué en aucune circons-
tance de préconiser, avec une ardeur d'apôtre, les
avantages de l'organisation mutualiste.
L'activité de Deschanel n'a pas été moindre dans
le domaine de la politique extérieure ; on peut rap-
peler à ce propos son intervention dans la discussion
de l'accord franco-anglais ( 1903), ainsi qu'un discours,
empreint de clairvoyance et de sagesse, sur l'état des
relations franco-allemandes (1905). Elu en 1906 rap-
porteur du budget des affaires étrangères, il présenta
à la Chambre, le 24 novembre 1908, un remarquable
travail sur la refonte de l'administration centrale et
des services extérieurs, qui avait le mérite de con-
clure à une amélioration du traitement de nos agents,
sans aucune charge nouvelle pour les contribuables.
C'est également lui qui, au nom de la commission des
affaires extérieures, dont il était depuis 1905 le pré-
sident, défendit devant la Chambre, en 1911,1a con-
vention franco-allemande relative au Maroc.
Le 23 mai 1912, Deschanel reprenait possession, à
la Chambre, du fauteuil présidentiel, qu'il ne cessa
dès lors d'occuper — réélu à chaque session par une
majorité croissante — jusqu'à son élévation à la
présidence de la République. En cette qualité, il fut,
pendant la guerre, l'interprète du Parlement dans
toutes les circonstances solennelles et, chaque fois,
le sentiment national trouva dans la bouctie de Des-
3"
Chanel son expression la plus élevée, la plus chaleu-
reuse, la plus noble. Faut-il rappeler l'émouvant
éloge funèbre de Jaurès, prononcé dans la mémora-
ble séance du 4 août 1914 et qui se terminait par un
si vibrant appel à l'uivon ; ou le discours, plein d'une
poignante éloquence, par lequel Deschanel inaugura,
le 22 décembre 1914, la session parlementaire ; ou
encore la belle commémoration qu'il fit, le 5 août
1915, de la première année de la guerre ? Qui ne se
souvient aussi des paroles si justes et si appropriées
qu'il sut trouver pour saluer les nattons : Italie,
Roumanie, Etas-Unis, qui v nrant successivement
se ranger à nos côtés ? Hors du Parlement, Descha-
nel ne se dépensait pas moins, mfttant son éloquence
au service de la grande cause nationale, soit pour
nous montrer nos raisons de vaincre, soit pour glo-
rifier les héros tombés dans la lutte. Citons, entre
autres, ses discours à la manifestation des groupes
latins, à la réception des grands blessés, à la commé-
moration de la bataille de l'Yser, à la manifestation
en l'honneur de l'empire britannique, à la fête anni-
versaire de l'indépendance des Etats-Unis.
Sans rien perdre de ses caractéristiques primitives
l'élégance et de cor-
rection châtiée, l'élo-
quence de Deschanel
a acquis avec le temps
des qualités nouvelles
de variété et Je force.
Sa phrase reste tou-
jours habilement ca-
dencée et d'une forme
très classique, mais
elle s'est faite plus
sobre, détachant ainsi
davantage la pensée,
qui apparaît sûre
d'elle-même, précise,
mûrie par une étude
consciencieuse et une
connaissance appro-
fondie des questions.
On sent que l'on peut
s'abandonner sans
crainte à la séduction
de cette parole, dont
la grâce, harmonieuse
sans mièvrerie, laisse
voir, cependant, la ro-
bustesse des idées.
Ces qualités se re-
trouvent dans les ou-
vrages de Deschanel,
qui s'est montré aussi
bon écrivain que bon
orateur. L'activité et
la curiosité de son
esprit l'ont conduit à
travers les sujets les
plus variés. Sans par-
ler des innombiables
articles qu'il a donnés
au « Journal des Dé-
bats » et au « Temps »
ainsi qu'à des revues
telles que la « Revue
bleue», la « Revue de
Paris, » la « Revue
hebdomadaire », etc.,
Deschanel a écrit desouvrages de politique(/aQM«s<»o»
du Tonhin [r883], la Politique Irançaise en Ocianie
[1884], les Intérêts français dans l'Océan pacifique
[1887], la Décentralisation [1895], la Question sociale
[1898], la République nouvelle [1898], Hors des /roti-
tières[i<)io],l'Organisationdeladémocratie[i<)to\),oii,
après avoir examiné avecune grande sûretéde méthode
et un sens politique très averti les plus importants
problèmes qui intéressent l'avenir de notre démo-
cratie, il suggère pour chacun d'entre eux d'intéres-
santes solutions, il a également réuni ses principaux
discours en des recueils qui permettent de saisir
la continuité et l'orientation générale de sa politique
(Questions actuelles [1891], Quatre ans de présidence
[i<)Q2], Politique intérieure et étrangère [1906], Pa-
roles françaises [1911]). Enfin, trois volumes d'un ca-
ractère plus purement littéraire ont donné la mesure
du sens historique de Deschanel, de sa pénétration
psychologique, de sa délicate compréhension des
choses de l'esprit : ce sont Orateurs et hommes
d'Etat (1888), Figures de femmes (1889), Figures lit-
téraires (1889). Il convient de joindre à ce dernier
groupe sa belle étude sur Gambetta (1920). Aussi
n'y eut-il nulle surprise lorsque, en 1899, l'Académie
française, rendant hommage autant à l'écrivain qu'à
l'homme politique, appela Deschanel au fauteuil du
journaliste Ed. Hervé, dont il prononça l'éloge le
!«' février 1900. Quelques années plus tard, le
14 mars 1914, Deschanel était élu membre de l'Aca-
démie des sciences morales et politiques.
Depuis longtemps, tout désignait Deschanel pour
la magistrature suprême : l'allable correction de ses
manières, la distinction de son esprit, sa connais-
sance profonde des choses de la pjlitique.son crédit
au Parlement où. «'il rencontrait par ois des adver-
312
saires, il ne comptait aucun ennemi, enfin l'estime où
on le tenait, aussi bien en France qu'à l'étranger.
Plusieurs fois, déjà, lors des élections présidentielles,
son nom avait été prononcé, sans qu'il eût fait acte
de candidat. Il fallut, pour l'y décider, l'imposante
majorité qui se groupa sur son nom, le i6 janvier
1920, à la réunion plénière du Parlement : il obtint
408 voix, contre 389 à Clemenceau. Le lendemain,
Deschanel était élu président de la République par
784 voix, sur 868 suffrages exprimés.
On attendait beaucoup du nouveau président.
Malheureusement, en assumant les fonctions de chef
de l'Etat, dont il entendait remplir scrupuleusement
toutes les obligations, Paul Deschanel avait trop
présumé de ses forces. Un accident de chemin de fer,
survenu dans des circonstances étranges, révéla brus-
quement la gravité de l'état de santé du président.
On espéra d'abord une guérison rapide ; mais, le mal
se prolongeant , Deschanel dut abandonner le pouvoir
et, par un message aux Chambres, lu le 21 sep-
tembre 1920, donna sa démission de président de la
République. — Félix Guirand.
Erevrlion ou De l'autre côté des montagnes,
par Samuel Butler, traduit de l'anglais par Valéry
Larbaud (Paris, in-S"). — L'écrivain original à qui
l'on doit ce livre a eu une destinée singulière. De son
vivant, il a passé à peu près inaperçu et, maintenant
encore, si l'on feuillette distraitement un dictionnaire
biographique, c'est tout juste si l'on ne le confond pas
avec son fameux homonyme du xvii« siècle, le Sa-
muel Butler qui a écrit le poème d'Hudibras pour se
moquer des puritains. Le Samuel Butler du xix" (il
est né à Langar [Nottingham] le 4 décembre 1835 et
mort à Londres le 18 juin 1902) n'a pas été précisé-
ment, lui non plus, un pilier du puritanisme, ni même
de l'anglicanisme. Il était, pourtant, né dans le sanc-
tuaire. Petit-fils de Samuel Butler, évêque de Lich-
field, fils du Révérend Thomas Butler, recteur de
Langar et Bramston, élevé dans un milieu austère, il
était destiné par les siens à l'état ecclésiastique; au
sortir du collège Saint-John de Cambridge, il fit
des études de théologie et fut adjoint au curé de
Saint-James dans Picadilly. Mais, tout à coup, il
refusa de recevoir l'ordination, se brouilla presque
complètement avec sa famille et, à vingt-trois ans,
partit pour la Nouvelle-Zélande où, à faire de l'éle-
vage, en quatre années, il doubla son capital. Ces
occupations pratiques ne l'empêchèrent pas de jouir
en poète de la solitude grandiose de ses pâturages et
de ses montagnes, ni de se consacrer déjà aux tra-
vaux de philosophie darwinienne d'une part et d'exé-
gèse religieuse, d'autre part, qui devaient l'occuper
pendant une partie de sa vie. De retour à Londres
en 1864, il s'établit à Clilïord's Inn, où il logea jusqu'à
la fin de sa vie. Longtemps, il mena de front la pein-
ture et les lettres (plus tard il s'intéressa, en fervent
admirateur de Hsendel, à la composition musicale),
jusqu'au jour où il reconnut que son genre propre
était la littérature et, spécialement, une sorte de litté-
rature nourrie d'idées scientifiques. Bien qu'il soit
surtout un écrivain, sa valeur scientifique n'est point
négligeable. Dans l'histoire de la biologie, il mérite
d'être cité parmi ceux qui, venus après Darwin, ont
reconnu les points faibles de sa doctrine et se sont
ralliés à une théorie voisine de celle de Lamarck,
lequel place dans l'exercice et l'usage (plutôt que
dans la sélection) la cause de la mutabilité des es-
pèces. Butler eut même le mérite de retrouver la doc-
trine de Lamarck, qu'il ne connaissait pas encore. Il
est nécessaire de se rappeler ces opinions de l'écrivain,
quand on veut bien comprendre ses ouvrages et, par-
ticulièrement, certaines parties du livre qui nous
occupe. Avant d'aborder Èrewhon, qui parut en 1872,
mais qui était depuis dix ans sur le chantier et ren-
ferme des articles écrits précédemment, notamment
en Nouvelle-Zélande, nous rappellerons les titres des
autres ouvrages de Samuel Butler qui parurent en-
suite : le Havre de paix (1875), où il exposait, sur la
question de la résurrection du Christ, la théorie de
la crucifixion incomplète ; Ainsi va toute chair, ro-
man publié seulement après sa mort ; la Vie et l'Ha-
bitude (1877); l'Evolution autrefois et aujourd'hui
(1879); la Mémoire inconsciente (iS%o); la Chance ou
l'Adresse? (1887); f Impasse du darwinisme (1888-
1893); les Alpes et les Sanctuaires du Piémont et du
Tessin (1881); la Vie et les Lettres du D' Samuel
Butler [son grand-père] (1896); la Femme auteur de
V t Odyssée » (1897), livre où, après une étude attentive
et enthousiaste des poèmes homériques, il prétendait
démontrer que l'auteur de VOdyssée n'était autre
que Nausicaa ; une édition chronologique des
Sonnets A^ Shakespeare, enfin, les Nouveaux voyages
à Erewhon (1901). La publication posthume de ses
Carnets n'a pas peu contribué à attirer l'attention
sur cet écrivain singulier.
Valéry Larbaud, qui a entrepris de faire passer ses
oeuvres en français, a débuté par une traduction,
â'Etewhon, qu'il a fait précéder d'une intéressante
notice.
Erewhon est l'anagramme du mot anglais nowhere,
qui veut dire : « nulle part ». Le titre est à rapprocher
de Utopie (du gr. ou topos, aucun endroit), le nom
du pays imaginaire où Thomas Morus plaçait la
LAROUSSE MENSUEL
société idéale. Erewhon appartient à ce genre par-
ticulier de fantaisie dont les Voyages de Gulliver
sont le chef-d'œuvre et qui consiste, en nous pei-
gnant un pays de fiction, à nous donner, par exagé-
ration ou par contraste, une vive satire d'un pays
réel. En nous décrivant Erewhon, Samuel Butler s'est
un peu moqué de la société anglaise. Il n'est pas le
premier; mais, ce qui est nouveau, chez lui, c'est la
place que tiennent dans sa fiction les idées évolu-
tionnistes.
L'auteur suppose donc qu'en l'année 1868 il se ren-
dit dans une colonie qu'il ne nomme point et où son
rôle consistait à surveiller, du haut d'une montagne,
les mouvements des troupeaux dans les pâturages.
Un paysage grandiose s'étendait sous ses yeux.
(Samuel Butter excelle à ces peintures de vastes
panoramas, où revivent ses souvenirs de la Nouvelle-
Zélande.) Au loin, il apercevait une chaîne de mon-
tagnes élevées et, plus loin encore, une seconde
chaîne, qui paraissait énorme. Et son imagination lui
peignait, dans ces lointains tentants, des pâturages
inconnus, où il serait peut-être possible d'aller faire
de l'élevage et s'enrichir. Un vieil indigène qu'il
interroge, Hahabuka, dit Chowbok, est plein de réti-
cences craintives sur le chapitre de la chaîne mysté-
rieuse. Il consent, pourtant, à lui servir de guide, et
tous deux partent vers les montagnes, remontant
successivement les gorges de toutes les hautes val.ées
sans trouver le paysage rêvé, et le récit de ces ten-
tatives est très vivant et très pittoresque. Pourtant,
il est une vallée qu'ils ont négligée, parce que Chow-
bok l'a déclarée inabordable. Mais Chowbok est un
menteur, et notre explorateur entreprend d'y aller
voirlui-même. Aussitôt, lindigène de s'enfuir, comme
si le diable était à ses trousses. Réduit à ses propres
forces, notre pionnier ne se décourage point. Il par-
vient à un premier col, descend dans une vallée
d'une effrayante profondeur en évitant des précipices
affreux, franchit un fleuve furieux sur un radeau de
roseaux et arrive enfin à un second col, qui est sur la
Grande Chaîne. Au moment où il va redescendre sur
l'autre versant, il se trouve pris dans le brouillard et,
tout à coup, autour de lui, dans l'ombre, il aperçoit
des formes gigantesques, grimaçantes, horribles, et
s'évanoujt. Mais comme, en revenant à lui, il voit
que ces formes n'ont pas bougé, il reconnaît que ce
sont des statues assises, hideuses, la tête perforée de
telle sorte que le vent, s'y engouffrant et ressortant
par la boucne ouverte, y fait entendre d'épouvan-
tables lamentations. Et notre homme s'enfuit dans le
brouillard, poursuivi par ces hurlements sinistres.
Et telle est son entrée dans le pays d'Erewhon.
Mais, bientôt, descendant la vallée, il trouve des
marques du séjour de l'homme et, plus loin, gardant
des chèvres, deux jeunes filles d'une parfaite be.iuté,
qui ne manquent pas de se sauver à son approche,
comme il sied. Elles reviennent, d'ailleurs, accompa-
gnées de six ou sept hommes armés d'arcs et de
flèches, olivâtres, mais beaux et d'aspect bienveil-
lant ; ils arrêtent avec beaucoup de politesse cet
étranger, qui les étonne par son teint blanc et sa
blonde chevelure. Il est conduit à la ville prochaine,
où il peut dès l'abord constater des mœurs qui lui
paraissent incompréhensibles. Il est soumis à l'examen
de deux fonctionnaires, qui semblent en même temps
fort satisfaits de ce que l'étranger est robuste et
blond et fort mécontents de ce qu'il possède une
montre. Ce n'est que plus tard, quand il aura appris
la langue du pays, qu'il comprendra le sens de ces
manifestations diverses. En attendant, on le met en
prison dans une geôle très confortable, où il est
soigné par une charmante geôlière. On lui enseigne
l'idiome erewhonien et, finalement, on l'envoie à la
capitale, où il est présenté au roi et à la reine, où il
confirme sa première impression sur la beauté phy-
sique, la vigueur et la politesse de la nation erewho-
nienne, où, enfin, il est initié aux principes de sa
curieuse civilisation.
En Erewhon, est réputé méprisable, coupable et
puni comme tel tout ce que nous considérons, chez
nous, comme le résultat d'une destinée malheureuse :
la pauvreté, le deuil, la maladie. Notre Anglo-Saxon
n'évite une condamnation pour pauvreté que parce
que le roi lui accorde une pension, en raison de son
teint méritoire. Il assiste à un procès où un homme
est condamné pour avoir perdu une femme tendre-
ment aimée et n'obtient de circonstances atténuantes
que parce qu'il a réussi à toucher une forte prime
d'assurance. Un jeune homme est vivement blâmé
parce qu'un tuteur malhonnête l'a dépouillé de son
patrimoine. En revanche, le succès est fort prisé, et
un citoyen qui a su acquérir plus de 20.000 livres
sterling de rente est exempté de tout impôt comme
un homme de génie utile à la société : principe, on le
voit, très éloigné de celui qui a présidé, chez nous,
à l'établissement de l'impôt progressif sur le revenu.
La pire des malchances, la maladie, est, en Erewhon,
un crime puni des peines les plus sévères qui puissent
être infligées dans un pays oii la peine de mort n'existe
plus. La fièvre typhoïde est un crime abominable, et
il ne se peut rien imaginer de plus dur et de plus
méprisant que le réquisitoire d'un juge qui demande
contre un phtisique le maximum. De cette législation
draconienne résulte, en Erewhon, une cscellente santé
N' 16e. Décembre 1S20.
générale, mais, aussi, une hypocrisie d'un genre spé-
cial : les valétudinaires cachent leur mal avec soin,
ainsi que les remèdes, et préfèrent les dissimuler
sous le nom de ce que nous appellerions, chez nous,
un vice. Une dame se fait demander partout des
nouvelles de sa « pauvre ivrognerie », mais ses bon-
nes amies savent très bien — et répètent derrière son
dos — qu'en réalité, elle a une mauvaise santé. Car,
chose curieuse, dans ce pays, où le mal physique et
constitutionnel est réputé criminel et infamant, le
faux, le vol, l'incendie sont regardés comme des
indispositions desquelles — pourvu qu'on les soigne
méthodiquement • — il n'y a lieu ni de rougir, ni de se
cacher. Des fonctionnaires spéciaux, appelés redres-
seurs, sont préposés à la guérison de ces inconvénients,
qu'ils traitent par la fustigation, le pain et l'eau.
Parmi les citoyens les plus considérés d'Erewhon,
nous voyons un escroc qui n'a rien rendu, mais qui se
fait fouetter à jour fixe. Les redresseurs sont obligés,
pour bien connaître leur métier, de pratiquer cons-
ciencieusement chaque vice à tour de rôle.
Quelques-uns se sont vus forcés de continuer leurs études
toute leur vie, et on cite certains philanthropes qui sont morts
en victimes volontaires de l'ivrognerie, de la glouton* erie ou
de toute autre forme de vice qu'ils avaient pu choisir pour
objet de leurs investigations. Mais le plus grand nombre
n'ont pas 5 souffrir des excursions qu'ils font dans les diffé-
rentes régions du vice qu'il est de leur devoir d'étudier.
En effet, les Erewhoniens pensent qu'une vertu sans mé-
lange n'est pas chose dont il faille abuser...
Tel est le tour de l'humour de Samuel Butler.
Son héros s'indigne vivement des mœurs des Erew-
honiens ; mais c'est au moment où il s'indigne le
plus qu'il faut le plus se méfier de l'ironie de Sa-
muel Butler.
Si nous nous scandalisons de voir les juges erew-
honiens condamner un malheureux pour une dis-
grâce ou une maladie dont il n'est nullement res-
ponsable, Samuel Butler se scandalisera aussi, et
puis vous laissera entendre que, chez nous, la justice
fait un usage tout aussi hypocrite de l'idée de res-
ponsabilité et que, ce qui importe, c'est de mettre la
société à l'abri du criminel, sans vouloir le punir
comme responsable de causes qui, souvent, sont bien
antérieures à lui. Quant aux redresseurs, on peut se
demander s'ils ne sont pas une caricature, assez
grose, d'ailleurs, des confesseurs, ou, plus générale-
ment, de tous ceux qui dirigent les consciences au
nom d'un idéal religieux.
Une autre institution d'Erewhon provoque des ré-
flexions du même genre. Ce sont les Banques musi-
cales. Notre explorateur nous décrit la principale
d'entre elles, qui ressemble étrangement à la cathé-
drale de Cantcrbury ou à celle de Wells. A côté des
banques ordinaires, dont les transactions ont une
valeur commerciale reconnue de tous, il existe, en
Erewhon, des Banques musicales (ainsi nommées
parce que toutes les opérations financières s'y font à
la musique de l'orgue), dont les monnaies n'ont
qu'une valeur fictive, malgré les efforts que font
beaucoup de citoyens notables pour leur donner du
crédit. Leur clientèle se compose surtout de vieilles
femmes. Les caissiers et directeurs ne portent pas sur
leur physiono-iîie l'air d'heureuse liberté qui caracté-
rise les autres Erewhoniens. Ce sont des êtres capables
de beaucoup d'abnégation, mais qui, souvent, se sont
trouvés placés trop jeunes dans une situation fausse.
L'étranger se demande pourquoi les gens d'Erewhon
ne se sont pas contentés de leur monnaie courante.
La signification de ce mythe n'est pas cachée ; l'au-
teur l'indique lui-même :
Pour ce qui est du système commercial basé sur deux
principes, toutes les nations ont, et ont eu, une loi civile en
même temps qu'une autre loi, qui, bien qu'en théorie plus
sainte, a bien moins d'influence sur leur vie et leurs actions
journalières.
Les banques musicales, comme , peut-être aussi, les systèmes
religieux de tous les pays, ne sont, dans l'état actuel, que
des espèces de barrières élevées dans le dessein plus ou moins
arrêté de protéger l'insondable sagesse instinctive et incon-
sciente de millions de générations passées contre les conclu-
sions relativement superficielles, consciemment raisonnées
et éphémères, tirées de la sagesse de trente ou quarante
générations.
Les Erewhoniens n'ont pas échappé aux réformes,
aux révolutions, ni aux luttes sanglantes qu'elles en-
gendrent. Deux mille cinq cents ans plus tôt, un
vieux monsieur, se disant en communication avec la
puissance invisible, déclara qu'il était aussi coupa-
ble de tuer et de manger les animaux que de tuer
et de manger les hommes, attendu que les animaux
sont en tout nos semblables. On l'écouta, et il ne
fut plus permis de manger que les animaux morts de
mort naturelle ou par suicide, ou tués par des gens
en légitime défense. Il ne fut plus licite de manger
d'œufs, pour ne pas tuer les poulets en puissance.
Seuls, étaient autorisés les œufs pondus au moins de-
puis trois mois. Mais ces œufs n'étaient utilisés que
dans les pâtisseries, et l'on vit, chose inattendue, une
foule d'animaux, jusque-là réputés inoffensifs : des
bœufs, des moutons, se précipiter dans le suicide ou
obliger les hommes à les tuer par légitime défense.
Six ou sept cents ans plus tard, un autre réforma-
teur s'avisa que les plantes sont des créatures vi-
vantes au même titre que les animaux et les hom-
«• 166- Décembre 1920-
mes, qu'elles sont douées d'une intelligence particu-
lière, qui préside à leur développement. Il n'est donc
pas permis de s'en nourrir, non plus que de leur
graine, qui contient, elle aussi, une âme vivante. Dès
lors, il ne fut plus permis de manger que des pommes
blettes et des feuilles de choux jaunies. Mais c'était
aller trop loin. L'excès de cette réforme la rendit
vaine et emporta du même coup la précédente. Les
gens d'Erewhon recommencèrent à se nourrir, en dé-
pit des philosophes inspirés, suivant les conseils de
la nature.
En vérité — ajoute l'auteur — je ne vois pas comment
les Erewhoniens pourront être heureux tant qu'ils n'auront
pas réussi à comprendre que la raison non corrigée par
rinstinct est chose aussi dangereuse que l'instinct non corrigé
par la raison.
Quelque cent ans plus tard, une nouvelle révo-
lution bouleversa Erewhon, à la suite de laquelle
toutes les machines, sauf les plus anciennes, furent
détruites, avec l'interdiction, sous les peines les plus
sévères, d'en posséder ou d'en construire de nouvel-
les : décision d'autant plus radicale qu'à ce moment
les Erewhoniens étaient arrivés à un perfectionne-
ment mécanique qui dépassait infiniment celui des
Européens. Désonnais, seuls les archéologues furent
autorisés à aller dans les musées étudier des frag-
ments de machines à vapeur ou de locomotives. Une
résolution si étrange fut encore le fruit des médita-
tions d'un penseur ingénieux. Celui-ci, ayant insti-
tué un savant parallèle entre les humains et les ma-
chines, se rend compte que l'espèce mécanique, bien
qu'infiniment récente, a déjà fait des progrès qui la
rapprochent de l'homme d'une façon véritablement
effrayante. Comme lui, elle absorbe de la nourriture
et se l'assimile ; comme lui, elle a une circulation et
des pulsations. Elle n'a pas, il est vrai, un mode de
reproduction analogue à celui de l'homme :
Si l'on veut dire par là qu'elles ne peuvent pas se marier
et que nous n'aurons jamais le spectacle d'une union féconde
entre deux locomotives avec leurs petits jouant devant la
porte du hangar (si vif que soit notre désir de contempler ce
spectacle), je l'admets bien volontiers,
disait le réformateur ; mais il répondait qu'on voit
certains mécanismes produire des mécanismes d'une
espèce ditîérente et qu'il y a là un type de reproduc-
tion alternée, qui n'est pas sans analogue dans la
nature. Les machines, dira-ton encore, n'ont pas de
volonté propre ? Mais, dans le déterminisme des phé-
nomènes, l'homme n'est-il pas étroitement condi-
tionné par le passé ? Supposons à l'espèce machine
la même durée — des milliers d'années — -qui a servi
à élaborer par une lente évolution le type homme,
n'est-il pasàcraindrequecetteespèce, particulièrement
forte et résistante et devenue capable de conscience,
n'acquière une vitalité bien supérieure à celle des
hommes, ne la supplante et ne l'asservisse ? Ne voyons-
nous pas, dès à présent, qu'auprès de la machine à
vapeur, le chauffeur n'est qu'un simple cuisinier ?
Cette argumentation lumineuse, entièrement con-
forme à la métliode transformiste, ne manqua pas
de convaincre les Erewhoniens. Il était impossible
de détruire les instruments les plus anciens, puis-
que l'homme s'était malheureusement habitué à ne
pluspouvoirs'en passer. On décida, dumoins, d'anéan-
tir toutes les machines inventées dans les 270 années
précédant la date de la réforme (c'est-à-dire, si nos
calculs sont justes, postérieures au xii" siècle de no-
tre ère). Ainsi fut fait, et, depuis lors, porter une
montre devint un crime difficilement pardonnable.
Notre héros s'en aperçut. Les ennemis qu'il avait
en Erewhon s'apprêtaient à exploiter ce scandale.
En outre, il aimait une jeune fille du pays, dont les
parents ne lui auraient jamais accordé la main. Il
n'hésita pas, enleva la jeune fille, franchit dans les
airs les frontières d'Erewhon, tomba dans la mer,
fut sauvé par un vaisseau, se maria à bord avec sa
bien-aimée et finalement, arriva en Angleterre, où il
s'occupa activement d'organiser des missions desti-
nées à évangéliser les Erewhoniens.
Nous n'avons pu donner qu'une idée fort incom-
plète de la civilisation d'Erewhon. Nous avons dit
laisser de côté une foule d'institutions, d'idées philo-
sophiques ou sociales tout à fait spéciales à ce
peuple mal connu. Citons encore, pourtant, quelques
usages assez curieux. Dans la capitale, il n'y a
que trois statues de granJs hommes. Autrefois, elles
y pullulaient. Mais le peuple s'insurgea et les brisa.
Le fléau sévit de nouveau jusqu'au jour où l'on
adopta une solution élégante : chaque fois qu'on
voulait honorer un homme d'Etat défunt, les sou-
scripteurs versaient à un sculpteur le prix de la
statue, à condition qu'il ne la ferait pas. Usage salu-
taire, qui concilie les intérêts des artistes et la pro-
preté des places publiques! Aux peintres on ensei-
gnait bien le dessin et la peinture, mais on leur
faisait aussi un cours sur les variations des prix
atteints par les tableaux dans les cinquante ou cent
dernières années.. « J'imagini, dit l'auteur, que c'est
ce que les Français veulent dire lorsqu'ils attachent
tant d'importance aux valeurs en peinture •. Dans
les Collèges de déraison (qui ressemblent terrible-
ment à Oxford), on enseignait principalement la
science hypothétique qui consiste à habituer les
jeunes gens à résoudre tous les cas étranges et irréa-
LAROUSSE MENSUEL
lisables qu'ils sont sûrs de ne jamais- rencontrer
dans la vie, et cet enseignement est assuré par des
professeurs qui, tenant le génie pour un scandale,
s'attachent à n'avoir, sur une question quelconque,
aucune opinion personnelle.
Ainsi, l'ironie de l'écrivain se donne beau jeu. Il
ne respecte pas grand'chose ; l'Université, la Justice,
la Religion établie, tout est passé au crible. II se
moque même un peu de l'évolution, bien qu'il se soit
fort défendu, dans sa seconde préface, d'avoir ridi-
culisé Darwin. Son humour surprendra peut-être, et
ses fictions n'apparaissent pas tout de suite dans
toute leur signification satirique, principalement à
cause de la façon dont elles s'enchevêtrent les unes
dans les autres. Voltaire, dans ses romans philoso-
phiques, nous a habitués à des allusions plus trans-
parentes. Mais ce genre est bien, en revanche, dans
la tradition de Swift, avec, toutefois, une amertune
moins acre et un peu plus de cet esprit pince-sans-
rire qui caractérise l'humour anglo-saxon le plus
moderne. Au fond, c'est toujours le même procès
mené, surtout depuis le xviii"' siècle, contre les
croyances traditionnelles, les institutions établies,
les usages reçus, par des publicistes inquiets ou des
penseurs affranchis. Ce qui est bien de notre temps,
ce sont les considérations scientifiques dont s'enve-
loppe la fiction (on trouverait quelque chose d'ana-
logue, quoique dans un sens différent, chez H.-
G. Wells). Mais, ce qui est le plus personnel et le
plus nouveau, c'est leur aspect particulièrement
biologique, résultat des spéculations particulières à
l'auteur ; c'est surtout que ces considérations elles-
mêmes ne sont pas invoquées avec un air de foi
aveugle et de candide dogmatisme, mais avec le froid
humour de quelqu'un qui s'en amuse beaucoup avec
gravité. — Louis CoQliELiN.
Kislier de Kilverstone (lord John Ar-
buthnot), amiral anglais, né à Rambodde (île de
Ceylan) le 25 janvier 1841, mort à Londres len juil-
let 1920.
Fiis d'un officier de l'armée de terre, John Fisher
entra dans la marine dès l'âge de treize an'S et parti-
cipa à toutes les opérations de guerre engagées alors
par la flotte britannique : dans la Baltique au cours
de la guerre de Crimée,' pendant la guerre de Chine, où
il figure à la prise de Canton et à l'attaque des forts
du Peï-Ho(i86o).
Nommé lieute-
nant, il se spé-
cialise dans l'ar-
tilleriedemarine,
puis, après une
mission dans la
marine chinoise,
reçoit lecomman-
dement d'un tor-
pilleur. Les étu-
des qu'il écrit sur
la tactique de
cette unité le ren-
dent célèbre dans
les milieux mari-
times. Il est nom-
mé capitaine en
1874, devient, en
i879,présidentde
la commission de
revision de la tactique d'artillerie navale et, en 1882,
coxamaxideV Inflexible qui, aprèslarévolutiond'Arabi-
pacha, bombarde Alexandrie.
Dei883 à 1885,11 est directeur de l'école d'artillerie
navale de Portsmouth et poursuit en sous-main une
action politique pour l'augmentation de la flotte.
Les campagnes de N. T. Stead, qu'il inspire, contri-
buent largement au vote du Naval Defence AU de
1889, dont les heureux effets se firent sentir au cours
de la récente guerre.
Superintendant de l'arsenal de Portsmouth (i8gi),
puis contrôleur de la flotte (1892), il est élevé en 1896
au grade de vice-amiral et (1897) commande l'esca-
dre d'Amérique et des Indes occidentales. Son action
au cours de la guerre hispano-américaine contribue
à rapprocher les Etats-Unis et l'Angleterre, dont les
relations sont alors tendues.
En 1899, il commande la flotte de la Méditerranée,
devient amiral en 1901 et, au cours de la guerre
sud-africaine, emploie toute son énergie pour, dit un
de ses biographes, imposer l'âme de Nelson à ses offi-
ciers. Une vie nouvelle, témoigne l'un de ceux-ci,
anime alors la marine, et la puissance d'action de la
flotte méditerranéenne fut grandement renforcée.
Relevé de son commandement en 1902 et promu
deuxième lord de l'amirauté, il suggère à son chef,
lord Sfelbome, des réformes dans l'organisation du
recrutement des officiers et de leur instruction profes-
sionnelle.
L'année suivante, il quitte l'amirauté, où ses ré-
formes ne sont pas toujours bien vues, pour prendre
le commandement en chef à Portsmouth. Là, il
semble se préparer au grand rôle qu'il jouera, les
années suivantes; dès la fin de 1903, il est, d'ailleurs,
appelé à la commission de réformes du ministère de
la guerre et contribue largement à la réorganisation
irv: ri m
lirai l-'is:
313
de ce ministère et à l'institution du Comité de dé-
fense tmpiriale.
Au jour anniversaire de la bataille de Trafalgar
(21 octobre 1904), il fut, en grande partie grâce à
l'action personnelle du roi Edouard VII, qui avait
pour lui une très grande estime, nommé premier
lord de l'amirauté :
€ Les cinq années que John Fisher passa au minis-
tère de la marine sont les plus importantes dans
l'histoire contemporaine de cette charge... Le premier
lord marqua, en effet, son administration d'une mar-
que indélébile pour le bien et le mal, mais surtout,
la guerre l'a montré, pour le bien. »
Cet éloge légèrement réticent d'un de ses biogra-
phes reflète et l'affection que les Anglais portèrent au
grand patriote et au réformateur hardi qui voulut la
flotte anglaise poiu: le présent et pour l'avenir la
première du monde, et l'inquiétude que leur causa,
l'activité fébrile de l'homme qui fit de la marine un
véritable « kaléidoscope •. Les tranformations qu'il
opéra furent,en effet , rapides et nombreuses. Etablis-
sement d'un système permettant à la flotte d'être
instantanément sur le pied de guerre, élimination de
toutes les unités dépourvues de valeur combative,
surtout redistribution stratégique de la flotte et in-
troduction des dreadnoughts, telles furent les princi-
pales réformes réalisées. Elles ne furent pas sans
soulever d'opposition, avec sir Charles Beresford,
en particulier, les polémiques furent très vives
(cf. Beresford, Larousse Mensuel, t. V, p. 59). Ce-
pendant, « quand lord Fisher quitta l'amirauté
(1910), la marine était mieux organisée, mieux équi-
pée, en meilleur état de défense que lorsqu'il avait
pris possession de son poste. C'était une marine
nouvelle «.C'est qu'avec une extraordinaire prévision
lord Fisher jugeait la guerre avec l'Allemagne toute
proche. Dès 1910, il en fixait la date pour 19x4. Lord
Fisher, qui, en 1909, avait été fait baron de Kilvers-
tone et élevé à la pairie en 1909, continua, après sa
retraite, de faire partie du Conseil impérial de défense
et s'efforça de continuer son action pour le dévelop-
pement de la puissance offensive de la flotte. Membre
de la Chambre des lords, il y prit fréquemment la
parole pour y soutenir sa politique navale. En igii,
lors de la crise d'Agadir, il fut consulté pour l'éla-
boration d'un plan de campagne.
En 1912, il est nommé président de la commission
chargée de rechercher les possibilités d'emploi du
pétrole dans la marine et emploie, en effet, tousses
efforts pour introduire le moteur à combustion in-
terne.
Au cours de ses années de service, lord Fisher fut
l'un des hommes les plus populaires d'Angleterre,
l'un de ceux qui exercèrent sur le peuple la plus
grande influence. Sa personnalité était, en effet, fort
accusée : en lui, comme chez un puritain des anciens
âges, la foi religieuse s'alliait à l'ardeur patriotique.
Sa préoccupation de faire aux marins, soldats et offi-
ciers, un sort enviable marchait de pair avec la
volonté de faire de la Grande-Bretagne la plus for-
midable puissance maritime du monde. Ces mérites
ne furent oubliés ni du gouvernement ni du public
et, lorsque, en octobre 1914, le marquis de Milford
Haven quitta l'amirauté, un mouvement irrésistible
ramena à ce poste lord Fisher. Malgré ses soixante-
treize ans, il assuma la tâche formidable de diriger,
au cours de la guerre, la marine britannique et ne se
montra pas inférieur à sa tâche. Les modifications
heureuses qu'il a introduites dans la marine, parti-
culièrement l'adoption des dreadnoughts, portent
alors leurs fruits. Ses plans étant préparés de longue
date, il les met à exécution, fait sortir des chantiers
602 vaisseaux et s'attache à créer un type de navire
extra-rapide, pouvant poursuivre, avec les meilleures
chances de succès, les unités allemandes. « La vi-
tesse, fonnulait-il, est une protection ».
Avec les puissants moyens dont il disposait, U
préparait un débarquement en Poméranie. A ce plan
fut, malgré sa vive opposition, substituée l'expédi-
tion des Dardanelles.
Il jugea bientôt que, le gouvernement n'étant pas
d'accord avec lui sur le meilleur emploi des forces
navales, qu'il désirait, lui, maintenir dans la mer du
Nord, il devait donner sa démission et se retira en
1915, lors de la formation du ministère de coalition.
Mais, presque aussitôt, il fut chargé d'organiser le
Conseil des inventions, oii son rôle fut purement con-
sultatif. Mais, s'il n'exerça nulle action pendant les
dernières années de la guerre, il put voir du moins
ses conceptions navales triompher et, par exemple,
ces dreadnoughts, dont il avait été le promoteur,
assurer la victoire navale des îles Falkland.
En 1919, enfin, il sortit une dernière fois de sa
retraite afin de mener dans la presse une campagne
pour les économies ; puis il fit paraître deux volumes
de Souvenirs, qui eurent un immense succès.
Lord Fisher est bien l'un de ceux qui ont le plus
contribué à maintenir l'Angleterre à son rang de
première puissance navale : les souvenirs de von Tù:-
pitz lui-même en témoignent. La France, elle, ne
doit pas oublier qu'il fut l'un des grands artisans de
l'Entente cordiale en organisant les visites des ma-
rins anglais à Brest et des marins français à Ports-
mouth (1905). — Lcon AunsocK.
LAKOUSSE ME.S'SUEL. — Sf.
1 - 24
12*
LAROUSSE MENSUEL
G-aule romaine (Histoire de la), par Ca-
mille Jullian, t. IV, V et VI. — Si la guerre a
retardé la publication de la belle Histoire de la Gaule
de C. Jullian, ni les soucis communs à tous, ni les
travaux d'une patriotique propagande n'ont dé-
tourné l'écrivain de son labeur, et c'est avec joie que
nous saluons l'apparition simultanée des tomes V
et VI : la Civilisation gallo-romaine ; étal malériel,
élat moral. Aussi bien, l'histoire est encore pour
C. Jullian une forme de propagande, tant il est sûr
de la France, et la Gaule — telle est, exprimée
plus d'une fois explicitement, l'idée fondamentale de
tout l'ouvrage — la Gaule, c'est déjà la France.
Mais, avant de les analyser, parlons d'abord du
tome IV, paru à la veille de la guerre. — A partir
delà conquête, les destinées de la Gaule se confon-
dent avec celles de Rome. Son organisation est
celle de toutes les autres provinces. Voisine de la
Germanie remuante, dont la sépare seulement le
filet argenté du Kliin, elle est au nord le boulevard
de Rome. Comme l'Orient, avant l'Orient, elle fait
des empereurs. Avec tout l'empire, elle souffre des
mauvais empereurs, elle jouit du bienfait des meil-
leurs. Elle n'est pas, cependant, noyée dans l'uni-
formité, d'ailleurs plus apparente que réelle, de
l'empire. Comme l'Asie, comme l'Afrique, comme
l'Egypte, même après la conquête et sous le niveau
de la paix romaine, elle continue à vivre d'une vie
propre. Si, avec le reste du monde, elle s'abreuve
largement aux sources de la culture gréco-latine,
elle adapte cette civilisation à ses tendances, à son
tempérament, à son caractère, à ses traditions :
Lyon ne se confond pas avec Alexandrie. Et, de
même, le christianisme gaulois, du moins dans ses
manifestations extérieures, ne sera ni celui de
l'Orient, ni celui de l'Afrique.
Il ne faut donc pas s'étoimer si le quatrième
volume de la belle Histoire de la Gaule de C. Jullian,
qui nous mène de la conquête à l'avènement de
Dioclétien, présente, plus que les précédents, un
double caractère d'histoire générale et d'histoire
particulière. A la première se rattachent les cha-
pitres sur l'esprit de l'empire et son organisation, le
gouvernement des provinces et leur rôle politique,
les considérations sur le passage du monde antique
de l'esprit de cité à l'idée d'humanité et à la concep-
tion impérialiste et, de même, ces portraits i ('empe-
reurs, esquissés d'une plume si simple, qui, en quel-
ques traits, font revivre tout un caractère et une
physionomie. Et, toutefois, l'art consommé de l'écri-
vain, l'esprit ordonné, épris de clarté de l'historien,
ne nous laissent pas un instant perdre de vue l'his-
toire particulière qu'éclairent et élargissent ces
nécessaires généralités.
Mille faits, en effet, nous les montrent dans leurs
rapports et leurs applications à la province de Gaule,
et ce n'est pas un des moindres intérêts de cette
H' 166. Décembre 1920.
étude que de nous faire comprendre, par un exemple '
frappant, tout ce que l'uniform té de? cadres admi- '
nistratifs peut laisser subsister d'originalité, survivre j
d'anciennes coutumes et de vieilles mœurs.
Tous les faits, d'ailleurs, s'illuminent de quelques '
idées directrices, qu'il n'est pas indifférent de faire
connaître. S'agit-il, par exemple, d'expliquer la ra-
pide acceptation de la civilisation et des institutions *
romaines par cette Gaule, hier encore si acharnée à '
la résistance, si jalouse de son indépendance, l'auteur '
démontrera, en particulier par l'étude des divisions ]
administratives, que les Césars durent le succès de
leur politique au respect des traditions gauloises et i
des groupements naturels de la population. Pourquoi
les tentatives de rébellion, rares et derniers sursauts ]
de la liberté, échouent-elles misérablement ? C'est
que le caractère gaulois ne s'est pas modifié, que les j
divisions intestines se réveillent si le pouvoir central
cesse d'imposer l'union dans la paix et le travail.
Pourquoi les soulèvements à main armée n'ont-ils au-
cune chance d aboutir ? C'est que l'inactivité mili-
taire, la richesse croissante, ont amolli l'ardeur '
guerrière de la masse, désormais incapable de ré-
pondre à l'héroïsme aveugle de quelques chefs, aux
appels mystiques de quelques prophètes populaires.
Un autre motif de leur étoulfement rapide est dans
l'habile disposition des forces militaires : à l'inté-
rieur, un ou deux points fortement occupés et, sur-
tout à la frontière, un épais rideau de troupes qui, ,
destinées à faire front aux Barbares du dehors, peu-
vent, au besoin, converger rapidement à l'intérieur |
vers la région soulevée.
De l'attachement des Gaulois au nouvel ordre j
de choses, attachement fondé sur un juste sentiment
de la nécessité, C. Jullian met en pleine lumière,
pour des dates fort diverses, les plus éclatantes ma-
nifestations.
Tout d'abord, sous le règne d'Auguste, c'est, au i
point de jonction des deux grandes artères qui
unissent l'Est au Midi, le Rhône et la Saône, la fon-
dation du célèbre autel de Rome et d'Auguste, des-
servi par des prêtres d'origine gauloise, symbole du
loyalisme, lieu de sa manifestation la plus officielle,
où se réunissent les assemblées provinciales qui don-
nent à la nouvelle province le sentiment de son unité
nationale et celui des liens qui la rattachent à l'em-
pire, qui lui fournissent aussi le sentiment de son
importance nouvelle, de sa dignité, puisque de là
partent les doléances qu'elle adresse directement à
l'empereur, si ses gouverneurs ne lui ont pas donHé
toute satisfaction, ou bien, au contraire, les témoi-
gnages de sa reconnaissance à l'égard des adminis-
trateurs sages et modérés. Un siècle plus tard,
lorsque le dégoût inspiré par Néron à l'Occident eut
provoqué le soulèvement de Vindex, dirigé non
contre Rome, mais contre un maître indigne, et jeté
l'empire dans une ère de troubles affreux, un grand
enthousiasme souleva tout à coup l'élément militaire
de la Gaule ; le nom d'empire gaulois fut prononcé ;
Classicus déclara la Gaule indépendante. Empire
tout romain de forme, d'ailleurs. Mais les cités ne
suivirent pas complètement le mot d'ordre de quel-
ques chefs. Résolues à prononcer dans le calme et
dans l'indépendance de leur volonté sur les destinées
du pays, au lieu d'envoyer à Trêves leurs délégués
r
La Maisuu carréi-, u Ntiiieii tpériuUr ^'allo-rouiaim' . beau lemulc roinaiii «k- J.- iiu-(i'e> *lc l<aig sur IJ de lai-ge. Sur le» Irciiti-
c.ulonues corinthienne» canoeli-es qui l'entourent, vin^t isutit engagées dans les murs de In cella; les ilix coluniit's du pronaos, dont six
vn faç»de. sont d^gag**es. La frise est richement ornée de rinceaux.— C<' temple, auquel on accède par un escalier de quinze marches.
est dans un état de conserrntion parfaite.
Vue intérieure do
-.--_- - 4unl ilv» ruines
iniposantes qui attestent ta splendeur a laquelle la ville d Arles était parvenue sous la duniiiiation romaine. Leur ;:rand aïe a lio aiélres, hors
d'œuvre; leur petit axe tlu mètres, et leur hauteur 17 mètres sous couronnement; 2n.0UO spectateurs pouvaient tenir sur les gradins.
centralisation, d'un gouvernement central régnant
sur une confédération de républiques ne serait-il
pas, pour l'unité française, la plus dangereuse des
chimères ? lit l'œuvre qu'il a fahu tJnt de siècles
N' 166. Décembre 1920.
saluer Classicus, sur
l'initiative des magis-
trats de Reims, elles
les dépêchèrent dans
lette ville. Ce furent
des assises qui rappe-
laient moins les as-
semblées du Confluent
que les grands Conseils
ae la Gaule indépen-
dante. Spectacle gran-
diose et unique !
La question fut net-
tement posée entre
■ la paix et la liberté,
c'est-à-dire, entre la
fidélité et la révolte».
Après une délibéra-
tion approfondie, ce
tut lafidélitéqui l'em-
porta. Ce fut aussi le
bon sens : à peine
icarté le joug qui les
maintenait dans l'or-
Ire et l'unité, les
vieilles rivalités s'é-
taient réveillées ; déjà
grondait la guerre ci-
i ile. Il semblait que
adomination romaine
iiit le gage nécessaire
non seulement de la
loncorde , mais de
l'unité gauloise. Dans
la pleine liberté de
son jugement, la
(iaule, presque à
l'uuaiiimité de ses
cités, décida de demeurer romaine, et aux cités in-
surgées l'ordre fut transmis o au nom des Gaules »
7o après J.-C.).
Deux siècles s'écoulent. Le péril germanique en-
gage la Gaule, alors mal
lofendue, à se protéger
l'Ile-même. Elle se choi-
sit des empereurs. Pos-
tume est proclamé. Mais
c'est moins de l'empire
que de Gallien qu'elle se
.sépare. Il semble qu'e.le
songe moins à reprendre
son indépendance qu'à
conserver à l'empire une
de ses plus belles pro-
vinces. Et le dernier
successeur de Postume,
Tetricus, après un simu-
lacre de guerre, remet
sans déplaisir entre les
mains de l'empereur de
Rome l'éphémère em-
pire provincial. Quand
.Aurélien s'approcha, il
lui écrivit, rappelle jul-
lian, le mot de Virgile :
Eripe me his, invicte, ma-
lts. (Arrache-moi à ces
maux, maître invaincu.)
Et, d'accord avec le vain-
queur , modestement il
reprend son rang dans
l'administration. Puis il
vint habiter Rome et,
dan> sa demeure du
Cœlius, on voyait une
mosaïque représentant
Aurélien lui donnant ,
ainsi qu'à son hIs, la
prétexte et la dignité sé-
natoriale, tandisque l'em-
pereur recevait d eux le
sceptre et la couronne.
.\ lire tous ces récits,
on ne peut qu'être frappé,
et C. Jullian, quelles que
soient ses sympathies et
ses regrets pour l'indé-
pendance gauloise, ne
peut s'empécherd'en con-
venir ; on est frappé de
l'incapacité de la Gaule
à vivre en paix avec elle-
même. Au lieu de s'en-
tendre ilans l'intérêt com-
mun, les régions qui la
rompo-ent se déchirent
mutuellement. Et cette
question se pose na-
turellement à l'esprit :
Somme-i-nous tant chan-
gés depuis les temps à
peine lointains de la do-
mination romaine, et le
rêve d'une excessive dé-
LAROUSSE MENSUEL
cl'ArU'b Ituuuticii-du-liiiôuci. — Muiitti biuii coiist^'i'vt't;)> que lea arcnf» dt: Nîuict^. It-s Hi'>-uen li Aii
ProclauiatiMU ûe Jt-uiperfur Julien .111 fiiiluis dos i ii-tiu-s, n i.ut.-ie CMiniin^iiuHi Uf ll.iHiiîtnei- , — .lnhcii. clim- < \--\y .. n f.msiii
Constance Chlore de dôieiidre la Uaule conire le* Uerninins. y dépltjya une énergie et uiie habUeié romarquabies. JI réjitdAit voioatier»
" ""~" et c'est au palais de* Therme« qu'il lut proclamé Auguale, en 360, pai' les l<^giJDs nvoltée* en sa laveur.
à LutAce Paris ,
315
pour accomplir, com-
bien d'années de w
régime suffiraient à la
compromettre ?
Bien d'autres ques-
tions sont soulevées
et traitées dans ce
quatrième volume, si
riche d'idées autant
que de faits : les évo-
lutions du monde ger-
manique, l'introduc-
tion du christianisme
en Gaule, le dévelop-
pement et le caractère
de ses premières égli-
ses, lespersécutionsel
leurs causes, les cultes
orientaux en Gaule.
Psychologie et poli-
tique sont entièrement
fouillées pour nous
apprendre, par exem-
ple , comment un Marc-
Aurèle, d'une âme si
haute, si bien faite
pour comprendre les
aspirations et les inter-
prétations du mystère
religieux des disciples
du Christ, peut deve-
nir pfersécuteur et
bourreau d'une sainte
IJIandine.
Mais qu'a fait de la
Gaule la conquête ro*
maine ? Quelles modi-
fications morales, éco-
nomiques lui a-t-elle apportées ? Qu'a-t-elle gagné,
qu'a-t-elle perdu àcette domination , regardée générale-
ment comme un bienfait? C'est ce que nous appren
nent les tomes V et VI ? Si la question est nette, il
est difficile d'établir la
réponse sur des bases so-
li<les, et l'auteur ne se le
ilissimule pas. Au fond,
on connaît mal la Gaule
d'avant laconquéte.
L'absence de toute litté-
rature écrite a été un
grand malheur pour l'his-
toire et, sans doute aussi,
pour la persistance de la
personnalité gauloise.
Des annales gauloises, des
chants épiques qui, en
exaltant les hauts faits
des héros, laissaient trans-
paraître son âme, son
îdéal et ses aspirations,
rien n'a survécu, et tout
s'est eitacé devant la lit-
térature écrite d'impor-
tation. Après César, le
talent des oratemrs, des
historiens, des poètes
gaulois s'est développé
dans le moule gréco-ro-
main, et leur bataillon
n'a fait que grossir, bril-
lamment du reste; l'ar-
mée des orateurs, des
poètes, des historiens la-
tins, formés eux-mêmes
à l'école de la Grèce.
Il semble, à premièfp
vue.que laGaule romaine .
du moins, soit bien con-
nue. En réalité, il n'en
est rien. Nous ne voyons
iju'une façade, nous ne
possédons qu'un cadre :
religion, littérature, mo-
imments, inscriptions et
tout le reste ne retracent
l'image que des Gaulois
ioinaniséset, encore, sans
nous faire pénétrer jus-
qu'au fond de leur âme.
Quel sens avaient, pour
eux, les dieux mânes,
sans cesse invoqués dans
les inscriptions funérai-
res? PartoutjSumotresol,
on retrouve des ruines dp
t liéâtres ? Qu'y jouait-on ?
Ou cherchera par analo-
^'ie la réponse siu- uiie
terre mieux connue.
r.-Urique, comme le sug-
gère P. Monceaux. Ouani
aux couches profondes
de la nation, nous les
ignorons encore davan-
3i6
tage. Qu'adoraient-elles, sous les noms des divinités
gréco-latines et orientales ? Que gardèrent-elles des
anciens cultes ? Jusqu'à quel point, jusques à quand
cette langue celtique des débris de laquelle Dottin
vient dedresser le misérable inventaire subsista-t-elle ?
Lfs Thermes de .Iillien. :i Lutèce (l'aridi. — Ces ruines, cunligiiés :iii i
vraisemblablement les restes d un somptneiix établissement de bains publie:
le veut la légende, le palais de l'empereur Julien.
Comment lecaractéregauloiss'est-il modifié au contact
de l'étranger ? Autant de problèmes à la solution com-
plète desquels les éléments font défaut. Et eût-on
des documents, remarque l'auteur, comment les in-
terpréter avec sûreté, alors que nous voyons les
faits même contemporains l'être de façons si contra-
dictoires ? Mais ceci, c'est la difficulté inhérente à
l'histoire, quelle qu'elle soit. On est donc le plus sou-
vent réduit aux hypothèses et au sentiment.
Ceci posé, il y a bien des indices dont l'historien
peut tirer parti. Et, sans doute, l'imagination, on ne
saurait le nier, joue ici son rôle. Mais non point une
imagination vagabonde, car elle ne travaille que sur
iftie matière étudiée avec la plus sévère conscience
d'érudit. Prenons un exemple : des voies romaines
l'historien retrace le merveilleux réseau. C'est une
des parties de l'œuvre romaine les plus universelle
ment réputées, et l'auteur lui rend pleinement justice
Eh bien ! grâce, surtout, aux itinéraires de César, il ar
rive à cette tonviction et nous la fait partager : i" que
sans approcher, sans doute, de la perfection romaine
la route gauloise n'était pas méprisable, comme en
témoigne la rapidité des déplacements du général
2" qu'en bien des cas, les ingénieurs romains n'ont eu
lien de mieux à faire qu'à emprunter le réseau pri-
mitif, imposé par la nature même des lieux et à le
consolider. La nature des lieux ! C'est merveille de
voir à quel point C. Jullian possède sa France, et, sans
plus tarder; signalons, avec les chapitres du cinquième
volume consacrés aux réseaux routier et fluvial, toute
la deuxième partie du sixième, souple et vivante image
des diverses régions de la Gaule, où le présent et l'his-
toire plus récente éclairent le passé mystérieux, car la
nature est plus forte que l'homme et, sous la couche
superficielle des civilisations changeantes, impose ses
lois inunuables. Jamais — que nous sachions, et nous
n'oublions ni Michelet ni Reclus — tableau ne fut
brossé plus évocateur et plus intelligemment sympa-
thique du sol français. Ici, l'historien se double d'un
géographe, dont la pénétration ne saurait être sur-
passée £t c'est d'une plume amoureuse que le cha-
leureux écrivain l'a tracé. Le cœur! Voilà le secret
LAROUSSE MENSUEL
du charme enveloppant qui émane de tout ce qu'é-
crit C. Jullian. Et l'on admire, et l'on aime, cette
persistance d'un enthousiasme qui est ordinairement
un privilège de la jeunesse.
Au point de vue économique, le grand changement
qu'apporta l'Empire fut le
développement de l'industrie
au sein de la Gaule, jusque-là
surtout agricole, et, parmi les
industries diverses, comme
les ressources naturelles du
pays et les besoins nou-
\eaux, la plus considérable
fut celle de la métallurgie
et, notamment, du travail du
fer. La Gaule connut alors
la grande industrie. A côté
d'une multitude de petits
ateliers, répondant aux be-
soins locaux, d'une moyenne
industrie très répandue, on
vit, dès lors, de véritables
usines occupant plusieurs
centaines d'ouvriers. Un des
résultats profonds de cette
nouveauté fut la multiplica-
tion de la richesse mobilière
accessible à tous et répon-
dant au besoin accru du
bien-être dans toutes les
classes. De là, aussi, un rap-
prochement des classes, qui,
jusqu'aux grandes épreuves
du m" siècle, maintient
en assez bonne intelligence
les diverses couches sociales,
la vie romaine apportait,
d'ailleurs, d'autres causes
d'entente. Elle renfermait
des éléments égalitaires, qui
s'accordaient bien avec le
tempérament gaulois. Les
grands cultes communs,
comme celui de Rome et de
l'empereur, les plaisirs qui
1 assemblaient dans les vastes
théâtres et amphithéâtres des
foules immenses sans autre
distinction que celle des pla-
ces occupées, avaient un ca-
ractère tout égalitaire et
ilémocratique.
.\vec l'industrie, le com-
merce devait se développer.
Intense était le trafic sur les
routes gauloises; trafic inté-
rieur, mais aussi d'exporta-
tion et d'importation, car,
dès lors, des produits indi-
.«ènes bruts ou transformés
étaient recherchés au delà
des Alpes, des Pyrénées, du
Rhin et même de la .Manche et jusqu'en Orient,
tandis que le besoin de jouissance, l'augmentation de
la population, les habitudes antérieures
des immigrés, fonctionnaires, soldats,
colons et négociants, attiraient les mar-
chandises des parties les plus éloignées
de l'Empire. Lyon et Boulogne étaient
les principaux régulateurs de ce trafic :
Lyon, nœud du réseau routier, véritable
capitale de la Gaule à tous égards,
dont l'auteur ne manque pas une occa-
sion de faire ressortir l'importance ;
Boulogne, seul port militaire hors de la
Méditerranée, point de départ des expé-
ditions et de tout le trafic dirigé sur la
Bretagne.
Mais bien d'autres villes, bien d'autres
centres exerçaient leur attraction ou
projetaient leur influence et les produits
de leurs régions. La vie urbaine, en effet ,
acquérait en Gaule une place prépondé-
rante, qu'elle n'avait pas connue jus-
qu'alors. La ville gauloise ne devait
pas exercer une bien grande séduction.
Romanisée, avec son hygiène bien com-
prise : aqueducs apportant une eau
parfaitement pure, égouts engloutissant
déchets et eaux usées, bains publics
vastes, plaisants, ouverts à tous gra-
tuitement dans le même esprit démo-
cratique que les lieux de plaisir, avec
ses rues régulatricss, son forum, ses
monuments jetés à profusion, avec ses
facilités de vie, ses ressources groupées
par rues ou par quartiers spécialisés,
comme le moyen âge en garde la tradi-
tion, la résidence en devint, au contraire,
fort agréable. Non seulement des villes anciennes gran-
dissent et se transforment, mais villes, bourgset villages
surgissent de toutes parts, sont en rapport avec les
besoins administratifs, soit grâce à la présence d'eaux
salutaires ou d'un sanctuaire particulièrement vé-
■ de CUiny. sont
non pas, eiinime
N' 166. ùéœmbre 1920.
néré, ou de l'extension du commerce et de la pro-
duction industrielle ou agricole. La vie intellectuelle
y gagne d'autant, et les villes universitaires de la
Gaule jouissent rapidement d'une juste renommée.
Une seule chose manque à ces villes, pour en faire
des cités accomplies : les asiles et les hôpitaux. Ni
la vieillesse, ni la maladie, ni la misère n'y rencon-
trent le secours fraternel qui parachève une civili-
sation vraiment humaine. Et ce fut bien là l'une des |
tares des sociétés antiques. Il appartenait au christia-
nisme de combler cette lacune. Rome a pu faire]
beaucoup pour satisfaire aux besoins de l'esprit: elle j
a apporté la paix, assuré la tranquillité matérielle, J
l'accroissement de la richesse, facilité par ses routes]
les échanges, distribué le plaisir, introduit l'hygiène;
elle n'a été ni persécutrice ni tracassière, soucieuse,
seulement, de l'ordre, de l'obéissance aux lois, de la ]
soumission à l'empereur ; elle a laissé les ressources']
des régions soumises se développer suivant le jeu dess
lois naturelles, et ce sont là de grands bienfaits, mais,.]
pas plus que de la charité, que nous appelons jusiicei
et humanité, elle n'a eu le souci de la vie morale.!
Les plaisirs qu'elle offre ne sont pas seulementi
grossiers, ils sont immoraux et sanguinaires. Elle!
compte sur la satisfaction des besoins matériels, ellei
s'appuie sur les pires instincts, qui ne sont pas seule-l
ment ceux de la populace. De cela on est en droiti
de lui faire grief, et C. Jullian n'y manque pas.
Un autre tort de la domination impériale a été le '
manque de souplesse. Elle n'a pas cherché à com-
prendre le génie propre des peuples soumis, à en
tirer parti. Partout, elle a importé une lassante uni- j
formité, elle a, autant qu'il était en elle, tué l'origi- 1
nalité. La (iaule n'a pas échappé à cette loi. Une
excuse, pourtant, à la décharge de Rome : la séduc-
tion exercée par sa littérature, ses arts, son édi-j
lité, la joie de la paix romaine, étaient telles, quel
les peuples en général, et les Gaulois plus quai
tous autres, peut-être, non seulement n'ont pas
réagi, mais se sont jetés à corps perdu dans une
civilisation qui avait pour eux le charme de la j
nouveauté, qui leur était apportée toute faite et j
les dispensait de l'effort toujours douloureux de la J
création, dont la valeur, enfin, leur était démon-
trée par la puissance même du conquérant. ToutJ
cela, on peut le déplorer avec l'éininent historien de 1
la Gaule. Ce qu'a produit la France du moyen âge J
montre quelle puissance de création était en elle et |
ce qu'aurait pu donner beaucoup plus tôt le libre jeu
de son génie. Mais c'est compter sans les invasions.
Et il ne faut pas omettre tout ce que les grands siè-
cles du moyen âge, art et pensée, durent à la tra-
dition romaine. Quoi qu'il en soit et tout balancé,
on peut se demander si de si incontestables et si
grands bienfaits ne méritaient pas, inévitable contre-
partie, de grands sacrifices. Pendant près de trois i
siècles, la Gaule n'a connu ni de graves troubles J
civils, ni peste, ni famine. Les Gaulois ont pris place |
rapidement dans la grande famille latine, et une place ]
dès l'abord honorable, plus tard et sous le nom de i
Français, souvent prépondérante. L'esprit gréco-
romain, embelli et purifié par l'idéal d'honneur de
la chevalerie chrétienne, est la base même de l'es-
prit latin moderne; c'est à leur alliance avec les
1
1
L Enlèvement de Pruserpine, par Plut<jn.
IBat-relief trouvé h Marttes-Tolosanes (Haute-Uaronne.;
caractères primordiaux du peuple gaulois que la
France d'aujourd'hui doit le glorieux rayonnement j
auquel le monde rend hommage. Pouvons-nous j
l'oublier, quand nous devons porter un jugement sur j
la valeur de la conquête romaine ?
N' lee. Déoembre 1B20.
Il est afscz de mode aujourd'hui, parmi les érudits,
de présenter au grand public le résultat de leurs re-
cherches dépouillé de tout appareil scientifique. Point
de notes, point de références, tel semble être le mot
d'ordre. C. Jullian n'a pas sacrifié à ce système, qui
Art- de Iriumpliv U'Urau^t;
uii-' gallo-rumainej. — Cet arc, le pluA beau t^uait laissé J'Empire
hors de Kome, est percé de trois arches et est couvert de sculptures ; 11 mesure *22 mètres de hau-
teur, 21 de largeur et 8 de protondeui
peut se soutenir, mais, bien souvent, déconcerte le
lecteur studieux. Si le texte, chaleureux, rapide,
expressif comme tout ce qu'écrit l'auteur, d'un
bout à l'autre, se lit d'entraînement, les notes sont
un véritable trésor d'érudition. A côté des références
nombreuses, ou plutôt complètes, on y trouvera
maintes discussions qui prouvent sur combien de
reclierches et de réllexions s'appuie chacune des
lignes tracées par l'historien des Gaules. C'est là
aussi qu'on rencontre l'anecdote caractéristique, et
encore les réserves, les objections que, dans sa
loyauté, l'auteur oppose aux thèses qu'il adopte,
soit que celles-ci soient en contradiction avec des
opinions autorisées, soit qu'un doute subsiste dans
l'esprit du savant, soit, encore, qu'il semble inviter le
lecteur à se faire juge dans les questions contro-
versées. Livre de foi, de patriotisme, où la poésie et
l'élégance animent et vivifient la conscience scienti-
fique. C. Jullian nous prouve, une fois de plus, qu'il
n'est pas nécessaire d'être ennuyeux pour être
sérieux. C'est un exemple que beaucoup de ses con-
frères feraient bien de méditer. Mais dédaigner le
talent est plus aisé que d'en avoir. Ce n'est pas
d'aujourd'hui que certain renard de La Fontaine a
dicté la réponse qu'il convient de faire à ces mes-
sieurs. — André Baudrillart,
G. Q. Q-. {Grand Quartier Général). Secteur I,
par Jean de Pierrefeu. — Jean de Pierrefeu, cri-
tique littéraire, était, en 19x5, sergent-major de
réserve et, blessé, venait d'être versé dans l'auxi-
liaire, lorsque son heureuse fortune — et la nôtre —
le tirent appeler au Grand Quartier Général. Paré
'lu galon de sous-lieutenant, le voilà introduit dans
la société des « demi-dieux de la guerre » et
chargé de la rédaction du Communiqué officiel.
On se doute qu'il put, de ce poste unique où il
resta trois années, beaucoup voir et beaucoup en-
tendre. C'est « le compte rendu loyal » de ses obser-
vations qu'il vient de publier sous le titre : G. Q. G.,
secteur ï.
Il a tenté, dit-il, « de rassembler, à la manière de
l'aine (il pourrait ajouter » et de Saint-Simon ») une
collection de petits faits exacts et d'en tirer impar-
tialement des rétlexions d'ordre général ». Et il
exprime aussitôt la crainte de voir trahir sa pensée
par des citations incomplètes. Kassurons-le. Si, de-ci
tle-là, au courant de notre lecture, à côté de grands
éloges, que l'on sent sincères, nous avons rencontré
des critiques parfois vives, et qu'il justifie, de certains
états d'esprit et de certaines méthodes, nous laisse-
LAROUSSE MENSUEL
rons de côté les « réflexions », pour ne noter que
quelques-uns, parmi les plus typiques, des « petits
faits exacts >.
Avec le rédacteur du communiqué, pénétrons au
G. Q. G. Nous sommes en novembre 1915. Le Grand
Quartier Général est installé
à Chantilly, à l'hôtel du
Grand-Condé. Ou avait
d'abord songé au château.
Mais, nous apprend de Pier-
reteu, outre que l'hôtel était
mieux situé et mieux distri-
bué, « la simplicité républi-
caine de Jotïre s'était offus-
quée dece palais historique ».
A l'exception de la D. A.
(direction de l'arrière), qui
avait fait bande à part et
était allée porter ses péiiates
dans les locaux de l'école
des filles, tous les services de
l'état-major avaient trouvé
place au Grand-Condé.
Comment fonctionne l'im-
mense machine ? Au-dessous
du général en chef, » dispen-
sateur de l'énergie », les bu-
reaux et services, d'une part,
lui apportent les éléments
de connaissance nécessaires,
d'autre part , transmettent aux
armées son impulsion. Cha-
que bureau a une fonction
propre : le i'^' assure la mise
en état des effectifs et l'ar-
mement ; le 2° est chargé de
découvrir les intentions de
l'ennemi ; le 3^, le plus pres-
tigieux, véritable « saint des
saints » du temple militaire,
établit, sur les données du
2" bureau et avec l'instru-
ment fourni par le i"', les
plans d'opérations. La D. A.
groupe les services qui con-
courent à nourrir, habiller,
approvisionner, transporter
la troupe. Ajoutons les nom-
breux organismes secondai-
res : services télégraphique et
téléphonique , service des
renseignements, section de
presse, aviation, D. C. A.,
cartographie, trésor et poste, chiffre, courrier, service
des décorations, etc.
Le général Joffre avait bientôt transféré son cabi-
net dans la villa Poiret, qu'il habitait. C'est là que le
vaguemestre déposait les innombrables caisses de
petits, qui écrivaient souvent à l'insu de leurs
parents; beaucoup le nommaient < Notre Père ». Il
s'enfermait des heures entières pour parcourir ces
lettres et veillait à chaque réponse.
Après un portrait du général Joffre, e d'une auto-
rité jalouse et presque despotique », se plaignant
sans cesse c d'être mal servi », puisant sa force dans
la confiance qu'il avait en lui-même, en même temps
d'une simplicité de manières > dépassant tout ce
qu'on peut imaginer », l'auteur cite ce trait : < En
1915, le jour du vendredi saint, il s'aperçut, tout à
coup, que le maigre régnait à sa table. Il entra dans
une violente colère et ordonna, séance tenante, qu'on
joignit du gras au menu, en disant : • Je suis un
« général républicain. » Ce qui ne l'empêchait pas,
ajoute de Pierrefeu, « d'avoir pour les idées de ses
officiers la plus large tolérance ».
Lorsque le général de Casteinau fut nommé chef
d'état-major général des armées, l'entourage de
Jofïre (les Jeunes-Turcs, comme on appelait ces
Eminences grises), feignit de l'ignorer. On ne lui
apportait les dossiers que d'une façon intermittente.
Toutefois, pour donner le change à l'opinion et
simuler un accord parfait, il fut convenu que les
deux chefs se promèneraient ensemble chaque après-
midi. En fait, rien ne fut changé. Un jour, de Pier-
refeu demanda au chef d'état-major général si on lui
avait communiqué la dernière feuille de Verdun.
« Non, mon ami, répondit Casteinau, on ne me
cormnunique rien, à moi. >
Cette bataille de Verdun, dont nous suivons dans
les coulisses les alternatives émouvantes, est l'occa-
sion,pour le rédacteur du communiqué, de nous four-
nir quelques détails sur l'élaboration de son» papier».
Il le composait, d'abord, à l'aide des renseignements
qu'on lui remettait, puis le soumettait au major
général, enfin le proposait à l'approbation du géné-
ral en chef.
Cette rédaction n'était pas chose facile. Il fallait,
suivant les circonstances, atténuer ou corser, parfois
interpréter, lutter contre les radios allemands.
Voici un exemple : la nouvelle de la prise du fort
de Douaumont fut connue par le communiqué en-
nemi du 26 février (1916) et causa à Chantilly une
véritable stupeur. On se renseigna. Le fait était
exact, mais nul ne savait, au juste, comment l'évé-
nement était survenu. Dans cette ignorance, on
imagina des péripéties d'attaque : « La position, dit
le communiqué du 26 au soir, enlevée ce matin par
l'ennemi, après plusieurs assauts infructueux, qui lui
ont coûté des pertes très élevées, a été de nouveau
atteinte et dépassée par nos troupes... » La réalité,
que l'on apprit plus tard, était beaucoup plus
simple. Le fort n'était occupé, à ce moment, que
par un gardien de batterie et quelques hommes. Des
Brandebourgeois, voyant la porte ouverte, s'étaient
introduits dans le fort et avaient fait prisonniers les
hommes et leur « commandant », Une explication
Le (général Joffre, sortant du ti, Q. (i. titïtel du Urand-Coadi, a tJhaaUUy. t^a t^lti]. — l'tiot. Service photographique de rArm^e.
bonbons, de cigares, de champagnes, de vins fins, de
fruits, de gibier, d'objets d'art ou d'utilité, otïrandes
de tous les peuples au vainqueur de la Marne. Le
destinataire en abandonnait une large part à ses
officiers. II recevait aussi des milliers de lettres
d'adoration, envoyées de tous les points du globe. Il
était particulièrement sensible à celles des tout
amusante de la fausse nouvelle, proclamée bruyam-
ment le 9 mars par les radios allemands, de la prise
du fort de Vaux : les guetteurs etmemis avaient pu
apercevoir des uniformes gris vert passer sur les
glacis du fort, mais c'étaient des prisonniers !
Quelques scènes de la bataille de la Somme,
quelques notes sur la disgrâce momentanée du gêné-
3i8
rai Foch, que le Grand Quartier estimait être s au
bout de son rouleau >, disgrâce que devait bientôt
suivre celle du généralissime, une esquisse de l'his-
toire de la Section d'informations et du T. O. E.
(théâtre d'opérations extérieures), un aperçu des
luttes qu'engagèrent ces deux organismes avec la
Maison de la Presse et le Qu,-ii-d'Or?ny, et nni!<; par-
LAROUSSE MENSUEL
amena la chute du généralissime, chute que précédè-
rent des altercations assez vives entre le général
Nivelle et plusieurs de ses subordonnés.
A Nivelle succède Pétain. La deuxième partie de
l'ouvrage est presque tout entière un éloge du futur
maréchal. Il e^t 1' « organisateur de la Victoire ».
\'niri son portrait : d'une majesté incomparable,
"*%».
venons à ce que l'auteur appelle la • tragique aven-
ture de Nivelle ».
Le récit de l'arrivée du général Nivelle au Grand
Quartier est charmant. Un matin, le lieutenant
de Pierrefeu aperçut dans la salle d'attente du major
général, général Pelle, un général de division in-
connu, « grand, jeune, de tournure élégante, avec un
beau visage fier et régulier ». Il se mit à sa disposi-
tion pour l'introduire. Le visiteur acquiesça en se
nommant. C'était le nouveau maître des lieux. De
Pierrefeu fut prié de prévenir le général de Castel-
nau. Nivelle marchait sur ses pas. Le jeune officier
l'annonça, puis s'effaça pour le laisser entrer. « Le
général de Castelnau s'était levé de son siège et,
debout derrière son bureau, sans avancer, il atten-
dait. Le général Nivelle, dès le seuil du cabinet, dit :
« Bonjour, mon général. — Bonjour, Nivelle », ré-
pondit Castelnau. Il fit un pas vers lui, la main ten-
due et ajouta : « Bonjour, mon général. » — « Que de
nuances dans cette petite scène! ajoute de Pierrefeu.
Ce nouveau généralissime abordant son supér.eur
d'hier, dont il était le chef aujourd'hui, tenait à lui
montrer quelle déférence il conservait pour lui...
Castelnau, de son côté, dans sa fierté de vieux soldat,
conscient de sa valeur, soulignait l'hommage par une
familiarité d'une minute, qu'autorisaient son âge et
ses services, mais acceptait, aussitôt après, la domi-
nation de celui qu'imposait le sort ».
Le règne de Nivelle, qui fut court, fut marqué,
cependant, par deux déménagements du Grand
Quartier. Le premier eut lieu pour donner satisfac-
tion, paraît-il, à certains parlementaires. On alla de
Chantilly à Beauvais. Ce fut un événement considé-
rable. Le Grand Quartier ne comprenait pas moins,
en effet, de 450 officiers, 800 secrétaires et hommes
de troupe. Deux trains complets et plusieurs cen-
taines de camions, dont beaucoup empruntés à des
secteurs fort éloignés, parvinrent avec peine à
transporter le personnel, le matériel de bureau, les
archives. A Beauvais, l'officier envoyé en recon-
naissance choisit l'Institut agronomique, au grand
mécontentement du préfet, qui ne comprenait pas
qu'on n'ait pas préféré à cet édifice mal situé, incon-
fortable, poussiéreux et... clérical, le magnifique
lycée, tout neuf. L'accueil reçu par le G. Q. G. fut,
d'ailleurs, généralement froid. Les commerçants
beauvaisiens ne lui pardonnèrent pas d'avoir chassé
toutes les autres formations militaires, ni les habi-
tants de connaître les désagréments d'une ville en
état -de siège. Une seule fois, le G. Q. G. fut ac-
clamé' chaleureusement : ce fut le jour de son
départ.
Ce jour ne devait pas tarder. La retraite de l'en-
nemi obligea, le 3 avril 1917, le transfert de l'orga-
nisme suprême plus près des lignes, au palais de
Gorapiègne. La fameuse oBeixsive du 16 avril, dont
lei résultats ne furent pas à la hauteur des sacrifiées,
grand, vigoureux, impassible, le regard droit et
chargé de pensées, avec « ce je ne sais quoi de
simple et de profond dans le regard qui domine
l'avenir, ce don de dégager les grandes lignes, cette
sérénité de jugement qui, par delà l'apparence, s'éta-
blit dans la réalité ». D'une timidité excessive sous
une froideur glaciale, qui frappait tous ceux qui
N' lee. Déctmbr* 1920.
prestige, sans essayer de se mettre à un niveau in-
férieur ». Et les hommes l'adorent.
Cet ascendant facilita au généralissime sa pre-
mière tâche et la plus pénible : le relèvement du
moral de l'armée (les mutineries sont de juin 1917).
Il visi'a tous les secteurs, entendit toutes les voix,
apporta les améliorations nécesaires au bien-être
des combattants et à leur sécurité, remit les dévoyés
dans le droit chemin et redonna confiance à tous.
En même temps, il faisait étudier par le 2' bu-
reau les méthodes nouvelles de l'adversaire et par
le 3' les ripostes utiles. De très fréquentes réunions
groupèrent autour du major général et du général
en chef les représentants des bureaux et services
et les divers agents de liaison venus des armées.
Bientôt, la Section d'information, qui avait subi un
déclin au départ de Jollre, reçut une extension nou-
velle, sous l'impulsion du lieutenant-colonel acadé-
micien Marcel Prévost, nommé inspecteur général
des Services d'informations militaires. De nombreux
écrivains et journalistes mobilisés y furent appelés.
La mission de la Presse française fut organisée, à
côté de la mission des journalistes alliés, qui fonc-
tionnait déjà. A dire vrai, les rapports entre le
G. Q. G. et les journalistes ne furent pas toujours
sans nuages. Les derniers se plaignaient qu'on en-
i:ravât leurs visites au front, qu'on sabrât trop déli-
bérément leurs copies. Une initiative, pourtant, fut
prise : i:n officier du 3^ bureau vint faire aux cor-
respondants de guerre des conférences où ils pu-
rent puiser la matière d'articles précis. Pendant
que nous sommes sur ce chapitre, citons laprcsence,
déjà ancienne, à la Section d'information de Henry
Bordeaux, capitaine, de l'historien Louis Madelin,
lieutenant et, à l'époque dont nous parlons, celle de
Joseph Bédier, l'illustre « renouveleur » de Tnstan
et Yseult, venu préparer son ouvrage sur l'Effort mi-
litaire français.
L'offensive allemande approchait. On l'attendait,
et on s'y préparait. On sait qu'elle préluda par le
bombardement de Paris au moyen d'un canon à
longue portée. Le « rédacteur du communiqué »
nous apprend qu'au G. Q. G. pas un artilleur,
même parmi les officiers -supérieurs brevetés, ne
voulut croire qu'il s'agissait d'un canon. Le début
de l'offensive, en mars, fut accompagné de l'attaque
de Compiègne par avions, et le G. Q. G. dut de
nouveau déménager. Il gagna Provins, où il s'ins-
talla dans une caserne de cavalerie. Par bonheur, on
trouva dans le grenier toute une collection d'ar-
moires, de commodes et de fauteuils de style, ou-
bliés par un marchand provinois, ce qui constitua
un mobilier convenable. Dans l'avant-cour, furent
tracées deux larges plates-bandes ornées de gazon el
Un bureau du G. Q. G. k Compiègne, en 1917. — Pbot. Service photographique de 1 Armée.
l'abordaient, il essayait de donner le change en exa-
gérant sa causticité naturelle. Cette propension aux
propos mordants lui a fait des ennemis que, par sa
bonté et sa noblesse de caractère, il ne méritait pas.
C'est ainsi qu'au début, il s'attira la rancune du
président Poincaré, « qui avait essuyé certains
traits jugés par lui irrévérencieux ». Mais cette pré-
vention ne dura pas. Les rapports des deux hauts
personnages devinrent, par la suite, extrêmement
cordiaux. Aux soldats Pétain < parle comme un
homme à de* hommes, les dominant de tout son
de fleurs. . . , afin de camoufler, aux regards des avia-
teurs ennemis, ce bâtiment niihtaire en une inof-
fensive habitation privée. Provins fut relié par des
courriers en avions avec Beauvais, où Foch, élevé
au commandement unique, avait provisoirement
installé son P. C.
Les événements qui suivirent et dont l'auteur
donne, avec une vision précise, des explications
neuves, sont connus. Ils nous conduisent au 15 juil-
let 1918, date de « la rupture de l'équilibre des
forces • par l'afflux des Américains et du déclenche-
I
N° 166. Décembre 1920-
iiipiit de notre offensive. De Pierrefeu regrette que,
dans le succès, l'opinion publique n'ait pas accordé
à Pctain sa part légitime. La faute en serait à la
tliscrétion du général et de son cabinet, à leur mé-
pris des intrigues...; la « faute i, nous dirions plus
volontiers le mérite.
Nous voici à novembre. Les Allemands deman-
dent grâce. Certaines des conditions de l'armistice
paraissent si dures que nos officiers croient à un refus.
L'ennemi accepte. On lui accorde « les honneurs de
la guerre », c'est-à-dire le droit de conserver armes et
bagages. Foch aurait déclaré : « Les Boches, bons
soldats, se sont bien battus, on laissera subsister
leur armée. Les Autrichiens, des salopards, désarme-
ment général pour eux. » Et de Pierrefeu ajoute ce
commentaire : « Cela, c'est une idée de soldat.. . Un
soldat ne craint pas de laisser son adversaire armé,
quand il l'a vaincu. N'est-il pas toujours là pour
le combattre, s'il recommence à attaquer ? »
Le G. Q. G. effectuait son dernier déménagement
en s'installant triomphalement dans Metz reconquise,
pendant que, sous le « dernier communiqué », le gé-
néral Pétain écrivait ces mots gouailleurs et joyeux :
« Fermé pour cause de Victoire. • — Gusuitc iiiRBcnrKi-D.
Jeune. La tragique décision du lord-maire de
Cork en Irlande, qui a fait jusqu'à la mort la « grève
de la faim » dans la prison de Brixton, à Londres,
suscite des questions nombreuses au sujet de la pos-
sibilité pour les êtres vivants et, spécialement, pour
les hommes, de rester des semaines sans prendre de
nourriture. Les études et les expériences faites par
les physiologistes permettent de répondre de façon
satisfaisante à la presque totalité de ces questions.
Il faut tout d'abord considérer deux sortes de jeû-
neurs : ceux qui pratiquent le jeûne total, absolu, et
ceux qui ne sont soumis qu'à un jeûne relatif. Les
premiers nous occuperont presque seuls. On en peut
considérer deux catégories : il faut distinguer, en
effet, ceux qui jeûnent volontairement ou ceux qui
sont privés de nourriture par suite d'un événement
(naufrage, éboulement de galeries de mine, etc.) qui
les sépare momentanément du reste du monde.
La première question qui se pose est de savoir
combien de temps un homme peut supporter sans
mourir le jeûne absolu. Elle nous conduit, d'ailleurs,
directement à étudier la physiologie du jeûneur et
les conditions de sa résistance. Mais, déjà, les notions
statistiques emmagasinées depuis des siècles nous
permettent de constater quel est, d'une façon géné-
rale, l'ordre de grandeur des périodes ainsi enregis-
trées. Or les durées observées par tant d'auteurs sont
extrêmement variables, et nous verrons plus loin ce
qui fait leur diversité suivant les cas. Voici, en effet,
d'après le professeur Ch. Richet, quelques chiffres
authentiques :
JeUtus s'itant terminés par la survie et la guêrison :
Succi 30
Boucher (Boehm) 30
Duchanteau 25
Mineur de Licetus 7
Mineur de Bérard 14
6
Merlatti 50
Tanner 40
Brasseur ( Goulart) .... 40
Italien de 77 ans (Monin
et Maréchal) 37
Mineurs de Bois-Nouzil
Jeûnes s'itant terminés par la mort :
Aliéné de DeviUieis. ... 76
Malade de Desbarreaux. 63
^^lau^otique de Bérard. ^%
Granié 63
Malade de Lépine 16
Marchand allemand de
Hufeland 17
Viterbi 17
MacSweeney, lord-mai-
re de Cork 74
Mais les anciens auteurs rapportent des récits
bien plus surprenants encore, puisque, dans certaines
histoires, vieilles de plusieurs siècles et remontant
notamment aux xvi' et xvii", il est question de jeûnes
absolus ayant duré plusieurs mois et même jusqu'à 3
et 4 ans. Nous verrons plus loin comment on peut
interpréter ces observations paradoxales. En réalité,
on doit admettre, avec la plupart des physiologistes,
que la moyenne de survie pour les humains assu-
jettis à un jeûne total, est d'environ 20 à 25 jours. Il
reste à comprendre à quoi tiennent les variations
enregistrées en cette matière.
Les aliments sont indispensables à notre vie, parce
qu'ils permettent à l'organisme de réparer ses pertes
incessantes. Celles-ci sont le fait du fonctionnement
de tous nos appareils, aussi bien viscéraux que mus-
culaires ou nerveux. L'organisme humain doit, en
outre, pour que ses constituants (cellules et hu-
meurs) ne subissent pas des modifications incompa-
tibles avec leur existence, être maintenu à tme
température dont les aliments font encore les frais.
Devant cette nécessité, que fait l'organisme à qui
l'on ne fournit pas les aliments indispensables ? Il
les puise autre part, c'est-à-dire en lui-même, et il
vit, comme on dit, sur son propre fonds. Celui-ci se
compose, dans l'ordre même où ces éléments sont
utilisés par l'économie inanitiée, des réserves hy-
dro-carbonées (glucose et glycogène), des réserves
graisseuses, des albumines flottantes et, enfin, des
albumines de constitution. En réalité, l'organisme
ne vit réellement sur lui-même que lorsqu'il attaque
ces dernières, constituées surtout par les masses
musculaires. C'est, d'ailleurs, à partir de ce moment
LAROUSSE MENSUEL
seulement que l'état du jeûneur devient sérieux. La
mort survient, d'une part, lorsque ces éléments de
nutrition ont diminué de telle sorte que les cellules
ne reçoivent plus qu'un minimum insuffisant à leur
entretien et, surtout, lorsque le système nerveux
commence à être attaqué lui-même par le processus
de destruction. Le système nerveux a, en effet, sur
la durée du jeûne, une influence absolument prédo-
minante.
Cette influence tient tout d'abord à ce fait que c'est
le cerveau qui règle l'ensemble des phénomènes nu-
tritifs dont l'organisme est le théâtre et qu'il a, en
particulier, une action frénatrice sur les combus-
tions organiques. Aussi voyons-nous que le calme de
la pensée et sa sérénité ont, en l'espèce, une impor-
tance considérable. Les jeûneurs professionnels :
Tanner, Merlatti, Succi, etc., qui ont été étudiés
très en détail et nous ont fourni de précieux ren-
seignements,, étaient, au point de vue moral, dans
des conditions de résistance incomparables, puisqu'ils
savaient qu'au moindre geste d'eux, on mettrait fin,
par un repas suffisant, à une expérience qui leur
paraîtrait avoir assez duré. D'autre part, on peut
constater que les sujets qui supportent le plus aisé-
ment les jeûnes prolongés sont les aliénés et les
hystériques. Les premiers se privent, en général,
volontairement de nourriture pour atteindre une
pureté idéale ou parce qu'ils se suggestionnent eux-
mêmes sur la portée du geste qu'ils réalisent ainsi.
De même, les sujets suggestionnés présentent-ils dans
les mêmes conditions une résistance extraordinaire.
Chez les uns et chez les autres, la décision prise
produit dans leur esprit une assurance psychique
qui correspond à l'assurance notée, pour d'autres
raisons, chez les professionnels. Succi, d'ailleurs,
avait été deux fois interné comme aliéné. Quant aux
hystériques, ce sont souvent des sujets chez lesquels
l'activité organique est réduite au minimum, et c'est
là une condition de résistance encore extrêmement
importante.
Il est bien évident, en effet, que, si l'organisme doit
faire face à des dépenses, sa besogne sera d'autant
moins ardue que ces dépenses seront moindres.
Aussi est-il à noter que les jeûneurs les plus célèbres
sont restés, sauf exception, aussi immobiles que pos-
sible. Ils évitent ainsi le gaspillage des réserves sur
lesquelles ils doivent vivre et font durer leurs res-
sources. On a souvent raconté l'histoire, presque
toujours taillée sur le même patron, des sujets qui
demeurent des semaiifes, voire des mois, plongés
dans le sommeil. Ceux-ci, bien entendu, ne mangent
ni ne boivent (quelques-uns, cependant, se réveillaient
pour prendre un peu de nourriture), et ils vivent
cependant durant de très longues périodes. C'est
qu'ils ne dépensent pour ainsi dire rien et que tous
leurs appareils ont réduit leur fonctionnement au
minimum, et non seulement leurs appareils viscé-
raux , mais encore leur cœur, qui bat fort lentement,
leurs muscles, qui n'agissent pas, leur système ner-
veux, endormi, lui aussi.
La meilleure façon, ensuite, de résister à l'inani-
tion est, d'après ce que nous avons dit plus haut des
dépenses de l'organisme, de n'avoir à faire les frais
de la température nécessaire que dans des propor-
tions médiocres et de limiter scrupuleusement la
déperdition de calorique. Aussi voyons-nous les su-
jets résister d'autant mieux qu'on les fait vivre dans
une température moyenne plus constante, et c'est
une condition qui a été réalisée par des procédés
perfectionnés chez les Irlandais qui font la grève de
la faim.
En troisième lieu, la survie sera d'autant plus
longue que les réserves sur lequelles l'homme doit
se nourrir seront plus copieuses. Aussi constatons-
nous que les gras « tiennent » plus longtemps que
les maigres et les hommes musclés plus longtemps
que les malingres. La résistance des enfants au jeûne
est moindre que celle des adultes, tout d'abord
parce que leurs réserves sont moindres, ensuite parce
que lasurfacede leur corps(par où se fait ladéperdition
de chaleur) est considérable, par rapport à leur taille
et à ces réserves mêmes. Dans le même ordre d'idées,
nous voyons, en général, les jeûneurs de profession
se créer des réserves, tout au moins de graisses et
d'albumine, en faisant, avant le début de leur expé-
rience, de copieux repas, composés de matériaux
soigneusement choisis. Merlatti, notamment, absor-
ba, à cette période, une oie grasse, dont il dévora
même la carcasse pilée. Au reste, il est certains mé-
dicaments qui peuvent encore augmenter la résis-
tance du jeûneur. De ce groupe sont les opiacés, qui
ont le double avantage de diminuer, en la ralentis-
sant, l'activité organique et de calmer les souffrances
qui accompagnent, en général, le début du jeûne.
Ces souffrances ne paraissent pas être très in-
tenses, sinon dans les premiers jours, et il semble
que ce soit surtout la soif qui les occasionne. Néan-
moins, on signale, chez certains de ces sujets, des
crampes très pénibles, qui, dans les cas terminés par
la mort, apparurent surtout vers la fin. Pour parer
à cette soif si douloureuse, la plupart des jeûneurs
absorbent quelques cuillerées d'eau. Cette eau, de
plus, pare à la déshydratation organique qui est des
plus dangereuses et à l'accumulation des déchets
toxiques provenant du fonctionnement, même ra-
lenti , de l'économie, déchets qui amèneraient une mort
beaucoup plus rapide. Les expériences de laboratoire
ont, d'ailleurs, démontré qu'un chienmis en inanition
résiste à la mort 20 jours environ, s'il ne boit pas, et
30 jours s'il boit. Il est possible que certains naufra-
gés, qui ont succombé très vite à la privation d'ali-
ments, soient surtout morts par suite de l'absence de
liquide, car, sur le radeau de la Méduse, notamment,
il y avait encore, dit-on, des vivres.
Ajoutons que beaucoup de boisson serait aussi
nuisible que l'absence de liquide, car il entraînerait
une désassimilation plus rapide.
Les sujets de ce genre, pris dans des éboulements
ou naufragés, ont encore été victimes de leurs souf-
frances morales, qui étaient épouvantables, car ils
avaient la crainte, si souvent justifiée, que l'on ne
pût pas venir à leur secours. Chez eux, le système
nerveux, au lieu de conserver la sérénité qui est une
des conditions de la résistance, était, au contraire,
en état d'hyperfonctionnement et de dérèglement,
d'ailleurs compréhensibles.
Naturellement, les sujets inanitiés maigrissent,
puisqu'ils vivent sur eux-mêmes. Les constatations
faites montrent qu'en cas de mort, l'amaigrissement
atteint en moyenne 30 p. 100 du poids du corps,
mais certains sujets ont résisté jusqu'à une perte de
50 p. 100.
Lorsque cesse un jeûne de ce genre, il faut pren-
dre d'autant plus de précautions pour réalimenter le
malade que la durée de l'inanition a été plus longue.
A vouloir satisfaire sa faim, on risquerait de le tuer,
ainsi qu'il arriva aux prisonniers autrichiens détenus
dans Gênes par Masséna en 1800, qu'il ne put nour-
rir, en raison du siège impitoyable qu'il supportait,
que de façon très sommaire et que leurs compatriotes
alimentèrent sans précaution, lorsqu'ils purent com-
muniquer avec eux. (Mém. de Marbot.)
Si du jeûne absolu nous passons au je(me relatif,
les conditions changent du tout au tout, et nous ne
pouvons plus avoir de données certaines, tout dé-
pendant de la quantité d'aliments prise par le sujet.
D'une façon générale, on peut dire, avec Charles
Richet, qu' i une abstinence incomplète peut être
indéfiniment prolongée », et cela d'autant plus que
les mêmes conditions de résistance que plus haut
seront plus scrupuleusement observées. Les dor-
meurs que nous voyons vivre des années absorbent
souvent, ainsi que nous l'avons dit, quelques ali-
ments liquides. Il est probable que les observations
véritablement extraordinaires rapportant des jeûnes
de plusieurs années (et parfois vérifiés, semble-t-il,
par plusieurs personnes) concernent des sujets qui
absorbaient tous, ainsi que nous le savons pour
quelques-uns, un peu de lait, de bouillon gras, de
vin, etc. Hystériques par surcroît, ils devaient résis-
ter longtemps à la mort par inanition.
D'ailleurs, le jeûne relatif et de courte durée a été,
et est encore, considéré par beaucoup de médecins
comme une excellente précaution, parant à l'accu-
mulation d,- matériaux toxiques dans l'éconotnie et
permettant à l'organisme de se reposer. Sans citer
ici les célèbres prophètes d'une sobriété poussée à
l'extrême, depuis les Pères du désert jusqu'à Cornaro
et à Lessius, il est bien évident que les périodes de
jeûne recommandées par presque toutes les religions
sont tout autant une mesure hygiénique qu'une mé-
thode de mortification. De nos jours encore, les
partisans du jeûne passager et de courte durée sont
nombreux, et ce procédé parait donner d'excellents
résultats dans beaucoup d'états pathologiques (v.
GuELPA [cure de], t. IV, p. 697). Il est certain qu'il
seraitaussi applicable, avecdes modalités peut-être un
peu différentes, dans l'état de santé, en raison de notre
alimentation fréquemment trop copieuse et trop riche,
de la vie anormale que nous menons trop souvent
et de la nécessité d'une désintoxication périodique
de notre organisme. — D' Henri Boiqobt.
Légende de saint Cbristoplie (t-K),
en trois actes et huit tableaux ; poème et musique
de 'Vincent d'Indy ; décors d'Emile Bertin, d'après
les maquettes de Maurice Denis.
C'est de la Légende des saints ou Légende dotée,
de Jacques de Voragine, que d'Indy a extrait le
poème de la Légende de saint Christophe, en intro-
duisant dans la narration primitive des personnages
ou des épisodes qui en accentuent le caractère ou en
dégagent le symbole. Le géant Auférus, fameux par
les exploits de sa force prodigieuse, a juré de n'obéir
qu'au maître le plus puissant. Et, comme il a entendu
dire que tout cède à l'amour, il devient l'esclave de
la Reine de Volupté. Mais, quand le Roi de l'Or
s'empare, après avoir soudoyé ses gardes, du palais
de la Reine et l'emmène elle-même en captivité,
Auférus n'hésite pas à le suivre. Plus puissant encore
que le Roi de l'Or est le Prince du Mal, Sathanael,
qui se targue d'avoir, jadis, vaincu jusqu'au Roi du
Ciel. Sur la montagne où il a conduit Auférus se
projette, au soleil couchant, l'ombre immense d'une
cathédrale dont la destruction consacrera, pour tou-
jours, sa domination. Déjà, Auférus se préparc à
parachever l'œuvre maudite quand Sathanael, atteint
par l'ombre de ta croix qui le brûle atrocement.
320
confesse qu'il est l'étemel réprouvé, soumis au Roi
du Ciel, et s'abîme dans un précipice. Auférus
invoque alors le Roi du Ciel et s'offre à lui ; mais, seul,
un chœur mystérieux lui répond.
II s'en va donc à travers le monde à sa recherche.
II ne le trouve ni parmi les monarques, m parmi les
conquérants qu'il interroge. A Rome, le Souverain
Pontife lui prédit que le Roi du Ciel se manifestera
à lui lorsque les pins se couvriront de roses. Auférus
rencontre, au lieu même où s'élevait jadis l'autel du
dieu Tonnerre, un pieux ermite, qui lui enseigne les
bienfaits de la charité. Il va, désormais, se consacrer
au service des malheureux. Retiré dans une misé-
rable cabane, sur le bord d'un torrent, il est devenu
passeur et prête assistance aux voyageurs en détresse.
En vain, un riche marchand, un amant impatient
de courir à ses plaisirs, un empereur suivi de son
armée, le sollicitent. Un soir, il est réveillé par un
petit enfant, qui réclame obstinément son aide. Au-
férus le soulève sur ses épaules et s'aventure avec
lui dans les flots. Mais, bientôt, il s'arrête, épuisé :
l'eau bouillonnante menace de l'englout.r, et il lui
semble que son fardeau devient plus lourd que le
monde. Or c'est Jésus, le Créateur, qu'il a porté
ainsi, qui se révèle à lui, le baptise du nom de
Christophore ou Porte-Christ et lui ordonne de
répandre partout sa parole. Selon la prophétie, les
arbres se fleurissent de roses.
Christophe parcourt de nouveau la terre. Les puis-
sances des ténèbres, dont il combat les desseins cri-
minels, ont juré sa perte. Le prince du mal exige que
le Roi de l'Or, devenu le Grand Juge, lui livre son
âme ou celle de Christophe. Le saint est jeté en pri-
son. Mais la Reine de Volupté, qui avait été envoyée
dans son cachot pour le séduire, se convertit à sa
voix. II marche au supplice avec allégresse. Les
miracles se multiplient. L'armure incandescente, dont
on allait le revêtir, éclate ; une flèche dirigée contre
lui ricoche et crève l'œil du Grand Juge. Sa tête
tombe enfin, frappée d'un glaive. Cependant, il chante
jusqu'à ce que, sur les lèvres de la Reine de Volupté,
devenue Nicéa, parce qu'elle a triomphé du mal,
l'hymne glorieux soit recueilli et s'élève plus pur,
plus haut encore, comme pour aller se perdre dans
le chœur séraphique.
Drame lyrique, oratorio, poème symphonique et
mystère, la Légende de saint Christophe est un acte
de foi, de cette foi militante qui inspire la vie et
l'œuvre de d'Indy. De même que Fervaal et VEtran-
ger, elle cache un symbole religieux ; car, pour d'Indy,
comme pour Tolstoï, le sentiment religieux est le
principe de l'art. A la manière de l'évangéliste des
Passions de Bach, un historien, assisté du chœur,
commente et résume l'action. Des thèmes de la litur-
gie catholique, empruntés notamment à' l'hymne
Vexilla régis, à un Credo, à l'antienne Ubi caritas,
s'y opposent à l'élément païen. Et, si l'expression
s'est affranchie de cette influence wagnérienne qui a
longtemps pesé sur la jeunesse de d'Indy, le souvenir
voluptueux ou mystique, au cours de quelques scènes
éparses, de Tanhûuser ou de Parsifal, flotte encore.
Par l'ampleur de cette conception, la diversité des
styles, cette exaltation de la pensée et de l'imagina-
tion qui s'emporte jusqu'à l'anachronisme, on a été
amené à comparer la Légende de saint Christophe à
quelqu'une de ces cathédrales médiévales où toute
l'infinie variété et les disparates des détails cqnspirent
à la majesté de l'édifice, dans l'unité de l'acte de foi.
On sait quelle part d'Indy réserve dans la genèse de
l'œuvre d'art à la raison, à la volonté intelligente, à
l'esprit qui, seul,vivifie une sensibilité prompte à dé-
faillir. Appuyé sur les dogmes de la tradition, il ne
laisse rien à la fortune. Tout y est fondé en raison.
Une longue préméditation a minutieusement assigné
aux nuances tonales les plus fugitives, aux moindres
artifices de la rhétorique musicale, en dehors de leur
fonction et de leur caractère intrinsèques, un rôle
figuratif. Aussi bien, une exégèse ingénieuse a cru
pouvoir tirer toute une symbolique de l'œuvre de
Bach et attacher une interprétation fixe et précise à
chacune de ses formules.
Cette austérité, parfois cette âpreté, cette rigueur
ont été rarement plus manifestes que dans la Légende
de saint Christophe, qui apparaît comme le sommet
d'un apostolat. II est permis de ne pas communier
totalement avec l'esprit de d'Indy, de penser que
l'émotion peut, en s'abandonnant, faire jaillir avec
la vérité spontanée de l'instinct des formes harmo-
nieuses et parfaites, qu'il y a dans les créations sou-
daines et comme involontaires du génie une euryth-
mie préétablie, qui est peut-être d'autant plus admi-
rable qu'on n'en saisit pas immédiatement la loi.
N'est-ce pas l'essence même de la foi que de croire
ce qu'on n'explique pas, ainsi que le révèle l'ermite à
Auférus ? Mais on ne pourrait, sans injustice ni sans
passion — or, l'ardente personnalité de d'Indy a sus-
cité des dévotions et des anathèmes passionnés — ne
pas sentir passer ce souffle de mysticisme et de
ferveur, ne pas subir l'ascendant de cette force, lui
refuser la passion même et la vie, ne pas s'incliner
devant la noblesse de cet indomptable effort, échap-
per à la flamme, dont rayonne, comme l'armature
infligée au martyr, ce triple airain. Les chœurs des
anges, l'interlude symphonique de la n Queste de
lùigenc Liiitjlhac, ;PJiot. M.'uhil-I.)
LAROUSSE MENSUEL
Dieu », le baptême de Christophe, la conversion de
la Reine de Volupté, l'apothéose dominent l'œuvre
et le reflet divin gardera sans doute leur beauté
d'être éphémère.
La Légende de saint Christophe atteste, il est
superflu de le dire, une maîtrise absolue dans l'ex-
pression, une étonnante fertilité de ressources dans
l'invention orchestrale. Il est fâcheux qu'une pru-
dence et des scrupules insuffisamment éclairés aient
entraîné la suppression, nuisible, d'ailleurs, à l'équi-
libre de l'ensemble, d'une scène dont l'auteur eût, le
cas échéant, très certainement, assumé pour lui seul
la responsabilité. — Paul Locard.
Les principaux rôles ont été créés par M"" Germaine
Lubin (la Reine de Volupté); et par M.Vf. Franz (Auférus),
Delmas (l'Ermite), Rouard (le Roi de l'Or, le Grand Juge),
Kambaudde Prince du Mal, Sathanael), HubeTtyd'Hislorien),
Narçon (le Souverain Pontife).
Lintilliac (£«giJ»t«-François-Léon), professeur,
littérateur, homme politique français, né à Aurillac
le 5 janvier 1854. — II est mort à Neuilly-sur-
Seine, le 16 juillet 1920. L'éducation première
d'Eugène Lintilhac s'était faite au collège de sa
ville natale, puis il était venu à Paris, à la con-
quête des grades universitaires. Muni du double
diplôme de bachelier es lettres et de bachelier es
sciences, il avait, n'étant point riche, accepté, pour
vivre et pouvoir
travailler, une
place d'aspirant
répétiteur d'a-
bord (1875), puis,
en 1876, de maî-
tre répétiteur au
lycée Saint-Louis.
II gardera de
cette époque un
souvenir si amer
que, plus tard,
parvenu aux pre-
miers rangs de la
hiérarchie uni-
versitaire et élu
sénateur, il fera
à ses collègues
de la haute As-
semblée cet aveu:
« Malgré le temps
écoulé et bien que la vie m'^ été, depuis, un assez
rude combat, la forme intensive du cauchemar est pour
moi de rêver que je suis encore maître d'études. »
Du moins, il employa bien son temps, au lycée
Saint-Louis et à la Sorbonne voisine, puisque le
voici, en 1877, licencié es lettres et en 1881 agrégé
des lettres, sans avoir passé par l'Ecole normale. Il
fut, suivant l'usage, envoyé en province. On le
nomma à Périgueux d'abord, ensuite à Poitiers, puis
au Havre, où il reçut la classe de rhétorique, que
venait de quitter Jules Lemaître. II y resta cinq ans.
Son enseignement, très vivant, très amusant, quoique
parfaitement respectueux des programmes, était fort
goûté. Pau! Souday, à qui nous devons de connaître
ce détail, raconte en outre que le jeune professeur
faisait sensation dans la ville par ses complets gris
clair très collants, ses chapeaux de haute forme éga-
lement .gris et ses cravates élégantes. Il offrait une
carrure puissante et massive d'Auvergnat, avec
laquelle contrastait déjà une légère préciosité dans
le langage, dont il ne se débarrassera jamais. Il rêvait
de Paris ■et de feuilleton dramatique. Il va bientôt
réaliser cette double aspiration.
En vérité, le théâtre — on en trouvera l'affirma-
tion dans deux préfaces — a toujours été le centre de
ses études favorites comme de ses délassements. Et,
lorsqu'il s'agit de choisir le sujet de sa thèse de doc-
torat, c'est vers un écrivain de théâtre qu'il se sent
attiré. Il présente à ses juges une étude sur Beau-
marchais et ses œuvres (1887), qu'après la Sorbonne
couronne l'Académie. Sa thèse latine complémen-
taire traite de la Poétique de Scaliger.
Cette même aimée, 1887, ilest nommé à Versailles,
dernière étape avant la capitale. Et, l'année suivante,
il commence par Condorcet le cycle des lycées
parisiens et suburbains : Michelet, Louis-le-Grand,
Saint-Louis, qui l'avait connu répétiteur, Janson-de-
Sailly.
En même temps, fidèle à sa prédilection, il se
consacre à l'instruction d'autres élèves.... les specta-
teurs de l'Odéon. Les exposés, aimables et savants,
qu'il leur fait de 1888 à 1898, réunis sous le titre :
Conférences dramatiques, reçoivent aussi la consé-
cration de l'Académie.
Dans l'ordre de l'enseignement, il complète et
refond les Etudes littéraires sur les classiques fran-
çais de Merlet (1890 et 1894) et publie, à la même
époque, avec une étude sur Lesage — autre écrivain
de théâtre — ouvrage qui obtient, à son tour, la
couronne académique, un Précis historique et critique
de la littérature française, vade-mecum de nombreux
étudiants.
Un peu isolé dans la grand'ville et sociable par
nature, il avait cherché des compagnons. II les avait
trouvés, d'une part dans les gens de lettres qui
/V» JSa. Décembre J920.
fréquentaient le café Napolitain, d'autre part chez
les félibres, qui avaient établi leur siège au café
Voltaire, place de l'Odéon. ïl a raconté dans le
« Temps » et dans la « Revue des Deux Mondes », puis
dans un opuscule, /«sF^/j6r«,- à travers leur mondeet
leur poésie (1894), comment il fit admettre par « ces
él jgants provençalisants » son fruste auvergnat d' Au-
rillac, du parler d'oc, en tout cas, et cousin ger-
main, paraît-il, de celui de Toulouse. Il rencontrait
dans ces agapes, entre autres personnages notoires,
Georges Leygues, son « confrère en Cigale », à qui il
dédia plusieurs de ses ouvrages et qui devait lui
donner bientôt un témoignage éclatant de son amitié.
En 1896, il publie : le Miracle grec, d'Homère à
Aristote ; essai sur l'évolution de l'esprit grec et sur la
genèse des genres classiques. Le i5 mai 1897, à l'inau-
guration de la statue de Beaumarchais, rue Saint-
Antoine, il fait discourir, dans une savoureuse pro-
senpopée, le père de Figaro, et, le 30 juin 1898, il parle,
à l'Odéon, de Michelet, à l'occasion du centenaire de
l'historien-poète, son prédécesseur dans l'Université.
Réalisant complètement le rêve longtemps caressé,
il donne, de 1896 à 1899, au journal le Rappel des
articles de critique dramatique, dont les verdicts —
il s'en faisait gloire, n'étant pas sans orgueil — se
trouvaient le plus souvent justifiés par le jugement
public.
II professait la rhétorique au lycée Janson-de-Sailly
et venait de réunir ses commentaires sur le Pro-
blème de l'enseignement secondaire, éparpillés dans la
«Revue bleue», la i Revue pédagogique», le c Journal»,
quand, en novembre 1898, Georges Leygues, alors
ministre de l'instruction publique, le prit dans son
cabinet, comme chef adjoint. II resta auprès du mi-
nistre jusqu'en 1901 et reçut, pour récompense de ses
services, une chaire de maître de conférences de litté-
rature française à la Snrboime. Mais son passage au
pouvoir avait développé en lui un penchant, déjà
ancien, pour la chose publique. Il fallait à ce com-
batif une autre tribune qu'une chaire professorale,
un autre champ d'action que la vieille Université,
pour servir, avec la cause de l'enseignement, toutes
celles au.K-|uelles il entendait se dévouer. Déjà, en
1800, il avait tenté de franchir les portes du Palais-
Bourbon. Il n'avait obtenu, à Saint-Flour, qu'un
nombre de voix fort mi;ice. Au renouvellement séna-
torial de janvier 190.3, il l'emporte, dans son dépar-
tement d'origine, sur Baduel, sénateur sortant. Il
sera réélu, les neuf ans révolus. Cette même année
1903, en juillet, le canton de Laroquebrou l'envoie
siéger au conseil général du Cantal, dont il devien-
dra président en 1905.
Au Luxembourg, il va s'asseoir parmi les radicaux
et, tout de suite, entre dans la lice, défendant ses
opinions, comme le dira le président Bourgeois,
« sans aucune concession, mais avec une élégante et
spirituelle courtoisie ». Il bataille d'abord, payant,
dit-il, une dette de cœur à son passé, en faveur des
répétiteurs de lycée, pour lesquels il obtient la pro-
messe d'un sort meilleur. Puis il attaque la loi Fal-
loux et proclame le droit de l'Etat au monopole de
l'enseignement... au nom d' Aristote. Ses discours,
d'une argumentation nouvelle, bourrés de réminis-
cences classiques, sont écoutés avec une sympathie
souvent amusée. Si l'on ne peut dire qu'il se montre
un grand orateur, il est, du moins, un orateur infini-
ment agréable. II a l'élocution facile, du style, de la
répartie, la voix portant loin, avec le ton parfois un
peu dogmatique; en somme, les qualités du confé-
rencier adaptées au milieu.
Travailleur infatigable, esprit encyclopédique, il
est de toutes les commissions. II s'attelle à tous les
sujets. Sans doute, les questions d'enseignement l'at-
tùrent particulièrement, qu'il s'agisse de la défense
de l'école laïque ou du rajeunissement des pro-
grammes. Il essaye de concilier le maintien des
humanités, « source et parure suprême de notre dé-
mocratie », avec la nécessité d'un enseignement se-
condaire plus pratique. Mais il rapporte,' pour la
commission des finances, le budget de l'Imprimerie
nationale (1905 et 1906) et le budget de l'agriculture
(1909 et 1910), avant de rapporter celui de l'instruc-
tion publique (publié en librairie sous le titre : le
Budget et laCrtse de l'instruction publique, 1913). Il
intervient, comme rapporteur encore ou comme
simple orateur, dans l'élaboration des lois sur les
affaires religieuses, sur le divorce, les opérations élec-
torales, le rachat de l'Ouest, les retraites ouvrières,
l'impôt sur le revenu ; et, plus récemment, rappor-
teur des projets relatifs à l'institution du musée
Rodin, il présente une analyse de l'œuvre du grand
statuaire, qui est d'un artiste.
En 1909, la gauche démocratique-radicale et radi-
cale-socialiste l'avait élevé à la vice-présidence du
groupe et, en janvier 1910, le Sénat l'avait élu vice-
président de l'Assemblée et renommé les deux années
suivantes, aussi longtemps que le permettaient les
traditions.
Sa vie parlementaire a été traversée par un inci-
dent, qui ne vaut d'être rappelé que parce qu'il four-
nit à Lintilhac l'occasion d'un de ces jolis mots dont
il était prodigue. Il avait, à la commission des
finances, échangé des paroles un peu vives avec Mil-
liès-Lacroix, aujourd'hui président, alors rapporteur
AI* 160. Dtaembra 1920.
général de cette commission. Les deux honorables
crurent devoir aller sur le terrain. Ils se battirent,
un matinfà l'épée. A la deuxième reprise, Lintilhac
fut légèrement blessé à l'avant-bras. Les témoins
déclarèrent l'aSaire terminée. « Messieurs, dit le
sénateur du Cantal, j'allais faire une belle phrase, et
voilà qu'on m'arrête sur une virgule ! » Ajoutons que,
depuis longtemps, les adversaires d'un jour s'étaient
réconciliés.
La politique ne l'avait pas détourné de l'histoire
littéraire. Il avait entrepris une Histoire générale du
théâtre en France, dont cinq volumes ont paru (1904-
1911) et qui, déjà considérable et conduite à son
terme pour ce qui concerne la comédie, reste ina-
chevée dans son ensemble. Aux élèves le professeur
qu'il était resté avait offert un nouveau manuel :
l'Histoire élémentaire de la littérature /rançaise (1909).
Son dernier ouvrage, sorti des presses peu de se-
maines avant sa mort, aura été l'évocation d'une
« figure du passé », d'un homme politique, cette
fois, d'une des grandes figures de la Révolution,
Vergniaud ; livre magistral, très travaillé, très docu-
menté, où est exposé avec émotion le rôle du héros
dans le drame des girondins (du théâtre encore,
mais vécu) et qui contient in fine une analyse de
l'éloquence parlementaire, marquée au coin de l'ob-
servation la plus juste.
En un chapitre de ce volume, l'auteur dit que
Vergniaud alla « de la barre à la tribune ». C'est
l'itinéraire encore ordinairement suivi par la plupart
de nos élus. Lintithac avait décidé de faire le chemin
en sens inverse. Il s'était, en 1905, à cinquante et un
ans, déjà père conscrit, présenté à l'examen de la
licence en droit. Il est amusant de noter, sans en
rien inférer, que ce législateur, qui avait apporté des
modifications au Code, n'a pas été jugé par les pre-
miers examinateurs avoir une suffisante connais-
sance des lois. Ce n'est qu'après une seconde épreuve
qu'il obtint le diplôme convoité et put ainsi ajouter
à ses titres multiples celui — auquel il tenait beau-
coup — d'avocat à la Cour d'appel de Paris.
Il appartenait à de nombreux groupements univer-
sitaires, littéraires, politiques et de presse et, partout,
il était, par sa verve, son érudition, sa parole abon-
dante et sonore, le boute-en-train des réunions. Il
avait été fait chevalier de la Légion d'honneur en 1894.
Il a été inhumé à Aurillac. — Gustave HmscBrELD.
Livre de raison du peintre Hya-
cinthe Kigaud (le), par J. Roman (Paris, 1920,
in-4">). — Bien que de nombreux critiques aient
consacré des études à celui que l'on nomma, avec
quelque apparence de raison, le Van Dyck français,
on ne possède guère sur sa vie que des dates, de
menus faits et des anecdotes incertaines. Un travail
biographique d'ensemble manque. Si grand que soit
son talent, un portraitiste ne stimule point l'at-
tention au même titre qu'un peintre de mœurs ou
d'histoire. Pourtant, Hyacinthe Rigaud connut, de
son temps, sans avoir été chef d'école, sans avoir
apporté des formules ou des doctrines nouvelles
d'esthétique, une gloire européenne. Ses œuvres in-
nombrables peuplent les musées du monde et
témoignent qu'il fut un maître en l'art de fixer le
sens profond des physionomies humaines.
Hyacinthe-François-Honoré-Mathias- Pierre -Mar-
tyr-André- Jean Rigaud y Ros naquit, au dire de Jal,
qui, le premier, publia son extrait baptistaire rédigé
en catalan, à Perpignan, le 18 juillet 1659. Il était
fils de Mathias, tailleur d'habits, et de Marie Serra,
issue elle-même d'une race de marchands. Trois de
ses ascendants avaient été de médiocres peintres
locaux. Il semble que le petit garçon ait bénéficié de
sa double hérédité artistique et marchande, car il
montra une vocation précoce et sut, tout de suite,
donner une direction pratique à son talent naissant.
Dès la mort de son père, arrivée en 1669, sentant
qu'à la maison familiale où vivaient son frère Gaspard
et sa sœur Claire-Marie-Madeleine, on ne tarderait
point à l'embaucher dans quelque corporation d'ou-
vriers ou de marchands, il se hâta de solliciter son
entrée dans l'atelier d'un peintre provincial. D'au-
cuns affirment qu'il eut, à cette époque, plusieurs
maîtres : Pezey, Verdier, Ranc, soft à Perpignan,
soit à Montpellier, soit à Lyon. II fit un apprentis-
sage d'une dizaine d'années, travaillant avec ardeur.
Après quoi, sûr de sa technique, ayant confiance en
son étoile, il gagna Paris, seule ville où, dans ces
temps lointains, un artiste pouvait parvenir à la
fortune.
II est probable qu'il avait déjà acquis une certaine
réputation et qu'il s'était assuré des protecteurs
zélés, car, dès 1681, on le voit peindre déjà dix-huit
portraits de bourgeois, d'artistes, de financiers, de
conseillers aux Cours des comptes et des aides. L'an-
née suivante, il agrandit sa renommée en fixant sur
la toile les traits d'un personnage illustre dans le
monde parlementaire, le président Mole. Cette borme
fortune lui attire aussitôt l'attention des gens de
cour, qui apprécient son habileté à rendre la ressem-
blance et à donner à ses modèles le naturel et la
noblesse des attitudes. Ses couleurs sont belles .et
fines. 11 excelle à reproduire la délicate complexité des
perruques. Nul ne sait, comme lui, agencer en plis
LAROUSSE MENSUEL
gracieux les draperies, exécuter les réseaux ténus
des dentelles et des broderies, multiplier l'éclat des
joyaux. Bientôt, les représentants des plus altières
familles; les Châtillon, les Simiane, les d'Aligre, les
Florensac, fréquentent son atelier et attendent avec
impatience leur tour de pose.
En 1684, Rigaud peint le ministre Le Tellier. Il
est déjà illustre. En l'espace de quatre années, il a
conquis une faveur qui, jusqu'à la fin de sa vie, ne
se démentira plus. Sauf de rares exceptions, il s'est
peu hasardé encore à brosser des portraits féminins.
Il hésite devant la mobilité d'expressions, la délica-
tesse de coloris que lui offrent les visages de ses
contemporaines. Pour l'un de ses essais, il obtient
un triomphe. Il représente M"" Desjardins, nièce de
Mansard et femme du sculpteur, cueil-
lant des fleurs dans un paysage de
l'Ile-de-France, fait de grâce charmante
et frêle. Mignard, son ami et son con-
seiller, l'y a peut-être déterminé. Ce
tableau lui attire les commandes sans
nombre des frivoles coquettes qui han-
tent le Louvre et tiennent ruelle dans
les luxueux hôtels du Marais.
Entre temps, pour obtenir des appuis
dans le monde académique, il avait
traité Cain bâtissant la ville d'Hénoch,
sujet proposé par l'Académie royale de
peinture, et avait obtenu un premier
prix, consistant en porte-crayons et com-
pas d'argent, offerts par la Compagnie
et par Colbert. Selon une tradition. Le
Brun, premier peintre du roi, maître
autoritaire de l'Académie et dictateur
de l'art français sous Louis XIV, re-
connaissant dès lors en lui un des siens,
l'aurait engagé à ne point profiter de
la pension offerte aux lauréats pour sé-
journer à Rome, et Rigaud aurait re-
noncé à cultiver son esprit pour jouir
des avantages que lui procurait ce puis-
sant protecteur. Par suite, il ne se
renouvela point. Il resta un portraitiste
indéfiniment assujetti à l'obligation de
reproduire des visages. Ce n'était, d'ail-
leurs, point une tâche ingrate, et il sut
varier à l'infini ses méthodes pour évi-
ter la monotonie. Des dons de psycho-
logue lui permirent d'échapper à la ser-
vitude d'un Mignard, qui, ignorant l'art
de traduire le caractère et la pensée
d'un modèle, privé de pénétration, étu-
diant ses personnages surtout dans leur
plastique, dut, pour échapper à l'uni-
formité, les situer dans une ambiance
souvent artificielle. Hy
Bien qu'il ait été reçu à l'Académie,
le 2 janvier 1700, comme peintre d'histoire, Rigaud
n'a laissé qu'un petit nombre de tableaux susceptibles
de lui valoir ce titre. On a de lui un Crucifiement et un
Saint André, et quelques autres toiles peu dignes de
son génie. Il travaillait, à l'origine, avec lenteur. Jus-
qu'en 1686, il exécutait environ une douzaine et demie
de toiles par an. Après cette date, il dut multiplier ses
efforts. Les portraits du duc d'Orléans (1688) et du duc
de Chartres (1689) lui attirèrent les sympathies de la
famille royale et des personnes les plus illustres. On
assiégea son atelier. On lui demanda, en outre de
nombreux originaux, des copies en multitude. Il
dut, pour satisfaire à toutes les requêtes, peindre un
portrait tous les dix jours et prendre des auxiliaires
qui confectionnèrent des répliques ou qui, dîms ses
propres œuvres, exécutèrent les accessoires.
Beaucoup, parmi ces auxiliaires, étaient des spé-
cialistes. Hulliot, Blain de Fontenay, Monnoyer, dit
« Baptiste », peintres de fleurs, composèrent les bou-
quets que Rigaud plaçait entre les mains des dames,
les roses et les pensées qu'elles cueillaient dans les
parterres, les gerbes qu'elles portaient dans des-cor-
beilles. Parrocel, peintre de batailles, orna de scènes
militaires les fonds sur lesquels se silhouettèrent
les hommes de guerre; Desportes décora d'autres
fonds de scènes empruntées à la vie contemporaine.
Montmorency, Verly, Leclerc, Melingue ébauchèrent
beaucoup de portraits que Rigaud terminait en pré-
sence du modèle. Plusieurs autres bâtissaient des
bustes sur lesquels le maître plaçait les visages.
D'aucuns peignaient, comme Bailleul, des bureaux
encombrés de livres; d'autres, comme Prieur, des
cravates aux fines dentelles ; d'autres encore, comme
La Panaye, les insignes d'ordres royaux. On ne sait,
au juste, si le frère de l'artiste, Gaspard Rigaud,
peintre lui-même, était parmi ses collaborateurs.
Livré, en somme, bientôt à une sorte d'entreprise
commerciale sur laquelle veillait son talent person-
nel, Rigaud était peu enclin à faire des élèves. Tour-
nières et Nattier travaillèrent pour lui, mais ne tar-
dèrent pas, ayant leur originalité propre, à le quit-
ter. Nicolas Desportes, Jean Legros le plagièrent
au point que beaucoup de leurs portraits lui sont
attribués. Jean Ranc, qui épousa sa nièce et qui de-
vint premier peintre du roi d'Espagne, peut être
considéré comme son unique disciple.
Si l'on en croit certains anecdotiers, Rigaud établit
son bonheur familial avec autant de chance décon-
certante que sa renommée d'artiste. Un jour, une
opulente dame de son quartier, Marguerite-Elisabeth
de Houllei de Gouy, veuve de Jean Le Juge, huis-
sier au Grand Conseil, envoya un de ses laquais lui
chercher, pour une réparation urgente, un peintre
en bâtiment. Ce bénet lui amena Rigaud. Il y eut
équivoque amusante, puis explication. La veuve,
charmée par l'esprit de l'artiste, demanda qu'il lui
fît la faveur de brosser son portrait. Il accepta. Ils
se plurent mutuellement et se marièrent, en mai 1 710.
Ils n'eurent poirit d'enfants, mais vécurent dans une
parfaite harmonie.
A cette époque, Rigaud était riche. Il avait été
anobli à la requête rie ses compatriotes roussillon-
yncinthe- Rigaud, peint jiar lui-même. (Phot. GiraudoQ. ;
nais, qu'il avait revus, l'année précédente, en allant
visiter sa mère, dont il fit un fort beau portrait.
Louis XIV avait volontiers donné cette satisfaction
d'amour-propre à l'un des artistes qu'il appréciait le
plus après Le Brun. Plus tard, Louis XV devait
faire de cet ancien roturier un chevalier de l'ordre
de Saint-Michel (22 juillet 1727). Jusqu'à sa mort,
survenue le 29 décembre 1743, Rigaud ne connut
aucun répit dans le travail et dans la gloire. Il paraît
avoir été, de tous nos artistes, celui pour qui la vie
fut le plus facile et le plus bienveillante.
Il a laissé ce que l'on appelait autrefois un livre
de raison et que nous appelons aujourd'hui un livre
de comptes. Sur ce livre de raison, il notait, au jour
le jour, ses recettes et ses dépenses d'artiste. Le vo-
lume des recettes est très précieux, car il contient la
liste, sinon complète, du moins à peu près complète,
des tableaux originaux et des copies sorties de son
atelier. Le volume des dépenses renferme des rensei-
gnements très circonstanciés sur la façon dont Ri-
gaud et ses aides collaboraient. Une première fois,
ces manuscrits, conservés à la bibliothèque de l'Ins-
titut et à la bibliothèque de l'Ecole des beaux-arts,
furent publiés, par Paul Eudel, d'une façon incom-
plète, négligée, presque inutilisable. J. Roman s'est
donné la peine d'en faire une édition critique, sa-
vante, remarquable et de laquelle on peut dire
qu'elle est le commentaire parfait, sinon l'histoire de
l'œuvre de Rigaud. Avec son aide, les biographes
futurs du peintre pourront suivre, année par an-
née, les phases d'une carrière qui fut, entre toutes,
féconde.
Pour nous, nous ne retiendrons de ce travail cons-
ciencieux d'érudit que ses conclusions. Il est évident
que Rigaud, quelle que fussent sa puissance de tra-
vail et l'activité de son atelier, n'aurait point suffi à
satisfaire les exigences de ses admirateurs. Dès qu'il
fut en possession de la fortune, il se montra moins
accueillant aux conmiandes. Il choisit ses modèles.
Une lettre que nous conservent les papiers de Gai-
gnières et qui est peut-être restée inédite nous le
montre dans ses relations avec la société mondaine •
« Je suis bien fâché, monsieur, écrit-il, de ne m'estre
pas trouvé chez moy lorsque vous m'avez fait l'hon-
neur d'y venir avec M. l'evesque de Soissons et M. le
marquis de Pisieux. J'accepte l'heure que vous me
mandez qu'il viendra chez moy pour commencer son
322
portraict, puisque le matin lui convient; je vous prie
de luy dire que ce soit à g heures, affin que j'aye le
temps de faire l'ébauche avant midy et, s'il le faut,
je ne m'engageray pas même l'après-midi de demain,
parce que, s'il estoit nécessaire, je continueray la
même journée pour gagner du temps. Je suis ravy,
monsieur, que vous me procuriez l'honneur de pein-
dre M. le marquis de Pisieux. J'en profiteray par
plus d'un endroit, puisqu'il me procure celuy de vous
voir chez moi ».
Mais, si Rigaud emploie volontiers ce ton d'ama-
bilité à l'égard de Gaignières, colleationneur intelli-
gent, qu'il affectionne, il est parfois plus brutal. II
ne ménage pas les clients. A une dame fardée, Hen-
riette de La Briffe, dame Lebret, qu'il représentait en
Cérès, la tête auréolée d'épis et tenant une faucille à
la main, qui lui dit un jour : o La couleur de mon
portrait ne me plaît pas », il répondit : « Nous la
prenons, cependant, madame, chez le même mar-
cband. » II pouvait se permettre ces familiarités
excessives. Il ne craignait point que les mécontents
allassent chez les concurrents.
Le « livre de raison » permet de dénombrer sa clien-
tèle. Il a peint six rois, trente-six princes français et
étrangers, vingt et un maréchaux, dix-huit ducs, sept
premiers présidents au Parlement, 5oixantç-quatre
cardinaux ou prélats. Il a été le peintre préféré des
grands brigands de la finance, de Law en particu-
lier, dont la banqueroute lui fit perdre une partie de
sa fortune. Ses portraits des hautes dames en costu-
mes de déesses mythologiques connurent de prodi-
gieux succès. On les rechercha, et on en fit faire
d'innombrables copies. Beaucoup d'artistes et écri-
vains, Boileau, La Fontaine, Bossuet, Fontenelle, Le
Brun, Mignard, Sébastien Bourdon, Coysevox, etc.,
transmirent, par son zèle, leurs traits à la postérité.
Il favorisa particulièrement certaines provinces : le
Roussillon, dont il était originaire, la Normandie,
dont sa femme était issue, portraiturant plus volon-
tiers que d'autres les personnages officiels de ces
régions.
Son « livre de raison » nous fournit encore d'autres
renseignements curieux et qui font défaut pour la
plupart des peintres : il nous donne, en effet, les prix
de ses tableaux. Ces prix furent, à l'origine de sa
carrière, extrêmement réduits. Il exécutait, en 1680,
une tête pour 11 livres, un buste pour 22 livres, un
personnage en pied pour 44 livres. En 1682, Mole
paya, pour son portrait, 130 livres. Puis, au fur et à
mesure qu'il atteint à la célébrité, Rigaud augmente
ses exigences. Les princes de la famille royale du-
rent lui verser de 600 à 700 livres. Les portraits d'ap-
parat de Louis XIV et de Philippe V lui rapportè-
rent aô.ooo livres. Au dire de Saint-Simon, pour
brosser de mémoire l'image de l'abbé de Rancé, il
exigea 3.000 livres et les frais de son voyage à la
Trappe. Les compositions mythologiques des dames
de la cour ne furent point livrées à moins de 3.000 li-
vres. Les copies, moins dispendieuses que les origi-
naux, furent cependant cotées la moitié du prix de
ceux-ci. Toutes les fantaisies des modèles eurent
leurs répercussions pécuniaires. Un vendeur de marée,
exigeant qu'on le représentât savourant une prise de
tabac, régla note double. Les costumes extraordi-
naires, les attitudes bizarres, tous les caprices accru-
rent les appétits de l'artiste. Il distingua r/ta&t/2£»t£n<
original de l'habillement répété, le premier nécessi-
tant l'emploi de spécialistes, dont son 0 livre de rai-
son » contient les honoraires.
Ce grand artiste avait toutes les qualités d'un bon
commerçant; ces qualités spéciales lui ont nui. Si
beaucoup de ses portraits sont admirables de vie et
de couleur, beaucoup aussi donnent l'impression,
fabriqués à la hâte par plusieurs mains étrangères,
insuffisamment retouchés par le maître, d'ouvrages
mal rejointoyés. Si l'on examine bien son œuvre, où
l'on trouve d'innombrables identités d'accessoires, on
est obligé de convenir que Rigaud inaugura en pein-
ture la « fabrication en série ». Ces pratiques dimi-
nuèrent la valeur de son- art et attiédirent, à son en-
droit, l'admiration de la postérité. — Emile Magne.
Maison du Bon Dieu (la), comédie en
trois actes, d'Edmond FIeg, représentée pour la pre-
mière fois au théâtre des Arts le 8 octobre 1920.
Représentez-vous, pendant la guerre de 1914, une
coquette maisonnette dans un village de l'Alsace re-
conquise. Le chèvrefeuille tapisse la façade qui donne
sur le jarJinet ; la remise a été défoncée par un obus.
Cette maisonnette, qu'on croirait dessinée à Spinal,
est habitce par la brave M°" Brion, sa fille Françoise,
sa bonne, Gretel. On y voit souvent un jeune blessé,
Jean Clés, normalien libre penseur, qui occupe les
loisirs de sa convalescence à faire la classe aux pe-
tits de l'école. Il est amoureux de Françoise, qui
l'aime aussi, mais que sa fervente piété catholique
empêche de consentir au mariage avec ce gentil mé-
oréant non baptisé. Le mariage se fera, cependant,
car les voies du Seigneur sont imprévues.
Trois billets de logement amenaient chez M»"
Brion trois représentants de cultes divers : un curé
catholique breton, Goello ; un rabbin juif, Segal, et
un pasteur protestant, le Provençal Martigue. L'is-
lam est représenté par le tirailleur algérien Ben
LAROUSSE MENSUEL
Omar, barbier dans son pays, où les barbiers ont la
spécialité de faire les mariages. Aussi fera-t-il celui
de Françoise et de Jean en leur ménageant un tête-à-
tête un soir, la veille du jour où Jean va repartir au
front. Les trois aruspices sourient à cette union et
la bénissent, en attendant que le marié fasse un choix
entre leurs diverses confessions.
Car la guerre a eu ce résultat d'aplanir les bar-
rières entre les cultes et de rapprocher les anciens
adversaires. Curé, rabbin, pasteur font popote en-
semble avec la plus parfaite humeur et la cordialité
la plus égale. Ils plaisantent et s'entendent; ils ou-
blient les guerres de religions, l'Inquisition et les
persécutions; ils réalisent l'union sacrée dans la li-
berté de conscience et, si ce rêve est chimérique, il
est charmant et séduisant. Le curé appelle le rabbin
« jésuite », et le rabbin appelle le pasteur « Torque-
mada ». Ils font de la musique d'ensemble, et l'har-
monie préside à leurs concerts. Leurs dîners sont as-
saisonnés de plaisanteries dont tous trois s'amusent
également, et, après le café, ils se recueillent de con-
cert pour dire l'un son benedicite et les deux autres
les prières postmensales de leurs rites. Ils semblent
s'être misd'accord dans un déisme transcendant, qui
reconnaît l'Etre suprême au-dessus des dieux divers
des diverses religions. Et cette chimère, dont on a
vu, dit-on, plus d'un exemple près des tranchées,
est saine, souhaitable, réconfortante.
L'idée était heureuse et généreuse de mettre ainsi
en présence, tandis que gronde le canon de la ba-
taille, le catholicisme, le protestantisme, l'hébraisme,
l'islamisme et l'atliéisme, pour les faire s'attendrir
ensemble devant un chceur de fillettes alsaciennes
chantant l'amour de la France et, devant le couple
alarmé, le jeune libre penseur épris d'une dévote.
L'amour est plus fort que la religion, et Jean obtient
avant son départ que le mariage civil se fera par
procuration ; s'il se convertit plus tard, ce sera son
affaire. En attendant, son union reçoit la triple et
officieuse consécrationdes trois prélats que Ben Omar
appelle les trois « marabouts ».
La pièce est écrite d'un bon style ; le rôle du rab-
bin est plein d'esprit narquois et celui du curé a une
bonhomie affable. L'idylle des deux jeunes gens a
juste l'intérêt d'un élément de liaison entre les scè-
nes, la principale affaire étant de nous montrer réa-
lisé l'accord du Vieux et du Nouveau Testament avec
Luther et Mahomet. — Léo Curetie.
Les principaux rôles ont été créés par : M""' Gilles
{Françoist), Maylianes (M"* Bnon) ; et par MM. Henry Bur-
guet {Goello), Jean d'Yd (Segal), Arvel [Martigue), Le Vigan
(Jean Clés), Roger (Ben Omar), Fichel (le facteur).
Marques de fabrique et de com-
merce (Nouvelle réglementation des). La loi
du 26 juin 1920, instituant de nouvelles taxes pour
le service de la propriété industrielle, a modifié très
profondément notre législation des marques de fa-
brique et de commerce, et cette modification a été
encore accentuée par le décret du 11 septembre 1920,
portant règlement d'administration publique, pour
l'application des articles i'"' et 2 de cette loi, précisé-
ment relatifs à ces marques.
Vieille de près de soixante ans, la réglementation
jusqu'alors en vigueur ne répondait, certes, plus aux
exigences de l'état actuel du commerce et de l'indus-
trie. Plusieurs projets de loi avaient été déposés à
diverses reprises, surtout dans ces dernières années,
en vue de l'amender. Aucun, cependant, n'a pu venir
en discussion. Il a fallu l'occasion d'une loi purement
fiscale pour apporter, et en partie seulement, au ré-
gime du dépôt libre et gratuit des améliorations de-
puis longtemps devenues indispensables. En sou-
mettant le dépôt des marques à des taxes, la loi du
26 juin 1920 a transformé totalement le caractère de
celui-ci. Si bien que, pour permettre sa propre appli-
cation, elle a dû prévoir des modifications assez nom-
breuses et assez profondes, que le décret du 11 sep-
tembre 1920 a réalisées; — à savoir: établissement
d'une classification officielle des produits en vue du
classement des marques elles-mêmes; limitation de
la protection à certaines catégories de produits ;
payement, à la fois, d'une taxe de dépôt au prolit de
l'Etat et d'une taxe d'enregistrement au profit de
l'Office national de la propriété industrielle; régle-
mentation des mutations et renonciations en matière
des marques en vue de les rendre opposables aux
tiers et, enfin, création d'un registre central des
marques, contenant, si l'on peut dire, l'état civil de
celles-ci.
LÉGISLATION DE 1857. — Le dépôt et Vusage des
marques de fabrique et de commerce sont réglemen-
tés par la loi du 23 juin 1857, modifiée par celle du
3 mai 1890 et dont l'application est réglée par le
décret du 27 février 1891. La législation repose sur le
principe de la propriété reconnue au premier usager,
le dépôt n'ayant d'autre but que d'assurer au pro-
priétaire de la marque la protection légale devant
les tribunaux correctionnels. Le propriétaire d'une
marque non déposée peut toujours revendiquer son
droit devant les tribunaux civils et obtenir de ceux-
ci des dommages-intérêts. Le propriétaire de la
marque déposée dispose de la juridiction correction-
nelle, à laquelle il peut demander non seulement des
/V* 166. Décembre 1920.
dommages-intérêts, mais encore la répression du dé-
lit de contrefaçon, lequel est puni d'amende et de
prison.
Le dépôt de la marque se fait au greffe du tribunal
de commerce de la résidence du déposant et au
greffe du tribunal de commerce de la beine pour les
marques appartenant à des étrangers ou à des Fran-
çais domiciliés à l'étranger. Il est valable pour quinze
ans et peut être renouvelé.
Jusqu'à la loi du 26 juin 1920, le dépôt était gra-
tuit et ne donnait lieu à la perception d'aucune taxe
au profit de l'Etat, ni d'aucun émolument au profit
de l'Office national. Le greffier réclamait seulement
au déposant la rémunération, fixée à i franc, de la
rédaction du procès-verbal de dépôt et le rembour-
sement des frais de timbre et d'enregistrement, les-
quels s'élevaient à 6 fr. 60.
De la sorte et pour moins de 8 francs, tout indus-
triel ou commerçant pouvait s'assurer l'usage exclu-
sif d'une marque pour tous les produits, si bon lui
plaisait. Mieux : il pouvait s'assurer l'usage exclusif
de dix, vingt, trente, cinquante, cent marques, pour
la même somme de 7 fr. 60, augmentée de i franc
par marque, à condition de les déposer ensemble.
Aussi, en peu de temps, le chiffre des dépôts s'était-
il élevé dans des proportions considérables, passant
de 6.000 en 1891 à 10.000 en 1901 et à 24.000 à la
veille de la guerre.
Si l'on songe qu'un brevet d'invention, pour une
même durée de validité, coûte 1.500 francs, qu'il a
généralement donné lieu à un tout Jiutre travail que
le simple choix d une marque et que de très nom-
breuses marques rapportent à leurs propriétaires
des bénéfices autrement considérables que l'exploita-
tion de la plupart des brevets, on ne s'étonnera pas
que, depuis longtemps, l'opinion publique ait ré-
clamé la refonte de la législation de 1857. Le com-
merce honnête, lui-même, s'est toujours plaint de la
facilité donnée par la loi à ceux qui faisaient un véri-
table trafic du dépôt, puis de la vente de marques
de fabrique qu'ils n'exploitaient jamais eux-mêmes.
RÉGLEMENTATION NOUVELLE. — La base de la nou-
velle réglementation est l'institution d'une double
taxe de dépôt et d'enregistrement et la mise en vi-
gueur d'une classification officielle des produits.
Taxes. — Aux termes de l'article i*' de la loi du
26 juin 1920, « le dépôt ou le renouvellement du
dépôt d'une marque de fabrique ou de commerce
donne lieu au payement : i° d'une taxe fixe de dépôt
de 25 francs, perçue au profit de l'Etat; 2° d'une taxe
d'enregistrement de 10 francs par classe de produits
auxquels la marque doit s'appliquer, perçue au pro-
fit de l'Office national de la propriété industrielle,
sans que le montant total à verser de ce chef puisse
excéder la somme de 100 francs ».
Le décret du 11 septembre 1920, article 5, précise
que, « préalablement à l'acceptation du dépôt d'une
marque et à l'établissement du procès-verbal d'enre-
gistrement, le greffier du tribunal de commerce per-
çoit les taxes précédentes, d'après les indications
contenues dans la notice du déposant ». Le payement
est constaté par le greffier au pied de cette notice.
Le produit de la perception de la taxe de dépôt est
versé par les soins du greffier entre les mains du re-
ceveur de l'enregistrement, lors de l'enregistrement
du procès-verbal de dépôt de la marque. Le produit
de la taxe d'enregistrement est adressé à 1 Office
national de la propriété industrielle par mandat-
poste ou chèque postal, lors de la transmission des
pièces.
En plus des taxes ainsi fixées et perçues et en sus,
également, des émoluments qui lui sont accordés par
la loi du 23 juin 1857, il est alloué au greffier, à titre
de remboursement de frais, une rétribution fixe de
2 francs par dépôt, quel que soit le nombre des mar-
ques comprises dans ce dépôt. Ce qui porte le coût
d'un dépôt, pour une marque et pour une classe de
produits, à :
Taxe de dépôt 25 fr. »
Taxe d'enregistrement 10 fr. »
Emoluments du greffier 2 fr. »
Rédaction du procès-verbal 2 fr. »
Timbre du procès-verbal 2 fr. »
Enregistrement du procès-verbal 9 fr. 1,
Mention sur le répertoire et rembourse-
ment du timbre o fr. 90
Soit 50 fr. 90
Il n'est pas inutile de rappeler qu'avant la guerre,
déjà, les taxes de dépôt des marques de fabrique
étaient : en Allemagne, de 30 marks pour la pre-
mière marque et de 20 pour les suivantes, soit 37 et
25 francs; en Angleterre, de i livre 10 schillings,
soit 37 francs; au Canada, de 30 dollars, soit
150 francs; au Danemark, de 40 couronnes, soit
54 francs; en Espagne, de 100 pesetas, soit loo francs;
aux Etats-Unis, de 50 dollars, soit 250 francs; en
Russie, de 3 roubles, plus I rouble par an; en
Suisse, de 20 francs, etc.
Classification officielle. — La classification que l'ar-
ticle i" du décret du 11 septembre 1920 met en
vigueur pour l'assiette de la taxe d'enregistrement
n'est pas l'ancienne classification employée officieu-
sement jusqu'alors par l'administration française
I
rt' lee. Décembre 1920
pour la publication et le classement des marques. '
Etablie sur avis du Comité consultatif des arts et
manufactures, cette classification comprenait 74 clas-
ses, suivant l'ordre alphabétique des grandes fa-
milles de produits : classe 1, agriculture et horti-
culture; classe II, aiguilles, épingles et hameçons;
classe III, arquebuses et artillerie; classe IV,
articles pour fumeurs ; classe V, bimbeloterie ;
classe VI, bois; classe VII, boissons, etc. Elle
était à la fois illogique et défectueuse et, de plus,
contenait de nombreuses lacunes, en raison des pro-
grès scientifiques réalisés depuis son établissement.
On lui a préféré la classification adoptée par le
Bureau international des marques de fabrique de
Berne, à laquelle de nombreux pays se sont succes-
sivement ralliés, qui est à la fois plus complète,
plus méthodique et plus scientifique et qui a l'avan-
tage de permettre le même classement à la fois pour
les marques nationales et pour les marques interna-
tionales, ce qui facilitera largement les recherches
d'antériorités. Elle comprend neuf grands groupes :
1. Produits agricoles ; produits bruts à ouvrer ;
II. Produits demi-ouvrés ;
m. Outillage ; machines et appareils ; transports ;
IV. Construction ;
V. Mobilier et articles de ménage ;
VI. Fils ; tissus ; tapi»; tentures ; habillement ;
Vil. Articles de fantaisie ;
Vin. Alimentation ;
IX. Enseignement ; sciences ; beaux-arts ; divers ;
ilans lesquels les produits sont répartis en quatre-
vingts classes.
C'est pour chacune de ces quatre-vingts classes que
le déposant devra payer la taxe d'enregistrement de
10 francs jusqu'à un maximum de 100 francs.
Notice. Il doit être remis au greffier du tribimal
de commerce où s'effectue le dépôt une notice con-
tenant rénumération des produits ou classes de
produits pour lesquels la marque doit être em-
ployée. Cette notice est établie suivant la classifica-
tion officielle. Elle peut être commune à plusieurs
marques, à condition que celles-ci soient déposées le
même jour et pour les mêmes produits. Elle est au-
thentifiée par le greffier au moment du dépôt.
Modèles. A la notice sont joints : 1° trois exem-
plaires de la marque, conformément aux dispositions
de la loi de 1857; 2" autant d'exemplaires supplé-
mentaires que la notice contient de classes de
produits.
Ces modèles doivent répondre aux prescriptions
du décret du 27 février 1891, c'est-à-dire être consti-
tués par un carré de papier de 18 centimètres de
côté, au centre duquel est imprimée la marque et
dont les marges sont réservées, la gauche aux indi-
cations du déposant relatives à la forme et au mode
d'emploi de la marque, la droite aux mentions du
greffier relatives aux . lieu, date et heure du dépôt,
nom, prénoms, profession, domicile du déposant ou
de son mandataire, désignation des produits aux-
quels la marque est destinée, signatures et timbre du
tribunal.
Cliché. La législation de 1857 n'a pas été modifiée
en ce qui concerne le cliché. Chaque dépôt doit
comporter un cliché typographique de la marque
susceptible d'en permettre l'impression au « Bulle-
tin officiel de la propriété industrielle ». Ce cliché,
qui doit donner la reproduction rigoureusement
exacte de la marque telle qu'elle figure sur les mo-
dèles, n'aura jamais plus de 12 centimètres de lon-
gueur et sera monté sur bois.
Registre central. Les marques de fabrique ou de
commerce reçues par les greffiers sont centralisées
à Paris, à l'Office national de la propriété industrielle.
A cet effet, dans les cinq premiers jours de chaque
mois, le greffier adresse à l'Office l'un des trois
modèles principaux, les modèles supplémentaires, le
cliché et la notice. Le modèle principal, dit dupli-
cata, est inséré au Registre spécial des marques de
fabrique, sur lequel seront inscrites par la suite, en
marge, toutes les modifications aux mentions primi-
tives, mutations, cession-, etc., de façon à consti-
tuer l'état civil de la marque. Les autres modèles
sont collés dans les différents volumes du Répertoire
qui correspondent aux clasess choisies par le dépo-
sant et qui sont constamment tenus à la disposition
du public. Le cliché sert à la publication de la
marque au « Bulletin officiel ». L'Office délivre des
copies des inscriptions portées au registre des mar-
ques, moyennant taxe.
Renonciations et mutations. Jusqu'alors, les renon-
ciations et mutations n'étaient sotmaises à aucune
formalité en vue de leur opposition aux tiers. C'est
ainsi qu'une marque se transmettait par simple acte
sous seing privé, sans publicité d'aucune sorte. Il
n'en est plus de même maintenant.
Lorsqu'im déposant entend renoncer à l'emploi de
sa marque, il en fait la déclaration au greffe, et
celle-ci, s'il le désire, est communiquée à l'Office
national pour être inscrite au Registre central,
moyennant payement d'une taxe réglementaire fixée
à 3 francs.
En ce qui concerne les mutations, l'article 2 de
la loi du 26 juin 1920 dispose que : • Aucune trans-
mission de propriété, aucune cession ou concession
LAROUSSE MENSUEL
du droit d'exploitation ou de gage, relativement à
une marque déposée, ne sera valable, à l'égird des
turs, qu'après avoir été inscrite sur le registre spé-
cial des marques de fabrique ou de commerce tenu
à l'Office national de la propriété industrielle et oU
sont mentionnés les noms et adresses des déposants,
cessionnaires ou concessionnaires de marques, ainsi
que toutes les indications et notifications relatives
aux actes affectant la propriété des marques ».
Ces inscriptions sont opérées sur présentation soit
de l'original de l'acte, s'il est sous seing privé ou en
brevet, soit d'une expédition s'il est authentique,
soit d'un acte de notoriété ou d'un intitulé d'inven-
taire s'il s'agit d'un transfert par succession. Le
requérant doit fournir deux bordereaux contenant
les nom, prénoms, profession, domicile du cédant
ou du de cujus et du cessionnaire ou de l'ayant
droit ou du créancier et du débiteur; les indications
de la marque ; la nature et la durée du droit cédé ;
la date et la nature du titre de mutation et, s'il y a
lieu, les indications relatives à la créance.
Les demandes d'inscriptions doivent être adressées
directement à l'Office national de la propriété indus-
trielle, accompagnées du montant des taxes régle-
mentaires, lesquelles sont fixées à 10 francs par
suivant tous les niveaux liquides, lentement errantes,
en grands cercles entrecroisés, comme d'élégantes
patineuses. >
Dans la même rade, il 'note que les bateaux ont
des « mouvements imprévus, très lents, affairés, si-
lencieux, comme ceux des homards que l'on voit
tâtonner au fond d'un vivier ».
Lorsque André Chevrillon arriva pour la première
fois à Casablanca, en 1913, la ville était étrangement
bruyante et désordonnée. Partout, ce n'était que
bousculade, pêle-mêle cosmopolite, improvisation
La civilisation s'installait au milieu du tumulte, et
le peuple indigène n'y apparaissait plus que conune
un déchet fripé qui traîne dans la rue.
Quand il revint en 1917, tout s'était ordonné, tout
s'était organisé. La guerre ne semblait pas avoir
touché le Maroc. La poussée française n'avait fait
que croître. Casablanca se construisait et se rangeait.
Des cités nouvelles se levaient.
On sait ce qui se passa lors de la déclaration de
guerre. Le général Lyautey reçut de Paris l'ordre de
ramener toutes ses troupes à la côte. Il refusa d'obéir
et, grâce à ce refus, le Maroc nous fut conservé.
Et la guerre se poursuivit dans le monde ; mais, au
Maroc, on créa des musées, des écoles, des lycées.
Rivière (?t {htliiierair, :i len(ré« île M&rmket'li.
marque, au profit de l'Etat, et à 3 francs par
classe de produits au profit de l'Office national de la
propriété industrielle. En cas de succession, la taxe
d'Etat est réduite à 10 francs par déclaration, quel
que soit le nombre de marques visées.
Les améliorations apportées par la loi du 26 juin
et le décret du 11 septembre 1920 à la réglementa-
tion des marques de fabrique et de commerce ne
sauraient, cela va sans dire, constituer la réforme
complète que le commerce et l'industrie attendent
d'une loi revisant celle de 1857. Aussi le Parle-
ment demeure-t-il saisi des projets déposés dans
ce but. Et, notamment, une législation des marques
collectives, syndicales ou autres, et l'institution
d'une marque nationale pour la protection de nos
produits à l'étranger s'imposent davantage chaque
jour. A.-L, BiTTARD.
MarrakecU dans les palmes, par André
Chevrillon (Paris, 1920). — Il semble que Marrakech
soit à la mode cette année. Voici le récit de voyage
d'André Chevrillon, qui n'a précédé que de peu le
Marrakech ou les Seigneurs de l'Atlas de Jérôme et
Jean Tharaud. Et il faudrait citer encore les articles
que publiait, il y a quelques î^emaines, dans la « Re-
vue de Paris », M"" Louis Barthou, sur Marrakech
dans les fleurs. Marrakech, enveloppée de mystère,
entourée de jardins, séduit ceux qui la voient, mais
ceux-ci savent nous la faire voir aussi ; ils savent
l'évoquer et provoquer notre rêve à chercher là-bas
!a vieille ville maugrabine. Ce n'est pas d'aujourd'hui
qu'André Chevrillon aime et connaît le Maroc. Il fut
toujours grand voyageur. On se souvient de ses
courses ou, peut-être, de ses pèlerinages en Thébaïde,
en Judée, dans l'Inde et, si la Marrakech d'automne
qu'il nous présente aujourd'hui est celle de 1917,
la Marrakech de printemps qui la précède est celle
de 1913.
Il y a plusieurs façons de voyager. Il y a plusieurs
façons aussi de dire ses voyages ; et l'artiste ne par-
court pas un pays comme ferait un historien ou un
philosophe. André Chevrillon ne se contente pas de
regarder et de copier la réalité, ce qu'il fait d'ailleurs
fort bien; mais il réfléchit sur les choses. Il est ex-
trêmement cultivé, et il est artiste. Il pense ce qu'il
écrit, et son œuvre fait penser. Usait trouver, enfin,
les mots qui font image. Dans la rade de Casablanca,
par exemple, il voit des mouettes :
« Planantes, sans un mouvement d'aile, elles glis-
saient bas, au ras des vagues, montant, descendant
On construisit des routes. Des foires et des exposi-
tions s'ouvrirent à Casablanca, à Fez et à Rabat.
Devant ce développement inouï, les indigènes ou-
blièrent qu'il y avait ailleurs une guerre terrible.
Mais ce n'est point Casablanca qui est intéressant ;
ce n'est point le spectacle de notre civilisation et de
la décadence indigène qui doit nous toucher. Il faut
s'échapper, s'en aller vers le Sud. Il faut traverser la
terre noire et verte de la grasse Chaouia, puis la
vaste plaine pâle, pierreuse et stérile. Des lacs chi-
mériques s'étendent, des montagnes se dessinent.
On croise des caravanes. On dépasse de petits postes
français qui semblent perdus, et, quand le crépus-
cule est proche, les montagnes lointaines et déserti-
ques « se revêtent des bleus et des roses les plus
tendres, prennent à l'horizon des tons de fleurs mer-
veilleuses ». Et puis c'est Marrakech, la capitale
mauresque de la vieille bourgeoisie musulmane. Série
de villes, enfermées dans une seule enceinte, mais
que des clôtures séparent les unes des autres : la
ville du sultan, la ville du peuple maure, la ville des
juifs, d'autres encore. Tout autour, la terre est dé-
vastée, mais, comme des oasis, de beaux vergers
s'allongent.
Solitaire, dominant de très haut tous les minarets,
la Koiitoubia se dresse, la vieille tour pareille à la
Giralda de Séville, où il faut monter pour voir l'ac-
cablement du paysage dans la désolante lumière.
Puis voici la grande mosquée de Moulay Yazid, au
minaret revêtu de faïence turquoise, avec la cigogne
dans sa corbeille au sommet du vieux mur. Les pe-
tits baudets qui approvisionnent la ville passent par
trois, par quatre. Puis ce sont de longues files de
bestiaux. Des femmes, comme des paquets de vieux
linge, sont immobiles par terre; et, si c'est jeudi, se
tient le grand marché de Marrakech, au milieu d'une
affluence considérable, d'où monte une vague, mais
innombrable clameur. Tableau chargé de couleurs
roses, bleues, jaunes. Des femmes sont accroupies,
en riches caftans. Des chameaux déchargés restent
debout. Des sorciers, besicles au nez, agitent leurs
baguettes. Des hommes aux mouvements libres fa-
çonnent la terre, comme on faisait au temps d'Ho-
mère. Artistes, enfin, conteurs, jongleurs, rapsodes,
charmeurs de serpents retiennent autour d'eux des
cercles de spectateurs et d'auditeurs qui regardent
et écoutent dans le plus profond silence.
Mais le plus beau spectacle est celui des jardins ;
jardins merveilleux de la Mamounya, lieu d'ombre
i et de verdure, refuge aux heures de désenchante-
324
ment, pleins d'orangers éclatants, de palmiers magni-
fiques et où s'élancent les plus beaux oliviers du
monde. Jardins secrets de î'Aguedal, dans la ville
du sultan, on les femmes venaient « rêver, jouer, au
murmure des colombes, au parfum des citronniers
et des roses, à la rafraîchissante rumeur des eaux
qui courent dans l'ombre, l'ombre religieuse qu'en-
tretiennent, en une longue avenue, les profonds oli-
viers d'argent ». L'Aguedal, c'est aujourd'hui notre
hôpital militaire ; c'était hier la résidence d'été du
sultan; et le silence et les parfums flottent encore
autour des cyprès enguirlandés de roses. Il est d'au-
tres jardins encore, pleins de nuit bleue et de sombres
verdures, où l'on n'entend que la rumeur des jets
d'eau, quand se sont tus les bruits d'ailes des
pigeons endormis, et qui ont la beauté des jardins
persans. Jardins faits pour les grands kaïds, pour
les seigneurs de l'Atlas, dont le plus fameux sans
doute est Glaoui, Si el Hadj-Thami, pacha de Mar-
rakech.
Marrakech, c'est la ville des beaux loisirs. Les
longues heures quotidiennes s'écoulent dans les
jeux, dans la flânerie, dans la musique. Au milieu
de la lumière, l'homme apparaît sans inquiétude et
sans péché. Les ruines même semblent immortelles.
LAROUSSE MENSUEL
André Chevrillon projette des lumières singulières
sur Marrakech la Mystérieuse ; mais elle garde du
mystère, et il faut souhaiter que ce mystère se pro-
longe. — Jacques BOMPARD.
Politique intérieure et extérieure
(octobre). — L'accalmie que nous constations, il y a un
mois, dans les inquiétudes de l'Europe, s'était pro-
longée pendant le mois d'octobre. Non pas qu'il n'y
ait eu, et qu'il n'y eijt encore à la un du mois, de
gros nuages à l'horizon. Mais nous ne pouvons es-
pérer qu'après le formidable cyclone qui a renversé
les empires et ébranlé tous les peuples, le ciel sera
d'un seul coup balayé de toutes les menaces de tem-
pête. Il doit nous suffire qu'un certain équilibre se
maintienne dans l'atmosphère ambiante et que les
orages locaux ou se dis5ipent sans dommages,
ou ne causent pas de dommages irréparables.
C'est ce qui s'était produit en octobre. Certes, le
caractère nettement anarchique des troubles sociaux
en Italie, l'exceptionnelle gravité politique et écono-
mique de la grève charbonnière en Angleterre se
superposant au trouble apporté par la révolution
irlandaise, l'attitude équivoque des Polonais dans
l'affaire de Vilna, les discussions, courtoises, mais un
\ Ile iianoraolique lii- Marj.ii.i i
participant à la jeunesse de la lumière. Véritable-
ment, ils ne sont pas vides, les illustres tombeaux
où reposent les Saadiens, ces sultans magnifiques
venus du Souss, qui régnèrent sur le Maroc de 1550
à 1660. Véritablement, ils sont là les sultans et
leurs descendants obscurs, mais saints. Ce n'est
point du passé qui repose. Ce sont des présences
qui s'affirment.
L'éclairage même fait paraître Marrakech lointaine
et mystérieuse. Tout l'Orient s'évoque, enveloppé
d'une rumeur de fête. Sur les terrasses, des enfants
vêtus de blanc et ceinturés de rouge dansent, et
leurs mouvements sont si exactement concertés
qu'on y devine une signification secrète. Tout baigne
dans l'effluve de la religion, et dans les chants noc-
turnes de prières s'exprime tout l'essentiel, toute
l'âme islamique. Ils ne sont qu'ardeur et adoration.
Voix des femmes, chants des luths, de? violons et
des guitares. Frissons des danses, ondes convul-
sives, mystique agitation qui fut celle des prêtresses
d'Egypte et de Grèce, quand la Grèce eut subi la
contagion de l'Asie. Il suffit de quelque musique,
qui d'un coup nous transporte par delà les âges, pour
ajouter à l'illusion du temps supprimé. Là est le
dernier exemplaire intact d'une civilisation du vieux
monde. A côté du caractère local, musulman, des
êtres et des choses, l'aspect antique et méditerra-
néen de cette civilisation apparaît. Les femmes,
revenant de la fontaine, lèvent « un bras cerclé de
métal jusqu'au coude, pour tenir derrière l'épaule
une longue amphore » en un geste de panathénées ;
et ces copistes accroupis devant leurs tablettes ne
sont-ils pas les scribes de l'ancienne Egypte ? Mais,
si des détails multiples révèlent tour à tour l'Inde,
la Perse, la Grèce, l'Egypte, Rome enfin, ce ne sont
que des détails.
Le vrai, c'est qu'on retrouve là ce qui fait le
fond de toute la vieille humanité, de ces premiers
âges que notre civilisation excessive a entièrement
recouverts dans nos pays. Marrakech ne nous révèle
pas seulement l'islam ; elle nous révèle à nous-
mêmes. Elle nous révèle la soumission de l'homme
à la nature; une sorte de moyen âi;e qui s'éternise
et, sous ce moyen âge, des temps plus anciens
encore, ceux des pasteurs, des nomades, des grands
âges légendaires.
A ^'niKhe, jardins du palais.
peu troublantes, qui s'étaient produites entrela France,
l'Angleterre et la Belgique au sujet de la réunion de
Genève, sans compter la maladie et la mort du roi
de Grèce et l'incertitude permanente que le mystère
russe laissait planer sur l'Europe, étaient autant de
« questions » dont il était malaisé de trouver la clef
et auxquelles une réponse satisfaisante était encore
impossible à formuler. Toutefois, aucune de ces
o questions » ne pouvait, dans la situation géné-
rale de l'Europe, entraîner certaine complication
irrémédiable. On avait le droit de prévoir, sans
craindre de commettre une erreur grossière, qu'à
chacune d'elles s'ofirirait, en temps utile, une solu-
tion convenable, appropriée aux besoins du moment,
temporaire peut-être comme toutes les contingences
humaines, mais du moins assez durable pour qu'on
pût, pendant une durée appréciable, la classer parmi
les choses consolidées dont on ne s'occupe plus. Et
cette sorte de loi générale des destinées humaines,
qui limite à nos forces disponibles l'effort que les
événements nous demandent, semblait une fois
de plus devoir s'appliquer. Rien n'est instructif
et calmant comme de passer en revue, en se
plaçant un peu haut, les faits accomplis pendant
tout un mois et de relire les appréciations que la
presse a portées sur eux au jour le jour. Les toutes
petites souris dont accouchent les grosses montagnes
qui assombrissent l'horizon des journaux quotidiens
et le nôtre apparaissent avec leurs dimensions réelles
et nous donnent pour l'avenir sinon une tranquillité
et un scepticisme dangereux, du mo;ns un sang-froid
bien nécessaire, si l'on a la volonté de se garder
l'esprit clair. Personne ne contestera, pensons-nous,
qu'il soit fort utile que beaucoup de citoyens se
gardent l'esprit clair et le jugement libre.
Notre premier regard, quand nous contemplons
l'agitation européenne, est naturellement dirigé vers
l'Est. Nous avions laissé, le mois dernier, les Polo-
nais et les Russes en conférence à Riga, cependant
que les armées polonaises continuaient à pousser
vivement les troupeS des soviets. Ce n'est que vers le
5 octobre, autant qu'on peut assigner à l'événement
une date précise, que fut signé l'armistice polono-
russe et que put être envisagée l'éventualité de la
paix définitive. Il semblait que les Russes se fussent
montrés assez accommodants et les Polonais raison-
N' tes. Décembre 19Z0.
nables. Pourtant, nous connaissions trop mal les dé-
tails de la discussion, et plus mal encore la situation
réelle du gouvernement des soviets à l'intérieur de la
Russie, pour pouvoir porter un jugement sain sur
la valeur de l'accord signé entre la Pologne et sa
séculaire ennemie. Avant tout, le gouvernement des
soviets était-il sincère ? Avait-il signé avec le ferme
propos de faire honneur à sa signature, ou avait-il
seulement voulu gagner du temps et se donner le
loisir et les moyens de se retourner efficacement
contre Wrangel ? Avait-il cédé, comme on l'avait
affirmé dans certains journaux, à une pression inté-
rieure, à une résistance de ses propres troupes, au
sentiment que le pouvoir lui échappait ? Nous n'en
savions rien du tout et, une fois de plus, il fallait
nous montrer très prudents dans l'appréciation de
motifs qui nous échappaient et dont nous étions in-
capables de peser la valeur relative. On devait se
réjouir que cette cause de trouble et d'incertitude
qu'était la guerre polono-russe fût rayée pour le
moment du répertoire de nos soucis, et il était par-
faitement oiseux de chercher à pronostiquer l'avenir.
Ce qu'on pouvait, pourtant, prédire sans avoir le don
de prophétie, c'est que la paix polonaise n'était pas
de nature à faciliter la tâche du général Wrangel.
Nous n'étions point éclairés sur l'étendue des
clauses du désarmement qil'aurait dû contenir l'ar-
mistice de Riga, et il était peu vraisemblable que les
soviets eussent consenti à se désister de toute résis-
tance à l'égard du gouvernement de la Russie du
Sud. Il y avait là un point d'interrogation, et on
s'expliquait assez mal que la Pologne, sauvée par la
France, ait pu, sans précautions spéciales, faire avec
la Russie une paix capable de compromettre grave-
ment le sort d'une partie de la Russie soulevée
contre le bolchevisme et, en somme, alliée, sinon
effectivement, du moins moralement, de la France.
En fait, il était certain que l'avance de Wrangel
sur le Nord, soit prudence, soit pression de l'armée
rouge, avait opéré un repli au sud du Dnieper.
L'absence d'informations sûres au sujet de ces alfai-
res était remarquable, et on devait se demander ce
qui se passait au sud de la Russie.
On n'était pas plus renseigné sur les relations qui
avaient existé au cours du mois d'octobre entre les
soviets, représentés par Krassine, et le gouvernement
anglais ou, plutôt, avec Lloyd George. C'était là un
élément important de la situation de la Russie, non
seulement au point de vue de la Pologne et de
Wrangel, mais aussi au point de vue européen. Il
était loisible de supposer que la grève des mineurs
avait peut-être éclairé le Premier anglais sur les
dangers du bolchevisme, mais il fallait tenir compte
aussi, dans ces supputations hypothétiques, de la ten-
dance qui avait présidé aux conversations anté-
rieures, de l'idée fixe de Lloyd George dé rétablir
les relations commerciales avec la Russie, de son
désir de rouvrir cette voie au commerce britannique
et du besoin qu'avait le gouvernement de Moscou
d'entrer en relations officielles avec l'Europe occi-
dentale. Il est à remarquer que, pendant le mois
d'octobre, les informations relatives aux projets de
propagande bolcheviste dans l'Inde avaient été plus
sobres. Par contre, on avait su les termes d'une
proposition de paix, ou même d'un ultimatum
adressé par les soviets à l'Arménie, qui dénotait des
intentions nullement pacifiques et continuait les
plans déjà très nettement publiés antérieurement
par Moscou, en vue d'une extension soviétique en
Asie. Tout cela était, en somme, fort confus, et il
était possible que, les difticultés intérieures aidant,
Lloyd George eût laissé sommeiller les négociations
russes. Mais ce n'était certainement là qu'un assou-
pissement passager, dont on ne devait pas être
dupe, en dépit du langage ferme tenu par le gou-
vernement anglais au sujet des prisonniers anglais
et de la propagande. On était payé pour craindre
toujours des surprises.
La Pologne nous en avait réservé une en Lituanie.
Au moment même où se signait un accord polono-
lituanien, vers le 10 octobre, dans lequel les Polo-
nais faisaient preuve de modération dans la fixation
de la frontière en laissant Vilna à la Lituanie, un
général polonais, Zeligowski, lituanien d'origine, à
la tête de troupes probablement recrutées en Litua-
nie, mais où il n'est pas certain qu'il n'y eût pas
d'éléments polonais, s'emparait de Vilna et y éta-
blissait un gouvernement qu'il dénommait " gou-
vernement de la Lituanie centrale ». Ce coup de
force, qui ressemble si parfaitement à celui de
d'Annunzio, paraît avoir surpris le gouvernement po-
lonais, comme le fut le gouvernement italien après
l'équipée de Fiume. Mais, pas plus que le gouverne-
ment italien, le gouvernement polonais ne se montra
très ardent à rétablir dans ses droits sa voisine, bru-
talement dépossédée. A la vérité, il protesta qu'il
n était pour rien dans l'affaire et qu'il désavouait le
général Zeligowski, mais il ne manifesta aucune hâte
pour agir. La position était, du reste, fort embarras-
sante, et les moyens d'action restaient limités entre
lés remontrances des Alliés et la difficulté de faire
rentrer Zeligowski dans l'obéissance par la seule
force de la persuasion, toute opération militaire
devant certainement rencontrer une vive opposition
N' lee. Décembre 1920.
flans l'armée polonaise. La question lituanienne res-
tait, par suite, ouverte ; la Lituanie ét^it de nouveau
menacée dans son existence et, ainsi, se trouvaient
pleinement justifiées et définies les défiances qu'elle
avait conservées à l'égard de la Pologne et les ré-
centes luttes armées qu'elle avait engagées pour
sauvegarder son indépendance. Du reste, comme
pourViume, il était très difficile de décider du droit
que pouvait avoir Vilna, au point de vue ethnogra-
phique et politique, de se séparer de la Lituanie,
soit pour former une république indépendante, soit
pour s'agréger à la Pologne. Le principe des nationa-
lités, nous l'avons déjà fait remarquer, conduisait, en
cette circonstance, ou à une flagrante injustice ou à
une absurdité. Poussé à ses limites extrêmes, il me-
nait à un morcellement territorial incompatible avec
l'état actuel de la civilisation et en contradiction
avec toute l'histoire des siècles précédents. Le grand
et lent travail de groupement accompli depuis le
.XVI'' siècle, déjà si compromis par la dislocation
de l'empire des Habsbourg, serait définitivement
réduit à néant par des coups du sort, comme ceux
<le Fiurae et de Vilna, qui nous reportent d'ailleurs
à des procédés politiques beaucoup plus près des
mœurs féodales que de celles de ce temps-ci.
Cette observation est d'autant plus nécessaire à
formuler que la méthode semblait tendre à se géné-
raliser. Lorsque, dans le territoire contesté de
Klagenfurth, le plébiscite eut décidé en faveur de
l'Autriche le gouvernement yougo-slave, contestant
la sincérité du plébiscite, craignant pour ses natio-
naux, avait fait occuper le pays par ses troupes. Il
s'était très vite rendu aux observations des Alliés, et
il avait, sans difficulté et avec une parfaite loyauté,
retiré au bout de quelques jours le détachement qui
occupait Klangenfurth. Il ne doit pas moins être
noté qu'en ce même temps, où l'on prétend, par l'ac-
tion de la Société des nations, organiser une sorte
de police internationale supérieure sur les agisse-
ments des gouvernements, la tendance impulsive
des peuples à se faire à soi-même justice se ma-
nifeste avec une vigueur dangereuse et sous des
latitudes diverses et, par là, se complète la ressem-
blance curieuse que l'histoire ne peut manquer
d'établir en négligeant les apparences et les mots
dont on entoure notre époque entre les principes de
la politique contemporaine et celles d'époques loin-
taines dont l'esprit semblait aboli pour toujours.
Dans ces circonstances, la Yougo-Slavie avait fait
preuve d'une sagesse et d'une modération dont
l'Italie ne lui avait pas donné l'exemple et que la
Pologne ne se hâtait pas d'imiter. La paix de l'Eu-
rope orientale rendait, pourtant, très désirable la
solution rapide de ce conflit imprévu, dont était
victime un très petit peuple et qui n'était pas de
nature à augmenter le prestige de la Pologne. Le
reproche d'impérialisme, qu'on lui avait fait précé-
demment, se trouvait fâcheusement justifié, et le
bolchevisme russe ne pouvait manquer de trouver là
un argument.
La Pologne avait, pourtant, assez de litiges à régler
encore, sans compliquer ses affaires et s'aliéner l'opi-
nion européenne. La question de Daritzig était
toujours en discussion. La solution était imminente
et le modus vivendi relatif aux voies ferrées et aux
voies navigables acceptable pour les deux partis. La
signature de l'accord tardait encore. D'autre part,
l'Allemagne intriguait très ouvertement pour orienter
dans scn sens le plébiscite prochain de la Haute-
Silésie. Les troubles du mois précédent, réprimés
avec tact et énergie par le général Le Rond, avaient
montré l'excitation des esprits. Une enquête avait
justifié la conduite de notre représentant militaire,
qui, en dépit des dénonciations dont il avait été
l'objet, avait repris son commandement. L'élément
polonais de Haute-Silésie escomptait un plébiscite
favorable à sa nationalité. L'Allemagne, de son côté,
proclamait que la perte de ce pays minier rendrait
impossible sa vie économique ; elle prodiguait des
promesses d'autonomie que tout le monde, parmi
les Allemands, n'approuvait pas et que la Prusse
repoussait avec énergie comme un démembrement.
Chacun des deux Etats intéressés défendait ainsi sa
cause avec âpreté, et l'enjeu méritait assurément
iju'on tendit, de part et d'autre, toute son énergie
pour l'emporter. Ce n'était pas le moment, pour la
Pologne, de charger sa politique du poids lourd de
Vilna. Le maréchal l'ildsuski semblait d'aborJ l'avoir
compris. .Mais sa retraite n'avait été qu'un simulacre,
et les protestations que son gouvernement prodi-
guait à l'Europe et à la Société des nations étaient
contredites par le maintien du g.'néral Zelegowski à
Vilna et par l'organisation d'un gouvernement d'ap-
parence régulière, que la Pologne supportait sans
déplaisir sérieux. C'était une affaire qui durait trop.
Ainsi la paix, en dépit des accords signés, n'était
pas encore assurée à l'orient de l'Europe, tant par
l'incertitude que faisaient peser sur l'avenir les in-
tentions toujours douteuses des soviets que par
l'étrange politique qu'adoptait la Pologne Et rien
mieux qu'une telle constatation ne pouvait faire
saisir sur le vif l'instabilité du régime de l'Europe.
Un autre exemple en pouvait être tiré des événe-
ments imprévus qui s'étaient passés en Grèce. Le
LAROUSSE MENSUEL
roi de Grèce, Alexandre, à la suite d'un accident
étrange, la morsure d'un singe familier, était tombé
très gravement malade. Les soins des plus illustres
médecins, appelés de Paris, n'avaient pu que pro-
longer sa vie pendant quelques jours, sans atténuer
d'atroces souffrances. Il avait enfin succombé, le
25 octobre. Cette mort inattendue soulevait le grave
problème de la succession au trône, que la jeunesse
et la forte constitution du roi Alexandre, autant que
l'extrême difficulté de la résoudre, avaient jus-
qu'alors laissée en suspens. On ne pouvait songer au
prince Georges, dont la politique n'eût été que la
suite de celle de son père Constantin. Restait le
prince Paul, cadet du roi Alexandre, mais qui
n'avait que dix-huit ans et qui n'avait jamais quitté
son père, avec lequel il habitait en Suisse. Pour
qu'il pût monter légulièrement sur le trône et qu'on
eût chance de voir finir les intrigues maladroites ou
criminelles que Constantin menait contre le gouver-
nement grec en Grèce et hors de Grèce, il fallait
obtenir du monarque déchu et de son fils aînér,eor-
Aluxandrc, roi de Grèce, ne et mort au château de Taloï.
prés dWttiènes (7 juillet 189))-a6 octobre 1920;. Ph. Manuel .
ges une renonciation en règle. L'obtiendrait-on ?
Rien n'était plus douteux, et il était au contraire
certain que Constantin ferait tout pour profiter de
certains mécontentements et essayer de remonter
sur le trône. En admettant, toutefois, que la renon-
ciation pût être obtenue, quelle en serait la sincérité ?
Quelle foi pourrait-on même faire sur le prince Paul,
et ne devait-on pas craindre que par lui Constantin
et Sophie ne reprissent une autorité sur les affaires
grecques ? Si l'on renonçait à s'adresser à la descen-
dance de Constantin, chercherait-on ailleurs un prince
de bonne volonté, et combien le choix serait limité !
Ou bien renoncerait-on à la « république couronnée »,
selon le mot de Venizelos, pour passer à la répu-
blique tout court et, dans ce ca5, quel avenir pour-
rait-on lui. prédire ? Questions obscures et trou-
blantes.
La Grèce, on le sait de reste, devait son relève-
ment à Venizelos et à lui seul. Est-elle de taille à
continuer l'œuvre puissante du grand homme d'Etat
si elle n'est pas soutenue par l'armature monarchique
et ne risque-t-elle pas, après lui, de tomber dans la
confusion des partis ? Si cette éventualité se produi-
sait, quel trouble une Grèce désorganisée ne serait-
elle pas capable d'apporter dans l'équilibre instable
des royaumes balkaniques ? Assurément, c'était là le
futur contingent. Mais on avait le devoir de prévoir.
La question grecque nous a causé as=ez de soucis
pendant la guerre pour que nous redoutions qu'elle
en cause de semblables, le jour où elle manquerait
d'un bon pilote. En attendant, la situation se com-
pliquait de la proximité des élections législatives, qui
devaient avoir lieu le 8 novembre. La nouvelle
Chambre devait avoir pour tâci.e de reviser en partie
la Constitution, de confirmer bon nombre de décrets
pris par le gouvernement sous sa propre responsa-
bilité, d'approuver le traité de Sèvres. Bien qu'il fût
à peu près certain que \'enizelos et le parti libéral y
auraient une solide majorité, le parti d'opposition
constitutionnelle de Popp, Eftaxias et Zavitsanos,
le parti révolutionnaire de Gounaris, Stratov et Kalo-
geropoulos, le parti communiste de Benagoras, de
Salonique, formeraient sinon un groupe compact,
du moins des foyers de résistance et d'intrigues que
la crise du trône fortifierait, sans aucun doute. Par
suite, il importait grandement de tenir ses regards
attachés sur ce qui allait se passer à Athènes. Il y
avait là non pas une difficulté capitale et insurmon-
table, mais un de ces accidents qui surviennent mal
à propos pour mettre sur une route qu'on avait le
droit de croire déblayée des obstacles qu'on n'avait
pas prévus. La haute autorité de Venizelos saurait,
sans doute, résoudre la situation. Mais l'attentat dont
il avait été l'objet à Paris, le mois précédent, prou-
vait à quel point les passions étaient encore vives
et devant quelles incertitudes la Grèce pouvait tout
à coup se trouver placée. C'était à l'Entente de
veiller.
Mais l'Entente, il faut bien le dire, passait son
temps à ne pas s'entendre avec elle-même et à se
donner les apparences d'être divisée, fournissant ainsi
occasion à ceux qui auraient intérêt à la voir chan-
celer et aux brouillons qui prodiguent à tort et à
travers les conseils qu'on ne leur demande pas de
tisser des trames secrètes contre les réparations qui
nous sont dues, ou d'indisposer nos propres alliés
par des imprudences de langage et de plume. La
grosse difficulté, pour les peuples victorieux et pour
la France, en particulier, qui avait le plus souffert,
restait la question des réparations à réclamer à l'Alle-
magne et le rétablissement de la situation finan-
cière. La conférence de Bruxelles avait émis sur le
second point une série de considérations qui ne fai-
saient que proclamer avec solennité des principes
que personne n'a jamais eu l'intention de contester,
mais qui, tout en ayant l'apparence de donner une
leçon de moralité financière à des peuples qui mé-
ritent autre chose que des leçons, n'apportaient au-
cun remède pratique, facilement applicable, à l'im-
broglio financier où se débat le monde civilisé. Une
discussion plus délicate et où les points de vue
avaient semblé différer sensiblement s'était élevée
entre la France et l'Angleterre, à propos de la confé-
rence qui aurait dû se tenir à Genève en juillet et
que les événementsde Pologne avaient faitajoumer.
Dans un échange de notes entre Paris et Londres, la
question s'était posée de la procédure à suivre pour
donner une suite aux décisions de Spa et pour fixer
le protocole de la future conférence de Genève. Alors
que l'Angleterre semblait désireuse, pour aller plus
vite, de retirer à la Commission des réparations
l'étude technique et la fixation de la dette de l'Alle-
magne, la France tenait, au contraire, pour que la
même commission ne fût pas dessaisie. Alors que
l'Angleterre était disposée à admettre l'Allemagne à
une discussion commune sur sa propre dette et sur
les modalités du payement, la France, fidèle toujours
au traité de Versailles, se refusait à consentir à une
semblable méthode, qui n'allait à rien moins qu'à re-
mettre en question le traité lui-même. Alors, enfin,
que Lloyd George eût volontiers fait coïncider la
réunion à Genève des chefs des gouvernements avec
celle de la Société des nations, le Quai-d'Orsay avait
pour une semblable concordance une réelle répu-
gnance et pensait qu'il ne pouvait en sortir que con-
fusion, contradiction et, pour les uns comme pour
les autres, diminution d'autorité Au fond, la diver-
gence était plus apparente que réelle. Elle avait,
pourtant, donné lieu à des correspondances et à des
conversations où beaucoup avaient cherché les symp-
tômes précurseurs d'une rupture, dont personne n'avait
jamais eu la pensée. Le ministre belge Delacroix,
dans un voyage qu'il avait fait à Londres, s'était
entremis pour procurer une solution que tout le
monde pût accepter, et il était certain que cette solu-
tion serait trouvée. Tout homme impartial et dési-
reux de juger à leur prix les actes et les gestes
devait fixer son attention sur les éléments divers de
la situation. Il est clair comme le jour que l'Alle-
magne, en partie sincère, en partie habile, cherchait
à éluder le plus possible le payement de ses dettes ou
à faire marcher de front, sans trop de dommage, ce
payement et son relèvement économique.
D'autre part, Lloyd George avait hâte de voir
réglée une question irritante et qui reste une pierre
d'achoppement. Enfin, il existe une opinion anglaise,
comme une opinion des anciens pays neutres, qui
s'efforce de démontrer que la France a des visées
impérialistes, que ses prétentions sont exagérées,
injustes et, à tout prendre, absurdes et irréalisables;
que la restauration de l'Allemagne est à. la fois une
question d'numanité et une question d'intérêt géné-
ral ; que, par suite, il importe de mettre un terme à
ces interminables discussions en fixant, une fois pour
toutes et sans tenir compte des droits de la France,
la dette allemande et les modes de libération qui lui
seront accordés. A cette argumentation la France
ne peut répondre que par le traité de Versailles,
qui est la loi des parties, et elle doit, par suite, opposer
très fermement à tout ce qui est contraire à cet acte
solennel un refus catégorique. Que dans les détails
d'exécution on apporte les tempéraments possibles
et qu'on facilite à l'Allemagne, par des concessions
bienveillantes et sages, le payement de sa dette, c'est
ce qu'on a fait depuis qu'il y a des conférences in-
teralliées, et on ne saurait vraiment se plaindre que
nous nous soyons montrés intransigeants. Avec
ou sans l'Allemagne, la revision directe ou indirecte
du traité de Versailles est inadmissible. Qu'on cède
sur un point, même de détail, et tout s'ècrottle.
D'autre part, la France ne peut, à aucun titre, envi-
sager, nous ne disons pas une rupture, mais un relâ-
chement des liens d'amitié qui nous unissent à l'An-
gleterre. Sans doute — et nous l'avons souvent fait
326
remarquer — il est indispensable que le ferme bon sens
et la clarté de vues de nos diplomates et de nos
hommes d'Etat fassent contrepoids aux impulsions du
premier ministre anglais et empêchent la politique in-
teralliée de dévier de la ligne de conduite qui lui a
été tracée ; sans doute, à diverses reprises, l'énergie
rigide de Millerand a vu plus clair que le libéralisme
changeant de Lloyd George, mais rien ne peut pré-
valoir contre la solidité que nous assure l'alliance
anglaise, même en défalquant les sautes d'humeur,
les embardées diplomatiques et les paroles inconsi-
dérées qui, à certaines heures, nous ont choqués,
froissés ou blessés. D'oii il suit que, dans nos juge-
ments sur la politique anglaise envisagée dans ses
rapports avec la nôtre et dans nos appréciations sur
nos voisins et leur gouvernement, nous avons le
devoir, sans nous refuser le droit de marquer les
coups, d'apporter une mesure qui réserve l'avenir.
Un article de véhémente critique est toujours tentant
pour une plume bien trempée. Il y a des jours où
il faut savoir résister à cette tentation. Au surplus,
dans le mois écoulé, qu il s'agît de la Pologne, de
Dantzig, de la Haute-Silésie ou de la Turquie,
l'Angleterre avait adopté nos points de vue. On de-
vait espérer qu'il en serait de même pour la confé-
rence de Genève et pour les réparations. Mais on
devait constater qu'il fallait une dose de sang-froid
au-dessus de la moyenne pour accepter froidement
les initiatives déconcertantes de la politique anglaise,
l.a brusque annonce, faite par les journaux anglais,
sans aucune préparation, que l'Angleterre allait faire
remise à l'Allemagne des gages que lui concédait le
traité de Versailles, ce qui constituait, en somme,
l'abandon du traité par un des contractants sans le
consentement des autres, pouvait à juste titre nous
inquiéter gravement. Qu'y avait-il au juste sous cette
résolution ? Il fallait attendre pour le dire, mais ce
seul exemple montrait assez quelle prudence, quelle
fermeté et quelle patience il fallait mettre dans notre
politique.
L'Allemagne, nous le répétons, discutait, ergotait.
Ses journalistes pangermanistes ne se lassaient pas
de proclamer qu'ils n'auraient de cesse qu'ils n'eus-
sent aboli le traité de Versailles, reconstitué l'armée
prussienne et rétabli un empereur. Il est bon que
notre presse suive ces manifestations. Il ne le serait
pas que nous y voyions toute l'opinion allemande.
Personne n'aura la naïveté de penser que le peuple
allemand puisse de sitôt accepter sa défaite. Trop
d'orgueil en lui a été anéanti par l'écroulement de
ses espérances. Mais la vraisemblance est beaucoup
plutôt pour que ce peuple comprenne que, s'il veut
vivre, il lui faut se soumettre aux réalités présentes,
au lieu de se laisser entraîner dans l'aventure
désastreuse d'une résistance obstinée et contraire à
ses propres intérêts. Nous avons donc raison de
montrer à l'égard de l'Allemagne une fermeté sévère,
lie ne lui laisser aucun doute sur notre volonté de
L'amiral CoundouriDtiB. ragent de Orece, — l'hol. llol.
poursuivre notre droit jusqu'au bout et de surveiller
(le très près sa politique intérieure et extérieure ;
nous aurions tort de nous émouvoir plus qu'il ne
convient des exagérations qui se manifestent chaque
jour, tant qu'elles ne vont pas plus loin que le papier
de leurs journaux. D'ailleurs, ce n est pas nous seu-
lement qui excitons la colère de sa presse. Dans
l'afiaire de la destruction des moteurs Diesel, qui a
soulevé des protestations indignées, c'est l'Angleterre
qui était en cause, et les publicistes allemands ne se
faisaient pas faute d'écrire que les exigences de nos
alliés, militaires en apparence, n'avaient d'autre but
LAROUSSE MENSUEL
que l'affaiblissement économique de l'Allemagne et
peut-être la ruine de certaines de ses industries. La
seule règle logique de notre attitude à l'égard de
l'Allemagne devait être la justice, toute la justice,
mais la justice rendue avec sang-froid.
On se souvient qu'un des espoirs que l'Allemagne
a le plus nourris après la chute des Hohenzollern et
des Habsbourg a été la réunion de l'Autriche au
Reich ; il faut reconnaître que nous avons fait, pour i
entretenir cet espoir et décourager
l'Autriche de l'autonomie, bien des ma
ladresses, quenous aurionsdûéviter.Or,
d'elle-même, l'Autriche avait donné sur
ce point, en octobre, une marque cl<
sagesse fort caractéristique et qui devait
être pour nous une leçon. Auxélection-
qui venaient d'avoir lieu, les pangerma-
nistes avaient été nettement battus, et.
bien que le résultat de cette consultation
n'eût pas donné, pour la constitution
d'un gouvernement fort, des éléments
très sîjrs, il comportait, cependant, des
indications présises sur l'orientation de
l'opinion autrichienne. L'échec des so-
cialdémocrates, qui avaient jusqu'alors
détenu le pouvoir sans parvenir àlefain
servir au relèvement de leur patrie, les
pertes éprouvées par les pangermanistes,
par les minorités nationales et par les
partisans de 1 Internationale de Moscou,
d'autre part, le succès des chrétiens
sociaux, montraient que le peuple autri-
chien avait repris conscience des condi-
tions nécessaires à une existence nor-
male. Il manifestait ainsi sa volonté de
se défendre contre le communisme des
bolchevistes et l'égoïsme brouillon des
socialistes. Le i^' octobre, l'ancienne
Assemblée avait fait un geste fâcheux
pour fondre l'Autriche dans l'Allemagne.
Le 17 octobre, les électeurs des cam-
pagnes avaient répondu en affirmant
leur volonté de faire à l'Autriche um
vie propre. L'avenir, c'est bien entendu,
ne se présentait pas pour cela avei
une parfaite clatté. Il faudrait qur
les chrétiens sociaux, trop faibles pou i
gouverner seuls, fassent des concessions
aux socialdémocrates. Mais l'orienta-
tion nouvelle marquait un point de dé-
part vers une politique vraiment autri-
chieime. Si l'on rapprochait ce fait de ce que nous
avons dit, le mois dernier, au sujet de la petite
Entente, on était conduit à se fortifier dans l'idée,
que nous avons toujours soutenue ici, que l'Autriche
et les anciens Etats delà monarchie austro-hongroise
peuvent, et doivent, jouer dans la politique de l'Eu-
rope centrale le rôle important que les Habsbourg,
enchaînés à l'Allemagne, auraient pu tenir et auquel
ils avaient renoncé. L'Entente le comprendra sans
doute. Le réveil national de l'Autriche mérite qu'on
donne à ce pays les moyens de vivre dabord, de se
développer ensuite, et qu'on se ménage, dans la
vallée du Danube, au croisement de tant de routes,
un allié intelligent, actif et prospère, gardien vigi-
lant des grandes voies de communication entre l'Eu-
rope occidentale, les Balkans et l'Asie antérieure.
CepenJant que se déroulaient les événements
internationaux que nous venons de résumer, des
faits graves s'étaient produits dans deux des grands
Etats de l'Entente. En Italie, des troubles anar-
chistes et communistes et des troubles agraires
avaient éclaté. Après un premier moment d'émoi,
le gouvernement italien avait pris le parti de l'éner-
gie. Des arrestations de communistes, principalement
à Bologne, avaient fait réfléchir les meneurs. Les
cliefs du parti socialiste avaient répudié toute colla-
boration avec les extrémistes et s'étaient refusés à
déchaîner la grève générale. La décision montrée par
Giolitti avait produit son ellet. La masse de la po-
pulation italienne commençait à se lasser de l'agita-
tion et aspirait à la paix intérieure, seule garantie de
la reprise du travail. Les essais de communisme
agraire n'avaient, comme il était à prévoir, donné
que des déboires. Il était devenu évident que l'avenir
de la Péninsule dépendait de la vigueur que montre-
raient les pouvoirs publics, et ceux-ci étaient sûrs,
d'être soutenus par l'opinion publique dans leur
résistairce contre la révolution.
L'Angleterre s'était, pendant tout le mois d'oc-
tobre, acheminée graduellement vers la crise sans
précédent que la grève générale des mineurs avait
ouverte le 15 octobre. Le début de ce mois s'était
passé en pourparlers întructueux entre la corpora-
tion des raines, dirigée par Smillie, et le gouverne-
ment. Alors que les mineurs réclamaient une
augmentation, immédiate et sans conditions, de
salaire, Lloyd George entendait subordormer cette
augmentation à l'augmentation de la production.
Cette thèse, très raisonnable, n'avait pu s'imposer
aux mineurs. La grève avait commencé. Mais, bien
qu'elle fût générale, elle ne paraissait pas être entre-
prise avec enthousiasme, et son impopulari té évidente,
non moins que l'opposition formelle qu'y avaient
IV- 166. Décembre 1820
apportée les chefs mêmes des mineurs, avaient per-
mis d'espérer dès le début un accommodement. Le
fait que les cheminots, après avoir envoyé au gou-
vernement un véritable ultimatum, qui, d'ailleurs, ne
comportait que l'obligation de reprendre les négocia-
tions avec les mineurs, avaient ajourné la cessation
du travail, montrait assez que tout le monde souhai-
tait un compromis. Lloyd George lui-même, t6ut en
affirmant au Parlement les principes dont il ne vou-
Kcmbraiiilt. peint par lui-uième.
lait pas se départir, s'était déclaré prêt à entamer
avec les mineurs de nouvelles conversations. Tout
tendait donc à la conciliation, et cette grève, que l'on
avait redoutée comme un cataclysme politique et
économique, allait sans doute être ramenée aux
proportions d'un simple conllit professionnel. Il était
fort probable que la propagande bolcheviste, que les
illusions de Lloyd George avaient inconsciemment
favorisée en Angleterre, était derrière cette grève. Les
désordres qui s'étaient produits à Londres et les
manifestations des sans-travail le prouvaient assez.
Mais la propagande bolcheviste n'avait pas été la
raison déterminante, et le sens pratique de l'ouvrier
anglais l'emportait sur les excitations moscovites. Il
y avait là, pour le premier ministre, une leçon de
sagesse dont il était souhaitable qu'il profitât enfin.
Il avait, au surplus, un impérieux besoin de tran-
quillité à l'intérieur. Les affaires d'Irlande ne pre-
naient pas une meilleure tournure. L'opinion de la
majorité des .\nglais était certainement avec Lloyd
George contre Asquith, quand il se refusait à conférer
à l'Irlande tûie indépendance qui aurait été la fin de
la puissance anglaise, mais elle réprouvait, cependant,
la politique des représailles que le gouvernement
posait en doctrine. Si le Parlement avait repousst-
la demande d'enquête présentée par les travaillistes,
personne encore n'avait proposé aucune solution qui
pût faire apercevoir la fin de cette lutte sauvage. La
mort de .Mac Sweeney , le maire de Cork, après 73 jours
de jeûne, n'était pas un événement de nature à cal-
mer les colères et les aspirations irlandaises. Bien
peu nombreux étaient ceux qui, remplis de pitié
pour les souftrances du maire de Cork, avaient assez
de liberté d'esprit pour peser impartialement les rai-
sons tl'agir lie Lloyd George. Mais de tout cela ré-
sultait une situation extrêmement trouble, inquié-
tante ('t une désapprobation croissante qui mettait
en fâcheuse posture le gouvernement anglais, sans
qu'il fût permis de penser qu'un changement de
ministère et de méthode pût être capable d'apporter
ime paix durable. Le conflit des idées et des intérêts
était trop violent pour pouvoir être résolu par un
changement de personnes. L'Angleterre subissait,
assurément, une des grandes crises de son histoire.
Les Etats-Unis avaient la leur. La lutte pour la
présidence continuait, plus vive, à mesure qu'appro-
chait la date où la désignation du nouveau président
serait faite. Harding et Cox multipliaient les décla-
rations pour ou contre la Société des nations. Wil-
son se manifestait de temps à autre, pour défendre
son œuvre. En attendant, s'affirmait de plus en plus,
pour tout homme réfléchi, le dommage causé à l'Eu-
rope et à l'Amérique elle-même par lisolement de la
Lks Syndics desdkafiers. tableau de Heiiibraiidt (must^e d'AinslerUaui.. ~ C<- tabK'au est ouniiu >'n IloUatide huus )•• nom de Stetitmeemrr'^
ploiubeiirK , parce que la gilde des drapier» d'Amsterdam constatait la provenanee des t*lolTes par l'apposition d'un sceau de plomb. Les six
syndics de la corporation des drapiers, velus de noir, avec des rabats blancs, entourent une tatile ovale recouverte d'un tapis de perse rouge.
Tou^ regardent â\i même c'tté.
IV (66. Décembre 1920.
grande République et par la véritable désertion que
constituait son abstention dans le fonctionnement de
l'organisme international dont Wilson était le père.
L'Amérique ne sem-
blait pas avoir con-
science de sa défail-
lance. On ne pouvait
douter, pourtant — et
la chose devenait
chaque fois plus évi-
dente — que l'équi-
libre de l'Eu rope et tlu
monde, quelle que fiit
là -dessus l'opinion
électorale des candi-
dats à la présidence,
ne pourrait être réta-
bli que le jour où les
Etats-Unis repren-
draient leur place
dans la Société des
nations, de quelque
nom qu'on l'appelât.
Il y avait lieu d'es-
pérer que la fin de la
lutte électorale serait
aussi celle d'une si-
tuation équivoque,
qui ne saurait durer
sans amener les plus
graves conséquences.
L'Amérique n'a plus
le droit ni le pouvoir
de " s'abstraire des
affaires de l'Europe.
Nous n'avons r.en
à dire de la situation
intérieure de la
France. Le Congrès
socialiste d'Orléans
avait , une fois de
plus, marqué la scis-
sion entre les parti-
sans de l'Internatio-
nale de Moscou et la
majorité socialiste ,
redevenue maîtresse de sa force et de son action.
Le vent était à une sagesse relative. Il fallait, nous
avons déjà dit pourquoi, accueillir avec satisfaction
une semblable constatation. Le Congrès radical de
Strasbourg n'avait,
de son côté, apporté
aucune lumière nou-
velle sur les ques-
tions capitales qui in-
téressent notre situa-
tion économique. La
France continuait à
ne se sentir aucun
goût ni pour les a\en-
tures bolchevistes ni
pour le rabâchage ,
même pratiqué avec
éloquence, des for-
mules usées et sté-
riles. Elle cherchait
plutôt des remèdes à
la vie chère, aux pro-
fits illicites, au dé-
sordre administratif,
à la gêne tiiiancière ;
elle voulait les trou-
ver dans son travail.
Elle se préparait à
donner à 1 Emprunt
national tout ce
qu'elle pourrait lui
sacrifier, et elle espé-
rait que la rentrée
prochaine du Parle-
ment apporterait au-
tre chose que les in-
trigues de couloir et
le petit jeu des inter-
pellations et la course
aux portefeuilles.
Elle voulait la sta-
bililç gouvernemen-
tale. .hllcS tÎKRUAtLT.
Rembrandt,
par André - Charles
Coppier (Paris, lyiQ,
in-i8). — La vie de
Rembrandt com-
mence, malgré la mé-
diocrité de son milieu
originel, sousdes aus-
pices si heureux, par-
mi des images et des sites si poétiques qu'on serait
presque tenté, pour l'écrire, d'emprunter le style des
conteurs populaires et des créateurs de légendes. C'est
une belle et édifiante vie, toute remplie de labeur et
de fierté. On soufire de la voir s'achever parmi des
LAROUSSE MENSUEL
misères et des tribulations injustes, que suscitèrent
les envieux. On en tirerait, si c'était une fable à l'usage
des jeunes artistes, une morale exaltant l'énergie et
si quelqu'un venait interrompre la lecture, contmencée entri
Ce tableau est un des oliet's-d'œuvre de Rembrandt.
riiidépeudance d'esprit. André-Charles Coppier n'en
veut déduire que des enseignements esthétiques.
Il a étudié son sujet à fomi, avec une rare clair-
Voyance et une compétence qui s'affirme à toutes
eux, d'un r<>gifltre pohé aur la table.
La lkçon d'ana.tumik, tableau de Rembrandt (musée de La Haye). — Le savant prolèsiieur Nicolas Tjlp d^muntre l'anatoiiiie du lira*, sur un
cadavre. l.es têtei sont pleines d'expression: celle de Tulp eut grave. imnaiiKible ; toutes lea nuances se peignent dans l'attitude et le re^aid dt-n
auditeura. Le raccourci du citdavre e«l d'une "hardlesM- i-xiraurdinaire. i)€ssin. modelé, draperies, claîr-obttcar, perspective, tl|tures et loiid. tout
est irr<'-prochnblc. (Cette admirable toilf est une des merveilles de la peinlui'^.
les pages île ce livre remarquable. Historien sou-
cieux de vérité, écrivain sobre et souvent pitto-
resque, il se dévoile, en outre, dans la technique
si controversée de Peau-l'orte, un spécialiste digne
de servir de guide. Suivons-le donc complaisam-
327
ment sur les divers terrains oti sa compétence a
souhaité nous conduire.
Harmen Gerritz van Rhyn et Neeltgen van Zuyt-
brouck, père et
mère de Rembrandt,
étaient de petits arti-
sans de Leyde, en
Hollande. Ayant
beaucoup travaillé,
ils jouissaient d'une
modeste aisance, pos-
sédant de-,ci de-là,
quelques maisons et
jardins et les cinq-
huitièmes d'un mou-
lin à drèche, qu'ils
exploitaient à leur
profit. Quatre garçons
et une fille embellis-
saient déjà leur foyer
lorsque, le ij juillet
1606, Rembrandt ap-
parut au monde.
Le bambin fut
choyé par toute la
famille. D'une santé
fragile, il passa son en-
fance dans l'intérieur
sornbre de ses pa-
rents, d'où l'on aper-
cevait les belles pers-
pectivesd'un pays co-
loré et de magnifiques
effets de soleil sur le
Rhin, où circulaient
les lentes hourques
lies marchands. Aus-
sitôt qu'il put mar-
cher sans secours, il
fut l'hôte du brodeur
en tapisserie Liévens,
son voisin, dont le
fils, Jan, jouera un
rôle important dans
sa vie. Ainsi, dès ses
primes années , son
œil fut impressionné par les ombres traversées de fins
rayons de la maison natale et par les images aux
polychromies violentes qu'offrait l'atelierdu tapissier.
On ne songea point à lui apprendre le métier de
meunier. Sa faiblesse
physique détermina
ses parents à l'en-
voyer à l'école, puis
à l'université. Il y fit
d'assez piètres études
et manifesiade bonne
heure son goût pour
les arts. On ne contra-
ria point sa vocation.
Successivement , i I en-
tra dans les ateliers
de Jacob-Isaacks
Swanenburg, de Pie-
tro Lastman et de
Joris van Schooten.
Les tendances natu-
ralistes de ce dernier
et d'un autre peintre.
Van Gogen, installé
à Leyde, l'influencè-
rent surtout et au
point qu'il refusa de
se rendre en Italie.
.A.insi, dès le début de
sa carrière, méprisant
les doctes acatlémies,
voulant la seule na-
ture pour initiatrice,
il affirmait cette aver-
sion du classicisme
qui devait lui va-
loir, dans la suite, les
animosités les plus
vives.
En 1627, ayant ter-
miné ses années de
coinpagnoimage , i I
installa son atelier
dans une petite mai-
son de son père, le
partageant avec son
camarade Jan Lié-
vens, devenu maitre
peintre comme lui.
Les deux jeunes gens
travaillèrent de con-
cert, formèrent une
sorte d'association à
la fois commerciale et artistique, collaborant, si-
gnant ensemble toiles et estampes. Le père et la
mère de Rembrandt furent leurs premiers modèles.
L'un des tableaux de notre artiste, datant de celte
époque, un Changeur, représente le vieux Van
328
Rhyn jugeant, à la lueur d'une chandelle, la valeur
d'une monnaie.
Les deux associés ne tardèrent pas à gagner l'es-
time de leurs compatriotes. Ils exposèrent aux foires
de Leyde des eaux-fortes remarquées : les Gueux, et
des sujets souvent graveleux, qui, rencontrant une
abondante clientèle, leur procurèrent quelque pécune.
Ils attirèrent ainsi l'attention d'un personnage illustre
en Hollande et en France par son érudition, Constan-
tin Huyghens, sieur de Zuylichem, secrétaire des
commandements du stathouder de Hollande, lequel
les visita, leur acheta une toile et étendit leur re-
nommée.
Un oeuvre de l'atelier : la Présentation au temple,
obtint surtout du succès, mais elle provoqua la rup-
ture de l'association. Les deux artistes s'aperçurent,
en effet, à ce moment, qu'ils allaient vers des direc-
LAROUSSE MENSUEL
rente de la jeune fille ne s'opposa pas aux fiançailles,
puis au mariage des amoureux (22 juin 1634). Il est
vrai, Rembrandt ne recueille, à ce moment, que
preuves d'admiration. Huyghens lui apporte les
commandes de la cour et le présente au stathouder
Frédéric-Henri de Nassau. Il est entouré d'élèves
attentifs et de collaborateurs passionnés. L'argent
ruisselle dans sa maison. Sa passion de collection-
neur, cette passion qui accélérera sa ruine, le force
à acheter, dans le quartier juif, pour loger d'innom-
brables objets d'art, peintures, estampes, armes,
monnaies, curiosités de toutes sortes, qu'il utilise
dans ses tableaux, une demeure semblable à un
palais.
Ses premiers nus datent de son mariage. Saskia
lui sert de modèle. Diane et Aciéon, Danaé, mon-
trent qu'il étudie avec un ravissement sensuel le
Lks t'KLKRiNS d'EmmaOs, tableau de KembraDdt {musée du Louvre). — Ce tableau a été pay<- 170 florins, en 173», à la vente du bourg-
mestre Six : il a été acheté pal' Louis XVI, en 1774, au prix de 10.000 livres, à la vente Randon de Uoisset. Derrière une table que couvre
une nappe blanche et devant une niche obscure qui sVntbnce entre deux pilastres, le Christ est assis, les yeux rêvant, la tète ceinte
d une auréole lumineuse. Les denx pèlerins viennent de le reconnaitre, lorsqu'il a rompu le pain ; celui de gauche, vu de dos, joint les
mains: celui de droite, appuyé aar son l'auteuil, regarde le Christ; derrière lui, un serviteur apporte un plat. (Ce tableau, d'une compo-
sition très simple, d'un coloris rouge et brun assez sombre, est baigné d'une lumière douce et pénétrante; le visage et l'attitude du
Christ sont profondément émouvants.)
tions différentes : Liévens, esprit superficiel, aux pen-
chants aristocratiques, sollicité par la grandiloquence ;
Rembrandt, esprit concentré, attiré par le réalisme.
De plus, le premier était appelé par la cour d'Angle-
terre, où son talent était apprécié, le second par un
marchand d'Amsterdam, qui lui assurait des com-
mandes nombreuses dans sa clientèle.
En 1632, Rembrandt ayant liquidé son passé de
débutant, très riche en œuvres de toutes sortes,
s'établit à Amsterdam, au bord du canal aux Fleurs.
Deux de ses toiles : l'Enlèvement d'Europe et VEnlè-
vemenl de Proserpine, vivantes, mais un peu artifi-
cielles, contribuèrent à le poser en novateur, dédai-
gneux des traditions, rompant avec l'oppression
italienne, s'affirmant révolutionnaire nationaliste. La
Leçon d'anatomie du professeur Tulp confirma cette
libération. Dans ces œuvres, il a déjà trouvé les
formules qui le différencient de tous les artistes
contemporains. Il use en maitre des clairs-obscurs,
où il excellera dans la suite. Ses Philosophes, deux
pures merveilles, où se manifeste une étonnante
science de l'harmonie des lumières, appartiennent à
cette époque d'ardentes recherches.
Il peint aussi des portraits. C'est en brossant le
portrait de Saskia van Ulenburg qu'il s'amburacha
de cette jouvencelle de noble famille. Et il faut croire
qu'il détenait dès lors une belle notoriété, car la pa-
corps juvénile qui lui sacrilie sa pudeur en se riant
des clameurs d'une société rigoriste. Le nu masculin
(Isaac, dans le Sacrifice d'Abraham) le tente égale-
ment. Son fils Robertus, né récemment, lui permet
d'entreprendre le nu délicat et souriant de Gany-
mède.
Toutes ses œuvres émanent, d'ailleurs, de son milieu
immédiat, et c'est pourquoi l'histoire de sa peinture
est inséparable de l'histoire de sa vie. S'il brosse,
par exemple , le beau Portrait du rabbin Menasse-
ben-Israel, c'est parce que ce personnage savant est
devenu son ami. Il lui doit une connaissance plus
approfondie de la Bible, d'où sort le fameux tableau
du Louvre : l'Ange quittant l'obie. De même, s'il
bâtit les fameux paysages connus sous les noms :
Paysage au bon Samaritain et Paysage d la colonne,
c'est parce que la santé chancelante de Saskia l'a
contraint à habiter momentanément la campagne.
Sa fécondité est grande à ce moment. La Résur-
rection du Christ, la Mise au tombeau. Chasseur sus-
pendant un butor et ce Portrait de l'artiste par luu
même (1640) qu'il exécute avec un prodigieux bon-
heur, pour l'opposer au Balthazar Castiglione de Ra-
phaël, que les italianisants prétendaient inimitable,
ne l'empêchent pas de se livrer aux délicates entre-
prises du burin. Il prélude avec la Mort de la Vierge,
mélange de réalisme et de surnaturel, avec le Doreur,
N' 168. Décembre 1920.
la Dame d l'éventail, le Portrait d'Anna Vymer,
Renier Ansloo exhortant une veuve, travaux admi-
rables de vibration et de sincérité, à la série de ses
géniales eaux- fortes. En 1642, il peint cette Pris* de
garde, intitulée aujourd'hui la Ronde de nuit, où
éclate sa merveilleuse connaissancedes clairs-obscurs.
Avec cette toile, violemment censurée par ses
ennemis, coïncide la première de ses grandes épreu-
ves. Saskia, sa femme, disparait de ce monde. Il
prend le deuil, paraît accablé de tristesse, désireux
seulement de s'occuper de l'unique garçon, Titus,
qu'elle lui laisse. Il emplit ses loisirs à dessiner à
l'aide d'une plume de roseau. Puis, brusquement,
il chasse le chagrin, reprend résolument le pinceau.
Il va, dès lors, multiplier les chefs-d'œuvre.
En 1643, il peint Bethsabée, ce nu aux formes
pleines et heureuses qui fut, de notre temps, vendu
I million; en 1644, il donne ce grouillant et lumi-
neux intérieur de temple, où s'agenouille devant le
Christ la Femme adultère. En 1646, adonné, avec
son ami le rabbin aux pratiques de la kabbale, il
burine le Docteur Fauslus. En 1648, des calamités
publiques lui inspirent des toiles débordantes de
pitié : tes Pèlerins d'Emmaûs et le Bon Samaritain.
De nouveau, il abandonne la peinture pour la gra-
vure, trouvant en celle-ci des satisfactions esthé-
tiques plus profondes et des effets plus sûrs. Sa
science de graveur est, en effet, plus définitive que
sa science de peintre. Les eaux-fortes qu'il produit,
à cette époque de sa vie, utilisant les outils et les
mordants les plus imprévus, se servant de procédés
qui lui appartiennent en propre, n'ont jamais été
égalées. Il sait, d'ailleurs, que les Portraits de Jean
Six, û'Ephraïm Bonus, d'Asselyn, la Synagogue, le
Christ guérissant les malades ou Pièce aux cent
florins et son Portrait par lui-même, sont des pièces
incomparables. Elles lui coûtent des années d'efforts.
Malgré leur vogue extrême, elles ne parviennent pas
à lui procurer des fonds suffisants pour subsister. Il
en tire un très petit nombre d'épreuves. 11 est obligé
de spéculer pour en faire monter le prix. Et cela le
perd dans les milieux où l'on a intérêt à le déprécier.
Depuis longtemps, dans ces milieux, on cherche
un moyen d'écraser cet artiste trop heureux. On le
taxe d'orgueil. On exècre son cynisme d'allures, son
indépendance d'esprit. Sa Bethsabée, ce corps de
femme sensuel où se pressent une maturité char-
mante près de donner son fruit, a scandalisé les
cercles puritains. Ou a soupçonné la servante-mai-
tresse de Rembrandt, Hendrickje Stotfels, d'en avoir
fourni le modèle. Tous deux ont été appelés, pour
cet outrage aux mœurs, devant la juridiction du
conîistoire de la Oude-Kerk, dont le peintre a décliné
fièrement la compétence. Ameutés, politiciens, reli-
gieux et italianisants vont s'efforcer de faire mordre
la poussière au citoyen admirable qui honore son
pays.
Il est déjà suspect de relations avec Spinoza, que
l'on excommunie. On l'accuse, en outre, de soutenir
les doctrines cartésiennes, condamnées par arrêt des
états de Hollande du 25 juillet 1656. Il est, sur tous
les terrains, une sorte de révolutionnaire dangereux,
dont il faut débarrasser la ville ou, du moins, musc-
ler le goût de liberté. Cornelis Witzen, bourgmestre
d'.-\msterdam, se chargera de l'exécuter. Imprudem-
ment, Rembrandt, pour soutenir ses spéculations,
emprunta 4.000 florins à ce personnage. On s'effor-
cera de lefaire déclarerinsolvable. L'artiste, d'ailleurs,
ne montre aucun désir d'humilité. Contre ses persé-
cuteurs il dirige les critiques picturales de ses toiles ;
David et SaUl, Pilate se lavant les mains. Si bien
qu'on ne le ménage plus. On organise une cabale de
créanciers qui parvient à placer ses biens sous sé-
questre et, comme le maître ne le; peut désinté-
resser, le 5 décembre 1657, il assiste, avec désespoir,
à la vente de tous ses trésors. Ses collections, ses
estampes, ses toiles sont dispersées à des prix déri-
soires. 11 est ruiné et passe, en outre, pour un fripon.
Mais le découragement ne dure point chez lui. Il
installe un nouvel atelier, s'associe avec son fils
Titus, devenu fort bon peintre, pour des négoces de
brocante. Son discrédit peu à peu s'atténue. Il a
vieilli. Son portrait du Louvre le montre d'aspect
maladif, mais énergique encore, le regard vif et
plein de pensée. Il peint successivement son Fran-
ciscain en robe de bure, son Pèlerin en prière. Saint
Mathieu, enfin ces Syndics des drapiers, magnifiques
portraitsoù se manifestent une intelligencedesdisposi-
tions, une simplicité de moyens, une chaleur de vie
jamais atteintes peut-être jusqu'à l'heure.
Mais, bien que la Guilde des marchands de drap
lui ait prouvé, en lui faisant cette commande, qu'il
possède encore des partisans ardents, il témoigne
peu d'amour à son pays ingrat. En i56i, Charles II
étant remonté sur le trône d'Angleterre, il espère
trouver auprès de ce roi, qui l'apprécie, le repos et la
fortune. Il traverse la mer en compagnie de Titus,
d'Hendrickje et de la fille que cette dernière lui a
donnée. Il ne paraît avoir rencontré en Angleterre
que désillusion. Hendrickje y meurt. De nouveau
seul dans la vie, le peintre retourne peu après à
Amsterdam. Il y brosse bientôt ce Portrait de famille
que conserve le musée de Brunswick, œuvre magis-
trale, animée d'une prodigieuse intensité de vie.
H' 166. Décembre 1920-
Il n'était point devenu aveugle comme on l'a sou-
tenu. D'autres toiles affirment, au contraire, que son
acuité de vision était décuplée et décuplée aussi son
ardeur de créateur. Mais, en 1668, son fils Titus
mourait, et ce funèbre événement l'écrasait d'une
telle mélancolie qu'il ne trouvait plus la force de
résister au destin contraire. Il s'éteignait, à son tour,
le 4 octobre 1669, sans qu'aucune autre plume que
celle d'un fossoyeur daignât signaler cette auguste
disparition. — Emile Maone.
RetOUI* (le), comédie en trois actes et un pro-
logue, de Robert de Fiers et Francis de Croisset, re-
présentée pour la première fois au théâtre de l'Athénée
le 26 octobre 1920.
C'est après l'armistice de 1918. Jacques va revenir
de Salonique. Sa femme, Colette, l'attend avec une
impatience fiévreuse. La guerre l'a bien changée.
Elle a été infirmière. Elle a soigné beaucoup de gé-
néraux. Son ambulance était à Limoges. Elle a géré
les immeubles de son mari, et elle se croit devenue
supérieure, bien qu'elle ait commis des maladresses,
dues à son inexpérience. Par exemple, elle a cru
faire une affaire superbe en louant un des appar-
tements avec une plus-value de 4.000 francs. Mais les
autres locataires ont donné congé, parce que la nou-
velle venue était une proxénète. On ne saurait tout
prévoir. Elle est devenue énergique, consciente et
grave. Elle se réjouit de revoir son époux, persua-
dée que, lui aussi, la guerre l'aura modifié. Avant, il
était ennuyeux, toujours plongé dans la rédaction de
ses rapports de sociétés et dans ses pantoufles. Mais,
depuis, il s'est battu; il a la croix de guerre et, déjà,
sa femme le voit tel qu'il doit être, avec l'uniforme
de poilu, le casque, les décorations. Elle a mis dans
le salon son portrait, qu'elle a fait faire, en héros
casqué, à côte de son effigie, à elle, en infirmière.
Désormais, la vie sera active, ennoblie, haussée d'un
cran. Colette explique tous ces espoirs à sa mère,
M"' Tourrare, une grosse personne assez romanesque.
Enfin, le valet de chambre annonce Monsieur, et
voici Jacques. Il est en civil, il a acheté un veston à
Marseille, et la première chose qu'il demande, ce
sont ses pantoufles. Déception !
Pendant qu'elle attendait le retour du héros, un
accident s'est produit. Un jeune officier de marine,
Marcel, a dû fuir dans l'escalier devant sa petite
amie, qui s'est mise en colère et a tiré un coup de
revolver. L'officier a été blessé à la main. Le domes-
tique l'a fait entrer chez Colette, qui a sorti de l'ar-
moire sa boîte à pharmacie et a pansé le blessé. Ce-
lui-ci ressent aussitôt une autre blessure : il devint
amoureux de son infirmière et se retire, le cœur pris.
Au second acte, Jacques a repris ses chères habi-
tudes, ses rapports, son fauteuil, ses pantoufles. Co-
lette est énervée. Elle reçoit tous les jours des fleurs
de Toulon, et elle aime cet envoi quotidien du petit
officier ; son mari l'agace. La dispute et la brouille
entrent dans le ménage. On parle de divorce. Ins-
piré par sa belle-mère, Jacques se décide à ne pas
divorcer avant d'avoir lui-même trouvé son succes-
seur, un homme qui soit capable d'assurer le bonheur
de Colette. Il sera son ami, un peu son père, et il va
s'occuper de la caser.
A cet effet, il donne des soirées comme il se fait
dans les familles où l'on a une jeune fille à marier.
Mais Colette ne trouve aucun des prétendants à son
goût, car son mari les choisit tous quadragénaires
et ridicules. Il y a bien Balthazar, un ami d'enfance
de Jacques, un grotesque qui, depuis sept ans, pro-
mène au Maroc une peine incurable de cœur. II aime
Colette. Celle-ci ne le lui rend pas. Cependant, elle
devient aimable avec lui, quand elle apprend que
Marcel, l'officier de Toulon, est son cousin et qu'il
lui a donné rendez-vous chez elle. Dans une scène
jolie, la meilleure de la pièce, Colette et Marcel se
font discrètement part de leur mutuel amour par
leur silence, leurs regards, une fleur ramassée, tandis
que Balthazar expose à la jeune femme la passion
qu'il ressent pour elle. Dès qu'il est parti, les jeunes
gens tombent dans les bras l'un de l'autre. A son
retour, Jacques apprend de sa femme qu'elle a trouvé
elle-même le mari de ses rêves, et, comme son époux,
jaloux et vexé, s'emporte, elle s'enfuit chez sa mère.
Noue sommes, au dernier acte, chez M""' Tourrare.
Celle-ci a auprès d'elle sa fille et Balthazar, qui,
faute de Colette, épousera la mère. Il reste à vider
le dillérend entre Jacques, le mari non encore dé-
possédé, et le prétendant Marcel. Ils vont se battre
en duel, mais une dernière conversation entre les
deux rivaux change tout. Ils apprennent en causant
qu'ils se sont battus ensemble à Dixmude. Marcel
faisait partie des fusiliers marins qui ont relevé un
bataillon de territoriaux auquel Jacques appartenait.
I Is revivent ces jours héroïques : la mitrailleuse boche
qu'on n'avat pu repérer et que Marcel a prise avec
<leux autres à la baïonnette, les angoisses et la belle
émotion de ces heures tragiques et dangereuses. A
mesure qu'ils parlent, leur débat pour Colette s'éva-
nouit, recule dans le champ des faits négligeables;
ils se sentent frères d'armes, liés par les plus hautes
et les plus sacrées sympathies. Colette entre, croyant
les trouver occupés à se couper la gorge. Elle les
voit se serrer les mains avec cSusion, et elle apprend
LAROUSSE MENSUEL
que, dans cette conversation suprême, il n'a pas été
un instant question d'elle. Dépitée, elle les chasse
tous deux.
Et voici qu'arrive de Salonique une lettre de son
mari. Le retard des postes l'a différée d'un an. Co-
lette est émue par le ton simplement sublime de
cette prose, que Balthazar lit à haute voix. Jacques
entre, lit lui-même la fin de la missive, toute pleine
de bravoure et d'un amour ardent pour sa petite
Colette, qui fond en larmes, guérie de sa passionnette,
et tombe dans les bras de son mari retrouvé.
Cette comédie est due à la collaboration de deux
écrivains qui connaissent toutes les ressources de
l'art dramatique et qui ont fait une œuvre sertie
d'observations fines, de vérité, d'esprit, d'émotion et
de charme. Ils sont tous deux si riches en invention
que la pièce est un peu abondante, et, chacun d'eux
ayant son originalité et sa note personnelle, l'en-
semble n'est pas fondu et accuse des d.sparates. Le
Jacques du dern er acte est assez dissemblable de
celui que l'on a vu aux trois premiers actes, en dépit
du conseil d'Horace : sibi constet. Il y a plus d'unité
dans les rôles de Colette et de Ba thazar ; leur car-
casse a plus de rigidité. Cette historiette est agréable,
vraisemblable, jolie ; on y a pris plaisir. — Léo Ci.amtie.
Les principaux rôles ont été créés par : M"«" Marthe Ré-
gnier (Colette) ; Jeanne Cheirel (Madame Tourrare) ; et par
MM. Victor Boucher {Jacques) ; André Lefaur (Balthasar) ;
Pierre Stephen [Marcel),
Hodo (José Enrique), écrivain et critique uru-
guayen, né à Montevideo le 15 juillet 1872, mort à
Palerme le i'' mai 1917. II a été, dans la littérature
hispano-américaine de notre temps, le premier écri-
vain en prose, comme Ruben Dario en a été le plus
grand poète. Issu d'une famille ancienne et aisée de
l'Uruguay, J. E. Rodo fit de brillantes études et,
de bonne heure, s'alonna tout entier aux lettres. II
marqua ses débuts en fondant, en 1895, avec les frères
Martinez Vigil et Victor Perez Petit, la • Revista
nacional de literatura y ciencias sociales », où il
publia, le 25 juin 1896, son essai El que vendra
(Celui qui viendra), avec cette épigraphe de Renan :
« Une immense attente emplit les âmes. » Le jeune
auteur montrait que le ' naturalisme avait laissé un
grand vide dans les esprits capables de réflexion ;
qu'ils avaient gardé le sens du mystère et de la vie
intérieure et qu'ils étaient prêts à accueillir avec
enthousiasme le messie littéraire qui mettrait fin à
l'inquiétude d'une jeunesse désemparée. Son volume
la Vita nueva (1897) comprenait El que vendra et
une autre étu le, où, répondant à son compatriote,
le romancier Car-
los Reyies, il dé-
fendait les roman-
ciers espagnols
contemporains
contre le repro-
che de délaisser
leur tradition na-
tionale. De 1899
date son impor-
tante étude sur
le poète nicara-
guayen Ruben
Dario, qui venait
de faire paraître
ses Prosas pro-
fanas et dont il
contribuait à éta-
blir la réputation.
Il paraphrasait J. E. Rodo
chacun de ces
poèmes avec beaucoup de sympathie, d'ingéniosité
et d'esprit, mettant en valeur tout ce qu'il y avait de
xviu® siècle voluptueux et aus-i de chaude couleur
dans la poésie de Dario, mais en exagérant quelque
peu, au gré même de l'intéressé, ce qu il y trouvait
de détachement parnassien et de dilettantisme mar-
moréen : il est vrai que Dario n'en était encore qu'à
sa première manière.
Le chef-d'œuvre de Rodo, qui fut comme l'Evan-
gile littéraire de la jeunessç suJ-américaine, c'est
Ariet (1900). Un vieux professeur, surnommé Pros-
pero par allusion au bienfaisant magicien de la Tem-
pête de Shakespeare, est sur le point de quitter ses
élèves : il leur donne les conseils les plus propres à
entretenir en eux les principes d'un noble enthou-
siasme. Qu'ils évitent cette spécialisation qui diminue
la personne ; qu'ils écartent l'utilitarisme cher à leurs
voisins des Etals-Unis; qu'ils cultivent l'idéalisme
familier aux races latines. Le beau est un autre as-
pect du bien. Il convient «.d'infuser l'esprit de cha-
rité dans le monde de l'élégance grecque ». Pros-
père s'attache à combattre cette idée de Renan et
de bien d'autres que la démocratie entraîne la dimi-
nution de la culture. Certes, l'égalitarisme qui ne
reconnaît aucune supériorité est un dissolvant, mais
Prospero veut espérer que la démocratie, satisfaite
que tous aient également le droit initial de produire
leurs m -rites propres, saura admettre la nécessité
des supériorités produites par la sélection et qu'il
sortira perpétuellement d'elle-même une aristocratie
de culture et de vertu.
Il était assez naturel qu'ayant cette foi, Rodo ait
été tenté par la vie politique. Il fut, en effet, député
au Parlement national et proposa une motion sur la
législation du travail en Uruguay. A cette période se
rapporte son essai, d'abord publié dans la • Razou > :
Liberalismo y Jacobtnismo (1906), écrit à l'occasion
de l'arrêté de la Commission de charité et de bien-
faisance publique qui expulsait les crucifix des salles
de l'hôpital. Sincèrement libéral et connu pour
n'être attaché à la personne et à la doctrine du
Christ que par une admiration humaine, quoique
très grande, il se refusait à voir dans l'acte d'expulser
d'une maison de charité l'image de celui qui a fondé
la charité autre chose qu'un acte d3 jacobinisme et
d'intolérance, qu'il comparait à ce que pourrait être
l'expulsion du buste de Socrate d'une classe de
philosophie
En 1909, Rodo publie ses Motivos de Proteo (les
Motifs de Protée) qui ont pour épigraphe la phrase
d'Ariel : > Se renouveler, c'est vivre. » C'est un
volume composé de morceau* de formes assez difié-
rentes : des paraboles (le Verre et la Fleur, les Six
pèlerins. Plaine de granit, etc.), des essais théoriques
(Sur la vocation, Sur l'éducation, etc.), des aphoris-
mes mais tous inspirés par cette même idée
d'apostolat, cette même préoccupation de refaire à
l'Amérique latine une âme, une volonté, une espé-
rance, un idéal collectifs.
Son dernier livre : el Mirador de Prospero (1913)
(le Belvédère de Prospero) contient diverses études
publiées à différentes dates; entre autres, deux essais
qui, tant par la forme que par le fond, sont
extrêmement remarquables : l'un sur Juan Montalvo,
l'écriv in équatorien, l'autre sur le patriote Bolivar
dont Rodo a exalté avec beaucoup de pénétration
et de style l'héroisme t tempétueux », la m<gnifique
énergie et la grandeur dans les revers. Il y faut
aiouter l'essai sur l'écrivain argentin José Maria
Gutierrcz, un discours à Anatole Franc j et divers
morceaux de critique.
Deux choses frappent principalement les lecteurs
de José Enrique Rodo. Ce sont d'abord ses mérites
d'écrivain en langue espagnole. Son style est noble,
pur, plein d'une grâce harmonieu-e, exact reflet
d'une âme idéaliste éprise de mesure et de séré-
nité et qui a en toute chose le souci de la beauté
et de la perfection. C'est ensuite, au milieu des mar-
ques nombreuses d'une culture très vaste, très mo-
derne et très intelligente, la place que tiennent dans
sa formation intellectuelle les écrivains et philo-
sophes français A. Comte, Renan, Taine, P. Bourget,
Guyau, sans oublier P. de Saint-Victor.
Rodo avait donc de bonnes raisons d'être l'ami de
la France qu'il était en effet. Quand la guerre éclata,
il manifesta avec force ses sentiments. Son article :
la Guerre moderne, publié le 3 septembre 1914 dans
la « Razon », de Montevideo, exprime toutes les raisons
qui l'entraînaient lui-même et qui devaient entraîner,
selon lui, tous les Latino-Américains à marquer leur
solidarité avec la France :
Nous voyons dans les trois couleurs de Valmy et de Jem-
mapes le symbole de la plus forte tentative de civilisation
humanitaire, libérale et généreuse, que l'on ait essayé de réa-
liser dans le monde depuis la Rome des Antonins et de la
plus parfaite floraison de culture désintéressée, de délicatesse
mentale et de goût exquis qui ait illuminé l'esprit d'une
société humaine depuis l'Athènes de Périclès et la Florence
des Médicis.
C'est grâce aux suggestions de J. E. Rodo que
l'Uruguay décida de choisir le 14 juillet comme jour
de sa fête nationale.
Rodo désirait venir en France. Il s'embarqua pour
l'Europe et visita l'Italie, d'où il adressa d'intéres-
santes méditations à des journaux sud-américains :
« Caras y Caretas » ou • Plus ultra », de Buenos-
Ayres. Il succomba, à Palerme, aux atteintes d'une
fièvre typhoïde, à l'âge de quarante-cinq ans, laissant
aux Hispano-Américains, outre le regret des mérites
littéraires que nous avons rappelés, le souvenir du
généreux apostolat de régénération esthétique, mo-
rale et nationale, tenté par l'homme qui rêvait d'éta-
blir entre tous les Etats de l'Amérique espagnole, la
conscience de leur solidarité et de leur unité patrio-
tique. — Jean Bonclêri.
Sélénium (Applications physiques du). Chim.
et ind.). Bien que la connaissance des principales
propriétés du sélénium soit déjà très ancienne, cette
substance n'avait reçu que bien peu d'applications
pratiques, étant plutôt considérée comme une curio-
sité de laboratoire. Actuellement, grâce aux travaux
d'un ingénieur français, L. Ancel, le sélénium, pré-
paré très pur et très sensible, est devenu la base de
nombreux instruments intéressant les sciences et
l'industrie.
Découvert par Berzélius en 1817, dans les boues
des fabriques d'acide sulfurique, le sélénium est un
métalloïde, proche parent du soufre et du tellure,
qu'il accompagne dans plusieurs espèces minérales.
On le retire, usuellement, des résidus de pyrites
de Hautmont (Nord); ceux-ci, traités par de l'eau
régale, cèdent leur sélénium à l'état d'acide sélénieux
soluble ; il suffit de réduire cette solution par du
gaz sulfureux pour en déplacer aussitôt le métal-
330
loïde ; on peut également traiter un séléniure de
cuivre et de plomb d'origine américaine, la zorgtJe;
le principe de l'extraction étant toujours le même :
amener le sélénium à l'état soluble d'acide sélénieux
et le déplacer par l'anliydride sulfureux.
On l'obtient sous divers états doués de propriétés
physiques différentes, allant du métalloïde vitreux à
plusieurs variétés cristallisées; on a pu ainsi pré-
parer :
i» Le sélénium vitreux, lésMsé par refroidissement
de la matière fondue à 220° C, se présentant en
une masse noire vitreuse à cassure conchoidale;
si le refroidissement a lieu rapidement sous pres-
sion, une nouvelle forme gris violacé prend nais-
sance ; elle est formée de fins cristaux très sensibles
à la réaction photo-électrique (Ancel);
2° Le sélénium amorphe, obtenu par précipitation
à froid d'une solution séléniée, en poudre rouge
sang, qu'un chauffage modéré agglomère en une
masse noire; si les solutions précipitantes sont très
étendues, le sélénium peut prendre l'état colloïdal et
se maintenir très longtemps en suspension; ces solu-
tions colloïdales, toutefois, finissent par l'abandonner
à la longue sous forme amorphe ;
3"" Le sélénium cristallisé rouge, par cristallisation à
froid d'une dissolution de métalloïde dans le sulfure
de carbone;
4° Le sélénium cristallisé gris, représentant la
forme stable vers laquelle tendent toutes les variétés
précédentes, lorsqu'on les maintient longtemps au-
dessous de leur point de fusion.
Chimiquement, tous ces états allotropiques ont les
mêmes propriétés, assez voisines de celles du soufre;
physiquement, si l'on observe quelques différences
Fig. 1. — Première cellule de Bell (coupe):
A, B, plaques de cuivre isolées par le mica C;
S, sélénium.
dans les constantes, on admet en général que le
sélénium, dont la densité varie de 4,26 à 4,8, fond
à 220° et bout à 690°. Sa propriété la plus curieuse
se manifeste sous l'influence des radiations; la
faible conductibilité électrique du sélénium aug-
mente sous l'action de ce les-ci, qu'elles soient lumi-
neuses, calorifiques, d'origine radifère ou émises par
des ampoules à rayons X. Toutefois, la sensibilité
aux radiations n'est pas la même selon les états du
sélénium. Nous verro.is plus loin quelles précautions
il faut prendre pour réaliser un sélénium présentant
le maximum de sensibilité.
L'iniluence de la radiation lumineuse fut décou-
verte en 1873 par May et presque aussitôt utilisée
par Bell (1878), dans des essais de téléphonie sans fil;
les expériences montrèrent que la conductibilité d'un
barreau du métalloïde variait proportionnellement à
l'intensité de l'éclairage reçu.
Préparation des cellules sensibles. — L'appareil
conducteur en
sélénium, dési-
gné sous le nom
de cellule settr-
sible, fut cons-
truit la pre-
mière fois par
Bell ; l'appareil
comprenait
deux plaques
métalliques
isolées par une
feuille de mica,
les deux pla-
ques étant per-
cées en leur
centre d'un trou circulaire. Si l'on engage dans ce
trou une broche de cuivre de diamètre plus faible,
il reste une couronne vide ; cet espace était précisé-
ment rempli
de sélénium
fondu. Le
séléni um
formant
pont semi-
conducteur
entre la bro-
che centrale
et les pla-
ques métalliques {fig. i), on pouvait augmenter la
puissance de l'appareil par des empilages de cellules
semblables.
Mercadier réussit à donner plus de sensibilité en
augmentant la surface séléniée ; dans sa cellule, deux
longs rubans de cuivre, isolés par une feuille de
papier, sont roulés sur eux-mêmes et serrés dans une
presse à vis (fig. 2); la tranche du paquet ainsi
constitué était parfaitement dressée et enduite do
sélénium; celui-ci était appliqué en échaufiant légè-
. 2. — Cellule Mercadier ; A, presse à
t, double ruban m<^talliquc à tranche
séléniée; a a', bornes.
Fig. 3, — Cellule de sélénium, type Ancel
(disposition des enroulements).
:^=P
TJ^
LAROUSSE MENSUEL
rement le bloc métallique et en frottant la tranche
avec un crayon de sélénium.
Ancel, dans la cellule actuelle, a réalisé un progrès
très grand en n'employant que du sélénium rendu
ultra- sensible ; cet ingénieur ayant remarqué que ce-
lui-ci prend surtout naissance en maintenant du
sélénium fondu sous pression et
refroidissant brusquement, la va-
riété gris violacé citée plus haut,
la plus sensible de toutes, se for-,
mant dans ces conditions. Malheu-
reusement, la stabilité de cette va-
riété est précaire; on l'augmente,
toutefois, en répartissant ce sélé-
nium ultra-sensible dans une certaine
quantité de sélénium vitreux.
Dans la cellule Ancel , le sup-
port isolant [fig. 3) porte bobinés
deux fils de cuivre de un à cinq
dixièmes de millimètre de diamètre
et isolés l'un de l'autre; les fils
sont disposés parallèment avec un
faible écart de 0,04 millimètres;
leurs extrémités constituent les
pôles de l'appareil. Ainsi obtenue, la
cellule est enduite de sélénium
ultra-sensible, sous une épaisseur de
un à deux centièmes de millimè-
tre d'épaisseur; après vernissage, on la conserve
dans une boîte d'ébénisterie (fig. 4); quelquefois,
l'appareil est const.tué par im cylindre à surface sé-
léniée, le tout enfermé
dans une ampoule de
verre, vided'air, analogue
à une lampe à incandes-
cence (fig. 5).
Ainsi construite, la cel-
lule doit présenter deux
qualités: être très sensible
et avoir une trèsf aible iner-
tie. La condition de sen-
sibilité s'explique d'elle-
même; elle se vérifie en
mesurant la différence de
conductibilité sous l'in-
fluence de variationd'éclai-
rage ; quant à l'inertie, pig. t. - Montage de la oeUule.
elle se définit par le retard
plus ou moins grand que la cellule peut mettre pour
accuser une variation d'éclairement. Il est évident
que cette inertie doit être réduite à quelques cen-
tièmes de seconde
pour permettre
l'emploi du sélé-
nium dans ses mul-
tiples applications.
A l'usage, on cons-
tate que l'appareil
H' 168- Décembre 1020,
Fig. 5.
Cellule montée dans le vide.
est extrêmement sensible aux moindres variations
d'intensité lumineuse : la sensibilité, nulle dans
l'ultra-violet, faible dans le violet, va en croissant
avec l'ordre du spectre, pour devenir notable dans le
vert et très grande dans le jaune, le rouge et même
dans l'intra-rouge. En pratique, on peut estimer
qu'une surface 15 X 20 millimètres à 10 centimètres
d'une lampe monowatt [16 bougies sous iio volts]
laisse passer 0,5 milliampère sous 4 volts et une
surface de 30 X 30 millimètres, i milliampère. Avec
quelques précautions, en évitant les chocs, les va-
riations brusques de température, l'humidité, une
température supérieure à 40° C, la durée d'une cel-
lule peut dépasser dix ans.
Applications du sélénium. — Le sélénium, formant
ainsi un pont semiconducteur à conductibilité crois-
sante avec l'intensité des radiations lumineuses ou
calorifiques qui le frappent, peut donner lieu à d'in-
téressantes applications, principalement dans la
transmission à distance de la parole, des signaux, des
dessins, etc.
Téléphonie sans fil. — La plus importante de ces
applications fut la transmission de la parole à dis-
tance; Bell, le premier avec son photophone, avait
remarqué qu'en intercalant un téléphone dans un
circuit traversant une cellule séléniée, toute variation
de lumière frappant celle-ci se traduisait dans l'ap-
pareil par une vibration de la membrane. Dans
l'appareil de Bell, en parlant derrière un petit mi-
roir, on faisait vibrer celui-ci et déplacer un rayon
lumineux qui s'y réfléchissait ; ce rayon lumineux,
ainsi modifié, allait agir à 200 mètres sur un conduc-
teur sélénié, intercalé dans un circuit téléphonique,
toutes les ondulations du miroir se traduisaient fidè-
lement en ondulations de la membrane du télé-
phone, reproduisant, par suite, le son initial.
L'Allemand Ruhmer a modifié le dispositif d'émis-
sion, le rendant plus pratique en utilisant l'arc charr-
iant, celui-ci étant un arc électrique dont le circuit
est induit par un autre circuit dans lequel est bran-
ché un microphone et toute variation de la membrane
de ce microphone se traduisant par des vibrations
sonores de l'arc. Dans le dispositif de Ruhmer, le
poste transmetteur est composé d'un arc chantant,
dont le charbon positif est placé au foyer d'un miroir
paraboUque, cet arc chantant étant influencé par un
microphone convenablement placé ; le poste récepteur
comprend une cellule de sélénium S, placée au foyer
d'un deuxième miroir parabolique et reliée à im poste
téléphonique {fig. 6).
En parlant devant le microphone M, la flamme se
trouvant modifiée, ses variations viennent agir sur
I
PIg. 6. — Téléphonie sans (II par ondes lumi-
neuses à l'aide des cellules de sélénium : A, char-
bon positif de l'arc chantant; M, microphone
(émission des sons^ ; P, piles ; T. ti-ansforniateur ;
S, cellule de sélénium ; R, téléphone récepteur;
a, miroirs paraboliques.
le silénium S et, par conséquent, sur le téléphone R,
reproduisant ainsi les vibrations d'origine ; ce sys-
tème, plus parfait que le précédent, a permis de cor-
re-pondre à 15 kilomètres ; naturellement, cette
solution exige que les deux postes se voient ; elle
ne fut qu'une étape dans l'histoire de la télépho-
nie sans fil, aujourd'hui l'utilisation des ondes hert-
ziennes donnant de meilleurs résultats.
Photographie de la parole. — Par sa commodité
à transmettre des variations de lumière, l'arc chan-
tant a été encore utilisé dans les tentatives faites pour
fixer et reproduire photographiquement la parole.
Si, en ellet, on impressionne une pellicule sensible
par un rayon lumineux issu d'un arc électrique chan-
tant modifié par la parole, comme dans l'application
précédente, on réalise, après développement, un
film impressionné inégalement, selon les variations
reçues; si, maintenant, on fait dévider ce film entre
un faisceau lumineux et une cellule séléniée, cette
dernière sera impressionnée proportionnellem»nt aux
irrégularités du hlm; la cellule, étant branchée sur
un circuit téléphonique, traduit ainsi les sons ini-
tialement enregistrés et réalise, par suite, la photo-
graphie de la parole.
Télévision. — Cette application conduit à la trans-
mission des images à distance; dans le dispositif
Korn, l'image à transmettre, un film transparent
par exemple, est enroulée autour d'un cylindre, au
milieu duquel est engagée une cellule sensible, reliée
à la ligne de transmission. En faisant traverser suc-
cessivement, à laide d'un mouvemant de translation.
Fig. 7. — 5Ï ire
de ! opacité di lu-
mees : A. tuy;.' ■
fumée ;I. lampe '.
trique; S. cellu.c o-
léniée; P. pile; -.1,
enre;ïistrcnr des v;\-
riations d'intensité
électrique.
tous les points de l'image par un rayon lumineux, les
blancs et les noirs viennent agir irrégulièrement sur
le sélénium.
Au poste récepteur, dans une chambre noire, un
cylindre tournant d'un mouvement identique au cy-
lindre émetteur porte une pellicule photographique
et peut recevoir les impressions lumineuses issues
d'un tube à haute fréquence ; les variations électriques
transmises par le sélénium actionnent précisément un
galvanomètre, dont l'index mobile est disposé pour
modifier la luminosité du tube. On comprend que ce
montage, en transmettant exactement les différences
d'éclat de l'image, permet de les fixer par la photo-
graphie et de réaliser ainsi la reproduction à dis-
tance. Dans les expériences de Korn, en 1907, un
portrait fut transmis à la distance de 1.024 kilo-
mètres, double distance de Paris à Lyon.
Dans une autre disposition, Rignoux et Fournier
emploient pour poste émetteur un cadre-écran con-
tenant un grand nombre de cellule-, séléniées, toute»
reliées par fils au poste récepteur. En proj étant sur cet
N' lee. Décembre 1920-
écran une image blanche et noire, quelques cellules
seront seules influencées avec des intensités varia-
bles, selon l'opacité de l'image. A la réception, on
peut supposer que chaque circuit, agissant sur un
galvanomètre, le fera plus ou moins dévier, selon
l'intensité du courant transmis ; si le galvanomètre
porte un miroir, celui-ci pourra projeter avec plus
ou moins d'éclat, selon son inclinaison, un rayon lu-
mineux sur un écran. Toutes ces impressions étant
les conséquences les unes des autres, l'éclairage de
l'écran récepteur indiquera l'apparence de l'image
initiale. Actuellement, tout en conservant le même
principe, l'appareil a été simplilié; il n'utilise plus
qu'un seul fil pour la propagation des courants.
Applications diverses. — Le sélénium a encore
permis d'intéressantes applications, notamment dans
la transmission des signaux à distance. Cette ques-
tion, très étudiée durant la guerre, avait reçu avec les
radiations infra-rouges une élégante solution. Ces ra-
diations, invisibles à l'œil, ne pouvaient par suite se
reconnaître à distance sans 1 aide d'appareils spé-
ciaux; or le sélénium donne le moyen de réaliser un
récepteur pratique. Les ratliations agissant à distance,
'iuc une cellule séléniée, branchée dans un circuit té-
léphonique, influencent par suite le téléphone ; en
émettant ces rayons infra-rouges à la cadence des
signaux Morse, il en résultait une transmission acous-
tique aisée à traduire, pour un opérateur capable de
lire au son.
Le repérage des batteries ennemies a également
fait l'objet de divers procédés utilisant le sélénium.
Le principe consistait à di-poser, à quelques décamè-
tres les uns des autres, trois portes séléniés enregis-
treurs, devant la position supposée des pièces. Au mo-
ment du tir, une même lueur étant, par suite desdif-
férencesdedistance, enregistrée en des temps diôerents
par les appareils, un calcul trigonométrique mettant
en jeu ces diverses différences permettait, par suite,
de fixer la situation exacte de la batterie ; bien que
cette méthode fiit exacte, elle a été abandonnée pour
les procédés plus simples de repérage par le son.
C'est encore au sélénium qu'a eu recours E.-E. Four-
nicr d'.\lbe pour réaliser son optophone, appa eil ingé-
nieux qui permet de transformer les signes d'impri-
merie en sons ou combin lisons de sons et fournit
amsi aux aveugles une méthode facile de lecture (à
l'ouïe).
Le sélénium peut aussi donner la solution des pro-
blèmes de télémécanique, c'est-à-dire de mise en
mouvement à distance d'organes mécaniques. L'ex-
périence suivante montre tout le parti que l'on
peut tirer des cellules séiéniées : une cellule de
50 X 60 millimètres est reliée à un relais et à une
batterie de piles, le relais étant lui-même dans le
circuit d'une pile et d'une sonnerie, .'^u début, le
courant ne traversant pas la cellule, la sonnerie ne
fonctionne pas; or, en éclairant à 500 mètres de dis-
tance cette cellule avec un petit phare d'automobile
de 100 bougies, le courant la traverse, actionne le
relais et met en branle la sonnerie.
Les laboratoires de physique, les observatoires
peuvent obtenir de grands services des cellules sen-
sibles; ces appareils présentent une telle précision
qu'ils constituent d'excellents instruments pour -dé-
celer les variât ons dans l'émission d'une radiation.
On a pu ainsi enregistrer les courbes photométriques
relatives à certains phénomènes (éclipse solaire). Na-
turellement, la méthode peut s'appliquer à la mesure
de nombreuses réactions métallurgiques ou chimi-
ques, traduites par des émissions lumineuses ou ca-
lorifiques.
Les chimistes peuvent apprécier l'avantage d'un
appareil sensible aux variations lumineuses. Un
exemple donnera une idée des ressources nombreuses
que l'on peut en retirer ; dans l'industrie, il est im-
portant de connaître à tout instant, la marche des
foyers. Or celle-ci est fonction de l'opacité des fu-
mées ; un dispositif faisant passer ces fumées entre
une lampe électrique et une cellule donnera aussitôt,
par les variations de la cellule, une mesure do cette
opacité. Un système enregistreur aisé à construire,
puisque nous avons affaire à des courants électriques,
pourra même indiquer dans le bureau de l'ingénieur
les variations de marche des foyers.
A côté de ces nombreuses applications électro-
techniques, il convient de rappeler que le sélénium,
proche parent du soufre, dont il a quelques pro-
priétés, a été essayé avec succès pour vulcaniser le
caoutchouc ; on l'utilise également en verrerie pour
colorer le verre en violet pâle. — M. Molisib.
Sous-marin (Hygiène du). La navigation
sous-marine s'est beaucoup développée pendant la
Grande Guerre, du fait de l'Allemagne principalement,
qui pensait y trouver un moyen de diminuer, ou
même de supprimer, le ravitaillement des alliés euro-
péens en matériel, en denrées et en hommes. Néan-
moins, les essais d'échanges commerciaux par des
submersibles, type Deutschland (v. Lar. Mens., t. IV,
p. 132), ont montré qu'il y avait là une intéressante
possibilité et, bien que, actuellement, les construc-
tions sous-marines ne soient pas poussées dans ce
sens d'utilisation, rien ne dit que l'on ne cherchera
pas à développer ce mode de navigation en augmen-
LAROUSSE MENSUEL
tant considérablement le tonnage des submersibles.
Quoi qu'il en soit, l'emploi militaire en reste cer-
tain et est appelé même à s'étendre notablement, et
c'est pourquoi il est intéressant d'indiquer, autant
que nous pouvons actuellement le savoir, les condi-
tions d'habitabilité et l'hygiène de ces bateaux. Trois
questions principales doivent, à ce point de vue, re-
tenir l'attention.
i" Le renouvellement de l'atmosphère ;
2° La destruction ou l'élimination des produits
toxiques et dangereux;
3° L'hygiène de l'équipage.
a) Renouvellement de l'atmospkire. — La capacité
d'un submersible se donne par le volume d'air respi-
rable qu'il contient en raison du cloisonnement et de
l'encombrement. En général, le cube d'air, par homme
d'équipage, oscille entre 10 et 15 mètres cubes seule-
ment. Ce cubage, très insuffisant, nécessite un renou-
vellement méthodique, qu'assure, d'ailleurs, l'ouver-
ture des panneaux, quand la navigation en surface se
fait par mer calme ; mais il n'en est plus ainsi par mer
agitée, cartoutes les ouvertures doivent être alors fer-
mées, et il faut recourir à un autre procédé. En France,
on réalise la ventilation par des manches à air qu'ac-
tionneu; des ventilateursélectriques et qui sont bran-
chées sur un double tuyautage, l'un pour l'air frais,
l'autre pour l'air vicié, mais il importe, contrairement
à ce qui a été fait (type Brumaire) que ce tuyautage
parcoure le bâtiment de bout en bout . Aux Etats-Unis,
le conduit de ventilation accompagne le périscope.
En plongée, le renouvellement de l'air est impos-
sible, et il est nécessaire de recourir aux moyens de
purification. D'une manière générale et sans que ces
proportions aient rien d'absolu, la teneur en acide
carbonique augmente de i pour 100 par six heures
de plongée, et celle d'oxygène diminue de i pour 100
par cinq heures de plongée. Il importe donc de
fixer l'acide carbonique et de fournir de l'oxygène.
La plupart des procédés pour l'élimination de l'a-
cide carbonique sont tenus secrets . On sait , cependant,
que, dans quelques sous-marins, l'air pollué est re-
foulé dans des réservoirs et évacué à la main, mais
que, dans beaicoup d'autres, cet air brassé est pro-
jeté sur des composés chimiques, qui le débarrassent
de son acide carbonique. En France, on dose l'anhy-
dride carbonique au moyen de l'appareil de Tissot.
Quand ce dosage indique 1,5 à 1,6 pour 100, on met
en action la ventilation, qui fait passer l'air sur de
la soude granulée. En quelques heures, on abaisse
ainsi la teneur en CO' à i pour 100 et même au-
dessous. La consommation, d'après Brodier, est de
175 kilogrammes de soude granulée en quarante-huit
heures pour un sous-marin de 450 mètres cubes de ca-
pacité et de 33 hommes d'équipage. En Italie, on se
sert d'im mélange granulé d'hydrates de potasse et
de soude acidifiés et, en Allemagne, de boites à po-
tasse que l'on remplace après usage.
On n'a besoin de fournir l'oxygène que lorsqu'il
est tombé à un tauxinférieur à 18 p. 100, c'est-à-dire
après 15 5 i5 heures de plongée. Autrefois, on utili-
sait le peroxyde de sodium et de potassium (oxylithe),
qui dégage de l'oxygène au contact de l'air carboni-
que humide, absorbe l'acide carbonique, la vapeur
d'eau, détruit les poisons respiratoires et désodorise
l'a mosphère ; mais il a de graves inconvénients et,
notamment, celui de s'enflammer presque spontané-
ment au contact des corps organiques. Aussi a-t-il
dû être abandonné. En France, on a utilisé le régé-
nérateur d'oxygène Gaubert ou les tubes d'oxygène
liquide avec robinet détendeur et compteur mano-
mètrique de distribution. On compte que , en moyenne,
450 litres d'oxygène comprimé à 150 kilogr. suffir,:nt
pour 24 heures à l'approvisionnement d'un sous-marin
type Daphné. Les Allemands emploient aussi l'oxy-
gène en bouteilles de 50 litres comprimé à 160 kilogr.
b) Destruction des produits dangereux. L'air des
sous-marins est aussi vicié par un certain nombre de
gaz provenant des appareils ; hydrogène et vapeurs
sulfuriques (accumulateurs), chlore (électrolyse de
l'eau do mer), oxyde de carbone (combustion incom-
plète des hydrocarbures), etc. Deux dangers princi-
paux en résultent : danger d'explosion, danger d'in-
toxication.
Les vapeurs de gazoline, quand elles atteignent une
proportion de 2 p. 100 dans l'atmosphère, peuvent
déterminer une explosion, mais, à cet égard, c'est
surtout l'accumulation d'hydrogène qui est à crain-
dre. En effet, le dégagement d'hydrogène est considé-
rable en fin de charge ou de surcharge des batteries
d'accumulateurs et, quand il atteint ainsi 8 p. 100
de l'air, la moindre étincelle électrique provenant
d'un moteur suffit à faire exploser le mélange. Dès
que la proportion d'hydrogène, mesurée à l'hydrogè-
nomètre de Tissot, atteint 6 p. 100 (6 heures de plon-
gée en moyenne), on met l'atmosphère de la batterie
en communication avec celle du sous-marin, on ven-
tile et on brasse l'air pendant 10 minutes. En Alle-
magne, pour parer au même danger, on emploie
l'occlusion des bacs d'accumulateurs, système qui
permet de recueillir les gaz dégagés et de les rejeter
ultérieurement au dehors. En tout cas, des extinc-
teurs d'incendie sont placés dans tous les comparti-
ments du submersible. De plus, Itfs Allemands ont
adopté un système de sauvetage pour l'équipage,
système qui consiste en un sac de scaphandrier muni
d'un appareil respiratoire, avec bouteille d'oxygène
comprimé et boîte de potasse pour l'absorption de
l'acide carbonique.
Les gaz toxiques sont l'oxyde de carbone et l'hy-
drogène arsénié. Le premier est aujourd'hui évité
facilement par divers réactifs et , notamment , par le pa-
pier au palladium- Quand sa présence est ainsi recon-
nue, il importe de renouveler l'air de la manière la
plus complète. Le second a donné lieu, dans la ma-
rine italienne, à des accidents qui ont paru d'abord
mystérieux, mais que Giordano a montré provenir
de l'hydrogène arsénié. Ce corps provient du métal
arsénifèredes plaqueset des grillesdes batteriesd'accu-
mulateurs. Pour éviter ce danger, les Anglais n'utili-
sent, dans la fabrication des batteries, que des pro-
duits très purs. En France, on utilise l'appareil de
Tissot au permanganate de potasse pour se débaras-
ser de l'hydrogène arsénié ; cet appareil, branché sur
le collecteur d'un compartiment des accumulateurs,
aspire l'air vicié et le fait passer sur de la ponce
imbibée de permanganate ; un papier sensible placé
à la sortie permet de vérifier le fonctionnement de
l'appareil. L'empoisonnement par hydrogène arsénié
a causé des accidents mortels, caractérisés par des
vomissements, de la diarrhée, de l'hématurie, de
l'ictère et tous les signes de l'anémie pernicieuse. On
les évite aujourd'hui grâce aux précautions indiquées
ci-dessus. A noter que la magnésie parait favoriser
l'élimination du poison.
c) Hygiène de l'équipage. — II n'y a pas à msister
sur les conditions de robustesse physique et mentale
exigées des équipages de_submersibles ; elles sont et
doivent être, comme on le comprend, très sévères,
en raison de l'existence que ces hommes sont appelés
à mener. Notons qu'on s'est efforcé de leur fournir
une alimentation convenable, avec conserves de
viande et lait concentré, légumes, beurre, confitures,
chocolat, vin et café. La préparation culinaire se fait
au moyen de four, chaudières et bains-marie, dont les
uns, placés dans la superstructure et utilisés en
surface, sont chauffés au charbon, et dont les autres,
utilisés en plongée, sont chauffés électriquement par
une résistance dépendant du fourneau. Pour l'éloi-
gnement des immondices, on emploie, en France,
les bouteilles Cloître, munies d'une cuvette et d'un
tuyautage et d'une pompe qui aspire l'eau de mer,
puis, par renversement, rejette à la mer l'eau, les
matières et détritus; ces bouteilles représentent donc
à la fois des water-closets et des boîtes à ordures.
A bord des sous-marins, les conditions d'existence
sont assez pénibles. Les variations thermiques sont
très grandes suivant les compartiments, et il y a sou-
vent un état hygrométrique élevé. Dans nos latitudes,
la température des compartiments de la coque est
parfois assez basse, à cause du contact de l'eau. En
plongée, la pression barométrique oscille assez peu,
en tout cas pas d'une manière dangereuse pour ceux
dont la tension vasculaire est normale. On a noté,
cependant, un abaissement léger et temporaire de
cette tension pendant les plongées de courte durée;
quand celles-ci se prolongent, on peut constater une
diminution de pression de i à 2 degrés au Pachon. On
a signalé aussi des troubles tympaniques sans lésion
organique, une diminution du nombre des globules
rouges et, par suite, la constitution d'un syndrome
anémique qui entraîne un certain degré d'essouffle-
ment à l'effort.
Le bruit, les vibrations, la tension nerveuse, les
émotions peuvent produire l'insomnie, des palpita-
tions, les maux de tête, qui, généralement, dispa-
raissent vite après la mise à terre. Quelquefois,
pourtant, on a constaté la ténacité de ces troubles,
pouvant se compliquer de pithiatisme. La mono-
tonie de l'alimentation entraîne aussi l'inappétence
et, parfois, la dyspepsie. Enfin, l'insuffisance des
moyens de propreté, le défaut d'exercice au grand
air, la respiration des odeurs dégagées affaiblissent
et anémient l'organi'me.
Pour toutes ces raisons, il est nécessaire de recruter
avec un soin particulier les équipages des submersibles,
d'éliminer tous les sujets atteints d'affections car-
diaques, rénales, digestiveset respiratoires, desyphilis,
d'otites, de rhinites, d'angines, d'ozène, de bromhi-
drose, de troubles névropathiques et mentaux, et
de procurer au personnel choisi des séjours à terre
aussi fréquents et aussi prolongés que possible.
Ce n'est que lorsque l'outillage et l'hygiène auront
été perfectioimés que, par conséquent, le tonnage
du sous-marir aura augmenté dans des proportions
suffisantes, que cette navigation, jusqu'ici excep-
tionnelle, pourra entrer dans la voie d'une utilisation
plus générale et plus pratique. — D' J. LAtiuoMCK.
Succession et donation. Dr. fisc. Plu-
sieurs fois remaniée depuis vingt ans et, en dernier
lieu, par la loi du 31 décembre 1917, notre législation
fiscale en matière de mutations entre vifs ou par dé-
cès a été de nouveau modifiée par la loi du aq juin
1920 en ce qui concerne les tarifs servant de base jt
la liquidation des droits.
On rappellera que l'impôt est liquidé sur la valeur
nette des biens transmis, qu'il et perçu d'après un
tarif gradué suivant le degré de parenté et, en mCme
332
LAROUSSE MENSUEL
INDICATION DES DEGRÉS DE PARENTÉ
En ligne directe descendante.
Donations-partages faites con-
formément aux articles 1075
et 1076 du Code ci vil parles
père et mère et autres ascen-
dants
i Donations par contrat de ma- ^
' riage à des descendants. . ■
Autres donations.
En ligne directe ascendante .
Entre ^poux
Entre plus de deux enfants vivants ou
représentés
Entre deux enfants vivants ou repré-
sentés
Entre leâ descendants d'un enfant
unique
Plus de deux enfants vivants ou repré-
sentés
Deux enfants vivants ou représentés . .
Un enfant vivant ou représenté
Plus de deux enfants vivants ou repré-
sentés
Deux enfants vivants ou représentés. .
Un enfant vivant ou représenté,
Hors contrat de mariage . . . .
Entre frères et sœurs
Entre oncles ou tantes et ne-
veux ou nièces
Entre grands-oncles ou grand'-
tantes et petits-neveux ou
petites-nièces et entre cou-
sins germains
Entre parents au delà du 4"
degré et entre personnes
non parentes
Par contrat de mariage
Plus de deux enfants vivants ou repré-
sentés issus du mariage
Deux enfants vivants ou représentés
issus du mariage
Un enfant vivant ou représenté issu
(du mariage
Sans enfant vivant ou représenté issu
du mariage
Par contrat de mariage aux futurs
Hors contrat de mariage
Par contrat de mariage aux futurs
Hors contrat de mariage
Par contrat de mariage aux futurs .
Hors contrat de mariage
Par contrat de mariage aux futurs .
Hors contrat de mariage
2f.50%
4
50
6
50
3
50
4
50
5
5û
5
50
7
50
9
50
9
50
4
50
5
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7
50
9
50
II
50
15
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n
20
■A
30
•
25
"
35
•
30
"
40
»
N* 166. Décembre 1920.
La taxe successorale est progressive et perçue par
tranches sur le capital net global de la succession,
sans addition de décimes.
La taxe successorale est déduite de l'actif impo-
sable pour la liquidation des droits de mutation. La
part de cette taxe incombant à un héritier donataire
ou légataire, ajoutée aux droits de mutation à la
charge de ce même héritier, ne peut excéder 80 p. 100
de la part nette à lui dévolue, calculée sur l'actif
héréditaire net, sans déduction de la taxe successo-
rale. La réduction, s'il y a lieu, porte sur les droits
de mutation par décès.
La taxe successorale n'atteint pas les sommes ou
valeurs qui, pour un motif quelconque, échappent
aux droits de mutation par décès, auxquels ils doi- !
vent se superposer. Si la succession est échue tant à I
des personnes exonérées de ces droits qu'à des per- !
sonnes qui y sont assujetties, la taxe successorale est
liquidée sur l'ensemble de l'hérédité, mais il est fait
déduction de la fraction qui incomberait normale-
ment aux bénéficiaires de l'immunité.
Application de tarifs réduits. Les tarifs sont
réduits en faveur de certains contribuables.
Parls.netles ne dépassant pas 10.000 francs recueil-
lies dans les successions dont le montant total n'exeède
pas 25.000 francs. (Art. 33.) Elles sont, tant pour les ,
droits de donation que pour les droits de mutation
par décès, soumises aux tarifs édictés par les lois
antérieures ; mais il est fait application aux muta-
tations entre époux du tarif fixé par ces lois pour
les mutations en ligne directe au second desré.
Dons et legs d titre particulier aux mutilés de la
guerre frappés d'une invalidité de 50 p. 100 au mi'
nimum. (Art. 33.) Jusqu'à concurrence des premiers
100.000 francs, ils bénéficient du tarif réduit de
temps, d'après l'importance de la part recueillie, que
ce tarif est progressif par tranches.
On rappellera aussi qu'à l'expiration du délai de
dix mois après la cessation des hostilités, la vocation
héréditaire des collatéraux a été restreinte par la loi
du 31 décembre 1917 (article 17). Les collatéraux
succèdent jusqu'au douzième degré, quand le défunt
est incapable de tester ou frapi)é d'interdiction
légale ; autrement, ils ne succèdent pas au delà du
sixième degré, exception faite des descouvlants d( s
frères et sœurs du défunt. On mentionnera enfin la loi
du 27 mai 1918, d'après laquelle l'évaluation en capi-
tal est substituée d'une manière générale à I évalua-
tion en revenu pour les mutations à tiire gratuit
entre vifs ou par décès, et pour les échanges.
Donations entre vifs de biens, meubles ou
IMMEUBLES (art. 32). Ils sont perçus d'après les quo-
tités ci-après sans addition
de décimes :
Droits de mutation
par décès (art. 30). Ils
sontfixés aux tauxci-après,
sans addition d aucun dé-
cime, pour la p.rt nette
recueillie par chaqueayant
droit.
Taxe successorale
(art. 29). Indépendamment
des droits de mutation
par décès, il est perçu une
t2iiie,i\\ietaxe successorale ,
lorsque le défunt ne laisse
pasaumoinsquatreenfants
vivants ou représentés.
INDICATION
des
DEGRÉS DB P,\RI.NTÊ
l 1" degrù
Ligne directe descendante. ? 2« degré
( au delà
SI"' degré
2« degré
au delà
Epoux
Frères et sœurs
Oncles ou tantes, neveux ou nièces
Petits-neveux, grands-oncles, cousins germains.
Au delà du 4® degré et étrangers
TARIF
APPLICABLE
à la
fraction de part
nette comprise entre :
I
2 .001
10.001
et 2 . 000 fr .
et
10000 fr.
et 25.000 fr.
I » %
I 50 %
3 • %
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2 50
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13 •
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22 >
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iq »
27 "
INDICATION
des
DEGRÉS DE PARENTÉ
Ligne directe descendante au
premier degré
Ligne directe descendante au
2" degré et entre époux. . . .
Ligne directe descendante au
delà du 2* degré
Ligne directe ascendante au
I*' degré
Ligne directe ascendante au
2" degré
Ligne directe ascendante au
delà du 2« degré
Entre frères et sœurs
Entre oncles ou tantes et ne-
veux ou nièces
Entre grands-oncles ou grand'-
tantes et petits-neveux ou
petites-nièces, et entre cou-
sins germains
Entre parents au delà du 4*
degré et entre personnes
non parentes
TARIF APPLICABLE A LA FRACTION DE PART NETTE COMPRISE ENTRE :
p. 100
fr. c.
2 50
3 "
3 53
10
15
p, 100
fr. c.
2 50
3 "
3 50
I 4 50
p. 100
fr. c.
3 "
3 50
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4 50
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5 50
14 »
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24 »
29 .
p. 100
fr. c.
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lû »
p. 100
fr. c.
5 »
5 50
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6 50
7 •
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19 ..
p. 100
fr. c.
6 »
6 50
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22 H
27 .
32 »
37 "
p. 100
fr. c.
7 "
7 50
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9 "
9 50
25 •
p. 100
fr. c.
9 »
9 50
11 50
28 »
8 Ë
ri m
p. 100
fr. c.
12 50
13 "
13 50
32 ,.
37 ■
42 »
47 »
p. 100
fr. c.
13 "
13 50
14 »
14 50
15 »
15 50
36 »
p. 100
fr. c.
15 »
15 50
lO ..
16 50
17 «
17 50
40 .1
45 »
50 .
55 ■
2 5
p. 100
fr. c.
17 »
17 50
18 .
18 50
19 .
19 50
44 ■
TARIF APPLICABLE A LA FRACTION
comprise entre
NO.MBRE D'ENFANTS LAISSÉS PAR LE DÉFUNT
Trois enfants
vivants
ou représentés
Deux enfants
vivants
ou représentés
Un enfant vivant
ou
représenté
Point d'enfant
vivant
ni représenté
I et 2.000 francs
0 25 %
0 50
0 75
1 .'
I 25
1 50
2 25
3 20
360
4 "
4 40
4 80
5 50
7 50
0 50 «i
1 1.
1 50
2 »
2 50
3 50
4 25
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6 75
7 50
8 25
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10 • ■■
12 H
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2 .
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6 50
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13 50
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16 50
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3 • %
6 .
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12 »
15 •
18 .
21 *
24 •
27 .
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33 "
36 ,.
37 ■
39 ■
2.001 et 10.000 — ....
loo.ooi et 250.000 —
250.001 et 500.000 —
2.000.001 et 5.000.000 -
5.000.001 et 10.000.000 —
9 p. 100 édicté par l'article 19 de la loi du 25 fé-
vrier 1901.
L'héritier donataire ou légataire laisse au moins
quatre enfants vivants au moment de l'ouverture de
ses droits d la succession. (Art. 31.) Les droits de
mutation par décès sont réduits de 10 p. 100 pour
chaque enfant en ïus du troisième, sans que la réduc-
tion puisse dépasser 2.000 francs par eiifant, ni que
la réduction totale puisse excéder 50 p. 100.
La loi du 29 juin 1920 (art. 34) assimile aux en-
fants vivants de 1 héritier, donataire ou légataire,
tout enfant, quel que soit son âge, de l'héritier do-
nataire ou légataire qui :
I" Etant militaire, est mort sous les drapeaux pen-
dant la durée de la guerre, ou, soit sous les dra-
peaux, soit après son renvoi dans ses foyers, est mort,
dans l'année à compter de la cessation des hostilités,
de blessure reçue ou de maladie contractée durant
la guerre ;
2" N'étant pas militaire, a été tué par l'ennemi au
cours des hostilités ou est décédé des suites de faits
de guerre, soit durant les hostilités, soit dant l'année
à compter de la crsS'ition des hostilités.
Le bénéfice de cette disposition est subordonné à
la production :
a) S'il s'agit d'un militaire, d'un certificat de l'au-
torité militaire constatant que la mort a été causée
par une blessure reçue ou une maladie contractée
pendant la durée de la guerre;
b) S'il s'agit d'un non-militaire, d'un acte de noto-
riété délivré sans frais par le juge de paix du domi-
cile du défunt et établissant les circonstances de la
blessure ou de la mort.
Le défunt laisse plus de quatre enfants vivants ou re-
présentés. (Art. 30.) Il est déduit de l'actif global net,
pour la liquidation des droits de mutation par décès,
10 p. 100 par enfant en sus du quatrième, sans que la
déduction puisse excéder 15.000 francs par enfant.
Doit être ajouté au nombre des enfants vivants
ou représentés du défunt ou du donataire l'enfant
qui est décédé.
La succession passe des grands-parents aux petits-
enfants, par suite du prédécès du père ou de la mère
tué d l'ennemi ou mort victime de la guerre dans les
conditions fixées sous les n"' i et2 du paragraphe pré-
cédent. (Art. 30.) Il est fait application, pour la taxe
successorale, du tarif de la ligne directe descendante
au premier degré. — Max Leorano.
Imp. I.AKouB» (Aa^ë. GilIoD, Hollier-Larouise, Moreau et CI*).
Paris, 17, rue Montpamaise. — Le Gérant : L. Qroslbt.
'^■*WB^»1^!^^^'^?W
Janvier. — Les Chasses de Maximilieo : Chasse au sanglier; la Flambée. Tapisserie exc^uicc vlai^it^ ie cj,rtoa de \'au Uili:y ^L^^-l^,. V. p.
N" 167. — Janvier 1921
iUles brisées (les), pièce en trois actes, de
Pierre VVolfi, représentée pour la première fois au
théâtre du Vaudeville, le 8 octobre 1920.
Fabrège est un don Juan qui commence à.pren-
■ dre de l'âge, mais qui se refuse à vieillir, et dont le
cœur reste jeune éperdument. Au moment où la
pièce commence, il est très épris d'une jeune et jolie
femme, M"" Rémon, dont U parle avec une fièvre
juvénile à son ami Pascal, son contemporain, un
doux philosophe qui n'a jamais connu la passion et
qui gravite docilement dans la joie et l'exubérance
de son camarade plus heureux. Pascal est le Pylade
résigné de cet Oreste inflammable. On ne l'a jamais
aimé. Fabrège le met 'dehors, car il attend M"» Ré-
mon qui a bien voulu accepter de venir dîner avec lui.
La visite d'une amie d'autrefois. M""" Grand, qui
•n'ose pas dévoiler l'incognito que lui font ses rides
— la scène est jolie, — ne suffit pas à l'avertir que
sa jeunesse est périmée.
M^^ Rémon arrive, admire la jolie installation de
•son flirt, sourit à ses déclarations ferventes, qui
itéraoignent d'un amour sincère et profond.
Fabrège est appelé au téléphone.
Un jeune homme entre, en costume de voyage.
Cest le fils de la maison, Georges Fabrège, qui
revioit après une absence. Il se trouve seul avec
M"" Rémon, et engage aussitôt ime conversation
dans laquelle il apparaît que le fils plaît à la dame
mieux que le père. Celui-ci rentre, et est tout à la
joie de revoir et d'embrasser son cher petit.
Au deuxième acte, Fabrège est maussade. Il devine
que son sentiment pour M"" Rémon est accepté par
elle avec politesse, sans retour. Et la voici qui arrive :
elle vient se décommander. Elle ne pourra pas venir
dîner comme il était convenu. Fabrège boude, et est
désagréable; il bouscule son ami Pascal, et s'emporte
à l'appareil contre la demoiselle du téléphone. Il
s'absente un moment, laissant seuls son fils et
Mme Rémon. Celle-ci se rapproche aussitôt du jeune
homme, et lui tient un langage qui ne laisse aucun
doute sur leiu: intimité. Elle lui donne sa photogra-
phie, et part. Le père rentre à temps pour voir
Georges glisser le portrait dans un volume de Bau-
delaire. Le jeune homme étant sorti, Fabrège dit à
Pascal toute son amertume et sa déception. Quant à
sou fils, il le soupçonne d'avoir une intrigue, il ne
sait laquelle. Il va le savoir. Il prie Pascal de prendre
et d'ouvrir le livre que son fils a caché. Pascal voit
le portrait, referme le volume, et fait honte à son
ami de cette curiosité qui veut cambrioler le coeur
de son enfant. Le père se résigne. Mais en causant
avec son fils il connaît la vérité, que celui-ci croit
inoffensive car il ignore que son père aime
M""" Rémon ; mais Georges l'apprend à la fureur
que Fabrège laisse éclater, jusqu'à lui sauter à la
gorgepour l'étrangler. Lejeunehomme donnelechange
à son père en disant qu'il a volé par fanfaronnade
ce portrait dans le salon de la dame, pour faire figure
de séducteur auprès de ses amis. Fabrège ne de-
mande qu'à le croire. A ce moment, le bon gros
Pascal reçoit la visite d'une petite actrice modeste,
M"° Gérard, qui se jette à sa tête. Il trouve ainsi le
bonheur et l'amour sans avoir rien fait pour les ren-
contrer, au rebours de Fabrège qui prend tant de
peine pour un mince résultat.
Au troisième acte, Fabrège donne chez lui une
fête où figurent des danseuses de l'Opéra, pour la
joie de l'octogénaire duc de Charente, type de vieux
viveur. Georges et M"" Rémon échangent des propos
tendres. Fabrège père les surprend. Il fait mine de
n'avoir rien entendu, et se rend compte qu'il est
trop tard pour lui : il a les ailes brisées. Place aux
jeunes. Il renonce à M""" Rémon, et laisse son fils
libre de ses actes. Don Juan vieilli songera, comme
Tircis, à la retraite.
Cet ouvrage a beaucoup de charme. Il effleure
légèrement les sentiments et les situations pathé-
tiques, avec esprit, mesure et discrétion, dans un ton
aimable et élégant qui plaît. S'il faut faire quelques
critiques, on eût aimé savoir mieux qui est M°"> Ké-
mon, à laquelle on ne s'intéresse pas parce qu'elle
n'est qu'un réactif vaguement identifié. La photo-
graphie cachée, le père surprenant son fils qui crie
imprudemment son amour en plein salon paternel,
voilà des moyens scéniques un peu faciles. Mais on
passe condamnation en faveur de l'art adroit avec
lequel les scènes sont disposées et exposées, des
mérites agréables de l'expression, et de l'exactitude
des types, qui donne la vie et la vérité au père, au
fils, et à l'ami. — Léo Clikxtie.
Les principauxrôles ont été créés par M"" Jeanne Provoat
(M"' Rimon), Kcrwich (M"' Grand), Marken (Af"" Gèrardi;
MM. Francen [Fabrège), Paul Bernard {Georges), Joffro (Pos-
ca/). Cousin {Duc de Charente).
Alexandre HZ, par Emest Daudet (Paris,
1920). — En 1894, Emest Daudet publiait une
Histoire de l'Alliance franco-russe. En vue de ce
travail l'auteur avait reçu communication de cer-
tains documents qui devaient uniquement le guider
dans ses études, mais qu'il ne devait pas publier. A
l'heure actuelle, la disparition probable de la dy-
nastie des tsars, le pillage de la chancellerie russe
par les commissaires du peuple, la publication par
le Quai d'Orsay d'un t Livre jaune » permettent
à 1 historien de présenter, dans une biographie
d'Alexandre III, un tableau, du plus haut intérêt, de
ces treize années occupées par le règne de l'avant-
dernier RomanofE.
Ce fut le 13 mars i88r, qu'Alexandre III prit posses-
sion de la couronne. Son père, Alexandre II, venait
d'être assassiné, et cependant il avait été « le Tsar
libérateur ». Redoutant toujours un attentat, la fa-
mille impériale s'exila à Gatchina où elle devait
rester pendant vingt-deux mois, jusqu'au sacre du
souverain. Le nouvel empereur lança une proclama-
tion où il affirmait sa foi c dans la force et la vérité
de l'autocratie • qu'il se déclarait i appelé à affer-
mir et à défendre, pour le bien du peuple, contre
toute tentative dirigée contre elle •.
LAROUSSE MENSUEL. — V.
13
334
Si, au point de vue de la politique intérieure,
Alexandre III indiquait nettement la ligne de con-
duite qu'il entendait suivre, rien ne permettait en-
core de supposer quelles étaient ses idées en matière
de politique étrangère. Un indice cependant laissait
croire que les relations très cordiales entretenues,
malgré le Congrès de Berlin, par Alexandre II avec
Guillaume I'"', subiraient un tempsd'arrêt : le nouveau
tsar avait époiiçp la princesse Dagmar, fille du roi de
Alexandre III, né à Ptitrograd en 1845; tsar en 1881, mort à Livadia en 189
Danemark Christian IX. Il était évident que cette
alliance avec une maison dépouillée par la Prusse,
en 1864, lors de la guerre des Duchés, d'une partie de
ses possessions (Slesvig, Holstein, Lauenbourg), de-
vait influencer dans un sens défavorable à l'Allema-
gne la diplomatie russe.
Alexandre III ne devait pas tarder, en effet, à
donner des marques de sympathie pour la France :
c'est d'abord la nomination de de Giers comme
ministre des affaires étrangères et comme succes-
seur de Gortschakoff à la chancellerie, puis les
paroles d'adieu adressées par le souverain au général
Chanzy, ambassadeur rappelé :
Je sais que chez vous on ne désire pas la guerre, et
j'espère que nous nous entendrons toujours pour nous en
préserver ; mais on ne sait ce que l'avenir nous réserve, et
toute nation doit à sa sécurité d'avoir une bonne armée.
Un moment, le gouvernement français put crain-
dre un revirement de la part de la Russie ; mais
l'entrevue des trois empereurs à Skierniewice, en
Pologne, n'eut pour objet que les crimes contre les
souverains. Les difficultés passagèrement soulevées
par le rappel de l'ambassadeur de France, le général
Appert, furent vite aplanies, et de Freycinet put
désigner pour l'ambassade de Saint-Pétersbourg Paul
de Laboulaye. « Ce diplomate, écrit Ernest Dau-
det, devait jouer à Saint-Pétersbourg un rôle si
important, qu'il est juste de dire qu'il a été l'artisan
principal de l'alliance franco-russe, secondé d'ailleurs,
il faut le reconnaître, par Flourens lorsque celui-ci
fut devenu ministre des Affaires étrangères. »
Alexandre III alla, en 1887, à Copenhague. Il eut
à son retour une entrevue avec Bismarck : elle fut
orageuse. Le tsar accusa violemment le chancelier
de l'empire allemand d'hypocrisie, il lui reprocha de
soutenir les pires ennemis de la Russie tout en pro-
testant de son attachement, et lui présenta, dans un
geste de colère, une lettre signée Ferdinand de
Cobourg, adressée à la sœur du roi des Belges, la
comtesse de Flandre. Ce document prouvait que
Bismarck soutenait secrètement les ambitions du
nouveau prince de Bulgarie, tout en les blâmant
publiquement. Le chancelier allemand déclara le
document apocryphe, et promit d'en faire la preuve.
L'affaire en resta là.
Quoi qu'il en soit, cette attitude du tsar corres-
pondait à un surcroit de mécontentement qui se
LAROUSSE MENSUEL
produisait à cette époque en Russie contre l'Alle-
magne. La «Gazette de Moscou» publiait notamment
de virulentes philippiques contre cette dernière puis-
sance :
Les Français n'oublieront jamais 1870; les Russes se sou-
viendront toujours du traité de Berlin qui leur fait monter
le rouge au front. Aucun ennemi avoué n'a fait autant de
mal à la Russie que l'amitié allemande.
En 1888, Guillaume I'"' expirait. Après un règne
de quelques mois (du 9 mars au
15 juin) F'rédéric III fut emporté
par le mal qui le terrassait; Guil-
laume II lui succéda. Il avait
vingt -neuf ans. Son caractère
était bien dépeint par ces paroles
qu'il prononça au début de son
règne : « Il n'y a dans ce pays
i|u'un seul maître, et ce maître
c'est moi. Je n'en souffrirai pas
d'autre à côté de moi ». Alexan-
dre m rendit visite, en septem-
bre 1889, à Potsdam,à son impérial
<:ousin qui le reçut fraternellement
et ne cessa de lui prodiguer des
témoignages affectueux. La presse
moscovite, malgré toutes ces
manifestations, resta hostile. Elle
rappelait les fautes commises par
les Romanoff depuis plus d'un
demi-siècle dans leurs rapports
avec la Prusse, l'hommage senti-
mental rendu par Alexandre l'^
au tombeau de Frédéric II le
pire ennemi de la Rus-
sie, la liberté laissée à
Guillaume I" de ruiner
le Danemark qui tenait
les clefs de la Baltique,
de vaincre l'Autriche
et la France, rompant
ainsi l'équilibre euro-
péen sans autre profit
pour la Russie que d'en-
tretenir quelques vais-
scauxdanslamerNoire.
En favorisant la prédo-
minancede la Prusse en
.\llemagne, les tsars
avaient oublié le prin-
cipe élémentaire de la
politique, qui consiste
à empêcher les petits
Etats qui vous entou-
rent de devenir grands,
et les grands de devenir
encore plus grands.
Du reste, l'homme
qui avait présidé à toutes ces combinai-
sons diplomatiques, et qui s'efforçait d'em-
pêcher tout rapprochement franco-russe
afin de maintenir tout-puissant le bloc
qu'il avait formé au sein de l'Europe
centrale par les alliances successivement
conclues en 1879 avec l'Autriche et en 1882
avec l'Italie, devait lui-même disparaître
de la scène politique active. Ne pouvant
s'accorder avec Bismarck, Guillaume II
demanda, le 19 mars 1890, sa démission
à ce vieux serviteur de l'empire allemand.
Il lui donna pour successeur le comte de
Caprivi. Le nouveau chancelier avait dit :
« Je ^abandonnerai pas l'Autriche, et je
ne tromperai pas la Russie ». Il n'y avait
donc pas à redouter de sa part des intri-
gues ou des manœuvres plus ou moins
subtiles.
Le gouvernement français s'efforçait, de
son côté, de rendre service à Alexan-
dre III : il faisait arrêter à Paris les nihi-
listes qui complotaient contre la vie du
tsar. C'est alors que commencèrent cer-
taines négociations préliminaires de l'al-
liance : le baron de Mohrenheim, am-
bassadeur de Russie en France, fiit « ime
démarche officieuse et secrète » auprès de
de Freycinet, président du Conseil et ministre de
la Guerre, en vue d'une commande de fusils pour
l'armée russe, à la manufacture de Châtellerault. La
réponse fut naturellement un acquiescement. Le gou-
vernement français n'oubliait pas, en effet, que de
Giers avait dit à Caprivi :
Nous ne pouvons oublier que l'Autriche a seule bénéficié
de la dernière guerre d'Orient, puisqu'elle a gardé la Bosnie
et l'Herzégovine. Elle veut aujourd'hui établir son hégé-
monie en Bulgarie ; la Russie ne peut l'admettre.
Un événement précipita l'ouverture des pourpar-
lers: l'impératrice douairière d'Allemagne voyageant
incognito fut l'objet, à Paris, de manifestations hos-
tiles; Guillaume II présenta comme un casus belli
toute insulte à samère, et accompagna ses déclarations
de mesures belliqueuses. Lorsqu'il apprit ces incidents,
de Giers écrivit, dans une lettre adressée au baron
de Mohrenheim, ces quelques lignes significatives :
L'entente cordiale qui s'est établie si heureusement eatre
«• 167. Jsmiiu 1921
la France et la Russie est la meilleure garantie de la p.ix.
Tandis que la Triple-Alliance se ruine en armement:»,
l'accord intime des deux pays est nécessaire pour maintcnix
en Europe une juste pondération des forces.
On peut dire que de ce jour l'alliance franco-russe
est un fait accompli. Alexandre III donnait une
nouvelle marque de sympathie pour la France en
conférant, quelques jours après, la grand'croix de
Saint-André au président Carnot, la plus élevée des
distinctions de l'empire puisque cette décoration don-
nait à son titulaire le droit de porter toutes les autres.
Lorsque Laboulaye alla présenter à l'empereur les
remerciements de Carnot, le tsar lui manifesta le
désir de voir l'escadre du Nord mouiller dans la
Baltique. Cette visite eut lieu à Cronstadt en iSgr.
Alexandre III se rendit à bord du /^/Awaw et réclama
la Marseillaise qu'il entendit debout, entouré de la
famille impériale. Quant au peuple russe, il acclama
les marins de l'amiral Gervais. Un accueil aussi cha-
leureux fut d'ailleurs fait à Toulon, en 1893, à
l'escadre russe de l'amiral Avellan.
Alex. Ribot, ministre des Affaires étrangères du
cabinet de Freycinet, se déclarait prêtàaccueillir toute
proposition d'alliance; le renouvellement de la
Triple-Alliance bâta les pourparlers, et dès le 5 aotit
1891 « l'accord était fait sur le principe d'un échange
de vues entre les deux gouvernements ». C'est sur
cette base que fut signée la convention militaire
du 31 décembre 1893. « De Giers ayant pris la
plume fit le signe de croix, et, les yeux au ciel, parut
se recueillir dans une courte prière. Comme Monte-
bello( l'ambassadeur de France) regardait étonné, il
dit : « Je viens de demander à Dieu d'arrêter ma
, né â Limoges en 1837; président de la République franfiaist
en 1887, mort assassiné à Lyon en 189».
« main si, contre toutes mes prévisions, contre l'évi-
ic dence de ma raison, cette alliance doit être funeste
(I à la Russie ». Sa main ne fut pas arrêtée, et même
elle ne trembla pas. »
AlexandrelII, mal remisd'une attaque d'influenza,
expirait, à Livadia, au mois d'octobre 1S94. Il lais-
sait pour héritier Nicolas II, âgé de vingt-six ans.
Alors que le père avait de l'énergie, le fils, qui ne
connaissait que la vie de famille, était timide et
craintif. A la mort de l'empereur, il était fiancé à la
princesse Alice, quatrième fille du grand-duc régnant
de Hesse-Darmstadt, Louis IV, et d'Alice d'Angle-
terre. Comme les alliances matrimoniales des tsars
avec des princesses de cette maison étaient fré-
quentes, les Russes disaient plaisamment : « La
mouche de Hesse s'est abattue sur le blé russe. Ces
princesses n'ont aucune fortune , c'est la cassette de
l'empereur qui fait tous les frais y compris le trous-
seau, les diamants; etc., etc. >. Guillaume II encou-
«• 167. Janvier 1921
LAROUSSE MENSUEL
335
L'Escadre russe a Toulù>, ulj.eau de Paul Jobcit, au n.usee de VersaiUei,. — Sui- linviuiioii du Uar .Uciandie III. l'tscadie française, commandée par l'amiral Gerviis. se rendit à (.ronJt.ndt. le
23 juillet 1891. Le tsar et la famille impériale firent une visite à nos marins. C'était le prélude de l'alliance franco-russe, qui devait être sijrnée le 22 août suivant. — Le 13 octobre 1893. 1 escadre niue. Boot
les ordres de l'amiral Avellan, arrivait à Toulon. Les marins russes furent reçus à Paris avec enthousiasme, et, le 26 octobre, le président Carnot allait à Toulon passer en revue lescailre du tsar.
rageait de tout son pouvoir cette union, il écrivait à
sa cousine :
Bien que chef de l'Eglise protestante, je n'hésite pas à te
conseiller de renoncer à ta foi, à cause du bien qu'une fois
sur le trône de la Russie tu pourras faire à l'Allemagne.
Au cours de ce récit si vivant par les anecdotes
qui l'accompagnent, si attrayant par la narration des
négociations diplomatiques, Ernest Daudet nous
fait revivre une période des plus importantes de
l'histoire diplomatique de l'Europe pendant le
XIX' siècle. Le règne d'Alexandre III, c'est la rupture
de l'entente des trois empereurs ; c'est surtout
l'équilibre des forces militaires, détruit au profit de
l'Allemagne par la guerre de 1870 et la Triple-
Alliance, rétabli en rompant l'isolement de la France.
Au lendemain des fêtes de Cronstadt, Caprivi dé-
clarait qu' ■ il voyait dans l'événement la restaura-
tion de l'équilibre européen ». Parlant le même
jour à Bapaume, à l'inauguration du monument de
Faidberbe, Ribot affirmait que « l'entente de la
Russie avec la France apportait une garantie néces-
saire à l'équilibre général ».
Telles sont, pour Ernest Daudet, les raisons
qui justifièrent l'utilité de l'alliance franco-russe.
Elles correspondent d'ailleurs à la réalité : les
négociateurs de l'alliance n'ont eu en vue « qu'une
juste pondération des forces », que « l'équilibre » ;
or, l'attaque russe en Prusse-Orientale, au mois
d'août 1914. aboutit effectivement au rétablissement
de « l'équilibre », en contreignant le haut commande-
ment allemand à retirer du front occidental le
XI* corps de réserve de la garde et la 8« division de
cavalerie. Quelques jours après, l'armée française
remportait la victoire de la Marne. —Jacques Bbnoist.
Bals travestis. — Nous n'entreprendrons
point de rechercher ici l'origine des bals travestis,
que quelques historiens ont fait remonter au cherubs
des Egyptiens, « aux travestissements des fêtes de
Bacchus et à l'origine de la tragédie », ou, plus mo-
destement, aux saturnales de l'ancienne Rome. La
plupart des auteurs s'accordent à croire que leur
usage s'introduisit en France au xiv" siècle. On sait
que Charles VI, s'étant déguisé en «satyre» dans une
fête donnée à la cour, le 29 janvier 1393, faillit être
brûlé vif : des cinq seigneurs qui l'accompagnaient
un seul évita la mort, et le roi lui-même fut sauvé
par miracle. Le déguisement de Charles 'VI et de ses
malheureux courtisans se composait • de grandes
tuniques enduites de poix et recouvertes de longues
étoupes de lin ». C'est, à notre connaissance, le pre-
mier costume de bal masqué français sur lequel nous
possédions quelques détails. (V. bal, ballet, au
Nouveau Larousse illustré.)
Au cours des siècles suivants, la mode des bals
masqués s'établit à la cour; le travestissement devint
l'un des plaisirs favoris des grands seigneurs, « qui
avaient le droit de se présenter aux noces et dans
toutes les fêtes de famille costumés à leur guise, en
prenant part aux divertissements de la compagnie,
sans qu'on pût les contraindre à se démasquer ».
Henri III et ses mignons abusèrent de cette faculté
pour se livrer à des fantaisies turbulentes qui furent,
dit le « Journal de L'Estoile », blâmées en chaire par « la
plupart des prêcheurs de Paris ». Ils s'habillaient
a en marchands, en prêtres, en avocats, et en toutes
sortes d'états » ; plus volontiers encore, ils couraient
les rues déguisés en femmes, chargés de bijoux et la
gorge découverte, travestissement audacieux dont ne
s'offusquait guère la bonhomie de l'époque : Brantôme
nous montre le Grand prieur, frère du duc de Guise,
« habillé fort gentiment en femme égyptienne,... en
son bras gauche ayant une singesse emmaillottée
comme un petit enfant ». Au carnaval de I597> le roi
Henri IV, à la tête d'une mascarade de sorciers,
visita jusqu'à huit heures du matin toutes les com-
pagnies de Paris. On le voit, le carnaval privé se
confondait alors, pour une large part, avec le car-
naval de la rue. Jusqu'à la fin du xvii» siècle, on vit
ainsi des troupes de masques s'introduire, pour dan-
ser et jouer aux dés, dans les maisons où se donnait
quelque fête ; on appelait cela ; « porter un momon ».
Cette coutume curieuse a été utilisée par Molière
dans l'Etourdi et dans les Fâcheux ; et quand Ma-
dame Jourdain voit paraître le Bourgeois gentil-
homme équipé en mamamouchi, elle s'écrie aussitôt :
« Est-ce un momon que vous allez porter ?» — lais-
sant entendre par cette exclamation que les plus
burlesques travestissements étaient de mise en de
telles circonstances.
Sous Henri III, le goût des mascarades donna nais-
sance aux Ballets de la cour, qui se continuèrent sous
Henri IV, sous Louis XIII et surtout sous Louis XIV
avec un éclat remarquable. Ces ballets, écrit judi-
cieusement Victor Foumel, « étaient, à un certain
point de vue, des bals travestis réglés par un metteur
en scène, et accompagnés de spectacle ; ils se termi-
naient par le Grand ballet, où dansaient tous les
acteurs réunis, et ils étaient généralement suivis d'un
bal, qui se confondait avec le Grand ballet, et dont
celui-ci n'était, pour ainsi dire, que le signal et le
commencement » . Les acteurs de profession s'y
mêlaient aux grands seigneurs et aux princes du
sang. Louis XIV en personne paraissait dans ces
mascarades» où il figurait, tour à tour, un guerrier,
un Apollon aux cheveux d'or, un Egyptien, voire
une bergère coquette dont la robe courte s'adornait de
bouquets de fleurs et des attributs habituels des peis-
torales. Les déguisements les plus fantaisistes, com-
posés de cartes ou de dés, de grappes de raisin, de
têtes d'animaux, d'instruments de musique, et même
de tonneaux, de pots d'étain ou de verres à boire,
coudoyaient dans ces divertissements les farceurs et
les bateleurs des parades de la foire, les « masques »
traditionnels de la comédie italienne, les personnages
de Benserade, de Quinault ou de Molière. Les figures
allégoriques de ces mascarades étaient vêtues avec
un parti pris de symbolisme expressif et bon enfant,
qui aboutissait parfois à de monstrueux jeux de
mots, dont quelques-uns n'étaient pas d'un goût
exquis : « Ainsi, dit B. Gastineau, le génie de la
Musique portait une guitare en manière de coifiure,
des luths lui servaient de cuissards; lejeu était vêtu
d'as et de brelans ; le dieu des Jardins, de légumes ;
les Vents tenaient un soufflet et un éventail. Le
Monde, couvert d'un déguisement enluminé comme
une carte de géographie, portait au cœut le mot
France, au-dessous Espagne, à la moncAe Angleterre,
le long d'une botte Italie, sur les épaules pôles, au
milieu du dos terres australes inconnues, et plus bas
îles sous le Vent ».
Quelques-uns des personnages de la commedta
dell'arte qui figuraient dans ces ballets, et qui sont
les types populaires du carnaval italien, se sont mer-
veilleusement acclimatés chez nous. Plusieurs font
encore partie du fonds traditionnel de nos masca-
rades. Brighella, Pantalon, Trivelin, le noir Scara-
mouche, l'agile Scapin et Mezzetin, son frère cadet,
furent fort en honneur au xvm= siècle ; ils ont aujour-
d'hui disparu, mais il nous reste Arlequin, Colombine
et Polichinelle ; surtout, il nous reste Pierrot. Nous
le devons, paraît-il, à Molière. Certes, il a conservé
à peu près le costume du Pedrolino ou Piero (petit
Pierre) de la comédie italienne, qui jouait un per-
sonnage assez secondaire de valet naïf; mais Molière,
dans Don Juan, transforma Pedrolino en Pierrot, le
villageois têtu, l'amant de l'accorte Charlotte. Un
pau'VTe comédien, Giraton, obtint dans ce bout de
rôle un énorme succès. Notre « ami Pierrot » était né
à la gloire. Depuis ce jour la peinture et le dessin, de
Watteau à Willette, la pantomime avec Gaspard
Deburau et ses émules, U poésie, le théâtre, la chan-
son populaire depuis Au clair de la lune jusqu'aux
dernières romances montmartroises de Xavier Pri-
vas, l'ont amené jusqu'à nous, en dehors et au-
dessus de son existence carnavalesque, à travers
336
mille transformations de ligne et mille nuances de
caractère que le Pierrot de carnaval a tour à tour reflé-
tées ; et ces variations du seul type de Pierrot, prince
de la mascarade française, pourraient fournir la ma-
tière d'une étude singulièrement riche et significative.
Il est assez facile de suivre, au cours des deux
derniers siècles, l'influence de la mode sur les cos-
tumes de bals travestis. Comme tout ce qui participe
de la vie, le carnaval obéit à la grande loi de l'évolu-
tion. Bien que la fantaisie soit la souveraine incon-
testée de ce domaine extravagant, on constate qu'à
Porte et-aradirur
Carte d'inritatioD à un bal paré, À la oour de Louis XV (réduite d'un tiers).
chaque époque correspondent des types bien déter-
minés ; on les voit apparaître, avoir quelques années
de vogue, puis sombrer lentement dans l'oubli. Pour
ne pas compliquer cette étude, qui doit rester très
générale, nous ne nous occuperons que des bals pu-
blics, et principalement du plus ancien et du plus
important : le bal de l'Opéra. Les bals privés n'offri-
raient d'ailleurs qu'un intérêt anecdotique. Le Car-
naval est avant tout populaire, et les types qu'il a
créés ou adoptés ont couru toute leur carrière dans
les bals publics.
Lorsque, en 1715, le Régent institua les bals de
l'Opéra, l'usage s'établit immédiatement de n'y pa-
raître qu'en domino, et exclusivement en domino de
soie noire. Le seul attrait de réunions aussi uniformes
était l'intrigue, et il faut croire que l'intrigue elle-
même ne tarda pas à paraître monotone, car, dès
1724, on dut introduire, dans le bal, des artistes de
l'Opéra, pour exécuter des danses de caractère et for-
mer des mascarades plaisantes. En 1768, Bachaumont
écrit : « Les directeurs de l'Opéra, pour se dédom-
mager du peu de monde qu'ils ont à leur spectacle,
ont imaginé de former des quadrilles pour les bals,
qu'ils ont composés des danseuses les plus élégantes
et les plus agréables, avec des habillements très pro-
pres à exciter la curiosité ». A la faveur de ces ten-
tatives, les costumes exotiques, allégoriques et mytho-
logiques en usage dans les ballets de la cour et de
l'Opéra se mêlèrent peu à peu aux dominos ; les
masques italiens, les personnages des tréteaux de la
foire Saint-Laurent, une foule de travestissements
bariolés et fantaisistes envahirent le bal, où ils domi-
naient à la veille de la Révolution.
Parmi les dieux, les déesses, les Mezzetins, les
Gilles, les Scaramouches, les Léandres, les Li-
settes, les Egyptiens, les Turcs, passèrent parfois des
travestissements satiriques rappelant un fait d'ac-
tualité. Quand l'abbé Barthélémy fut nommé secré-
taire général des Suisses, place enviée rapportant
trente mille livres, et réservée d'ordinaire à des offi-
ciers généraux, un masque se présenta à l'Opéra
déguisé en Suisse, mais avec une calotte et un man-
teau d'ecclésiastique : « Qu'est-ce cela ? lui deman-
dait-on. Etes-vous Abbé, ou Suisse ? — L'un et
l'autre, répondait-il ; tout ce qu'on voudra, pourvu
que cela me donne trente mille livres de rente •. Des
fantaisies bizarres apparurent et disparurent, comme
ce déguisement « en if », qui fut un moment à la
mode vers 1745 : un if taillé comme ceux des ter-
rasses de Versailles, d'où sortaient seulement deux
mains gantées et deux souliers à talons rouges.
Louis XV portait cet étrange « costume » quand il
rencontra pour la première fois la future marquise
de Pompadour, la jolie M"' d'Etiolés, pendant les
fêtes données à Versailles à l'occasion du mariage du
Dauphin.
De toutes les divinités de fantaisie qui descen-
dirent du théâtre pour prendre part à l'allégresse des
LAROUSSE MENSUEL
mascarades, les plus populaires furent à coup sûr la
«Folie» et 1'» Amour », qui ne cessaient de figurer dans
une multitude de ballets depuis un siècle. Le cos-
tume de folie, avec son bonnet pointu, sa jupe à
festons, sa marotte et ses grelots, fait encore partie
du vestiaire familier de notre carnaval ; et l'Amou^,
qui jusqu'à la fin du second Empire occupa une si-
tuation des plus éminentes dans le cortège du Bœirf
gras, est demeuré longtemps un personnage cama'-
valesque au premier chef : depuis le plaisant Mathieu
Crochet mis à la scène par Regnard (Le Bal, 1696),
on a vu un nombre
incroyable de mas-
ques présomptueux
se parer des ailes
ingénues, de la cou-
ronne fleurie et du
carquois doré du
jeune Cupidon, et
produire, ainsi atti-
fés, des efifets co-
miques qu'ils ne
recherchaient pas.
Le théâtre, de par
la grâce d'une célè-
bre danseuse, four-
nit encore aux mas-
carades un type
nouveau qui persis-
ta jusqu'au milieu
du siècle suivant :
la « Camàrgo ».
Watteau donna au
carnaval ses pèle-
rins et ses pèlerines
de l'Embarquement
pour Cythire ;
Greuze, ses laitières
et ses villageoises
d'opéra - comique ;
on vit descendre
dans le bal les per-
sonnages des tru-
meaux, bergères
poudrées , bergers
galants, paysans en
habit zinzolin, toutes les grâces enrubannées des petits-
maîtres de cette heureuse époque. Enfin, vers 1780,
lorsqu'il fut de mode, parmi l'aristocratie, d'aller
s'encanailler à la Courtille et aux Porcherons, toutes
sortes de costumes populaires acquirent droit de cité
au bal de l'Opéra : servantes, dames de la Halle,
cuisinières, écaillères, fruitières, bouquetièro?, rrnri
«• 197. Jinvler 1921.
lucks, tambours, voltigeurs, grenadiers, enlaçaient la
taille des dominos, dont le satin s'était égayé des plus
tendres et des plus vives nuances. • Il n'y avait pas, dit
Touchard-Lafosse, jusqu'aux jolies modistes des gale-
ries de bois qu'on ne vît, en dépit d'une rotule légère-
ment tournée en dedans, se produire sous le pantalon
hongrois, le dolman, le colback... Mais dès que les
premières lueurs de l'aurore faisaient pâlir la lu-
mière des lustres, toute cette armée folâtre, tous ces
états-majors brodés d'oripeaux prenaient leur volée.
Et, tandis que des bataillons sérieux traversaient la
ville potu: aller combattre en Allemagne ou en Italie,
tandis qu'en tête d'un leste escadron, de beaux offi-
ciers qui n'étaient pas des masques saluaient de la
main quelques beautés indiscrètement matineuses,
aperçues sous le coin d'un rideau soulevé, les guer-
riers ou les guerrières du bal... dormaient sous le"
tiède édredon auprès de leurs longues moustaches
reposant sur la table de nuit. » {Chroniques secrètes
et galantes de l'Opéra.)
La Restauration, qui rétablit aux Tuileries les
usages de l'ancienne cour, rendit aux bals masqués
leur peuple de bouquetières, de pastourelles, de lai-
tières, de Camargos, de divinités païennes, d'Arle-
quins et de Pierrots, de malins et de poissardes.
Mais surtout — la duchesse de Berry ayant donné
l'exemple en organisant une grande fête où l'on re-
présenta l'arrivée en France de Marie Stuart, — il y
eut, vers 1830, dans tous les bals publics et privés,
un déchaînement remarquable et même excessif de
couleur historique. On n'ignore pas que les litté-
rateurs et les artistes de la génération romantique,
ayant mis l'histoire et la géographie à la mode, trans-
portaient dans les nombreuses fêtes qui les réunis-
saient leurs fantaisies orientales ou médiévales, et
prenaient le plus vif plaisir à retrouver au bal tra-
vesti les personnages de la scène et du livre, les
héros d'Alexandre Dumas, de Victor Hugo, de Mar-
changy, de Walter Scott, ou du vicomte d'Arlincourt.
Achille Devéria dessinait pour ces occasions, d'après
des documents choisis, des costumes charmants et
poétiques. La rue imitait les salons ; les bals popu-
laires s'emplissaient de panaches et de hennins.
L'Opéra fit dessiner par Devéria les costumes d'un
quadrille historique. Mais tout le décrochez-moi-ça
à prétentions romantiques, tous ces pages, trouba-
dours, ménestrels, damoiselles, Buridans, truands,
ribauds, seigneurs et paladins durent bientôt dispa-
raître, tués par le ridicule, devant le triomphe des
deux nouveaux dieux du carnaval : le « chicard »
et le • débardeur ».
Vers 1835, tandis que l'ennui régnait en maître à
r-r- bnî- « masqués et costumés » de l'Opéra, qui
Un coin de la salle de l'Opéra, en 1837, un soir de bal masqué, par Gavarni.
niers, blanchisseuses, « malins » et « poissardes »,
ceux-là mêmes à qui des duchesses vêtues en cham-
brières ne craignaient pas d'aller tenir langue, par
manière de plaisanterie, en épuisant toutes les res-
sources du vocabulaire de Vadé.
La Révolution décréta la mort des mascarades. Le
Consulat les rétablit, et sous l'Empire le bal de
l'Opéra prit un caractère presque exclusivement mi-
litaire. Les flamboyants uniformes : hussards, Mame-
avaient fini, dit un contemporain, par n'être « mas-
qués que pour les femmes et costumés pour per-
sonne », on ouvrait dans tout Paris des bals mas-
qués où se ruait une foule en délire. Il y en avait
dans tous les théâtres, dans les salles de concert,
chez des confiseurs ou des restaurateurs, sans
compter les nombreux bals par souscription orga-
nisés par des particuliers. Les plus pittoresques
furent ceux que donnait, aux Vendanges de Bout-
W J87. Jvivier 1921.
gogne, l'illustre Chicard, de son vrai nom Alexandre
Lévêque, banquier pour le commerce des cuirs. Ce
bal était très fermé : Chicard envoyait lui-même les
invitations, et exerçait en personne le contrôle le plus
sévère. Ce ne fut que lorsqu'il transporta, vers 1837,
son déguisement et son excentrique gaîté au bal de
la Renaissance, puis au bal de l'Opéra où commençait
le règne du chef d'orchestre Musard, que les détails
de son accoutrement disparate furent bien connus
du public, et que le costume de « chicard » devint
prodigieusement populaire. Voici la description que
nous en donne le « Charivari » :
> Le casque seul est un poème complet ; jamais
casque n'a été plus ballotté, plus cahoté par le flot
du temps... II a figuré comme personnage muet sur
la tête de M. Marty, dans la pièce du Mont-Sauvage,
mélodrame emprunté par de Pixérécourt au Soli-
taire du vicomte d'Arlincourt. Après le casque
vient le justaucorps, autre miracle qui tient à la fois
de la peau de lion du vexillaire et du tapis de pied
du mandarin... Sur le justaucorps se trouve une cui-
rasse, sur cette cuirasse des buffleteries de pompier
avec lé soleil et la lune, puis la décoration Chicard,
représentée par une coquille d'huître suspendue à
une patte d'écrevisse ; la cravate et le collier, des-
Chicard, par liavarni.
sinés d'après l'antique de Manlius Torquatus, attachés
par derrière avec une boucle de culotte et ornés d'un
faux col en papier... où se trouve lithographiée la
complainte des Gendarmes. Le ceinturon est en
caoutchouc, terminé par une corde à puits... »
Chicard portait encore de grandes bottes tranchant
sur une culotte de peau blanche ou un maillot de
couleur chair : des bottes à revers, armées d'éperons
énormes; des gants à crispin s'agitaient au bout de
ses bras... Guenilles dont chaque partie recèle une
intention satirique, humour forcené qui suscitera bien
des imitateurs sans génie I Bientôt tout harnache-
ment anachronique, tout costume burlesque composé
de pièces dépareillées n'hésitera pas à se parer du
nom glorieux de Chicard !
Quelques compagnons du grand homme méritent
d'être nommés à côté de lui : le banquier Floumann,
le tumultueux Balochard, le citoyen Pétrin, et surtout
le Sauvage ou plutôt le « Çovage sivilizé », dont l'ac-
coutrement parodique, si l'on en croit Taxile Delord,
contient « une attaque indirecte contre la colonisa-
tion d'Alger,... une épigramme contre la fusion de
l'Orient et de l'Occident, un coup de boutoir donné
au saint-simonisme ». Que de choses dans un cos-
tume de carnaval !
Tandis que le mélodrame historique engendrait le
chicard, le vaudeville créait « le débardeur ». Dans
les Chansons de Désaugiers, pièce de Théaulon et de
Courcy représentée au Palais-Royal en 1836, Déjazet
jouait un de ces rôles à couplets et à transforma-
tions, qui firent sa gloire ; des sept personnages qu'elle
incarnait successivement, et qui étaient les principaux
types imaginés par le bon chansonnier, le premier,
« Cadet-Buteux », proche parent des héros de Vadé,
portait le costume professionnel des débardeurs de
bateaux. La crânerie et la gentillesse de la spiri-
tuelle artiste gagnèrent tous les coeurs. Les débar-
deurs ne tardèrent pas à pulluler dans les bals
masqués Gavarni saisit au vol, d'un crayon pres-
tigieux, la grâce cavalière de ce travesti; il créa,
pour les journaux de modes et les albums de traves-
Déjazet, dans Cadef3uteux
(chanson de Désaugiers)
LAROUSSE MENSUEL
tissements, des nombreux modèles de débardeurs
portant l'empreinte de son génie persoimel. Si bien
que Déjazet, quatre ans plus tard, retrouva sur la
même scène, dans Indiana et Charlemagne, de Bayard
et Dumanoir, son ancien costume de Cadet-Buteux
devenu déguise-
ment de carnaval.
Le succès de cette
pièce et la publica-
tion dans le < Cha-
rivari » de la célè-
bre série de litho-
graphies les Débar-
deurs (1840 -1842)
ne firent qu'accen-
tuer et pousser à
son comble la vo-
gue de ce costume.
Esther et Boisgon-
tier le portèrent sur
la scène des Varié-
tés dans une po-
chade de Dupeuty
et Cormon, Deux
dames au violon,
développement
d'une légende de
Gavarni demeurée
célèbre : « — Etre
fichues au violon
comme des rien du
tout.. .Deux dames
comme il faut...
Vingt dieux ! » Les
gloireschorégraphi-
ques de ce temps,
les vedettes des
bals publics — nous
ne pouvons omet-
tre de citer au
moins les noms im-
mortels de Carabine, Baïonnette, Pistolet et Mous-
queton, — ces anges du cancan ne paraissaient jamais
autrement qu'en débardeur. Le débardeur inspirait
les poètes :
Un débardeur ! mais c'est tout ce que l'on admire :
Dentelle et volupté, bonheur et cachemire.
Riche ceinture et frais boudoir ;
Une fée, un lutin, une sirène, un gnome.
Une fleur faite amour, une femme faite homme.
Un menton rose, un masque noir...
Ces vers d'Armand Barthet sont bien médiocres,
mais ils donnent une idée de l'enthousiasme des
contemporains de Gavarni pour le débardeur. Dans
les Scènes de la vie de bohème, c'est « en débardeur »
que Musette vient retrouver Marcel, « le carnaval
étant fini ». Jusqu'en 1848, le débardeur demeura
le roi des bals masqués ; mais le type primitif subit
de telles déformations, qu'à la fin on pouvait à peine
le reconnaître : « Le débardeur pur sang, écrit Mau-
rice Alhoy dès 1842, s'indigne et reproche aux imi-
tateurs la mutilation du costume primitif. La lorette
le brode, le parfume, l'encadre de chrysocale et de
malines : elle n'est fidèle qu'à la sévère observance
de la pipe ».
Le « débardeur pur sang », c'est dans Gavarni
qu'il faut le chercher. Le voici dans sa simplicité :
large culotte de velours noir découvrant hardiment
la cheville, chemise bouffante en laine ou en soie,
ceinture écarlate serrant la taille; aux pieds, des
escarpins légers, et comme coiffure, sur la perruque
poudrée à cadenettes, un boimet de police ou un
bicorne à plumet, posé crânement sur l'oreille.
Le caractère militaire de cette dernière partie de
l'équipement du débardeur pourrait surprendre. La
Physiologie du débardeur nous apprend que, sous
l'ancien régime, les ouvriers débardeurs des ports de
la Seine portaient « la culotte de velours, la longue
ceinture de laine rouge, la veste ronde et le cha-
peau ciré à haute forme et à bords relevés ». C'est
exactement la description du costume de Déjazet,
dans les Chansons de Désaugiers. Mais les désastres
de l'Empire obligèrent beaucoup d'anciens soldats
à se faire débardeurs, et « le bonnet de police, ce
vieil ami du bivouac, remplaça pour eux le cha-
peau rond... ». La perruque à cadenettes, et la pipe,
accessoire important du costume de débardeur, ont
évidemment la même origine. Et voilà comment,
dans l'étude la plus frivole, peut passer tout à coup
un écho d'épopée.
Quelques détails varient, dans Gavarni, d'une plan-
che à l'autre. La ceinture se noue tantôt sur le côté,
en longs pans flottants, tantôt au creux des reins, en
deux pointes courtes. L'important, c'est que la
bande d'étoffe soit bien serrée, autour d'une taille
fine. Le débardeur, dit plaisamment Maurice Alhoy,
doit avoir la taille de guêpe ; c'est une des qualités
physiques de l'espèce... Il y faut un poignet de la
force de deux chevaux. » La cravate molle, la
petite veste ronde, facile à ôter dans l'animation du
bal, sont facultatives. La perruque, qui chauffait sans
doute un peu trop la tête dans la fournaise de Musard,
est souvent supprimée pour laisser leur libre jeu aux
boucles roulées en « anglaises >, ou remplacée par
337
un foulard à ramages, noué coquettement sur le cdté
de la tête. La culotte, dont le velours devait s'oppo-
ser par frottement aux fantaisies chorégraphiques de
ces demoiselles, s'agrémente souvent d'une large
bande de satin qui entoure le bas des jambes et re-
monte entre elles en formant de l'une à l'autre une
sorte de pont, de façon à ne laisser en contact que
des surfaces lisses et glissantes; ce dispositif, qui fai-
sait du débardeur la tenue idéale pour affronter les
tempêtes et les frénésies des chahuts, galops et au-
tres danses de caractère, reçut le nom pittoresque de
« charivari ».
Ces variations discrètes, ainsi que les combinaisons
de nuances des différentes pièces du costume, laissent
tout son caractère au débardeur de Gavarni. Frin-
gant, gamin, bon enfant, ce travestissement simple
et commode avait toutes les raisons de plaire. On
voulut, hélas! l'embellir. On le tua. Nous saisissons
ici sur le vif, avec une netteté remarquable, toute
l'évolution d'un type carnavalesque ; nous l'avons vu
naître, s'affirmer, s'épanouir, se fixer ; voici la phase
du déclin, de l'effacement, de l'oubli. Il est très cu-
rieux de suivre les étapes de cette dégénérescence, de
cette < démonétisation » du débardeur, dans les litho-
graphies d'Edouard de Beaumont, de Lacauchie, de
Victor Sorel, et dans les planches de travestisse-
ments de tous les journaux de modes. Des rangées
de boutons dorés ou argentés vinrent d'abord orner
la culotte. Des dentelles et des rubans entourèrent
l'échancrure de la chemise, et la chemise elle-même
se transforma peu à peu en un luxueux corsage dé-
colleté. Des nœuds, des galons, des pompons, des
volants, des aiguillettes, mille affiquets disparates
surchargèrent encore cette toilette saugrenue, qui
n'offrait plus avec les débardeurs qu'une parenté
très lointaine. On imaginerait difficilement les idées
baroques qui ont pu germer sur le thème net et gra-
cieux fixé par Gavarni. En feuilletant les albums
du temps, on trouve des débardeurs Louis XVI,
Louis XV, Régence, et même Louis XIII avec le
grand col de guipure et le feutre mousquetaire; et
ces plaisants anachronismes ne sont rien, au regard
de tels déchaînements de fantaisie que l'on rencontre
au hasard des pages.
Ce serait ici le lieu de dire un mot des dessina-
teurs de travestissements, qui furent particulièrement
nombreux et féconds sous Louis-Philippe, en cet
âge d'or du carnaval, que domine le nom glorieux de
Gavarni. Mais la place nous est mesurée; indiquons
seulement aux amateurs d'estampes les recueils
d'Aubert et de Martinet, intitulés : Bals d'artistes.
Musée des costumes, Bals masqués. Bals fashumables
de l'Opéra, Nouveaux bals masqués, etc. C'est là qu'on
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surprendra le nueux l'esprit du carnaval de 1840, de
cette étourdissante bacchanale dont l'œuvre du des-
sinateur des Débardeurs nous offre un si riche et si
vivant tableau. De Gavarni lui-même, il ne reste plus
grand'chose à dire depuis le beau livre des Goncourt.
Rappelons seulement que le carnaval fut redevable
à ce charmant artiste d'un grand nombre de jolis tra-
vestissements : Ecossais, Espagnoles, marinières, pê-
cheurs,... et ce brillant « patron de bateau », souvent
confondu avec le débardeur, que Gavarni aimait à
revêtir, lorsqu'il fréquentait, avec ses amis Tron-
quoy, Emile Forgues, Bouchardy et leur spirituelle
troupe de camarades, les bals du confiseur Berthele-
mot : « une chemise de mérinos rouge, une petite
veste blanche à deux rangs de boutons d'argent
un pantalon de velours noir, des bas de soie rou-
ges, un chapeau de paille avec une branche de
338
saule et une pipe d'argent passées à travers le
ruban noir ». Gavarni inventa aussi, remarque
Sainte-Beuve, « un Pierrot tout neuf, original,
coquettement coiffé, aux plis mous, relSchés, mais
artistement agencés dans leur mollesse, un Pierrot
plein de grâce, et à faire envie aux plus séduisants
minois >.
Pierrots, débardeurs et chicards ne pénétraient
pas au foyer de l'Opéra ; ce lieu fut toujours consi-
déré comme un asile inviolable réservé aux gens
sérieux, c'est-à-dire à l'habit noir et au domino. Le
public élégant des loges assistait paisiblement aux
ébats des masques populaires, à la tempête infernale
que déchaînait le geste de Musard. Sous le second
Empire, tandis que les mille et un bals disséminés
dans la capitale regorgeaient de masques, les habits
noirs devinrent de plus en plus nombreux à l'Opéra,
et de plus en plus rares les masques bénévoles de
l'orchestre. On en vint assez vite à payer des gens
pour donner aux autres l'illusion de la gaîté ; mais
la comédie parut tout de suite assez funèbre. Théo-
phile Gautier, dans le prologue qu'il écrivit pour
Henriette Maréchal (1865), se plaint de cette déca-
dence du carnaval :
Le carnaval déjà prend pour déguisement
L'habit qui sert au bal comme à l'enterrement.
\\ vient à l'Opéra, grave, en cravate blanche...
Hamlet du trois pour cent ayant mis ua faux nez.
Et cependant un nouveau déguisement venait d'en-
vahir les bals masqués. Depuis quelques années l'im-
pertinente espièglerie du débardeur avait cédé le pas
LAROUSSE MENSUEL
remit un moment à la mode, le Robert Macaire de
l'Auberge des Adrets, le pêcheur napolitain dont les
derniers bals de l'Opéra nous montrèrent encore
d'agréables exemplaires et qui apparut vers la fin
de la Restauration, après le succès de la Muette de
Portici (1828), etc. La règle est à peu près générale;
si bien que nous nous sommes longtemps demandé
si le bébé lui-même, dont la vogue soudaine s'expli-
querait mal sans cela, ne serait pas venu, lui aussi,
du théâtre... Une phrase de Paul Mahalin, dans les
Jolies actrices de Paris, ne laisse pas de doute :
« Les Petits prodiges, qui faisaient fureur aux
Bouffes, avaient mis ce costume à la mode ». Tel-
lement à la mode, que des hommes d'esprit n'hési-
taient pas à adopter ce travestissement. Paul Maha-
lin, à un bal costumé donné en 1860 par le Père
Enfantin, affirme avoir vu se trémousser certain
bébé qui n'était autre qu'Alexandre Dumas fils :
« C'est ainsi. J'en atteste le ciel. Le futur Ami des
femmes était en bébé... Il avait un bonnet enru-
banné sur son crâne luisant, embroussaillé de che-
veux crépus, et ses épaules, ses bras, ses jambes
émergeaient d'une mousseline à ruches ». Le bon
géant Nadar parut aussi en bébé à une soirée chez
Olïenbach, directeur du théâtre od venaient de
triompher les Petits prodiges, conduits au succès
par les joyeux acteurs Léonce et Désiré. La pre-
mière représentation, aux Bouffes-Parisiens, de cette
« folie musicale en un acte » signée Gonas, Jaime
fils et Tréfeu, est du 19 novembre 1857.
Vers le même temps parurent dans les mascarades
à l'ingénuité friponne, à la coquetterie plus féminine
du bébé, qui inspira à Monselet une charmante bal-
lade en prose rythmée. « Ce déguisement — à ce
qu'on m'a dit — s'appelle bébé, — de baby, en-
fant... » Le Bébé du second Empire est assez diffé-
rent de celui qui restait encore naguère le traves-
tissement favori des demoiselles de Montmartre et
du Quartier latin. Le bourrelet de tête à nœud de
rubans, la robe sans taille dont l'ampleur est bien
contemporaine du règne de la crinoline, le petit ta-
blier de lingerie bordé de dentelles, la jambe gainée
de soie claire et chaussée de hautes bottines, tels
sont ses traits caractéristiques. Les cheveux généra-
lement nattés, rarement flottants, quelquefois relevés
en chignon. On peut dater assez exactement l'appa-
rition du bébé au bal masqué; une légende de Charles
Vernier, qui est de 1859, nous donne quelques préci-
sions : « Ces dames se sont successivement déguisées
en titis, puis en gamins, maintenant en bébés; l'an-
née prochaine elles seront sans doute en maillot ».
Les costumes de liti et de gamin auxquels il est fait
ici allusion étaient des variantes du débardeur. Le
second, notons-le en passant, rappelait le succès de
l'acteur Bouffé dans un vaudeville célèbre, le Gamin
de Paris, au Gymnase et aux Variétés, en 1842.
Remarquons à ce propos que l'actualité théâtrale
eut de tout temps une influence prépondérante sur
les costumes de bal masqué. Le chicard, le débar-
deur, le gamin, nous venons de le voir, ont une
généalogie théâtrale très nette ; il en est de même
pour les divinités d'Opéra et pour les masques de la
comédie italienne que nous avons vu entrer dans
le carnaval aux siècles précédents ; et il serait pos-
sible de retrouver les antécédents dramatiques de
beaucoup d'autres types qui ont été ou sont encore
« classiques » au bal masqué : le Postillon de Long-
jumeau, le Paillasse qui venait de la foire et qu'im
drame de d'Ennery et Marc Foumier (Gîait^ 1850)
La llcscenle du la CourtiUt, par Gustave Dové. — La tradition voiUail qup les orgies du Carnaval fussent célébrées à la Courtille
(quartier de la Folie-Méricourt), et c'était un spectacle réjouissant, vers 1832, que d'assister au défilé des masques, à ■• la descente de
In Courtille >..
les principaux personnages des opérettes d'Oflen-
bach, parmi lesquels le Général Boum de la Grande-
Duchesse de Gérolstein portait haut son immense
panache, que les derniers chicards considéraient
d'un œil jaloux ; les ballets et les féeries du Châtelet
fournirent aussi leur contingent de costumes fantai-
sistes; et les libellules de Gulliver, les diablotines des
Sept châteaux du diable, les grenouilles d'Aladin se
mêlaient aux carabiniers des Brigands, aux muletiers
péruviens de la Périchole, aux mouches d'Orphée aux
en/ers, sur l'air des Pompiers de Nanterre ou du
quadrille de la Vie parisienne, exécuté par l'or-
chestre du père Strauss. Enfin, parmi les masques
payés du bal de l'Opéra, un célèbre quatuor de far-
ceurs, les Clodoches, popularisa un moment les gro-
tesques silhouettes de l'Ecossais, la Normande, la
Comète et Flageolet, petits-neveux de Chicard, dont
la gloire fut de courte durée.
Depuis 1870, les chroniqueurs annonçaient tous les
ans que le carnaval de Paris était bien mort et bien
enterré. Cependant les bals masqués populaires ne
manquaient pas de fidèles, et le bal de l'Opéra, après
un sommeil de dix ans, se réveilla en 1914 plus bril-
lant que jamais. La meilleure preuve que le Carnaval
ne voulait pas mourir, c'est qu'il ne cessait pas
d'emprunter au théâtre des types nouveaux. Dans les
bals d'il y a vingt ans, que fréquentaient encore les
toréadors de Carmen et les Incroyables de ta Fille de
Madame Angot, apparurent à leur heure quelques
Cyranos, de nombreux Aiglons et surtout d'innom-
brables Claudines. Ce dernier exemple est caracté-
ristique et bien dans la tradition. Comme le débar-
deur de Déjazet, la Claudine de Polaire est devenue
l'un des « masques » du carnaval parisien. Le théâtre
l'a lancée toute vivante dans la mascarade, boucles
au vent, avec son tablier d'écolière et son jupon
écossais, ses chaussettes, l'amusante netteté de son
col blano, et la fiamme vive de sa cravate fiottante. \
N' 187. Janvier 1921
La moindre • grisette » — que l'on nous pardonne
ce terme décent et suranné I — la moindre grisette
du Moulin de la Galette ou de Bullier, sans avoir lu
le roman, sans avoir vu la pièce, n'ignore pas plus
le costume de Claudine que celui de Pierrot ou
d'Arlequin, de folie ou de toréador.
Tandis que s'évadaient du cirque le clown et la
clownesse, le music-hall, par ses i dancing giris »,
renouvelait la vogue et modifiait la ligne du bébé. La
littérature réaliste nous donnait 1" 0 apache » et la
« pierreuse », qui durent, avant la Grande Guerre, un
regain de succès aux chansons de Bruant et à cer-
taine valse chaloupée créée par Mistinguett et Max
Dearly sur une scène montmartroise. Les bals des
Quat'z-Arts, les fêtes costumées du « Courrier fran-
çais » mirent à la mode, voici quelque trente ans,
les réunions costumées oii tous les invités devaient
adopter des travestissements de même époque ou de
même caractère : les Barbares, l'Orient, la Perse,
Byzance, les Mille et une nuits furent tour à tour
les thèmes de quelques fêtes très brillantes ; et quand
le bal de l'Opéra ressuscita pour deux nuits, en 1914,
nous avons pu admirer de belles k sultanes » qui se
souvenaient des ballets russes du Châtelet, et des
minarettes (on avait inventé ce mot !) échappées du
théâtre de la Renaissance.
Enfin, au carnaval dernier, en 1920, la rue pari-
sienne vit paraître et se multiplier un masque
nouveau, qui ne venait pas du théâtre mais du
cinéma : c'est « Chvlot », le Chariot de l'écran, avec
son veston étriqué, sa moustache en mouche noire,
ses cheveux en touffes, sa démarche de canard, et sa
petite canne de jonc...
Si le Carnaval doit vivre, il saura toujours, des
images mouvantes que lui présente l'actualité, dé-
gager des types caractéristiques; ceux-ci, après avoir
brillé un moment sous le feu des lustres, dispa-
raîtront à leur tour pour aller rejoindre, dans la pous-
sière des siècles, les « ifs » de Louis le Bien-Aimé, les
Mameluks de l'Empereur, les débardeurs et les chi-
cards qui menaient un si joli vacarme au temps du
roi-citoyen. — Gustave Fréjavillb.
Budé (Association Guillaume). — Deux dan-
gers, après le bouleversement de la Grande Guerre,
menacent en France les humanités : l'indifférence
intellectuelle qui, avec un élan parfois peu réfléchi et
excluant la prévoyance, porte une grande partie de
la jeunesse vers les carrières à réalisation rapide, aux
dépens des études, surtout supérieures, et le manque
d'instruments de travail, qui vient à la rescousse.
Or, avant la guerre, la France, riche en éditions
classiques, manquait cependant d'une collection de
textes bien établis, tenue au courant des progrès de
la philologie, et à bon marché. Certes les vieilles
collections Lemaire, Panckoucke, Nisard, à des de-
grés divers ont rendu et rendent encore des services ;
mais elles sont de valeur inégale, datent, coûtent cher,
ou se trouvent difficilement dans le commerce. Il y
a bien la Collection des éditions savantes des princi-
paux auteurs grecs, latins et étrangers, avec un appa-
reil critique de variantes choisies et un commentaire
abondant. Elle est parfaite; mais malheureusement
on n'en peut guère parler que pour mémoire, tant
elle se développe lentement (Elle vient de s'enrichir
d'une excellente édition des Histoires de Tacite, par
Goelzer). Publiée en format in-8°, sur beau papier,
son prix est relativement élevé. D'autre part, les tra-
ductions existantes sont fort inégales : si le Tacite de
Bumouf, le Pline l'Ancien de Littré jouissent d'une
juste renommée, d'autres sont fort éloignées de
l'exactitude rigoureuse exigée aujourd'hui. La plu-
part des traductions Panckoucke éludent les diffi-
cultés.
Pour l'usage courant des textes — il semble que l'on
en eût pris son parti, — la France était tributaire de
l'Allemagne, et c'est à la collection Teubner que
maîtres et étudiants avaient pris l'habitude de s'adres-
ser, pour avoir sous la main des textes sûrs, en petit
format, à bon marché.
A ce double péril et à cet inconvénient : indiffé-
rence pour les études grecques et latines, absence de
textes — puisqu'on ne pouvait consentir à demeurer
les hommes liges de la science et du commerce des
Allemands, — dès l'année 1916 des membres de l'Ins-
titut et d'éminents professeurs se préoccupèrent de
parer. De cette clairvoyante et patriotique préoccu-
pation est sortie l'Association Guillaume Budé.
Son but. L'Association se propose, par ia publi-
cation o d'une ou de plusieurs collections d'auteurs
grecs et latins pouvant comporter soit des textes
seuls, soit des textes annotés et commentés, soit des
traductions, soit des documents historiques, archéo-
logiques, etc. », en un format commode, sous un
aspect agréable, à un prix aussi modéré que pos-
sible, de faciliter, d'encourager les études classiques,
d'en maintenir le goût, — puis d'échapper à l'emprise
allemande et à la servitude commerciale.
Son fonctionnement. L'Association Guillaume Budé
est ouverte à tous. Elle comporte, comme la plu-
part des sociétés de ce genre, des membres d'hon-
neur, des membres bienfaiteurs, fondateurs, adhé-
rents. Ces derniers versent une cotisation annuelle,
qui est actuellement de dix francs. Tous récupèrent
I
,V« ie7. Junvier 1921.
LAROUSSE MENSUEL
339
La Balle de l'Opéra, un soir de bal masqué, en 188i. {Le Panorama. Baschet, édit.)
en livres choisis par eux sur la liste des ouvrages
parus, les uns l'intérêt de leur capital, les autres
l'équivalent de leur cotisation annuelle. Ils profitent,
en outre, d'une remise de 25 p. 100 sur les autres
volumes.
Les personnes morales : universités, bibliothèques,
sociétés, peuvent entrer dans l'Association aux mêmes
conditions, et jouissent des mêmes avantages.
Elle est dirigée par un conseil d'administration
composé de membres de l'Institut, de doyens de
facultés, de professeurs des enseignements supérieur
et secondaire, de savants qualifiés, qui choisit dans
son sein un bureau chargé de l'administration active.
En outre, une Société anonyme les Belles-
Lettres, au capital de 400.000 francs, veille à la
partie commerciale en assurant la publication et la
vente des ouvrages dont l'Association lui garantit la
valeur scientifique. Des membres du conseil d'admi-
nistration de l'Association font partie de celui des
Belles-Lettres, et doivent y maintenir les intérêts
de la science. Précaution superflue sans doute, car
le succès commercial n'a ici d'autre gage que la
valeur scientifique des publications, et, d'ailleurs,
Association et Société sont nées d'un même sen-
timent.
Ouvrages parus. Allant au plus pressé, l'Associa-
tion se contente actuellement de publier des textes
avec appareil critique réduit à l'essentiel, et traduc-
tion sans commentaires. On peut se procurer soit
le texte seul, soit la traduction seule, soit l'un et
l'autre réunis. On ne saurait trop remercier les
savants autcuis des éditions de s'être imposé la
tâche, toujours difficile et un peu ingrate, de traduire
les auteurs: on ne risque pas ainsi, comme il arrive
trop souvent, de tomber sur une traduction qui cor-
respond mal au texte que l'on possède, ou ce qui est
plus fort, et pourtant se rencontre, qui ne corres-
pond même pas au texte qu'elle accompagne. Des
traductions exécutées dans ces conditions, et seule-
ment par des maîtres autorisés, présentent des garan-
ties d'exactitude consciencieuse, et aussi de sûre élê-
LAROUSSE MENSUEL. — V.
gance, qu'on ne rencontre pas toujours, il s'en faut.
Enfin, elles donneront toute satisfaction au public,
de plus en plus nombreux, qui sans entendre le latin
Guillaume Budé (gravure du xtii« siècle).
et surtout le grec, n'a pas renoncé cependant au
commerce des chefs-d'œuvre de la pensée, des docu-
ments de l'antiquité classique.
Et pour ouvrir la série grecque voici, par Maurice
Croiset, le tome premier des Œuvres compUUs de
Platon : Hippias mineur, Alcibiade, Apologie de
Sacrale, Euthypkron, Criton. Les caractères grecs,
fondus pour l'Association, sont beaux ; les caractè-
res français, très lisibles. Une seule observation au
point de vue typographique : l'encre de quelques-
uns des volumes parus est un peu pâle. Ce n'est pas
le cas du Platon; mais que la Société veuille bien
veiller à ce détail, qui n'est pas sans importance
pour la beauté des volumes, et aussi pour les yeux
des lecteurs, passé un certain âge. Une biographie,
une introduction critique précèdent texte et traduc-
tion. On n'y donne que l'essentiel, mais tout l'essen-
tiel. En tête des principaux développements, le sujet
en est exposé par une sorte de titre analytique. Ex-
cellente précaution, qui facilitera beaucoup l'intelli-
gence d'une pensée souvent subtile. Il a été procédé
de même pour le Lucrèce. C'est donc une méthode
adoptée pjir la publication. Elle est fort louable.
Puis c'est Théophraste, par Octave Navarre. La
tâche de celui-ci était doublement ardue. En effet,
le texte des Caractères est particulièrement difficile
à établir, et la traduction on ne peut plus malaisée.
La phrase de Théophraste est habile et compliquée.
< Chaque caractère, dit l'éditetu', se réduit le plus
souvent à une phrase unique composée de vingt ou
vingt-cinq propositions infinitives, dépendant d'un
même relatif et où viennent s'insérer ime foule d'in-
cidentes, d'ailleurs sans enchevêtrement ni obscu-
rité. • On est loin de la phrase française ! l'uis, entre
les passages mal établis, mille allusions à la vie an-
tique parfois difficiles à saisir. Force a été au tra-
ducteur de couper en phrases courtes ces multiples
infinitives et incidentes. Il a réussi à nous donner un
Théophraste iv&aiTaeTiX plus piquant, parce que plus
près du texte, que n'avait fait La Bruyère. Théo-
phraste avait autant d'esprit qu'en eut son illustre
imitateur, ce dont la traduction de celui-ci ne donne
pas toujours l'impression. L'éditeur annonce, en ou-
tre, un volume de Commentaires philologiques, plus
spécialement à l'usage des érudits et des étudiants. Et
ainsi, sans avoir recours i l'érudition étrangère, on
13*
.. 349
-' aura tout le néctsiaire pour étudier complètement un
• des plus charmants étrivains grecs.
,^, Paraîtront prochainement ou incessamment la
''j^ite du Platon, deux volumes, par Altred Croiset
;câte fois, et les deux premiers tomes du Théâtre
- d*Eschyle, par Mazon.
'•• Pour la littérature latine, Ernout donne un Lu-
.crèce complet en deux tomes, avec biographie et in-
• troduction critique; Cartault, les Satires de Perse,
dont la traduction, pour d'autres motifs, n'est guère
plus commode que celle de Tliéophraste. Le traduc-
tejir a fait effort pour reproduire le style serré et
l'allure saccadée, violente, du satirique, se conten-
tant d'adoucir quelques obscénités trop criantes.
Effort couroimé de succès, où se retrouve la scrupu-
leuse et intelligente minutie coutumière à l'éminejit
professeur, qui a réalisé le tour de force de cultiver
avec un égal bonheur des branches très diverses de
l'érudition littéraire. Plume fine avec cela, et à qui
l'austérité des sujets n'enlève rien de sa grâce.
Déjà longue est la liste des ouvrages latins annon-
cés. Il est visible que l'érudition latine possède en
France de plus nombreux adeptes que la grecque. Si
la phalange de ceux-ci est plus restreinte, du moins
sa valeur est-elle de tout premier ordre.
En outre, Havet a donné à la Collection un petit
volume de Règles pour éditions cniiques, et de
Labriolle a inauguré une Collection d'études an-
ciennes par la publication d'une excellente Histoire
de la littérature latine chrétienne.
On voit quelle est l'activité de 1' .■Association Guil-
laume Budé. Elle estime qu'une quinzaine d'années
lui suffiront pour achever son œuvre. Dieu sait pour-
tant à quelles difficultés se heurte en ce moment
l'édition française ! Les résultats acquis donnent bon
espoir qu'elle parviendra néanmoins à réaliser ses
projets. Mais il faut que le public lettré la seconde,
il est nécessaire qu'elle voit s'accroître le nombre de
ses adhérents. Pas plus que ceux de l'Alliance fran-
çaise, les actionnaires de la Société les Belles-Lettres
. ne comptent sur elle pour réaliser de gros bénéfices.
L'oeuvre est toute de dévouement scientifique. C'est
une entreprise patriotique, créée pour la bonne
renommée de la Franre, et qui voudrait aussi, pour
• sa modeste part, contribuer à son relèvement com-
mercial. On souhaiterait voir ces beaux et excel-
lents volumes passer la frontière. Nos amis des
pays latins, où le Larousse Mensuel compte tant
d'abonnés, peuvent, pour leur part, contribuer effi-
cacement au succès.
On peut l'affirmer, les textes de la Collection
Guillaume Budé ne le cèdent en rien à ceux des
collections étrangères ; et l'aspect en est beau-
coup plus agréable. Ajoutons, pour finir, qu'un cer-
tain nombre d'exemplaires numérotés, sur papier
fin, répondent aux exigences des bibliophiles les
plus délicats. — André Baudru-lart.
Cilicie, pays de l'Asie antérieure, à l'extrémité
orientale de la mer Méditerranée et aux confins de
l'Anatolie et ds la Syrie. Environ 40.000 kilomètres
carrés de superficie, peuplés de quelque 400.000 habi-
tants.
Les négociations de paix consécutives à la capitu-
lation de la Turquie (armistice de Moudros, 30 oc-
tobre 1918) et les attaques postérieures des Natio-
nalistes turcs, puis les décisions du traité de Sèvres
du 10 août 1920, ont appelé l'attention du grand
public sur un pays de l'Asie antérieure dont, jus-
qu'alors, il ne s'occupait guère : sur la Cilicie.
Contrée de transition entre deux régions bien dis-
tinctes — le plateau anatolien et la Syrie, — dominée
tour à tour par les maîtres de l'une ou de l'autre de
ces régions naturelles, la Cilicie est pourtant un des
pays les plus anciennement civilisés du bassin de la
Méditerranée, et le rôle qu'elle est appelée, au dire
de plusieurs, à jouer dans l'avenir ne le cède en rien
comme importance à celui qu'elle a joué dans le
passé. Il convient donc de se rendre compte de ce
qu'est la Cilicie, au double point de vue physique et
économique, de la manière dont elle est peuplée, de
ce qu'elle fut et de ce qu'elle peut devenir ; à tous
égards, c'est là une étude intéressante et instructive.
I. Grands traits physiques de la Cilicie. Pays aux
confins souvent peu connus, en tout cas géographi-
quement mal étudiés, la Cilicie ne saurait encore êire
exactement délimitée. Les auteurs ne sont nulle-
ment d'accord sur l'étendue de la contrée qu'il con-
vient d'appeler de ce nom, car, sauf du côté du
Sud, autrement dit de la Méditerranée, les bornes
en sont en effet assez flottantes. Ceux-ci restreignent
la Cilicie à la plaine formée au voisinage de la mer
par les trois fleuves du Tarsous-tchaï, du Seihoun et
du Djihoun; ceux-là étendent la contrée jusqu'aux
limites du vilayet d'Adana, c'est-à-dire qu'ils ajoutent
à la plaine même les chaînes qui la limitent au Nord
et à l'Est, et le complexe montajneux de la Cilicie
Trachée à l'Ouest. Dans ce cas, la Cilicie couvre une
superficie de 40.000 kilomètres carrés environ, tandis
que dans le précédent elle n'en occupe qu'un huitième :
S.oookilomètres carrés; elle est grande ici comme le
Danemark actuel, et là simplement comme deux fois
le grand-duché de Luxembourg. La différence est
d'importance, et mérite d'être signalée au début de
LAROUSSE MENSUEL
cet article dans lequel — parce que cette opinion
nous semble la mieux fondée — la Cilicie sera envi-
sagée au sens large, comme correspondant au vilayet
d'Adana.
Ainsi comprise, la Cilicie commence, du côté du
Sud-Ouest, à l'extrémité orientale du golfe d'Adalia.
Là, comme tout au long de la côte sud de l'Anatolie,
la montagne borde étroitement le rivage, ou même
se confond avec lui. C'est, dans l'espèce, l'Imbarus,
un bourrelet qui fait face aux hauteurs chypriotes
des Cérines et qui constitue le rebord méridional du
plateau karstique, criblé d'avens, de la Cilicie Tra-
chée. Bientôt, toutefois, les montagnes cessent de
courir dans le sens des parallèles ; elles adoptent
une orientation très différente (du Sud-Ouest au
Nord-Est), et s'éloignent graduellement de la Médi-
terranée, dont commence alors à les séparer une
plaine côtière qui va s'élargissant de plus en plus à
mesure qu'on se dirige vers le Nord. Cette plaine,
c'est la Cilicie champêtre des Anciens, que dominent
superbement des chaînes très élevées : le Boulghar-
Dagh (Metdesis, 3.500m.) et l'Ala-Dagh, à l'ensemble
arqué desquelles les Anciens donnaient très juste-
ment le nom de n Taurus cilicien ». Là, en effet, se
trouvent, du côté de l'Ouest, les frontières physiques
du plateau anatolien et de la Cilicie.
Ce sont là des limites très nettes ; très confuses,
au contraire, sont les bonies de la Cilicie du côté du
Nord, c'est-à-dire à l'Est de cet « arc taurique »
dont la forme a été remarquée depuis longtemps.
Là, aux confins de l'Anatolie, du masàf arménien et
des longues chaînes syriennes, se dresse un enscmb e
de montagnes très compliqué et fort mal connu. On
y a cru discerner, entre les deux branches du Sei-
houn supérieur, un « Anti-Taurus » ; rien de plus
critiquable qu'une; telle dénomination... Plus à l'Est
encore, des massifs peu pénétrables et, semble-t-il,
assez élevés, portent les noms de Kermes-Dagh et de
Giaour-Dagh ; là finit la Cilicie du côté du Nord-Est,
tandis que, plus au Sud, ce sont les croupes cristal-
lines de la chaîne syrienne de l'Amanus qui en mar-
quent les bornes. Non pas jusqu'au bout toutefois,
c'est-à-dire jusqu'à ce Ras-el-Kanzir où l'Amanus
s'ennoie sous la Méditerranée pour reparaître plus à
l'Ouest dans la chaîne nord de l'île de Chypre ; des
raisons économiques et politiques ont, en eifet, tou-
jours rattaché la petite plaine d'Alexandrette à la
Syrie septentrionale. Aussi est-ce l'étroit défilé de
Rislar-Kaieh ou de Derbent, les k Portes Syriennes »
comme on l'appelle encore, qui marque la limite
méridionale extrême de la Cilicie.
Au nord de ce défilé, où se dresse le curieux mo-
nument dit « les Piliers de Jonas », au nord aussi
du golfe largement ouvert par où finit la nappe bleue
de la Méditerranée, la plaine cilicienne se développe
jusqu'. ux montagnes dont il vient d'être question.
Un petit massif, allongé et sauvage, le massif de
Missis, dont le Djebel-Nour est le point culminant
(720 m.), sépare cette plaineen deux parties inégales :
à l'Ouest, la plaine de Cilicie proprement dite,
0 la plaine des Turcs », disenties Ottomans pour indi-
quer que là se trouve la seule étendue plane de
quelque importance de toute l'Asie Mineure; à l'est,
la plaine d'Issus.
De cette dernière, petite, marécageuse, bordant de
ses dunes la baie d'Ayas, il suffit de dire qu'elle est
riveraine du golfe d'Alexandrette ; tandis qu'elle se
prolonge vers le Nord jusqu'au moment où elle re-
joint la plaine cilicienne d'Osmanié, en gardant tou-
jours une certaine ampleur, elle ne tarde pas, au
contraire, à se rétrécir du côté du Sud pour dispa-
raître bientôt, à la hauteur de Payas, entre les chaî-
nes de l'Amanus et la mer.
Avec sa largeur moyenne de 150 kilomètres et une
profondeurmaximadenokilomètrss, « la plaine des
Turcs » a beaucoup plus d'étendue que celle d'Issus.
On peut y distinguer deux parties. C'est d'abord la
plaine côtière ou Basse-Cilicie, qui correspond au
delta des trois fleuves Tarsous-tchaï, Seihoun et Dji-
houn, une plaine alluviale de très faible altitude
(30 m.), dont quelques tells artificiels sont les seules
élévations, et qui se termine sur la mer par une côte
basse. Un étranglement entre le massif de Missis et
les ultimes contreforts du Boulghar-Dagh, un léger
ressaut de terrain enlre Adana et Missis séparent la
plaine côtière des plaines intérieures. Celles-ci, qui
portent le nom de « plaines d'Osmanié », sont plus éle-
vées (80 ra.) et aussi plus accidentées; des collines
rocheuses atteignant une altitude de 250 mètres y
surgissent çà et là et marquent l'approche de la con-
trée montagneuse où le nom de « plaine » est attribué
à des vallées déjà très resserrées et d'une hauteur
plus forte (plaines de Sis et de Hadjin).
On a vanté plus d'une fois la fraîcheur des hautes
vallées et des montagnes ciliciennes, alors que, ce-
pendant, leur température n'a rien d'exceptionnel ;
mais celles-ci semblent naturellement d'autant plus
fraîches, que la plaine est brûlante. Dans les terres
basses, la chaleur est vraiment écrasante, et rappelle
celle de l'Egypte : les moyennes de température
sont, à Adana, de 14 degrés pour l'hiver et de 30 de-
grés pour l'été ; aussi comprend-on que, durant la
saison estivale, les habitants des villes désertent la
plaine, pour se réfugier daus les montagnes. Ils le
«• 167. Janvier 1921.
font d'autant plus, que la Cilicie, à la différence de la
région nilotique, reçoit des précipitations abondantes
malheureusement sous forme de fortes averses
(384 millim. de pluie, à Adana, en quarante-cinq
jours seulement). Le climat du pays n'en devient que
plus malsain, et l'insalubrité en est accrue encore
par les marécages qui avoisinent le cours des fleuves.
Ceux-ci contribuent pour une bonne part à la
richesse de la Cilicie : ils en arrosent toutes les par-
ties, et ils gardent un débit assez fort pendant tout le
cours de l'année , même durant les chaleurs, car ils
viennent de hautes régions couvertes de neige fort
avant de la saison. C'est en effet du Metdesis que
descend le Tarsous-tchaï. Le Seihoun, trois fois plus
long et de débit décuple, recueille (en particulier par
ses branches du Zamantia-sou et du Gœk-sou) les
eaux des montagnes dites de l'Anti-Taurus et des
montagnes voisines; deux de se? affluents traversent
même le Taurus par des gorges très profondes,
amenant ainsi dans la plaine de Cilicie des eaux pui-
sées sur le versant anatolien de l'Ala-Dagh : tel le
Tchalkyt, dont le Bagdad Bahn emprunte le défilé.
Le Djihoun, enfin, qui est à peu près l'égal du Sei-
houn, sort de massifs mal connus situés à l'est de
l'Anti-Taurus, et n'entre qu'assez tard dans les plai-
nes ciliciennes d'Osmanié.
Tous ces fleuves sont navigables pour les barques
assez loin de leur embouchure, mais absolument
inutilisables pour la navigation dans leur cours su-
périeur. Celui-ci se déroule au fond de gorges étroites
et obscures, coupées par de rares bassins, toujours
peu développés. Peu à peu, une fois entrés etv
plaine, Tarsous-tchaï, Seihoun et Djihoun perdent
leur caractère torrentiel et s assagissent ; bientôt ils
s'allongent en interminables méandres, et coulent
de façon très capricieuse et très irrégulière dans un
lit fort mal tracé : on a calculé que le Djihoun a
changé sept fois de lit depuis trois mille ans, et il a
parfois mêlé ses bouches à celles du Seihoun. Rien
que de naturel, étant donné leur origine et leurs
caractères, à ce que les fleuves ciliciens soient « tra-
vailleurs » ; ils charrient d'énormes alluvions, et
comme l'Egypte est 0 un présent du Nil », suivant
le mot célèbre d'Hérodote, la plaine de Cilicie est
leur propre présent ; les Anciens, qui s'en étaient
parfaitement rendu compte, disaient qu' <t un jour
viendra où le Pyramos (notre Djihoun) aux flots
d'argent réunira au continent les hauteurs sacrées
de Chypre ». Cette prédiction est encore très loin de
devenir une réalité ; mais les alluvions charriées par
les fleuves de la Cilicie jusqu'à la mer Méditerranée
n'en contribuent pas moins à donner aux rivages de
la contrée, ou plutôt à certaines de leurs parties, un
caractère éminemment instable.
De là aussi, de profonds contrastes entre les
différentes sections du littoral cilicien, long d'en-
viron 350 kilomètres depuis Alaya, à l'extrémité orien-
tale du golfe d'Adalia, jusqu'aux fameux piliers
de Jonas voisins d'Alexandrette. La côte ost
d'abord rocheuse et profondement découpée, héris-
sée de caps (cap Anamour) qui sont autant d'épe-
rons enfoncés en Méditerranée par le plateau kars-
tique de la Cilicie Trachée. Plus à l'Est, au delà
de la pointe Cavalière, immédiatement au sud de
l'embouchure du Gœk-sou, voici que la côte change
complètement d'aspect ; elle devient basse et mono-
tone avec des dunes, des lagunes salées (l'Has-
san-Dédé-Gheul entre autres) ; une forte barre existe
à l'embouchure des fleuves. Un seul accident phy-
sique en interrompt, à l'ouest des bouches du Dji-
houn, la fastidieuse uniformité : le cap rocheux de
Karatach, bien loin dans l'est duquel, jusqu'à Payas,
de l'autre côté du golfe d'Alexandrette, le littoral
cilicien conserve les mêmes caractères qu'entre l'em-
bouchure du Gœk-sou et le Karatach-bouroun.
De ce bref résumé des grands traits physiques de
la Cilicie, il ressort que ce pays est loin de former
un tout homogène ; il présente au contraire de très
profonds contrastes entre ses différentes parties. Ici
(dans l'Ouest), une région karstique dont les carac-
tères sont les mêmes que ceux de nos Causses ou
du Carso istriote ; là (au Nord), un pays montagneux
encore fort mal connu, dont les richesses minérales
sont à peu près ignorées, mais où, du moins, l'exis-
tence de très belles forêts est dès maintenant cer-
taine... et utilisée ; enfin, au pied du demi-cercle
décrit par les plateaux et par les montagnes, dans
une véritable conque, une vaste plaine basse, gra-
duellement formée par les alluvions des fleuves qui
l'arrosent, capable de produire toutes les plantes
des pays tempérés, et surtout méditerranéens...
Avant de rechercher quel parti en savent tirer les
populations qui l'habitent actuellement, rendons-
nous compte de ce que sont, à tous égards, ces
populations elles-mêmes.
II . Les populations de la Cilicie. Elles ne sont pas
très nombreuses, puisqu'elles ne représentent guère,
au total, qu'un ensemble de 400.000 habitants pour
toute la Cilicie. Si elles étaient régulièrement répar-
ties sur toute la surface du pays, chaque kilomètre
carré serait occupé par 10 Ciliciens ; mais il n'en est
nullement ainsi. l.aCilicie Trachée est presque déserte,
et on estime à 40.000 ou 50.000 seulement le nom-
bre des montagnards, dont beaucoup ne sont nulle-
AI* 167 Janvier 1921.
ment à demeure dans leurs cantons, mais pratiquent
des migrations saisonnières qui les amènent dans les
plaines au moment de la moisson. Ainsi, presque
toute la population de la Cilicie vit à certains mo-
ments dans les parties basses du pays, là séjournent
d'ailleurs en tout temps la majeure partie des Cili-
ciens, ceux-ci (quelque 200.000 âmes) dans les cam-
p ignes, et ceux-là dans des agglomérations urbaines
très considérables. Adana, la capitale de la Cilicie,
compte en effet de 65.000 à 100.000 habitants, sui-
vant des évaluations dont on ne sait trop laquelle est
l'exacte; Tarsous est peuplée de 45.000 âmes, et
Mersina de 25.000. Ces trois grandes villes sont d'ail-
leurs les seules de la contrée ; entre elles et les
bourgs campagnards, aucun intermédiaire, aucune
cité de moyenne importance. Sélevké, l'antique Sé-
leucie, Yamourtalik, Ayas, Payas ne sont vraiment
que des villages ; Missis, la Mopsueste des Anciens,
est tout à fait déchue ; Sis, l'une des vieilles capi-
tales de la Petite-Arménie, ne possède que 3.500 ha-
bitants. La concentration urbaine est très marquée,
en Cilicie ; la population, presque tout entière grou-
pée dans la plaine, n'y pratique que la forte concen-
tration dans des villes d'importance, ou la dissémi-
nation dans les campagnes.
Voilà un trait capital de la géographie humaine
de la Cilicie; on ne saurait oublier d'autre part
que, malgré son peu d'importance numérique, la
population du pays est constituée par des éléments
très divers. Les Turcs
forment le fond de la
masse paysanne et les
deux tiers des habi-
tants des villes, dont
le dernier tiers est
constitué soit par
des Grecs immigrés,
soit encore par des
-Arméniens. Ainsi la
masseelle-mêmeappa.
laît comme composée
d'un très petit nombre
d'éléments; mais, par
ailleurs, quelle variété
y introduisent de fai-
bles groupements des
origines les plus di-
verses! A côté d'Eu-
ropéens, d'ailleurs peu
nombreux, et des
quelques Levantins
qui habitent le port
de Mersina, voici, au-
tour des villes et dans
les jardins de leur
banlieue, des fellahs
égyptiens, épaves du
passage d'Ibrahim-
pacha en 1837 ; ail-
leurs, on signale des
Tcherkesses transcau-
casiens et des Mohad-
jas ( Bulgares otto-
mans), venus là à la suite de la paix de San-Ste-
fano, en haine de la domination chrétienne. Des
Arméniens sont groupés dans les montagnes, à Sis,
à Hadjin et aux alentours; à Sis surtout, dont le
• catholicos » est le second de la communauté reli-
gieuse et vient immédiatement après celui d'Echt-
miadzin. On signale aussi des Kurdes contreban-
diers, voire des nègres plus ou moins métissés
(dans des villages du Djebel-Nour). Enfin, quelques
vestiges de la population grecque autochtone, ou
(plus exactement) antérieure à l'invasion turque,
subsisteraient dans la région perdue des Pharaga,
aux confins de la Cappadoce, dans la vallée du
Zamantia-sou.
Donc, la Cilicie possède, dans sa population très
bariolée, des échantillons des diverses races qui l'ont
tour à tour occupée et dominée, tout au moins de-
puis l'ère chrétienne. Malheureusement, cette popu-
lation est trop peu dense pour mettre en valeur
complète un pays qui, dans l'antiquité, passait à juste
titre pour une des plus riches plaines du monde.
m. Valeur économique de la Cilicie. Quel con-
traste entre le tableau que les auteurs classiques tra-
cent de la Cilicie champêtre, et son état actuel ! Des
champs, des jardins, de véritables bois d'arbres
fruitiers comme on en trouve encore autour des
villes (autour de Tarsous en particulier), voilà ce
qu'était, dans l'antiquité et au moyen âge, une cam-
pagne aujourd'hui tout autre, trop souvent fiévreuse
près des points d'eau, réduite dans l'intérieur à l'état
de steppe desséché (dans la plaine d'Anavarsa, par
exemple). Actuellement, un cinquième de la surface
cultivable, soit 3.500 kilomètres carrés environ, est
seul exploité parles habitants delà contrée, et ce cin-
quième c'est surtout la bande Marsina-Tarsous-
Adana-Osmanié, au limon rouge provenant de la
désagrégation du sous-sol calcaire, qui coupe en
écharpe la Cilicie du Sud-Ouest à l'Est-Nord-Est.
Rien de plus curieux que les spectacles pleins de
contrastes s'oBrant dans cette partie du pays aux
regards du voyageur : ici, de petits propriétaires
LAROUSSE MENSUEL
utilisant l'outillage le plus primitif, parfois même
(dans la banlieue des villes) des jardiniers fellahs
venus des bords du Nil; là, de grands domaines em-
ployant des machines qui, pour être d'un type déjà
ancien, n'en sont pas moins vraiment modernes. Le
blé dur, l'orge, l'avoine, le sésame, le tabac, le maïs
sont cultivés un peu partout; le riz ne l'est qu'à
l'écart des villes, dans les cantons les plus humides
et les plus malsains. Vigne et canne à sucre prospè-
rent également dans la plaine, ainsi que le coton et
surtout le coton « yerli », une variété locale à fibre
courte et assez épaisse.
Cette dernière culture avait, avant la Grande
Guerre, déjà retenu l'attention des Européens, des
Allemands de la Deutsches Bank et de la Deutsche
lj:vantinische Baumwolle Gesellscha/t surtout; elle a
de même retenu l'attention des Français de la mis-
sion de Syiie de 1919. Elle alterne avec celle du
froment, et est pratiquée sans irrigation. Une bonne
utilisation de l'humidité du sol, l'extension de la
surface cultivée, permettraient, à en croire les spé-
cialistes allemands et français, de porter la produc-
tion de 135.000 balles de coton (chiffre iie 1915) à
800.0000U même àunmillion (soit près de 200.000 ton-
nes). Malheureusement le climat, surtout le régime
des vents et des pluies, assez différent de celui de la
vallée du Nil, s'oppose à l'introduction du coton
égyptien en Cilicie.
Avant la dernière guerre, la Cilicie était encore un
Carte de la Cilicie.
pays d'élève du ver à soie ; force a été d'abandonner
cette source de richesse, parce qu'elle requérait trop
de main-d'œuvre. On y reviendra sans doute un peu
plus tard, lorsque la paix aura permis à la popula-
tion de se développer, et aussi au paysan d'acquérir
une éducation agricole qui lui manque totalement.
Les procédés de culture sont en effet rudimentaires :
on ne sait pas employer les engrais, tous les deux
ans on laisse les terres en jachère et on y lâche les
troupeaux.
Toute une œuvre d'éducation s'impose donc; il
faudrait créer une école d'agriculture, un labora-
toire d'essais, comme aussi une ferme modèle, où le
paysan cilicien apprendrait à soigner le bétail et à
en utiliser les produits, ce qu'il ne sait guère faire
aujourd'hui. Sans doute le cheptel a-t-il été très
diminué par la guerre; on pourrait cependant tirer
bon parti des chèvres, des moutons de race kara-
monli, des buffles utilisés pour traîner les chars, qui
vivent à l'état demi-sauvage, surtout dans le delta
du Djihoun.
Une autre richesse de la Cilicie, tme richesse sur-
tout latente (car elle a été jusqu'ici fort mai exploi-
tée), est cantonnée dans la région montagneuse. Des
conifères, des cèdres plus beaux que ceux dont
s'enorgueillissait naguère le Liban (ceux du Boulghar-
Dagh), des arbres à feuilles caduques y constituent
de superbes forêts dont, surtout dans les cantons
accessibles, bien des parties ont été abîmées pendant
la guerre. Quant aux ressources minérales de la
Cilicie, elles sont laissées à l'abandon, sauf le sel
des lagunes côtières et deux petites mines de chrome
près de Mersina. On a signalé du lignite à Payas,
on a parlé de l'existence de gisements de fer, de
mercure, d'amiante. Tout cela est à contrôler et à
vérifier; en grande partie, au total, l'inventaire des
« possibilités » de la Cilicie demeure encore à dres-
ser. Actuellement, l'industrie est peu développée, et
n'est que le corollaire de l'agriculture. Quand on a
parlé d'usines à égrener le coton, de filatures et de
tissages travaillant les 82 centièmes de la production
34Ï
locale (à Adana, à Tai-sous), des minoteries d' Adana,
de scieries mécaniques, d'huileries de graines de
coton et des fabriques de glace de Mersina, on a tout
dit. La situation est donc médiocre ; elle ne parait
susceptible d'amélioration, dans l'état actuel des
choses, qu'en fonction des progrès agricoles de la
Cilicie.
Avant la guerre, le commerce était faible. L'ex-
portation était celle des produits naturels du pays :
des céréales, du coton, du sésame ; les importations
étaient peu considérables, comme il convient à un
pays pauvre et de besoins restreints. Le trafic pas-
sait presque entièrement par Mersina après avoir,
bien souvent, transité par Smyme ou par Beyrouth;
mais il est impossible de dégager avec précision la
part qui, dans le commerce de la dernière de ces
I échelles », revient à la Cilicie, comme aussi d'ap-
précier la valeur du mouvement des échanges par la
voie de terre. Tout ce qu'on peut dire, c'est que les
relations entre le vilayet d' Adana et la France
n'étaient pastrèsconsidérables; les deux tiersdu coton
exporté de Cilicie partaient à destination de l'Alle-
magne, et le matériel des usines et des exploita-
tions agricoles était anglais ou allemand, voire
suisse ou italien. Au reste, le pays était peu connu
en France ; peu de nos compatriotes y étaient fixés,
et ils n'y possédaient qu'un domaine de quelque im-
portance : celui de Djihon (25.000 hectares)... L'at-
tribution de la Cilicie à la zone d'influence écono-
mique de la France,
les études faites dans
le pays par la mission
des Chambres de com-
merce de Lyon et de
Marseille (surtout en
ce qui concerne le co-
ton), le voisinage de
la Syrie confiée par la
Société des nations à
l'influence éducatrice
de la France, tout
permet de prévoir une
participation très ac-
tive des Français, dans
un avenir presque im-
médiat, au renouveau
économique de la
contrée.
Pour que ce renou-
veau soit possible, la
Cilicie ne doit pas
seulement être pour-
vue du matériel agri-
cole et industriel qui
lui a fait jusqu'ici à
peu près totalement
défaut : elle devra en-
core être dotée d'un
outillage qui la mette
à même d'entrepren-
dre avec les autres
pays un commerce
actif, et d'entretenir
avec eux des relations suivies. Actuellement, cet
outillage lui manque presque complètement, sur ses
façades continentales comme sur les maritimes.
Voici les côtes de la Méditerranée : sur leurs
350 kilomètres de développement , pas un seul bon port.
Les havres de la Cilicie Trachée, jadis animés par
le trafic avec Chypre ou avec l'Egypte, sont au-
jourd'hui absolument déserts. Mersina, j les Myrtes »,
la grande échelle de la Cilicie champêtre et d'une
partie de l'Anatolie, est un sitnple mouillage sans
abri ni jetées ; les transbordements entre les navires
restés au large et les chalands ou remorqueurs,
pour lesquels de petits wharfs ont été construits,
sont souvent rendus impossibles par les vents
du Sud; néanmoins, le mouvement commercial de
Mersina fut de 150.000 tonnes (dont les deux tiers
à la sortie) en 1913, c'est-à-dire lors de la dernière
aimée normale.
La côte basse n'a pas d'autres échelles. Pompeio-
polis, Soli sont ensablés, et Tarsous est loin dans
l'intérieur des terres. Un mouillage près de la pointe
Karatach à l'abri de quelques îlots, un port à demi
ensablé à Ayas, un appontement de bois à Payas,
voilà les seules escales d'un cabotage local qui va
chercher les céréales à Karatach-Khan, ou les oranges
à Payas, mais qui ne doime naissance à aucun mou-
vement commercial sérieux. L'existence de fonds de
près de 10 mètres à la pointe Bittem, dans la baie
d'Ayas, et aussi les souvenirs de l'importance d'Mgé,
« la cité des vagues », ont bien dorme l'idée de
creuser à cet endroit un port en eau profonde, qu'il
serait facile de raccorder au chemin de fer de Bag-
dad; mais ce projet ne semble pas sur le point
d'être réalisé. En attendant, Alexandrette, grâce à la
construction de l'embranchement de Toprah-Kaleb,
est en mesure de faire concurrence à Mersina comme
débouché de la Cilicie; c'est qu'en effet, ici bien
plus que là, les conditions sont favorables à la créa-
tion d'un port de commerce considérable.
Si les rivages de la Cilicie sont inliospitaliers, ses
fieuves constituent-ils du moins des voies d'accès
342
permettant de pénétrer dans l'intérieur du pays ?
Des conditions mêmes dans lesquelles se trouvent
Tarsous-tchaï, Seihoun et Djihoun, il faut répondre
négativement à cette question. Le régime incons-
tant de ces fleuves dont les bouches se déplacent,
l'existence d'une barre à bur entrée dans la mer
devaient en écarter les ports; ce ne sont, au sur-
plus, que des voies de pénétration médiocres, prati-
cables aux barques, mais triplant leur longueur en
plaine par leurs sinuosités inutiles. Les embarca-
tions remonten i. néanmoins le Seihoun jusqu'à Adana,
et le Djihoun jusqu'à Missis. Eu amont, les fleuves
ne tardent pas à prendre un caractère torrentiel, et
perdent celui de « chemins qui marchent » qu'ils
prenaient un peu auparavant. A défaut des fleu-
ves, des pistes, impraticables en hiver, mais uti-
lisables en été pour un trafic restreint, assurent les
relations locales et conduisent de Tarsous à Bozanti,
d'Adana à Tarsous et à Mersina, de Missis à Sis et
de Missis également à Osmanié, enfin d'Alexandrette
à Osmanié. Ces routes, soi-disant carrossables, mais
toutes en mauvais état, auront grand besoin d'être
réparées pour servir d'affluents à la voie ferrée de
Bagdad. Celle-ci traverse la province d'Ouest en Est,
en desservant Bozanti, Dorak, Yénidjé, Adana, Mis-
sis, Osmanié; elle forme, sur une longueur de
170 kilomètres, une grande voie parallèle à la côte,
complétée par les deux
embranchements per-
pendiculaires de Yé-
nidjé-iMcrsina (13 kil.
et demi) et de 'Toprah-
K a 1 e h - Alexandrette
(65 kilom.).
Ainsi le chemin de
fer de Bagdad laisse
au Nord presque tous
les cantons monta-
gneux de la contrée,
et n'y envoie aucun
embranchement . La
chose s'explique aisé-
ment. Les hautes val-
lées de cette partie
encore inexploitée de
la Cilicie sont diffici-
lement accessibles,
elles ne constituent
que demédiocres voies
de passage pour les
relations avec l'exté-
rieur, si bien que les
communications avec
les cantons septen-
trionaux de l'Anato-
lie, avec Sivas par
exemple , sont très
difficiles. Par contre,
avec la région d'Eré-
gli-Nigdé d'une part,
et avec la Haute-Syrie
de l'autre, des cols
relativement bas ou-
vrent des passages fré-
quentés depuis long-
temps. Voilà pourquoi la Cilicie a toujours été,
traditionnellement, la région 'de passage mettant
en communication l'Anatolie avec la Haute-Méso-
potamie et la Haute-Syrie ; voilà pourquoi le
vieux chemin des Portes Ciliciennes ou Gulek-Bo-
ghaz (i.i6o m.), par lequel ont passé les Perses,
les Grecs d'Alexandre, les Romains et les Croisés,
est encore emprunté par la route carrossable de
Tarsous en Anatolie. Si la Bagdad Bahn l'évite,
c'est uniquement pour des raisons techniques : elle
avait moins de difficulté à suivre plus ou moins
fidèlement la vallée du Tchalkyt et, par elle, à gagner
la plaine au prix de rampes, de nombreux tunnels et
de ponts assez élevés. C'est pour des motifs de même
nature, et aussi pour d'autres, stratégiques, que,
dans l'Est, la voie ferrée délaisse la route classique
Payas, les Portes Syriennes, Alexandrette et le pas
de Beïlan (ou Portes Amaniques) pour descendre
sur Antioche et Alep. Après avoir longé pendant un
temps la route Adana, Aïntab, Biredjik, le chemin
de fer de Bagdad gagne la Haute-Syrie par le col de
Bagtché, qu'il franchit par un tunnel, s'écartant
ainsi, à l'Est comme à l'Ouest, des routes tradition-
nelles, dans leurs sections ciliciennes extrêmes.
IV . Le passé de la Cilicie. On ne saurait s'étonner
de voir soulignés avec insistance les points par où
les voies modernes, ou plutôt toutes contemporaines,
difièrent des anciennes, quand on songe à ce rôle de
région de passage que la Cilicie a joué à tant de re-
prises au cours des siècles. Un coup d'œil rapide jeté
sur le passé du pays montrera que là se trouve un
des traits les plus saillants de son histoire.
Région de passage, la Cilicie le fut durant toute
l'antiquité. Hittites et Perses la traversèrent d'Est
en Ouest pour aller envahir l'Asie Mineure, et les
Grecs y pénétrèrent par l'Ouest, avant de remporter
dans ses plaines, avec Alexandre le Grand, la célèbre
victoire d'Issus (333 av. J.-C). Comme les armées y
ont passé à bien des reprises, les civilisations s'y
LAROUSSE MENSUEL
sont rencontrées. Soumise dans la région côtière à
l'influence chypriote, la Cilicie allia très tôt les en-
seignements de la Grèce et de l'Asie à des éléments
de la civilisation syrienne ou mésopotamienne. L'art
nautique y fut pratiqué de bonne heure par les Cili-
cicns établis au bord de la mer, dans les havres si
nombreux de la Cilicie Trachée (Sélinonte, SéleucieK
et même en Cilicie champêtre (à Soli, à JEgt, à
Tarse) ; de là partirent ces hardis pirates qui effrayè-
rent tant la République romaine, que « le grand Pom-
pée » vint les combattre en personne ; c'est en sou-
venir de la victoire du général romain, que Pompeio-
polis s'éleva bientôt à quelques kilomètres de l'em-
placement actuel de Mersina. Quelques années plus
tard. Tarse, que baigne le Cydnus (notre Tarsous-
tchaï), est une des capitales de l'éphémère empire
d'Antoine et deCléopâtre ; son université est célèbre,
et éclipse même un moment celle d'Athènes ; là naît
Saul, qui deviendra saint Paul, l'apôtre des Gentils.
De pair avec l'cfforescence intellectuelle marche
l'essor agricole et commercial de la Cilicie ; la pros-
périté matérielle de la contrée est extrême ; ses
plaines fécondes sont en plein rapport, et ses relations
étroites avec Chypre, avec les régions syriennes et
égyptiennes. En unissant à l'ensemble syro-égyptien,
dans le Diocèse d'Orient, les deux provinces de Cilicie
et d'IsaUrie (cette dernière correspondant à la Cilicie
N' 167. Janvier <62).
Village d'Alaya, en Cilicie.
Trachée), la grande réforme administrative de l'Em-
pire romain du iv" siècle ne fait que consacrer une
vérité géographique et historique tout à la fois.
Il semble que la Cilicie ait alors perdu son ca-
ractère de région de passage, et cependant elle le
conserve même alors, et, tôt après, elle va le voir
s'accentuer encore. C'est en effet ce paysque traversent
les armées impériales, romaines d'abord, grecques
ensuite, pour aller combattre les Perses dont les
incursions hardies atteignent parfois Antioche, mais
contre les attaques desquels l'Amanus constitue du
moins une barrière sûre. Un peu plus tard, tandis
que l'Empire d'Orient use peu à peu ses forces dans
des querelles théologiques dont un évêque cilicien,
Théodore de Mopsueste, porte en partie la responsa-
bilité, la Cilicie passe de main en main. Sauf le pla-
teau de la Cilicie Trachée (le thème byzantin de Sé-
leucie), elle devient arabe dès le vu" siècle, pour
retomber sous la domination des Grecs au début du
xi" siècle, au temps de l'empereur Nicéphore Pho-
cas. Tôt après, voici l'arrivée des Croisés ; non con-
tents de traverser le pays avant de pénétrer en
Syrie, ils l'enlèvent à ses possesseurs et le donnent
aux princes « francs » d' Antioche, à l'un desquels
(Raymond de Poitiers) Manuel Comnène ne tarda
pas à l'arracher.
Mais l'Empire grec ne garde pas longtemps sa
conquête : après bien des combats et bien des revers,
les bandes arméniennes qui, depuis le v" siècle, des-
cendent vers le Sud, et leurs chefs les princes Ru-
péniens, arrivent, avec l'aide des Croisés, à expulser
les soldats du basileus de toute la Cilicie ; alors,
Léon II est couronné roi de la i Petite-Arménie »,
au nom del'empereur d'Allemagne Philippe de Souabe,
par l'archevêque Conrad de Mayence(ii98). Dès lors,
au lieu d'Anavaza dont les environs ont été célébrés
par Edrisi à l'égal de ceux de Damas, Sis devient la
capitale de la contrée ; des colonies de marchands de
tous pays s'établissent dans les ports (à Mgé, notam-
ment) ; les chevaliers Hospitaliers s'installent sur les
côtes rocheuses, où ils édifient les châteaux aujour-
d'hui ruinés de l'île Provençale et de la pointe Cava-
lière ; enfin, contre le Turc qui, bientôt, s'installera
à Koniah, à Césarée, à Karaman, les pentes du Tau-
rus se couvrent de retranchements par les soins d'in-
génieurs génois. Mais, en dépit de l'Etat frère de
Chypre, le royaume de Petite-Arménie n'était guère
viable ; des querelles intestines, des luttes avec les
princes d'Antioche contribuent encore à l'affaiblir ;
après l'effondrement des Etats latins d'Orient et
l'établissement des Turcs Seldjoucides en Anatolie,
sa situation devient désespérée. En vain Léon IV
s'allie-t-il alors aux Mongols contre les musulmans
d'Egypte maîtres de la Syrie: ses alliés le trahissent,
et veulent le faire assassiner ; la campagne est ravagée
jusqu'au pied des énormen forteresses de Masissa,
d'Anazarbos et de Tarsous. Enfin, en 1375, le dernier
roi de la Petite-Arménie, unLusignan, est fait prison-
nier par les Turcs... Dès lors, c'en est fini de la Cilicie
indépendante, dont le dernier souverain est venu
mourir à Paris quinze ans plus tard. Depuis cette date
néfaste, et jusqu'à ces dernières années, l'histoire de la
Cilicie se confond avec celle de la Turquie. Pas de
faits saillants avant le xix" siècle, où quelques épi-
sodes s'imposent a l'attention : le rapide passage
d'Ibrahim-pacha, le fils de Méhémet Ali, en 1837,
les massacres d'Adana
de 1909, les travaux
du chemin de fer de
Bagdad...
Quand, en I9i5,fut
signé l'accord Sykes-
Picot, la Cilicie fut
presque entièrement
rangée dans la zone
française d'adminis-
tration direcle; seuls,
quelques cantons de
l'Ouest en furent dé-
tiichés, et placés dans
la zone d'Adalia. C'est
en vertu de cet arran-
gement queles troupes
du colonel Brémond
occupèrent la Cilicie à
la fin de l'année igi8.
Peu à peu, après les
innombrables difficul-
tés du début (insuffi-
sance des effectifs,
représailles des Armé-
niens à l'égard des
Turcs, etc.), uncalme
relatif s'établit ; mais
quelle précarité dans
la situation de ce pays
dont les Arméniens
d'Erivan, appuyés par
les Américains, leurs
protecteurs éventuels,
réclament la posses-
sion au Conseil des
Quatre , tarrdis que
les Nationalistes turcs
n'admettent pas d'en être dépouillés! Rien, au total,
n'avait encore été décidé définitivement, lorsque le
mouvement kemaliste (né, en partie, des incertitudes
des Alliés et du retard de la conclusion de la paix
avec la Turquie) s'attaqua à la Cilicie.
On sait combien précaire se trouvait alors la situa-
tion des forces françaises qui occupaient la contrée.
Entre les Nationalistes turcs que commandait Mous-
tapba Kemal, les brigands kurdes avides de butin,
et les Arabes nationalistes partisans de l'émir Fayçal
en Syrie, ces forces françaises gardaient un point de
soudure, une charnière qu'il 'mportait de conserver
à tout prix. A plus d'une reprise, les Turcs essayè-
rent de reprendre un pays que, de par la race de la
grande masse de ses habitants, ils tenaient pour leur
et difficile fut plusieurs fois, à la fin de 1919 et au
début de 1920, la tâche des Français qui eurent à
leur faire face. De là cette série d'épisodes malheu-
reux, survenus en Cilicie ou ailleurs, qui amenèrent
les autorités françaises à signer à Angora (fin mai 1920)
un armistice avec les Nationalistes turcs. Précaire
dès le premier jour (affaire de Bozanti), cet armistice
a été rompu par Moustapha Kemal avant que l'éva-
cuation de la Cilicie par les Français eilt été réalisée,
conformément aux termes mêmes de l'accord.
Un tel abandon était justifié, puisque le traité de
Sèvres, dès lors en préparation, rendait aux Turcs
tout le vilayet d'Adana, abstraction faite des casas
situés à l'est du Djihoun et du cap Karatach. Là se
trouvait d'ailleurs la partie essentielle de la char-
nière dont nous venons de parler, et, bien que petite,
cette section orientale de la Cilicie, avec les plaines
d'Osmanié et d'Issus, avec la région de l'Amanus,
n'était nullement dépourvue de vajeur économique et
stratégique. Pour toutes ces raisons, elle demeurait
rattachée au mandat français en Syrie.
La Cilicie se trouve donc, de par les stipulations
toutes récentes du traité de Sèvres, partagée entre
la Turquie et la France. Sans doute, des troupes
1
I
If 107. Janvier 1921.
françaises occupent encore les différentes villes elles
principaux points de la Cilicie orientale, mais elles
ne s'y maintiennent que provisoirement. Convient-il
d'en conclure à un échec ? à la fragilité de l'œuvre
des administrateurs français qui, pendant plus de
dix-liuit mois de troubles et de luttes, ont repris la
tradition des princes croisés d'Antioche ou de Chy-
pre ? à l'inutilité de l'enquête instituée en Cilicie par
la mission de Syrie, et de tant d'efforts dépensés sur
un théâtre si éloigné de la terre de France ? Nulle-
ment. La Cilicie demeure toujours, en effet, tout
entière, dans la zone d'influence économique de la
France ; sur une de ses parties, celle de l'Est, notre
pays doit même exercer son mandat comme sur la
Syrie. On ne saurait vraiment, dans de telles condi-
tions, dire que la Cilicie est soustraite à l'activité
française. — Henri Froidbvaux.
Cinquantenaire de la Képubllgue
(la célébration du). — Dans sa séance du 31 juil-
let 1920, la Chambre des députés, sur l'initiative
du Gouvernement, avait décidé de commémorer
par une solennité nationale le cinquantenaire de la
troisième République :
La République (avait dit très justement le rapporteur du
projet de loi), arrivée à un point culminant de son histoire,
ayant parcouru une étape qu'aucun des régimes qui se sont
succédé depuis 1789 n'a pu atteindre avant elle, a le droit
et le devoir d'évoquer avec une fierté tranquille, dans « une
méditation solennelle a, son efïort d'un demi-siècle vers les
libertés et la réparation nationale.
La République ayant été proclamée le 4 sep-
tembre 1870, c'est le 4 septembre qu'aurait dû logi-
quement avoir lieu la fête commémorative ; mais
cette date, primitivement envisagée, parut, à la
réflexion, peu opportune . En même temps que
l'avènement d'un régime nouveau, n'évoquait-elle
pas la défaite de nos armes, et le voisinage du
2 septembre anniversaire de Sedan ne risquait-il
pas d'embrumer de quelque humiliant et doulou-
reux souvenir une fête qui devait être toute d'allé-
gresse et de triomphe ? En outre, la dispersion des
vacances n'eiit pas manqué de nuire à la solennité
de la cérémonie ; enfin, les préoccupations que don-
nait l'état de santé du président Deschanel était un
motif — inavoué, mais puissant — de reculer une
fête à laquelle la présence du chef de l'Etat était
indispensable. On tomba donc d'accord sur la date
du II novembre, aimiversaire du jour où l'effort des
cinquante dernières années a reçu son magnifique
couronnement, par la restitution de l'Alsace et de la
Lorraine à la mère patrie.
Le projet primitif avait prévu que la célébration
du cinquantenaire s'accompagnerait de la transla-
tion au Panthéon du cœur de Garabetta, conservé
jusqu'ici aux Jardies, et qu'une i plaque commémo-
LAROUSSE MENSUEL
nait-il pas que la nation rendit un solennel hommage
aux innombrables héros dont le nom restera à jamais
obscur, mais qui, cependant, par la ténacité d'un
effort poussé jusqu'au sacrifice de leur vie, ont été
les plus efficaces artisans de la victoire ? On propo-
sait donc de conférer les honneurs du Panthéon aux
restes d'un soldat inconnu, pris au hasard parmi les
morts non identifiés de la guerre, et que son ano-
nymat même élèverait à la hauteur d'un symbole.
343
chacune des neuf régions de champs de bataille
qui divisent l'ancienne zone des armées, et en un
point demeuré secret, le corps d'un soldat identifié
comme Français, mais dont l'identité personnelle
n'avait pas été établie. Chacun des corps ainsi exhu-
més devait être mis dans un cercueil de chêne, et
transporté en automobile à Verdun. En fait, huit cer-
cueils seulement se trouvèrent réunis à Verdun le
9 novembre, car dans l'un des secteurs tous les mili-
Les drapeaux de l'infanterie, groupés devant le Panthéon. (Phot. Roi.)
D'accord sur le principe, le gouvernement eût
souhaité que cet hommage fiit l'objet d'une manifes-
tation spéciale ; mais la voix publique fut plus forte,
et le gouvernement accepta de joindre les deux cé-
rémonies. Au dernier moment, des discussions s'enga-
gèrent sur le lieu où devait être inhumé le « Soldat
inconnu » ; on avait songé d'abord au Panthéon : on
préféra ensuite — et plus justement — l'Arc de
Le cercueil du « Soldat inconnu » part de la citadelle de Verdun. ,Phot. Roi.)
rative serait apposée, également au Panthéon, à la
mémoire des généraux Chaïuy et Faidherbe, ainsi
que des officiers et soldats des armées de terre et de
mer qui, en 1870 et 1871, ont sauvé l'honneur de la
France ». Mais pouvait-on, en une telle fête, oublier
les combattants de la Grande Guerre ?
Déjà s'était fait jour dans la presse une idée gé-
néreuse, qui par son élévation et sa simplicité, avait
immédiatement rallié tous les sufirages. Ne conve-
Triomphe. En conséquence fut promulguée, le
9 novembre 1920, une nouvelle loi qui disait :
Art. I•^ — Le II novembre 1920, les honneurs du Panthéon
seront rendus aux restes d'un des soldats non identifiés
morts au champ d'honneur au cours de la Grande Guerre.
Art. 2. — Le même jour, les restes de ce soldat seront
solennellement transportés à l'Arc de Triomphe, pour y être
inhumés.
Pour désigner le Soldat inconnu, on exhuma, en
taires inhumés avaient été identifiés, à l'exception
de dix-sept dont on n'avait pu préciser la natio-
nalité.
Les corps furent déposés dans une galerie souter-
raine de la citadelle, transformée en chapelle ar-
dente ; le lendemain, 10 novembre, après une veillée
des armes à laquelle participa toute la population,
on procéda, avec une émouvante simplicité, à la dé-
signation du Héros inconnu. Un simple soldat du
132' fut chargé par le ministre des Pensions, qui
présidait la cérémonie, de déposer sur l'un des huit
cercueils une gerbe d'œillets rouges et blancs ; aussi-
tôt achevée cette élection funèbre, d'une grandeur
que rien peut-être n'atteignit encore jamais, le cer-
cueil, couvert de couronnes et décoré de la médaille
de Verdun, fut conduit à la gare, d'où un train spécial
l'amena à Paris.
Le même soir, une délégation du gouvernement
s'était rendue à Ville-d'Avray, à la villa des Jardies,
pour recevoir l'urne funéraire contenant le cœur de
Gambetta,qui fut ensuite déposée dans l'un des monu-
ment s — convertis en chapelle ardente — de la
vieille porte de Paris, qui avoisinent le Lion de Bel-
fort. Peu après, la dépouille du Soldat inconnu pre-
nait place dans l'autre de ces monuments.
C'est là qu'au matin du 11 novembre se forma le
cortège officiel .
Pour transporter le cœur de Gambetta, l'on avait
aménagé un long char surmonté d'un haut catafalque,
tendu de soie grise bordée d'or et parsemée du mo-
nogramme de la République. Sur les côtés du char
figuraient les armes des villes de Paris, Verdun,
Metz, Strasbourg, Reims, Dijon, Cahors, Tours, Nice
et Bordeaux. Au sommet, un coffret vitré, encadré
de faisceaux de licteur en bois doré, recueillit l'urne
renfermant la précieuse relique.
D'autre part, un canon de 155 long, portant sur
son affût un catafalque recouvert d'un voile tricolore
frangé d'or, reçut le cercueil du Soldat inconnu.
Debout sur les marches du Panthéon, le président
de la République, entouré des présidents des Cham-
bres, des ministres et des maréchaux, accueillit le
cortège à son arrivée.
Le cœur de Gambetta fut tiré de son reliquaire
par un Invalide de 1870, tandis que huit adjudants
chargeaient sur leurs épaules le cercueil du Soldat
inconnu, et les deux précieux fardeaux entrèrent
au Panthéon entre la plus prodigieuse haie d'honneur
qui se puisse imaginer, formée par les groupes com-
pacts et ordonnés de tous les drapeaux de l'Armée.
Au centre de l'édifice, sous la coupole, avait été
disposée, entre quatre faisceaux de drapeaux trico-
lores, une plate-forme carrée supportant un socle rec-
tangulaire sur lequel était placé un reliquaire de bois
doré, semblable à celui qui couronnait le char funé-
raiie. En avant, un cénotaphe, recouvert d'im grand
344
drapeau de soie, portait cette brève inscription :
Au Soldat français — igi4-igi8.
Après 1 exécution de la Marche héroïque de Saint-
Saëns, et de l'Hymne à la France immortelle d'Henri
Rabaud, Millerand gagna une petite tribune aména-
gée à l'entrée de la travée de gauche, et, d'une voix
forte et posée, prononça un discours dans lequel il
LAROUSSE MENSUEL
Lorsque, derrière les cavaliers de la garde républi-
caine et le gouverneur militaire de Paris entouré de son
état-major, apparut, dans la brume de cette matinée
d'automne, la haie mouvante et colorée des huit cents
drapeaux de l'armée française, un long frémissement
anima les innombrables spectateurs massés sur le
parcours: étendards de la cavalerie, drapeaux de l'in-
Le char portant le cœur de Gaiiibelta, et le cercueil du « Soldat inconnu ■>, sur la [ilace du Pantlicon. (Phot. Roi.)
dégagea le sens de la cérémonie de ce jour. Avec son
éloquence un peu sèche mais précise, débarrassée
de tout inutile ornement, Millerand présenta en un
raccourci clair et vigoureux l'œuvre de la troisième
République.
Après avoir rappelé le douloureux enfantement du
régime, il glorifia Gambetta qui, incarnant le pro-
gramme du gouvernement de Défense nationale, sut
« grandir son parti aux proportions mêmes de son
pays, et asseoir sur des bases inébranlables la Répu-
blique », tandis que la France se relevait. De ce relè-
vement, Millerand évoque ensuite les phases succes-
sives, et salue les principaux artisans, depuis Dérou-
lède dont le clairon sonna sans relâche la Revanche,
jusqu'à Jules Ferry et à Waldeck-Rousseau.
Qu'il y ait eu en ces cinquante années des faibles-
ses, des fautes, Millerand ne le conteste pas, mais
« dans l'erreur même il y eut quelque chose qui ne
faiblit jamais : ce fut l'amour de la France ».
A grands traits, l'orateur retrace l'œuvre de re-
constitution accomplie par la République, non seule-
ment dans l'ordre militaire et politique, mais dans
toutes les branches de l'activité humaine : améliora-
tion de la législation sociale, développement de
l'éducation nationale et de l'enseignement, progrès
de la science française illustrée par les Pasteur, les
Berthelot, les Henri Poincaré, les Pierre Curie,
activité des arts et des lettres où se sont manifestées
les tendances les plus diverses, mais qui témoignè-
rent toujours de ce souci des hautes questions qui
font l'honneur et la grandeur de l'homme :
Il est vrai que, parmi ces philosophes et parmi ces histo-
riens, parmi ces critiques et ces romanciers, parmi ces dra-
maturges et parmi ces poètes, tous ne célébrèrent pas la
République ; mais la République les célèbre tous, car c'est
précisément sa gloire, d'avoir permis à tous d'affirmer leurs
pensées, qu'ils revêtirent parfois d'un vêtement magnifique...
L'œuvre est-elle achevée? Non, déclare Millerand.
« Nous avons des ruines à restaurer ; nous avons
des réparations à poursuivre ; nous avons des garan-
ties à maintenir. »
Et se tournant alors vers le Soldat inconnu,
« représentant anonyme et triomphal de la foule
héroïque des Poilus », le Président salue en lui tous
les Morts de la Grande Guerre, tous les jeunes héros
accourus de tous les points du monde « pour offrir
leur vie au salut de l'Idéal ».
La cérémonie était terminée. Tandis que s'éle-
vaient sous les voûtes les accents de la Marseillaise,
le cortège gagnait le parvis du Panthéon, et aussitôt
reprenait, solennelle et magnifique, la marche vers
l'Arc de Triomphe.
L'inoubliable défilé de la Victoire, du 14 juillet 1919,
restera dans nos mémoires d'une grandeur que rien,
certes, ne saurait égaler. Avec un moindre déploiement
de pompe militaire, le défilé du ii novembre 1920,
qui traversa Paris parmi le recueillement d'une foule
silencieuse, ne fut peut-être pas moins émouvant.
fanterie aux glorieuses déchirures, drapeaux de
l'aviation, étendards de l'artillerie, ils étaient là tous;
et combien d'anciens combattants, mêlés à la foule,
n'éprouvèrent-ils point une secrète émotion en re-
connaissant l'emblème deleur régiment!... Maisvoici
«• 707. Jimvler 1921.
après une longue captivité, connaissent aujourd'hui !
la douceur d'un vent de victoire, n'attestent-ellesj
point que l'œuvre de ces cinquante années a reçu
son couronnement ?
Puis, au milieu d'un silence fait de respect défé-^
rent et d'enthousiasme contenu, s'avancent les deux '
chars funéraires ; derrière le corps du Soldat inconnu
marche, tête nue, le chef de l'Etat ; il est suivi des ]
présidents des Chambres, de R. Poincaré, des mem-
bres du gouvernement ; passent ensuite — et cette j
fois les acclamations éclatent — les trois maréchaux, 1
suivis des généraux Gouraud et Mangin.
Et c'est enfin le long défilé des troupes de toutes ]
armes, en tête desquelles marche une section de '
territoriaux portant l'uniforme de la mobilisation:
képi, pantalon rouge et capote bleue.
Il était plus de midi quand le cortège atteignit
l'Arc de Triomphe. Les deux chars pénètrent sous
la voûte ; tout s'arrête, tout bruit cesse ; minute
grandiose ! Soudain les canons tonnent, les clairons
sonnent « Aux champs » ; la Marseilla.se retentit ; les
troupes massées autour de l'édifice rendent les hon-
neurs. Aussitôt après le cortège se disloque, et
seules, sous l'abri des pierres glorieuses, demeurèrent
les deux dépouilles. Dans la soirée, le cœur de Gam-
betta devait être porté définitivement au Panthéon.
L'après-midi, une cérémonie commémorative eut
lieu sur la place de l'Hôtel-de-V.Ue, tandis qu'.i
Notre-Dame se chantait un 2'e Deum solennel. Le
soir, des illuminations, des embrasements, des cor-
tèges lumineux furent la dernière parure de cette
journée de fête, que domina, plus haute que les
commémorations, plus haute que les gloires person-
nelles, l'ombre du grand Mort anonyme, en qui som
meille, dans la paix de la Victoire, l'âme héroïque dt
la France. — J. Darouin.
Décorations (Port des). — Sur l'initiative du
général Dubail, grand chancelier, et conformément à
l'avis du Conseil de la Légion d'honneur, un décret
du 6 novembre 1920 a réglementé à nouveau le port
des décorations françaises et étrangères.
Les manières de porter les décorations varient sui-
vant qu'on porte des insignes complets de dimen-
sions réglementaires ou de dimensions inférieures,
des barrettes et demi-barrettes, des rubans ou des
rosettes. Les insignes complets de dimensions régle-
mentaires, décrits par les statuts (croix, étoiles, pal-
mes, médailles, etc., avec rubans et rosettes, avec
ou sans distinctifs tels que palme, étoile), se portent
à la boutonnière pour les officiers, chevalierset grades
ou classes équivalents, et les titulaires de médailles.
L'insigne caractéristique, déterminé par les statuts,
est suspendu par un ruban (avec ou sans rosette,
avec ou sans distinctif), et accroché sur le côté gauche
de la poitrine: pour l'uniforme militaire, à la hauteur
de la deuxième rangée de boutons ; pour le costume
civil officiel, à la hauteur du sein gauche ; pour le
costume civil non officiel, à la première boutonnière.
Les insignes dits en sautoir, réservés aux com-
mandeurs et aux grades ou classes équivalents, sont
Le cercueil du « Soldat inconnu >., recouvert d'un immense drapc.iu n..
Les étendards de la cavalerie, défilant sur le po
sur un canon de 155 long. (Phot. Roi.) —
. \Pbot. Manuel.)
encore, encadrés de leur garde d'honneur, les vieux
drapeaux de 1870 restitués par l'Allemagne, — trop
rares, hélas ! car on sait que la déloyauté de nos en-
nemis d'hier nous a privés de la plupart de ces reli-
ques qu'ils s'étaient engagés cependant à nous rendre.
Mais n'importe ! Ces épaves d'heures tragiques, qui.
suspendus par un ruban passant autour du cou (cra-
vate). Les insignes dits avec plaque, spéciaux aux
grands officiers, commandeurs avec plaque, et aux
autres grades ou classes équivalents, comportent
une plaque sur l'un des côtés de la poitrine, et, en
outre, pour certains Ordres, les insignes dits en sau-
/V« 167. Janvier 1921.
toir (commandeur, etc.) o i, pout d'autres, les insi-
gnes dits à la boutonnière (officier, chevalier, etc.).
Enfin les insignes dits en écharpe, destinés aux
grands-croix et autres grades ou classes équivalents,
consistent dans un large ruban barrant la poitrine,
passant sur une épaule et allant se fermer à la hanche
opposée, avec l'insigne suspendu contre la hanche,
et dans une plaque sur le côté de la poitrine opposé
à l'épaule où passe l'écharpe.
Les insignes complets de dimensions inférieures aux
dimensions réglementaires fixées par les statuts doi-
vent être une reproduction exacte des insignes régle-
mentaires. La largeur du ruban et le diamètre del 'in-
signe ne doivent pas être inférieurs à i centimètre.
Les barrettes ont la forme de rectangles allongés,
aux couleurs des rubans, d'une longueur égale à la
largeur des rubans, et d'une hauteur n'excédant pas
I centimètre. Elles se portent, sur l'uniforme mili-
taire, à la hauteur de la deuxième rangée de boutons,
et sur le costume civil officiel à la hauteur du sein
gauche.
Les demi-barrettes comportent, en leur milieu,
des rosettes aux douleurs de l'Ordre, et sont en argent
pour les commandeurs, en argent sur la moitié de
leur longueur et en or sur l'autre moitié pour les
grands officiers, et entièrement en orpourlescrands-
croix. Elles peuvent être portées par les titulaires
des décorations dç grand'croix, grand officier et
commandeur de la Légion d'honneur.
Les rubans et rosettes se portent à la boutonnière.
Ils doivent reproduire exactement et dans la même
proportion les couleurs, fixées par les statuts, des ru-
bans et rosettes réglementaires. Le port des rubans
et rosettes aux couleurs mélangées de plusieurs déco-
rations françaises ou ctrangères est interdit. — C'est
là une des innovations du décret.
Sur l'uniforme militaire (grande tenue) et sur le
costume civil officiel (grande tenue), le port des
insignes complets et du modèle réglementaire des
décorations françaises est obligatoire. Le port des
décorations étrangères est réglé par des instructions
ministérielles. Dans les autres tenues, le port des
barrettes est autorisé, le port des rubans ou rosettes
seuls est interdit.
Le port des demi-barrettes métalliques est autorisé,
comme nous l'avons vu, pour les dignitaires et com-
mandeurs de la Légion d'honneur. Est autorisé éga-
lement pour ces mêmes insignes, et aussi pour les
insignes dit à la boutonnière, le port des simples
rosettes ou rubans sans insignes. Toutefois, le décret
rappelle aux titulaires de décorations étrangères com-
portant des rubans ou rosettes rouges ou contenant
du rouge en quantité notable, l'interdiction déporter
soit des barrettes, soit des rubans ou rosettes seuls,
c'est-à-dire sans l'adjonction des insignes qui s'y rat-
tachent. Les titulaires ont seulement le droit de por-
ter des insignes d'un modèle réduit.
Sur l'habit de cérémonie, les décorations peuvent
être portées en modèle réduit, avec ou sans ruban,
épinglées sur le revers gauche de l'habit.
L'ancienne disposition est maintenue : la croix
de la Légion d'honneur, la Médaille militaire et tous
les insignes à l'effigie delà République doivent pré-
senter la face sur laquelle se trouve l'effigie.
Les décorations françaises sont placées les pre-
mières sur le côté gauche, en partant du milieu de
la poitrine, et dans l'ordre suivant :
la croix de la Légion d'honneur,
la Médaille militaire,
la Croix de guerre,
la médaille de la Victoire,
les décorations des Ordres coloniaux,
les médailles commémoratives,
les décorations universitaires,
les décorations du Mérite agricole,
les médailles d'honneur.
Les décorations étrangères sont portées à la suite
et à la gauche des décorations françaises, sans ordre
imposé.
Toutes ces dispositions s'appliquent aux indigènes
de l'Algérie, des colonies et des pays de protectorat
autres que la Tunisie et le Maroc. Les autorisations
prévues à l'article 3 concernent les étrangers qui ne
sont pas membreà de la Légion d'honneur.
Une dernière disposition est relative aux insignes
de distinctions honorifiques créés et décernés par des
sociétés, et aux rubans et rosettes qui les rappellent.
Leur port n'est autorisé que dans les réunions des
membres de ces sociétés.
Le décret du 6 novembre 1920 abroge celui du
10 mars 1891 qui avait le même objet, et le décret du
15 juillet 1918 créant des distinctifs de grades. Il a
pour sanction l'article 471-15° du code pénal, qui
punit d'amende, depuis i franc jusqu'à 5 francs
inclusivement, ceux qui auront contrevenu aux règle-
ments. J. DURIEUX.
Delag'e (Yî;<s-Marie), zoologiste et biologiste
français, membre de l'Académie des sciences, né à
Avignon (Vaucluse), le 13 mai 1854, mort à Sceaux,
le 7 octobre 1920.
La carrière d'Yves Delage fut remarquablement
régulière et rapide. Après avoir acquis le titre de
docteur en médecine avec une thèse sur VUrigine des
éléments figurés du sang, il devint, eu 1881, prépara-
Yves Delagr. (Pliot. E. Pirou.)
LAROUSSE MENSUEL
leur de Lacaze-Duthiers, et soutint la même année
une thèse remarquable de doctorat es sciences siu:
l'Appareil circulatoire des édriophlalmes. Ce travail,
qui montrait en lui un technicien de la recherche zoo-
logique d'une peu commune habileté , lui valut le .grand
prix des sciences physiques à l'Institut, non sans qu'il
eût été obligé de convaincre l'un de ses juges, Henri
Milne-lîdwards, de la réalité de ses découvertes, en
répétant devant lui ses expériences. En 1885, il
était maître de conférences à la Faculté des sciences.
En 1883, Liard, recteur de la Faculté de Caen, le
faisait venir dans cette ville en qualité de chargé de
cours de zoologie ; l'année suivante, il était titularisé
professeur, et nommé directeur du laboratoire de Luc-
sur-Mer. En 1885, Milne-Edwards, alors professeur
d'anatomie
comparée à
la Faculté des
sciences de
Paris, étant
décédé, Laca-
ze-Duthiers,
qui avait ap-
précié depuis
longtemps la
granJcvaleur
de son élève,
lui donna une
preuve de
confiance et
d'affection
peu ordinai-
re : il échan-
gea sa chaire
de zoolo-
gie contre la
chaire de Mil-
ne-Edwards,
devenue va -
cante, et fit
nommer De-
lage à sa propre place. D'abord chargé de cours,
celui-ci fut nommé définitivement professeur de
zoologie eu 1886, et sous-directeur au laboratoire
de Ro-coff dont il devint le directeur en 1901, à la
mort de Lacaze-Duthiers.
On peut diviser la vie scientifique d'Yves Delage
en deux périodes, la première s'arrêtant à l'année
1904, où un décollement de la rétine et une atteinte
de cataracte lui ôtèrent la vue de façon à peu près
complète. Jusque-là il s'était occupé presque unique-
ment de morphologie zoologique, et avait fait en cette
matière des découvertes de, grande importance. A
partir de 1904, il s'adonna surtout aux études de
biologie, qui lui permettaient une moindre assiduité
dans les travaux micrographiques, qui furent conti-
nués pour lui par ses deux principaux collaborateurs :
Hérouard, et M"° Goldsmith. Par contre, il se pas-
sionna plus que jamais pour le laboratoire de Ros-
cofî, auquel il voua toujours une particulière dilec-
tion. Il l'avait reçu des mains de Lacaze-Duthiers,
à l'état presque rudimentaire ; il eu fit, avec des res-
sources cependant très modestes, un établissement
vaste, doté de tous les perfectionnements nécessaires,
possédant des salles claires, unsuperbe aquarium, un
grand bassin pris sur la mer, et des bateaux impor-
tants. Pour s'assurer les fonds nécessaires au fonc-
tionnement de ce laboratoire, il obtint qu'on y louât
des stalles aux pays étrangers désireux d'envoyer là
des travailleurs ; plusieurs nations profitèrent de cette
hospitalité, et de nombreux chercheurs venaient cha-
que année de toutes les régions du monde s'adonner,
à Roscoff, aux études de zoologie marine. Dans l'es-
prit de Delage, cet établissement et celui de Banyuls-
sur-Mer devaient constituer des laboratoires natio-
naux modèles, pour lesquels il sollicitait un
important budget dont il faut souhaiter le maintien.
Delage passait à Roscoff, son séjour préféré, la moi-
tié de sa vie, et huit jours avant son décès il y était
encore, bien qu'il n'eût aucun doute sur la gravité
de son état.
Parmi les travaux qui marquèrent cette première
partie de sa carrière, il faut, à côté de ceux que nous
avons déjà cités, parler de sa belle étude, désormais
classique, sur la sacculine (1884). Déjà l'on avait
reconnu que ce parasite, qui vit sous la queue des
crabes, et qui se présente là sous les apparences
d'une masse volumineuse et amorphe où l'on recon-
naît un amas d'éléments sexuels et un petit ganglion
qui représente tout le système nerveux, était un
crustacé de l'ordre des cirripèdes. Il restait à expli-
quer comment cet organisme déformé par le parasi-
tisme arrive à cet habitat définitif; et c'est Delage qui
montra quel cycle il parcourt jusque-là. Il fit voir
que la larve primaire ou nauplius se transforme
d'abord, suivant la règle, en cypris, puis il décrivit
la troisième forme qu'elle revêt et qu'il nomma ken-
trogonide, forme étrange où la larve cypris s'arme
d'une pointe en manière d'aiguille, qui pénètre dans
l'intérieur du crabe et par où toute cette larve s'in-
jecte, pour ainsi dire, dans le corps de son hôte. Le
cirripèdc se développe alors dans l'intérieur de celui-
ci sous la forme de filaments sur lesquels se manifeste
bientôt un bourgeon qui grossit et, répétant eu sens
345
contraire la phase précédente, s'extériorise en traver-
sant les tissus du crabe. C'est ce bourgeon que l'on
aperçoit à l'extérieur, et d'où sortiront ultérieurement
les naupl'.us qui recommenceront ce cycle larvaire.
Cette étude sur la sacculine, véritable modèle de
travail expérimental, rendit le jeune naturaliste cé-
lèbre dans le monde des zoologistes. En 1886 parais-
sait son travail sur l'Histologie des planaires acèles,
à propos duquel Lacaze-Duthiers qui, jusqu'alors,
avait impitoyablement refusé l'entrée des savants
allemands au laboratoire de Roscoff, leva l'interdit
en faveur de D. ^e Graaf qui contestait les décou-
vertes de Delage, afin que celui-ci le pût confondre,
— ce qui fut fait. Citons enfin, pour compléter cette
énumération, les mémoires qu'il écrivit sur l'embryo-
logie et la classification des éponges (1889), sur l'ana-
tomie des cynlhiadées (1889), sur la reproduction des
congres (sujet de haute importance au point de vue
pêche et pisciculture), sur les baleinoptères, etc.
Comme biologiste, il faut d'abord mettre en relief
les recherches de Delage sur la fécondation artifi-
cielle. Reprenant les expériences de Loeb et en va-
riant les conditions, il parvint à féconder des œufs
d'oursin par la seule action des agents physiques et
chimiques (et notamment par l'acide carbonique),
sans intervention de l'élément mâle. Un de ces our-
sins fut conservé en vie au laboratoire de Roscoff
jusqu'à l'âge adulte, où rien ne le distinguait de ses
congénères nés dans les conditions habituelles. On lui
doit aussi un ouvrage fondamental, sur la Structure
du protoplasma, l'hérédité et les grands problèmes de
biologie générale. Il y passe au crible d'une critique
serrée et documentée de façon parfaite les différentes
théories générales par lesquelles on a essayé, depuis
que l'homme est attiré par ces questions primordia-
les, de résoudre cer, grands problèmes. Il y proteste,
en manière de con;lusion, contre « la tendance enva-
hissante à bâtir des systèmes compliqués, échafaudés
sur des hypothèses invraisemblables •, et € met en
garde contre les belles explications purement nomi-
nales auxquelles on arrive par ce moyen •. A son
tour, il esquisse des conceptions qu'il avoue devoir
être forcément incomplètes en raison de l'état actuel
de nos connaissances, et que nous ne saurions déve-
lopper ici. Mieux vaut d'ailleurs sans doute exposer,
en le citant, les limites qu'il fixe aux auteurs de
théories, et qui constituent une règle scientifique par-
tout applicable : s Faire le moins d'hypothèses pos-
sible, et, dans celles que nous serons obligés de faire,
nous en tenir aux termes généraux que l'on a quel-
que chance de pouvoir deviner, et éviter absolument-
de préciser des détails qui seraient à coup sûr
inexacts. En choisissant une hypothèse, avoir tou-
jours en vue le point de départ ; jamais le but. Se
laisser guider par l'induction en partant des faits
d'expérience et d'observation, et jamais par la néces-
sité d'expliquer ceci ou cela i.
Delage, qui avait donné, en collaboration avec
M"° Goldsmith. un ouvrage sur les Théories de
l'évolution et un autre sur la Parthénogenèse naturelle
et expérimentale, publiait, avec Hérouard, un grand
Traité de zoologie concrète, qui est l'œuvre de ce
genre la plus considérable peut-être que l'on ait en-
treprise. Six volumes de ce traité sont déjà parus (le
septième paraîtra prochainement). Il avait fondé, en
1895, un recueil unique au monde : l'Année biologi-
que, ouvrage renfermant l'analyse de tous les travaux
parus au cours des douze mois précédents sur les
sciences de la biologie. U Année biologique n'a pas
connu d'interruption depuis sa fondation; il est à
souhaiter qu'elle survive à son fondateur. La vaste
intelligence d'Yves Delage lui permettait d'aborder,
en dehors de ses préoccupations journalières, bien
d'autres sujets des ordres les plus divers. On lui doit
des études intéressantes de psychologie, notamment
sur le sommeil et les rêves, et d'autre part, dans les
derniers temps de sa vie, il étudiait les perfection-
nements mécaniques que l'on pourrait apporter à
l'outillage océanographique.
Delage fut un bel esprit, un grand travailleur, un
maître de la zoologie, universellement reconnu comme
tel . Professeur très remarquable, il a exercé une grande
influence sur la science moderne, et tous ceux qui le
coimurent s'accordent à louer sa simplicité et sa bonté.
Sa fin, causée par une attaque d'urémie, est une
grande perte pour la science. — B' Henri Bouorir.
Gta.llieni (7ose/>A-Siraon), général et adminis-
trateur français, né à Saint-Béat (Haute-Garonne), le
24 avril 1849, mort à Versailles, le 26 mai 1916.
Après des études qu'à titre de fils d'officier il fit
au collège militaire de La Flèche — études coupées
de vacances au pays natal où, tel Henri IV, il déve-
loppa par des courses ci montagne » le goût de l'im-
prévu et la joie de vaincre l'obstacle », — il fut admis
à l'Ecole de Saint-Cyr '1870), et eu sortit lieutenant
le 15 juillet 1870.
Comme la plupart des grands chefs qui conduisi-
rent la guerre, Gallieni débuta donc dans la carrière
au milieu de nos revers. Du moins joua-t-il,dès ce
moment, un rôle glorieux : il fut, le 31 août 1870,
l'un des héros illustrés par les Dernières cartouches.
Envoyé prisonnier en Allemagne, il revint en France
le 2 mats 1871, et, versé dans l'infanterie de marine.
346
comme il l'avait souhaité dès sa sortie de l'Ecole
militaire, est envoyé à la Réunion où il séjourne
plusieurs années. Ce fut en quelque sorte la préface
de sa véritable carrière coloniale; car très jeune il
était passionné de voyages, et au cours de sa capti-
vité il rêvait du relèvement de la France par son
rayonnement mondial et la création d'un empire
d'outre-mer. Affecté aux tirailleurs sénégalais sur sa
demande, il débarque en janvier 1877 à Dakar et,
dès la deuxième année de son séjour en Afrique oc-
cidentale, trouve l'occasion d'affirmer ses talents de
conducteur d'hommes. Quelques mois de guérilla
contre les tribus nègres du haut Sénégal lui ont valu
(mars 1878) sa promotion au grade de capitaine. Peu
après, le général Brière de l'Isle, qui, dans l'hinter-
land de notre petite colonie sénégalaise réduite alors
au bassin inférieur et moyen du fleuve, poursuit une
œuvre de reconnaissance et de conquête, charge le
capitaine Gallieni de reconnaître la région séparant
le bassin du Sénégal de celui du Niger, et de faire les
études préparatoires au tracé d'une ligne de chemin
de fer.
Les difficultés de la tâche sont grandes : le pays est
presque entièrement inexploré; des monarques nègres,
convertis à l'Islam, y édifient des empires et sont na-
turellement hostiles aux Européens dont ils crai-
gnent l'influence sur leurs sujets. Connaissant les con-
ditions toutes particulières dans lesquelles il se trouve,
Gallieni évite de se lancer à l'aventure. Il fait preuve
de cette rigoureuse méthode et de cet art de « sérier »
les questions qui resteront les qualités dominantes
de son esprit. Une première étape mène la colonne
Gallieni jusqu'à Bafoulabé, et lui permet de recueillir
d'abondants renseignements sur les pays du haut
fleuve (1879). Au début de l'année suivante elle
atteint Kita, centre important dont elle s'empare et,
par la vallée du Baoulé, affluent de droite du Séné-
gal, se prépare à gagner le haut Niger et les Etats
du sultan Ahmadou. Il faut livrer plusieurs batailles
(Dio, II mai) avant d'arriver en vue de la capitale.
Et c'est avec une trentaine d'hommes seulement,
dont trois Français, qu'il se présente devant le chef
toucouleur. Les cadeaux qu'il lui apportait au nom
de la France ayant été perdus au cours des batail-
les, il ne dispose, pour remporter la victoire diplo-
matique sur un adversaire féroce et rusé, que de
sa finesse, de sa force d'âme, et du prestige de la
France, qu'avec des moyens presque nuls il arrive à
faire sentir fortement au roi nègre. Celui-ci, subju-
gué, consent à signer le traité qui nous ouvre les
routes du Niger et établit notre influence sur tout le
bassin supérieur du fleuve (novembre 1880).
A son retour en France il est promu chef de ba-
taillon, et sa célébrité est déjà grande dans le monde
colonial. Aussi lorsque, en 1885, la tranquillité est
de nouveau menacée dans nos possessions du Sou-
dan, le commandant Gallieni, qui vient de passer
trois ans à la Martinique, est-il chargé d'y aller réta-
blir l'ordre et la civilisation.
Il ne s'agit plus, cette fois, d'une exploration et de
négociations diplomatiques, mais d'une vraie cam-
pagne. Trois empires noirs se sont reconstruits au
Soudan : celui de Ahmadou qui malgré le traité de
1880 nous reste hostile, celui de Mahmadou-Lamine,
celui de Samory, qui tiennent chacun une région du
Soudan, et empêchent toute pénétration à l'intérieur.
Mettant à profit de longues et patientes études qui
ont porté non seulement sur le terrain, mais sur les
races ; connaissant à fond les difficultés auxquelles il
va se heurter, mais aussi les moyens de les surmon-
ter; ayant minutieusement préparé et équipé ses
soldats blancs et noirs, Gallieni, promu lieutenant-
colonel (juin 1886), engage la lutte contre le plus
dangereux des chefs noirs, Mahmadou-Lamine, prend
sa capitale Bakel (25 décembre 1886), puis organise
tout le pays qui s'étend du haut Sénégal aux fron-
tières de la Gambie. L'année suivante, nos troupes
apparaissent devant Tombouctou. En 1888 enfin,
Mahmadou-Lamine subit une défaite définitive, et
tombe sous les ruines de sa dernière forteresse. Sur
ces entrefaites, un officier de Gallieni a obtenu de
Samory un traité d'alliance. Tout le Soudan occiden-
tal est sous l'influence française.
Pour Gallieni, cette influence doit être non seule-
ment nominale, mais effective ; et, de même que ses
campagnes victorieuses contre Mahmadou apparais-
sent aux juges compétents comme des expéditions
coloniales modèles, de même les principes sur les-
quels il établit la colonisation de notre nouvel empire
africain doivent-ils inspirer tous les colonisateurs.
Le pays tenu par des forteresses (la principale fut
Siguirri sur le Niger), des routes rayonnent dont
les croisements les plus importants sont autant de
centres économiques. Partout des villages s'élèvent.
Les échanges se développent. Des écoles nombreuses
répandent la culture française, et enseignent aux
indigènes à tirer parti des ressources de leur pays.
Avec Gallieni, comme avec les proconsuls romains,
le conquérant est ingénieur et civilisateur. La ri-
chesse et les lumières naissent sous ses pas. « La
force qui tue est soumise à la force qui crée. >
Au cours de son séjour en France, Gallieni con-
sacre ses loisirs à écrire le récit de ses campagnes du
Soudan. Ses livrçs sont de remarquables documents
LAROUSSE MENSUEL
d'histoire, et brillent par une netteté et une vigueur
qui est toute Yimperatoria brevitas romaine. Le style
concis et nerveux évoque l'homme.
Colonel en 1891 et placé à la tête du 6= régiment
d'infanterie de marine à Brest, puis chef d'état-major
du corps d'armée colonial, il est, sur sa demande,
envoyé au Tonkin (1892), où, comme dix ans aupa-
ravant au Soudan, il est besoin de chefs énergiques
pour rétablir l'ordre. La colonie est alors désolée par
les guérillas des Pavillons-Noirs. Les conflits de fron-
tière avec le gouvernement chinois rendent la répres-
sion difficile. A l'intérieur, le mécontentement est
général et l'administration française, méconnaissant
jusqu'alors les questions de races et accordant toute
sa confiance, même dans des régions peuplées d'abo-
rigènes, à des mandarins annamites souvent concus-
sionnaires, n'a pu obtenir l'apaisement.
Investi du commandement des I" et II» cercles
(provinces du Nord frontières de l'empire chinois),
Gallieni déblaie le terrain par une entente avec les
autoritéschinoisesqui ferment aux rebelles la frontière
du Céleste-Empire; puis il soumet successivement les
principaux chef s de bandes : Lung-Lat (1894), Ba-Ky
(avril 1895), et enfin le fameux De-Tham (décem-
bre 1895). Les nids de pillards sont détruits, la sé-
curité complètement rétablie. Comme au Soudan,
l'organisation suit immédiatement la conquête. Un
lacis de forteresses et de blockhaus couvre le pays. La
brousse est coupée de routes. La voie ferrée, dont la
révolte avait interrompu les travaux, est poussée en
direction de la Chine jusqu'à Lang-Son. 0 Dans la
région rendue à la sécurité, la civilisation suit son
cours naturel ; les masses populaires se laissent gagner
de plus en plus à l'influence et à l'autorité françaises,
et Gallieni fait entrevoir le jour où ces riches pro-
vinces vont recouvrer leur prospérité, et où cette na-
tion intelligente et souple, dont il déclare que la
société hiérarchiquement classée vaut la nôtre, se
remettra à jouir de son travail et des avantages de
sa civilisation particulière dont il a su sentir et expri-
mer la beauté. » Comme au Soudan, en effet, Gallieni
efface le soldat devant l'administrateur, et, s'efior-
çant de réconcilier les races entre elles et avec l'Eu-
ropéen, transformant ses soldats en « contremaîtres,
en agriculteurs, en mécaniciens, voire en instituteurs
et en ouvriers d'art », il laisse non seulement paci-
fié, mais en pleine renaissance, le pays qu'il a admi-
nistré.
Comme le récit de ses expéditions au Soudan, ses
Trois colonnes au Tonkin, qu'il publie peu après son
retour, contiennent des préceptes dignes de rester
classiques, sur l'art de la colonisation.
Les principes qu'il énonce alors : « La connais-
sance des races base de la colonisation, la recherche
du concours des masses laborieuses » que leurs inté-
rêts rivent à notre fortune, « respect des formes
traditionnelles de la hiérarchie; collaboration étroite
de l'Européen et de l'indigène pour établir dans le
pays un maximum de prospérité », il va avoir l'oc-
casion de les appliquer sur une plus vaste échelle à
Madagascar.
Le général Duchesne vient de faire une expédition
(1894-1895) quia eu pour résultat l'établissement of-
ficiel du protectorat, mais qui n'a pas brisé encore
toutes les forces de résistance, ni calmé toutes les
défiances, ni amené l'adhésion sincère de la popula-
tion au régime français.
Dans la grande île, encore sur bien des points vraie
terre vierge, Gallieni, conquistador, diplomate, ad-
ministrateur, manifestera, avec plus d'éclat encore
que dans ses deux précédents commandements, la
prodigieuse variété de ses talents, et son étonnante
souplesse.
La loi du 6 août 1896 vient de faire de Madagas-
car une colonie française. En septembre 1896, il prend
la direction de la colonie avec le titre de résident
général de France, qu'il échangera ensuite contre
celui de gouverneur général de Madagascar et dépen-
dances.
Les intrigues d'une cour qui se prétend amie, et qui
encourage la révolte ; l'insurrection permanente des
rebelles fahavalos, qui tiennent toutes les routes, et
rendent précaires les communications entre la capi-
tale et les côtes; tels sont les obstacles qu'il faut
abattre , avant d'entreprendre l'œuvre de pacification.
Connaissant à fond la psychologie des races primi-
tives, Gallieni s'impose à cette cour par deux actes
d'énergie : l'obligation, pour la reine Ranavalo III,
de venir la première saluer le Résident; l'exé-
cution de l'oncle de la reine et du premier ministre
convaincus de complot contre la France.
La leçon n'étant cependant pas suffisante, et la
cour continuant d'être un foyer d'intrigues anti-
françaises, Gallieni, qui n'hésite jamais devant une
initiative et ne met pas en balance la crainte d'enga-
ger sa responsabilité et les intérêts supérieurs du
pays, n'hésite pas, sans attendre des instructions
de Paris, qui tardent à venir, à déposer la souveraine
et à l'exiler â la Réunion en compagnie de ses minis-
tres. Même esprit de décision, même succès que plus
tard au cours de la bataille de la Marne. Le terrain
est déblayé, et le résident général reçoit des félicita-
tions de son gouvernement.
Reste la répression des insurrections fahavalos.
«• 767. Janvier 1921.
Comme au Tonkin, Gallieni procède en créant des
« centres d'influence », d'où la domination française
rayonne. La partie centrale de Madagascar, le vaste
plateau de l'Imerina d'où régnaient les Hovas, est
faite par la nature pour permettre à son maître de
tenir toute l'île. 0 L'Imerina fut décrétée territoire
militaire, l'état de siège proclamé. » De la capitale
partent des routes qui, incessamment parcourues par
nos colonnes, coupent toute l'île, et permettent une
répression rapide des insurrections locales.
Les difficultés furent particulièrement graves dans
l'ouest et le sud. Officiellement, nos alliés contre les
Hovas, les Sakalaves, gardaient en réalité une indé-
pendance farouche. Ils furent réduits en deux ans, et
la plaine de l'ouest occupée (1897-1899). Plus tard, la
zone méridionale, longtemps inexplorée, est soumise
par plusieurs brillantes campagnes du colonel Lyau-
tey (1900-1905). La dernière insurrection, toute
locale, est de 1904.
Deux cartes publiées par le général Gallieni dans
son volumineux rapport sur Madagascar montrent
lumineusement les progrès réalisés au cours de son
commandement. En 1896 quelques taches autour de
Tananarive, de Tamatave, de Majunga, de Diégo-
Suarez et de Fort-Dauphin (en tout, peut-être le
dixième de l'île) représentent les zones soumises à
notre influence, étroites, isolées, de toute part entou-
rées par les pays rebelles.
En 1905 la B tache d'huile » — pour employer
l'expression même du général — recouvre toute l'île
à l'exception de deux infimes districts du sud et de
l'est.
Certaines mesures imprudentes prises au début
de l'occupation avaient largement contribué à créer
un malaise social, c.iuse d'une vive hostilité contre
la France ; parmi celles-ci était l'abolition de l'escla-
vage. Gallieni, imbu de ce principe qu'il ne faut pas
appliquer immédiatement à des peuples peu civilisés
nos idées de l'Occident, revient en arrière, et sans
révoquer officiellement le décret, prend une série de
mesures pour empêcher l'abolition de l'esclavage de
se traduire par l'abandon des cultures et l'agitation
d'un prolétariat inapte à gagner sa vie. Il groupe les
affranchis dans des villages sous des chefs nationaux,
et impose aux propriétaires l'emploi, sur leurs
domaines, de leurs anciens esclaves.
Vient ensuite la réorganisation administrative. Ma-
dagascar est divisée en cercles, et chaque cercle en
secteurs. « Le secteur, création personnelle de Gal-
lieni, est un commandement territorial d'une étendue
limitée, afin qu'aucun détail n'échappe à l'attention
du chef entre les mains duquel sont concentrées l'au-
torité militaire et l'administration politique, s Les
anciennes divisions administratives locales, qui ont
été autant que possible maintenues, sont subordon-
nées au commandant du secteur. Ainsi les indigènes,
convaincus que l'on ne songe pas à combattre leurs
traditions et leurs mœurs, se rallient peu à peu à la
France.
« En dix mois, les efforts tentés par le nouveau
gouverneur ont abouti à la pacification de plus de la
moitié de l'île. »
En même temps qu'il réprimait la révolte et réor-
ganisait l'administration, il avait dû écarter les in-
fluences étrangères qui, survivances de l'époque où la
grande île était un terrain de combat entre les mis-
sions française, anglaise et américaine, opposaient
un sérieux obstacle à notre action intellectuelle.
Avant l'occupation française, ces missions avaient
mis la main sur les écoles de Madagascar, m Soute-
nues et subventionnées par le gouvernement de leurs
nations, dit Gallieni, elles avaient, en dehors de leur
mission spirituelle et scolaire, une sorte de rôle offi-
ciel qui les mêlait d'une façon active aux luttes d'in-
fluences engagées dans la grande île. » Nationalités
et confessions semblaient s'identifier, et les écoles
protestantes étaient un centre d'influence anglaise
d'autant plus puissant, que le protestantisme était la
religion d'Etat. Le français n'était d'ailleurs enseigné
que dans les écoles des missions catholiques. Pé-
nétré d'un esprit de large tolérance, mais bien
résolu à prendre pour guide avant tout l'intérêt de
la France, Gallieni impose l'enseignement du fran-
çais dans toutes les écoles; établit, à côté des écoles
religieuses, des écoles laïques; enfin, rend obligatoire,
pour tous les indigènes candidats à une fonction ad-
ministrative, la connaissance de la langue française.
Comme le montre bien cette dernière mesure, le
gouverneur juge l'établissement de l'influence fran-
çaise inséparable du développement intellectuel de la
population.
La plupart des réformes qu'il entreprend, particu-
lièrement dans les dernières années de son procon-
sulat, ont pour but la mise en valeur du pays. Une
classe de paysans libres constituée par les mesures
consécutives à l'abolition de l'esclavage et par la
suppression des droits féodaux, il intéresse les in-
digènes non moins que les colons au développement
agricole par l'institution de chambres consultatives
de commerce, d'industrie et d'agriculture (26 fé-
vrier 1902); s'efforce, par une habile propagande
(participation de Madagascar aux Expositions univer-
selles de Paris et de Liège, et aux Expositions colo-
niales de Marseille et de Hanoï), d'attirer les colons.
AI* je?. Ja/jv/er 1921
L'acte du lo novembre 1900 organise le régime des
terres. Des concours agricoles, des expositions de
produits locaux tels la soie (1904) sont acquises. On
commence à exploiter les mines, particulièrement
les mines d'or.
Comme il l'a fait au Soudan et au Tonkin, le gou-
verneur couvre le pays de routes, parcourant sans
cesse l'île, encourageant avec bienveillance les
efforts des soldats et des gradés, ouvriers et ingénieurs
improvisés. De bonnes routes relient à Tananarive
les ports de l'est et de l'ouest, Tamatave et Majunga.
Une autre longe la côte orientale, de Maranjany à
Fianarantsoa. Le canal « des Pangalanes » est creusé.
Un chemin de fer double la route de Tamatave à
Tananarive. Le colonel JoEfre aménage Diégo-Siiarez.
Facilité par la création de ces artères et
l'ouverture de ces débouchés, transit et
commerce extérieur se développent. De
3.606.952 francs en 1896, l'exportation s'est
élevée en 1905 à 19.357.464 francs.
Le développement intellectuel a marché
de pair avec la mise en valeur. Plusieurs
arrêtés (principalement celui du 15 juin
1903) organisent l'enseignement. L'obliga-
tion scolaire est décrétée ; l'enseignement
des filles, l'enseignement professionnel insti-
tués. En 1905, on trouve à Madagascar
318 écoles primaires, 15 écoles normales,
7 écoles de filles, 3 écoles commerciales ou
administratives, sans compter d'innombra-
bles écoles professionnelles où l'on apprend
menuiserie, céramique, bijouterie, et où l'on
ressuscite d'anciennes industries du pays
(guipure malgache).
Pour mieux faire pénétrer la culture fran-
çaise et créer une classe de lettrés, le
gouverneur fonde l'Académie de Madagascar,
chargée de recueillir l'ancienne littérature
malgache.
En même temps, de grands travaux ethno-
graphiques et cartographiques sont menés
à bien: en 1903, paraît la carte de l'île au
I millionième; les rapports du gouverneur,
imprimés à Tananarive même, sont des
monuments inestimables d'histoire coloniale
(Rapport d'ensemble sur Madagascar[igoo];
la Pacification de Madagascar [1905]).
Toute cette oeuvre n'a pas été menée à
bien sans difficultés, et celles-ci ne sont pas
venues seulement de la résistance des Faha-
valos, ou de la sourde hostilité des missions
étrangères. Il a dû déjà lutter contre l'en-
pemi qui, au cours de la guerre, lassera
ses efforts : une bureaucratie qui, sim-
pliste, veut appliquer partout des principes
jugés bons une fois pour toutes, sans tenir
compte des réalités et de l'expérience. C'est
ainsi qu'on lui reproche de n'avoir pas fixé
pour toutes les parties de la colonie la
même cote d'impôts, alors qu'il jugeait logi-
que de demander plus aux régions pros-
pères, moins aux régions pauvres...
Eu mai 1905, Gallieni,sur sa demande, est
rappelé en France. Sa tâche de colonisateur
est terminée. Et cette tâche a été l'une des
plus vastes qu'ait menées à bien un conquis-
tador contemporain : vaste par l'étendue
des territoires conquis, puisque c'est à lui
qu'est due pour la plus grande part la for-
mation de notre empire soudanais, la conso-
lidation de notre domination dans le haut
Tonkin, la conquête définitive et la pacification de
Madagascar ; vaste par l'ampleur des conceptions et
la largeur de vues, l'idée juste et noble qu'il se fait
du rôle et des devoirs de l'Européen. Conquérant et
administrateur, Gallieni a repris la devise de Bu-
geaud : Ense et aratro ; il ne conçoit pas de victoire
militaire sans la mise en valeur presque immédiate
du terrain conquis. Grand proconsul il est, comme
les proconsuls de Rome, pénétré du sentiment de la
grandeur du pays qu'il représente, mais prétend as-
seoir sur la justice les conquêtes de la force. Il n'aban-
donne une tâche que lorsqu'il la considère comme
terminée. Car, dit un de ses contemporains, « ce qu'il
a fait dans le monde il l'a fait en artiste, donnant à
son action un fini et une précision qui la découpent
nettement comme se découpent sur le ciel bleu les
arêtes des cimes pyrénéennes » . Au cours de sa car-
rière coloniale, son ardeur au travail, sa netteté de
vues, le souci constant du bien-être de ses hommes,
la sympathie que l'on sent sous son apparente froi-
deur, lui ont attiré des dévouements et des admira-
tions quasi fanatiques.
Général de division dès 1900, il est à son arrivée
en France nommé commandant du XIII" corps
d'armée, puis du XIV" et gouverneur militaire de
Lyon (1901). Ce poste, devant impliquer le com-
mandement en chef des armées des Alpes, n'est ac-
cepté par lui que lorsqu'il a pris le temps de s'initier
par de longues et patientes études stratégiques aux
conditions de la guerre moderne. Inspecteur général
des troupes coloniales, il entre le 8 août 1908 au
Conseil supérieur de la guerre. Grand-croix de la
Légion d'honneur depuis 1905, il reçoit en igii la
LAROUSSE MENSUEL
Médaille militaire. Le rôle qu'il joue aux grandes
manœuvres de Touraine (1913) où, commandant d'un
groupe d'armées, il inflige une retentissante défaite
à son adversaire, montre que la guerre métropoli-
taine, non plus que la guerre coloniale, n'a pas de
secrets pour lui.
Dès ce moment, d'ailleurs, il a les yeux fixés sur
la frontière de l'Est, et il prévoit l'attaque allemande
par la Belgique. En I9ri, le gouvernement songe à
le nommer généralissime, et au dernier moment lui
substitue le général Joffre. En avril 1914,1! est main-
tenu en activité sans limite d'âge comme ayant com-
mandé en chef devant l'ermemi, mais n'est pourvu
d'aucun commandement, et se retire dans sa pro-
priété de Saint-Raphaël, désireux d'employer ses
Le général Gallieni. — Phot. Manuel.
loisirs à l'étude et à la méditation. Car toujours il fut
homme d'étude presque autant qu'homme d'action, et
sa très vaste culture générale explique en partie la
GOUVERNEMENT MILITAIRE DE PARIS
Armée de Paris,
Habitants de Paris,
Les Membres du Gouvernement de la
République ont quitté Parla pour donner
une impulsion nouvelle à la défense
nationale.
J'ai reçu le mandat de défendre Parla
contre l'envahisseur.
Ce mandat, je le remplirai jusqu'au bout.
i'uia, la 3 M|)Umbr« 1»lt.
Ly« Gouverneur milileire ds l'arû,
oominftnduit l'Am** d* Perii,
largeur de vues et le ta'.ent oratoire qu'il aura l'occa-
sion de témoigner au cours des dernières années —
les plus remplies — de son existence.
347
Le 31 juillet 1914, Gallieni est mandé d'urgence
à Paris, muni par le gouvernement d'une lettre de
service qui lui assure la succession éventuelle de gé-
néralissime, et à ce titre adjomt au général Joflre.
Sa fonction était vague, et ne permettait pour le
moment aucune action, le généralissime ayant une
conception très forte de l'unité de commandement, et
ne voulant en rien afiaiblir cette unité. Le généra!
Gallieni ne peut donc aucunement, malgré son très vif
désir, participer à la conduite des opérations. Il fait
seulement l'office de conseiller technique du ministre
de la Guerre. Mais ses avis restent platoniques ; par
exemple, lorsqu'il signale au Grand quartier général
que, suivant ses prévisions, les Allemands, qui pro-
jettent l'invasion par le Nord, massent de grandes
forces sur la rive gauche de la Meuse. Ses
visites au G. Q. G. sont assez mal accueil-
lies. Penché sur les cartes, voyant grossir
l'orage que dès longtemps il a aperçu, il se
consume plusieurs semaines dans une mor-
telle inaction.
Le 26 aoijt, il est nommé gouverneur mili-
taire de Paris : « tâche terrible •,a-t-il dit plus
tard ; son prédécesseur a laissé tout à faire.
Par quelles angoisses passa alors le général,
les notes qu'il rédigea au courant des évé-
nements nous le montrent. Faut-il prendre
des mesures telles, qu'elles puissent, au
besoin, pour assurer la défense, s'attaquer
aux monuments ? — le gouvernement répond
par l'affirmative. Faut-il conserver l'armée,
ou < tenir sans avoir égard au sort des troupes
renfermées dans Paris »? — il faut se défendre
à outrance, déclare, avant son départ pour
Bordeaux, le gouvernement. Mais il fau-
drait, écrit-il alors, « quatre corps d'armée
au moins ». Or, le généralissime ne jugeait
pas possible de renforcer l'armée de Paris, et
informait le gouverneur, par lettres des i",
2 et 3 septembre, qu'il devait s'en tenir aux
seuls corps mis précédemment à sa disposi-
tion. Une décision du ministre de la Guerre
plaçait d'ailleurs le camp retranché de Paris
sous les ordres du généralissime, comme le
faisait prévoir unecirculaire datée du 28ao(it,
qui englobait Paris dans la zone des armées.
Privé des moyens qu'il juge nécessaires, et
de la complète liberté d'action indispensable
aux grandes initiatives, Gallieni va cepen-
dant assurer la défense de la capitale avec
toute l'énergie, toute l'activité, toute la
flamme dont il est capable.
En quelques jours, une œuvre immense
s'accomplit. Gallieni fait appel au peuple de
Paris. Il envoie à la Bourse du travail un de
ses officiers. Paul-Boncour expose aux ou-
vriers ce que la capitale, la France, atten-
dent de leur ardeur : 15.000 ouvriers s'en-
rôlent. Et tranchées, abatis, canons instal-
lés et dissimulés, projecteurs, lignes télégra-
phiques et téléphoniques, tous les travaux,
comme par enchantement, sont en bonne
voie. Jugeant qu'une ville bien nourrie se
défendra bien, Gallieni assure, prodigue
pourrait-on dire, le ravitaillement. Partout,
les gares regorgent de denrées. Des parcs
à bestiaux s'installent. Et en même temps
il prohibe l'alcool, destructeur d'énergie. Les
conversations du général, qui viennent d'être
recueillies, témoignent quelle importance ca-
pitale le gouverneur attachait à la question
du ravitaillement, et à celle du moral du peuple de
Paris. Faire confiance au peuple, mais le nourrir et
le défendre ; de cette façon seulement, la capitale
peut être sauvée.
Cependant, la défaite de Charleroi porte ses fruits:
les troupes de von Kluck se dirigent sur Paris à
marches forcées. La question de la défense de la capi-
tale se pose. Le 1" septembre, elle est résolue par
l'affirmative, et Gallieni, avisé « que la garnison du
camp retranché est renforcée de l'armée Maunoury
mise sous ses ordres », est commandant en chef des
armées de Paris (cinq divisions métropolitaines, une
division d'Afrique, une brigade de cavalerie et une
brigade de fusiliers marins pour la garnison fixe, le
i" corps et le 4° corps pour l'armée Maunour)'). Le
2 septembre au soir, repoussant une proclamation
bien munie d'amples périodes par l'un de ses offi-
ciers d'état-major, il rédige lui-même l'immortelle
affiche, belle par la seule éloquence de l'action et de
la volonté... (V. col. précéd.).
Le rôle que le Grand quartier général assigne alors
à l'armée de Paris est minime. En réponse à une de-
mande d'instructions sur le rôle qu'il entend assigner
au camp retranché et à l'armée de Paris, le généra-
lissime répond qu'il n'est pas dans ses intentions
I d'associer les troupes territoriales du camp retran-
ché de Paris aux opérations des armées en cam-
pagne ». 11 se réserve néanmoins de lui demander
« la participation des troupes actives et de réserve,
lors de la reprise de l'offensive > (4 septembre).
Gallieni se propose alors pour seul but de c tenir
dans Paris le plus longtemps possible ». Cependant,
dès la journée du 3 septembre, il lui a semblé aper-
34»
cevoir une lueur de salut. Suivant de toute sa pen-
sée la marche des colonnes de von Kluck, il les aper-
çoit s'infléchissant sur leur gauche, et se détournant
de Paris pour s'insinuer dans la brèche creusée entre
la 5" armée et les troupes anglaises par la retraite du
maréchal French, et envelopper toute l'aile gauche
alliée. L'idée germe alors : profiter de la position en
âèche de la droite allemande pour, au moyen des
troupes de Paris qui forment l'extrême gauche fran-
çaise, la couper de ses bases. Dès le 4 septembre,
ordre est donné à l'armée Maunoury de se porter en
avant en direction Est, dans le flanc de l'armée enne-
mie. Au cours de la journée du 4, le plan s'est pré-
cisé; deux heures, le général s'enferme. « Quand le
chef reparaît, calme et résolu, sa carte s'est couverte
de hachures et de dessins multicolores... Son plan
est fait... Il va jeter la 6" armée (Maunoury) dans la
flanc-garde ennemie, la bousculer, la rompre, surgir
en pleine aile marchante des Allemands. Si les An-
glais la coiffent en même temps par une attaque
vigoureuse, von Kluck se repentira de sa manœuvre...
• Cela doit réussir », conclut le général.
Ainsi, c'est bien au cours de cette journée du 4 sep-
tembre, décisive pour le général, Paris, la France et
le monde, que Gallieni, dont les yeux ont eu » à la
minute suprême la vision de l'aigle », a élaboré, non
d'après des principes d'école, mais par cette per-
ception immédiate des conditions vraies de la ba-
taille qui est l'essence même du génie militaire, le
plan sauveur.
Ce plan cadrait-il, tout d'abord, avec les concep-
tions du G. Q. G. ? Il ne le semble pas, car, au cours
de la journée du 4 septembre encore, le généralis-
sime continue de n'envisager l'arrêt et la reprise de
l'offensive que sur la Seine. Mais Gallieni réussit à
gagner à ses vues le maréchal French (4 septembre,
à 13 heures), qui arrête sa retraite. Puis,, par une
action pressante auprès du Grand quartier général
enfin édifié par les précisions que le chef des armées
de Paris lui communique sur la marche des armées
ennemies, il emporte (4 septembre au soir) la déci-
sion du chef suprême. Celui-ci envoie à la 6° armée
l'ordre d'attaque. Le lendemain, il lance l'ordre du
jour célèbre, animateur du rétablissement stratégique
et de l'offensive générale prévus pour le 6 septembre.
Mais déjà le 5 septembre, l'armée Maunourj' a en-
gagé la bataille; le 6 au matin, l'armée de von
Kluck, qui a déjà dépassé Provins et Coulommiers,
doit accomplir une conversion sur sa droite et faire
face à la puissante armée dont l'existence se révèle.
La journée du 6 est donc celle où se fixe le destin
de la bataille, celle où la prévision géniale de Gal-
lieni se trouve réalisée : le mouvement dessiné par
l'aile droite allemande est arrêté, la menace d'une
rupture du front conjurée.
Von Kluck qui, maintenant, aperçoit le danger de
sa manœuvre, envoie à son aile droite deux corps
d'armée, parvient à arrêter le mouvement envelop-
pant, et même à reprendre l'offensive (7 septembre).
Voyant la gauche de la 6° armée sérieusement me-
nacée, informé en même temps que la gauche de
von Kluck semble se replier devant l'armée Fran-
chet d'Esperey, Gallieni « obtient l'ordre de pour-
suivre l'ennemi pour couper son aile droite en re-
traite ». Mais il faut envoyer renforts sur renforts
à la 6' armée, et, malgré les efforts désespérés de
von Kluck, « s'obstiner à l'offensive pour fixer l'en-
nemi ». Il faut faire apparaître le plus vite possible
des troupes fraîches sur le champ de bataille. Gal-
lieni, t utilisant au moment voulu ce que la science
met sous sa main, réquisitionne les taxi-autos de
la capitale, et envoie toutes ses troupes dispo-
nibles renforcer Maunoury. Lui-même, avec l'ar-
deur d'un capitaine de vingt-cinq ans, « se porte de
quartier général en quartier général », amenant avec
lui la confiance. Pendant trois jours encore, les com-
bats continuent très durs. Mais le résultat cherché
par Gallieni était obtenu : « les Allemands avaient
peur ». Le 10 septembre, « Maunoury s'apercevait
de la disparition de l'armée allemande » qui, mena-
cée d'être prise entre la 6' armée et le corps britan-
nique, retraitait précipitamment vers le nord. Sans
doute, la faiblesse numérique de l'armée de Paris, que
le généralissime n'avait pas cru, comme le lui de-
manda Gallieni à plusieurs reprises, devoir renforcer,
n'avait pas permis d'envelopper von Kluck 0 de
telle façon que sa déroute se fût achevée en débâcle,
et que les Allemands n'eussent pas eu le temps de se
retrancher sur l'Aisne ». Mais du moins la 6' armée
et les troupes de Paris avaient remporté la « victoire
de l'Ourcq », prélude et condition nécessaire de la
victoire de la Marne. Cette victoire elle est bien due,
et tous les témoignages concordent sur ce point, à
l'action personnelle de Gallieni qui, au moment jugé
par lui opportun, n'a pas hésité, avant même d'avoir
des instructions du cxjmmandement, « à frapper juste
et au bon endroit ».
Parlant, quelques mois plus tard, de ces événe-
ments avec l'un de ses familiers : « J'ai désobéi...
Ne le répétez pas », disait-il en souriant.
Après la bataille de l'Ourcq, le grand rôle du géné-
ral Gallieni est momentanément terminé. Il eût désiré
obtenir le commandement d'une armée, et prendre
part à la poursuite des Allemands; mais, le 11 sep-
LAROUSSE MENSUEL
tembre, la 6« armée fut replacée sous les ordres
directs du commandant en chef.
Malgré son vif désir de participer d'une façon plus
active à la guerre que par le commandement de
Paris désormais sauvé, Gallieni n'obtint pas ce com-
mandement au front qu'il désirait. On lui offrit, il
est vrai, le 25 mars 1915, après la blessure du géné-
ral Maunoury, le commandement de la 6« armée,
qu'il refusa ; mais on ne lui proposa pas le comman-
dement d'un groupe d'armées, qu'il eût souhaité.
Dès l'hiver I9i4-i<)i5, il prévoyait l'importance
majeure des fronts orientaux. Mais il ne fut écouté ni
lorsqu'il proposa de suivre devant Constantinople le
Oœben et le Breslau, pour empêcher la Turquie de
se joindre à l'Allemagne, ni lorsque, dès février 1915,
il proposa l'expédition de Salonique pour prévenir la
trahison bulgare.
Il eut alors l'impression douloureuse qu'on vou-
lait le tenir à l'écart, et sa citation à l'ordre du
jour, datée du r"' octobre igrj, où on lui attribue
pour seul rôle d'avoir réussi à « déterminer la direc-
tion de l'aile droite allemande et facilité la mission
confiée aux forces mobiles à sa disposition » lui
parut non pas glorieuse, mais presque blessante.
Toutefois, le 28 octobre igrs, le gouvernement lui
donnait une éclatante preuve de confiance, en l'appe-
Uuste de Dallieui, par Aug. Maiitanl.
lant au ministère de la Guerre. Il n'accepta ce poste
qu'avec appréhension, écarté par nature de la poli-
tique, et prévoyant les immenses difficultés de sa
tâche nouvelle.
C'est avec angoisse qu'il se les représente, et comme
s'il prévoyait que les circonstances ne lui permet-
tront pas d'en triompher.
La situation/en effet, est particulièrement critique.
Les causes qui ont entraîné la chute du ministère
précédent sont « le manque de munitions et l'insuf-
fisance du service de santé ». Une offensive malheu-
reuse vient de fatiguer l'armée, et menace d'affaiblir
le moral du pays. Et sur le front oriental de graves
événements se préparent : l'Allemagne entreprend
son expédition de Serbie, et la Bulgarie fait cause
commune avec l'ennemi.
Le général se rend compte que la guerre sera longue ;
pour la mener à bien, juge-t-il, il faut un judicieux
emploi de toutes les ressources de la nation, et cette
confiance qui a permis en des jours plus critiques la
victoire de la Marne,
Procédant avec méthode, comme il l'a toujours fait,
Gallieni vise à refaire le moral du pays, puis à lui
assurer les forces nouvelles qui lui sont nécessaires,
avant de passer au grand œuvre de réorganisation
qui doit donner, suivant lui, des résultats décisifs.
Ses deux circulaires : sur la simplification des for-
malités administratives, sur l'interdiction des recom-
mandations (10 novembre, et 4 novembre rgis), sont
bien accueillies par l'opinion publique, qui salue en
Gallieni un vrai chef. Le 27 novembre, il obtient
l'incorporation delà classe 1917. En même temps, il
organise d'urgence la mobilisation industrielle, rap-
pelant du front les spécialistes, pour le travail des
usines. Toutes ces mesures ne sont pas sans soulever
des difficultés. Le ministre doit se défendre contre la
défiance des parlementaires, peu favorables en prin-
cipe à un ministre militaire, mais que sa franchise,
le rappel des grands souvenirs de septembre 1914,
«• 187. Janvier 1921.
une éloquence d'action, rehaussée parfois d'une
image classique (telle l'évocation des jeunes Athé-
niens jurant de ne pas laisser leur patrie amoindrie),
lui conquièrent entièrement. Il remporte de vrais
triomphes devant la Chambre et le Sénat : pour l'é-
tonnement de ses collègues civils et le sien propre,
il s'est révélé orateur, et habile à manier les foules.
La lutte contre les bureaux est plus dure. Lors-
qu'il essaye d'introduire la simplification dans les
transmissions administratives, lorsqu'il veut opérer
au plus vite cette mobilisation industrielle, condition
première de la victoire, il se heurte à l'immense ma-
chine bureaucratique de son ministère même, et de
toute l'armée. Parfois, devant la force d'inertie qui
lui fait échec, il apparaît un instant découragé. Mais
à lui plus qu'à aucun autre s'applique l'expression
fameuse de Bossuet : Une âme forte est maîtresse du
corps qu'elle anime, — et malgré la maladie qui déjà
le mine, il poursuit sans faiblir. A la France, qui
suit avec passion ses efforts, il apparaît comme
l'homme capable d'organiser la victoire : il inspirt
confiance. Auprès des Alliés, son prestige. est grand;
les Anglais, et Kitchener en particulier, apprécient en
lui le grand colonial « réalisateur ». Et, au cours des
conférences interalliées de décembre tgis-janvier
1916, il obtient le maintien des forces anglaises à
Salonique, et l'unité de commandement en Orient.
Mais la question terrible se pose, celle devant la-
quelle va échouer toute la volonté du général : le
haut commandement. A l'arrivée au pouvoir de
Gallieni, quelques-uns escomptent un changement de
généralissime. Gallieni, convaincu que Jofîre devait
être maintenu à son poste, l'avait à plusieurs re-
prises soutenu contre les attaques des parlementai-
res. Une interpellation sur le contrôle aux armées
avait été pour lui l'occasion de faire un vif éloge du
généralissime (28 janvier 1915). Le 3 décembre, le
général Joffre avait été élevé au commandement de
toutes les armées françaises.
Convaincu cependant que le Grand quartier géné-
ral ne devait pas exercer une souveraineté absolue,
il essaya d'établir le Contrôle aux armées, et de re-
placer le haut commandement sous l'autorité effec-
tive du ministre de la Guerre.
Le Grand quartier général, jaloux de son omnipo-
tence, et devenu lui-même un véritable ministère,
résista. Cette résistance se manifesta en des circon-
stances particulièrement graves. Dès le mois de dé-
cembre 1915, la question de la défense de Verdun se
posa. Informé des lacunes des fortifications de cette
place, le ministre envoya plusieurs lettres au géné-
ralissime, et la correspondance échangée alors mon-
tre le désaccord commençant. Les premiers revers
subis sous Verdun, qui obligent le ministre à répon-
dre à de véhémentes interpellations, le confirment
dans sa m nière de voir : il les attribue à l'indépen-
dance absolue du haut commandement. Il voudrait,
« sans faire de crise », modifier les rapports entre le
gouvernement et le haut commandement, et attribuer
plus d'autorité effective au gouvernement. Mais le
Conseil des ministres hésite, craignant d'émouvoir
l'opinion. L'avance menaçante des Allemands déter-
mine alors Gallieni à envisager une solution radi-
cale : le remaniement complet du haut commande-
ment. Un mémoire, présenté le 6 mars 1916 au Con-
seil des ministres, conclut à la subordination effec-
tive et totale du généralissime au gouvernement, à
l'interdiction au commandant en chef des armées de
faire aucune opération militaire sans l'autorisatior
préalable du gouvernement, enfin à des sanctions
contre les officiers convaincus de négligence dans la
défense de Verdun.
Le document émut vivement le Conseil des minis-
tres, qui refusa de l'accepter, craignant les répercus-
sions, sur l'opinion publique, d'une crise du com-
mandement.
Miné depuis plusieurs mois par une maladie épui-
sante contractée dans les aroyos glacés du Tonkin,
le général était bien décidé, dès le moment qu'il avait
présenté son mémoire, à donner sa démission. Le
président du Conseil la refusa. Et quelques jours la
situation fut indécise. C'est seulement le 16 mars,
que la retraite du ministre fut définitive et officielle.
Retiré à Versailles, il y mourut le 26 mai suivant.
Son rôle pendant son court passage au ministère
de la Guerre n'avait pas été aussi vaste, aussi com-
plet qu'il l'eût désiré. Du moins laissait-il le souve-
nir d'un des artisans les plus nobles et les plus avi-
sés de la plus grande France, et de celui sans lequel,
au témoignage de Clemenceau, la victoire de sep-
tembre I9r4 eût été impossible.
Madagascar, Paris, telles sont les deux étapes maî-
tresses, de la carrière de Gallieni. — Léon ABsitsona.
Zl3nPOtIlèq,ue. — Hypothèque fluviale. Dr.
comm. Il est essentiel de développer la navigation
fluviale, qui, dans une certaine mesure, peut suppléer
à l'insuffisance du trafic ferroviaire. Mais, pour deve-
nir propriétaire d'un bateau, le futur patron doit éco-
nomiser pendant de longues années, ou bien acheter
partie comptant partie à terme; et comme, sous
l'empire du droit commun, le constructeur ou le
vendeur ne dispose que de moyens d'action ou de
garanties insuffisantes, que son gage se déplace sans
N' 167 Jtuii/ler 1921.
cesse, que la fraude est facile, l'opération est néces-
sairement onéreuse pour l'acheteur. Le prix est,
on le conçoit, d'autant plus élevé, que les risques
courus par le vendeur sont plus grands et plus
nombreux.
La loi du 5 juillet 1917 a entendu organiser dans
des conditions équitables le crédit aux bateliers : les
bâtiments de navigation intérieure, comme les bâti-
ments de mer, sont désormais susceptibles d'être
hypothéqués .
Tout bateau d'au moins 30 tonnes est jaugé et
immatriculé par les soins du ministère des Travaiix
publics. Il ne peut naviguer sans être muni d'un
certificat d'immatriculation, sans porter en outre
visiblement son nom sur chacun de ses côtés, et, à
la poupe, avec son nom, la désignation de son bureau
et son numéro d'immatriculation.
Il s'agit là d'une formalité administrative, tendant
à l'identification, à l'individualisation du bateau, en
vue de permettre à l'administration des Travaux pu-
blics d'exercer un contrôle et une surveillance. Mais
elle ne produit aucun effet de droit. Aussi, la jauge
et l'immatriculation administratives sont-elles sui-
vies d'une immatriculation juridique, c'est-à-dire de
l'enregistrement de la situation du bateau, au point
de vue de la propriété et des droits réels qui peuvent
le grever ; car la loi du 5 juillet 1917, outre qu'elle
affecte les bateaux de navigiition intérieure aux
dettes que la loi déclare privilégiées pour les meu-
bles, institue l'hypothèque conventionnelle sur ceux
dont le tonnage est égal ou supérieur à 20 tonnes. Le
titre constitutif de l'hypothèque dite fluviale peut
être à ordre, et sa négociation par voie d'endosse-
ment emporte translation du droit hypothécaire.
L'hypothèque peut même être constituée sur un
bateau en construction.
La loi du 5 juillet 1917 comprend 5 titres : Imma-
triculation administrative ; — Privilèges et hypo-
thèques sur bateaux ; — Publicité des actes transla-
tifs, constitutifs ou déclaratifs de droits réels sur les
bateaux de navigation intérieure ; — Purge des
hypothèques ; — Saisie et vente forcée. Les inscrip-
tions sont reçues par les greffiers des tribunaux de
commerce, dont les registres équivalent, pour les
bateaux, à ceux que tiennent les conservateurs des
hypothèques pour les Immeubles. — Max Leoramd.
Jeux. — Dr. fisc. Le produit brut des jeux
dans les casinos et cercles est frappé d'un droit de
10 p. 100 sur les recettes brutes des jeux et des ca-
gnottes (L. 25 juin 1920, art. 91), et ce droit s'ajoute
au prélèvement progressif de 15, 25, 30, 40 ou
50 p. 100, dont le produit est attribué, dans des
proportions déterminées, à l'Office national des pu-
pilles de la nation, à l'Office des réformés et mutilés
de la guerre, à des œuvres scientifiques ou agrono-
miques, à des oeuvres d'assistance, de prévoyance ou
d'hygiène publique, etc. (L. 31 juillet 1920, art. 46).
D'autre part, il n'est plus permis d'accéder dans les
salles de jeux sans s'être fait délivrer par le direc-
teur du casino une carte spéciale d'entrée, dont le
prix minimum est fixé par le préfet, et qui est pas-
sible d'un droit de timbre spécial qui varie suivant
l'importance de la recette brute des jeux et la durée
de validité de la carte : celle-ci est exigible même
si l'entrée du casino n'est pas payante.
Le taux du droit de timbre est le même dans tous
les casinos, que l'entrée soit ou ne soit pas payante,
mais le prix et les conditions de la carte spéciale
sont différents selon qu'elle donne droit d'entrer dans
les seules salles de petits chevaux ou jeux similaires,
ou bien dans toutes les salles de jeux, y compris
celles de baccara ou d'écarté.
La carte spéciale n'est pas exigée des joueurs qui
pratiquent des jeux que l'Administration ne consi-
dère pas comme jeux de hasard : whist, bridge,
bésigue et piquet.
L'emploi des jetons de 100 francs, 20 francs et
5 francs, des jetons de i franc ne portant pas d'in-
dication de valeur, est autorisé; mais il est inter-
dit de faire usage, sur les tables de jeux, des petites
coupures de 20 francs et au-dessous, des billets de
50 francs, et des billets de 500 francs. — Max Leorand.
Léman (Gérard-Mathieu, comte), général belge,
né à Liège, le 8 janvier i85i,mort dans cette même
ville, le 17 octobre 1920.
Après des études à l'Athenœum puis à l'Ecole
militaire de Bruxelles, il fit une brillante carrière
militaire, et s'acquit une grande réputation comme
officier instructeur, et comme mathématicien. Direc-
teur de l'Ecole militaire de Bruxelles, il opéra de
grandes réformes dans l'enseignement pratique et
technique de cette école, qui forma les officiers de
la Grande Guerre. Général en juin 1912, il eut le
commandement d'une division à laquelle il donna un
entraînement tel, qu'elle fut surnommée : « la divi-
sion de fer ». Cette division était celle de Liège. Com-
mandant cette place en août 1914, le général Léman
subit le choc initial des troupes allemandes, et il eut
la périlleuse gloire d'attacher son nom au premier
épisode important de la guerre.
Dès le 4 août, les troupes allemandes avaient forcé
la frontière au nord-est de Liège, et le commandant
LAROUSSE MENSUEL
de la I" armée allemande, von Emmicb, lançait la
fameuse proclamation où il exhortait les Belges à
accueillir en amis ses soldats.
Dans la journée même, ces troupes arrivèrent
devant Liège. Mais, et avant que, le 5 août, le roi
Albert n'eût lancé son immortel manifeste, le général
se préparait à tenir dans le camp retranché, défendu
par six forts armés suivant le système du Vauban
Général Léman.
belge Brialmont, et reliés par des fortins moins im-
portants et une multitude d'ouvrages. La garnison,
il est vrai, n'était que de 35.000 hommes (3" division
et troupes mobiles), et devait tenir tête à plus de
120.000 hommes de troupes allemandes commandées
par von Emmich secondé de lieutenants comme
Ludendorff, et pourvues des moyens matériels les plus
puissants : mortiers et obusiers de 280, de 305 et de
380, tout ce que les usines Krupp et le.Creusot autri-
chien (Skoda) ont produit de plus perfectioimé.
Mais l'énergie du général Léman et le courage de
ses soldats font, pour quelques jours, pencher la ba-
lance en faveur des défenseurs de Liège.
Dès le 4 août, Léman manque être assassiné par
des espions allemands. Mais les troupes ennemies
qui se présentent devant la ville sont accueillies
par un feu nouni, et laissent sur le terrain de nom-
breux morts. Une vigoureuse contre-attaque les a
chassées du couloir compris entre les ouvrages de
Fléron et d'Evegnée (4 et 5 août 1914). Pourtant,
le 6 au matin, le général Léman, jugeant le nombre
de ses soldats trop petit pour lui permettre de
tenir tous les forts, abandonne ceux de la rive
droite, et replie toute son armée sur la rive gauche.
Une sommation d'avoir à capituler est repoussée. La
bataille continue acharnée, l'artillerie belge creusant
des vides profonds dans les troupes d'assaut. Cepen-
dant, un corps commandé par Ludendorff réussit,
après de lourdes pertes, à se glisser entre deux forts
jusque dans la ville (6 août). Le général Léman,
qui a fait rompre les ponts de la Meuse et retardé
ainsi de beaucoup le passage des armées ennemies,
n'en continue pas moins sa glorieuse défense. Le
7 août, le roi Albert, dans une proclamation adressée
aux défenseurs de Liège, félicitait « la 3" division et
la 15° brigade qui avaient montré ce qu'il en coûte
d'attaquer injustement un peuple paisible, qui puise
dans sa juste cause une force invincible ».
Ce même jour les Allemands, qui avaient perdu
déjà 15.000 à 20.000 hommes, sollicitaient un armis-
tice pour enterrer leurs morts, et le général Léman ne
leur accordait que quatre heures au lieu des vingt-
quatre demandées. Et la bataille reprenait. Le géné-
ral Léman la dirigeait du fort de Ix)ncin, où il s'était
établi. La lutte devient bientôt de plus en plus iné-
gale. Chaque jour arrivent de nouvelles troupes alle-
mandes et des canons lourds qui détruisent la ville,
écrasent les forts. Le général, bien décidé à ne pas se
rendre, tient encore neuf jours (5-14 août), et se pro-
pose de périr sous les décombres du fort de Loncin.
Lorsque, le 14 août, l'assaut allemand est victo-
rieux, et que la défense lui apparaît comme désespé-
rée, le général Léman fait sauter le fort, mais sans
y trouver la mort qu'il cherchait.
On le retrouve vivant sous les ruines, et il est
envoyé captif en Allemagne. Mais le général von
Emmich lui laisse son épée, en hommage à sa vail-
lance. Il est interné à Magdebourg, puis à Blanken-
burg d'où, malade, il est évacué sur la Suisse, le
20 décembre 1917.
Far sa tenace résistance, il avait exercé une action
349
décisive sur l'évolution des opérations militaires. Le
siège de Liège, obligeant les Allemands à chercher
des ponts sur la Meuse en amont et en aval de la
ville, immobilisant pendantquinze jours la I"» armée
et particulièrement le g* corps dont l'objectif était
Maubeuge, avait retardé de plus d'une semaine la
marche foudroyante sur Paris, escomptée par le
grand état-major ermemi, et, d'après lui, condition
essentielle du succès. Le court épisode de Liège
est donc l'un des plus importants de la guerre, et
le général Léman l'un des hommes de guerre dont
le rôle a été le plus grand.
A son retour de captivité, il fut accueilli triompha-
lement en France puis dans la Belgique libérée, et il
reçut du roi Albert I" le titre de comte, et du gouver-
nement français le grand cordon de la Légion d'hon-
neur. Sa figure est, avec celle du bourgmestre Max,
l'une de celles qui symbolisent le mieux la résistance
de la Belgique. — Léon ABinsoim.
Merson (Luc-Olivier), peintre français, né à
Paris, le 21 mai 1846, mort dans cette même ville, le
13 novembre 1920.
Son père, Olivier Merson (1822-1902), qui fut
d'abord peintre avant de devenir un écrivain d'art au-
torisé, le prépara de bonne heure à la carrière artisti-
que. Après un passage à l'Ecole de dessin (aujourd'hui
Ecole des arts décoratifs), où il reçut les conseils de
LaSmIeinetsurtoutdeG. Chassevent,ilentra,eni864,
à l'Ecole des beaux-arts, dans l'atelier de Pils. Reçu
le premier en loge en i86g, il remportait le grand
prix de Rome avec le Soldat de Marathon, toile qui,
par l'ordonnance pittoresque, certaines recherches
d'expressions et d'attitudes, rompait avec la tradition
ordinaire des concours académiques. C'est que, très
épris des Primitifs dont il copiait avec ardeur les
dessins au musée du Louvre, Luc-Olivier Merson
avait acquis à leur contact des qualités qui devaient
le servir dans toute sa carrière. Déjà ils l'avaient
heureusement inspiré dans un Apollon exterminateur
(musée de Castres), envoyé au Salon de cette année
1869. Auparavant, le jeune peintre avait donné, en
1867 Leucothoé et Alexandre, en 1868 une Pénélope.
Luc-Olivier Merson devait profiter pleinement de
ses cinq années de séjour à Rome, partageant son
temps en travaux réglementaires et en voyages
d'études à travers l'Italie, ses villes, ses églises, ses
musées. Il fait alors connaissance complète avec les
maîtres du quattrocento. Parlant d'eux, il écrit :
« Quelle naïveté charmante, quelle simplicité et quel
goût, et par-dessus tout — c'est là que je les trouve
vraiment forts — quelle recherche approfondie de
Luc-Olivier Merson.
leurs types, quel amour sincère de la nature I • C'est
sous cette influence qu'il peint un Saint Edmond roi
d^ Angleterre, martyr (S. 1872); Vision, légende du
xvi'siècle (S. 1873). Mais Raphaël, tle divin Raphaël»,
selon le mot d'Ingres, agit aussi sur lui, et c'est avec
une conscience extrême qu'il exécute, pour satisfaire
au règlement, ime copie de la Dispute du saint sacre-
ment. Grâce à ces travaux si divers et si amoureu-
sement menés, il a acquis très vite une maîtrise
affirmée dans son envoi de dernière année : le Sacri-
fice à la patrie, qui, exposé en 1875 en même temps
qu'un Saint Michel, modèle de tapisserie destiné à la
salle dite des Evêques, au Panthéon, lui vaut d'em-
blée une première médaille. Hélas I pourquoi faut-il
que ce Sacrifice à la pairie, conçu au lendemain
d'une guerre néfaste, conserve encore toute sa signi-
fication, après une guerre victorieuse I .....
350
Cet éclatant succès, survenu juste au moment de
son retour en France, ouvrait désormais à Luc-Oli-
vier Merson l'ère des commandes officielles. C'est
ainsi que Duc, l'architecte du Palais de Justice, lui
demanda pour la galerie de Saint-Louis deux scènes
empruntées à la vie du doux monarque : Saint Louis
à son avènement fait ouvrir les geôles du royaume ;
Saint Louts, malgré les supplications des nobles
et des barons, condamne le sire Enguerrand de
Coucy (S 1877). Dans ces deux compositions soi-
gneusement ordonnées en vue du décor qu'elles
complètent, le peintre mélangeait à un sentiment
très moderne de l'elïet cet archaïsme acquis au con-
tact de ses maîtres préférés, et qui, plus ou moins
accusé, se révélera dans nombre de ses œuvres : par-
ticulièrement dans ses tableaux de chevalet, consacrés
pour la plupart à la représentation de scènes de
l'histoire légendaire généralement présentée dans un
ca.lre de nature précis : site d'Italie ou lande bre-
tonne. Parmi les oeuvres exécutées dans cet esprit,
citons le Loup d'Agubbio (premier épisode peint du-
rant le séjour à Rome ; deuxième épisode exposé en
1878, musée de Lille), Saint François d'Assise pré-
chant aux poissons (S. 1880), l'Arrivée à Bethléem
(S. 1885), l'Annonciation (S. 1892). Entre temps, au
Salon de 1879, Luc-
Olivier Merson avait
connu à nouveau le
très grand succès avec
le Repos en Egypte,
qu'accompagnait un
Saint Isidore labou-
reur. Le Repos a été
trop souvent repro-
duit, pour qu'on in-
siste ici sur le carac-
tère pittoresque, vrai-
ment nouveau , de
cette œuvre. Les suj ets
qui suivent accusent
moins de mysticité,
mais plus de souplesse
dans la fantaisie. Ce
sont Angclo Pittore et
un délicieux 7«gem«n/
de Paris (S. 1884),
l'Homme et la fortune
(iS<)2), l'Ange gardien,
le Sacrifice des pou-
pées, la Dame de Ker-
beagh, etc. Apres une
assez longue absten-
tion, Luc-Olivier Mer-
son réapparaissait au
Salon de 1903 avec
une Annonciation et
une petite composition
satiriquedédiée àPaul
Déroulède : Mortes!
où la Vérité et la Jus-
tice étaient représen-
tées agonisantes.
Mais ces produc-
tions n'accusent qu'un
des côtés du talent du
maître. Il a fait œuvre
autrement considé-
rable, à l'occasion des
grandes compositions
picturales et des car-
tons de vitraux et de
tapisseries qui lui ont été commandés par l'Etat et
par certains particuliers. Parmi les plus importantes
peintures rappelons le Samt Louis qui décore la
chapelle absidale de Saint-Thomas d'Aquin ; Théo-
phile à Silvie (1623), et Mademoiselle de Clermont
à Silvie (1724), commandes du duc d'Aumale pour
Chantilly; le Chant au moyen âge et la Poésie, à
rOpéra-Comique ; la décoration du cabinet de tra-
vail du vice-recteur à la Sorbonne, la décoration du
grand escalier de l'hôtel de ville de Paris, — ces
deux derniers ensembles restés inachevés.
L'apport de L.-O. Merson, comme compositeur de
cartons de tapisseries et de vitraux est, au point de
vue de l'évolution de l'art moderne, encore plus signi-
ficatif peut-être. C'est que, obligation toute naturelle
à notre époque, mais initiative nouvelle aux environs
de 1880, l'éminent artiste s'était, avant de se mettre à
l'œuvre, préoccupé des moyens techniques d'exécu-
tion, interrogeant aux Gobelins leschefs d'ateliers, ail-
leurs les peintres verriers, sur les exigences de leur mé-
tier et les obligations qu'elles entraînaient. Il en est
résulté, en ce qui le concerne, des productions riches,
bien équilibrées, toujours lisibles. C'est ce dont témoi-
gnent les cartons des tapisseries destinées à la déco-
ration du musée de Limoges : la Céramique et la Ta-
pisserie (1889), du palais de la Paix à La Haye, de
l'Ecole des beaux-arts. Il avait aussi donné le modèle
de la marque de la manufacture des Gobelins (exécutée
et exposée par la Manufacture au Salon de 1906).
Le nombre de ses cartons de vitraux est encore
plus considérable, et l'on peut dire que leur valeur
d'art autant que la compréhension des exigences
techniques qu'ils révèlent n'ont pas peu contribué à
LAROUSSE MENSUEL
étendre la réputation de la production française
contemporaine. Parmi les plus importants, signalons
ceux de l'église de Saint-Flavier (Indre-et-Loire);
les Pèlerins d'EmmaUs (pour les Etats-Unis) ; la Lé-
gende de sainte Cécile, vitraux en grisaille, d'un
charme extrême (église de Sainte-Adresse, cartons au
Luxembourg) ; la Foi triomphe de la douleur, pour
l'église de Kzerwonisbourg (Ukraine); les Trois Apô-
tres, église de Montereau ; le Roi Saint Louis soignant
les blessés (Saint-Louis, Etats-Unis) ; Scènes de la vie
du Christ et de ta Sainte Vierge (églisede Biarritz), etc.
L'artiste révélait en même temps des qualités d'élé-
gance ou d'humour dans le vitrail d'appartement :
Vieilles chansons de France (hôtel Chandon, à Eper-
nay) ; Scènes des vies de Gargantua et de Pantagruel.
Mais son chef-d'œuvre est évidemment le carton
de la Danse des fiançailles (musée du Luxembourg),
dont le vitrail fut exécuté pour M"" Isaac Bell, de
New-York. Dans un autre ordre d'idées, il convient
de signaler sa participation à la remise en honneur
de la mosaïque. On lui doit ainsi les cartons des
quatre émouvantes figures personnifiant la Foi, l'Es-
pérance, la Chanté et la Science qui, dans leur scin-
tillement de pierres et d'or, décorent la coupole de
la chapelle funéraire où repose Pasteur. Quand la
Saint Louis fait ouvrir les geôlbs du eotàuhb. tableau de Luc-Olivier Merson (1877; au palais de Justice de Paris). — C'est en 1226,
lors de l'avèuemeat du jeune roi, alors âgé de douze ans, que ce fait se passe Blanche de Castille, sa mère, et régente pendant sa minorité, se
tient debout derrière son fauteuil Belle composition, pleine de détails charmants, peints avec délicatesse.
mort est venu le surprendre, Luc-Olivier Merson
achevait le caMon d'une grande mosaïque destinée à la
décoration delà voûte absidale du Sacré-Cœur.
Ces importants travaux l'avaient éloigné de « l'il-
lustration » , branche d'art dans laquelle il avait égale-
ment affirmé son talent, et révélé une conception nou-
velle de la décoration des couvertures, titres et pages
de livres. Laissant là l'arsenal des cartouches et des
attributs, il avait, utilisant les innombrables dessins
d'arbres et de plantes exécutés par délassement aux
cours de ses voyages de vacances, ordonné des fron-
tispices ou des feuillages bien sains s'accordant avec
une figure de beau style. Ainsi Paris-Noël, Paris
illustré, publications qui eurent leur moment de
faveur. Mais ce n'était là qu'un prélude à l'illustra-
tion même du volume. Or, par l'originalité de la
composition, la précision archéologique du détail, la
distinction de l'ensemble, les livres qu'il a illustrés
conserveront à jamais l'estime des amateurs. Après
les romantiques, après l'admirable Brion, il a su trou-
ver pour Notre-Dame de Paris des expressions nou-
velles. Il faut rappeler aussi ses illustrations pour
l'Imagier, de Jules Lemaître ; Saint Julien l'Hospi-
talier, de Gustave Flaubert ; la Jacquerie, de Mérimée ;
— ses compositions pour les Nuits, de Musset ; les
Trophées, de de Heredia ; — sa participation aux
grandes éditions : Histoires de Sainte Elisabeth de
Hongrie, de Montalembert ; de Saint Martin de
Tours, de Lecoy de La Marche ; les Fêtes chré-
tiennes, de l'abbé Drioux ; la Chevalerie, de Léon
Gautier ; la Chanson de Roland ; — sa collaboration
au Harper's Magazine (Mystère de Noël), à la Revue
illustrée, à la Grande dame.
N' 16/. Janvier 1921.
A l'occasion de l'Exposition universelle de 1900, il
donna le modèle de la frise historiée qui décore le
hanap exécuté par Lucien Falize pour le Musée des
arts décoratifs. La Banque de France lui avait de-
mandé de son côté le dessin des billets de 100 et de
50 francs. Elii membre de l'Académie des beaux-arts
en 1892, il avait été nommé, en 1906, professeur
chef d'atelier à l'Ecole des beaux-arts, en rempla-
cement de Bonnat promu directeur de l'Ecole ; mais,
quelques annéesaprès, le 16 octobre 1911, il présenta
sa démission, n'étant pas satisfait du programme
d'enseignement, ni de la discipline de l'établissement
— car il ne retrouvait pas chez les élèves le goût de
l'étude auquel il était habitué dans l'atelier libre qu'il
avait dirigé si longtemps, avec le plus grand succès.
Toutefois il voulut, avant de disparaître, offrir
à tous un dernier exemple de méthode et de labeur
en envoyant, au Salon de 1920, un ensemble de
ses dessins, études de nature et préparations
pour ses principales œuvres. On sait que l'una-
nimité des exposants au Salon des Artistes français,
ayant compris l'importance de la manifestation, a
couronné la carrière de Luc-Olivier Merson en
lui décernant la médaille d'honneur. Il fut peu
après élevé au grade de commandeur de la Légion
d'honneur. Il avait été
nomméofficiereni9oo,
étant chevalier depuis
1881. — Charles Saunier.
I>I'oins de lieux
delaPrance(LEs),
leur origine, leur signi-
fication, leurs trans-
formations, par Au-
guste Longnon, mem-
bredel'Institut; publié
par Paul Maréchal et
Léon iVIirot, archivis-
tes-paléographes; Pa-
ris, 1920; gr. in-8°. ^
L'ouvrage posthume
de Longnon, mis au
jour par deux de ses
élèves, est le résumé
des conférences faites
à l'Ecole pratique des
Hautes Etudes par ce
savant qui consacra
sa vie à l'étude des
noms de lieux de la
France. Ce livre est
d'autant plus précieux
que le maître, s'il a
enseigné à beaucoup
d'élèves, n'a pas eu de
successeur et ne laisse
personne derrière lui
pour continuer ses re-
cherches : à sa mort,
sa chaire dut être
trans:ormée. C'est le
fruit de longues an-
nées de recherches
qui est condensé ici,
sous une forme claire,
accessible à tous. Pour
la première fois, le
public aura à sa dis-
position un guide sûr
pour le diriger à tra-
vers la forêt si touffue des noms de lieux, qui ont été
et sont encore souvent l'objet, surtout chez leséruditsde
province, de recherches étymologiques si fantaisistes.
L'attrait de ces éludes a été jadis mis en lumière
par Gaston Paris dans un passage charmant d'un
discours célèbre sur les parlers de France (prononcé
le 26 mai 1888, à la clôture du congrès des Sociétés
savantes) : « Quoi de plus précieux, de plus intéres-
sant, je dirais volontiers de plus touchant que ces
noms, qui reflètent peut-être la première impression
que notre patrie, la terre où nous vivons et que
nous aimons, avec ses formes sauvages ou gracieu-
ses, ses saillies ou ses contours, ses aspects variés
de couleur et de végétation, a faite sur les yeux et
l'âme des hommes qui l'ont habitée, et qui s'y sont
endormis avant nous leurs descendants ? • En fait,
le présent volume est presque exclusivement limité
aux noms de lieux habités, qui constituent déjà une
matière très riche.
Les localités peuvent tirer leurs noms de particu-
larités relatives à la topographie, à la configuration
des lieux, aux arbres les plus fréquents dans les
parages. C'est le cas de la plupart des villes dont le
nom est anténeur à l'époque gallo-romaine, et de
nombreux petits villages qui se sont formés plus
tard. Mais les villes, bourgs ou villages rebaptisés
ou créés pendant la domination romaine et au début
du moyen âge ont été généralement dénommés
d'après l'homme ou la famille qui les a fondés, ou
d'après la peuplade qui habitait le territoire. Cet
usage, remarque à juste titre Longnon, remonte à la
plus haute antiquité, témoin ce passage de la Genèse
{IV, 17) relatif à Caïn : « Il a élevé une ville, et tl l'a
ff 161. Janvier làH.
LAROUSSE MENSUEL
551
Le Lui)' d'Aourbio, tableau de Luc-Olivier Meraon (1878; Musée de Lille). — Le sujet en est une jolie légende contée dans les Fioretti ou Petites Fleurs de saint François d'Assise: Va loup féroce
ravajieait les environs de Gubbio. Le saint alla le trouver, et lui fit promettre de ne plus nuire aux habitants de la ville; et en retour, il obtint de ceux-ci l'engagement de nourrir la béte. I>e loup véeut
deux ans encore, et il entrait dans les maisons de Gubbio sans faire de mal à personne, et les habitants le nourrissaient. Dans le tableau de Lue-Olivier Merson on voit, à gauche, le loup s'approcher d'un
boucher qui lui tend un morceau de viande, tandis qu'une petite lllle, que sa jeune mère tient par la main, caresse doucement lanimal. La droite de la composition est occupée par une fontaine, que l'hiver
garnit de glace, et qu entoure un groupe d'habitants. — La scène est gracieusement présentée dans la reconstitution intéressante et minutieuse d'une ancienne cité d'Italie. (Phot. Fioriilo.)
appelée, du nom de son fils, Hénoch ». Cet usage
s'est perpétué jusqu'aux temps modernes.
Il est remarquable que les mêmes désignations se
reproduisent, d'une époque et d'une contrée à l'autre,
sous des mots différents. Le gué, par exemple, a
joué un grand rôle : il suffit de rapprocher Cham-
bord, dont le prototype gaulois, Cambontos, signifiait
le « gué tortu •, de l'anglais Oxford (proprement : le
gué des boeufs), de l'allemand Frank/urt (le gué des
Francs), et des formes romanes du Nord, telles Wez,
Vez, qu'on trouve aussi dans des composés comme
Regniowez (le gué de Regnaud). Condé voulait dire
jadis confluent, tout comme Conflans ou Coblentz.
Les noms celtiques composés sont souvent très pitto-
resques : Catumagos, forme primitive de Caen, signi-
fiait le champ du combat ; Avalleur (Aube) était la
forteresse aux pommiers ; Dinant, la vallée divine ;
Lyon, le mont lumineux (comme plus tard Clermont,
clair mont). Plus simples Noyon, Nyons, Ntmègue
sous la forme germanique signifiaient « la ville
nouvelle » et étaient l'équivalent, en celtique, des
nombreuses Villeneuve fondées et baptisées au
moyen âge.
Les arbres ont donné leur nom à une quantité
innombrables de petits villages, souvent des hameaux.
Si les Fresnay, Ckesnay et bien d'autres sont trans-
parents, si les Méridionaux reconnaissent facilement
dans Fayet, Fau, Laffaux, ou dans Lagarrigue, Jar-
rige le }au (hêtre) et le garric (chêne nain des
Cévennes) de leurs patois, en revanche il a fallu de
patientes recherches pour retrouver dans le dernier
élément de Montier-en-Der le nom gaulois du chêne,
dervos, ou le sureau dans Sucy, Suzy.
Voici maintenant des désignations plus spéciales,
et qui évoquent les industries, les religions, le parti
que l'homme a tiré du sol. Ferrite, eu Gascogne
Herrère se rapportent à des mines de fer, comme
Argenture, Largentière à des mines d'argent; Aix,
qui représente l'ablatif latin aquxs, évoque les eaux
minérales tout comme le dérivé Evian ; Bains, Bain
étaient des bains, et Bagneux, Banyuls, Bagnolet de
petits bains. A Fabrègue (Provence), Faverges (Sa-
voie), Farges, Forges, étaient des forges (latin/aftrtca) ;
à Félines, Flines, Flins, des poteries (latin figulina).
A Armenlières, on élevait des troupeaux de gros
bétail (latin armenta) ; à Asnières, Monlaignier, des
ânes. Morsent, Mulcent étaient des localités ceintes
de murs {mûris cinctum).
Les sanctuaires gallo-romains se sont perpétués
dans divers noms de lieux. De même que beaucoup
de localités, au moyen âge, ont pris le nom du saint
auquel était consacrée leur église ou basilique, de
même Beaune représente le dieu gaulois Belenos, et
de plus nombreuses localités des dieux romains :
Losne est Latone, Ménerbe Minerve, Mercaur Mer-
cure, Port-Vendres le port de Vénus {portus Veneris),
Fanjeaux, dans l'Aude, le temple de Jupiter (fanum
Jovis), Famas, dans le Nord, le temple de Mars
{fanumMartis),\ontcoTaxaeTalmas(templumMartis).
Moins fréquent est le cas d'un personnage qui a
laissé son nom à une ville. On retrouve cependant
César, par son prénom Julius, dans Fréjus (Forum
Julii) et Lillebonne (Juliobona), et Auguste dans
l'Aoste piémontaise, l'Augst suisse, les Aouste, Oust
de notre Midi, comme dans Autun (Augustodunum).
Constance Chlore a donné son nom à Constance
bâloise et à Coutances normande. Constantin a dé-
baptisé l'ancienne lUiberis du Roussillon actuel pour
lui donner le nom de sa mère Helena (auj. Elne).
Plus obscur est le parrain involontaire de Fontaine-
bleau qui n'est point, comme on l'a cru longtemps,
« fontaine belle eau i, mais c fontaine de Bleaut i.
Une des formations les plus fréquentes et les plus
intéressantes au point de vue historique et social est
celle qui a dominé à l'époque gallo-romaine. A ce
moment commença le défrichement des vastes forêts
gauloises ; chaque nouveau village se forma autour
du domaine d'un gros propriétaire foncier, dont la
localité prit le nom, en l'additionnant d'un suffixe :
acos, suffixe gaulois, latinisé en acus, ou anus, suf-
fixe latin, ce dernier localisé dans le Midi, l'Espagne
et l'Italie, — pour ne parler que des plus fréquents.
Les noms de ce genre, dont la terminaison a varié
suivant la phonétique régionale, sont excessivement
nombreux : Albiacus, par exemple, domaine de la
famille Albius, a donné, selon les contrées, Albiac,
Aubiac, Aubiat, Auby, Albieux, Augy, Aujac; avec le
suffixe latin, on a formé Aubian. A l'époque méro-
vingienne le défrichement a continué, et les noms
des nouveaux villages se sont formés de façon ana-
logue, mais cette fois par composition, le nom du
propriétaire étant suivi de villa (à l'ouest) ou curtis
(à l'est) par lesquels on désignait un domaine rural :
ainsi s'expliquent les nombreuses localités terminées
en ville, spécialement en Beauce, et en court, sur-
tout en Lorraine. 1
De la formation des nomsde villages gallo-romains,
d'Arbois de Jubainville a déduit une intéressante
théorie, confirmée par les recherches de Longnon :
« Aux temps de l'indépendance gauloise, la propriété
rurale était encore indivise dans chaque cité, et ce
fut le développement de la culture des céréales,
après la conquête romaine, qui amena le partage de
cette propriété collective, c'est-à-dire la constitution
de la propriété individuelle dans notre pays ».
Le remplacement d'anciens noms de villes par des
noms de peuples, qui s'est produit vers le 11:" ou
iv" siècle de notre ère, et qui est minutieusement
analysé par Longnon, n'est pas moins suggestif pour
l'historien, bien que l'auteur n'ait pas dégagé ici les
causes profondes du phénomène. Ce n'est pas un ha-
sard si, à cette époque, le nom de presque toutes les
peuplades gauloises a passé à la ville qui était leur
cbei-\ien: Lutetia a perdu son nom pour prendre celui
des Parisii, qui habitaient son territoire; de même
Reims représente les Rémi, Soissons les Suessioms,
Bourges les Bituriges, Tours les Turoius, Angers
les Andecavi, etc. Il y a là autre chose qu'une
confusion, il y a l'indice de toute une révolution
sociale. Jusque-là, dans l'antiquité, la cité était un
peuple, une nation indépendante de son territoire,
et qui gardait son nom en changeant de contrée, fait
assez fréquent en Gaule comme en Grèce, à une
époque fertile en migrations. Désormais, l'homme
s'attache de plus en plus au sol, évolution dont le
point d'aboutissement extrême sera le servage féodal ;
les peuplades disparaissent, c'est la province qui de-
vient la nouvelle personnalité; la territorialité des
coutumes remplacera bientôt la persoimalité des lois;
la terre prend le pas sur l'homme. Toute une révolu-
tion impliquée par un changement de mots.
Dans la formation primitive des noms de lieux
actuels, quelle est la part des différents langages qui
se sont succédé sur notre sol ? Les noms de rivières,
les plus vénérables, sont en majorité antérieurs aux
Gaulois. Il n'en est pas de même pour les lieux ha-
bites, pour l'excellente raison que la plupart d'entre
eux sont de création bien postérieure.
35?
' Un seul nom en France paraît punique, c'est celui
de Roussillon — ville avant d'être province (auj.
Castel-Roussillon), — et qui semble de formation
analogue à Barcelone, l'antique Barchino, la ville
fondée par les Barca. Quatre localités seulement,
sur la côte méditenanéenne, ont gardé leurs noms
grecs : Nice {Ntcaa, c'est-à-dire la Victorieuse),
Antibes {Antipolis, la ville d'en face), A/ottaco (con-
sacrée à Héraclès Monoikos) et Agde (Agathe tuchê,
la bonne fortune) qui n'a conservé que le premier
élément de son ancien nom. Pour les noms d'origine
ibérique, on est encore réduit aux conjectures : le
chapitre qui leur est consacré est le plus discutable,
on peut même dire le seul chapitre faible du livre.
Au contraire, on arrive à des résultats plus précis
quant aux origines ligures. C'est bien à cette source
que doit être attribué le suffixe ascus, oscus, uscus,
qui termine de nombreux noms, surtout dans le sud-
est, comme Manosque, Vénasque, etc. L'extension
de cette terminaison, qu'on trouve plus ou moins
déformée au nord jusqu'aux confins de la Haute-
Marne, à l'ouest jusque dans le Rouergue et le Lan-
guedoc, confirme, au moins en partie, les théories
admises aujourd'hui par les historiens sur l'extension
ancienne des Ligures qui, avant les Celtes, avaient
habita une grande partie sinon la totalité de la Gaule.
Avec le gaulois, nous entrons dans le domaine des
certitudes. Cette langue nous a lais'é, parmi les
noms de nos villes et villages, beaucoup de mots
composés, dont on a vu des exemples chemin faisant,
et plus encore des suffixes, dont le plus fréquent,
après acos, est oialos, représenté dans A rgenteuil, Ver-
neuil, etc. dans le Nord, Marvejols, Verneugeol, etc.
dans le Midi. L'aire de ces diverses créations est in-
téressante à relever. Les formations avec le suffixe
acos se rencontrent dans toute l'ancienne Gaule,
sauf dans l'extrême sud-est, mais sont rares dans
le Languedoc méridional et en Gascogne; les mots
composés avec le gaulois duros (forteresse) n'existent
pas dans le bassin de la Garonne, le Languedoc mé-
ridional, entre le Rhône et les Alpes, ni à l'est du
Rhin; enfin, le suffixe oialos, encore plus restreint,
manque en outre en Franche Comté, Bourgogne et
Lorraine. Ces indices, très précieux et corroborant
les hypothèses des historiens, nous montrent que la
colonisation celtique affecta surtout le nord, le cen-
tre et l'ouest de la Gaule; le sud-ouest et surtout le
sud-est furent peu ou point touchés.
La majorité de nos noms de lieux, malgré l'abon-
dance de l'élément celtique, est d'brigne latine ou
romane. De plus en plus, d'ailleurs, la science établit
que le gaulois était proche parent du latin, et que la
pénétration réciproque des deux éléments fut intime
dans la nomenclature des localités. Le suffixe gau-
lois s'ajoute fréquemment au nom d'un propriétaire
latin. Des composés comme Augustodunum (Autun)
formé avec le nom d'Auguste et le mot gaulois dé-
signant l'oppidum, symbolisent cette fusion qui s'af-
firme ici chez les Eduens, les premiers et les plus
fidèles alliés de Rome au pays des Gaules.
Au cours de leur histoire, les noms de lieux ont
éprouvé souvent des altérations profondes, d'abord
du fait des lois phonétiques — évolution normale de
la prononciation, — qui leur ont fait éprouver, sur-
tout au Nord, des contractions et des transforma-
tions considérables. L'étymologie populaire, par cet
instinct obscur qui cherche à expliquer les mots iso-
lés et à les rattacher à des racines connues, les a
dénaturés plus d'une fois d'une manière amusante.
h'Homme ou YHomme-Mort était à l'origine un
orme, et le Fou un /a» (hêtre). La Délivrande fut
jadis une simple ivrande, mot celtique désignant le
confin entre deux cités; la dévotion à la Vierge,
0 qui délivre », a provoqué la métamorphose. Long-
jumeau n'a rien à voir avec les jumeaux : c'était un
« petit Nogent », Nogemellum au xiii* siècle, qui
cessa bientôt d'être compris. Parfois, le mot a été dé-
figuré par des soudures malencontreuses, comme Nan-
souty, à l'origine-iVani (ravin) -sows-TAi/, ou Vauve-
nargues, Vallis Veranica (vallée de Veros). L'ortho-
graphe est souvent complice : qui reconnaîtrait Pom-
ponius dans Ponlpoint, qu'il serait plus logique
d'écrire Pompotn ?
L'un des cas les plus curieux fut signalé jadis par
Quicherat : Le Mans s'appelait autrefois Celmans,
régulièrement issu de Cenomaiim's (ablatif), nom de la
jwuplade habitant la cité. La première syllabe de
Celmans fut prise pour l'adjectif démonstratif :
comme il n'y avait pas de raison de dire « ce Mans »,
on lui substitua « le Mans ».
Et voilà comment l'étude scientifique des noms
de lieux, après avoir apporté sa contribution à l'his-
toire politique et sociale d'un lointain passé, nous
permet de saisir sur le vif, aussi bien que la
linguistique générale, le mécanisme de la psycho-
logie populaire. — Albert Dâuzat.
Politique intérieure et extérieure
{Novembre). — Le mois de novembre fut marqué par
des événements d'une particulière gravité, qui semblè-
rent à beaucoup fortuits ou au-dessus de toute pré-
vision. Pour qui réfléchissait pourtant, certains,
comme le désastre de Wrangel, apparaissaient fatals;
d'autres, conune la chute de Venizelos, ou la défaite
LAROUSSE MENSUEL
du parti wilsonien, restaient parmi les éventualités
vraisemblables ou possibles. Quoi qu'il en soit, le
mondé éprouva un étonnement profond à constater
encore une fois que les situations . considérées le
plus communément comme inébranlables pouvaient
se trouver tout à coup compromises. Les mêmes qui
la veille annonçaient que les élections grecques don-
neraient à Venizelos une majorité indiscutable, dé-
clarèrent le lendemain que les causes de méconten-
tement accumulées par les tenants du grand homme
d'Etat grec expliquaient parfaitement son échec.
Avant le 15 novembre, on parlait d'adresser aux
Turcs un uliimatum pour les mettre en demeure de
ratifier le traité de Sèvres. Quelques jours après, on
tombait aisément d'accord que le traité de Sèvres
était un instrument imparfait, et que seule sa réfor-
mation pouvait procurer la paix à l'Orient. Nous ne
constatons ceci que pour nous convaincre de nouveau
que, par le temps que nous vivons, il importe de
conserver un grand calme devant les faits en appa-
rence les plus déconcertants, et de ne pas oublier que
les choses ne sont jamais ni si favorables ni si con-
traires qu'on les suppose tout d'abord. Et il y a dans
cette considération, que nous avons souvent rappelée
à cette place, une assurance, très utile pour la tran-
quillité des esprits, que des catastrophes impossibles
à imaginer ne nous menacent pas. Il n'en fallait pas
moins, fin novembre, prendre très au sérieux ce qui
était arrivé à l'orient de l'Europe. La perspicacité de
nos diplomates ne semblait pas avoir été à la hau-
teur des événements, qui les prenaient au dépourvu et
les faisaient hésiter, comme il arrive trop souvent,
entre des solutions contradictoires, improvisées sui-
vant les besoins du moment. Il manquait au monde,
et c'e t une réflexion qui s'impose depuis longtemps,
une grande et claire intelligence qui le dirigeât sûre-
ment. A côté d'I-.ommes d'Etat assurément remar-
quables, mais tous insuffisants par quelque côté, qui
suivent chacun leur politique et ne songent qu à
l'intérêt immédiat de leur pays, il manque celui qui
les éclairerait et les conduirait tous, et qui ^aurait
utiliser au mieux les qualités de chacun. Il faut nous
résigner à l'imprévu et à l'incohérence. L'humanité
ne semble pas en passe de produire des génies.
Nous faisioni remarquer, il y a un mois, combien il
était surprenant que Wrangel ayant été pour le salut
de la Pologne un facteur prépondérant, on eût laissé
la Pologne conclure la paix sans rien stipuler en fa-
veur de Wrangel. La conséquence de cet oubli, ou
de cette défaillance, ne pouvait manquT de se faire
très rapidement sentir. Les bolcheviks avaient,
après dégagement de leur front occidental, porté
toutes leurs forces vers le sud; il était apparu tout
de suite que Wrangel n'avait eu que des succès appa-
rents, et qu'il n'avait pu réaliser une avance impor-
tante que parce qu'il n'avait personne devant lui. On
a essayé d'expliquer son échec foudroyant par des
raisons à côtA, parle mauvais esprit et les tendances
tsaristes de son état-major, par l'impossibilité où il
avait été de donner corps à des réformes libérales
que lui-même déîirait, par la désillusion des popu-
lations, et par toutes sortes de considérations qui
n'ont qu'une valeur impondérable dans un pays
comme la Russie, et dans les circonstances au milieu
desquelles Wrangel opérait. En fait, Wrangel a été
battu parce qu'il n'avait que des forces insuffisantes,
et une armée inorganisée. Supposons le à la tête de
troupes solides, bien pourvues d'un matériel perfec-
tionné, bien ravitaillées, aucune des raisons qu'on
invoque pour expliquer sa défaite n'aurait eu au-
cune influence sur l'issue des événements. Wrangel
devait être battu le jour où il aurait devant lui des
forces supérieuïes en nombre et en armement. Dans
un pays commela Russie, la force est le seul élément
qui compte. Wrangel en est le plus récent exemple.
Tout ceci aurait dû être connu et escompté d'avan-
ce, et il est inadmissible qu'il en ait été autrement.
Par suite, du moment que rien n'a été fait pour
mettre Wrangel en position de faire figure militaire-
ment devant les armées des Soviets, on en arrive à
se demander s'il n'a pas été seulement un expédient
dont on a usé très habilement pour sauver la Pologne,
mais sur le sort définitif duquel on ne pouvait avoir
de sérieuses illusions. On avait été au plus pressé: il
ne faut pas hésiter à dire qu'on avait eu raison. Mais,
le résultat heureux obtenu, il était un peu risqué
d'espérer en outre, ou de sembler espérer, qu'on
pourrait obtenir davantage. Wrangel a donc été vic-
time d'une fatalité.
Aban lonné de tout le monde, encerclé par les
armées soviétiques, enfermé dans la presqu'île de
Crimée, acculé à la mer, il n'eut d'autre ressource que
la fuite. Les Puissances, et en particulier la France,
se chargèrent d'évacuer les milliers de malheureux
qui ne voulurent pas attendre les horreurs de la
terreur bolcheviste. Ce que celles-ci purent être, nous
le devinons. L'avenir le dira peut-être. Ce qu'on peut
affirmer à l'heure présente, c'est que nous n'avons
pas lieu d'être autrement fiers de ce lamentable dé-
nouement d'une entreprise que nous semblions avoir
portée à notre compte.
En même temps qu'ils réglaient ainsi en quinze
jours la question Wrangel, les bolcheviks reprenaient
le dessus aux frontières de l'Ukraine, réduisaient
«• 167. Janvier 1921.
à l'impuissance les bandes de Balachovitch, et, à la fin
de novembre, ils n'avaient plus d'ennemis en armes
en Russie.
Il serait oiseux de disserter sur les fautes que la
politique des Alliés a pu commettre et a commises
en Russie. Il devient de plus en plus évident que la
plus grosse, et peut-être la seule, a été de reculer, au
moment opportun, devant l'ettort militaire nécessaire
pour anéantir la tyrannie soviétique. Plus on avance
dans cette aventure tragique, plus on s'aperçoit qu'il
était facile de venir à bout d'un gouvernement qui
n'a jamais été fort que lorsqu'il s'est trouvé en pré-
sence d'adversaires faibles. Mais la situa ion avait
changé. L'heure des interventions militaires était
passée depuis longtemps. Wrangel s'en était aperçu.
Quelles conséquences pourrait avoir pour l'Europe
le déblaiement de la Russie, achevé, par la reprise
de la Crimée, au profit des Soviets ? Il suffisait_de
constater que les négociations recommençaient ât^b-
dres entre Lloyd George et Krassine, pour se reirare
compte que l'Angleterre acceptait le fait accompli-
Sans doute, on prétendait toujours établir une grande
différence entre la reprise des rapports d'aflaires^ )a
reconnaissance politique du gouvernement des So-
viets. Mais il était trop évident que l'une menait^
l'autre, et que Lloyd George cherchait dans cette 0^-
ration pseudo-commerciale des garanties i^jidtrè'lb
propagande bolcheviste en Asie. Les troitWraifnî?
Il était difficile de répondre affirmativement. Nous
avons déjà dit bien des fois à quel point la politique
extérieure des Soviets est dominée par des instincts
séculaires irrésistibles. La Russie, asiatique malgré
les apparences qu'elle cherche à se donner depuis
près de quatre siècles, est attirée fatalement vers
l'Asie, qu'elle comprend et qui la comprend. Les doc-
trines bolchevistes du communisme combiné avec
l'autocratie, le principe dominant de la force brutale
qui est à la base du système de Lénine et Trotsky,
ne blessent en rien le tempérament asiatique, et sont
accueillis par lui avec satisfaction. Quanl bien même
les Soviets promettraient de bonne foi, ce qui est
une supposition gratuite, de s'abstenir de toute pro-
pagan le dans les domaines Je l'Angleterre, cette pro-
messe serait vaine, et la propagande se ferait toute
seule. L'Angleterre n'a d'autre défense qu'elle-même,
la supériorité de sa civilisation, les moyens dont elfe
dispose de prouver sa force. Rechercher par surcroît
la collaboration des Soviets, c'est contracter avec
quelqu'un qui est incapable de tenir ses enga-
gements.
Il apparaissait que Lloyd George ne voyait pas
les choses sous cet angle, et qu'il ne craignait pas, en
recherchant avec les Soviets des combinaisons illu-
soires, d'accroître leur puissance en diminuant celle
de l'Angleterre. P urtant, la situation s'était sin-
gulièrement compliquée dans les Balkans et en
Asie, par la tournure qu'avaient prise les affaires
grecques.
On a vu, le mois dernier, comment la mort du roi
Alexandre était venue compliquer la question des
élections grecques. Jusqu'au dernier jour, la presse
avait affirmé le succès certain du gouvernement de
Venizelo?, et, à la vérité, la logique était pour le
succès. Comment admettre qu'un homme politique qui
avait tiré son paysde l'abîmedemédiocrité dans lequel
Constantinl'avait laissé tomber, qui avait obtenu des
Alliés — malgré eux — l'agrandissement inouï de la
Grèce par la possession de la Thrace et de Smyrne,
qui avait fait delà Grèce la puissance prépondérante
dans les Balkans et en Anatolieoùelles'était chargée
de rétablir l'ordre, pût être renié par son peuple, et
que celui-ci, se détachant de ce fondateur de la Grèce
nouvelle digne enfin de laGKce antique, fût prêt,
sans mesurer les graves conséquences de ce geste,
à se jeter dans les bras du monarque déchu ? C'est
pourtant ce qui était arrivé. Venizelos avait été,
aux élections générales, gravement mis en minorité,
et, dès le lendemain des élections, il avait accepté
sa défaite en quittant le pouvoir et la Grèce. La
question du retour de Constantin non seulement se
posait, mais était presque résolue. Un plébiscite
devait, le 5 décembre, suivant les prévisions les
plus évidentes, se borner à enregistrer ce qui appa-
raissait comme la volonté certaine du peuple grec.
L'ingratitude du peuple grec est assurément une
ample matière à philosopher. Nous y voyons surtout
une occasion de réflexions historiques assez instruc-
tives, sur la persistance des traits essentiels d'une
race même lorsque cette race a été, au cours des
siècles, mé'angée d'éléments très divers étrangers à
son origine même. Ceux qui prétendent que les Grecs
modernes n'ont de commun avec les Grecs anciens
que le nom, le pays et, en partie, la langue, se trom-
pent évidemment. Les Grecs de 1920 n'ont fait
qu'ajouter à l'histoire ancienne de l'Hellade un cha-
pitre que leurs ancêtres des guerres Médiques n'au-
raient pas renié. Ils ont repoussé Venizelos parce
qu'on parlait trop de lui, parce qu'il était trop
puissant, parce qu'il avait des amis imprudents et
avides, parce qu'il maintenait trop longtemps les
citoyens sous les armes et loin de leurs foyers. Tout
cela, c'est de l'histoire grecque. L'incapacité où ont
été les Grecs anciens, et en particulier les Athé-
niens, de supporter jusqu'au bout le génie d'un
«• 167. Janvier 1921.
homme et le poids de leur. gloire, tous les grands
hommes d'Athènes en ont pâti. Venizelos fait comme
eux. Il peut trouver là une consolation, et cette
constatation n'ôte rien à son prestige. Mais elle pose
pour l'Europe des questions graves.
N'oublions pas — on oublie si vite I — que Veni-
zelos avait fait de toutes pièces une Grèce nouvelle,
dont il avait, à force d'habileté et de souplesse,
arraché un à un les morceaux aux Alliés étonnés
d'avoir accordé ce qu'ils s'étaient promis de refuser.
Il avait pris la Thrace à la Bulgarie, il avait pris
Smyrne à la Turquie, et l'on peut presque dire à
l'Italie, qui l'espérait déjà; la Grèce était ainsi deve-
nue la maîtresse des Balkans, la gardienne des
Détroits, le gendarme chargé de surveiller les gestes
du Sultan. Elle avait la confiance des Puissances. En
somme, on lui avait sacrifié tout le monde. Quelques
critiques que l'on pût exprimer, au sujet de décision
qui faisaient tant de mécontents pour un seul satis-
fait, les solutions adoptées étaient acceptables et
pouvaient assurer à l'Europe quelque tranquillité, si,
comme contre-partie des avantages consentis, elle
avait, dans la Grèce, qu'elle soutenait d'ailleurs en
outre de ses deniers, un mandataire vigilant et fidèle,
digne de la charge qu'il avait sollicitée, et de la con-
fiance dont il avait obtenu par avance des gages si
abondants; en un mot, avec Venizelos tout allait
bien, ou du moins on pouvait préjuger que tout
irait bien. Mais Venizelos chassé et renié par les
Grecs, et, qui pis est, remplacé par le beau-frère de
Guillaume II ramené en triomphe à Athènes d'où
les Alliés l'avaient expulsé, comment cette puissance
énorme confiée à la Grèce allait-elle se comporter, et
quelles conséquences dommageables ne pouvait pas
avoir le passage, à la Grèce de Constantin, du pouvoir
considérable qui avait été conféré sur tout l'Orient
à la Grèce de Venizelos? Bien plus, le voulût-il,
Constantin, ou tout autre souverain du même esprit,
serait-il en mesure de tenir l'emploi de gardien armé
qui avait été assumé par Venizelos, si l'on réfléchit
que la prolongation de la mobilisation pour l'occupa-
tion de la Thrace et de l'Anatolie avait été le princi-
pal grief des populations, et 1 e premier motif de la
campagne menée contre Venizelos ?
Or, cette question grecque, pleine d'imprévus, se
posait précisément au moment où, d'autre part, la
question turque se compliquait chaque jour, où le
bolchevisme donnait la main aux kemalistes d'Ana-
tolie, où l'Arménie voyait se rouvrir l'ère des mar-
tyrs. Il y avait en fait, en Turquie, deux gouverne-
ments : l'un à Constantinople, accepté des Alliés,
soutenu par eux et dépourvu de tout moyen de se
faire respecter, — c'est à celui-là qu'on demandait
l'acceptation du traité de Sèvres qu'il était d'ailleurs,
de l'aveu de tous, incapable de faire appliquer ; l'autre
à Angora, dont le chef Moustapha Kemal, chef de
bandes et brigand, au demeurant simple continua-
teur des plus pures méthodes turques, avait attiré
à lui tout ce qui n'était pas disposé à consentir à
l'anéantissement de la Turquie; seul maitre de
fait, seul craint, seul obéi, il tenait tout le nord de
l'Asie Mineure, et avait trouvé, dans les bolcheviks
en route pour la conquête de l'Asie, des alliés natu-
rels. C'est le gouvernement de Moustapha Kemal, que
les Grecs avaient charge de surveil er et de réduire à
merci. La situation, déjà assez trouble, se compliquait
encore de l'état incertain de la Syrie, où le général Gou-
raud maintenait assurément l'ordre maisgrâcfàla pré-
sence de contingents français élevés, et à des dépenses
lourdes que le Parlement français souhaitait réduire;
elle se compliquait encore de l'instabilité de la posi-
tion anglaise en Mésopotamie, de l'état trouble de la
Perse, d'agitations en Afghanistan et dans l'Inde. Il
était de toute évidence que le traité de Sèvres, qui,
comme tous les actes du même genre signés depuis
deux ans, avait la prétention d'apporter et de garantir
la paix, était lui aussi frappé d'une caducité originelle,
et qu'il avait eu pour premier résultat de mettre
l'Asie antérieure dans un des pires états qu'elle ait
connus depuis des siècles. Là, comme en Russie, le
seul argument respecté était la force. On ne l'avait
employée qu'à doses insuffisantes, et comme en ca-
chette. Le résultat en était une situation inextricable.
Elle le devenait encore davantage, nous le répétons,
du fait du coup de tête du peuple grec. Allait-on remet-
tre l'Anatolie, qu'on n'avait pas donnée à l'Italie, et
les Détroits, à Constantin l'ami de l'Allemagne ? Et
si l'on ne voulait pas les lui remettre, qu'en ferait-on?
et que ferait-on à l'égard de la Grèce et de la Tur-
quie ? — En France, l'opinion publique ou ceux qui la
font, sans autre façon avaient jeté par-dessus bord
le traité de Sèvres. La Turquie a en France de nom-
breux amis ; qui n'avaient pas approuvé qu'on la dé-
peçât. On proclama donc qu'il fallait reviser ce
traité, reconstituer la Turquie, réconcilier Constan-
tinople et Angora, le Sultan et Kemal-pacha, et par
suite séparer l'Asie Mineure du bolchevisme. Sys-
tème assurément séduisant, qui aurait l'apparence
d'arranger bien des choses, qui en fait nous ramènerait
simplement à l'état antérieur à la guerre avec, en
plus, quelques garanties momentanées, et la menace
toujours présente de la Russie qui , enfin, aurait le
grave inconvénient de créer un précédent de revision
fort redoutable et plein d'inconnues. On semblait.
LAROUSSE MENSUEL
fin novembre, ne s'arrêter qu'aux avantages, sans
craindre le reproche de versatilité et de politique de
circonstance, qui ne pouvait manquer de nous être
fait. En conséquence, on penchait à prôner, outre
le remaniement du traité de Sèvres au bénéfice de la
Turquie et subsidiairement de la Bulgarie, un aver-
tissement sévère à la Grèce, la prévenant qu'au cas
où elle rappellerait Constantin aucune relation di-
plomatique ne pourrait être conservée avec elle. —
Le point de vue anglais était autre. Fermes dans leur
aversion pour la Turquie, les Anglais ne voyaient
point l'utilité immédiate d'une démonstration hos-
tile et menaçante à l'égard de Constantin, ni celle de
la revision du traité de Sèvres. La ligne de leur po-
litique ne variait pas, et il faut reconnaître que
c'était une force. La doctrine anglaise avait en outre
pour elle de ne pas poser de questions insolubles.
Menacer Constantin était un système possible ; mais
quelles étaient les sanctions du système ? des sanc-
tions financières ? Mais qui empêchait de les gar-
der en réserve, et, en se tenant sur l'expectative,
d'éviterles grands ges-
tes inutiles ? Ne ris-
quait-on pas.dansl'hy-
pothèse contraire, de
donner à Constantin
des titres supplémen-
taires à la sympathie
d'un peuplequi, comme
beaucoupd'autres, n'en-
tend rien à la politique
étrangère, et se laisse
mener , passivement ,
par ses fantaisies du
moment ? Toutes ces
questions avaient com-
mencé de se discuter
entre Paris et Londres,
par voie de Notes, puis
à Londres même dans
des conversationsentre
Lloyd George et Geor-
ges Leygues, en atten-
dant l'arrivée d'Italie
du comte Sforza. Ces
conversations, à la fin
du mois, n'avaient pas
encore abouti. Il étaità
souhaiter que notre di-
plomatie n y fût pas ré-
duite à battre en re-
traite, et il était à pré-
voir que ITtalie serait
appelée à y jouer un
rôle médiateur. Elles
allaient se continuer, la
France étant représen-
tée par le secrétaire gé-
néral du ministère des
Affairesétrangères, Phi-
lippe Berthelot; le pre-
mier ministre français
ayant tté rappelé en
France par les discus-
sions engagées devant
le Parlement.
Ainsi, à la fin de no-
vembre 1920, après les Jiomiaiiii.
négociations si longues
et si difficiles auxquelles avait donné lieu l'organi-
sation de l'Orient, un acte inconsidéré d'ingratitude
du peuple grec remettait tout en question. Admirable
exemple de la fragilité de l'œuvre gigantesque de
reconstitution européenne entreprise après la guerre,
et argument singulièrement pressant en faveur du
ferme maintien de nos alliances, seule garantie solide
de la paix.
Ces mots nous sont une transition naturelle pour
parlerde l'assemblée généralede la Sociétédes nations,
qui se tint à Genève à partir du 15 novembre. Pré-
sidée par Hymans, elle fut une manifestation solen-
nelle et éloquente en faveur de l'union et de la col-
laboration des peuples qui auront fait preuve de leur
volonté de tenir leurs engagements et qui seront
vraiment des peuples définis par des frontières, gou-
vernés par des gouvernements responsables. Aucun
homme gardant au fond de son cœur, et en dépit de
la brutalité des faits quotidiens, la foi en une chance
de progrès moral de l'humanité, n'a pu n'être pas
ému par l'ampleur des débats soulevés à Genève, et
la beauté des idées générales qui y ont été dévelop-
pées. Mais le même homme n'a pu, d'autre part,
n'être pas péniblement frappé de l'impuissance à
laquelle semble être condamnée une institution qui
s'appuie uniquement sur une autorité morale et qui
n'a, en propre, ni pouvoir effectif, ni finances, ni
armée ! Quoi de plus décourageant que la discussion
relative à la malheureuse Arménie, et, en dépit de
l'intervention énergique de Viviani, quelle suite peu-
vent avoir des délibérations qui n'atioutissent qu'à
voter des motions même contradictoires, et à déci-
der qu'on ira mendier l'appui de puissances dont on
sait d'avance qu'aucune ne marchera ? La généreuse
création de WÛson apparaît, à l'heure présente, in-
353
complète et inopérante, incapable d'apporter aux
problèmes essentiels du temps présent les solutions
de paix qu'elle était, dans la pensée de celui qui l'a
conçue, chargée de leur donner. Elle est, de par sa
constitution, impuissante à empêcher le mal. Aura-
t-elle quelque pouvoir pour faire le bien dans des
domaines plus étroits, dans lesquels tous les peuples
ont un intérêt ? Il faut le souhaiter. Rien ne serait
plus lamentable ni plus dangereux pour l'avenir de
l'humanité, que la faillite totale d'une idée qui dépasse
le niveau commun de la morale humaine. Mais n'a-
t-on pas visé trop haut du premier coup, et la sagesse
ne serait-elle pas de ramener l'institution aux eSorts
possibles, en renonçant aux ambitions magnifiques
mais incomprises et irréalisables ?
L'Allemagne n'avait pas formulé de demande aux
fins d'admission dans la Société des nations. Elle
avait pourtant trouvé à Genève des défenseurs béné-
voles. Sa réclamation au sujet de ses colonies n'avait
eu pour résultat que de lui aliéner les esprits, en mani-
festant son intention de brouiller les cartes et de ne
i, à Angora.
pas tenir ses engagements. Mais il était pourtant
évident qu'elle avait un parti à l'assemblée de Ge-
nève, et la position prise par le délégué argentin
Pueyrredon et ses collègues était très significative.
L' attitude générale de l'Allemagne, au surplus, n'était
pas celle d'un peuple vaincu. Sans rien exagérer,
ni se monter la tête, il était utile de constater que
l'Allemagne réalisait depuis plusieurs mois un effort
industriel important et heureux ; que, partout, elle
cherchait à reconquérir sa place sur les marchés : en
Angleterre où il fallait prendre des mesures pour
protéger les produits nationaux contre la concurrence
des produits germaniques similaires, en Italie où
les rapports d'avant-guerre se renouaient lentement
et sans bruit mais sûrement, en Russie où toutes
les vraisemblances étaient en faveur d'une infiltra-
tion commerciale intensive ; qu'enfin, elle n'hésitait
pas, même au prix de maladresses qu'elle ne regret-
tait pas, à se montrer arrogante et à employer les
procédés les plus hardis pour se libérer du Traité de
Versailles. Le voyage de Fehrenbach et de von
Simons dans les pays occupés, les discours de ce
dernier, ses jugements sur la politique française dans
les pays rhénans, prouvaient assez que les dirigeants
allemands ne tenaient pas à garder de ménagements
à notre égard. La pression allemande— favoriséed'ail-
Icurs par les termes mêmes du Traité de Versailles—
à l'occasion du plébiscite de Haute-Silésie montrait
en outre avec quelle âpreté le Reich, déjà si forte-
ment consolidé, cherchait à diminuer le dommage
causé par la défaite, et à reconstituer son unité enta-
mée. Nous devions avoir les yeux ouverts sur ces
choses, et profiter des avertissements que nous domiait
ainsi notre ennemie. Ce devait être aussi — nous le
redisons une fois encore — un encouragement A
354
comprenJre combien est intéressant pour nous,
combien vital, le maintien d'une collaboration étroite
avec nos alliés anglais et américains.
C'est quelques jours avant l'ouverture de l'assem-
blée de Genève, qu'avaient été élus les délégués char-
gés de nommer le président de la République Améri-
caine. Harding avait obtenu, dans cette épreuve qui
est décisive, 379 suffrages contre 152 à Cox. C'est
donc Harding qui est le Président désigné pour rem-
placer Wilson, dont il était l'adversaire déclaré. Que
sera, avec Harding, la politique des Etats-Unis ? — le
futur chef de la grande république l'a indiqué dans
un discours prononcé quelques jours après les élec-
tions du 2 novembre. Faire une politique américaine
libre de toute attache extérieure, capable de se por-
ter là cil elle le jugera bon sans être liée par aucun
pacte attentatoire à sa liberté d'action, prêter la main
à une union des peuples qui ménage ces principes,
telles sont en somme les idées du Président de de-
main. Ce programme général, il faut le reconnaître,
est infiniment plus proche du tempérament améri-
cain et des traditions américaines, que celui de Wil-
son. L'histoire déterminera sans doute ce qu'il y eut,
dans l'intervention de Wilson dans la guerre, de
réalisme américain et d'idéalisme transcendant ;
elle fixera le moment où, la conjonction de ces deux
tendances s'étant produite, Wilson a pu sans diffi-
culté entraîner le peuple américain à notre aide, et
elle marquera par contre celui où, perdant de vue
l'esprit réaliste de ses concitoyens, ou lui donnant
une forme impénétrable pour le commun des hommes,
il s'est lancé sur des routes idéalistes où il n'a pas
été suivi. Elle sera juste envers le grand homme à
qui nous devons beaucoup, et qui, par contre-partie,
nous coûte si cher; et il n'est pas douteux qu'elle
lui donnera une place à part parmi les précurseurs.
Mais il est clair qu'en ramenant l'Amérique, et l'Eu-
rope à sa suite, sur un terrain plus pratique, connu
et défriché, et à des habitudes plus conformes aux
besoins humains, Harding peut influer sur la paix du
monde plus utilement peut-être que ne l'a fait Wil-
son. L'humanité, dans la crise terrible dont elle souffre
actuellement, a besoin de remèdes simples et immé-
diats ; il lui faut être ramenée à des méthodes déjà
usitées, adaptées à son tempérament présent, plutôt
qu'à des formules compliquées dont le sens réel lui
échappe. Si Harding parvient, et rien n'est plus pro-
bable, à faire rentrer les Etats-Unis dans les conseils
des nations, s'il fait jouer ainsi à l'Amérique le rôle
pondérateur que beaucoup conçoivent pour elle et
qu'il est désirable qu'elle remplisse, il fera peut-être,
avec moins de grandeur morale mais avec plus de
sens du possible, plus que n'a fait son prédécesseur.
La France doit le désirer, et se montrer prête à don-
ner la main à une action commune dans ce sens. Si
l'obscurité des événements qui se sont passés en Amé-
rique depuis dix-huit mois a jeté non un trouble mais
une incertitude dans nos rapports avec nos alliés
d'outre-Atlantique, il est facile de revenir à la clarté.
Il suffit de s'inspirer de nos souvenirs communs,
de nos réciproques aspirations, et de nos intérêts.
Nous ne croyons pas que rien soit plus impor-
tant pour notre avenir, au point où en sont les cho-
ses en Europe, qu'une politique commune entre tous
ceux qui ont lutté pour rendre impossible l'hégémo-
nie allemande. Sans doute, des nuages se sont élevés
entre nous et les Anglais, et nous n'avons pas tou-
jours fait ce qu'il fallait pour les dissiper. Nous avons
eu, du côté italien aussi, quelques refroidissements,
et il faut dire que la politique tortueuse, pour ne pas
dire plus, d'un homme comme Nitti y fut pour beau-
coup. Dans l'un comme dans l'autre cas, le rôle de
la France n'a peut-être pas été toujours ce qu'il au-
rait pu être. Dans des intentions qu'il faut espérer
bonnes, des polémiques au moins inutiles se sont
instituées, et, en ce qui concerne l'Italie, il est certain
que, sous l'influence du même Nitti, de véritables
campagnes ont été organisées contre la France, et
nous ont donné le change sur les vrais sentiments
de nos voisins. Même erreur de l'autre côté de la
Manche. Il serait temps que finît ce petit jeu, où
nous jouons à qui gagne perd. Qu'il s'agisse du
problème si ardu des réparations, ou qu'il faille
régler la question russe, ou la question grecque, ou
la question turque, il est bon de nous dire qu'en ce
moment où tant de fautes ont été commises par tant
de personnes qualifiées pour n'en pas faire, il n'est
pas de solution qui puisse avoir la prétention d'échap-
per au danger d'erreur, et que par suite des conces-
sions réciproques ne diminuent en rien celui qui les
consent.
Nous avons en outre le devoir de nous souvenir
que nos amis et alliés ont, pour l'heure, des difficul-
tés que nous n'éprouvons pas, et qu'il est de bonne
amitié de ne pas compliquer. Celles de l'Angleterre ne
sont pas médiocres. Sans doute, elle a échappé à la
grève du charbon ; mais la question irlandaise reste
terrible, pleine de responsabilités cruelles. Les assas-
sinats de Dublin, les attentats de Londres, lui donnent
son véritable caractère ; mais l'application de la
manière forte, à laquelle s'est décidé le gouvernement
anglais, exige de sa part une rare énergie. Là encore,
c'est la politique traditionnelle qui l'emporte. Il est
vraisemblable que le résultat final sera ce qu'il fut
Le sénateur Warrcn G. Hardin*;,
lutur président dea £tatfi-Ums.
i-aRousse mensuel
jadis : le maintien de l'unité du Royaume-Uni. Au
prix, hélas ! de quels sacrifices et de quelle rigueur
sanglante, c'est ce que nous ne saurons que par
bribes. Mais s'il est difficile de concevoir une Angle-
terre séparée de l'Irlande, il est tout de même
possible d'imaginer une Irlande unie à l'Angle-
terre par d'autres liens que ceux d'une police de
terreur, et de lois
de servitude.
Après tant d'es-
sais infructueux
et de récidives si
pénibles pour le
bon renom an-
glais, le progrès
des mœurs et des
institutions per-
met d'espérer un
régime qui res-
pectera toutes les
aspirations res-
pectables. Il est
hors de doute que,
dans la question
d'Irlande, l'im-
mense majorité
du peuple anglais
est avec Lloyd
George. Il l'est aussi, que la même majorité désire
aboutir au plus tôt à une solution humaine.
L'Italie, elle encore, a ses difficultés. Elle souffre
d'une crise agraire qui ne sera résolue que le jour où
l'on aura pris des mesures sages et progressives pour
créer la petite propriété. Ce jour-là, le bolchevisme
italien aura vécu. Il a d'ailleurs déjà reçu une atteinte
sérieuse, lors des élections du 31 octobre dernier. Les
partis libéraux et modérés l'ont emporté dans les
grandes villes, sauf à Milan où les extrémistes gar-
dent une petite majorité. Certes, les foyers ne sont
pas éteints. Bologne reste un centre d'agitation
anarchiste, et, ici et là, le régime séculaire de la pro-
priété, qui met aux mains de quelques-uns d'im-
menses domaines, amènera quelques soubresauts.
Mais l'éclat avec lequel a été célébré l'anniversaire
du 4 novembre, la grandiose cérémonie qui s'est dé-
roulée à Rome ce jour-là dans un calme magnifique,
ont prouvé que le sentiment national était plus fort
que toutes les excitations. Au surplus, et en dépit
du taux déplorable du change italien, en dépit des
émeutes locales, ce serait une grave erreur de penser
que la misère est générale en Italie. Les hauts salaires
ont au contraire fait entrer dans la bourse de l'ou-
vrier italien des sommes considérables. S'il pouvait
appliquer ses gains à l'acquisition de petites proprié-
tés et à leur exploitation, l'équilibre social se rétabli-
rait tout seul. — A l'extérieur l'Italie, par le traité de
Rapallo, a enfin réglé son différend avec les Yougo-
slaves, et le régime de Fiume reconnue ville libre. On
ne pouvait que pousser un soupir de soulagement à la
pensée que cette irritante question était enfin résolue.
Combien n'est-il pas regrettable qu'elle ait été jamais
soulevée, alors qu'il était si simple d'adopter dès
l'abord cette solution. Il est vrai que si Wilson a
brouillé la question par sa trop bruyante interven-
tion, d'Annunzio l'a prolongée par une initiative
théâtrale et compromettante qui n'a pas facilité les
solutions pacifiques, et qui devient inutile. Pour
nous, nous devons nous féliciter de voir tarie cette
source de malentendus. Nous souhaiterions qu'il n'y
en eût aucun entre l'Italie et nous.
En France, le calme habituel. La célébration, le
II novembre, du cinquantième anniversaire de la
République, le transfert du cœur de Gambetta au
Panthéon, et, avant tout, la marche triomphale, du
Panthéon à l'Arc de Triomphe, à travers un peuple
immense, ému et recueilli, de la dépouille mortelle
du Poilu inconnu avaient une fois de plus marqué
fortement l'union nationale (V. Cinquantenaire,
P- 343)- Le culte de la Patrie s'était, ce jour-là,
pratiqué unanimement et solennellement dans toute
la France. — Une manifestation, nationale aussi et
non moins significative, avait été celle de l'Emprunt.
Le 25 novembre, la Journée du commerce avait réuni
producteurs, commerçants et consommateurs dans
un même élan de sacrifice, pour le bien public et la
restauration de nos finances. — Sur le terrain parle-
mentaire, on avait vu, pendant de longues séances, à
propos du vote des crédits nécessaires au rétablis-
sement de l'ambassade près le Vatican, couler des
flots d'éloquence que la Chambre avait laissé passer
en y prenant plaisir, bien qu'il fût avéré que, avant
même que le premier mot ne fût prononcé, le parti
de chacun était pris, et le vote acquis. II faut bien
dire que le débat avait souvent dévié, et qu'on avait
vu intervenir dans cette question d'ordre purement
diplomatique des arguments que l'on croyait dé-
modés, et des inquiétudes désuètes. Quand donc con-
sentirons-nous à ne pas brouiller les questions, à
laisser chaque chose à sa place, et à nous abstenir
de beaucoup de bruit pour rien ? — Il fallait noter
aussi les discussions engagées dans le parti socialiste
de la Seine, et finalement l'adhésion de ce parti
à la III" Internationale. C'était un de ces événe-
ments qu'il faut prendre au sérieux, et non pas au
N' 167. Janvier 1921.
tragique. Les luttes intérieures du socialisme français,
les divisions qui s'y manifestent à propos de tout,
son incapacité à fixer une doctrine, l'incompatibilité
qui existe entre les exagérations des extrémistes,
leur soumission aveugle à la tyrannie russe, et la ten-
dance générale des tratlitions et du tempérament
français, sont des faits que nous nous bornons à
noter parce qu'ils sont patents et qu'ils constituent
des traits caractéristiques de l'histoire du socialisme
contemporain. Nous avons le droit d'ajouter que
l'orientation générale des esprits n'est pas dans ce
sens. — Autre fait. Une certaine tendance à la baisse
des prix se manifestait dans diverses branches d'in-
dustrie, notamment sur les cotons et sur les cuirs; le
prix des objets manufacturés s'en ressentait, déjà, et
l'on avait l'espoir de voir commencer une détente, qui
mènerait peut-être à un adoucissement de la vie chère.
Il falait prévoir que cette tendance, si elle se généra-
lisait comme tout le monde le souhaitait ardemment
pour le soulagement de tous, n'irait pas sans causer
un malaise grave dans l'industrie et dans le com-
merce. Si coupables qu'aient été les opérations de
stockage pratiquées par certains, leseffondremenlsr,ui
ne peuvent man juer d'être la conséquence de la
baisse étaient de nature à provoquer une gêne momen-
tanée, des chômages, et une crise des salaires qu'il
était sage de prévoir et d'enrayer. Mais, à tout pren-
dre, le mois de novembre pouvait être, en ce qui
concerne notre existence intérieure, rangé parmi ceux
qui ne laissent derrière eux aucun genne de trouble
moral ou social; qui, par conséquent, en ce temps où
chaque jour de calme et de vie régulière augmente
nos forces et consolide notre équilibre, nous permet-
tent sans nous leurrer d'avoir confiance dans l'avenir,
et de croire à nos destinées. — Jules GsauACLT.
Previati (Gaetano), peintre italien, né à Fer-
rare, le 3 août 1852, mort à Lavagna,le 21 juin 1920.
Fils d'un horloger, il étudia la peinture dans sa ville
natale avec Domenichini et Pagliarini, puis à Flo-
rence avec Amos Cassioli, enfin à la Brera — l'Aca-
démie de Milan — avec Giuseppe Bertiiii; et c'est
finalement à Milan qu'il se fixa et qu'il travailla, dans
son atelier de la place du Dôme, jusqu'au jour où,
il y a deux ans déjà, la paralysie vint le frapper. Il
obtint sa première récompense en 1876, avec un
tableau d'histoire : les Otages de Crema exposés par
Frédéric Barbe-
rousse aux coups
des défenseurs de
la ville. A l'Expo-
sition nationale
deïurin,eni88o,
figura son ta-
bleau : César Bor-
gia à Capoue.
Parmi les œuvres
qui suivirent, il
convient de rap
peler le Christ c-
la Madeleine, U\
Funérailles d'une
Vierge, Charles-
Albert à Novare,
Cléopâtre, Paoln
elFrancesca.Mais
là^.
m
iiaeuuiu Previuti.
ce n'est qu'en
1891, à l'Exposi-
tion triennale de la Brera, qu'il affirma sa manière
propre, avec son tableau Maternité. Renonçant aux
noirceurs du bitume, non seulement il substituait au
mélange des couleurs sur la toile l'emploi des taches
séparées, ce qui est le propre de l'impressionnisme,
mais encore il adoptait le procédé de Segantini — le
divisionnisme, — qui consiste à donner aux taches
colorées la forme de raies disposées parallèlement
suivant les contours de l'objet visé. De près, on
dirait des brindilles de laine diversement colorées
placées les unes à côté des autres : le mélange
optique se fait, pour le spectateur, à une certaine
distance. Dans les deux livres qu'il a écrits sur son
art : la Technique et la peinture et les Principes
scientifiques sur le divisionnisme, Previati a exposé
tout ce qu'il espérait obtenir, en fait de lumière et
de relief, de l'emploi de ce procédé. En môme temps
qu'il adoptait cette technique spéciale, il se livrait
de plus en plus à la sentimentalité idéaliste dont il
avait puisé les premiers germes dans une famille très
pieuse et dans une cité — sa ville natale — fameuse
par son passé romanesque et légendaire. De cette
période de symbolisme datent ses principales œuvres;
d'abord, des tableaux religieux : la Madone aux lis,
Assomption, la Chute des anges. Via crucis, les Rois
mages, Jésus parmi les apôtres, beau dessin de
demi-figures ; puis d'autres œuvres qui, pour repré-
senter des sujets profanes, n'en étaient pas moins
d'une inspiration et d'une exécution profondément
mystiques : Voyage dans l'azur, le Roi-Soleil, la
Reine, la Danse des heures. Création de la lumière.
Songe, le Bucentaure, Caravelles génoises, Galères
pisanes, le Jour qui chasse la nuit. Caravane dans
le désert, sans oublier les remarquables peintures de
fleurs où il fait admirer la fraîcheur de son coloris,
ni les paysages où, comme dans EU, l'harmonie des
/V* 167. Janvier 1B21
LAROUSSE MENSUEL
Lb Roi-Soliil, tableau de Oaetano Previati.
tons atteint une rare expression suggestive. Sa der-
nière œuvre de marque consiste dans les deux pan-
neaux Prière et Bataille du triptyque Legnano. Les
quatre panneaux des Routes du commerce trahissent
l'affaiblissement. A la mort de l'artiste, le triptyque
Migration n'était qu'esquissé.
Très discuté, vivement critiqué par ceux qu'indis-
pose son idéalisme parfois étrange et son division-
nisrae systématique, loué avec enthousiasme par les
autres, Previati est dans l'ensemble un artiste inté-
ressant, bien qu'il n'atteigne pas à la puissance de
Segantini. La recherche de l'originalité l'a parfois
entraîné à des fautes de dessin, et les effets de
lumière qu'il a demandés au divisionnisme n'ont pas
toujours été également heureux. Mais il a une
fantaisie de poète. Sa féconde imagination crée sans
cesse des conceptions idéales d'une originalité singu-
lière. Poète, il l'est aussi par sa sensibilité aux cou-
leurs de la nature. Ses tableaux sont des visions de
clarté et de lumière, où passent légèrement des
figures de rêve. — La Jarkie.
Saint-G-ermain-en-ILiaye (Traité de),
signé le lo septembre 1919 entre les Alliés et l'Au-
triche. — A la demande du gouvernement impérial et
royal, un armistice avait été accordé à l'Autriche-
Hongrie le 3 novembre 1918. C'est avec l'Autriche
seule, que fut signé le traité du 10 septembre 1919,
le régime dualiste n'ayant pas survécu à la guerre,
et une paix séparée ayant été imposée à la Hongrie.
Les conditions des Alliés furent remises le 2 juin 1919
aux plénipotentiaires autrichiens, qui obtinrent quel-
ques modifications de détail, et la cérémoni» de la
signature eut lieu, le 10 septembre suivant, au château
de Saint-Germain-en-Laye (salle dite de l'Age de
pierre), sous la présidence de Georges Clemenceau.
Le traité est rédigé en français, en anglais, et en
italien. Le texte français fera foi en cas de diver-
gence, excepté pour la partie I (Pacte de la Société
des nations) et la partie XIII (Travail), où les textes
français et anglais ont la même valeur probante.
Il a mis fin à l'état de guerre qui avait son origine
dans la déclaration adressée le 28 juillet 1914 par le
gouvernement de l'empereur François-Joseph au
gouvernement serbe, et dans les hostilités conduites
par l'Allemagne alliée de l'Autriche. Il a consacre
la ruine de la monarchie habsbourgeoise, reconnu
l'indépendance des nationalités asservies au joug
des Allemands d'Autriche et des Magyars, posé les
bases de la reconstruction de l'Europe centrale.
Il est signé : pour la France, par Georges Clemen-
ceau, président du Conseil ; Stephen Pichon, minis-
tre des Affaires étrangères ; L.-L. Klotz, minisire
des Finances ; André Tardieu, député, commissaire
général aux affaires de guerre franco-américaines ;
Jules Cambon, ambassadeur de France ; — pour la
République d'Autriche, parlechancelier Karl Renner.
Comme il était dicté à l'Autriche de même que le
traité de Trianon fut dicté à la Hongrie, mais non
aux autres peuples de l'ancienne Monarchie, traités
en alliés, les représentants de ces peuples (Tchèques
et Slovaques, Serbes, Croate» et Slovènes, Polonais)
furent admis à apposer leur signature au bas du
traité, en même temps que les représentants de la
France, des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, d«
l'Italie, du Japon, de la Belgique, du Portugal, de
la Grèce, de Cuba, du Nicaragua, du Panama, de la
Chine et du Siam, c'est-à-dire des puissances qui
furent en guerre avec l'Autriche.
Le traité de Saint-Germain comprend XIV parties
et 381 articles : I, Pacte de la Société des nations;
II, Frontières de l'Autriche ; III, Clauses politiques
européennes ; IV, Intérêts autrichiens hors d'Europe ;
V, Clauses militaires, navales et aériennes ; VI, Pri-
sonniers de guerre et sépultures ; VII, Sanctions ;
VIII, Réparations ; IX, Clauses financières ; X, Clau-
ses économiques ; XI, Navigation aérienne ;
XII, Ports, voies d'eau et voies ferrées ; XIII, Travail;
XIV, Clauses diverses. Il a été établi sur le même
plan que le Traité de Versailles ; l'ordonnance des
deux actes est symétrique, et la rédaction est la
même pour toutes les dispositions applicables à la
fois à l'Allemagne et à l'Autriche. Dans l'exposé qui
va suivre, nous ne donnerons donc pas le commentaire
des dispositions en quelque sorte communes; nous
nous bornerons à expliquer les clauses politiques et
territoriales.
En même temps que le traité avec l'Autriche et
les actes qui le complètent, deux arrangements ont
été signés entre les Puissances alliées et associées :
l'un concernant le remboursement des dépenses
faites par les Alliés pour aider les peuples qui ont
secoué le joug de la monarchie austro-hongroise ;
l'autre relatif au payement des sommes dues par
l'Italie à raison des territoires qui lui ont été an-
nexés.
En France, la ratification législative est intervenue
16 26 mai 1920 à la Chambre des députés, et le 30 juin
suivant'au Sénat.
L'ancien Etat austro-hongrois. L'État austro-
hongrois s'était constitué artificiellement. C'est pour
mieux se défendre contre le Turc, que la Bohême et
la Hongrie se placèrent volontairement, au xvi° siè-
cle, sous la souveraineté des Habsbourg, dont le do-
maine héréditaire comprenait alors seulement la
Haute- et Basse-Autriche, la Styrie, la Carinthie,
la Camiole, Gorica, Gradisca, une partie de l'Istrie,
le Tyrol, mais s'accrut dans la suite de la Galicie,
de la Bukovine, de la Dalmatie, de la République
de Cracovie, de la Lombarde- Vénétie, de la Bosnie-
Herzégovine.
Dans ces provinces, si souvent mal acquises, vi-
vaient des populations d'origine et d'importance très
diverses. La race germanique était représentée par
neuf ou dix millions d'hommes,dont 4 millions dans
l'Autriche propre et 2 millions en Hongrie, où les
Magyars formaient un groupe compact de huit ou
neuf millions. Les Slaves, qui ne surent pas tirer
parti de leur supériorité numérique, étaient à eux
seuls plus nombreux que les Allemands et les Ma-
gyars réunis : les Tchèques (sept ou huit millions)
habitaient la Bohême presque tout entière, la Mora-
vie, une petite partie de la Silésie, et leurs congé-
nères les Slovaques (deux millions) étaient fixés
dans le nord-ouest de la Hongrie , — la population
yougoslave comprenait 5.500.000 Serbes et Croates
en Autriche, en Bosnie, en Herzégovine, et 1.300.000
Slovènes en Carinthie, en Styrie, en Carniole, en Istrie,
— 4.200.000 Polonais étaient établis en Galicie, en
Bukovine, en Hongrie, et 3.400.000 Ruthènes dans
la partie de la Galicie non occupée par les Polonais.
Il y avait enfin plus de 3 millions de Roumains
dans le sud-ouest de la Hongrie, en Transylvanie, en
Bukovine, et 700.000 Italiens, les uns groupés dans
le Tyrol méridional, les autres disséminés dans les
villes de l'Istrie et de la côte dalmate.
Cette sèche énumération suffit à faire comprendre
pourquoi les Habsbourg ne régnèrent jamais sur un
de ces Etats homogènes dont les frontières servent
de rempart à des groupes d'hommes qu'unissent des
traditions, des sentiments, un idéal, des intérêts
communs. L'Etat habsbourgeois ne fut jamais qu'une
juxtaposition de races, avec, au sommet, une aristo-
cratie fermée, une diplomatie étroite, un gouverne-
ment de bureaucrates policiers et tracassiers. Sa
politique fut purement dynastique; il n'eut jamais et
il ne pouvait avoir une politique nationale. Depuis
que le Turc avait cessé d'être redoutable, les races
dominées n'éprouvaient plus le besoin de se serrer
autour du chef de la maison d'Autriche, et elles vou-
laient vivre de leur vie propre, ayant d'ailleurs con-
tracté avec cette maison non une union réelle mais
une union purement personnelle. Or, leur individua-
lité fut de moins en moins respectée, à mesure que
la culture littéraire leur donnait une conscience de
plus en plus grande de leur nationalité, et leurs
aspirations furent même complètement étouffées
lorsque François-Joseph, vaincu à Sadowa, accepta
de partager son autorité avec les Magyars. L'instau-
ration du régime dualiste fit des Hongrois les véri-
tables maîtres de la double-monarchie, et ils profitè-
rent de leur omnipotence pour asservir Vienne à
Berlin. L'Autriche-Hongrie devint, en Orient,
l'avant-garde du germanisme, pendant qu'à l'inté-
rieur une centralisation outrée sacrifiait les revendi-
cations autonomistes les plus légitimes. L'emperenr-
roi avait pourtant les moyens de gagner la recon-
naissance, sinon l'affection, des peuples émancipés du
joug étranger, turc ou russe. Il lui suffisait, pour
cela, de pratiquer sincèrement le fédéralisme, d'ap-
pliquer la règle qui s'étalait solennellement au fron-
ton du palais impérial de Vienne : « Justitia erga
omnes naliones est fundamentum Austriee ». Moyen-
nant quoi, son gouvernement pouvait devenir en
Europe un élément de paix et d'équilibre, tout en
occupant dans les régions danubiennes une place
prépondérante.
Ayant lié son sort à celui de l'Allemagne, l'Au-
triche-Hongrie s'effondra avec elle; elle fut sa vic-
time après avoir été sa complice, et le germanisme,
après s'être démesurément étendu vers l'Orient, fut
arrêté par la libération des peuples dont l'oppression
avait favorisé son essor. Et ainsi se réalisa la prophétie
irritée de Montalembert, opportunément rappelée
par Louis Léger : « La Monarchie autrichienne est
un composé bizarre de vingt nations, que la justice
aurait pu maintenir et que l'iniquité fera tomber en
dissolution ». Ces paroles furent prononcées à la
Chambre des pairs en 1846, à l'occasion de l'annexion
de Cracovie.
Dissolution de l'Etat austro-hongrois. Esprit
du traité de Saint-Germain. Y avait-il lieu de
conserver l'Etat austro-hongrois, œuvre de Beust et
d'Andrassy, l'un saxon, l'autre magyar ? Ne conve-
nait-il pas plutôt de restituer leur indépendance aux
nations libérées d'une longue servitude ?
Les rédacteurs du traité jugèrent inconciliable avec
les intérêts généraux de l'Europe et avec une paix
durable la restauration d'un Etat qui, loin de faire
équilibre à la Prusse, retomberait fatalement sous son
emprise. Ils n'étaient pas en présence t des Alle-
magnes », que les politiques français du zvxi° siècle
avaient souci de maintenir dans la division. Ils
n'avaient pas non plus devant eux l'Autriche avec
laquelle Louis XV avait signé, contre la Prusse, un
traité de garantie, mais les débris d'un Etat qui
s'était maladroitement inféodé aux Hohenzollem.
356
C'était sans doute une idée séduisante, que celle de
composer avec l'Autriche, les pays rhénans, la Ba-
vière, le Wurtemberg un Etat fédératif opposé à
l'Allemagne du Nord. Seulement, sa réalisation sup-
posait la destruction, d'ailleurs si désirable, de l'unité
allemande, et il avait semblé aux rédacteurs du Traité
de Versailles que cette unité, réalisée par Bismarck,
découlait d'un siècle d'histoire; que son maintien
était voulu par soixante millions d'hommes et que, si
nous la brisions par la violence, contrairement à l'opi-
nion de nos alliés anglais et américains, les tronçons
s'en rejoindraient un jour ou l'autre, nonobstant les
conventions les plus solennelles. La simple annexion
de la Rhénanie paraissait jimpossible à des patriotes
comme Maurice Barrés qui préconisait une poli-
tique rhénane de rapprochement, de fusion, non de
conquête. Et dès lors pouvait-on compter sur un
mouvement séparatiste dans l'Allemagne du Sud,
après une guerre où l'hostilité du Bavarois n'avait
pas été moins acharnée que celle du Poméranien?
N'était-il pas chimérique de vouloir faire revivre
le statut germanique
antérieur à Sadowa ;
dangereux de tenter
l'expérience d'une
combinaison dans la-
quelle Vienne eût été
opposée à Berlin, le
catholicisme au luthé-
ranisme ? Unir l'Au-
triche à la Bavière,
n'était-ce pas prépa-
rer sûrement son an-
nexion à l'Empire alle-
mand ?
La Conférence de
la paix écarta aussi
l'idée d'une Fédération
danubienne. Les peu-
ples qui, dès 1917,
s'étaient soulevés con-
tre l'oppression ger-
mano - magyare pour
combattre dans les
rangs de l'Entente, ne
désiraient nullement
faire partie du même
Etat que leurs anciens
maîtres, dont les sé-
paraient de profondes
rancunes; et, d'autre
part, l'Italie se fût
élevée contre une
conception qu'elle te-
nait pour dommagea-
ble à ses intérêts.
L'Etat austro-hon-
grois, intérieurement
désagrégé par la
guerre, s'était effondré
le 27 octobre 1918 : la
Conférence de la paix
n'eut qu'à prendre acte
de sa dissolution. Elle
résolut d'abord néga-
tivement la question
du rattachement de l'Autriche à l'Allemagne, ne
voulant pas reconstituer au centre de l'Europe un
bloc germanique plus fort que celui qui en 1914
avait cru pouvoir défier le Monde. Le traité de
Saint-Germain devait être le complément du Traité
de Versailles. Donner à la puissance responsable
de tant de maux des bénéfices que ne lui eût pas
assurés la victoire, c'était favoriser une recrudes-
cence d'ambitions mal comprimées; c'était permettre
à l'Allemagne de compromettre une fois de plus
l'ordre international, de menacer en particulier la
sécurité de la France, de mettre en péril ou d'absor-
ber économiquement les Etats slaves, de reprendre
sa marche vers l'Orient.
Par l'article 80 du Traité de Versailles, introduit à
la demande du gouvernement français, l'Allemagne
avait reconnu et s'était engagée à respecter stricte-
ment l'indépendance de l'Autriche, à la considérer
comme inaliénable en dehors du consentement de la
Société des nations exprimé au moyen d'un vote
unanime du conseil de la Société. De son côté, l'ar-
ticle 88 du traité de Saint-Germain, après avoir posé
dans les mêmes termes le principe de l'inaliénabilité,
stipulait que l'Autriche aurait à s'abstenir, sauf le
consentement du même conseil, e de tout acte de
nature à compromettre son indépendance, directe-
ment ou indirectement, notamment et jusqu'à son
admission comme membre de la Société des nations,
par voie de participation aux affaires d'une autre
puissance ». Or, la Constitution allemande de Wei-
mar (xi août 1919) contenait deux articles ainsi
conçus :
Art. 2. — Le territoire d'Empire se compose des territoires
des pays allemands. D'autres territoires peuvent être, par
une loi d'Empire, compris dans l'Empire lorsque leur popu-
lation le demande en vertu du droit de libre disposition.
Art. 61. — § 2. L'Autriche allemande recevra, après son
rattachement au Reich allemand, le droit d'itre représentée
LAROUSSE MENSUEL
au Reicbsrat par un nombre de voix correspondant à sa
population. Jusqu'à ce moment, les représentants de l'Au-
triche allemande ont seulement voix consultative.
Ces dispositions violaient manifestement l'article 80
du Traité de Versailles. Elles assimilaient l'Autriche
aux terres allemandes (deulsche Lccnder), et en l'ad-
mettant au conseil d'Empire elles créaient un lien et
une action politiques communs aux deux Etats, en
opposition absolue avec l'indépendance de la Répu-
blique Autrichienne. C'est pourquoi Georges Clemen-
ceau, en sa qualité de président de la Conférence de
la paix, enjoignit, le 2 septembre, au gouvernement
de Weimar d'avoir, dans les quinze jours, à faire
voter par l'Assemblée nationale la suppression de
l'article 61 de la Constitution, sous peine de sanc-
tions militaires immédiates, en particulier l'extension
de l'occupation. A la réplique de la délégation alle-
mande, qui ne leur donnait pas satisfaction, les Alliés
firent connaître, par une seconde Note en date du
II septembre, qu'un représentant autorisé du gouver-
nement allemand aurait à déclarer nulles les dispo-
I
Le démembrement de l'empire d' Autriche-Hongrie, d'après le traité de Saint-Germain-en-La;e.
sitions de la Constitution inconciliables avec le Traité
de Versailles, spécialement le second paragraphe de
l'article 6i. L'acte d'annulation fut signé à Versailles
le 22 septembre, en présence des représentants de la
France, des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de
l'Italie et du Japon. La diplomatie de l'Entente ne
prenait pas seulement des sûretés contre le panger-
manisme : elle entendait aussi protéger l'indépen-
dance des nouveaux Etats slaves, et l'autonomie de
la République Autrichienne elle-même.
Les Alliés n'admettaient pas davantage que le ter-
ritoire autrichien fût diminué par des désannexions,
et, le 16 décembre, Clemenceau adressa au chancelier
Renner une lettre dont le but était de condamner à
l'avance les mouvements séparatistes qui s'affirmaient
de divers côtés. La réunion du Tyrol et du district
de Salzbourg à la Bavière, celle du Vorarlberg à la
Suisse, tendaient à diminuer l'indépendance politique
ou économique de l'Autriche : les Puissances la fe-
raient, au besoin, respecter par la force.
En somme, la Conférence de la paix défendait à
l'Autriche de s'unir librement à l'Allemagne; mais
en réservant l'avenir, en subordonnant la décision de
l'Autriche à l'assentiment du conseil de la Société
des nations, elle reconnaissait en principe aux Au-
trichiens le droit de disposer d'eux-mêmes ; elle ne
leur contestait pas la jouissance de ce droit : elle en
différait l'exercice aussi longtemps que les Alliés se
trouveraient dans le cas de légitime défense.
Le traité de Saint-Germain procède de cette idée
fondamentale que les vainqueurs ont une créance à
recouvrer sur l'Autriche et sur la Hongrie coupables
et responsables au même titre que l'Allemagne, tan-
dis que les Slaves et les Latins de la double-monar-
chie qui ont participé à la guerre de libération
doivent partager avec les puissances de l'Entente
les fruits de la victoire. La nouvelle Europe danu-
bienne aura pour base la liberté des peuples et le
JV« 107. Janvier 1B21.
droit des nationalités. L'Autriche et la Hongrie for-
meront deux Etats distincts. Isolées de l'Allemagne,
elles l'empêcheront de dominer dans la péninsule
balkanique, et les Etats émancipés par les Alliés
feront contrepoids au germanisme ; ils seront pour
la France ce que, dans notre ancien système politique
contre la maison d'Autriche, on appelait la « bar-
rière de l'Est ».
Modifications politiques et territoriales. Les Etats
nouveaux. L'Autriche renonce, en faveur de l'Italie,
à tous droits et titres sur les territoires de l'an-
cienne monarchie, situés au delà de ses nouvelles
frontières et compris entre ces frontières, l'an-
cienne frontière séparant l'Autriohe-Hongrie de
l'Italie, la mer Adriatique et la frontière orientale de
l'Italie (art. 36). Elle renonce de même aux territoires
attribués à 1 Etat serbo-croate-slovène (art. 47), à
l'Etat tchécoslovaque (art. 54), à la Roumanie
(art. 59), et, d'une manière générale, aux territoires
de l'ancienne monarchie situés au delà de ses nou-
velles frontières et non encore attribués (art. 91),
spécialement la Gali-
cie. Ces dispositions
fixent le sort des po-
pulations naguère as-
sujetties à la domina-
tion habsbourgeoise.
A l'Etat austro-hon-
grois, elles substituent
quatre Etats indépen-
dants : Autriche, Hon-
grie, Etat serbo-
croate - Slovène , Etat
tchécoslovaque. Les
populations qui ne
sont pas comprises
dans les limites de
ces Etats font retour
à leur pays d'origine :
Italie, Pologne, Rou-
manie.
La nouvelle Autri-
che. La République
d'Autriche est bornée
au Nord par l'Etat
tchécoslovaque, au
Nord- Ouest par la
Bavière, à l'Ouest
par la Suisse, au Sud
par l'Italie et l'Etat
serbo-croate - Slovène,
à l'Est par la Hongrie
(art. 27-35).
« La nouvelle Au-
triche constitue un
corps squelettique,
composé en grande
partie de régions al-
pestres, et surmonté
d'une tête énorme. »
C'est dans ces termes
quele sénateiu: Imbart
de La Tour, rappor-
teur du traité, carac-
térisait l'Etat créé par
la diplomatie de l'En-
tente, et qui s'étend du lac de Constance à la plaine
hongroise, englobant la Basse-Autriche, la Haute-
Autriche, Salzbourg, la Styrie, la Carinthie, le Tyrol
allemand et le Vorarlberg. Ainsi amputée des terri-
toires libérésdujougdesHabsbourg.l'Autrichecompte
un peu moins de 7 millions d'habitants : la Basse- Au-
triche, avec Vienne, en abrite plus de la moitié, et tout
le reste, qui forme l'élément rural, est à l'extrémité
opposée, non loin de la frontière. Trois millionsd'Alle-
mands sont installés en Tchécoslovaquie; la nécessité
oïl l'on était de donner à cet Etat une configuration
géographique satisfaisante n'a pas permis de les com-
prendre dans les frontières autrichiennes. Au sur-
plus, les Allemands ne sont en groupe compact que
dans la Haute- et la Basse-Autriche et dans l'ancien
duché de Salzbourg; au Tyrol, en Carinthie, en
Styrie, la population comprend des Italiens et des
Slovènes, et à Vienne il y a 300.000 Tchèques.
L'Assemblée nationale autrichienne protesta, tout
en le ratifiant, contre le traité de Saint-Germain, et
le I" octobre 1920, après l'adoption de la Consti-
tution, elle vota à l'unanimité une résolution pres-
crivant au gouvernement, d'ordonner un plébiscite
sur la réunion de l'Autriche à l'Allemagne. Que les
manifestations pangermanistes, dont l'écho nous par-
vient trop fréquemment témoignent de la volonté
profonde des Autrichiens de s'unir à l'Allemagne, ou
qu'elles aient seulement le caractère d'une manœuvre
tendant à impressionner les Puissances, il n'en de-
meure pas moins que les limites et les charges qui
lui ont été imposées ne permettent pas à la nouvelle
République de vivre sans le secours de l'extérieur.
La France et la Grande-Bretagne sont particuliè-
rement intéressées à faciliter la conclusion d'accords
économiques entre les Etats danubiens, et à colla-
borer avec eux. L'Autriche a besoin du bétail yougo-
slave, des céréales hongroises, des produits indus-
triels et miniers de la Tchécoslovaquie; de leiu:
/•BULGARIE
W« 187 Juivler 1921.
côté, les Puissances victorieuses ne doivent pas
perdre de vue que le crédit, les chemins de fer et la
navigation ont été les véhicules du pangermanisme
vers l'Est. Il leur appartient de pratiquer, dans la
nouvelle Europe centrale, une politique interalliée, et
de s'entendre pour que l'Occident communique régu-
lièrement avec l'Orient sans emprunter des voies
allemandes. A ces conditions, on peut espérer que
l'Autriche se développera dans le sens de ses tra-
ditions, qui la distinguent assez sensiblement de la
c Grande Allemagne ».
Aux critiques qui ont été formulées contre le traité
de Saint-Germain, les défenseurs de cet acte ont
objecté qu'il était impossible de ne pas donner à la
Bohême sa frontière historique, même en y englo-
bant des sujets de race allemande ; qu'en accordant
à l'Italie le Tyrol méridional, ainsi que la frontière
alpestre qui protège au nord la plaine vénitienne,
l'Entente a obéi à des considérations purement stra-
tégiques ; que si le principe du droit des peuples n'a
pas été intégralement observé c'est pour des raisons
de fait incontestables, non pour la satisfaction de buts
impérialistes ; enfin que les Puissances ont, chaque
fois qu'elles le purent, donné à l'Autriche des
preuves de leur bon vouloir. Elles se sont opposées
au mouvement séparatiste dans le Tyrol et le Vorarl-
berg. Elles ont rectifié la frontière, du côté de la
Hongrie, au nord de la Raba, pour assurer à l'Au-
triche certains districts agricoles, et elles lui ont
attribué, selon son désir, la région de Radkersburg.
Elles ont apporté des modifications, inspirées du
même esprit, au tracé primitif de la frontière tchéco-
slovaque. Elles ont reconnu aux Allemands des comi-
tats de la Hongrie occidentale le droit de se réunir
aux pays alpestres. Elles ont soumis la région de
Klagenfurth, sur la Drave, à un plébiscite, qui a été
défavorable aux Yougoslaves (octobre 1920). Elles
ont garanti les communications de l'Autriche avec
la mer, par voie ferrée et par voie fluviale. Elles se
sont montrées moins rigoureuses pour l'Autriche que
pour l'Allemagne, quant aux stipulations financières.
Hongrie. Le traité signé à Trianon le 4 juin 1920,
entre les Puissances et la Hongrie, sera l'objet d'im
article spécial.
Satisfactions à l'Italie. L'Italie ne reçoit pas seu-
lement Trente et Trieste, objet essentiel des reven-
dications irrédentistes. Elle obtient en outre la
ligne du Brenner, dans la vallée du haut Adige, ^
alors que l'ancienne frontière s'arrêtait au lac de
Garde. Elle incorpore ainsi, avec les vallées du bas-
sin supérieur du fleuve, une population entièrement
autrichienne, contrairement au droit des nationalités.
Cette exception au principe a été motivée par des
considérations d'ordre militaire, exposées comme
suit par le rapporteur du traité à la Chambre,
Margaine : < L'attribution, à l'Italie, du Tyrol
autrichien, a-t-il dit, lui était due non seulement parce
qu'elle lui avait été dès le début formellement pro-
mise, mais encore parce qu'il n'y aurait point, pour
elle, de sécurité sans cela. Elle a fait la guerre pour
se débarrasser de l'emprise stratégique que l'Autriche
.faisait peser sur elle par ce fait que cette nation
possédait les hauts bassins de nombreux fleuves
italiens. Celle-ci tenait les vallées et les bassins su-
périeurs de l'Adige et delaFella, toute la vallée et le
bassin de l'Isonzo, et par là elle débouchait des Al-
pes en Lombardie, en Vénétie et dans le Frioul. En-
fin, elle possédait encore tous les hauts bassins des
principaux fleuves de la Vénétie et du Frioul. L'Italie
avait à défendre, et partout dans des conditions très
désavantageuses, seize passages, seize couloirs, sans
pouvoir manœuvrer de l'un à l'autre pour tourner
l'ennemi, l'Autriche s'étant assuré la possession de
toutes les passes, en sorte que ce dernier pays pou-
vait envelopper n'importe quelle position italienne
de la mer Adriatique jusqu'au Pô».
Sur le littoral adriatique, les prétentions de l'Italie
se heurtèrent aux intérêts du nouvel Etat serbo-
croate-slovène. La Conférence de la paix n'ayant pu
accorder les parties, celles-ci entamèrent directement
des négociations, qui, particulièrement épineuses,
aboutirent, le 12 novembre 1920, au traité de Ra-
pallo. — Maxime Petit.
Titien (La Jedhesse de), par Louis Hourticq.
I vol. in-8°. — S'il est un tableau qui ait jamais fait
rêver et disserter poètes, historiens, amateurs, c'est
bien le Concert champêtre, un des joyaux du
Louvre. Dans un paysage harmonieux, quatre per-
sonnages sont réunis. Au centre, deux jeunes gens :
l'un vêtu d'une tunique verte à manches rouges
et coiûé d'une toque rouge, joue du luth; son
compagnon, qui l'écoute, se fait remarquer par
l'abondance de sa chevelure en broussaille ; de chaque
côté, deux femmes nues : l'une assise à droite, vue
de dos, joue de la flûte; l'autre, debout à gauche,
puise de l'eau dans une fontaine. La beauté du pay-
sage, l'éclat des étoffes, la splendeur voluptueuse des
carnations font de ce chef-d'œuvre un enchantement
pour les yeux. La signification quelque peu mysté-
rieuse de cette composition n'enlève rien à son
charme : elle y ajoute. Enfin on l'attribue à Gior-
gione, cet artiste dont la courte destinée fut elle-
même mystérieuse et romanesque. L'artiste et
LAROUSSE MENSUEL
l'œuvre se complètent, et le t giorgionisme » est un
dogme dont le Concert chatnpttre est peut-être l'ar-
ticle essentiel.
Il se présente un critique que l'admiration n'em-
pêche pas de raisonner. Il remarque que la vie de
Giorgione est à peine connue, que les œuvres que
l'on peut lui attribuer en toute certitude sont fort
peu nombreuses (ce sont la Vierge de Castéifranco,
l'Orage de la galerie Giovanelli, la VinusAa Dresde
et les Trois philosophes de Vienne); que la t chas-
teté discrète • de ces œuvres authentiques les diffé-
rencie quelque peu de la i sensualité grasse > du
Concert champêtre; que ce tableau a été attribué à
Giorgione au xvii" siècle, mais que rien ne prouve
absolument cette attribution qui, du reste, a été
également portée sur Sebastiano del Piorabo, sur
Domenico Campagnola, sur Palma le Vieux, sur
Titien. Sur Titien ? Pourquoi pas ? A toute première
vue, le Concert champêtre parait avoir un air de fa-
mille avec des œuvres authentiquement titianesques,
entre autres avec ce non moins illustre chef-d'œuvre
357
cheveux en broussaille figure dans la Mise au tom-
beau du Louvre et dans la gravure le Triomphe de
la foi. Le jeune homme brun à la toque est dans le
Saint Jean-Baptiste du Vatican, dans Us Trois âges
de la galerie Bridgewater et, comme son compagnon,
dans les fresques de la Scuola del Santo à Padoue.
La femme debout rappelle singulièrement, par ses
formes rondes et assez grasses, la femme nue de
rAmour sacré et Vamour profane. Enfin il n'est pas
jusqu'au paysage qui ne rappelle les sites de Cadore,
aux maisons de bois, chères i Titien.
Cette comparaison iconographique donnant à croire
que le Concert champêtre est dû à Titien et non à
Giorgione, rien dans les documents ne s'oppose à
cette attribution. Le Concert champêtre est un de ces
tableaux qui, provenant de la collection du duc de
Mantoue, ont passé par ventes successives, au cours
du xvii« siècle, dans celles de Charles I", de l'ama-
teur Jabach, enfin du roi Louis XIV. Or, Titien a pré-
cisément travaillé pour la famille de Gonzague, et
parmi les tableaux qui sont entrés dans notre Louvre
I.E Concert cbampétrx, tableau du L"u\r<', attribua urdin/iironit'iit a Gi..rL'ione. Mais cette attribution ne repose sur aucune
preuve irréfutalile, ni sur une tradition constante puisqu'il a été assigné aussi â Domenico Canipapiola, à Pordenone. à Palma te Vieux.
à Sebastiano del Piombo. On l'a attribué é;;alenient à Titien : et c'est il cette explication que se rallie .«ans hésitation !.. Hourticq, en
raison du cai-actére titianesque tant des figures que du paysage représentes.
qu'on appelle V Amour sacré et Vamour profane, et
qui est l'ornement de la galerie Borghèse. D'tm autre
côté, si la biographie de Titien est parfaitement
coimue à partir de r520, elle est, avant 1515, parfai-
tement obscure. Les historiens d'art ont placé pêle-
mêle dans la période de sa jeunesse toutes les œu-
vres qu'ils ne pouvaient loger ailleurs, • en vertu,
dit ingénieusement l'auteur, de l'irrésistible attrac-
tion que les chapitres un peu creux exercent sur les
œuvres sans date. La chronologie a l'horreur du
vide ». Mais peut-être pourrait-on y placer d'autres
œuvres que celles qu'on y met ordinairement. La
question mérite d'être étudiée. Louis Hourticq
l'aborde en s'aidant d'une méthode particulière. Les
preuves tirées des documents et des archives ne
viennent chez lui qu'en second lieu. Son procédé
consiste dans la comparaison des œuvres, principale-
ment au point de vue du dessin; dans la recherche
des ressemblances et des identités de silhouette, d'at-
titude, de geste. Il rend sa démonstration plus sen-
sible au moyen de nombreux croquis de détail. Ce
procédé est une affaire d'intuition, mais d'intuition
précise, méthodique, raisonnée. Soit, par exemple, le
Concert champêtre. L. Hourticq se propose de faire
voir que ce tableau est une œuvre de jeunesse de
Titien, exécutée vers 1511-1512, peut-être retouchée
vers 1530. Il étudiera successivement chacun des
quatre personnages qui y figurent, cherchant à le
découvrir dans quelque œuvre incontestable de ce
peintre, sans négliger de soumettre à un examen du
même genre le délicieux paysage où la scène est
située.
Il trouve la première esquisse de la femme assise,
dans le dessin Malcolm du British Muséum, dessin
que d'autres comparaisons l'amènent à considérer
comme une œuvre de Titien. Le jeime blond aux
par la voie que nous venons de dire, il est plus d'un
chef-d'œuvre qui est dû à son pinceau.
Le 3 février 1530, Giacomo Malatesta, agent de
Frédéric II de Gonzague marquis de Mantoue, lui
écrivait : « Titien m'a montré les tableaux qu'il a
faits pour Votre Seigneurie. Celui de Notre-Dame
avec sainte Catherine, et l'autre, des Femmes nues,
sont en très bon terme ». Ce tableau des Femmes
nues ne serait-il pas notre Concert champêtre ? Ce
dernier pîiraît, il est vrai, avoir été exécuté vers
15x1; mais il était assez dans les habitudes de Ti-
tien de garder longtemps dans son atelier des œuvres
inachevées et sans emploi, et d'y mettre la dernière
main au moment de les placer. On distingue net-
tement dans celle-ci des retouches. Il ne faut pas non
plus trop s'étonner de ce qu'elle n'est pas signée. C'est
en général le cas des œuvres de Titien qtii ont des
sujets profanes; au contraire ses tableaux religieux
portent, le plus souvent, une très visible signature.
Des ressemblances iconographiques du même ordre
permettent à L. Hourticq de ranger parmi les œuvres
de jeunesse de Titien des tableaux où il retrouve
plus ou moins le « personnel • cher à ce peintre : la
Femme adultère de Glasgow et le Jugement de Salo-
mon de Kingston-Lacy, deux tableaux qu'on attribue
ordinairement à Giorgione ; le Saint Antoine de
Madrid, attribué aussi à Giorgione; la Madone entre
saint Antoine et saint Roch de Madrid, qui n'est
fénéralement pas regardée comme une œuvre de
itien; Hourticq croit même que ce saint Roch,
comme celui de Notre-Dame de la Sainte, est im
portrait de Titien jeune. L'hypothèse est intéres-
sante, car s'il est aisé de discerner les nombreux
portraits de lui-même que le peintre, devenu 'vieux,
a introduits dans son œuvre, il l'est moins de décou-
vrir ceux qui ont pu le représenter au temps de sa
358
jeunesse ou dans sa maturité. Pour la même époque,
L. Hourticq restitue à Titien up certain nombre de
dessins et trois estampes importantes : le Sacrifice
La Dame à sa toii,kttb, tableau de Titien, au Louvi'e. — Ce tableau est ordi-
nairement intiiuli^ Aphonse de terrare et Laura Vianti; selon L. Hourticq, il ne
représente ni l'un ni l'autre de ces personnaiies, mais bien Frédéric de Oonzague,
duc de Mantoue, et sa maîtresse Isabella Boschetti.
d'Abraham, le Triomphe de la foi (1511-1512), h
Passage de la mer Rouge (1519).
Une partie des études du critique, qui ne présente
pas moins d'intérêt, consiste à rechercher non plus
l'auteur mais la signification de certaines œuvres
qui appartiennent sans contestation à Titien, mais
qui, pour être célèbres et d'un art admirable, n'en
oSrent pas moins de grandes difficultés d'interpré-
tation.
Tel est le cas du tableau de la galerie Borghèse, à
Rome, qu'on désigne ordinairement sous le titre :
l'Amour sacré et l'amour profane. Comme le Concert
champêtre et plus encore, s'il est possible, ce magni-
fique chef-d'œuvre exerce sur tous, artistes et ama-
teurs, une profonde séduction. Mais que l'esprit est
peu satisfait du titre qu'on lui donne, et comme
nous sentons que le sens de cette allégorie nous
échappe ! Un certain nombre de commentateurs ne
s'en sont pas contentés, et ont vu avec beaucoup de
sens que la femme nue de droite est Vénus. Ils ont
erré en voyant Médée dans la jeune femme richement
vêtue de gauche. L. Hourticq a découvert la clef
de cette énigme dans ce livre singulier de Francesco
Colonna, qu'on appelle le Songe de Polyphile (1499).
Dans un des nombreux épisodes de cette longue
allégorie amoureuse, il est question du tombeau
d'Adonis, d'où surgit une fontaine merveilleuse, et
où Vénus vient tous les ans semer des feuilles de
roses, tandis que son fils recueille dans une coquille
le liquide précieux, qui est le sang d'Adonis. « C'est
à ce moment que s'obtient facilement la grâce de la
déesse. » Vénus et l'Amour, le sépulcre et les roses,
tout cela figure bien sur le tableau de Titien. Il
reste à expliquer le rôle de la femme vêtue, assise à
gauche à l'autre bout du tombeau. C'est ici que l'au-
teur fait intervenir sa méthode d'intuition compara-
tive. Cette belle jeune fille blonde, si vivante, si
réelle, et qui est évidemment un portrait, L. Hour-
ticq la retrouve dans d'autres œuvres du même
maître : dans la Bacchanale (Madrid), dans la ber-
gère des Trois âges (galerie Bridgewater), dans la
sainte Brigitte de la Sainte conversation de Madrid,
tableau longtemps attribué à Giorgione et qu'il lui
enlève encore. Mais cette même jeune fille figure
aussi dans plusieurs tableaux de Palma le Vieux,
qui fut maître de Titien : dans les Trots Sœurs du
musée de Dresde, où elle apparaît sous un triple
aspect; dans la Sainte Barbe de Santa-Maria For-
mosa, enfin dans la Violante du musée de Vienne ;
et ce serait la propre fille de Palma le Vieux, que
Titien aurait aimée. Dès lors, le tableau de la Fon-
taine d'amour (est-il permis de l'appeler encore
l'Atrwur sacré et l'amour profane ?) nous représente-
rait Vénus exhortant la belle Violante à se montrer
clémente à l'amour du peintre Titien.
Avec la même ingéniosité, le critique fait une
étude particulière des tableaux qui, placés aujour-
LAROUSSE MENSUEL
d'hul au Louvre, provieiment, comme le Concert
champêtre, de la collection de Frédéric de Gon-
zague, marquis de Mantoue. Ce sont des œuvres
authentiquement titianesques, belles et
illustres, et l'on s'étonne avec L. Hour-
ticq que les historiens d'art n'aient pas
jusqu'ici mieux réussi à en déterminer
le véritable état civil, la signification
juste, le titre exact.
Dans le Portrait d'homme (n" 472
du catalogue Villot), il recoimaît le
portrait de l'Arétin que Titien envoya
vers 1527 à Frédéric de Oonzague
(c'est par l'Arétin que Titien fut mis,
en 1523, en relation avec le mar-
quis de Mantoue), portrait jeune, à
trente-quatre ans, assez différent de
l'effigie connue de l'Arétin à cinquante-
ciuatre ans, mais bien conforme à la
gravure de Pierre de Gode; c'est une
physionomie inquiète , aux regards
fuyants, et déjà inquiétante. Dans le
portrait de l'Homme au ganf, cette belle
figure ardente et passionnée, L. Hour-
ticq voit Girolamo Adorno, Génois
chargé d'affaires de l'empereur Charles-
Quint ; ce tableau fut donné au mar-
quis de Gonzague en même temps que
le précédent. La Vierge au lapin serait
la Notre-Dame avec Sainte Catherine
exécutée vers 1530 pour Frédéric de
Gonzague. Le critique discerne dans
le berger qui est au fond du tableau
les traits de Philippe de Gonzague lui-
même, et dans la sainte Cécile la
femme de Titien, Cecilia. Pour deux
autres tableaux de signification ençpre
assez mystérieuse, L. Hourticq détruit
les identifications anciennes. Selon lui,
le tableau Alphonse de Ferrare et Laura
Dianti, dit aussi la Dame à sa toilette,
ne représente ni Alphonse ni Laura,
ainsi qu'on peut s'en rendre compte par
comparaison avec les portraits authen-
tiques de ces deux personnages, mais
bien Frédéric de Gonzague duc de
Mantoue, et sa maîtresse Isabella Bos-
chetti. Dans l'autre tableau, l'Allégorie, qui repré-
sente un homme barbu revêtu d'une armure, et
appuyant la main
sur la poitrine
d'une jeune femme
qui tient une boule
de verre, il recon-
naît non pas Al-
phonse d'Avalos
marquis del Vasto
(qui a une tout
autre forme de
visage , courte et
ronde), et safemme
Catherine d'Ara -
gon, mais Titien
lui - même et sa
femme Cecilia , le
peintre reconnais-
sable à la forme
de sa boîte crâ-
nienne, la courbe et
la minceur du nez,
la profondeur de
l'orbite, le modelé
des joues. La cui-
rasse qu'il porte ne
serait qu'un détail
décoratif. La boule
de verre est un ac-
cessoire allégori -
que, qui exprime
habituellement la
fragilité des choses
humaines, et qui,
dans l'espèce, se
rapporterait aux
brèves destinées de
Cecilia : Titien au-
rait exécuté ce ta-
bleau dans la crise
de deuil qui suivit
la mort d'une
femme aimée.
Nous ne pouvons
suivre L. Hourticq
dans le détail de
ces ingénieuses dé-
monstrations : dans
la comparaison
qu'il fait de la ma-
nière deTitienavec
celle de Giorgione,
d'où il résulte que
les traits caractéristiques du < giorgionisme a se ren-
contrent surtout chez Titien ; dans les pages où il
explique que le tableau Jupiter et Antuype de
«• >87. JanWnr I82J.
Titien ne représente au premier plan ni Antiope ui
Jupiter, mais une nymphe endormie, anonyme,
quoique charmante, et un satyre entreprenant, et que
le tableau doit recevoir son titre d'un épisode du
second plan, qui représente la mort d'Actéon changé
en cerf et déAiré par ses chiens ; dans ses études
sur Titien paysagiste, Titien peintre de portraits,
Titien peintre religieux, enfin sur le lyrisme de Titien,
lequel a mis dans son œuvre toutes ses amours, toutes
ses douleurs et toute sa vie.
Mais nous ne saurions passer sous silence certaines
conclusions de son étude, très importantes pour la
biographie de Titien.
On fait naître habituellement Titien vers 1476, sur
la foi d'une lettre datée de 1571 où il sollicite de
Philippe II « les témoignages de sa libéralité en
faveur d'un vieillard de quatre-vingt-quinze ans ».
Cette date de 1476 qui le fait vivre cent ans (il est
mort en 1576) s'arrange assez mal avec les autres
dates connues de son existence. L. Hourticq la croit
fausse. Cette considération, qu'elle résulte clairement
des dires de Titien lui-même, ne l'émeut pas. Il pense
qu'en s'attribuant quatre-vingt-quinze ans, le peintre
exagérait beaucoup son âge, pour exciter davantage
la compassion. Devenu fort quémandeur dans sa
vieillesse, il ne disait pas toujours la vérité quand il
s'agissait de son intérêt. L. Hourticq croit qu'il est
né seulement en 1490, date qui s'accorde mieux,
selon lui, et avec les divers portraits de lui-même
qu'il a introduits dans ses tableaux, et avec les
autres dates de sa vie que donne Vasari.
L'historien d'art nous montre Titien suivant d'abord
les leçons de Bellini, puis vers 1507 prenant pour
maître Giorgione, séduit par sa nouvelle manière
« qui faisait entrer dans la peinture vénitienne ce
modelé plus large, cette vision plus libre que la
peinture florentine connaissait depuis Léonard de
Vinci ». Mais Titien échappe rapidement à cette
influence pour revenir naturellement — car il est
jeune encore — à la tradition de Giovanni Bellini et
de Palma le Vieux (c'est l'époque qui va de 1516
à 1520, — du Concert champêtre au tableau de la
galerie Borghèse, et qui comprend les travaux faits
pour le duc de Ferrare). Dès 1518, dans l'Assomption
des Frari, Titien affirme une maîtrise par laquelle
il dépasse ses prédécesseurs, et étonne ses contem-
porains. Pour lui, la période de jeunesse est close.
L. Hourticq s'attend sans doute à ce que ses con-
clusions, qui renversent les traditions établies et les
L'Ai-LiGoaiE, tableau de Titien, au Louvre. — Dans le personnage vêtu d'une armure, 00 a cru voir Jns-
?iu'ici Alplionse d'Avalos marquis del Vasto, et dans la jeune femme assise qui tient la boule de verre sa
émme Catlierina d Aragon. Suivant L. Hourticq, le peintre se serait représenté lul-oiëme avec sa femme Ceoilia.
Les autres personnages sont l'Amour, l'Hymen et la Fécondité. La boule de verre est un symbole, qui exprimo
la brièveté de la vie.
habitudes acquises, ne soient pas reçues sans contes-
tation. Quand il s'agit d'attribution artistique, la
preuve n'est pas mathématique, irréfutable. Des
167. Janvier 1921.
LAROUSSE MENSUEL
La FoNTAinE D'AMOUR tabloRU do Titien, à la gaiene Borihèse (Rome). — Ce magnifique tableau est connu sou» le titre obscur de t Amour sacré el l amour profane, qui « 1 inconvénient de n en expliquer
en rien le «uiet L. Hourticq a découvert dans le Songe de Poiypiiile, de Kranceaoo Colonna, l'interprétation de cette scène allégormue. Dana le tombeau d'Adonis, devenu la vasque djune fontaine,
le petit Amour puise de leau. La femme nue est sa mère Vénus. La Jeune femme vôtue, plus diflicile a interpréter, est peut-être Violante, la aile de Palma le Vieux, qui fut aimée de Titien.
objections surgiront. Mais en admettant que, dans le
détail, telle ou telle assertion puisse être jugée trop
hardie, ce livre (présenté à la Faculté des lettres de
Paris comme thèse de doctorat) reste, dans l'en-
semble, un modèle de méthode féconde en cri-
tique d'art. Les recherches d'érudition et l'in-
tuition artistique s'y prêtent un mutuel secours. Le
goût du beau et la passion de la découverte s'y tra-
duisent par la vivacité de l'exposition et l'agrément
du style. — Louis Coquelin.
'Tung'Stène. — Chim. et Ind. Une des plus
belles applications de la science à la métallurgie
a été, en ces dernières années, la préparation du
tungstène ductile. D'un métal jusqu'ici connu sous
forme d'une poudre inerte, difficilement utilisable,
nos savants ont réussi à obtenir une matière duc-
tile, d'une ténacité extraordinaire, douée d'une
grande résistance aux réactifs, et pratiquement infu-
sible ; le champ des applications s'est trouvé, de ce
fait, considérablement élargi. Le tungstène est main-
tenant considéré comme un métal usuel ; son utilité
fut si bien reconnue, que les besoins de la guerre
entraînèrent, pour cette substance, un développe-
ment prodigieux de son extraction.
Depuis la rédact ion du mot « Tungstène », au Nouveau
Larousse, ce métal nous a été révélé ; aux premières
indications, il convient aujourd'hui de substituer
tout un ensemble de données encore plus précises.
Historique. — Le tungstène, découvert en 1782,
par Scheele, sous sa forme oxydée, fut isolé à la
suite des travaux des frères d'Elhuyar; mais tous les
procédés de réduction employés : réduction par
l'hydrogène, le carbone ou un métal ; réduction des
chlorures, électrolyse des tungstates, distillation de
l'amalgame ; réduction du wolfram au four électri-
que, etc., ne conduisaient qu'à l'obtention d'une
matière pulvérente dénuée de toutes propriétés mé-
talliques. Ce ne fut que tout récemment, par un tra-
vail mécanique approprié, que la structure cristalline
fut transformée en structure fibreuse : le métal fut
enfin élaboré sous une forme ductile, utilisable par
l'industriel (1911-1912).
Propriétés physiques. — Le tungstène est le plus
réfractaire de tous les métaux : son point de fusion
est de 3.100 degrés, et le point d'ébuUition doit at-
teindre 3.700 degrés ; la densité varie de 19,3 à 20,2 ;
extrêmement tenace, sa résistance à la rupture dé-
passe celle du fer : 322 à 427 kilogrammes par milli-
mètre carré ; son module d'élasticité égale 42.000, ce-
lui de l'acier ne dépassant pas 20.000; c'est le métal
le moins dilatable : son coefficient de dilatation est
de 4,3 X 10-'; sa chaleur spécifique égale 0,035.
Propriétés chimiques. — Le tungstène est très ré-
sistant à l'action des acides, seul le mélange nitro-
Buorhydrique l'attaque rapidement, avec formation
d'acide tungstique ; ses meillleurs dissolvants sont les
alcalis et lescarbonatesalcalins fondus. Le tungstène
s'oxyde à chaud, se classant par analogie auprès du
chrome et du molybdène ; le chlore l'attaque vers
250 degrés; il brûle très aisément dans l'oxygène
au rouge, et se combine facilement au carbone. Panm
ses principaux dérivés, le plus important au point
de vue industriel est l'acide tungstique (TuO*H«),
poudre jaune insoluble dans l'eau ; calciné à 900 de-
grés, cet acide donne l'oxyde Tu O', dont la réduction
conduit au métal ; l'acide tungstique se combine aux
bases constituant diverses classes de sels: les para-
tungstates (5 M'0, 12 Tu 0', H' O), Xesmétatungstates
(M'O, 4 Tu O») et les tungstates neutres (Tu 0*M2),
— M étant un métal mono^tomique ; d'après les der-
niers travaux, le poids atomique du tungstène est
évalué à 184 ; son symbole chimique est : Tu ou W.
Minéraux et gisements. — Le tungstène est assez
répandu dans la nature, on le trouve principalement
à l'état de timgstates de formule générale TuO'M*;
sels à bases de fer, de manganèse ou de calcium ; on
les groupe en deux classes :
Première classe, à cristaux cubiques : la scheelite
(tungstate de calcium = Tu O* Ca); la cuproscheelite
(cuivre et calcium); la reinite
(tungstate de fer) et la stol-
zite (tungstate de plomb). —
Deuxième classe, à cristaux
monocliniques : le wolfram
[tungstate de fer et de manga-
nèse TuO» (Fe, Mn)] et ses
variétés : la kiibnénte ou
tungstate de manganèse, et la
ferbérite ou tungstate de fer.
Le minerai le plus impor-
tant est le wolfram, puis la
scheelite ; le plus souvent,
dans les mines, le tungstène
est associé à l'étain.
Les principaux pays pro-
ducteurs sont : les Etats-
Unis, dans les Etats de Co-
lorado, de Californie et de Ne-
vada (production : 5. 380 ton-
nes de concentrés à 60 p. 100
d'acide tungstique) ; l'Austra-
lie (I.200 tonnes); le Por-
tugal, ayant les gisements
les plus importants de l'Eu-
rope dans ses provinces du
nord (1.500 tonnes); la Bo-
livie, qui récemment exploitée, est aujourd'hui un
centre très important (3.828 tormes); la Birmanie
(4.300 tonnes).
On trouve également du tungstène en Angleterre,
dans les mines d'étain de Comouailles ; — en France,
où les principaux gisements sont ceux de : Puy-les-
Vignes (Haute-Vienne), aujourd'hui abandonné; de
Vaulry et de Cieux, près de Bellac (Haute-Vienne);
de Leucamp (Cantal), et de Montbelleux en Breta-
gne. Notre production est d'environ 150 tonnes. —
Tous ces chiffres se rapportant à l'année I9r8.
On estime que la production mondiale atteint en-
viron 22.000 tonnes de minerais concentrés; la toiuie
est évaluée de 8.000 à 9.000 francs. Auprès de cette
production, l'apport de la France ne constitue que
3 p. 100 environ des besoins de nos aciéries ; il re-
présente 0,6 de la production mondiale.
Préparation du minerai. — Le minerai naturel est
extrêmement pauvre; il ne contient guère plus de
I à 10 p. 100 de métal. La première préparation
consiste en un enrichissement, pour obtenir une
teneur de 60 à 70 p. 100; l'opération se pratique
aisément, grâce à la forte densité du minerai vis-
à-vis des gangues. On commence par des lavages à
l'eau, pour achever les séparations avec des trieurs
magnétiques ou électrostatiques (/îg. i et 2) [V. Lar.
Mens., t. II, p. 565], ces appareils permettant une
élimination presque parfaite de l'étain. Selon les
usages auxquels est destiné le métal, on prépaie soit
des alliages de fer et de tungstène, coit de l'acide
tungstique pour obtenir ensuite le tungstène pur.
Préparation des alliages fer-tungstène. — Ces
alliages, désignés sous le nom de ferras, sont employés
dans les aciéries pour introduire le tungstène dans les
fontes ; les plus usuels contiennent 65, 80 ou 85 p. 100
de,tungstène ; on les prépare par réduction directe du
minerai dans des creusets chauBés au gaz ou, mieux, le
plus souvent, au four électrique. Les bases étrangères
sont éliminées par scorification à l'aide d'oxyde de fer
et de quartz ; il importe toutefois de prendre des mine-
rais assez purs, la fonte ainsi pratiquée n'étant pas suf-
fisante pour éliminer de grandes quantités de soufre ou
d'arsenic. On termine l'affinage par Un chauffage avec
Trieur magnétique de Wethertl : A. A. électro-aimante.
de l'acide tungstique,- pour éliminer complètement le
carbone. Dans quelques usines, on pratique la réduction
par de l'aluminium (procédé de l'aluminothermie).
Préparation du tungstène métal. — La préparation
du tungstène métallique demande beaucoup plus de
manipulations ; il résulte de la réduction de l'acide
tungstique, généralement par le charbon; aussi, la
première phase de l'opération consiste-t-elle à pré-
parer cet acide. En partant du minerai le plus usuel,
le wolfram, plusieurs méthodes ont été proposées.
La plus ancienne, dérivée des procédés de Berzélius,
consiste à attaquer le minerai concentré, par les car-
bonates alcalins ; le mélange de réactif et de minerai
doit être chauffé, sans atteindre la fusion, pour le
fritter simplement et le rendre perméable à l'air,
l'oxygène étant nécessaire à la réaction :
2 Tu O* (Fe ouMn) + O -t- 2 CO»Naï= a TuO»Na»
-l-a C0«-|-Fe«O5ouMn>O»
Wolfram -f Oxygène + Carbonate de sodium = tungstate de
sodium + anhydr. carbon. + oxydes de fer et de manganèse.
La masse reprise par l'eau laisse l'oxyde d'étain
insoluble, tandis que le tungstate de sodium entre
en solution, d'où l'acide chlorhydrique précipite de
l'acide tungstique insoluble; cet acide, purifié par-
fois par un passage à l'état de sel ammoniacal, est
réduit par le charbon. Le tungstène ainsi obtenu
est en poudre ; il est fréquemment souillé par des
produits irréductibles contenant du sodium, produits
coimus sous le nom de c bronzes de tungstène >.
36o
Les Allemands s'étaient fait jadis une spécialité de
ces préparations; aussi, à la déclaration de guerre,
les Alliés, à qui le tungstène allait faire défaut,
durent-ils prendre des mesures pour pallier à cet
état de choses ; après avoir, notamment, intensifié
l'extraction du minerai dans leurs colonies, les
Anglais créèrent une formidable usine à Widnes,
usine capable de traiter lo tonnes de métal jour-
nellement; ici encore, la méthode mise en pratique
fut celle des carbonates.
La seconde méthode employée consiste à attaquer
le wolfram par de l'acide sulfurique de concentration
moyenne ; on oxyde en outre par addition d'acide
nitrique. Il est indispensable toutefois de se débar-
rasser du soufre, du phosphore et de l'arsenic, par
des grillages préalables; de même, on élimine la
silice et l'étain par un triage électromagnétique soi-
LAROUSSE MENSUEL
d'excellents aimants permanents ; les célèbres aciers
d'Allevard, si appréciés pour l'aimant, doivent pré-
cisément cette qualité aux 0,22 p. 100 de tungstène
qu'ils contiennent.
Fer. . . .
Acier. . .
Tungstène
1.20 %
7,47
15.65
Carbone
très peu
0,23%
0.38
0,76
Force coercitive
1,66
3.23
9,02
13.92
Dès 1859, R. Mushet avait fait breveter l'introduc-
tion du tungstène dans l'acier en vue de le durcir ; il
obtenait ainsi d'excellents métaux pour fabriquer les
outils. Les formules les plus suivies pour ces sortes
d'aciers sont comprises dans les limites suivantes :
carbone : 0,8 à 1,8 p. 100; tungstène : 2 à 5 p. 100.
A la proportion de 5 p. 100 de tungstène avec 0,4
de chrome et 0,15 de carbone, on prépare des aciers
dits auto-trempants: ces aciers ayant la propriété de
se tremper par simple refroidissement à l'air.
Les travaux des Américains White et Taylor ont
montré tout le parti que l'on pouvait tirer du tung-
stène; ces savants reconnurent que les alliages à
haute teneur en chrome, avec une proportion con-
venable de tungstène, donnaient des aciers fort
intéressants possédant la propriété de conserver une
très grande dureté, même à température élevée
(600 degrés) : les outils ainsi confectionnés permet-
tent un travail à grande vitesse, sans crainte de dé-
trempe ; le rendement des machines se trouve,
par suite, considérablement amélioré.
Ces aciers ont généralement une teneur variant
de 0,3 à 0,7 de carbone, 1,5 à 6 de chrome, 0,2 à
1,9 de manganèse, 7 à 22 de tungstène p. loo; quel-
quefois, un peu (0,35) de vanadium augmente en-
core les qualité de ces aciers. Ces métaux, dits à
coupe rapide, se préparent par fusion, au creuset,
d'aciers avec les ferres convenables ; on les emploie
après leur avoir fait subir un traitement thermique
approprié : chauffage au voisinage du point de fusion,
refroidissement lent dans l'air. On fait également avec
le tungstène des aciers à ressorts, des aciers pour
plaques de blindage, etc.
La consommation pour ces usages a été considé-
rable durant la guerre : de 300 tonnes de tungstène
métal en 1910, la consommation a atteint 9.000
tonnes durant l'année 1918. (Le prix des ferros-tung-
stène à 80 p. 100 de métal tungstène est de 35 francs
le kilogramme en 1920; l'acier rapide' revient de
17 à 22 francs le kilogramme.)
2" Filaments de lampes. — Le tungstène, étant le
pluS réfractaire des métaux, convient particulière-
ment à la confection des filaments des lampes élec-
triques; le rendement des lampes étant, en effet,
d'autant meilleur que la température du filament
peut être portée à un point plus élevé.
De nombreux procédés avaient été proposés pour
/Hydrogène
Eau
Fig. 2. — Fonctionnement d'un trieur électro-magnétique ;
A, électro-aimant; T, arrivée du minerai; MN, courroie d'en-
traioement ; B, claBsement du minerai.
gné. Une usine française s'est installée à Gaillonnet
(Seine-et-Oise) pour préparer, de cette façon, 4 ton-
nes de métal par jour.
La réduction par le charbon est très délicate; elle
se pratique sur l'hydrate calciné et transformé à
900 degrés en oxyde TuO" ; le métal réduit est tou-
jours en poudre cristalline. Nombreuses furent les
tentatives pour transformer cette poudre en une
matière vraiment métallique. En effet, la fusion est
pénible; et, comme elle se pratique au delà de
3.000 degrés, il est nécessaire de se servir d'un
creuset de charbon ; or, malheureusement, à cette
température, le charbon se combinant au métal et
en modifiant totalement les propriétés, aucun bon
résultat n'avait pu être obtenu.
Le tungstène ductile fut cependant réalisé par un
artifice mécanique : sous l'inspiration du D"' Coo-
lidge, à la General Electric C, le problème fut
résolu en soumettant la poudre à un travail de
forge qui détruit la texture cristalline en donnant à
la masse agglomérée une texture fibreuse.
L'acide tungstique purifié est d'abord chauffé à
1.400 degrés, puis réduit dans l'hydro-
gène à 1.300 degrés. Ces opérations
doivent être suffisamment prolongées
pour donner des cristaux assez gros; la
poudre est ensuite comprimée à très
haute pression (5.000 kilogrammes par
centimètre carré) à la presse hydraulique.
On obtient une petite baguette carrée de
20 centimètres de longueur; cette ba-
guette est encore très fragile; on lui
donne de la cohésion en la chauffant à
1.300 degrés, dans un courant d'hydro-
gène. Ce chauffage est réalisé en faisant
traverser la baguette par un circuit
électrique suffisant (fig. 3). Bientôt la
baguette prend l'aspect métallique, mais
elle est encore cassante et fragile; on la
soumet alors à un martelage énergique
dans une machine spéciale, dite marte-
leuse. L'appareil se compose de petits
marteaux frappant avec force et vitesse
le fil sur toute sa périphérie; le nombre
deschocs peut atteindre loo par seconde, le
martelage s'effectuant toujours à 1.300 de-
grés sous l'hydrogène. Peu à peu la ba-
guette diminue de diamètre, sans se rom-
pre ; la texture s'est modifiée ; le fil,
devenu ductile, peut se tréfiler. Cette se-
conde opération a lieu par passage dans
des filières de diamant chauffées vers
600 degrés. Au diamètre de i/ioo* de mil-
limètre, le fil est propre à la fabrication
hI^«S^.?tI'L^P°'^* '^?^"rf 1" ^'' *>"' P'S- 3- - Fo-r «loctriqu. pour le traitement du tungstène : A, barreau d. tung-
depasse celle de 1 acier, facilite beaucoup stène à traiter; B, B. électrode» positive., refroidies intéiieurement par un courant
lesopérations. Par des procédés identiques, **'^*1! Ç- électrode négalive. refroidie par eau, communiquant a la base du barreau
on a pu fabriquer des tubes et des lames ''" "
en tungstène ductile; le métal, toutefois,
est extrêmement dur; on ne peut le travailler qu'à
chaud, par étampage ou par forgeage.
Applications du tungstène. — Les principales ap-
plications du tungstène résident dans la préparation
des aciers d'une part, et d'autre part dans la fabrica-
tion des filaments de lampes.
1° Aciers au tungstène. — Le tungstène entre dans
la composition d'un grand nombre d'aciers; même à
une faible teneur, il augmente notablement la force
coercitive magnétique, et permet ainsi de fabriquer
bain de mercure H ;
D, carcasse extérieure du four,
d'eau ; R, R, regards.
refroidie par courant
arriver à mettre le tungstène sous forme de filament ;
de ces essais nous ne citerons que les suivants, inté-
ressants maintenant au point de vue historique.
Ce sont les procédés de substitution de Just et de
Hanamonn (1906), consistant à chauffer un filament
de charbon dans une atmosphère d'hydrogène et
d'oxychlonire de tungstène : peu à peu, le tungstène
se réduit et se substitue au charbon.
Ce sont également les procédés de tréfilage en for-
nùiot une pâte de métal en poudre avec un liant
N' 167. Janvier 1921.
organique (gomme ou sucre) : cette pâte est tréfilée,
puis calcinée dans une atmosphère réductrice. Ce
procédé fut encore perfectionné par Kuzel,en se ser-
vant comme liant d'acide tungstique colloïdal ; mais
ces filaments présentaient malheureusement une très
grande fragilité.
Une solution élégante fut trouvée par Bôttger et
Pintsch, en ajoutant à la poudre de tungstène étiré
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191
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ANNEES
Fig. t. — Diaeramnie de l'emploi des lampes à fliament de
tungstène età filament de carbone, .-ku cours de ces dernières années.
par le procédé du liant un peu d'oxvdes réfractaires,
en l'espèce de la thorine à la dose de 2 p. 100 :
cette addition rend le filament plus flexible et plus
solide; le rôle de la thorine n'a pas été bien marqué,
il semble toutefois que le fil étant formé d'une suite
de gros cristaux noyés dans une masse de cristaux
microscopiques, la thorine favoriserait la liaison
entre ces gros cristaux. Le filament, dans ce procédé,
est amélioré, c'est-à-dire que les cristaux coiistitutifs
sont développés par un lent passage dans un four
électrique chauffé à 2.500 degrés. Le filament semble
être formé par un seul et long cristal étiré; il donne
d'excellentes lampes très résistantes, sa ténacité at-
teignant 164 kilogrammes par millimètre carré.
Le filament absolument métallique, tel qu'on l'ob-
tient par les moyens mécaniques ci-dessus décrits,
filament connu sous le nom de filament ductile,
donne les meilleurs résultats; la consommation des
lampes au tungstène ne dépasse pas i watt, en em-
ployant le type de la lampe au carbone ; en opérant
en atmosphère d'azote, le rendement est encore
meilleur, la dépense s'abaissant à 1/2 watt par
bougie décimale (le rendement de 0,2 watt étant le
chiffre-limite, correspondant à la fusion du tung-
stène). Dans la lampe à azote, en outre, on évite le
noircissement dû à la volatilisation du métal, ce qui
diminuait encore l'intensité lumineuse. Ces lampes
pouvant se construire pour des intensités impor-
tantes (jusqu'à 5.000 bougies), elles se substituent
de plus en plus à la lampe à arc, si compliquée. On
estime que i kilogramme de tungstène peut fournir
100.000 mètres de fil.
3° Applications diverses. — Outre les précédentes
applications, le tungstène a reçu quelques emplois,
notamment comme succédané du platine, dans la
fabrication des contacts électriques, des résistances
de chauffage dans les fours électriques, des anti-
cathodes des ampoules Rœntgen, des poids étalons,
des aiguilles de phonographes. La ^ande ténacité
du tungstène a permis de tirer des fils d'une ténuité
extrême, pouvant atteindre des diamètres de 5/1.000"
à 2/10.000™ ; ces fils sont employés dans divers ins-
truments de précision (croisées des télescopes, sus-
pensions des galvanomètres, etc.). Les fils plus gros
conviennent pour le tissage des toiles filtrantes pour
les liqueurs acides; ils servent aussi d'électrodes
dans les appareils de condensation des fumées par
l'électricité, etc.
Les sels de tungstène ont de même quelques em-
plois : le tungstate de baryum a été proposé pour rem-
placer la céruse en peinture; les tungstates de sodium
et d'ammonium sont utilisés pour ignifuger les toiles ;
le tungstate de calcium, présentant une grande fluo-
rescence, a reçu une application importante dans la
préparation des écrans ratdioscopiques ; les bronzes
de tungstène aux couleurs chatoyantes servent dans la
décoration ; enfin, quelques sels de chrome et de nickel
sont employés comme colorants. — A. oi FoNT«i<i».
Imp. Laeousii (Auge. Oilloo, HoUier-Larouise, Moreau et Ci«),
Paris, 17, rut Montpamatsa. — L< Cirant : L. OacuiT.
Fi.VRiEK. — Les Chabscs de Maximilicu ; Le Départ. Tapisserie d'après le carton de Vau Orlcy (Louvre). V. p. 259.
W 168.
Février 1921
aérophagie n. f . (du gr. aer, air, et phagein,
manger). Déglutition de l'air atmosphérique.
— Encycl. L'aérophagie est caractérisée par l'intro-
duction de l'air dans les voies digestives, où, norma-
lement, il ne doit pas pénétrer. Cette introduction peut
ne pas dépasser l'orifice supérieur de l'estomac et en
rester au stade œsophagien. Mais, dans la grande ma-
jorité des cas, le cardia, après ime résistance plus ou
moi is prolongée, livre passage, et l'air pénètre dans
l'estomac. 11 y reste un temps variable, suivant que
l'orifice inférieur se laisse, ou non, facilement franchir.
Lorsque le pylore a cédé, à la traversée gastrique
succède la traversée intestmale, et l'air trouve ime
issue naturelle par l'orifice terminal du rectum.
Cette anomalie physiologique a été signalée, sem-
ble-t-il, pour la première fois, par DéjarJin en 1814,
étudiée et vérifiée au point de vue expérimental par
MagenJie l'année suivante. C'est Briquet qui,eni859,
lui donna le nom sous lequel elle est actuellement
connue. Mais, malgré les travaux de Brinton, de
Piorry, d'Evvald, il faut arriver à l'époque actuelle
et surtout à l'avènement de la radioscopie pour voir
l'aérophagie, jusque-là considérée sinon comme une
rareté, du moins comme une chose de peu d'impor-
tance, prendre en pathologie la place qui lui convient.
A cet égard, les travaux de Soupault, de Mauban et
surtout de Leven et Barret, fondés à la fois sur la cli-
nique et sur les méthodes radiologiques de diagnostic,
ont renouvelé l'histoire de cette véritable maladie.
La cause de cette pénétration de l'air dans les
voies digestives provient, dans la plupart des cir-
constances, d'une exagération considérable de la dé-
glutition salivaire, qui est elle-même sous la dépen-
dance d'une sécrétion accrue de la salive. Aussi la
cause première de l'anomalie, du moins lorsque
celle-ci repose sur ce mécanisme, peut-elle être d'une
remarquable diversité. C'est ainsi qu'on peut la voir
apparaître consécutivement à des végétations adé-
noïdes, à des rhinites ou à des pharyngites chroni-
(lues, àdes iiritations buccalesou gingivales (éruption
dentaire, irritation linguale, port d'un râtelier défec-
tueux, irritation de l'oreille, etc.), toutes raisons d'un
accroissement de la sécrétion salivaire. A cet égard, il
faut faire une place spéciale à l'aérophagie aiguë des
opérés et des accouchées, qui se manifeste sous l'in-
fluence de l'absorption d'un anesthésique ou du
décubitus prolongé ; cette forme, dont le mécanisme
n'a été que récemment dévoilé, a pu entraîner par-
fois des conséquences fatales.
Dans un grand nombre de cas, l'aérophagie est
liée, avec ou sans intervention de l'hypersécrétion
salivaire, à la présence de dyspepsies de nature
diverse, mais qui relèvent ordinairement de l'hyper-
sthénie gastrique et, primitivement, de l'hyperesthé-
sie du plexus solaire.
A ces causes primordiales d'aérophagie il faut
joindre les spasmes à siège variable qui peuvent
exister au long de l'appareil digestif chez certains
individus et qui, lorsqu'ils se résolvent, déterminent
un appel d'air. Ces spasmes, au demeurant, sont si
intimement liés à l'aérophagie qu'il est quelquefois
difficile de distinguer s'ils en sont la cause ou l'effet.
Comme on pourrait invoquer le même raisonnement
en ce qui concerne les dyspepsies, que les spasmes
sont souvent l'apanage des grands névropathes (c'est
en considération de cette étioiogie, jadis considérée
comme très fréquente, que l'aérophagie faisait partie
du complexus symptomatique de l'hystérie) et que
les dyspeptiques sont souvent aussi des névropathes,
on voit quelle imbrication de causes et d'efiets on
peut relever dans l'étude de l'aérophagie.
Au point de vue clinique, elle comporte un certain
nombre de petits signes, qui permettent tout au
moins de la soupçonner. Ce sont l'aspect de la lan-
gue, rouge, brillante et humide, les déglutitions et
les éructations fréquentes, l'oreiller mouillé de salive
au réveil, une gêne marquée et parfois douloureuse
du cou, notamment au niveau du larynx, etc. A un
examen plus approfondi, on trouve de la distension
abdominale, notamment de l'estomac, des zones de
sonorité anormale, de la tension gastrique doulou-
reuse, des signes de dyspepsie flatulente. Les vomis-
sements sont un symptôme des plus fréquents. Ils ne
manquent presque jamais chez les tout petits en-
fants, pour lesquels l'aérophagie entraîne un dépé-
rissement souvent notable. Chez ceux-ci, l'emploi de
sucettes, la faute qui consiste à leur laisser leur bibe-
ron vide et quelques autres erreurs de ce genre
sont pour beaucoup dans la naissance de ce désordre
fonctionnel.
Lorsque l'air a pénétré dans l'intestin, les signes
précédents cèdent et disparaissent, mais d'autres les
remplacent, parmi lesquels il faut citer comme ca-
ractéristiques des douleurs du gros intestin, situées
surtout au niveau des angles qu'il forme au long de
son parcours. Mais ces douleurs, comme la plupart
des signes que nous avons mentionnés, relèvent de la
réaction de l'estomac et de l'intestin et ne permet-
tent pas le diagnostic ferme d'aérophagie, car on
peut les retrouver dans mainte autre affection. La
preuve absolue n'est, en somme, apportée que par
l'examen aux rayons X. Cet examen est fait après
absorption d'une bouillie bismuthée opaque. On peut
alors constater les différentes phases et anomalies du
trajet de cette bouillie, sa stagnation gastrique,
l'existence des spasmes, la distension de l'estomac
et, surtout, l'existence d'une poche d'air le plus sou-
vent très importante, située à la partie supérieure de
l'organe, ainsi que la compression qu'elle exerce sur
les organes voisins.
C'est, en résumé, de cette façon et mécaniquement
que l'aérophagie déclenche, chez certains des sujets
qui en sont atteints, des accidents souvent fort
graves, du moins en apparence, ou tant que leur
cause réelle demeure inconnue, et que l'on serait
tenté de mettre sur le compte d'affections organiques
sévères. La compression du cœur par l'intermédiaire
du diaphragme soulevé et gêné dans son fonction-
nement, celle des autres organes contenus dans le
thor.ix, donnent naissance à des troubles circulatoi-
res et respiratoires des plus sérieux, tels que l'angine
de poitrine, la dyspnée d'effort, les palpitations
l'asystolie, les syncopes, la gêne respiratoire. Ces
accidents sont le fait de l'aérophagie chronique, mais
nous avons vu que la forme aiguë peut donner lieu
à d'autres phénomènes plus graves encore, puisqu'on
l'a vue occasioimer la mort.
Il résulte de tout ce que nous venons de dire que
l'aérophagie peut se signaler par des symptômes qui
sont le plus souvent susceptibles de provoquer des
erreurs d'interprétation. Son diagnostic demande,
d'autre part, à être précisé à l'aide de méthcnles qui
exigent une compétence particulière. C'est dire que
le traitement de cette anomalie ne peut être établi
que par le médecin après un examen minutieux et
difficile et suivant les modalités reconnues par lui,
ainsi que suivant les incidents que ce traitement
même fera naître. Aussi n'est-il guère possible d'es-
LAROUSSE MENSUEL.
14
. 362
quisser un traitement type de cette affection. Notons,
néanmoins, que les accidents aigus exigent que l'es-
tomac soit, aussitôt que possible, vidé de son con-
tenu gazeux, ce qui est obtenu par le cathétérisme
gastrique ou, si celui-ci n'est pas possible, par les
bains chauds prolongés, qui agissent favorablement
àir les spasmes. Dans l'aérophagie chronique, d'autre
part, la première chose à réaliser est la disparition
du tic d'avalement, et l'on utilise à cet effet soit le
port d'une cravate modérément sériée, soit l'usage
d'un objet tenu entre les dents (bouchon, fume-cig i-
tfcttes) qui empêche l'acte de la déglutition. Le régime
alimentaire doit être particulièrement surveillé, et le
relèvement mécanique de l'estomac est parfois néces-
fflire. La gymnastique respiratoire est souvent utile
pour rétablir le fonctionnement normal du dia-
phragme et, secondairement, des poumons. La thé-
rapeutique médicamenteuse comporte l'emploi du
bismuth et celui des bromures. Lorsque les symptô-
mes, graves ou non, que nous avons passés en revue
sont bien sous la dépendance de l'aérophagie, on
voit disparaître, parfois en quelques jours, des acci-
dents qui pouvaient faire croire à des lésions trils
importantes et la santé revenir avec une impression-
nante rapidité à des sujets que l'on pouvait croire
très sérieusement menacés. — D' Uenri Bouquet.
. A.lexandrin(L') d'êtres la phonétique expé-
RlMENTALic, par Georgcs Lee (Paris, 3 vol. in-4<'). —
L'entreprise est originale. L'auteur a étudié l'organe
de la poésie avec les méthodes et les instruments
propres à la science. Qu'est-ce qu'un vers alexan-
drin à notre époque ? Pour le savoir, il a fait pro-
noncer des alexandrins dans des appareils enregis-
treurs. Ses « sujets » ont été deux acteurs, tous deux
professeurs de diction, dix-sept personnes cultivées
et aimant les vers : avocats, médecins, profes-
seurs, etc., et une domestique n'ayant qu'une ins-
truction primaire très peu poussée. Des tambours
inscripteurs (v. Larousse Mensuel, t. II, p. 600) lui
Ont fourni des milliers de graphiques qu'il a ana-
lysés, traduits, interprétés, discutés. Les sept cents
pages de ses deux premiers volumes sont bourrées
de Êgures, de diagrammes, de tableaux, de transci ip-
tions. Les deux cents pages du III' volume sont
exclusivement consacrées à reproduire tous les chif-
fres qui ont servi à édifier l'ouvrage. Devant un
appareil scientifique aussi formidable et devant cette
tâche énorme qui a pris à l'auteur « hu t années d'un
labeur presque ininterrompu », le lecteur éprouve
un sentiment de resoect mélangé d'effroi et, peut-
être aussi, de surpri. e.
Car beaucoup de gens s'imaginent savoir exacte-
ment ce qu'est un alexamlrin, et la nécessité d un
tel travail leur échappe. L'alexandrin ! n'est-ce pas
une ligne de douze syllabes (de treize quand la
treizième est un e muet), avec un silence placé d'or-
dinaire après la sixième î Quand on considère une
série de ces lignes, on voit que chaque finale est ré-
pétée deux fois ou davantage. La similitude de son
et d'orthographe entre les finales constitue la rime.
Le vers français repose donc sur le compte des syl-
labes (syllabtsme) et sur la r.me. — Telle est la
théorie populaire, la seule que connaissent la plupart
des lettrés, voire des poètes, la seule exposée dans
les livres de classe. Elle définit à peu près une
très ancienne forme de l'alexandrin. Mais, déjà au
xvii= siècle, l'alexandrin n'était plus un simple vers
syllabique.
Selon des théoriciens mieux informés, les douze
îyllabes d'un alexandrin ne sont pas d égale valeur.
Quelques-unes sont articulées avec plus d'énergie.
Ainsi, dans le vers souvent cité de Racine (Phèdre,
IV, 2) :
Le ciel | n'est pas plus T)ur ] que le fond | de mon cœur,
les mots ael, pur, fond, cœur sont prononcés avec
une intensité supérieure à celle des autres mots du
vers. Ces syllabes intenses reviennent à intervalles
sensiblement égaux pour l'oreille. Leur retour régu-
lier forme le rythme de l'alexandrin. Elles divisent
le vers en mesures dont la durée est à peu près la
même, quel que soit le nombre des syllabes. Ainsi,
quand le vers a quatre mesures (tétramèlre), chacune
a une durée approximativement égale au quart de la
durée totale du vers. Presque tous les alexandrins
classiques étaient des tétramètres. Les romantiques
ont mis en honneur le trimétre (trois mesures), plus
court et plus rapide :
J'ai disloqué | ce grand niais | d'Alexandrin. (V. Hugo.)
Mais le trimétre n'a pas remplacé le tétramètre. Il
n'intervient que de temps à autre, pour produire un
effet déterminé. Plus rares sont les pentamètres,
hexamètres, heptamètres, octomètres (5, 6, 7 ou
8 mesures). Voici un hexamètre de Boileau :
Triste, 1 à pied, l sans laquais, | mai | gre, sec, | ruiné.
fSa/t« X.j
L'alexandrin exige donc un nombre fixe de syl-
labes et des mesures relativement égales (isochronie),
mais il admet une certaine liberté dans le nombre
des accents rythmiques, qui coïncident toujours avec
des accents toniques de mots. Le nombre et la com-
position syllabique d"S mesures varient avec les sen-
timents ou les idées que veut exprimer le poète. —
LAROUSSE MENSUEL
Voilà, en abrégé, la doctrine qui prévaut générale-
ment aujourd'hui. Inaugurée par Quicherat, elle a
été développée avec rigueur par Becq de Fouquières.
On la trouve aussi dans les deux livres de Grammont
[Telit traité de versification française [2« éd., 191 1] et
le Vers français [2" éd., 1913]). Su. vaut quelques
métriciens de la même école, les groupes syllabiques
constituant les mesures devraient toujours être des
sous-multiples de 12 (2, 3, 4, 6 syllabes). Les mesures
de 5 et de 7 syllabes seraient interdites. De nom-
breux faits sont défavorables à cette prétendue loi.
La théorie du rythme binaire ne mériterait pas
d'être citée, si elle n'avait égaré quelques Français
en ces dernières années. Des étrangerb, allemands ou
Scandinave» (Saran, Wulff), ont soutenu que le prin-
cipe du vers français est l'alternance des syllabes
fortes et faibles, le temps marqué revenant toutes
les deux syllabes. C'est à un rythme semblable, mais
imposé par la musique, qu'obéit le premier vers du
Roi d'Yvetot :
Il é I tait un | roi d'Y | vetot... (Béranger).
Appliquer ce rythme à tous les vers français est
évid<mment ridicule. Mais il est vrai que le rythme
binaire est le plu; fréquent dans les langues germa-
niiues. L'hypothèse Saran-Wulff est donc du pan-
germanisme philologique.
Les graphiques obtenus par G. Lote ne confirment
aucune des doctrines enseignées jusqu'à présent.
L'analyse des courbes l'amène à des conclurions fort
intéressantes et queHue peu révolutionnaires. Nous
ne décrirons pas ici les instruments dont il a usé, ni
les mé' hodes qui lui ont permis de calcu er la durée,
la hauteur et l'intensité des éléments vocaux dans
les vers enreiistrés. Disons simplement qu'il a ex-
primé la durée des sons en centièmes de seconde et
qu'il a traïuit leur hauteur musicale par un chiffre
indiquant le nombre des vibrat.ons simples à la se-
conJe. Le calcul de l'intens.té est beaucoup plus
délicat. L'auteur n'a évalué aue l'intensité potentielle
ou psychologique, c'est-à-dire l'impression de force
que perçoit notre oreille. En appliquant une mé hode
fournie par l'abbJ Rousselot, il a calculé cette inten-
sité en « mètres d'audition », en « distances decom-
préhensibi ité » : « Les chiffres donnés signifient que
telle amplitude représenterait exactement telle dis-
tance de compréhensibilité si les sujets articulaient
toujours devant l'apnareil enregistreur comme l'in-
dividu d'après lequel l'abbé Rousselot a dressé ses
tables de réduction, c'est-à-dire comme moi-même. »
On sait que lintensiié brute dépend de l'amplitude
des vibrations sonores ; mais l'intensité auditi%'e va-
rie avec la hauteur musicale et le timbre. D'où la
nécessité de cal uls assez compliqués. — L'auteur a
con'rôlé ses graphiques en prenant des inscriptions
simultanées au phonographe et à l'appareil enregis-
treur, puis en transcrivant en courbes les sinuosités
du phonogramme. Ces courbes et les tracés des tam-
oours inscripteurs se sont trouvés d'accord. Voici les
diiiérents chiffres obtenus avec un vers de Victor
Hugo (Hernani, V, 3) :
Un ros - si - gnol per - du dans
14 16 20 42 17 x6 16
280 220 260 240 220 240 220 200 220 240 240 200 240
80 95 35 20 20 20 73
La première ligne de chiffres représente la durée
drs syllabes, la seconde les variations de hauteur, la
troisième les intens.tés.
Accent de durée et rythme de durée. Les idées les
plus neuves et les plus séduisantes de G. Lote ont
trait à l'accent de durée et au rôle joué par cet accent
dans la langue et la versification françaises. Toutes
les syllabes d'un mot n'oni pas la même qualité : il
en est une privilégiée, la syllabe tonique. L'opinion
courante est qu'elle est plus forte, plus intense que
les autres. Cela est vrai ; mais elle est aussi plus
aiguë et plus longue. L'accent tonique est d'ordinaire
un maximum à la fois d intensité, de hauteur et de
durée. Il porte sur la dernière syllabe des mots. Tou-
tefois, dans les mots dont la finale est un œ (eu)
moyen, dit e muet, c'est l'avant-demière syllabe qui
est accentuée. Les '■yllabes accentuées sont les véri-
tables longues du français, très différentes des lon-
gues du latin et du grec. En effet, dans les vers
latins et grecs, la brièveté ou la longueur appar-
tieiment en propre à telle ou telle voyelle d'un mot
donné, et la voyelle conrerve sa quantité, quel que
soit son entourage. Au contraire, les longues fran-
çaises sont les syllabes finales masculines des mots
ou des groupes de mots et sont déterminées par les
divisions naturelles du sens. La même syllabe
change de quantité suivant sa place. Si l'on compare
les deux phraes : le vieillard est grand, et fdi dislo-
qué ce grand mais..., il est facile de constater que la
syllabe grand est plus longue dans le premier exem-
ple que dans le second : grand mais ne forme pour
ainsi dire qu'un mot de trois syllabes, dont la seule
longue est la dernière : ais. Les classifications de lon-
gues et de brèves proposées par les grammairiens
sont factices et résultent d'une confusion entre le
timbre et la durée. Les soi-disant voyelles longues
de nature sont, le plus souvent, des voyelles ou-
vertes. La durée est, d'ailleurs, l'élément le plus
N' 168. Février 192U
I
m
caractéristique de l'accent français : quand uA 1
Français entend prononcer des mots étrangers où
l'accent dynamique , et musical porte sur une syl-
labe brève su. vie d'une longue, cest la sylla„e
longue qu. lui semble recevoir l'accent : « nous
sommes plus sensibles à la durée » qu'à la hauteur
ou à l'intensité. ^^1
L'examen de ses tracés a montré à G. Lote que ^ÊÊ
l'accent de durée est plus stable que les deux autres. ^"
jans doute, une dictiun emphatique parvient quel-
quefois à le déplacer, mais le cas est peu fréquent.
Au contraire, l'accent de liauteur et celui d'intensité 1
remontent souvent d'une ou de plusieurs syllabes, I
notamment lorsqu'il y a conclusion de sens. La syU
labe finale est alors plus grave et plus faible, mais
elle est toujours supéneuie en durée et ne cesse pas
de soutenir le rythme. Les nuances de durée sont
donc ryt..miquement plus importantes que celles de
hauteur et d'intensité. Elles marquent les articula-
tions logiques de la pensée, tandis que les variations
d'acuité ou d'énergie traduisent les émotions du su-
jet parlant. Les mesures des vers sont donc de véri-
tables pieJs prosodiques, dont quelques-uns rap-
pellent ceux de la versification gréco-latine. Les plus
impoitants sont le pieJ d'une syllabe, le pied de
deux syllabes ou ïambe, celui de trois syllabes ou
anapeste, celui de quatre syllabes ou péon. Au-des-
sus de quatre syllabes, les groupes métriques ont
tendance à se scinder et à développer intérieure-
ment un nouvel accent rythmique. De ces deux
vers de J.-M. de Hérédia (les Conquérants) :
Et les vents | alizés | inclinaient | leurs antennes
Aux bords | mystérieux I du monde | occidental
le premier est composé de quatre anapestes, le se-
cond comprend dans chaque hémistiche un ïambe
suivi d'un péon.
Ce rythme de durée est ascendant, la syllabe lon-
gue étant la dernière de chaque groupe. Cependant,
quand la syllabe accentuée est la pénultième d'un
mot terminé par un e muet, G. Lote rattache la
finale féminine à la mesure précédente, contraire-
ment à la division adoptée par Becq de Fouquières
et Gramm"nt :
Fatigués | de porter ] leurs misères ] hautaines,
{Les Conquérants.)
Cette façon de couper est assez contestable. N'en
déplaise à l'auteur, qui fait a pel au témoignage de
l'oreille, on peut entenJre quatre anapestes dans ce
vers : leurs misères hautaines.
Mais, si les accents de durée coïncident le plus sou-
vent avec ceux de hauteur et d'intensité et si G.
hôte — le cas de l'e muet étant mis à part — coupe
généralement les vers aux mêmes endroits que sf s
prédécesseurs, il se fonde sur ses graphiques pour
nier l'isochronie et le syllab.sme. Les alexandrins
ne sont nullement égaux entre eux, et leurs mesures
remplissent des temps variables. Un seul hémistiche
peut valoir les deux tiers de la durée totale du vers.
Il s'en faut que tous les alexandrins aient douze
l'om - bre et dans la mous - se
4S 20 20 19 43 22
240440500 440440440 380440 440440 380480 340
X5-100 85 90 90 100 25
syllabes. Lorsqu'on prononce l'e muet des rimes fé-
minines, on obtient des vers de treize syllabes. On
rencontre dans les meilleures dictions des alexandrins
de quatorze syllabes ou, au contraire, de dix et de
onze, suivant qu'un e muet a été prononcé au lieu
d'être élidé, ou qu'un ou deux e muets ont été sup-
primés, qui auraient dû compter dans la mesure. Le
rythme de durée n'exige donc pas que les syllabes
accentuées reviennent après un temps déterminé ni
après un nombre fixe de syllabes :
Le rythme verbal est constitué par des successions de
syllabes atones que vient couper de temps en temps ime
syllabe tonique, dont le retour ne doit point se produire à
des intervalles trop éloignés. Il faut ajouter que la syllabe
tonique, hors le cas d'emphase, coïncide toujours avec un
arrêt de la pensée et que, si la voix prend une teinte oratoire
ou se colore d'émotion, la voyelle la plus longue de chaque
membre métrique est le plus ordinairement celle qui termine
le fragment du sens auquel elle appartient, sous la seule
condition qu'elle ne soit pas un e muet. C'est tout ce qu'il est
permis de dire, et toute autre définition moins générale se-
rait fausse, car elle irait contre les faits et ne recouvrirait
plus exactement la réalité.
Cette définition du rythme pourra surprendre : elle
ne laisse aucune place à la régularité (G. Lote dirait
sans doute : <i la monotonie), et l'on se demande si
les vers se distinguent de la prose. Monsieur Jour-
dain faisait-il aussi des vers, sans le savoir ? L'au-
teur accepte cette conséquence. Selon lui, prose et
vers différent de degré, non de nature. Dans la prose,
les temps maniués sont plus dispersés et les varia-
tions d'intensité moins considérables, mais « la prose
dite poétique rejoint le vers et se confond avec lui ».
En lisant successivement t une annonce de journal,
un article de revue, un passage de Voltaire, un
fragment de Rousseau, un autre de Salammbô ou de
la Prière sur l'Acropole, on s'élève des formes les
plus pauvres du rythme aux combinaisons les plus
harmonieuses, à la véritable poésie.
(V* 188- Février 1921.
L'avenir du vers français. Si telle est la nature du
rythme, le vers libre rythmique, tel que l'ont prati-
qué G. Kahn, H. de Régnier, R. de Souza, etc., est
l'aboutissant nécessaire de l'alexandrin et de tous les
vers français. L'auteur le pense et le dit dans sa pré-
face et dans sa conclusion. Mais il indique aussi des
réformes partielles susceptibles de rajeunir l'alexan-
drin, sans en modifier la nature. Une bonne parte
des règles acceptées encore aujourd'hui s'explique
par une prononciation depuis longtemps surannée.
Ainsi les plus grosses difficultés proviennent de \'e
muet. Il conviendrait de ne le compter que là où
tout le monde le fait entendre à présent. On aurait
ainsi des vers analogues aux suivants de Paul Fort,
où la disposition typographique ordinaire a été rétablie :
Et je voyais des terr(es), des terr{es) encor(e) plus loin,
En marche vers le ciel et qui semblaient plus pur(es) ;
L'une où tremblait le fard gris-perle des lointains ;
Les autr(es), au bord du ciel, étaient déjà l'azur. (Montagne.)
Malheureusement, les lois sur la chute ou le main-
tien de \'e muet ne semblent pas encore bien établies,
malgré les recherches de Grammont et de l'abbé
Rousselot, et les poètes auront de la peine à
éviter les contradictions. Les diérèses archaïques :
tUlici-eux, acti-on, sont à proscrire, ainsi que les
contractions également archaïques, telles que hier
en une syllabe. Cependant, le meilleur usage admet
in-quié-lude à côté de qui-é-tude. Là encore, un flot-
tement est à crainJre.
Au sujet de l'hiatus, la doctrine de G. Lote semble
inattaquable. La phonétique expérimentale démontre
que deux voyelles en hiatus n'offrent pas de solution
de continuité. Quand elles sont de timbres différents,
une voyelle intermédiaire, un phénomène de transi-
tion se développe entre elles : il y a s'articule iliya,
avec un « consonne entre l't voyelle et l'a. Gn ne
constate jamais ni heurt ni intervalle. D'ailleurs, les
hiatus entre deux mots sont de même nature que les
Liatus intérieurs : tu erres oure la même combinaison
que (mor)tuaire. Certains hiatus sont désagréables,
d autres harmonieux. Seule, l'oreille doit être juge.
Le chapitre de la rime est aussi convaincant. On
oublie trop que la rime doit être une identité de sons,
et non de lettres. Parmi les sons, la voyel e tonique
est l'élément essentiel; la confonne d'appui prolonge
l'homophonie de quelques centièmes de seconde. On
peut la rechercher, mais sans superstition. Au lieu
d'interdire la rime aima, cultiva, touten approuvant
combat, attentat, les traités de versification seraient
mieux inspirés s'ils condamnaient les rimes fausses :
Anttgone, trône; femme, infâme, où les voyelles to-
niques ont des timbres difïérents. La chute de \'e
muet final bouleverse lesnotions de rimes masculines
et de rimes féminines. Avec Grammont, G. Lote pro-
pose d'appeler masculines les rimes où la voyelle
tonique est le dernier élément prononcé de la syl-
lalie et féminines celles où la voyelle tonique est
suivie d'une consonne prononcée. D'après cette défi-
nition, dé, idé(e), accorde(r) sont des rimes mascu-
lines, bagarr(e) et regard des rimes féminines. Une
nouvelle loi d'alternance pourrait se fonder sur cette
distinction naturelle et loginue. On pourrait aussi
supprimer la néces'sité de l'alternance.
La règle de la césure remonte au temps lointain
où l'alexandrin avait une pause après la sixième syl-
laDle. Un e féminin supplémentaire pouvait figurer
à la pause, comme à la fin du vers :
Et prenget une eu | ve | que seit grande et parfonde
(Voyage deCharlemagne en Orient, xii* siècle.)
Cette pause s'est peu à peu réduite à une simple
coupe, c'est-à-dire à un changement de mesure, la
s xième syllabe devant toujours supporter un accent
rythmique. Aujourd'hui, la coupe elle-même disparaît
parfois de cette place :
Il teint sa iague | avec du suc | de mandragore
(V. Hugo.)
Et nous allons | appareiller | pour les étoiles.
(J. Aicard.)
Le précepte de l'hémistiche n'est plus suivi et n'a
plus déraison d'être. Souvent, la diction contempo-
raine transforme en trimètres les tétramètres clas-
siques. — Enfin, G. Lote a constaté que l'enjambe-
ment a pour e.iet d'obscurcir ou de voiler la rime.
Cependant, les poètes en ont tiesoin pour « éten .re
le fragment mélodique au delà des limites de l'alexan-
drin » et pioduire certains effets. Maintenir à la fois
rime et enjambement est, d'après Lote, paradoxal et
contradictoire. Mais le vers libre, d'étoffe plus mal-
léable, peut se passer de l'enjambement.
Une discussion complète des méthodes de l'auteur
et de ses conclusions générales ne saurait trouver
place ici. Mais il convient d'insister sur le sens et la
portée de l'œuvre. Il n'y faut point chercher une
étude sur la nature de l'alexandrin classique, roman-
tique ou parnassien. Son travail pourrait s'intituler :
la Déformation de l'alexandnn par les dictions mo-
dernes. Ce n'est pas à dire que ses « sujets » soient
incompétents. Sans doute, ils ornent parfois leur
texte d'« muets assez étranges : duke (■= duc) , seuye
Izzseuilj, mourire (= mourir), douleure (=: douleur),
girrek <:= grecque) , aller dans ses bras œ rire f=r aller
dans ses bras rire), etc. De telles prononciations,
même dues à un professeur au Conservatoire, sont
LAROUSSE MENSUEL
exécrables et ridicules. Lorsqu'un mauvais élève
émaille de euh sa leçon de Corneille, il ne faut pas
se h&ter de conclure que le vers français admet un
nombre illimité de syllables. Mais, s'il arrive fréquem-
ment à des lettrés de fausser un vers en prononçant
des e élidés ou en omettant ceux qui forment une
syllabe métrique, on peut raisonnablement en dé-
duire que les habitudes de la prononciarion moderne
s'accordent mal avec la structure de l'alexandrin,
tel qu'il nous a été transmis. La diction des vers est
aujourd'hui pathétique, expressive et finement nuan-
cée. Elle était jadis plus régulière, plus uniforme, si
b en que le sujet • illettré i de G. Lote a débité ses
vers d'une manière plus • classique • que les artistes
dramatiques ou agrégés de l'Université. Mais le
pathétinue est destructeur de tout rythme régulier,
et les beaux vers veulent être déclamés. Faut-il
donc revenir à l'ancieime diction et sacrifier l'ex-
pression à la cadence ? Faut-il, au contraire, abandon-
ner les rythmes nets et simples pour utiliser les
ressources infinies du vers libre ? Peut-on, enfin, après
avoir rejeté les conventions inutiles, les règles vieil-
lies, les préjugés d'orthographe, conserver la fixité
numérique des syllabes et une certaine liberté de
rythme ? Il appartient aux poètes de trouver la ré-
ponse juste. G. Lote aura le mérite d'avoir posé les
problèmeset, peut-être, hâté les solutions ? — M. Cao»*.
astrométéorologie (du gr. astron, astre,
métron, mesure, et logos, discours, traité) n. f . Etude
des relations entre les phénomènes célestes, surtoutso-
laires, et les phénomènes atmosphériques terrestres.
— Encycl. En 1884, un physicien français, Albert
Nodon, qui travaillait au laboratoire du professeur
Lippmann, à la Sorbonne, fit une découverte qui
A'vla'tion. (Le pERFEcnoNNEmNT DE l'avion
PENDANT LA GUERRE.) Il est foit probable que, sans
la guerre, l'aviation n'aurait pas réalisé en quelques
années les progrès qui en font à l'heure actuelle un
auxiliaire essentiel des batailles et un outil commer-
cial excellent. Depuis les premiers vols de Wilbur
Wright, en effet, jusqu'en 1914, l'avion ne s'est per-
fectionné que lentement. L'aérodynamique n'étant
pas encore une science vraiment constituée et son
patrimoine comprenant surtout des dormées d'expé-
rience, chaque résultat acquis n'allait pas sans de
nombreux et coûteux essais préalables. Dès lors, les
constructeurs redoutaient les dépenses formidables
qu'ils étaient obligés d'engager et dont une utilisa-
tion quelconque de l'avion ne semblait pas devoir
les défrayer avant longtemps. Ils avaient pour seols
clients de rares amateurs riches, quelques exhibi-
tioimistes de meetings et surtout l'armée ; encore
l'usage que les militaires comptaient faire de l'avion
dans la bataille restait-il imprécis et incapable de
guider les constructeurs vers un but net.
Dès les premiers mois de guerre, au contraire, les
emplois possibles de l'avion aux armées apparaissent
nettement. La question financière n'entre plus en
ligne de compte. L'Etat achètera ses outils de com-
bat à n'importe quel prix; enfin et surtout, il expose
un programme, et une émulation nouvelle active le
travail des techniciens, qui voient enfin le résultat à
atteindre.
Que demanda-t-on à l'avion de guerre ?
Au point de vue général, on chercha d'abord la
sécurité du vol, indispensable pour une action suivie.
Cette sécurité dépendra de trois facteurs : la sûreté
du moteur, la solidité de la cellule, sa résistance
aux pressions anormales nue l'emploi au combat peut
Avion d'avant-guerre : monoplan Blériot.
ouvrait la porte à toute une série de recherches dans
une voie entièrement nouvelle : il constata que le
soleil, en envoyant ses rayons sur un objet à la sur-
face du sol, communiquait à cet objet une charge
électrique. Le fait fut établi par de nombreuses
expériences faites par Nodon lui-même, puis, plus
tard, par Bernard Brunhes, professeur à la Faculté
deClermont-Ferrand, directeur de l'Observatoire du
Puy-de-Dôme. Ces expériences furent, d'ailleurs, re-
nouvelées ultérieurement par l'auteur dans le Sahara
algérien.
Ainsi, il était démontré que le soleil exerce une
action électrique directe, par son rayonnement, sur
les objet- terrestres. Cette découverte devançait donc
de plusieurs années celle des phénomènes actmo-élec-
triques, revendiquée plus tard par l'Allemand Hertz.
Poussant ses investigations plus loin, A. Nodon
découvrit alors, en s'aidant de magnétomètres et
d'électromètres très sensibles, que les grands mouve-
ments de l'atmosphère étaient précédés, plusieurs
jours d l'avance, par des troubles magnétiques et
électriques particuliers. Il en conclut que ce phéno-
mène pouvait servir à la prévision du temps, soit
seul, soit employé concurremment avec les méthodes
ordinaires auxquelles il pourrait servir de contrôle
et de critérium. Cette méthode a été appliquée avec
succès pendant la Grande Guerre. En outre, l'auteur a
signalé l'action • probable > de l'énergie rayonnante
du soleil sur l'origine des grands courants atmosphé-
riques de vents.
C'est l'ensemble de toutes ces études et de tous
CCS faits qui constitue V astrométéorologie, branche
nouvelle de la science, touchant à la fois à la phy-
sique et à l'astronomie. Ces travaux ont fait l'objet
de nombreuses communications à l'Académie des
sciences et ont été résumés par l'auteur dans deux
ouvrages : l'Action électrique du soleil (i()o^) et Essai
d^ astrométéorologie (1920).
On voit donc qu'il y a, dans tout cela, une voie nou-
velle à explorer au point de vue de la science de l'atmo-
sphère et de la recherche de ses lois. — Aipbon» B»a>T.
lui faire subir et, enfin, les qualités aérodynamiques
qui doivent permettre à l'avjon d'opérer en dépit
des conditions atmosphér.ques les moins favorables.
Cette sécurité du vol a été, à de rares et per-
sistantes exceptions près, rapidement atteinte. Un
coefficient de sécurité de 6 fut exigé des appareils
livrés.
Les avions devaient tous être propres à subir le
combat aérien. c'<st-à-dire avoir de bonnes vitesses
linéaire et ascensionnelle, de granJes capacités ma-
nœuvrières et être disposés de {açon à recevoir un
armement suffisant.
Enfin, suivant les missions à remplir, ils devaient
présenter des qualités diverses et incompatibles —
comme la rapidité et l'importante prise de charge,
par exemple ; ils furent, en conséquence, classés sui-
vant trois catégories fondamentales :
1° L'avion de combat, dont le type est le mono-
place, très rapide, très souple et montant vite ;
2" L'avion, dit de corps alarmée, pour l'ooserva-
tion, la reconnaissance et la liaison, biplace capable
d'emporter l'aménagement de photographie et de
T. S. F. ;
3° L'avion lourd porteur, pour le bombardement.
C'est en considération de ces trois types que
nous étudierons le développement et les acquisitions
de l'aviation pendant la guene.
Un avion se compose d'une suriace capable de
porter un certain poids, lorsqu'elle se déplace dans
l'espace à une vitesse déterminée. Nous envisagerons
donc séparément le système moteur et propulseur
et l'avion proprement dit.
I. Système moteur et propulseur. Il comprend ;
1° le moteur ; 3° ses organes d'alimentation ;
30 l'hélice.
1° Le moteur. Dès 1915, le programme militaire
comporte presque uniquement l'augmentation de la
puissance des moteurs ; mais, que ce soit dans le
but de réduire la surface portante, obstacle à l'avaii-
cement, pour les appareils rapides, ou que ce soit
pour augmenter la charge utile, pour les avions
3^54
LAROUSSE MENSUEL
Avion monoplace Xicuporl i
lourds porteurs, la puissance ne doit pas être atteinte
aux dépens de la légèreté. Cette double considération
amena évi<lemment la construction de moteurs de
peu de robustesse et dont la réfection était néces-
saire après une moyenne de soixante heures de vol.
Les qualités de légèreté du moteur rotatif — envi-
ron I kg. 3 par HP — en firent un auxiliaire excel-
lent. Le 80 HP le Rhône, puis le 120 HP le Rhône et
le 130 HP Clerget équipèrent les appareils légers des
trois premières années de la guerre (Morane, Nieu-
port, Caudron, Spad). Malheureusement, leur puis-
sance pouvait difficilement être augmentée et, lors-
qu'on y parvenait, la consommation horaire par HP
devenait désavantageuse. On fut réduit à les coupler
sur certains appareils (le moteur Caudron G 4 — tri-
moteur Caproni : 2 rotatifs le Rhône 80 HP et un mo-
teur fixe). Mais force fut bientôt de recourir complè-
tement aux moteurs fixes, qui, plus lourds, firent
perdre à nos aéroplanes l'e.Ktraordinaire maniabilité à
laquelle on doit nos premiers succèsaériens. Ce furent :
des moteurs à cylindres verticaux, comme le Panhard-
Levassor, des moteurs horizontaux à cylindres oppo-
sés, des moteurs en V comme le Renault (avions de
reconnaissance et de bombardement) ou l'Hispano-
Suiza(i50 HP et 220 HP, pour les avions de chasse)
et des moteurs en étoile comme le Salmson (avion
Salmson, de corpi d'armée). Le poids de 3 kilo-
grammes par cheval ne fut pas dépassé. La vitesse
de rotation varia de 1.200 à 2.000 tours.
Les carburateurs furent automatiques ou non au-
tomatiques. Les premiers, plus économiques, se
plient moins bien aux variations de l'atmosphère
et du régime : changement de den»ité de l'air sui-
vant l'altitude, dépression produite dans le car-
burateur suivant que l'air est plus ou moins aspiré
par le moteur. Le pilote, dans les carburateurs
non automatiques, peut ouvrir opportunément une
prise d'air additionnelle pour que la carburation
soit constante. Enfin, pour les hautes altitudes,
le chauffage a été aménagé (carburateur Renault).
Rotule
Des magnétos de départ — auxquelles une faible
vitesse de rotation fait produire de puissantes et nom-
breuses étincelles — ont été installées sur tous les ap-
pareils actuellement en usage et dont beaucoup
possèdent un double allumage.
Lé refroidissement des moteurs d'aviation se fait
par ailettes, ce qui est plus simple, mais fragile et
irrégulier, ou par circulation d'eau.
Des volets, commandés par le pilote,
lui permettent de régler l'arrivée
d'air sur le radiateur.
2° L'iilimetUation du moteur. On
a cherché à réduire la consomma-
tion des moteurs d'aviation, pour
que le poids de combustible em-
porté en soit par là même dimi-
nué. Faible pour les moteurs rota-
tifs, qui étaient de faible puissance
(28 litres à l'heure avec le 80 HP le
Rhône), elle n'en atteint pas moins
80 litres à l'heure pour les moteurs
à grande puissance (220 HP). Dès
lors, quelque court que soit le
temps normal de vol prévu (deux
heures pour les avions de chasse),
les volumineux réservoirs néces-
sités sont forcément, en partie du
moins, montés sous pression. Des
nourrices ont été installées pour
permettre au pilote de regagner
son terrain en cas de pannes de pression. Des dis-
positifs permettent l'éventrement instantané des ré-
servoirs en cas d'incendie à bord. D'autres réservofrs
sont construits en une matière élastique, qui se
referme après le passage des balles. Le graissage se
fait par circulation, avec ou sans pression ; sur le
Salmson, une pompe Astra, mue par hélice, le com-
mande. La consommation d'huile suivant les moteurs
varie de 14 à 90 grammes à l'heure et au cheval.
3° L'hélice. Trois qualités sont demandées à l'hé-
«• T68. Février 1821.
lice : la solidité, la souplesse et la légèreté. L'hélice
« normale » a été construite d'après le principe sui-
vant : le rendement d'une pale d'hélice est maximum
quand l'angle d'attaque d'une de ses sections a une
valeur déterminée. Cet angle d'attaque, pour une
hélice à pas constant, diminue lorsque l'inclinaison
de la pale diminue, c'est-à-dire lorsqu'on s'éloigne
de l'axe. On obtiendra donc un angle d'attaque
constant en augmentant le pas à mesure qu'on
s'éloigne du centre. Le rendement d'une telle hélice
atteint 80 p. 100. L'expérience prouve qu'il est en-
core amélioré si l'on remplace une hélice tournant à
un certain nombre de tours par une hélice de pas
double tournant deux fois moms vite. Pour éviter
que les projections de troue des roues, au départ, ne
brisent l'hélice, on a essayé de blinder l'extrémité
des pales. L'augmentation de poids provoquée par
l'hélice de trois ou quatre pales et le fait que cha-
cune d'elles attaque un air encore troublé par la
pale précé lente ne la rendent avantageuse que comme
hélice lente ; on a aussi essayé de disposer simple-
ment sur un même moyeu deux hélices. En Améri-
que, enfin, Curtiss emploie des hélices d'un seul
bloc de pin, peu coûteuses et de bon rendement.
n. L'avion proprement dit. Pendant la guerre, les
moteurs ont constitué la pierre d'achoppement, et on
a construit les avions autourdes moteurs qu'on avait.
Légers et de peu de surface, époque des rotatifs, ils
ont pris du poids, de la surface et de l'envergure
pour s'allier aux puissants moteurs des dernières
années.
1° Organe de transport : la nacelle. Son aménage-
ment s'est amélioré quant au confort du pilote et à
sa préservation du vent et du froid. Des accumula-
teurs permettent le chauffage de ses vêtements de
fourrure.
2° Organe de support : train d'atterrissage. Pour
réduire les résistances à l'avancement, on a simplifié
ses lignes, et on les a profilées. Un avion récent a
Carburateur Tampicr.
Plaque
d étanchéité
^ Bouchon
de visite
k^.-
bomb.irdcment bimoteur Ilandlcy-Paje ;i9t9}.
montré un train d'atterrissage qui se repliait dans le
fuselage pendant le vol. La vitesse de l'atterrissage
a été réduite de diverses manières. En 1914, le
Voisin avait un frein agissant, lorsqu'il roulait au sol ;
en igi6, le Sopwith possède deux volets sur les
plans inférieurs que le pilote oppose à la marche de
l'appareil, lorsqu'il prend son terrain. Certaines bé-
quilles ont été étudiées pour faire crampon sur le
sol. Un Bréguet possède des amortisseurs oléo-
pneumatiques.
3° Organe de sustentation : les ailes. Elles doivent
porter un poids donné et offrir une résistance à
l'avancement minimum. La forme des ailes et leur
décalage n'ont jamais paru i ntervenir dans un sens
précis. Mais, dès 1916, où la bataille aérienne s'est
transportée à de grandes altitudes, les constructeurs
ont été amenés à augmenter la surface portante
pour que les appareils ne perdent pas trop de vitesse
en atteignant des couches d'air moins porteuses et
pour en atteindre d'élevées, — quitte à voir réduite
leur rapidité plus près du sol ; d'ailleurs, avec excès
de surface portante, si l'angle d'attaque est petit, la
résistance à l'avancement totale est inférieure à celle
d'une aile plus réduite, se présentant sous un angle
plus grand et portant plus au mètre carré. La charge
au mètre carré s'éloignera rarement du chiffre moyen
de 35 kilogrammes, car on veut éviter d'alourdir la
membrure, pour augmenter la solidité. Néanmoins,
certains petits porteurs, dont on ne voulut pas exa-
gérer les surfaces, eurent une charge unitaire de
50 kilogramme-;. L'aile à double courbure a été em-
ployée pour éviter les remous à l'arrière et les résis-
tances nuisibles. Les ailes souple; et gauches furent
abandonnées; parconlre,le Schmittamontrél'avan-
tage des ailes à variation commandée de l'angle
d'attaque. La fragmentation des surfaces a été jugée
d'un bon rendement; elle est d'un faible encombre-
ment latéral et provoque de minimes déplacements
du centre de poussée. Enfin, pour mieux travailler,
les surfaces ont été écartées ; on a prouvé, en effet,
par exemple, que, tandis que le plan supérieur a
le rendement d'une aile isolée, celui du plan infé-
N' leS. Février 1921.
rieur est des 41;. On a donc diminué ce dernier
fréTuerament.
Pour plus de solidité, on a employé les longerons
en bois armé ou métalliques. Sur certaines ailes en-
tièrement métalliques, les toiles sont fixées par
laçage. Les haubans et les câbles ont été réduits et
profilés.
4° Dispositifs d'équilibre. Porteurs ou non, les
plans d empennage ont progressivement donné aux
avions une meilleure stabilité naturelle. L'aile souple
à torsion hélicoïde a fait place à l'action précise des
ailerons pour assurer la stabilité commandée latérale.
5° Organes de liaison. Le fuselage, autrefois nu
(Gaudron G3, G4, Maurice Farman), aété entoilé, ce
qui facilite sa pénétration dans l'air. Il a pris peu à
peu une forme dérivée du dirigeable (fuselage Mo-
rane à section octogonale décroissante vers l'empen-
nage). Il aété caréné de l'avant,
et les résistances ofïerte; par
le moteur ont été amoindries
par des capotages judicieux.
Transmettant la poussée de
l'hélice aux ailes, supportant le
passager, la charge et les com-
bustibles — double eliort sans
cesse croissant — le fusela ;e
dut être construit avec une
grande solidité. Métallique ou
en poutres armées, il est tou-
jours indéformable.
6" Organes de manœuvre. Les
commandes et transmissions,
presque toujours doublées, sont
maintenant d'une vérification
facile et en général isolées.
Les résultats des progrès que
la construction d'aviation a
réalisés dans ses diverses par-
ties ont été considérables. Alors
qu'en 1914 le biplace Voisin
régnait sans rival avec une vi-
tesse de 90 kilomètres à l'heure et en atteignant
2.000 mètres de hauteur en quarante minutes, les
biplaces de corps d'armée actuels font du 180 à
l'heure et montent à 2.000 mètres en cinq minutes.
En 1915, encore, certaines manœuvres brusques, des
descentes verticales pouvaient coûter la vie aux
pilotes du Maurice Farman. Tous les appareils de la
fin de la guerre subissaient sans le moindre déréglage
l'épreuve des acrobaties.
Le tableau suivant donne la liste des appareils qui
font date dans cette partie primordiale de l'histoire
de l'aviation :
1914
AVIONS DIVERS
Caudron (type G-3). biplace 80 HP Rhône (gauchissement).
130 HF Canton Unné.
80 HP Renault.
80 HP Rhône (gauchissement).
1915
AVIONS DE CHASSE
Nieuport monoplace I3raq. 80 HP Rhône.
AVIONS DE RE.ONNAISSANCE ET D'OBSERVATION
Nieuport biplace 18 mq. 80 HP Rhône.
Caudron G-4 — bimoteur; deux 8oHPRhÔne.
Farman — 130 HP Renault.
AVIONS DE BOMBARDEMENT
Bréguet-Michelln . . . biplace 220 HP.
1916
AVIONS DE CHASSE
Nieuport monoplace 15 mq. 80 HP Rhône.
— — 13 mq. IIO HP Rhône.
Nieuport — 15 mq. iio HP Rhône.
Spad — 180 HPHispano-Suiza.
AVIONS DE RECONNAISSANCE ET D OBSERVATION
Nieuport biplace 23 mq. 130 HP Clerget,
Morine(typeparasol). — 110 HP Rhône (ailerons),
Sopwiik — 130 HP Clerget.
AVIONS DB BOMBARDEMENT (Farman, Caudron)
Caproni triplace trimoteurs : deux 80 IIP
Ri.ône, un Canton Unné.
1917 et 1918
AVIONS DE CHASSE
SpaJ monoplace 220 HP Hispano.
Morane (parasol). . . — 120 HP Rhône.
AVIONS DE RECONNAISSANCE ET D'oBSERVATIOS
Spad biplace 220 HP Lorraine ou Hispano.
Bréguel — 300 HP Renault ou Piat.
Sillmson — 250 HP Salmson.
AVIONS DE BOMBARDEMENT
^1918. Divers modèles de gros avions, dont le Bréguet et
i'Handley-Page anglais sont le type).
Une série progressive d'avions des types les plus
divers, — la certitude, basée sur les faits, des
possibilités de l'aviation, — l'expérience de sa sécu-
rité, — la familiarisation du public avec elle, voilà
ce que cinq années nous ont donné. — D'un sport
magnifique, ingénieurs, constructeurs et pilotes,
stimulés par la pensée patriotique, au prix de leur
vie, souvent, ont fait un champ d'activité nou-
veau d'une utilisation immédiate et d'une envergure
insoupçonnée. (A suivre.) — Jc«n nAvcxNis.
LAROUSSE MENSUEL
Beot^ue (Henry). Sa vie et son oeuvre, par Am-
bro.se Got. (Paris, 1920, in-S".) — Comme beaucoup
d'écrivains de talent, Henry Becque a mené une
existence précaire, à peine traversée de quelques
rayons de joie. Sur son tombeau seulement, la gloire
est venue s'accouder; une gloire timide et sans doute
trop modeste. Peut-être son œuvre déroute-t-elle les
critiques, vite lassés de n'y surprendre que d'âpres
accents et les manifestations d'un farouche pessi-
misme. Cependant, il ne faut point que cette œuvre,
marquante dans notre littérature, sortie toute vi-
brante d'un cerveau épris de vérité, tombe dans
l'oubli. Ambroiee Got l'a pensé. Il l'a étudiée, pour
nous la faire mieux comprendre, non en admirateur
aveuglé, mais en homme de science et de goût,
muni de sérieuses références, s'etforçant de recons-
tituer le milieu moral et physique qui la produisit.
Vidange
Uistnbution d'essence sur un luotcui- Nieuport Ij
Voisin
Farman
Morane ftype parasol ).
la psychologie de l'écrivain qui la réalisa, cherchant
enfin sa signification pr.ifonde et quelle orientation
nouvelle elle donna au théâtre français.
Né à Paris, le 9 avril 1837, Henry Becque sortait
de la petite bourgeoisie. Son père, personnage bourru,
exerçait la profession de caissier de banque. Un de
sesoncles, vaudevilliste, avait collaboré avec Labiche.
Peut-être le petit garçon ad-
mirait-il cet oncle qui, dans la
famille, avait seul quelque
prestige. Tout enfant, â son
propre dire, il joignait à la
douceur la gaieté, l'enthou-
siasme même. Il sentait « son
âme pleine de chants ». On
voulut en faire un homme in-
struit. On l'envoya au lycée
Bonaparte. Il en sortit bache-
lier et vouéau fonctionnarisme ;
mais l'existence trotte-menu
de 1 administration ne lui con-
venait guère. Des chemins de
fer du Nord, il passa à la
Chancellerie de la Légion
d honneur, quitta celle-ci, crut
trouver plus de satisfaction et
d'activité dans les affaires, se
mêla, comme employé d'agent
de change, au tumulte de la
Bourse. Il se convainquit bien-
tôt que les chiffres lui plai-
saient moins encore que les
paperasses administratives.
Néanmoins, son passage dans
le milieu de la finance lui avait
permis d'observer des types
dont on retrouvera plus tard
les physionomies dans son
théâtre.
En réalité, toutes les pro-
fessions le lassaient rapide-
ment, parce qu'il se sentait uniquement attiré par la
littérature. Pour vivre, il se fit, à vingt-huit ans,
secrétaire d'un prince slave, lequel le mit en relations
avec le compositeur Victorin de Joncières. De cette
rencontre date sa première œuvre notable. Le com-
positeur et le poète écrivirent, en effet, de concert
un opéra : Sariiana^a/«, que le Théâtre-Lyrique joua
avec succès le 8 février 1867. Becque, qui, dans son
livret, avait imité lord Byron, ne se montrait qu'à
demi satisfait de cette production. La versification
en était médiocre et l'imagination indigente.
Cette première expérience détermina, néanmoins, le
jeune homme à poursuivre la carrière théâtrale, quel-
les qu'en fussent les difficultés. Or ces difficultés lui
apparurent tout de suite. Dès qu'il eut écrit, à la
mode du temps, un vaudeville : l'En/anl prodigue,
ni meilleur ni pire que les autres, où l'on discerne,
cependant, au milieu de fantasques bouffonneries et
d'invraisemblances énormes, de belles qualités d ob-
servation et un vif sens du réalisme, il s'en alla qué-
mander l'appui de Sarccy, qui le lui refusa. Sar.lou
montra plus de bienveillance à son jeune confrère.
ilenry Becque.
A l'auteur de Patrie Becque dut la représentation,
le 6 novembre 1868, de cette pièce, 06 l'on voit un
père et un fils dupés par la même femme.
Le < métier >, surtout, manquait à l'écrivain nou-
veau, c'est-à-dire l'une des habiletés essentielles de
l'hommede théâtre, cellequi, heureusement, s'acquiert
par l'expérience. Becque ne parut pas l'avoir encore
acquise, deux ans plus tard, lorsqu'il eut bâti Michel
Pauper, drame en sept tableaux. Ce drame, en effet,
mélange de romantisme et de naturalisme, boursouflé,
de ci, de là, par d'étranges phraséologies , confinant
parfois au mélodrame, netrou^a aucun directeur désl-
reuxde le jouer. L'Odéon, l'ayant accepté, legarda dix-
huit mois dans ses cartons. Si bien que Becque, irrité,
décida de le donner, à ses frais, à la Porte-S'-Martin .
On l'y représenta sans succès, le 17 juin 1870. Depuis
longtemps préoccupé de socialisme et de réformes
éjaiitaires, Becque opposait l'ouvrier réhabilité par
le travail et par l'amour à l'aristocrate sombré dans
la débauche et l'égoïsme. Il stigmatisait avec vio-
lence les mœurs corrompues de la société et, pour ta
première fois, se montrait « l'Alceste agressif et bou-
deur » qu'il ne cessera d'être par la suite.
Il avait dévoré ses économies en les risquant dans
cette entreprise infructueuse. Survint la guerre. Il
s'engagea dans un bataillon de marche, connut les
misères et les tristesses du siège, écrivit, néanmoins,
une autre pièce à tendances sociales, au milieu des
préoccupations d'argent, des fatigues, des anxiétés
de l'invasion. Jouée après la guerre, cette pièce :
l' Enlèvement, lui rapporta la somme dérisoire de
150 francs. C'était l'époque où toute la France dis-
cutait sur la loi, pendante à laChambre, du divorce.
Augier, Dumas, Sardou avaient déjà porté la question
au théâtre. Becque l'y porta à son tour, dans cette
comédie de caractère, où il soutient la nécessité du
divorce et préconise l'égalité des droits et des de-
voirs des époux dans l'état de mariage. La chute de
l'Enlèvement vint probablement de ce que les person-
nages, bizarre assemblage d'égoïstes cherchant la sa-
tisfaction de leurs désirs, lassèrent le public par leurs
raisonnements mon tones.
Définitivement ruiné, Becque dut, dès lors, chercher
sa subsistance à la Bourse, d'une part, où il grossit
les troupes avides des remisiers, dans le journa i«mc,
de l'autre, où, très indépendant d'espnt, polémiquant
avec âpreté, traitant des questions trop élevées pour
un public peu c«ltivé, il changea sept fois de feuille
en quelques années. Entre
temps, il fai'sait jouer, au Gym-
nase, la Navette, comédie en
r acte (1878) et les Honnêtes
Femmes, lever de rideau (1880),
publiait le Frisson, fantaisie
rimée(i884), Molière et l'Ecole
des femmes, conférence où il
exposait ses théories drama-
tiques, et, de ci, de là, dans
des revues, comme la « Revue
illustrée •, la « Revue contem-
poraine», la « Revuede Paris •,
la « Vie parisienne », des say-
nètes (Madeleine, Veuve, le
Domino d quatre, une Exécu-
tion), que l'on retrouve dans
son Théâtre complet.
Ces collaborations et ces pu-
blications l'ai.laient à vivre
misérablement et lui permet-
taient de supporter les dis-
grâces de son destin. Il ne
:< ur accordait que le temps
-trictement nécessaire, car il
s'était consacré tout entier à
son œuvre maîtresse : les Cor-
beaux. Pendant un an, claustré
comme un bénédictin dans son
appartement, il travailla à
cette pi ce terrible, qui allait
révolutionner le théâtre. Il
peina, il souffrit et, néanm->ins,
il conserva de cet enfan'ement
d'un chef-d'œuvre le souvenir le plus lumineux de sa
vie. Quand il eut achevé ces quatre actes, certain
d'avoir enfin atteint son idéal, il crut que les direc-
teurs de théâtre lui réserveraient un accueil flatteur.
Or jamais auteur dramat.que ne devait endurer
passion plus cruelle. Pendant cinq an=, Becque pro-
mena son manuscrit de théâtre en théâtre. Successi-
vement, le Vaudeville, le Gymnase, l'Odéon, la Porte-
S'-Martin, refusèrent de monter la dangereuse pièce
et la Gaîté, Cluny, l'Amb.gu de la lire. Vainement,
à chaque changement de direction, Becque recom-
mençait ses visites. Seul, Emile Boutmy, directeur Je
l'Ecole des sciences politiques, son ami, à qui il avait
fait la première lecture de cette œuvre, en mainte-
nant son jugement favorable, parvenait à lui rendre
quelque courage.
Quand il eut vu inutilement tous les directeurs de
théâtre, le malheureux entreprit d'intéresser aux
Corbeaux les auteurs dramatiques jouissant de la
faveur publique: Cadol, Dumas, bardou, Gondinet.
Dumas garda son manuscrit pendant un an et ne
promit point son intervention. Si bien que Becque.
366
exaspéré, fit imprimer la pièce chez l'éditeur Tresse,
Il allait signer le bon à tirer, lorsqu'il songea à la
présenter à Edouard Thierry, administrateur de la
Comédie- Française en retraite. Ce brave homme la
lut, en apprécia les qualités et la recommanda à son
successeur, Emile Perriu, qui l'accepta.
Les Corbeaux furent joués le 14 septembre 1882,
devant une salle houleuse, sentant obscurément qu'un
événement théâtral se manifestait devant elle. Les
acclamations se mêlèrent aux sifflets. La v.olence de
cette satire des moeurs plaisait aux uns, indignait les
autres. Au lendemain, des combats de plume se
livrèrent dans les journaux entre deux écoles égale-
ment acliarnées. On revivait les temps héroïques
d'Hernani. Malheureusement, les admirateurs de
Becque furent les plus faibles dans cette lutte. Après
trois représentations, la pièce tombait, et l'auteur, dé-
sespéré, sombrait de nouveau dans le pessimisme.
Sort aSreux, sort injuste; car, réellement, Becque
ne se trompait point en croyant avoir écrit une des
œuvresdont le théâ' re français pût s'enorgueillir. Cette
œuvre péchait, voilà tout, par trop d'audace et de
sjmbre vérité. Les hommes n'aiment point qu'un
écrivain vivant parmi eux les dépeigne sous un
aspect trop noir, et ils l'en châtient. La postérité,
heureusement, réforme presque toujours ce jugement
sommaire. Ainsi pojr Becque.
C'est une tranche de leur vie que Becque présenta
à ses contemporains. Vo.ci : un pelit bourgeois, Vi-
gneron, s'est as.ocié à un riche usinier, Teissier, et a
gagné une fortune grâce à cette association. 11 songe
à se ret.rer, mais, auparavant, il veut assurer le sort
de ses t-ois filles, Judith, Marie, Blanche, et de son
fils, Gaston. Blanche est fiancée à Georges de Saint-
Genis. Avantdecé.ébrerlemariage, on s'est réuni pour
signer le contrat. Belle fête, qu'égayent les propos
gaillards de Gaston Vigneron. Mais le drame côtoie
le plaisir: vers la fin de la soirée, on apporte le ca-
davre du père Vigneion, foudroyé par l'apoplexie.
Dès lors, le malheur va se précipiter sur cette
famille heureuse. M"" Vigneron et ses enfants, tout
à leur douleur, ne s'inquiètent pas de l'avenir qu'ils
croient assuré. Or, ils sont entourés de corbeaux
qui fondent aussitôt sur leur proie. Teissier l'usinier,
et le notaire Bourdon, et l'architecte Lefort, ses com-
plices, ont formé le projet de ruiner cette veuve et
ces orphelins et de s'enrichir de leurs dépouilles. Ils
veulent les obliger à vendre tout ce. qui leur appar-
tient dans l'usine, pour le racheter à v.l prix.
jime Vigneron, méfiante, lutte un instant, s'entête
à ne pas vendre, maii cette brave femme est un jouet
entre les mains des corbeaux. Voici, d'ailleurs, que
W de Saint-Genis montre quelque regret de l'engage-
ment pr s par son fils, manifeste de la répugnance
à conclure un mariage qui s'annonce moins profitable.
Parmi les enfants de M"^ Vigneron, Marie, seule,
femme de tête, voit clair dans toutes ces manœuvres.
Elle s efforce d'incliner Teissier à la pitié. Elle ne
réussit qu'à le séduire par ses qualités de femme
d' affaires, mais n'arrête point ses projets de spécula-
tion. Un instant désunis, les corbeaux se rejoignent
pour la curée. M"" de Saint-Genis s gnifie que son fils
n'épousera pas une pauvresse. Vainement, Blanche,
qui aime son fiancé, supplie, avoue même qu'elle s'est
donnée par tendresse ; elle ne recueille que de basses
injures et devient folle.
Devant ces désastres successifs, M™" Vigneron, sou-
cieuse de rendre la qu. étude à ses enfants, se décide
à tout vendre. La famille, désormais ruinée, nuitte
ses appartements luxueux, congédie ses domestiques.
Judith cherche une situation au théâtre, mais reçoit
de son propre maître de chant, qui la louangeait na-
guère, la certitude qu'elle est sans talent. Marie
cherche inutilement à travailler pour des maisons de
confection. La misère sans remède entoure le groupe
de victimes que nul ne vient secourir.
Cependant, Teissier, le célibataire rapace, le plus
furieux des corbeaux, pris au charme tle Marie, veut
en faire sa maîtresse ou sa servante. Repoussé avec
indignation, il charge le notaire Bourdon de deman-
der la jeune fille en mariage. Pour sauver sa mère et
ses sœurs, Marie accepte le sacrifice et épouse le
répugnant barbon.
U.i compte rendu rapide de cette comédie de ca-
ractère n'en donne qu'une maigre idée. Cependant,
Becque a atteint, en cette œuvre, les plus hauts
sommets de l'art et rejoint son maître Molière. Il a
voulu créer des types universels et éternels, des gé-
néralisations, et il y a réussi. Sa pièce, en effet, re-
flète, en images saisissantes, l'angoisse et la révolte
des petits dévorés par les gros. A tous les stades de
la nature, cette tragédie se produit dans l'indifiérence
des choses. La morale en est décourageante, mais
vraie. Becnue n'a voulu faire aucune concession. Pour
lui, la force foule aux pieds le droit. Les hommes
pratiquent, sans vouloir l'admettre, cette mons-
truosité.
On a reproché à Becque d'avoir rejeté le person-
nage sympathique, tout de convention, nécessaire à
ces œuvres qui mettent le spectateur en face de ses
turpitudes, d'avoir entouré de coquins ses victimes,
sans leur susciter un seul défenseur. On a dit égale-
ment que sa pièce fourmillait d'invraisemblances au
point de vue juridique, qu'elle manquait d'air et de
LAROUSSE MENSUEL
lumière. Mais nul, à cette heure, n'en conteste la
haute signification. Elle est écrite dans une langue
admirab.e, et chacun des caractères est étudié dans
ses profondeurs les plus intimes. L'exposition, au
!"■ acte, en est faite avec une merveilleuse clarté. La
silhouette du père Vigneron, la noble figure deMar e
s'opposent au type synthétique de Teissier, homme
d'affaires insensible et qui, en épousant la sacrifiée,
verra plutôt en elle sa valeur de femme d'affaires
que sa grâce de belle fille.
Après les Corbeaux, Becque donna à la scène Us
Honniies Femmes, puis un nouveau chef-d'œuvre,
la Parisienne, où il montre l'adultère ordonné, con-
fortable, qui moralise et multiplie les principes d'hon-
nêteté, pièce pour laquelle il eut, avec la Comédie-
Française, d'extraordinaires démêlés. Il était, dès lors,
célèbre et toujours misérable, connaissait l'engoue-
ment des salons mondains et manquait de l'indispen-
sable dans ses logis vides de mobilier. Trois fois, il
fut candidat à l'Académie française, sans obtenir
d'académiciens qu'il avait maintes fois houspillés
plus de trois suffrages. Il publia, en 1890 et 1895,
ses Querelles littéraires et ses Souvenirs d'un auteur
dramatique. Les dernières années de sa vie furent
employées à écrire, sur le monde des financiers
véreux et des politiciens, parasites de la Bourse où
ils s'entendent pour voler la petite épargne, une pièce
vengeresse. Cette pièce était d'avance acceptée,
d'abord par Albert Carré, puis par Antoine. On en
parlait partout ; on en citait les mots terribles. Des
lectures partielles en avaient été faites. On en atten-
dait un immense succès de scandale.
Malheureusement, Becque, fat gué, ne parvint
jamais à réaliser le sujet des Polichinelles dont
i'énormité l'accablait. Il passa ses derniers temps
d'existence dans l'amertume de cette impuissance,
vivant seul, privé de ressources, n'ayant rien qu'un
bel habit à l'aide duiuel il pouvait goguenarder dans
le monde. Des troubles cardiaques et l'albuminurie
rendirent sa santé précaire. Il fut obligé, son appar-
tement ayant élé dévoré par le feu, d'accepter l'hos-
pitalité de Lucien Muhlfeld à la campagne. Transporté
peu après dans une maison de santé, il y mourut le
13 mai 1899, à l'heure où l'on reprenait les Corbeaux
à l'Odéon et la Parisienne au théâtre Antoine. Une
concession gratuite de la Ville de Paris permit de
l'ensevelir convenablement au Père-Lachaise.
Cet homme fier, rude d'apparence, peu enclin aux
concessions, bon pour ses amis et ses parents, était
mort, malgré sa célébrité, à demi méconnu, dans le
plus complet dénuement. La postérité, mieux aver-
tie, lui donne peu à peu sa revanche. Ses œuvres
principales figurent au répertoire de plusieurs théâ-
tres. Elles ont subi, sans difficulté, l'épreuve du temps
et triomphent, à cauie de leur caractère généralisa-
teur, de toutes les pièces contemporaines, alimentées
par une actualité passagère et qui semblaient devoir
connaître une longue carrière. On accepte aujourd'hui
sans sourciller la causticité féroce du pessimiste. On
admire salangued'une sobriété exemplaire. C'est à con-
templer des âmes qu'il nous convie. Ses synthèses psy-
chologiques égalent souvent celles de Molière. '1 a lixé,
comme son maître, des types éternels. De là la force
impérissable de son théâtre. — Emile magne.
Couperin (les). [Une dynastie de musiciens
français], par Charles Bouvet. — Le 29 mars 1918,
jour du vendredi saint, un obus lancé par un des
canons à longue portée qui tiraient sur Paris attei-
gnit l'église Saint-Gervais, dont un pilier s'écroula,
tuant ou blessant les amateurs venus pour écouter la
musique religieuse ancienne. L'orgue neuf du chœur
ne reçut qu'un faible éclat, mais le vieil orgue, déjà
fort endommagé par le temps, fut très atteint. Ce
vieil orgue était celui des Couperin. C'est sur cet
instrument que jouait François le Grand, qui y avait
fait placer le cromorne; c'est sur lui que jouèrent
successivement ses descendants, jusqu'àGervais- Fran-
çois Couperin. Charles Bouvet, qui a réédité, voire
édité, toute une série d'œuvres musicales françaises
d'autrefois, a réuni dans son ouvrage les renseigne-
ments les plus précis sur la famille des Couperin :
grâce à lui, l'histoire des membres de cette admirable
dynastie est aujourd'hui suffisamment connue.
Jacques Champion de Chambonnière, l'un des plus
délicieux compositeurs français du xvii" siècle, avait
son château en Brie. Une troupe de joueurs de vio-
lon y vint un jour, vers le milieu du siècle, donner
une aubade, a Le maître de la maison, écrit Titon
du Tillet dans le Parnasse français, fut surpris
agréablement, de même que toute sa compagnie, par
la bonne symphonie qui se fit entendre. Chambonnière
pria les personnes qui l'exécutaient d'entrer dans la
salle et leur demanda d'abord de qui étoit la com-
position des airs qu'ils avaient jouez : un d'entre
eux lui dit qu'elle étoit de Louis Couperin, qu'il lui
présenta. Chambonnière fit aussitôt son compliment
à Louis Couperin et l'en agea, avec tous ses cama-
rades, de se mettre à table; il lui témoigna beau-
coup d'amit'é et lui dit qu'un homme tel que lui
n'éto t pas fait pour rester dans une province et
qu'il falloit absolument qu'il vint avec lui à Paris;
ce que Louis Couperin acceptât avec plaisir. Cham-
bonnière le produisit à Paria et à la Cour, où il fut
François 1 oiiiienn, ie Grand ;lfifi8-J"3.1..
«• 168. Février 1921.
goûté. Il eut, bientôt après, l'orgue de Saint-Gervais,
à Paris, et une des places d'organiste de la chapelle
du roi >.
Louis Couperin, né à Chaumes vers 1626, reçut
donc des conseils de Chambonnière, qui était
joueur d'épinette de la chambre du roi et qui,
d'après les contemporains, th-ait du clavecin, par sa
manière de le toucher, des sons d'une beauté sans
égale. Louis Couperin fut nommé organiste de Saint-
Gervais vers 1656; il mourut à Paris le 16 août 1661.
Charles Bouvet a publié quelques-unes de ses pièces
de clavecin, dont les manuscrits sont conservés à la
Bibliothèque nationale; il ne craint pas de mettre
Louis Couperin sur le même plan que Chambonnière
lui-même. Deux des frères de Louis furent musi-
ciens : François, sieur de Crouilly (né à Chaumes
vers 1631, mort à Paris vers 1701), et Charles (né à
Chaumes en 1638 et mort à Paris en 1679 . Ce fut ce
dernier qui remplaça son frère aîné comme organiste
de Saint-Gervais; François, qui avait pris le nom de
la terre de Crouilly, lui succéda de 1679 à i68g.
« C'étoit, dit Titon du Tillet, un petit homme qui
aimoit fort le bon vin et qui allongeoit volontiers
ses leçons quand on avoit l'attention de lui apporter
près du clavecin une carafe de vin avec une croûte
de pain, et une
leçon duroit ordi-
nairement autant
qu'on vouloit re-
nouveler la ca-
rafe de vin ».
Mais, si François
de Crouilly était
franc buveur, il
était aussi excel-
lent exécutant et.
chose curieuse .
compositeur d(
pièces d'orgui
du plus haut ca
ractère. Charle-
Bouvet croit
qu'on peut lui at-
tribuer une chan-
son à boire en tno
qui fait partie
d'un recueil de la Bibliothèque du Conservatoire.
F'rançois de Crouilly mourut des suites d'un acci-
dent : il fut renversé par une charrette. Les embar-
ras des rues de Paris ne datent pas d'aujourd'hui.
Louis Couperin était mort à trente-cinq ans, sans
enfant. François de Crouilly laissa deux filles :
Marguerite-Louise Couperin, qui avait une voix de
soprano et chantait à la Cour, où elle fut souvent
accompagnée par son cousin François le Grand, et
Marie-Anne. Le dernier de ses enfants, Nicolas, tint
l'orgue de Saint-Gervais, après François le Grand.
Celui-ci naquit à Paris le 10 novembre i6û8. Il
n'avait que onze ans lorsque mourut son père, Charles
Couperin. Il n'apprit donc de lui que les premiers
éléments de la musique, et son oncle et parrain,
François de Crouilly, fut son principal maître.
Jacques- Denis Thomelin, organiste célèbre de Saint-
Jacques-la-Boucherie et ami de Charles Couperin,
lui donna, sans doute, aussi des conseils. En tout cas,
celui qui devait être surnommé François le Grand
fut désigné comme organiste de Sa nt-Gervais
en 1689, en remplacement de son oncle de Crouilly,
alors âgé de soixante-neuf ans. La même année, il
épousa Marie-Anne Ansault, dont il eut trois enfants:
Marie-Madeleine en 1690, Marguerite-Antoinette en
1705 et, en 1707, Nicolas-Louis, qui vécut peu. En 1693,
la mort de Thomelin laissa vacante une charge d'orga-
niste de la chipelle du roi : elle fut donnée au
concours à François Couperin. Dès 1705, le jeune
artiste joue au château de Saint-Maur, chez le duc
d'Orléans; il y accompagne sur l'épinetle sa cou-
sine, Marguerite-Louise. Il est maître de clavecin du
Dauphin, de la princesse de Conti, du comte de Tou-
louse, qui lui servit une pension de i.ooo livres jus-
qu'à sa mort, et du fermier général Joseph-Hyacinthe
Ferrand. Il écrit quelques airs et fait paraître des
Mo.éts (1703-1705), le Premier livre de p èces de cla-
vecin (1713), des Leçons de Ténèbres (1714-1715), le
Second livre des pièces et Y Art de toucher le clavecin
(1716-1717). En cette dernière année, il obtient, sur
l'avis du Régent, la survivance de la charge de joueur
de clavecin du roi, dont le titulaire, Jean-Baptiste
d'Anglebert, avait la vue fort affaiblie.
Le grand artiste s'était toujours préoccupé des
siens. Il avait fait donner à sa femme la moitié de
sa pension, soit 400 l.vres, et l'autre moit é à sa fille,
Marie-Madeleine, qui avait ainsi pu entrer à l'abbaye
royale de Maubuisson, près de Pontoise. En 1730, il
abandonna à son autre fille, Marguerite-Antoinette,
qui jouait souvent au souper de la reine et qui était
maîtresse de clavecin de Mesdames de France, la
survivance de d Anglebert.
Le Troisième livre de pièces de clavecin n'avait
paruqu'eni722; le quatrième nefutpubliéqu'en 1730.
Entre temps, le compositeur ava t écrit des trios : le
Parnasse ou l'Ap théose de Co-elli (1722) et les
Nations. Les Pièces de viole, publiées en 1728 par
M. F. C, sont assurément de lui. Alors que ses pré-
\
«• 168. Février 1921.
décesseurs se contentent de broder des suites sur
des rythmes de danses, François Couperin est guidé
par une préoccupation nouvelle : comme il le dit
dans ses préfaces des pièces de clavecin, il s'attacha
surtout à faire des portraits. Ainsi, il fait le portrait
de sa cousine la Crouilly , ou celui de sa fille
la Couperm. Par l'allusion musicale, il essaye de
nous montrer les qualités d'esprit et les caractères
des modèles choisis. Les titres seuls sont, d'ail-
leurs, très significatifs : dans le seul premier livre,
dédié à M. Pajol de Villers, il y a, à côté de la Vil-
Urs, l'Enchanteresse, la Prude, la Babel, la Flat-
teuse, la Lutine, ta Dangereuse, la Pateline, sans
parler de la Marche des dris vêtus ou des Plaisirs de
Sainl-Germain-en-Laye. Que de dé icieux chefs-d'œu-
vre en ces pages !
Saur Monique, lu
Passacaille, la Foi-
queray, l'Ausonieii-
ne, la Seconde Cou-
rante du premier
livre de pièces sont
des merveilles df
grâce, d'esprit et <1<'
tendresse. Il y a,
chez François Cou-
perin, un fonds de
mélancolie qu'on ne
trouve pas chez Ra-
meau : ses basses
sont volontiers gra-
ves; il n'aime guère
l'emploi des regist res
trèsélevés;mais,sin
tout, chaque piin
sonne admirable-
ment. La belle tra-
<lition de Chambon-
nière se trouve l.i.
C'est par cette qua-
lité essent.elle que
notre école l'emporte
souvent sur l'alle-
mande. Même chez
un Jean-Sébastien
Bach, on trouve sou-
vent des jeux plus
plaisants pour I es-
prit que pour
l'oreille; on admire
le don inépuisable
de l'invention , la
facilité des combi-
naisons ; en écou-
tant François Cou-
perin, on oublie la
technique, qui est
d'ailleurs parfaite, pour se laisser aller au charme
des sonorités les plus délicieuses, de l'art le plus dé-
licat et le plus expressif.
François Couperin mourut le 12 septembre 1733.
Un portrait d'André Bouys, gravé par Flipart, nous
le montre emperruqué, le visage empreint de bonté
et de finesse. L'artiste sait au besoin se moquer dis-
crètement des joueurs qui ne soignent pas leur cla-
vecin. « Je comprends, cependant, dit-il, qu'il y a
des gens à qui cela peut être indifférent, parce qu'ils
jouent également mal sur quelque instrument que
ce soit ». Ailleurs, il raconte comment il ht jouer
sous un nom italien sa sonate la PucelU ou la
Françoise: • Charmé de celles du signor Corelli
dont j'aimeray les œuvres tant que je vivray,
ainsi que les ouvrages français de monsieur de Lulli,
j'hazarday d'en composer une, que je fis exécuter
dans le concert où j'avois entendu celles de Corelli ,
connoissant l'âpreté des Français pour les nouveautés
étrangères sur toutes choses; et, medéfiaiit de moy-
même, je me rendis, par un petit mensonge officieux,
un très bon service. Je feignis qu'un parent que j'ay,
effectivement, auprès du Roi de Sardaigne, m'avoit
envoyé une Sonade d'un nouvel auteur italien; je
rangeai les lettres de mon nom de façon que cela
forma un nom italien que je mis à la place. La
Sonade fut dévorée avec empressement ; et j'en tairay
l'apologie. Cela, cependant, m'encouragea, j'en fis
d'autres; et mon nom, italianisé, m'attira sous le
masque de grands applaudissements. •
Nicolas Couperin (1680-1748), dernier fils de
François de Crouilly, succéda à son cousin comme
organiste de Saint-Gervais. 11 fut à son tour rem-
placé par Armand-Louis Couperin {1727-1789). Celui-
ci a laissé des pièces de clavecin dédiées à Madame
Victoire de France, des sonates pour violon et des
pièces en trio d'un style distingué, doux et charmant.
Armand Couperin et sa femme, Elisabeth Blanchet,
fille du facteur de clavecins du roi, donnaient des
leçons à six livres. Ils eurent quatre enfants, dont
deux fils : l'ierre-Louis (1755-1789), qui mourut peu
après son père et tint quelque temp-. l'orgue de
Saint-Merri et celui de Saint-Gervais ; Gervais-
François (i 759-1826), qui remplaça à Saint-Gervais
son frère. Il écrivit quelques pièces pour le piano-
forte : les Incroyables et les Merveilleuses, et des
romances dédiées à sa femme, la chanteuse Hélèoe
LAROUSSE MENSUEL. — V.
LAROUSSE MENSUEL
Fay. Leur fille, Céleste Couperin , fut-elle même musi-
cienne : elle alla à Beauvais professer le piano et le
chant. Les Couperin habitaient près de l'église Saint-
Gervais. Les anciennes habitations du xv' siècle
furent, au xviii", remplacées par celles qui existent
encore aux numéros 2 et 4 de la rue François-
Miron. — Tristan Lbclèke.
Debove (Jlfa«ric«-Georges), médecin français,
né à Paris le 11 mars 1845, mort dans cette ville le
19 novembre 1920. Sa carrière fut brillante et rapide,
et le pronostic que portait sur lui un de ses anciens
proviseurs disant à ses parents : « Qu'il étudie la
mé.lecine, s'il veut, mais qu'il ne compte pas devenir
professeur à la F'aculté, • fut démenti de point en
367
L'Exportation des œuvres d'art. — La Dansk sous les arbres au bord du lac (tableau de Corot).
point par les événements. Interne en 1869, docteur
en médecine avec une thèse très remarquée sur le
Psortasis buccal en 1873, préparateur au Collège de
F'rance la même année, il était médecin des hôpitaux
en 1877 et professeur agrégé en 1878. En 1890, le
conseil de la Faculté de Paris le cl.oisissait pour oc-
cuper la chaire de pathologie interne ; il la quittait
en 1901 pour remplacer, cohime professeur de clini-
que, Potain, qui venait d'atteindre l'âge de la re-
traite. En 1902, il était élu doyen de la Faculté de
Paris, succédant. à Brouardel dans ce poste dilficile,
qu'il occupa six
ans. L'Académie
de médecine l'a-
vait appelé dans
son sein en 1892
et l'avait choisi
comme secrétaire
perpétuel en 191 3.
Il était comman-
deur de la Lé-
gion d'honneur.
Les maîtres de
Debove avaient
été surtout Ger-
main Sée, dont
il fut le chef de
clinique, Charcot
et l'histologiste
Ranvier. De l'in-
fluence des deux
derniers naqui-
rent ses premiers travaux, qui portaient sur les
maladies du système nerveux et leurs lésions mi-
croscopiques. Mais la spécialisation n'était pas dans
son caractère : il aimait, en clinicien et en artiste,
à aborder tour à tour les sujets qui lui plaisaient,
sans îouci de leur diversité. Ausïi l'œuvre de
Debove embrasset-elle, en réalité, tous les chapitres
de la médecine. Dans tous il a apporté des notions
nouvelles. I,a clarté de son jugement l'éloigna pru-
demment des grandes théories trop souvent éphé-
mères, mais elle ne l'empêcha pas d'omettre, sur
plusieurs points, des iilées générales pleine d'origi-
nalité. Aciiard a cité, comme exemples de ces con-
ceptions, ses idées sur « la nature dystrophique de
certains phénomènes asystoliques, l'anarcfaie cellu-
s — S4
Maurice Debove.
laire dans le cancer, l'action régulatrice du système
nerveux dans la nutrition et l'influence de ses dé-
sordres dans la pathogénie de l'obsé ité, l'action des
aliments frais et de leur défaut sur la santé i,
toutes vues qui étaient plutôt des synthèses d'ob-
servation et qui sont devenues classiques. On peut
encore citer de lui ses travaux sur la pathologie
digestive, sur les intoxications, l'introduction, en
thérapeutique, de la suralimentation (dont on a
souvent abusé depuis) et de la pulvérisation du chlo-
rure de méthyle comme traitement local des névral-
gies, enfin, quelques perfectionnements à des techni-
ques intéressantes, comme le lavage de l'estomac
(dont l'idée première est due à Faucher) ou à l'ins-
I trumentation pi ofessionnelle, comme l'invention d'un
des premiers mo-
dèles de seringuesté-
rilisable pour injec-
tion hypodermique.
Ce fut un profes-
seur excellent et ori-
ginal. Un de sesdis-
ciples a décrit sa
méthode d'enseigne-
ment, qu'il appelle
très heureusement
la • maïeutique de-
bovienne » et qui
consistait à faire par-
ler ses élèves sur les
sujets qui, dans son
service hospitalier ,
s'offraient à leur at-
tention, puis à les
critiquer, à les argu-
menter, à leur mon-
trer les insufusan-
ces de leurs observa-
tions et leurs défauts
de raisonnement,
avant de traiter ma-
gistralement, lui-
même, la question.
Ilparlaitclairement,
avait un jugement
siir et droit, une
grande netteté d'ex-
po ition et, par-
dessus le marché ,
beaucoup d'esprit.
Aussi connut-il de
grands succès, mal-
gré qu'il tût d'un
abord a sez froid et
volontiers causti-
que. Il écrivait une
langue très châtiée,
mais par petites phrases courtes, qui ne visaient pas à
l'efiet. Les éloges académiques qu'il a prononcés en
qualité de secrétaire perpétuel ne sauraient passer
pour des modèles du genre : ils atteignaient rare-
ment, dans leur brièveté, à la hauteur des grands mo-
dèles qu'il cnoisissait, tels que Bertl.elot, Charcot ou
Pasteur, mais ils constituent de petits morceaux
d'éloquence remarquables, où ne manquent ni les ta-
bleaux bien présentés, ni les aperçus ingénieux, ni
les traits d'esprit les plus fins.
Les ouvrages qu'il signa sont nombreux et, le plus
souvent, écrits en collaboration. II fut l'initiateurd'une
intéressante collection de précis qui abordèrent les
sujets les plus variés et sont connus sous le nom de
Bibliothèque Charcot-Debove. 11 publia, en outre, un
Traité des maladies de l'es omac (avec Rémond de
Metz), un Traité élémentaire de clinique tiUdicaU et
un Précis de pathologie interne (avec Sallard), un
Aide-mémoire de thérapeutique (avec Pouchet et
Sallard), un Formulaire (avec Gourin), etc.
Debove a eu le grandi mérite de comprendre l'un
des premiers l'importance de l'hygicnesocialeet, prin-
cipalement, de la lutte contre les grands fléaux des
pays les plus civilisés : la tuberculose, l'alcoolisme,
la dépopulation. II lutta contre eux par l'enseigne-
ment, par la plume et par l'action. Président hono-
raire du Conseil supérieur d'hygiène, il était aussi
l'actif président de la Ligue contre l'alcoolisme et de
la Ligue pour le sauvetage de l'enfance. C'était un
conférencier très goûté, qui ne se bornait pas, d'ail-
leurs, à traiter devant ses auditeurs ces sujets de sau-
vegarde publique, mais qui connut un grand succès
en parlant, à la Sorbonne, notamment, de plusieurs
des grands représentants de la médecine française,
comme Ambroise Paré et le baron Larrey et même
en abordant la critique médico-littéraire avec le
t .Malade imaginaire ».
Au physique, Debove était de taille moyenne,
trapu, avec un visage que l'avancée de sa mâchoire
infér.eure et l'acuité de ses yeux rendaient, au pre-
mier abord, peu plaisant. Causeur très agréable, il
taisait volontiers étalage d'un scepticisme qui n'était
probablement que de surface. Les spectacles de la
vie l'intéressaient, au contraire, au plus haut point,
et la Vigueur avec laquelle il défen.lait les idée; qui
lui étaient chères montrait combien il tenait à elles.
Il fut aussi, nous dit ua de ses biographes, de ceux
M'
368
qui considèrent la médecine comme un sacerdoce, et
il enseignait à ses disciples le respect sacré du ma-
lade et la conscience profonde qui doit dicter les
actes de ceux à qui il fait l'honneur de se confier. Il
est possible que, vers la tin de sa vie, ?a philosophie
fût un peu désabusée. Elle lui permit, cependant, au
cours a'une lon'jue et cruelle maladie, suivant les
paroles de son élève Achard, « de voir sans ellroi,
mais avec une tristesse infinie, venir, à pas lents, la
mort libératrice ». — Dr Henri Bouqukt.
Exportation des oeuvres d'art (l').
Les conditions économiques nées de la Grande Guerre
ont fait clairement apparaître, au cours des deux
dernières années, que des mesures étaient nécessaires
pour protéger le patrimoine artistique de la France
et empêcher nos œuvres d'art, du fait de la déprécia-
tion du change ou pour d'autres
causes, de passer à l'étranger.
L'exode des beaux objets d'art
s'est , en effet , dessiné dès la conclu-
sion de l'armistice, aussitôt que le
marché des changes fut redevenu
libre, et il s'est accentué non seu-
lement en France, mais dans touie
l'Europe, avec une inquiétante ra-
pidité. Un sommaire exposé de
l'importance prise par cette expor-
tation fera mieux saisir la nécessité
des mesures qui étaient à prendre
pour la réduire.
Est-il nécessaire de dire que
c'est au profit du nouveau monde
que s'est fait cet exode ? La situa-
tion financière exceptionnelle des
Etats-Unis et de quelques rares
pays européens restés en dehors
du conflit les a placés dans une
situation particulièrement favo-
rable pour drainer la plupart des
objets d'art de France ou d'Eu-
rope, et l'on constate vite, à par-
courir les revues d'art américaines,
que les achats sensationnels effec-
tuésavant la guerrepar J. Pierpont-
Morgau ont été dépassés par
d'autres amateurs des Etats-Unis,
surtout au cours de ces dernières
années, .autant que les diverses
branches du commerce et de l'in-
dustrie transatlantiques, les Mu-
sées américains viennent, en effet,
de connaître une ère de dons et
de legs d'objets d'art tout à fait
étonnante. Si, dans ces dernières
années, plusieurs des grands ama-
teursaméricains — Morgan, Elkins,
Johnson, Freer, Scotten, Iricks —
ont disparu, il reste aux Etats-
Unis un certain nombre de collec-
tionneurs tels que John Willis
Charles Schwob, etc., fermement
disposés à prendre la suite des
disparus et qui tenteront aussi
d'enlever à la vieille Europe quel-
ques-uns de ses trésors d'art .
La ville de New-York vient
ainsi de recevoir, entre autres,
la collection de F'rick, qui rivali-
sait avec celle de P.erpont-Mor-
gan : les i8o tableaux qui la com-
posent étaient es'imés plus de
300 millions de francs. IJ'admi-
rables toiles de toutes les écoles
y figurent, parmi lesquelles le t'or-
trail de l'Àrélin, de'ïixien; \'Ar-
liste entre le vice et la vertu, tie
Véronèse ; le Portrait du cardinal
Ximenès et l'Homme à l'armure,
de Greco ; le Portrait de Murillo
par lui-même ; plusieurs Vermeer
de Delft, dont le Billet doux ; de Franz Hais, le Por-
trait de l'artiste et une Etude de vieille femme, payée
à Londres en 1919 plus de 1.300.000 francs à la vente
Yerkes ; le Portrait de l'artiste et le Cavalier polonais,
de Rembrandt ; sept toiles de Van Dyck, dont le cé-
lèbre Portrait de l'artiste, provenant toutes de grandes
collections anglaises; une série de tableaux de l'école
anglaise, pour laquelle Fr ck avait une prédilection
particulière, de Reynolds, Romney, «Gainsborough,
Hoppner, Turner; trois superbes toiles de Whistler;
enfin, pour l'école française, les Quatre Saisons, de Bou-
cher, provenant de la vente Ridgway,de Paris, et, à
côté des quatorze célèbres Fragonard de Grasse, qui
avaient été en la possession de J. Pierpont- Morgan,
deux merveilleux Corot : le Lac de Garde eX le Lac.
On prêtait à Frick l'intention de consacrer à sa collec-
tion, d'ici peu de temps, plus de 200 millions nou-
veaux : aussi la plupart des toiles importantes qui
circulent sur le marchéeuropéen avaient -ellesété trans-
portées en Amérique, à l'intention du milliardaire.
La collection Salomon, qui vient d'être léguée à
la même ville de New- York, comprend: de Frago-
nard, le magnifique Portrait du chevalier de Billy,
LAROUSSE MENSUEL
acheté en rgiô dans la collection parisienne du vi-
comte Chabert, ainsi que le délicieux Portrait de
M"' Colomb et VHeureuse famille ; de Nattier. deux
pastels, puis deux Lancret, un Pater, plusieurs Bou-
cher et un Portrait de /emm , par M""* Vigée-Lebrun.
Les collections particulières ont rivalisé avec les Mu-
sées, et le magnifique tableau de Corot, la Danse
sous les arbres {ancienne collection de M"* Roussel)
vient de prendre place, au prix de i million et
demi, dit-on, dans la collection du sénateur Clark,
qui compte déjà vingt-deux œuvres importantes du
maître ; et le Metropolitan Muséum exposait tout
récemment le célèbre Billet doux, de Fragonard,
prêté par Jules- S. Bâche. Toujours sur New-
York ont été dirigées, au début de cette année, une
collection d'admirables spécimens de l'an persan des
xiv-xv°" siècles, achetée au prix de 5 millions par
La Poursuite (tableau de Fragonard).
un grand antiquaire parisien, ainsi qu'une toile de
Turner, payée à Londres plus de i million par un
amateur américain, qui était à ce moment en pour-
parlers d'achat, au prix de 20 millions, d'une collec-
tion anglaise de tableaux et d'objets d'art.
Rivale de New-York, Philadelphie vient également
de recevoir des dons admirables. Elle a d'abord reçu
par te-tament de George W. Elkins la magnifique
collection de peintures, estimée 25 millions, qui ap-
partenait à son père et dans laquelle on rencontre
deux portraits par Rembnndtet, surtout, une suite
unique de cent dix tableaux de l'école anglaise du
xviii" siècle, dont la Mort de Didon par Reynolds :
elle est également entrée en possession de la collec-
tion de John Johnson, estimée 45 m liions, et de la
collection de M. VVilstack, estimée 10 millions. E ifin,
c'est un amateur de Philadelphie, K. Widener, qui a
acheté les célèbres marbres de la collection Martelli,
de Florence : une statue de David, par Donatello,
qui n'avait jamais quitté la famille des Martelli de-
puis son acquisition, un buste de Saint Jean, par
Desiderio de Settignano, et un buste de Marietta
Strozzi, par Donatello
«• tes. février 1921,
Nous en aurons terminé avec cette longue, Hien
qu'incomplète énumération, en signalant le don fait
par Henri E. Huntington à la ville de Los An-
geles, en Californie, d'une bibliothèque et d'une
galerie d'objets dart évalués à plus de 22 millions.
On ne peut manquer, à ce propos, d'être frappé de
la quantité de beaux livres qui ont traversé l'Atlan-
tique ; il semble que le nombre des bibliophiles
s'accroisse de jour en jour aux Etats-Unis, où ils
ont pris l'habitude d'acheter en bloc des ensembles
de beaux livres anciens. Au mois de juin dernier,
deux bibliothèques, d'une valeur de i million et
demi chacune, ont passé l'Océan, et un marchand
de New-York vient d'acquérir pour 5 millions les
1.500 volumes admirables du xviri'^ siècle qu'avait
réunis un amateur parisien, Robert Schuhmann, et
où se trouvait, entre autres raretés, l'exemplaire des
Baisers, de Dorât, destiné à la
reine Marie-Antoinette.
L'Amérique n'est pas, d'ailleurs,
comme on pourrait le croire, le
seul refuge des œuvres d'art. Cer-
tains pays d'Europe, qui n'ont pas
subi la guerre et où le change est
resté plus avantageux, ont dé-
pouillé leurs voisins moins fortu-
nés. Une statistique récente a fait
connaître que plus de 10.000 toiles
ont été achetées pendant la guerre
sur le marché anglais par des mu-
séeset des amateurs hollandais, qui
accaparent les œuvres de maîtres
hollandais sur le marché euro-
péen, comme ils font par ailleurs
pour les faïences de Delft : la
célèbre collection d'anciens Delft
de Simon Morgan a été ainsi ache-
tée à Paris pour 3 millions de
francs et et exposée à La Haye.
De même, la Suède s'est employée
à ramener de France un certain
nombre de portraits de Roslin.
Certains de ces achats ne consti-
tuent, d ailleurs, qu'une étape vers
des rég ons plus lointaines, et l'on
vient ainsi d'apprendre que la
collection de tableaux modernes,
réunie par Montaignac et achetée
en bloc par des marchands de
tableaux de Copenhague, quelques
jours avant d'être mise aux en-
chères, va être transportée à New-
York, où une vente publique
aura lieu.
Ces nombreux exemples de lim-
portance de l'exode des œuvres
d'art expliquent les mesures de
protection qui viennent d'être
prises, non seulement en France,
mais dans plusieurs autres pays
d'Europe, à l'exemple de l'Italie,
de la Grèce et de la Turquie.
La lég.slation italienne, qui est
la plus ancienne, a largement ins-
piré c Ile des autres pays; l'édit
Doria Pamphili date de 1802, et le
célèbre édit Pacca, qui ne s'appli-
quait qu'aux Etats pontificaux,
remonte à 1821. Contrairement à
l'opinion généralement répandue,
les objets d'art qui constituent le
patrimoine italien sont actuelle-
ment défendus par la loi du
20 juin igog. Celle-ci attribue aux
objets d'art trois degrés d' 0 inté-
rêt artistique « :
i) Les œuvres qui n'ont qu'un
intérêt artistique historique ou
archéologique.
Si elles appartiennent à des
églises, couvents ou établisse-
ments publics, laïcs ou ecclésiastiques, leur vente
est interdite ; le ministère des beaux-arts peut
seul autoriser leur déplacement ou leur restauration.
Si elles appartiennent à des particuliers, elles peu-
vent être vendues en Italie sins aucune formalité;
mais, si elles do. vent être envoyées à l'étranger, le
vendeur doit en obtenir l'autorifation auprès d'un
office d'exportation, auquel il notifie le prix de la
cession. Cet office peut, alors, soit exiger l'impôt sur
la valeur déclarée, soit acheter l'objet au prix dé-
claré, S' lit augmenter la valeur d'estimat.on, s il l'ap-
précie insuffisante, et exiger le payement de la taxe
sur la nouvelle valeur. Cette taxe, progressive à par-
tir de 5 p. 100 sur i.ooo lires, suivant une échelle
correpondant à chaque mil ier de lires, ne peut
être supérieure à 20 p. 100 de la valeur définitive
attribuée à l'objet par l'office.
2) Les œuvres qui ont « un intérêt artistique, his-
torique ou archéologique remarquable ».
Si elles appartiennent à un établissement public,
elles restent soumises aux mimes règles que celles
de la catégorie précédente. Si elles appartiennent à
des particuliers, elles sont énumérées dans un inven-
«• 168. Février 1921.
taire spécial, tenu par l'office régional. Si le proprié-
taire veut vendre en Italie un objet de cette catégorie
ou en faire don à un particulier, il est tenu d'en aviser
le ministre, en donnant tout détail à l'appui. L'Etat
peut, dans le délai de deux mois, ou bien acheter
l'objet au prix déclaré de la transaction, ou accorder
l'autorisation de le vendre ou de le donner. Enfin, si
le propriétaire d'un objet classé veut l'expédier à
l'étranger, il doit en avertir l'office, en le prévenant
qu'il s'agit d'un objet classé.
3) Les œuvres qui otïrent un intérêt artistique,
historique ou archéologi lue, tel que « leur exporta-
tion constituerait un dommage grave pour le patri-
moine national a.
En général, le droit d'exportation est interdit pour
cette catégorie d'objets; leur inventaire se complète
au fur et à mesure de leur présentation devant l'office.
Les propriétaires ignorent donc,
jusqu'au moment de cette pré-
sentation, si l'exportation pourra
être autorisée, ou non. Au cas où
l'objet présenté oBre un intérêt
tel que le patrimoine national
souffrirait de sa perte, il est resti-
tué au propriétaire avec avis mo-
tivé, à moins que l'Etat ne l^c-
quière au prix déclaré. L'exemple
de la collection Martelli, achetée
en partie par un amateur améri-
cain, prouve que cette clause n'est
pas toujours observée.
Cette loi est appliquée depuis
onze ans avec soin, grâce au fonc-
tionnement régulier de nombreux
bureauxd'(xportation,établisdans
les principaux chefs-lieux régio-
naux ; l'organisation très com-
plexe de ces offices leur permet
de juger non seulement des cas
trèsnorabreux et, parfois, fort déli-
cats, mais encore de tenir une
sorte d'état civil pour chacun des
objets figurant sur les inventaires.
Le Trésor italien a retiré de ces
dispositions des bénéfices appré-
ciables, mais, surtout, le droit de
préemption accordé à l'Etat a per-
mis aux musées de réaliser des
acquisitions à bon compte en pro-
fitant des fausses déclarations que
des exportateurs faisaient parfois
pour payer le minimum des droits
de sortie. Le veto absolu à l'cx-
portationa, d'ailleurs, étérarement
décrété. De plus, l'inscription sur
l'inventaire non seulement ne dé-
précie pas la marchandise, mais
celle-ci reçoit de ce fait même une
sorte de consécration officielle, qui
est loin de lui nuire.
C'est de cette législation que se
sont successiveme t inspirés, en
France, les auteurs d'abord du
décret du i" mai, puis ceux de
la loi du 4 septembre dernier.
Le décret du i" mai, dont la
discussion avait été soutenue à la
Chambre par Herriot, arrêtait des
mesures rigoureuses en raison de
l'imminence qu'il semblait y avoir
à les prendre : les objets d'art et
d'ameublement anciens, d'origine
française, ne pouvaient être expor-
tés sans une autorisation ministé-
rielle. Les objets anciens, quelle
que fût leur origine, dont l'expor-
tation était autorisée, étaient frap-
pés d'un droit de 50 p. 100 de
la valeur de l'objei , plus un droit
additionnel progressif, qui attei-
gnait 100 p. 100 pour les ob ets
d'une valeur égale ou supérieure à 100.000 francs. Ce
texte était applicableaux objetsd'art et d'ameublement
antérieursà 1830 et auxœuvresdes peintres, sculpteurs
et dessinateurs docédés depu s plus de vingt ans à la
date de 1 exportation. Notons que l'Etat se réservait le
droit de retenir les objets l'intéressant pour les musées
nationaux ou le mobilier national, au prix déclaré
par l'exportateur. Ces mesures tant soit peu draco-
niennes arrêtaient, en fait, toute exportation; elles
portaient atteinte à une branche importante du com-
merce parisien et risquaient en même temps de faire
disparaître un facteur important de hausse du change
français, notre pays étant le principal centre du
mouvement de la curiosité. Le Sénat disjoignit, d'ail-
leurs, le texte ci-dessus analysé du projet général
portant cr,:aiion de ressources fiscales.
Devant lesobservationi présentées par les intéres-
sés, une loi noivelle a été votée le même jour,
31 juillet 1920, par la Chambre et le Sénat, et pro-
mulguée le 7 septembre suivant : il a été reconnu
que la taxe de roo p. 100 était impraticable et tuerait
complètement le marché des objets d'art en France,
sans rien rapporter à l'Etat. Aussi les mesures adop-
LAROUSSE MENSUEL
tées par la nouvelle loi sont-elles moins sévères que
celles édictées par le décret du i" mai. D'abord, ce
n'est plus l'exportation de tous les objets anciens qui
est prohibée, sauf dérogation spéciale, mais seule-
ment la sortie « des objets présentant un intérêt na-
tional d'histoire ou d'art ». La prohibition n'est plus
la règle ; elle devient l'exception. On retrouve ici la
même formule que celle qui figure dans les lois du
30 mars 1887 et du 31 décembre 1913 sur la conser-
vation des monuments historiques et du cla sèment
de certains objets mobiliers d'un intérêt exceptionnel.
Quant aux droits de sortie, ils ont été ramenés à
15 p. loo pour les objets valant jus |u'à 5.000 francs,
à 20 p. 100 pour la valeur comprise entre 5.000 et
20.000 francs et à 25 p. 100 pour les objets d une va-
leur supérieure à 20.000 francs. Un délai d'un mois,
que l'on peut estimer trop long, est laissé à l'adminis-
La Lecture (tubleau de Kragonard).
I tration pour accorder ou refuser l'autorisation de
1 sortie. Un règlement d'administration public doit
déterminer les détails d'application de cette loi, moins
précise et moins bien articul e que la loi it ilienne et
qui laisse bien des points délicats dans l'obscurité :
il faut reconnaître qu'elle constitue une amélioration
sensible à la situation jusque-là établie.
La Irancen'est pasle seul pays qui ait, depuis deux
ans, tenté d'atténuer l'exode des objets d'art et qui
ait assujetti leur exportation à l'acqu ttement de
droits fiscaux. Il était récemment question, en .Angle-
terre, d'établir une taxe sur cette exportation; on y
a fait remarquer, en efiet, que la valeur des objets
d'art exportés en 1919 dépasse de beaucoup 6 mil-
lions de dollars, et l'on s'y est ému du grand nombre
de chefs-d'œuvre qui ont émigré en Amérique. Peu à
peu, l'onormité des charges fiscales y oblige les re-
présentants de l'aristocratie anglaise à rompre avec
les traditions d'inaliénabilité de leur patrimoine et à
réaliser un « domaine « artistique d'une valeur sou-
vent considérable : une à une se sont ainsi disper-
sées, depuis un an, les collections des ducs de Ha-
milton, de Marlborougb, de Pembroke, de lord
369
Methuen, du comte Waldegrave, et le chancelier de
l'Echiquier a demandé au Parlement des armes pour
lutter contre cet exode inquiétant.
L'Allemagne a, de son côté, promulgué une loi in-
terdisant l'exportation des œuvres d'art à l'étranger :
cette exportation ne sera désormais autorisée que
dans des cas particuliers, ou lorsque l'intérêt de
l'Empire l'exigera. Dès l'armistice, en efiet, des mar-
chands anglais et américains surtout avaient dé-
pouillé l'Allemagne de la meilleure partie de ses
stocks d'objets d'art, autorisés qu'ils étaient par
leurs gouvernements à faire du commerce avec elle,
tandis que la même faculté était reiusée aux com-
merçants français. Depuis, beaucoup d'Allemands ont
découvert que le meilleur moyen de ne pas tomber
sous le coup des taxes et indemnités de guerre était
encore de convertir leur argent en objets d'art et de
mettreleurs nouveaux capitaux à
l'abri dans quelques pays neutres
voisins. Au printemps deniier, des
antiquaires suisses et hollandais
ont fait, en Allemagne, des achats
tellement importants que le gou-
vernement dut réunir à Stuttgart,
il y a peu de mois, une conférence
où furent convoqués les représen-
tants des Jitlérents Etats confédé-
rés et où l'on décida l'établisse-
ment d'un répertoire des objets
d'art répandus dans le commerce
ou possédés par des particuliers,
dont la vente serait interdite à
rétran'.:er.
A travers ces dispositions nou-
velles, adoptées en France et en
divers pays d'Europe, à l'imitation
des mesures prises en Italie, un
même état d'esprit transparaît : le
souci qu'ont les nations éprouvées
par la guerre de conserver intact
le plus possible de leur patrimoine
d'art, d'histoire ou d'arcliéologie.
Cet intérêt est louable, et le zèle
fiscal qui en est le corollaire s'ex-
plique de lui-même, dans les condi-
tions présentes.
Pour ce qui concerne la France,
en particulier, il faut souhaiter
que le commerce des objets d'art
conserve et accroisse même sa
vitalité d avant-guerre, mais aussi
qu'il s'assainisse à beaucoup de
point s de vue. Là, comme ailleurs,
la spéculation s'est indroduite et,
dans la course à la hausse des
prix, il semble malheureusement
que le record des majorations soit
détenu par les objets d'art anciens,
car cette majoration parfois fan-
tastique des valeurs d'art n'a sou-
vent d'autre élément d'apprécia-
tion que le snobisme de tjêaucoup
d'acheteurs, le caprice de la vogue
et, il faut bien le dire, le plus ou
moins d'honnêteté de certains com-
merçants. Les « marchands d'an-
tiquités > se sont multipliés dans
1 aris depuis la guerre avec une
rapid.té extraordinaire, signiùca-
tive du bouleversement profond
d'une société où se sont opérés
de brusques et mystérieux dépla-
cements de fortune. Il est égale-
ment regrettable de constater que
cette augmentation des prix d'ob-
jets d'art anciens s'applique non
seulement aux beaux objets, mais
aux articles plus ou moins restau-
rés, maquillés ou d'origine dou-
teuse, ainsi qu'aux vieux mobiliers
rusti ■ues,dont les prix deviennent
ridiculement disproportionnés à leur valeur d'art.
.Mais la leçon principale à tirer de cet exoJe alar-
mant doit être de nous apprendre qu'il eût fallu,
depuis longtemps, préparer l'inventa re de nos ri-
chesses artistiques et classer ce qui en valait la
peine, même sans le consentement des détenteurs.
Nous en sommes à ignorer à la fois le nombre exact
et la valeur marchande des objets composant ce
patrimoine artistique, que la loi du 7 septembre se
propose de sauvegarder tardivement; n'est-il déjà
pas arbitraire de tracer, comme elle le fait, une dé-
marcation entre les œuvres antérieures à 1830 et
celles qui sont postérieures, le commerce de ces der-
nières restant libre ? Nos richesses d'art méritent
d'abord un inventaire extrêmement étendu et rigou-
reux que, seuls, desoflices régionaux seraient aptes à
mener à bout. Avant d'obtenir que toutes soient l'ob-
jet d'une indispensable reproduction photographique,
souhaitons du moins que ce service fonctionne pour
tous les objets eti instance d'exportation. Il n'y a
pas d'autre moyen de préparer pour l'avenir des
bases sol i les à cette histoire de l'art français, qui
n'est encore qu'ébauchée. — Françoli Boucan.
370
Irène Olette, par Henri Lavedan, de l'Aca-
démie française. (Paris, 1920.) — Il y a soixante-dix ou
quatre-vingts ans, le Constitutionnel écrivait, à propos
du Juif errant d'Eugène Sue :
M. Sue a ouvert de nouveaux horizons au roman, qui
s'inspire, grâce à lui, des phénomènes généraux de la vie
sociale, cherche à en étudier les lois, à en signaler les dé-
sordres et les tristes iniquités. Il n'y a pas de devancier dans
la voie large et progressive où il marche.
Eugène Sue n'avait pas de devanciers ; il a eu des
successeurs. Henri Lavedan en est-il un ? Oui, si l'on
ne regarde que le cadre et la forme même du roman
qu'il vient de publier; non, si l'eu croit que ce qu'il
pouvait y avoird'original, ou plutôt de nouveau dans
le roman d'Eugène Sue, c'étaient les idées sociales.
Irène Olette est le premier volume d'une trilogie,
dont le titre général est le Chemin du salut et qui
comprend à lui tout seul 460 pages compactes. Par
cette abondance, l'œuvre s'annonce voisine des Misé-
rables et, comme les Misérables, comme les Mystères
de Paris, c'est un roman populaire. Mais quelle en
est l'inspiration? Il est plus difficile de le voir. Sera-
t-elle démocratique ? C'est probable et, à vrai dire, on
ne voit guère aujourd'hui un roman populaire qui
ne serait pas démocratique; mais la démocratie,
après cinquante ans de république, se présente sous
tant de formes qu'il est utile de choisir et de pré-
ciser. L'intrigue est simple, sous d'apparentes compli-
cations, et les épisodes successifs, malgré leur nombre,
n e l'obscurcissent pas ; épisodes dont on devine les
motifs et dont on prévoit la suite, tout en craignant
toujours qu'elle soit autre . Les personnages sont sym-
pathiques; les scènes sont réalistes. Une semble pas,
pourtant, que le succès en ait été aussi vif que l'avait
pu espérer Lavedan; peut-être en aura-t-il davantage
lorsqu'on le publiera dans une édition populaire.
Irène Olette a perdu ses parents de bonne heure.
Ils tenaient avec beaucoup de peine un magasin de
papeterie au Gros-Caillou. Lorsqu'ils furent morts,
l'enfant, qui n'avait que quatre ans, fut recueillie par
sa tante Séraphine. Ce fut celle-ci qui l'éleva. Elle
était la femme d'un relieur. L'oncle et la tante
aimaient bien la petite fille, et Irène grandit dans
l'atelier. C'est ainsi qu'elle apprit le métier du re-
lieur ; mais celui-ci mourut, comme elle avait dix-sept
ans. Les deux femmes conservaient l'atelier, que di-
rigea le premier ouvrier, un Russe, Nicolas Féline.
Féline était mystérieux, comme doit être mystérieux
un Russe. On disait que la police le surveillait, mais
c'était un ouvrier excellent, et ses manières étaient
fort convenables, et on n'aurait rien pu lui reprocher,
s'il n'avait dégagé au moral « le mystère, la fourberie,
le mensonge ». Irène n'éprouve qu'antipathie pour lui,
sans doute parce qu'elle sent l'amour secret, l'amour
profond, l'amour tenace qu'elle lui inspire. Aussi,
lorsque sa tante meurt, Irène, épouvantée, ne songe
qu'à fuir. Elle a vingt ans; elle ne sait où aller; elle
ne connaît dans le monde nul appui, nulle aide, nul
abri. Ellepartira, pourtant, parcequ'elle ne se sent pas
le courage ni la force de demeurer seule avec Nicolas
Féline. Du cimetière, elle ne rentre pas chez elle ; elle
erre à travers les rues et, le soir venu, elle va faire la
queue (aumilieu de quellesmisères!) devantl'asiled'une
œuvre d'hospitalité de nuit. Il n'est pas engageant,
l'asile ; et ses compagnons le sont encore moms. Elle
aurait déjà fui, si elle savait où aller et si elle ne trou-
vait soudain auprès d'elle une vieille dame, d'aspect
pauvre, mais de bonnes manières, M"'= Lesoir.
M"' Lesoir, nous le saurons plus tard, ou, plutôt,
nous le devinerons, est une femme puissamment
riche, qui consacre sa fortune aux bonnes œuvres,
mais qui, pour que ces œuvrer, soient efficaces, dissi-
mule son nom et son identité. Elle emmène Irène,
sans lui dire qui elle est ; et Irène, auprès d'elle, se
sent le cœur léger et plein de confiance. Elle la con-
duit dans un grand immeuble de la rue de Sèvres,
qui appartient à Brocatel, grand philanthrope, en
réalité l'intendant de ses bonnes œuvres. Irène res-
tera là. Elle sera ainsi sauvée du milieu qui l'épou-
vantait ; mais elle ne sera pas oisive. Le travail est
nécessaire. Elle apprendra un métier; ce métier,
d'ailleurs, elle n'en aura pas besoin, car l'amour inter-
vient. Il intervient dans la personne du D"' Gau-
dias, qui est le médecin d'une des œuvres de
M°"= Lesoir. Le D' Gaudias est inquiétant ; il
est équivoque; mais il aime Irène, Irène, qui résiste
d'abord, puis qui cède devant cette passion entêtée.
Le mariage est décidé et, sur cette décision, se clôt
le livre. On verra la suite au prochain numéro. Il est
à craindre, ou à souhaiter, que le mariage n'ait pas
lieu, car, vraiment, ce docteur n'est pas du tout, mais
pas du tout, le mari qui convient à Irène. Si le ma-
riage a lieu, il y a bien des choses à redouter.
Telle est l'aventure toute nue et dépouillée des
multiples ornements qui la parent, et l'habillent, et
l'étoffent, si l'on peut dire. Les personnages n'y
manquent pas. Il faut citer Brocatel ; il faut citer
l'abbé Chamaille ; il faut citer surtout Isidore Pan-
teau, le garçon limonadier qui, il n'en faut pas
douter, sera l'un des personnages principaux du
drame, lorsqu'il y aura drame. Mais, si ces person-
nages vivent, ils ont, en même temps, quelque chose
de convenu et de conventionnel. On voudrait aussi
qu'ils représentent quelque chose et qu'ils soient,
LAROUSSE MENSUEL
non, certes, des symboles, mais des caractères nette-
ment marqués. Mais où est Gavroche ? où est Robin ?
où sont M. et M""" Pipelet ?
Sans doute, ce n'est pas une bonne disposition
d'esprit que de lire un livre sans le prendre au sé-
rieux, et il est bien difficile de prendre au sérieux le
roman de Henri Lavedan. On le lirait peut-être avec
passion, si on le lisait au jour le jour en feuilleton
dans un journal ; mais, aie parcourir d'une traite, on
éprouve une impression de lassitude.
Son défaut essentiel, peut-être, est d'apparaître
trop vertueux. II y a trop d'honnêtes gens et pas
assez de misérables, à tous les sens du mot. Nous
sommes bien certain que le secret serait singuliè-
rement plus vif, si l'on découvrait tout à coup que
Brocatel, l'ami de M"" Lesoir, est une franche fri-
pouille et que M"* Lesoir, elle-même, n'a pas eu
toujours une vie exemplaire. Mais, au fait, c'est
peut-être cela que nous apprendrons par la suite. Il
nous faut le souhaiter.
Ce n'est pas, d'ailleurs, la première fois que
Henri Lavedan exploite ce genre moral, et, si nos
souvenirs sont exacts, Catherine, qu'il fit jouer jadis
au Théâtre-Français, était bien de cette veine. En
voyant Catherine, en lisant Irène Olette, on avait un
peu l'impression, et l'on a encore l'impression, que
Henri Lavedan s'amuse en se moquant du monde.
Jeux d'écrivain, car Henri Lavedan est un bon écri-
vain; mais, pour prendre le ton de son œuvre, il a
donné à son style je ne sais quoi d'affecté et à la
manière de, qui commence par divertir, mais qui finit
par lasser. Il n'est point jusqu'aux titresdesmultiplei
chapitres que, véritablement, on ne peut attribuer t n
propre à l'auteur du Prince d'Aurecet du Marquis de
Priola et dont le ridicule voulu ne cause une sorte
d'agacement : Changer de quartier, c'estparjoischang:r
d'existence. Une pauvre millionnaire, Irène voit un
médecin... et elle entrevoit un prêtre, etc.
Les romans d'Eugène Sue, ceux de Victor Hugo
avaient une tendance sociale. On ne voit pas quelle
peut être celle du roman de Henri Lavedan. Il faut
attendre les volumes suivants, pour la connaître.
Espérons qu'au cours de ces volumes, rienri Lavedan
mettra un peu de vitriol dans l'eau de rosequ'ilnousa
servie. Le genre qu'il a choisi l'exige. — Claude Barjac.
Métaux. {Industrie des métaux réfrictaires aux
acides. Ferrosiliciums et alliages spéciaux.) Chim.
et ind. Depuis longtemps, les chimistes ont cherché
à suppléer aux poteries et aux porcelaines fragiles,
dans la pratique industrielle, par l'emploi d'appa-
reils métalliques. — Malheureusement, la plupart
des métaux usuels, et surtout le fer et le cuivre, si
pratiques, grâce à leurs propriétés mécaniques, ne
résistent pas à l'action des acides ; seul , le plomb pré-
sente (sauf à l'acide nitrique) une résistance assez
grande ; aussi était-il l'inévi-
table protecteur des bacs, des
chambres de réactions, etc.
Mais sa malléabilité, son point
de fusion peu élevé interdi-
saient son usage dans de nom-
breux cas.
La fabrication de l'acide sulfu-
rique avait montré la nécessité,
lors de la concentration, d'em-
ployer des chaudières inalté-
rables; longtemps on utilisa le
platine, puis les alliages or-pla-
tine. Mais le prix élevé de ces
métaux les fait écarter des
usines, pour des substances
plus économiques: porcelaine,
grès, lave de Volvic, quartz
ou métaux communs : plomb,
fonte de fer. Le principal reproche que l'on puisse
faire aux matières du premier groupe est leur
manque de conductibilité, cequi entraîne àdefortes
dépenses de charbon. En outre, ces substances sont
fragiles et, sauf le quartz, elles
se fendent sous l'influence des
brusques variations de tempéra-
ture ; quant aux métaux com-
muns, ils ne peuvent convenir
pour les concentrations exigées
par l'industrie.
Ces consitlérations ont conduit
à rechercher des alliages résis-
tants; ce problème a été résolu.
Actuellement, nous possédons des appareils pratiques
répondant aux besoins; presque tous sont constitués-
par des ferrosiliciums.
I. Ferrosiliciums. Les ferrosiliciums étaient déjà
connus comme générateurs de silicium, pour l'intro-
duction de cet élément dans les aciers. Un chimiste
français, Jouve, le premier, eut l'idée de les utiliser
à la construction d'appareils capables de résister à
l'action corrosive des acides. Malheureusement, ces
alliages se travaillent très mal, étant dénués de toute
ductibilité; d'où la nécessité de réussir les pièces par
moulage. Mais d'autres difficultés se présentèrent :
le métal fondu manquait de fluidité, les premiers
appareils ne résistaient pas aux pressions intérieures.
En 1907, Jouve avait réussi à triompher de toutes
«• 168 Février 1921.
ces difficultés et, sous le nom de métillure, avait
déjà fourni de nombreux appareils pour l'industrie
des acides: capsules, ventilateurs, pompes, etc.
A la même époque, ces alliages furent découverts
à nouveau ou imités à l'étranger; Krupp, en Alle-
magne, lançait ie neutraleisen, tandis que Rossi, en
Italie, préparait Vélianite; en Angleterre, Lennox
Type d'appareil chimique en mO
découvrait le tantiron, puis laC" Houghton, le mé-
tal ironac; les Etats-Unis apportaient leur contribu-
tion avec \e duriron des usines de Dayton (Ohio).
La guerre, avec ses demandes incessantes pour
les usines chimiques, fut cause du grand développe
ment de cette industrie ; actuellement, en France,
on trouve en service des appareils construits avec
le métillure de Jouve ou avec le superneutral de la
Société des produits métallurgiques.
Mais, quel que soit le nom de marque qui désigne
ces alliages, tous sont des fontes de fer et de silicium,
avec quelques — ,»— ^
centièmes de ' __"™-
carbone, de ' "
manganèse ou
d'autres élé-
mentsqui peu-
vent modifier
les caractéris-
tiques; la pro-
priété la plus
typique de ces
fontes est leur
grande résis-
tance aux aci-
des, lorsque la '
teneur en sili-
cium dépasse
12 p. 100. Au
delà, la rapi-
dité d'attaque diminue, pour passer par un miuimum
vers 16 à 18 p. 100, puis tend à augmenter; il en
résulte que les teneurs des alliages industriels varient
de 12 à 20 p. 100. Le tableau suivant résume les cons-
tances des principaux types commerciaux :
Composition des ferrosiliciums induslriels.
Type d'appareil chimique en métaux
in-ittaquablesi.
FEKROSILICllTMS
Silicium. . . .
Fer
Manganèse. ,
Nickel
Aluminium. .
Carbone. . . .
1 hosphore . .
Soufre
Densité. . . .
Fusion
Métillure <
p. iro
16, 92
81,05
0,88
o
0,25
0,59
0,17
0,01
6,71
15,07
82.40
0,62
6,87
15.13
80,87
0,53
2,23
o
0,82
0,06
0,03
7.>4
13. »6
83.99
0,77
1,08
o 78
0,05
6,71
15.51
82,23
0,66
0,83
0,37
0,01
6.94
i37o''-i400''
14 à 15
82 à 83
2 à 2,5
'.75 4 1.2
),o5 à 0,15
),05 à 1,2
6,8
1.400"
D'après le professeur Matignon (1913). — 2. D'après le professeur C. Carnell.
D'après les travaux du Dr. Matignon, qui compara
l'action de divers aciJes sur ces alliages, la perte par
heure et par décimètre carré de surface était la sui-
vante, avec l'acide azotique :
MLHiUurc
Ellanites
I 11
Ironac
iJiiriroii
t
1
Tan(.i-on ;
1
.^cide à 36» B. ébul. . . .
Même acide avec 50 p. 100
o'*'',o3
o-'f.os
ii""e,5 o'"B,l4
ll'"F,3 o"»,9l
25-1'
57"»'
2 *■•
1
2 "«.5 i
1
Dans l'acide tulfurique l'action est absokmient
nulle; avec l'acide chlorhydrique, le dissolvant par
excellence du fer, quelques dosages seuls, entre 16
et 18 p. 100 de silicium, présentent une grande
résistance; l'attaque est insignifiante. Enfin, des re-
cherches sur l'action des différents réactifs chimiques
ont montré que ces métaux résistaient bien à l'iode,
au brome et au chlore en solution saturc'e, aux dis-
solutions de sulfate de fer ou de cuivre, de chlorure
d'ammonium, au soufre fondu, au nitrate d'ammo-
nium en fusion; en général, il se fait par une légère
att,ique au début un décapage de la surface, puis, cette
attaque cessant rapidement, le récipient ne subit
plus qu'une attaque insignifiante.
La fabrication des objets se pratique par moulage;
«• 768. Fémer 1921.
ordinairement le métal est élaboré au cubilot ou au
four électrique, en partant de fonte à laquelle on
ajoute du ferrosilicium riche, soit à 25, soit à 70-75
p. 100 de silicium. — L'opération est assez déli-
cate, car toute la qualité de l'alliage résulte de l'éli-
mination des impuretés (soufre, phosphore) qui
peuvent souiller la fonte, tout en conservant le car-
bone et le manganèse, ces derniers éléments étant
utiles pour améliorer l'alliage.
Le métal fondu étant peu fluide et présentant au
refroidissement un retrait d'un tiers, les fondeurs ont
étéconduitsà imaginer des formes spéciales pour les
appareils ainsi fabriqués; de même, pour résister aux
pressions intérieures, dans certains cas, le métal est
renforcé par une armature ou une enveloppe en
fer. Le ferrosilicium est extrêmement dur, refu-
sant tout travail à l'outil; on s'astreint à mouler,
pour les joints, des
surfaces planes ai-
sées à dresser à
la meule de carbo-
rundum.
En dehors de ces
inconvénients, tour
nés très élégam-
ment par les cons-
tructeurs, il con-
vient de signaler
que ces métaux sont
réfractaires à la
rouille; ils ne s'al-
tèrent pas, même à
chaul; les fontes
conservent en outre
leurs foi mes aux
plus hautes tempé-
ratures.
Les appareils ont
une grande résis-
tance aux varia-
tions de dilatation;
ils sont, cependant,
sensibles aux chocs
et doivent être ma-
niés avec soin. Cette
fragilité n'est pas
comparable à celle
des poteries; aussi.
LAROUSSE MENSUEL
I^llerand. (Etienne-Alexandre), homme poli-
tique français, né à Paris le 10 février 1859. Ses
parents, modestes commerçants originaires de la
Haute-Saône, mais élablis depuis longtemps dans le
XIII" arrondisement, ne reculèrent devant aucun
sacrifice pour lui faire donner une instruction solide
et complète. Alexandre Millerand fit ses études au
lycée Michelet, puis au lycée Henri-IV : il y était
interne; sa mère, femme d'une intelligence remar-
quable, venait le voir chaque jeudi et suivait atten-
tivement son travail et ses progrès. Elle n'avait,
d'ailleurs, qu'à se réjouir, car son fils se montrait
déjà sur les bancs du collège ce qu'il ne devait cesser
d'être parla suite: un travailleur acharné, qui, dans
chaque classe, s'assurait par sa faculté d'assimilation
et sa ténacité les premières places et les premiers
prix. Son passage à l'Ecole de droit fut marqué par
Saturateun pour les poudreries na
Société des produit' njctallurgiqaea.)
grâce à leurs propriétés mécaniques, peuvent-ils ser-
vir aumontage dedispositifsde grandes dimensions,
montage absolument impossible à réaliser avec les
grés, ceux-ci demandant toujours des charpentes
coûteuses et encombrâmes. Enfin, tandis que la fa-
brication des grès demande plusieurs semaines, celle
des f errosiliciumsn'est que dequelques heures ; ce point
fut des plus intéressants durant la guerre, lorsqu'il
a fallu installer rapidement diverses fabrications.
Les fcrrosiliciums, par leur nature métallique,
sont doués d'une grande conductibilité calorifique ;
cette propriété permet, dans les condensateurs, d'ac-
tiver la réfrigération et, dans les chaud. ères, de mieux
utiliser le combustible. — Cet ensemble de qualités
apermisaux métaux réfractajresde trouver de grands
débouchés dans les industries des acides minéraux:
cornues d'attaque, ventilateurs, colonnes de conden-
sation dans les fabriques d'acide azotique; récupé-
rateurs, séparateurs des mélanges nitro-sulfuriques
dans les fabriques d'explosifs; appareils cIp concen-
tration, tuyauteries, etc., rour l'acide sulfurique, etc.
//. Alliages malléables. Pour remédier au manque
de malléabilité des fcrrosiliciums, plusieurs combi-
naisons malléables ont été trouvées ; il convient ici
de les signaler. La difficulté de leur élaboration a,
jusqu'à maintenant, restreint leur diffusion, mais il
est possible que, dans un avenir très proche, ces
alliages deviennent d'usage courant.
Ce sont surtout les al liages ternaires: cuivre-nickel-
chrome qui présentent le plus d'intérêt. Un des pre-
miers étudiés le fut par l'Américain Parr ; sa formule,
assez complexe, était très difficile à préparer. Elle ne
comprenait pas moins de neuf métaux : nickel , 60,65 ;
chrome 21,07; cuivre 6,42; manganèse 0,98; sili-
cium 1,08; tungstène 2,13; alumi-
nium 1,09; fero,76:raolybdène4,67.
Ccta liagefondaitài.30o°C.etrésis-
tait parfaitementauxacides;cc pre-
mier essai a été suivi de plusieurs
autres formules, donnant loutes
une bonne résistance, surtout à I Nickel.
de nouveaux succès; en 1881, Millerand était inscrit
au barreau de Paris comme avocat à la cour d'appel.
Il se signalait à la conférence Mole et se classait
second — derrière Poincaré — comme secrétaire de
la Conférence des avocats. Après d'aussi heureux dé-
buts, il ne tarda pas à se faire connaître en portant
la parole avec succès dans plusieurs affaires retentis-
santés ; notamment, dans le procès des grévistes de
Montceau-les-Mines. Il s'acquit ainsi bien vite au
Palais, comme avocat d'aflaires, une situation de
premier plan. Son cabinet, qu'il n'avait jamais aban-
donné, malgré l'activité de sa vie parlementaire, et
qu'il a fermé seulement — et sans doute à regret —
lorsde son élévation à la présidence de la République,
était devenu l'un des plus importants de Paris.
De très bonne heure, cependant, Millerand avait
été attiré par la politique. Le journalisme l'y ache-
mina. Entré, vers 1882, à la rédaction de la « Jus-
tice », que dir geait alors Clemenceau et où colla-
boraient Pelletan, Pichon, Delcassé, il se présenta,
deux ans plus tard, aux élections municipales et fut
élu, en mai 1884, conseiller du XVI» arrondissement,
avec un pro.;ramme républicain-radical. Il ne de-
meura qu'un an à l'Hôtel de Ville, juste assez pour
y faire apprécier sa volonté de travail, qui s'ap-
pliqua particulièrement aux questions d'enseigne-
ment. En 1885, il se porta candidat aux élections
législatives dans le département de la Seine, échoua
d'abord, mais passa aux élections complémentaires
du 27 décembre avec la liste radicale. Il siégea à
l'extrême gauche, aux côtés de Clemenceau, dont il
fut le lieutenant. Quoique nouveau venu au Par-
lement, il prit tout de suite part aux discus' ions de
politique générale et se signala bien vite comme un
Solubilité relative des alliages dans l'acide atotique à 35 p~ 100,
Proportions dissoti es sur 100 parties en 24 heures.
ALLIAOKS
Cuivre
Chrome ....
Aluminium. -
Attaque { ar
azotique). .
■I
l'acide azotique, malgré la grande
proportion du cuivre contenu.
Le tableau suivant indique la
composition de quelques types
usuels et la comparaison de leur
résistance à l'aclion de l'acide.
11 convient également d'in .iquer les alliag s Ir-
mann à base de cuivre allié au tungstène, résistant
à l'action de l'acide sulfurique bouillant (cuivre43,65;
tungstène 3,9; fer 1,87) et le métal Borchers
(nickel 64,6; chrome 32,3; argent 0,5 et molyb-
dène 1,8), pour lequel la perte dans l'acide azotique
est comparable à celle des meilleurs ferro ill-
ciums, avec l'avantage de pouvoir se travailler très
aisément. — Marcel Molinié.
Alliage» Cu-Nl-Cr
80
5
80
5
15
75
5
70
n 1,25 0,02 0,05 0,0130,023
70
30
19,2
Bronze
d'aluminium
3.5
des membres les plus actifs de l'opposition. Il par-
ticipa, d'autre part, à la réforme pénitentiaire, à la
réforme de la législation des faillites et fut nommé,
en 1887, membre de la commission du budget.
Le parti socialiste n'avait alors à la Chambre
qu'un petit nombre de représentants et, n'étant point
organisé parlementairement, devait chercher son
appui auprès des radicaux. C'était l'époque où Cle-
menceau apparaissait au Parlement comme le porte-
parole des revendications ouvrières où il était choisi,
par exemple, par les grévistes deCarmaux, pour être
leur représentant et leur défenseur devant l'arbitre
gouvernemental. Cependant, d'une façon générale,
les préoccupations des radicaux étaient surtout
d'ordre politique. Millerand se distingua du reste de
son parti en dirigeant son activité vers les questions
sociales. Dès 1888, on le voit s'occuper du travail
des femmes et des enfants dans les établissements
industriels. Les années suivantes vont accuser plus
nettement encore son orientation socialiste.
Lorsde la crise boulangiste, Millerand refusa de
suivre certains de sesamis radicaux, qui soutenaient
la tentative du général. Ayant quitté la c Justice »,
pour diriger la 1 Voix », il mena dans ce journal
une campagne également hostile à Boulanger et à
J. Ferry. 1^ scrutin de liste ayant été aboli en 1S89,
Millerand se présenta dans la première circons'
criptiondu XII* arrondissement (quartiers de Picpus
et de Bercy), à laquelle il est demeuré, depuis, tou-
jours attaché. Dans son programme électoral, il s'af-
firmait partisan d'une Chambre unique, d'un pouvoir
judiciaire électif, d'un pouvoir exécutif constitué
sur le modèle suisse et de larges libertés locales.
Réélu à une forte majorité, il révéla, au cours de
cette seconde législature, sa personnalité par plu-
sieurs interventions, notamment à propos de l'affaire
de Fourmies et des grèves du Pas-de-Calais (i89r),
de la loi Bovier-Lapierre, qui protégeait la liberté
des syndicats professionnels (1891), du privilège de
la Banque de France, dont il combattit le renouvel-
lement (1892), des grèves de Carmaux (1892) et de
la fermeture de la Bourse du travail (1893). Il alla
même jusqu'à préconiser une politique d'alliance
avec le socialisme révolutionnaire et pratiqua per-
sonnellement cette tactique en soutenant à Lille,
en 1891, la candidature du D' Lafargue. A cette
date, Millerand est encore le disciple de Clemenceau ;
il a adopté de son maître l'humeur batailleuse et
l'attitude violemment combative. Mais il ne va pas
tarder à se rendre compte qu'une politique d'oppo-
sition, fatalement négative, risque, si elle se pro-
longe, de devenir stérile. Sa clairvoyante vision et
son souci des « réalisations > vont l'avertir des dan-
gers d'une pareille tactique.
Les élections de 1893 trouvèrent Millerand à la
tête de la e Petite République •, où il avait succédé,
l'année précédente, à Goblet. Secondé par d'éminents
collaborateurs, parmi lesquels Viviani, il fit de ce
journal, fondé jadis par Gambetta, l'organe du so-
cialisme réformiste. Dans sa profession de foi, il
demandait une refonte de la législation et du sys-
tème fiscal. Il fut élu au premier tour. Au cours de
cette nouvelle période, le crédit de Millerand ne
cessa de grandir auprès du parti socialiste, dont il
fut amené à formuler le programme, dans son
fameux discours de Saint-Mandé, prononcé à l'oc-
casion du congrès des municipalités socialistes
(30 mai 1896). Ce discours eut un grand retentis-
sement et suscita de nombreux commentaires ; mais
il n'apparaît pas qu'il ait été sur le moment tr^ bien
compris. Sans doute, Millerand s'y était nettement
déclaré en faveur du collectivisme ; et ce mot avait
elïrayé bien des esprits; mais cet effroi était-il jus-
tifié ? En considérant le collectivisme comme le
terme du développement normal de nos sociétés
modernes, où l'accroissement du machinisme et la
concentration des capitaux tendent à l'expropriation
des petits propriétaires, Millerand se bornait à cons-
tater un fait d'expérience. Le collectivisme, selon
lui, n'était que la substitution de la propriété sociale
à la propriété capitaliste, substitution réalisée depuis
longtemps déjà en maints endroits, à propos de l'or-
ganisation des transports, de la distribution de l'eau,
de la lumière, de la force motrice, etc. D'ailleurs,
dans ce fameux discours, Millerand ne parlait pas
que du collectivisme ; en traçant aux socialistes leur
programme et leur ligne de conduite, l'orateur ne
leur dissimulait rien de leurs devoirs ; il affirmait,
notamment, la nécessité de sacrifier à l'intérêt na-
tional et proclamait hautement : « En même temps
qu'internationalistes, nous sommes Français et pa-
triotes;... jamais nous n'avons eu l'idée impie et
folle de briser, de rejeter loin de nous cet incompa-
rable instrument de progrès matériel et moral, forgé
par les siècles, qui s'appelle la patrie française. »
C'est que, en dépit do la hardiesse de ses vues,
Millerand ne fut jamais de ces rêveurs, chez qui la
réalité est masquée par l'utopie, ni de ces sectaires
qui ne revendiquent pour eux-mêmes la liberté qu'a-
fin de mieux tyranniser les autres. Voué à l'idéal
socialiste, il en déterminait clairement les limites et
les moyens d'action. Le but du socialisme, disait-il,
n'est pas a de construire une Eglise pour une secte,
mais de rendre pour tous les hommes le monde plus
habitable par la disparition successive des iniquités
sociales, par l'éducation de l'homme émancipé pro-
gressivement des tyrannies intérieures, comme des
contraintes extérieures «. Il estimait, d'autre part, que
I ce n'est ni par la haine ni par la violence que les
travailleurs conquerront leur émancipation intégrale;
c'est par la compréhension de plus en plus étendue,
de plus en plus claire, de leurs devoirs et de leurs
responsabilités ». Son effort tendait donc, ainsi qu'il
372
l'a défini lui-même, o à mener le parti socialiste vers
la conquête des pouvoirs publics, à l'éloigner des
violences en le rapprochant des réalités ». C'est ce
« mélange d'idéalisme et de raison pratique » qui
allait désormais présider à son œuvre politique et qui
se faisait jour déjàdans ses articles delà « Lanterne»,
dont il avait, en 1898, pris la direction, avec, pour
collaborateurs immédiats, Viviani et Briand.
Jusque-là, Millerand s'était confiné dans l'o-posi-
tion et y avait affirmé des qualités Ue polémiste re-
doutable, merveilleusement habile à saisir les fai-
blesses d'un adversaire ou à profiter de ses moindres
fautes; mais, si son amour de la lutte trouvait à ce
jeu quelque satisfaction, son esprit essentiellement
réalisateur et constructeur ne pouvait s'en contenter.
C'est le mcrite de Waldeck-Rousseau d'avoir deviné
l'homme de gouvernement qu'il y avait en Millerand
et de lui avoir fourni l'occas.on de se manifester sous
ce jour nouveau. En iSgg, en effet, lorsqu'il constitua
son ministère de défense et d'action répub icaines,
Waldeck-Rousseau olfrit le portefeuille du commerce
à Millerand, qui l'accepta. Ce choix souleva de
part et d'autre de vives récriminations : les modérés
s'alarmaient de voir le socialisme admis
dans les conseils de gouvernement, les so-
cialistes dénonçaient comme une trahison
cette collaboration de l'un des leurs avec
les partis bourgeois. Le « cas Milleran.i »
fut porté devant le congrès socialiste de
Paris, qui, après des discussions anlentes
et souvent confuses, se rendit finalement
aux raisons des partisans de Millerand et
reconnut la légitimité de son attitude.
Dans ses nouvelles fonctions, Millerand
révéla ses dons remarquables d'organisa-
teur. Très laborieux, ne reculant devant
aucune tâche, si ardue soit-elle, il est servi
dans son effort par une grande netteté de
jugement, une admirable mémoire et une
extrême su été de méthode. Il est surtout
animé d'une volonté ferme, qui va droit au
but et n'est satis.aite que lorsqu'elle s'est
traduite en actes. Aussi a-t-il fortement
marqué de son empreinte les divers mi-
nistères par lesquels il a passé, et l'en-
semble de son œuvre gouvernementale a
été féconde en résultats. Ministre du com-
merce de juin 1899 à janvier 1902, Millerand
commença par rc-former la distribution des
divers services de l'administration cen-
trale, afin de les mieux adapter au pro-
gramme qu'il voulait appliquer. Ce pro-
gramme tendait surtout à l'amélioration
des conditions de travail (loi du 30 mars
1900, qui introduisait le principe de la
journée de 10 heures, réforme de la législa-
tion des bureaux de placement, projet de
loi sur les retraites ouvrières), à la collabo-
ration des ouvriers à la gestion économi-
que de la société (réorganisationdu conseil
supérieur du travail, création des conseils
du travail, projet de loi sur le règlement
amiable des différends relatifs aux condi-
tions de travail, qui visait à réglementer
les grèves en instituant l'arbitrage), au
développement de l'action syndicale (pro-
jet de loi étendant la capacité des syn-
dicats et garantissant le droit syndical,
réorganisation de la Bourse du tra-
vail de Paris), enfin à l'accroissement
de notre outillage économique (réforme
de la législation commerciale, dévelop-
pement de l'enseignement technique).
Cette volonté d'aboutir, qui caractérise Millerand,
s'affirma à nouveau, lorsque, en 1909, dans le cabinet
Briand, il prit le portefeuille des travaux publics.
11 avait étudié entre temps l'organisation économique
des grands centres commerciaux ; il arrivait donc au
ministère muni d'une science économique qu'étayait
une expérience personnelle. Son œuvre garda, cepen-
dant, un caractère général et consista surtout dans
une réorganisation de l'administration centrale
(création de la direction des mines, modification du
conseil général des ponts et chaussées, remaniement
du comité consultatif des chemins de fer). Il faut y
ajouter la création de l'Office du tourisme, un im-
portant projet de loi sur l'autonomie des ports et de
sérieuses réformes postales : c'est Millerand qui a
amorcé la question des comptes courants et des chè-
ques postaux. Il eut également à assurer le lonction-
nement et l'organisation des chemins de fer de l'Etat
nouvellement rachetés. Mais la principale difficulté de
son ministère fut la jjrève des chemins de fer, qui
éclata en octobre 1910. Malgré ses affinités socialistes,
Millerand — pas plus, du reste, que son président du
conseil, issu comme lui du socialisme — n'hésita à
prendreses responsabilités et à recourir, pour enrayer
le mouvement, à la manière forte. Il avait, d'ailleurs,
peu auparavant, affirmé ses méthodes de gouverne-
ment et déclaré que, « quand on a l'honneur et la
lourde charge d'appartenir au gouvernement, on doit
chercher, avec le programme de son parti, à faire le
bien du pays, c'est-à-dire à servir exclusivement les
intérêts généraux, sans acception de personnes >.
LAROUSSE MENSUEL
Depuis 1898, Millerand était membre de la com-
mission de l'armée. Sa connaissance des questions
militaires et aussi ses talents d'administrateur le dé-
signèrent lorsque, en 1912, il s'agit de dissiper le ma-
laise qui pesait sur l'armée, depuis que la politique
y avait été introduite, et de renforcer sa puissance
matérielle, dont les gouvernements précédents, ainsi
que le Parlement, avaient quelque peu perdu le
souci. C'est à cette double tâche que s'appliqua Mil-
lerand, pendant l'année qu'il géra le ministère de
la guerre (janvier 1912-janvier 1913), dans le cabinet
Poincaré. Par la loi des cadres, l'appel plus large
aux ressources des possessions africaines, le déve-
loppement des camps d'instruction, l'adoption d'un
canon léger pour la cavalerie, les encouragements à
l'aviation et la réorganisation de l'état-major — où
il supprima, dans le haut commandement, une fâ-
cheuse dualité — Millerand réussit à porter l'appa-
reil militaire à un haut degré de puissance utile. En
même temps, il reconstituait l'unité morale du corps
d'officiers en bannissant de l'arrate toute politiq'ie; il
restaurait l'autorité du commandement et raffermis-
sait la discipline par la restitution à tous les gradés
[\U'.\amlre Millerand, [iriisident de la République française, i'iioi. Mami.l
du droit de punir et le retour aux appellations tra-
ditionnelles. Enfin, le rétablissement des retraites mi-
litaires, les revues plus fréquentes, les encourage-
ments donnés aux sociétés de préparation militaire,
ramenaient entre l'armée et la na' ion cette commu-
nion nécessaire qui avait presque disparu. Toutes
ces mesures contribuèrent à raviver dans le pays cet
esprit militaire et patriotique qui devait un peu plus
tard s'affirmer si magnifiquement.
Ayant dû démissionner à la suite d'un incident où
il avait donné, cependant, un bel exemple d'indépen-
dance et de hauteur de vues, Millerand avait, néan-
moins, réalisé en quelques mois une œuvre considé-
rable, et son autorité en matière militaire était re-
connue de tous. Il ne cessa, d'ailleurs, de s'occuper
des problèmes de la Défense nationale et, lors de la
campagne électorale de 1914, il avait insisté sur la
nécessité d'une forte organisation militaire (discours
de Belfort). Aussi, quand la guerre éclata, apparut-il
aussitôt comme l'homme nécessaire : il succéda à
•Messimy comme ministre de la guerre (25 août 1914).
L'ennemi était alors à proximité de Paris. Dans des
conditions particulièrement critiques, le nouveau
ministre dut, à coups d'improvisations et de décisions
rapides, parer à l'imprévoyance de plusieurs années,
régler toutes les questions de matériel, de vivres,
d'habillement, réorganiser le service des postes aux
armées, où des postiers remplacèrent les financiers
chargés jusque-là de ce service, adapter le service de
santé aux exigences nouvelles de la guerre et, sur-
tout, résoudre le formidable problème des munitions. 1
«• 168. Février 1921.
Lorsqu'il quitta le ministère, avec la démission
du cabinet Viviani (fin octobre 1915), Millerand
avait réalisé une tâche considérable. 11 con inua,
au Parlement, à suivre de très près les questions
diplomatiques et militaires, en même temps qu'il
travaillât, par des conférences données dans les
principales villes de France, à soutenir le moral
du pays.
Après l'armistice, quand il apparut que, pour ré-
gler le nouveau statut des provinces reconquises, il
était besoin d'un esprit organisateur et d'une vo-
lonté éiiernique, c'est à Millerand que le gouverne-
ment fit appel. Il fut nomme, le 21 mars igig, com-
missaire général de la République pour l'Alsace et
la Lorraine. Les dix mo s que Millerand passa à
Strasbourg furent particulièrement remplis. Son idée
direclricf était de conserver tout ce qu'il y avait de
bon dans l'administration locale et de n introduire
que progressivement les méthodes tle l'administra-
tion française, afin d'éviter les heurts et les malen-
tendus. Il avait demandé, et obtenu, pour cela une
entière liberté d'action. Administrées ju que-là de
Paris — ce qui signifiait, en bien des cas, incompé-
tence et lenteur — les deux provinces
furent soumises à un régime quasi auto-
n.ime, toutes les mesures étant prises di-
rectement pir le Haut commissaire et
sous sa responsabilité. Parmi les réalisa-
tions les plus intéressantes, on peut citer:
la réorgani-ation de I Université de Stras-
bourg, l'aboutissement des études de la
percée des Vosges, le développement du
port de Strasbourg, etc.
Le 18 janvier 1920, Millerand fut ap-
pelé par le président do la RépubliTuepour
constituer le ministère, en remplacement
de Clemenceau, démissionnaiie. En qua-
rante-huit heures, son cabinet était formé.
Président du conseil, Millerand prit le
portefeuille des ailaires étrangères et s'ap-
pliqua, avec son esprit de décision et son
sens des réalités, à résoudre les problèmes
complexes posés par la paix.
Héritier d'une situation difficile, ayant
mission de sauvegarder les inléntsde la
France en face d'une Allemagne obstinée
à éluder les stipulations du traité de Ver-
sailles, il lui fallait, en outre, compteravec
les susceptibilités des Alliés et leurs conve-
nances personnelles. Néanmoins, quand
il le jugea nécessaire, Millerand n'hésita
pas à prendre ses responsabilités et à agir
de sa propre autorité ; par exemple, lors de
l'occupation de Francfort. Il négocia éga-
lement l'accord de Spa, qui, s'il souleva
certaines critiques, eut, du moins, l'avan-
tage de faire arriver en France le charbon
allemand qui nous était jusque-là refusé.
A l'intérieur, la politique de Miller md ne
fut pas moins résolue. Lorsque, cédant à
de pernicieuses suggestions venues de Mos-
cou, quelques extrémistes tentèrent, en
mai 1920, de provoquer dans la monde
ouvrier une agitât. on à tendances ma-
n. lestement révolutionnaires, Millerand
n'hésita pas à sévir, et la dangereuse
elleivescence un moment soulevées'apaisa,
grâce à son action i nergique.
Durant toute cette période, la popularité
de Millerand n'avait cessé de grandir :
j on reconnaissait en lui l'homme capable
de triompher des difficultés de l'heure.
Aussi, quand Deschar.el fut contraint par
son état de santé de se démettre de ses fonctions
présidentielles, Millerand apparut à tous comme le
prési.ient aésigné. Ce n'e-t qu'après de longues hési-
tations qu'il céda aux sollicitations qui se manifes-
taient de toutes parts. En se portant candidat, il
tint, cependant, à bien spécifier, par une déclaration
publique, qu'il ne se cantonnerait pas, à l'Elysée, dans
des fonctions purement représentatives, mjis qu'il se
réservait le droit d'intervenir plus efficacement que
ses prédéc sseurs dans la conduite de la politique
extt rieure, pour en assurer la continuité. Cette franche
déclaration, qui alarma quelques parlementaires hos-
tiles à une politique personnelle du président de la
République, fit perdre peut-être à Millerand quelques
voix; elle donna, dumoins,unesignificationtoutcpar-
ticulière à son élection. Celle-ci eut lieu le 23 sep-
tembre 1920 : Millerand fut proclamé président de la
République par 695 suflrages, sur 892 votants.
Tout, dans la personne du nouveau président : son
corps trapu, sa tête large à la chevelure épaisse, les
traits énergtq'ues de son visage, l'acuité de son re-
gard sous le froncement des sourcils, donne une im-
pression de force résolue et sûre d'elle-même. Ceux
qui ne le connaissent point peuvent se méprendre à
son extérieur un peu rude, à son abord assez fermé.
F'ait remarquable chez un avocat doublé d'un parle-
mentaire, il parle peu ; il ne se livre guère. Mais
cette froideur apparente d.ssimule un grand fonds de
timidité. Dans l'intimité, au contraire, on trouverait
peu d'hommes plus affables. Très attaché à la vie de
famille, ayant l'horreur des vanités mondaines, il se
\
«• 168. Février 1921-
confine dans une existence toute de stoplicité et de
labeur. Levé à six heures et demie, il fait chaque
matin, à sept heures et par n'importe quel temps,
une longue promenade à pied ; il se met ensuite au
travail et ne s'interrompt qu'à une heure pour pren-
dre un léger repas : très sobre, il mange peu, ne boit
que de l'eau, ne fume pas. Parmi les arts, c'est à la
musique que vont ses préférences.
Cette simplicité et cette énergie, qui forment le
fond de son caractère, se retrouvent dans ses mani-
festations oratoires. Jamais éloquence ne refléta plus
exactement le tempérament de l'orateur : celle de
Millerand est claire, nette, soucieuse avant tout de
convaincre. Son argumentation, très serrée, met en
lumière tous les aspects de la question, va au-devant
des objections et les réfute. Il n'y a dans ses discours
nul souci de la parure, nulle recherche des grâces
de l'expression : ce n'est pas qu'ils manquent de
chaleur, mais l'émotion qu'ils produisent est pure-
ment logique. C'est bien là le langage d'un homme
qui, dans l'évolution de sa vie publique, a toujours
poursuivi une politique de résultats.
Depuis iQiS, Millerand est membre de 1 Académie
des sciences morales et politiques, où, dans la section
de législation, il a succédé à Sabatier. — F. Ouieanb.
Muse au cabaret (la), par Raoul Ponchon
(Paris,in-i6). — Raoul Ponchon est un poète d'une
espèce rare. Il est modeste. C'est un homme qui ne
souffre pas que sa b ographie soit publiée dans les
dictionnaires. Pendant trente ans qu'il a fait paraître
dans les gazettes— depuis le « Cuurrier l-'rançais >
jusqu'au» Journal a— des chroniques riraées qui ont
fait la joie des lettrés comme ce. le des bons vivants,
il a résisté à toutes les dcin m les et sollicitations
non seulement de les pub ier en volume, mais, même,
de donner un recueil de celles qui, dans une produc-
tion inspirée par l'actual té, lui sembleraient, si l'on
peut dire, le plus éternelles. Etonnante sagesse qui
ne se peut comprendre que de la plus sereine des
philosophies. Et, en effet, ce livre impatiemment at-
tendu, véritable événement littéraire, est sinon la
révélation — qui ne connaît Ponchon ? — du moins
la confirmation d'une âme charmante et solide. Nous
n'avons pas affa re à un gazetier à la façon de Loret,
commentant d'un ton plaisant, mais monotone, des
événements dont le courant 1 entraine. Ponchon do-
mine la situation ; il a un point de vue sur les choses ;
il est en possession d'une vérité. C'est celle qu'on
trouve dans le vin :
Je n'ai pas obtenu ma trogne
En léchant des cordes à puits,
dit le poète avec sa modestie habituelle, qui n'exclut
pas une conviction forte. Il aime le vin, et le bon,
celui de France. Non seulement le Champagne made
in Germany ne lui dit rien qui vaille, mais aucune
considération diplomatique ne peut lui faire goûter
du bourgogne d'Australie, et les vins de IHelvétie
ne lui inspirent que de terribles calembours. Il va
sans dire qu'il n'a. me pas l'eau. 11 n'en comprend
pas l'usage interne. 11 nous parle avec tristesse d'un
homme qui mourut pour avoir bu de l'eau de Vichy.
L'inondation de igio l'épouvante ; mais il ne lui faut
pas tant de ce liquide pour le la re fuir. Il lui arrive
parfois, par les temps de sécheresse et suivant l'usage
des poètes bach ques, de demander au ciel del'eau...,
mais c'est pour la vigne. Il la loue, mais de loin :
Je jure sur mon lavabo
Devant le Seigneur qui m'écoute
D'en boire parfois une goutte...
Quand il pleuvra sur mon tombeau.
Le titre : la Muse au cabaret n'est donc pas un
vain mot. Il est souvent question du marchand devin
dans ces vers, et son appellation moderne de bistro
n'est, au jugement de Ponchon, nullement péjorative.
Le poète aime le cabaret : c'est son foyer, non pas
le dimanche, il est vrai, car, ce jour-là, une foule d'in-
trus le chassent de son coin, ma s dans la tranquil-
lité quotidienne. La lumière du cabaret l'attire. Dans
une rue, il y a toujours un trottoir plus fréquenté
que l'autre : c'est, selon Ponchon, celui où sont les
marchands de vin. Il ne goûte pas, pourtant, les éta-
blissements par trop éclairés et, surtout, trop musi-
caux, qui pullulent aujourd'hui ; ils lui font regretter
les paisibles « caboulots » d'autrefois :
Jadis, à la bonne heu.e, on s'entendait manger,
Et l'on s'écoutait boire.
Il y cherche une retraite : une cachette, non point.
Il n'approuve pas du tout ce maire provincial qui
imposait aux cabarets de son ressort des rideaux
opaques. Pour lui, il a le courage de son opinion :
Je ne suis pas de ces feignants
Qui se cachent pour boire.
Que cette familiarité .parfois cette verdeur de langage
et aussi cette inspiration constamment bachique ne
fassent pas croire à ceux qui ne connaissent pas
Ponchon — s'il en est — que ce poète n'est pas ca-
pable d'envolée. L'expression de «trogne ailée », qui
lui fut appliquée sans façon par Le Goffic, exprime
as-ez bien l'état de sa muse un peu libre, mais tou-
jours prête aux plus aimables inventions. Une des
pièces cap taies de son volume, de celles qu'on cite
partout, nous dit, sur un rythme ronsardisant, tout
LAROUSSE MENSUEL
le lyrisme que communique à une âme capable de
fantaisie un vin subtil, le vin qu'aime Raoul Ponchon:
Il n'est pas de ces vins fous.
Lesquels vous
Flanquent d'atwrd une tape.
Pacifique et naturel.
Il est tel
Qu'il somnolait dans la grappe.
Ses éléments éthérés
Par degrés
Montent, par lente poussée.
Mais ne prennent pas d'assaut.
En sursaut,
Le palais de la Pensée.
C'est un paisible et serein
Souverain
• Qui, dans sa cour enchantée.
Avance à pas de velours.
Si peu lourds
Qu'on ne s'en peut faire idée.
Pourtant, à son pas discret.
On dirait
Que ses courtisans s'éveillent
Qui dormaient en l'attendant...
Dans l'instant
S'éveillent et s'émerveillent.
Et lentement, et petit
A petit,
Les rythmes, comme des pages,
Com&encent à frétiller.
Babiller, •
Et mènent de grands tapages.
Un rêve dans mon cerveau. Et voici que mon esprit
Tout nouveau S'attendrit
Se lève comme une aurore. Sur nos misères humaines
Plus insénu mille fois Et que je dis des méchants:
Qu'en les bois Pauvres gens !
Une fleur qui vient d'éclore. Pitié pour ces pliénomènes I
Catulle Mendès revendiquait Ponchon pour l'école
parnassience. C'était trop limiter son génie. Ce qu'il
représente est toute la bonne tradition d'une poésie
libre en son parler et vivante, très ancienne dans notre
littérature, non pas seulement celledes chansonniers,
bons apôtres de Bacchus, mais aussi celle d'un Samt-
Amant et, plus loin, celle d'un Anacréon aussi.
Il est permis d'aimer moins cette partie du volume
que la muse verte inspire. Le bon vin représente une
très vieille joie de l'homme : il a sa place dans la lit-
térature classique de tous les pays et de tous les temps.
L'absintl.e procure des joies passagères et mauvaises.
Elle n'inspire souvent qu'un romantisme malsain. Il
semble qu'on frôle ici la maladie. Il faut tout le ro-
buste équilibre bourguignon d'un Ponchon pour tirer
de cette source douteuse un filet de gaie fantaisie.
Il est amusant, pourtant, quand il bataille contre un
physiologiste qui montre les effets mortels de l'ab-
sinthe en injectant dix centimètres cubes de ce li-
quide à un innocent cochon d'Inde. La béte meurt,
il est vrai. Mais, dit Ponchon, qu'est-ce que cela
prouve ? Simplement, que la do=e est trop forte.
C'est comme si, moi, j'en buvais un litre !
Mais, sans nous appesantirsurunsujet dangereux,
suivons plutôt notre poète dans un domaine où son
lyri me atteint les plus hauts sommets et qui est ce-
lui de la cuisine. Dans son roème liminaire, à la
façon d'un Lucrèce, il nous raconte l'origine des
choses. Il nous montre la civilisation naissant de la
table : la rel gion d'abord, Bacchus et Cérès, c'est-a-
dire le pain et le vin; le mariageensuite,car l'homme
a voulu s'attacher la femme qui préparait les meilleurs
plats ; l'astronumie, issue d'abord du souci de calcu-
ler l'heure des repas ; les voyages, la marine et la
géographie, provenant du désir d'aller quérir des
denrées propres à varier les menus. Enfin, n'est-ce
pas la première indigest ion qui nous valut la mérlecine ?
Pour lui, jamais le boire ne lui a fait oublier le
manger. Jadis, Saint-Amantcélébrait avec une pieuse
ardeur le melon ou le fromage. Ainsi Ponchon s'exal-
te devant cette chose familiale, nationale et auguste
qu'est un gigot à l'ail :
Vous êtes tendres plus qu'une jeune épousée
Gigots d'agneaux ! Argile idéale et rosée
Qui fondez sous nos dents ;
devant une soupe à l'oignon, réconfort des buveurs,
surtout quand le fromage y file comme il faut'.
Si on ne lui coupe le fil
Il va filer jusqu'en Belgique ;
devant une bouillabaisse, car ce B-^urguignon ne pra-
tique pas l'exclusivisme provincial, et il défend ce
plat méridional contre les insinuations de quelques
gens du Nord mal intentionnés.
Son lyrisme est parf )is ombrageux. Les hasards
de l'actual té amènent le poète à passer au crible
de son robuste bon sens toutes les fantaisies des
savants sur l'alimentation de la pauvre humanité. A
l'un qui veut remplacer la viande par de l'extrait de
houille il objecte que la houille deviendra tellement
chère qu'un autre savant sera falalement amené à
extraire la houille du bœuf et du mouton, et ce
n'est pas la peine de s'engager dans ce cercle. Il
n'approuve pas davantage ceux qui songent à nour-
rir l'homme avec des pilules ou des eifluves électri-
ques : ce sera la fin de toute gentille gourmandise,
car les vrais gourmets ne se souc ent pas seulement
que leurs tissus soient nourris ; ils veulent goûter
et même ne commencent à manser que quand ils
n'ont plus faim. Mais que dire de ceux qui jettent
373
le discrédit sur le» plus honorables salades par la
menace d'aflreux microbes :
Songez qu'en dévorant un méchant pissenlit,
Vous risquez d'attraper un amœba coeli
Et que l'échinocoque, ainsi que l'anguillule.
Vous désagrégeront cellule par cellule,
Autant vaut avaler ton sabre, 6 Damoclès I
Qu'être lombricoé par un ascarides...
Je me sens tricoté par un tricocéphale !...
O ma tète I ma tète I ô ma pauvre cépbale.
Ces noms hétéroclites rebondissent légèrement en-
tre les mains de cet étonnant artiste, qui jongle
sans peine avec toutes les difficultés de la versifica-
tion. C'est merveille de voir comment les actualités
les plus terre-à-terre, les moins poétiques, se mettent
aussitôt, dans ses vers, à s'envoler au gré d'une
rime savante. Tout peut entrer dans une chronique
de Ponchon. Pour ne citer que quelques-uns des
sujets qui passent dans ce seul volume, sans parler
de quelques poésies dont la mère ne permettra pas
la lecture à sa fille, en admettant qu'elle les lise
elle-même, nous y trouvons une étonnante et fami-
lière conversation entre le président Fallières et le
roi Edouard VII, qui se plaint avec bonhomie des
vertus trop... rafraîchissantes du Loupillon ; l'his-
toire effroyable d'un gardien du musée Dupuytren,
qui buvait l'alcool des bocaux et s'en trouvait si
bien ; des considérations désolées sur l'inexactitude
contemporaine (seul le propriétaire n'est jamais en
retard) ; une poétique allégorie sur le martyre du
grain d'orge, qu'on enterre, qu'on coupe, qu'on bat,
qu'on noie, qu'on brûle, qu'on écrase, et dont on
boit le sang ; une éloquente et chaude invective à sa
« muse et sa mie », insatiable d'or et qu'il chasse
loin de lui ; une complainte humoristique sur le vol
delà Joconde; une amusante confession de Sarcey
sur ses jugements littéraires (la Tante de mon oncle);
une ode funambulesque intitulée Partie de chasse
et où il est question d' « êtres du genre moukère •
qui ne voulaient pas que l'on fumât dans leur com-
partiment :
Qu'arriva-t-il de ces sorcières ?
Eh bien, mais... d'un commun accord
On les jeta par-des6us bord,
C'est-à-dire par les portières.
Du geste auguste des semeurs.
Elles churent dans les éteules...
Dans le wagon des dames seules,
Nous étions quarante fumeurs.
Un autre jour, tel Musset, le buveur est poursuivi
par un double :
Un client, en face de moi
Qui me ressemblait comme un frère,
qui le suit par les cabarets, s'assied à la même table,
boit en même temps que lui et titube avec lui. Mais,
à la fin, chez un dernier tavemier, ce double lui-
même, par un phénomène du reste bien coimu, il le
voit encore double :
Quand il fut assis devant moi,
Jugez de mon nouvel émoi :
Au moment de choquer nos verres,
Au lieu d'un copain, j'en vis deux,
Lesquels — n'est-ce pas merveilleux ?
Me ressemblaient comme deux frères I
Un livre de poésie, à l'ordinaire, se lit à petites
doses. On prend le volume, on le laisse un tenaps,
selon qu'on est ou qu'on n'est pas disposé à l'élan
lyrique. Mais la Muse au cabaret, c'est un volume de
poésies qui se lit d'un seul coup, avec un sourire.
Ony goûte une gaietéfranche,sansscurrilité, et surtout
une admirable aisance, qui vous entraîne ; I aisance
d'un esprit vigoureux, qui est maître de sa forme.
Maître de sa langue d'abord : savoureuse, puisée aux
sources populaires, où des tournures assez familières
(pour quant à la chambre à coucher...) se font place,
où les expressions argotiques viennent a la res-
cousse, quand le pur français n'y peut aller ; toutes
libertés admises de tous temps dans le genre burles-
que, dont notre poète est le maître aujourd'hui. Pon-
chon n'hésite pas, au besoin, à forger des mots qui lui
fournissent souvent des rimes et commodes et comi-
ques (il parle de vin potitif, mais qui coriace les vi-
laines âmes, du lait dans lequel on fait de l'eau Vi-
chyr, et d'un événement qui vous abracadabre).
Maître de sa versification ensuite : car, s'il a quel-
que préférence pour l'octosyllabe en strophes de
quatre ou de six vers, il se joue de tous les rythmes,
aussi bien de la régularité de l'alexandrin à rimes
plates que de la variété des strophes hctérométriques.
Il faut toujours en revenir à cette louange: ce qu'on
aime en Ponchon, c'est la verve toujours jaillissarite ;
une nature qui suppose beaucoup d'art ; un vieux
fond de gaieté française, une parfaite santé et un
excellent équilibre de l'esprit. — Lou>« Codoiu».
Politique intérieure et extérieure.
(Décembre). Le dernier mois de l'année 1920 ne peut
pas être compté parmi ceux qui ont apporté de la
clarté dans les événements de ces temps-ci. Rare-
ment le ciel politique fut plus brumeux. Non pas
qu'on ait pu craindre d'y voir éclater de grosses
tourmentes, mais rarement, aussi, on avait vu moins
clair dans le présent et dans l'avenir, comme si
les lumières qui sont chargées d'éclairer la route
de l'humanité avaient, toutes à la fois, manqué
d'aliment. A la faveur de cette demi-obscurité, les
374
éléments de trouble, comme il arrive toujours,
n'avaient pas manqué de s'agiter et de pulluler ainsi
que font les microbes que le grand soleil ne gêne
plus, et on doit constater, non sans quelque ennui,
que l'année se terminait sur des incertitudes et sur
des inquiétudes. Les causes de cette situation
n'avaient pas changé, et la principale restait l'inéga-
lité notoire qui se manifeste, depuis le début de cette
crise, entre les événements et les hommes. Personne,
en aucun pays, n'est de taille à prévoir et à diriger.
Ne nous étonnons donc pas que l'humanité sans
chefs erre un peu à l'aventure et ne se défende
guère du pire que par son immense lassitude et son
instinct de conservation. On devait souhaiter, aux
derniers jours de 1920, que la lente convalescence qui
nous expose à des rechutes nous conduisît à un état
de santé qui permettrait de profiter de la leçon du
passé d'hier et d'entrer dans une phase nouvelle de
croissance et d'énergie. Chacun devait comprendre
qu'en présence de la menace toujours présente du
bolchevisme, que notre faiblesse seule rendait dange-
reuse, il fallait une forte résistance de tout l'orga-
nisme contre la contagion. Il s'agissait là de l'avenir
même de la civilisation européenne, déjà compromis
par la guerre, menacé de destruction totale par
cette forme moderne des invasions barbares. Nous
restons convaincus, après avoir pesé les événements
de ce mois de décemb e, que, seule, une coalition vo-
lontaire des individus, enfin éclairés sur le danger
qu'ils courent en commun, pouvait produire ce cou-
rant de résistance qui nous sauvera. Nous avons
souvent appelé l'attention de nos lecteurs sur la res-
ponsabilité présente de tout homme qui pense et qui
est doué de la faculté d'action. Plus les événements
se succèdent, plus cette responsabilité grandit.
Rien n'avait été plus obscur et plus indécis, parmi
les ob-curités et les indécisions de ce mois, que la
politique des Alliés à l'égard de la Grèce. Nous en
étions restés, fin novembre, au point d'interrogation
qu'avaient posé les pourparlers de Londres, et nous
souhaitions alors que le résultat définitif ne fût pas
une abdication de la France. Les conversations
avaient repris dans les premiers jours de décembre,
après l'arrivée du comte Sforza et le retqur à Londres
de Georges Leygues. Bientôt, on avait triomphé de
l'accord complet qui s'était établi, disait-on, entre
les trois puissances, et la Note envoyée à la Grèce
avait paru une victoire de la politique française. On
avait voulu espérer que cette Note, qui menaçait, sans
définir quel serait l'efiet concret des menaces, ferait
réfléchir le peuple grec sur le résultat d'un plébiscite
favorable à Constantin ; on s'était flatté qu'au pis-aller
on pourrait aboutir à faire passer la couronne hellé-
nique sur la tête du diadoque, et on pensait tenir
un moyen d'action infaillible dans le blocus et dans
le retrait de toute aide financière. La suite de cette
histoire tragi-comique n'avait pas répondu à ces
prévisions. Les neuf dixièmes au moins des électeurs
grecs avaient voté pour Constantin. Celui-ci avait
déféré au vœu de la nation. Il était rentré à Athènes
au milieu des acclamations. Sans doute, les ministres
de l'Entente ne lui avaient pas fait cortège, et ils
avaient même manifesté par des refus de décorations
leur abstention réfléchie. Mais, bien qu'on eût an-
noncé, non sans ostentation, qu'ils quitteraient
Athènes, ils y étaient encore à la fin du mois. Non
seulement rien ne faisait prévoir qu'ils fussent sur
le point de remettre leurs légations aux mains des
chargés d'affaires, mais il était probable que le prince
Georges de Grèce allait venir en mission auprès des
puissances occidentales. Constantin avait adressé à
son peuple un message où rien ne marquait qu'il eût
une crainte particulière de l'animosité de l'Entente
et oii 11 d*sinait déjà une politique balkanique et
un accord avec la Serbie ; il y tirait, en outre, desdeux
mariages qu'allaient conclure son fils et sa fille avec
une princesse et un prince de Roumanie les consé-
quences heureuses que cette double union permet-
tait de présager pour une cohésion des monarchies
de la Péninsule.
Certes, il y avait dans cette assurance plus d'au-
dace sans scrupule que de sécurité réelle, mais il
n'en était pas moins caractéristique que cette ren-
trée en scène de Constantin se fût passée sans au-
cun incident diplomatique sérieux et que, six se-
maines après la chute de Venizelos, quinze jours
après le retour à Athènes du roi que les puissances
protectrices avaient expulsé, ces mêmes puissances,
après beaucoup de paroles, après un vague essai de
blocus sans résultat, n'avaient affirmé par aucun
acte essentiel l'orientation de leur politique que,
très vraisemblablement, elles cherchaient encore. En
somme, les propositions françaises tendant à mani-
fester énergiqueraent le mécontentement franco-
anglais avaient abouti à l'adoption de la méthode
anglaise de l'expectative. Rien ne prouvait que ce
ne fût pas là une solution sage. Mais c'était tout le
contraire de ce que nous avions annoncé.
Au surplus, il importait de remarquer que l'Italie,
bien qu'on se fût prévalu, après l'entrevue de Lon-
dres, de son adhésion à la politique française, n'avait
manifesté aucune aversion pour Constantin et que,
fidèle à des principes anciens, elle s'était montrée
plus favorable au rétablissement de la monarchie
Éîi'iiéral NmIIc-I. clief de la Commission
militaire interalliée, en AUt-niagne.
LAROUSSE MENSUEL
qu'elle ne l'avait été au gouvernement de Venizelos.
Le roi, rétabli, pouvait dès lors compter qu'il trouve-
rait là plutôt un appui qu'une hostilité. Cette poli-
tique hellénique de l'Italie devait être rapprochée
de sa politique yougoslave. Le traité de Rapallo, si
habilement et si hardiment négocié par Giolitti et
Sforza, avait enfin réglé le différend avec Belgrade.
La question de Fiumeétaitdiplomatiquement termi-
née; l'évacuation regardait l'Italie, et l'énergie du
gouvernement allait venir à bout des attitudes furi-
bondes de d'Annunzio. Par cette conclusion rapide
d'un différend qui avait trop duré, les deux hommes
d'Etat italiens étaient amenés à conjuguer leur poli-
tique avec celle des Yougoslaves. Sans doute, en
agissant ainsi, ils
songeaient sur-
toutàbriderl'Au-
triche au cas où
elle pourrait, un
jour donné, es-
sayer de renaître
de ses cendres.
Mais les événe-
ments grecs sur-
venant au mo-
ment où le traité
de Rapallo était
signée il n'était
pas possible de
croire q u'un hom-
me d'Etat aussi
aviséque lecomte
Sforza n'eût pas
aperçu le parti
qu'il en pouvait j^^
tirer pour don-
ner à l'Italie,
dans les affaires balkaniques, un rôle important et
peut-être prépondérant.
D autre part, l'aventure grecque, on le sait, avait
rerais en question le règlement de l'affaire turque.
On avait été très ardent, en France, pour la revision
du traité de Sèvres. On en parlait toujours, maison
trouvait peu d'échos en dehors. L'Angleterre se tenait
très ferme dans son hostilité traditionnelle contre la
Turquie et ne sentait aucun besoin de recommencer
l'œuvre laborieusement achevée par le traité de Sè-
vres. Elle n'avait pas de tendresse pour Mustapha
Kemal. Elle avait, à la vérité, des difficultés pour
mettre sur pied l'Etat juif de Palestine, où chrétiens
et musulmans s'entendaient pour résister aux exi-
gences des Sionistes. Tout n'allait pas pour le mieux
en Mésopotamie, et, bien qu'on en parlât peu, la
tranquillité de l'Inde n'était pas parfaite. Malgré
tout, l'Angleterre s'en tenait aux décisions prises. Il
n'y avait donc pas d'indice qu'elle voulût rien chan-
ger à ce qui avait été réglé pour Smyrne au profit de
la Grèce contre la Turquie. La France eût peut-être
été plus disposée à s'adoucir au sujet de Mustapha
Kemal, et le moment eût sans doute été bien choisi
à l'heure où il n'était pas certain que la liaison entre
le chef du gouvernement d'Angora et les bolcheviks
russes fût aussi étroite qu'on l'avait cru. Mais la
France n'avait pas de politique nette en Asie. Elle
portait lourdement le poids de l'expédition de Syrie-
Cilicie, qui maintenait 60.000 hommes loin de France
et devait coûter 1.200 millionseni92i. Le Parlement,
après avoir entendu le général Gouraud, tendait à
renoncer à la Cilicie. En même temps, on accordait
à l'Angleterre une rectification de frontière très
avantageuse sur le haut Jourdain, et on abandonnait
ainsi, morceau par morceau, tous les avantages que
nous avait accordés le traité de 1916. On ne sem-
blait pas, nous le répétons, avoir de plan arr'té en
matière de politique orientale. Rien ne pouvait être
plus rassuran t pour la Grèce.
Dans les Balkans, enfin, les Yougoslaves, libérés de
tout souci du côté de l'Adriatique, se montraient
disposés à reprendre une politique agressive, ou tout
au moins équivoque, à l'égard de la Bulgarie. La
Roumanie était sollicitée par la Russie des soviets
d'entrer en négociations pour la paix, et, bien qu'on
pût se demander quelles étaient les intentions réelles
du gouvernement de Moscou, s'il cherchait la guerre
ou la paix, le ton de Tchitcherine n'était plus le
même que celui qu'il avait eu, quelques mois aupa-
ravant, au moment de l'invasion victorieuse de la
Pologne, alors qu'il réclamait la Bessarabie et éta-
blissait sans ménagement le compte des récupérations
de matériel qu'il exigeait de la Roumanie.
Enfin, la Tchécoslovaquie ne semblait pas réfrac-
taire à une combinaison d'intérêts avec les Slaves
du Sud ; on reparlait de la petite Entente, et on at-
tendait à Rome le ministre Benès. Si l'on rapprochait
ces tendances et ces faits isolés, mais convergents,
on était amené à envisager l'éventualité d'une action
commune où l'Italie, les Yougoslaves, la Grèce, la
Roumanie et, subsidiairement, la Tchécoslovaquie
combineraient leur action et joindraient leurs intérêts,
et, pour en revenir à notre point de départ, on ne
voyait pas bien, étant donné le peu d'enthousiasme
de l'Angleterre, comment la France parviendrait à
soutenir contre Constantin l'attitude intransigeante
qu'elle avait prise dès le début. On arrivait ainsi à
«• 168. Février 1921.
cette possibilité un peu extravagante et que nous di-
rions immorale, si la morale avait quelque chose de
commun avec la politique, que Constantin, après
nous avoir copieusement trahis pendant la guerre,
était à la veille d'en être récompensé par l'accrois-
sement du territoire consenti à Venizelos et allait
peut-être jouer un rôle dans la politique balkanique.
Que devenaient, dans tout cela, le prestige et l'au-
torité de la France ? Et quelles armes avions-nous
contre les complications innombrables qui pouvaient
surgir brusquement dans l'imbroglio des intrigues
balkaniques et bolchevistes ?
On ne pouvait nier qu'une incertitude plus lourde
encore ne pesât sur l'exécution par l'Allemagne du
traité de Versailles. La conduite de l'Allemagne
était faite de contradictions. Sans qu'il fût possible
d'affirmer formellement qu'elle ne faisait pas des ef-
forts pour exécuter le traité, il était certain qu'elle ne
manquait aucune occasion d'administrer la preuve
du contraire. Qu'il s'agît de répondre aux observa-
tions qui lui avaient été faites au sujet des discours
tenus en Rhénanie par les ministres Fehrenbach et
Simons, ou de la question des mandats coloniaux
devant l'assemblée de la Société des nations à Ge-
nève, ou de la question des réparations ou de celle
du désarmement, le langage quelle tenait manquait
de franchise et provoquait une invincible défiance.
Sur les deux derniers points, notamment, il était
impossible, si patient que l'on fût, de n'être pas
frappé de son insigne mauvaise foi. On se souvient
que la Conférence de Spa, où l'Allemagne avait es-
compté la division des Alliés qui ne se produisit pas,
avait imposé au Reich l'obligation de dissoudre,
avant le 31 décembre 1920, les troupes de police
dites Einwoknerwehten et Siclierheilspolizei on police
verte, qu'entretenaient divers Etats, faute de quoi
les Alliés prendraient telles sûretés qui leur semble-
raient convenables et pourraient occuper soit le
b.issinde la Ruhr, soit toute autre région. Or, non
seulement les troupes n'avaient point été dissoutes,
mais la prétention s'affirmait de les maintenir défi-
nitivement à titre de troupes de protection, soit con-
tre le bolchevisme, soit contre la réaction, notamment
en Bavière et dans la Prusse orientale. On déclarait
que ces troupes n'étaient pas partie intégrante de
l'armée régulière et n'étaient pas visées par le traité
de Versailles. Il fallait ajouter que les révélations
faites et les chiffres avancés par l'ancien ministre
français de la guerre, André Lefèvre, après sa démis-
sion, avaient fait sur le Parlement et dans l'opinion
française une pénible impression. On sentait la résis-
tance de l'Allemagne au désarmement, la persistance
du militarisme, la préparation secrète de la revanche,
et, pour peu que l'on voulût regarder dans l'histoire
du dernier siècle, on devait se souvenir de l'habileté
déployée de 1807 à 1812 pour organiser, sous l'œil du
vainqueur, une armée qui fit crouler l'Empire de
Napoléon P''. Or il apparaissait que, par d'autres
voies en apparence, mais par des méthodes sensible-
ment identiques, l'Allemagne tendait au même but.
Cette question du désarmement avait fait, en dé-
cembre, l'objet d'un échange de Notes incessantes et
précises entre le général Noilet et le gouvernement du
Reich et entre le même gouvernement et les ambassa-
deurs alliés. A la fin du mois, non seulement la question
n'était pas réglée, mais l'Allemagne semblait vouloir
la lier à celle des réparations qu'une assemblée
d'experts examinait alors à Bruxelles.
On doit reconnaître qu'il était fâcheux que, plus de
deux ans après la conclusion de l'armistice du ri no-
vembre 1918, la question des réparations ne fût pas
beaucoup plus avancée qu'au premier jour. Il n'est
pas douteux que l'incertitude qui pèse sur la quotité
de la dette de l'Allemagne la place, au point de vue de
sa reconstitution financière et industrielle, dans une
position très difficile et qu'on se trouve enfermé dans
un cercle vicieux. L'Allemagne ne pourra payer que si
son état économique s'améliore, et son état écono-
mique ne peut s'améliorer que si elle a enfin le moyen
d'établir des plans d'avenir commercial et industriel,
ainsi quedes combinaisons financières, sur desdonnées
intangibles. Ajoutons que la dette allemande s'accroît
sans cesse du coût de l'occupation alliée en Rhénanie
et qu'aucune détente de cet'.eoccupationnepeutêtre
envisagée tant que la volonté de l'Allemagne de
rester pacifique et d'observer les traités ne se sera
pas affirmée par des faits multiples et indubitables.
Il est donc très nécessaire, d'une part, que l'Alle-
magne désarme franchement et complètement comme
elle s'y est engagée, d'autre part qu'elle sache ce
qu'elle aura à payer et qu'elle dise par quelle mé-
thode elle entend s'acquitter de sa dette. Cette ques-
tion avait été déjà examinée par les puissances à
Boulogne et à Spa ; — avec quelles divergences de
vues, on ne l'a pas oublié. La Conférence de Bruxelles,
qui s'était réunie au milieu, de décembre avait préci-
sément pour objet d'étudier les propositions que
feraient les Allemands au sujet des moyens et mé-
thodes de payement. Elle devait être suivie d'une
Conférence des premiers ministres, qui se réuni-
raient à Genève pour discuter les conclusions de la
réunion de Bruxelles, et d'une délibération du Con-
seil suprême qui notifierait à- l'Allemagne ses déci-
sions, procédure, à la vérité, bien lente, peut-être
«• 168. Février 1921.
vaine, mais qui avait le mérite de tendre, pour la
première fois, à une conclusion définitive.
A Bruxelles, la France avait envoyé les écono-
mistes Seydoux et Cheysson ; la Belgique, l'ancien
ministre Delacroix et le banquier Orner Lépreux ;
l'Allemagne, Bergmann, von Simons, Melchior, von
Havenstein, à l'exclusion de Stines et de Rathenau ;
l'Angleterre, lord d'Abemoon et sir John Bradbury.
A la fin du mois, aucun résultat n'était encore acquis,
mais on avait entendu les plaidoyers des délégués
allemands proclamant la détresse financière et indus-
trielle de leur pays. On semblait espérer que, dans
cette Assemblée animée du désir d'aboutir, composée
d'hommes modérés avant tout soucieux de solution^
possibles, on avait des chances d'arriver à un plan
défini, sur lequel les grandes puissances pourraient
enfin bâtir un édifice solide. Mais on était encore
bien loin de cette réalisation, et il n'est pas besoin
d'insister sur les graves inconvénients d'une trop
longue imprécision, qui, à la vérité, pèse sur l'Alle-
magne coupable, mais qui ne pèse pas moins sur la
France victime, non seulement privée de récupérer
ce qui lui est dû, mais, en outre, obligée de se cons-
tituer banquier de son ennemie par des avances dont
le remboursement n'a pas date certaine dans l'avenir.
Ainsi, à la fin de décembre, ni la question du dé-
sarmement ni la question des réparations n'avaient
reçu de solution et, par suite, le malaise causé par la
politique ambiguë et sans sincérité de l'Allemagne
subsistait. — Par ailleurs, leReich continuait à entre-
tenir une agitation secrète en Haute-Silésie. Il »vait
repoussé la proposition desAJIiésde faire voter à Co-
logne les originaires de Haute-Silésie non résidant
dans le pays, proposition qui avait été faite pour
éviter des troubles. Il avait seulement accepté que
les votes des habitants et celui des non-résidants
n'eussent pas lieu le même jour, le vote des habitants
(levant précéder l'autre. En attendant, les intrigues et
la propagande continuaient.
En outre, les compétitions des partis rendaient
très difficile la stabilité du gouvernement. Il était
impossible de dire si l'expérience de la république
se continuerait sans obstacle, ou si l'impérialisme
monarchique letrouverait la faveur du peuple alle-
mand ou, enfin, si la propagande bolcheviste abou-
tirait à un bouleversement social ; et c'était sur
cette dernière hypothèse que s'appuyait le gouverne-
ment pour étayer son système de non-désarme-
ment. Une chose paraissait certaine, en dépit des
affirmations officielles : c'est que la vie était en
somme moins chère en Allemagne que dans certains
pays voisins, comme la Suisse, parexemple; que, par
suite, l'Allemagne pouvait produireà meilleur marché,
sa main-d'œuvre étant moins chère; qu'elle faisait
enfin un effort considérable pour relever son indus-
trie, pour rétablir ses relations commerciales et qu'il
fallait, dès maintenant, la tenir pour un facteur im-
portant dans la concurrence économique. C'était
là un fait qu'il était sage de ne pas cacher et
dont il fallait peser froidement les conséquences.
L'Allemagne travaillait aussi à reprendre ses échanges
avec ses voisins: avec la Tchécoslovaquie, qui avait
renoncé à invoquer les avantages que lui assurait le
traité de paix, avec la Suisse et l'Angleterre, qui
s'armaient déjà contre la concurrence grave qui leur
était faite sur leur propre sol, avec la France aussi.
Elle ébauchait un rapprochement, encore défiant et
pénible, mais réel, avec la Pologne et, sans qu'on sût
au juste ce qui se passait entre elle et la Russie, elle
avait de plus en plus les regards fixés vers le marché
énorme qu'elle y pouvait organiser. L'ensemble de
ces faits, inévitables, mais d'une grande portée, ne
devait être perdu de vue par personne. On devait
désirer surtout d'être renseigné plus exactement
qu'on ne l'était, et renseigné sans parti pris, uni-
quement pour voir clair, sur l'état positif de l'Alle-
magne.
Nous avons nommé la Russie. Nous n'en savions
pas plus long que précédenunent sur ce qui s'y pas-
sait, et l'indigence de notre information n'était pas
un des faits les moins curieux de ce temps. Un
calme apparent, peut-être uniquement dû à la ri-
gueur de la saison, régnait sur ses frontières occiden-
tales, mais il était certain que les préparatifs mili-
taires continuaient et que le militarisme restait le
maître de la politique bolcheviste. La situation éco-
nomique ne s'était probablement pas améliorée, et
elle ne pouvait l'être que par l'ouverture des rela-
t ions commerciales avec l'étranger. Or ces relations
commerciales étaient difficiles à rénover à la fois
parce que la Russie, bolcheviste et déséquilibrée,
n'avait pas en réalité d'objets d'échange à offrir im-
médiatement, parce que la prétention des soviets
était qu'aucun échange ne pût se faire que par leur
intermédiaire et avec leur permission, enfin, parce
que la reprise des relations économiques régulières
ouvrait toute grande, en même temps, la porte à la pro-
pagande bolcheviste. Nous avons déjà dit bien des
fois que la propagande bolcheviste n'est pas un vain
mot et qu'elle s'infiltre avec beaucoup plus de facilité
qu'on ne pourrait le croire dans les pays qui n'ont
aucune relation officielle avec la Russie. Nous ne
parlons pas de l'Italie, qui a déjà éprouvé quelques
déboires dans ses avances à Moscou et qui soiiffre
LAROUSSE MENSUEL
d'une crise aigué d'agitation sociale; mais, en
France même, ce qui venait de se passer au Congrès
socialiste de Tours, l'adhésion de la majorité à l'In-
ternationale de Moscou, sa soumission aveugle aux
ordres de Lénine, la venue de l'Allemande Clara
Zetkin, entrée en France sans passeport, sans qu'on
sût par où et repartie de même, l'inâuence oc-
culte à laquelle il avait été fait allusion au cours du
Congrès, étaient des faits dont il ne fallait pas exa-
gérer l'importance, mais qu'il était imprudent de
vouloir négliger. En fait, la propagande bolcheviste
circulait librement dans tous les pays. Si solide que
soit le bon sens de notre peuple, si contraires que
soient ses tendances, ses lois, ses habitudes, ses tra-
ditions et ses institutions à la tyrannie asiatique
du communisme bolcheviste, il importait de se défier
des contagions, et il fallait veiller toujours, dans la
crainte qu'à la faveur de difficultés économiques
auxquelles nous n'échapperons pas plus que les au-
tres peuples, le vertige des mots et l'aspiration mys-
tique vers le paradis terrestre n'entraînent dans un
coup de folie les masses désorientées et sans direction.
Des faits analogues à ceux qui s'étaient passés à
Tours s'étaient passes à Berne : la même scission
s'était produite dans le parti socialiste, après les
mêmes inteiventions russes, les mêmes ukases, les
mêmes excommunicat ons. Le danger russe subsistait
375
vassent , pour y parvenir,des voles moins embrouillées
que celles où ils se traînaient depuis tant de mois.
Si nous faisions ensuite une rapide revue des prin-
cipaux Etats de l'Europe occidentale, nous devions
constater, non sans tristesse, que la question d'Irlande
était traitée par les mêmes procédés que les mois
précédents. Le même mystère planait sur les agisse-
ments des chefs de la révolution. On ne savait où
était Valera, le prétendu président de la République
irlandaise. Sans doute, des négoc ations avaient été
menées par le P. O'Flamagan pour essayer de né-
gocier, peut-être la paix, tout au moins une trêve de
Noël. On n'avait pas abouti, et l'incendie de la ville
de Cork avait donné lieu aux plus étranges accusa-
tions et jeté un jour fâcheux sur les méthodes de la
police anglaise en Irlande. La loi martiale allait être
appliquée. Le meurtre en pleine route, sans aucune
raison, du chanoine Magner, faisait craindre que l'ag-
gravation du régime de répression ne conduisit à
des erreurs irréparables. Lloyd George demeurait
ferme dans son plan de répression et, en dépit de
certaine opposition du parti travailliste, l'Angleterre
était avec lui pour le maintien de l'unité du royaume
britannique : situation tragique, qui prouve à la fois
la fi agilité du progrès des idées et des mœurs et l'in-
destructible persistance de certaines haines et de cer-
taines traditions. L'Angleterre, au surplus, le prou-
Le roi Christian X de Danemark, ariivtj à l'aiîâ le â dcceitibif. avec la reine .Vlexandrine, a tenu à aceomplir les pèlerinages des
champs de bataille de Verdun et de Heims. A son retour, il est allé à 1 Arc de Iriouiphe, alln de rendre un hommage solennel au « Soldat
inconnu ". Il est monté à la chapelle où repose le héros, et il y a déposé une couronne de laurier (10 décembre). — Phot. Roi.
donc. Il était prouvé que le temps n'apportait aux
doctrines et aux méthodes de Lénine et de Trotsky
aucune atténuation . Leur rrétention de conquérir le
monde restait la même. Zinoviefl transmettait les
ordres. Personne n'avait le droit de discuter et, par-
mi les adhérents au parti, personne ne s'en éton-
nait. Un vent d'obéissance passive et d'aveugle en-
thou iasme passait sur les fidèles de l'Eglise com-
muniste. La volonté hautaine de s'ingérer dans la
vie intérieure des peuples, dans les détails de leur
gouvernement, était flagrante. C'était peut-être
l'heure de combattre le péril autrement qu'en l'ob-
servant en silence.
Aussi bien, soit défiance des soviets, soit qu'il eût
acquis la conviction que toute convention économi-
que avec le gouvernement de Moscou était un leurre,
Lloyd George avait laissé traîner la question de la j
reprise de* relations commerciales entre l'Angleterre
et la Russie. D'autre part, les négociations de paix
avec la Pologne n'avaient point avancé. Nous avons
dit plus haut que Tchitcherine voulait reprendre les
conversations avec la Roumanie, qui, mise en garde
par les mesures militaires prises en même temps à
la frontière, ne se hâtait pas de répondre. Il y avait
dans l'attitude du gouvernement soviétique cette
perpétuelle contradiction, déjà souvent signalée, entre
les apparences de gouvernement régulier qu'il ten-
dait à se donner et la violation constante de toutes les
règles internationales par une propagande qui res-
semblait singulièrement à une police secrète. De tout
cela ressortait l'impression que l'Europe avait de
plus en plus besoin d'union, de calme et de force
pour materou arrêter l'invasion bolcheviste, toujours
menaçante. On ne pouvait que souha ter, en manière
de vœu de nouvel an, que les gouvernements trou-
vait par ailleurs. Nonosbtant la crise de chômage, les
sans-travail, la misère, la question d'Irlande et les
soucis quotiJiens, elle avait chômé Christmas avec
son entrain et ses rites coutumiers.
L'Italie avait été fort troublée par l'affaire de
Fiume. Le gouvernement avait, sans aucun doute, dû
passer sur bien des scrupules pour ordonner le blo-
cus, puis les hostilités contre d'Annunzio et ses par-
tisans. Mais jamais une décision énergique n'avait été
plus nécessaire. Les défections qui s'étaient, au dé-
but, produites dans la marine avaient montré le
péril. D'autre part, les intérêts extérieurs, le besoin
de la paix du côté de l'Adriatique, avaient conduit le
Parlement italien à ratilier sans observation le traité
de Rapallo, et l'honneur de l'Italie exigeait qu'il fût
appliqué sans retard. Il avait fallu se résoudre à la
guerre avec d'Annunzio. Le général Caviglia l'avait
menée rapidement, avec habileté. Au 31 décembre,
Fiume était prise. D'Annunzio, toujours théâtral,
avait été contraint de se soumettre, non sans les im-
précations de rigueur. L'aventure était terminée.
L'histoire la jugera sévèrement. On devait se réjouir
de voir l'Italie enfin délivrée de ce cauchemar. Elle
en avait d'autres. Outre la question agraire, sur
laquelle nous ne revenons pas, elle était, elle aussi, en
présence de la division île ses partis et de l'incerti-
tude gouvernementale . Son parti socialiste cherchait,
lui aussi, sa voie, fortement divisé par les idées bol-
chcvistesct les excommunications que, de Moscou,
fulminait Zinovielï. Entre les trois fractions du parti,
la fraction réformiste de Turati, appuyée par une
partie de la Confédération générale du travail avec
d'Aragona, la fraction centriste avec Serrati, direc-
teur du journal l'Avattti, et la fraction extrémiste
ultra-révolutionnaire, catéchisée par M"" Balabanol
376
et inféodée à Moscou, le parti socialiste avait à choi-
sir. Mais le choix qui serait fait aurait, p us qu'en
France, une influence sur la politique intérieure de
l'Italie. On devait espérer que le gouvernement de
Giolitti, en dépit de ses adversaires et de la néfaste
politique de la presse dirigée par Nitti, pourrait
donner à l'Italie le calme dont elle a besoin.
Les Etats-Unis avaient continué à attendre la
transmission des pouvoirs à leur nouveau président,
et ce nouveau préiident, encore irresponsable,
n'avait pas lai-sé que de satisfaire la curiosité pu-
blique par des interviews et des discours à sensation.
La presse avait rapporté au monde ses opinions sur
la Société des nations, sur la politique générale des
Etats-Unis, sur le désarmement général, cependant
qu'elle exposait aussi les projets de constructions na-
vales du secrélaire d'Etat Daniels, tantôt menaçants,
tantôt atténués et réduits, disait-on par euphémisme,
à ce qui est nécessaire pour protéger le commerce
américain. Tous ces bavardages ne sont notés ici
que pour marquer leur inanité. Ce qui était plus sé-
rieux, c'était de constater que l'Amérique, comme
l'Europe, souffrait d'une crise économique grave et
que, par suite, elle était aussi intéressée que nous à
la conjurer. Une fois encore, nous indiquons que
l'Amérique ne peut échapper à l'obligation de con-
tinuer, avec les atténuât ons apparentes qui seront
utiles, la politique générale de Wilson. L'enchevê-
trement des intérêts et des besoins est tel que les
séparer est aujourd'hui impossible, et l'heure peut
venir où l'Amérique elle-même, engagée dins les
affaires d'Extrême-Orient, se trouvera heureuse d'user
des bons offices de l'Europe. Appelons donc de nos
vœux le jour où, mettant fin à la situation équiv oque
où la place l'absence de sa signature au bas du
traité de Versailles et de ses représentants à la So-
ciété des nations, l'Amérique reprendra son rôle à
côté de ses alliés. Ce jour-là, il est possible que le
pacte de la Société des nations reçoive quelques
modifications ; il y gagnera en solidité.
La France avait supporté avec calme les agita-
tions parlementaires de la fin de l'année, le Congrès
de Tours et le manifeste du parti communiste fran-
çais. Il serait puéril, toutefois, de nier que tout cela
était sérieux et que le besoin était ressenti par beau-
coup d'un gouvernement qui gouvernât et d'un Par-
lement qui travaillât sans discussions stériles et vio-
lences regrettables. Des séances parlementaires de fin
d'année étaient résultés un état d'esprit peu propice à
la stabilité minist rielle et des pronostics de crise
pour la rentrée de janvier. La situation de nos
affaires extérieures et la situation économique inté-
rieure exigeaient du gouvernement une fermeté et
une précision qu'on avait connues quelques mois
auparavant et que l'on regrettait de ne plu? rencontrer
dans les actes du ministère. Trop d'ambitions recom-
mençaient à sesubst.tuer à l'intéiêt public.
Ainsi, l'année 1920, nous le répétons en finissant, se
terminait dans l'obscurité et l'indécision. Elle avait,
ma gré bien des heu: es d'inquiétude et des passages
difficiles, fait quelquefois espérer mieux, et on avait
pu cro re, à certains jours, que tout l'horizon allait
enfin s'cclaircir. C'était une illusion. Mais ce qui
était acquis était acquis. Il était aisé, en effet, de pro-
nostiquer pour 192 1 des crises plus dures encore
que celles que nous avons déjà connues. Rien ne
prouvait que ces prévisions pessimistes se réaliseraient
et que les bases solides qui nous ont permis de sup-
porter des épreuves cruelles ou pénibles seraient
ébranlées. C'est le contraire qui était vraisemblable.
Ecrivant ceci le 31 décembre 1920, sans indulgence
et sans illusion, on a pu le voir, nous ne pouvions ce-
pendant nous priver de constater que, malgré tout,
le monde avait vécu sans bouleversement pendant
les douze mois écoulés et que, même en prévoyant
le pire, qui n'arrive guère, il y avait, tout étant bien
pesé, toutes raisons de penser que l'équilibre qui
peu à peu s'établissait deviendrait, même au prix de
foits balancements, de plus en plus stable. Mais nous
avions besoin de toutes nos forces pour réorganiser
notre vie. Chacun devait travailler sans relâche et
sans trouble, sans laisser obscurcir son jugement par
les outrances des uns et les lamentations ties autres.
Quand bien même il n'y aurait eu dans notre horizon
qu'un petit lambeau de ciel bleu — et il y en avait
de grands morceaux — c'est vers celui-là qu'il
fallait regarder. — Jules gerbault.
Presse. — Droit de réponse. — L'article 13 delà
loi du 29 juillet 1881 sur la presse décidait que toute
personne nommée ou désignée dans un journal ou
écrit périodique pourrait exiger l'insertion d'une ré-
ponse; que cette insertion serait gratuite lorsqu'elle
ne dépasserait pas le double de l'article qui l'avait
provoquée ; que, dans le cas contraire, il serait dii
seulement le prix de l'excédent, calculé au taux des
annonces judiciaires. Il suffisait donc de payer pour
exiger, sous prétexte de répondre, la publication de
développements plus ou moins fantaisistes, dispro-
portionnés, sans intérêt pour l'aSaire en cause.
C'est à cet abus que la loi du 29 septembre 1919
a mis fin. Non compris l'adresse, les salutations, les
réquisitions d'usage et la signature, la réponse sera
en principe limitée à la longueur de l'article qui
LAROUSSE MENSUEL
l'aura motivée ; toutefois, elle pourra être de cin-
quante lignes, même si l'article est moins étendu, et
elle ne devra pas dépasser deux cents lignes, même
si l'article est d'une étendue supérieure. Cette limi-
tation s'applique aux répliques, lorsque la réponse
est accompagnée de nouveaux commentaires. Dans
tous les cas, l'insertion, qui sera obligatoire dans les
trois jours de la réception de la réponse, sera gra-
tuite ; même à prix d'argent, le demandeur ne pourra
excéder les limites fixées par la loi.
Le tribunal statue dans les dix jours de la citation
sur la plainte en refus d'insertion, et la cour, s'il y a
appel, dans les dix jours de la déclaration au greffe.
Les délais prévus pour l'insertion et pour le juge-
ment en cas de refus sont abrégés pendant les pé-
r.odes électorales.
L'action en insertion forcée, punie de peines cor-
rectionnelles, sans préjudice des autres peines et des
dommages-intérêts auxquels l'article pourrait donner
lieu, se prescrit par un an révolu à compter du jour
de la publication.
Diffamations ou injures contre la mémoire des
morts. — Les peines prévues par les. articles 31, 32
et 33 de la loi du 29 juillet 1881 étaient déjà appli-
cables aux diffamations et injures dirigées contre la
mémoire des morts, lorsque les auteurs de ces diffa-
mations ou injures avaient eu l'intention de porter
atteinte à l'honneur ou à la considération des héri-
tiers vivants. La loi du 29 septembre 1919 ajoute
aux héritiers l'époux et le légataire universel, et elle
spécifie que les intéressés pourront toujours user du
droit de réponse, même si l'intention de nuire n'est
pas établie. — Mai Leorand.
HapallO, ville et port d'Italie (prov. de
Gênes), au fond de la baie de Kapallo; 10.500 h.
Pêche active dn thon et du corail; fabrique de
dentelles. — Un traité y a été conclu, le 12 no-
vembre 1920, entre l'Italie et la Yougoslavie, pour
délimiter la frontière des deux Etats. Ses disposi-
tions complètent, sur ce point spécial, celles du
traité de Saint-Germain entre l'Autriche et les
grandes puissances. (V. p. 377.)
"Roi. Ca.nda.U.Ie (le), comédie lyrique en 4 actes
et 5 tableaux de Maurice Donnay, de l'Académie fran-
çaise, musique d'Alfred Bruneau, représentée pour la
première fois à l'Opéra-Comique le l'^décembre 1920.
Ceci n'est point un spectacle qui convienne aux
entrevues prématrimoniales dont l'Opéra-Comique
demeure peut-être encore le théâtre. L'anticipation
serait un peu hardie sur les petites misères ou les
surprises de la vie conjugale. Hérodote, La Fontaine
et même André Gide ont narré, à leur manière,
l'aventure de ce prince, artiste avant tout — nous
dirions aujourd'hui « esthète » — épris du nu jus-
qu'à la manie et, jusqu'à la manie, possédé du désir
cordial d'associer son meilleur ami aux joies de son
dilettantisme. Cordialité perverse et imprudente,
quand il ne s'ag.t ni pl'is ni moins que des charmes
de la reine Tudo ! Etrangement froissé dans sa va-
nité d'époux par la description enflammée que
Gygès, chef glorieux de ses armées et son confident,
lui fait des attraits de sa maîtresse Porphyra, Can-
daule obtient de lui, avec quelque peine, d'ailleurs,
qu il assiste en sa compagnie au bain de la reine et
la surprenne dans l'épanouissement d'une beauté
sans rivale. Mais la branche du pin sur laquelle
Gygès était juché se rompt avec fracas. Poursuiv.s
par la clameur des suivantes, le « montreur d'appas »,
comme dit La Fontaine, et 1' « examinateur » — que
Donnay désigne, hélas! par un moderne, louche
et vilain synonyme — s'enfuient précipitamment. Or,
ils ont été reconnus, et la reine garde dans son cœur
un ressentiment inexorable; moins, peut-être, contre
l'indiscret qui fut, somme toute, esclave de la disci-
pline et de la servitude militaires, que contre le roi
Candaule, qui a abusé de son autorité pour infliger
cet outrage à sa pudeur. Et, peu à peu, tandis qu elle
se prend à haïr Candaule, un sentiment très doux
pour Gygès l'envahit. Lorsque Candaule, plus épris
que jamais, et confus, vient implorer son pardon,
elle lui donne évasivement rendez-vous pour le len-
demain auprès du tombeau monumental qu'il se fait
construire. Là, elle lui dévoilera, ainsi qu'à Gygès,
« sonârae toute nue «.Dissimulé derrière un pin, l'in-
fortuné monarque entend l'aveu que Tudo fait à Gygès
et sa promesse de se donner à lui lorsqu'il aura tué
le roi. En vain Candaule appelle sa garde à l'aide.
Tudo et Gygès ameutent la populace contre le roi
fainéant et l'époux indigne. On l'entraîne, et il suc-
combe sous les coups de ses sujets révoltés. Gygè;
régnera à son tour aux côtés de Tudo, et l'ombre de
Candaule sera con lamnée à cire témoin de leur bon-
heur. « On est toujours puni par où l'on a péché. »
Chantre de Lysistrata et de Phryné, Maurice
Donnay a gardé au « nu » une très naturelle grati-
tude. C'est un pou pour avoir céK bré de telles 0 aca-
démies » qu'il est parvenu à l'Institut. Le poète du
Chat-Noir est, d'ailleur , ressuscité ci tout entier avec
son ironie, sa verve espiègle et doucement libertine,
qui s'aventure jusqu'à des « à peu près » pour les-
quels on sera indulgent, parce qu'on sait qu'elle n'en
est pas dupe. Le i pin quotidien » du Roi Candaule
«• J68. Février 1921.
est frère des 0 Scythes pittoresques » de Phryné ou
du I propre aryen » du Retour de Jérusalem. Et l'on
ne peut s'empêcher de sourire lorsque, à l'Athénien
Pittacos, en villégiature à Sardes, Candaule cite
parmi les grands hommes dont s'enorgueilht sa ca-
pitale le musicien Brunos; « un maître », ajoute-t-il,
à peu près sur le même dessin mélodique que le
Polyeucte de Gounod clame : « A la gloiie I »
Il faut souscrire à ce jugement royal. Mais, préci-
sément parce que Brunos ou Bruneau est un maître
et n'est rien moins qu'un petit-maître de la musique,
ne risquait-il point de forcer, en le rapetissant, son
talent, pour l'ajuster aux caprices de ce scénario à la
fois inquiétant — car il y a dans le cas du Roi Can-
daule un soupçon de sadisme — badin, poétique et
funèbre ? On est, en vérité, plus tolérant pour la
légende que pour l'actua ité. Il suffisait d'aimer de ci,
de là, sa clef de quelque scepticisme, et Bruneau n'y
a pas manqué. Le premier acte est écrit avec une
vivpcité sp rituelle, qui ne recule pas devant la bouf-
fonnerie. Les trompe tes bouchées ont des exclama-
tions intempestives, et la clarinette imite le chant du
coucou avec une perfidie dont Can laule ne s'émeut
pas assez. Pourtant, avec la meilleure volonté de ne
rien préjuger, on sent que la vocation du compo-
siteur n'est pas là. Les idées acquièrent singuliè-
ment plus d'originalité et de relief lorsque le lyrisme
du rêve, des symboles, de la passion ou des passions
les inspire, lorsque ce dialogue serré, tout en traits
subtils, se relâche et leur permet, à la faveur d'un
épisode, de prendre leur vol. Il faut, dans cet esprit,
citer la rêverie de Candaule, au premier acte : «J'aime
les belles choses, 0 finement commentée par l'or-
chestre ; l'évocation de la mort d'Atys et le chœur
des suivantes ; le prélude du troisième acte ; la médi-
tation de Tudo : « O nuit, étrange nuit de douleur
et d'amour » ; le duo final et, par-dessus tout, la scène
de la sédition, qui est traitée avec cette vigueur, cette
puissance d'émotion et de réalisme, ce sentiment
profond, cet amour de la vie qui animent l'œuvre
fécond et hardi, le panthéisme sonore de l'auteur
de Penihésilée, de VAttaque du moulin, du Rêve ou
de Messidor. — Paul locard.
Les principaux rôles ont été créés par : M"»** Chenal (Tudo),
Famin {BagisJ, Baye (Naé), Delamare (Coloé), Réville ^^féo-
nia}, Ferrari (Satala) ; et par MM. Périer fie Roi Candaule),
Friant (Gygis), Azéma (Harmamax), l'anzéra (Pittacos), de
Creus (Lixos).
Salnt-Germain-en-Laye (traité de),
entre Us puissances alliées et associées et l'Autriche
(Suite et fin). — L'Etat serbe-croate-slovène. Le
nouvel Etat yougoslave est limité au nord et au nord-
est par l'Autriche et la Hongrie , à l'est par la Roumanie
et la Bulgarie, au sud par la Grèce et l'Albanie, à
l'ouest par la mer Adriatique et l'Italie. En principe,
il englobe les populations serbes, croates et Slovènes
qui habitaient les royaumes de Serbie et de Monté-
négro, l'ancien royaume tri-unitaire de Croatie-SIa-
vonie-Dalmatie, la Bosnie et l'Herzégovine, la Car-
niole, une partie des provinces d'Istrie, de Trieste,
de Goriza et Gradiska, de Carinthie, de Styrie et la
zone yougo lave de la Hongrie proprement dite
La constitution du nouvel Etat, par la réunion au
royaume serbe de 7 millions de Slaves assujettis
à la domination austro-hongroise, réparait une lon-
gue série d'injustices, rappelées dans la Déclaration
du Comité yougoslave, datée de Paris le 18 décem-
bre igiôet publiée à l'occasion du couronnement de
l'empereiur-roi Charles I"' de Habsbourg.
Si, par la délibération de l'assemblée de Cetin-
grad (1527) et l'acceptation de la Pragmatique sanc-
tion à la Diète de Zagreb (1712), le royaume tri-uni-
taire de Croatie-Slavonie-Lalmatie avait, pour des
motifs d'opportunité, accepté la tutelle de la maison
de Habsbourg, Ferdinand I"' et Charles III s'étaient
engagés à respecter les libertés nationales ; m.iis ces
engagements solennels ne furent pas moins violés,
dans le royaume tri-unitaire qu'en Bohême: les pri-
vilèges que Léopold I" avait octroyés aux Serbes de
l'empire pour les récompenser de leur attitude con-
tre les Turcs furent supprimés ; il fut passé outre
aux droits de la voivodie de Serbie, sanctionnés par
François-Joseph en 1S48 ; la Hongrie, s'appuyant à
tort sur le compromis de i858, imposé aux Croates,
leur enleva la ville de Fiurae ; enfin, François-
Joseph proclama, en igo8, l'annexion de la Bosnie-
Herzégovine, au mépris du droit des gens. Coupés en
deux tronçons par le régime dual.ste, les Yougo-
slaves avaient été livrés à l'hégémonie dos Allemands
et des Magyars : la Grande Guerre les affranchissait
de cette tyrannie. La Serbie, principauté indépen-
dante depuis le traité de Berlin (1878), avait été
érigée en royaume en 1882 ; elle devient la tète
du nouvel Etat slave, qui, soit dit incidemment,
englobe les « provinces i lyriennes » du premier
Empire, dont le chef-lieu était Laybach. Qtiant
au Monténégro, il a cessé d'exister comme
Etat distinct, le jour où la grande Assemblée
nationile de Podgoritza prononça à l'unanimité
la déchéance du roi Nikita (Nicolas) et de sa
dynastie, puis la réunion du Monténégro à la
Serbie. L'ancien gouvernement de Ccttigné a con-
testé la compétence de l'Assemblée de Podgoritza ; il a
^• 168. Février 1921.
saisi de ses revendications la Conférence de la Paix
(9 mars 1919) et l'assemblée de la Société des na-
tions, siégeant à Genève (novembre 1920) ; mais les
traités consécutifs à la Grande Guerre ne mention-
nent ni le roi, ni le royaume du Monténégro, et,
à la suite du traité de Rapallo, l'unité de l'Etat
yougoslave a été reconnue par toutes les puissances,
y compri'; l'Italie. Les a.iaires du Montent gro sont
désormais t aitécs par le cabinet de Belgrade.
La frontière italo- yougoslave. Le traité de
Rapallo (12 novembre 1920). — La fixation de la
frontière italo-yougoçlave fut précé .ée, comme nous
l'avons dit, de laboriru-^es né oclations. Les préten-
tions de 1 Italie étaient inconciliables avec les revendi-
cation- yougoslave» sacrinées i^arle traitéde Londres.
Le marquis Impérial! , ambassadeur d'Italie à Lon-
dres, avait consigné dans un mémorandum les con-
ditions auxquelles son gouvernement serait disposé
à entrer en guerre aux côtés de 1 Entente. Ce docu-
ment, revêtu de la signature des repré entants de la
Grande-Bretagne, de l'Italie, de la Russie et de la
France, est connu sous la dénomination de « Traité
secret de Lon 1res ». Il faisait de la théorie des « gla-
cis » une application si étendue que l'Italie aura t,
grâce à lui, exercé sa domination sur toute l'Adria-
tique. Le port de Tiume et le littoral jusqu'à la fron-
tière dalmate étaient, sans doute, attribués à laCroatie
et, du cap Planka à l'embouchure du Drin, la côte
était réservée à la Serbie et au Monténégro; maiî
l'Italie annexerait le territoire de Trieste, une partie
de 1 Istrie, presque tout le chapelet d'îles qui bordent
la Croatie et la Dilmatie, le territoire de Vallona. Le
problème de l'A Iriatique se trouvait même lié à
la question de l'Albanie, et c'est le gouvernement
italien qui représenterait cet Etat dans ses relations
avec l'étranger.
Cependant, il s'était constitué, sous la présidence
du docteur Anté Trumbitch, chif du parti national
à la Diète de Dalmatie et ancien député de Zara
au Reichsrat de Vienne, un Comité yougoslave, qui
préconisait la formation d'un Etat comprenant les
Serbes, les Croatiset les Slovènes. Dès le mois de
mai 1915, il lança un manifeste, daté de Londres;
le 18 décembre 1916, à 1 occasion du couronnement
de l'empereur Charles, il arrêta les termes d'une Dé-
claration d'indépendance ; le 30 mai 1917, à l'ouver-
ture de la session du Reichsrat, les députés yougo-
slaves donnèrent lecture de la « Déclaration de
mai », qui provoqua chez les populations intéressées
de la « double monarcliie » un mouvement natio-
nal ; le 10 juillet, le président du gouvernement
serbe, Nicolas Pachitch, et le président du Comité
yougoslave signèrent la « Déclaration de Corfou »,
qui formula les principes sur lesquels serait fondé
le nouvel Etat.
L'Italie avait tout intérêt à s'entendre avec les
Yougoslaves, mais ceux-ci ne pouvaient accepter
sans discussion les prétentions du gouvernement de
Rome. La destruction de l'hégémonie austro-hon-
groise dans l'Adriatique n'était pas inconciliable
avec les revendications des peuples qui prétendaient
à l'indépendance et dont le concours n était pas à dé-
daigner, dans les conjonctures où se trouvait l'armée
italienne. Le premier ministre Orlando s'en ren.lit
compte. Il comprit que le traité de 1915, dirigé contre
un Etat ennemi, devait subir des moditications. D'ac-
cord avec lui, il se constitua à Rome, en février 1918,
un Comité italien, dont le président, le député Andréa
Torre, se rendit à Londres et négocia avec le doc-
teur Trumbitch l'accord du 7 mars 1918, sanctionné,
le 10 avril, au Capitole par le o Congrès des nations
opprimées ». Ce fut le « Pacte de Rome », fixant les
termes d'un accord général entre les nationalités
d'Autriche-Hongrie et les bases d'un accord italo-
yougoslave. Les Polonais y adhérèrent en y ajoutant
une Déclaration spéciale.
L'effondrement de la double monarchie, après la
victoire de Macédoine, détermina l'union du royaume
de Serbie avec les Serbes, Croates et Slovènes,
libérés de la servitude austro-hongroise. La solen-
nité eut lieu à Belgrade le i" décembre 1918;
le gouvernement yougoslave se constitua, le 21,
avec Stoïan Protitch comme président du conseil
et le docteur Trumbitch comme ministre des af-
faires étrangères. I^a Conférence de la p.iix ne tarda
pas à admettre les délégués du nouveau gouver-
nement, qui fut ensuite officiellement reconnu par
les Alliés.
Mais le cabinet Sonnino entendait soumettre à
l'hégémonie italienne la partie occidentale de la pé-
ninsule balkanique. Il était partisan de l'annexion
de Fiume, que ne prévoyait pas le traité de Londres ;
il eût facilement admis le maintien de la Croatie
sous la domination étrangère, et il se fût volontiers,
dit-on, appuyé, contre les Slaves, sur les Allemands.
Cette politique hostile à l'unité yougoslave dut
être abandonnée sous la pression des faits, après
deux ans de débats et de difticultés qui paraissaient
inextricables.
La délégation serbe-croate-slovène à la Conférence
de la paix proposa, le 11 février 1919, de soumettre
le diiférend à l'arbitrase du président Wilson, puis, le
16 avril, de procéder à un plébiscite. Ces propositions
ne furent pas agréées, et il ne sortit rien des sugges-
LAROUSSE MENSUEL
tions dont le président fit l'objet de son mémoran-
dum du 14 avril à la délégation italirnne, ni de sa
déclaration du 23 avril. En occupant Fiume à la tête
de grenadiers mutinés, en proclamant l'incorporation
à l'Italie de la « Ville sainte », en insultant les
gouvernements qui blâmaient son équipée, le poète
Gabriele d'Annunzio aggrava une situation déjà très
embrouillée.
Le 9 décembre, les gouvernements français, bri-
tannique et américain élaborèrent un mémoran-
dum qu'ils communiquèrent à Scialoja, ministre des
affaires étrangères d'Italie, et qui provoqua entre les
gouvernements ita-
377
Mineures, les Ilots et leurs districts d'Istrie, les tles
Lagosta et Pelagosa, avec les petites ties voisines,
les autres Iles de l'ancienne Autriche-Hongrie étant
attribuées à la Yougoslavie. La ville et le district de
Fiume {corpus separatum), avec une partie du terri-
toire de l'istrie allant jusqu'à Mattuglia, forment un
Etat indépendant : une commission italo-yougoslave
procédera à la délimitation, et les contestations
seront portées devant le président de la Confédé-
ration helvétique.
La Yougoslavie reconnaît en faveur des citoyens
et des intérêts italiens : i" les concessions écono-
lien et yougoslave
un échange de vues,
à la suite duquel
Lloyd George pro-
posa, le 14 janvier
1920, une solution
du différend. Le 20,
Clemenceau, prési-
dant pour la der-
nière fois le Conseil
suprême des Alliés,
mit les délégués
yougos.aves en de-
meure de l'accepter
dans un délai dé-
terminé, à défaut
de quoi, l'Italie
pourrait annexer les
territoires dont le
traité de Londres
lui avait assuré la
possession. Or, la so-
lution Lluyd George
n'avait pas été
préalablement sou-
mise au gouverne-
ment américain, et
le président Wilson,
qui s'était toujours
refusé à reconnaître
le traité de Londres,
convention secrète
signée en dehors
des Etats-Unis, ne
croyait pas devoir
approuver un règle-
ment de la question
adriatique non con-
forme au mémoran-
dumdu 9décembre;
il n'admettait pas,
en particulier, que
la population alba-
naise, en dépit de
ses protestations, fût
partagée entre trois
puissances étran-
gères différentes.
L'Italie devait se
contenter des « jus-
tes et généreusescon-
cessions » qui lui
avaient été offertes.
Si , d'une manière
générale, le peuple
américain était ex-
posé à se voir en-
gagé dans une poli-
tique contraire aux
0 droits de la justice
même », le prés dent
« songerait sérieuse-
ment » à retirer du
Sénat le traité de
Ver- ailles, aussi bien
que le traité de ga-
rantie. Il y eut alors
entre le président
d'une part et, d'autre part, entre les premiers mi-
nistres français et britannique, un échange de notes,
dont le résultat fut que les Italiens et les Yougoslaves
furent invités à rechercher direci ement les bases d'un
accord, sous la réserve, formellement exprimée par
Wilson dans sa Note du 6 mars 1920, du respect des
dro ts territoriaux des tierces puissances.
Les négociations directes entre l'Italie et la Yougo-
slavie commencèrent, en mai 1920, à Pallanza.
Interrompues par la chute du cabinet Nitti, elles
furent reprises par le cabinet Giolitti à Santa-Mar-
gherita, près de Gènes. Elles aboutirent, le 12 no-
vembre, au traité de Rapallo, ainsi nommé parce que
la villa Spinola, où il fut signé, est située sur le ter-
rito re de la commune de Rapallo. (V. p. 376.)
Le traité de Rapallo est une transaction entre les
intérêts de l'Italie et les aspirations légitimes des
Yougoslaves, entre le traité secret de Londres et le
principe des nationalités.
L'Italie renonce à la Dalmatie, pays notoirement
slave, à l'exception de Zara, qui se trouve former
une enclave de huit kilomètres isolée en terre slave.
Elle acquiert les Iles de Cberso, de Luzin, les lies
ISîtstde
Greenwich
Frontières italo-yougoslaves, fixée» par le traita de Rapallo.
miques faites aux Italiens avant le 12 novembre 1920;
2" le droit, pour les Italiens rési ant dans les terri-
toires yougoslaves, d'opter dans le délai d'un an pour
la nationalité italienne, tout en gardant leur domi-
cile, l'usage de leur langue, de leur religion et de
toutes les facultés qui se rattachent à ces libertés ;
3° le droit, pour les Italiens munis de diplômes
d'études délivrés en Italie, d'exercer leur profession
en Yougoslavie, au même titre que les Yougoslaves
munis des diplômes analogues.
L'Italie avait déjà renoncé à la possession de Val-
lona et au protectorat de l'.AIbanie. En abandonnant
la Dalmat ie, sauf Zara et les îles dalmates, elle se con-
forme à un devoir de sincérité et d'éiuité ; car, si Ve-
nise a occupé la Dalmatie, Raguse, Cattaro, les villes
littorales, même plus ou moins it .liaiiisées, sont
restées foncièrement slaves. Elle dominera seulement
dans le nord de l'.Adriatique, alors qu'elle avait eu
l'ambition de régner dans l'.Adriatique tout entière.
Mais, partout, elle obtient la frontière des Alpes. Elle
reçoit satisfaction au sujet de l'%tamalttà de Zara;
elle annexe des îles importantes du Quamero et de
l'archipel dalmate ; l'Etat indépendant de Fiume est
\
378
relié à l'Istrie par une bande territoriale. L'influence
italienne peut s'exercer en paix dans l'Adriatique et
dans le proche Orient.
Les Yougoslaves perdent l'Istrie ; ils admettent
que Zara forme une enclave étrangère en Dalmatie ;
ils se résignent à la perte de Fiume, et ils sont même
privés de tout droit de contrôle sur le chemin de
fer et le port; 500.000 Slaves passent sous la
souveraineté italienne. Ce sont là d'importantes
concessions. La France et l'Angleterre ont agi sur le
gouvernement de Belgrade pour le décider à les
consentir et à accepter une solution de la question
adriatique, qui, en même temps qu'elle éteint en Eu-
rope un foyer d'incendie, fait échec à l'influence
germanique dans les Balkans.
Un accord complémentaire entre les deux Etats,
basé sur les traités de Saint-Germain et de Trianon,
porte qu'ils se prêteront leur appui politique et di-
plomatique contre une restauration monarchique à
Vienne ou à Budapest.
L'Etat tchécoslovaque. — La Bohême forma,
jusqu'au commencement du xvi^ siècle, un royaume
indépendant. En 1526, elle fut réunie aux Etats
autrichiens, de son plein gré, et Ferdinand I", avec
qui les Tchèques entendaient contracter une union
purement personnelle, jura, en ceignant la couronne
de saint Vacslav, de respecter les franchisesde ses nou-
veaux sujets. Mais ces engagements solennels ne
furent pas tenus ; les Tchèques révoltés furent vain-
cus à la bataille de la Montagne-Blanche (1620), et
alors commença, pour la Bohême, une longue période
d'oppression politique et religieuse. La décadence
paraissait irrémédiable, lorsque se produisit en Bo-
hême, au xviii= siècle, un mouvement de renaissance
littéraire, né d'un besoin d'opposition à la dure pré-
pondérance germanique. Les opprimés prirent cons-
cience de leurs droits et ne cessèrent plus de les pro-
clamer. En 1848, Prague se souleva contre l'absolu-
tisme et contre le centralisme de Vienne. Sans rom-
pre le lien qui les unissait aux Habsbourg, les Tchè-
ques demandaient l'exécution d'un contrat synallag-
matique au bas duquel la Maison d'Autriche avait
apposé son sceau, et un congrès slave sié.ea dans la
capitale de la Bohême; maisles canons deWindisch-
graetz étouffèrent une fois de plus la voix des oppri-
més. Brutalement exclu, après Sadova, de la Confé-
dération germanique, François-Joseph, plutôt que
d'accorder aux nationalités de son empire une auto-
nomie qu'il craignait de voir dégénérer en indépen-
dance, préféra sacrifier les Slaves aux Magyars dans
la Transleithanie, aux Allemands dans la Cislei-
thanie, et il se résigna à accepter le régime dualiste.
Les Tchèques consignèrent dans une déclaration leurs
revendications et leurs droits ; ils refusèrent de siéger
au Reiclisrath comme représentants de simples cir-
conscriptions électorales, et ils adoptèrent une poli-
tique résolument abstentionniste, dont ils ne se
départirent qu'en 1879, pour des considérations de
politique intérieure : il se produisit même une scis-
sion entre les « Vieux-Tchèques », coalisés avec les
grands propriétaires cléricaux et féodaux contre les
tendances révolutionnaires, et les 0 Jeunes-Tchè-
ques », instituteurs, ouvriers, paysans, adversaires
irréductibles de l'aristocratie, de la grande propriété,
de la grande industrie, du haut commerce. Mais ces
divisions n'allèrent jamais jusqu'à oblitérer un senti-
ment qui s'appuyait à la fois sur le droit historique
et sur le principe des nationalités. Le Bohême était
toujours i un pieu dans lâchait allemande i, conune
disaient les pangermanistes.
La Bohême avait entretenu avec notre pays, au
temps de son indépendance, des rapports politiques
et intellectuels, et tous les enfants ont appris, à
l'école, que son vieux roi Jean de Luxembourg se
fit tuer pour la France à la bataille de Crécy. La Ré-
volution réveilla la sympathie des deux peuples; le
péril germanique le cimenta. Après l'instauration
du dualisme, le célèbre patriote Ladislas Rieger,
reçu par Napoléon III, lui signala qu'il était du
commun intérêt des Français et des Tchèques d'em-
pêcher la formation d'une grande Allemagne qui
régnerait de la Baltique à l'Adriatique (1869). Notre
compatriote Louis Léger, dans la Renaissance tchèque
(igii), a raconté ce curieux épisode diplomatique,
auquel il ne fut pas étranger. Le 8 décembre 1870,
alors que nous nous débattions, isolés, contre l'inva-
sion, la Diète de Bohême fut seule à protester, par un
manifeste, contre le démembrement de notre patrie.
hsi nation allemande (disait ce document) a le droit incon-
testable de repousser par les armes des attaques dirigées contre
son gouvernement ; mais, si elle voulait arracher à la France
une partie de son territoire, dont les habitants se sentent
Français et veulent rester tels, elle attenterait à la liberté des
peuples et placerait ainsi la force au-dessus du droit... Le
peuple tchèque est un petit peuple, mais il n'a pas l'âme petite.
La Grande Guerre permit aux Tchèques, obligés
de prendre les armes contre leurs frères slaves de
Serbie et de Russie, de secouer enfin le joug d'une
dynastie qui, non contente de seconder aveuglément
les intérêts des Hohenzollern, s'alliait, en outre, aux
Turcs et aux Bulgares. Et c'est en France que fut
constituée pour la première fois une force armée
tchécoslovaque, servant sous ses propres couleurs
(décret du 16 décembre 1917).
LAROUSSE MENSUEL
L'heure de la délivrance était proche et, à ce point
de vue, l'année 1918 fut décisive. Déjà, le 30 mai 1917,
les députés tchèques au Reichsrat de Vienne avaient
proclamé, en leur nom et au nom de leurs congé-
nères de Hongrie, les Slovaques, la résolution de se
constituer en Etat indépendant, et des manifestations
imposantes eurent lieu à Prague, capitale historique
de la Bohême. Le 3 juin 1918, les gouvernements
français, britannique et italien, suivant l'initiative
du gouvernement américain, firent â Versailles deux
déclarations favorables à l'indépendance de la Po-
logne et à celle des Slaves d'Autriche-Hongrie. Bien-
tôt après, le président Poincaré remit son drapeau à
l'armée tchécoslovaque constituée sur notre front
par engagements volontaires, et, le même jour
(30 juin), notre ministre des affaires étrangères fit
savoir à son collègue britannique qu'il recoimaissait
comme 0 organe suprême du mouvement tchéco-
slovaque n le « Conseil national » qui s'était formé à
Paris et qui n'avait eu, jusque-là, qu'une existence
officieuse. Le gouvernement britannique suivit cet
exemple ; il reconnut comme une force belligérante
alliée les trois armées tchécoslovaques qui s'étaient
constituées et le « Conseil national » comme repré-
sentant le futur gouvernement (11 août). A son tour,
le 2 septembre, le gouvernement des Etats-Unis re-
connut le « Conseil national » comme un gouverne-
ment belligérant de facto, revêtu de l'autorité néces-
saire pour diriger les affaires militaires et politiques
des Tchécoslovaques. Enfin, le 9 septembre, le
gouvernement du mikado faisait une déclaration
analogue et, le 3 octobre, le président du conseil,
Orlando, à la tribune de Montecitorio, interpréta
dans le sens d'un acte de reconnaissance implicite la
convention du 21 avril précédent, relative à la créa-
tion des régiments tchécoslovaques sur le front ita-
lien. Les députés tchèques n'hésitèrent plus à se re-
tirer définitivement du Reichsrat (9 octobre), et le
Conseil national se transforma en gouvernement
provisoire, avec le professeur Masaryk, député au
Reichsrat, comme président, et le professeur Edouard
Benès comme ministre des affaires étrangères (18 oc-
tobre). Le 14 novembre, l'Assemblée nationale de
Prague, siégeant poiu: la première fois, confia à
Masaryk la présidence de la République.
La capitulation de l'Autriche-Hongrie et la chute
de l'empereur-roi légitimèrent pour ainsi dire le
mouvement révolutionnaire tchèque, puisque la dy-
nastie avec laquelle la Bohême avait jadis contracté
était emportée par la guerre.
Les articles 27, 81 et 83 du traité de Versailles
fixent la frontière de la Tchécoslovaquie et de
l'Allemagne; les articles 53 à 58 du traité de Saint-
Germain fixent la frontière de la nouvelle République
et de l'Autriche. Elle est formée par le Danube, la
Morava, la Thaya et par les anciennes limites ad-
ministratives entre la Basse-Autriche et la Moravie,
entre la Basse-Autriche et la Bohême, entre la
Bohême et la Haute-.\utriche. Le territoire des Ru-
thènes, au sud des Carpathes, est attribué à la Tchéco-
slovaquie, attribution qui favorise ses rapports avec
la Roumanie.
L'Etat tchécoslovaque comprend ainsi les pays
héréditaires de la couronne de Bohême (Bohême, Mo-
ravie, Silésie autrichienne) et la Slovaquie. Les Slo-
vaques, congénères des Tchèques fixés dans le nord-
est de la Hongrie, échappent enfin à une magyarisa-
tion qui s'était employée à étouffer chez eux le
sentiment de la nationalité. Ils sont au nombre de
2 millions.
L'Etat tchécoslovaque a ses limites naturelles.
Le gouvernement français a insisté pour que les
deux nœuds de chemin de fer de Gmund et de Felds-
berg lui fussent attribués, et, si elle est tenue de
n'élever aucun ouvrage militaire sur la rive droite
du Danube au sud de Presbourg (Bratislava), l'an-
cienne capitale de la Slovaquie n'a pas été parta-
gée en deux sections par la frontière. La Silésie
de Teschen, qui contient d'importants gisements
houillers, était revendiquée à la fois par les Polonais
et par les Tchécoslovaques. Les parties n'ayant pu
s'accorder directement ni voulu faire trancher le
conflit par un plébiscite et le cabinet de Prague
s'étant refusé à engager une procédure arbitrale, la
Conférence des ambassadeurs partagea elle-même le
territoire litigieux (juillet 1920). Le bassin houiller
de Karvin ne pouvait être morcelé ; il fut attribué
à la Tchécoslovaquie, ainsi que le district de Friedeck.
La Pologne reçut le district de Bielitz et la ville
même de Teschen, mais non le faubourg, où passe
la grande ligne d'Oderberg-SiUein à Rosenburg.
La situation des Serbes de Lusace, molestés par
les Allemands, eût peut-être dû être examinée par la
Conférence de la paix ; mais il était difficile de don-
ner à la colonie tchèque de Vienne, si importante
qu'elle soit, des garanties distinctes de celles qui sont
inscrites dans le traité pour la protection des mino-
rités ethniques.
Roumanie. — L'Autriche renonce, en faveur de la
Roumanie, à ses droits sur la partie de l'ancien duché
de Bukov. ne comprise en deçà des frontières de la
Roumanie, telles qu'elles seront ultérieurement fixées
par les principales puissances alliées et associées.
Cette disposition (art. 59) est à rapprocher de celle
N" 168. Février 1921.
qui restitue à la Roumanie des territoires possédés
par la Hongrie (traité de Trianon du 4 juin 1920).
Nationalité et protection des minorités. — La
multiplicité et l'enchevêtrement des races qui peu-
plaient l'ancien empire austro-hongrois ne permet-
taient pas aux rédacteurs du traité de fixer les fron-
tières des nouveaux Etats en se basant uniquement
sur le principe des nationalités; mais des mesures
s'imposaient quant à l'acquisition ou à la conser-
vation de la nationalité (art. 70-82) et à la protection
des minorités (art. 62-69).
L'Autriche ne s'oblige pas seulement â modifier sa
législation et à exercer son action officielle dans
l'esprit de liberté et de justice qui a inspiré la ré-
daction du traité ; elle reconnaît encore formellement
que les stipulations relatives à la protection des mi-
norités sont des obligations internationales, placées
sous la garantie de la Société des nations. Le Conseil
de la Société pourra seul, à la majorité, permettre
qu'elles soient modifiées, et les désaccords, de droit
ou de fait, entre l'Autriche et les puissances repré-
sentées au Conseil seront considérés comme un dif-
férend de caractère international selon les termes de
l'article 14 du pacte de la Société. Tous les sujets
autrichiens, sans distinction, seront égaux devant la
loi et admissibles aux emplois publics ou privés. A
ceux d'entre eux qui ne parlent pas l'allemand il
sera donné des « facilités appropriées » pour l'usage
de leur langue devant les tribunaux ou dans les éta-
blissements publics d'enseignement, et ils auront la
faculté de créer à leurs frais des œuvres charitables,
religieuses ou sociales. A côté de la langue officielle,
l'allemand, l'usage des autres langues sera, en d'au-
tres termes, libre dans les rapports privés et admis
en tant que de besoin dans la vie civique. Dans les
districts ou dans les villes où réside une proportion
considérable de ressortissants autrichiens appar-
tenant à des minorités ethniques, de religion ou de
langue, ces minorités se verront assurer une part
équitable dans les crédits budgétaires (Etat, com-
munes, etc.) affectés à des institutions religieuses,
charitables ou scolaires.
L'Etat serbe-croate-slovêne, l'Etat tchécoslovaque,
la Roumanie s'étaient engagés à accepter, par traité
spécial, les dispositions que les puissances alliées ou
associées j ugeraient nécessaires pour protéger, d'une
part, « les intérêts des habitants qui diffèrent de la
majorité de la population par la race, la langue ou
la religion » et, d'autre part, la liberté du transit et
a un régime équitable pour le commerce des autres
nations » (art. 51, 57 et 60), le 10 septembre 1919.
Ces traités ont été signés à Saint-Germain-en-Laye
par l'Etat tchécoslovaque et par l'Etat serbe-croate-
slovène, le 9 décembre 1919 seulement, par la Rou-
manie, qui avait fait des objections au projet élaboré
par les grandes puissances. Des prescr ptions sem-
blables figurent dans le traité signé, le 28 juin précé-
dent, par la Délégation polonaise.
La convention passée avec la Tchécoslovaquie
contient le statut spécial des Ruthènes incorporés
dans cet Etat. Ils auront une Diète spéciale, un
gouverneur nommé par le président de la Répu-
blique et responsable devant cette assemblée, des
députés à la Chambre législative tchécoslovaque ;
ceux-ci prendront part à tous les scrutins relatifs
aux matières échappant à la compétence de la Diète.
Autres clauses du traité. — Nous nous sommes
proposé d'exposer seulement les clauses politiques
européennes du traité de Saint-Germain. Les au-
tres parties sont généralement identiques aux par-
ties correspondantes du traité de Versailles, et il
suffira de mentiormer quelques dispositions essen-
tielles.
L'Autriche, solidairement responsable, avec l'Alle-
magne, des dommages causés par la guerre, est
tenue des mêmes réparations (art. 177-196) et sanc-
tions (art. 173-176); mais il n'est pas ordonné de
poursuites contre l'empereur Charles, comme le
traité de Versailles en ordonne contre l'empereur
Guillaume. Les Etats slaves nés du démembrement
de l'ancienne monarchie et les Etats étrangers ces-
siomiaires de territoires austro-hongrois sont affran-
chis de cette responsabilité, mais contribuent pécu-
niairement, au moyen d'un impôt dit «de libération»,
au relèvement des pays dévastés. Ils ne suppor-
teront, d'ailleurs, qu'une part de la dette d'avant-
guerre, tandis que la charge des emprunts de
guerre incombe, en principe, à l'Autriche et à la
Hongrie, héritières des responsabilités encourues par
l'ancien empire austro-hongrois.
La liberté du transit et des communications pos-
tales, télégraphiques et téléphoniques, est reconnue à
l'Autriche sur les territoires et dans les ports déta-
chés de l'ancien empire : elle aura ainsi libre accès
à la mer Adriatique (lignes de Trieste et de Fiume).
Réciproquement, la Tchécoslovaquie jouira de la
même liberté à travers le territoire autrichien. Enfin,
l'Autriche aura la faculté de passer avec la Tchéco-
slovaquie, comme avec la Pologne, des conventions
économiques de portée spéciale et de durée restreinte
(art. 311 à 324).
Les articles 301 à 308 du traité de Saint-Germain
sur le régime du Danube reproduisent textuellement
les articles 346 à 353 du traité de Versailles. Il y
«• 168. Février 1921.
aura lieu de les analyser lorsque seront terminés les
travaux de la commission internationale chargée
d'établir le statut définitif du grand fleuve, depuis
Ulm, et qui a commencé de siéger à Paris le
5 août dernier. — Mailme p«tit.
Saint-Simon, par René Doumic, de l'Acadé-
miefrançaisc. (Paris 1919, in-i8.) — Ecrire un ouvrage
sur Saint-Simon ne constitue pas une lourde tâche,
car le mémorialiste fournit lui-même, avec abon-
dance, les matériaux d'une biographie. Il est, par
contre, malaisé de rendre le personnage sympathique,
celui<:i s'ingéniant à ne produire jamais que preuves
évidentes de sa vanité et de son acrimonie.
A vrai dire, René Doumic, bien qu'ayant recher-
ché, de ci, de là, telle qualité de son héros capable
de lui valoir l'indulgence, ne se préoccupe point de
le réhabiliter. Ses intentions sont les suivantes :
étudier, d'une part, la « comédie humaine » dans les
^fémoires, montrerce que fut la France de Louis XIV
et, d'autre part, établir que l'écrivain, sincère et de
bonne foi, dupe cependant de sa vision d'artiste, dé-
forme sans cesse la réalité, qu'il ne peut, en consé-
quence, être considéré comme un historien, mais
comme un créateur de types humains. Cette thèse,
appuyée sur quelques erreurs volontaires ou involon-
taires du mémorialiste, peut difficilement se soutenir.
Elle présente avec le sous-titre et certains chapitres,
du volume de fortes contradictions. René Doumic
la défend en un style plein de bonhomie et parvien-
dra certainement à lui acquérir des adeptes.
Qu'était, au juste, ce Saint-Simonqui devait laisser,
sur la fin du règne de Louis XIV et la Régence, l'un
des plus formidables réquisitoires que la société de
l'ancien régime ait suscités? Il se prétendait, dit
René Doumic, dont nous nous bornons, dans ce
compte rendu, à résumer les propos, attaché par des
liens solides à la Maison de Vermandois, laquelle
remontait à Charlemagne. Il ne souffrait point que
l'on contestât cette origine illustre. En réalité, il était
de médiocre noblesse. Toute grandeur lui venait de
son père Claude, habile homme, qui sut profiter des
faiblesses de Louis XIII. Claude fut page de ce roi.
Il attira son attention, puis sa faveur en lui facilitant
le moyen de changer de cheval sans mettre pied
à terre. Il le suivait à la chasse, lui en apportait des
nouvelles, soignait ses bêtes et, portant son cor, ne
« bavait point dedans ». Il lui offrit aussi son entre-
mise pour obtenir les dernières bonnes grâces de
M"« de Hautefort. Ces services admirables lui va-
lurent les charaes de grand louvetier de France, de
premier gentilhomme de la chambre, de conseiller
d'Etat, de gouverneur de Meulan et Blaye et, de
plus, le collier des ordres. En 1635, un duché-pairie
l'égalait aux plus grands du royaunle. Voilà de quoi
— et cyniquement — notre mémorialiste tirait vanité.
A soixante-cinq ans, Claude épousa, en secondes
noces, Charlotte de l'Aubespine et, trois ans plus
tard, de ce mariage tardif, dans la nuit du 15 au
16 janvier 1675, naissait Louis de Saint-Simon. Cet
enfant de vieillard devait avoir toutes les caractéris-
tiques de sa conception fâcheuse. Il demeura petit,
rabougri, avorton parmi les avortons. On le surnomma
le « boudrillon » (le bout d'homme), et son caractère
fut un caractère de roquet rageur.
Il reçut, heureusement, une éducation parfaite,
sous la gouverne de sa mère et de son précepteur
René de Gogué, sieur de Saint-Jean. Le R. P. Sana-
don le dirigea en matière religieuse. C'était un enfant
sage, bien que sujet à la colère. Il apprit le latin
avec assez d'ardeur pour pouvoir, vingt ans plus
tard, haranguer en cette langue. Il connut, en outre,
chose rare à cette époque, l'allemand. Il fréquenta
les académies où l'on enseignait l'art militaire et
l'équitation. Il n'eut, cependant, pas ce quel'onappelle
une jeunesse. Dans l'hôtel de la rue des Saints- Pères,
il ne connut guère que des vieillards, survivants de
l'ancienne cour, mécontents, chagrins, atrabilaires.
Il prit leurs manies, s'imprégna de leurs raisonne-
ments, de leurs rancunes, de leur admiration du
passé. Son père lui insinua ses idées sur les pré-
séances, le rang, l'étiquette.
C'était, en somme, un adolescent sans âge, un
homme d'autrefois aux concepts suraimés que Claude
de Saint-.Simon présenta, en 1691, à Louis XIV. Son
désir était, néanmoins, d'être mousquetaire. Il le fut
et assista, en cette qualité, au siège de Namur, où il
ne fit point merveille. Il se croyait pourtant fort bon
guerrier, alors qu'il n'avait d'autre propension que
celle d'être courtisan. Il acheta une compagnie de
cavalerie qu'il mena à la bataille de Neerwinden, fut
nommé mestre de camp, puis, en 1702, dépité de
n'avoir point été compris dans une promotion de
brigadiers, démissionna. Sa carrière militaire était
terminée. Sa carrière de courtisan avait conjointe-
ment commencé sous d'assez fâcheux auspices.
Si, en effet, il se montrait tout disposé à flagorner
te roi, ventre à terre, il n'était point pareillement
enclin à révérer les grands, ses égaux dans le monde.
11 s'était rapidement acquis la réputation d'être un
maître en matière d'étiquette, de hiérarchie, de pro-
tocole, de cérémonial. On le consultait comme un
oracle sur toutes ces questions de préséance, de rang,
de tenue qui provoquèrent d'innombrables esclan-
LAROUSSE MENSUEL
dres dans les solennités du xvii* siècle. Volontiers,
il prenait en main les procès que les ducs et pairs
soutenaient, en toutes circonstances, pour le main-
tien intégral de leurs prérogatives. Ses querelles sur
ce point furent incessantes, et leur récit encombre ses
Mémoires de détails ridicules et oiseux. Une vertigi-
neuse vanité l'animait. Quiconque touchait, même
légèrement, à ses droits honorifiques devenait aussitôt
son ennemi martel, et il n'hésitait pas à lui attribuer
les pires scélératesses.
Une telle volonté l'embrasait d'atteindre aux hautes
charges du royaume et aux faveurs suprêmes du roi
que, son père mort, il chercha surtout à trouver
dans le mariage un puissant appui. Peu lui importait
l'épouse : c'était le beau-père qui comptait en si
grave affaire. N'ayant pu s'allier au duc de Saint-
Aignan, qui disposait, pour maintes raisons et sur-
tout pour des raisons frivoles, d'un grand crédit
auprès du roi, il se rabattit sur le duc de Lorges.
L'influencede celui-ci ne lui servit que médiocrement,
mais il eut, fortune imméritée, en Gabrielle de Dur-
fort de Lorges, une compagne aimante, dévouée à
ses intérêts , source de bienfaisance et de sérénité.
Bien établi,désormais, il mena
l'existence plate et servi le du
courtisan, faite de présence
constante et d'obséquiosité au-
tour du maître. Son irascibilité,
un certain penchant à la con-
tradiction et à l'opposition le
desservirent souvent auprès de
Louis XIV. Mainte fois, il dut
braver le monarque ,quil'accueil-
lait le visage courroucé. Mais,
disposant d'une belle éloquence,
il parvint toujours à reconquérir
sa sympathie. On a prétendu, à
tort, que le roi l'avait persécuté.
Il en reçut, au contraire, des
faveurs nombreuses, la survi-
vance des gouvernements pa-
ternels, une charge de dame
d'honneur pour sa femme et,
grâce enviée entre toutes, un
appartement voisin du logis
royal.
Mais il ambitionnait davan-
tage un grand emploi dans le
gouvernement. Il se croyait ca-
pable de le tenir. Louis XIV
en jugeait autrement et ne se
trompait point. Sous le Régent,
en effet, Saint-Simon entra au
conseil de Régence. Il y montra
une incapacité absolue et une
inactivité regrettable. Tout au
plussesignala-t-il dans une am-
bassade en Espagne, où son
amour de la parade trouva une
satisfaction.
Quan d il eut enterré Louis XIV
et le Régent, il ne conserva plus
l'espoir de jouer un rôle poli-
tique. Il lui restait quarante
ans à vivre. Il vécut ces an-
nées dans l'amertume et la mé-
lancolie. Sa postérité lui don-
nait peu d'orgueil. Sa fille, à
son dire, était « petite, contre-
faite, affreuse ». Le prince de Chimay l'épousa
pour obtenir l'appui du beau-père, puis l'aban-
donna à son mauvais sort. Ses fils étaient, à son
exemple, rabougris au point qu'on les connaissait,
à la cour, sous le nom des « deux bassets ». Il
tenta vainement de les « pousser » ; fit de l'un, le
duc de Ruffec, un grand d'Espagne, de l'autre, le
marquis, un chevalier de la Toison d'or, leur acheta
des régiments, n'en put tirer que désillusions. Tous
deux se marièrent contre son gré, dans des familles
exécrées.
Il eut même le chagrin de leur survivre. Il survé-
cut aussi à sa femme, et ce fut là sa pire adversité,
car M"'* de Saint-Simon administrait ses biens. Dis-
parue cette femme intelligente, le duc, qui n'enten-
dait goutte aux finances et qui mettait le désordre
dans les affaires les mieux équilibrées, connut bien-
tôt la gêne, les dettes criardes, toutes sortes de
soucis d'ordre matériel. Il en vint même à n'avoir
plus de demeure à Paris. Il dut, dès lors, se réfugier
dans son donjon féodal de La Ferté-Vidame, donjon
tout délabré, aux murailles tapissées de portraits
du vieux temps, qui le regardaient s'étioler lente-
ment de tristesse. C'est dans ce cadre de misère
et de caducité qu'il mourut, en 1755, oublié du
monde.
C'est aussi dans ce cadre qu'il paracheva ses
Mémoires. Peu d'écrivains ont été plus féconds. On
peut dire qu'il commença à écrire dès l'enfance. Le
Ministère des affaires étrangères et bien d'autres
dépôts sont encombrés de ses dissertations de toutes
sortes. Mais son œuvre principale, ces Mémoires
auxquels il attachait une importance énorme, reçut
surtout ses soins. C'est un monument gigantesque
qui donne l'impression du désordre , mais dont mille
379
détails se signalent par leur étoimante magnificence.
Il doit très certainement ses imperfections à l'ordre
chronologique adopté par Saint-Simon et, surtout, à
maintes digressions qui nuisent à l'harmonie géné-
rale. Mais le style en est partout vivant, pittoresque,
admirable. Nul autre style du grand si^le ne peut
lui être comparé, sous le double rapport de la vi-
bration et de l'originalité.
Dès l'âge de quinze ans, Saint-Simon commençait
ses observations. Déjà, il voyait net, démêlait les
sentiments sous le masque des physionomies.il était
né psychologue et curieux. Il ne voulait rien perdre
de la comédie humaine. Sa vie sera un étemel affût.
Il jouissait de ses constatations, surtout quand elles
étaient amères. Il écoutait. Il savait tirer des confi-
dences des personnages les plus discrets. A dix-neuf
ans (juillet 1694), au camp de Guinsheim, sur le
Rhin, il écrivait ses premières pages. Il possédait, au
moins dans sa forme élémentaire, dès ce moment,
ce style âpre et mordant dont il ne fera qu'accentuer
dans la suite l'âpreté et la mordacité.
Débarrassé de la casaque militaire, il prit du goût
pour le rôle d'espionnage. On le vit abandonner les
Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon (t675-1755)u
affaires sérieuses pour courir vers le spectacle ou la
nouvelle. Il recueillit avec une ardente joie les on-
dit, organisa des services obscurs d'information.
Ayant des relations dans tous les milieux, il était,
mieux que les gazetiers, renseigné sur tous les faits
du jour. Il cueillait les ambassadeurs sur la route,
au retour de leurs ambassades. Il interrogeait les
médecins, lesdomestiques.il claustrait aimablement
les gens dont il voulait tirer un secret, ne les lâchait
point sans profit. Dans toutes les cabales, sans
prendre parti, il avait des intelligences. Si bien que
les affaires de l'Etat n'eurent bientôt plus d'obscu-
rités pour lui. Les affaires domestiques eurent de
même de la peine à se voiler devant ses yeux
investigateurs. Il a écrit une page extraordinaire
sur ce qu'il appelle la carte intime de la cour. Qui-
conque ne connaît point en géographe consommé
cette carte n'est pas, à son sens, un mémorialiste
digne de ce nom.
Il possédait, cependant, un fonds d'honnêteté et
était parfois troublé par ses scrupules, bien que sa
passion dominante fût la haine, cette haine qui lui
a arraché des accents inoubliables. Au début de sa
carrière d'écrivain, il consulta l'abbé de Rancé, pour
savoir si son labeur d'annaliste de la cour offrait
quelque utilité et s'alliait avec ses sentiments reli-
gieux. Vers la fin de sa vie, il s'interrogeait encore,
se demandant ■ s'il est permis d'écrire et de lire
l'histoire, singulièrement celle de son temps ». 11
est probable que ses scrupules s'apaisèrent, puisqu'il
persista dans sa tâche.
On peut l'accuser d'avoir trop volontiers écouté les
médisants et trop volontiers aussi suivi la pente na-
turelle de son caractère à la méchanceté, de n'avoir
pas suffisamment coatrAlé ses affirmations, d'avoir
38o
enfin, souventes fois, altéré scienunent la vérité. Il a
fait de Louis XIV, de la cour, de M"" de Maintenon
surtout, des portraits cliargés d'ombres désagréables.
Il était enclin au pessimisme. Mais n'exagérons rien.
Les mémorialistes sincères qui vivent au temps de
Saint-Simon confirment sans cesse ses dires. La gran-
deur extérieure de la cour de Louis XIV cachait
d'affreuses turpitudes. Le duc qui vénérait le régime
ne se doutait point qu'en levant le voile dont s'affu-
blaient les vices contemporains, il allait à rencontre
de sa vénération. Après La Bruyère, il compte, au
xvii" siècle, parmi les écrivains qui ont le plus vigou-
reusement préparé la désaffection du peuple pour la
royauté. — Emile Maone.
sérotllérapie n. f. (de sérum et du gr. théra-
peia, traitement). Méd. Méthode de traitement des
infections à l'aide du sérum des animaux immunisés
contre elles.
— E.MCYCL. Historique. Les microbes pathogènes
agissent par eux-mêmes, mais surtout par les toxines
qu'ils sécrètent et qui, diuusant dans l'organisme,
altèrent le milieu intérieur et, par lui, les éléments
anatomiques. Puisque les toxines jouent ainsi un
rôle important dans le développement des accidents
morbides des infections, on s'est demandé si 1 on ne
pourrait pas améliorer et guérir le malade en lui
injectant la toxine de l'agent infectieux contre lequel
il lutte. Charrin, puis Rou.^ et Chamberland ont les
premiers montré qu'en effet on peut protéger les
animaux contre les maladies correspondantes en leur
injectant des cultures du bacille pyocyanique, du
vibrion septique et du bacille du charbon. Peu après,
Ch. Richet et Héricourt confirmaient ces résultats.
On ne tarda pas à aller plus loin, car, l'année sui-
vante, en 1889, Charrin prouvait que l'on peut
immuniser le lapin contre le bacille pyocyanique en
lui inoculant le sang d'un autre lapin injecté à l'aide
des produits de cultures filtrés du pyocyanique. Par
conséquent, ces produits filtrés, qui contiennent les
toxines solubles, à l'exclusion des corps bacillaires,
sont capables de conférer, à eux seuls, l'immunité.
C'est alors que Behring et Kitosato ayant établi que
le sérum d'un animal immunisé contre la diphtérie
ou le tétanos annihile in viro une grande quantité
de toxine diphthérique ou tétanique, Roux et Yersin
réussirent à préparer le sérum antidiphtérique et à
en faire une heureuse application aux malades. A
partir de ce moment, la sérothérapie était constituée
comme méthode nouvelle, et elle prit rapidement
une place importante dans le traitement des infec-
tions.
Principe de la méthode. On a vu à l'article vACCi-
NOTUÉRAPiE (p. 221) que, lorsque des microbes patlio-
gènes pénètrent dans un organisme, ils y déclenchent
des réactions défensives, caractérisées par la produc-
tion de substances antagonistes que l'ondésigne sous le
nom d'anticorps. Parmi ces anticorps, certains jouis-
sent de la propriété de supprimer les effets des
toxines ; ce sont les antitoxines. Or, on l'a vu, les
toxines sont des poisons solubles, sécrétés par les mi-
crobes qui diifusent dans l'organisme et représen-
tent la cause de la plupart des grands symptômes
des maladies infectieuses. Mais, chaque microbe
ayant sa toxine propre, l'antitoxine qui répond à
celle-ci semble également spécifique, de telle sorte
que la toxine d'un microbe A ne peut être annihilée
que par l'antitoxine dont ce microbe a provoqué la
formation, et non par une autre. Comme on le verra,
cependant, plus loin, cette spécificité n'est pas tou-
jours aussi absolue. Quoi qu'il en soit, si l'on injecte à
un malade infecté par le microbe A le sérum d'un
animal immunisé contre ce même microbe A, ou lui
fournit une certaine quantité d'antitoxines et de
celles dont il a précisément besoin pour lutter plus
avantageusement contre sa maladie, et tout de suite.
Mais ainsi s'atteste la différence entre la vaccinothé-
rapie et la sérothérapie. La première n'apporte pas
d'éléments de défense, mais elle provoque et inten-
sifie l'action des moyens diaphylactiques, qu'elle met
tous en œuvre. Pour cela, il lui faut un certain
temps ; elle est donc relativement lente à agir ; en
revanche, elle crée une immunité active (c'est-à-dire
par l'organisme lui-même) et nécessairement plus
durable. En raison de la durée réclamée pour
l'entrée en jeu des défenses, elle est donc sur-
tout préventive (il y a, cependant, quelques vaccins
curatifs). La seconde, au contraire, fournit, avec le
sérum des animaux immunisés, des éléments de dé-
fense préformés, les antitoxines, lesquelles agissent
immédiatement sur les toxines circulantes. La séro-
thérapie, par suite, est d'effet plus rapide, mais pas-
sager, parce que les antitoxines du sérum injecté,
sitôt qu'elles ont saturé une certaine quantité de
toxines correspondantes, ne servent plus à rien, et il
faut renouveler l'injection; e le crée une immunité
p3ssive (c'est-à-dire par l'apport étranger) et de
courte durée et constitue une médication surtout
curative (le sérum antitétanique, néanmoins, est pré-
ventif). Vaccinothérapie et sérothérapie sont donc
des méthodes différentes, qui s'appliquent à des cas
différents. Le principe de la sérothérapie est basé
sur la possibilité de fournir aux malades et en
nature — pour ainsi parler — un supplément des
LAROUSSE MENSUEL
antitoxines dont il a besoin pour atténuer ou faire
disparaître les symptômes de l'empoisonnement gé-
néral dont il souffre et de permettre ainsi aux au-
tres moyens de défense de se maintenir ou de s'ac-
croître.
Effets des sérums. La première question qui se pose
est celle de savoir comment l'antitoxine agit sur la
toxine. On a cru d'abord qu'elle la sature, comme
une base sature un acide ; mais cette conception
chimique ne résiste pas à l'expérience, car un mé-
lange de venin et d'antivenin inoffensif redevient
nocif après chauffage à 88'' C, l'antivenin étant
détruit à cette température, alors que le venin ne
l'est pas. Il n'y a donc pas combinaison. Arrhenius
pensa alors que l'antitoxine et la toxine se compor-
tent à la manière d'une base faible vis-à-vis d'un
acide faible, auquel cas la neutralisation n'est qu'ap-
parente, une partie de la base et de l'acide restant
libre, ce qui expliquerait le phénomène d'Ehrlich,
parce qu'il y aurait toujours excès d'antitoxine. On
sait comment Ehrlich a cherché à interpréter, par
l'hypothèse des chaînes latérales et des groupements
haptopkores et toxophores, le rôle des antoxines ; mais
par cette hypothèse, invérifiable, d'ailleurs, on revient
à une conception chimique que — comme on l'a vu —
l'expérience controuve, et il faut admettre mainte-
nant que les actions respectives des toxines et des
antitoxines sont d'ordre surtout physique, colloïdal,
car ce n'est qu'ainsi que l'on arrive à comprendre
les effets des sérums.
Les injections de sérum donnent lieu à des réac-
tions, dans tous les cas et quel que soit le sérum,
semblables, mais seulement plus violentes quand
elles sont faites dans les veines. Ces réactions s'ex-
priment d'abord par une crise hémoclasigue, qui
passe inaperçue du malade et qui est suivie de
troubles variés : malaises, élévation thermique,
diminution de la pression vasculaire, leucopénie, puis
leucocytose plus ou moins marquée, érytlième et
éruptions ortiées, etc. Puis, au bout de douze à vingt-
quatre heures, rarement plus, tous ces phénomènes
s'atténuent et disparaissent, et le malade se sent
mieux, mais les symptômes généraux de la maladie
peuvent reprendre au bout de deux à trois ou quatre
jours, et il faut alors recommencer l'inject on. Or,
tous ces phénomènes, on les observe également quand
on introduit un corps étranger et surtout un colloïde
(métaux colloïdaux par exemple) dans la circulation.
Les sérums étant aussi des colloïdes, il est donc cer-
tain que les réactions auxquelles ils donnent lieu tien-
nent à leur état physique et que, par conséquent,
l'action respective des toxines et des antitoxines se
réduit à une lutte de colloïdes. C'est un conflit de
deux rythmes qui, interférant, se neutralisent.
Mais, en même temps, la réaction diaphylactique
provoquée par l'injection de sérum, corps étranger à
l'organisme, accroît la résistance du sujet injecté à
l'infection dont il est victime : d'oîi son améliora-
tion d'abord, puis, si ses défendes sont encore capa-
bles d'un effort suffisant, sa guérison.
Les injections de sérum donnent encore lieu à des
accidents locaux : rougeurs, douleurs au niveau de la
piqûre et, parfois, à des accidents éloignes : arthral-
gies, oedème, érythème polymorphe, mais il n'est
pas certain que ces derniers soient toujours imputa-
bles au sérum lui-même. Il y a enfin des accidents de
réinjection, qui se produisent en général seulement
quand le sérum est réinjecté au bout de trois à quatre
semaines. Ces accidents reproduisent avec une in-
tensité plus grande ceux qui s'observent après la
première injection, lesquels, d'ailleurs, sont souvent
très bénins. Il n'en est pas de même de ceux dont
nous parlons et qui consistent eu urticaire intense,
œdème généralisé, vomissements, diarrhée, fièvre,
état syncopal ; on a même observé quelques cas de
mort. A noter que, quand les réinjections sont intra-
rachidiennes, on peut observer des réactions ménin-
gées très violentes. Ces accidents sont attribués àl'a-
naphylaxie, et on y pare par le procédé de Besredka,
qui consiste à injecter une petite dose de sérum
quelques instants avant l'injection thérapeutique. Il
convient de remarquer, toutefois, que les accidents
sériques sont très rart s, maintenant même tout à fait
exceptionnels et qu'ils peuvent se produire, d'une
part, dès la première injection, et, de l'autre, au
bout d'un grand nombre d'injections ininterrompues.
Etant donné les conditions strictes de l'anaphylaxie
(v. ce mot, t. III, p. 2), telles qu'elles ont été fixées par
Ch. Richet et Portier, il est difficile de voir dans ces
accidents les effets constants du choc anaphylac-
tique. Plus vraisemblablement, ils doivent être attri-
bués, dans la grande majorité des cas, à la réaction
colloïdale. On est donc ainsi amené à considérer
les effets des sérums comme le résultat presque ex-
clusif de leur état physico-chimique.
Spécificité des sérums. On a vu que, théorique-
ment, toute toxine produit, dans l'organisme réagis-
sant, une antitoxine qui lui correspond exactement.
Il s'ensuit que tout sérum doit être rigoureusement
spécifique. De fait, certains sérums ont une spécifi-
cité très étroite (par exemple, le sérum antiméningo-
coccique A, B, C, D); elle est beaucoup moins accu-
sée chez beaucoup d'autres. C'est ainsi que, dans la
grippe, le sérum antidiphtérique a donné des résul-
«• »e8. Février 1921.
tats au moins aussi satisfaisants que le sérum anti-
pneumococcique, bien que le microbe de Lôffler
n'intervienne aucunement dans cette infection. Dans
la fièvre typhoïde, il païaît même, d'après Jez, que
le sérum normal de cheval ou le sérum hématopoié-
tique est plus efficace que le sérum antityphique.
Ces quelques exemples suffisent à montrer que la
spécificité des sérums n'est pas aussi absolue qu'on
le croyait autrefois, ce qui confirme ce qui a été dit
ci-dessus, à savoir que l'action diaphylactique des
sérums tient surtout à leur état colloïdal commun.
Il n'en reste pas moins indiqué d'employer de préfé-
rence le sérum d'animaux, préparé avec le microbe
particulier qu'il s'agit de combattre; mais, à défaut
de ce sérum, tout autre est capable de déclencher
l'action diaphylactique que l'on recherche première-
ment.
Mesure de l'activité des sérums. Les sérums
possèdent, au point de vue thérapeutique, un pou-
voir préventif, un pouvoir curatif et, enfin, un pou-
voir antitoxique (lequel n'est peut-être que l'expres-
sion des deux autres) que l'on s'est efforcé de mesurer
afin d'établir une échelle des doses aussi rigoureuse
que possible. Tous les sérums ne se prêtent pas à ee
titrage; seuls, le sérum antitétanique, le sérum anti-
vermineux et surtout le sérum antidiphtérique ont
donné des résultats précis, sans doute parce qu'ici
les toxines représentent des corps définis. Ainsi, le
pouvoir préventif d'un sérum égale 50.000 quand
I centième de centimètre cube de ce sérum préserve
un cobaye de 500 grammes, contre une dose de
toxine capable de tuer un cobaye de même poids; le
pouvoir curatif égale 10.000 quand 5 centièmes de
centimètre cube de sérum guérissent un cobaye de
500 grammes qui a reçu une dose mortelle de toxine.
Le pouvoir (préventif ou curatif) est donc mesuré
par le rapport qui existe entre le poids de l'animal
et la dose de sérum préventive ou curative. Le pou-
voir antitoxique est établi par l'action in vitro (pro-
cédé de Behring) ou par l'action in vivo (procédé
d'Ehrlich). Dans le premier cas, l'unité antitoxique
est la quantité de si'rum qui neutralise in vitro 100
doses mortelles de toxine. Un sérum dont un cen-
tième de centimètre cube neutralise 100 doses mor-
telles est dit renfermer 100 unités antiloxiques.
Dans le second cas, l'unité toxique est la dose mi-
nimum capable de tuer un cobaye en vingt-quatre
heures, et l'unité ant. toxique (ou immunisante) est
celle qui neutralise 100 unités toxiques. Ces mesures
n'ont pas de valeur absolue quand on les app ique à
l'homme malade, parce que les circonstances de la
maladie en changent nécessairement les conditions.
On s'est demandé si le pouvoir préventif, le pouvoir
curatif et le pouvoir antitoxique sont dus à une
même substance ou à des substances différentes,
mais Roux a montré q'ie le pouvoir préventif et
curatit n'est pas nécessairement en rapport avec le
pouvoir antitoxique et qu'un sérum peut avoir un
pouvoir préventif ou curatif élevé et un pouvoir anti-
titoxique faible et vice versa. Il semble aujourd'hui
que le pouvoir préventif et le pouvoir curatif, bien
que n'étant pas toujours liés l'un à l'autre (le sérum
antitétanique est fortement préventif, faiblement
curatif), dépendent surtout de l'état physique, tandis
que le pouvoir antitoxique peut résulter de l'exis-
tence de substances chimiquement définies.
Préparation des sérums. Nous n'avons pas à four-
nir ici de détails sur la fabrication des sérums. Isous
nous contenterons de rappeler qu'on les fabrique en
injectant des animaux (le cheval surtout, en raison
de la quantité de sérum sanguin qu'il peut livrer),
soit avec des cultures filtrées, soit avec des cultures
ou des émulsions de bacilles, d'abord chauffés, puis
vivants. On commence par des doses faibles en sur-
veillant attentivement l'animal ; on les augmente
ensuite progressivement ; on vérifie la valeur expéri-
mentale du sérum sanguin et, enfin, au bout de trois
moisenviron, on saigne l'animal à la jugulaire. Après
une dizaine de jours de repos, on le sa gne de nou-
veau, et ainsi de suite. Le sang, recueilli aseptique-
ment, ;aisse séparer le sérum, que l'on dépose en
flacons stériles, chauffés ensuite à 55° C. pendant
deux heures. Ce chauffage ne modifie pas les pro-
priétés du sérum et assure sa conservât on. Elle n'est
pas, cependant, indéfinie, car les sérums perdent de
leur valeur en vieillissant.
Technique d'emploi. Les sérums s'utilisent en
injections hypodermiques surtout ; sauf dans les cas
d'urgence, les injections intraveineuses sont à peu
près abandonnées, en raison de l'intensité des rc'ac-
tions et des accidents qu'elles produisent. On a
aursi quelnuefois recours aux injections intrarachi-
diennes (sérum antiméningococcique). Quelle que soit
la voie d'introduction adoptée, res injections deman-
dent, en tout cas, de rigoureuses précautions d'anti-
sepsie et doivent toujours être faites lentement. Les
accidents locaux ou généraux consécutifs peuvent
être combattus par les moyens appropriés.
Quant aux doses, elles varient non seulement avec
le sérum et la voie d'introduction, mais aussi avec le
cas, la période de la maladie, sa gravité, l'âge, le
sexe, l'état du malade. Les doses préventives sont
ordinairement plus faibles que les doses curatives.
D'une manière générale, on a actuellement tendance
}
N' 168. Février 1921-
à augmenter notablement les doses autrefois admises,
et les malades semblent s'en trouver bien.
Enfin, c'est au médecin seul qu'il appartient de
fixer le nombre des injections et l'intervalle du
temps qui doit les séparer.
Principaux sérums. Il n'est guère d'infections
contre lesquelles on n'ait tenté de fabriquer les sérums
correspondants, mais il s'en faut de beaucoup que
ceux-ci se soient montrés préventifs ou curatifs.
Nous nous bornerons donc à passer rapidement en
revue les principaux sérums, en suivant l'ordre
alphabétique des maladies contre lesquelles ils sont
dirigés.
Charbon. Il existe plusieurs sérums anticharbon-
neux (Marchoux, Institut Pasteur, Sclavo, San Fe-
lice), que l'on utilise en injections sous-cutanées ou
même intraveineuses dans les cas graves (Boidin).
D'après Modot, Chauffard et Boidin, les résultats
sont très favorables (3 p. 100 de décès seulement).
Ces sérums ont aussi un certain pouvoir préventif,
mais l'immunité qu'ils réalisent, bien que rapide, est
de très courte durée et inférieure à celle qu'on ob-
tient par la vaccination (Sobernheim).
ChoUra. Les sérums anticholériques de Kraus,
de Schouroupow et de Mac Keyden n'ont pas donné
de résultats. Celui de Salimbeni, préparé à l'Institut
Pasteur à l'aide de toxines cholériques, s'est montré
plus efficace, notamment lors des épidémies de Pé-
trograd (1908) et des Balkans (1912). On l'emploie en
injections intraveineuses à la dose de 50 à 100 cen-
timètres cubes, mélangé à l'eau salée physiologique.
Sous son influence, la mortalité est tombée de
45 à 23 p. 100.
Coqueluche. Bordet et Gengou, à la suite de leur
découverte, ont préparé un sérum contre la coque-
luche, que l'on emploie en injections hypodermiques
ou intraveineuses à la dose moyenne de 30 centi-
mètres cubes. D'à- rès Klimenko et Duthoit, sa va-
leur curative n'est pas très marquée, mais il diminue
le nombre des quintes et raccourcirait la durée de la
maladie.
Diphtérie. La valeur de la sérothérapie anti-
diphtérique est désormais bien établie. Il con-
vient seulement de rappeler ; 1° que les injections
(sous-cutanées ou intramusculaires) doivent être
faites le plus tôt possible après le début de la mala-
die, comme le montre le tableau suivant :
Sérothérapie au i*^' et 2^ jours ; mortalité o
— (lu 3* au 4*' jour; — 6 %
— du 5* au 9* jour: — 11 ?ô
— apri^s le 10* jour: — 18 *'o
2" Que les accidents consécutifs, paralysies, etc.,
sont très rares ; 3° q'i'il faut administrer d'emblée
des doses suftisantes : par exemple, chez des enfants
de trois à dix ans, 30 à 40 centimètres cubes en in-
jection intramusculaire le premier jour et, le len-
demain, 40 à 60 centimètres cubes en injection hypo-
dermique (Armand-Delille). Le sérum antidipthérique
a aussi une réelle valeur préventive, et on doit
l'utiliser en cas d'épidémie dans les écoles, les ca-
sernes, etc., à titre de protection. Enfin, ce même
sérum a été aussi employé contre la grippe et ses
complications (Netter).
Dysenterie bacillaire. Il y a plusieurs sérums
antidysentériques (Vaillard et Dopter, Flexner, etc.),
préparés soit à l'aide des bacilles de Shiga, de
1 lexner, de His, soit polyvalents. Leur valeur cura-
tive est, en général, satisfaisante, et l'amélioration
nette est obtenue en deux ou trois jours. On injecte
sous la peau de 40 à 80 et 100 centimètres cubes de
sérum, suivant la gravité des cas, injections qui
peuvent être renouvelées plusieurs fois. Les acci-
dents sériques sont rares et peu importants. A titre
préventif, une injection hypodermique de 10 centi-
mètres cubes est suffisante.
Fièvre de Malte. Un sérum antimélitoccique a
été préparé par l'Institut Pasteur d'Alger. D'après
Sergent, Boisset et Sauvan, il faut l'injecter sous la
peau, trois jours de suite, à la dose de 60 centimè-
tres cubes. Des closes moins fortes ne dorment pas
de résultats appréciables.
Gangrène gazeuse. Divers sérums antigangre-
neux spécifiques (Veillon, Nicolle, Weinberg, Sac-
quépée) ont été préconisés, mais il faut en général
préférer les sérums polyvalents (Leclainche et
Vallée, Vincent et Stodel) ou le sérum mixte de
l'Institut Pasteur [antivibrion, antiperfringens, anlt~
œdematicus). Après intervention chirurgicale néces-
saire, on administre, dans les cas moyens, 80 à
100 centimètres cubes de sérum en injection hypo-
dermique ; dans les cas graves, même dose dans les
veines, diluée dans l'eau salée physiologique. On doit
protéger confie les réactions sériques, parfois vio-
lentes, en introduisant sous la peau, une heure avant
l'injection, un demi-centimètre cube de sérum.
Grippe. Il n'y a pas de véritable sérum antigrip-
pal ; mais on a utilisé, contre les complications de
cette maladie et suivant la nature de ces complica-
tions, tantôt le sérum antipneumococcique, tantôt le
sérum antidiphtérique, etc. Les résultats, d'ailleurs,
ont étés inconstants.
Méningite cérébro-spinale. Parmi les différents
sérums antiraéningococciques (Flexner, Jochman,
Wassermann et Jolli, Dopter), celui de l'Institut
LAROUSSE MENSUEL
Pasteur se recommande parce qu'il est polyvalent et
renferme les antitoxines des méningocoques A, B,
C, D. On l'administre, en injection intrarachidienne
(après soustraction d'une quantité équivalente de
liquide céphalo-rachidien), à la dose de 20 à 30 cen-
timètres cubes, tous les jours, jusqu'à ce qu'il n'y ait
plus de méningocoques dans le liquide. En cas de
septicémie ou pour éviter les accidents sériques, il
est utile de pratiquer en même temps des injections
intramusculaires ou hypodermiques. Quand la médi-
cation est instituée de façon précoce, les résultats
sont très satisfaisants.
Peste. Le sérum antipesteux de l'Institut Pas-
teur est à la fois préventif et curatif. A titre pré-
ventif, une injection hypodermique de 10 à ij centi-
mètres cubes as*ure une immunité de vingt jours en
moyenne. A titre curatif, les doses dépendent de
l'âge de la maladie : 30 à 50 centimètres cubes le
premier ou le deuxième jour, 90 centimètres cubes
si la maladie remonte à quatre ou cinq jours. Ces
injections sont renouvelées plusieurs fois. Dans la
pneumonie pesteuse, particulièrement grave, il faut
injecter le sérum non sous la peau, mais dans les
veines. Sous l'influence de cette médicatio», la
mortalité diminue de moitié et tombe de 80 à
38,45 p. lOO.
Poliomyélite aiguë. La sérothirapie antipolio-
Tétanos. Le sérum antitétanique (Roux et Vail-
lard) est antitoxique et surtout préventif ; en cas de
traumatisme suspect, on l'administre par la voie
sous-cutanée, à la dose de 10 à 20 centimètres cubes.
Si le tétanos survient, après sérothérapie préventive,
il faut reprendre les injections, mais en usant du
procédé de Besredka pour éviter le choc sérique.
Calmette a proposé un traitement local préventif des
plaies par le sérum antitétanique desséché. A titre
curatif, les injections de sérum antitétanique ont
donné très peu de résultats.
Tuberculose. Les sérums antituberculeux sont très
nombreux (sérums de Maragliano, de Marmorek,
d'Arloing et Guinard, de Lannelongue et Acbard,
de Vallée, de Jousset, de Ruppel et Rickmann, de
Rappin, etc.), mais il ne semble pas qu'aucun ait
jusqu'ici apporté des résultats vraiment encoura-
geants. Tous, d'ailleurs, ne peuvent s'appliquer qu'aux
premiers stades de l'évolution morbide et exigent de
grandes précautions, par suite des réactions qu'ils
entraînent. Les tuberculines représentent des sortes
de sérums spéciaux, de maniement très délicat, mais
nous n'avons pas à nous en occuper pour le moment.
Typhoïde. Le sérum antityphique (antitoxique)
de Chantemesse est aujourd'hui à peu près aban-
donné. L'auteur l'injectait sous la peau ou dans les
veines à dose très faible (quelques gouttes). Le sé-
Le moaument do la Tranchée des Baïonnettes vu de la route de Bras à Fleury. >Phot. Roi.)
myélitique revêt deux formes : Netter emploie le se
rum de sujets récemment guéris en injection intra-ra-
cUidienns à la dose quotidienne de 5 à 15 centimè-
tres cubes pendant huit jours de suite ; le sérum de
singe préparé à l'aide du streptocoque pléomorphi-
que de Rosenow, qui semble posséder des propriétés
à la fois curatives et préventives, a été expérimenté
par Bull et par Nuzum et Willy en injections in-
trarachidiennes et intraveineuses, avec des résultats
contradictoires.
Pneumococcies (pneumonies, complications grip-
pales). Le sérum antipneumococcique de l'Institut
Pasteur, le sérum de Trucliaud surtout, ont été em-
ployés contre les pneumonies grippales à la dose de
40, 60 et inëme 80 centimètres cubes en injections
hypodermiques. Ils n'ont fourni que des résultats
inconstants, mais produisent quelquefois l'abaisse-
ment thermique.
Scarlatine. La scarlatine a été traitée par le sérum
antidiphtérique, par le sérum antistreptococcique
(Marmorek, Moser) et par le sérum de sujets conva-
lescents. Aucun de ces sérums n'a apporté de résul-
tats probants ; seul, le sérum de Moser a amené
quelques améliorations nettes (Escherich et Schiek,
Egis et Langovoy, Fedinski). Avec le sérum normal,
W. Schultz a, d'ailleurs, constaté les mêmes amélio-
rations.
Staphylococcies. Contre les staphylococcies et les
suppurations, on a utilisé le sérum polyvalent de
Leclainche et Vallée, fourni par des chevaux immu-
nisés contre les staphylocoques, streptocoques, coli-
bacilles, pyocyaniques, protéus, perfringens, v brions
septiques, etc., soit en pansement sur les plaies
suppurantes, soit en injections hypodermiques ou
intraveineuses, à la dose de 10 à 20 centimètres
cubes dans les cas de septicémies staphylococciques
ou streptococciques. Il a été également préconisé,
à titre préventif, contre la gangrène gazeuse.
Sireptococctes (phlegmons, érysipèle, infection
puerpérale, angines, etc.). Plusieurs sérums (Marmo-
rek, Aronsohn, Paltauf, etc.) sont connus, dont le
plus employé a été le sérum de Marmorek. Le sérum
antistreptococcque a été préconisé dernièrement
contre les complications grippales et la scarlatine.
rum de Rodet, employé dernièrement à plusietuï
reprises, s'administre de préférence en injections
hypodermiques à la dose de 15 centimètres cubes
pour la première, 10 pour la seconde, 5 pour les sui-
vantes, avec un intervalle d'au moins quarante-huit
heures entre elles. Les résultats paraissent assez
satisfaisants ; il y a chute progressive de la tempé-
rature et amélioration des sy mpi ômes généraux.
Typhus exanthémattque. Le sérum antiexanthéma-
tique de Nicolle et Blaizot, préparé à l'Institut Pasteur
au moyen de cobayes infectés expérimentalement, a
été utilisé au moment des épidémies de Bizerte (armée
serbe) et de Roumanie (1917) avec un certain succès.
Le sérum de convalescent a été également essayé,
mais sans grand avantage, semble-t-ii (Gérard).
Venins. Le sérum antivenimeux de Calmette est
régulièrement curatif quand l'injection est faite assez
tôt et à dose suffisante. Plus la morsure est ancienne
(deux heures et davantage), plus l'animal est dange-
reux, plus la dose doit être élevée. A titre curatif,
une injection hypodermique de 10 centimètres cubes
pour les enfants jusqu'à dix ans et de 20 centimètres
cubes pour les adultes suffit quand elle est faite
vite. Il faut doubler la dose contre le venin du cobra,
du crotale, etc. A titre préventif, on peut se conten-
ter d'une dose moitié moindre, mais la protection
est d'assez courte durée. — D' 1. lacMomM.
Tranchée des Baïonnettes (monument
DE la). Entre tous les points du front que jalotment
tant de souvenirs héroïques et de traeiques images,
il en est peu qui laissent une impression plus poi-
gnante et émeuvent plus fortement l'imagination que
la fameuse « Tranchée des Baïonnettes >.
Elle est située dans la région de Verdun, à quelques
mètres et à gauche de la route qui conduit de Bras
à Heury par les carrières d'Haudremont et le ravin
de la Dame, un peu en avant du coude brusque par le-
quel cette route s'infléchit vers le sud pour passer
devant l'emplacement de la ferme de Thiaumont.
Blottie sur une des pentes qui bordent la route et
dont les ondulations s'élèvent jusqu'au fort de
Douaumont, tienne la signalait jusqu'ici àl'attentioa
des visiteurs qu'tm simple treillage de fils de fer bar-
382
belés. Si l'on s'approchait, on apercevait, irrégulière-
ment groupés et à demi dissimulés par les lierbes
folles, quelques fusils, émergeant du sol, tout droits :
trois ici, deux là, quatre un peu plus loin....; aux
canons pointaient, hautes, les baïonnettes; et ces
armes, aux attitudes imprévues, surgissaient de la
terre bouleversée comme un symbole de ténacité et
d'indomptable courage. En fait, elles étaient les
témoins — on dirait presque les survivants — d'un
de ces drames terribles de la guerre, drame rapide,
aux péripéties brutales, et dont l'horreur se double
d'un mystère mal débrouillé.
C'était aux premiers jours de juin 1916 ; l'Allemand,
obstiné dans sa ruée contre Verdun, avait rallumé,
le 22 mai, la bataille sur le front de Vaux-Douau-
mont ; depuis, se livrait dans cette région une lutte
sans merci: l'ennemi ne ménageant rien pour ac-
croître son avance, les nôtres résolus à ne point le
laisser passer et disputant âprement chaque lambeau
de terrain. Le 24 mai, les Allemands s'étaient em-
parés du fort de Douaumont; le 3 juin, ils prenaient
LAROUSSE MENSUEL
le 12 ou le 13 juin, peu importe ! Creusée dans un
terrain assez friable, soumise par surcroit à un bom-
bardement ininterrompu d'obus de 280 et de 305, qui,
au dire d'un témoin, remuait les rocs des abris
« comme la pâte d'un pétrin », la tranchée finit par
céder à ce déluge d'acier : la terre s'éboula, et les
lèvres de la tranchée se rejoipn rent, ensevelissant
les derniers survivants — une soixantaine environ —
demeurés fidèles, au delà même de la mort, à leur
consigne de « résister sur place ». La légende, qui
s'empara tout de suite de ce fait saisissant, a pré-
tendu que les soldats étaient morts debout, l'arme
au bras, montant, pour ainsi dire, une suprême et
éternelle faction. D'après les précisions du lieutenant
l'oucher, la vérité apparaît légèrement différente :
« Les hommes, dit cet officier, attendaient l'attaque
avec le fusil, baïonnette au bout ; mais cette arme
était appuyée au parapet à portée du combattant,
qui avait dans ses mains des grenades... C'est parle
fait que les soldats n'avaient pas à la main le fusil
qu'il s'est trouvé que les baïonnettes émergeaient
pied dans le fort de Vaux ; le 9, la ferme de Thiau-
mont tombait de nouveau entre leurs mains. « Ré-
sister sur place », telle était la consigne donnée à
nos soldats, qui équivalait presque, pour eux, à une
sentence de mort.
C'est dans ces conditions que le i^ bataillon du
137' régiment d'infanterie, composé en majeure par-
tie de Vendéens et de Bretons, reçut l'ordre, dans la
nuit du 10 au II juin, de monter en première ligne. Par
les cheminements du ravin de la Dame, les hommes
des I', 3" et 4" compagnies étaient parvenus jusqu'aux
abords de la ferme deThiaumont. A peine établis dans
leurs tranchées, ils furent soumis à un bombardement
effroyable, qui ne se ralentit pas un seul instant
durant toute la journée du 11. Est-ce ce jour-là que
se produisit la catastrophe qui donna à la « tranchée
des baïonnettes » son aspect définitif ? Telle est l'opi-
nion émise dans son rapport par le lieutenant Foucher,
commandant la 4*' compagnie du 137^, tandis que le
lieutenant Polimann, qui commandait la 3* compa-
gnie, reporte au 13 la date du tragique événement.
Les récits des deux officiers diffèrent, d'ailleurs, sur
d'autres points; ce qui s'explique par ce fait que
l'élément de tranchée qui a reçu depuis la déno-
mination fameuse, étant à cheval sur la droite de la
3' compagnie et sur la gauche de la 4', chacun des
deux officiers a fourni une version conforme à ce
qu'il a vu se dérouler près de lui.
Néanmoins, à travers les divergences des deux
récits, le drame se reconstitue aisément. Fut-ce le 11,
Monument de la Tranchée des Baïonnettes. — Alexandre Mil-
lerand. président de la République, à l'inauguration du monu-
ment, répond h l'ambassadeur des Etats-Unis Hugli C. Wallace.
(Phot. Roi.)
après l'écroulement des terres. » Les fouilles exécu-
tées plus tard pour découvrir et identifier les cada-
vres ont confirmé les dires du lieutenant P"oucher.
« Près de chacune des armes, a déclaré l'architecte
André- Ventre, qui dir geait cette funèbre besogne,
on a trouvé les restes d'un enseveli ». Les groupes
d'ensevelis correspondaient, d'ailleurs, au groupement
extérieur des armes. On trouva ainsi cinr|uante-sept
corps, dont quarante purent être identifiés et inhu-
més au cimetière de Fieury ; les dix-sept inconnus
furent laissés dans la tranchée.
Cependant, la nature d'abord, qui de la mort même
tire inlassablement de nouveaux germes de vie, puis
l'inconscience ou l'exagéré fétichisme de certains
touristes menaçaient de faire perdre à la fameuse et
symbolique tranchée son aspect primitif: les herbes
avaient poussé, recouvrant tout de leur nappe verte,
des mains s.upidement profanatrices avaient enlevé
les baïonnettes et même entamé le fût des armes.
La modeste barrière de barbelés était décidément
insuffisante. Un riche banquier américain, G. T.
Rand, qui avait eflectué le pèlerinage de Verdun,
fut ému de ces profanations et, désireux d'assurer
la pérennité d'un souvenir si auguste, il fit un don de
cinq cent mille francs pour l'érection d'un monu-
ment autour de la tranchée. Il n'eut malheureuse-
ment pas la joie de voir la réalisation de sa géné-
reuse pensée, car, peu après, il se tuait en avion. Son
nom, du moins, mérite de ne pas être oublié.
L'exécution du monument fut confiée à André-
Ventre, architecte en chef des monuments historiques,
qui est parvenu à réaliser un très heureux ensemble.
Estimant avec raison qu'aucun édifice, si magni-
fique fût-il, ne saurait rivaliser en grandeur avec ce
coin de terre meurtrie, hérissée de quelques pointes,
il s'est borné à une œuvre de protection, conçue
dans une note sévère et simple. Une immense dalle
de béton armé, supportée par des colonnes, rt couvre
toute la tranchée, dont se trouve ainsi respectée la'
nudité grandiose. En avant du monument, se dresse un
énorme pylône, dont une grande croix engagée forme
l'unique décoration; enfin, un large monolithe percé
d'une ouverture marque sur la route l'entrée d'un
étroit boyau par lequel on accède à la tranchée. La
«• 188. Février 1921.
sévère sobriété de cette construction, aux lignes
calmes et aux volumes pesants, s'adapte exactement
au caractère morne et désolé du paysage, dont elle
elle ne rompt qu'à peine la tragique monotonie.
Edifié en trois mois et demi, le monument de la
Tranchée des Baïonnettes fut inauguré le 8 décem-
bre 1920 par Alexandre Millerand, président de la
Républii]ue, qu'assistait l'ambassadeur des Etats-
Unis, Hugh C. Wallace. Celui-ci accompagna la
remise du monument d'un discours, où il célébra Ver-
dun, « nouvelles Thermopyles, sanctuaire où la
civilisation elle-même vient rendre hommage à la
Irance », rappela « l'immense dette de reconnais-
sance que la France, à Verdun, imposa au monde,
car elle y fut seule à affronter les Barbares, et con-
sacra enfin le monument « comme symbole de cette
gratitude que l'amitié nationale rendra éternelle ».
Dans sa réponse, Millerand retraça avec une sobriété
vigoureuse les circonstances du drame dont la tran-
chée fut le théâtre ; puis il évoqua le rôle de l'Amé-
rique pendant la guerre, toutes les initiatives géné-
reuses par lesquelles ce pays marqua son affection
pour la France et qui se prolongent dans le geste
touchant de G. T. Rand. En terminant, Millerand
souligna la nécessité de consolider et rie développer
les résultats de la victoire; il protesta contre l'accu-
sation d'impérialisme adressée à la France par l'igno-
rance des uns et la mauvaise foi des autres : « saignée
à blanc par une guerre dont elle a supporté le poids
le plus lourd, elle ne réclame rien que les justes ré-
parations que l'ennemi et ses alliés lui ont promises.
Pour les obtenir, ajouta-t-il, elle sait que l'amitié des
Etats-Unis ne lui fera pas défaut ». — J. Darihin.
Transports automobiles militaires
pendant la C*rande Guerre (les). Le
rôle considérable joué par les transports auto-
mobiles a été une des révélations de la guerre de
1914-1918. Non pas que le « Service automobile »
n'eût été créé bien auparavant : dès 1908, il était
conçu et, en avril 1912, une Instruction ministé-
rielle définissait son organisation, avec beaucoup
plus de précision qu'on ne le suppose généralement.
Seulement, avant le mois d'août 1914, il n'existait,
pour ainsi dire, qu'à l'état de projet. Et, surtout,
personne, même parmi ceux qui avaient médité sur
ses destinées, n'avait pu prévoir ni la nature ni l'im-
portance de la tâche qu'il allait avoir à accomplir.
A la veille de la guerre, l'Etat possédait exac-
tement 170 automob les militaires, autant dire
zéro ! — On comptait, pour satisfaire aux besoins
des armées, sur la réquisition des voitures appar-
tenant à des particuliers. Ces voitures étaient con-
nues au moyen d'un recensement annuel ; le recen-
sement était suivi d'un classement, d'après lequel
était établi un plan de réquisition. La mobilisation
étant décrétée, que se passait-il ? Immédiatement,
des « commissions de réquisition » entraient en
fonctions, achetaient les véhicules prévus et les
acheminaient sur des « centres de groupement » :
il y avait un centre par région de corps d'armée.
Là, les véhicules étaient classés, sériés, et on les
groupait en « élémen s de convoi » qui se diri-
geaient rapidement, avec le personnel et les cadres,
sur quatre grands « centres d'organisation » (Ver-
sailles, Reims, Dijon et Lyon). C'était dans ces
centres qu'allaient se constituer les « unités auto-
mobiles » prêtes à partir pour les armées : sections
de transport de matériel, sections de transport de
personnel, sections sanitaires, groupes de voitures de
tourisme pour les Quartiers Généraux. Pour les
sections de ravitaillement en viande fraîche, il y
avait une organisation à part : ces unités devaient
être constituées avec les autobus de la C. G. O.
(Compagnie générale des omnibus). Le matériel
nécessaire pour transformer les autobus en voitures
à viande était construit et emménagé dans un hical
situé à Paris, et on avait préparé un plan de mobi-
lisation du personnel même de la Compagnie. —
Enfin, quand il s'agit d'automobiles, il ne suffit pas
de posséder des voitures : il faut encore, ces voi-
tures, les entretenir en bon état de roulement. De
là, l'importance des organes d'arrière, des organes
de réparation. On avait prévu, pour l'entretien et les
réparations des véhicules, des Sections de parc,
sortes d'ateliers mobiles, dont la réunion par deux
ou par trois constituait, pour chaque armée, un
Parc automobile de réserve. Quant au ravitaillement
en essence, huile et ingrédients divers, il était
assuré par les soins de l'Intendance.
Le coup de foudre du 2 août éclata. Aussitôt, les
commissions de réquisition commencèrent leurs
opérations dans toute la France. Les choses se pas-
sèrent exactement comme il avait été ordonné ; et,
dès le deuxième jour de la mobilisation, des convois
automobiles — autobus en tête — partaient à desti-
nation des armées, où ils commençaient à accomplir
leur tache, mais dans des proportions inattendues.
Les premiers transports, en effet, puis ceux de la
Marne, puis ceux de la Course à la mer, montrèrent
la nécessité de toute une organisation qui n'existait
pas et servirent, en même temps, de leçon, si bien
que, lorsque l'hiver (1914-1915) arrêta les opéra-
rations, on se mit à l'oeuvre.
«• 168- Février 1921.
Le champ d'action était immense ... Il ne saurait
être quesMon ici de suivre pas à pas les efforts du
Service a tomobile dans cette tâche sigantesque,
qu'il n'a pas cessé de poursu vre au cours de qua're
années de guerre et dont quelques chilïres peuvent
donner une idée : le Service automobile possédait,
au mois d'août 1914, 6.000 à 7.000 véhicule- ; à l'ar-
mistice, il en avait plus de 97.000 ! Dans le courant
du mois d'août 1914, le total de son tr.ivail était :
matériel transporté, 18.000 tonnes, hommes trans-
portés, 14.000. Or, si l'on regarde les chifires de
1918, on trouve, pour un mois pris au hasard :
matériel transporté, 900.000 tonnes ; hommes (en
y comprenant les blessés) 1.200.000 ! Les services
automobiles ont véhiculé un poids total de plus de
30 raillions de tonnes, soit le contenu de 75.000
train-; de 40 wagons. ^ Jetons seulement un regard
sur leur fonctionnement, à une période quelconque
de plein trav.iil.
Organisation des services automobiles. Les
différentes unités. Un véli cule automobile militaire
n'était presque jamais un isolé : il faisait partie de
ce qu'on appelait une section. Une si ction auto-
mobile se composait généralement de 20 véhicules ;
elle était commandée par un officier, elle comprenait
une quarantaine d'hommes et quatre ou cinq gradés;
et elle formait une unité, c'i st-à-dire qu'elle admi-
nistrait elle-même son personnel et son matériel.
Il y avait plusieurs types de sections, suivant les
usages auxquels elles étaient de-tinées : car il est
facile de conc voir que des véhicules qui trans-
portent des munition ou des rondins, par exemple,
ne sauraient être chargés de l'enlèveme t des bles-
sés, pas plus que ceux qui ravitaillent en viande
n'ont à s'occuper de porter des ca Houx.
Les principaux types de sections étaient : la T. M.
et la T. P., la R. V. F., la S. S., la T. M. R., la
T. P. T., la S. M. A., la S. P.
La Sec'ion T. M. (transport de matériel) et la
Section T. P. (transport de personnel) étaient, par
principe, les unités les plus importantes du Service
automob le des armée- ; et si l'une d'elles, la T. P.,
avait fini par presque disparaître, c'est que les deux
avaient, pour ainsi dire, fusionné, en ce sens que
les transports de personnel se firent surtout au
moyen des sections T. M. : on s'aperçut vite, en
effet, qu'en mettant tout simplement des bancs dans
des camions ordinaires, on possédait un moyen de
transport beaucoup plus pratique et plus léger
qu'avec les lourds autobus des T. P. — La section
T. M. se composait de 20 camions de 2 tonnes à
2 tonnes et demie, en moyenne, auxquels il fallait
ajouter parfois un camion-atelier, presque toujours
une remorque-cuisine. Généralement, les T. M.
étaient réunies en groupes de quatre, sous le com-
mandement d'un a chef de groupe >, qui donna t
son nom au groupe (exemp es : groupe Noirot,
groupe Barbade), alors que les sections étaient dési-
gnées par des numéros (T. M. 670, T. M. 155,
T. P. 18, etc.). Ces groupes eux-mêm s, enfin, pou-
vaient être assemblés en groupements : on verra ce
détail plus loin.
Les S'îctions T. M. — comme, d'ailleurs, toutes
celles dont il sera question ici — étaient constituées
dans de grands centres appelés Parcs d'organisation
(P. O. A.) : il y en avait un à Versailles ; l'autre
fut successivement à Dijon et à Lyon. Ce qu'on y
poursuivit surtout, ce fut l'homogénéité du matériel,
par section, par groupe, par groupement même :
dans chaque formation, véhicules de même modèle
et de même marque. Cette mesure, aussi avanta-
geuse au point de vue du travail qu'au point de vue
de l'entretien, a pu, à elle seule, quadrupler le
rendement du matériel automobile.
La Section R. V. F. (ravitaillement en viande
fr lîche) était composée avec des autobus, rappelant
de tous points ceux qu'on avait réquisitionnés sur
les boulevards, avec cette différence que le vitres
étaient remplacées par des plaques mérall ques per-
cées de trous. Elle comptait 7 ou 8 autobus et était
utilisée pour transporter la viande entre les « cen-
tres d'abat » (ou les gares de ravitaillement, pour
la viande congelée) et les « centres de distribution •.
La -section sanitaire (S. S.) enlevait les blessés sur
le champ de bataille et les portait à l'ambulance. Il
faut, pour cela, des voitures d'un type tout parti-
culier, et ce n'a pas été sans de multiples essai; qu'on
est arrivé à l'établir, car il y avait à concilier entre
elles certaines exigences t'es d ssemblables : d'une
part, grande léaèreté, pour pouvoir circuler sur les
routes,défoncées des postes de secours; d'autre part,
protection des blessés contre le froid par une
carrosserie b en close. Un modèle de voiture — châs-
sis de camionnette avec une carrosserie pouvant
porter 5 blessés couchés ou 8 assis (ou 2 couchés et
4 assii) — fut adopté et généralisé : il était installé,
généralement, sur des châssis Fiat. Cependant, la
Sanitaire ainsi conçue ne pouvant pas aller jusqu'aux
lignes dans certains sec'eurs, on multiplia, à cô é
d'elle, des sections plus légères, const tuées avec
des voiturettes Ford. En juxtaposant, comme on le
faisait le plus souvent, des sections de Ftat et des
sections de Ford, on obtenait un résultat presque
parfait.
LAROUSSE MENSUEL
La T. M. R. (transport de matériel routier) était
la Section routière, qui transportait les matériaux —
sable, cailoux, pierre du e, pierre tendre — à aison
de plus de 10.000 tonnes par jour, pour la réfection
des routes. Il y en avait i groupe par armée, com-
prenant un nombre variable de sections.
La T. P. T. était la Section de transport de per-
sonnel télégraphique.
La S. M. A. était la Section de munitions â!ar-
tilterie, spécialisée dans le transport des munitions
et appartenant aux formations d'artillerie Toujours
en nombre insuffisant, d'ailleurs, les S. M. A. étaient
remplacées, souvent, par de simples T. M.
Enfin, la S. P., c'était la Section de parc: celle-là,
c'était r « atelier » u service automobile : la réunion
de plusieurs S. P. formait le Parc automobile de
chaque armée, dont il sera parlé plus bas.
Ajoutons aussi qu'en outre de leurs noms et de
leurs numéros, les sections étaient désignées, dans
le langage courant, par leurs insi nés. (V. ce mot.)
L'entretien du matériel. L'entretien du matériel
automobile est de la plus haute importance. En
effet, l'automobile est une machine très délicate,
exigeant des précautions d'emp oi et une surveil-
lance constante : on ne peut maintenir les effectifs
qu'à coups de réparations. Par conséquent, pendant
que les véhicules roulaient sur les routes de l'avant,
383
on doit ranger, au contraire, ce que l'on pourrait
appeler les apports ayant un caractère A'imprévu,
ceux qui sont nécessités par certaines circonstances,
une oSensive, ou, mieux encore, une défensive ino-
pinée; exemple : l'ennemi déclenche une attaque; il
faut porter immédiatement sur les points menacés
10 000, 15.000, 20.000, 50.000, 100.000 hommes, e' il
faut, ces hommes, les ravitailler à mesure en vivres,
en matériel et en mun tions : voilà ce que l'on peut
appeler les apports imprévus.
Cette grande division — apports ordinaires et
apports imprévus — nous la voyons avoir sa réper-
cussion sur l'organisation du Service automob. le qui,
lui aussi, parall lement, possédait deux sortes d'or-
ganes de transport : d'une part, ceux qui apparte-
naient aux armées, d'autre part, ceux qui apparte-
naient à l'état-major général (G. Q. G.) pour être
utilisés sur le point du front oii l'on avait subite-
ment besoin d'eux. Les premiers, c'étaient les Ser-
vices autom3bi es des armées et des grandes unités,
avec toutes leurs annexes : ils comprenaient des
T. M. d'armée, des R. V. F., des S. S., des T. M. R.,
des S. M. A., des S. P., des T. P. T., etc. et la
grande majorité des voilures de tourisme. Les se-
condes comprenaient tout simplement une certaine
quantité de groupes de T. M., qui constituaient les
« réserves de transport • à la disposition du général
Convoi de troupes. — Artillerie automobile.
toute une armée de travailleurs était occupée, à
l'arrière, à les entretenir et à les réparer.
Sans entrer dans les détails, on peut dire que les
formations chargées de ce travail étaient de trois
sortes : pour les petites réparations, ateliers volants
des sections, ou des groupes, ou des groupements ;
pour les réparations moyennes, « parcs automobiles
de réserve d'armée » ; pour les grosses réparations,
« parcs de réparation » (appelés tout d'abord « parcs
de re vision »).
Les Parcs d'armée et les Parcs de réparation
étaient des réunions de 2 ou 3 sections de parc et
constituaient de véritables usines, dans lesquelles
on avait appliqué, peu à peu, les méthodes les plu-
modernes du travail rationnel : spécialisation, divi-
sion du travail, contrôle de la main-d'œuvre, primes
de bon rendement, etc.
Quant aux pièces de rechange et aux matières
premières, dont le besoin, chez eux, était constant,
elles leur étaient expédiées, chaque jour, par un
grand centre d'approvisionnement s tué à Paris et
appelé Magasin entrai automobile (M. C. A.).
Ainsi organisé, le Service automobile faisait partie
des services dépendant de la Direction de l'Arrière
(D. A ) au Grand Quartier Général. U y avait donc,
à l'état-major de la D. A., un Directeur des services
automobiles des armées. Ce poste fut occupé, depuis
la mobilisation lusqu'au 15 mars 19 17, par le com-
mandant (jirard, ensuite et jusqu'à la fin de la
guerre, par le commandant Doumenc.
Tel était, avec ses rouages essentiels, l'instrument
que le Haut Commandement avait à sa disposition
pour tous les transports rapides dans la zone des
armée-. Essayons, maintenant, de le voir à l'œuvre.
RÔLE de l'automobile da\s la bataille. Le
rôle du Service automobile pendant la guerre, c'est
d'assurer, en général, le transport de tout ce qui est
nécessaire aux troupes pour vivre et se battre. Or,
toutes ces choses qu'il lui faut transporter peuvent
être divisées, une fois pour toutes, en deux caté-
gories : une première catégorie comprend celles dont
la quantité est lixe ou à peu près : exemples les
vivres, les effets d'Habillement et, jusqu'à un certain
point, le matériel du génie, le matériel sanitaire et,
même, les munitions. Dam ime seconde catégorie
en chef et qui s'occunaient exclusivement de ces
grands transports nécessités par une action localeplus
ou moins inattendue. Ce sont ceux-là — les seconds —
que nous allons voir au travail tout d'abord.
Le transport des combattants. En ellet, dès
qu une action se déclenclie, la pr mière nécessité,
c'est de faire affluer, le plus rapidement possible,
sur le lieu de l'attaque, des troupes de renfort.
C'était le Service automobile qui assumait cette
tâche, et il disposa. t pour cela de ce qu'on appelait
les « réserves ». Une réserve était constituée par
2 ou 3 groupements de 5 ou 6 groupes de 4 sections ;
cela représenait environ un millier de camions
pouvant enlever, d'un coup, l'infanterie de 2 divi-
sions. Dès que la situation l'exigeait, ces milliers de
camions étaient lancés sur les routes ei commen-
çaient un défilé ininterrompu, de jour et de nuit,
apportant les troupes jusque sur le terrain même
du combat. Une réserve en mouvement couvrait
une longueur de 30 à 50 kilomètres. Dans une anaire
comme celle du 15 juillet 1918, les réserves auto-
mobiles amenèrent à pied-d œuvre, en 24 heures,
plus de r20.ooo fantassins, en occupant une longueur
de route de plus de 200 kilomètres.
Les groupements et les réserves se multiplièrent
rapidement, à mesure que les transports prenaient de
plus en plus d'envergure : aux derniers mois de la
guerre, la Direction des Services automobiles
(iJ. S. A.) possédait 22 groupements: 19 étaient
réunis en 9 réserves, 3 étaient restés groupements
indépendants.
Des transports de cette importai :e ne sauraient
être enectués, cela va de soi, sans une organisation
méticuleuse et une méthode parfaite de travail.
Règles pour l'emtiarquement rapide des tioupet.
384
règles pour la circulation, règles pour le débar-
quement dans les zones avancées, rien ne doit être
livré au hasard ; et ce n'est qu'à cette condition
que les mouvements de troupes par camions arri-
vèrent à offrir, au point de vue horaire, une véritable
certitude, comparable à celle des réseaux de che-
mins de fer.
Les ravitaillements. Nul n'ignore aujourd'hui
qu'il y avait constamment, sur notre front, une
LAROUSSE MENSUEL
mais plus de 80.000, ce qui eût représenté un sup-
plément de plus de 60.000 hommes et une dépense
de plusieurs milliards. On pourrait prendre un exem-
ple semblable dans les voitures de tourisme, qui ne
peuvent assurer les besoins d'un état-major que
parce qu'elles sont employées successivement par les
diflérents officiers de cet état-major. La conclusion,
c'est qu'une voiture automobile est toujours mal
utilisée quand on ne lui demande pas son plein ren-
~.-,*
Char^ement d'obus.
dizaine d'armées françaises. Chaque armée avait des
moyens automobiles propres, qui s'occupaient de
satisfaire à ses besoins : cela représentait, pour
chacune, environ 3.000a 4.000 véhicules, rattachés à
un parc automobile de réserve d'armée (qui assura.t
leur entretien et leurs réparations).
Tant qu'une armée ne bouge pas, il ne doit pas
exister, et il n'exista jamais, en fait, de grosses
difficultés pour assurer ses ravitaillements. 11 n'en
va pas de même dès qu'il se produit quelqu'un de
ces grands mouvements nécessités par la préparation
des opérations. Outre les complications et, parfois,
les dangers delà réalisation, il se pose, tout d'abord,
un problème, au sujet des effectifs en moyens de
transport.
Pendant la guerre, toutes les denrées et tout le
matériel nécessaires aux armées arrivent, chaque
jour et chaque nuit, par chemin de fer, dans des
« gares de ravitaillement 0 ; ensuite, ils sont dis-
tribués aux troupes dans des 0 centres de ravitail-
lement ». Le rôle qui incombe aux automobiles,
c'est donc le transport entre la gare de ravitaille-
ment et le centre de ravitaillement. Ils remplacent,
pour les vivres, les convois administratifs à che-
vaux et, pour les munitions, les sections de parc
à chevaux.
Supposons qu'il y ait, entre les deux points,
50 kilomètres, et supposons une armée comprenant
10 divisions. L'expérience a montré que le tonn ge
nécessaire à une division en action est d'environ
200 tonnes par jour. Il faudra donc transporter
2.000 tonnes, et l'on y emploiera une vingtaine de
groupes automobiles. Supposons, maintenant, que les
centres de ravitaillement de l'armée soient, non plus
à 50, mais à 100 kilomètres {ce qui s'est vu à la fin
de la guerre) : il faudra, pour faire l'aller et le
retour (en deux jours), un double jeu de camions,
soit 40 groupes. Cela irait encore ; mais, si toutes les
armées se mettaient à marcher en même temps, il
faudrait 400 groupes automobiles, rien que pour
assurer leur existence. Or, le service automob le n'a
jamais eu plus de 200 groupes. — Ces chiffres sont
donnés ici pour pouvoir expliquer un des grands
principes de l'util sation du matcriel automobile : la
non-spécialisation des véhicules.
Qu'est-ce que la non-spécialisation ? Cela consiste
à ne jaranis affecter les voitures à un service uéter-
miné, sous le prétexte que ce service doit avoir, en
tout temps, ses moyens de transport propres. Pre-
nons, comme exemple, un chii.re total, aux armées,
de 25.000 camions. Grâce à la non-spécialisation, on
pouvait leur faire accomplir, certains jours, 50 kilo-
mètres avec une charge moyenne de 2 tonnes et demie,
ce qui faisait 3 millions de tonnes kilométriques.
En les spécialisant, il aurait été difficile de leur
faire parcourir une moyenne de plus de 15 kilo-
mètres. Il aurait donc fallu non pas 25.000 camions,
dément et qu'un camion automobile n'a pas plus de
raison d'être spécialisé — sauf exception — qu'un
wagon de chemin de fer : ce n'est qu à cette condi-
tion qu'un service automobile peut être véritablement
une entreprise de transports. Cette idée a été l'une des
idées directrices du S. A. C'est en l'appliquant qu'avec
des moyens qui, jusqu'à la fin, jusqu'au dernier
jour de la guerre, furent théoriquement insu usants,
il a pu, néanmoins, satisfaire à toutes les demandes.
N> ma. Février 1921.
moments ; la moindre défaillance aurait pu avoir les
conséquences les plus fâcheuses, et les conducteurs
donnèrent, maintes fois, des preuves de vigueur
physique et morale, dont on ne leur a pas, peut-
être, tenu assez compte.
L'artillerie automobile et les transports
d'artillerie. Pendant longtemps, lorsnue les auto-
mobiles transportaient les troupes en vue d'une
a tion, elles n'avaient à s'occuper que de l'infanterie
et de ses bagages, puis, ensuite, des divers ravitail-
lements. Peu à peu, l'artillerie fut amenée au combat
par les mêmes moyens, soit que des batteries eussent
été constituées, une fois pour toutes, à traction
mécanique — et ce fut le cas de presque toute
l'artillerie lourde créée pendant la guerre — soit que
des sections T. M. fussent chargées, occasionnelle-
ment, de l'enlèvement rapide des batteries à chevaux.
11 y avait, dans l'artillerie lourde (A. L.), de véri-
tables monstres : c'étaient de lourds et puissants
tracteurs qui se chargeaient de les déplacer. Ce qui
différencie le tracteur du camion, c'est qu'il a ses
quatre roues motrices (alors que, dans un camion,
c'est simplement un des essieux qui est animé par
le moteur). Le tracteur a donc la spécialité de pou-
voir progresser dans des terrains difficiles : il suffit,
en effet, qu'une des quatre roues prenne de l'adhé-
rence sur le sol et entraîne le tout, au lieu qu'un
camion, dès qu'une de ses deux roues motrices est
dans une ornière, ne peut plus bouger.
11 arrivait, pourtant, parfois, que les tracteurs eux-
mêmes, et les plus puissants, fussent insuffisants. On
les remplaçait alors par les fameux caterpillars (che-
nilles). Les chenilles sont des sortes de tracteurs à
deux roues motrices et deux roues folles ; mais ces
quatre roues sont, en réalité, des pignons qui, au
lieu de porter sur le sol, engrènent, par leur denture,
avec une large et robuste chaîne sans fin composée
de tuiles métalliques, qui leur constitue un véritable
chemin de roulement : le tracteur roule sur son
chemin, qu'il transporte avec lui. Les caterpillars
furent utilisés pour tirer certaines pièces, pour trans-
porter les munitions ; enfin, et surtout, pour dépanner
les autres tracteurs, lorsque ceux-ci s'étaient mis
dans des situations difficiles. — C'est par l'intermé-
diaire de la chenille que l'automobile devait aboutir
un jour à cette véritable forteresse ambulante, le
char d'assaut.
Reste ce que l'on pourrait appeler l'artillerie légère:
auto-mitrailleuses, auto-canons, et batteries de 75
portées. Dans le 75 porté, les canons et les caissons,
non démontés, étaient placés sur des tracteurs,
relativement lé ;ers, aménagés spécialement, avec
des ridelles pouv int servir de rampes d'accès.
Cependant, il arrivait aussi qu'il fallait transporter
rapidement des batteries de 75 à chevaux. Le Service
automobile avait fait modifier, pour le transport des
Transport de troupes. — Une lialte.
Faut-il décrire ici ces diverses opérations de trans-
port par automobiles, que nécessitent les ravitail-
lements plus ou moins complexes d'une armée ? 11
est trop facile de les imaginer, dans leur ensemble.
N'oublions pas de signaler, seulement, que tous ces
mouvements se faisaient généralement la nuit, sans
aucune espèce de lumière, et que. particulièrement
pour les munitions, les automobilistes devaient
monter, dans les zones bombardées, jusqu'aux points
extrêmes où le terrain bouleversé rendait la marche
absolument impossible. Il y avait donc là de durs
chevaux, de simples autobus : on mettait trois che-
vaux par autobus, quelquefois quatre. Chargement
des chevaux, des canons et de- caisson représentait
une heure ou deux de travail ; l'ensemble du convoi
ainsi constitué se déplaçait avec une assez grande
vitesse et, à l'arrivée, tout se remettait en p ace
en quelques instants. Les automobiles pouvaient
donc, dans ces conditions, transporter réellement une
division comp.ète, c'est-à-dire une infanterie dispo-
sant de ses mitrailleuses et de son artillerie divi-
sionnaire.
N^ 188. Février 1921.
LAROUSSE MENSUEL
385
yj3
InuoKls l>Ea siCTlON» AUT0M0BILB3. — {AbrévittHom : T. M. Transport de matériel; R. V. F. Ravitaillement en viande fraîche; R. A. !.. Régiment d'artillerie 'ourde; T. M. R. Transport matériel
routier; S. S. Section sanitaire [française]; S. S. U. Section sanitaire [américaine;). — I. La Cocotte en papier ; T. M. 263. — 2. Le Fiacre : Groupement 10. — 3. Américain blessé : 8. S, U. 534. — 4. L«
Mérinos : R V. F. B/67. — 5. Bambara biessé : S. S. 76. — 6. I..e C'-rbeau; Gr<jiipe Masséna. — 7. Le M uiin : T. M. 19S. — 8. Les Rudes lapins ; T. M. I8i. — 9. Le Ctiien noir : T. M. 94. — 10. Le Cra-
pouîllot ■ 280» R. A. L. — tt. Stiashourg : T. M. 6i0. — 12. LObus ailé : Groupe Maas. — 13. Le Chat noir : S. S. U. 639. — 14. Tête de Sioui : S. R. V. 625. — 16. Femme an dauphin : T. M. 3IS. — w. lete
«l'éléphant : T. M. 587. — 17. Le I-lio : T. M. 596. - 18. Le Tigre : R. V. F. B( 12. — 19. Le Singe affreux : T. M. 273. — 20. Sanglier : 286» U. A. L. - 21. Le Dé à jouer : T. M. 360. — 22. Le Nègre, — 23. La
Goélcltc : T. M. 848. — 24. L'ours blanc : T. .VI. 131. — 25. Le Pélican : T. M. R57, — 26. Le Roukau couipresseur : T. M. R. SOU. — 27. Le Parapluie : T. M. 851. — 28. La Chouette : S. 8.64. — 29. Le
Sacrificateur : U. V. F. Bi53. — 3U. La Muuetio : 288« R. A. L. — 31. Infirmière ; S. S. 17. — 32. Le Cheval mécanique ; Groupe Caillât.
L'enlèvement des blessés. Enfin, nous suppo-
sons que l'action se déroulait, avec ses péripéties
iliverses. Il restait aux automobilistes à remplir une
tâche encore, la plus lourde et la plus grave, mais
aussi la plus belle et la plus noble : l'enlèvement des
b.cssés. Elle était confiée aux Sections sanitaires.
Leur travail était extrêmement dur; et, si l'existence
de l'automobiliste au front fut, en général, pleine de
fatigue et exempte de confort, on peut dire que le
conducteur de Sanitaire eut toujours le privilège de '
connaître, mieux encore que ses camarades, la vie
de l'avant dans toute sa rigueur ; aussi le personnel
de ces sections avait-il fini par constituer une véri-
table élite : les citations, individuelles et collectives,
y furent très nombreuses et, même, une Sanitaire
reçut la fourragère.
C'est que les S. S. , qui ne devaient aller, en prin-
cipe, que jusqu'aux postes avancés des G. B. D.
(groupes de brancardiers divisionnaires), montèrent
chercher les blessés jusqu'aux postes de secours,
dans des terrains marmites, à travers, parfois, des
tirs de barrage et des vagues de gaz, qu'il leur fallait
franchir a découvert ; aucun abri, aucun boyau pos-
sible pour une voiture : il faut aller en vue de
l'ennemi. Ajoutons à cela l'obscurité, les cris des
blessés que les cahots m( ttent au supplice, le mas-
que, qui gêne terriblement poui conduire. Et le
conducteur se rend compte ici, pourtant, plus que
partout ailleurs, de l'importance du TÔle qu'il joue :
ne tient-il pas entre ses mains, constamment, la vie
de centaines de blessés, qu'un ccup de volant heureux
peut sauver en les faisant arriver quelques minutes
plus tôt sur la table dopér.ition ? — Il faut signaler
l'aide précieuse apportée aux armées françaises, dans
cette noble tache, par les sections sanitaires étran-
gères, américaines, an laises, russes et, enfin, par les
sections de conductrices, françaises et anglaises.
Complexité de la circulation. Voilà donc les
routes du front. Transports de troupes, ravitaille-
ments de toutes sortes, transports d'artillerie, con-
vois de R. V. F., enlèvement des blessés, on se
rend compte déjà, peut-être, de ce que représentait
la circulation dans de telles conditions. Mais, si l'on
se rappelle qu'au milieu de tout cela se faufilaient,
sans arrêt, jour et nuit, d'une part des milliers de
voitures de tourisme qui assura. ent les liaisons ou
portaient les officiers des états-majors, d'autre part
une quantité innombrable de voitures spéciales :
camionnettes des courriers, du génie, de l'aviation,
de l'aéronautique, du camouflage ; autos-projecteurs,
autos-phares (des terrains d'atterrissage) ; voitures
du service télégraphique, de la T. S. F., delà pho-
tographie,'ide la géodésie, de la météorologie ; voi-
tures pour le gonflement des saucisses, voitures-
colombiers, auto-réservoirs, auto-pompes, auto-
arroseuses; camions des services de stérilisation et
de désinfection, voitures excavatrices, auto-postes
électrogènes, etc., on comprendra certainement qu'il
y aurait eu, sur les routes, si l'on n'y avait pris
garde, un perpétuel danger d'embouteillage, dont
les conséquences auraient été, la plupart du temps,
de véritables désastres. Aussi la circulation devait-
elle être minutieusement organisée et, ici encore,
c'était le Service automobile qui faisait son oeuvre :
il avait créé, dans ce but, les fameuses C. R. A.
(Commissions régulatrices automobiles).
Les commissions régulatrices automobiles.
Il y a eu, dans l'organisation des grands transports,
au fur et à mesure que le service se développait, une
évolution, dont les phases ont été marquées très
nettement.
Dans la période du début, à l'occasion de chaque
transport, on improvise une organisation : directeur
du transport, chefs de chantiers u'embarquement et
de débarquement, commissaires de routes, postes
mobiles de surveillance, tous ces organes sont cons-
titués et mis en œuvre au moment du besotn : le
besoin passé, i's disparaissent.
Dans une deuxième période, le nombre des for-
mations s'étant accru, il est devenu possible de
conserver réunies constamment, sous le même com-
mandement, toutes celles qui sont habituellement
employées aux grands transports. Aussitôt, on
acco!e d'une manière permanente à cette réunion
de groupes automob.les (à laquelle on donne tout
naturellement le nom de groupement) tous les orga-
nes nécessaires à l'exécution des transports : officiers
orienteurs, officiers commissaires de routes, officiers
serre-files, officiers d'approvisioimement (essence),
officiers techniciens.
Mais voici que, bientôt, ce ne sont pas deux ou
trois groupements qui opèrent dans une même zone
du front, mais dix ou quinze, qui viennent y faire
converger leurs efforts : nous arrivons à la troisième
phase de l'évolution, pendant laquelle on décidera
de lier non plus aux véhicules, mais d la route, les
organes néce ssalres aux transports. Et cela est par-
faitement logique, puisque c'est toujours stu: la
même (ou les mêmes routes) que s'effectuent ces
transports. Alors, nous voyons apparaître (1916) la
« Commission régulatrice autcmobile ». Celle-ci,
d'abord, va s'occuper seulement de « garder t cons-
tamment un itinéraire déterminé, sur lequel elle fera
l'office de Commissaire de route permanent. Bien-
tôt, c'est elle qui se chargera de faire les plans
d'embarquement et de déb irquemcnt et d'en assurer
l'exécution, ea mime temps que ïon action de tur-
veillance, ne se limiant plus à une rouie, s'étendra
sur un faisceau de routes ou, plus exactement, sur
une zone territoriale. Enfin, l'évolution sera à son
terme quand certains commandants de « réserves »
automobiles réuniront sous leur unique autorité le
coinmandem"nt des organes de transport et la
direction de la C. R. A. qui les met en œuvre.
Chacune de ces trois phases, que le besoin d'une
exécution meilleure a fait apparaître à son heure, a
marqué un progrès sur l'organisation précédente, à
laquelle, d'ailleurs, l'organisation nouvelle se juxta-
posait sans la faire disparaître. Et le Service auto-
mobile a pu ainsi réaliser progressivement des trans-
ports plus nombreux, plus complex-s et plus denses.
La première Commis* ion régulatrice automobile a
fonctionné à Verdun, pour l'attaque du printemps
386
de 1916 : elle fut organisée en quelques heures, le
21 février, et étiblit son siège à Bar-le-Duc.
Quelques chiffres donnés par avance peuvent faci-
liter ici l'exposé de ce nouveau rouage. Sur la route
de Bar-le-Duc à Verdun, la fameuse « Voie sacrée »,
au cours du mois de mars 1916, il a été compté
jusqu'à 6.000 passages de camions en un seul point
LAROUSSE MENSUEL
qui avaient accompli leur tâche avec endurance et
bravoure et avaient ainsi contribué puissamment à
la défense et au salut de Verdun .
Une deuxième C. R. A. fut créée pour l'offensive
sur la Somme, en 1916 ; elle établit son siège à Lon-
gueau le i»"' juillet. Elle avait comme mission d'as-
surer la circulation sur la route Amiens, Villers-
Emharquement .lo blessas au poste de secours.
par 24 heures, soit une moyenne de i camion par
14 secondes Les fréquences de passages furent
parfois de i véhicule par 5 seconde-, pendant des
heures. Ces camions poitaient, par semaine, environ
90.000 hommes et 50.000 tonnes de matériel, et ils
couvraient, au total, plus de i million de kilo-
mètres en 7 jours. Pour assurer une circulation de
cette intensité, il était indispensable d'avoir une
organisation pour ainsi dire matkémiHque des
tran.-ports : c'est ce dont se chargea la C. R. A.
La route était d'abord gardée, c'est-à-dire réservée
à l'usage exclusif de la C. R. A. Ensuite, elle était
divisée en plusieurs cantons, système qui favo-
rise à la fois la police et l'entretien : aucun convoi,
aucun véhicule isolé ne peut entrer sur le tronçon
de route du canton sans être autorisé par ce canton :
elle était assimilable ainsi, avec sa circulation mon-
tante et descendante et ses tronçons d'environ 15 kilo-
mètres, à une voie ferrée sur laquelle fonctionne
le block-system. — Tous les moyens d'action étaient
alors centralisés entre les mains d'une seule autorité,
celle du Commissaire régulateur, qui fixait les règles
de la circulation, déterminait les plans de transport,
établissait les graphiques de marche, désignait les
centres de chargement et de déchargement, etc. Il
était relié téléphoniquement, cela va sans dire, avec
tous ses chefs de canton ; et ceux-ci, officiers ayant
sous leurs ordres un assez nombreux persormel de
plantons, avaient pour rôle, à leur tour, de faire
jalonner les routes (voir plus loin), d'organiser la
circulation transversale, de remédier aux interrup-
tions de circulation dues à des accidents ou à des
fausses manœuvres. Pour les accidents, un service
spécial, comprenant plusieurs équipes qui se re-
layaient jour et nuit, était chargé des dépannages.
La mise en application de ces principes fut dé-
cidée pour le 22. à midi : dans un délai de moins de
4 heures, la route était, en effet, entièrement dégagée
et appartenait à la régulatrice :dès le lendemain, une
division entière était transportée sur ses positions.
Le 27 février, il se trouvait dans la région environ
3.000 camions, plus les sections R. V. F. et les
Sanitaires. Bientôt, l'effectif des seuls camions attei-
gnait 3.500. Il y avait, en tout, plus de 8.000 auto-
mobiles qui circulaient. Pendant plus de sept mois,
il fallut maintenir ce chiffre formidable : les honmies
transportés là, entre février et septembre, se comptent
par millions I
Le travail fut souvent pénible, et les efforts furent
rudes, surtout au début, tant que le temps resta
troid et humide, avec la route qui se défonçait. Les
conducteurs devaient être à leur volant 15, 18, 20,
24 heures de suite sans repos et, dans plusieurs
circonstances, il leur fallut donner vraiment le
maximum que l'on peut exiger des forces humaines.
Les pertes, cependant, lurent minimes ; et, le 17 mars
1916, un ordre du jour du général en chef (Joffre)
adressait des félicitations aux troupes automobiles,
Bretonneux, f'royart, Bray, en même temps qu'elle
mettait en œuvre une série de groupements automo-
biles dont le nombre, progressivement accru, attei-
gnit II groupements en septembre. La circulation
fut intense (16.000 véhicules); à certaines heures, on
nota des fréquences de passage de i vihicule par
4 secondes. Les transports, au total, furent de
près de 400.000 tonnes et de 2.300.000 hommes.
Puis, dans le courant des années 1917 et 1918, di-
verses C. R. A. fonctionnèrent sur divers points de
«• 168. Février J82J.
Saint-Omer ; en mai, C. R. A. de Meaux, Château-
Thierry (reportée sur Provins), Congy et Chantilly. —
De nouvelles observations amenaient de nouveaux en-
seignements et, peu à peu, la Commission régulatrice
arriva à un type à peu près définitif, qui fut utilisé
très heureusement dans la grande bâta Ile finale de
la guerre, commencée le 15 juillet 1918, et qui fut
adopté, d'ailleurs, par les armées alliées, aux der-
nières semaines de la guerre, au cours des travaux
du Centre d'instruction interallié automobile Ae Rozoy-
en-Brie. (Règlements de circulation et de transports
signés par tous les généraux en chef, mise en com-
mun des ressources pour constituer une 0 ré-
serve » interalliée de transport comprenant 25.000 ca-
mions, etc.)
Dans ce type définitif de la C. R. A. — création
purement française — les principes de février 1916
étaient restés intacts : les perfectionnements avaient
été amenés seulement par les modifications qui
s'étaient produites dans les méthodes de combat elles-
mêmes. Les champs d'action, en effet, s'étaient sin-
gulièrement élargis depuis Verdun. Il ne s'agissait
plus, presque jamais, de transporter des troupes sur
une petite distance et sur un seul point : c'était dans
une immense zone de combat, d'une centaine de ki-
lomètres de front, qu'il fallait répartir d'immenses
masses d'hommes et de matériel, qu'on était allé
chercher, souvent, à 200 kilomètres de là!
Pour assurer l'ordre dans ces conditions, il y eut
non plus une C. R. A., mais trois, qui fonctionnaient
en même temps : une régulatrice « d'embarque-
ment », une régulatrice « de circulation », une ré-
gulatrice 0 de débarquement ».
D'un autre côté, dans le but d'utiliser à plein le
réseau routier et d'en tirer le maximum de rende-
ment, les routes furent spécial sées aux diverses caté-
gories de transport, c'est-à-dire que, sur l'ensemble
du front, on traça de grands « itinéraires », réservés
les uns aux camions portant l'infanterie, les autres à
l'artillerie à tracteurs, les autres aux équipages hip-
pomobiles et à l'artillerie de campagne, les autres,
enfin, à l'artillerie lourde à chevaux : chacun de ces
courants avait sa vitesse propre et pouvait donc
pousser les étapes au maximum, sans être gêné par
des voisins, plus rapides ou plus lents. Ces itiné-
raires ne portaient pas les noms des pays qu'ils tra-
versaient, mais étaient désignés par des numéros :
« itinéraire a 2 », « itinéraire r 3 », » itinéraire
t 3 », etc. ; et comme, d'autre part, les éléments
transportés étaient également numérotés, telle in-
fanterie, telle artillerie, devenant, dès qu'elles étaient
engagées sur ces routes, « élément 117 », « élé-
ment 312 », etc., on obtenait une grande clarté et
une grande rapidité dans la transmission des ordres.
Une grave question, c'est celle du jalonnage.
C'était le service automobile, ou, plus exactement,
Camion routier.
notre front, toujours avec leurs « cantons • orga-
nisés méthodiquement : C. R. A. de La Neuville- Koy
(transférée à Cuvilly,puisà Noyon), de Fismes et de
Chalons, pour les offensives françaises du printemps
de 1917; — C. R. A. de Château-Thierry, de Meaux,
de Pérorme, pour les transports sur Cambrai, en no-
vembre 1917; — C. R. A. de Briançon et de Menton
pour le passage des Alpes, en octobre-novembre 1917;
— Pour les offensives allemandes de 1918 : en février,
C. R. A. de Meaux, Compiègne, Montdidier; en
avril, C. R. A. de Poix (transférée à Longpré) et de
les C. R. A., qui en avaient la charge. Le texte des
pancartes était généralement fort simple : « Route
gardée, défense de doubler! »; « Camions, vitesse
maximum, 15 ki.omètres à l'heure » ; « Route gardée,
défense absolue de statioimer I » ; « Tenez votre
droite! »; t A 200 mètres, vil âge »; « Attention!
zone battue ! Fractionnez les convois !» ; « Eteignez
vos phares' » ; « Route absolument interdite pen-
dant le jour! », etc.; puis les noms des pays, avec
des flèches; les emplacements des parcs, des dépôts,
des états-majors, des grandes unités. Pour le jour,
(V- les. Févriar 1921.
les pancartes étaient, le plus souvent, noires avec
lettres blanches; la nuit, il fallait un fléchage lumi-
neux : les écriteaux étaient donc des sortes de boites,
avec le^ lettres peintes sur de la toile, éclairées par
des veilleuses placées à l'intérieur.
A chaque carrefour, un ou plusieurs plantons de
la régulatrice — ces homtnesà brassard vert et blanc
qu'on avait surnommés les « vers blancs > — sur-
veillaient l'écoulement normal des convois de toutes
sortes et étaient chargés de déblayer rapidement tout
point encombré. Pour les isolés qui étaient obligés
de s'arr ter, il y avait, de distance en distance, des
« garages • : élargissements quelconques de la route,
petites places de villages. Quant à la voiture qui
avait une panne, on devait la jeter vivement hors de
la route, comme on pouvait, et le mouvement con-
tinuait. Pas d'arrêt, à aucun prix! C'était la grande
règle.
Enfin, la C. R. A. fut amenée par les circonstances
à organiser e le-même, le plus souvent, dans chaque
zone, ce qu'on appelait 1' t assiette du cantonne-
ment », c'est-à-dire la désignation des emplacements
où les troupes devaient cantonner et, parfois même,
à créer des dépôts de vivres pour le ravitaillement,
au passage des grandes unités.
Tout cela fait, les liaisons étroitement assurées
avec les états-majors et des horaires précis &xés pour
chaque mouvement, automobi e ou hippomobile —
et l'on sent ici combien cette question des heures de
passage était importante ! — le service automobile
a peut-être eu le droit de dire qu'il jouait dans toutes
les opérations des derniers mois de la guerre (juillet-
novembre 1918) un rôle, dont personne, d'ailleurs,
aujourd'hui, ne conteste plus l'importance. Le 2» juil-
let 1918, il avait, pour la seconde fois, les honneurs
de l'ordre du jour du général en chef (Pétain).
Le service automobile était parti de rien ; il avait
été, le 2 août 1914, tiré du néant : or il était devenu,
au II novembre 1918, une véritable force de guerre,
dont les autres forces de guerre ne pouvaient plus se
passer et, ainsi qu'on l'a dit, le résulateur de la ba-
taille. Son organisât on, les Allemands ont cherché
pendant quatre ans à la copier, sans y réussir, heu-
reusement, car, en 1918, i les Allemands avaient eu
nos moyens automobiles, rien, peut-être, n'aurait pu
arrêter leur marche sur Paris. D'autre part, lorsqu'il
fallut, aux derniers mois de la guerre, unifier entre
les armées alliées les métiiodes d'emploi des auto-
mobiles, nos règlements français furent adoptés, sur
toute la ligne. Le public, certes, engagé dans une
opinion erronée, en août 1914, par un détestable
calembour, n'est revenu que très lentement, en dépit
d'exploits comme celui de la « Voie sacrée » de Verdun,
à un jugement favorable aux automobilistes; mais
il est ho s de douteque, lorsque l'on écrira l'histoire
exacte de la guerre, avec tous les documents qui
sont encore dispersés, le service automobile se trou-
vera remis, tout naturellement, à sa vraie place,
parmi les facteurs essentiels de notre victoire ; et
cette place, après celle des héroïques combattants,
pourrait bien être la première.
Insignes des sections auto.mobiles. Dans le
Service automobile, pendant la guerre de 1914-1918,
on appelait insigne d'une section une petite image
en couleurs, peinte sur les côtés de chaque véhi-
cule — sur la bâche ou sur la carrosserie — et
répétée souvent, en arrière, sur le hayon : elle ser-
vait à distinguer les sections les unes des autres.
L'insigne, d'une dimension moyenne de 60 centi-
mètres de diamètre environ, était généralement choisi
unique pour le groupe de quatre sections et reproduit
avec une couleur spéciale pour chacune des sec-
tions : rouge, bleu, vert, jaune et, parfois, tricolo e
pour la section état-major du groupement. (V. les
Transports automobiles.)
On entendait donc dire couramment : le groupe du
Perroquet, le groupe du Pélican, le groupe de l'Ours,
le groupe de la Sauterelle, les Canards, l'Alsacienne,
le Sanglier, la Cigogne, le Flic, le Fiacre, le Singe à
l'huile, le Cafard, le Parapluie, etc.
A son origine, l'insigne ne fut pas réglementaire :
c'était une simple fantaisie des automobilistes. Mais
le commandement l'admit volontiers; ne symbo-
lisait-il pas, d'une manière pittoresque, l'inépuisable
bonne humeur et l'ingénieuse verve du soldat de
France ? — On constitua, au Grand Quartier Gé-
néral, la collection ofticielle des insignes, et des re-
cherches furent faites (sans résultat), pour savoir
quelle section avait eu l'idée, la première, de décorer
ses camions avec un motif en couleurs. Celle-là
pouvait prétendre, en eSet, avoir eu une heureuse
idée; elle fut tellement imitée qu'en 1918 plus de la
mo.tié des sections automobiles avaient leurs insi-
gnes et que, de plus, nos alliés, les Anglais et les
Américains, essayaient de nous suivre sur ce terrain,
sans succès, mais avec enthous asme.
Il ne faut pas omettre de remarquer que nos sol-
dats avaient ici ol)éi, après une douzaine de siècles,
au inime sentiment qui poussa jadis les chevaliers
des croisades à peindre des emblèmes sur leurs bou-
cliers, coutume d'cù est sorti ciiez nous tout l'art
héraldique. Rien, autrefois, ne ressemblant plus à un
groupe de guerriers qu'un autre groupe de guerriers,
pour se distinguer les uns des autres, on imagina de
LAROUSSE MENSUEL
se marquer d'un blason. Aujourd'hui, rien ne ressem-
blant plus à un groupe de camions qu'un autre groupe
(le camions, c'est au moyen de l'insigne qu'on recon-
naissait rapidement, dans l'enchevêtrement des mil-
liers de véhicules qui circulaient sur le front, à quelle
formation appartenaient ceux qui passaient. — Aus-
sitôt après la guerre, en janvier 1919, il y eut, à
Paris, une exposition de 155 insignes des sections
automobiles des armées françaises; ils remportèrent
le plus grand succès auprès du public. L'insigne qui
rallia le plus de suffrages, au cours d'un vote, fut
celui .le la T. M. 650, intitulé Strasbourg. Ces insignes
figurent aujourd'hui dans les collections du Musée de
la guerre. — Paul Hiczt.
Traversée (la), comédie en trois actes
d'Alfred Capus, de l'Académie française. Représen-
tée, pour la première fois, à la Comédie Marigny, le
28 octobre 1920.
Noël Bargas est un homme heureux. Il était mo-
deste employé dans un ministère, quand il lui est
échu un petit héritage, avec lequel il s'est mis à
voudrait, pour plus de sécurité, rentrer en possession
de deux lettres qu'elle avait écrites à Dupley, le leu
mari d'Alice, et dans lesquelles elle l'engageait à
divorcer. Elle payera les lettres, s'il le faut ; Alice
s'indigne de ce marché et marque la diûérence de
leurs deux âmes : elle rendra les lettres pour rien.
Mais, si l'on essaye de lui nuire, elle se défendra.
Après son départ , M"" Lahonce vient trouver M . et
M"' Bargas. On lui a conseillé de se métier de la jeune
M"' Dupley, dont on lui a peint faussement le passé
vicieux. Bargas ignore tout ; mais, s'étant porté garant
de sa protégée, il enquêtera. Sa femme veut le persua-
der de ne pas se mêler de cette auaiie, qui, en somme,
ne le regarde pas. Cependant, il interroge Alice ; il se
convainc bien vite qu'elle a été calomniée et, à cer-
tains indices, il découvre, sans que M*" Dupley ait
fait aucune dénonciation, que la gourgandined'Angou-
lême.c'e t M™' Bargas... Il ^ï'ellondiedans sa douleur.
A l'acte troisième, six mois se sont passés. La
guerre dure toujours. La s tuation d'Alice chez
Lahonce est tout à fait brillante. Quant à Bargas, il
a garaé déJaigneusement sa femme près de lui,
mais il la méprise. Tout son ressort, que tendait on
amour, est brisé. Il ne fait plus rien. Il avait engagé
toute sa fortune dans une a.iaire de caoutchouc, que
la guerre a fait avorter. Il est rumé. Sa femme le
quitte pour rejoindre d'Andolle, qui, ru né aussi,
va quitter Paris. Alice dit à Bargas les paroles
de réconfort et de résistance qui le décideront
à accepter, pour vivre, un po'îte d'employé chez
Lahonce. Peut-être, plus tard, referont-ils leur vie
ensemble.
Telle est la carcasse de ce drame, où s'agitent
d'autres figures : Lirois, un petit propriétaire forcé
Cliargement de provisions diverses. — Autobus.
brasser hardiment des affaires. Son audace et sa
chance lui ont valu, en cinq an«, une grosse lortune,
qui lui a permis d'épouser une jeune fille char-
mante et pauvre, Marianne, qu'il adore et qui le
rend très heureux, malgré une diûérence d'âge de
vingt-cinq ans. Tout lui sourit. Il intéresse à ses
projets le gros financier Lahonce, qui est un des
maîtres de l'heure, et M"» Lahonce a consenti
à tare visite à sa femme. Tout est pour le mieux.
Mais voici venir une pauvre petite veuve, qui se
nomme Alice, et dont le mari défunt (M. Dupley)
fut jadis le compagnon de bureau de Bargas. Elle est
dans la misère et vient implorer le secours de l'an-
cien ami de son maii. Bargas lui promet de la placer
chez Lahonce et reçoit en échange les confidences
de la malheureuse. Elle habitait Angoulême. Son
mari lui avait été enlevé par une gourgandine qui en
fit son amant, tout en étant liée d'autre part avec un
certain d'Andolle. Or, comme M"" Bargas entre,
Alice reconnaît en elle la misérable qui a fait tout
son malheur. Et, tandis que Bargas, pour s'occuper
de ses invités, laisse les deux femmes en présence,
Alice jette son mépris à la face de Marianne et se
retire dignement.
Au second acte, Alice a été promue secrétaire par-
ticulier de Lahonce, dont les usines, par la déclara-
tion de guerre de 1914, sont devenues des fabriques
de munitions. Ses fonctions la mettent en rapports
quotidiens avec Bargas. Marianne médite d'éloigner
cette victime gênante. Elle charge une certaine ba-
ronne, qui fut sa confidente et sa proxénète, de noir-
cir la jeune veuve auprès de M"" Lahonce. Alice
demande une entrevue à M"" Bargas. Elle la rassure.
A présent qu'elle a une situation assurée, elle n'a
plus de haine pour son ex-rivale, et elle lui affirme
qu'elle n'a rii n à redouter de son indiscr. tion qui
peinerait trop Bargas, son bieniaitetir. Mais Marianne
par le moratorium de se faire employé ; M°" Bar-
latier, veuve d'un député tué à la guerre, réduite à
travailler pour vivre ; la baronne, intrigante et pes-
simiste. Au-dessus d'eux, se détachent les deux figures
d'hommes d'aBaires: Lahonce, qui a, dès la déclara-
tion de guerre, consacré à la patrie son intelligence,
son activité, ses ressources ; Bargas, l'égoïste à l'es-
prit étroit, qui méconnaît les circonstances et veut
continuer, même pendant le massacre, ses petits et
gros profits.
Il est regrettable que les deux principaux person-
nages de la pièce ne puissent inspirer que le mépris.
Mariatme est une créature, son mari est xm profi-
teur. L'intérêt ne peut s'atiacher à eux. Il va à deux
personnages secondaires, Lahon e, et sa brave petite
dactylographe Alice. On s'étonne aussi que Bargas,
cet homme avisé, ce bourreau d'argent et d'aflaires,
ait épousé Marianne sans prendre quelques rensei-
gnements à Angoulême, où cette fille était coimue
pour ses aventures. D'Andolle, l'amant ue Marianne,
est une figure intéressante de viveur décavé, que
la guerre rend grave et régénère.
Le drame est habilement conduit, écrit d'un bon
style, dans un ton qui n'est pas celui auquel l'auteur
nous avait accoutumés dans ses précédentes œuvres,
pimpantes, spirituelles, mousseuses. Il a cru devoir
hau-ser le ton pour peindre un coin de la société
pendant la guerre. Il maniait avec plus de virtuo-
sité l'enjouement, mais il a fait une œuvre intéres-
sante, émouvanteet, parfois, d'une observation sagace
et pénétrante, qui se traduit en formules et tirades
bien venues. — Uo Cuuth.
Les principaux râles ont été tenus par : U^— MaQIe {ilu-
fian»*), Juliette Darcourt( Ja iarornu), Renée Ludger lAlict),
Cirardin (M"» LaMoncé), Pierryl (.»/■• Barlalitr) ; et pai
MM. Colas (Acil fiargas), Henry Roussell {<rAn4oU4),Laic>>»
(Linit), Camille But {Uhonet).
388
Virgile, son œuvre et son temps, par André
Bellessort (Paris, 1920). — Poète, romancier, voya-
geur, de culture profonde et d'esprit fin, hurnanisteen
un mot, nul n'est mieux qualifié que André Bellessort
pour parler de Virgile. Le fond et la forme, l'âme et le
corps, si l'on put dire, des grands poèmes de Rome lui
sont également familiers. Il a, d'ailleurs, la coquetterie
de son érudition : il ne veut point paraître savant ; il
ne se montre qu'honnête homme ; il raconte l'histo re
d'une vie ; il analyse les beautés de grandes œuvres,
et il fait apparaître» sous la patine de vénération des
sièc es la vie toujours active de l'éternelle actualité ».
Nous avons peu de renseignements sur la vie de
Virgile. II est né en octobre 70 avant Jésus-Christ,
près de Mantoue, dans un village qui était peut-être
celui d'Andes. Son père élevait des abeilles. On dit
que l'enfant vint au monde dans un fossé ; on dit en-
core que sa mère, quelque temp avant sa naissance,
avait rêvé qu'elle accouchait d'un rameau de laurier.
Il eut deux frères :Silon etFlaccus.avecqui il fut élevé
sur le domaine paternel, mais qui devaient mourir de
bonne heure. Virg le était, lui aussi, de santé délicite.
Enfant doux et sage, lorsqu'il eut
grandi, on l'envoya faire ses études
à Crémone. Il y reçut l'instruction
des fils de cheval ers et de sénateurs.
Dès sa quinzième année, son père
le jugea digne de prendre la toge
virile, dont les jeunes gens ne se
revêtaient d'habitude qu'à seize ou
dix-sept ans.
Il alla à Milan pour y prendre des
leçons d'éloquence. Mais il n'avait
ni le goût du forum, ni la santé
nécessaire aux combats oratoires.
De Milan, il vint à Kome, sentant
toujours un peu sa campagne, mais
tirant de sa gaucherie même une
sorte de charme. La société romaine
était, en ce temps, en pleine trans-
formation. Les doctrines grecques
adoucissaient les rudesses latines. Un
monde finissait, on ne savait encore
quel monde nouveau se lèverait.
Virgile passa sept ou huit ans à
Rome, revenant pour des périodes
de loisirs et de vacances vers le
domaine familial, se tenant, d'ail-
leurs, dans la ville même, à l'écart
du tumulte des affaires, des plaisirs
et de la politique. Il ne pouvait,
pourtant, demeurer indinérent aux
événements formidables qui boule-
versaient le monde romain. César
franchit le Rubicon. La guerre est
partout. La bataille de Pharsale
consacre César jusqu'à ce jour des
ides de mars, où le dictateur tombe
sous les coups de Brutus.
Virgile aimait l'ordre. Il s'était
rangé du côté de César.
Cependant, il suivait les cours des
rhéteurs: d'Epidius,qui fut le maître
d'Antome et d'Octave ; de S.ron, le
philosophe épicurien, ami de Cicé-
ron; mais de l'épicurisme il ne retint
que l'enthous asme pour la science.
Il lit beaucoup, les vieux auteurs
de Rome, comme les Grecs, et les
contemporainsaussi. Lucrèce l'émeut
profondément. Lui-même compose
des vers. Déjà, des 'eunes gens les connaissent et les
aiment, et ces jeunes gens sont Mécène, Quintilius
Varus, ..Erailius Macer, Cornélius Gallus. Lorsque
Virgile quitta Rome, son souvenir y resta. Et, pour-
tant, tandis que, dans les loisirs des champs, il tra-
vaillait, les révolutions se succédaient. Il fallut le
partage des terres entre les vétérans d Octave pour
qu'à la campagne on s'émût L'an 39, comme beau-
coup d'autres, Virgile fut expulsé de son domaine.
Il alla cliercher secours à Rome ; Mécène et Gallus le
présentèrent à Octave. Octave conquit Virgile, Virgile
conquit Octave; mais, comme il ne suffit pas d'être
dictateur pour voir ses ordres exécutés. Octave ne put
faire rendre à Virgile son champ. Le poète, alors, s'ins-
talla à Rome. Il y apportait ses Bucoliques, presque
terminées. On sait comment la comédienne Cythéris,
l'amie de Gallus, déclama un jour sur le théâtre la
VI« bucolique : Silène. Le succès fut considérable.
En un jour, Virgile devint un des grands favoris du
peuple romain. Il était déjà favori d Octave. Au mont
Esquilin, Mécènelui offrit une maison. Débarrassé de
tout souci de l'existence, il put travailler en paix.
Il y a toujours dans une première œuvre une jeu-
nesse de cœur et d'esprit, un sourire, une joie, une
fraîcheur d'âme, enfin, qu'on ne retrouve pas toujours
dans les œuvres qui suivent. On trouve cette qua-
lité dans les Bucoliques. Il ne semble pas que l'idée
du poème lui fût inspirée par PoUion, comme le veut
la légende. L'idée lui vint de lui-même. Il était tout
imprégné de Théocrite, mais on peut bien dire que,
s'il a beaucoup emprunté au poète des Idylles, il ne
lui doit rien. Ce qu'il y a d'émouvant dans les Buco-
liques et que l'on ne trouve pas dans les Idyhes,
LAROUSSE MENSUEL
c'est le sens secret du poème, c'est le sentiment per-
sonnel que le poète apporte dans ses descriptions et
dans ses discours, c'est ce désenchantement, ce sont
ces meurtrissures du cœur, c'est cette nostalgie qui
troublent les hommes de la ville, en présence ou au
souvenir des douces et calmes joies de la campagne.
Virgile crée la pastorale, une pastorale qui s'ouvre
aux actualités littéraires, aux actualités politiques, à
la curiosité philosophique et scientifique. Sans man-
quer de naturel, ses campagnards ont presque tou-
jours l'urbanité romaine et, sans doute, ce n'est point
ce qu'il y a de moins savoureux que ce mélange de
caractère romain avec le caractère proprement virgi-
lien, ce caractère qui est fait de grâce et de mélan-
colie, de volupté et de fantaisie.
Les Géorgiques, Virgile les commença en 37. Il les
composa à Naples et y travailla pendant sept ans.
Ce fut vers 29 ou 30 qu'Octave en entendit la lecture,
dans une petite ville de Campanie, Atella, où il s'é-
tait arrêté, à son retour d'Alexandrie, avant d'entrer
en triomphateur à Rome.
Virgile avait voulu tenter une voie nouvelle et.
ViRr.iiE COMPOSANT l' ■< b^NÉiDE " SOCS LA incTLE DES .MusES, iiiosaique antiquc i:i<" siècle), dccouvcrie PU
1897 a Soussf. eu Tunisie. Le poêle est représenté assis sur un siè^e à dossier, vêtu d'une toge blanclie à liséré
lileu, tenant sur ses genoux un rouleau en partie ouvert, sur lequel se lit le 8« vers de VEni^ide : Musa, ntihi
causas memora. Il écoute deux muses, qui lui dictent ses poèmes : à droite du poète. Clio. muse de l'Iiistoire,
lit un manuscrit ; Mèlpomène. muse de la tragéilie. richement vêtue, est accoudée à sa gauche. La composition
est simple et sobre. Les traits du poète sont rudes et bien accusés. C'est le premier portrait authentique de
Virgile, la miniature du Vatican datant du vi» siècle seulement. Il y a, du reste, entre les deux œuvres, des
ressemblances évidentes, qui semblent indiquer un ori^'inal commun.
peut-être aussi, avait-il eu le désir de réfuter le
poème de Lucrèce, qu'il admirait, mais dont il sa-
vait certains effets nuisibles. Par son éducation, par
ses souvenirs d'enfance, il était, d'ailleurs, tout natu-
rellement porté vers un sujet dont il connaissait les
thèmes depuis ses jeunes ans et dont il avait ensuite
trouvé la première esquisse dans Hésiode. Jamais,
enfin, la question n'avait été plus actuelle. Il s'agis-
sait de reconstruire le monde romain et, dans cette
reconstruction, les choses de la campagne tenaient
une place qui n'était pas la moins grande. Lassé des
révolutions, contraint de refaire sa fortune, chacun
se retournait volontiers vers la terre. Encourager ces
aspirations, inspirer un amour plus réfléchi du sol,
donner d'utiles préceptes, il semble bien que ce soit
là le triple but que s'est proposé Virgile. Est-il be-
soin de rappeler le sujet des quatre livres ; Ja terre,
les arbres, les animaux, les abeilles ? Dans les uns, le
ton est plein de gravité ; dans les autres, l'allégresse
rayonne. Mais, dans chacun, il y a cette sincéi ité,
cette vigueur et cette sérénité, cette précision dans
le détail qui n'enlève rien au pittoresque et qui l'ac-
centue même, que l'on retrouve toujours dans Vir-
gile. Il ne fait qu'interpréter la vérité, maisill'inter-
prète avec sympathie. L'agriculture avait besoin
d'être renouvelée par des méthodes plus modernes.
Virgie décrit ces méthodes et, à vrai dire, dans leurs
parties techniques, les Géorgiques sont d'une exacti-
tude scrupuleuse, sans qu'on ait jamais l'impression
que cette science soit tirée des livres. On sent tou-
jours l'observation directe. Tout concourt, enfin, à
l'illustration de cette idée essentielle que le travail est
la condition même de la vie et, pour définir l'art deVir-
N' 168. Février 1921.
gile dans les Géorgiques, on peut rappeler ces mots de
Macrobe : « Il n'y a que dans la poésie de Virgile
qu'on rencontre cette concision qui n'a rien d'ellip-
tique, cette abondance retenue, cette sobriété sans
richesse, cette richesse sans redondance. •
Devenu le grand poète national de Rome, en 29,
Virgile commença son Enéide, à laquelle il devait tra-
vailler onze années, les onze années qu'il lui restait
à vivre. Le temple de Janus avait été fermé ; la paix
régnait dans le monde.
On a dit que Virgile, comme fit plus tard Racine pour
ses tragédies, écrivit d'abord en prose son poème. Il
faudrait voir là la raison de cette ordonnance, de cette
rapidité, decette variété qui nous touchent. Le poème
commence comme un roman d'aventures, se poursuit
comme un roman de passion, se termine comme une
histoire de conquistador; poème humain, où les dieux
ne sont « que les allégories dramatiques des mou-
vements les plus naturels du cœur ou de l'instinct ».
Virgile, avec une curiosité passionnée, avait étudié
les monuments du passé. Il puisa dans les ouvrages
de Caton et de Varron, dans le poème de Névius,
dans celui d'Ennius. Il consulta les
chroniques locales, les archives du
Pontificat, peut-être même les li-
vres sibyllins. Certes, il transforma
l'histoire, mais jamais ne délaissa
le souci de l'exactitude et de la
vérité. Il fond habilement les vrai-
semblances de l'histoire et les don-
nées de l'archéologie avec les ana-
chronismes volontaires. Son génie
n'est-il pas essentiellement créateur
d'harmonie ?
Il faut lire les analyses très fines
par lesquelles André Bellessort nous
guide au milieu des hommes et des
choses, dans le cœur des héros et
devant les décors. Il faut, avec lui,
pénétrer dans l'âme d'Enée, le seul
héros épique, peut-être, qui ait une
vie intérieure. Ce héros, il faut le
suivre, avec les symboles qu'il ap-
porte d'Uion et qui représentent,
l'un, « le sacrifice de l'individu à
l'Etat et la tr stesse qu'il entraîne
et qui le rend si méritoire; l'autre,
la force disciplinée que fut la cité
romaine ; l'autre , la patience qui
conquit le monde ; l'autre, enfin, la
piété ». André Bellessort montre
bien comment tout, dans le poème,
concourt à la grandeur de Rome,
à cette grandeur qui n'est pas
dans ces lettres, ni dans les arts,
mais qui est toute dans les armes
et les lois.
D'autres, je crois, dit Virgile au
VI* livre, seront plus habiles à donner
aux statues d'airain ie souffle de la vie et
à faire sortir du marbre des figures
vivantes ; d'autres plaideront mieux et
sauront mieux mesurer au compas le
mouvement des cieux et le cours des
astres. A toi, Romain, qu'il te souvienne
d'imposer au peuple ton empire. Tes arts,
à toi, sont d'édicter les lois de la paix
entre les nations, d'épargner les vaincus,
de dompter les superbes.
André Bellessort, enfin, en nous
montrant tout ce qu'il y a de cou-
leurs, tout ce qu'il y a de rayons
et d'ombres, tout ce qu'il y a Je musique aussi et
d'éloquence dans la poésie virgilienne, fait claire-
ment apparaître que l'âme et l'art ne s'y séparent pas.
Cependant, l'œuvre de Virgile était achevée. Elle
n'était pas mise au point. Pour donner aux voyages
d'Enée l'éclat et la précision qui leur manquaient
dans le récit qu'il en avait fait, Virgile décida de
visiter la Grèce et l'Asie Mineure. Il partit, mais il
tomba malade à Mégare, et, lorsqu'il arriva à Athènes,
Auguste, qui s'y trouvait, le persuada de revenir
avec lui. A Brindes, après une dure traversée, Vir-
gile se sentit perdu. Il demanda son poème pour le
brûler, mais ses amis refusèrent de lui obéir. Le
21 septembre de l'an 19 avant Jésus-Christ, Virgile
mourait.
Se.on son désir, ses cendres furent inhumées à
deux milles de Naples, sur le chemin de Pouzzoles.
Auguste ordonna que le poème d'Enée fût publié tel
qu'il était, avec ses vers incomplets. L'admiration fut
unanime. Les inscriptions, les peintures l'attestent.
La renommée de Virgi.e devait, d'ailleurs, sans cesse
grandir ; tantôt renommée de poète, tantôt renom-
mée de philosophe mystique. Le symbolisme virgilien
se développa chez les chrétiens, comme chez les
païens. Au moyen âge, le poète de Rome rencontra
Dante et, depuis le xvi" siècle jusqu'à nos jours , son
influence ne cessa de s'exercer. C'est là, sans doute,
un fait unique dans l'hitoire des lettres, et le Iivre
que vient d écrire André Bellessort en est un nou-
veau témoignage. — Claude Ba^jac.
Imp. Larousse (Auge, OiUoD, Hollier-Lftrousse. Moreau et C»),
Paris. 17, rue Montparnasse. — Le Gtrant : L. OaosLIT.
Mars. — hes Chasses de Maximilien : Départ pour la chasse au faucon. Tapisserie d'après le carton de Van Orley (Louvre). [V. p. 259. J
N" 169. — Mars 1921
Alep ou Habeb, ville de la Syrie intérieure,
située à peu près à égale distance de la Méditerra-
née et de l'Euphrate, sur le Nahr Koveïk; environ
150.000 hab. (Alépins).
L'entrée des troupes françaises à Alep à là fin de
juillet 1920, la création d'un Etat de la Syrie du
Nord par le Haut-Commissariat de France en Syrie
ont, au cours des derniers mois, appelé l'attention
sur une des villes les plus importantes du pays du
Levant, sur lequel la France assume le mandat de
la Société des nations. Ces raisons d'actualité ne
sont, d'ailleurs, pavî les seules pour lesquelles Alep
raérite une étude ; il en est d'autres, géographiques,
économiques, historiques, qui concourent pour don-
ner à cette cité une place considérable parmi les
grandes villes de l'Asie antérieure. Enuraérer toutes
ces raisons, montrer comment elles concourent à
assurer l'essor d'Alep, tel est le but de cet article.
C'est à mi-chemin de la Méditerranée et de l'Eu-
phrate que se trouve l'emplacement d'Alep. Cette
ville est située à une centaine de kilomètres de l'une
et de l'autre, par 380 mètres d'altitude, sur une colline
au pied de laquelle court le Nahr Koveïk ou Balouk-
Sou, qui, descendu des hauteurs d'Aïntab, va se
perdre un peu plus au sud dans les salines d'EI-Ma-
teh. Grâce à ce fleuve tout proche, Alep ne manque
jamais d'eau ; grâce à lui et aux saignées que lui
font les canaux d'irrigation, cette ville est entourée
de beaux jardins, moins réputés, pourtant, que ceux
de Damas, où sont enlouis des faubourgs tels que
celui d'Azizyé, le plus élégant de tous. Mais ce n'est
pas là le point le plus actif d'Alep; le mouvement
et la population se portent sur les bords du Nahr
Koveïk, à l'ouest de la vieille ville et autour de la
gare ; les quartiers chrétiens d'El-Salibé et de Me-
charika débordent même à l'ouest du fleuve.
Ainsi, l'ancienne cité est de plus en plus délaissée
par les habitants ; son enceinte sarrasine, dessinant
grossièrement un carré de 5 kilomètres de déve-
loppement, est très ruinée. A l'intérieur, c'est l'aspect
classique de la ville d'®rient : des ruelles tor-
tueuses, souvent voûtées; des maisons à façade
misérable, dissimulant parfois de très beaux inté-
rieurs; des bazars couverts, des minarets, de nom-
breux dômes blanchâtres émergeant du fouillis
des maisons, réparties en 24 quartiers ; enfin, au
sommet d'un tertre artificiel de 60 mètres d'élé-
vation, une citadelle (El-Kalah) ruinée, dégradée
par les tremblements de terre et, néanmoins, tou-
jours imposante.
LAROUSSE MENSUEL. — V.
La population est considérable 150.000 âmes en-
viron. De fait, malgré le voisinage du Balouk-Sou
et des canaux d'irrigation, malgré les lourdes cha-
leurs de l'été, la ville semble assez saine ; et ce serait
une erreur de lui tenir pour particulière l'affection
cutanée connue sous le nom de bouton d'Alep. Rien
que de naturel, par conséquent, à ce que cette ville
contienne un grand nombre d'habitants. Elle en a
même possédé bien davantage, s'il est vrai que ses
murs abritaient jadis, au début du xix" siècle, quel-
que 250.000 âmes : mais le sévère tremblement de
terre de 1822 et le ralentissement du trafic des cara-
vanesqui, du lointain Orient transcaspien ou persan,
aboutissaient via Alep aux ports de la Méditerranée,
ont beaucoup réduit ce chiffre. Aujourd'hui et de-
puis un demi-siècle, la population d'Alep est de
nouveau en voie d'accroissement.
Dans tous les cas, et comme dans les autres villes
du Levant, elle est très bariolée. L'est-elle plus
qu'ailleurs ? Il ne le semble pas, bien que ce soit
peut-être au mauvais renom qui accompagne plus ou
moins les populations mêlées qu'on doive attribuer
le surnom de faguins, donné aux Alépins par les au-
tres citadins de la Syrie. Quoi qu'il en soit, les deux
tiers des habitants d'Alep sont musulmans ; ils sont
encadrés dans des confréries rivales les unes des au-
tres et fréquentent de nombreuses mosquées, dont
quelques-unes, d'une grande beauté, datent de
l'époque des Seidjoucides. Les Arméniens, unis ou
non, constituent la minorité la plus importante, tout
au moins depuis les massacres du début du xx" siè-
cle ; ils sont une vingtaine de mille, dépassant très
sensiblement les Israélites qui habitent, au nombre de
lo.oooà 15.000, le quartier d'EI-Basita. Assez consi-
dérable est aussi la population grecque, bien supé-
rieure au groupe maronite d'Alep, que l'on estime
fort de 5.000 âmes seulement.
La ville d'Alep est donc, en définitive, un grand
centre dépopulation. Rien, dèslors, que denaturelàce
que les Turcs en aient fait naguère une capitale admi-
nistrative. Avant la chute de la domination ottomane
en Syrie, Alep était la têted'un vilayet considérable,
s'ctendant sur ime superficie de 80.000 kilomètres
carrés et peuplé d'un million d'habitants, englobant
de gros bourgs montagneux comme Killis et Marache,
et des ports méditerranéens comme Alexandrette et
des cités d'outre-Euphrate comme Orfa. C'était, en
même temps, un chef-lieu de district et de canton.
Ainsi Alep était, au temps des Turcs, un centre
administratif important. Mais il était bien autre
chose encore ; car ce côté de son activité était relati-
vement secondaire. Avant tout, Alep demeurait ce
qu'elle a été naguère: un centre économique aux a>>
pects multiples, un foyer industriel, le marché agri-
cole du vilayet, enfin, un lieu de transit pour des
échanges plus lointains.
Foyer industriel, Alep l'est depuis très longtemps!
Non pas que la grande industrie se soit développée
dans cette ville ; là comme ailleurs, les essais de
concentration ont échoué et, seule, la petite indus-
trie y vit et y prospère, dans une foule de minuscules
ateliers groupés en quartiers et travaillant sous les
yeux de la clientèle. Mais que d'industries d'art ont
aujourd'hui disparu ! L'art des cuivres travaillés,
importé de Mossoul et florissant à Alep comme dans
toute la Syrie au x:ii» et au xiv° siècle, semble à
peu près éteint aujourd'hui... Les ateliers de verre
émaillé, fondés par des ouvriers venus d?7"yr, fai-
saient vers le même temps la gloire d'Alep ; t nulle
part, disait un voyageur afghan de la fin du xiv* siè-
cle, on ne voit de plus beaux objets de verre ». A
l'heure actuelle, bien réduite, bien faible est l'indus-
trie alépine des verreries... Toutefois, davantage en--
core et surtout, les étoffes de soie et de pourpre pro-
pageaient la réputation delà ville, comme, d'ailleurs,
celle de tout l'Orient syrien. Dès le viii" siècle, ces
étoffes sont mentionnées par les chroniqueurs de
l'Occident. Aujourd'hui encore, avec des filés prove-
nant de cocons des districts maritimes du vilayet
d'Alep et provenant aussi de cocons chinoi s, on tisse
de belles étoffes de soie pure ou mélangée de coton.
Mais on ne compte plus qu'un millier de métiers eu
activité, et la valeur de la production (mousselines,
brocarts d'or et d'argent, satins unis, gazes impri-
mées, étoffes moirées à trame de coton) ne dépasse
pas 2 millions de francs. Ce sont là les vieilles, les
belles industries d'Alep, qui fabrique encore des
cordes et des ficelles et, aussi, des savons.
Ainsi, en dépit de sa moindre importance, la
grande ville syrienne demeure toujours un fover
industriel ; elle reste également, comme dans des
temps plus anciens, le marché agricole du vilayet.
Là, contre les fruits et les légumes pnxluits par
les vergers et les potagers voisins de la vieille cité,
s'échangent les olives de Killis et d'.'Untab, le blé et
l'orge des coteaux calcaires de l'Est. Mais tous ces
produits servent surtout à la consommation locale.
Toutefois, l'exportation des pistaches, de la réglisse,
des moutons appartenant aux nomades des confins
sjTÎens, ainsi que la laine, les peaux et la bourre,
15
390
entrent dans le mouvement d'exportation d'Alep
pour une part dix fois plus grande que les produits
fabriqués dans la ville même. Ainsi, le simple mar-
ché agricole, où les gens du pays procèdent à des
échanges locaux,
donne naissance, pour
certains articles, à un
négoce plus lointain;
c'est un centre où
viennent se grouper,
avant de s'exporter
dans toutes les direc-
tions, les produits de
la moitié orientale du
vilayet et même ceux
de quelques autres
pays voisins des fron-
tières orientales de la
province (Mardin,
Diarbékir). C'est éga-
lement un centre de
dispersion , dans les
pays voisins, de ces
importations d'Eu-
rope (les textiles sur-
tout) qui ont gagné
Alep par des voies
multiples.
Voilà tout le rôle
d'Alep dans le transit
international actuel.
C'est donc un rôle
assez faible ; 20 mil-
lions d'exportations ,
50 millions d'importa-
tions , tels sont les
chiffres qui le résu-
ment et qui ne dé-
notent qu'un faible
mouvement d'échan-
ges. Comme ville de
transit, Alep est, en
effet, bieff déchue, car
les routes du commerce se sont en partie détournées
d'elle, et sa situation à mi-chemin du coude de l'Eu-
phrate et du golfe d'AIexandrette ne lui assure plus
le même rôle économique et straté-
gique que dans le passé. Aujour-
d'hui, les produits lointains, amenés
par caravanes de Transcaspie ou
des pays de l'Asie intérieure, na-
guère à peine connus, n'arrivent
plus à Alep; ils suivent des itiné-
raires moins longs et moins coûteux,
maintenant que les Européens, au
lieu de les attendre dans les Echelles
du Levant, vont les chercher sur
place, dans les pays de production.
Tel n'était pas le cas au moyen âge ;
difficiles étaient alors les relations
entre l'Europe et l'Extrême-Orient,
et c'est cette difficulté même des
relations commerciales entre les deux
parties extrêmes de l'ancien conti-
nent qui a fait alors, comme aussi
dans l'antiquité, la fortune d'Alep.
Cette ville fut d'abord connue,
dans les temps anciens, sous le nom
de Chalybon; elle occupait une si-
tuation dangereuse sur une des
grandes routes des migrations, et
donc des'invasions, mais aussi une
situation favorable sur une des
grandes voies du commerce antique.
Elle ne prit pas alors, même quand
elle fut devenue Béroë sous les
•Séleucides, une importance égale à
celle de sa voisine, Antioche, alors
à l'apogée de sa splendeur; déjà,
cependant, elle jouissait d'une cer-
taine réputation, mais l'insécurité
de la frontière de l'Euphrate, quand
les Parthes, puis les Perses, de-
vinrent menaçants, ne lui permit
guère de l'accroître, ni, non plus, de
se développer beaucoup au temps
des Romains. Cependant, sainte Hé-
lène, la mère de Constantin, y bâtit,
dit-on, une église.
Dès le vu" siècle, l 'empire d'Orient
perdit la ville; il la ressaisit un
instant trois siècles plus tard, avec
Jean Zimiscès, mais pour en être
presque aussitôt dépossédé à nou-
veau. Depuis, et malgré l'occupation
d'Edesse par les croisés pendant un
demi-siècle, malgré plusieurs tenta-
tives des chrétiens pour l'enlever,
Alep demeura un des boulevards de
la foi musulmane en face d' Antioche, alors revêtue
d'une gloire nouvelle. Coups de main contre les fortins
de la frontière, razzias contre les caravanes, petite
guerre incessante entre les deux villes, telle fut l'his-
toire d'Alep au xii^ siècle. Dominée très vite par les
LAROUSSE MENSUEL
Attabecks de Mossoul, dont le plus célèbre est Nour-
Eddin, puis par Saladin, Alep finit par se débar-
rasser de ses voisins si gênants de la principauté
d' Antioche, et, tandis que cette dernière ville com-
Vue générale d'Alep. (Pliol. Urclocq.)
mencc à décliner, voici qu'AIep prend un essor éco-
nomique nouveau. Elle devient un des grands entre-
pôts du commerce en're l'Extrcrae-Orient et l'Oc-
.Moscjnée cl Trouch, à Alep. — Fenètrei d'une maison, à Aiop. i-nni. urrii.ffi.)
cident chrétien ou d'autres pays arabes. Un négociant
du xni" siècle importait, par exemple, à Alep, de
l'acier venu de l'Inde, et il en tirait en échange des
verreries, qu'il introduisait ensuite dans le Yémen.
.^lors s'épanouit pleinement, à Alep, cette floraison
«• 169. Mars 1921.
d'industries de luxe (du cuir, des verres émaiUési
des soieries, des cuivres) qui sont, toutes, si déchues
aujourd'hui sur les l)ords du Nahr Koveïk.
A cette brillante prospérité l'invasion mongole
porta un premier coup
dès la première année
du xV siècle ; alors, en
1400, Alep fut détruite
de fond en comble. Ce
fut le commencement
d'une déchéance qu'ac-
centua, tout à la fin
du même siècle, la dé-
couverte de la route
maritime des Indes par
le cap de Bonne-Espé-
rance. Route relative-
ment facile et sûre
vers les pays de l'Ex-
trême-Orient et du
golfe Persique, au bé-
nélîcc de laquelle fu-
rent désormais déser-
tées ces routes ter-
restres des caravanes,
dont Alep était une
des principales étapes.
Toutefois, lent fut le
déc in de cette ville,
même après le mo-
ment où (en 1526, peu
avant la ruine de la
domination des Ma-
melouks, ses posses-
seurs) elle devint otto-
mane. Un siècle plus
tard, Alep comptait
encore 20.000 métiers
à tisser la soie ; on
l'appelait le « Lyon »
de la Syrie, et les pro-
duits de la Perse, du
Kurdistan et d autres
régions plus lointaines encore y arrivaient par cara-
vanes. Mais, peu à peu, à mesure que les Européens
acquéraient une connaissance plus précise des pays
dont Alep était le débouché, les
frontières mêmes de ces pays se res-
serraient, comme, aussi, la puissance
de ce centre d'attraction. Naguère,
cette ville servait en quelque façon
de courtier entre les contrées de
l'.'^sie antérieure et l'Europe ; main-
tenant que ces contrées de produc-
tion étaient connues et directement
visitées par les marchands et les
marins des rivages européens de la
Méditerranée et de l'Atlantique, le
rôle du courtier diminuait, s'il ne
cessait pas complètement... Ainsi
s'expliquent la décadence du trafic
par caravanes et le déclin actuel.
Néanmoins, la situation géogra-
phique d'Alep (à la frontière des
pays turcs et arabes, à la jonction
iC/V/ J' des routes anatoliennes venues de
mJt^ : ,' l'ouest, des chemins conduisant vers
UvC- / la Caucasie et la Perse, eniin des
voies d'accès vers l'Arabie et
l'Egypte) présage encore à cette
ville de grandes destinées. Elle cons-
titue, en effet, la liaison entre la
Syrie et la Mésopotamie et entre
ces deux contrécsetl'Anatolie, située
plus au nord-ouest. Toutefois, dans
l'ensemble, les communications sont
assez difficiles. Sans doute, du côté
du sud, le Transsyrien, doublé par
la roule, relie directement Alep à
Homs et Hama, et indirectement à
Beyrouth, Tripoli, Damas, voire
à la ligne du Hedjaz et, grâce aux
raccordements réalisés durant la
Grande Guerre, au réseau palcstino-
égyptien. Là, par conséquent, les
relations sont faciles; mais, à l'est,
elles sont déjà un peu plus précaires,
bien que la section Alep-Mossoul du
chemin de fer de Bagdad traverse
l'Euphrate à Djerablous et assure
ainsi les échanges avec des régions
assez mal connues, fertiles autrefois,
à demi désertiques aujourd'hui. Le
Bagdad relie également Alep à la
Cilicie, mais le tunnel de Bagtché
ou des Portes Amaniques est encore
inachevé. Quant aux communica-
tions avec les ports méditerranéens,
elles sont bien insuflisantes : seules,
de mauvaises routes, parcourues par des attelages à
bœufs, unissent Alep à Alexandrette, à Soucîdieh, à
Latakieh. Peut-être finira-t-on par réaliser un
projet dont on a fréquemment parlé, celui d'une voie
ferrée suivant le coulo'r de l'Oronte jusqu'à Antioche,
N' 169- Mars 1921.
puis gagnant Souéïdieh ou Alexandrette, — cette der-
nière au prix d'un tunnel près du Pas de Beilan. Non
moins que les routes dont il vient d'être question, les
routes d'une importance plutôt locale vers Killis,
Aïntab ou Gargemisch sont en très mauvais état...
Ainsi se trouve tracé tout un programme de cons-
truction de voies, ferrées ou non, dont Alep est le
nœud naturel et — tout au moins pour les chemins
de fer — la plaque tournante.
Bien entendu, la réalisation d'un tel programme
de travaux publics a été impossible pendant la
Grande Guerre ; elle n'a guère été plus facile après la
signature de l'armistice de Moudros, tant que les
Anglais ont occupé le pays (les Alliés avaient pris
Alep le 25 octobre 1918) ni par la suite, tant que la
grande ville de la Syrie du Nord est demeurée sou-
mise à la domination de l'émir Fayçal, conformément
aux accords passés en 1916 entre la France et l'An-
gleterre. C'est seulement à la fin de juillet 1920 que
s'est produit, après vingt mois d'existence, l'effon-
drement du régime chérifien; alors, Alep, comme
Hama, Hoins et Damas, a passé sous le « mandat »
de la France. Des leur arrivée dans cette ville de la
Syrie intérieure (23 juillet), les Français ont entre-
pris de panser les maux dont souffraient ses habi-
tants. Ils se sont efforcés, avec succès, de rendre la
sécurité aux campagnes environnantes et d'y faire
régner la paix française; le retour du calme per-
mettra, en effet, d'accroître la richesse agricole du
pays, naguère très fertile, et où la culture du coton
parait devoir être non pas seulement possible, mais
vraiment rémunératrice. Ainsi Alep verra,* et rapi-
demeiit, son marché agricole croître en importance.
Elle doit binéticicr, d'autre part, de travaux de mu-
nicipalité dont l'exécution a déjà commencé avec
l'établissement de l'électricité par l'utilisation 'des
cauxdel'Euphrate. Enfin, l'amélioration de ses voies
de communication lui permettra d'ambitionner un
rôle commercial de plus grande envergure que son
rôle commercial actuel, et il n'est pas iiisqn':\ ses
Loggia du Kban (cuavansérail) Salioun, À Alep. ^hbot. Uretocq.)
vieilles industries de luxe qu'une politique soeur de
celle qui est adoptée au Maroc ne parviendra peut-
être à revivifier, sinon, même, à ressusciter.
Mais ce ne sont guère là, actuellement, que des
projets d'avenir; voici, par contre, qui est, dès
maintenant, une réalité. Dès le i" septembre 1920,
Alep est devenue la capitale d'un Etat autonome,
placé sous le mandat français et composé des trois
saiidjaks d'Alep, d'Alcxandrctte et de Deir-ez-Zor,
LAROUSSE MENSUEL
la Syrie du Nord. Ainsi elle prélude au retour de son
importance économique en maintenant et en affir-
mant son importance politique.
Mais, pour rendre au pays ainsi émancipé son an-
cienne prospérité, pour en restaurer les richesses de
toute nature, la
collaboration fran-
çaise ne saurait
suffire ; il y faut
avant tout l'aide
des habitants mê-
mes de la contrée.
La France ne sau-
rait jouer, comme
partout ailleurs
dans les pays placés
sous son mandat,
qu'un rôle de tu-
trice, d'initiatrice,
d'éducatrice et de
protectrice des po-
pulations indigè-
nes; à celles-ci tic
profiter des leçons
qui leur seront don-
nées,des ressources
qui seront mises à
leur disposition par
la puissance man-
dataire, laquelle ne
peut, ni ne veut,
tout faire à elle
seule. Les Syriens
dçvront donc s'ai-
der eux-mêmes, à
Alep comme dans le
reste de la Syrie;
ils y trouveront leur compte de toutes les manières,
et de même aussi la France. Celle-ci, en effet, une
fois le pavs mis en pleine valeur et pourvu de son
complet outillage
économique , con-
trôlera, à Alep, une
contrée très riche à
qui elle aura rendu
la vie ; elle y con-
trôlera surtout un
nœud de voies fer-
rées déjà important
aujourd'hui, mais
que de futurs tra-
vaux rendront plus
important encore.
Grâce au Transsy-
rien, faisant suite
au chemin de fer
« du Cap au Caire »,
grâce à l'achève-
ment du Bagdad
prolongé versl'fnde
et vers les pays
chinois, Alep de-
viendra un jour ,
en effet, une des
0 plaq ues tou r-
nantes » les plus
considérables du
monde tout en-
tier.— U. Froidkvàux.
Aviation.
(Suite). L'avion de
nuERRE. — Le rôle
deraviationmilitai-
re française n'était
pasncttement défini
en 1914. Nos chefs
voyaient surtout en
elle un organe d'in-
formation et de son-
dage, analogue à la
cavalerie de recon-
naissance; et, ce-
|)endant, nosavions,
arbitrairement ré-
partis sur le front,
ne réussirent pas à
lécouvrir les ma-
nœuvres alleman-
des. Us ne révé-
lèrent pas le grand
mouvement enve-
loppant vers la mer
que masquait, sur
la Tive droite de la
Meuse, un rideau de petits postes fortifiés. Quoi-
qu'elle fût mieux organisée que la nôtre, l'aviation
ennemie n'intervint pas avec plus de fécondité. Bien
des chefs de batteries, qui se crurent alors « repérés •
par les taubes, eussent dû seulement s'en prendre à
leur inexpérience des défilements et des camoullages
de positions.
Les services que pouvait rendre l'aéroplane dans
la bataille ne sont donc devenus apparents qu'après
les premiers mois de guerre. L'aviation militaire fut
créée pendant la campagne. Une conception s'imposa
dès l'établissement des premiers programmes : celle
de la spécialisation des avions ; car les missions qu'ils
doivent accomplir exigent des qualités incompatibles
MttraiUi'uiic sur Nieuport.
entre elles. (V. article précéJent.) Ces missions
ont été les suivantes :
l. Missions d'ordre général, prescrites par les com-
mandants d'armées :
1° Garde du front et chasse aux appareil s ennemis:
combat aérien;
2° Investigations sur les grands mouvements de
l'ennemi : recoimaissance lointaine ;
3° Action aérienne sur les manœuvres de l'ennemi
et sur son moral : bombardement.
n. Missions parlicuhires, prescrites par les corps
d'armées :
i» Reconnaissance du front et photographie aé-
rienne ;
2" Amélioration des tirs par le réglage aérien ;
3° Liaison d'infanterie.
Nous envisagerons successivement la façon dont
ces diverses missions ont été réalisées :
I. Missions Sordre général. 1° Combat aérien. Au
début de la guerre, les avions ennemis se rencontraient
sans songer à s'attaquer. Les premiers duels aériens
eurent lieu à la carabine. En septembre 1914, le sergent
Franz, sur Voisin, abat le premier un avion ennemi.
Les attaques heureuses, qu'exécutèrent ensuite spon-
tanément sur le Morane-parasol, l'appareil rapide du
moment, des pilotes comme Navarre, Mesguisch et
Pelletier d'Oisy, montrèrent les résultats qu'on pou-
vait attendre de l'aviation de chasse. Un avion de
combat, pour bien remplir son emploi, devra possé-
der des qualités d'évolution spéciales, être bien armé
et bien conditionné pour le tir.
L'avantage, en combat aérien, appartiendra évi-
demment à l'appareil le plus vite, car il pourra ma-
nœuvrer son adversaire, d'où augmentation cons-
tante de la force des moteurs, suppression des char-
ges inutiles, réduction de la durée des vols pour
diminuer le poids de combustible emporté, réduc-
tion de toutes les résistances et de la surface
portante, ce qui amène à la conception de l'avion
monoplace à voilure le plus petite possible.
La vitesse ascensionnelle intervient de la même
façon que la vitesse linéaire dans la manœuvre de
combat et sera donc recherchée à son maximum.
Cependant, comme, dès 1916, la bataille se transpor-
tera à de grandesaltitudes, pour que les avions puis-
sent y atteindre, survoler l'adversaire et garder dans
les couches élevées une bonne vitesse linéaire, on
sera amené à limiter un peu la vitesse aux hauteurs
normales et à augmenter les surfaces portantes.
L'appareil de combat doit aussi être souple et
maniable, ce que réalise parfaitement le type léger,
à voilure réduite. Longtemps, nos (jetits Nieuport,
pourvus de moteurs rotatifs peu puissants et légers,
ont tenu en échec, par leurs qualités manœuvrières,
les avions allemands, plus rapides, mais que leurs
puissants moteurs fixes obligeaient à de plus amples
évolutions.
La solidité est,en&n,une qualité indispensable.car -
le combat exige des manœuvres nouvelles et péril-
leuses, qui exercent sur l'appareil des eSorts anor-
maux ; on les a réunies sous le nom d' < acrobatie > ;
ce sont : le renversement, changement de direction
rapide en passant sur le dos ; — le looping ; — le
piqué.se rapprochant de plus en plus de laverticale;
— le virage à la verticale; — le tomieau, rotation
de l'appareil sur son axe de marrhe, — et la vrille,
descente verticale de l'avion en perte d« vitesse, qui
392
s'accompagne d'un niouvemeat de rotation et peut
aussi bien servir à fondre sur l'adversaire qu'à dé-
serter une rencontre inégale.
Au point de vue du tir, l'avion doit être construit
de telle façon qu'il ait un champ de tir le plus grand
possible et qu'il offre peu d'angles morts où l'adver-
saire puisse l'attaquer sans qu'il soit en mesure de
riposter. Ceci condamne d'avance l'avion biplace à
hélice propulsive, dans lequel le passager ne tire
qu'en avant, en restant à la merci d'un ennemi qui
l'assaille par derrière. Les premiers avions de com-
bat furent des biplaces à hélice tractive,où le passa-
ger tirait en retraite ; cet aménagement offrait l'in-
convénient de ne pouvoir faire feu qu'en croisant
l'adversaire et de ne permettre que pendant un
M, Milraillcusc Wiciters sur Ilisiiai:
temps très court le tir utile, c'est-à-dire le tir à faible
distance. Néanmoins, montées sur tourelles, les mi-
trailleuses eurent bientôt un champ d'action étendu,
tant au-dessus de l'avion qu'en dessous, à droite et à
f;auche du fuselage.
La formule du monoplace comprit une mitrailleuse
fixe, située dans l'axe de l'appareil. Le pilote visait
en remuant l'avion et déclenchait le tir à l'aide d'une
commande placée sur le o manche à balai ».
Les débuts de l'aviation de chasse ont été retardés
par l'absence d'une arme efficace. Sujettes aux en-
rayages, alimentées par des tambours ou des bandes
d'une trentaine de cartouches seulement, les mitrail-
leuses Lewis et Hotchkiss offraient peu de garanties
aux pilotes. Dans les premiers monoplaces, la mitrail-
leuse était fixée sur le plan supérieur de l'avion, pour
que son tir s'exécutât par-dessus l'hélice. A la hau-
teur des yeux du pilote était disposée une ligne de
mire auxiliaire, réglée pour converger avec celle de
la mitrailleuse à 30 mètres en avant, ce qui était
une bonne distance de combat. Ce système présen-
tait de nombreux inconvénients : difficulté de réap-
provisionner la mitrailleuse et de la déserurayer, dé-
réglage constant des deux lignes de mire.
Dès 1914, Garros avait essayé un système de tir à
travers l'hélice, où deux pare-balles, fixéssurl'hélice,
chassaient les balles qui l'eussent rencontrée ; mais
le rendement de l 'hélice en était considérablement di-
minué. En igi6, le sergent Alcan fit des essais de
tir à travers l'hélice avec la Hotchkiss. Enfin, sortit
la mitrailleuse Wickers, commandée par le moteur
et dans laquelle la percussion ne se pouvait faire
que lorsque l'hélice avait une position favorable.
Alimentée par des bandes souple s de 200 cartouches,
elle fut un instrument remarquable. Deux Wickers
couplées furent montées sur les Spad 220 H-P. A
la fin de la guerre, tous les biplaces possédaient une
Wickers fixe, tirant en avant et actionnée par le
pilote, et une autre, montée sur tourelle, qui servait
au passager à défendre la ligne de retraite.
LAROUSSE MENSUEL
Pour préciser les tirs, des collimateurs furent
montés sur les mitrailleuses. Des balles lumineuses
traçantes, mêlées aux autres, permirent au tireur de
mieux diriger son faisceau.
Les avions de combat ne servaient pas seulement
à chasser les appareils allemands qui survolaient nos
lignes, à les attaquer dans leurs airs et à protéger
nos avions différemment spécialisés et moins propres
au combat. Ils furent employés à l'incendie des
« drachen », d'abord à l'aide de fusées incendiaires
fixées sur les mâts et électriquement déclenchal>les
(procédé d'une extrême imprécision), puis au moyen
de balles incendiaires. Enfin, souvent, les avions de
chasse accompagnèrent les assauts d'infanterie par
des attaques à la mitrailleuse sur les tranchées enne-
mies. Citons pour
mémoire l'emploi
des avions'canons
et du triplace —
véritable fortin aé-
rien— crachant le
feu de tous côtés.
2° La reconnais-
sance à longue por-
tée est faite par des
avions biplaces,
bien armés, n'em-
portant comme
charge qu'un poids
de combustible su t-
fifant à leur rayon
d'action ( environ
200 kilom.). Elle
rendit de grands
services pendantla
première année de
guerre. Mais, bien-
tôt, les Allemands
n'exécutèrent plus
aucun mouvemetit
de jour et camou-
flèrent leurs posi-
tions. Encore, ne
circulaient -ils de
nuit que tous feux
éteints.' L'observa-
tion visuelle dut,
alors, faire place à
la photographie, qui
permettait de saisir
des indices imper-
ceptibles à l'œil.
3° Le bombarde-
ment. On débuta
par des lancements
de fléchettes, qui
provoquaient d'ex-
cellents résultats
d'épouvante. Des
fléchettes incen-
diaires ne purent
être employées,
'^""-' parce que d'un ma-
niement dangereux.
Les premières bombes lancées furent des obus de
75 transformés; les objectifs étaient les Q. G., les
nœuds de voies ferrées, les positions de réserve ;
ces premiers bombardements, exécutés suivant des
méthodes empiriques, donnèrent de faibles résul-
tats. Mais, bientôt, des lancements automatiques
remplacent les lancements à main, de véritables
tables de tir s'établissent, les projectiles deviennent
efficaces : les bombes Gros sont employées, qui con-
tiennent deux liquides séparés par une cloison, la-
quelle se brise au lancement. Les liquides se brassent
pendant la chute et forment ainsi un explosif puissant.
A la fin de la guerre, d'énonnes avions portant jusqu'à
4.000 kilogrammes d'explosifs arrivaient par groupes
et semaient la dévastation sur les derrières de l'enne-
mi. Employés de nuit, ils provoquaient un effet de ter-
reur épouvantable sur les populationset diminuaient le
rendement des usines, qui, subitement plongées dans
l'obscurité, devaient cesser le travail à chaque alerte.
Nos grands raids continuels sur la vallée du Rhin,
sur Berlin, Munich et tous les ceiitres ouvriers, ont
puissamment contribué à la démoralisation des
Allemands.
Tous biplaces, les avions de bombardement de
nuit se dirigeaient d'après les routes et les cours
d'eau visibles par les nuits claires. Ils avaient
l'éclairage électrique à bord et, dans nos airs, se
signalaient les uns aux autres par des lampes de
différentes couleurs, placées sur les ailes.
II. Missions particulières . U avion de corps d'armée.
C'est un biplace, aussi bien armé que possible, mais
relativement lent, car il doit être équipé pour toutes
les missions que peut requérir le corps d'armée, c'est-
à-dire ; la reconnaissance photographique, le réglage
de tir et la liaison d'infanterie.
1° Reconnaissance photographique. L'observation
oculaire du front ennemi, camouÂé avec soin, cessa
de bonne heure de donner des résultats. On eut re-
cours à la photographie, qui fut une révélation.
Longtemps prises avec des appareils de fortune.
N' 169. Mars 1921,
puis dues à des appareils construits spécialement
pour l'aviation et permettant les clichés panorami-
ques, les photographies aériennes furent interprétées
d'une façon de plus en plus précise. Elles permirent
d'abord l'établissement d'un plan exact des travaux
ennemis. Diffusées parmi la troupe, elles donnèrent
à chaque fantassin la figure exacte des positions
qu'il allait attaquer. Mais, surtout, on y découvrit
des détails imperceptibles directement aux sens. Les
fortins, le jeu des réserves dans les boyaux, les pla-
ces d'armes et les centres de résistance y furent re-
levés par les officiers spécialisés dans ces études.
Lors des attaques de la Somme, 60 p. 100 des mi-
trailleuses eimemies furent ainsi découvertes avant
la bataille et purent être prises à partie par notre
artillerie. Les lignes téléphoniques souterraines elles-
mêmes impressionnaient les plaques. Une scientifique
méthode de déduction élargit encore ces remarques,
et, si le repérage des batteries cachées dans les bois et
leur séparation d'avec les fausses batteries ne pouvaient
toujours se faire directement, du moins, l'examen de
leurs pistes de ravitaillement les trahissait-il le plus
souvent. Les plans directeurs furent établis sur ces
données, qu'on lisait parfois sur des photos prises
aux plus grandes altitudes.
2° Le réglage de tir. De bonne heure, la coopéra-
tion à l'action de l'artillerie d'un avion qui, survolant
l'objectif, voyait tomber les coups et pouvait recti-
fier le tir, fut appréciée à sa juste valeur. Les pre-
miers essais furent opérés au moyen des évolutions
de l'avion, dont un virage dans un sens signifiait, par
exemple, de raccourcir le tir, un cercle en sens
inverse, de l'allonger. L'emploi de fusées de couleurs
diverses ou d'un nombre d'étoiles variable avec les
indications à transmettre apporta de nouvelles pré-
cisions. En 1915, déjà, des avions de réglage sont
munis de T. S. E. Dès que l'avion est en vol, l'ob-
servateur dérpule une antenne et se met en commu-
nication aysc» le.-pcste récepteur de la batterie. Il
sutvflle' en'sqitç 1,'objcctif et règle le tir. Au cours
d'une bataille, s'il découvre une batterie ennemie en
action ou un nouvel objectif intéressant, l'aviateur
peut déclencher le tir sur lui en le désignant par ses
coordonnées sur le plan directeur. Sur un front très
étroit, un grand nombre d'avions peuvent opérer
simultanément, soit en n'utilisant que des longueurs
d'ondesdifférentes, soit en ne télégraphiant tourà tour
que peiidant que l'aiguille de leurs montres, réglées à
la même heure, traversent des secteurs du cadran qui
leur sont respectivement affectés.
3° La liaison d'injanlerie. La difficulté que, dans
la bataille moderne, un chef a de rester en contact
avec ses troupes, un jour d'attaque, où les barrages
détruisent les téléphones et empêchent les agents de
liaison de circuler, reçut sa solution dans l'emploi de
l'avion d'infanterie, qui survole à basse altitude le
terrain. Au moyen de panneaux qu'ils déploient sur
le sol, les fantassins indiquent à l'avion les positions
qu'ils occupent, réclament des rectifications de tir
d'artillerie ou de nouveaux déclenchements de tir,
signalent leur manque de munitions et les mouve-
ments ennemis qu'ils perçoivent. L'avion va rensei-
gner le commandement, dont le poste lui est signalé
aussi par un panneau spécial. Il transmet les ordres
à l'infanterie par messages lestés. Les biplaces de
liaison d'infanterie, fort exposés aux balles du sol,
sont blindés dans leurs œuvres vives.
Tels sont les usages de l'avion, à la guerre. II ne
faut pas croire que, depuis l'arrnistice, l'activité des
spécialistes militaires se soit ralentie. Notre aviation
de guerre se perfectionne de plus^en plus. L'Etat a
commandé de nouveaux avions de chasse pris parmi
ceux qui, dans les dernières coupes, ont dépassé la
vitesse de 200 kilomètres à l'heure. Un centre d'étu-
des pour le bombardement et le tir aérien est en
voie de réorganisation à Cazaux (Gironde). Enfin, la
mise au point d'un cinématographe aérien n'est plus
qu'une question de jours. Pilotes et techniciens ont
à cœur de continuer l'œuvre de tant de héros qui,
bien que mus par l'enthousiasme patriotique, n'en
ont pas moins connu, pendant les jours de guerre,
la foi fiévreuse en une découverte dont chaque
champ d'action nouveau leur apparaissait aussi vaste
aux recherches que fécond. (A suivre.) — Jean RAVE.NMis.
Belleau(Remy). Sa Vie, sa Bergerie, par Alexan-
dre Eckhardt ( Paris, 1920, in-8°) . — Ce ne fut guère qu'à
partir de 1830, grâce à la curiosité de l'école roman-
tique, que l'on commença à connaître, en France, les
poètes du xvi" siècle. La Pléiade était alors presque
totalement tombée dans l'oubli. Encore, si les ro-
mantiques, Nodier surtout, qui joignait l'érudition
d'un savant aux grâces d'un conteur, réimprimèrent
volontiers les œuvres caractéristiques de Ronsard et
des plus grands parmi ses compagnons, ils ne s'éver-
tuèrent point à scruter leur vie.
Vers 1895, seulement, l'Université, au dire même
d'un de ses membres éminents, adopta la Pléiade et
lui réserva une place dans la littérature classique
française. Depuis cette époque, de nombreuses thèses
et autres ouvrages ont été consacrés à Ronsard, du
Bellay, Baïf, Jodelle, soit par des professeurs, soit
par des écrivains indépendants. On ne sait pour
quelle r.iusr Remy Bellcau ne stimula pas les syin-
Remy Belleau (Portrait de
la Chroiiotof/ie rollét.)
N» 169. Mars 1)i21.
pathies des chercheurs. Launionier et Gouverneur
réimprimèrent ses œuvres, devenues rarissimes. Sa
biographie restait à écrire. Alexandre Eckhardt nous
la donne enfin, très complète, après de doctes re-
cberclies dans les manuscrits et les archives, une
enquête minutieuse aussi dans les textes du temps,
révélateurs, pour qui sait les consulter, de mille dé-
tails intéressants.
Remy Belieau naquit en 1528, à Nogent-le-Rotrou,
d'une f ami lie demeurée obscure, mais appartenant à
la petite noblesse. On ignore à peu près tout de son
enfance et de ses études. On sait seulement qu'il
disposait d'une claire intelligence et que l'appétit de
scienceétait grand enlui. A vingt-deux ans, il entradans
la familiarité d'un personnage puissant par ses rela-
tions et parentés, Christophle de Choiseul, abbé de
Mureaux, épicurien qui, à cette époque, gaspillait en
délices de tontes sortes les revenus de ses biens ec-
clésiastiques. Cet abbé était un admirateur des bonnes
lettres et un humaniste distingué. Peut-être ne prit-il
auprès de lui le jeune Remy Belieau, hellénisant déjà
remarquable, que pour obtenir de lui une traduction
des œuvres d'Anacrcon. Toujours est-il que Remy
Belieau, réduit à la misère par des événements in-
connus, trouva dans les domaines champenois où vi-
vait son protecteur une sécurité qui l'encouragea au
travail. En 1552, il s'acheminait vers Paris, le gous-
set bien garni, pour y achever son Anacréon et y
compléter son bagage de science.
C'était le temps où, sjus la direction de Dorât au
collège Coqueret, de Muret au collège du Cardinal-
Lemoine, et d'autres savants
au collège Boncourt, se for-
mait ce groupe d'humanistes,
aHamés d'érudition, auquel
s'agrégèrent les poètes de la
Pléiade. Remy Belieau des-
cendit, rue Bordet, au col-
lège Boncourt, qui hébergeait
des pensionnaireset , tout aus-
sitôt, fréquenta avec ardeur
les maisons de savoir. Il con-
nut très vite Ronsard sur
les bancs du collège Coqueret
et quelques illustres, comme
l'historien DeThou. Les sym-
pathies allèrent rapidement,
vers ce grave jouvenceau , dé-
sireux d'acquérir l'universa-
lité des connaissances et qui, studieusement, se
plongeait dans Callimaque, Nicandre, Aratus, Or-
phée, Théocrite, Eschyle.
Les fortes études ne l'empêchaient point d'écrire
quelques poésies, dont les premières parurent dans les
Canhquesde Denisot. Dès ses premières publications,
Ronsard le salua comme l'un des meilleurs parmi les
porteurs de lyre qui l'environnaient. Il aimait, et
tous appréciaient, autour de lui, cet homme doux et
loyal. Il semble que, de son côté, Belieau subissait
l'inHuence du jeune maître. Il fit partie de tous les
divertissements, souvent pimentés, de la brigade. Il
tint un rôle dans les pièces d'écoliers, notamment
dans la Cléopdtre de Jodelle. A Arcueil et à Gentilly,
aux fameuses promenades le long de la Bièvre, dont
Baîf nota les douceurs, lors de la mémorable baccha-
nale du Bouc, chantée par Ronsard, partout où les
poètes s'attardaient pour l'amour et pour le vin,
Belieau était présent : mais il se montrait l'un des
plus modérés parmi ces fols enivrés de rythmes et de
rimes, et Ronsard le considérait comme un « trop
sec biberon ».
Belieau, visiblement, préférait l'étude à la baccha-
nale. 11 suivit les cours de Ramus au collège Royal,
et quand, en 1555, ce professeur donna sa Dialecti-
que, il y publia des traductions en vers, généralement
ignorées, de Parménide, de Martial et d'Ovide. Il
possédait, dès lors, une connaissance approfondie
des littératures antiques et passait pour l'un des
meilleurs hellénistes. Plus savant que Ronsard et que
Baîf (sa science se révèle dans son commentaire du
second livre des Amours de Ronsard), il subit, néan-
moins, dans sa traduction desOrf«d'Anacréon(i556',
la domination du premier, qui sut, plus adroitement
que lui, s'assimiler les grûces légères, la bonhomie,
l'épicurisme du lyrique grec.
Tout en savourant la fraîcheur et la finesse de ce
dernier, Belieau, à la même époque, se plongeait dans
le fatras d' .Aratus, qui, dans ses Phénomènes et ses
Pronoslics, versiiia les connaissances astronomiques
de son époque.
Cependant, Belieau devait interrompre brusque-
ment sa carrière littéraire pour embrasser, au moins
momentanément, la carrière des armes. Le duc de
Guise et le cardinal de Lorraine entreprenaient cette
fameuse expédition de Naples, qui se termina si misé-
rablement. Avide de gloire, désireux de connaître
cette Italie exubérante de beauté et où vivaient les
plus ardents humanistes de l'Europe, il s'enrôla sous
les ordres de Jean, baron de Lanques, frère de l'abbé
de Mureaux, qui commandait la compagnie d'ordon-
nance de René, marquis d'Elbeuf, frère cadet des
Guises. Le motif public de l'cxpéilition était de sau-
ver le pape, menacé par le duc d'.Albe. Belieau ne
parut point pénétrer les ambitions cachées des princes.
LAROUSSE MENSUEL. -^ V.
LAROUSSE MENSUEL
Animé par une humeur guerrière que raillera Ron-
sard, il chanta, dans son Chant pastoral de la paix
(i."i59). 'es âpres délices du combat à cheval. Son
Ode présentie à M'' le duc de Cuise (1558) contient
une image de la campagne, de ses triompbes et de
ses misères, parmi les rigueurs de l'hiver.
A Rome, Belieau rencontra du Bellay, qui, de son
côté, exaltait, par ses chants, le courage français. Il
assista aux sièges et sacsdeCampli,Nocella,Teramo,
Giula, puis au désastre de Nova Civitella et à toutes
les épreuves qui suivirent. Il prit part au ravitaille-
ment et à la défense de Palliano. Dans ses Larmes
(1566), il loua, plus tard, les prouesses du marquis d'El-
beuf. La campagne s'acheva en septembre 1557, sans
que le poète ait vraiment admiré la beauté italienne. Il
rapportait de ces dures tribulations la sympathie de
René d'Elbeuf, qu'il parait avoir suivi dans ses expé-
ditions maritimes, quand ce dernier, succédant à son
frère, François de Lorraine, comme général des
galères, tenta de purger la Mé-
diterranée de ses corsaires bar-
baresques.
Peu après, Remy Belieau se
retrouvait à Paris dans une
situation peu brillante, cher-
chant des protecteurs, vivotant
et languissant. L'abbé de Mu-
reaux l'assista encore • contre
l'effort et la violence de la né-
cessité ». En l'an 1558, le poète
revit sa ville natale, Nogent-le-
Rotrou. En grande solennité, la
noblesse, le clergé, le tiers s'y
réunissaient pour dresser et
enregistrer les droits et cou-
tumes. En tête de la publica-
tion qui fut faite en cette con-
joncture, Belieau plaça une
épigramme grecque et une ode
où il exalta sa terre originelle.
De 1560 à 1563, Remy Bel-
ieau, délaissant la sereine poé-
sie, se mêla activement à la
politique. Après le tumulte
d'Amboise et la répression san-
glante qui s'ensuivit, le poète
prit violemment parti pour les
protestants et s'enrôla délibé-
rément parmi les pamphlé-
taires. Il publia l'Innocence
prisonnière (rsôi), défense et
apologie du prince de Condé.
Il fut, avec ardeur, anti-guisard.
1 .a guerre civile, les atrocités des
reîtres allemands au service de Condé, le fanatisme
des ministres, l'étroitresse de la morale calviniste, l'in-
Huence peut-être aussi de Ronsard ne tardèrent pas
à provoquer son évolution. Patriote, désapprouvant la
violence de ces luttes fratricides, il combattit le prince
insurgé et ses partisans. Le Dtctamen metrificum de
belle huguenotico et retslrorum piglamine ad sodales,
poème macaronique, et une comédie posthume : la
Reconnue, reflétèrent ses sentiments nouveaux.
Il appelait la pacification et la concorde de tout
son être. Lorsque, en 1563, fut promulgué l'édit de
pacification d'Amboise, il ne put s'empêcher d'exal-
ter, dans une Ode pour la paix, la reine, qui comblait
ses désirs. Plus tard, il reniera son passé huguenoti-
sant et stigmatisera la rébellion de Condé.
Alors, il est vrai, il appartiendra complètement aux
Guises. Ce fut entre juillet et novembre 1563 qu'il
fut appelé au service de ces princes. Pendant la cam-
pagne d'Italie, René d'Elbeuf avait apprécié le mérite,
le caractère sérieux, le talent poétique et la haute cul-
ture de Remy Belieau. Quand il voulut donner à son
fils Charles un précepteur digne d'élever et de nourrir
son esprit, il songea tout naturellement au poète.
Remy Belieau était tout près de retomber dans la
misère. L'emploi qu'on lui offrait, auprès d'un enfant
de sept ans, lui procurait une sécuriié définitive. Il
l'accepta avec reconnaissance. Le château de Join-
ville, où il allait désormais habiter, était situé en
Champagne, sur une haute colline, dans une nature
variée d'aspects, heureusement corrigée par les jardi-
niers du temps. Belieau en admira les magnificences
architecturales, les colonnades, les galeries, les tapis-
series et richesses artistiques, les jardins, les forêts,
les vignobles et en laissa une description enthousiaste
dans sa Bergerie.
Antoinette de Bourbon, duchesse douairière de
Guise, régnait sur ce château. Elle était veuve, n'al-
lait plus à la cour, vivait dans ce domaine où, dit
le poète, • la chasteté avait fait sa retraite ». La
piété, la bienfaisance et une t perpétuelle méditation
de la mort » occupaient, avec ses devoirs domesti-
ques, cette haute dame. Nulle mélancolie, cependant,
en ce lieu. De belles jeunes filles nobles de la région,
que la duchesse élevait, lui servaient de demoiselles
d'honneur. Nombreux aussi, les gentilshomme s pau-
vres l'entouraient. Jouvencelles et jouvenceaux se
distrayaient en plaisirs de leur âge. Remy Belieau,
les louangeant tour à tour dans ses poésies, les
nomme et montre leurs occupations. Il taisait office
de poète de cour dans cette compagtùe, où il choisira
393
les bergers et les bergères de sa Bergerie. L'amour
parait avoir suscité parmi ces personnages les dis-
cussions les plus ardentes.
Remy Belieau disposait de maint loisir. Son élève
était docile, et il le conduisit plutôt • de bouche que
de main, de bride que d'éperon ». Il glanait là,
comme ailleurs, les amitiés vives. A la mort de René
d'Elbeuf, il redouta, un instant, d'être rendu, c le
poil grison », au dénuement ; mais les Guises, qui
appréciaient fz modestie, sa civilité, son génie, le
gardèrent dans leur clientèle.
Dans ce milieu, Remy Belieau renonça, sans re-
tour, à la science, qu'il eût avidement absorbée en
regagnant Paris, mais qui eût fait de lui un pédant.
Plus près de la nature, il s'humanisa jusqu'à écrire
pour les dames des mignardises. De temps à autre,
il allait se retremper dans l'atmosphère intellectuelle
de la capitale (1565, 1566, 1567). On l'y recevait
comme un maître. Il siégea parmi les jurys du col-
statue <1c Remy Belieau, à Nogent-le-Rotrou. lŒurre du sculpteur Camille Gâté.)
lège Royal, qui examinaient les aptitudes des candi-
dats aux chaires de ce collège. Tous les professeurs
et savants, Denis Lambin, Adrien Turnèbe, Du-
chesne, s'honorèrent de le compter parmi leurs amis.
Présenté à Charles IX, il écrivit des devises pour
Anna d'Aquaviva, maîtresse de ce roi, et fit au même
souverain lecture de son Discours sur la vanité, pa-
raphrase de VEcclistaste ; mais il ne chercha point à
devenir, comme Ronsard, courtisan bien rente.
Vers la fin de sa vie, ses tendances religieuses se
précisèrent dans ses ouvrages. Il versifia quelques
chapitres de Job, composa les Amours de David et
Bclhsabée, et des églogues tirées du Cantique des Can-
tiques. Cependant, le plus souvent, il mélangeait
bizarrement la galanterie à l'Ecriture.
Les guerres civiles qui déchiraient la France con-
tinuaient à exciter l'indignation de Remy Belieau.
Dans l'un de ses principaux ouvrages : les A mours et
Nouveaux Eschanges de pierres précieuses (1576), il
fit, au milieu de se#descriptions de gemmes rares,
des allusions parfois vives aux discordes des Fran-
çais. La plupart de ses pierres étaient dédiées à des
dames qui jouaient ou dont les maris jouaient des
rôles dans la tragédie. Il y flétrissait la guerre et sup-
pliait la pierre précieuse et, par suite, sa dédicataire,
d'apaiser les esprits.
On ne sait pas grand'chose de ses dernières an-
nées. Il était à Paris, quand il mourut. Ses ami',
Jean Galland, Ronsard, Baîf, Despories, Amadis
Jarayn, le 7 mars 1577, portèrent, à la manière
grecque, son cercueil sur leurs épaules, de sa demeure
au couvent des Grands-Augustins, où il avait voulu
reposer. Ils recueillirent ses papiers, composèrent
son Tombeau et, en 1578, publièrent ses Œuvres poé-
tiques complètes. C'était le plus bel hommage qu'ils
pouvaient rendre à sa mémoire. Aucun d'entre eux
ne l'oublia, car tous savaient combien étaient grande
sa beauté morale et belle l'intégrité de sa vie.
De son œuvre la postérité n'a guère retenu que
la Bergerie, publiée en 1572. C'est un recueil de
poésies, encadré dans un récit en prose, qui contient
la 'description idéalisée des plaisirs du poète au châ-
teau de Joinville. L'ouvrage est ilivisé en deux jour-
nées. Il est déparé parfois par de nombreux emprunts
à son modèle : l'Arcadie, de Sannazar, poète latin
italien, et à quelques autres prédécesseurs: Théo-
crite, Moschus, Tibulle, Longus, Navagero, Jean
Second, etc.. La composition en est quelquefois
défectueuse. Néanmoins, Remy Belieau y montre,
dans ses descriptions, les qualitésd'un excellent pein-
15*
394
cre réaliste. Il y témoigne aussi d'un vif sentiment
de la nature, que ses contemporains admirèrent.
Enfin, il y atteste que, seul peut-être parmi les poètes
de la Pléiade, il consacra à l'art décoratif de son
temps une étude approfondie et lui voua une véné-
ration ardente. A bien des titres, mais à ce titre
surtout, la Bergerie vaut d'être lue. Elle est l'expres-
sion littéraire la plus remarquable de l'art de la Re-
naissance. — Emile Maone.
Ca.illOndO (la Collection de) [v.p.4oietsuiv.'\.
— Le legs fait au Louvre par le comte Isaac de Ca-
mondo, qu'on n'avait pu qu'entrevoir avant la Grande
Guerre, mais qui vient d'être de nouveau présenté au
public, comprend des objetsd'art du moyen âge et du
xviii" siècle, des estampes japonaises et des pein-
tures modernes. La série la plus ancienne est la
moins importante en nombre et qualité. Elle compte,
cependant, quelques pièces notables, comme la Vierge
en pierre, qui provient de la collection Gaillard et
montre comment, au xv» siècle, l'influence de l'ate-
lifsr^deQaus Sluter s'était étendue dans les provinces
vpîsines, ^ptamment àFEst. Vne Annonciation et un
petit Fauconnier sont encore des spécimens des pro-
ductions du Nord au xv" siècle. Mais les pièces lec
plus^ypiques viennent d'Italie : ce sont lès bronzes
de la Crucifixion, de Mercure et Argus, et le buste
dit de Trivulci. On a cru même pouvoir, pour la
Cfttct^;»'o«, nommer Donatello. Assurément, la pa-
renté de style est certaine entre cette œuvre et celles
exécutées pour les chaires de Saint-Martin de Flo-
regpe par Donatello et ses élèves. C'est encore l'in-
fluence du grand maître italien qu'on trouve dans le
groupe de Mercure et Argus. Quant au présumé
Ttivulce, il appartient à l'Italie du Nord, sans doute
à l'école lombarde et, peut-être, à quelque élève de
Câradosso.
"Tnûniment plus précieuse est la série qui représente
lé; ivlii" siècle français. La plupart des meubles et
de;i «Jbjets d'art proviennent, d'ailleurs, de la célèbre
conéction du baron Léopold Double, dispersée en
i85i. Telle est la petite table à ouvrage en bois de
rosITavec marqueterie à corbeilles et vases de fleurs,
signée Delorme; elle avait été donnée à M""^ Campan
paï le dauphin Louis XVII. Telles sont encore une
cojnjaiode signée Riesener et Bury et cette autre
coÈhiiiode de Georges Schlichtig, incrustée d'ivoire,
qi4 Jùt, sans doute, exécutée pour la reine Marie-An-
tcànette. C'est toujours du baron Double que le
donateur avait acquis la Tricoteuse, qui porte l'es-
tafcpille de Riesener. Ce meuble, d'une finesse incom-
parable, montre comment le grand artiste qui a
exécuté le bureau de Louis XV, qui a donné des
Souiiière en faïence polychrome et fontl blanc.
modèles parfaits de ce qui est devenu le style
Louis XVI, s'est renouvelé sans cesse et a préparé
le style de la première Restauration. Il est certain,
cependant, que ce meuble remonte encore au temps
de Louis XVI : Molinier pensait même qu'il prove-
nait du mobilier de Marie-Antoinette à Trianon. A
ces meubles il faut ajouter toute une série de
sièges, notamment six chaises de Tilliard, de la plus
parfaite conservation, ayant encore leur vieille pein-
ture vert pâle et or. G. Jacob, l'ébéniste de Marie-
Antoinette, est présent, avec le fauteuil de bureau de
la reine et deux autres petits fauteuils bas en bois
doré. On ne peut passer sous silence la célèbre pen-
dule attribuée à Falconnet et dont Diderot aurait
dit que les trois Grâces qui l'ornent montraient tout,
sauf l'heure. Encore que charmantes, ces nudités
féminines ne méritent peut-être pas leur éclatante
renommée.
Il n'en est pas de même des quelques dessins réu-
nis par le comte de Camondo. Tout d'abord, il y a
lieu de citer l'étude aux trois crayons faite par An-
toine Watteau pour le Printemps, une des Quatre
saisons qui ornaient la salle à manger de Crozat, le
LAROUSSE MENSUEL
riche amateur. De La Tour il y a là deux études
rapides : l'une, le portrait du peintre lui-même;
l'autre, le portrait de A/"" Dangeville. On sait que
La Tour excelle dans la préparation. A grands traits,
il établit largement un visage, en marque les carac-
tères dominants, et ses masques sont des chefs-d'œuvre
que ses portraits plus achevés n'ont jamais fait oublier.
Plus minutieux, procédant à petits coups, est Pru-
d'hon. L'étude qu'on croit faite d'après l'impératrice
Joséphine est exécutée sur papier bleu, au crayon
noir rehaussé de craie, selon la formule habituelle de
l'artiste. A côté de
Watteau, La Tour
et Prud'hon, d'au-
tres maîtres sont
également représen-
tés : Boucher, Co-
chin , Fragonard ,
Augustin de Saint-
Aubin et Gabriel de
Saint - Aubin, avec
deux jolies études à
la plume et au lavis
du Bal de Saint-
Cloud chez Griel.
Sans rien appor-
ter de bien nouveau,
la série japonaise
collectionnée par le
comte de Camondo
offre, dans l'estampe
surtout, de fort
bons exemples. Une
Femme assise écri-
vant et une Jeune
fille tenant une pou-
pée témoignent, en-
core qu'insuffisam-
ment, des qualités
du grand dessina-
teur que fut Masa-
nobou. La Femme
sortant du bain
d'Okoumoura Toshinobou est une pièce parfaite.
Avec Harounobrtu et Koriousaï, nous arrivons aux
gracieuses figQres de femmes et à l'emploi de plu-
sieurs planches de couleurs. Kiyonaga indique la
voie à Outamaro, Toyokouni et Yeishi. Quant à
Sharakou, c'est dans les figures d'acteurs qu'il affirme
le mieux son sens du caractère expressif. Il est parti-
culièremeiit bien' défendu. Mokousaï et Hiroshighé
complètent la collection. L'examiner en détail serait
refaire une histoire abrégée de la gravure japonaise,
qui ne saurait avoir sa place ici. Quelques
sculptures complètent cet ensemble ; notam-
ment, une tète de jeune homme en terre
laquée de blanc, qui paraît remonter au
VII' siècle.
Cet art d'Extrême-Orient, qui avait déjà
influencé nos décorateurs du xviii" siècle,
devait avoir la plus décisive influence sur
quelques peintres français modernes, notam-
ment sur Degas et Toulouse-Lautrec. Néan-
moins, avant d'en venir à eux, il est néces-
saire de parler d'abord des maîtres anté-
rieurs, comme Ingres, dont on voit ici un
des beaux portraits à la mine de plomb,
comme Barye, qui a signé une aquarelle re-
présentant un Tigre cherchant une proie, tout
à la fois magnifique par le grand caractère
du dessin et parle raffinement de l'exécution.
Delacroix et Dauraier sont également pré-
sents : le premier avec le Passage d'un gué
au Maroc et des Chevaux se battant dans
une écurie, le second avec Amateurs d'es-
tampes à l'aquarelle; ce n'est là, du reste,
qu'une note dans la belle série peinte par le
maître sur ce sujet souvent repris par lui.
Ingres a donné des directions à Degas, et
Delacroix aux impressionnistes; mais, dans
le paysage, c'est l'influence de Corot qui a
été la plus importante. Cependant, c'est par les figures
plus rares et plus précieuses dans son œuvre que
Corot apparaît ici. D'abord par l'Atelier, où l'on voit
une femme devant un chevalet ; puis par la Fillette
à sa toilette, de composition plus simple et peut-
être plus heureuse. A propos d'elle, on a évoqué le
nom de Vermeer de Delft : le rapprochement, exact
pour Corot, le serait, d'ailleurs, encoreplus pour Millet.
C'est à la collection Moreau-Nélaton qu'il faut cher-
cher Corot paysagiste .Mais Manet triomphe ici . L'Etat
ne possédait autrefois que rO/)'OT/)!a(auj. au Louvre),
achetée sur l'initiative de John Sargent et de Claude
Monet après l'Exposition universelle de 1889 et placée
au Luxembourg, malgré de vives oppositions. Le legs
Caillebotte fit entrer au Luxembourg le Balcon. Le
Déjeuner sur l'herbe est maintenant au pavillon de Mar-
san, avec le don Moreau-Nélaton, ainsi qu'un tableau
de Pivoines et une esquisse de la Femme à l'éventail.
C'était encore bien peu pour un artiste de l'impor-
tance de Manet. Grâce au legs Camondo, voici, dans
nos musées, Lola de Valence, le Fifre, Au piano et le
Port de Boulogne. On a été longtemps à comprendre
que Manet, cet apparent révolutionnaire, se reliait à
«• 169. Mars 1921.
des traditions diverses et, surtout, à la française.
L'Olympia et le Déjeuner sur l'herbe ne sont que la
reprise des vieux thèmes giorgionesques, la Vénus
de Dresde et le Concert champêtre du Louvre. Mais,
ce qui choquait les contemporains, habitués aux tons
brunâtres et aux patines artificielles, c'était la
franchise du coloris. Par là, justement, Manet se
montrait tout à fait français et pur descendant de
nos maîtres du xvi' siècle, de ceux qui plaçaient leurs
figures en pleine lumière et ne cherchaient pas à
obtenir le modelé par des artifices de clair-obscur.
Plaleau (de la soupiérei en faïence polychrome et fond blanc.
Assurément, Manet ne s'est pas dégagé tout de
suite. Avant d'arriver à cette simplicité lumineuse,
il a subi l'influence des Espagnols et aussi, avec le
Bon Bock, celle de Franz Hais. Lola de Valence
témoigne encore de l'importance qu'eut pour l'artiste
Table à ouvrage, eu bois de rose.
français l'art espagnol. L'habitude que Manet avait
prise à l'atelier Couture de préparer ses dessous en
brun n'est pas encore perdue. C'est par la franchise
du pinceau, par la vigueur des accents, que sa per-
sonnalité s'annonce.
Lola de Valence date de 1862. Quatre ans après,
Manet signe le Fifre. Cette fois, il est entièrement
lui-même. La figure est modelée en pleine lumière
avec les moindres différences de valeurs, et ces tons
N' leB. Mars 1921.
clairs s'opposent d'autant mieux aux ombres rares,
mais très vigoureuses. L'uniforme est traité avec la
même simplicité. « Le rouge des culottes, le jaune
des galons, le bleu noir de la tunique ne sont, comme
l'a écrit Zola, que de larges taches. Et cette simplifi-
cation, produite par l'œil clair et juste de l'artiste, a
fait de la toile une œuvre toute blonde, toute naïve,
charmante jusqu'à la grâce, réelle jusqu'à l'âpreté ».
Le fond, aussi, est volontairement simplifié, et nulle
ligne ne marque le croisement du plan horizontal du
plancher et du plan vertical du mur. Ceci faisait dire
à Paul Mantz que le Fi/re était « un valet de carreau
placardé sur une porte ». La toile fut refusée au
Salon. Nous comprenons mieux, aujourd'hui, ses
décisives qualités. Le Joueur de fi/re est, asurément,
l'une des plus significatives parmi les œuvres de
Manet et de son temps.
La petite toile Au piano est Ue la même épo ue
que le Joueur de fifre. On y voit M°" Manet assise
devant le clavier, dans un ?alon à boiseries grises à
rehauts d'or. C'est un motif tout intime, comme ceux
qu'avaient traités Whistler et Fantin-Latour. Au
contraire, le Port de Bordeaux est une étude de plein
air ou, plutôt, d'après le plein air, car il s'agit d'un
effet de nuit. Nous croyons qu'on doit attacher
moins d'importance aux pastels de Manet comme
le Busle de femme de la collection Camondo. La
facilité même du métier a amené l'artiste à des
tons crayeux, à un dessin sans accent, à un modèle
vraiment trop facile. Du moins, reste-t-il dans le pas-
tel de la collection Camondo un beau sens de l'effet,
qui manque totalement au pastel d'intérieur que le
Louvre a acheté fort cher, il y a quelques années, et
qui est une œuvre désaccordée, gros ière et sans
aucune valeur : on ne peut que souhaiter sa dispari-
tion prochaine des salles de notre musée.
Par l'entrée au Louvre iu Joueur de fifre, la col-
lection Camondo nous permet une vue plus juste de
l'œuvre de Manet ; en y introduisaiit à sa suite les
Impressionnistes et, plus particulièrement, Desas
et Cézanne, elle continue et complète la collection
Moreau-Nélaton. On sait que, sous ce nom d'» impres-
sionnistes », ont été réunis divers artistes, dont les ten-
dances sont assez variées. Ils ont surtout comme
point commun de rechercher une couleur vive et claire ;
encore n'est-ce pas toujours le cas pour Degas, ni
même pourCézanne.A bien entendre le terme, il fau-
drait en limiter l'application à Claude Monet, à Sisley,
à Renoir, à Camille Pissaro et à leurs successeurs
comme Lebourg, en un mot, à tous ceux qui ont
cherché à truluirc les effets de plein air et à d gager
LAROUSSE MENSUEL
Bassin d'Argenteuil s'apparentent directement à Co-
rot, par l'intermédiaire d'Eugène Boudin. L'artiste,
qui avait commencé par peindre de vigoureuses fi-
gures voisines de celles brossées par Manet, se sent
déjà, avant tout, paysagiste. La lumière est pour lui
le problème pictural dominant. Il découvre comment
varient la couleur de l'ombre et celle des parties éelai-
395
aux nympUas (1899) ; enfin, le Village de Vélheuil
date de 1901.
Sisley et Pissaro ont, assurément, subi très vivement
l'influence de Claude Monet. Le premier, amoureux
des effets légers, aériens, transparents, est ici avec
Ylnondation à Port-Marly {1876), la Roule à Varie
du bois, la Netge d Louvectennes. Camille Pissarro,
Le Bassin d Argenteuil. tableau de Claude Monel.
rées, et il donne à ce ton passager une importance
Je plus en plus grande, au détriment du ton local.
Pour plus de commodité, il divise ses touches de
façon à mieux laisser apparaître la nuance passagère.
Bientôt, le motif ne sera qu'un prétexte. Pour bien
montrer son objetif, il peindra huit ou dix fois le
Canapi^-tapisnerie des O-jitetiiis, époque Ue la Réj^eace.
la couleur véritable de la lumière, au lieu de se
contenter, comme les académiques, d'oppositions de
tons clairs et de tons sombres. Bien entendu, cette
révolution n'est, elle aussi, qu'une évolution. De
même qu'on aperçoit aisément le lien qui unit Joseph
Vernet ou Louis Gabriel Moreau à Corot, de même
il est facile de saisir la parenté qui existe entre Corot
et Monet ou Sisley. Des artistes de transition comme
Eugène Boudin et Jongkind alfermissent encore ce
lien. Jongkind, qui avait étudié avec Eugène Isabey,
a trente-cinq aquarelles dans la collection Camondo.
Il y a là des notes vives et brillantes, quelquefois un
peu communes, mais toujours décisives. Eugène
Boudin, qui fut le premier maître de Claude Monet,
est représenté par de jolies marines aux ciels mou-
vementés et par une de ces petites études de plage
aux personnages bigarrés dans lesquelles il excellait.
Claude Monet n'a pas moins de quinze toiles dans
la collection Camondo. Les plus ancietmes comme le
même sujet aux diûérentes heiu'es de la journée ; il
indiquera ainsi comment varie à chaque instant le
vêtement de lumière colorée qui couvre toutes choses .
Phénomène surprenant, cette découverte du réel
permet à l'artiste les traductions les plus féeriques :
il recherche la vérité et, par là même, arrive au plus
délicat enchantement des nuances. La première S( rie
exécutée systématiquement est celle des Meules.
Trois ou quatre ans plus tard, Claude Monet arrive
à l'entière maîtrise, avec la suite des Cathédrales
(1894), dont quatre fragments ornent la collection
Camondo. On sait qu'il s'agit d'un coin du portail
de la cathédrale de Rouen, peint d'une fenêtre. Le
peintre a découvert la couleur propre de la lumière
projetée sur la vieille pierre, et le gris local de
peu d'importance favorisait la recherche des di-
vers effets. Le Parlement de la collection Camondo
appartient à la série des vues de la Tamise ;
deux toiles sont empruntées à la série du Bassm
plus âgé, plus fruste, plus puissant, ressemble plus
à Millet qu'à Corot. Il ne possède pas le sens de la
transposition féerique propre à Monet, mais il est at-
tentit et véridique, et la Jeune paysanne assise est
un bon spécimen de son art. Renoir seul est insuf-
fisamment représenté dans la collection Camondo.
On n'y voit que des œuvres assez récentes, exécutées
par un artiste déjà souffrant ; les belles toiles peintes
de 1870 à 1890 manquent. C'est au Luxembourg
qu'il faut aller voir le Moulin de la galette ou la
Balançoire.
Cézanne, Degas plus encore, sont, dans le mouve-
ment impressionniste même, des indépendants.
Celui-ci est savant et adroit et, pourtant, son inâuence
sur les peintres qui l'ont suivi est peu notable ; Paul
Cézanne, malgré ses gaucheries, a eu beaucoup de
disciples ; trop, peut-être. C'est qu'il a un sens parti-
culier de la couleur. L'art d'accorder les tons est,
chez lui, inné. Il modèle non pas tant par le blanc et
le noir que par la variation de la nuance juste et
riche. Chez la plupart des peintres, l'ombre devient
grise ou d'une couleur arbitraire sans vérité ; chez
Cézanne, elle reste d'une richesse incomparable et
l'une justesse surprenante. Que de telles modula-
tions sur des tons divers aient enchanté les peintres,
il y a d'autant moins lieu de s'en étonner que, par
réaction contre un académisme décoloré, le besoin
de la nuance franche se faisait plus sentir. De Dela-
croix à Claude Monet et à Renoir, l'éclat des palettes
augmente : Cézanne arrive au bon moment, et il est
d'autant plus apprécié qu'il rentre dans la voie des
vrais coloristes, de Veronèse à Vermer et à Char-
din. Pour cette seule qualité, on a pu se permettre
d'évoquer de tels noms. Après cela, on peut par-
donner à Cézanne des inexactitudes de mise en
place, des déformations de lignes. Elles sont invo-
lontaires, chez un artiste préoccupé d'autres recher-
ches. Ce n'est pas cela, certes, qu'il faudrait imiter.
Par surcroît, Cézanne, qui applique si sûrement les
lois de l'harmonie colorée, applique aussi les lois du
contraste ; il sait souligner d'un accent puissant des
parties claires et arriver ainsi à un effet vigoureux.
On le reconnaîtra mal dans une nature morte de
Heurs de la collection Camondo, œuvre d'aspect peu
personnel, mais les Joueurs de cartes et la Maison
du pendu sont de bons exemples de son art. A force
de chercher le ton juste, peut-être y a-t-il un peu
trop d empâtements dans la Maison du pendu et,
cependant, cette facture donne une matière généreuse;
nous avouons la trouver un peu lourde. D'une exécu-
tion plus expéditive, les Joueurs de cartes, avec leur
richesse de c )loris, sont une des roussîtes deCéianne.
Il eût fallu, pour le goûter entièrement, une solide
nature morte et quelques-uns de ses paysages de
Provence auxquels le motif prête un dessin presque
classique.
Tandis que Cézanne s'inscrit dans la lignée des
coloristes, Degas suit de plus près la tradition clas-
sique. Il a commencé à dessiner avec un élève
396
d'Ingres, et le dessin est resté sa grande passion.
Rien d'étonnant, dès lors, à ce qu'il ait cherché des
exemples, non seulement chez les vieux maîtres
d'Occident, tels que Ghirlandajo et Holbein, mais
encore chez ceux d'Extrême-Orient. Le goût s'en
était développé avec les Concourt. Degas trouvait
dans Hckousaï un observateur non seulement de la
forme, mais encore du mouvement. Or c'est cela
qui va le caractériser de plus en plus. Alors que
nous nous attachons traditionnellement, et pour de
bonnes raisons,d'ailleurs, à l'immobile, Degas prend
ses modèles chez des êtres en action et, successive-
ment, il étudie des jockeys, des danseuses, des
femmes à leur toilette. Aux artistes d'Extrême-Orient
il emprunte, en outre, certaines singularités de mise
en page, et il lesexagère; ainsi aimet-il à faire couper
un personnage, un animal par le bord du cadre, ou
bien, faisant un portrait de femme, il placera celle-ci
au second plan, laissant le premier occupé par une
grande potiche garnie de chrysanthèmes : tel est
le cas de la Femme à la potiche de la collection
Caraondo (1872).
De la même année date le Foyer de la danse
à l'Opéra de la rue Lepelletier. Le réalisme de
Degas s'y montre encore un peu minutieux et sec;
on sent que la composition est faite à petites re-
prises, comme chez Ingres. Elle est mieux venue
dans la Classe de danse ^1874), encore qu'un des
personnages ait été, dit-on, ajouté après coup. La
Répétition du ballet sur la scène complète cette sé-
rie. Degas ne s'y montre pas encore très à l'aise
dans le métier de l'huile : c'est seulement dans cer-
tains portraits qu'il a réussi à libérer sa facture et
à accorder son sens du caractère, son choix des
nuances rares avec la franchise de l'exécution. Mais
de ces œuvres, qui sont à notre sens les meilleures
de l'artiste, il n'y a pas d'exemple ici, sauf, peut-
être, le portrait de Desboutms, intitulé l'Absinthe.
Degas a trouvé dans le pastel un procédé plus
commode. Avec ce bâton coloré, il continue à des-
siner, quand il modèle. Il trouve en même temps,
dans cette matière, une couleur plus vive, et c'est
ainsi qu'il exécute diverses études de femmes nues,
dont le Louvre possède aujourd'hui plusieurs spé-
cimens. Là s'arrête à peu près la collection Camondo,
car des artistes comme Vincent Van Gogh et Henri
de Toulouse-Lautrec n'y sont présents que pour
mémoire. Telle qu'elle est, elle présente, sauf pour
Renoir, un ensemble significatif d'œuvres de l'école
impressionniste. Le donateur a eu soin de préciser
que les œuvres léguées par lui pourraient être dis-
persées au bout de cinquante ans ; elles seront donc,
alors, normalement classées dans les séries aux-
quelles elles appartiennent : c'est là une précau-
tion que devraient toujours prendre les ama-
teurs qui veulent bien laisser leur collection au
Louvre. — Trista.i I.EcLÈiîn.
CIia.SSe et pêclie. Location des droits de
chasse et de pêche. (Dr. fisc.) La loi du 31 juillet
1920 (art. 19) soumet à une taxe annuelle les loca-
tions, écrites ou verbales, du droit de pêche et du
droit de chasse. Le taux est de 10 p. 100 sans dé-
cimes, et la taxe est assise sur le prix exact de la
location, majoré des charges imposées au preneur.
Tous les baux sont atteints, que le propriétaire
soit une personne morale (Etat, commune, etc.),
ou un particulier, à l'exception : i" des locations de
pêche consenties amiablement par l'Etat aux socié-
tés de pêcheurs à la ligne dans les conditions de la
loi du 20 janvier 1902 ; 2° des droits concédés au lo-
cataire du terrain de chasse ou de pêche et qui, en
pareil cas, ne sont pas loués séparément du fonds.
Lorsque la location fait l'objet d'un bail écrit, la
première annuité est perçue au moment de l'enregis-
trement de l'acte et vient s'ajouter au droit d'enre-
gistrement proprement dit, c'est-à-dire que ce droit
(o fr. 60 p. 100) et la taxe (10 p. 100) sont perçus en
même temps. La formalité doit être remplie dans les
trois mois, lorsque le bail est sous seing privé, dans
les dix jours ou les quinze jours de l'acte, lorsqu'il est
notarié, dans les vingt jours de l'acte ou de son
approbation, quand il est administratif. (Instr. de
l'Enregistrement du 4 sept. 1920.)
Les locations verbales ne sont pas soumises à la
déclaration quand elles ne sont pas consenties pour
plus de trois ans et quand le prix ne dépasse pas
2.000 francs à Paris, i.ooo francs partout ailleurs.
Mais la taxe de 10 p. 100 sur les locations du droit
de pêche et de chasse étant exigible, quel que soit le
prix, la déclaration de ces sortes de locations est
toujours exigible, même quand il n'y a pas lieu de
percevoir le droit d'enregistrement. Le délai est de
trois mois à dater de la convention verbale.
Les annuités suivantes sont payables, pour les
baux écrits comme pour les locations verbales, dans
les trois premiers mois de chaque année en cours,
comptée à partir du commencement de la location
et d'avance.
La taxe est à la charge exclusive du preneur. Les
parties peuvent convenir qu'il en sera autrement,
mais c'est toujours au preneur que le fisc s'en pren-
dra, en cas de non-payement. — Toutefois, en cas de
bail sous seing privé, si le preneur n'a pas présenté
LAROUSSE MENSUEL
le bail à l'enregistrement dans les trois mois, le
bailleur aurait à déposer l'acte avant l'expiration du
quatrième mois, sous peine d'être personnellement
responsable vis-à-vis du fisc, sauf son recours contre
le preneur. — M. LEORiNo.
Courrier de M. Thiers (le), d'après les
documents conservés au département des manus-
crits de la Bibliothèque nationale, par Daniel Ha-
lévy (Paris, 1920). — Les manuscrits laissés par
Thiers à la Bibliothèque nationale, et que l'on peut
consulter aujourd'hui, sont d'une abondance et
d'une richesse extrêmes ; et Daniel Halévy y a
recueilli des textes curieux et importants. Ils ont le
défaut, pourtant, d'avoir été préparés par Thiers
lui-même et par sa belle-sœur, M"<' Dosne, et l'on n'y
trouve que ce qu'il a bien voulu y laisser. Sans
doute, les brouillons des lettres qu'il n'envoya pas ont
été soigneusement retenus ; mais où sont les brouil-
Adolphe Thiers (1797-18Tii,
premier président de la 111* République française (1871-1873).
Ions des lettres qu'il envoya ? On aimerait à le savoir
et à pouvoir contrôler ce qu'il fut avec ce qu'il vou-
lut paraître. Car, dans le livre, très curieux, d'ail-
leurs, et très bien fait, de Daniel Halévy, l'image
qui nous apparaît de Thiers est celle que Thiers
lui-même s'est plu à dessiner. Ce n'était peut-
être pas la véritable. Grâce aux notes et aux
commentaires que Daniel Halévy a joints aux docu-
ments qu'il publie, nous avons, du moins, une
biographie de l'homme d'Etat. Et cela n'est pas
sans intérêt.
Marie-Joseph-Louis-Adolphe Thiers naquit le 26ger-
minal de l'an V (15 avril 1797) à Marseille, de la
citoyenne Marie-Madeleine Amie, et du citoyen Pierre-
Louis-Marie Thiers, propriétaire. Ce n'est qu'un an
après sa naissance que ses parents s'unirent légale-
ment et le légitimèrent. Son père, avocat au parlement
d'Aix et garde des archives de Marseille, était de
bonne bourgeoisie, mais déclassé. A en croire un
contemporain, « ce petit homme, incapable de se
fixer à rien, à peu près inhabile à tout, hors d'état
de soutenir une discussion un peu approfondie et
d'écrire quatre lignes ayant un sens lié, était doué
d'un babil superficiel, qui, pendant quelques jours,
lui donnait l'avantage de pouvoir amuser une so-
ciété très agréablement... Mais il ne lui restait bien-
tôt plus que sa figure grotesque, ses yeux expressifs,
sa pantomime drôle et quelques saillies heureuses
qui lui échappaient quelquefois. En somme, il eût
assez bien tenu sa place dans une société frivole ;
mais il était menteur au delà de ce qu'il est possible
d'imaginer et de supporter ». Il ne serait point ma-
laisé, avec ces quelques lignes, de dessiner la cari-
cature de notre homme d'Etat.
N' 169. Mars 1921.
Le jeune Thiers fit ses études au lycée de Mar-
seille avec le plus grand succès. Il avait l'amour
du travail « et le désir de se distinguer dans une
profession honorable ». Quand il fut en âge de
prendre une situation, il songea à entrer dans un
comptoir. Mais un ami clairvoyant lui conseilla
d'entrer plutôt au barreau, et il alla faire son droit
à Aix. Dans la vieille cité, il mena une vie active, à
la fois studieuse et libre. Licencié, il vint à Paris. Il
y connut Dosne, l'agent de change, qui n'était
pas loin d'être un nouveau riche, et aussi M"" Dosne,
à la fois ambitieuse et libérale; ambitieuse d'esprit,
et libérale... du reste. Cette amitié fut fort utile au
jeune homme, qui se mit à écrire sur la politique et
sur les arts, sur l'histoire aussi; car, dès ce moment,
il songe à son ouvrage sur la Révolution française.
Le succès vient au-devant de son ambition. Des
hommes comme Talleyrand, comme le baron Louis,
comme de Villèle, l'apprécient et cherchent à
l'utiliser. Au moment de la révolution de 1830,
il mène la guerre de plume et donne déjà des
directives.
Il voulait une dynastie nouvelle ; il voulait celle
de la Maison d'Orléans. Aussi, dès l'installation
de Louis- Philippe, est-il appelé aux affaires ; d'abord
en sous-ordre, comme adjoint au baron Louis, mi-
nistre des finances, puis comme sous-secrétaire
d'Etat du banquier Laffittc. Il fait son apprentis-
sage du pouvoir comme conseiller du nouveau ré-
g me. Enfin, il est ministre de l'intérieur, et il se
montre aussi habile à réprimer l'émeute qu'il l'avait
été à la préparer.
C'est le moment, aussi, où il ruine les ambitions
du parti légitimiste en se servant de Deutz pour
arrêter et déshonorer la duchesse de Berry.
Il passe de l'intérieur aux travaux publics, des
travaux publics à l'intérieur. Le ministre des tra-
vaux publics commence à tracer notre Paris actuel ;
le ministre de l'intérieur livre avec succès bataille
aux ouvriers. Victorieux, il exploite sa victoire
et fait voter des lois de répression contre le jury
et contre la presse. En 1836, le voici président
du conseil et ministre des affaires étrangères.
Il s'efforce d'abord d'élargir le cercle des amitiés
françaises; mais l'exécution ne répond pas à ses
intentions, parce qu'il veut aller trop vite. C'est
ainsi qu'en voulant unir les cours de Vienne et de
Paris par un mariage, il parvient à les brouiller.
Il ne laisse pas d'en éprouver quelque humiliation
et, pour se venger, veut intervenir en Espagne. Il
perd toute mesure, au point que le roi, comprenant
dans quelle aventure la France allait être jetée,
s'y opposa. Thiers dut démissionner.
Les affaires n'avaient pas occupé entièrement le
ministre. Il avait trouvé le temps de se marier,
et, reçu dans la dernière intimité de M"" Dosne, il
avait, non sans scandale, épousé sa fille. Tombé
du pouvoir, il s'installa en famille sur les bords
du lac de Côme, affectant un entier désintéresse-
ment des affaires publiques.
Cette tranquillité ne pouvait longtemps le satis-
faire. On le retrouve, en 1838, uni à Guizot, pour
lutter contre la politique royale. Le public était
favorable à sa politique d'aventure ; mais la cou-
ronne, qui voyait juste, s'en tenait à la politique
d'abstention, la seule possible à ce moment. Thiers
souhaitait sans cesse du mouvement, sans se préoc-
cuper de savoir si ce mouvement pouvait être dan-
gereux. En 1840, ainsi qu'il arrive toujours en poli-
tique, la roue tourna. Le roi eut besoin de Thiers
et le fit appeler. Thiers accepta le pouvoir.
Mais les affaires extérieures n'étaient pas alors sans
quelque complexité. La question égyptienne était,
notamment, assez difficile à résoudre. Thiers n'était
pas homme à trouver la solution d'apaisement ; et à
Londres, pas davantage Palmerston. Reconnaissons,
d'ailleurs, que son intransigeance fut approuvée par
des Français de qualité, comme Tocqueville. A vrai
dire, Thiers crut intimider l'Europe, il ne fit que
l'irriter; et, comme les influences étrangères, soit di-
rectement, soit indirectement, se font toujours sen-
tir dans la politique intérieure d'un pays, Thiers dut,
de nouveau, abandonner le pouvoir.
Il redevint historien. Peut-être par politique et par
souci de l'actualité, autant que par goût, il com-
mence son histoire du Consulat et de l'Empire, cette
histoire qui va réveiller le bonapartisme, auquel il a
déjà préparé la voie par la préparation du retour des
cendres. Toutefois l'historien n'était point si absorbé
par ses travaux qu'il ne songeât à son retour à la tête
du gouvernement ; mais, comptant surle ducd'Orlcans
pour poursuivre à ses côtés la politique nationale,
dont il avait fixé le programme, la mort de ce prince
vint soudain frapper à la base ses espoirs. Alors, il
se tourna vers les cercles littéraires et goûta le suc-
cès prodigieux des premiers livres de son histoire.
Cependant, les événements politiques, soit à l'inté-
rieur, soit à l'extérieur, se compliquaient de jour en
jour. Les personnages consulaires se pressèrent aux
portes du pouvoir. Thiers fut de ceux-là. A la tri-
bune, il représente le sentiment national. 11 semble
en soutenir les intérêts. C'est la raison ou, peut-être,
l'occasion pour laquelle il lutte contre Guizot et le
pouvoir royal. Il gagne tout ce que perd Guizot.
N' 169. Mars 1921.
LAROUSSE MENSUEL
397
Ls LlBSKATCUR OU TERRITOIRE (UbleRu de Ulmann, musée de Versaillefl). — La Chambre deu diiptités, le 16 juin 1877 ; Jules GrOvy préside ; Fourlou, ministre de l'intérieur, est à la tribune. — Au cours
de la séance. Fourtou ayant rapporté h l'Assemblée nationale l'honneur d'avoir délivré la France de l'occupation étrangère, un député des Ardenncs, Gailly. s'écria, en désignant Tbiers : ■ Le libérateur du
territoire, le yoil&l ■ ; et la gauche tout entière, entraînée par Uambctta, Ht au vieillard une ovation qui lui arracha des larmes. (Thiers 4-{ Qambctta X.)
Thiers n'était pas démocrate, mais il était ennemi
de Guizot ; il était le chef de l'opposition. Il observa
les événements, en affectant de leur être supérieur.
Quand la situation fut perdue, le roi l'appela, mais
il était trop tard. La monarchie s'écroulait, en même
temps que Guizot. Thiers fut d'abord amèrement
déçu; mais, bientôt, il pensa que, si la République
durait, il la dirigerait. Aux élections, cinq circon-
scriptions l'élurent comme représentant du peuple.
De nouveau, la place qu'il occupe est éminente. « Les
yeux de l'Europe sont sur vous, lui écrit le roi des
Belges, vous pouvez exercer l'influence la plus heu-
reuse sur son avenir. »
A la présidence de la République il aurait pu se
présenter. Il préfère soutenir la candidature de Louis-
Napoléon, comptant sur la médiocrité du prince pour
le dominer facilement. En effet, il tient d'abord la
place de conseiller auprès du président. Il pourrait,
s'il le voulait, être président du conseil. Il soutient
avec vivacité et fait voter la loi Falloux sur la liberté
de l'enseignement, avec la vivacité même qu'il avait
mise à faire repousser, en 1845, une mesure du même
ordre. Il devient l'idole des catholiques. En même
temps, il demeure le conseiller de la famille royale.
Mais le double rôle qu'il joue est trop délicat
pour qu'il puisse le tenir longtemps. On cA en 1851.
Le prince-président cherche des hommes nouveaux.
Thiers prévoit l'Empire, qui ne peut être empêché,
croit-il, que par la candidature du prince de Join-
ville à la présidence de la République. Mais il estime,
en même temps, que cette candidature ne peut se
déclarer que dans certaines conditions. Il le dit à la
famille royale qui le consulte, mais qui demeure
irrésolue. Le coup d'Etat se produit.
Thiers, arrêté, est conduit à la frontière. Il semble,
d'ailleurs, que l'empereur désirerait un accommode-
ment immédiat. On ne sait au juste ce que Thiers
répondit aux avances qui lui furent faites. Il se ré-
signe à l'exil, fait des études de philosophie, voyage
à Londres.
Le gouvernement impérial, cédant enfin, l'au-
torise à rentrer, le 9 août 1852. Thiers s'installe,
et reprend ses réceptions, comme jadis, dans son
petit hôtel de la place Saint-Georges.
Il suit attentivement les mouvements de la politi-
que intérieure et, surtout, de la politique extérieure ;
mais les directives que le gouvernement donne à
celles-ci lui paraissent justes et raisonnables. Il ap-
prouve l'alliance anglaise ; la guerre contre les
Russes. Il dit sa satisfaction.
En même temps, il continue de rédiger et de publier
son histoire, dont le succès est toujours aussi vif.
Il est très entouré; ses réceptions sont particulière-
ment suivies, et il a des amitiés illustres. 11 entre-
lient des relations avec tout ce qui porte un nom en
Europe, et il se rencontre même avec Metternich.
Mais 11 ne songe à rentrer dans la vie politique que
lorsque la liberté de la tribune est rétablie. Aux élec-
tions de mai 1863, les électeurs de la deuxième
circonscription de Paris l'envoient à la Chambre. Il
y restera étranger aux partis, pour s'appuyer sur la
bourgeoisie industrielle et sur la France catholique,
se plaisant à jouer le rôle de conseiller national et
prononçant de grands discours sur la situation finan-
cière, sur les libertés nécessaires, sur les affaires ex-
térieures. L'un des plus fameux fut celui où il exposa,
le 3 mai 1866, au moment où la Prusse allait se jeter
sur l'Autriche, quel serait l'avenir de l'Europe. Il
est le véritable maître de l'opinion publique; l'Em-
pire lui-même est attentif à sa parole ; mais, si on
l'écoute, on n'entend pas ce qu'il dit.
Comme il l'avait prévu, les événements se précipi-
tèrent. Ce fut la séance fameuse du 15 juillet 1870 :
J'étais menacé, écrit-il, insulté par des fous furieux, et
mon indignation de la folie crimineUe que l'on commettait
était si grande que ce qu'on appelait mon courage ne me
coûtait pas du tout. Mon cœur était soulevé de voir les misé-
rables qui, en 1866, n'avaient pas voulu empêcher le mal à son
origine, vouloir, maintenant, en précipiter les conséquences,
au risque de les rendre déûnitivement mortelles.
Ce fut Sedan. Ce fut le 4-Septembre. Thiers refusa
de participer au nouveau gouvernement, mais il
accepta d'aller plaider la cause française dans les
cours européennes. De retour, le 21 octobre, il
s'eflorça de négocier l'armistice et la paix.
Vingt-six départements le déléguèrent à l'Assem-
blée de Bordeaux. Il consentit à gérer les affaires
comme chef du pouvoir exécutif et à ne favoriser
aucun parti. Au vrai, il favorisa l'évolution qui de-
vait faire, du gouvernement de fait de la République,
un gouvernement de droit. Il ne redoute pas l'insur-
rection ; mais, la sachant inévitable, il va au-devant
d'elle, en quelque sorte, pour la mieux mater. Le
voici président de la République.
Il s'efforce d'abord d'exécuter le traité, et il y
réussit. La rapidité avec laquelle le territoire est li-
béré relève le prestige de la France. Thiers en pro-
fite pour chercher des amis. Il regarde vers l'Angle-
terre et vers la Russie. A l'intérieur, il veut fonder
une république bourgeoise, une république conser-
vatrice. Il mesure ses droits à la Maison de France.
Il ménage les radicaux. Il transige avec Gambetta.
Il croit à la durée de son pouvoir. Mais les partis
sont plus forts que son prestige. L'élection à Paris
de Barodet, battant Charles de Rémusat, produit une
grosse impression. Pour restaurer la monarchie, les
conservateurs décidèrent de renverser le président. Le
24 mai 1873, Thiers était contraint de démissionner.
L'intérêt conservateur (écrit-il, à M. de Tréveneuc) était
dans mes mains plus en sûreté que dans les mains où il
pourra être, quelles qu'elles soient, car je suis plus conser-
vateur que vous tous.
Thiers s'allia à Gambetta, pour diriger les répii-
blicains. Aux élections de 1877, il se présenta à Pa-
ris, dans le IX' arrondissement. Il prévoyait la dé-
faite du maréchal et espérait le remplacer à la tête
de l'Etat; mais, quelques semaines avant le scrutin,
le 3 septembre 1877, il mourait brusquement.
Telle fut la vie de Thiers; mais quel fut l'homme,
il est moins aisé de le dire. La princesse de Liéven
en a tracé un jour une rapide esquisse, qui n'est pas
sans saveur :
M. Thloci, 6crit-«Ue, ett un feu d'irtlâca perpétuel. C'est
l'eiprit la plui abondant qua j'ais rancoatrè, La mobilité
d'impressions et de principes forme son caractère distinctif.
C'est un révolutionnaire au fond, mais qui saurait prendre
toutes les autres formes : il a l'orgueil de Satan. C'est lui-
même qui le dit. 11 dit que Cfaarlemagne aurait été forcé de
compter avec lui. Moi, je crois que Charlemagne l'aurait fait
pendre. — Claude Barjac.
Croix-d'Hins (LA Station de T. S. F. de La).
— Le 18 décembre dernier, le gouvernement français
a pris officiellement possession de la station La-
fayette, poste de T. S. F., situé à La Croix-d'Hins,
au sud-ouest de Bordeaux.
La construction de ce poste fut décidée en octobre
1917. Dès le début de cette année-là, le gouvernement,
sentant venir à lui l'alliance des Etats-Unis, se préoc-
cupait d'assurer les communications entre la France
et l'Amérique du Nord. Les câbles étant à la merci
des sous-marins, en cas de rupture, le poste de 1^
Doua, près de Lyon, même aidé par le poste de
Nantes, que venait d'établir la marine, né pourrait
suffire à transmettre les nombreuses communicatiôiis
qu'il recevrait. De plus, on n'était pas assuré que les
messages qu'il passerait seraient toujours bien enten-
dus; en effet, il fut constaté que, en été, la réception
de tous les postes européens existants laissait à
désirer.
Il fallait donc ou bien améliorer les moyens exis-
tants, c'est-à-dire augmenter l'énergie et surélever
les pylônes de Lyon, ou bien construire une nouvelle
station capable d'assurer les communications en toute
saison, station où l'on emploierait un courant très
puissant et des pylônes très élevés. On décida d'a-
dopter conjointement les deux solutions, la pre-
mière pouvant être réalisée plus rapidement que la
deuxième, et l'on entreprit immédiatement la cons-
truction du nouveau poste.
L'emplacement en fut choisi à mi-chemin entre
Bordeaux et Arcachon; en eflet, il était à l'abri des
attaques ennemies — dans le voisinage d'une base
américaine, à proximité d'une grande ville, à côté de
la gare de La Croix-d'Hins — dans une région où le
terrain, abondant et bon marché, se prêterait à
toutes les installations nécessaires; enfin, dans les
meilleures conditions techniques, non loin de la mer,
dans une plaine au sol bon conducteur.
Français et Américains se mirent d'accord sur le
partage du travail. Les premiers fixèrent les carac-
téristiques de la nouvelle station et se chargèrent de
la station proprement dite, des fondations des pylô-
nes, du projet d'antenne, de l'aménagement de la
prise de terre, enfin, du logement du personnel, pour
lequel, dans cette lande déserte, il fallait élever une
petite cité. L'industrie américaine, moins occupée .
que la nôtre, fabriquerait les pylônes et les arcs, les-
quels seraient transportés et installés par la marine
américaine, spécialiste en matière de T. S. F.
Au moment de l'armistice, la France avait achevé
sa part, sauf le logement du personnel. Le matériel
américain était encore à pied-d'œuvre, sauf trois py-
lônes sur huit, qui étaient commencés. L'Amirique
offrit de céder ou de reprendre son matériel. On dé-
cida de saisir cette occasion de compléter plus rapi-
dement la construction d'un réseau de stations radio-
398
électriques s'ajoutant à celles de la tour EiSel, de la
Doua, de Nantes, et qui compenserait notre pauvreté
en câbles transatlantiques; le ii février 1919, le dé-
partement de la guerre français signa un accord avec
la marine américaine.
Malheureusement, la démobilisation rappela aux
Etats-Unis les 750 hommes installés au camp; leur
remplacement par des ouvriers civils amena, dans
l'exécution des travaux, un temps d'arrêt qui dura
jusqu'en mars 1919. Mais, à partir de cette époque,
on déploya la plus louable activité : les pylônes fu-
LAROUSSE MENSUEL
des grandes stations de T. S. F., mais plus souvent
et plus régulièrement que ces dernières.
En résumé, avec la station Lafayette, la télégra-
phie sans (il a réalisé un progrès considérale. D'ail-
leurs, la nouvelle station cessera d'être, en France, la
plus puissante dans deux ans, quand sera ouvert le
poste de Sainte-Assise, près de Melun, inauguré le
9 janvier; il aura, en ellet, une puissance double de
celle de La Croix-d'Hins et sera capable d'émettre, à
l'heure, huit fois plus de mots, rendement suscep-
tible encore d'être doublé pour les courtes distances.
Bâtiment central de la staUoD de T. S. F. de La Croix-d'llins. 'Ph'.t. îtol.l
rent terminés en novembre 1919, les machines prêtes
à tourner en avril 1920; l'antenne fut montée par
panneaux successifs; en août 1920, la station com-
mençait ses essais, qui durèrent environ trois mois.
Le 18 décembre, elle fut inaugurée par Des-
champs, sous-secrétaire d'Etat aux P. T. T., assisté
du général Ferrie, inspecteur général des services
radiotélégraphiques de l'armée, et de son principal
collaborateur, le commandant Brenot, aujourd'hui
directeur technique de la Compagnie générale de
T. S. F. Le poste fut présenté à Deschamps par
l'amiral Magruder, attaché naval, représentant le
gouvernement américain. A la demande des Etats-
Unis, il reçut le nom de Lafayette.
La station, telle qu'elle se présente, est conforme
aux plans, sauf pour la cité destinée au logement du
personnel. Etant donné les circonstances nouvelles,
on y renonça, sur la demande de l'administration
des P. T. T.
L'antenne est soutenue par huit pylônes de 250 mè-
tres de haut, disposés en deux rangées parallèles et
espacés de 400 mètres; ils sont d'un type analogue à
celui de la tour Eiffel, mais n'ont que trois pieds et
sont quinze fois plus légers (500 tonnes seulement);
en particulier, leurs socles sont remarquables à la fois
par leur élégance, leur légèreté et leur solidité.
L'antenne elle-même, parfaitement isolée, est en
nappe coudée, comme à Lyon, d'un type qui permet
facilement la réalisation de très grandes longueurs
d'onde. D'autre part, les dimensions de ses parties
permettent de réaliser de faibles résistances de terre.
La nappe comporte seize fils s'étendant sur une lon-
gueur de 1.200 mètres et une largeur de 400.
Enfin, les arcs de la Fédéral Company, robustes et
bien conçus, permettent de livrer à l'antenne 500 ki-
lowatts contre 100 à Lyon. L'arc peut être utilisé sur
sept longueurs d'ondes, allant de 13.850 mètres à
l'onde normale de 23.450. Le changement d'ondes se
fait très facilement par commandes mécaniques, et le
réglage se modifie automatiquement.
La station possède deux systèmes de manipula-
tion : l'un pour la petite vitesse, l'autre pour la
grande. D'ailleurs, pour la première fois dans l'his-
toire de la radiotélégraphie, les émissions d'ondes
sont commandées par fil à distance du bureau cen-
tral de Bordeaux ; bientôt, elles le seront directement
de Paris. On compte aussi installer de puissants
alternateurs à haute puissance Béthenod-Latour,
qu'on avait écartés en 1917 au profit des arcs, plus
rapides à construire.
Dès maintenant, le poste Lafayette pourra trans-
mettre cinquante mots à la minute, deux fois plus
que le câble Brest-New-York, pour lequel on n'a pas
pu supprimer un intermédiaire dans la transmission.
D'autre part, des expériences faites par un grand
nombre de postes de réception (colonies françaises,
Amérique, Hawaï, Philippines, îles du Pacifique), il
ressort que la force des signaux de la station La-
fayette a été de quatre à huit fois supérieure à celle
des signaux reçus de Nauen. Dès maintenant, elle
peut assurer, à toute heure et en toute saison, les
communications entre la France et l'Amérique, et
aussi, d'une façon moins constante, les communica-
tions avec les colonies françaises, comme la plupart
La Croix-d'Hins sera alors spécialisée dans les
communications avec les deux Amériques; Sainte-
Assise assurera les communications particulièrement
rapides avec l'Europe, rapides encore et régulières
avec les autres parties du monde, notamment avec
l'Afrique du Sud, l'Océanie et, en Asie, avec les In-
des, la Chine et le Japon, sans parler de nos colo-
nies. — André Cassbi..
France. Histoire. — Histoire contemporaine.
Les articles que nous consacrons à la Politique inté-
rieure et extérieure ont pour objet de donner au lec-
teur une impression d'ensemble sur les événements
de chaque mois et d'en faire ressortir les résultats ;
mais, à côté de ces chroniques, une Revue comme la
nôtre, qui tient à jour tous les Dictionnaires et toutes
les Encyclopédies, doit publier des exposés histori-
ques proprement dits. La publication de ces exposés
a été nécessairement suspendue pendant la guerre.
L'heure est venue de les reprendre et même de leur
«• r69. Mare J82J.
d'autre politique que la « politique de guerre », celle
qui règle les rapports du gouvernement et du
haut commandement; tout l'effort du pays est ap-
pliqué à l'action militaire, financière, industrielle, qui
lui vaudra finalement la victoire. Et, comme cette
politique est encore mal connue, comme on ne con-
naît pas beaucoup mieux l'histoire des négociations,
comme, enfin, nous n'avons pas à nous occuper ici
des événements militaires, on ne sera pas étonné de
ne trouver, pour la période 1914-1918, que l'indica-
tion de quelques faits essentiels.
Le dernier article publié par le Larousse Mensuel
(t. m, p. 164) s'arrêtait aux élections législatives
de 1914. Après ces élections, le cabinet Doumergue,
considérant comme achevée la tâche en vue de la-
quelle il avait été constitué, estima qu'il appartenait
à un homme nouveau de continuer, avec le concours
de la Chambre nouvelle, l'œuvre de la précédente
législature. Sa démission fut rendue officielle le
2 juin.
Ministère Ribot (9-12 juin 1914). — Le président
de la République faisait alors un voyage officiel en
Bretagne. Dès son retour à Paris, il fit appeler suc-
cessivement plusieurs hommes politiques, qui ne
crurent pas devoir accepter la présidence du conseil,
puis René Viviani, du groupe républicain socialiste.
Viviani voulait affirmer, dans la Déclaration mi-
nistérielle, que le gouvernement appliquerait avec
loyauté la loi militaire, mais que, le jour où serait
constatée l'efficacité d'une meilleure utilisation des
réserves, il serait possible d'envisager la réduction
des charges militaires, si, à ce moment, la situation
intérieure le permettait. Cette réserve n'ayant pas été
agréée par Justin Godard et Ponsot, radicaux uni-
fiés, la combinaison se dissocia le jour où elle allait
devenir définitive, et Alexandre Ribot fut mandé à
l'Elysée, Léon Bourgeois ayant précédemment dé-
cliné l'offre du pouvoir. Le président du conseil
démissionnaire avait indiqué Viviani, Bourgeois et
Ribot comme particulièrement désignés pour prendre
la direction des affaires.
Le ministère Ribot (9 juin) fut ainsi composé :
Présidence du conseil et justice... Alexandre Ribot.
Affaires étrangères Léon Bourgois.
Intérieur Paul Peytral.
Finances ClémenteL
Guerre Delcassé.
Marine Emile Chantemps.
Instruction publique et beaux-arts. Dessoye.
Travaux publics Jean Dupuy.
Commerce, industrie, postes et télé-
graphes Marc Réviïle.
Agriculture Dariac.
Colonies Maurice Maunoury.
Travail et prévoyance sociale Abel.
Sous-secrétaires d'Etat (10 juin) :
Intérieur Le Cherpy.
Guerre Margaine.
Marine marchande Guernier.
La Déclaration ministérielle résumait en trois
termes la politique intérieure du gouvernement :
Vue générale de la station de T. S. F. de La Croix-d'Hins. (Phot. RoL)
donner plus d'ampleur. Us ne seront pas de secs
répertoires; ils enregistreront toutes les grandes ma-
nifestations de notre vie publique, résumeront les
débats parlementaires les plus importants et présen-
teront, autant que possible, l'enchaînement des faits.
Mais ce programme ne pourra pas être suivi im-
médiatement. Tant que durent les hostilités, il n'y a
défense laïque, justice fiscale, justice sociale. Il ne
voulait vivre qu'avec la confiance d'une majorité
républicaine dans les deux Assemblées, n'excluant de
cette majorité que les socialistes unifiés. « Vous
voulez renverser la société, leur disait Ribot, la
transformer de fond en comble. Vous ne voulez
prendre aucune des responsabilités des membres de
LAROUSSE MENSUEL
station de T. S. F. de La Croix-d'Iiins. — I. Entrée de poste, anl«nne. — 2. Génératrice. — 3. Tableau de ctiangemcnt de longueur d'ondes. — 4. Self et relais. — 5. Arc convertisseur. (Phot. Roi.)
cette Chambre en ne votant même pas le budget.
Comment peut-on vous considérer comme partie in-
tégrante d'une majorité gouvernementale? • La
situation de notre trésorerie commandait des me-
sures énergiques et rapides : incorporation dans la
loi de finances des dispositions établissant l'impôt
général sur le revenu, taxe sur le capital, présen-
tation immédiate d'un projet d'emprunt, modération
des dépenses, étant entendu qu'aucune majoration
ne frapperait les objets de consommation de pre-
mière nécessité, ni les boissons hygiéniques. Les ins-
titutions d'assurance et de prévoyance seraient dé-
veloppées, la guerre déclarée à l'alcoolisme et à la
tuberculose. Quant au service militaire, le cabinet ne
contestait pas aux partisans du système des milices
le droit de défendre leur idée, mais élit 3e rattachait
à une conception générale de la société et des rap-
ports internationaux « qui attendrait longtemps pour
se réaliser ». La loi de trois ans n'avait pas été votée
pour donner satisfaction à une théorie. Motivée par
l'accroissement de l'armée allemande, son maintien
s'imposait, t tant que l'équilibre des forces militaires
en Europe ne se serait pas modifié >. Le dévelop-
pement de l'instruction des jeunes gens et l'organi-
sation des réserves compléteraient la loi, sans pré-
parer sa prochaine abolition.
Ce programme était acceptable pour une majorité
de gauche, et le ministère comprenait, d'ailleurs, des
radicaux de marque : Delcassé, dont le passage aux
affaires étrangères avait eu des conséquences impor-
tantes; Peytral, auteur du premier projet d'impôt
sur le revenu dont la Chambre eût été saisie ; Des-
soye, président de la Ligue française de l'enseigne-
ment. Mais les socialistes et les radicaux unifiés
avaient refusé de collaborer avec lui et décidé de le
renverser, le jour même où il se présenterait devant
le Parlement. Aussi la lecture de la Déclaration mi-
nistérielle et les explications du président du conseil
furent-elles, au Palais-Bourbon, littéralement hachées
par les interruptions de l'extrême gauche (i2 juin
1914), malgré les efforts de Ribot pour persuader ses
contradicteurs qu'il ne méconnaissait pas le sens des
élections, qu'il ne songeait pas à tenter une politique
de recul. Ce que radicaux et socialistes unifiés n'ad-
mettaient pas, c'est que leur programme fût inter-
prété par un homme qui avait incarné, avec un éclat
et un talent exceptionnels, les idées du parti modéré.
L'un d'eux, Victor Augagneur, lui refusait le droit de
représenter tme majorité à laquelle il n'appartenait
pas et contre laquelle il avait constamment lutté :
Qu'ont voulu les électeurs aux élections dernières? (disait-lI).
Ils ont votilo signifier que ta République devait prendre
désormais une allure plus rapide sur la route qui l'entraîne
vers le progrès. Us ont voulu lutter contre toutes les oli-
garchies, contre les oligarchies financières qui dirigent ce
pays, contre l'oligarchie de certaine presse qui le trompe,
contre l'oligarchie des grands métallurgistes intéressés à
dresser les peuples les uns contre les autres. Ils ont voulu
lutter même contre l'oligarchie des académies.
De son côté, le socialiste Marcel Sembat plaçait
« l'avenir du pays dans l'organisation des partis •
succédant à la • politique individuelle ». « Je me
demande encore une fois, disait-il, comment des
hommes intelligents et supérieurs peuvent ne pas
voir que l'individu laissé à lui-même, le grand indi-
vidu politique, nuit à la France plus qu'il ne lui sert;
qu'aujourd'hui le
pays ne peut
compter que sur
l'action systéma-
tique , méthodi-
que et continue
des grands partis
organisés » .
Deux ordres du
jour étaient en
présence : l'un
(Dalimier-Puech),
tendant à renver-
ser tout gouver-
nement qui ne
serait pas « ca-
pable de réaliser
l'union des forces
de gauche » ;
l'autre (Com-
brouze-Pierre
Berger), approuvant les déclarations du cabinet. La
priorité sur l'ordre du j our Dalimier-Puech ayant été
votée par 306 voix contre 262, Ribot se retira devant
une majorité comprenant les socialistes et les radi-
caux unifiés, une partie des républicains socialistes
et quelques membres des autres groupes de gauche.
Depuis le renversement du ministère Rochebouct,
nettement antiparlementaire, la Chambre avait tou-
jours accepté de voir à l'œuvre les gouvernements
qui lui avaient demandé sa collaboration. Ceux qui
assistèrent à ce débat mémorable purent craindre
qu'il n'y eût quelque chose de brisé dans les tradi-
tions courtoises du parlementarisme.
Premier mikistère Viviani (13 juin 1914-26 août
1914) et DEUXIÈME ministère VfviANi (26 août 1914-
29 octobre 1915). Chargé de former un ministère,
René Viviani y réussit en quelques heures, la plu-
Alezandre Ribot.
part des hommes politiques auxquels il s'était pré-
cédemment aJressé lui ayant maintenu leur colla-
boration :
Présidence du coi2seil et affaires
étrangères René Viviani.
Justice BienvenU'Martin.
Intérieur .Malvy.
Finances Noulens.
Guerre Messtmy.
Marine Gauthier.
Instruction publique et beaux-arts, .\ugagneur.
Travaux publics René Renoult.
Commerce, industrie, postes et télé-
graphes 'rbomson.
Agriculture Femand David.
Colonies Raynaud.
Travail et prévoyance sociale CouytKt.
Sous-secrétaires d'Etat (14 juin) :
Affaires étrangères Abel Frery.
Intérieur Jacquier.
Guerre. . . , Lauraine.
Marine (spécialement chargé de l'ad-
ministration de la marine mar-
chande) Ajam.
Beaux-Arts. Dalimier.
Le gouvernement comprenait deux républicains
socialistes, huit radicaux unifiés, trois membres de
la gauche radicale, un républicain de gauche, trois
membres de la gauche démocratique du Sénat. 11 fut
remanié le 3 août 1914, lorsque l'Allemagne nous eut
déclaré la guerre. Viviani resta président du conseil
sans portefeuille; Gaston Doumergue le remplaça
comme ministre des affaires étrangères; Victor Au-
gagneur passa du ministère de l'instruction publi-
que — où il fut remplacé par Albert Sarraut — au
ministère de la marine, où il remplaça Gauthier.
La tUdarattonministémUe. La t loi de trois ans ».
Le ministère se présenta devant les Chambres, le
16 juin 1914, comme résolu à continuer la politique
du cabinet Doumergue. Pès qu'aurait été autorisé
un emprunt immédiatement indispensable, le budget
serait doté des ressources normales dont il avait
besoin par la réforme de l'assiette de l'impôt, c'est-
à-dire par l'incorporation de l'impôt sur le revenu
au budget de 1914, de l'impôt progressif sur le ca-
pital dans le budget de 19x5 et par l'achèvement de
la refonte du système des contributions directes.
La réforme électorale était proclamée indispensa-
ble et, aussitôt après le vote des lois sur la défense
laïque et la réorganisation de la caisse des écoles, le
gouvernement demanderait à la commission de l'en-
seignement de hâter le dépôt, sur le bureau de la
Chambre, du rapport sur renseignement secondaire
400
privé; l'organisation des œuvres post-scolaires se-
rait développée, en même temps que celle des œu-
vres sociales : complément de la loi des retraites
ouvrières et paysannes par l'institution de l'assu-
rance-invalidité, extension du domaine de l'assu-
rance jusqu'au chômage involontaire, attribution
aux syndicats professionnels de pouvoirs légaux plus
efficaces.
Ce n'est pas sur ces divers articles de la Déclara-
tion ministérielle, c'est sur la loi militaire qu'une
partie des groupes avancés livra bataille au nou-
veau cabinet. Comme ses prédécesseurs, Viviani an-
nonçait le dépôt de projets de loi sur la préparation
militaire de la jeunesse et la réorganisation des ré-
serves; mais il ajoutait que l'allégement des charges
militaires serait subordonné « aux résultats de l'ex-
périence et aux nécessités de la Défense nationale ».
Jaurès combattit cette formule, qui lui paraissait
proclamer l'infériorité du système de la nation ar-
mée et préconisa l'organisation immédiate du recru-
tement subrégional, les unités d'activé devant le
plus possible être formées sur place et le régiment
de réserve correspondant être établi dans la même
zone territoriale. «Ainsi, concluait l'orateur socia-
liste, les régiments de réserve seront plus facilement
éduqués par les cadres complémentaires d'activé et,
au jour de la mobilisation, vous pourrez diriger vers
la frontière, d'un même mouvement, toutes les forces
organisées du pays, active et réserve. »
Le président du conseil s'expliqua de manière à
dissiper toute équivoque sur ses intentions. Tant
que ne seraient pas réalisées les conditions auxquelles
le gouvernement subordonnait la réduction du ser-
vice, la loi de trois ans ne serait pas modifiée, même
indirectement, a par une défaillance dans son appli-
cation », et les classes présentes sous les drapeaux
ne seraient pas libérées au mois d'octobre 1915.
L'ordre du jour de confiance sur lequel le cabinet
engagea sa responsabilité fut adopté par 362 voix
contre 139. Le plus grand nombre des radicaux de
toute nuance votèrent pour le gouvernement, mais
les socialistes unifiés, tous partisans du retour au
service de deux ans et de l'organisation des milices,
lui refusèrent leur confiance.
Les socialistes et la guerre. Sur l'attitude que
devraient prendre les travailleurs en cas de guerre,
les socialistes étaient divisés.
La question était inscrite à l'ordre du jour du
congrès socialiste international de Vienne, convoqué
peur le mois d'aoiit 1914. Elle le fut préalablement
au congrès extraordinaire du parti socialiste unifié,
tenu à Paris au mois de juillet.
Le socialiste écossais Keir Hardie et le socialiste
français Edouard Vaillant avaient présenté au con-
grès de Copenhague une motion ainsi conçue :
Entre tous les moyens employés pour prévenir et empê-
cher la guerre, le congrès considère comme particulièrement
efficaces :
La grève générale ouvrière, surtout dans les industries
qui fournissent à la guerre ses instruments (armes, muni-
tions, transports, etc.), ainsi que l'agitation et l'action popu-
laires sous leurs formes les plus actives.
Au congrès extraordinaire de Paris, la majorité,
par l'organe de Jaurès, proposa un texte atténué :
Entre tous les moyens employés pour prévenir et empê-
cher la guerre et pour imposer aux gouvernements le recours à
l'arbitrage, le congrès considère comme particulièrement effi-
cace la grève générale ouvrière simultanément et internatio-
nalement organisée dans les pays intéressés, ainsi que l'agi-
tation et l'action populaires sous les formes les plus actives.
Mais la minorité, par l'organe de Compère-Morel,
préféra s'en tenir aux résolutions plus générales des
congrès internationaux de Stuttgart, Copenhague
(où avait été présentée la motion Keir Hardie-Vail-
lant) et Bâie; elle considérait qu'en déclarant « plus
particulièrement efficace » la grève générale, surtout
dans les industries de guerre, la proposition Keir
Hardie-Vaillant, sans ajouter aux moyens d'action
contre la guerre, ne pouvait « que servir de prétexte
à des lois d'exception contre tout ou partie des tra-
vailleurs organisés et qu'au cas où, pat impossible,
elle serait adoptée par le congrès de Vienne, sa mise
en pratique ne pourrait qu'assurer la défaite du pays
dont le prolétariat serait le mieux organisé et le plus
fidèle aux décisions de l'Internationale au bénéfice
du pays le moins socialiste, le p. us indiscipliné ».
Et Jules Guesde termina le discours acerbe qu'il
prononça de sa place par cette déclaration : « La
grève générale en temps de guerre, c'est un crime de
haute trahison contre le socialisme. »
La motion Jaurès fut approuvée par 1.690 man-
dats, la motion Compère-Morel n'en réunit que 1.174.
Il y eut 83 abstentions, dont celle de la fédération
de l'Yonne ; le citoyen Gustave Hervé, qui la repré-
sentait, avait déclaré que, quelques années plus tôt, il
aurait voté la motion Keir Hardie-Vaillant, mais
qu'il ne pouvait plus le faire aujourd'hui.
L'emprunt. L'impôt général sur le revenu. On ne
pouvait songer à faire face, sans recourir à l'épargn-,
aux dépenses non renouvelables de la guerre et de la
marine, aujsi bien qu'aux charges résultant de l'oc-
cupation armée du Maroc. Ces charges devant être
échelonnées sur plusieurs exercices, le gouverne-
ment ne demanda à emprunter, en 3 p. 100 amortis-
René Viviani.
LAROUSSE MENSUEL
sable, que 805 millions; il y fut autorisé par la loi
du 20 juin 1914.
Il n'était pas moins urgent d'assurer l'équilibre
normal du budget, et l'on a vu que le gouvernement
avait inscrit dans son programme fiscal l'établisse-
ment immédiat de l'impôt sur le revenu. Bien que le
Sénat eût exprimé sa volonté d'adopter seulement
les deux premiers titres du projet Caillaux sur la
réforme des contributions directes, il s'était consti-
tué, à la Chambre, une majorité pour introduire
dans la loi de finances les dispositions relatives à
l'impôt général sur le revenu, et Ribot se rallia à
cette procédure; mais qu'allait faire le Sénat ?
Résurrection de la capitation, violation du secret
des fortunes, établissement d'un véritable « casier
fiscal » : telles étaient, d'après Boivin-Champeaux,
les principales conséquences d'un projet que cet
orateur estimait
« contraire au
tempérament et
au caractère fran-
çais », arbitraire,
inquiétant pour
le monde indus-
triel et commer-
cial. Lamarzelle
se montra plus
sévère encore.
Pour lui, on mo-
difiait lecaractère
même de l'im-
pôt ; on insti-
tuait, en fait, la
déclaration con-
trôlée; la faculté
pour le contri-
buable de ne pas
déclarer son re-
venu et de ne pas montrer ses livres le mettait à la
discrétion du fisc ; on créait, en somme, un instru-
ment de vexation, de dépossession et de 0 guerre de
classes ».
Personnellement mis en cause, Ribot se défendit
d'avoir renié ses précédentes opinions. Au lende-
main des élections, il avait conseillé un accord avec
la Chambre dont le projet ne lui paraissait com-
porter ni inquisition, ni vexation, ni inégalités, ni
surcharges excessives. Le budget se présentait avec
un déficit de 600 millions, sans compter les dépenses
du Maroc. Partout, à l'étranger, il se produisait,
sous l'empire de la nécessité, une évolution favo-
rable à l'impôt sur le revenu. Et l'orateur acceptait
sans hésiter, par devoir envers son pays, les respon-
sabilités qu'on lui reprochait de prendre.
Je suis bien obligé (disait le ministre) de voir tout cela ;
quelque discours que j'aie tenu dans le passé, il y a quelque
chose qui subsiste au-dessus de l'amour-propre personnel, du
d^^sir de garder la beauté sculpturale en n'altérant jamais la
statue.
Les déclarations de Ribot furent décisives : le Sé-
nat rejeta la disjonction (2 juillet 1914), repoussa un
amendement tendant à surtaxer le contribuable as-
sujetti aux impôts directs et décida d'incorporer les
dispositions relatives à l'impôt sur le revenu dans
la loi de finances du 15 juillet 1914.
Ces dispositions, et les modifications que le légis-
lateur y a apportées, ont été exposées (t. III,
p. 735, et t. IV, pp. 100, 424, 7S0).
Voyage du président de la République en Russie.
Le 16 juillet, le président de la République et le pré-
sident du conseil s'embarquèrent en rade de Dun-
kerque sur le cuirassé France, à destination de la
Russie, et la division navale commandée par le vice-
amiral Le Bris mouilla, le 20, en rade de Cronstadt.
Le yacht impérial, où se trouvait le tsar en per-
sonne, appareilla aussitôt pour Peterhof. Le soir
même, les toasts échangés entre les deux chefs
d'Etat précisèrent une fois de plus le but de l'al-
liance franco-russe, à savoir le maintien de l'équi-
libre et de la paix générale. A cet idéal la France
avait sacrifié une partie de ses possessions équato-
riales, et le tsar était resté l'épée au fourreau, pen-
dant les crises balkaniques de 1908 et de 1912. La
politique des deux gouvernements n'était ni hostile
aux grands Etats, ni menaçante pour les petits, et
r « Entente cordiale » n'en avait pas modifié le
caractère. Si, à l'heure même où Nicolas II recevait
Poincaré à Cronstadt, le roi George V passait la re-
vue navale de Spithead, cette double manifestation
n'était pas belliqueuse ; elle ne faisait qu'affirmer
publiquement la puissance des trois Etats, mais
dans un commun désir de paix.
Après avoir été l'hôte du tsar, le président de la
République rendit visite au roi de Suède Gustave V
(25 juillet). Il devait s'arrêter ensuite à Copenhague
et à Christiania ; mais il fut obligé de revenir à
Paris en toute hâte, l'assassinat de l'archiduc héri-
tier d'Autriche ayant été le point de départ d'un
conflit qui mettait en péril la paix du monde. Le 29,
au matin, il débarqua à Dunkerque et, arrivé à Paris
quelques heures plus tard, il fut l'objet, entre la gare
du Nord et l'Elysée, d'acclamations significatives.
Pendant son absence, la crise européenne était par-
venue à l'état aigu,
«• 189. Mars 1B21.
La guerre. L'union sacrée. Sur les origines loin*
taines et les causes immédiates de la Grande Guerre,
la conception germanique de l'Etat, les conflits aus-
tro-russe et germano-russe, les déclarations de guerre,
la responsabilité de l'Allemagne, le caractère de la
lutte, le Larousse Mensuel a publié de nombreux
articles, auxquels le lecteur se reportera.
On voulait nous obliger à nous humilier ou à nous
battre. Ainsi en avait décidé ce Hohenzollern, va-
niteux et maniaque, que n'eSraya pas la responsa-
bilité d'une catastrophe dont il croyait sortir san-
glant, mais plus puissant encore. Le président de
la République et le président du conseil, si désireux
qu'ils fussent de conserver la paix, ne pouvaient con-
sentir à l'abaissement de la France, et ce fut en plein
accord avec le pays que Poincaié signa l'ordre de
mobilisation générale, dont l'avis, connu un peu
avant 4 h. 1/2, le i" août, fut accueilli avec une
gravité calme. Dans une proclamation à la nation
française, il expliquait que le gouvernement man-
querait au plus impérieux des devoirs s'il laissait les
choses en l'état :
La mobilisation n'est pas la guerre (disait-il) ; dans les
circonstances présentes, elle apparaît au contraire, comme le
meilleur moyen d'assurer la paix dans l'honneur. Fort dans
son ardent désir d'aboutir à une solution pacifique de la
crise, le gouvernement, à l'abri de ces précautions néces-
saires, continuera ses efforts diplomatiques.
A cette heure, il n'y a plus départis; il y a la France éter-
nelle, la France pacifique et résolue. Il y a la patrie du droit
et de la justice tout entière unie dans le calme, la vigilance
et la dignité.
La mobilisation se fit, du 2 au 16 août, avec un
ordre parfait, sans rencontrer aucune résistance,
même dans les milieux antimilitaristes ; la mauvaise
foi de l'Allemagne apparaissait si évidente qu'il sem-
bla inutile de prendre des mesures spéciales contre
les révolutionnaires. Notre gouvernement n'avait
rien épargné pour déjouer les desseins d'un ennemi
résolu à ne rien entendre, et l'action personnelle du
président Poincaré s'était infatigablement exercée
dans un sens pacifique, comme suffirait à l'établir sa
lettre du 31 juillet au roi d'Angleterre George V.
Si l'Allemagne avait compté sur une nouvelle sou-
mission de la Russie aux exigences austro-hongroises,
si elle nous avait crus trop divisés et trop faibles
pour ne pas capituler, ou bien capables d'abandon-
ner notre alliée slave au mépris des traités, son
erreur ne dut pas survivre au spectacle que donnè-
rent nos Chambres législatives, dans cette mémorable
journée du 4 août 1914, où le chef de l'Etat, en un
message de haute tenue, affirmait que la France
serait défendue par tous ses fils, dont rien ne brise-
rait devant l'ennemi l'union sacrée ; qu'elle serait
fidèlement secondée par la Russie, son alliée, et
soutenue par la loyale amitié de l'Angleterre; que,
de tous les points du monde civilisé, venaient à elie
les sympathies et les vœux, car elle représentait,
une fois de plus, devant l'univers, la liberté, la jus-
tice et la raison. Puis tous les députés, debout,
applaudirent le président du conseil, dégageant notre
responsabilité et affirmant notre volonté de vaincre :
« Nous sommes sans reproche, concluait Viviani ;
nous serons sans peur. »
Le 5 et les jours suivants, furent élaborées les dis-
positions législatives et réglementaires commandées
par les circonstances : état de siège, restriction de la
liberté de la presse par la censure préalable, organi-
sation du ravitaillement civil, extension du droit de
réquisition, allocations aux familles nécessiteuses
des mobilisés, moralorium des baux, des échéances,
des formalités hypothécaires, de l'exécution des
actes et jugements, des prescriptions et péremp-
tions, etc.
L'union sacrée de tous les Français, leur volonté
de s'élever au-dessus des considérations de parti se
manifesta, aux premiers jours de la guerre, à l'occa-
sion de l'assassinat de Jean Jaurès par un de ses
adversaires politiques. Il n'y eut qu'une voix pour
flétrir ce crime absurde. Le leader socialiste avait
combattu l'alliance russe et souhaité un rapproche-
ment avec nos voisins de l'Est, en raison des affini-
tés qu'il avait cru constater entre l'Allemagne de la
Réforme et la France de la Révolution. Il vécut sans
doute assez pour perdre ses illusions sur la social-
démocratie.
Nouvelle composition du ministère (26 août igi4).
Pendant que se continuait la mobilisation russe, que
les Belges se disposaient à défendre leur indépen-
dance, que la flotte britannique couvrait nos côtes
du Nord et de l'Ouest, notre gouvernement et la
France entière consacraient toutes leurs forces à
l'œuvre de salut national.
Le ministère Viviani était né de considérations
politiques qui devaient faire place à des préoccupa-
tions d'ordre différent. Dès le 3 août, le chef du
cabinet, conservant la présidence du conseil sans
portefeuille, avait appelé Gaston Doumergue aux
affaires étrangères, Victor Augagneur à la marine,
Albert Sarraut à l'instruction publique. Tenant
compte de la situation nouvelle créée par l'inva-
sion, il lui parut que les bases du gouvernement
devaient être élargies, et il donna sa démission; mais
c'est à lui qu'échut la mission de former le minis-
Supplément au n' 169- M.irs t921.
COLLECTION CAMONDO (Louvre)
LOLA DE VALENCE, tableau de Manet. (V. p. 34.)
LE PÉDICURE, Ubieaa de Degas. (V. p. 3^4.)
RÉPÉTITION DU BALLET SUR LA SCÈNE, tableau do Degas, (V. p. 394.)
LAROUSSE MENStJEL. — V.
15*
402
COLLECTION CAMONDO (Louvre)
Supplément mi n« 769. Mars 1921.
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Supplément au n* 76d. Mars 19è1.
COLLECTION CAMONDO (Louvre)
403
JEUNE PAYSANNE ASSISE, Ubleau de Pissarro. {V. p. 394.)
FILLETTE A SA TOILETTE, tabli'iu de Corot. (V. p. 394.)
LE MOULIN, Ubirau de Jonfikind. (V. p. 3,4.)
404
COLLECTION CAMONDO (Louvre)
Supplément au n' 169. Mars 1921.
N' 169. Mars 1921.
tète de défense nationale du 26 août 19 14 : la vice-
présidence en fut confiée à Aristide Briand, et le
parti socialiste unifié, représenté par deux de ses
membres, Jules Guesde et Marcel Sembat, accepta
de prendre aussi sa part de responsabilité dans les
actes de défense nationale. Des hommes comme Dcl-
cassé, Millerand, Ribot, apportèrent au présiilent du
conseil le poids de leur autorité et de leur expé-
rience. Tous les partis de gauche furent représentés
au pouvoir.
Présidence du conseil René Vivlanl.
Vice-présidence du conseil et justice, Briand.
Intérieur Malvy.
.'\flaices étrangères Delcassé.
Guerre Millerand.
Marine Augagneur.
Colonies Gaston Doumergue.
Commerce Thomson.
Finances Ribot.
Travaux publics Marcel Sembat.
.Agriculture. Fernand David.
Instruction publique Albert Sarraut.
Travail Bienvenu-Martin.
Ministre sans portefeuille Jules Guesde.
Sou-secrétaires d'Etat :
Affaires étrangères (27 août) Abel Ferry.
Intérieur (27 août) Jacquier
Instruction publique et beaux-arts
(27 août) Dalimier.
Marine marchande (13 mars 1915). . Georges Bureau.
.\rtillerie et équipages militaires
(18 mai 1915) Albert Thomas.
Ravitaillement militaire et inten-
dance {l" juillet I915) Joseph Thierry.
Service de santé militaire {i" juil-
let 1915) Justin Godard.
Aéronautique militaire (14 septem-
bre 1915) René Besnard.
Le 13 octobre 1915, Vivian! remplaça aux affaires étran-
gères Delcassé, démissionnaire.
Le nouveau ministre de la guerre se mit immédia-
tement en rapports avec Jofïre. Il le vit, le soir du
a7 août, au grand quartier général, alors que nos
armées battaient en retraite de la Sonune aux
Vosges, et il le quitta, a-t-il raconté depuis, « péné-
tré de respect, d'admiration et de confiance ». Il
reçut, le lendemain matin, le général Gallieni, qui
venait d'être choisi par le prédécesseur de Millerand
comme « gouverneur militaire de Paris et comman-
dant des années de Paris » (26 août), et il lui dit aus-
sitôt qu'il ne devait pas hésiter à prendre toutes les
mesures qu'il croirait utiles pour mettre le camp
retranché en état de défense.
Le gouvernement à Bordeaux (3 sept.-g déc. IÇ14}.
Bientôt, les opérations se rapprochèrent de la capi-
tale, et le gouvernement, pour ne pas être coupé de
ses communications avec le pays, décida, à la de-
mande du généralissime et à l'unanimité, de transfé-
rer momentanément à Bordeaux le siège des pou-
voirs publics.
Le président de la République et les ministres
quittèrent donc Paris, dans la nuit du 2 au 3 sep-
tembre, suivis d'un très grand nombre de membres
du Parlement, avec lesquels le gouvernement dési-
rait « former, devant l'ennemi, le faisceau de l'unité
nationale ». En même temps qu'ils adressaient aux
Français une proclamation signée du chef de l'Etat,
le général Gallieni se faisait l'interprète éloquent des
résolutions de la population parisienne (v. p. 347).
La Déclaration de Londres. Le 4 septembre 1914,
les gouvernements britannique, français et russe,
par l'organe de leurs représentants (Edward Grey,
Paul Cambon, comte Benckendorll), signèrent à Lon-
dres, au Foreign Office, une déclaration qui fut
publiée le lendemain. Ils s'engagaient mutuellement
à ne pas conclure de paix séparée au cours de la
guerre et, lors du règlement de la paix, à se mettre
préalablement d'accord sur les conditions à imposer.
Le Japon (19 octobre 1915) et l'Italie (30 novem-
bre 1915) donnèrent successivement leur adhésion à
la déclaration.
Retour du gouvernement à Paris. Le recul des ar-
mées allemandes permit au gouvernement de se
réinstaller à Paris, et la journée parlementaire du
22 décembre 1914, sans avoir le même caractère que
celle du 4 août précédent, fut profondément impres-
sionnante :
Il n'y a, pour l'heure, qu'une politique : le combat sans
merci jusqu'à la libération définitive de l'Europe, gagée par
une paix pleinement victorieuse
Et puisque, malgré leur attachement à la paix, la France
et ses alliés ont dû subir la guerre, ils la feront jus-
qu'au bout.
Fidèle à la signature qu'elle a attachée au traité du 4 sep-
tembre dernier et où elle a engagé son honneur, c'est-à-dire
sa vie, la France, d'accord avec ses alliés, n'abaissera ses
armes qu'après avoir vengé le droit outragé, soudé pour tou-
jours à la patrie française les provinces qui lui furent ravies
par la force, restauré l'héroïque Belgique dans la plénitude
de sa vie matérielle et de son indépendance politique, brisé
le militarisme prussien, afin de pouvoir reconstruire sur la
justice une Europe enfin régénérée.
C'est ainsi que le gouvernement confirmait publi-
, quement les obligations du pacte de Londres, dans
une Déclaration qui provoqua les applaudissements
des Chambres, et c'est la même résolution qu'affir-
maient le président du Sénat quand il exaltait la coa-
LAROUSSE MENSUEL
lition de 0 toutes les hautes parties de l'humanité
contre la barbarie », le président de la Chambre des
députés quand, prenant nos morts à témoin, il don-
nait l'assurance que tous feraient leur devoir pour
« réaliser la pensée de notre race : Le droit prime la
force » !
Fermeté et union, volonté de victoire, lutte sans
merci, tel était le mot d'ordre des pouvoirs publics.
Le gouvernement se tint donc en contact avec le
haut commandement. C'est ainsi que, le 23 juin 1915,
il y eut au grand quartier général, en présence du
chef de l'Etat et du ministre de la guerre, une con-
férence où Poincaré se fit expliquer les conditions de
la nouvelle organisation en trois groupes d'armées et
où fut décidée la création d'un organisme spécial
pour la coordination des opérations extérieures.
D'autre part, les ministres firent appel à la collabo-
ration des commissions parlementaires et instituèrent
aux armées le contrôle des représentants du pays,
limité seulement par les légitimes exigences des chefs
militaires responsables.
On s'était attendu à une guerre aussi brève que
violente. Lorsque la ruée allemande eut été arrêtée,
que le front se fut stabilisé, que la guerre de tran-
chées eut succédé à la guerre de mouvement, il fallut
organiser l'usine de guerre en présence de l'ennemi,
merveilleusement préparé, intensifier la production
des canons et des munitions, et ce fut un socialiste,
Albert Thomas, qui exerça avec un zèle efficace les
fonctions de 0 grand maître de l'artillerie ».
La victoire ne dépendait pas seulement de la su-
périorité des effectifs, mais aussi de la supériorité du
matériel et de la puissance financière. La loi du
17 août 1915, dite loi Da'.biei, assura c la juste ré-
partition et une meilleure utilisation des hommes mo-
bilisés ou mobilisables ». Dirigée contre les « em-
busqués », elle se proposait d'obtenir pour la défense
nationale le plus grand nombre de soldats valides,
en même temps qu'une plus grande quantité d'armes
et de projectiles, et de ne maintenir dans leur emploi
que les mobilisés dont le remplacement aurait pour
effet d'entraver le fonctionnement d'un service utile.
La France ne se battait pas seulement pour son
honneur et pour sa vie, mais aussi, comme le disait
le Times dans un article célèbre, « pour ce qu'elle
signifie dans le monde ». Elle déploya un immense
courage, une patience d'autant plus méritoire que le
tempérament national est plus fougueux, une fer-
meté qui résista aux émotions des heures tragiques
et aux entreprises de découragement. Elle savait
que, dans cette lutte gigantesque de nations s'af-
frontant tout entières, la victoire appartiendrait à
celles qui, sûres de leur droit, conserveraient le plus
longtemps leur force morale, à l'arrière comme au
front. Et Ir. guerre politique, économique, financière
se fit en même temps que l'autre parce qu'il fallait
— et ce n'était plus la tâche des militaires — at-
teindre l'ennemi partout où il était vulnérable, le
battre sur tous les terrains.
Le 14 juillet 1915, jour de la Fête nationale, les
cendres de Rouget de l'isle furent solennellement
ramenées à Paris.
Politique extérieure. Les gouvernements de l'En-
tente, attaqués à l'improviste, ne songèrent d'abord
qu'à se défendre, à venger la Belgique et la Serbie,
à libérer les Alsaciens- Lorrains, à mettre la puissance
germanique dans l'impossibilité de nuire. Le déve-
loppement de la coalition ennemie leur démontra la
nécessité de prendre des garanties, et elles furent
amenées à envisager, en compensation des sacrifices
immenses qui leur étaient imposés, des remaniements
territoriaux.
Le 24 mars 1915, la Russie présenta à la France
et à l'Angleterre un mémorandum, où elle demandait
notamment la possession de Constantinople et les
Détroits. Les gouvernements français et britannique,
dont les droits spéciaux étaient garantis, dans les
territoires revendiqués par la Russie, adhérèrent
aux vœux du gouvernement russe, à la condition
que satisfaction fût donnée à leurs propres reven
dications. Ainsi l'Empire des tsars communique-
rait librement avec la Méditerranée et barrerait aux
Austro-Allemands la route de l'Asie. Mais, après
l'effondrement du tsarisme et l'entrée en guerre des
Etats-Unis, des principes nouveaux prévalurent pour
le règlement de la paix. L'accord sur Constantinople
et les Détroits devint caduc, ainsi que l'arrangement
intervenu entre la Grande-Bretagne, la France et la
Russie, en vue d'un partage de l'Asie ottomane.
Le 26 avril 1915, le mémorandum italien connu
sous le nom de Traité secret de Londres reçut
l'agrément de la Grande-Bretagne, de la France et
de la Russie. Les prétentions de l'Italie dans l'Adria-
tinue se heurtèrent aux intérêts yougoslaves et don-
nèrent lieu à un conflit regrettable, qui ne se ter-
mina qu'après la guerre par le traité de Rapallo
(12 septembre 1920).
Notre gouvernement accepta de coopérei à l'action
navale décidée par l'Angleterre contre Constantinople,
tint pour soulager les Russes au Caucase que pour
décourager les entreprises des Turcs sur le canal de
Sue» et l'Egypte. Cette action, bien préparée et bien
discutée, pouvait abréger la durée des hostilités.
Elle échoua, mais cet échec ne donnait pas le droit
405
de conclure à l'inutilité du front oriental. Aristide
Briand en avait demandé la constitution au conseil
i!es ministres du i"' janvier 1915, et, si le grand
quartier général n'en fut pas partisan, c'est qu'il ne
voulait pas affaiblir le front occidental.
La politique des Alliés fut trop longtemps hési-
tante et faible vis-à-vis du tsar des Bulgares et du
roi des Hellènes. Ces deux petits monarques étaient
attirés vers les Empires centraux, le premier par
ambition et par rancune contre la Serbie et la Russie,
le second par son admiration pour la culture alle-
mande et par la crainte de se brouiller avec son
beau-frère Guillaume II, à qui l'attachaient, d'ailleurs,
des liens de profonde amitié.
Apparenté par son mariage à la maison de Hohen-
zoUcrn, mais fils d'une grande-duchesse de Russie tl
de sang anglais par ses ascendants, le roi Constantin
fut l'objet, de la part des puissances protectrices de
la Grèce, de ménagements à l'abri desquels il finit
par trahir leurs intérêts, après tme périoJe de neu-
tralité équivoque.
Grèce et Serbie s'étaient liées, à la suite de la der-
nière guerre balkanique, par un traité en date du
i" juin 1913, que complétait une convention mili-
trire. Stipulant expressément la garantie mutuelle
de leurs possessions, elles avaient pris l'engagement,
t au cas où l'un des deux royaumes, sans aucune
provocation de sa part, viendrait à être attaqué, de
se prêter réciproquement secours avec la totalité de
leurs forces armées et, par suite, de ne conclure la paix
que conjointement et d'accord ».
Aussitôt qu'éclata le conflit austro-serbe, l'Alle-
magne exerça sur la Grèce une pression très forte
pour la déterminer à s'éloigner à temps de la Serbie,
si la Bulgarie prenait part aux hostilités. Le 4 août
1914, Guillaume II informa directement le ministre
de Grèce à Berlin, Théotoky, que, ce jour même, une
alliance avait été conclue entre l'Allemagne et la
Turquie, que la Bulgarie et la Roumanie se ran-
geaient du côté des puissances centrales, que les
flottes allemande et turque allaient agir dans la
Méditerranée et que le roi de Grèce, « maréchal
allemand », beau-frère du kaiser à qui la Grèce
devait la possession de Cavalla, avait l'obligation,
sous peine de rupture, de marcher contre l'ennemi
commun, le slavisme. La Grèce ne pouvait honnête-
ment s'agrandir aux dépens de la Serbie, mais l'idée
de cette trahison ne choqua ni l'interlocuteur de Guil-
laume II, ni le roi de Grèce, et, si Constantin ne mobi-
lisa pas immédiatement, c'est que la Méditerranéeétait
à la merci des flottes combinées de l'Angleterre et de la
France : il serait plus utile à son beau-frère en gardant
la neutralité. Cependant, le ministre grec à Berlin,
influencé par la chancellerie impériale, représenta à
son gouvernement que, dans le cas où l'Allemagne
et l'Autriche-Hongrie seraient victorieuses, la Bul-
garie s'agrandirait aux dépens de la Serbie, la Rou-
manie aux dépens de la Russie, que la Grèce devait
tâcher de s'agrandir aussi et que le seul moyen d'y
réussir serait de s'unir aux Bulgares contre les Serbes.
« Evidemment, télégraphiait-il à son ministre des
affaires étrangères, le baron Streit, je conçois parfai-
tement les scrupules qu'une pareille politique pour-
rait nous inspirer à l'égard des rapports que nous
avons eus avec la Serbie ; mais, actuellement, il s'agit
de notre existence et de profiter autant que possible
du déclenchement général » (7 août 1914).
Le premier ministre du roi Constantin, Venizelos,
chef du parti libéral, était d'un avis tout opposé. II
n'admettait pas que l'équilibre établi par le traité
de Bucarest fût modifié ; il était convaincu qu'une
Bulgarie plus forte ne manquerait pas d'attaquer la
Grèce et que celle-ci avait à remplir vis-à-vis de la
Serbie attaquée par les Bulgares im devoir qui se
conciliait avec ses propres intérêts. Ayant appris de
la bouche du ministre d'Allemagne qu'un accord
était intervenu définitivement entre Sofia et Constan-
tinople, il lui déclara, pour la seconde fois, qu'il se-
rait impossible à la Grèce de ne pas se porter au
secours de la Serbie, et il informa de cette conversa-
tion les légations royales auprès des puissances de
l'Entente et à Bucarest (13 septembre 1914).
Le gouvernement hellénique eût d'ailleurs préféré
s'abstenir de toute intervention et, à cet efiet, il
souhaitait que la neutralité fût imposée à la Bulgarie,
dont il se défiait. Le baron Streit déclara nettement au
ministre d'Allemagne à Athènes que la mobilisation
bulgare lui paraissait devoir être évitée dans l'intérêt
même des puissances centrales, e la duplicité de la
Bulgarie étant coimue et la probabilité n'étant nul-
lement exclue que la Bulgarie, une fois mobilisée,
soit entraînée par le courant russophile pour se
mettre du côté de la triple Entente, trouvant intérêt
à s'entendre avec la Serbie » (12 août 1914). On
saisit là sur le vif le véritable sentiment des Greci
pour le peuple auquel le roi Constantin allait sacri-
fier les Serbes.
Venizelos essaya vainement de démontrer & son
souverain que l'intérêt de son pays lui commandait
de no pas se séparer de l'Entente, ce qui ne l'empê-
chait pas de donner de ses intentions conciliantes une
preuve manifeste en admettant la cession de Cavalla
a la Bulgarie ; dans deux mémoires au roi, datés du
II et du 17 janvier 191J, il faisait remarquer que
4o6
l'abstention serait aussi dommageable qu'une défaite,
et il mettait en évidence les avantages de la politi-
que d'intervention ; mais, tandis qu'il préconisait la
participation des forces helléniques à l'expédition des
Dardanelles, Constantin informait la Turquie et la
Bulgarie qu'il y resterait étranger. Cependant, l'En-
tente avait offert à la Grèce, dès la tin de l'année 1914,
des compensations en Asie Mineure. Interrompus par
la démission de Venizelos (n février 1915), les pour-
parlers reprirent après la constitution du cabinet
Gounaris, et l'on parla alors d'un échange de vues
officieux entre Briand et le prince Georges de Grèce
(mars-avril 1916).
Cette page d'histoire diplomatique ne peut encore
être écrite ; on sait , toutefois, que Gounaris, qui de-
vait se distinguer dans la suite par son zèle germa-
nophile, offrit aux Alliés, par une dépêche du
15 avril 1915, d'entreprendre solidairement avec eux
contre la Turquie une guerre dont l'objectif serait la
dissolution de l'empire ottoman; mais l'intervention
de la Grèce était subordonnée à des conditions, en
particulier à des garanties territoriales pendant un
certain nombre d'années après la cessation des hos-
tilités. Les Alliés, qui ménageaient encore la Bulga-
rie, craignaient de la jeter dans les bras de l'Alle-
magne, ce qui était, hélas I chose faite, et, d'ailleurs,
la dépêche de Gounaris leur parut suspecte, à juste
titre ; car, à la fin de juillet, le kaiser donna l'assurance
au tsar Ferdinand que la Grèce resterait neutre, même
en cas d'une agression bulgare contre la Serbie.
Convaincu que les puissances centrales seraient
finalement victorieuses, Ferdinand, secrètement,
mais formellement lié avec nos ennemis, n'attendait
qu'une occasion pour se démasquer. Sir Edward
Grey, Delcassé et Sazonov lui offrirent donc, sans
aucun succès, des avantages territoriaux, même au
détriment de la Serbie, à qui des compensations fu-
rent promises en Autriche-Hongrie. Après l'inter-
vention de l'Italie (23 mai 1915), les « Quatre » firent,
non moins inutilement, de nouvelles tentatives :
Ferdinand et son ministre Radoslavov appartenaient
au plus offrant, en l'espèce, à l'empereur Guillaume,
et le Cobourg de Sofia, dédaignant les avis des Ma-
linov, des Stamboulisky, des Guechov, des Danev,
ordonna, le 22 septembre, la mobilisation générale
de son armée, que suivit, dès le lendemain, la mobi-
lisation hellénique. Constantin avait fait connaître au
ministre de Ferdinand à Athènes qu'il ne s'opposerait
pas à l'occupation de la Macédoine serbe par les
troupes bulgares.
Menacée par la coalition des forces allemandes, au-
trichiennes et bulgares, la Serbie appela ses alliés à
l'aide. Venizelos, que de nouvelles élections avaient
ramené au pouvoir, considéra que les Serbes, obligés
de diviser leurs forces, puisque les Bulgares les atta-
queraient par la frontière orientale et les Austro-
Allemands par la frontière du Danube, seraient in-
capables de fournir 150.000 hommes. Et il les de-
manda aux ministres de France et d'Angleterre à
Athènes (22 septembre).
La Chambre approuva sa politique par 142 voix
contre 102 et 5 abstentions ; mais Constantin donna
au traité de 1913 une interprétation restreinte et re-
fusa de prendre part à une guerre qui le brouillerait
avec le kaiser ; il persista dans cette résolution, même
lorsque la Grande-Bretagne lui eut offert l'île de
Chypre (21 octobre). Venizelos se retira, et le neutra-
liste Zaïmis prit la présidence du conseil.
Le jour même où le Parlement hellénique accla-
mait Venizelos, la Russie rompait avec la Bulgarie,
qui s'était refusée à renvoyer les officiers allemands
entrés à son service, et son exemple fut suivi succes-
sivement par la Grande-Bretagne (15 octobre), la
France (16 octobre) et l'Italie (19 octobre).
Eu France comme en Angleterre, la constitution
d'un front oriental rencontrait des adversaires, qui
jugeaient imprudent de dégarnir, si peu que ce fût,
le front d'Occident. L'un des plus notables parmi les
abstentionnistes, notre ministre des affaires étran-
gères, était d'avis que I' a exportation » de nos sol-
dats faisait le jeu de l'Allemagne et que la politique
d'intervention dans les Balkans compromettrait les
résultats du patient effort diplomatique qui avait ren-
forcé l'alliance russe, réalisé l'entente britannique,
rapproché la Russie et l'Angleterre, assuré notre sé-
curité sur nos frontières italienne et espagnole. Il
pensait, au surplus, que la France et l'Angleterre
avaient promis 150.000 hommes à la Grèce pour
qu'elle pût remplir les obligations de son traité avec
la Serbie et que, « la Grèce faisant défaut, notre pro-
messe de concours, par conséquent, tombait par le
fait même >.
L'opinion de Delcassé ne prévalut pas dans les
conseils du gouvernement, ce qui détermina la re-
traite du ministre ; elle ne prévalut pas davantage
devant la Chambre, lorsqu'il la lui exposa en comité
secret le 16 juin 1916, en réplique à la thèse du pré-
sident du conseil, dont les explications furent ap-
prouvées sur tous les bancs, y compris les socia-
listes.
Les gouvernements français et britannique s'en-
gagèrent donc, aussitôt qu'ils en furent sollicités par
Venizelos, à former immédiatement un corps expé-
ditionnaire de 150.000 hommes, dont 90.000 fournis
LAROUSSE MENSUEL
par la Grande-Bretagne. La Russie n'était pas en si-
tuation de concourir, pour le moment, à l'action
projetée, et l'Italie promit seulement sa participa-
tion navale; mais ni l'abstention de ces deux puis-
sances ni la défaillance du roi Constantin ne modi-
fièrent la résolution prise par les cabinets de Paris et
de Londres ; des contingents furent sans retard di-
rigés vers Salonique. Malheureusement, les Serbes
ne purent être secourus à temps; nos soldats, dans
l'espoir de les rejoindre, étaient montes jusque vers
Krivolack et, entre ce point et leur base, station-
naient des forces grecques dont les dispositions
n'étaient rien moins qu'amicales. « Les événements,
disait plus tard Briand, faisaient passer comme un
vent de défaite sur nos troupes et sur les troupes
serbes ». Et, pourtant, après avoir considéré les
avantages et envisagé les risques de l'entreprise, le
gouvernement français décida de rester.
L'attaque générale des Allemands, des Autrichiens
et des Serbes se déclencha le 12 octobre. Si le kaiser
avait recherché l'alliance bulgare, c'est qu'il tenait à
mettre en contact permanent Berlin et Constanti-
nople, non seulement afin de ravitailler les Turcs
en munitions, mais aussi parce que l'établissement
de communications régulières entre les deux capi-
tales rendrait inutile l'expédition des Dardanelles
et favoriserait l'extension de l'action allemande à
l'Egypte, à l'Asie occidentale, aux Indes même ; il
se disait aussi que le succès qu'il escomptait déter-
minerait peut-être l'intervention de la Grèce et de la
Roumanie.
Ce fut Viviani qui remplaça Delcassé aux affaires
étrangères, le 13 octobre. Interpellé, ce jour même,
sur sa « politique de défense nationale », par les
présidents de la commission de la marine, de l'ar-
mée et des affaires étrangères (Painlevé, général
Pédoya, Georges Leygues), le président du conseil
s'opposa à la formation de la Chambre en comité
secret, demandée par le socialiste Renaudel, et
372 voix contre 9 votèrent un ordre du jour de
confiance ; mais Viviani estima trop considérable le
nombre des abstentions (155) pour conserver le pou-
voir, dans des circonstances aussi graves. Le 29 oc-
tobre, son ministère fut remplacé par un ministère
Briand. — Jean Desgranoes.
Fraude. Fraudes fiscales. La loi du 25 juin 1920,
qui a créé de nouvelles ressources fiscales, a édicté
des peines très sévères contre ceux qui se seraient
frauduleusement soustraits au payement total ou
partiel des impôts d'Etat, ou qui auraient tenté de
s'y soustraire.
La fraude ou la simple tentative est punie d'une
amende de i.ooo francs au moins et de 5.000 francs
au plus, sans préjudice du recouvrement des sommes
dont le Trésor aurait été fraudé. La récidive dans les
cinq ans entraîne, en outre, un emprisonnement d'un
an au moins, de cinq ans au plus, et la privation
totale ou partielle des droits civiques pendant cinq
ans au moins et dix ans au plus. Le tribunal pourra
même ordonner la publication du jugement, intégrale
ou par extraits, dans les journaux qu'il choisira,
et l'affichage pendant sept jours au maximum
dans les lieux qu'il désignera : les frais de publication
et affichage seront à la charge du condamné, sans
pouvoir, toutefois, dépasser s.ooofrancs. Quand l'affi-
chage aura été ordonné à la porte des magasins du
délinquant, la vente du fonds de commerce n'aura
pas pour effet d'entraver l'exécution du jugement.
C'est l'administration compétente qui prend l'ini-
tiative des poursuites devant le tribunal correc-
tionnel dans le ressort duquel l'impôt aurait dû être
acquitté.
L'article 463 du Code pénal fadmlssion de circons-
tances atténuantes) est applicable.
Restent en vigueur les pénalités et mesures de ré-
pression spécialement édictées en matière de douanes,
de contributions directes et de culture de tabac auto-
risées. — Max Lkorand.
llémotllérapie n. f. (du gr. haima, sang,
et therapeia, traitement). Traitement de certai-
nes maladies par le sang et ses dérivés (plasma, sé-
rum, hémoglobine).
— Encycl. L'emploi thérapeutique du sang est
extrêmement ancien. On sait, en effet, que, dès la
plus haute antiquité, les guerriers buvaient le sang de
leurs ennemis pour en acquérir les qualités. Du
temps de Pline, on recommandait le sang contre
l'épilepsie et les affections intestinales; au moyen âge,
le sang de taureau entrait dans la composition des
philtres, et Louis XI, qui était coniicial, prenait
des bains de sang. C'est pour tirer Innocent VII du
coma qu'un médecin juif imagina la transfusion,
laquelle se répandit, au xvii« siècle, sous l'influence
de R. Lower et de Denis, mais elle donna lieu à de
si graves accidents que le Parlement de Paris et la
cour de Rome en prononcèrent l'interdiction. Elle
ne retrouva quelque faveur qu'au commencement du
xix« siècle, avec Hufeland, Boer et Blondelle, puis
fut abandonnée et ne retrouva que dernièrement, à
l'occasion de la Grande Guerre, sa faveur, grâce à
l'usage du sang citrate. Simultanément on eut re-
cours à certains dérivés du sang : d'une part, les
«• 169. Mars 1921.
poudres de sang et l'hémoglobine, préconisées prin-
cipalement contre le syndrome anémique et les états
d'épuisement, quelle qu'en soit, d'ailleurs.la cause, et,
de l'autre, les sérums, soit normaux (sérum de che-
val), soit préparés (sérums d'animaux saignés, éthy-
roïdés, immunisés, etc.), et les plasmas empruntés au
sang humain. Le nom d' hémothérapie est aujourd'hui
plus spécialement réservé aux injections de sérums,
de plasmas et à la transfusion sanguine, l'emploi de
préparations hématiques, par la voie digestive étant
considéré comme du ressort de l'opothérapie. Encore
convient-il de faire une place tout à fait à part
aux sérums d'animaux immunisés contre certaines
infections, qui constituent le domaine propre de la
sérothérapie. (V. ce mot.)
1° Sérums. — Il faut distinguer le sérum normal
de cheval du sérum hémopoïétique et du sérum d'a-
nimaux éthyroïdés.
a) Sérum normal. — II est emprunté surtout au
cheval, mais aussi quelquefois au bœuf, à l'âne, à la
chèvre, au mouton, au chien; on le prépare par la
méthode usitée ordinairement en sérothérapie, et on
le conserve, soit à l'état liquide en ampoule, soit à
l'état de poudre par dessiccation dans le vide à basse
température. Ce dernier est de préférence réservé à
l'exportation dans les pays chauds; il donne, dans
l'eau, une solution limpide légèrement ambrée. Le
sérum liquide est employé en applications locales ou
en injections. En applications locales, le sérum nor-
mal de cheval (R. Petit) a donné de bons résultats
dans les plaies, brûlures, phlegmons diffus et en
pansements dans les affections gynécologiques; il fa-
vorise et hâte l'épidermisation. R. Petit en a tiré
avantageusement parti dans les infections périto-
néales l'opération terminée et un bon drainage éta-
bli, on verse dans l'abdomen 20 à 40 ce. de sérum.
E. WeiU l'a également appliqué avec succès aux
hémorragies, qu'il arrête, et dans certains états hé-
morragiques, hémophilie, purpura (en injections).
Carnot, enfin, l'a employé en lavements introduits au
moyen d'une longue sonde molle, dans les entérites
muco-membraneuses. En injections sous-cutanées
ou intraveineuses, le sérum normal a reçu de nom-
breuses applications, bien qu'il puisse provoquer,
surtout par cette dernière voie, des réactions assez
vives ; mais ces accidents sériques sont exception-
nels, et des coagulations intravaiculaires ne se pro-
duisent qu'avec certains sérums hétérogènes spé-
ciaux. Il a été utilisé dans l'érysipèle (Mongour),
l'angine diphtérique (Perré), la tuberculose et surtout
l'anémie tuberculeuse (Carnot et Deflandre), dans
les pleurésies (Paulin, Derouet, en injections sous-
cutanées ou intrapleurales),dans le rhumatisme (Ha-
milton), etc. L'action produite est identique à celle
qui résulte de l'introduction de tout corps étranger
dans l'organisme; la chute thermique, en particu-
lier, est parfois très brusque. Enfin, le sérum normal
réussit souvent dans le syndrome anémique, mais
moins efficacement que le sérum hémopoïétique.
b) Sérum hémopoïétique. — C'est le sérum d'ani-
maux en pleine régénération hématique, à la suite
d'une ou de plusieurs saignées. Carnot et M"" Deflan-
dre, qui ont particulièrement étudié ce sérum, pu-
rent démontrer, en effet, qu'à cette période, le
sang ou le sérum renferme des substances thermola-
biles (détruites à 56°), qui excitent les organes de
l'hématopoîèse. Ce sérum, dit en conséquence hé-
mopoïétique, a été utilisé, en injections sous-
cutanées ou intraveineuses (ces dernières beaucoup
plus efficaces que les premières), dans un assez
grand nombre de cas et avec des résultats souvent
très encourageants : anémies consécutives aux hémo-
ptysies, aux métrorragies, aux traumatismes ; anémies
d'origine infectieuse, typhique, grippale, tubercu-
leuse ; anémies produites par l'Intoxication satur-
nine, oxycarbonée, alcoolique, chlorose ; anémie per-
nicieuse, etc. L'injection est généralement suivie
d'une augmentation brusque du nombre des héma-
ties et de la richesse en hémoglobine, augmentation
qui se maintient pendant un certain temps et qui
peut même persister si l'on réussit à dépister et à
combattre en même temps la cause d'hémolyse.
c) Sérums d'animaux éthyroïdés. — Ballet et Enri-
riquez, Hallion, Mœbius ont préconisé le sérum des
animaux (chèvres, chevaux) auxquels on extirpe le
corps thyroïde et que l'on saigne quand les premiers
accidents d'hypothyroïdie commencent à se mani-
fester, contre le syndrome de Basedow et les divers
accidents de l'hyperthyroïdie. On a noté des résul-
tats assez satisfaisants dans quelques cas de goitre
exophtalmique et surtout dans les formes frustes
(tachycardie, tremblement, insomnie, céphalée, etc.).
Dans le même but, O. Lang a employé assez favo-
rablement le lait de chèvres éthyroïdées.
d) Autres sérums. — Pour mémoire seulement, doi-
vent être mentionnés ici divers autres sérums, qui
constituent plutôt des sujets d'expérience que des
agents thérapeutiques pratiques. Citons en parti-
culier le sérum antthémolytique préconisé par Widal
et Rostaine contre l'hémoglobinurie paroxystique, le
sérum ihyrotoxique utilisé par J. Lépine, Rogers et
Becber contre la maladie de Basedow, le sérum anti-
trypsique essayé par Kolaczek contre les abcès et
phlegmons, etc.
I
N» 189. Murs 1921.
2» Plasmas. — On désigne sous le nom de plasma
la totalité de la partie liquide du sang, y compris le
fibrinogène et la fibrine, mais à l'exclusion des glo-
bules rouges, des globules blancs et des hémato-
blastes. Il a été employé, dans ces derniers temps,
en injections intraveineuses, sous le nom spécial de
plasmoihérapie . Grigaut et Moutier d'abord se ser-
virent, dans les cas de grippe graves et compliqués,
de plasma de convalescents à la dose de loo à 200 c. c.
par 24 heures ; la crise favorable survient parfois
dès le 3« jour. Lesné, Brodin et Saint-Girons ont
employé soit le plasma de convalescents, soit le
plasma de sujets normaux, soit le plasma du malade
lui-même dans les grippes sévères, la typhoïde et
les paratyphoïdes, avec des résultats aussi encoura-
geants, mais non constants, cependant; ils injectent
dans les veines de 50 à 250 c. c. de plasma ; quel-
quefois, une seule injection suffit, d'autres fois, il
est nécessaire de la renouveler à plusieurs reprises.
Les réactions consécutives n'étant pas très intenses,
les auteurs précédents donnent la préférence au
plasma sur le sang citrate, parce qu il semble moins
toxique que ce dernier. Dans tous les cas, le plasma
agit à la manière de la peptone, c'est-à-dire comme
un corps étranger, provoquant dans l'organisme des
réactions défensives plus ou moins vives.
3° Transfusion. — La transfusion sanguine ayant
été traitée en détails dans un article spécial (v. La-
rousse Mensuel, t. IV, p. 707), il est inutile d'y revenir
ici. Nous nous contenterons de rappeler que Drinkler
et Briitingham attribuent les accidents auxquels les
injections du sang citrate donnaient lieu à la pré-
sence du citrate de soude, mais les perfectionnements
de la technique montrent que les réactions sont sur-
tout imputables non au citrate, mais à l'état du
sang lui-mcme, à sa qualité de corps étranger hété-
rogène. D'où il résulte que la transfusion n'est pas
indiquée seulement dans les états anémiques graves
et cachectiques, mais aussi, comme l'a montré Lin-
demann, dans les infections les plus diverses et l'in-
toxication oxycarbonée.
Tout récemment, on a tenté de substituer, dans
certains cas et notamment contre les infections, les
petites transfusions aux grandes, sous forme d'injec-
tions intraveineuses de quelques centimètres cubes
de sang, citrate ou non. D'abord, Ribadeau-Dumas
et Brissaud ramenèrent l'injection de sang citrate
à 100 c. c. dans des rougeoles graves, le sang
ayant été emprunté à des rougeoleux convalescents ;
Boidin, Berthaux et Beyraud réduisirent l'injection
à 40 c. c. dans un cas de septicémie extrêmement
sévère et obtinrent, après un choc très violent et
même dramatique, une guérison complète. Artaud
de Vevey, qui réinjecte immédiatement le sang
de la saignée au sujet, n'a pas observé les mêmes
accidents. Contre le typhus exanthématique grave,
Escude a utilisé le sang citrate de convalescents en
injections intraveineuses de 10 c. c. seulement,
qu'il faut renouveler et même jusqu'à trois fois
par jour, si cela est nécessaire. Cette méthode a
paru très favorable, puisqu'elle semble avoir guéri
plusieurs malades jugés dans un état désespéré.
Enfin, Mouriquand a employé le propre sang des
malades, à la dose de 4 c. c. en solution citratée et
en injections sous la peau. Il a ainsi obtenu la. guéri-
son d'un cas de péliose rhumatismale et d'un cas
d'encéphalite léthargique, qui remontait à trois mois.
Ici encore, commedanslesobservations précédemment
mentionnées, le sang n'agit pas en tant que sang, mais
à titre de corps étranger, déclenchant des réactions
de défense dont l'organisme profite contre l'infection
dont il est victime. — D' 3. Lauvokiek.
Histoire de l' Autriche-Hongrie de-
puis les origines jusqu'en 1918, par
Louis Léger (Paris, 1920, i vol. in-i6). — Notre
collaborateur Louis Léger, professeur au Collège
de France et membre de l'Institut, a consacré sa
vie à l'étude des peuples slaves, et son Histoire
de VAulnche-Hongrie, dont il publ e, è la suite de
la Grande Guerre, une édiiion entièrement refondue,
est comme la synthèse et la conclusion générale de
ses travaux. En 1846, après l'annexion de Cracovie,
Montalembert s'écriait déjà : « La monarchie autri-
chienne est un composé bizarre de vingt nations
que la justice aurait pu maintenir et que l'iniquité
fera tomber en dissolution. • Dix ans plus tard, Louis
Léger donnait comme épigraphe à une brochure sur
FEtal autrichien, Bohême, Hongrie, Habsbourg, ces
mots prophétiques, annonciateurs de la libération
des peuples opprimés : Ave, Casar, resurrecturi te
salutant.
L'empire des Habsbourg, on l'a dit souvent, n'avait
ni limites naturelles, ni unité géographique, ni unité
politique. I'. ne constitua jamais un de ces Etats ho-
mogènes, dont les populations, unies par des tradi-
tions communes, tendent à un commun avenir; car
les nationalités qui le composaient gardaient leur
individualité; et, si les Magyars s'étaient partagé la
souveraineté avec les Allemands de la Cisleithanie,
si les magnats assersissaient la double monarchie à
la politique du kaiser de Berlin, les Slaves et les
Latins n'abdiquaient pas leurs aspirations, mainte-
nues ou vivifiées par les langues et les littératures
LAROUSSE MENSUEL
nationales. Louis Léger remarque justement que
l'Autriche-Hongrie n'était qu'un Etat de droit histo-
rique; que ce droit n'a été prescrit ni par la con-
quête, ni par l'insuccès des révolutions avortées ;
que les Allemands ne disposaient même pas de la
prépondérance numérique et que l'Autriche, considé-
rée comme Etat allemand, était une véritable mysti-
fication. Inquiet de la servilité des gouvernants vis-à-
vis de la Prusse, il avait de tout temps préconisé le
slavisme comme le moyen de conjurer le danger que
le centralisme austro-hongrois au service des Hohen-
zollern pouvait faire courir à l'équilibre européen et
à la France.
On était si mal renseigné sur cette juxtaposition
d'éléments ethniques qu'on qualifiait de politique
autrichienne la politique delà maison régnante, qu'on
se faisait de l'Autriche une conception unitaire, que
l'on conférait une sorte de personnalité morale à
ce • monstre bicéphale mal soutenu, écrivait le pré-
sident Poincaié, par des membres difiormes et, ce-
pendant, toujours dévoré d'appétit ». Louis Léger,
réagissant contre cette erreur invétérée, n'a pas édi-
fié l'histoire d'une nation autrichienne qui n'existe
pas, mais celle de nationaUtés auxquelles il rend leur
physionomie propre... et leur nom, défiguré par le
germanisme.
L'intérêt de ce manuel analytique est plus consi-
rable aujourd'hui que naguère. Il nous permet de
connaître le passé de chacun des groupes artificielle-
ment réunis sous une domination illogique et op-
pressive et maintenant libérés. Tchèques et Slo-
vaques, avec les Ukrainiens de la Hongrie orientale,
sont en république. L'Etat yougoslave réalise les
aspirations unitaires des éléments serbe, croate et
Slovène dispersés en Austro-Hongrie, en Serbie, au
Monténégro et dans l'empire ottoman. La Roumanie
s'est accrue de la Bukovine, détachée de la Cislei-
thanie, et aussi de la Transylvanie, du Banat, des
territoires roumains de l'ancienne Hongrie. La Ga-
licie échappe à ses anciens maîtres. L'Etat magyar,
despote et parasite, vivra désormais sur le fonds
ethnique qu'il représente et non plus aux dépens
des Slovaques, des Slaves ou des Roumains.
L'Autriche propre aurait pu, en pratiquant de
bonne foi le fédéralisme, former un grand Etat da-
nubien, dont le rôle eût été de première importance
pour l'équilibre général. Elle manqua à ce devoir, à
cette mission, et elle succomba sous le poids de ses
fautes. Convenait-il de la maintenir sous la forme
d'un grand Etat fédéraliste austro-hongrois-slave ?
Les partisans de ce système pensent qu'il aurait pu
barrer la route à l'Allemagne, qu'il eût mieux valu
détruire l'unité de l'Allemagne que de disloquer
l'Autriche ; que celle-ci, réduite à presque rien, su-
bira fatalement l'influence de sa voisine ; que, sage-
ment reconstituée, elle eût barré la route aux entre-
prises boches en Orient et que l'ancien empire ger-
mano-prussien se fût trouvé vulnérable sur une
partie de ses frontières ; qu'il eût été conforme à
notre tradition diplomatique d'opposer l'un à l'autre
les deux morceaux du germanisme, au lieu de les
exposer à se rejoindre.
Louis Léger estime que l'Autriche n'avait d'intérêt
que pour les deux peuples de la monarchie qui
vivaient de l'exploitation des autres, les Allemands
et les Magyars. Il a foi dans une fédération des
Etats nouveaux, constitués sur les ruines de 'a dou-
ble monarchie ; il souhaite leur alliance avec les pays
latliiCj et il pense que la République autrichienne,
séparée définitivement du monde germanique, ne
sera plus qu' '. un petit Etat inofïensif », soumis à
la tutelle de la Société des nations. C'est ce que
pensent avec lui ceux qui ont exigé du gouverne-
ment de Berlin la revision de la constitution de
Weimar, proclamé l'inaliénabilité du territoire autri-
chien, réduit aux provinces allemandes des Alpes et
du Danube. — Albert Lkfort.
Marine marchande allemande (la
Reconstitutiok de la). Avant la Grande Guerre, la
marine marchande allemande apportait à l'Empire
allemand un tribut annuel, qui était, en moyenne,
de 1.000.200.000 marks. L'industrie de la cons-
truction navale et de la navigation faisait vivre
760.000 ouvriers et employés. Le port de Hambourg,
à lui seul, employait 75.000 hommes à la navigation
et 100.000 ouvriers à la construction. A elle seule, la
compagnie de navigation HamburgAmerika possédait
un tonnagede 1.253. 165 tonnes. L'empereur Guillame II
avait dit : « Notre avenir est sur l'eau. » Il était un
des principaux actionnaires de la Hamburg Amerika
Linie. En 1914, le pavillon de la marine marchande
de l'Empire flottait sur toutes les mers et s'imposait
dant les ports de tous les continents. Ce fut une pros-
périté vertigineuse.
Aujourd'hui, il s'agit, pour l'Allemagne, de réparer
les conséquences de sa défaite, qui a ébranlé pro-
fondément cette prospérité. L'Allemagne travaille
avec ardeur, avec passion, à la reconstitution de sa
marine marchande.
Après la guerre, la flotte de commerce du Reich
s'est trouvée diminuée par les pertes et les prises de
guerre et les cessions aux Alliés, conformément aux
clauses du traité de Versailles ; elle ne conservait
407
qu'un demi-million de tonnes, avec, en plus,
200.000 tomies environ en construction. Mais, d'ores
et déjà, des plans précis ont été établis, pour amé-
liorer, activer et développer la construction. Enfin,
nous verrons comment ses compagnies de navigation
ont tourné les difficultés de tous ordres qu'elles
avaient à surmonter.
Il est évident qu'il y a une obligation vitale, pour
l'Allemagne, à hâter la reconstitution de sa marine
marchande. Elle est dans la nécessité pressante d'in-
tensifier ses importations et ses exportations. Ce
sont les importations qui lui sont le plus nécessaires.
Elles doivent surtout l'aider à procurer à ses popula-
tions citadines et rurales des produits alimentaires,
des minerais, des engrais chimiques, du cheptel, de
l'azote, des produits potassiques. Depuis la fin de la
guerre, elle est obligée de faire venir sous pavillon
étranger, c'est-à-dire de subir des tarifs écrasants de
fret. De même pour les exportations de ses produits
manufacturés et raffinés, qu'elle a cependant intérêt
à pratiquer en abondance et au meilleur compte,
afin d'obtenir le relèvement de son change. Ainsi
s'explique, du point de vue économique, l'efiort
considérable qu'elle accomplit, actuellement, pour la
reconstitution de sa flotte de commerce.
Mais son effort se heurte à deux sortes d'obstacles :
les uns viennent du dehors, les autres sont intérieurs.
Les obstacles extérieurs sont les contrôles et les li-
mitations divers, qui lui sont imposés par le traité
de Versailles. Les obstacles intérieurs sont à peu près
tous dans la dépendance d'une situation financière
obérée. L'Etat allemand a bien accordé, en principe,
aux grandes compagnies de navigation du Reich des
indemnités de réparation, qui s'élèvent à 17 milliards
de marks. Mais, pratiquement, cette, question des
réparations n'est pas réglée. Son règlement est en-
travé par les protestations des partis de gauche,
qui tiennent le chiffre consenti pour trop élevé.
D'autre part, dans les milieux officiels et officieux du
Reich, on lie intimement la question de la naviga-
tion au problème du charbon. Avant la guerre, les
ports allemands se fournissaient en Angleterre, car
le charbon d'importation anglaise leur revenait moins
cher que le combustible allemand, transporté par
rail. Mais les besoins et les obligations de l'Angle-
terre lui interdisent une exportation importante en
Allemagne. D'ailleurs, le cours du change rendrait le
prix du charbon anglais prohibitif. La production
indigène étant encore insuffisante et les frais d'ex-
ploitation très élevés, il s'ensuit qu'il y a là, pour
la reconstitution de la marine marchande allemande,
une grr.ve difficulté à vaincre.
Ce que V Allemagne accomplit. Malgré ces obsta-
cles fondamentaux, auxquels s'ajoutent des difficultés
accessoires nombreuses, telles que le recrutement de
la main-d'œuvre et les grèves, les compagnies de
navigation allemandes se sont préoccupées d'aug-
menter leurs propres ressources. Quatorze d'entre
elles ont procédé à d'importantes augmentations de
capital. L'ensemble de leurs capitaux est passé ainsi
de 311 millions et demi à 447 millions de marks.
Voici dans quelles conditions matérielles leur activité
se déploie.
Si la petite flotte (flotte de pêche et flotte cô-
tière) est en plein rendement, la flotte de haute mer,
par suite de l'insuffisance de ravitaillement en char-
bon, que nous avons notée, ne parviendra que peu
à peu à fournir son plein rendement. Toutefois, le
travail de construction est accéléré avec une obsti-
nation inlassable. Les ouvriers des chantiers mari-
times, notamment ceux de Hambourg, se mettent
moins fréquemment en grève. La dernière grève,
celle des ouvriers riveurs, a été de courte durée. Les
matières premières nécessaires à la construction sont
suffisantes, du fait que la grande industrie métal-
lurgique a acquis, dans les chantiers navals, des in-
térêts importants et cherche à y acquérir une in-
fluence croissante. La politique économique du con-
sortium Hugo Stinnes, notamment, n'a pas manqué
de prendre irae position prépondérante dans cette
affaire.
Le système de la construction en série se généra-
lise sur le modèle du système de construction an-
glaise. La construction des voiliers a été presque to-
talement abandonnée. Les chantiers construisent
actuellement des vapeurs et des pétroliers. A Brème,
la construction des pétroliers est supérieure à celle
des vapeurs ; à Hambourg, on construit surtout des
vapeurs. Les rares voiliers qui sont en chantier sont
tous munis de moteurs de secours.
Les plus grandes compagnies, telles que la Ham-
burg Amerika Linie et la Nord Deustcher Uoyd, se
sont consacrées à la reconstitution, aussi rapide que
possible, de la marine marchande. Elles ont auda-
cieusement tenté de tourner les difficultés maté-
rielles, et elles y ont en grande partie réussi. Dans ce
but, elles ont conclu des arrangements, et même des
associations, avec des compagnies américaines. Ainsi
ont procédé la Hamburg-Amerika avec VHarriman-
Concern et la Nord-Deutscher Lloyd avec la Uniled
States Mail Steamship. On peut observer, à ce sujet,
que le développement considérable pris par la ma-
rine marciiande des Etats-Unis, pendant la guerre,
est aitisi pratiquement utilisée par l'Amérique au
4o8
mieux des intérêts américains. Cependant, il n'est pas
contestable que les compagnies allemandes trouvent,
dans ces associations, un concours opportun.
D'après un rapport de la « Compagnie Harriman »,
on envisage, en Allemagne, la construction rapide
de 185.000 tonnes de bateaux de commerce. Les
moyens de transformer des navires de guerre en
navires de commerce sont à l'étude ; mais les experts
craignent que cette transformation ne soit très oné-
reuse, pour des résultats douteux. Les plans de cons-
truction de la grande marine marchande sont, au-
jourd'hui, complètement achevés. Ils établissent que
les bâtiments allemands seront actionnés par des
combustibles liquides et, aussi rarement que pos-
sible, par l'emploi du charbon. Ils n'envisagent pas
la construction de nouveaux types des luxueux tran-
satlantiques d'avant-guerre, dont chaque unité re-
viendrait actuellement à 400 millions de marks
(335 millions avant la guerre). Ils se bornent à dres-
ser les plans et devis de vapeurs de tonnage moyen,
qui fourniront, au total, environ 599.000 tonnes
brutes. Beaucoup de ces types moyens sont actuel-
lement en chantier ; quelques-uns sont en voie
d'achèvement. Pour les transports à destination de
l'Amérique du Sud, seront utilisés des navires de
l'ancien type de la compagnie Hapag, c'est-à-dire des
bâtiments de is.oootonnes brutes et de I4.oootonnes
brutes, avec aménagements pour voyageurs, actionnés
par deux moteurs à expansion de 5.000 chevaux.
A la fin de l'année 1920, la compagnie Hamburg
Sûdamerikanische a lancé un paquebot mixte, VAr-
genliiia. Déjà, en octobre 1920, le premier vapeur
construit depuis la guerre, le vapeur Hamburg de la
compagnie Deulsch Auslralischen, avait pris la mer,
pour son voyage aux Indes orientales.
Ces documents témoignent que l'Allemagne active
ses constructions nationales. En fait, la dépréciation
du mark lui enlève la possibilité d'acheter des bâti-
ments à l'étranger.
D'autre part, les compagnies ont étudié les meil-
leurs moyens d'utilisation des navires qui lui ont été
laissés par le traité de paix. A ce sujet, on sait que
les stipulations primitives du traité n'ont pas été
maintenues intégralement. L'Entente a consenti que
ne soient pas livrés les bâtiments allemands de plus
de 1.600 tonnes et de moins de 1.600 tonnes, dont le
gouvernement du Reich a fait valoir l'utilisation
commerciale indispensable. L'Entente a même resti-
tué ceux qu'elle avait déjà reçus. Dans ces condi-
tions, le tonnage actuel de la flotte en service est
estimé, par les Annales de Ig, tiavigation allemande,
à 419.000 tonnes. Des documents officieux le portent
à plus de 500.000 tonnes. Notons qu'avant la guerre
ce toimage s'élevaient à 5.200.000 tonnes. Les compa-
gnies de navigation, pour parer, immédiatement et
aussi largement que possible, à ce déficit, ont mis à
exécution un plan d'affrètements.
Avant les hostilités, la navigation allemande avait
pour principe d'exploiter ses bâtiments sur des lignes
fixes. Actuellement, ce mode d'exploitation est appli-
qué avec une méthode rigoureuse. De nombreux ser-
vices fixes, destinés particulièrement au transport du
fret et, dans une proportion moindre, à celui des
voyageurs, ont été rétablis. La composition de ces
services fait apparaître les combinaisons d'affrète-
ments que nous signalions. Les lignes allemandes
exploitées sont les suivantes :
ï°Vers l'Afrique (ouest, sud-ouest et sud): par les
compagnies Woermann, Osta/rika Linie et Hamburg
A merika Linie. Les bâtiments en activité sont des bâti-
ments allemands et des bâtiments affrétés(le rétablis-
sement du service de l'Afrique orientale est à l'étude) ;
2° Vers l'Amérique du Sud (côte est) : par la
Hamburg Sud-Amerika, qui a mis en service un seul
bâtiment allemand, mais a affrété des bâtiments
hollandais et américains; par la Hamburg Amerika,
qui assure le service uniquement avec des vapeurs
américains affrétés par elle. Ces deux compagnies,
au surplus, utilisent les navires de la compagnie
américaine Harriman Concern, reprenant ainsi le
mode d'exploitation d'avant-guerre, qui était en
vigueur pour le service de l'Amérique du Sud. La
compagnie Nord-Deuslcher Lloyd a également affrété
à ce service deux de ses unités, le Vegesack et le
Bremerhaven ;
30 Vers l'Amérique du Sud (côte ouest) : par la
Kosmos-Linie, qui utilise des bâtiments américains
affrétés ;
4° Vers l'Amérique du Nord : par la compagnie
Hapag, en commun avec la Harriman Concern, et
par la Nord-Deutscher Lloyd de concert avec la com-
pagnie américaine United States Mail Steamship
Company. Pour ce service, ces compagnies utilisent
leurs propres bâtiments ;
50 Vers Cuba et Mexico : par la compagnie Hapag,
qui assure le service par ses propres moyens, à l'aide
de vapeurs achetés, les uns à la flotte Rhénane, les
autres à des compagnies de la mer du Nord et de la
Baltique;
go Vers l'Espagne et le Portugal : par la compa-
gnie Hansa (Hambourg et Brème), avec des bâti-
ments allemands et des bâtiments affrétés, et par la
Oldenburg Portugal, avec des bâtiments exelusive-
inent allemands;
LAROUSSE MENSUEL
.7" Vers la Méditerranée occidentale : par la com-
pagnie Sloman, avec des bâtiments exclusivement
allemands; vers la Méditerranée orientale, par la
Levante Lime, avec des bâtiments tels que ï'Abes-
sinia et l'Alexandria, récemment construits par la
compagnie Hapag;
8° Vers les Indes anglaises : par la compagnie
Hansa, avec des bâtiments affrétés ; vers les Indes
néerlandaises; par la compagnie Austral-Linie, en
commun avec la Lloyd de Rotterdam et la compagnie
Néerlandaise de navigation ;
9° Vers la Scandinavie : par la Bizmarck Linie et
les compagnies Mathies, Gohrekens et Fahrmann,
avec des unités allemandes.
Au surplus, comme par le passé, les deux com-
pagnies AT îrs(e» et Perlbach continuent leurs services
sur Anvers et l'Angleterre. La navigation rhénane
va être assurée, et l'est déjà en partie, par les com-
pagnies Hapag, Bremer Neptune et des compagnies
de Cologne. Enfin, la Bremer Neptune exploite plu-
sieurs lignes vers l'Angleterre et dans la Baltique ;
la Nord Deustcher Lloyd et la Paketfahrl Gesellschaft
ont ouvert des services, tels que Swinemiinde-Dant-
zig et Swinemiinde-PiUau-Libau.
On peut en conclure qu'en janvier 1921 les princi-
paux services de navigation ont été rouverts par les
ports allemands. Il s'ensuit que l'Allemagne a, d'ores
et déjà, la possibilité de commercer avec toutes les
parties du monde. D'ailleurs, les compagnies étran-
gères, particulièrement les compagnies américaines,
anglaises, hollandaises, néerlandaises, japonaises, ont
réinstallé leurs représentants dans les ports hanséa-
tiques, ou bien elles ont chargé des compagnies alle-
mandes de les représenter en Allemagne. Le trafic
maritime d'après-guerre tend donc à se rapprocher
du trafic normal d'avant-guerre, en dépit de grosses
difficultés.
Selon la Gazette de Vos, la reconstitution de la
marine marchande est, pour l'Allemagne, le seul
moyen de reconquérir sa place sur le marché mon-
dial et, surtout, d'améliorer son change. Elle s'y em-
ploie, en dehors des moyens relatés, par la concen-
tration de certaines compagnies, comme celle de la
Hamburg-Amerika et de la H amburger-V erkehrs-
Aktien-Gessellschaft, opérée par Hugo Stinnes. Elle
s'y emploie surtout, constate la Gazette de Voss, par
un élan national, qui entraîne tout le pays « à s'at-
teler à cette reconstitution ».
A la fin de l'année 1920, la Hamburg-Amerika,
escomptant les indemnités considérables qu'elle doit
recevoir du gouvernement du Reich et, sans doute
aussi, le développement rapide du trafic, a émis sur
le marché financier 100 millions de marks d'actions
de préférence, à 6 p. 100, au porteur. Ainsi, au
cours de l'année 1920, cette compagnie a porté son
capital de 180 à 285 millions de marks. Enfin, elle
a passé aux chantiers allemands une commande de
150.000 tonnes de bateaux, en même temps qu'elle
prenait livraison de plus (le 10.000 tonnes de gros
vapeurs.
L'Allemagne a fait, en deux années, de I9i9ài92i,
un grand pas vers la renaissance de sa puissance
maritime. — Robert Veyssib.
Ministère de Talleyrand en 181-1
(le), parCh. Dupuis (Paris, igiget 1920, i vol. in-S"). —
Nul sujet n'était plus indiqué pour un professeur de
droit international que celui de l'œuvre de Talley-
rand à la veille du Congrès devienne, œuvre qui n'a
jamais fait l'objet d'un travail spécial digne d'elle,
et nulle heure n'était mieux choisie pour la publier
que celle où tout Français cultivé a suivi avec l'at-
tention la plus soutenue l'effort de nos représentants
pour donner à notre victoire militaire la consécration
qu'elle méritait. Le nom de Talleyrand est conti-
nuellement évoqué depuis deux ans comme celui
d'un modèle, dont nos diplomates ne savent pas
toujours méditer les leçons. Charles Dupuis, en re-
traçant brièvement d'abord le début de sa carrière,
en le montrant aux prises avec les premières diffi-
cultés nées de la mégalomanie de Napoléon, en rap-
pelant son rôle politique dès avant la chute de
l'Empereur, en le montrant aussitôt après aux prises
avec la situation extérieure la plus tragique, en
exposant comment, peu à peu, il l'éclaircit, puis la
domine par la seule supériorité de son subtil talent,
a donné aux leçons de ce maître en diplomatie toute
leur portée, toute leur étendue. Il faut souhaiter que
ceux qui ont le plus direct intérêt à méditer ces
leçons ne manquent pas l'occasion de le faire et en
tirent un profit qui ne leur soit pas exclusif.
En novembre 1813, Napoléon avait offert à Tal-
leyrand le portefeuille des affaires étrangères, qu'il
lui avait retiré jadis ; c'était dire que Talleyrand
passait pour le plus apte à rétablir une situation
compromise, même aux yeux de l'Empereur, qui con-
naissait sa malveillance... Le diplomate n'eut garde
d'accepter ; dès ce moment, il jugeait la partie per-
due pour Napoléon et se flattait de sauver les inté-
rêts de la France en sacrifiant ceux de son chef ;
calcul très naturel, qui s'est fait jour en novem-
bre 1918, de l'autre côté du Rhin, quand l'empereur
allemand fut considéré comme le principal obstacle
ii la paix, mais calcul dangereux et le plus souvent
N' 169. Mars 1921.
faux. En contribuant à saper la puissance impériale,
Talleyrand, consciemment ou non, fit le jeu de l'en-
nemi. La France vaincue et s'abandonnant, le 31 mars,
0 à la générosité des puissances alliées », son porte-
parole allait se trouver désarmé pour tenir tête aux
exigences de l'adversaire.
Ces exigences, il est vrai, étaient dans la nature
des choses. Talleyrand, comme Louis XVIIl, les
avait prévues, et il n'était pas facile au plénipoten-
tiaire français d'y obtenir des adoucissements. La
coalition voulait retirer à la France toutes les con-
quêtes faites par elle depuis vingt-cinq ans, et.,
comme ces conquêtes étaient celles de la Révolution,
le gouvernement de la Restauration était mal placé
pour les défendre. Mais, au moins, pouvait-il deman-
der l'emploi qu'on en ferait. A qui reviendraient ces
provinces, dont quelques-unes s'étaient données
librement à la France, telles la Savoie, la Belgique,
la Rhénanie ? Le roi de Sardaigne, n'ayant pris au-
cune part à la coalition, se trouvait sans force pour
réclamer la Savoie, que les Alliés se donnèrent la gé-
nérosité de laisser à la France ; mais, sur les bords
du Rhin, comme dans la plaine flamande, trop d'am-
bitions étaient allumées, trop de rancunes et de
craintes pour l'avenir se faisaient jour pour permettre
une discussion de principe. Il fut dès l'abord entendu
que la France n'aurait aucun droit de regard sur
l'attribution des territoires abandonnés ; ainsi la
Prusse pourrait tout à loisir, à Vienne, obtenir de
ses alliés à courte vue des territoires situés en dehors
de sa réelle sphère d'influence, complètement étran-
gers à ses mœurs, sinon à sa langue ; ainsi grossira-
t-on la Hollande des provinces belges qui lui ressem-
blent si peu, dans le seul but d'élever contre la
France une « barrière » solide.
Cependant, si l'ensemble des dispositions est arrêté
dès le premier jour de la Restauration, nombreuses
sont les questions à débattre et considérable le rôle
que Talleyrand se doit de jouer dans le seul domaine
diplomatique. Ch. Dupuis ne limite, d'ailleurs, pas à
ce domaine son étude du ministère de Talleyrand.
Il montre le président du gouvernement provisoire
travaillant à l'élaboration de la constitution que, de
concert avec le Sénat, il projette d'imposer au roi ;
il explique avec grande netteté comment l'ancien
grand chancelier de l'Empire et les sénateurs de
l'Empereur ne peuvent envisager de la même manière
que les royalistes d'ancien régime la politique que
doit suivre le roi restauré. En dépit des résistances
qu'il rencontre, malgré l'accueil réservé qu'il reçoit
de Louis XVIII, Talleyrand, par la seule logique
d'un raisonnement bien enchaîné, comme aussi par
le prestige d'une expérience consommée des affaires
— de toutes les affaires — ne laisse pas que d'obte-
nir des résultats sérieux. Mais il ne peut en même
temps surveiller la réorganisation du royaume et né-
gocier avec les Alliés; il abandonne bientôt à l'abbé
de Montesquiou et au comte de Blacas la première
tâche, pour se confiner dans la seconde.
On a beaucoup reproché à Talleyrand la conven-
tion du 23 avril 1814. Nombreux furent les contem-
porains et, plus tard, les historiens qui ont soutenu
qu'avec l'appui du tsar Alexandre on pouvait obtenir
beaucoup mieux. Ch. Dupuis n'est pas plus de
ceux-là que ne l'était son éminent ami Albert Sorel.
Ce delTiier, dans son enseignement à l'Ecole des
sciences politiques, comme dans le huitième volume
do « l'Europe et la Révolution française », avait très
clairement exposé que la défaite militaire de la
France au 31 mars conditionnait l'armistice, beau-
coup plus que les vagues déclarations dictées par le
tsar !e même jour, déclarations qui n'avaient qu'un
but politique facile à saisir. Comment prétendre con-
server même provisoirement, et comme monnaie
d'échange, ces places d'Allemagne, que les armées
impériales occupent encore, sans la moindre chance
de pouvoir y être ravitaillées ? La première précau-
tion du vainqueur en pareille circonstance n'est-elle
pas, précisément, de réparer les quelques accrocs qui
peuvent diminuer la portée de sa victoire ? Or, Tal-
leyrand obtient une compensation à cet abandon
qu'il consent : c'est l'immédiate cessation de la ré-
quisition étrangère; c'est, mieux encore, la promesse
d'une rectification de frontière sur celle de l'ancien
régime. Prétendre au delà, nous l'avons dit, c'était
inutile ; jamais Alexandre, dans ses meilleurs mo-
ments d'épanchement, n'avait, depuis l'échec des
feintes propositions de Francfort, prorais de garantir
à la France la frontière du Rhin. L'Angleterre, qui,
par sa situation extra-continentale, est, et sera tou-
jours, l'arbitre des guerres auxquelles elle prend part,
voulait d'abord une paix anglaise : a En ce qui re-
garde notre propre paix, écrivait Castlereagh le
19 avril 1814 à lord Liverpool, je considère Malte,
le Cap, Maurice et Tabago comme des conditions
sine qua non; de même les dispositions limitant les
Français à une occupation commerciale de leur
comptoir dans les Indes orientales. » Par ailleurs,
elle tenait à enfermer la France dans cette « fron-
tière militaire » tout artificielle et indéfendable,
nous l'avons vu depuis, qui semblait lui garantir
l'indépendance d'Anvers, « ce pistolet chargé » qu'elle
redoutait par-dessus tout de voir retomber aux
mains d'une grande puissance.
If 189. Mars 1921.
Or, au point de vue tant territorial que financier,
Talleyrand, par le traité du 30 mai 1814, obtint des
concessions sérieuses, après avoir fait à l'Angleterre
l'abandon de ce qu'elle demandait. En conservant la
plus grande partie de la Savoie, l'ancien comtat Ve-
naissin — dont on ne manque pas de faire état dans
nos gains — les cantons de Sarrebriick et d'Arneval,
quelques districts enclavés en Lorraine, l'arrondisse-
ment de Landau, on acquérait sur l'empire germa-
nique quelque 66.000 âmes, et 75.000 dans les can-
tons de Merbes-le-Château, de Beaumont, de Chi-
may, de Dour, de VValcourt, de Florence, de Beau-
raing, de Gédinne. Par ailleurs, aucune indemnité
de guerre n'était imposée à la France ; seules, res-
taient dues par elle les sommes provenant de « con-
trats et engagements formels conclus parles autorités
françaises, tant pour fournitures qu'à raison d'obliga-
tions légales «.
« Le traité du 30 mai 1814 était honorable » ;
était-il « bienfaisant », comme l'écrit l'historien, on
n'oserait l'affirmer, car il laissait aux Alliés toute
latitude de bouleverser l'Europe au prochain congrès
et d'y diminuer encore la place de la France. Talley-
rand n'aurait-il pu, dès ce moment, obtenir un article
secret ou patent, relatif au statut de la rive gauche
du Rhin, stipulant, notamment, qu'aucune grande
puissance de la future Confédération germanique n'y
aurait acres. Ce n'est pas certain ; les discussions
ultérieures de Vienne prouvent, au contraire, que
Talleyrand méconnut en quelque sorte l'intérêt pri-
mordial de la question rhénane. Sa proposition sur
la limitation des armements, prestement écartée par
ses confrères étrangers, prouve qu'il « avait de l'ave-
nir dans l'esprit » et qu'il désirait la paix.
En utilisant largement les archives de Vienne, de
Dresde, de Berlin, de Hanovre, de Munich, qu'il
avait pu consulter avant la guerre, les documents du
ForeignOffice.que son collaborateur, Maurice Escof-
fier, avait soigneusement coUigés, Charles Dupuis
est amené, laissant un instant Talleyrand de côté, à
chercher à percer le secret des conversations alliées,
dans ce printemps et cet été de 1814. Ce faisant,
il écrit la préface du Congrès de Vienne, nous pro-
mettant ainsi, pour l'avenir, une étude complète de la
célèbre assemblée. Ce qui constituera au Congrès la
force de Talleyrand, c'est la division interalliée, qu'il
connaît et qu'il entretient; le jeu du vaincu est tou-
jours le même et, toujours, les vainqueurs prêtent le
flanc et le favorisent. Malheureusement, le sort de la
France est réglé dès le 30 mai ; les discussions inter-
alliées ne peuvent le remettre en question.
Elles ont commencé dès Francfort; elles se sont
tues jusqu'à la victoire ; elles ont repris aussitôt
après, puis à Londres, où les souverains et ministres
alliés sont allés rendre hommage au prince-régent,
considéré, ainsi que le souhaite Castlereagh, son mi-
nistre, « comme l'arbitre vers lequel tous se tournent
pour se protéger les uns contre les autres, et non
comme l'allié particulier d'aucune cour ». Les con-
férences se suivent ; les « Quatre » se réunissent, tan-
tôt chez l'un, tantôt chez l'autre, pour ne froisser
personne; les prétentions se heurtent, commeelles se
heurteront jusqu'à la nouvelle du retour de l'île
d'Elbe; il faut le réveil du lion endormi pour mettre
les vainqueurs d'accord.
Les dépouilles à partager sont nombreuses ; l'Au-
triche, la Prusse, la Russie rivalisent d'ambition.
L'Angleterre, qui a obtenu son lot dès l'abord — elle
procède toujours de la même façon, — se décide,
non sans hésitation, à défendre la thèse autrichienne,
pour mettre obstacle aux ambitions d'Alexandre,
qu'elle redoute. Or, celui-ci a, depuis un an, précisé
ses revendications; il veut réunir sous son sceptre la
Pologne tout entière, telle qu'elle était avant le pre-
mier partage, tout en lui donnant une sorte d'auto-
nomie. Dès le début de son règne, son ami Adam
Czartoriski lui a soufflé ce projet ; il l'a milri longue-
ment ; il a cru, un instant, le réaliser avec l'aide de
Napoléon ; il est maintenant décidé à le réaliser avec
l'appui des anciens copartageants. Il compense la
Prusse par la Saxe, l'Autriche par l'Italie; le projet
est aussi simple en son principe que grandiose : il le
légitime en faisant valoir l'horrible trahison du roi
de Saxe, qui est resté jusqu'au bout — à son corps
défendant, sans doute — l'allié de Napoléon. Mais,
outre que l'Autriche refuse de se dessaisir de la Ga-
licie, que rien ne peut compenser, la Saxe trouve
des défenseurs à Vienne, à Londres, voire à Paris,
et l'appui de Paris, au 3 janvier 1815, deviendra
décisif. Pour l'instant, Talleyrand n'est pas tenu offi-
ciellement au courant ; ses agents écoutent, rappor-
tent, mais le ministre français reste muet.
Hardenberg, au contraire, se remue, intrigue et
rédige de copieux mémoires où, sans fausse honte,
il étale les ambitions prussiennes; dès le 2g avril, sa
confession est complète; on ne peut souhaiter mieux:
il taille et rogne à travers l'Europe, sans le moindre
souci du désir des peuples qu'on distribue, soumet-
tant au même prince la Sicile et les îles Ioniennes,
étendant surtout le lot de la Prusse dans tous les
coins de l'Allemagne, sans paraître se soucier de
relier ensemble les morceaux de ce royaume épars ;
l'avenir s'en chargera. Il tient aux rives du Rhin de
Mayence à Wesel, mais se passerait volontiers de
LAROUSSE MENSUEL
territoires plus excentriques; on ne le voit réclamer
nommément ni la région de la Sarre, ni celle de la
haute Moselle : il y aurait là pour la France une
partie habile à jouer, si l'on pouvait prévoir d'avance.
Mais, sur la possession des rives du Rhin, l'Autriche
proteste ; elle n'a pas abandonné toute ambition de
ce côté et veut au moins neutraliser Mayence, c'est-
à-dire remettre la vieille ville à un de ses clients de
la future Confédération. On sait qu'elle finira par y
installer le grand-duc de Hesse.
Quant à la Saxe, si prestement rayée de la carte
en tant qu'Etat indépendant et défendue par l'em-
pereur François et le gouvernement de Londres, on
croit réparer l'injure à elle faite en donnant à son
roi une principauté sur la rive gauche du Rhin ; les
Saxons se consoleront ainsi de devenir prussiens.
Autour de ce moyen terme on discutera quelque
temps à Vienne; Talleyrand contribuera à le faire
rejeter; ce n'est, certes, pas là un de ses titres de
gloire : à défaut du Saxon, il devait chercher un
prince pour gouverner les Rhénans et les soustraire
au joug prussien.
Mais le ministre de Louis XVIII voyait plus haut
et plus loin ; il avait fait son sacrifice des conquêtes
napoléoniennes; il plaçait la force de la France dans
son désintéressement, dans la
défense des principes qu'il al-
lait consacrer à Vienne : le
principe d'équilibre, le prin-
cipe de légitimité. Avant de
partir au Congrès, son dernier
acte fut de synthétiser le pro-
gramme de la diplomatie fran-
çaise dans des instructions qui
passent à bon droit pour le
modèle du genre. Charles Du-
puis consacre la dernière par-
tie de son suggestif ouvrage à
les analyser.
< Les points qui importent
le plus à la France, classés
dans l'ordre de leur impor-
tance relative, portent les Ins-
tructions, sont ceuSt-ci :
• i" Qu'il ne soit laissé à
l'Autriche aucune chance de
pouvoir faire tomber entre les
mains d'un prince de sa mai-
son, c'est-à-dire entre les sien-
nes, les Etats du roi de Sar-
daigne qui sont contigus à la
France ;
« 2° Que Naples soit resti-
tuée à Ferdinand IV ;
< 3" Que la Pologne .entière
ne passe point, et ne puisse
point passer, sous la souverai-
neté de la Russie;
« 4° Que la Prusse n'ac-
quière ni le royaume de
Saxe, du moins en totaUté, ni
Mayence. •
Voilà un ordre de revendi-
cations qui ne laisse pas que
de surprendre. Ainsi donc,
aux yeux de Louis XVIII et
de son ministre, la crainte de
l'extension de l'Autriche en
Italie, le sort du royaume de
Naples, le sort de la Pologne
importent plus à la France que les acquisitions pos-
sibles de la Prusse ! De fait, on verra Talleyrand, dès
son arrivée à Vienne, partir en guerre contre Murât ;
ainsi le veut le principe que l'ancien ministre du Direc-
toire défend avec la ferveur du néophyte : le principe
de la légitimité. Ce n'est pas, pourtant, que le gouver-
nement royal ne sente le danger prussien: on connaît
ce morceau magistral et toujours actuel des Instruc-
tions : « En Italie, c'est l'Autriche qu'il faut empêcher
de dominer en opposant à son influence des influences
contraires ; en Allemagne, c'est la Prusse. La constitu-
tion physique de sa monarchie lui fait de l'ambition
une sorte de nécessité. Tout prétexte lui est bon; nul
scrupule ne l'arrête. La convenance est son droit. »
Depuis un siècle, la Prusse conserve immuable la
même mentalité, dans la victoire comme dans la dé-
faite. Aussi Talleyrand expose-t-il bien le danger
qu'il y a pour la France à son voisinage. Il borne,
cependant, son action à tenterde l'écarter de Mayence
et de la rive gauche de la Moselle ; il ne croit pas
possible de l'écarter des frontières lorraines; il vou-
drait voir attribuer Mayence et Luxembourg à la
Confédération ; sa raison est spirituelle : « Toute
confédération est une république, et, pour être bien
constituée, doit en avoir l'esprit. Voilà pourquoi une
confédération de princes ne peut jamais être bien
constituée, car l'esprit de la république tend à l'éga-
lité et celui du monarque à l'indépendance. >
Sur la Pologne, l'avis de la mission française est
aussi judicieux : « Le rétablissement du royaume de
Pologne serait un bien, un très grand bien, mais
seulement sous les trois conditions suivantes : 1° qu'il
fût indépendant ; 2° qu'il eût une constitution forte;
30 qu'il ne fallût pas compenser à l'Autriche et à la
409
Russie la part qui leur en était respectivement
échue; conditions qui sont toutes impossibles, et la
seconde plus impossible que les autres. • Aussi, ne
croyant pas possible l'indépendance, les Instructions
concluent-elles avec résignation à tout rétablir en
Pologne sur le pied du dernier partage. En restant
partagée, la Pologne ne sera pas anéantie pour tou-
jours. Les Polonais, ne formant plus une société
politique, formeront toujours une famille. Ils n'auront
plus une même patrie, mais ils auront une même
langue. Ils resteront donc unis par le plus fort et le
plus durable des liens. Ils parviendront, sous des
dominations étrangères, à l'âge viril auquel ils n'ont
pu arriver en neuf siècles d'indépendance, et le
moment où ils l'auront atteint ne sera pas loin
de celui où, émancipés, ils se rattacheront tous à
un même centre. Dantzig doit suivre le sort de la
Pologne. •
On voit par ces quelques citations quelle est la
portée du document dans lequel se résume l'œuvre
du ministre de Louis XVIII. On sent peut-être au-
jourd'hui, après les traités de 1919, mieux qu'avant
la guerre, la justesse de certaines vues de Talleyrand.
Aussi faut-il souhaiter à l'excellent livre de Charles
Dupuis le succès qu'il mérite. L'Académie des
TaUeyrand-Péngord. prince de Bénévent (1754-1838). Tableau de M"» Godefi-oy.
(Musée de Versailles.)
sciences morales contribua, le 22 janvier dernier, à
le consacrer en élisant son auteur, juriste distingué
par ailleurs, dans sa section de législation. — P. Rain.
Itliroir brisé (le), sonnets, par Gauthier-Fer-
rières (în-i6, 1920). — Les fidèles lecteurs du Larousse
Mensuel se rappellent sans doute avec plaisir les ar-
ticles brillants et sincères, et aussi les charmants
sonnets, que notre regretté collaborateur et ami,
tué à l'armée d'Orient (v. t. III, p. 555), compo-
sait pour notre revue. Voici que de ses œuvres pos-
thumes a paru un premier recueil, un ensemble de
trente-quatre sonnets. Ils dérivent de la même
source d'émotion et d'inspiration que cet harmonieux
volume : Us Ombres heureuses, dont nous avons
rendu compte en 1912 (v. t. II, p. 466). Un
même douloureux amour, une même séduisante
femme s'y font recoimaître. Une femme à l'allure
nonchalante et pensive, aux attitudes souples et on-
duleuses; sa robe à volants, les repentirs qui tombent
de chaque côté de son visage ont des grâces roman-
tiques. Ses beaux cheveux blonds, tirant sur le roux,
brûlent comme une flamme ardente le cœur du
poète. Il l'aimerait, croit-il, même si elle se trouvait
privée de cette splendide chevelure ; mais quel sacri-
fice! Aussi le voit-on supplier le Temps d'épargner
cette parure charmante. L'Aimée change-t-elle sa
coiffure, voilà le poète aux champs. Tout est dou-
leur aux âmes inquiètes, et qui peut aimer passion-
nément sans connaître l'inquiétude ?
Cette hgure de femme, dont le reflet est encore
si vif dans ce miroir brisé, on se l'imagine volon-
tiers musicienne, heureuse d'évoquer sur le cla-
vecin la douceur des airs anciens. Mais elle a prin-
410
cipalement toutes les grâces d'une nymphe dan-
sante. C'est ainsi qu'elle apparaît dans l'œuvre du
poète. Pour chaque épisode de sa vie sentimentale, il
se compose un paysage français, italien, antique,
toujours animé de visions chorégraphiques d'une
grâce virgilienne ou, parfois, plus modernement, bot-
ticellesque. La nymphe de ses rêves passe devant
une toile de fond, qui est soit le ciel de Paris par un
beau soleil couchant, soit les pins et la mer de Bre-
tagne, soit la colline harmonieuse de Fiesole. Rêve-
rie gracieuse, assurément, mais qui, pourtant, n'est
jamais entièrement dépour\-ue de mélancolie. Les
poètes sentent vivement; ils ont l'intuition doulou-
reuse de la fuite irrémédiable du temps et de l'ins-
tabilité aes joies humaines. Les sonnets du Miroir
brisé sont pleins de cette tristesse. La vue d'une
petite Italienne avive chez le poète le regret d'être
sans enfant; sans un enfant, dont la femme aimée
serait la mère. Il pense à la vieillesse solitaire, qui
lui fait peur; il rêve — sans grand espoir — d'un
amour qui conduirait les deux amants jusqu'à la
vieillesse et jusqu'à la tombe; d'un coin tranquille,
où il poursuivrait ses songes à l'abri des orages. Il
ne souhaite point une longue vie, s'il doit vieillir
loin d'elle. Il se retourne même sans joie vers ses
ambitions, vers ses orgueils passés : à tous il a
renoncé, content seulement que l'Amour ait rempli
tout le vidé de sa vie. Il évoque Bérénice, Andro-
raaque, Iphigénie et toutes les héroïnes des amours
infortunées. Ayant mal conduit son char dans la
carrière, il souhaite, tel Phaéton, d'être précipité. Il
pleure les choses qui ne sont plus :
Vous qui donniez deux fois des roses dans l'année.
Beaux iardins de Pœstum que Virgile a connus,
Ôil vous étiez jadis les champs sont presque nus;
La terre par la (ièvre est tout empoisonnée.
Seuls, trois temples sont là, dans l'herbe abandonnés,
Debout devant la mer et près des monts chenus
Le temps embaume encor leurs frontons et leurs fûts
D'un souvenir de rose immortelle et fanée.
O Pœstura, qui nous vis tous deux nous promenant,
Mes jours qu'elle emplissait sont vides, maintenant.
J'ai perdu ma jeunesse, ainsi que vous vos roses.
La cendre reste seule à la place du feu,
Et mon cœur est ici, dans le désert des choses,
Comme un temple en ruine où ne vient plus son dieu
En réalité, le feu n'était pas éteint. Il n'y avait
que trop de flamme dans ce cœur ardent qui se dé-
vorait lui-même, dans cette âme trop grande pour
son Qorps et pour sa destinée.
Toute cette poésie, soit qu'elle s'enivre aux rêveries
romantiques, soit qu'elle se rafraîchisse aux harmo-
nieuses visions de l'antiquité, est toujours animée
d'on ne sait quelle chaleur secrète et toujours jeune,
qui ne cherche qu'à se manifester par de belles
échappées. La souffrance n'est pas au centre de
l'âme elle-même, mais autour d'elle, dans la plati-
tude de la vie, dans la sécheresse des hommes et,
sans doute, dans l'incompréhension de la femme; en-
fin, dans tout ce qui empêche, heurte ou blesse l'épa-
nouissement d'une ardeur généreuse. Qu'une occasion
surgifse de réaliser de grands rêves, et les roses re-
fleurissent, et le dieu revient dans son temple.
On le vit le jour où, transportée par des événe-
ments grandioses et tragiques, cette âme d'artiite
s'évada simplement vers l'Orient splendide, vers le
dévouement, la souffrance et la mort. — Louis Coquelin.
molybdène n. m. — Chim. et ind. Comme le
métal tungstène, dont nous avons récemment
publié une monographie, le molybdène, jusqu'ici
peu utilisé, incomplètement étudié, est devenu
actuellement, par suite des applications que les
savants ont su lui trouver, une substance recher-
chée. Les travaux auxquels ce métal a donné lieu
ont permis de mieux connaître ses propriétés et de
déterminer plus exactement ses caractéristiques. Ce
sont ces indications nouvelles qui feront l'objet de
cette étude.
Historique. Bien que le terme de molybdénite fût
employé par les anciens, ceux-ci l'appliquaient au
graphite et à des minerais de plomb; la véritable
nature de la molybdénite ne fut reconnue qu'en 1778
par le Suédois Scheele. Ce chimiste dériva du mi-
nerai l'oxyde d'un nouveau métal. En 1780, Hjelm,
par réduction de cet oxyde avec du charbon, obte-
nait la première fonte de molybdène, mais le métal
était dénaturé par une très forte carburation. Ce ne
fut qu'en 1895 que Moissan réussit à préparer le mo-
lybdène absolument pur au four électrique; la mas;e
fondue se présentait comme une substance mal-
léable, se prêtant à de nombreuses applications mé-
tallurgiques.
Propriétés physiques. Pur, le molybdène est un
métal blanc, pouvant se travailler assez aisément ; sa
densité est de 9,01 ; il fond vers 2.000° C, entre en
ébullition à la température du four électrique;
comme le fer, auquel il ressemble, le molybdène est
magnétique et bon conducteur de l'électricité.
Propriétés chimiques. Ce métal est assez résis-
' tant à l'action de l'air et de l'eau ; pour obtenir son
oxydation, il convient de le chauffer au moins
à 600° C. ; il brûle, toutefois, avec un vil éclat dans la
flamme du chalumeau; attaqué par le fluor à froid.
LAROUSSE MENSUEL
par le chlore à chaud, résistant au soufre, ainsi
qu'aux aciJes usuels, le molybdène n'est prati-
quement soluble que dans les réactifs oxydants
(acide nitrique, eau régale, chlorates, etc.).
Le molybdène se combine très aisément au carbone
en formant des carbures à 4 ou 5 p. 100 de car-
bone ; ces carbures, analogues à la fonte de fer, sont
extrêmement durs, rayant le quartz . Leur formation
lUt, du reste. l'obstacle auquel se heurtèrent les chi-
mistes qui essayèrent les réductions par le charbon.
Les dérivés les plus importants du molybdène
sont les suivants : parmi les chlorures, MoCl', penia-
chlorure produit par l'action directe du chlore sur le
métal (il forme des paillettes semblables à l'iode, fu-
sibles à 194°, volatiles à 258°) ; parmi les oxydes, on
trouve plusieurs degrés d'oxyda-
tion : MoO, Mo'O', MoO', IVIoO'.
L'arihydride{fAoO') représente
le degré maximum réalisé par
l'attaque de tous les composés,
par les oxydants ; c'est une
poudre blanche, peu soluble dans
l'eau et dans les acides, mais
très soluble dans l'ammoniaque
et dans les alcalis. Ces solutions
alcalines donnent des sels dits
molybdates ; le plus important
de ceux-ci est le molybdate
d'ammoniurrt (7 MoO', 3 Am'O,
4 H'O), sel blanc en gros prismes
clinorhombiques.
En réduisant ces molybdates
par le zinc, les liqueurs de-
viennent bleues, puis brunes et
noires; elles contiennent alors
des sels de sesquioxyde (Mo'O").
Quant au bioxyde ( MoO') , il
prend naissance en calcinant
le molybdate d'ammonium ; ce
sont des paillettes rouges, solu-
bles dans l'eau.
Le molybdène a pour sym-
bole Mo, d'après les derniers
travaux de la Commission des
poids atomiques ; le chiffre adopté
est : 96,087 pour son poids ato-
mique.
Minerais et gisements. Le mo-
lybdène est assez diffusé dans la
nature. Outre les espèces miné-
rales qui le contiennent, le métal
a ét4 rencontré dans des eaux à
Neyrac (Ardèche), dans les eaux
alcalines du lac salé de San
Bernardino (Etats-Unis), daps
des cendres de houilles, etc. ; le molybdène, toutefois,
doit être considéré comme un élément assez rare,
car peu nombreuses sont les sources auxquelles on
peut s'adresser pour l'extraire avec profit.
■ Les principales espèces minéralogiques qui le con-
tiennetit sont :
1". la molybdénite (sulfure de molybdène, MoS'), en
lamelles cristallines gris de plomb à vif éclat métal-
lique, tachant le papier (ce sulfure contient 60 p. 100
de métal).
2° la wulfénite ou mélinose (molybdate de plomb,
Pb.Mo.C), en cristaux j aunes contenant 36,15 p. 100
de molybdène.
On signale encore : Vilsémannite (molybdate de
molybdène), la molybdine (acide molybdique), la mo-
lybdurane (molybdate d'urane), la tnolybdo/errite
(molybdate de fer), la pétéraïle (molybdate de fer et
de cobalt), Véosite (vanadomolybdate de plomb).
On a trouvé des gisements de ces minerais sur de
nombreux points du globe, mais les seules mines in-
téressantes sont exploitées en Australie, en Norvège,
aux Etats-Unis et au Canada.
En Australie, les mines les plus importantes sont
celles de Whipstick et Jingera, près de Kingsgate ;
la production, en 1913, fut pour toute l'Australie
de 145 tonnes de concentrés à 80 p. 100 de mo-
lybdène.
En Norvège, on signale les mines d'Arendal, de
Hovland, celle du district de Stedevidner (produc-
tion annuelle : 30 à 40 tonnes de molybdénite) , en
Suède, l'important gisement de l'île d'Ekholraen ; au
Canada, celui de Lost Creek, dans la Colombie bri-
tannique, et celui de Quyon, dans la province de
Québec. Dans ces mines, ce sont surtout des filons
de molybdénite que l'on exploite ; la wulfénite est
extraite aux Etats-Unis, à Copper et à Crown-
Point.
Préparation des minerais. Bien que l'on ait, dans
quelques mines, trouvé des blocs de molybdénite
pure pesant plus de 200 kilogrammes; en général, les
gisements exploités ne contieiment guère plus de i à
3 p. 100 de métal ; pour diminuer les frais de trans-
port, il importe, dès le carreau de mine, de concen-
trer le minerai en éliminant le stérile, comme on
pratique pour les minerais de tungstène.
On emploie fréquemment pour le molybdène les
appareils d'Elmore, basés sur le flottage des pail-
lettes de sulfure naturel à la surface des liquides,
tandis que les matières stériles tombent au fond des
«• 168. Mars 1921.
récipients. En remarquant que l'on facilite le flot-
tage en ajoutant à l'eau de l'huile de pétrole et de
l'acide, puis en opérant sous pression réduite, l'acide
attaquant le sulfure faisant dégager des gaz qui ren-
dent les paillettes plus légères, le procédé se pra-
tique de la façon suivante : le minerai délayé avec
l'eau, l'huile et l'acide, dans un malaxeui, est aspiré
dans un grand récipient conique, grâce au vide que
l'on y maintient; les particules flottables s'accumu-
lent à la partie supérieure du cône et, de là, gagnent
par un siphon le réservoir des concentrés; les parties
stériles tombant au fond du cône sont éliminées par
un autre siphon.
Avec cet appareil, on obtient des concentrés à
40-50 p. 100 de molybdène, en partant de minerai ne
Triage des minerais par le T^rocédti
de flottage Elmoi-e. (Appareils en
coupe; :
A. arrivée du otinerai. de l't-au et
de l'huile :
B. mélangeur ;
C. cône séparateur ;
E, force motrice;
a. pompe à vide :
b. départ des stériles .
c. départ des conceiarés.
contenant flue 2 à 3 p. 100. Dans d'autres mines,
on a employé des trieurs magnétiques, comme ceux
décrits pour le travail du tungstène, mais ces appa-
reils ne fonctionnent bien qu'avec des minerais forte-
ment ferrugineux ; si le minerai est réfractaire à
l'aimant, on peut opérer le triage, en remarquant
que la molybdénite est bonne conductrice de l'élec-
tricité, à l'inverse des gangues, du quartz et de la
blende; le trieur électrostatique utilisé dans ce cas
consiste en un rouleau métallique porté à un très
fort potentiel (350.000 volts), les parcelles conduc-
trices, s'étant électrisées par le frottement lors du
broyage, tombent sur le rouleau ; leur charge électri-
que est neutralisée aussitôt ; elles se chargent alors
de la même électricité que le rouleau et, par suite,
sont rejetées en avant de l'appareil, tandis que les
stériles, restés indifférents, tombent sous le trieur.
Le minerai concentré peut, dans quelques cas où
il se présente exceptionnellement pur, servir à ali-
menter des fours électriques pour élaborer des ferros ;
mais, le plus souvent, il importe de pratiquer une épu-
ration chimique en préparant l'acide molybdique pur.
Purificatiott chimique. Pour réaliser cette purifica-
tion, en partant de la molybdénite ou sulfure de mo-
lybdène, on commence par un grillage à l'air; peu à
peu, le soufre s'élimine, la masse se transformant en
oxyde. Celui-ci est repris par de l'ammoniaque, la
solution de molybdate obtenue est évaporée; le sel
cristallise, tandis que les vapeurs ammoniacales en
excès sont condensées pour servir à de nouvelles
dissolutions. Le molybdate, purifié par plusieurs cris-
tallisations, est ensuite calciné, laissant un dépôt
d'o.xyde pur.
Préparation du métal. Le métal dérive de l'oxyde,
par réduction avec l'hydrogène, le cyanure de po-
tassium, l'aluminium ou le magnésium ; avec ces
réducteurs, le molybdène est pulvérulent ; on l'obtient
fondu et malléable de la même façon que le tungs-
tène : agglomération du métal pulvérulent sous forte
pression à haute température, forgeable à la marte-
leuse et étirage du filament rendu ductile.
Moissan, tout en employant le charbon comme
réducteur, évite de carburer le molybdène en opé-
rant dans un four électrique, mais en laissant contre
les parois du creuset une certaine quantité de métal
non fondu ; la réduction et la fusion ont lieu sous
60 volts et 800 ampères.
Applications du molybdène. Le molybdène est de-
puis longtemps utilisé, dans les laboratoires, sous
I
N' 169. Mars 1921.
fonne de molybdate d'ammonium; c'est , en effet, le
réactif le plus pratique pour précipiter le phosphore
et permettre son dosage rapide.
Les usages les plus importants et les plus récents
sont surtout les applications en métallurgie; le mo-
lybdène entre dans la composition de divers aciers;
tréfilé en fil fin, on l'utilise dans le montage des
lampes électriques intensives.
Allié au fer, le molybdène a une action comparable à
celle du tungstène, tout en ayant l'avantage de donner
les mêmes résultats avec une quantité mo.tié de mé-
tal ; les aciers, ainsi réalisés, ont leur limite d'élasti-
cité considérablement augmentée ; ils conviennent
pour préparer des aimants permanents. Le molyb-
dène est rarement employé seu 1 ; on l'incorpore de
pré.érence aux aciers avec le chrome, letungstène ou
le nickel. L'acier nickel-clirome, ayant une très grande
résistance à la rupture par le choc, est recherché
particulièrement par la construction automobile ; la
combinaison nickel-chrome-raolybdène donne une très
haute dureté ; elle est appréciée pour le métal des
blindages, les tubes des canons. Quant à la combi-
naison chrome-molybdène, elle possède la propriété
de se tremper à l'air
et d'être fortement
résistante à l'action
des acides.
La préparation de
ces aciers a lieu en
ajoutant au fer ou à
un acier les élément s
utiles, sous forme
de ferros; l'opéra-
tion se pratiquant
généralement au
creuset ou au four
électrique.
Les ferromolyb-
dènes s'obtiennent
souvent directement
au fourélectrique en
partant du mine-
rai de fer et de la
raolybdénite; la ré-
duct.on a lieu en
présence de chaux
comme désulfurani ;
dans le comme. ce,
on trouve des ferro-
molybdènes titrant
50 ou 80 p. 100 de
molybdène, avec en-
viron 2 p. 100 de
carbone. Outre cet
emploi dans les acié-
ries, le molybdène a
été proposé comme
désoxydant ; dans ce
cas, on l'ajoute au
bain métallique au
moment de couler :
le molybdène s'em-
pare de l'oxygène
des oxydes du bain
en se convertissant
en oxyde volatil, ce
qui présente l'avan-
tage de ne laisser aucun résidu. Dans la fabrication
des lampes électriques, le molybdène, comme le
tungstène, a été utilisé : dans les premières expé-
riences sur les filaments, ceux réalisés avec le
molybdène s'obtenaient d'après le brevet Auer, en
formant une pâte d'oxydes que l'on tréfilait ; le
filament était ensuite réduit dans un courant d'hy-
drogène. La lampe ainsi constituée donnait la bougie,
avec une dépense de i watt. Aujourd'hui, le molyb-
dène, travaillé à la marteleuse, comme nous l'avons
expliqué plus haut, sert dans le montage des lampes
demi-watt à préparer les crochets de suspension, sa
souplesse étant beaucoup plus grande que celle du
tungstène pour cet usage.
Pour compléter l'exposé des usages du molybdène, il
convient d'indiquer l'emploi des oxydes inférieurs
pour colorer en bleu le cuir, le caoutchouc, les
matières plastiques, etc. ; celui du métal en poudre
comme stabilisateur des poudres sans fumée, tous
emplois récents, qui ont fait activement rechercher
le molybdène. Actuellement, les ferromolybdènes
à 70 p. 100 de molybdène se cotent à 62 francs le
kilogramme. — A. dk FojiTBsiT.
plasinotliéra.pie n. f. (du gr. plasma,
de plassem, former, et therapeia, traitement).
Emploi thérapeutique, dans certaines maladies,
des injections de plasma sanguin (v. hémothé-
rapie, p. 406).
Politique intérieure et extérieure.
(Janvttr.) L'année 1921 a commencé dans la confu-
sion, et personne n'aurait pu prévoir que le mois de
janvier s'achèverait dans une clarté relative. Les
pessimistes de profession et les chercheurs de dis-
corde avaient eu beau jeu pour prophétiser les pires
complications et pour se réjouir à l'avance des inex-
tricables difficultés qu'ils sentaient venir. Ils en
LAROUSSE MENSUEL
avaient été pour leurs frais d'encre et de fiel et, eu
fin de compte, on se trouvait, au 31 janvier, sinon
devant des solutions faciles, du moins devant des
décisions aussi précises que le permettait la situation
de l'Europe. Sans préjuger de la durée de cet apaise-
ment momentané et partiel, on était heureux de la
noter, et on goûtait ce calme de l'esprit qu'on
éprouve au chevet d'un malade très cher, à la fin
d'une crise violente qui aurait pu l'emporter. Ce
n'était pas que le malade fût guéri. Il avait, du
moins, pu rassembler ses forces pour lutter contre le
mal qui le torturait. Nous ne croyons pas qu'on eût en-
core perçu avec une pareille acuité l'instabilité de la
politique européenne et la prodigieuse difficulté de
la paix. Près de trente mois après le dernier coup de
canon et l'armistice du n novembre, on restait en
fait dans la position de guerre ; on luttait contre les
mêmes antagonismes ; les mêmes obstacles se dres-
saient contre l'unité de plan; l'opposition des intérêts
se manifestait plus grave, depuis que le danger immé-
diat de destruction et de ruine avait disparu. Les
auteurs du traité de Versailles avaient eu de si
vastes desseins, ils avaient envisagé tant de détails,
La première séance du conseil des
du président, on voit M. Bonnevay; à
M. Uriand, ayant ;
ministre» du cabinet Briand, tenue â TElysée. sous la présidence d'Alexandre Mitlerand, le 18 janvier. A droite
fraucbe ; M. Marraud. M. Léon Bérard (au-dessus. M. Loucheur.. M. Albert SaiTaut, M- Leredu : en lace:
i sa droite M. Doumei- et, à sa gauche, M. barthou (derrière ce groupe, M. I.e TrocquerJ.
ils avaient eu la prétention de régler définitivement
tant de situations nouvelles qu ils avaient passé à
côté de l'essentiel. Leurs formules vagues, où la
belle clarté de la langue française s'obscurcit dans
des textes qui ont été pensés en anglais, n'avaient
que l'apparence de la précision ; trop générales dans
des questions où il eût fallu peser chaque terme et
chaque détail, elles avaient laissé dans l'indétermi-
nation les conditions essentielles et avaient remis à
plus tard, et à d'autres, le soin de fixer les sens dou-
teux et d'imaginer les méthodes d'exécution. On était
arrivé, fin janvier, à l'heure fatidique où il falla.t
s'expliquer, sortir de l'absolu et créer le réel. Rien
n'était moins simple, et c'était vraiment une bonne
fortune que, dans cette nouvelle étape vers la paix si
ardemment désirée de l'humanité, la charge de nos
destinées eût été remise à des cerveaux capables de
choses concrètes et plus soucieux de sauver leur
pays que de réformer le monde.
La Conférence de Paris, qui s'était tenue dans la
dernière semaine de janvier, avait été la conclusion
heureuse de discussions et de tractations qui s'étaient
déroulées pendant tout le mois et qui, conditionnées
par des faits secondaires d'importance diverse, ne
présageaient, certes, pas un accord final. II nous faut
essayer de faire saisir les difficultés au milieu des-
quelles on avait évolué.
Il s'agissait d'obtenir de l'AUemagnequ'elleetlectuât
enfin le désarmement promis et réglé à Spa et, à
l'heure où l'on était, non seulement incomplet, mais
très certainement annulé en partie par les organisa-
tions de police qui camouilaient des organisations
militaires parallèles à la Reichswehr. Il fallait, en
outre, fixer une bonne fois la méthode pour le règle-
ment de comptes jusqu'ici ajourné, ébauché à Bou-
logne, discuté sans résultat par la Conférence de
Bruxelles, devenu indispensable pour tous les Alliés
411
et pour la France en particulier. Les deux questions
étaient intimement liées. Le désarmement était la
préface nécessaire des réparations.
Sur le premier point, l'Allemagne avait, selon sa
coutume et sa tendance, manqué de franchise. Sans
qu'il soit, à notre avis, très aisé de fixer les respon-
sabilités réelles et sans qu'en puisse affirmer que le
gouvernement du Reicb fût complice de tous les
subterfuges employés, en Prusse orientale et en Ba-
vière particulièrement, pour maintenir une solide
organisation militaire, on se trouvait en présence de
violations manifestes du traité de Versailles et des
décisions de Spa. En outre, et bien qu'elle eût livré
une quantité de matériel de guerre qui n'était, certes,
pas négligeable, l'Allemagne n'avait pas intégralement
exécuté ses obligations. Elle possédait encore de gros
dépôts d'armes, et elle fabr.quait du matériel d'artil-
lerie, d'aviation et de navigation sous-marine. Elle
niait , à la vérité, que ses formations militaires illicites,
— Einwohnerwehren et Sicherheitspolizei — fussent
autre chose que des forces de police destinées à mainte-
nir l'ordre, à défendre le gouvernement contre l'émeute
et contre les attaques du bolchevisme intérieur et
extérieur. Mais il
était peu vraisem-
blable qu'il en fût
ainsi, et les rensei-
gnements que l'on
possédait sur l'orga-
nisation de ces forces
de police montraient
r,ue, dans ce pays où
le sens de la disci-
pline militaire et le
goût de l'uniforme
sont apportés en
naissant par chaque
individu, il suffirait
de très peu de cho se
pour que ces soi-
disant forces de po-
lice devinssent une
a'mée pourvue de
tous ses organes
constitutifs. Sans
doute, aussi, l'Alle-
magne, jouant du
bolchevisme, se
montrait comme le
rempart de l'Europe
à l'Est, comme la
seule défense pos-
sible contre les am-
bitions du gouver-
nement des soviets,
et elle ajoutait que,
si on lui retirait la
sauvegarde des dé-
fenses de police qui
s'étaient spontané-
ment organisées,
non seulement elle
ne pourrait, le cas
échéant, lutter con-
tre la Russie, mais
que le bolchevisme
ferait son œuvre sur
le peuple allemand, désormais impossible à conte-
nir; et ainsi, toute l'Europe occidentale se trou-
verait en péril de destruction. Que cette thèse fût
spécieuse, on ne pouvait le nier, et il est certain
qu'elle ava.t trouvé chez certains de nos Alliés, et
particulièrement en Angleterre, des adeptes con-
vaincus ou intéressés. Mais elle servait trop bien, en
Allemagne, les idées de réaction, elle était trop impé-
rialiste et trop liée à toutes les intrigues d'origine
prussienne, elle était trop menaçante à l'égard de la
paix générale et de la France pour qu'elle pût, après
examen impartial, être acceptée. Il était indispen-
sable que l'Allemagne se soumît et que fût suppri-
mée la menace que constituera toujours entre ses
mains une armée trop nombreuse et trop organisée.
Si, sur ce premier point, on pouvait espère^
qu'avec l'accord des Alliés et une ferme ténacité, on
viendrait à bout de la résistance allemande, sur la
question des réparations, la difficulté était inmiense.
L'article 233 (paragraphe 3 du traité de Versailles)
disposait que les conclusions de la Commission des
riparations, en ce qui concerne le montant des dom-
mages de guerre, seront rédigées et notifiées au gou-
vernement allemand le i" mai igzi, au plus tard,
comme représentant le total de ses obligattons. Il
ajoutait, dans le paragraphe suivant du même arti-
cle ; La commission établira concurremment un état
de payements en prévoyant les époques et les modalités
de l'acquittement par l'Allemagne de l'tntégraliU de
sa dette dans une période de trente ans, à dater du
i" mai tç2t. L'article 234 prévoyait, en outre, pour
la commission des réparations, le droit d'étudier de
temps à autre les ressources et les capacités de l'Al-
lemagne, après avoir donné aux représentants de ee
pays l'équitable /acuité de se faire entendre, celui
d'étendre la période et de modifier les modalités de
payement. Enfin, l'article 237 établissait que « les
412
versements successifs seraient répartis par les gou-
vernements alliés et associés, suivant les proposi-
tions déterminées par eux à l'avance et fondées sur
l'équité et les droits de chacun ». C'est en vertu de
cet article qu'avait était établie la proportion qui
attribue à la France 52 p. 100 des payements de
l'Allemagne.
Il était plus facile à la Conférence de la paix de
prévoir la date du i"' mai 1921 pour la fixation dé&-
tive du total de la dette allemande qu'à la Commis-
sion des réparations d'avoir terminé son travail pour
cette époque, et il était très simple, à distance et
sans chifire connu, d'édicter que l'on établirait, à la
même date, les époques et les modalités de payement
de l'Allemagne. En fait, la Commission des répara-
tions n'a pas achevé son étude et ne l'aura peut-être
pas achevée le i*' mai; d'autre part, la fixation des
époques des payements, l'échelonnement de ces paye-
ments et leurs modalités sont fonction du relèvement
économique de l'Allemagne et de son pouvoir finan- ■
cier ; enfin, les puissances alliées et, en particulier, la
France et la Belgique, ont un intérêt primordial à
hâter ces payements et à pouvoir profiter du réta-
blissement des affaires en Allemagne et du relèvement
de la valeur de sa monnaie. A Boulogne, on avait
bien ébauché un sys-
tème de répartition
des payements, mais
pouvait-onadmettre
qu'il y eût pour ces
payements des pré-
visions rigides et
que, la France
surtout, si épuisée
par la guerre, si ra-
vagée par les Alle-
mands, ne fût pas
mise à même de
part iciper à l'accrois-
sement de la prospé-
rité de son ennemie ?
Ce sont précisé-
ment l'extrême diffi-
culté que présentait
la conjonction de ces
divers éléments et
la faculté d'appré-
ciation que laisse le
traité de Versailles
qui avaient conduit
certains esprits à
iiiiaginer l'expédient
d'une fixation préa-
lable de cinq annui-
tés, d'un ajourne-
ment desobligalions
de la Commission
des réparations
après le i'' mai 1921
et de la remise à une
date indéterminée,
après les cinq pre-
mières années écou-
lées, de la fixation
définitive du total
de la dette alle-
mande. La Conférence de Bruxelles avait incliné
vers cette solution, qui avait les préférences de l'Al-
lemagne. Il est aisé de comprendre que le gouverne-
ment du R'eich, tout en se montrant en apparence
très pressé de connaître le chiffre de sa dette, fût
disposé à reculer le moment où il n'aurait plus au-
cun moyen de discuter. C'était la porte ouverte à
tous lesatermoieraents. C'était, surtout, l'inexécution,
sur un point capital, du traité de Versailles ; par
suite la porte ouverte à cette revision que l'Allema-
gne appelle de tous ses vœux et prépare par tous
les moyens. La France ne pouvait, en aucune façon,
adopter une semblabe ligne de conduite et, pourtant,
il est certain que le système des cinq annuités avait
trouvé des partisans.
Sur ces deux points, désarmement et réparations,
l'Entente n'était assurément pas unanime. Il appa-
raissait notamment que le Premier anglais n'adoptait
pas les points de vue français, et rien n'était plus expli-
cable. La situation de l'Angleterre était trouble. A
l'intérieur, arrêt de l'industrie et du conunerce, par
suite d'un formidable chômage, huit cent mille à
un million d'ouvriers sans travail, par suite charge
budgétaire énorme pour venir au secours de cette
masse, agitation constante, dt'sordres possibles, dis-
cussions sur les moyens de faire face à cette cala-
mité, élévation excessive du change de la livre, par
suite difficulté et impossibilité des transactions inter-
nationales. Ajoutons-y, comme conséquence du mé-
contentement causé par la gêne répandue dans toutes
les classes de la société, des élections défavorables au
gouvernement, par suite une incertitude gouverne-
mentale qui pesait forcément sur l'esprit sans cesse
en travail de Lloyd George. Puis, la question irlan-
daise, le régime de la loi martiale, avec tous ses dan-
gers et ses abus, sévissant au milieu d'une population
surexcitée, travaillée par des organisations secrètes,
entraînée à la suite de chefs insaisissables sur mer
LAROUSSE MENSUEL
comme sur terre, une énergie indomptable de part
et d'autre et la suppression de tout sentiment hu-
main devant une haine implacable et réciproque,
aucun espoir d'une issue possible, sinon par l'épuise-
ment des uns et la lassitude des autres. A l'extérieur,
en Mésopotamie, une position instable, des inquié-
tudes du côté de la Perse sur le point de faire la
paix avec les bolcheviks, une agitation grave dans
diverses parties de l'Inde, surtout dans le Nord, au
moment même où se préparait et débutait une auto-
nomie assez étendue, spontanément accordée par
l'Empire anglais, des troubles agraires, des aspira-
tions nationalistes d'autant plus dangereuses que,
comme partout et plus encore en Asie, l'inaptitude
totale d'une masse énorme à se gouverner elle-même
est en complet déséquilibre avec les aspirations de
chefs intelligents, mais imprévoyants, par suite, pos-
sibilité de conflits graves et péril certain pour tout
un ordre public et toute une civilisation lentement
élaborés et sagement régis depuis deux siècles; enfin,
menace constante de l'idée bolcheviste, nullement
incompatible, nous l'avons déjà marqué, avec le
tempérament et les moeurs asiatiques, s'infiltrant peu
à peu et présageant peut-être, en certaines régions,
de révoltes plus terribles que toutes celles que l'Inde
1-1 Conféiencp de Paris, siégeant au Ministère des affaires étrangères, saluii de 1 il' i ; ^i' 1 . jl
A su droite, on voit : M. Lloyd George et lord Curzon ; le comte Slorza et le comte lloiiui-I.ou^iaie , i
M. Philippe Berthelot; M. Jaspar. (Phot. Manuel.;
a connues, — tel était, en janvier 1921, l'ensemble
des soucis qui pesait chaque jour sur le chef du
gouvernement anglais. Il était aisé de concevoir chez
lui une nervosité très excusable et des flottements
d'opinion qui ont pu nous surprendre.
On comprend donc que Lloyd George ait pu, à
ce moment, hésiter sur la conduite à tenir à l'égard
de l'Allemagne ; qu'il ait considéré comme nécessaire
à la paix de l'Europe le maintien, au centre, d'une
force militaire solide, capable de s'opposer au bolche-
visme ; que, parallèlement, il ait cru à la nécessité
de ménagements financiers et de ménagements d'opi-
nion ; qu'il ait cherché au même moment à négocier
avec les soviets des combinaisons financières, tant
pour donner satisfaction à la haute banque et au
grand commerce anglais d'inspiration cosmopolite,
que pour tenir la Russie par les nécessités de relations
commerciales. Nous ajoutons, car il faut tout indi-
quer, sinon tout dire, que, peut-être, l'attitude du
gouvernement français, dans les mois précédents et
à la Conférence de Londres à la fin de décembre,
n'avait pas donné l'impression de décision et
de fermeté qui impose l'attention. On avait, à
cette époque, proclamé l'entente complète de la
France et de l'Angleterre. Il semble que cette affir-
mation ait été hasardée et unilatérale. Les disposi-
tions d'esprit de Lloyd George au début de la Con-
férence de Paris le prouvèrent surabondamment.
C'est dans une atmosphère brumeuse qu'après plu-
sieurs remises s'était ouverte, le 24 janvier, la Confé-
rence de Paris, et le sentiment d'anxiété,disons« d'an-
goisse », qui s'imposa dès la première séance ne se
dissipa,en fait,quele dernier jour,qui fut le vendredi
soir assez tard pour les acteurs de ce drame diplo-
matique et, le samedi matin 29, pour le public. On
doit dire que l'opinion et la presse eurent quelque
mérite à supporter cette épreuve avec un calme et
une dignité qui furent presque unanimes. On sentait
N' 189. Mars 1921.
le prix de l'enjeu dans cette redoutable partie. S'ac-
corderait-on et dans des termes qui assureraient à la
France la justice, la sécurité et l'honneur, ou bien
devrait-on céder à des exigences inspirées par un
seul égoïsme, incompatibles avec l'idée d'alliance et
d'amitié et, dans ce cas, que deviendrait l'Entente,
que serait pour nous l'avenir ? Tel était le problème
posé. L'énergie, la ténacité, l'habileté de notre pre-
mier ministre, au pouvoir depuis une semaine à
peine, vinrent à bout des difficultés accumulées.
L'Angleterre était représentée à la Conférence par
Lloyd George et lord Curzon, l'Italie par le comte
Sforza, l'ambassadeur Bonin-Longare et le marquis
de la Torretta, la Belgique par les ministres Jaspar
et Theunis, le Japon par l'ambassadeur Ishii, la
France par Briand et Berthelot. Dès la première
séance, on saisit sur le vif l'antagonisme jusqu'alors
latent. Sur la question du désarmement, l'accord
qu'on avait annoncé comme devant être immédiat
ne se fit pas ; il fallut renvoyer aux experts, pour
revision, le projet qu'ils avaient présenté. — Sur la
question des réparations, après un exposé complet
et des propositions de notre ministre des finances,
Doumer, il apparut que le dissentiment s'aggravait
et qu'on était en présence d'une divergence de vues
peut-être irréducti-
ble. Cependant .après
qu'on eut nommé
une commission
composée de lord
d'Abernon et sir
Worthington Evans
pour l'Angleterre ,
d'Ameglio et Janina
pour l'Italie, de Jas-
par et Theunis pour
la Belgique, de
Kengo Mari pour le
Japon, de Loucheur
et Doumer pour la
France, êl présidée
par Briand, une
étude plusapprofon-
die des arguments
exposés par la
France conduisit
peu à peu à l'accord
souhaité à la fois sur
les réparations et sur
le désarmement. Fi-
nalement , c'est à
l'unanimité que fu-
rent prises les dé-
cisions, et c'est l'En-
tente tout entière
qui les notifia à
l'Allemagne sous I a
signature de Briand,
président de la Con-
férence. Il était, en
outre, entendu
qu'une nouvelle
réunion aurait lieu
à Londres, à la fin
de février, et que
les délégués alle-
mands seraient invités à y prendre part.
Il importe de noter ici les dispositions essentielles
contenues dans les Arrangements interalliés. — Aux
termes de l'Arrangement sur les réparations, l'Alle-
magne doit payer, conformément aux articles 231,
232 et 233 du traité de Versailles :
1° Des annuités fixes, payables par moitié à la fin
de chaque semestre et ainà déterminées :
a) Deux annuités de deux milliards de marks-or
du I" mai 1921 au i" mai 1923 ;
b) Deux annuités de trois milliards de marks-or
du I" mai 1923 au i" mai 1925;
c) Trois annuités de quatre milliards de marks-or
du I" mai 1925 au i" mai 1929 ;
d) Trois aimuités de cinq milliards de marks-or
du I" mai 1929 au i" mai 1932 ;
e) Trente et une annuités de six milliards de
marks-or du i" mai 1932 au i" mai 1963 ;
2" Quarante-deux annuités commençant à courir
le i<" mai 1921, égales à 12 p. 100 de la valeur des
exportations de l'Allemagne prélevées sur le produit
de celles-ci et payables en or, deux mois après l'expi-
ration de chaque semestre.
L'Allemagne devra remettre immédiatement à la
Commission des réparations des bons au porteur,
payables aux échéances fixées ci-dessus, qui seront
négociés par ladite Commission. Elle pourra se libé-
rer par anticipation. Toute opération de crédit en
dehors de son territoire lui sera interdite, sauf auto-
risation des Alliés. La garantie de la dette ainsi
définie sera constituée par tous les biens de l'Empire
et des Etats allemands, ainsi que par la totalité des
recettes douanières dont tout ou partie pourront être
saisis en cas de non-payement aux échéances. En
outre, l'Allemagne pourra être mise en demeure de
relever, s'il est nécessaire, ses tarifs et de prendre
toutes mesures appropriées ; le tout, sous peine de
telles mesures que les gouvernements alliés estime-
i,lnvier). — M. Aristide Briand préside.
■ iinte l»hii. A sa gauche; M. K.itiu-», et
i
«• 169. Mars 1921.
ront justifiées en cas de défaillance de l'Allemagne.
Sur la question du désarmement, l'Arrangement
interallié prescrivait :
La mise au point du projet de loi militaire pré-
senté au Reichstag, principalement en ce qui con-
cerne l'abolition du service obligatoire ; la réduction
à loo.ooo hommes exactement de l'armée d'Empire
et la réduction du nombre des employés militaires
du ministère de la guerre ; la livraison de tout le
matériel de guerre ; la réduction au chiffre admis par
le traité de l'armement des places fortes de terre et
de mer ; la mise hors d'usage de l'outillage de guerre
des usines; la dissolution, au plus tard le sojuinigzi,
des organisations dites d'antoprotection (Einwoh-
nerwehren) et la livraison des armes provenant de ces
formations. En ce qui concerne les forces de police
(Sicherheitspolizei), elles ne pourront avoir qu'un
caractère local, sans aucune organisation centrale et
ne devront pas dépasser 150.000 hommes. En ce qui
concerne les forces navales, l'Allemagne devra livrer
ou démolir tous les bâtiments de guerre dont la trans-
formation n'est pas autorisée ; de même, pour les
forces aériennes, elle devra cesser toute fabrication,
faciliter la recherche du matériel existant encore et
accepter telles définitions établies par les puissances
alliées qui pourront servir à distinguer l'aviation ci-
vile de l'aviation militaire. Dans l'espoir que l'Alle-
magne comprendrait la nécessité d'exécuter ses obli-
gations et par courtoisie, les Alliés n'avaient pas
notifié les sanctions envisagées. Outre l'occupation de
territoires nouveaux, les sanctions prévoyaient l'or-
ganisation d'un régime douanier spécial pour les
territoires pris en gage et, par suite, leur séparation
économique du Reich.
Certes, on pouvait se demander si la confiance ainsi
faite à l'Allemagne serait justifiée. A lire les protes-
tations, les imprécations et les sarcasmes que la
presse allemande prodiguait à ces arrangements on
avait le droit d'en douter. Mais on devait aussi se
souvenir que les mêmes violences de plume s'étaient
manifestées à propos de l'armistice, du traité de
Versailles et de toutes les conventions intervenues
depuis lors, et on était conduit à conclure que le
mieux était d'écouter, d'attendre et de prévoir l'ap-
plication des sanctions arrêtées entre les Alliés.
L'essentiel était, pour les Alliés, qu'ils étaient entîn
sortis de l'indécision et qu'ils avaient secoué cette
sorte d'impuissance dans l'action qui fut la caractéris-
tique de leurs réunions depuis tant de mois. On se
trouvait enfin devant une résolution concrète. La
situation, qui restait délicate, puisqu'il fallait assurer
maintenant l'exécution et contraindre à payer un
débiteur qui ne cherchait qu'à se dérober, était, pour-
t'int, singulièrement allégée.
Outre ces deux questions primordiales, sur les-
quelles un désaccord aurait eu des conséquences in-
calculables, les Alliés avaient réglé trois autres af-
faires, qui, pour être de moindre rang, n'en compor-
taient pas moins une importance considérable. Ils
avaient pris la décision de venir en aide à l'Autriche
par des ouvertures de crédit et des fournitures de
vivres ; ils avaient statué sur la reconnaissance offi-
cielle des républiques d'Esthonie et de Lettonie, sur
la reconnaissance conditionnelle de la Géorgie et de
Lithuanie ; ils avaient enfin décidé d'examiner, d'ac-
cord avec la Turquie et subsidiairement avec les re-
présentants de Kemal Pacha et avec la Grèce, la
revision du traité de Sèvres, dans une Conférence qui
se tiendrait à Londres à très bref délai.
La situation de l'Autriche était devenue intolérable.
Elle n'avait de vivres assurés que jusqu'au 15 avril ;
la valeur de sa couronne était de i centime au
change suisse; la vie de chaque jour, en l'absence de
toute monnaie acceptable, était un problème inso-
luble. Il était du devoir strict des Alliés, après avoir
imposé l'existence à ce malheureux reste d'un grand
pays, de lui donner les moyens de subsister. C'était,
en outre, une mesure de prudence. L'Autriche, après
les troubles qui l'avaient agitée, avait fait preuve
d'une remarquable sagesse. Ses dernières élections
avaient donné la prépondérance au parti conserva-
teur national et chrétien contre les partis de désor-
dre et les partis allemands. Au reste, le mouvement
en vue du rattachement à l'Allemagne était beaucoup
moins d'ordre ethnique et linguistique que d'ordre
économique ; il était mené par des hommes d'aSaires.
En ce sens, il était évident que les besoins écono-
miques de l'Autriche ne pouvaient que l'orienter vers
l'Allemagne, considérée comme la seule puissance
assez forte pour sauver sa voisine et, par suite,
l'Entente ne pouvait espérer maintenir l'autonomie
de l'Autriche, désirée d'ailleurs par la majorité de ses
habitants, qu'au prix de quelques sacrifices et d'une
aide financière bien organisée. La résolution de la
Conférence ne pouvait donc que gêner les desseins
de l'Allemagne, toujours occupée du Mitteleuropa,
et permettre à l'Autriche de jouer un jour le rôle de
pivot que la géographie lui attribue naturellement et
qu'elle est apte à remplir.
La reconnaissance de l'Esthonie et de la Lettonie,
la promesse de reconnaître la Lithuanie aussitôt
après le règlement de l'affaire de Vilna, étaient la
suite de la politique instaurée à l'est de l'Europe par
le traité de Versailles. Ainii K continuait la consti-
LAROUSSE MENSUEL
tution de la barrière contre la Russie bolchevique.
— De ce côté, le mois de janvier n'avait vu surgir
aucun fait nouveau. La paix avec la Pologne n'était
toujours pas faite. Au sud, les soviets n'avaient pas
attaqué la Roumanie. En Ukraine, la révolte des
paysans s'affirmait de plus en plus violente et orga-
nisée. Du côté du Caucase, la reconnaissance de la
république de Géorgie, aussitôt qu'elle en ferait la
demande, fortifiait la résistance contre les soviets.
Du nord au sud, la défense se fortifiait. Quelle en
était la solidité ? En particulier, quel fonds pouvait-on
faire sur la Pologne, et quelle sorte d'union pouvait
s'établir entre elle et ses voisines ? Que deviendrait
la Hongrie? Comment se tasseraient, en fin de compte,
sur cette Marche orientale de l'Europe, les intérêts,
les ambitions, les haines séculaires et les amitiés ré-
centes ? Hardi efit été celui qui aurait hasardé des
pronostics sur l'avenir et la solidité de cette entre-
prise de reconstruction d'un moyen âge disparu de-
puis plusieurs siècles. Il suffisait, chaque mois, de
noter les variations de la courbe de résistance des
vique un terrain de culture, lui fermer un de» che-
mins de l'Inde, rouvrir la route de la Perse. Com-
ment se ferait ce raccommodage de la Turquie
préalablement mise en morceaux, on n'aurait su le
dire à la fin de janvier. L'entreprise valait d'être
tentée et, bien qu'après les solennelles déclarations
d'antan, qui condamnaient â mort la Turquie, ce fût
une palinodie de la ressusciter, il semblait bien que
l'opération ffit opportune et que la Sublime-Porte fiit
nécessaire i l'agencement de l'édifice européen.
La Conférence l'avait pensé. La seule Grèce s'in-
quiétait, à juste titre, du projet de revision du traité
de Sèvres. L'invitation qui lui avait été transmise de
prendre part à la Conférence de Londres n'impli-
quait pas la reconnaissance de Const<uitin. Elle lais-
sait supposer, en outre, qu'on avait l'intention de ré-
duire les concessions faites à la Grèce de Venizelos
et que la Grèce de Constantin ne se montrait guère
apte à conserver. Les kémalistes avaient fortement
battu l'armée grecque, évidemment désorganisée après
les élections constantiniennes et l'e°poir de la démo-
M- Lloj|d George à la cérâmonie de l'Arc de triomphe. — Le 28 Janvier, le corps du ■< Soldat inconnu ■• a ét<
l'Arc de triomphe. La cérémonie, tout intime, s'est déroulée en présence d'une foule recueillie, de plusieurs délé. ' .'-s
détachements de toutes les armes. M. Lloyd Qeor^e a Jeté une simple âcur, un GsiUet, dans le glorieux caveau, avec cet autographe :
« En gratitude aux braves soldats de France qui ont sauvé la civilisation par leurs saoriflces. ■ (Pbot. Manuel.)
divers morceaux de ce tampon fragile, derrière lequel
le colosse russe continuait de se consumer lui-même,
avec l'espoir de consumer le reste du monde. L'é-
nigme moscovite et soviétique restait la même. Tout
prouvait que sa fièvre de propagande la brûlait en-
core. Le gouvernement bolchevik n'avait plus à
craindre qu'on lui suscitât, à l'intérieur de la Russie,
des rivaux soutenus par l'Europe. Les restes de la
Douma, trente-deux membres de toute nuance, s'é-
taient rétmis à Paris en janvier, assemblée sans auto-
rité peut-être, mais digne de respect et significative
par le groupement d'honunes si divers par leurs ori-
gines, leurs idées et leurs aspirations. Le fait qu'ils
avaient définitivement condamné toute idée d'inter-
vention n'en prouvait pas moins que, s'ils déniaient
tout droit aux soviets de parler au nom de la Russie,
ils reconnaissaient que la Russie devait se faire à
elle-même ses destinées. Comment, par quel miracle,
ils n'en savaient rien, mais ils l'espéraient, bien qu'on
pût se demander si l'Europe, peu à peu, ne s'ache-
minait pas, à la suite de l'Angleterre et au risque
des pires aventures, vers un compromis dange-
reux. La question restait encore entière. Fin jan-
vier, la barrière officielle entre la Russie et l'Alle-
magne ne présentait presque plus de lacunes. C'était
déjà quelque chose. Mais la barrière n'allait-elle pas
être tournée par la conclusion imminente de l'accord
commercial anglo-russe ?
Il faut reconnaître, au surplus, que la résolution de
reviser le traité de Sèvres, à laquelle Lloyd George
avait adhéré sans réserve, était aussi, par un côté
et si on la rapprochait de la reconnaissance de la
Géorgie, un acte de défense contre la Russie sovié-
tique. Refaire une Turquie à peu près homogène, se
rapprocher de Mustapha Kemal, réconcilier Constan-
tinople et Angora, régler la question de Smyrne,
c'était évidemment ravir à la propagande bolciie'
bilisation promise. Comment, dans ces conditions,
laisser à la Grèce Smyrne et la garde des Détroits ?
La question qui s'était posée dès le mois de novembre
prenait une acuité de plus en plus grande. La Con-
férence de Londres était une menace pour la Grèce ;
il pouvait en sortir la paix de l'Orient. L'Europe
avait le droit de songer à celle-ci, avant celle-là.
Ainsi l'Entente, dont la cohésion, au début de jan-
vier et aux premiers jours de la Conférence de Paris,
avait semblé voisine de la dissolution, sortait raffer-
mie de cette épreuve. Des malentendus avaient été
dissipés. Des amitiés, quel'on avait pu uninstant croire
refroidies, s'étaient montrées plus solides que jamais.
La Belgique avait marché la main dans la main avec
la France. Il y avait eu là un de ces moments histo-
riques que le chroniqueur doit saisir, avec l'espoir que
l'historien pourra les noter définitivement. Il n'avait
manqué, à cette heure grave, pour appuyer nos
espoirs, que la présence des Etats-Unis.
Les Etats-Unis s'étaient, en effet, maintenus dans
l'isolement auquel les condamnaient l'échec de la poli-
tique wilsonienne auprès des électeurs américains et
l'attente de l'avènement d'une politique nouvelle
avec le président Harding. Cet isolement s'était
même accru par le retrait de leur ambassadeur de la
Conférence des ambassadeurs, dont il n'était, d'ail-
leurs, depuis des mois, que le témoin muet. Mais la
date du 4 mars, qui marquerait le début de la nou-
velle présidence, marquerait-elle aussi celui d'une
politique nouvelle? L'Allemagne l'espérait, sans au-
cun doute. Ne se trompait-elle pas ? Nous avons
déjà exprimé l'idée que la politique de l'Amérique
avec Harding ne pourrait être qu'une adaptation de
la politique de l'Amérique avec Wilson. Le désac-
cord entre le point de vue Wilson et celui auquel
parait se rallier la majorité américaine porte surtout
sur la Société des nations. Cet organisme, qui n'a
414
que le tort d'être en avance sur la mentalité générale
et sur les besoins présents de l'humanité, n'a pas, il
faut le reconnaître, fait sentir assez puissamment
son action sur le monde pour qu'il ne soit pas pos-
sible de concevoir une réforme dans sa constitution,
et facile de la réaliser. Il n'apparaît pas qu'il puisse
y avoir là une cause sérieuse de désaccord entre les
Etats-Unis et leurs anciens alliés, restés leurs amis.
— Sur la question russe et sur l'intégrité de la Rus-
sie, sur laquelle Wilson avait, en janvier dernier,
manifesté encore une fois son opinion, il est aisé de
s'entendre, et il est peu probable que Harding ait des
tendresses pour le bolchevisme. — Reste la question
du Pacifique et celle du Japon. Les Etats-Unis ne
voient pas sans souci la mainmise du Japon sur
certaines îles du Pacifique, et la cause de la sympa-
thie de Wihon pour les intérêts russes doit être
L'iniiuiiiation du « Soldat inconnu » sous l'Arc de triomphe. — M. Louis Harthou,
ministre de la »uerre, dépose sur le cercueil le coussin où sont épinglées la Légion
d'honneur, la médaille militaire et la ci-oix de guerre. (I*hot. Manuel.)
cherchée danî la crainte de voir le Japon s'étendre
en Sibérie. De ce côté encore, l'intérêt de l'Amérique
est beaucoup plus dans une entente que dans un
conflit, et l'union étroite du Japon avec les puissan-
ces européennes à la Conférence de Paris est une
raison de plus pour que les Etats-Unis rentrent,
suivant une modalité déterminée, tlans le groupe-
ment dont ils étaient naguère une îles forces essen-
tielles. — Quant au règlement des affaires européennes,
nous avons dit souvent, et notre opinion n'a pas
varié, que les Etats-Unis ne peuvent pas s'en désin-
téresser et que le rôle qu'ils ont à y jouer doit, s'ils
savent le comprendre, leur assurer dans l'avenir une
influence capitale et bienfaisante. Il n'y avait qu'à
attendre.
Pour la situation intérieure des grands Etats
européens, nous avons indiqué plus haut les élé-
ments essentiels qui pesaient sur la politique anglaise.
La crise était grave ; elle n'était qu'un épisode d'un
trouble général ressenti par le monde entier. La
stagnation des aflaires était un fait mondial, causé
en grande partie par l'élévation des changes, l'infla-
tion fiduciaire et la cherté consécutive de la vie. Le
malaise n'était pas moindre dans les pays à change
élevé, auxquels on n'achetait pas, que dans les pays à
change déprimé, qui ne pouvaient plus acheter. Il
n'en restait pas moins que la Grande-Bretagne aspi-
rait au rétablissement de son équilibre économique,
social et politique, qu'elle cherchait péniblement. —
En Italie, malgré des troubles locaux à Bologne, la
situation ne s'était pas aggravée. Les socialistes,
comme en Prance et en Suisse, s'étaient divisés, et
un « faisceau » de forces bourgeoises s'était formé
' pour résister aux tentatives extrémistes. Nos voisins
s'aclieminaient, semblait-il, plutôt vers un état de
calme relatif que vers une agitation révolutionnaire,
et, en dépit des menaces de la presse violemment
agressive inspirée par Nitti, le ministère Giolitti
tenait bon — L'Espagne, bien qu'en dehors des
grandes tractations européennes, ressentait, pourtant,
le contre-coup du malaise général : des grèves de
fonctionnaires, des tentatives régionalistes, une ré-
pression quelquefois excessive, des menées révolu-
LAROUSSE MENSUEL
tionnaires avaient rendu difficile la position du
ministère Dato, que le roi Alphonse avait, cependant,
maintenu et qui s'était reconstitué avec l'appui de
Maura et de La Cierva, naguère ses adversaires. Les
événements intérieurs espagnols ne pouvaient avoir
d'influence sur la marche générale des affaires de
l'Europe. Ils nous intéressaient à cause de la sym-
pathie qui nous unit au peuple espagnol et de la gra-
titude que nous devons à son roi.
En France, les élections sénatoriales du g janvier
avaient, en somme, laissé les partis dans la même
situation respective. Cependant, le cabinet Leygues
avait perdu la faveur de la Chambre et, le 12, il était
tombé de lui-même, beaucoup plus qu'on ne l'avait
renversé. La crise avait été courte. Afrès un essai
infructueux tenté par Raoul Péret, Briand avait
formé un nouveau ministère. Les circonstances
étaient difficiles. Elles le restaient
même après le succès de la Confé-
rence de Paris. Plus que jamais,
l'union du Parlement et du cabinet
était indispensable. L'heure n'était
pas aux disputes vaines, mais aux
décidions claires et fermes. Devant
le déchaînement de l'inconscience
allemande, nous devions rester iné-
branlables dans la défense de notre
droit. L'opinion publique en était
convaincue. Le Parlement avait
une belle occasion de prouver sa
clairvoyance, son patriotisme et sa
sagesse. — Jules Cîerbault.
Récréations littéraires.
Curiosités et singularités.
Bé-\rues et lapsus, etc. (Poètes
ET AUTLURS DRAMATIQUES. ROMAN-
CIERS), par Albert Cîm (Paris, in-8°).
— Ce n'est pas un mauvais désir de
rabaisser les grands hommes qui a
inspiré ce recueil ; l'amateur curieux
de singularités littéraires, qui a eu
la patience de colliger des exem-
plaires variés de toutes les espèces
de bourdes (et elles sont nombreu-
ses) qu'un littérateur peut se per-
mettre, n'a eu d'autre pensée que
de se divertir et de nous divertir
avec lui. Il nous donne en même
temps une leçon de prudence, puis-
que, en constatant quelles bévues ont
parfois échappé à desécrivains pré-
cisément réputés pour leur dili-
gente attention à bien écrire, nous
voyons combien il est aisé de faillir
et quelle perpétuelle défiance de
soi-mêmedevrait faire trembler tous
ceux qui tiennent une plume.
Ces bévues sont de bien des sor-
tes. Il en est qui sont dues simple-
ment à l'ignorance du vrai sens des
mots. Certains littérateurs emploient des termes dont
ils ne soupçonnçnt pas la signification. TOpfer, dans
le Presbytère, dit, en parlant d'une femme, « son
idotne de mari • : il paraît prendre le mot dans le"
sens d'idiot, ce qui n'est pas un petit contresens.
Quanil un gazetier annonce avec plaisir la guérison
d'un officier « ingambe depuis neuf mois », il s'ima-
gine, sans doute, exprimer que le malade était privé
de l'usage de ses jambes, alors que le mot veut
dire tout au contraire « qui est sur ses jambes ».
Il y a des écrivains qui ne sont pas très siirs de la
conjugaison. S'il en est peu qui disent avec Léon
Cladel: « Qu'apercevois-je !...», en revanche, le verbe
véiir a joué des tours à plus d'un : à Lamartine, qui
n'est pas très purise, et même à P.-L. Courier, qui
l'est beaucoup et pourtant écrit « vétissait », pour
a vêtait ». Nous ne parlerons que pour mémoire des
ignorances qui portent non plus sur les mots, mais
sur les choses : ignorance de ceux qui prennent le
Permessc pour une montagne et Milo ou Tanagra
pour un statuaire. Le chapitre serait vaste, mais dé-
passerait le domaine des questions de style.
Les bévues les plus amusantes sont le plus sou-
vent des inadvertances. Il n'est pas rare qu'un au-
teur ne fasse aucune attention à ce qu'il écrit. On
est tenté de lui crier, comme à un écolier étourdi :
« Prenez donc garde à ce que vous dites ! » C'est
quelquefois une franche niaiserie, comme ces phrases
du romancier belge Léopold Stapleaux : « 11 portait
un veston et un gilet à carreaux, avec un pantalon
de même couleur », ou bien : « 11 avait soixante-dix ans
et paraissait le double de son âge. » Nous trouvons
que cela fait trop d'années. Le vers de Clovis Hugues,
qui nous présente un coquin
Moitié tigre, moitié chacal, moitié serpent,
évoque l'idée d'un être fantastiquement composé de
trois moitiés.
Cette autre assertion : « Les deux adversaires
furent placés à égale distance l'un de l'autre », qui
peut passer inaperçue sous les yeux d'un lecteur dis-
trait, n'a pourtant aucune espèce de sens. Elle est
à rapprocher d'une déclaration que Dumas père,
«• 109. Mars 1921.
dans ses Mémoires (t. X), prête — gratuitement, nous
l'espérons — à Chateaubriand lui-même : « J'ai marché
sans le vouloir, comme un rocher que le torrent
roule ; et maintenant, voilà que je me trouve plus
près de vous que vous de moi. »
La bévue est fréquemment une construction mal
faite, provenant, par exemple, d'uneinçidente ajoutée
après coup, sans que l'écrivain ait vu qu'elle produi-
sait un effet ridicule. Le digne et savant Patin a,
dans ses excellentes Etudes sur les tragiques grecs
(I, p. 114), commis une phrase qui lui a été souvent
reprochée et qui est, en effet, un chef-d'œuvre de
galimatias :
Disons-le en passant, ce chapeau fort classique, porté
ailleurs par Oreste et Pylade, arrivant d'un voyage, dont
Callimaque a décrit les larges bords dans des vers conservés,
précisément à l'occasion du passage qui nous occupe, par le
scotiaste, que chacun a pu voir suspendu au cou et s'étalant
sur le dos de certains personnages de bas-reliefs, a fait de la
peine à Brumoy, qui l'a remplacé par un parasol.
Un simple petit mot mal placé peut produire des
effets effroyables, comme dans cette phrase d'Alexis
Bouvier {la Princesse Saltimbanque) :
Il prit sa petite fiole : l'enfant la repoussant, il lui saisit
brutalement la tète, lui en vida le contenu dans la bouclie, et
l'enfant retomba suffoqué.
« Il y avait de quoi !» dit très justement Albert Cim.
Un écrivain suit son idée, qui peut ctre précise, ou
son image, qui peut être cohérente; mais il néglige
de se répéter sa phrase à haute voix suivant la re-
cette de Flaubert, et l'harmonie peut en être fâ-
cheuse et prêter à des équivoques risibles. Sans
vouloir répéter ici les vers qu'on attr.bue souvent au
vicomte d'Alincourt, mais qui, paraît-il, ne se
trouvent pas dans son œuvre, on peut rappeler une
petite erreur d'un grand poète, un vers de Corneille
dans Pompée (I, 2) :
Car c'est ne régner pas qu'être deux à régner ;
ou ce vers plaisant du bon Viennet {Franciade) :
Les paysans fuyaient en emportant leurs laret.
Ce serait ici le lieu de citer de ces vers où la répé-
tition involontaire d'une sifflante, d'une nasale, etc.,
produit des harmonies iraitatives dépourvues d'à-pro-
pos. Les exemples sont dans toutes les mémoires.
Le vers du même Viennet :
Sous son casque Arbogast avait un esprit vaste
est un type fameux du genre cacophonique. Toute-
fois,il ne faut pas abuser de ce genre de reproche, et
A. Cim nous paraît avoir eu l'oreille bien sensible
lorsqu'il appelle « cacophonie • le vers de La Fon-
taine :
Parcourant sans cesser ce long cercle de peines...
où d'autres voudront plutôt découvrir un glissement
long et expressif; et, puisqu'il reproche au même
poète le sifflement de l'hémistiche ; ce sont soins
superflus, que ne nous citait-il plus justement ce
vers de Carel de Sainte-Garde, véritable susurrement :
Ciel, si ceci se sait, ses soins sont sans succès.
Les disparates qui se commettent le plus facile-
ment, qui sont en même temps les plus grosses et
les plusriJicules, proviennent de l'emploi irréflchide
métaphores incohérentes. La raison principale en est
que, par l'usage, les mots métaphoriques finissent
par perdre toute valeur pittoresque ; ce ne sont
plus que des termes abstraits, des médailles frustes,
des images décolorées. .Mais il suffit d'un rapproche-
ment inattendu pour leur rendre leur valeur origi-
naire, souvent au grand dam de la phrase et de
l'écrivain. C'est ainsi que, chez Corneille et chez
Molière, et chez d'autres classiques, des mots comme
tête, cmur, bras, main sont des termes presque abs-
traits pour signifier tnleUigence , sentiment, volonté,
énergie, action, etc., tandis que nœuds, /eux, flammes
ne veulent pas dire autre chose que amour. Cela
n'empêche pas que, quand Fénelon écrit : t La gloire
n'est due qu'à un cœur qui sait fouler aux pieds les
plaisirs », nous ne pouvons nous empêcher de voir
en marge un schéma fantastique, mais qui n'est rien
encore, auprès de celui que suggère cette phrase fa-
meuse prêtée à un auteur moderne : « M"' X... est
une étoile en herbe, qui chante de main de maître. »
La qualité d'un écrivain n'est, certes, pas indiffé-
rente à l'appréciation d'un lapsus ; il frappe d'autant
plus que l'auteur est plus renommé. On ne s'amuse
point à chercher la petite bête dans un feuilleton
écrit en toute hâte pour la distraction momentanée
d'un public peu difficile. Même, si un Henry Murger
nous affirme avec gravité que • la plus belle attitude
d'une créature dans l'humanité est celle de l'homme
qui se penche sur son œuvre pour rester debout
devant lui-même », nous ne croirons pas que le
salut de la littérature française soit intéressé à une
attitude aussi fatigante. Mais, déjà, lorsqu'on nous
aura révélé que Champfleury, l'ancêtre du réalisme,
revoyait et corrigeait sans cesse ses ouvrages avec
le plus grand soin, nous serons peines de l'entendre
parler d' t un fil électrique empoisonné qui servait de
conducteur à l'esprit d'une société ; ...des modernes
alchimistes de nos jours; d'un dandy qui passe un
pouce déhanché dans son gilet ; d'une pauvre veuva
«• 169. Mars 1921.
qui n'a qu'un fils unique ; d'une tour qu'on aperçoit
d une portée (?) de la ville •, etc. Elevons-nous plus
haut. Flaubert est un maître styliste, scrupuleux
jusqu'à la maladie, attaché sur toute chose à la
pureté grammaticale, au point de « coucher avec la
Grammaire des grammaires ». Il sera sans doute
ardu de relever des bévues dans ses ouvrages. Et
voilà, pourtant, qu'on nous signale chez lui de ces
fautes que repoussent avec horreur tous les honnêtes
traités de bon langage : de suite pour tout de suite,
éviter quelque chose à quelqu'un, se rappeler d'une
chose, causer à quelqu'un, observer (pour /aire obser-
ver) quelque chose à quelqu'un, nous nous sommes
en allés, il part d Paris. M. X... m'a écrit dans ce
but; la pluie n'arrête pas, et autres vulgarités bien
surprenantes chez ce terrible railleur du langage
de Bouvard et Pécuchet. C'est pour faire douter de la
littérature. Le style artiste lui-même n'échappe pas
à cette incorrection contagieuse, puisque la prose des
Concourt n'en est pas exempte, non plus que de
barbarismes dans le genre : « ce caquetage m'insup-
portait », ou bien « la pluie ne décesse pas ».
Dans un petit nombre de cas, notre critique nous
a paru quelque peu sévère. Parfois, il prend un peu
au tragique de simples plaisanteries voulues.
Quand Concourt écrit : « Le jeune Léon rit dans
sa barbe future », ce n'est pas par inadvertance qu'il
nous représente un impossible « phénomène • ;
il joue à dessein sur une expression courante, inap-
plicable dans l'espèce, et la corrige lui-même par
un adjectif qui la détruit. Si, dans la Vie et les Opi-
nions de Tristram ^handy. Sterne parle d'un recueil
d'impertinences « de vieilles jemmes des deux sexes t,
il a voulu insinuer, sans doute, qu'il y avait aussi du
côté du sexe dit « fort » des êtres capables de tenir des
propos de vieilles femmes. Et ce n'est pas une sottise.
Voici, encore, un cas qui prête à un peu de chicane.
A. Cim rapporte cette phrase de Jules Verne (Vingt
mille lieues sous les mers) :
Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de
l'instrument : je remarquai qu'il n'en frappait que les touches
noires, ce qui donnait à ses mélodies une couleur essentielle-
ment écossaise.
Cette phrase paraît, il est vrai, baroque. L'auteur
n'y a pas suftisamment expliqué ce qu'il voulait
dire. Pourtant, elle recouvre un fait vrai : certaines
mélodies écossaises, qui reposent sur une gamme
incomplète de cinq notes, sont jouées, en effet, au
piano, exclusivement sur les cinq touches noires.
Souvent il convient d'user d'un sage relativisme, de
se dire que les modes changent, dans le style comme
ailleurs, et que telle phrase qui nous paraît aujour-
d'hui comique paraissait, au temps jadis, une élégance
et la preuve d'un rare savoir-faire. C'est le cas de ces
périphrases compliquées où triomphait un Lebrun :
La colline qui vers le pôle
Borne nos fertiles marais
Occupe les enfants d'Eole
A broyer les dons de Cérès ;
Vanvres, qu'habite Gaiatée,
Sait du lait d'Io, d'Amalthée
Epaissir les flots écumeux ;
Et Sèvres, d'une pure argile
Compose l'albâtre fragile
Où Moka nous verse ses feux.
Tout cela, — écrit Sainte-Beuve, — pour dire : » Au nord
de Paris, Montmartre et ses moulins à vent ; de l'autre côté
Vanvres (Vanves), son beurre et ses fromages ; et la porce-
laine de Sèvres ! »
Parlant de ce fléau qu'était de son temps la petite
vérole, Marmontel s'écrie :
D'une vierge par lui j'ai vu le doux visage.
Horrible désormais, nous présenter l'image.
De ce meuble vulgaire, en mille endroits percé.
Dont se sert la matrone en son zèle empressé.
Lorsque aux bords onctueux de l'argile écumante
Frémit le suc des chairs en sa mousse bouillante.
Ce qui veut dire simplement qu'elle avait l'air
d'une écumoire. Tantderaots pour une simple chose !
Fait curieux : le défaut qui semble passer le plus
facilement aux yeux du lecteur docile, c'est le gali-
matias. La peur de paraître ne pas comprendre ou
celle de passer peut-être à côté d'une beauté inconnue
sont les éléments de ce merveilleux respect qu'on a
pour les choses où l'on n'entend goutte : d'autant que
l'auteur a l'air si sûr de se comprendre ! C'est du moins
le cas du galimatias simple : car le galimatias double
commence à partir du moment où l'écrivain ne se
comprendplus lui-même. On connaît l'anecdote, contée
par Boileau, de Corneille incapable d'expliquer au
jeune Baron quatre vers de Tite et Bérénice (I, 2),
qu'il avait écrits naguère :
Faut-il mourir, madame, et, si proche du terme.
Votre illustre inconstance est-elle encore si ferme
Que les restes d'un feu que j'avais cru si fort
Puissent dans quatre jours se promettre ma mort ?
Placé devant une difficulté du même genre, V. Hugo
aurait répondu : » Lorsque j'ai écrit ces vers, il n'y
avait que Dieu et moi pour les comprendre. Aujour-
d'hui, il n'y a plus que Dieu. » On raconte que
Balzac, un jour qu'on lui montrait un passage incom-
préhensible d'un de ses romans, répondit que c'était
voulu : de façon que le lecteur, se prenant la tête
entre les mains, pfit se dire : « Je ne comprends pas
LAROUSSE MENSUEL
du tout. Comme ce Balzac est fort ! > C'est par une
préoccupation analogue que Théophile Gautier disait :
< Il faut, dans chaque page, une dizaine de mots que
le bourgeois ne comprend pas. » Ceci est le dernier
mot de l'audace dans l'art... ou dans iecnme.
Au cours de ce volume où, successivement, les
auteurs dramatiques, les poètes, les romanciers
passent sur la sellette par ordre d'ancienneté (un
index par ordre alphabétique, non plus des hommes,
mais des choses, ne serait pas inutile), nous voyons
succéder citations, anecdotes, curiosités de tous
genres, propres à nous rappeler que l'erreur est
humaine. Mais nous ne devons pas oublier, non plus,
que nombre de ces écrivains ont produit aussi des
œuvres louables. — Louis Coquslin.
Syndicats prolesslonnels. Dr. La loi du
21 mars 1884 donnait aux ouvriers la faculté de s'asso-
cier sans autorisation et reconnaissait aux syndicats
une capacité restreinte. Ce régime exceptionnel ne fut
pas abrogé par la législation de 1900 sur les associa-
tions. Les groupements de travailleurs ne furent pas
soumis au droit commun, et la loi du 12 mars 1920
est encore venue étendre leur capacité civile. Cet
accroissement du droit syndical était demandé depuis
vingt ans par les députés de toute opinion : en 1900,
Alexandre Millerand, alors ministre du commerce,
déposa un projet de loi, que reprit dans la suite
Henry Chéron, d'abord comme ministre du travail
(1913), puis comme sénateur (1916), et qui, après de
longs débats, devint la loi du 12 mars 1920.
Une première innovation concerne le recrutement
et l'administration des syndicats. Désormais, les
femmes mariées exerçant une profession ou un mé-
tier peuvent, sans demander l'autorisation maritale,
adhérer aux syndicats et défendre ainsi le salaire
personnel dont elles ont la libre disposition. Les
mineurs de plus de 16 ans n'y sont admis que si
leurs père, mère ou tuteur ne s'y ppposent pas, et, en
d'autres termes, ne jouissant pas de tous leurs droits,
ils sont exclus de la direction ou de l'administration
du groupement, tandis que le droit d'y participer est
reconnu aux femmes. Les administrateurs qui auront
exercé pendant un an au moins leur fonction ou pro-
fession pourront, lorsqu'ils l'auront quittée, conti-
nuer à faire partie du syndicat et, par suite, à rem-
plir les fonctions d'administrateur.
Les syndicats avaient le droit d'ester en justice,
d'employer le produit des cotisations, de constituer
entre leurs membres des caisses de secours mutuels
et de retraite, de créer des offices de placement, mais
ils n'étaient capables d'acquérir que les immeubles
nécessaires à leurs réunions, bibliothèques, cours
d'instruction professionnelle. Leur personnalité civile
n'est plus limitée. Jls peuvent acquérir sans autori-
sation des biens meubles ou immeubles, à titre gra-
tuit comme à titre onéreux. Une partie de leurs res-
sources sera, s'ils le veulent, affectée à la création
d'habitations à bon marché, à l'acquisition de ter-
rains « pour jardins ouvriers, éducation physique et
hygiène », et la loi les autorise à créer, administrer,
subventionner les œuvres professionnelles les plus
variées, aussi bien que des sociétés coopératives de
production ou de consommation.
Sans leur donner la capacité commerciale, la loi
nouvelle leur permet, à la condition de ne pas distri-
buer de bénéfices, même sous forme de ristournes, à
leurs membres :
D'acheter, pour les louer, prêter ou répartir entre
leurs membres, tous les objets nécessaires à l'exercice
de leur profession ;
De prêter leur entremise gratuite pour la vente des
produits provenant exclusivement du travail per-
sonnel ou des exploitationsdes syndiqués ; de faciliter
cette vente par expositions, annonces, publications,
groupement de commandes et d'expéditions, sans
pouvoir l'opérer sous leur nom et sous leur respon-
sabilité ;
De passer des contrats ou conventions avec tous
autres syndicats, sociétés et entreprises.
Sur ces divers points, il est donné satisfaction aux
vœux depuis longtemps émis par les groupements
syndicaux, notamment par les syndicats agricoles
— les plus nombreux — dont la situation se trouve
ainsi régularisée. Et non seulement les syndicats
sont admis à se porter partie civile devant toutes les
juridictions lorsque l'intérêt collectif de la profes-
sion est lésé directement ou indirectement, mais les
marques ou labels, apposés sur les produits, sont,
après dépôt régulier, protégés contre les contrefa-
çons et usages frauduleux.
La loi du 21 mars 1884 autorisait bien les syndi-
cats régulièrement constitués à se concerter pour
l'étude et la défense de leurs intérêts professionnels,
mais les « unions • de syndicats n'avaient aucune
personnalité civile. Les « unions » jouiront désor-
mais des mêmes droits que les syndicats.
Le patrimoine syndical est, dans une certaine me-
sure, soustrait aux règles du droit commun. Si les
caisses de chômage organisées par les syndicats n'ont
pas été déclarées insaisissables, comme le deman-
daient les socialistes, l'insaisissabilité a été accordée
aux immeubles et objets mobiliers nécessaires aux
réunions, aux bibliothèques, aux cours profession-
nels, aux fonds des caisses syndicales de secours
mutuels et de retraites.
Il importait de prévenir les manœuvres qui eussent
pu se produire contre l'existence même du syndicat,
si les biens de l'association dissoute eussent été ré-
partis entre ses membres. La loi spécifie donc qu'en
cas de dissolution, les biens seront dévolus confor-
mément aux dispositions statutaires ou, à défaut,
suivant les règles déterminées par l'assemblée géné-
rale, mais qu'en aucun cas les adhérents ne se les
attribueront.
La jurisprudence avait admis le droit syndical pour
quelques professions libérales: la loi du 12 mars 1920
est formellement applicable à tontes ces professions,
mais non aux fonctionnaires, dont une loi spéciale
doit fixer le statut. Le Sénat consentait à admettre
au droit syndical tous les fonctionnaires, employés
et ouvriers de l'Etat, des départements, des com-
munes ou des établissements ' publics qui ne dé-
tiennent aucune portion de la puissance publique,
tout en leur interdisant d'interrompre leur service à
la suite d'un plan concerté. A la Chambre, au con-
traire, il y avait une majorité pour assimiler l'Etat,
le département, etc., à un patron ordinaire et, sauf
exceptions, à inscrire dans la loi magistrature,
police, etc., pour reconnaître le droit de se syndi-
quer aux hommes chargés d'assurer la marche de
services dont le régulier fonctionnement a un intérêt
général. Le Sénat se montra irréductible. Le Parle-
ment aura donc à examiner si l'autorité publique ne
serait pas affaiblie ou anéantie par la concc ssion du
droit syndical à des collectivités dont l'action pour-
rait être détournée de son but et dirigée contre l'Etat
lui-même, si, en d'autres termes, le droit commun
en matière de conflits de travail se concilie pour les
fonctionnaires avec leurs devoirs envers la nation.
Telle qu'elle est sortie des délibérations du Parle-
ment, la loi du 12 mars 1920 ouvre aux syndicats un
nouveau champ d'activité. Possesseurs d'un patri-
moine en partie insaisissable et ainsi vraiment ca-
pables de passer des conventions collectives de tra-
vail, autorisés à employer leurs ressources à toutes
les fins professioimelles non commerciales, disposant
d'une marque de fabrique dûment protégée, investis
du droit considérable de former des « unions • jouis-
sant des mêmes facultés qu'eux-mêmes, ils doivent,
avec la conscience réfléchie de leur responsabilité,
devenir des centres de formation ouvrière, mais non
des foyers d'agitation politique et de haine sociale.
Le Parlement a entendu donner aux travailleurs
» les moyens légaux d'organiser leurs efforts sur le
terrain professionnel et dans la paix publique • :
c'est dans cet esprit qu'il convient d'interpréter la
loi du 12 mars 1920. — Jean Delacock.
Verlaine, par Emcst Delahaye (Paris, igrg).
— Un jour de son enfance, comme il entendait
chanter l'eau d'une bouillotte, Verlaine, profitant
Paul Verlaine (millK).
d'un moment où il était seul, plongea sa main dans
la belle eau d'argent frisé qui faisait de si jolie
musique. Le résultat, on le pense bien, fut une
effroyable brûlure.
Il semble que, dans cette anecdote, se résume la
vie du poète. 11 se laissa prendre aux belles musiques,
et il n'en reçut que blessures. Il garda les blessures,
mais nous donna les musiques.
De cette existence douloureuse Emest Dela-
haye publie aujourd'hui un récit émouvant; émou-
vant parce qu'il a coimu Verlaine dès son enfance
4t6
et qu'il l'a suivi le long des ans, parce qu'il l'a aimé,
parce qu'il écrit avec amour. C'est bien ainsi qu'il
fallait raconter la vie du pauvre Lélian. Pour le faire
revivre, lui qui a tant aimé, il faut employer des
paroles d'amour et de tendresse. On le comprend
mieux ainsi. On le voit dégagé de la légende, et
l'humanité douloureuse dont il apparaît ainsi revêtu
nous le montre plus admirable encore. Certes, les
mots sont secs dont il nous faut user pour dire ses
destins, mais de quelle vie singulière ils s'animeront,
si on les accompagne du souvenir et de la lecture
de quelques-uns de ses poèmes, de quelques-unes de
ses chansons !
Il était né le 30 mars 1844, à Metz, où son père,
officier de carrière, était en garnison. Le hasard des
afiectations le conduisit ensuite à Montpellier, et,
lorsque l'officier, en 1851, dut démissionner pour
raison de santé, la famille vint s'installer à Paris.
Dès l'âge de quatre ans, on avait mis l'enfant à
l'école. Plus tard, il ne fut guère chez ses parents
que pour les repas, pour le coucher. Il ne connaît,
pour ainsi dire, pas l'éducation de famille. Et, pour-
tant, c'est un enfant émotif, qui doit à sa mère une
sensibilité profonde; mais, autant qu'émotif, il est
docile, de cette docilité à laquelle habitue une longue
discipline militaire. Docilité, sensibilité, n'y a-t-il
pas là, d'ailleurs, un point commun ? Il est docile aux
événements, il est docile aux sensations. Ce n'était
point pour se débarrasser de lui qu'on l'avait rais en
pension, mais plutôt par erreur de pédagogie. On l'ai-
mait, mais on ne jugeait pas qu'on pût, à la maison,
s'occuper de lui, au point de vue intellectuel et
M"»* Segond-Weber, de la Comédie-Française, déclame un poème devant le monument
de Paul Verlaine, au Jardin du Luxembuurg (Paris, 8 janvier 1921j. — Phot. llol.
moral. Seuls, les soins matériels lui étaient donnes
dans sa famille. C'est à l'école qu'il apprend la vie.
Au lycée Bonaparte, il lit beaucoup, anciens et mo-
dernes. Et, quand il publie son premier recueil, les
Poèmes saturniens, on peut voir qu'il a entendu les
leçons de Leconte de Lisie, qu'il veut les suivre.
Mais sa sensibilité déjà l'entraîne et, sous le marbre
apparent, le sang déjà se devine.
Il commence l'étude du droit. 11 entreàla préfecture
de la Seine comme rédacteur et avance assez rapide-
ment. Cette vie régulière lui plaît. Mais, à vingt et un
ans, il perd son père; et son chagrin s'accroît encore
de celui que lui cause la mort d'une cousine, qui fut
bonne à son enfance. Et, pour se divertir de son cha-
grin, il se met à boire. Pourtant, naissent les Fêles
galantes, et, comme certains poèmes saturniens
étaient sortis de Leconte de Lisle, les poèmes des
LAROUSSE MENSUEL
Fêtes galantes sortaient de la Fête chet Thérèse;
mais, où Hugo n'avait vu qu'un épisode, Verlaine
vivait et frémissait des ardentes amours qu'il évo-
quait.
Il se mêle aux milieux littéraires, c'est-à-dire qu'il
va du café de Suède au Voltaire, et du Delta au Ta-
bourey. Il y rencontre Charles de Sivry, Glatigny,
Blémont, Mérat, Camille Pelletan. 11 va aux samedis
de Leconte de Lisle, aux jeudis de Banville. Chez
Lemerre, Coppée, Léon Dierx, Armand Silvestre,
Mendès, Sully-Prudhomme, l'accueillent. Xavier de
Ricard l'introduit dans le salon de sa mère. Quand il
est à jeun, sa douceur est exquise et sa tolérance
parfaite. Mais l'ivresse alcoolique et l'ivresse verbale
le mettent parfois hors de lui ; et, l'ivresse tombée,
les remords le tourmentent. Dès 1868, une crise reli-
gieuse le transforme. Ce n'est qu'une conversion
temporaire.
Vers ce temps, il rencontre la sœur de Charles
de .Sivry, une jeune fille, presque enfant, déjà co-
quette.
Toute grâce et toute nuance
Dans l'cclat doux de ses seize ans.
Elle a la candeur des enfances
Et les manèges innocents...
L'intelligence vient chez elle
En aide à l'esprit noble; elle est
Pure autant que spirituelle ;
Ce qu'elle a dit, il le fallait !
Ce sont les débuts de la Bonne Chanson. M""" Ver-
laine songeait à une autre jeune fille, qui, d'ailleurs,
ne pensait pas à Verlaine, et à laquelle il ne pensait
pas. Pourtant, elle se résigna, de bonne
grâce, en voyant son fils heureux. La
vie est au poète facile et limpide. L'exis-
tence lui plaît, quoique bourgeoise.
De ce moment et tous les soirs (écrit-il,
dans ses Coutessiom), à très peu d'exceptions
près, durant les trois bons quarts d'une an-
née, la même promenade, par quelque temps
qu'il fît, m'amenait à ce Montmartre de fian-
çailles et me ramenait vers ces Batignolles,
depuis si longtemps parentales .. L'intimité
s'établissait entr« nos familles. J'allais tous
les dimanches diner chez les M..., ûiï ma mère
était souvent invitée,
Le mariage eut lieu, en août 1870, à
Notre-Dame de Clignancourt.
Cependant, il y avait la guerre. Ver-
laine s'engagea dans les bataillons de
marche. Ce nouveau métier l'enchan-
tait ; mais les jours de garde, que faire,
à moins qu'on ne boive ? Il rentra ivre,
un soir, et la scène inévitable se dé-
roula. Pleurs de la femme, gêne de
l'homme d'abord, puis colère, coups,
remords, pardon. Mais ce ne sera plus
jamais comme c'était auparavant.
Il en prend, maintenant, à son aise
avec les devoirs militaires. Il se mêle
ensuite à la Commune; mais, n'ayant
pas d'ennemis, après la victoire des
Versaillais, il peut se retirer tranquille
dans un petit village, sans être inquiété.
Seulement, à Farapoux, il s'attarde
trop; et, pendant ce temps, on le raye
des cadres à l'Hôtel de Ville. Quand il
rentre, il n'a plus d'emploi. Il se fait
courtier d'assurances ; mais il en pro-
fite pour s'attarder dans les cafés. C'est
à ce moment que va intervenir Rimbaud.
Rimbaud, à un âge où l'on est encore
à l'école, a tout lu, tout étudié, tout
absorbé des poètes, des historiens, des
philosophes. Il a fui la maison pater-
nelle. Il a vécu, vagabond. Il a été en
prison. Dans une longue lettre, il se ra-
conte à Verlaine ; il lui envoie des vers.
Et Verlaine s'enthousiasme; et Ver-
laine l'invite à venir à Paris. Rim-
baud vient. On l'accueille; on lui fait
fête; on le traite en homme. Les dé-
ceptions allaient suivre. D'abord, Ver-
laine l'a accueilli chez lui; mais son
caractère insociable l'oblige bientôt à
s'installer ailleurs. Les rencontres des
deux amis ne se font plus qu'au café, et
Verlaine oublie qu'il a une femme, un enfant, qu'il
lui faut gagner leur vie à tous. Quand il rentre chez
lui, les reproches ne manquent point. Et Rimbaud,
conscient de son influence néfaste, avec résignation,
avec amertume, s'en va, revient à Charleville.
Mais, resté seul, l'ennui gagne Verlaine. Il appelle son
ami à grands cris. Et comme, soudain, un article de
journal lui fait craindre des poursuites pour sa parti-
cipation à la Commune, il prend peur, abandonne tout,
fuit, et il fuit avec Rimbaud.
De Belgiqife, les deux poètes gagnent Londres. Ils
trouvent du travail, mais pas assez pour vivre à
deux, et Rimbaud rentre en France. Dans l'isole-
ment, Verlaine revient à l'alcool. Le climat est
mauvais à ses bronches. Malade, il écrit ses adieux à
Rimbaud; et Rimbaud s'émeut. Bientôt, on retrouve
les deux hommes réunis à Jehonville, en Belgique, à
«• 169. Mars ^9^1.
trois lieues de Sedan. La vigueur revient à Verlaine,
mais non le calme. Un second voyage à Londres a
lieu. Son caractère est devenu d'une excitabilité
morbide. Les deux poètes s'exaspèrent mutuelle,
ment. Une brusque séparation s'effectue, suivie
d'une nouvelle réunion à Bruxelles. Rimbaud per-
suade à Verlaine qu'une séparation définitive est né-
cessaire. Verlaine accepte, puis, pris de désespoir...
de vin, il tire sur lui. Dégrisé, il verse d'abondantes
larmes; mais Rimbaud hausse les épaules, se panse,
et ils sortent. Dans la rue, de nouvelles stations
dans les cafés surexcitent le malheureux Verlaine.
Il se fâche de nouveau ; de nouveau, il tire son re-
volver. Des agents accourent. On l'arrête. On le
garde en prison. On le fait passer en jugement, bien
qu'aucune plainte n'ait été portée. On le condamne
au maximum : deux ans de prison.
Il fait sa peine en cellule à Mons ; et c'est là que
vient le trouver la notification de son divorce. Le
chagrin, la solitude, l'absence d'alcool le transfor-
ment. Transformation du cœur, plus que de l'esprit.
Les conversations de l'aumônier de la prison le gui-
dent sur le chemin au bout duquel l'illumination
se produit. Les derniers mois de sa captivité s'écou-
lent paisibles.
En janvier 1875, il est libre. Il songe à la Trappe
de Chimay, mais il doit bientôt reconnaître qu'il n'a
pas la vocation. Jl songe à convertir Rimbaud, mais
leur rencontre à Stuttgart se termine par des coups.
Alors, il retourne en Angleterre. Professeur de français,
de grec, de latin, de dessin dans le Lincoinshire, il est
heureux autant qu'il peut l'être, n'ayant pasgrand'chose
àfaire. Pendant quelques années, le bonheur, s'il ne rit
pas, lui sourit. Tour à tour, on le voit à Boston, à Ly-
mington, à Bournemouth. Ses vacances se passent à
Arras. Un jour, l'Angleterre le lasse. Il parvient à
se glisser à l'institution Notre-Dame, à Rethel. Ce
sont de braves gens, qui ne le connaissent pas et qui
l'apprécient. Le soir, quand tout le monde dort, en
secret, il écrit des vers. Vie paisible, qu'animent par-
fois des songes de réconciliation avec sa femme.
Mais la nervosité reparait, les exaltations, les dé-
pressions, les tentations aussi. Au collège Notre-
Dame, on boit du vin et, parfois, du rhum. Il songe
à sa femme, à son fils surtout. Tout essai de rappro-
chement est vain. De cette déception naîtra la se-
conde grande aventure de sa vie. Car, ne pouvant
avoir son fils, il en choisit un autre. Pour un de ses
élèves d'intelligence claire, Lucien Létinois, il se'
prend d'amitié. Il achète une ferme, à Juniville,
dans les Ardennes, au nom des parents de Lucien, et
il s'y installe avec eux. Verlaine apprend à soigner
les animaux, à faucher, à labourer. Mais les travaux
des champs donnent soif. Pourtant, c'est le temps
où il fait éditer sans succès Sagesse à la Société gé-
nérale de librairie catholique.
Mais, pas plus que ses affaires littéraires, ses
affaires agricoles ne réussissent. Cet essai de culture
a une triste fin : les créanciers saisissent la ferme;
il faut vendre. Et Verlaine se retrouve sans emploi à
Paris. 11 voudrait bien rentrer à l'Hôtel de Ville,
mais c'est en vain. Sa mère accourt le consoler de
sa tristesse, sans pouvoir le détourner de l'alcool. II
travaille un peu, a quelques relations littéraires ;
mais, soudain, la mort de Lucien Létinois, emporté
d'une fièvre typhoïde à l'hôpital de la Pitié, le frappe
d'un grand coup. Le désespoir le désempare. Il se
retire d'abord, près de Juniville, dans un petit village,
appelé Coulommes, où sa mère a acheté un jardin et
une maison. Sa consolation unique est d'écrire ; mais,
bientôt, la vie champêtre lui devient insupportable.
Il rentre à Paris. La maladie s'abat sur lui..., et la
gêne. Sa mère meurt, et les huissiers viennent. On lui
accorde un lit dans un hôpital.
On est en novembre 1886 ; jusqu'à sa mort, il fera
peu à peu tous les hôpitaux de Paris. Les journaux
s'intéressent à lui ; mais il éprouve delarépugnance à
tirer parti de sa misère. Il veut vivre de sa plume
uniquement; et le chagrin l'incite à chercher des,
excès de toute nature. Une fille galante, Esther, u
autre, Eugénie, se disputent sa pauvre vie et l'en-
tourent d'amis singuliers. De café en café il va. La
maladie le rend invalide. On essaye de lui trouver
des revenus, mais en vain. Son esprit est, d'ailleurs,
toujours aussi vif, son intelligence aussi sensible.
Mais son existence est misérable; et elle s'écoule,
misérable, jusqu'àcet hiver de 1895, où une congestion
pulmonaire le contraignit à garder la chambre. Une
crise l'emportait, le 8 janvier 1896. — Claude B\uàc.
— A l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de
la mort de Verlaine, les amis et admirateurs du poète
se sont réunis au Luxembourg, le matin du 8 jan-
vier 1921, pour déposer une palme au pied de son
monument. Un discours fut prononcé par Fernand
Gregh au nom des « Amis de Verlaine ». M™" Second-
Weber déclama un poème de Gustave Kahn. Un ban-
quet eut lieu ensuite à la Maison des étudiants, .sous
la présidence de Gustave Kahn, qui annonça la pro-
chaine constitution de l'association en société légale.
Diverses ÎUocutions et poésies furent alors en-
tendues.
Imp. I^R0ii.<i8E ' Auiié, Ginon, liollier-LarouBic, Moreau et < >•).
l'aris. 17, rue Montparnasse. — Le Gérant : L. GaetLRT.
m
les^^
n>H
Avril. — Les Chasses de MaximilieD : Retour d£ la chasie au faucon. Tapisserie d'après le cartoti de Van Orley (Louvre). [V. p. 259.]
fi" 170. — Avril 1921
Annuaire général de la BYance et
de l'étranger. C'était, à la veille de la Grande
Guerre, une opinion assez répandue dans le monde
et en France même que les qualités nécessaires à
l'élaboration de grands travaux statistiques : goût de
la recherche précise et minutieuse, patience, art d'ac-
cumuler des montagnes de fiches pour les disposer
en un ordre harmonieux, étaient des qualités plus
allemandes que françaises ; et, malgré tant de démen-
tis donnés par nos bibliographes et nos statisticiens,
il semblait qu'en efiet l'Allemagne eût le monopole
de ces publications si utiles au géographe, à l'histo-
rien, à l'homme politique et à l'homme d'affaires :
les grands annuaires, les almanachs qui, chaque
année, enregistrent et présentent avec clarté toutes
les transformationsdémographiques, administratives,
législatives, économiques et commerciales survenues
au cours des douze mois précédents dans chaque
pays, qui, en un mot, soient un tableau fidèle et
bien mis au point du monde et, en même temps,
pour tout homme que son métier oblige soit à pour-
sui\Te des études théoriques, soit à remplir des for-
malités administratives, soit à faire des démarches
d'ordre commercial, un guide sûr et un conseiller
qui fasse foi.
Avant la guerre, seul ou presque seul, l'Almanach
de Gotha semblait remplir ces conditions. Il présen-
tait, sous un petit format, un très grand nombre de
renseignements utiles et bien classés sur tous les
pays du monde et, outre sa partie nobiliaire, utile
surtout aux amateurs d'art héraldique, réunissait les
renseignements les plus utiles et le plus souvent
exacts sur la population, l'organisation administra-
tive, le mouvement commercial de tous les pays du
monde. L'Almanach de Gotha, qui n'a même pas
interrompu sa publication au cours de la guerre, a
LAROUSSE MENSUEL. — V.
été de longues années un instrument de travail pré-
cieux. L'Angleterre pouvait, elle, opposer à l'Alma-
nach de Gotha le Statesman's Yearbook, volume de
même présentation, de même format et non seule-
ment capable de rendre des services identiques, mais,
pour les questions économiques et commerciales en
particulier, bien plus complet et plus précis.
Mais la France, pays, pourtant, de tant de statisti-
ciens éminents, qu'avait-elle à mettre en face de ces
œuvres monumentales? Le Bottin, qui, très complet
pour la France, ne peut, par son plan même, donner
pour l'étranger que des indications accessoires, l'es-
sentiel étant naturellement la liste des adresses com-
merciales, et une petite Statistique annuelle de géo-
graphie comparée, mince plaquette où un très grand
nombre de renseignements se trouvaient réunis et
dont l'auteur (Jean Birot) a eu le mérite d'une véri-
table création, mais qui ne prétendait doimer et ne
dorinait, en effet, que des chiffres et restait forcément
muette sur l'organisation administrative, la vie éco-
nomique, le mouvement social et leur évolution.
Encore cette dernière publication a-t-elle cessé de
paraître depuis la guerre.
Il est donc évident qu'il y avait, parmi les instru-
ments de travail théorique et pratique à la disposition
des chercheurs français, une grave lacune. J. de Dam-
pierre, s'est assigné pour tâche de la combler. Il y a
du premier coup réussi, et son Annuaire général de
la France et de l'étranger se classe au premier rang
des publications de ce genre.
h'Annuaire gétural de la France se révèle, en
effet, dès l'abord, comme supérieur à l'Almanach de
Gotha et au Statesman's Yearbook, puisqu'il con-
tient tout ce que contiennent ces publications et, en
même temps, bien des choses que ces publications
ne contiennent pas.
Comme dans le Gotha et le Staiesman's Yearbook,
nous trouvons en effet dans l'Annuaire général tous
les renseignements statistiques que nous pouvons
désirer sur l'organisation administrative et constitu-
tionnelle, l'armée et la marine, le chiffre de popula-
tion, les ressources financières, le budget, le mouve-
ment industriel, le commerce d'exportation et d'im-
portation, l'activité des ports maritimes, mais, en
outre, d'une part des renseignements pratiques,
d'autre part des études générales, qui ne trouvent
pas leur place dans les publications similaires d'Alle-
magne ni d'Angleterre. Pour le Français, en effet, et
ceci à un degré bien plus élevé que pour l'.^nglais et
r.^llemand le Statesman's et le Gotha, la publication
dirigée par J. de Darapierre est un guide auquel on
peut se rapporter dans bien des circonstances de la
vie, sans que jamais il vous fasse défaut ou vous
induise en erreur. En ce qui touche aux divers ser-
vices administratifs, au personnel des ministères, aux
garnisons des régiments, aux corps savants, aux
bibliothèques, V Annuaire fournit toute indication
utile. L'adresse des théâtres, des principaux jour-
naux et revues de Paris et de province, la nomen-
clature des sociétés de bienfaisance, des œuvres d'as-
sistance et de secours mutuels y ont également leur
place. Vous y pouvez trouver soit des intiications
sur votre situation militaire, avec les obligations et
les droits qu'elle vous crée, soit la liste «les dé-
marches à faire pour l'inscription aux cours des
Facultés, et bien d'autres renseignements précieux,
qu'il faudrait des colonnes pour énumérer. Le carac-
tère éminemment pratique de l'ouvrage est donc la
qualité qui, avant tout, mérite la louange.
Mais, et c'est 1^ la très grande nouveauté, l'origi-
nalité exceptionnelle de cet ouvrage, ce qui le pare
vraiment du cachet national, l'Annuaire général n'est
l6
4i8
pas une simple suite de chiSres et de statistiques
placés bout à bout dans un ordre plus ou moins
logique. Les chilires, les statistiques sont encadrés
dans des études générales qu'ils précisent et qu'elles-
mêmes expliquent, commentent les chiffres, en font
jaillir l'esprit.
Ouvrons, par exemple, le livre en un chapitre géné-
ralement ardu : les Finances. Nous n'avons pas seu-
lement un compte budgétaire, ni même la série des
diflérents budgets pour une période donnée, mais, en
une cinquantaine de pages extrêmement substem-
tielles, tout le mécanisme financier de notre pays son
évolution depuis le début du xi.x» siècle, des études
sur le rendement des différents impôts, une vue sur
la situation financière au cours de la guerre et
depuis la guerre, la vacation des principales ban-
ques avec le but particulier que s'assigne cha-
cune d'elles, un petit cours de législation monétaire
et un aperçu des cours de la Bourse depuis quel-
ques années. C'est, en un mot, une petite encyclo-
pédie financière, vrai fil d'Ariane pour le profane.
Nous avons pris un exemple au hasard ;
mais l'Annuaire gitiéral contient une
vingtaine de petites encyclopédies sem-
blables : travail, agriculture, industrie,
organisation lies diverses confessions reli-
gieuses, communications, sports, les unes
et les autres propres à fournir au savant,
sans qu'il perde de temps en recherches
compliquées, le chiffre précis, la date
exacte, et à permettre à tout le monde
de trouver pour chaque démarche Ihe
right man.
Certaines de ces encyclopédies ont plus,
d'ailleurs, qu'une valeur pratique. Tel
est le cas, en particulier, de la lumi-
neuse étude de Jean Brunhes sur la
France. En dix pages extraordinairement
substantielles, Jean Brunhes, avec l'éru-
dition géographique immense qu'il pos-
sède et son talent évocateur, nous fait
saisir à merveille l'individualité de notre
pays, microcosme où, dit-il, se trouvent
en réduction toutes les beautés naturelles
du monde et celle de notre race, si unie
dans sa prodigieuse variété. A lire aussi
la petite encyclopédie du livre, l'étude
sur le féminisme et, surtout, l'aperçu
très riche et très varié sur l'industrie
et l'évolution industrielle. Les cinquante
pages, pleines d'idées, de chiffres et de
faits, qui sont consacrées à cette ques-
tion, celles qui précèdent et qui sui-
vent concernant le commerce, l'agri-
culture, les communications, sont la meil-
leure synthèse de géographie économique
de la France.
Suivent nos colonies et protectorats
où, comme pour la France, les auteurs
de l'Annuaire s'efforcent non seulement
de réunir des chiffres précis et de don-
ner des indications utiles au commer-
çant ou au voyageur, mais aussi de
faire comprendre, par leur évolution his-
torique, l'état actuel de ces différents
pays et de dévoiler des perspectives
d'avenir.
On apprendra ainsi beaucoup de choses
en lisant, par exemple, les chapitres rela-
tifs au Maroc ou à Madagascar.
Naturellement, les pays étrangers sont
traités avec un peu moins d'ampleur.
Il n'empêche qu'ils n'y figurent tous et
que, même sur les moins importants
d'entre eux, comme l'Afghanistan ou l'Albanie, on
n'ait tenu — et réussi — à nous donner d'utiles
précisions sur les communications, le commerce, les
forces militaires.
Mais l'ouvrage est, bien entendu, particulièrement
utile pour qui veut se reconnaître dans le labyrinthe
de nouveaux Etats, de nouvelles frontières créé par
la guerre et les quatre traités de Versailles, de Saint-
Germain, de Trianon et de Neuilly. Nous ne sommes
pas encore très familiers avec la Hongrie, l'Au-
triche et la Pologne nouvelles, non plus qu'avec la
Tchécoslovaquie, la Yougoslavie et la Grande Rou-
manie. Il suffira d'ouvrir l'Annuaire universel pour
bien se rendre compte et de la place que chacun
de ces pays tient dans le monde et des possibilités
qu'il offre au commerçant et à l'industriel français,
et de l'état de ses relations avec notre pays.
Grande nouveauté, également, que d'avoir donné
pour chaque nation un aperçu, si bref soit-il, de sa
formation historique et, surtout, d'avoir placé à la
fin de chaque chapitre une excellente bibliographie
qui permettra au chercheur plus particulièrement
intéressé par telle question de s'orienter utilement.
De telles préoccupations sont tout à fait absentes du
Gotha et du Statesman's Yearbook. Ainsi l'Annuaire
général, pratique, scientifique et lisible — car d'une
forme agréable et éclairé par des idées générales —
est bien, en son genre, une œuvre originale et harmo-
nieuse autant qu'utile. Sa réalisation fait un très
grand honneur à l'esprit français. — Léon Abe.vsour.
LAROUSSE MENSUEL
i\.utour de la plume du cardinal de
Hiclielieu, par Maximin Deloche (Paris, 1920,
in-8"). — On peut, avec raison, s'étonner qu'après
trois siècles l'histoire du cardinal de Richelieu ne
soit pas encore complète, malgré les enquêtes suc-
cessives de mille érudits. Il est vrai, on. s'est surtout
occupé, jusqu'à cette heure, d'étudier les actes poli-
tiques du grand ministre, ses actes religieux et, si
l'on peut dire, ses manifestations littéraires.
Depuis quelques années, seulement, on envisage sa
personnalité privée. C'est une énigme plus difficile à
déchiffrer. Dans ce domaine, Maximin Deloche aura
largement contribué, par des recherches patientes et
des découvertes nombreuses, à éclairer le visage
fermé de celui qu'on appelait, de son temps, l'Emi-
nentissime. Grâce à lui, nous n'ignorons presque
plus rien de l'intimité du cardinal. Il nous a révélé
celle-ci dans sa Maison du cardinal de Richelieu.
Poursuivant ses investigations avec une méthode
excellente, une lucidité rare, des facultés d'examen
servies par une vaste érudition, Maximin Deloche
Le cardinal do Richelieu i;i8û-lfi42). Tableau de Philippe de Chauipaigne (Louvre
nous ouvre aujourd'hui le coin le plus secret de la
demeure du prélat : son cabinet de travail. On sait,
par les dossiers que conservent les Archives du mi-
nistère des affaires étrangères, que Richelieu fut un
gigantesque plumitif, travaillant nuit et jour, l'esprit
sans cesse occupé par d'innombrables affaires. On sait
également qu'on peut lui attribuer, en dehors de ses
Mémoires, actuellement en cours de publication, et
de son Testament politique, quelques ouvrages reli-
gieux. Plusieurs contemporains ont prétendu qu'il
était, en outre, l'auteur de certains opuscules parus
au cours d'une effroyable guerre de pamphlets qui
se poursuivit sans relâche durant sa vie.
Maximin Deloche a entrepris de démêler quel fut,
la plume à la main, son véritable rôle, quelles fu-
rent, en dehors de ses lettres diplomatiques ou au-
tres et de ses œuvres avouées, ses œuvres cachées,
ses collaborations aux libelles de son entourage. Ri-
chelieu s'intéressa de tout temps aux publications
des pamphlétaires. Il collectionnait déjà les opus-
cules criés dans les rues ou circulant sous le manteau,
à une époque où rien de ce qu'ils contenaient ne le
touchait personnellement. Plus tard, il n'ignora au-
cune des attaques dont il fut l'objet. Il répondit
à toutes, et toujours victorieusement. C'est une his-
toire épique que l'histoire de sa plume de combat.
Richelieu commença à écrire dès sa nomination,
en 1608, à l'évêché de Luçon, le plus maigre évêché
de France, où il trouva un clergé inculte, mal dis-
posé contre lui, et un puissant parti protestant. Ces
«• 170. Avril 1921.
premiers écrits, un Catéchisme du diocèse de Luçon
fi6ii ou 1612) qui ne nous est point parvenu, une
Briejveet facile instruction pour les confesseurs (1613),
des Ordonnances synodales {1613) eurent surtout pour
but d'instruire les pasteurs, de relever leur dignité
compromise par maints excès qui favorisaient le
triomphe du protestantisme, de fixer une doctrine et
des points de morale. Un esprit de tolérance les
anime — et on ne sait quelle indulgence — où l'on
sent que l'homme de cour contre-balance le théologien.
Jacques de Flavigny, grand vicaire de l'évêque, les
publia sous son nom, mais la plume de Richelieu y
est partout présente.
L'évêque n'a pas encore abordé la politique. Il se
démène dans l'ombre, pour jouer un rôle. C'est aux
états généraux de 1614 qu'il va, pour la première
fois, délégué par son ordre, inaugurer sa vie poli-
tique. Sa harangue n'y fut pas improvisée, mais,
au contraire, soigneusement pesée et écrite. La dis-
crétion, la mesure, la souplesse en forment les
qualités principales. Il s'efforce d'y faire prévaloir,
sur la noblesse et le tiers, la préémi-
nence du clergé et d'y montrer la néces-
sité de confier les destinées de la mo-
narchie à la régente, Marie de Médicis,
sa protectrice personnelle. Les contempo-
rains ne saisirent certainement pas l'im-
portance de cette harangue; mais Riche-
lieu n'avait aucun doute sur sa valeur. Il
la fit imprimer en 1615.
Peu après, il était appelé au conseil. Il
y joua un rôle obscur de secrétaire d'Etat
à la Guerre, ne se mêlant point à la lutte
de pamphlets, tout entier absorbé par sa
tâche officielle. Concini mort, Louis Xlll
et Luynes le contraignirent à suivre dans
son exil de Blois la reine mère. C'était
pour lui la ruine de ses desseins de for-
tune. S'il restait auprès de la reine, tout
contact avec le pouvoir lui était interdit.
Il se réfugia dans son prieuré de Coussay,
cherchant un moyen île se faire entendre
du monarque. Une querelle survenue
entre le P. Arnoux, confesseur du roi, et
quatre ministres de Charenton, lui permit
de rentrer en scène. Il écrivit les Prin-
cipaux points de la Foy de l'Eglise catho-
lique contre l'escnl adressé au roy par
quatre ministres de Charenton (1617). Il y
attaquait violemment les calvinistes, qui
réclamaient une ingérence pour services
rendus à la royauté dans les affaires
d'Etat et s'offrait à combattre leurs pré-
tentions dans une dispute publique de-
vant le roi.
Son initiative, bien que le signalant à
l'attention publique, lui valut l'exil à
Luçon. Là encore, Richelieu consacra ses
loisirs à écrire. Marie de Médicis s'était
refusée à désavouer son passé politique,
malgré la volonté du roi. A l'occasion
de l'assemblée des notables, survenue le
24 septembre 1617, l'évêque exilé publiait
un pamphlet anonyme : la Restauration
de l'Etat, longtemps attribué à Mathieu
de Morgues, abbé de Saint-Germain, aumô-
nier de la reine mère. Il y réunissait dans
une apologie commune le roi et sa mère,
justifiait la politique de celle-ci par les
services qu'elle avait rendus, excusait ses
fautes, faisait le procès du maréchal
d'Ancre et atteignait Luynes au cœur en
signalant au souverain le danger de prodi-
guer des largesses à des favoris indignes;
enfin, dégageant du passé sa personnalité, il se présen-
tait comme l'agent d'une réconciliation indispensable,
pour la paix du royaume, entre la mère et le fils.
Luynes reconnut tout de suite, malgré l'anonymat,
l'auteur de ce pamphlet. Il y répondit en exilant
Richelieu à Avignon. Ce nouvel exil affecta profon-
dément le moral de l'évêque. Il était désormais loin
de tout, supplanté par une tourbe de brouillons au-
près de la reine mère, sans possibilité d'atteindre le
roi. Pauvre, malade, désespéré, il pensait tour à tour
au cloître et à la mort. Tout ce qu'il écrit dans cette
période de défaillance prend une forme testamen-
taire. Le Caput apologelicum est une sorte de testa-
ment politique ; la Lettre au chapitre de Luçon, une
sorte de testament spirituel ; l'Instruction du chres-
ticn, une sorte de testament mystique. Dans ce der-
nier ouvrage, aucune érudition théologique. On y
trouve, au contraire, des élans de sensibilité affec-
tueuse, des attendrissements nouveaux sous sa plume,
correspondant à son état d'âme douloureux et que
l'on aura quelque peine à rencontrer dans ses œuvres
postérieures, la douceur n'étant pas la caractéristique
de sa nature.
On sait qu'en avril 1619, le roi et Luynes, sachant
la reine mère emportée vers la guerre civile par les
intrigues de ses conseillers, ortionnérent à Richelieu
de se rendre auprès d'elle pour la ramener à la
raison. A .Angoulêmc, où la souveraine s'était réfu-
giée, l'évêque trouva un froid accueil. Son rôle de-
meure assez obscur, dans ces conjonctures. Il semble
1
N' 170. Avril 1921
LAROUSSE MENSUEL
419
L'Eminence grise, tableau de Gérome. {Phot. Goupil et C'*'.) — Nous Sfjmuii-s au Palais-Cardinal; sur le (rrand escalier sont groupé-; une douzaine de courtisans. Tandis que ces personnages. t*le basse.
courbés, remontent du côté gauche qu'ils remplissent complètement. François Le Clerc du Tremblay (!a77-16â8). en religion Père Joseph, dit V lîminence grise, maigre, droit, impassible dans son costume de
capucin, descend lentement les degrés, le regard et l'esprit plonges dans la lecture du bréviaire, sans paraître se préoccuper autrement des courbettes que provoque son passage. Ce tableau, qui valut a
Gérome la médaille d'honneur flit74,i. est spirituellement touché et donne une idée juste du style dans lequel 1 artiste a tiaité la peinttire d'histoire.
surtout soucieux de ménager son avenir. Sentant
diminuer la faveur de Luynes, il n'hésite pas à
lancer contre lui un nouveau libelle : Vérilez chres-
ttennes au roy très ckrcstien, très probablement écrit
par Mathieu de Morgues sous son inspiration. Ce
pamphlet est un véritable réquisitoire contre le favori
qui se dresse entre la mère et le fils.
Pendant cette période de troubles, traversés par
des guerres fratricides, Richelieu paraît avoir sans
cesse penché vers une conciliation qui, rapprochant
Marie de Médicis de Louis XIII, assurerait sa propre
fortune. Prenant la plume par deux fois, d'abord
pour une Harangue à la reyne-mére du ray (1620),
puis pour le Manifeste d'Angers (lôaot, il se met
perpétuellement à l'abri des suspicions, dégage avec
liabileté sa responsabilité, paraît animé d'intentions
merveilleuses, fait d'admirables projets de consti-
tution politique, s'évertue à se montrer sous l'aspect
de l'homme indispensable de demain.
Les années passent. Richelieu, promu cardinal, est
enfir. appelé au conseil royal. 11 a grande expérience
politique, connaissance parfaite des hommes, subtile
compréhension des moyens par lesquels on anime la
masse aveugle du peuple. Il arrive armé pour le
combat, traînant derrière sa robe toute une escouade
de plumitifs de valeur, capables de le défendre avec
supériorité et de transformer, à son gré, l'opinion
publique. Un seul journal, le Mercure français, existe
dans le royaume à ce moment-là. Il s'en empare. Au-
cune pièce politique n'y paraîtra plus, pendant son
ministère, qu'elle n'émane de son cabinet, ou bien
qu'elle n'ait reçu son imprimatur.
Parmi ses secrétaires, se signalent, comme les plus
actifs, les plus ardents, les mieux doués, le Père
Joseph (l'Eminence grise), quidonneraquelquesgloses
au Mercure français; Fancan, chanoine de Saint-Ger-
main l'Auxerrois, prodigieux bretteur de plume, com-
batif, passionné, mordant, maniant supérieurement
l'ironie, sorte de chef de son cabinet de la presse, qui
traitera avec les libellistes et produira, de son côté,
des pages nombreuses de polémique; Mathieu de Mor-
gues, abbé lie Saint-Germain, écrivain violent, trivial
et pittoresque; Jérémie Kerrier, ministre protestant
de Nîmes, converti ; Gabriel Le Guay, syndic de la
Faculté de théologie de Paris; Charles Guron, poi-
tevin, théologien laïque; Louis Giry et Abel île
Sainte-Marthe, avocats au Parlement; Drion, qui pré-
cédemment tâta de la Bastille pour ses attaques
contre Luynes; Filesac, théologien ; Jean Sirmond et
Paul Hay du Chastelet. Plusieurs de ces écrivains
appartiendront plus tard à l'Académie française.
Tous, sauf peut-être Mathieu de Morgues, qui le com-
battra bientôt, sont dévoués à sa cause. Tous, sauf
Fancan, absolu dans ses idées, consentent à n'être
que ses porte-parole soumis, sans cesse corrigés,
simples rédacteurs de talent, auxquels le maître dé-
lègue une part de sa besogne.
Richelieu, dès son accession au pouvoir, a besoin
de ces auxiliaires, car, comme Luynes, plus que
Luynes, il excite les animosités. Sa politique anti-
espagnole, ses démêlés avec Rome, son attitude à
l'égard des jésuites et des protestants lui valent des
attaques nombreuses auxquelles il réplique par la
Cabale espagnole (1625), Responseau manifeste du
sieur de Saubise (162^), la Ligue nécessaire, le Miroir
du temps passé, le Catholique d' Estât, les Alliances
du Ray avec le Turc,Response à i'Admonitio ad regem,
l'Advertissement d tous les Estais de l'Europe, la
France au désespoir, pamphlets sortis de son cabinet,
revus par lui, et dont l'avant-dernier seulement pa-
raît être tout entier de sa main. Bien entendu, il ne
néglige pas de combattre ses ennemis autrement que
par la plume, quand les circonstances lui permettent
de les saisir. Mais ses assaillants travaillent dans
l'ombre à miner sa puissance et, rarement, il parvient
à les livrer à la justice. Tout au plus obligera-t-il les
jésuites à désavouer leurs manœuvres de plume.
Maigre satisfaction.
Bientôt, ses adversaires, cessant d'incriminer sa
politique, ses actes religieux, ses principes, l'atta-
quent dans sa personne privée. Un tiéluge de libelles
met en cause sa famille, ses mœurs, ses prédilections
intellectuelles, son état physique. On le tourne en
ridicule, on le pare de tous les vices. Les pièces sont
écrites en toutes les langues, du latin à l'allemand,
et traversent impunément les frontières. Indigné,
Fancan prend sa défense avec une telle virulence, de
telles injures distribuées à toute l'Europe, que Riche-
lieu est obligé de le désavouer et de le disgracier.
Plus tard, il l'embastillera pour d'autres incartades.
La polémique a atteint le lyrisme dans l'outrage.
Richelieu riposte par le Discours sur plusieurs points
importants de l'estat présent des affaires de France
(1626), où il se défend avec vigueur ; mais il est
visiblement accablé : « Sur mon Dieu, écrit-il à Bou-
thilier, je ne peux plus faire la vie que je fais sans
mourir. » Il voudrait ardemment cesser de s'épuiser
en besognes viles et vaines, qui l'empêchent de veiller
assez utilement aux destins du pays. II modère ses
auxiliaires, qui activent inconsidérément les haines
environnantes. Il en chasse et emprisonne plusieurs.
Il expurge son cabinet de tous les aventuriers qui
l'encombrent, n'y conservant plus que des serviteurs
humbles et dévoués. Il réfute dans la Lettre déchiffrée
(1627) les accusations sur sa vie privée et sur la bas-
sesse de ses origines. Malgré sa lassitude, il tient
tête à tous ses antagonistes, comme un sanglier
blessé qui donne du boutoir.
Mais nul répit ne lui est permis. Quand il en a âni
avec une polémique qu'engage le duc de Savoie, il
se trouve en présence de la reine mère, devenue son
ennemie, et de Gaston d'Orléans, frère du roi, qui le
hait mortellement. Mathieu de Morgues, aumônier
de la reine mère et qui a pris son parti, et les écri-
vains gagés du prince lui livrent une bataille sans
merci, qui va se prolonger durant plusieurs années.
De part et d'autre, on use d'égale violence. Le car-
dinal est sans cesse blessé à vif et plongé dans un
état de douloureuse exaspération. Mathieu de Mor-
gues, surtout, est un terrible chicanier, doué d'une
étonnante verve et qui aisément met les rieurs de
son côté. Richelieu lui oppose en Hay du Chastelet
un lutteur d'importance, avide d'en découdre. Celui-ci,
mort prématurément, fut remplacé par Sirmond,
Scipion Dupleix, Jean-Louis Guez de Balzac. Il ne
semble pas, à notre avis, que ces pamphlétaires aient
obtenu la victoire sur Mathieu de Morgues, réfugié
dans les Pays-Bas. Les pièces de cette polémique en
faveur du cardinal ont été réunies dans le Recueil de
diverses pièces pour servir d l'histoire (1635).
Après cette date, la vie active de Richelieu,
comme pamphlétaire, est, au dire de Mazimin
Deloche, à peu près terminée. Il réorganise son ca-
binet dans le but de le faire travailler pour la pos-
térité à la rédaction de ses Mémoires et de divers
autres ouvrages capables d'exalter sa politique.
Maints pamphlets l'accompagneront encore pendant
ses dernières années. Les haines ne s'éteindront
même pas devant sa tombe ouverte. Mais, après lôj.'î,
sa situation de ministre est suffisamment solide pour
qu'il dédaigne fort souvent les injures. Ce dédain n'ira
point, cependant, jusqu'à l'indiûérence et, maintes
fois encore, ses aides founiiront un aliment aux presses
des imprimeurs. — Emile Mao»
420
A-Vlatlon (Suite), l'organisation de l'avia-
tion. — Dès le début de la Grande Guerre, quand
les avions se spécialisèrent, on fut obligé de grouper
leurs escadrilles diverses sous les ordres de chefs,
pris dans l'aviation, qui les pourraient commander
en connaissance de cause.
Le service aéronautique fut organisé sous le com-
mandement d'un colonel au G. Q. G. Il comprenait
l'aviation, l'aérostation et la défense contre avions
(artillerie de E). C. A.)
Les forces aériennes de chaque armée dépendirent
d'un commandant d'aéronautique d'armée. Elles
comprenaient : une escadrille de chasse et de recon-
naissance, une escadrille de bombardement et les
escadrilles de corps d'armée qui, à raison de une par
LAROUSSE MENSUEL
moyen de mitrailleuses photographiques ; les adver-
saires se photographiaient comme ils se seraient
mitraillés, et les résultats de leur adresse se lisaient
sur les clichés.
Les pilotes de chasse séjournaient ensuite à l'école
d'acrobatie de Pau, où on leur enseignait les ma-
nœuvres du combat, sa tactique et le fonctionnement
des patrouilles aériennes.
L'école de vol de nuit de La Cheppe ne puisait ses
élèves que parmi les pilotes du front déjà confirmés.
Des écoles d'observateurs et de mitrailleurs fonction-
naient également.
Le Groupe des divisions d'entraînement du Plessls-
Bflleville servait d'organe régulateur et distributeur
du personnel naviguant sur le front. Pilotes et obser-
I.a pl.i.h.
corps d'armée, suivaient ces corps dans leurs dépla-
cements. Un parc d'armée ravitaillait ces formations.
A cette époque, le combat aérien était encore rare.
Les avions de chasse ne faisaient qu'une police
superficielle du ciel, et les autres pouvaient vaquer
seuls à leurs missions respectives sans grand danger.
Mais, dès 1916, la bataille s'engage dans les airs.
Les avions de chasse ne peuvent plus opérer que par
deux ou par trois. Les avions de corps d'armée ne
prennent plus l'air sans escorte. L'escadrille de chasse
ne suffit plus à la tâche. On la cantonne alors dans
le service de reconnaissance, et l'on crée des groupes
de chasse à quatre escadrilles, qui se déplacent dans
les secteurs agités du front. Simultanément sont cons-
titués des groupes de bombardement, de composi-
tion analogue. L'augmentation de l'artillerie louKle
nécessite bientôt la formation de sections de réglage,
dites « escadrilles d'artillerie lourde à grande portée ».
En -1917 et i<)i8, les combats augmentent encore
et, de part et d'autre des lignes, les efforts aériens
deviennent considérables. On ne chasse plus que par
patrouilles d'escadrilles constituées. Chaque avion
de réglage ou de photographie ne sort plus qu'accom-
pagné de deux ou trois avions de protection. On
augmente alors le nombre des groupes et on les
réunit par trois, sous forme d'e?cadres de chasse. Une
même composition constitue les escadres de bombar-
dement. Leurs avions opèrent en groupes nombreux
et tiennent en respect les chasseurs ennemis en
« faisant bloc ».
Bes groupes de bombardement de nuit surgissent
à leur tour. Enfin, l'accroissement du nombre de
réglages à taire, l'extension des missions de l'avion
d'infanterie nécessitent une augmentation de l'avia-
tion de corps d'armée. On en vient à la formule de
l'escadrille divisionnaire.
Alors, se crée le secteur aérien, lui-même cVvisé en
sous-secteurs. Il possède ses escadrilles fixes, qui, au
lieu de suivre des unités dans tous les coins du front,
demeurent dans la région qu'elles connaissent, utili-
sant tous les documents et l'expérience fournis par
un long séjour au même endroit.
Les réparations et le ravitaillement des escadrilles
sont assurés par les parcs d'armées et d'cscatlres et
les grands parcs qui, eux-mêmes, puisent dans les
magasins de l'arrière.
Le développement considérable de l'aviation et ses
pertes journalières très élevées nécessitaient une for-
mation intensive de pilotes à l'arrière.
Recrutés ilans les diverses armes, après un examen
médical, les élèves pilotes étaient envoyés dans une
école de pilotage. Deux systèmes d'instruction y
furent en vigueur : l'un consistait à monter une
double commande sur un appareil lent, à faire exé-
cuter à l'élève de nombreux vols avec un moniteur
jusqu'à ce qu'il soit capable de partir seul. L'autre
comprenait un passage progressif de l'élève livré à
lui-même sur une série d'appareils de plus en plus
puissants en commençant par le « pingouin », qui
roule sur le sol sans décoller et par le « 3 cylindres »,
sur lequel il s'essayait à petits bonds. Une instruc-
tion technique et militaire était simultanément
poursuivie.
Après avoir réussi les épreuves du brevet, le pilote
se spécialisait suivant ses aptitudes. Il passait alors
soit à l'école de bombardement de Bourges, soit à
l'école de tir aérien de Cazaux, où s'effectuaient des
tirs sur cibles lacustres mouvantes et des exercices
de combats aériens ; ces derniers avaient lieu au
vateurs y poursuivaient leur entraînement jusqu'à ce
qu'ils soient appelés dans un secteur.
Telle était l'organisation de l'aviation pendant la
guerre. Elle ne pouvait garder une pareille extension
sur le pied de paix.
Actuellement, l'aéronautique forme une direction
d'arme, la 12", au ministère de la guerre. L'aviation
est constituée en régiments : 3 régiments de chasse
(1-2-3), 2 régiments de bombardement de jour (lo-ii),
«• 170. Avril 1921
chaque régiment. Subsistent seules les écoles de tir
et de bombardement de Cazaux et l'école des spécia-
listes de Bordeaux où mécaniciens, pilotes et officiers
Escadrille
de C.A.
Escadrille
de C.A.
Escadrille
deCA
Escadrille de
bomba rdçmenl
d 'armée
Escadrille de
chasse d'A.
Parc
d'Armée
Section
d'A LG.P
.\viation d'unp armée {i!)J6(.
devront aller passer le brevet de mécanicien-
mitrailleur d'avion.
Des centres d'études militaires contrôlent les
fabrications en cours, étudient de nouveaux perfec-
tionnements, passent les commandes et guident les
ingénieurs civils dans leurs travaux ; ce sont : les ser-
vices des fabrications de l'aviation et l'inspection
technique de l'aéronautique.
Cette constitution de notre aviation militaire
serait puissante et excellente, si diverses causes n'en
compromettaient pas le fonctionnement :
1° Le manque de bons pilotes, dû au départ des
vieux pilotes de guerre, attirés par des situations
civiles plus avantageuses que le métier militaire.
Un :
2 régiments de bombardement de nuit (20-21) et
7 régiments d'observation (30 à 37). Les régiments
d'-iVIsace-Lorraine sont réunis en Division aérienne.
Les autres dépendent des eorps d'armées. L'aéronau-
tique de l'armée du Rhiii, celle du Maroc, celle
<rAlgérie et de Tunisie ont une composition spéciale,
inspirée des aéronautiques d'armée de la guerre.
Un régiment d'aviation, commandé par un chef de
bataillon, comprend un état-major analogue à celui
des autres régiments, une section hors rang, une
section d'entraînement, un parc, et soit 3 groupes
à 3 escadrilles, soit 4 groupes à 2 escadrilles.
Les parcs, organes de réparations et de ravitaille-
ment, sont rattachés par régions à des magasins géné-
raux dont les ateliers et les réserves sont plus éten-
dus. Les magasins généraux se fournissent dans
trois grands magasins centraux, qui sont spécialisés
chacun dans un certain genre de fournitures
( moteurs-avions-abris) .
Les écoles de pilotage sont supprimées; les sections
d'entraînement serviront à former des pilotes dans
U- réslnf-'i' (it's i.lans csl IViil [i.'ir des Ariiiaiiiitcs
La grosse majorité des très jeunes pilotes actuels
manquent d'expérience et d'instruction technique.
Enfin, le rattachement, qui subsiste, des officiers
aviateurs à leurs armes d'origine leur crée à mérite
égal des situations différentes, qui les indisposent.
2° Le manque de mécaniciens. Les recrues
sont trop jeunes pour avoir déjà reçu une bonne
instruction technique; il faut un an, au moins,
pour les instruire sous les drapeaux, c'est-à-dire
que l'armée les perd au moment où ils pourraient
lui être utiles, car il ne rengagent pas, les avantages
qu'tm leur offre étant dérisoires auprès de ceux qu'ils
peuvent trouver tians la vie civile. Cette situation
s'aggrave encore pour ce qui est des sous-officiers
mécaniciens et n'a qu'un remède : la création d'ou-
vriers d'état à très haute paye.
3" Le manque de crédit, qui force à réduire les
heures de vol. Les pilotes perdent ainsi le goût et
l'habitude du vol et leur entraînement, ce qui les
amène à casser des appareils lorsqu'ils se risquent
ensuite à prendre l'air ; et, somme toute, ce qui
N' 170. Avril 1921.
devait provoquer une économie devient une occasion
de dépense.
Mais l'aviation militaire ne constitue pas toute
notre puissance aérienne; l'aviation civile, qui, réqui-
sitionnée à l'occasion, constituerait en partie notre
aviation de guerre, mérite d'être activement déve-
loppée. Elle a pu se constituer à l'aide des stocks
de guerre liquidés à bas prix aux entrepreneurs fran-
çais, sous condition qu'ils ne seraient pas revendus
à l'étranger. De grandes compagnies se sont formées.
A quels services se sont-elles employées ?
1° Le tourisme ; l'ascension en avion a tous les jours
de plus nombreux amateurs, et l'on compte quelques
sportsmen, qui ont remplacé l'auto par l'avion.
2° La poste ; elle a donné peu de résultats en
France à cause des irrégularités provoquées par
le temps et surtout par le transport très lent des
lettres depuis les villes jusqu'aux terrains d'aviation;
il n'y avait plus d'avantage de rapidité sur le chemin
de fer. Par contre, la poste France-Maroc rend
d'inappréciables services.
3° Le transport des voyageurs et des paquets. Il
existe des lignes qui réunissent Londres et Paris,
Bruxelles et Paris, Strasbourg et Paris, Toulouse et
Bordeaux, Toulouse et le Maroc. De grandes lignes
internationales : Paris-Bucarest, Bordeaux-Constan-
tinople, sont prévues et fonctionnent par tronçons.
Malheureusement, le coiit du transport est très
élevé et le public encore timoré ;
4° La publicité, au moyen de tracts lancés sur les
villes. C'est certainement la branche qui est appelée,
pour l'instant, au plus grand développement. Les
premiers résultats sont excellents (C' de l'Aéro-
Publicité, Toulouse) ;
5" Aux colonies, dans les régions mal explorées,
l'établissement de la carte au moyen de la photo-
graphie aérienne.
Toutes ces branches sont mises en œuvre. Mais
l'aviation effraye encore le public, et les diverses
entreprises ne subsistent que grâce à de fortes sub-
ventionsde l'Etat.
Le sous-secrétariat d'Etat à l'aviation civile s'efforce
LAROUSSE MENSUEL
de mener à bien cette tâche. II a permis la création
d'écoles de pilotage civiles en payant de jeunes
élèves, sous condition qu'ils s'engageraient ensuite à
faire leur service
dans l'aviation et
en versant en plus
aux écoles une
bourse pour cha-
cun d'eux.
Notre activité ,
nos énergies, nos
capitaux doivent
inlassablement
s'employer à déve-
lopper l'aviation ci-
vile, car, bientôt, le
sort des nations se
jouera dans les airs,
et les efforts qu'on
fait à l'étranger
sont considérables.
Le public doit se
familiariser avec
l'aviation et, pour
cela, il faut la lui
rendre le moins
dangereuse possi-
ble et organiser la
France en vue de
la circulation aé-
rienne. Avant tout,
les itinéraires de-
vraient être jalon-
nés de terrains marqués, permettant toujours d'atter-
rir sans danger en cas de panne, chose facile à obte-
nir en exigeant, moyennant une faible indemnité
versée aux paysans, qu'ils ne consacrent ces terrains
qu'à des cultures ne gênant pas l'atterrissage éventuel
et qu'ils n'y placent pas d'obstacles.
Tous nos anciens pilotes de guerre, dont beaucoup
ont formé des associations privées pour se livrer au
tourisme aérien, constituent un élément enthousiaste
42t
pour l'aviation; il faut l'utiliser; il faut inspirer
confiance à un public porté par ses qualités de race
à risquer son activité dans les domaines nouveaux
Escadr divi-
■ sionnaire
Escadr divi-
sionnaire
Escadr divi-
sionnaire
Escadr divi
sionnarre
Escadr dm
sionnaire
Escadr divi-
sionnaire
Escadr divi-
sionnaire
Escadr divi
-sionnaire
Escadrille
de chasse
Escadrille
de chasse
AviAtion dtine arnirc en action (1918).
Double commande, installée sur un Nteuport-école.
Il faut tout faire, enfin, pour rester les maîtres de ce
champ d'action encore mal exploité, qui est l'oeuvre
des savants et des ingénieurs français et que nos
héros ont illustré pour jamais. — Jean Ravinnm.
Cliereau ou CheFreau (Ollivier), écrivain
tourangeau, né vers le début du xvii* siècle, encore
vivant en 1656.
Dans sa jeunesse, Chereau s'intéressa aux moeurs
des malfaiteurs; on ignore s'il recueillit sur le vif,
au risque de ses propres jours, les documents de son
travail sur leur « jargon ». Dès 1628, il se trouvait
rangé, établi à Tours marchand-drapier. Et, beau-
coup plus tard, membre d'une confrérie pieuse, il
composa deux ouvrages fort dévots. L'intérêt du
personnage est dans l'influence que sa fiction des lé-
gislateurs de l'argot a exercée sur l'imagination des
romanciers et sur les raisonnements des linguistes;
cette influence n'est pas seulement démesurée, elle
est due à une fausse intelligence de quelques phrases
de Chereau.
'L'Histoire des illustrissimes archevesques de Tours
avec le nom et le nombre des papes, empereurs et
roys de France en chacun siècle.... par Ollimer
Cherreau, Tourangeau.... A Tours.... MLCLIV,
in-4°, 92 pp., comporte 105 biographies en vers
alexandrins; saint Martin est en tête, Papolene vers
le milieu (« Ragobert estant mort, Papolene parvint
Il A cet Archevesché : mais Attropos survint || Qui
sans avoir pitié de ce pauvre Pontife, || L'empoigna
rudement de sa cruelle griSe »); et le plus parfait
des prélats de cette galerie officieuse est le prélat en
exercice, Victor Le Bouthillier, amplement qualifié
de B soleil » ; le texte est escorté de notes margi-
nales et de dissertations — on n'ose dire critiques —
en prose. Ce qu'il y a de plus personnel, c'est, sans
doute, le récit en vers d'un « brouillis » survenu ré-
cemment entre des paroissiens de Saint-Symphorien
et leur curé, au sujet d'un chandelier; celui aussi du
jubilé universel de l'an 1651 à Tours. Une quinzaine
de hors-d'oeuvre encadrent cette rapsodie : allocution,
acrostiche, salut au lecteur, liste des sources,- liste
des évêques de France, compliments, approbations,
rondeaux et épigrammes, taille-douce, etc.
Deux ans après, le même éditeur, Poinsot, publia
l'Ordre et les Prières de la très noble et très ancienne
confrairie du sainct Sacrement, sous le nom des
Apostres, érigée en la chapelle dite vulgairement le
petit sainct Martin de Tours, avec un Calendrier
pour sçavoir les festes sans livre, par Ollivier Che-
reau, Tourangeau, in-12, 219 pp. Déjà, dans la Dé-
dicace des Archevesques, Chereau se déclarait mem-
bre de la confrérie du Saint-Sacrement. On connaît,
par des travaux parus depuis trente ans, l'impor-
tance sociale de cette entreprise de zèle.
Comme nous ne retenons ici que des lumières pour
expliquer le Jargon, rappelons seulement que la Con-
frérie, jalouse des formules de l'autel, dénonça, en
1639, le Compagnonnage « secret » des ouvriers, pour
certains ritesd'initiation, qui, disait-elle, singeaient de
propos délibéré le culte chrétien et puaient une im-
pureté sacrilège; la procédure d'officialité ayant
duré quinze ans, la Faculté de Théologie condamna
enfin, en 1655, lesJites cérémonies des ouvriers. Or,
le Saint-Sacrement, en soutenant que la force orga-
nisatrice du Compagnonnage était une satanique
parodie due à une convention artificielle, montrait
tout à fait le même tour d'esprit selon lequel, en
1628, Chereau avait présenté les cours-des-miracles
comme une transposition de la cour du roi de
France, et leur jargon « secret » comme un décalque
422
de l'administration capétienne. Seulement, Chereau
n'avait pu trouver, pour soutenir cette thèse comique,
que des assertions d'Iiumoriste en verve; et trans-
crire ses visions sans les avoir dégorgées de leur
soufflure ironique, c'est prendre un roman pour une
pièce d'archives.
Cette thèse est intitulée ; le Jargon ou Langage
de l'Argot reformé, comme il est a présent en usage
parmy les bons pauvres. Tiré et recueilly des plus
fameux Argotiers de ce temps. Composé par un Pil-
lier de Boutanche, qui maquille en mollanche, en la
vergne de Tours. Reveu, corrigé et augmenté de
nouveau, par l'autheur. Seconde édition. A Paris, chez
la veufve du Carroy, rue des Carmes. Sans date,
in-8", 58 pp. — On ne sait rien de la première édi-
tion de cet ouvrage, à moins qu'on puisse croire que
Gérard de Nerval l'ait eue entre les mains, quand il
a cité en note, dans sa Main enchantée, ch. 2, un
« Jargon, suivi des Etats... en la vergne de Tours,
et imprimé avec autorisation du roi de Thunes,
Fiacre l'emballeur; Tours, 1603 ». — D'un autre
côté, la v« Du Carroy n'exerça que de 1617 à 1626,
et, cependant, la deuxième édition ne peut être an-
térieure à 1628, puisque le volume se termine par
la célébration de la prise de La Rochelle (octo-
bre 1628). — Quelque solution que comporte ce
double problème, et même si l'auteur des Archeves-
ques et de la Conjrairie n'est pas l'auteur premier du
Jargon, il y a mis la main comme éditeur et davan-
tage. En effet, le verso du titre offre une pièce de
quinze octosyllabes donnant en acrostiche le nom
ÔllivierCheeeau [sic] ; c'est une louange de la vie
affranchie, et elle convient bien aux lèvres d'un pa-
tron de boutique (pillter de boutanche) qui s'occupe
de lainages {maquille en mollanche) dans une ville
{vergne) :
le veux que le travail soit bon,
Encor' est-il un peu fascbeux,
R'enfermé dans u ne maison,
Cela n'est-il pas ennuyeux ?
Ha ! vive l'Argot et les Gueux !
Le douzième vers, « Est élevé iusques dans les
Cieux », neuf syllabes, fut corrigé dans l'édition de
Paris, 1660, a Relevé iusques dans les Cieux »,ce
qui montre que le nom de Chereau, qu'on restituait,
était resté de notoriété dans la librairie de l'époque.
— Nous pouvons, sans scrupule ni dommage histo-
rique, prendre pour équivalentes les désignations
Jargon 1628 et Chereau, puisque Chereau a endossé
le Jargon, et que ses autres ouvrages sont de nulle
conséquence.
Le Jargon s'ouvre par une Préface amphigou-
rique, où, de la bonté de Dieu est déduite son
attention spéciale à pourvoir les fainéants, trucheurs
et argotiers, à l'égal des Princes, des Marchands et
des bons Religieux (pp. 4-6). Suivent (pp. 7-10) deux
chapitres, l'Origine des Argotiers et l'Ordre ou Hié-
rarchie de l'Argot : l'Argot, c'est le Monde où l'on
flibuste (le mot argot n'a peidu ce sens, pour devenir
synonyme de Jargon, qu'au xyiii"^ siècle); l'Argot
serait constitué en Etat, — dans les limites du ter-
ritoire de la France, cela est sous-entendu; — le
noyau de l'Argot aurait été la fusion, avec les
Gueux (Mendiants), d'un certain nombre de Mer-
ciers (Porteballes forains), qui avaient fait de mau-
vaises affaires; à ceux-ci, ceux-là auraient enseigné
les multiples manières de « gueuser » ; en retour,
l'écot contributif des Merciers aurait été certain lan-
gage secret que la Mercerie s'était « ordonné » anté-
rieurement; ce langage, ou plutôt ce vocabulaire,
c'est le jargon de l'Argot, idiome conventionnel de
cette bande noire; là-dessus, le livret nous donne le
Dictionnaire argotique, environ 230 mots et locutions
(pp. 10-21). — C'est ainsi que Chereau, le premier,
dénonce, en même temps qu'un Etat dans l'Etat,
l'Argot, une langue dans la langue, le Jargon...
Suit la constitution du Royaume d'Argot ; un Chef
ou Général élu, le Grand-Coesre, et, dans chaque
province, son Lieutenant, le Cagou; des Etats-
Généraux annuels, — autrefois à Fontenay-le-Comte,
aujourd'hui en Languedoc; — quatre Articles, « ac-
cordez », c'est-à-dire convenus, aux Etats-Généraux,
et qui sont des édits impératifs et inéludables;
enfin, des initiations rituelles.
Défilent alors les physiologies sociales des dix-
sept espèces d'Argotiers : Archisupposts (Intellec-
tuels), Orphelins (Faux orphelins), Marcandters
(Faux marchands censément volés), Kuffés (Faux
incendiés), A/î//afds( Mendiants ruraux), Malingreux
(Gueux aux fausses plaies), Piettres (Faux estropiés),
Sabouleux (Vrais et faux épileptiques), Caltos (Tei-
gneux), CoîuiWaj'rfs (Pèlerins, vrais et faux), Hubms
(Faux enragés), Polissons (Déguenillés), Francs Mi-
toux (Fiévreux), Capons (Chapardeurs en douce).
Courtauds de boutanche (Garçons de boutique inter-
mittents). Drilles ou Narquois (Faux soldats), Con-
vertis (Faux néophytes). Sauf autorisation expresse
un Gueux est puni s'il change de spécialité; en effet,
c'est selon sa spécialité qu'il paye au Grand-Coesre
telle redevance annuelle ou telle autre, ou en est
exempt (pp. 21-34). La tenue des Etats-Généraux
comporte, outre des bombances, l'affiliation des can-
didats ; on raconte aux recrues les prouesses des an-
ciens fameux (pp. 34-38). Les Drilles, cependant,
LAROUSSE MENSUEL
ajoute Chereau, ont secoué la sujétion au Grand-
Coesre ; en revanche, les Doubleurs (Voleurs à main
armée), s'avisant des avantages de l'organisation, ont
voulu s'affilier, et l'Argot les a admis (excepté les
Sabrieux, Voleurs à main armée dans les forêts).
Par où l'on voit que l'Argot, — d'après Chereau,
s'entend, — n'est pas constitué, quoi qu'en dise le
plus récent éditeur du livret de Chereau, des trois
éléments Merciers, Soldats vagabonds, et Mendiants,
mais de ceux-ci : Merciers ruinés. Mendiants, et Vo-
leurs à main armée. On voit aussi que ces trois caté-
gories ne répondent pas, malgré une autre assertion
du même éditeiu:, aux Mercelots, Gueux et Bohé-
miens signalés en 1596 par Pechon de Ruby (dont
les Bohémiens sont des tribus errantes de marau-
deurs, filous, maquignons et faux-monnayeurs). Sou-
lignons, — toujours d'après Chereau, — que les pro-
moteurs du « jargon » seraient les Merciers, non pas
les mendiants, ni les hommes de couteau : le voca-
i)...iriw:. liAKi .uubllL.N MuiiliKNL ; L;i Vierge ul 1 lui
par Hourdelle. (Phot. Vizzavona.;
bulaire argotique ne doit donc pas être présumé
contenir des inventions en raison directe de l'utilité
qu'il y a pour les criminels à dépister la Justice.
Chereau, ayant ainsi jeté les grandes lignes de
notre instruction, nous offre un Dialogue de deux
Argotiers, l'un Polisson et l'autre Malingreux, qui
content leurs souvenirs et l'état de leur négoce, et
qui poussent trois chansons à couplets (pp. 38-57).
Et ce serait la fin du livre, si Chereau, bon catho-
lique, n'avait à célébrer la défaite récente des Hu-
guenots; il confie sa trompette héroïque à ses Argo-
tiers (Henri Monnier en vint à se donner la touche
de Joseph Prudhorame); la Resjouissance des Argo-
tiers sur la prise de La Rochelle a trente alexandrins,
au rythme classique, mais entretissus de mots de
jargon. — Le volume se clôt sur la /«ci^Ke (Certificat),
c'est-à-dire sur le permis d'imprimer que l'auteur
déclare délivré « de l'authorité du Grand-Coësre ».
Quand on ne ferait attention qu'à cette lucque
finale, on devrait saisir le caractère humoristique
dont elle scelle toute l'œuvre : le Grand-Coesre
permettre qu'on divulgue ses secrets nécessaires, sa
politique et son jargon! Le H" des Articles (p. 21)
n'est-il pas « qu'aucun Argotier ne soit si hardi de
descouvrir ni deceller le secret des affaires de la Mo-
narchie qu'à ceux qui ont esté reçeus et passez du
serment »? U est presque aussi novice de ne pas
savoir capter au vol le signal d'ironie lancé au lec-
teur, quand Chereau fait citer par des Argotiers
l'hpistre de Théodore de Bèze à son amy Volmard à
propos de teigne, — ou d'accepter pour un texte vécu
la Sentence rendue par le sieur Cagou (p. 55), en
style de Palais émaillé de jargon, — ou de se payer,
comme d'argent sec, de la burlesque préface et du
«• 170. Avril 1921.
juridique chapitre sur les pouvoirs en Argot; ce sont
fantasmagories.
En reprenant de proche en proche les exposés de
Chereau, on reconnaît invraisemblables et dépourvues
de toute vérité historique :
1° L'existence d'un Roi des truands élu, mais in-
contesté, élu, mais toujours unique, tripotant à l'en-
vers tout le royaume des Lis et tenant ses Etats-
Généraux une fois l'an, toujours au même lieu (la
justice des Bourbons y eût aisément jeté son filet);
2° La fonction lexicogénique, méthodique, autori-
sée, efficace, des Intellectuels occupés à organiser le
lexique des Argotiers, soit pendant la tenue des sus-
dits Etats, soit sous d'autres modalités.
Ce sont, pourtant, là les deux traces laissées par
l'imagination de Chereau dans la littérature et dans
la science. Sauvai (r620-i67o), prenant des notes en
vue de son Histoire de la Ville de Paris, accroche à
son utile et authentique topographie, à propos des
Cours des Miracles, tout ce qu'il trouve dans Chereau
sur les dix-sept espèces d'argotiers et sur le Grand-
Coesre du « Royaume Argotique »; mais il oublie de
citer sa source et de mettre les types de Chereau au
temps plus-que-parfait ou au mode hypothétique;
pour l'origine du « jargon », Sauvai, dans l'instant
même où il démarque le passage de Chereau qui
l'assignait aux foires du Poitou, invoque, comme sur
personnelle enquête, la « tradition » des Gueux; la
principale Cour des Miracles de Paris, celle qui se
situait dans l'est du II" arrondissement actuel, c'est
Sauvai qui s'ingère d'y fixer le Louvre du Grand-
Coesre; n'imagine-t-il pas aussi que ce monarque se
rend à Sainte-Anne d'Auray en Bretagne, tous les
ans, « à la Pentecôte et aux autres fêtes solennelles »,
« avec ses officiers », pour y tenir ses Etats, — sans
assez s'inquiéter où et quand le souverain s'occupe-
rait de ses autres provinces (voir l'Histoire..., parue
seulement en 1724, t. I", pp. 5io-,';i7^
Sauvai a servi de source à V. Hugo pour les pres-
tigieux truands de Notre-Dame de Paris et d'auto-
rité incontrôlée à de très nombreux historiens de
seconde et de troisième main, quant à la « Monar-
chie » de Chereau (par exemple à P. Lacroix, Mœurs
au Moyen-Age, pp. 489-516; etc.). Mais c'est encore
davantage à la science du langage, quant à la pré-
tendue nature « conventionnelle » du jargon, et à
cause de linguistes cursifs, qu'il a été néfaste de lire
Chereau à la lettre.
Certes, on accorde sans peine que des malfaiteurs,
quand une mèche a été éventée, remplacent des so-
briquets de lieux et de personnes, et même, quoique
bien plus probléraatiquement, des noms d'objets, et
que ces changements, s'il y a urgence, se font par
édit et convention; mais on sent tout de suite dans
quelles limites étroites peut se conclure, même à une
époque d'imprimerie et de véhicules rapides, un tel
pacte, qui exige discipline consentie et foi durable;
sous Henri IV, on voit mal le congrès de néologie
de la gueuserie intégrale.
Surtout, supposé qu'un Dangeau des Cours des
Miracles, informé et vérace, puisse noter et dater
cette fulmination lexicologique que Chereau a ima-
L;inée, quel autre intérêt y trouvons-nous, qu'anec-
ilotique, mais point du tout linguistique? La lin-
guistique n'est pas émue, mais seulement l'histoire
(ou le commérage), quand des apaches, à la suite
d'une rafle de police, passent d'un synonyme dange-
reux à un autre qui déjà vivait. Le synonyme à suc-
cès neuf avait un sens dru et une forme viable ; c'est
cela qui est linguistique ; et cela était antérieur à la
conjoncture de son succès préférentiel.
La néologie et les modes qu'elle impose ne se font
pas sentir dans le vocabulaire des malfaiteurs d'une
façon autre que dans le langage populaire en général.
Et nulle part, ni jamais, on n'a saisi des malfaiteurs
créant un mot de toutes pièces sans un radical déjà
germé, un suffixe déjà éprouvé, une syntaxe déjà éti-
rée dans quelque locution, une sémantique déjà visée
dans un cas concret ; ainsi, leur prétendu « langage
artificiel », au seul sens exact où il y eût lieu d'em-
ployer un tel mot, est une chimère romanesque. La
science linguistique et sociale a cessé depuis le
xix" siècle d'être favorable aux visions d'une langue
quelconque créée par contrat social.
Les argotistes n'ont pas assez tenu compte des
rapports étroits qui lient Chereau à Pechon de Ruby.
Chereau résume trois des anecdotes que 0 rapporte le
docteur Fourette en son livre de la vie des Gueux »
(p. 36), et ce sont toutes trois celles que conte dans
la Vie généreuse P. de Ruby (surnommé Afourète
par le capitaine des Bohémiens). Le sincère P. de
Ruby parle d'une « assemblée générale où tous les
plus signalez Gueux de France estoient assemblez
comme grands Coesres, premiers Cagouz {...) comme
une court de Parlement à petit ressort », Vu, p. 12.
C'est cette unique exagération plaisante d'une réu-
nion où P. de Ruby (âgé de douze ans) fut agrégé à
la Gueuserie, qui est devenue le noyau de la cons-
truction monarchique de Chereau. Or, P. de Ruby,
refaisant plus loin (p. 18) le dénombrement de cette
même assemblée, n'y signale que « cinquante ou
soixante gueux » ; ce serait mince pour la France en-
tière. D'autre part, tandis que P. de Ruby parle de
grands coesres au pluriel, et note, p. 12, que « tous
I
»• 170 Avril 1921.
les Cbassegueux > (Gaides-champètres) • sont grands
Coesres », c'est-à-Hire reçoivent des deux mains,
aussi mendiants que policiers, Chereau, pour drama-
tiser son scénario, fait de ce personnage multiple un
individu singulier ; Chereau lance l'idée de la monar-
chie unifiée du Mal,
P. de Ruby, dans ses premières conversations avec
les Gueux, fit des contresens; il l'expose; il s'incul-
qua leurs mots peu à peu ; il n'eut de professeurs que
la camaraderie et l'urgence; ni Mercelots, dans la
Vie généreuse, ni Gueux, ni Bohémiens, ne portent
sur les mots des décrets de vie ni de mort. Ce que
Chereau put observer en ce genre, ou ce qu'il ouït
dire, c'est que les Argotiers, au fil des années, perdent
des mots et en adoptent ; ce fait, il l'explique volon-
tiers en homme d'une époque où on ne distingue
guère entre une loi linguistique et une loi pénale; il
estime aussi aisée que normale l'autorité grammati-
cale d'une académie argotière. Si l'on s'étonne, dit-il,
page icj, à la fin de son lexique, de ne pas retrouver
ici « beaucoup de mots qui estoient en usage en l'ancien
jargon », « c'est que les Archisupposts, qui sont des
Escoliers desbauchez, mouchaillant que trop de Mar-
paux entervoient [s'apercevant que trop de gens
comprenaient], retrenchèrent... »; et il choisit douze
échantillons-types du renouvellement du jargon. Or
cette liste elle-même, que beaucoup d'auteurs ont
reproduite de confiance, est loin de prouver tout de
bon une réforme solennelle, qu'on ne trouve pas non
plus dans le reste du vocabulaire : parmi les mots
prétendus « retranchés », calle (Tête), plant (Cha-
peau), pelle (Chemin), limogère (Chambrière), mon-
nant (Moi), sont restés désuets comme ils l'étaient
en 1628; mais pitre (Fressure), briffer et gausser
(Manger), crolle (Ecuelle), volant (Manteau), jaffe
(Potage), trottins (Pieds) sont demeurés usuels et
probablement chacun dans le même milieu où le
iargon l'avait puisé (non pas créé), pttre et gausser
dans le Midi, crolle entre Orléans et Nantes, valant
jusqu'au moins 1756 (Littré), jaffe (issu du Jura)
et briffer, tous deux un peu partout dans le bas- lan-
gage ouvrier jusqu'en 1920, trotltns aussi par son
diminutif IroUinets. Tout aussi illusoire est le décret
allégué quant aux mots installés en la place des sus-
dits condamnés : trimard (Chemin), ^a/ttcons (Pieds),
tabar (Manteau et morfier (Manger), qui sont connus
dès le français du Moyen-Age, tronche (Tête) et
comble (Chapeau) qui sont dans P. de Ruby (1596),
menestre (Potage) qu'on trouve en 1515, encensouér
(Fressure) qui est une métaphore visuelle fort ca-
tholique; ces nouveaux mots, d'ailleurs, qui n'étaient
nullement « secrets » (à quiconque embrasse les pa-
tois de France), ni par suite souverainement salu-
taires à des mœurs occultes, et qui, loin d'être « arti-
ficiels », n'étaient même pas nouveaux dans le parler
populaire de telle région où vivaient nos Argotiers,
que sont-ils devenus depuis 1628? Les uns subsis-
tent, les autres périclitent, mais sans autre cause
LAROUSSE MENSUEL
naire sont demeurés en pleine vie ou en proche in-
telligibilité. D'où il faudrait conclure que les recrues
ont eu moins de vice que leurs anciens, ce qui n'est
pas assez certain.
D'ailleurs, l'éditeur du jargon au commencement
du xvii" siècle avait, pour lui imposer dès son titre
l'étiquette tire-l'œil de « réformé », ime tout autre
titres sérieux : Couitume réformée., dé Normandu.
1648, etc.).
Ce fut donc une illusion hâtive de classer le
Jargon de Chereau en dehors des œuvres gauloises
sur l'argot et parmi les sources populaires chimi-
quement pures. Son caractère artificieux est assez
évident : il emploie, comme les Archevesques, tout
MODBRNE : La Visitation, aquarellf. jiar M"" Lucien Simon, (l'hot. Vizzavona.)
raison que des variations linguistiques mal consta-
tées. La querelle entre Catholiques et Réformés
remplit ces années-là, et Chereau, aussi franc ennemi
des dissidents de l'eucharistie qu'ironique apologiste
des dissidents de la propriété, n'a pas perdu
l'occasion de mettre son titre au goût du jour, quitte
à le justifier un peu plus que de raison. Ainsi avait
Exposition v'kAT cuniTiEN HODBRns : l4k Rédemption, esquisse peinte par Q. DesTalliërea. [Phot. Vizzarona.)
que les causes de variation communes à tous les lexi-
ques. Nulle part, en aucun temps, aucune autre
« réforme» linguistique, ni administrative, de l'Argot
n'a été alléguée, que celle-là de lieu et date non spé-
cifiés, de principes flottants, et d'autorité inopérante,
dont Chereau a composé le roman; et, malgré tout
l'intérêt que les classes dangereuses auraient eu de-
puis trois siècles à se défaire du jargon divulgué par
Chereau, presque tous les articles de son diction-
LAROUSSE MENSUEL. — V.
fait à la fin du xvi' siècle un anonyme, auteur d'une
facétie qu'il intitula Reigles, statuts et ordonnances
de la cabale des filous reformez deputs huict jours
dans Paris, sans lieu ni date. Même usage plaisant
encore du mot réformé dans le Rabelais réformé par
les ministres, du P. Garasse, i6;o; dans l'Ordre des
Cocus reforme;, if>26; dans les Visions de... Quevedo...
l'enfer réformé, par La Gcncste, 1645 ; dans le Par-
nasse réformé, de Guéret, 1668 (sans compter les
un orchestre d'instruments littéraires, sermon-préam-
bule, dictionnaire alphabétique, acrostiche, dialogue,
chanson, sentence arbitrale, fragment épique. D'au-
tant plus palpable est le ton facétieux, que l'exposé
est fait en une langue mi-partie : P. de Ruby, lui
qui fut véritablement affilié à l'Argot, ne pratique pas
le thème français-jargon à jet continu ; Chereau se
divertit à jargoimer même en son propre nom.
Le Jargon eut un très vif succès. Réimprimé une
trentaine de fois, 1634, 1649, 1660..., en diverses
villes (voir R. Yve-Plessis, Bibliographie de l'Argot),
mais il y aurait une demi-douzaine d'éditions à ajou-
ter au chapitre. Chereau, avec additions et suppres-
sions plus ou moins adroites, avec coquilles et contre-
sens néfastes, fit partie de la librairie des colpor-
teurs. On peut compter, pour son dernier remanie-
ment et le plus grave, le Nouveau dictionnaire
complet du Jargon de l'A rgot ou le langage des vo-
leurs, Paris, r849, 1853, 1856, où sont ajoutés force
mots pris à des sources très différentes ; à Vidocq,
notamment.
Il est fâcheux qu'on n'ait pas une réimpression
moderne utilisable du Jargon de 1628, fidèle, cri-
tique, commentée, avec un choix de variantes. Des
prétendues reproductions qu'on trouve dans Teche-
ner, Joyeusetés, t. VIII (1831), dans Vidocq, Voleurs,
t. II (1836), mieux vaut ne rien dire. Celle de Sai-
néan. Sources de l'argot ancien (1912), offre moins
d'erreurs de texte, mais beaucoup encore (sans par-
ler du texte dit Jargon de 1836 où elles abondent),
et le commentaire, vicié par le contresens général
sur la portée des récits de Chereau, l'est en outre par
de nombreux contresens particuliers.
Chereau une fois mis en un juste point de vue, le
dernier canton est effacé, où se soit réfugiée la théo-
rie de l'artificialité conventionnelle des langues, le
canton du Crime. Cette mise au point ne jette nulle-
ment l'interdit sur la documentation de Chereau, ni
quant aux manières de gueuser, ni quant au lexique
de l'Argot. La fantaisie de l'auteur ne parait s'être
jouée que dans l'encadrement de ce fond. Il y aurait
des déductions très intéressantes à tirer d'une étude
soigneuse du lexique de Chereau, quant à la séman-
tique française et aux vieilles futaies de mots popu-
laires. — Gaston Es-iAtiLT
Exposition d'art ctirétien moderne.
Il est difficile de porter un jugement d'ensemble
sur l'art religieux contemporain, pour la raison que
cette branche de l'art n'est l'apanage ni d'une école
ni d'une coterie. Si quelques artistes s'en tiennent à
un classicisme rajeuni et modernisé, les autres relè-
vent de la plupart des écoles en isme, exception
t6»
424
faite, toutefois, du cubisme, du dadaïsme et autres
tendances outrancières ou mystificatrices.
Tous ceux qui exposent au Pavillon de Marsan ont
le respect de leur art, de leur objet, du public. A
côté des tendances les plus modernes, on trouvera
quelques paçtic'.es: quelques-uns s'inspirent plus ou
moins heureusement des primitifs français ou italiens,
de la vieille gravure allemande, voire, comme telle
frise d'un dessin un peu trop simpliste, de très
vieilles choses, qui font penser à la tapisserie de
Bayeux. Toutefois, on peut constater non seulement
que l'art religieux existe, qu'il cherche à affranchir
la décoration des églises de la servitude mercantile,
avec foi, avec ardeur, mais que, parmi les jeunes,
parmi les artistes femmes notamment, il attire d'as-
sez nombreuses recrues. Etc'est pourquoi, sansdoute,
un certain nombre d'œuvres témoignent de quelque
inexpérience, mais ne sont point vides de promesses.
La note dominante est peut-être, sous l'influence de
Maurice Denis, un impreFsionnisme idéaliste, géné-
ralement sage, parfois moins prudent. Mais le fait
LAROUSSE MENSUEL
tatives qui se font jour depuis un petit nombre
d'années.
Quant aux résultats, il faut avouer qu'on en est
encore à la période des tâtonnements. Voici une cha-
pelle dédiée à la sainte Vierge et qui a été conçue
et exécutée par les Ateliers d'art sacré. Or, ce qui y
manque, c'est précisément l'unité d'inspiration et
d'effet; bien disparates sont, par exemple, le bas-relief
du Christ qui orne le bas de l'autel, par Dubos, dont
la disposition et la blancheur font penser à la sainte
Cécile du Transtévère, d'un art sobre, expressif et
conforme à la tradition, et la peinture qui fait le fond
de l'autel, par M""" et M. Hébert-Stevens, d'un coloris
terne, d'un dessin volontairement gauche à la ma-
nière des images d'Epinal, faux archaïsme, fausse
conception de l'art populaire, d'autant plus regret-
tables que l'arabesque ne manque pas de grâce, la
composition d'adresse, l'idée de poésie. Et le désac-
cord éclate d'autre'pait avec les scènes de la Vte de
la Vierge qui ornent les parois latérales. Evidemment,
la mise au point n'a pas encore été atteinte. Au sur-
la Rt'Burreclion de haz&rt
Deois, (Phot. Vizzavona.)
qui domine cette deuxième exposition d'art religieux I
(la première date de dix ans), c'est un acheminement
à l'entente des arts sous une direction commune,
pour donner à chaque édifice religieux, à sa décora-
tion, à son ameublement, aux objets et vêtements du
culte, une unité d'esprit et d'exécution qui, depuis
plus d'un siècle, leur fait défaut. Grâce, surtout, à la
société de Saint-Jean, qui organise de petites exposi-
tions annuelles, et périodiquement des exhibitions
plus larges d'art religieux, qui rapprochent les artistes
des divers ordres animés d'une même foi et d'un
même idéal et les tiennent en contact, des collabora-
tions permanentes se sont créées: les groupements de
l'Arche, l'Atelier de l'Art sacré de Maurice Denis
et Desvallières, les Artisans de l'Autel, sont en quel-
que sorte, bien que indépendants, des filiales sorties de
Saint-Jean, ou inspirées de son esprit. Et il en existe
d'autres, figurant, ou non, dans cette exposition; il en
est en formation ou en activité, non seulement à
Paris, mais en province. Il est à souhaiter que ces
groupements, qui constituent déjà un excellent élé-
ment de propagande et de production artistique, et
déjà de puissance, se rapprochent de plus en plus,
tant au moyen d'expositions comme celle-ci que de
congrès dans le genre de ceux qui ont donné aux
Sociétés savantes un si bel élan et ont tant contribué
au progrès des méthodes scientifiques. L'éducation
du public, même d'une partie du clergé, surtout de
celui des campagnes, est encore à faire ; les groupe-
ments ont le devoir d'y participer de toutes leurs
forces. C'est une partie de leur tâche, car, il ne faut
pas s'y tromper, la concurence du prétendu art com-
mercial, du simili en tous genres, est bien armée.
Le jour où artistes et public seront d'accord, il fau-
dra bien que les fournisseurs attitrés changent de
méthode. Alors sera détrôné l'art en séries, et ils ne
seront plus que les intermédiaires entie la clientèle
et les ateliers d'artirtes. D'où l'importance des ten-
plus, défauts qu'il faut signaler, précisément parce
que l'effort est intéressant, et parce qu'ils soulignent
combien est nécessaire une unité de direction de
plus en plus ferme.
Une manifestation du même genre s'affirme dans
léglise pour les régions dévastées, exécutée pour le
compte de deux sociétés industrielles, sous la forme
d'une maquette d'ensemble et du chœur en grandeur
naturelle et qui a pour auteurs George Pradelle, ar-
chitecte, et Henri Marret, peintre. Le monument est
simple et pratique et comporte, à l'eiicontre de quel-
ques projets d'églises provisoires, l'indispensable et
traditionnel clocher de nos églises de France. On n'en
voudrait pas à celui-ci d'être un peu plus ambitieux,
au contraire. Ici, l'entente parfaite entre lesartistesa
vraiment abouti à l'unité. Tout se tient : architec-
ture, autel, décorations picturales, sculpturales et ac-
cessoires. Les scènes de la Vie du Christ dont se re-
vêtent les parois sont d'un ton chaud qui fait vibrer
tout l'édifice et d'un sincère sentiment religieux.
Parmi les ensembles, il n'est pas douteux que celui-ci
rencontrera de nombreuses approbations. Et, à ce
propos, il est à remarquer que tous les projets d'é-
glise, par suite de l'obligation où sont les architectes
qui travaillent pour les régions dévastées de faire
simple et économique, que le monument soit en
pierre ou en matériaux d'un genre nouveau, offrent
à la décoration picturale de larges surfaces et, à
noter encore, que ces surfaces, les artistes semblent
bien résolus à les utiliser. Champ presque indéfini,
offert au renouveau de la peinture religieuse. Cette
facilité lui crée des devoirs. Assurément, les scènes
de la vie et de la passion du Christ ou l'histoire de
la Vierge devront toujours garder une large place
dans la décoration des églises. Mais les artistes peu-
vent beaucoup pour faire revivre, grâce au pinceau,
les traditions religieuses et historiques des régions
où les souvenirs matériels du passé ont été totale-
N' 170. Avril 1921.
ment ou presque complètement détruits, où rien, ou
à peu près, ne subsiste qui les perpétue parmi les
jeunes générations dont parfois un long exil a plus
ou moins rompu le lien qui les attachait à leur pro-
vince d'origine. Vie des saints locaux, surtout s'ils
sont en rapport avec les industries ou les occupations
du pays, vie des moines qui ont christianisé, défriché,
civiliFé la contrée après les invasions barbares, épi-
sodes historiques ayant quelque lien avec l'Eglise et
la religion, tout cela est du domaine de l'art religieux,
et c'est véritablement l'art populaire et non pas une
gaucherie enfantine et voulue. Et c'est aus=i la vraie
tradition de l'art français et chrétien du moyen âge
qui, lorsqu'il fut gauche, pécha par ignorance, non
par parti pris, fit les plus grands efforts pour s'af-
franchir de ce défaut et y réussit merveilleusement.
Il est douteux que le goût français s'accommode
d'une chapelle dédiée à saint Jean-Baptiste, exposée
par le groupe de Saint-Luc et de Saint-Maurice, de
Genève. La violence et le clinquant en étonnent, et
on y cherche le sentiment religieux Bien que s'ins-
pirant pour l'ensemble du dessin de l'art romain du
XVII' siècle, l'autel, s'il faut le dire crûment, entre
ses deux pilastres de mosaïque, éveille l'idée d'une
sorte de théâtre de marionnettes plutôt que de la
pierre du divin sacrifice, et l'ensemble, auquel on ne
saurait reprocher le manque d'unité, a l'air importé
d'on ne sait quel Extrême-Orient. D'ailleurs, le ta-
bleau d'autel, le triomphe de saint Jean-Bjptiste, par
G. (le Traz, et les panneaux du même peintre sont
d'une belle lumière. On pourrait reprocher à la figure
du Christ d'être trop effacée par celle du Précurseur,
dans la scène du Jourdain. Mais, peut-être, l'artiste
a-t-il. voulu marquer par là l'humilité du fils de Dieu
fait homme. L'ensemble exposé par le groupe de saint
Luc dénote un effort considérable et une recherche
de l'originalité, inégalement heureuse, sans doute,
mais intéressante. Les statues de saint Antoine de
Padoue et surtout de la Vierge, par F. Kaud, sont
d'une belle et simple gravité; pas du tout, il est vrai,
dans la note qui a inspiré l'autel et sa décoration.
Elles se rattachent directement aux bonnes œuvres
du moyen âge. ,
UArche, autre groupement, donne un ensemble
sobre, comportant autel et accessoires, peinture,
sculpture, etc., le tout simple et bien venu.
Parmi les œuvres isolées, on est attiré tout
d'abord par celles de Maurice Denis et de Desval-
lières, les entraîneurs de toute une ardente jeunesse.
Dans une Résurrection de Lazare, le premier a su
donner à la figure du Christ thaumaturge une mys-
térieuse et puissante expression de force intérieure.
On sent posser le frémissement dont parle l'Evan-
gile. Le Sacré-Cœur a déjà inspiré heureusement
Maurice Denis. Dans le beau carton de viirail Aux
Morts de la Guerre pour l'église Saint-Roch, deux fois
sacrée, ce Cœur saigne à flots, et le geste de la Mère, ,
qui dans son étreinte fait passer toute son affectueuse
compassion, est on ne peut plus émouvant. Voilà vé-
ritablement de l'art religieux. Une Annonciation, un
beau vitrail, exécuté en collaboration avec Marcel
Poncet, achèvent de représenter dignement, sous
différents aspects de son talent, le sympathique et
chaleureux artiste.
On ne saurait nier que la Rédemption de Desval-
lières, avec son formidable Père Eternel, n'ait de la
puissance et n'émeuve. On y voudrait plus d'air et
de lumière, et aussi plus de clarté dans le détail de
la composition. Il est à craindre que, faute d'une
glose, cette œuvre, symbolique en certaines de ses
parties, ne demeure imparfaitement comprise pour
beaucoup de ceux qui la verront.
Albert Besnard présente le portrait en pied de
S. S. le pape Benoît XV se promenant dans les jar-
dins du Vatican, dans le fond desquels se profile le
dôme de Saint-Pierre ; figure énigmatique, au sourire
fin, mais désabusé.
Et voici, avec Eugène Burnand, l'ampleur de la
composition, la fermeté d'un dessin savant qui nous
repose de simplifications qui souvent ne sont qu'es-
camotage. Puissant est le carton du Sermon sur la
montagne, vitrail pour une église de Suisse, et avec
quel art sont groupés les auditeurs par catégories !
Et quel sentiment pénétrant dans ce tableau d'un
baptême où le Christ en personne, avec un regard
d'infinie bonté, prend entre ses bras le petit enfant
d'un paysan aux yeux candides, et de sa jeune
femme, accompagnés de l'aïeule encore droite. Tout
attire et charme dans cette solide peinture, honnête
d'exécution, intime, religieuse, pleine de pensée.
Se rattachant à des traditions qui honorent son
nom, P.-H. Flandrin sait les moderniser. Son saint
Eloi bénissant les outils que lui présentent de mo-
dernes ouvriers est une simple et touchante compo-
sition, d'un dessin ferme, qui sera tout à fait à sa
place dans l'église du Petit-Quevilly. Elle sera com-
prise des ouvriers de cette localité industrielle.
Dans un genre bien différent, on retrouve avec
plaisir les claires aquarelles de M"»" Lucien Simon.
Dans le cadre qui lui est, et qu'à tous elle a rendu
familier, elle situe une Visitation. Une brave femme
de Bretagne, son voisin pêcheur vaguement drapé à
l'orientale, ont été ses modèles. Et cela est spirituel
et charmant. Tout à côté, en famille, voisinent les
(V 170. Avril 1921.
LAROUSSE MENSUEL
4=5
aquarelles de M"« Aman- Jean, dont la per-
sonnalité, un peu tiraillée, se dégagera peu
à peu. Si la Mori de satnt François souffre
un peu de comparaisons trop redoutables,
le même saint chassant les démons d'Arezzo
sert de prétexte à une éclatante vision de
cité italienne. La Mater Dotorosa, de Dagnan-
Bouveret, triste et pensive, symboliserait
plutôt les jeunes veuves de la guerre. Figure
attachante, au demeurant. Cinq gouaches de
Juliette Raynaud pour illustrer la Vu de
sainte Monique sont d'une inspiration très
pure et enchâssent les sujets simplement
traduits en de sobres et lumineux paysages
classiques. On souhaiterait çà et là un des-
sin plus exact ; les mains, par exemple : voyez
les mains dessinées par Burnand ! Joseph
Aubert est un coloriste. Dans la Pécke mira-
culeuse, le Christ est vraiment souverain au
milieu des pauvres gens qui l'entourent.
Il est incontestable que l'art du vitrail
est en progrès : retour fréquent aux teintes
plates qui sont la vraie technique du vitrail,
pas trop de perspectives, d'architectures
compliquées, qui mettent unmonument dans
un monument. On en verra quelques bons
spécimens. Peut-être, chez certains, une ten-
dance à faire trop sombre. Au Pavillon de
Marsan, des becs électriques illuminent le
vitrail par derrière. Mais que donneront,
huit mois sur douze, les pâles rayons d'un
soleil septentrional ? Et il serait à souhaiter
aussi que les chimistes retrouvent le secret
des beaux verts et des beaux bleus de jadis.
Trop de tons passés, de tons faux.
Parmi les œuvres de sculpture, quelques
morceaux sont à signaler. Le Christ et sainte
Véronique, de Carli, est une œuvre impor-
tante, qui ofire de belles lignes et un beau
mouvement. La Jeanne d'Arc de Barillet, un
bas-relief où l'artiste nous montre la sainte
présentant à Dieu les morts de la guerre,
avec ces paroles ; Ils ont tout donné, jusqu'à
leur vte, est plein de noblesse et le geste par-
lant. L'idée de Cordonnier, qui nous montre
VHomme de douleur présentant sa croix et
tenant à la main la couronne d'épines, n'est
pas sans originalité. Bourdelle, Swiecinski,
Bourgoin, Roche, Real del Sarte et quelques
autres figurent honorablement.
Signalons, enfin, la grande activité des ate-
liers et des particuliers qui ont pour spécia-
lité la confection des ornements d'église,
broderie, dentelles, chasublerie, orfèvrerie,
travaux sur bois. Originalité et valeur très
variables. La gravure, l'imagerie, la librairie
religieuses sont également représentées. En
général, il y a un gros effort pour sortir de
la banalité courante, pour donner à toutes
ces branches de l'art religieux un caractère
personnel, pour introduire en chaque objet
une pensée. L'édition bien connues de Fio-
retti, où. Pératé a fait passer toute sa tendresse pour
le Pauvre d'Assise, est un chef-d'œuvre d'impression,
et l'illustration de Maurice Denis, gravée par Bel-
trand, est digne du texte.
Comme on pouvait s'y attendre, des monuments
aux Morts de la Guerre, des projets d'églises provi-
soires ou autres.
En somme, si beaucoup déjeunes artistes semblent
encore chercher leur voie, si plusieurs cèdent aux
entraînements du jour et cherchent dans certaines
outrances une originalité qui n'en est déjà plus une,
l'exposition du Pavillon de Marsan offre un ensem-
ble intéressant, témoigne d'un effort qui déjà porte
de bons fruits et permet de bien augurer de la renais-
sance d'une partie de l'art qui resta longtemps dans
le marasme. — André b&udrillakt-
France. Historique des ministères. C"i)iîniV»it-
ministère Briand (29 octobre J9J5-12 décembre igi6).
— Aristide Briand, à qui le président de la Répu-
blique confia la tâche de constituer le cabinet, prenait
le pouvoir dans des circonstances difficiles. Il n'avait
pas été possible de venir, en temps opportun, au
secours de la Serbie. L'expédition des Dardanelles,
qui devait détacher les Turcs de l'Allemagne, se ter-
minait par un échec. L'intervention bulgare avait eu
pour effet .l'isoler la Russie de ses alliés et de mettre
les Empires centraux en communication directe avec
Constantinople ; les troupes du roi Constantin mena-
çaient le flanc gauche de l'armée de Salonique. La
politique navale de la Grande-Bretagne et de l'Italie
n'était pas, dans la Méditerranée, assez ferme pour
être efficace. L'état-major allemand comptait dans
l'état-major helvétique des sympathies ouvertes. Le
président Wilson ne protestait encore contre les
crimes allemands que dans la mesure où les citoyens
des Etats-Unis étaient directement lésés par d'abo-
minables pratiques. En un mot, la diplomatie et la
guerre n'avaient pas encore été conduites, par les
gouvernements et les chefs militaires, d'après im
plan suffisamment concerté.
Il importait donc, au premier chef, d'exiger de
KxptisiTiON DART cnRKTiBN UODKRNR : Ensem'rjle de chapelle, par TAlelier d'art sacre. (Phot. Viixavona.)
tous les services, le maximum de coopération et de
discipline, d'éloigner les incompétences et de punir
les défaillances, de substituer aux méthodes d'avant-
guerre la promptitude dans l'initiative et la rapi-
dité dans l'exécution, bref, de déployer partout la
volonté la plus énergique, s'appuyant sur l'union la
plus étroite entre Français comme entre Alliés. La
France avait une armée admirable: plus que jamaiselle
avait besoind'un gouvernement formé à l'image de la
nation, puisant son autorité dans la confiance du pays
et de ses représentants; mais, d'autre part, les puis-
sances unies contre le germanisme avaient à coor-
donner leurs efforts, si elles voulaient agir avec déci-
sion sur des théâtres d'opérations très variés et très
distants les uns des autres.
C'est de ces idées que s'inspira Briand pour choisir
ses collaborateurs et rédiger la Déclaration ministé-
rielle. Le président du conseil démissionnaire accepta
le portefeuille de la justice dans le nouveau cabinet.
L'unique survivant du gouvernement de la Défense
nationale, Freycinet, devint ministred'Etat, en même
temps que des hommes d'opinions aussi opposées que
Denys Cochin et Jules Guesde, Emile Combes et
Léon Bourgeois. L'immense tâche de gérer nos finan-
ces incomba à.Alexande Ribot,et le général Gallicni
consentit à se charger du ministère de la guerre.
Frisidence du Conseil et .■\ijaires
itrartgères Aristide Briand.
/ Cil, de hreyciiiet.
\ fùuile Combes.
Ministres d'Etat Léon Bourgeois.
i Jules Guesde.
', Denys Cochin.
Justice René Viviani.
Intérieur Malvy.
Finances Alexandre Rttx>t.
Guerre Général Gatlieni.
puis (16 mars 1916) Général Roques,
Manne Contre-amiral Lacaze.
Instruction pubtûjue et Beaux-Arts. . Paul Painlevé.
Travaux publics Marcel Sorabat.
Commerce, Industrie, Postes et Télé~
graphes Clémentel.
Agriculture Jules Hèline.
Colonies Gaston Doumergue.
Travail et Prévoyance sociale Albert Métin.
Sous-secrétaires d'Etat :
Artillerie et munitions Albert Thomas.
Ravitaillement et intendance Joseph Thierry.
Service de santé militaire Justin Godart.
Aéronautique militaire René Besnard.
Marine Louis Nail.
Instruction publique et Beaux-Arts., Datimier.
(R. Besnard démissionna le 7 février 1916.)
Jules Caml>on, qui était amt^assadeur de France à BerUn
au moment où l'Allemagne nous déclarait la guerre, fut
chargé du secrétariat général du ministère des afiaires
étrangères. (Décret du 30 octobre 1915.^
Le décret du 1.1 novembre 191 5 créa au ministère de
l'instruction publique et des beaux-arts, pendant la durée
de la guerre, une direction des inventions intéressant la
défense nationale. En conséquence, fe ministère de f'instruc-
tion publique et des beaux-arts porta, pendant fa durée d'ap-
plication du décret susvisé, le titre de Ministère de Vins-
trtution publique, des beaux-arts et des inventions intéres-
sant la défense nationale. (Décret du 15 novembre 19x3.)
Le ministère se présenta devant le Parleraeut, le
3 novembre 1915, comme un gouvernement d'union
et d'action, résolu à ne désarmer qu' « après la res-
tauration du droit par la victoire •, et la Chambre, à
la majorité de 515 voîi contre i (celle d'un socialiste
unifie), vota un ordre du jour de confiance.
Le mois suivant (28décembre)>yi^ropos de l'ap-
pel de la classe 1917, le général GaHicni développait
cette idée de la guerre à outrance dans un discours
dont le Sénat vota l'affichage:
M. LE MINISTRE DE LA GUSRRS. — La Fraoce, il y a dix-
huit mois, voulait la paix ; elle voulait la paix p«ur elle
et pour les autres. Aujourd'hui, elle veut la guerre. (Tris
bien î et applaudissements répétés.)
ti.Ci.KustiCt Ai}, président de la Commission de l'armée.
— « Jusqu'au bout. ■
M. HcNRV Chéron. — Voilà une noble parole I
M. Henry Béranger. — Oui. • jusqu'au bouti ■
M, Ransos, — Jusqu'à la victoire de la justice.
M. LE uiNisTRE. — Elle la veut de toute son énergie, elle y
applique toutes ses forces, toutes ses ressources, elle y em-
ploie tous ses enfants, les vieux, les jeunes, les femmes
426
elles-mêmes. Celu'i-là qui, dans la rue ou dans l'atelier, pro-
nonce le mot «paix «, est considéré comme un mauvais
choyea (nouveaux applaudissements), et il voit s'élever contre
lui les protestations indignées de tous, des blessés fiers de
leurs membres mutilés, des veuves qui ne pleurent pas
leurs morts, mais qui demandent qu'ils soient vengés. (Ap-
plaudissements.)
Les jeunes gens delà classe 1917 sortent à peine de l'ado-
lescence. Ils vont partir au plein cœur de l'hiver. N'importe !
Ils partent confiants, avec, sur leurs jeunes visages, cet air de
résolution qui est aujourd'hui la caractéristique de tous les
Français (nouveaux applaudissements), et que je connais bien
pour l'avoir vu moi-même briller d'un éclat inoubliable dans
les yeux de nos Parisiens, alors qu'en août et en sep-
tembre 1914, ils assistaient aux préparatifs de la grande ba-
taille dont, ils le savaient, dépendait le sort de la France.
(Vifs applaudissements.)
La classe J917 va partir, et la nation tout entière l'accom-
pagne (très bien!), et la nation entend, exige, que fassent
leur devoir tous ceux qui, à un titre quelconque, ont la
charge et la responsabilité d'accueillir ces jeunes gens, de
les maintenir en bon état physique et moral, de les instruire,
de les préparer pour la grande lutte qui ne se terminera que
lorsque la France, d'accord avec ses alliés, dira : « J'ai ob-
tenu pleine et entière satisfaction, je m'arrête. Je reprends
mon oeuvre de paix. »
Les affaires d'Orient. La Conférence de Calais
(4 décembre 1915). Mis en minorité devant la Cham-
bre hellénique, le cabinet Zaïmis fit place à un cabi-
net Skouloudis, qui s'empressa d'assurer le gouver-
nement serbe de ses « sentiments d'amitié » et de
s'associer aux déclarations de son prédécesseur « au
sujet de l'attitude amicale du gouvernement royal
vis-à-vis des troupes alliées à Salonique » (4 no-
vembre 1915). Au vrai, Skoulidis continua de prati-
quer une politique d'équivoque.
Les intéiéts vitaux de la Grèce étaient identiques
à ceux de la Serbie. L'accroissement de la puissance
bulgare ne pouvait qu'ëire également funeste aux
deux Etats, et la victoire austro-allemande entraîne-
rait, à bref délai, la germanisation des Balkans.
D'autre part, le tsar Ferdinand voulait empêcher la
.Serbie et la Grèce d'avoir une frontière commune,
modifier l'état de possession résultant des traités de
Londres et de Bucarest, et aussi donner satisfaction
à ses rancunes. Mais le roi Constantin soutenait que
le traité de igrs avait un caractère purement balka-
nique, qu'il ne prévoyait pas l'attaque concertée de
deux ou plusieurs puissances, que l'agression bul-
gare, se produisant comme une péripétie de la guerre
européenne, ne constituait pas le casus fœderis.
La mauvaise foi du roi Contantin faisait à l'Entente
une obligation morale plus stricte encore d'interve-
nir. Mais, si les Alliés s'installaient à Salonique, ils
devaient s'y sentir en sécurité, et Briand donna à
notre ministre à Athènes des instructions tendant à
sommer le gouvernement de nous mettre en posses-
sion des territoires nécessaires au camp retranché,
d'éloigner leç troupes voisines de notre base, de lais-
ser le chemin de fer et les routes à la disposition du
commandant en chef ;laflotte anglaise, réunieàMilo,
sous les ordre de l'amiral Le Bris, assurerait l'exé-
cution de ces mesures et de celles que le général
Sarrail jugerait nécessaires (15 novembre 1915). Les
Alliés n'avaient, cependant, pas perdu l'espoir de
réussir par la persuasion, et c'est pourquoi Denys
Cochin, ministre d'Etat français, et lord Kitchener,
ministre de la guerre britannique, furent envoyés
en mission à Salonique et à Athènes. Skouloudis fit
mine de se soumettre, et l'Entente leva le demi-blo-
cus qui avait été établi à la suite de la dissolution de
la Chambre. Les élections du ig décembre furent
ultra-royalistes, mais le succès des Constantiniens
était dû à l'abstention systématique des partisans
de Venizelos.
Le 4 décembre 1915, Briand se rencontra à Calais
avec les représentants de la Grande-Bretagne. Lord
Kitchener, influencé peut-être par les entretiens qu'il
venait d'avoir à Athènes, annonça que son gouverne-
ment avait décidé de rappeler le corps expédition-
naire de Gallipoli et de ne pas rester à Salonique.
Plus que jamais, Briand était persuadé que la route
des Balkans nous conduirait à Berlin. Et, de fait, la
manœuvre par l'Orient, que les Anglais acceptèrent
de tenter sans enthousiasme et les Italiens sans em-
pressement, avait une importance capitale. Elle ache-
vait le prestige de l'Entente dans les Balkans. Elle
libéra le canal de Suez et l'Egypte de la menace
ottomane, assura le salut de l'armée serbe, permit
aux Russes en Arménie, aux Anglais en Mcsopota-
nie, de s'emparer de positions que les Turcs, rappe-
lés vers Salonique, ne purent défendre, tandis que
l'émir de La Mecque chassait de la ville sainte la
garnison ottomane et proclamait l'indépendance de
l'Arabie. Nos soldats purent être utilement retirés de
Gallipoli, au lieu d'y être exposés à un désastre, et
rattachés au nouveau corps expéditionnaire. « Avec
les deux épines de Vallona et de Salonique sur les
flancs, la fameuse marche triomphale de l'Allemagne
surConstantinopledevient unnon-sens, disait Briand
au mois de février 1916; le couloir balkanique s'est
changé en un nouveau front de bataille, dans lequel
l'Allemagne et ses alliés sont obligés de tenir enga-
gées de grandes forces. Et l'on verra plus tard qu'il
n'aura pas suffi d'écraser la Serbie et le Monténégro
pour conquérir la suprématie dans les Balkans,
comme c'était le rêve des Empires du Centre».
AriiUde Briand.
LAROUSSE MENSUEL
Enfin, l'on neré pétera jamais trop que l'arméed'Orient
eut l'honneur de déterminer la chute de la Bulgarie,
de la Turquie et de l' Autriche-Hongrie, prélude de
la capitulation allemande.
Le gouvernement britannique avait cru que l'inter-
vention des Alliés, demandée par Venizelos, était
subordonnée à l'intervention grecque ; la Grèce ayant
gardé la neutralité, il se considérait comme dégagé
de l'accord sur lequel nos troupes étaient parties.
Briand leur fit comprendre qu'il y avait, au-dessus
des conventions, les grands intérêts communs et même
les devoirs de sentiment. Il défendit son point de vue
avec une telle force que la séance fut suspendue à
la demande du ministre Asquith et que les délégués
britanniques se retirèrent pour délibérer. En défini-
tive, ils adhérèrent à la thèse française; mais Kit-
chener se résigna d'assez mauvaise grâce. « Cet avo-
cat aux longs cheveux nous fera perdre la guerre »,
s'écria, dit-on. le maréchal, qui croyait que la déci-
sion ultime serait obtenue sur le front occidental.
La Conférence de Calais eut un autre résultat. Les
Anglais reconnurent en principe la nécessité de coor-
donner l'effort
des Alliés et, dé-
sormais, les mi-
nistres de l'En-
tente eurent de
fréquentes entre-
vues. Le 6 dé-
cembre 1915, se
tint à Chantilly
un premier con-
seil de guerre in-
terallié. Briand se
rendit à Londres
Iei8janvieri9i6,
à Rome le 28 fé-
vrier, et il y eut
à Paris, les 27 et
28 mars, pendant
lagrande bataille
pour Verdun, une
conférence qui
proclama le principe de l'unité d'action militaire et
économique sur tous les fronts.
Le haut commandement. L'unité (faction. La confé-
rence de Paris I27-28 mars içi6). Les rapports du
gouvernement et du commandement — autrement
dit, la politique de guerre — n'avaient pas été net-
tement réglés dès le temps de paix ; car on n'avait
pas prévu une guerre générale de longue durée, et
l'on ne respecta pas l'esprit du décret du 28 octo-
bre Igr3 :
Le gouvernement, qui assure la charge des intérêts vitaux
du pays, a seul qualité pour fixer le but politique de la guerre.
Si la lutte s'étend à plusieurs frontières, il désigne l'ad-
versaire principal contre lequel doit être dirigée la plus
grande partiede nos forces nationales. Il répartit en consé-
quence les moyens d'action et les ressources de toute nature
et les met à l'entière disposition des généraux charges du
commandement en chef sur les divers théâtres d'opérations.
La conduite des opérations militaires est le domaine oii
ces généraux, fixés sur le but politique de la guerre, exercent
leur autorité en toute indépendance et sous leur propre res-
ponsabilité.
Le générail Sarrail avait été envoyé du front fran-
çais à Salonique, au début d'octobre 1915. Le 2 dé-
cembre, le général Jofïre fut nommé commandant en
chef des armées françaises en Occident et en Orient,
de telle sorte que, tout en continuant de commander
personnellement les armées du Nord et du Nord-Est,
il devenait responsable des opérations de Macédoine.
Les gouvernement alliés n'étant pas d'accord, les
chefs militaires ne pouvaient l'être davantage, et il
se produisit fatalement une confusion de pouvoirs
dont s'émut le général Gallieni, qui rédigea, pour en
donner connaissance au conseil des ministres, une
note secrète (6 mars igi6). Il y signalait les empié-
tements du G. Q. G. dans des domaines non mili-
taires, se prononçait contre l'extension à l'armée de
Salonique des attributions du généralissime et posait
en principe : que la conduite politique de la guerre,
la coordination des ellorts financier, économique,
diplomatique et militaire devait être délibérée dans
les conseils du gouvernement, ofi le ministre de la
guerre siégeait comme conseiller technique et comme
intermédiaire entre le pouvoir civil et le commande-
ment; que le gouvernement était, à ce point de
vue, responsable, comme le ministre de la guerre
était responsable de l'armée; que l'exécution de la
partie militaire des décisions prises en conseil appar-
tenait aux seuls générau.x en chef.
Ce document ne visait imllement le général Joffre ;
il formulait des règles générales, et il concluait, en
somme, à la subordination effective du haut com-
mandement au gouvernement.
Gallieni, ne se trouvant pas en complet accord
avec ses collègues, se retira et fut remplacé, le
16 mars 1916, par le général Roques.
Cependant, une dure expérience avait démontré
aux Alliés que, même avec la supériorité des effec-
tifs et des ressources, ils n'obtiendraient de résultat
décisif que si l'ennemi avait à affronter dans le même
moment toutes leurs forces, que si les Empires cen-
traux, favorisés par une situation géographique ex-
N' 170. Avril 1921.
ceptioimelle, n'avaient pas devant eux des adversaires
isolés. En ouvrant la conférence interalliée de Paris
(27-28 mars igiôj, Briand fit éloquemment ressortir
la nécessité d'une entière communauté de vues et
d'une solidarité complète, et les délégués, à l'unani-
mité, confirmèrent toutes les mesures prises pour
« réaliser l'unité d'action par l'unité de front », au
triple point de vue militaire, économique, diploma-
tique. Ils décidèrent de constituer à Paris un Comité
permanent, chargé de coordonner les dispositions à
prendre pour empêcher le ravitaillement de l'ennemi
et de poursuivre l'organisation à Londres d'un Bureau
central international des affrètements.
Les responsabilités du haut commandement dans
la conduite des opérations en général et dans la dé-
fense de Verdun en particulier furent, ainsi que la
politique de guerre en Orient, discutées à la Cham-
bre, en comité secret, du 16 au 22 juin igrfi. Lj pré-
sident du conseil exposa que le gouvernement se
réservait la direction générale des opérations, la
conduite de la guerre; que le commandement assu-
rait l'exécution en toute indépendance, mais sous le
contrôle du gouvernement, responsable devant les
Chambres. Et le général Joffre avait été informé
qu'un conseil supérieur de la guerre se réunirait,
chaque fois que se poserait un grand problème mili- .
taire et que le président de la République, le prési-
dent du conseil, le ministre de la guerre, le général
en chef et son chef d'état-major, les commandants
de groupes d'armées y assisteraient. Dans l'ordre du
jour qui termina le comité secret, la Chambre,
« tout en s'abstenant strictement d'intervenir dans la
conception ou l'exécution des opérations militaires »,
se déclara résolue à veiller à ce que la préparation
des moyens offensifs et défensifs, industriels et mili-
taires, fiit n poussée avec un soin, une activité et une
prévoyance correspondant à l'héroïsme des soldats
de la République ». Elle décida d'instituer une délé-
gation pour exercer le contrôle sur place de tous les
services chargés de pourvoir aux besoins de l'armée;
délégation directe, mais qui agirait d'accord avec le
gouvernement, étant entendu que celui-ci, faisant
sentir son autorité sur tous les organes de la défenîe
nationale, emploierait toute son énergie pour forti-
fier la direction de la guerre.
Le programme de la Conférence de Paris entra
immédiatement en voie d'exécution. L'offensive
russe, brillamment inaugurée, obligea les Alle-
mands à retirer des divisions du front français, et
le gouvernement britannique se disposa à faire un
effort soutenu, conformément à l'engagement pris
dans une séance du War Commiltee, où Briand fut
appelé à siéger.
Les Alliés et la Grèce. Les Serbes ne purent opérer
leur jonction avec les troupes venues de Salonique
et, après l'occupation de Monastir par les Bulgares
(7 décembre 1915), ils durent battre en retraite vers
l'Albanie, cependant que l'armée du tsar Ferdinand
se réunissait aux forces austro-allemandes. Nos sol-
dats revinrent de Krivolack à leur base, où ils ren-
trèrent le 14 décembre, et des mesures furent prises
contre les suspects par le commandant en chef, qui
fit arrêter les consuls des puissances ennemies à
Salonique. Le camp retranché fut méthodiquement
organisé; le général de Castelnau, chargé d'une mis-
sion en Grèce, le visita à la fin de décembre.
Après le désastre serbe, le gouvernement français
secourut, par le littoral albanais, les troupes qu'il
n'avait pu recueillir à Salonique. Il fut malaisé de
leur faire parvenir les vivres ; car, sur dix bateaux,
huit étaient coulés par les sous-marins. On ne se dé-
couragea pas ; on transporta à Corf ou r 30.000 hommes,
avec25.ooo chevaux, derartillerie, des fusils, des mu-
nitions, et, lorsque le général de Mondésir les eut ré-
confortés et réorganisés, ils furent dirigés sur Salo-
nique. Lorsque Briand donna ces détails à la Chambre,
réunie au mois de juin 1916 en comité secret :
Cet événement {dit -il), qui, en France, n'a peut-être pas
retenu toute l'attention qu'il méritait, mais qui, ailleurs,
à l'étranger, dans les pays plus lointains, nous a valu de
l'honneur, nous devons nous en féliciter, car il caractéri.=;e
notre pays en face d'un autre pays. Au début de la guerre,
un autre pays formidable, armé jusqu'aux dents, organisé
en nation de proie, n'a pas hésité à se jeter sur un tout
petit pays, petit par son territoire, bien que si grand par son
âme. Malgré des promesses et des engagements signés pour
réaliser ses fins et satisfaire ses appétits, il a violé ce petit
territoire, l'a couvert de ruines, d'incendies et de sang.
Et voilà que, plus tard, messieurs, la France envahie, la
France menacée dans sa vie, la France angoissée, la France,
qui avait si bien le droit de ne penser qu'à elle et de réser-
ver pour elle seule toutes ses forces de bataille, voilà que,
tout d'un coup, de loin, de très loin, elle perçoit un cri de
détresse. C'est un tout petit pays de l'Orient qui lui crie ;
« A l'aide! » Et, malgré ses inquiétudes nationales, la
France répond : « Présent ! ■■ La France prélève sur son sang
ce qu'il faut pour aller au secours de l'ami lointain ; elle
s'emploie à le tirer du danger, elle y parvient, elle le redresse
dans son autorité de nation en lui redonnant son armée,
après l'avoir sauvée au milieu de tous les périls.
Eh bien, messieurs, on peut dire...
Sur les bancs du parti socialiste. — Mais non !
M. i.E PRÉSIDENT DU CONSEIL. ... — On peut dire : <' Ah! ce
sont des gestes de sentiment. » On l'a dit, messieurs.
M. Maurice Viollette. — Pas ici.
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Qui VOUS parle d'ici ? On
avait dit : « Ce sont des mouvements de sentiment dont la
France a été si souvent dupe. » Eh bien ! messieurs, en efiet,
I
(V 170. Avril 1921.
c'est un geste de sentiment dans son impulsion, c'est un de
ces gestes qui font honneur à un pays, et c'est pour avoir eu
dans l'histoire tant de gestes pareils que la France est si
aimée.
Le i6 janvier 1916, le général Sarrail fut nommé au
commandement en chef de toutes les troupes de
l'armée d'Orient. Il fit, le 21 février, une visite au
roi Constantin, dont l'attitude ne se modifia pas et
qui prétendit s'opposer au transfert des troupes
serbes, de Corfou via Patras et par chemin de fer,
sous le prétexte que cette opération constituerait une
violation de la souveraineté et de la neutralité hellé-
niques (avril 1916).
Lorsque les Germano-Bulgares envahirent la Macé-
doine grecque et occupèrent, outre le fort de Rupel,
diverses positions stratégiques, il parut évident que
le roi Constantin était d'accord avec le tsar Ferdi-
nand, et les puissances garantes de l'indépendance
hellénique — France, Angleterre, Russie^- se crurent
autorisées à prévenir les conséquences d'une neutra-
lité qui leur apparaissait comme nettement hostile.
La Grèce avait été fondée par ces puissances, « dans
une promesse de liberté constitutionnelle au peuple
grec ». Or, cette liberté n'était pas respectée, la
Chambre ayant été de nouveau dissoute, et la sécu-
rité des Alliés en Orient se trouvait compromise. Le
général Sarrail fut autorisé à proclamer l'état de
siège à Salonique, et les ministres de l'Entente à
Athènes demandèrent la démobilisation immédiate
de l'armée grecque, la formation d'un cabinet sans
couleur politique, de nouvelles élection, le remplace-
ment de certains fonctionnaires de la police, la fin
de manifestations injurieuses. Briand envisagea une
intervention par note collective, puis un ultimatum
avec appui de la force, et triompha des scrupules de
sir Edward Grey, lui démontrant la légalité de la
procédure d'intervention.
A la suite de l'ultimatum du 21 juin 1916, accepté
par Constantin, Skouloudis démissionna, la démobi-
lisation fut décrétée et les généraux Dousmanis et
Metaxas bientôt révoqués. Mais les officiers cons-
tantiniens n'en continuèrent pas moins de reculer
devant les Bulgares, provoquant, d'ailleurs, en Grèce
des mouvements de protestation, et, le 27 aoijt, à
Athènes, au milieu d'un imposant concours de popu-
lation, Venirelos fit appel au patriotisme du roi, le
suppliant de ne pas suivre plus longtemps une
politïqlié'Kostilé aux bienfaiteurs traditionnels de la
Grèce! L'entrée en guerre de la Roumanie lui fournit
l'occasion de donner un nouvel avertissement, dont
le roi paraissait Vouloir tenir coiripte, lorsque son
beau-frère Guillaume lui télégraphia qu'un mois suf-
firait à la coalition germano-bulgare pour écraser la
Rouérianie et jeter à la mer l'armée de Sarrail. Il
revint donc brusquement à sa politique personnelle
et, tandis que Zaïmis (qui avait été rappelé aux af-
faires) acceptait les demandes de garanties formulées
par les Alliés, les ligues de réservistes se livraient à
des manifestations violentes, particulièrement contre
la légation de France. L'amiral Dartige du Fournet
fit débarquer un détachement de 300 hommes, qui
cantonna le premier jour au Théâtre municipal, puis
au Zappéion. Zairais, effrayé peut-être des responsa-
bilités qu'on lui faisait encourir, céda la présidence
du conseil à Calogeropoulos, dont le premier acte fut
de protester auprès de l'Allemagne à l'occasion de
l'entrée des Bulgares à Cavalla, livrée par le colonel
Hadjopoulos. Cette protestation ne pouvait qu'être
platonique, n'étant pas approuvée par le roi.
L'occupation par l'ennemi traditionnel de Drama,
de Sérès, de Cavalla, dont la population souSrit
millç sévices, blessa le sentiment national. Les mi-
nistres des puissances alliées avaient refusé d'entrer
en relation avec Calegoropoulos ; le roi le remplaça
par un savant, Spiridion Lambros, dont le cabinet
t archéologique » n'eut qu'un pouvoir nominal ; l'in-
terprète de la pensée constant inienne fut l'ancien
ministre Gounaris.
Venizelos avait quitté Athènes pour prendre la
direction du mouvement d'opposition à la politique
royale. Il souleva la Crète, Samos, Chio, .Mytilène,
Lemnos, et, encouragé par la France encore plus que
par l'Angleterre, opposée à un mouvement antidy-
nastique, il vint à Salonique, sur l'invitation du
« comité de Défense nationale « , dont l'initiative avait
précédé la sienne, pour se mettre en contact avec
l'autorité militaire alliée, afin d'organiser, d'accord
avec elle, une armée nationale grecque. Arrivé le
10 octobre à bord du vapeur Esperia, sous l'escorte
de bâtiments français, il fonda un gouvernement
provisoire avec le concours de l'amiral Coundouriotis,
le général Danglis, le juriste Politis, qui avait fait
chez nous ses études de droit et qui fut chargé des
affaires étrangères.
Le gouvernement de Salonique se proposait de
purger la Macédoine des envahisseurs étrangers et
d'obliger le roi à revenir au respect de la Constitu-
tion. A peine installé, il adressa un ultimatum aux
Bulgares, leur enjoignant d'évacuer le territoire grec.
La conférence de Boulogne ne voulut pas le recon-
naître officiellement, par crainte de difficultés inter-
nationales, mais les Alliés promirent à Venizelos de
mettre à sa disposition les moyens financiers et ma-
tériels dont il avait besoin pour organiser ton armée.
LAROUSSE MENSUEL
Deux gouvernements sont dès lors en présence :
dans la « vieille Grèce •, celui du roi, qui est in-
constitutionnel ; dans les iles et dans la Macédoine
grecque, celui de Venizelos, qui s'appuie sur la na-
tion, sans être antidynastique; l'un conscient de son
ingratitude envers les puissances libératrices et de sa
déloyauté envers la Serbie, mais ébloui, fasciné, do-
miné par le kaiser ; l'autre fidèle aux traités, fidèle
à ses devoirs de gratitude, fidèle aux vrais intérêts
de l'hellénisme, que la germanisation des Balkans
mettrait en péril de mort.
Tout en soutenant Venizelos, l'Entente ne se lassa
cependant pas de négocier avec Constantin. Le
10 octobre, l'amiral Dartige du Fournet, comman-
dant en chef de nos forces navales en Orient, remit
au président du conseil un ultimatum dont tous les
termes furent acceptés ; mais, en même temps, le
député français Bcnazet était envoyé à Athènes,
chargé d'une mission secrète auprès de Constantin,
qui lui accorda une longue audience au palais de
iatoï et, par deux lettres autographes (23 et 24 oc-
tobre), s'engagea spontanément à faire démobiliser le
gros de son armée, à renvoyer le reste des forces
royales dans le Pélo-
ponèse, à céder la
flotte légère, à lais-
ser enfin les parti-
sans de Venizelos
libres de combattre
à nos côtés avec le
matériel de guerre
cédé en compensa-
tion de celui qui
aurait été livré aux
Bulgares. Ces enga-
gements, qui, pour
avoir quelque force,
eussent dû être con-
tresignés par les mi-
nistres responsables,
n'avaient été con-
tractés que pour
faire tort au gouver-
nement de Salonliiue
et arrêter l'exécution
des mesures cocrci-
tives projetées par
les Alliés. Les ger-
manophiles crurent
Venizelos abanJon-
né par l'Entente,
molestèrent ses par-
tisans et provoquè-
rent arti.iciellement
un mouvement po-
pulaire, qui permit
au gouvernement de
ne pas livrer les armes et le matériel de guerre. C'est
le roi lui-même qui avait proposé l'accord intervenu,
et la presse gounariste présentait cet accord comme
exigé par les Alliés.
Notre ministre de la guerre, le général Roques,
revenant de Salonique, s'arrêta à Athènes, vit le roi
et son premier ministre (14 novembre) et donna des
instructions à l'amiral Dartige du Fournet, qui, ayant
eu des preuves de la duplicité du roi, demzmda, outre
la livraison du matériel, l'expulsion des ministres des
puissances etmemies. Constantin se retrancha der-
rière la décision d'un conseil extraordinaire de la
couronne pour opposer à l'amiral un refus formel
(20 novembre). L'amiral, dans une seconde note, dis-
cuta les arguments que lui avait opposés Lambros
et fixa des délais pour la livraison du matériel de
guerre : i"' décembre pour les 12 batteries d'artil-
lerie de montagne, 15 décembre pour le reste des
armes et munitions. D'accord avec le roi, qui se
prétendait débordé par le mouvement populaire, alors
qu'il préparait un véritable guet-apens, il décida de
faire occuper à Athènes, par des fusiliers marins,
quelques points désignés d'avance.
Le vendredi 1" décembre, les premiers détache-
ments essuyèrent les coups de feu des soldai s et ré-
servistes grecs, retranchés aux abords de la route du
Pirée ; un peu plus tard, le Zappéion, où se trouvait
l'amiral Dartige du Fournet, fut mitraillé et canonné;
toute la journée, on entendit la fusillade. Vers qua-
tre heures de l'après-midi, quelques coups de canon
furent tirés sur Athènes par l'escadre alliée ; puis,
vers six heures, ensuite de l'entrevue de notre mi-
nistre à Athènes avec le roi, celui-ci accepta de cé-
der six batteries, donna à ses troupes l'ordre de ces-
ser le feu, les survivants de nos marins et les services
de contrôle devant rejoindre leur bord. Le soir, la
presse royaliste annonça le recul des forces alliées
devant l'irrésistible attaque des forces hellènes ! Sol-
dats et réservistes avaient simplement fait œuvre de
massacreurs: 53 tués (dont 6 officiers), 138 blessés,
10 disparus, voilà ce que coûta à la France la trahison
de Constantin. Le i"' décembre avait été la journée
de l'Entente; le 2 décenibre fut la journée des veni-
zelistes, que des bauvles organisées s'appliquèrent à
exterminer ou à bnitaliser.
La complicité de Constantin dans ces actes abomi-
nables n'était pai doutauw. Furieux d« l'installation
427
à Salonique d'un gouvernement national, il ne vou-
lait pas, en livrant des annes, contribuer à accroître
les forces de ceux dans lesquels il voyait des en-
nemis. L'agression se produisit alors que l'année
d'Orient était engagée sur tout le front, que la si-
tuation de son aile gauche pouvait inspirer des in-
quiétudes, que Mackensen resserrait son étreinte
autour de Bucarest. Le moment lui parut propioe
pour se, débarrasser des venizelistes de sa capitale et
pour rompre avec l'Entente, qu'il jugeait décidément
incapable de remporter la victoire finale. Il joua la
partie et, provisoirement du moins, il eut i le
regretter.
L'amiral Dartige du Fournet ayant été remplacé
par l'amiral' Gauchet, le gouvernement français,
d'accord avec ses alliés, déclara le blocus edettif de
la Grèce à dater du 8 décembre 11316, huit heures du
matin. Le roi fut sommé de faire transporter dans
le Péloponèse les troupes de Thessalie et de lès éloi-
gner ainsi "de l'armée de Salonique.
Proclamation du roi du Hedjaz. Le 4 novem-
bre 1916, le chérif de La Mecque fut proclamé roi du
Hedjaz, sous le nom de .AI Hussein ibn-.-Mi. Malgré
L'Insectarium de Menton. (Phot. Poutierg.)
les efforts des agents de l'Allemagne et de la t Jeune
Turquie •, Hussein s'allia à la France et à l'Angle-
terre, qui, à la fin de l'aimée, le reconnurent comme
roi du Hedjaz.
Les Alliés et la Roumanie. La Roumanie déclara
la guerre à l'Autriche le 27 août 1916, à la suite de
négociations entamées dès l'aimée précédente. Le
gouvernement français pensait que le roi Ferdinand
aurait dû déclarer aussi la guerre à la Bulgarie, qui
pouvait être mise hors de cause avec le double
concours des troupes russes descendant de la Do-
brouJja et de l'armée de Salonique venant du Sud.
Une fois les Alliés maîtres de Sofia, les communi-
cations de la Russie avec ses alliés étaient ouvertes,
en même temps qu'étaient fermées celles de la Tur-
quie avec les Empires centraux. Mais cette concep-
tion n'était pas partagée par tous les Alliés. La Rus-
sie, la Roumanie elle-même, considérèrent jusqu'à la
dernière minute qu'il n'était pas impossible de déta-
cher les Bulgares du groupe austro-allemand.
Briand pensait, au contraire, que le seul moyen
d'obtenir la neutralité de Sofia, c'était de marcher
sur cette capitale pendant que les troupes alliées s'ef-
forceraient de maintenir le plus grand nombre de
Bulgsires sur le front. Il persuada le gouvernement
britannique, mais la Roumanie refusa formellement
de déclarer la guerre à la Bulgarie et s'obstina à agir
en Transylvanie, où elle constitua dans cette région
l'aile gauche des armées du tsar, conformément au
désir du haut commandemant russe. Or, on ne pou-
vait passer outre à la volonté de l.i Russie, qui fai-
sait toutes les concessions territoriales au prix des-
quelles la Roumanie intervenait. Encore eût-il fallu
exécuter ce plan un mois plus tôt, au moment des
succès des armées russes.
Le plan du gouvernement français n'avait pas été
admis parce qu'on se faisait incurablement des illu-
sions sur les Bulgares.
Les comités secrets. Pendant l'année 1915, la Cham-
bre des députés se réunit deux fois en comité secret,
les 16 juin et 28 novembre, pour entendre les expli-
cations du gouvernement sur sa politique de guerre
et sur les résultats de cette politique. Le premier
comité secret se termina par un ordre du jour par
lequel la Chambre, expression de la souveraineté
nationale, se déclarait résolue, selon son devoir, à
donner, en collaboration étroite avec le gouverne-
428
meut, une impulsion de plus en plus vigoureuse à
la défense du pays, à assurer la préparation des
moyens offensifs et défensifs des opérations mili-
taires, tout en s'abstenant strictement d'intervenir
dans la conception, la direction ou l'exécution de
ces opérations, à instituer et à organiser une déléga-
tion directe qui recevrait, avec le concours du gou-
LAROUSSE MENSUEL
gnon entomophyte n'est pas spécialement compli-
quée, la durée de ces cultures est, en revanche, assez
limitée, et il faut, en outre, au moment de leur dis-
sémination, un concours de circonstances favorables
telles que la réunion en est assez difficile à réaliser.
D'autre part, certains entomologistes ont pu crain-
dre que les cultures parasitantes n'atteignent acci-
Petites ca}?es à imiltiplicatioii de coccinelles auxiliaired et locaux pour observations biologiques. (Pbot. i'outiers.)
vernement, le contrôle effectif et sur place de tous
les services ayant la mission de pourvoir aux besoins
de l'armée.
Modificahons ministérielles. A la suite des débats
secrets du mois de novembre, la Chambre prit acte
des déclarations du gouvernement sur la réorgani-
sation du commandement, approuva sa résolution
de concentrer sous une direction restreinte la con-
duite générale de la guerre et l'organisation écono-
mique du pays, lui fit confiance « pour obtenir en
plein accord avec les Alliés les sacrifices et les
accords communs reconnus indispensables pour arri-
ver, par une énergie redoublée, à la victoire défini-
tive ». Briand estima que le cabinet devait être mo-
difié de manière à fournir une action plu s énergique,
et il se retira, mais le président de la République lui
demanda de rester au pouvoir. Il s'inspira des
mêmes idées que Lloyd George, élevé, à la même
époque, à la dignité de premier ministre.
L'ordre du jour de confiance voté par la Chambre
le 7 décembre faisait un devoir au gouvernement
de réorganiser le haut commandement et de concen-
trer, sous une direction restreinte, la conduite géné-
rale de la guerre, ainsi que l'organisation écono-
mique du pays. — Jean Dbsoranoes.
insectarium n. m. (de insecte et de la termi-
naison latine anum). Nom donné à tout local spé-
cialement aménagé pour la conservation, l'élevage et
la multiplication d'insectes utiles.
— Encvcl. La lutte entreprise contre les nombreux
ennemis des plantes a fait, depuis une vingtaine
d'années surtout, de remarquables progrès. Ses mé-
thodes se sont grandement perfectionnées, qu'il
s'agisse de la destruction des ravageurs par des
moyens mécaniques (pièges de toutes sortes, échenil-
lage, ébouillantage, flambage, etc.), par des moyens
chimiques (insecticides liquides, pulvérulents ou
gazeux), par des moyens culturaux nouveaux (sélec-
tion des variétés résistantes ou précoces, récoltes
prématurées, etc.), ou enfin par des moyens biolo-
giques. C'est à ces derniers que se rattache la créa-
tion des insectariums, dont nous allons parler.
Il convient de rappeler que les procédés biologi-
ques de destruction, qui ollrent l'un des aspects les
plus curieux et les plus séduisants de cette question
si vaste de la lutte contre les ravageurs, sont de
deux sortes : a) culture et dissémination de cham-
pignons parasites (entomophytes) ou de virus mor-
biûques; 6) culture et dissémination d'insectes para-
sites ou entomophages.
Lestentativesfaites pour parasiter les insectes (sous
leur forme larvaire le plus souvent) à l'aidede cham-
pignons (entomomycètes) comme les cordiceps, isa-
ria, botrytts, mucor, sporotriche, empusa ou autres
espèces, ont fourni des résultats très encourageants,
mais cependant fort irréguliers. C'est que l'applica-
tion de cette méthode est particulièrement délicate
en eSet : si la préparation des cultures d'un champi-
dentellement des insectes utiles (abeille, ver à soie,
calosome, cicindèle, ichneumon, etc.).
Autant peut-on faire de réserves en ce qui concerne
1ers tentatives d'inoculation de maladies microbien-
nes aux ravageurs.
Est-ce à dire que ces procédés soient voués à
l'impuissance et qu'il faille renoncer à les utiliser ?
Point du tout, et nous pensons, au contraire, qu'ils
sont susceptibles de rendre de précieux services a
«• 170. Avril 1921.
comment est née cette méthode, sous l'inspiration de
Riley, et quelles applications heureuses en ont été
faites dans divers pays (en France, notamment, par
le professeur Marchai), après les résultats si remar-
quables qu'elle avait permis d'obtenir aux Etats-Unis.
De nombreux cas nouveaux d'entoraophagie ou de
parasitisme ont été étudiés depuis cette époque et des
ravageurs redoutablesjugulés parla métlioderileyenne.
Les ravageurs, si leur pullulation n'était entravée
par des prédateurs acharnés à les détruire, ne tar-
deraient pas à faire disparaître de nombreuses espèces
végétales et, par suite, à menacer la subsistance de
l'homme ou des animaux qui consomment ces plantes.
En fait, la lutte naturelle pour l'existence suffit à
établir l'équilibre. Mais, lorsque, par les échanges
internationaux, un ravageur est transporté loin de
son habitat et introduit dans une région pour lui
neuve et privée de ses ennemis, s'il s'acclimate, il s'y
multiplie avec d'autant plus de rapidité que rien
n'entrave son évolution. Toutes les grandes invasions
de ravageurs ont cette origine.
La difficulté initiale de la lutte contre les insectes
nuisibles consiste donc à déterminer d'abord l'habi-
tat naturel de I indésirable, sa véritable patrie. Ce
point acquis, il s'agit d'eflectuer, dans cette zone,
des recherches minutieuses dans le but de découvrir les
ennemis naturels du ravageur et, parmi eux, le plus
implacable ou le plus actif. D'autres difficultés appa-
raissent alors : récolte des auxiliaires, puis transport
de ceux-ci dans le pays où le ravageur s'est installé.
Il faut, enfin, acclimater ces précieux auxiliaires, les
élever dans des conditions biologiques telles qu'ils se
multiplient comme en liberté, et qu'on puisse, au
moment opportun, en disséminer de nombreuses co-
lonies sur les cultures parasitées. Tel est le travail
délicat des insecteu-iums.
On conçoit, dès lors, l'importance de ces établis-
sements et le rôle considérable qu'ils sont appelés à
jouer par le monde, d'autant que peut s'établir entre
eux un courant d'échanges dont il ne saurait résulter
qu'un très appréciable bénéfice pour l'agriculture.
C'est aux Américains que revient le mérite d'avoir
organisé les premiers centres de recherches et d'étu-
des de ce genre et installé les premiers insectariums.
L'origine du mouvement qui a conduit les Etats-
Unis à la remarquable organisation scientifique qu'ils
possèdent actuellement remonte à l'année 1862,
c'est-à-dire à la fondation du Département de l'Agri-
culture et, simultanément, de la Division d'entomo-
logie appliquée.
Bien qu'au début cette division d'entomologie ne
disposât que de moyens d'action encore insuffisants,
son directeur, Glover, put néanmoins réunir une
documentation précieuse. Mais Riley, qui lui suc-
Grandes cages pour l'élevage des coccinelles auxiliaires. Phot. Poutiers.)
l'agriculture en maintes circonstances. Mais leur ap-
plication doit faire l'objet d'études et d'expériences
nouvelles, dans le but d'en perfectionner la technique.
Beaucoup plus féconde en résultats est apparue la
méthode nleyenne, qui consiste à opposer aux rava-
geurs leurs ennemis naturels et à tirer parti de l'an-
tagonisme naturel de diverses 'espèces , soit qu'on
envisage les parasites pondant leurs œufs dans les
larves ou les nymphes d'espèces nuisibles, soit qu'on
s'adresse aux entomophages prédateurs, qui (sous la
la forme larvaire ou la forme adulte) font leur proie
de ces espèces nuisibles.
Nous avons indiqué (v. Lar. Mens., t. III, p. 113)
céda en 1877, allait donner au service entomologiquc
une impulsion véritablement puissante et décisive.
Son œuvre le fait à bon tiroit considérer comme le
fondateur del'enlomologieéconomiqueaux Etats-Unis.
En France, la renommée de ce savant grandit,
son nom fut popularisé parmi les entomologistes et
les agronomes depuis le succès qu'il obtint en im-
portant d'Australie le novnis cardmalts pour cora-
batre l'icérye [icerya Purchasi), dont les dégâts sur
les orangers atteignaient les proportions d'un désas-
tre. (V. Lar. Mens., loc. cit.)
Son premier assistant, L.-O. Howard, qui prit sa
succession en 1894, n'allait pas se montrer moinsactif,
«• 170. Avril 1921.
et l'on peut dire que c'est grâce à ces hommes émi-
nents que les insectariums se sont multipliés sur tout
le territoire de l'Union (auprès des Universités, des
Instituts biologiques, des Stations expérimentales et
des Stations rurales) et que s'est créée aux Etats-Unis
cette formidable organisation capable de conduire la
lutte, non seulement contre les ravageurs des cultures,
mais encore contre les insectes qui transmettent des
maladies à l'homme et aux animaux.
Dans ses « Annales des épiphyties », Marchai s'ex-
prime ainsi : • Howard a contribué pour une large
part au grand mouvement qui, dans le monde entier,
a mis, depuis quelques années, au premier rang des
préoccupations agricoles la défense des culture?
contre leurs ennemis. Par ses travaux sur les mous-
tiques, qui propagent la malaria et la fièvre jaune,
par son livre sur la mouche domestique, qui dissé-
mine les germes de la fièvre typhoïde et de tant
d'autres maladies, Howard a apporlé une magnifique
contribution personnelle au progrès de nos connais-
sances sur les agents de transmission des plus grands
fléaux de l'humanité, tandis que les recherches de ses
collaborateurs sur les tiques et la fièvre du Texas
ont grandement contribué aux progrès nécessaires
pour combattre la plus redoutable maladie parasitaire
du bétail dans l'Amérique du Nord. »
Un tel mouvement ne devait point laisser indiffé-
rents les entomologistes et les agronomes français.
Paul Marchai, professeur à l'Institut agronomique et
directeur de la station entomologique de Paris, fut le
plus aident propagateur, en France, de la méthode
Vue intôri. II!' ; i ludc lage. Les cochenilles blanches, qui
infestent les citi-'>n.s. sont destinées à la nourriture des crypto-
lémes adultes. (Phot. Poutiers.)
rileyenne. En 1913, sur l'invitation amicale de
Howard, qui s'était ingénié à faciliter le voyage et à
en aplanir d'avance toutes les difficultés. Marchai se
rendit aux Etats-Unis, et, durant trois mois, visita
les services, stations laboratoires, insectariums du
Bureau d'entomologie. Il devait rapporter de ce
voyage de très intéressantes suggestions.
Dans notre pays, le littoral méditerranéen, qui, en
raison de la douceur de son climat et de la multi-
plicité des plantes qu'on y cultive, se prête plus
facilement que tout autre à l'invasion des ravageurs
exotiques, était tout indiqué pour la mise en prati-
que des méthodes américaines.
Au mois de janvier 1917, le syndicat des proprié-
taires d'oliveraies et des industries oléicoles de Pro-
vence oflrit au ministère de l'agriculture de mettre
à sa disposition une propriété sur le littoral des Alpes-
Maritimes, pour y établir un insectarium. Cette offre
acceptée, une enquête pour déterminer l'emplace-
ment le plus favorable fit choisir Menton-Garavan,
et c'est là qu'en vertu d'un arrêté du ministre de
l'agriculture (7 mars 1917) fut installé, comme an-
nexe de la station entomologique de Paris, notre
premier insectarium.
L'insectarium de Menton se compose d'une maison
rurale et d'un terrain de 8.000 mètres environ. Une
partie de la maison a été aménagée en laboratoire ;
le terrain pris sur le flanc des hauteurs de Menton-
Garavan est en grande partie formé de terrasses
plantées d'oliviers, de citronniers et d'orangers. A sa
LAROUSSE MENSUEL
limite supérieure, la plantation se relie à une grande
oliveraie garnissant les pentes de la montagne. Au
moment où le choix de cette résidence pour y établir
un insectarium fut décidé, l'existence d'un petit foyer
d'icérye avait été constatée, dans son périmètre, ce
qui permettait de procéder sans crainte à toutes les
opérations utiles pour faire un élevage régulier de
novius cardinalis.
Une serre, longue de 9 mètres, a été construite
pour être spécialement affectée à l'entretien des icé-
ryes nécessaires à l'alimentation des novius cardinalis
et permettre l'élevage de divers auxiliaires, car, en
dehors des ennemis des cultures et des divers moyens
de lutte qui leiu sont applicables, l'insectarium de
Menton est destiné plus spécialement à poursuivre
les recherches concernant l'acclimatement des auxi-
liaires qui peuvent être utilisés contre les espèces
nuisibles de la région.
Outre l'élevage des novius cardinalis (dont l'accli-
matement, réalisé par Vuillet au Cap-Férat, remonte
à I9i2-i9r3), l'insectarium de Menton a réalisé tout
récemment l'acclimatement d'une autre coccinelle
australienne, nouvelle pour notre faune et qui a nom
cryptolèrae (cryplolœmus Montrouzieri); cette coc-
cinelle est un ennemi redoutable pour les coche-
nilles blanches {pseudococcus) des orangers et citron-
niers. Le premier envoi (une quinzaine de larves) de
ce précieux auxiliaire a été adressé, en 1918, à la
Station entomologique de Paris par l'insectarium de
Sacramento (Caliiornie) ; un second envoi (environ
500 exemplaires) parvint au professeur Marchai au
début de 1919. L'élevage, commencé à Paris sous la
surveillance de M"" Vuillet et de Vayssière, sous-
directeur de la station entomologique, fut continué
à l'insectarium de Menton par Poutiers. La multipli-
cation des cryptolèmessur pommes de terre, puis sur
citronschargrsdecochenilles blanches, fut vite suffi-
sante pour permettre la dispersion de colonies assez
nombreuses sur différents points du littoral méditer-
ranéen infestés de cochenilles blanches. Ces coloni-
sations, faites en 1919 et 1920 par groupes de 50
à 200 individus, ont déjà dispersé plusieurs milliers
d'auxiliaires, qui ont librement pullulé en plein air,
comme on l'a pu constater sur de nombreux points,
et combattu efficacement les cochenilles blanches.
Parmi les questions mises à l'étude à l'insectarium
de Menton, il y a lieu de mentionner encore celle de
l'acclimatement des parasites africains, de la mouche
des olives {dacus olœa), ce terrible fléau de l'oléicul-
ture, et celle des traitements et des parasites à oppo-
ser à la cochenille rouge ou pou rouge des orangers
(chrysomphalus dictyospermi) , l'un des plus redouta-
bles ennemis des aurantiacées, etc.
L'importance des insectariums est aujourd'hui dé-
montrée, non seulement par les résultats obtenus en
Californie, au Cap, en Italie ou sur d'autres points
du globe, mais par le succès dont furent suivis chez
nous les essais du D"' Marchai et de ses collaborateurs.
Il est donc à souhaiter que toutes nos stations
entomologiques (Rouen, Saint-Genis-Laval, Mont-
pellier, Bordeaux) soient dotées par les pouvoirs
publics et, à défaut, par les syndicats d'agriculteurs,
de fonds spéciaux affectés à la création d'insecta-
riums destinés à la multiplication des insectes auxi-
liaires de l'agriculture.
Les ravageurs des cultures sont assez nombreux
et leurs dégâts assez importants encore chaque année
pour justifier ce souhait. — Pierre Monnot.
Isabelle la Grande, reine de Castille [i45t-
1504], par Jane Dieulafoy (Paris, 1921). — Cet ou-
vrage était écrit ;" il allait être imprimé, lorsque la
guerre éclata en 1914. On sait que, depuis. M"" Jane
Dieulafoy mourut. On a eu raison de publier quand
même son oeuvre, non pas seulement pour rendre
hommage à sa mémoire, mais parce que le livre
qu'elle a consacré à la grande reine, à qui l'on peut
bien dire que l'Espagne doit son existence, vaut par
la richesse de son information, par la clarté de son
exposition, par la stireté de sa langue. Certes,
M"" Jane Dieulafoy, en écrivant son livre, n'a pas
fait de découvertes, mais elle met au point bien des
choses, et elle a composé une monographie, à la fois
abondante et précise, où apparaît, au milieu des
riches décors de la vieille Espagne, l'âme singuliè-
rement originale d'une femme qui compte parmi les
plus grands souverains de l'histoire.
Elle était née dans la petite ville de Madrigal, de
la province d'Avila, le 22 avril I45r, du roi don
Juan II de Castille et de la reine Isabelle. Son en-
fance s'écoula paisible dans la solitude; mais, si sa
mère fut attentive à développer en elle une piété
fervente, son instruction fut assez négligée, au point
que, plus tard, devenue reine, elle dut prendre un
professeur de latin, pour pouvoir lire la correspon-
pondance d'Etat et entendre les ambassadeurs sans
le secours d'un interprète. A onze ans, on la con-
duisit, avec son frère, à l'Alcazar de Madrid. Là,
vivait la cour. En ce temps, elle était blonde et
rose, mais elle montrait déjà de la dignité et de la
fermeté. Bien qu'elle ne parût pas destinée au trône,
sa main fut recherchée de bonne heure, et par de
nombreux prétendants. Ce fut d'abord don Carlos de
Viane ; ce fut ensuite le roi de Portugal, Alfonso V.
429
Cependant, le royaume était déchiré par les luttei
des partis. Don Juan était mort. On offrit le trône
à Isabel le, mais, bien qu'elle n'eût que seize ans, elle
montra une fermeté, une prudence et une clair-
voyance extraordinaires. Refusant le pouvoir, elle
s'occupa seulement de négocier une transaction ho-
norable entre les partis. Son frère don Enrique resta
roi ; mais, comme l'enfant, à qui d'abord il avait donné
son nom, était notoirement une enfant illégitime, il
reconnut sa sœur Isabelle comme héritière, et elle
prit le nom de princesse des Asturies.
Le duc de Glocester, frère du roi d'Angleterre, le
duc de Guyenne, frère du roi de France, recherchèrent
sa main ; mais, lorsque, à son tour, Ferdinand d'Ara-
gon se présenta, les partis s'agitèrent, et les intrigues
Isabelle la Grande. [Cathédrale de Grenade.)
se multiplièrent. Ce fut pourtant lui qu'elle choisit;
et, malgré tous les obstacles que don Enrique y mit,
le mariage fut célébré en octobre 146^. L' Aragon
était désormais soumis à la Castille, et l'unité de
l'Espagne était faite. Il restait à la parachever. La
mort de don Enrique, le u décembre 1474, allait en
fournir l'occasion.
Isabelle fut proclamée seule héritière et reine pro-
priétaire de Castille; mais il fallut soutenir par les
armes cette proclamation, le roi de Portugal voulant
lui disputer cette propriété. La lutte commença. Il
y eut des alternatives de succès et de revers. Seule,
la victoire de Toro, remportée par Ferdinand en
mars 1476, put assurer le trône dç Castille à Isa-
belle ; mais ce ne fut que le traité signé à Las Terce-
riasen 1479 qui mit fin à la guerre de Succession. Ce
fut cette même année que Ferdinand, par suite de la
mort de son père, devint roi d'Aragon. Pendant toute
la lutte, la reine avait montré les qualités les plus
belles de sagesse et de force morale, et elle avait su
s'imposer même les fatigues physiques les plus dures.
L'état du royaume laissé par don Enrique était
misérable. Isabelle allait user de tout son pouvoir
pour le bien exclusif de ses sujets, et, comme le dit
l'un des meilleurs historiens des Rois catholiques,
elle s'efforça de répandre autour d'elle « la lumière
émanée de son propre esprit et de créer dans un pays
déchiré par les factions la belle ordonnance de l'or-
dre social • . Avant tout, elle s'occupa de restaurer
l'autorité royale, de rétablir l'ordre politique, social
et financier. Il s'agissait de rendre les arrêts de jus-
tice effectifs et applicables, de codifier les lois, d'a-
baisser la noblesse, de revendiquer les bénéfices
ecclésiastiques usurpés par le saint-siège, de régula-
riser le commerce. Isabelle s'y employa avec soin.
Auprès de Ferdinand, elle gardait sa souveraineté
propre ; mais les souverains, par la dignité de leur
vie et la sagesse de leur conduite, imposaient le
respect. Tous les témoignages des contemporains
sont unanimes là-dessus.
Cependant, l'éducation religieuse qu'avait reçue
Isabelle l'inclina à écouter des hommes profondé-
ment religieux, mais fanatiques : Torquemada avait
été son directeur, lorsqu'elle était enfant. Pourtant,
quand on lui demanda d'exterminer la race juive,
elle hésita. Avant de prendre une décision, elle re-
cueillit les avis de tous ; mais les avis de tous furent
identiques. Elle céda une première fois et, le i" no-
vembre 1478, fut signée la bulle qui autorisait l'in-
troduction de l'Inquisition en Castille, en vue de ra-
mener à la foi chrétienne les hérésiarques et les juifs.
La reine hésita encore, puis elle fut entraince. L'An-
dalousie se couvrit de bûchers. Isabelle recula. Elle
écrivit au pape Sixte IV, qui blâma les inquisiteurs ;
mais le saint-office sut agir en cour de. Rome. Le
430
17 octobre 1483, le dominicain Tomas de Torque-
mada est nommé grand inquisiteur de Castille et
d'Aragon. L'ère de persécution commence, qui va
durer dix-sept ans.
Mais une ambition plus noble animait Ferdinand
et Isabelle. Ils rêvaient de conquérir Grenade et de
chasser d'Espagne les Maures. A la fin de 1481,
Moulei Abou Hassan vint fournir le motif d'une ex-
pédition. La lutte, dès le début, s'annonça comme
devant être terrible ; mais Isabelle n'en fut pas dé-
couragée. Elle fit venir de France, d'Allemagne et
d'Italie, des maîtres et des ouvriers habiles à fabri-
quer la poudre; elle rassembla les forgerons du
royaume habitués à travailler le fer et créa un ar-
senal. On acheta à l'étranger toute la poudre dispo-
nible, et on l'emmagasina dans les dépôts. On ouvrit
des routes pour les convois; on jeta des ponts sur les
fleuves; on endigua les ruisseaux. La reine s'occupa
de toutes choses. Elle ne négligea ni le ravitaillement
matériel, ni le ravitaillement moral, et elle organisa
le premier hôpital militaire que l'histoire connaisse.
C'est ainsi qu'elle fut l'âme de la guerre.
La reconquête fit des progrès lents, mais réels. La
discorde s'était mise au camp des Maures. F'erdinand
et Isabelle furent habiles à l'exploiter, traitant avec
Boabdil, tandis que le vaillant Ez Zagal poursuivait
la lutte. Isabelle se mêla aux soldats en armure de
guerre, visita les batteries, encouragea les combat-
tants. En 1486, elle ouvrit elle-même la campagne.
Une à une, année par année, les villes maures tom-
bèrent. Le 18 août i486, Malaga est prise. La cam-
pagne avait été rude. Il fallut refaire l'armée, re-
mettre de l'ordre dans le pays. La campagne ne
recommença qu'en 1489. Après un siège de plus de
six mois, Baza capitula. Le 2 janvier 1492, enfin,
c'était le tour de Grenade, et les Fouverains espa-
gnols prenaient possession des palais de l'Alhambra.
C'était la fin de la domination des musulmans en
Espagne. Elle avait duré 777 ans.
Maîtres da royaume, les souverains catholiques
purent tourner leurs regards vers l'extérieur. Attiré
par la renommée d'Isabelle, Christophe Colomb, dont
la patience était à bout, s'était rendu auprès de la
reine. Ce fut en 1491 qu'il fut reçu. Le roi le mé-
prisa, mais Isabelle l'accueillit et, aussitôt décidée,
avec sa résolution habituelle, elle lit tout ce qui était
nécessaire pour que le projet pût aboutir. Le 3 août
1492, Christophe Colomb mit à la voile. Trente-sept
jours après, le 12 octobre, le nouveau monde était
découvert. Colomb rentra, sept mois plus tard, en
triomphateur dans le port de Palos. Les souverains
le reçurent avec les plus grands honneurs et le confir-
mèrent dans sa charge de grand amiral et de vice-
roi sur la mer Océane. Les Portugais protestèrent
avec vivacité. Il fallut recourir à l'arbitrage du pape.
Alexandre VI déclara que les accès maritimes de
l'Ouest appartiendraient à l'Espagne au même titre
que les accès de l'Est au Portugal. Colomb put pré-
parer son second voyage. L'expédition fut plus diffi-
cile. Des discussions assez vives éclatèrent entre les
Européens, d'autres avec les indigènes. Les plaintes
des ennemis de Christophe parvinrent jusqu'en Es-
pagne. Isabelle ne voulut pas y croire ; une fois de
plus, elle remonta le courage de son grand amiral.
Elle étendit ses pouvoirs; elle augmenta ses hon-
neurs. Il repartit une troisième fois, le 30 mars 1498.
Et, de nouveau, les difficultés se présentèrent, les
plaintes s'élevèrent. Christophe Colomb fut à mainte
reprise proche de la disgrâce. Mais, jusqu'au dernier
jour, il trouva dans la reine l'appui sans lequel il
n'aurait pu agir.
Ce n'était, d'ailleurs, pas seulement au delà des
mers que les souverains cherchaient l'augmentation
de leur puissance. Grâce à des négociations habiles,
ils ressaisirent le Roussillon et la Cerdagne, qui
avaient été engagés en 1464 au roi de France. Fer-
dinand promit en échange son appui à la France
contre ses ennemis; mais, quand Charles VIII fut en
Italie, les souverains espagnols se retournèrent con-
tre lui. Ge fut à Ferdinand, qui avait suscité la ligue
de Venise, que Charles dut l'échec de sa campagne.
Gonzalve de Cordoue fut envoyé en Italie, avec mis-
sion d'en chasser les Français.
Cependant, Isabelle avait une faiblesse : elle subis-
sait l'influence des moines fanatiques. Le 30 mars
1492, elle signa l'ordre d'expulser les juifs de Gre-
nade, malgré la capitulation qui leur donnait le droit
d'y demeurer, et, dix ans plus tard, en 1502, un édit
foiça les musulmans à demander le baptême ou à
fuir Faut-il voir le châtiment du ciel dans les cha-
grins qui vinrent aux souverains de leurs enfants ?
Ils avaient un fils et quatre filles. L'infante Isabelle
épousa le prince Alfonso, héritier de la couronne de
Portugal ; don Juan épousa Marguerite d'Autriche,
flUe de l'empereur Maximilien, et Juana épousa le
frère de Marguerite, Philippe; Catherine, enfin, avait
épousé le prince de Galles. Mais les deuils ne tardè-
rent pas à survenir. Don Juan mourait le 4 octobre
1497, Alfonso mourut, et Isabelle, non sans peine, se
résigna à épouser le frère d'Alfonso. Le prince de
Galles mourut, et Catherine épousa son frère, qui de-
vait être Henri VIII. Après la mort de don Juan, les
souverains avaient voulu faiie reconnaître les droits
delà reine de Portugal à leur succession. L'Aragon
LAROUSSE MENSUEL
y fit obstacle ; mais la mort vint mettre tout le
monde d'accord. La reine de Portugal disparut en
mettant au monde un fils, Miguel, qui, moins de
deux ans après, mourait à son tour. Il ne restait
plus comme héritier que Juana, mariée à l'archiduc
Philippe le Beau. Encore passait-elle pour avoir l'es-
prit dérangé; mais, le 24 février 1500, elle donnait le
jour à un fils, Charles. Charles d'Autriche allait être
l'héritier de l'empire d'Autriche, des Flandres et de
l'empire des rois d'Espagne. Ce fut la dernière joie
d'Isabelle.
Cependant, Louis XII était monté sur le trône de
France, et il n'entendait pas renoncer au royaume
d'Italie. Le traité de Grenade, qui partageait l'Italie
entre l'Espagne et la France, fut signé en novembre
1500; mais, bientôt, le traité fut déchiré, et les deux
pays entrèrent en lutte. Les armes furent favorables
l'Vniinand d'Araffun. (Calhédralo do lîrenade.)
à l'Espagne ; mais des révoltes eurent lieu en Es-
pagne même ; et Juana manifesta chaque jour da-
vantage son déséquilibre. Isabelle tomba malade.
Dans son lit même, elle gardait la direction des
affaires publiques. Elle donnait ses conseils derniers :
maintenir l'intégralité du territoire,, ne jamais se
dessaisir de Gibraltar, clef du royaume de la Médi-
terranée.
Le 26 novembre 1504, à cinquante-trois ans, elle
mourut.
Telles sont les grandes lignes de son règne. On
trouvera dans l'ouvrage de M"" Jane Dieulafoy
maints détails, non seulement sur sa politique, mais
aussi sur sa vie intime, et sur la prospérité de l'Es-
pagne sous son gouvernement. — Claude Birjic.
JofCre (Césaire-/os«p/i-Jacques), général fran-
çais, né à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) le 12 jan-
vier 1852. Fils d'un tonnelier établi dans le petit
bourg proche de la frontière espagnole où, entouré
de ses onze enfants, il menait une vie de modeste
travail, Joseph Jofïre put,' dès la maison natale,
apprendre le prix du travail et de l'effort.
Au collège de Perpignan, où il parut à ses maîtres
un enfant doux, appliqué, portant déjà sur sa phy-
sionomie cette placidité qui sera l'un des traits de
son caractère, il se montra très doué pour les
sciences et le prouva d'abord par ses succès au con-
cours général en géométrie et en dessin, puis par son
admission, dès son premier concours et à l'âge de
dix-sept ans, à l'Ecole polytechnique.
A peine est-il au début de sa deuxième année
d'études que la guerre franco-allemande éclate. Sous-
lieutenant du génie (c'est l'arme où il fera toute sa
carrière, comme l'y prédisposent ses dons de mathé-
maticien), il est envoyé dans un des forts de Paris
dont il dirige la défense avec science et courage, mais
sans qu'aucun glorieux épisode le montre, comme
Gallieni ou Pau aux mêmes heures, touché du doigt
de la gloire.
La guerre terminée, il rentre pour quelques mois à
l'Ecole polytechnique ; il n'en sort que pour suivre
les cours de l'Ecole de Fontainebleau, qui l'envoie,
lieutenant de vingt ans, mais déjà pondéré, grave,
réfléchi et d'un esprit largement ouvert à toutes
sciences, diriger la construction de forts à Paris,
puis à Montpellier et sur la frontière pyrénéenne.
Dans ces fonctions, qu'il goûte, il rend d'assez notables
services pour être promu, à vingt-quatre ans, capi-
taine (1876). Mais là n'est point sa véritable voie: il
«• 170. Avril 1921.
est, comme Gallieni, attiré par la France coloniale;
sur sa demande, il est enyoyé {i8'J5) avec le corps
expéditionnaire de l'amiral Courbet en Extrême-
Orient. Il se distingue à Formose, où les solides
capacités qu'il révèle dans la défense de l'île lui valent
sa première distinction : la croix de chevalier de la
Légion d'honneur.
En 1886, il est chargé d'organiser les fortifications
du Haut-Tonkin. Il passe trois ans dans la brousse
tonkinoise, où il mène une vie austère d'ascète soldat.
Isolé dans une grande case, travaillant beaucoup
lorsqu'il ne se promène pas au cours de ses tour-
nées d'inspection • d'un pas égal et ferme », parlant
peu, souriant rarement, « ne punissant qu'à la der-
nière extrémité, mais durement », dès ce moment, il
apparaît à ceux qui l'approchent comme une énergie
lucide, froide et concentrée.
Il n'a pas les grands élans d'enthousiasme d'un
Gallieni, ni l'imagination ardente qui fit de son con-
temporain le Conquistador de la Plus grande France ;
dans les cieux tropicaux de l'océan Austral, il
n'évoque nulle étoile nouvelle. Sa tâche conscien-
cieusement accomplie et après avoir affirmé cepen-
dant la largeur de ses vues en organisant à Hanoi
une exposition industrielle, il retourne en France
pour prendre possession de son poste de chef de
bataillon au régiment des chemins de fer (1888).
Classé comme une compétence en matière de fortifica-
tions, il est chargé de professer la science de Vauban
à l'Ecole de Fontainebleau (1889). En 1892, il est
envoyé au Soudan, pour tracer la voie ferrée de
Kayes à Bafoulabé.
Gallieni, dont, déjà, le nom se trouve associé à
celui de Joflre, vient de conquérir et de pacifier la
plus grande partie du pays et de tracer un pro-
gramme d'organisation économique. (V. Larousse
Mensuel de janvier 1920 : Gallieni.) Joffre exécute
une partie de ce programme. Il lui est même dévslu
de l'achever. Tombouctou a été atteinte dès 1887
par le commandant Caron ; le drapeau fiançais n'y
flotte pas encore. Une double expédition est chargée
d'atteindre la ville mystérieuse : tandis que le colo-
nel Bonnier commande l'une des colonnes, la direc-
tion d'une autre, moins importante, est confiée au
commandant Joffre. Bonnier est surpris par les
Touareg à Tacoubaô et massacré avec presque toute
sa troupe. Joflre, qui, suivant les sages principes de
Gallieni, a organisé sa marche de façon à ne rien
laisser au hasard, bat les Touareg, s'ouvre le pas-
sage et entre à Tombouctou. Le premier, il a arboré
les trois couleurs au-dessus de la métropole noire.
Sa carrière s'auréole du prestige un peu romanesque
de la ville interdite. « A Tombouctou, le commandant
Jolïre travaille. Il organise des positions autour de
la ville, assure la soumission des tribus environ-
nantes, pacifie doucement quand il le peut, par les
armes quand c'est nécessaire. On le récompense en
lui donnant la rosette de la Légion d'honneur et en
le nommant lieutenant-colonel » (1894).
En 1896, après avoir publié le récit de son explo-
ration (Ala marche sur Tombouctou) il est nommé
secrétaire de la commission des inventions. Mais le
gouverneur général de Madagascar, Gallieni, de-
mande pour l'aménagement du port de Diego-Suarez
« un officier supérieur du génie, du plus haut mé-
rite ». Le colonel Joflre (1897) est envoyé à Mada-
gascar, et la collaboration des deux futurs vainqueurs
de la Marne semble, quoi qu'on en ait dit par la suite,
s'être poursuivie (ceci au témoignage même de Joffre
et de Gallieni) dans une atmosphère de sympathie
sans nuages. En tout cas, elle donna à Diego-Suarez
d'excellents résultats et contribua à mettre JoSre
en lumière. Après quatre ans seulement de grade
de colonel, Joffre est nommé brigadier (1901); deux
années plus tard, il passe à la direction du génie au
ministère de la guerre. En 1905, le directeur du génie,
promu divisionnaiie, commande à Lille, puis à Paris.
Commandant du 2" corps d'armée à Amiens, il est
rappelé en 1910, à Paris, au conseil supérieur de la
guerre. Inspecteur des écoles et inspecteur de la dé-
fense des côtes, « il a une lettre de mission éventuelle :
directeur des services de l'arrière ». 0 C'était un
poste plus administratif que militaire. .. et, pour faire
marcher cette immense machine, il fallait un homme
à l'esprit ordonné et méthodique, aussi capable d'em-
brasser un vaste ensemble que d'en surveiller tous
les détails. »
Peu après son arrivée à Paris, s'ouvre une crise de
commandement. Mis en minorité au conseil supé-
rieur de la guerre, le général Michel, généralissime
éventuel, doit donner sa démission de vice-président
du conseil supérieur de la guerre. Le gouvernement,
décidé ?. élargir les attributions du futur généralis-
sime en le faisant, dès le temps de paix, chef d'état-
major général de l'armée, cherche, pour lui confier ce
poste qui lui donne un immense pouvoir sur l'armée,
un homme de capacités garanties et de sentiments
républicains éprouvés. Le général Jollre réunissant
au plus haut degré ces deux qualités, et le général
Pau, qui a lui-même décliné ce poste, l'ayant désigné
à Messimy comme le plus digne, il est appelé le
28 juillet 191 1 au poste de chel d'état-major général
de l'armée, poste qui comporte pour le temps de
guerre le commandement suprême des armées.
N' 170. Avril 1921
LAROUSSE MENSUEL
43Ï
Chkistupub CoLoyB REÇU PAR FERDINAND BT l^ABELi-B LA Catholiqiîr À SON RETotTR DBS Indbs. ls 31 MARS U9-^, lalilcau de J.-N. Roberf-FU'ury ;Salon de 18i" ; acluellemcnt. au musée du Luxemboure)-
A KRucho, le roi Ferdioand se tient debout sur les premières inai-ches d'un paJais, à l^alos, vêtu de velours pourpre et dhormine et suivi de la reine Isabelle et de toute la ciur. Devant lui, Christophe
t*oToiiib est ageDouillé. Des Féaux Kouges demi-nus raccom[>a^nent. tenant des oiseaux de leur pays. A droite, sous la surveillance d'hommes d'armes à eheval. des galériens transportent un canot et divers
Les responsabilités d'une pareille charge sont
lourdes; elles l'étaient particulièrement pendant
cette période qui s'étend du « coup d'Agadir • à la
guerre mondiale, où les peuples d'Europe vivent
dans une atmosplière d'électricité chargée d'orage,
où les guerres orientales et les incidents diploma-
tiques se succèdent et s'enchevêtrent, où l'Allemagne
met la dernière main à sa formidable machine de
guerre et où la France sent que sa préparation mi-
litaire est pour elle une question de vie ou de mort.
Ces responsabilités, le nouveau chef d'état-major
était, par son calme et son énergie, de taille à les
exercer et, d'ailleurs, la tâche lui était facilitée par
la possession d'un pouvoir presque absolu.
A partir de 1911, en effet, date où sont réunies sur
la même tête les dignités de chef d'état-major gé-
néral de l'armée et de vice-président du conseil
supérieur de la guerre, l'autorité de ce conseil est
seulement nominale.
« Les ofticiers généraux éminents qui composaient
le conseil supérieur de la guerre... n'étaient plus des
conseillers appelés à discuter librement les propo-
sitions qu'on leur soumettait, mais des subordonnés
auxquels on ne demandait qu'un assentiment de
pure forme s. Devant ce conseil supérieur, le chef
d'état-major fut non un monarque parlementaire
gouvernant avec la collaboration d'une assemblée,
mais un souverain absolu.
« Les membres du conseil, écrit un historien dont
les assertions sont appUyées par des témoignages
t directs s, étaient à leurs séances mensuelles de
simples auditeurs. Ils recevaient une convocation
qu'accompagnait un bulletin énonçant à la fois la
question qui serait posée et la solution que propo-
serait le chef d'état-major. La séance ouverte, Jofîre
faisait dormer lecture de sa question et de sa solu-
tion et, tacitement, le plus souvent, le conseil ap-
prouvait. » Nulle objection, lorsqu'il s'en produisit, ne
parvint jamais à faire changer les décisions du vice-
président, qui, sans perdre de temps à discuter les
avis opposés, faisait toujours prévaloir ses propres
vues.
Le véritable organe directeur est bien, avec Joffre, le
comité d'état-major, composé des futurs chefs d'état-
major des généraux d'armée, dont l'agent d'exécu-
tion est l'état-major général. Ce comité d'état-major,
dirigé avec la plus grande autorité par le chef d'état-
major général de l'armée, élabora les plans de con-
duite des opérations dans un secret assec absolu
objets d'Amérique.
pour qu'à la veille même de la guerre, les ministres
l'ignorassent encore.
Volonté de diriger seul et souverainement l'état-
major général de l'armée, d'élaborer seul et sous sa
pleine responsabilité la préparation militaire, tel est
le trait caractéristique de la conception que se
fait le général JoBre de son rôle en temps de paix.
C'est au cours de ce commandement que, devant
les efforts toujours plus acharnés de l'Allemagne
pour obtenir la maîtrise militaire de l'Europe et se
mettre en état de préparer l'agression, le cabinet
français, présidé par Barthou, décida de présent*
au Parlement la loi de trois ans. Elle fut vivement
combattue. Le général Joffre, commissaire du gou-
vernement, dut paraître à la Chambre pour défendre
le projet gouvernemental. Avec calme, énergie et
précision, et sans jamais se laisser démonter par les
interpellations très nombreuses auxquelles il dut
répondre, le général Joffre remplit sa tâche et con-
tribua au vote de la loi de trois ans.
Si les premiers mois de la guerre ont permis de
constater de graves lacunes dans notre préparation
et notre matériel, Joffre s'était, pourtant, efforcé
d'avoir par avance tout organisé en vue de la
guerre possible. « Il faut avoir tout organisé, tout
prévu, disait-il... Une fois les hostilités commencées,
aucune improvisation ne serait valable... ». Et il in-
sistait, et sur la nécessité d'entretenir les armées en
munitions et en vivres, et sur la complexité et l'im-
portance du service de l'arrière, et sur la liaison entre
la préparation à la guerre et la vie nationale, celle-ci
étant la résultante de tous les efforts du présent et
du passé dans toutes les branches de l'activité natio-
nale ». Un grand programme de travaux était éla-
boré, particulièrement pour l'artillerie, et abou-
tissait à l'adoption du canon de cavalerie et à la
création d'une artillerie lourde (canons longs de 155
et mortiers de 220 à tracteurs).
Le temps manqua, malheureusement, pour la réali-
sation complète de ce programme.
La grande préoccupation du généralissimat de
Joffre fut l'élaboration d'un plan de concentration
des armées et d'un plan d'opération. C'était la
question du plan de concentration, qui avait
mis en opposition le précédent généralissime et le
conseil supérieur de ta guerre et avait déterminé le
départ du général Michel. Après deux plans qui suc-
cessivement furent mis décote (plan lô""" et 16'"),
le plan d« concentration définitif, le plan tf, fut mis
sur pied (1913-1914). Ce plan, on le sait, prévoyait
le groupement de toutes nos forces sur la frontière
de l'Est, entre Belfort et Longwy. Cette disposition
vintfsemble-t-il, d'une erreur sur la puissance res-
pective et la répartition des forces allemandes. D'une
brochure adressée en 1914 par les soins officieux de
l'état-major futur aux commandants d'armée il res-
sortait que l'Allemagne n'avait à sa disposition qne
22 corps d'armée actifs ; dans ces conditions, jugea-
t-on dans l'entourage du chef d'état-major général
de l'armée, la totalité de ces forces étant nécessaire
à l'Allemagne pour faire face à nos organisations
défensives de l'Est, il était impossible d'envisager
une offensive de l'Allemagne autrement que portant
sur une ligne jalonnée par Belfort, Epinal et Toul
et, particulièrement, de prévoir qu'elle piit disposer
de forces suffisantes pour opérer un mouvement
tournant par le territoire belge. Un certain nombre
d'écrivains militaires, il est vrai, avaient attiré l'at-
tention sur la possibilité d'une attaque allemande
par la Belgique, et les écrits des stratèges allemands
(Bernhardi en particulier) confirmaient leur point de
vue. On refusa à l'état-major de tenir pour vraisem-
blable une telle hypothèse. La persuasion fatale où l'on
se trouvait que l'Allemagne ne pouvait disposer que
de 22 corps actifs (alors qu'en fait elle mit sur pied
34 corps en doublant ses formations actives par des
formations de réserve) conduisait logiquement à pen-
ser que, l'Allemagne ne pouvant distraire que quelques
corps pour une attaque éventuelle par le Nord, ceux-ci
seraient voués à l'enveloppement et que le grand
état-major allemand ne pouvait tomber dans une
pareille faute stratégique. Le plan 17, définitivement
adopté, prévit donc le groupement de toutes nos
forces sur la frontière de l'Est. Ce fut là l'erreur ca-
pitale de l'état-major, cause des terribles mécomptes
du début de la guerre, de l'envahissement de nos
provinces et de la prolotigation de la lutte. Il est
difficile, et même impossible, de savoir quelle part
personnelle revient au chef d'état-major général dans
l'élaboration de ce plan.
Mais, ce qui revient bien en propre au général JoSie,
c'est l'extraordinaire précision avec laquelle fut
monté le mécanisme de la mobilisation. Celle-ci, en
effet, de l'avis de tous les experts militaires, fonc-
tionna avec une précision admirable, sans à-coups et
sans mécomptes, et c'est bien grâce au travail minu-
tieux et persévérant fourni par Jollre et son état-
major d* 1911 à igi4 que ce résultat fut obtenu.
432
Le 3 août 1914, jour où la mobilisation étant dé-
crétée, le généralissime réunit pour la dernière fois
les commandants d'armée, le général JoRre est âgé
de soixante-deux ans. Toute sa personne accuse la
vigueur, l'équilibre, la sûreté de soi... Il évoque
« une puissance calme et réfléchie, une fermeté robuste
et lente.... Ce qui frappe, impressionne d'abord, c'est
la tête. Une grosse tête à l'ossature solide, où la
moustache blanche se hérisse... Le front a de beaux
plans volontaires, et les yeux regardent droit ; des
yeux d'un bleu vif, très purs, où se reflète le ciel
d'une âme sereine ». Ce visage « est celui d'un
homme heureux : ni les maladies, ni l'ambition, ni
les passions n'y ont mis leur empreinte tourmentée ».
De fait, le visage du maréchal Jo2re, tête bien fran-
çaise de brenn affiné, où la rudesse n'est plus que force
et simplicité et, tout de suite populaire, est le fidèle
reflet de sa physionomie morale. Jouissant du calme
que donne une belle santé, d'un appétit et d'un s omraeil
robustes et réguliers, d'un parfait équilibre
musculaire et nerveux, doué d'aptitudes va-
riées et dont aucune ne dépasse exception-
nellement la mesure, mais qui se marient
dans la plus complète harmonie, dépourvu des
élans Imaginatifs, des éclairs intuitifs qui ont
fait un Gallieni et de la flamme intérieure
qui le brûle, simple et modeste de goûts et
d'allure et « semblant réaliser l'idéal du soldat-
citoyen d'une démocratie », Jollre, a dit un
de ses biographes, est « une nature moyenne
agrandie ». Son génie propre fut fait de sa
puissance de travail, de son parfait sang-
froid et d'une longue patience.
En exécution du plan 17 et de son annexe
non écrite, mais fixée dans la pensée des
généraux, le plan d'opération, le généralis-
sime, après avoir pris, le 5 août, à son quar-
tier général de Vitry-le-François, le comman-
dement des armées, donna à ses chefs d'ar-
mée, le 8 août, les instructions suivantes :
« Chercher la bataille en appuyant sur le
Rhin et reculer l'aile gauche du dispositif. »
La i^'et la 2« armées, qui réunissaient la plus
grande partie de nos forces, avaient pour
objectif l'Allemagne du Sud. Les 3', 4" et
5' armées devaient marcher sur Metz.
Mais, tandis que notre état-major préparait
l'oSensive à l'Est, l'étatmajor allemand, ne
laissant lace au gros de nos troupes que trois
armées appuyées sur de solides organisations
défensives, groupait face à la Meuse et à la
frontière franco-belge cinq armées, réunissant
23 corps et plus d'un million d'hommes.
Le faible et héroïque barrage des forteresses
belges, Liège, Namur, cède sous l'avalanche.
Le généralissime modifie alors son plan
d'opérations. Le 14 août, il décide une attaque
menée par les forces de notre aile gauche
(c'est-à-dire en Belgique et sur la Meuse) et
remonte l'armée Lanrezac, primitivement pla-
cée le long de la Meuse, entre Mézières et la
frontière, jusque sur la Sambre. La ligne de
combat, qui a d'abord été portée à l'extrême
sud du front (offensive sur Mulhouse), se dé-
place vers le norJ-ouest. Tandis que l'armée
du général Pau reprend Mulhouse une pre-
mière fois perdue et que l'armée Dubail des-
cend dans les vallées alsaciennes, puis marche
sur Sarrebourg, que l'armée Castelnau atteint
Château-Salins et Morhange (14 au 20 août),
la 5' armée (armée Lanrezac), appuyée le
16 août par une partie de la 3« armée, se porte
sur la Sambre, face au nord, et la 4" armée,
avec le reste des corps de la 3*, s'avance dans
le Luxembourg. A la date du 20 août, le plan
du généralissime comporte donc une double offensive :
l'une en Lorraine, l'autre en Belgique, celle-ci ap-
puyée éventuellement par le corps expéditionnaire
anglais, dont le chef, le maréchal French, a pris
contact, le i6 août, avec le généralissime.
Cette double offensive échoue :
Le 20 août, la i'^ armée (armée Dubail) et la
a' armée (armée Castelnau) se heurtent aux organi-
sations défensives de Sarrebourg et de Morhange et
subissent un sérieux échec.
Le 21 août, la 4' armée (de Langle) et la 3* armée
(Rufïey) engageaient la bataille des Ardennes contre
les forces allemandes massées de Briey à Paliseul et
devaient, le 23, se replier.
Enfin, la 5' armée (Lanrezac), qui avait reçu, le 20,
l'ordre de prononcer une oftensive au nord de la
Sambre, est brusquement attaquée par les armées de
von BUlow et de von Kluck et, après avoir résisté
pendant deux jours, puis prononcé, le 23, une contre-
offensive, doit, accablée sous le nombre et menacée
d'être encerclée (puisqu'elle n'a aucune liaison avec
la 4° armée), se replier à son tour. C'est la désas-
treuse bataille de Charleroi.
Instruit par une dure expérience de l'erreur ini-
tiale de sa conception stratégique, le généralissime,
après avoir dénoncé les défaillances et écarté les
chefs incapables (23 août), lance l'ordre du jour du
25 août, organisant le repli sur tout le front « et la
reconstitution sur notre gauche d'une masse capable
LAROUSSE MENSUEL
de reprendre l'offensive, pendant que les autres
armées contiendront le temps nécessaire les efforts
de l'ennemi.... On partira de cette situation pour le
mouvement offensif ». Est-ce bien dans cette instruc-
tion que se trouve l'embryon de la manœuvre de la
Marne ? Les stratèges ne sont pas d'accord. Il est évi-
dent que l'instruction ne précise rien sur la date et
l'endroit exact où devra se dessiner la contre-offen-
sive et qu'en fait, il y eut peut-être divergence de
vues entre le généralissime et les commandants
d'armée sur l'étendue du repli et sur la détermina-
tion du mouvement favorable au « redressement ».
Le repli général semblait comporter l'abandon de
Verdun par le général Sarrail, qui y resta cependant.
D'autre part, le maréchal French, puis Gallieni
(cf. Mémoire de lord French et Gallieni, Larousse
Mensuel de novembre 1920, janvier 1921) semblent
pour leur part s'être aperçus plus tôt que le généra-
lissime lui-même de la posibilité de reprendre une
Le maréchal JoÉfre. (Phot, Melcy.)
offensive. Enfin, il est avéré, de par les correspon-
dances et conversations échangées entre le grand
quartier général et les commandants d'armées, que
le plan primitif de l'état-major comportait un repli
non sur la Marne, mais sur la Seine, dans la région
située à l'ouest de la ligne Vitry-le-François-Brienne.
Mais, d'autre part, il n'en est pas moins vrai que
l'instruction du 25 août prévoit et la reprise de l'offen-
sive et la formation d'une masse de manœuvre sur
notre gauche, opérant en liaison avec l'armée anglaise,
tandis que les autres armées contiennent l'ennemi :
c'est bien là le schéma de la bataille de la Marne.
Le plan de celle-ci, sans encore la précision que les
événements et l'initiative de chefs comme Gallieni
devaient lui donner, était en germe dans l'instruc-
tion du 25 août.
Le même jour, le généralissime ordonne la forma-
tion de la 9' armée (Foch); puis de la 6' armée
(.Maunoury), le 29 août. Le i"' septembre, étaient
décidées la défense de Paris et la participation éven-
tuelle des troupes du camp retranché à la reprise
de l'offensive.
Dès le 31 août, d'ailleurs, le généralissime était
informé que les colonnes allemandes inclinaient au
sud-est. Après avoir éloigné, cependant, le gou-
vernement de la capitale, il annonce (2 septembre)
la reprise de l'offensive pour 0 dans quelques
jours ». Et, sans doute, son plan n'est-il pas en-
core précisé le 3 septembre, date où, dans une note
«• 170. Avril 1921.
personnelle au ministre de la guerre, il écrit que l'on
ne pourrait, de l'avis des commandants d'armées, en-
gager la bataille avec succès, que notre situation
« nous fait un devoir de gagner du temps », qu'il
faut « attendre quelques jours » et prendre à l'arrière
le champ nécessaire.
Mais, dans cette même journée du 3 septembre,
Gallieni s'est décidé pour sa part à l'offensive (cf.
Gallieni). Le généralissime, dont, nous l'avons vu, le
plan ne comportait pas une offensive immédiate, s'y
rallie cependant et contre la pensée même de son
état-major, exécuteur mécanique du plan primitif.
« Dans une école de Bar-sur-Aube, tout l'état-major
est rassemblé. Le général Berthelot incline pour le
repli jusqu'à la Seine, afin de laisser von Kluck s'en-
gager à fond. Quelqu'un dit : ■ L'occasion se pré-
sente. La laissera-t-on échapper ? » Joffre a tout pesé.
Il se dit qu'il a pour le moment l'adhésion de
French, toutes les autres conditions étant réunies.
L'ensemble des circonstances est favorable.
Cette préparation, cette mise au point, cet
équilibre des forces, il ne les retrouvera peut-
être pas demain. Il se lève et dit : « Eh bien!
messieurs, on se battra sur la Marne I » Le
monde vibrera éternellement de cette minute
inouïe.
Ainsi, il sait saisir d'un coupd'œil la situa-
tion et prendre en connaissance de cause la
résolution suprême. Comme le dit un historien
critique fort sévère du généralissime, et dont
l'affirmation n'en a que plus de poids, « Joffre
porte seul le fardeau et, donc, l'honneur de
la responsabilité ». Toutes les initiatives de
ses commandants d'armées : Gallieni prêt à
engager la bataille de l'Ourcq, Sarrail qui a
tenu à Verdun, Dubail victorieux au cours
de la bataille de la trouée de Charmes, il les
utilise et les coordonne pour en faire cette
bataille dont il assume bien la direction et où
toutes ses qualités d'organisation, de sang-
froid et de persévérance triomphent : la ba-
taille de la Marne. L'ordre du jo'ur du 4 sep-
tembre, puis l'ordre du jour du 6 (qui prend
place dans les annales de la guerre à côté de
l'affiche de Gallieni) : « ... Il importe de rap-
peler à tous que le moment n'est plus de
regarder en arrière... Une troupe qui ne
pourra plus avancer devra, coûte que coûte,
garder le terrain et se faire tuer plutôt que
de reculer », montrent sa décision inébran-
lable. La victoire de Gallieni et de Maunoury
sur l'Ourcq, la victoire de la g'' armée à Saint-
Gond et à La Fère-Champenoise, la victoire
de la 4* armée (de Langle de Cary) à Vitry-
le-François, la victoire de Sarrail aux Hauts-
de-Miuse, les victoires de Dubail et de Cas-
telnau dans les Vosges et au Grand Couronné,
voilà les éléments dont se compose l'immor-
telle bataille. Le généralissime sut les utiliser
de main de maître, car ses adversaires même
reconnaissent que « son administration de la
bataille fut impeccable ». Il doit donc porter,
lui surtout, l'honneur de la grande victoire
qu'annonçait, le I2septembre, son télégramme
au ministre de la guerre.
Bien que leur retraite fût précipitée et
désordonnée, les Allemands ne furent pas
poursuivis avec une très grande vigueur,
comme l'auraient voulu un certain nombre
de stratèges. La poursuite « ne donna qu'un
butin assez maigre, que peu de prisonniers » ;
l'insuffisance de la cavalerie et aussi une
première crise de munitions ne permirent
pas de repousser les Allemands jusqu'à la
frontière et leur laissèrent la possibilité de
s'organiser sur la ligne Noyon-Soissons-Laon et d'y
tenir quatre ans. Mais il semble qu'il n'était pas pos-
sible d'attendre davantage après une lutte ininterrom-
pue de six semaines et que « la poursuite donna tout
ce qu'on pouvait espérer des armées surmenées par une
si dure campagne et qui venaient de faire, dans la ba-
taille de la Marne, une si grande dépense d'énergie ».
Retranchés sur leurs positions de l'Aisne, les Alle-
mands opposent une résistance invincible, et la
guerre prend un nouveau caractère : guerre de sièges
et de tranchées.
Voyant, après huit jours de combats indécis, l'im-
possibilité d'obtenir une décision sur un front dé-
sormais fixé, le généralissime conçoit un plan nou-
veau : le débordement et l'encerclement de l'aile
droite allemande, qui, bientôt, poursuivit une ma-
nœuvre analogue. Successivement il rappela de Lor-
raine l'armée Castelnau (20 septembre), qui s'établit
après de durs combats à Roye et Lassigny, forma
l'armée Maud'huy et l'armée d'Urbal (3-24 octobre)
et étendit ainsi son front jusqu'à laLys, puis jusqu'à
la mer. Toutes les batailles livrées alors, si elles ne
purent amener le résultat primitivement escompté
et en particulier la réussite de l'offensive sur Lille-
Courtrai, combinée avec les troupes britanniques,
empêchèrent du moins les Allemands de réussir leur
manœuvre et de tourner les troupes alliées.
A partir du 15 octobre, il ne peut plus être ques-
tion de plan offensif : les Allemands, à leur tour,
1
«• «70. Avril 1921.
passent à l'offensive et « prodiguant pendant trois
semaines des efforts surhumains dans l'espoir de
percer les lignes alliées vers l'Yser et vers Ypres
pour s'ouvrir un chemin vers Dunkerque et Calais.
Tandis que le maréchal French tient à Ypres (cf.
Mémoire du maréchal French. Larousse mensuel, no-
vembre 1920) les troupes françaises, renforcées par
les héroïques fusiliers marins, tiennent sur l'Yser.
Après ces deux échecs successifs, la route de Calais
est fermée aux Allemands, et les positions des alliées
restent inexpugnables.
A partir du mois de novembre 1914, moment où le
front est définitivement fixé, la méthode du généra-
lissime est la suivante : tenir les Allemands en ha-
leine par des attaques constantes, mais locales et
sans grande visée stratégique sur tout l'ensemble
du front, pratiquer la guerre d'usure; interrompre
cette guérilla, d'ailleurs coûteuse, par quelques offen-
sives dirigées sur divers pointsparticulièrement impor-
tants et qui étaient destinées moins à obtenir la déci-
sion, qu'on savait rendue impossible par la faiblesse
relative des effectifs alliés et notre pénurie de matériel,
qu'à améliorer nos positions et à agir, par dessuccès
qu'on pût appeler victotres, sur le moral du pays.
Telles furent l'offensive sur Soissons, qui se ter-
mina par l'échec de Crouy (10-15 janvier igisj.la
prise de Vauquois dans l'Argonne (28 février-5 mars),
la première offensive de Champagne (janvier-avril
1915) qui nous assura Perthes et Beauséjour, la ba-
taille de Notre-Darae-de-Lorette (4-18 mars 1915),
victoire très chèrement achetée, et surtout les deux
grandes offensives d'Artois et de Champagne. La pre-
mière, entreprise en liaison avec l'armée britannique
qui opérait à ce moment sur La Bassée, nous valut
la prise de Carency (9-16 mai), d'Ablain-Saint-Na-
zaire et du labyrinthe de Souchez (30 mai-19 juin).
L'offensive de Champagne (25-26 septembre), ap-
puyée par une nouvelle offensive en Artois et par
une poussée anglaise sur Loos, fut préparée soigneu-
sement par l'artillerie, améliora les positions fran-
çaises entre Auberive et Ville-sur-Tourbe et coûta
aux Allemands 140.000 hommes et 150 canons. Mais,
non plus que l'offensive d'Artois, elle ne put amener
la « percée » un instant escomptée par l'opinion.
Dans la pensée du généralissime, toutes ces attaques
étaient destinées à occuper l'ennemi sur l'ensemble
du front et, en le tenant dans l'incertitude sur les
intentions des Alliés, à l'empêcher de concentrer ses
forces et de prendre lui-même l'offensive. Ces di-
verses tentatives infructueuses pour reprendre la
guerre de mouvement et les pertes qu'elles amenè-
rent eurent pour résultat de susciter dans les milieux
politiques une assez vive opposition au généralissime.
Mais celui-ci était éminemment populaire parmi les
soldats, à qui la haute taille, la rude et bonne physio-
nomie du « grand-père » étaient familières ; il jouis-
sait d'un immense prestige auprès des chef s militaires
et des dirigeants alliés. (Cf. Mémoire de French.)
L'arrivée de Gallieni au ministère de la guerre
fut, il est vrai, le signal d'une tension légère entre
le gouvernement et le généralissime. (Cf. Gallieni.
Larousse mensuel de janvier 1921). Cependant, le
2 décembre 1915, le général Joffre fut investi du
commandement de toutes les armées françaises, assu-
mant ainsi la direction des opérations en Orient.
Il s'était efforcé, d'ailleurs, dans le courant de
l'année 1915 et particulièrement par un rapport
adressé en juin 1915 au gouvernement fiançais, puis
aux deux conseils de guerre interalliés du 7 juil-
let 1915, et du 6 décembre 1915, d'obtenir des puis-
sances alliées la réalisation de l'unité de comman-
dement, sans, d'ailleurs, malgré l'appui qui lui fut
prêté par Gallieni et le président du conseil français,
pouvoir vaincre les résistances des Anglais.
Le 7 juillet et le 6 décembre, pourtant, il détermine
les Alliés à adopter un plan d'offensive générale qui
comportait pour l'été de 1916 une action concertée
des Français, des Italiens, des Russes et des Aiiglais.
Tandis que se préparait cette offensive;- l'état-
major allemand devança le généralissime français
par l'attaque sur Verdun (21 février) . L'envoi de
Casteinau, major général depuis le 10 décembre, et
la nomination de Pétain au commandement de l'ar-
mée de Verdun (et il faut bien faire remarquer, que
Pétain fut distingué par Joffre), mais aussi le calme et
le sang-froid du généralissime, qui ne se démentirent
pas plus pendant les jours tragiques de Verdun
qu'au lendemain de Charleroi, permirent de tenir,
puis de rétablir la situation.
Au cours même de la crise, le général Gallieni
avait songé à faire des réformes dans l'état-major et
dans le haut commandement. Ses divergences de vue
avec le gouvernement au sujet des pouvoirs du gé-
néralissime amenèrent sa démission (cf. Gallieni) et
sous le général Roques, son successeur, ami per-
sonnel du général Joffre, celui-ci eut la pleine con-
fiance du gouvernement. Elle fut justifiée par les
succès que remportent devant Verdun les généraux
choisis par Joffre.
Celui-ci, d'ailleurs, à l'heure qu'il s'est fixée
six mois auparavant, et non, comme on l'a dit, pour
dégager Verdun, déclenche, le i" juillet, l'offensive de
la Somme. Il a réussi à obtenir le concours du gé-
néralissime anglais, Douglas Haig, réuni entre les
LAROUSSE MENSUEL
mains du général Foch 25 divisions et un énorme
matériel d'artillerie.
La bataille dure trois mois (i" juillet-29 septem-
bre), assez vigoureusement menée pour ébranler
sérieusement l'armée allemande et même le moral
allemand. • Verdun dégagé, 25 villages reconquis,
plus de 35.000 prisonniers, 150 canons pris, les lignes
successives de l'ennemi enfoncées », tels furent, dit le
général dans son ordre général du 29 septembre, les
résultats obtenus.
Pendant tout le cours de 1916, le général s'efforça,
par entente avec les chefs des armées alliées, de réa-
liser une unité de direction qui devait, dans sa pensée,
conduire logiquement à l'unité de commandement.
Le gouvernement ayant décidé — aux termes mê-
mes de l'ordre du jour accepté par lui et voté par la
Chambre dans la séance du 7 décembre 1916 — de
« réorganiser le haut commandement », Joffre fut
nommé, le 13 décembre, conseiller technique du
comité de guerre et président du conseil supérieur
militaire des alliés. Il conservait son titre de « com-
mandant en chef des armées françaises » ; toutefois,
la direction effective des opérations sur le front
français passait aux mains au
général Nivelle, nomme 0 com-
mandant en chef desarméesdu
Nordet du Nord-Est ». Peuaprès,
le 26 décembre, Joffre était
élevé à la ëtgnité de maréchal
de France, spécialement rétablie
pour lui. Au printemps de l'an-
née suivante, il fut envoyé en
mission aux Etats-Unis. Là,
son rôle, bien que non officiel,
fut considérable. Acclamé par
le peuple américain, même par
les groupements d'origine ger-
manique, comme l'incarnation
de la France glorieuse, recueil-
lai;t pour le plus grand avan-
tage de son pays le bénéfice
d'une popularité immense, le
maréchal put, au milieu de
tempêtes d'applaudissements et
de vivats, gagner à la cause
d'une intervention non plus
limitée, mais pleine et entière,
les hommes politiques de Was-
hington. A l'issue de la tour-
née triomphale qui le conduisit
à Chicago et à Saint-Louis, il
élabora, de concert avec le mi-
nistre de la guerre américain,
un projet de convention mili-
taire, établissant suivant ses
vues propres et l'expérience de
trois années de guerre les bases
de la coopération des Etats-
Unis. Les dispositions de ce
projet furent intégralement ap-
pliquées. Ainsi, dans la prépa-
ration de cette intervention
américaine, facteur décisif de
la victoire, l'ancien généralis-
sime eut encore un rôle de pre-
mier plan.
De retour en France et vi-
vant dans une demi-retraite, il
fut encore à plusieurs reprises
consulté, aux heures les plus critiques, par le gouver-
nement, particulièrement lors de la rupture du front
anglais en mars 1918. Fidèle à sa doctrine, il ne cessa
de préconiser l'unité de commandement, et ses efforts
contribuèrent à y gagner le gouvernement.
Après le défilé du 14 juillet 1919, où, pour la dernière
fois, le maréchal parut à la tête de ses troupes, il alla
encore àdeux reprises représenterla France à l'étran-
ger : à la fin de 1919, en Espagne, où les Catalans lui
témoignèrent avec éclat leur sympathie ; à la fin de
1920, en Roumanie, où, chargé de porter la croix de
guerre au roi et aux villes roumaines, son voyage ne
Jut pas sans portée politique et contribua à affirmer
la cordialité des relations entre les deux pays.
Vainqueur de la plus grande bataille qu'ait vue le
monde, n'ayant jamais, au milieu des difficultés les
plus graves, « désespéré de la République », ayant
symbolisé pendant trois ans l'indomptable volonté
française, ayant su choisir les généraux qui, après
son éloignement du front, ont terminé glorieusement
la guerre, doué d'un exact et minutieux génie d'or-
ganisateur, sympathique à ses troupes par sa grande
bonté, le maréchal Joffre doit vivre dans l'histoire
comme l'un de nos grands chefs. — Léon Abinsour.
Bf alntenon (Madame de). L'énigme de sa vie
auprès du Grand Roi, par M°" Saint-René Taillan-
dier. (Les Figures du passé. Paris, in-8°, 1920). — La
femme qui a écrit : • Je serai une énigme pour le
monde > a vu avec la lucidité parfaite qui est le ca-
ractère de son esprit quel problème serait, pour la
postérité curieuse, l'explication de son âme et de sa
destinée. Les historiens les phis dégagés des préven-
tions confessionnelles, politiques pu autres, demeu-
433
effacée. La puissance qui se maintient dans l'ombie
indispose, et les imaginations portées aux explica-
tions mélodramatiques — un Hicbelet, après un
Saint-Simon — ont alors beau jeu pour la noircir
encore. Pourtant, M"« de Maintenon a été, selon le
mot du duc de Bourgogne, une femme vraie, et c'est
dans sa vérité qu'a voulu la peindre M"« Saint-Regé
Taillandier, écrivain qui adoucit de sa finesse fémi-
nine la solide méthode psychologique et l'élocution
pittoresque, qu'elle a reçues par droit d'héritage de
son oncle Hippolyte Taine.
Rien, vraiment, dans la naissance de Françoise
d'Aubigné, ne semble la prédestiner à devenir une
épouse royale, ni, surtout, la femme toute-puis-
sante à laquelle on attribuera une part très grande
dans la révocation de l'édit de Nantes. Son grand-
père est un huguenot célèbre et terrible, cruel par-
tisan, pillard sans vergogne, poète, historien en-
flammé, en somme, un caractère solidement trempé;
c'est l'âme du parti protestant, le fameux Agrippa
d'Aubigné. S'il est permis de penser qu'elle hérita
de ce dur aïeul quelques-unes de ses plus fermes
qualités : un esprit lucide et tenace, à tendances
Mine de Maintenon, tableau de Mignard. (Musée de Versailles.)
moralisantes, avec une certaine conscience orgueil-
leuse de sa propre supériorité, c'est en quelque
sorte par-dessus la tête de son père, Constant
d'Aubigné, fils indigne d'im père héroïque. Scepti-
que, cynique, maudit et deshérité de ce père, qu'il
trahit, toujours criblé de dettes. Constant d'Aubi-
gné est en prison lorsqu'il épouse, au château Trom-
pette, Jeanne de Cadilbac, la fille de son gardien,
qu'il a sans doute séduite, et encore en prison
lorsque naît, à la Conciergerie de Niort, le 28 no-
vembre 1635, la petite Françoise. Autour de ce ber-
ceau, la famille maternelle, catholique, la famille
paternelle, protestante, se querellent. Sur le désir
de sa mère, l'enfant est baptisée catholique. Mais,
bientôt, sa tante de Villette, une fille d'Agrippa,
l'emporte dans son château de Mursay, où elle lui
donne une première et ineffaçable empreinte pro-
testante. A sept ans, elle est rendue à ses parents, qui
l'emmènent aux Antilles. De retour en France, api^
un nouveau passage à Mursay, l'enfant est placée par
une parente catholique,M"'" de Neuillant, chez des reli-
gieuses, qui ne peuvent triompher de son attachement
au protestantisme. Les ursulinesde Paris, qui la ru-
doient fort, ne sont pas plus heureuses, jusqu'au mo-
ment où l'une d'elles, plus douce et plus adroite, per-
suade cette rebelle de quinze ans. L'enfant consent à se
convertir, mais à bon escient : car il faudra d'abord
qu'on ait mis aux prises, en sa présence, un prêtre et
un pasteur, et lepasteura ledessous.M»"Saint-René
Taillandier fait remarquer justement combien, aux
yeux de cette jeune fille, tout ce qui concerne l'âme
et son salut apparaît comme l'essentiel de la vie.
La voilà catholique, et pour tout de bon. Va-t-elle
. , entrer au couvent, puisqu'elle est et noble et pau-
rent perplexes devant cette figure volontairement | vre? Elle ne veut pas en entendre parler. La femme
434
qui fondera Saint-Cyr n'aime point les religieuses.
Elle dira plus tard de Scarron : « J'ai mieux aimé
l'épouser qu'un couvent, i Et voilà pourquoi, à seize
ans, celle qu'on appelle « la belle Indienne • devient
l'épouse de ce paralytique qu'est Scarron. Le mariage
eut lieu en avril 1652. Cette belle jeune femme, qui
fut mariée sans l'être, embellit les dernières années
de ce pauvre Scarron par la parfaite dignité de sa
vie et agrandit le cercle des personnes de qualité
qui fréquentaient chez lui et où l'on voyait M"" de
Scudéry, M""" de Sévigné et de La Fayette, et
aussi Ninon de Lenclos. Elle le soutint dans les mau-
vais jours, dans les incertitudes de la Fronde, dans
les embarras d'argent d'oii il pen-ait se tirer tantôt
par des entreprises industrielles, tantôt par des opé-
rations magiques, toujours par des chimères. En
revanche, soit en dirigeant son cercle, soit en lui
servant de seGr<'taire, elle s'ornait l'esprit, apprenait
les langues, formait son style et prenait le goût
d'^un parler clair et franc. Scarron mourut le 7 octo-
bre 1660. « Le seul regret que j'aurai en mourant,
disait-il à Segrais, sera de ne pas laisser de bien à ma
femme, qui a iniiniment de mérite et de qui j'ai tous
les sujets imaginables de me louer ».
Il ne lui laissait que peu d'argent et presque autant
de dettes. Les meubles vendus, il restait à la jeune
veuve 4.000 à 5.000 livres en tout. Par bonheur,
elle avait de s parentes
influentes : la mare- • ^ r
chale d'Aumont , la
duchesse de Navailles.
Recommandée à la
reine mère, elle obtint
sur la cassette royale
une pension de
2.000 livres. Logée au
couvent de la Petite-
Charité dfe Notre-
Dame, près de la rue
Saint-Louis, puis chez
les ursulines de la rue
Saint- Jacques , vêtue
très simplement d'éta-
mine et de linge uni,
elle ne laissait pas de
fréquenter, soit à l'hô-
tel d'Albret, soit à
l'hôtel de Richelieu,
la meilleure compa-
gnie. Elle y fait goûter
son caractère à la fois
sérieux et enjoué, ses
manières pleines de
distinction et de goût,
son esprit cultivé, so-
lide et surtout juste,
son aptitude à rendre
service, à administrer,
à jouer gracieusement
le rôle d'intendante.
Enfin, elleétait déjà ce
qu'elle sera toujours :
à la fois influente et
modeste. Ses amis la
mènent à la cour. Un beau jour, elle fait partie des
trois cents dames qui, à Saint-Germain, mangent avec
le roi. Elle sait tous les secrets du lieu : elle écoute
les histoires sur la reine, sur M"' de La Vallière, sur
M""" de Montespan, qu'elle a rencontrée à l'hôtel
d'Albret et dont elle apprend la naissante faveur;
mais elle les écoute en femme qui ne semble guère
comprendre les orages de la passion et qui veut
rester sage. Elle a, du reste, choisi im directeur des
plus méticuleux et des plus exigeants, l'abbé Gobelin.
Elle est parfaitement calme.
Un problème assez délicat se rattache à cette pé-
riode. Cette femme jeune et attrayante, qui n'a connu
du mariage que de tristes devoirs, a-t-elle eu des
amants ? Ecartons le témoignage de Saint-Simon, pos-
térieur et suspect. Il est constant que, entre autres, le
marquis de Villarceaux fut fort épris d'elle. Vers 1702,
Ninon de Lenclos, très vieille, répondait à Saint-Evre-
mond qui la pressait de questions sur la jeunesse
de M"" Scarron : • S... (Scarron) était mon ami, sa
femme m'a donné mille plaisirs par sa conversation,
et, dans le temps, je l'ai trouvée trop gauche pour
l'amour. Quant aux détails, je n'ai rien su, rien vu,
mais je leur ai preste souvent ma chambre jaune, à
elle et à Villarceaux. » De son côté, Tallemant dit,
dans une note de ses Htstorietles : « Elle a une pen-
sion de 2.500 à 3.000 livres, une petite maison. Vil-
larceaux y va. Mais elle fait fort la prude. » Cela
peut inquiéter. Est-ce absolument probant ? N'ou-
blions pas deux autres paroles de la même Ninon :
« M"" Scarron a toujours été sage, mais elle n'était
pas propre à l'amour » ; et encore : « M"" de Main-
tenon était vertueuse par faiblesse d'esprit; j'aurais
voulu l'en guérir, mais elle craignait trop Dieu ! » A
dire vrai, il est difficile de se décider sur des anec-
dotes de cette qualité. C'est sur toute la vie de
M°" de Maintenon et sur ses perpétuelles confessions,
qui ne laissent entrevoir aucune défaillance de ce
genre, que s'appuie l'auteur de ce livre pour mettre
en doute ces racontars.
LAROUSSE MENSUEL
C'est un autre problème de se demander comment
M""" Scarron, qui faisait fort la prude, a consenti à
se charger de l'éducation des enfants adultérins du
roi et de M"" de Montespan. Elle hésita beaucoup
et ne se décida que parce que son directeur le lui
permit et sous cette condition que le roi le lui com-
mandât lui-mime. Il ne faut point juger ces subti-
lités de conscience avec les idées d'aujourd'hui. Les
gens de ce temps-là voulaient passionnément le bien
du roi et, puisque les bâtards existaient, il fal-
lait bien les élever, et de telle sorte qu'ils ne fussent
pour la couronne ni un embarras ni un danger et,
pour cela, les confier à une gouvernante capable d'en
faire des « gens de bien». La tâche acceptée, M°" Scar-
ron s'en acquitta avec des soins infinis et une discré-
tion merveilleuse. A Vaugirard, où elle s'installa dès
la troisième naissance, Louis XIV venait voir ses
enfants illégitimes et faisait plus ample connaissance
avec la gouvernante. Il semble qu'au premier abord,
le roi, esprit naturellement judicieux et noble, mais
peu cultivé, ait été un peu effrayé de sentir chez cette
femme une supériorité d'instruction et de conversa-
tion et une gravité qui le gênaient. « Je n'aime pas
votre bel esprit », disait-il en parlant d'elle à M"* de
Montespan. Malentendu passager, qui ne devait pas
résister à un plus long commerce : la solidité de l'une
était faite pour charmer l'honnête raison de l'autre.
Maison royale de Saint-Cyr, foodée par M"« de Maintenon pour l'éducation de deux cent cinquante jeunes ilUes nobles et pauvres,
admises de sept à douze ans, y restaient Jusqu'à leur vingtième année. 1*1°" de Maintenon y mourut. (Gravure de Mariette
Ce serait, d'ailleurs, une bien grosse erreur histo-
rique et psychologique que de se figurer M""' Scarron
cherchant à supplanter, comme favorite. M""" de
Montespan. Mais elle est de ceux qui font ouverte-
ment des vœux pour que Louis XIV renonce à sa
liaison coupable et cesse d'aventurer son salut. Elle
est en esprit avec les Bossuet, les Bourdaloue, qui
tonnent en chaire contre l'adultère. Il n'est pas surpre-
nant qu'ayant de tels sentiments et dans un temps
où, installée à Saint-Germain, elle se trouvait davan-
tage sous la coupe de la favorite, elle ait eu de fré-
quents démêlés avec elle. Elle ne se gênait pas pour
la sermonner et lui faire honte de sa vie, et l'on con-
çoit de quel air l'orgueil d'une femme jalouse et
d'une Mortemart devaient s'accommoder de ces leçons.
La gouvernante, du reste, était lasse d'une situation
assez fausse. Elle réclamait la récompense qu'on lui
avait promise : loo.ooo livres, pour acheter une terre
à la campagne, s'y retirer et vivre enfin dans la
retraite et la paix. Ses vœux furent exaucés. Elle
reçut même 200.000 livres, et le roi la salua désor-
mais du titre de M""^ de Maintenon, du nom de la
terre qu'elle avait achetée. On comprit qu'il n'y
avait plus lieu de parler de M""! Scarron. Mais il
lui faudra attendre encore quelque quarante ans
avant de pouvoir songer à la retraite définitive
qu'elle a rêvée. Elle est liée à la cour. Malgré les
tiraillements, malgré les prédicateurs, la favorite
continue à donner au roi des enfants, que M"" de
Maintenon continue à élever. Elle est l'espoir du
parti pieux, qui l'encourage dans son poste. Le roi,
qui soutient avec elle des conversations de quatre
heures, commence à subir son influence et se range.
La pauvre reine dit : « Jamais le roi n'a été aussi
tendre pour moi que depuis qu'il l'écoute. » M"' de
Maintenon devient surintendante de la reine, puis
seconde dame d'honneur de la Dauphine. Le pape
lui adresse un bref des plus flatteurs. Elle est devenue
une puissance. Et, cependant , elle vit déjà très retirée,
«'occupant de bonnes oeuvres, élevant des petites fill«s
«• 170. Avril 1921.
pauvres, écrivant à son directeur ces lignes, qui sont
toute une psychologie :
Mes journées sont présentement assez réglées et fort soli-
taires. Je prie Dieu un momenten me levant; je vaisàdeux
messes les jours d'obligation et à une les jours ouvriers; je
dis mon office tous les jours, et je lis quelques bons livres ; je
prie Dieu en me couchant et, quand je m'éveille la nuit, je
dis un Laudate et un Gloria Patri. Je pense souvent à Dieu
dans la journée, je lui oiire mes actions, je le prie de m'ôter
d'ici si je n'y fais mon salut, et, du reste, je ne connais point
mes péchés. J'ai une morale et de bonnes inclinations, qui
font que je ne fais guère de mal. J'ai un désir de plaire et
d'être aimée, qui me met en garde contre mes passions. Ainsi,
ce ne sont presque jamais des faits que je puis me reprocher,
mais des motifs très humains : une grande vanité, beaucoup
de légèreté et de dissipation, une grande liberté dans mes
pensées et dans mes jugements et une contrainte dans mes
paroles, qui n'est fondée que sur la prudence humaine. Voilà
mon état ; ordonnez le remède que -vous y croirez le plus
propre.
Le 30 juillet 1683, la reine meurt. Le roi va-t-il
retomber dans ses coupables amours ? Grand sujet
d'inquiétude, dans le parti dévot. « Le veuvage, dit-
on, est un état contraire à sa nature » et, tout de
suite, on songe à le remarier. Il a quarante-cinq ans.
Sa postérité, à ce moment, paraît plus que suffisante
pour assurer sa succession. Point n'est besoin de
chercher pour lui une princesse. Ce qu'il fallait, c'était
une femme raisonnable, pieuse, capable d'influence
sur le roi, de dévoue-
. ^ — , ment envers sa fa-
mille, d'autorité sur
les bâtards, de discré-
tiondans une situation
élevée qui devait de-
meurersecrète. M^'de
Maintenon pouvait
être cette femme. Elle
voulut l'être, et le se-
cret fut bien gardé,
puisTue, aujourd'hui,
nous ignorons encore
à quelle date précise
M°"de Maintenon. vers
l'âge de quarante-huit
ans environ , devint,
sans être reine,
l'épouse légitime du
roi. Dans les temps
qui suivirent la mort
de la reine. M"' de
Maintenon parut en
proie à une de ces
crises d'agitation qui
précèdentles décisions
graves. Mais, dis le
25 septembre, la crise
était sansdoute termi-
née, puisqu'elle écri-
vait à l'abbé Gobelin ;
« J'ai grand besoin
de forces pour faire
un bon usage de mon
bonheur. »
Nous voyons alors,
à côté du trône de
France — situation unique dans l'histoire — une femme
qui, pendant plus de trente années, va vivredans la re-
traite et le mystère; femme du roi, sans avoir aucun
privilège royal, sauf, peut-être, celui d'assister à la
messe dans une des tribunes de la chapelle; qui
continue même, comme deuxième dame d'atour, à
peigner les cheveux de la Dauphine. Elle disparait du
monde, cesse de voir ses amies, écarte les quéman-
deurs, ceux de sa famille, comme les autres. A
Versailles, elle a tout juste sa chambre, avec l'anti-
chambre attenante, meublée de quelque livres et ob-
jets de piété. Ses plaisirs, ce sont les bonnes œuvres,
Maintenon, où elle fonde des ateliers de tissage et
de blanchisserie, et surtout Saint-Cyr, où elle passe
le plus de temps qu'elle peut, où elle trouve ses vrais
enfants et où elle apparaît dans toute sa supériorité
d'éducatrice et de moraliste. C'est dans ces retraites
qu'elle voudrait reposer son âme lassée. Mais un
grand devoir la rappelle : elle doit sauver l'âme du
roi. Sur les aflaires du royaume elle a beaucoup
moins d'influence qu'on ne le croit. Elle n'a point de
ces visées. Sa correspondance avec M""' des Ursins,
ambitieuse, énergique et guerrière, montre bien, par
contraste, la vraie nature de M"' de Maintenon, recluse
volontaire, éprise de paix, effrayée par la guerre,
attristée par les souffrancesdu peuple, désespérée dans
les mauvais jours, timide dans la politique, qu'elle juge
toujours d'un point de vue mystique et moral. C'est
là son domaine, et c'est sur l'âme du roi qu'elle prétend
surtout régner. Elle prêche, et Louis l'écoute. Tous
les jours, il se rend chez elle avant son souper et se
tient près de la grande bergère à oreilles, où elle est
installée. Elle s'attache à le distraire et, au besoin, à
le consoler. Quand arrivent l'âge, les mauvais jours,
les deuils, le vieux roi, demeuré toujours si majes-
tueux et si digne devant sa cour et devant sa famille,
s'abandonne davantage, une fois seul avec sa vieille
compagne, aux faiblesses de la douleur humaine.
Quand le roi est revenu de la chasse (dit M"" de Mainte-
non), il vient cbee moi 1 en ferm« la porte, et personne n'entrn
1
Les élèves,
,V 170. Avril 1921.
plus. Me voilà donc seule avec lui. Il faut essuyer ses cha-
grins, s'il en a, ses tristesses^ ses vapeurs ; il lui prend
quelquefois des pleurs dont il n'est pas le maître, ou bien
il se trouve incommodé. II n'a point de conversation. Il vient
quelque ministre, qui apporte souvent de mauvaises nouvel-
les ; le roi travaille. Si l'on veut que je sois en tiers dans ce
conseil, on m'appelle ; si on ne veut pas de moi, je me
retire un peu plus loin, et c'est là oii je place quelquefois
mes prières de l'après-midi. Je prie Dieu environ une demi-
heure. Si l'on veut que j'entende ce qui se dit, je ne puis
rien faire; j'apprends là quelquefois que les affaires vont
mal: il vient quelque courrier avec de mauvaises nouvelles;
tout cela me serre le cœur et m'empêche de dormir la nuit...
Des confidences de ce genre expliquent cette autre
parole dite à la même personne, M"" de Glapion :
« Ne croyez-vous pas que je meurs de tristesse dans
une fortune que l'on aurait peine à imaginer ?» Le
faste l'ennuie, ainsi que cette majesté d'allure où il
faut, selon sa forte expression, • périr en symétrie ».
Elle voit mourir autour d'elle tous ceux qui, à la
cour, pouvaient l'aimer : le Dauphin, qui la prenait
pour confidente ; la duchesse de Bourgogne, qui était
la joie et la consolation du roi et de celle qu'elle ap-
pelait gentiment • ma tante » ; le duc de Bourgogne,
qui la respectait. Elle sait que, le roi mort, le pou-
voir appartiendra à son neveu, au duc d'Orléans, le
fils de cette Madame qui la hait et, dans ses lettres
adressées en Allemagne, la traite couramment d'd or-
dure » et l'accuse de tous les crimes. Son cœur, alors,
vole vers Saint-Cyr, asile de la paix, où elle se re-
trouve dans son élément, ver^ ces jeunes filles qu'elle
élève et qu'elle aime. Nous regrettons de ne pouvoir
suivre M°» Saint-René Taillandier dans le récit,
même résumé, qu'elle fait de la fondation, des réfor-
mes et de la vie de Saint-Cyr. Qu'il nous suffise de
rappeler que, là aussi. M"" deMaintenon eut à se dé-
fendre contre deux dangers : les mœurs mondaines
et le quiétisnie. L'erreur chère à M"" Guyon, à Fé-
nelon et à M"»" de La Maisonfort faillit gâter Saint-
Cyr et elle-même et lui aliéner le roi , qui n'aimait
pas que les siens eussent tort, surtout à Rome : « Ja-
mais, écrivait-elle plus tard, je n'ai été si près de la
disgrâce », et ce mot de dts^râcâ étonne chez une
épouse légitime. Elle pleura bien des nuits, jusqu'au
jour où Louis XIV voulut bien lui dire : f Madame,
allez-vous donc mourir pour cette alïaire-là ? »
Quand Louis XIV fut parvenu au terme de sa
longue vie — il avait soixante-dix-sept ans, elle en
avait quatre-vingts — elle acheva la tâche qu'elle
s'était dormée, celle du salut du roi. Dans la pièce
voisine de la chambre où le vieux monarque agoni-
sait au son un peu éloigné et assourdi des violons
et des hautbois, qui depuis sa jeunesse lui jouaient
chaque jour ses airs favoris, elle fit dresser un lit.
C'est elle qui oSrit à Louis de recevoir les sacre-
ments et qui, avant l'arrivée du confesseur, l'assista
dans son examen de conscience ; puis elle l'aida en-
core à brûler ses papiers, peut-être les lettres qui
restaient d'elle. Le roi, dit M"" d'Aumale, lui « de-
manda pardon de n'avoir pas assez bien vécu avec
elle; il rCi^rettait, lui aussi, de ne l'avoir pas rendue
heureuse, mais il l'assura l'avoir toujours aimée et
estimée également ». Elle lui demanda de prier le duc
d'Orléans d'avoir de la considération pour elle, et il
le promit et le fit en ces termes : « Elle m'a été utile
en tout, mais surtout pour mon salut. » Le 28 aoiit,
le roi paraissant dans le coma, elle partit pour Saint-
Cyr, avec M"" d'Aumale, dans le carrosse du duc de
Villeroy. Imitait-elle l'usage du roi nui, lorsqu'il
perdait les siens, se retirait toujours avant leur ago-
nie? Ou bien eut-elle peur de se trouver, vieille
femme sans appui, en butte aux mauvais procédés
des maîtres de l'heure ? Quoi qu'il en soit, apprenant
que le mourant reprenait connaissance, elle revint
en hâte auprès de lui. « Ne vous tenez plus là, ma-
dame, lui dit-il, c'est un spectacle bien triste. J'es-
père qu'il finira bientôt. » De nouveau il entra dans
le coma. Cette fois, elle partit tout en pleurs, pour
ne plus revenir. Le 2 septembre, dans la chapelle de
Saint-Cyr, avec ses religieuses et ses filles, elle écouta
la prière des morts.
Le 6 ?eptembre, elle reçut la visite du duc d'Or-
léans, qui lui promit de lui conserver sa pension; ce
fut un entretien tout de promesses et de justifica-
tions mutuelles. Puis ce fut le tour de Madame.
M""* de Maintenon dispensa les princesses de visite.
Elle congédia ses gens, refusa de recevoir ses amies,
tout en continuant parfois à leur écrire. Elle se ca-
cha plus que jamais. Mais elle avait à Saint-Cyr
même ses fidèles: M"" de Glapion, M"" d'Aumale,
qui nous ont conservé ses propos si pleins de cho-
ses, de souvenirs douloureux, fruit d'une expérience
unique, élevée, amère. Elle brûlait les derniers bil-
lets de Louis. « Me voici hors d'état, disait-elle, de
prouver que j'ai été bien avec le roi ». Le tsar Pierre
le Grand vint un jour la voir, comme un antique objet
de curiosité. L'éclat de la conspiration de Cellamare,
où le plus aimé de ses élèvts, le duc du Maine, se
trouvait compromis, fut un dernier coup. Elle mourut
le 16 avril 1719. « La vieille guenipe est crevée à
Saint-Cyr, samedi passé, entre quatre et cinq heures,»
écrivait, avec une délicatesse toute germanique, la
vieille duchesse d'Orléans, son ancienne ennemie. Celle
qu'à Saint-Cyr on appelait absolument < Madame »
fut enterrée dans le chœur de la chapelle, mais elle
LAROUSSE MENSUEL
435
■'■IV**'*
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observatoire marégraphique, établi » l'embouchure de ta Hance, à Saint-Serran llle-et-Vilaioe;.
régna encore en esprit plus de quatre-vingts ans dans
Saint-Cyr, son vrai royaume. La tradition de la mai-
son n'avait pas changé d'une ligne lorsque survint la
Révolution et qu'en janvier 1794 des ouvriers vio-
lèrent sa tombe et prirent son cadavre, parfaitement
conservé, pour le traîner, la corde au cou, jusqu'à un
trou du jardin.
Cette profanation stupide et alors habituelle ne
suffirait pas à montrer que M"" de Maintenon ne fut
pas populaire. Mais il est constant qu'elle ne le fut
jamais. Le mystère, la simplicité où elle a dû vivre y
sont certainement pour une grande part. Il y a
quelque chose de plus profond encore : cette recluse
royale, esprit d'une lucidité parfaite, d'un merveil-
leux bon sens, cette « femme vraie », a manqué de
quelque chose. Du haut de son esprit si net et de
toute sa grande désillusion, elle domine trop les
choses. Elle n'a pas l'air de donner son cœur. Et,
pourtant, elle semble aimer : aimer les enfants, les
princes et princesses qu'elle élève, la petite duchesse
de Bourgogne, les jeunes filles de Saint-Cyr; dans sa
solitude de Versailles, elle a presque toujours une
petite fille auprès d'elle. Mais sa tendresse, si elle en
a, est recouverte par une sorte de glace, qui a éloi-
gné d'elle les gens. — Elle en soutfrait sans doute. . —
Elle tient à distance ses contemporains et la posté-
rité. Ses qualités, du reste admirables, de supérieure
de couvent semblent hors de place chez la com-
pagne d'un roi. Elle est trop en dehors de ce monde.
On l'aimerait davantage, avec plus de faiblesse. Il
est juste, pourtant, qu'on fasse effort pour la com-
prendre telle qu'elle a été. C'est une tâche que
M"" Saint-René Taillandier a conduite avec délica-
tesse et achevée avec bonheur. — Louis Coquclin.
ly^arées (Utilisation des). L'utilisation des
marées est un problème posé depuis fort longtemps
et pour lequel il ne semble pas que l'on ait trouve
jusqu'ici de solution satisfaisante. Les essais aux-
quels on procède actuellement, sur divers points
des côtes françaises et étrangères, donneront -il s
un résultat plus heureux ? En tout cas, la pénurie
actuelle de charbon et son prix élevé ont mis le
problème à l'ordre du jour, surtout en France, où
nous nous trouvons favorisés dans certaines régions
par l'amplitude des marées.
Le flux et le reflux de la mer est un phénomène
continu et périodique, constituant effectivement une
immense source naturelle et intarissable d'énergie
(houille verte) qui est, aujourd'hui, presque entière-
ment perdue. L'explication du phénomène est connue
depuis longtemps ; nous savons qu'il se produit sous
l'influence de l'attraction de la lune et ilu soleil sur
les eaux de la mer. Chacune de ces actions donne
naissance à un mouvement périodique des eaux, et,
les deux oscillations corresponJantes se superposent.
Toutefois, la dislance de la lune à la terre n'est que
de 60 rayons terrestres , tandis que le soleil en est
éloigné de 23.400 rayons terrestres ; dans ces condi-
tions, l'influence de notre satell.te est bien plus con-
sidérable que celle du soleil. En somme, les eaux de
la mer oscillent autour d'une position moyenne sen-
siblement fixe que l'on appelle le niveau moyen ; le
niveau supérieur est la pleine mer, le niveau inférieur
la basse mer ; les eaux de l'Océan sont assujetties à
deux pleines mers et deux basses mers pendant le
temps qui s'écoule entre deux passages consécutifs
de la lune au méridien du lieu, c'est-à-dire, en
moyenne, pendant 24 h. 50 m. 5. Le retard d'une
marée, d'un jour sur le précédent, est en moyenne de
50 m. 5, et l'intervalle entre deux pleines mers ou
deux basses mers consécutives, 12 h. 25 m.
La pleine mer arrive avec l'onde de marée, de sorte
qu'elle se produit dans chaque port à des heures
Ri
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13
B
Midimarimèlre uu mi'dimnrtgraithf. M. puiie t;umnitmiquan(
avec la mer de façon que l>au >- ivste calme : F. flotteur dont le
moUTemrnt vertical se transmet à laide du Hl B enroule «ur la
poulie fixe A; D, roue claveiee sur la potilie et autour de laquelle
s'enroule, en sens contraire de B sur A. le fll D na&iant sur des
poulies do ri-nvoi R, R,. R, et à leitri^mito duquel est attaché un
contre-poids P ; S, style muni d'une plume qui l'appuie sur la
surface du cylindre enrcgiitrvur C
différentes ; de plus, l'heure de la pleine mer pré-
sente, en chaque lieu, un retard {à peu près inva-
riable pour l'endroit considéré) sur le passage de la
lune au méridien.
Le mouvement oscillatoire de la mer est étudié à
l'aide du marégraphe ou du m-rdimaré graphe. La
différence de hauteur des eaux en un lieu tlonné, à
la pleine mer et à la basse mer, s'appelle amplitude
de la marie au lieu considéré; cette amplitude est
variable avec les positions respectives de la lune et
du soleil par rapport à la terre ; elle atteint son
maximum quand les actions de la lune et du soleil
sont concordantes, c'est-à-dire quand les deux astres
436
sont en conjonction ou en opposition (nouvelle et
pleine lune), ce sont les marées de syzygie ou de vive
eau ; au contraire, quand les deux astres se trouvent
en quadrature (premier et dernier quartiers de la
lune), ce sont les marées les plus faibles; elles sont
dites de quartier ou de morte eau.
Pendant certains jours de"syzygie, la hauteur de
la pleine mer au-dessus du niveau moyen s'appelle
unité de hauteur. Si l'on appelle h la difiérence de
L'appareil enregistreur du mar<^graphe tolalisateur de Marseille.
hauteur, pour un jour quelconque, entre la pleine
mer et le niveau moy^n, « l'unité de hauteur, le
rapport — s'appelle cocjficitnt de marée ; si on le dé-
signe par c, on a la relation ft=rc«, et, par suite,
l'amplitude de la marée qui est 2 h est égale à 2 eu.
Les valeurs de c sont données pour les diltérents
jours de l'année par VAiinuaire des. marées, l'Extrait
de la connaissance des temps, l'Annuaire du Bureau
des longitudes ; elles sont communes à tous nos ports
et varient de 1,1g à 0,29.
Le mouvement oscillatoire des eaux de la mer
met en œuvre inic énereie considérable ; ainsi, par
exemple, si l'on s'en tient au cas d'un bassin à pa-
rois verticales, qui serait rempli paries eaux au mo-
ment du flux et en même temps que lui, a étant
l'amplitude de la marée, le travail correspond à
l'élévation d'une masse d'eau dont le centre de gra-
vité s'élève à -; en supposant le poids spécifique de
l'eau de mer égal à i , une simple intégration montre
a*
que ce travail est — par unité de surface. Cette va-
leur donne une idée du giand intérêt que présente
la récupération d'une telle énergie.
Les premiers essais qui ont été faits remontent à
une date fort éloignée et conduisirent à l'établisse-
ment des moulins de marée ; ce sont, d ailleurs, les
seules installations qui aient donné un rendement et
qui subsistent encore aujourd'hui sur divers points
de la côte française ; il semble que le premier mou-
lin de marée a été installé à Dunkerque. Pour l'éta-
blissement d'un moulin de marée, on utilise, en
général, un bassin naturel qui se trouve rempli par
les eaux à la haute mer ; le moulin est mis en marche,
à la mer descendante, par le reflux de l'eau. Ces
moulins n'ont donc qu'une marche intermittente ;
une telle installation ne donne qu'un bien faible
ren lement et ne constitue pas, à proprement parler,
une solution satisfaisante du problème. Cependant,
dès 1737, dans un Traité d'architecture hydraulique,
Bélidor, commissaire d'artillerie, montra, le premier,
qu'on peut obtenir une marche régulière lorsqu'on a
à sa disposition deux bassins; Decœur, en 1890, puis
Maire et Parizot ont indiqué des per(e"ctionnements
au système Bélidor.
Dans un remarquable mémoire sur l'utilisation
des matées, l'amiral Amet partage en trois catégories
les différentes méthodes susceptibles de récupérer
l'énergie pioJuite :
1° Utilisation de la pression ou chute d'eau créée
en laissant s'établir une différence de niveau entre la
surface de la mer libre et le plan d'eau d'un bassin
naturel ou artificiel convenablement barré ;
2° Utilisation de la vitesse du liquide agissant par
sa force vive sur les palettes ou les ailes d'organes
rotatifs plongés dans son courant;
3° Utilisation de la poussée du liquide élevant au
flux, laissant descendre au reflux, des flotteurs dont
le mouvement alternatif serait transformé d'une
façon ou d'une autre par des machines appropriées.
Les établissements correspondant à la première
catégorie seraient évidemment analogues à ceux déjà
installés pour la houille blanche. On sait que l'instal-
LAROUSSE MENSUEL
lation d'une usine hydraulique dé montagne com-
prend :
i" Un barrage pour détourner les eaux du torrent
et les conduire à un premier bassin {bassin de dé-
cantation) ;
2° Un canal faisant communiquer ce premier bas-
sin avec un autre (bassin de mise en charge);
3° Des conduites amenant l'eau de ce second bas-
sin jusqu'aux turbines dont le dénivellement par
rapport au second
bassin constitue la
hauteur de chute;
4° L'usine où le
travail donné par
les turbines est
utilisé ;
5° Un canal par-
tant de l'usine et
ramenant générale-
ment l'eau au lit
naturel du torrent.
Outre les difficul-
tés techniques que
comporte l'installa-
tion analogue dans
le cas des marées,
il faut encore remar-
quer que les hau-
teurs de chute que
l'on peut réaliser
sont peu considé-
rables (à Granville
[Manche], qui est
un des points de la
côte française où les
marées ont le plus
d'amplitude, elles
sont en moyenne de
II", 7 et n'ont pas
une valeur constante);dans ces conditions, les turbines
employées pour les usines hydro-électriques ne don-
neraient que peu de rendement. D'autre part, ces
turbines elles-mêmes pourront être détériorées par
l'action corrosive de la mer et aussi, ce qui arrive
également dans certaines usines hydro-électriques,
sous l'action des sables entraînés par l'eau avec une
grande vitesse.
En février 1920, une commission de la houille
verte a été instituée au ministère des travaux pu-
blics, à l'effet d'étudier les nombreux projets élaborés
de différents côtés pour l'utilisation des marées.
Cette commission a jugé que, danà l'éiat actuel c'e
nos connaissances,
le seul procédé sus-
ceptible d'applica-
tion pratique est
l'utilisation, dans les
légions de grande
marée, des bassins
naturels du littoral,
en les aménageant
avec des barrages et
des installations de
turbines ; ses tra-
vaux ont surtout
porté sur le choix
de ces dernières ;
elles doivent, com-
me nous l'avons dit,
se différencier des
turbines employées
dans les usines hy-
dro-électriques de
montagne, de façon
à être inattaquables
à l'eau de mer et, de
plus, pouvoir utili-
ser de grands débits
avecune faible chute
dont la hauteur, de
plus, n'est pas rigou-
reusement fixe. Un
concours ouvert en-
tre les industriels intéressés a montré que la cons-
truction de ces turbines est aujourd'hui parfaitement
réalisable. Enfin, surlesindications de cette commis-
sion, le ministère des travaux publics a décidé de
faire des essais, et il a choisi, pour l'installation d'une
station, l'Aber-Benoît et l'Aber-Vrac'h (Bretagne), où
les marées sont de 5 à 8 mètres environ ; le barrage à
construire ne dépasserait pas 150 mètres. La dépense
est évaluée à une dizaine de millions ; on procède
actuellement aux sondages préliminaires.
De plus, le ministère a décidé d'accorder des con-
cessions aux particuliers et aux compagnies qui
désireraient faire des aménageihents en vue de l'uti-
lisation des marées ; c'est ainsi qu'une société fait en
ce moment les études préliminaires pour une instal-
lation à l'estuaire de la Rance, près de Dinan, et
qu'un groupe d'industriels de la Loire-Inférieure
s'occupe de l'aménagement du golfe du Morbihan, en
face de Port-Navalo.
Ce n'est pas seulement en France que le problème
de la houille verte préoccupe les esprits; en particu-
«• 170. Avril 1921.
lier, les Anglais ont décidé d'effectuer des essais à
l'embouchure de la Severn, où les marées atteignent
18 mètres de hauteur.
Ces différents projets rentrent dans la première
catégorie du classement fait par l'amiral Amet; il en
existe d'aulres. La Porte, dans une communication
faite à l'Académie des sciences {Séance du 13 décem-
bre 1920), propose d'utiliser les courants horizontaux.
Après avoir fait remarquer qu'en certains points de
nos côtes la vitesse des courants de marée est très
élevée (à l'entrée du Morbihan, cette vitesse est de
4 mètres et même 5 mètres à la seconde; le raz de
Sein, le Fromveur, le Four, sont traversés par des
courants de 3 mètres à 3", 50 par seconde, etc.), il
estime qu'on obtiendrait un résultat satisfaisant en
mouillant dans le lit du courant « des navires spé-
ciaux, munis de roues plus ou moins analogues à
celles des premiers navires à vapeur. Ces roues, mues
par le courant, actionneraient des machines électri-
ques d'une puissance en rapport avec la vitess?
moyenne du courant de marée ». Le navire s'oriente-
rait de lui-même sous l'influence du courant, de sorte
que les machines du bord tourneraient toujours dans
le même sens.
Enfin, signalons encore la solution donnée dès
1910 par Bigourdan (Compt. rend. Acad. des se,
26 juillet 1920), et qui lait l'objet d'essais pratiqués
en ce moment sur la côte belge : une cloche fixe ayant
son ouverture en bas est dispesée de façon à se rem-
plir graduellement à la mer montante ; l'air enfermé
dans la cloche va donc se trouver peu à peu com-
primé et acquiert une force élastique qu'il est, d'ail-
leurs, facile d'évaluer ; il suffira d'ouvrir le robinet
d'un tube scellé sur le haut de la cloche, et l'énergie
de cet a r comprimé pourra être utilisée. D'autre
part, quand la mer descendra, un vide partiel se
créera au-de;sus de l'eau de la cloche; on pourra en
profiter pour effectuer un appel d'air, ce qui consti-
tuera encore une énergie disponible. Dans une telle
installation, la manœuvre serait simple: elle se ré-
duirait à l'ouverture ou fermeture <ie robinets ou de
vannes; l'inégalitédesmaréesn'aurait qu'une influence
secondaire et, de plus, l'action des eaux de la mer
présenterait peu d'inconvénients. — G. Boucuikt.
Nêne, par Ernest Pérochon (Paris, prix Con-
court, 1920). — Parmi les noms des lauréats proba-
bles du prix Concourt pour 1920, que le jeu habituel
des pronostics avait mis en avant, un seul n'avait
été prononcé par personne — ou presque — - celui
d'Ernest Pérochon, auteur de Néne, à qui le prix a
été finalement attribué par 6 voix, contre 2 à Mar-
MouliQ à Diarée, à Ploumanacli (Côtos-du-NordJ,
celle Viau.x, {une Enlisée), i à Louis Chadourne
{l'Inquiète Adolescence), et i àP. Mac-Orlan(i<A'i'gre
Léonard et Jean Merlm). De fait, Pérochon était
hier encore un incormu. Né en 1885 àCourlay, dans
les Deux-Sèvres, il est actuellement instituteur à
Vouillé, petit village du même département; il a
fallu la guerre pour l'éloigner un moment de sa pro-
vince, à laquelle il est bien vite revenu, son devoir
accompli. Deux volumes de vers : Chansons alternées.
Flûtes et bourdons, trois romans: les Creux de mai-
sons, le Chemin de plaine, Néne, où il a délicate-
ment traduit ses impressions rustiques et exprimé
son attachement à son coin de terre natale, consti-
tuent jusqu'ici tout son bagage littéraire. Fait remar-
quable : la plupart de ses ouvrages ont été édités à
Niort, y compris le roman de Néne, qui avait été
refusé, paraît-il, par dix-sept éditeurs parisiens.
Pérochon est donc une physionomie essentiellement
provinciale, et c'est précisément à ce contact direct
et ininterrompu avec la vie paysîmne que son œuvre
doit ses meilleures qualités.
N' 170. Avril iy21.
Le sujet de Nêne est très simple et l'intrigue peu
chargée d'incidents : c'est l'histoire brève et doulou-
reuse d'une humble fille de ferme, qui, gagée chez un
veuf, Michel Corbier, afin d'y tenir le ménage, se
prend d une affection passionnée pour les enfants
de son maître; un moment, elle s'arrête à un senti-
ment bien proche de l'amour que lui inspire Michel
et, même, elle espère que,peut:Clre, à force de la voir
à son foyer, vaillante et maternelle, Michel Corbier
l'y établira définitivement ; mais ce n'est en elle
qu'une ébauche de rêve, une idée mal définie, qu'elle
ne laissera il'ailleurs jamais deviner. Par contre, elle
s'abandonne sans réserve à son instinct maternel et,
bientôt, indifférente aux agaceries des valets et même
aux propositions d'un homiéte prétendant, elle
concentre sur les deux petits êtres, Lalie et Jo,toutes
les forces de sa tendresse et de son dévouement.
Elle met en eux sa raison de vivre et, quand les en-
fants lui donnent ce surnom de « Nêne » qui est un
diminutif de marraine, elle se sent au comble du
bonheur. Mais voici que Michel Corbier s'éprend
d'une jeune coquette du voisinage, Violette, qui
avait été naguère courtisée par le propre frère de
Néne. Les deux femmes se détestent. Violette, en
acceptant d'épou=er le fermier, obtient sans peine le
renvoi de Néne, qui doit se séparer de ses chers
petits. Séparation douloureuse, qui n'est que le pré-
lude d'un déchirement plus cruel ; car, lorsque,
quinze jours plus tard, Néne, bravant l'hostilité de
Violette, se risque de nouveau à la ferme, les en-
fants l'accueillent avec unefroideurindifïérente, pres-
que mauvaise. C'en est trop pour la pauvre servante:
elle va se noyer dans un étang tout proche.
L'intérêt principal du roman se porte naturelle-
ment sur la figure de Nêne, que l'auteur s'est appliqué
à peindre avec minutie, mais, touiefois, sans pro-
lixité. La sobriété est, en effet, l'une des caractéristi-
ques de l'art de Pérochon;son réalisme ne s'interdit
pas de choisir entre les détails et de rejeter ceux
qui ne lui semblent pas indispensables. Ainsi, il ne
s'attarde point à raconter les origines de Nêne. Nous
ne connaissons la servante que du jour de son arrivée
à la ferme, et c'est à partir de ce moment seulement
que l'auteur s'y intéresse et s'attache à suivre, dans
sa lente progression, le développement du sentiment
maternel en cette âme rustique et simple. Mais, là
encore, Pérochon procède avec une mesure, d'ail-
leurs fort adroite, et ce n'est que discrètement qu'il
recourt à l'analyse. Son livre est fait d'une succes-
sion de scènes, à travers lesquelles l'action princi-
pale se déroule au milieu des épisodes, s'acheminant
sans hâte, mais pourtant sans lenteur, vers son
terme. Ce mode de composition n'otïre pas unique-
ment l'avantage de maintenir au récit plus de pitto-
resque et plus de vie : en n'isolant point l'aventure
de Néne de son cadre naturel, en la mêlant au con-
traire intimement aux divers incidents de l'existence
des champs, Pérochon a donné à son livre plus
d'ampleur et y a ajouté un élément d'intérêt. Ce
n'est pas seulement l'histoire d'une fille de ferme
qu'il a écrite, c'est toute la vie familière de nos
paysans vendéens qu'il nous a dépeinte. On serait
même tenté de reprocher à Pérochon d'avoir traité
avec un excès de complaisance certaines scènes épi-
sodiques, qui se séparent trop aisément de l'action
principale et apparaissent un peu comme des « mor-
ceaux »; telle la scène du battage ou celle du curage
de l'étang. Mais on aurait mauvaise grâce à insister
sur cette critique, car ces scènes sont d'une lecture
très agréable, tant elles sont pleines de couleur, de
mouvement, de vérité.
Cette vérité est un des principaux mérites du livre.
On sent que l'auteur est familier avec le monde qu'il
décrit, qu'il en a longuement observé les mœurs, les
caractères ; ses types de paysans, d'une psychologie
assurément sommaire, comme il convient, sont net-
tement dessinés : Michel Corbier, veuf de trente ans,
partagé entre le souvenir toujours douloureux de
l'épouse disparue et le désir de refaire son foyer :
âme droite, mais faible, qui deviendra pour Violette
une proie facile; Boiseriot, le valet sournois et vin-
dicatif, qui, repoussé par Nêne, emploie désormais à
lui nuire toute sa ruse cauteleuse et méchante ; Cui-
rassier, le frère de Nêne, avantageux de sa force et
volontiers querelleur après boire, mais incapable de
résister aux coquetteries de Violette et d'abolir en
lui un amour qui le torture et le dégrade. Et passent
aussi dans le récit quelques silhouettes adroitement
tracées, comme celle de Jules l'innocent, qui va de
maison en maison, colportant les nouvelles et rusant
pour obtenir un peu de pain et de lard. Tout cela
est exactement vu et décrit.
Mais, de plus, les paysans de Pérochon offrent cette
particularité d'appartenir à «une race singulière, vivant
dans un étrange coin de France » : ils font partie de
cette secte des Dissidents, qui se constitua au lende-
main delà Révolution et dont les débris ne subsistent
plus que dans le Bocage vendéen, sous forme d' « îlots
battus, effrités, mais point encore submergés par la
haute marée catholique ». D'une dévotion exagérée,
« fêlant tous leurs saints, doublant tous les jeûnes,
marquant inexorablement le carême >, les Dissidents
repoussent le ministère dus prêtres et forment une
petite chapelle jalouse de ses croyances, également
LAROUSSE MENSUEL
méfiante à l'égard des catholiques et des protestants
qui les environnent. Sans donner à ces singularités
religieuses une importance exagérée, Pérochon a su
en faire sentir l'influence dans tout le cours de son
récit, et cela crée autour de son roman une atmo-
sphère particulière et nouvelle pour nous.
Toutefois, cette impression d'étrangeté, presque
d'éloignement dans le temps et l'espace, que nous
donnent les personnages de Nine, ne provient-elle
pas aussi d'une autre cause et ne faut-il pas l'attri-
buer en partie au style de l'auteur et surtout au lan-
gage qu'il prête à ses paysans ? La langue qu'il em-
ploie est d'une correction très châtiée, en même temps
que d'une savoureuse plénitude ; volontiers il use de
vocables dialectaux, dont la nouveauté arrête l'œil
La Nuit, figure [tniicipaïf liii puiiomi. [iHini par Paui Baudry,
pour Ihôtel Paiva.
(L'artiste aurait reproduit ici les traits de la Païva.i
et l'esprit. Quant à ses personnages, ils s'expriment
tous — et en toutes circonstances — avec une gravité
un peu solennelle et une élégance sentencieuse, qui,
à vrai dire, surprend. Quand Michel Corbier, par
exemple, songeant à sa femme morte, lui dit :
... Pourquoi n'es-tu plus sur le seuil à mon retour des
champs ?.. Marguerite, tes enfants languissent en des mains
étrangères... et pour mes yeux il n'est plus de soleilluisant,
pour mon cœur, il n'est plus de joie sous le ciel,
on doute que ce puissent être là les vraies paroles
d'un paysan.
Mais cela, Pérochon le sait évidemment aussi bien
que quiconque ; et il suffit de faire cette réflexion pour
qu'apparaisse le véritable caractère de son livre. Réa-
liste, certes, l'auteur de NtMe l'est; mais son réalisme
est atténué par la faculté poétique qu'il porte en lui ;il
observe exactement laréalitéqui l'environne, maisil ne
livre l'impression qu'il reçoit des choses et des gens
qu'après l'avoir filtrée, pour ainsi dire, à travers sa sen-
sibilité. Ainsi on aurait tort de chercher à voir sur-
tout dans Néne un roman d'observation ou d'études
paysannes ; il conviendrait plutôt d'y reconnaître
une manière de poème rustique, oii l'art de l'auteur
a volontairement fait revivre quelque chose tie la
grâce sobre et archaïque de nos vieux poèmes
populaires. — P. QuiRino.
Païva (la). [La légende et l'histoire de la
MARQUISE DE Païva], par Frédéric Loliée. (Paris, 1920,
in-S». ) — Un nom célèbre ne suffit pas toujours à rem-
plir un livre d'histoire ; tel peut être un excellent
héros de roman, qui sera assez pauvre personnage
historique. F. Loliée a pu s'en rendre compte en vou-
lant consacrer tout un livre à la courtisane renom-
mée qui lui a fourni à peine cinquante pages de
437
récit. Il s'est trouvé entraîné à des parenthèses un
peu longues et trop éloignées de son sujet ; par
contre, il a laissé de côté la peinture d'un milieu
qu'il a toutefois spirituellement crayonné ailleurs.
L'ensemble est décousu et cause quelque déception.
L'auteur n'en a pas moins tracé un portrait aussi
fouillé qu'il a pu, et on sait qu'il était fureteurhabile;
s'il n'a pas trouvé davantage, c'est évidemment qu'il
n'existait pas d'autres renseignement précis. Thérèse
Lachman, auréolée de sa scandaleuse légende, n'a
pas dû se soucier de laisser de nombreux documents '
permettant de rétablir Tassez banale réalité.
Dans l'Almanach de Gotha, évidemment renseigné
par elle, on lit qu'elle est née le 7 mai 1826 ; cette
date est manifestement erronée, puisque son premier
acte de mariage, rédigé le 11 août 1836, la déclare
dans sa dix-septième année. Elle a donc, sur le tard,
essayé de se rajeunir de quelques printemps ; c'est
une tentation qu'ont beaucoup de Célimènes. Son père
était-il le pauvre tisseur juif Martin Lachman qui
végétait dans un faubourg de Moscou, ou bien le
grand-duc Constantin Pavlovitch, gouverneur de
Pologne, comme Thérèse s'en vanta un jour, à
Théophile Gautier ? Il nous faut nous résigner à n'en
jamais rien savoir. De même ignore-t-on tout de son
enfance et de sa prime jeunesse ; elle n'en raconta
jamais rien ; elle dut faire quelques études, du moins
l'aflirma-t-elle, et apprit plusieurs langues avec la
facilité habituelle à ses coreligionnaires.
A dix-sept ans, on la maria à un tailleur français
domicilié à Moscou, Antoine Villoing. Mariage de
raison ou mariage d'amour ? L'amour fut volage. Un
fils naquit, puis, peu après, la rupture survint.
Thérèse, qui avait toujours fait montre d'indépen-
dance, résolut, juive errante, quoique convertie, de
changer de cieux et gagna Paris, non sans avoir
aperçu la Corne d'or. Mais, quand eut lieu cette émi-
gration, et pourquoi, l'historien n'en dit rien et ne
paraît pas s'en soucier. Il la sait réfugiée aux alen-
tours de la rue Pavée, dans le quartier où fourmil-
lent les Orientaux fraîchement débarqués dans la
capitale; il apprend, par elle, qu'elle tomba d'ina-
nition un soir, aux Champs-Elysées, et qu'elle se
jura, ce jour-là même, d'édifier un palais sur le lieu
qui avait vu son épuisement.
Tout à coup, elle sort de l'obscurité, à Paris, en
surgissant aux côtés du musicien Henri Hertz ; c'est
en i84r. Celui-ci était ilors au comble de sa réputation
de pianiste adulé. Elle se fit son humble et fervente
admiratrice. C'est une pose qu'elle ne conserva pas
longtemps. Hertz l'ayant distinguée, elle obtint de
lui de passer pour M"» Hertz, et celle qu'on appelait,
dans l'entourage de l'artiste, V t Etrangère », devint
en quelques semaines une reine du demi -monde, au
sein duquel elle ne cessa de briller quarante ans
durant. Sans tarder, elle voulut franchir tous les
échelons et, fièrement, au bras de Hertz, un soir,
qu'on ne; nous dit pas, se rendit au bal des Tuileries.
On l'arrêta sur le seuil : Louis-Philippe et Marie-
Amélie, dont la cour était la plus grave de celles
qu'ait connues la France, n'admettaient pas à leur
réception les faux ménages. On devine l'indignation
de la courtisane offensée. Il est à croire, quoique
F. Loliée ne nous le dise pas, que, dix ans plus tard,
au bras du comte Henckel, qui n'était pas plus son
époux que Hertz, elle fut mieux accueillie au palais
de Napoléon III.
Quelque argent que gagnât le pianiste, en tant
qu'artiste, et plus encore comme facteur de pianos,
propriétaire de la salle de concerts à la mode, il
glissait si rapidement entre les mains de l'Etrangère
que Hertz décida de recourir à ce qui devenait déjà
la grande ressource des artistes : la tournée en Amé-
rique. Thérèse et leur fille — car de cette seconde
union une fille était née, qui mourut à l'âge de
douze ans — demeurèrent à Paris. La belle juive fut
chargée de gérer la maison de commerce ; la gestion
ne fut pas heureuse; l'amant infortuné poursuivant
aux Amériques un voyage qui dura cinq ans, sa
famille décida de défendre ses intérêts en dépit de
lui-même et fit expulser la pseudo-épouse.
Du coup, Thérèse Lachman retombait dans le bour-
bier. Son historien, négligeant de nous indiquer les
dates de ce curriculum vttie, force nous est de de-
meurer dans une prudente imprécision.
Jules Lecorate, «chronique en vedette •, la recon-
trant dans cette détresse, lui prêta dix louis, avec
lesquels elle s expatria, voulant aller tenter fortune
à Londres; une autre amie persuada une modiste en
renom, « la fameuse Camille >, d'en faire son manne-
quin. Thérèse reprit courage ; elle mit de côté le
chloroforme qu'elle avait prié Théophile Gautier de
lui procurer et reparut dans les théâtres et ailleurs,
en quête d'une bonne fortune. L'époux naguère
abandonné, Antoine Villoing, qui, entre temps, l'avait
rejointe et quelque peu gênée dans ses aventures,
ayant eu le bon goût de mourir (15 juin 1849), elle
pouvait porter plus haut ses visées. Installée, place
Saint-Georges, en une curieuse maison à sculptures
gothiques, elle y attira le marquis Araujo de Païva,
jeune Portugais fougueux, et le convainquit de
répouser(4 juin 1851.) On confond parfois le marquis
Araujo et le vicomte José, son cousin, qui fut minis-
tre plénipotentiaire à Paris, puis i Berlin. F. Loliée
438
nous met en garde en retraçant la carrière de ce der-
nier, dont la femme, Carlotta de Oliveïra, était d'ori-
gine fort régulière et dut souffrir plus d'une fois d'une
confusion qui la blessait à bon droit.
0 La Païva » ! Thérèse Lachman garda cette ap-
pellation presque jusqu'à sa mort. Combien de temps,
pourtant, mérita-t-elle de porter le titre de marquise
portugaise ? Quelques mois, à peine. Aussitôt épousée,
garantie par un contrat qui lui assurait une bonne part
sur la fortune de son mari, elle s'empressa d'éloigner
.le joyeux viveur, sans, d'ailleurs, qu'on se rende
bien compte des raisons de cette si rapide
brouille. Thérèse connaissait-elle dès ce moment le
Silésien Henckel, avait-elle mesuré l'étendue de la
fortune de sou m.ui et l'avait elle trouvée bien iu-
llôtel l'aiva, avenuti des Champ^-Elyséest, à Paris,
suffisante pour ses besoins ? Le marquis de Païva fut
toujours un fort mauvais administrateur et mourut
en 1872, dans la plus sombre misère. Depuis vingt ans,
la marquise, sa femme, éblouissait le tout-Paris d'une
des vies les plus follement luxueuses d'une époque
de luxe et de folie.
Le bailleur de fonds, ce n'était un secret pour
personne, était le comte Henckel de Donnesmarck.
Ce fut la dernière, mais la plus belle conquête de
Thérèse Lachman. Grâce à ce richissime Silésien,
qui possédait des mines étendues en Haute-Silésie,
elle put tout à son aise construire un hôtel avenue
des Champs-Elysées, acheter le domaine princier de
Pontchartrain.
Avec un certain luxe de détail, mais sans les pré-
cisions souhaitables, sans même un plan de la
fameuse construction, F. Loliée décrit l'hôtel, main-
tenant bien oublié et, d'ailleurs, encaissé entre des
immeubles de rapport, construit par Mauguin, décoré
par P. Baudry, meublé par les artistes les plus en
vue. La Païva acheta le terrain 406.640 francs, chiffre
assez élevé pour l'époque, à une dame Grelet, veuve
d'un notaire parisien. Elle prétendit d'abord mener
les travaux avec une extrême rapidité ; en fait, ils
se prolongèrent dix ans. La marquise et son protec-
teur ne s'installèrent dans leur hôtel qu'en 1866 et,
déjà, leur règne touchait à son déclin.
L'hôtel de la Païva est le seul subsistant de cette
pléiade de « folies » du siècle dernier élevées dans le
quartier le plus aéré, le plus riche et, d'ailleurs le
plus nouvellement construit de la capitale. Ont dis-
paru successivement : le palais néo-pompéien du
LAROUSSE MENSUEL
prince Jérôme Napoléon, élevé avenue Montaigne ;
celui d'Emile de Girardin, conçu dans le même goût
antique ; le château gothique du comte de Quinsonas ;
la demeure mauresque de Jules de Lesseps ; l'hôtel
du duc de Brunswick.
Nos contemporains peuvent encore voir, s'ils sont
membres du « Travellers Club » — ils auraient pu
voir encore il y a vingt ans, en allant dinerau «res-
taurant Cubât » — cet hôtel aux salons lourdement
rehaussés d'or, ce fameux escalier d'onyx, qui, si
longtemps, défraya la chronique, ces délicates pein-
tures murales de Paul Baudry et, peut-être, en par-
courant ce temple désaffecté d'une courtisane qui
fut célèbre, éprouvent-ils quelque désillusion. Le
I goût a cliaiiRt' ; le mobilier, les toiles volantes, les
sculptures ont disparu, en
même temps que la déesse
du lieu.
De quoi était fait le
charme de celle-ci ? On ne
le sait trop en fermant le
livre ilu biographe. La Païva
n'était point jolie, mais le
corps était « parfait • ; la
physionomie n'avait guère
île charme, mais le port
était imposant. L'esprit
était alerte, mais originai-
rement peu cultivé ; la con-
versation, sans doute, était
brillante, mais en tenait-
elle le dé ? On croirait plu-
tôt que les commensaux
habituels appréciaient d'au-
tant plus la maison qu'ils
s'y sentaient chez eux. Ar-
sène Houssaye et Théophile
Gautier tenaient la droite
et la gauche de M"" de
Païva et parlaient avec
l'humour, l'entrain qui en
faisaient partout les plus
agréables convives. Henc-
kel, qui présidait en face
de sa maîtresse, n'était cer-
tes pas homme à discuter
leurs jugements littéraires,
et il ne paraît pas que l'hôtel
Païva fût à ce moment un
salon politique : Sainte-
Beuve, Renan, Taine, Jules
Lecomte, Edmond About,
Emile de Girardin, Paul de
Saint-Victor, Emile Augier,
Léon Gozian, François l'on-
sard, Baudry, Gérome, De-
lacroix y fréquentèrent plus
ou moins assidûment. Il y
avait dans ce milieu autant
de serviteurs que d'adver-
saires de l'Empire ; le faux
ménage lui-même devait
être assez réservé vis-à-vis
des Tuileries : la Païva ai-
mait à se trouver en vis-
à-vis de l'impératrice dans
les avant-sccnesdesthéàtres
subventionnés , rivalisant
d'élégance avec la souve-
raine; tel ce jour qu'évoque
F. Loliée, où l'impératrice
appréciant les avantages
d'une sorte de paravent japonais qui protégeait la
courtisane des feux de la rampe et, celle-ci en ayant
été avertie, s'enhardit à envoyer le paravent à Sa Ma-
jesté. L'empereur commit l'erreur de l'installer de-
vant sa femme, en face de la foule, qui surveillait
les deux loges ; l'impératrice, piquée, rejeta l'objet
avec dégoût.
L'anecdote est-elle authentique ? En tout cas, elle
est bien typique des audaces du second empire !
Mais la guerre vint, et Henckel ne cela point qu'il
était prussien ; il courut rejoindre Bismarck, dont il
avait peut-être encouragé l'audacieuse offensive. La
Païva suivit et attendit impatiemment le moment
de rentrer chez elle. Henckel l'avait protégée de sa
nationalité ; son château de Ponchartrain était intact,
comme aussi l'hôtel des Champs-Elysées.
On voulut, dans l'entourîige du chancelier, profiter
des connaissances de Henckel pour en faire un
préfet de Lorraine annexée. Il ne garda le poste que
quelques mois et se vanta, à Paris, d'y avoir fait
preuve de beaucoup de douceur. D'ailleurs, avec
cette souplesse ou cette platitude propre à nombre
de ses compatriotes, il cherchait obséquieusement à
rendre service.
Assoiffé d'honorabilité, le faux ménage obtint de
la cour romaine — bien indulgente en l'occurrence
— la cassation du mariage de Thérèse avec le mar-
quis de Païva (16 août 1871). Le 25 octobre suivant,
l'ex-marquise devenait comtesse Henckel de Donnes-
marck.
Avec cette tranquille audace, qui souvent réussit
trop bien, ces Allemands vainqueurs relancèrent des
«• 170. Avril 1921.
invitations à leurs habituels commensaux, comme
si, depuis le 15 juillet 1870, il ne s'étaitrien passé...,
et plusieurs revinrent.
Les soirées, qui n'avaient jamais été gaies, furent
souvent moroses ; elles changèrent peu à peu de
nature. Le rôle politique du maître de maison, son
amitié affichée avec Bismarck donnèrent à l'hôtel
Païva comme une allure d'ambassade.
Et c'est comme à une ambassade officieuse que
Gambetta s'y rendit. Ce n'est pas ici le lieu de jugei
le rapprochement qui fut tenté en 1877, sous le pla-
fond de Baudry, entre l'ancien chef du gouverne-
ment de la défense nationale et le chancelier de fer.
Gambetta croyait avoir de bonnes raisons d'ordre
supérieur de rompre la glace avec un homme avec
lequel on ne pouvait rompre la lance. Bismarck,
curieux, se tenait sur la réserve. A l'entrevue né-
gociée par son ami Henckel il voyait au moins un
intérêt : le jour où il voudrait la dévoHer, « Gam-
betta serait impossible à la tête du gouvernement
français, et c'était toujours autant de gagné ! » Au
dernier moment, Gambetta recula, et Bismarck l'at-
tendit en vain à Varzin.
La comtesse ne parait avoir joué aucun rôle per-
sonnel en toute cette afiaite ; elle aida son mari dans
l'espoir de voir réussir un rapprochement politique
qu'elle souhaitai; pour sa quiétude. Au lendemain de
la guerre, ayant été reconnue et sifflée au théâtre,
Léon Renault, préfet de police, dut venir présenter
les excuses gouvernementales à l'hôtel des Champs-
Elysées, et le chef de l'Etat dut recevoir à dîner le
ménage Henckel de Donnesmarck, pour qu'il ne tînt
pas trop grande rigueur au gouvernement de la Ré-
publique.
Peu après l'échec de la négociation dont Gambetta
avait été le héros, à une date et dans des conditions
que F. Loliée néglige de préciser, le gouvernement
de Grévy, prenant sa revanche de l'humiliation subie
par Thiers, pria doucement le comte Henckel de
fixer désormais ses pénates hors de France. Assez
de somptueuses demeures leur restaient en Alle-
magne pour que la comtesse et lui évitassent désor-
mais de résider au centre de Paris.
En 1875, Lefuel, architecte des Tuileries, avait
construit à Neudeck, non loin des mines dont le
comte était propriétaire, un château r.ippelant le
palais impérial incendié peu avant. La comtesse y
pouvait satisfaire son goût du grandiose; elle regret-
tait pourtant l'avenue des Champs-Elysées ; elle
vieillissait, les traits s'empâtaient; un jour, de dépit,
elle brisa son miroir, ainsi que sa mère, défigurée
par la maladie, avait fait jadis. Une crise cardiaque
l'emporta le 2r janvier 1884.
Quelques mois plus tard, le comte Henckel de
Donnesmarck était créé prince et altesse par l'empe-
reur Guillaume, qui avait sans doute attendu, pour
récompenser son fidèle serviteur, que Thérèse n'y
trouvât une ultime raison de se glorifier. — Pierre Rain.
Petite-Eglise (la). C'est le nom donné à la
confession dissidente qui prit naissance en 1801 et
sur laquelle, par « un hyperpsychisme mystérieux »,
suivant le mot de Paul d'Armon, deu.x livres
récents, deux romans d'une inspiration très diffé-
rente: l'émouvante et délicieuse Nêne, d'Ernest Pé-
rochon, couronnée par l'Académie Goncourt, et
VAbbesse de Gujrande, dont l'auteur est le signataire
de ces lignes, viennent presque en même temps
d'appeler l'attention.
La Russie a ses raskolnicks; l'Allemagne, ses
« vieux chrétiens » ; la France a les dissidents de la
Petite-Eglise. On les connaissait assez mal jusqu'ici.
D'aucuns croyaient leur schisme éteint, d'autres as-
suraient que les derniers tenants de la Petite-Eglise
s'étaient fondus, vers 1860, dans l'Eglise apostolique
de l'abbé Auzou; certains, enfin, s'imaginaient qu'il
fallait distinguer dans le schisme et n'y point confon-
dre les bétournés avec les filochois ou les puristes
avec les enfarinés. L'ignorance était poussée si loin
qu'au sentiment deCayla Petite-Eglise signifiait, pour
un grand nombre de contemporains, « liberté reli-
gieuse, tolérance, progrès, émancipation du clergé ».
C'est exactement le contraire qu'il eût fallu dire.
La Petite-Eglise date, en fait, de la Révolution;
mais son existence nominale remonte seulement aux
préliminaires du Concordat. Ces préliminaires avaient
rencontré, comme on sait, une violente opposition
chez les anciens évêques insermentés : le 29 novem-
bre 1801, une bulle prononça leur déchéance et
opéra une nouvelle division des diocèses français.
Ce faisant. Pie VII avait-il excédé ses pouvoirs?
De bons esprits le pensent. Lui-même ne le niait
point et concédait, paraît-il, « que le droit dont il
avait fait usage était douteux ». Quoi qu'il en soit,
trente-sept évêques, cosignataires de la protestation
rédigée par M*' Asseline, évêque de Boulogne, et
présentée à Pie VII sous le nom de Réclamations,
refusèrent mordicus, tout un temps, de se soumettre
à r « arbitraire pontifical ». Vingt moururent avant
la chute de Napoléon ; des dix-sept autres, la plu-
part se rallièrent sous la Restauration, qui avait
conclu un nouvel arrangement avec le saint-siège;
deux seulement s'obstinèrent : M>" de Lauzières-
Thémines et M»' de Coucy, évêques déchus de Blois
N' 170. Avril 1B21.
et de La Rochelle. Encore ce dernier donna-t-il,
en i8i5, sa démission d'évêque protestataire. Mais
la Petite-Eglise était presque ma jeure à cette époque,
et le désistement d'un de ses chefs les plus airaés et
qui, avec Mk"' de Thémines, avait le plus contribué
à la propagation de la doctrine, ne lui porta pas le
coup mortel qu'on attendait.
Kien de plus orthodoxe, au fond, que cette doc-
trine de la Petite-Eglise, sur laquelle on s'est si
longtemps mépris, et si singulièrement. Les premiers
dissidents ne changeaient pas un tota au dogme. Ce
qu'ils refusaient d'admettre, c'est que le pape procé-
dât, sous l'inspiration du Premier Consul, à une nou-
velle division des diocèses, qu'il dépossédât de leurs
sièges épiscopaux nombre des anciens titulaires, que
le serment civique fût dorénavant exigé de tous les
membres du clergé, enfin que la « spoliation » com-
mise par les acquéreurs de biens dits nationaux se
trouvât consacrée et, en quelque sorte, légitimée
dans un article spécial du Concordat. A ces différents
griefs s'en joignait un autre, qui découvrait chez les
dissidents un zèle quelque peu excessif, car la régle-
mentation du culte n'est point l'affaire des fidèles : ils
reprochaient au pape d'avoir, sans nécessité et pour
plaire à Bonaparte, supprimé un certain nombre de
jours fériés, dont la fête du Saint-Sacrement, reportée
du jeudi au dimanche.
C'est sur ces revendications, moins anodines
qu'on ne le pourrait croire d'abord, que s'établit le
schisme. Six des évêques protestataires, NN. SS.
J.-B. d'Argentré, évêque de Séez, de Belbeuf, évo-
que d'Avranches, de La Marche, évêque de Saint-
Pol-de-Léon, Amelot, évêque de Vannes, de La Lau-
rencie, évêque de Nantes, de Coucy, évêque de la
Rochelle, appartenaient aux départements insurgés.
Ils y disposaient d'un clergé nombreux, remuant et
hardi, qui, en beaucoup d'endroits, tenait tête au
clergé concordataire. Les abbés Dubois dit Clément,
Basnier, Jolly, Blanchard, de Laboissière en Nor-
mandie ; Gueniveau et Texier dans le Poitou ;
Fleury dans le Maine; de Juvigny en Bretagne;
puis, çà et là, Filoche en Touraine; Thoisnier dans
le Blaisois; Delhom dans le Rouergue; Marion dans
le Dauphiné, etc., marquèrent parmi les plus déter-
minés apôtres de la foi nouvelle. Le nom de quel-
ques-uns d'entre eux demeura aux groupes qu'ils
avaient fondés (ainsi lesclémentins et les filochois) ;
ailleurs, on s'en tint au terme général de dissidents
(Poitou et Vendée); mais, dans la Gascogne, le
comté de Foix, le Cotentin, la Bretagne, etc., il
fallut compter avec la malice populaire qui préféra
et imposa les appellations plus pittoresques d'illumi-
nés, de chambristes, de bétournés, d'enfarinés et de
louisets. Rien, au reste, en dehors du titre, ne devait
distinguer primitivement, les unes des autres, ces
confréries de réfractaires ; ou plutôt les unes et les
autres faisaient partie d'une même communion, for-
tement conçue et organisée : la Petite-Eglise.
S'il arriva qu'en certains diocèses des fanatiques,
des visionnaires, ou gens plus équivoques encore, se
mêlèrent au mouvement anticoncordatiste et failli-
rent le dévier, ce fut, malgré tout, la très grandeexcep-
tion. Les extases enfantines de M"' de Rassent, hy-
dropique et percluse, qu'on voyait dans l'extrême
vieillesse toute vêtue de blanc, en souvenir' de sa
guérison obtenue un jour de Fête-Dieu ; les grotes-
ques prophéties de l'abbé Marion, annonçant à ses
ouailles un autre déluge universel, dont une monta-
gne des environs de Grenoble, la Parménie, qui lui
appartenait et qu'il leur détaillait au pied carré,
serait le nouvel Ararat ; le crucifiement public, dans
une église de Fareins, d'Etiennette Thomasson, vierge
et martyre, laquelle troqua ce rôle, quelques mois
plus tard, contre celui de mère et nourrice d'un
Messie n° 2 ; plus près de nous encore, les pratiques
politico-religieuses de telle supérieure de congréga-
tion féminine, à l'effet de frayer les voies au futur
Charles XI, ce sont là, sans doute, dans l'histoire de
la Petite-Eglise, autant d'accidents fâcheux, mais
jusqu'à un certain point inévitables, et contre les-
quels s'élève, témoigne et proteste hautement l'exis-
tence, par ailleurs si correcte et si digne, de la grande
majorité des dissidents.
On pense bien, cependant, qu'avec un ministre de
la police générale comme Fouché et sous un maître
comme Napoléon, l'organisation d'une confession
dissidente, si manifestement contraire à l'esprit des
institutions, n'était pas chose qui piit aller toute
seule. Il manquait à la Petite-Eglise d'être persécutée :
elle reçut bientôt ce baptême des religions naissantes.
Les femmes y étaient en très grand nombre; elles
y apportaient, comme toujours, un prosélytisme ex-
traordinaire où entraient pour autant la ferveur
religieuse, l'excitation du mystère et leur naturel es-
prit de sacrifice : schismatum et hareseon imtium vel
finis mulier. Ce furent les plus touchantes martyres
du monde. On vit une M"" de Rassent obligée de
chercher un refuge dans les bois ; une M"" de La
Rochejacquelein, la fameuse • tante de M. Henri •,
enlevée et déportée, cependant qu'un ordre du comte
Beugnot précipitait aux Madelonnettes la très res-
pectable M"" d'Ancourt.
A vrai dire, les prêtres anticoncordataires n'étaient
guère mieux traités. On les traquait impitoyablement
LAROUSSE MENSUEL
un peu partout ; même sous la Restauration, l'abbé
Jolly, prêtre dissident du Pollet, était arrêté pour
avoir célébré la messe « clandestine » ; en juin 1828,
autre procès à tapage dirigé contre les louisets de
Bretagne, ainsi nommés de l'église Saint-Louis de
Fougères, où ils avaient coutume de se réunir, et qui
entraînait la condanmation de l'abbé de Juvisy à
200 francs d'amende et aux frais.
Ces mesures de rigucnr donnèrent l'alarme aux
dissidents, qui redoublèrent de précautions. On veilla
plus soigneusement au secret de la confession nou-
velle. Le culte, qui n'en différait point autrement des
manifestations extérieures du culte romain (du moins
tant que la Petite-Eglise eut des prêtres à elle), ne
pouvait, sous le I" Empire et la Restauration,
se célébrer dans les temples, et il fallut donc se ra-
battre sur les demeures particulières : on fit choix,
dans les campagnes, de quelque ferme isolée ; dans
les villes, d'une maison écartée et sûre, où les chants,
la liturgie solennelle des offices dominicaux n'at-
tir.issent point l'atli'ntioii. .Après 18^0, les choses
Msr Alexandre de Thémioes (1776-1829).
changèrent un peu. Les dissidents ne mirent plus au-
tant de soin à se cacher. On connaissait leurs lieux
de réunion; à Paris même, ils en avaient jusqu'à
ces derniers temps trois ou quatre dans les paroisses
de Saint-Séverin et de Saint- Jacques-du-Paut-Pas.
Mï' de Thémines était mort à Bruxelles en 182g
et, avec lui, s'en était allé le dernier évêque de la
Petite-Eglise, celui qu'on en a pu nommer justement
le père et le docteur universel. Cayla prétend bien
qu'il y avait encore « au moins un » évêque dissi-
dent à Toulouse, en 1873. L'erreur est flagrante. A
partir de 182g, la Petite-Eglise n'eut plus à sa tête
que des prêtres. Et eux-mêmes disparurent à leur
tour (entre i85o et 1872). C'est l'épreuve la plus
cruelle qu'ait eu à traverser la Petite-Eglise. Des laïcs
d'une grande sévérité de principes, çà et là même
des femmes, qui prenaient le nom de « sœurs », se
substituèrent aux membres du clergé. Telle M"' d'An-
court, morte en 1854 sans avoir abjuré sa foi et qui
avait pris la direction spirituelle de la petite com-
munauté anticoncordatiste de Dieppe ; telle, de nos
jours mêmes. M"' Texier, petite-nièce du curé Texier,
de Courlay, et dernière héritière de ce nom particu-
lièrement respecté chez les dissidents poitevins. A
Saint-Jean-de-Folleville, les derniers Clémentins con-
servèrent à leur tête, jusqu'au 8 février 187g, date
de sa mort, François- Augustin Dubois, tisserand.
Dubois, avant de mourir, accepta bien de se confes-
ser. Mais, quand l'abbé Genêt voulut lui donner l'ab-
solution, il refusa énergiquemènt :
« Non, monsieur le curé, il m'a été défendu de
communiquer avec vous in divmis. »
A Rouen, jusque sous le second Empire, les dissi-
dents observaient les plus grandes précautions pour
échapper à l'autorité diocésaine. On les croyait beau-
coup moins nombreux qu'ils n'étaient. Mais ils célé-
braient leurs offices à mi-voix, dans des chambres
retirées et en changeant chaque fois de quartier. A
Dieppe, ils avaient plus d'audace. Ils se réunissaient
au n" 15 de la rue des Maillots. Ils y chantaient la
messe et les vêpres à haute voix et quand, au di-
manche de la Fête-Dieu, la procession de la paroisse
Saint- Jacques traversait la rue, ils entonnaient le
Credo à tue-tête. Leur dernier chef fut un certain
Pierre Lecoq, qui ne sut pas résister à l'offre d'une
place de concierge dans l'hospice municipal et,
comme tant d'autres, vendit sa foi pour un cordon.
De telles défections sont assez rares, malgré tout,
dans l'histoire de la Petite-Eglise. Aussi bien, si la
Dissidence semble avoir définitivement vécu dans le
diocèse de Rouen et même en Bretagne, où on ne
lui connaissait plus que trois ou quatre rétluits (Fou-
gères, Vitré, Guern et la paroisse nantaise de la
439
Madeleine ; nous avons simplement usé de nos droits
de romancier en faisant de Guérande une <le ses
places fortes, mais la vérité est que Guérande n'a
joué aucun rôle dans la dissidence), il s'en faut
qu'elle ait eu la vie aussi courte dans toutes les
provinces où elle avait pris racine. On raconte qu'un
jour où Dominique de Pradt, évêque concordataire
de Poitiers, entretenait Napoléon des craintes que
lui inspirait le développement du nouveau schisme,
l'empereur bocba la tête et répondit dédaigneu-
sement :
« Votre zèle vous emporte, M. l'évêque ; il ne
s'agit point là, comme vous dites, d'un incendie,
mais d'un simple feu de paille, qui s'éteindra quand
je voudrai. »
Le « feu de paille » n'est point encore éteint en l'an
de grâce ig2i. Il ne jette plus, à dire vrai, que des
lueurs vacillantes ; son foyer d'action s'est singulière-
ment affaibli. Mais, enSn, les dissidents de la Petite-
Ivglise n'ont pas tous disparu, comme on l'a cru,
longtemps. On en compte trois ou quatre milliers, dis-
séminés à Paris, Lyon, Villedieu-les-Poëles (Manche),
Noves (Bouches-du-Rhône), Saint-Maximin (Var),
Charolles (Saône-et-Loire), Marmande (Lot-et-Ga-
ronne), Saint-Jean-Bonnefonds (Loire), ou groupés en
petites communautés confessionnelles dans l'Ain, la
Vienne, surtout la Vendée et les Deux-Sèvres. Plus
libres sous des institutions moins sévères, ils ont
même, depuis 1870, dans ce dernier département,
leurs chapelles particulières, non desservies, mais où
ils se réunissent ouvertement, prient en commun et
font les simulacres du culte, notamment à Courlay,
Cirières, surnommée « la Rome de la Dissidence »,
l'uytarreau, Montigny, la Plainelière, etc.
« C'est un grand vaisseau de pierre, sans style, dit
de cette dernière chapelle, construite en 1875,
Pierre Mille, avec une espèce de choeur rectangu-
laire, contenant trois autels placés sur le même plan
it des statues de saints provenant de l'industrie dite
de Saint-Su Ipice. » A la chapelle est annexé un
« musée », auquel les dissidents « attachent une vé-
nération passionnée, peuplée d'images d'un goût naïf,
taillées dans le bois et la pierre par un des leurs ».
Enfin et pour compléter cet organisme confessioimel,
les dissidents poitevins ont fondé dans les hameaux
où ils sont répandus « plusieurs écoles pour le caté-
chisme, que les enfants apprennent selon le manuel
rédigé par Emmanuel de Crussol d'Uzès [prédéces-
seur de yit' de Coucy, évêque de La Rochelle] et
réédité en 1877, à Fontenay-le-Comte, chez P. Robu-
chon. Il est enseigné par deux paysannes presque
illettrées, qui s'y relayent sans doute et dirigent
entre temps « un internat pour les enfants des dissi-
dents habitant les communes éloignées de Courlay ».
A ces curieux renseignements donnés par Pierre
Mille et qui permettent de constater l'extraordinaire
vitalité de la Petite-Eglise, au moins dans le pays
poitevin, il convient d'ajouter que le personnage le
plus important de la Dissidence (car on ne peut em-
ployer ici le nom de pasteur en chef ou de vicaire
général, chacun des petits groupes dissidents s'admi-
nistrant à sa guise) était jusqu'en ces dernières an-
nées, et est peut-être encore, un fabricant de soieries,
Marius Duc, vice -président de la chambre de
commerce de Lyon, désigné officiellement dans la
lettre de Léon XIII à M^' Coullié comme le repré-
sentant le mieux accrédité de la confession anticon-
cordatiste. A plusieurs reprises, en effet, la papauté
a tenté de faire cesser le schisme (veir sur ce point le
savant livre, mais un peu tendancieux, du R. P. Dro-
chon, sur la Petite-Eglise). Léon XII, Grégoire XVI,
Pie IX s'y sont employés tour à tour, mais sans
succès. Une dernière tentative fut faite en i8g3 par
Léon XIII, qui chargea Msrr Juteau, puis MS' Coullié,
de rouvrir les négociations avec les dissidents : le ré-
sultat ne fut pas meilleur. C'est que les dissidents
n'entendent pas qu'on les traite en schismatiques .
I Vous croyez, écrivait à ce propos l'un d'eux,
Claudius Prost, professeur à la Société d'ensei-
gnement professionnel du Rhône et auteur d'une re-
marquable étude sur la Petite-Eglise (où sont discu-
tées quelques-unes des assertions du R. P. Drochon),
vous croyez à un rapprochement prochain entre les
anticoncordatistes et le clergé de France ? Nous dési-
rons tous ce rapprochement. Le jour où leclergé aura,
par un solennel hommage rendu à la mémoire de nos
anciens évêques et à la doctrine de leurs Réclama-
tions, effacé les traces de l'injustice commise en t8oi,
nous serons déliés de notre attachement inflexible, et
nous reconnaîtrons la légitimité de l'Eglise concor-
datiste. a
Fières paroles ! Mais cette fierté même des dissi-
dents, qui se tiennent pour les seuls catholiques in-
tégraux, constitue le plus grand obstacle au rappro-
chement souhaité. Le Concordat ayant éti' dénoncé
depuis lors, il semblait, en vertu de l'adage latin :
sublata causa, tollitur effectus, que la Petite-Eglise
perdît avec lui sa raison d'être et dût opérer auto-"
matiquement sa rentrée dans le giron de la grande.
Il n'en a rien été. Les dissidents accueillirent bien,
d'après Pérochon, la séparation de l'Eglise et de
l'Etat t comme une victoire personnelle », de même
qu'aujourd'hui ils considèrent « le vote récent de la
Chambre en faveur de la reprise des relations diplo-
440
raatiques avec le Vatican comme une trahison. »
Parvenue à ce stade de son évolution, il est fort dou-
teux que la Petite-Eglise incline désormais vers
Rome, sans qu'on puisse assurer, cependant, avec
Pierre Mille, qu'elle se fondra quelque jour dans
le protestantisme. — Charles Le Oornc.
Politique intérieure et extérieure
{Février/. — Le mois de février avait été encore un
mois d'attente, mais non, hélas ! d'attente silencieuse.
Jamais, nous le croyons bien, on n'avait tant parlé,
discuté, critiqué, pronostiqué, tant sur ce qu'on
n'avait pas fait et qu'on aurait dû faire au gré des
uns et des autres, que sur ce qu'on avait fait et
qu'il aurait fallu faire autrement ; le passé, et sur-
tout l'avenir, avaient été l'objet, dans la presse, d'in-
terminables controverses ; il n'en était résulté que
beaucoup de confusion dans les esprits et une grande
tension nerveuse, alors qu'on avait besoin d'un iné-
branlable sang-froid. On doit toujours admirer que
les peuples restent calmes au milieu d'un tel déluge
de mots et d'une pareille tempête d'excitations. —
Le débat qui s'était ainsi engagé publiquement avait
porté à la fois sur ce qui s'était passé à la Confé-
rence de Paris et sur ce qui se passerait à la Confé-
rence de Londres. Chaque orateur, chaque publi-
LAROUSSE MENSUEL
baissé, l'inspiration était restée la même. A part
quelques journaux avancés, qui, de temps à autre,
avaient hasardé quelques réflexions plus raisonna-
bles, l'ensemble de l'opinion allemande s'était trouvé
unanime pour déclyer inacceptables, vexatoires, in-
sensées, injustes, les résolutions prises à Paris par
les Alliés à l'égard de la dette allemande. C'est, avec
des variantes dans la forme, ce que le D' Simons
avait insinué au Reichstag et au conseil économique
de l'empire, ainsi que dans les discours prononcés
par lui à Carlsruhe et à Stuttgart, au cours d'une
tournée de propagande qu'il avait faite dans l'Alle-
magne du Sud. Le fond de l'argumentation alle-
mande était celui-ci : les demandes des Alliés sont
exagérées ; — l'Allemagne a soutenu une guerre
« défensive »; — les annuités qu'on lui demande
dépassent sa fortune réelle et ses possibilités; — la
taxe de 12 p. 100 à l'exportation paralysera son relè-
vement et l'empêchera de payer même ce qu'elle ac-
cepterait de solder aux Alliés; — la France a des
visées impérialistes; — l'Angleterre veut ruiner l'Al-
lemagne économiquement; — il faut attendre ce que
diront les Etats-Unis après le 4 mars. — Tout ce
qui a été écrit en Allemagne en février n'a été que
variations sur ces thèmes connus.
Il n'y avait là-dedans rien de nouveau, mais il
Le s It^vrier 1921. aprèâ avoir assisti- h une manœuvre de cliai-s d'assaut, au camp de Satory, le maréchal Pilsudski remet la croix de
la « Vertu militaire ■■ au maréchal Foch. (Phot. Rol.j
ciste, suivant son humeur, ses intérêts, ses ambitions
et ses responsabilités, avait réglé l'avenir. Il faut re-
connaître que, sauf dans certaines paroles calmes et
fermes tombées de la bouche de ceux sur qui pesait
réellement la lourde charge des décisions présentes, la
tendance était pessimiste. Certes, les faits justifiaient
cet état d'esprit. Nous avons répété bien des fois que,
lorsqu'on jugeait le traité de Versailles, on devait tenir
compte des circonstances et de l'atmosphère dans
lesquels il avait était élaboré. Mais cette part néces-
saire faite à la faiblesse humaine et à l'indulgence,
il restait que les imperfections, les obscurités, les
imprécisions du traité de Versailles apparaissaient
chaque jour davantage; chaque fois qu'il fallait en
faire passer les clauses de l'abstrait au concret et que
ce qui était apparu aux négociateurs omnipotents
comme un futur lointain et facile, devenait avec le
temps, qui passe vite, un présent impératif, on se
heurtait à des difticultés presque insurmontables. Le
caractère chimérique de l'œuvre s'accusait davantage
à chaque pas. On avait eu l'extravagante prétention
de tout régler dans l'hypothèse invraisemblable que
les prescriptions du traité seraient acceptées de tout
le monde et exécutées de bonne foi, même par ceux
qu'elles atteignaient le plus profondément. L'illu-
sion était énorme ; on ne le voyait que trop clairement.
La particularité essentielle de ce mois de février
avait été de n'avoir été marqué par aucun de ces
laits essentiels auxquels s'accroche l'opinion et qui
sont le point de départ d'une action. Dans toutes les
directions de l'activité humaine, chacun attendait. II
n'y avait à noter aucun geste déterminant. Il fallait
donc se borner à indiquer les tendances générales de
l'opinion.
C'est tout naturellement vers l'Allemagne, que
s'était plus spécialement portée l'attention. — On se
souvient qu'à la fin de janvier les décisions de la
Conférence de Paris avaient été accueillies de l'autre
côté du Rhin par les plus violentes protestations. Si,
au cours du mois de février, le ton avait un peu
était intéressant de constater que l'Allemagne, à me-
sure que se précisait la nécessité d'expier, groupait et
concentrait ses arguments de défense. — Elle plaidait
non coupable; parla s'affirmaient plus nettement que
jamais, outre l'inconscience germanique et la foi tra-
ditionnelle de nos ennemis au seul droit de la force,
l'étroite solidarité qui liait tout le peuple allemand
dans la responsabilité de la guerre, ainsi que la con-
tinuité ininterrompue qui unissait les tendances de
l'Empire allemand-prussien et celles de la Répu-
blique allemande-impérialiste qui la prolongeait. A
ce propos, il était opportun de se demander jusqu'à
quel point l'Allemagne était une République et si
l'esprit républicain avait pénétré les masses de telle
sorte qu'on piit espérer qu'il parviendrait à éliminer
le ferment monarchiste. Il était permis d'avoir des
doutes à cet égard. Assurément, les élections au
Landtag prussien n'avaient pas donné le résultat
nettement monarchiste que certains avaient es-
compté. Elles avaient tout de même marqué une
nuance sérieuse du parti de la restauration monar-
chique. L'ancienne Chambre prussienne réunissait
402 députés, dont 71 monarchistes. Sur les 428 dépu-
tés qui vont composer la nouvelle Chambre, il y aura
133 monarchistes. Sur 16 millions de votants, plus
de 5 millions, soit le tiers, leur ont donné leurs suf-
frages. Sans doute, cela n'est pas la majorité. Mais
les anciens partis, socialistes majoritaires, démocrates,
catholiques, n'ont plus que 221 voix. Il est donc de
toute évidence qu'il va falloir, pour gouverner en
Prusse, donner un coup de barre à droite, vers le
parti de la monarchie et de la revanche ; et ceci in-
dique que les partisans de l'ancien régime se sont
montrés infiniment plus actifs que leurs adversaires
républicains, que, par suite, on a le droit de conclure
que l'esprit républicain n'a pas, au moins en Prusse,
de fortes racines. On peut dire, à la vérité, qu'il
s'agit de La Prusse. Mais il faudrait savoir jusqu'à
quel point l'esprit prussien domine l'esprit purement
allemand, et, en dépit des illusions que nous pou-
«• 170. Avril 1921.
vons encore nous faire là-dessus, il y a bien des
chances pour que l'esprit allemand, qui s'est laissé
si vite façonner et absorber par l'esprit prussien,
ne continue à coïncider avec lui.
Au surplus, on pouvait croire que, dans l'État
allemand qui doit seul être considéré comme capa-
ble de faire contrepoids à la Prusse, la Bavière,
l'esprit monarchiste n'était guère moins fort, quoi-
que d'un autre caractère, que celui qui régnait dans
une partie de la population de l'ancien royaume des
Hohenzollem. La résistance énergique que, dans la
Conférence des ministres des Etats du Reich, tenue
à Berlin au début du mois, le premier ministre bavarois
von Karr avait opposée au désarmement des organisa-
tions militaires camouflées qui existent en Bavière,
puis, après son acceptation, les conditions peu sin-
cères dans lesquelles aurait commencé ce désarme-
ment, certaines instructions données à ces organisa-
tions, la certitude que la plupart des paysans bavarois
sont armés, tout conduisait à induire que, dans ce
pays bavarois agricole, le sentiment républicain est
fortement balancé par les souvenirs monarchiques.
De telle sorte que, sans incriminer les intentions
réelles du D' Simons, dont la position était incontes-
tablement délicate, on pouvait craindre que, sous le
refus bruyant de l'Allemagne d'accepter les condi-
tions de l'Entente et de se soumettre aux réparations
qui lui incombent, il n'y etit, outre la révolte
explicable du coupable sans moralité devant la
rigueur du châtiment, un moyen de préparer une
restauration monarchique. N'oublions jamais que
la République allemande reste le Reich, que l'unité
allemande subsiste plus forte que jamais, grâce à
nos fautes, que l'apparente organisation républicaine
est extrêmement fragile devant la hardiesse de la
doctrine et des menéesmonarchistes, que l'Allemagne
ne reconnaîtra jamais ses crimes et qu'elle ne s'incli-
nera que devant l'impossibilité matérielle où elle sera
mise de résister.
L'Allemagne plaidait ensuite la misère. Là aussi,
nous devions ne pas accepter d'être ses dupes. Nous
avons souvent noté le relèvement industriel de l'Al-
lemagne. En Angleterre et en Belgique, les experts
chargés d'apprécier les possibilités financières de nos
voisins d'outre-Rhin avaient conclu, d'après les do-
cuments fournis par l'Allemagne elle-même, que
l'état de sa reconstitution économique lui permettait
de payer et même, de s'acquitter avant l'expiration
des larges délais que leur a impartis la Conférence
de Paris. Il était notoire que les Allemands payaient
moins d'impôts que les pays de l'Entente. La meil-
leure preuve que leurs tarifs de chemins de fer
pouvaient être augmentés se tirait du fait que,
rais au pied du mur, le gouvernement du Reich
avait proposé d'un seul coup une augmentation de
75 p. 100, inférieure assurément aux besoins finan-
ciers, mais cependant importante par rapport aux
tarifs en vigueur. On commençait à s'apercevoir en
Angleterre que le chômage y était peut-être dû à
l'invasion des produits allemands dont le prix était
inférieur à celui des produits anglais, à la fois par
suite de tarifs de chemins de fer fortement abaissés,
par suite de salaires moindres compensés par des
avantages sur le prix du pain dont le coût était sup-
porté par les finances du Reich au détriment des
payements à effectuer pour réparations, et enfin grâce
à une très incomplète application de la journée de
huit heures. — ; On constatait que, malgré la déprécia-
tiondeson mark-papier, l'Allemagne avaitpu en placer
30 milliards hors des frontières de l'Empire, ce qui
prouvait l'existence d'exportations importantes et
constituât à l'Allemagne une créance sur l'étranger,
singulièrement favorable à son crédit. — Enfin, sans
être renseigné sur l'étendue et l'importance de ses
rapports économiques avec la Russie, alors tra-
vaillée par un mouvement antibolcheviste dont on
ne connaissait pas encore l'étendue, on pouvait
penser qu'ils ouvraient à l'Allemagne de larges pers-
pectives sur un marché épuisé, où on pouvait vendre
n'importe quoi, puisque le pays lui-même était incapa-
ble de se suffire. — La misère de l'Allemagne était donc
essentiellement discutable et, en tout cas, sa situation
devait d'abord être comparée à la nôtre, et il était
inacceptable qu'elle fût meilleure. Il fallait qu'elle
fût sommée de prouver cette misère qu'elle invoquait
et que nous fussions mis en mesure de la vérifier ;
et le résultat de la vérification était peu douteux.
L'Allemagne, en outre, attendait quelque chose de
l'Amérique. Quoi ? Elle eût été sans doute fort gênée
pour le préciser. Mais, de même qu'elle avait souvent
tenté de diviser les Alliés, que, après la Conférence
de Paris, elle avait escompté une saute d'humeur de
Lloyd George, elle se croyait fondée à escompter
l'appui du nouveau gouvernement américain. Nous
conservions notre conviction que c'était là une
illusion. Sans doute, l'Amérique n'a pas signé le
traité de Versailles, et l'Allemagne peut imaginer
à ce propos toutes les combinaisons possibles.
Mais l'opposition du Sénat américain au traité de
Versailles a porté surtout sur le Pacte des na-
tions, et il eût suffi d'un peu moins d'intransigeance
deWilson, ou d'une amélioration dans son état men-
tal, pour qu'une transaction intervînt. Supposer que
les Etats-Unis prendront parti pour l'Allemagne
1
«• 170- Avril 1921.
contre l'Entente et, sous prétexte de la sauver, c'est-
à-dire de lui permettre de redevenir redoutable,
préféreront ruiner la France de qui ils n'ont rien à
craindre et à côté de qui ils ont combattu, est une
hypotlièse invraisemblable. L'Amérique est plus inté-
ressée que personne à notre relèvement économique,
et c'est faire à Harding une injure gratuite que de
lui supposer aussi peu de sens des réalités. Har-
ding, au surplus, n'allait pas se trouver devant la
table rase. Il était lié par la politique des six dernières
années. Le gouvernement de Wilson, en ses derniers
jours, par un geste très américain et pour permettre
à son successeur d'opérer sans aucune gêne, avait
retiré son représentant de la Commission des répa-
rations. Mais il avait eu soin d'indiquer que cette
résolution n'impliquait rien en ce qui concernait
l'attitude ultérieure des Etats-Unis. D'ailleurs, il y
avait eu à ce geste une contre-partie intéressante.
En introduisant devant le conseil de la Société des
nations une protestation contre l'attribution des
mandats coloniaux dans le Pacifique, le gouverne-
ment de Washington avait marqué par un acte po-
sitif qu'ilcomprenait l'impossibilitéquis'imposaitàlui
de se tenir à l'écart de décisions où il était intéressé
plus étroitement que quiconque. Cette affirmation
implicite rendait, en fait, caduque l'attitude négative
qu'il avait eue jusqu'alors à l'égard du Pacte des na-
tions.— Sans rien préjuger de la politique de Har-
ding, sur laquelle les premiers jours de mars ne
pouvaient manquer de fixer l'Allemagne et l'Entente,
on ne s'aventurait pas beaucoup en pensant que l'ac-
cord serait plus facile entre l'Entente et Harding
qu'entre l'Allemagne et le nouveau personnel diplo-
matique de la Maison-Blanche.
Il y avait donc des chances sérieuses pour que
l'argumentation de l'Allemagne fût vaine. Les dispo-
sitions dans lesquelles elle allait arriver à Londres,
sa prétention de considérer les chiffres de la Confé-
rence de Paris comme de simples propositions unila-
térales qu'elle allait discuter sur le pied d'égalité,
auxquelles elle pourrait opposer des contre-proposi-
tions très inférieures et des marchandages, ne sem-
blaient pas, à la lin de février, à la veille de l'ouver-
ture de la seconde semaine des délibérations de
Londres, devoir être admises par les Alliés.
Si, en effet, avec tout le calme possible et
comme si l'on dissertait sur un passé lointain et
indifférent, on se remémorait et l'on pesait les
paroles et les écrits qu'avait provoqués la Confé-
rence de Paris, on devait en déduire qu'une modifi-
cation des conditions qui y avaient été fixées était
impossible. — En France, l'accord de janvier
avait été très discuté devant le Parlement et
dans la presse, mais la majorité qui s'était grou-
.Le maréchal PiUitdsKi. (Phot. Manuel.)
pée, le 9 février, à la Chambre des députés, pour
approuver la politique de Uriand, avait très nette-
ment exprimé l'opinion de la majorité des Français.
Certes, le député André Tardieu, qui avait été le col-
laborateur de Clemenceau et qui s'était trouvé mêlé
de très près aux négociations préliminaires du traité
de Versailles, avait soutenu que ce traité suffisait à
tout et qu'il n'y avait qu'à l'exécuter. Mais c'était là
une thèse démentie par les faits; les imperfections
et les insuffisances de l'acte de Versailles sautaient
aux yeux, et Briand n'avait pas eu de peine à le
montrer à la Chambre, qui le savait d'avance. D'autre
part, le député de la Marne Forgeot, avec une
grande richesse d'arguments et un indiscutable talent
il'orateur, avait discuté l'accord de Paris au point
de vue de sa valeur réelle et des moyens de le faire
exécuter. Il représentait en fait ceux qu'inquiète à
LAROUSSE MENSUEL
juste titre l'attitude de l'Allemagne et qui, très
préoccupés du besoin que nous avons de la répara-
tion allemande, se demandent ce qui nous reviendra
au juste et en deniers comptants au cours des mul-
tiples échéances prévues parla Conférence de Paris.
Il en est, parmi ceux-là, qui seraient disposés à
régler la question par les moyens les plus énergiques.
441.
de Paris entre le gouvernement et le Parlement, ou
plutôt les partis parlementaires. La situation de
l'Italie à l'égard de l'Allemagne ne ressemble en
rien à la nôtre. Les relations millénaires de ces deux
pays, dont nous oublions trop la longue intimité, et
leurs rapports avant 1914, créent un état d'e«prit
que nous ne comprenons pas toujours bien et qui
Le G fovricr r.t21, U" marrchal Pilsiulski visilt- les i-hamps tU* Uataillc Jr ViTilun. Du fort de Vaux, il examine l'horizon. {PhoL Manui-I.
et qui ne reculeraient pas devant des inteiven'ions
militaires poussées jusqu'à la limite extrême où l'état
de paix n'est plus qu'une fiction mensongère. Tous
ceux qui réfléchissent et qui n'ont aucun goût, en
aucun temps et en ce temps-ci moins qu'en aucun
autre, pour des aventures dont ks risques sont incal-
culables, comprenaient par contre que, plus de trente
mois après l'armistice — alors qu'on avait négligé, à
l'heure où l'on aurait pu, de fixer d'autorité le chiffre
de l'indemnité allemande et les modalités du paye-
ment, alors qu'on avait laissé à l'adversaire vaincu
les moyens de se ressaisir et de se refaire, et aux
Alliés le temps d'oublier, — la question n'était plus
entière et qu'il n'étaitplus possible de la reprendre à
pied d'œuvre. Dès lors, la seule solution raisonnable
était de chercher à tirer de l'Allemagne le plus pos-
sible, d'aviser à la vérification de ses possibilités
réelles de payement, et de préparer des sanctions
rapides et efficaces. C'est l'objectif que Briand n'avait
cessé d'avoir devant les yeux. Mais il ne pouvait
échapper à personne que les difficultés de la tâche
restaient formidables, étant donné qu'il fallait à la
fois contraindre l'Allemagne et sauvegarder la paix.
La Chambre des députés l'avait compris, et c'était
fort de son adhésion, comme de celle du Sénat, que
notre premier ministre s'était rendu à Londres. L'hy-
pothèse qu'il pourrait accepter une atténuation quel-
conque des conditions arrêtées à Paris devait donc
être totalement écartée. On pouvait discuter des
détails, améliorer l'exécution : aucune transaction
n'était possible sur le principe.
Du côté anglais, où la situation financière était
infiniment plus souple que la nôtre, l'intérêt immédiat
était moins pressant. L'Allemagne pouvait donc ima-
giner l'éventualité d'un fléchissement de la volonté
de Lloyd George; elle se croyait en droit de compter
sur l'aide des adversaires du Premier anglais, sur
Asquith, sur les trade-unions, sur l'action syndi-
cale et ouvrière. Les discours de Lloyd George pen-
dant le mois de février, notamment ceux de Birmin-
gham, auraient ilû lui ouvrir les yeux, et rien ne
prouve d'ailleurs qu'elle n'eût pas, après cette ma-
nifestation oratoire, perdu quelques illusions. Sous
la forme humoristique, très personnelle et très an-
glaise, qu'il donne à ses idées, Lloyd George avait
marqué sans équivoque possible sa volonté de rester
ferme sur les positions prises à Paris. L'élection très
caractéristique de son gendre au Parlement avait été,
pour lui et pour sa politique, un succès et un encou-
ragement. Il n'apparaissait aucunement qu'il pût,
par besoin d'équilibre parlementaire, être à ce mo-
ment précis entraîné à un compromis, ni que le
peuple anglais dût se tourner tout d'un coup vers
les intérêts allemands, en pleine opposition avec les
siens. Nous pouvions, fin février, avoir confiance
dans l'alliance anglaise.
Du côté italien, il n'y avait pas entier accord,
semblait-il, au sujet des résultats de la Conférence
risque quelquefois de fausser l'opinion. Mais le
gouvernement présent de l'Italie était entre les mains
il'hommcs trop avisés, il avait trop besoin d'être
soutenu pour que notre alliée se lançât dans la fan-
taisie. L'intérêt de l'Italie, d'ailleurs, était beaucoup
plus dans la question turque que dans la question
allemande. Le comte Sforza ne pouvait se déjuger.
Nos amis belges avaient trop nettement prouvé à
Paris l'unité de leurs vues et des nôtres, leur besoin
financier était aussi trop pressant et leur intérêt
national trop conforme au nôtre, pour que nous ne
fussions pas certains de les trouver très fermes dans
les décisions à intervenir.
Quant au Japon, son attitude à la Conférence de
Paris garantissait son attitude à la Conférence de
Londres. Etroitement uni à l'Entente, dont il était
un contractant nécessaire, il avait récemment, dans
les derniers jours de janvier, manifesté son désir de
maintenir la paix. Si des questions subsistaient entre
lui et les Etats-Unis, si certains Etats de l'Union
américaine, comme la Californie, n'avaient pas à son
égard des sentiments aussi amicaux qu'il aurait pu
les désirer, si les armements navals des Etats-Unis
pouvaient lui inspirer quelques soucis et justifier les
siens, c'étaient là autant de raisons pour le main-
tenir fidèle à nos côtés.
Tout concourait donc pour nous assurer très fer-
mement que l'Allemagne ne trouverait pas à Lon-
dres le terrain mouvant où elle espérait nous enlizer.
L'unité de front subsistait dans l'Entente. La gravité
de la situation, nous le redisons, venait précisément
de ce que les Alliés voulaient la paix, alors qu'il
semblait que l'Allemagne poussait l'aberration jus-
qu'à vouloir les faire sortir de leur calme, et risquait
le tout pour le tout.
Si la question de l'indemnité allemande avait, à
si juste titre, retenu notre attention pendant tout
le mois de février, la question turque tenait à côté
d'elle une place considérable dans les préoccupations
de l'Entente. La situation était coimue. Il s'agissait
de reviser le traité deSèvres, c'est-à-dire de régler à la
fois l'affaire grecque et l'atlaire kémaliste, de faire la
paix en Cilicie, de fixer le statut de la Syrie, de la
Mésopotamie et de la Palestine, enfin de savoir s'il
y aurait ou non une Turquie autonome et viable. La
complication n'était pas médiocre, et il y fallait
ajouter les troubles de la région du Caucase, ceu.x de
la Perse, la question de l'Arménie et l'intervention
Iralcheviste. — Toute la première semaine de la Con-
férence de Londres avait été occupée par l'examen
de cet imbroglio. L'acte principal avait été joué par
la délégation grecque, que présidait le président du
conseil hellénique Calogeropoules, et par la déléga-
tion turque, qui groupait, fraternellement et très
sagement, lesdélégués de Constantinople avecTevfik-
pacha, et les délégués d'Angora avec Bekir Samy-
bey. C'est ce dernier qui avait été l'unique porte-
parole de la double délégation ottomane. La fusion
442
(le deux groupes qu'on avait annoncés irréductibles
avait singulièrement facilité la discussion ; les pré-
tentions grecques avaient, par suite, perdu de leur
force en présence de l'union des Ottomans. — Les
Grecs avaient réclamé la ratification du traité de
Sèvres ; ils restaient intransigeants sur la question
de la Thrace et celle de Smyrne ; ils se faisaient fort
de réduire rapidement leskémalistes, d'occuper toute
l'Anatolie jusqu'aux Détroits, de remplir intégrale-
ment et rapidement le mandat que Venizelos avait
naguère arraché au Conseil suprême. Les assurances
militaires données à la Conférence par le colonel
Feryannis avaient paru excéder à la fois la vérité
et les facultés guerrières de l'arrace grecque, et le
général Gouraud avait rétabli l'équilibre en rappe-
lant qu'il serait imprudent de faire trop bon marché
de l'armée kémaliste. — D'autre part, la délégation
ottomane avait réclamé Smyrne et l'Anatolie et,
en Europe, la ligne Enos-Midia. Elle avait affirmé
que, dans la zone frontière de la Thrace, la majorité
de la population était turque, alors que la déléga-
M. -Ariatitle Briaiui.
(Il" France en Angleli'iT<"
lii I <>i ~,'il, oL M. (le Saint-Aulaire, ambassadeur
it a la roriK-i'cnce de Londres, le 21 février 1921.
(Phut. Roi.)
lion hellénique soutenait qu'elle était grecque. Elle
avait, au milieu d'exagérations évidentes et de dis-
cours diffus, montré sans ambages qu'elle était prête
à des sacrifices pour reconstituer l'unité ottomane.
A qui devait-on faire honneur de cet esprit poli-
tique si avisé qu'avaient montré les Turcs? Etait-ce
à leur seule perspicacité ? Etait-ce aux conseils qu'on
leur avait donnés en Italie, lors de leur passage à
Rome? Etait-ce, plutôt, aune connaissance plus di-
recte des désirs de la France et aux suggestions de
nos représentants ? Il y avait de tout cela dans
l'attitude conciliante des Turcs, mais il n'est pas
douteux que le rôle joué par la France dans cette
affaire, et en particulier celui de Briand, n'ait été
prépondérant. L'œuvre de paix orientale commencée
à Paris se continuait à Londres, et il était fort inté-
ressant, à cette heure, de constater que Lloyd George
se relâchait de plus en plus de son attachement au
traité de Sèvres.
En résumé et sans qu'on pût encore, au dernier
jour de février, donner des précisions absolues sur le
résultat définitif des délibérations de Londres, il
ressortait de ce que nous savions que les hostilités
allaient être suspendues en Asie Mineure, que, par
suite, nous nous retirerions de la Cilicie, que la ques-
tion de Smyrne serait examinée, qu'une commission
se rendrait en Thrace pour régler rapidement la
question des zones; en somme, c'était la reconstitu-
tion de l'empire turc, avec des frontières réduites,
très probablement sous une surveillance occidentale,
mais, tout de même, avec une autonomie réelle. On
était loin des projets de igiô, et la suppression de
la puissance ottomane, alors affirmée comme une
condition nécessaire de la reconstitution européenne,
reculait dans le domaine de la littérature diploma-
LAROUSSE MENSUEL
tique. Quoi qu'il en fût, on devait accueillir avec
satisfaction l'espoir de la paix dans le Levant. C'était
encore un foyer dangereux qu'on éteignait. C'était,
pour la France, un énorme allégement de ses charges
militaires. — Certes, tout n'était pas clair encore.
Les Anglais ne savaient qu'approximativement ce
qu'ils allaient faire en Palestine et encore moins en
Mésopotamie. L'émir Fayçal, après tant de trahi-
sons, avait des prétentions à se tailler un royaume
entre le Tigre et l'Euphrate. L'expérience de Syrie,
si concluante pour nous, n'avait pas guéri nos alliés
de leur confiance en ce personnage louche, fourbe
avéré, qui jouait avec adresse des droits de la race
arabe et qui trompait tout le monde. Briand avait
refusé de le laisser entendre à la Conférence. On de-
vait, cependant, faire comparaître, pour le représenter,
uni certain général Haddan-pacha, Egyptien beau-
coup plus que Syrien, politicien plutôt que général,
pacha d'occasion, dont le passé équivoque ne pou-
vait relever le prestige de Fayçal.
Restaient en suspens le sort de l'Arménie et celui
du Kurdistan; restait très obscure la
situation de la' Perse, où une révolu-
tion récente semblait hostile aux An-
glais et, peiit-ctre aussi, aux bolcheviks.
.Mais il était de première importance
au moment où, dans le Caucase, les
soviets paraissaient avoir repris pied à
Tillis, qu'un régime de paix s'établît en
Asie Mineure et que, par suite, les re-
lations, d'ailleurs beaucoupmoiiis fermes
qu'on ne l'avait prétendu, des kéma-
listcsavec Moscou, se trouvassent natu-
rellement rompues. On avait le droit
de ilire que les débuts de la Conférence
de Londres avaient été heureux.
Sur un autre point, la Conférence
avait pris une décision diversement ju-
gée. Elle avait fixé au 20 mars ou à un
jour aussi rapproché que possible de'
cette date le plébiscite de la Haute-
Silésie, et elle avait, en outre, contrai-
rement à des résolutions antérieures,
renoncé à faire voter les originaires du
pays, revenus à leur lieu de naissance
pour cette occasion, un autre jour que
les habitants établis à demeure. On
n'évaluait d'ailleurs plus qu'à 150.000
le nombre de ces électeurs occasion-
nels. Les troupes d'occupation devaient
être, pour cette circonstance, renforcées
de quatre bataillons anglais. Cette dé-
cision avait déçu la Pologne au mo-
ment même où le voyage en France du
maréchal Pildsuski avale préludé à une
alliance franco-polonaise. Il était très
difficile de prendre parti dans cette
affaire. Comme toutes les questions de
nationalité, dans des pays de marche
où le mélange des races est constant
et où les haines sont violentes, celle-ci
était confuse et obscurcie par les inté-
rêts matériels qu'elle cachait. L'effort
immense de l'Allemagne pour garder
cette province le prouvait, du reste.
Toutefois, la question de la Haute-
Silésie était trop aiguë pour qu'il n'y
eût pas intérêt à la régler, la durée
du régime provisoire ne pouvant être
indéfiniment prolongée. La Commission interna-
tionale d'occupation s'était divisée sur l'opportu-
nité du plébiscite. La Conférence avait adopté l'avis
de la majorité, qui n'était pas celui du représen-
tant français.
Le mois de février qui, nous l'avons dit, avait été
un mois d'attente, se terminait donc sur une attente
plus aiguë. Les premiers jours de mars allaient nous
fixer sur l'attitude allemande. On ne pouvait se dis-
simuler que l'heure était solennelle. La France, paci-
fique, mais résolue, était prête, s'il le fallait, à être
énergique et à faire sentir, sans violence ni hésita-
tion, que les sanctions sont autre chose qu'un mot
inscrit sur un papier. Elle avait le droit de compter
qu'elle marchait en plein accord sur ce point avec
tous ses alliés. Elle avait confiance dans l'habileté et
la fermeté de ses négociateurs. Mais elle sentait
toute l'importance redoutable de la partie qui se
jouait pour elle et pour le monde.
Or, le monde avait soif avant tout de paix et de
travail. Il souffrait tout entier d'une stagnation inu-
sitée des affaires, d'un arrêt total des transactions
commerciales, d'une suspension incompréhensible du
travail industriel, phénomène unique dans l'histoire,
que son universalité ne rendait pas moins inquié-
tant. On se restreignait en tout et partout, comme
si un mot d'ordre tacite eût circulé mystérieusement
parmi les peuples. Le résultat était le chômage,
peut-être l'imminente misère, et une immobilité
incompatible avec le bon fonctionnement des orga-
nes de l'humanité. Il fallait que cet état morbide
s'atténuât au plus tôt et disparût. Le règlement
dans la justice de toutes les questions litigieuses que
le cataclysme de la guerre et l'insuffisance des
hommes avaient laissées derrière eux apparaissait
«• 170. Avril 1921.
comme la préface nécessaire de temps nouveaux, qui
ne devaient, certes, rien avoir de commun avec l'âge
d'or fabuleux, mais qui, du moins, ramèneraient une
vie normale et ouvriraient sur l'avenir des vues
moins brumeuses. — Jules Qeeballt.
Spectacle. Dr. Il est perçu dans les lieux de
spectacles : 1° une taxe dite « droit des pauvres », au
profit des établissements de bienfaisance ; 2° une
taxe d'Etat ; 3° une taxe municipale (loi du 25 juin
1920, art. 92-94; loi du 31 juillet 1920, art. 30; décret
du 5 août 1920).
Droit des pauvres, taxe d'Etat, taxes municipales
sont perçus en sus du prix des places.
La taxe d'Etat, contribution indirecte, varie sui-
vant la nature du spectacle et, à ce point de vue,
l'article 92 de la loi du 25 juin 1920 a établi quatre
catégories':
lOThéâtres, concerts, cafés-concerts, musées de cire,
cirques, spectacles et attractions foraines : 6 p. 100.
2° Music-halls, courses (vélocipédiques, pédestres,
nautiques), matrhes de billard ou d'escrime : 10 p. 100.
3° Cinématographes : jusqu'à 15.000 fr., 10 p. 100;
de rs.ooi fr. à 50.000 fr., 15 p. 100; de 50.001 fr. à
100.000 fr., 20 p. 100 ; au-dessus de ipo.ooo fr.,
25 p. 100.
4° Dancings, matches de luttes, courses de tau-
reaux, tirs aux pigeons, thés-concerts : 25 p. 100 du
prix des places, entrées et toutes autres recettes.
Pour les courses de taureaux dites landaises, pro-
vençales et similaires, la taxe est réduite à 6 p. 100.
Pour les matches de boxe, elle est de 25 p. 100 ou
de 10 p. 100 sur le prix des places, selon que ce prix
est supérieur ou inférieur à 20 fr.
Des dispositions particulières réglementent l'appli-
cation du tarif quand les attractions appartiennent à
plusieurs catégories de spectacles. Les entrées à prix
réduit sont imposées d'après le prix payé effective-
ment ; les entrées gratuites, d'après le prix des
mêmes places, etc. La taxe ne s'applique pas aux
représentations de bienfaisance, aux œuvres de
guerre autorisées, aux associations de mutilés, etc.,
et les 'places offertes gratuitement aux blessés de
guerre sont exemptées de l'impôt.
La perception Ju droit des pauvres donnait lieu à
des difficultés, par suite de la complication des textes
sur la matière, et qui remontaient, pour la plupart,
à la Révolution. La loi du 31 juillet 1920 (art. 39) a
décidé qu'elle serait effectuée dans les conditions
fixées pour la taxe d'Etat par l'article 92 de la loi du
25 juin 1920. La répartition des produits entre les
hôpitaux, bureaux de bienfaisance et bureaux d'as-
sistance médicale est faite par le préfet.
Les communes sont autorisées à percevoir des
taxes municipales {dont les tarifs sont soumis à l'ap-
probation préfectorale) sur les cinémas, représenta-
tions théâtrales, « établissements publics où l'on
joue de la musique ». — Max Lkorand.
Suisse (la). Une démocratie historique, par
C.-G. Picavet, professeur adjoint à l'université de
Toulouse, I vol. in-12, Paris, 1920. — Quelques
ouvrages d'ensemble sur la Suisse ont déjà paru en
France depuis une douzaine d'années, conçus à un
point de vue différent : dans « la Suisse au xx" siè-
cle », P. Clerget a fait une synthèse remarquable de
l'organisation politique et surtout économique de
la Suisse à la veille de la guerre ; dans « la Suisse
illustrée »,de la collection Larousse in-4°, on a voulu
présenter un tableau vivant et complet, à la fois
pittoresque et documenté, de la Suisse contempo-
raine; enfin, dans « Deux Républiques », un diplo-
mate anonyme (sans doute feu le comte d'Aunay,
notre ancien ambassadeur à Berne) a réalisé, en un
parallèle suggestif, un curieux essai de psychologie
politique et sociale comparée. Moins riche en maté-
riaux que le premier, plus dogmatique que le second,
moins original que le dernier qui était, comme le
précédent, le fruit d'une longue observation person-
nelle, l'ouvrage de C.-G. Picavet n'en est pas moins
le bienvenu, car il comble une lacune en nous don-
nant une histoire politique de la Suisse depuis sa
formation (fin du xiii« siècle) jusqu'aux traités de
paix de 1919.
Dans l'introduction, l'auteur a dégagé les carac-
tères généraux de la nation et du peuple. Avec raison,
il dénonce le sophisme moderne de la nation fondée
exclusivement sur la langue et la race, analogue au
sophisme ancien sur l'unité de religion. Il aurait
pu insister davantage sur la diversité actuelle de la
Suisse, qui constitue, aujourd'hui plus que jamais,
son originalité en Europe : ce ne sont pas seulement
des différences de langues et de religions (encore eût-il
été bon de faire remarquer que celles-ci sont beau-
coup plus enchevêtrées que celles-là), chaque canton
a en outre son caractère et ses traditions propres,
véritable Etat (la Suisse alémannique dite Staat), cel-
lule homogène dont la structure varie bien plus que
celle de nos anciennes provinces. Comparez un canton
urbain comme Bâie, urbain avec banlieue comme
Genève, à de grands cantons ruraux avec métropole
comme Berne ou Zurich, ou sans métropole comme
la Thurgovie ou le Valais; ceux de la montagne à
ceux de la plaine; les centralistes comme Zurich aux
décentralisés comme les Grisous ; ceux à régions par-
I
N' 170. Avril 1921.
lementaires et ceux à assemblées populaires ou
Landsgemeinde; les catholiques, voire cléricaux, aux
radicaux-socialistes protestants : bigarrure infinie,
qui s'explique par l'histoire, et que le présent ou-
vrage laisse à peine soupçonner.
Quant à l'esprit des Suisses, C.-G. Picavet en a bien
noté les dominantes essentielles : profondeur et an-
cienneté de l'esprit démocratique, caractère rural et
montagnard très accentué, aptitude à tirer parti de
l'expérience et d'en mettre à profit les leçons. On
pouvait seulement mettre plus en relief le double
aspect, à la fois pratique et idéaliste, de l'âme hel-
vétique. Ces deux traits, qui nous semblent contra-
dictoires, et dont l'un ou l'autre peut paraître (bien
à tort) avoir dominé exclusivement pendant telle ou
telle période, sont au contraire inséparables : le
Suisse a toujours l'esprit religieux, au sens large et
profond du mot, l'âme charitable, tout en faisant
preuve d'un sens réaliste très aigu.
Au point de vue historique, l'ouvrage est soli-
dement documenté. Le lecteur français trouvera ici
im résumé clair des travaux des historiens suisses
contemporains et des idées générales qu'ils ont dé-
gagées : origines de la Confédération, dont les liens
furent d'abord fort lâches, avec un caractère très net
de démocratie rurale; formation et valeur symbo-
lique de la légende de Guillaume Tell ; secousse de la
Réforme, qui a failli briser la Suisse naissante (c'est,
à notre sens, l'enchevêtrement de la carte religieuse
qui fut un des plus forts obstacles à la scission); aris-
tocratisation des cantons aux xvii° et xvin" siècles, et
révoltes des paysans; brillant essor intellectuel au
.\vni° siècle; renversement du vieil organisme par les
armées révolutionnaires françaises qui ramènent la
démocratie; crise du Sonderbund et centralisation pro-
gressive; développement du protectionnisme, de l'in-
dustrieet du socialismed'Etat. Autant de faitsbien con-
nus des familiers de l'histoire suisse, mais assez igno-
rés du public français, qui les trouvera ici à sa portée.
Sans chicaner sur tel ou tel point de détail, il sem-
ble que l'auteur ait exagéré l'influence de la France
sur la Suisse avant la Révolution. Influence litté-
raire, oui; diplomatique, sans doute; mais les insti-
tutions et les mœurs de nos voisins, restées si pro-
fondément originales, se sont développées complè-
tement en dehors de nous; le Jura a constitué un
véritable mur, et nos rapports d'interdépendance
avec l'Italie et l'Allemagne ont été beaucoup plus
étroits. C.-G. Picavet aurait dii faire remarquer que,
jusqu'en i8r5, la Confédération suisse fut exclusi-
vement germanique : Vaud et le Tessin étaient pays
sujçts, Neuchâtel allogène, Genève simple alliée,
comme le Valais et les Grisons ; le Jura bernois était
le fief de l'évêque de Bâie. C'est le pacte de 1815 qui
a constitué — nous l'oublions trop — la Suisse tri-
lingue, remplaçant désormais la Suisse germanique ;
c'est à partir de cette époque que l'influence fran-
çaise commence réellement à rayonner sur la masse
du peuple suisse. On pourrait insister encore sur le
développement de l'instruction, surtout primaire, aux
xviii"'-xix* siècles, et sur ses résultats remarquables,
qui ont depuis longtemps fait disparaître l'analpha-
bétisme dans la Suisse primitive.
De même, l'originalité du service militaire n'est pas
suffisamment mise en valeur : les lecteurs qui ne
sont pas au courant des formules helvétiques peuvent
ne pas comprendre que o période d'instruction »
signifie ici durée du service militaire, et que la Suisse
a résolu le problème de la nation armée par le ser-
vice de trois mois permettant, néanmoins, une mo-
bilisation générale immédiate (on l'a vu en 1914),
chacun ayant armes et équipement à domicile.
Les chapitres sur la guerre actuelle, les plus vi-
vants, étaient aussi les plus difficiles à écrire : les
acteurs du grand drame peuvent-ils le juger impar-
tialement, et ne sommes-nous pas encore trop près
pour ne pas commettre des erreurs de perspective et
attribuer trop d'importance à des faits du jour clas-
sés dans nos fiches, qui perdent leur intérêt avec le
recul, ou vice versa ?
Nous attirons seulement l'attention sur la grave
question de la neutralité helvétique pendant la
guerre. Et, d'abord, il eût été intéressant de faire un
bref parallèle avec les sentiments manifestés à notre
égard en 1870. Beaucoup de lecteurs ne se doutent
pas qu'à cette époque les sympathies des calvinistes
genevois allèrent d'abord à la Prusse, tant par affi-
nité de religion que par crainte de l'impérialisme
napoléonien ; après le 4-Septembre, Berne, Zurich et
BâIe faisaient presque unanimement des vœux pour
la victoire de la nouvelle République française. En
ic)i4, les considérations d'ordre politique ou religieux
ont cédé le pas aux sympathies de races, aux affi-
nités de civilisations : signe de la profonde évolution
qui s'était opérée, dans l'intervalle, dans la neutra-
lité collective.
Toutefois, C.-G. Picavet, comme tous les auteurs
français et comme les Suisses romands eux-mêmes, a
fort exagéré lagermanophilie de laSuissealémannique,
«m les journaux, aussi bien que les officiers et certain
I lan ixilitiquc, étaient loin, au début de la guerre,
do représenter l'opinion. Oublic-t-onquec'est à Zurich
que fut éditée, en I<ji2, la fameuse Carte du tireur,
réponse cinglante à la visite de Guillaume II aux
LAROUSSE MENSUEL
grandes manœuvres ? Au moment de l'affaire des
colonels Egli et Wattenwyl, nous avons entendu
des paysans de l'Oberland bernois, causant entre
eux, réclamer pour les colonels les peines les plus
sévères, sans soulever aucune objection dans l'au-
ditoire. D'autres déclaraient ouvertement : «Ce serait
mauvais si l'Allemagne gagnait, mais elle ne gagnera
pas. » Le Suisse qui décrocha le drapeau allemand
au consulat de Lausanne était un Argovien. Nous
pourrions multiplier les exemples de ce genre. Mais,
pour bien connaître l'opinion de la Suisse alémannique
pendant la guerre, il fallait y séjourner quelque
peu, en contact avec la population.
La vérité, c'est qu'à la Suisse romande imanime-
ment favorable à l'Entente (en exceptant tel colonel
neuchâtelois et certain universitaire genevois dont
les opinions firent scandale) s'opposa dès le début —
et ceci était précieux pour nous — une Suisse aléman-
nique, non pas germanophile en bloc, mais très di-
visée et surtout hésitante. La plupart des Suisses
alémanniques distinguaient entre les belligérants de
l'Entente : la France républicaine comptait infini-
ment plus de sympathies que la Russie tsariste, qui
n'en possédait aucune. Chez les intellectuels, attachés
par tant de liens à une culture qui était en somme
la leur, et dont la plupart étaient imprégnés aussi
d'influence française, il se produisit un véritable
déchirement lors du conflit et, plus encore lorsqu'ils
se trouvèrent en face des atrocités allemandes. Cer-
tains drames de conscience, dont nous avons recueilli
l'écho, furent vraiment poignants. C'est alors que les
protestations se multiplièrent ; elles méritaient d'être
mises plus en relief : à côté de Spitteler, il fallait
citer Hodier, peintre bernois (et non genevois, comme
il est dit à tort p. 202), lancé et fêté par l'Allemagne,
et qui n'hésita pas à sacrifier sa clientèle au devoir
de proclamer la vérité ; il était bon de souligner les
rudes réponses de E. Behrens, J. Buhrer, etc., à l'en-
quête de la Suddeutsche Monatshefte de mai 19x6.
Enfin, la Suisse alémannique avait depuis longtemps
une littératmre originale et très suisse, souvent écrite
en dialecte, qui forme la contre-partie exacte de la
littérature suisse-française : voyez Jeremias Gotthelf
(bernois), Gottfried Keller (zurichois) , Spitteler, etc.
Quant au socialisme suisse-alémannique, pendant la
guerre, il dirigea surtout ses efforts contre le milita-
risme, dont les tenants, en Suisse, étaient essentielle-
ment germanophiles : l'affaire des colonels fut dé-
noncée par la Berner Tagwacht, en même temps que
par la Gazette de Lausanne.
La principale cause de l'opposition à la Société des
nations fut l'esprit particulariste des paysans, qui crai-
gnirent d'être entraînés un jour, comme les Grecs de
jadis, dans une guerre d'amphictyons; c'est le même
état d'esprit qui a provoqué l'élection de Harding
aux Etats-Unis. La germanophilie est ici d'autant
moins en jeu, que l'Allemagne désirerait vivement
l'entrée de la Suisse dans la Société des nations.
. Nous doutons que les pp. 284-285 donnent au lec-
teur une idée exacte de l'émotion provoquée en
Suisse, et surtout à Bâle, par les clauses du traité de
Versailles, relatives à la navigation du Rhin. La ques-
tion semble en voie d'arrangement. Mais c'est encore
ici un exemple de cette politique réaliste que l'au-
teur reproche à plusieurs reprises, et un peu injus-
tement, à la Suisse. Après une courte période, plus
ou moins sincère, d'idéalisme wilsonien, tous les
gouvernements, à l'heure actuelle, s'orientent déplus
en plus dans cette voie. Peut-on vraiment faire grief
à une petite puissance — qui a joué déjà un beau
rôle charitable et qui reste le siège de la Société des
nations — d'un égoîsme qui ne vise que sa conserva-
tion personnelle ?
L'ouvrage, dont le corps ne renferme aucune réfé-
rence, mériterait d'être complété par une bibliogra-
phie. Il y avait lieu, évidemment, pour un travail de
ce genre, d'étudier d'abord, et surtout, les ouvrages
suisses. Mais chez ses trois ou quatre prédécesseurs
français immédiats, C.-G. Picavet aurait trouvé
quelques utiles suggestions, car l'étranger a une
optique différente de l'indigène, mais qui a aussi sa
valeur. — Albert DjktrzAT.
Timbre. Dr. fiscal. On sait que l'impôt du
timbre est perçu soit d'après la dimension du papier,
soit proportionnellement aux sommes énoncées dans
l'acte, soit d'après la consistance des sommes dont il
est donné quittance, reçu ou décharge.
Timbre de dimension. La loi du 25 juin 1920, mo-
difiant la loi du 13 brumaire an VII, fixe comme
il suit le droit de timbre de dimension, applicable à
tous les actes constatant une convention, ou de nature
à faire preuve en justice :
2 francs pour la dcmifeuille de petit papier ;
4 fraucs pour la feuille de petit papier ;
6 francs pour la feuille de moyen papier ;
8 francs pour la feuille de grand papier ;
12 francs pour la feuille de grand registre.
Ces droits ne sont passoumisauxdécimes. Ils ne sont
pas perçus sur lesquittances, effets de commerce, prêts
surdépôts,etc., et les expéditions desactescivils, admi-
nistratifs, judiciaires, extrajudiciaires, obligatoire-
ment établies sur feuilles de moyen papier, bénéficient
d'une réduction de moitié (3 fr. au lieu de 6 fr.).
443
Timbre-quittance. Le dltoit frappe tous les actes,
même non signés, qui constatent un payement civil
ou commercial, et quelle que soit la qualité de celui
qui donne ou de celui qui reçoit quittance. Il est de
o fr. 25, o fr. 50 ou i franc, selon que le payement
n'excède pas 100 francs, qu'il est de 100 francs à
i.ooo francs ou qu'il excède i.ooo francs. Sur les
titres qui comportent reçu pur et simple, ou encore
libération ou décharge de titres, valeurs ou objets
quelconques, le droit est uniformément de o fr. 25.
Le timbre de o fr. 25 spécial aux quittances des
comptables publics est supprimé ; mais lesquittances
délivrées par les Contributions indirectes et les Doua-
nes continuent d'être soumises au timbre qui leur est
particulier ; la taxe sur les payements (loi du 31 dé-
cembre 19 17) est abrogée. Comme par le passé, si
les parties font usage de papier timbré de dimension
pour la rédaction d'une quittance, celle-ci est afiran-
chie du droit de timbre-quittance, par application
de l'article 12 de la loi du 13 brumaire an VII.
La loi ne distingue pas entre les factures condition-
nelleset les autres. Toutefois, elle exemple du droit de
timbre-quittance les écrits ayant pour objet soit la
reprise des marchandises livrées à condition, ou des
enveloppes et récipients ayant servi à des livraisons,
soit la déduction de la valeur de ces enveloppes et ré-
cipients constatée par mentions sur la facture ou par
pièces distinctes. (Loi du 13 juillet 1911, art. 9.)
Le droit de timbre est exigible autant de fois qu'il
y a de parties prenantes, sauf le cas d'indivision. Il
est à la charge du débiteur, à moins qu'il ne s'agisse
de quittances fournies à l'Etat.
Le droit proportionnel des eSets de commerce
reste fixé aux tarifs de l'article 18 de la loi du 31 dé-
cembre 1917: ofr. 20 par 100 francs ou fraction de
100 francs pour les effets tirés sur l'étranger et paya-
bles hors de France ; o f r. 50 par 2 .000 francs pour
les effets tirés de l'étranger sur l'étranger et circulant
en France. Est exempt du droit proportionnel de
o fr. 20 par 100 francs le renouvellement de lettres
de change, billets à ordre et autres effets de com-
merce, qui demeurent soumis au droit établi par
l'article i<" de la loi du 5 juin 1850. En ce qui con-
cerne les chèques et ordres de virement en banque,
c'est le droit fixe de o fr. 10 ou de o fr. 20 qui leur
est applicable, selon qu'ils doivent être payés ou
exécutés sur la place d'où ils ont été émis, ou sur
une autre place. Mais l'accusé de réception de chè-
ques ou effets remis en payement dorme lieu à l'ap-
position du timbre-quittance, parce qu'il équivaut
au payement en espèces. — Mai Lecrikd.
tubercullne n. f. Méd. Substance extraite
des cultures de bacilles tuberculeux ou des corps
bacillaires, et employée soit pour le diagnostic, soit
pour le traitement de la tuberculose.
— Encvcl. Il y a à envisager d'abord la nature et
le mode d'action des tuberculines, puis leur usage
diagnostique et thérapeutique (tubetculinodiagnostic
et tuberculinothérapie).
I" Nature des tuberculines. On sait que, au Con-
grès international de la tuberculose, tenu à Berlin
en 1890, R. Koch annonça qu'il avait découvert le
remède spécifique de la tuberculose. Cette nouvelle
produisit nécessairement une énorme sensation, et
les malades affluèrent à Berlin dans l'espoir d'y trou-
ver la guérison. Malheureusement, on s'aperçut vite
que la lymphe de Koch était loin de donner les ré-
sultats promis à si grand fracas, malgré le prix
excessif auquel elle était vendue. R. Koch prétendait,
du reste, garder son remède secret, et ce n'est que
l'année suivante, quand Roux et Nocard eurent
réussi à le préparer en France, qu'il se décida à
indiquer comment il le fabriquait. De vieilles cul-
tures de bacilles tuberculeux sur bouillon glycérine
sont stérilisées et concentrées au dixième et filtrées ;
elles fournissent ainsi un liquide sirupeux, limpide,
brun clair, qui constitue la tuberculing brute, qu'il
faut diluer dans l'eau stérile au moment de s'en ser-
vir. Cette tuberculine, qui ne parait renfermer que
les sécrétions externes ou exotoxines des bacilles
tuberculeux, est très active, puisque, injectée sous
la peau des tuberculeux, elle détermine, même à la
dose d'un centième de centimètre cube, des réactions
violentes, à la fois générales (fièvre, abattement,
troubles respiratoires et circulatoires rappelant le
choc peptonique) et locales (congestion et infiltration
lymphatique des lésions tuberculeuses). Comme ces
réactions ne se produisent d'une manière appréciable
que chez les tuberculeux, même quand les lésions
sont torpides, latentes ou encore insoupçonnées, il
apparut dès le début que la tuberculine pouvait ren-
dre de précieux services au point de vue diagnostic.
Cependant, en 1892, R. Koch proposa une nouvelle
préparation : la tuberculine Tr, obtenue par broie-
ment répété de bacilles tuberculeux desséchés dans
le vide, dont le produit est ensuite émulsionné dans
l'eau distillée et centrifugé. La partie liquide est
enfin décantée, et additionnée de 20 p. too de glycé-
rine. Devant théoriquement contenir les endotoxines
bacillaires, elle paraissait apte à créer, dans l'orga-
nisme injecté, un pouvoir antitoxique et bactérioly-
tique efficace. Néanmoins, les résultats furent si peu
satisfaisants qu'on dut abandonner la Tr et que.
444
en 1901, R. Koch lui substitua, encore une fois,
la NT (Neutubcrkiilin Bazillenemulsion),. qui n'est
plus, à vrai dire, une tuberculine, mais une émulsion
de bacilles dans l'eau glycérinée à 50 p. 100, et qui,
par conséquent, constitue plutôt un vaccin, considéré
par certains médecins allemands comme très actif,
mais d'emploi dangereux en raison des réactions
violentes auxquelles il donne lieu. ''
En présence de l'insuffisance des préparations de
Koch, et le principe d'action des tuberculines, qui
sera exposé plus loin, étant admis, ces produits se
sont multipliés. Il est inutile de les étudier en dé-
tail ; mentionnons seulement les principaux : la
tuberculine de Maragliano (mélange de bacilles morts
et de bouillons de culture concentrés) ; \!i tuberculine
de Bêranek (mélange d'exotoxines et d'endotoxines
à dilutions multiples) ; les tuberculines de C. Spengler
(à base de cultures ou d'émulsion de bacilles tuber-
culeux d'origine bovine) qu'il ne faut pas confondre
avec les Iinmun-Korper du même auteur, préparés
avec des globules rouges de chevaux immunisés
contre la tuberculose; la tuberculine de Denys (fil-
trat de cultures de bacilles en bouillon glycérine non
stérilisé par la chaleur) ; les tuberculines précipitées,
d'abord préparées par R. Koch dans le but de puri-
fier la tuberculine brute : ce procédé a été repris par
l'Institut Pasteur, qui livre aujourd'hui une solution
mère de tuberculine précipitée par l'alcool et redis-
soute dans l'eau glycérinée à 30 p. 100 en ampoules
de I centimètre cube répondant à i centigramme
de tuberculine ; pour l'emploi thérapeutique, cette
solution mère doit être diluée au millième, de telle
sorte que la dose injectée en une fois ne dépasse pas
un centième de milligramme ; enfin, les tuberculines
de Landmann, de Buchner et Hahn, de Marschal, de
Baudran, de Jacobs, la tulase de Behring, etc., etc.
2° Principe d'action des tuberculines. Pratiquement,
toutes les tuberculines se comportent sensiblement
de la même manière, etdonnent des résultats compa-
rables. On a indiqué ci-dessus la double réaction,
générale et locale, à laquelle elles donnent lieu quand
on les injecte à des tuberculeux, et cette double
réaction paraissait en accord avec le principe d'ac-
tion qu'on leur attribuait. On croyait, en effet, que
l'introduction de toxines bacillaires dans l'organisme
devait nécessairement provoquer la production des
anticorps spécifiques, et par conséquent faciliter la
lutte contre l'infection tuberculeuse et en favoriser
la guérison. Mais l'expérience ne parut pas répondre
à cette conception, et on en vint à des interprétations
plus compliquées. Ainsi Gartner et Marmorek imagi-
nèrent que les tuberculines' ne renferment pas la vé-
ritable toxine bacillaire, mais en détermine l'élabo-
ration dans l'organisme tuberculeux, d'où les réac-
tions locales consécutives à l'injection. Nicolle pense
que les tuberculines contiennent bien le poison ba-
cillaire, mais que ce poison y est combiné; ce serait
les lysines (anticorps) des foyers tuberculeux qui le
mettraient en liberté et engenJreraient aussi les ac-
cidents caractéristiques. Quant à Wassermann et
Bruck, ils donnent à la lysine de NicoUe le nom de
sensibilisatrice et supposent que l'union de cette sen-
sibilisatrice et de la tuberculine produit les réactions
générales et locales. Aucune de ces hypothèses n'est
satisfaisante, ni même vraisemblable, puisque toutes
conduisent à faire rejeter l'emploi des tuberculines
en raison de leurs dangers. Comme, pourtant, certains
malades ont retiré parfois de leur usage un bénéfice
appréciable, une autre explication a été cherchée.
Le phénomène fondamental, bien mis en évidence
par P. Carnot et Massol, c'est que la fonction anti-
génique (celle qui entraîne la production d'anticorps
spécifiques dans l'organisme injecté) des tuberculines
est indépendante de leur fonction toxique. Ainsi
certaines tuberculines et notamment les tuberculines
procipitces par l'alcool déterminent bien des réactions
générales et locales , mais ne paraissent pas notable-
ment augmenter la proportion de lysines ou de sen-
sibilisatrices dans le sérum des animaux ou des mala-
des traités. Ce pouvoir antigénique est, au contraire,
élevé dans la tuberculine brute, dont la toxicité
semble, par ailleurs, relativement faible. Or le pou-
voir antigénique s'exerce, d'après P. Carnot et Mas-
sol, même chez les animaux sains, dont le sérum de-
vient ainsi riche en sensibilisatrices, tandis que le
pouvoir toxique ne se manifeste que chez les ani-
maux et les hommes tuberculeux. Il suit de là que
le pouvoir antigénique et le pouvoir toxique dépen-
dent de causes différentes : le premier de l'état phy-
sique ou colloïdal, entraînant une modification du
sérum mise en évidence par la réaction de Bordet-
Gengou ; — le second de la nature chimique, de
telle sorte que le poison, en si petite quantité qu'il
soit, s'ajoutant au poison de même nature que le
bacille sécrète dans les lésions, y produit une aggra-
vation des symptômes. Malheureusement, nous ne
savons pas, à l'heure actuelle, dissocier ces deux
propriétés, dont l'une (la propriété antigénique) est
favorable, et l'autre (la propriété toxique) nuisible, et
c'est pourquoi toutes les tuberculines doivent être
maniées avec une extrême pruJence, sous peine de
déclencher des accidents graves d'origine toxique;
c'est pourquoi aussi elles n'ont pas rendu les services
qu'on en attendait. L'explication précédente permet
LAROUSSE MENSUEL
néanmoins de comprendre les raisons du moment et
des doses d'emploi, qui seront indiqués plus loin. La
conclusion, au point de vue pratique, est que, en
thérapeutique, il faut donner la préférence aux tu-
berculines qui possèdent le pouvoir toxique le plus
faible et le pouvoir antigénique le plus élevé et que,
pour cela, les méthodes de détermination de ces
deux pouvoirs ont besoin d'être unifiées et fixées
mieux qu'elles ne le sont présentement.
3° Tuberculinodiagnostic. On a vu précédemment
que, chez les tuberculeux spécialement, l'injection
de tuberculine entraîne des réactions locales ou de
foyer si caractéristiques que ce procédé a été utilisé
pour poser le diagnostic de tuberculose. Nous lais-
serons de côté son emploi vétérinaire, aujourd'hui
généralisé, et qui fournit les résultats les plus satis-
faisants, pour nous en tenir seulement au tubercu-
linodiagnostic chez l'homme.
Trois méthodes ont été préconisées.
La première en date est due à von Pirquet. Cet
auteur ayant observé la sensibilité très particulière
des tuberculeux à la tuberculine, hypersensibilité
qu'il désigna sous le nom d'allergie, imagina la
cuti-réaction, qui consiste à déposer sur une scarifi-
cation de la peau (région deltoïdienne de préférence)
une goutte de tuberculine brute. Quand la réaction
est positive, il se produit, au bout de 48 heures, un
nodule d'infiltration central avec halo périphérique
érythémateux, sans réaction générale très sensible ;
quand elle est négative, il se produit un point d'in-
duration qui disparaît en moins de deux jours.
En 1907 et presque simultanément, Wolff-Eissner
d'une part et Calmette de l'autre proposèrent le
procédé dit de V ophtalmo-réaction, très commode
puisqu'il suffit de déposer sur la conjonctive une
goutte de tuberculine diluée au centième. Dans la
réaction positive, les phénomènes inflammatoires
sont extrêmement locaux ; malheureusement, ils pro-
voquent parfois des accidents oculaires sérieux et
persistants, qui fout que cette méthode est à peu
près abandonnée.
Enfin, en 1908, Mantoux substitua à la cuti-réaction
Vintiadermo-réaction, c'est-à-dire l'introduction dans
le derme, au moyen de l'aiguille d'une seringue très
exactement graduée au 1/20" de centimètre cube, de
I centième de milligramme (une goutte) de la tuber-
culine de l'Institut Pasteur de Paris. Comme dans la
cuti-réaction, l'intradermo-réaction positive entraîne,
en 48 heures, l'apparition de lésions en cocarde un
peu douloureuses et qui mettent quelques jours à
disparaître; les réactions générales se montrent, la
plupart du temps, inappréciables, mais il existe
néanmoins des modifications humorales qui peuvent
aboutir à un certain degré d'immunisation et qui
font que ce procédé est utilisé en tuberculinothé-
rapie (v. plus loin). En cas de réaction négative, les
lésions d'inoculation disparaissent très rapidement.
Quelle est, maintenant, la valeur réelle du tubercu-
linodiagnostic ? On admet d'une façon générale que
tout individu qui ne réagit pas doit être considéré
comme indemne de tuberculose active ou latente.
Mais cette affirmation ne peut pas être acceptée
intégralement, attendu que, dans les tuberculoses
aiguës, la granulie, dans la méningite tuberculeuse,
dans la cachexie tuberculeuse avérée, la réaction est
souvent négative. D'autre part, au cours de la rou-
geole, de la variole ou de l'évolution de la vaccine
chez des tuberculeux, la réaction devient négative,
pour redevenir plus tard positive. Heim et John ont
noté enfin que la scarlatine peut revivifier une cuti-
réaction antérieure. Toutes ces anomalies s'expli-
quent par l'interprétation qui a été donnée du mode
d'action des tuberculines. Nous allons en trouver
une nouvelle confirmation en étudiant les réactions
positives.
Ces réactions varient d'intensité suivant la phase
dfc la tuberculose. Quand la maladie est à son début
ou latente, que le sujet résiste bien, les réactions
sont intenses ; elles s'affaiblissent, au contraire,
quand la maladie est plus avancée et que la résis-
tance diminue. Cela résulte manifestement des sta-
tistiques de Paisseau et Tissier, de L. Bernard et de
M. Imbert. Malgré tout, il faut encore établir cer-
taines distinctions. La valeur de la réaction positive
est plus grande chez l'enfant, rarement porteur, au-
dessous de cinq ans, de tuberculose latente, que chez
l'adulte, souvent porteur de foyers cicatrisés de tu-
berculose. D'un autre côté, les individus parfaitement
sains en apparence donnentdans une proportion assez
élevée (30 p. 100) des réactions positives. Si, dans
quelques cas, ces réactions sont effectivement impu-
tables à une tuberculose latente, cliniquement insoup-
çonnée, on ne saurait pourtant généraliser, puisque
certaines personnes, ayant fourni des réactions posi-
tives, n'ont jamais manifesté aucun symptôme de
tuberculose. D'ailleurs, les syphilitiques (non les
hérédo-syphilitiques), certains. rhumatisants hyper-
thyroïdiens, psychopathes, etc., donnent parfois des
réactions positives en dehors de toute lésion tuber-
culeuse constatable. Il est facile de dire que ce sont
là des malades à tuberculose méconnue, mais il
faudrait le prouver et, dans beaucoup de cas, cette
preuve n'a pu être apportée. Dans l'érythème noueux,
dans la scrofule surtout, la réaction positive se jus-
N' MO. Avril 1921.
tifie, en revanche, par suite des rapports étiologiques
qui les unissent à la tuberculose. La conclusion de
ce qui précède est que le tuberculinodiagnostic est
d'une grande utilité chez le jeune enfant et peut-
être chez l'adulte, employé avec avantage comme
moyen de contrôle clinique ou thérapeutique.
Mais il ne faut pas lui demander une précision et
une sûreté qu'aucune réaction sérologique n'est capa-
ble de donner, attendu qu'il s'agit là d'actions phy-
siques qui peuvent être les mêmes avec des corps de
nature différente, et d'actions chimiques s'exerçant
entre des substances dont nous ignorons totale-
ment la composition.
4" Tuberculinothérapis. Dès le début, on l'a vu,
le pouvoir antigénique et, par conséquent, immunisa-
teur des tuberculines a incité à les administrer, cliez
les tuberculeux, à titre de médicaments en quelque
sorte spécifiques. Mais, on l'a vu aussi, le traitement
tuberculinique est loin d'avoir répondu aux espéran-
ces qu'il avait fait naître et, s'il est employé encore,
ce n'est que dans certains cas et à une période définie
de la maladie qu'il semble capable d'apporter des
améliorations appréciables. Deux circonstances ex-
pliquent cette limitation dans l'usage thérapeutique
des tuberculines. D'abord, leur toxicité entraînant de
violentes poussées congestives et inflammatoires des
foyers tuberculeux, poussées qui peuvent non seule-
ment provoquer la nécrose des tissus, mais encore
déterminer la granulie. En second lieu, l'insuffisance
de leur pouvoir antigénique. La tuberculose, en effet,
est une infection chronique qui, au point de vue des
réactions défensives de l'organisme, ne saurait être
comparée, ainsi que Jaquerod l'a montré, aux infec-
tions aiguës. Comme le prouve le comportement
respectif des phagocytes et des bacilles tuberculeux,
elle réalise une espèce de symbiose, contre laquelle
l'immunisation ne s'établit que difficilement et par des
effortslents et répétés, d'autant que, obligé derestrein-
dre au minimum les doses de tuberculine à cause
des dangers des réactions de foyer, on n'a la possi-
bilité de déclencher que des réactions diaphylacti-
ques faibles. Ce sont ces considérations qui impo-
sent les règles à observer dans l'emploi thérapeutique
des tuberculines, en n'oubliant pas que toutes se
valent et qu'aucune ne jouit de propriétés spéciales,
commandant un usage différent.
La première règle est de n'injecter la tuberculine
qu'aux malades dont les bacilles ne sécrètent pas de
toxines, dont les lésions n'ont pas tendance au ramol-
lissement, c'est-à-dire à des malades apyrétiques, à
lésions localisées, torpides et chroniques. Cette règle
limite notablement les applications de la tuberculi-
nothérapie ; elle doit être cependant rigoureusemtent
observée, si l'on ne veut pas courir le risque d'accidents.
La seconde règle n'est pas moins importante : éviter
de provoquer des réactions thermiques notables,
parfois fort dangereuses, et, par conséquent, n'ad-
ministrer, au début, la tuberculine qu'à doses très
faibles: i centième de milligramme d'après Mantoux.
Ces doses peuvent être ensuite progressivement aug-
mentées, sansqu'onsoit autorisé àfixerunelimite supé-
rieure, certains malades tolèrent la tuberculine pure,
et ne sont améliorés que quand ils en arrivent là ;
d'autres, au contraire, retirent déjà un bénéfice des
dilutions les plus faibles. Quant à la fréquence des
injections, elle est également variable : une tous les
trois, quatre ou cinq jours à l'ordinaire, la durée
totale du traitement allant de quatre à six mois et
davantage. La troisième règle est que le traitement
tuberculinique ne dispense pas des soins classiques,
savoir : repos le plus complet possible au grand air
et alimentation suffisante, mais non exagérée. La
tuberculine ne renforçant qu'à la longue la résistance
à l'infection bacillaire, il importe de réaliser toutes
les conditions favorables à la cicatrisation des lésions.
Quels sont, maintenant, les résultats de la tubercu-
linothérapie ? Fort inconstants, même quand on ob-
serve strictement les règles ci-des3US indiquées. Cer-
tains sujets ne peuvent supporter le traitement ;
d'autres, qui tolèrent les doses les plus fortes , n'en
éprouvent absolument aucun avantage, sans que l'on
arrive à préciser la cause de ces échecs. Quand le
traitement est favorable, l'amélioration commence à
se dessiner après le premier mois ; de légères réac-
tions de foyer semblent réveiller et hâter les proces-
sus de cicatrisation ; les signes locaux s'amendent,
le poids augmente, l'état général devient satisfaisant,
en même temps que la toux et les expectorations se
modifient heureusement. Mais rien n'assure que cette
amélioration soit définitive ; des récidives peuvent
se produire, et c'est pourquoi le traitement doit être
continué très longtemps.
En résumé, on peut dire, avec Jaquerod mLe traite-
ment tuberculinique n'est pas le traitement s^^cî/îî««
de la tuberculose; il n'est qu'un adjuvant, un auxi-
liaire ajouté à tous les autres moyens utilisés en cli-
nique dans la lutte contre le bacille. » — D. J. Laumotnier,
tuberculinottlérapie (de tuberculine, et
du gr. therapeia, traitement) n. f. Méd. Méthode
de traitement de certaines tuberculoses par les tu-
berculines. (V. TUBERCULINE.)
Imp. T.AROtjfisB (Autri. Gillon. IIoUier-Larouiie, Moreau et Ci*),
Paris. 17, rue Uontpamaite. — L* Gtranl ; L. Oroslbt.
Mai. — Les Chasses de Maximilieu ; L'AaembUc. Tapisserie d'après le carton de Vau Orley (Louvre). [V. p. 259.I
N" 171. — Mai 1921
^bbesse de Q-uérande (l'), par Charles
Le Goffic (Paris, 1921).
Après une longue excursion dans le domaine de
l'histoire, qui nous a valu de beaux livres sur la
guerre, Le Goffic revient au roman, au moins pour
un temps, avec une oeuvre condensée, poussée à fond,
âpre et qui, par ce dernier trait, s'apparente, bien
qu'évoluant en un cadre tout différent, au livre de sa
jeunesse, le poignant Crucifié de Kéraliès.
Le théâtre du drame psychologique est Guérande, au
sein de ce pays des salines dont la Bretagne, peu à peu,
s'est retirée. Et, précisément, la plus saisissante des fi-
gures épisodiques est celle de la vieille Tephen-er-Givri,
qui, dernière bretonnante de l'îlot celtique peu à peu
rongé j usqu'à l'anéantissement , lorsqu'elle n'a plus âme
qui vive pour la comprendre, rassemble ses chèvres et,
tirant le pied derrière son bâton noueux, part pour le
pays des ancêtres. Figure qui symbolise, non sans
grandeur, le recul du vieil idiome, et qu'avec amour,
non sans mélancolie, a burinée le bon Celte Le Goffic.
Par une coïncidence assez curieuse, YAbbesse
— abbesse de par la férule qu'elle a su imposer
à la vieille société guérantoise — M"" de Sonil n'est
autre, encore que légèrement voilée sous son rallie-
ment superficiel à l'Eglise concordataire, que la maî-
tresse femme, à Guérande, de cette Petite Eglise sur
laquelle le roman de Néiie a récemment rappelé l'at-
tention et dont Ch. Le Goffic a lui-même entretenu
les lecteurs du Larousse Mensuel (v. n" d'avril 1921).
Il y a de ces survivances qui étonnent comme des ana-
chronismes et qui durent, cependant.
Excellente occasion, pour l'auteur, de nous initier
aux mœurs religieuses si particulières de ces jansé-
nistes de l'Ouest, comme on les appelle improprft-
ment, et qui n'ont rien de commun avec les jansé-
nistes, sinon d'incontestables et austères vertus, join-
tes à un entêtement digne d'une cause plus substan-
tielle. Et puis — et surtout peut-être — nul doute qu'il
ne se sentît plus à l'aise en développant dans un
milieu d'obstination étroite, fanatique ■ — et schisma-
tinue — le drame à base de bigotisme, d'orgueil no-
biliaire et de superbe dominatrice.
Donc, Xavier de Sonil, doux rêveur, rejeton dis-
parate de l'altière marquise, jeune officier de marine,
s'est épris de la tendre et faible Jeannine Le Huédé,
fille de feu Le Huédé, dit Grangeà-Sel, naguère
riche saunier, puis, de par le malheur d'une industrie
en décadence, failli et suicidé. Et, en dépit de l'oppo-
sition maternelle et soutenu par le sage et ferme abbé
Coriton, très orthodoxe doyen de Guérande, Xavier
a épousé Jeannine. Jamais la mère n'a consenti à
recevoir sa belle-fille et, par dignité, jamais le fils,
depuis trois ans, n'a revu sa mère, bien que, par une
louable erreur, il la prenne, à tort, pour une sainte.
Pauvre Jeannine! C'est qu'elle n'a pas seulement le
tort d'être mal née et fille d'un suicidé, mais c'est,
sans qu'elle s'en doute — et Xavier ne s'en doute pas
non plus — que son mariage a brisé l'intime espoir
de la marquise : une alliance entre son fils et la chère
Geneviève, la revêche, la surannée, l'anguleuse, la
fielleuse Geneviève du Metz. Oh ! l'antipathique
personne, mais si bien pensante et de si bonne race !
Et voici qu'une occasion unique s'offre à Xavier
de s'ouvrir une carrière brillante. Le soulèvement des
Boxers entraîne la mise en mouvement de nos forces
navales ; l'amiral a désigné Xavier pour un poste im-
portant, mais l'absence sera longue : deux ans, trois
ans peut-être. Que deviendra la jeune femme, pres-
que sans relations et qui n'a pas encore la sauvegarde
d'un enfant ? Xavier ne partira que si sa mère consent
à recueillir Jeannine, et l'abbé Coriton se charge de
la négociation. D'abord indignée, inflexible, la trou-
ble marquise ne tarde pas, par un instinct sourd,
plus peut-être que par raisonnement formulé, à pres-
sentir le parti qu'elle peut tirer d'une situation inat-
tendue : assouvir sa haine contre Jeannine, détacher
d'elle son mari. Ici, une parenthèse : si M"" de
Sonil n'était pas une femme pieuse, à sa façon, et
rivée aux saines traditions, elle aurait un but bien
défini : le divorce. Mais cette perspective ne peut
même pas se présenter à son esprit. Dès lors, qu'es-
pérer et à quoi bon grandir Geneviève aux dépens
de Jeannine dans l'esprit de son fils? Persécuter
Jeannine jusqu'à la mort ? Non. Si détestable soit-
elle, elle ne va pas jusqu'à l'assassinat franchement
envisagé. Alors ? Eh bien, mettons qu'elle suit, à
toute fin et sans se vouloir rien définir, l'entraîne-
ment de sa passion hostile. Toujours est-il que voilà
Xavier parti, l'âme à peu près en paix, non . toutefois,
sans avoir, par défiance de l'imbécile docteur Ber-
cegeay, médecin docile de la famille de Sonil, recom-
mandé au libéral docteur Priou de veiller sur la santé
de sa femme. Tâche presque irréalisable, car les libé-
raux n'ont pas accès dans le salon de la marquise.
Et alors, commence le supplice de Jeannine. Tout ce
qui peut étouffer une nature expansive, tendre et pri-
me-sautière, mais sansgrand ressort, est mis en œuvre
par l'impitoyable Sonil et sa jeune amie Genev.ève,
plus ardente encore peut-être, de par son âge, dans
son rôle de persécutrice. Offices, chapelets, chemins
de croix et le travail pour les pauvres sont les seules
occupations qu'on lui permette. Jeannine se dessèche
dans cette sombre et moisie Théologale, comme on
appelle la sinistre demeure de la marquise. Jamais
une sortie, si ce n'est pour aller à l'église. Et, peu à
peu, on va jusqu'à lui cacher la correspon^lance de
son mari, à qui elle ne peut écrire que de froides
lettres, sous le contrôle de la terrible belle-mère.
LAROUSSE MENSUEL. — V.
17
446
Quant à la Société restreinte et triée sur le volet qui
fréquente la Théologale, prévenue par la marquise,
elle n'y trouve aucun appui, sinon la sympathie se-
crète, mais impuissante, du maire de la ville, un peu
moins fossile que ses congénères, le sceptique che-
valier de Sourzac. Ecrasée d'ennui, assommée d'hu-
miliations, privée de toute expansion dans sa cor-
respondance conjugale, Jeannine s'étiole, se ronge,
devient une sorte d'automate incapable de réagir.
Enfin, une lueur d'espoir! L'abbé Coriton s'est rendu
compte de la situation. Il parvient, par surprise, à
pénétrer dans la chambre de Jeannine. C'est le salut !
Mais voici que des profondeurs d'une salle basse
montent des psalmodies suspectes. L'abbé devine.
Ce sont les Louisets, qui célèbrent leur office clan-
destin. Il a enfin découvert le lieu, longtemps cherché,
de leurs réunions secrètes. Et, dégringolant quatre à
quatre les escaliers, il va houspiller ses ouailles ré-
calcitrantes. Puis un grand silence se fait. Jeannine,
poussée par une angoisse invincible, descend à son
tour. Elle se heurte à un funèbre cortège. L'abbé Cori-
ton, frappé d'apoplexie, est remonté à force de bras à
l'étage supérieur. Cette fois, elle est bien perdue.
Une épidémie de petite vérole noire sévit sur la
presqu'île de Guérande. 11"° de Sonil est indisposée
et outrage une fois de plus la pauvre Jeannine,
qui s'est offerte comme garde-malade, en lui préfé-
rant Geneviève, qu'elle fait coucher dans la chambre
voisine, celle de Xavier, dont l'accès a toujours été
interdit à l'épouse. Et cette insulte est pour Jeannine
un coup d'aiguillon. Depuis longtemps, elle n'a vu
une ligne de son mari qui, cependant, court les plus
grands dangers; Le courrier arrive. Elle aperçoit une
lettre de Xavier adressée à sa mère, l'ouvre et, tout
d'un coup, lui est révélé l'abominable travail démine
auquel s'est livrée sa belîe-mère.
Xavier, complètement abusé, est détaché de sa
femme ; de lui-même, il vient à regretter de n'avoir
su apprécier Geneviève. Et Jeannine s'enfuit, sans
argent, car on le lui a aussi séquestré. Elle court,
court sous la pluie battante, jusqu'à la Villen uve,
une ferme occupée par de braves gens. Arrivée là,
elle tombe épuisée. M'"^ de Sonil, dont l'indispo-
sition n'a été qu'une fausse alerte, remise, a tôt fait
de découvrir sa retraite ; on la ramène à la Théolo-
gale, mais malade et, cette fois, c'est bien la petite
■ vérole noire. Elle s'en tire, cependant, mais son miroir
lui révèle la perte de sa beauté. Sa beauté, seul espoir
qui lui restait de reconquérir le cœur de Xavier. Si
bien qu'un jour, à bout de force, de lassitude, elle
se laisse choir dans la Douve. Le docteur Priou, qui
passait par là, la repêche à temps et, d'accord avec le
maire, la met en lieu sûr. Et puis, Xavier revient ;
il revient, mais aveuglé par les Boxers, dont il a été
le prisonnier. Jeannine restera toujours pour lui la
radieuse Jeannine. Grâce au docteur Priou, au che-
valier de Souzac, il apprend toute la sombre trame.
Il ne peut, cependant, condamner sa mère, qu'il consi-
dère toujours comme une sainte, mais égarée par son
zèle. Et, plutôt que de revoir Jeannine défigurée, il
refuse les soins qui eussent pu lui rendre la vue. Ce
n'est pas le romanesque qui manque, on le voit, mais
nous savions déjà que Le Goffic ne liait pas le ro-
manesque. La marquise ne tarde pas à mourir de
dépit ; dépit d'autant plus accentué qu'un vieux ma-
niaque de généalogiste a découvert de nobles ancê-
tres à Jeannine Le Huédé et, mieux encore, qu'un
Le Huédé a sauvé la vie d'un Sonil !
Et Geneviève ? Et bien, Geneviève épouse un riche
hobereau, dont elle fait sauter les écus à Paris.
En vérité, tout s'arrange à souhait. Mais quoi ?
Molière n'a-t-il pas de ces dénouements, et d'un déta-
chement moins ingénieux ? Et puis, ce qui importe
ici, comme dans Molière, c'est la peinture des carac-
tères. Or, on l'a dit en commençant, les protagonistes
sont poussés à fond. Un peu trop au noir peut-être,
M'"° de Sonil. Mais, après tout, de quoi ne sont
pas capables haine et orgueil combinés, surtout dans
un horizon rétréci, vrai bouillon de culture pour
l'idée fixe ? L'abbé Coriton, carré d'épaules et de juge-
ment, rustique de fond, mais poli par le monde,
joignant l'expérience du confesseur à la finesse du
paysan, oppose fortement le bon sens traditionnel,
la raison mesurée du clergé français, aux excès de
l'esprit de secte. En le campant résolument en face
de la marquise, l'auteur a fait preuve d'esprit de jus-
tice, — et d'adresse. Parmi les personnages secon-
daires, ment ion particulière est due au candide Justin,
type bien curieux de serviteur, dont le respect va
jusqu'à la superstition, demi-clerc, demi-laïc, officiant
et prédicant attitré de la Petite Eglise, qui sert à
table et marie les gens ; cjeur d'or, au demeurant, qui
se dépense san; compter pour les pauvres, dont la
bonne foi surprise se scandalise presque d'être enfin
éclairée et qui, seul, à la Théologale, finit par prendre
Jeannine en pitié. Et puis la foule des figurants :
lamilles en promenade sur le Mail, habitués du salun
de la marquise ; autant de personnages du cru, tous
pris sur le vif, esquissés d'un trait si net qu'on les
croit voir, avec leurs caboches étroites et leurs habi-
tudes immuables. Roman balzacien ; oui, certes, par
le tour psychologique, par l'accentuation des types,
par la vie intense d'un petit munde tout spécial, dans
une archaïque cité fermée à l'esprit du siècle.
LAROUSSE MENSUEL
Cela serait déjà assez joli, mais il y a autre chose,
et qui demeurera comme la signature de tout ce
qu'écrit LeGoffic : vers, romans, histoire ou enquêtes,
et c'est la marque ethnique. C'est parce qu'il est bre-
ton qu'il sent et rentl, avec un pittoresque si pro-
fond, les paysages de l'Ouest, parce qu'il a vécu dans
une petite ville bretonne qu'il pénètre si bien l'âme
des personnages sortis de son cerveau et leur ma-
nière de sentir, de penser, d'agir et de se mouvoir.
Et comment ne rien dire de cette belle langue, ferme
et nuancée, vraiment classique, riche de verbe, avec
un rien, parfois, de recherche et de préciosité ?
UAbbesse de Guérande est une œuvre forte,
attachante, un roman et un document, un de
ces livres qui, au rebours de tant d'autres, aima-
bles, mais fugitifs, s'incrustent dans la mémoire ;
l'un des meilleurs et des plus caractéristiques de
Le GofÛC. — André Baudrillart.
Académie des sciences. Election de
Pierre Bazy. — Le 24 janvier r92i, l'Académie pro-
cède à l'élection d'un membre titulaire dans la sec-
tion de médecine et chirurgie, en remplacement
du D"' Guyon, décédé.
Six candidats étaient en présence et, le nombre
des votants étant de 58, les voix se répartirent de
la façon suivante, dans les deux tours de scrutin :
Pierre Bazy, 29, 36 ; Jean-Louis Faure, 12, 12 ;
Pierre Delbet, 10, 8 ; Henri Hartmarm, 5, 2 ; Félix
Legueu, i, o; Théodore Tuffier, i, o.
Pierre Bazy, ayant obtenu la majorité absolue des
suffrages, est déclaré élu. (V. ci-dessous.)
antianaphylaxie n. f. (du gr. anti, contre,
et de anaphylaxie). Méd. Méthode visant à combattre
les effets de l'anaphylaxie. (V. ce mot.)
— Ekcycl. On a vu, à l'article anaphylaxie, que
certains corps, parmi lesquels figurent notamment
les sérums thérapeutiques, déterminent, non pas à
la première injection, mais seulement à la seconde —
et encore quand celle-ci est pratiquée à un intervalle
de temps convenable (15 à 20 jours) — des accidents
violents : diarrhée, vomissements, syncope, etc., gé-
néralement passagers, rarement mortels, mais qui
n'en constituent pas moins un épisode dramatique
et dangereux. On a donc cherché, sitôt bien établies
les relations entre l'injection seconde et le choc ana-
phylactique, à éviter et à combattre celui-ci. Comme
le choc, suivant la théorie, d'abord adoptée, de Ch.
Richet et Portier, paraissait dii à la production d'un
poison, l'apotoxine, on tenta d'abord d'atténuer
I la toxicité des sérums par des moyens chimiques
ou le chauffage. Mais ces tentatives ne procurèrent
que des résultats inconstants ou insuffisants. C'est
seulement à la suite de nombreuses expériences,
commencées dès 1907, que Besredka découvrit qu'un
animal sensibilisé (c'est-à-dire ayant reçu auparavant
une première injection de là substance anaphylacti-
sante) est mis à l'abri des accidents du choc si, avant
l'injection seconde (ou déchaînante), on lui injecte
une petite quantité de la même substance ou anti-
gène. Depuis, Besredka a perfectionné ce procédé par
la méthode dite des injections subintrantes, qui con-
siste à faire trois ou quatre injections préventives
(au lieu d'une seule), à quelques minutes d'inter-
valle, en augmentant légèrement chaque fois la quan-
tité de sérum. On confère ainsi au sujet un état an-
tianaphylactique solide et qui lui permet de résister,
sans accident appréciable, à des doses du même sé-
rum qui, sans cette précaution, eussent été pour lui
sûrement mort ailes.
Comment expliquer ce résultat ? Besredka pense
que les injections successives d'antigène neutralisent
progressivement le poison, par une série de petits
chocs trop faibles pour être perçus, dont l'effet est
d'épuiser l'anticorps (toxogénine) et de ramener le
sujet, pour ainsi dire, à l'état de « neuf».
Mais à cette conception, inspirée par la théorie
chimique de Ch. Richet et qui suppose l'étroite spé-
cificité de l'antigène et de l'anticorps, s'opposent plu-
sieurs séries de faits. Besredka lui-même et Roux
ont constaté que certains narcotiques : l'éther, l'al-
cool, etc., empêchent la production du choc chez les
animaux sensibilisés, parce que, prétendent-ils, la
narcose met le système nerveux dans l'impossibilité
de réagir et de produire, par conséquent, les acci-
dents caractériîtiques de ce choc. Mais d'autres ex-
périences vont à rencontre d'une telle explication.
Kopaczewski a obteim la même prévention avec des
solutions aqueuses de cliloroforme et d'éther absolu-
ment incapables d'amener l'anesthésie. Mais, déjà
auparavant, Friedberger avait supprimé le choc par
la simple injection antécédente d'eau salée; Billard et
Grellety,Mougeot,etc., par des injections de certaines
eaux minérales prises à l'émergence; Kopaczewski et
Vahram, par des injections d'oléate de soude ; Ko-
paczewski et Rofîo, par des injections de bicarbo-
nate de soude. En 1919, Ch. Richet, Brodin et Saint-
Girons ont établi à leur tour que la dose déchaînante
de sérum, diluée dans neuf fois son poids d'eau sa-
lée physiologique, devient inoffensive; en 1920, Lu-
mière et Chevrotier, attribuant les accidents ana-
phylactiques à la formation d'un précipité dans les
humeurs d'un sujet sensibilisé, découvrent que l'tiy-
N' 171. Mai 1921.
posulfite de soude empêche cette précipitation et
annihile les effets ae l'injection déchaînante, etc.
De tous ces faits — et on en pourrait encore citer
beaucoup d'autres — il résulte que l'action désana-
phylactisante (ou antianaphyiactique) ne dépend pas
d'une combinaison chimique et, par conséquent, spé-
cifique, puisque les corps les plus divers sont capa-
bles de la produire. D'où, aussi, la nécessité d'une ex-
plication physique, qui fasse intervenir non l'affi-
nité chimique, mais les propriétés physiques des
humeurs et des corps qui y sont introduits et, notam-
ment, les propriétés liées à l'état colloïdal, absorp-
tion et multiplication de la surface de contact, charge
électrique, tension superficielle, viscosité, pouvoir
osmotique, etc. Sous ce rapport, la conception de
Danysz, bien que formulée en langage chimique, est
plus satisaisante. Il croit, en effet, que le poison ana-
phylactique ne se forme que quand l'antigène et l'an-
ticorps sont en certaines proportions; c'est pourquoi
il faut un certain temps pour que l'apport d'anti-
gène (injection première ou préparante) détermine
une production suffisante d'anticorps. Si, lorsque cette
production est réalisée, on injecte une nouvelle dose
d'antigène et en quantité voiilue, il y a formation de
poison, dont l'effet se traduit par le choc anaphylac-
tique. Mais si, au lieu de la dose voulue, on injecte
une ou plusieurs doses plus faibles, il n'y a plus pro-
portion entre l'anticorps et l'antigène ; le poison ne se
forme pas, et non seulement il n'y a pas choc, mais
encore le sujet est désensibilisé. Ce qui veut dire, en
langage physique, que tout corps (antigène) capable
de troubler l'équilibre des colloïdes du sérum ou des
humeurs du sujet détermine une réaction imraé- 1
diate (crise hémoclasique, colloïdoclasie de Widal)
quand il y a une grande différence de structure entre
le sérum et le corps injecté (microbes, métaux colloï-
daux, sucre, alcaloïdes, arséno- benzols), et une
réaction différée quand, au contraire, la différence
n'est pas grande (sérums thérapeutiques, extraits
d'organes, albumines étrangères). Dans ce dernier
cas (anaphylaxie) et en raison même de la ressem-
blance structurale des corps en présence, la modifi-
cation humorale est lente et n'aboutit que de proche
en proche à un état d'équilibre colloïdal instable.
Si, à ce moment, on injecte une dose suffisante d'an-
tigène, il y a rupture définitive de l'équilibre, choc.
Or, ce qui caractérise la rupture d'équilibre phy-
sique des colloïdes, leur destruction, ce sont la flo-
culation, l'agglutination, la précipitation. Et, en
effet, tout choc anaphylactique est accompagné de
la formation d'un précipité. Pour éviter le choc, il
suffit donc, chez le sujet sensibilisé (dont les col-
loïdes sont en équilibre instable), d'administrer soit
de très petites doses du corps déchaînant, habi-
tuant l'organisme à digérer, à assimiler rapidement
le précipité formé, suivant le procédé de Besredka,
soit des stabilisants des colloïdes: alcool, éther, chlo-
rure de sodium, carbonate ou hyposulfite de soude,
qui empêchent la production du précipité. Comme
on le voit, cette explication physique ne fait interve-
nir que des réactions physiques des colloïdes : charge
électrique, tension superficielle, viscosité, absorption,
pouvoir d'interférence et d'assimilation, etc., et laisse
de côté les réactions chimiques qui, certainement,
jouent aussi un rôle, mais ultérieur et secondaire,
étant donné la faible quantité des corps injectés.
Quoiqu'il en soit, d'ailleurs, de ces théories, encore
incomplètes et qui demandent de longues recherches
avant d'arriver à la précision nécessaire, la pratique de
l'antianaphyla-xie est désormais appliquée à l'homme
avec un succès certain. Quelque procédé qu'on emploie
de ceux qui ont été énumérés plus haut, ils mettent à
l'abri des accidents sériques et du choc anaphylactique ,
qui, pour être assez rares, n'en avaient pas moins
éloigné, à leur grand dommage, beaucoup de malades,
de l'usage répété, si souvent indispensable, des
sérums thérapeutiques. — D' J. LAuMoxiEa.
Bazy (Pierre), chirurgien français, né le
28 mars 1853 à Sainte-Croix-de-Volvestre, dans
l'Ariège. Il commença ses études médicales à la Fa-
culté de Toulouse et fut nommé, en 1873, interne
des hôpitaux de cette ville. Venu ensuite à Paris, il
y fut successivement externe, puis interne (1875) des
hôpitaux et y soutint une thèse inaugurale remar-
quée sur le Diagnostic des lésions du rein dans les
affections des voies urinaires. Chef de clinique chirur-
gicale en 1881, il était nommé chirurgien des hôpi-
taux de Paris en r886 (il était, lorsqu'il devint chirur-
gien honoraire, chef de service à l'hôpital Beaujon).
Membre de la Société de chirurgie depuis 1891, il
fut élu, en 1913, membre de l'Académie de médecine,
dans la section de médecine opérato.re. Il est offi-
cier de la Légion d'honneur.
Quoique la réputation du dorteur Bazy lui soit
venue surtout de sa maîtrise en chirurgie urinaire,
oti il est communément tenu pour un spécialiste de
haute valeur et cormne l'un des plus brillants élèves
du professeur Guyon, son bagage scientifique contient
d'importants travaux sur les autres branches de la
chirurgie, ainsi que sur quelques points d'anatomie
çt de physiologie. Parmi ces dernières études, il
faut mentionner ses recherches sur l'anatomie de
l'uretère, dç la vessie et du scrotum et sur la circu-
IJazy.
N' 171. Mal 1921.
iation rénale. En chirurgie générale, il a eu surtout
le très grand mérite d'appliquer le premier la séro-
thérapie préventive aux blessés que la nature de leurs
plaies lui paraissait prédestiner au tétanos.
C'est en 1895 qu'étant chirurcien à l'hospice de
Bicêtre, commune réputée à juste titre comme étant
dans une zone tétanifèie, il eut l'idée de faire à tous
les bles=és qui entraient dans son service une injec-
tion préventive de 10 centimètres cubes de sérum
antitétanique, injection qui était renouvelée systé-
matiquement huit jours après. De ce jour, il n'ob-
serva plus, dans ses salles, un seul cas de cette ter-
rible complication des plaies. Les communications
qu'il fit sur ce sujet à la Société de chirurgie ne
furent pas accueillies aussi favorablement qu'on eût
put le penser. Il fallut les désastres qui marquèrent
de ce chef les premiers mois de la guerre de 1914-1918
pour amener les chirurgiens à adopter la pratique
dont Bazy avait obtenu de si remarquables résultats.
Cette dure expérience a montré surabondamment
que la sérothérapie antitétanique, dent le mode d'ap-
plication a depuis quelque peu évolué en raison des
cas de tétanos retardé et des réapparitions qui
suivent parfois les interventions chirurgicales, était,
k ce point de vue, une sauvegarde indispensable, et
les clyffres statistiques que fournit, sur ce sujet,
l'étude de la chirurgie pendant la guerre ne laissent
aucun doute.
Cette question du tétanos a, d'ailleurs, inspiré à
Bazy un certain nombre d'autres travaux, qui ont vu
le jour principalement entre 1914 et 1917. Chirurgien
chef de l'hôpit..!
complémentaire
annexeduVal-de-
Gràce n" 5, puis
des hôpitaux
auxiliaires 146 et
252 et des salles
militaires de l'hô-
pital Beaujon,
Bazy suivit de
jourenjourl'évo-
lution de la chi-
rurgie de guerre
et communiqua à
ses collègues de
la Société de chi-
rurgieet de l'Aca-
démie de méde-
cine les ensei-
gnements de sa
pratique dans un
rapport sur le traitement des plaies et dans des notes
sur les plaies sèches des vaisseaux, sur l'examen
radiologique et sur les formes retardées ou locali-
sées du tétanos.
Parmi ses travaux de chirurgie générale, il sied en-
core de mentionner les idées qu'il a émises sur l'in-
nocuité d'un pneumothorax chirurgical, c'est-à-dire
déterminé opératoirera:înt par l'ouverture de la plèvre.
Longuement combattue, cette opinion a fini par réu-
nir l'unanimité des suffrages des chirurgiens à qui se
trouvait ainsi facilitée la chirurgie du poumon, des
médiastins et du cœur. Bazy a encore étudié avec
fruit le mode d'anesthésie applicable aux personnes
âgées, le traitement de l'appendicite et du cancer du
sein et maint point de tecîinique opératoire.
En ce qui concerne la chirurgie spéciale des voies
urinaires, Bazy fut encore un initiateur dans la cure
chirurgicale des tumeurs de la vessie, auxquelles,
avant lui, on n'osait toucher. Il montra que, dans
ces affections extrêmement pénibles, douloureuses,
se compliquant si souvent d'hémorragies graves,
l'acte chirurgical apportait des ressources souvent
curatives, parfois tout au moins palliatives, et l'on
ne compte plus aujourd'hui les malades qui ont bé-
néficié de cette heureuse innovation.
Un autre sujet qu'il étudia avec le plus grand succès
est l'hydronéphrose, c'est-à-dire la distension du rein
et du bassinet par l'urine qui s'y accumule sous l'in-
fluence d'un obstacle. Ses recherches anatomiques et
cliniques permirent, notamment, d-'individualiser l'hy-
dronéphrose congénitale. Il a également démontré
nettement l'origine infectieuse des cystites que l'on
mettait jadis sous l'influence du rhumatisme, de la
goutte ou même du froid. De même a-t-il approfondi
dans de nombreux travaux, dont le premier fut la
thèse de doctorat que nous avons signalée, I impor-
tance des signes fournis par le fonctionnement
rénal et sesanomalies pour le diagnostic desalîections
urinaires. Il a fait faire ainsi un grand progrès à ce
diagnostic, dont la précocité est indispensable à l'éta-
blissement d'un traitement efficace. Il a encore étudié
le rétrécissement congénital de l'urètre chez l'homme,
la technique et les indications de l'ablation de la pros-
tate, l'avenir des sujets auxquels on a pratiqué
l'ablation d'un rein, le traiteinement du cancer de ce
dernier organe. Il n'est guère de chapitres de cette
chirurgie spéciale auxquels il n'ait apporté une inté-
ressante contribution. Il a, en outre, perfectioiuié ou
enrichi de nouveautés l'arsenal instrumental en usage
pour les interventions en urologie.
Les travaux de Bazy ont été surtout insérés dans
les Bulletins de l'Académie de médecine ou de la
LAROUSSE MENSUEL
Société de chirurgie, ou encore dans les Annales des
maladies des organes géntlo-urinatres. Mais il a, en
outre, publié dans V Encyclopédie scientifique des
aide-mimoire , un volume sur l Urètre et la Vessie,
quiaeutroiséditions; dans V Encyclopédie d'urologie,
l'article Hydronéphrose ; dans le Traité de thérapeu-
tique dirigé par Albert Robin l'article consacré au
Traitement du cancer du rein. Avec le professeur
Guyon, il a donné un bel Atlas des maladies des
voies urinaires.
Le 24 janvier 1921, Pierre Bazy était élu membre
de l'Académie des sciences, en remplacement de son
maître, Félix Guyon. — D' lleun Bouquet.
Bijoux et bibelots des poilus au
Iront. C'est vraisemblablement vers la findei9i4,
et très certainement au début de 1915, que la
bijouterie du front a pris naissance , intimement
liée à la stabilisation partielle, puis presque totale,
du front de com-
bat. Pour tromper
l'ennui des heures
d'attente, les poi-
lusoccupèrentleur
activité à réaliser
bi oux et bibelots
à l'aide de projec-
tiles : balles ou
obus, véritables
matières premières
fournies par l'en-
nemi même. De
souvenirs person-
nels et familiaux,
l'industrialisation
aidant, ces bijoux
deviru'ent l'objet
de production in-
tense , organisée ,
avec des centres
de fabrication col-
lective à rendre
jaloux les promo-
teurs de l'Asso-
ciation ouvrière.
Cette association ouvrière était complétée par une
organisation ratiormelle du travail. Si, par exemple,
nous prenons le travail de l'aluminium, des équipes
se sont constituées avec : un fondeur de métal
opérant seul ou avec un aide la confection des moules
Deux a.-i dr la chasse aux têtes d'obus
(région de Vaiiquois, litio,.
L'aluminium coulé dans le moule de pierre est rapidement égalise
avec un bàtouoei.
et la coulée ; un scieur, débitant les rondelles de
bagues ou de bracelets; un ou plusieurs dégrosis-
seurs, ébauchant le projet de la bague et ayant leur
spécialité : bagues à chaton, à jour, à incrustation ;
un fin sseur, reprenant à la lime ou à la toile émeri
Les M cuistots 1. SI i^j.....;.^, i..aih ii' poilu orfèvre utilise leur
l'eu pour la lonl« du ■ uitnium ■ dans une cerveltère.
les bagues dégrossies; enfin, un ciseleur ou graveur,
enjolivant, illustrant, «enluminant », pour ainsi dire,
le travail de ses camarades. On conçoit que même des
profanes bijoutiers aient pu, à force de répétition de
gestes, acquérir une réelle habileté pour créer ces me-
nus objets, dont beaucoup dénotent un goût très sûr.
La bague d'alumimum. — C'est la plus connue ; pas
un poilu véritable qui n'en ait au moins une à son
actif; pas une main féminine qui en soit dépourvue,
la préférant souvent, malgré sa simplicité et sa rusti-
Téle d'obus de 77.
447
cité, au plus scintillant solitaire, à l'orient de la plus
belle perle.
Elle fut réalisée primitivement pardécoupage, puis
par coulée.
a) Découpage. — La matière prenjière fut la tète
d'obus du 77 allemand, <lont tout le corps principal
est en aluminium. La
partie A, sous la calotte,
en acier, de choc percu-
tant, fournit de quoi réa-
liser une bague mascu-
line. Les disques de ré-
glage B, B', B" laissés
intacts furent transfor-
més en petits bracelets,
ronds de serviettes, pen-
dentifs ou broches (sur-
tout pour la partie B , dé-
bitée en segments de 1/4
à 1/5 de circonférence,
les graduations formant
motif décoratif). Mais la
partie C , à cause du
faible diamètre du canal
intérieur de mipe à feu et
de l'épaisseur de ses pa-
rois, eut toutes les préfé-
rencesdes poilus orfèvres,
qui trouvaient de quoi réaliser trois ou quatre bagues,
lorsque la tête d'obus était intacte. Enfin, en D, par-
tie inférieure terminale, deux bagues d'enfant pou-
vaient être réalisées, mais, très souvent, cette pariie
était détériorée
soit par l'explosion
de l'obus, soit par
le choc de la fusée
contre le sol ou
uncorps dur. Pour
démonter ces difïé-
rentes parties,
l'outillage le plus
hétéroclite, mais
aussi le plus ingé-
nieux, fut trouvé :
baïonnettes bri-
sées, morceaux de
f erraillese muaient
en tournevis, ci-
seaux à froid, mar-
teaux, sans comp-
ter les vieux cou-
teaux qui, savam-
ment travaillés au
tiers- point, deve-
naient les scies à
métaux indispen-
sables aux pré-
orfèvres frontaux.
b) Coulée. — Le procédé par découpage occasion-
nant une trop grande perte de métal et ne permettant
pas l'utilisation totale de la fusée en vue de la fabri-
cation des bagues, on eut recours à la fusion, profi-
tant du point de fusion relativement bas de l'alliage
alumineux. Les « poches de fusion » furent des plus
bizarres : gamelles estampées (les mieux cotées), vieux
quarts, cuillères à pots trouvées dans les ruines. La
grande vogue fut un moment (i''' semestre de 1915)
aux cervelières qui précédèrent l'avènement du casque
de tranchée du type Adrian.
On put alors utiliser les têtes d'obus de T05 , 1 50, etc. ,
rejetés au début par suite de leur difficulté de démon-
tage , ou fondre
leurs fragments ,
ainsi que les bi-
dons, quarts d'é-
quipement alle-
mand. L'épuration
du métal avant
coulée fut l'un :•
secrets de nos m
dernes Cellin i
Pour les uns, l'i -
tait une brancheti f
de bois vert ( le /><■/•-
chage métallurgi-
que du cuivre!);
pour les autres, un
Iragment de pom-
me de terre ou de
pain judicieuse-
ment remué au
sein de la masse
en fusion réalifant,
sans que l'orfèvre
souvent s'en dou-
tât,la«réduction>,
objet de tant de
préoccupations chez nos métallurgistes. La coulée
fut opérée dans des moules dont la matière variait
avec la région : craie en Champagne ; bois en Ar-
gonne; glaise ou terre dans la Somme, sans compter
les moules en pomme de terre. Les moules de
bagtics, d'abord unitaires, furent transfermés en
moules permettant la coulée de tubes.
L'aluminium fondu dans la cervelière
est coulé dans le moule c^'lindrique à
noyau, fiché dans une ex-boite de singe.
Découpage des rondelles dUuminium.
448
L'idéal était de trouver un morceau de tube de
cailre de bicyclette ou, à défaut, de la tôle mince(boîte
de conserve par exemple) enroulée en forme de tube.
Le «noyau» idéal fut un fragment de fourreau de
baïonnette permettant, à cause de sa forme trou-
conique, un démoulage facile et l'obtention de ron-
delles à trous de diamètre variable, suivant la
hauteur à laquelle on
LAROUSSE MENSUEL
jeux de limes, drille avec mèches: certains indus-
triels constituèrent même des Irousses spéciales, par-
faitement transportables dans le sac ou la musette
du poilu.
Les artisans de métier, graveurs, orfèvres, trou-
vèrent souvent à utiliser leurs capacités et connais-
sances techniques, au point qu'il n'y eut pas un
le; prélevait sur le
tube d'aluminium réa-
lisé.
Le débita<.;e des ron-
delles se fit à la scie
ou avec un objet ana-
logue (couteau, faux,
faucille), dentelé à
souhait avec la lime.
La cueillette des
têtes d'obus en alumi-
nium avait quelque
chose de captivant.
Combien de fois le
poilu repérait le
(I cutant » tombé dans
ses parages pour aller,
soit tout de suite, soit
le soir, chercher la fu-
sée enfouie à quelques
décimètres en terre !
Le procédé par coulée
apporta l'industriali-
sation signalée ci-des-
sus, avec production
rapide et abondante,
et cours en rapport.
C'est ainsi que, dans
un secteur de l'Ar-
gonne, près de Vau-
quois, fin septembre
i(ji5, la rondelle de
bague qui cotait
o fr. 75 à I franc pièce,
tomba à o f r. 50 - o f r 60
à la suite d'un co-
pieux bombardement
par 77et 105, qui four-"
nitun apport considé-
rable de matière pre-
mière aux baguistes
de l'endroit : l'offre
dépassait la demande,
le coursdevaitbaisser!
Ouvrage de la ron-
delle d'aluminium. —
Le premier travail consistai t dans le calibrage, opéré par
un dégrossissage au couteau, le plus généralement suivi
d'un finissage à la toile cmeri, grosse et fine. Quand le
ijj||i|gm:;l5!5!5
■r .Modem liijoulry » d'Arironnc; à frauohe, le scieur de rondelles
d'aluminium i à droite, le calibreur-dégrossisscur; dans le lond,
le finisseur et les graveurs.
trou de la bague était obtenu en rapport avec la
grosseur du doigt du (ou de la) destinataire, alors,
commençait le travail de décoration proprement dite.
Kntre lieux tirs d'- t».HiTa^e, le poilu cisèle une bague.
Les uns, profitant de la malléabilité de l'aluminium,
faisaient . la décoration avec une lame de cinif ;
d'autres, plus habiles, se confectionnaient burins et
échoppes de graveurs. Puis, de l'arrière parv.nt un
outil. âge plus perfectionné : étaux légers en bois,
«• 171. Mai 1921.
les ceintures étaient de très faible largeur (cas des
137 autrichiens, par exemple) et ne permettait l'ex-
traction que de fragments de ceintures d'obus.
Ces ceintures, après recuit, le plus souvent aux
cuisines, étaient laminées par battage qui permet-
tait, avec un peu d'habileté, de réaliser à priori
le galbe de ta forme définitive de l'objet à exécuter.
Les rayures de la
pièce, creusées sur la
ceinture de cuivre,
furent conservées,
constituant, de par
leur régularité, une
sorte de décor primi-
tif, testimomum in-
discutable que l'obus
avait été tiré, ajou-
tant à l'objet la preuve
de son authenticité
frontale.
Les ceintures d'obus
ont surtout servi à
réaliser des coupe-
papier, des ouvre -
lettres, mais, savam-
ment travaillés, leurs
fragments ont été uti-
lisés à tous ces sertis-
sages, devant lesquels
on s'extasie, étant don-
né leur minutie, leur
bon goût et les condi-
tions dans lesquelles
les poilus orfèvres tra-
vaillaient : un coin de
grange ou de cagna
pour atelier, un tronc
d'arbre , un tas de
pierres, un instrument
agricole pourétabli et,
pour récompense, f cu-
vent, un brutal « ar-
rivage » de matière
première livrée franco
par Fritz.
Les douilles d'obus
de tous calibies, les
douilles et les obus
de canons français
de 37, les douilles de
fusées éclairantes, les
grenades, ont servi à
réaliser totit un monde
de briquets, veilleuses,
petites lampes, vases, encrier?, etc., prouvant ainsi
que, malgré Icsheures terribles de la vie du front, nos
poilus n'ont jamais perdu le sens du beau et ont
su ajouter à leurs qualités héroïques indiscutables le
bon goiit, cette munition bien française.
Enfin, le bois lui-même eut ses adeptes, principale-
ment pour la fabrication de cannes et aussi de pipes,
ces deux inséparables compagnes du poilu. La bague
de bois, plus particulièrement réalisée avec le bois
d'hélice d'avions, fit son apparition vers igi6; il
semble que ce furent nos alliés les Anglais qui la
1. Coupe-papier droit ; 2. Coure-papier, forme yatagan (ceinture d'obus) ; 3. Grattoir (cartouche allemande) ; t. Trousse (chargeur) ; 5. Broche ;
, 8, 9. Bagues en aluminium^ 10. Encrier-plateau (douille de 15o et lusée de 77 allemandes}; 11. Briquet en cuivre; 12. Sonnette (lusee d'obus);
13. Porte-plume et porte-crayon gravé : a, crayon; 6, plume (cartouches).
bataillon qui ne possédât son «graveur», devant la
cagna duquel on vint faire queue pour décorer
d'initiales ou d'inscriptions le dernier bijou frontal
créé quelques heures auparavant.
Bague de balle allemande. — Les balles bimétal-
liques (enveloppe de nickel avec garnissage interne en
alliage plomtjifère) du fusil Mauser allemand ont
aussi été utilisées à la confection de bagues d'un
modèle spécial, dont les ligures ci-contre indiquent les
phases de réalisation.
Comme l'embase a portait, en relief, le nom du
centre de fabrication, les poilus,
toujours ingénieux, cherchaient à
faire coïnciaer cette initiale avec
celle du nom ou prénom de celui (ou
celle) à qui était destinée la bague.
Mais, étant donné la difficulté assez
grande de réalisation (surtout pen-
dant la période critique de l'apla-
tissement de la pointe de la balle)
de ces bagues et aussi à cause du
peu de diversité de leur forme, elles
eurent moins de développement que
celles d'aluminium.
Obje's faits de cartouches alleman-
des. — Le plus cl assique est le porte-
A. balle brute, .ivec son embase de serlissafxe.u . li, balle limée, vue de laee (1) et vue
par travers ;2) [la partie centrale b ayant été évidec au couteau pour enlever 1 alliage
ploinbilèrc]; C, après uabnrinage sur le lourreau de la baïonnette (la ba?iie future ne
présente plus qu une pointe c, à aplatir) ; D, après aplatissement de la pointe c, la balle
plume exécuté avec' deux douilles s'est muée en uue bague dont le chaton est constitué par l'ancienne embase de sertissiige a.
soudées par leurs bases et dont les
balles de nickel, préalablement vidées par fusion de
l'alliage p ombifère, servent de porte-plume et de
portecrayon.
Associés aux balles de cuivre françaises, aux cein-
tures d'obus allemands, les cartouches allemandes
ont servi à créer une foule de menus objets : trousses
de toilette, ouvre-lettres, coupe-papier, avions en
réduction, etc.
Travail des ceinturés d'obus. — A la fois pour leur
faire subir la poussée maximum des gaz d'explosion de
la poudre et leur taire acquérir, par l'inttrmédiaire
des rayures de la pièce, un mouvetnent giratoire de
propulsion, les obus sont dotés, vers leur base,
d'une ceinture de cuivre rouge. Celle-ci est sertie mé-
caniquement dans une rainure en queue d'aronde,
taillée dans l'acier ou la fonte aciérée du corps de
l'obus. Ceci explique les difficultés assez grandes que
les poilus éprouvaient, surtout avec un outillage ru-
dimentaire, lorsqu'ils voulaient extirper les ceintures
d'obus de leur logement. Si, avec les 77, isoet 2 loal-
lemands à une seule ou plusieurs larges ceintures, le
travail était encore aisé, il devenait ardu lorsque
créèrent. Dans les régions boisées, telle l'Argonne,
les feuilles d'arbres furent utilisées pour réaliser, par
frappe à la brosse, des ajourages merveilleux, et la
blanche écorce du bouleau servit à de mo lemes et
simples enlumineursà la confection de cartes-souvenirs
très décoratives.
Plus que tout autre, le soldat français sut profiter
de ses belles qualités d'art et d'inJépendance pour
réaliser de véritables chefs-d'œuvre de bijouterie,
de joaillerie et d'orfèvrerie. Bien souvent seul, sans
maître et sans guide, il sut trouver la technique
exacte convenant à tel ou tel bibelot. S'il (tait per-
mis de confronter des bijoux du front, non réalisés
par des professionnels, avec ceux des artisans du
moyen âge et de la Renaissance, on serait frappe de
nombreux cas d'analogie.
Le Salon des armées qui, en 1916, groupa des
milliers d'oeuvres de poilu?, tant picturales que de
bijouterie et d'orfèvrerie, fut à ce sujet une consé-
cration de l'art français vraiment personnel et sin-
cère, non entaché par des préjugés d'école ou de
clan. — Ueorges DBOÀiST.
Mai 19i1.
LAROUSSE
lA Fuite de Ch^rle8 le Téméraire après la bataille de Moral, tableau d'Eugène Buriiand (1895, musée de Lausanne , Phot. Bi-aun. — Après avoir été vaincu par les Suisses h Oranson, le i mars iW6,
Charles le Téméraire lut de nouveau battu par ces mêmes Suisses à Moral, le 22 juin de la même année. I.a défaite qu il y essuya lut complète, et son armée fut anéantie. Il réussit à s'éctiapi>er avec quelques
cavaliers et, lorsque, après une course de douze lieues, il arriva à Morges. sur le lac de Genève, il n'avait plus que douze cavaliers. Cruel comme à Moral fut longti-mps un dicton populaire parmi les Suisses,
qui ne firent point de quartier. Les cadavres des vaincus furent jetés ilans une losse inimense qu'on remplit de chaux vive et, quand les corps furent consumés, on entassa les ossetnents dans une cliapclle
appelée l'Ossuaire des Bourgui'jnons. On y lisait cette inscription : Deo Optimo Maximo. Inclifli et fortissimi Burgundix ducis exercitus, Moratum obaidens, ab Uelveliù, hoc nui moitumeutum relii/uil. (Au Dieu
très bon et très grand. L'armée du célèbre et très vaillant duc de Bourgogne, détruite par les Suisses au siège de Murât, a laissé d'elle ce monument.)
Bourgmestre de Stllmonde (le), tra-
gédie moderne en trois actes, de Maurice Maeter-
linck, représentée pour la première fois au théâtre
Moncey le 12 janvier 1921. — La scène se passe au
mois d'aoïjt 1914, dans un village belge, près de Visé,
à la frontière allemanJe. La guerre vient d'éclater.
Le bourgmestre a une fille, Betta, qui a épousé
un Allemand, Otto Hilmer. A la mobilisation, celui-
ci a regagné son pays, où il est lieutenant dans l'ar-
mée allemande. La fille est demeurée près de son
père. Le territoire de la neutre Belgique est violé,
les villages sont massacrés. L'ennemi approche de
Stilmonde. Le bourgmestre attend, anxieux. C'est un
brave homme inoffensif, qui s'adonne à l'iiorticul-
ture. Les circonstances vont le mettre à Ue rudes
épreuves. C'est son gendre qui, sous les ordres du
major von Rochow, est chargé tj'occuper le village.
On espère en lui. Maisl'officierteutonest desa race :il
ne connaît que la discipline, et il justifie les cruautés
de ses chefs au nom des lois de la guerre. II ordonne
les réquisitions, les contributions : il obéit . Le major
est plus dur encore. Il prévient le bourgmestre qu'il
sera responsable pour tous ses administrés.
Peu d'instants après, im coup de feu part. Un
officier allemand est tué, — probablement par un de
ses soldats. Il faut au major un coupable belge. On a
arrêté près du lieu du crime un brave et inoffensif jar-
dinier, Claus, qui émondait les fleurs du bourgmestre.
Les soupirons se portent sur cet être simple. Que ce
soit lui ou un autre, il faudra qu'un Belge soit fusillé.
Le bourgmestre n'avait qu'à se taire, et tout serait
dit. Mais il est un honnête homme, et il faut parfois
être un héros pour rester simplement un honnête
homme. Il a interrogé tous ses concitoyens. Aucun
ne s'est dénoncé : c'est donc qu'aucun n'est cou-
pable, car ce sont de braves gens ; pas un ne laisse-
rait fusiller à sa place le bourgmestre otage. Quant à
Claus, il est sublime, lui aussi. Vieux, sans enfants,
il supplie son maître de laisser faire et de le laisser
mourir, car il n'est plus bon à rien, tandis que la
commune a besoin de son chef. Le magistrat repousse
cette lâcheté. Il ne sera pas dit qu'il sauvera ses
jours au prix de la vie d'un iimocent.
L'heure du supplice approche. Le lieutenant Otto
commandera le feu et fusillera lui-même son beau-
père, pour l'exemple. Tel est l'ordre. Uella et son
jeune frère s'indignent devant le cynisme de cette
barbarie. La jeune épouse répudie et maudit son
époux, instrument docile du militarisme allemand.
Le bourgmestre est emmené au lieu du sacrifice.
Douze coups de fusil crépitent. C'est fini. Le brave
homme est mort en héros.
Le major vient cérémonieusement annoncer â
Bella qu'il a dispensé son mari de commander le feu,
par égard pour elle. Mais la femme outragée repousse
le mari allemand, dont la présence évoquera tou-
jours ce supplice sanglant.
Cet ouvrage est fait de sobriété puissante, sans
déclamation mélodramatique et sans excès. Lasitua-
Les principaux rôles ont été créés par : M"« Suzanne
Delvé (Utlta) et par MM. Jean d"V'd (/« bourgmfilrt) ; Lan-
(iier [le HtuUnanI Otto Hilmtr); Pierret (/e commaHdant
von Rochow) ; Fichel (U jardinier Claus).
Bourquelot (U\\e-Emile), chimiste français,
né à Jandun (Ardennes) le 21 juin iS.'ii. Il est mort
à Paris le26janvier 1921. (V.Lar.Af «•>!$., t. IV, p. 900.)
Les disciples Pierre et Jean courant au sépulcre le matin de la Résurrection, tableau d'Kugéne Burnand. Musée du Luxembourg, Parts.)
tion est si atroce et si sincèrement exposée qu'elle
suffit à émouvoir fortement et à tendre les nerfs.
Les officiers allemands ne sont pas poussés à la
charge, mais présentés au vif avec une impartiale
vérité. C'est une page d'histoire, qui remue des reten-
tissements jusqu'au fond des consciences. Le style
a la noble simplicité qui convient au rôle de ces
bonues et simples gens, le bourgmestre de Stilmonde
et sa fille Betta ; les Allemands parlent le vrai langage
de l'âme de leur race, avec une dureté logique et
inconsciente. — Léo Clahxtii:.
Surnand (Charles-Louis-£u;^«), artiste pein-
tre suisse, né le 30 août 1850 à Moudon (canton de
Vaud), mort à Paris le 4 février 1921. — Eugène
Burnand, qui vient de mourir à l'âge de soixante et
onze ans, est un des peintres dont le nom est le plus
connu à l'étranger. Sa famille plonge ses racines pro-
fondément dans la terre vaudoise. Elle a loumi à son
pays, depuis le xvi« siècle, nombre de conseillers, de
magistrats, d'officiers, de pasteurs. Eugène Burnand,
quatrième fils d'un industriel fabricant d'armes, te-
nait de sa mère sa nature d'artiï-te et sa science
45"
d'observation. Ses parents s'étant fixés à Neuhausen,
il fréquenta d'abord, de 1860 à i868, les écoles publi-
ques de Schaffhouse, fit un séjour à Florence, puis
commença, sur le désir de son père, au Polytechnicum
de Zur.cti, des études d'architecture, qu'il abandonna
pour se vouera lapeinture.il étudia d'abord, en 1871
et 1872, à l'Ecole des beaux-arts de Genève, sous la
direction de Barthélémy Menn, ensuite à Paris, jus-
qu'en 1878, à l'Ecole des beaux-arts et dans l'ate-
lier de Gérome. Entre temps, il passa à Rome deux
années, en 1876 et 1877.. \vec Paul Girardet-Sandoz,
il s'initia à la gravure à l'eau-forte et, en 1878, il
épousa la fille de son maître.
L'existence de l'artiste n'a plus, désormais, d'autre
histoire que celle de son œuvre, qui manifeste l'acti-
vité et la direction de son esprit.
On retrouve dans les premières œuvres d'Eugène
Burnaud l'influence de ses deux premiers maîtres :
celle de Menn, féconde pour l'éveil de sa personnalité,
Eugène Bumand dans son atelier. (Phot. Boissonnas.)
si ferme et en même temps libératrice, celle de Gé-
rome, plus traditionnelle et se nuançant de réalisme.
Ses premières œuvres traduisent la vie rurale de
son pays : llnténcur d'église (1896), qui fit accourir
dans son atelier de Sepey tous les gens des alentours,
amusés île reconnaître dans l'auditoire les figures
connues d'eux, la Pompe du village (1881, musée de
Neuchâtel), les Glaneuses (i89r), la Ferme suisse
{1883, musée de Genève). Son œuvre est alors pré-
cise, consciencieuse, documentaire. Elle le restera au
cours de sa vie, mais en acquérant plus de profon-
deur et aussi d'élévation morale.
Vers i88i, Bumand fut attiré par la Provence. Il
se lia d'amitié avec Mistral, dont il illustra l'œuvre
maîtresse. Les eaux-fortes qu'il composa pour Mi-
reille sont sa première grande œuvre.
Il n'y refait pas l'histoire douloureuse de l'hé-
roïne de Mistral, il rend accessibles les sites fami-
liers qu'elle parcourt, il la situe et l'explique; c'est
ainsi, avec conscience et scrupule, qu'il comprend
son rôle d'illustrateur.
Il expose successivement au Salon, en 1884, la
Vieillesse de Louis XIV ; en 1885 le Taureau dans
les Alpes, qui fut très remarqué (musée de Lau-
sanne); en 1886 le Changement de pâturage (musée
de Berne) ; en 1890 la Descente des troupeaux en Pro-
vence (musée deBâle); en 1893 l'Arquebusier bernois;
en 1894 le Paysan, le Repos des bergers au Langue-
doc, Dans les hauts pâturages; en 1895 la Fuite de
Charles le Téméraire après la bataille de Morat (mu-
sée de Lausanne); en 1896 le Groupe de lansque-
nets {musée de Santiago) ; en 1898 Fin de journée (mu-
sée de Lucerne); en 1899 le Repos sous les pins.
Mais c'est surtout comme peintre religieux ou, plus
exactement, biblique, qu'Eugène Bumand devait se
classer. En 1896, il donne un Saint François d'Assise
et les Moutons; en 1897 le Retour de l'Enfant pro-
LAROtJSSÈ MENSUEL
digue, qu'il situe dans l'habitation qu'il occupait en
Provence ; en 1896 les Disciples accourant au Sé-
pulcre le matin de Pâques (musée du Luxembourg);
en 1899 l'Homme de douleur (musée de Genève; en
1900 ['Invitation au festin (musée de Winterthour);
en 1901 la Prière sacerdotale (musée de Lausanne);
en 1903 Jésus chez Marthe et Marte (musée de Phi-
ladelphie) ; en 1905 la Voie douloureuse ; en 1909 le
Samedi saint, qu'un comité constitué dans ce but
acheta pour le musée de La Chaux-de-Fonds.
C'est en 1908 qu'Eugène Burnaud exposa au Sa-
lon de la Société nationale des beaux-arts, sous le
titre : les Paraboles, quatre-vingt-quatre composi-
tions, qui eurent un grand succès.
Dans son livre sur l'Art chrétien, Louis Brehier
parle ainsi de ces compositions : « Dans l'illustration
des Paraboles, Eugène Bumand a traduit avec une
sincérité et une foi profondes les images vivantes
qui constituent l'enseignement évangélique. Il a sur-
tout cherché à exprimer le sens éter-
nel applicable à tous les temps et à tous
les pays des préceptes divins. Ses décors
et ses personnages sont d'un caractère
assez abstrait pour convenir à tous les
hommes et assez expressifs, cependant,
pour éveiller l'émotion leligieuse. »
Melchior de Vogue et de La Sizeranne
signalèrent également avec éloge l'art
religieux d'Eugène Burnand. Des car-
tons pour le Sermon sur la montagne,
vitraux destinés à l'église d'Herzogen-
buchsee (Berne), furent également faits
par l'artiste en 1911 et exécutés par
Emile Gerster, de Bâle, en 1912.
Ses derniers tableaux sont sa Mater-
nité(igi2),\eLabour dans le Jorat{igi5),
qu'il considérait comme son testament
de peintre. Cette œuvre fut brûlée à
Lausanne le 30 janvier 1916, et Bur-
nand, sans se décourager — c'est une
image de son caractère — la recommen-
ça , bien qu'elle fût de dimensions considé-
rables, et l'exposa, en 1919, à la Société
nationale. Le Matin de Pâques, tableau
destiné à l'église protestante de Zoug,
est sa toute dernière œuvre (1920). Ce
tableau fut fortement endommagé par
un autre incendie, survenu dans son
atelier, à Paris.
Au cours de la Grande Guerre, en
particulier en 1918 et 1919, pendant un
séjour à Montpellier, il travailla à syn-
thétiser dans une sér.e de portraits
exposés en 1920 à Paris, sous le titre :
les Alliés dans la guerre des nations,
les divers types des combattants ; cette
série de portraits, caractéristiques à la
fois au point de vue documentaire et
psychologique, est un monument ico-
nographique du plus haut intérêt pour
l'histoire de la guerre.
Pour être complet et montrer sous
toutes ses faces cette inlassableactivité,
ajoutons qu'Eugène Burnand a collaboré
avec Baud-Bovy et Furet au Panorama
des Alpes bernoises, e.xposé en 1892 à
Chicago, qu'il a brossé pour le buffet de
la gare de Lyon un panneau décoratif : le Mont-Blanc,
qu'il a peint de nombreux portraits, notamment ceux
d'Edmond de Pressensé, sénateur, et de Frédéric Go-
det. Il a dessiné le billet suisse de mille francs, mon-
trant un intérieur d'usine avec des ouvriers groupés
autour de machines, une Carte du i" août {igiy), figu-
rant la Suisse protégeant de petitsenfants réfugiés sous
son manteau, et aussi des images commémorant des
cérémonies religieuses de l'Eglise réformée, comme son
Certificat de baptême, son Souvenir pour les catéchu-
mènes, son Souvenir pour les journées de deuil. Eugène
Burnand a collaboré à divers journaux illustrés, en
particulier à l'Illustration et au Tour du monde; il a
illustré les Co»/« du /«/«di, d'Alphonse Daudet ; lesLé-
gendes des Alpes vaudoises,û'Mixed Ceresole; Fran-
çois le Champi, de George Sand; l'Orpkelm, d'Ur-
bain Olivier; le Voyage du chrétien, de Burnyan; les
Fioretti, de saint François d'Assise.
L'homme, en Eugène Bumand, était non moins
attachant que l'œuvre. Ses amis se souviennent de
« cet esprit pétillant, d'une spontanéité si amusante
quand il s'abandonnait dans l'intimité, [de] cette haute
culture et [de] cette noblesse morale que les épreuves
avaient jour à jour élevée jusqu'aux plus hauts som-
mets de la vie spirituelle », a dit André Michel.
La figure d'Eugène Burnand était caractéristique de
la terre, des idées et de l'art romans, et elle avait un
beau caractère de sincérité, de droiture et de loyauté
qui séduisait dès le premier abord. Ces hautes qualités
se retrouvent dans sa peinture ; c'est la raison pour
laquelle son œuvre a joui presque immédiatement,
dans son pays et au dehors, d'une grande popularité.
Eugène Burnand, qui avait reçu de nombreuses
distinctions dans son pays et à l'étranger, avait été
nommé, en 1893, chevalier de la Légion d'honneur,
officier en 1920, et il était membre correspondant de
l'Institut depuis 191 1. — Juw.Uabilel Lemoine.
«• m. Mai 1921.
calorimétl'ie n. f. — Encvcl. Calonmétne
humaine. On nomme ainsi la science quia pour but de
mesurer les quantités de chaleur dégagées par l'orga-
nisme et de déterminer les rapportsentre cette quantité
de chaleur et différents facteurs dépendant les uns de
l'organisme lui-même(âge, poids, etc.), lesautresdépen-
dant des circonstances extérieures(alimentation, etc).
Historique. — Lavoisier {Mémoire sur la chaleur,
1780) tenta le premier de mesurer la quantité de cha-
leur dégagée par un organisme vivant, celui d'un
cobaye. Il avait démontré qu'un animal rejette de
l'acide carbonique par sa respiration. Il voulut prou-
ver que la chaleur dégagée par l'animal était égale à
celle qui prendrait naissance si l'on faisait brûler une
quantité de carbone égale à celle que contient CO*,
l'acide carbonique produit par la respiration.
Pour ce faire, dans une première expérience de dix
heures, il mesura CO' produit par un cobaye. Le
carbone de cette quantité d'acide carbonique aurait
été capable, en brûlant, de faire fondre 326 grammes
de glace. Dans une seconde expérience, également
de dix heures, Lavoisier enferma le même cobaye
dans une sorte de boîte plongée au mileu de la glace
dont on pouvait recueillir l'eau de fusion. Il obtint
ainsi 341 grammes d'eau provenant de la fusion de la
glace. La concordance assez approchée des deux
cniffres (326-341) semblait confirmer l'hypothèse de
Lavoisier. Elle n'est, cependant, que partiellement
exacte, et la concordance des résultats est due à une
heureuse coïncidence.
Lavoisier calculait, en eiiet, comme si le gaz carbo-
nique expiré prenait naissance à partir du carbone à
l'état libre. Or, le carbone dans l'organisme se trouve
sous forme de combinaisons (glycogène, albumi-
noïdes, etc.).
On doit donc envisager la chaleur de formation
de CO* à partir de ces combinaisons et non pas à
partir du C libre.
Prenons un exemple très simple.
Chaleur de formation de l'acide carbonique à par-
tir du C libre d'après l'équation C -f O* = CO* + 94 ca-
lories. Chaleur de formation de l'acide carbonique à
partir de l'oxyde de carbone, d'après l'équation
CO -I- O = CO« + 68 calories, 2. Il y a entre 94 et
68, 2 une diûérence de 25 cal. 8. Or, c'est précisément
ce nombre qui mesure la chaleur de formation de
l'oxyde de carbone d'après l'équation :
C -I- O = CO -I- 25 cal. 8.
Quel que soit le chemin suivi pour amener un
atome de carbone à 1 état de CO','soit en un temps
(C -^ O* = C0«), soit en deux temps (i") C -)- O = CO,
(2°) CO -(- o = COs, le nombre total des calories dé-
gagées est toujours identique et égal à 94.
Par contre, les équations ci-dessus montrent que
la quantité de chaleur mise en liberté pour la for-
mation d'une molécule de CO* dépend de l'état dans
lequel se trouvait l'atome de C : soit libre, soit en
combinaison ; dans l'organisme et dans les aliments
le carbone étant toujours sous forme de combinaison,
il faudra mesurer directement, avec la bombe calo-
rimétrique de Berthelot, la chaleur de combustion
des composés envisagés, et c'est cette quantité de
chaleur qui interviendra dans les calculs et non la
chaleur de formation de CO' à partir de C et de O
comme le croyait Lavoisier.
Malgré l'imperfection de ses moyens expérimentaux,
celui-ci sut reconnaître, en collaboration avec Seguin,
que les quantités de CO*, produit, et d'O, absorbé,
augmentaient avec le travail musculaire de l'orga-
nisme en expérience. Dulong et Desprez, en 1822 et,
depuis, beaucoup d'autres expérimentateurs perfec-
tionnèrent les appareils primitifs. En France, pour la
première fois (1895), Langlois exécuta des mesures ca-
lorimétriques sur un être humain, un enfant. Eni9ii,
Lefèvre, physiologiste français, réunit en un très re-
marquable traité toutes les connaissances relatives
à la calorimétrie humaine.
Chambres calorimétriques. — Ces appareils ont pour
but de mesurer aussi exactement que possible la
quantité de chaleur dégagée par un sujet pendant la
durée de l'expérience et de peser et analyser tous
les produits qu'il rejette.
Il en existe une, à Paris, à l'hôpital Boucicaut ; il
en existe plusieurs en Amérique. La Société scienti-
fique d'hygiène alimentaire en fait actuellement
construire un modèle très perfectionné, d'après les
plans de Lefèvre. Elle se trouvera à l'Institut de la
Société, rue de l'Estrapade, à Paris.
Comme type de description, nous prendrons une
petite chambre qu'Atwater a fait construire en Amé-
rique et que Bénédict utilise depuis la mort d'Atwa-
ter. C'est une sorte de boite étanche de 1.400 litres
de capacité. A l'intérieur, le sujet reste assis dans un
fauteuil, relié à une balance placée à l'extérieur. On
peut suivre les variations de poids du sujet.
La chaleur qu'il dégage est absorbée par un courant
d'eau froide, grâce à un dispositif décrit plus bas.
L'élévation de température de l'eau mesure la
quantité de chaleur dégagée par le sujet. Mais il
faut tenir compte aussi de la chaleur correspondant
à la vaporisation de l'eau provenant de l'évapora-
tion cutanée et de l'air expiré, et celle des excréta
(urines, matières fécales).
«• 771. Mai 1921.
Consltuction de l'appareil. — Un bâti d'acier sup-
porte une double paroi, externe en zinc, interne en
cuivre, limitant un espace intermédiaire. D'épaisses
couches d'amiante ei de feutre assurent un parfait
isolement calorifuge (principe de la marmite norvé-
gienne). Les variations de la température exté-
rieure ne réagissent pas sur la température de la
chambre dont la paroi externe peut, à volonté,
être refroidie par une circulation d'eau, ou
cliauffée électriquement.
Un réservoir contenant environ loo litres d'eau
à une température inférieure à celle de la chamr
bre calorimétrique envoie un courant dans un
absorbeur de chaleur placé dans la chambre. Cet
appareil, en cuivre, est basé sur le principe des
radiateurs d'automobiles pour permettre l'échange
des températures entre l'atmosphère de la cliam-
bre et l'eau contenue dans son intérieur.
A la fin de l'expérience, on connaît exacte-
ment le volume d'eau ayant traversé l'appareil,
la température d'entrée et celle de sortie.
L'augmentation du nombre de degrés, multipliée
par le poids d'eau, donne le nombre de calories
absorbées.
Mesures des échanges respiratoires. — La
chambre est étanche, et le sujet vit dans un
certain volume d'air confiné. On purifie cet air
par son passage dans des récipients contenant
de l'acide sulfurique pour arrêter la vapeur d'eau
et un mélange de potasse et de chaux sodée pour
absorber COs.
L'oxygène consommé par le sujet en expé-
rience est automatiquement remplacé par un
volume égal d'oxygène provenant, après détente,
de tubes métalliques où ce gaz était comprimé.
L'étanchélité de l'appareil doit être absolue.
L'air, après avoir été purifié et avoir reçu l'oxy-
gène qui lui manquait, est ramené dans la cham-
bre où il arrive par un tube percé de trous placé au-
dessus de la tête du sujet. Il en ressort par une
tuyauterie qui le reprend au ras du sol et le ramène
aux appareils purificateurs. Un ventilateur assure la
circulation de l'air à travers la canalisation.
L'appareil ost disposé de telle façon qu'on peut
peser les récipients à acide sulfurique et à potasse.
Leur augmentation de poids indique respectivement
la quantité de vapeur d'eau et de CO» qu'a émis le
sujet.
La diminution de poids du tube à oxygène com-
primé indique la quantité d'oxygène consommé.
L'appareil dont nous venons d'exposer les prin-
cipes est, en réalité, extrêmement compliqué. Il com-
prend une série de systèmes thermo-régulateurs, des-
tinés à assurer la régularité de la température de la
paroi externe de la chambre ; un grand nombre de
thermomètres à mercure ou thermo-électriques, soit
inscripteurs. soit à lecture directe, indiquent les tem-
pératures aux divers points de l'appareil. Un dispo-
sitif permet à tout moment de prélever un échantillon
de l'air de la chambre et de l'analyser. A travers les
parois de la chambre est percée une ouverture à hu-
LAROUSSE MENSUEL
L'étanchéité se contrôle de la façon suivante. Le
sujet étant dans l'appareil , on scelle la porte à la cire,
et on répand un peu d'éther autour de la chambre.
On y pratique ensuite une dépression barométrique
très faible. S'il y a la plus légère fuite, l'air exté-
I I I I I I I I I I
I I I I
A
Schéma de la chambre caluriiuélriquc :
C, chambre calorimélrique ;
D, double paroi isolante ;
U, R', régervoira â eau ;
A, absorbeur de chaleur ;
V, ventilateur faisant circuler l'airt
E, E'. purificateurs;
O. tube doxy?.'ène.
rieure rentre, et le sujet perçoit l'odeur de l'éther. Le
sujet rentre dans la chambre la veille au soir du jour
de l'expérience. Il y passe la nuit et, pendant ce temps,
on règle l'appareil. L'expérience commence le matin.
Le sujet est en constante communication télépho-
nique avec les expérimentateurs.
Résultats obtenus à l'aide de la chambre calorimé-
lrique. — ■ Rappelons qu'on nomme catabolisme la séiie
des réactions qui aboutit à la destruction des maté-
riaux organiques (par exemple, transformation du
glycogène en CO', de l'albumine en urée, etc.). L'ana-
bolisme est l'ensemble des réactions de construction
dont l'organisme est le siège.
L'ensemble de l'anabolisme et du catabolisme
constitue le métabolisme.
On a pu établir que la quantité de chaleur fournie
par un homme au repos est d'environ 2.200 calories
par 24 heures.
Si l'on fait varier la température du milieu, cette
quantité de chaleur varie également. Un homme nu,
placé dans un courant d'air à zéro degré, quintuple
son dégagement de chaleur.
Pendant le sommeil, il y a diminution des calories
Toutes choses égales, d'ailleurs, le métattplisme est
plus faible chez les femmes que chez les hommes,
chez les gras que chez les maigres, cbei les vieux
que chez les jeunes.
Expériences pendant Finanition. — Si l'on ne donne
aucun aliment au sujet, les phénomènes qu'il présente
sont dus entièrement au catabolisme, c'est-à-dire â
la destruction, à la consommation des composants
du corps. Il faut, cependant, noter que, pendant les
deux ou trois premiers jours, le sujet utilise les
aliments qu'il a ingérés avant le début de l'expé-
rience. Aussi les résultatsdes premiers jours diflèrent-
ils appréciablement de ceux constatés les jours sui-
vants.
Le jeûne amène une diminution de température
de quelques dixièmes de degrés seulement.
II y a une diminution progressive de CD' éliminé
et d' O absorbé.
La quantité de chaleur dégagée décroît nettement
à partir du second jour.
Influence du travail. — Dans une chambre un peu
plus grande que celle décrite ci-dessus, le sujet
actionne une sorte de bicyclette fixe, nommée bicycle
ergomètre, fournissant un certain nombre — mesuré
— de kilogrammètres. On connaît ainsi l'excès de
chaleur fournie par le sujet sur le nombre de calories
'luil émet à l'état de repos, On en déduit le rende-
ment utile du moteur humain ; même pour un sujet
entraîné, il n'est pas supérieur à 20 p. 100.
Le travail n'augmente pas le métabolisme azoté.
Par contre, l'excrétion de CO' augmente, à raison de
o gr. 391, pour 100 kilogrammètres effectués. Cette
augmentation persiste plusieurs heures après la fin
du travail.
Influence de P alimentation. — Une partie de l'ali-
ment ingéré échappe à la digestion et, par conséquent,
à l'absorption intestinale. Elle est rejetée dans les
matières fécales, mêlée aux sucs Intestinaux
De plus, la décomposition de la molécule d'albu-
mine ingérée donne naissance à des corps qui ne
sont pas entièrement brûlés dans l'organisme et qui
passent dans l'urine (urée, etc.).
Donc, à l'énergie calorique émise par l'organisme
il faut ajouter celle correspondant aux matières
fécales et aux résidus urinaires pour retrouver
l'énergie calorique totale correspondant à l'élément
ingéré. L'expérience confirme-t-elle cette vue théo-
rique? Atwater, puis Bénédict, ont fait une série di
recherches à ce sujet.
Ils établissaient d'abord une ration alimentaire bien
tolérée par le sujet et mesuraient, à la bombe de
Berthelot, la valeur calorique de cette ration. Ils
déterminaient ensuite la valeur calorique des matières
fécales et du résidu urinaire.
Enfin, par la comparaison des quantités d'azote et
de carbone ingérées et eXcrt tées, ou sait combien l'orga-
nisme a perdu ou gagné d'albiuninoïdes ou de graisse.
Tous ces renseignements, joints aux données
thermiques fournies par la chambre calorimétrique,
permettent de retrouver à la sortie de l'organisme
l'équivalent de la valeur énergétique de l'aliment.
JOURS
A
Chaleur de combus-
Oon de la
nourriture.
B
Chalirur de combus-
tion des
uiaUèresIStttles.
C
Chaleur de combus-
tion
de l'urine.
D
Chaleur de conibus-
tion de la
protéine gagnée (+
ou perdue (— )
par rorganUmc.
E
Chaleur de combus-
tion de la
graisse gagnée {+)
ou perdue (— )
I>ar l'organisme.
F
Calcul de 1 énergie
des matériaux
oxydés dans le corps
= a-ib+c-(-d-(-e
G
Chaleur
directement
mesurée.
H
Différence entre le
résultat
expérimental et le
résultat prévu par
le calcul.
I
Ai)proxiiuation
0/0
I '
2
3
4
2.519
2.519
2.519
2.519
«10
IIO
IIO
110
142
133
132
133
-85
— 25
— 21
— 14
+ 3
— 44
— 93
— 55
2-349
2.345
2.3,1
2.345
2.414
2.386
2.413
2.375
+ 41
+ 22
+ 30
-1- 2,8
+ 1,7
+ 0,9
+ 1,3
Total des
4 jours . . .
Moyenne
par jour . .
10.076
2.519
440
IIO
540
*35
- M5
— 3'i
- 189
— 47
9.430
2.357
9.588
2-397
-f- 158
= 40
-h t,7
blot hermétique, permettant de donner au sujet les
aliments nécessaires dans les expériences durant plu-
sieurs jours : par cette même ouverture, il sort de la
chambre les récipients renfermant ses urines et ses
matières fécales, lesquelles sont immédiatement
pesées et analysées.
Un nombreux personnel d'expérimentateurs est in-
dispensable : ingénieurs et physiciens pour le fonc-
tionnement des appareils mécaniques; chimistes pour
les analyses; biologistes pour l'étude des phénomènes
physiologiques que peut présenter le sujet.
Les expériences durant souvent plusieurs jours,
l'appareil doit être servi par des équipes d'expérimen-
tateurs qui se relayent.
Marche d'une expérience. — Pour vérifier l'exac-
titude des résultats que peut fournir une chambre,
on y fait brûler un poids déterminé d'alcool dent on
connaît exactement la chaleur de combustion. Les
indicatiens fournies par l'appareil doivent coïncider
avec le chiffre théorique calculé. Pour les appareils
modernes, cette concordance s'obtient d'une manière
parfaite.
LAROUSSE MENSUEL. — V.
et de CO* dégagés ; cette diminution est dans le
rapport de 14 (état de veille) à 10 (sommeil).
CO2 éliminé
Le rapport -z- — ; !-:— subit des variations inté-
O absorbe
ressantes : suivant la combinaison organique dans
laquelle est engagé le carbone dans l'intériem: du
corps du sujet, ce rapport est difiérent.
Pour les hydrates de carbone, dont la combustion
. , , co«
est simple, le rapport = i.
Pour les albuminoïdes, sièges de phénomènes trop
complexes pour être examinés ici,le rapport égale 0,801 .
Pour les graisses, le rapport tombe à 0,711.
Etant donné un sujet en expérience, suivant que
COS
son rapport-— se rapprochera d'un des trois nombres
que nous venons d'indiquer, on saura qu'au moment
considéré, son catabolisme porte essentiellement soit
sur les hydrates de carbone» soit sur les albumi-
noïdes, soit SUT les graisses.
Le tableau ci-dessus montre la précision des résul-
tats obtenus.
Par ces mêmes méthodes on a pu calculer, pour
chaque espèce d'aliment, les chaleurs de combustion
et les coefficients d'utilisation.
Pour une rat ion alimentaire normalement composée, '
des expériences faites aux Etats-Unis et d'autres
effectuées en France par des observateurs différents
ont montré que 90 p. 100 des aliments étaient utilisés
dans l'organisme. L'alimentation végétarienne a un
rendement aussi bon que l'alimentation carnée.
Par contre, le métabolisme de l'alcool a montré
que ce corps ne pouvait pas prendre place dans les
réserves normales de l'organisme. Sa combustion
intra-organique échappe à toute régulation et se
produit même en dehors de tout besoin de l'orga-
nisme. Elle semble même dérégler le mécanisme
nutritif et altérer l'utilisation des protéines.
En résumé, la calorimctrie humaine a conduit à
des résultats très importants.
An point de vue théorique, elle a montré que le
métabolisme est régi par les lois thermo-chimiques,
17*
452
et vérifié le principe de conservation de la matière et
de l'énergie.
Au point de vue pratique, elle fournit des bases
précises pour la pliysiologie alimentaire et ses appli-
cations à l'hygiène. — D' Henri Dejcst.
Focll (Ferdinand), maréchal de France, né à
Tarbes le 2 octobre 1851.
D'une vieille famille pyrénéenne et ayant vu le
jour dans ce pays de collines, au ciel pur, au paysage
net, qui a donné à la France Gallieni et le Béarnais,
Foch, fils d'un fonctionnaire (secrétaire général de la
préfecture des Hautes-Pyrénées), commence ses étu-
des au lycée de sa ville natale (1861), puis, suivant
son père dans ses nombreux déplacements adminis-
tratifs, les continue à Rodez au séminaire de Poli-
gnan et au collège des jésuites de Saint-Etienne. « Les
appréciations de ses maîtres, ses succès scolaires
dénotent un esprit appliqué et studieux i).Et,si l'on
voulait chercher dans les jeunes années d'un grand
homme (tâche peut-être un peu trop facile) les signes
précurseurs de sa haute destinée, on noterait son goût
précoce pour l'histoire et la tournure géométrique
de son esprit.
Ses apirations tendent vers l'armée. Ses aptitudes
le destinent aux armes savantes. Foch va préparer
Polytechnique au collège Saint-Clément de Metz, où
il apparaît à ses condisciples comme un élève « éner-
gique et doux, sauvage et cordial, impétueux et
pensif ».
Engagé en 1870 pour la durée de la guerre et
libéré l'aimée suivante, il achève sa préparation à
Polytechnique, vivement frappé, comme tous ceux
de sa génération, par le désastre, brûlant d'en déter-
miner scientifiquement les causeset, déjà, de le répa-
rer. Son meilleur ami avait été tué. » Belle mort !
dit son camarade. Nous t'envions, et nous te venge-
rons! a
Reçu à l'Ecole polytechnique, il y entre le i"' no-
vembre 1871 et, au milieu de sa deuxième année
d'études, est envoyé à l'Ecole d'application de Fon-
tainebleau, d'où il sort, en octobre 1874, sous-lieu-
tenant.
Après avoir passé deux années dans sa ville natale
de ïarbes, il quitte le 24° régiment d'artillerie pour
faire un stage à l'Ecole deSaumur (1876). Nommé capi-
taine, il est affecté au 10' d'artillerie, à Rennes. La
Bretagne, où il se marie en 1879 et où cette alliance
et l'antique château que lui apporte sa femme l'en-
racinent, devient pour lui une patrie d'adoption, et les
vastes horizons mélancoliques de la lande lui devien-
nent aussi chers que le net paysage pyrénéen. C'est
au' domaine de 'Traoufeunteniou, près de Morlaix,
qu'il passe presque tous ses congés. Et on aime à se
le représenter, rêvant, devant la mer démontée et les
vagues hurlantes, du choc des batailons, élaborant
ses futures théories sur la guerre, 0 drame effrayant
et passionné ».
En 1884, il est appelé au ministère de la guerre
et affecté à la section technique. Sa vocation straté-
gique s'affirme alors. Il se prépare à l'Ecole de guerre,
où il est reçu en 1885 et d'où il sort, deux ans plus
tard, pour passer à l'état-major du XVI" corps, à
Montpellier.
Au bout de quatre ans, il revient à Paris comme
chef d'escadron affecté au 3^ bureau de l'état-major
de l'armée (bureau des opérations), prélu.lant ainsi,
de très loin, au rôle immense qu'il devait jouer
vingt-cinq ans plus tard.
Il passe au 3" d'artillerie à Vincennes, puis re-
paraît à l'état-major de l'armée. Il est assez en
lumière déjà pour être nommé, le 31 octobre 1895,
professeur adjoint d'histoire militaire, stratégie et
tactique appliquées, à l'Ecole supérieure de guerre.
Peu après (1896), il est nommé lieutenant-colonel et
titularisé.
Les cinq années qu'il a occupé sa chaire tiennent
une place magistrale dans l'élaboration de sa pensée
et dans la formation militaire de la France contem-
poraine.
« Supposons un instant, dit un compagnon d'armes
du maréchal Foch, que le formidable ouragan de
quatre ans de guerre ne se soit pas déchaîné ; sup-
posons que le général Foch, sa carrière terminée,
soit rentré, comme tant d'autres, dans la retraite et
l'oubli. — L'oubli ? Non I Foch, professeur de tac-
tique générale à l'Ecole de guerre, n'aurait pas été
oublié. Son enseignement aurait laissé une trace lu-
mineuse et ineffaçable ».
Il arrive, cependant, à l'issue d'une période de réno-
vation des hautes études militaires. De i87r à 1895,
un immense effort a été fait par les stratèges français,
d'abord pour analyser nos désastres et en saisir les
causes profondes, ensuite pour retrouver dans les
chefs-d'œuvre napoléoniens le secret des victoires,
enfin, pour tirer de l'histoire les principes immuables
de la science nouvelle. « Il semble que, les plus hauts
sommets ayant été atteints, il n'y a plus à suivre
désormais que les grandes voies superbement tra-
cées. Les principes et les solutions si justement ad-
mirés prennent tournure d'oracles, en dehors desquels
point de sàlut ! »
Cette tendance pouvait devenir dangereuse, en
diminuant l'esprit de réflexion et d'initiative.
LAROUSSE MENSUEL
a . . . Foch vit l'écueil et sut donner un coup de barre
pour l'éviter ».
Loin de s'agenouiller devant 'des idoles et d'accep-
ter des solutions toutes faites parce que l'autorité
de grands devanciers les appuie, Foch reprend à
pied-d'œuvre toute la science militaire. Loin de l'en-
seigner comme un corps de doctrines immuable, dont
l'application mécaniquedoit.danstous les cas, assurer
au capitaine qui en est imbu le succès, il ne la conçoit
que constamment vivifiée par la pensée, par l'initia-
tive du chef.
Aussi l'enseignement de Foch ne visait-il nulle-
ment à donner la recette de la victoire, mais à for-
mer des esprits.
« Qu'on ne cherche point dans ces pages, écrit-il dans
la préface de ses Principes de la guerre, un exposé
méthodique et complet, encore moins académique,
de l'art de la guerre, mais simplement une discussion
de quelques points principaux de la conduite des
troupes et, surtout, l'orientation adonner à l'esprit
pour qu'il conçoive toi 'jours une manœuvre ration-
nelle. »
N'essayons pas de faire un exposé de la doctrine
militaire de Foch, qu'il a développée dans ses deux ou-
vrages capitaux : Des principes de la guerre (1903) et
De la conduite de la guerre (1904). Une telle étude
relèverait de la science stratégique et dépasserait le
cadre d'une biographie. Sans, donc, chercher quelle
place Foch tient parmi les théoriciens de la guerre
aux côtés de Frédéric II, de Napoléon, deClausewitz,
de Moltke ou de Jomini, contentons-nous de relever,
dans la mesure où ils correspondent à la tournure de
son esprit et où ils aimoncent les applications ma-
gistrales qu'il en fit au cours de la Grande Guerre,
les traits originaux de son enseignement.
L'étude de l'histoire est, pour Foch, à la base de
toute science militaire. L'histoire est une expérience
cristallisée dans des livres et dans des faits. Elle per-
met de saisir le mécanisme des victoires et d'aperce-
voir les erreurs d'aiguillage qui ont causé les défaites.
Aussi, le lieutenant-colonel Foch reprend-il devant
ses élèves, pour en faire l'analyse très serrée, les
principales campagnes de l'histoire moderne : cam-
pagnes napoléoniennes, guerre de 1870 et, dans cha-
cune de ces campagnes, celles des batailles qui lui
paraissent les plus significatives, parce qu'une cer-
taine conception de la guerre, une certaine méthode
stratégique s'en dégagent nettement. Il ressort de son
enseignement que Napoléon est toujours le maître
des maîtres.
Mais l'étude de l'histoire, qui est la condition né-
cessaire de la formation d'un chef, ne suffit pas, à
elle seule, à en faire le maître des batailles; de l'étude
de l'histoire et de la stratégie napoléonienne, en par-
ticulier, se dégagent quelques gran Is principes : éco-
nomie des forces; nécessité, pour gagner la bataille,
d'être le plus fort à un moment donné ; obligation de
régler ses mouvements non sur une conception lo-
gique des dispositions de l'adversaire, mais sur une
observation constante qui permette de connaître ses
dispositions réelles.
Ces principes ne valent qu'autant qu'ils seront
appliqués par des chefs intelligents et des exécutants,
pourvus à la fois de discipline et d'initiative. Le vrai
stratège, dont le plan est préparé à l'avance dans ses
grandes lignes, le remanie, au cours de la guerre ou
même de la bataille, par un travail d'adaptation
perpétuel : adaptation au terrain; adaptation à la
stratégie ou à la tactique de l'adversaire ; adaptation
surtout à cet impondérable impossible à mtégrer à
l'ava.ice dans les plu5 minutieui calculs et qui est,
pourtant, l'élément essentiel de la bataille: le moral
de sa propre armée et de l'armée adverse. La pré-
pondérance du facteur moral, telle est, dès lors, la
grande idée de Foch.
Des officiers qu'il a charge de former il veut donc
faire non seulement des savants, mais des psycho-
logues, aptes à comprendre les hommes et les masses,
des observateurs capables de voir telle qu'elle est,
et non d'après des idées préconçues, la réalité.
Toute sa conception du rôle de l'officier et du chef
se résume bien en cette objurgation à ses élèves :
i On vous demandera plus tard d'être le cerveau
d'une armée ; je vous dis aujourd'hui : « Apprenez à
a penser ! »
En résumé, écrit le général Balfourier, « l'enseigne-
ment du lieutenant-colonel Foch a mis de la préci-
sion, de la clarté, du bon sens, de la vie réfléchie et
agissante dans les cours de l'Ecole de guerre ».
Cet enseignement a été fécond ; « les quarante-huit
officiers de chaque promotion venus avec le désir
passionné de développer et exercer leur jugement
« se pénétrèrent d'un enseignement clair, précis,
riche d'idées », donné par un chef dont la physiono-
mie et l'action oratoire étaient impressionnantes et
formèrent vraiment le cerveau de l'armée.
En 1900, Foch quitte l'Ecole de guerre pour le
29» d'artillerie, à Laon. Promu colonel en 1903, il
passe au 35' d'artillerie à Vannes, puis est successi-
vement chef d'état-major du V" corps d'armée à
Orléans et, après sa nomination au grade de général
de brigade (20 juin 1907) et son affectation à l'état-
major général de l'armée, appelé à la direction de
l'Ecole de guerre.
«• 17 J. Ma/ 1921.
Celle-ci est pour lui l'instrument essentiel de la
victoire future, dans une guerre qu'il semble deviner
toute proche.
Tout à cette idée, Foch conçoit et fait réaliser,
en 1909, un cours de stratégie supérieure, puis crée
le centre des hautes études militaires, qui fut baptisé,
dans l'armée, > école des maréchaux », et d'où sor-
tirent en effet ces Pétain, ces Fayolle, ces Maistre,
ces Debeney, ces Weygand qui, sous la direction de
leur ancien professeur, devaient conduire la guerre à
son achèvement victorieux.
Après avoir passé à l'Ecole de guerre quatre années
brillamment et utilement remplies, Foch commande
la 19' division à Chaumont (1911), la quitte pour le
commandement du VIIJ» corps d'armée (17 dé-
cembre 1912) et, le 23 août 1913, passe de Bourges à
Nancy, où il prend le commandement du XX' corps.
C'est un poste de choix, auquel on n'appelle que des
chefs d'élite ; les divisions qui composent ce corps
d'armée étant destinées à couvrir la frontière contre
une attaque brusquée.
Plus que jamais tendu vers la guerre, Foch donne
à ses divisions de fer un entraînement merveilleux,
qui va les rendre, dans la bataille prochaine, dignes
de leur réputation. Vingt jours avant la guerre, il
conduit au camp de Mailly, en présence du général
de Castelnau et de deux lieutenants généraux anglais,
Douglas Haig et Allenby , des manœuvres remarquées.
La guerre vient le surprendre à Traounfeiinteniou.
Il rentre d'urgence à Nancy (26 juillet 1914). Le
XX= corps fait partie delà IParmée,qui, commandée
par le général de Castelnau, doit, de concert avec la
I" armée (armée Dubail), porter une offensive au
pays annexé. Lecorpsdu général Foch apour mission
particulière de couvrir la frontière. Après le mouve-
ment de recul imposé, le i"" août, à toutes nos ar-
mées, le général de Castelnau concentre ses troupes,
pousse en avant le XX" corps qui constitue l'aile
gauche de l'armée, entre sans difficulté à Château-
Salins (17 août) et s'installe sur les hauteurs de Mar-
ville-les-Vic. Le 19, il reçoit pour mission de marcher
sur Morhange, et les difficultés commencent. Cepen-
dant, tandis que le XV" et le XVI" corps sont cloues
sur place par un terrible feu d'artillerie, le XX"
semble atteindre son objectif. Une de ses brigades
parvient devant Morhange (19 août). Mais il ne peut
aller plus loin, échoue, malgré le mordant de ses
divisions, dans une offensive sur Bérouville- Morhange
(20 août) et doit suivre le mouvement général de
repli.
Pied à pied, le XX" corps recule sur les positions
du Grand-Couronné de Nancy. Le 24, s'ouvre la ba-
taille de la trouée de Charmes. La II" armée, dans
une brillante contre-offensive, pousse, entre autres,
le XX" corps dans le flanc de l'armée allemande. Le
général Foch vient de remporter, à Flainval et àSom-
mevillers,de brillants succès, quand le généralissime
l'appelle au Grand Quartier Général et lui confie le
commandement de cettelX" armée, qu'il a formée en
bâte pour couvrir le centre français.
De troupes prises un peu partout Foch forme une
unité homogène. Après une semaine de retraite, la
IX" armée passe, comme ses voisines de l'Est et de
l'Ouest (la IV» et la V" armée), à l'offensive, et elle
doit, d'après l'ordre général du 4 septembre, tenir les
débouchés sud des marais de Saint-Gond en portant
une partie de ses forces au nord de Sézanne. Les
journées du 6 et du 7 sont dures. Foch tient avec
acharnement sur le plateau de Mondement, qui do-
mine les marais. Le 8, la situation est critique : les
Allemands attaquent avec fureur, cherchant, pour
sauver leur aile droite en retraite devant la V° et
la VI" armée, à enfoncer le centre de l'armée française.
Toute la bataille repose donc sur le commandant de
la IX" armée, et sa volonté froide, son art d'insuffler
aux chefs sa propre énergie lui permettent sinon de
conserver toutes ses positions, du moins de garder
l'initiative des opérations : « Mon centre cède, ma
droite recule, situation excellente; j'attaque », télé-
graphie-t-i! en pleine crise au Grand Quartier. Au
cours de la journée du 9, où les Allemands réussissent
à prendre Mondement et où, sous la poussée de la
garde prussienne, nos lignes fléchissent, les contre-
attaques de Foch sont en effet incessantes. Deuxinsuc-
cès payés de lourdes pertes à Mondement ne le dé-
couragent pas : un troisième assaut nous rend la
position. Sentant, d'ailleurs, que ce jour-là on est au
point culminant du drame, Foch décide d'en précipi-
ter en sa faveur le dénouement en rompant brusque-
ment, suivant les principes qu'il a enseignés à l'Ecole
de guerre, l'équilibre des forces sur l'un des points
du champ de bataille. Il fait passer de sa gauche à
sa droite la 42' division et la précipite sur la garde
prussienne. On ne saurait, d'ailleurs, attribuer à cette
manœuvre tout le succès de la bataille : a Lorsque la
42" division apparaît, à la tombée de la nuit et avant
même qu'elle ait pu s'engager, l'ennemi, décontenancé
par ce déploiement de forces nouvelles et renseigné,
d'ailleurs, sur les échecs qu'ont subis les autres armées,
sonne la retraite». Lamanœuvre deFoch, digne d'un
grand stratège et, par exemple, de CondéàRocroi, a
eu surtout un effet moral. Elle a cependant contribué
à la victoire de Saint-Gond, l'une des grandes vic-
toires dont est faite celle de la Marne, et Foch y a
«• 171. Mal 1921.
porté ses qualités d'audace, d'initiative et de ténacité.
Ces mêmes qualités, et la dernière particulièrement,
vont lui assurer le succès dans la bataille des Flandres.
Le 4 octobre, le général Joffre l'envoie au quartier
général de Casteinau, commandant en chef du groupe
d'armées du Nord avec le titre d'adjoint an général
commandant en chef, et la mission, bien digne de son
génie organisateur, de coordonner l'action de toutes
les troupes françaises, anglaises et belges engagées
depuis l'Oise jusqu'à la mer. La consigne qu'il reçoit
est la même : « Toujours tenir. • De son quartier géné-
ral de Doullens, puis de Cassel, nid d'aigle dominant
toute la plaine, le général Foch dirige la bataille, qui,
pendant plus de deux mois, ilevant Ypres et sur
l'Yser, se déroule dans les Flandres. Bataille gigan-
tesque et où l'Allemagne fait une formidable débauche
de masses humaines et de munitions pour s'ouvrir,
cette fois, la route de Calais, s'assurer la maîtrise
du Détroit et abattre l'Anglelerre.
Foch semble alors l'Adamastor qui, du sein des
vagues furieuses, se dresse pour dire au kaiser : « Tu
n'iras pas plus loin ! •
« L'empereur Guillaume, déclare-t-il à l'un de
ses généraux, a dit qu'il entrerait dans Ypres.
Il n'y entrera pas, il n'y entrera pas, il n'y entrera
pas, parce que je ne veux pas qu'il y entre ! »
Démontrant, en effet, que sa volonté est assez (orte
pour peser dans le plateau d'un poids égal à celui de
l'avalanche allemande représentant une premièie
fois sur une petite échelle cette unité de commande-
ment qu'il réalisera plus tard sur tout le front, il ob-
tient et du maréchal French, commandant le corps
expéditionnaire anglais, et du roi Albert de Belgique,
un peu découragés à ce moment, l'un par le nombre
des assaillants, l'autre par la désorganisation et la dé-
moralisation de ses troupes, et prêts à battre en
retraite, qu'ils se maintiennent comme lui-même sur
leurs positions. L'énergie farouche de sa résolution,
sa conception de la défensive offensive, exprimée
par l'exclamation t attaque! attaque! • qui, comme
un mot d'ordre ou un cri de guerre, revient continuel-
lement à sa bouche, ont alors vivement frappé les
chefs alliés. (Cf. Mémoire du maréchal French.
[« Larousse Mensuel » de novembre 1920.])
A plusieurs reprises, la situation est extrêmement
critique : le 28 octobre, où les Allemands franchissent
l'Yser et bousculent l'aimée belge ; le 30 et le 31, où
les lignes anglaises sont percées. Chaque fois, la téna-
cité de Foch, sa résolution invincible qu'il commu-
nique aux Alliés font pencher en leur faveur le des-
tin. Le 5 novembre, la première bataille d'Ypres est
gagnée. Le généralissime félicite Foch d'avoir com-
plètement enrayé le mouvement offensif. Comme
l'avait fort bien compris le général, lorsqu'il exhor-
tait le maréchal French à maintenir ses positions,
les Allemands avaient subi à la fois une défaite stra-
tégique et une terrible défaite morale. Plus encore
qu'à Saint-Gond, où la tâche avait été faciUtéepar les
succès des armées voisines, la victoire d5s Alliés était
due à la science stratégique et à la force morale de
Foch. La bataille d'Ypres était la consécration écla-
tante des théories professées par le lieutenant -colo-
nel Foch; l'issue de la bataille, donc, ici, le destin
d'un grand pays et le sort du monde avaient dé-
pendu de cet « impondérable », la volonté d'un chef.
Au cours de l'année 1915, Foch organise, sous la
direction du généralissime, les deux offensives
d'Artois, qui valent aux troupes françaises des succès
glorieux, mais que le haut commandement n'espère
pas décisifs. (Cf. Joffre. [« Larousse Mensuel »
d'avril I92r].) C'est au cours des brillantes attaques
menées alors par les corps d'armées du général Foch
que le commandant du groupe d'armées du Nord
distingue, et fait distinguer par le Grand Quartier
Général, Pétain, dont les qualités d'entraîneur d'hom-
mes et de tacticien se sont alors révélées.
A partir de septembre 1915, où s'éteignent les der-
niers échos de la deuxième offensive d'Artois, la
partie nord du front reste de longs mois stabilisée.
« Alors, commence, pour le général Foch, une accal-
mie qui... pèse lourdement à sa soif de nouvelles
luttes. » On songe à lui un instant (décembre 1915)
pour le poste de major général. Mais des considéra-
tions politiques le font écarter et, « dans sa longue fac-
tion au Nord, le général Foch doit attendre juillet 1916
pour réapparaître dans une offensive de plus grand
style que celles tentées jusqu'à ce jour » .
C'est l'offensive de la Somme, qui, malgré une opi-
nion faussement répandue, n'a pas été improvisée
au printemps de igi6 pour dégager Verdun, mais
qui a été préparée par le généralissime, en exécution
d'un plan longuement mûri et que l'attaque allemande
sur Verdun' n'a pu faire dévier de son but.
Commandant en chef des armées du Nord et adjoint
au généralissime chargé d'organiser et de diriger
avec les troupes anglaises de sir Douglas Haig
l'offensive franco-britannique, «.Foch joue encore
ce rôle, qui convient si bien à ses idées et à son
tempérament de grand stratège : conducteur des
forces alliéest.
Il a préparé minutieusement son action, et en
réunissant de grandes quantités de matériel, et en
amenant sur leurs positions les canons lourds, et en
construisant de multiples voies ferrées pour le trans-
LAROUSSE MENSUEL
port des troupes et du ravitaillement, et en se ren-
seignant avec la plus grande précision sur les mou-
vements de l'adversaire.
Le premier bond est magnifique : en dix jours (du
i*' au 10 juillet), les armées françaises avancent de
10 kilomètres, enlèvent 85 canons, font 10.000 pri-
sonniers, tandis que les Anglais, qui opèrent au nord
(sur l'Ancre), avancent parallèlement et font 7.500 pri-
sonniers.
Au cours de la deuxième phase, Foch assigne
pour but à toutes les troupes alliées de mettre leur
front à l'alignement du saillant de Péronne. Français
et Anglais repoussent les contre-attaques allemandes,
puis, suivant les vues du général Foch, avancent
plus lentement et par bonds, séparés d'une période
de repos destinée à préparer l'attaque suivante, mais
pendant trois mois, sans arrêt.
Sans obtenir la rupture du front allemand, l'of-
fensive franco-anglaise a donné de brillants résultats.
l.L' utaiéchal l-ucli. — l'ii'^t, Mt-lcy.
particulièrement le dégagement définitif de Verdun,
l'irrmiobilisationde67divisionsallemandeset la preuve
que les armées alliées pouvaient prendre leur ascen-
dant sur celles de leurs adversaires. Au témoignage
de Hindenburg même, la bataille de la Somme fut pour
l'Allemagne un avertissement sérieux ; elle avait mis en
lumière les qualités d'organisateur du général Foch.
Cependant, la crise du commandement, si aiguë à
la fin de 1916, les variations de l'opinion publique et
particulièrement de l'opinion parlemenlaire sur les
grands chefs qui ont sauvé le pays au début de la
guerre, affectent le général Foch comme le généra-
lissime. Atteint par la limite d'âge le 30 septembre,
mais maintenu en activité et décoré de la médaille
militaire, il fut, au début de décembre 1916, relevé
du commandement effectif des armées du Nord,
dont l'importance était diminuée par l'extension du
front britannique. La santé du général semblait,
d'ailleurs, nécessiter quelque repos.
Au cours de l'armée 1917, son rôle est donc moins
actif. Toujours commandant de groupe d'armées, il
est chargé d'inspecter la frontière suisse et de prendre
dans cette région le commandement éventuel d'ime
armée.
Le 15 mai 1917, le chef d'état-major des armées
françaises, 4'étain, parvient au conunandement en
chef des armées françaises; Foch lui succède, et ce
poste lui assure déjà e une direction supérieure de la
guerre >. Il lui faut donner aux chefs des armées
453
françaises la possibilité decoordonner leur actionavec
celle des armées étrangères qui combattent sur tous
les autres fronts. La science, la largeur de vue d'un
vrai stratège sont nécessaires.
Tout de suite, Focha l'occasion de les manifester: le
plan d'opérations qu'il pré- are, l'envoi de deux divi-
sions françaises et de deux divisions britaimiques
dans la vallée du Pô, son action personnelle auprès
de Cadoma et des chefs de l'armée italienne qu'il
persuade, comme, au cours de la bataille d'Ypres, les
chefs anglais et belges, de rester sur leurs positions,
sauvent alors ritafie, démoralisée par l'offensive
autrichienne.
Le général Foch semble, alors, faire la répétition
générale du rôle qu'il va jouer bientôt en des cir-
constances plus graves et, cette fois, décisives.
A la fin de 1917, la nécessité non plus seulement
d'une coordination ^ntre les efforts d'armées qui res-
tent chacune indépendante, mais d'un véritable com-
mandement unique, se fait sentir, impérieuse. Mais,
longtemps, nos allies refusent de s'en convaincre, et
il faut les terribles échecs des Anglais dans leur
offensive de novembre 1917, puis, au mois de mars
1918, la rupture du front allié pour ouvrir les yeux
aux dirigeants français et anglais. Dès le commence-
ment de l'offensive allemande, le maréchal Joflre
conseillait au président Poincaré d'obtenir la créa-
tion d'un commandement unique et d en investir le
général Foch. Le président de la République fran-
çaise se rallia à cette idée à laquelle, au même mo-
ment, le maréchal Douglas Haig, commandant des
forces anglaises, était lui-même converti, depuis que,
pour suivre le mouvement de retraite des années
françaises, il avait dû se replier.
A la conférence de Doullens (26 mars), qui réunit
du côté français Poincaré, Clemenceau et Lou-
cheur et les généraux Foch et Pétain, du côté an- .
glais, lord Milner et le maréchal Douglas Haig, la
discussion est passionnée, violente, orageuse entre
Douglas Haig et le général Foch d'abord, puis entre
le maréchal anglais et le président du conseil fran-
çais, qui hésite maintenant à accepter l'unité de
commandement. Finalement, Poincaré et lord Milner
(qui tout de suite a vu en Foch the rtghi man) font
pencher la balance.
Foch est chargé de coor.'.onner les efforts des deux
armées. «C'était "un grand pas vers l'unité de com-
mandement, mais on n'y touchait pas encore. La
crise, en continuant, iit franchir une nouvelle étape
et, le 3 avril, le général Foch reçut la direction stra-
tégique des opérations militaires. Toutefois, chacun
des généraux en chef gardait dans toute sa pléni-
tude la conduite tactique de son armée et le droit d'en
appeler à son gouvernement si, dans son opinion,
son armée se trouvait mise en danger par toute ins-
truction du général Foch. Il fallut une nouvelle
attaque allemande pour l'investir enfin, le 24 avril,
du commandement en chef des armées ». (G*' Man-
GiN, Comment ftntt la guerre.)
Jamais général n'eut entre les mains pareils effec-
tifs et sur les épaules pareille tâche. Elle ne dépasse
pas, cependant, les forces du nouveau généralissime.
Le 26 mars, il avait exposé aux représentants du
gouvernement français, d'une façon fort pittoresque,
le mécanisme de sa stratégie :
« Je colle un pain à cacheter là, puis un autre là,
puis un autre là,... le Boche n'avance presque plus.
J'en colle encore un là. Et le Boche est fixé». Arrêter
successivement l'avance ennemie sur chacun des
points importants du front, puis fixer toute sa ligne
avant de passer lui-même à l'offensive, telle fut, en
effet, pendant les quatre mois qui ont suivi et au
cours des trois grandes offensives allemandes, son
immuable méthode. Comme aux marais de Saint-
Gond, comme à Ypres, il ne conçoit, d'ailleurs, de dé-
fense efficace que par l'attaque et le cri : « Attaque !
attaque ! » que le maréchal French lui entendit
prononcer si souvent trois ans auparavant, et qui
reste son mot d'ordre...
Ces principes, il sait les imposer avec une grande
énergie, et son action persistante auprès des com-
mandants en chef des forces françaises, anglaises et
américaines, ainsi qu'auprès des commandants de
groupes d'armées et d'armée, pliera, malgré certaines
velléités d'hésitation et de résistance, tout le monde à
l'exécution d'un plan d'où dépend le salut national.
Dès le 27, il lance un ordre du jour qui a une va-
leur égale à celui de Joffre engageant la bataille de
la Marne : « Pas un mètre de sol à perdre. Tenir à
tout prix là où l'on est. • Et, en conséquence, le gé-
néral Foch étudiait et préparait une attaque combi-
née des troupes françaises et britanniques, l'une sur
Montdidier, l'autre sur la Somme.
L'attaque allemande en Flandre, qui se déclenche
le 9 avril, se jette à la traverse. Le maréchal Foch
rétablit la situation en obtenant des Anglais qu'ils
tierment dans le saillant d'Ypres et du roi des Belges
une extension du front de son armée. Après le der-
nier assaut victorieux qui leur donne le mont Kemmel
(26 avril), les Allemands sont fixés en Flandre, comme
sur la Somme.
Une deuxième fois, Foch prépare l'offensive. Son
instruction du t2 mai au commandant en chef des
forces françaises prescrit la préparation d'une ba-
454
taille, noa à objectif limité, mais qui « devra être
poussée le plus loin possible avec la dernière éner-
gie pour battre et désorganiser l'ennemi».
Une seconde fois, les armées allemandes le pré-
viennent. L'attaque du 27 mai donne aux troupes
impériales le Chemin des Dames et leur permet
d'avancer" en deux jours jusqu'à la Marne.
Mais Foch utilise les fautes stratégiques de Luden-
dorf, quia poussé trop hâtivement son avance avec
des troupes fatiguées, a dégarni le front des Flan-
dres et poussé SCS troupes dans une « poche » où le?
troupes françaises peuvent l'attaquer de front ^t sur
les deux flancs.
Dès qu'il a saisi la manœuvre allemande, et alors
seulement, il dégarnit ù son tour le front des Flandres
et, par de savants amalgames des troupes anglaises,
françaises, américaines et le transport delà X" armée
vers Yillers-Cotterets, ferme la route de Paris.
La nouvelle attaque allemande, celle du 9 juin,
est considérablement gênée et ne permet aux troupes
impériales qu'une avance bien plus faible qu'elles
ne l'escomptaient. Jusqu'au 15 juillet, cependant, Lu-
dendorf a l'initiative des opérations. A cette date,
la scène change, et Foch saisit, de main de maître,
la direction de la grande bataille qu'il a, d'ailleurs,
prévue dès le la mai 1918,
La quatrième offensive allemande, engagée le
15 juillet, est définitivement arrêtée le 16. « Le 18,
par l'actiondesX^et VI' armées, l'offensive a changé
de camp. » Une action vigoureuse de cesarméesétait
préparée dès le 28 juin par le généralissime, qui,
malgré la nouvelle attaque allemande, donne l'ordre
de la déclencher, puis {19 juillet) de la continuer
malgré l'hésitation du commandant en chef des
armées françaises. Le 19 juillet au soir, la X"^ armée
atteint les plateaux qui dominent immédiatement
Soissons. Foch fait alors mouvoir ses autres
armées, suivant de point en point un plan élaboré
le 24 juillet de concert avec Douglas Haig, Pétain et
Pershing et qui assignait aux divers groupes d'armées
alliées cinq opérations principales, dont lebut était les
unesdedégagerDunkerque,Calaiset les minesdu Nord,
les autres de libérer la voie ferrée Paris-Avricourt.
Le progr^imme s'exécute en entier.
Au début d'août, sous l'effort combiné des armées
Mangin, Gouraud, Berthelot et des troupes améri-
caines, les Allemands se trouvent rejetés sur l'Aisne
et la Vesle. L'une des plus grandes batailles de la
guerre vient d'être gagnée, dégageant définitivement
Taris, Château-Thierry, Soissons et deux cents vil-
lages, nous donnant 35.000 prisonniers, 700 canons et
portant au moral allemand un des coups les plus
rudes qu'il ait subis.
La deuxième victoire de la Marne vaut au général
Foch le bâton de maréchal (7 août).
Depuis lors et jusqu'au 8 novembre, le maréchal
Foch, sentant l'adversaire étourdi, ébranlé, et tirant
parti avec une maestria géniale de ce premier avan-
tage, le désorganise par des attaques incessantes,
dont, suivant le programme qu'il s'est tracé deux
mois auparavant, le but est de disloquer l'armée
ennemie et qui sont soumises à une grande pensée
stratégique : rejeter l'ennemi sur l'impénétrable forêt
des Ardennes, où la retraite est malaisée , et sur le
Rhin. Successivement et sans qu'il tienne compte
de l'usure et de la fatigue des troupes alliées qu'il
pense galvaniser et galvanise en effetpar la victoire,
ni des hésitations de certains chefs, ni de la tenace
résistance que sur quelques points les Allemands lui
opposent, il avance « comme des pions sur un
échiquier, chacune de ses armées », qui, avec une
précision mathématique, atteint le but fixé. 0 Vous
voyez, dit avec son don de la formule heureuse, le
maréchal à un correspondant de guerre ; c'est comme
une série de coups d'épaule : une armée avance,
l'autre suit. On passe tour à tour, a
Et c'est, en eûet, l'^ivance de l'armée Mangin entre
Aisne et Oise et la prise du massif de Saint-Gobain,
l'avance de l'armée anglaise Rawlinson et de la
I" armée française Debeney sur Montdidier et
Moreuil, les progrès des autres armées britanniques
autour de Bapaume. « Chacun de ces coups est suivi
d'actions de détail, d'une pression constante qui
ne laisse à l'ennemi nul répit ».
Les Allemands sont bientôt rejetés sur la ligne Hin-
denburg, qui, elle-même, est attaquée et forcée au
centre par la X° armée, au nord par les armées
anglaises.
A la fin de septembre, le plan du maréchal Foch
se précise : les Allemands évacuent Lille, Bniges,
Ostende et abandonnent leurs positionsdel'Argonne.
Tout, alors, indique au maréchal que l'instant suprême
approche. Une action vigoureuse sur la Lorraine et la
Sarre lui paraît de nature à achever la désorganisation
de l'adversaire, qui n'a gardé à l'est de la Meuse que
37 divisions sur i8o et pourra difficilement rétablir
l'équilibre. Et, tandisquecontinue la poussée sur toutes
les autres parties du front, le général Pétain, sur les
instructions du commandant suprême, groupe pour
l'attaque de Lorraine 205 divisions françaises, anglaises
et américaines. Le maréchal Foch, qui saitque, depuis
le 18 juillet, les armées allemandesont perdu 7. ggooffi-
cierset 354.000 hommes, ce qui représente unnombre
au moins double de tués et de blessés, 6.217 canons.
LAROUSSE MENSUEL
38.622 mitrailleuses, aperçoit les troupes de Luden-
dorff refluant en désordre sur le Rhin et fixe pour le
14 novembre la grande attaque qui précipitera la
débâcle.
Mais le commandant en chef de l'armée allemande
a conscience de son, inévitable défaite. La Bulgarie
se retire de la guerre, suivie bientôt par l'Autriche et
la Turquie. Le gouvernement allemand, par l'inter-
médiaire du président Wilsori, entame des négocia-
tions de paix. Consulté sur les conditions d'un
armistice, Foch les détermine ainsi : livraison du
matériel de guerre, occupation de Mayence, Coblence
et Cologne et de 30 kilomètres sur la rive gauche du
Rhin. Préoccupé déjà d'assurer une paix victorieuse,
il étudie dans quelles conditions on pourra l'établir.
« Faites la paix que vous voudrez, dit-il au président
du conseil français, je me charge de l'imposer n.
Le 9 novembre, à Rethondes, le maréchal reçoit
les plénipotentiaires allemands. Et ce moment où,
comme il l'a raconté, le maréchal voit devant lui,
en la personne d'Erzberger et de Winterfeldt l'or-
gueilleux empire humilié est la plus haute récom-
pense des efforts du grand chef. Au cours des négo-
ciations, il est — c'est encore lui qui parle — « ferme,
froid, sans brutalité ». Ces négociations sont assez
épineuses, car les parlementaires allemands soulèvent
mille difficultés. Mais Foch leur fait comprendre
qu'il est le vainqueur. Le 11, à 5 h. 45, ils signent
d'une grosse écriture rageuse. Les négociations de
paix réservent au maréchal quelque désillusion. Il
désirait, lui, un traité donnant à la France une
garantiequasiétemelledesécurité : « frontière militaire
du Rhin et, pour les réparations, occupation de la
rive gauche du Rhin jusqu'à l'exécution intégrale
du traité ». Il expose ces idées au.x plénipotentiaires
alliés, mais sans succès, et engarde un peu d'amertume .
Après la signature du traité et le défilé du
14 juillet igrg, où il incame, aux yeux du monde,
la France victorieuse, il reste conseiller technique des
gouvernements alliés et paraît comme tel atix confé-
rences interprétatives du traité de Versailles, par-
ticulièrement à Spa, continuant sous une autre forme
la lutte pour obtenir le désarmement effectif de
l'ennemi. C'est lui, encore, que les armées rouges,
victorieuses de la Pologne, trouvent en face d'elles,
puisqu'il envoie sur le front polonais son confident
et collaborateur intime, le général Weygand. Il reste
donc le symbole de l'unité des Alliés et de leurvolonté
de réaliser la victoire.
Membre de l'Académie française depuis le 5 fé-
vrier 1920,1e maréchal Foch est un écrivain détalent,
dont les deux ouvrages : Des principes de' la
guerre (1903) et de la Conduite de la guerre (1904)
demeureront classiques, tant par l'ampleur et la
fermeté de la pensée que par la vigueur du style.
Dans les écrits comme dans la parole du maréchal,
la qualité maîtresse est l' imper aioria brevilas. Le
plus éminent parmi les disciples de Napoléon, qui resta
pour lui le maître inégalable, Foch a gagné la plus
grande, la plus dure des guerres. Sa ténacité, sa
décision, l'unité de commandement qu'il a enfin
assurée, la rapidité de conception qui lui a inspiré
de si foudroyantes ripostes, la souplesse de sa stra-
tégie sont dans cette victoire pour une très large
part. — Léon Abknsour.
France. Historique des ministères. Sixième
ministère Briand (12 décembre igi6-iy mars 1917).
(Suite). — Le cabinet fut reconstitué sur de nouvelles
bases, avec un moins grand nombre de ministres.
Présidence du Conseil et Affaires
étrangères Aristide Briand.
Justice, Instruction publique et Beaux-
Arts René Viviani.
Intérieur Malvy.
Finances Alexandre Ribot.
Guerre Général Lyautey.
Marine Contre-amiral Lacaze.
Travaux puLltcs, Transports et Ravi-
taillement Herriot.
Commerce, Industrie, Agriculture,
Travail, Postes et Télégraphes. . Clémentel.
Colonies Douraergue.
Armement et Fabrications de guerre.. Albert Tfiomas.
Le contre-amiral Lacaze fut chargé de l'intérim du minis-
tère de la guerre en attendant l'arrivée du général Lyautey,
résident général au Maroc.
Sous-secrétaires d'Etat (décrets du 14 décem-
bre 1916 et, pour R. Besnard, du 28 décembre 1916) :
Affaires étrangères (spécialement
chargé de la coordination des di-
vers services publics qui assurent
la restriction du commerce et des
approvisionnements de l'ennemi
[blocus] ) Denys Cochin.
Seaux-Aris Albert Dalimier.
Finances Albert Métin.
Guerre (administration générale du
tninistèrede la) René Besnard.
(Service de santé militaire). . . . Justin Godart.
Travaux publics (marine marchande). Louis Nail.
(Transports) Albert Claveille.
Commerce (travail et prévoyance so-
ciale) . . .*. Roden.
Armements (service des inventions •
intéressant la défense nationale). Jules-Louis Breton.
■ ( Service des fabrications de
guerre) Louis Louchent.
N' 171. Ma/ 7921.
Les postes de ministre d'Etat étaient supprimés.
La Justice avait été réunie à l'Instruction publique ;
le Ravitaillement et les Transports aux Travaux
publics; l'Agriculture et le Travail au Commerce et
à l'Industrie. Le président du conseil, les ministres
de la guerre, de la marine, des finances et de l'arme-
ment formeraient au sein du cabinet un Comité de
guerre, analogue à celui que Lloyd George venait
d'instituer dans son ministère du 10 décembre.
Réorganisation du haut commandement. Remplacé,
le 13 décembre 1916, par le général Nivelle, Joflre
fut chargé de remplir auprès du gouvernement le
rôle de conseiller technique en ce qui concernait la
direction de la guerre et, le 26, il reçut la dignité
de maréchal de France. Nivelle avait été choisi parce
qu'il s'était illustré à Verdun et qu'il paraissait de-
voir être l'homme de l'offensive ; — de l'offensive si
longtemps attendue et de plus en plus désirée.
Son autorité, comme celle de son prédécesseur,
devait s'éten Ire sur le front de Macédoine, mais il y
avait, au Parlement, des adversaires déterm.nés de
cette réunion, sous un même chef, des fronts d'Occi-
dent et du front de Salonique. Depuis le 2 décem-
bre I915, le chef de l'armée d'Orient était sous la
dépendance du G. Q. G., c'est-à-dire d'un organisme
militaire hostile, en principe, à l'expédition, et de là
des insuffisances dans l'envoi des effectifs et du ma-
tériel. Le 22 décembre 1916, le gouvernement ap-
porta une première modification à un système où le
G. Q. G. s'était peu à peu substitué à lui dans des
matières excédant les attribution" du commande-
ment : il décida que l'armée d'Orient, rendue auto-
nome, dépendrait directement du ministre de la
guerre. Il y eut, dès lors, au sommet, le Comité de
guerre, dont les décisions étaient notifiées à qui de
droit par le ministre de la guerre, chargé d'assurer
leur exécution et, pour les opérations militaires,
deux généraux en chef.
Le ministère et la Chambre. Le ministère se pré-
senta le 13 décembre devant les Chambres. Le prési-
dent du conseil exposa que le Comité de guerre,
siégeant pour ainsi dire en permanence, aurait tous
les pouvoirs de décision prompte. Il annonça que le
gouvernement demanderait au Parlement le droit de
régler d'urgence, par décrets, les questions concer-
nant la défense nationale, la mobilisation civile,
et celui de supprimer la consommation de l'alcool,
mesure essentielle au salut du pays. Il traita ensuite
de la manœuvre allemande pour la paix, qu'il qua-
lifia de « tentative pour dissocier les Alliés, pour
troubler les consciences et faire chanceler le moral
des peuples ».
Le président de la commission des affaires exté-
rieures, Georges Leygues, regretta que les événe-
ments d'Orient, qui restaient une cause de graves
préoccupations, ne fussent discutés ni à la tribune,
nidanslapresse, qui, disait-il, n'avait jamais pu expo-
ser au pays les grands problèmes de la guerre. André
Tardieu avait, le y décembre, proposé un ordre du
jour blâmant la politique « d'imprévoyance et de
faiblesse » du gouvernement, et Ossola, au nom d'un
grand nombre de ses collègues de tous les partis,
s'était élevé, dans une déclaration lue à la tribune,
contre l'u ilisuffisance d'organisation et de prévision »,
qui aboutissait à 0 l'improvisation et au retard ».
Tardieu, revenant à la charge, critiqua la réorgani-
sation du commandement : au-dessus des deux ar-
mées d'Occident et d'Orient, deux pouvoirs juxta-
posés, celui du ministre de la guerre, maître des
moyens, celui du commandant en chef, maître des
plans. Ce que la Chambre voulait, c'était le n maxi-
mum d'efficacité par le minimum d'unité » ; ce
qu'elle voulait, c'était le resserrement de l'effort
interallié et la réorganisation du gouvernement tout
entier, y compris son chef, qui, au dire de l'orateur,
avait donné à la guerre et à la politique une direc-
tion faible et insuffisante, à la diplomatie une direc-
tion aveugle, au pays une fausse direction morale
par l'action de la censure et du bureau de la presse.
La Cliambre approuva, cependant, par 314 voix con-
tre 165, les déclarations du président du conseil,
personnellement visé par Maurice VioUette et Ma-
ginot, et ce fut également par un ordre du jour de
confiance que se termina le Comité secret sur les
affaires de Grèce des 25-27 janvier 1917.
Les Alliés et la Grèce. La Conférence de Rome.
L'acte odieux des i""'-2 décembre 1916 appelait des
mesures préventives et des sanctions. Alléguant
l'impuissance de Constantin et de ses ministres à
assurer la sécurité des forces alliées en Macédoine,
les puissances protectrices, auxquelles se joignit
l'Italie, exigèrent que, dans le court délai fi.xé par
elles, le gouvernement hellénique commençât à diri-
ger vers le Sud et cessât de diriger vers le Nord
troupes et matériel de guerre ; à défaut d'acceptation,
les ministres de l'Entente quitteraient Athènes avec
le personnel des légations et, quant au blocus, il se-
rait maintenu tant que garanties et réparations n'au-
raient p.TS été obtenues.
Le gouvernement hellénique s'étant soumis aux
conditions de la note collective du 14 décembre, les
ministres de France, de Grande-Bretagne et de
Russie présentèrent, le 31, leurs demandes : réduc-
tion des forces grecques, en dehors du Péloponèse,
r 171. Ma/ 1921.
au nombre cl'hommes strictement nécessaire pour le
maintien de l'ordre ; interdiction de toute réunion de
réservistes au nord de l'isthme de Corinthe; réta-
blissement du contrôle allié ; mise en liberté des
personnes détenues pour motifs politiques ou sous
l'inculpation de haute trahison, complot, faits con-
nexes, et allocation d'indemnités aux victimes des
événements des i"-2 décembre ; destitution du gé-
néral responsable des ordres donnés le i*' décembre ;
présentation d'excuses formelles aux ministres alliés
et salut solennel sur une place publique d'Athènes
auxdrapeaux des puis-
sances alliées, en pré-
sence du ministre de
la guerre et de la
garnison rassemblée ;
droit, pour l'Entente,
de débarquer des trou-
pes à Uéa et de les
diriger sur Salonique
par le chemin de fer
de Larissa, mais assu-
rance donnée au gou-
vernement du roi que
les troupes du gou-
vernement de Saloni-
que ne franchiraient
pas la zone neutre
établie d'accord entre
. la Grèce et les Alliés.
L'Italie s'associa à la
démarche des puis-
sances protectrices,
sauf en ce qui concerne
la mise en liberté et le
dédommagement des
vénizélistes, ces reven-
dications étant consi-
dérées par elle comme
« touchant à des ques-
tions d'ordre inté-
rieur ».
En outre, les puis-
sances protectrices re-
connurent le gouver-
nement grec de Salo-
nique comme gouver-
nement de fait et
accréditèrent auprès
(le lui des agents di-
plomatiques.
Pendant ce temps,
Constantin échangeait
avec le kaiser une
correspondance chif-
frée, insistant sur la
situation critique de
son royaume et de-
mandant à son beau-
frère si une attaque
al lemandeétait prévue
sur le front de Macé-
doine.
Le président du
conseil français et le
premier ministre bri-
tannique se rencon-
trèrent à Rome, le
7 janvier 1917, avec
le président du conseil
italien Boselli. Briand
était accompagné du
ministre de la guerre
et du sous-secrétaire
d'Etat à l'artillerie ;
le général Sarrail, le
général Milner, le gé-
néral Cadoma assis-
tèrent aux délibérations de la Conférence, dont le
résultat fut d'établir entre les efforts des Alliés un
lien plus étroit et de mettre davantage en commun
leurs diverses ressources.
Briand voulait liquider l'affaire grecque en dépo-
sant Constantin, mais il ne fut pas suivi ; la Confé-
rence crut même devoir promettre au gouvernement
de ce roi sans parole et sans courage que les Alliés
ne favoriseraient pas l'expansion du mouvement
vénizél.ste dans la t Vieille-Grèce ». C'est sous cette
restriction qu'un nouvel ultimatum fut adressé au
roi Constantin, dont la réponse à la note du 31 était
trop dilatoire et trop ambiguë pour que l'Entente
pût s'en contenter (8 janvier).
L'Italie, depuis qu'elle avait été en guerre avec
la Turquie au sujet de la Tripolitaine, occupait
des îles revendiquées par la Grèce ; elle avait des
troupes en Epire et dans l'Albanie méridionale et,
se trouvant ainsi vis-à-vis du gouvernement hellé-
nique dans une situation particulière, elle avait ob-
servé vis-à-vis de Venizelos une attitude différente
de celle des puissances protectrices ; mais elle com-
prit que, si les Alliés abandonnaient Salonique,
elle serait seule, dans les régions occupées par elle,
en face de l'Autriche ; ses vues sur la question
adriatique lui commandaient de se joindre à ses
LAROUSSE MENSUEL
alliés contre les Austro-Allemands qui, s'ils étaient
libérés de tout souci en Orient, ne manqueraient
pas de diriger contre sa frontière une attaque de
grande envergure.
Le gouvernement hellénique accepta les conditions
de l'ultimatum avant l'expiration du délai de qua-
rante-huit heures expirant le 10 janvier, à onze
heures du soir, tout en protestant contre le blocus.
Il libéra les vénizélistes détenus, fit des excuses
formelles et se soumit à l'acte de contrition exigé ;
le 29 janvier, la garnison d'Athènes rendit les hon-
La Foire de Madrid, tableau de Goya. (Phot. Giraudon.)
neurs aux drapeaux des puissances alliées, sous le
péristyle du Zappéion, en présence des ministres de
l'Entente et des officiers des escadres et des armées
alliées.
L'expédition de Macédoine avait été décidée sur
la base d'un accord avec le gouvernement libéral de
Venizelos, conformément au traité d'alliance gréco-
serbe. Or, on avait vu, en Grèce, les constitutionnels
exclus du pouvoir et de l'armée, la Chambre dis-
soute et illégalement renouvelée en pleine mobilisa-
tion, les troupes de l'Entente menacées, les partisans
de Constantin et de l'Allemagne assez indignes pour
livrer dix forteresses, cent soixante canons, un corps
d'armée, enfin les marins français et les vénizélistes
massacrés à Athènes. Et, cependant, l'Entente s'était
obstinée à temporiser, à négocier, à échanger des
notes : en six mois, elle avait remis au gouvernement
grec vingt-trois mémorandums. Les puissances inté-
ressées se mettaient enfin d'accord et s'acheminaient
vers la seule solution pratique : la déposition de
Constantin.
Les offres de paix allemandes. Après la prise de
Bucarest, le gouvernement allemand transmit aux
Alliés, par l'intermédiaire des Etats-Unis, de l'Es-
pagne et de la Suisse, une offre de paix (12 décem-
bre 1916), qui provoqua une note américaine aux
45.S
belligérants sur leurs buts de guerre et qui fut reje-
tée, comme étant de mauvaise foi, par les puissances
intéressées. Les détails de cette manoeuvre et des
échanges de vues auxquels elle donna lieu ont été
consignés dans le Larousse Mensuel (août 1918,
p. 521-522).
Démission du ministre de la guerre. Retraite du
cabinet. Le 14 mars 1917, à neuf heures et demie
du soir, le comité secret où avaient été discutées les
interpellations sur l'aviation militaire venait de se
terminer sans incident, lorsque le général Lyautey
monta à la tribune et
tira de sa poche quel-
ques feuillets dont il
commença la lecture.
Il ne cacha pas que
ce débat lui avait paru
inopportun, au mo-
ment où il venait de
créer une organisa-
tion répondant aux
desiderata du Parle-
ment, et il continua :
Je croyais, je crois en-
core, que de tels dét>ats
sont sem6s d'écueils. Si
je l'ai accepté, c'est qu'il
me répugnait profondé-
ment de paraître me dé-
rober et que j'avais non
moins le sentiment qu'il
pouvait être dit descbos«s
essentielles dont nous se-
rions les premiers à faire
notre profit et dont je
tirerais une force plus
grande pour les réformes
qu'il me reste à accom-
plir.
Mais vous admettrez
que je ne vous suive pas
sur le terrain technique
comme les officiers l'ont
tait, parce que, même en
comité secret, je regarde,
en pleine responsabilité.
que c'aurait été exposer
la Défense nationale à des
risques...
Ces dernières pa-
roles provoquèrent de
vives protestations sur
les bancs des socia-
listes et des radicaux,
et plusieurs membres,
à gauche, exprimèrent
leur étonnement. Le
ministre estimait que
la moindre c fuite »,
la plus légère indis-
crétion en matière de
défense nationale pou-
vait avoir les plus gra-
ves inconvénients : la
majorité vit dans ce
langage une marque
de défiance, et, sur la
proposition du socia-
liste Renaudel, la
Chambre rouvrit le
comité secret. A la
reprise de la séance
publique, le général
n'était plus au banc
des ministres, et la
séance fut levée à onze
heures un quart , après
l'adoption de l'ordre
du jour pur et simple.
La crise partielle
ouverte par la démis-
sion du ministre de la guerre évolua en crise géné-
rale. Briand remit, le 17 mars, au président de la Ré-
publique la démission du cabinet. — J. DasoRano»».
Q-oya, par Jean Tild (Paris, 1921, in-i8). — Vélas-
quez mort, l'art espagnol, sous l'influence des Ita-
I iens et des Français, était tombé en pleine décadence.
Charles lU crut le faire revivre en le mettant sous
la tutelle de RaphaCl Mengs, allemand italianisé,
peintre d'un mérite médiocre, personnage, en outre,
dogmatique à l'excès. Or, Raphaél Mengs se révéla
un organisateur remarquable, non un initiateur. Gou-
vernée par lui, l'école espagnole ne doima naissance
à aucun artiste de réelle valeur.
Heureusement, tandis que Raphaël Mengs créait un
enseignement stérile par ses résultats à Fuentetodos,
village d'Aragon, proche de Saragosse, en pleine mon-
tagne, dans un misérable habitacle, le 30 mars 1746,
apparaissait au monde un petit enfant, ûls de Joseph
Goya et de Gracia Lucientes. On le baptisa sous le
nom de Francisco Joseph Goya, et on le destina au
travail des champs, travail auquel ses parents, sim-
ples laboureurs, devaient l«ur subsistance.
A cet être d'élection l'Espagne allait devoir de re-
trouver, dans le domaine artistique, son ancienne
renommée. Jean Tild, avec beaucoup de talent, uiK
456
Le Garrot, tableau de Goya. {Phot. Giraudon).
connaissance remarquable des milieux où elle va se
développer, nous conte la vie de ce prédestiné à la
gloire. C'est une vie d'homme lieureux.
Dès qu'il put marcher, Francisco Goya garda le
bétail et montra, le gardant, un goût précoce pour le
dessin. Il eût pu végéter ainsi longtemps ; mais un pro-
tecteur survint — le moine Félix Salzedo ou le comte
de Fuentès — qui s'intéressa au berger dessinateur.
L'esprit à peine orné de rudiments d'instruction,
celui-ci était dirigé sur Saragosse (1760). Il avait déjà
donné des preuves de talent, ayant paré de fresques
pieuses l'église de son village.
Il entra tout de suite dans l'atelier de Jozé Luzan
y Martinez, bon professeur, mais peintre sans valeur,
et suivit les cours de diverses écoles. De caractère
turbulent, enclin à l'inconstance et à la dissipation,
il demeura peu de temps sous la férule de ce pre-
mier maître. Madrid l'attirait. Il s'y rendit et, là, ra-
pidement, étudiant Titien, Rapliacl, Rubens, Vélas-
quez surtout, qui demeura son modèle préféré, il
acquit quelque sûreté de métier. En 1769, il partait
pour Rome. Il y mena vie joyeuse plutôt que
laborieuse, héros de mille aventures galantes, assu-
rant les frais de son entretien et de ses plaisirs en
peignant de petits tableaux populaires. Ces tableaux
nétaient, d'ailleurs, point indi.iérents. Ils établ.rent
suffisamment la notoriété de Goya pour que l'ambas-
sadeur russe auprès du saint-siège lui oWrît un em-
ploi avantageux dans son royaume du Nord. Mais
l'artiste ne se souciait pas de vivre parmi les frimas du
septentrion. Ayant remporté le second prix dans un
concours ouvert à l'Académie royale de Parme, il aban-
donnaitl'Italieen 1771. Rentréen Espagne, ilfutchargé
de décorer le chœur de la cathédrale de Saragosse.
De 1772 à 1774, Goya œuvra auprès de son ami,
le moine Félix Salzedo, dans la Chartreuse de VAula
Dei, proche de Saragosse. Ce séjour dans la solitu le
lui fut saluta.re. Il y gagna le goût du travail régu-
lier. Et, sans doute, ses fresques de VAula Dei connu-
rent quelque succès, car, dès lors, sa vie fut une gra-
duelle ascension vers la gloire. En 1775, Raphaël
Mengs lui confia le soin d'exécuter des cartons pour
la manufacture royale de tapisserie de Santa Barbara.
Avec un entLousiasme ingénu, Goya conte, peu après,
à Martin Zapater, son ami, les circonstances dans
lesquelles ces cartons lui valurent d'être présenté au
roi et aux princes. Cinq ans plus tard, il était nommé
académicien de l'Académie de San Fernando.
En 1781, il brossa, pour l'église San Francisco el
Grande de Madrid, un vaste tableau : Satnt Bernai-
LAROUSSE MENSUEL
ilin prêchant lU-
vaitl le rot .11-
phonse d'Aragon.
D une qualité mé-
diocre, ce tableau
reçut un accueil
chaleureux. Goya
y témoignait d'une
habileté de mise
en scène que n'ap-
puyait point une
esthétique per on-
nelle. Lent dans
sa formation , il
n'avait pas encore
atteint la maturité
desongénie. Néan-
moins, cette œuvre
contribua à lui va-
loir la faveur. Il
devint, à cette épo-
que, le peintrepré-
féré du roi, des
infants et grands
d'Espagne, qui
l'admirent dans
leur familiarité. Un
bonheur extraor-
dinaire accompa-
gnait sa vie, plus
emplie de débau-
ches que d'eilorts
réels vers le bien
et le beau. On le
nomma lieutenant-
directeur de l'Aca-
démie de San
Fernando , puis ,
par décret du
28 juin 1786, co-
directeur de la
manufacture de
Santa Barbara.
Il avait qua-
rante-deux ans
quand son protec-
teur, Charles III,
mourut. Il ne de-
vait pas trouver
moins de sympa-
thie chez son suc-
cesseur. Un des
premiers actes, en
eHet,deCharlesIV
consista à faire de Goya l'un des peintres de sa
chambre. Désormais, l'ancien paysan aragonais porta,
non sans vanité, le titre d'Excellence. Il apprécia
même que Charles III eût disparu de ce
monde, car, à ce prince grave, pieux,
austère, ennemi des fêtes et du luxe, se
substituait un souverain joyeux, ama-
teur de belles cérémonies publiques, de
cavalcades, de processions, de bals, de
pompes et de fastes. Sous le règne
de Charles IV, Madrid devint une ville
exubérante de musiques et de danses,
de perpétuels divertissements, où les
modes étrangères, parisiennes surtout,
s'épanouirent, où le peuple partagea
l'inclination des grands à la joie et à la
dissipation.
Au milieu de cette fo:ie,Goya trouva
des sujets d'inspiration innombrables.
Son œuvre, miroir de la vie ambiante,
se transforma, déborda de mouvement
et de couleiu". Elle transporta d'admira-
tion ses contemporains, qui choyèrent
et adulèrent l'artiste. De hautes dames,
comme la duchesse d'Albe, des actrices
célèbres, comme la Tirana, l'envelop-
pèrent d'amour et de jalousie. Des écri-
vains, comme Quintana, dans leurs
poèmes, l'égalèrent aux plus grands
artistes du monde.
Goya, cependant, ne s'abandonnait
point à la griserie. Il poursuivait son
labeur, sans même se préoccuper de
plaire, cherchant à atteindre son idéal.
Un étrange esprit satirique l'animait et
lui procura les haines de l'Inquisition,
qu'il osa bafouer. Sans la sollicitude
du roi, il eût payé chèrement les sai-
carrnes de ses Caprices. Jusqu'en l'an
1808, son existence ne fut qu'une longue
suite de triomphes.
A cette époque, les 1 rançais envahi-
rent l'Espagne. Charles IV abdiqua,
Ferdinand VII fut supplanté, sur le
trône, par Joseph Bonaparte, 0 el rey intruso ».
Bientôt, commença cette guerre d'indépendance fa-
rouche, cette résistance acharnée devant laquelle se
brisèrent les forces de 1 Empereur. Goya, certes,
flétrit, dans ses Désastres de la guerre, admirables
eaiix-tortes, les violences de l'envahisseur, mais il
K' m. Mai 1921.
n'eut pas le patriotisme de s'écarter de l'usurpa-
teur. Il portraitura Joseph Bonaparte, accepta de lui
la croix de chevalier de la Légion d'honneur et la
tâche pénible de choisir, pour les expédier en
France, cinquante des plus beaux tableaux conservés
dans les musées espagnols.
Lorsque, en 1814, Ferdinand VII remonta sur son
trône, il songea à châtier ceux que l'on appelait les
« afrancesados ». Goya dut à Duaso de Latre, phi-
losophe influent, de recevoir son pardon et de re-
trouver son crédit. Il était alors âgé, atteint de
surdité, seul désormais, sa femme étant morte et son
fils marié. Le pays traversait une crise qu'aggrava,
en 1823, une nouvelle occupation française. La vie
parut bientôt si terne à l'artiste qu'il sollicita un
congé pour suivre un traitement à Plombières, en
réalité pour fuir un milieu qui avait changé de
visage.
A Bordeaux, où il se rendit tout d'abord, le vieil-
lard retrouva de nombreux amis, dont Moratin,
que Ferdinand VII avait proscrits d'Espagne et qui
le recommandèrent auprès de personnages parisiens.
Arrivé dans la capitale, Goya y admira les œuvres
de Géricault et de Delacroix, eut de fréquents
entretiens avec Horace Vernet et se frotta aux
jeunes peintres de l'école romantique. Il y exécuta
les portraits de dona Manuela Alvarez de Coinas
y Ferrer et de son époux, Joaquin Ferrer, futur
président du conseil d'Espagne. Mais il épuisa rapi-
dement les délices d'un milieu où il jouissait d'une
maigre popularité. Il retourna peu après à Bordeaux,
où il s'installa en compagnie d'une amie madrilène,
fort turbulente et tracassière, Leocadia Weiss, et de
la fille de celle-ci, Roario Weiss. Ce ménage impro-
visé ne vivait pas toujours en bonne harmonie.
Pourtant, le vieux peintre s'intére=sait à l'enfant,
.'^a filleule, qu'il s'eliorçait de diriger vers l'art. Ses
relations se bornaient au monde des proscrits, où l'on
déblatérait contre Ferdinand VII.
Goya travaillait sans ce se, multipliant les croquis,
toujours assidu sur la pierre lithographique. Il tenta,
manquant d'argent, de vendre quelques-unes de ses
œuvres gravées, mais le public s'en dé- intéressa, et
cette inilifférence contribua à dégoûter l'artiste de la
France. Il revint à Madrid, quitta de nouveau cette
ville, se réinstalla à Bordeaux. L'âge l'accablait, et
la tristesse, et la nostalgie de tout ce qui avait été
et n'était plus. Il mourut à Bordeaux, le 16 avril 1828,
en attendant son fils et ses petits enfants qui ve-
naient lui apporter un peu de l'atmosphère d'Es-
pagne.
Il a laissé une œuvre considérable et extrêmement
variée, consistant en fresques et toiles religieuses,
cartons de tapisseries, peintures de genre, portraits,
gravures. Amoureux de la vie, Goya, pieux par tra-
(lition, ne fut jamais un mystique et ne comprenait
po.ntles mystères de l'extase. Le sentiment religieux
Portrait de Goya, par Vicente Lopet y Portana.
fut presque complètement absent de sa peinture sa-
crée. De ses premières fresques, dans les églises de
Saragosse et de Madrid, à la Chartreuse de l'Aula
Dei, travail de jeunesse, on ne peut retenir que des
indications. Les autres, subsistant encore, à Madrid,
à Valence, à Tolède : un Miracle de saint Antoine,
«• 171. Ma/ 1921.
la Communion de sainl Joseph de Calasana, Saint
François de Borgta adjurant un moribond de se re-
pentir de ses fautes, Jésus au jardin des Oliviers,
méritent un examen plus attentif. Elles sont traitées
ou bien, comme la première, dans une note trucu-
lente, joyeuse, vivante, ruissellent de vives polychro-
mies, oïlrent des groupes de femmes semblables,
avec leurs vêtements chatoyants, à des manolas,
présentent des essaims d'anges et de chérubms aux
visages fardés de courtisanes, sont une frairie de
couleurs, une fête pour les yeux. Ou bien, comme
les autres, dénuées d'ingénuité, de fraîclieur, de
grâce, elles décèlent un faux pathétique. Visiblement,
les exécutant, l'artiste n'était pas dans son élément
naturel. Jamais il ne sut interpréter l'histoire et,
particulièrement, l'histoire sainte. Son émotion, mani-
festée, de ci, de là, dans d'excellents morceaux, est
le plus souvent factice. De plus, il prouve, spéciale-
ment dans une toile : Jésus sur la croix (musée du
Prado), son ignorance complète en
matière d'anatomie. Dans ce pays
où pullulent les christs émouvants,
aux chairsexpressivesde surhumaine
douleur, Goya a créé un nu divin,
dont la mollesse n'est sauvée que
par un bel effet de lumière.
De même, Goya s'est manifesté
un assez piètre créateur dans ses
cartons de tapisreries, conservés au
musée du R-ado. Ces trente-huit
peintures accusent généralement
l'indigence du dessin, la qualité pâ-
teuse de la matière, l'exagération
«les tons, l'absence de pittoresque,
la pauvreté du sentiment décoratif.
Trois d'entre elles seulement : le
Buveur, l'Ombrelle, le Jeu de la
pelote, suscitent quelque admira-
tion. Dans la dernière, belle image
des mœurs populaires, les person-
nages, silhouettés sur un spacieux
fond de paysage, loin de ressembler,
comme dans bien d'autres, à d'im-
mobiles mannequins, vivent d'une
vie intense de sémillants Espagnols.
Toute cette œuvre, destinée à l'in-
dustrie royale, fut effectuée à contre-
cœur par l'artiste, qui en tira béné-
fices nombreux.
A l'époque même où il élaborait
ces cartons. Goya, dans ses ta-
bleaux de genre, affirmait une
étonnante maîtrise. Il est vrai, là,
il n'était plus astreint à parfaire des
modelés. Sa fantaisie d'imaginatif,
d'analj'ste, de coloriste, pouvait se
donner libre cours. C'était la vie
dont il enregistrait les aspects en
observateur attentif et sagace. Tan-
tôt la gaieté s'exhale de ses toiles,
comme de ce Mai auquel se sus-
pend une grappe de bambins joyeux;
tantôt la gravité mélancolique,
comme de cette Procession de vil-
lage où circulent, portant reliques,
croix et bannières, des personnages
aux visages illuminés par la foi.
Ici, Goya fixe des images de la vie
ouvrière (la Fabrication de la pou-
dre. Groupe de fileuses),\à une image
de la vie mondaine (la Romeria de
San Isidoro), chef-d'œuvre incompa-
rable où grouille, dans une merveil-
leuse diaprure de couleurs, une foule
animée, parlante.
Volontiers, Goya interprétait, et
avec une aisance extrême, l'actua-
lité {Réunion du conseil des Philippines sous Fer-
dinand , l'Enterrement de la sardine , Course de
taureaux dans une petite mile). Il savait fixer en
traits exacts et frappants la comédie de mœurs
(Audience de l'Inquisition). Il avait un goût parti-
culier pour les scènes d'horreur, qu'il rendait avec
une singulière éloquence (les Flagellants, les Mys-
tères de l'Inquisition, la Décollation, Y Assassinat) .
Sa Maison des fous, toile célèbre, où évoluent dans
un sombre décor d'architecture de gesticulants ou
extatiques misérables, compte parmi les plus belles
de son œuvre. Son imagination l'emportait même
vers le domaine du cauchemar, où il alla quérir les
fantasques sujets (le Sabbat, le Voyage des sorcières.
Seigneur ou démon), dont il décora sa propre maison.
Goya fut çncore un excellent portraitiste à la
façon de Saint-Simon, car il représenta ses modèles :
les rois Charles III, Charles IV, Ferdinand VII, les
infants, les infantes, les grands d'Espagne, des
courtisanes, des actrices, ses propres parents, ses
amis et lui-même, non pas dans des poses figées,
mais en action. En ces portraits, l'artiste concentra
la psychologie des originaux, inscrivit leurs tares et
leur histoire même avec une surprenante netteté. Si
le dessin n'en est pas toujours parfait, la couleur en
est séduisante, nuancée, surtout dans les images de
femmes, avec une adorable finesse. Quelques-uns de
LAROUSSE MENSUEL
ces portraits, la Maja vestida et un nu, la Maja des-
nuda, posés, dit-on, par la duchesse d'Albe, comp-
tent parmi les meilleurs de l'école espagnole.
Les eaux-fortes constituent une des parties les plus
originales de l'œuvre de Goya. Elles sont le « Journal
de sa pensée ». Nulle part, dit Jean Tild, on ne re-
trouve aussi entièrement sa personnalité, et plus
encore sa personnalité morale que sa personnalité
artistique. Son imagination y dévoile toute sa vi-
gueur et sa diversité. Son dessin manque parfois de
précision et ses légendes de clarté. Sans doute, Goya
fut gêné, pour s'exprimer totalement, par • un double
despotisme religieux et politique i. Néanmoins, dans
ses Caprices, sous l'influence du comte d'Arenda,
esprit libéral, il souffleta le vice, l'hyrocrisie, l'into-
lérance, et, parfois même, osa attaquer le régime.
Sortant souvent des idées générales, il persifla des
personnalités reconnaissables. Ses Proverbes, autre
recueil d'eaux-fortes, participent de la même inspi-
Le» Vendanges, tableau de Ooya. (Phot. Qiraudon.)
ration. Les Désastres, exécutés de 1808 à 1820 et
publiés en 1863, sont, au dire de Jean Tild, le testa-
ment philosophique de Goya. Les horreurs de l'inva-
sion en fournirent les sujets. L'ariiste, comme Callot,
y manifesta, avec une furieuse puissance de satire,
sa haine de la violence. Dans cette œuvre, plus nette-
ment que dans sa peinture, il donne la mesure de son
génie. Goya fut encore l'auteur d'une très bellesuitede
Tauromachies et de quelques curieuses lithographies.
Faute de préparation et de science, Goya n'a pas
égalé Vélasquez, mais il a possédé plus profondément
que lui le sentiment de la vie. Ce qui fait de lui,
comme de Daumier, dit son biographe, une figure
inoubliable dans toute l'histoire de la peinture, c'est
cette immixtion directe de la vie dans l'art, au point
de ne plus pouvoir distinguer où finit l'un et où com-
mence l'autre ; c'est le sentiment , physique pour
ainsi dire, de la vibration qu'il a apporté dans la
peinture moderne. — Kmiie m^om.
Orand-Xjlban (État du), petit État autonome
de l'Asie antérieure, riverain de la mer Méditerranée
et situé dans la partie de la Syrie placée sous le
mandat français. Capitale Beirout ou Beyrouth.
La victoire des peuples de l'Entente sur les puis-
sances de l'Europe centrale et sur leurs alliés n'a
pas, du jour au lendemain, sorti tous ses effets;
457
plusieurs de ses conséquences ne se sont pas encore
produites et tarderont sans doute à le faire ; d'autres
viennent seulement de se manifester. Telle est, sur
le territoire asiatique de l'ancien empire ottoman, en
pleine Syrie, la toute récente apparition d'un Etat
autonome du Grand-Liban.
Ce nouvel Etat, tel quele représentent les cartes
déjà publiée;, affecte grossièrement la figure d'un
rectangle long d'environ 200 kilomètres et large de
60 à 70 kilomètres. La mer Méditerranée en forme
le côté occidental; au sud, c'est la frontière syro-
palestinienneou, pour parler plus exactement, celle
des mandats français et anglais, qui délimite le rec-
tangle, jusqu'à l'extrémité septentrionale du lac de
Tibériade. Plus loin, c'est-à-dire à l'est du Jourdain,
l'Etat du Liban va jusqu'aux montagnes, et sa fron-
tière orientale court sur les crêtes de I Hetmon et de
l'Anti-Liban vers 34° 25"de latitude nord ; elle change
alors de direction, traverse d'est en ouest la plaine
de la Bekaa, rejoint le cours de
l'Oued-el-Khalid, qui conflue dans
le Nahr-el-Kébir, puis se confond
avec ce fleuve lui-même jusqu'au
moment où il se perd dans la .Mé-
diterranée, au nord de la baie de
Djoun-Akkar.
Dans ces limites, l'Etat du Grand-
Liban ne correspond à aucune ré-
gion naturelle; c'est simplement
une portion de la Syrie centrale,
dépouillée du désert et de sa bor-
dure d'oasis dont on a fait le gou-
vernement de Damas. Comme dans
toute la Syrie, on y rencontre la
plaine centrale, affaissée depuis les
temps tertiaires ou le début des
temps quaternaires ; sur les bords,
de même que Vosges et Forêt-
Noire, par rapport à la plaine du
Rhin, deux séries de hauteurs s'a-
baissant brusquement, suivant un
miroir de faille parfois assez net, sur
la dépression centrale et retombant,
par contre, lentement vers l'exté-
rieur. Pour compléter la similitude
qui, pourtant, même dansles grandes
lignes, est loin d'être entière, des
roches éruptives se sont fait jour à
travers les strates, mais leurs épan-
chements les plus puissants ne font
pas partie du territoire de l'Etat
libanais.
Celui-ci est, néanmoins, dans son
ensemble, un pays montagneux.
Les plaines côtières (à Saïda, à
Beirout, à Tripoli) n'ont en effet
qu'un faible développement, et la
haute plaine de la Cœlésyrie ou de
la Bekaa — le Val des Mûriers —
occupe seulement un quart de la
superficie totale du Grand-Liban.
Cette Bekaa n'est pas, d'ailleurs,
une plaine plate, sauf à l'ouest de
Bâalbek, où se développe une ligne
de faîte assez indécise entre les
sources du Nahr-el-Asi et du Nahr-
el-Litani ; c'est bien plutôt ime suc-
cession d'échinés dont le niveau
s'abaisse assez rapidement vers le
nord-ouest, vers le Gharb, et plus
lentement vers le sud, pour aboutir
finalement aux hauteurs de Ra-
chaya. Celles-ci (600 à 700 mètres)
descendent sur la plaine maréca-
geuse du Haut-Jourdain, d'altitude
beaucoup plus faible (2 mètres au-
' dessus du niveau de la mer au Bahr-
et-HouIeh, au nord du lac de Tibériade). ■
Quant aux deux hautes chaînes qui limitent la
Bekaa, large de 20 kilomètres et longue de 130, elles
méritent l'une et l'autre de retenir un peu plus long-
temps l'attention. Tout au sud-est, sur la rive gauche
du Jourdain, voici que se dresse l'Hermont (2.750 m.
au Kasr Antar, qui affecte plutôt l'aspect d'un mas-
sif. Le 1 Char des Dieux • est basaltique pour partie,
au contraire, du reste, des montagnes libanaises, qui
sont calcaires presque partout. Au nord de la cluse
du Zebdani, il est prolongé par l'Anti-Liban ou
Djebel-el-Cliark, la < montagne orientale ». Ce sont
terrains crétacés, désolés, nus, abrupts, vers la Syrie
intérieure, mais descendant au contraire en gradins
vers le désert de l'est ; des ravins transversaux aux
parois taillées de facettes, de rares vallées longitudi-
nales coupent l'Anti-Liban, exactement comme, de
l'autre côté de la Bekaa, ils coupent les montagnes
de l'ouest, et c'est vers le nord, au Cl.eik-el-Djebel,
quecette chaîne atteint son point culminant ( 2.700m. ).
De l'autre côté de la Cœlésyrie, entre celle-ci et
la mer, une autre zone monstrueuse fait pendant à
celle qui sépare du désert le long couloir central
qu'est la t Vallée des Mûriers » ; elle est beaucoup
mieux connue que la précédente et, aussi, plus inté-
ressante pour l'économiste. Là — tout au moins entre
le Nahr-el-Litani et le Nahr-el-Kébir — se dresse le
458
mont Liban, le cœur du nouvel Etat, le sandjak
airtonome de 1860. Il convient de l'étudier avec
quelques détails.
Dans le sucJdu nouvelEtat, des régions de hauteurs
confuses font, entre la Méditerranée et le Jourdain,
la transition avec les plissements palestiniens du
Carmel : arrière-pays de Sour, Merdj Ayoun. Mais,
bientôt, l'aspect du pays change ; au nord du Litani,
voici que commencent à apparaître nettement des
plateaux étages, s'élevant très vite au-dessus de la
mer et séparés les uns des autres par de très pro-
fondes vallées où grondent les ouadi. Puis, derrière
cette masse plus ou moins tabulaire de dolomites, de
calcaires oolithiques ou de craie, ou encore de
marnes en couches, régulières, voici, barrant la
route de l'est, une ligne de hauteurs assez tourmen-
tées, avec quelques infiltrations volcaniques ; ces
hauteurs surplombent le Val des Mûriers, sur lequel
elles se terminent par des talus d'éboulis. D'abord
d'altitude assez faible, les montagnes du Liban — car
c'est d'elles qu'il s'agit ici — vont prenant de plus
en plus d'importance. Déjà à la latitude de Bey-
routh, le djebel Sannin^tteint 2.700 m., et ce sont
des colshaut perchés que celui d'Azirteh (1.540 m.)
et celui de Moughitteh (1585 m.) suivi par le chemin
de fer de Beyrouth à Zahlé. Plus au nord, la zone
élevée croît encore en hauteur et en largeur; quatre
sommets dépassent 3.000 m. (Timaroun 3.200m.) et
les cols, très rares, se tiennent à une très grande
altitude, puisque le col des Cèdres est franchi par la
route de Tripoli à Bàalbeck par 1.880 mètres. Là se
trouve le berceau du peuple libanais, si, du moins, il est
possible de donner le nom de « peuple » à cette réunion
de races et de sectes diverses ; sur ces hauts plateaux,
difficilement accessibles, isolés les uns des autres par
des ravins profonds, se cantonnèrent Druses et Maro-
nites, à l'écart du Turc envahisseur, sous la souve-
raineté de chefs locaux, plus ou moins puissants,
plus ou moins rivaux.
Ces quelques indications orographiques suffisent
pour montrer combien le Liban est accidenté ; il
offre, en particulier dans les montagnes de l'Ouest,
toute une série de zones d'altitude, comme le donne
à entendre ce proverbe arabe, pour qui, « alors que
l'été réchauffe les pieds du Liban, la brise printanière
caresse ses flancs, l'automne enveloppe ses épaules,
et la neige éternelle couronne sa tête ». De fait, la
plaine côtière, le Sahil, est très chaude, d'une
chaleur torride (13° en janvier, 2705 en juillet) et
humide. Déjà, la plaine intérieure est moins chaude.
' LAROUSSE MENSUEL
car eJle est plus sèche, et les nuits y sont toujours
fraîches ; si la neige y est rare, du moins les chaleurs
y commencent-elles plus tardivement. Quant aux
versants montagneux du Liban tournés vers la mer,
les seuls qui offrent quelque développement, ils sont
divisés suivant l'altitude en Wusut (Ousout) et en
Djourd. C'est dans le Wusut (soit jusqu'à i. 200 et
1.500 m.) que les citadins vont cherclier la fraî-
cheur dans des stations d'été comme Aley et Brou-
mana ; la baisse de température y étant de o"> 6i par
100 mètres d'altitude, les chaleurs des mois de
juillet et d'août y sont supportables; l'hiver, la
neige couvre les plateaux pendant un ou deux mois,
et elle se maintient pendant six mois sur les hautes
cimes, dont quelques-unes, soit dans le Liban, soit
dans l'Hermon (plus lointain, mais aussi favorisé par
l'enneigement) conservent même quelques flaques
pendant toute l'année. D'aucuns assurent que le
Liban doit son vieux nom de Lebanon (montagne
blanche) à cet enneigement périodique, mais d'au-
tres prétendent l'expliquer par l'éclat des roches
calcaires sous le
grand soleil. Le Li-
ban est.eneffet, un
pays pierreux et
sec, et, si le fait
paraît évident pour
1 Anti-Liban et sur-
tout pourlaBekaa,
tous deux séparés
de la mer par de
hautes chaînes, il
semble moins cer-
tain pour le Liban,
qui, comme iés
plainescôtières.est
très abondamment
arrosé de pluies.
Là, en effet, les pré-
cipitations sont très
supérieures à celles
de nos régions (par
an, 950 millimètres
à Beyrouth et 1650
dans la montagne) ;
mais ces pluies sont
très irrégulières,
tombent par aver-
ses d'eau ou de
neige qui suscitent
mille entraves aux
communications et
manquent presque
totalement en été.
Toutefois, grâce
aux précipitations
atmosphériques de
la saison froide et
à la fonte des neiges
pendant la saison
chaude, les mon-
tagnes du Liban,
de l'Hermon et, à
un moindre degré,
de l'Anti - Liban ,
jouent vraiment un
rôle de château
d'eau.
Une bonne partie
des torrents nés
dans ces montagnes
descendent dans la
Bekaa, qui est un
ancien lac encore
marécageux par en-
droitset y donnent naissance, dans le pays de Bâalbek,
à deux des grands fleuves de la Syrie, leNahr-el-Litani,
le Leontes des anciens, et le Nahr-el-Asi ou Oronte. Là
se trouvait jadis la source du troisième grand fleuve de
la contrée,la source du Jourdain, si(commele pensent
certains auteurs) le cours supérieur de celui-ci est
devenu, à la suite d'un phénomène de capture, le cours
supérieur du Nahr-el-Litani. Dans tous les cas et quel
que soit le bien-fondé de cette opinion, la topogra-
phie et la nature calcaire de la contrée donnent au
réseau hydrographique un caractère assez particulier.
Voici les fleuves qui vont directement à la Méditer-
ranée : sitôt formés par la réunion de plusieurs tor-
rents appartenant à un large bassin de réception,
ils coulent au fond de gorges jusqu'à quelques kilo-
mètres de la mer et entrent alors en plaine très peu
avant de se perdre en Méditerranée. Telle est l'his-
toire du Nahr-Beyrouth, du Nahr-Ibrahira (l'ancien
Adonis) et du Nahr-Kadicha ou rivière du Paradis,
le fleuve sacré des Maronites... D'autres fleuves ont
leur cours supérieur dans le Val des Mûriers; eux
aussi (Nahr-el-Litani) ne gagnent la côte qu'au prix
de difficultés extrêmes et grâce à des canons de
300 mètresde profondeur (gorges de Yaghmour). Les
sources vauclusiennes abondent, d'autre part. C'est
ainsi que l'une des trois sources du Jourdain, celle
de Hesbaya, fait déjà tourner des moulins et qu'une
des têtes du Nahr-Ibrahim, celle d'Afka, n'est autre
qu'une résurgence des eaux du lac Yamouneh, un
N' 171. Mai 1921.
lac sans écoulement, situé sur le versant oriental du
Liban. A signaler encore, comme un fait digne de
remarque, que beaucoup de ruisseaux sont intermit-
tents, tel le Nahr-Sebti, le ruisseau du VII° jour de
Josèphe; mais ces ruisseaux s'assèchent assez tard
quand ils naissent sur les versants tournés vers l'est,
car la fonte des neiges y est plus tardive et soutient
le débit des fleuves qui, comme le Zebdani et ses
semblables, vont fertiliser les confins du désert.
Malgré le nombre des cours d'eau qui le sillonnent,
le Liban semble presque partout un pays aride et
brûlé. Sans doute, quelques points de la Bekaa et la
vallée du haut Jourdain sont-Us assez marécageux
pour être couverts de papyrus; sans doute, encore,
existe-t-il de beaux pâturages aux alentours de Ra-
chaya, sur les flancs occidentaux de l'Hermon; mais,
dans l'ensemble, la Bekaa afiecte l'aspect d'un
steppe aux buissons rabougris, et la montagne mon-
tre en général la roche à nu ou recouverte de la gri-
saille des genévriers de Phénicie et des chardons. Ce
ne sont pas les quelques bois de l'Hermon, les files
de peupliers de l'Anti-Liban méridional, ni les pins
et les sapins recouvrant parfois le mont Liban et les
plaines côtières qui peuvent modifier cette impres-
sion. Le déboisement a toujours été une des plaies
du pays ; il a été poursuivi avec une véritable folie,
et de ces cèdres du Liban, qui étaient naguère en-
core une vingtaine à l'est d'Ehden et qui avaient
valu à ce coin particulier le nom de « montagne des
parfums », il ne reste plus guère que le souvenir.
Néanmoins, grâce aux eaux courantes et aux canaux
d'irrigation, grâce aux sources fréquentes dans le
Liban et dans l'Hermon à l'affleurement des niveaux
schisteux et marneux, le pays possède des cultures
variées.
Il est producteur de céréales (blé et orge surtout),
tant dans la Bekaa que sur les pentes moyennes du
Liban; seulement, il n'en produisait pas en quantité
suffisante pour nourrir sa population, si bien qu'on
devait en importer dans le pays. L'emploi de mé-
thodes modernes, favorisées par l'existence de
grandes étendues planes et de domaines importants,
permettra, sans doute, d'accroître la production. D'ail-
leurs, le blé n'était cultivé qu'une année sur deux,
l'autre étant souvent consacrée aux légumineuses
(pois chiches) et à la betterave. Le mûrier prospère
sur les pentes qui bordent la Bekaa (à Baaibek et
sur les pentes moyennes du mont Liban); c'est la
culture fondamentale de la contrée, et des exemp-
tions d'impôts l'encourageaient ; toutefois, elle est en
décadence depuis 1872, par suite d'une maladie du
ver à soie> et puis, les soies grèges de l'Extrême-
Orient ne sont-elles pas meilleur marché et ne font-
elles pas concurrence aux soies libanaises jusque
dans les villes de la Syrie intérieure elle-même ? On
comptait, cependant, à la fin du dernier siècle, sur le
territoire libanais, 30 millions de pieds de mûriers, et
5.200.000 kilogrammes de cocons y étaient produits
chaque année. La vigne est encore une des ressources
du pays; elle est cultivée çà et là, vers Zahlé et sur
les éboulis rocheux, mais, sauf dans les propriétés
européennes, elle ne donne qu'un vin de mauvaise
qualité, ce qui est bien fait pour surprendre, puisque,
dans l'antiquité, les vins de la Phénicie étaient très
réputés. Aujourd'hui, beaucoup plus que la vigne,
les olivettes constituent une véritable source de ri-
chesse pour le pays, la plus importante après le
mûrier; elles sont nombreuses, et on en trouve un
peu partout sur les pentes moyennes des montagnes.
Les plaines côtières à climat 'tropical et bien pour-
vues d'eau donnent des fruits des pays chauds (les
citrons, les oranges, les grenades), et on cultive même
la canne à sucre dans la banlieue de Tripoli. Quant
aux plaines de l'intérieur, une fois irriguées, elles
portent de riches cultures maraîchères (à Zahlé) ou
des vergers d'abricotiers et de figuiers sur les flancs
de l'Hermon ou dans la cluse du Barada. Enfin,
certains coins du mont Liban (Batroun, Djezzin)
cultivent le tabac.
En regard de l'agriculture proprement dite, l'éle-
vage est peu florissant, sauf dans l'Hermon, près de
Rachaya et dans la Bekaa (chèvres, moutons). Lui-
même, le mont Liban n'a qu'un cheptel assez
pauvre, dans lequel on remarque surtout des mulets
particulièrement résistants. L'absence de bovidés
oblige le pays à importer de la viande, du beurre, etc.
Par contre, l'abondance de la volaille permettait na-
guère une importante exportation d'œufs.
Il convenait d'insister sur ces produits naturels;
ils constituent, eu effet, la matière première des dif-
férentes industries de l'Etat du Grand-Liban, dont
la plus florissante est la filature de la soie, moderni-
sée sous l'impulsion de maisons lyonnaises (153 fila-
tures modernes, 445.000 kilogrammes de soie grège
en 1900). A signaler aussi des tissages de soie ou de
coton assez rares (à Tripoli, où le climat permet
l'élève du nopal et de la cochenille employés à la
teinture des étoffes), les tapis d'Akkar. Mentionnons
encore des huileries et des savonneries (à Beyrouth, à
Tripoli), des fabriques d'essences florales, des usines
pour la fabrication de l'albumine et du jaune d'œuf sec
(à Tripoli). Voilà à peu près toute l'industrie du pays.
Comment pourrait-il en être autrement, alors que
les gisements minéraux sont rares ou mal connus ?
I
«• 171. Mai 1921.
On exploite du bitume dans l'Hermon {à Hasbaya)
et du lignite à l'est de Saîda, mais la production en
est insignifiante. Le fer est plus fréquent (djebel
Akra, fonderie de Beteit-Chcbab, et près d'Hasbaya
encore), mais on ne doit citer que pour mémoire
l'ambre noir de Haïtouia et les sources minérales de
Banias. Ainsi, l'industrie métallurgique n'existe pas.
Quant à l'industrie hôtelière, elle n'est guère floris-
sante encore, malgré l'existence de stations estivales
assez nombreuses dans le Liban et la construction à
Baalbek (par les Allemands) d'hôtels pourvus du
confort moderne.
Rien de tout cela ne permettait, avant la Grande
Guerre, d'alimenter un commerce très important. On
ne saurait, d'ailleurs, que très difficdement se faire
une idée du chiffre que le trafic pourra atteindre
dans les années à venir, non plus que du total au-
quel il s'élevait dansles années passées, car les statis-
tiques des douanes maritimes ne permettent nulle-
ment de distinguer ce qui fait partie du commerce
général du Liban et ce qui est à proprement parler
son commerce spécial ; nous ignorons, d'autre part,
l'importance des échanges enfre le Liban et les autres
pays ci-devant turcs par la voie de terre. Sans doute
peut-on dire que le Liban importait et qu'il impor-
tera du beurre, de la viande, du blé, du charbon et
des machines, des produits manufacturés et des
graines de mûrier ; mais pourra-t-il exporter encore,
dans l'avenir, soit sur les villes de l'intérieur, soit sur
la France, des fils de soie, des huiles, etc. ? Le pays
a été si abimé par la guerre qu'on ne saurait le dire,
ni, non plus, prévoir si le Liban jouera plus tard ce
rôle de pays de transit que la nature semble lui
avoir réservé.
Comparons, en efifet, le présent au passé. L'arrière-
pays du Liban tenait, aux temps lointains de la
Phénicie ou même à l'époque des croisades, une
place autrement importante dans l'économie générale
du monde que celle qu'il occupe actuellement. Elles
sont éteintes, ces industries des étoffes de pourpre et
des verreries, naguère si florissantes, et les produits de
l'Asie intérieure qui arrivaient par caravanes 5 Da-
mas, et de là aux Echelles, ont tout intérêt à passer
ailleurs, par le BagdaJ-bahn ou par le canal de Suez.
Déjà, les progrès de la navigation ont réduit à un
rôle très modeste de cabotage local et Sour, et
Djouni, et Batroun, et Saida elle-même; seuls, deux
ports d'importance réelle subsistent sur cette côte
rocheuse, aux rares plaines sableuses. L'un est Bey-
routh, qu'une Société française a doté d'un port
(240.000 tonnes de mouvement de marchandises
en 1913) ; Tripoli est le second, dont le simple
mouillage et le port à mahonnes d'EI-Mina est très
en progrès. Encore convient-il de remarquer que ces
LAROUSSE MENSUEL
aussi dans un sérieux développement de la produc-
tion locale que doit être cherché le remède le plus
efficace à ce véritable péril.
Par rapport aux pays voisins, le pays est bien doté
en voies ferréis ; il est sillonné par environ 250 kilomè-
tres de chemin de fer.dont la moitié à voie de i mètre
et l'autre à écartement normal. Il possède, en outre,
459
leur pays, où ils rapportaient des sommes assez
rondes. Ainsi s'expliquaient la présence de maisons
relativement luxueuses et la cherté du prix du sol
dans le Liban. Cette population très dense était (et
demeure toujours) divisée entre un grand nombre
de religions difiérentes. L.es chrétiens sont les plus
nombreux, encore qu'en faible majorité ; et que
Route (le Beirout ou Beyrouth à Tripoli.
d'assez bonnes routes, même dans certaines régions
accidentées du mont Liban (1.400 kilom. de routes
carrossables en 1913). Sans doute, ces routes ont-
elles été très délaissées, très peu entretenues pendant
la guerre ; mais, depuis la reprise d'un régime normal,
un gros effort a été fait, et avec succès, pour les
remettre en état.
Un tel effort , comme aussi tous ceux qui ont été faits
dans d'autres directions, le Liban les mér.tait bien.
1*
Le port de Betroul ou Beyrouth.
deux: ports se sont ainsi développés grâce à l'exis-
tence des voies ferrées qui les relient à l'intérieur :
la ligne Tripoli-Homs (102 kilom.) pour El Mina, et
la ligne Beyrouth-Damas (r43 kilom.) pour Beyrouth,
toutes deux greffées sur le Transsyrien : Kayak-
Horas ( 1 30 kilom. )-Alep. Malheureusement, une de ces
lignes, la plus ancienne de toute la Syrie, celle Je Bey-
routh à Damas, est à crémaillère sur une bonne partie
de son parcours et a un profil très accidenté ; on
peut donc craindre de voir le trafic de Damas détourné
vers Saint-Jean d'Acre par la ligne bien plus longue,
mais plus facile, de la vallée du Yarmouk, ou vers
le nord, en direction de Tripoli ou même d'Alexan-
drette... Le grand rôle commercial des ports du Li-
ban est donc menacé. C'est dans une amélioration et
car, plus qu'aucun autre pays syrien, celui-ci a été
très éprouvé par la Grande Guerre. Sa population
— celle du mont Liban surtout — a diminué consi-
dérablement (de moitié, dit-on) ; elle était peut-être de
700.000 à 800.000 âmes en r9r4 ; dans les districts
montagneux et côtiers de l'Ouest, la densité atteignait
souvent loo habitants au kilomètre carré, et elle
était très forte encore, relativement, dans les zones
fertiles de la Bekaa (Zahlé), pour ne diminuer beau-
coup que dans la haute vallée du Jourdain (moins
de 20 hab. au kilom. carré). Rien que de naturel, dans
de telles conditions, à ce que 4.000 ou 5.000 mon-
tagnards libanais partissent chaque année à l'étran-
ger (dans l'Amérique du Sud, surtout) pour s'y enri-
chir et revenir ensuite avec leurs économies dans
d'églises différentes ! D'abord viennent les maronites,
qui vivent dans le centre et le nord du mont Liban,
et dont le patriarche est un des plus grands person-
nages du pays ; au nombre de 280.000 à 300.000, ils
formaient à eux seuls, en r9r4, près de la moitié de la
population. Les melkites constituent un groupe beau-
coup moins important (de 50.000 à 60.000 âmes); ils
possèdent, néanmoins, six évêques dans le Liban. Les
arméniens catholiques (à Beyrouth) et quelques mil-
liers de fidèles du rit latin complètent l'ensemble
des effectifs catholiques, en face desquels se dressent
les Grecs orthodoxes, qui sont nombreux (plus de
100.000, à Beyrouth notamment) et quelques mil-
liers de protestants.
Parmi les non-chrétiens, les Druses du sud du
Liban forment le groupe de beaucoup le plus fort
(près de 100.000 individus) ; on trouve également des
ansariés dans le Nord et, parmi les musulmans pro-
prement dits, des sunnites (plus de 100.000) et pas
mal de chiites dispersés çà et là (les metoualis sont
environ 20.000). Quant aux juifs proprement dits,
ils ne dépassent guère une dizaine de mille.
Toute cette nombreuse population, très disséminée
dans les montagnes libanaises, est groupée dans la
Bekaa en d'assez nombreux villages, situés au pied
des hauteurs. On trouve même dans le Grand-Liban
des villes d'une réelle importance : 2^blé-Moalaka
{16.600 hab.) à l'intérieur, et, sur le rivage Saîda,
(rz.ooo hab.), Tripoli-el-Mina (37.000 hab.) et surtout
Beyrouth (rso.ooo hab.), qui réunissent à elles quatre
plus du quart de la population. D'autres villes —
une dizaine au moins — dépassent encore 5 .000 âmes ;
ce sont des ports comme Sour (Tyr) ou Batroun,
des bourgs montagnards comme Djezzin,Beît-Chebab,
Bekfaya, Ehden, et les deux villes de l'Hermon,
Hasbaya et Racbaya, ou encore un marché agricole
comme Bàalbek.
Néanmoins, toutes ces agglomérations n'ont cons-
titué, jusqu'à une date toute récente, que les restes
d'une splendeur qui s'effaçait chaque jour davantage.
La guerre est venue entraver l'oeuvre de restauration
dece très vieux pays, déjàretardée pendant longtemps
par la domination turque, et qui, pour recouvrer sa
splendeur passée, a besoin de paix et de sécurité.
Quel éclat ont jeté naguère des villes comme Tyr et
comme Sidon ! Et quelle histoire que celle des pays
dont l'ensemble constitue aujourd'hui le Grand-
Liban !
Tandis que les grandes cités de la côte prospéraient
dans le commerce d'outre-mer, la plaine intérieure,
ce corridor d'invasion, subissait le gouvernement de
dynasties locales dévouées qui aux Egyptiens, qui
aux Hittites, qui à l'Assyrie, et de nombreuses mi-
grations y passaient dans un sens ou dans un autre,
laissant des inscriptions sur les rochers en témoi-
gnage de leur venue. Pendant tout un temps, le Sud
de la contrée (vallée du haut Jourdain) appartint
aux juifs ; là se trouve la ville de Cadès, dont la
Bible a vanté les palmiers. Plus tard, à l'époque de
460
l'antiquité classique, le pays a fait partie de l'em-
pire perse, puis, après la conquête d'Alexandre le
Grand, de celui des Séleucides et, enfin, de celui des
Romains. Toutefois, une petite partie de ces terri-
toires relevait du tétrarque de la Galilée ; la Sarepta
de l'Evangile n'est-elle pas entre Tyr et Sidon ? Sans
insister ici sur les modifications politiques plus ou
moins longues et plus ou moins nombreuses subies
par les pays du Grand Liban, constatons simplement
que toute cette contrée, que ^cs Séleucides avaient
hellénisée, semble avoir traversé aux temps romain?
une période de très grande prospérité ; les ruines de
nâalbek témoignent encore de la grandeur des con-
ceptions architecturales romano-syriennes, comme
les textes de la science juridique de l'université de
Beyrouth.
L'arrivée en Syrie des Arabes convertis par Maho-
met entraîna, dès le vu' siècle de notre ère, la sou-
mission de la Bekaa ; mais la montagne, où se réfu-
gièrent nombre de maronites que des causes reli-
gieuses amenèrent, entre le vi" et le vin» siècle, à
quitter la région d'Antioche, la montagne demeura
quasi indépentante. L'arrivée des croisés permit à
ces montagnards de reprendre la lutte contre les in-
fidèles ; de iioo à iiio, les ports de la côte médi-
LAROUSSE MENSUEL
L'arrivée des miSBionnaires (capucins, jésuites,
carmes, lazaristes), l'établissement de colonies fran-
çaises dans les Echelles, notamment à Saïda, entre-
tiennent, un peu plus tard, la foi catholique et
l'esprit français dans le Liban. La protection que
Louis XIV et ses ambassadeurs près de la Porte
prodiguent aux maronites contribue à faire de plus
en plus du pays une l'rance du Levant. Elle-même,
gouvernée par des émirs druses, la contrée est as^ez
recouée par la révolte de Fakr-eddine et par les
rivalités des familles féodales qui s'en partagent les
différents districts, mais les tra jitions françaises s'y
maintiennent loujouis, môme aux temps révolution-
naires et pendant les campagnes de Bonaparte en
Orient. Un peu plus tard, après la mort de cet émir
Beschir, auquel Lamartine a rendu visite, les Turcs
tentent de gouverner le pays de façon plus immé-
diate que par le passé, et une suite de massacres
dont les derniers sont ceux de 1860, dont la respon-
sabilité a été rejetée fur les Druses, entraînent l'ex-
pédition française qu'a conduite le général de Beau-
fort d'Hautpoul. Grâce à cette expédition, la mon-
tagne libanaise (Beyrouth exceptée) est dotée en 1862
d'une sorte de Constitution, d'im gouverneur chrétien
et d'une Assemblée de treize membres élus par les
Ujozzin, village du Liban.
terranéenne, devenus naguère la conquête des mu-
sulmans, passent sous la domination des croisés, et
directement ou indirectement (car des tribus musul-
manes vassales se maintiennent dans la Bekaa), le Li-
ban presque tout entier redevient terre chrétienne.
Alors, la principauté de Tripoli au nord, les seigneu-
reries de Barnt ( Beyrouth) , de Sagette (Saïda) , les baron-
nies de Galilée et deTyr et Acre (pour ne citer que les
principales), se partagent les terres libanaises ; alors
le Krak des Chevaliers au nord et Beaufort au sud at-
testent la puissance des conquérants du xii" siècle.
Tripoli, Barut, Saïda, Tyr, ont leurs colonies de mar-
chands vénitiens, génois et marseillais. Tripoli sur-
tout, avec son université où enseignent des Chaldéens
ou des Syriens, est un centre important ; c'est là
qu'enseigne Bar Hélias, un de ceux qui ont fait con-
naîte Aristote aux Occidentaux. ..Malheureusement,
tout ce bel édifice, daus lequel les maronites tenaient
au-dessous des croisés la place d'honneur, ne tarda
pas à s'etiondrer sous les coups des Druses, envahis-
seurs du Sud, et de.Saladin. Des rivalités comme celles
du duc de Tripoli et du roi de Jérusalem facilitèrent
la reconquête musulmane, à laquelle, pendant près
d'un siècle (depuis le désastre de Tibériade de 1187),
maronites et Latins résistèrent avec une énergie ex-
traordinaire. Mais les luttes de Frédéric II et des
Lusignans affaiblirent encore les croisés ; peu à peu,
les ports succombèrent. Barut se maintint le dernier,
jusqu'en i2gi. Beaucoup de Libanais se réfugièrent
en Chypre (qui était alors le royaume des Lusignans)
avec nombre de seigneurs, dont ceux de Beyrouth, les
fameux d'ibelins, et aidèrent les Chypriotes dans les
tentatives qu'ils firent, au xiv" siècle, de concert
avec les Hospitaliers, pour reprendre Tripoli. Comme
toutes ces tentatives furent vaine«, la montagne du
Liban resta soumise aux musulmans; mais la sou-
mission fut surtout nominale, et les Libanais conser-
vèrent quelques usages occidentaux, comme celui
d'annoncer les offices avec des cloches, chose in-
connue en Orient.
chefs de villages; elle constitue le sandjak du Mont-
Liban. Là, plus que jamais, de 1862 à 1914, malgré
les désastres de 1870-1871, l'influence française va se
développant ; les œuvres françaises étendent alors
leur action sur les non-chrétiens comme sur les ca-
tholiques, nos plus anciens clients, et abordent tous
les genres d'activité. Enseignement supérieur à l'Uni-
versité jésuite de Beyrouth, enseignement secondaire
(collège d'Antoura, etc.), enfcignement primaire
donné à 25.000 enfants, hôpitaux et dispensaires, etc.,
voilà pour le côté intellectuel et social. Voici, main-
tenant, pour le côté économique; des entreprises de
routes, la construction des chemins de fer, celle des
tramways libanais, l'installation des services muni-
cipaux et des ports de Beyrouth et de Tripoli, toutes
œuvres françaises comme la ferme modèle des jé-
suites à Zahié et les filatures encouragées par les
Lyonnais dans la montagne (à Krey notamment).
Aussi, en 1914, le pavillon français distançait-il
d'assez loin, àBeyrouth,lepavillon anglais lui-même;
le Liban tout entier était vra ment le centre de l'in-
fluence civilisatrice de la France dans le Levant.
La guerre (on l'a déjà dit, mais il faut l'indiquer
encore) a malheureusement entraîné la persécution
et la mort de beaucoup de nos amis les plus chauds ;
la famine, entretenue volontairement par les Turcs
dans la montagne libanaise, a fait disparaître une
boime partie delà population (la moitié, dit-on). La
délivrance ne vint qu'on octobre 1918, malgré que;
auparavant déjà, les Français établis dans l'île de
Rouad eussent secouru autant que possible les mal-
heureux Libanais. Alors, à la suite de la défaite
ottomane en Palestine, la flotte française débarqua
quelques contingents à Beyrouth, et aaents consulaires
etjésuitesde Beyrouth travaillèrent avec beaucoupde
zèle à ravitailler le pays. Mais le Liban ne devait
pas encore jouir de la paix. Les accords anglo-fran-
çais de mai 1916 l'avaient séparé en deux tronçons et
en avaient placé la partie orientale dans la zone ché-
riûenne d'occupation, et l'émir Faïçal brûlait du
N' 771. Mai 1921.
désir de renJre le reste intenable pour les Français,
De là les nombreux incidents (à Baalbeck, etc.), les
pillages et les massacres de chrétiens (dans la région
de Tyr et ailleurs), mal vengés du fait de l'insuffi-
sance des effectifs français, qui marquèrent toute
l'année 1919 et les premiers mois de 1920. C'est seu-
lement une fois reçues les troupes nécessaires que le
général Gouraud put envoyer à l'émir Faïçal un
ultimatum, le battre au combat de Khar Meisseloum,
et libérer complètement le Liban, parfois avec la
coopération des habitants. Dans l'Hermon, eux-mé
mes chassèrent les Chérifiens et appelèrent les Fran-
çais.
Aussitôt Faïçal vaincu et rejeté sur Kerak, dans
l'Etat de la Palestine, le haut commissaire de France
en Syrie se préoccupa de tenir compte des vœux
des populations libanaises et des intérêts bien en-
tendus de la puissance mandataire. Le 3 août 1920,
à ZahIé, il proclamait la création de l'Etat du Grand
Liban ; celui-ci comprend, outre la montagne du
Liban, cette plaine de la Bekaa que, par suite de
leurs migrations, les Libanais tiennent pour une dé-
pendance de leur pays et que, depuis 1860, ils ne
cessent de réclamer. Ainsi se sont trouvées réalisées
les revendications de nos amis.
Ce n'est pas ici le lieu d'étudier le statut du nou-
vel Etat, non plus que ses divisions administratives.
Du moins convient-il d'indiquer nue Beyrouth et Tri-
poli jouissent d'une autonomie vraiment nécessaire à
ces grandes villes de commerce, situées en pays de
montagnards et d'agriculteurs. Il importe aussi de
dire que les Libanais ont leur drapeau : le nôtre, le
drapeau tricolore, sur la partie blanche duquel se
détache un cèdre, l'arbre historique du pays. Rien
n'est plus significatif ni plus symbolique que ce dra-
peau ; il rappelle l'attachement traditionnel des Li-
banais à leur propre patrie et à la France ; il indique
c;i qui les Libanais mettent leur confiance et leurs
espérancei;, avec l'aide et les coneils de qui ils veu-
lent aujourd'hui, en toute liberté, travailler à rendre
à leur pays son activité économique et intellectuelle,
puis à la dévc-lopper encore. — Henri Froidevaci.
Hindenburg {Souvenirs du générai feld-
marschall von), publiés sous le titre allemand Aus
meinem Leben, trad. française, sous le titre Ma
vie (Paris, iqi2).
Après LudcnJorfi et Falkenhayn, c'est Hindenburg
qui publie aujourd'hui ses souvenirs de guerre.
Le grand vaincu les a groupés dans un livre inti-
tulé « Ma vie ».
L'ouvrage comprend cinq parties. Dans la pre-
mière, le vieux maréchal fait un récit de sa vie jus-
qu'en 1914, pendant les années de paix et de guerre.
Retenons-en que, né à Posen en 1847, il a été élevé
à l'école des Cadets, institution militaire qui recevait
dès l'âge de onze ans les futurs officiers, dont elle
éduquait la volonté, en même temps qu'elle pétrissait
leur âme et formait leur esprit. Elève à l'Académie
de guerre, il y a été ensuite professeur de tactique.
Il a passé de nombreuses années au grand état-
major, notamment sous la direction de von Schlief-
fen, l'auteur du plan de 1914, et au ministère de la
guerre, où l'avait appelé la confiance du ministre,
général Verdy du Vernois, chef éminent et éprouvé,
écrivain militaire distingué, éducateur de premier
ordre, qui commandait la i" division à Kœnigsberg,
lorsque le capitaine Hindenburg faisait partie de
l'état-major de cette formation. Cela n'a pas empêché
le futur généralissime de passer dans les troupes, non
seulement comme sous-lieutenant et lieutenant de la
Garde (il a fait en cette qualité les campagnes d'Au-
triche et de France), mais comme capitaine, et, à la
tête du 91° d'infanterie à Oldenburg, comme colo-
nel. Sous-lieutenant à dix-neuf ans, il est capitaine à
trente et un ans seulement. Son avancement devient
alors plus rapide: commandant k trente-huit ans, il
est colonel à quarante-six; général de brigade trois
ans après, général de division en 1900, il prend, en
janvier 1903, à cinquante-six ans, le commandement
du IV corps d'armée, à MagJebourg. Désespérant
d'entendre jamais sonner l'heure de la guerre et vou-
lant, dit-il, céder la place à déplus jeunes, il demande
sa mise à la retraite et se retire à Hambourg.
Le 23 août 1914, à trois heures, on lui demande
du G. Q. G. allemand s'il est prêt à recevoir immé-
diatement un emploi. Il répond affirmativement.
Avant même que sa réponse pût matériellement avoir
été reçue, un second télégramme lui faisait savoir
que le généra I Ludendorff allait venir le trouver; puis
une nouvelle communication lui annonçait qu'il de-
vait immédiatement se rendre dans l'Est comme
commandant d'armée. Vers trois heures du matin,
il se rendit à la gare. Bientôt, arrive un court train
spécial. Le général Ludendorff en descend et se pré-
sente comme le chef d'état-major de la VHP armée.
Une nouvelle carrière, plus brillante, allait commen-
cer pour le général Hindenburg, auquel devait être
associé Ludendorll . Il la raconte dans le reste de son
livre, qui comprend quatre parties, numérotées de
2 à 5.
La deuxième renferme l'étude de son commande-
ment sur le front oriental : Tannenberg, la bataille
des Lacs mazuriques, la campagne de Pologne. La
I
«• 171. Mal 1921.
troisième s'étend depuis sa nomination aux fonctions
de chef d'état-major des armées allemandes en cam-
pagne, jusqu'à la destruction de la Russie. Dans la
quatrième, c'est la lutte décisive sur le front occi-
dental, t grande bataille de France », bataille de la
Lys, bataille de Soissons, offensive du 15 juillet.
Enfin, la cinquième partie, sous le titre : t Au-dessus
de nos forces > et • les Adieux », est le récit amer
de l'écrasement et de la débâcle des Allemands.
« Tout est fini, écrit Hindenburg. Comme Siegfried,
sous le coup perfide du farouche Hagen, notre
front s'écroule; c'est en vain qu'il avait essayé
de puiser une vie nouvelle à la source tarie de nos
forces nationales. Notre devoir était désormais de
sauver les débris de notre armée, pour assurer le
relèvement futur de notre patrie. Le présent est
perdu. Seul, l'espoir enJ'avenir nous restait encore.
A l'œuvre ! »
Cet ouvrage, d'un intérêt considérable, traite donc,
et sous une forme très claire, de tous les grands
événements de la guerre, d'abord sur le front russe,
puis sur tous les fronts. Nous les connaissions déjà
du point de vue allemand par les Souvenirs de guerre
du général Ludendorff . Nous les connaissons aujour-
d'hui autrement et mieux, par ce livre, qui nous
présente également tous les personnages impor-
tants, qui nous associe à la vie du grand état-major
allemand et nous révèle la forte personnalité du
maréchal.
Ce qui frappe, en effet, à la lecture, c'est que le
chef, le vrai chef, est non pas Ludendorff, comme
on l'avait pensé, mais Hindenburg. Le général Buat
semble avoir vu juste dans le livre par lui consacré
à Hindenburg, et qu'il faut lire comme complé-
ment des Mémoires de ce dernier, a Que Luclen-
dorfï ait été le bras, la chose est siire ; qu'en beau-
coup de cas, et non des plus heureux, d'ailleurs,
il ait été aussi la tête, cela non plus ne fait aucun
doute ; mais, si le feld-maréchal se borna souvent
à approuver, il ne le fit jamais sans comprendre, car
il est intelligent. Il ne manqua de fermeté que par
comparaison, car Ludendorff possédait une volonté
plus forte : celle de l'illuminé qui va droit au but,
sans égard pour les gens et les choses rencontrées sui
son chemin ».
D'ailleurs, rien de plus différent qu'Hindenburg et
Ludendorff. Le premier est juste. Sans doute, il est
pangermaniste, mais avec discrétion; prussien, et de
la vieille Prusse, monarchiste. Il met le soldat alle-
mand « au-dessus de tout » (p. 333), sans se demaniler
comment, au surplus, cette affirmation se concilie
avec le passage suivant (p. 344) : « L'attitude d'une
grande partie de nos troupes penJant la bataille avait
permis vraisemblablement à nos ennemis de se rendre
compte que nos unités ne possédaient plus la volonté
de résistance acharnée de 1917. » Mais il rend justice
à ses adversairef , surtout à nos soldats, plus particu-
lièrement à notre artillerie, encore qu'il accueille les
accusations dirigées contre nos troupes noires d'avoir
assassiné ou même martyrisé les soldats allemands,
lorqu'elles pénétraient dans leurs lignes. Equitable
pour ses ennemis, il va sans dire qu'il est indulgent
pour îes alliés, dont il excuse les fautes les moins
injustifiables.
Juste dans l'ensemble, il est également modeste.
Lorsque l'empereur l'appelle à Pless pour lui confier
le commandement en chef, il pense qu'il veut sim-
plement lui demander conseil. Sans doute, il essaye
quelquefois de colorer ou de diminuer ses échecs,
fût-ce en prêtant à ses adversaires des intentions
qu'ils n'avaient pas. En juillet 1918, il écrit : « Nous
avions évacué le saillant de la Marne, non pas parce
que nos ennemis nous en avaient chassés par les
armes, mais parce que la situation y était devenue
intenable par suite des difficultés que nos troupes,
combattant dans trois directions, éprouvaient à com-
muniquer avec l'arrière. Le général Foch s'était par-
faitement rendu compte de ces difficultés. Il pour-
suivait un grand dessein. La conduite admirable de
nos troupes ne lui permit pas de le réaliser. » Tout
au moins confesse-t-il qu'il a dû évacuer le saillant
de la Marne, alors que les Allemands n'ont jamais
avoué leur défaite de septembre 1914. Et il déclare
franchement que l^offensive du 15 juillet paraît avoir
échoué. Bien rares sont les passages inspirés par le
sentiment qui a dicté les lignes suivantes. Elles se
rapportent au commencement de juin 1918 : « Notre
butin était énorme... Les nouvelles routes, les bara-
quements qui avaient été construits pour des milliers
d'hommes et bien d'autres indices encore nous prou-
vèrent l'ampleur des préparatifs que les Français
avaient fait sau cours d'un travail de plusieurs mois,
en vue de leur offensive. Nous, nous avions fait
l'affaire beaucoup plus rapidement. »
Enfin, ce généralissime des armées allemandes n'est
pas infatué de sa puissance, ni guindé le moins du
monde. Il est simple, bonhomme, souriant, volontiers
narquois, aimant la bonne humeur. Trois traits le pei-
gnent. Le jour du soixante-dixième anniversaire de
sa naissance, à Kreuznach, voyant passer dans la rue
trois jeunes cadets; il les invite à entrer chez lui et
les fait asseoir à sa table, chargée de friandises ve-
nues de tous les points de l'Allemagne. Après avoir
inspecté un régiment, il écrit : « Excellent corps d'of-
LAROUSSE MENSUEL
ficiers, mais les lieutenants ne sont pas assez gais. •
Enfin, dans ses Mémoires, il rapporte l'explication,
d'après un officier allemand, de la surprise du 27 mai
1918 : c'est que le bruit du croassement des gre-
nouilles dans les bras de la rivière et dans les prairies
avoisiuantesétait
si intense qu'il
dépassait celui
des baquets ap-
portant le maté-
riel de pontage.
Il est iléjà carac-
téristique que,
dans son ouvrai;e,
il ait réservé une
place à cette
anecdote. Ecou-
tez le commen-
taire (p. 311) :
I Que l'on pense
ce qu'on voudra
de cette déclara-
tion; je puis as-
surer, en tout cas,
qucjen'avaispas,
auparavant , ex-
cité la verve de
cet officier en lui
racontant mes reld marschall von Hindenburg.
souvenirs de
chasse. » Sous tous ces rapports, Hindenburg s'oppose
à Ludendorff, qu'il qualifie, tout en lui rendant pleine
justice, de « rude et anguleux ».
L'intérêt puissant du livre tient donc non seule-
ment au sujet, mais à la manière dont il est traité.
Lorsqu'on a lu cet ouvrage, la conduite de la guerre
par les Allemands apparaît plus nette, en même
temps que l'on se fait de Hindenburg une image
plus juste et une idée plus exacte à la fois et plus
favorable. La, traduction est bonne; mais elle ga-
gnerait à être revue et retouchée dans quelques
endroits. — André Cassel.
Hommes fossiles (les), par Marcellin
Boule (Paris, 1918). — Dans ce livre, 1 éminent
auteur s'efforce « de résumer les principales acquisi-
tions de la paléontologie humaine, science jeune
encore et au développement de laquelle la France a
pris une part prépondérante ». C'est une mise au
point extrêmement soignée des connaissances ac-
tuelles intéressant cette science et une sélection
judicieuse des trouvailles qui ont contribué à son
développement. Malheureusement, si l'évolution de
l'industrie de la pierre et l'étude des formations qua-
ternaires ont permis de suivre l'homme préhistorique
depuis ses premiers essais d'outillage jusqu'à l'âge
de bronze, les ossemenis recueillis sont bien rares.
Et cependant, le problème de nos orignes est le
plus passionnant de tous ceux que les sciences peu-
vent résoudre; ce que nous désirons acquérir, en
effet, c'est la connaissance exacte de nos parentés
zoologiques, de notre généalogie, et cela est encore
impo sible dans l'état actuel des découvertes ; mais
il y a déjà de si beaux résultats que l'on peut tout
espérer de l'avenir. D'ailleurs, le sujet est fort com-
plexe ; il ne s'agit pas de placer des crânes de pri-
mates à la suite les uns des autres de manière à
montrer les formes intermédiaires qui peuvent s'in-
tercaler entre le chimpanzé et l'homme actuel, pour
connaître nos ancêtres; il faut d'abord savoir si ces
types intermédiaires n'appartiennent pas à des ra-
meaux, issus comme nous de la souche des primates,
et qui auraient évolué séparément et parallèlement
au rameau qui devait aboutir à l'homme. Cependant,
l'intérêt qui se rattache à ces diuérentes formes,
ancétresou non de l'homme, n'en est pas moins grand ;
car, si ces formes ne repondent pas encore à la ques-
tion de notre origine, du moins prouvent-elles, avec
une parfaite certitude, que des hommes dont la race
ou l'espèce a pu s éteindre ont, du moins, existé,
qu'ils présentaient des caractères extrêmement ar-
chaïques et beaucoup plus voisins de ceux des sin-
ges anthropomorphes que les caractères des anthro-
pomorphes ne le sont de ceux des autres singes.
Après avoir exposé l'historique de l'homme fossile
et cité les noms des savants qui, depuis le xvi» siècle,
surent contribuer à l'édification de la préhistoire en
apportant chacun une parcelle de vérité : Mercati,
Buffon, Tournai, Boucher de Perthes, E. Lartet, etc.,
l'auteur détaille la chronologie géologique et paléon-
tologique de l'ère quaternaire et consacre un intéres-
sant chapitre aux singes actuels et fossiles. Malheu-
reusement, ces derniers ne sont pas nombreux, du
moins dans les collections, et ceux que l'on connaît
ne démontrent guère que la grande antiquité de
l'indépendance des branches généalogiques. Les
fragments osseux par lesquels quelques espèces sont
représentées sont liêi insuffisants, et la loi de cor-
rélation des formes, établie par Luvicr, reste souvent
impuissante devant la pauvreté de ces débris ; c'est
ainsi qu'il est encore impossible de savoir s'il a
existé un singe fossile supérieur aux anthropomor-
phes actuels. Quant au pithecanthropus erectus dé-
couvert à Java, en 1890, par Eugène Dubois,
461
Marcellin Boule y volt peut-être un gibbon de
grau ..e taille, qui pourrait représenter un ramuscule
du rameau gibbon, lequel se serait éteint de bonne
heure et qui n'appartiendrait pas au pliocène, comme
le pensait l'auteur de la découverte, mais à la base
du quaternaire. Certes, cette différence est peu de
choîe en géologie, car toutes les limites y sont arbi-
traires et oscillantes ; mais en préhistoire, l'exactitude
est particulièrement importante, parce que le sujet
est plus passionnant. D'ailleurs, l'homme ne s'est pas
produit spontanément à la base du pléistocène; il
existait sans aucun doute aux temps tertiaires. Le
clielléen, en effet, nous révèle déjà un être outillé,
fils de nombreuses générations et qui, pendant
l'immense durée des temps miocène et pliocène,
s'était lentement développé.
L'absence de débris fossiles humains et de silex
visiblement travaillés dans les terrains de cette épo-
que n'affaiblit en rien cette affirmation : les décou-
vertes futures ne pourront que la confirmer. En
attendant, on parle toujours des éolithes ou premiers
silex à peine retouchés, dont l'homme tert.aire aurait
fait uragf ; on ne peut certainement nier leur exis-
tence; leur nombre est sans doute prodigieux, mais
il faudrait pouvoir ies reconnaître avec certitude, et
cela est bien difficile.
C'est donc dans les formations peu nombreuses de
l'ère quaternaire, ère qui se poursuit actuellement,
que l'auteur va pouvoir suivre l'homme fossile, du
cbelléen au magdalénien. Rappelons que le paléoli-
thique, qui a fourni plusieurs espèces d'hommes fos-
siles, est divisé çn deux parties : le paléolithique infé-
rieur comprend, de bas en haut, le chelléen, l'acbeu-
lêen et le moustiérien ; le paléolithique supérieur com-
prend l'aurignacien, le solutréen et le magdalénien.
Dans cet ensemble de terrains. Boule ne veut
s'appuyer que sur des trouvailles indiscutables au
point de vue de leur gisement géologique, et il
n'hésite pas à déclarer douteux des restes auxquels
on a accordé, dans le passé, une grande importance,
comme le crâne de Cannstadt, le squelette du volcan
de Denise, la mâchoire de Moulin-Quignon, etc.,
dont il est difficile d'affirmer la grande antiquité. Au
contraire, nous trouvons dans le pléistocène infé-
rieur, dans le chelléen, un débris des plus intéres-
sants, appartenant à l'homme fossile le plus ancien
que nous connaissions : il s'agit ici de la mâchoire
de Mauêr, découverte en 1907, près de Heidelberg,
à 24 mètres de profondeur, dans des sables dits de
Mauêr. (Dans le môme gisement, figuraient Velephas
antiquus et d'autres mammifères du même âge.) Ce
maxillaire inférieur est très impressionnant; il est
extrêmement robuste, très large et complètement
privé de menton ; ces caractères Eont simiens, mais la
SINGES
ANTHRO PO-
M0RPHE5
Arbre généalogique des primates, Eelon MarcelliD Boule.
dentition est humaine. L'auteur s'étend de la manière
la plus intéressante sur la description de cette mâ-
choire, comme sur la description des découvertes
suivantes. C'est la partie principale du livre, et l'in-
térêt en est singulièrement grand. L'homme à qui
appartenait la mâchoire de Mauêr, et qui semble
revêtir une parenté lointaine avec l'iiomme de Nean-
derthal, a reçu le nom de homo Heidelbergensis.
Immédiatement au-dessus du chelléen, vient
l'acheuléen, qui a fourni les débris d'un crâne très
humain et rme mandibule très simienne. La décou-
verte a été faite en 1912, à Piltdown, au nord de
New-Haven. Les savants anglais sont d'avis que tous
les débris de Piltdown appartiennent au même indi-
vidu ; Boule ne le croit pas, car les caractères du
crâne et ceux de ta mandibule sont trop différents.
En attendant, l'individu à qui appartenait le crâne
a reçu le nom de homo Dawsoni, du nom i.lu géologue
Charles Dawson, qui recueillit ces débris. Cet homme
fossile, supérieur au précédent, parait se rattacher à
r iscendance de l'homo sapiens. Ces deux découvertes
de Mauêr et de Piltdown indiquent donc qu'en ces
temps si anciens, les hommes étaient déjà bien dif-
férenciés, et cela recule singulièrement l'apparition
de nos premiers ancêtres.
462
Au début du moustiérien, se place ensuite le groupe
important de l'homme de Neanderthal, dont plu-
sieurs individus, ont été trouvés depuis le commen-
cement du xviii" siècle. Une quarantaine de décou-
vertes auraient été faites dans les dépôts de cette
époque, mais beaucoup sont douteuses, telles que
celle de Cannstadt, qui eut sa célébrité, mais dont
la provenance est des plus obscures. Il n'en est pas
de même de la calotte crânienne recueillie aux envi-
rons de Dusseldorf, en 1856, dans un vallon, dit
Neanderthal, qui a donné son nom à l'espèce. Le
crâne très surbaissé et la proéminence des arcades
sourcilières intriguèrent grandement les savants de
l'époque. Vinrent ensuite la mandibule d'Arcy-sur-
Cure (1859), remarquable par la petitesse du menton,
puis le crâne de Gibraltar (1848), étudié en 1864; la
mâchoire de La Naulette (1866), totalement privée
LAROUSSE MENSUEL
travaillaient également l'ivoire du mammouth, les
bois des rennes et les os de divers animaux ; ils fabri-
quaient des armes, des instruments d'usage domes-
tique et entretenaient, entre peuplades, des relations
commerciales. Il existait des artistes qui ont laissé
des gravures et des peintures ocreuses sur les parois
des grottes, des modelages en argile, des objets
sculptés. Les hommes du paléolithique supérieur ont
été divisés en trois races, qui sont, de bas en haut,
celle de Griraaldi, de la fin du moustiérien, celle de
Cro-Magnon, de l'aurignacien, et celle de Chancelade,
du magdalénien. Les squelettes dont nous allons
parler ont été découverts dans leur antique sépulture,
accompagnés d'objets avec lesquels ils avaient été
inhumés.
L'homçie de Grimaldi a été trouvé en 1901, au
cours des recherches entreprises par le prince Albert I"'
Tableau des temps quaternaires.
DIVISIONS GÉOLOGIQUES.
CARACTÈRES
PALÊONTOLOGIQUE S.
HOLOCtîNE ou ACTUEL.
Espèces actuelles du pays
même. Animaux domes-
tiques.
supérieur.
Faune de steppes.
Époque du RENNK.
Faune de toundras.
QUATERNAIRE. ,
PLitlSTOCÈNE.
Époque du MAMMOUTH.
moyen, i Eltphas primigenius.
/ Rhinocéros tichorhinus, etc.
inférieur.
Époque de
L'HIPPOPOTAME.
^ Hippûpolamus amphibiux.
Elephas antiquus. .
Rhinocéros Mercki.
TERTIAIRE.
PLIOCÈNE.
Époque de
L'ÉLÉPHANT
MÉRIDIONAL
I Elephas Meridionalis.
Rhinocéros Etruscus.
l-ifttiis Stenonis.
DIVISIONS
ARCHÉOLOGIQUES.
( Fer.
MÉTAUX. J Bronze.
( Cuivre.
NÉOLITHIQUE,
l'ipoque de transition : AZILIEN.
sup'
inf
MAGDALÉNIEN
SOLUTRÉEN.
AURIGNACIEN.
MOUSTIÉRIEN.
ACHEULÉEN.
CHELLÉEN.
hommes fossiles.
HOMO SAPIENS.
HOMO
SAPIENS
fossilis.
Race de
CHANCELADE.
Race de
CRO-MAGNON.
Race de
GRIM.\LDI.
HOMO
NEANDERTHALENSIS.
HOMO DAWSONI.
HOMO
HEIDELBERGENSIS.
de menton, caractère simien; le crâne de Spy (1886),
dont l'authenticité est bien établie par les ossements
(i'elephas prtmigenius et rhinocéros tichorhinus. C'est
une des plus belles découvertes qui aient été faites.
En i88g, la mâchoire de Malarnaud venait rappeler
les caractères anatomiques de celle de La Naulette.
Mais c'est en 1908 que les abbés A. Bouyssonie,
J. Bouyssonie et Bardon firent une découverte mer-
veilleuse, celle de l'homme moustiérien de La Cha-
pelle-aux-Saints. C'est le mieux conservé des hommes
fossiles de cet âge que l'on possède, et le gisement
qui le contenait renfermait également des débris de
rhinocéros tichorhinus. En igog, 1910 et 1912, quatre
squelettes, deux adultes et deux enfants, furent dé-
couverts à La Ferrassie; puis, en 1911, ce fut le
squelette de la Quina. Tous c^ débris représentent
un type parfaitement homogène, portant des carac-
tères très nets d'infériorité et très différent des
types actuels. C'est Yhomo Neandcrthalcnsis, dont
le type de La Chapelle-aux-Saints, à l'aspect simien
si impressionnant, est le plus beau représentant.
Ce dernier a été décrit précédemment ici même
(Larousse Mensuel, 1. 1", p. 440), et nous ne pouvons
mieux faire que de renvoyer nos lecteurs au Muséum
national d'histoire naturelle (Galerie de paléontologie,
vitrine 113), où l'on pourra étudier un moulage
extrêmement soigné.
L'homme de Neanderthal paraît avoir occupé une
partie de l'Europe occidentale et méridionale, où il
représentait un ramuscule qui devait s'éteindre, une
forme attardée, descendant peut-être de l'homme de
Mauër. Mais il y avait déjà, dans les mêmes régions,
un homme d'une évolution plus avancée, ancêtre de
l'homme actuel. En effet, en igor, on découvrit dans
les grottes de Grimaldi des squelettes nettement
moustiériens, qui appartiennent à Vhomo sapiens
fossile, et nous arrivons ainsi au quaternaire supé-
rieur, à l'âge du renne, ainsi appelé de l'abondance
de cet animal.
Le règne de Vhomo sapiens prend alors un grand
développement, en même temps qu'il acquiert des
caractères que nous avons conservés, ce qui indique
la grande lenteur de notre évolution physique. Les
hommes de ce type taillaient la pierre avec soin ; ils
de Monaco, dans les grottes du même nom. Deux
squelettes appartenant au type néRroïde furent
atteints à 8°", 50 de profondeur et étudiés par le
D' Verneau. Cette race paraît avoir eu une certaine
importance dans l'Europe sud-occidentale. L'homme
de Cro-Ma'^non, ou plutôt les cinq premiers sque-
lettes de cette race, ont ■été trouvés en 1868, dans
un gisement dont l'âge n'est pas douteux. Ils furent
étudiés par Louis Lartet. D'autres découvertes du
même âge furent faites dans la même région. D'autre
part, le fameux homme de Menton, exhumé en 1872
par Rivière et dont le squelette entier est au Mu-
séum, doit être rattaché à la race de Cro-Magnon,
ainsi que les neuf autres individus trouvés plus tard
dans le même lieu. Des crânes plus ou moins com-
plets d'Aurignac, La Madeleine, Bruniquel, Laugerie-
Basse, etc., appartiennent également à ce type, qui a
certainement joué un rôle considérable, car il s'éten-
dait jusqu'en Allemagne et en Moravie. L'homme de
Chancelade a été découvert en 1888 par Féaux et
Hardy.
Ces trois types ont certains traits communs, qui
justifient leur groupement dans l'espèce homo sapiens ;
mais ils ont aussi des caractères secondaires, qui
marquent nettement les trois races différentes. Les
négroïdes de Grimaldi sont certainement des Afri-
cains. Les Cro-Magnon seraient européens occiden-
taux. Les Chancelade auraient supplanté les Cro-
Magnon, puis se seraient retirés dans le Nord. Il est
intéressant de constater, à ce sujet, que les Esqui-
maux paraissent être, zoologiquement, très voisins
du type Chancelade et qu'ils continuent l'âge du renne
dans les régions boréales.
Marcellin Boule consacre ensuite un chapitre fort
intéressant à la période comprise entre les hommes
fossiles et les hommes actuels, et dans lequel l'étude
de nos ancêtres, quittant le paléolithique pour le
néolithique, passe de la paléontologie à l'anthropo-
logie. Les trouvailles du Mas-d'Azil marquent assez
bien cette époque de transition. Vient ensuite une
étude des débris fossiles recueillis hors d'Europe. Ces
débris sont très peu nombreux et fort difficiles à
vérifier, car, parmi les savants étrangers qui les ont
examinés, il en est qui affirment et d'autres qui nient.
«• 171. Mai 1921.
Et, cependant, le développement de la paléontologie
humaine dépendra principalement des découvertes
que l'on pourra faire hors d'Europe, notamment en
Asie, € ce grand laboratoire de vie s. L'Europe n'est
qu'un mince appendice de l'ancien continent, dont
les humanités ne peuvent présenter rme évolution
continue et régulière; elle ne contient que des popu-
lations de provenances lointaines, venues par vagues
intermitentes, de centres mal connus.
L'inauguration récente de l'Institut de paléonto-
logie humaine fondé par le prince Albert 1" de Mo-
naco, récemment inauguré, et dont le directeur est
précisément Marcellin Boule, mettra à la disposi-
tion de la science un merveilleux instrument de re-
cherches, qui ne manquera pas de donner une belle
impulsion aux travaux des préhistoriens. Il est heu-
reux que des personnages intelligents disposent ainsi
de leur fortune en faveur
de la science, car ce n'est
malheureusement pas de
l'Etat que l'on pourrait
attendre des efforts de ce
genre.
Le beau livre de Mar-
cellin Boule se termine par
des conclurions générales
d'une haute philosophie et
rigoureusement scientifi-
ques. L'embryologie,
l'anatomie comparée, la
physiologie, la pathologie
comparée, la psychologie
comparée elle-même, vien-
nent, en quelque sorte,
affirmer notre origine ani-
male. Le langage articulé
que l'on opposait à cette
théorie n'est plus un ob-
stacle ; c'est le développe-
ment de l'intelligence ani-
male qui a préparé l'éclo-
sion du langage, et c'est
le langage qui a permis
l'efflorescence de l'intelli-
gence humaine. Entre ces
deux intelligences, il n'y
a qu'une différence de de-
gré. L'homme conserve
encore dans son système
spirituel, comme dans son
système corporel, le ca-
chet indélébile de son ori-
gine inférieure. Il est im-
possible de fixer actuelle-
ment cette origine; le tronc
des primates a fourni des
branches qui ont donné
des rameaux et des ra-
muscules comme tous les
arbres généalogiques, et
tout ce que l'on sait, c'est qu'à côté de rameaux en-
core vigoureux, il y a eu des rameaux plus anciens,
aujourd'hui desséchés.
Géographiquement, l'humanité est née dans l'an-
cien continent, et les fossiles des monts Sivalik pa-
raissent affirmer que l'Asie méridionale n'a pas dû
être étrangère à cette manifestation. Il faut donc
attendre que l'Asie et l'Afrique aient parlé ; elles n'ont
encore que balbutié. Néanmoins, l'on sait maintenant
que B l'homme rentre dans le cadre de l'organisation
générale et qu'il est assujetti aux lois qui régissent
l'évolution des êtres. Sa prééminence réelle, d'ordre
purement intellectuel, acquise graduellement au cours
d'une lente et laborieuse évolution, lui permet aujour-
d'hui de soulever un coin du voile qui lui cachait à
la fois l'humilité de ses origines et la gloire de son
ascension ».
Ce livre est merveilleusement construit; l'exposi-
tion est d'une parfaite clarté ; il fait immédiatement
aimer une science déjà si belle et qui promet de si
grandes révélations. — Aug. Robin.
Knut Hamsun. L'Académie suédoise, qui
n'avait pas décerné, en 1919, le prix Nobel de litté-
rature, l'attribua, à la fin de 1920, simultanément,
au poète suisse Spitteler et à l'écrivain norvégien
Knut Hamsun.
Knut Hamsun est né le 4 août 1860, à Lom, dans
le Gudbrandsdalen : il n'eut pas le temps de subir
l'influence de ce pays ensoleillé, tout bruissant de
légendes. Fils de paysan, il va avoir quatre ans, lors-
que sa famille s'installe aux îles Lofoden ; l'enfant
grandit en cet étrange archipel, — « drame de pierre
dans l'Océan », dit Bjôrnson. Il a sous les yeux le
paysage le plus singulier : la lutte constante du roc
aride et de la mer, des mœurs violentes et qui n'ont
qu'un lointain contact avec la civilisation. La longue
nuit d'hiver engendre une mélancolie terrible : la
brusque apparition du printemps déchaîne une sorte
d'ivresse et entraîne jeunes gens et vieillards dans
une ronde frénétique et qui rappelle la folie des
mystères orgiaques. En été, le soleil de minuit et la
lumière perpétuelle invitent aux grands voyages et
à l'agitation sans trêve. L'homme résiste mal à de
1
W 171 Ma/ 1921.
tels contrastes; nulle part la folie n'est si fréquente.
Les habitants de Lofoden n'y échappent que par
l'exercice d'une profession qui ne leur permet pas le
repos : pécheurs, ils vivent dans la familiarité du
péril. Hardis, accoutumés depuis un temps immé-
morial à la plus complète indépendance, ils sont ré-
fractaires à la contrainte des lois et de la société
moderne. Issu d'un tel milieu, Knut Hamsun sera
toute sa vie un individualiste farouche ; il introduira
clans la littérature le tempérament de se5 premiers
compagnons, travailleurs éternellement nomades de
la mer, à l'imagination toujours hantée de spectacles
excessifs, de rêves et de légendes où la nature toute-
puissante a la plus grande part, gens peu sociables,
aux passions lentes, mais irrésistibles, âmes pénétrées
de la splendeur du Kord, hostiles aux demi-teintes,
aux bienséances et aux convenances où se plaisent les
populations policées. Knut Hamsun sera, dans la
littérature norvégienne, le représentant d'une huma-
nité primitive et de cette poésie qui emplit l'espace
aux confins de la civilisation.
Son instruction est dirigée par son oncle, pasteur
sévère et rude; aussitôt après sa confirmation, il
est mis en apprentissage chez un cordonnier, à Bodœ,
petite ville de Norvège. Il a des goûts et des ambi-
tions littéraires; il épargne sur son maigre salaire
pour éditer, à dix-sept, ans, un poème et une nou-
velle où se reconnaît la manière de Bjornson. Il fuit
l'échoppe de son patron, travaille comme débardeur
dans le port de Bodœ : il se fait instituteur, puis il
erre, ici tailleur de pierre, ailleurs ouvrier forestier,
ou cantonnier. Il arrive à Christiania, où il tente de
développer son instruction, mais d'où le chasse la
misère; il émigré en Amérique. On l'y voit garçon
de ferme en une «prairie» éloignée, conducteur de
tramways à Chi-
cago, conféren-
cier à Minnéapo-
lis; pendant trois
ans, il vit de pè-
che sur un banc
désert de Terre-
Neuve. Cesdivers
métiers ne le dis-
traient pas d'une
intense médita-
tion et d'un la-
beur intellectuel
d'où l'artiste sur-
git un jour, ori-
ginal,merveilleu-
sement préparé à
sa tâche : et c'est
la Faim, publiée
d'abord dans une
revue danoise,
qui va le rendre
célèbre. Auparavant, déjà, il a réussi à faire pa-
raître, dans la presse Scandinave, divers essais, mais
sans succès; il a même fait une apparition en Nor-
vège, sans pouvoir s'y fixer. L'accueil fait à la Faim
l'y rappela. Le critique danois Georges Brandès
salue cet étonnant début et annonce une gloire nou-
velle. Knut Hamsun n'a pas cessé, depuis, d'être au
premier rang de l'actualité littéraire Scandinave.
La Faim évoque les soullrances de l'artiste, sa
jeunesse méconnue, les colères, les fièvres, les
visions de sa pauvreté en révolte. Livre amer, où se
révèlent du même coup un psychologue et un lyrique;
livre unique dans la carrière de Knut Hamsun, qui
s'abandonne ensuite aux inspirations de sa généreuse
nature. De ses multiples avatars il a gardé l'amour
de la solitude, un ton volontiers sarcastique, mais
qui s'humanise pour peindre les souffrances des hum-
bles, un respect profond du travail et de la tâche
manuelle dont il ne cessera jamais de célébrer la
dignité. Autodidacte, il n'est 1 élève de personne ; de
la littérature américaine qu'il étudia de près il ne
parle qu'avec dédain; ni Emerson, ni Walt Whitman
ne trouvent grâce à ses yeux. (La Vie mtellecluelk de
l'Amérique moderne, 1889.) En Norvège, il s'oppose à
Ibsen, qu'il raille en un livre où se mêlent les para-
doxes, les jugements littéraires et les mystifications.
L'esprit de système et la vigueur du grand drama-
tvirge ne sauraient lui plaire : il préfère Bjornson, pour
ses allures de prophète et d'homme d'action. S'il loue
Byron, Hugo, Bocklin et le Danois Drachraann, c'est
à travers eux le romantisme qu'il exalte, — le ro-
mantisme dont il sent bouillonner en lui les passions
ardenteset l'étemelle inquiétude. (Mystères, 1892.)
Romantique, toute la première partie de son
œuvre l'est hardiment. Pan, qui est peut-être son
roman le plus singulier, celui où se marquent avec
le plus de spontanéité ses tendances profondes, sem-
ble une protestation contre le réalisme contempo-
rain : glorification de la passion, du sentiment
personnel et de la fantaisie, rébellion contre les
contraintes de l'école, les usages et les jugements
ordinaires du monde, culte de la femme, efiusions
lyriques et rêveries où s'animent fantastiquement la
montagne, la mer, le rocher, l'arbre ou le brin de
mousse. Pan reprend et renouvelle avec la plus écla-
tante vigueur les vieux thèmes romantiques. Le héros
du livre, le lieutenant Glahn, incapable de subir les
Knut Hamsun. (Phot. Stcnders.)
LAROUSSE MENSUEL
obligations de la vie en société, poursuit, dans une
demi-solitude, un double amour, deux fois malheu-
reux ; sa fièvre ne s'apaise ou ne s'élève à l'harmonie
mystique qu'au fond des forêts ou sur les sommets
neigeux des fiells déserts. Il est le prototype d'une série
de personnages qui reparaissent sous des noms divers
en plusieurs romans, sans nous tromper jamais sur
leur véritable identité. Knut Hamsun s'exprime par
leur bouche. Nomades qui ne s'attardent guère dans
les villes, chasseurs, forestiers, leurs caprices, leurs
aventures sentimentales, leurs hymnes à la nature et
à la beauté du pays norvégien dessinent la plus
fascinante figure à laquelle Knut Hamsun ait atta-
ché son nom.
On l'a rapproché d'un personnage de Dostoiewski,
encore que l'écrivain norvégien ait déclaré avoir
longtemps ignoré le grand romancier russe. Le rap-
prochement est superficiel et assez peu justifié, s'il
est vrai que la psychologie de Knut Hamsun ne
hante point les abîmes
où s'enfonce l'analyse
visionnaire de Dos-
toiewski, que le Norvé-
gien, pur artiste, in-
différent aux conclu-
sions, ne pose aucun
problème moral, qu'en
outre, s'il ne redoute
pasl'excentricité, ilhait
le morbide. La compa-
raison ne saurait s'ar-
rêter qu'à un certain
tour nerveux et inci-
sif de la notation psy-
chologiqueet à l'hyper-
sensibilité d'un art très
moderne, en contraste
avec la nature fruste et
primitive de certains
de ses modèles.
Foncièrement roman
tique, Knut Hamsun
ne laissa pas, toutefois,
que d'accueillir de
bonne heure des formes
d'art plus disciplinées;
son goût de la satire,
son observation minu-
tieuse l'incitent au réa-
lisme : le Rédacteur
Lynge (1893) est une
peinture de la société
de Christiania qui ré-
vèle audacieusement les
tares d'un certain
monde littéraire et po-
1 iticien ; Terre nouvelle
évoque plus longue-
ment encore les mi-
sères de la capitale.
Trois pièces de théâtre :
Au seuil du royaume
(1895), le Jeu de la
vie (1896), Crépuscule
du soir (1898), portent
à la scène des aventures
analogues ; pièces inti-
mes, théâtre plus re-
marquable par le jeu
délié des passions que
par la force des caractères et des situations. Vinrent
ensuite des impressions de voyage en Russie (Au
pays de l'aventure, 1903), un roman où le poète ne
s'identifie plus aux forces de la nature, mais s'as-
treint à les peindre objectivement ; une passagère
mélancolie signale le regret de la jeunesse qui fuit
(Etoile d'automne, 1906). Dès 1904, Rêveurs a an-
noncé une sorte d'assagissement de son talent. Un
Voyageur joue en sourdine (1909) affirma une évolu-
tion aux approches de la cinquantaine. Dans l'inter-
valle, Knut Humsun s'est appliqué aux vastes
peintures sociales (Benoni, 1908 ; Rvsa, 1908).
Il incline de plu3 en plus à s'exiler lui-même de
son œuvre; il décrit inlassablement les travaux et
les drames de la petite ville norvégieime : pécheurs,
armateurs, modestes fonctionnaires, paysans du
Nordland ; nul n'a mieux saisi les gestes, les mœurs,
l'âme profonde du peuple norvégien (les Fruits de
la terre, la Ville de Segelfoss). Son dernier livre
(les Femmes à la fontaine, 1920) est tme apologie
de la vie rurale.
Tellessont les principales étapes d'une carrière qui
compte de nombreux volumes, — prose et vers. Au-
cune doctrine ne s'en dégage. La vie, aux yeux de
Knut Hamsun, est mobilité ; il appartient à l'art
d'en surprendre les fuyantes apparences et les ar-
dentes manifestations, sans tenter d'en extraire un
système. Knut Hamsun aiiectioime les humbles, mais
redoute la sentimentalité démocratique ; il déteste
le socialisme; sa prédilection va aux paysans, aux
travailleurs manuels, aux artisans nomades qu'il a
fréquentés durant sa jeunesse. Il coimait peu les ou-
vriers d'usine et ne leur témoigne nulle tendresse.
Toute son œuvre marque une singulière défiance à
l'égard de la civilisation moderne, à laquelle ses
héros préférés refusent obstinément de s'adapter.
Il est depuis longtemps célèbre en Russie et en
Allemagne, où ses œuvres sont traduites aussitôt que
publiées. Les Anglais l'ont découvert depuis peu. La
France ne connaissait de lui que la Faim et Fan, qui
ne furent remarqués que de quelques lettrés ; une tra-
duction de Victoria vient de paraître. Il nous reste à
explorer la plus grande partie d'une œuvre abondante,
puissamment originale et qui demeurera la manifesta-
tion la plus riche et la plus caractéristique de la lit-
térature norvégienne contemporaine. — Uieica Maokt.
Marie-Ajltoinette, par le marquis de
Ségur (Paris, 192 1, in-S"). — Maintes fois traitée par
des historiens de différents partis, l'histoire de Marie-
Antoinette devait tenter un écrivain comme le mar-
quis de Ségur, fort bien informé sur la société du
XV111' siècle. Il l'entreprit, nous dit-il, dans un esprit
Marie-Antoinette, danphine, en Ilébé, tableau de Frani,-ots-Hubert Druuais.
(Musiie Condé, à Chantilly). ^Phot. Giraudon.
de respect et de sympathie, cherchant la vérité, dé-
cidé à se tenir à mi-chemin entre les calomniateurs
et les thuriféraires. Il semblé qu'il soit parvenu, uti-
lisant les découvertes récentes, louant et blâmant
avec mesure, à l'écrire avec une certaine impartia-
lité. Bien équilibré, rendu vivant dans toutes ses
parties par un style excellent, le drame retrouve, .
dans ce livre, tout son pathétique.
Marie-Antoinette-Joséphine-Jeanne de Lorraine
d'Autriche, neuvième enfant de Marie-Thérèse, im-
pératrice d'Allemagne, et de François de Lorraine,
naquit le 2 novembre 1755. Entre sa mère, femme
spirituelle, énergique, trop rude peut-être, et son
père, homme débonnaire, dévot, médiocre d'esprit,
elle passa une enfance heureuse, tour à tour gou-
vernée par la comte se de Brandeiss et par M"" de
Lerchenfeld, l'une trop bienveillante et l'autre trop
ferme. Nombreux furent ses professeurs, mais son
esprit léger l'inclinait plus volontiers au jeu qu'à
l'étude.
Dès l'âge le plus tendre, elle fut, pour des raisons
politiques, destinée à épouser Louis-Auguste de
Bourbon, dauphin de France. Il n'y eut pas, à la
vérité, de négociations officielles, mais une entente
tacite, sur ce point, entre les deux cours. L'intérêt
réciproque commandait cette union, que devait suivre
l'alliance des armes. Choiseul, premier ministre de
Ixjuis XV, et le comte Stahrenberg, ambassadeur
d'Autriche, en avaient décidé ainsi, approuvés par
leurs souverains. Si bien que Marie- Antoinette, sortie
des mains de ses gouvernantes, reçut, sous la direc-
tion d'un prêtre français, l'abbé de Vermond, une
éducation française. Difficilement celui-ci parvint à
l'instruire, luttant contre wae frivolité naturelle.
464
Le 19 avril 1770, Marie-Antoinette épousait, par
procuration, le dauphin et s'acheminait aussitôt vers
la France, reçue partout avec le cérémonial d'usage.
Louis-Auguste, dauphin, était, au moral comme au
physique, l'antithèse de sa juvénile épouse. Gros
garçon à l'allure lourde, myope, embarrassé, timide,
la voix désagréable, il resemblait à un bourgeois
malpropre. Son instruction était assez solide, mais
ne se manifestait en rien. Il passait pour un sot,
malgré sa justesse d'esprit, quelque clairvoyance,
quelque méthode. Il manquait de volonté, montrait
un goût bizarre pour les farces épaisses, les travaux
grossiers. Il Craignait l'abord des femmes, fuyait les
fêtes et les cérémonies, ne se plaisait qu'à la chasse
ou devant son établi de serrurier.
Marie-Antoinette, au contraire, d'une beauté déli-
cate et comme transparente de blonde, offrait, réunis
en elle, charme, harmonie,
eurythmie. Sa voix était d'un
timbre délicieux. Son intel-
ligence rachetait sa médio-
crité par la vivacité. Un tact
parfait, une connaissancedéjà
sûre du monde lui inspi-
raient les phrases nécessaires
et point d'autres. Son goût
des arts s'opposait au goût
cynégétique de son mari.
Femme dans toute l'accep-
tion du terme, elle voilait un
penchant à la causticité, un
appétit effréné des plaisirs,
quelque étourderie sous des
qualités réelles de bonté, de
droiture et d'honnêteté .
Elle ne trouva point en
Louis-Auguste un jouvenceau
empressé à lui plaire. Com-
plètement frigide, gêné de-
vant cette adolescente pétu-
lante, le dauphin se recroque-
villa. Vainement Marie-An-
toinette lui prodigua-t-elle les
bonnes grâces. Elle dut subir
la honte publique du dédain.
Elle se décida dès lors à se
créer une existence séparée,
car la famille royale ne lui té-
moigna point l'altectionqu'el le
en attendait. Louis XV,
égoïste et cynique, ne voulut
pas être gêné par elle dans
ses plaisirs scandaleux. Il lui
garda, en outre, quelque ran-
cune de sa réserve intraitable
à l'égard de la du Barry.
Mesdames tantes, les prin-
cesses Adélaïde , Victoire ,
Sophie, coeurs raccornis de
vieilles filles, la première in-
telligente, active, ambitieuse,
cassante, tracassicre, ennemie
de l'Autriche, tentèrent de
l'embrigader dans leurs in-
trigues et l'exécrèrent, quand
elle échappa à leur joug. Les
comtes de Provence et d'Ar-
tois, frères du daupl.in, l'un
égoïste et sournois, l'autre
turbulent, tous deux jaloux
de leur futur souverain, mul-
tiplièrent autour d'elle les
querelles.
Nul appui, nul conseil ne
lui vinrent de ce milieu fami-
lial désorienté. La comtesse
de Noailles, dame d'honneur, t-a reine Marie-
femme de vertu, aux manières
raides, impatienta tout de suitela dauphine,qui lasur-
nomma M"" l'Etiquette. En somme, Marie-Antoinette
ne subit qu'une influence, celle de Florimond-Claude,
conrte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d'Autriche,
tout dévoué à son maître et s'efforçant de diriger la
princesse dans le sens de la politique impériale.
Encore cet ambassadeur, souhaitant que la dauphine
s'emparât du pouvoir, la sentant toujours fuir entre
ses mains, l'entourant de son espionnage, lui procu-
rant les continuels sermons de Marie-Thérèse, con-
tribua-t-il à rendre son existence pénible. Il l'embar-
qua dans diverses intrigues d'où devait résulter
du bien pour son pays, mais qui valurent à Marie-
Antoinette une part de ses infortunes.
Cependant, la princesse, surtout après ses luttes
contre la du Barry, bénéficia d'une grande popularité.
Quand, en 1774, après la mort de Louis XV, elle
monta sur le trône, écrasée par le sentiment de ses
responsabilités, elle était accompagnée de l'amour
de ses sujets. -Sa simplicité, ses promenades dans les
rues parisiennes, sans gardes, sans pompes, avec le
nouveau roi devenu pour elle un bon camarade,
enchantaient le peuple, qui lui prodiguait les accla-
mations. Cette communion avec le pays ne devait
pas se prolonger. De la famille royale vint le pre-
mier trouble. Les frères du roi, par trop de fami-
LAROUSSE MENSUEL
liarité, provoquèrent tout d'abord des jaseries. Mes-
dames tantes, éloignées du trône, répandirent contre
« l'Autrichienne » des calomnies abominables. Divers
incidents aussi, des maladresses, le renvoi, par
exemple, du duc d'Aiguillon, ministre haï, obtenu
de la faiblesse de Louis XVI, renvoi suscitant des
foyer-, de cabales contre le trône, stimulèrent la dé-
fiance populaire.
Mais, pendant plus d'une année, Marie-Antoinette
n'avait commis aucun acte réellement répréhensible.
De 1775 seulement date la période de ses folies. A ce
moment, en effet, lasse de sa solitude morale, acca-
blée par l'ennui de la cour, elle cherche dans le plai-
sir une apparente raison de vivre. Elle commence
par donner à Versailles, dans de petites maisons
rustiques, des bals fréquents. Le roi y assiste tout
d'abord, puis s'en lasse. Elle les multiplie ; ils se
Antoinette, tableau dAlcxanilr
prolongent lard dans la nuit. Elle y proscrit toute
étiquette. La familiarilé y règne, et la médisance y
naît. Mille parties sont organisées. On en chasse,
au profit des adolescents, les courtisans mûrs, les
« siècles », comme on les appelle. Ceux-ci se retirent
avec colère.
Marie- Antoinette, bientôt, hante les bals del'Opéra,
s'expose aux frôlements, aux tutoiement?, rentre à
Versailles à des heures telles que le roi, un jour, lui
fait fermer la grille du château. Le luxe, l'extrava-
gance de ses toilettes, l'excentricité de ses coiffures,
un besoin maladif d'éclipser toutes les femmes,
l'achat frénétique de bijoux inutiles, une folle pas-
sicfti du jeu, l'introduction à la cour de coutumes
somptuaires, la présence autour d'elle d'aventuriers
et de fripons, causes de scènes tumultueuses, excitent
la censure populaire. On accuse la reine de ruiner le
Trésor. De fait, ses dettes sont énormes et criardes.
Louis XVI, en 1776, en paye pour 487.000 livres. La
mauvaise humeur du roi n'invite pas la reine à la
prudence. Les frais de maison de celle-ci aUL'raentent
sans cesse. On y entretient toutes sortes de parasites.
Le gaspillage prend des proportions effrayantes. Le
peuple surnomme sa souveraine » M"" Déficit ».
Informés par Merci- Argenteau, les Autrichiens
pestent contre l'étourdie. Joseph II, empereur d'AUe-
«• 171. Ma/ 1921.
magne, frère de Marie-Antoinette, venant en France
incognito en 1777, espère corriger l'imprévoyante,
l'amener à résipiscence. Cet homme cassant, brutal,
violent, ne parvient, par ses reproches maladroits,
qu'à l'exaspérer. Néanmoins, sa visite n'est pas tout
à fait inutile. Elle rapproche les époux, qui, pendant
leurs sept années de mariage, restèrent étrangers
l'un à l'autre. Louis XVI vainc sa timidité et sa froi-
deur, fait de sa compagne une femme. Dès lors, une
période de calme sérénité succède à la période des
folies. Enceinte, Marie-.\ntoinette supprime les bals,
les chevauchées, les insomnies.
Le 20 décembre 1778, elle accouche d'une fille.
Louis XVI l'entoure d'une tendresse plus vive, plus
attentionnée. Le sentiment maternel, tout de suite
très vif chez Marie-Antoinette, la sauve momentané-
ment des dissipations. Elle fait effort vers la sagesse,
la raison, le devoir. Mais ses
ennemis lui imputent à crime
cette maternité tardive. Les
pamphlets qui ont commencé
à la couvrir de boue pullulent
de plus en plus.
Or, cette femme à qui le
roi n'inspire qu'une déférence
sans amour est une senti-
menthe. Elle a besoin d'ami-
tié. Elle est entourée d'hosti-
lité et sent monter vers elle,
de la tourbe populaire, un
ressentiment grosde menaces.
Elle cherche des amies. Pen-
dant longtemps, elle en ren-
contre peu de vraies. M""*» de
l'ecquigny, de Saint-Mt'grin,
Dillon, toutes charmantes, ne
possèdent son cœur qu'un
moment. M"' de Lamballe
elle-même, que la reine nomme
surintendante de la cour avec
un traitement de 150.000 li-
vres, ne fixe pas sa tendresse.
Mme Je Polignac, seule, sem-
blable à une vierge de Ra-
phaël, conquiert tout entière
la sentimentale. Bientôt,
celle-ci ne peut plus se passer
de sa favorite, adopte ses re-
lations, son milieu, ses idées,
devient prisonnière de sa co-
terie. La noblesse murmure
quand M"' de Polignac, est
nommée gouvernante des En-
fants de France. Le peuple
murmure quand tous les hôtes
de la comtesse, gens de grand
ap>pétit, reçoivent pensions,
duchés, terres, granels emplois
de la couronne et sont direc-
tement mêlés aux affaires de
l'Etat. La critique s'exerce
publiquement et jusque sur
le théâtre.
Tandis qu'elle montre pour
unesimple amie une si grande
faiblesse, la reine, assoiffée
d'amour, ne se refuse pas à
des inclinations plus humai-
nes. Il ne semble pas que le
comte d'Artois, le comte Es-
terhazy, le duc de Coigny,
Edouard Dillon, Lauzun
l'aient, comme on l'a ilit, sé-
rieusement attirée. Le seul
sentiment qui l'ait habitée
profondément, et jusqu'à la
1 iiui. L. 1. mort, le comte de Fersen,
suédois, « beau comme un
ange », paraît le lui avoir inspiré. Selon le mar-
quis de Ségur, Fersen adora' avec respect et un
extraordinaire esprit de sacrifice cette reine trop loin
de lui pour qu'il en espérât une félicité complète.
Aucun douie ne peut exister sur cette passion réci-
proiue, nettement avouée de part et d'antre.
Fersen fut désintéressé. Il passe, dans l'existence
de la reine, comme une belle figure, digne de sym-
pathie. Jamais il ne demanda quoi que ce fût, trop
iiCureux d'obtenir un regard, un mot tendre, une
pression de main, un billet où subsistait le parfum
suave. Il n'en fut pas de même des autres amis de
Marie-Antoinette. Toutes les fautes graves que cette
dernière commit eurent pour raison de satisfaire la
coterie Polignac. Par elle-même, la reine montrait
assez peu de goût pour la politique. Elle fut entraînée
à s'en mêler par les ambitions et les haines du petit
groupe turbulent. Si elle exigea le renvoi de Turgot,
contrôleur général des finances, renvoi funeste au
pays, ce fut pour plaire à ces faméliques, dont le
ministre se refusait à emplir les poches. Sans cesse,
faisant et d' faisant les ministres de la guerre, elle
empl.t le royaume de militaires indignes, mais re-
commandés par les Polignac. Sous la suggestion de
ceux-ci, elle obtint la nomination de Calonne aux
finances et de Loménie de Brienne à l'emploi de
\
H' 171. Mai 1921.
premier ministre, provoquant ainsi, par l'accession
au pouvoir de ce prodigue et de cet incapable, la
ruine définitive de la royauté. En matière d'a.>aires
étrangères, Marie-Antoinette joua ausi un rôle né-
faste, donnant à l'ambassadeur d'Autriche une impor-
tance excessive et lui révélant tous les secrets du
cabinet.
En fait, la reine était extrêmement impopulaire
lorsque, en 1789, Louis XVI décida la convocation
(les états généraux. La noblesse ne l'aimait guère ;
le tiers était convaincu que le pays lui devait tous
ses maux. Elle avait, en outre, un ennemi mortel dani
le duc d'Orléans, principal promoteur de la violence
des folliculaires. On l'accusait, à tort, d'entraver
l'émancipation nationale. En réalité, elle fut peu
mêlée à la politique de cette époque. La maladie du
dauphin l'accaparait tout entière. Louis XVI, seul,
commit la faute de renvoyer Necker, favorable à
l'Assemblée nationale, et de nommer le baron de
Breteuil, dont la présence, au ministère, apparaissait
comme une menace de réaction. L'émeuie, la prise de
la Bastille, les menaces contre la couronne suivirent
ces actes impolitiques.
A partir de ce moment, commence pour la reine le
plus douloureux des martyres . On en connaît toutes
les phases. La fuite de Condé, du comte d'Artois,
des ministres, des grands, laissa le couple royal
presque seul pour affronter la colère populaire. Il y
eut quelques moments de détente, puis des frénésies
plus vives. Le veto du roi contre la Déclaration des
droits valut à la famille royale cet effroyable assaut
du château de Versailles où la reine, mise en joue
par un assiégeant, montra une étonnante intrépidité.
La caractéristique de cette femme, pendant. la
période du calvaire, c'est la fermeté. A-t-elle cons-
cience qu'elle s'achemine vers la mort ? Sans doute,
malgré ses lueurs d'espoir. Elle dirige la lutte, re-
foule ses larmes, écrit et commande sans cesse.
Après la traversée de Paris sous les huées, les déri-
sions, les insultes, elle retrouve son calme, son cou-
rage. C'est elle qui, sentant le péril que fait courir à
la couronne la menace des émigrés, prend des déci-
sions, ordonne à Provence et Artois de rester dans
l'expectative. C'est elle qui négocie avec l'Autriche.
C'est elle qui machine la fuite de Varennes. C'est elle,
enfin, qui, suscitant l'admiration de Mirabeau, de
Robespierre, de Danton et de Barnave, entreprend
de souterraines manœuvres avec ces tribuns pour
sauver la royauté et ramener l'ordre dans le pays.
Jusqu'à l'heure dernière, elle accueillera des projets
de fuite. Seule, une fatalité bizarre empêchera ces
projets d'aboutir.
Aucune femme n'a connu un martyre semblable
au sien, et c'est pourquoi, en dernier ressort, les
historiens, oubliant ses fautes, lui accordent pitié,
excuse, sympathie. Le marquis de Ségur la suit des
Tuileries au Temple, du Temple à la Conciergerie et
brosse un tableau impressionnant des derniers mois
de cet emprisonnement, terminé par le procès et le
supplice. Les faits en sont connue, Marie-Antoinette,
surveillée jusqu'en ses détails de toilette, parvint,
cependant, à correspondre sans discontinuer avec ses
amis. L'échafaud ne l'effraya point. Si son intelli-
gence eût été à la hauteur de son courage, la France
eût rencontré en elle l'une de ses meilleures reines.
Elle paya pour le régime. Sur sa tête se rassemblè-
rent les ressentiments d'un peuple avide de secouer
le joug séculaire de l'absolutisme. — Emile Maoni.
Mémoire de Malielot (le), Laurent et
AUTRES DÉCORATEURS DE l'hÔTEL DE BOURGOGNE ET
DE LA COMÉDIE-FRANÇAISt AU XVIl' SIÈCLE, publié par
Henry Carrington Lancaster (Paris, in-8°, 1920). —
La Bibliothèque nationale possède un manuscrit
de quatre-vingt-quatorze feuiHets, dont le titre,
orthographié sans façon (comme tout le manuscrit ,
d'ailleurs) est exactement .• Mémoire de plusieurs
décorations qui serve aux pièce contenus en ce présent
livre, commencé par Laurent Mahelot et continué
par Michel Laurent en l'année 1673. Ceux qui l'ont
écrit : ce Laurent Mahelot, ce Michel Laurent et
d'autres dont les noms sont demeurés inconnus
étaient de modestes décorateurs de théâtre, qui
jugèrent utile de consigner sur un cahier spécial, en
s'inspirant sans doute des conseils des auteurs et des
acteurs, les indications décoratives nécessaires à la
mise en scène d'un certain nombre d'oeuvres drama-
tiques. En tête du manuscrit, se trouve une sorte
d'index, contenant deux cent quarante titres de pièces,
c'est-à-dire beaucoup plus qu'il n'y a de notices dans
la suite. Celle-ci, qui est la partie essentielle du
manuscrit, se compose de cent quatre-vingt-treize no-
tices, lesquelles décrivent en quelqueslignes la déco-
ration d'autant de pièces représentées d'abord à l'hôtel
de Bourgogne, puis à la Comédie-Française.
Tant au point de vue de l'écriture, qui trahit par
ses changements des rédacteurs diliérents, que des
époques auxquelles on peut rattacher les pièces en
question et en dépit de la date unique et erronée
de 1673 qu'indique le titre du manuscrit, elles sont
réparties par H.-C. Lancaster, le consciencieux com-
mentateur de cette édition, en quatre périodes diffé-
rentes : Première période, de 1633-1634, enregistrée
par L. Mahelot (c'est de beaucoup la plus impor-
LAROUSSE MENSUEL
tante et la plus intéressante; elle renferme soixante
et onze notices) ; deuxième période, de 1646-1647,
représentée seulement par soixante et onze titres de
l'index ; troisième période, r678, avec cinquante-trois
notices; quatrième période, de 1680-1685, compre-
nant soixante-neuf notices, postérieures à la date
(25 août 1680) où la troupe de l'hôtel de Bourgogne
a fusionné avec la troupe de la rue Guénégaud pour
former la Comédie- Française.
Ces détails de chiures et de dates montrent que
ces braves décorateurs n'ont pas su, ou pu, apportera
leur travail la conti-
nuité et la méthode
désirables. Tout
cela est bien frag-
mentaire. Il n'en
reste pas moins que
les notices qu'ils
nous ont laissées
sont , particulière-
ment dans la pre-
mière partie, infi-
niment précieuses
pour la connais-
sance de la mise en
scène au xvii° siè-
cle. Ce qui aug-
mente encore le
prix de ce docu-
ment, c'est qu'il est
complété, pour
quarante-sept piè-
ces, par des croquis
, trèsclairs des déco-
rations scéniques,
lesquelssont tousre-
produits avec soin
dans l'ouvrage de
H.-C. Lancaster.
Au temps où Mahelot rédigea les notices de la
première partie (vers 1633-1634), le théâtre était en-
core soumis au système des décors simultanés. Plu-
sieurs lieux plus ou moins éloignés se trouvaient, par
une convention ira peu forte, rapprochés dans le
petit espace de la scène. Il y avait ainsi trois, cinq
(c'était le cas le plus fréquent) et jusqu'à sept com-
partiments. L'action se transportait de l'un à l'autre;
ou bien, partie de l'un d'eux, se déroulait sur le
milieu de la scène, qui restait libre. Parfois, un des
compartiments se trouvait caché par un nouveau
décor, les autres de-
meurant en place
Chacun de ces
compartiments
pouvait être une
rue, une place, une
fontaine, un palais,
une maison, une
chambre, u:ie tente,
un bois, un arbre,
un antre, un autel,
une prison, un tom-
beau, pour ne citer
que les décors les
plus usités. Mahe-
lot les note fidèle-
ment. Puis il y
ajoute les acces-
soires : meubles, vê-
tements spéciaux,
épées truquées,
éponge pleine de
sang, drap pour les
spectres, divers ins-
truments très pro-
pres à imiter le
tonnerre, les éclairs,
les flammes, lanuit,
à faire avancer la lune, à ouvrir le ciel et en faire des-
cendre les divinités. N'oublions pas les ours, les lions,
les licornes, parfaitement imités — on disait /«m/s — et
même un agneau vivant. Toute cette décoration, que
le bon Mahelot décrit avec infiniment de calme et de
naïveté, est d'un pittoresque bizarre et d'une fantai-
sie mélodramatique parfois poussée jusqu'au funé-
raire. Sans même connaître les pièces de ce temps-là,
on pourrait, du simple examen des décors, conclure
que l'action devait en être mouvementée et compli-
quée. Qu'on en juge par ces exemples :
Clorise, pastoralle de m. Baro.
Il faut un rocher oii il y ait un précipice, ou se précipite
un berger, et faire du bruit lorsqu'il se précipite. 11 faut aussy
une fontaine coittlaute durant toute la pastoralle. Au milieu
du théâtre, il faut des buissons ou l'on fait action de voir à
travers du feuillage. Il faut aussi un arbre où l'on faict teinte
de graver des vers. Il faut un poignard, des rossignols, de
la ramée. Le théâtre doit estre tout en rocher.
Lisandre et Calisie, pièce de m. Uurur (Du Ryer).
Il faut, au milieu du théâtre, le petit Chastelet de la rue
de Saint-Jacques et faire paroistre une rue où sont les bou-
chers , et de la maison d'un t>oucher faire une fenestre qui
soit vis-à-vis d'une autre fenestre grillée pour la prison, où
Lisandre puisse parler à Caliste. Il faut que cela soit caché
durant le premier acte, et l'on ne fait paraître cela qu'au
465
second acte et se referme au mesme acte ; la fenneture sert
de palais. A un de« costes du théâtre, un bermitage sur une
montaene et un antre au dessoul», d'où sort uo bermitte.
De l'antre cost 6 du théâtre, il faut une chambre, où l'on
entre par derrierre. eslevée de deux ou trois marches. Des
casques, des bourguignottes, des rondacbes, des trompette*
et une espèe qui se démonte. Il faut aussi une ouyct.
ACARITE, PUCE de M. DVRVAI,.
Au milieu du théâtre, il faut une chambre farnle d'an
superbe lict, lequel se ferme et ouvre quand il en est besoing.
A un costé du théâtre, il faut une forteresse vieille où se
rMiic = o msttr" M" ""fit l.'Stf^-ai. Inn.Kill.- ff^r t/>r^s«e dOÎt aV<MI
r^
Di coration ile * iorise, pastorale de baro.
un antre à la hauteur de l'homme, d'où sort le batteau.
.\utour de ladicte forteresse, doit avoir une mer haute de
deux pieds huit pouces, et, à costé de la forteresse, an cime-
tière garny d'une cloche et de brique cassée et court»
^c'est-à-dire un clocha de brigue cassé et cmérbè), trois tom-
beaux et un siège. Du mesme costé du cimetière, une
fenestre d'où l'on void la boutique du paintre qui soit à
l'autre costé du théâtre, garnie de tableaux et autres pein-
tures, et, à costé de la boutique, il faut un jardin ou Iwis où
il y ayt des pomes, des grinions (poires d'automne). Des ar-
dans (jeux follets); un moulin (moulinet pour te battit.')
habits de ballet, des fiolles, des aisles pour les vents, des
perruques de ûlace, deux liambeauxde cire, quatre flambeaux
Décoration de Lisandre et Caliste, de Du Ryer.
d'étain garnis de lumières, une robe d'hermite, le mentelet
et le lx>urdon, un mauteau de cocher et le foit (fouet) aussy;
et une nuit.
Cependant, le goût change et ne se satisfait plus
de ces inventions à la fois puériles et recherchées. Il
tend vers les unités classiques; l'étude des pièces
grecques et latines, l'exemple des pastorales ita-
liennes, enfin le triomphe avec Corneille du drame
psychologique, substitué au drame à incidents, l'en-
gagent à fond dans cette voie. Parallèlement, la déco-
ration se simplifie. Le sy.tème du décor simultané
disparaît, pour faire place soit au système des déco-
rations successives qui ne présente pour chaque acte
ou tableau qu'un endroit à la fois et qu'on réalise au
moyen de fermes et de rideaux, soit au décor unique
pour toute la pièce, qui est l'aboutissement de la
conception classique. Ce type de décor existe déjà
dans la première partie du manuscrit, celle que
Mahelot a rédigée, par exemple pour les Ménechmes
de Rotrou ou les Vendanges deSuresnes,ile Du Ryer,
ou pour diverses pastorales. Le progrès vers l'unité
de lieu se fait par degré jusqu'à ce qu'on soit arrivé
à l'unique salù à volonté, sans que, d'ailleurs, cette
unité parfaite soit jamais une règle absolue. En
pleine époque classique, on voit encore des pièces
qui changent de décor àcbaque acte (le Comte d'Essex
466
en 1678 ou le Festin de Pierre en 1680) ; mais ce ne
sont plus que des exceptions. Aussi, la partie rédigée
par Michel Laurent est-elle beaucoup moins déve-
loppée et moins pittoresque que celle qu'avait notée
Mahelot. Le plus souvent, il lui suffit d'une ou deux
lignes pour dire ; « Le théâtre est un palais à vo-
lonté», en ajoutant l'indication de quelques acces-
soires. Le temps des fantaisies décoratives est
passé. — Ljl Jarrib.
IMCoIlëre, auteur de ses œuvres. — Corneille
est-il le véritable auteur des chefs-d'œuvre que l'his-
toire littéraire attribue à Molière? Cette thèse para-
doxale, soutenue par Pierre Louys dans une série de
notes et d'articles que publièrent Y Intermédiaire des
chercheurs et curieux, le Temps, et surtout Comcedia,
fut loin d'avoir le retentissement auquel on s'atten-
dait d'abord.
Les critiques se contentèrent d'envisager quelques-
unes des conséquences de la solution proposée ou,
pour mieux dire, imposée par P. Louys, et de mon-
trer qu'elles aboutissaient à des impasses, à des
énigmes ou à des contradictions.
Il aurait peut-être mieux valu démontrer directe-
ment la fausseté de l'argumentation. En bonne lo-
gique, n'est-ce pas à celui qui affirme de
faire la preuve ? Il ne semble pas que
P. Louys l'ait faite. Il a même mis toute
son habileté à nous faire croire que c'était
à nous qu'elle incombait.
Ses arguments sont de deux sortes : les
uns littéraires, les autres historiques et
psychologiques, ou, pour tout dire d'un mot,
biographiques.
« Pierre Corneille, déclare P. Louys, a
d'abord commencé par corriger les essais de
Molière. Puis il a inspiré ses premières co-
médies : le Dépit amoureux, les Précieuses
ridicules. Mais, peu à peu, sa part de colla-
boration grandit, et il devient bientôt le vé-
ritable auteur des meilleures pièces aujour-
d'hui attribuées à Molière >. C'est ainsi
qa' Amphitryon, Don Juan, Tartufe, le Mi-
santhrope, les Femmes savantes, V Ecole des
femmes, sont de Corneille, à part quelques
béquets et quelques retouches de Molière,
arrangeur et metteur en scène. Psyché « doit
beaucoup plus à Corneille que Molière ne
l'a avoué ». Il est probable que P. Louys
attribue aussi les Fâcheux à Corneille et,
sinon l'Etourdi, du moins la correction
du manuscrit. Des autres pièces il n'est pas
question.
Comment les chefs-d'œuvre de Molière
auraient-ils été écrits par un auteur igno-
rant ? P. Louys nous montre Molière en-
trant au collège à quatorze ans, sachant seu-
lement lire et écrire. Il en sort, sachant
compter, mais 0 détestant » le grec et le
latin, qu'il n'a pu apprendre. D'où P. Louys
tient-il ces renseignements ? On ne sait
presque rien sur les études de Molière, sinon
qu'il fit toutes ses «humanités». La Grange,
dans la Préface de l'édition de 1682, parle du
« bon humaniste » et du « philosophe » qui
étudia sous Gassendi. Enfin, certaines comé-
dies de Molière permettent de croire qu'il
savait non seulement le latin, mais l'italien. Il fit
aussi des études de droit. Rien, dans tout cela, qui
corrobore les assertions de P. Louys.
En second lieu, on ne possède aucun manuscrit
de Molière, sauf deux reçus, « que salit une faute
d'orthographe ». Il est vrai qu'il ne nous reste rien
de Molière; mais cette constatation est purement né-
gative; elle ne saurait servir à bâtir une hypothèse.
Quant à la fameuse faute d'orthographe, elle consti-
tue une violation de la règle d'accord des participes;
mais on sait que la syntaxe moderne est beaucoup
plus rigoureuse que celle du xvii« siècle. Sans doute,
quand on répondit à P. Louys que l'orthographe de
M"' de Sévigné était des plus fantaisistes, eut-il rai-
son — et finement raison — de riposter qu'on ne
saurait écrire en vers sans accorder les participes.
Mais il oubliait, alors, que les deux reçus étaient en
prose. Il y a plus, et P. Louys, « qui a toutes les
notes » des moliéristes, alors que ceux-ci « n'ont pas
les siennes », devrait savoir que l'authenticité des
deux reçus, d'abord contestée, n'est plus admise du
tout aujourd'hui.
Mais l'essentiel de la démonstration tient dans le
rapprochement des biographies des deux auteurs ou,
mieux, dans une série de rapprochements.
Nous voici, par exemple, en 1650. A cette date.
Corneille « a fini d'inventer toutes les formes de la
comédie moliéresque ». Il y en a sept. En 1650, on
joue Andromède, de Corneille. Andromède est en vers
libres. Amphitryon est aussi en vers libres. Molière a
joué dans Andromède. En 1650, Molière fait des fautes
d'orthographe (les deux reçus). « Il ne sait pas où
sont les muettes » dans un alexandrin, il ignore < où
respire le vers de Corneille » Et il ne sait pas non plus
où est Amphitryon . Mais t Corneille sait Amphi-
tryon par cœur depuis trente ans, en 1650. Et, depuis
quatorze ans. Amphitryon l'agace parce que, seuls, les
LAROUSSE MENSUEL
Sosies, de Rotrou, ont troublé le triomphe du Ctd;
et, en 1650, le sujet d'Amphitryon le met hors de lui,
parce que les Sosies viennent de renaître sous le
titre : la Naissance d'Hercule et embarrassent /4 (idro-
mède plus encore qu'ils ne gênaient le Cid. » Enfin,
en 1650, paraît Don Sanche, et la préface de Don
Sanche 0 est écrite sur l'Amphitryon de Plante
(c'est P. Louys qui souligne) aussitôt après Andro-
mède ». N'êtes-vous pas convaincu ? On pourrait
chicaner P. Louys sur les sept formes de la comédie
moliéresque et montrer que le titre de comédie de
caractère est peut-être un peu ambitieux pour le
Menteur et qu'il vaudrait mieux le réserver pour
l'Ecole des femmes. Mais suivons plutôt le conseil de
P. Louys : relisons la préface de Don Sanche. Oh ! que
P. Louys est habile dans l'emploi des prépositions!
La préface « écrite sur l'Amphitryon de Plante » ne
cite cette pièce et cet auteur qu'une fois et dans une
seule phrase, laquelle ne dépasse guère en impor-
tance une simple parenthèse.
Nous sommes maintenant en 1658. Molière « n'a pas
fait encore imprimer une ligne et n'a rien écrit que
nous possédions». lia joué Corneille dans le Midi.
Tout à coup, il traverse la France avec tant de
hâte qu'il laisse derrière lui sa troupe, et il arrive à
Molière, tableau de Mignai'd. (Musée de Chantilly.)
Rouen le 30 avril 1658. « A Rouen, il jouera six
mois — d'avril à octobre», cinq mois tout au plus,
mais passons sur cette petite inexactitude — avant
de débuter à Paris, devant le roi. A Paris, il jouera
« six rôles de Corneille». Pourquoi Molière allait-il à
Rouen ? Pour y apprendre son métier d'auteur 0 sous
le maître le plus illustre du monde ». En six mois.
Corneille « a modelé un Molière à sa dissemblance ».
Mais, si Molière avait besoin de Corneille, Corneille
avait besoin de Molière. P. Louys nous révèle
pourquoi : Corneille est devenu misanthrope à la
suite de la lecture de Polyeucte, en 1643, à l'hôtel
de Rambouillet.
Et la vengeance de Corneille, ce sont... les Pré-
cieuses ridicules.
On ne peut s'empêcher de penser que Corneille
a bien attendu pour se venger : seize ans I Sans doute
nous dit-on que Corneille n'écrit plus de comédies,
parce que le genre est en défaveur, à partir de 1644.
Mais, tout de même, le Menteur et sa Suite sont pos-
térieurs à Polyeucte. Et c'est P. Louys lui-même qui
nous rappellera que, dans la préface de 1643, Corneille
manifeste sa « prédilection irrésistible pour la comé-
die ». Dès lors, pourquoi Corneille a-t-il attendu
Molière ? C'était le moment, ou jamais, d'écrire les
Précieuses.
En 1660, Corneille supprime de ses œuvres la
préface de 1643. En r66o, Molière fait imprimer sa
première comédie, c'est-à-dire « la première vengeance
de Corneille contre les Précieuses ». — P. Louys,
qui cite les préfaces de Corneille, ne cite jamais
celles de Molière. Si Corneille avait inspiré les
Précieuses à Molière, celui-ci se défendrait-il aussi
vivement d'avoir raillé les « véritables Précieuses » ?
Le collaborateur de Corneille, — dont on connaît la
dédicace étrange, et pour nous douloureuse, au
financier Montoron, — aurait-il été assez maladroit
«• 171. Mai 1921.
pour parler, en se moquant, de prendre un grand
seigneur « malgré lui, pour protecteur » de son
« ouvrage et d'en tenter la libéralité par une épUre
dédicatotre bien fleurie...} »
— Que répondrez-vous, maintenant, au texte sui-
vant ; « En 1662, Corneille se résout à faire jouer enfin
« le Drame de sa vie », c'est-à-dire presque tout ce
que Molière signa.
Il déménage. — Quatre dates vous diront pourquoi :
7 octobre 1662. — Corneille quitte Rouen pour
Paris et redevient le voisin de Molière.
21 novembre. — Achevé d'imprimer l'Etourdi.
24 novembre. — Achevé d'imprimer Dépit amou-
reux.
26 décembre. — Première représentation de l'Ecole
des femmes.
Est-ce clair, quatre dates ?» — Il faut reconixaître
que les raisons du déménagement de Corneille restent
assez obscures. Peut-être fut-il provoqué par
Thomas? Quoi qu'il en soit, on ne voit pas pourquoi
Pierre Corneille serait venu à Paris — où il avait
d'ailleurs auparavant un pied-à-terre — pour surveiller
l'impression et la représentation de comédies dont
il abandonne la paternité, alors qu'il n'a cessé d'être
domicilié à Rouen quand on jouait à Paris son œuvre
tragique, c'est-à-dire ce qui lui tient le plus
au cœur, — œuvre interrompue à la suite
de l'échec de Pertharite en 1652, reprise de
1659 à 1674. En r662, Corneille a cinquante-
six ans. C'est le moment que P. Louys
choisit pour l'engager dans une carrière
comique sans exemple, qui durera jus-
qu'en 1673. Pendant ces onze années, rien
ne transpirera du secret. Malgré tous les
ennemis de Molière, malgré tous les diffa-
mateurs, on ne soupçonnera jamais le pacte
conclu, pacte qu'il nous faut trouver légitime,
malgré tout ce que nous savons sur l'hon-
nêteté de Molière, sa franchise, sa généro-
sité, — pacte non seulement, mais véritable
marché, marché ignominieux, s'il faut croire
aussi que Molière ait accepté la gloire... et
l'argent, qu'il ait consenti à laisser, sinon
dans la misère, image propagée par la stu-
pidité de la légende, mais dans une gêne
très réelle, celui dont l'œuvre l'enrichissait,
et s'il faut croire encore que le grand Cor-
neille lui-même, si fier, « agité des pensées
les plus hautes », ait accepté d'être quelque
chose comme le « don Salluste • du haut
théâtre comique !
On a opposé à P. Louys que les rapports
de Corneille et de Molière furent parfois
assez tendus; c'est juste ment à propos de
l'Ecole des femmes; et P. Louys attribue cette
pièce à Corneille. Et comment expliquer le
fameux passage de la Critique, où Molière
fait le procès de la tragédie ? On nous laisse
entendre que les chefs-d'œuvre de Molière
sont une peinture de la vie domestique de
Corneille. Tartufe — ou, pour mieux dire,
l'Imposteur — aurait vécu chez lui. Hypo-
thèse purement gratuite, mais dont P. Louys
joue pour refuser de nous répondre ; alors
que Corneille « met en garde tous les foyers
de France », comment pourrait-il signer
« le rôle d'Elmire » et dire au public : « C'est
maman ! » Non ! Pierre Corneille n'a pas dit cela ».
P. Louys se moque gentiment de nous.
Les arguments littéraires sont aussi peu décisifs,
mais d'une égale ingéniosité. Ce sont eux qui ont
provoqué les déductions biographiques que nous
avons exposées plus haut. La preuve en est dans ces
lignes.: « C'est en relisant Amphitryon, il y a trois
ans, que j'ai eu la première intuition de la vérité.
Une telle habileté de style! Amph,tryonne peut pas
être une pièce de Molière! » Sophisme initial, qui
aura sa réplique dans cette réflexion : l'auteur de
Sganarelle n'a pas pu écrire « sitôt après, à quarante
ans, l'Ecole des femmes ».
P. Louys va faire la part de Corneille et celle de
Molière, dans les chefs-d'œuvre comiques attribués
à ce dernier seul. Dans toute grande comédie de
Molière, il y a deux textes : l'un, original, cornélien.
L'autre comporte des erreurs de transcription et des
béquets de metteur en scène. Molière ne sait même
pas recopier le texte : Dans Tartufe, on lit :
« Je le prends bien aussi » au lieu d'ainsi. Dans le
rôle de Sosie, il y a encore la trace -d' « une fausse
lecture », énorme. — Quant aux béquets, la scène
célèbre entre Elmîre et Tartufe (celle du III* acte)
en contient plusieurs. P. Louys eu cite deux, entre
autres.
Autre béquet, dans le Tartufe (acte III). Il se
retranche de lui-même : les deux derniers vers.
Autre béquet, dans le Misanthrope, les six vers
par lesquels Alceste fait entendre à Oronte que
Il faut qu'un honnête homme ait toujours graad empire
Sur les démangeaisons qui vous prennent d'écrire.
Enfin, sept vers des Femmes savantes et deux vers
de la première scène de Psyché. C'est tout.
En bref, P. Louys nous cite trente mauvais vers
dans Molière. Il y en a bien plus, et il y a beau temps
qu'on les a signalés. Que ces vers soient piètres.
N" )7J. Ma/ 1921.
c'est ce qui ne prouve point que les bons soient de
Corneille. On dira qu'ils se peuvent détacher du texte
sans nuire au sens; mais c'est ignorer la technique
de Molière — tel n'eît pas le cas pour P. Louys —
que d'oublier la fréquence des répétitions du sens
dans «es pièces. Ce n'est pas tautologie, c'est insis-
tance. Il la pousse jusqu'à l'exagération : dans le
Tartufe, il y a quatorze vers qui font quatorze fois
image pour exprimer une même idée.
Il y a bien deux textes dans Molière, mais dans un
sens très différent de celui donné par P. Louys; et
l'on s'étonne qu'il n'ait point pensé à une explication
aussi plausible. Molière écrivait vite. Il est vraisem-
blable qu'il écrivait d'un coup , de toute son âme,
les passages essentiels de l'œuvre. Ensuite, il reliait
le tout. Faut-il s'étonner de trouver quelques grains
de sable dans le ciment ? Molière fut un arrangeur,
oui, mais de son œuvre propre.
P. Louys se devait — et nous devait — une contre-
épreuve : après avoir distingué le texte de Molière,
montrer l'identité du style cornélien dans les tra-
gédies et dans les coméJies.
Mais P. Louys se contente de citer trois mots
employés par Corneille et par Molière et qui ne
sont la propriété exclusive d'aucun d'eux.
P. Louys procède à une identification encore plus
arbitraire — en vue de renforcer la précédente —
entre les personnages. Il assimile Rodrigue, Alceste
et Pauline, — Rodrigue et Damis. Ailleurs, il oppose
Tartufe et Polyeucte, « les deux pôles du même
cerveau », et « seul le martyre dévisase le fourbe ».
On croirait lire le « William Shakespeare • de Hugo.
S'il faut dire toute notre pensée, les rapproche-
ments opérés par P. Louys sont des plus usés : on les
fait en classe. Les éditions scolaires les notent au bas
des pages. P. Louys n'avait pas le droit de conclure
d'une analogie à une identité.
Mais deux objections ruineraient définitivement la
thèse de P. Louys, s'il l'avait établie avec quelque
rigueur. La constitution, la slructure des œuvres de
Corneille et des œu vresde .Molièrediff èrent absolument .
Remarquez que vous ne trouverez jamais ilans Cor-
neille le rytlime des scènes symétriquement opposées
familier à Molière. En second lieu, jamais le comique
aimable de Corneille — des premières pièces ou du
Menteur — n'a ressemblé au comique franc et
vigoureux des che's-d'œuvrede Molière.
Qu'on ajoute à cela, comme l'a fait Pêcher, que
l'essentiel, pour Corneille, n'était pas alors de créer
un théâtre comique, genre en défaveur, mais bien de
lutter contre Racine, et qu'il est peu probable que
Molière ait défendu si àprement une pièce comme
Tartufe, si elle n'eût pas été de lui. J'ajoute qu'il
faudrait alors refaire l'historique de la question.
Enfin, comment expliquer les rapports étroits de
l'œuvre de Molière avec sa vie, si vivement mis en
rapport, avec les textes, par l'ouvrage lumineux et
définitif de Léopold-Lacour sur « les Maîtresses et
la Femme de Molière » ? Les objections sont innom-
brables...
Mais il y a mieux. Ce t P. Louys lui-même qui se
désavoue sans le vouloir. Il écrit, dans son très bel
enthousiasme pour Corneille : « Il domine tous les
poètes... Tout est en lui. L'harmoniedu vers racinien
est contenue dans le sien. Et, si l'on voulait songer à
le relire plus fréquemment, on découvrirait même
que les rythmes d'André Chénier sont déjà dans son
œuvre éternelle. » Si tout est dans Corneille, faut-il
s'étoimer qu'il ait eu de l'influence sur Molière, qui le
jouait sans cesse ? Ainsi s'expliqueraient des analogies,
toutefois plus lointaines que P. Louys ne le prétend.
En somme, si P. Louys avait eu autre chose à
nous offrir qu'un roman littéraire plein de charme,
s'il avait eu, pour soutenir son paradoxe, des
arguments plus décisifs, il n'aurait pas manqué
de s'en servir. Et le brillant écr.vain eût, sans
doute, mieux réussi à faire passer la pilule que,
semblable au Jupiter ù' Amphitryon, il nous a su si
bien « dorer ». — Ji«n Hytier.
Fiantes marines (Utilisation indus-
trielle des). [Chim. et ind.]. — La flore marine
peut présenter pour l'homme une réserve considéra-
ble d'aliments, de produits chimiques, d'engrais, etc.
Les végétaux, en effet, retirent de la mer les élé-
ments utiles à leur développement; or, ces éléments,
souvent contenus dans l'eau à l'état de traces, nous
sont également utiles. lisseraient perdus pour nous,
s'ils ne se trouvaient captés, accumulés par la plante.
L'exploitation des plantes revient, en réalité, à une
explo tation de la mer.
Comme tous les végétaux, les plantes marines ont
besoin de lumière pour pouvoir se développer; aussi
ne les renconlre-t-on que dans la zone où les radia-
tions lumineuses peuvent pénétrer. Pratiquement, la
zone de grande activité pour la végétation a envi-
ron 30 mètres de profondeur à partir du niveau de
la mer ; la végétation se poursuit jusqu'à 120-
130 mètres au maximum (île de Capri) ; au delà, la
vie semble cesser.
Selon leur habitat, les plantes marines sont divi-
sées en flore littorale, immergée par alternatives
d'après le mouvement des flots, et en flore sous-lttto-
raie, toujours couveite par les eaux.
LAROUSSE MENSUEL
La flore des océans comprend au moins 5.000 es-
pèces différentes, mais presque toutes appartiennent
à la grande famille des algues. Pour la facilité de
cette étude, nous classerons les plantes d'après l'or-
dre suivant :
1° Plantes marines non algues ou zostères ;
3° Algues :
Flottantes à la surface (plancton) ;
Fixées au sol (algues bleues, vertes, rouges & gélose,
brunes à algine).
Outre cet ordre botanique, les plantes marines,
dans les dénominations des pécheurs et des commer-
çants, portent des noms différents : pour les pécheurs
bretons, l'ensemble des plantes marines forme les
goémons; pour les Normands, il constitue les varechs;
au contraire, dans le commerce, on réserve la dénomi-
nation de « varechs»
surtout aux zos-
tères, tandis que les
fucus et les lami-
naires sont des
goémons. Enfin,
d'après les règle-
ments de l'Etat qui
régissent la récolte,
on reconnaît trois
sortes de goémons
(de composition
t>otanique quelcon-
que), ce sont : les
goémons-épaves,
qu'il suffit de ra-
masser sur la grève
où les flots les
apportent ; les goé-
mons de coupe,
classés eux-mêmes
en goémons de me
et en goémons de
fond; les premiers
comprenant les al-
gues peu profondes,
que l'on peut récol-
ter sans bateau;
les secondes , les
végétaux, toujours
immergés , crois-
sant en mer.
DÉNOMINATION
DES ESPÈCES :
X° Zostères. Ces ^"® "^'^ bateau-moissonneur
plantes sont des
monocotylédones, de la famille des naïdacées, aimant
les eaux peu profondes des golfes abrités des mers
tempérées. Ou en connaît deux espèces : la zoslère
marina et la zoslère nona, en longs rubans de i à 2 mil-
limètres de largeur; par leur nature cellulosique, ces
plantes sont surtout utilisées pour les propriétés mé-
caniques de leurs fibres (emballage, papier).
2° Algues. — Algues flottantes. A la surface de la
mer, avec un fin filet, on récolte une sorte de gelée
ocreuse qui, au microscope, paraît composée d'une
multitude d'êtres infiniment petits (animaux et
plantes) ; la partie végétale forme le phytoplancton,
constitué principalement d'algues minuscules, mais
si souvent abondantes que la mer en est colorée. Le
P' Mangin cite des dénombrements de 208.000 indi-
vidus par mètre carré de la mer des Sargasses, de
IQ millions même dans le courant froid du Labrador.
Ces algues appartiennent surtout à deux groupes :
1° les péridiniens, algues brunes à carapace cellulo-
sique, nageant au moyen de cils déliés, et les diato-
mées ou bacillariacées à carapace siliceuse, flottant
dans l'eau ; on rattache à ces espèces les noctiluques,
qui communiquent à la mer sa phosphorescence.
Au point de vue utilitaire, cette immense quantité
467
de matière organique joue un rôle considérable ; elle
constitue la nourriture d'une multitude de mollusques
et de crustacés, eux-mêmes nourriture des poissons,
si bien que la connaissance des amas de plancton
peut donner de précieuses indications sur le régime
des pêcheries. Enfin, les diatomées, par leurs déchets,
constituent ces immenses bancs de matières miné-
rales poreuses, si employées dans l'industrie. (V. Lar.
Mens., t. II, p. 743.)
Algues fixées au sol. — Ce sont les plus nombreuses
comme espèces et les plus intéressantes. On les
classe d'après la couleur de leur pigmentation, consti-
tuant des groupes d'importance et d'utilité très iné-
gales. C'est ainsi que les algues bleues ou cyanophy-
cées ne sont que des organismes rudimentairei du
plancton; que les algues vertes ou chlorophycées.
d'algues de la C>e américaine ■• Hercules Powder ■.
assez communes sur nos côtes, n'ont reçu aucune
application, la consommation de quelques-unes
comme condiments, en particulier de Vulva lactuca,
ne pouvant être considérée pour une application ali-
mentaire sérieuse.
Beaucoup plus importantes sont les algues rouges
ou rhodophycées ; à cette grande catégorie, répandue
dans toutes les mers du globe, se rattachent les
algues minuscules calcaires, recouvrant de leurs
débris les fonds et contribuant ainsi à la formation
calcaire des terrains. Le jurassique, dans certaines de
ses assises, n'eut pas d'autre origine. D'autre part, le
mélange de calcaire et de matières organiques repré-
sente une source inépuisable d'engrais.
A cette même famille appartiennent les algues à
gélose. Celles-ci, bouillies avec de l'eau, lui aban-
donnent une matière gélatineuse (gélose) capable, au
refroidissement, de transformer en gelée cinquante
fois son poids d'eau. Ce sont : le chondrus crispus,
vulgairement désigné sous les noms de Itchen carra-
gaheen ou de goémon frisé, récolté sur nos côtes de
mai à septembre, à la très basse mer ; diverses
espèces exotiques: le gracilaria lichenoide d'Indo-
chine, le gelidium corneum, le porphyra laciniata du
TranabordemAnt de l'algue couple et pulpée du bat«au-inoisionneur k la berge de transport, laûanL le scrrioe du navire à l'usinfi.
468
Japon. Cette dernière plante fait même l'objet d'une
culture spéciale, clans des baies abritées où l'algue se
développe plus complètement.
Les algues brunes ou phœophycées fournissent peut-
être les espèces les plus recherchées par l'industrie;
elles comprennent : i° les jucacées et sargasses; 2° les
liminariacées.
Les jucacées sont généralement les plus connues,
car elles constituent la majeure partie du goémon de
rive, se découvrant sous les pas même du prome-
neur sur la grève ; les plus répandues sont : le fticus
vesiculosus, le fucus serratus, le fucus platycarpus,
V ascophyllum nodosum, Vhalidrys siliquosa; ces
plantes croissent en abondance sur nos côtes. Quant
aux sargasses, ce sont de véritables prairies flottantes
LAROUSSE MENSUEL
nique pour traiter les résidus et en extraire l'iode et
la potasse. Au Japon, on s'inquiète plus de la gé-
lose ; cependant, des procédés de traitement rationnel
complet existent. Nous indiquerons ci-dessous com-
bien leur emploi serait avantageux.
Successivement, nous éudierons les applications
suivantes :
1° mécaniques, 2" agricoles, 3" applications de la
gélose, 4" applications de l'algine, 5» applications
alimentaires, 6° extraction des produits chimiques
minéraux.
i" Applications mécaniques. — Si les algues n'ont
qu'un squelette de cellulose absolument ténu, les
zostères ont, au contraire, par leur nature de végé-
taux supérieurs, une cellulose fibreuse dont on peut
Quelques éléments du phytoplancton ou plancton composé d'organismes végétaux.
où domine le fucus nutans ; on les rencontre sur
l'Océan, entre les Antilles et les Canaries, occupant
une surface de 4 millions de mètres carrés; les sar-
gasses, en général ne sont pas exploitées, elles con-
stituent une réserve inépuisable de brome, d'iode,
de potasse, etc.
Les laminariacées sont, de toutes les algues, celles
qui contiennent leplusde matières minérales; elles ont
ordinairement un habitat plus profond que les fucus;
ce sont les goémons du fond . Dans nos mers tempé-
rées, elles croissent le mieux jusqu'à 30 mètres de
profondeur, en longs ru-
bans couvant atteindre
100 mètres rattachés au
sol par une sorte de ra-
cine qui n'est qu'un sim-
ple point d'appui. Les
espèces les plus com-
munes sont les laminaires
d'iiurope : lammaria
flexicauUs, laminaria
cloustomif laminaria sac-
charinay laminaria bul-
bosa, et parmi les espèces
géantes du Pacifique les
genres macrocystis,iiereo-
cystis et pelagnphycus.
Les algues brunes con-
tieiment une grande pro-
portion de matières orga-
niques (11 pour 100 du
végétal humide) compo-
sée d'acide alginique, de
sucres{a(gj)jose, mcnnite)
et de cellulose ; nous ver-
rons plus loin tout le
parti que l'on peut tirer
du sel de sodium de
l'acide algénique ou al-
gine. En outre, les algues
contiennent des sels miné-
raux: iodures, bromures,
sulfates de potassium, de sodium et de magnésium.
Applications industrielles des plantes ma-
rines. — Ces applications peuvent se grouper en plu-
sieurs catégories, selon l'usage ou les produits que
l'on désire obtenir. Nous avons déjà indiqué, au cours
du précédent exposé, la plupart des substances con-
tenues dans les algues : matières organiques (gélose,
algine, sucres, etc.) et sels minéraux (chlorures,
iodures et bromures potassiques, etc.). Tantôt l'algue
nst exploitée comme engrais, tantôt comme source
de produits chimiques ou de substances organiques;
il faut, toutefois, constater que l'exploitation est tou-
jours partielle ; en Euiope, on détruit la masse orga-
Zostère : a, (leur; b, fruit.
mécaniquement tirer parti. Ce sont, du reste, les
varechs, bien connus comme matières de literie ; la
fibre peut servir à l'emballage, au rembourrage des
meubles (elle remplace la fibre de bois, le crin végé-
tal, avec l'avantage d'être ininflammable et de grande
légèreté). Pour préparer le varech, il suffit de laver
les zostères recueillies en mer avec de l'eau douce
Fucus serrntus et vesiculosus.
pour dissoudre les sels ; si les fibres sont blanchies
ensuite au chlore ou au chlorure de chaux, elles
peuvent donner une excellente pâte à papier ou de
la cellulose pour préparer les cotons-poudres.
2° Applications agricoles. — Nous avons plus haut
signalé l'importance des algues calcaires rouges ; les
dépôts abondants de ces plantes constituent une re-
marquable matière pour amender les terres. En Bre-
tagne, les débris de ces algues, sous le nom de maerl
ou de mcrl s'ils tiennent peu de coquilles, de traez
s'ils en tiennent beaucoup, de tangue lorsqu'ils for-
ment un sable vaseux pouvant contenir jusqu'à
15 pour 100 de substances végétales, sont très
recherchés. Naturellement, leur emploi n'est avanta-
geux qu'à proximité des grèves. Il en est de même
des nombreux goémons-épaves que les paysans en-
fouissent dans leurs champs.
«• 77J. Ma/ 1921.
Miintzet Girard comparent ces goémons au meil-
leur fumier de ferme ; il vaut cependant mieux em-
ployer les algues que les zostères, ces dernières ayant
une fibre très résistante aux actions du sol.
Fucus frais. Fumier de ft^rme.
Eau >5 à 80 % 75 à 80 %
Azote 0,15 à 0,50 0,35
Ac. phosphorique 0,2 à 0,3 0,4
Potasse I à 2 0,8
Soude 0,5 à 1 »
Chaux » 1,25
Cet engrais frais n'est utilisé que sur la côte;
pour l'employer à plus grande distance, les Améri-
cains ont trouvé pratique de sécher le goémon
artificiellement et d'enlever 80 pour
100 d'eau ; les pertes d'éléments utiles
par les fermentations et par les pluies
sont ainsi évitées ; l'algue séchée est
broyée, ceci pour la rendre plus assi-
milable. Enfin il convient de men-
tionner, comme matière d'engrais, les
quantités de sels de potasse retirées
du traitement chimique.
3" Applications de la gélose. — La
gélose contenue dans les algues est
peu soluble à froid dans l'eau, elle
l'est beaucoup plus à chaud et se dé-
pose par refroidissement en gelée, c'est
un hydrate de carbone (O' Hi" O;;),
dont les propriétés se rapprochent de
celles des gommes.
Cette matière a reçu quelques appli-
cations en thérapeutique, potur prépa-
rer les gelées de carragaheen, d'agar-
agar. L'agar-agar, d'origine japonaise,
s'obtient en faisant bouillir des algues
du genre gelidium avec une grande
quantité d'eau, clarifiant par addition
d'un peu de vinaigre et laissant prendre
en gelée au refroidissement. L'eau en
excès est retirée d'une façon très ori-
ginale : les blocs de gelée sont exposés
l'hiver à un froid intense ; l'eau, peu à
peu, se trouve exsudée parla contrac-
tion de la masse. L'agar-agar est uti-
lisé, en bactériologie, pour préparer
des milieux nutritifs, des cultures de
levures sélectionnées (gélolevures). Il
entre également danslacompositionde diverslaxatifs,
agissant surtout par le grand volume qu'ils prennent
en se gonflant d'eau et faisant alors office de balai
de l'intestin. Dans l'industrie, la gélose est utilisée
comme épaississant et agglomérant pour les apprêts
de tissus, pour fabriquer des colles, de gelées, etc.
4° A pplications de l'algine. — L'algine est le sel de
sodium de t'acide alginique contenu dans certaines
algues brunes; on la retire en traitant les plantes
par une solution de carbonate de soude. Desséchée,
elle a l'aspect de gomme adragante, et donne en
solution dans l'eau une liqueur
visqueuse, non coagi:lable par la
chaleur et ne se prenant pas en
gelée; cette dissolution précipite
de l'acide alginique par addition
d'un acide minéral ; elle précipite
également, par addition de sels
de métaux lourds, d'alcool ou de
glycérine. L'acide alginique con-
tient 44,39 de carbone et 3,77
d'azote pour 100.
En pratique, il est peu écono-
mique de préparer l'algine par
attaque de l'algue avec la solu-
tion alcaline; il est préférable
d'enlever, par lavages, les sels
minéraux et d'employer la matière
organique restant avec sa cellu-
lose, celle-ci, très ténue, ne gênant
pas. Cette masse, desséchée, est
mise, au moment de l'utilisation,
en dissolution avec un peu de
carbonate de soude.
L'algine se prête à de nombreux
emplois; sa nature visqueuse en
fait une substance parfaite pour
apprêter les tissus et encoller les
papiers (à la dose de un kilog. à
un kilog. et demi par 100 litres
d'eau); pour imperméabiliser les
étoffes par trempage dans sa
solution, puis insolubilisation de
celle-ci par immersion dans un sel de fer, d'alu-
minium ou de cuivre.
L'algine impure convient pour remplacer le brai
dans l'agglomération des poussiers de charbon (okg. 5
au lieu de 8 de brai pour 100 kilogr. de charbon); elle
sert à rendre les mortiers hydrofuges à la dose d'un
kilogramme par mètre cube de mortier; elle peut
aussi épurer les eaux et servir de sélénifuge dans
les chaudières.
L'alginate alcalin est déjà très visqueux ; on aug-
mente encore cette viscosité en le solubilisant avec
des peroxydes alcalins; le péralginate de sodium a
Laminaire.
[L. aacc/iarina.)
/V 171. Mai 1921.
les propriétés du savon, émulsionnant et détergent ;
on l'emploie à la dose de 125 grammes par 100 litres
d'eau de coulage au cuvier ; 50 kilogrammes de linge
exigent un kilogramme de ce sel. Le peralginate de
magnésium étant soluble dans l'eau, ce savon d'algues
permet le lavage avec l'eau de mer. On utilise encore
l'algine pour émulsionner les goudrons, préparer des
vernis, etc.
5" Applications alimentaires. Les peuples d'Ex-
trême-Orient font une grande consommation des
géloses d'algues, principalement pour épaissir leurs
sauces. Les divers aliments ainsi préparés et les
plantes utilisées ont été déjà étudiés ici (v. Lar.
Mens., t. II, p. 321). On utilise également les algues
à algine dans le komhu japonais; elles représentent
un aliment plus substantiel que les géloses, parce que
celles-ci, par l'énorme quantité d'eau fixée, donnent
un apport extrêmement faible de matières alimen-
taires; leur seul avantage est de fournir aux aliments
un excellent volume pour assurer le jeu des intestins ;
ceci justifie leur utilité dans la ration alimentaire.
En Europe, l'homme fait peu de cas des algues
comme aliment; dans quelques contrées septentrio-
nales, les bestiaux et les chevaux sont nourris avec
des goémons-épaves, mais ce fourrage était considéré
comme une maigre pitance. Durant la guerre, devant
la pénurie de céréales, l'intendant militaire Adrian,
imitant ces pratiques, fit quelques expériences sur
des chevaux de l'armée. Les résultats ayant été favo-
rables, la question fut étudiée par le P' Sauvageau.
Il résulte des expériences que certaines algues
(lamtnaria saccharina, l.ftexiscaulis, fucus serralus),
lavées pour les débarrasser des sels solubles, puis
séchées et coupées en morceaux, peuvent remplacer
à poids égaux la ration d'avoine chez le cheval ; la
période d'accoutumance est assez longue, au début,
l'animal refusant souvent la nourriture offerte. Cette
application est intéressante, si l'on remarque que
l'importation d'avoine, en 1917, atteignit 144 mil-
lions de francs.
6° Extraction des produits minéraux. La très faible
quantité d'iode contenue dans l'eau demer(2milligr. 3
d'iode organique, d'après A. Gautier) s'accumule
dans les algues, au point que celles-ci constituent une
source importante de ce métalloïde; il en est de
même de la potasse. D'après les analyses de Hendrick,
les cendres des diverses algues peuvent contenir :
PRODUITS
CENOKKS %
DE l'algue
SÈCHE
COMPOSITION
DES CENDRES
POTASSE lODB
LaminartaCIoustonii, tiges.
— laraes foliaires. . .
Lam. stenophylla, tiges . .
— lames
Fticns nodosiis
Fucus vesiculosus
Fucus serratus
6,09 %
5,31
5.75
4.72
6,19
6.38
5,60
29.89%
23,34
33.73
19,90
12,86
14.95
17,57
1,548%
1,697
J,045
1,364
0,418
0,177
0,220
Sur nos côtes, les goémons-épaves sont incinérés
sur la grève, en plein air; la cendre ou salin ré-
sultant contient environ 20,5 à 76,8 de matières
solubles, composées de sulfate, de chlorure et d'io-
dure de potassium et de sodium. Ce salin est lessivé
pour enlever les sels ; ceux-ci sont séparés par
concentration et cristallisation; les iodures et bro-
mures, étant les plus solubles, s'accumulent dans
les dernières eaux-mères. Finalement, les eaux-mères,
traitées par un acide pour détruire les sulfures et les
sulfites, sont précipitées par un courant de chlore.
L'iode, déposé, bien lavé, est purifié par subli-
mation. On peut remplacer le chlore, délicat à em-
ployer, par du chlorure de cuivre ; l'iode précipite
sous forme d'iodure cuivreux, en présence d'un réduc-
teur ; les derniers liquides servent à préparer le brome.
Le procédé est, en somme, resté le même qu'au temps
de Courtois, son inventeur (1812). En 1839, pour obte-
nir une tonne d'iode, il fallait traiter 17.000 tonnes
d'algues fraîches. Si, maintenant, on obtient cette tonne
avec 5.000 tonnes d'algues, l'amélioration provient
uniquement d'un meilleur choix des plantes.
L'incinération des algues à l'air libre fait perdre par
volatilisation une grande partie de l'iode. Pour obte-
nir un meilleur rendement, plusieurs traitements ont
été proposés : distillation en vase clos, fermentation
des algues et séparation des sels entrés en dissolu-
tion dans les jus par osmose, fermentation acétique
des jus, etc.
Ce dernier procéJé fut suivi, durant la guerre, par
la célèbre fabrique d'explos.fs américaine « Hercules
Powder », qui demanda aux algues diverses sub-
stances nécessaires à ses fabrications. Les plantes,
mises à fermenter dans des bacs de boisa 32°C°, avec
un peu de chaux pour neutraliser l'acide acétique
formé, donnaient, au bout de quinze jours, durant
lesquels on aérait périodiquement les jus, des liquides
contenant avec un peu de sel marin et d'iodure, 1,5
h 2 p. 100 de chlorure de potassium et i à 2 p. 100
d'acétate de chaux. Ces sels étaient séparés par cris-
tallisation ; l'acétate de chaux, décomposé en vase
clos, fournissait l'acétone, indispensable à la fabri-
cation de la cordite (explosif anglais). On obtenait
également de l'iode et des acides supérieurs de la
série acétique , en particulier des acides butyrique et
LAROUSSE MENSUEL
propionique, qui, combinés avec de l'alcool, produi-
saient un solvant apprécié dans l'industrie des poudres
sans fumée.
Tous ces procédés sacrifient une partie importante
delà matière organique; il existe cependant un traite-
ment rationnel donnant d'une part les substances
minérales et, par ailleurs, la matière organique utili-
sable. Un praticien de ces questions, P. Gloess, a
fait breveter une méthode intéressante à ce point de
vue : les algues, séchées, sont lessivées par de l'eau
légèrement acide ; les sels se diffusent à travers les
parois des cellules végétales, laissant ainsi la matière
organique intacte. Quant aux combinaisons iodées et
bromées avec la substance organique, on les détruit
par un traitement oxydant en milieu acide.
Avenir de l'exploitation des algues. — Long-
temps, outre les goémons employés comme engrais,
l'iode et la potasse furent une production avanta-
geuse pour les brûleurs d'algues. Vers 1873, la pro-
duction atteignait : pour la France 55 tonnes d'iode
et 55 pour l'Angleterre, ces pays étant les seuls pro-
ducteurs.
Pour la po-
tasse, notre
pays en four-
nissait 2.000
tonnes à l'é-
tat de chlo-
rure. A cette
époque, cet-
te industrie
était à son
apogée. De-
puis, la con-
currence des
gisements
potassiques
de Stassfurt
et l'iode des
nitrates chi-
liens vinrent
modifier les
conditions
économi-
ques; les
goémons fu-
rent un peu
délaissés, ce
qui explique
le manque
de perfec-
tionnements
apportés à leur traitement. La guerre, en obligeant
les Alliés à rechercher partout la potasse, redonna un
nouveau lustre à l'industrie des algues. Les Améri-
cains, notamment, réussirent à préparer en 1916
une quantité de produits potassiques représentant
1.472 tonnes de potasse pure, sur les 8.818 de leur
production totale. En rgis, les Japonais avaient re-
tiré 1.700 tonnes de sels de potasse des algues, soit
le quart de leur consommation.
Actuellement, en France, on récolte, d'après
P. Gloess, plus de 5 millions de tonnes d'algues
marines par an (épaves et coupes) ; sur ce nombre,
environ 400.000 tonnes sont incinérées, dont on retire
20.000 tonnes de cendres fournissant 80 tonnes d'iode,
7.000 tonnes de sels de potasse, 3.000 tonnes de sel
marin et 10.000 tonnes de charrées.
Pour améliorer les résultats que l'on peut espérer
obtenir des algues, il importe de récolter les plantes
en abondance. A part le ramassage des goémons-épa-
ves, absolument libre, la coupe en mer est régie par
divers règlements (8 février 1868-28 janvier 1890)
fixart les époques et conditions de la récolte. Les
goémons de rive se coupent à la faucille à marée
basse, tandis que les goémons de fond sont récoltés
à l'aide de barques montées par des pécheurs munis
de crocs tranchants. Il serait intéressant, à l'imita-
tion des Américains, de pratiquer la coupe avec des
navires-moissonneurs, comparables à nos machines
agricoles à grand débit. Ces bateaux portent à l'avant
un appareil faucheur sectionnant les algues; celles-ci,
ramenées à bord par un plan incliné, sont réduites
à l'état de pulpe dans un moulin spécial ; des barges
transportent ensuite cette pulpe du navire à l'usine.
Un tel navire peut couper i.ooo tonnes de plantes
par jour. (Pour notre usage, en France, il faudrait
que l'appareil fût modifié pour fonctionner au milieu
des récifs, habitat ordinaire de nos algues.) On perfec-
tionnera le séchage en le pratiquant à l'abri des pluies ;
de même, on abandonnera les procédés par incinération
pour adopter les traitements rationnels. Par eux, au
lieu des rendements indiqués ci-dessus, on pourrait
obtenir, avec la même quantité d'algues : 200 tonnes
d'iode, 200 tonnes de brome, 200.000 tonnes d'en-
grais potassiques et 60.000 tonnes de matières or-
ganiques, analogues à un poids égal d'avoine.
Par de tels procédés, il est possible de mettre à la
portée de l'homme une masse considérable de pro-
duits utiles, la récolte des champs de mer étant sans
limite et à l'abri des^it^isii^udes qui souvent ruinent
les plus belles mcà^j^i^^tK^. Le développement
de nos rivages nyWwxfonneiBnWfluest ion une impor-
tance toutepaiti(!)!Î(erepourlaI\nQPe.— Marcel MouNii.
Type de sar^'asse ou raisin des tropiques.
469
Politique intérieure et extérieure
{Mars). — Le mois de février avait été un mois d'at-
tente vide défaits précis. Le mois de mars fut plein
de faits précis, gros de conséquences possibles, mais
vide, aussi, de solutions pratiques et définitives. Le
refus des Allemands d'accepter le concordat finan-
cier élaboré par la Conférence de Paris et maintenu
par celle de Londres, les sanctions ordonnées par
les Alliés, l'accord franco-turc, l'arrangement com-
mercial de l'Angleterre avec les soviets, l'attaque
grecque en Anatolie, le plébiscite haut-silésien,
l'insurrection de Cronstadt, la paix des bolcheviks
avec la Pologne, avec l'Afghanistan et avec les
kémalistes, furent assurément des résultats notables
et, en d'autres temps, auraient pu avoir sur l'apai-
sement du trouble européen une influence durable.
Si on les regardait de près et si on les comparait
entre eux, on s'apercevait des contradictions
énormes qu'ils contenaient, des difficultés inextri-
cables qu'ils annonçaient, du trompe-l'œil qu'i.s
dressaient entre la paix réelle que tout le monde
espérait et l'apparence trompeuse qui restait seule
debout. Qu'il y eût dans tout cela un effort immense
vers une réorganisation de l'Europe, que ces solu-
tions, toutes provisoires, continssent les germer de
solutions inattaquables en droit et acceptables en
fait, c'est ce qu'il eût été profondément injuste de
nier; mais à qui pouvait-il échapper que la grande
incertitude qui avait pesé sur nous depuis tant de
mois, aussi bien celle qui venait de l'Allemagne que •
celle qui découlait de la situation moscovite, conti-
nuait d'étendre sur nous son ombre glaciale et, en
changeant de forme, ne changeait pas d'objet ? Et
ne pouvait-on pas, au contraire, se demander si la
force d'inertie opposée par l'Allemagne n'était pas le
symptôme grave d'une force renaissante qui prenait
conscience d'elle-même et si la concession accordée
par l'Angleterre à la ténacité des soviets n'était pas
le commencement d'une capitulation de l'Occident,
plus périlleuse qu'une guerre ouverte ? Ces points
d'interrogation restaientsingulièrement troublants, et
ils étaient loin d'atténuer la sensation d'instabilité
qui restait seule permanente, sans rien annoncer
pour l'avenir. Rien n'était encore venu de l'autre
rive de l'Atlantique qui pût faire soupçonner sr
la politique du nouveau président des Etats-Unis
.^pporterait à l'Europe une direction, ou si la
grande République américaine, encore troublée par
les aspirations gigantesques de VVilson, continue-
rait de se montrer hésitante devant le rôle géné-
reux et utile de conciliatrice des peuples. L'historien
sera certainement frappé plus tard du caractère pu-
rement préparatoire des faits accumulés au cours du
mois de mars. Préparatoires à quoi ? Notre opti-
misme voulait croire que c'était tout de même,
quoique par des voies compliquées et tortueuses, un
acheminement vers la réussite du jeu de patience
qu'est la vie de l'humanité.
Le premier jour de mars avait été marqué par le
premier contact entre la Conférence de Londres et
les délégués de l'Allemagne. Le D' Simons avait
apporté les propositions du Reich en réponse aux
décisions de la Conférence de Paris. Il offrait une
contribution de 50 milliardsdemarks-or, sur lesquels
il déclarait que l'Allemagne s'était déjà libérée
de vingt milliards. Pour le surplus, soit 30 milliards, le
Reich s'acquitterait par le moyen d'un emprunt
international. On a dit, — et cette assertion n'est pas
sans vraisemblance, — que les délégués allemands
étaient arrivés avec des propositions beaucoup plus
raisonnables, mais que, à peine débarqués à Dou-
vres, les nombreux amis et conseillers qu'ils ont en
Angleterre les avaient pressés, dans l'intention très
évidente de gêner la France et de troubler l'accord
des Alliés, à restreindre leurs offres jusqu'à l'extra-
vagante formule à laquelle ils avaient abouti. Si le
D' Simons avait ajouté foi aux conseils qui lui furent
alors donnés, l'événement lui avait montré que l'es-
pérance qu'il avait pu concevoir de diviser les Alliés
était vaine. L'accueil que fit Lloyd George à l'offre
allemande, le discours par lequel il la repoussa en
énumérant avec énergie les raisons que les Alliés
avaient de se refuser à toute discussion et en rappe-
lant les dommages causés en France par les Alle-
mands, durent retirer au ministre allemand toute
illusion.
Pourtant, lorsque, après le délai de quatre jours
qui lui fut imparti pour accepter le concordat de
Paris, le D' Simons revint devant la Conférence
pour déclarer l'Allemagne insolvable, il ne sembla
pas avoir compris la gravité de la situation. Pas
une des paroles qu'il prononça ne fut dans le ton
qui eût convenu, et ses déclarations relatives à la
responsabilité de la guerre prouvèrent une fois de
plus que l'Allemagne de 1921 ressemble conunc
une sœur jumelle à l'Allemagne de 1914. Il ne
fut même pas arrêté par l'importance des sanc-
tions qui lui avaient été annoncées eA cas de non-
acceptation des décisions alliées : occupation des
ports rhénans qui servent de débouchés au bassin
de la Ruhr — Dusscldorf, Ruhrort, Duisburg — ,
établissement d'une ligne douanière le long du Rhin,
prélèvement de 50 p. 100 sur la valeur des marchan-
dises exportées à l'étranger. Espèra-t-il intimider les
470
Alliés, crut-il à la possibilité d'une tractation avan-
tageuse après son refus, comme il avait tenté de la
réaliser avant l'échéance de l'ultimatum, rien de cela
n'est impossible ? Pensa-t-11 que les sanctions ne
seraient qu'une menace sans suite ? N'oublions pas
que, si la loyauté de Lloyd George ne peut être sus-
pectée, non moins que sa volonté de nous faire réa-
liser une réparation intégrale de nos pertes, son vif
désir, qu'il n'a jamais caché, d'arriver à un règle-
ment amiable et l'extrcrae sensibilité de ce cerveau
remarquable, mais mobile et toujours sous le coup
d'une impulsion, pouvaient porter le ministre alle-
mand, peu embarrassé de franchise et de droiture, à
imaginer une action heureuse des influences dont il
croyait disposer et une volte-face favorable à ses
vues. Là encore, il se trompait. Lloyd George fut,
après le non possumus des Allemands, ce qu'il avait
été en présence de leurs offres inconscientes, l'allié
sûr, fidèle à sa parole. Le lendemain du jour où le
D' Simons avait notifié son refus, les sanctions com-
mençaient d'être appliquées par l'occupation mili-
taire de Dusseldorf, Ruhrort et Duisburg. L'Angle-
terre et la Belgique collaboraient sans hésitation à
LAROUSSE MENSUEL
triomphateur, compensée peu après par des critiques
amères; elle ava.t persisté dans sa politique négative
à l'égard des obligations que lui créait le traité de
Versailles. En effet, puisqu'elle repoussait le concor-
dat qu'on lui avait o.iert, il n'y avait plus devant
elle que le traité de Versailles, et elle ne négligeait
rien pour manifester son dédain à l'égard de cet
acte solennel. L'échéance du 20 mars étant arrivée, la
Commission des réparations avait, comme elle le
devait, invité le Reich à verser les 20 milliards pré-
vus pour cette date par le traité. L'Allemagne, pré-
tendant qu'elle avait déjà versé la valeur de
20 milliards, alors que la Commission des réparations
n'admettait les fournitures faites que pour 8 milliards,
proposa de reviser les évaluations et d'entreprendre
des tractations verbales et déclara, d'ailleurs, qu'elle
ne payerait pas. La Commission des réparations n'eut
pas de peine à rétorquer les arguments du ministère
allemand, et elle notifia le refus de nos ennemis aux
puissances en les invitant à recourir à des sanctions.
Mais l'Allemagne ne payait pas.
Cette attitude uniformément opposée par l'Alle-
magne aux demandes financières des Alliés con-
Le roi de Suède Gustave V salue le drapeau français dans la cour de l'Elysée, le 18 mars 1921. — Phot. Hoi.
cette mesure coercitive. Les Etats-Unis, sans prendre
part à cette manœuvre militaire, maintenaient leurs
troupes en Rhénanie. Seule, l'Italie, tout en acquies-
çant sans enthousiasme aux mesures prises, s'abste-
nait de tout geste actif.
La France, si fortement engagée dans la question
des réparations, avait donc la satisfaction morale de
rendre évidente aux yeux de l'Allemagne l'union des
Alliés et d'accroître la gêne qui résulte, pour le Reich,
de l'occupation de la Rhénanie. Elle voyait, peu
après, l'Angleterre et la Belgique voter les lois rela-
tives à la perception des prélèvements de 50 p. 100
sur la valeur des exportations allemandes. Elle
voyait aussi l'organisalion du nouveau régime doua-
nier du Rhin se discuter, sans aboutir rapidement,
d'ailleurs. Mais quelle était la valeur intrinsèque des
mesures envisagées ou exécutées ? Il était très diffi-
cile de le dire, et toute prévision eût été imprudente.
Il apparaissait seulement que la taxe de 50 p. 100
donnerait en Angleterre un produit très supérieur à
celui qu'elle obtiendrait en France et que, par suite,
un règlement devrait intervenir entre les Alliés pour
la répartition de celte contribution. Quant à l'occu-
pation des débouchés du bassin de la Ruhr, elle ne
pouvait manquer de gêner l'Allemagne, et elle per-
mettait, le cas échéant, de resserrer l'entrave écono-
mique qu'elle créait au profit des Alliés. Elle éten-
dait, en fait, le contrôle allié sur la production
charbonnière et textile de la rive gauche du Rhin
et de la VVestphalie, sur toute l'industrie sidérur-
gique et textile de la Westphalie, sur de grands
centres comme Es-en, Solingen, Bochum, Elberfeld,
Barmen, et elle pouvait les paralyser en partie. Même
en supposant que, par des artifices fiscaux ou par
l'établissement d'itinéraires fluviaux compliqués,
l'Allemagne pût arriver à limiter le dommage, elle
ne pouvait le supprimer. Cette gêne nous était-elle
profitable ? Toute la question était là et, seul, l'ave-
nir pouvait nous renseigner.
L'Allemagne avait, d'ailleurs, affecté d'accepter
d'un cœur léger le resserrement de l'occupation
alliée. Elle avait protesté bruyamment et grossière-
ment ; elle avait fait au D' Simons une réceptioa de
formes aux clauses, acceptées par elle, du traité de
Versailles, procède d'un système très raisonné, dont
les buts principaux sont les suivants : rendre caduc
en fait le traité de Versailles par l'inexécution des
clauses qui sont vitales pour les Alliés et principale-
ment pour la France ; — démontrer que l'Allemagne,
ruinée par la guerre, est dans l'incapacité absolue de
s'acquitter de la dette écrasante mise à sa charge et
exposée, si on la contraint, à la révolution la plus
dangereuse pour ses voisins. Ce système a été jus-
qu'ici suivi avec une remarquable continuité dans la
résistance, mais jamais, peut-être, il ne s'était affirmé
aussi nettement que depuis les Conférences de Paris
et de Londres. Nous avons dit souvent ce qu'il fallait
penser de la misère économique de l'Allemagne et
de la possibilité d'une révolution communiste dans
ce pays. Sur ce dernier point, si une révolution est
à craindre en Allemagne, ce ne peut être qu'une ré-
volution monarchiste. Il faut se montrer très réservé
dans l'appréciation qui doit être faite des mouve-
ments communistes qui, de temps à autre et à la fin
de mars en particulier, étaient annoncés par les jour-
naux. Presque aussitôt réprimés que nés, ils arrivent
à point nommé lorsqu'il est question de désarmement
ou de sanctions économiques , et ils ne paraissent point
troubler l'économie générale du Reich. Au surplus,
tout ce que nous savons sur l'organisation des for-
mations militaires volontaires — Orgesch et Sicher-
heitspolizei — toutes les prescriptions aux membres
de ces formations relativement à la concentration
des armes et des munitions tendaient beaucoup plus
à nous montrer, nous l'avons déjà dit, un pays forte-
ment militarisé, à la mode prussienne de 1808-1813,
qu'un pays exposé à tlevenir la proie des anarchistes
et des bolcheviks. Nous ne saurions être trop atten-
tifs à cette question et la prendre trop au sérieux
pour qu'elle ne tourne pas au tragique.
Quant à la prétendue détresse financière de l'Alle-
magne, dont nous avons parlé le mois dernier, les
renseignements les plus autorisés ne peuvent nous la
représenter que comme un camouflage. L'Allemagne
n'a pas jusqu'ici tiré de l'impôt indirect ce qu'elle
devrait en obtenir; ce qu'elle tire du sucre et du
«• 171. Ma/ 1921
tabac est insignifiant. Le déficit de ses chemins de fer
est sérieux, mais elle envisage avec certitude le ré-
tablissement prochain de la situation de ses voies
ferrées par l'augmentation des tarifs, qui est loin
d'être égale à celle que nous supportons en France;
— sa circulation fiduciaire dimirme, alors que la nôtre
reste stationnaire, en admettant que nous ne soyons
pas obligés de l'augmenter; — alors que nous émet-
tons des emprunts à 6 p. 100 et que nos grands éta-
blissements financiers prêtent au taux de 8 p. 100,
l'Allemagne peut trouver de l'argent à 4,50 p. 100; —
ses grandes firmes industrielles n'hésitent pas à s'em-
parer d'entreprises immenses ou à les contrôler sou-
verainement en y engageant des centaines de mil-
lions. On pourrait multiplier les faits, et on a pu
écrire et démontrer que la responsabilité de la crise
des changes, qui nous est si lourde, incombait en
très grande partie à l'organisation bancaire alle-
mande. Tout cela n'est pas le fait d'un pays aux
abois, incapable de faire face à ses échéances, acculé
à la faillite et à la ruine. C'est plutôt la marque d'une
reconstruction rapide, avec des matériaux intacts, de
l'édifice qui aurait pu se lézarder, mais qui, à aucun
moment, n'a tremblé sur ses fondations ; c'est aussi
l'indice d'une grande audace économique, qui es-
compte avec raison le succès et qui se sent soutenue
par une discipline économique sans défaillance ; c'est
peut-être, enfin, le symptôme significatif des espé-
rances solides que fait naître l'éventualité de la re-
prise des opérations commerciales avec la Russie,
préparée par l'Angleterre.
Tout ce que l'Allemagne avait fait pour influer sur
le plébiscite en Haute-Silésie rentrait dans le même
système. Il s'agissait de démontrer que la Haute-
Silésie est indispensable à la vie de l'Allemagne. A
Londres, l'argument avait ététle premier plan. On lui
avait tout subordonné. Le résultat du plébiscite du
20 mars, quoique la majorité eût été favorable au
Reich, n'avait pas été tout à fait ce que l'Allemagne
avait espéré. Les villes industrielles s'éta'.ent affir-
mées allemandes, le district minier avait été pour la
Pologne. L'appoint de 180.000 voix apportées d'Alle-
magne n'avait pu donner à l'Allemagne le triomphe
qu'elle escomptait. La question du partage de la
Haute-Silésie se posait donc, problème sérieux pour
les Alliés et pour l'Europe, qui pouvait être une
source de trouble et qui à l'Allemagne fournira, se-
lon la solution qu'on lui donnera, soit une nouvelle
raison de clamer sa miser» et de ne pas payer, soit
une source importante, sans contrôle possible, de
puissance industrielle et militaire.
L'Allemagne se débat contre les conséquences de
la guerre qu'elle a commis le crime d'engager. Sa
mauvaise foi et son orgueil ne lui permettent pas
d'avouer sa faute, et elle fuit le châtiment. Il y a
là, chez ce peuple, une tare morale que rien ne
peut eflacer. Mais cette inconscience et cette dupli-
cité, servies par une unité que nous avons fortifiée,
restent un grave danger. Sous le voile de ses protes-
tations et sous les apparences amplifiées de sa
ruine, l'Allemagne se reconftitue, et c'est encore
pour elle un moyen de nous attaquer que de se
refufer à remplir ses engagements financiers. Elle
compte bien que sa résistance viendra à bout de la
nôtre. Il faut lui administrer la preuve contraire. La
Conférence de Londres avait réalisé l'unité de front
des Alliés. Il fallait tout faire pour que, dans l'offen-
sive de paix, comme dans l'offensive de guerre, la
victoire restât au droit.
La question allemande s'était donc, en mars, rela-
tivement peu éclaircieou, plutôt, l'Allemagne s'était
efforcée de l'embrouiller davantage. La question russe
était-elle moins obscure ? Il eût été difficile de con-
clure affirmativement. L'accord anglo-russe, — ou
plutôt l'Arrangement commercial, comme on l'ap-
pelait par euphémisme, — avait été accueilli comme
un triomphe par le gouvernement des soviets, et on
doit reconnaître que la signature de ce véritable traité,
la constatation officielle que le gouvernement de
Lénine était le gouvernement de fait de la Russie,
ressemblaient singulièrement à une reconnaissance
totale du pouvoir bolchevik. Bien plus, le discours
— et il n'était pas pour surprendre outre mesure dans
la bouche du Premier anglais — par lequel Lloyd
George, faisant état d'une harangue étrange prêtée
à Lénine, où le despote russe annonçait, avec plus
d'astuce que de prudence, des intentions presque
réactionnaires, faisait entrevoir comme acquise la
transformation du régime communiste et le retour de
la Russie aux règles ordinaires de la vie économique
et politique des peuples civilisés, ce qui apparaissait
comme une avance à Lénine et le prélude de relations
plus régulières. Mais cet accord mime renfermait des
réticences et des obscurités^ il n'était signé que pour
un an; il n'engageait les contractants que dans des
limites très larges, dans lesquelles ils pouvaient se
mouvoir en toute liberté; il était enfin, vu l'état de
l'industrie et des voies de communication russes,
d'une exécution si difficile qu'on pouvait se deman-
der s'il n'était pas une simple façade derrière laquelle
il n'y avait que des ombres et, peut-être, une trahison.
En effet, on ne pouvait douter — et nous l'avons
dit trop souvent pour y insister plus longuement —
que le but unique de Lloyd George, lorsqu'il avait
!
«• 171. Mai 1921.
engagé des conversations avec les soviets par l'in-
termédiaire de Krassine, avait été le même que tous
les gouvernements anglais ont eu, en tout temps,
dans leurs relations avec la Russie : préserver l'Asie
et spécialement l'Inde et ses abords de l'influence et
de la pémtration de la Russie. Asiatique toujours,
malgré les apparences, la Russie est, par sa masse
et par son esprit, attirée vers l'Asie, et l'Asie ne ré-
pugnera jamais à une main-mise russe. Lloyd George
avait voulu écarter le péril russe de la route de l'Inde.
Y avait-il réussi ? Sans doute, Lénine et les soviets
s'engageaient à cesser toute propaganJe vers l'Asie
et les possessions anglaises, à s'abstenir de toute ac-
tion en Afghanistan, tandis que l'Angleterre, par ré-
ciprocité, abandonnait toute intervention chez les
allogènes de l'ancien empire russe : Finlande, Lithua-
nie, Lettonie, Pologne et Bessarabie. Y avait-il équi-
libre entre les deux engagements ? Si la Russie pou-
vait se croire définitivement débarrassée de toute
crainte d'intervention anglaise précisément sur la
frontière où le traité de Versailles avait voulu for-
mer contre elle une barrière que toutes les puissances
signataires auraient dû défendre, que valait l'engage-
ment russe à l'égard de l'Asie et comment, à l'heure
où se signait l'accord de Londres, s'expliquait cet
autre accord par lequel lés soviets et l'Afghanistan
liaient leur politique? Qui trompait-on? Il y avait
des chances pour que ce fût l'Angleterre. D'autre
part, quel était le Fens des traités signés, disait-on,
entre la Turquie kéma-
liste et les soviets, à
l'heure où la Confé-
r.ence de Londres
croyait avoir ouvertla
voie au règlement de
la question turque
dans un sens favo-
rable aux Allies ?
Il ne fallait donc
pas, en présence de
l'accord anglo- russe,
se forger des espé-
rances étendues, pas
plus qu'il ne fallait
accorder créance plé-
nièreaux déclarations
modérées par les-
quelles Lénine aurait,
avec une franchise et
une naïveté qui lui
ressemblent bien peu,
dévoilé ses plans de
reconstruction de la
malheureuse Russie.
Il fallait plutôt se te-
nir en garde contre
une duplicité d'autant
plus dangereuse
qu'aux yeux du fana-
tisme de Lénine elle
était évidemment par-
tieessentielle d'un sys-
tème de propagande
que le bolchevisme, sous peine de suicide, n'était
pas maître d'abandonner. L'Angleterre et Lloyd
George risquaient d'être dupes et, avec eux, tout
l'Occident. Ceux qui se souviennent de l'attitude
anglaise à l'égard de la Révolution française sont
en droit de s'étonner du contraste qu'elle formait
avec la politique présente du cabinet anglais et de
suspendre leur jugement.
Quelle était, cependant, la situation exacte du
gouvernement des soviets à l'intérieur de la Russie,
et l'accord anglo-russe qui, en fait, habilitait Lé-
nine au regard de l'Occident, n'arrivait -il pas préci-
sément au moment où son pouvoir était compromis
en Russie même ? Comme toujours, il était impos-
sible de répondre avec certitude à cette question.
Des troubles d'une extrême gravité avaient éclaté en
Russie au début de mars. A Moscou, et surtout à
Pétrograd et à Cronstadi , une véritable insurrection
avait paru un moment victorieuse. La révolte de la
flotte, sous Lénine comme sousNicolas, avait été l'épi-
sode essentiel de cette contre-révolution qui, peut-
être, tendait à un régime pire que celui des soviets.
Nous manquions de détails sûrs. On savait seule-
ment que la lutte avait été terrible, sans pitié, et que,
comme il arrive toujours, l'absence totale de cohé-
sion, d'organisation et de moyens de résistance chez
les insurges avait rendu facile la victoire de l'armée
rouge de Trotsky, bien organisée et bien comman-
dée. Toutefois, il n'était pas certain, à la fin de
mars, que le calme fût entièrement rétabli, et nous
ignprions en quel ôat le pouvoir réel de Lénine et
Trotsky était sorti de cette crise, l'une des plus
graves peut-être qu'eût subies le bolchevisme. Nous
n'étions pas fixés non plus sur l'état «ocial présent
de la Russie. 11 paraissait du moins probable — et ceci
restait dans l'ordre de marche régulier qu'ont suivi
toutes les révolutions profondes — que du milieu des
ruines russes sortait une nouvelle société où une
bourgeoisie naissante et une classe paysanne mieux
assise qu'autrefois allaient peut-être former la base
d'une Russie rénovée. Il ressortait de tout cela que
LAROUSSE MENSUEL
la révolution russe évoluait, sans qu'on pf^t dire au
juste vers quelle transformation et vers la prépondé-
rance de quels éléments. Mais, encore une fois, le
moment de cette évolution, incertaine dans ses prin-
cipes et dans son but, était-il celui qu'il eût fallu
choisir pour donner au gouvernemeni de Lénine,
sanglant et suspect plus que jamais, l'appui moral
que lui apportait l'Accord de Londres ? Ne don-
nait-on pas ainsi à ceux qui avaient perdu la
Russie et risqué de bouleverser l'Europe une as«u-
rance et une liberté d'action bien périlleuse encore ?
Au jour où se posait pour la Po ogne, à l'état aigu,
la question de la Haute-Silésie, était-il sage de
rendre la main à la Russie ? Sans doute, la Pologne
et les soviets avaient signé la paix. Cette paix était-
elle sûre, et allait-on la fortifier en notifiant à Lénine
que l'Angleterre, décidément, se désintéressait de la
Pologne ? Questions graves, on le reconnaîtra, et
d'où dépendait la paix de l'Europe. — Certes, on
avait le droit de se ranger à l'opinion de Lloyd
George, de pen?er que la Russie était de bonne foi,
qu'elle cherchait seulement à assurer ses frontières,
que les traités avec la Pologne, l'Atghanistan, la
Turquie n'avaient d'autre but que de fonder la paix
avec ses voisins et que, se consacrant au travail inté-
rieur, elle allait, assagie, se refaire une vie normale
et rentrer dans l'ordre historique ; que, d'ailleurs,
l'Angleterre avait les mains libres , que l'accord
Krassine n'était qu'un coup de sonde et que, s'il
le 8 mars 1921. — Phot.
était prouvé qu'on s'était joué de la loyauté an-
glaise, les choses reviendraient au statu quo ante.
C'était la solution de grand optimisme. Nous devions
la noter, et on ne pouvait que souhaiter que Lloyd
George eût raison contre les pessimistes défiants. Il
restait, pourtant, en tout cas, la question de savoir
comment l'Allemagne exploiterait tout cela et si ce
n'était pas pour elle qu'on tirait les marrons du feu.
Peut-être Lloyd George, tout à la minute présente,
n'avait-il pas examiné d'assez près les perspectives,
prochaines et surtout lointaines, que son geste à
l'égard des Russes pouvait ouvrir à l'Allemagne
vaincue, mais toujours de sang-froid et incapable
d'oublier.
Ainsi, les événements européens continuaient à se
croiser en tous sens, sans pouvoir reprentlre leur
cours régulier. L'Orient turc n'avait pas échappé à
cette fatalité. Si la Conférence de Londres avait con-
sommé un accord entre la France et la Turquie, la
Grèce semblait, par contre, y avoir puisé une nou-
velle ardeur guerrière. Les mêmes Hellènes, qui
avaient voté contre Venizelos parce qu'il maintenait
une armée en Anatolie, avaient accepté d'enthou-
siasme l'idée d'une nouvelle guerre, qu'ils espéraient
glorieuse, mais facile, contre les kémalistes. Les
premières opérations leur étaient favorables. Mais,
fin mars, rien de décisif n'était intervenu. Les Alliés
laissaient faire, beaucoup plus par fatalisme que par
politique raisonnée. Mais, là encore, il y avait une
inconnue, qui restait liée en fait à 1 inconnue russe
et à l'inconnue allemande. Quel était le jeu allemand
dans les allaires gréco-turques ? Il eût été intéressant
de le savoir.
Enfin, qu'allait-il advenir du coup de main tenté
en Hongrie par Charles de Habsbourg, de la révolu-
tion royaliste, préparée sans doute de longue main,
qui s'affirmait brusquement aux derniers jours de
mars ? Rien pouvait-il mieux faire éclater l'instabi-
lité des solutions adoptées à l'orient de l'Europe, et
la comédie grecque n'allait-elle pas avoir une répli-
que en Hongrie ?
471
Comme nous l'écrivions plus haut, si variés
qu'aient été les faits accomplis pendant le mois de
mars, il était impossible de prévoir ce qui sortirait
de chacun d'eux, et les conjectures allaient leur train.
On attendait, d'ailleurs, avec intérêt les indications
qui viendraient d'Amérique. Le président Harding,
en prenant possession du pouvoir, avait publié un
message essentiellenfent américain, d'où il était im-
possible de tirer aucune conclusion au sujet de la
future politique extérieure du nouveau gouverne-
ment. Le cabinet américain, d'ailleurs, n'était pas
d'une homogénéité absolue ni de tendances nettes.
Hays et Daugherty s'y opposaient à Hughes, à
Hoover, à Mellon et à Wallace. Si les probabilités
étaient pour une politique protectionniste qui per-
mettrait aux Etats-Unis de reprendre leur aplomb, il
était protable aussi qu'à l'égard de l'Europe, et
toutes réserves faites sur le Pacte des nations, l'orien-
tation resterait ce qu'elle avait été pendant la guerre.
Quoi qu'il en fût, le prés dent Harding, prudent, avait
commencé par ne s'engager avec personne. Il avait
laissé les troupes américaines en Rhénanie. Il allait
recevoir l'ambassade française qui lui apportait,
par la voix autorisée de Viviani, déjà connue et hau-
tement appréciée en Amérique, les vœux de la France,
qui attend, confiante, la continuation d'une amitié
séculaire. Mais, déjà, les nouvellistes et les semeurs
de discorde s'ingéniaient à brouiller les cartes.
Nous avions dans l'idée qu'ils n'y parviendraient pas.
La vie intérieure des
grands Etats de l'Eu-
rope s'était continuée
dans les voies qui leur
sont accoutumées et
qui ne varient guère.
L'Angleterre traînait
toujours l'infernal
boulet de la guerre
civile irlandaise. La
terreur et les repré-
sailles restaient la
seule règle de gouver-
nement. L'annonce de
l'application de la loi
lie Home rule et de la
réunion des Parle-
ments irlandais ne
semblait pas de nature
à contenter qui que ce
fût et, par suite, à pro-
curer la paix. Lesdeux
partis restaient impla-
cables dans leur déci-
sion, et la sympathie
du président Harding
manifestée à l'Irlande
ne paraissait pas de-
voir peser sur la mar-
che des événements.
Le peuple anglais sup-
portait cette épreuve
sans paraître en souf-
frir, et il semblait bien
que l'idée de l'unité anglaise et de la nécessité de
la maintenir tenait lieu de beaucoup d'autres senti-
ments qui, chez d'autres peuples d'un autre tempé-
rament, eussent provoqué d'irrésistibles mouvements
d'opinion. Le peuple anglais marchait avec son gou-
vernement. Le gouvernement le sentait si bien, mal-
gré quelques échecs électoraux, que Lloyd George,
au moment même où il traitait avec les soviets,
n'avait pas hésité à faire prévoir des élections géné-
rales à brève échéance et avait convié les unionistes
à la lutte contre le parti socialiste. La démission de
Bonar Law et son remplacement par Chamberlain,
qui était loin d'avoir l'autorité morale de son prédé-
cesseur, ne pouvait qu'aflfaiblir la coalition. On par-
lait d'une grève des mineurs, qui pouvait déclencher
un mouvement ouvrier très grave et mettre en péril
toute l'industrie anglaise. Cependant, Lloyd George
n'hésitait pas à envisager une consultation électo-
rale. On pouvait penser qu'elle ne changerait rien
à la situation des partis dans ce pays, où la stabilité
gouvernementale est un principe respecté, que nous
voudrions connaître.
En Italie, le ministère Giolitti songeait aussi à des
élections générales. La Chambre avait été mise en
vacances, sans que l'eflort qu'on avait annoncé contre
le comte Sforza et le ministère, après la Conférence
de Londres, eût abouti même à une apparence
d'ébranlement. D autre part, le parti socialiste, dé-
considéré par les violences des extrémistes, avait
perdu du terrain. Dans la lutte violente engagée en-
tre révolutionnaires et partisans de l'ordre, il s'avérait
que l'avantage restait aux derniers. L'heure semblait
propice pour permettre à l'Italie, après la guerre et
l'agitation communiste, de revenir à son développe-
ment régulier. Nous devions de plus en plus souhaiter
que notre voisine prit conscience d'elle-même et se
préservât de l'influence germanique qui tend à l'en-
velopper perfidement. Il serait bon que nos amis
comprissent que maintenant il y a, entre eux et
l'Allemagne, l'idée qu'ils occupent les routes de
l'Adige que l'Allemagne a toujours considérées
472
comme siennes. La partie n'est pliiscequ'elleéfait au
tamps de la Triplice. L'Italie ne peut plus se laisser
dominer par ceux qui n'ont pas renoncé àl'a'-servir.
L'Espagne avait à son passif un drame doulou-
reux de plus. Le premier ministre Dato avait été
assassiné, victime du terrorisme syndicaliste. L'ordre
n'avait pas été troublé. Mais le ministère Allendesa-
lazar, qui devait succéder au. ministère Dato, avait
fort à faire pour remettre la Péninsule dans une situa-
tion de paix et de prospérité.
En France, on avait suivi avec une attention pas-
sionnée les débats de Londres. On avait accueilli
avec satisfaction l'application des sanctions sur le
Rhin. On avait soif de justice, et on jugeait avec une
sévérité croissante l'attitude de rAllema8;ne. La
Chambre avait approuvé, à une grosse majorité, les
déclarations éloquentes et précises de Briand, à son
retour d'Angleterre. On sentait de nouveau le besoin
d'union. On sentait aussi celui de l'économie. La
situation financière restait tendue. Le Sénat, désireux
de supprimer toutes les dépenses inutiles et aussi de
LAROUSSE MENSUEL
non des mineurs de plus de seize ans, qui ont une
capacité restreinte de tester.
La loi du 31 décembre 1917, applicable depu s le
24 avril 1920, peut étendre dans des proportions
considérables le droit de déshérence de l'Etat.
Lorsqu'une succession aura été appréhendée par
l'administration des domaines et que des tiers la reven-
diqueront, ceux-ci établiront leur qualité de parents
au degré successible du défunt. D'après la jurispru-
dence de la Cour de cassation (Civ., 15 déc. I9r3),
rappelée par l'instruction de l'enregistrement du
!*■' décembre r920, la totalité de la succession devra
être restituée au successible le plus diligent, même
s'il existe d'autres parents plus proches en degré et
demeurés inactifs. — Max i.egrasd.
Tendresse (la), pièce en trois actes, en prose,
de Henry Bataille, représentée pour la première fois
au théâtre du Vaudeville le 23 février 1921.
Barnac a cinquante ans. Auteur dramatique il-
lustre, il appartient à l' Académie française, et il e;t
Les Alpins .i Dusspldorf. — La garde du drapeau (8 mars rj21i. — Phot. Manuel.
marquer son rôle, prolongea t la discussion du bud-
get.— La vie devenait moins chère, sans régularité
d'ailleurs, et avec des inégalités qui risquaient de
compromettre l'équilibre économique. — Une élection
partielle, à Paris, avait donné l'avantage au parti dit
ode l'Entente». Mais la lutte avait été très vive avec
le parti communiste. Elle avait fourni l'occasion aux
divers tronçons du parti socialiste de montrer ce
qu'ils étaient et l'incertitude de leurs principes. Cer-
taines décisions de faiblesse n'avaient pas marqué
que l'énergie du caractère fût la qualité dominante
de plusieurs. On avait pu craindre, au contraire, que
l'esprit sectaire, le scepticisme politique et les ambi-
tions privées ne fussent les seuls éléments de convic-
tions qui s'efforcent de s'affirmer sincères et indépen-
dantes. Du moins cette élection avait montré aux
esprits éclairés, désireux de réformes sociales dans la
tradition française et l'ordre public, que l'abstention
est, dans tous les cas, la pire des solutions et la plus
coupable. L'heure de l'indifférence n'a pas sonné.
L'attitude des partis extrêmes le prouve assez. Nous
sommes obligés de rappeler cette réalité à quelques-
uns qui seraient portés à l'oublier. — Jules Oerbault.
Succession. Ltmitation de la vocation hérédi-
taire. Sans porter atteinte à la liberté de tester, la
loi du 31 décembre 1917 (art. 17) a décidé qu'en
l'absence de testament et d'héritiers successibles en
ligne directe, la totalité de la succession, à défaut
de parent collatéral au sixième degré dans une ligne,
passerait à l'héritier de l'autre ligne; — qu'à défaut
d'héritier au sixième degré dans les deux lignes, elle
serait dévolue au conjoint survivant ; — qu'à défaut de
conjoint survivant , elle serait dévolue à l'Etat. La voca-
tion héréditaire des collatéraux se trouve donc limitée
au sixième degré, c'est-à-dire aux cousins issus de ger-
mains, exception faite des descendants des frèrec et
sœurs du défunt, qui continuent à succéder jusqu'au
douzième degré, comme les héritiers en ligne directe.
Lorsque le défunt n'est pas capable de tester, tout
en n'étant pas frappé d'interdiction légale, sa suc-
cession est recueillie par ses héritiers jusqu'au dou-
zième degré : il s'agit ici des personnes en insanité
d'esprit et des mineurs de moins de seize ans, mais
président de la Société des auteurs dramatiques.
Aux visites qu'il reçoit on comprend l'influence dont
il dispose. Un archevêque, MgrdeCabriac, vient sol-
liciter sa voix pour la docte confrérie. Une illustre
sociétaire de la Comédie-Française, M"= Marelle, im-
plore un rôle. Une débutante, M"° Mabella, s'offre
pour tous les rôles qu'on voudra. L'agent de la So-
ciété des auteurs dramatiques, Guérin, nous fait
voir quelle situation considérable Barnac occupe dans
le monde des lettres. Il est une grosse personnalité,
et sa carrière est magnifique.
Sa vie privée n'est pas moins enviable. Il a pour
amie une comédienne illustre, Marthe, trente ans.
Il l'adore, et il en est tendrement aimé. Elle est toute
son âme, et cet amour lui conserve sa jeunesse de
cœur. Chaque jour, il la guette de sa fenêtre, la voit
arriver et, quand elle entre, c'est du soleil qui em-
brase son cabinet de travail.
Mais il a des amis, des confrères envieux et mé-
disants, Genius, Legardier. Ils vont baver sur cette
fleur d'automne. Ils sèment la graine empoisonnée
ilu soupçon et du doute dans l'âme confiante de
Barnac. Est-il assez naïf pour croire que Marthe lui
est fidèle ? N'est-il pas assez intelligent pour com-
prendre qu'à son âge il est sûrement trompé et que
Marthe a certainement un autre amant ?
Et voilà Barnac désemparé, défiant, inquiet. Il
veut savoir, et il saura. Il est auteur dramatique ;
il sait comment on éclaircit et on dénoue les situa-
tions inceitaines. Il emploie donc un moyen de
théâtre : il feint de partir pour Melun, et il convoque
en son absence ceux qu'il soupçonne. Il installe der-
rière un rideau sa sténodactylographe. M'" Tigraine.
Elle devra prendre in extenso tout ce qui se dira dans la
pièce en son absence. Ainsi il sera fixé sur le compte
de Marthe et de ses rapports avec ces messieurs.
On le croit parti. Marthe reçoit Carlos Jarry, puis
de Jolligny Nemours. La conversation est banale
et ne donne rien. Voici un bon petit collégien,
Jean d'Azincourt, qui a obtenu un rendez-vous sous
prétexte de collection d'autographes. Marthe le re-
garde avec intérêt, mais ce n'est pas lui encore qui
est le rival heureux de Barnac.
Celui-là, c'est le suivant, Alain Sergyll, un mo-
N' 171. Mai 1021.
deste acteur de cinéma. Avec celui-là, il n'y a plus
de doute. Nous sommes renseignés.
Barnac se montre alors. Il feint d'être de retour et
d'avoir dans le wagon crayonné un scénario sur
lequel il voudrait l'avis de son amie. Celle-ci, sou-
riante, heureuse de revoir cet homme qu'elle aime
malgré tout, prend le papier dactylographié, com-
mence à lire, f't pâlit : c'est le compte rendu intégral
des conversations qu'elle vient d'avoir. Impossible
de contester ou de nier. Comme preuve, on ne fait
pas mieux. Le moyen théâtral a réussi.
Marthe ne nie pas. Mais elle explique. Sa liaison
avec Alain n'entame pas la grande affection qu'elle a
pour Barnac. Mais Alain a le charme de la jeunesse,
et Barnac n'y peut plus prétendre. Celui-ci a d'abord
un moment de fureur; il se précipite sur l'infidèle
pour la tuer. Mais il se reprend, se ravise et la chasse.
Au IIP acte, dix-huit mois ont passé. Barnac est un
vieillard seul et déchu. Il a compris ce qu'était la ten-
dresse de Marthe. Il lui pardonne, et il a besoin de
la garder, de s'occuper d'elle, de lui prodiguer les
trésors d'affection dont il ne sait que faire. A présent,
il lui permet Alain, à qui il rendra même un service. Il
tue son amour et, des cendres de son cœur, il fait de
la tendresse, un sentiment doux et calme, dans lequel
il entre de l'inlérêt, de l'affection, de la protection.
C'est comme un rameau détaché de l'amour, qui
poussera encore des feuilles en s'appuy;mt au sol.
Ne pouvant espérer le bonheur dans une passion
qui n'est plus de son âge, il le trouvera dans ce sen-
timent paisible et charmant, dans cette amitié pla-
toniquenient amoureuse, qui fleurira, comme une
rose d'automne, les derniers reflets de l'été de la
Saint-Martin.
Il était délicat de faire un sujet dramatique avec
ce thème, qui distingue deux états d'âme voisins, a\-ec
l'analyse subtile de la vie sentimentale, de projeter
les feux de la rampe sur des lambeaux d'humanité
dont les palpitations douloureuses seraient plus aisé-
ment notées dans un roman. Mais Henry Bataille est
un des plus adroits et des plus vigoureux parmi nos
dramaturges; il a charpenté ingénieusement, solide-
ment, sa construction et placé au faîte, en plein
II' a^te, une scène capitale et* profondément trou-
blante, où l'on sent couler de l'âme humaine : celle
de l'explication entre Barnac trahi et Marthe in-
culpée. — Léo Claretib.
Les principaux rôles ont été créés par : M"*" Yvonne de
Bray {Marthe), Hérouett (Marelle), Legrand {Mabella),
Dancourt {Tigraine); et par MM. Félix Huguenet (Barnac),
.\. Luguet (.4lain Sergyll), Bour (Genius), Mauloy (de Jolligny
Nemours), Pierre Juvenet {Carlos Jarry), Gildès (Af' ' de
Cabriac), Jean Aymé (Legardier), Fernal {(iuirin).
Timld'e. Dr. fisc. Timbre des effets de commerce.
Les tarifs que comportait le droit proportionnel de
timbre applicable aux effets de commerce n'ont pas
été modifiés par la loi du 25 juin 1920, qui a créé de
nouvelles ressources fiscales, mais par l'article 11 de
la loi du 31 décembre 1920. (Instruction de l'Enre-
gistrement du 15 janvier 1920.)
Cet article a introduit dans la législation du timbre
proportionnel une distinction entre les effets à court
terme et les effets à long terme : le tarif est de ofr. 05
par 100 francs ou fraction de 100 francs lorsque
l'échéance n'est pas à plus de six mois, de o fr. 10
lorsque l'échéance est à plus de six mois ou qu'au-
cune échéance n'est indiquée. L'effet payable à vue
est passible du droit de o fr. 05, à la condition d'être
présenté au payement dans les six mois de sa date :
dans le cas contraire, le détenteur doit, dans la
quinzaine qui suit l'expiration des six mois, timbrer
l'eftet au droit supplémentaire de o fr. 05 p. 100, sous
peine d'une amende de 6 p. 100 du montant de l'effet,
plus cinq décimes.
Les tarifs de l'article 11 de la loi du 25 juin 1920
s'appliquent à tous les effets de commerce, négo-
ciables ou non : lettres de change, billets à ordre ou
au porteur, billets simples, délégations et mandats
servant à procurer une remise de fonds de place à
place, et, bien que la loi ne le dise pas, aux warrants,
mais non aux chèques, qui ont un régime fiscal par-
ticulier. Les effets qui, souscrits en France et tirés
sur l'étranger, sont payables hors de France, de
même que les effets en renouvellement, cessent d'être
régis par un tarif spécial pour être soumis au tarif
de o fr. 05 ou de o fr. 10, selon qu'il s'agit d'effets
courts ou d'effets longs.
Celui qui reçoit du souscripteur un effet non tim-
bré doit le faire viser pour timbre dans les quinze
jours de sa date, ou avant ' l'échéance si l'effet a
moins de quinze jours de date, et, en tout cas, avant
aucune négociation. (Loi du 5 juin 1850, art. 2.) Le
droit perçu en cas de contravention est triple de celui
qui eût été exigible s'il avait été régulièrement acqoit-
té : il est donc de o fr. 30 ou de o fr. 15 p. 100, selon
que l'échéance dépasse, ou ne dépasse pas, six mois.
Les effets tirés de l'étranger sur l'étranger et tran-
sitant en France continuent de payer le droit pro-
portionnel spécial de la loi du 20 décembre 1872
(art. 3), c'est-à-dire le droit ré luit de o fr. 50 par
2 .000 francs, ou fraction de 2 .000 francs. — M. Leorimi.
Imp. Larousse (Auge, Gillon, IIollier-Larouise, Moreau et CliJ,
Paris, n, rue MoDtparnaese. ~ U (iérant : L. Uroslit.
«HiiiÉiiHJiHM
Juin. — Les Cbasses de Maximilien ; Le Repas. Tapisserie d'après le carton de Van Orley (Louvre). [V. p. 259. J
N" 172. — Juin 1921
Académie des sciences. Election de
Béhal. Le 31 janvier 1921, rÂcadémie des sciences
a procédé à l'élection d'un membre titulaire dans la
section de chimie, en remplacement d'Armand Gau-
thier, décédé.
Le nombre des votants étant de 60, les voix se
sont ainsi réparties ; Auguste Bélial, professeur à
l'Ecole de pharmacie, 37 ; Albert Colson, professeur
à l'Ecole polytechnique, 10; Georges Urbain, profes-
seur à la Sorbonne, 10 ; Camille Matignon, professeur
au Collège de France, 3.
Béhal, ayant obtenu la majorité absolue des suf-
frages, est proclamé élu (v. p. 476).
Artillerie française pendant la
Grande Guerre (l'). L'artillerie française, tant
avant que pendant la Grande Guerre, a fait l'objet
de débats passionnés, où les éloges enthousiastes se
mêlaient à de vives critiques. Loin de cesser après
Canal delumièrn
Obturateur double mobile
Obturateur du 155 court, de Bauge.
la victoire, les polémiques ont repris de plus belle,
les acteurs de la guerre faisant montre, dans les dis-
cussions, d'une intransigeancequi s'explique trèsbien,
psychologiquement, par la vivacité des impressions
ressenties et l'importance des expériences vécues sur
le front. Les jugements impartiaux et autorisés ne
LAROUSSE MENSUEL. — V.
pourront intervenir que dans vingt ou trente ans,
quand s'écrira l'histoire de la Grande Guerre. Mais
il est permis dès maintenant de dresser un tableau
exact des instruments employés, des progrès accom-
plis, des résultats obtenus par cette arme savante
qui joua un rôle de premier plan et contribua puis-
samment à la victoire.
On dit volontiers que nous sommes entrés en
guerre avec un matériel de campagne admirable,
sans artillerie lourde, et que, de ce fait, nous nous
sommes trouvés dans les premières batailles très
inférieurs aux Allemands. Cette commune opinion
demande à être revisée, au moins partiellement,
comme le montrera l'exposé de l'état de notre artil-
lerie en persoimel et matériel en juillet 1914.
Tout a été dit sur le canon de 75, populaire en
France dès avant la guerre et quasi légendaire depuis
la Marne. Il était, à l'ouverture des hostilités, en
même temps que le plus ancien des canons de cam-
pagne à tir rapide, puisque sa mise en service re-
montait, à 1897, le plus parfait du genre, de l'avis
unanime des experts français et étrangers. Mais un
matériel, si réussi soit-il, n'est qu'un instrument qui
ne vaut que par ceux qui le servent. Un travail
assidu des cadres et de la troupe pendant quinze
années avait fait du 75 un outil perfectionné, bien en
main, admirablement approprié à la guerre de mou-
vement. Le personnel subalterne, sous-officicrs et
servants, parfaitement instruits et gymnastiqués, de-
vait, sous le commandement d'officiers d'activé et de
réserve rompus par les cours de tir à la résolution
des plus difficiles problèmes, obtenir du matériel un
rendement supérieur.
Nous nous étendrons davantage sur les deux autres
catégories existantes à la mobilisation : l'artillerie
de siège et place et l'artillerie lourde de campagne.
Notre artillerie de siège et place comprenait des
milliers de canons de Bange, répartis dans les places
fortes ou réservés dans les arsenaux. Le colonel de
Bange, mort à la veille de la guerre, en juillet 1914,
fut l'organisateur de ce système d'artillerie, caracté-
risé par le mode d'obturation, remarquable par sa
robustesse et d'une précision qui n'a pas été dépas-
sée ; après avoir fait les conquêtes coloniales de la
Scbcnia Uc la ciilas!>e à bloc du ISo long l''itloux.
troisième République, ce matériel devait avoir la
gloire plus grande de constituer l'artillerie lourde
française des premières années de guerre.
Nous disposions ainsi, en plus du matériel de cam-
pagne de 80 et 90 — et sans compter le 95 Lahitolle
— de 1.500 canons de 120 long, matériel adopté en
1878, 1.200 canons de i.s5 long, modèle 1877; 300
canons de 155 court, motièle i88r ; 200 mortiers de
220, modèle 1880; 100 mortiers de 240 et 270 décote.
Certains de ces matériels furent déployés dès août et
septembre 1914, sur certains points du front voisin
de nos places fortes (Lorraine et Woévre). Mais c'est
dans la période de stabilisation qu'ils vinrent en
z8
474
grand nombre constituer une solide ossature de nos
lignes, en même temps qu'ils recevaient des améliora-
tions en vue d'une plus grande mobilité.
L'artillerie lourde de carapaane venait d'être créée
quelques mois avant la guerre ; elle comprenait 4 ré-
Secleur filelè
Secteur lisse
Scliéma d'une culasse de Range.
giments de formation récente armés de matériel
de 105 long modèle 1913, 120 court modèle 1890,
120 long de Bange et 155 court Rimailho modèle 1904 .
Son appoint fut loin d'être négligeable dans les pre-
mières batailles.
Ce tableau serait loin d'être complet, si l'on n'y fai-
sait entrer les munitions ; on oublie trop rouvent, en
effet, que la valeur d'une artillerie sur le champ de
bataille est faite pour une grande pai t de la valeur
lie ses munitions. Or, les nôtres se trouvèrent excel-
lentes à tous points de vue et nettement supérieures
aux munitions allemandes. Toutes, aussi bien les mu-
nitions anciennes de Bange que les munitions nou-
velles de 75, avaient été organisées avec un fort ren-
dement explosif, dont le poids représentait 12 à
40 p. 100 du poids total du projectile, alors que les
obus allemands, à parois beaucoup plus épaisses,
n'en contenaient que de 2 à 15 p. 100. Nos types d'obuî
Canon de 3tO, modèle 1912 (à berceau gtir affftt Tinck, Saint-Chainond).
à mitraille et d'obus à balles étaient aussi remarqua-
bles par la profondeur de la gerbe de balles et leur
pouvoir perforant ; supériorité de conception qui
était encore accrue par la valeur hors pair des fabri-
cations des ateliers de l'Etat de 1S-7 à ioi(, due à
LAROUSSE MENSUEL
redevenait infériorité dans l'ensemble des armées, en
raison du plus grand nombre des corps allemands.
L'artillerie lourde n'était pas répartie dans les
corps d'armée. Chaque armée était dotée d'un cer-
tain nombre de groupes de 105, 120 et 155 des régi-
ments lourds. Tous
ces groupes partici-
pèrent à la bataille
lie la Marne, tandis
que, dès le 27 aoCt,
sur le front de Lor-
raine,apparaissaient
les premiers canons
de Bange, tirés des
places fortes. Il nous
fut ainsi possible
d'opposer quelque
chose à l'imposante
artillerie lourde alle-
mande , de même
que nos ennemis pu-
rent mettre en face
de notre éclatant 75
l'honnête médiocrité
de leur 77.
Dans cette double
réc. procité d'infério-
rité, nous étions heu-
reusement du bon
côté, le matcriel de
campagne devant
jouer dans la guerre
de mouvement le
rôle principal. Cette
considération avait
sans doute échappé
des deux côtés de la
frontière aux pro-
phètes, hypnotisés
par le rôle, décisif à
leur gré, que devait jouer l'artillerie lourde. Les faits
leur donnèrent un éclatant démenti ; après les com-
bats de frontière d'août 1914, la grande bataille de
la Marne et de Lorraine, toutes forces réunies, fut
gagnée en septembre par nos armées: le principal
facteur du succès avait
été l'effet matériel et mo-
ral de l'artillerie de 75.
Si, en effet, de notre
côté, les obus d'artillerie
lourde allemande im-
pressionnent par leur
masse et leur bruit, si
leur précision en portée,
due au tir cjurbe, fait
l'admiration des connaisseurs, on se rend compte très
vite pratiquement que ces gerbes verticales sont peu
meurtrières et que le nombre des coups reçus est
toujours d'autant plus limité qu'ils sont plus gros.
En un mot, les elfet» de l'artillerie lourde sont
«• 172. Juin 1921.
sur place et retrouvé, le surlendemain, au grand com-
plet, canon, avant-trains, chevaux. C'est la 33' divi-
sion de réserve allemande, sortie de .Metz pour enve-
lopper l'aile droite de notre 3' armée, arrêtée, tléci-
méc, puis définitivement refoulée par le t r d'un seul
Caiiun Si'lnieider de liio court
la haute probité des conditions de travail et de récep-
tion de nos services militaires et civils.
L'artillerie se trouvait, à la mobilisation, répartie
de la façon suivante : l'artillerie de campagne dans
le corps d'armée à raison de 30 batteries de 75 à
4 pièces, dont 9 à chacune des divisions du corps et
12 au régiment d'artillerie de corps. Cela nous don-
nait une supériorité marquée sur le corps d'armée
allemand, qui ne disposait que de 18 batteries de 77 à
6 pièces. Cet avantage remontait au vote de la loi
de 1909, ciui doubla le nombre des régiments d'ar-
tillerie de campagne. Mais cette supériorité par unité
surtout moraux, sans rien de comparable avec ceux
des pilonnages que l'on verra quelques mois plus tard.
De l'autre côté, au contraire, les soudaines et
furieuses rafales de 75 déciment et fauchent les rangs
ennemis. Les carnets des prisonniers sont unanimes
sur ces effets du « canon du Diable ». Les constata-
tions faites lorsque le terrain du tir est occupé stu-
péfient nos fantassins. C'est, au N.-E. de Verdun, au
mois d'août, la destruction complète d'un régiment
de cavalerie allemande, le 21'' dragons, par un tir
fusant d'obus à balles. C'est, en Alsace, devant Mul-
house, le 19 août, un groupe de 77 allemand cloué
Culasse ouverte du canon ISa court, modèle 1917.
groupe de 75. On pourrait multiplier ces glorieux
exemples. Les rapports et comptes rendus qui en .'ont
faits impressioiment profondément nos états-majors:
l'artillerie se voit attribuer un pouvoir de conquête
dans lequel sont en germe ces préparations longues
et coûteuses que nous retrouverons dans la guerre
de tranchées.
Dès ces premiers jours, aussi, apparaissent des
griefs qui iront s'accentuant : la faiblesse des pertes
de l'artillerie, les coups courts, l'impuissance à faire
taire l'artillerie adverse. On oubliait qu'une batterie
de tir ne comprend que 30 hommes et que les pertes,
nécessairement faibles en valeur abîolue, étaient sou-
vent relativement très fortes. Les coups courts
étaient dus le plus souvent à la rasance de la trajec-
toire et à la dispersion, parfois au manque de liaison,
mais ils étaient inévitables sous la forme d'accidents
isolés. Quant à l'impuissance où était alors notre
artillerie de faire taire l'artillerie allemande, elle était
plus imaginaire que réelle — et d'ailleurs réciproque :
si l'un des camps avait eu une telle supériorité qu'il
pût annihiler les canons adverses, la guerre eût été
rapidement terminée. Quoi qu'il en soit, si la lutte
d'artillerie s'annonçait favorablement pour nous, la
nécessité de feux très puissants, de nombreux et gros
canons, de munitions très abondantes s'imposait avec
une évidence chaque jour grandissante. Nous allons
examiner, maintenant, comment on y pourvut.
La description complète des matériels qui ont servi
pendant la guerre remplirait des volumes ; celle du
75 mise à part, on y rencontre d'abord le groupe des
matériels de Bange, dont nous donnerons les carac-
téristiques g'inérales avant de décrire les spécimens
les plus intéressants.
Le tube est en acier fretté, avec rayures progres-
sives. La fermeture de culasse, caractéristique de ces
matériels, est du système à vis ; elle comprend un
bouchon à lilets interrompus, trois secteurs lisses et
trois secteurs filetés, porté par une pièce en forme
d'anneau, nommée volet, qui peut tourner autour
d'un axe fixé à la tranche arrière du tube. Elle se
manœuvre eu trois temps : rotation de la vis d'un
sixième de tour pour dégager les filets de vis, trans-
lation de la vis vers l'arrière dans le volet, enfin ro-
tation de l'ensemble vis- volet autour de son axe pour
dégager l'entrée de la chambre. L'obturateur destiné
à assurer l'étanchéité du joint entre la culasse et les
parois de la chambre est constitué par une galette
annulaire eu amiante imbibée de suif, enfermée dans
une enveloppe en toile et maintenue en place par
une tête mobile en forme de champignon dont la tige
traverse la culasse et est percée du canal de lumière,
par lequel le feu de l'étoupille se transmet à la gar-
gousse qui forme la charge. Les affûts sont rigides
et pour les canons longs organisés pour le tir sous de
faibles angles, bien que la longueur des tubes soit
assez faible pour permettre d'envisager leur emploi
comme obusier. Les munitions comportent deux
types courants : l'obus allongé en acier à granJ ren-
dement d'explosif, et l'obus l3, en fonte aciéri e, dont
la forme, effilée vers l'arritre, permet d'obtenir un
gain de portée. Des suspensions et liaisons élastique;
appropriées ont permis d adapter les matériels au
transport rapide sur route par traction automobile.
«• 172. Juin VJZ1
Dans la description des principaux types de maté-
riel, nous distinguerons, suivant l'usage, les canons
longs et les canons courts. Les deux canons longs de
Bange, le 120 H le 155, sont absolument analogues.
Le canon de 120 L. réalise des portées de 8 à 10 ki-
lomètres et peut même dépasser 11 kilomètres avec
l'obus D. Sous sa forme primitive, il tirait sur une
plate-forme en bois, et son recul était limité par un
frein hydraulique. L'emploi de ceintures de roues,
ou cingoli, le rend apte à jouer le rôle de matériel
de campagne. Ces ceintures se composent de 10 à
12 plateaux emboîtant les roues et articulés les uns
sur les autres; elles se complètent, pour le tir, par
une glissière de crosse et des coins de recul sur les-
quels les roues montent au départ du coup, la pesan-
teur ramenant ensuite le matériel en batterie.
Le 155 L., modèle 1877, pèse sur son alïùt 6 tonnes
environ et se transporte sur avant-train de siège à
contre-appui, le tube étant placé à la position de
route. L'emploi de ceintures de roues permit de sup-
primer la plate-ffirme pour le tir et aussi de faire
circuler le matériel sur de mauvais chemins ou
même à travers champs. Sa portée maximum atteint
12 kilom. 700 avec obus D. Il fut spécialement em-
ployé, ainsi que le 120, en contre-batterie.
Les canons courts de Bange comprennent le 155
court, le mortier de 220 et le mortier de 270 de siège.
Le canon de 155 C, modèle 1881, sur affût dit « à
col de cygne», avait été modifié en I9i2par le com-
mandant Filloux par l'adjonction d'une plate-forme
pourvue d'essieux et pouvant recevoir des roues
pour son transport. L'affût glissait dans un châssis
disposé sur la plate-forme, et son retour en batterie
était facilité par des coins sur lesquels roulaient des
galets munis d'amortisseurs et fixés aux flasques de
l'affût. C'était un matériel relativement mobile,
d'une robustesse à toute épreuve et d'une précision
incomparable. Avec un bon peloton de pièce, il tirait
lieux coups par minute. C'est lui qui, dans toutes
les offensives de igiôet 1917, delaSommeà la Mal-
maison, fut, avec le 220, l'instrument de pilonnage
par excellence des premières lignes allemandes.
Le mortier de 220, modèle 1880, fut muni en 1891
d'un châssis et d'une plate-forme métallique, qui,
sans modifier la portée, présentèrent de gros avan-
tages pour le service de la pièce, la rapidité du tir,
le transport et la mise en batterie. Le matériel pèse
en tout 8 tonnes et demie et se transporte au moyen
de trois voitures à contre-appui : tube, châssis, plate-
forme. La mise en batterie nécessite une manœuvre
de force avec chèvre, cric et équipage de douze
hommes. L'obus, de 100 kilogrammes, a des effets
très puissants. Le mortier de 270 de siège présente
des dispositions analogues.
Dès avant la guerre, l'industrie française avait mis
au point un certain nombre de matériels d'artillerie
lourde. Les fabrications furent intensifiées, et des
canons modernes, en petit nombre d'abord, vinrent
se joindre aux vieux de Bange. L'adoption du 155 C.
Schneider, comme artillerie lourde de division, ne
fut d'ailleurs complètement réalisée qu'à la fin de
LAROUSSE MENSUEL
angles. La crosse est munie d'une petite bêche fixe
et d'une grande bêche mobile autour d'un axe paral-
lèle à l'essieu ; ce qui permet de lui donner trois
475
unités en fuient dotées, quoiqu'il ait fait son appa-
rition beaucoup plus tdt, dès 1916, où des batteries
armées de ce matériel participèrent à la bataille de
la Somme. Il tire à une portée d'environ 10 kilomè-
tres les mêmes munitions que les 155 de Bange, obus
allongé et obus en fonte aciéré type D. Les charges,
renfermées dans des sachets en toile numérotés, sont
empilées dans une douille en laiton. Ce matériel pèse en
batterie environ 3.30okilogrammes,et le service de tir,
qui s'effectue sans plate-forme, est assuré par huit ser-
vants. Pour le transport, le canon est réuni à un avant-
trainà contre-appui traîné par huit chevaux, et le tube
est reporté à l'arnère des glissières du châssis.
Le mortier de 220 mis en service en 1917 possède
des caractéristiques analogues, mais permet l'exé-
■v-î-wsat'ij,, ^^^v^j &
Canon Sclincider de 155 long, modèle l»n. Poûtion de tir à l'angle maximum (vu à gauche .
positions, plus ou moins inclinées suivant la résistance
du terrain.
La culasse à vis et à volet est à manoeuvre rapide
en deux temps : le mouvement de translation de la
vis a pu être supprimé en l'incurvant légèrement et
en éloignant l'axe de rotation du volet, si bien que
l'ouverture et la fermeture sont commandées par la
manœuvre d'un unique levier.
Le canon de 105 L., modèle 1913 T. R., avait été
mis en service avant la guerre ; il constituait l'arme-
ment de certains groupes des régiments lourds, dont
nous avons signalé plus haut l'existence. La portée
atteint 12 kilom. 500 ; il n'est d'ailleurs organisé
que pour le tir à grande distance et tire des obus à
balles et des obus explosifs en acier et fonte aciérée
forme D, qui peuvent recevoir les mêmes amorçages
que le 75. L'affût se caractérise par une flèche métal-
lique très longue et évidée, une grande bêche de
crosse à rabattement, un bouclier en tôle d'acier en
1917. Mais des matériels de cette grande firme furent
mis en service beaucoup plus tôt. Si bien qu'on peut
dire, en gros, que, dans l'artillerie lourde proprement
dite, c'est le système Schneider qui succéda au sys-
tème de Bange. Pour la facilité de l'exposition, nous
grouperons ensemble les matériels de ce système.
Dans l'artillerie système Schneider, le tube en acier
est porté par un berceau en forme de longue gout-
tière dans lequel il peut reculer ; mais, pour diminuer
la vitesse de recul en augmentant le poids de la
masse reculante, le tube proprement dit est agrafé à
un prisme d'acier nommé traîneau, qui porte les
cylindres du frein et du récupérateur.
L'affût qui porte le berceau par l'interméJiaire des
tourillons est muni d'une flèche très longue et évidée
inté.'-ieurement pour permettre le tir aux graiiils
plusieurs parties. Pour le transport, le tube n'est pas
laissé à sa position de tir, mais reculé à bout de
course sur les glissières du berceau, afin d'obtenir
une meilleure répartition des poids.
Le canon de 155 L. de Bange a été monté sur uu
affût Schneider à long recul, présentant de grandes
analogies avec l'affût de 105 L. La maison Schnei -
der établit en 1917 un modèle de 135 L., portant à
lôkilomètreset.en I9i8,un 155 L., plus léger, en une
seule voiture, portant seulement à 13.600 mètres. Mais
le plus intéressant de ces matériels longs modernes
est le 220 L., modèle 1917, dont la portée atteint
22 kilomètres et qui se transporte en deux voitures.
Le canon de 155 court, modèle rgis Schneider,
peut être appelé en quelque sorte notre obusier
national. Mais ce n'est que fin 1917 que toutes nos
cution du tir vertical ; il tire à une poitée qui
dépasse 11 kilomètres les mêmes projectiles que le
220 de Bange, et son organisation permet une mise
en batterie facile et rapide.
Le matériel de 280, dont les obus en acier à
amorçagedeculot, renfermant 50 ki logrammesd'explo-
sif, sont particulièrement aptesà l'attaque des cuirasse-
ments et bétonnages, se caractérise par le tir sur
plate-forme et le transport en quatre éléments : tme
voiture-mortier, une voiture-berceau, une voiture-
affût et une voilure-plate-forme, munies de roues à
bandages caoutchoutés et de suspensions élastiques.
Les matériels Schneider existant avant la guerre
ou construits depuis les hostilités ont formé une,
importante fraction des équipages des artilleries
alliées : ils ont vaillamment supporté les dures
épreuves auxquelles ils ont été soumis.
Parmi les matériels d'artillerie lourde de campagne
mis en œuvre avant la guerre et n'appartenant pas
aux systèmes précédents, il faut citer les canons de
120 C. et de r55 C. modèle 1890, dus au général
Baquet, assez démodés à la mobilisation, mais qui
avaient eu le grand mérite de constituer pour l'armée
française une artillerie lourde de campagne, à une
époque où les autres puissances n'en étaient pas
dotées. Il y a lieu de mentionner aussi le canon de
155 C, modèle 1904 T. R., dû au colonel Rimailho,
matériel remarquable par sa rapidité de tir et sa
facilité de manœuvre, mais qui fut handicapé dès les
premiers mois, parce qu'on n'avait pas envisagé son
emploi courant à des portées supérieures à 5.000
mètres. A noter encore le canon de 100 T.R. de côte,
modèle 1897, qui fut monté sur affût de 155 de
Bange et dont la portée dépassait 13 kilomètres.
Mais le canon long le plus remarquable est le
155 L. à grande puissance, établi par le colonel
Filloux (G. P. P.). Il a une portée dépassant 16 kilo-
mètres, et la rapidité du tir peut atteindre 3 à 4 coups
par minute. Le tube en acier, d'une longueur de
38 calibres, est muni d'une fermeture de culasse à
bloc, à filets concentriques. Il repose sur un berceau
qui constitue le corps du frein et présente les glis-
sières de recul. Les tourillons de ce berceau sont
portés par un petit affût reposant lui-même sur un
châssis, par l'intermédiaire d'un pivot central à res-
sort. Le châssis est porté à l'avant par l'essieu et à
l'arrière par deux demi-flèches articulées, qui peuvent
s'écarter lors de la mise en batterie et constituer une
large base de fixation sur le sol. Le matériel est
muni d'un frein hydraulique et d'un récupérateur
hydropneumatique indépendant. Pour le transport,
l'essieu est fixé à la partie inférieure du châssis ; les
deux flèches sont rapprochées et placées sur un avant-
train spécial ; le tube est reculé sur les flèches. Dans
la mise en batterie, l'essieu occupe la partie supé-
rieure du châssis auquel il est relié par un arc, les
flèches sont séparées et écartées. Une fosse est creusée
entre elles dans le sol, pour ménager la place néces-
saire au recul du tube. Ce canon joua un rôle impor-
tant dans la dernière année de guerre et, particu-
lièrement, dans l'arrêt de l'offensive allemande du
printemps de 1018. {A suivre.) — Henri .m»«k».
476
A.utomobile. Dr. fisc. Éléments et quo-
tité DE l'imtôt. Tout propriétaire de voitures
automobiles, publique^oa privées, servant au trans-
port des personnes ou de» mardiandises, doit être
muni, pour chaque voiture mise en circulation, d'un
permis délivré par le receveur-buraliste, sur la dé-
claration de l'intéressé et ta représentation du récé-
pissé (carte grise) rerais par ta préfecture. Les permis
de circulation sont indéfiniment valables, sauf « dé-
claration de cesser )>,àmoinsque n'intervienne une mo-
dification essentielle pour l'assiette de l'impôt : par
exemple, un cliangement dans la force du moteur ou
dans le nombre des places, ou encore l'abandon d'une
profession agricole ou commerciale, dont l'exercice
comportait le bénéfice du tarif réduit. Précédemment,
les automobiles affectées au transport des personnes
étaient assujetties à une taxe directe quand elles
appartenaient à des particuliers, à l'impôt sur les voi-
tures publiques quand elles étaient utilisées par des
entrepreneurs. La loi du 25 juin 1920 (art. 99-103)
unifie le mode de taxation des voitures publigues ou
privées, qu'elles servent au^transport dgs, personnes
ou au transport des marchandises, et c'-est l'admi-
nistration des Contributions indirectes qui est seule
chargée de l'assiette et du recouvrement de l'impôt.
La délivrance du permis donne lieu au payement
d'un impôt qui se compose de quatre éléments :
taxe par voiture; taxe par cheval-vapeur; taxe de
circulation; taxe au profit du fonds commun.
A. Taxe par voilure. Elle varie d'après la popula-
tion, le nombre de places et la force en chevaux-
vapeur. A Paris, la taxe est de 150 fr. pour les voi-
tures de I à 2 places et de 270 fr. pour les voitures
de plus de 2 places.
Hors Paris, les voitures de plus de 12 chevaux
sont taxées à 120 fr. si elles sont à I ou 2 places, à
225 fr. si elles sont à plus de 2 places. Pour les voi-
tures de 12 chevaux et au-dessous, la taxe est la sui-
vante, selon la population et le nombre des places :
I ou 2 places Plus de 2 places
Commune de 10.000 habitants — —
et au-dessous 60 fr. 120 fr.
10.001 à 20.000 habitants ... 75 fr. 150 fr.
20.oor à 40.000 habitants ... 90 fr. l3o fr.
Au-dessus de 40.000 habit. .. 120 fr. 223 fr.
Dans les communes de plus de 10.000 habitants,
mais dont la population a.£:glomérce (municipale et
comptée à part) est inférieure à 2.000 habitants,
chaque voiture est taxée à 60 fr. si elle est à i ou
2 places, à 120 fr. si elle est à plus de 2 places.
B. Taxe par cheval-vapeur. Pour les voitures de
12 chevaux et au-dessous, la taxe est uniformément
de 15 francs par cheval-vapeur. Pour les voitures de
plus de 12 chevaux, elle est calculée d'après un tarif
progreisif, en cinq paliers : du i" au 13'; du 13°
au 24" ; du 25* au 36"= ; du 37» au 60» ; à partir du 6i«
Dans chaque palier, elle est, par cheval-vapeur,
de 15 francs, 21 francs, 27 francs, 36 francs et
45 francs. Voici, pour quelques voitures de force
déterminée, le montant de la taxe par cheval : voi-
ture de 12 chevaux, 180 francs; de 13 chevaux,
201 francs; de 25 chevaux, 459 francs; de 37 che-
vaux, 792 francs; de 61 chevaux, 1.665 francs.
C. Taxe de circulation (taxe nouvelle). Quels que
soient la population et le nombre de places, la taxe
comprend cinq tarifs distincts, suivant la force en
chevaux-vapeur. Il est perçu, pour chaque voiture :
de 12 chevaux et au-dessous, 100 fr.; de 13 a 24 che-
vaux, 200 fr. ; de 25 à 36 chevaux, 300 fr. ; de 37 à
60 chevaux, 400 fr. ; de 5i chevaux et au-dessus, 500 fr.
D. Taxe au profit du fonds commun. Le produit
d'une taxe calculée à raison de 25 p. 100 des droits
perçus au profit du Trésor, exception faite de la taxe
de circulation, constituera un fonds commun, qui
sera réparti entre les départements, proportionnel-
lement à la longueur des routes départementales,
chemins de grande communication et chemins vici-
naux, ainsi qu'à l'état de viabilité et de bon entre-
tien, existant dans chaque département.
Si l'on suppose une voiture automobile de 40 HP
à 8 places, le calcul de l'impôt s'établira de la façon
suivante :
Taxe par voiture 225 fr. »
Taxe par cheval-vapeur 900 fr. »
1.125 fr. »
Fonds commun (25 %) 281 fr. 23
Taxe de circulation 400 fr. •
Montant annuel de l'impôt 1.806 fr. 25
Automobiles servant au transport des marchandises.
Elles sont imposées ccanme les automobiles servant
au transport des personnes qui comportent une ou
deux places. (Loi du 25 juin 1920, art. 100.)
Side-cars et cycle-cars. La jurisprudence du conseil
d'Etat les assimilait aux vélocipèdes à moteur mé-
canique. "La loi du 31 juillet 1920 (art. 36) les frappe
d'une taxe de circulation ainsi fixée : side-cars,
50 francs; cylce-cars, 100 francs. Les side-cars et
cycle-cars servant au transport public des voyageurs
ou des marchandises payent une taxe double.
Canots automobiles de plaisance. La législation
fiscale ne soumettait au payement des droits appli-
cables aux voitures publiques que les voitures d'eau
servant au transport des voyageurs à prix d'argent.
LAROUSSE MENSUEL
La loi du 25 juin 1920 (art. 100) assujettit les canots
automobiles de plaisance aux mêmes droits et aux
mêmesformalitésque les voituresdc terre automobiles.
Toutefois, la taxe de circulation pour les canots
d'une force inférieure à 12 chevaux est ainsi réduite :
Canots de : 5 HP et au-dessous, 25 fr. par an; 6 à
9 HP, 50 fr. par an ; 10 à moins de 12 HP75 fr. par an.
La délivrance du permis de circulation est établie
au vu du permis de navigation dont tout bateau auto-
mobile doit être muni en exécution de l'article 4 du
décret du 5 décembre 1914.
Demi-taxe. Les automobiles employées pour l'exer-
cice d'une profession agricole ou patentée et les voi-
tures automobiles publiques payent seulement la
moitié des droits par voiture et par HP, et la ma-
joration de 25 p. 100 est calculée sur ce tarif réduit ;
mais la taxe de circulation est perçue intégralement.
(Loi du 25 juin 1920, art. 100.) La voiture réservée
à l'usage personnel du commerçant, de l'industriel,
de l'agriculteur, ne bénéficie pas de la demi-taxe.
Exemptions. Echappent à l'impôt les automobiles
qui ne servent pas au transport des personnes ou des
marchandises. Tels sont les tracteurs agricoles, les
cylindres, mécaniques, les. remorques, qui, n'ayant
pas d'organe moteur, ne peuvent circuler qu'attelés
à un camion.
Les voitures de tramways et chemins de fer d'inté-
rêt local placés sous le régime du droit fixe demeurent
soumisàlalégislationordinaire des voitures publiques.
Les services publics réguliers assiuraiit le transport
des voyageurs et des marchandises par autobus ou
camions concédés ou subventionnés par l'Etat, les
départements ou les communes, sont placés sous un
régime d'exception. Les autobus de 8 places et au-
dessous sont passibles des droits édictés par l'ar-
ticle 32 de la loi du 8 avril 1910; ceux qui contien-
nent plus de 8 places sont imposés aux tarifs de la
loi du 25 juin 1920. Les camions faisant un service
concédé ou subventionné et qui sont uniquement
utilisés pour le transport des marchandises n'ont à
remplir aucune formalité ni à payer aucun impôt.
Epoques d'exigibilité des droits. Les droits sont
exigibles par trimestre et d'avance, les intéressés
ayant la faculté de se libérer d'avance et par an. Le
permis de circulation n'est valable qu'autant qu'il
mentionne l'acquittement de l'impôt pour la période
en cours. En cas de vente de l'automobile, le nou-
veau propriétaire fait sa déclaration à la régie, et le
permis est transféré en son nom.
Contraventions. Les contraventions sont punies
d'une amende de 50 à 200 francs en principal, de la
confiscation et du quintuple des droits fraudés ou com-
promis. (Loi du 25 juin 1920, art. 102.) — M. Lecrand.
Béhal (.Auguste), chimiste français, né à Lens
(Pas-de-Calais) le 29 mars 1859. Après avoir fait ses
études élémentaires au collège de Béthune, Béhal
les poursuivit à Paris comme étudiant en pharma-
cie ; il suivait en même temps les cours de la Sor-
bonne et obte-
nait le grade de
licencié es scien-
ces physiques en
1884, puis de doc-
teur es sciences
physiques en
1888. Dans l'in-
tervalle, il avait
été reçu pharma-
cien des hôpitaux
(1886). En 1889,
il subissait avec
succès leconcours
d'agrégation à
l'Ecolesupérieure
de pharmacie de
Paris et, en i8g8,
il était nommé
maître de confé-
rences) puis,
l'année suivante,
chargé du cours de chimie organique à la Faculté des
sciences de Paris. Enfin, en i9or, il entrait à l'Ecole
supérieure de pharmacie, où il fut d'abord professeur
de toxicologie, puis, en 1907, professeur de chimie
organique, chaire qu'il occupe encore actuellement.
Les travaux d A. Béhal sont nombreux et se rap-
portent presque exclusivement à la chimie organi-
que. Nous citerons tout d'abord sa classification
méthodique des carbures acétyléniques, basée sur
l'actionde l'acide sulfurique et de certains sels métal-
liques. Ce travail, commencé dès 1883, est l'undeceux
qui ont le plus contribué â établir sa réputation ; ce fut,
d'ailleurs, le sujet de sa thèse de doctorat à la Faculté
des sciences. En collaboration avec Choay, il a indi-
qué une nouvelle préparation du chloralimide, établi
la constitution de ce composé et découvert un cer-
tain nombre de dérivés du chloral. On lui doit éga-
lement, en collaboration avec Choay, des études sur
les phénols et sur la créosote de bois ; ces derniers
travaux ont permis d'apporter dans l'industrie de la
créosote d'heureuses modifications et ont amené, au
point de vue thérapeutique, la découverte du gaîacol
cristallisé qui, depuis, n'est plus utilisé que sous cette
N° 172. Juin 1921
^
Auguste Bt-hal.
forme. Il a montré que, dans l'action du perchlorure
de phosphore siuracétophénone, il se forme, outre lo
composé dihalogéné correspondant et le styrolène
monochloré, un acide phosphore dont il a étudié les
propriétés et la constitution. En collaboration avec
Auger, il a fait d'importantes études sur les acides
du groupe malonique et découvert une nouvelle
classe de dicétones cycliques. C'est à propos de leurs
travaux sur le groupe malonique qu'ils ont introduit
dans la technique organique le chlorure de thionyle,
qui a été utilisé dans la suite pour l'obtention de
nombreux produits de même nature. Seul, ou en
collaboration avec Biaise, il a fait de remarquables
travaux sur le camphre et ses principaux dérivés ;
il a réussi à produire le camphre synthétique et a
découvert une nouvelle série de composés isomor-
phes : la série campholénique. Il a également étudié
les produits des huiles lourdes provenant de la distil-
lation du bois(Atti7£/o«rrf« debois), et il a pu isoler du
mélange toute une série de nouvelles cétones cycliques
en utilisant comme réactif l'acide chlorhydrique.
Citons encore ses préparations d'anhydrides mixtes
de l'acide formique et son remarquable travail rela-
tif à l'action des dérivés organo-métalliques sur les
éthers-sels, études qui lui ont permis de confirmer
les formules d'un grand nombre d'éthers existant
dans les produits naturels et de découvrir toute une
classe d'isomères de ces produits, ainsi que des trans-
positions moléculaires fournissant elles-mêmes des
produits nouveaux. En particulier, il a étudié, avec
Tiffeneau, certains dérivés se rattachant au groupe
de l'anéthol et, en collaboration avec Sommelet, il a
découvert une méthode de synthèse des aldéhydes
qui, dans la plupart des cas, peut servir de méthode
de préparation. Il a montré qu'en faisant agir les
dérivés chlorés de la série cyclique sur les acides
organiques, on obtenait des éthers-sels du radical
cyclique. Il a réussi à préparer un nouveau menthol
tertiaire et aussi un nouveau dérivé de l'urée, la
chlorurée, qui constitue un réactif des plus intéres-
sants. Citons, enfin, ses travaux sur la caractérisation
des alcools tertiaires.
A. Béhal n'est pas seulement un savant, c'est un
professeur érudit et consciencieux, à l'esprit émi-
nemment méthodique ; dans son laboratoire de
l'Ecole de pharmacie de Paris, il a su former toute
une pléiade d'élèves, dont certains sont aujourd'hui
devenus des maîtres incontestés. Arrivé au professo-
rat à une époque ou il existait encore des partisans
de la théorie des équivalents, il n'hésita pas à prendre
parti, et on peut dire qu'il fut l'un des plus ardents
promoteurs de la théorie atomique, par lui introduite
immédiatement dans un cours libre qu'il fit à cette
époque à l'iicole de pharmacie. Il s'est, d'ailleurs,
constamment intéressé à la stéréochimie.
Pendant la guerre, il fut, avec Astier, sénateur de
l'Ardèche, le créateur de l'Office des produits chi-
miques et pharmaceutiques, qui a rendu et rend
encore aujourd'hui des services considérables. (V.
LM,r. Mens., avril I9r7.)
Tous les travaux de Béhal ont été publiés dans les
a Comptes rendus de l'Académie des sciences », les
B Annales de chimie et physique p, les 11 Actualités
chimiques », le « Bulletin de la Société chimique »,
dont il a été le secrétaire général pendant dix-sept
ans, etc. Il a, en outre, publié un Traité de chimie
organique diaprés les théories modernes (V édit.
en 1896, la 3" publiée avec la collaboration de Valeur,
en deux volumes, avec une préface de Friedel." Ce
livre a été, et est encore, d'un grand secours powr
tous ceux qui désirent étudier la chimie organique,
grâce aux notions générales qu'il renferme, à ses
clairs aperçus de stéréochimie et, aussi, aux soins et
à la méthode apportés dans la description des corps
et de leurs propriétés. Il a également publié une
étude sur les Dérivés azoiques cl leurs applications
industrielles (1889), travail qui fit l'objet de sa thèse
d'agrégation à l'Ecole supérieure de pharmacie.
En récompense de ces travaux, l'Académie des
sciences lui décerna une partie du prix Jecker (1891),
le prix Parkin (1894), le prix Jecker (1900); enfin,
le 31 janvier 1920, il fut élu membre de cette même
Académie (v. p. 473). Membre de l'Académie de
médecine depuis 1906, il fut, en 1906, président de la
Société de pharmacie et, en 1911, président de la
Société chimique de France. Il a été fait comman-
deur de la Légion d'honneur en 1918. — O. Bouchkny.
Bethmann-Holl'weg (Theodor von),
homme politique allemand, né le 23 septembre 1856
à Holhenfinow (Brandebourg), mort le 2 jdhvier 1921
dans cette même localité. Appartenant à une dynastie
de fonctionnaires anoblie en 1840, Theodor von
Bethmann-Hollweg, après des études aux Facultés
de Strasbourg, de Leipzig et de Berlin, entra (1885)
dans l'administration prussienne, dont, en fonction-
naire honnête et zélé, il suivit toute la filière. Asses-
seur à Potsdam (1886), puis président du district de
Potsdam (1896), il arriva bientôt à des postes plus
importants : présidence du district de Bromberg (r899),
présidence de la province de Brandebourg (rgor). Ses
capacités professionnelles, sans, d'ailleurs, qu'aucune
qualité éclatante le distinguât et qu'il eût fait acti-
vement de la politique, le firent nommer, en 1905,
«• 17£. Juin 1921.
ministre de l'intérieur en Prusse, puis, deux ans plus
tard (1907), secrétaire d'Etat à l'intérieur dans le
ministère d'Empire et, en môme temps, vice-président
du cabinet prussien.
Cependant, sa personnalité n'était pas très en vue,
et il passait inaperçu, non seulement à l'étrani;er,
mais en Allemagne même, lorsque se produisit la
crise constitutionnelle qui amena la démission de
Biilow. Celui-ci avait voulu suivre une politique
personnelle, empêcher l'empereur d'en avoir une
lui-même et le ramener au rôle strict d'un souverain
parlementaire. L'effacement même de Bcthimann-
Hollweg, bon fonctionnaire, qui ne prétendait pas
avoir de vues personnelles, qui n'avait, d'ailleurs, ni
sur l'opinion publique ni sur les partis aucune auto-
rité pour les faire accepter, que son caractère et la
modestie de sa situation politique rendaient incapable
de toute résistance à la volonté impériale, fut la
raison déterminante du choix de Guillaume II, qui
entendait dès lors régner et gouverner. Modeste,
personnellement honnête, d'une compétence certaine
comme administrateur, bien au courant des ques-
tions intérieures, mais peu qualifié pour diriger
•a politique extérieure, porté par son inclination
#rsonneIle et des habitudes ataviques à s'incliner
devant la volonté du maître, Bethmaim-HoUweg fut,
pendant tout son ministère, le docile serviteur de la
politique impériale et, bien que sa modération et son
caractère timoré l'éloignassent des pangermanistes,
il se laissa, sans aucune velléité de résistance,
emporter par le courant belliqueux qui, dès les luttes
balkaniques, entraînait l'.Allemagne à la guerre.
Au cours de la phase diplomatique de la guerre
de 1914, le rôle du chancelier Bethmann-Holhveg
qui, si l'on s'en rapporte à la signature des docu-
ments, apparaît comme de premier plan, fut, en
réalité, tout de façade.
On peut soutenir, sans crainte de dénaturer l'his-
toire, que le chancelier allemand, qui n'avait rien
d'un Bismarck, qui était incapable de mettre sur
pied de vastes plans politiques et dont l'ambition
personnelle ni le fanatisme allemand n'étaient assez
grands pour qu'il songeât à les satisfaire en boule-
versant le monde, n'a pas voulu la guerre et que la
responsabilité initiale des événements revient à
l'empereur, au parti de la guerre et aux pangerma-
nistes allemands et hongrois. Mais, lancé au milieu
d'événements dont l'ampleur dépassait immensément
sa propre envergure, Bethmann-Hollweg, sans douter
de ses forces, sans vouloir même réfléchir sur la
justice ou l'injustice de la cause allemande, a accepté
de collaborer avec les militaristes allemands et
d'apposer son nom au bas des actes diplomatiques
qu'ds inspirèrent. Cette guerre, qu'il n'a pas lui-même
cherchée, il l'a acceptée sans la moindre hésitation,
et la responsabilité morale qu'il porte devant l'his-
toire est par là-même presque aussi lourde que celle
de Bismarck en 1870. Instrument docile, mais non
inconscient, des pangermanistes, il s'est prêté, avec
tout son zèle et tout son machiavélisme, à la réali-
sation de leurs desseins.
Retracer toutes les circonstances où il intervint
serait refaire l'iiistoire diplomatique des origines
immédiates de la guerre de 1914. Bien qu'il ait
nominalement dirigé alors la politique allemande,
qu'il ait contribué à encourager l'Autriche-Hongrie
dans la voie belliqueuse et, du moment où elle allait
faire une tentative de conciliation, à lui couper la
retraite par l'ultimatum à la Russie, la physionomie
de von Bîthmann-Hollweg n'apparaît en pleine
lumière que lors de sa conversation du 4 août avec
l'ambassadeur d'.\ngleterre, sir Goschen.
Au conseil de guerre qui s'est tenu à Potsdam
dans la journée du 29 juillet et auquel le chancelier
a assisté, la guerre a été en principe décidée. Mais
le gouvernement allemand ne compte la mener que
contre la France et la Russie et veut s'assurer la
neutralité de l'.Angleterre. Von Bethmann-Hollweg
est chargé d'obtenir cette neutralité.
Tandis qu'il discute avec l'ambassadeur britan-
nique, il s'efforce d'empêcher l'accommodement entre
la Russie et l'Autriche, envoie à la Russie un ulti-
matum (démobilisation dans les douze heures) et
adresse à son ambassadeur en France l'ordre de
demander au gouvernement français s'il est disposé
à rester neutre dans une guerre russo-allemande. Ces
deux mesures sont bien destinées à fournir au gou-
vernement allemand un prétexte de guerre contre la
France et la Russie, et Bethmann-Hollweg, qui les
prit au nom de son gouvernement, en porte la res-
ponsabilité. Il a réussi à rendre la guerre inévitable,
et c'est un succès pour sa diplomatie. Il croit pou-
voir le compléter en obtenant enfin la garantie de
la neutralité anglaise. Au lendemain du jour (3 août)
où, sur ses instructions, l'ambassadeur allemand
porte la déclaration de guerre à la France, il a une
nouvelle entrevue avec sir Goschen, qui lui notifie la
décision de la GranJe-Bretagne de ne pas consentir
à la violation de la neutralité belge. Nullement
préparé à recevoir cet ultimatum (car il était per-
suadé que la neutralité anglaise serait en tout cas
maintenue), il apparaît comme tout à fait désemparé
par cet acte imprévu et, dans le désarroi de sa
pensée, laisse échapper la parole qui doit à jamais
LAROUSSE MENSUEL. — V.
Ile
.Ill.lTUl Il-.KW
LAROUSSE MENSUEL
le clouer au pilori de l'iiistoire : « L'Angleterre ne va
pas faire la guerre pour un chiffon de papier ! »
La guerre mondiale engagée, Bethmann-Hollweg
essaya de dégager sa propre responsabilité et celle
de l'Allemagne : d'une part, par la publication du
Livre blanc, où il s'efforçait de démontrer que la
Russie avait repoussé les propositions de médiation
faites par l'Allemagne et cherché la guerre ; d'autre
part, ens'expliquant sur le mot « chiffon de papier » de-
vant des journa-
listes américains.
Pendant la
guerre, il se mon-
tra annexionniste
et prépara plu-
sieurs plans de
réorganisation de
l'Europe centrale
sous l'hégémonie
allemande, en
particulier un
plan d'annexion
lies provinces
Baltiques.
Cependant, il
dut lutter contre
les pangermanis-
tes et les partis
de droite. Il vou-
lait, en effet, évi-
ter la guerre sous-marine que ceux-ci préparaient. Il
réussit à provoquer la chute du ministre de la marine,
von Tirpitz (1916), mais dut lui-même démissionner,
le 13 juillet 1917.
Il vécut dès lors dans la retraite et, en février igrg,
se déclara prêt à passer en jugement à la place de Guil-
laume II, assumant, disait-il, toute la responsabilité
constitutionnelle des actesde l'empereur.— L.ABESSOLR.
Bruxelles (Convention militaire franco-
belge de), conclue le 7 septembre 1920. Le traité de
Versailles nous donnait des garanties sur le Rhin,
mais il était indispensable de prendre des sûretés en
prévision d'une nouvelle attaque allemande par le
Nord.
Le sentiment de cette nécessité s'imposa avec
force aux cabinets de Paris et de Bruxelles; ils se
rendirent compte que la bataille des frontières avait
été perdue en 1914 par suite de la neutralité de la
Belgique, qui ne se croyait pas légalement autorisée
à organiser, dès le temps de paix, la résistance à une
agression éventuelle. Maintenant que sa souveraineté
n'était plus limitée, elle s'empressait de concerter
avec nous un plan de liaison et d'action capable
d'arrêter l'avance stratégique de l'ennemi commun.
L'accord militaire franco-belge fut signé, le 7 sep-
tembre 1920, par le maréchal Foch et le général
Buat pour la France, par le général Maglinse pour
la Belgique. La formalité diplomatique consista en
un échange de lettres entre les deux gouvernements,
l'un et l'autre prenant acte des conclusions des chefs
d'état-major et y adhérant. La sanction parlemen-
taire n'avait pas à être requise, s'agissant d'une
convention purement teclinique entre les deux gou-
vernements.
L'accord du 7 septembre 1920 est purement défcn-
sif : il tend à renforcer les garanties de paix et de
sûreté résultant du pacte de la Société des nations
et règle la coopération des forces franco-belges en cas
d'agression non provoquée. La Belgique réserve son
droit d'apprécier souverainement si le casus fœderis
se trouve réalisé, et une liberté complète est laissée
aux deux Etate en ce qui concerne l'établissement
des charges militaires qui seraient jugées nécessaires
pour assurer la défense de leurs territoires respectifs ;
il est donc impossible, sans mauvaise foi, de parler
d'une mainmise de la France sur la nation voisine et
amie.
La convention n'est pas limitée à la frontière du
Rhin : elle s'applique à toute agression, sur quelque
frontière qu'elle vienne à se produire. Elle comporte
un plan de défense, de mobilisation et de concen-
tration. La concentration, dans l'ancien plan de
l'état-raajor belge, était comprise dans le triangle
Malines, Louvain et Bruxelles : elle est reportée plus
à l'Est, et le camp retranché d'Anvers cesse d'être la
base de défense et de repli de l'armée belge. ■
L'accord militaire devrait être complété par un
accord naval sur la défense commune de côtes qui se
prolongent réciproquement et par des conventions
économiques. Si la Grande-Bretagne n'a pas cru
devoir y participer, du moins n'a-t-elle vu aucune
objection à cette union de la France et de la Bel-
gique, qui l'eût naguère inquiétée et qui lui apparaît,
aujourd'hui, comme une barrière indispensable contre
60 millions d'Allemands aussi dangereux pour elle
que pour nous. — Albcrl I.ekort.
Cbevalier de Xjignières (le), par Emile
Magne (Paris, 1920). — Cest là la plaisante histoire
d'un poète libertin, ami de Cyrano de Bergerac, et
elle nous est contée comme Emile Magne sait
conter. On n'a pas oublié ses études précédentes sur
la société libertine et sur la société précieuse (lu
xvn« siècle. Nul mieux que lui n'est documenté sur
477
ce temps et sur les homuoes de ce temps. Nul mieux
que lui n'est apte à les faire revivre. Celui qu'il nous
présente aujourd'hui, si le public connaît son nom,
c'est parce qu'il figure dans le Cyrano de Rostand,
et de lui il ne sait guère que l'anecdote rappelée dans
ce premier acte. Un jaloux posta cent spadassins
pour tuer un soir Lignières. Cyrano l'accompagna et
mit en déroute les cent hommes. Quel était donc ce
chevalier ?
François Payot, écuyer, sieur de Lignières, était
né, croit-on, à Senlis, le 2 novembre 1626. Son père
était conseiller au Grand Conseil ; sa famille appar-
tenait à la petite bourgeoisie. Un de ses aïeux avait
été ambassaJeur en Suisseetintendantdu Languedoc.
Lui-même eut un frère et deux soeurs, avec lesquels
il passa sa jeunesse à Senlis. Mais la petite ville lui
paraissait insupportable, ne fournissant que peu de
motifs à ses désirs de galanterie. On ne sait pas
trop comment il fit ses études. Pourtant, il apprit le
latin, le grec, l'espagnol et l'italien. Il semble qu'il
vint d'assez bonne heure à Paris et, son père étant
mort, Robert Miron, son cousin, devint son tuteur.
Robert Miron ne vit pas d'un mauvais oeil ses
goûts pour |a littérature, et il les encouragea. A
vrai dire, la poésie était l'unique occupation de
François. Il était gassendiste; il était épicurien, et,
parce qu'il avait les mêmes goûts que Cyrano — et
peut-être le même nez — il se lia avec lui. Il vit au
milieu d'un groupe d'amis. Le temps de ces jeunes
gens se partage entre les banquets où les esprits
s'amusent et les réunions austères où l'on discute
de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu.
Mais Lignières n'a pas la valeur de Cyrano et, plus
que son esprit, c'est son tempérament qui le mène.
Jouisseur, puéril, il cherche avant tout sa satisfaction
personnelle.
Sans doute, il désirait le succès, mais principale-
ment celui qu'on obtient auprès des dames ; et l'on
se souvient de l'anecdote où l'on voit Lignières boire
l'eau d'un bénitier où la jeune femme qu'il poursui-
vait avait plongé ses doigts. Il avait de l'enjouement,
de l'audace, de l'esprit. II savait composer des élégies
et des stances aussi habilement que des épigrammes,
et une confiance extrême en lui-même le soutenait
toujours. Il écrit :
De tous ceux que l'amour rend chez vous assidus,
Je soutiens que je suis celui qui vaut le plus.
Il s'écarte, d'ailleurs, avec soin des Précieuses, qu'il ne
prise guère, mais leur entourage l'enchante, pour la
légèreté des principes qui y régnent.
A vrai dire, épris de clarté et de finesse, il n'ai-
mait pas le pédantisme, et il le fit bien voir à Cha-
pelain, qu'il harcela de ses railleries. Le poète de la
Pucelle n'avait -il pas, d'ailleurs, ajouté à ses crimes
en trouvant mauvais les vers du chevalier? Mîtis
Chapelain, pour de charmantes personnes, était le
grand homme. M°"= de La Suze, à qui Lignières fai-
sait une cour pressante. M"» de Scudéry, l'Acadé-
mie, jugèrent scandaleuse la hardiesse de Lignières,
qui dut lutter contre toutes ces autorités. Pellisson,
Ménage, Gombauld, Costar, il ne les ménage pas;
mais les Pédants sont insensibles aux épigrammes.
Seule, M"» de La Suze en était blessée, et Lignières
était alors le premier à en souffrir.
Cependant, la Pucelle vit enlin le jour, et, si les
acclamations furent retentissantes, elles ne purent
couvrir le bruit de certains éclats de rire. Scarron,
Somaize, Furetière mêlèrent leurs railleries à celles
du chevalier. Mais celui-ci ne s'en contenta point, et
il entreprit une critique détaillée en vers et en
prose du poème. Ce fut la Lettre tTEraste à Philis
sur le poème de 0 la Pucelle ». Les Pédants en furent
émus, bien que Chapelain affectât le déJain, et
l'abbé Jean de Montigny écrivit la Lettre à Eraste pour
réponse à son libellé contre t la Pucelle ». Lignières
voulut répliquer, mais les autorités intervinrent, et
il ne put obtenir permission d'imprimer. Dassoucy
vint à la rescousse : son pamphlet fut saisi. Ligniè-
res, qui craignait les coups de bâton, se tint tranquille,
et comme, au surplus, il désirait se réconcilier avec
M"" de La Suze, il consentit, sans en penser un mot,
d'ailleurs, à faire amende honorable. Les querelles
s'apaisèrent.
Tout le monde se retrouva autour des poulardes
et des pots, et le temps se passa en orgies. C'est vers
ce moment que fut tracé ce portrait du chevalier :
Je vous diray en bonne prose, que c'est un homme qui a un
nez au visage comme les autres, qui a quelques dents en
bouche assez belles, et dont il s'escrime fort bien (à table
particulièrement) dont je suis témoin, qui a entre les dents
une langue fort fine et fort friande à l'usage esgalement, des
bons mots et des bons morceaux (car il nous l'a bien mon-
tré), qui n'a point aux mains de vilains ongles, sales et cro-
chus tel qu'un Bourru les pourrait avoir, que, de ces maias-
là, il ne déchire point, mais découpe fort proprement les
viandes, pour les servir à ses amis, qui n'a point des habits
ni des cheveux crasseux à la stoïque, mais beaux et longs à
la mode, et bien peignez, qui est fort bien mis et fort bien
fait de sa personne, qui n'est point curieux de linge sale,
mais du plus beau, du plus blanc et du plus fin, tant sur soy
que sur sa table quand il met la nappe ; enfin qui est ce
qu'on appelle poli, si non de la dernière politesse, au moins
de ce qui en approche de fort près.
Lignières avait tenu à se ménager l'estime d«
Bois-Robert, qui régnait sur les gens d'esprit, et
18 •
47«
aussi celle de Benserade, qui passait pour un oracle
dans les ruelles. Charles Sorel, qu'il admirait, l'in-
troduisit chez M"" de Montbel, et il l'eût aimée
autant qu'elle l'aimait si i\i°"' Ueshoulicres n'était
pas survenue. Ligmères, qui avait écrit :
Rendre fixe mon cœur, c'est fixer le mercure,
se retourna vers elle, mais elle ?e joua de lui, tandis
que M"" de Montbel l'assaillait de ses plaintes. Lassé,
enfin, entre les deux femmes, il prit le parti d'en
suivre une troisième à Rennes. Il n'y resta cu'un
LAROUSSE MENSUEL
série de demeures royales, échelonnées le long du
fleuve, on soit transporté successivement aux pé-
riodes les plus diverses et les plus émouvantes de la
monarchie française, depuis les tristes jours du roi
de Bourges jusqu'à la naissance de l'enfant royal au
nom duquel devait être attaché le titre de comte de
Chambord. C'est bien ce qu'a compris Pierre Rain
en écrivant les Chroniques des châteaux de la Loire ;
il a eu l'ambition de peindre une large fresque ; il a
été amenr à choisir les scènes les plus typiques,
celles oui évoouent de manière caractéristique la vie
îMii
rl'iSF-HnkSR^ii
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«•..
Château de Cbinon.
mois, tant on l'y fatigua de prévenances, et il revint
à Paris, mais ce fut pour s'y enflammer de nouveau.
Il se laissa prendre, cette fois, puisqu'il lut marié,
sans qu'il s'en aperçût pour ainsi dire, ou presque.
Cela fit scandale, et il se retira un temps à Senlis.
Quand il revint, il entretint commerce d'amitié
avec les frères Boileau ; mais ce ne fut pas pour
longtemps. Ils s'entendirent d'aborJ pour dauber sur
Chapelain, mais la brouille se mit bientôt entre eux,
sans qu'on en sache au juste la cause. Dès 1669, dans
ï'Eptlre à M. l'abbé des Roches, Boileau met Ligniè-
res en scène de façon désobligeante, et Lignières,
bientôt, réplique :
Des Préaux, grimpé sur Parnasse
Avant que personne en sceust rien.
Trouva Régnier avec Horace
Et rechercha leur entretien.
Sans choix et de mauvaise grâce,
II pilla presque tout leur bien ;
1 1 s'en servit avec audace
Et s'en para comme du sien.
Et blasmant nos meilleurs poètes,
Par ses satyres indiscrettes,
11 trouve sa gloire aujourd'huy.
En vérité, je lui pardonne ;
S'il n'eust mal parlé de personne,
L'on n'eust jamais parlé de lui.
Il le harcèle, et comme homme, et comme écri-
vain, et comme poète. Boileau va jusqu'à le traiter
d'idiot, mais il va plus loin encore, puisque, perfide-
ment, il cherche à diriger contre lui l'indignation des
dévots.
Mais Lignières est reçu à Chantilly chez le prince
de Condé, et il y est bien reçu. Condé l'aime et le
veut auprès de lui le plus souvent possible, ce qui
ne l'empêche pas, d'ailleurs, de se livrer en môme
temps, à Paris, à ses occupations galantes. La mort
<le Condé lui enlève son protecteur, et il semble
bien qu'alors il perd tout prestige ; ses amis l'aban-
donnent, et les salons où la philosophie a fait son
entrée lui paraissent bien ennuyeux. Il continue à
disperser poésies et épigrammes. Certaines encore
suscitent des querelles. Il songeait à réunir ses œu-
vres, lorsque, en 1704, il mourut dans l'impénitence
finale. N'avait-il pas écrit jatlis :
La lecture a rendu mon esprit assez fort
Contre toutes les peurs que l'on a de la mort.
Et ma religion n'a rien qui m'embarrasse ;
Je me ris du scrupule, et je hais la grimace.
Pourcelibertinage, le filsdu grand Condé livra aufeu
touteslespoésiesmanuscritesduchevalier. — Cl. BAiuic.
Clironlques des cbâteaux de la
XiOil*e (les), par Pierre Rain. — Les châteaux de la
Loire ont été, du xv° au xix" siècle, les témoins de
grands événements de notre histoire nationale et, si
chacun d'eux peut offrir le sujet d'une monographie
minutieuse, destinée à évoquer une époque détermi-
née, il semble qu'à v.siter, en un seul voyage, cette
des différentes cours et mettent en lumière les gran-
des figures qui les peuplèrent.
Quelques murailles éparses, entourées d'arbustes,
quelques ruines dans un parc, voilà tout ce qui reste
du château de Chinon, résidence favorite de Char-
les VII. De cette forteresse, édifiée au temps de la
puissance des Plantagenets et réunie à la couronne
par Philippe Auguste, le jeune héritier de Charles le
Fou mesurait les progrès de l'inxasion anglaise.
N' 172. Juin 1921.
lui comme de ses compagnons, Jeanne mourait sur
le bûcher de Rouen, grande martyre de la patrie.
Nul souvenir plus mémorable ne s'attache aux rui-
nes du château de Chinon que la rencontre du
timide souverain, à moitié dépossédé de son
royaume, avec l'ardente jeune fille résolue à le res-
taurer ; n'est-ce pas là que furent tracées les pre-
mières lignes d'une des plus belles pages de notre
histoire ?
De Chinon, Charles VII se rendait volontiers à
Loches. Au rapide passade de Jeanne d'Arc avaient
succédé les longs séjours d'Agnès Sorel. Mais c'est
le sort commun aux châteaux de la Loire de n'avoir
pu retenir les préférences de deux rois : le fils de
Charles VII devait élire pour résidence le manoir de
Plessis-lès-Tours, dont leï rares vestiges évoquent
toujours le maigre et tragique pro.il de Louis XI.
C'est là, du fond d'un bâtiment isolé par une série
d'enceintes, défendu par une garde farouche, que le
roi Louis gouverne son royaume et surveille l'Eu-
rope. Son regard perce les murr qui le protègent du
monde. Grand politique, absorbé dans ses intérêts
dynastiques, homme déliant et cruel, il tisse sa
légende, entouré de ses confidents sinistres, Olivier
le Mauvais et Tristan l'Krmite. Le respect qu'il
inspire est fait de terreur. Mais n'est-ce pas une ter-
reur incessante qu'il éprouve lui-même, en enten-
dant les voix de ses victimes sans nombre le pour-
suivre et le menacer? Il se réfugie dans une dévotion
puérile et bruyante ; il rançonne le peuple pour doter
les églises et les monastères ; il demande aux reliques
les plus fameuses de lui conserver ou de lui rendre
la santé ; et, lorsque la mort approche, il tremble, il
réclame des remèdes étrangers et des remèdes mira-
culeux; il implore François de Paule. Singulier con-
traste entre l'homme désemparé par l'angoisse de sa
fin et le souverain qui, jusqu'au dernier jour, s'oc-
cupe avec une froide clairvoyance des intérêts du
royaume. La sombre silhouette de Louis XI ne
cessera de dominer Plessis-lès-Toiirs.
Sur le château d'Amboise on voit encore planer
l'âme de Charles VIII. C'est là qu'il était né en 1470,
c'est là que s'écoula son enfance maladive, c'est là
qu'il devait mourir mystcrieus "ment en I4')8. Au
cours de sa brève existence, il s'était plu à transfor-
mer et à agrandir la demeure féodale, édifiée sur un
large rocher tombant à pic sur la Loire. Des cons-
tructions entreprises de bonne heure par Charles VIII,
accélérées au retour des guerres d'Italie et déjà
marquées du cachet de la Renaissance, il subsiste
seulement deux morceaux, qui sont, dans leur genre,
deux chefs-d'œuvre uniques en l'rance dans leurs
majestueuses proportions et suffisants pour assurer
Château d'Amboise.
Sans ressources, presque sans armée, mal conseillé
par des courtisans incapables, naturellement timide
et incertain, il se résignait à la défaite, lorsque, le
8 mars 1429, se présentait à la porte du château une
fille du peuple à qui sa renommée naissante avait
valu la faveur d'une audience royale. Jeanne d'Arc
venait révéler sa mission divine au dauphin que le
sacre de Reims devait établir roi de France. Il la
reçut avec une réserve qui fit vite place à la sympa-
thie et, après trois mois d'hésitations et d'enquêtes,
il la mit à même de courir défendre Orléans. Le suc-
cès rapide de celle en qui la clairvoyance populaire
saluait déjà la libératrice du pays lui valut de la
part du roi une reconnaissance enthousiaste, mais
éphémère, car, deux ans plus tard, abandonnée de
le renom d'Amboise : ce sont les deux grosses
tours par l'intérieur desquelles on pénétrait dans
le château. Charles y vécut sept années, en com-
pagnie de celle qu'il avait élue pour reine et qui
portait en dot à la couronne le beau duclié de
Bretagne.
Anne de Bretagne ne viiit résider à Amboise
qu'après son mariage, célébré dans le château de
Langeais, à sept lieues en aval de Tours. Ce château
est le seul que nous retrouvions aujourd'hui tel
qu'il était quand la jeune reine y fit son entrée et
qui ait conservé ses mâchicoulis intacts, ses tours,
ses chem.ns de ronde, ses parapets et ses créneaux,
évocation parfaite du xv^ siècle expirant, car il
était l'œuvre propre de Louis XI qui, en quelques
N' 172. Juin 1921.
années, l'avait élevé d'un seul jet et d'une seule
inspiration.
Amboise, après la mort de Charles V'III, fut aban-
donné pendant près d'un siècle. Il devait servir de
refuge à François II, lors de la fameuse conspiration
ourdie, en 1560, contre sa cour par les huguenots
impatients de soustraire le jeune roi à l'influence de
la maison de Lorraine. On connaît les détails de
cette équipée, inspirée sans doute par le prince de
Condé et où furent com-
promis de notables gentils-
hommes du royaume. On sait
que, découverte par la trahi-
son d'un conjuré, elle aboutit
à la plus sanglante des ré-
pressions. Victorieuse de ses
adversaires, la maison de
Guise convainc le roi de la
nécessité d'exécutions exem-
plaires et sans pitié, et il
s'abandonne à une vengeance
cruelle. Têtes tranchées, ca-
davres balancés aux ferrures
du balcon royal ou mutilés
au pied des potences, tel est
le sauvage spectacle auquel la
cour assiste du haut des fe-
nêtres de ce château, désor-
mais condamné par la mo-
narchie, qui fuira la mémoire
tragique de François II ,
contre laquelle sera impuis-
sant le doux souvenir de
Charles VIII.
A Charles VIII avait suc-
cédé son cou'in Louis XII,
qui voulut retenir le duché
de Bretagne en maintenant
à la veuve du feu roi son
titre de reine de France. Les
deux époux, délaissant Am-
boise, firent leur résidence
préférée du château de Blois,
vieille forteresse transformée
et rajeunie par Charles d'Orléans, père de Louis XII.
Celui-ci fit élever l'aile nord du château, la partie
la plus ancienne qui nous soit actuellement conser-
vée, où l'on distingue toute la grâce de l'école nou-
velle qui était alors la Renaissance. Dans ces bâti-
ments aux proportions simples, le « père du peuple »
mène une existence économe et bourgeoise; il n'a
pas cette cour lastueuse dont s'entourera son suc-
cesseur; il est, d'ailleurs, souvent en voyage ou en
guerre; il vit sobrement et
simplement, mais il sait, à
l'occasion, faire figure de
prince puissant, s'entourer
des plus grands noms du
royaume et donner des fêtes
vraiment royales, comme
on le vit en 1501, lors de la
splendide réception qui fut
réservée, à 131o;s, à l'arclii-
duc d'Autriche Philippe le
Beau et à sa femme, Jeanne
la Folle; toutes les richesses
venues d'Italie ou de Flan-
dre avaient été mises en
valeur pour contribuer à
l'éclat de cette réception,
où allaient se traiter de si
hautes questions politiques.
Héritier de la couronne
et gendre de Louis XII,
François I"' donna aux
châteaux de la Loire leur
plus brillante parure, cons-
truisit ie plus considérable
d'entre eux et fut, pour-
tant, le premier artisan de
leur décadence, car il se
rapprocha délibérément de
Paris , qu'il entoura de
palais somptueux : Saint-
Germain , Fontainebleau ,
Villers-Cotterets, Madrid,
le Louvre, et ne considéra
plus la vallée de la Loire
que comme un but à pro-
menades. Il séjourna à Blois
et à Amboise, sans jamais
s'y établir, étant d'humeur voyageuse. Ni sa diplo-
matie, ni ses campagnes militaires, ni sa politique
intérieure ne servirent beaucoup le pays, mais le
pays lui doit l'éternelle reconnaissance de sa réno-
vation artistique.
On ne saurait fixer les traits de cette cour perpé-
tuellement mobile dans le cadre d'aucun des châ-
teaux de la Loire : on doit, pourtant, rappeler les
transformations essentielles que François I" fit subir
au château de Blpis. Toutes les somptuosités de la
Renaissance, alors à son apogée, il les prodigua
dans des restaurations et des constructions nouvelles,
■qu'il ordonnait par un faste sincèrement désintéressé.
LAROUSSE MENSUEL
puisqu'il ne fit dans cette royale résidence que de
courts séjours motivés par la chasse. Il ne résida
pas davantage au château de Cbambord, auquel son
nom est intimement lié, « bel et somptueux édifice •,
élevé par ses soins sur l'emplacement d'une demeure
féodale à moitié ruinée, folie coûteuse, mais joyau
incomparable, dont Chateaubriand dira : • Qui ne l'a
point vu ne connaît point le génie de François l"\
c'est du Raphaël appliqué par le génie des Gaules. •
Ctiàteau de Langeais.
Durant ses rapides passages à Chambord, le roi vi-
vait entouré d'une cour nombreuse et brillante ;
lorsqu'il voulait éblouir ses hôtes, comme l'empereur
Charles-Quint, qu'il y accueillit en 1539, il savait
déployer une pompe qui fait déjà penser à l'éclat de
Louis' XIV.
C'est encore François I"' qui avait acquis à la cou-
ronne l'exquise résidence de Chenonceaux. Cette
demeure, « d'une suavité singulière et d'une exquise
Cliàtcau lie lUois.
sérénité •, était faite pour servir de cadre aux délas-
sements du pouvoir et, à côté des drames d'Ambuise
et de Blois, Chenonceaux n'évoque que des images
douces et riantes. François I''' y vint peu. Henri II
l'abandonna à Diane de Poitiers. C'est surtout le
souvenir de Catherine de Médicis qui s'y rattache et
des fêtes qu'elle y donna en l'honneur de ses fils. Fran-
çois 1 1 fut accueilli triomphalement à Chenonceaux en
1560, au lendemain des sombres jours d'Amboise.
Charles IX, roi de treize ans, y goiita de joyeuses
féeries, organisées par la reine mère. Plus tard,
Henri III, le dernier des Valois, trouva là un cadre
propice à l'organisation de ses folles orgies, où le
479
faste le plus insolent se mêlait à la pire licence
et auxquelles sa mère elle-même prenait une part
indulgente, puisque, à ce prix, elle conservait le
pouvoir.
Chenonceaux figure l'idylle entre deux drames: la
conjuration d'Amboise, de 1560, et le massacre de
Blois, de 1588. C'est au château de Blois que Henri III
convoqua, à deux reprises, les états généraux du
royaume. La session de 1576 fut couite et n'aboutit
qu'à une rupture plus nette
avec les prolestants et à
l'affermissement de la Ligue,
dont Henri de Guise devenait
le chef populaire. Le roi ne
tarda pas à voir dans son
cousin un rival dangereux et
un successeur éventuel, puis-
que le parti de la Li^ue, hos-
tile à l'héritier naturel de la
couronne, le protestant Henri
de Navarre, inclinait ouverte-
ment vers le duc de Guise.
Cette guerre des Trois-Henri
est demeurée célèbre. En dé-
cembre 1588, tandis que le?
états généraux sont derechef
réunis au château de Blois,
Henri III prépare avec une
minutie prudente un atroce
Kuet-apens. Il tend dans sa
propre chambre le piège où
son rival doit tomber ; il a
soin de faire procéder à des
transformations secrètes des
salles et des couloirs, où des
issues murées alternent avec
des cellules creusées; c'est là
que les assassins sont postés,
pendant que le roi, dissimulé
derrière une tapisserie, va as-
sister au drame et paraître
bientôt pour mesurer d'un re-
gard satisfait le grand cadavre
étendu de Henri de Guise.
Ce meurtre, suivi de celui du cardinal de Guise et
d'une série d'attentats contre les partisans de la
maison de Lorraine, fut le signal d'ime recrudescence
de la guerre civile. Douze jours après, Catherine de
.Médicis mourait dans ce même château de Blois,
que Henri III se hâta de quitter après avoir, le 15 jan-
vier suivant, congédié les états, sans avoir réussi à
les dominer.
Comme Amboise, ensanglanté par les événements
de 1560, Biois devait con-
server des tragiques exécu-
tions de 1588 un discrédit
durable et n'être plus uti-
lisé que comme prison
royale. N'est-ce pas en pri-
sonnière qu'y fut envoyée,
en 1617, la reine mère de
France, Marie de Médicis,
au lendemain de l'assassinat
de Concini et sur l'ordre
formel de Louis XIII ?
Triste et pâle séjour, dont
l'épisode le plus notable et
le plus romanesque, im-
mortalisé par le génie de
Rubens, fut l'évasion noc-
turne de la captive, favori-
sée par le duc d'Epernon.
Moins connu est le pas-
sage d'une reine de Pologne
qui vint , au début du
xviii' siècle, terminer une
vie singulière dans les salles
dégarnies du château de
Blois, auquel Gaston d'Or-
léans, qui y mourut lui-
même en lôbo, avait un
instant rendu quelque ani-
mation.
C'est une étrange aven-
ture que celle de cette
petite Nivernaise, Marie-
Casimire de La Grange-
d'.\rquien, qui, emmenée à
quatre ans en Pologne, à la
suite de Marie de Gonza-
gue, s y marie deux fuis, y
devient reine, puis, proscrite et errante, obtient
comme faveur insigne de venir mourir à Blois dans
le château en ruine. La femme de Jean Sobieski
avait, cependant, fait bonne fisure tians le monde et,
durant plus de vingt ans, s'était mêlée avec une acti-
vité tapageuse à la vie politique de son temps.
Lorsque, au lendemain de son veuvage, elle ne put
espérer maintenir sa prodigieuse fortune, on la vit
continuer quoique temps une vie somptueuse ; mais, la
ruine survenant avec la vieillesse, elle se résigna à
accepter la triste retraite que lui offrit le roi de
France. Les beaux jours de Blois étaient passés. Le
nom de la reine de Pologne ne figure pas ordinaire-
480
ment parmi leshôtesillustres du château. Son séjour
de dix-huit mois y fut, d'ailleurs, presque ignoré des
contemporains, et elle s'éteignit obscurément au
début de 1716, trois mois après Louis XIV.
Le nom de Louis XIV nous ramène à Chambord,
où le Grand Roi vint à plusieurs reprises jusqu'en
1685, sans jamais se fixer de façon durable dïms cette
résidence, dont le seul attrait était la chasse. On y
menait la vie fastueuse qui caractérise la cour du
Roi-Soleil. La table et le
jeu y tenaient grande place,
le théâtre aussi. C'est à
Chambord que Molière fit
représenter, pour la pre-
mière fois, M. de Pourceau-
gnac et le linurgeots gen-
tilhomme. Lorsque la santé
de Louis XIV eut modéré
sa violente passion de la
chasse, il ne revint plus à
Chambord, trop éloigné du
cœur du pays et surtout
d'un cadre trop étroit pour
accueillir le train de vie qui
était désormais celui de
Versailles.
De même que le château
de Blois avait reçu une
ancienne reine de Pologne,
de même, quelque dix ans
plus tard, d'autres souve-
rains détrônés de Pologne
étaient installés au château
de Chambord. Là s'arrête
le rapprochement, car Ma-
ria-Casimire avait été hos-
pitalisée comme par pitié
dans une demeure en ruine,
tandis que Stanislas i" et
Catherine, père et mère de
la reine de France, allaient
être accueillis royalement.
Ils y vécurent, de 1725
à 1733, jusqu'au jour où
Stanislas pensa succéder,
de façon durable, à Au-
guste II. On sait qu'il dut
se contenter du duché de
Lorraine. La vie que les
beaux-parents de Louis XV
menèrent à Chambord était
singulièrement différente de
celledutempsdeLouisXIV :
peu de fêtes, peu d'éclat ;
on est presque tenté de dire :
« peudeconfort ». Lesbeaux
jours ne devaient revenir
qu'avec l'hôte somptueux
que fut le maréchal de
Saxe, auquel Louis XV
concéda Chambord , en 1 745 ,
et qui devait y mourir de
mort mystérieuse en 1750.
Ce grand domaine, aban-
donné sous la Révolution,
érigé en majorât par Napo-
léon en faveur de Berthier,
faillit être sacrifié, sous la
Restauration, pour de mi-
sérables questions pécu-
niaires, lorsque, dans l'au-
tomne de 1820, au lende-
main de la naissance du
fils posthume du duc de
Berry, le comte de Calonne
émit l'idée d'acheter, par
souscription, ce royal sou-
venir de la Renaissance
pour l'offrir à l'enfant royal.
On sait comment il y réus-
sit, malgré les polémiques
ardentes soulevées autour
du projet et malgré les
contestations juridiques que nous avons vues se renou-
veler de nos jours au sujet de la propriété de cet
héritage. Devenu le patrimoine personnel de celui
qui en porta toujours le titre, à défaut de sceptre,
parure du siècle de François I"", Chambord est resté
le dernier fleuron de la couronne de France.
Sans doute, c'est principalement le xvi* siècle
qui est la grande époque des châteaux de la Loire;
c'est alors que se succédèrent les épisodes les plus
marquants de leur histoire. Cette histoire avait
pourtant commencé dès avant les jours de la Re-
naissance. Elle s'est poursuivie longtemps, assez
intimement mêlée à celle de la monarchie pour
qu'on se plaise à découvrir dans leur splendeur
inégale un reflet de chaque période et la survi-
vance de multiples souvenirs. En écrivant leurs
Chroniques, P. Rain a pris soin de ne pas négli-
ger le cadre lui-même et d'évoquer dans les détails
l'architecture disparue ou transformée de ces de-
meures illustres, de sorte que ce livre, sans avoir
la prétention d'être un guide archéologique, est ce-
LAROUSSE MENSUEL
pendant plus qu'un livre d'histoire : il aide à mieux
situer et, par suite, à mieux comprendre les évé-
nements qui se déroulèrent à l'ombre des tours et
dans le mystère des salles auxquelles il réussit à
rendre la vie. — B. Coudes de Patris.
chromidlal, e, aux [ftro] adj. Microbiol. Qui
a rapport aux chromidies ; qui a la nature des chro-
midies : On admet chez les cyanophycées (algues bleues)
Château d'^ Ctiambord.
Château de Chcnuaceaux.
l'existence d'un noyau chromidial bien distinct des
corpuscules métachromatiques. (Et. Burnet.)
cUromldie [hro,di] a.l.{AngT.hrôma, couleur).
Microbiol. Nom donné au noyau diffus de la bactérie
et de plusieurs protozoaires, à certains moments de
leur développement : Il y a plusieurs variétés de
CHROMIDIES, et le noyau des bactéries en général doit
être considéré comme des CHROMIDIES. (Et. Burnet.)
Combustibles pulvérisés (l'Économie
DES CALORIES PAR l'emploi DES). L'cconomic des
calories doit être, à l'heure actuelle, le programme
de tous les industriels consommateurs de charbon.
Non seulement il est de leur intérêt le plus direct de
la pratiquer, mais c'est en même temps un devoir
national, au moment où notre pays est en déficit
sur ses besoins en combustibles.
Dansie but de réaliser ce programme, de nombreux
groupements d'industriels, de savants, d'ingénieurs
se sont formés pour mener le bon combat et diffuser
les indications suivantes : la bonne marche d'un
N' 172. Juin 1921.
foyer dépendant, au premier chef, du chauffeur (un
récent concours de chauffeurs a montré que, si le
premier vaporisait 8 kg. 502 d'eau par kilogramme de
charbon, le dernier n'obtenait plus que 5 kg. 925
avec les mêmes éléments), il faut donc commencer
par l'éJuquer et lui montrer l'importance de sa
tâche, l'instruire par des leçons pratiques.
Pour l'appareillage, il faut exiger que les chau-
dières fonctionnent avec le minimum d'ouvertures
pour éviter un trop grand
excès d'air de combustion,
surveiller les déchets du
cendrier et rechercher soi-
gneusement les imbrûlés
dans les scories et les mâ-
chefers, éviter les pertes
de chaleur par les surfaces
et les conduits non calo-
rifuges, éviter les rentrées
d'air sur le parcours des
gaz de la combuçtion et
faire en sorte que ceux-ci
ne s'échappent pas à plus
<le 200° C, utiliser les cha-
leurs perdues et les eaux
chaudes de retour ou de
condensation, recueillir
toutes les fuites de vapeur
ou d'eau chaude, leur uti-
lisation étant toujours pos-
sible dans une usine.
Quant à l'emploi dans
les appareils, il faut sur-
veiller l'usage de la vapeur
dans les fabrications, dans
les machines, les chauffe-
ries ; faire de fréquents
contrôles de marche des
chaudières, de l'emploi de
la vapeur, du réglage des
appareils, des machines à
vapeur, la consommation
de ces dernières pouvant
s'exagérer, par suite d'un
dérangement de distribu-
tion, par exemple.
Ces importantes pres-
criptions peuvent apporter
quelques économies dans
les installations existantes;
un peu de soin peut faire
rentrer en caisse de nota-
bles sommes inutilement
gaspillées autrement. Mais
la lutte contre le gaspillage
des calories peut avoir lieu
d'une façon plus efficace en
étu liant une meilleure uti-
lisation des lois de la com-
bustion. Le tendement ac-
tuel des fours métallur-
giques est le plus souvent
dérisoire ; c'est ainsi que l'oa
admet pour :
les fours de forge, un rende-
ment de . . 5 à 10 p. 100*
les fours à puddler, un rende-
ment de . . 3 a 5 p. 100
tes fours poussants, un rende-
ment de . . 20 à 50 p. 100
les chaudières, \in rendement
de 50 à 75 p. 100
C'est-à-dire qu'en pratique,
sur I kilogramme de char-
bon, on n'en utilise réelle-
ment que 30 à 100 grammes
dans la plupart des fours
eiui-age. C'est exposer com-
bien la marge est considé-
rable et quelles espérances
sont laissées aux inventeurs.
Pour comprendre la rai-
son d'une aussi faible uti-
lisation, étudions brièvement les réactions de la
combustion du charbon dans un foyer.
Le charbon brûlant avec une quantité d'air suffi-
sante se transforme en anhydride carbonique en
dégageant 94.3 calories ou millitherraiespour 12 gram-
mes (poids atomique) de carbone.
(i) C -t- 2O = CO-
carbone oxygène anhydride
— — carbonique
Si l'air est en quantité insuffisante, il se forme un>
oxyde moins oxygéné, l'o.xyde de carbone: [CO]
(2) C + O = CO -H 26,1 mlllilh.
carbone oxygène oxyde
— — de carl>one
L'oxyde de carbone est lui-même combustible,
(3) CO -t- O = CO' -t- 68,2 miUith.
oxyde oxygène anhydride
de carbone — carbonique
en donnant le produit ultime d'oxydation, l'anhy-
dride carbonique ; la somme des millithermies déga-
N' 172. Juin 1921.
gées sera la même, que le charbon passe directement
de l'état de carbone à l'état anhydride carbonique
ou que la transformation ait lieu par les passages
successifs de charbon en oxyde de carbone, puis en
anhydride carbonique.
Si le charbon est en couche épaisse, de telle façon
que l'anhydride carbonique déjà formé se trouve en
contact avec une zone incandescente, le gaz se
réduit, en formant de l'oxyde de carbone:
(4) CO- + C
anhydride carboae
carbonique —
2CO
oxyde
de carbone
Telles sont les réactions les plus usuelles, se passant
dans un foyor sous l'influence de l'oxygène de l'air.
On voit aussitôt que la combustion doit s'eilcctuer
avec une quantité d'air suffisante pour former CO';
Chaudière cbaufTi^e au charbon pulvérisé (système Fuller ;
A, uorui de la chaudière; B, trémie d'aliDieulation du charbon ;
C. brftlour : a, ai-rivee du charbon ; b, air pour lu combustion.
Le système n'est intéressant qu'en marche continue;
la nécessité d'entretenir le gazogène, durant larrùt
des fours, empêche alors la méthode d'être écono-
mique.
Le foyer à grille reste le plus mauvais des appa-
reils, même en brûlant le charbon en couche mince,
rechargeant le combustible par-dessous, pour éviter
LAROUSSE MENSUEL
le jet, sur le feu, de charbon froid qui, distillant
aussitôt ses matières volatiles, perd celles-ci dans
les fumées. Dans quelques cas, on cherche à opérer
la combustion en deux temps: la grille peu alimentie
d'air donne de l'oxyde de carbone, que l'on brûle
dans une chambre de combustion consécutive avec
un apport d'air supplémentaire. En évitant la dilution
des gaz du foyer par de l'air en excis, on maintient
une chaleur plus intense, améliorant ainsi le rende-
ment du combustible.
Emploi des combustibles pulvérisés. — Une méthode
nouvelle pour nous vient d'être importée d'Amérique,
où elle est en application depuis plus de cinquante
ans. Cette met I .ode consiste dans l'emploi des combus-
tibles pulvérisés, méthode essentiellement intéres-
sante par la gran.le économie qu'elle réalise en utili-
sant au mieux des combustibles, même dé ectueux.
Cet emploi est basé
sur le principe sui-
vant: un mélange
d'air et de charbon
pulvérulent se com-
porte absolument
comme un gaz, se
déplaçant de la
même façon dans
les conduites; allu-
mé, ce mélange
brûle complète-
ment à l'air.
En pratique, le
charbon doit être
réduit à l'état de
fine farine; mais ce
résultat ne peut
s'obtenir qu'après
une dessiccation
soignée, laissant au
plus I à 2 p. 100
d'humidité.Lecom-
bustible pulvérisé
est transporté aux
foyers d'utilisation,
où il est comburé
dans un brûleur à
gaz, avec la quan-
tité d'air néces-
saire. Le réglage
étant très aisé, la
combustion est
complète, même en présence des cendres. Celles-ci
sont aussitôt fondues ; elles s'écoulent en gouttelettes
dans le cendrier. Enfin, avantage précieux, analogue
à celui présenté par le gaz ou les huiles lourdes, l'opé-
ration finie, ime fermeture de valve supprime toute
dépense.
L'installation utilisant le charbon sous forme pul-
vérulente comprend deux parties distinctes:
1° la préparation du charbon pulvérisé,
2° la distribution aux foyers d'utilisation.
1° Préparation du charbon pulvérisé. — Le combus-
tible arrivant de la
mine est concarsé
grossièrement à la
grosseur d'une
noix.débarrassédes
débris de fer par
passage dans un
trieur magnétique,
puis envoyé au sé-
chage. Cette opéra-
tion a généralement
lieu en faisant cir-
culer le charbon en
sens inverse d'un
cheminement de
gaz chauds, dans
une tour verticale
ou un cylindre ro-
tatif horizontal.
Du séchoir, le
combustible est
conduit aux pulvé-
riseurs. Ceux-ci doi-
vent le transformer
en farine. Plusieurs
appareils sont uti-
lisés (broyeurs à
boulets, à galets, à
palettes, etc.), tous
réalisant parfaite-
ment la pulvérisa-
tion avec une dé-
pense variant de
15 à 40 chevaux par tonne-heure, selon les dispo-
sitifs. La matière broyée se présente en poudre impal-
pable, gris bleu pour les cokes, noir brun ou marron
pour les houilles plus ou moins riches en produits
organiques.
Tous ces broyeurs fonctionnent sans bluterie;
certains possèdent un séparateur à vent ; les parties
légères étant envoyées à l'utilisation, tandis que les
parties lourdes subissent à nouveau l'action du
broyeur.
481
2° Distributton du combustible pulvérulent. — La
poudre est utilisée selon deux procédés:
a) La poudre est transportée jusqu'à une trémie
placée près du foyer ; le transport s'effectue par vis
liélico'idale (système Fuller) ou par entraînement avec
Pulvéro-brtileur appliqué au chauffage d l.
'_.-: .. rjcUaufler.
del'air comprimé. Le brûleurétant en communication
directe avec la trémie, ce procéJé convient pour les
fours à grosse consommation et pour les chaudières.
b) La distribution réalise un circuit fermé, le
charbon étant en suspension dans l'air, des branche-
ments reliant les brûleurs à la conduite de circulation.
Selon les brevets, les installations présentent quel-
ques modifications ; dans les deux systèmes les plus
répandus, la marche du combustible est la suivante :
Dans le procédé Holbeck, exploité en France par
la Société de la combustion rationnelle, le charbon
pulvérulent, au sortir du séparateur à vent, est
emmagasiné dans une trémie. De là, une vissansfin le
fait tomber dans l'ouïe d'un ventilateur, où il est
emporté en suspension dans l'air au sein d'une légère
conduite en tôle. Cette conduite, disposée à l'aplomb
des foyers, est munie de branchements en commu-
nication avec les brûleurs. Le charbon non utilisé
est ramené à la trémie initiale, d'où il se sépare
de l'air qui le convoyait; le charbon peut à nouveau
être repris et recommencer le cycle. Nous avons ici,
dans ce procédé, un transport de poussières, en sus-
pension dans l'air formant circuit fermé. Le mélange
de charbon et d'air convoyé est incombustible, car
l'air qu'il contient est absolument insuffisant pour
aleur, .ippliqué au chauITage d'un four À bidons.
déterminer la combustion (3 à 4 mètres cubes par
kilogramme de charbon). De plus, se déplaçant à la
vitesse de 25 mètres à la seconde, indispensable pour
maintenir les poussières en suspension, il ne peut y
avoir d'explosion par retour de flamme.
Dans le système Covert, de la Société pour l'utili-
sation des combustibles pulvérisés, le charbon pré-
paré par la centrale de pulvérisation est emmagasiné
dans une trémie portant à sa base un éjecteur d'air
comprimé. Cet éjecteur entraîne une certainequantité
482
de cnarbon dans une chambre où le mélange air-
charbon s'opère. Le mélange est ensuite chassé par
un ventilateur dans la conduite de distribution et
revient en circuit fermé à ce même ventilateur en
circulant continuellement; des branchements sur les
conduites mènent le charbon aux brûleurs, où des
contrôleurs règlent le débit du combustible.
Selon l'importance de l'installation, sa distance de
l'usine de pulvérisation, le genre de fours en usage,
on emploie les transports par vis ou les chasses en
conduites fermées; ce dernier mode permettant des
parcours de 700 mètres et même davantage.
Les briileurs en usage sont disposés pour donner
un mélange intime d'air et de combustible ; naturel-
lement, une arrivée d'air supplémentaire est néces-
saire pour comburer complètement le mélange de la
conduite ; chaque grain de charbon doit être entouré
d'une gaine pour le brûler instantanément. De fait,
l'inflammation est immédiate, la âamme formée
acquiert un volume considérable en dégageant une
très grande chaleur; les gaz rejetés à la cheminée
tiennent de 13 à 17 p. 100 de CO', sans oxyde de
carbone, indice d'une parfaite combustion. Quant à
la qualité du combustible employé, sauf pour
certains fours métallurgiques, où l'on recherche le
maximum de chauffe, elle importe peu en réalité,
comme nous le verrons plus loin: des résultats sur-
prenants ont été obtenus avec des houilles très
cendreuses.
Une telle installation avec centrale depulvérisation,
séchage, etc., ne convient qu'aux grandes usines; la
consommation doit être au moins de 900 kilogrammes
à l'heure. On a cherché à faire bénéficier les petits
consommateurs des avantages de cette façon d'uti-
liser les combustibles en créant des appareils pour
les petites installations; de là est née l'idée des aéro-
pulvériseurs.
Dans ceux-ci, un broyeur à palettes broie le
charbon simplement séché à l'air, tandis qu'un venti-
lateur monté sur le même bâti entraîne la poudre
directement dans le brûleur, l'aéropulvériseur étant
disposé à quelques mètres du foyer ; tels sont le
pulvéro-brûleur et le turbo-pulvériseur. Ces engins
doivent contribuer à la diiiusion de l'emploi des
combustibles pulvérisés, leur marche n'exigeant
qu'une faible force motrice(6à8chevauxpour25oki-
logr. à l'heure) ; leur adaptation est aisée, très rapi-
dement, à la chauffe des fours, des chaudières, etc.
Applications des combustibles pulvérisés. — Les
applications, soit en grandes installations, soit en
nombreuses petites, par aéropulvériseurs, montrent
combien le procédé est intéressant. Du four à ciment
qui en fut le berceau il s'est rapidement répandu
dans la métallurgie, où il est appliqué à toutes sortes
de fours, depuis les fours à recuire à basse tempéra-
ture jusqu'aux fours Martin pour élaborer les aciers;
partout, il donna une torte économie de combustibles.
Les chiffres suivants se passent de commentaires:
dans un four Martin de 28 tonnes, on arrive à ne
brûler que 225 kilogrammes par toime d'acier, au lieu
de 360 brûlés par un gazogène, c'est-à-dire dans
des conditions considérées comme bonnes.
Dans un four à puddler, la consommation descend
de 1.350 kilogrammes par tonne de fer à 550.
Dans le chauffage des chaudières, de semblables
constatations eurent lieu ; une étude de la qualité du
combustible a montré que, même avec des charbons
cendreux, des poids notables d'eau étaient vaporisés :
de la fine ^ à 16 p. % de cendres, de 7.215 calories de pouvoir
calorifique vaporise 8 kg. 800 d'eau par kil.
Courrières (poussier) à 35p. % de cendres vaporises kg. 660,
poussier de sctiistes et lignites à 65 p. % de cendres donnait
encore 2 k. 700.
D'où l'emploi de combustibles jusqu'ici absolument
dédaignés. L'application de tourbe séchée et pulvérisée
a montré aux ingénieurs suédois qu'elle valait le meil-
leur charbon brûlé sur grille, dans une locomotive.
On a également adapté le combustible pulvérisé
au chauffage central des immeubles; à Seattle, petite
ville américaine, il existe une intallationdecegenre;
le combustible, pulvérisé dans une usine spéciale, est
livré dans des camions clos dans chaque maison où,
par une conduite soufflée, on alimente les appareils.
Quels sont les avantages qui peuvent résulter de
l'emploi des combustibles pulvérulents ? Nous avons
vu, par les chiffres ci-dessus, que l'économie résul-
tant d'une meilleure combustion, de la suppression
des pertes dans les scories, de l'emploi d'un charbon
sec, pouvait atteindre jusqu'à 35 p. 100 de la consom-
mation antérieure, eu même temps que le rendement
des fours augmentait.
L'usage du combustible pulvérisé présente dans
son emploi un grand nombre de commodités compa-
rables à celles données par le gaz : combustion
complète avec minimum d'air ; mélange parfait du
combustible et du comburant ; possibilitéderécupérer
', la chaleur des flammes perdues ; obtention de tem-
pératures plus élevées ; souplesse de réglage et
adaptation du chauffage à toutes les opérations mé-
tallurgiques ; suppression de la main-d'œuvre d'ame-
née du charbon aux foyers, de l'entretien et du char-
gement des feux, de l'enlèvement des cendres ; écono-
mie de place ; possibilité de maintenir plus de propreté
dans les usines; suppression des fumées, des étin-
LAROUSSE MENSUEL
celles, etc. ; avantage de pouvoir utiliser des combus-
tibles défectueux (poussiers, tourbe, lignite), etc.
En résumé, on peut conclure que la combustion
des charbons, sous la forme pulvérulente, marque un
très grand progrès vers la réalisation du programme
que nous avons fixé au début de cet article, sur
l'économie des calories. — M. Molini*.
Coiupte-flls différentiel. Les compte-
fils sont des appareils servant à évaluer le nombre
de fils par unité de longueur dans un tissu donné,
aussi bien dans le sens de la chaîne que dans celui
de la trame. Cette valeur étant l'une des caractéris-
tiques du tissage, sa connaissance présente un intérêt
dans un grand nombre de cas.
Le compte-fils, d'usage courant depuis longtemps,
est composé d'une petite équerre double en laiton,
portant encastrée une simple
lentille convergente au travers
de laquelle l'opérateur compte
le nombre de fils visibles par
une ouverture pratiquée dans
la monture, et de largeur égale
à l'unité de mesure choisie.
Lorsque l'on veut augmenter
l'approximation, on donne à la
lentille une plus grande dimen-
sion et à l'ouverture une largeur
multiple de l'unité. Dans ce cas,
on est obligé de diviser le nombre
de fils comptés par le nombre
d'unités choisi pour la largeur de
l'ouverture. Si, pair exemple,
cette grande ouverture a 3 cen-
timètres, un tissu moyen pouvant avoir 30 fils par
centimètre, on sera amené à compter 90 fils. On se
rend compte qu'une telle opération présente certaines
difficultés. Il est nécessaire, en effet, de suivre les fils
avec une pointe, car les fils du tissu produisent par
leur régularité une sorted'éblouissement. Aussi est -on
parfois amené à répéter l'opération de comptage une
seconde fois, pour acquérir la certitude du nombre
trouvé. II peut, en outre, y avoir doute sur les points
de départ et d'arrivée, qui sont chacun à un demi-fil
près. Enfin, il y a nécessité d'un calcul supplémentaire
dans le cas d'emploi d'un appareil grand modèle à
ouverture multiple et dans celui du passage d'une
unité à une autre; par exemple: transformation du
nombre de fils par centimètre en nombre de fils par
quart de pouce.
Le nouveau compte-fils à lecture immédiate, sys-
tème Servais, que nous allons décrire, est basé sur
l'observation d'un moirage qui apparaît lorsque l'on
superpose au tissu à pn -,,
mesurer un réseau ^ ^ ^.^ ^3 2k 25
dont le nombre de li-
gnes par imité de lon-
gueur est connu. Ce
réseau de lignes pro-
duisant avec le tissu
le phénomène d'in-
terférence constitue
l'appareil même.
Sans entrer dans
l'établissement et la
discussion mathéma-
tiques des diverses
formes de réseaux
pouvant produire ce résultat, nous donnons ci-dessous
l'une des formes commodes, qui a été adoptée par
l'inventeur.
En recouvrant cette figure d'une mousseline ou gaze
fine transparente et régulière et dont le nombre de fils
est compris entre 20 et 40 au centimètre, le lecteur
pourra se rendre compte lui-même du phénomène.
Le réseau de lignes, dans sa définition la plus
générale, est constitué par un support, transparent
ou non suivant sa destination, sur lequel les lignes
sont formées par une discontinuité matérielle quel-
conque (épaisseur, surface, transparence, homogé-
néité, opacité, etc.).
L'appareil a été avantageusement réalisé en for-
mant les lignes par gravure sur une plaque de verre
au moyen d'une machine à diviser spécialement éta-
blie. Ces lignes sont noircies, et la gravure est pro-
tégée par un second verre fixé au premier par une
bordure commune. Entre ces deux verres est inter-
calée et repérée une double graduation imprimée sur
fond blanc et placée de part et d'autre du réseau qui
est à jour dans l'intervalle.
Pour utiliser l'appareil, on le place simplement à
plat sur le tissu, son sens longitudinal étant orienté
dans la direction des fils (de trame ou de chaîne)
dont on veut connaître le nombre par unité de lon-
gueur ; le moirage d'interférence, dont l'observation
est plus facile en fermant l'un des deux yeux, appa-
raît alors, et l'on peut lire sur les graduations le nom-
bre cherché. Ce moirage se manifeste sous l'une des
deux formes représentées selon la position relative
du compte-fils et du tissu. Ces deux figures sont suf-
fisamment explicites pour faire comprendre le mode
de lecture sur les graduations.
Le nombre de fils indiqué se trouve précisément
sur la ligne virtuelle qui sépare les ombres d'inter-
H' 172. Juin 1921
^
férence en deux groupes distincts dirigés respective-
ment vers la droite et la gauche.
Pour certains tissus qui ne permettent pas une
lecture aussi facile, soit par suite du peu de visibilité
des fils, soit en raison de leurs ondulations, la ligne
de lecture s'apprécie plus aisément en donnant à
l'appareil un léger mouvement alternatif de rotation
autour de la région où la direction des ombres se
rapproche le plus de la verticale.
Pour les tissus non opaques, l'appareil peut être
employé avantageusement par transparence. L'appa-
reil peut être gradué, à la partie supérieure, en quarts
de pouce et, à la partie inférieure, en centimètres.
On se rendra un compte exact du fonctionnement
en remarquant que, sur la ligne de lecture, il y a
coïncidence complète sur toute la largeur du réseau
entre les écarts des lignes de ce dernier et ceux des
^ ^ 5 6 7 8 9W
23456 789*0
Modèle de réseau.
fils du tissu. Dans l'examen par transparence, cette
ligne paraît claire, s'il y a superposition des fils et
lignes du réseau ; elle apparaît sombre, au contraire,
si les fils se trouvent dans les intervalles des lignes
du réseau et réciproquement.
On remarquera également que l'écart des lignes
du réseau varie suivant une loi linéaire et que, par
conséquent, la loi de graduation est hyperbolique.
Enfin, si l'on déplace ua repère verticalement sur
le réseau, toutes les fois que l'on rencontre une
ombre, il y a un fil de différence entre le tissu et le
réseau, d'où lenomde différentiel donné à l'appareil.
La régularité des ombres de moirage étant en rap-
port avec la régularité des fils du tissu, on peut
constater les irrégularités locales dans le serrage du
tissu par les discordances de lectures faites sur les
deux graduations de l'appareil, lorsque celui-ci porte
deux graduations semblables en haut et en bas.
Le compte-fils différentiel système Servais permet
^£ZJ829_30 31 32 33 '^^^^tI^^JJ2S 29
La lecture, dans chacune de ces deux figures, est de 20 fils par unité de longueur.
une lecture de la mesure instantanée, emportant
comme conséquences une économie appréciable de
temps, une diminution de fatigue et la possibilité
de multiplier des mesures vérificatives sur les diffé-
rentes parties du tissu. Les erreurs auxquelles on
est exposé avec le compte-fils ordinaire sont rendues
impossibles avec le nouvel appareil ; l'approximation
des mesures est augmentée, et cet ingénieux dispositif
est appelé à rendre de précieux services dans l'indus-
trie textile. — G- Laisel et C. Dueosc.
France. Historique des ministères (Suite).
Cinquième ministère Rtbot (20 mars-j septembre igi7).
— A défaut du président de la Chambre, Paul Des-
chanel, qui préféra, dans les circonstances, conserver
ses hautes fonctions, le chef de l'Etat s'adressa à
Alexandre Ribot, dont l'autorité, le savoir et l'expé-
rience, unis à de la fermeté et à de l'énergie, pou-
vaient donner au gouvernement la force indispensable
en cette année critique de la guerre. Le nouveau
ministère fut constitué le 20 mars 1917 :
Présidence du Conseil et Affaires
étrangères Alexandre Ribot.
Justice René Viviani.
Intérieur Maivy.
Finances ' Joseph Thierry.
Guerre Paul Painlevé.
Marine Amiral Lacaze.
Instruction publique et B:aux-Arts. . T. Steeg.
Travaux publics et Transports Desplas.
Ravitaillement général et Transports
maritimes Maurice VioUctte,
Commerce, Industrie, Postes et Télé-
graphes Clémentel.
Agriculture Tcriiaiid David.
Colonies Maçinot.
Travail et Prévoyance sociale Léon Bourgeois.
Armement et Fabrications de guerre. . Albert Thomas.
If 172. Juin 1921.
Sous-secrétaires d'Etat :
Affaires étrangères (blocus) Denys Cochin.
Finances Albert M6tin.
Guerre (admitiistration générale de
l'arméel René Besnard.
(Service de santé militaire). . . . Justin Godart.
Aéronautique militaire Daniel Vincent.
Instruction publique et Beaux-Arts
(Boaux-.Arts) Albert Dalimier.
Marine (marine marchande) Louis Nail.
Travaux publics (service des trans-
ports) Albert Claveille.
Travail et Prévoyance sociale Roden.
Armement et Fabrications de guêtre
(service des inventions intéres-
sant la défense nationale) . . Jules-Louis Breton.
( Service des fabrications de
guerre) Louis Loucheur,
Un décret du 4 juillet 1917 transféra, en efiet, au minis-
tère des travaux publics et des transports : 1° les attributions
dévolues au ministre du ravitaillement général et des trans-
ports maritimes et concernant les transports maritimes;
2* les attributions dévolues au ministère des finances concer-
nant les assurances maritimes. Le ministère du ravitaille-
ment général et des transports frtaritimes devint le ministère
du ravitaillement général.
Anatole de Monzie, député, fut, par un second décret
du 4 juillet 1917, nommé sous-secrétaire d'Etat des trans-
ports maritimes et de la marine marchande au ministère des
travaux publics et des transports, en remplacement de Nail.
Un décret du 3 juillet 1917 rattacha au ministère de l'ar-
nument et des fabrications de guerre les services de l'impor-
tation des combustibles minéraux et du ravitaillement général
en combustibles de toute nature, dépendant du ministère du
ravitaillement et des transports. Ces services furent dirigés
par le sous-secrétaire d'Etat des fabrications de guerre
(Loucheur).
Le 2 août, l'amiral Lacaze et Denys Cochîn donnèrent
respectivement leur démission. Le ministre de la mirine fut
remplacé par Charles Chaumet, avec Jacques-Louis Du-
mesnil comme sous-secrétaire d'État. (I>écret du 10 aoflt.)
Le 4 aoijt, Viviani, garde des sceaux, fut chargé de
l'intérim du ministère de ^'intérieur, en l'absence de Malvv.
Le 17 août, Albert Métin remplaça Denys Cochin aux
afiaires étrangères (blocus).
Malvy, ministre de l'intérieur, démissionnaire le 31 août,
fut remplacé par intérim, le i" septembre, par Steeg, mi-
nistre de l'instruction publique.
.\près la déclaration de guerre des Etats-Unis à l'Alle-
magne, André Tardieu, député, fut mis à la tète d'un haut
commissariat, chargé d'assurer la coordination de toutes les
missions techniques.
Après trente-deux mois de guerre, on venait
d'assister à un premier recul des armées ennemies
et à la délivrance d'une partie du sol national.
Mais ce recul n'était, sans doute, que la préface de
nouvelles batailles, et la déclaration ministérielle,
lue au Parlement le 21 mars 1917, traçait à chacun
son devoir.
.\u gouvernement la direction politique de la
guerre, l'organisation et l'entretien des armées, les
relations avec les gouvernements alliés pour assurer
l'action combinée des forces combattantes ; mais au
chef choisi par lui liberté complète pour la concep-
tion stratégique, la préparation et la conduite des
opérations. Les ministres exercent ces hautes attri-
butions sous le contrôle des Chambres. L'harmonie
ne doit pas exister seulement entre le gouvernement
et le haut commanJeraent, o mais aussi et surtout
entre le gouvernement et les Chambres, dépositaires
de la volonté nationale. Le gouvernement ne peut
rien sans elles et, de leur côté, les Chambres épuise-
raient inutilement leur énergie, si elles ne l'exerçaient
pas pour donner au gouvernement toute sa force ».
Si les campagnes de presse tendant à discréditer
le régime ou à dissoudre les forces de la défense
nationale devaient être interdites, au même titre que
les informations tendancieuses ou mensongères de
nature à égarer les esprits, la liberté de discussion
serait respectée, le gouvernement préférant des cri-
tiques, même injustes, • à ce mol optimisme qui ne
peut qu'énerver les énergies de la nation ».
A l'intérieur, une pensée directrice et une inces-
sante vigilance feraient converger vers le but com-
mun les efforts multiples des services publics et des
initiatives privées; à l'extérieur, l'unité de vues et
d'action entre les Alliés serait fortifiée. Les enne-
mis du germanisme disposaient aujourd'hui d'effectiis
supérieurs et de moyens matériels égaux ; ce qui fai-
sait leur force, c'est le sentiment qu'ils défendaient
la cause du droit, c'est que nos alliances n'étaient
pas fondées tmiquement sur des intérêts, mais vivi-
fiées par un idéal commim, par l'esprit de liberté et
de fraternité.
La politique de guerre est un ensemble dont toutes
les parties se tiennent. L'effort économique et fiscal
devait donc marcher de front avec l'effort militaire,
et il était aussi nécessaire que convenable d'éviter
tout gaspillage, tout étalage de luxe, pendant que nos
soldats mouraient pour le pays.
Ce programme, défendu et développé par le pré-
sident du conseil, obtint l'assentiment unanime des
440 votants.
Après avoir rendu hommage â la loyauté du tsar
Nicolas, qui s'était montré toujours très fidèle à ses
devoirs d'allié, le président du conseil avait adressé
au peuple russe le salut de la démocratie française.
Il eut bientôt à l'adresser au peuple américain,
lorsque le président Wilson eut obtenu des as.^em-
blées compétentes le droit de déclarer la guerre à
LAROUSSE MENSUEL
l'Allemagne, t Nous avons tous, dit-il à la Chambre,
le sentiment que quelque chose de grand et qui
dépasse les proportions d'un événement politique
vient de s'accomplir ». C'était, en elïet, une date
mémorable que celle du 2 avril 1917, et l'envoi aux
Etats-Unis, sans mission déterminée, du ministre
Viviani, en compagnie du général Joffre, montrait
assez le prix que la France attachait au geste désin-
téressé du nouveau monde. La délégation reçut
partout un accueil triomphal; ses membres furent
l'objet des plus délicates prévenances et, par une
faveur insigne, Viviani put prendre la parole, du
haut de la tribune, à la Chambre des représentants.
Le gouvernement et l'offensive de l'Aisne
{avrtl 1917). — L'offensive française du 16 avril 1917,
qui devait coïncider avec ime offensive générale
sur les autres fronts, avait été arrêtée dans ses
grandes lignes aux conférences interalliées de Chan-
tilly (15-16 novembre 1916). Le procès-verbal des
décisions prises porte les signatures du général
Wielemans pour la Belgique, des généraux Robert-
son et Douglas Haig pour l'Angleterre, du général
Porro pour l'Italie, du colonel Rudeanu pour la
Roumanie, du général Palitzine pour la Russie, du
général Rachitch pour la Serbie, du général Joffre
pour la France.
Le général Nivelle modifia le plan de son prédé-
cesseur, mais prépara activement des opérations
qu'il croyait devoir être décisives. La guerre traînait
en longueur; quelques symptômes de lassitude ou
d'impatience se manifestaient; nombreux étaient
ceux qui, aux armées ou dans le pays, souhaitaient
qu'on essayât d'en finir. La première crise du com-
mandement s'était donc dénouée par l'éloignement
d'un chef temporisateur et par la nomination d'iui
partisan de l'offensive immédiate.
Lorsque la révolution de mars I9t7 eut immobilisé
les divisions russes et que les Allemands, en pré-
vision de l'attaque projetée, se furent repliés derrière
une ligne très difficile à rompre , il eût été plus sage,
en présence d'une nouvelle situation stratégique,
d'attendre l'arrivée des renforts américains. Mais le
général en chef ne crut pas devoir ajourner l'exé-
cution de son plan, convaincu que sa méthode, qui
avait réussi sur un front très court, conviendrait à
des opérations de plus grande envergure; il pensait
que l'ajournement de l'otlensive laisserait le champ
libre à nos ennemis en Italie, en Russie, en Macé-
doine; enfin, aux armées comme à l'intérieur, beau-
coup souhaitaient qu'on tentât d'en finir, et, depuis
la menace de guerre sous-marine à outrance, l'opi-
nion britannique se manifestait en ce sens.
Le 6 avril, sur l'initiative du président de la Répu-
blique, se tint à Compiègne une conférence à laquelle
assistaient, outre le chef de l'Etat, le président du
conseil, les ministres de la guerre, de la marine et
de l'armement, les généraux Nivelle, de Casteinau,
Franchet d'Esperey, Pétain et Micheler. Il ne fut
pas dressé de procès-verbal, parce que la conférence
n'avait pas le caractère d'une séance du conseil
supérieur de la guerre.
Le généralissime était opposé à l'idée d'une demi-
bataille, dont le succès et l'exploitation seraient
limités à l'avance ; mais il déclara que si, au bout
de quarante-huit heures, le front ennemi n'était pas
brisé, il ne fallait pas s'obstiner dans une entreprise
qui eût exigé de très lourds sacrifices, probablement
inutiles. Il défendit son point de vue avec beaucoup
d'énergie, convaincu qu'il remporterait au moins un
succès honorable et estimant qu'un résultat simple-
ment local ne serait pas négligeable, s'il aboutissait
à la conquête du massif de Laon, au dégagement de
Reims, au décollement de la Champagne. Il avait
reçu des instructions formelles ; tant qu'elles ne
seraient pas rapportées, il n'avait pas à s'en écarter,
et il demanderait son remplacement comme générai
en chef si on lui donnait de nouvelles directives
jugées par lui inacceptables au point de vue mili-
taire. Il offrit, d'ailleurs, sa démission, et on a dit qu'il
l'eût maintenue sans les instances d'un de ses cama-
rades de promotion, le sénateur Boudenoot, qui vint
à cet effet au quartier général.
Le gouvernement s'en rapporta au général Nivelle
et n'intervint pas pour limiter les opérations. Il ne
songea pas à renoncer à une offensive préparée
depuis plusieurs semaines, d'accord avec les Alliés,
et à défaut de laquelle nous eussions été exposés à
être nous-mêmes attaqués à bret délai, ainsi que le
pensait le général Micheler.
L'offensive du 16 avril fut interrompue le 22, et
Nivelle substitua au plan primitif des projets limités
à l'occupation du Chemin des Dames et de l'ancien
fort de Brimont. On a prétendu que, cédant à des
influences parlementaires, Painlevé avait donné l'or-
dre de l'arrêter ; il s'en est défendu devant le Parle-
ment et dans sa brochure la Vérité sur Voffensue
du 16 avril igiy (1919). Ce qu'on peut lui reprocher,
c'est de ne s'être pas carrément opposé, s'il en était
temps encore, à une opération qu'il désapprouvait,
au lieu d'adopter l'idée d'une offensive sous condi-
tion. Si le front ennemi n'a pas été rompu, c'est
parce que l'organisation des transports était défec-
tueuse ; que nous n'avions plus (par suite du repli
allemand) une assez grande surface de terrain d'ofien-
483
sive organisé pour pouvoir surprendre l'ennemi ; que
les intempéries continues de la saison équinoxiale
s'ajoutèrent à l'insuffisance de la préparation ; que,
trois jotu^ avant l'attaque, les Allemands trouvèrent ,
dans la sacoche d'un sergent-major mort au feu, un
plan d'engagement donnant l'horaire de la manœuvre
de la 37" division et des divisions voisines. Il y eut
des fautes commises dans la conception, la prépara-
tion, l'exécution, et les évacuations de blessés lais-
sèrent à désirer. L'offensive du 16 avril échoua en
tant qu'opération décisive, puisqu'elle n'aboutit qu'à
la possession du sommet des plateaux de Moronvil-
liers et de Craonne. Elle eut, du moins, l'avantage de
retenir sur notre front des forces qui, libres de ce
côté, eussent permis aux Austro-Allemands de brus-
quer la situation en Russie et en Italie.
Modifications dans le haut coumandeuent et
dans la politique de guerre. — Le général Pétain,
chef d'état-major de l'armée au miniitère de la
guerre depuis le 29 avril, succéda, le 15 mai, au gé-
néral Nivelle, et le général Foch devint chef d'état-
major général.
Le nouveau généralissime, dont la nomination fut
approuvée par le gouvernement britannique, était
très aimé des poilus, parce qu'il les aimait lui-même.
Aussi parvint-il à rétablir très vite la discipline, un
moment ébranlée sous l'impression de l'échec de
l'offensive. II y eut, à la fin de mai et au commen-
cement de juin, des mutineries collectives. Painlevé
fit signer un décret suspendant, en pareil cas, le
droit de revision et le recours en grâce ; mais cette
mesure de salut public, sans effet rétroactif, n'eut
pas à être appliquée, et le nombre des exécutions,
après procédure régulière, fut heureusement très peu
considérable. Plus que les sanctions disciplinaires,
la bienveillance et la douceur du généralissime rame-
nèrent l'ordre dans les rangs, et ce fut au milieu
d'ovations enthousiastes que fut célébrée à Paris, le
14 juillet, la « Fête des drapeaux ».
La Chambre des députés discuta en comité secret
les interpellations sur les responsabilités politiques
et militaires ensagées dans les opérations offensives
d'avril 1917. L'ordre du jour Renoult-Klotz, adopté
le 7 juillet 1917, affirma le droit du Parlement d'exer-
cer pleinement son contrôle sans s'ingérer dans les
opérations, le devoir du gouvernement de garder en
mains la politique de guerre, d'assurer à tous les
degrés le respect des idées de discipline et de justice
égale pour tous, de réaliser avec les Alliés une répar-
t.tion des forces ennemies permettant de concilier
l'effort militaire avec les nécessités de la vie écono-
mique. Le ministre Painlevé avait exposé les prin-
cipes auxquels obéirait désormais le gouvernement :
C'en doit être fini des plans ambitieux et téméraires dont
ces apparences grandioses dissimulent mal le vide et l'impré-
paration ! (Applaudissements sur les bancs du parti socialiste.)
C'en doit être fini des conceptions prétendues « à laNapolèon •,
obstinément inspirées d'une école que la réalité a démentie
et qui prétendent disposer et mettre en pièces, en quelques
jours, des armées qui sont, en fait, des nations en armes.
(Tris bien.' très bien/ sur les mêmes bancs.)
Une politique de guerre rationnelle, positive, dont la pru-
dence n'exclut en aucune façon l'énergie, qui calcule les
forces en présence, les moyens d'exécution, leur portée, qui
ne demande pas l'impossible aux poitrines humaines, mais
tire de la machine de guerre sous toutes ses formes le maxi-
mum de ce qu'elle peut fournir, voilà la méthode de guerre
qui s'impose à nous depuis longtemps, mais aujourd'hui plus
que jamais. Cette méthode, messieurs, est celle du gouver-
nement.
C'est par elle que nous pourrons durer et rester forts jus-
qu'aux suprêmes batailles ; c'est par elle que nous twurrons
apporter, aux heures décisives, à nos alliés, en même temps
qu'une armée nombreuse et admirablement entraînée, tout
un puissant outillage de guerre et d'artillerie lourde qui sera
un élément essentiel de la commune victoire. Cette méthode,
non point passive, mais habilement active, fructueuse en ré-
sultats, économe de vies humaines, c'est celle qui inspirera
désormais les opérations de nos armées.
Nous pouvons en avoir la certitude, messieurs, puisque le-
chef qui est aujourd'hui à leur tête s'est fait depuis long-
temps le protagoniste de cette méthode, à une époque oii il y
avait quelque mérite à comprendre et à dire ce qu'il a
compris et ce qu'il a dit. (Vi/s applaudissements à gauche et
à l'extrême gauche.)
Le général Mangin avait été relevé de son com-
mandement sur la proposition du général Nivelle, à
la fin d'avril : dès le mois de juillet, le ministre de la
guerre lui offrit un commandement identique à celui
qu'il accepta plus tard de Clemenceau.
Le Sénat, sauf quelques abstentions, vota à l'ima-
nimité, après un comité secret, l'ordre du jour de
confiance présenté par l'amiral de La Jaille, en
même temps que par les autres présidents de
groupe.
L'effort fiscal. Les impôts cédulaires. — La
réforme de notre système fiscal fut achevée en 1915-
1917, c'est-à-dire pendant la guerre. Elle avait pour
but de réaliser l'établissement de l'impôt sur le re-
venu d'après le double système cédulaire et global
et la suppression des quatre contributions directes.
Le projet Caillaux, voté par la Chambre le 9 mars
1909, fut, comme on l'a vu, fragmenté par le Sénat,
et les parties de la réforme d'abord réalisées fvu^nt
les suivantes :
Transformation de l'impôt foncier et du régime des
valeurs mobilières par la loi du 29 mars 1914; éta-
blissement de Vimpôt complémentaire sur h revenu
484
global prescrit par la loi du 11 juillet 1914, modifiée
par la loi du 30 décembre 1916, qui institua la décla-
ration obligatoire. En d'autres termes, en dehors de
l'impôt complémentaire sur le revenu global, trois
cédules étaient d'ores et déjà instituées : 1° sur les
revenus des propriétés foncières bâties ; 2° sur les re-
venus des propriétés foncières non bâties; 3° sur les
revenus des valeurs et capitaux mobiliers.
Pour compléter le système, il restait à instituer les
cédules s'appliquant aux revenus suivants :
1° bénéfices du commerce, de l'industrie et des
charges et offices ; 2° bénéfices de l'exploitation
agricole; 3° traitements, indemnités et émoluments,
salaires, pensions et rentes viagères; 4° revenus des
professions libérales et de toutes occupations lucra-
tives non dénommées dans les précédentes caté-
gories. (Ce fut l'objet de la loi du 31 juillet I9I7-)
Le système d'impôts directs applicable à partir du
I" janvier igi8 comprit ainsi : d'une part, une série
d'impôts cédulaires portant séparément sur chaque
sorte de revenus; d'autre part, un impôt général
atteignant l'ensemble des ressources des contribua-
bles, au-dessus d'une limite fixée par la loi, et
se superposant aux autres taxes. Il a été exposé
d'autre part.
Les manœuvres défaitistes. Les offres de paix.
— Il n'importait pas seulement de maintenir la disci-
pline dans l'armée : il fallait aussi combattre l'agi-
tation pacifiste qui tendait à affaiblir le moral du
pays et réprimer les manœuvres de trahison.
« Durant toute cette année 1917, a écrit depuis le
président Poincaré, où ont fléchi tant d'esprits qui,
jusque-là, s'étaient signalés par leur fermeté, en
ces jours tragiques où la trahison, enhardie par la
longueur de nos épreuves, rôdait autour de nous, ont
commencé tout à coup, dans des réunions privées ou
secrètes, des conférences diffamatoires et de mysté-
rieuses distributions de tracts défaitistes. Le but
était la paix quand même; le moyen consistait à re-
jeter sur la France une part des responsabilités de
l'Allemagne.
0 Ces misérables inventions ne pouvaient alors
s'étaler au grand jour, mais elles ne s'insinuaient
pas moins dans tous les coins du pays, dans les cam-
pagnes, dans les usines, dans les tranchées. Elles
passaient même à l'étranger...
1 Le bon sens public a eu alors raison de ces pro-
pos venimeux, mais il est resté, cependant, par en-
droits, un peu de poison dans les âmes. Il n'y avait,
pourtant, parmi ces colporteurs de lâcheté, qu'un
très petit nombre d'agents conscients de l'ennemi.
La lassitude, le découragement, la tristesse crois-
sante des pertes subies, avaient prédisposé de très
braves gens non seulement à enregistrer sans discer-
nement les accusations les plus absurdes, mais à les
répandre eux-mêmes avec une sorte de complaisance.
C'est miracle qu'une telle propagande, poursuivie
sous le manteau après trois ans de guerre, n'ait pas
fait plus de ravages et n'ait pas fini par nous enlever
toutes les chances de victoire. »
En même temps que les manœuvres pacifistes,
qui exploitaient la lassitude née de la lenteur de la
guerre et de la situation économique, l'agitation so-
viétiste exerçait dans certains milieux une influence
dissolvante : il y eut des grèves, et l'on se demanda si
elles avaient toutes un caractère exclusivement pro-
fessionnel.
De la part de l'Allemagne, on était en droit de
s'attendre à tous les procédés déloyaux; on avait les
raisons les plus fortes de ne pas croire à la sincérité
de ses offres de paix et, même, aucune suite ne fut
donnée à celles que formula l'empereur d'Autriche
par l'intermédiaire de son beau-frère, le prince Sixte
de Bourbon. Nous consacrerons un article spécial à
ces curieuses négociations et aux conversations que
le comte Revertera eut, en Suisse, avec le comte Ar-
mand. De plus en plus convaincus que la solution
définitive serait obtenue par la force et seulement
par la force, les Alliés ne crurent pas devoir prendre
au sérieux la résolution du Reichstag sur la paix
(19 juillet), ni, d'autre part, entrer dans la voie que
leur recommandait la note pontificale du i"' aoiît
suivant. (V. Lar. Mensuel, 1918, p. 523.)
Affaires de Russie. — Le gouvernement qui s'é-
tait constitué après l'abdication du tsar Nicolas était
résolu à continuer la guerre, en spécifiant que les
Alliés devaient conclure une paix sans annexions ni
indemnités, sur la base du droit des peuples de dis-
poser d'eux-mêmes ; mais les extrémistes deman-
daient déjà la cessation des hostilités, à la grande
satisfaction de l'Allemagne, qui ne manqua pas de
tirer parti d'un état d'esprit si favorable à ses inté-
rêts. Le ministre socialiste Albert Thomas se rendit
en Russie pour expliquer aux révolutionnaires que
les Alliés ne recherchaient aucun avantage impéria-
liste. Deux députés du môme parti. Marins Moutet
et Marcel Cachin, allèrent prendre contact avec leurs
camarades russes, qui les invitèrent à assister au
Congrès de Stockholm. L'invitation fut acceptée par
le conseil national du parti socialiste; mais Ribot
n'admit pas que des Français, dans des conjonctures
aussi graves, prissent séance aux côtés d'Allemands
et d'Autrichiens dont les sentiments pour la France
lui demeuraient suspects, et, sans mettre en doute
LAROUSSE MENSUEL
les intentions des délégués, il leur refusa des passe-
ports. L'affaire vint devant la Chambre, qui siégea en
comité secret, du i"" au 5 juin. Les députés Moutet
et Cachin exposèrent les résultats de leur voyage ;
Briand et Ribot donnèrent des éclaircissements sur
la mission qu'avaient naguère remplie auprès du tsar,
avant la révolution de mars, Gaston Douraergue et
le général de Castelnau. Le ministère n'eut contre
lui que 52 voix, et son attitude fut approuvée par
la conférence interalliée de Londres (8 août 1917).
Les débats s'étaient terminés, après le rejet des or-
dres du jour socialistes, par l'adoption de l'ordre du
jour suivant :
La Chambre des députés, expression directe de la souve-
raineté du peuple français, adresse à la démocratie russe et
aux autres déruocraties alliées son salut.
Contresignant la protestation unanime qu'en 1871 ûrent
entendre à l'Assemblée nationale les représentants de l'Al-
sace-Lorraine malgré elle arrachée à la France, elle déclare
attendre de la guerre qui a été imposée à l'Europe par
l'agression de l'Allemagne impérialiste, avec la libération dos
territoires envahis, le retour de l'Alsace-Lorraine à la mère-
patrie et la juste réparation des dommages.
Eloignée de toute pensée de conquête i et d'asservissement
des populations étrangères, elle compte que l'effort des ar-
mées alliés permettr<i — le militarisme prussien abattu —
d'obtenir des garanties durables de paix et d'indépendance
pour les peuples grands et petits, dans une organisation dés
maintenant préparée de la Société des nations.
Confiante dans le gouvernement, etc.
Affaires de Grèce. Mission Jonnart. Abdica-
tion de Constantin. Triomphe des venizelistes.
— Les ministres alliés, qui se trouvaient, depuis le
13 décembre, en rade de Salamine, rentrèrent à
Athènes le 24 mars 1917, mais pour constater que
le gouvernement du roi continuait de suivre une
politique anticonstitutionnelle et germanophile. La
France, la Grande-Bretagne et la Russie, garantes
de la Constitution hellénique par le traité de 1863, se
décidèrent enfin à un acte de vigueur indispensable,
cent fois justifié par l'attitude de Constantin. Ribot
eut à lever les dernières hésitations des gouverne-
ments britannique et italien. S'il n'y réussit pas à
l'entrevue de Saint-Jean-de-Mauiienne (19 avril 1917),
il fut assez heureux, le mois suivant, à Paris, pour
convaincre Lloyd George et lord Robert Cecil d'en
finir avec la question grecque par l'envoi à Athènes
d'un haut commissaire français, chargé d'exiger l'abdi-
cation de Constantin; il les décida à ne pas laisser
aux mains des Grecs les récoltes de Thessalie et
même à faire contribuer un petit contingent anglais
à l'occupation de cette province. La question de
l'abdication fut discutée à Londres, à la fin de mai,
dans une conférence à laquelle assistaient le président
Ribot, accompagné des ministres de la guerre et de
la marine, du général Foch et de l'ancien ministre
Jonnart, choisi comme haut commissaire. Il fut décidé
que le général Sarrail, dont l'Angleterre eiit désiré le
rappel, serait maintenu en fonctions et que, si le roi
refusait d'abdiquer, il serait procédé à l'occupation
de l'isthme de Corinthe.
Parti de Paris le i" juin, Jonnart s'entretint, le 7,
à Salonique, avec Venizelos. Son premier acte fut,
dans la matinée du 11, de demander au président du
conseil, Zaïmis, l'abdication du roi, qui pourrait, au
surplus, désigner son successeur à l'exclusion du
diadoque. Un conseil de la couronne, composé des
anciens présidents du conseil, à l'exception de Veni-
zelos, fut convoqué par Constantin, qui se soumit à
la volonté des puissances et s'éloigna après avoir
abdiqué en faveur de son second fils, le prince
Alexandre, âgé de vingt-quatre ans.
L'ordre ne fut pas troublé à Athènes, malgré les
manifestations et excitations auxquelles se livrèrent
les germanophiles, au son du tocsin. Une proclama-
tion du haut commissaire avait fait connaître au
peuple grec l'esprit de notre politique, et l'ex-roi
avait lui-même conseillé le calme. D'ailleurs, des
dispositions avaient été prises, d'accord avec le géné-
ral Sarrail et l'amiral Gauchet. Un détachement
franco-britannique pénétrant dans la zone neutre,
entre la Grèce royaliste et la Grèce venizeliste, oc-
cupa Elassona et marcha sur Larissa, chef-lieu de
la Thessalie, que Constantin avait transformée en
place d'armes; le commandant de la garnison déclara
qu'il ne ferait aucune résistance, mais le feu fut ou-
vert traîtreusement sur notre cavalerie, qui riposta
victorieusement{i2 juin). D'autres troupesoccupèrent
l'isthme de Corinthe, et celles qui étaient à bord des
escadres débarquèrent au Pirée. Le blocus fut levé à
partir du 16 juin.
Venizelos, rentré bientôt en Attique, reprit le
pouvoir le 25 juin, et, lorsque Jonnart quitta Athènes
(7 juillet), les libéraux travaillaient à la réconcilia-
tion des éléments patriotes du pays. Le gouverne-
ment hellénique déclara la guerre aux ennemis de
l'Entente; il procéda à une réorganisation militaire
sous le commandement des généraux français Bra-
quet, Bordeaux et Gramat, et les contingents grecs
vinrent grossir l'armée de Salonique, désormais as-
surée contre les intrigues politiques qui gênaient son
action. Le 26 août 1920, Venizelos justifia sa poli-
tique devant la Chambre : un ordre du jour, véritable
censure de la politique constantinienne, approuva ses
déclarations.
N' 172. Juin 1921
Une conférence interalliée se réunit à Paris
25-26 juillet cour élaborer un nouveau programme
d'action en Orient ; la Roumanie et la Gièce y avaient
été convoquées. La résolution adoptée, et à laquelle
le cabinet britannique n'aJhéra que plus tard sous
conditions, proclama la volonté des Alliés de com-
battre aussi lonstemps que l'indépendance des peuples
n'aurait pas été garantie contre les récidives germa-
niques.
DÉMISSION DU MINISTÈRE RiBOT (7 Septembre 1917).
— Depuis que le gouvernement avait refusé des
passeports aux socialistes pour le congrès de Stock-
holm, l'union des partis s'était trouvée rompue; il y
avait, à la Chambre, un groupe d'opposition. Et
puis, plusieurs membres du cabinet, pour des raisons
diverses, furent amenés à se retirer. Ce fut d'abord
(2 août) l'amiral Lacaze, qui s'était opposé à ce que
la commission de la marine eût des pouvoirs d'en-
quête. Ce fut, le même jour, Denys Cochin, qui se
plaignait de n'avoir pas été suffiramraent renseigné
sur la manière dont avaient été conduites les opéra-
tions offensives du i5 avril, de n'avoir pas siégé à U.
conférence interalliée tenue à Paris, en juillet, au
sujet de la Grèce, de n'avoir pas été admis à lire au
conseil des ministres une lettre du cardinal Gasparri
où étaient formellement reconnus nos droits de pro-
tectorat en Orient, mais dont Ribot estimait que le
conseil n'avait pas à la connaître, parce qu'elle avait
un caractère privé. Ce fut enfin (i" septembre) le
ministre de l'intérieur, Malvy, que Clemenceau, à
la tribune du Sénat, avait, le 22 juillet, pris violem-
ment à partie, et qui était l'objet d'accusations sur
lesquelles la haute Cour fut appelée dans la suite à
se prononcer.
Le 7 septembre, Ribot remit la démission du
cabinet au président de la République, qui le pria
de conserver la direction des affaires ; mais les
socialistes, y compris Albert Thomas, lui notifièrent
qu'ils lui refusaient son concours, et Painlevé ne
voulut pas faire partie d'un gouvernement auquel
ne collaborerait pas le parti unifié. Devant cette
exclusive, Ribot renonça à la mission qui lui avait
été confiée. — J. Desoranoes.
Histoire de Krance contemporaine
DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU'A LA PAIX DE I9I9,
publiée sous la direction d'Ernest Lavisse : t. I"' :
La RÉVOLUTION (1789-1792), par P. Sagnac; t. II :
La RÉVOLUTION (1792-1799), par G. Pariset; t. III :
LECoNSULATETL'EMPiRE,parG.Pariset(Paris,i92i).
— L'œuvre monumentale qu'avait élevée depuis 1900
E. Lavisse avec l'aide d'une pléiade de collaborateurs
soigneusement choisis par le maître s'achève, après
une interruption de dix années. Coup sur coup, neuf
volumes vont paraître dans le cours de 1921 ; mais
ils ont été préparés, écrits, corrigés avec le plus
grand soin et tout à loisir. Rien ne sent la hâte dans
les trois premiers, dont nous nous bornons à rendre
compte aujourd'hui, mais, tout au contraire, une
méthode extrêmement sévère et un travail appro-
fondi. On ne peut, cependant, louer sans réserve
l'ensemble de ces trois volumes, de valeur inégale. Il
semble que les auteurs, quoique certainement guidés
par l'éminent maître qu'est Ernest Lavisse, ne se
soient pas placés, pour les écrire, au même point de
v>ie. L'histoire de la Révolution, quoique deux vo-
lumes lui soient consacrés, celle de l'Empire sont
incomplètes. G. Pariset semble avoir volontairement
laissé de côté toute une partie de l'activité nationale
et gouvernementale depuis 1792 jusqu'en 1815 ; de
plus, alors qu'il a écrit l'histoire de l'administration
impériale et présenté sous ses différentes faces la vie
de la nation pendant le règne de Napoléon, il s'est
le plus souvent borné à écrire l'histoire politique de
la Révolution.
Le volume de P. Sagnac, écrit avec netteté, est
tout à la fois précis et imagé. 11 donne du premier
mouvement révolutionnaire une impression saisis-
sante, sans recourir au tableau trop coloré, aux por-
traits héroïques, aux phrases ampoulées. Il refait,
après d'autres, le récit des événements que nous
connaissons tous, parce qu'il s'adresse à un autre
public que celui des historiens et qu'il ne faut pas
dédaigner les faits; mais, constamment, il en dégage
la raison d'être, en marque d'un trait la philosophie.
Tout s'enchaîne avec logique : la Révolution, dont
il a montré les signes avant-coureurs dans le dernier
chapitre de l'histoire de France s'opère d'abord
« pacifiquement 11 ; les hésitations du roi et de la
cour la rendent bientôt violente; la révolution pari-
sienne, qui s'est marquée dans les idées peu à peu,
se concrétise tout à coup dans les faits, lesquels ont
leur répercussion sur l'ensemble du territoire ; le roi,
qui n'a su ni diriger ni canaliser, est traîné à la
remorque. Sans lui, et contre son gré, s'exécutent les
réformes voulues, étudiées, votées par l'Assemblée
nationale. Une des plus graves, celle de l'Eglise, qui,
• de propriétaire devient salariée », est l'objet d'une
discussion approfondie; mais, « infatuée de sa toute-
puissance, soutenue par une foule de prêtres »,
l'Assemblée ne voit point le péril ; elle marche à la
guerre civile sans la vouloir. « Une religion nouvelle,
la religion de la Patrie et de l'Humanité cherche-
t-elle à absorber la religion traditionnelle », comme le
1
les ^H
Supolément au n* 172. Juin 1921.
EXPOSITION HOLLANDAISE
485
LE MARCHE AUX POISSONS, tableau d'E. de VVittc (Rotterdam). — Phot. Giraudon.
LA FILEUSE, tableau de N. Macs (Amsterdam). — Phot. Giraudon.
FETE DE FAMILLE, tableau de Jan Steea (Musée du Uauritsbuis, à La Haye). V. p. 490. — Pbot. Giraudon.
LAROUSSE MENSXJEL. — V.
t8'
486
EXPOSITION HOLLANDAISE
Supplément au n' 172. Juin 1921.
LA CUISINIERE, tableau de J. Venneer (Amsterdam). — Phot. Giraudon.
LA RÊVEUSE, tableau de N. Macs (Amsterdam). — Phot. Giraudon.
VUE DE DELFT, tableau de Jobaaacs Vermcci (Musée du Mauritsbuis, à La Haye). V. p. 490. — Phot. Girauilua.
Supplément au n* 172. Juin 1921.
EXPOSITION HOLLANDAISE
487
LE JOYEUX BUVEUR, laMpau de Frans Hais (Amsterdam . — Pliot. Giraudo i. LE BOUFFON, tableau de Frans Hais (au baron de Rothschild). — Phot. Giraudon.
MOULIN PRÈS DE WUK, province j:Ulmkl, tableau de Jacob Isaac van Ruisdaûl (Musée de l'État, 1 Amsterilam). V. p. 40a. — Thot. Giraudoa.
EXPOSITION HOLLANDAISE
Supplément au n' 17è. Juin 1921.
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a
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z
o
«• 172. Juin 1921.
croit l'historien ? C'est plus douteux. Plusieurs
constituants, catholiques de tradition, tout imbus
des principes de l'Encyclopédie, sont tentés de
transformer la religion traditionnelle en celle de la
Patrie et de l'Humanité; peut-être, mais àcôtéd'eux
et dans la majorité encore, ii y a simplement des
gallicans qui, continuateiirs de Louis XIV, pour ne
pas dire de Bossuet, veulent profiter des circons-
tances pour affirmer leur indépendance temporelle
et administrative vis-à-vis du saint-siège.
On ne peut suivre pas à pas l'hiçtorien dans son
récit, quoiqu'on aime à voir présenté et expliqué par
lui l'essai de monarchie constitutionnelle enrayé par
la résistance de la contre-révolution. Tout ce volume
fournit à lui seul un ensemble dans les événements,
comme dans la façon de l'auteur de les présenter :
(lu 5 mai 1789 au 20 septembre 1792, c'est l'écrou-
lement d'un monde, c'est l'avènement d'un autre.
B Une immense espérance a traversé les cieux»,en
1792 comme trois ans plus tôt : « Au delà du champ
de bataille de Valmy, les Français entrevoyaient à
l'horizon les peuples s'embrassant, le genre humain
régénéré par la liberté et la fraternité, le paradis
réalisé sur la terre. »
La Convention, en proclamant la République,
inaugure l'ère nouvelle. Quoique issue d'un sutirage
populaire, l'assemblée est composée d'I.omraes de
loi, d'administrateurs locaux, hommes faibles pour
la plupart, mais illuminés d'une âamme intérieure
que l'ambiance de la capitale aura vite fait de trans-
former en une torche incendiaire. Entraînés par les
passions populaires, les députés les plus raisonnables
se trouvèrent amenés à émettre des votes contraires
à ceux que leur conscience leur aurait dictés. Jamais
assemblée ne se mentit plus effrontément à elle-
même; jamais députés ne furent moins libres que
ceux qui prétendaient instaurer la liberté.
Et, pourtant, l'œuvre de la Convention est considéra-
ble, et G. Pariset n'a pas tort de la magnifier. Maiscette
œuvre confuse aurait demandé à être classifiée. En
suivant au jour le jour les débats, sans d'ailleurs
leur donner une apparence de vie, l'historien n'a pu
mettre en valeur chacune des parties de cette œuvre.
La vie même de la France sous la Révolution
— la vie économique, la vie sociale, la vie littéraire,
la vie artistique — n'apparaît que par échappées et
toujours en fonction de la vie politique qui absorbe
tout. Sans doute, la Convention et, plus fard, Bona-
parte, sont le point de mire du pays ; sur Paris se
modèle la province; mais la petite ville, la cam-
pagne ont leur vie propre; l'historien d'un ouvrage
comme celui-ci se doit de l'évoquer. Car, enfin, cela
importe plus au Français d'aujourd'hui de connaître
la vie de ses ancêtres pendant la tourmente que de
se prononcer entre Danton et Robespierre. Sans
tracer de portraits, ce qui est un procédé littéraire,
partant condamnable aux yeux d'une certaine école,
G. Pariset s'efforce de déterminer la part de chacun
des protagonistes du drame ; il le fait, d'ailleurs, avec
le soin qu'il met dans chacune de ses recherches.
Quoiqu'il fasse toutes réser\es utiles sur la moralité
de Danton, il sent sa politique plus nationale et, sur-
tout, plus humaine; maisil la croit moins adaptée aux
nécessités du moment ; Robespierre, à ses yeux, a rai-
son de préférer à la réconciliation impossible l'étroit
gouvernement d'un parti qui nécessite le fonctioime-
ment de la Terreur : étrange conception des néces-
sités gouvernementales ! Le gouvernement révolution-
naire est, aux yeux de Robespierre, une nécessité
passagtre ; toujours sous le voile du provisoire, le
pouvoir excuse ses abus ; mais le pouvoir de la terreur
a sa théorie, comme il a ses méthoJes. G. Pariset
étudie l'une et l'autre avec le souci constant de l'exac-
titude : il en montre la naissance à Paris, la difïusion
en province, les conséquences matérielles et morales :
né de la guerre, la victoire le soutient, mais la guerre
religieuse le ruine. Danton et Robespierre s'accordent
à sentir le danger des profanations qui accompagnent
la proclamation du culte de la Raison; ils tiennent à
maintenir le principe de la liberté des cultes; le
culte de la Patrie qu'ils essayent d'instaurer, plus
tard celui de l'Etre suprême, plus tard, encore, celui
des théophilanthropes ne font qu'accroître l'anarchie
où finira par sombrer la France directoriale.
Le Directoire, aboutissement direct de la politique
thermidorienne, avait-il les qualités vitales requises
à tout gouvernement ? G. Pariset le croit, malgré les
apparences; il montre comment, ayant à faire face à
une situation difficile, ayant à liquider les erreurs
du passé, il a tenté de gouverner en consolidant
l'œuvre révolutionnaire. Mais l'autorité aflaiblie
par le couperet de la guillotine lui manquait; il lui
fallut céder devant l'autorité militaire ; la Révolution
devait périr de la guerre qu'elle avait provoquée.
A vrai dire, le coup d'Etat de Brumaire faussait à
peine plus que ceux de Prairial et de Fructidor l'équi-
libre de la République; mais celuiqui l'avait accom-
pli eut vite fait de mettre de côté les scrupules cons-
titutionnels de Sieyés : « Messieurs, vous avez un
maître qui veut tout faire, sait tout faire, peut tout
faire», aurait dit celui-ci, désabusé. Science, volonté,
omnipotence, Bonaparte avait en main tout le néces-
saire pour dominer la situation qu'en quelques
semaines il allait transformer.
LAROUSSE MENSUEL
Malgré l'évident principe de l'auteur, qui consiste à
écrire une histoire impersonnelle, évitant les appré-
ciations pour laisser parler les faits, on sent, dès le
début, G. Pariset hostile à l'œuvre de Bonaparte.
Cependant, le tableau qu'il en trace est imposant.
Pourquoi faut-il qu'il soit aussi manifestement
incomplet, et pourquoi, quelles que puissent être ses
opinions intimes, l'historien a-t-il à ce point « démi-
litarisé NapoUon » ? Sur 438 pages, 37 seulement
sont consacrées aux campagnes napoléoniennes, et
cela est évidemment surprenant. L'historien les a,
sans doute, supposées suffisamment connues, depuis
cent ans quelles ont fait l'objet d'études d'ensemble
ou de détail. De même qu'il a jugé inutile de résu-
mer Thiers ou Houssaye, il a considéré l'œuvre
diplomatique comme assez nettement exposée par
Sorel ; les deux chapitres qu'il y consacre sont trop
Ernest Lavisse, né â Nouvion-en-ThiémôBe (,Ai_sne), en 1842.
ccurts pour être originaux ; l'histôtfen se borne à
relater les faits principaux, à jalonner les étapes de
cette randonnée lormidablequi conduit Napoléon du
camp de Boulogne à Moscou, sans tfe'Bter la synthèse
de cette pol. tique mégalomane et imprudente, certes,
mais au moins digne d'être discutée : Napoléon per-
dit l'Empire pour en vouloir trop étendre les limites.
Mais comment expliquer l'état politique et écono-
mique de la France napoléonienne, sans la situer
au milieu de cette Europe, dont la transformation
exerçait sur elle une constante action ?
Après les guerres civileset extérieures, le Consulat
semble ouvrir une ère de paix : ce sont ces <i pacifi-
cations consulaires », plus encore que ses victoires,
qui assurent à Bonaparte l'immense popularité qui
1 auréole en 1804 et lui permettent de ceindre la
couroirne impériale. C'est la pacification continentale
qui, au lendemain de Marengo et de Hohenlinden,
est consacrée par le traité de Lunéville; c'est lapaci-
cation maritime qui s'opère, non sans difficultés, à
Paris, puisa Amiens; c'est la pacification intérieure,
par la fin des troubles de l'Ouest et l'organisation
d'un système administratif et luridique, qui a survécu
un siècle; c'est la pacification religieuse par la fusion
des deux Eglises et la négociation du Concordat, plus
délicate que celles poursuivies avec l'Autriche ou
l'Angleterre. En moins de deux ans, la France est
transformée. Sans doute, le pays ne s'aperçoit pas
aussitôt de l'immensité de la transformation; il ne
manifeste pas sa j oie par ses cris et ses danses, comme
aux jours de la Révolution le peuple des faubourgs
manifestait la sienne de ses sanglants triomphes.
Mais faut-il donc tant de cris pour témoigner sa joie ?
« Unpeupleheureuxn'apasd'histoire », dit-on parfois,
parce que, dans le calme et la paix, sous la protection
des lois, il travaille et féconde la terre. La 1 rance du
Consulat est sat.s:aite ilu calme et de la paix retrouvés;
elle a mesuré la vanité des manifestations bruyantes;
elle est, pourrait-on dire, blasée de spectacles.
Mais cette apparente apathie, cette indifférence
croissante pour les affaires publiques, encourageront
le Premier Consul à abuser du pouvoir qu'on lui a
laissé prendre ; le despotisme va naître de la trop
grande soumission des masses et de l'épuisement des
élites. Cependant, ce régime impérial, malgré la li-
berté museUe, malgré la guerre déchaînée à nou-
veau, est, grâce à la main du maître, singulièrement
fécond : l'historien, après avoir rapidement esquissé
les cadres de l'Etat impérial, a très soigneusement
étudié r t organisation sociale », sur laquelle les pré-
cédents hi-toriens de l'Empire n'avaient à peu près
rien dit ; il montre comment vivait cette population
de 28 à 29 millions d'habitants (départements de
489
l'ancienne France) ; quels étaient les salaires de la
classe ouvrière et comment elle commençait à s'or-
ganiser, sous l'œil bienveillant du gouvernement : la
suppression des corporations était, dès 1800, considé-
rée par d'excellents esprits comme une des erreur»
de la Révolution. Le conseil d'Etat défendait en
majorité le principe de cette suppression, mais Bona-
parte penchait « pour la liberté » : t En conservant
tout ce que la Révolution a dû proclamer de nou-
veautés uti es, disait-il à Mollien, je ne renonce pas
aux bonnes institutions qu'elle a eu le tort de dé-
truire. » Les associations professionnelles se reconsti-
tuèrent peu à peu, ainsi que le compagnonnage, qui
n'avait jamais complètement disparu, mais qui se
développe sous l'Empire au point de grouper une
trentaine de métiers. On note même, avec une so-
ciété de prévoyance qui se fonde à Liège sous l'égide
gouvernementale et qui comprend les ouvriers et
employés des mines de l'Ourthe, les premiers symp-
tômes de ce que G. Pariset appelle, en forçant un
peu le terme, du « socialisme d'Etat ».
L'Empire ne fut ni un temps de grandes misères,
ni une époque de grandes fortunes ; les salaires, en
comparaison de ceux d'aujourd'hui, paraissent ridi-
culement bas : la moyenne variait pour les ouvriers
de Paris entre 2 fr. 50 et 4 fr. 20 par jour ; dans les
grandes villes, ils ne dépassaient pas 3 fr. et n'attei-
gnaient souvent pas 2 fr. ; dans les campagnes, ils
s'élevaientài fr.20, mais la moitié dusalaire,ofr.6o,
était retenue par l'employeur pour la nourriture et
le logement. Aux salaires bas correspondait, natu-
rellement, un coût de vie fort modique, qui variait
entre i fr. 50 et 2 fr. 65. L'historien nous cite un
jeune et brillant auditeur au conseil d'Etat, faisant
très bonne figure à la cour et en ville avec 282 francs
par mois : 42 fr. logement et service ; 105 fr. pour
la nouiTÎture ; 75 fr. pour les habits (dont 15 pour
le blanchissage) et 60 fr. pour les menus plaisirs !
L'« activité productrice » est d'autant plus grande,
sous l'Empire, que le blocus effectif de l'Angleterre
rend nécessaire l'acclimatation de certaines cultures,
la recherche de succédanés à des produits tropicaux.
C'est ainsi que du manque de sucre de canne nait la
culture de la betterave ; de la disparition du coton
anglais profitent les filatures alsaciennes, qui se
multiplient; de même, encore, l'industrie des matières
colorantes se développe en utilisant les produits
locaux dont on dispose : la culture du safran, de la
garance, de l'indigo donne d'excellents résultats.
G. Par.set se montre très sévère pour la réforme
de l'enseignement telle que l'opéra l'Empereur et,
notamment, pour l'Université : il y voit une triple
réaction antidémocratique, militaire et cléricale, qui
suffit à la condamner. En i8oi, le système inauguré
par le Directoire était en pleine voie de développe-
ment ; si l'enseignement primaire était assez rudi-
menta re et plutôt mal organisé, l'enseignement se-
condaire était donné par les écoles centrales ouvertes
en 1796 et en plein rendement lors de lavènement
de Bonaparte; cependant, on n'en comptait qu'une
par département, et elle n'admettait que des élèves
externes. Mais elle groupait autour d'elle toute la
vie intellectuelle du chef-lieu. Neuf professeurs, nom-
més au concours par le jury départemental d'instruc-
tion, y distribuaient l'enseignement en pleine indépen-
dance : le français y occupait la place d'honneur, réser-
vée sous l'ancien régime au latin, place qui lui revient
sous le régime de l'Universitéimpériale. Tout enrecom-
mandant de bonnes méthodes, François de Neufchâ-
teau, en 1798, craignait 1' « uniformité absolue qui
serait vraiment funeste. Vous préparez des hommes
libres », disait-il. Pareil système ne pouvait plaire à
Napoléon, qui voulut mettre l'enseignement sous sa
coupe directe et inculquer à la jeunesse la forte
discipline de ses armées. Là comme ailleurs, il dé-
passa le but et ri buta par la rigidité du système.
Les lycées qui remplacèrent les écoles centrales fu-
rent loin, dit l'historien, d'avoir le succès de celles-
ci : le public lettré qui avait accès aux écoles cen-
trales se vit naturellement fermer les portes du
lycée, mené « tambour battant », littéralement. A
côté du proviseur, du censeur des étuJes, l'aumônier
exerce un contrôle sur l'enseignement, dont l'esprit,
par le fait même, se trouve transformé. Non seule-
ment le latin en redevient le fondement, mais l'his-
toire et la géographie sont exclues des programmes,
histoire sainte exceptée. Qui reconnaîtrait dans l'Uni-
versité du xx" siècle le prolon'ement de celle qui
eut pour premier grand maître Fontanes !
Quant à l'enseignement primaire, qui, en principe, fut
compris dans l'Université, le gouvernement impérial
renonça en fait à l'organiser, le secondaire étant à
lui seul assez onéreux ; on laissa peu à peu les Frères
des écoles chrétiennes reprendre la place qu'ils occu-
paient naguère ; une modeste subvention suffit à
assurer le fonctionnement de cet enseignement.
G. Pariset termine son étude sur la vie française
sous l'Empire par le mouvement intellectuel et an is-
tique. (Pourquoi faut-il qu'aucun de ces chapitres
ne figure dans le volume consacré à la Révolution ! On
aurait eu là de curieux rapprochements à faire.)
Or l'histoire du mouvement intellectuel sous l'Em-
pire se résume, pour qui a quelque tendance à la cri-
tique, en une histoire de la censure : théâtres et
490
journaux sont sous la surveillance du ministère de la
police et, dans ce ministère, d'un bureau spécial.
Comment, dans ces conditions, espérer un théâtre qui
puisse peindre les moeurs et leurs défauts, une presse
qui ait quelque intérêt ? La réaction classique en lit-
térature amène le triomphe de Delille, mais le néo-
romantisme appuyé sur l'inspiration religieuse donne
naissance au Génie du christianisme. Dans les arts,
il est plus facile que dans les lettres de chanter la
gloire du maître. David, toujours ami du pouvoir.
Gros, Girodet, immortalisent des scènes officielles et
militaires; Gérard portraicture, Prud'honfait souve-
nir que le xviii" siècle n'est pas encore bien loin-
tain. Fontaine et Percier relient en architecture
l'empire romain au nouvel empire, dressent une co-
lonne Trajane en plein Paris, un arc de triomphe
rappelant Septime Sévère ou Constantin, l'une et
l'autre à la gloire de Napoléon le Grand.
Mais pourquoi cette épitliète accolée par les con-
temporains eux-mêmes au nom du nouveau Charle-
magne, sinon parce que l'Empereur est l'arbitre de
Guerrier dans son armure, tableau de Rembrandt. {Corporation Art Gallery, à Glasgow.) Phot. Giraudon
l'Europe et du monde ? Sa politique extérieure, l'his-
toire de cet arbitrage ou, mieux, de cette domina-
tion, dépendent du génie militaire du général. Ré-
duire l'évocation de celui-ci à de rapides allusions,
c'est donc fausser toute l'histoire du règne ; l'im-
pression de ce désaxage est d'autant plus sensible
dans l'ouvrage de G. Pariset qu'il faut attendre le
dernier chapitre pour lire le résumé de la troisième
coalition (et quel résumé !) qui aboutit à Austerlitz,
celui des coalitions successives qui ébranlent la force
de résistance de la France et, finalement, la réduisent
à néant. Sur les négociations qui se sont succédé
depuis la retraite de Russie, sur les campagnes de 1813
et de 1814, de très rapides allusions et, sur l'ensem-
ble de l'œuvre napoléonienne, aucune conclusion. La
dernière phrase du volume est typique, dans son
laconisme : « La bataille de Paris, la plus sanglante
de la campagne, avait fait au total 18.000 hommes
de pertes, égaies de part et d'autre. » — Pierre Rim.
Hollandaise (Exposition). Cette Exposition,
organisée par le ministre des Pays-Bas, le Jonkheer
J. London, avec le concours de peintres et collec-
tionneurs, a eu lieu à Paris, dansla salledu Jeu de
Paume (Tuileries), en avril et mai 1921. Elle compre-
nait trois sections : l'une consacrée aux maîtres du
xvii" siècle, l'autre à l'école de La Haye, la troisième
à l'école moderne. Les peintres hollandais sont
d'abord des réalistes et, chez eux, le dessin aigu,
précis, l'emporte même souvent sur le goijt de la
LAROUSSE MENSUEL
couleur. Par dessin, nous entendons, cela va de soi,
non pas le simple contour, mais tout ce qui sert à ex-
primer une forme, c'est-à-dire le modelé et les valeurs.
Beaucoup d'artistes des Pays-Bas sacrifient à cela la
couleur elle-même. Van Goyen est monochrome.
Hais et Rembrandt se plaisent, le premier à des
bases grises, le second à des bases brunâtres ou do-
rées. On notera que, chez les paysagistes, la tonalité
la plus rare est justement le vert. Ruysdaël lui-même
ne l'emploie qu'avec modération, et ses premiers
plans restent souvent bruns. Il faut attendre Vermeer
de Delft pour trouver un coloris(e-né ; chez lui, un
rouge, un bleu, un jaune dans l'ombre restent un
rouge, un bleu ou un jaune. Depuis Véronèse, on
avait à peu près oublié cette nécessité picturale ; elle
frappe chez Vermeer comme une nouveauté. C'est
par cela qu'il dépasse son temps, en étant de tous les
temps.
Frans Hais est le plus vieux des maîtres représen-
tés à l'Exposition. Il a fallu celle-ci pour nous donner
occasion de connaître une de ces brillantes réunions
de famille comme il
en a peint souvent:
celle qui appartient à
lacollectionOttoKahn,
de New-York. Le pein-
tre insiste volontiers
sur les luisants d'une
figure; il les pose har-
diment et sans détruire
la solidité de ses visa-
ges. Le Joyeux buveur,
d'Amsterdam, et le
Bouffon, de la collec-
tion du baron Robert
de Rothschild, sont des
exemples fameux de
cette manière expédi-
tive. Dans le Bouffon,
Frans Hais s'amuse a
faire haut sonner les
rouges ; cependant, il
n'a pas moins de prix
quand il est plus dis-
cret, quand il fait chan-
ter une note d'un jaune
choisi dans des gris va-
riés, ou même quand il
est presque monotone,
comme dans le portrait
d'une dame de la col-
lection Van Gelder.
Quel virtuose ! On ne
peut se défendre d'ad-
mirer avec quelle jus-
tesse il indique l'essen-
tiel d'une main ou
d'un gant. Il est
curieux qu'au début
du xvii° siècle, l'école
hollandaise possède j us-
tement un maître aussi
rapide ; cette désinvol-
ture dans l'exécution
semble, en effet, plutôt
réservée aux artistes
d'une école qui se ter-
mine qu'à ceux d'une
école qui va connaître
toute une floraison.
Vers 1620, on s'attend
à trouver un Vers-
pronck, dont un por-
trait de jeune garçon
montrait ici la manière patiente, et non point un
Frans Hais.
Deux paysagistes appartiennent encore, mais seu-
lement par la naissance, au xvi" siècle : Hercules
Seghers et Jan Van Goyen. Celui-ci est à peu près
monochrome. Mais, tandis que Frans Hais affectionne
les gris à base de noir, il s'en tient aux briins et aux
ors. C'est un dessinateur expert. On sait qu'il a
crayonné d'une pointe légère de nombreux croquis ;
paysages plats avec quelques maisons ruinées, quel-
ques arbres légers, et force personnages. Le pinceau
à la main, il dessine encore, sans trop s'inquiéterde
la couleur ou de la solidité des choses. C'est un
peintre d'air et d'eau : aux trois toiles qui le repré-
sentaient d'abord à l'Exposition est venue s'ajouter
celle que l'on tient pour la plus belle de ses œuvres et
qui appartient au duc de Westminster. Hercules
Seghers, tout au contraire, commence à dévoiler en
Hollande le goût de la couleur. C'est une personna-
lité infiniment curieuse. Son Paysage montagneux le
montre préoccupé d'étudier la variation des tons
suivant la perspective aérienne. Il est plus étonnant
encore comme graveur. Il y a chez lui un souci dé-
coratif qui fait involontairement songer à ses contem-
porains d'Extrême-Orient. C'est déjà un artiste d'ex-
ception, comme le sera Rembrandt, mais d'une
manière toute différente.
Rembrandt va surtout être im limiinariste. La
couleur, chez lui, n'intervient guère qu'à titre de
rehaut. Ce qui le préoccupe, c'est d'opposer les om-
lï- 1/2. Juin 782 J.
bres et les lumières et d'en tirer l'effet le plus saisis-
sant. Son grand mérite, c'est de faire pénétrer cette
lumière jusque dans l'ombre la plus profonde. Et
c'est là qu'intervient la technique. Il a soin de ne
pas boucher complètement ses fonds. Sur un des-
sous clair, il passe des glacis sombres, mais transpa-
rents. Et il répète cette opération autant qu'.l est
nécessaire pour arriver à la valeur voulue. Au con-
traire, il empâte les clairs. Cette manière s'accen-
tuera de plus en plus au cours de sa vie. Sa facture
est au début assez timide, unie, et même lisse. Plus
tard, les empâtements sont posés avec plus d'énergie.
La brosse chargée de couleur accroche franchement
la toile. Il se forme ainsi une matière grenue, extrê-
mement belle. C'est à celle-ci que Rembrandt arrive
dans le portrait de son frère du Mauritshuis ou dans
son propre portrait de la collection de lord Iveagh.
Son goût du pittoresque, de l'oripeau même, s'exa-
gère avec le Guerrier dans son armure, qui nous est
venu de (Glasgow. Mais on pouvait admirer dans la
salle du Jeu de Paume un parlait chef-d'œuvre : le
Portrait d'une dame dgée, qui appartient au comte
Crawford. Là, Rembrandt ne recherche aucune vir-
tuosité. Il voit largement les formes, et son dessin,
à ce point de vue, est magnifique. Cela fait croire
à une grande largeur d'exécution, alors que celle-ci
est simplement attentive et sérieuse. De beaux
rehauts de rouge, légèrement posés, avivent cette
physionomie. Quant au caractère, il est d'une puis-
sance incomparable. Si Rembrandt n'est pas un
peintre complet, si, même, il néglige cet objet prin-
cipal de la peinture qu'est la traduction de la cou-
leur, du moins il s'élève au-dessus de beaucoup de
ses confrères par l'observation des expressions hu-
maines. Ce n'est pas lui qui peint une figure comme
une pomme. Il sait que chaque pli du visage, que
chaque ride correspond à notre vie intérieure, et il
marque cela excellemment. Ainsi, n'ayant emprunté
à la réalité que sa lumière, il nous donne pourtant
l'illusion de la vérité, et sa transposition si particu-
lière nous apparaît comme la vie elle-même.
1 1 ne s'en est pas tenu à la figure. Il a été en même
temps un des plus merveilleux paysagistes de Hol-
lande. Bien que la question ne soit pas encore com-
plètement élucidée, il est probable qu'il a peint
quelques paysages. Mais, là, malgré l'exemple de
Van Goyen, la monochromie ne peut être de règle.
Aussi, c'est surtout par le blanc et noir que Rem-
brandt va s'exprimer. Dans son œuvre gravé, si im-
portant, les paysages viennent au premier rang. Il
en est de même dans ses dessins. En quelques traits,
il exprime tout ce qui est essentiel, il différencie la
matière des choses : ciel, eau ou terrain. Il indique
rapidement un arbre, une maison ; il met les accents
à leur juste place. Tout s'établit ainsi solidement et
sans faiblesse aucune. Le prodige, c'est que cela
semble fait au bout de la plume, ou de la pierre
noire. Souvent, l'artiste a étudié le même sujet de
deux endroits différents, et cela probablement dans
la même séance. Au milieu des scènes religieuses et
des croquis de personnages, on trouvait, à l'Exposi-
tion hollandaise, quelques-uns de ces beaux pay-
sages: le Pont rustique de la collection Teyler, le
Paysage avec deux chaumières de la collection Hofs-
tede de Groot, et surtout l'admirable paysage à la
pierre noire de la collection Bonnat, l'un des plus
beaux et plus décisifs que l'on sache.
Les continuateurs de Rembrandt n'échappent
guère à son influence. Quand Fabritius peint son
propre portrait, il adopte le métier du maître. Om-
bres transparentes et lumières fortement empâtées,
largement exécutées, voilà sa méthode. Il y a pour-
tant plus de réalisme dans son coloris. Si le temps
le lui avait permis, Fabritius eût peut-être témoigné
de dons très personnels d'observateur. Aert de Gel-
der reste, lui aussi, très soumis à Rembrandt, mais
il relève les harmonies dorées de celui-ci par des
tons qui tournent au rose brique. Ils vont jusqu'au
rouge vermillon chez Nicolas Macs; là encore, d'ail-
leurs, il s'agit d'un parti pris plus que d'une obser-
vation sincère. Néanmoins, la Rêveuse et la Pileuse,
du musée d'Amsterdam, contiennent de beaux
accents.
C'est aussi avec des rouges et des ors que Cuyp
relèvera habituellement la tonalité de ses paysages.
Tel n'est pas le cas, pourtant, du tableau qui figurait
à l'Exposition hollandaise : la Meuse à Dordrecht,
de la collection de sir George Holford. Le peintre
s'en tient à peu près à la gamme restreinte de Van
Goyen. Johannès Van de Cappelle représentait à
peu près seul les marinistes postérieurs à \'an
Goyen. Wilhem Van de Velde n'était pas là, ni
Backhuysen. Par contre, les paysagistes terriens
avaient leurs deux meilleurs défenseurs, avec Jacob
Ruysdaël et Meindert Hobbema. Ruysdaël n'est pas,
comme Van Goyen, un simple dessinateur; son tem-
pérament vériste l'amène, de temps à autre, à ouvrir
les yeux sur la couleur, et il introduit à l'occasion
quelques verts au milieu de ses ocres. Quatre toiles
magnifiques défendaient son nom dans la salle du
Jeu de Paume. Entre elles, le Moulin du musée
d'Amsterdam résume les qualités simples et fortes
de l'artiste. Beau desî in caractéristique des premiers
plans, ciel tourmenté et plafonnant, valeurs exactes
N' 172. Juin 1921.
des différents terrains, graduation sûre des objets
qui s'éloignent de plus en plus de l'œil, toutes ces
qualités si nécessaires en peinture se trouvent réunies
là. Hobberaa est plus incisif, plus précis, plus haut
encore en couleur. Il ne craint pas d'affirmer le rouge
d'un toit, et, bien qu'attentif au détail, il subordonne
toujours chaque chose à l'effet d'ensemble. Le Moulin
d eau, du comte Crawford, donnait au Moultn à
vent peint par Ruysdaël une superbe réplique.
Avec Emmanuel de Witte, Abraham Van Beyeren
et Willem Kalff, nous abordons les peintres de
nature morte. C'e^t là un exercice dans lequel il n'y
a d'autre agrément que de bien pwindre. Beyeren
s'en tire brillamment, mais Willem Kalff, plus colo-
riste, dégage de l'ombre de splendides harmonies, à
base de bleu, de violet et d'orangé. Nul ne sait
comme lui faire chanter l'émail d'un vase ou d'un
plat, nous intéresser à la simple vue d'une courge
coupée. Sa palette est à la fois sourde et éclatante,
son exécution grasse et pleine. Uniquement peintre,
il annonce Vermeer. Emmanuel de Witte n'a touché
à la nature morte que par occasion, dans le Marché
aux poissons, du musée Boymans. Au milieu dçs gris
sourds, il montre une robe bleue d'acheteuse, et
c'est une des plus jolies ligures de la peinture hol-
landaise.
Ces sujets à figures vont trouver leurs peintres en
Jan Steen, Gérard Terborch, Gabriel Metsu, Pieter
de Hoogh et Vermeer de Delft lui-même. Nous
n'avions pas au Jeu de Paume Metsu, mais on peut
goûter au Louvre sa prédilection pour les beaux
rouges francs. Les harmonies de Terborch sont plus
délicates et plus distinguées. Il nous montre moins
de gens du peuple et plus de gens de la bourgeoisie.
Les femmes portent des robes de satin, les tables
sont couvertes de beaux tapis. Il excelle à rendre la
matière de tout cela : les luisants d'une soie, la
raatité d'une laine aussi bien que le grain tin de la
peau. Pour mieux faire valoir ses rouges et ses bleus
discrets, il exagère les effets de perspective aérienne ;
il cligne fortement des yeux, et ses intérieurs ne sont
éclairés que par une lumière rare, qui pénètre à peine
dans lès fonds. C'est d'un art consommé, dont le
tableau de M. Lehmann : la Toilette, donnait un bon
spécimen. Jan Steen est plus débraillé d'esprit et de
facture. Il ne craint pas les francs buveurs ni les
hautes couleurs. Les personnages remuent, lèvent le
bras, le verre aussi, ou se bousculent. Ses tons écla-
tent, mais un peu à tort et à travers ; il aime les
rouges vifs, les bleus clairs, mais tout cela reste un
peu criard ; son coloris est presque du coloriage.
C'est que, s'il voit bien la couleur locale des trognes
ou des vêtements, il voit mal tout ce qui sert à har-
moniser un tableau. Pour arriver à cet accord indis-
pensable, on a surpris tous les Hollandais diminuant
le ton local en faveur d'une harmonie générale. Jan
Steen n'en fait rien. Il faut le prendre tel qu'il est,
exécutant preste, esprit inventif. Il a du brio et un
grand sens de la vie, ainsi qu'en témoignent sa Fête
de famille, du Mauritshuis, ['Anniversaire du prince,
d'Amsterdam, ou la Fête galante de la collection Van
Beuningen.
Pour arriver à ce parfait équilibre entre le ton
local et tout ce qui tend à rabattre son éclat, il faut
des yeux d'une qualité exceptionnelle, comme ceux
de Vermeer de Delft. Dans la nature, tous les tons
semblent s'accorder aisément, Et, pourtant, il n'est
presque pas de peintres qui aient pu arriver à cet
accord sans des sacrifices ou des transpositions volon-
laires. Ainsi font Van Goyen et Rembrandt de
manière excessive. Terborch, lui-même, plus respec-
tueux de la vérité, a des partis pris, d'ailleurs excel-
lents. Vermeer seul, comme Véronèse, comme Char-
din, est un pur coloriste. Ce qui, dans la nature, pro-
cure l'accord tient à des causes diverses : à la lu-
mière d'abord, qui confère une partie de sa couleur
propre à tous les objets ; à l'ombre, qui participe
de la couleur de tous les objets qui reflètent la
lumière dans la partie ombrée ; aux reflets des objets
les uns dans les autres, qui marient partout les tons;
à la perspective aérienne, enfin, qui couvre d'un voile
d'autant plus épais les objets, qu'ils sont plus éloi-
gnés de l'œil. Tout cela tend à réduire la couleur
locale. Peu de peintres arrveut à combiner cette
dernière avec les éléments étrangers qui s'y mêlent,
sans la rabattre plus qu'il n'est nécessaire. Dans
l'école hollandaise, Vermeer seul fait exception ;
Kalff ne fait que le précéder timidement, Pieter de
Hoogh que le suivre de loin.
Ainsi, Vermeer peint un toit rouge de Delft à con-
tre-jour. Un autre abaissera extrêmement le rouge
pour arrivera l'harmonie. Vermeer, seul, sait mettre
la nuance exacte. Il fait plus : dans ce toit, dans un
mur, dans le pont de la Vue rie Delft, il observe
toutes les variations de nuances qui se produisent
d'une tuile à l'autre, d'une brique à la voisine, d'une
pierre à une pierre. Tous ses tons, bien mesurés,
sont à leur juste distance. Pour un peintre, c'est la
leçon la plus définitive. Aller jusque-là serait pour
beaucoup un mérite incomparable. Vermeer veut,
par surcroît, traduire la vibration lumineuse. Pour
ce faire, il profite des moindres accidents qu'il trouve
dans la réalité, d'un joint de brique, d'un plomb de
fenêtre. Son observation est si aiguë qu'il ne se
LAROUSSE MENSUEL
iJpète jamais. Quand Pieter de Hoogh se livre au
mcme exercice, sa vue est bien plus courte; ses tons
de briques n'ont pas grande variété, et ses joints
seront comme tirés
à la règle. On pou-
vait vérifier cela
dans la Maison de
campagne, du mu-
sée d'Amsterdam.
Ses tons sont moins
d'accord et, dans
sa Cour d'une mat-
son à Delft, le rouge
des tuiles parait
trop bas à côté de
celui de Vermeer ;
le vermillon d'un
jupon est trop
haut et mal sou-
mis à la perspec-
tive aérienne.
L'extraordinaire
est que Vermeer
ayant peint l'un des
plus beaux paysa-
ges qui soient, cette
Vue de Delft, du
Mauritshuis, va se
montrer à nous
aussi grand comme
portraitiste ou
comme peintre d'in-
térieurs. Terborch,
on l'a vu, a besoin
d'assombrir ses
fonds ; Vermeer, au
contraire, laisse en-
trer la pleine lu-
mière et la fait
jouer sur ses murs.
Pour mieux mar-
querl'effet, iléclaire
ses personnages de
côté ; toute chose
comporte ainsi une
partied'ombre forte
et une partie de lu-
mière vive, et cha-
que ombre sera bien
l'ombre du ton lo- •"« >■'•<■■"?«'
cal. Quand Pieter
de Hoogh peint une
jupe bleue, les plis
profonds tournent
au noir ; chez Ver-
meer, cela reste
bleu. La Dentel-
lière, du Louvre, est
dansce sens un par-
fait chef-d'œuvre,
qui pouvait nous
faire pressentir la
force rare du pein-
tre. Chardin n'a ja-
mais été plus loin,
on pourrait dire
presque» nisiloin».
Grâce à la justesse
des tons d'ombre et
de lumière, les for-
mes, chez Vermeer,
prennent un relief
saisissant, et le ta-
bleau de Laitière,
d'.\rasterdam, bien
qu'un peu usé et
par cela même dé-
saccordé, en donne
cependant un bel
exemple. La Tête
de jeune fille, du
Mauritshuis, a, elle
aussi, beaucoup
souffert ; mais rien
n'a pu altérer la
pure beauté de la
forme ni la sûre
définition de la cou-
leur. C'est un chef-
d'œuvre incompa-
rable et qui place
Vermeer portrai-
tiste au premier
rang, comme ill'est
déjà pour ses inté-
rieurs et ses rares
paysages.
Si un tel voisi-
nage est toujours
redoutable, on peut
dire, cependant, qu'il est affronté, sans trop de dé-
faillance, par Pieter de Hoogh. C'était le camarade
de Vermeer. Il a certainement fait son profit de ses
exemples, et il semble même qu'il ait parfois essayé
491
d'imiter ces petites touches lumineuses qui font vibrer
la couleur, par lesquelles Vermeer parait se rappro-
cher de nos impressionnistes. Pieter de Hoogh n'a
lorborch ;mu8ée du Mauritshuis, â La llaje . — Phot. Giraudon.
Le Cellier, tableau de Pieter de Uoogli tmuiée de lEut. a Amslcnlâm). — l'hol. Ginudon.
pas le grand dessin de son contemporain ; il ne voit
pas aussi nettement les beaux volumes, mais il con-
duit merveilleusement la lumière sur un pave, sur
un mur ; il nous fait pénétrer au fond d'une pidce
492
par une porte poussée, 11 ouvre enfin sur le plein air,
une fenêtre lointaine. On a pu voir camment il pro-
cédait dans son célèbre tableau le Cellier. C'est là
encore une des pièces magistrales qu'on pouvait
admirer à l'Exposition hollandaise.
Après de tels maîtres, les modernes, quels qu'ils
soient, se défendraient difficilement. Il y a, pourtant,
des qualités chez les peintres de l'école de La Haye.
Presque tous ont fait leur profit des exemples de
nos paysagistes de 1840. Que Josef Israëls ait souvent
pensé à Millet, c'est chose probable. Johannès Bos-
boom, comme Mathis Maris, le plus intéressant des
trois frères Maris, sont assez monochromes. Mathis
Maris est un cérébral, autant qu'un observateur. Le
Souvenir d'Amsterdam a été peint à Paris, ce qui
Tête de Jeune flUe, tableau de Johannès Vermeer (musée du Mauritshuis à La Haye). Phot. Giraudon.
explique qu'on ne trouve guère là qu'un beau dessin
rehaussé. La Rue de village a plus de vérité. Nous
connaissons assez et Jongkind et Vincent Van Gogh
pour qu'il ne soit pas trop nécessaire de nous y
arrêter. Disons, pourtant, que Van Gogh est, parmi
les modernes, celui qui supporte le mieux la redou-
table comparaison à laquelle sont soumis les derniers
Hollandais. Le beau rythme de son dessin, l'éclat
harmonieux de sa couleur le défendent sérieusement.
Parmi les plus récent^, il faut citer Willy Sluiter,
M. Baueret Jan Toorop, qui fut jadis un dessinateur
plein de caractère et qui, maintenant, prête son
attention aux plus récentes recherches picturales.
L'ExpOFition hollandaise faite au profit des régions
dévastées, a obtenu le plus vif succès. Elle a certai-
nement contribué à développer les liens d'amitié qui
unissent notre pays à la Hollande. 11 est à souhaiter
qu'à notre tour, nous puissions envoyer à Amster-
dam ou à La Haye quelques chefs-d'œuvre de l'art
français et qu'un jour so.t créé là-bas un établisse-
ment analogue à la villa Médicis ou à la vi la Vélas-
quez ; nos peintres ne pourraient tiouver auprès de
Vermeer, de Ruysdacl et d'Hobbema, que d'utiles
leçons. — Tristan Klinosor.
Kitchener et la Guerre, d'après sir
George Arthur (1914-1916). Préfaces de Raymond
Poincaré, du maréchal Joffre et du maréchal Haig
(édit. franc., avec une biographie de lord Kitchener,
par Louis- Paul Alaux [Paris, 1921]).
Sous le titre de Life of lord Kitchener (Vie de lord
Kitchener), sir George Arthur a publié à Londres,
en ig.3o, trois volumes sur le grand ministre de la
guerre anglais. Les deux premiers, résumés par le
traducteur dans la préface du volume, nous mènent
jusqu'en 1914. Le troisième expose le rôle de lord
Kitchener depuis son entrée au ministère de la guerre
(6 août 1914), jusqu'au jour fatal (juin 1916) où, le
uaviie qui le transportait en Russie ayant suivi un
LAROUSSE MENSUEL
chenal qui n'avait pas été balayé, le maréchal tomba
dans le piège tendu par les Allemands. En outre, du
texte anglais on a retranché tout ce qui aurait pré-
senté moins d'intérêt pour le lecteur français. Aussi
R. Poincaré a-t-il raison de dire que le livre est
aussi passionnant pour nous que pour nos alliés.
Passionnant par la personnalité de l'homme : aspect
imposant, traits fortement accusés, sourcils proémi-
nents, yeux résolus, air sévère, intimi.lant même,
mais très bon, très sensible, adcrant les enfants,
d'une pureté morale qui lui a inspiré son message
aux troupes partant pour la guerre en 1914, ami de
la saine plaisanterie, sachant, à l'occasion, riposter
avec esprit et malice, mais détestant l'esprit mé-
I chant, les propos légers et les mots à double entente.
Quant à son intelli-
gence, les traits domi-
nants, écrit Alaux,
« semblent avoir été
un singulier pouvoir
d'observation, le don
très développé de pré-
voir à l'avance les évé-
nements par le jeu
spontané d'une déduc-
tion rigoureuse, une
imagination construc-
tive et une grande puis-
sance de travail au
service d'une forte vo-
lonté. Il fut un des
grands constructeursde
l'empire britannique et
fait songer à ces pro-
consuls de Rome à la
foissoldats, législateurs
et hommes d'Etat ».
Le livre de sir George
Arthur met bien en re-
lief la quasi-divination
de l'homme qui, en-
trant au ministère ,
0 dressa ses plans pour
une armée de soixante
divisions, calculant
froidement que sa force
maximum serait at-
teinte au cours de la
troisième année de
guerre, juste au mo-
ment où les ressources
de l'ennemi commen-
ceraient à diminuer ».
Elle fut même atteinte
un peu plus tôt, car,
de ces divisions que
l'on appelait à juste
titre les 0 K Divisions »,
cinquante - sept f a i -
saient déjà campagne
ou étaient prêtes à par-
tir en janvier 1916 (on
trouvera, p. 292 et
suiv., la liste de ces
divisions, avec l'ordre
de leur formation et la date de leur embarquement),
si bien que, selon les propres paroles du maréchal
Joffre, il put, « à l'heure décisive de Verdun, envoyer
juste à temps les divisions qui, en libérant les nôtres
au nord de l'Oise, nous permirent de renforcer notre
défense à Verdun ».
Même clairvoyance dans le domaine de la politi-
que étrangère : dès 1915, pendant l'été, il écr.vaitau
ministre de la guerre français : « L'état de la Russie
est des plus alarmants, à quelque point de vue que
l'on se place : social, politique, économique et mili-
taire. Les partis anarchistes et révolutionnaires ne
sont pas désarmés; la trahison est partout...; l'ar-
mement est insuffisant; la situation au point de vue
des munitions est navrante et presque sans remède,
étant donné l'isolement et les faibles ressources in-
dustrielles. »
A côté de cette clairvoyance, sir George Arthur
nous fait toucher du doigt la volonté lucide, tenace,
énerg.que et persévérante. Le jour où Kitchener
entra au ministère, son secrétaire particulier lui pré-
senta une plume, afin qu'il donnât sa signature pour
le timbre officiel du War Office. La plume refusa
d'écrire. « Dieu! murmura Kitchener, quel ministère
de la guerre ! Pas un bout d'armée et pas une plume
qui marche. » C'est dire que Kitchener dut tout orga-
niser à peu près de toutes pièces, rassembler les
hommes, les hab;iler, les armer, les encadrer, les
instruire ; préparer pour eux les canons, les muni-
tions, ce qui supposait des usines, des machines, des
outils, des installations de toute sorte, des spécialis-
tes; mettre sur pied tous les services de l'arrière (voir
en particulier chap. X LUI). Or, comme l'écrit sir
George Arthur, il se trouvait, en août I9i4> dans la
situation du cuisinier qui, pour faire une omelette,
devrait commencer par créer une ferme et, ajoutons-le,
qui devrait la créer sans collaborateurs, pour ainsi
dire, et à travers des difficultés et des obstacles de
tout genre. Sans doute, peu d'hommes auraient eu
Loid Kilchcner. (V. 1. IV, p. 756.)
«• 172. Juin 1921.
assez de prévision pour concevoir d'emblée une telle
œuvre, pour la réaliser à la date prévue et, surtout,
pour inspirer à la nation une confiance qui lui fît
accepter tous les sacrifices qu'on lui imposerait.
Passionnant par le personnage qu'il nous fait con-
naître, le livre l'est aussi par tout ce qu'il nous
apprend. Sir George Arthur fut un des intimes du
« maréchal aux yeux d'acier » et son collaborateur
de tous les instants et jusqu'au dernier jour au mi-
nistère de la guerre britannique. Il a eu enire les
mains une multitude de documents absolument iné-
dits (correspondance de Kitchener avec les maré-
chaux French, Haig, Joffre, et avec Millerand, sir lan
Hamilton, etc.), qui font de ce livre une œuvre his-
torique d'une importance capitale pour l'étude de la
Grande Guerre.
Le rôle de Kitchener a été considérable. Par exem-
ple, depuis la guerre sud-africaine, lord Kitchener
était lié d'une sincère amitié avec le maréchal French,
soldat brave, mais caractère pétulant, prime-sautier,
un peu inégal ,
dont le jugement
parfois manquait
de pondération et
les vues de lar-
geur. Dès le dé-
but de la guerre,
il entretenait
avec le comman-
dant de l'armée
ang laise en
France une cor-
respondance pri-
vée et suivie, où
il insistait, avant
tout, sur la né-
cessité de rela-
tions cordiales
avec le haut com-
mandement fran-
çais. Il est in-
contestable que,
grâce à son ac-
tion personnelle
en ce sens, bien
des difficultés fu-
rent aplanies et bien des motifs de friction évités.
Dans certains cas, son intervention a été plus im-
portante encore. Durant la retraite de Charleroi, le
maréchal French manœuvrait avec une indépendance
excessive, cherchant surtout à garder ses divisions
intactes. Au commandement français, dont il louait,
le 17 août, la résolution, le calme et la confiance
(?• 57). il reprochait maintenant de ne l'avoir pas
très généreusement traité et d'avoir permis que sa
retraite fût gênée par des forces ennemies importan-
tes (p. 68) ; bref, il se méfiait de ses capacités (p. 78)
autant qu'il louait les qualités combatives de nos
soldats (p. 79). Mais, en définitive, ces 1 défaillan-
ces » duG.Q. G. le persuadaient chaque jour da-
vantage « de la nécessité absolue pour lui de conser-
ver l'indépendance d'action la plus complète et de
pouvoir se retirer sur ses bases quand les circonstan-
ces le rendraient nécessaire ». « On a beaucoup in-
sisté pour que je continue à rester sur le front,
ébranlé comme je le suis. Mais j'ai absolument refusé,
et j'espère que vous approuverez le parti qne j'ai
pris. » (Lettre du 30 août à lord Kitchener.)
Non seulement lord Kitchener ne l'approuva pas,
mais, au reçu de cette lettre, dans la nuit du 31 août
au i" septembre, il donna l'ordre qu'un contre-tor-
pil eur fût prêt, dans les trois heures, à le transpor-
ter au Havre. Il vint à Paris joindre sa voix à celles
du général Jolïre, du président Poincaré, de Mil-
lerand, du général Gallieni. Son intervention fut dé-
cisive, et les troupes anglaises prirent la part que
l'on sait à la bataille de la Marne.
Elle fut encore décisive dans plusieurs occasions,
quand, le 30 octobre, le rideau de cavalerie angla se,
en Flandre, fut brusquement déchiré par l'ennemi et
que Kitchenerse laissa convaincre delà possibilité et
de la nécessité de soutenir le choc sur la ligne même
de l'attaque; quand l'rench, au début de 1915, vou-
lait placer ses troupes à l'aile gauche du dispositif
français et nettoyer la côte belge, plan que combat-
tait Jolfre, préoccupé de la possibilité d'une attaque
allemande au sud de la Somme, en direction
d'Amiens. Enfin, au début de 1915, lorsque Lloyd
George proposait de transporter sur le théâtre bal-
kanique la totalité de l'armée britanni'iue en cam-
pagne en I-rance, avec armes et bagages, Kitchener
refusa calégoriquement d'affaiblir notre front en
Irance et fit échouer ainsi le projet de Lloyd George.
Mêmes révélations intéressantes sur l'expédition
des Dardanelles : nous voyons que l'opération fut à
peu près imposée par Winston Churchill, sur la
foi de ses conseillers navals, qui jugeaient la puissance
des pièces de marine anglaises comparable à celle
de ces canons allemands et autrichiens qui avaient
amené si rapidement la chute de Maubeuge et
d'Anvers. On lira également, entre autres, avec un
intérêt particulier, le récit de l'échec, à Souvla, d'un
plan sur lequel il était légitimement permisde fouder
les plus solides espérances (chap. XXIII).
I
tt' 172. Juin 1921.
Chaque page nous apporte ainsi des précisions ou
(les révélations intéressantes, en même temps qu'elle
nous fait connaître un organisateur de génie, un
homme d'Etat aux vues justes, ami de la France
sincère et désintéressé, qui l'avait servie en 1870 et
pour lequel une condition essentielle de la grandeur de
sa patrie était l'union avec notre pays. — Audré Cabsbi..
X^amaxtine, par Margueritte-Maric (Paris,
i92i,in-8''). — De son vivant, Lamartine recueillit bien
des preuves d'admiration fervente, d'attachement
passionné, de vénération assidue. Depuis sa mort, il a
conservé d'innombrables lecteurs, que la molle ten-
dresse de sa poésie enchante et fascine. Il vient de
rencontrer en Margueritte- Marie un historien qui lui
voue un culte ardent. Le livre de Margueritte-Ma-
rie est un acte de piété et un acte d'amour. Cela ne
veut point dire que ce livre est écrit par une fidèle
aveuglée. Cela veut dire, au contraire, que, conduite
par sa flamme, Margueritte-Marie a pénétré jusqu'au
fond de l'âme de son héros, examiné tous ses gestes,
contemplé tous les décors de sa vie et qu'elle nous
offre une biographie synthétique enfin complète.
Beaucoup de charme se dégage de ce travail.
Les Lamartine s'appelaient, à l'origine, Alamartine.
Us sortirent de peu. Au début du xvi" siècle, Benoît
.alamartine exerçait la profession de tanneur cor-
donnier. C'étaient gens laborieux et intelligents. Ils
s'ingénièrent à entrer dans la bourgeoisie. Vers le
milieu du xvii" siècle, l'un d'eux, achetant une charge
déconseiller secrétaire du roi et des terres, jouit des
privilèges que l'une et les autres conféraient et put,
dès lors, se dire noble.
Les Lamartine étaient hauts seigneurs en pays de
Maçonnais lorsque, le 21 octobre 1790, Alphonse, fils
de Pierre, chevalier de Lamartine, et d'Alex desRoys,
vint au monde dans la bonne ville de Mâcon. Ce pe-
tit enfant naissait sous d'heureux et de fâcheux aus-
pices ; car, si le destin lui avait donné une mère ado-
rable d'âme et de visage, il l'avait tiré du néant à
une époque particulièrement troublée. La Révolu-
tion, en effet, venait d'éclater. La famille possédait
de nombreux châteaux dans cette région tranquille.
Elle était exposée à toutes les misères.
Cependant, bien qu'elle ait affiché très haut son
loyalisme envers le roi, que quelques-uns de ses mem-
bres aient émigré, que le père môme d'Alphonse, offi-
cier au régiment de Dauphin-cavalerie, ait été blessé,
devant les Tuileries, au io-.\oût, en défendant
Louis XVI, elle ne perdit aucun de ses membres ni
aucun de ses biens.
Le petit Alphonse put donc être élevé, quoique son
père, fils cadet, disposât d'une fortune médiocre, dans
la plus harmonieuse tendresse qui ait jamais entouré
un enfant. Le chevalier de Lamartine possédait un
hôtel à Mâcon et les châteaux de Milly, de Saint-Point
(v. t. III, p. 349) et de Montceau. C'est à Milly sur-
tout qu'Alphonse apprit à connaître et à admirer la
nature. Il y vécut en berger d'une existence vagabonde.
M""* de Lamartine s'inquiétait surtout de son âme.
C'était une femme intelligente, lettrée et qui avait long-
Le château de Montceau (Sa^ne^et-Lotre), où vécut Lamartine.
temps brillé dans le monde. Un sentiment religieux
intense l'animait . Elle imprégna son fils de cette piété,
touchant parfois à l'extase. Elle modela cet esprit selon
son idéal. Toute la petite éducation de l'enfant fut son
œuvre. S'inspirant des hauts principes des Bossuet,
des Fénelon, desGenlis, elle dirigea vers le beau et
le vrai cette nature encline par elle-même à ne re-
chercher que des impressions pures. Lamartine put,
dans la suite, avec raison confesser : « Ma mère m'a
porté pendant douze ans dans son sein.» Une culture
très haute lui fut donnée dans la joie.
Aus?i quitta-t-il le foyer familial avec un chagrin
intense, quand on l'envoya aux Pères de la Foi, à
Belley, parachever ses études. Il s'accoutuma vite,
d'ailleurs, à ce nouveau milieu. Ce collège était une
maison riante, tout entourée de fleurs et de ver-
LAROUSSE MENSUEL
dure. Il s'y lia tout de suite avec Aymon de Virieu et
Louis de Vignet, qui devaient accompagner toute sa
vie de leur tendre affection. Il y reçut une inUruc-
tion surtout littéraire, goûtant dans la fréquentation
des écrivains grecs et latins de véritables délices. La
lecture du Génie du christianisme, de Chateaubriand,
devait surtout l'impressionner, t Chateaubriand, écri-
vit-il, fut une des mains puissantes qui m'ouvrirent,
dès renfance,lesgrand3horizonsde la poésie moderne».
Il était un grand mystique, sujet à des ravisse-
ments, ardent à la prière, ébloui par les mystères de
la communion. Belley eut une influence im-
mense sur la formation du caractère reli-
gieux de son génie. Il y commença à écrire
des cantiques. Il y demeura de 1803 à 1807
et regretta cette existence, toute de silence
et de paix. Quand il regagna la maison
familiale, il ne s'orienta point, comme d'au-
tres jeunes eens, vers le plaisir, mais vers
l'étude. Il fit des lectures innombrables, pas-
sionné de Rousseau, de M"" de btael, de
Chateaubriand, d'Ossian, cherchant dans les
littératures étrangères, l'anglaise et l'ita-
lienne surtout, des images et des sentiments
nouveaux.
Il était déjà l'homme de passion qu'il de-
vait rester toute sa vie. Grand garçon mince,
souple, pâle, il plaisait dans les sociétés de
province oii il était aJmis. Il était agité par
le besoin impérieux de jouer un rôle. Mais
toute son activité aboutit à s'éprendre d'une
jouvencelle charmante, Henriette Pommier,
fil!e d'un juge de paix, qu'on lui refusa pour
raisons surtout de mésalliance. Désolé, tl
s'en alla en Italie et, dans la splendeur du
golfe de Naples, oublia, dans les bras de
Graziella, les douceurs que lui promettait sa
première fiancée. De caractère inconstant,
il abandonna sans regret cette jeune fille qui
mourut de l'abandon. Plus tard, se souve-
nant d'elle, il écrira avec tristesse : « Je n'ai
pas connu le prix de cette fleur d'amour, je
n'étais que vanité. »
A son retour, .nommé maire de Milly, il
assista à l'agonie de l'Empire, salua le re-
tour des Bourbons, prit du service parmi
les gardes du corps, fut licencié aux Cent-
Jours et renonça à l'état militaire. L'inquié-
tude habitait son esprit. Dans un état de
santé précaire, en septembre 1816, il s'en
alla à Aix-les-Bains, pour y trouver de beaux paysages
et une médication. Il descendit dans la maison du
D' Périer. La saison était terminée, et tout n'était
que mélancolie dans la station thermale. Il s'ennuyait,
lorsque le hasard le mit en présence de M""" Charles,
visage idéal de sainte aux chairs translucides. Son
aventure, contée dans Raphai:l,éttiiiée dans tous ses
détails par maints critiques, est connue. On sait com-
ment Lamartine s'éprit de cette mourante trop belle,
comment il la sauva sur le lac du Bourget où, sur-
prise par la tempête, elle allait périr, la soigna, la
souleva d'amour et que leur liaison
prit les couleurs éteintes et exquises
d'une légende.
Bientôt, les amants furent sépa-
rés. Mais Lamartine, en janvier 1817,
hantait à Paris le salon de M°" Char-
les, salon fréquenté par des gens
illustres et où il prit le goût de la
politique. Cette période de sa vie
fut une période décisive. Animé par
l'amour, il rêvait d'un ordre de
choses nouveau, étudiait les grands
orateurs, écrivait cette brochure si-
gnificative : Quelle est la place qu'une
noblesse peut occuper en France sous
un gouvernement constitutionnel? où
déjà ses idées mises en œuvre plus
tard sont en germe.
Revenu à .Milly faute d'argent, il
y passa une année dans l'inquiétude
et un quasi -désœuvrement. Enaoilt
1817, il espérait de nouveau rencon-
trer à Aix M"' Charles. Mais une
lettre du D' Alind lui annonça que
la bien-aimée agonisait. Devant les
paysages que la divine présence
n'illuminait plus, il trouva dans
son désespoir l'inspiration jusqu'alors vainement
cherchée. Le Lac, où son amour déchiré et ses espoirs
indéfectibles en une survie s'exprimaient, fut la révé-
lation de son génie poétique. Bientôt, M"" Charles
mourait, et le jeune homme n'était plus qu'un corps
sans âme.
Il retourna à Paris pour y chercher une distraction
à son tourment. Son ami Virieu l'introduisit dans
les salons aristocratiques. Il lut, chez le duc d Or-
léans, sa tragédie Saûl. Les duchessesde Duras et de
Broglie, la princesse de la Trémouille, M""" de Mont-
calm et de Sainte-Aulaire lui ouvrirent leurs mai-
sons. Beau comme Adonis, troublant par sa
mélancolie, il excita cette délicieuse compassion des
dames qui soupçonnent, sous toutes les tristesses ju-
véniles une blessure d'amour. Il avait d'antres rai-
493
sons de les émouvoir : il avait écrit les Méditations
poétiques. L'ouvrage, dont l'édition à grand tirage
devait paraître le 13 mars 1820, publié alors à vingt
exemplaires sejlement, circulait dans les salons. Il
y soulevait un extraordinaire enthousiasme. On y
percevait la douleur du poète, secrète inspiratrice de
ses vers. On y percevait surtout un accent nouveau,
jamais entendu jusqu'à l'heure. Les Méditations cor-
respondaient à un idéal inconsciemment désiré par
les hommes de ce temps et que Lamartine leur [>er-
mettait d'atteindre. < Ce fut, dit Théophile Gautier,
Alphonse de Lamai'tme, ne a .Màcon. mort a Fans 1.
Litlio^^rapbie de Devéria.
Î90-1»«)).
comme un souffle de fraîcheur et de rajeunissement,
comme une palpitation d'ailes qui passait sur les
âmes ».
En attendant que son livre parût dans une édition
normale, Lamartine, se soustrayant aux suffrages des
salons, était rem ré dans sa province, où il allait pé-
riodiquement reprendre contact avec ses parents et
sa terre tant aimée. A la fin d'août 1819, il rencontra,
sur les bords du lac où il avait adoré la douce Julie,
une agréable jeune hlle, Maria-Anna Birch, fille d'un
colonel anglais, grande voyageuse, lettrée, musicienne,
rayonnante d'intelligence. Elle stimula tout de suite
sa sympathie. Peu après, à Pugnet , près de Chambéry ,
il la rencontrait de nouveau, et la sympathie se trans-
formait en amour. Cette fois, malgré la vive oppo-
sition de sa famille, il affirmait son désir de mariage
et triomphait de tous les obstacles. Il l'épousait le
6 juin, malgré sa pauvre dot. L'hôtel de Mâcon et
le château de Saint-Point lui étaient donnés par ses
parents.
Il ne s'y installa pas. Il venait d'être nommé attaché
d'ambassade à Naples, patrie de Graziella. C'est là
qu'il conduisit son épouse et savoura, dans un décor
de féerie, de merveilleuses heures d'amour. Sous
l'inflttence de sa femme, Lamartine écr.vit en Italie
les Nouvelles méditations, substituant aux stances de
pieitse mélancolie les pages de volupté païenne.
Bientôt (17 févr. 1820), M"" de Lamartine mettait
un fils au monde, puis, à Mâcon, le 20 mai 1822, une
hlle, Julia. Le couple heureux circulait entre la
France et l'Italie, menant vie brillante. Pourtant, un
chagrin l'assaillit : le premier de leurs enfants mou-
rut. Us reportèrent sur la petite fille toute leur ten-
dresse, inquiète désormais.
Lamartine s'intéressait vivement aux affaires diplo-
matiques. Après Naples, il accepta le postededeuxième
secrétaire d'ambassade à Florence, dirigea un instant
cette amba- sade sans titulaire, connut dans la ville
somptueuse des grands-tlucs une faveur exception-
nelle, due surtout à sa renommée grandissante de
poète. Mais, placé sous les ordres d'un ancien émigré
aux idées étroites, il abandonna la carrière. 11 quitta
ce pays avec regret. Il y avait goûté un bonheur sans
mélange. Les Harmonus, élévation de l'âme dans la
plénitude de la félicité vers Dieu, dispensateur de
cette félicité, lui avaient été inspirées par la beauté
de la nature et du ciel toscans.
De retour en France en 1828, il fut reçu avec
sympathie par le roi Charles X, vénéré comme un
dieu par la société, accueilli par l'Académie française
en remplacement du comte Daru. Mais aucun de ces
suffrages ne le contentait pleinement ; il était tour-
menté par le désir de l'action politique. La mort de
sa mère (novembre 1829), en lui causant le plus
494
violent désespoir de sa vie, arrêta seule son dessein
de se mêler aux affaires publiques. La chute de
Charles X, l'avènement de Louis-Phihppe, tout ce
qu'il sentait obscurément et parune sorte de divination
des événements futurs le décidèrent à agir. Il se pré-
senta aux électeurs de Bergues, le 6 juillet 1831,
mais, par suite d'une manœuvre perfide de Barthé-
lémy, ne fut pas élu. Il ne renonça pas pour cela à
ses projets. Il pressentait en lui les forces d'un
tribun : « J'ai, disait-il, l'instinct de? masses; je sens
ce qu'elles sentent et ce qu'elles vont faire, même
quand elles se taisent. »
Attendant des temps propices, il se décida à faire
le voyage en Orient, qu'il avait toujours souhaité de
faire. Il l'entreprit en nabab, sanscraindre la dépense,
frétant un brick, emmenant femme, enfant, amis,
domestiques, se chargeant de vivres pour des années
€t même d'une bibliothèque. Il vit Malte et, ri
Athènes, devant le Parthénon, il prit une leçon de
goût et d'harmonie, installant sa fomme à Beyrouth.
Peu après, à la tête d'une caravane somptueuse,
semblable à un émir, reçu partout en souverain, il
visitait tous les sites de l'histoire antique et de l'an-
tique religion. Ce fut, pour lui, un pèlerinage exta-
siant. Il emporta des impressions inoubliables <!es
pays désolés et sanctifiés par les présences divines.
Ses Souvenirs pendant un voyage en Orient (i836)
ne traduisent malheureusement qu'avec une éloquence
médiocre le ravissement de son âme.
Peut-être, lorsqu'il les écrivit, était-il sous l'influence
d'autres préoccupations. Il avait, au cours de ce
voyage, perdu sa fille Julia. Une grande douleur obs-
curcissait ses souvenirs lumineux. Heureusement, en
(son absence, les électeurs de Bergues, lui donnant
pa revanche, l'avaient élu. Il ne songea plus, rentré
à Paris, qu'à jouer le rôle pour lequel il se savait
prédestiné. Ses idées politiques sont formulées, dès
le début de sa nouvelle carrière, dans un livre :
ia Politique rationnelle. Il est l'homme du progrès;
il regarde vers l'avenir; il ne regrette rien du passé.
Il admet la république ; il veut la suppression des
privilèges, la création d'une aristocratie d'intelligence,
le sufirage universel, la liberté de parole et de con-
science, l'enseignement gratuit et obligatoire, la sé-
paration de l'Eglise et de l'Etat. Il souhaite servir
la France, non la monarchie. Il rêve le bonheur du
peuple.
Tout de suite, à l'Assemblée, il parle, forme, par
des interventions fréquentes et utiles, son talent
d'orateur, médiocre à l'origine. Il se refuse à
s'agréger aux partis. Il travaille. L'honnêteté dirige
tous ses actes. Seul, peut-être, sentant la fermentation
des idées, il découvre l'avenir et comprend que la
monarchie court à sa perte. Ses œuvres, les Recueil-
lements, Jocelyn, la Chute d'un ange, les Girondins,
surtout, étendent sa renommée, lui valent, dans le
peuple de France, une attention vive. On attend
tout de cette voix ardente, de cette âme pure.
En 1842, Lamartine répudie la monarchie, passe à
l'opposition. Son journal, le Bien public, soutient
son action, accroît son prestige. Lamartine marche
« l'âme en avant ». Le 18 juillet 1847, au banquet
que lui offre la ville de Mâcon, il prononce un dis-
cours nettement révolutionnaire. C'est l'ère des ban-
quets politiques. Ces baniuets propagent l'esprit de
révolte. L'un d'eux, celui de Paris, interdit par le
.gouvernement, devait amener les mouvements po-
pulaires sous lesquels sombra le trône. Lamartine
protesta contre l'interdiction.
Mais, s'il voulait une révolution, il ne la voulait
point sanglante. Lorsque, le 22 février 1848,1e peuple,
descendu des faubourgs, éleva de; barricades, envahit
l'Assemblée, provoqua la fuite de Guizot et l'abdica-
tion du roi, Lamartine, sous le fusil des émeutiers,
réclama un gouvernement provisoire, y prit délibéré-
ment les affaires étrangères, marcha, pour les apaiser,
en tête des hordes qui couraient vers l'Hôtel de
Ville. Pendant ces journées tragiques, idole de la
foule, multipliant les harangues enflammées, il évita
les effusions de sang. Il fut héroïque et sublime. lit
sa voix alla soulever d'enthousiasme les peuples
•d'Europe auxquels il lançait ses appels pacifiques.
La république proclamée, il rétablit l'Assemblée.
Aux élections, dix départements l'élurent. Mais il se
refusa à prendre le pouvoir. Ce fut sa faute principale.
Le retour des cendres, en précipitant la chute de la
monarchie, avait redonné une force aux impérialistes.
Cette force se manifesta en élisant Louis Bonaparte
président de cette république, dont Lamartine vit,
dès lors, l'écrasement certain.
Ainsi, le poète tombait du haut de son rêve de ré-
novation sociale, poursuivi par l'injure qui succédait
aux acclamations. Il se retira, dès lors, plein de
douleur, de cette lice où il était vaincu par ce peuple
dont il avait ardemment voulu le bonheur. Saint-
Point fut son refuge. 11 y rentrait avec 5 millions de
dettes, condamné, pour les éteindre, auxpires besognes
littéraires. Il subit l'abandon des favoris déchus. Il
travailla sans relâche, parfois à des œuvres qui lui
plurent : le Tailleur de pierres de Saint-Point, U
Père Dutetnps, Geneviève la servante, les Confidences,
Raphaël; le plus souvent, à des volumes de grande
vente : Histoire de la Restauration, la France parle-
mentaire. Civilisateurs et Conquértfnts, les Granas
LAROUSSE MENSUEL
Hommes de l'Orient, les Hommes de la Révolution,
etc., dont le produit servait à satisfaire ses créan-
ciers. Il fonda son Cours familier de littérature,
revue mensuelle qui assembla de nombreux abonnés.
Mais ces ouvrages l'excédaient au point qu'à les
écrire il eût préféré ramer sur les galères.
Il eut un instant l'espoir d'échapper à cette servi-
tude de la plume. Le sultan Abdul Medjid lui oflrii
d'importantes terres sur ses domaines, mais il ne put
Maison natale de Laniai'tine, à Mûeon.
les exploiter, faute de capitaux. Fort des services
rendus, il fit appel à la France. Une souscription
publique donna une somme dérisoire et lui valut de
nouvelles injures. Alors, il ne demanda plus rien et
monta son calvaire. En 1863, M"" de Lamartine mou-
rait, le laissant dans la pleine solitude. Il appela auprès
de lui sa nièce, Valentine de Cessiat, qui embellit de
son sourire l'existence morne du vieillard. En février
1869, dans le chalet du bois de Boulogne, dont la
Ville de Paris lui avait donné la jouissance, il s'étei-
gnait, n'ayant trouvé d'autre recours que la religion
contre l'ingratitude des hommes. — Emile Maone.
Politique intérieure et extérieure
(avril). — Après avoir établi, sur la suite des évé-
nements qui s'y sont déroulés, le bilan du mois
d'avril, nous devons constater qu'il avait encore été
un mois d'attente vaine, improductive et inopérante
à la vérité; il ne pouvait en être autrement. Nous
ne pensons pas que personne ait pu jamais s'ima-
giner que la seule application des sanctions écono-
miques prévues à Londres à la tin de mars et exé-
cutées sans retard aurait la vertu d'obliger l'Alle-
magne à remblir ses obligations. L'Allemagne ne
pouvait que rester fidèle à son tempérament et à
ses erreurs. Par suite, il était certain d'avance que
l'insuffisance de la conscience allemande conduirait
le gouvernement du Reich à fermer obstinément les
yeux sur sa situation réelle, à ergoter sur la position
de la question et à chercher dans des négociations
frustratoires l'impossible intervention d'un sauveur
imprévu. Dans l'espèce, elle espérait que ce sauveur
serait les Etats-Unis. Cependant, les Alliés avaient
continué à élaborer leur plan de contrainte, puisque
l'Allemagne les y invitait elle-même par une cons-
tante carence, et des préparatifs de ce genre, graves
et insolites, n'avaient pu aller sans un certain éner-
vement, sans des conflits latents d'intérêts interna-
nationaux, sans la perpétuelle menace de traque-
nards parlementaires. De tout cela rien de positif
n'était encore sorti au 30 avril. Les Etats-Unis
n'avaient pas, comme on dit vulgairement, « marché »
dans la combinaison allemande, sans prendre, d'ail-
leurs, parti autrement que par des déclarations ver-
bales très peu encourageantes pour l'Allemagne. Si
bien qu'aux derniers jours d'avril, aucune solution
n'était arrêtée. Mais on arrivait à la dernière limite
N' 172. Juin 1921.
de l'indécision. La France ne pouvait plus attendre.
Comme notre premier ministre Briand l'avait dit
énergiquement à diverses reprises, il ne restait plus
qu'à mettre la main au collet du débiteur récalci-
trant. Comment s'y prendiait-on ? Quels seraient
les gendarmes ? Si la France et la Belgique étaient
prêtes à ce rôle, qu'allait faire l'Angleterre ? C'est
ce qui se discutait à Londres. Le problème était
simple, mais quelle n'en était pas la gravité! Pour
se faire rendre la justice qui lui était due, la France
agirait-elle en plein accord avec l'Angleterre, même
si l'Angleterre ne fournissait qu'un contingent mili-
taire minime, voire aucun contingent ? Ou bien les
influences multiples qui travaillaient autour de Lloyd
George, sous couleur de défendre les intérêts écono-
miques de 1 Angleterre, parviendraient-elles à inti-
mider le Premier anglais, à le retenir sur la voie
généreuse où son tempérament le poussait, et la
France se trouverait-elle dans l'obligation, devant
laquelle elle ne reculerait pas, d'agir seule, sous les
yeux inquiets de son alliée défaillante? L'alternative
était redoutable. On ne pouvait l'envisager sans
appréhension; seule, une coupable légèreté et cette
forme spéciale d'aberration qu'engendre le besoin
irrésistible de privoquer une crise ministérielle
étaient capables de faire bon marché de 1 adhésion
britannique. La lucidité aiguë de Briand avait vu le
péril. Toutes les ressources de son esprit et de son
éloquence tendaient à éviter ce qui eût été, non
certes une rupture, mais une fêlure malsonnante
dans le métal jusqu'ici résistant de l'alliance franco-
anglaise. Encore une fois, on attendait ; l'attente
devait être courte ; rarement elle avait été plus solen-
nelle.
Le résumé des paroles, des tractations et des actes
qui ont marqué le cours du mois d'avril montrera
chaque peuple jouant un rôle adéquat à son génie
propre. — La politique de l'Allemagne avait tendu
à rejeter toute responsabilité, à s'affirmer pauvre
et incapable de satisfaire aux exigences des Alliés,
à retourner contre l'adversaire les arguments qui
l'écrasaient elle-même. Ainsi, avant d'en venir à pro-
poser un plan de collaboration pour la restauration
des régions françaises ravagées par ses armées, elle
avait commis la faute impardonnable d'accuser la
France d'exploiter ses régions libérées. L'absence de
tact et de finesse, qui est une caractéristique germa-
nique, s'était marquée à maintes reprises dans les
discours du Di'Siraons. L'Allemagne avait sans cesse
marchandé. Les dernières propositions qu'elle avait
soumises aux Etats-Unis balançaient impudemment
des offres trop évidemment inacceptables et qui ne
résistaient pas au calcul, avec l'exigence de com-
pensations qui n'allaient à rien moins qu'à libérer le
Reich de toute entrave économique, à supprimer les
gages des Alliés, à faire cesser non seulement les
sanctions en cours, mais même l'occupation armée
prévue par le traité de Versailles, à en rendre d'au-
tres impossibles, à rétablir en un mot l'Allemagne
dans une situation économique, qui, tout bien pesé,
devait très vite devenir privilégiée. Le gouvernement
allemand avait été servi par la patience inépuisable
de la France, par les difficultés que rencontrait
Lloyd George, non moins que par le particularisme
du commerce et de l'industrie chez nos voisins an-
glais, par l'indifférence presque sympathique de l'Ita-
lie, par la neutralité momentanée et les préoccupa-
tions purement américaines des Etats-Unis, par la
faiblesse même de sa propre psychologie et la mol-
lesse de son opinion publique. Il n'est pas douteux
qu'elle avait cru à une intervention du gouverne-
ment de Washington. Malgré des déclarations pré-
cises qui auraient dû l'éclairer, malgré l'énormité de
la proposition, elle avait demandé l'arbitrage du
président Harding, comme s'il eût été vraisemblable
que les Etats-Unis, qui avaient combattu aux côtés
de la France et de l'Angleterre et qui, à tout pro-
pos, bien qu'ils n'eussent pas signé le traité de Ver-
sailles, affirmaient leur communauté de vues avec
la France sur la question des réparations, commet-
traient la faute de se placer dans la position si fausfe
qu'on les sollicitait de prendre. L'arbitrage repoussé,
elle avait cependant soumis à l'Amérique, pour être
communiquées aux Alliés, des propositions insoute-
nables, et tout prouve qu'elle avait espéré voir la
diplomatie américaine appuyer ces offres. La décep-
tion qu'elle éprouva, lorsqu'elle comprit enfin son
erreur, montra quelle avait été l'étenJuede son illu-
sion. A la dernière heure, elle se servait plus mala-
droitement encore de l'ambassadeur de Grande-
Bretagne à Berlin, lord d'Abernoon, pour faire
porter à Londres, au sujet de ses offres ultimes,
des explications bizarres qui n'expliquaient rien,
mais affirmaient sa volonté d'atermoiement. Entre
temps, elle n'exécutait pas le désarmement tant de
fois promis. La brouille entre Berlin et Munich à
propos de l'Orgesch et de V Einwohnerpolizei évo-
luait vers une entente pour la résistzince aux injonc-
tions alliées en matière militaire. Aux funérailles
solennelles de l'ex-impératrice, morte à Doom et
dont le corps avait été ramené à Potsdam, tous les
grands chefs de l'armée et de la marine : Hinden-
burg, Luddendorf, von Tirpitz, etc., avaient paradé
devant une foule énorme, et cette manifestation
I
N' 172. Juin 1921.
militaire et monarcliiste n'avait pas provoqué de
protestation sérieuse. Au Reichstag, les opinions les
plus opposées s'étaient étalées dans un contraste si-
gnificatif, et il ne s'était dégagé de ces discussions
aucune direction ferme. L'Allemagne avait le gou-
vernement qu'elle méritait. On annonçait et on
attendait, à la fin du mois, la démission du D"' Simons
et celle du cabinet. Mais rien n'indiquait le sens
précis de cette crise, ni qui la dénouerait, et il était
peu admissible qu'un changement de personnes fût
de nature à entraîner un changement de conduite.
On ne devait donc retenir que les grandes indi-
cations fournies par la politique générale du Reich,
c'est-à-dire l'effort pour ne pas payer et l'effort pour
ne pas ilésarmer. Ceci étant, la politique de la France
ne pouvait hésiter.
Le danger était double. Nous avions besoin de faire
face à la charge énorme des pensions et des répara-
tions : il fallait que l'Allemagne payât ; nous avions
besoin d'être garantis contre une agression du côté
du Rhin, contre I esprit de revanche du germanisme:
il fallait que l'Allemagne désarmât ; aucune tran-
saction n'était possible.
Là était, pour la France, la difficulté. Seule, elle
n'aurait eu aucune hésitation ; elle eût agi avec sa
coutumière précision. Liée à l'Angleterre, elle devait
discuter les modalités et les moments. Nous avons
eu souvent à rappeler combien le point de vue anglais
diffère du nôtre, et il fallait bien le répéter, puisqu'il
y a là non une critique intempestive, mais simplement
une constatation historique. L'Angleterre a réalisé.
Sans qu'il soit utile de rechercher si, au moment où
elle entrait en guerre, en 1914, elle avait vu claire-
ment les buts à atteindre, ceux-ci s'étaient précisés
au cours des hostilités, et l'ampleur du résultat avait,
sans doute, dépassé les prévisions. La marine alle-
mande anéantie, les colonies allemandes absorbées
dans l'Empire anglais, la concurrence allemande sup-
primée en Extrême-Orient, le danger de la ligne
ferrée Hambourg-golfe Persique remplacé par la
mainmise anglaise sur la Mésopotamie et la Palestine,
bastions de l'Inde et de l'Egypte, la prépondérance
de l'Angleterre acceptée en fait par le monde entier,
combattue par la seule Amérique et sans que cette
hostilité secrète fût irrémédiable, cela ne pouvait-il
suffire à l'ambition de nos voisins d'outre-Manche ?
Pourtant, se manifestait ce phénomène si fréquent
que, le besoin irrésistible d'expansion étant en fait
satisfait, l'apparence d'une infériorité possible en
quelque point semblait intolérable. Or l'Angleterre,
maîtresse pendant la guerre du marché du charbon,
traversait une crise charbonnière formidable. Le
contrôle de l'Etat, l'absence de toute concurrence sé-
rieuse, le haut prix des charbons arbitrairement re-
levé, avaient assuré aux compagnies minières de
sûrs bénéfices et aux mineurs d'énormes salaires. Si
nous en avions senti le poids, l'Angleterre avait su,
elle aussi, ce que lui coûtait cette méthode de salut
public. La paix rétablie, le coût de la vie journalière
ramené à des prix possibles, le gouvernement et
l'opinion avaient senti l'injustice économique de cette
situation exeptionnelle, qui mettait à la charge de la
nation les profits de l'industrie minière. On avait
décidé de rendre aux mines, avec la liberté, les ris-
ques que comporte le libre jeu de l'ofire et de la de-
mande. Dès lors, le prix des charbons revenant à des
cours normaux, les sociétés minières se trouvaient en
présence à la fois d'une diminution de lenrs bénéfices
et de la question des salaires, qu'elles se proposaient
de baisser dans une forte proportion. Telle avait été
l'origine de la grève charbonnière qui avait paralysé
l'Angleterre pendant tout le mois d'avril et qui n'était
pas terminée au début de mai. On avait pu crain-
dre que cette cessation du travail dans les mines — qui
fut accompagnée d'actes de sabotage, d'inondations
par suite d'arrêt des pompes — ne fût pour l 'Angleterre
un désastre sans remède. Pendant quinze jours, on
fut menacé de voir jouer la triple-alliance ; à deux
reprises, les cheminots et les ouvriers des transports
furent sur le point de se joindre aux mineurs, et on
dut envisager l'arrêt total de la vie économique du
pays. Le bon sens du peuple anglais, la crainte d'un
chômage général forcé, de l'arrêt de la vie publique,
l'intention arrêtée d'un grand nombre de citoyens
d'opposer à la grève la collaboration volontaire du
public, la sensation que sous cette grève profession-
nelle se cachaient une tentative de révolution et une
intervention étrangère, firent autant pour empêcher
la catastrophe que les sages exhortations de certains
et que les innombrables colloques qui eurent lieu
entre le gouvernement et les représentants des ou-
vriers. Le cartel ne joua pas. Les mineurs restèrent
isolés. Une fois de plus, l'irréparable ne se produisit
pas. Mais l'imminence du danger et la continuation
de la grève minière avaient rendu plus évident l'in-
convénient que peut présenter l'occupation du bassin
de la Rhur par la France, la liberté nouvelle qui
pourrait en résulter pour l'industrie française, la con-
currence charbonnière qu'elle peut créer à notre
profit. De là les pressions qui s'exerçaient sur
Lloyd George, tant du fait des grandes entreprises
financières que du fait du Labour Party, brusque-
ment mis d'accord sur une question purement an-
glaise. Delà les obstacles que la France rencontrait à
LAROUSSE MENSUEL
la Conférence de Londres pour faire accepter entière-
ment son point de vue et la nécessité d'une action
immédiate sur le Rhin ; de là les hésitations de
Lloyd George. Sans doute, l'entrevue préparatoire
de Lympne où, avec Briand, il avait examiné sous
toutes ses faces la questiondes sanctions, avait donné
des résultats favorables, dont le Premier français
avait pu faire état devant le Parlement français, et
il n'est pas douteux que Lloyd George n'eût compris
toutes les raisons qu'avait développées Briand pour
repousser des délais qui ne pouvaient que compliquer
la question en justifiant l'Allemagne dans sa résis-
tance. Mais, à la Conférence de Londres, d'autres
éléments se trouvaient en présence, et la partie s'était
jouée très nettement entre la volonté de la France
d'en finir parce que la situation ne pouvait plus du-
rer, et l'effort des intérêts anglais pour écarter toute
solution absolue dont les conséquences auraient pu
n'être pasentièrement satisfaisantes pour l'Angleterre :
lutte singulièrement émouvante pour nous, où l'on
sentîdt une fois de plus l'opposition séculiirp il»
495
utopique qu'avait envisagée WUson, mais sous les
formes simplistes que le Sénat américain avait pré-
parées et annoncées depuis lont^temps et que, seule,
l'obstination de Wilson avait empêchées d'aboutir. Il
était, toutefois, évident que l'apparente simplicité
d'une paix séparée avec l'Allemagne, qni marquait,
au point de vue intérieur, le triomphe de la politique
sénatoriale sur la politique wilsonieme, ne suppri-
mait à l'extérieur aucune difficulté. Le fait que les
Etats-Unis signeraient avec l'Allemagne un traité
séparé n'était pas suffisant pour régler toutes les
questions internationales d'ordre universel auxquelles
les Etats-Unis avaient été intimement mêlés depuis
le début de la guerre et qui subsistaient intégrale-
ment. Si désireuse que fût la République américaine
de recouvrer toute sa liberté d'action, de rompre les
liens innombrables de solidarité matérielle et morale
par lesquels la politique de Wilson l'avait rattachée à
l'Europe, si décidée qu'elle fût à ne pas se laisser
entraîner dans l'action commune d'une Société des
natirtnv f^m liriii"*rait son in'l'-'^'''K''^n'-'^, '1 f^'K'rait,
Les auto-mitrailleuses â Dusseldort' (Avril 19^1 >. — Pbot. Manuel.
deux mentalités qui, si proches l'une de l'autre par
tant de qualités communes, divergent brusquement
dès que l'intérêt immédiat et personnel se trouve en
présence de conceptions plus larges et d'intérêts gé-
néraux. Que Lloyd George penchât pour la solution
de haute justice et de p?rtêe lointaine, c'est ce qui ne
paraissait pas faire doute. Mais Lloyd George, qui
est anglais d'abord et qui avait le devoir de l'être en
ce moment décisif, nous suivrait-il jusqu'au bout ?
Cette question ne pouvait ne pas s'imposer à notre
esprit, tant que rien n'était encore réglé. L'Angleterre
ne voulait en quoi que ce fût diminuer sa victoire et
ses profits tangibles. Ne se trompait-elle pas en ris-
quant, sur un détail d'exécution, de compromettre
l'avenir et la sécurité de la France, et n'était-il pas
de son intérêt bien compris de faire perdre à l'.Alle-
magne toute illusion sur la possibilité de nous
désunir? Car il n'était pas douteux qu'en dépit de ses
échecs précédents, l'.Mlemagne n'avait pas renoncé à
cet espoir. Tout ce qui eût pu ressemblera un désac-
cord devait être pour elle un succès et tout délai
dans le terme fatal une victoire. Ce qu'elle tentait
m extremis à Londres n'était que la suite de ses
tentatives américaines.
L'attitude des Etats-Unis, à l'égard de l'Entente
et de la France en particulier, avait été d'une cor-
rection absolue. -Mais il était facile de voir que le
gouvernement américain était lui-même assez peu
assuré de la voie qu'il suivrait à l'égard de l'Alle-
magne. On assistait à un changement d'orientation,
sans que rien permit encore de déterminer quelle
direction adopterait le nouveau président. On pou-
vait seulement affiimer que les ennemis de Wilson
et des principes wilsoniens allaient s'efforcer de dé-
truire ce que l'ancien président avait essayé d'édifier
et ramener la politique de la Maison Blanche à des
conceptions américaines relatives, sans préoccupa-
tion d'absolu. Après l'autocratie de Wilson, qui sem-
blait avoir fait sortir le peuple américain de son plan
d'action traditionnel, il était certain qu'on allait
revenir à une vie plus terrc-à-terre, plus aisée à com-
prendre par le peuple américain, plus favorable à un
large développement économique, plus conforme
aussi au véritable esprit de la Constitution américaine.
Assurément, Harding était très différent de Wilson.
Il était probable qu'à l'heure où l'on était, Harding
valait, pour l'Amérique, mieux que Wilson. Mais il
fallait liquider d'abord le passé. Cette liquidation se
préparait, non plus avec l'ampleur humanitaire et
cependant, négocier et transiger pour mettre au point,
ramener à leur juste valeur ou anéantir les condi-
ditions d'entente internationale prévues par Wilson et
garanties par sa signature. On pouvait désavouer
l'imprudence du précédent président, lui dénier tout
pouvoir d'engager l'Amérique ; il restait toujours à
liquider le passif de sa succession.
En présence d'une situation aussi délicate, sans
précédent, qui laissait le champ libre à toutes les
espérances et à toutes les craintes, les Etats-Unis
restaient une énigme que, de part et d'autre, on
avait cherché à déchiffrer. La F'rance n'avait pu
supposer un instant que, quelle que fût la ligne de
conduite adoptée par son alliée pour le règlement de
la paix, l'Amérique songeât à renier le passé. L'am-
bassade de Viviani auprès du président Harding
avait eu pour but de marquera Washington les senti-
ments de gratitude, d'union et d'affection qui atta-
chent la France aux Etats-Unis . Pendant dix-huit
mois, l'Amérique avait ces;é de collaborer avec
l'Europe. Après une aussi grave solution de conti-
nuité, succédant à la période d'action intense de
Wilson, il fallait renouer le fil des relations, combler
le vide qu'avait creusé le chômage diplomatique de
la République amie. Viviani s'y était employé avec
une éloquente énergie, et son séjour de 1 autre côté
de l'Atlantique avait été une suite ininterrompue de
manifestations et de conversations d'où était ressortie,
sans doute possible, l'impression d'une sympathie
constante à l'égard de la France. On devait se
féliciter que ce voyage eût été accompli et savoir un
gré infini à celui qui avait su exprimer avec tant de
force les sentiments et les besoins de notre pays.
Maison devait constateraussi que, si le résultat moral
était heureux, riendeconcretn'étaitencore assuré. On
avait recueilli des indications encourageantes; on
n'était pas fixé sur la suite certaine des événements.
Tout prouvait, d'a.lleurs, que l'Amérique n'était pas,
elle non plus, en possession d'une politique étran-
gère. Tout ce qu'on nous avait dit au sujetdesdécla-
rations qui pourraient suivre le vote d'une paix
séparée entre l'Amérique et l'Allemagne, en vue de
relier cette paix à celle de Versailles sans les confon-
dre, sans engager l'Amérique et sans ignorer les
stipulations acceptées par Wilson ; — certains passages
du message du président Harding au Congrès améri-
cain d'où l'on pouvait induire que le traité de
Versailles avait quelque chance de rester la base îles
négociations germano-américaines; — l'affirmation
496
(les droits de la France à de justes réparations et l\^
ia responsabilité de l'Allemagne dans la guerre; — le
refus d'accepter l'arbitrage demandé par le Reich ; —
l'accueil très froid fait aux nouvelles propositions de
l'Allemagne ; — en môme temps, la volonté nette
d'agir isolément dans la conclusion d'un traité met-
tant fin à l'état de guerre, tout rendait sensibles
les contradictions qui se heurtaient dans les esprits
américains, l'incertitude où flottait la politique du
nouveau ministre des affaires étrangères Hughes, la
difficulté de rétablir l'équilibre rompu entre le pou-
voir du Sénat et celui du président, en un mot l'état
réel de crise où les Etats-Unis, comme tous les autres
Etats du monde, se trouvaient à cette heure troublée.
L'Allemagne avait cru pouvoir tirer parti de cette
situation et de ces hésitations. Elle avait en Amé-
rique des sympathies. Elle avait le droit de penser
que les Etats-Unis, si loin de nous, si intéressés en
fait à ce que la ruine du peuple germanique ne vînt
^JU :ivfil l'J2J,.
pas rompre l'harmonie des forces économiques du
monde, seraient plus faciles à persuader que les exi-
gences des Alliés et, en particulier, de la France,
étaient excessives, qu'elles partaient d'une idée impé-
rialiste, qu'elles menaçaient la paix générale. De là
à supposer qu'ils seraient disposés à mettre le poids
de leur autorité au service des intérêts allemands, il
n'y avait qu'un pas. L'Allemagne avait pu, en outre,
admettre l'idée que les Etats-Unis saisiraient avec
empressement cette occasion de rentrer en scène et
de reprendre, sous une forme opposée, la prépondé-
rance que Wilson leur avait assurée dans les conseils
de l'Europe. De là, la demande d arbitrage adressée
au président Harding ; de là, la tentative pour pren-
dre l'Amérique comme intermédiaire pour des offres
nouvelles. Il était impossible, à la fin d'avril, de
déterminer quelle était l'opinion du gouvernement
de Washington au sujet du règlement des répara-
tions, ni si sa politique à l'égard de l'Allemagne était
arrêtée dans ses lignes essentielles. Il était prouvé,
cependant, par les faits que ni le ministre Hughes,
ni le Sénat, ni le président HarJing n'entendaient
venir en aide à l'Allemagne et qu'ils la laisseraient
se débrouiller seule. Il semblait probable que les
Etats-Unis, dans leurs négociations particulières
avec Berlin, chercheraient à retenir du traité de
Versailles ce qui marquait la défaite et les obliga-
tions de l'Allemagne et rejetteraient sans exception
tout ce qui, dans le fatras de ce gigantesque instru-
ment diplomatique, leur paraîtrait capable de les
lier pour l'avenir ou d'être contraire à leurs intérêts.
LAROUSSE MENSUEL
Par suite, même dans l'hypothèse, d'ailleurs gratuite,
où le traité à intervenir devait libérer l'Allemagne
en quelque point ou inciter les Alliés à transiger
sur le fait spécial des réparations d'ordre financier,
il n'apparaissait pas que le Reich pût compter sur
un appui américain. Il eût été très imprudent, fin
avril, d'en dire plus. Mais ce qu'on devait affirmer
hautement — et cela n'était pas inutile à redire — c'est
que, par contre, la France avait un intérêt primordial
à rattacher de nouveau sa politique à celle des Etats-
Unis et que jamais cette alliance ne nous avait été
plus nécessaire. Ceci, peut-être, comportait l'atténua-
tion de quelques intransigeances. Mais quiconque
réfléchissait devait conclure que notre intérêt restait
de tout faire pour maintenir et fortifier l'amitié
américaine.
En résumé, fin avril, la situation était la suivante :
L'Allemagne avait refusé de payer, le 23 mars,
un milliard de marks or; elle avait opposé une fin
de non-recevoir à la
demande de transfert
de l'encaisse métallique
de la Reichsbank dans
les succursales de cet
établissement à Cologne
et Coblence ; elle avait
refusé de verser à la
Banquede France, avant
le 30 avril, un milliard
de marcks or ; elle avait
refusé d'adhérer au
concordat arrêté par la
Conférence de Paris ;
elle n'avait pas désar-
mé. Par conséquent, elle
avait manqué aux en-
gagements qu'elle avait
acceptés en signant le
traité de Versailles. De
deux choses l'une : ou il
fallait renoncer à faire
appliquer ce traité — et
c'était là une hypothèse
inacceptable — ou il fal-
lait contraindre l'Alle-
magne à payer. Les sanc-
tions déjà appliquées —
occupation sur Iç Rhin
des débouchés de la
Ruhr, création d'un ré-
seau douanier — avaient
été sans effet. L'Alle-
magne avait perdu un
mois à ergoter et à né-
gocier. Il fallait donc
d'autres sanctions plus
énergiques, plus larges.
Une seule apparaissait
comme efficace : l'occu-
pation du bassin de la
Ruhr. C'est là-dessus
que roula, fin avril, la
Conférence de Londres.
Nous avons dit tout à
l'heure quel était l'état
d'esprit de Lloyd George
et des .anglais. Nous
avons dit aussi que l'ap-
pui de la Belgique nous
était assuré; nous ajou-
tons que l'attitude de
l'Italie était conforme
à ses intérêts, d'ail-
leurs bien mal compris, à son passé, à sa situation
politique présente. Les Etats-Unis étaient absents,
mais on les sentait présents par l'importance qu'ils
étaient appelés à reprendre, par la neutralité qu'ils
gardaient encore, par leur refus d'interveniren faveur
de l'Allemagne, par l'impression que l'on avait que,
s'ils acceptaient de punir, ils refuseraient d'écraser.
La Conférence de Londres commençait dans cette
atmosphère lourde et brumeuse, dans l'ambiance de
gêne que la grève charbonnière imposait à l'Angle-
terre. Se rendait-on compte, en France, des difficultés
qu'allait rencontrer Briand, des obstacles qui se
dressaient devant nous, obstacles peut-être plus de
forme que de fond, mais que le moindre incident
pouvait grossir et rendre insurmontables ? Il était
permis d'en douter. L'occupation de la Ruhr appa-
raissait, en France, comme l'acte d'énergie nécessaire
qui mettrait fin, comme on l'avait expérimenté sou-
vent, au.x tergiversations de l'Allemagne; elle appa-
raissait encore comme une panacée, comme la prise
de possession d'un gage fécond, comme laseulesolu-
tion pratique de la question des réparations. Sur le
premier point, on ne pouvait douter qu'un acte de
force ne fût indispensable pour ouvrir les yeux obsti-
nément fermés des Allemands, sensibles à la force
seule et hardis parce qu'ils nous croient timides et
impuissants. La France avait donc grandement
raison d'exiger l'occupation du bassin minier de la
Ruhr, mais il fallait que cette occupation fût le fait
de la Conférence et non le fait d'elle seule.
Pour obtenir ce résultat, il fallait être prêt à des
1 ■ l'i'iiftant à la Conft^rence de Londres.
, .Maïuiel.
«• 172. Juin 1921.
sacrifices superficiels ; il fallait montrer à l'égard de
nos Alliés la patience, la courtoisie, la confiance,
le sens de leur situation particulière qu'ils avaient
le droit de nous demander. Pensait-on à tout cela?
Ne pouvait-on craindre, dans la presse, à l'égard
de l'Angleterre, de l'Amérique, de l'Italie, des incom-
préhensions et des intempérances de langage dictées
par le souci de flatter l'opinion plutôt que par celui
de la guider; par suite, des imprudences regrettables
et des froissements ? Rien n'eût été plus fâcheux.
D'autre part, sur le second point, — l'efficacité de
l'occupation <le la Ruhr, — noussommes trop habitués
à exprimer ici le fond de notre pensée pour ne pas dire
que l'opération présentait de grosses difficultés, non
au point de vue militaire, mais au point de vue
technique, que l'exploitation des mines de la Ruhr
n'était pas une chose simple et que s'imaginer qu'on
allait, par le seul fait de l'occupation, réaliser des
milliards, était une pure illusion. Ceci ne tendait
pas à prouver que l'opération fût mauvaise. Mais il
eût été bon de mettre l'opinion publique en garde
contre des délraires possibles. Pour le moment, l'opi-
nion française souhaitait si fortement cette occupa-
tion que l'annonce de la mobilisation de la classe 19,
rendue nécessaire pour renforcer les effectifs de
l'armée du Rhin, et la création d'engagements spé-
ciaux, de temps limité, à l'usage des réservistes,
avaient été unanimement acceptées. La France,
blessée dans son sens de la justice, lasse d'attendre
la réparation qui lui était due, voulait une solution.
Cela ne rendait pas plus facile la tâche de son repré-
sentant à Londres. Placé en face du problème à
résoudre et des solutions diverses qu'on lui offrait,
dont quelques-unes tendaient à ne rien résoudre
du tout, obligé de ménager nos alliés, fermement
décidé à éviter toute menace de rupture et même à
écarter les nuages inquiétants, Aristide Briand avait,
à Londres, une tâche plus difficile que toutes celles
qu'il avait eu à porter jusqu'ici et qu'avaient eu
à porter ses prédécesseurs. Héritier d'une situation
dont il n'avait aucunement la responsabilité, il devait
sauvegarder à la fois les intértê? matériels urgents
de la France, son honneur, sa victoire et ses allian-
ces. On devait espérer qu'il réussirait. Quoi qu'il
arrivât, quelles que pussent être ultérieurement les
critiques de ses adversaires, celles des impatients et
des ignorants, celles de ceux qui, coupables de l'état
actuel, crient plus fort que tout le monde pour dé-
tourner les soupçons, le pays devrait lui garder une
reconnaissance profonde pour l'eft'ort d'intelligence,
d'énergie et d'habileté qu'on était sûr qu'il ferait à
Londres.
L'importance de la question allemande avait, on
le conçoit, au cours du mois d'avril, quelque peu dé-
tourné l'attention des autres événements qui s'étaient
passés en Europe. Ils avaient, pourtant, eux aussi,
une valeur présente et future, et nous les devons
noter brièvement, mais avec soin.
En Asie Mineure, la défaite des Grecs par les Turcs
s'était développée en désastre, et il n'y avait aucune
vraisemblance que le gouvernement hellénique pût
reprendre le dessus. L'état des finances grecques met-
tait, en outre, le roi Constantin dans une posture des
plus difficiles. Déjà, on parlait d'abdication. Une fois
de plus, la Grèce payait le prix de sa légèreté et de
son ingratitude. Mais la victoire turque devait avoir
une conclusion, et c est cette conclusion qu'on ne
voyait pas nettement.
Du côté russe, le silence semblait s'être fait. On
était sans nouvelles sûres des conséquences de l'ac-
cord anglo-soviétique. De rares informations, peut-
être tendancieuses, nous montraient le rc gime sovié-
tique s'adoucissant, renonçant peu à peu à la rigidité
de ses principes communistes, toujours peu sûr des
populations paysannes, toujours en proie à d'énormes
difficultéscconomiqueset, cependant, toujoursdebout.
Que se tramait-il du côté de l'Asie ? De temps à
autre, des articles sensationnels nous révélaient d'im-
menses projets des soviets. Nous avons dit souvent
ce qu'il y avait de réel pour l'Angleterre, pour le
Japon aussi, dans ce danger. Nous répétons aussi
que le remède était aux mains de nos alliés et nous
continuons, tout en nous préoccupant de cette grave
question, à considérer la Russie bolchevique comme
aussi incapable que la Russie tsariste de ruiner les
positions asiatiques de l'Angleterre. Le trouble, toute-
fois, pouvait devenir grave momentanément ; cette
préoccupation devait s'ajouter à toutes celles des
hommes qui réfléchissent sur le temps présent et qui
veulent travailler à faire renaître dans le monde l'or-
dre et la paix.
En Europe centrale, deux grosses questions res-
taient instantes. D'abord, la question de la Haute-
Silésie qu'on ne se hâtait pas de régler. Il semblait
qu'une agitation polonaise, suscitée peut-être par les
opinions prêtées aux représentants italiens et anglais
dans la Commission interalliée, provoquée par la
crainte de l'organisation allemande, menaçait de se
produire, et il y avait lieu de ne pas perdre de vue
ce très grave problème, dont il était à craindre
qu'aucune solution ne satisfît les intéressés. Il était
évident que la Pologne avait absolument besoin du
charbon silésien, si elle voulait avoir une industrie
indépendante de l'Allemagne. D'autre part, l'immi-
«• 172. Juin 1921.
neiice de l'occupation de la Ruhr, la suppression des
ressources charbonnières du bassin de la Sarre occupé
pour quinze ans par l'Entente, rendaient plus urgent
pour le Reich le besoin des mines de la Hauie-
Silésie. Ne devait-on pas redouter que, là encore, le
retard d'une décision ne fût pire qu'une décision
même discutable ?
linsuite, la question autrichienne. L'Autriche était
aux abois. Elle mourait de faim. Les Alliés la sou-
tenaient de leur argent. L'Autriche ne paraissait leur
en avoir aucune reconnaissance. Un plébiscite volon-
taire du Tyrol avait tendu au rattachement de cette
province à l'Allemagne. On annonçait des plébiscites
analogues dans le pays de Salzbourg et dans la
Haute-Autriche. Il y avait là une tactique qui ten-
[lait à l'émiettement de l'Autriche au profit du Reich.
Kiitreprise méthodique, qui nous ramenait à des
temps très lointains, mais qui, pour être un anachro-
nisme, n'en restait pas moins un péril grave. Il n'était
pas douteux qu'elle ne fiit l'œuvre d'un pangerma-
nisme très actif, soutenu par une propagande très
forte et très riche, qui, pas à pas, reprenait la marche
vers l'Est et, sous couleur de nationalisme, prolitait
de la misère drs peuples pour montrer un refuge sûr
au sein d'une Allemagne qui se jouait de ses vain-
queurs. La Suisse s'en inquiétait. II semblait que
l'Entente, première intéressée, ne vît pas où on la
menait et la situation de fait qu'on lui préparait.
Au midi de l'Europe, l'Italie attendait des élec-
tions un changement de politique intérieure. L'afïaire
de Fiume avait été sur le point de renaître, et la
tentative des anciens compagnons d'Annunzio n'avait
fait que marquer que la question n'était pas fermée.
L'Italie cherchait sa voie. On devait lui souhaiter la
stabilité et une politi'iue claire. — En Espagne, la
situation sociale était très tendue : les progrès du
•yndicalisme terroriste et sa lutte avec le syndica-
lisme socialiste pouvaient faire craindre des troubles
graves. On avait pu, cependant, croire un instant à un
coup de main espagnol sur Tanger. L'incident était
clos. Il n'était que l'indice de la faiblesse du gou-
vernement espagnol, de l'agit-ition des esprits et du
mélange de mégalomanie et d'impuissance qui est si
fréquent dans l'histoire de l'Espagne. L'enrichissement
procuré à l'Espagne par la guerre n'était pas pour
elle un gage de paix intérieure.
Combien, pourtant, le monde entier n'avait-i) pas
besoin de paix ! Non de la paix apparente que don-
nent des traités trompeurs, mais de la paix volon-
taire, consentie, réelle, basée sur le respect des con-
ventions internationales, sur la justice et sur le
travail. Et combien aussi n'était-il pas décevant de
constater que c'était souvent au nom de la paix que
l'on sollicitait miséricorde pour l'Allemagne, pour
l'Allemagne responsable de la guerre qui a boule-
versé le monde, incapable d'un retour de conscience,
obstacle perpétuel, par son militarisme renaissant, à
la paix que rêvent les peuples I — Jules Ombadlt.
Sainte-Beuve. L'homme et le poète, par
Louis-Frédcric Choi.y (1921). — On a coutume de
ne voir en Sainte-Beuve que l'auteur de Port-Royal
et le critique des Lundis^ ou, si l'on veut, on ne voit
en Sainte-Beuve que l'écrivain, sans songer à l'homme.
Mais, si son œuvre est considérable, sa vie n'est pas
moins émouvante, et elle ofîre un témoignage singu-
lier. Avant de vivre dans l'intimité des Messieurs de
Port-Royal, avant de lier commerce avec les philo-
sophes, les poètes, les historiens, les grandes oeuvres
du passé, Sainte-Beuve a été jeune; il a été homme,
il a vécu, il a souffert, il fut Joseph Delorme et
l'Amaury de Volupté. C'est cet homme que nous pré-
sente Louis-Frédéric Choisy ; c'est la biographie
psychologique de cet homme qu'il nous donne, et,
comme celui dont il trace le portrait eut une vie
passionnée, comme il participe de toute son amitié,
de toute sa sympathie aux épisodes de cette vie, il a
écrit une vie pathétique. Une vie pathétique ! On
songe aux pages d'un Homme libre, de Maurice
Barrés : « Il est, Simon, des hommes qui ont réuni
un plus grand nombre de sensations que le commun
des êtres. » Et encore ; « Je lus Joseph Delorme, les
Cor\solatiorts , Volupté et le Livre d'amour, avec les
pensées jointes aux Portraits du Lundi. Ecartant les
oeuvres du critique, je m'en tins au Sainte-Beuve de
la vingtième année, aux misères de celui qui s'éton-
nait devant soi-même et qui, par la vertu de son
orgueil studieux, trouvait des émotions profondes
dans un infime détail de sa sensibilité. »
Enfant posthume, né de parents vieux, il était
prédestiné à la tristesse. Elevé entre sa mère et sa
tante, dans un milieu féminin, sa sensibilité se déve-
loppa à l'excès. Replié en soi-même, il dissimulait
une imagination ardente, et l'on peut snpposer que
ce fut pour en calmer les ardeurs qu'il se livra dès
l'enfance au travail. La piété, dont sa mère lui avait
donné l'habitude, adoucissait, d'ailleurs, sa solitude.
Il avait vu le jour à Boulogne-sur-Mer le 23 décem-
bre 1804, et il devait y rester jusqu'à l'âge de qua-
torze anf ; à ce moment, on l'envoya achever ses
études à Paris, où sa mère le rejoignit quelques an-
nées plus tard. Là, Chateaubriand et Lamartine
furent ses premiers maîtres, exercèrent sur lui les
premières influences. Il se plongea ensuit« dans tes
LAROUSSE MENSUEL
ouvrages, du xyiii" siècle à tendances antireligieuses.
Il entra enfm, ayant brillamment achevé ses études,
à l'Ecole de médecine. On l'a montré à ce moment
• laid et tendre, intelligent et sensuel, girondin en-
thousiaste et irréligieux avec ferveur, sombre, un
peu déçu déjà. C'est avec un front morose et d'une
allure comme lassée qu'il va entrer, par une voie
détournée, dans la vie littéraire t. Un de ses anciens
maîtres, Dubois, ému du désarroi moral où il se
trouvait, le fit entrer au « Globe •. Il s'y prépara à sa
carrière de critique, et il y acquit une rare pénétra-
tion, en même temps que s'affirmait et se confirmait
le goût naturel qu'il avait pour la mesure.
Après trois années de collaboration au < Globe >, il
renonça définitivement à la médecine, mais des étu-
des faites à la Faculté il conservera certaines habi-
tudes, certaine discipline, qui seront toujours sensi-
bles dans son œuvre. C'est l'époque où il connaît
Victor Hugo et le Cénacle; et, sous l'influence des
poètes qu'il fréquente, il se met lui aussi à
écrire des vers, en même temps que, pour
donner des ancêtres aux romantiques, il
entreprend de composer le Tableau de la
poésie française au xvi' siècle. De sa conver-
sion au romantisme sortit Vie, poésies et
pensées de Joseph Delorme en 1829. Musique
douce et mélancolique, qui, si elle est sans
éclat, n'est pas, du moins, sans fraîcheur.
Cette mélancolie, cette sorte de décourage-
ment secret qui ne devaient jamais le quit-
ter, y apparaissent, rappelant René et Wer-
ther. Mais l'élément le plus original est, sans
doute, ce caractère d'intimité qu'il avait
trouvé en Angleterre chez les Iakistes et
qui n'existait pas en France. Après Joseph
Delorme, parurent les Consolations, dont les
deux thèmes sont ceux de l'amitié et de la
religion. L'inspiration en est tout intérieure
et se ressent étrangement de l'intimité du
poète avec la maison de Victor Hugo. Mais,
si Sainte-Beuve a des convictions nouvelles,
des défaillances le surprennent encore, et des
doutes l'assaillent. Il a conscience de sa
faiblesse, de son inconstance, et il en souffre.
Il n'a que trop l'exact pressentiment de ses
futures tribulations.
Sainte-Beuve, dans sa faiblesse, avait be-
soin d'un appui où s'affermir, où s'attacher.
Victor Hugo lui était apparu comme devant
être cet appui et l'avait, pour ainsi dire,
fasciné. L'influence du critique sur le poète
était, d'ailleurs, également vive et heureuse.
Sainte-Beuve agissait comme un régulateur
sur l'imagination excessive de Hugo.
Sainte-Beuve n'était pas beau, mais il avait
quelque charme. Fût-ce pour ce charme que M""" Hugo
se plut à écouter ses confidences ? Elle s'habitua à
ses épanchements, et il s'habitua à avoir en elle une
amie toujours prête à le consoler. A vrai dire, les
motifs de peine ne lui manquaient pas : la laideur,
la pauvreté, la solitude, le doute de soi-même. Com-
ment n'eût-il pas été sensible à l'amitié d'une jeune
femme qui était belle et qui le reconfortait. Cette
amitié qu'il a pour elle prend bientôt un caractère
passionné. Quand il s'en aperçoit, il veut fuir. La
vue de son ami le gêne, d'abord parce que c'est son
ami, et puis parce que c'est le mari. Il ne peut pas
ne pas être jaloux. Il espace ses visites. Il n'écrit
pas. Il avoue enfin à Hugo sa passion malheureuse.
Mais Hugo lui pardonne, Hugo le convie à rester.
Sainte-Beuve ne peut parvenir à tant d'héroïsme.
Les trois amis essayent de maintenir la cordialité des
relations; mais chacun souffre en présence des deux
autres : « Quand vous n'êtes pas là, écrit Hugo, je
sens au fond du cœur que je vous aime comme au-
trefois ; quand vous y êtes, c'est une torture...
Cessons donc de nous voir en ce moment, afin de
nous revoir un jour. •
Mais Sainte-Beuve ne prend point parti de son
bannissement. Il voit M"" Hugo en cachette et cor-
respond avec elle. Mais, en même temps, il devient
jaloux de la gloire du poète; il ne sait dissimuler
cette jalousie. Hugo annonce la rupture définitive.
On a essayé souvent de suivre au jour le jour les
épisodes de la liaison de Sainte-Beuve et de
M"" Hugo. Faut-il encore revenir là-dessus ? Et
d'abord, y eut-il liaison ? Est-ce qu'il y eut des épi-
sodes ? Sainte-Beuve, dans le Livre d'amour, note
quotidiennement ses sentiments. Dans ce journal en
vers, on a voulu trouver la preuve qu'Adèle Hugo
avait été réellement la maîtresse de Sainte-Beuve.
Mais tout cela reste bien incertain. Sans doute,
Adèle aima Sainte-Beuve; mais l'aima-t-elle com-
plètement ? Louis-Frédéric Choisy ne le croit pas,
et les aveux qu'on pourrait lui opposer restent
obscurs.
La liaison, pourtant, se dénoua, mais lentement.
Adèle mit quatre ans à se reprendre. Dans une nou-
velle : Af"« de Ponitvy, Sainte-Beuve analysa les
causes qui l'éloignèrent de son amie; mais cette
analyre même de ses sentiments ne parvint pas à
l'en consoler. En 1837, la rupture fut définitive,
rupture des relation» secrètes, mai» non pas des r#-
toiioiM memim/Do». Bn 1843, SMate-Beuve fit M»-
497
primer pour lui quelques exemplaires du Livre
d^ amour. On l'apprit, et cela fit scandale. Pourtant,
il semble bien que tA"' Hugo avait approuvé son
ami, et ce fut là le motif d'une reprise de relations
entre le ménage du poète et le critique. Le hasard
voulut, quelque temps après, que ce fût à Hugo de
souhaiter la bienvenue à Sainte-Beuve à l'Académie.
Pendant l'Empire, chaque fois que M"" Hugo vint à
Paris, elle rendit visite à son ancien ami.
Cependant, cette crise très violente n'avait pasété
sans agir sur l'esprit même de Sainte-Beuve. Ne
pouvant plus s'appuyer sur Hugo et ayant toujours
besoin d'un guide, il suivit un temps Saint-Simon,
un temps bien rapide ; puis il se tourna vers Lamen-
nais. Il avait le besoin de croire, et il était inca-
pable de saisir une doctrine. La défection de La-
mennais le rejeta dans le scepticisme.C'est alors qu'il
arriva à Port-Royal.
Mais des événements qui s'étaient passés au cours
Sainte-Beuve, né & BouIogne-«ur-Mer, mort à Paru ',1804-18^}.
de ces années lourdes de vie intérieure Sainte-
Beuve avait écrit le commentaire. C'est d'abord
Volupté, confession singulièrement troublante des
luttes secrètes où il s'était débattu. Volupté, un
grand livre, qu'on ne peut lire encore aujourd'hui
sans émotion, et dont le public serait singulièrement
plus abondant, s'il en existait des éditions plus
nombreuses et bien imprimées. Ce sont ensuite les
Pensées d'août, dernier recueil poétique, qui contient
les poèmes écrits entre 1830 et 1837; poèmes d'une
teinte sombre et qui, pourtant, laissent froid. Il
manque de souffle et de simplicité, et l'on y sent
trop l'effort. Ce dernier essai poétique le découragea ;
il ne recommença pas.
Pour essayer d'adoucir l'amertume qui le remplis-
sait, il accepta de donner à Lausanne un cours sur
Port-Royal. Il y arriva en octobre 1837. Des amis
sûrs, M. et M""» Juste Olivier, l'accueillirent. Il
trouva là le silence et, quand il le voulut, la soli-
tude favorable au travail acharné qui va désormais
occuper sa vie. D'ailleurs, bien qu'il ne soit pas
orateur, son cours a bientôt le plus vif succès. Il
connaît Vinet et subit son influence, sans se laisser,
pourtant, convertir par lui. Le scepticisme avait pris
racine en lui. Il sentait la valeur du protestantisme ;
il l'admirait même, mais il devait revenir à Paris,
désabusé, comme il en était parti. Pourtant, il con-
sacra trente ans à Port- Royal ; bien souvent, as
milieu de ces hommes qu'il aime et qu'il fait re-
vivre, il aura la nostalgie de la foi ; mais, parvenu à
la fin de son grand ouvrage, il écrira en post-
scriptum : « Jeune, inquiet, malade, amoureux et
curieux des fleurs les plus cachées, je voulaissurtout,
à l'origine, en pénétrant le mystère de ces âmes
pieuses, de ces existences intérieures, y recueillir la
poésie intime et profonde qui s'en exhalait. Mais k
peine avais-je fait quelques pas que cette poésie s'es<
évanouie, ou a fait place à des aspects plus sévères ;
la religion seule s'est montré* dskns sa rigueur et le
christianisme dans sa nudité. Cette religion, il m'a
été impossible d'y entrer astrement que pouf l«
compremire, pour l'exposer... J'ai en beau faire, >•
n'ai été et ne suis qu'un investigateur, un observa-
teur sincère, attentif et scrupttlau». Et bmibs, i,
mesure qne j'ai avancé, le charnM »'s» étant aU4, |«
n'ai plus voulu être autre eltose. »
A son retour de Lausanne, il s« fixa k Pana» ai
smer» ^ue soient le» sottvenifa qu'il y trouve, pana
cpM M tst eiteore la maitkur asila pou* la .travail,
4^8
Le travail, c'est la grande ressource dans les heures
de désenchantement, c'est la grande consolation.
Toute forme de vie qui se présente à lui, il l'étudié
avec sympathie, mais sans lui-même s'engager. Il
explique, il analyse, mais, après avoir détruit, il ne
reconstruit pas. Devenu en 1840 conservateur à la
bibliothèque Mazarine, il a son avenir matériel as-
suré. Cela ne lui suffit-il pas ? Il semble qu'il ait
songé à se marier. M"" Pelletier, la fille du général,
aurait pu, si elle l'avait voulu, devenir M"" Sainte-
Beuve. Peut-être songea-t-il aussi à Ondine Valmore,
la fille de M"° Desbordes-Valmore ; mais elle avait
vingt ans de moins que lui. Il se tourne alors vers
d'autres affections. Pendant de longues années,
M"» d'Arbouville lui fut chère; au point qu'il écri-
vit encore des vers en son honneur. Après M"" d'Ar-
bouville, il y eut des inconnues, mais il y eut surtout
le travail obstiné, le travail solitaire.
En 1849, il fit un cours à Liège sur Chateaubriand
et son groupe littéraire; à son retour, il se rallia au
gouvernement de Napoléon. C'est à ce moment que
le D' Véron lui propose d'écrire chaque semaine,
le lundi, un article littéraire. Sa production se dé-
veloppera désormais avec une régularité impertur-
bable. Il se montre hostile au romantisme, sans
doute parce que, coimaissant bien ses principau.x
poètes, il se jugeait plus intelligent qu'eux. D'ailleurs,
il ne va encore qu'avec modération. Il acquiert ainsi
une situation intellectuelle de premier plan, qui n'est
pas toujours d'accord avec la vie qu'il mène.
Le travail où il s'enfonçait ne parvenait pas à
dissiper son désenchantement et sa lassitude. Pen-
dant quelques années, des lettres venues de Suisse
le réconfortèrent pourtant. En septembre 1856,
Adèle Couriard lui écrit son admiration. Née à Ge-
nève, fille d'un pasteur, elle a vingt-cinq ans. L'édu-
cation qu'elle reçut fut austère ; mais, sensible, intel-
ligente, elle est sujette à l'enthousiasme. Entre la
jeune fille et le critique, une correspondance s'établit.
Ce sont confidences et conseils, mais la discrétion et
le tact de Sainte-Beuve lui permettent d'aborder tous
les sujets. Peu à peu il se livre; il n'est pas loin de
se montrer romanesque; mais Adèle affecte de ne
pas comprendre, et les lettres redeviennent imper-
sonnelles. Quand ils se virent, au cours d'un voyage
de la jeune fille à Paris, il y eut déception. Des
années de silence suivirent ; puis la correspondance
reprit; mais Adèle s'attachait de plus en plus à sa
religion, Sainte-Beuve penchait de plus en plus vers
la libre pensée. Ils ne pouvaient plus s'entendre.
Du o Moniteur » Sainte-Beuve était passé au « Consti-
tutionnel ». Sa plume y fut plus libre, et il usa de cette
liberté. A force de détester l'intolérance, il devient
intolérant lui-même. Il attaque le catholicisme avec
une vivacité extrême, les catholiques plutôt, car,
lorsqu'il étudie le christianisme dans son essence, il
demeure respectueux. S'il manque d'équité envers
les hommes, il est plus objectif envers les idées.
Sévère pour les jeunes, il encourage pourtant leurs
tentatives. Parfois injuste, il est capable de s'indi-
gner, et il sait au^si s'attendrir. Toute la poésie qui
était en lui, et qu'il n'a pas su mettre dans ses vers,
elle apparaît dans ses articles.
Pourtant, il n'est plus sceptique résigné. La conta-
gion des luttes politiques l'a atteint; son scepticisme
devient militant. Nommé sénateur, il passe dans
l'opposition et, défendant la libre pensée devant la
haute Assemblée, il fait scandale. Il perd ainsi sa der-
nière amitié, celle de la princesse Mathilde ; et, après
une longue maladie, il meurt, le 13 octobre 1869,
seul au monde, malgré une foule d'admirateurs.
S'il fut injuste souvent, on le fut aussi envers
lui. L'étude de Louis-Frédéric Choisy, pénétrante,
fine, nuancée, met bien des choïes au point, et il
semble bien que l'on doive souscrire à ses conclu-
sions :
« Malgré des erreurs, malgré de mauvaises habi-
tudes, des faux pas, de nombreux manques d'équité,
il se dégage de l'ensemble de sa vie une beauté
incontestable. Cet immense labeur, ce souci de vé-
rité, cette finesse de perception, ce sens de la mesure,
cette horreur des coteries et des préjugés, ce besoin
d'affection toujours vivaceet jamais comblé accusent
une nature supérieure. » — Claude barjac.
Scliopenliauer et ses disciples, rf'a^r^s
ses conversations et sa correspondance, par A. Bos-
sert. (Paris, in-S", 1920.)
C'est un fait digne de remarque : les quelqes écri-
vains allemands qui, par l'étendue de leur esprit ou
par les qualités de leur art — un Gœthe, un Heine,
un Nietzsche, par exemple — ont mérité d'être admis
dans la littérature universelle (ceux-là ont rencontf'é
en France un accueil qui a survécu aux haines na-
tionales) ont, en général, manifesté une considéra-
tion très limitée pour l'âme allemande elle-même ;
parmi eux, il faut citer en bonne place Arthur
Schopenhauer, philosophe pessimiste. Schopenhauer
a été un grand cosmopolite. 11 l'était même de nais-
sance, puisque son père l'avait appelé Arthur, sous
prétexte que ce nom est le même dans toutes les
langues. Certes, Schopenhauer ne néglige pas une
occasion de se présenter comme le continuateur de
Kant. Mais la sagesse dont il se nourrit vient de
LAROUSSE MENSUEL
bien d'autres sources que de la Germanie. Les phy-
siologistes français, comme Bichat ou Cabanis, les
moralistes français, comme Chamfort, ajoutent leur
influence à celles de l'Inde et de la Grèce, pour
former un écrivain qui n'aime ni le style barbare ni
le pédantisme des « pachydermes », qui prétend être
d'origine hollandaise et qui, un jour, écrit : « Je suis
honteux d'être Allemand. »
Ecrivain, il a des mérites de style assez excep-
tionnels dans la littérature allemande et qui ont
grandement contribué, dans tous les pays et même
dans le sien, au succès du philosophe. Il est clair et
ne vise pas à la profondeur par l'obscurité. Il a beau-
coup lu et beaucoup retenu, et il est agréable de
rencontrer chez lui, à chaque moment (un peu comme
chez notre Montaigne), des citations et des anecdotes
tirées de toutes les littératures. Intelligence concrète,
il rend toujours ses idées sensibles par des exemples
frappants. Enfin, il apparaît dans ses œuvres, aussi
bien que dans ses lettres ou ses conversations, comme
un homme bien vivant, avec ses rancunes, ses colères,
ses ridicules même, enfin, avec tout ce qui peut
faire de ce philosophe pessimiste un personnage qui
n'est nullement triste, mais, au contraire, souvent
fort amusant . Il ne se mettait guère en peine, du reste,
pour accorder sa conduite avec son sy-tème :
C'est une prétention au moins étrange — disait-il — d'exi-
ger d'un moraliste qu'il ne recommande pas d'autres vertus
que celles qu'il possède.
Pour lui, s'il préconise, au terme de sa morale, un
ascétisme inspiré de la sagesse hindoue, il borne le
sien à demeurer célibataire, et il est permis de penser
que c'est un état qu'il supporte avec une résignation
qui lui coûte peu. Par ailleurs, il ne se refuse au-
cune des joies de la vie, et ses visiteurs nous le dé-
peignent ou bien confortablement installé dans sa
bibliothèque du n° 17 de la Schône Aussicht, à
Francfort, ou bien assis à la table de l'hôtel d'An-
gleterre et tenant ses voisins sous le charme de sa
conversation vive, animée et caustique; car il possé-
dait éminemment cet art de la conversation, qu'il se
plaisait à dénier à la grande majorité de ses com-
patriotes, et il le mettait au service de sa philosohie.
J. Bourdeau l'a spirituellement appelé un « boud-
dhiste de table d'hôte ». Parmi les visiteurs qu'attirait
sa réputation d'originalité, deux Français ont laissé
de leur entretien avec le philosophe d'amusants récits :
Foucher de Careil et Challemel-Lacour, qui le virent
en 1859; iravait alors soixante et onze ans. Le pre-
mier nous le dépeint ainsi :
Quand je le vis pour la première fois, en 1859, à la table
de l'hôtel d'Angleterre, à Francfort, c'était déjà un vieillard,
à l'œil d'un bleu vif et limpide, à la lèvre mince et légère-
ment sarcastique, autour de laquelle errait un fin sourire,
et dont le vaste front, estompé de deux touffes de cheveux
blancs sur les côtés, relevait d'un cachet de noblesse et de
distinction la physionomie pétillante d'esprit et de malice.
Ses habits, son jabot de dentelle, sa cravate blanche, rap-
pelaient un vieillard de la fin du règne de Louis XV; ses
manières étaient celles d'un homme de bonne compagnie.
Habituellement réservé et d'un naturel craintif jusqu'à la
méfiance, il ne se livrait qu'avec ses intimes ou les étrangers
de passage à Francfort. Ses mouvements étaient vifs et deve-
naient d'une pétulance extraordinaire dans la conversation ;
il fuyait les discussions et les vains combats de paroles ;
mats c'était pour mieux jouir du charme d'une causerie in-
time. Il possédait et parlait, avec une égale perfection, quatre
langues : le français, l'anglais, l'allemand, l'italien et passa-
blement l'espagnol. Quand il causait, la verve du vieillard
brodait, sur le canevas un peu lourd de l'allemand, ses bril-
lantes arabesques latines, grecques, françaises, anglaises,
italiennes. C'était un entrain, une précision et des saillies,
une richesse de citations, une exactitude de détails qui faisait
couler les heures ; et quelquefois le petit cercle de ses intimes
l'écoutait jusqu'à minuit, sans qu'un moment de fatigue se
fût peint sur ses traits ou que le feu de son regard se fut un
instant amorti. Sa parole nette et accentuée captivait l'au-
ditoire; elle peignait et analysait, tout ensemble; une sensi-
bilité délicate en augmentait le feu ; elle était exacte et
précise sur toutes sortes de sujets Heureux ceux qui
ont entendu ce dernier des causeurs de la génération du
xvm" siècle !
Challemel-Lacour, à son tour, fut frappé de son
air alerte et de ses allures de jeune homme : mais,
après l'avoir entendu développer ses fameuses théo-
ries sur l'amour, il dit être sorti de l'entretien — lui
qui, pourtant, ne devait pas être si facile à étonner
— avec les impressions d'un homme « ballotté sur
une mer houleuse, sillonnée d'horribles courants »,ce
qui est un peu romantique.
Schopenhauer écrivait peu et, très méfiant de na-
ture, défendait qu'on publiât ses lettres, au moins
de son vivant. Il aimait bien la gloire et même la
réputation, mais ne se souciait pas trop de fourn r
aux biographes des renseignements trop précis sur
les habitudes de sa vie privée. Néanmoins, il se lais-
sait aller, avec ses disciples, à quelque abandon.
Ces disciples étaient plus choisis que nombreux. On
sait combien la renommée vint tardivement à Scho-
penhauer. Il avait une confiance inaltérable dans le
succès futur de son système, mais, en attendant, il
n'avait pas vu sans aigreur échouer lamentablement,
d'abord, faute d'auditeurs, le cours qu'il avait com-
mencé en 1820 à Berlin, puis, faute de lecteurs, la
première édition de son grand ouvrage, le Monde
comme volonté et comme représentation (1836), que
Brockhaus finit par mettre au pilon. Cela, sansdoule,
était fait pour accroître sa haine sauvage contre
«• 772. Juin 1921.
les « professeurs de philosophie », les Hegel, les
Fichte, les Schelling, qu'il accusait de mener contre
lui de noirs complots. Aussi est-ce avec une gratitude
forte et naïve qu'il accueillit les témoignages long-
temps attendus, mais sincères et souvent enthou-
siastes, de quelques admirateurs, qui devinrent ses
premiers disciple;.
Le principal est Jules Frauenstaedt, le seul, d'ail-
leurs, qui parmi eux fût un philosophe de profession;
c'est lui qui devait être le propagateur le plus
actif de sa doctrine et qu'il devait choisir comme
son exécuteur testamentaire pour ses œuvres philo-
sophiques. C'est en 1846 que Frauenstaedt vint à
Francfort voir Schopenhauer. Il l'écouta passive-
ment ; « car, d'un côté, dit-il, c'était une jouissance
de l'entendre et, d'ailleurs, je savais qu'il n'aimait pas
la contradiction ». Le philosophe lui confia qu'il ne
regrettait pas du tout de ne s'être point marié, mais
qu'en amour il n'était nullement un saint :
Il m'avoua même que les femmes l'avaient toujours fort
occupé et qu'en Italie, par exemple, il avait cultivé non seu-
lement le beau, mais encore les belles.
Dès lors, une correspondance s'engageait entre les
deux philosophes; elle fut parfois assez orageuse.
Frauenstaedt était un disciple dévoué, mais non pas
aveuglément docile, et, quand il croyait trouver dans
l'œuvre de son maître une difficulté, il la lui expo-
sait sans fard, et le philosoplie recevait ces objec-
tions sans philosophie. Un sûr moyen de le mettre
en fureur était de découvrir dans son système des
contradictions. A un autre correspondant (David
Asher) il écrivait un jour :
Chercher des contradictions est la manière la plus com-
mune de critiquer un livre et un système ; elle est à la
portée de toutes les têtes creuses. On va feuilletant au ha-
sard, jusqu'à ce qu'on trouve des propositions qui, tirées de
leur contexte, ne riment plus ensemble. Cette méthode
prouve trop; elle ne prouve pas seulement que j'ai tort,
mais que je suis un imbécile, qui ne sait pas ce qu'il dit, et
qui à chaque pas pèche contre la première règle delà logique.
Il remercie son cher et fidèle docteur Frauenstaedt
de tout ce qu'il fait pour lui et pour sa philosophie.
Il l'appelle son a vénérable évangéliste » (les trois
autres sont le vieux conseiller de justice Dorgulh,
l'avocat Jean-Auguste Becker et le jeune magistrat
Adam de Doss, qui est son saint Jean). Il voit en
Frauenstaedt 0 le Métrodore du nouvel Epicure ».
Néanmoins, il ne perd aucune occasion de le rabrouer.
Il ne trouve pas en lui le disciple idéal. Frauenstaedt
a le tort de ne pas assez admirer les diatribes que
Schopenhauer ressasse contre Hegel et sa séquelle.
Frauenstaedt ne croit pas assez aux tables tour-
nantes. Frauenstaedt, enfin, à son avis, faute d'em-
brasser tout son système d'un seul regard, se noie
dans des difficultés imaginaires ou va se perdre dans
les nuages, à Wolkenkuksheim (Nephelecoccygie),
l'aristophanesque cité des oiseaux, à la recherche de
la chose en soi. Schopenhauer accuse son disciple
de ramener ainsi dans la philosophie tout l'absolu
que Kant et lui-même en ont chassé et d'aller pren-
dre cet absolu à la synagogue, là où trône le Dieu
des juifs :
Pour finir, je vous souhaite bon voyage pour Wolken-
kuksheim. Saluez le vieux juif de ma part et de celle de
Kant : il nous connaît. Si vous voulez produire vos doutes
devant le public pour montrer que vous avez vanté ma
philosophie sans la comprendre, je ne puis ni vous en em-
pêcher ni vous le conseiller. Mais que vos scrupules ne vien-
nent plus jusqu'à moi. Je suis las de me fâcher contre vos
malentendus et vos méprises, las de nettoyer les écuries
d'Augias. J'ai un meilleur emploi de mon temps. Je vous
renvoie donc vos commentaires sans les lire et vous prie sé-
rieusement de ra'épargner à l'avenir toute question de ce
genre, etc.
C'est qu'en vérité, la haute idée qu'il a de sa phi-
losophie l'amène à considérer comme une intolé-
rable aberration le fait de douter de ses idées, de
leur succès ou de leur bienfaisance. Dès le début de
sa carrière, il est amusant de voir de quel air il
propose — lui auteur encore inconnu — à l'éditeur
Brockhaus d'éditer son œuvre : le Monde comme
volonté et comme représentation, et comment, les pre-
miers pourparlers engagés, il mène les négociations.
Il annonce son œuvre, avec une fierté légitime,
comme un livre qui deviendra la source de cent
autres et dont la rédaction n'est pas « sans beauté ».
Il pose ses conditions avec une exigeante minutie et,
tout de suite, à propos de quelque retard dans
l'envoi des épreuves ou le payement des honoraires,
il prend un ton menaçant : « Rien n'est plus ter-
rible que d'avoir affaire à des gens dont la parole
ne mérite aucune confiance. » Il étale une méfiance
injurieuse ; il est parfaitementimpoli,et Brockhaus se
fâche. Vingt-quatre ans après, Schopenliauer s'a Ires-
sera pourtant à la même maison pour la publication
de son second volume, et, comme on lui propose
de se charger de la moitié des frais, de nouveau, il
s'indignera, et non sans éloquence :
Si notre décadence est réellement si complète que le non-
sens hégélien trouve de nombreuses éditions et que le publ c
ait de quoi rétribuer à chaque foire le radotage de cent tètes
vulgaires, tandis qu'un éditeur ne veut pas faire les frais
d'un livre de moi, l'ouvrage de ma vie entière, eh bien ! ce
livre restera là et paraîtra un jour comme œuvre posthume,
quand sera venue la génération qui accueillera chaque ligne
de moi avec empressement ; et elle viendra.
Scliopcnliaiicr.
«• 172. Juin 1921.
Il ne faut pas croire, d'ailleurs, que cette corres-
pendance soit uniquement consacrée à défendre les
intérêts de la philosophie schopenliauerieiine. L'écri-
vain s'y montre, en toute sincérité, dans le détail de
sa vie quotidienne, avec ses phobies ou ses manies
variées. Il y déploie sa passion pour les tables tour-
nantes. Il applaudit à la réaction qui suivit la révo-
lution de mars 1849 et, le 18 septembre, comme une
fusillade éclate devant sa maison, il prête sa lor-
gnette à un officier autrichien pour lui permettre de
mieux tirer sur le peuple. Il félicite son jeune ami
Adam de Doss de s'être heureusement marié, mais
on voit bien que c'est un effort que sa politesse fait
sur son pessimisme : « Mais que le ciel vous pré-
serve, ajoute-t-il, d'avoir beaucoup d'enfants ! » Il
informe ses dis-
ciples et amis
d'un très impor-
tantévénement...
religieux : il a fait
l'acquisition d'un
bouddha laqué
en noir et l'a fait
couvrir aussitôt
d'un solide en-
duit d'or sans re-
garder à la dé-
pense, parce
qu'on fait ainsi
au Thibet, et sa
joie montre bien
qu'en matière
d'objets d'art, les
philosophcsn'ont
pas toujours le
même goût que
les collectionneurs. Enfin, nous le voyons, dans ses
lettres, fort occupé de son physique. De sa santé
d'abord, dont il ne perd aucune occasion de vanter
l'excellence et la vigueur quasi juvénile :
Je cours encore comme un lévrier (écrit-il, en 1856 ; il a
soixante-huit ans), je me porte admirablement. Je joue
chaque jour de la flûte. En été, je nage dans le Mein : j'ai
pratiqué pour la dernière fois cet exercice le 19 septembre
dernier. Je n'ai aucune infirmité, et mes yeux sont encore ce
qu'ils étaient au temps où j'étais étudiant. J'ai seulement
l'oreille un peu paresseuse...
La question de ses portraits est, dans lacorrespon
dance, sans cesse rouverte ; il en entretient tout le
monde. Sur une miniature du temps de sa jeunesse
où la couleur avait passé et rougi les cheveux, il
avait écrit au revers, en latin, en allemand, en
français, en anglais et en italien, afin que la posté-
rité n'en ignorât : « Je n'ai jamais eu les cheveux
roux. » Peint par Lunteschiitz, qui, en dépit de son
nom, est français, il se trouva trop idéalisé. Ce por-
trait est acheté 25 louis par un certain Wiesike, qui
parle de faire construire un pavillon exprès pour l'y
installer. Schopenhauer se plaint que, sur une gra-
vure, exécutée d'après le portrait à l'huile de Gœbel,
« il ait l'air d'une vieille grenouille ». Il se rend
compte qu'il est très difficile de fixer des traits aussi
mobiles que les siens ; mais il sait bien — un Anglais
le lui a dit — qu'il ressemble à Talleyrand, et c'est
une consolation. Un jour, à Mayence, une explosion
détruit de fond en comble le cabinet de son ami
Becker : seul, le portrait de Schopenhauer est resté
suspendu à son clou, intact. « La Vierge Marie a eu
seule des fortunes pareiîle3 », é?rit irrévérencieuse-
ment le philosophe, en apprenant ce miracle. Vers
1859, une jeune femme, Elisabeth Ney, nièce du
maréchal, va s'établir auprès du philosophe, pour
faire son buste ; et le vieJlard, charmé de ce jeune
et frais voisinage, se déclare ravi du talent de l'ai-
mable Française.
En causant avec elle, il oubliait peut-être tout le
mal qu'il avait dit des femmes. Il lui arrivait sou-
vent de ne pas penser à sa philosophie, quand sa
sensibilité était intéressée. Il en aurait convenu fa-
cilement, sansdoute, et ajouté que, unefois admis en
théorie le caractère illusoire du monde des phéno-
mènes où nous vivons, il n'est pas interdit de jouir
du spectacle de ces illusions, quand elles sont
charmantes. — Louis Coql'klin.
Scrupules de Sganarelle (les), pièce en
trois actes, en proe, de Henri de Régnier, de l'Aca-
démie française, représentée pour la première fois au
théâtre de l'Œuvre le 16 février 1921. — Don Juan,
après avoir tué le Commandeur, dut s'enfuir, accom-
pagné de ses valets, Leporello et Sganarelle. Celui-ci
entraîne son maître dans son village, Verrières.
C'est là que Sganarelle naquit, qu'il épousa Dorine,
qu'il servit son premier maître Géronte, lequel lui prit
son épouse. On chansonna si bien l'infortuné Sgana-
relle qu'à son retour avec don Juan, il entend encore
les marmitons siffloter l'air sur lequel on le berna.
Don Juan se dissimule sous le nom de Valère. Il
dépêche ses deux valets, pour voir s'il y a dans les
environs quelque jolie fille qui puiîse le distraire.
Toutes les femmes de Verrières sont laides, sauf une
jeune personne, Angélique, dont notre séducteur va
aussitôt s'occuper. Or elle est la fille de Géronte.
Sganarelle l'a connue toute petite et l'a bercée dans
ses bras. Aussi des scrupules lui viennent de travail-
LAROUSSE MENSUEL
1er à sa perle. Il tâchera de sauver la colombe des
griffes de l'épervier. Il te fait reconnaître de Géronte,
de Dorine, d'Angélique. La fillette le cajole ; son an-
cienne épouse se sent pour lui un regain de goût.
Géronte est enchanté que Dorine retrouve un mari
qui allégera ses responsabilités, et il reprend le va-
let à son service. Sganarelle redoute la colère de
don Juan, s'il l'abandonne. Mais celui-ci est ravi du
nouvel emploi de son valet, car il aura ainsi des in-
telligences dans la place, et Sganarelle sera auprès
d'Angélique son messager d'amour.
Don Juan n'avait pris le sobriquet de Valère que
pour se cacher, sous des habits rouge et or, en at-
tendant la grâce que le Roy ne manquera pas de lui
faire tenir au sujet du meurtre du Commandeur. En
effet, un exprès galonné est arrivé à Verrières et a
remis le parchemin libérateur au gentilhomme, qui
peut reprendre son nom, son franc-parler et sa
liberté d'allures.
Les scrupules de Sganarelle font à celui-ci un de-
voir de ne pas servir les projets galants de don Juan
et de mettre, au contraire, en garde la jeune fille
contre le séducteur, dont il lui fait un portrait détes-
table et vrai. Peine perdue ! Angélique a vu don Juan,
et elle a été aussitôt conquise. Elle avait un amou-
reux, Léandre. Celui-ci, jaloux desassiduités de l'étran-
ger, le provoque : il est tué. Sa fiancée, ingrate et ou-
blieuse, se jette dans les bras de son vainqueur et
s'enfuit avec lui. C'est la morale de cette comédie :
elle n'est à l'avantage ni des femmes, ni de la
morale, puisque la vertu est bafouée et punie, tandis
que le vice est récompensé. Sganarelle demeurera près
de sa femme et de Géronte, qui continuera à faire
de lui un mari ridicule et dont le frère, Anselme,
regardera en moralisant la vie plate et grossière.
Cette comédie a une agréable saveur de bonne litté-
rature. La langue est légèrement archaïque et fleure
son xvii" siècle. Le plan est ingénieusement combiné,
et les caractères se tiennent. Le dialogue a de la
vivacité et du naturel. La pièce commence en farce
et finit en tragédie, ce qui est pour varier le ton.
Le texte avait paru en 1908. Il abonde en jolis cou-
plets sur le printemps, les petites villes); le duo d'amour
d'Angélique et de don Juan est charmant. Le don Juan
de Henri de Régnieri après ceux de Rostand, celui-ci
moins purement moliéresque, de Henry Bataille, dt-
Maurice Magre, enrichit la série donjuanesque que
nous offre le théâtre en ce moment. — Léo Claketie.
I.es principaux rôles ont ét^ créés par M"** Lucile Nycot
(don Juan), Jane ChevreX ( Angélique), Rosni Derys (Dorine);
et MM. Jacques Baumer (Sganarelle), Desmarets (Géronte),
MiTAvAlt Anselme}, Serge V\Aate(Leporello),WeheT (Léandre),
Socialisme. Etat présent des partis socia-
listes EN France. C'est en 1905, à Paris, que fut
fondé le Parti socialiste unifié. Section française de
V Internationale ouvrière (S. F. I. O.) sur les principes
suivants : entente et action internationale des tra-
vailleurs; organisation politique et économique du
prolétariat en parti de classe pour la conquête du
pouvoir et la socialisation des moyens de production
et d'échange.
Le parti socialiste retira tout naturellement de son
unification une plus grande force d'action et de pro-
pagande, qu'accrut encore l'influence personnelle de
son leader. Pour Jaurès, le socialisme, en germe
dans la république démocratique, devait s'établir
nécessairement, méthodiquement, sans recours aux
violences génératrices de réaction, et c'était déjà,
pensait-il, un avantage considérable que de t semer
en terre capitaliste des germes de communisme ».
Humaniste et philosophe, poète plus qu'homme
d'action, il rêvait de « faire une élite de l'humanité
tout entière » ; il aspirait à un état social assurant à
chacun, avec le bien-être matériel, la plénitude de la
vie de l'esprit, fondé sur la coopération, sur la soli-
darité, et dans lequel la propriété collective serait le
foyer du rayonnement individuel. Concevant l'his-
toire à la fois comme un phénomème c qui se déroule
selon une loi mécanique », mais aussi comme ime
0 aspiration qui se réalise selon une loi idéale », il
acceptait la théorie marxiste du matérialisme écono-
mique, à charge de la compléter par des conceptions
d'ordre moral ; et, au fond, c'est aux initiateurs du
socialisme français, altruiste et humanitaire, que le
rattachait son tempérament. Il se séparait aussi de
Marx et d'Engels, lorsqu'ils proclamaient que les
ouvriers n'ont pss de patrie. Internationaliste, il
concevait « une libre fédération de nations autono-
mes », où 0 l'originalité de chaque peuple se prolon-
gerait dans l'harmonie totale », et il disait de la
France : a II y a un groupement historique qui
s'appelle la France, qui a été constitué par des siè-
cles de souffrances et d'espérances communes; les
lentes formations monarchiques en ont peu à peu
juxtaposé et soudé les morceaux, et les ardentes
épreuves de la Révolution l'ont fondu en un seul
métal. C'est la patrie française. Les luttes politi-
ques, les antagonismes sociaux ne sauraient attentei
à l'idée même de la patrie, et, si notre pays était
menacé, nous serions des premiers à la frontière poi .r
défendre la l'-rance ilont le sang coule dans nos
veines et dont le fier génie est ce qu'd y a de meil-
leur en nous. a(V. Quelquei pages sur Jean Jaurès,
499
par Lévy-Bruhl, 1916.) Si, animé de pareils senti-
ments, il souhaita un rapprochement avec nos enne-
mis de 1870, c'est qu'il croyait voir des affinités entre
l'Ai lemagne de laRéf orme et laFrance de la Révolution;
mais on peut supposer que, vivant, il eût employé
toute son activité et usé de tout son prestige sur les
masses ouvrières pour la défense nationale, sachant
bien que nous ffitvions pas voulu l'eSusion du sang.
L'agression de 1914 fut, en effet, si brutale que tous
les partis s'unirent pour y faire face : Jules Guesde,
Marcel Scmbat, Albert Thomas acceptèrent de siéger
dans les conseils du gouvernement. Mais, tout en no
contestant pas la culpabilité de l'Allemagne impériale
et prussienne, ils voyaient la cause profonde du
conflit dans le capitalisme, qui est, à leur sens, la
source de l'action impérialiste et coloniale, hez extré-
mistes iront, plus tard, jusqu'à rejeter la thèse de
la responsabilité unilatérale de la guerre, à chercher
la cause principale de la catastrophe dans la rivalité
des grandes firmes anglaises et allemandes, à soute-
nir que le président Poincaré a sciemment voulu un
conflit préparé de longue main par une politique vir-
tuellement belliqueuse.
Rien, tout d'abord, ne vint troubler l'union sacrée.
Le gros du parti socialiste ne désirait pas se rencon-
trer avec les socialdémokrates, qui avaient voté les
crédits de guerre après avoir, encore au mois de
juillet, donné des assurances contraires par l'organe
de leur délégué à Paris, le camarade Muller, futur
chancelier du Reicb. Mais, les hostilités se prolon-
geant avec leur cortège de deuils, de ruines et de
misères, quelques unifiés demandèrent que l'Inter-
nationale f ûi. convoquée. Le nombre des minoritaires,
qui prétendaient hâter la conclusion de la paix par
la reprise des rapports internationaux, s'accrut dans
de telles proportions qu'ils finirent par devenir la
majorité. Ils se divisaient, d'ailleurs, en deux frac-
tions : l'une, qui ne voulait pas sacrifier l'intérêt
national à son désir d'abréger la durée de la guerre ;
l'autre, franchement antipatriote, et qui appela sur
elle l'attention en participant aux conférences de
Zimmerwald et de Kienthal.
En 1917, Kerensky prit l'initiative de réunir à
Stockholm l'Internationale i notre gouvernement
estima que des Français n'avaient pas à délibérer
avec des»Alleraands et, sans suspecter les intentions
de ceux qui se proposaient de répondre à l'invitation
du dictateur russe, il leur refusa des passeports.
Lorsque les bolcheviks se furent emparés du pou-
voir, ils répudièrent tous ceux qu'ils appelaient des
0 socialistes de guerre », et ils fondèrent à Moscou
la III» Int'îrnationale, déterminant deuis le socialisme
français une crise, puis une scission.
Les relations entre prolétaires de tous pays furent
reprises à la conférence de Berne, en février 1919.
Au mois d'avril suivant, le parti socialiste unifié tint
à Paris un congrès extraordinaire; il invita les sec-
tions qui n'étaient pas représentées à Berne à envoyer
leurs délégués au prochain congrès international,
pour remettre en pleine vigueur les principes de
lutte de classe et orienter immédiatement l'Interna-
tionale « vers la Révolution sociale, à l'exemple de
la Russie, de la Hongrie et de l'Allemagne » . C'est
dans ces circonstances qu'avait été adoptée la mo-
tion Longuet, tendant au maintien du parti dans la
II» Internationale, et que les unifiés prirent part à la
conférence de Luceme (3-10 août 1919). Le congrès
avait arrêté aussi un programme d'action qui était
une apologie du socialisme, représenté comme seul
capable d'empêcher le retour de la guerre, parce
qu'il réaliserait « la même harmonie entre les nations
qu'entre les hommes » et ferait de l'humanité c une
raison sociale unique, exploitant la terre comme son
héritage collectif ». Les élections législatives ne
furent, cependant, pas favorables aux défenseurs de
ces principes, qui revinrent en moins grand nombre
au Palais-Bourbon.
Le parti socialiste devait tenir à Strasbourg son
congrès national (24-29 février 1920). Délibérant au
préalable, le congrès fédéral de la Seine se trouva en
présence de trois motions tendant respectivement :
l'une (Renaudel) au maintien de la II" Internationale,
fonlée en 1889; l'autre (Paul Faure) à sa « recon-
struction », après échange de vues avec les socialis-
tes de tous les pays, y compris les Russes ; l'autre
enfin (Loriot), à l'acceptation sans réserves de la
doctrine des soviets. Elles obtinrent : la premiîre,
616 voix; la seconde, 5.998 voix; la troisième,
9.930 voix; en d'autres termes, la fédération se
prononça, par 4.000 voix de majorité, pour l'adhésion
à la 111° Internationale.
Au congrès de Strasbourg, la thèse de la t recon-
struction » l'emporta, et l'adhésion immédiate à la
III" Internationale fut écartée ; mais, par 4.200 man-
dats contre 337, le parti socialiste français rompit
définitivement avec la II" Internationale, et sa com-
mission administrative reçut le mandat de préparer,
d'accord avec les socialdémokrates indépendants,
« une conférence des partir constituant la III* Inter-
nationale et de tous les partis résolus à maintenir
leur action sur la base des principes traditionnels du
socialisme ». Ce n'était pas la soumission immédiate
et sans conditions à la dictature des soviets, mais
les I centristes > s'orientaient vers Moscou.
500
Frappés d'exclusion par le congrès de Strasbourg,
les dissidents fondèrent, le 15 mars 1920, un parti
socialiste français, opposé à la lutte de classes. Ils se
réclamaient de Babeuf, de Proudlion, de Blanqui, de
Jaurès, et considéraient que le socialisme est contenu
en puissance dans la démocratie politique, que l'idée
de justice doit être étendue du doiMine politique au
domaine social, que toute dictature est « une iniquité
réactionnaire, un recul devant le grand principe de
l'égalité de tous les citoyens » . S'ils entendaient
procéder par évolution, ils restaient « collectivistes,
internationalistes, révolutionnaires, sans concession
d'idées ou abandon de principes » ; mais ils pensaient
que leur amour de l'humanité n'exigeait pas le sacri-
fice de leur amour pour la France, que l'action
socialiste devait s'exercer et la révolution socialiste
s'accomplir en premier lieu dans le cadre national.
Ils ne visaient pas à remplacer une classe dominante
par une autre, mais à fondre en une seule toutes
les classes, en abolissant tout privilège économique,
civil ou politique. Réduire peu à peu la propriété
individuelle aux objets d'usage personnel et viager,
déclarer les autres propriétés indivises, faire de tous
les membres de la société les actionnaires d'une vaste
coopérative de production et de consommation, tel
était le but qu'ils voulaient atteindre et en vue duquel
les travailleurs devraient participer de plus en plus
à la gestion et aux bénéfices des entreprises, en même
temps que seraient progressivemeni socialisés les
grandsmoyens de production, transformés en services
publics. Le parti socialiste français répudiait formel-
lement les « dogmes du marxisme d'outre-Rhin • et
rompait avec la Socialdémokratie qui, depuis i88g et
surtout depuis le congrès international d'Amster-
dam en 1904, avait « mis la main sur le parti socia-
liste unifié français, donné au monde l'exemple de la
félonie la plus cynique et fait délibérément sienne
la cause de l'impérialisme prussien ». Ainsi s'expri-
mait la commission administrative du parti, dans le
manifeste qui précéda la convocation des adhérents
au congrès des 29 et 30 mai 1920.
La commission administrative du parti unifié
adopta, de son côté, le 25 mai, un manifeste aux
travailleurs, qui constituait un véritable appel à la
violence. Les prolétaires français étaient invités à
opter entre 0 la révolution libératrice ou une succes-
sion ininterrompue de guerres, la conquête totale du
pouvoir pour les fins socialistes ou un asservissement
alourdi à une bourgeoisie insatiable et qui a renou-
velé et accru ses richesses dans le sang des peuples ».
Ils devaient donc s'opposer à a une répression inter-
nationale de la révolution allemande au profit de la
réaction internationale », l'avenir du prolétariat
mondial « étant lié à l'avenir du prolétariat allemand,
comme il a été lié au succès de la révolution russe ».
Les gouvernements de l'Entente étaient aussi res-
ponsables du coup d'Etat tenté à Berlin par les
Kapp et les Lutwitz que le militarisme prussien lui-
même, car ils l'avaient entretenu pour « perpétuer
leur propre militarisme et pour mieux paraiyser dans
le monde la poussée socialiste ». Un tel langage était
fait pour encourager les Allemands dans leur résis-
tance à l'exécution du traité de Versailles.
Non moins caractéristique fut la décision prise à
Boulogne-sur-Seine, le 4 juillet 1920, par le conseil
national du parti unifié. Pendant qu'il discutait les
questions administratives pour la solution desquelles
il avait été convoqué, il reçut un télégramme des
délégués envoyés en Russie pour conférer avec le
comité exécutif de la 111° Internationale. Ces délé-
gués, Marcel Cachin et Ludovic Frossard, deman-
daient l'autorisation de siéger au congrès de Moscou,
« à titre consultatif, dans un but d'informations
mutuelles ». Par 2.735 mandats contre 454 et
1.362 abstentions, le conseil rejeta la motion Rcnau-
del, tendant à envoyer, au même titre consultatif,
des mandataires au congrès de la II' Internationale,
et il habilita ses délégués en Russie à siéger au
congrès de Moscou, étant entendu qu'ils ne partici-
peraient pas à ses décisions.
Pendant que les communistes de la 111° Interna-
tionale délibéraient au Kremlin, les socialistes dési-
reux de reconstituer et de réorganiser la 11° Interna-
tionale tenaient leurs assises à Genève (31 juillet-
5 août 1920). Les forces ouvrières y étaient repré-
sentées par le Labour Party anglais, le parti ouvrier
belge, les majoritaires allemands, les partis socialistes
de la Hollande, du Danemark et de la Suède, les
socialistes français dissidents, des Polonais, des
Russes bannis par Lénine; mais on n'y voyait ni
le parti socialiste français (unifié), ni les socialdé-
mokrates indépendants, ni le parti socialiste officiel
italien, ni les partis socialistes de Suisse, d'Espagne,
de Tchécoslovaquie. L'influence des Anglais y fut
prédominante et assez favorable aux Allemands.
Plutôt que d'affronter une discussion publique et
gênante, ceux-ci se reconnurent coupables de ne pas
avoir combattu à temps et avec succès le régime du
militarisme et de l'impérialisme. Ils déclarèrent :
1° que l'Allemagne bismarckienne avait gravement
compromis la paix du monde en annexant par la
force l'Alsace et la Lorraine, et qu'il n'y avait plus
de question d'Alsace et de Lorraine pour les socia-
listes allemands; 2» que l'Allemagne avait commiô un
LAROUSSE MENSUEL
nouveau crime contre le droit despeuples en violant
la neutralité et l'indépendance de la Belgique ; 3° que
l'Allemagne républicaine se reconnaissait obligée
aux réparations, conséquence de l'agression déchaî-
née par l'Allemagne impériale. Renouvelant la
déclaration faite en igispai les socialistes interahiés,
la Conférence affirma « que le régime capitaliste, par
surexcitation des intérêts et des appétits », avait été
une des causes de la guerre, mais que la cause im-
médiate, sinon exclusive, du moins principale de la
catastrophe, fut « le manque de sang-froid aggravé
du manque de scrupules des gouvernements allemand
et autrichien, aujourd'hui déchus ». Cet aveu de
culpabilité était remarquable, venant des socialdé-
mokrates, dont l'attitude en avait fait les complices
des impérialistes prussiens, mais les commentaires
du Vorwarls permettaient de mettre en doute son
absolue sincérité, et il était d'ailleurs suivi d'une con-
damnation en règle des traités de paix. D'après la réso-
lution votée, ces traités laissaient le monde dans un
état d'incertitude et d'incohérence plus inquiétant
que celui où l'avait trouvé la guerre de 1914. Il impor-
tait donc de modifier la composition et l'organisation
ds la Société des nations, d'en faire un instrument de
la solidarité internationale, de n'en exclure personne,
de la pourvoir d'une force de police qui remplacerait
les armées permanentes, d'appliquer le principe des
réparations dans la mesure où elle n'empêcherait pas
l'Europe centrale de se relever pour le bien commun,
de substituer aux limites territoriales « arbitrairement
fixées par les traités » des frontières respectant les
libres aspirations des peuples.
Les congressistes de Genève réprouvèrent la dicta-
ture du prolétariat et les violences terroristes. Mais
ils se montrèrent tout aussi hostiles que les révolu-
tionnaires russes au régime capitaliste et bourgeois;
c'est pour le détruire qu'ils prétendaient conquérir
pacifiquement le pouvoir. Les méthodes et la tactique
différaient : le but à atteindre était le même.
Cependant, le Comité exécutif de l'Internationale
communiste, après s'être expliqué avec les délégués
Cachin et Frossard, adressait à tous les membres du
parti socialiste français, s à tous les prolétaires con-
scients de France », un mémoire où il appréciait
la situation du socialisme français dans notre pays.
Notre bourgeoisie y était qualifiée de « rempart de la
réaction mondiale », et il reprochait aux chefs de
l'ancienne majorité socialiste non seulement d'avoir
voté les crédits de guerre, mais « aidé la bour-
geoisie impérialiste à soulever dans tout le pays une
vague boueuse d'abject chauvinisme » et 0 em-
poisonné l'âme du soldat et de l'ouvrier ». Albert
Thomas, Renaudel, Jouhaux n'étaient que les « valets
de la bourgeoisie » . En réalité, le parti socialiste fran-
çais menait une politique d'hésitations et d'équi-
voques. S'il voulait être admis dans l'Internationale
communiste, il devait revenir à la tradition révolution-
naire, et c'est ce qu'opposèrent les délégués, dès leur
retour, en août 1920, à la commission administrative,
qui adressa aux travailleurs un appel en faveur de la
Russie soviétique contre le « capitalisme interallié ».
Les conditionsd'admission arrêtées par le deuxième
congrès de Moscou étaient très catégoriques. La pro-
pagande et l'agitation quotidienne seraient effective-
ment communistes, dirigées contre la bourgeoisie et
les socialistes rétormistes, propre à faire comprendre
aux ouvriers, aux soldats et aux paysans la « néces-
sité » d'une dictature prolétarienne. L'action légale et
l'action illégale devant être concomitantes, il serait
créé partout, parallèlement à l'organisation légale, un
organisme clandestin, capable de remplir, au mo-
ment décisif, son devoir envers la révolution et dans
toutes les unités militaires seraient formés des noyaux
communistes. Tout parti désireux d'appartenir à la
111° Internationale romprait dans le plus bref délai
avec ceux qui n'admettent pas le 0 renversement
révolutionnaire du capitalisme ». Il favoriserait aux
colonies les mouvements d'émancipation, fraterni-
serait avec les indigènes, entretiendrait dans l'armée
une agitation systématique contre l'oppression des
peuples dominés. Il s'efforcerait de gagner au commu-
nisme les syndicats, coopératives et autres associa-
tions ouvrières, à commencer par la Confédération
générale du travail, et purgerait tous ces groupe-
ments de leurs éléments modérés. La représentation
parlementaire lui serait soumise, et lui-même tien:lrait
pour obligatoires les décisions des congrès de l'Inter-
nationale communiste ou de son comité exécutif. Il
prendraitle titre de Parti communiste de... (section
française de l'Internationale communiste, S. F. I. C).
Le congrès de Tours, convoqué pour le 22 dé-
cembre, allait être appelé à se prononcer définitive-
ment sur l'acceptation ou le rejet des conditions de
Moscou. Le 14 novembre, le congrès préparatoire
de la fédération de la Seine se réunit à Paris. 11 statua
sur les quatre motion?. La motion communiste
(Cachin-Frossard) réunit 13.488 voix contre 2. 114
à la motion des « reconstructeurs » (Longuet-l'aul
Faure), 1.061 à la motion Blum-Paoli, qui opposait
la doctrine de Jaurès à celle de Lénine, et 228 voix
à la motion des superextrémistes, qui voulaient
adhérer sans réserves au programme de Moscou.
Une importante fraction du parti socialiste (Pres-
semane, Renaudel, Blum, Bracke, Paul-Boncour,
«• 172. Juin 1921.
Varenne, Mayéras, etc.) se constitua en comité de ré-
sistance pour s'opposer par tous les moyens à l'in-
féodation des travailleurs français au bolchevisme.
Il se plaça sur le terrain de la résolution du congrès
international d'Amsterdam, du pacte conclu en
France en 1905, du programme d'action de 1919 et
de la résolution du congrès de Strasbourg. D'autre
part, les socialistes qui, dans divers pays, étaient
sortis de la II' Internationale, mais refusaient de
souscrire aux conditions de Moscou, tinrent une
conférence à Berne (5-7 décembre) pour chercher
une formule transactionnelle; ils décidèrent de con.
voquer à Vienne une conférence internationale et,
en attendant, ils publièrent un manifeste reprochant
à l'Internationale communistede ne pas tenir compte
de la diversité des conditions de la lutte des classes
dans le monde, de supprimer l'autonomie des partis
socialistes en leur imposant une forme d'organisation
spéciale à la Russie, de mettre les syndicats en tutelle,
de remplacer un mouvement d'ensemble s'adaptant
aux conditions concrètes de chaque pays par un
mouvement de secte, dirigé sur un plan iden-
tique par un comité central.
Le congrès socialiste de Tours s'ouvrit le 25 dé-
cembre. Les 0 thèses » de Moscou y furent défendues
par Marcel Cachin et Frossard, pour qui le salut du
monde ouvrier est dans la révolution russe. Ils
applaudirent avec enthousiasme Clara Zetkin, dépu-
tée socialiste au Reichstag, qui avait réussi à passer
la frontière pour venir flétrir à Tours le traité de
Vei-saillcs, qu'elle qualifia de traité de a feu et de
sang ». Vainement, Léon Blum s'efforça-t-il de dé-
montrer que l'expérience russe était contraire aux
vraies doctrines socialistes, qu'elle substituait à
l'unité du parti, synthèse de toutes les conceptions,
l'uniformité qui suppose l'homogénéité de pensée et la
tyrannie des comités directeurs irresponsables ; vai-
nement, Paul Faure mit-il en évidence les suites dis-
solvantes de la propagande bolcheviste dans les asso-
ciations ou vrières ; Marcel Sembat, les dangers d'une
organisation qui, faisant du parti une société de
conspirateurs, permettait à l'Etat de les poursuivre
pour complot contre sa sûreté ; Jean Longuet,
l'impossibilité d'accepter l'Internationale limitée,
fragmentaire, sectaire du Kremlin et le régime du
knout. Un télégramme de Moscou, signé par Zi-
noviev, président du comité actif de l'Internationale
communiste et contresigné par Lénine, vint répu-
dier toute solidarité des communistes avec les re-
constructeurs, a agents déterminés de l'influence
bourgeoise sur le prolétariat ».
Dans la nuit du 30 au 31 décembre, l'adhésion à
l'Internationale fut votée par 3.208 voixcontre 1.022
à la motion Longuet, 43 à la motion Heine et 397 ab-
stentions. Les trois quarts du paiti socialiste étaient
donc acquis aux doctrines de Lénine, proclamant
que « n'est pas socialiste celui qui ne sacrifie pas sa
patrie à la révolution sociale a, et aux conceptions de
Trotsky, présentant la 11° Internationale comme
une œuvre bourgeoise. Après une âpre discussion,
par 2.347 voix contre 1.367, fut adoptée la moiion
Daniel Renoult, excluant non les centristes en bloc,
mais ceux qui refuseraient de se soumettre aux
décisions du congrès. Les <t reconstructeurs s décla-
rèrent qu'ils se séparaient du parti à l'unanimité,
et les « résistants » convièrent tous les non-com-
munistes à continuer les travaux de la Section
française de l'Internationale ouvrière. Reconstruc-
teurs et réformistes firent donc bloc contre les com-
munistes et, à la Chambre, il y eut désormais un
groupe socialiste (S. F. I. O.) et un groupe socialiste
parlementaire (communiste), qui comptaient respec-
tivement, le 27 janvier 1921, 54 et 12 membres.
Les communistes accusaient les réformistes et les
centristes de lâcheté ; Us leur reprochaient de s'as-
socier « pour une besogne de propagande contre-
révolutionnaire et petite-bourgeoise » ; ils Stigmati-
saient leurs « renoncements ». A la vérité, les dissi-
dents restés fidèles à la tradition socialiste rejetaient
la tyrannie étrangère et les méthodes bolchevistes ;
mais ils se proposaient le même but : organisation du
prolétariat français en parti de classe pour en finir
avant tout avec sa propre bourgeoisie, lutte des
classes transportée sur le terrain parlementaire,
opposition irréductible du prolétariat au capitalisme
impuissant, réformes propres à rehausser la condition
des travailleurs, à les armer pour la bataille révolu-
tionnaire et la conquête de la grande industrie qui,
enrégimentant les ouvriers et organisant le travail,
prépare l'avènement de la société collectiviste. Le
congrès tenu à Vienne au mois de février 1921, en
vue de la reconstruction de l'Internationale, laissa
chaque parti socialiste libre de préparer une action en
rapport avec les conditions spéciales de son pays;
mais cette action serait dirigée contre la «bourgeoisie
internationale, unie dans le combat contre la classe
ouvrière ». Communistes, reconstructeurs et réfor-
mistes, divisés entre eux, sont d'accord pour condam-
ner l'ennemi commun, la bourgeoisie capitaliste; ils
ne diffèrent que sur le mode d'exécution de la sen-
tence.— Albert Î.KPORT.
Iinp. I.AR0CS8B (Autre. Gillon, Ilotlicr-LarouBsc. Moreau et C'*).
Paria, 17, rue Montparnasse. — Le Gérant : L. Oroslbt.
Juillet. — Les Chasses de Maximilien : Le Rapport, Tapisserie d'après le carton de Van Orley (Louvre). [V. p. 259.]
N" 173. — Juillet 1921
Adonis sous les Ptolémées (Fêtes d').
— L'examen d'un fragment de papyrus, insignifiant
en apparence, a permis de déterminer aven une assez
grande précision le programme et le cérémonial des
fêtes annuelles célébrées à Alexandrie, sous les Pto-
lémées, en l'honneur d'Adonis, question sur laquelle
nous n'étions, jusqu'à présent, que très imparfaite-
ment renseignés par les Syracusaines de Théocrite.
C'est en analysant minutieusement une page du livre
de comptes d'un ménage alexandrin au m' siècle
avant notre ère que G. Glotz a pu, sur certains
points, compléter ces renseignements et, sur d'au-
tres, arriver à une interprétation plus rigoureus;
d'un texte dont la portée exacte nous échappait
quelquefois.
Ces fêtes, qui constituaient une des grandes céré-
monies du culte isiaque, duraient trois jours : du 7
au g d'un mois qui n'a pu être déterminé exacte-
ment, mais qui tombait certainement en automne.
La veille (le 6), les initiés prenaient un bain, puis se
confiaient au barbier; l'importance de la somme dé-
pensée à cette occasion (environ six fois le tarif or-
dinaire) montre qu'il ne s'agissait pas d'une simple
« taille de barbe », mais d'une véritable toilette ri-
tuelle, comportant probablement une tonsure analo-
gue à celle des prêtres d'Isis et d'Osiris.
Le 7, les fidèles apportaient au dieu leurs offran-
des : noix de Chalcis, noisettes du Pont, figues fraî-
ches à profusion; bref, ce que Théocrite appelait en
termes plus poétiques, mais moins précis, les t pro-
duits de la saison que portent les arbres fruitiers i.
C'est, d'ailleurs, sur la nature de ces produits que se
fonde Glotz pour placer en automne les fêtes d'Ado-
nis. En même temps, les dévots consacraient des
guirlandes de fleurs (des « jardins délicats et des ber-
ceaux parfumés d'aneth i, disait Théocrite), des gâ-
teaux, des volailles de prix, voire des plats cuisinés,
qui devaient, après la cérémonie, servir au repas des
donateurs.
LAROUSSE MENSUEL. — V.
Le 8 est une journée de deuil, donc de jeûne :
c'est le jour où est mimée la mort du dieu, où son
ima-;;e est mise au cercueil, puis jetée dans la mer.
Ce jour-là, les initiés ne mangent que quelques légu-
mes verts; puis ils prennent encore un bain rituel,
après les funérailles d'Adonis.
Le 9, eniin, purifiés par l'eau lustrale. Ils assis-
taient à la repréî-entation d'une sorte de mystère ou
de pantomime sacrée, dont le Eujet était évidemment
en rapport avec le culte du jeune dieu, probable-
ment avec le mythe de sa résurrection. Nouî som-
mes, sur ce point, réduits à des hypothèses; car, ici,
le texte de Théocrite est muet et n'éclaire pas les
sèches indications du papyrus.
« Sans les Adontes (ou Syracusaines), de Théo-
crite, conclut Glotz, il eût été à peu près impossible
d'en déterminer le sens; mais, réciproquement, il
donne à une grande partie de cette idylle des préci-
sions qu'on n'aurait pas osé demanJer au plus
érudit des scoHastes. > {Revue des études grecques,
I q. 20, p. 220). Mais, ce que n'ajoute pas le savant
commentateur, c'est qu'il fallait toute sa science
et toute sa pénétration pour tirer de l'étude d'un
document qui se réduisait à quelques mots et à quel-
ques chiffres des conclusions à la fois aussi précises
et aussi incontestables. — Pierre Witti.
A.ntar, conte héroïque en quatre actes et cinq
tableaux; poème de Chekri-Gaiicm, musique de
Gabriel Dupont. (Opéra, 14 mars 1921.) — Le drame
ù'Aniar que Cliekri-Ganem a fait représenter avec
îuoccs à rOdéon, en 1910, est inspiré d'une des légen-
des les plus populaires de l'islam, à laquelle Lamar-
tine fait allusion dans son Vcyage eti Orient et dont
il était naturel qu'un musicien s'éprit. L'action n'en
a, d'ailleurs, aucun lien avec les épisodes féeriques
illustrés par le poème symplionique, bien connu de
Rinsky-Korsakoff, qui porte le même nom et qui
l'accompagnait en interludes.
Le berger Antar, fils d'une esclave, a sauvé sa tnbn
en repoussant l'attaque de guerriers ennemis et en
arrachant la fille del'émir.Abla, la « Perle du désert »,
dont il est secrètement épr.s, des mains de leur chef,
Zobeir, qui est demeuré son prisonnier. En récom-
pense, il sollicite la main d'Abla. Mais, sur les conseils
d'Amarat, à qui la jeune ûUeétait destinée, l'émir exige
qu'Antarmériteparde nouveaux exploits un honneur
dont sa naissance lercn;l indigne. Ildevra aller combat-
tre les Persanset, s'i 1 triomphe, Abla lui appartiendra.
Antar revient avant l'expiration du délai de six
années qui lui avait été accordé, comblé de gloire et
de richesses. Par les armes et, surtout, par lepre:-
tige de ses vers immortels, il a conquis son peuple
et fondé la suprématie de l'Arabie. Abla, qui l'a fidè-
lement attendu, va enfin lui être unie. Mais Amarat
n'a pas désarmé. Zobeir, à qui il avait fait crever les
yeux en lui laissant croire qu'Antar l'exigeait, ne
■ songe qu'à tirer vengeance de la cruauté de son
vainqueur. Patiemment, il s'est exercé à atteindre
au jugé, de sa flèche, le but dont le moindre bruit
lui révèle la présence. Et, lorsque Antar, que de
nouveaux destins appellent, s'éloigne de l'oasis avec
Abla, Zobeir, guidé par Amarat, lui lance un trait
empoisonné et se frappe à son tour. Découvert
derrière le buisson qui le dérobait et amené auprès
d'.\ntar, il apprend que le héros a été étranger à son
supplice et qu'.'\marat a menti. Mais, si la blessure
est légère, le mal est incurable. La brûlure, même,
d'un fer rouge qu'Antar subit sans défaillir, ne peut
en arrêter l'effet. Zobeir ne tarde pas à succomber ;
les heures d' Antar sont comptées. Il confie Abla,
qui ne soupçonne pas la vérité, à son escorte et, tout
seul, sur son cheval de bataille, il se dresse à l'en-
trée du défilé où se présenteront Amarat et ses parti-
sans. Et il expire, appuyé sur sa lance, revêtu de
son armure qui étincelle au soleil levant, si grand et
si terrible qu'à sa vue les assaillants, frappés de
stupeur, s'enfuient en déroute.
X9
502
LAROUSSE MENSUEL
Alors même que les circonstances n'eussent point,
en 1914, ajourné l'avènement d'Antar à l'Opéra,
Gabriel Dupont, qui s'éteignait à l'âge de trente-cinq
ans, le 3 août de la même année, n'eût pas connu la
joie, pour laquelle il désirait fiévreusement vivre un
peu de temps encore, de contempler l'œuvre qu'il
avait animée de son dernier souffle, où il avait con-
centré toute sa passion, toute sa vitalité, et qu'il faut
entendre pieusement en quelque sorte. Jamais art
ne fut plus sincère et n'a, non pas plus résolument
répudié, mais plus entièrement ignoré l'arrière-
pensée de s'accommoder aux caprices de la mode, le
souci de ne pas se laisser devancer par la rapidité
d'une évolution où l'on a le droit de diagnostiquer
parfois une crise de croissance. La sensibilité ne
connaît point ici de respect humain; elle est souve-
raine, sinon toujours infaillible.
Ce qui a pesé le plus lourdement sur elle, ce que
l'œuvre antérieure de Dupont décèle avec évidence,
notamment dans les Heures dolentes ou le Chant de
la Destinée, c'est le sentiment de la fatalité qui a
voué cette existence à une fin prématurée. Et c'est
surtout lorsqu'il exprime tout ce qu'il y a d'héroïque
et de tragique à la fois dans le destin il'Antar que la
musique a rencontré l'accent le plus juste, le plus
fort et le plus personnel.
La personnalité, il semble qu'on l'ait cherchée à
propos d'^n/ar ailleurs que dans la chaleur sponta-
née, l'abondance du lyrisme et qu'on en ait attendu
une révélation plus saisissante. En ce romantisme,
manifeste dans la vériste Cabrera, comme dans la
Glu, l'éclat, la hardiesse, la rareté delà forme ou des
formes n'égalent point l'ardeur expansive. Un tel
sujet vaut moins par les re?sources, si précieuses
soient-elles, de ses péripéties, que parce qu'il découvre
à l'imagination le monde d'une poésie nouvelle. Or
/l Hte»' demeure plus hu-
main que pittoresque; le
mirage manque à ce dé-
sert,oùquelquesmélopées
arabes, exquises d'ail-
leurs, ne projettent qu'un
rayonnement intermit-
tent.Qui sait, au surplus,
si la lassitude du corps et
de l'esprit n'a pas, dans
une certaine mesure, trahi
l'âme ? Il s'en faut de peu
que ces idées, que ce
style toujours si ferme
et si fier, appuyé sur la
plus sûre technique, ne
s'affranchissent de la ty-
rannie de certaines con-
ventions et de certaines
habitudes, qu'ils ne par-
viennent à la pleine conscience de soi, à la maî-
trise où les plus généreuses aspirations ne nous
portent pas toujours sans le secours de la ma-
turité.
Anlar aurait pu, à bon droit, n'être encore qu'une
promesse; il va souvent plus loin : dans le premier
acte, nettement supérieur dans l'aveu passionné
d'Antar, dans les adieux à sa mère, tout imprégnés
d'une émotion délicieuse, dans l'épisode véhément,
traité avec une rare puissance, de son retour, dans le
« nocturne • du troisième acte, le sombre et pathé-
tique interlude qui précède la Marclie funèbre, enfin,
dans la scène finale de l'agonie. Les décors, à propos
desquels on a, non sans exagération, prononcé le mot
de • cubisme », ont apporté, sans doute, à ceux qui
«• 173. Juillet 1921.
rôle auquel on les destinait. D'une façon générale,
on conserva les tubes, et on modifia, ou on créa, de
toutes pièces les aHûts : d'où la grande diversité de
ces matériels, auxquels vinrent s'ajouter les nouveaux
modèles créés pendant la guerre. Quand on les exa-
mine, il ne faut pas perdre de vue les conditions dans
lesquelles ils ont été construits et l'emploi qu'on
envisageait pour eux. Il fallait surtout faire vite et
simple ; d'une part, le commandement demandait que
les lacunes de notre armement fussent comblées le
plus rapidement possible ; d'autre part, on ne pouvait
imposer des conditions trop rigoureuses aux fabri-
cations de l'industrie, et il était nécessaire d'utiliser
au maximum les matériaux courants pour la mise au
point de matériels existants. Les problèmes qui se
posent sont toujours les mêmes : transport et mise
en batterie. Mais ils prennent une importance toute
particulière, en raison des poids et des forces de
recul considérables de ces matériels. Pour amener le
matériel sur sa position, il faut une voie d'accès, qui
sera en général la voie ferrée ; pour le mettre en
batterie, il faut une position de tir, qui est à préparer.
La voie d'accès comprend une voie de circulation
et des embranchements conduisant aux diSérentes
positions. Enfin, le matériel d'A. L. V. F. doit être
organisé de telle sorte que sa circulation soit assurée
dans les mêmes conditions de sécurité que celle du
matériel roulant ordinaire.
H n'est pas possible, dans ce cadre, de décrire
même sommairement les quelque quarante modèles
différents d'A. L. G. P. qui ont été en service. Parmi
les plus caractéristiques, on peut signaler :
Le canon de igcin. modèle 1870-93 sur truck, com-
prenant un tube en fonte, tube et frctté acier avec
culasse type marine ; il repose sur un affût à châssis,
porté par une sellette boulonnée sur un truck à
deux boggies. Une tourelle blindée forme masque
mobile et protège les organes du canon. Les projec-
tiles sont enlevés de leur wagon par un treuil et
conduits par un chemin de roulement sur une gout-
tière amovible, d'où ils sont amenés à poste par une
cuiller à projectile. La portée dépasse 16 kilomètres,
et la vitesse de tir est d'un coup par deux minutes.
^-^'"v^^^)::^^^
-^-^ncïry^
Silhouette de l'obusier de 400.
reprochent à la musique de n'être pas absolument au
goût du jour le plaisir dissonant d'un savoureux
anachronisme. — Paul Locakd.
Les principaux rôles ont été crées par ; M"*^" Fanny Heldy
[Abla), Courso {Selma), Laute-Bruu, Laval, Bardot ; et
MM. Franz {Antar), Rouard (Cheyboub), Delmas (Malek),
Noté {Amarat}, Kambaud (Zobeir), Narçon {un vieux berger).
Silhouette du eanou de 19.
A.rtlllerle française pendant la
guerre (l') (Suite). — La recherche des grandes
portées conduisit à utiliser sur le front des matériels
de côte et de marine que la tournure de la guerre
permettait de distraire de leur affectation primitive.
On constitua ainsi l'artilleiie lourde à grande puis-
sance, l'artillerie lourde sur voie ferrée et les forma-
tions de canonniers marins. La plupart des matériels
choisis n'existaient qu'à un petit nombre d'exem-
plaires et n'étaient pas organisés pour le nouveau
Pour rendre le truck solidaire de la voie pendant le
tir, on bloque ses freins, et on dispose deux longerons
métalliques, appliqués sur les rails par des vérins.
Pour tirer dans une direction normale à la voie, on
ajoute quatre vérins extérieurs, prenant appui sur
des plates-formes.
Le canon de 240 modèle 1903 T. R., matériel de
côte très perfectionné, dû au commandant Toumier,
a été monté sur un truck pouvant circuler soit sur
une voie normale, soit sur voie de 60. Le tube, en
acier, est muni d'ime culasse à block-system Canet,
fonctionnant automatiquement, avec douille obtura-
trice en cuivre contenant une partie de la charge.
L'affût a été fixé sur un châssis faisant partie du
corps du truck et permettant un recul supplémen-
taire de I mètre, nécessaire pour le tir à terre. Ce
matériel a une portée maximum de 17 kilomètres,
pour un obus de 160 kilogrammes avec une vitesse
de tir de i coup par 2 minutes.
Le canon de 340, modèle igra, sur affût-truck de
Saint-Chamond, comprend un tube en acier reculant
dans un berceau porté par une poutre reposant sur
deux bogies à six essieux chacun. Ces bogies sont
enlevés pour le tir, et la poutre est portée par
quatre vérins prenant appui sur une plate-formedont
la fixité est assurée par des arcs-boutants. Le maté-
riel, en ordre de route, pèse 166 tonnes et, sur un
emplacement préparé, la mise en batterie ne demande
que vingt minutes. La portée maximum est de
31 kilomètres.
Le mortier de 370, dû au commandant Filloux,
avait été étudié avant la guerre. Mis en fabri-
cation en 1914, il fit son apparition aux armées
en 1913. Son organisation lui donne une mobi-
lité relative en permettant des déplacements sur
route, sur voie de 60 et sur voie normale, au
moyen d'un transporteur auquel sont suspendus
«• 173. Juillet 1921.
chacun des trois éléments, tube, châssis, plate-forme,
en lesquels se décompose le matériel . La portée atteint
10 kilomètres avec l'obus de 400 kilogrammes et
8 kilom. 200 avec l'obus de 540 kilogrammes, qui con-
tiant 150 kilogrammes d'explosif. Ce fut le premier ma-
tériel qui tira une aussi grande quantité d'explosif ;
l'obus allemand de 42 centimètres, en service dès le dé-
but de laguerre,n'enrenfermaitque 106 kilogrammes.
L'obusier de 400 fut construit par Saint-Chamond
(Société des Forges et Aciéries de la Marine et
d'Homécourt). Le tube, en acier, provient d'un canon
de 34 Marine, raccourci et réalésé. Il recule dans un
berceau à tourillons porté par un afïùt à pivot monté
sur le truck ; sa portéemaximum est de 16 kilomètres ;
il tire des obus de 640 et 900 kilogrammes. Ce matériel
fit Eon apparition sur le front en 1916 et fut utilisé
avec grand succès, ainsi que le 370, pour la destruc-
tion des points les plus redoutablement fortifiés des
lignes allemandes, en particulier des tunnels célèbres
des monts de Champagne et du Mort-Homme.
L'obusier de 520 Schneider, le plus moderne des
matériels d'A. L. G. P., comprend un tube en acier,
un berceau à quatre freins hydrauliques et deux
récupérateurs, supportés par une poutre-affût repo-
sant sur deux sommiers à bogies. Le poids total en
batterie atteint 265 tonnes. Il lance des obus de
1.350 et de 1.650 kilogrammes à une portée dépassant
17 kilomètres.
A l'autre extrémité de la gamme des calibres, sont
les canons de tranchée. Il n'y avait avant la guerre
aucune artillerie de tranchée française, quoiqu'il
existât une commission chargée d'en faire l'étude.
Au contraire, dès octobre-novembre 1914, dans les
secteurs où les tranchées étaient rapprochées, les
premières « torpilles » allemandes firent un effet
matériel et moral considérable. Aussi s'efforça-t-on,
chez nous, d'improviser au plus vite des engins de
tranchée avec des callûts d'obus de 75 ou avec les
mortiers lisses, les crapouillots des places fortes.
On adapta même le 80 de montagne au lancement
de mines très puissantes. Mais le matériel normal de
tranchée fut, à partir de la fin de 1915, le canon de
58, avec son projectile à queue et à ailette. C'est
d'ailleurs dans ce domaine que s'exerça le plus volon-
tiers l'ingéniosité des inventeurs : il y eut le mortier
V.D., le canon Archer, le canon Brandt. Enfin, dans
les premiers mois de 1918, toutes les divisions reçu-
rent des mortiers d'accompagnement Stockesou J.D.
à titre d'armement d'infanterie. Mais ce matériel,
malgré sa valeur, fut en général médiocrement utilisé,
la trojipe n'ayant pas eu le temps de se familiariser
avec son emploi.
On ne saurait terminer ce rapide examen des prin-
cipaux matériels en service pendant la guerre, sans
LAROUSSE MENSUEL
progrès techniques réalisés. Cependant, il ne faut pas
perdre de vue d'autres qualités essentielles : mobilité
des pièces, débit du tir, protection du matériel et
du personnel, vivement mises en lumière par l'expé-
rience de la guerre et qui ont attiré de plus en plus
l'attention du commandement et sollicité l'ingénio-
sité des inventeurs. Nous grouperons autour de ces
d'artillerie navale découvrit le principe de l'auto-
frettage, qui consiste à écrouir le tube en exerçant à
l'intérieur au moyen d'une puissante presse hydrau-
lique une pression considérable. On démontre qu'a-
près enlèvement de cette pression intérieure, les
couches du métal du canon sont élastiquement
serrées les unes contre les autres de la manière
•Canon de 30B, sur l'affùt-trui.;.
idées maîtresses le détail des améliorations réalisées
et les principes nouveaux mis en application pendant
la guerre. Nous aurons ainsi une vue nette des pro-
grès accomplis et des directives qui guideront les
réalisateurs de l'avenir.
L'augmentation de puissance de la bouche à feu
s'obtient par le tir à haute pression dans l'âme et à
grande vitesse initiale du projectile. Ces conditions
nécessitent une haute résistance du tube, réalisée
Obusler Schneider de 520, sur l'affût-truck à glissement. Position de tir à langlc maximum.
signaler le splendide effort qui fut fait pour former
le personnel sans cesse accru qui était destiné à ser-
vir les nouvelles batteries. L'instruction des cadres
fut particulièrement active et féconde, grâce aux
nombreux officiers d'activé et de réserve que les
travaux du temps de paix avaient formés dans l'artil-
lerie de campagne et l'artillerie de siège.
Les techniciens et constructeurs, poussés par les
exigences tactiques des combattants, ont recherché
avant tout l'augmentation de puissance du matériel.
C'est autour d'elle que s'ordonnent les principaux
jusqu'à ces dernières années par le frettage. Cette
opération consiste à entourer le tube de manchons,
introduits à èhaud et produisant par refroidissement
un certain serrage, qui a pour effet de comprimer la
couche concentrique intérieure en rendant le métal
susceptible de résister à une plus haute pression.
La superposition de plusieurs rangs de frettes, en
augmentant la résistance dans des proportions nota-
bles, ne va pas sans alourdir le tube, si bien qu'on
est très vite limité dans cette voie.
Peu de temps avant la guerre, un savant Ingénietir
.:ian de tir (cdté f>auclie, tu par l'avant).
parfaite qu'on essayait d'obtenir, sans jamais l'attein-
dre, au moyen des anciennes frettes. La pratique de
l'autofrettage est aussi difficile que sa théorie. Elle
nécessite l'emploi d'un métal très sain, que la métal-
lurgie n'est parvenue que récemment à produire en
blocs suffisamment gros. Ce procédé a le grand avan-
tage de donner, pour un même poids de tube, une
puissance beaucoup plus forte. De nombreux canons
de 75, 155 et autres ont été construits pendant la
guerre par ce procédé et ont donné d'excellents ré-
sultats. Les canons autofrettés permettront d'attein-
dre des pressions intérieures de 7.000 et même
10.000 kilogrammes par centimètre carré, alors que,
par le frettage ordinaire, on ne dépassait jamais
3.000 kilogramme;. C'est dire le magnifique champ
qui s'ouvre à la puissance des matériels futurs.
Au progrès de fabrication sont venus s'ajouter des
progrès d'entretien. Les tirs à haute pression usent
très rapidement l'âme du canon. Cette usure a été
étudiée de très près pendant la guerre, et on a été
amené à préconiser le procédé du clieraisage, qui
consiste à rendre l'âme rayée amovible et facilement
remplaçable.
Il faudrait signaler et décrire encore maints dispo-
sitifs nouveaux dans l'organisation des culasses, la
confection des douilles, la fabrication des poudres ;
mais c'est surtout au projectile que l'expérience de
la guerre a particulièrement profité. La nécessité
d'augmenter la portée intensifia les recherches d'a-
mélioration de la forme du projectile. La partie
avant fut mieux appropriée à la pénétration dans
l'air, soit par modification et allongement de l'ogive
pleine (projectile de 75 modèle 1917), soit par adjonc-
tion d'une fausse ogive (projectiles d'A. L. G. P.).
La forme arrière fut également étudiée, comme elle
l'avait été pour la balle du fusil modèle 86 par le
général Desaleux. La plupart des matériels furent
ainsi dotés d'un obus type D à forme arrière fuyante
et qui réalisait un gain notable de portée.
D'autres essais furent faits pour diminuer la résis-
tance de l'air en créant à l'avant du projectile une
source de chaleur qui rend l'air moins visqueux.
Cette invention ne fut pas appliquée chez nous.
Mais un dispositif analogue aurait été utilisé, d'après
certains renseignements, pour les projectiles que la
Bertha tirait sur Paris. Ceux-ci auraient été munis à
l'avant d'une fausse ogive remplie d'une substance
du genre de la thermite, qui a la propriété de porter
l'acier au rouge blanc. Il faut mentionner, pour ter-
miner, les intéressants essais d'obus rayés, lesquels
ont ouvert un champ fécond d'expériences qui ne
purent pas être terminées pendant la guerre.
L'augmentation de mobilité s'est faite par la substi-
tution du moteur machine au moteur animal ou hu-
main. Les progrès techniques n'ont été ici que des ap-
plications au matériel d'artillerie de procédés déjà
existants : voie ferrée, automobile, tracteur, chenille.
Sans revenir sur les principes qui ont guidé l'orga-
nisation de l'artilleiie lourde sur vole ferrue, il Un-
504
porte de noter les avantages importants que présente
ce mode de transport et d'utilisation des pièces de
gros calibre. Le ravitaillement en munitions est
particulièrement facile, puisqu'il se réduit à l'échange
d'un wagon vide contre un wagon plein. La méca-
nisation des manoeuvres permet une notable écono-
mie de personnel : il est digne de remarque que le
service complet d'un canon de 32 A. L. V. F. de-
mande moins d'iiommes que celui d'une pièce de 75.
Mais la catéristique principale de l'A. L. V. F. est
la mobilité stratégique et tactique, dès qu'existe une
organisation d'ensemble à emplacements de tir nom-
breux. La première sera illustrée par l'exemple d'un
groupe d'A. L. V. F. qui fut transporté en 4 jours
du front français au front italien. La seconde dépend
du temps passé à la préparation des positions, qui
peut aller jusqu à 4 jours et de celui que nécessite
la mise en batterie, qui peut varier de 15 minutes
à 2 heures.
La traction mécanique par automobile ou chenille
a été systématiquement appliquée pendant la guerre,
si bien qu'on peut se demander si, dans un avenir
rapproché, elle ne remplacera paslcchevald'artillerie.
Ce n'est pas le lieu d'instituer une discussion à ce
sujet ; les deux procédés ont des avantages et des
inconvénients et sont défendus par des partisans
convaincus. Il est, néanmoins, certain que la traction
LAROUSSE MENSUEL
la puissance des feux modernes, l'emploi d'un canon
de 75 à découvert, comme une grosse mitrailleuse,
est un inutile sacrifice. Il faut combiner la mobilité
convenable à une protection efficace.
C'est le 27 septembre 1914 que partit pour le front
le premier groupe d'autos-canons. Pour s'opposer
aux automobiles blindées allemandes qui firent leur
apparition dès les premiers jours d'août, nous
n'avions rien. C'est le général Galliéni qui décida la
création de l'arme nouvelle : comme matériel, un
canon Hotchkiss de 37 mi'limètres ou une mitrail-
leuse, portés dans un baquet de bois par un châssis
de tourisme ; un petit masque étroit protégeait les
servants ; un capot de tôle mince faisait semblant
d'abriter les conducteurs. Tels quels, ils partirent,
servis par des marins. Puis, dès 1915, ces groupes se
perfectionnèrent et furent employés dans les rôles
les plus variés; le 47 s'ajouta au 37; en même temps,
les Anglais essayaient dans les Flandres des voitures
portant plusieurs mitrailleuses, et ils y ajoutaient
bientôt un canon à tir rapide. Ainsi se constituaient
de véritables petites forteresses mouvantes, d'où
devait sortir enfin le char d'assaut. Sa description
n'entre pas dans le cadre de cet article; son arme-
ment en artillerie fut constitué par des 75. Il est
vraisemblable que l'idée de protection du matériel
suscitera dans l'avenir de nouvelles conceptions :
Mortier .ScllDclUr, , :■
automobile a été appliquée à tous les canons d'ar-
tillerie lourde en campagne et que la motorisation
des calibres d'A. L. V. F. est possible. Il y a de
grandes probabilités pour qu'une importante partie
de l'artillerie de l'avenir, canons et caissons, soit
montée sur chenille.
L'augmentation du débit, qu'il ne faut pas confon-
dre avec la puissance du matériel, n'a été qu'amorcée
par la réalisation des canons à tir rapide. Après le
gigantesque et vain déploiement d'artillerie lourde
que firent les Allemands lors de leur offensive de
Verdun, il apparut aux esprits avertis qu'on obtien-
drait des résultats très supérieurs à beaucoup moins
de frais, si l'on disposait d'un matériel à très grand
débit ; ce qui ne peut être réalisé avec les moyens
actuels qu'en tirant à faible pression et à faible
charge une munition légère de ravitaillement facile.
C'était le principe des canons de tranchée, que les
Allemands utilisèrent avant nous, parce que ce ma-
tériel existait dès le temps de paix dans leurs équi-
pages de siège. Dans cette branche, les progrès, quoi-
que tardifs, furent rapides, car le problème posé est
relativement facile à résoudre. On entrevoit dès
maintenant de nouvelles réalisations non seulement
pour les canons à faible portée, mais même pour des
matériels plus puissants, quoique de petits calibres,
sous forme d'un tir automatique analogue à celui
d'une mitrailleuse.
L'augmentation de protection esquissée avant la
guerre par l'adoption de boucliers ne progressa que
médiocrement pendant les premières années de sta-
bilisation. C'est par un moyen de fortune, le caseraa-
tage des pièces, que les artilleurs cherchèrent à
mettre leur matériel à l'abri des coups sur des posi-
tions longtemps occupées et facilement repérables,
quand elles n'étaient pas très soigneusement camou-
flées. Quand l'utilisation de pièces d'artillerie en toute
première ligne fut reconnue nécessaire, on s'aperçut
qu'aucun matériel ne pouvait remplir c« râl«. Av«c
tourelles mobiles, canons sous carapace mouvante,
canons à éclipse, etc.
Ce rapide aperçu des progrès techniques et des
conditions variées auxquelles doit satisfaire un bon
système d'artillerie montre qu'il n'est pas sage de
tout demander au même matériel. S'il faut pouvoir
frapper fort et loin, il est aussi nécessaire d'être en
mesure de siivre rapidement les progrès de l'infan-
terie. Chaque forme que revêt la guerre — guerre de
positions ou guerre de mouvement — met en vedette
les qualités d'un matériel particulier, et c'est sur
l'ensemble des opérations, bien plus que dans une
de leurs phases, qu'il faut juger la valeur d'une
artillerie.
Pour suivre l'évolution des idées sur la tactique
de l'artillerie, il suffit d'ouvrir les règlements qui se
sont succédé au cours de la campagne. Celui qui
était en vigueur au début des hostilités, portant la
date du 2 décembre r9i3, s'exprimait ainsi : « L'ar-
tillerie ne prépare pas les attaques, elle les appuie •
en détruisant tout ce qui empêche l'infanterie de
progresser, b Elle se tient en mesure d'intervenir
pour appuyer l'infanterie, dès que celle-ci entameson
approche. » C'était supposer que le 75 pouvait rapi-
dement détruire tous les obstacles s'opposant à la
marche de l'infajiterie, celle-ci devant, avec son
armement, venir à bout des résistances locales. Erreur
formelle, que le simple emploi de fil de fer dès
aoiit 1914 par les Allemands suffisait à manifester
et qui ne fut, cependant, pleinement recoimue de haut
en bas de l'échelle qu'après les infructueuses offen-
sives de décembre 1914 et du printemps de 1915.
C'est alors que parut l'instiuction du G. Q. G.
préparatoire à l'oSensive de Champagne. Elle pres-
crivait à l'artillerie la destruction des fils de fer, le
bouleversement des tranchées, la neutralisation et,
si possible, la destruction des batteries, les tirs d'in-
terdiction et de bombardement de points lointains
importanti.
«• 173. Juillet 1B21.
La densité de tir fut jugée insuffisante, le dépla-
cement de l'artillerie lourde difficile à régler en
laissant trop de liberté à l'infanterie. Aussi l'instruc-
tion du 16 janvier 1916, avec laquelle fut livrée la
bataille de la Somme, limita-t-elle l'action de l'artil-
lerie et l'avance de l'infanterie à des zones définies,
qui furent soumises à un pilonnage intensif, tandis
qu'on laissait à l'A. L. le temps de se déplacer entre
deux préparations.
Les médiocres résultats obtenus en fait d'avance
et de percée firent adopter pour 1917 (instruction de
décembre 1916) une préparation profonde et rapide,
susceptible de donner d'un seul coup la trouée.
L'insuccès de l'oflensive d'avril 1917 ramena la
faveur de la doctrine de la préparation intégrale,
méthodique, avec avance par tranches, qui caracté-
rise l'instruction d'octobre 1917, déjà appliquée
avant la lettre à l'oflensive de Verdun du 20 aoîit,
puis réalisée dans sa forme parfaite à la bataille de
la Malmaison, du 23 octobre 1917
Le succès de l'offensive allemande du 20 mars 1918
bouleversa encore les idées admises, si bien qu'en
examinant le règlement qui a fixé la tactique de fin
de guerre on constate un retour aux principes du
début : soudaineté du déclenchement de l'attaque à
la faveur d'une préparation par l'artillerie et l'avia-
tion aussi brève et aussi violente que possible, et
même sans préparation à la faveur de l'action de
rupture des chars d'assaut. C'est qu'en 1918 l'arme-
ment perfectionné de l'infanterie et la riche dotation
des divisions en obusiers de 155 C. justifiait l'espoir
de détruire les obstacles à la marche, espoir qui
avait été déçu en 1914.
Sans se permettre de juger ces divers procédés
d'emploi de l'artillerie, on peut dire, cependant, que
si, en aoiit r9i4, on pécha par trop de confiance dans
les effets d'un armement insuffisant, il y eut pendant
les quatre ans de guerre de position excès contraire :
les préparations de quatre à huit jours, nécessitant
une consommation journalière de 500.000 obus sur
un front étroit, épuisaient l'attaquant. Les coups
portés à l'ennemi, si violents qu'ils fussent, étaient
trop espacés, et il fallait chercher un système moins
coûteux, permettant des attaques à jet continu, qui
entraînent seules l'usure irréparable.
Ainsi, progrès techniquesetprogrès tactiques, s'ap-
pelant et se complétant les uns les autres, nous don-
nèrent ce formidable instrument de guerre qu'était
l'artillerie française au jour de l'armistice. Sa puis-
sance, que le développement des progrès déjàaccom-
plis ne fera qu'accroître, est un des plus sûrs garants
du maintien de la paix. — Henri Mikp.i.
Conférences de la Paix (les). — Le
28 juin 1919, à 15 heures, les plénipotentiaires alle-
mands Hermann Miiiler et Bell signaient, au nom
de l'Allemagne vaincue, le traité de Versailles, dans
cette même gaferie des Glaces qui avait vu la pro-
clamation du « Reich » en 1871. C'était la fin de
la monstrueuse guerre, si l'Allemagne, du moins,
consentait à faire honneur à sa signature et à tenir
la parole donnée en son nom par ses représentants.
0 Nous avons signé le traité, disait Hermann Millier,
nous l'exécuterons. »
Que valait exactement la promesse allemande ?
Un coup d'oeil rapide, mais impartial, jeté sur la
période qui va de l'armistice du 11 novembre 1918
à la signature du traité, d une part, et de l'autre
sur la longue suite des événements compliqués et
touffus qui tiennent entre le traité et les dernières
conférences, ne tardera pas à nous renseigner com-
plètement. Dans une étude forcément sommaire,
nous ne marquerons que les faits essentiels, mais
d'un trait précis et net, et qui permettra de suivre,
avec les incertitudes et les fluctuations des Alliés,
l'inquiétante obstination de la mauvaise foi alle-
manJe sans cesse en éveil.
Première période (11 novembre 1918 — 28 juin
1919.) Ces quelques lignes ne peuvent être qu'une
préface. Nous n'avons pas, en effet, l'intention de re-
faire en tous ses détails l'histoire de la première
conférence de la paix. A peine pourrons-nous en
tracer les grandes lignes. Mais cette esquisse est
nécessaire pour la compréhension de ce qui suivra.
Il n'est pas un Français qui ne se souvienne du
jour heureux de l'armistice, clôturant le cycle tragi-
que ouvert par le poignant après-midi du 2 août 1914.
Le II novembre 1918, à 5 heures du matin, dans le
train spécial du maréchal Foch, cinq hommes se
trouvaient réunis pour entendre la lecture des clauses
que leur imposaient les Alliés. C'étaient le général
von Giindell, le secn taire d'Etat Erzberger, le comte
Oberndorff, le général von Wtnter/eldl, le capitaine de
vaisseau Vanselow. Accablés et muets, ils confes-
saient la défaite allemande, d'autant plus humiliante
que, pendant des années, leur certitude d'une magni-
fique et complète victoire avait été plus orgueilleuse-
ment affichée.
L'armistice avait une durée de 36 jours. Mais, dès
les premières heures et plus tard, en demandant des
prolongations successives, les vaincus allaient s'ap-
pliquer à en éluder les obligations. La grande confé-
rence de la paix, qui s'ouvrit à Paris le 18 janvier
191g, devait dans une certaine mesure leur faciliter
«• 173. Juillet 1921.
la tâche devant laquelle leur arrogance haineuse
n'hésitait pas.
Cette conférence, avec cinq délégués pour chacune
des cinq grandes puissances (trois, deux ou un pour
les autres, suivant l'importance des nations représen-
tées), formait un groupe compact de 70 membres. Les
ministresd'Etat, Clemenceau, Lloyd George, Orlando,
Hymans, Van der Velde, Venize:os étaient là, accom-
pagnés d'experts militaires et de délégués techniques.
La machine était lourde et difficile à mouvoir. Elle
fut longue à mettre en branle, non sans heurts ni
grincements.
Il est vrai que les innombrables et angoissantes
questions soulevées devant la conscience du monde
entier par la guerre s'imposaient à l'attention de la
conférence. Le travail était considérable, les respon-
sabilités écrasantes. D'autant que, réunis pour la lutte,
les Alliés se dissociaient déjà dans la paix, revenant
naturellement aux conceptions particulières et aux
intérêts nationaux. Ce que voyant — et elle le voyait
avec la perspicacité de sa rancune — l'Allemagne
relevait la tête et affirmait sa volonté pacifique, ac-
cusant la France de violer les conventions. Dès ce
moment, le duel entre le peuple vaincu et les nations
victorieuses est engagé .
Les conseils de la coniérrnce delà Paix se réduisent
successivement à être le conseil des dix, puis le
conseil des cinq, puis le conseil des quatre et, sou-
vent, le conseil des trois — Clemenceau, Wilson,
Lloyd George — d'après les décisions desquels doit
se bâtir tout l'édifice.
L'opinion publique n'est pas sans s'énerver devant
ce huis clos permanent et le pêle-mêle dans lequel
toutes lesquestions paraissent confondues. Cependant,
le statut à imposer à l'Allemagne qui se plaint, s'in-
digne et se refuse à remplir ses obligations, reste au
premier plan des préoccupations des plénipotentiaires
alliés et des experts militaires.
Enfin, le traité est prêt. Le i"' mai, les plénipoten-
tiaires allemands, ayant à leur tête le comte
Brockdorfï-Rantzau, arrivent à "Versailles. Le 8 mai,
les préliminaires de la paix, comprenant un préam-
bule et quinze parties, leur sont rerais au Trianon-
Palace. Et c'est alors que commence la véritable
bataille diplomatique.
Lorque le texte du traité parvient en Allemagne,
la colère et l'indignation sont vives. Les délégués
vont et viennent de Paris à Spa, où ils communiquent
avec Berlin. Ils adressent des notes successives — jus-
qu'à treize — aux membres de la conférence. Le
29 mai, ils transmettent un contre-projet : Observa-
ttotts sur les conditions de paix.
Le conseil des Quatre examine ces propositions,
adopte quelques modifications ( comme le plébiscite
en Haute - Silésie) et rejette le principe d'une
somme globale à fixer pour les réparations. Lloyd
George, dont l'attitude dès lors commence à susciter
des étonnements, aurait voulu des modifications plus
radicales. Il les abandonne, sur les instances de ses
collègues. C'est ainsi que l'Allemagne échoue dans
sa première tentative détournée pour dissocier les
Alliés.
Les délégués allemands n'ont plus qu'à signer, ou
rompre. Ils quittent la France le iq juin. Le cabinet
Scheidemann tombe et est remplacé par le cabinet
Bauer. L'Allemagne est dans un émoi profond.
Cependant, l'Assemblée de Weiraar se prononce pour
la ratification, par 237 voix contre 138 et 3 absten-
tions. Et, le 23 juin, deux heures avant que le maré-
chal Foch donne aux troupes l'ordre de marcher en
avant, l'Allemagne s'incline. Le 28, ses nouveaux
représentants. Millier et Bell, sont à Versailles. Tout
semble donc fini et bien fini. Le traité signé, il ne
reste plus qu'à l'exécuter.
Deuxième période : les conférences interalliées. —
Mais il faut compter, encore et toujours, avec la
mauvaise volonté et la mauvaise foi de l'Allemagne.
Dans cette deuxième période, mouvementée et con-
fuse, où les faits se mêlent et se heurtent et où cha-
cun d'eux a la valeur d'un événement historique, un
fil conducteur nous permettra d'aller, de conférence
en conférence, à travers le labyrinthe : ce sera l'obsti-
nation des vaincus à ne pas reconnaître leur défaite
et, surtout, à renier leur signature.
Si la première époque est connue au point qu'une
esquisse même sommaire ait suffi, non à la raconter,
mais à la rappeler, celle-ci l'est beaucoup moins.
Aucun Livre blanc n'a jusqu'ici été publié. La mé-
moire plie et se trouble sous l'accumulation des
choses et des noms. Même à ne dire que l'essentiel,
une plus grande précision sera donc nécessaire.
Au seuil de cette période, nous trouvons deux op-
posants dressés contre le traité de Versailles : l'un,
l'Allemagne, dont les plaintes indignées ne cessent
pas et qui n'a pas encore signé, au i" novembre, le
protocole visant les clauses non exécutées de l'armis-
tice et les réparations pour la destruction préméditée
de sa flotte à Scapa Flow ; l'autre, qu'on ne s'atten-
dait pas à voir engagé dans une pareille procédure,
l'Amérique, dont le Sénat ne veut ratifier le traité
conclu par le président Wilson que sous d'expresses
et nombreuses réserves. Désormais, les Etats-Unis
vont abandonner un peu plus chaque jour, pour dei
raisons de politique intérieure plus que par suite
LAROUSSE MENSUEL
d'un détachement effectif, la cause des Alliés. Restent
la France, l'Angleterre, la Belgique, l'Italie. Et la
série des conférences commence.
Première conférence de Londres (77 dJeembre içiç).
— Clemenceau, accompagné du général Mordacq,
de Berthelot et Abrami, vient conférer à Londres
avec Lloyd George et Scialoja, ministre des
affaires étrangères d'Italie. Trois conférences ont lieu
le 12 avril, à Downing Street. On y traite de l'attitude
des Etats-Unis, de la Turquie et de Constantinople,
de la question russe et de la question adriatique. On
s'y entretient de la situation financière. Mais, surtout,
après trois jours de discussion, l'unité de vue entre
la France et l'Angleterre est affirmée, ainsi que la
volonté commune de faire observer le traité de paix.
A ce moment, il semble qu'on puisse compter encore
sur une collaboration de la part de l'Amérique.
Pourquoi cette première conférence ? A cause des
retards apportés par l'Allemagne pour passer du ré-
gime de l'armistice à celui du traité, sans doute ;
mais aussi parce que certaines divergences ont ap-
paru entre Paris et Londres. Lloyd George a à tenir
tête, chez lui, aux libéraux et aux travaillistes.
Déjà, quelquesorganesde la presse anglaise seplaisent
à parler de la France chauvine et impérialiste, à ad-
mettre la nécessité de certaines concessions pom: la
paix du monde. Et l'Allemagne est aux écoutes, at-
tentive à percevoir les moindres nuances de désac-
cord. Mais la conférence éclaircit l'atmosphère inter-
nationale. Le premier gros nuage est passé. Et l'on
se donne rendez-vous à Paris, pour le mois de
janvier.
Entre temps, le 21 et le 22 décembre, Ber-
thelot, lord Curzon et Ignace conversent à Londres
sur les affaires d'Orient et sur la livraison des cou-
pables par r.-\llemagne.
La fin de décembre 1919 et les premiers jours de
janvier 1920 sont signalés à Paris par une fiévreuse
activité et de vives discussions entre von Lersner,
le délégué allemand, Dutasta et les experts de
l'Allemagne. Il y a plusieurs réunions du Conseil
suprême. On n'est pas encore d'accord sur le chiffre
du tonnage qui doit être restitué en échange de la
flotte de Scapa Flow. On a hâte de voir le traité de
Versailles enfin mis en vigueur.
Et c'est pourquoi les plénipotentiaires anglais et
italiens (Lloyd George, lord Curzon, Bonar Law,
Nitti, Scialoja) se trouvent le 10 janvier à Paris.
Première conférence de Paris (10 janvier iç20j. —
La première séance a lieu au quai d'Orsay, dans le
salon de l'Horloge. L'ambassadeur des Etats-Unis et
celui du Japon y assistent. Clemenceau invite von Lers-
ner à signer le procès-verbal ratifiant le traité et met-
tant fin à l'état de guerre, ainsi que le protocole du
i^' novembre. Comme marque de bonne volonté, les
Alliés accordent à l'Allemagne une réduction dans le
tonnage, réduction qui n'ira pas au delà des 125.000
tonnes sur les 400.000 primitivement réclamées.
De plus, ils s'occupent de la question russe, du
problème turc et du problème singulièrement épineux
de Fiums. Ils décident de demander l'extradition de
Guillaume II, que, d'ailleurs, la Hollande refusera.
Mais, déjà, se fait jour la tendance anglaise qui prétend
que soient reprises les relations commerciales avec
les coopératives russes.
En somme, cette conférence soulève, sans les ré-
soudre, de nombreuses difficultés. Inutile de dire
qu'elle ne satisfait pas l'Allemagne.
Celle-ci, qui n'a qu'imparfaitement exécuté les
clauses de l'armistice, aussi mal que possible, après
des délais successifs et en ne cédant qu'à la menace
militaire, se prépare à violer plus cyniquement encore
le traité de Versailles. Tous les journaux d'outre-
Rhin entreprennent une campagne vigoureuse pour
la revision, s'exaltent pour une nouvelle guerre da-
l'Indépendance « avec les armes de l'esprit, du travail,
et du droit », ne veulent pas reconnaître cette
prétendue paix. L'agitation grandit en Allemagne.
On moleste des officiers de la commission interalliée.
Le gouvernement proteste contre la livraison des
coupables (réclamée en vertu de l'article 228 du
traité), se déclare incapable de fournir le charbon pro-
mis, ne tient aucun compte de la commission des
réparations que préside Jonnart et qu'installe, le
25 janvier, Millerand, successeur de Clemenceau à
la présidence du conseil. Une nouvelle conférence est
nécessaire devant l'attitude arrogante et hypocrite
de la nation qui ne veut pas faire la paix. Von Lers-
ner n'a-t-il pas eu l'audace de renvoyer, le 3 février,
la liste officielle des coupables que lui avait renfise
Millerand ? Le gouvernement allemand exprime ses
excuses et ses regrets. Mais il sait que Lloyd George
est beaucoup moins intransigeant en ce qui concerne
la livraison des criminels allemands, si bien que le
Times, en blâmant le Premier anglais, peut parler
I du coup terrible » porté au traité. Le ciel s'est donc
de nouveau obscurci.
Deuxième conférence de Londres (12-13 février igio).
— C'est sur ces entrefaites que Millerand part pour
Londres, le 12, avec Marsal, Thoumyre, Berthelot, le
maréchal Foch, le général Weygand. Il va rencontrer
Lloyd George, Nitti, Delacroix.
Comme aux précédentes réunions, on fait le tour
de tous let problème* ; mais la question allemande
est au fond de toutes les préoccupations. Elle est
bien, en effet, la plus grave.
Une note française fait savoir que l'Allemagne ne
tient pas ses engagements pour le charbon. Au lieu
des 1.660.000 tonnes qu'elle avait à livrer par mois
jusqu'au 20 avril 1920, elle n'en fournit qu'une quan-
tité dérisoire. Or, la France a besoin de charbon. Il
est vrai qu'elle l'achète très cher à l'Angleterre. Et
Lloyd George n'oublie jamais l'intérêt anglais. .
La conférence discute une fois de plus la question
de la livraison des coupables. Des remontrances —
platoniques — seront faites à la Hollande, pour lui
montrer le danger que lui fait courir la présence de
Guillaume II. Lloyd George obtient que les coupables
soient jugés en Allemagne et que soient mis hors de
cause tous ceux qui n'ont pas encouru de responsa-
bilité. Où est donc le temps où il voulait pendre
Guillaume II ? Millerand doit accepter cette lourde
atteinte au traité. Ce qui ne l'empêche pas de déclarer,
en rentrant à Paris, qu'il n'y a « pas de nuages ».
Mais il semble aux sceptiques qu'il ne faille pas
prendre à la lettre cette formule, désormais banale,
du contentement officiel.
Les événements qui remplissent le mois de mars
et les deux premières semaines d'avril démentent,
d'ailleurs, cet optimisme. L'Allemagne est en pleine
ébullition. Des officiers français sont malmenés, dans
la capitale même, à l'hôtel Adlon. L'un des agres-
seurs est le prince Joachim de Prusse. Un coup
d'Etat militaire éclate à Berlin, sous la conduite de
Kapp et LUllwitz.
La France est obligée de s'élever contre certaines
assertions du mémorandum économique rédigé à
Londres, où l'on paraît vouloir laisser la liberté à
l'Allemagne d'évaluer ses obligations. C'est la théorie
Keynes qui l'emporte. Lloyd George et Nitti vou-
draient fixer la dette allemande et en finir avec des
contestations perpétuelles.
Pourtant, le 25 mars, Lloyd George, toujours
t ondoyant et divers », déclare aux Communes que
la France ne peut pas renoncer aux réparations, et
qu'il faut « jouer franc jeu avec elle i. Tandis que le
lendemain, à la Chambre, Millerand, répondant
à Barthou qui a parlé de la a crise des alliances »,
évoque les multiples violations du traité de Versailles
par l'Allemagne (charbon en quantité insuffisante,
matériel de guerre non livré, effectifs non réduits,
continuels attentats) et affirme avec force que, dans
la voie des concessions, la France n'ira pas plus loin.
Une nouvelle provocation de l'Allemagne comble
la mesure. Ses troupes envahissent la Ruhr, sous la
direction de von Watter. Immédiatement, le 6 avril,
les troupes françaises entrent à Francfort, Darmstadt,
Hanau.
Et la crise franco-britannique s'accentue, tandis
que l'Allemagne proteste avec véhémence. La Belgique
nous a prêté loyalement son concours. Les Etats-
Unis se taisent. L'Italie se réserve. Mais un commu-
niqué officieux anglais blâme en termes très vifs
notre • précipitation », à la stupeur indignée d'une
partie de la presse anglaise qui juge sévèrement « cette
offensive diplomatique contre la France ». Un échange
de notes s'ensuit entre les deux gouvernements,
tandis que l'Allemagne se réjouit de la discorde des
Alliés. La conférence de San Remo ne va pas s'ouvrir
sous des auspices favorables.
Conférence de San Remo (13-24 avril). — L'espoir
est grand en Allemagne. Le chancelier Millier attaque
le traité de Versailles. Les Etats allemands se refu-
sent à dissoudre les milices. D'autre part, les Alliés
affirment la nécessité de « maintenir » un accord
intime et cordial qui, présentement, semble ne plus
exister entre eux.
On parle ouvertement, dans les rues de San Remo
où les Allemands foisonnent, de l'opposition irréduc-
tible entre Lloyd George et Millerand, d'une collabo-
ration anglo-italienne contre la France. Les Français,
dit-on complaisamment, sont militaristes. Foch'. eut
occuper la Ruhr.
En fait, des conceptions différentes se trouvent
aux prises dans les salons de la villa Devachan.
Millerand s'en tient à l'application intégrale du
traité. Lloyd George et Nitti souhaiteraient des négo-
ciations directes avec l'Allemagne et la fixation
d'une indemnité. Ils consentiraient même à lui laisser
les 200.000 hommes de troupes qu'elle réclame, en
attendant le désarmement général et pour qu'elle
puisse se défendre contre les bolcheviks.
La situation était difficile. Millerand la dénoue à
force de calme obstination, bien qu'il eût déjà les
mains liées par les accords conclus antérieurement
entre Llyod George et Clemenceau, et qui n'ont
pas peu contribué — disons-le, en passant — à
indisposer l'Amérique. Il obtient qu'on s'entende sur,
le désarmement de l'Allemagne, qu'on repousse la
demande des 200.000 hommes, que le traité soit
exécuté et que la France reste dans le Meingau
jusqu'à ce que les unités allemandes aient été rame-
nées, dans la zone neutre, au chiffre de 10.000 honunes
de police. Quant à l'indemnité pour les réparations,
le principe en est accepté; le montant sera fixé dans
une prochaine entrevue.
Mal commencée, la conférence de San-Rcrao finit
bien, i L$ temps est au beau », affirme Lloyd George.
506
Cependant, la France a dû faire encore un pas en
arrière, puisque l'on empiète, par la fixation de l'in-
demnité, sur le traité de Versailles et les attributions
de la commission des réparations, que préside, pas
pour longtemps, Poincaré. On sait, en effet, que la
tâche essentielle de cette commission était d'établir,
au I"' mai 1920, le chifïre des réparations.
Première conférence de Hythe (14 mai) . — Le prin-
cipe delà fixation une fois admis, il fallait en étudier
les modalités. C'est dans ce but que Millerand et
Lloyd George se rendent le 14 mai à Lympne.
L'intangibilité du traité de Versailles est main-
tenue, malgré les brèches qui y ont été ouvertes. Et
l'on s'occupe du pourcentage suivant lequel sera par-
tagée l'indemnité allemande : 55 p. 100 reviendront à
la France et 25 p. 100 à l'Angleterre. Mais la France
ne remboursera la dette anglaise qu'à proportion du
remboursement de sa créance sur l'Allemagne. Quant
au chifïre de l'indemnité, on parle vaguement de
120 milliards de marks or, que la France voudrai
voir verser en 33 annuités, mais les experts financiers
fixeront plus tard la somme. Toutefois — et c'est
une nouvelle déception pour la France — l'Angleterre
lui refuse, pour sa créance, un droit de priorité.
Néanmoins, fidèle à ses engagements, la France
évacue, le 17 mai, les villes du Mein. Le 20, Poincaré
abandonne la présidence de la commission des répa-
rations , dont la tâche est compromise par les accords
de Hythe.
Les semaines passent, pendant lesquelles l'Alle-
magne continue à surveiller les Alliés et à entasser
les prétextes pour ne pas tenir ses engagements.
Deuxième conférence de Hythe. Première confé-
rence de Boulogne (21 juin). — Le 19 juin, Millerand
repart pour l'Angleterre avec le maréchal Foch et
Marsal. Deux jours après, les Anglais (lord Curzon,
Chamberlain, le général Wilson) le retrouvent à Bou-
logne, où sont Hymans, Jaspar et Venizelos.
Le chifïre de l'indemnité à exiger est fixé, mais
sera tenu secret jusqu'à la conférence de Spa. On
décide que le payement aura lieu eu 37 annuités,
dont les 5 premières ne seront pas inférieures à
5 milliards de marks or. Ensuite, viendront des
annuités extensibles, suivant le degré de relèvement
de l'Allemagne. Mais l'accord ne peut se faire sur la
répartition entre les Alliés du montant de la dette
allemande. Cependant, on s'entend, une fois de plus,
sur le désarmement de l'Allemagne, la fixation de
son armée à 100.000 hommes et la destruction de
son matériel de guerre. De même, on accepte le
principe de commerce avec les coopératives russes,
sans, toutefois, reconnaître les soviets. Pour le reste,
des experts alliés arrêteront à Paris les propositions
qui seront faites à Bruxelles, puis présentées aux
Allemands à Spa. (A suivre.) — Jean Pdilip.
Dato (don Eduardo e Iradier), homme politique
espagnol, né à La Corogne en 1836, mort assassiné à
Madrid le 11 mars 1921. Après de bonnes études
juridiques à Madrid, don Eduardo Dato se présente
aux Cortès et réussit, dès 1883, à être porté à cette
Assemblée par la ville de Vittoria II s'enrôle dans
, les rangs des conservateurs modérés, parmi lesquels
il restera jusqu'à
sa mort et dont
il sera le leader
le plus remarqua-
ble.De très bonne
heure, il fait l'ap-
prentissage du
gouvernement
comme secrétaire
d'Etat du minis-
tre de la Gober-
nacion. Il s'atta-
che au chef des
conservateurs
modérés , Fran-
cisco Silvela, qui
en fait de nou-
veau un secré-
taire d'Etat.
Dato. Quand le chef des
conservateurs se
retire de la vie politique, Eduardo Dato passe avec
toute sa clientèle politique au nouveau leader conser-
vateur, Maura.
Depuis 1899, il ne cesse d'Être en première place
sur la scène politique. Ministre de l'intérieur en 1899
dans le premier cabinet Maura, minisire de la justice
dans le deuxième cabinet Maura (1903-1906), maire
de Madrid en 1907, puis président de la Chambre
(1907-1909), il apporta dans toutes ces situations,
« avec un talent supérieur mûri par l'étude et l'expé-
rience, un dévouement sans bornes au bien public et
ce sens de la mesure vraie, caractéristique de l'homme
d'Etat ».
La politique pure — et c'est là sa grande origina-
lité — ne lui paraît pas seule capable d'assurer la
bonne marche des affaires publiques et le bonheur du
pays. Comme notre président Deschanel, il attache
une importance capitale aux questions sociales, qu'il
a étudiées à fond et avec une prédilection particu-
lière pendant ses années d'apprentissage politique.
LAROUSSE MENSUEL
Les rapports entre le capital et le travail, l'assu-
rance et la législation ouvrières, l'enseignement tech-
nique, le relèvement de l'enfance sollicitent tour à
tour son attention. Il expose à plusieurs reprises ses
idées, à la Chambre, dans les cercles ouvriers même
— grande hardiesse pour un ministre conservateur
en exercice I — dans des meetings socialistes ; enfin,
le 15 mai 1910, l'Académie des sciences morales et
rolitiques qui le reçoit l'entend traiter ivec largeur
et générosité de la justice sociale.
Il en donne cette belle définition : « complément
du devoir, qui impose à tout homme de recon-
naître la personnalité et la dignité d'autrui... ; intro-
duction, dansla société, de la conciliation des intérêts,
de l'élévation de la vie matérielle et intellectuelle,
de la tolérance, du respect mutuel, du bien et de
l'amour ».
Les questions seciales ne sont pas uniquement
pour lui sujet d'études abstraites et de manifestations
oratoires. 11 s'est efforcé, autant qu'il a pu, de faire
passer ses idées dans le domaine pratique, et l'on a
pu dire que la plupart des lois sociales espagnoles
étaient son oeuvre personnelle. Se proposant pour
modèles les conservateurs anglais, il vise à lancer
son parti dans la voie des réformes ouvrières. 1\ em-
pêche le gouvernement de faire passer des mesures
restrictives du droit de grève ; il fait passer lui-même
une loi sur les accidents du travail (iqoo), une loi
sur le relèvement des enfants abandonnés (1904). Il
crée l'Institut du travail, dont la fonction est de
préparer les lois sociales, avant qu'elles ne soient
discutées par les Chambres.
Président du conseil le 8 novembre 1913, son arri-
vée au pouvoir marque la scission dans le parti des
conservateurs. Sous sa direction, ceux-ci forment un
nouveau groupe : les conservateurs libéraux, opposés
aux conservateurs réactionnaires de Maura. Il lui
faut faire face à une multitude de problèmes posés
par la fermentation ouvrière, le développement des
doctrines révolutionnaires, l'agitation régionaliste.
A ces dernières aspirations il donne largement satis-
faction en instituant les mancomunidades, adminis-
trations provinciales autonomes. Au pouvoir en 1914,
il reste président du conseil jusqu'en 1916, déclare
et maintient une neutralité qui n'empêche pas,
cependant, ses sympathies d'aller aux Alliés. Après
le ministère Romanonès, il revient au pouvoir (1917)
et, remplacé quelque temps après par Maura, est
appelé de nouveau, le 31 août 1920, à former le
ministère. Les difficultés de toute nature sont alors
très grandes : les milieux ouvriers et les fonction-
naires s'agitent. Le mouvement régionaliste est plus
violent que jamais ; les problèmes économiques se
posent avec acuité. Aussi la situation parlementaire
est très instable. A deux reprises, Dato doit donner
sa démission. Chaque fois il est rappelé par le roi,
sur les avis presque unanimes des leaders des diffé-
rents partis. Les élections générales de janvier 1920
donnèrent à Dato une majorité d'ailleurs assez faible
et instable, mais que le président du conseil sut
consolider et développer par l'habileté de sa tactique
parlementaire et son influence personnelle auprès du
roi Alphonse XIII.
La propagande bolcheviste lui inspirant de vives in-
quiétudes, il saisit le conseil des ministres d'un projet
de loi contre le terrorisme. Malgré ses nouveaux
projets de réformes sociales, il apparut aux « syndica-
listes rouges » comme l'ennemi. C'est sous leurs coups
qu'il a succombé, le n mars 1921. — Léon Absnsour.
Dubost (Henri-Antoine, dit Antonin), homme
politique français, né à l'Arbresle (Rhône) le 6 avril
1844, mort à Paris le 15 avril 1921.
Il était clerc dans l'étude d'un avoué lyonnais,
lorsqu'il décida de prendre part aux luttes politiques,
à la suite de Désiré Bancel. Il vint donc à Paris
dans les dernières années de l'Empire. Collaborateur
des journaux républicains le 0 Siècle », le 0 Courrier
français », l'agressive « Marseillaise », auteur, avec
l'Eugène Ténot, d'une étude historique sur l'applica-
tion de la loi de sûreté générale, les Suspects en 1S58,
où les procédés du gouvernement de Napoléon III
étaient soumis à une critique sévère, il se fit rapide-
ment une place en vue parmi les adversaires les plus
agissants du régime.
La République proclamée, Dubost est nommé, par
Gambetta, secrétaire général de la Préfecture de
police. Mais, dès le 18 octobre, il quitte ce poste
pour rejoindre en ballon la délégation de Tours.
Envoyé, le 3 janvier 1871, à Alençon, comme préfet,
il y résiste avec une belle énergie aux troupes alle-
mandes. Il proteste contre l'armistice en démis-
sionnant.
II soutient ses opinions par la plume, donnant des
articles à la « Revue de philosophie positive », car
Littré fut son maître, et Laffitte est son ami. Et
c'est en appliquant les préceptes de Comte, « un
guide sûr, dit-il, qui ne trompe jamais », qu'il définit
(en 1875) les Conditions de gouvernement en France,
dans un gros livre rempli d'idées et singulièrement
clairvoyant.
Dans le même esprit, il écrit encore : Danton et la
Politique contemporaine (1877), le Transformisme
devant PAcadimie des sciences morales et poMtques
Antonin Dubost. (l'hot. Manuel.)
N' 17S. Juillet 1B21.
et devant la philosophie politique (1878). Quelques
années plus tard suivront : la Situation actuelle et le
Régime parlementaire (1883) et une Page d'histoire ;
Danton et les Massacres de Septembre (1885).
En 1878, il est maire de La Tour-du-Pin et,
en 1879, nous le trouvons chef de cabinet du mi-
nistre de la justice, Le Royer. Dès lors, les charges,
les honneurs se succèdent. La seule année 1880 le
voit, en février conseiller d'Etat, en août conseiller
général du canton de La Tour-du-Pin, en décembre
député de l'arrondissement, remplaçant Ferdinand
Reymond, décédé. Il appartiendra au Parlement
jusqu'à sa mort.
Au Palais-Bourbon, il s'assoit parmi les membres
de l'Union républicaine, c'est-à-dire près de Gam-
betta. Avec ce groupe, dont il devait devenir le pré-
sident très actif,
il soutient la po-
litique « opportu-
niste ». Il débute
par une interven-
tion dans le débat
sur les syndicats
professionnels ,
fait rejeter une
proposition d'au-
tonomie commu-
nale de Paris ,
combat le boulan-
gisme. Tenace, il
présente à quatre
législatures suc-
cessives une pro-
position tendant
à autoriser les
conseils munici-
paux à substituer
aux journées de prestation des centimes additionnels
au principal des quatre contributions directes. Il en
obtient enfin l'adoption par la Chambre.
On lui confie de nombreux rapports : crédits pour
l'expédition tunisienne, organisation du protectorat
en Tunisie, responsabilité civile des ministres, con-
vention avec les Etats-Unis pour la réparation de
dommages respectifs, traité de commerce et d'amitié
avec la Chine, composition du conseil d'Etat, privi-
lège de la Banque de France, etc.
En 1884, il entre à la commission du budget, au
nom de laquelle il examine les crédits de l'instruc-
tion publique, de l'intérieur, des affaires étrangères,
avant de recevoir, en avril 1893, la lourde charge du
rapport général d'un budget qui, depuis plusieurs
mois, mettait en opposition les deux Assemblées,
avait déjà usé deux rapporteurs généraux et avait
amené une crise ministérielle.
Il la dépose bientôt pour entrer, le 3 décembre
1893, dans le cabinet Casimir-Perier, comme ministre
de la justice et des cultes. Mentionnons que, cette
même année, il avait été élu président du conseil gé-
néral de l'Isère.
Il reste place Vendôme jusqu'au 30 mai 1894, mar-
quant son court passage par l'application des lois
contre les anarchistes et par la présentation, à côté
de réformes d'une portée plus restreinte, d'un projet
de revision du Code de procédure civile, sur lequel
la Chambre, d'ailleurs, ne statua pas.
Au renouvellement sénatorial du 3 janvier 1897, il
est envoyé par son département à la Haute Assem-
blée. Il s'inscrit aux groupes de 1' « Union républi-
caine > et de la 0 Gauche républicaine ». Dans les
dernières années, il adhérera, en outre, au groupe
de la a Gauche démocratique ». S'il se préoccupe
de la politique générale et prend part à la fonda-
tion d'un nouveau parti, 1' <i Alliance républicaine
démocratique », il dirige particulièrement son étude
vers les questions financières. Dès 1898, membre
de la Commission des finances, il en devient,
en 1900, le rapporteur général. Il ne cesse de pré-
coniser une politique fiscale d'ordre et d'économie,
principalement dans le domaine industriel de l'Etat.
Il conserve cette charge jusqu'en 1906, où ses col-
lègues le choisissent pour succéder à Fallières, élu
président de la République, comme président du
Sénat.
Sa première allocution mérite d'être retenue, parce
qu'il y formule son programme politique : bon ordre
financier, sauvegarde économique, sans lesquels on
ne saurait réaliser les larges réformes sociales néces-
saires; prendre pour guides la raison et la science;
ne conserver du passé que ce qui est vivant et rom-
pre résolument avec ce qui est caduc.
Il dirige les travaux avec une autorité qui parfois
revêt une certaine rudesse de manières, mais qui
sait s'imposer, et avec une conscience à laquelle
chacun rend hommage. Il les dirigera pendant qua-
torze ans.
En 1913, il songe un instant à l'Elysée. A la réu-
nion préparatoire que les gauches tiennent au Sénat,
il recueille 107 voix et se désiste en faveur de
Pams.
Président de la guerre, il lui échoit de traduire en
séance ou dans des conversations avec les hommes
au pouvoir les sentiments de la Haute Assemblée.
Ce sont toujours des paroles de confiance et d'énergie
N" 173 Juillet 1921
patriotique qu'il fait entendre. Son optimisme est
inébranlable, même aux heures les plus critiques, et
on sait qu'il se résigna avec peine à l'exode vers Bor-
deaux.
Le 15 janvier 1920, il descendait du fauteuil pré-
sidentiel, où il était remplacé par Léon Bourgeois.
Cet échec lui avait été sensible.
Il avait repris sa place dans les travées, au centre
gauche, assidu aux séances et dans les commissions,
cherchant une solution au difficile problème finan-
cier — solution qu'il entrevoyait dans des ententes
interalliées — et hôte fidèle de la Bibliothèque
sénatoriale. Il avait toujours été grand liseur, prin-
cipalement d'ouvrages d'économie et d'histoire, et
aussi de philosophie, car les recherches spéculatives
n'avaient cessé de le passionner. Dans la vie privée,
il était, assurent ses familiers, simple et bon.
Il a été inhumé à La Tour-du-Pin, dont il était
resté maire. — Gustave lIiRsciiFELO.
France. Histoire politique contemporaine
(suile). Mtmstère Pamlevé (12 scptembre-13 no-
vembre 1917). Les socialistes avaient refusé de faire
partie d'un cabinet Ribot. Ils ne voulurent pas
davantage être représentés dans le ministère que
constitua Painlevé, le 12 septembre 1917. non seule-
ment parce que Ribot y figurait, mais encore parce
que, d'après eux, il n'i tait pas composé de manière
à donner aux efforts du pays une impulsion suf i-
samment vigoureuse ; néanmoins, ils lui prêteraient
leur concours, si, l'ayant vu à l'œuvre, il prenait les
mesures d'ordre militaire et économique les plus fa-
vorables à la victoire, s'il sauvegardait les 0 liber-
tés publiques et ouvrières, qui ne sauraient être me-
nacées par de fausses interprétations des nécessités
de la Défense nationale », s'il proscrivait les mé-
thodes de diplomatie secrète et maintenait les buts de
guerre des Alliés « dans les limites des revendica-
tions du droit ». Quelques membres du parti avaient
combattu, en considération des circonstances, la
thèse des abstentionnistes.
Des cinq radicaux-socialistes qui s'étaient engagés
à entrer dans le cabinet Painlevé, un seul, René
Renoult, se soumit à l'ordre du jour voté par la frac-
tion de leur groupe présidée par Caillaux et se re-
tira ; les autres déclarèrent qu'ayant donné leur pa-
role, ils ne pouvaient la retirer.
A vrai dire, le nouveau ministère n'était ni plus
ni moins « avancé » que les précédents; mais, depuis
les refus des passeports pour le congrès de btochkolm,
l'opposition qui s'était formée à l'extrême gauche
allait s'accentuant ; et, en dehors du Parlement, la
C. G. T. dénonça. t à la « classe ouvrière» le péril
couru, suivant elle, par les réformes sociales et même
par la République démocratique.
Les portefeuilles furent ainsi lépartis dans le mi-
nistère du 12 septembre 1917 :
Présidence du Conseil et Guerre. . . . Paul Painlevé.
i Louis Barthou.
Minisiresd'Eiatmembres du Comité 1 L.éon Bourgeois.
de Guerre 1 Paul Doumer.
( Jean Dupuy.
Justice Raoul Péret.
Affaires itrangires Alexandre Ribot.
Intérieur T. Steeg.
Finances L.-L. Klotz.
Marine Charles Chaumet.
Instruction publique et Beaux-Arts . . Daniel Vincent.
Travaux publics et Transports Albert ClaveiUe
Ravitaillement général Maurice Long.
"Commerce, Industrie, Postes et Télé-
graphes E. Clémentel.
Agriculture Femand David.
Colonies René Bcsnard.
Travail et Prévoyance sociale Renard.
Armement et Fabrications de guerre . Louis Loucheur.
Sous-secrétaires d'Etat :
Guerre (administratioa générale de
l'armée) Mourier.
Service de santé Justin Godart.
Invention, études et expériences
techniques intéressant la dé-
fense nationale Jules-Louis Breton.
Aéronautique militaire J, -L. Dumesnil.
Contentieux et pensions Pierre Masse.
Affaires étrangères (blocus) Albert Métin.
Intérieur Victor Peytral.
Finances Bourély.
Instruction publique et Beaux-Arts . . Albert Dalimier.
Commerce De Monzie.
Transports maritimes et marine
marchande Paul Morel.
Le 27 septembre 1917, à son retour d'une mission en
Amérique, Franklin-Bouillon fut nommé ministre d'Etat.
Le 23 octobre 1917, Louis Barthou remplaça Ribot aux
Affaires étrangères, avec Albert Métin comme sous-secrétaire
d'Etat chargé des services du blocus.
La déclaration ministérielle du 18 septembre fut
approuvée, le lendemain, à l'unanimité de 36S vo-
tants (ordre du jour Paul LaBont), mais 131 députés
s'abstinrent, dont 86 socialistes unifiés, 23 radicaux-
socialistes, 8 républicains socialistes. Le gouverne-
ment faisait ressortir avec raison que la résistance
morale de la nation deviendrait de plus en plus l'élé-
ment essentiel de la victoire et que la main de la loi
devait donc s'abattre sans faiblesse sur quiconque
secondait l'action de l'ennemi dans son offensive
LAROUSSE MENSUEL. — V.
LAROUSSE MENSUEL
contre cette résistance morale. Des instructions judi-
ciaires étaient ouvertes ; elles suivraient leur cours,
et ni les manœuvres de l'étranger, ni les défaillances
individuelles ne nous détourneraient de notre réso-
lution de vaincra. Les revendications de la France
n'avaient rien d'impérialiste : indépendantes du sort
des batailles, elles s'inspiraient des plus pures tradi-
tions de notre race, et là était le « secret de cette dis-
cipline dans la liberté qui s'oppose victorieusement
à la féroce brutalité du militarisme allemand ».
La défense nationale étant un bloc, les problèmes
solidaires qu'elle comporte ne sauraient recevoir une
solution isolée ; on ne peut les résoudre que f par un
vaste effort de coordination et de synthèse qui, com-
parant les besoins et les possibilités, sache accroître
les productions, imposer les restrictions indispensa-
bles, arrêter la spéculation et la hausse des prix, en
mettant à la disposition de la nation elle-inéme
toutes les ressources qu'elle renferme » . L'unité entre
les services serait maintenue au moyen de deux co-
mités :
1° Le Comité de guerre, composé du président du
conseil, ministre de la guerre, des minisires des
affaires étrangères, de la marine, de l'armement, des
ministres d'Etat. Les chefs d'état-major générai de
la guerre et de la marine (général Focb et vice-ami-
1 al de Bon) siégeraient au comité avec voix consul-
tative;
2° Le Conseil économique, présidé par le ministre
d'Etat Paul Doumer et composé des ministres du
commerce, de l'agriculture, des colonies, des trans-
ports, de l'armement, du ravitaillement. — • Le mi-
nistre des finances prendrait part aux délibérations
des deux comités intéressant son département.
La déclaration ministérielle faisait allusion snit à
certaines impru-
dences ou défail-
lances indivi-
duelles, soit à des
campagnes de
presse ou à des
tractations ayant
pour objet d'obs-
curcir la con-
science nationale
et de la familia-
riser avec l'idée
de hâter la fin de
la guerre par la
conclusion d'une
paix blanche. Si,
dans l'affaire
Paix-Séailles, les
juges ne punirent
qu'une divulga-
tion irrégulière
de documents relatifs à l'armée d'Orient, c'est pour
intelligences ou pour commerce avec l'ennemi que
furent ouvertes, en 1917, plusieurs informations judi-
ciaires : affaire du Bonnet /^ouge, affaire Bolo, affaire
Turrael, affaire LcnoirDesouches-Humbert.(V. Lar.
Mens., 1918, p. 467, 549, 566, et 1920, p. 17.)
Le 4 octobre, la Chambre discuta les interpella-
tions Poncet et Peyroux sur l'affaire Bolo et l'inter-
pellation Malvy sur les mesures que comptait pren-
dre le gouvernement a pour assurer l'œuvre de la
justice dans le calme et la sérénité nécessaires à la
défense nationale ». Le président de la République
avait reçu de Léon Daudet, directeur de l'Action
française, une lettre où l'ancien ministre de l'inté-
rieur, membre du comité de guerre, déjà pris à partie
par Clemenceau au Sénat le 22 juillet 1917, était
accusé de tral.ir depuis trois ans la défense nationale,
de faire renseigner l'Allemagne sur nos projets mili-
taires ou diplomatiques, de n'être pas étranger aux
mutineries collectives qui avaient suivi l'échec de
l'offensive de l'Aisne. Malvy s'éleva avjc une véhé-
mente indignation contre ces accusations. Quant au
gouvernement, il ne pouvait qu'assurer la Chambre
de sa volonté de laisser la justice accomplir son œuvre
sans faiblesse, que protester qu'il n'avait pas eu
besoin de « polémique de guerre civile » pour faire
son devoir. Par 335 voix contre 118, la priorité fut
refusée à l'ordre du jour que présenta Marins Moutet
au nom du parti socialiste, et l'ordre du jour de
confiance laissant au gouvernement le soin de faire
la lumière, conformément à la loi, sur les accusa-
tions formulées, réunit l'unanimité des 341 votants.
Les abstentions contiimaient d'être nombreuses.
Le i5 octobre, le président du conseil commutii-
qua à la presse une note par laquelle il annonçait le
résultat négatif de l'enquête à laquelle il venait d'être
procédé. L'incident fut, le même jour, porté à la tri-
bune de la Chambre par Jules Delahaye, et Painlevé
f'it amené à raconter la conversation qu'il avait eue
dans son cabinet, avec le directeur de 2'.-lc/io»» /Mn-
çaise, en présence du ministre Steeg, successeur de
Malvy au ministère de l'intérieur.
L'attention du Parlement fut, d'autre part, appe-
lée sur les manœuvres diplomatiques du gouverne-
ment allemand et sur la nécessité cle rompre le réseau
d'intiigucs que les agents du kaiser tissaient autour
des belligérants et des neutres. Tel fut l'objet d'une
llnterpellation développée le I2 octobre par le prési-
1 — «4
Paul Painlevé.
dent de la commission des allaires extérieures de la
Chambre des députés, Georges Leygues, qui regret-
tait que noire personnel diplomatique ne se fût pas
adapté aux conditions de la guerre, alors que i les
peuples ne figurent plus, comme le chœur antique,
au second plan de l'action », mais « occupent le de-
vant de la scène ». Les âiploraaies agissent sur les
milieux qui détiennent le pouvoir et sur ceux
dont le pouvoir émane ; leur rôle est donc capital, et
ils avaient le tort de ne pas vivre assez de la vie
universelle, de ne pas sentir ou de sentir trop tard
les grands courants d'opinion. Dans les guerres de
longue durée, l'effort politique égale l'effort militaire,
et « ce sont les gouvernements autant que les ar-
mées qui conduisent les peuples à la défaite ou à la
victoire ». Sans contester que notre diplomatie eût
besoin d'évoluer dans le domaine économique,
d'être réformée dans son esprit, sans se refuser par
ailleurs à condamner les tractations t mystérieuses,
équivoques et louches », Aristide Briand, en sa qua-
lité d'ancien ministre des affaires étrangères, tint à
proclamer le mérite des hommes qui avaient défendu
nos intérêts extérieurs ; il déclara que, le jour où
un pays, si moderne fût-il, annoncerait à la face du
monde que sa diplomatie se ferait sur la place pu-
plique, sa tâche serait d'autant plus aisée qu'il serait
exposé à n'avoir plus de diplomatie du tout. Son
successeur au Quai-d'Orsay, Alexandre Ribot, ap-
prouva la thèse de l'interpellateur, à savoir que la
diplomatie et les armes ne se séparaient pas en
temps de guerre et, examinant la situation générale,
il rappela que l'Allemagne, ne pouvant vaincre par
la force, n'avait plus que l'espoir de diviser les
Alliés.
*
Hier (dit-il), c'est l'Autriche qui se déclarait disposée à
faire la paix et à satisfaire nos désirs, mais qui laissait vo-
lontairement de côté l'Italie, sachant que, si nous écoutions
SCS paroles fallacieuses, l'Italie, demain, reprenait sa liljerté
et devenait l'adversaire de la France, qui l'aurait oubliée et
trahie.
Nous n'avons pas consenti !
Hier encore, c'était l'Allemagne qui faisait murmurer que,
si le gouvernement français voulait engager une conversa-
tion directe ou indirecte, nous pourrioos espérer qu'on nous
restituerait l'Alsace-Lorraine.
Le piège était trop grossier pour qu'on s'y laissât prendre...
Nous nous sommes juré à nous-mêmes de n'écouter aucune
proposition de paix sans la communiquer immédiatement à
nos alliés; nous ne retroussons aucune ouverture, mais nous
ne voulons pas que cela se fasse en quelque sorte en traîtrise
pour nous séparer de ceux qui luttent avec nous.
Le baron de Lancken, naguère conseiller à l'am-
bassade d'Allemagne à Paris, avait tout récemment,
par l'intermédiaire d'une personnalité belge, fait sa-
voir à Aristide BrianJ que le kaiser était tout dis-
posé à lui envoyer un représentant pour lui sou-
mettre des négociations de paix, comportant la
restitution de l'Alsace-Lorraine. Les gouvernements
alliés, mis au courant, estimèrent déloyales les sug-
gestions du baron de Lancken, et l'affaire n'alla pas
plus loin.
C'est de cet incident qu'entendait parler le mi-
nistre des affaires étrangères, qui s'en expliqua, ainsi
que Briand , en comité secret . Le gouvernement obtint,
le 16 octobre, puis le 19, à la suite d'une interpella-
tion sur sa politique générale, un ordre du jour de
confiance ; mais le président du conseil, jugeant néan-
moins peu solide la situation du cabinet, rrmit sa
démission au chef de l'Elat, qui ne voulut pas l'ac-
cepter ; alors, le ministère tout entier se retira, mais
se reconstitua immédiatement, avec les mêmes élé-
ments. Seul, Ribot était éliminé et remplacé par
Louis Barthou (23 octobre). Interpellé sur celte mo-
dification inexpliquée, le gouvernement réunit 288 voix
contre 137, sur 425 votants.
Après la malheureuse affaire de Caporetto (24 oc-
tobre 191 7), la France envoya des troupes au secours
de l'Italie et, sur son insistance, la Grande-Bretagne
consentit à fournir quelques contingents. Le président
du conseil ava it convaincu Lloyd George de la néces-
sité de constituer un état-major interallié. L'accold
intervenu entre les deux ministres (31 octobre) reçut
sa forme définitive à Rapallo, où Painlevé et Lloyd
George rencontrèrent le président du conseil italien,
Orlando, après avoir été reçus par le roi (6 et 7 novem-
bre 1916). Un consetl supérieur de guerre interallié,
siégeant à Versailles, définirait la politique générale
de guerre et les plans généraux des Alliés en les adap-
tant aux ressources et aux moyens dont ils dispo-
saient. Il comprendrait deux représentants de chaque
gouvernement, se réunirait normalement eu France
au moin$ une fois par mois et s'appuierait sur unélat-
major interallié permanent, qui serait à la fois son
organe central de renseignements et son conseiller
technique. C'était un pas important que la Grande-
Bretagne et l'Italie faisaient vers le commandi ment
unique. « La guerre a été prolongée par le particula-
risme; elle sera abrégée par la solidarité », disait
Lloyd George au déjeuner que lui offrait , le I2 novem-
bre, à Paris, notre ministre de la guerre. Le lende-
main, Painlevé fit à la Chambre des déclarations que
rendait nécessaires la situation générale, si profon-
dément modifiée par le succès de la révolution bol-
cheviste. Ce n'était pas seulement dans le domaine
militaire, c'était aussi dans le domaine économique
19'
5o8
que le gouvernement s'était efforcé de réaliser la
coordination systématique et, en vertu de l'accord
réalisé par la France et l'Angleterre, les pays alliés
n'en formeraient plus qu'un seul au point de vue
du ravitaillement des denrées.
Ces explications parurent insuffisantes à Abel
Ferry, qui déclara que, pour sa part, il ne croyait
pas que le gouvernement eût assez d'autorité « pour
représenter la France des vivants et la France des
morts » ; elles le parurent également à Lémeri, qui
adjura la Chambre de renverser immédiatement le
LAROUSSE MENSUEL
tauban, toute une série d'éludé, ; d'autres encore du
musée d'Orléans, sans parler des nombreux feuillets
prêtés par les collectionneurs. On a réuni ainsi une
centaine de petits portraits à la mine de plomb. C'est
là que le maître excelle. Dès 1810, lors de son séjour
à Rome, il est en possession de tous ses moyens. Il
a alors trente ans. 11 est à la villa Médicis depuis r8o6.
11 passe de l'étude de UaviJ à celle de Flaxman,
autant qu'à celle de Raphaël. Heureusement, les
nécessité? de la vie l'obligent souvent à faire des
portraits au crayon. Il fait celui de la Reine Caro-
N' 173. Juillet 1921.
toutes à la bonne époque. Car, à partir de 1830, la
faculté de caractériste faiblit en Jean-Dominique
Ingres. Il ne sait pas moins, mais il sent moins vive-
ment. Le trait est moins imprévu, moins expressif ;
le modelé plus adouci et plus uniforme. Il y aura
encore, cependant, de beaux exemples, comme le
crayon de M"" Viollei /«Duc (1833). Mais, d'une ma-
nière générale, à partir de ce moment, le dessin
d'Ingres est plus académique. Ses portraits datés
de 1840, pour parfaits qu'ils soient, ne vont pas très
au delà des portraits de ses élèves ou de ses graveurs.
L'Age d'or, tableau d'Ingres (1862). Cette charmante toile nou9 renseigne sur ce qu'auraient été les grands panneaux entrepris par Ingres en 184^ au château de Dampierre et. dans la suite,
abandonnés par lili. (Dans un bocage, sur le gazon deuri qu arrose un ruisseau, des groupes harmonieusement disposés de Jeunes hommes et de Jeunes lemmes Jouissent du calme bonheur de l'âge d or. }
président du conseil, si elle n'avait pas confiance en
^ lui pour représenter ses vues :
■j. Ces vues, elles se résument, pour quelques amis et moi,
dans l'organisation de l'unité effective du commandement
t pour la concentration des opérations militaires, dans l'unitc
.. effective des flottes marchandes alliées qui doivent immédia-
\l|iv • bernent employer tout le tonnage laissé disponible par le
^ ravitaitleroent des pays intéressés à la constitution de stocks
^ à l'arrière immédiat des armées ; elles consistent dans la
■V mise en commun des ressources économiques et financières.
^: Pour défendre ce programme, il nous faut un homme ; il
nous faut un chef, pour faire prévaloir ces idées à la confé-
rence interalliée qui va s'ouvrir prochainement.
Le cabinet obtint la majorité sur ses déclarations
(250 voix contre 192); mais la Chambre, par 277 voix
contre 186, lui refusa d'ajourner au 30 novembre la
discussion de diverses interpellations relatives à l'at-
titude du gouvernement au regard des scandales
dont s'occupaient la justice ou l'opinion. Et les mi-
nistres quittèrent immédiatement la salle des séances
(13 novembre 1917). — Jean Desokanoes.
Ingres (Exposition). Cette Exposition, orga-
nisée au profit des mutilés par l'Association franco-
américaine et le défenseur d'Ingres, Henry Lapauze,
a eu lieu en mai-juin 1921, dans l'hôtel de la Chambre
syndicale de la curiosité, à Paris. Elle nous a donné
l'occasion de voir de nombreuses oeuvres du maî-
tre. On avait fait venir de Liège le portrait de Bona-
parte, premier consul ; du musée d'Aix-en-Provence,
celui du peintre Granet ; du musée Ingres, de Mon-
line Murai, ceux de M. Linck et du baron de Sta-
ckelberg (1817) ; il fait aussi ceux de quelques cama-
rades, de l'architecte Provost (1813), du graveur en
médailles Valinelle, du peintre Jean Alnux (r8i8).
Il excelle à saisir le caractère dominant des visages,
à le traduire d'un trait décisif et justement placé.
La force expressive de ce trait est si grande qu'il
suffira souvent d'un minimum de modelé pour expri-
mer toute la forme. A cet égard, le portrait de
iV/">« Rhode, de la collection L. Graux, est tout à fait
significatif. Parfois, même, il s'en faut de peu que
l'artiste ne dépasse le but. Le caractère de ses visa-
ges est si marqué qu'on touche à la caricature. Et,
pourtant, jamais Ingres ne tombe dans celle-ci. Une
juste mesure le retient à temps.
La série du musée de Montauban est particulière-
ment attachante. Nous trouvons là des portraits
familiers : celui de sa mère Anne Moulet d'abord,
simple, modelé surtout dans le visage et réduit à
l'écriture des lignes dans le vêtement et dans les
mains ; puis ceux de sa première femme Marie Ca-
pelle, l'un rehaussé de sépia, l'autre traité comme de
coutume à la mine de plomb avec une extrême déli-
catesse, qui n'interdit pas les accents vifs aux bons
endroits. Ajoutons à cela des portraits d'hommes :
celui de Victor Schnetz, l'ancien directeur de l'Aca-
démie de France à Rome, et celui de l'avocat Gili-
bert, l'ami du peintre. Le chevalier Drach, le portrait
de M"" Leblanc, celui de Af. Revoil, sont des œuvres
connues de la collection Bonnat. Elles appartiennent
de Calamatta oude Mercuri. C'est entre iSioet 1830
que Ingres, s'élevant au grand caractère, approche
vraiment des maîtres d'autrefois. Ses bons crayons
valent les bons crayons français du xvi' siècle et,
parfois même, devant quelques œuvres plus aiguës,
on serait tenté d'évoluer des noms plus illustres,
comme celui de Pisanello. Sans doute, Ingres reste
toujours un peu menu et minutieux ; il n'a pas la
vision large des grands maîtres, mais le but qu'il se
propose est atteint parfaitement. Faire pur et large,
tel était son juste désir.
Puisque Ingres ne voit pas en peintre, on ne sera
pas surpris d'admirer encore son dessin plus que
sa peinture, lorsqu'il s'agit de tableaux. Là aussi,
le portraitiste l'emporte. Et il l'emporte d'autant
plus qu'il s'agit d'une œuvre où la couleur n'a pas un
trop grand rôle à jouer. Plus il y a de sobriété dans
les tons placés sous les yeux d'Ingres, plus il y a de
chances de réussite. C'est le cas pour le portrait de
Gilibert jeune, ou celui de Granet. Pour le premier,
le ton des chairs a seul une couleur un peu haute ;
fond et vêtements sont traites dans des tons sourds,
prestement brossés dans une manière qui rappelle
encore celle de David. Le portrait de Granet se dé-
tache sur un fond de ville ; mais, là aussi, tout est de
tons modérés: le ciel est obscurci pour laisser tout
l'intérêt à la figure. A vrai dire, quelle que soit l'ha-
bileté de l'exécution, elle ne cherche pas à se mon-
trer. C'est surtout par le beau modelé puissant que
valent les portraits peints d'Ingres. Le trait noyé ici
«• 173. Juillet 1921.
dans la pâte n'a plus le même accent que sur le pa-
pier, mais l'établissement des formes est magnifique.
Une reproduction en blanc et noir du portrait de
A/"" de Sénonnes ou de celui de A/"° Devauçay
donne l'impression d'une œuvre sculptée, tant l'ar-
tiste s'est mçj^eilleuse-
ment emparé de la forme
et l'a suivie dans tout
son relief, dans tous ses
plans.
L'Exposition actuelle
comptait de beaux exem-
plesdeces portraits peints;
tels ceux de M. de Vil-
lers, du marquis de Pas-
toret (1827), du comU
Mole (1834). Il s'agit là
d'couvres modérées, d'al-
lure simple et classique,
dans lesquelles l'auteur a
eu soin de mettre en
application son principe :
• Point de couleur trop
ardente... Tombez plutôt
dans le gris que dans l'ar-
dent, si vous ne pouvez
trouver le ton tout à fait
juste. >
Ingres n'a pas toujours
suffisamment respecté ce
précepte. Souvent il cède
au désir d'exprimer forte-
ment le ton local ; il ne
recule ni devant les rouges
ni devant les bleus écla-
tants. Pris à part, quel-
ques-uns de ces morceau.\
sont fort intéressants, et
la robe à fleurs de Af "■« Moi-
tessier constitue une cu-
rieuse étude de nature
morte. Mais, le plus sou-
vent, le désaccord entre
les couleurs juxtaposées
éclate. C'est que Ingres,
comme la plupart, d'ail-
leurs, de ses contemporains, ne se soumet pas aux lois
naturelles. Il regarde chaque objet séparément, sans
tenir compte de la lumière ou des reflets. Depuis
David, en efiet, l'école française avait tout à fait
oublié l'art de peindre. Ingres colorie son dessin,
mais il ne voit pas
nettement les rap-
ports des tons er.-
tre eux.
C'est qu'il y a
quelques lois élé-
mentaires qu'un ar-
tiste ne peut nié-
connaitre. La lu-
mière qui éclaire
toutes les parties
d'un même tableau
est la même par-
tout, et elle a sa
couleur propre :
bleutée le matin,
dorée le soir. Cette
couleur s'impose à
tous les objets et
leur confère déjà
une unité certaine.
D'autre part, toute
partie qui ne reçoit
pas directement la
lumière est éclai-
rée par les reflets
des objets environ-
nants : ceux-ci
viennent donc prê-
ter une partie de
leur couleur propre
à l'objet voisin.
D'une manière
générale, tous les
objets sont des mi-
roirs les uns pour
les autres, et des
miroirs d'autant
plus actifs que leur
surface est polie.
Ces phénomènes
naturels expliquent
comment les dispa-
rateslesplusgrands
s'accordent aisé-
ment dans la na-
ture. Ce n'est pas
tout. La perspec-
tive aérienne vient encore renforcer cette unité en
couvrant d'un voile bleu, d'autant plus opaque que
les objets sont plus éloignés, tout ce que nous
apercevons. A l'horizon, chacun s'en rend compte,
toutes les couleurs, toutes les valeurs sont ramenées
LAROUSSE MENSUEL
à un ton gris-bleuté uniforme. L« peintre qui n'ob-
serve pas ces lois est nécessairement fort discutable.
Trouver le juste équilibre entre la couleur locale et
toutes les causes qui viennent la modifier est juste-
ment le secret des grands coloristes. Dans l'école
L'odalisque à l'esclave, tableau d'Iiigi'es (ISiâ). A <h'<>ito, une j'irie l'iininr ;i lU'itiL' nui.- est couchée languissaroment sur des coussins,
les bras cruisés derrière la tète; elle t-euute l'escla^'e on (urban qui, assise à gauche, joue de la g\iitare. Dans le fuad de la salle, derrière
la balustrade en bois ouv^age, un eunuque noir garde la porte du harem.
française, Chardin en a donné de beaux exemples.
Par réaction contre les mièvreries de la fin du
xv!!!" siècle, David et son école, en cherchant des
exemples dans la sculpture antique, purent raffer-
mir le dessin, mais ils entraînèrent toute la peinture
Apothéose U'IIouu-re, tableau d'Ingres 11827; musée du Louvrej. DcTanl un temple ionique, Homère siège sur un trrtne doiv: une déesse s'api'it'-te
a déposer uue couronne sur sa léle. Au pied du irône sont assises, a gauche l'Iliade, vêtue de rouge, a droite VOdyme, vétuc de vert. Sur les marches
sont groupes les grands artistes et les gran.ls poètes: à gauclie Hésiode, Eschyle, Apelle conduisant liaphaèl, Virgile, Danle, le Tasse, Corneilla,
l'oussia etc. ; à droite l'indare tenant la lyre, Platon, Socrate. Alexandre portant la cassette qui contient les œuvres d'Homère, Camoeus, Kacine,
Molière, I-'enelon, etc.
dans un complète décadence. Ingres, continuateur de
David, ne peut être rendu responsable d'un défaut
gém'ral à son époque. Il a fallu les efforts de Dela-
croix, de Corot surtout et de tous les paysagistes du
XIX" siècle, pour nous ramener à l'intelligence des
cixjses de la peinture. Aussi doit-on bien se gar-
der de prendre Ingres au mot quand il dit : • Sur
la porte de mon atelier, j'écrirai : t Ecole de dessin»,
et je ferai des peintres. » Certes, le dessin en blanc
et noir est pour l'artiste un indispensable soutien ;
mais, dès que le peintre
se sert de la couleur, il y
a d'autres lois à respecter
que Ingres mécoimaissait
et n'aurait pu enseigner.
Là est sa grande faiblesse.
D'ailleurs, même dans
les compositions, c'est par
le morceau isolé que I ngres
peut nous intéresser. Son
imagination, en eSet, eft
lente. La scène à repré-
senter ne surgit pas vive-
ment dans son esprit ; c'est
par des tâtonnements, par
des efforts patients, par
une intelligence toujours
en éveil que Ingres sup-
plée à ce don qui lui
manque, au don de com-
poser. Devant une œuvre
comme l'Odalisque à l'es-
clave, de 1842, il faut
beaucoup de bonne vo-
lonté pour accepter le
décor minutieux et dis-
parate, mais le corps de
la femme étendue est d'un
beau dessin et d'un ma-
gnifique modelé. Ingres
fut toute sa vie passion-
nément épris de la grâce
féminine. C'est elle qu'il
célèbre dans ses nus et
dans ses portraits. Il peint,
il dessine des amoureuses;
même il ne recule ni de-
vant la niaiserie volup-
tueuse de l'une ni devant
l'eUronterie impudique de
l'autre. Dans certaines
études pour l'Age d'or, il essaye de se hausser au
grand dessin classique, au dessin raphaélesque et,
vraiment, il se montre là tout à fait inagistral. Ces
détails valent souvent mieux que la ' composition
achevée. Il faut nous remettre dans l.'esprit de
l'époque, nous rap-
peler l'influence de
Flaxman, pour ac-
cepter la manié-
risme de telle Vé-
nus blessée. Même
dans l'Apothéose
d' Homère, du
Louvre, Ingres
s'adresse plus à
notre intelligence
qu'à noire sensibi-
lité et, pour notre
compte, nous pré-
férons à ce grand
exercice de rhé-
teur le petit bout
de papier de quel-
ques centimètres de
côté, sur le ]uel In-
gres a crayonné le
portrait de la reine
Caroline Murât.
Ce qu'il faut re-
tenir d'Ingres, c'est
la qualité de son
dessin, il est facile
de relever des inad-
vertances ou des
exagérations; elles
tiennent siulout à
la préoccupation de
l'artisted'arriverau
caractère, et c'est là
le princip.^1. faire
exact n'est paç le
but ; sinon, le pho-
tographe l'empor-
terait souvent sur
ledessinateur ; faire
vivant et caracté-
ristique est juste-
ment ce qui fait
le mérite des œu-
vres d'Ingres. Chez
son modèle, il dé-
couvre les carac-
tères dominants, et
il les exprime sur le papier, dans un langage sim-
ple, pur et facilement intelligible. Il s'eflorce de
trouver la beauté dans la vérité même et de nous la
faire entrevoir à l'aide de ce moyen d'expression. Il
y a une phrase d'Ingres qu'on devrait rappeler dans
510
toutes les écoles : « Il ne faul pas essayer d'apprendre
le beau caractère, il faut le trouver dans son modèle. »
Tous les académismes, qu'ils soient de droite ou de
gauche, prétendent justement enseigner une recette
de beauté. C'est une recette inutile et qui ne conduit
qu'à des œuvres mortes. Qui n'arrive pas à décou-
vrir cette beauté dans la \'ie ne pourra faire œuvre
I.e peiiiU-e Granel, par Ingros.
vraiment vivante. Oui, il faut dessiner purement,
donner à ses lignes le plus beau rythme, à son
modelé la plus grande simplicité, en même temps
que la plus parfaite lisibilité. Mais, tant qu'on n'arrive
pas à voir soi-même dans la nature les éléments de
ce rythme, on n'est pas un véritable artiste. C'est là
la pius précieuse leçon d'Ingres, qui combattit si sou-
Ingres, par lui-même, à 22 ans.
vent l'académisme. Elle est bien loin d'être entendue.
Les uns s'imaginent trouver chez lui un code de
beauté géométrique ; les autres, naïvement, pensent
que son mérite tient à l'apparence finie de ses
œuvres ; ils ne s'aperçoivent pas que ce fini corres-
pontl à une expression précise de la forme et qu'il
n'est rien s;ms cette expression. L'exemple d'Ingres
est donc à la fois précieux et redoutable ; sa leçon
est dans sa fidélité à l'observation de la vie et non
LAROUSSE MENSUEL
dans sa pratique. Ingres est, certes, un maître, que
l'Exposition récente nous a permis d'admirer à nou-
veau, mais qu'il serait fort dangereux d'imiter à la
lettre. — Tristan Klinosor.
La Barre (le Procès du chevalier de),
par Marc Chassaigne (i vol. in-8"). — De tous les
grands procès du xviii« siècle, celui
du chevalier de La Barre est un des
plus célèbres : il est aussi l'un des moins
connus. L'origine s'en doit chercher
dans la mutilation du crucifix du Pont-
Neuf d'Abbeville, qui fut découverte
au mitin du 9 août 1765 et provoqua
dans la petite cité une singulière émo-
t.on. Un mois plus tard, une céré-
monie expiatoire, présidée par l'évêque
d'Amiens, réunissait tout le peuple dans
une amende honorable, cependant que
se poursuivait l'instruction criminelle
contre les auieurs inconnus de l'atten-
tat. Il est à remarquer que le jugement
de condamnation du chevalier de La
Barre ne devait pas
mettre à sa charge la
mutilation du crucifix
d'Abbeville, mais il
n'est pas moins vrai que
c'est au cours de cette
instruction criminelle
que son nom fut pro-
noncé pour la pre-
mière fois devant la
justice et bientôt re-
tenu pour d'autres
griefs de blasphèmes
et d'impiétés.
François -Jean Le-
febvre, chevalier de La
Barre, était né en 1745,
d'une famille qui ne
manquait pas d'éclat
dans ses alliances,
mais qui, au milieu du
xviii'siècle, était tom-
bée dans une triste dé-
cadence. L'enfant grandit dans le
dénuement , orphel in de bonne heure,
privé de tendresse, d'éducation et
d'insti-uction, bientôt recueilli par
sa cousine, M""» Feydeau, abbesse
de l'abbaye de Willancourt à Abbe-
ville ; celle-ci se montrait plus grande
dame que religieuse,
aimait le monde, rece-
vait volontiers et, in-
capable d exercer sur
son jeune parent une
bienfaisante influence,
le laissait se lier avec
tout ce qu'Abbevillc
comptait de libertins et
de dépravés.
Avec un noble souci
de la vérité historique,
uni à un grand art,
Marc Chassaigne a fait
revivre la société qui
s'agitait dans Abbeville
en 1765. Cette résur-
rection des intrigues
provinciales, des riva-
lités de notables, des
iiuerelles de gentils-
hommes et de conseil-
lers n'est pas seulement
pittoresque : elle est
extrêmement précieuse
pour nous faire connaître les acteurs
qui allaient jouer un rôle essentiel dans
le drame tragique qui se clôt par l'exé-
cution du chevalier.
Il n'est pas douteux que des rancunes
personnelles furent à l'origine de son
procès ; il n'est pas moins certain que,
par sa conduite et ses propos, il ne
prêtât le flanc à ses adversaires. Triste
figure, au fond, que celle de ce précoce
dépravé I Sans vouloir déterminer la
part de responsabilité qui incombe n
cet adolescent, sevré de traditions,
d'exemples et de conseils, on est dé-
concerté le le connaître fervent de l'obs-
cénité et monomanetlu sacrilège. Esprit
dévoyé.âme corrompue, il fut, en somme,
un gamin perverti. Son plus joyeux passe-iemps était
la profanation des choses saintes, à quoi il se plaisait
d'ajouter le scandale de ses camarades ; ses conver-
satiojis s'émaillaient à plaisir d'ordures et de blas-
phèmes; pour livres de chevet, il conservait, avec une
prédilection marquée, ces ouvrages « horribles pour
l'obscénité »,dont Marc Chassaigne nous rappelle les
titres fameux et au milieu desquels s'était égaré le
Dtctwnnatre philosophique de Voltaire, qu'il avait
\' 173. Juillet 1921.
peu lu, qu'il était incapable de comprendre et qui,
pourtant, devait être seul retenu par le Parlement
pour être brûlé sur le bûcher d'Abbeville avec le
chevalier de La Barre.
Celui-ci avait pour intimes Gaillard d'Etallonde,
un autre fanfaron du vice, qui le dépassait peut-être
par la corruption et dont l'influence avait été néfaste,
et le petit Moisnel, enfant timide, mais intluenç.ible.
Des histoires fâcheuses couraient sur leur compte.
On parlait vaguement de profanations d'hosties et
de crucifix de plâtre ; on savait plus pertinemment
que les trois jeunes gens étaient passés devant une
procession du saint-sacrement sans se découvrir.
Leur impiété était notoire : elle méritait d'être punie,
et, puisque l'on ne pouvait connaître avec certitude les
auteurs de la mutilation du crucifix du Pont-Neuf,
on allait cl.ercher un dérivatif dans une information
nouvelle, qui aboutit à une ordonnance de prise de
corps des trois amis.
D'Etallonde parvint à s'enfuir; Moisnel fut vite
saisi, et La Barre, qui s'était éloigné, ne tarda pas à
être rejoint. Il était poursuivi par la haine Secrète
d'un certain M. deBelleval, dont Marc Chassaigne a
I
Monuiiiciil du clievalicr de La Barre, inau^'uré â Paris le 3 si'pteinbre i.ni.< par
la Fédération de la libre pensée, en bordure de la rue Lainarck, juste devant le porche
df la basilique du Sacré-Cœur. (La statue, ti-uvre du sculpteur Armand Blncti, représente
le cliovalier altaclié au poteau. — 1 hot. Lévy.
minutieusement étudié le rôle obscur et qui paraît
avoirété le mauvais génie de toute cette alïaire. Un
nom plus apparent la domine : celui de M. Duval de
Soicourt, magistrat au présidial d'Abbeville, qui
conduisit l'instruction et sif;na la condamnation du
chevalier de La Barre. De l'instruction un point essen-
tiel est à retenir : à savoir la jonction de la procédure
du sacrilège du Pont-Neuf et celle des impiétés
reprochées à La Barre et à ses complices. Bien que
les deux instances eussent dû demeurer distinctes,
puisque La Barre devait être écarté des inculpations
de la premièje, elles furent jointes par suite de la
connexité de certains faits, de l'identité de plusieurs
témoins et des réponses complexes des prévenus. Si
d'Etallonde fut seul convaincu du crime de sacrilège
du Pont-Neuf et condamné à ce titre par contumace,
ses co-inculpés supportèrent les graves conséquences
qui résultaient de la liaison du procès d'impiété au
procès de sacrilège : c'est elle, en somme, qui a per-
mis de prononcer contre La Barre la peine prévue
pour le sacrilège, alors que les motifs du jugement
ne comprennent que des impiétés.
Dès l'arrestation du chevalier, l'abbesse de Willan-
court, soucieuse de défendre celui en qui elle avait
peut-être raison de ne voir qu'un pitoyable étourdi,
se mit en campagne pour faire intervenir en sa
«• 173. Juillet 1921.
LAROUSSE MENSUEL
5"
LKxcomiiiuiiication lii- Ilobert le l'ieux. laijkrm de Juan i'.iul Laurnir; ,tS7;;,. — Le roi de France Robert avait eiieersr lieiilie, veuve du e.jiiite de lîlois. dunt il avait tenu iiree.denuiieiri ym eelain sur les
f .nls baplismaux, et avec laquelle il avait ainsi contracté une parenté reliçiouse. Il fut, de ce fait, excoininiinié par l'Eglise. La sentence vient d'être solennellement prononcée, dans la grande «aile du palais.
Sur les dalles, att pied du trône, fume et expire le cierge pascal, arraché de son massif chandelier de cuivre : symbole de la vie Sfiirituelle qui s'est éteinte dans l'âme du condamné. Le légat du pape et ses
acolytes se retirent et vont disparaître sous larcade d'une grande porte romane. Le silence, le vide, la mort se font amour des excommuniés. Les vastes proportions de la salle font mieux ressortir encore
l'isolement des coupables. Le roi, frappé de stupeur, a laissé choir son sceptre et courbe son front humilié. Dans son œil hagard, dans son attitude affaissée, il y a sans doute pitis d'épouvante que de repentir.
l>éjà il ne prend plus garde à la pauvre reine qui se cramponne à lui, 1 enlace avec toute la tendresse de l'amour, avec toute 1 énergie du désespoir. Cette composition dramatique est une des plus belles
créations de l'artiste. A de fortes et austères conceptions elle joint une exéeution sobre, simple, claire et expressive. — Phot. Braun.
faveur les plus hautes influences. Elle écrivit à son
parent, le président d'Ormesson, qui s adressa lui-
même au procureur général Joly de Fleury. Les
démarclies se succédèrent. Le président se montra
d'abord porté à l'indulgence pour les sottises du
jeune La Barre. Il semble que ses dispositions aient
été quelque peu modiliées par sesentreli'*ns avec ses
collègues du Parlement : ceux-ci se révélaient déjà
impalients d affirmer leur zèle religieu.\ pour com-
penser leurs luttes ardentes contre les jésuites et le
clergé de France. A la suite d'un nouveau plaidoyer
de l'abbesse, le président d'Ormesson tenta d'apitoyer
encore le procureur général. Ce lut en valu. L'affaire
était lancée; elle allait se continuer implacablement
par la force acquise.
La procédure d'Abbevillea été conservée. Elle a été
très scrupuleusement étudiée par Marc Chassaigne.
Il faut lire dans son livre les détails et les incidents
qu'il rapporte avec une impartialité et une minutie
fort louables. Le début de l'information remontait
au lo août 1765, date de la plainte formée par
M. Hecquct, procureur du roi : elle se clôt le
38 février 1766 parle jugement de condamnation de
Gaillard d'Etallonde, contumax, et du chevalier de
La Barre.
L'affaire fut portée au Parlement de Paris, où elle
ne traîna pas en longueur. Dès le 4 juin de la
même année, un arrêt signé du président de Maupeou
coniirmait la sentence des premiers juges. Mais, s'il
est aisé de suivre sur les documents mêmes la procé-
dure du présidial d Abbeville, il n'en est pas de
même de celle du Parlement, dont les dossiers font
défaut. Ce qui est intéressant à noter, c'est l'inter-
vention pressante de l'évêque d'Amiens, M. de La
Motte, auprès de Louis XV, pour obtenir la grâce
du malheureux chevalier. Ses lettres subsistent :elles
témoignent de la sincérité et de l'arJeurde sesdéraar-
ches en faveur des condamnés. On comptait beau-
coup sur leur succès, car le crédit du vieux prélat
était grand à la cour. Le président d'Ormesson, de
son côté, s'employait auprès du procureur général
Joly de Fleury, pour obtenir un sursis à l'exécution.
M. de Maupeou travaillait en sens inverse, et ce fut
lui /]ui l'einporta sur l'évêque d'Amiens. Le roi,
circonvenu, fut, contre toute attente, inexorable.
C'est le i"^' juillet 1766 que le chevalier de La Barre
subit à Abbeville un supplice que Marc Chassaigne a
raconté avec une émotion partagée par le lecteur.
Soumis dès cinq heures du matin à la question ordi-
naire, le chevalier l'ut conduit, à cinq heures du soir,
devant l'église Saint- Wulfran, où il fit amendehono-
rable, et sur le marché du blé, où il fut décapité : à
six heures et demie, on alluma le bûcher qui con-
suma le corps du supplicié, dont les cendres, reti-
rées du milieu des dernières braises, furent, au cours
de la nuit, jetées au vent.
S'il vécut mal, La Barre sut bien mourir. Il mou-
rut avec un noble courage et une souriante élégance.
Il avait vingt ans. Comment se défendre d'une ins-
tinctive sympathie pour tant de jeunesse brillante et
de grâce suprême ? Mais il y a loin de cette sympa-
thie à l'exaltation du condamné, dont trop longtemps
on a voulu faire un héros et un martyr.
Il ne fut ni l'un ni l'autre. Nous avonsrappelé son
culte de l'obscénité et sa manie du sacrilège : grand
enfant vicieux, rien en lui n'émerge de ce qui fait
le héros. D'autre part, de quoi eût-il pu être mar-
tyr ? Il n'avait ni conviction, ni idéal, étant natu-
rellement incapable de pensée profonde. L'irréli-
gion n'était chez lui qu'une forme de l'ignorance,
et son impiété s'alimentait plus volontiers aux sources
grivoises du xv!!!" siècle qu'aux ouvrages des philo-
sophes. De ce qu'un exemplaire du Dictionnaire
philosophique fut découvert dans un rayon négligé
de sa bibliothèque et partagea son bûcher, il ne
faut pas inférer qu'il fut un disciple de Voltaire.
Son esprit ne pouvait se hausser au niveau du
patriarche de Ferney.
Tout cela, .Marc Chassaigne l'a mis en lumière avec
beaucoup de force et d'habileté. En reconstituant la
physionomie du chevalier de La Barre, il a détruit la
légende et, par suite, servi l'histoire. Il l'a servie
encore en réfutant 1 opinion trop communément
aJmise que La Barre fut une victime de l'Eglise et
ne trouva de défenseur qu'en Voltaire. Textes en
mains, suivant au jour le jour les péripétfes de la
procédure, nous voyons que, si la première interven-
tion en faveur du jeune prévenu est due à sa parente,
l'abbesse de Willancourt , qui, malgré sa mondanité,
était une femme d'église, les démarches les plus
pressantes et les plus autorisées eurent pour auteur
le saint évêque d'Amiens, M. de La Motte, qui sut
intéresser à sa cause le clergé de France. Ce point
est désormais irréfutable.
Le chevalier de La Barre fut une victime du Par-
lement et de l'esprit qui animait alors ce grand corps.
C'était au lendemain de la suppression des jésuites
et au cours même de la lutte avec les assemblées du
clergé. A mesure qu'il empiétait, par ses mesures
judiciaires, sur la puissance ecclésiastique et acœii-
tuait son hostilité à l'égard de l'épiscopat, le Parle-
ment, attentif à l'opinion de la France, demeurée
cl. rétienne, éprouvait le besoin d'aftirmer son zèle
pour la religion par des sentences contre l'impiété.
On peut dire que la condamnation du chevalier de
La Barre fut inspirée, en fin de compte, par un
opportunisme politique et une surenchère d'ortho-
doxie.
Que Voltaire ait, dix ans après le supplice d' Abbe-
ville, pris la défense de La Barre et d'Etallonde,
c'est un point acquis à l'histoire. Il trouva dans cette
affaire déjà vieille un thème facile à sarcasmes contre
le Parlement et les gens de robe. Il est piquant de
lire ses lettres et mémoires, en les confrontant avec
les pièces du procès : ou y peut découvrir de l'esprit,
mais on y cherche en vain les éléments d'une infor-
mation sûre. D'ailleurs, là n'est pas l'intérêt de l'in-
tervention de Voltaire. Ce qu'il y a d'essentiel à
noter, c'est que le philosophe, cliarfjc lui-même dans
la procédure, se montra tJès l'abord particulièrement
hostile aux étourdis qui l'avaient si légèrement
compromis. Il ne se découvrit en leur faveur que
lorsque le temps tut fait son œuvre d'apaisement et
que tout risque lui parut écarté ; mais, dans les jours
qui précédèrent et suivirent l'exécution du chevalier,
le philosophe écrivait à tous ses amis des lettres
destinées à être communiquées aux personnages
officiels, pour désavouer ce pauvre jeune homme,
qu'il traitait de fou et d'écervelé.
512
Nous avons désormais sur le procès du chevalier
de La Barre un livre qui est un livre d'histoire
sereine. Trop longtemps, les partis se sont disputé
cette mémoire et ont fait de la victime d'Abbeville
un prétexte à d'ardentes querelles. Il est heureux que
cette question soit résolue avec une si lumineuse
clarté. Peut-être, la découverte de pièces nouvelles
viendra-t-elle préciser quelques points de détail
encore incertains : mais, quels que soient les docu-
ments qui viennent compléter ceux qu'a exhumés
et utilisés Marc Chassaigne.ils ne sauraient infirmer
la conclusion à laquelle on est naturellement conduit
en suivant, grâce à la procédure d'Abbeville et au
dossier Joly de Fleury, les étapes de cette célèbre
et pénible affaire. — B. Combes de Patris.
Laurens (Jean-Paul), peintre français, né à
Fourquevaux (Haute-Garonne) le 30 mars 1838,
mort à Paris le 23 mars 1921. II débuta en 1863 au
Salon des artistes français avec la Mort de Caton
tCUtique, qui lui fit obtenir une mention honorable.
Il donna ensuite la Mort de Tibère, Hamlet, Jésus
chassé de la synagogue (1870), le Pape Formose et la
Mort du duc d'Enghien (1872), qui lui valut une pre-
mière médaille. Il avait alors trente-quatre ans. Dès
lors, son art était fixé. Jean-Paul Laurens va être dé-
finitivement un peintre d'histoire et, cependant, ce
dernier tableau avait failli être détruit. Il avait été
peint en 1871. Or une bombe était tombée, pendant
la Commune, dans la cour de l'immeuble où habitait
l'artiste.
Jean- Paul Laurens avait été à Paris l'élève de Léon
Cogniet. Il avait été envoyé à l'Ecole des beaux-arts
par son département, qui lui assurait pour trois ans
une bourse de quinze cents francs. C'est un événe-
ment commun. Mais les débuts de l'artiste furent
moins ordinaires et plus pittoresques. Dans le petit
pays de Fourquevaux, sur la route de Villefranche
de Lauraguais, son père était charron. Vint à passer
une troupe de peintres ambulants qui, avec la pro-
tection de l'évêque, remettaient en état les décora-
tions des églises. Jean-Paul, passionné de dessin, ob-
tint de son père d'être
mis en apprentissage
avec la troupe. A dire
vrai, les peintres ita-
liens n'étaient que de
grossiers peintiesd'or-
nemenlset,prèsdeson
premier maître, Pé-
doya, l'apprenti n'ap-
prit guère qu à broyer
les couleurs, faire des
courses et connaître la
dureté du soit sous
forme de taloches gé-
néreusement distri-
buées. De guerre lasse,
il s'enfuit un jour jus-
qu'à Toulouse, où rési-
dait un de ses oncles.
Après avoir subi l'iné-
vitable sermon, il fut,
grâce à l'intervention
du peintre Denis, an-
cien élève d'Ingres,
mis à l'Ecole des arts
de Toulouse, dans la
classe de Villerasems.
Ce fut la fin de ses
tribulations. Dans la
famille de son profes-
seur, le jeune élève
reçut l'accueil le plus
intime; il fut élevé
près de celle qui de-
vait plus tard devenir
sa femme. Il reçut là
ses premières notions
de culture générale et
commença à se pas-
sionner pour les his-
toires du passé. Ce pi-
caresque début, qu'on
a supposé être celui
de beaucoup de pein-
tres, pour une fois, fut
non pas imaginaire,
mais vrai : c'est lui
qui a inspiré le Roman
d'un peintre, de Ferdinand Fabre, dans lequel les
aventures de Jean-Paul Laurens ont été relatées, un
peu enjolivées, et dans lequel les Pédoya sont de-
venus les Buccaferrata.
Avec la Mort du duc d'Enghien, Jean-Paul Lau-
rens connaissait la notoriété. Saint Bruno recevant
les présents du duc de Calabre et surtout l'Interdit
(1875) confirmèrent son succès. L'Etat-major autri-
chien devant le corps de Marceau (1877) lui valut la
médaille d'honneur. Il va sans dire que Jean-Paul
Laurens a été un lecteur passionné des historiens.
Montesquieu et Tacite l'ont d'abord ému, puis il s'est
intéressé à Augustin Thierry, dont il a illustré les Ré-
cits des temps mérovingiens. La parenté entre les deux
LAROUSSE MENSUEL
hommes, l'historien et le peintre, est certaine. Comme
Augustin Thierry, Jean-Paul Laurens possède le don
de faire revivre les figures du passé. A vrai dire, il
les retrouve dans la vie contemporaine : ce sont nos
gestes, nos passions, nos pensées qui servent d'ap-
Jean-Paul Laurens. iPhot. Manuel.)
pui aux peintres d'histoire. Ce qui le trouble dans la
vie d'autrefois, c'est ce qui correspond justement à
ce qu'il a de profondément sensible, à tout l'héri-
tage ancestral qu'il porte en lui. Jean-Paul Laurens
conseï ve, d'ailleurs, dans sa recherche un souci rare de
connaître. Il s'intéresse aux faits et gestes de ses hé-
ros, aux moindres détails de leur vie et, naturelle-
L'Etat-major autrichien devant le corps de Marceau, tableau de .lean-Paul Laurens (1877). — Le jeune héros vient d'être tué. 11 est mort au
champ d'honneur, à vingt-sept ans, après une carrière brillante et pure. 11 est couché sur un lit improvisé, le visage blême, le corps vêtu de
l'unil'orme, la main tenant encore la poignée de son sabre. A sa droite sont trois soldats de l'armée de Sambre-et-Meuse ; entre autres, un fidèle
comjiagnon de Marceau, assis et pleurant. Ppr une porte ouverte au tond, on voit entrer les officiers de l'état-major autrichien, les ennemis de la
veille, devenus graves, respectueux, émus devant la glorieuse victime qu'ils saluent. J.-P. Laurens a étudié avec un soin extrême les physionomies
de ces visiteurs. Marceau porte un uniforme vert ; il est étendu sur un manteau rouge et sur une couverture d étoffe â r.miages. Les tètes et les
accessoires sont peints de main de maitre ; l'artiste, toujours amoureux de l'exactitude, est constamment guidé par cette préoccupation, qui consiste
à rechercher la poésie dans la prose.
ment, au décor dans lequel ils se meuvent et aux
costumes dont ils se parent. C'était un curieux; rien
de ce qui peut être véridique ne le laissait indiffé-
rent. Il croyait, et avec raison, que la justesse de
tous les détails contribue à l'illusion de la vérité.
Il n'y a pas que cela. Cette étude si nécessaire ne
serait pourtant pas suffisante. Ce qui fait l'intérêt des
compositions de Jean-Paul Laurens, c'est que l'ar-
tiste s'est véritablement mêlé au passé, qu'il en a
senti la forte poésie. Dans ces temps anciens, les pas-
sions sont plus vives, elles se traduisent plus visible-
ment, et les fails atteignent à l'épopée. C'est le don
particulier de Jean-Paul Laurens d'avoir su recons-
tituer les scènes d'autrefois dans ce qu'elles ont de
«• 173. Juillet 1921.
plus saisissant. 11 est par excellence ■ illustrateur » dans
ce que le terme a de meilleur. Il donne au cadre
toute son importance, et l'homme, dans les puissantes
architectures d'autrefois, apparaît souvent à petite
échelle. Ainsi fit-il notamment dans son Excommu-
nication de Robert le Pieux, qui est ma ntenant au
Luxembourg, ou dans la Délivrance des emmurés de
Carcassonne (187g). On retrouve le même procédé
dans l'Interrogatoire d'un accusé soumis d la ques-
lion par Vétircment, ou encore dans les Hommes du
Samt-O/fice (1889). Cette série de peintures de la vie
religieuse d'autrefois, outre le Pape Formose, com-
prend encore le Pape Sixte IV et l'Inquisiteur Tor-
qucmada, les Murailles du Saint-Office (1883), le
Grand Inquisiteur Torquemada chez les rois Ferdi-
nand et Isabelle (1886). Dans l'histoire du moyen
âge, il faut signaler le Catéchisme, Griselda et son
fils, le Guet-apens, la Chronique, YEscholier. Ces
dernières scènes ne sont guère que des travestisse-
ments dans un décor approprié. Jean-Paul Laurens
ne connaît pas seulement le tragique, mais aussi la
bonhomie souriante. C'est ainsi qu'il nous montre
deux enfants costumés sous le titre : les Tyrans, et
deux autres sous le tliredes Otages.
Mais, plus généralement, il se plaît aux grandes
compositions qui trouvent ordinairement leur place
sur les murs. Ainsi il peint pour l'Hôtel de ville de
Paris diverses scènes de la vie d'Etienne Marcel, un
épisode de la révolte des Maillotins, Charles VI oc-
troyant leur première charte aux Parisiens, le Pré-
vôt sauvant la vie du Régent. Pour ces œuvres
moyenâgeuses, il ne craint pas de hausser le ton et
d'employer des couleurs assez vives, à la manière
des vieux imagiers. Dans la même salle, Jean-Paul
Laurens, sous le titre de la Voûte d'acier, a repré-
fenté le roi Louis XVI, reçu, le 17 juillet 1789,
au bas de l'escalier de l'Hôtel de Ville et prêt
à passer sous les épées croisées des représentants
de la municipalité parisienne. Le décorateur ne s'en
est pas tenu là. Pour le Panthéon, il a brossé plu-
sieurs épisodes de la Vie de sainte Geneviève. Enfin,
il a donné des cartons de tapisserie : le Triomphe de
Colbert à la manufac-
ture des Gobelins et
la Vie de Jeanne d'A rc,
à la manufacture de
Beauvais. Malheureu-
sement, ceux-ci, inter-
prétés par des ateliers
qui ont perdu tout
sens de leur métier et
de l'accord nécessaire
des tons, n'ont pas
été traduits comme il
aurait convenu. Jean-
Paul Lauiens a encore
donné quelques autres
œuvres décoratives : le
plafond de l'Odéon et
celui du Musée du Ca-
pitole, Toulouse contre
Monlfort. C'est, du
reste, dans la salle des
Illustres, à Toulouse,
quel'onrencontred'irrv
portantes œuvres de
Jean-Paul Laurens : la
Muraille et le Laura-
guais. L'artiste trou-
vait dans cette der-
nière toile le moyen
de ressusciter ses im-
pressions d'enfance.
Jean-Paul Laurens,
nommé professeur à
l'Ecole des beaux-arts
en 1886, puis directeur
de l'Ecole des beaux-
arts de Toulouse, était
membre de l'Institut
depuis 1891. A l'Expo-
sition universelle de
1900, on avait revu sa
grande composition :
l'Etat -major autri-
chien devant le corps
de Marceau. Le Mu-
sée TrétiakoS de Mos-
cou conserve l'In -
terrogatotre et les
Derniers Moments de Maximihen, et le Musée de
Nantes, le Pape Formose. L'artiste, qui avait connu
des débuts difficiles, était resté très indépendant et
très simple de caractère : peu sensible aux recom-
mandations, il lui arrivait souvent de « repécher »
une toile refusée par le jury du Salon dont l'auteur
lui était inconnu, mais où il croyait découvrir des
promesses. Il vivait très sobrement dans son pavil-
lon de la rue Cassini et, souvent, réunissait là des
amis et des musiciens. Celle qui avait été la com-
pagne fidèle de sa vie, qui avait assumé tous les
soucis matériels pour laisser toute liberté d'esprit à
l'artisle, était décédée depuis quelques années. Les
deux fils Je Jean-Paul Laurens, Paul-Albert et Jean-
«• 173. Juillet 1B21.
Pierre sont tous deux peintres : celui-ci plus attaché
aux exemples patf rnels, celui-là plus indépendant et
plus touché par les recherches modernes. Le maître,
respectueux de toute personnalité, leur avait donné
libre carrière. Il les avait formés dans le respect du
dessin vigoureux et sincère, base de l'art pictural.
Lui-même a laissé de nombreux croquis, qui sont les
premières pensées de ses oeuvres. Peu à peu celles-
ci s'établissaient plus sûrement dans son esprit et,
lorsqu'il les réalisait, il les voyait aussi nette-
ment qu'une scène réelle. Cela, joint à un profond
savoir, à une longue pratique, explique le caractère
vraiment réaliste des œuvres imaginées par Jean-
Paul Laurens. — Tristan Lsclèrb.
IjOuIs XV, par Claude Saint-André (Paris,
1921, in-8»). — Le roi dont Claude Saint-André nous
olïre, en style excellent, très harmonieux, très artiste,
une biographie, peu chargée de faits, plus psycholo-
gique qu'érudite, plus apologétique que critique, eut,
en naissant, un grand avantage : il fut
séduisant. Les joies df sa vie décou-
lèrent de cette séduction, les défaillances
de son règne en découlèrent aussi. Nous
examinerons les unes et les autres.
Considéions le souverain sous sa pre-
mière apparence.
C'était, à la mort de Louis XlV.lln
enfant de cinq ans (né en 1710, troisième
fils de Louis, duc de i3ourgogne),un en-
fant délicieux au visage de chérubin,
un peu maladif, malicieux, impertinent,
d'intelligence ouverte. On sait que Phi-
lippe d'Orléans s'empara de la résence,
lui préparant un trône chancelant et
des embarras sans nombre. Des femmes,
sous la conduite de maman \'entadour,
toutd'abord l'éduquèrent, puisdcs hom-
mes, sous la gouverne du duc de Ville-
roy. Les unes avaient insinué beaucoup
de sensiblerie dans son cœur, les autres
mirent dans son âme beaucoup de va-
nité. On lui donna le goût des choses
militaires, des parades, de la danse;' de
la chasse surtout, sport royal par excel-
lence. M. de Fleury, évêqtîe de Fréjus,
heureusement, cultivait mieux son cer-
veau. Il lui apprit le latin, l'histoire,
le catéchisme, cependant que d'autres
professeurs lui enseignaient la 'géogra-
phie, les sciences, et même la gravure.
L'enfant, peut-être par pressentiment,
ne goûtait guère la littérature.
M. de Fréjus préparait ce roi en
songeant à sa propre gloire. Nul ne
manœuvra mieux que lui dans l'ombre
et ne sut attendie avec plus de patience
son tour de diriger les affaires. L'enfant
était entouré de toutes les douceurs et
de celle?, au surplus, de la religion,
pour laquelle il montra toujours un
penchant prononcé. Le 25 octobre 1722,
on le conduisit à Reims, où, parmi les
pompes des cortèges, on le sacra. Au-
paravant, on l'avait fiancé à l'infante
Marie-Anne-Victoire, tille de Philippe V,
et cette petite fille, âgée de quatre ans,
que l'on préparait, en France, à son
rôle de reine, ne parvenait point à
obtenir une attention même fugitive du
jeune monarque.
Celui-ci, lé r6 février 1723, atteignait
sa majorité. Le Régent remettait bien
le pouvoir entre ses mains, mais conser-
vait sa tutelle, A%'ec le cardinal Dubois,
quelques intendants et commis expérimentés, il ini-
tiait le jeune homme aux affaires d'Etat, lui aban-
donnait les signatures. Mais Louis XV, de santé
fragile, manifestant grand amour de la table, du
jeu, de la chasse, s'initiait mal, comptait beau-
coup sur Fleury, son maitre, en qui il avait toute
confiance.
Le Régent étant mort en 1723, ainsi que le cardi-
nal Dubois, le duc de Bourbon devint premier minis-
tre, et avec lui sa maîtresse, la marquise de Prie.
On commença grande persécution de protestants et
de janséttistes, faute énorme, renouvelée du graird
règne de Louis XIV. Le duc en commit une autre :
pour consolider sa propre situation, il décida de
marier le roi, mais non point avec l'infanle. Il pré-
férait à l'aiiiitié de l'Espagne celle de l'Angleterre,
qui le pensionnait et le détournait d'une syrapatliie
pour Philippe V. On renvoya l'infante. On alla cher-
cher à VVissembourg, où elle vivait pauvrement des
subsides de la France, Marie Leczinska, fille de Sta-
nislas Leczinski, roi déchu de Pologne. C'était une
princesse douce et pieuse, mais sans beauté, sans
grâce et de sept ans pliis âgée que le roi.
Celui-ci était encore un enfant dorloté par
Fleury, insoucieux des femmes qui, vainement jus-
qu'à cette heure, l'avaient entouré de leurs agaceries.
Le 5 septembre 172.^, le mariage et célébré dans le
faste. Louis XV, enchanté de sa femme, lui mon-
tre quelque tendresse. On le voittout joyeux, bavard,
LAROUSSE MENSUEL
déchargé de sa timidité. On présume que ce ménage
goûtera le bonheur dansi la concorde. En réalité, le
jeune homme traverse une crise des sens. Ses senti-
ments ne sont point éveillés. Jamais la mélancolique
Marie, destinée à monter un calvaire, ne les éveil-
lera. Elle commit aussi des imprudences. Elle ne
comprit pas que, dans l'ombre, l'ambitieux Fleury
guettait son heure de puissance, l'attendait de l'im-
popularité du duc de Bourbon. Elle lia amitié avec
ce dernier, et sa maîtresse, M°" de Prie, soutint leur
cause, quand Louis XV décida de les chasser et de
les remplacer par son maître.
Fleury prit le pouvoir en 1726, conquit le chapeau
de cardinal, mais refusa le titre de premier ministre,
feignit de vouloir gouverner sous le roi. En fait, celui-
ci ne gouvernait rien, passait son temps en futilités.
Montrait-il, du moins, quelques sentiments de famille,
comme l'assure Claude Saint-André, qui fait un
tableau idyllique de l'intimité royale ? On a peine
à le croire. Marie Leczinska lui donna tout d'abord
Louis XV, tableau de Carie van Loo (Musée de Versailles).
deux jumelles: Madame, et Madame Henriette (1727),
puis une autre fille. Madame, troisième Louise-Marie
(1728), enfin, le 4 septembre 1729, un fils, le Dauphin,
que saluèrent canonnades et acclamations. » C'est,
dit Claude Saint-André, l'heureux moment de la vie
du roi, où tout l'encense, où tous l'aiment». L'année
suivante, naissait un autre fils, le duc d'Anjou, puis
cinq autres princes et princesses verront successive-
ment le jour. Le Dauphin et six de ses sœurs survi-
vront, parmi lesquelles Mesdames Adélaïde et Vic-
toire, si turbulentes et tracassièreî.
Louis XV manifesta, dit-on, à tous ses enfants une
vive tendresse, différant de la reine en cela ; de la
reine, préoccupée de sa propre situation humiliée.
Cependant, il souffrit que les petites princesses fus-
sent exilées de la cour, cloîtrées à l'abbaye de Fon-
tevrault, où l'une d'elles, tout au moins .mourut. Plus
tard, on nous le montre les cajolant sans cesse, tou-
jours tourbillonnant autour d'elles, s'alarmant de
leurs maladie?, se désespérant de leur mort. Il
n'aima que modérément le Dauphin et encore moins
le fils de celui-ci, qui devait lui succéder sous le nom
de Louis XVI. Plus tard, il ht grise raine à Marie-
Antoinette, coupable à ses yeux de n'admirer point
ses maîtresses.
Sa fidélité conjugale dura peu. C'est vers 1732, à
vingt-deux ans, qu'il commence à montrer la plus
complète indifférence à Marie Leczinska. A Versailles,
ses cabinetsde travail voisinent avec l'appartementde
la comtesse de Toulouse. Il pénètre en ceux-ci. Il l'y
plaît davantage à babiller dans un cercle de dames
aux visages de fleurs qu'à lire des ouvrages sévères
ou à s'exercer aux mathématiques. Milieu pernicieux
entre tous. M"" de Cbarolais y trône. Cette princesse,
sœur du duc de Bourbon, la plus éhontée et la plus
libertine parmi les femmes écervelées de cette épo-
gue, donne le ton. Toutes convoitent le roi puéril,
sans volonté, beau comme un dieu, et dont elles ne
soupçonnent pas encore l'inconstance et l'inertie sen-
timentale. Elles le frôlent, elles le caressent de leurs
regards, rempoitentdansleursplaisirs.il les suit par-
tout, avide d'oublier les responsabilités dont ses
épaules sont chargées.
Il fixe son choix sur l'une d'elles. M"' de Mailly.
Liaison troublée. Louis XV n'a pas encore le cynisme
qu'il acquerra plus tard. Il cache ses amours. Il est
gêné par des scrupules religieux. Néanmoins, il
remplace M"" de Mailly par sa sœur, M"" de Vinti-
mille. M"* de Charolais, le duc de Richelieu, se font
les complices de ces défaillances royales,'
en tirent des avantages, une puissance. '
Ce dernier négocie l'aventure du roi
avec M"" de La Tournelle, autre sœur
de M""" de Mailly, superbe créature aux
t yeux bleus enchanteurs », dont on
fait une duchesse de Châteauroux. Le
roi n'a point de chance, d'ailleurs, avec
ses favorites. Elles meurent quasiment
entre ses bras, comme accablées par
leurgloire. L'uned'elles, cependant, sup-
portera cette gloire avec fermeté. C'est
M"" Le Normant d'Etiolés, bourgeoise
intelligente, raffinée, prétentieuse et
fort belle. On la prépara pour le roi'.
L'abbé de cour Bemis l'éduqua. On
lui donna le marquisat de Pompadour»
Décrassée de sa roture, ambitieuse}'
pleine d'astuce, elle domina sans peine'
le monarque. Elle eût pu, goûtant leS
arts, protégeant les poètes, favorable
aux philosophes, laisser un souvenir de
femme généreuse et éclairée. Mais elle
gaspillait l'argent d'un Etat dont les
finances étaient lamentables. Elle s'in-
sinua dans la politique, exerçant sur le
roi une influence funeste, le poussant
à entreprendre la désastreuse guerre
de Sept ans.
Claude Saint-.André.quis'attardeàénu.
mérer toutes les favorites de Louis XV
et à déplorer la basse débauche de ce
roi, courant bientôt derrière de petites
bouri;eoises, cherchant, dans sa maison
du Parc aux Cerfs, à Versailles, la sa-
tisfaction de sa frénétique sensualité,
nie l'action politique de M"" de Pom-
padour. Il passe aussi rapidement sur
le règne de la comtesse du Barry. Il a
hâte de nous montrer son héros gou-
vernant, administrant, hommedeguerre,
colonisateur, protecteur des lettres,
des sciences et des arts.
Or, sur toutes ces matières, l'assi-
duité, la compréhension, la logique des
rois se retrouvent aux résultats obte-
nus. Pendant dix-sept ans (de 1726
à r743), il semble bien que le cardinal
de Fleury ait seul gouverné, en maitre
absolu dissimulé derrière le roi, et que
toutes les initiatives aient été prises
par lui . Plus tard,Choiseul le remplaça(de
1758 à 1770). LouisXV paraît n'avoir gou-
verné en personne que pendant la période ■
écoulée entre cesdeuximportantsminis-'
tères, période, d'ailleurs, brillante, où le succèsde nos
armes ne fut malheureusement pas confirmé par nos'
succès diplomatiques. Certes, le roi intervint dans les'
affaires, se mit au courant, travailla, mais subit trop
d'influences contradictoires. Sa création personnelle,'
le cabinet secret, qu'elle ait eu, ou non, pour but d'as--
surer l'avenir du trône de Pologne, gêna, par des in-
trigues continuelles, la tâche officielle des ministres. ■
Louis XV ne fut pas plus grand guerrier qu'il ne sC'
montra grand politique. Ses interventions aux ar--
mées, comme celles de Louis XIV, consistèrent, en
de pompeuses chevauchées, eri des promenades mili.*
taires dont on remportait gloire et acclailiations sur
le dos des généraux vainqueurs, relégués au second
plan. La grave maladie du roi à Metr faillit "fcom-
promettre nos espoirs en Alsace et, sans la science
du maréchal de Saxe, la bataille de Fontenory aurait
tourné, sous la conduite du monarque, à la confusion
de nos armes.
La perte de nos plus belles colonies signale la po-
litique coloniale de Louis XV. Néanmoins, on doit-
reconnaitre que ce roi s'eftorça d'améliorer le sort et
de hâter la prospérité des domaines d'outre-mer,<})B»
nous restaient. Il favorisa notamment la rénovatiîtni
et la reconstitution de notre marine tombée dans le
délabrement, réduite à quelques vaisseaux. '-
En matière de finances, la France traversa sousscar
règne une situation presque continuelleiiirat> crilfr'
que. Louis XV tenait de son prédécesseur et jte..l»
514
Régence ce pitoyable état de choses. Il s'ingénia
à y remédier en appelant à lui les gens compé-
tents : les Orry, les Machault et autres, car il décla-
rait lui-même n'entendre rien à cette question. Mais
le gaspillage de la couronne, malgré ses écono-
mies ridicules pendant les périodes de crise, et
surtout les guerres incessantes, empêchaient toute
atténuation de la dette, tout équilibre
des budgets. Les contrôleurs généraux
furent souvent, cependant, des hommes
intègres et sérieux ; nombreux étaient
en province les intendants, comme
Tourny, qui, accompliîsant avec zèle
leur tâche, apportaient au Trésor public
leur contribution. Mais le pays avait
épuisé ses ressources et, sur de nom-
breux points du territoire, la famine et
les épidémies sévissaient.
Il n'apparaît point que, dans le do-
maine intellectuel, Louis XV ait ma-
nifesté une grande activité. Il encou-
ragea les économistes, et plusieurs édits
furent promulgués sous leur impulsion.
Il ne goûta jamais véritablement les
gens de lettres, malgré l'appui que leur
donnait M"» de Pompadour. Peut-être
avait-il le pressentiment que, sous leurs
coups, la monarchie se trouverait un
jour ébranlée. Il exécrait leurs idées
hardies, car son éducation avait été
faite par un homme amoureux du pa?sé,
ennemi du mouvement, adversaire du
progrès. Il combattit de toutes ses
forces les encyclopédistes, quoique pen-
sionnant quelques-uns d'entre eux. Il
refusa son agrément au choix que l'Aca-
démie avait fait de Montesquieu pour
compléter sa compagnie. Il considéra
Diderot comme fou . Une goûta de Jean-
Jacques que le Devin de village, dont il
autorisa la représentation à la cour.
S'il fit de Voltaire son historiographe
et son gentilhomme ordinaire, il ne lui
ménagea point les humiliations et les
nasardes. Ces gens le gênaient. Tout,
dans leurs écrits, lui apparaissait sus-
pect, dangereux, capable de soulever les
mauvais fermen's du peuple.
Par contre, il favorisa grandement
les hommes de science : les mathémati-
ciens Maupertuis et d'Alembert, le na-
turaliste Buflon, auquel il confia la direc-
tion du Jardin des plantes et prodigua
les honneurs, le physicien et astro-
nome Cassini, les botanistes Jussieu,
Linné, le jardinier Richard, etc. . . Il fonda
diverses bibliothèques, une académie de chirurgie.
Les arts florirent rous son règne. Parmi les peintres
qui furent employés à la décoration des palais royaux
et des maisons galantes où le monarque goûtait les
charmes de la vie, on peut indiquer Fançois Le Moyne,
Boucher, Chardin, Coypel, Natoire, qui décorèrent
des murailles ou multiplièrent les toiles ;Rigaud, qui
brossa de somptueux portraits; Parrocel, Oudry, qui
donnèrent des cartons de tapisseries; La Tour, Nat-
tier et quelques autres. Bouchardon, surtout, fut le
sculpteur favori de la cour, et Gabriel l'architecte à
qui le roi demanda de transformer le visage des
villes et de renouveler le style des bâtiments.
Louis XVcommit, avant de mourir, de grandes fau-
tes: lerenvoi deChoiseul, la suppression de l'ordre des
jésuites, la destruction des parlements. Il laissa s'ac-
complir le partage de la Pologne. Il trempa dans
cette affaire lamentable des blés qu'on a nommée le
Pacte de famine. Il résolut le problème des finances
par la banqueroute. Les seuls bénéfices de son règne
consistèrent en l'acquisition de la Lorraine et de
la Corse.
Lorsque Louis XV, atteint de la petite vérole,
s'éteignit au soir du g mai 1774, Lous XVI, timide
et embarrassé, sentant le poids des responsabilités
que lui laissait son aïeul, pouvait, avec quelque
raison, se sentir écrasé par la tristesse. Cependant,
Claude Saint-André, dont nous n'avons pas toujours
suivi les propos de panégyriste, considère que, sous
la gouverne de ce monarque léger et pervers, « jamais
sûrement la France ne prit autant d'assiette et ne
jouit d'autant de repos ». — Emile Maonk.
• Origines de la guerre (les), par Ray-
mond Poincaré (Paris, 1921). — C'est, tout natu-
rellement, par une vue générale des rapports de
l'Allemagne et de la France après 1870 que l'an-
cien président de la République a inauguré les
six conférences qu'il a faites, pendant l'hiver de
1921, sur les origines de la guerre.
Ni les empereurs allemands, ni leurs ministres, ni
lèors sujets ne parvinrent jamais à comprendre que
la France pût se refuser à devenir, comme l'Autriche,
l'alliée et la complice de ses vainqueurs, à se liguer
avec eux contre la puissance britannique. Les gou-
vernements qui se sont succédé chez nous depuis le
traité de Francfort ont été sincèrement pacifiques,
k.oa ne le croyait pas à Berlin, parce que nous
LAROUSSE MENSUEL
ne consentions pas à des embrassades solennelles,
dont on n'apercevait pas le caractère humiliant, et
notre réserve, mal interprétée, parut cacher une
inéluctable volonté de revanche armée, erreur qui
nous valut le « régime alterné des cajoleries et des
coups de poing». D'ailleurs, Bismarck avait remarqué,
au dire de son successeur, le prince de BUlow, que
M.uit' Lec7.inska. tableau de Carie van Loo (musée du IjOUvre .
la pensée nationale allemande ne s'enflamme pas par
des frictions entre le gouvernement et le peuple, mais
par les froissements d'orgueil avec les résistances des
nations étrangères.
Lorsqu'on s'est aussi clairement rendu compte de la né-
cessité de provoquer ces froissements, il ne coûte pas grand'-
cbose de falsifier la dépêche d'Ems ou d'asservir une rég on
Duchesse de Châteauroux, tableau de Nattier.
malgré les protestations des habitants. .Mais, quand l'acte de
naissance d'un empire ressemble aussi étrangement à un ca-
sier judiciaire et porte la marque de deux crimes de droit
commun, un faux et un vol avec eâraction, l'autorité du nou-
vel Etat demeure prisonnière de la violence qui l'a créé, et
il ne peut se maintenir qu'à la condition de rester'fidèle à la
honte de ses origines.
Il fallait donc, de temps en temps, exciter l'or-
gueil national en créant des incidents sur la fron-
N' 173. Juillet 1921.
tière, en Alsace-Lorraine, au Maroc, et l'orgueil
national gonfla dans des proportions telles que le
principe de l'unité allemande, cause de la guerre
de 1870, fit place au principe de la domination uni-
verselle, cause de la guerre de 1914. L'Allemagne tout
entière, et non pas seulement l'Allemagne militaire,
prise d'une sorte de griserie ou de vertige, se crut
appelée à régénérer le monde après
l'avoir asservi. Le pangermanisme de-
vint une religion, qui trouva son grand
prêtre dans Guillaume II.
Ce Hohenzollern, que n'effraya pas
la responsabilité d'une catastrophe dont
il sortirait tout sanglant, mais plus
puissant encore, était un maniaque,
un impulsif, un demi-fou. Son intelli-
gence ouverte, ses connaissances, ses
facultés d'assimilation lui permettaient
d'effleurer les sujets les plus divers, et,
même quand il n'avait que des clartés,
il pouvait paraître profond. Il lui arri-
vait souvent de chercher à plaire, l'ama-
bilité étant un de ses moyens de domi-
nation et l'une des formes de sa va-
nité; car il était atteint d une véritable
hypertrophie du « moi ». Pénétré des
immenses mérites qu'il s'attribuait, il se
croyait l'élu de la ProviJence, affectait
de fonder son autorité sur la religion,
la morale, l'ordre, la discipline. Il vou-
lait être le premier partout et, supé-
rieurement ostentatoire, il excellait dans
la mise en scène et le^ parades. Quand
il présidait à des cérémonies officielles
ou voyageait à l'étranger, il aimait à
éblouir, à impressionner, à paraître
dans un décor de théâtre. Sa verbosité
était intarissable. Il célébrait avec une
emphase mystique la gloire de sa mai-
son et de l'Empire et, déjà menteur par
nature, il éprouvait le besoin de traves-
tir la vérité au profit de la patrie alle-
mande, qu'il servit, d'ailleurs, maladroi-
tement, parce qu'il était dépourvu du
sens de la réalité. Il prétendait conti-
nuer Charlemagne, et il s'imaginait être
une nouvelle incarnation de Louis XIV ;
mais il n'était qu'un mauvais copiste
du Grand Roi, avec son regard dur, ses
airs de croque-mitaine et sa moustache
en croc. Il aimait la force, et le titre
dont il se sentit le plus flatté fut celui de
« Seigneur de la guerre », que lui don-
naient ses généraux. A la vérité et mal-
gré qu'il eût dans sa garde-robe tout
un magasin d'uniformes, il ne s'exposa
jamais au danger. Le roi Edouard VII l'avait qualifié
de « valeureux poltron » ; il n'aimait guère ce neveu,
qui le lui rendait bien et qui, en apprenant, en 1914,
l'entrée en guerre de la Grande-Bretagne, écrivait
en marge d'un rapport diplomatique : « Edouard VII
est encore, après sa mort, plus fort que moi, qui suis
vivant. »
La tranquillité du monde étant à la merci d'un
coup de tête de ce singulier potentat, l'instinct de
conservation provoqua des mesures de défense :
l'alliance franco-russe d'abord, puis l'Entente cordiale
franco-britannique, qui date, en somme, de 1875,
lorsque le tsar et le gouvernement de la reine Victoria
s'opposèrent à la guerre, soi-disant préventive, que
Bismarck voulait nous déclarer pour empêcher notre
relèvement. C'est la duplicité de l'Allemagne, c'est sa
politique austrophile en Orient, pendant et après le
congrès de Berlin, qui lui aliénèrent peu à peu la
confiance des tsars, les rappiochèrent de nous, les
acheminèrent insensiblement à une alliance défensive
contre la Triplice. Le kaiser, pour qui Nicolas II
professait des sentiments d'amitié, tenta de le déta-
cher de la France ; mais, si le tsar avait une volonté
faible et un esprit indécis, il aurait cru faire injure à
la mémoire de son père en répudiant la politique
d'Alexandre III et, tout en subissant l'influence de
Guillaume, il resta fidèle au pacte d'alliance.
L'Entente cordiale, qui suivit les accords de 1904 et
mit fin à la rivalité coloniale de la France et de l'Angle-
terre, ne fut pas moins pacifique dans ses causes et
dans ses fins que l'alliance russe ; elle nous donnait
les moyens d'aplanir les dissentiments qui pour-
raient encore s'élever entre Londres et Saint-Péters-
bourg et, d'autre part, le; accords méditeiranéens
instituaient une liaison entre les deux groupes de
puissances qui s'équilibraient en Europe. Comme
notre gouvernement, attaché à l'alliance russe, s'est
décidément orienté vers l'Angleterre, que le traité
franco-britannique du 8 avril 1904 forme un bloc
avec l'accord franco-italien qui l'a précédé et avec
l'accord franco-espagnol qui l'a suivi, l'Empire alle-
mand, menacé dans l'hégémonie qu'il prétend exer-
cer sur l'Europe, affecte de se croire encerclé. Guil-
laume II va donc multiplier ses louches intrigues,
dont la plus caractéristique fut l'entrevue qu'il se
ménagea avec le tsar à Bjorkoe, au mois de juillet 1905,
et dont A. Nekludof nous a révélé les détails. La
défaite de la flotte russe à Tsoushima, l'avance
«• U3. Juillet 1921.
japonaise en Mandchourie, les premiers gronde-
ments de la révolution avaient profondément ému
Nicolas II, convaincu d'autre part que, si le Japon
avait osé lui déclarer la guerre, c'est parce qu'il se
sentait soutenu par l'Angleterre. Cet état d'espr.t
n'échappa point au kaiser, qui entre-
prit, séance tenante, de démontrer au
tsar la nécessité de s'unir avec lui
contre l'Angleterre par un traité défen-
sif, auquel la Russie s'efiorceiait d'ob-
tenir l'adhésion de la France. Le faible
Nicolas, troublé par la faconde de son
interlocuteur, signa l'acte qui lui fut
présenté, et, tandis que Guillaume se
rendait à Copenhague pour essayer
d'entraîner le vieux roi Christian dans
la coalition projetée, le tsar, revenu à
Tsarkoîé-Sélo, communiquait la conven
tion de Bjorkoe à son ministre des
affaires étrangères. Le comte Lamsdorf
n'eut pas de peine à démasquer la ma-
nœuvre allemande, et le gouvernement
de Berlin fut bientôt informé que, la
clause relative à la participation de la
France n'ayant pu être exécutée, la
convention était devenue caduque. Mal-
gré l'insistance du kaiser, le tsar se
dégagea de l'ttreinte germanique, et
c'est de l'Angleterre, c'est du Japon
même qu'il ne tarda pas à se rappro-
cher. Christian IX s'était tenu sur une
si grande réserve que Guillaume II ne
lui avait rien dit de ses projets, mais
il en avait entretenu le ministre russe
à Copenhague, Isvolski. Comme ce di-
plomate lui expliquait que la France
n'accepterait jamais d'entrer dans une
alliance russo-allemande, la question
d'Alsace-Lorraine n'étant pas réglée :
« Je vous demanile pardon, reprit le
kaiser, elle est réglée... Dans l'affaire
du Maroc, j'ai jeté le gant à la France.
La France a refusé de le relever. Elle a
donc refusé de se battre avec moi. Par
conséquent, la question d'Alsace-Lor-
raine n'existe plus ». L'incident de
Tanger, on le voit, fut donc une pro-
vocation.
A aucun moment, l'alliance franco-
russe et l'entente franco-britannique ne
compromirent la paix générale, et si,
en octobre 1912, les cabinets de Paris
et de Londres envisagèrent les résolu-
tions navales à prendre en cas d'agres-
sion allemande, les lettres échangées
n'impliquaientaucun engagement ferme.
Alors que les affaires marocaines et la
crise balkanique « allaient accumuler
dans le monde une si dangereuse élec-
tricité », France, Grande-Bretagne et Russie étaient
animées des sentiments les moins belliqueux. Pas
plus que le coup de Tanger, le coup d'Agadir ne
fournit à Guillaume 1 1 le prétexte attendu, tant était
ferme notre volonté de paix; mais il est incontes-
table que, depuis la pompeuse
manifestation du 31 mars 1905,
le Maroc, dont la chancelleiie
impériale avait toujouisprttcndu
se désintéresser, servit de pré-
texte à nos voisins de lEst
pour nous faire perdre patience.
L'Orient « offrit à l'empire ger-
manique un moyen plus rapide
de jouer la grande partie dont
rêvait Guillaume II et qui devait
assurer, dans la paix, s'il était
possible, et dans la guerre, s'il
était plus commode, l'hégémo-
nie délinitive de la Mitteleu-
ropa ». Et le conférencier rap-
pelle les conditions de l'annexion
des provinces de Bosnie et d'Her-
zégovine, les procédés de l'Au-
triche pour étouffer les légitimes
aspirations des Serbes, la pres-
sion exercée sur la Russie pour
qu'elle pesât à son tour sur le
cabinet de Belgrade.
Le gouvernement russe s'étant
incliné et ayant conseillé à la
Serbie de faire de même, l'An-
gleterre et la France « ne purent
se montrer plus serbes que la
Serbie et plus russes que la Rus-
sie • ; mais, en amnistiant cette
violation du droit, l'Europe créa
un précédent déplorable, qui en-
couragea l'Autriche à récidiver:
elle avait cru éviter la guerre en capitulant ; elle
t s'était exposée elle-même, par sa faiblesse et ses
concessions, à de nouvelles menaces et à un péril
grandissant >.
La justesse de cette appréciation ressort avec évi-
dence de l'exposé fait, par l'ancien ministre des af-
LAROUSSE MENSUEL
faires étrangères, de l'évolution de la crise balkani-
que, jusqu'au jour où le drame de Seraievo vint
mettre le feu au monde. Cet historique précis, ap-
puyé sur une documentation de première main, fait
ressortir le caractère pacifique de la diplomatie de
M"« de Pomp-idour, pastel de Quentin de La Tour (musée du Louvre).
I l'Entente et ne laisse aucun doute sur le caractère
agressif de la diplomatie austro-germanique, secon-
dée par le Cobourg de Sofia. Le vote de la loi de
trois ans ne fut pas une provocation, mais un acte
de légitime défense, une indispensable précaution
» du lîarry, tableau de Decreuie (un
llci).
contre la menace allemande. Si les journées tragiques
du mois de juillet 1914 sont encore dans toutes les
mémoires, il est d'un intérêt captivant tl'entendre
l'homme d'Etat qui occupait alors la magistrature
suprême faire le récit des négociations auxquelles il
fut mêlé, des suprêmes efforts que notre gouverne-
ment, en plein accord avec la Russie et l'Angleterre,
tenta pour prévenir la catastrophe et dont les maitres
camoufleurs de la Sprce contesteraient (n vain la
sincérité.
L'Allemagne était devenue un danger non plus
seulement pour l'Europe, mais pour
l'univers tout entier. Sa politique mon-
diale entraîna la création d'une marine
marchande, puis celle d'une marine de
guerre pour protéger la navigation com-
merciale, et la prospérité économique
excita les convoitises d'un peuple qui,
de plus en plus à l'étroit cLez lui, consi-
déra comme un droit de s'installer chez
lesautre3. Tout avantage réalisé par une
puissance étrangère devait lui valoir une
compensation. Lourdement querelleur
et agressif, l'induslrialisme germanique
fraya la voie au militarisme. L'Allemagne
voulut des colonies, et elle s'établit en
Afrique, en Océanie, en Chine. Elle nous
disputa le Maroc et, exploitant notre
désir de paix, elle nouî arracha une par-
tie de nos possessions congolais es. Elle
rêva d'unir Hambourg à Bagdad par une
voie dont elle serait maîtresse. Elle s'im-
planta chez les Turcs. Uans le monde
entier pullulaient les Allemands de toute
classe et de toute profession, espions
ofticiels ou oîlicieux, qui attendaient
l'heure de la curée. La brutale mauvaise
foi d'un eimemi éternellement avide de
nouvelles proies entraîna enfin sa perte
en groupant tous les peuples libres au-
tour de la France, résolue à défendre
sa vie, ainsi que le rappelle l'éloquente
conclusion du conférencier :
L'union sacrée à laquelle j'avais fait appel
avait, en cHet, spontanément jailli de tous les
cœurs et, devant l'abominable agression dont
elle avait été l'objet, la France s'était immé-
diatement trouvée prête à tous les efforts, à
toutes les vertus et à tous les sacrifices. Elle
savait que, depuis de longues années, son gou-
vernement avait fait l'impossible pour conjurer
le cataclysme qui venait de fondre sur l'Eu-
rope. Elle avait conscience d'avoir elle-même
toujours contenu les sentiments de tristesse
et de regrets que lui avaient laissés la défaite
de 1870 et la perte de ses provinces. Elle se
sentait innocente du crime qui venait d'être
commiscontrel humanité. Elle pouvait partir,
le front haut, pour les champs de bataille où
allait se décider l'avenir du monde; en face
de l'impérialisme austro-allemand, elle deve-
nait, aux yeux des peuples, la représentation
vivante du droit et de la Iit}erté.
Les six conférences, réunies aujour-
d'hui en volume, sont à la fois un ta-
bleau de l'histoire diplomatique de l'Eu-
rope depuis le traité de Francfort et une
introduction à l'histoire de la Grande Guerre, dont elle
montre les causes immédiates. La documentation,
très abondante, a souvent la valeur d'un témoi-
gnage direct ; mise en œuvre avec loyauté, elle
forme la trame d'une narration dont la clarté résulte
• du développement limpide de la
pensée et que rendent persua-
sive la précision des détails au-
tant que la force de leur enchaî-
nement. C'est l'oeuvre d un poli-
tique et il'un a\ocat de la cause
française, mais aussi celle d'un
historien. — Masimc Petit.
Perle. (La culture des
PERLES AU JAPON.) — La vraie
perle (en latin pcrula, diminutif
de ^ir«s, poire) est une substance
globuleuse, d'un blanc nacré et
chatoyant, d'une grande dureté,
qui se lorme dans l'intérieur d'un
grand nombre de coquilles.
Autant qu'on croit le savoir,
elle est formée par une sécrétion
produite p.ir une blessure du
mollusque, blessure causée soit
par la piqûre ou la présence d un
ver minuscule ou ténia, soit par
un corps étranger qui s'est intro-
duit dans ses chairs, grain de
sable ou autre corpuscule.
Les plus estimées sont de forme
ronde, mais elles affectent quel-
quefois celle de poires; leur va-
leur est très variable, oscillant
de I à 200 suivant la régularité
de leurs formes, l'éclat de leur
teinte azurée ou orient. Elles
passent du blanc azur au blaoc
jaunâtre, au jaune d'or, au noir b'.euàtre.
Les plus belles viennent de la côte occiJentale
de Ceyian, du golfe Persique, près de l'île de Ber-
l.ein ; on les pêche également sur les côtes nord-ouset
d'Australie, à Java, Sumatra et dans toutes les iles i
coraux du Pacilique, notamment dans nos possessions
5i6
desPomotou et des îles Gambier, où se fait un com-
merce important de coquilles de nacre.
Le centre du commerce des perles est à Londres,
mais dans toutes les capitales elles donnent lieu à
des transactions très actives; à Paris, elles sont esti-
mées à plus de 300 millions par an, et la valeur des
perles possédées en France ne serait pas éloignée de
5 milliards ; aux Indes, dans les trésors de Rad-
jahs et des riches Indous, elles représentent des
valeurs énormes.
A cause de la rareté des beaux spécimens et la
stabilité de leur prix, de tout temps, ces joyaux ont
été considérés comme une réserve de prévoyance
pour les temps d'épreuves par les granJes familles
princières, aristocratiques on bourgeoises.
Beaucoup de familles russes, fuyant les bolchevistes,
ont dû à cette sage précaution de pouvoir vivre à
l'étranger, et il est avéré aujourd'hui que beaucoup
des Allemands enrichis par la guerre en ont acheté
des quantités considérables.
Quant aux prêteurs sur gages anglais, après esti-
mations par experts, ils ont avancé de grosses
sommes à leur clientèle riche, aristocratique ou
bourgeoise.
Il y a peu d'années, la valeur des perles s'estimait
au poids, à tant le grain (égal à o, 648 grammes) ;
petites, grandes ou moyennes étaient vendues prati-
quement au même prix.
Mais un ingénieux négociant en perles imagina un
mode d'évaluation qui permit d'élever sérieusement
le prix des plus grosses perles.
Il prit le poids d'une perle pesant par exemple
20 grains et l'éleva au carré en le miiltipliant par 20,
ce qui donna 400 grains. . : • ; ' I:
Ce résultat, à raison de i schelling par le nombre de
grains de la perle élevée au carré, fut désigné sous
le nom de « base du schelling ».
Et, comme 400 schellings valent 20 liv. st., le prix
d'une perle de 20 grains devint 20 livres.
D'autre part, le prix des perles, suivant leur forme
et leur couleur, varie de l à 200 fois leur poids con-
ventionnel.
Il s'ensuit que, multipliée par i , la perle de 20 grains
vaut 20 livres ; à 10 fois le poids, 20 multiplié
par 10 = 200 livres et à 200 fois le poids conven-
tionnel =4.000 liv. st.
C'est sur cette base qu'à l'heure actuelle sont tou-
jours vendues les perles et, s'il devient possible d'ar-
river par la culture à produire aussi bien une perle
de 20 grains qu'une de 5, on se rend compte de
l'émotion naturelle qui règne parmi les marchands
de perles, leurs acheteurs et prêteurs sur gages.
Il existe trois catégories de perles : les artificielles,
qui se composent de nacre pilée et d'écaillés de pois-
sons, les perles naturelles et les perles cultivées.
Devant les sérieux bénéfices réalisés dans le com-
merce des perles, il était naturel de chercher à les
produire par des moyens autres que ceux de la na-
ture ; les tentatives furent nombreuses, mais sans
succès, jusqu'au jour où Mikimoto réussit ses cul-
tures de perles.
Les représentants de sa maison de Londres ont dé-
claré à la chambre de commerce que les premiers
essais avaient eu lieu en 187g sans aucune réussite
jusqu'en 1890, où des perles créées Par ses procédés
avaient été mises en vente à la troisième exposition
internationale de Tokio.
Ses établissements sont situés au nord de la baie
fermée d'Agu, à une vingtaine de kilomètres du
célèbre sanctuaire d'Ise, où se trouve l'île de Takotu,
centre des terrains de culture de Kokichi Mikimoto.
Avant la création de cette nouvelle industrie,
cette petite île était presque inhabitée; aujourd'hui,
elle présente l'aspect d'une colonie florissante, peuplée
de beaucoup de familles japonaises, qui participent
aux travaux.
D'autres centres ont été fondés récemment dans
les baies de Gokasho et Hasainade la province d'Ise,
la baie d'Omora, de Kinshu et l'île d'Okinawa, cou-
vrant un total de 4.000 hectares.
Les huîtres cultivées sur les bancs sont de l'espèce
margaritifera marlensis, ou vraies huîtres perlières,
qui abondent dans cette localité ; on en trouve,
d'ailleurs, sur toute l'étendue des côtes japonaises;
elles ressemblent beaucoup aux perles indiennes,
quoique moins grandes. Elles ont en général de
50 "/m, 8 à 63 "/m, 5 et sont moins dplicates que les
premières.
Leurs coquilles, très minces, sont bordées à l'inté-
rieur de nacre argentée ; la profondeur à laquelle on
les rencontre est environ de 15 mètres; les huîtres
sont en général attachées, par un lien qu'elles
sécrètent elles-mêmes, à des pierres, à des roches,
à des algues ; elles vivent en moyerme de douze à
treize ans.
Dans les mois de juillet et d'aoïjt, les plongeurs
employés aux parcs descendent des morceaux de
roches et des pierres sur les bancs où les larves sont
les plus abondantes. Peu de temps après, ces pierres
se recouvrent de naissains, et on les transporte alors
dans des eaux plus profondes, où elles séjournent
pendant trois hivers. A la fin de la troisième année,
elles sont recueillies par les plongeuses japonaises et
portées dans les laboratoires.
LAROUSSE MENSUEL
Une opération très délicate est alors pratiquée :
on insère dans le foie du bivalve un minuscule mor-
ceau sphérique de nacre, qui amène une irritation
des organes, et ce noyau se recouvre de couches suc-
cessives de nacre.
L'insertion difficile du corps étranger terminée,
l'huître est replacée sur son banc, où on la laisse
pendant quatre années.
A la fin de cette période, ce sont encore les petites
mousmés, vêtues d'un simple lambeau d'étoffe
rouge, qui vont les repêcher ; on les ouvre alors, et
on recueille les perles, s'il y en a.
Dans presque tous les villages côtiers du Japon,
on rencontre des femmes et des jeunes filles vêtues
d'un costume blanc spécial, qui exercent avec fierté
ce périlleux métier de mère en fille.
C'est à Toba que se trouvent les plus réputées de
ces sirènes, qui ont des bustes superbes et qui, si
elles étaient plus grandes, seraient des modèles de
beauté corporelle. Nues jusqu'à la ceinture, elles vont
à la pêche des huîtres, qu'elles placent dans un sac
suspendu à leur taille.
La culture des perles est sujette à beaucoup
d'aléas : les huîtres meurent poiur une foule de raisons,
comprenant parfois l'insertion du noyau de nacre ;
elles ont de nombreux ennemis, comme l'étoile de
mer, qui en est très friande, et l'octopus, qui apprécie
beaucoup leur chair délicate.
En dehors de l'incertitude de voir la perle se for-
mer, il se produit parfois dans la mer des invasions
d'animalcules rouges appelés akasiwo, des accumula-
tions de parasites microscopiques qui décolorent
l'eau, affectent les huîtres et rendent les perles sans
valeur.
Le poids des perles cultivées est le même que
celui des perles naturelles, leur densité et la forma-
tion des couches étant identique comme composi-
tion, sinon comme disposition des couches successi-
ves ; leur prix est environ le 1/5" des vraies perles.
L'apparition de ces substituts sur le marché de
Londres n'a pas eu lieu sans provoquer une très
vive émotion chez les négociants en perles, les joail-
liers, les prêteurs sur gages, les propriétaires de ces
joyaux précieux.
Les assureurs qui, pour quelques schellings(i fr. 25)
par an, assurent une valeur décent livres de perles,
ne font pas non plus sans être troublés, car ils pour-
raient avoir à payer des sommes parfois considérables
pour des joyaux dont la valeur diminuerait sérieuse-
ment, si les Japonais parvenaient à atteindre les
grosseurs des très belles perles; il en est de même des
préteurs sur gages.
A la date du 14 mai I92r, en présence de nom-
breux experts et dans le but de permettre de diffé-
rencier, si possible, les vraies perles des perles culti-
vées, le Dmly Mail a inauguré une série d'essais
dans le laboratoire le plus réputé de Londres pour
l'emploi des rayons X.
S. Jones et Kato représentant Mikimoto, l'inventeur
de la culture des perles, furent invités à présenter
un lot de leurs produits.
Trois lots de perles furent soumis aux rayons X :
des perles artificielles, des perles naturelles et des
perles cultivées.
Elles furent rangées séparément sur un plateau, et
le meilleur appareil des rayons X de l'Angleterre
dirigea sur elles ses rayons.
On obtint ainsi, à différents degrés d'intensité, 50
ou 60 épreuves négatives photographiques.
Les premières démontrèrent clairement que les
perles artificielles étaient opaques aux rayons X et
qu'il n'y avait aucun doute à avoir à leur égard ;
mais aucune différence ne fut relevée entre les épreu-
ves des perles naturelles et des perles cultivées ; les
essais suivants ont donné les mêmes résultats.
L'examen microscopique n'a également pas donné
d'indications positives ; il en a été de même au sujet
d'un mode de différenciation préconisé par un expert
américain, qui prétendait que, si on laissait tomber
une perle japonaise et une perle américaine, elles ne
rebondissaient pas de la même manière.
La chambre de commerce de Londres a émis à ce
sujet la déclaration suivante :
L'attention des sections commerciales de la cham-
bre de commerce de Londres a été attirée par certains
documents publiés et concernant les perles japonai-
ses et cultivées.
Etant donné que cette question touche à des inté-
rêts considérables en France et en Angleterre, la
section commerciale de la bijouterie et des pierres
précieuses émet à l'unanimité l'avis que ce serait
une fausse interprétation de la loi que de présenter
ces perles au public sans indication d'origine et que
les marchands qui contreviendraient à cette ordon-
nance seront poursuivis pour tromperie sur la mar-
chandise vendue. Il est aussi à noter que la chambre
syndicale des négociants en diamants, perles et
pierres précieuses de Paris, a inséré une notice dans le
« Moniteur officiel » , met tant le public en garde contre
la description de « belles perles japonaises » em-
ployée par certains marchands en vue de la vente
de cet article.
La notice ajoute que les perles cultivées sont de
fausses perles : les marchands les vendant comme
«• 773. Juillet lâZi:
« belles perles » seront sévèrement poursuivis pour
fraude.
L'avenir seul permettra de connaître si, dans un
temps donné, les perles cultivées pourront atteindre
la taille de ces belles perles naturelles et leur faire
concurrence, ce qui n'existe pas actuellement. On
conçoit facilement que tous les gens qui touchent de
près ou de loin au commerce de ces joyaux ou qui
en possèdent suivent attentivement et de près la
question.
Les coquilles perlières sont en général, quand elles
sont très anciennes, enveloppées d'une épaisse couche
calcaire. En revenant d'un voyage d'exploration en
Nouvelle-Guinée et dans les Moluques, l'aviso le
Cœtlogon, commandé par le lieutenant de vaisseau
de Kerambosquer, devenu depuis contre-amiral,
relâcha, à l'île de Timon, au port hollandais de
Koupang.
Le résident, qui aimait la France, offrit au com-
mandant, avec lequel il eut les relations les plus cor-
diales, une coquille de nacre, enveloppée d'une
énorme couche calcaire.
Arrivé en France, le commandant de Kerambos-
quer en fit don à la basilique du Sacré-Coéiîr de
Montmartre (Paris). La coquille, débarrassée de la
couche calcaire, diminua considérablement de vcJume
et servit à faire deux bénitiers. — C"A.Poidi.ouë.
Pétain (Henri-Philippe), maréchal français, né
à Cauchy-I a-Tour (Pas-de-Calais) le 24 avril 1856.
Entré à l'école militaire de Saint-Cyr en 1876, il en
sortit en 1878 sous-lieutenant d'infanterie. Après son
passage à l'école de guerre, il fut versé auxchasseurs
alpins comme lieutenant, obtint ses galons de capi-
taine dans la même arme avant d'être affecté, à Mar-
seille, à l'état-major du XV corps, puis au gouver-
nement militaire de Paris.
Promu chef de bataillon, il est envoyé comme
instructeur à l'école normale de tir du camp de
Châlons (1902). C'est là que, pour la première fois,
il se révèle à l'attention du monde militaire en pré-
tendant bouleverser, suivant des principes dont, alors,
l'énoncé fit scandale, mais dont la guerre vérifia la
justesse, les théories relatives au tir de l'infanterie.
Il s'affirma dès lors un réaliste, préoccupé d'orienter
la préparation à la guerre vers la solution des pro-
blèmes qui, au cours de la bataille, doivent réelle-
ment se poser.
Bien que ses thèses n'aient pas rencontré alors
l'universelle approbation, sa réputation de tacticien
s'établit assez solidement pour qu'il fût nommé ( rgoô)
assistant instructeur à l'école de guerre. Celle-ci
vient d'être rénovée sous la direction du général
Foch. Le commandant Pétain est l'un de ceux qui
ont le plus largement contribué à faire pénétrer dans
les états-majors l'esprit nouveau. « Son enseigne-
ment a fait époque...; tous les officiers élèves qui ont
entendu les enseignements d'un tel maître en ont
gardé une empreinte ineffaçable et y ont puisé les
notions d'une doctrine de combat si vraie que la
guerre actuelle, qui a démoli tant d'autres théories,
n'a fait qu'en confirmer les principes. »
Cependant, et malgré la réputation de stratège
qu'il s'était acquise, Pétain ne parvint au grade de
colonel qu'en I9r2, date où il fut placé à la tête du
33= d'infanterie, à Arras. La lenteur de cet avance-
ment, qui offre un tel contraste avec la rapidité de
son élévation, au cours de la guerre, au poste suprê-
me, semble due aux animosités assez vives que sou-
levèrent contre lui un caractère entier, inflexible, en-
nemi de toute compromission, de toute concession à
l'esprit de camaraderie ou aux dogmes établis, une
pensée forte, sûre d'elle-même, mais intransigeante
et s'exprimant volontiers de manière hautaine et
tranchante.
Comme chef de corps, le colonel Pétain, redouté
pour sa sévérité, mais profondément estimé pour sa
droiture, son esprit de justice et sa profonde science
militaire, exerça sur ses officiers un très puissant
ascendant.
Dès son arrivée à Arras, il n'eut qu'une pensée :
la guerre passible et déjà à ce moment menaçante ;
et il s'appliqua, a-t-il dit lui-même, à forger avec
son régiment' un instrument de guerre. Toutes ses
pensées tendues vers la bataille, il y prépara ses
hommes par un entraînement constant destiné à
développer en eux « non des qualités de caserne,
mais les vertus guerrières : patience, ténacité, esprit
de sacrifice ; ses officiers par des manœuvres où il
paye de sa personne (professant que le chef d'infan-
terie doit être le propre éclaireur de sa troupe) et par
des critiques lumineuses où, avec une netteté saisis-
sante, il met ses auditeurs en présence des réali-
tés du combat ; lui-même par la lecture des plus pro-
fondes études stratégiques, la méditation sur plus
de cinq cents thèmes répondant à toutes les situa-
tions générales », l'évocation df s réalités du combat,
l'entraînement physique et surtout la discipline de
la volonté.
Imbu, dit un de ses officiers, d'une admiration
profonde pour le Bushido, le code des anciens samou-
raïs japonais, 0 sorte d'Évangile des préceptes du
devoir, du dévouement à la patrie et des lois de
l'honneur militaire >, s'efforçant à réfréner les élans
«• 173. Juillet 1921.
de sa nature ardente, passionnée, fougueuse même,
• à la dompter par un effort conçtant pour atteindre
à la maîtrise de soi absolue », il acquiert « une impas-
sibilité tranquille, sûre d'elle-même », qui en impose
irrésistiblement à son entourage. Pour ses officiers,
qui voient en lui un stratège et un chef dans toute
l'acception du terme, il doit être l'une des plus pré-
cieuses ressources de la France en cas de guerre.
Cependant, à la différence d'autres grands chefs, sa
notoriété n'a pas, en 1914, dépassé un cercle fort res-
treint. Le grade assez modeste de Pétain, simple bri-
gadier intérimaire au début de la guerre, ne le dési-
gnait pas pour jouer tout de suite un rôle de tout pre-
mier plan. Mais ses grandes qualités de conducteur
d'honmies, qu'il put révéler avant sa science de stra-
tège, le mirent assez rapidement en lumière.
La 4' brigade, qu'il commande, fait partie du
i" corps d'armée, qui participe avec la 5" armée
(Lanrezac) à la bataille de Dinant-sur-Meuse. Après
une brillante attaque, il conduit dans la ville ses
deux régiments (15 août 1914).
Pendant la retraite qui suit nos éphémères succès
en Belgique, il remporte sur les troupes allemandes
quelques-uns de ces succès qui permettent à nos
troupes d'éviter la débâcle (Sains-Richaumont , 3oaoût)
et passe, au cours même de cette retraite, au com-
mandement d'une division qui, fortement ébranlée
par les succès foudroyants de l'adversaire, semble
prête à se disloquer. La froide sévérité du nouveau
chef, qu'un de ses officiers se souvient d'avoir vu alors
« se tenant en persorme à l'entrée d'un pont sur la
Marne, le visage impassible... véritable statue du
devoir », faire défiler devant lui, un à un, tous ses
soldats, son mépris absolu du danger lui permirent
de prendre sur ses troupes un grand ascendant et de
les retremper pour la contre-offensive. Au cours de
la bataille de la Marne, en effet, la 6« division qu'il
commandait et qui fait partie de la 9* armée s'avance
d'un seul bond jusqu'à Berry-au-Bac. A des troupes
complètement démoralisées il avait su insuffler sa
propre ardeur au combat. Le 27 septembre, sa « cita-
tion à l'ordre du jour de l'armée consacrait sa téna-
cité, son calme au feu, sa prévoyance », qualités
maîtresses en effet du nouveau général, et qu'il allait
déployer bientôt sur de plus vastes théâtres.
Bientôt après, il passe au commandement du
33' corps d'armée qui couvre Arras. Au cours des
engagements quotidiens que, pendant l'hiver de
1914-1915, les Allemands et les Français se livrent
pour améliorer leurs positions, très enchevêtrées, le
général Pétain révèle, suivant les termes de la
citation nouvelle qui lui est décernée le 8 août 1915,
les « plus solides qualités d'organisateur et de chef »,
prend l'ascendant moral sur son adversaire, et le
maintient « par une série de coups de main, habile-
ment préparés, énergiquement conduits, judicieuse-
ment exploités ».
Cependant, le général Joffre prépare plusieurs
offensives destinées à fixer l'ennemi et à l'empêcher
de porter toutes ses forces sur un point de notre
front. Le 33" corps d'armée est chargé de la conduite
des opérations autour de Carency et d'Ablain-Saint-
Nazaire, qui font partie de l'offensive dite « d'Artois » .
Appliquant là quelques-uns des axiomes qu'il avait
formulés à l'école de guerre au sujet de l'attaque de
villages fortifiés, ayant minutieusement préparé l'ac-
tion, puis exploitant les premiers succès avec la
plus grande vigueur et une rapidité foudroyante, il
remporta l'une des victoires les plus éclatantes de la
guerre. Après avoir, par un mouvement stratégique
d'une remarquable ordonnance, débordé, encerclé et
finalement fait tomber Carency et Ablain-Saint-
Nazaire (9-12 mai), il réussit en quelques heures à
réaliser, mais sur un front trop faible et trop rapi-
dement pour que, même si la situation sur l'ensem-
ble du front et les effectifs l'avaient permis, on pût
en tirer parti, la percée des lignes allemandes. « Pour
apprécier l'importance d'une telle victoire, il faut,
dit un écrivain militaire, se rappeler qu'elle succé-
dait à cette longue bataille du premier hiver, livrée
en Champagne, où quarante jours d'efforts spasmo-
diques, d'attaques partielles, de sacrifices héroïques
et sanglants n'avaient abouti qu'à égratigner, pas
même à bosseler la cuirasse de la fortification alle-
mande, n Or, de l'avis de spécialistes éminents, on
peut donc considérer l'opération de grand style
menée alors par le général Pétain comme le prélude
de l'offensive de la Somme. « ...Le dogme de l'invio-
labilité du front ennemi était détruit pour la pre-
mière fois ». Et le général Pétain avait révélé alors
une méthode nouvelle et dont toute la suite de
la guerre, jusqu'à la débâcle allemande, allait
montrer de part et d'autre mainte application :
une étude complète, précise, minutieuse, du rôle
assigné à chaque arme, à chaque unité ; 0 une pré-
paration d'artillerie foudroyante et complète » ; une
attaque poussée très rapidement à fond et de ma-
nière que l'on puisse bénéficier de l'effet de sur-
prise, rapidement périmé.
Quelques mois plus tard, le général Pétain, com-
mandant d'armée, prend part à la grande offensive
de Champagne, qui fit concevoir de vastes espoirs.
On espérait, sinon les chefs, du moins l'opinion
publique, percer le front allemand. Ces espoirs furent
LAROUSSE MENSUEL
démentis, et Pétain fut l'un des premiers à s'aperce-
voir de l'impossibilité de poursuivre les premiers
progrès. Aussi fut-ce son groupement qui subit le
minimum de pertes. Il crut, d'ailleurs, s'apercevoir
que la bataille avait été engagée dans des conditions
défavorables, et la relation qu'il en adressa au quar-
tier général en fut une assez vive critique. Elle lui
valut une demi-disgrâce : le général Pétain n'avait
plus, à la fin de 1915 et au début de 1916, de com-
mandement actif.
Jusqu'au début de 1916, le général Pétain, malgré
le prestige très grand dont il jouissait auprès de ses
officiers, la confiance qu'il inspirait à ses soldats,
était peu connu encore du grand public, auquel on
avait coutume jusqu'alors de cacher le nom des gé-
néraux qui menaient en sous-ordre les opérations.
En février 1916, la France apprit presque en même
temps et le terrible danger que pour la seconde fois
.Multolial l'ctaiu. ,1'liol. Meli;)-.,
elle courait et l'existence du grand chef qui allait
définitivement le conjurer.
Le 21 février 1916, les Allemands commencent
sur tout le front de Verdun, de Malancourt aux
Eparges, un terrible bombardement et, pendant les
cinq jours qui suivent, les troupes françaises, malgré
leur résistance héroïque, ne peuvent arrêter l'avance
de l'ennemi qui, le 25, fait tomber l'une des pierres
angulaires de la défense, le fort de Douaumont. Ce
jour même, le général Joffre mande à Chantilly le
général Pétain, qui dirigeait à l'arrière l'instruction
des divisions mises successivement au repos et lui
confie le commandement de l'armée nouvellement
formée sur la rive gauche de la Meuse pour dégager
Verdun. Après avoir conféré, dans la nuit du 25 au
26, avec le général de Castelnau, arrivé à Verdun
dès le 25, le général Pétain organise la défense. A
partir de cette date, et pour plusieurs mois, c'est en
lui comme en Joffre sur la Marne et en Foch sur
l'Yser, que semblent s'incarner la résistance fran-
çaise et l'âme même de la patrie. Et l'on a tendance
à considérer qu'au cours de la bataille de Verdun,
le général Pétain, « chef d'une volonté inflexible,
d'une force d'âme supérieure, d'une énergie indomp-
table», a tout fait et, tout seul, pris toutes les initia-
tives, endossé toutes les responsabilités. Il importe,
sans être dupe de la légende, de bien dégager le
rôle personnel du général l'étain, déjà suffisamment
grand et glorieux.
Le nouveau commandant du secteur de Verdun se
trouve en présence d'une situation que l'avance
méthodique des Allemands semble gravement com-
promettre et.d'autre part, d instructions formellesdu
généralissime : « résister sur la rive droite de la
Meuse, au nord de Verdun » . En tenant compte, avec
son sens si aigu des réalités, de la situation qu'il voit
telle qu'elle est et en utilisant pour ce faire toutes les
ressources de son génie patient, énergique, tenace,
toute sa science stratégique profonde, sa connais-
sance parfaite du soldat français, le général Pétain
va s'efforcer d'appliquer les instructions du généralis-
sime. Dès le 26, Pétain organise le front « pour la
défense accompagnée de vigoureuses contre-attaques •
et le divise « en secteurs entre lesquels se répartit
l'artillerie lourde qui arrive; pour l'approvisionne-
ment, les études antérieures encore un peu théoriques
sont réalisées ; la route entre Bar-le-Duc et Verdun
est réparée et doublée par des pistes latérales •.
On reconnaît là la méthmle du général Pétain, pour
qui, dans la défense comme dans l'attaque, une
préparation minutieuse reste l'essentiel. Dès le
27 février et sur des instructions très précises du
généralissime, renouvelées le i" mars, le général
Pétain passe à la contre-attaque. Celle-ci retarde
l'avance allemande qui se poursuit néanmoins jus-
qu'au II mars, moment où, à la suite de l'évacuation
du fort de Vaux, un instant occupé par les Alle-
mands, le généralissime peut annoncer dans son
ordre du jour aux soldats de Verdun un premier
arrêt de l'offensive allemande. C'est une première
victoire de Pétain. Pourtant, la bataille continue ; à
la fin de mars et au début d'avril, les Allemands
livrent des assauts furieux ; le général Pétain les
arrête et peut adresser à ses soldats, le 9 avril,
l'ordre du jour célèbre;» les assauts furieux du
kronprinz ont été partout brisés. — Courage ! on
les aura ! » Se rendant compte de l'immense impor-
tance du facteur moral, Pétain insuffle à ses soldats
sa ténacité, sa foi. Il s'en faut, cependant, que la
bataille soit terminée ; Pétain, à qui sa victoire du
9 avril a valu la promotion au grade de grand offi-
cier de la Légion d'honneur et une citation où sont
célébrés son calme et sa ténacité, doit, en étroite
collaboration avec le généralissime, continuer pied à
pied la lutte. Il la dirige, d'ailleurs, de plus haut,
ayant passé le commandement de sa glorieuse
II' armée au général Nivelle, pour être placé lui-
même à la tête du groupe d'armées du centre.
Il ne peut empêcher, il est vrai, les troupes impé-
riales de faire de nouveaux progrès (prise de Damioup
et du fort de Vaux, progression sur la rive droite de
la Meuse) [2-7 juin]. Le 20 juin, les Allemands
montent une nouvelle attaque, « la plus importante
et la plus massive que Verdun ait jamais supportée ».
Lorsque, le 23 juin, le général Pétain est avisé par
le général Nivelle, commandant de l'armée de Ver-
dun, que les troupes du kronprinz ont atteint Belle-
ville et menacent de submerger la côte du Poivre, il
décide, tout en continuant pied à pied la lutte, d'en-
visager le repli sur la rive droite de la Meuse. Maisil
n'a pas à exécuter cette manœuvre, le général Joffre,
avec sa ténacité coutumière, décidant de tenir sur la
rive droite et engageant à ce moment même la ba-
taille de la Somme, d'où sortira le salut de Verdun.
L'offensive franco-anglaise sur la Somme permit,
en effet, aux armées françaises de Verdun d'enrayer
définitivement les nouvelles attaques allemandes,
puis de reprendre une nouvelle offensive qui aboutit
à la reprise de Vaux et de Douaumont. Ces victoires,
le commandant du groupe des armées du centre n'y a
qu'indirectement participé. Maisc'est le génie organisa-
teur qu'il sut déployer aux heures les plus critiques, sa
ténacité, la confiance qu'il a su inspirer aux soldats
et les premières victoires remportées en mars et avril
sur les troupes du kronprinz qui ont conditionné les
succès décisifs des derniers mois de 1916. Sans qu'il
faille lui attribuer, à lui seul, la délivrance de Verdun,
car il est juste de faire leur part à la volonté direc-
trice du généralissime et aux initiatives de Nivelle et
de Mangin, on doit, du moins, lui reconnaître le rôle
essentiel dans la plus terrible crise qu'ait traversée la
France depuis Charleroi.
A la fin de 1916, sa popularité est immense, son
autorité sur ses armées considérable, son prestige
auprès des civils incontesté. Cependant, Pétain, que,
dès lafin de 1915, certains hommes politiques auraient
voulu faire major-général et dont, en novembre-
décembre 1916, le nom fut prononcé à plusieurs re-
prises lorsqu'il fut question de remplacer le général
Joffre à la tête des armées du Nord et du Nord-Est,
se vit alors préférer le général Nivelle. Pétain fut en
ces deux circonstances desservi par la fermeté, la
hauteur de son caractère, son t indépendance farou-
che », son éloignement des coteries politiques, son
aversion pour toute complaisance, toutes qualités
très belles, mais abruptes, et que ses ennemis person-
nels transformèrent aisément en défauts. D'ailleurs,
ses divergences de vues avec le Grand Quartier Gé-
néral étaient notoires. Adversaire résolu des olïcn-
sives partielles — ' il l'avait montré à la fin de igi.s —
il était d'avis de se tenir strictement sur la défensive,
en attendant le moment où l'état de nos effectifs
et la puissance de notrearmement autoriseraient une
5i8
offensive générale. II était à craindre qu'entre le gé-
néral Joflre, qui devait rester le clief suprême et le
commandant des armées du Nord et du Nord-Est
une entente ne pût être réalisée.
Tandis que , le 13 décembre 1916, le général Nivelle
prenait 1'^ commandement des années du Nord et du
Nord-Est, le général Pétain resta donc à la tête des
groupes d'armées du centre.
Au début de igi7, son rôle est peu actif. Le nou-
veau généralissime prépare une oiicnsive où presque
toutes les armées du Nord doivent coopérer avec les
troupes britanniques.
Toujours fidèle à ses idées et jugeant que le mo-
ment n'était pas venu encore de tenter l'offensive gé-
nérale, Pétain se montra un adversaire déterminé Ju
plan élaboré par le général Nivelle. Les appréhensions
dont il fit part à Painlevé, alors ministre de la
guerre (mars 1917), au sujet de cette offensive, les cri-
tiques très vives et très serrées auxquelles, au cours
du conseil de guérie du 6 avril i()i7,ilsoumitIeplandu
général Nivelle, semblent avoir conlTibué pour une
très large part à faire perdre au ministre de la guerre
et au gouvernement toute confiance ilans le succès
de l'offensive et n'avoir pas été étrangères à l'arrêt
de cette offensive, brusquement ordonné le 19 avril.
LAROUSSE MENSUEL
actions avaient été engagéesavec desmoyens matériels
formidables, dont la puissance excluait toute possibi-
lité d'échec. Ce n'étaient, cependant, que des succès
locaux ; mais, en dehors de l'amélioration des positions
françaises, » ils avaient pour avantage de relever le
moral à l'intérieur et de donner aux armées françaises
confiance dans leur nouveau chef ».
Un peu auparavant (juillet 1917), le ministre de la
guerre avait défini dsvant la Chambre la doctrine
et la méthode de guerre du gcnéral Pétain, doctrine
« rationnelle », positive, qui calcule les forces en
présence, les moyens d'exécution, leur portée, qui
ne demande pas l'impossible aux poitrines humaines,
mais tire de la machine de guerre sous toutes ses
formes tout ce qu'elle peut fournir. « Cette doctrine,
ajoutait Painlevé, nous permettra de rester fort;
jusqu'aux suprêmes batailles ; c'est par elle que nous
pourrons appor er, aux heures dernières, à nos alliés,
en même temps qu'une armée nombreuse etatlinira-
blement entraînée, tout un puissant outillage de
guerre et d'artillerie lourde, qui sera un élément es-
sentiel de la commune victoire ». Duier, en ménageant
ses forces jusqu'aux heures suprêmes, telle est, en
effet, la doctrine de guerre de Pétain. Il s'y tient
strictement, après le succès des opérationsde Verdun
Tombeau de Napoléon 1"' aux Invalides, œuvre de l'arehiteete Visconti. (Les statues de Victoires entourant le sarcophage sont
dues au sculpteur Pradier.)
Peu après, le général Pétain était adjoint au géné-
ral Nivelle comme chef d'état-major de l'armée et
élevé au poste de conseiller technique militaire du
Comité de guerre; le 15 mai, il était nommé com-
mandant des armées du Nord et du Nord-Est.
Ses idées sont restées alors celles qu'il professait
en 1915 et qu'il avait exprimées à maintes reprises
aux tlivers ministres de la guerre et au Comité de
guerre, au cours du commandement de son prédé-
cesseur : se tenir à une stricte défensive, développer
la puissance des moyens matériels dans des propor-
tions considérables et attendre le renforcement des
effectifs allits (qu'il juge encore insuffisants) pour
pouvoir faire sur tout le front une attaque générale,
la seule qui ait chance de succès.
Les premières semaines de son commandement
doivent être, d'ailleurs, consacréesà rétablir la disci-
pline dans l'armée, dont l'échec de la récente offensive
et la propagande défaitiste ont fortement altéré le
moral. Ayant signalé au gouvernement le danger
que font courir à la solidité de l'armée l'ivresse, les
grèves et la diliusion des doctrine; bolcl.evistes, il
demande, et obtient, de sévères mesures de répression.
Bien que l'état de l'armée, qu'il fallut quelques
mois pour remettre en main, et ses propres con-
ceptions stratégiques l'aient maintenu d'abord sur
une stricte défensive (qui ne put d'abord empêcher
les Allemands de s'emparer d'une partiedu Chemin des
Dames), il saisit bien tôt l'occasion d'améliorer les posi-
tions françaises. Du2i aofitau 8 septembie, il fait re-
prendre par l'armée Guillaumat les positions au nord
de VerJun; du 23 octobre au 2 novembre, il lance
l'armée Maistresurl'Aile et sur l'Ailette : cette armée
remporte le grand succès de la iMalmaison, qui oblige
les Allemands à évacuer le Chemin des Dames.
Suivant la doctrine de guerre du généralissime, ces
et de la Malmaison au cours de l'hiver 1917-1918 et
malgré les suggestions émises par le général Foch en
novembre 1917, ne juge pas possible d'étudier et de
préparer l'étude d'un plan olfensif pour le début de
1918. Malgré le ilessein du gouvernement anglais de
poursuivre, d'accord avec le généralissime Irançais,
l'offensive interrompue au printemps, les idées du gé-
néralissime triomphent, et l'on se contente d'attendre
l'offensive allemande.
Des stratèges compétents (parmi eux le général
Mangin : Commrnl finit la guerre) estiment que les
prévisions du général Pétain étaient trop pessimistes
et que l'étatdes effectifs alliéseût permisde devancer
l'ennemi et de lui enlever le bénéfice de l'offensive.
L'attitude du haut commandement français amena
alors le gouvernement britannique à rendre aux
armées de Douglas Haig, placées lors de l'offensive
de 1917 sous le commandement du généralissime
français, une liberté presque complète.
L'ofiensive allemande du 21 mars trouve le géné-
ralissime d.ms les mêmes dispositions qu'il avait
manifestées au cours de la crise de Verdun : énergique
et ayant foi en la France, mais prévoyant le pire.
Après avoir retardé l'avance allemande en portant
un corps d'armée vers Noyon-Chauny (21 mars),
puis élargi, d'accord avec Douglas Haig, son inter-
vention en confiant plusieurs corps d'armée français
et des divisions britanniques au général Humbcrt
(22 mars), puis en plaçant à gauche de l'armée Hum-
bert l'armée Debeney,enlin, en confiant le commande-
ment du nouveau groupe d armées au général Fayolle
(23 mars), il envisage, cependant, comme possible,
l'évacuation de Paris (23 mars). Car, malgré l'énergie
et le talent stratégique du généralissime français, la
situation créée par la brusque et sévère défaite des
armées britanniques est très grave. Un trou de
«• 773 Juillet 1921.
15 kilomètres est ouvert entre l'armée britan-
nique et l'armée française.
Le 24, il donne comme difection à ses chefs d'ar-
mée : « avant tout, maintenir solide l'armature des
armées françaises, ensui e, si possible, conserver la
liaison avec les forces britanniques. » Il se place,
d'ailleurs, devant toutes les hypothèses : rétablisse-
ment de la liaison franco-britannique que, le 24, il
donne au général Fayolle la mission de rétablir, ou
rupturcdéTuiitive du front , qui obligera à couvrir Paris.
Le 26 mars, Pétain a saisi le plan allemand dans son
ampleur et dans sa variété, compris qu'il vise à l.i fois
le rejet de l'armée britanniiue sur ses basrs navales
et à la percée sur Paris; il assigneau géntral layoUe
un double objectif : « fermer la route de Paris et
couvrir Amiens. » C'est dans de telles circonstances
que Pétain, semblant de toute son énergie lucide do-
miner la situation, fit vraiiiunt l'inipresiion d'un
grand chef. « Jamais, dit un de ses compagnons
d'armes, il n'avait paru plus tranquille... ; et lui, d'as-
pect si froid à l'ordinaire, il semblait de belle hu-
meur ». Encore une fois, il met dans le talent de ses
officiers, miis aussi dans le courage et l'esprit de sa-
crifice du soldat français, toutes ses espérances
et, le 25, il adresse à toute son armée un vibrant
ordre du jour, digne de ceux de Verdun : « L'ennemi
s'est rué dans un suprême efiort...; coûte que
coûte, il faut l'arrêter... Cramponnez-vous au ter-
rain!... C'est la bataille...; il s'agit du sort de la
France... » Ces phrases, comtes et nerveuses,
vont, comme deux ans plus tôt l'immortel « On
les aura! », relever, avec le moral des soldats,
celui de la France. Et c'est l'une des plus grandes
gloires ue Pétain que d'avoir su, au moment voulu,
trouver de telles paroles et inspirer confiance à l'ar-
mée, au pays.
Partout, les Allemands continuent leur avance et,
malgré les essais de coopération tentés entre Pétain
et Douglas Haig pour leur barrer la route d'Amiens,
l'unité decommandement n'est pasréalisée. La confé-
rence de Doullens, où Pétain siège à côté de Douglas
Haig et des représentants des gouvernements français
et anglais, fait du général loch le chef suprême et
lui subordonne les généralissimes français et anglais.
(Cf. Larousse Mensuel, Foch [26 mars].)
Dès lors, la direction suprême de la grande ba-
tadle passe aux mains de l'och, et Pétain n'est plus
que l'intelligent exécutant des vastes plans du com-
mandant en chef des armées alliées. (Cf. Foch.)
A plusieurs reprises, d'ailleurs, leurs conceptionsstra-
légiques s'opposent : lors delà deuxième attaque al-
lemande et de la prisedu Chemin des Dames (27 mai),
Pétain veut couvrir immédiatement Paris. F'och
s'oppose à ce que des armées Irançaises descendent
du nord avant qu'il ne soit sûr que Ludendorlï a
bien engagé sur l'Aisne toutes ses forces.
Lors de la troisième attaque que Pétain et Foch,
avertis, sont, cette fois, préparés à repousser, le
commandant en chef de? troupes françaises a, cepen-
dant, donné l'ordre au général Fayolle de suspendre
l'attaque sur la « poche de Château-Thierry» à cause
de l'attaque allemande qui venait de se produire sur
le front de la IV armée; le général Foch apprend
ce contre-ordre et le fait annuler. Le 15 juillet, il
prescrit l'arrêt de l'offensive de la X* armée; Foch
ordonne la continuation.
Le 24 juillet, au conseil de guerre tenu par le gé-
néral l'och, le général Pétain reçoit l'ordre d'offen-
sive générale (cf. Foch) et l'exécute avec sa vigueur
et sa décision habituelles. A lui qui dirigea alors
toutes les armées françaises presque autant qu'à
Foch, qui élabora le plan libérateur, est due la poussée
victorieuse sur les ."^rdennes, rArgonne,la Meuse, la
Belgique, qui amena les Allemands, le ii novembre,
à dematuler l'armistice.
Fait maréchal de France le 19 novembre 1918,
Pétain reste le commandant suprême de l'armée
française. — Léon Abensour.
Politique intérieure et extérieure
(Mai). — Ceux qui savent goûter le charme exquis
des excursions pédestres en montagne ont expéri-
menté combien les chemins qui, vus du pied des
monts, paraissent conduire directement aux sommets,
réservent aux voyageurs de surprises décevantes, de
ravins abrupts, d'escalades difficiles et inattendues.
Telleappaïaîtlaioutenui nous mène à la paix. La voie
semble toute droite jusqu'au pic, où elle rayonne
dans la lumière. Ce n'est là qu'une illusion. La route,
trompeuse, est coupée de fondrières à se rompre les
os et, au moment même où nous imaginons les obs-
tacles écartés, nous constatons quels détours dange-
reux nous devons suivre encore avant d'atteindre le
but. Le mois de mai nous l'avait appris une fois de
plus. Les laborieuses négociations de Londres, où
l'on put craindre, à certaines minutes, de voir
compromise irrémédiablement l'entente entre les
Alliés, étaient à peine terminées par un compromis
acceptable, que les affaires de Haute-Silésie sem-
blaient tout remettre en question et donnaient à
Lloyd George une occasion de manifester sans mé-
nagements ses préférences et sa politique. L'opinion
publique s'excitait sur cette question où sont enga-
gées à le fois l'existence de la Pologne, le respect de
N' 173. Juillet 1921.
notre parole, l'exécution du traité de Versailles et
notre propre sécurité. Il en résultait une tension
morale qui, sans aboutir à des actes formels, n'en
exerçait pas moins sur l'alliance franco-anglaise
une lente action corroslve, qui, si l'on n'y rren-^it
garde, tendrait à creuser un fossé entre nos alliés
tt nous, à obscurcir l'atmosphère déjà lourde dans
laquelle nous vivons depuis des mois, par suite à
élargir singulièrement le champ des résistances de
l'Allemagne. Le résultat le plus clair des discours
impulsifs et des discussions au vinaigre est de faire
perdre à la masfe de la nation le sang-froid qui ne
lui a jamais été plus nécessaire et d'encombrer les
questions d'incidents aussi graves que le fond même.
Si la France n'avait pas eu à ce moment, comme
elle l'a déjà eu en des occasions précédentes, par
exemple à l'époque de l'occupation de Francfort, un
gouvernement très maître de soi, rachant ce que
veut le pays, ferme et prompt dans ses propos, on
ne saurait nier que nous pouvions nous trouver
lancés dans les aventures les plus obscures. Cepen-
dant, pour qui pesait exactement les résultats, il
était acquis nue l'Allemagne avait compris la dé-
cision de la France
de ne rien céder de
son droit, qu'elle s'é-
tait inclinée et qu'elle
commençait à payer.
Dans la rude montée
vers la paix, on ava.t
atteint un de ces re-
bords de rocher
élroits, ma s solides,
qui surplombent
l'abîme, mais d où
l'on peut en sûreté
mesurer le ciiemin à
parcourir et choisir
la meilleure voie pour
aller jusqu'auxcimes.
La confén née de
Londres n'avait pas
débuté dans le calme.
Il avait été patent,
dès la première heure ,
qu'une d.fïérence es-
sentielle de point de
vue séparait Briand
et LloyJ George. Le
premier considérait
l'action immédiate
comme le moyen
d'aboutir, et il était
d'accor.1 tn et la avec
l'opinion française ;
le second, sous l'em-
pire d'interventions
diverses — sur le mo-
bile desquelles il n'est
pas a. se d'être fixé
mais qui, à coup sûr,
ne nous étaient pas
favorables — était
pour un nouvel aiermoiement, pour laisser à l'Al-
lemagne une dernière chance à courir. On put
craindreque l'en'ente fût impossible. Pourtant, après
de laborieux pourparlers, après conversations et
conférences, on parvint à se mettre d'accord sur la
procédure. Il imporie, en effet, de mariner que, sur
le fond, sur l'otligation pour l'Allemagne d'accepter
les décisions antérieures des Alliés et de se soumettre
aux précédents ultimatums, il n'y avait pas diver-
gence de vues. Mais, nous le répétons une fois de
plus,' les situations réciproques de la France et
de l'Angleterre dans les questions des réparations
et du désarmement étaient nettement opposées,
l'Angleterre n'ayant rien à perdre ni à craindre, la
France ayant tout à perdre et tout à craindre d'une
Allemagne qui refusait à la fois de payer et de dé-
sarmer. L* dissentiment portait sur la méthode à
suivre pour obtenir et le payement et le désarmement.
L'Angleterre n'avait pas de raisons d'être pressée ;
la France ne pouvait plus attendre. L'Angleterre,
très incertaine en fait sur sa politique à l'égard de
l'Allemagne, mais sûre qu'elle ne voula.t rien céder
qui eût donné à qui que ce fût une avance quelcon^ue,
s'accommodait de lenteurs et de remises, sous cou-
leur de faire reste de droit à l'Allemagne. La France,
dont la politique à l'égard de l'Allemagne ne com-
portait aucune équivoque, avait trop souffert et
souffrait trop encore pour accorder à son ancienne
ennemie, à moins de nécessité absolue et avanta-
geuse par quelque côté, des délais dont il avait déjà
été singulièrement abusé. Briand, très maître de soi,
jugea utile, plutôt que de tendre jusqu'à le briser
le lien qui nous unit à r.\ngUterre, de faire à Lloyd
George la concession d un dernier répit de faveur
qui serait accordé à l'Allemagne pour une ultime ré-
flexion. Mais, afin de marquer c.airement la volonté
irrévocable de la France d'agir par l'occupation de
la Ruhr, si r.^llemagne ne se soumettait pas, il
lançait, de Londres et sans attendre la lin de la
conférence, l'ordrede mobiliser la classe 19. L'accord
se fit, n jn sans peine, mais il se fit, et c'est à l'unani-
LAROUSSE MENSUEL
mité que furent arrêtés les termes de l'ultimatum
que Lloyd George, président de la Conférence,
notifia au gouvernement allemand. Dans cette âpre
discussion, nous avions eu à nos côtés la Belgique,
ferme et sûre dans son amitié. Il semblait bien que
l'Italie n'eût pas au même degré montré son souci
de nous soutenir.
Le débat, nous l'avons dit, avait surtout porté en
apparence eur des questions de procédure. Lloyd
George avait tenu à ce que la Commission des répa-
rations intervint d'abord, comme le prescrivait la
lettre du traité de Versailles et, à cet effet, ladite
Commission avait été convoquée à Londres pour
s'entendre avec le Conseil suprême. C'est dans cet
esprit que fut rédigée la Déclaration que signèrent
les Alliés le 5 mai et qui fut aussitôt notifiée à Ber-
lin. Cette Déclaration rappelait d'abord que, malgré
les concessions successives faites à l'Allemagne
depuis le traité de Versailles, malgré les décisions
arrêtées à Spa et à Paris et les sanctions notifiées à
Londres et appliquées depuis, le gouvernement
allemand avait manqué à remplir ses obligations en
ce qui concerne le désarmement, le payement de
Le centenaire de la mort de Napoléon 1er Entrée des maréchaux à la chapelle Sainl-Loiiis des Invalides fj mai 102ij. — Phot. Manuel.
12 milliards de marks or le i" mai 1921 et, malgré
les sommations de la Commission des réparations, le
jugement des coupables et diverses autres questions
importantes (notamment en ce qui concerne les im-
portations et la navigation). E.le notifiait ensuite la
décision des Allies : a) de procéder à toutes me-
sures préliminaires pour l'occupation de la Ruhr ; —
6) d'inviter, conformément à l'article 233 du traité
de Versailles, la Commission de ^ réparations à notifier
au gouvernement allemand les époques et modalités
de l'acquittement de l'intéfrité Je sa dette et d'an-
noncer sa décision sur ce point avant le 6 mai ; —
c) de sommer le gouvernement allemand de faire
connaître dans un délai de six jours sa résolution
d'obéir aux injonctions de la Comraiss on des répa-
rations, de réaliser les garanties exigées par ladite
Commission, d'exécuter sar.s réser\'e ni retard les
mesures relatives au désarmement militaire, naval
et aérien, de procéder au jugement des criminels de
guerre ; ^ d) de procéder, le 12 mai, à l'occupation
de la vallée de la Ruhr et à toutes autres mesures
militaires et navales, faute, par le gouvernement alle-
mand, d'avoir rempli les conilitions qui précè.lent,
ladite occupation devant durer aussi longtemps que
l'Allemagne n'aura pas exécuté les conditions énumé-
rées au paragraphe C.
Il ne peut être contesté, quoi qu'on en ait dit, que
les conditions imposées à l'Allemagne par la Décla-
ration du 3 mai donnaient satisfaction à la France
et que l'énergie de Briand avait triomphé des hésita-
tions et des résistances de Lloyd George. Des critiques
n'en furent pas moins ailressées à cet arrangement
par ceux qui auraient voulu qu'envers et contre lout
la Ruhr fût occupée immédiatement, sans aucun
délai et nonobstant tout risque de rupture de 1 En-
tente. Nous avons exposé, le mois dernier, ce qu'il
fal:ait,à notre sens, penser de cette opinion. Nous
n'avons rien à modifier à notre jugement. Risquer
l'alliance anglaise et l'Entente avec les nations qui
ont fait la guerre à nos côtés sur une question de
jours, nous exposer à nous retrouver seuls, à incli-
Der l'Angleterre vers l'Allemagne qui n'attendait que
cette heure, nous engager dans l'inconnu et l'isole-
ment à un moment où nous sentons l'impérieux
besoin de nous appuyersur quelqu'un, eût constitué
une faute lourde, dont les conséquences étaient
incalculables et qui eût fait peser sur celui qui
l'aurait commise une grave responsabilité. S'imagi-
ner que, sans des sacrifices qu'il s'agit de limiter,
mais que nous n'avons pas le moyen d'éviter, nou-
pourrons réaliser intégralement le traité de Ver-
sailles, implique une méconnaissance fâcheuse de la
situation politique de nos alliés et une opinion exa-
gérée de nos moyens d'action. On doit excuser bien
des erreurs commises dans le traité, parce qu'il était
impossible de n'en pas commettre et que toute la
question est de savoir si l'on aurait pu en commettre
moins. Mais il est grand temps d'ouvrir les yeux
sur les lacunes de cet instrument diplomatique, et
il vaut mieux s'efforcer de l'utilisr loyalement au
mieux que le considérer comme intangible et nanti
d'un pouvoir d'efficacité en quelque sorte automa-
tique. Il n'apparaît aucunement qu'il eût été loisible
à notre premier ministre d'obtenir plus qu'il n'a
obtenu, et tout
homme de bonne foi
reconnaîtra que per-
sonne autre n'aurait
été assez puissant
pour obtenir davan-
tage.
Mise en présence
d'un fait pricis et
d'une date, l'Alle-
magne hésita. Ede at-
tend lit certa nement
encore on ne sait quoi
du côté de? Etats-
Unis. Elle espérait
du côté de la Haute-
Silésie des complica-
tions sur l'imminence
desquelles elle était
certainement mieux
renseignée que nous.
Elle fut déçue du
côté américain. La
réponse du président
Harding fut négative
en ce qui concernait
une médiation, et elle
indiqua plutôt à l'Al-
lemagne la nécessité
de se soumettre. —
Du côté de la Haute-
Silésie, il ne semble
pas douteux que le
gouvernement du
Reich n'ait tout fait
ou laissé faire pour
provoquer des diffi-
cultés et un conflit.
On se rappelle com-
ment, en février der-
nier, sous l'inspiration de l'Angleterre, il fut décidé que
le plébiscite silésien aurait lieu en une seule fois; com-'
ment, en mars, ce plébiscite donna à l'.'Mlemagne
une majorité totale peu importante, mais une mino-
rité très nette dans les districts industriels et miniers
de l'Est, de telle sorte qu'on pouvait dès lors se
représenter la Haute-Silésie comme destinée à être
partasée en deux par une ligne qui laissait à la Po-
logne Guttentag,Gross-Stretzliz, Tarnovitz, Gleiwitz,
Beuthen, Konigshiitte et Kattowitz. Il va sans dire
que, dans ce pays où les vicissitudes de l'Iiistoire et
de la conquête ont forcément enchevêtré les natio-
nalités, il reste, et restera, des Polonais dans la partie
en majorité allemande, et des Allemands dans la
partie en majorité polonaise, ce qui démontre, en
passant, quelle part de théorie et d'irréalisable se
trouve dans la méthode plébiscitaire. Après le plé-
biscite, la commission interalliée de Haute-Silésie dut
vérifier les résultats du plébiscite et les contrôler ;
elle dut aussi chercher à se meitre d'accord sur leur
interprétation et sur la conclusion à en tirer, enfin
sur les propositions à faire au Conseil des ambassa-
deurs et au Conseil suprême. Or, le.î commissaires
étaient divisés. Le commissaire français, général Le
Rond, estimait que la Haute-Silésie devait être par-
tagée, comme nous venons de l'indiquer plus haut,
en tenant compte des majorités communales, ainsi
que l'inJique le traité de Versailles. Le commissaire
britannique, soutenu par le commissaire italien, se
basant sur le résultat global, faisant beaucoup plus
large la part de l'Allemagne, lui attribuait presque
tout le district minier et ne laissait guère à la Po-
logne que deux districts au sud de Kattowitz.
C'est, du moins, ce qui ressortait d'indiscrétions com-'
mises, qui ne venaient pas ilu côté français. Après
l'entrevue de Lympne et sur les instances de Lloyd
George, les commissaires furent 'nvités à presser
leur travail, ce qui était une erreur, une opération
aussi grave que l'attribution de \.\ Haute-Silésie de-
vant être basée sur des données certaines et etJectuée
seulement lorsque l'agitation causée par le plébiscite
520
se serait calmée. Les bruits répandus dans la popu-
lation au sujet des conclusions des représentants bri-
tannique et italien n'avaient pas manqué de surexci-
ter les esprits, dans les districts polonais miniers
et industriels. En outre, les Polonais ne pouvaient
ignorer les préparatifs que les Allemands faisaient
dans la partie ouest de la Haute-Silésie, les envois
de volontaires et de munitions, les concentrations de
rOrgesch et de la Reichswelir. Les réticences même
du D' Simons, questionné au Reichstag sur la Haute-
Silésie, confirmaient l'opinion que l'Allemagne me-
nait des tractations occultes à ce sujet. Enlin, le bruit
courut ouvertement — et il est probable qu'il avait un
fondement — que l'Allemagne avait promis d'accepter
les résolutions de la Conférence de Paris, si on lui
garantissait la Haute-Silésie, et que Lloyd George
était d'accord avec elle.
Cet ensemble de faits et l'agitation qu'ils provo-
quaient expliquent très suffisamment que la popula-
tion minière de la Haute-Silésie .orientale se soit
crue sacrifiée et que, décidée à ne pas rester alle-
pl.ice di's t'ymiiinlos, ;i l'aris ;« iii:ti i'Jiil,. — l'iii
mande, elle ait eu recours à la grève et à l'insurrec-
tion. Le patriote polonais Koifanty, qui a été, depuis
le début de l'aiiaire silésieime, le chef de l'organisa-
tion polonaise, n'avait qu'à laisser faire. C'est ainsi
que des troubles graves éclatèrent en Haute-Silésie,
que des conflits sanglants se produisirent, que des
Italiens furent tués et blessés et qu'on se trouva en
prc'sence de cette situation paradoxale de troupes
françaises soutenant de véritables combats contre les
Polonais. L'Allemagne crut le moment venu de
frapper un grand coup et de s'approprier la Haute-
Silésie. Elle massa des troupes de la Keichswehr sur
la frontière du territoire plébiscitaire. Loin d'empê-
cher les volontaires de se concentrer, elle laissa
passer les trains venus de Bavière. Sous l'empire
d'une propagande germanique parfaitement organi-
sée et comme si renaissait tout à coup le vieil esprit
des bandes mercenaires de la guerre de Trente ans,
on vit se former une armée indépendante, que la
Reichswehr allait appuyer. Du côté allemand comme
du côté polonais, on tentait de placer l'Europe de-
vant un fait accompli. Mais, alors que la Pologne,
retenue par la France, fermait sa frontière ets'eflor-
çait de calmer les esprits, l'Allemagne préparait la
conquête de la Haute-Silésie et s'apprêtait à inter-
préter à son profit par la force les résultats du plé-
biscite. Cette opération militaire s'organisait sous les
yeux du gouvernement allemand, en fait, en dehors
de lui, ou plutôt en marge du Reich. On y sentait
linspiration impérialiste, pangermaniste, bavaroise,
LAROUSSE MENSUEL
et surtout celle de la Schwerindustrie, bien décidée
à ne pas se laisser priver du charbon silésien et du
centre industriel où doit se préparer la revanche. La
démission du cabinet Kehrenbach, à la suite de la
désillusion américaine, ne changeait rien aux choses
de Silésie, qui continuaient à se dérouler avec la
même sûreté, et la crise ministérielle qui suivit, dans
le moment le plus critique que l'Allemagne ait tra-
versé depuis 1918, n'arrêtait aucunement les dispo-
sitions militaires allemandes ; preuve évidente ou de
la complicité ou de l'impuissance du Reich, ou de
l'une et de l'autre, et symptôme significatif de la puis-
sance du groupement industriel à la tête duquel se
trouve Stinnes.
La suite des événements a prouvé que l'Allemagne
n'avait pas tout à fait tort d'espérer que la question
silésienne lui procurerait un appui imprévu. Mais,
en attendant, le Reich n'avait plus de gouverne-
ment; Streseman, puis l'ambassadeur allemand en
France, D' Mayer, pressentis, n'avaient pu former un
ministère, et le temps passait. L'échéance du 12 mai
approchait, les
troupes françaises
étaient à pied-d'œu-
vre, prêtes à entrer
dans le bassin de la
Ruhr ; l'opinion al-
lemande était divi-
sée. C'est dans ces
circonstances tragi-
ques que, le 10 mai,
VVirth accepta le
poste de chancelier
et proposa au
Reichstag de se
soumettre aux dé-
cisions de Londres.
Après une longue
et solennelle dis-
cussion , l'Assem-
blée allemande se
rallia à la propo-
sition du nouveau
chancelier par
221 voix contre 1 75 .
Ce vote fut immé-
diatement notifié
aux représentants
des puissances al-
liées. Dans la Note
par laquelle le
gouvernement al-
lemand faisait con-
naître sa soumis-
sion, il s'engageait
à remplir, sans con-
iliti'jns ni réserves,
les obligations
fixées par la Com-
mission des répa-
rations; à accepter
et à réaliser, sans
conditions ni réser-
ves, les garanties
prises par la même
Commission; àexé-
cuier, sans réserve
ni retard, les me-
sures en vue du
désarmement sur
terre, sur mer et
dans les airs ; à
procéder, sans ré-
serves ni retard, au
jugement des criminels de guerre et à exécuter les
stipulations du traité mentionnées dans la Note des
Alliés. On avait donc le ilroit de considérer la soumis-
sion de l'Allemasne comme totale et, au surplus, ni à
ce moment, ni dans les semaines qui suivirent, on
n'eut à enregistrer aucun fait de nature à permettre
d'incriminer la bonne toi du chancelier Wirth.
On pouvait donc espérer qu'on entrait enfin dans
la période du règlement des difficultés soulevées, en
matière de réparations et de désarmement, par le
gouvernement du Reich, et que, par voie de consé-
quence, on allait pouvoir régler en toute justice la
question silésienne, lorsqu'un de ces éclats dont est
coutumier le Premier anglais vint en rendre la solu-
tion plus difficile que jamais. Lloyd George n'aime
ni la Pologne ni les Polonais. Il est notoire qu'à la
Conférence de la paix, alors que la France voulait
attribuer sans discussion la Haute-Silésie à la Polo-
gne, c'est lui qui exigea l'intervention d'un plébis-
cite, source des ilifficultés présentes, pierre d'achop-
pement pour la paix actuelle et future. Dans l'affaire
des troubles, il n'eut pas de peine à adopter la thèse
allemande et à faire porter aux Polonais toute la
responsabilité des événements qui se déroulaient
alors. Cet état d'esprit se traduisit brusquement, le
13 mai, par un discours aux Communes, véritable
réquisitoire contre les Polonais, menaçant pour eux,
déplaisant pour la France, encourageant pour l'Alle-
magne, qui était en fait invitée à enirer dans le terri-
toire plébiscitaire pour y rétablir l'ordre. Cette inter-
IV 173. Juillet 1B21.
vention bruyante, à tout le moins inutile, fut un sou;
lagement pour l'Allemagne et, peut-être, la suite dé
promesses ou de paroles sur lesquelles l'Allemagne
avait fait fond. Elle fut, en France, considérée comme
un chapitre additionnel à l'histoire des impulsions
de Lloyd George et très mal accueillie par la presse
et l'opinion publique. On y eut une preuve nouvelle
de l'incertitude de l'alliance anglaise et la marque de
la volonté du gouvernement anglais de régler au
gré des intérêts anglais des questions où la sécurité
même de la France est profondément engagée.
Dans cette conjoncture difficile, où la moindre faute
pouvait avoir les plus lourdes conséquences, Briand
n'en commit point. Courtois et ferme avec Lloyd
George, dont il connaît et les tendances et les embar-
ras, et qu'il sait notre ami capricieux, mais solide, il
fut catégorique avec l'Allemagne. Il lui interdit d'in-
tervenir en Haute-Silésie; il lui signifia que toute
violation de cette défense entraînerait des suites gra-
ves et serait considérée comme un casus belli. Il lui
enjoignit ensuite, d'accord avec l'Italie, d'avoir à
fermer sa frontière du côté de l'Est et à s'opposer à
toute continuation des attaques que les bandes alle-
mandes avaient déjà commencées en Haute-Silésie.
Ce langage énergique, sur le sens et la portée duquel
l'ambassadeur Mayer ne put se méprendre un seul
instant, porta ses fruits. Le 26 mai au matin, le
Dr Mayer faisait connaître à Briand que toutes les
mesures étaient prises pour fermer la frontière et
arrêter l'attaque des volontaires. Cependant, la Polo-
gne avait, de son côté, fait tous ses efforts pour calmer
les Polonais silésiens, et Korfanty s'engageait à faire
reprendre le travail et à interdire tout acte d'hosti-
lité si, de leur côté, les Allemandscessaient leur action
militaire. D'autre part, le Conseil des ambassadeurs
était saisi des propositions que le comte Sforza avait
élaborées pour régler le conflit, et la F'rjnce deman-
dait qu'elles fussent examinées à loisir pour laisser
à l'agitation le temps de se calmer. Il semblait que
le redoutable orage qui avait failli éclater sur l'Eu-
rope fût en train de se dissiper, mais il fallait rester
très réservé sur les dispositions de Lloyd George.
L'Allemagne n'avait donc pas tiré jusqu'alors de la
question silésienne ce qu'elle en avait espéré, et il est
permis de croire qu'elle en éprouvait quelque désil-
lusion. Elle voyait se constituer, le 28 mai, sous la
présidence du contrôleur général français Mauclère,
le Comité des garanties, chargé de surveiller les pos-
sibilités financières de l'Allemagne et d'assurer l'ap-
plication du programme établi par la Commission
des réparations. Les décisions de Londres entraient
dans la période de réalisation. C'était une étape. Que
serait la su. te ? Nous n'aimons pas, on le sait, vati-
ciner. Il était d'autant plus difficile d'y tâcher que le
cabinet Wirth était bien peu solide. Constitué en hâte
dans une heure d'extrême détiesse, il était en équi-
libre instable, et on pouvait se demander si le
Reichstag était capable de fournir à un ministère
quelconque une majorité stable. L'avenir restait donc
incertain. Mais on élevait considérer qu'une fois de
plus l'Allemagne avait cédé devant la certitude
qu'une force de coercition était prête à la con-
traindre : c'était pour nous une leçon de plus. Nous
restions en armes sur le Rhin, et non; avions, certes,
une situation meilleure que l'indécision où nous
avions vécu jusqu'ici. La dette de l'Allemagne était
fixée à 132 milliards de marks or. Le premier mil-
liard,qui commençait à êtie versé, entrait dans la ca-
tégorie des choses concrètes. On sortait de l'impré-
cision. Chacun connaissait sa position. C'était un
incontestable progrès.
La Chambre française l'avait compris. Conviée par
divers orateurs, dont quelques-uns ont dans la rédac-
tion ilu traité de Versailles une grosse responsa-
bilité, à repousser l'accord de Londres et le chiffre
de 132 milliards, elle avait, à la suite de vigoureuses
et émouvantes interventions de Briand, donné raison
au gouvernement par 390 voix contre 162. Le Sénat,
de son côté, à la presque unanimité, avait approuvé
la politique extérieure de notre Premier. Pouvait-on
espérer que le Parlement comprendrait la nécessité
de laisser au gouvernement la durée et la tran-
quillité d'esprit nécessaire pour gouverner ? Il était
préférable de ne pas répondre. Le choc des ambi-
tions et le jeu des intrigues auquel nous assistons
tous les jours montre trop que les bonnes volontés
individuelles, qui sont nombreuses et incontestables,
sont trop souvent noyées dans le flot bourbeux de
l'agitation collective ; que, trop souvent aussi, des
préoccupations assez basses de politique intérieure
et électorale obscurcissent les meilleurs esprits jus-
qu'à les aveugler sur l'intérêt public qui, en ce mo-
ment, est en péril, non au dedans, mais au dehors.
Le jour viendra-t-il où toutes les forces du pays ne
seront occupées qu'à défendre la vie, la sécurité et
la grandeur de la France ?
On a vu que les Etals-Unis n'avaient donné
aucune suite à la demande d'intervention de l'Alle-
magne et que, sur ce point précis, les maximes delà
politique extérieure de la grande République améri-
caine ne semblaient pas avoir changé. Il n'y avait là
qu'une apparence, et on pouvait dès lors prévoir que
l'Amérique allait peu à peu, prudemment, mais sûre-
ment, faire sa rentrée dans les Conseils issus de la
(V 173. JuilM 1921.
guerre. Nous avons dit bien des fois que ce moment
viendrait, et nous n'y avons aucun mérite. La logique
des faits conduisait naturellement à cette conclusion.
Il est impossible que l'union intime de l'Amérique
à l'Europe pendant la guerre, que le rôle immense
joué par Wilson dans l'élaboration du traité de
Versailles, aboutissent à une brusque rupture et à
un retour irrémissible de l'Amérique à l'isolement,
comme si rien ne s'était passé. On ne passe pas
l'éponge sur des faits d'une importance aussi inusitée
que ceux auxquels l'Amérique a été, de son plein
gré, mêlée matériellement et moralement, et nous
avons ajouté vingt fois que l'intérêt même de l'Amé-
rique, la liaison de sa vie à la vie européenne, la
répercussion inévitable de tous les actes de l'Europe
sur le monde lui faisaient une nécessité d'exercer
constamment sur les affaires du vieux continent un
droit de regard. Tout prouvait que le président
Harding comprenait parfaitement cette nécessité.
Mais, élu contre la politique wilsonienne, il lui
fallait choisir parmi les principes wilsoniens ceux
qui sont américains
et laisser les autres,
ou plutôt les accom-
moder tous au goût
nouveau pour le
plus grand profit de
l'Amérique. Harding
s'efforçait de trou-
ver une formule .
L'Europe l'y aidait.
Déjà, le Conseil su-
prême avait invité
les Etats-Unis à re-
prendre leur place
dans ses réunions,
et le colonel Harvey
était chargé de ce
rôle, tandisque l'am-
bassadeur américain
à Paris s'asseyait de
nouveau à la confé-
rence des ambassa-
deurs.
Sansdoute,runet
l'autre devaient être
des auditeurs muets,
tant que les intérêts
américains ne se-
raient pas en ques-
tion. Maisn'allaieot-
ils pas s'apercevoir
bien vile que l'inté-
rêt américaui était
en jeu dans un nom-
bre considérable
d'affaires, sinon dans
toutes, et le besoin
qu'avait l'Amérique,
écrasée par l'énor-
mité triomphante de
son change, de réta-
blir avec l'Europe
des relations écono-
miques régulières,
n'allait-il pas l'ame-
ner à chercher elle-
même les occasions
de dire son mot ou
de suggérer sa so-
lution ? On devait envisager à bref délai la reprise
de la conduite à cinq des affaires du monde. Le vote
fie la motion Knox, portant fin de l'état de guerre
avec l'Allemagne, avait fait ceâser la situation gênante"
■ où se trouvait l'Amérique. Rien ne s'opposait plus
jà une collaboration qui lui laisserait toute sa liberté,
jet on pouvait même envisager le moment où la
jfeôfciété des nations, descendue du piédestal solennel
et excessif sur lequel l'avait juchée Wilson, pourrait
recevoir dans ses assemblées, ramenées à des visées
moins ambitieuses, des délégués des Etats-Unis, sans
que l'Amérique pût craindre pour son indépendance
diplomatique et sa liberté d'allures. Mais il y avait
dans le fait du retour mesuré de l'Amérique autre
chose que le rétablissement de l'accord qui avait
abouti au traité de Versailles. Uyavait une garantie
d'équilibre. La solution de la situation présente de
l'Ettrope est précisément dans le retour à un équi-
libre qui ne serait plus seulement européen. A consi-
dérer tout ce qui s'est passé depuis dix-huit mois et
l'ensemble des questions d'ordre universel, nous
estimons, avec beaucoup d'autres, que la France n'a
rien à perdre à la renaissance de l'activité interna-
tionale des Etats-Unis.
Qu'étaient devenues, pendant le mois de mai, les
affaires russes et, en général, toutes les affaires de
l'Orient européen ? On avait peu parlé de la Russie,
et, pourtant, à y regarder de près, on s'apercevait
que la question russe ne perdait rien de son acuité.
La Russie suivait très certainement d'un œil attentif
et satisfait la marche de la question silésienne. Un
conflit de la Pologne avec l'Allemagne était pour elle
une espérance. On avait appris qu'un accord commer-
cial avait été conclu #ntre Berlin et Moscou. Cet
LAROUSSE MENSUEL
accord n'était-il que commercial, et, avant d'avoir
été ratifié par des signatures, depuis combien de
temps comportait-il une liaison de vueset d'intérêts?
Nous avons appelé bien souvent l'attention sur les
relations probables de l'Allemagne et de la Russie.
Nous restons convaincu qu'elles sont d'autant plus
intimes qu'on en parle moins. Par ailleurs, ne doit-
on pas se demander si la politique bolcheviste, à la
faveur de l'accord anglais, de l'accord allemand, des
relations ébauchées avec l'Italie, n'est pas en train
de se modifier et si les facilités que va donner au
gouvernement de Moscou le succès de ces trois opé-
rations ne seront pas utilisées par lui, comme le faisait
prévoir une instruction de Tchitcherine, pour créer
des foyers de difiusion en Allemagne, en Angleterre,
en Italie, dans les pays Scandinaves, partout où
pourront être mis en œuvre des germes de discorde
et de guerre ? On n'a pas assez remarqué que le pro-
cès relatif à la légitimité de la vente par les bolche-
vistes de bois saisis par eux et appartenant à une
maison anglaise s'est terminé par une déclaration
CéléljraUon de la fête de sainte Jeaitne d'Arc, à Orléaiis. Le cortège à travei-s la ville [8 inai 19211. — Phot. Manuel.
de la cour de justice où il est dit que, le gouverne-
ment anglais ayant reconnu le gouvernement des
soviets comme gouvernement de fait de la Russie, il
n'y a plus à discuter la légalité des actes dudit gou-
vernement. Or cet arrêt donne dorénavant toute sa
valeur à l'accord commercial anglo-russe, qui, sans
lui, restait inapplicable. Sans doute, la Russie a le
plus grand besoin de l'Angleterre ; mais, étant donné
la mentalité des gouvernants russes et leur passion
de prosélytisme, n'est-il pas permis de penser que
le côté économique de l'accord ne leur est pas plus
cher que la latitude qu'il permet d'espérer, de fait,
sinon de droit, pour leur propagande ? Nous concluons
que nous aurions grand tort de ne pas veiller avec
persévérance sur ce qui se passe en Russie et sous
l'influence de la Russie. Les grèves de Norvège ne
sont-elles pas une œuvre bolcheviste ? Et ce nous
est une raison de plus, après tant d'autres, de croire
à la nécessité de faire à la Pologne une situation écono-
mique qui nous assure deson indépendance politique.
Quant aux affaires d'Orient, l'arrangement conclu
à Londres avec les députés du gouvernement
d'Angora, au mois de mars, ne semblait pas devoir
être suivi de la paix définitive. Les prétentions du
gouvernement kemaliste, peut-être fortifiées par la
défaite grecque, étaient inacceptables, et ses provo-
cations à l'égard de l'Angleterre rendaient caduc
l'armistice précédemment conclu. Un point d'inter-
rogation se posait de nouveau. Les Grecs se prépa-
raient à une nouvelle offensive. Quelle en serait
l'issue et, surtout, dans l'état désespéré de leur
change, où trouveraient-ils les ressources nécessaires
pour une nouvelle campagne ? Ne serions-nous pas
obligés de renouveler la guerre en Cilicie ? II y avait
521
là autant de questions troublantes. Qui peut se refu-
ser à penser qu'aucune paix n'est possible tant que
la situation de l'Orient n'est pas réglée et sans que
l'on sache au juste le rôle qu'y joue la politique bol-
cheviste ?
Nous ajoutons à ces considérations que nous don-
nons aussi trop peu d'attention à ce qui se passe dans
les Balkans. Nous considérons trop la question
comme réglée, et nous ne nous apercevons pas que
l'Albanie d'une part, la Serbie et la Bulgarie, d'autre
part, pourraient bien nous réserver des surprises. Le
vieux foyer balkanique n'est pas éteint, et il y a en-
core des comitadjis pour entretenir sur les frontières
de profitables différends. En admettant même que les
incidents locaux n'aient pas d'influence sur la poli-
tique des gouvernements, bien des questions res-
tent sans solution dans les Balkans, et il faut placer
au premier plan oelle qui est posée par l'influence
que l'Italie y veut certainement exercer. Les élec-
tions du mois de mai avaient, sem^îlkit-il, permis
d'espérer que l'ère du désordre touchait à sa fin,
chez nos voisins, he
moment venait. pour
eux, de se tourner
sans préoccupation
intérieure vers le
li'veloppement de
I ur expansion bal-
tianique.
Entin, dans l'Eu-
rope centrale, la si-
tuation économ que
de l'Autriche restait
très inquiétante. La
faiblesse du gouver-
nement, la défail-
lance des classes di-
rigeantes, la détresse
financière con-
tinuaient à pousser
les masses vers l'Al-
lemagne. Au plé-
biscite du Tyrol
s'était ajouté celui
du pays de Salz-
bourg. Sil'onn'ypre-
nait garde, le mouve-
ment pangermaniste
gagnerait de proche
en proche. Sans
doute, la Petite En-
tente veillait. Mais
c'était à la Grande
de prendre les me-
sures décisives.
Nous revenons
donc à ce que nous
écrivions plus haut.
II faut de toute né-
cessité que nous ar-
rivions, en France, à
inie stabilité minis-
tcrielle que la situa-
tion extérieure nous
impose absolument.
Nous entrons dans
une périodeoù, après
avoir assuré la paix
matérielle, les gran-
des puissances ne
pourront échapper à la nécessité de nouer des alliances
d'ordre économique qui auront pour support des en-
tentes politiques. Le conflit des intérêts matériels, le
besoin d'expansion de certains peuples tant en Europe
qu'en Extrême-Orient — le voyage du prince japonais
Hiro-Hito n'enétait-il pas la preuve ? — l'antagonisme
inévitable de l'Amérique et de l'Angleterre posent dès
maintenant des problèmes redoutables, delà solution
desquels dépend le sort du monde. Pour les suivre
avec fruit, il faut s'imposer. Aucun gouvernement
ne peut avoir d'autorité s'il n'a devant lui la durée
et s'il ne peut, partout, donner l'impression que ses
paroles et ses actes ne sont pas éphémères. Nous
avouons que nous ne pouvons nous empêcher d'envier
à l'Angleterre ses principes de permanence ministé-
rielle. Ni l'effrayante tragédie irlandaise que la pro-
chaine réunion du parlement du Home Ruie ne calmait
pas, ni la grève charbonnière qui durait depuis cin-
quante-neuf jours et que d'autres pouvaient suivre, ni
les troubles du Caire et les difficultéségyptiennes, ni les
émeutes du Cap, ni l'agitation hindoue, ni les innom-
brables difficultés que soulèvent les affaires de Mé-
sopotamie, de Perse, d'Afghanistan, ni une opposi-
tion intérieure puissante, ni les menées travaillistes
et le danger formidable représenté par plus de trois
millions de chômeurs, ni les propres imprudences de
son chef, n'avaient ébranlé sérieusement le ministère
de Lloyd George. L'Angleterre, au milieu des plus
graves soucis, ne demande, en somme, à son premier
ministre que de rester dans la tradition anglaise, de
défendre partout la prédominance anglaise et d'éten-
dre le plus possible lempire anglais. Il y a lA un
exemple d'autant plus instructif qu'à certaines heures
nous sentons peser lourdement sur nous le poids de
522
LAROUSSE MENSUEL
«• 173. Juillet 1921.
B^ ^Y^J-'''
> Ëp v^^:'^'--'
^ -^— E_
BflifllB J* ^M 9 & ' — '"""
#.,..=
î- l'i'iicuutK' ik Lill<' ;lvi
par la Ft-Urratioii de:
• Al.'i
socit'i
Uiilir Mjlic-raud, inv^ijciil Je la Uc-i.iiljhqui , ^,
L'S de gymnatiliquc ^lU mai lli21;. — rhut, Uul.
la cohésion britannique. Ne pourrions-nous l'adapter
à notre propre génie ? La question n'est pas neuve.
Est-elle insoluble ?
Le mois de mai, à tout prendre, se distinguait
donc très nettement des précédents. 11 était le com-
mencement de quelque chose. Que que jugement que
l'on porte sur notre politique, nous avions eu une
politique, et elle donnait des résultats. L'Allemagne
avait versé de l'or et des valeurs étrangères. Elle
allait continuer. Nous avions repris i:es relations
actives avec les Etats-Unis. La nomination de
Jonnart comme ambassadeur au Vatican avait
comblé une lacune sérieuse dans notre information
diplomatique.
Très décidés à ne pas faire de manifestation mil.-
taire inutile et dangereuse, nous l'étions aussi à punir
impitoyablement tout manquement de l'Allemagne
à sa parole. Comme l'avait dit Briand, nous pouvions
espérer en l'avenir. C'était à nous de nous maintenir
à la hauteur de cet espoir. — Jules Gerbault.
Rein. Sécrétion rénale. (Ses lois, d'après les
TRAVAUX MODERNES.) — Nos conuaissances sur les
conJitions de la sécrétion rénale ont fait un progrès
considérable dans ces quinze dernières années. Ces
progrès sont dus particulièrement aux travaux
d'Ambard, physiologiste français, professeur à la
faculté de Strasbourg.
Ces connaissances nouvelles sont résumées ci-
dessous. On n'a rappelé les notions classiques de
physiologie rénaleque lorsqu'elles étaient ntcessaires
à la compréhension des travaux modernes.
Quelle est la /onction du rem ? Le rein ne fabrique
pas l'urée. En effet, le sang de l'artère rénale contient
plus d'urée que le sang de la veine rénale, qui
emporte le sang de l'organe, Or, ce serait le contraire
si le rein fabriquait l'urée.
Si l'on supprime la sécrétion urinaire en liant l'ure-
tère, la teneur en urée du sang artériel et celle du
sang veineux deviennent identiques.
Le rein ne fabrique pas, non plus, les urates. Si,
chez l'oiseau, on supprime l'émonctoire rénal par
ligature des uretères, le sang, ne pouvant plus se
débarrasser de ses urates, en laisse, au tout de
quelques heures, d'importants dépôts sur les carti-
lages articulaires, dans le muscle cardiaque, etc.
Si le rein ne fabrique pas les produits qu'il rejette,
n'est-il qu'un filtre sur lequel passe le sang ?
On peut démontrer de bien des façons que l'aug-
mentation ou la diminution de la press.ori sanguine
dans lartère rénale amène une augmentation ou une
diminution dans la sécrétion urinaire. Mais les varia-
tions de débit urinaire tie sont pas proportionnel es
aux variations de la pression sanguine, ce qui devrait
être, avrc l'hypothèse simpl.ste du reiii-tiltre. Le
rein est un filtre perfectionné, qui sélectionne et qui
concentre.
Le rem, organe de sélection et de concentration. Si
l'on verse une solution d'urée à ogr. 3 par litre sur un
filtre en papier, le liquide filtré renferme également
o gr. 3 par litre d'urée.
Mais, si du sang contenant o gr. 3 d'urée par litre
passe par le rein, l'urine correspondante contiendra,
par exemple, 30 grammes d'urée par litre.
Pour déterminer la qualité de ce filtre concen-
trateur, il faut mesurer son pouvoir de concentration
vis-à-vis de telle ou telle substance. Pour cela, on
fera ingérer au sujet en expérience un excès de ladite
substance afin d'être sûr que le rein en trouve dans
le sang une quantité sulfisante pour travailler à
pleine puissance, à concentration maximum. Nous
reviendrons sur ce point.
Le rein, avons-nous dit, est un organe qui concen-
tre, mais aussi qui sélectionne.
D'une façon schématique, on peut dire que le rein
laisse passer les substances inutiles ou nuisibles à
l'organisme {urée p. e.) et retient les substances
utiles à l'organisme (glucose, chlorures, albumine
du sérum) du moins tant que ces substances ne
sont pas en excès et que le tissu rénal est intact.
Si, pour une raison quelconque, le rein est dans
l'impossibilité de remplir ce rôle d'épuration (état
pathologique ou ligature expérimentale des uretères),
on constate que le sang reste surchargé d'éléments
excrémentitiels, ces éléments allant se localiser dans
les tissus cellulaires et provoquer des œdèmes.
Notion de seuil. Nous avons dit que le rein tendait
à éliminer totalement les matières excrémentitielles
et que, pour d'autres, telles le chlorure de sodium,
le glucose, il en éliminait seulement l'excès, le trop-
plein.
La hauteur à partir de laquelle ce trop-plein
s'écoule, c'est la concentration dans le sang au-dessus
de laquelle l'élément envisagé passe dans l'urine.
Cette concentration constitue ce qu'on nomme le
seuil de l'élimination de cette substance'.
Le seuil des dittérentes substances est, normale-
ment, variable suivant <liflérentes circonstances et,
notamment, la proportion dans le sang de l'élément
envisagé.
C'est l'excès au-dessus du seuil qui régit la
sécrétion.
Cette notion avait été recoimue parClaude Bernard
pour le glucose.
Mannus lui avait donné le nom de « seuil •. Mais
c'est à Ambard et ses collaborateurs que revient l'hon-
neur de l'avoir étudiée systématiquement et d'en
avoir indiqué la signification physiologique.
Les corps sont sécrétés par le rein à l'état de solu-
tion dans l'eau : cette solution constitue l'urine.
Mais on peut envisager la sécrétion de l'eau en elle-
même, indépendamment des corps qui y sont dissous.
Cette sécrétion a-t-elle un seuil ?
Si, en ne donnant pas à boire à un sujet, on appau-
vrit le sang en eau, on constate que sa sécrétion
(l'urine, — donc d'eau, — diminue, puis disparaît.
Or, à ce moment, le sang contient encore de l'eau en
grande proportion. Donc le rein ne sécrète de l'eau
que lorsqu'elle est au-dessus d'une certaine concen-
tration dans le sang, au-dessus d'un seuil.
D'aul res substances, au contraire, sont éliminées par
le rein, tant que le sang en contient, même de petites
quantités.
Tel est le cas de l'urée, de l'ammoniaque, de
l'acide urique, les bases xanthiques et toute la série
des déchets azotés. Telles sont aussi certaines subs-
tances utilisées en médecine pour étudier la perméa-
bilité rénale par des techniques que nous exposerons
plus loin.
Ces substances n'ont pas de seuil d'élimination
ou, plus exactement, leur seuil est égal à zéro.
Les seuils d'élimination peuvent être abaissés ou
élevés par des variations de régime, ou par des médi-
caments. La phloryJzine, par exemple, peut abaisser,
et même faire disparaître le seuil du glucose. Ce
corps passe alors dans l'urine.
Les seuils des différentes substances sont indé-
pendants les uns des autres. La phlorydzine abaisse
le seuil du glucose, sans toucher à celui du chlorure
de sodium.
L'organisme peut donc, suivant les circonstances, re-
tenirplus ou moins fortement telle ou telle substance.
*:^
i_' ^ j^
^
Le yén^ral Albricci et lu utictfaiiun imin-nnr v.-nns rii rraiicr [inur a^sisu-r a la cérémonie de la pose de la première pienc du
monument élevé, à Bligtiy, à la mémoire des soldais italiens tombes au cours de la Grande Guerre (29unai 19*21). — Ph. Manuel.
«• 773. Juillet 1921.
Il semble difficile d'admettre que le rein ait ainsi
une perméabilité spéciale à chaque substance. Il
est plus légitime de croire, avec Castaignc, que les
tissus retiennent plus ou moins énergiquemeiit les
éléments dont ils ont besoin aux divers moments
et que c'est de cette rétention par les tissus que
proviennent les variations des seuils. Après les repas,
au moment cil l'organisme a besoin d'acide chlorhy-
diique pour le suc gastrique, le seuil d'élimination
des chlorures s'élève; l'organisme laisse partir plus
difficilement le chlorure dont il a besoin pour faire
l'acide chlorbydrique gastrique.
Mais il faut reconnaître qu'on ne peut expliquer
facilement un fait assez singulier, signalé par Ambard
et Cliabauier : si l'on fait ingérer à un homme des
quantités assez importantes, cependant, d'un bro-
mure (25 grammes en trois jours, par exemple), on
peut ne retrouver que 4 centigrammes de brome par
litre d'urine. Le brome est retenu dans l'organisme ;
il se comporte donc comme s'il avait un seuil, et
même un seuil élevé, quoique étant une substance
étrangère à l'organisme, et lesdites substances n'ont
d'ordinaire pas de seuil.
Le brome paraît se substituer au chlore dans
l'organisme: dans le cas précédemment envisagé, la
teneur en chlore du sang était tombée à 2 °/oo su
lieu de 3,6, comme normalement.
Il y a une sorte de balancement dans l'organisme
entre le brome et le chlore. Le seuil du brome varie
notamment sous l'influence du chlore ingéré.
Concentration maximum. Nous avons indiqué au
début de cet article que la valeur fonctionnelle du
rein dépendait de son plus ou moins grand pouvoir
de concentrer dans l'urine les éléments qu'il élimine.
Mais, en dosant la quantité d'urée à un moment
quelconque, on n'obtient aucun renseignement va-
lable : en effet, on apprend seulement quel est le tra-
vail effectué par le rein à ce moment ; on ne sait pas
de quel travail il serait capable, si^ on lui deman-
dait son plein rendement. On ne connaît la force
d'im homme que si on lui demande de fournir
son effort maximum. 11 en est de même pour le
rein.
En nourrissant des chiens avec un régime camé
exclusif et assez abondant, il se forme dans l'orga-
nisme une quantité suffisante d'urée pour que le rein
travaille à plein rendement. Dans ce cas, chez un
chien normal, la concentration de l'urée dans l'urine
monte à 120 grammes par litre.
Si l'on produit expérimentalement des lésions sur
le tissu rénal, de façon à en altérer la qualité, la
concentration maximum de l'urée dans l'urine dimi-
nue parallèlement à l'intensité des lésions. Si ce; te
concentration maximum dépend de la qualité du tissu
rénal, elle ne dépend pas de sa quantité. En effet, si
l'on enlève un des deux reins d'un chien, l'autre rein
continue — lorsqu'il s'est remis du trouble opéra-
toire — à sécréter l'iurée à la même concentration
maximum.
Dans ces expériences, on constate qu'au delà d'une
certaine quantité de viande ingérée, la concentration
maximum baisse : en effet, cette ingestion excessive
d'aliment azoté produit des lésions rénales, qui ne
permettent plus et l'organe d'avoir un aussi grand
pouvoir de concentration.
Ces données, établies expérimentalement par
Ambard et Papin chez le chien, sont directement
applicables à l'homme, ainsi que ces auteurs l'ont
démontré. Mais la concentration maximum de l'urée
chez l'homme est bien plus basse que chez le chien.
Elle ne dépasse pas 50-55 grammes par litre d'urine.
Cette concentration, d'ailleurs, ne se présente
jamais spontanément chez l'homme, en raison de la
quantité relativement grande d'eau quotidiennement
ingérée.
Le pouvoir de concentration maximum d'un rein est
identique vis-à-vis de toutes les substances, en ce
sens que les concentrations maxima observées sont
isotoniques (v. ce mot) entre elles. Une d'entre elles
étant mesurée, on en peut déduire les autres par le
calcul. Comment déterminer la concentration maxi-
mum de l'urée chez l'homme ?
Il faut réaliser deux conditions : faire ingérer
beaucoup d'albuminoïdes et peu d'eau. Pour cela,
on donne au sujet le caillot obtenu en traitant 4 litres
de lait par la présure. On le sucre un peu, et c'est
toute l'alimentation quotidienne du sujet pendant
3 à 4 jours. Si les urines baissent au-dessous de
700 grammes par 24 heures, on donne un ou deux
verres d'eau.
Ce coagulum du lait est constitué à peu prèsexclu-
sivement de matière albuminoïde. On se trouve
donc bien dans les conditions requises.
Le troisième ou le quatrième jour, l'urée a atteint sa
concentration maximum dans l'urine. Il suffit de
l'y doser.
Chez les malades qui urinent peu (oliguriques);
comme on n'a pas à se préoccuper de faire baisser le
volume urinaire, il suffit de faire ingérer quotidien-
nement pendant trois jours 20 grammes d'urée, ce
qui ne présente absolument aucun inconvénient pour
le sujet.
Dans toutes ces épreuves, il est préférable de doser
l'urée dans chaque échaatilloa émis par le malade.
LAROUSSE MENSUEL
CÉRAMIQUE RUODIKNNB. — 1. Coupc ; 2. Brûle-parfums ; 3. Cratère ; 4. Amphore ; S. l'axis ;
9. CanUuiti ; 10. Amphore.
CEnodiai ; S. Lébtt ;
car le rein peut. ne pas concentrer au maximum à
tout moment de la journée et, en pratiquant le dosage
sur la totalité des urines mélangées, on pourrait
trouver un, chiffre trop faible.
Nous av6ns indiqué que la concentration maximum
de l'urée chez l'hoinmesainest d'environ 50a 5; gram-
mes par litre. Si elle tombe au-dessous de 30 grammes,
on est en présence de troubles de la fonction rénale,
troubles d'autant plus graves que la concentration
maximum sera plus faible.
Constante uréo-sécrétoire ou constante d'Ambard.
Depuis longtemps, on savait que le débit de l'urée
dans l'urine dépendait de la teneur du sang en urée.
On avait aussi remarqué que, si le sujet se met à
uriner en grande quantité (polyurie), le taux de l'urée
dans l'urine baissait ; mais, en raison de la grande
quantité d'urine émise, la quantité totale d'urée des
urines était augmentée.
Ambard et ses collaborateurs ont établi les lois
précises reliant ces phénomènes.
Leur étude présentait des difficultés. Le débit D
de l'urée par 24 heures dépend de deux facteurs,
comme nous venons de le voir : concentration de
l'urée dans le sang, Ur, et concentration C de l'urée
dans l'urine. Il faut donc faire une première série
d'expériences où C reste fixe et où, seul, Ur variera.
Pour cela, on règle la quantité de boisson du sujet —
donc, son volume d'urines — et on fait en même
temps varier l'urée du sang en donnant un repas
azoté copieux. Dans ces conditions, en dosant simul-
tanément l'urée du sang et l'urée de l'urine, on cons-
tate que le rein débite l'urée proportionnellement au
carré de la concentration de l'urée dans le sang. Si
la concentration sanguine de l'urée double, le débit
de l'urée dans l'urine quadruple. Il y a un rapport
constant, K, entre le débit et le carré de la concen-
tration, ou, ce qui est identique, entre la racine
carrée du débit D et la concentration de l'urée dans
le sang.
Urc.oi) K = ^-L.
Dans le cas envisagé ci-dessus, la concentration
de l'urée dans l'urine est constante.
Que se passe-t-il si, laissant fixe, cette fois,
la concentration de l'urée dans le sang, on fait
varier la concentration de l'urée dans l'urine, en
faisant boire un demi-litre d'eau d'un coup à notre
sujet ?
On constate alors que le débit de l'urée est inver-
sement proportionnel à la racine carrée de la concen-
tration de l'urée dans l'urine.
Autrefois, on savait bien à peu près que le débit
de l'urée dans l'urine était en sens inverse de sa
concentration. Ambard a montré (1911) que c'est la
racine carrée de la concentration qu'il faut envisager.
Il suffit de mesurer le rapport entre le débit et la
concentration pour pouvoir calculer quel serait le
débit D„ à une autre concentration C„ prise pour
étalon, 2S grammes par litre d'urée étant un chiffre
normal.
Si l'on a mesuré le débit D correspondant 1 ^Cl on
connaîtra le débit C,„ correspondant à / 25.
D^ /Ç
(2° loi)
D,.
D /C
En combinant la première et la deuxième loi, nous
pourrons prévoir ce qui se passera lorsque varient
à la fois l'urée du sang, le débit et la concentration
urinaire.
La première loi ne s'appliquait que si la concen-
tration urinaire restait invariable. Lorsqu'elle est
variable, il faut, dans l'expression 7=^= K, rem-
placer D par la valeur indiquée par la deuxième loi,
— i^, valeiurcalculéeenfonctian d'une concentration-
• 25
étalon de 25 grammes d'urée par litre.
On obtient, comme expression finale
"^ K
Cette formule exprime la constante uréo-sécrétoire.
Ambard a déterminé la valeur de K pour l'homme
normal. Elle est voisine de 0,07.
Ce chiffre s'élève lorsque le rein a subi une alté-
ration qualitative ou quantitative et peut dépasser
1,1. La constante uréo-sécrétoire nousdonne la valeur
du rein malade.
Or, c'est un renseignement qui ne nous fournit
pas un simple dosage d'urée dans le sang. Avec des
azotémies de o»',5o, qu'il est presque légitime de
considérer comme normales, on peut avoir une
constante très élevée, indiquant qu'un rein a perdu
les trois quarts de son activité.
On voit, sans insister davantage, l'intérêt de cette
mesure pour déterminer la gravité d'une affection.
Elle rend des services particulièrement précieux
dans le cas où se pose la question de l'ablation chi-
rurgicale d'un rein. Cette opération n'est possible
que si le rein restant a une boinie valeur fonction-
nelle. Dans ce cas, on effectuera, par cathétérisme,
la séparation îles urines de chaque rein, et on déter-
mine la constante du rein qui doit rester au malade.
On ne pratiquera l'opération que si la constante de
ce rein n'est pas trop élevée.
Pratiquement, la détermination de la constante
est une opération délicate, mais simple. On prélève
du sang et de l'urine simultanément — dans des
conditions bien déterminées — et on dose l'urée
dans chacun de ces produits. On applique ensuite la
formule que nous avons établie plus haut.
L'Himination rénale des matUres colorantes, La
détermination de la constante uréo-sécrétoire et celle
524
de la concentration maximum sont des moyens d'ex-
plorer la fonction rénale avec une très grande
rigueur scientifique.
Elles ont eu pour résultat de légitimer et d'expli-
quer à la fois le procédé d'étude de cette fonction
qui avait été imaginé antérieurement par Achard et
Castaigne, médecins français, dès 1896.
Ces deux auteurs eurent l'idée de faire éliminer
par le rein une substance étrangère à l'organisme et
facilement décelable dans les urines.
De la facilité plus ou moins grande d'élimination
Plateau ou pioax polychrome de Camiros.
de cette substance on en déduit la valeur de la
perméabilité rénale.
Comme substance facilement décelable, ils s'adres-
sèrent au bleu de méthylène, matière colorante arti-
ficielle sans toxicité.
On injecte dans la fesse du sujet i centimètre cube
d'une solution stérilisée à 1/20^ de ce corps. Puis on
fait uriner le malade dans des vases séparés après
1/2, I, 2, 3, 4 et 5 heures. Dans la suite de l'expé-
rience, le sujet urine chaque fois qu'il en sent le
besoin.
La matière colorante passe dan? les urines, qui se
colorent en bleu. Comment connaître la quantité de
matière colorante éliminée ? En comparant la colo-
ration bleue de l'urine avec celle obtenue en veriant
une quantité connue de bleu de méthylène dans un
-Tilos
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T.Limaion^
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Rhodes^.^
5klitH;
'C.Kina
360
M EÙITEEF! AN E E
Carte de Rhodes.
égal volume d'urine du même sujet, urine que l'on a
eu soin de recueillir avant de faire l'injection.
Lorsque le rein est normal, l'élimination du bleu
commence dès la première heure et se termine après
40-60 heures.
La quantité de bleu éliminé est d'environ les 6/10*'
du bleu injecté.
Lorsque les fonctions rénales sont insuffisantes, le
bleu apparaît seulement dans les urines 2 ou 3 heures
après l'injection : l'élimination persiste plus de trois
jours.
D'autres matières colorantes, telles que la phénol-
sulfonephtaléine, rouge en milieu alcalin, peuvent
également être utilisées pour étudier la perméabilité
rénale.
On constate un parallélisme très constant entre les
résultats fournis par l'élimination du bleu et ceux
fournis par la constante uréo-secrétoire et par la
détermination de la concentration maximum.
Ceci était possible à prévoir à priori, aujourd'hui
que nous savons que ni l'urée, substance excrémen-
titielle d'une part, ni le bleu de méthyline, «ubitanc*
LAROUSSE MENSUEL
étrangère à l'organisme d'autre part, ne présentent
de seuil d'élimination.
L'élimination de l'urée et Celle du bleu de méthy-
lène obéissent aux mêmes lois.
Intérêt de ces recherches. Au point de vue pratique,
comme nous l'avons indiqué, elles permettent de
mesurer avec précision la valeur fonctionnelle d'un
rein et de diriger le traitement médical ou chirur-
gical en conséquence.
Au point de vue théorique, elles donnent un très
curieux exemple du pouvoir de sélection de l'orga-
nisme, qui rejette sans seuil d'élimination les subs-
tances excrémentitielles et conserve les autres jusqu'à
la concentration qui lui est utile.
De plus, elles sont le premier exemple de la pré-
cision que l'on peut atteindre dans l'étude d'un
organe vivant et • montrent que des phénomènes
aussi complexes que la sécrétion rénale obéissent à
des lois mathématiques très précises. — D' 11. Dbjust.
Rhodes, CAPITALE DU DODÉCANÈSE, par le
D' Skevos Zervos. (V. Dodécanèse, p. 125.) — La
guerre a développé non seulement les patriotismes
nationaux, mais les patriotismes locaux, pour le plus
grand bénéfice de l'histoire et de la géographie.
Nombreuses sont les monogra-
phies consacrées par des écri-
vains de tous pays à une petite
patrie ignorée ou peu connue
et qui, rédigées avec l'évidente
préoccupation d'exalter la tetre
natale, sont des contributions
précieuses à l'étude des races
et des civilisations. Lorsqu'une
telle étude est consacrée à 1111
pays qui, effectivement et tout
amour-propre national mis à
part, a joué un grand rôle dans
l'histoire de l'humanité, elle
prend évidemment un très grand
intérêt.
Tel est le cas de l'ouvrage que
le D' Skevos Zervos, Rhodien
patriote, non moins attaché à
son île natale qu'à la grande
Hellade, dont, suivant lui, elle
doit être l'un des plus beaux
fleurons. Cet ouvrage, écrit avec
l'ardente préoccupation d'être un
plaidoyer en faveur de l'hellé-
nisme foncier de l'île de Rhodes
et où, assez souvent, l'ouvrage
étant écrit par un homme poli-
tique et non par un historien de
profession, la méthode scienti-
fique et la critique sont subor-
données à l'exaltation de « l'île
du Soleil », se recommande, tou-
tefois, par l'abondance de sa do-
cumentation (surtout pour l'ap-
tiquité) etnon moins, et surtout,
peut-être, par sa présentation.
Car Skevos Zervos ne s'est pas
contenté de recueillir les tex-
tes anciens relatifs à Rhodes ;
il les a illustrés, éclairés par
les découvertes anciennes et
récentes de l'archéolog e. Les
vases, les bijoux, les objets
usuels témoignent, comme les
écrits des auteurs anciens, du
degré de civilisation atteint par
l'île de Rhodes, et parcourir cet
ouvrage, magnifiquement illus-
tré de reproductions des grands
chefs-d'œuvre de la sculpture,
de la céramique et de l'orfèvre-
rie rhodiennes, c'est, quelques
instants, se plonger dans la vie
antique et suivre des yeux l'évo-
lution de l'art grec.
Après un bref aperçu sur la si-
tuation géographique de l'île de
Rhodes, Skevos Zervos, tirant
parti des découvertes récentes
de l'archéologie préhellénique,
essaye de tracer un tableau de
l'île aux temps qui précédèrent l'époque homé-
rique, c'est-à-dire au cours de l'ère mycénienne,
— sans, d'ailleurs, se demander si, auparavant
même, un commencement de civilisation n'a pas
fleuri.
Cette première période est celle où brillèrent les
trois villes de Camiros, Lindos et lalysos. Elles ont
laissé des spécimens d'architecture en tout sembla-
bles aux constructions frustes et colossales dites « cy-
clopéennes », de Mycène et de Ty rinthe . Les tombeaux
des antiques cités recèlent, comme ceux de la riche
Mycènes et ceux de la Crète, des masques à la cheve-
lure calamistrée, au sourire mystérieux, des vases
ornés de têtes coiffées à l'égyptienne, d'arabesques
marines, de monstres étranges, des bijoux d'or ou de
verre, diadèmes, colliers, pendeloques d'un travail
grossier ou délicat,
«• 173. Juillet 1921.
Parmi ces objets d'art — et l'on voudrait voir
Skevos Zervos tirer meilleur parti de la riche
documentation qu'il a le mérite de présenter, — les
uns sont d'inspiration autochtone, très semblables
par la forme, les procédés de fabrication, les orne-
ments {poulpes ou lignes ondulées), à ceux que l'on
trouve dans les nécropoles Cretoises. Mais d'autres
témoignent nettement d'une influence orientale;
l'Egypte par ses sphinx, l'Assyrie et la Chaldée par
leurs lions et leurs griffons, semblent avoir inspiré
les artistes rhodiens. Comme la Crète, comme Chypre,
Rhodes a été alors l'un des grands centres d'échange
entre l'Orient et l'Occident. Pourvues déjà d'une
puissante marine, les villes rhodiennes préludaient
au développement maritime et commercial qui, plus
tard, devait assurer la grandeur de l'île et marquer
sa place dans l'histoire du monde. Mais il est exa-
géré d'attribuer à Rhodes exclusivement un rôle
civilisateur qui, même aux temps préhistoriques, a
été tenu par d'autres îles et d'autres cités.
Skevos Zervos passe naturellement assez vite sur
la période où la Grèce d'Asie fut vassale de la Perse
ou d'Athènes. Et il nous montre, à la fin de la guerre
du Péloponèse, les villes rhodiennes, qui déjà ont
fait alliance avec les cités de la côte asiatique et les
Colosse de Rhodes. — Statue colossale d'Apollon ou du Soleil, érigée à Rhodes par le*
habitants, reconnaissants davoir été délivrés pnr Ftolémée Soter de Parmée de UémétriuB
Poliorcète. C'était une dos sept merveilles du monde. On la considérait comme l'reuvre du
sculpteur Chares <le Lindos, bien que Pline l'attribue a Lâchés. Le même écrivain rapporte non
pas de visu, niais par ouï-dire, que peu de personnes pouvaient embrasser son pouce et que ses
doigts étaient aussi grands que des statues ordinaires. Il fallut dou?.e ans pour 1 élever, de 292
av. J.-C. jusqu'à "280, et elle avait coilté 300 talents (1 650.000 fr,). somme provenant de la vente
des machines abandonnées par Drmétrius. Le colosse se dressait au fond du port. La légende
d'après laquelle il aurait été placé à l'entrée de ce port de telle f;içon que les vaisseaux pussent
passer à pleine voile entre ses jambes écartées ^ainsi que le représente la tigure ci-dcssus) parait
d'origine moderne. Aucun écrivain de l'antiquité ne dit rien de tel. Cinquante-six ans après son
éi-eclion, le colosse fut renversé et mis en pièces par un tremblement de terre (22* av. J.-C).
Dans la suite, les débris en furent vendus par les Arabes.
îles voisines, Cnide, Halicarnasse, Cos, opétant en
408 un de ces synœcismes, si fréquents à une époque
plus reculée dans l'histoire grecque, et se réunissant
pour fonder la ville actuelle de Rhodes.
Villeneuve, Rhodes, comme d'aulres villes fondées
à la même époque (en particulier comme celles de la
Grande-Grèce), fut bâtie à l'américaine. La régularité
du plan, la symétrie de ses constructions, la largeur
et l'alignement géométrique de ses rues, voilà ce
qui, dans la nouvelle cité de Rhodes, a le plus frappé
les anciens; témoin cette description d'Aristide :
« Toutes les maisons étaient d'une égale hauteur et
offraient le même ordre d'architecture, de manière
que la ville entière ne semblait former qu'un seul
édifice. Des rues fort longues la traversaient dans
toute son étendue. Toutes les parties de cette im-
mense ville, liées entr« elles par les plus belles pro-
«• 173. Juillet 1921.
portions, composaient un ensemble parfait, dont les
murs étaient la couronne. •
Maritimes par excellence, les trois villes réunies
pour fonder la cité nouvelle donnèrent naturellement
au port une importance capitale. Le port, ou plutôt
les ports, furent spacieux et commodes et, comme
ceux du Pirée, spécialisés pour une branche spéciale
(lu commerce. « L'un recevait les vaisseaux d'Ionie,
l'autre ceux de Carie; celui-ci offrait un abri aux
flottes d'Egypte, de Chypre et de Phénicie ».
L'organisation scientifique du port, la situation
géographique de l'île, si bien située comme escale de
tous les vaisseaux trafiquant de Grèce et d'Asie
Mineure en Egypte, en Syrie, et surtout la déca-
dence d'Athènes après la guerre du Péloponèse et
après ses luttes contre la Macédoine, qui seule per-
mit aux Rhodiens d'user de tous ces avantages, firent
de Rhodes, au ii" et au iii» siècle, la grande puis-
sance commerciale et maritime de la Méditerranée.
Ces deux siècles, le m" surtout, sont l'âge d'or de
l'île. Une Constitution républicaine, plus semblable,
d'ailleurs, à celle de Sparte qu'à celle d'Athènes,
puisqu'elle comporte la centralisation du pouvoir
exécutif entre les mains d'un magistrat unique, le
prytane, la préoccupation de l'Etat (qui, d'ailleurs,
n'est pas spéciale à Rhodes, comme semble le croire
Zervos), de pourvoir aux besoins de la classe pauvre
par des distributions de blé , assurèrent à l'île la
tranquillité intérieure et lui permirent de tourner
toute son activité vers le développement écono-
mique et la culture littéraire et scientifique.
La politique des Rhodiens, modèle de prévoyance
et de sagesse, habile à maintenir entre les grandes
puissances voisines un équilibre favorable à ses in-
térêts, volontiers « neutraliste » et mue par un sage
égoïsme sacré, leur science des questions maritimes
et commerciales ont fait à juste titre l'admiration
des anciens. Les Rhodiens, s'ils n'en furent pas abso-
lument les initiateurs, eurent la gloire de faire abou-
tir l'évolution commencée par les grandes cités ma-
ritimes qui transforma le droit maritime, jadis ne
relevant que de la force, en une doctrine cohérente
et juste. La loi Rhodienne, réglant toutes les ques-
tions qui pouvaient se poser à propos de commerce
maritime, d'armement des navires, de prises, de
droits des belligérants et des neutres, fut non seule-
ment un modèle dont, pour ces questions qui lui
étaient étrangères, se servit plus tard le préteur ro-
main, mais l'embryon du droit international. A ce
titre seul, Rhodes aurait marqué sa place dans l'his-
toire de l'humanité.
Enrichie par son commerce et la paix intérieure,
Rhodes fut une grande ville intellectuelle.
Par une étude très approfondie des textes et des
raonumenis, mais sans toujours se préoccuper de
mettre un ordre logique dans les renseignements qu'il
a recueillis et sans distinguer sufnsamment les
époques, Zervos montre quelle imposante contribu-
tion Rhodes a apportée au développement industriel
delà Grèce.
Les principales places de Rhodes, ses gymnases,
ses stades où combattaient de fameux athlètes, ses
temples magnifiques consacrés au Soleil, à Bacchus,
à Isis regorgeaient, dit Zervos, des merveilles de la
statuaire et de la peinture. De fait, les sculpteurs
rhodiens ont laissé des œuvres qui comptent parmi
les plus impressionnantes qu'ait produites le génie
grec. Le Laocoon de Polydoros et Athenodoros, ce
groupe dont .Michel-Ange lui-même n'a pas surpassé
la force, l'harmonie et la grandeur tragique et qui
est dans la sculpture le pendant d'un Prométhée ou
d'un Œdipe-roi, le char du Soleil, ornement de la
basilique de Saint-Marc, le Taureau du Vatican,
l'un et l'autre incomparables chefs-d'œuvre anima-
liers, %oilà trois œuvres dont, avec Rhodes, l'esprit
humain peut s'enorgueillir. Avec elles, comme avec
les frises du Parthénon, l'art a, par sa perfection
technique et sa puissance d'émotion, atteint ses
sommets.
De la peinture rhodieime, comme de toute celle de
l'antiquité, nous ne pouvons juger que par des des-
criptions qui nous montrent les hommes bouche bée
et les perdrix domestiques venant taquiner, comme
des frères vivants, leurs semblables peints sur la
toile par le rival d'Apelle, Protogène. Sans doute,
comme en sculpture, le réalisme y triomphait.
De la céramique rhodienne Zervos dit peu de
chose, jugeant sans doute son illustration suffisam-
ment éloquente. En la parcourant, nous pouvons
juger, en effet, le potier rhodien aussi habile que son
confrère athénien. Rares, d'ailleurs, sont les figures
aussi sobres, aussi gracieuses que celles qui vivent sur
les lécythes blancs. Mais l'éclat du coloris, la préci-
sion des mouvements, la force et la nervosité des
attitudes, le réalisme des animaux montrent les
céramistes rhodiens doués de qualités analogues à
celles des peintres et des sculpteurs.
S'il faut en croire Zervos, poésie, philosophie,
sciences fleurirent également à Rhodes; Mais, à de
rares exceptions près, les œuvres des écrivains rho-
diens sont aujourd'hui perdues, sauf celles de l'au-
teur des « Argonautiques », Apollonios, quelques
fragments du sage Cléobule, et noua devons noui
contenter d'une liste de noms.
LAROUSSE MENSUEL
Nous savons également — mais sans plus — que
l'esprit pratique des Rhodiens se tourna volontiers
du côté des sciences (médecine, mécanique) et
que le développement scientifique ne fut pas sans
contribuer largement à l'établissement de la puis-
sance maritime de Rhodes et à sa prospérité indus-
trielle.
A la fin du rv» siècle, les orages commencent. Dé-
métrius Poliorcète vient avec une flotte puissante et
une formidable « artillerie » mettre le siège devant
Rhodes, qu'il veut voir rompre en sa faveur la neu-
tralité. La résis-
tance des Rho-
diens est héroï-
que , et l'assié-
geant , d'ailleurs
chevaleresque
(«Jefaisia guerre
aux Rhodiens,
non aux arts, »
dit-il lorsque Pro-
togène et son ate-
lier, situé dans la
banlieue de la
ville, sonttombés
entre ses mains),
doit lever le siège
après un an "et
demi d'efforts im-
puissants. Rho-
des, sauvée, com-
mémore sa vic-
toire par l'érec-
tion d'un monu-
ment destiné à
perpétuer pour
les siècles le glo-
rieux souvenir.
C'est la fa-
meuse statue du
Soleil, le colosse
où, dans un cu-
rieux alliage, se
manifestent à la
fois le goût du
grandiose et la
préoccupation
utilitaire qui sont
des traits carac-
téristiques de
l'esprit rhodien .
Le géant, « haut
de huit fois dix
piques » et « de
toutes les mer-
veilles du monde
la plus admirée a
se dressait face
au soleil, au point
le plus central des
cinq ports de la
ville , visible à
tous les naviga-
teurs se dirigeant
vers Rhodes. En
222, un tremble-
ment de terre
l'abattit.
AlRéadeRome
et par elle char-
gée de faire la
police des mers,
grande ennemie
despiratesqu'elle
poursuivit dans tous leurs repaires, investie du pro-
tectorat sur les provinces asiatiques voisines, Rho-
des connut au n' siècle une période de grandeur,
avant de s'absorber dans la puissance romaine.
Echappée aux armes de Mithridate, elle brilla long-
temps encore comme un centre littéraire et artis-
tique. L'école d'éloquence de Rhodes fut renommée.
Cicéron, César, Brutus tinrent à prendre des leçons
de ses rhéteurs. Les lois rhodiennes dont Rome,
après les cités grecques, reconnut la sagesse, furent
incorporées dans les codes romains. « Je suis le
maître du monde, disait Antonin le Pieux, mais ce
sont les lois de Rhodes qui le gouvernent ». Zervos
cite ces paroles avec un légitime orgueil.
A l'époque byzantine, Rhodes, petite circonscrip-
tion administrative d'un thème asiatique, tient en-
core à certaines heures un grand rôle. Zervos nous
signale ce fait curieux et peu connu que Rhodes,
réputée pour sa briqueterie et sa céramique, « pro-
cura en grande partie le matériel utilisé par Justinien
pour la construction de Sainte-Sophie et sa fameuse
coupole qu'Anthémios a bâtie en employant les
grandes quantités de belles tuiles blanches prépa-
rées par les Rhodiens et envoyées à Constanti-
nople. Ces tuiles, fabriquées grâce à un mélange
dont les Rhodiens avaient trouvé le secret, étaient
exceptionnellement élégantes et légères ». Pour les
produits de la céramique rhoJienne, dit avec raison
Zervoa, ili ne 1« cèdent en rien & ceux de l'époque
olauiqu«.
Poteries mises à part, Zervos est, sur Rhodes by-
zantine, d'une sobriété par trop Spartiate. Nous
aimerions, pourtant, à connaître l'histoire de l'Ile à
cette époque de guerres maritimes incessantes entre
Byzantins, Arabes, Sarrasins, Vénitiens, et le rôle
actif ou passif qu'elle y a joué. Nous aimerions
aussi à saisir, dans tme ile placée à im carrefour du
monde, l'évolution si curieuse de la civilisation
grecque.
Mais Zervos passe rapidement aux chevaliers de
Saint- Jean, dont, de 1309 à 1522, Rhodes fut le fief.
Laocoon et ses fils. — Virgil ■ racoiiiL' '^Eit'ji<ic, II, 1^*9-233, que Laocoûn. jjrand prtlre *le Neptune, voulut
diesuad.r les Troyens d'introduire dans leur ville le fameux cheval de Troie et fut puni de cette intervention
far les dieux protecteurs des Grecs. Deux serpents, partis de l'ilot de Ténédos, traversèrent les dots et
étoullêrent, ainsi que ses deux tlls. Cet épisode a été représenté par trois sculpteurs rhodiens : A^ésandre,
Polydore et 'Athénodore, sans doute contemporains d'Auguste, dans un groupe célèbre qui ornait au temps de
Pline les bains de Titus et qui, retrouvé en i:iû6 et restauré par Michel-Ange, par le Bernin. etc.. Heure
aujourd'hui au musée du Vatican. (Cette œuvre, qui inspira à winckelmann et à L.essin^ des dissertations
célèbres, a longtemps été regardée comme le type de la sculpture grecque classique ; ce n'est qu'une <BUvr«
secondaire de l'époque hellénistique, puissante, toutefois, dans l'expression d'un eflort douloureux.)
Chrétiens, féodaux, occidentaux, les chevaliers eurent
à Rhodes, devant les grands souvenirs de la civili-
sation hellénique, la même attitude que les conqué-
rants de l'empire grec devant les plus importants
vestiges de la gloire athénienne ou corinthienne :
indifférence, mépris ou avidité.
Partout, des chapelles romanes ou gothiques, de
lourds châteaux forts et les plus belles œuvres de la
statuaire rhodienne brisées ou prenant le chemin de
l'exil : c'est alors que le Taiureau émigra à Naples,
le Laocoon au Vatican et, à Venise, les coursiers du
Soleil.
Pourtant, au cours des deux sièges de Rhodes
(1480, 1522), les habitants firent cause commune
avec les chevaliers, pour la défense du pays menacé
par les Turcs. Les Rhodiens, alors, se montrèrent
dignes descendants de ceux qui avaient forcé l'admi-
ration de Démétrius, et Zervos cite maint trait hé-
roïque : ainsi, celui de cette mère qui, telle une Lacé-
démonienne de Plutarque, tue ses enfants avant
d'immoler en holocauste à leurs mânes des dizaines
de Turcs.
Mais Rhodes doit subir son destin. Elle devient
province ottomane, et l'administration turque, plus
malfaisante encore que celle des chevaliers, tue sa
prospérité. Au début du xix" siècle, Rhoiles n'a pas
le vingtième de la population qu'elle comptait à sa
belle époque. Et, pourtant, il se trouve encore des
artistes rhodiens pour déployer, dans la céramique
maigri tout florissante, des trésors de grice et de
526
fantaisie. Plats en faïence ou en verre opalin, ornés
de damiers multicolores ou d'arabesques géomé-
triques, de pâquerettes et de lis stylisés, cruches en
faïence où, sur la panse aussi harmonieuse que celle
de l'amphore antique, s'enroulent toutes les fleurs de
l'île du Soleil, témoignent que l'art rhodien (heureu-
sement influencé, d'ailleurs, quoique Zervos se refuse
à le dire, parles motifs orientaux) n'a pas dégénéré.
Aujourd'hui — et c'est une des révélations les plus cu-
rieuses de cet ouvrage — il fleurit à Rhodes une école
Le Taureau Farnèsb. — Dircé. femme de Lycos, roi de Thèbes, avait maltraité Aiiliuite. i-ujunlifC par
ce pniicc. Plus tard, Ampliion et Zétos, 6l3 d'Aiitiope, voulurent venger leur mère. Il3 s'emparèrent de Dircé,
la conduisirent sur le Cithéron et l'attachèrent aux cornes d'un taureau indompté, qui la déchira. C'est le
sujet d'un groupe célèbre, œuvre de deux sculpteurs rhodiens, Apollonioiî de Traites et son frère Tauriskos.
Ce groupe, transporté sous le règne d'Auguste de Rhodes à Rome, découvert dans les thermes de Caracalla
sous le pontiHeat de Paul III, placé par les soins de Michel-Ange au palais Farnèse, se trouve aujourd'hui
au musée de Naples. Dircé. renversée et pAmée, se présente en avant et de face; Antiope est debout derrière
ses fils, qui arrêtent le taureau frémissant. Ce groupe, mal.tdroitement restauré dans certaines parties, offre
néanmoins un ensemole harmonieux et animé.
de peinture qui, avec Oiconomos et Sakellarios Man-
glis, semble avoir retrouvé la tradition des grands
artistes byzantins. Les prophètes, les Christs, les
Vierges exaltées qui décorent la cathédrale de Rhodes
font songer, par leur réalisme et leur vigueur, à celles
que tracèrent les grands artistes byzantins du xv° siè-
cle. La peinture rhodicnne contemporaine est à elle
seule un signe que le génie hellène peut revivre
encore.
Au XIX* siècle, la population de Rhodes augmenta,
atteignant 45.000 habitants en 1913. Sa popula-
tion de commerçants, de marins, de pêcheurs d'épon-
gés est, nous dit Zervos, laborieuse; et tissant, comme
à l'époque d'Alexandre, la laine et la soie que produit
son sol, toujours favorisée par un climat merveil-
leux, caresse du soleil tutélaire, toujours admirable-
ment située à l'un des carrefours du monde, elle
pourrait redevenir, sous l'administration hellénique,
un grand centre maritime et commercial. Zervos a
démontré, en efiet, que Rhodes est foncièrement
grecque.
Mais que pèse l'ethnographie devant les nécessités
immédiates de l'équilibre mondial ? — Léon Abemsouk.
sédentarisme n. m. Etat sédentaire d'un
groupe ethnique : La dislocation de Vidée d'Etat accom-
pagne l'établissement du sédentarisme définitij.
SOCiologisme (rad. sociologie) n. m. Phil. Ten-
dance à tout réduire à la sociologie ; en partie, expli-
cation sociologique des phénomènes religieux : Le
psychologisme et le sociologisme ramènent les phé-
nomènes religieux aux manifestations naturelles de
l'activité psychtque ou sociale, (Boutroux.)
LAROUSSE MENSUEL
TM-Bà, flUe d'Annaiii, par Jean d'Esme
(Paris, 1920). — Jean d'Esme, de son vrai nom
d'Esménard (il est petit-neveu du poète Esmé-
nard, qui fut de l'Académie française, sous le pre-
mier Empire) a passé en Indochine toute son en-
fance; c'est un jeune, et Thi-Bâ est son premier
roman.
De cette Indochine Jean d'Esme dépeint les aspects
et les âmes. La tentative est intéressante et adroite.
Nous connaissons mal nos colonies lointaines. Nous
voudrions lesmieux
connaître. Leur
exotisme nous atti-
re. Le cadre, peu fa-
milier, nous étonne
et nous enchante.
Et c'est déjà pour
un roman un élé-
ment de succès,
même si le sujet en
soi n'est pas neuf
absolument. Reste-
t-il, d'ailleurs, des
sujets neufs ? Tout
est dit, depuis tant
de siècles qu'il y a
des hommes qui
écrivent. Voici
ce\\ii AeThi-Bd,
fille d'Annam :
Thi-Bâ est une
humble fille de dix-
sept ans, du petit
village de Thua-
Doy, qui éparpille
entre la grande
montagne et la fo-
rêt profondesescai-
nhas aux toits de
paille jaune. Deux
hommes la dési-
rent, au village, car
elle est, avec ses
yeux clairs, ses lè-
vres peintes, son
corps souple, « la
plus délicate fleur
de joliesse et d'a-
mour de tout le
canton ». Laï, le
Tueur-de-Paons et
Bao-le-Tortu sont
les deux meilleurs
fusils de ce pays de
chasseurs. Laï est
harmonieux et
fin, Bao est diffor-
me, d'où son sur-
nom, mais trapu et
robuste. Bien
qu'elle se soit mon-
trée coquette avec
Bao, c'est Laï
qu'elle préfère,
peut-être parce
qu'en combat sin-
gulier il a terrassé
son rival, et c'est à
Laï qu'elle engage
sa foi. On échange
la feuille de bétel
et la noix d'arec. Mais, avant l'acte irrévocable, Thi-Bâ
— la coutume le veut — se rend à la Grande Pagode,
près de Hué, sacrifier au Bouddha et consulter la
vieille devineresse, afin de ne pas prendre un époux
contre la volonté du Parfait. Hélas! l'oracle n'est
point rassurant. Thi-Bâ apprend que le sort qui l'at-
tendnesera pas celui qu'elle espère: iCequidoit avoir
lieu aura lieu, et ce qui aura lieu sera le meilleur.»
Troublée, mais non très triste (aime-t-elle vrai-
ment Laï ?) et même curieuse de l'avenir annoncé, la
jeune fille s'en retourne vers la ville. Elle y a re-
trouvé une amie d'enfance, Phi-Nam, qui a quitté
naguère le village pour devenir la congaï, richement
entretenue, du docteur français Lebrais et dont le
luxe nouveau n'a pas été sans impressionner la petite
campagnarde. En route, elle croise un groupe d'Eu-
ropéens. L'un d'eux lui sourit, et ce sourire ne lui
déplaît pas. Elle répond par un geste gamin, puis
s'enfuit, en riant...
L'action est engagée. Elle va se dérouler, telle
qu'on l'attend. Il y a un obstacle : Laï. L'obstacle
disparaît bientôt avec la mort mystérieuse du fiancé.
Est-elle si mystérieuse? Il est bien évident, quoique
la justice n'ose se prononcer, que c'est Bao-le-Tortu,
le rival rancunier et brutal, qui a précipité le jeune
chasseur dans la fosse où venait de tomber un tigre
traqué. Le hasard, ce grand maître, fait que l'admi-
nistrateur français venu à Phuan-Doy pour enquêter
sur l'accident est justement l'homme au sourire,
rencontré en sortant de la Grande Pagode. Il inter-
roge Thi-Bâ avec douceur; elle lui répond sans
effroi. L'étang aux nénuphars, lieu de rendez-vous
ordinaire des amoureux, entend un soir de doux
«• 773. Juillet 1921.
propos, t Veux-tuêtremacongaï, Thi-Bâ ? », demande
Raoul Lannois (ainsi se nomme l'aimable administra
teur). Et, ma foi, puisqu'il est, comme elle, jeune et
libre et qu'il a un sourire très doux et qu'il l'a dist n-
guée et qu'elle aura, comme Thi-Nam, des bijoux et
des robes de soie, comment résisterait-elle ? Peut-on
lutter contre sa destinée et la volonté du Parfait ?
Voici notre héroïne à Hué, dans la maison d'Ong
Raoul, du seigneur Raoul, une vieille demeure an-
namite, paisible et lumineuse. Elle y a son appar-
tement particulier, trois salles étroites et longues,
dont les murs sont tendus de soieries rouges, brodées
de dragons et de chimères : le salon, meublé du
grand lit de camp traditionnel, d'escabeaux en bois
de teck et de tables sculptées, la chambre, le cabinet
de toilette.
Les premiers contacts sont fâcheux. Il est silen-
cieux et froid. Elle est, à la fois, impatiente et crain-
tive. Puis, peu à peu, la vie s'organise. L'Annamite
s'adapte aux habitudes de l'Européen. Elle devient
son esclave attentive et satisfaite. La journée, pen-
dant que Raoul est à son bureau , elle flâne, avec
son amie Thi-Nam, à travers les ruelles encombrées
d'échoppes de la ville indigène, ou les boulevards
monotones de la cité européenne, à moins qu'elle ne
dirige ses pas vers les pagodes où somnolent les
Bouddhas, ou ne se rende, par la route ombragée qui
longe la Rivière-des-Parfums, au parc planté de
manguiers centenaires et de banyans aux mille bras,
qui renferme les tombeaux des empereurs.
Pourquoi faut-il que, dansce parc, 1 hi-Bâ aperçoive
son « Djaoul • (comme elle prononce), marchant au- ■
près d'une compatriote. M""" Rassin, et pourquoi,
quelques jours plus tard, rencontrera-t-elle de nou-
veau le couple, encore plus rapproché! La pauvre
petite comprend et souffre, silencieusement, et
l'épreuve se prolonge autant que le caprice des deux
Européens, qui jouent à l'amour sans s'aimer. Un
jour, au cours d'une promenade (ses sorties sont
décidément fertiles en incidents), Thi-Bâ voit devant
elle Rassin, le mari, gesticulant et discutant âpre-
ment avec un ami. Elle prête l'oreille : Rassin a
reçu une lettre anonyme. Il va chez Lannois sur-
prendre l'infidèle et se venger... Thi-Bâ n'en écoute
pas davantage. Elle court au logis, appelle Raoul, le
prévient, et, suprême dévouement d'une âme simple
et aimante, guide elle-même sa rivale vers une porte
dérobée, vers le salut.
De ce moment commence pour la petite Annamite
une nouvelle période de calme bonheur. Elle règne
sur la maison. Et Raoul admire le travail d'adapta-
tion qui s'est poursuivi en elle, la désagrégation des
anciennes pensées, et comment elle a su se faire au-
près de lui a la place à la fois réservée et hardie
d'une petite esclave tendre et d'une intendante indis-
pensable et très entendue ».
C'est à peine si son existence est troublée quelque
temps par un retour de désir de Baô-le-Tortu, resté
impuni, et qui vient, en hiver, après deux ans de
silence, déposer chaque matin et incognito des fleurs
sur sa fenêtre. L'oSrande parfumée est interrompue
par le bras de Thanh, le jeune frère de Laï, vengeur
du meurtre fraternel. Elle oublie bientôt ce nouveau
drame. « Car, devant la vie, immense et innombrable,
le cœur humain est une pauvre chose, une pauvre
chose bien trop petite et bien trop fragile pour que
tout le passé, que chaque minute en mourant ne cesse
d'accumulerderrièrenous,puisseyreposertoutentier...
ou même y marquer sa trace tout du long !... »
Un malheur, plus gros de conséquences, attendait
la congaï amoureuse. Brusquement, Raoul annonce
son départ. Il y a la guerre « dans l'Ouest lointain 1.
Le jeune Français s'apprête à faire son devoir. Thi-
Bâ, d'abord, songe à le suivre. « Elle vivrait là-bas,
comme ici, dans son ombre, attentive et silencieuse,
et elle continuerait à être dans sa vie d'Occidental
comme un parfum discret, comme un petit animal
caressant et plein d'obscur dévouement... » Rêve
impossible! La séparation fatale a lieu, un soir de
septembre. « Il lui avait pris le visage entre ses deux
mains, et, comme s'il voulait en conserver longtemps
l'image précise et fine, il la contemplait fixement,
longuement... Quand sonna l'heure de partir, elle
descendit avec Raoul vers l'appontement. Un sam-
pan, déjà chargé de malles, y attendait le jeune
homme, pour le conduire jusqu'au port... Lorsqu'ils
arrivèrent sur la berge déserte, qu'un fanal éclairait
vaguement, Thi-Bâ éprouva un saisissement : comme
c'était simple, une séparation ! Vite, une étreinte, un
baiser..., encore un appel dans la nuit... et déjà le
sampan qui emportait Raoul s'éloignait parmi les té-
nèbres. »
Thi-Bâ a regagné son village, n'ayant emi^orté,
avec un peu d'argent, que les cadeaux de Raoul,
trois tuniques de soie de Nankin, l'une mauve,
l'autre bleue, la troisième noire, des bracelets, des
colliers et deux coffrets de bois de rose et de santal
où elle avait enfermé ses souvenirs. Elle a acheté, au
coin d'un petit bols d'aréquiers, une cai-nha entourée
d'un jardin. Elle y vit seule. Oisive et désœuvrée,
elle passe de longs moments à sa toilette, puis reste
sur la natte, « sans joie, le corps inerte et l'esprit
vague ». Elle est pourtant redevenue la reine du
hameau, et Tseu, le Notable, ne lui laisse pas ignorer
»• 173. Juillet 1921.
qu'il la convoite. C'est vers Raoul que vont ses pen-
sées fidèles. Raoul a écrit, d'abord une longue lettre
caressante, puis des mots de plus en plus brefs,
comme s'il se détachait d'elle peu à peu, d'elle qui ne
vit que dans l'attente de son retour. Les mois pas-
sent, et l'isolement pèse chaque jour davantage sur
la pauvre enfant. « Elle soulïre de se souvenir » et,
pourtant, elle entretient sa torture. Un matin, n'ayant
depuis longtemps rien reçu de l'aimé, elle décide de
se rendre à la ville pour essayer de recueillir quelque
nouvelle. Elle s'est parée, pour ce pèlerinage, de sa
tunique de soie mauve et a passé à son cou, à ses
poignets, à ses chevilles, les bracelets et les joncs
d'or, dons de Raoul. Elle rencontre le docteur Le-
brais, et celui-ci ne peut lui cacher que Raoul a été
blessé..., qu'il est mort.
Alors, elle éprouve « l'impression atroce d'un ef-
fondrement «. Une dernière fois, elle court revoir la
maison qui fut leur maison, rentre au village, s'en-
ferme chez elle, s'abat, la figure contre terre.
I Quand elle s'éveilla, il faisait grand jour... ; sa bou-
che était amère. Une douleur lancinante lui rongeait
la tête. Elle voulut se mettre debout. Mais elle ne
put ni redresser son buste, ni soulever sa face... Elle
eut un frisson plein d'épouvante, car l'idée lui tra-
versa l'esprit qu'elle serait désormais comme les bêtes
qui ne voient point le ciel et qui ont leur visage tou-
jours tourné vers la terre... Et, d'efiroi, elle tenta
d'appeler... ■
Elle fut très malade. Rien ne pouvait la soulager.
EUe délirait, redisant les expressions favorites de
Raoul. Des visions des jours heureux lui traversaient
l'esprit... Elle guérit enfin... Tseu, le Notable, voulut
la prendre de force. Alors, une grande résolution
s'empara de cette petite âme : pour échapper à
l'homme, comme pour échapper à ses pensées, el e
courut se noyer dans l'étang-aux-nénuphars, près de
l'endroit où, trois ans auparavant, Raoul lui avait
demande d'être sa congaï.
Ainsi finit cette jeune sœur de Rarahu etd'Aziyadé,
comme elles fidèle jusqu'à en mourir aux sentiments
que sut éveiller en un cœur oriental un homme
d'Occident. « Elle m'aimait — dit Loti de la « petite
esclave circassienne » — de l'amour le plus profond
et le plus pur, le plus humble aussi ». Est-ce à dire
que ce roman soit écrit « à la manière de Loti »? En
aucune façon. Il ne faut pas plus songer à rappro-
cher Jean d'Esme de Loti que de Kipling, parce
qu'il a évoqué les lois de la montagne, domaine in-
contesté de Ong Kop (le Seigneur tigre) et de Con
Beon (la Panthère), ou de Lamartine, parce qu'il a
réservé à Thi-Bâ, à l'ombre d'un tamarinier, la
tombe de Graziella. Ni le style de Jean d'Esme ni le
procédé ne sont d'un Loti. Les qualités sont autres
et, si elles sont moins éclatantes, elles ne sont point
négligeables. L'analyse des états d'âme de Thi-Bâ,
surtout après le départ de Raoul, est d'un psycho-
logue minutieux. L'intérêt ne faiblit guère, soit que
se déroulent les péripéties d'où émane une émotion
douce, ou que la curiosité soit satisfaite, lorsque le
passé fabuleux de l'Annam surgit, et son présent
encore mytérieux. Les caractères, les mœurs, les
paysages sont dépeints par un homme qui ne fut
point un passant, mais qui demeura, et dont l'esprit
s'éveilla au milieu même de cette nature et de ce
peuple et qui, ayant lu les vieux livres sacrés et
écouté les vieilles légendes, avait la formation né-
cessaire pour situer dans un tel cadre un tableau qui
parait vrai, — GustaTe UiRscHriLD.
Torclies et lumignons, par J.-H. Rosny
aîné. — Ce titre, fîatteur pour quelques-uns, dédai-
gneux pour beaucoup, annonce les souvenirs litté-
raires de l'aîné de ces deux jumeaux de lettres qui,
sous le pseudonyme collectif de J.-H. Rosny, ont
publié des livres nombreux, originaux, divers et quel-
ques œuvres fortes.
Rosny aîné nous y rapporte des épisodes de sa car-
rière, nous conte ses débuts avec la publication de Nell
Horn chez l'éditeur Giraud ; ses fréquentations au
Grenier des Concourt et chez Alphonse Daudet, sa col-
laboration au « Gil Blas », au < Figaro », à la « Jus-
tice », à la < Revue indépendante », enfin ses impres-
sions durant la crise du boulangisme. Mais, très
vite, ces souvenirs prennent et conservent la forme
d'une galerie de portraits.
Le « premier grand homme i que J.-H. Rosny
put voir fut Edmond de Goncourt. Le débutant,
qui ne connaissait encore t que de vagues littéra-
teurs, personnages fuligineux au fond de brasseries
fuligineuses » (on sait que cet écrivain aime les mots
spéciaux), à la pensée de cette présentation, ne dor-
mait plus. Goncourt fut très bienveillant : « Je vis
un vieillard plus beau que je ne l'avais imaginé,
dans une lumière ravissante. Et, toutefois, l'entrevue
fut banale. » Edmond de Goncourt avait la religion
de l'art et croyait fermement à l'immortalité de
ses livres :
Un jour que nous parlions de la fin de la terre et que
j'émettais quelques hypothèses, il m'interrompit avec co-
lère :
« Alors, j'aurai travaillé pendant quarante ans, je me serai
privé de mille choses qui m'auraient été si agréables..., et
tout cela pour que la terre SniMe 1 ■
LAROUSSE MENSUEL
527
Le fïiège de Rhodes par M.ihomet II. selon une peinture du Codez, sur parehemtn du XV" siècle, de Guillaume Caursin, vIceHïbancelier
de Tordre de SainWean, témoin oculaire du Biêge. [On voit autour des murailles les tentes des assiégeants et, au fond, la delta turque.]
(Bibliothèque naUonale.)
Magnifique propos d'égoïsme littéraire ! Chez Zola,
on entend un son de cloche voisin :
C'était un homme malheureux, un âpre pessimiste. Il se
plaignait presque autant que Gonctiurt ; il accusait l'injus-
tice des hommes et la cruauté des circonstances ; il lui arri-
vait de prononcer ces paroles épiques :
• On ne m*- connaît pas !.,, On ne me lit pas! ■
Il accusait ainsi son succès même ; il en faisait le succès
d'un homme incompris. £t cet écrivain, a qui tirait à cent, à
deux cent mille », en appelait implicitement à la postérité,
J,-H, Rosny nous décrit ainsi, au physique, l'auteur
de Germinal :
Rien dans la physionomie, le geste, l'allure, n'annonçait
un homme d'élite, hors un très beau front, haut et spacieux.
Le visage aussi commun que possible, un visage de petit
bourgeois mélancolique et un genre de laideur que les femmes
n'aiment point. Il était alors fort gras, et, pour faire place à
son ventre, il s'asseyait, les jambes écartées, au bord de la
chaise.
Des yeux bruns derrière un lorgnon, des yeux qui n'étaient
pas des yeux d'observateur comme ceux de Daudet, des
oreilles de dimension moyenne, singulièrement étroites, le
nez un peu camus ; un défaut de prononciation assez amu-
sant, qui faisait resseml>ler ses s à des / : • Nous sommes
allés à Fèvres •> , pour : ■ Nous sommes allés à Sèvres. ■ A
part cela, il parlait avec aisance, sans relief.
De tous ces écrivains, sur lesquels J.-H, Rosny ré-
pand le sel souvent un peu caustique de ses souve-
nirs, il en surgit un, astre lumineux, que ne vient
offusquer aucune, ou presque aucune ombre. C'est
Alphonse Daudet, et c'est une nouvelle preuve de la
séduction qu'a exercée l'auteur de Tarlarin sur la
plupart de ceux qui l'ont approché. Chez les Gon-
court, dans son salon de la rue de Bellechasse ou
dans sa maison de Champrosay, Alphonse Daudet
apparaissait toujours comme le personnage principal.
Causeur étincelant, vibrant de toutes les émotions,
âme toujours ardente dans un corps terrassé par la
maladie, il versait dans l'esprit des • jeunes » les tré-
sors d'une expérience étoimante, qui avait connu
toutes les détresses, comme les plus enivrantes pas-
sions. Il se donnait tout entier dans la conversation,
en homme du Midi qu'il était et qu'il voulait être,
avec son horreur de la soulïrance humaine, du dé-
sordre social ou autre et de l'obscurité, même lit-
téraire; point du tout homme de théorie ni homme
de raisonnement, aimant la fantaisie, le romanesque,
mais, en vrai Latin, dans la précision d'un monde
limité.
Nous voyons encore défiler devant nos yeux Huys-
mans, « sorte d'oiseau de nuit », toujours hanté de la
marotte des aliments frelatés; Paul Bonnetain, aux
yeux tragiques, âme pleine de richesse exotique;
Hervieu, distingué et las, « traitant son destin comme
une carrière », du reste sûr et serviable ; A. Hermant,
E. Hennequin, avec sa tête de t scande » (Scandi-
nave ?); Eugène Carrière, esprit plein de nuances, qui
ne concédait rien sur les droits de son art, mais qui
savait, devant les critiques, en exposer habilement
les principes; Rodenbach, élégant, érudit et maladif;
St. Mallarmé, petit et mince, mais séduisant par son
regard et sa parole, beaucoup moins abscons dans ses
propos que dans ses écrits; Ganderax, qui corrigeait
la copie des écrivains comme des devoirs d'élèves, ce
dont ils ne lui savaient pas toujours beaucoup de gré;
Louis Mulbem, juif crépu, spirituel et bienveillant;
Ed. Rod, « brumeux et fantomal » ; O. Méténier, secré-
taire de commissaire et romancier réaliste, qui dé-
couvrait chez les souteneursun code... chevaleresque;
P. Alexis, le fidèle disciple de Zola ; Philippe Burty,
528
érudit d'art, qui prétendait avoir découvert le Japon
en même temps que les Goncourt, ce qui irritait tort
Edmond; Jean Lorrain, avec ses yeux de o batra-
cien », maquillé, parfumé, morbide, plein d'artiûces
et de violences qui dissimulaient peut-être un naïf
désir de tendresses; François Coppée, qui, cantonné
dans son cher quartier Montparnasse, charmait par
ses conversations et, comme dit J.-H. Rosuy, par sa
« bénévolence » ; Drumont, à qui la destinée ironique
avait donné un air de sémite; Mistral, bel homme
d'aspect entraînant, mais qui n'était en valeur que
dans son Midi; le tumultueux Mariéton; Camille Le-
monnier, cordial et o chaolique » ; Mendès, dont les
colères bruyantes inspiraient, dans le monde des
lettres, une sorte de terreur et qui, aussitôt mort, fut
aussitôt oublié ; Courteline, terrible critique de la bê-
tise humaine, sceptique et bon cœur; Henri Fouquier,
journahste-né, dont la fécondité confondait les plus
expérimentés; Camille Pelletan, que Rosny nous pré-
sente comme un artiste et un érudit perdu dans la po-
litique et dansl'administration, où il apportait une inco-
hérence complète ; enfin, le dernier, et non le moindre,
le Georges Clemenceau du temps de la Justice :
le chef aimé et redouté, l'adulte impulsif et l'enfant terrible,
le condottiere, le corsaire, le meneur, homme de bataille
aussi farceur que terrible; — boutades et coups de boutoir,
calembourgs et buccins.
Ce qu'on peut tirer de ces souvenirs pour la con-
naissance des idées et des goûts de l'auteur n'est pas
ce qui offre le moins d'intérêt. Il se dépeint lui-même
comme un esprit toujours bouillonnant d'œuvres en
projet, à la fois idéaliste et observateur, épris de
poésie autant que de science et, pour ainsi dire, épris
poétiquement de la science ; toujours en quêtede types
curieux, depuis les vieilles barbes selon la formule de
1848 jusqu'aux nationalistes du mouvement boulan-
giste; persuadé, du reste, que toutes choses obéissent
à une sorte de rythme qui oblige le fils à se différen-
cier du père et chaque génération à s'opposer à la
précédente et, parfois, à s'insurger violemmentcontre
elle; en somme, stimulé bien plutôt que découragé par
les obstacles et d'une confiance obstmée dans la vie.
On sait quelle attitudeaprise J.-H. Rosny en facedu
naturalisme. Sorti decetteécoleàlaquelleilserattache,
au moins partiellement, avecNell Horn,ils'est séparé
de Zola et de son groupe, après la publication de la
Terre en 1887, par le fameux Manifeste des Cinq, dont
il a été non seulement l'un des signataires (avec P. Bon-
netain, L. Descaves, Paul Margueritte et G. Guiches),
mais encore le primitif et principal rédacteur. Bien
qu'il regrette àplusieurs égards cet acte de jeunesse, il
est resté, du moins, fidèle aux principes qui l'avaient
inspiré. Il se défend plus que jamais d'être réaliste :
Même au sens le plus élevé, j'ai toujours considéré le réa-
lisme comq;ie un aspect fragmentaire de la littérature ; dès
mes premières œuvres, on trouvera plus d'essais fantastiques,
idéalistes ou mixtes, qued'essais réalistes... Parsuite, la qua-
lification de o naturaliste », appliquée à ma personne, me
semble une injure et presque une calomnie.
En 1890, J.-H. Rosny a consacré un roman à clef,
le Termite,-à décrire l'obsession du petit fait chez les
écrivains naturalistes et cette recherche exclusive du
document qui finit par abaisser le niveau de lesprit.
Un reproche qui, dans ces souvenirs, revient fré-
quemment souslaplumede J.-H. Rosny, est celui-ci :
0 II n'a pas d'idées générales. » Il l'adressait à Noël
Gervais, le héros du Termite. Il l'applique à Edmond
de Goncourt, à Alphonse Daudet même, qu'il aime et
qu'il admire, à Huysmans, à d'autres. En revanche,
il loue Hervieu 11 de ne manier pas mal les idées
générales », et Hermant « de manier les idées
abstraites ». Mallarmé savait généraliser. A Zola,
qu'il n'aime guère, il reconnaît dans la discussion
(à condition qu'on ne dépasse pas un certain niveau
d'abstraction) une robustesse logique, qui manque à
des sensitifs comme Daudet ou Goncourt. Quant à
lui, J.-H. Rosny, il sait qu'il a des idées générales.
Il ne s'abuse point. Il est exact qu'il possède l'esprit
philosophique et une vaste culture scientifique. Ses
romans des temps préhistoriques : Vamireh, Eyn-
mah, et ses romans d'hypothèse comme les Xtpehuz,
la Guerre du jeu révèlent une imagination vaste,
puissante et, comme on l'a dit, cosmique, avec un sen-
timent large et profond de la solidarité des hommes à
travers l'espace et le temps. Par là, il est très vrai qu'il
s'échappe des limites, du reste étroites, du natu-
ralisme et qu'il dépasse l'esthétique du document.
Pourtant, il parait impossible de nier qu'il ait con-
servé quelques habitudes ou procédés de cette école.
Ce livre de souvenirs même suffirait à le prouver.
La lecture des œuvres des maîtres les plus divers de
l'école naturaliste a toujours pour effet de laisser une
impression de tristesse et d'amertune : et c'est par là
que leur influence littéraire a été, à notre sens, le moins
heureuse sur l'âme française. Et cet effet est d'autant
plus regrettable qu'il est dii, peut-être, à une certaine
conception de la vie, mais beaucoup plus à un pro-
cédé, à une manie littéraire. Les naturalistes se sont
toujours vantés de reproduire le détail réel. En fait,
il y a dans leur art, comme dans tout art, un choix.
Seulement, ce choix se porte toujours sur l'aspect
vulgaireet pénible des choses. S'ils peignent un homme
existant ou fictif, ils choisissent de préférence les lai-
deurs, et les tares, surtout physiques. Il y a un peu
LAROUSSE MENSUEL
de cela dans les souvenirs de J.-H. Rosny : ses eaux-
fortes sont sobres et vigoureuses, mais tristes. On se
demande si le monde littéraire se compose exclusi-
vement de ces personnages blafards, névropathes,
dyspeptiques, semi-aphasiques, etc., qu'il nous pré-
sente. Une certaine complaisance pour le laid et le
pathologique, pour des détails qu'en d'autres temps
on aurait négligés comme déplaisants et mondains,
c'est la marque d'école que nous signalons plus haut.
Ce défaut n'empêche pas les Torches et Lumignons
de bril!er de lueurs bizarement captivantes, bien
que d'intensités inégales, et qu'on se plaise à voir
passer ces feux-follets, parmi lesquels certains
— assez rares — continueront de briller avec un
éclat vivace. D'autres se transformeront en pai-
sibles veilleuses, en attendant qu'ils s'éteignent pour
jamais. — Louis CoQt'ELiN.
Vagabondage des mineurs de dix-
huit ans (le). — La loi du 24 mars igzi, con-
cernant le vagabondage des mineurs de dix-huit
ans, a profondément modifié, en ce qui concerne la
jeunesse, la définition du délit de vagabondage et sa
répression.
Depuis longtemps, l'expérience a démontré que le
vagabondage est le premier stade dans le chemin du
crime. Une expression vivante et juste a été em-
ployée par le baron Lejeune, l'ancien ministre de Bel-
gique : 0 Le vagabondage est l'école primaire du
délit. » L'instinct d'indépendance qui pousse l'en-
fance à s'aHranchir de tout ce qui peut la gêner et
surtout la contraindre, les mauvais exemples, le dé-
faut presque complet de surveillance dans nombre
de familles et, par-dessus tout, la paresse et les
appétits précoces, font que beaucoup d'enfants et
d'adolescents abandonnent leur travail et s'échappent
de la maison paternelle pour se livrer aux fréquen-
tations déplorables de la rue. Loin de la famille, il
faut cependant manger, il faut de l'argent pour sub-
venir aux plaisirs; on commence donc à dérober aux
étalages, à marauder dans les jardins ou dans la
campagne; on se familiarise peu à peu avec le vol ;
plus tard, on se fait le souteneur de la débauche, et
on tire de ce métier le plus clair des revenus; enfin,
on s'af ilie peu à peu aux asGociations de malfaiteurs.
Dès lors, le «t gamin » est enrôlé dans l'armée du
crime. Les statistiques démontrent que, depuis quel-
ques années, la criminalité juvénile a fait d'eflrayauts
progrès.
Pour combattre le crime, il faut en tarir les sources;
il faut s'attaquer à la paresse et à la débauche des
adolescents, à la prostitution des jeunes filles- les
vices des uns et des autres sont inséparables, ils s'in-
fluencent et s'attirent réciproquement.
En igri, Etienne Flandin, sénateur de l'Inde, a
déposé une proposition de loi sur le vagabondage et
la men licite et sur les moyens d'y remédier ; c'est un
remaniement d'ensemble, une œuvre vaste de pré-
voyance et de redressement social. L'élaboration de
cette loi s'est trouvée très ralentie par suite de la
guerre; Etienne Flandin a pensé qu'il y avait péril
et qu'il fallait aller au plus pressé; il a obtenu la
disjonction de la partie de la loi qui a spécialement
trait au vagabondage des mineurs et qui modifie siu:
ce point les articles 270 et 271 du Code pénal.
L'article 270 a donné une définition du vagabon-
dage qui n'a pas subi de changement depuis iSroet
qui, d'ailleurs, reste en vigueur pour les majeurs de
dix-huit ans : pour qu'il y ait vagabondage, il faut
à la fois que l'individu n'ait pas de domicile certain,
pas de moyens de subsistance, et qu'il n'exerce ha-
bituellementni métier, ni profession. Cette définition,
dont la critique serait facile à faire, mais sortirait de
notre cadre, est, en tout cas, tput à fait insuffisante
quand il s'agit d'atteindre les enfants, qui sont en-
core, en droit, sous la puissance paternelle, et qui,
par leur nouvelle manière de vivre, échappent aux
prévisions de la loi, puisque, très souvent, ils peu-
vent justifier d'un gîte et de moyens d'existence.
Avec la loi du 24 mars igar, il y a délit de vaga-
bondage, de la part du mineur de moins de dix-huit
ans, si les deux conditions suivantes sont en même
temps remplies :
1° Si le mineur a quitté le domicile de ses parents
ou tuteur, ou le lieu où il a été légitimement placé ;
2° S'il a été trouvé errant, — ou logeant en garni,
mais sans exercer aucun métier ni profession, — ou
s'il tire ses ressources de la débauche ou de métiers
prohibés.
A la base, il y a donc une condition essentielle :
avoir quitté le domicile paternel; mais il faut bien
remarquer que cet abandon doit avoir été commis
sans cause légitime. On ne saurait, en effet, blâmer
l'enfant qui a déserté le foyer en raison des mauvais
traitements qu'il y subissait, ou pour ne pas rester
témoin de la mauvaise conduite de ceux auprès des-
quels il vivait.
D'un autre côté, peu importe que l'enfant ait pris
une autre habitation; s'il n'exerce aucune profession
quand il loge en garni, si les ressources dont il dis-
pose sont le fruit de la prostitution, de la débauche
ou de métiers proscrits par la loi, il est considéré
comme vagabond. On voit que, dans cette définition
spéciale, la paresse et la débauche de l'enfance sont
n
N' 173- Juillet 192
spécialement visées et que la notion du vagabondage
s'élargit et s'éloigne très sensiblement de celle du
Code pénal et de l'idée que le public s'en fait dans
le langage courant.
Tels sont les éléments essentiels du délit. Exami-
nons les moyens de répression.
Le Code pénal prononce contre le vagabondage
deux peines : l'emprisonnement de trois mois à six
mois, l'interdiction de séjour de cinq à dix ans. Il
apportait, cependant, une restriction pour les enfants
de moins de seize ans : ceux-ci ne pouvaient être con-
damnés à l'emprisonnement ; mais, à leur égard,
l'interdiction de séjour subsistait. Cette dernière me-
sure ne pouvait être que déplorable, quand elle
concerne la jeunesse ; car, dans beaucoup de cas, elle
obligeait l'enfant à se séparer du lieu de domicile de
ses parents ; c'était le lancer sur le pavé d'autres
villes ou sur les grandes routes, le précipiter dans
une nouvelle vie de vagabondage. 11 n'y avait qu'un
moyen d'éviter ce danger : c'était, pour le tribunal,
de déclarer que l'enfant avait agi sans discernement,
et alors, on pouvait le renvoyer dans sa famille ou
dans une institution charitable, ou le faire conduire
dans une colonie pénitentiaire.
On a pensé que, lorsque l'enfant avait moins de
seize ans, s'il est reconnu discernant, il y a mieux à
faire pour lui, quand il se met dans l'état légal de
vagabondage ; on doit le rééduquer, le redresser, si
possible, le corriger sévèrement, s'il est nécessaire.
Quel que soit l'âge, le mineur reste soumis, bien
entendu, à la juridiction spéciale des enfants, orga-
nisée par la loi du 22 juillet 1912 et aux règles posées
par le Code pénal.
1° S'il a moins de treize ans. — L'irresponsabilité
pénale de l'enfant est de rigueur ; il n'a pas commis
de délit, mais une faute qui démontre la nécessité de
le rééduquer et de le redresser ; il passera non pas
devant un tribunal répressif, mais devant la chambre
du conseil du tribunal civil, qui ne pourra que le
rendre à ses parents, à une personne ou à une insti-
tution charitable, sous le régime de la liberté sur-
veillée, mais sans pouvoir le faire conduire dans une
colonie pénitentiaire.
2° L'enfant a de treize à seize ans. — Il a commis
un délit ; il est traduit devant le tribunal pour en-
fants, qui est un tribunal répressif. Le tribunal aura
bien à apprécier, comme pour tous les mineurs
d'ordre pénal, s'il a agi, ou non, avec discernement,
mais, dans l'une ou l'autre hypothèse et par déroga-
tion à l'article 69 du Code pénal, s'il est discernant,
il ne sera pas l'objet d'une peine, mais seulement
encore de mesures de rééducation ou de correction.
Donc, si le mineur vagabond a moins de seize ans,
il ne pourra jamais être condamné a l'emprisonne-
ment, peine inefficace en raison de sa courte durée
et moralement dangereuse, en raison de la promis-
cuité, ni à l'interdiction de séjour, mesure qui est un
non-sens à l'égard d'un enfant de cet âge ; il ne
pourra subir que certaines mesures empruntées pour
partie à l'article 66 du Code pénal, modifié par la loi
de 1912.
Par contre, le législateur a pris soin d'instituer, à
son égard, des mesures de sévère correction, s'il se
montre perverti ou vagabond particulièrement en-
durci ; mesures qui consistent en l'envoi dans des
écoles, dites « deréforme » ou « de préservation » (qui
sont encore à créer ou tout au moins à transformer),
où la discipline est déjà plus sévère et, dans les cas
extrêmes, dans l'envoi en colonies correctionnelles, où
le régime est le plus rigoureux et où il restera détenu
jusqu'à l'âge de vingt et un ans. Mais, pour arriver à
ces mesures sévères, le tribunal devra déclarer, au
préalable, que l'enfant a agi avec discernement.
En résumé, la famille et les institutions charitables
pour les vagabonds accidentels, les maisons de ré-
forme pour les jeunes récidivistes de ce délit, moyen-
nement pervertis, les colonies pénitentiaires et
correctionnelles pour les endurcis, ces dernières étant,
en somme, dans l'échelle de la répression.
3° Le mineur a de seize à dix-huit ans. — Ici, le
droit commun reprend son empire. Si l'enfant a été
déclaré non discernant, il sera traité comme les non-
discernants de moins de seize ans, dont il vient d'être
parlé ; mais, s'il a été déclaré avoir agi avec discer-
nement, il subira, comme les majeurs d'ordre pénal,
les peines d'emprisonnement et de l'interdiction de
séjour, qui, il est vrai, ainsi que le prescrit l'article 69
du Code pénal, seront réduites de moitié.
La loi du 24 mars I92r constitue donc un sérieux
progrès social, puisqu'elle permettra d'atteindre des
situations en face desquelles la société restait jus-
qu'ici désarmée ; elle apporte aussi des améliorations
certaines au point de vue de la répression, puis-
qu'elle permet de la doser et de la nuancer suivant
l'âge et le degré de perversité du délinquant. Enfin,
complétant, en partie, les lacunes de la loi du
II avril 1908 sur la prostitution, elle atteint pénale-
ment la prostitution des mineures, dans le cas où
celles-ci, ayant quitté le domicile de leurs parents,
tirent leurs principales ressources de leur mauvaise
conduite. — Com» Jcllikn.
Imp. t.AROusSB (Aufré, Oillon, HolUer-Larouase, Moreau et Ci*j.
Paris, 1', rue Montparnaise. — Lt Gtrant : L. Oboslbt.
Août. — Les Chasses de Maximilien ; Chasst au cer/. Le Limier. Tapisserie d'après le carton de Van Orley (Louvre). [V. p. 259.]
N" 174.
Août 1921
A-cadémie française. Réception d'André
Chevrillon. — Le 3 juin 1920, l'Académie française
procéda à l'élection d'un membre en remplacement
d'Etienne Lamy, décédé. Les candidats en présence
étaient : Chevrillon, Emile 1-abre, Imbart de La Tour
et Blandin. Il y avait 30 votants. Au premier tour
de scrutin, Chevrillon fut déclaré élu par 18 voix
contre 5 à Emile Fabre et 7 à Imbart de La Tour.
(V. Chevrillon, p. 532.)
Le jeudi 21 avril 1921,1e nouvel académicien vint
prendre séance, entre ses deux parrains, Ribot et
Boutroux. Il était reçu par P. de La Gorce. Ce fut
une séance extrêmement académique, à laquelle le
souvenir d'Etienne Lamy conférait une gravité un
peu austère, dont ne se départirent point les deux
orateurs.
Après le remerciement d'usage, le récipiendaire
tint à rendre un horomage d'affection et de respect
à la mémoire de Taine, dont il est le neveu, puis il
.aborda 1 étude de la vie et de l'œuvre de son prédé-
cesseur. Il le fit en scrupuleux disciple de son oncle,
s'attachant, selon la méthode de l'auteur des Essais
de critique et d'histotre, à expliquer l'individu par
les origines et le milieu. Et, sans doute, n'est-il pas
indifférent que Lamy ait appartenu « par tous ses
ascendants à une certaine province de France, l'une
de celles oii le sentiment de la patrie locale est le
plus vif » ; qu'il soit né le 29 juin 1845, dans le petit
village de Cize, « entre les longs plis sombres du
Jura, à 700 mètres de haut, dans un pays tonique,
sévère, où tout incline l'àme au sérieux et l'excite à
l'effort »; qu'il ait eu pour parents deux représentants
de notre forte et saine bourgeoisie, attachée à des
disciplines traditionnelles de vie et de pensée. On ne
peut nier également l'influence qu'exerça sur sa
pensée son éducation, qui, confiée d abord à des
prêtres, se poursuivit à cette fameuse école de So-
rèze, dans le Tarn, que dirigeait à ce moment le
Père Lacordaire, et s'acheva à Paris au collège Sta-
nislas. Lamy fait ensuite son droit, et commence à
fréquenter le monde politique. En 1868, on le trouve
en plein essor, plai<lant avec succès, secrétaire de la
conférence des avocats, orateur écouté à la confé-
rence Mole; déjà, il a pris ses directions définitives:
il sera catholique et républicain, La France envahie,
il parvient à se faire enrôler, malgré la faiblesse de
sa vue et sa qualité de fils de veuve, et il se bat
autour de Dijon. Le voilà, en février 1871, à l'As-
semblée nationale, oh l'a envoyé le département
du Jura. Il y siège comme républicain. Chevrillon
analyse le fondement des convictions républicaines
de Lamy, auxquelles il assigne pour origines son
tempérament fait d' ,a idéalisme actif et de généreuse
confiance en la nature humaine », « ce besoin d'au-
tonomie qui commande sa philosophie politique et
l'a dressé contre tout despotisme de droite et de
gauche », enfin sa pensée que la République est ca-
pable d'entreprendre ce que n'ont pu les régimes
antérieurs : la réforme administrative. Ainsi, Lamy
combattit constamment les monarchistes; il fut l'un
des 363 qui condanmèrent la politique du i6-Mai.
Cependant, en 1879, à propos du projet de loi sur
l'enseignement supérieur,- et, l'année suivante, à
propos des « décrets », un conflit éclata entre ses
convictions intimes et les tendances nouvelles de son
groupe politique. Il n'hésita pas à rompre avec les
hommes de son parti et, dès lors, fit à la Chambre
figure d'isolé. Ce fut la ruine de sa carrière politique,
car on conçoit mal dans notre démocratie qu'un in-
dividu prétende, selon le mot de Chevrillon, « échap-
per aux gaufriers intellectuels des partis » et con-
server son entière indépendance.
Eloigné de la politique active, Lamy continua,
néanmoins, à consacrer au service de son pays ses
dons de penseur et d'écrivain. A la <t Revue des
Deux Mondes », comme au « Correspondant », il
publia d'importants articles d'affaires, où, à propos
de chaque grande question (marine de guerre, armée,
concentration républicaine, alliance russe, rapports
des Eglises et de l'Etat), il tente, comme de la tri-
bune, d'informer et de diriger l'opinion. Va-t-il enfin
pouvoir jouer efficacement ce rôle de chef auquel
tout le destine ? 11 semble que oui, lorsque, en 1892, le
pape Léon XIll publie sa fameuse encyclique pour
recommander aux catholiques français de se rallier
à la République. Catholique et républicain militant
des premiers jours, nul n'était mieux désigne que
Lamy pour représenter en France la politique du
ralliement. Quelques mois après l'apparition de
l'encyclique, il lançait sous ce titre : le Devoir des
conservateurs, un pressant appel aux catholiques de
France et, en 1896, il devenait le chef effectif de la
fédération des groupes catholiques, constituant des
comités, fondant ligues et journaux, parlant dans les
meetings, organisant pour son parti les élections
de 1898. Mais, cette fois encore, il devait aboutir à
une désillusion et à un échec.
A ce point de son discours, Chevrillon examine les
caractères de la pensée politique de Lamy, et la phi-
losophie qui s'en dégage. II en trouve les racines
dans un individualisme qui amena Lamy à s'opposer
aux empiétements de l'Etat et à protester contre
un système où « notre liberté, disait-il, se réduit à
élire le pouvoir qui nous empêche d'être libres ».
Etant • de ces esprits qui, devant un fait, ont
besoin de l'antécédent, ce qui entraîne jusqu'aux ori-
gines c, Lamy appuyait sa philosophie politique sur
l'histoire et, naturellement, dans le développement
français, un trait le frappait particulièrement : l'ex-
tension continue du domaine de l'Etat, surtout à
partir de la Renaissance et, plus spécialement encore,
depuis Louis XIV, où a l'Idée se fait doctrine, où le
prestige de l'Etat se confond avec celui de la
raison ». La réaction de 1789, qui avait amené
d'abord la suppression de tous les pouvoirs du
centre et l'anaich^e de 36.000 communes, aboutit à
l'usurpation de Paris Sur toutes; et aussitôt, c'est la
c reprise, l'accélération vertigineuse du mouvement
séculaire, absorption totale de l'individu et des
corps, inquisition d'Etat imposant des religions nou-
velles, règne sanglant de la Raison ». Napoléon
ne fait qu'adapter aux circonstances nouvelles le
gouvernement transrais par Louis XIV. Dès lors, la
démocratie peut succéder à l'autocratie ; à travers
les révolutions, une même construction persiste :
« Nous avons, dit Lamy, couronné de liberté un édi-
fice despotique par la base, et mêlé le suffrage uni-
versel à des institutions créées pour le gouvernement
d'un seul ». Aussi s'est-il attaqué' à chaque forme
successive de l'Etat dans la France moderne, repro-
chant à toutes de n'avoir laissé qu' « une poussière
d'individus, docile à tous les courants révolution-
naires, comme à tous les despotismes ». Un tel pes-
simisme s'explique par les caractères mêmes de la
génération à laquelle Lamy appartenait et par ces
LAROUSSE ME.NSUEL. — V.
20
530
spectacles désolants dont il fut le témoin : coup
d'Etat, plébiscite, troubles de l'Empire tinissaut, dé-
sastre de 1S70 et, « jaillissant de cette ruine, les
flammes sinistres de la guerre civile ».
Après avoir sommairement indiqué les deux prin-
cipes sur lesquels Lamy fondait sa philosophie de
l'histoire : liberté de l'âme humaine, dt)nt chaque
geste ouvre passage à des séries de faits, et inéluc-
table enchaînement des conséquences, Chevrillon
en suit l'application à travers les Etudes sur le
second Empire, où nous sont montrés dans une émou-
vante et presque terrible clarté le point de départ
psychologique des faits et leur fatal retour. A l'ori-
gine de tout, Lamy voit une défaillance collective
de caractère ; pour lui, l'empereur ne fut pas le seul
coupable, mais avec lui la plupart des Français, qui
avaient abdiqué leur volonté aux mains d'un maître.
Dans ces réflexions, Chevrillon voit pour nous une
leçon indirecte, comme il en découvre une autre
dans le jugement porté par Lamy sur Napoléon III,
pénétrante « étude de l'utopiste mystique au pou-
voir, du chef convaincu de sa mission providentielle
pour l'affranchissement de tous les peuples, de
l'homme que l'obsession de l'jdéal conçu aveugle
aux évidences du réel ! ».
Le moraliste, chez Lamy, se complétait d'un por-
traitiste, dont Chevrillon loue l'irrtelligence, la sou-
plesse et l'art; et l'on ne peut que souscrire à son
jugement, en lisant avec lui ces portraits d'hommes
du 4-Septembre, 0 d'un si haut relief, au trait parfois
caricatural », qui font « songer tantôt à de véridiques
Bonnat, tantôt à de noirs et puissants Dauihier ».
La palette de La-
my n'est cepen-
dant pas unique-
ment chargée de
couleurs sombres
ou violentes ; il
sait aussi manier
les grâces légères
du pastel dans ses
portraits de fem-
mes, lorsqu'il re-
trace la fraîche
idylle d'Albertme
de Monsoreau et
d'Auguste de La
Ferronnays, ou
qu'il évoque la
brillante et di-
verse Aimée de
Coigny, qui fut
« quelque chose
charmant de sa vie
Etienne Lamy (Phot, Manuel).
unique et
comme le péché
d'écrivain ».
Tout l'agrément de ces deux ouvrages revit dans
les pages délicates et gracieuses que Chevrillon leur
a consacrées ; on ne pouvait en présenter un résumé
plus substantiel ni plus fidèle, comme on ne pouvait
aussi démonter avec plus d ingéniosité le mécanisme
du style de Lamy, tour à tour vif et pittoresque,
tendu et serré, grave et ample ; trois formes de
style qui correspondent au triple but poursuivi par
l'écrivain dans ses études : reproduire les mouve-
ments et les rythmes des âmes, débrouiller maille à
maille la chaîne des faits, enfin définir et prononcer.
« L'histoire est complète, avait-il dit, quand elle
montre dans la clarté des faits l'évidence des
devoirs. » Aussi, « ch rchant dans le passé les vérités
vitales, les lois auxquelles un peuple ne désobéit
pas sans faiblir, il ne se lassait pas de les énoncer
et prouver ». C'est ce qui apparaît dans son gra id
livre : la France du Levant, d'où il a volon airement
exclu tout élément de pittoresque — et l'on sent
bien que Chevrillon en a personnellement quelque
regret — pour n'envisager « rien que les gestes et
les dévouements, les droits et les devoirs, les bien-
faits et les intérêts, les eflorts, les abandons, les re-
prises possibles de la France dans le Levant ».
Quittant le domaine politique et littéraire, Che-
vrillon consacre la dernière partie de son ai'^cours
à étudier en Lamy le sociologue, et montre l'intérêt
qu'il prenait aux deux problèmes vitaux de l'ordre
social : « le problème des disciplines qui, liant les
individus a'un peuple, assurent son énergie présente ;
le problème de sa natalité d'où dépend son exis-
tence future ». Il en faisait reposer la solution sur le
postulat du christianisme, dans lequel il voyait
« l'énergie civilisatrice qui ne baisse pas sans que se
dégrade aussi la civilisation».
Et voici, maintenant, le récit des dernières années
de Lamy ; l'orateur nous le fait voir en 1905- soumis
aux mêmes habitudes, aux mêmes rythmes de vie
qu'en 1865. Le tête-à-tête du fils et de la mère con-
tinuait, soit dans la demeure de la place d'Iéna, « où
l'on sentait, dès que s'ouvrait la porte, je ne sais
quelle influence d'ordre, de paix, de candeur », soit
dans le grave manoir de Vanoz, qui, avec ses poutres
puissantes, ses pesants meubles d'autrefois, formait
pour l'écrivain une retraite du grand siècle. A
soixante-deux ans, Lamy connut le plus grand
chagrin de sa vie : il restait seul. Il poursuivit, néan-
moins, la même vie que du temps de sa mère; mais,
quand vint la guerre, il reprit ses galons d'officier de
Pierre de La Gorco fPhot. ManncI).
LAROUSSE MENSUEL
réserve ; « tous les jours, à huit heures du matin, le
commandant Lamy s'en allait, à pied, à son bureau
de l'intendance... Lesoir, chez lui, il servait encore,
écrivant des articles de guerre ». Aussi Chevrillon
peut-il, en manière de conclusion, rappeler les belles
paroles prononcées par Lamy à son lit de mort, et
qui semblent résumer ses maximes de conduite :
« Les sentiments
personnels ne
comptent pas;
dans la vie, il n'y
a que les grands
devoirs ».
P.deLaGorce,
en commençant
sa réponse , ne
manqua pas d'as-
socier l'Académie
à l'hommage que
Chevrillon avait
atlressé à la mé-
moire de Taine.
Il y prit occasion
d'un rapide éloge
du philosophe -
historien , qu'il
évoqua dans le
cadre recueilli de
sa vie familiale, en cet appartement de la rue Cas-
sette, où il vécut et mourut. De l'oncle au neveu, la
transition était facile.
Contrairement à ce qu'on eût attendu d'un histo-
rien, P. de La Gorce ne s'attarda pas à rechercher les
origines du récipiendaire, à relater les moindres
détails de sa biographie : il se contenta d'en indiquer
à grands traits les
dates principales et
les faits essentiels :
naissance à Ruelle
en 1864 , enfance
promenée à Brest,
à Saint-Germain, à
Paris, puis dans la
banlieue de Lon-
dres ; études â
l'Ecole alsacienne,
à Louis-le-Grand
et à la Sorbonne ;
retour à Brest à
vingt-trois ans
comme professeur
d'anglais à l'Ecole
navale ; nomination
à la faculté des let-
tres de Lille et, aus-
sitôt, iremiers voya-
ges : en 1888 aux
Indes, en 1891 aux
Etats-Unis, en 1892
en Syrie, en 1893
de nouveau aux
Etats-Unis.
Ceci est pour
l'orateur le prétexte
d'une agréable es-
quisse — esnuisse,
d'ailleurs.très pous-
sée — du parfait
voyageur, qui
doitêtre assez robuste
de corps pou r suppor-
ter la fatigue..., assez
patient pour braver
les obstacles, assez
curieux pour oser être
indiscret, assez persé-
vérant pour pénétrer
par sondages succes-
sifs les secrets qui tout
d'abord ne se livre-
raient point... Il se
sera assimilé, par les
livres , les notions
générales des choses;
mais il importe qu'en
stationnant dans les
bibliothèques il ne s'y
soit point trop long-
temps attardé ; autre-
ment..., ilse figurerait
découvrir la nature
et les hommes, tandis
qu'il ne ferait que
répéter ses livres. En route, il écoutera avec soin et se taira
le plus souvent ; ce qui aura le double avantage de l'instruire
et de le faire juger très disert, car les hommes, en tous pays,
appellent « beau causeur » quiconque les laisse parler. Il de-
vra, chemin faisant, réfléchirbeaucoup, mais se garder de ces
extrêmes subtilités d'analyse qui faussent la vérité à force de
vouloir la décomposer... A la fois enregistreur de faits et
peintre de tableaux, le voyageur devra s'orner et se défier
des grâces de l'imagination ; vis-à-vis d'elle, il se conduira
comme une coquette vis-.i-vis d'un amant que tour à tour
on appelle ou l'on renvoie.
Ainsi doué, le voyageur peut devenir l'un des
meilleurs ouvriers de la culture nationale.
En même temps qu'il reconstitue sur place les âges anti-
ques, il embrasse par un cbaud contact l'époque présente ;
W 174. Août 1921.
et, après avoir reporté son regard en arrière jusqu'à scruter
les morts, il l'étend tout en surface pour mesurer cette
humanité vivante qui s'agite autour de lui... A profusion, il
remplit ses yeux d'images, moins pour la splendeur des
images elles-mêmes que pour les idées qui derrière les
images s'abritent.
Sous cette forme indirecte, c'était le portrait même
de Chevrillon que P. de La Gorce venait de nous
tracer. Il ne lui restait plus qu'à rechercher comment
ces dons multiples se retrouvent dans l'œuvre litté-
raire du récipiendaire. C'est ce qu'il fit, en suivant le
voyageur dans quelques-unes de ses pérégrinations.
Nous voici d'abord conduits en Egypte et en
Syrie, avec Terres mortes. En Egypte, Chevrillon,
établi à Louqsor, s'est livré à une contemplation
rêveuse et solitaire des rives du Nil; il est parvenu
ainsi à « s'approprier jusqu'à une entière maîtrise la
nature, les monuments, l'histoire, l'âme même des
siècles ». Par contre, de la Palestine il a rapporté
ime déception qu'il n'essaye point de dissimuler;
sensible au pittoresque de ce « site pierreux et sté-
rile qui ne nourrit rien et puise toute sa grandeur
dans sa désolation suncrbe », il ne peut, quand il
pénètre au cœur de la Cité sainte, se défendre d'un
étonnement de choses si mesquines pour incarner des
souvenirs si grands. Pour amener quelque détente
dans le cœur et la pensée du voyageur, il lui faut le
tintement des cloche? des vieux couvents qui se sont
établis autour de la Voie douloureuse.
Là, vous retrouvez les religieuses françaises, les traits
encadrés entre les ailes pures de leurs coiffes de lin, toutes
souriantes et graves dans la simplicité de leur robe de bure
où pend le rosaire, toutes recueillies dans la quiétude de leur
règle et dans l'accomplissement humble et magnifique de
leur devoir chrétien. Ce sont elles qui prient, comme, tout
près de là, au Jardin des Oliviers, Jésus a prié ; ce sont
I
Triomphe mondain, eau-forte d'Albert Besnard.
elles qui enseignent, comme Jésus a enseigné dans le Temple ;
ce sont elles qui consolent toutes les infirmités de ce monde,
comme Jésus, montant au Calvaire, a consolé les filles de
Jérusalem ; ce sont elles qui, à l'imitation de Jésus, souffrent
par l'éloigneinent de la patrie, par les renoncements du
cœur, souvent aussi par l'injustice des hommes ; et ce sont
elles qui, élevant leur âme bien au-dessus des régions où
régnent les disputes, sont par leurs vertus les vraies gar-
diennes du saint tombeau.
Des bords du Nil et du Jourdain, nous passons
aux rives du Gange et, à propos des deux volumes
inspirés à Chevrillon par ses séjours aux Indes,
P. de La Gorce loue son ingéniosité à « découvrir à
travers le présent les civilisations disparues, à travers
les objets extérieurs l'humanité elle-même ». Il loue
«• 174. Août 1021.
plus encore son talent de peintre consommé. A
peine risque-t-il une pointe discrètement malicieuse,
lorsque, à propos des ob-^curités de la philosophie
hindoue, il constate que ces obscurités se retrouvent
dans le commentaire de Chevrillon ; mais il ajoute,
il est vrai, que l'auteur l'a voulu ainsi, « par scrupule
d'exactiiude et par méritoire souci de reconstitution
fidèle ».
Le terme de cette longue navigation nous ramène
aux rivages de l'Angleterre, à laquelle Chevrillon a
consacré cinq volumes distincts, « soit qu il scrute
par des études séparées se? institutions et ses mœurs,
ou qu'il l'incarne en quelques-uns de ses représen-
tants les plus suggestifs, tels que Sydney Smiih ou
Ruslcin, soit qu'il la dépeigne au début de la dernière
guerre, quand elle s'unit à nous pour la défaite de
l'ennemi commun «. Et, comme gagné à son tour
par cette humeur voyageuse, voilà que P. de La Gorce
nous entraîne, pour son propre compte, à Oxford, où,
après nous avoir rappelé tout ce qu'y évoquent ces
« cintres du moyen âge normand, ces ogives des
Plantagenets, ces briques sombres des Tudors, ces
ciselures de la Renaissance, ces frontons classiques
du XVII' siècle », il nous dit tout ce que ce passé
abrite de présent vivant et viril. Dans ces cloîtres,
ces salles d'étude, des jeunes gens sont rassemblés,
vigoureux et de belle étoffe humaine, surqui reposera
bientôt la charge de continuer, mais en la renouve-
lant sans cesse, la vieille Angleterre. Quelles sont les
difficultés de cette tâche, à travers quels périls elle
est condamnée à s'effectuer, P. de La Gorce nous le
fait voir après Chevrillon : en face de la rumeur de
misère et de révolte qui, de temps en temps, s'élève
des grandes cités .ndustr elles, il nous montre l'aris-
Trois Pêcheuses k Berck, eau-forte d'^Ubert Besnard.
tocratie anglaise tâchant d'abord, par sa générosité,
de s'assurer contre le danger, n'hésitant pas, enoutre,
avec un entier mépris de la fausse logique et sans
souci de contradictions, à appliquer les remèdes où
il le fallait, enfin s'ouvrant de plus en plus et com-
battant l'envie de la détruire en tenant en éveil
une autre envie, celle de lui appartenir. Des Etudes
anglaises de Chevrillon, P. de La Gorce eût pu dire
encore bien des choses : il s'arrêta seulement sur le
volume intitulé l'Angleterre et la Guerre, dor:iil déta-
cha l'émouvant tableau de l'éveil de la conscience
anglaise à la nouvelle de l'invasion belge :
...l'incrédulité d'abord, puis la stupeur; un doute angoissant
qui, la veille, eût paru presque impie sur ia flotte invinci-
ble et la protection de l'Océan ; un subit frémissement de
péril (aujourd'hui la France, demain, peut-être, nous) ; par-
dessus tout, le grand sursaut de l'honneur et l'appel suprême
pour le droit méconnu. Pour la lutte, rien n'était prêt.
Quelques vieillards qui se rappelaient la Crimée se souvin-
rent de Todieben fortifiant Sébastopol en face de l'ennemi.
On ferait de même en un cadre cent fois agrandi. On sait le
reste : nul bruit de paroles ; des émotions d'autant plus
tragiques qu'une sorte de pudeur interdisait de les publier ;
un travail incroyable, quoique avec les tâtonnements de
l'inexpérience ; partout les volontaires enrôlements ; avec
cela, une entière sécurité de conscience, comme si l'Evancile
qui proscrit la guerre eût presque commandé celle-là ; puis,
s'élevant comme un simple et magnifique Sursum corda,
l'hymne royal, hymme national aussi, sobre, sévère, contenu,
qui est une prière à Dieu.
En terminant, et bien qu'il y eiit peu à ajouter au
portrait qu'en avait si consciencieusement tracé le
récipiendaire, P. de La Gorce tint à « regraver quel-
ques traits » de la figure d'Etienne Lamy. Il le fit en
s'aidant « des pensées que lui suggérait le souvenir
d'une étroite et profonde amitié », et cela colora
d'émotion les pages où s'évoquèrent successivement
l'homme politique, avec son horreur des équivoques,
sa répugnance aux marchandages, son aversion pour
les familiarités de couloirs, s'apparentant aussi bien
par son caractère que par son éloquence d'une gra-
vité un peu solennelle aux grands parlementaires
de la Restauration, auxRoyer-Collard, auxae Serre,
aux Laine ; l'écrivain, « historien admirable, quoique
trop sévère pour Napoléon III, dans ses Etudes sur
le second Empire, moraliste accompli dans la Femme
de demain, merveilleux évocateur de souvenirs dans
la France du Levant », enfin, et surtout, l'homme de
LAROUSSE MENSUEL
bien, rêvant de se dépouiller pour soulager plus de
misère et faisant, en définitive, de sa vie même sa
meiheure œuvre. — F. ouirand.
AJintab, ville de l'Asie antérieure, sur les pla-
teaux qui s'étendent au sud des plateaux d'Arménie
et de Kurdistan vers le désert de Syrie et les plaines
de Mésopotamie; 75.000 habitants environ.-
En plein cœur de l'Asie antérieure, à plus de
900 mètres an-dessus de la mer et tout près d'un
afiluent de rive dro te de l'Euphrate, le Sajour,
Aïntab dresse à la surface d'un plateau doucement
ondulé la masse de ses maisons dominées par les
minarets de plusieurs mosquées. C'est une ville con-
sidérable, bâtie en amphithéâtre, dont les mais-ons
r-'alloi I gent pendant
4 kilomètres sur les
pentes de la vallée
du Sajour, au-des-
sus desquelles s'élè-
vent une vieille ci-
tadelle en ruine, et
quelques grandes
bâtisses neuves
construites par les
Anglais et surtout
par les Américains,
pour donner aux
Arméniens de la
contrée une aide
matérielle et mo-
rale.
Nombreux sont,
en ettet, les Armé-
niens, soit à Aïntab
même, soit aux en-
virons, mais toute-
fois beaucoupmoins
nombreux que les
Turcs et que les
Kurdes. Des quel-
que 75 .000 habi-
tants que l'on attri-
bue à la seule ville
d' Aïntab, les deux
tiers sont musul-
mans, 20.000 chré-
tiens et 1.500 Israé-
lites. Ils sont tous
groupés , suivant
l'usage du Levant,
dans des quartiers
différents, non pas
d'après la race,mais
d'après la religion,
qui, seule, onle sait,
constitue ici la na-
tionalité.
De ces 75.000 ha-
bitants d' Aïntab, la
plupart s'occu-
paient naguère
d'agriculture et de
jardinage. Grâce à
leur labeur persé-
vérant et fécond,
cette ville était devenue un centre agricole impor-
tant; mais elle était en même temps douée d'une
certaine activité industrielle. Enfin, de par sa situa-
tion au carrefour des routes de l'Anatolie et de la
haute vallée de l'Euphrate vers la Syrie, Aïntab
était un marché agricole important. Céréales, sésame,
raisin, olives, pistaches, figues, tabac se concen-
traient en cet endroit, venus soit de Marache auN.-O.,
soit de la haute vallée de l'Euphrate et d'Ourfa
à 10. ; d'autre part, les tissus indigènes, la laine,
les poils et les peaux de chèvres, les tapis et les
broderies arméniennes gagnaient d'Aintab, par la
route de Killis, soit Alep, soit le port méditerranéen
d'A exandrette.
On comprend que les maîtres du pays aient voulu
tenir solidement une ville aussi importante, à la fois
nœud de routes et centre économique. Ils en ont
donc fait un centre administratif, et ils y ont placé
une garnison. Aïntab était en effet, avant la fin de
la guerre de 1914-1918, un chef-lieu de sandjak du
vilayet d'Alep.
Après l'armistice de Moudros du 30 octobre 1918,
cette ville dépendit d'abord du commandant britan-
nique établi à Alep ; puis, à la suite de la relève des
troupes anglaises par les Français, elle fit partie de
cette zone des confins du N., où le contact était
permanent entre ces derniers et les nationalistes turcs
qu'indignaient les bruits de toute nature relatifs à la
paix qui serait imposée à la Sublime-Porte par les
Alliés victorieux. La surexcitation des esprits, le
très compréhensible désir des Arméniens de faire
payer aux Turcs des siècles d'avanies et d'oppres-
sion, déchaînèrent à Aïntab, dés les premiers mois
de 1920, avant même la remise des conditions de
paix du Conseil suprême aux plénipotentiaires tiurcs,
une lutte intestine ardente et acharnée. Après Ma-
rache, Ourfa, Seruj et Biredjik, la vieille Hatab du
temps des croisades, cette capitale d'un fief impor-
tant du comté d'Edesse, vit les habitants de ses
quartiers turc et arménien se barricader dans les
parties de la ville où ils étaient groupés, et s'y
créer des organisât ons défensives très perfectionnées,
avec abris, tranchées et boyaux de communication.
Deux systèmes de défense se faisaient ainsi face au
centre même d' Aïntab, des deux côtés d'une rue
transversale qui sépare les deux monticules sur les-
quels étaient bâtis les deux quartiers, ici turc, et là
arménien, le premier au pied d'une forteresse ér gée
sur une éminence dominant la ville d'une trentaine
de mètres. Là se tenaient les défenseurs des positiois
adverses : les Turcs d'un côté, les Arméniens soute-
nus par les Français de l'autre ; derrière eux, la
population d'Aïntab vaquait à ses occupations en
La Fin de tout, eau-forte d'Albert Besnard.
Utilisant les défilements, et les femmes arméniennes
fabriquaient leurs tapisseries réputées et continuaient
à exécuter les délicates dentelles et broderiesqui sont
une spécialité célèbre du pays.
Cette situation s'est prolongée du i" avril 1920
au 9 février I92r, pendant neuf longs mois, au cours
desquels diSérentes colonnes françaises réussirent à
ravitailler Aïntab ; et d'importantes troupes de se-
cours, envoyées par les nationalistes turcs, ne par-
vinrent pas à dégager leurs amis. Aussi, à bout de
ressources, les Turcs d'Aintab finirent-ils par capi-
tuler; ils acceptèrent, le 9 février dernier, toutes les
conditions qu'on leur imposa.
Cet heureux événement, qui a terminé de glorieuse
manière une lutte dont nous ne pouvons pas, en
France, comprendre le grand retentissement par tout
le Levant, n'a pas eu de conséquences que pour la
ville d'Aïntab ; il a encore permis au gouvernement
français de négocier à Londres, avec Békir Sami-bey,
un traité qui doit se substituer à la paix de Sèvres
et qui, s'il retire à la France d'importants cantons de
la Syrie du N., la laisse, du moins, maîtresse d'accom-
plir, par tout le reste du pays, le mandat qu'elle tient
de la Société des nations. — u. FaonAVAnx.
Besnaxd (les Eaux-fortes de), par André-
Charles Coppier. — L'excellent graveur qu'est Charles
Coppier connaît parfaitement les ressources de son
mttier, et il parle clairement d'une chose qui lui est
familière. Déjà, il a publié sur les gravures de Rem-
brandt un travail plein d'idées ingénieuses, et qui
peut servir de point de départ pour des études plus
approfondies et pour des déductions plus siires. En
eftet, on pourra partir des premières remarques de
Charles Coppier pour déterminer la part qui re-
vient en propre à Rembrandt, et celle qui appartient
seulement à ses contemporains. On sait que c'est là
un point encore obscur de l'histoire artistique. Df
532
pareille» observations n'étaient pas nécessaires à pro-
pos d'un artiste d'aujourd'hui. Charles Coppier, tout
en signalant au passage certaines pratiques de Bes-
nard, s'est contenté de dresser de son œuvre gravé
un catalogue fort complet. Chaque pièce est décrite
avec soin et, autant que faire se peut, le nombre des
états est indiqué, ainsi que celui des épreuves tirées.
Il est souhaitable que des études semblables soient
faites sur nos meilleurs maîtres graveurs; nous de-
vons déjà à Lotz-Brissonneau un catalogue fort
précis des gravures de Lepère ; Loys Delteil nous en
donnera demain un autre des eaux-fortes et pointes
sèches de Leheutre; entre eux, il faut placer l'ou-
vrage de Charles Coppier.
Albert Besnard n'a pas été seulement un virtuose
de la palette. A côté de ses peintures brillantes, de
ses grandes décorations de théâtre, de ses plafonds,
il s'est adonné à cet art, plus minutieux, qu'est celui
du graveur. Dès 1872, à vingt-trois ans, il attaque
le cuivre et trace en traits menus, mais franchement
mordus, une petite figure de femme qu'il appellera
Dans les cL-iidrcs, eau-forte d'Albert Besnard.
Muse. r,n réalité, il s'agit là du portrait d'un modèle
qui posait tout à la fois pour Besnard et pour sou
camarade le peintre Henri Lerolle. En 1874, Bes-
nard obtient le prix de Rome. Il ne grave, pendant
cette année, qu'un menu de dîner. Mais, deux ans
après, il fait poser en costumes d'autrefois, pour sa
Procession des seigneurs de Vauhallan, quel lUCS con-
frères, notamment Lerolle, et profite de cela pour
graver à l'eau-forte le portrait de ce dernier. Plus
tard , Besnard ira beaucoup plus loin dans la recherche
des procédés. Néanmoins, toutes les fois qu'il s'agira
de portraits, il s'efforcera de rester aussi simple que
possible. A Londres, où il est de 1880 à 1884, il se
lie avec Legros, et reçoit de lui des conseils utiles. Il
travaillera aussi avec le bon praticien que fut Brac-
quemond, puis avec le virtuose étonnant qu'était
Zorn. Parmi les gravures exécutées à Londres, il
faut noter la Tasse de thé et le portrait de Af""^ Bes-
nard. Celui-ci est encore à l'eau-forte pure, et montre
chez l'artiste un souci particulier de rythmer les traits
et de faire vibrer diversement les hachures.
A son retour en France, Besnard entreprend toute
une série de planches d'après des nus féminins. Sa
technique se complique. Dans le Modèle endormi, il
substitue, en beaucoup d'endroits, au trait mince
de la pointe, le trait flou delà roulette. Dans le So/)Aa,
l'eau-forte est rehaussée de quelques légères teintes
d'aquatinte et d'égratignures de pointe sèche. Dans
d'autres planches, Albert Besnard travaille de plus
en plus les fonds. Il le fait pour la Femme en robe
de soie et, plus encore, pour la Femme à la pèlerine
ou pour la Femme au vase. Il mélange en ces plan-
cLes tous les procédés : eau-forte, pointe sèche, rou-
LAROUSSE MENSUEL
lette, sans oublier les effaçages au brunissoir. Les
mêmes recherches techniques feront le prix de sa ca-
ractéristique Biarrote. Cependant, Besnard est peut-
être plus séduisant lorsqu'il reste plus simple. A ce
point de vue, quelques-unes de ses meilleures pièces
sont sans doute la Mère malade, la Femme blonde
à sa toilette et, surtout, le portrait de M. Pfalle, exé-
cuté à l'eau-forte pure. Rarement l'artiste s'est mon-
tré plus décisif. Charles Coppier met en relief les
mérites techniques des planches de Besnard ; son ou-
vrage est un livre précieux que les amateurs consul-
teront avec fruit. — Tristan Lecléri.
Cérémonie à, Saint -Etienne -du -
]Mont, tableau de Lucien Simon, exposé à la
Société nationale des beaux-arts en 1921. (V. p. 543.)
— Des trois envois faits au Salon par cet artiste, les
Sœurs du Saint-Esprit, les Capistes à la pointe du
Kaz, et la Cérémonie à Samt-Etienne-du-Mont, ce
dernier est sans doute celui dont la couleur sonne le
mieux. En effet, dans les Sœurs du Saint-Esprit, il
ne s'agit que d'une réunion de
religieuses, en robes blanches,
dans une chapelle aux pierres
incolores, et la seule note un
peu vive est donnée par la pré-
sence d'une jeune Bietonne qui
entre-bâille la porte. La scène
des Capistes se passe en plein
air, mais dans le plein air gris
de Bretagne. Des femmes pio-
chent la terre pour faire la ré-
colte des légumes. Dans ces
deux tableaux, comme dans la
Cérémonie à Saint-Etienne-du-
Mo»/, l'artiste établit magistra-
lement le dessin des figures; il
a le juste souci de simplifier les
modelés, de mettre en évidence
les pians principaux, d'équarrir
en quelque sorte ses figures, et
cette manièredonneuneimpres-
sion de grande énergie. Avec
\àCérémonieà Saint-Etienne-du-
Mont, Lucien Simon peut sor-
tir des gammes modérées et faire
chanter un rouge vif ou un
beau violet épiscopal. Il a sous
les ycuxunprince del'Eglise en
robe rouge à traîne, portée par
un enfant de chœur; un autre
liersonnage, qui nous tourne le
dos, a revêtu la robe violette ;
des bannières multicolores flot-
tent, tenues par divers person-
nages. Au fond, on aperçoit la
foule et, plus loin encore, un
vitrail. C'est par là qu'entre
une traînée de soleil qui vient
réchauffer le rouge ecclésias-
tique ou le pavé dallé. L'effet
delumière s'associe ainsià l'effet
tie couleur. Lucien Simon a pu
mettre en œuvre, en cette toile,
ses qualités d'exécutant habile
et sûr de lui. — Tristan Lbci-éke.
Clievrillon (André), cri-
tique et littérateurfrançais,néà
Ruelle(Charente),le 3 mai 1864.
l'ils d'un officier d'artillerie, il
suivit son père dans ses diverses garnisons, et son
enfance se passa ainsi successivement à Brest, à
Saint-Germain, à Paris, à Londres même. Après
avoir fait ses études classiques à l'Ecole alsacienne,
il entra, sur les conseils de son oncle, ïaine, qui
avait remarqué ses dispositions littéraires, en rhéto-
rique supérieure, au lycée Louis-le-Grand, où il fut
le condisciple de son nouveau collègue à l'Académie,
J. Bédier. Il passa ensuite à la Sorbonne, pour y pré-
parer son agrégation d'anglais. Reçu agrégé en 1887,
il fut nommé professeur à 1 Ecole navale, et retourna
ainsi dans cette ville de Brest où il avait vécu de deux
à sept ans, et d où il date ses premières impressions
d'enfance. Il les retrouva aussi vivaces et, pour cela,
sans aoute, gardera toujours une secrète prédilection
pour ce coin de France. Que de fois, au cours de ses
voya' es, longeant les côtes ardentes de la mer Rouge
ou cheminant à travers les ruines des vieilles cités
égyptiennes, n'évoquera-t-il pas, avec une émotion
attendrie, les paysages bretons !
Une autre raison rendait particulièrement agréable
au jeune professeur le séjour de Brest : le voisinage
de l'Océan, ouvrant à son imagination ses vastes
perspectives, le contact journalier avec les marins,
dont il enviait les destinées vagabondes, donnaient
déjà une platonique satisfaction à son humeur voya-
geuse, dont il n'allait pas tarder, d'ailleurs, à réaliser
les aspirations. Dès novembre 1888, le voilà en route
pour les Indes, où il séjourne cinq semaines. A son
retour, en février 1889, il va occuper à la Faculté
des lettres de Lille un poste de maître de conférences.
Mais il met à profit ses vacances univcrsilaires
pour visiter d'autres pays : c'est, en 1891, un séjour,.
N' 174. Août 1921.
d'ailleurs très bref, aux Etats-Unis, en 1892 une
randonnée à Jaffa et à Jérusalem, en 1893 un nouveau
voyage aux Etats-Unis, comme délégué de l'instruc-
tion publique à l'Exposition universelle de Chicago.
Peu de temps après avoir passé sa thèse de doctorat
(1894), Clievrillon se voit contraint par son état de
santé de suspendre son enseignement : il prend un
congé, va se reposer en Syrie, puis en Egypte, et
quitte définitivement l'Université en i8g6. Depuis,
il a fait, en 1902, un nouveau voyage aux Indes et
plusieurs voyages au Maroc: en 1905, I9i3et 1917.
Il faut bien parler des voyages de Chevrillon,
puisqu'ils forment la matière de la plupart de ses
livres, mais, si l'on en examine les dates et la durée,
on constate que ces voyages se réduisent en définitive
à peu de chose et qu'on aurait tort, ainsi qu'on l'a
fait quelquefois, de considérer Chevrillon comme
une manière de globe-trotter, en perpétuel déplace-
ment et uniquement curieux d'exotisme. En fait,
l'auteur de Terres mortes passe la plus grande partie
de son existence dans sa demeure de Saint-Cloud,
d'où il lui est permis, d'ailleurs, de jouir d'un mer-
veilleux panorama, soit qu'il arrête son regard sur
les masses de verdure dont les plans successifs dé-
ploient devant lui toute la gamme des verts et au
delà desquelles Paris se devine plus qu'il ne s'aper-
çoit, soit qu'il promène son rêve sur la ligne vapo-
reuse des coteaux qui, très loin, bornent l'horizon.
Cadre admirablement choisi pour un évocateur
d'images, aussi bien que pour un penseur soucieux
de chercher la signification des choses au travers de
leurs apparences.
C'est à ce double titre que Chevrillon s'est imposé
à l'attention des lettrés et au choix de l'Académie.
Il suffit de parcourir la suite chronologique de ses
livres pour remarquer que les impressions de
voyages y alternent avec les études littéraires ou
philosophiques.
Le premier volume de Chevrillon, Dans l'Inde
(1891), est une relation du voyage qu'il avait effectué
dans ce pays de novembre 1888 à janvier 1889. On
y trouve une vision de Ceylan, et des descriptions
variées qui nous promènent dans l'Inde des brahmes
à Bénarès, dans l'Inde des Grands Mogols à Agra,
dans l'Inde des rajahs à Jeypore, dans l'Inde an-
glaise à Calcutta.
Trois ans plus tard, Chevrillon publiait sa thèse
sur Sydney Smith et la Renaissance des idées libérales
en Angleterre au XIX" siècle; il est permis de croire
que Taine ne fut pas étranger au choix de ce sujet :
on reconnaît, en tout cas, l'influence de son esprit et
de ses méthodes dans la composition de ce livre, qui
est un modèle de monographie littéraire et histori-
que. L'auteur ne s'est pas borné à dépeindre la
curieuse personnalité de Sydney Smith, cet humble
vicaire d'une petite paroisse de Wiltshire, qui de-
vint finalement chanoine de la cathédrale de Saint-
Paul de Londres, et qui fut aussi goûté pour ses
écrits politiques que pour ses sermons. En étudiant
la vie et l'œuvre de son personnage, Chevrillon, selon
le procédé de ïaine, s'est appliqué à décrire minu-
tieusement l'évolution politique qui, dans la pre-
mière moitié du xix= siècle, entraîna l'Angleterre
vers un régime démocratique ; son livre acquiert
ainsi une réelle portée historique.
Le volume Terres mortes, qui parut en 1897, avait
pour matière les impressions que l'auteur avait rap-
portées de son précédent voyage en ijyrie et en
Egypte. Outre une description de la Judée, âpre
comme le pays lui-même et, au fond, désenchantée,
nous y trouvons une vision assez curieuse de l'Egypte.
Chevrillon s'y était rendu au sortir d'une grave ma-
ladie ; sans s'arrêter aux villes du delta, il avait
gagné Louqsor; là, immobilisé sur sa chaise longue,
dans la solitude de la Thébaïde, il se borne à suivre
et à décrire des jeux de lumière, ou bien il réfléchit
sur les civilisations passées dont il contemple les
vestiges. Ce n'est donc pas le livre d'un voyageur,
mais plutôt le livre d'un convalescent; et ces nota-
tions de sensations délicates, coupées de méditations
recueillies, font de ce volume un des plus représen-
tatifs du talent de Chevrillon.
En 1901, il publie les Eludes anglaises, réunion
d'articles divers, où de fines remarques sur ■ la pein-
ture anglaise », de belles pages sur R. Kipling, pro-
phète et professeur d'énergie des Anglo-Saxons, et
une excellente étude sur « Shelley et la nature », qui
met admirablement en lumière la subtile complexité
de cette âme de poète, se mêlent à des tableaux
animés et judicieux de la vie américaine et à une
analyse profonde de l'impérialisme britannique, à
propos de t l'opinion anglaise et la guerre du Trans-
vaal ».
Les Sanctuaires et paysages d'Asie figos) nous
ramènent aux Indes par les mêmes routes et les
mêmes régions que précédemment : Ceylan et ses
couvents bouddhiques, Bénarès et ses brahmes re-
tiennent encore le voyageur; mais il pousse cette
fois jusqu'en Birmanie, et nous conduit à Rangoon.
Toujours sensible au pittoresque du paysage et des
foules, dont il renouvelle l'expression avec une
richesse verbale qui le garde des rcilitcs, il apporte,
cependant, dans son observation, des préoccupations
plus spécialement philosophiques.
n
«• 174. Août 1921.
L'année suivante, Chevrillon nous conduit au Ma-
roc; il y était parti en 1905, et avait poussé jus-
qu'à Fez. Le Maroc, à cette date, était loin d'être ce
qu'il est devenu depuis ; la méfiance, pour ne pas
direl'n hostilité » qui, sur cette terre jusque-là fermée,
se marquait à l'égard des Européens, donnait à ce
coin d'islam un aspect farouche que l'écrivain a très
heureusement traduit dans un Crépuscule d'islam.
Mystère d'une ville qui semble morte, mais qui, ce-
pendant, entretient derrière les hautes murailles de
ses demeures silencieuses et pareilles à des forte-
resses une vie secrite et impénélrable; triste immor
bilité d'un peuple abaissé, qui ne semble pas vivre
et dont tous les individus apparaissent figés en une
seule attitude, « les genoux au menton, les mem-
bres invisibles sous les ternes voiles, les corps ramas-
sés dans le plus petit espace possible » ; atmosphère
de silence et € d'ombre moisie », où baigne la vieille
cité religieuse et farouche, qui se survit dans sa soli-
tude : voilà ce que Chevrillon a voulu peindre sur-
tout dans ce livre, dont toutes les pages se teintent
de mélancolie et de tristesse.
Est-ce pour échapper à ces déprimantes impres-
sions qu'il s'est ensuite tourné de nouveau vers l'An-
gleterre et lui a consacré dans les années suivantes
son activité ? La Pensée de Kusktn, publiée en igog,
est une étude autant psychologique que littéraire ;
Chevrillon s'y applique à saisir le rapport qui unit
les idées de Kusliin, et à montrer quel lien rattache
les théories du critique d'art aux conceptions du
moraliste et du sociologue. C'est, assurément, le meil-
leur travail publié jusqu'ici en France sur l'auteur
de la Bible d'A miens et Pierres de Venise.
Dans ses Nouvelles Eludes anglaises (igio), Che-
vrillon promenait sa curiosité toujours bien informée
parmi les modes divers de l'activité britannique,
marquant un égal intérêt aux productions littéraires
et aux manifestations sociales : à côté d'une étude
sur « la jeunesse de Ruskin », qui constitue un cha-
pitre complémentaire du volume précédent, nt us
trouvons, sous le titre de 0 Psychologie d'un couron-
nement », des pages singulièrement pénétrantes sur
l'âme anglaise; — et il faut aUmirer à ce propos com-
ment la simple observation d'un spectacle extérieur
conJuit Chevrillon à des remarques d'une si profonde
psychologie. Dans le même livre, sa critique litté-
raire s'exerce à l'occasion du a cas de Rudyard
Kipling », d' « une apologie du christianisme par
Chesterton », d' • une satire de l'Angleterre par
Wells ».
Durant les années qui suivirent, l'activité littéraire
de Chevrillon parut marquer un temps d'arrêt : il
faut attendre jusqu'à 1917 pour rencontrer un nou-
veau livre de lui. Mais cette interruption n'est qu'ap-
parente. On aurait tort, en effet, de limiter la produc-
tion littéraire de Chevrillon à la douzaine de
volumes parus sous son nom. Collaborateur de la
t Revue de Paris » presque dès l'origine, il y a pu-
blié — ainsi que dans d'autres périodiques — un
nombre considérable d'aiticles : impressions de
voyage, études philosophiques, politiques, littéraires,
qui, pour n'avoir jamais été réunis en volumes, n'en
doivent pas moins tenir dans l'ensemble de son
œuvre une place importante. Signalons entre autres
une intéressante série de cinq articles sur Taine,
écrits entre 1902 et 1907, ou encore trois études sur la
philosophie allemande de la guerre et le mysticisme
germanique, parues en 1915.
Le volume V Angleterre et la Guerre, par son titre
et sa date (1917), indique assez le sujet qui y est
traité, de même que celui intitulé Près des combat-
tants (igig), où Chevrillon a consigné les observa-
tions et les remarques rapportées de ses séjours au
front, auprès des armées britanniques. Au même
ordre d'idées se rattachent les Américains à Brest,
collection d'articles publiés en igi8 dans la « Revue
de Paris » et qui font revivre avec beaucoup de
mouvement et de pittoresque ces heures fiévreuses
où les transports américains amenaient chaque jour
dans la rade de Brest les milliers de combattants
venus de l'autre côté de l'.^tlantique ; et on y trouve
aussi de curieuses notations sur le caractère des
Yankees, des « boys • aux fraîches figures, aux rires
fusants.
Avec la paix, Chevrillon a repris le cours normal
de ses travaux et a donné, avec Marrakech dans les
palmes (1920), une nouvelle vision du Maroc, assez
différente de celle qu'offrait un Crépuscule d'islam.
Ici, le tableau est d'une tonalité plus lumineuse,
moins sévère. Ce n'est plus le sombre Fez, moribond
assoupi à l'ombre de ses vieilles pierres, c'est Mana-
kech la ville des beaux jardins, où, dans une féerie
de lumière, s'évoque tout l'Orient, enveloppé d'une
rumeur de fête.
Enfin, en 1921, ont paru Trois Etudes de littérature
anglaise, dont la plus importante est assurément
ce 1 le consacrée à « la poésie de Rudyard Kipling».
Quelle énergie est enclose dans cette poésie, quelle
volonté de vie l'anime, de quel sentiment national
elle dérive, c'est ce que Chevrillon dégage avec beau-
coup de force et de clarté par une analyse minu-
tieuse. Un essai sur « Shakespeare et l'âme anglaise »,
écrit à l'intention du troisième centenaire du grand
poète, et une étude — déjà ancienne — sur le roman-
Andiê (."lievrillon iPhot. Manuel).
LAROUSSE MENSUEL
cier John Galsworthy complètent ce volume, où
s'atteste une fois de plus la parfaite compétence de
l'auteur en matière de littérature anglaise.
Cette alternance d'ouvrages de critique et de
volumes d'impressions est trop régulière pour être
mise sur le compte d'un simple hasard ; elle corres-
pond évidemment à une dualité de tendances chez
Chevrillon. P. de La Gorce, soucieux de rétablir dans
cette œuvre une unité rigoureuse, a, dans sa réponse
académique, essayé de démontrer que cette œuvre
dérivait d'une même pensée directrice, et il a pré-
tendu que l'auteur, « s'élevant d'un seul coup à un
dessein très général, a recherché dans l'antiquité ce
qu'il y a de plus vénérable : l'Egypte, l'Inde, la
Palestine ; dans les temps nouveaux, ce qu'il y a de
plus vivant : l'Angleterre ». Quelle est alors, dans ce
plan si nettement délimité, la place du Maroc, c'est
ce que de La Gorce a omis de dire. On voit que cette
explication — fort ingénieuse — se détruit par son
ingéniosité même. D'ailleurs, à quoi bon recourir à
de telles subtilités pour rendre compte d'un fait que
le tempérament et les études de Chevrillon suffisent
à expliquer ?
Dès l'âge de dix-sept ans, le futur auteur de Terres
mortes se plaisait à consigner sur des carnets les
impressions qu'éveillait en lui la contemplation des
paysages ; ce sont préciiément ces notes qui révélè-
rent à Taine la
vocation litté-
raire de son ne-
veu, jusque-là
destiné au com-
merce. Dans ses
volumes de voya-
ges, Chevrillon
n'a donc fait que
suivre les impul-
sions de sa nature
d'artiste. Quant à
ses études sur
l'Angleterre, elles
correspondent à
sa formation uni-
versitaire : il ne
faut pas oublier '
qu'il fut profes-
seur d'anglais; sa
connaissance de
la langue et de la littérature d'outre-Manche devait
naturellement l'inciter à consacrer à ces objets une
part de son activité. On aurait tort, d'ailleurs, de
croire que le critique se montre très différent du
voyageur.
Sans tloute, Chevrillon est avant tout sensible au
pittoresque : ce qui le frappe d'abord et le charme
dans les pays qu'il traverse, ce sont les formes, les
couleurs, et il a, pour les rendre, un art très riche et
très sûr. Delà, dans ses livres, une multitude de
tableaux colorés, qui attestent l'acuité de sa vision.
Celle-ci s'accompagne, en outre, d'une sensibilité mu-
sicale très vive, qui constitue un des traits les plus
originauxdu tempérament de Ci. evrillon. On s'en ren-
dra compte en lisant, dans un Crépuscule d'islam, la
description purement auditived'une « nuit enchantée
de clair de lune et de musique » ou encore le chapi-
tre de Marrakech dans les palmes, intitulé « chants
dans la nuit »,où, toute vision étant également sup-
primée, seuls, des sons subsistent, qui planent sur
le fantôme évanoui de la ville.
On voit par là toute la place que la sensation
tient dans l'activité intellectuelle de Chevrillon,
comment elle la détermine, la meut, la dirige. Pour-
tant, elle ne la constitue pas tout enticre. Tempéra-
ment impressionnable, Chevrillon ne se contentepas
d'accumuler des sensations et de les exprimer avec
art ; il réfléchit aussi sur ses impressions : l'artiste,
chez lui, se double d'un philosophe. Quand il visite
des pays étrangers, ce ne sont point seulement ses
sens qui sont en éveil, mais toute son intelligence ;
souvent, une phrase trahit son intime préoccupation:
« On n'aperçoit que le deliors, constate-t-il quelque
part avec amertume, on n'arrive pas à pénétrer les
âmes ». Et que de fois, à propos d'un individu ren-
contré, il se demande : 0 A quoi songe-t-il ? — Quel
est le sentiment obscur qui a dicté son geste ?» Il
ne s'en tient donc pas aux formes extérieures, mais
ambitionne de pénétrer la signification psychologi-
que ou morale de ce qu'il voit. Si, par le côté des-
criptif de son œuvre, il fait quelquefois songer à
Loti, il s'en distingue par un élément d'intellcctua-
lité plus accusé: Une se borne pas à sentir, il raisonne.
Voilà pourquoi il a pu se mouvoir avec une telle
aisance dans le domaine de la critique. Et il n'a pas
besoin, lorsqu'il s'y transporte, de modifier sa ma-
nière. Qu'il traite de littérature, de philosophie ou
de questions sociales, sa pensée n'est jamais abstraite;
même dans les choses d'idées, il part toujours de la
sensation; il procède uniformément du dehors au
dedans. Entendue de la sorte, une critique ne sau-
rait être étroite; elle tend, au contraire, constamment
à s'élargir, à saisir derrière les manifestations exté-
rieures les mobiles interne^, ou, à travers les indi-
vidus, l'âme de la collectivité à laquelle ils appar-
tiennent.
532
C'est dans cette uniformité de méthode — qui rap-
pelle singulièrement celle de Taine, et crée entre le
neveu et l'oncle une affinité intellectuelle assez
étroite — qu'il convient de chercher l'unité d'une
œuvre en apparence diverse. Et c'est elle aussi qui
nous permet de dégager la véritable physionomie
lie Chevrillon qu'on aurait tort de considérer comme
un simple assembleur d'images, jouissant en artiste
de ses impressions, alors qu'au contraire une pen-
sée philosophique s'ajoute toujours chez lui à la
sensation, et qu'au delà du pittoresque il s'ef-
force d'atteindre la réalité profonde et intime des
choses, — F. GuiaAKD.
Christ marchant sur les eaux (le),
tableau de Frédéric Montenard, destiné à l'église de
Saint- François-de-Sales, et exposé, en 1921, au salon
de la Société nationale. (V. p. 544.) — Le décor est ici
réduit à sou caractère le plus simple : une étendue
de mer, un grand pan de ciel, et quelques collines
barrant l'horizon. Tout cela est traité dans une har-
monie de bleus qui se réchauffent un peu à mesure
que les plans s'éloignent de l'œil, et qui aboutissent
à des violets délicats lorsqu'on arrive aux collines
du fond du tableau. Le Christ apparaît de face au
second plan, et nous ne sommes qu'à demi surpris
de le voir marcher sur une mer un peu mouvemen-
tée certes, mais fort opaque. Seuls, sans doute, les
marins d'Orient montés dans une barque qu on aper-
çoit au premier plan manifestent une vraie surprise.
Ils sont quatre, un des personnages en robe blanche
musulmane est monté à l'avant, deux autres derrière
lui se lèvent à leur tour, le dernier seul reste assis
sur le banc des rameurs. Leurs costumes ont servi
au peintre pour jeter dans l'harmonie bleutée de
l'ensemble quelques notes blanches ou bigarrées.
Tout cela est exécuté largement, dans une pâte
abondante, par un peintre rompu aux difficultés de
son métier. — Trisum Leclbri.
Citronnacle(LA),tableaudeJosephBail,exposé,
en 1921, au salon des Artistes français. (V. p. 543.)
— Depuis longtemps, Joseph Bail et son frère Franck
Bail se sont fait une spécialité de ces scènes d'inté-
rieur, voisines des scènes peintes par les Hollandais.
Cette année encore, Fr<inck Bail montrait deux inté-
rieurs de cuisine, à personnages. Dans les deux toiles,
le décor est le même : à droite un vieux vaisselier
de chêne, à gauche une table de bois. Mais l'arran-
gement des personnages varie légèrement. Ici deux
femmes, dont l'une agenouillée porte un corsage
rouge, viennent d'apporter les légumes : choux, poti-
rons, tomates; là, trois femmes en tablier blanc
parent des grappes de raisin : I une d'elles porte un
bonnet rouge, car c'est là une note chantante à
laquelle tient le peintre. (V. p. 543.) Joseph Bail se
contente d'une gamme plus sobre ; sa peinture, toute
voisine qu'elle apparaisse de celle de Franck Bail,
a plus d'accent, plus de force, et son dessin est assu-
rément plus ferme. Joseph Bail est sans doute, parmi
les peintres d'école, l'un des plus remarquables de
notre temps. Des hommes comme lui conservent au
salon des Artistes français un intérêt certain. Et quel
que soit le succès qu'obtienne Joseph Bail, il ne me
semble pas que ses vraies qualités de peintre soient
toujours suffisamment appréciées. Assurément, il n'a
pas accepté les modes contemporaines; il ne croit
pas que les ombres soient nécessairement violettes ou
bleues ; il ne cherche pas l'éblouissement des tons
vifs. Bien aucontraire, il s'en tientàdesombres brunes,
et à une lumière presque grise. Tout ce qui est ton vif
lui paraît trop facile. Devant des boiseries sombres,
des murs sans couleur, il place volontiers un person-
nage en robe blanche, comme la religieuse qui porte
celte fois une citronnade. Les quelques tranches de
citron qu'on apeiçoit à travers un vase de verre
constituent la seule note un peu vive du tableau. Le
visage lui-même est traité dans des tons contenus ;
il est, d'ailleurs, du plus beau dessin. Dans le fond de
la pièce, on aperçoit un motif que nous connaissons
bien pour l'avoir aperçu fréquemment chez Chardin :
une fontaine de cuivre. Disons, pourtant, que l'artiste
moderne cède un peu là à son désir de faire valoir
les luisants. La lumière pénètre discrètement dans
cet intérieur, une lumière chaude comme celle dont
se sert Pieter de Hooch ; elle vient rehausser de rose
et de jaune délicat le blanc de la robe, et donne aux
ombres une teinte un peu verte, d'une fort belle
qualité. — Tristan Leclèkk.
Clemenceau, monument de F. Sicard, élevé
en Vendée et dont la maquette a été exposée, en 192 1 ,
au salon des Artistes français, ainsi que la figure
principale, — Celle-ci aété présentée dans la grandeur
d'exécution. L'artiste est un de nos meilleurs sta-
tuaires contemporains. Il ne manque ni de génie
personnel, ni de culture traditionnelle. Il aime la
mesure. Son art ne vise pas aux grands effets. Il sait
qu'un monument doit être conçu de manière à ne pas
troubler l'harmonie architecturale de ce qui l'entoure.
Sa statue de George Sand; dans le Luxembourg, est
d'ime simplicité méritoire. Pour le monument ven-
déen, le sculpteur a essayé d'allier une inspiration
réaliste à la nécessité décorative, Clemenceau, en
LAROUSSE MENSUEL. — V.
20"
534
pptit chapeau, grand manteau, est monté sur une
éminence; derrière lui, une demi-douzaine de soldats,
coifJés de la bourguignotte, le regardent. Il n'y a pas
là de détails inutiles. Le gros vêtement des soldats
se prête d'ailleurs à une traduction concise. Quant à
la figure de Georges Clemenceau, elle est d'une
absolue vtrité. Aussi bien, François Sicard est-il un
remarquable portraitiste. Le buste de sa propre
femme, terre cuite exposée la même année, en four-
nissait le plus décisif exemple : c'est une figure fine,
expressive, très française, d'un modelé souple et
plein d'accent, qui fait involontaire-
ment penser aux figures de Houdon;
et c'est là, à notre sens, la meilleure
des références. — Trisian Liclèki.
Cléopâtr e , drame en cinq actes et
six tableaux, en vers, de A. -Ferdinand
Hérold, représenté pour la première fois
à la Comédie-Française, le 21 mai 1921.
Le premier acte montre Marc- Antoi ne
oubliant Rome dans les fêtes et les plai-
sirs, avec la reine d'Kgypte Cléopâtre
qu'il aime et qui est très éprise de lui.
Un messager romain est annoncé. Que
vient-il apporter ? les ordi es d'Octave
— le futur empereur Auguste, — ou
des nouvelles de Fulvie, l'épouse de
Marc-Antoine ?
Le premier mouvement de celui-ci
est de renvoyer l'ambassadeur sans
l'écouter. Cependant, sur leconseil de la
reine, il le reçoit, et il apprend par lui
que son épouse Fulvie est morte, et
qu'Octave désire le voir. Cet événe-
ment le ramène un instant à la raison,
et lui rend un peu d'énergie. Il part
pour Rome.
On l'y retrouve, à l'acte suivant,
dans la demeure d'Octave. Celui-ci a
résolu d'en finir avec ses compétiteurs,
et de prentlre le pouvoir suprême.
Lorsque Antoine parail devant lui, il
lui fait honte de sa vie dissolue ; il le
somme de renoncer à toute prétention,
et de le reconnaître comme chef unique
du peuple romain.
Antoine s'emporte, et ce serait la
guerre sans lintervention d'Octavie,
sœur d'Octave.
Moins par amour que par politique,
elle veut rapprocher les deux rivaux,
par les liens du sang; elle s'offre elle-
même comme épouse à Antoine. Oc-
tave d'abord hésitant finit par accepter,
en prévenant son futur beau-frère que
s'il revoit Cléopâtre il lui fera une
guerre sans merci.
A l'acte suivant, de la terrasse de Mon
son palais Cléopâtre guette depuis de
longs jours le retour de son amant. Et voici qu'une
trirème est signalée au large ; — c'est Antoine
qui revient, ayant délaissé Octavie. Le duo d'amour
recommence :
Antoine.
Je te levois enfin, ô toi, la seule aimée !
Mets tes baisers divins à ma lèvre affamée.
Mets à mon cou le doux collier de tes bras chers,
Et que les blancs étés chassent les noirs hivers !
Le jardin est heureux. Un vin fervent m'enivre.
Le ciel rit. La douleur s'enfuit. Je me sens vivre.
Cléopâtre.
J'ai pleuré. J'ai pleuré, comme autrefois Isis. —
Mes grands yeux de lotus ont pleuré sur les lys :
Rien ne pouvait guérir ma souffrance profonde. —
Que fait mon tendre époux ? que fait-il par le monde ?
Disait Isis avec des sanglots dans la voix.
Au cercueil d'Osiris, j'ai pleuré de longs mois.
Mais voici qu'Osiris renaît parmi les rires.
Il éveille la voix immortelle des lyres ;
Je vois sur mon chemin la jeunesse des fleurai :
Quand renaît Osiris, Isis n'a plus de pleurs. —
Il est là, le héros divin, celui que j'aime,
Il est là dans l'éclat de sa gloire suprême ;
Qu'on mêle à mes cheveux l'or et les diamants,
Je marche dans la joie et les enchantements.
Je suis la grande Isis, la lumière et l'étoile,
Et pour toi, pour toi seul, je lèverai mon voile.
Antoine.
Tu me pardonnes ?
Cléopâtre.
Sois pardonné, dieu cruel
Dont l'erreur me cachait le sourire du ciel.
Antoine.
Loin de toi, j'ai souffert aussi. Les heures lentes
Ne m'apportaient que des images désolantes.
Cléopâtre.
Je savais bien que, plein de remords, invoquant
Ma bonté, tu me reviendrais, j'ignorais quand.
Et je priais l'.\mour et la mer protectrice ;
Oh, faites que bientôt son navire atterrisse,
Leur criais- je. et qu'un soir très prochain, l'oublieux
Sèche de ses baisers les larmes de mes yeux.
Tu t'es peut-être un peu trop longtemps faitallendie.
Qu'importe à présent ? Te voici ; le jour est tendre.
Un messager d'Octave, Agrippa, vient de nouvraii
LAROUSSE MENSUEL
troubler cette félicité, et sommer Antoine d'avoir à
reprendre son rang secondaire sous les ordres du
Triumvir. Antoine, en colère, donne l'ordre de faire
périr Agrippa ; mais Cléopâtre intervient, et sauve
les jours du jeune Romain.
Quand le rideau se relève, on est transporté
dans une salle haute du palais de l'Egyptienne. La
terrasse donne sur la mer. La flotte d'Octave mouille
au large. Antoine, alangui et découragé, a perdu tout
ressort. Cléopâtre reçoit Agrippa venu en parlemen-
taire. Elle feint de se souinettie, de reconnaître la
1 . Sicard. (Salon des Arlis(rs IVanvais. 1
suprématie d'Octave, et elle promet de lui livrer la
personne d'Antoine. Celui-ci a entendu ces propos
de trahison. Il entre en fureur. Cléopâtre lui avoue
qu'elle s'est servie de ce subterfuge pour susciter en
lui l'énergie qui lui manque et dont il a besoin. An-
toine retrouve en effet sa bravoure et sa décision.
Après une invocation à Hercule, il commande un
grand banquet à l'issue duquel il sortira sur ses
vaisseaux pour aller à la rencontre de la flotte
romaine.
La nuit est tombée. Deux soldats gardent la porte,
lit tandis que résonnent les chansons du festin ils
entendent des bruits étranges qui viennent de
dessous terre, des clameurs, des appels de cuivres,
des plaintes, présages funestes qui précèdent la dé-
faite et annoncent qu'Hercule et son cortège se sont
retirés de ce palais de la volupté et de la lâcheté.
Au dernier acte, divisé en deux tableaux comme
un diptyque, on assiste d'abord à la mort d'Antoine
vaincu, puis à la mort de la reine Cléopâtre qui,
selon la tradition, revêt le grand manteau royal,
coiiie le haut diadème, et cache dans son sein l'aspic
que ses femmes sont allées chercher chez un humble
jardinier des bords du Nil. Quand les Romains, ayant
pénétré dans la ville d'Alexandrie, envahissent le
palais pour s'emparer de la reine, qui devra figurer
dans le cortège triomphal du vainqueur, ils la trou-
vent assise sur son trône, le buste droit, les yeux
fixes, immobile : c'est un cadavre.
Dans un pareil sujet, la part de l'invention est
très réduite, les événements étant trop connus pour
qu'on puisse les modifier. L'auteur s'est inspiré de
Plutarque et de Shakespeare. Les caractères des trois
protagonistes : Octave, Antoine et Cléopâtre, sont
nettement tracés et se maintiennent, selon le précepte
d'riorace : Stbi constei. Octave, à l'acte II, qui est
le meilleur, donne une impression de décision et
d'autorité ; Antoine est amolli et énervé par la
(Kbauche ; Cléopâtre est ici moins reine que
femme, voluptueuse, enveloppante, astucieuse;
elle retrouve, au moment de mourir, sa noblesse et
sa majesté.
L'action est adroitement répartie, et nettement pré-
sentée. Plusieurs morceaux sont particulièrement
«• 174. Août 1921.
heureux : le débat politique entre Octave, Octavie
et Antoine, et l'épisode original des bruits inlernaux
qui dans la nuit troublent les soldats de garde.
La forme est agréable, les vers sont harmonieux et
coulent avec une fluidité à laquelle on eût souhaité
d'être relevée plus souvent par un peu d'éclat et de
trait. — Léo Claretie.
Les principaux rôles ont été créés par: M"*^" Weber {Cléo-
pâtre), Delvair {Octavie), J. Kémy {Charmion, suivante de
Cléopâtre), Nizian {Iras, suivante) ; et MM. Albert Lambert
{Marc-Antoine), Desjardins (Domitius), Charles Granval(C7»
jardinier), Dorival {iycaurus), Esainde {Agrippa), JeanHcrvé
{Octave),
Colloïdes en biologie (les). — Une solution
saturée de sel marin ou de sulfate de cuivre aban-
donnée à l'évaporation donne naissance à des cris-
taux de sel marin ou de sulfate de cuivre, cristaux
caractérisés par un certain nombre de propriétés
spéciales à chaque espèce cristalline. En répétant
cette expérience non plus avec du sel marin ou du
sulfate de cuivre, mais avec de la gomme arabique
ou de l'albumine d'œuf, nous n'obtiendrons pas de
cristaux par évaporation.
Les corps de la première série sont dits cristal-
loïdes. Les autres sont nommés colloïdes, en raison
des propriétés adhésives, collantes, des plus ancien-
nement connus d'entre eux (gomme arabique, empois
d'amidon). Les produits biologiques appartiennent
pour la plupart à cette espèce.
Sans qu'on puisse l'afhrmer d'une façon absolue,
il ne semble pas qu'il y ait une limite infranchissable
entre ces deux catégories de corps. Un colloïde
typique est séparé d'un cristalloïde comme le pre-
mier maillon d'une longue chaîne est séparé du der-
nier, — par toute l'étendue de la chaîne sans qu'il y
ait coupure nette en aucun point.
Nous allons examiner les différences essentielles
qui séparent un colloïde bien caractérisé, d'un cris-
talloïde.
Dialyse. Les colloïdes ne dialysent pas, les cristal-
loïdes dialysent. Expliquons ce mot. Coupons le fond
d'une bouteille, et remplaçons-le par une feuille de
papier parcheminé ficelée autour de la bouteille.
Rcmnlissons-la d'une solution — bleue — de sulfate
de cuivre, et plongeons dans un seau d'eau le fond
de la bouteille ainsi remplie. On constate que le sul-
fate de cuivre passe peu à peu à travers la mem-
brane, colorant en bleu l'eau du récipient extérieur.
1 Cette expérience réussira avec tous lescristalloïdcs.
I Par contre, remplissons la bouteille avec un colloïde,
de la gomme arabique par exemple. Le colloïde ne
franchira pas la membrane, sinon avec une lenteur
extrême. La gomme arabique, colloïde, passera mille
fois plus lentement que le sucre, cristalloïde.
Si la bouteille renfermait un mélange, de colloïdes
et de cristalloïdes, ils se sépareraient par dialyse,
les cristalloïdes traversant seuls la membrane. C'est
une méthode très fréquemment utilisée en biologie,
par exemple pour débarrasser de ses sels minéraux
une matière albuminoïde.
Irréversibilité. La solubilité des cristalloïdes est
réversible. Il n'en est pas de même des colloïdes.
Une solution de sel marin, par exemple, peut être
évaporée jusqu'à cristallisation, les cristaux obtenus
pourront être redissous, la nouvelle solution évapo-
rée, etc. Les cristaux obtenus dans chaque opération
ont conservé les mêmes propriétés.
En général, il n'en est pas de même pour les col-
loïdes. Une solution colloïdale évaporée laisse un
résidu qui est insoluble. La « dissolution » des col-
loïdes n'est pas un phénomène réversible. (La gomme
arabique fait exception.) Il en est de même des mo-
difications que la chaleur, par exemple, imprimera à
l'albumine, un colloïde. Elle coagule à chaud l'albu-
mine, et la coagulation persiste à froid. Cette coagu-
lation est un phénomène irréversible.
Signalons aussi que la pression osmotique des
colloïdes est bien plus faible que celle des cristal-
loïdes.
D'autres différences exisieni, que nous aurons
occasion de rencontrer.
Colloïdes naturels et arti/iciels. Quelles sont les
substances colloïdes et les substances cristalloïdes ?
La plupart des produits chimiques de laboratoire
sont des criUalloïdes. Par contre, les corps les plus
importants et les plus aboii lants rencontrés chez les
êtres vivants sont des colloïdes.
On conçoit donc l'importance, pour la biologie, de
l'étude des propriétés spéciales de ces corps.
Parmi les principaux colloïdes naturels: glycogène,
amidon, dextrine, gommes, cellulose, albumine,
fibrine, caséine, gélatine, etc.
Par synthèse, on a pu préparer des corps présen-
tant toutes les propriétés générales des colloïdes na-
turels, mais d'une composition beaucoup plus simple,
qui a permis leur étude.
Colloïdes par voie électrique. Un mode de prépara-
tion très aisé a été indiqué par Hredig : on plonge
dans l'eau distillée deux fins fils d'or ou de platine re-
liés à une source électrique, on les amène au contact,
et on les sépare de i millimètre. Un arc électrique
jaillit entre eux. Cet arc vaporise le métal, qui se con-
dense au sein de l'eau en donnant naissance à une so-
lution colloïdale (avec l'or, d'un beau rouge pourpre).
«• 174. Août 1921.
Ce liquide aqueux contenant un colloïde est nommé
hydrosol : hydrosol d'or, par exemple.
Un semblable hydrosol, abandonné à lui-même,
ne laisse pas déposer tout le métal qu'il renferme,
ainsi qu'il arriverait pour une suspension ordinaire.
Le liquide reste coloré.
Colloïdes par vote chimique. Les hydrosols peuvent
prendre missance par voie purement chimique,
double décomposition, etc.
La réaction de l'hydrogène sulfuré sur l'acide arsé-
nieux pro luit du sulfure d'arsenic colloïdal As'.'î».
De même, par ébullition, une solution étendue de
perchlorure de fer se décompose, avec mise en liberté
il'hydrate de fer colloïdal.
On peut préparer par voie chimique un grand
nombre d'hydrosols : de silice, d alumine, etc.
Coagulation. Un hydrosol peut coaguler, c'est-
à-dire se prendre en masse sous l'influence soit de la
température, soit de petites quantités d'agents chi-
miques, etc. On nomme hydrogel le produit qui prend
naissance par cette coagulation d'un hydrosol.
Ce phénomène est très diûércnt de la précipitation
chimique.
D'abord, il est total. La coagulation d'un hydrogel
de ferrocyanure de cuivre laisse moins d'un cent
Miillionième de cuivre, et cette séparation a lieu
même en liqueur très diluée. Les réactions de préci-
pitation chimique ne séparent pas les corps avec une
telle rigueur.
De plus, la coagulation n'est pas un phénomène
spécifique, à la manière d'une précipitation. Un hy-
drosol d'hydrate ferrique, par exemple, sera coaj,ulé
par toutes les bases, par un grand nombre de sels
solubles, en résumé par presque toutes les substan-
ces, et sous de très faibles quantités, hors de propor-
tion avec la masse de matière coa.;ulée.
Consttlutwn. De très nombreuses théories ont été
et sont encore exposées pour expliquer les propriétés
des colloïdes. La concepiion suivante semble préfé-
rable (Jacques Duclaux). On remplit une cuve de
verre à faces parallèles d'eau distillée ou il une solu-
tion déb.irrassée des poussières qu'elle pourrait con-
tenir accidentellement. On fait traverser la cuve par
un faisceau lumineux puissant. Examiné par trans-
parence, le contenu de la cuve apparaît entièrement
limpide. Si elle est remplie d'un hydrosol, au con-
traire une sorte de brouillard lumineux dessine le
passage du faisceau.
C'est sur ce phénomène qu'est basé le principe de
l'ultra-microscope qui permet ainsi de voir dans les
solutions colloïdales un nombre immense de parti-
cules dont l'amas donne, à l'œil nu, cette impression
de nébuleuse. Suivant la nature et le mode de pré-
paration du colloïJe, les particules seront plus ou
moins grosses et nombreuses.
Dans un hydrosol d'or, un cube de deux centiè-
mes de millimètre de long et de large sur deux mil-
lièmes de millimètre d'épaisseur renferme 8.000 par-
ticules ayant chacune environ i cent millième de
millimètre de diamètre. On nomme micelles ces par-
ticules. Ce sont des masses complexes formées d'un
grand nombre de molécules, et se comportant comme
des molécules chimiques ortlinaires.
Plus on pousse loin la • purification » d'un colloïde
par dialyse, c'est-à-dire plus on lui enlève une forte
proportion des corps par réaction desquels il avait
pris naissance et qui l'accompagnaient, plus ce
colloïde est instable et a tendance à se coaguler.
Ces corps jouent un autre rôle que celui d'impu-
reté accidentelle accompagnant le colloïde. En réalité,
cette soi-disant impureté, malgré son pourcentage
infime, semble jouer le rôle essentiel, et le granule,
le noyau de la micelle remplir seulement celui de
support. Cette « impureté » étant en très faible pro-
portion et jouant vraisemblablement un rôle dans la
coagulation, on comprend que cette dernière puisse
être provoquée par l'adjonction d'une très petite
quantité de matière étrangère, bases ou sels.
Cette conception concorde avec celle des diastases
établie à la suite des travaux de G. Bertrand sur la
laccase.
La laccase est une diastase contenue dans le latex
de l'arbre à laque, et qui jouit, dans certaines con-
ditions, du pouvoir d'oxyder des éléments du latex.
Cette diastase contient en très faible proportion du
manganèse, et c'est ce métal qui est l'élément actif
et indispensable. Ici comme pour les colloïdes, la
grosse molécule de corps diastasiques n'est active
que grâce à la présence de traces d'un élément.
Avec quelques variantes, cette conception générale
semble applicable à bien d'autres diastases.
Ionisation. Les particules colloïdales, les micelles,
se déplacent dans le champ électrique ; il est facile
de le constater directement, lorsqu'elles sont colorées.
La partie active de la micelle est ionisée. De ces
ions ainsi formés, une partie est répandue dans le
liquide qui baigne les micelles: le liquide intermicel-
laire. Les autres restent attachés à la masse princi-
pale, et constituent avec elle le granule dont ils por-
tent la charge électrique.
Filtralton. En général, les colloïdes traversent les
filtres de papier, mais beaucoup d'entre eux ne tra-
versent pas les bougies filtrantes de porcelaine.
Les filtres généralement utilisés pour l'étude des
LAROUSSE MENSUEL
colloïdes sont préparés en plongeant le fond d'un
gros tube à essai dans du collodion, laissant rapide-
ment sécher la pellicule qui adhère; lorsqu'on retire
le tube, on la retourne comme un doigt de gant pour
la séparer.
En remplissant d'un hydrogel un des petits sacs
de collodion préparés ainsi, on constate que le
liquide intcrmicellaire traverse la paroi, et que les
micelles ne peuvent le faire (à condition, bien en-
tendu, de se placer dans des conditions bien déter-
minées).
Pour accélérer la filtration, on peut exercer une
pression sur la surface du liquide, mais si celte
pression dépasse une certaine limite l'hydrosol
coagule au contact de la paroi du filtre. Cette limite
indique ce qu'on nomme la pression osmotique
maxima.
La connaissance de ce phénomène permet d'expli-
quer la résistance des végétaux aux basses tempéra-
tures de l'hiver. Si l'eau qui y est renfermée s'y
trouvait sous forme de solution saline, elle se congè-
lerait. Mais elle forme un hydrosol avec les colloïdes
qu'elle contient. Cet hydrosol se concentre peu à
peu, puis, à un moment donné, se prend en masse,
formant un hydrogel. Les éléments cellulaires pour-
ront ainsi subir, sans être altères, l'abais-
sement de la température, et se retrouver au
dégel avec la même structure.
La coagulation sanguine, en dernière ana-
lyse et ssns entrer dans le détail des phéno-
mènes dits diastasiques qui la provoquent,
pourrait sans doute être attribuée à une
diminution de la pression osmotique des mi-
celles que renferme le sang (J. Duclaux).
Adsorption. Agitons une solution de ma-
tière colorante convenablement choisie, avec
du charbon animal, de la laine, de la soie,
de l'alumine colloïdale. On constate que la
matière colorante se tixe sur ces corps, et
que le liquide se décolore. On dit qu'il y a
adsorption de la couleur par le corps poreux,
c'est-à-tlire fixation sans réaction chimique
ni dissolution proprement dite. La nature
précise du phénomène n'est pas élucidée.
On sait que, théoriquement, on peut passer
de la réaction chimique à l'adsorption.
L'étude, d'ailleurs très avancée, des phé-
nomènes d'adsorption présente un intérêt
considérable, même du point de vue indus-
triel : en eilet, la teinture des étofïes, etc.,
est un phénomène d'adsorption.
Or, les micelles en suspension dans un
liquide présentent un intense pouvoir d'ad-
sorption. Cela ne surprend point : la quan-
tité de matière adsorbée dépendant, toutes
choses égales d'ailleurs, de la surface du
corps adsorbant,si chaque micelle a une sur-
face d'adsorption très petite leur nombre
est tel, que la surface totale est très grande.
Les phénomènes d'adsorption sont relati-
vement spécifiques. Un corps adsorbe telle
matière, et non pas telle autre. L'industrie de la
teinture est basée sur cette spécificité : la soie adsorbe
telle matière colorante, et non telle autre qu'ad-
sorbe le coton.
Il en est de même dans l'organisme. Cela explique
comment un élément vient se fixer sur un certain
tissu, et non sur tel autre. Certains organes semblent
avoir le pouvoir de concentrer a.nsi un élément mi-
néral déterminé. Un exemple typique en est fourni
par la présence de quantités importantes de zinc
dans le venin des serpents (Delezenne). Les cendres
de venin contiennent jusqu'à 20 p. 100 de leur poids,
d'oxyde de zinc. Les tissus des animaux servant à la
nourriture des serpents ne renferment pas plus de
0,2 p. 100 de cet élément. Les plantes dont ces ani-
maux ont tiré leur alimentation en renferment encore
moins. Ces concentrations successives résultent de
pouvoirs adsorbants spécifiques des micelles organi-
ques, végétaux ou animaux.
Une plante aquatique, l'élodéa, est capable de
fixer le cuivre, même lorsqu il se trouve à la dose
infime de i milligramme par mètre cube d'eau.
Déplacement. Un élément adsorbe par un corps
peut être déplacé par un autre ékment.
Cette donnée est directement applicable aux tissus
végétaux. Des coupes de plantes, débarrassées de
leur contenu par l'hypobromite de soude et plongées
dans des solutions de sels de lithium, puis lavées à
l'eau distillée, n'abandonnent pas le lithium qu'elles
ont adsorbées. Si on les plonge dans des solutions
de sels de cuivre, calcium, baryum, dans ce cas le
lithium disparait.
Les métaux lourds et alcalino-terreux semblent
plus fortement fixés que les alcalins.
On conçoit l'importance que présente, en biologie,
le déplacement des éléments minéraux sur les mi-
celles de l'organisme, et les considérations thérapeu-
tiques qu'on en peut tirer.
Floculation. Nous avons dit que dans un hydrosol
les micelles sont libres, mobiles. Lorsqu'il se trans-
forme en hydrogel, les micelles se rassemblent en
une masse plus ou moins cohérente.
Entre ces deux états, il est une forme intermé-
535
diaire : la floculation. Les micelles s'assemblent
par paquets immobiles, de taille variable — micro-
scopique évidemment.
D'après les travaux les plus modernes, ce phéno-
mène jouerait un rôle capital dans la production du
choc anapl.ylactique (V. C. M.). Dans la théorie la
plus généralement admise vers 1910191;, on suppo-
sait le choc anaphylactique produit par l'ne réaction
fermentalre, dia tasique : les substances protéiques
injectées auraient été décomposées par les ferments
normaux du sérum, avec mi'e en liberté d'une sub-
stance toxique.
Des expériences modernes (1913) ont montré qu'en
agitant le sérum d'un animal normal avec de la gé-
lose à 4 p. 100, ce sérum devenait extrêmement
toxique, et capable de provoquer un choc tout à fait
semblable au choc anaphylactique, lorsqu'on l'injecte
à un autre animal (Bordet).
Ce phénomène se produit même si l'on utilise de la
gélose très purifiée ne contenant plus d'azote (Bordet),
ou de la pectine (G. Bertrand et W. Kopaczewski)
qui n'en renferme pas. On ne peut donc plus incri-
miner, comme cause du choc, la décomposition par un
ferment du sérum d'une sub tance azotée, puisque ces
difïérentes substances ne renferment plus d'azote.
Gustave CourtKt 1819-1817!.
L'examen à l'ultra-microscope du sérum ainsi
rendu toxique a montré directement à Kopaczewski
l'origine de ce pouvoir. « Le sérum des animaux
d'expériences rendu tox.que par le contact avec des
gels ou des suspensions colloïdales subit de ce fait
une agglomération micellaire qui se traduit par un
rassemblement des micelles séparées et animées d'un
mouvement vif, en amas inertes... L'agglomération
micellaire s'observe uniquement dans les sérums
rendus toxiques par un contact avec des gels ou
des suspensions capables d'engendrer cette toxicité.
Il semble bien qu'on soit en présence d'un phénomène
caractérisant nettement la toxicité sérique : l'agglomé-
ration micellaire manque en effet chaque fois quand
le sérum, malgré le contact avec des substances ap-
propriées, n'a pas provoqué des accidents notables. »
L'intoxication des animaux serait donc due à la pro-
duction «rtrirodes agglomérations micellairesqui.par
l'obstructiondes capillaires, provoqueraient l'asphyxie.
L'existence de ces embolies pulmonaires a du reste
étéconstatéepar Schmidt, Demel, Behring et autres.
De plus, la tension superficielle du sérum toxique
est plus forte que la normale ; elle est par contre
abaissée dans le sérum d'animal ayant succombé au
choc toxique. La charge électrique de cette portion
des colloïdes du s-.rum qu'on désigne sous le nom de
globulines est intervertie dans le sérum rendu toxi-
que. Les globulines, pour la plus grande partie, de-
viennent électro-positives.
L expérience directe semble bien avoir confirmé
cette hypothi-se du mécanisme du choc anaphylac-
tique. En diminuant la tension superficielle du sérum
— par exemple, en injectant à l'animal (cobaye)
2-3 c. c. d'olcate de soude à i p. too — l'injection
secondaire de sérum toxique (c'est-à-dire agité en
présence de gélose ou de pectine) ne tue pas l'animal.
Ces travaux — 1res récents — trouvent peu à peu
leur application en thérapeutique humaine, dans les
affections apparentées au choc anaphylactique.
Cet exemple permet de suivre d'une façon ininter-
rompue le lien qui rattache la médecine aux recher-
ches les plus abstraites de la phys ro-chimie sur la
constitution des micelles. — D' iicm-i DursT.
536
Courbet, par An Irt- Fontainas (Paris, 1921 ;
in-i8). — A deux siècles de distance, la vie de Gus-
tave Courbet suit une courbe à peu près identique
à celle (le la vie de Rembran It. On est frappt- par
les étranges similitudes de destinée qui rapprochent
les deux peintres. Tous deux s'écartèrent avec ré-
pulsion des maîtres capables de ju.;uler leur indé-
pendance. Tous deux, s'inspirant de la n'alité,
repoussant les formules d'art des académies et ûa
écoles classiques, s'aliéntrent les sympathies de leurs
contemporains. Tous deux subirent l'influence intel-
lectuelledes philosophes : Rembrandt, de Descartes;
Courbet, de Proudhon. Tous deux furent persécutés,
ruinés, dése pérés pour leurs opinions libérales, et ne
connurent la célébrité qu'après leur mort. Tous deux
enfin rénovèrent l'art de leur temps, lui ouvrant des
horizons spacieux, provoquant so:i évolution.
André Fontainas, qui vient de consacrer à Courbet
un excellent petit livre, sobre de descriptions, nourri
de faits, où la biographie de l'artiste se marie agréa-
blement à l'histoire de son œuvre et à l'histoire de
son époque, n'a point songé à faire ce parallèle.
Telle n'était pas sa tâche, d'ailleurs. Tressé de ren-
LAROUSSE MENSUEL
jeune fille, Tête de jeune fille, Portrait de l'artislc,
indiquèrent aussi quel cmpue prenaient sur lui les
maîtres florentins, vénitien?, flamands, qu'il appro-
fondissait avec enthousiasme. Fn réalité, il cherchait
sa voie, et ne l'avait pas encore rencontrée.
Son esthétique était, dans tous les cas, en désac-
cord avec celle des jurys des Salons, car en 1845
et 1846, lieux de ses toiles seulement : Guitarrero et
Portrait de M. M..., sur douze, furent reçues. Il est
vrai, en même temps que Courbet, Ary Schefler,
Uecamps, Delacroix, Rousseau, Daumier étaient
exclus de la fête picturale, et, réunis, par un même
sentiment de révolte, dressaient, dans l'atelier du
sculpteur Barge, le plan d'un Salon indépendant.
Cependant la révolut on de 1848, dispersant les
pontifes, permit à tous les peintres d'exposer libre-
ment leurs toiles. Six œuvres de Courbet, au milieu
de 5.500 autres, parvinrent à attirer l'attention de
la critique. On louangea son Violoncelliste. Champ-
fleury, examinant sa Nuit de Walpurgis, prédit la
naissance d'un maître. En 184g, Courbet obtint un
succès plus particulier. Son Apris-Dlner à Ornans,
première manifestation de ses tendances réalistes.
'Remise de chevreuils, laijleau de Gustave Courbet (1866) ; au musée du Louvre.
contrer l'artiste besognant devant son chevalet, il
passe rapiuement sur ses origines. 11 le juge en cri-
tique plein de sympathie, néanmoins lucide et com-
pétent.
Gustave Courbet naquit en 1819, à Ornans (Doubs).
11 fut dirigé, par son père, vers la carrière judiciaire ;
mais, insoumis de tempérament, il déserta l'Ecole de
droit. Malgré sa vocation, il ne fréquenta pas davan-
tage l'Ecole des beaux-arts, route férule l'exaspérait.
Vainement, lui chercherait-on un maître. On ne le
vit hanter aucun atelier avec assiduité. Il se disait
« élève de la nature ». Au Louvre, travaillant avec
ardeur, il apprit tout seul le dessin et la technique
de son art, en les étudiant directement sur les œuvres
des anciens maîtres.
Il n'écoutait point les objurgations de son père
qui, du fond de son Jura, l'invitait à embrasser
une profession lucrative. Il n'écoutait personne,
d'ailleurs. Volontaire et têtu, il allait dans le sens où
son instinct le dirigeait. C'était une époque trouble
pour l'art. Classiques et romantiques se disputaient
avec fureur la prééminence. Delacroix luttait contre
Ingres. Le jeune homme ne prenait point parti. Il
méprisait également les deux écoles, œuvrant dans
la solitude, en proie à toutes les amertumes de la
pauvreté.
En 1844, il exposa au Salon le Portrait au chien
noir, toile où il se représentait, en compagnie d'un
épagneul, au milieu d'un ample paysage, dans toute
sa robustesse de gars montagnarcl au poil rude. Cette
première œuvre, d'une belle fermeté, d'un style très
sûr déjà, laissa la critique muette. Aucune influence
ne s'y décelait. Courbet cependant donna, dans ses
œuvres suivantes, quelques gages au romantisme :
Odalisque, Lélia, Nuit de Walpurgis dérivèrent de
méditations de Hugo, de George Sand, de Gœthe;
mais d'autres toiles, de la même époque : Amants
dans la campagne. Sentiments du jeune âge. Rive de
suscita d'âpres discussions. Thc'ophile Gautier vanta
avec prudence et Francis VVey avec sympathie cette
toile. La « RevuedesDeux Mondes » en contesta vio-
lemment la valeur. Delacroix et Ingres, imbus de
principes différents, en traitèrent l'auteur de révolu-
tionnaire. Le second surtout, ne comprenant point
cette page de vie, n'imaginant pas que l'on pût
emprunter ses sujets à autre chose qu'à la fable ou à
l'histoire, molesta avec fureur un artiste qui, à son
avis, employait ses dons à exalter des scènes viles.
Il lui reprocha amèrement de n'être qu'un œil ouvert
sur la vie. Néanmoins, Courbet vendit son tableau à
l'Etat, et reçut la médaille de 2" classe.
Il ne devait nullement écouter les conseils d'Ingres.
Il s'enfonçait, sans scrupule, dans le réalisme, d'ores
et déjà certain que là était la vraie peinture. En 1850
il exposa huit toiles, parmi lesquelles son Casseur
de pierres, représentant, au bord d'une route enso-
leillée, deux personnages, un jeune homme robuste
debout et un vieillard rabougri accroupi sur son
travail, antithèse saisissante inspirée par la pitié.
Ce tableau fit scandale. On s'indigna de la trivialité
d'un tel motif. On voulut y voir une protestation
contre l'injustice humaine.
Il est vrai, à cette époque, Proudhon était entré
dans la vie de l'artiste, intéressé par son eflort, sym-
pathisant avec un homme dont la peinture lui sem-
blait s'harmoniser à sa philosophie. Bientôt Courbet,
séduit parce compagnon nouveau, croyant réellement
faire œuvre de politique et de socialisme en art, attri-
bua à ses toiles une portée idéologique. En réalité,
si Proudhon l'entraîna sur le terrain philosophique,
conforta ses tendances républicaines et même révo-
lutionnaires, il ne le détermina point à changer ses
méthodes. Courbet demeura ce qu'il était : un réa-
liste s'inspirant de la vie.
Cela suffisait, en ces temps lointains, pour obtenir
tous les déboires. L'EntcrrcnienI d'Ornans, Paysans
«• 174. Août 1921.
de Hagcy revenant de la foire valurent à Courbet
de terribles iniures. On l'accusa de tous les crimes,
et de bafouer la société, la religion, la famille. On
dénonça sa haine de l'art. On s'écarta avec horreur
de ses toiles, éprouvant devant elles « Talireux
dégoût de l'ignoble ». Ce frais paysage où tout est
sourire et ingénuité : les Demoiselles de village, ne
trouva point de grâce de la part des calomniateurs.
Les Baigneuses provoquèrent un mépris universel, et
le couple impérial ne pro.éra, devant ces chairs fermes
de saines dryades modernes, que paroles de puai-
bonde répulsion.
Cependant, Courbet ne se décourageait point. Il
était convaincu que son œuvre était un instrument
de progrès politique et de rénovation morale. Il la
continuait imperturbablement. Il avait ses partisans,
ses amis. Il était soutenu. Sa renommée s'étendait à
l'étranger, particulièrement en Belgique et en Alle-
magne. Il ne craignait point la lutte. Lorsque, en
1855, le jury de l'Exposition universelle refusa les
meilleures de ses œuvres, il construisit, à grands
frais, près de cette Exposition, un bâtiment où il
offrit à la vue du public quarante de ses tableaux.
Son catalogue contenait sa profession de foi, résumée
par cette phrase : " Il faut faire de l'art vivant ».
Tel n'était pas le sentiment de la société contem-
poraine, car nul ne daigna fréquenter cette exposi-
tion particulière. Pourtant, Courbet y montrait toute
son évolution esthétique. Parmi ses toiles les plus
remarquables figuraient les Criblenses de blé, évo-
cation de la vie rustique ; le fameux linterrcmc-nt
d'Ornans, et une toile nouvelle intitulée : l'Atelier
du peintre, allégorie réelle déterminant une phase de
sept années de ma vie artistique.
Ces trois tableaux sur lesquels, peut-on dire, s'est
fondée la célébrité du peintre, constituaient ses œu-
vres maîtresses. Courbet avait atte,nt, les exécutant,
la maturité de son âge et la maturité de son génie.
On pouvait dénigrer ses principes, ses méthodes, sa
technique, ses doctrines. IJifficilemen' pouvait-on
lui contester la puissance, un accent incomparable de
vérité auquel s'ajoutait une sûreté de vision et une
fermeté de facture que seuls les grands artistes ont
possélées. Le premier, Delacroix, devant VUnlerre-
ment, cria au chef-d'œuvre. Cette toile lui permit de
comprendre toutes les autres.
Qu'avait voulu faire Courbet, en peignant V Atelier 1
11 l'explique lui-même, dans une lettre à Champ-
fleury : donner une image de la « société dans son
haut, dans son bas, dans son milieu ». Une foule de
personnages en effet grouillent sur cette toile. Le pein-
tre s'est représenté lui-même brossant un paysage, au
centre du tableau. Derrière lui, se dresse la belle
nudité d'une femme jeune aux formes harmonieuses.
Un enfant regarde avec admiration l'artiste. Un chat
joue à ses pieds. Toute la splendeur de la toile est
concentrée dans ce morceau ; là, bat le cœur ardent
de l'œuvre. Aux deux côtés de cette figuration se
dressent ou s'estompent dans une brume les silhouet-
tes ou les visages d'êtres isolés ou groupés, faciès
riants ou désespérés, gens d'étude, gens de plaisir,
ou misérables vaincus par le vice ou par le travail.
Les amis du peintre, Baudelaire, Champfleury, le mu-
sicien Promayet, Max Buchon poète réaliste, Bruyas
amateur d'art, Proudhon le philosophe, et quelques
autres l'entourent de leur sympathie. (V. p. 59.)
On peut avec quelque raison assurer que le tableau
manque de cohésion, que les parties entre elles nn
sont pas suffisamment liées ; mais la peinture en est
remarquable dans tous ses détails. Courbet s'est, en
outre, montré ici coloriste excellent, nuançant avec
une grande maîtrise les teintes, exécutant d'étonnants
accords de blancs et tle noirs.
C'est vers cette époque que Baudelaire 'îcrivit, à
propos de la Rencontre, toile figurant à l'exposition
officielle, les seules lignes qu'il ait consacrées à
Courbet. Il le qualifia d'ouvrier puissant, et loua sa
« sauvage et patiente volonté ». Il goûtait médio-
crement sa peinture, et n'appréciait point le portrait
qu'il avait fait de lui ; mais il lui rendait justice à un
moment où les chansons et les persiflages pleuvaient
sur lui, et où Banville le flagellait d'une ode funambu-
lesque. Il manifestait ainsi quelque bravoure.
Car Courbet continuait à recevoir plus de nasardes
que d'hommages. Nul ne voulait, sauf Bruyas, mé-
cène intelligent, qui sans cesse acquit des toiles qui
l'émerveillaient, reconnaître son mérite. Pourtant, il
se renouvelait sans cesse, fournissait un labeur qui
eût écrasé un homme moins robuste. Il multipliait
les portraits. Ayant séjourné, chez Bruyas, à Palavas-
les-Flots, il s'éprit d'un vif amour pour la mer, dont
il rendit la lumière, le mouvement, les mille nuan-
ces imprécises dans de nombreuses marines ( Vague,
falaise d'Etretat, etc.). Il fut un remarquable pein-
tre animalier. La chasse, l'affût, l'observation de la
bête sauvage dans sa forêt originelle lui permirent
de brosser : Biche forcée à la neige, Curée de che-
vreuil. Chiens et lièvres. Chasseurs en forêt, un de ses
plus beaux paysages. Cerf aux écoutes. Combat de
cerfs ou le Rut au printemps. Cerf à l'eau. Hallali au
cerf. Chevreuil blessé aux écoutes. Une Remise de
chevreuils lui valut, au Salon de 1866, pour la pre-
mière fois, une approbation générale du public et
des critiques.
IV >74. Août 1921.
LAROUSSE MENSUEL
537
Enterrement à Ornans. tableau de Gustave Courbet JSÎitl:: au musée du Louvre.
Entre 1855 et 1867, il connut enfin la popularité.
Les commandes affluèrent. Il brossa les portraits de
Louise Collet, de Marie Crocq, de la Guymard, d'une
Jeune fille de Salins, d'une Jeune fille cueillant des
fleurs, d'une Dame de Francfort, de la Femme aux
bijoux, de la Belle Irlandaise. Des paysages, des
marines, des scènes de citasse ne l'empêchèrent pas
de trai'er les tableaux de fleurs : Mrgnolias, Pivoi-
nes, etc. Les nus l'attirèrent aussi, les nus robustes
et sains (Femme à la source) dressés en des paysages
où les vcrilures semblèrent faites pour exalter le
souple modelé des corps. Il s'e?saya aussi à la satire,
mais il n'y réussit point. Son Retour de la confé-
rence, représentant des prêtres émus par les liba-
tions, lui aliénèrent même ses admirateurs. Sur ce
terrain, il resta un pauvre anecdotier.
Sa gloire s'étendit à toute l'Europe. Il eut, parti-
culièrement en Belgique, des disciples comme les
De Groux, les Stevens, les Rops, les Constantin
Meunier. L'Allemagne lui réserva des triomphes. Il
ouvrit son atelier à des élèves, leur laissant toute
initiative, en vertu de ce principe que « l'artiste
doit être son propre maître, l'art étant essentielle-
ment individuel ». Dans le domaine des idées, Cour-
bet, n'écrivant point lui-même, inspira du moins
Proudhon qui nourrit son ouvrage : Du Principe
de l'art et de sa destination sociale, des théories esthé-
tiques du peintre.
Ne voulant rien devoir au gouvernement impérial
qui l'avait toujours mésestimé, il refusa bruyam-
ment la croix de chevalier de la Légion d'honneur
qui lui était oflerte. Il était républicain. Quand, en
1870, la guerre fut déclarée, il présida la commission
des artistes chargée de la conservation des musées.
— A ce titre, dit l'auteur, il proposa le déboulonnement
de la colonne Vendôme, et le transport de sa statue
et de ses bas-reliefs à l'Hôtel des monnaies. C'était
une mesure de préservation. Courbet devait la payer
chèrement.
On ne sait quelle part active il prit au gouverne-
ment, sous la Commune. Ce gouvernement, par décret
du 12 avril 1871, aurait décidé la démolitioti de la
colonne Vendôme. On attribua à Courbet ce décret
que revendiquait Félix Pyat. Les VerFaillais l'arrê-
tèrent . Malgré la plaidoirie de Lachaud, il fut condam-
né à six mois de prison, amende et dépens. Ecroué
quelque temps à Sainte-Pélagie, il s'efforça de réagir
contre l'ennui en ornant de fresques les murs de sa
prison ; mais bientôt il tombait malade.
Dès lors, sa vie n'est plus qu'une longue torture.
Ses toiles sont impitoyablement refusées aux Salons.
Seul, Fromentin le défend. Des libelles et des injures
le poursuivent, et enfin l'Assemblée nationale obtient
des juges de ce temps que les frais de reconstruction
de la colonne Vendôme lui seront imputés à charge.
Il devra payer, par annuités de 10.000 francs, une
somme de 323.091 francs. Ses biens sont saisis, vendus
à des prix dérisoires. Craignant pour sa liberté, il se
réfugie en Sui'se. Là, installé au bord du lac Léman,
à La Tour-dePeilz, faisant ses amis de proscrits illus-
tres, comme Elisée Reclus, il retrouve un peu de
sérénité, et le goût du travail. 11 exécute, dans cet
ermitage, les quelques sculptures qui sont restées de
lui, des paysages, le portrait de son père, de Cluse-
ret, de Rochefort.
Il est atteint d'hydropisie, se soigne mal, tour-
menté par la mort des siens, par l'iniquité de pro-
cédures qui le ruinent. Des ponctions successives le
soulagent, mais n'améliorent pas son état. Bientôt, il
perd l'espoir de retrouver sa belle joie d'homme
confiant en son génie. Il s'éteint le 31 décembre 1877,
et, dans un grand concours de sympathies suisses,
on l'enterre provisoirement au cimetière de La Tour-
dc-Peilz d'où, plus tard, on transportera son corps
au cimetière d'Ornans.
Il vécut à une époque de transition, coincé entre
deux écoles acharnées au triomphe de leurs doctri-
nes. En peinture comme en philosophie, il anticipait
sur ses contemporains. En politique, il se rangeait
en tête de l'opposition. D'où maints de ses déboires.
Son caractère vaniteux, son inclination à l'outrance
contribuèrent à lui valoir des haines. Aujourd hui, la
postérité le clas-'e parmi les grands maîtres dont
l'œuvre fournit un enseignement. La peinture mo-
derne, qui n'emprunte pas ses formules à un trop
étroit classicisme, lui doit d'avoir substitué à la
poursuite de la chimère la représentation de la vie
réelle. — Emile Maonk.
Drame dans le monde (un), roman par
Paul Bourget. — Maître de toutes les ressources du
roman, P. Bourget a conservé le goût classique et
bien français des œuvres méthodiquement ordonnées,
nettement dt'coupées en épisodes à la façon des
drames, et habi.ement engagées; ses expositions,
tout en vous jetant en pleine action, ne négligent
pourtant aucun des renseignements nécessaires. L'ac-
tion de un Drame dans le monde, entre autres, se
noue avec une rapidité saisissante. C'est dès les pre-
mières pages que nous voyons se réaliser ce violent
contraste qu'accuse le titre. Qu'une femme jeune,
belle, pourvue de toutes les délicatesses d'une cul-
ture raffinée et d'une hérédité aristocratique accom-
plisse tout à coup un brutal assassinat, c'est ce qui
ne peut s'admettre sans préparation, et c'est ce que
le romancier nous expose avec une décision et un
allant qui confirment sa dextérité singulière. La com-
tesse Odette de Maihyver est appelée au chevet de
sa tante Athénaïs de Saillans, une viedle fille que
vient de terrasser une hémorragie cérébrale. L'at-
taque est grave ; le médecin ne la croit pas mortelle.
Tandis que la jeune femme, relayant la sœur de
charité, veille la malade, elle réfléchit. Elle pense à
Xavier de Larzac qu'elle aime passionnément. C'est
une vieille liaison d'avant-guerre, qui lui est tou-
jours aussi chère et qui se trouve brusquement mena-
cée.Non pasqueson mari, GérauddeMalhyver, soup-
çonne en rien ni elle-même ni Xavier, son vieil ami et
son compagnon d'armes dans une guerre où tous deux
se sont distingués. MaisGéraud est un être singulier. Si
-Xavier réalise le type du séducteur mondain, élé-
gant, persuasif, maître de soi, égoïste, attentif sur-
tout à ne pas se laisser emprisonner dans les réseaux
d'un amour quelconque, Géraud n'est tout à fait ni
homme du monde ni artiste ni savant, et cependant
il est un peu de tout cela : c'est un homme sérieux
qui est demeuré inutile, dilettante parce qu'une foi
lui a manqué. Mais, cela, c'est le passé. Instruit
par les épreuves du pays, Géraud veut servir dans
la paix, comme il a servi dans la guerre. Il viut
quitter Paris, se retirer dans ses terres, y faire le
bien, y élever son fils pour en faire un homme
utile. Ce départ, c'est d'ailleurs plus qu'un désir :
c'est une nécessité. Les élégances d'Odette, les dis-
tractions de Géraud ont laissé la fortune familiale
s'en aller à vau-l'eau. Les Maihyver sont ruinés.
Quelques jours auparavant, le mari a fait connaître
à sa femme son désir et sa volonté d'abandonner
Paris.
Pour Odette, c'est un effondrement. Quitter Paris,
c'est perdre Xavier, et le perdre justement dans un
temps où elle craint qu'il ne devienne infidèle. En
fait, Xavier a déjà une autre maîtresse, Cécile Ma-
chault, qu'il aime moins qu'Odette et qui pourtant
le charme par une certaine grâce ironique et perverse.
Odette ti'en est encore qu'aux soupçons, mais ils la
rongent. Son amour est ardemment jaloux, et cette
jalousie s'exalte jusqu'au délire à la pensée d'une
séparation. Elle est sur le bord d'un abîme.
Pour garder Xavier, il faut rester à Paris, et, pour
rester à Paris, ne pas être ruinée. Si sa tante de
Saillans, mourant, lui laissait ses biens — cinq rail-
lions, — elle serait sauvée. Elle esfson héritière na-
turelle. Mais la vieille fille austère ne s'entendait
guère avec son élégante nièce, aux allures à son gré
trop modernrs. Si elle rava;t déshéritée ? A-t-e.le
fait un testament ? Angoissantes questions dont la
réponse est à portée de la main, dans le vieux secré-
taire Empire de la tante Nais. La tentation est trop
forte. Odette se lève, prend les clefs dans la jupe de
la malade, ouvre le meuble, trouve un testament
par lequel M"° de Saillans laisse tous ses biens au
diocèse de Poitiers. Elle remet le papier en place,
elle va refermer le bureau : la vision de Xavier
peut-être infidèle l'affole. Elle prend le testament, et
le jette au feu. En se retournant, elle voit que la
malade a un œil ouvert et la regarde ; mais elle re-
tombe aussitôt dans son sommeil, et Odette dans le
tourbillon de ses rélJexîons.
Si la vieille fille échappe à son mal, elle fera
rechercher son testament, accusera peut-être Odette
de l'avoir détruit, et, au besoin, le recommencera ;
et tout sera de nouveau perdu. 11 ne faut pas que
cela soit ; et c'est le deuxième moment de la tenta-
tion. Prendre sur la table de nuit le verre de la ma-
la<le, y remplacer la potion préparée par de la digi-
taline pure aperçue dans un flacon sur la cheminée,
céder son tour de garde à la bonne sœur qui donnera
en toute innocence à la vieille demoiselle le breu-
vage fatal, tout cela est l'aflaire d'un moment, — et
d'un inéluctable vertige dans lequel tout respect
humain a disparu devant la représentation tyran-
nique et affolante de son amant abandonné à sa
rivale. Tout ce premier acte est traité de main de
maître.
Le second n'est pas moins rapide. La tante morte
— elle meurt sans que le médecin soupçonne autre
chose qu'une seconde attaque, — Odette s'efiorce
d'être calme ; et en effet elle s'Iiabituc un peu à l'idée
de son crime. Son mari, qu'elle a refusé de suivre,
est parti pour l'Auvergne avec leur enfant. Elle est
toute à sa passion, qu'avive encore le sentiment de
son crime. Elle cherche l'oubli dans un furieux amour.
Mais, plus que le remords, la jalousie la tourmente.
Si elle doit (lerdre Xavier, à quoi bon le crime
538
accompli ? Elle espionne son amant, le suit en granil
habit de deuil dans un dancing où il a rejoint Cécile
Machault, puis dans la rue jusqu'à une garçonnière
qu'Odette connaît bien et où, la veille encore, elle-
même s'abandonnait à son amant. Elle attend, de-
vant la maison, que la nouvelle maîtresse soit partie;
elle monte chez Xavier, et, comme il cherche à nier,
elle bondit dans la chambre à coucher, et montre le
lit défait : « C'est juste, s'écrie-t-elle, j'ai tout
mérité, après ce que j'ai fait ». Et comme il s'étonne
de ces paroles, elle lui avoue le crime qu'elle a com-
mis par amour pour lui. Xavier de Larzac la chasse
avec ces mots : « Al'ez-vous-en. Vous me faites hor-
reur ». Et c'est le secind acte.
Dans le suivant, nous ne sommes plus saifis et pour
ainsi dire enlevé; au^si v.vement que dans les deu.x
premiers. Une <létente se fait cl.ez le lecteur, comme
chez les personnage?. Ceux-ci prennent le temps de
respirer, de se regarder vivre, de s'interroger.
Une brusque surprise, pourtant, au moins rour
Géraud de Malhyver. Une dépêche lui apprend que
sa femme vient le rejoindre. Cette nouvelle le prend
en pleine crise morale. Après avoir depuis longtemps
perdu la foi, il retrouve en lui des survivances d'idées
religieuses ance-trales. Il se demande s'il a fait pour sa
femme tout ce qu'il devait faire. Il ne l'aime point
d'amour : il a fait un mariage de convenances. Pour-
tant, il se reproche de n'avoir pas, dès le début,
associé sa femme à sa vie intérieure, et de ne s'être
pas mis en peine de la connaître et de se faire con-
naître d'elle. Cet état d'esprit, soigneusement expli-
qué par l'auteur, nous prépare à comprendre com-
ment, dans l'allreuse révélation qui va suivre, devra
réagir l'âme de Géraud de Malliyver. Odette donc
arrive, fatiguée, nerveuse, étrange, indifférente. Une
seule chose ?emble exciter son intérêt : c'est l'his-
toire d'une villageoise qui, à la suite d'une aventure
passionnelle où son amant a été tué par son père,
s'abrutit dans l'alcool. Odette va voir cette malheu-
reuse, et, longuement, l'interroge. La nuit suivante,
attiré par un fracas terrible, Géraud trouve sa femme
en proie à une crise de délire alcoolique : elle a essayé
du remède de la villageoise. Dans le désespoir et
dans l'hallucination qui suivent l'accès de fureur,
elle raconte à son mari toute la scène du crime. Gé-
raud sait l'assassinat, mais sans connaître l'infidélité
qui en a été la cause première. Son premier mouve-
ment est une pitié généreuse qui touche la coupable.
« Comme je t'ai peu connu ! » dit-elle. Ignorant la
liaison de sa femme et de Larzac, Géraud imagine
un cas de vertige mental ; il pense que cette âme
peut se redresser, qu'elle peut se o racheter », et cet
idée de rachat le ramène par un autre détour au
cercle des idées oubliées : idée de pardon, idée de
quelqu'un qui pardonne. En attendant, une mesure
s'impose : restituer, sans donner de soupçons, cette
fortune acquise par un crime.
Mais cette détente — toute relative — dure peu.
L'action rebondit dans le quatrième acte, qui est
celui de l'amant. Il s'est fait dans l'âme de Xavier de
Larzac un sourd et singulier travail. Par un bizarre
contraste, cet Homme qui a volé la femme de son
ami souffre à la pensée que l'honneur de cet ami
est sali par la possession d'une fortune volée. Igno-
rant que Géraud est déjà informé du meurtre et a
déjà décidé la restitution, il veut aller trouver Odette
et lui persuader de raconter à son mari juste ce qu'il
faut pour qu'il ne croie pas devoir garder l'héritage
de M"^ de Saillans: pour cela, il suffira que Géraud
connaisseladestinationdu testament. Maiscen'est pas
là toute la pensée de Xavier. Après le premier sur-
saut d'horreur qui l'a fait brutalement chasser Odette,
il s'est pris à regretter, à désirer plus vivement cette
femme qui a tué pour lui. Curiosité de blasé, ou amour
véritable ? Sans doute, un peu de l'un et de l'autre.
Sous un prétexte quelconciue, Larzac arrive à Mal-
hyver. Une des premières choses que Géraud lui ap-
prend, c'est que sa femme et lui, ayant trouvé dans
les papiers de M"° de Saillans des preuves qu'elle
destinait à d'autres son héritage, ont décidé d'y re-
noncer, de vendre leur hôtel, de quitter Paris. La
démarche de Xavier deviendrait donc de ce fait inu-
tile, s'il n'avait dans l'idée qu'Odette l'aime encore,
qu'elle voudra le revoir. Elle le fait en ellet anpeler;
mais c'est pour lui dire que tout est fini entre eux,
qu'elle a confessé à son mari son crime sinon sa
faute, qu'elle se repent d'avoir trompé un homme tel
que lui, et qu'elle prie Xavier de la laisser refaire sa
vie. Humilié, jaloux, troublé par la « grâce meurtrie»
d'Odette qui ravive sa sensualité, Larzac lui demande
de partir avec lui, et, comme naguère, lui donne un
baiser. Elle s'arrache de ses bras avec un cri déclii-
rant, et comme son mari parait sur le seuil : « Sauve-
moi de lui, lui crie-t-elle, je ne veux pas retomber » ;
c'est le second aveu, et c'est un appel ; puis, à peine
vêtue, elle s'enfuit dans le parc par la pluie battante,
avec l'épouvante d'avoir mis ces deux hommes bra-
ves face à face, par sa faute. Le mari marche vers
l'amant, les poings levés. Mais la pensée de son en-
fant — pour qui tout scandale doit être évité — im-
pose silence à sa fureur vengeresse. « Partez », dit-il
à Xavier. On retrouve Odette évanouie dans le parc.
Une grave pleurésie met ses jours en danger. Con-
fessée, absoute par le curé du village, elle est prête
LAROUSSE MENSUEL
à la mort; et elle pouvait mourir en effet, ce qui
était une façon de mettre fin à bien des difficultés.
Mais P. iiourget, miséricordieux, l'a sauvée pour
que, purifiée par la douleur et le repentir, et rendue
à sa nature vraie, elle trava Ile à servir son mari, à
l'aider dans son œuvre, à se faire aimer de lui. Si
Larzac en partant, ?e dit : « Quelle pitié que leur
vie ! » c'est qu'un esprit égoïste et desséché ne peut
comprendre de quelles générosités la tendresse est
capable. Il est bien plus près de la vérité quand il
ajoute « ...et que la mienne maintenant ! », car il
porte un remords et un regret qu'aucune folie de
viveur ne pourra plus effacer.
Ce roman, nous l'avons vu, se coupe parfaitement
encini actei, comme une tragédie ou plutôt, puisiue,
en somme, il finit bien, comme une tragi-comédie,
et l'auteur n'aurait point de peine à en tirer une
pièce. Du drame classique il a ces alternatives de
crises aiguës et de courts espoirs, qui soutiennent
l'intérêt. La progression de ce vertige mental qui
entraîne Odette vers le crime est une analyse forte
et puissante, où l'on retrouve la souplesse du maître
du roman psychologique. C'est un i.eau drame hu-
main. On pourrait peut-être critiquer le détermi-
nisme un peu trop fatal selon lequel l'auteur montre
les pires fautes sortant de^ fautes moindres. Toutes
les femmes qui ont des sourcils peints et <lcs bas
transparents ne prennent pas nécessairement un
amant, et toutes les femmes qui ont pour amant le
meilleur ami de leur mari n'empoisonnent pas néces-
sairement leurs tantes. Grâce au c cl, beaucoup de
tantes vivent encore sur la terre, ou meurent simple-
ment de vieillesse. On pourrait ne pas considérer
non plus comme nécessairement liées la fiction roma-
nesque et la thèse sociale et icligieuse qui l'accom-
pagne. Réduite à elle-même, la tragédie humaine
resterait une belle et passionnante invention. Mais
qui ne voit que, même du simple point de vue litté-
raire, tout drame de la vie gagne singulièrement en
intérêt quand on petit le rattachera quelque grande
loi de la destinée ? C'est un des caractères de cette
œuvre — sans doute la meilleure que l'auteur
ait écrite depuis le Démon de midi, — d'unir les
vues les plus pénétrantes et les plus élevées du
moraliste, aux imaginations les plus romanesques
de l'écrivain. — Louis Coquelin.
Ëltudes élémentaires de météorolo-
Q'ie pratique, par Albert Baldit, ancien officier
de marine. — Dans les années qui vont suivre, la
France est certainement destinée à prendre un essor
économique considérable, et, parmi les sciences
qui doivent y contribuer, il convient de placer la
météorologie. Chacun sait le rôle important qu'elle
a joué pendant la Grande Guerre; les services météo-
rologiques devaient relever d'une façon continue
non seulement les conditions atmosphériques (pres-
sion barométrique, direction et vitesse du vent, tem-
pérature, etc.), et cela jusqu'à une altitude de
8.000 mètres, mais encore observer la quantité des
nuages, leur épaisseur, leur altitude, la visibilité, etc.;
de plus, il leur fallait chaque jour donner une prévi-
sion du temps. A l'arrière de chaque groupe d'armtes,
une station puissamment outillée rassemblait tous
les documents utiles, et les transmettait plusieurs fois
par jour, par téléphone ou par T. S. F., à toutes les
formations d artillerie, d'aérostation et d'aviat on.
L'auteur de l'ouvrage, qui, pendant la guerre, était
chef du service météorologique du groupe des armées
du centre, voudrait que l'expérience acquise durant
cette période ne fiit pas perdue, et qu'une organisation
nettement établie sur le tirritoire français permît
d'uliliserles données météorologiques au profit de la
navigation aérienne, de l'apriculture et même du
tourisme; son livre n est pas un véritable traité di-
dactique, où se trouveraient exposées les jiian.les
questions de météorologie, c'est plutôt un recueil de
faits, de méthodes pratiques expérimentées pendant
quatre années de guerre ; bien écrit, bien ordonné,
il sera d'une aide considérable pour tous ceux qui
veulent faire de la météjrologic pratique. Dans la
première partie du volume, il iraitede l'organisation
matérielle d'une station météorologique régionale et
de ses postes seconJaires, ainsi que des détermina-
tions des constantes de la station (coordonnées géo-
graphiques, altitude, etc.); puis il décrit le matériel
usuel d'observation (anémomètre, pluviomètre, ther-
momètre, etc.). Il étudie ensuite le but, 1 utilité et
l'installation d un ballon captif météorologique, ainsi
que d'un avion, et les dispositions à pren.ire pour
faire des sondages aérologiques par ballons pilotes.
Enfin, après avoir indiqué les diiiérentes observa-
tions qui peuvent être faites dans une station, ainsi
que les méthodes à employer, et les d.ocuments mé-
téorologiques qu'il faut tenir à jour, il donne de
précieuses indications sur la façon «.l'organiser le ser-
vice dans une station météorologique régionale.
Dans la seconde partie de l'ouvrage, il traite des
problèmes usuels relatifs à la pression barométrique
et au vent.
Enfin, la troisième partie est consacrée tout en-
tière à la prévision du temps : il y étudie les grains,
les éclaircies, les orages, et donne des règles pour la
prévision du temps à brève échéance. — G. lîoucBKNTf.
N- 174. Août 1921.
Fragonard (Exposition) [V. p. 54r et p. 542]. —
Cette exposition a eu lieu en juin et juillet 1921, au
musée des Arts décoratifs (palais du Louvre); les
recettes en étaient destinées au musée Fragonard de
Grasse, inauguré au commencement de l'année dans
l'hôtel du marquis de Cabris. On n'a d'ailleurs pu
faire revenir d'Amérique les panneaux décoratifs
exécutés en 1770 pour M"»" du Barry, et qui ont quitté
la petite ville provençale pour la collection Pierpont-
Morgan. Il y avait là des œuvres célèbres : le Rendez-
vous, la Poursuite, l'Amour couronné, \e Btlht, l'At-
tente. Du moins, a-t-on pu accrocher au musée des
Arts décorati s une des meilleures grandes toiles de
Fragonard, la Fête de Saint-Cloud , empruntée à la
Banque de France. Cette toile, qui dut être peinte
quelques années après les panneaux de Grasse, était
déjà à l'hôtel de loulouse qui appartenait au duc de
Penthièvre, quand la Banque de Irance acquit cet
hôtel en 1S08. Elle y est resée depuis. Nous connais-
sons plusieurs études faites pour cette œuvre, et en
partie ulier les Marionnettes, de la collection du comte
Pastré. En ces deux œuvres, on peut étudier I''rago-
nard dans ce qu'il a de plus personnel et de plus
séduisant.
Dans les Marionnettes, il peint fort librement, se-
lon fa coutume, mais à gras. La brosse est chargée
d'une pâte abondante quoique très huileuse. Frago-
Fragonard, par lui-même (Louvre). — i'hot. Bra
nard trace rapidement les formes. II travaille dans
une pâte onctueuse, sur des dessous moites. Ainsi
tout se mélange, nulle part on no peut découvrir la
moindre sécheresse. Personnages et dessous sont
fondus dans une matière et dans une couleur homo-
gènes. Nous ne trouvons pas des êtres ou des obiets
détachés, mais une sorte de ruissellement delumière
dans laquelle des accents d'ombre ou des empâte-
ments ele blancs dorés ou rosés suffisent à évoquer
des formes. Toutes ces masses sont soumises à la fois à
l'harmonie d'ensemble et à la perspective aérienne :
les plans successifs sont nettement établis, sans
qu'il y ait pourtant rien là qui rappelle les portants
de théâtre. A l'extrême gauche du tableau des Ma-
rionnettes, la couleur des vêtements et des figureicst
si adroitement posi-e sur la couleur des fonds, qu'on
distingue difficilement les passages. C'est d'un art
suprême, (|u'aucun maître moderne ne dépassera.
La facture de la grande décoration île la Banque
de France est plus expéditive et plus sommaire. Des
frottis verts ou bleus pour les arbres, avec une pointe
de brun dans les ombres, suffisent à Fragonard pour
évoquer un beau décor de parc, I armonieusement
composé. Là-dessus se détache, vers la gauche, un
grand arbre léger mais assez accentué, dont la place est
bien marquée au premier plan, et qui fait ainsi aisé-
ment reculer tout le décor. La pâte était encore tout
liumi Je, quand F'ragonari est venu indiquer ses person-
nages, souvent, il n'a pas eu besoin decouvrirentière-
ment le dessous. Une tache de rouge, une pointe plus
brune, et voici un visage : le bleu du fond transpa-
raît, et suffit pour indiquer les parties d'ombre, ou
fournir les passages entre les diftcrents tons. Cela est
dessiné au bout du pinceau, sans retouches et comme
un véritable croquis. Jamais on ii'et allé plus loin
dans l'aisance de l'expression. Il y a mieux. Toutes
les difiérences de plans sont marquées avec une ab-
solue maîtrise, et les dégradations des lointains ob-
tenues sans efiort. De nombreux petits personnages
sont ainsi indiques du premier coup, avec une jus-
tesse qui emporte I admiration. Il y dans la collec-
tion du peintre Walter Gay un? charmante aquarelle
qui est passée parla collection Beurdeley, et qui est
peut-être une première pensée de la File de Saint-
«• 174. Août 1921.
Cloud. Traits de crayon rapides, indiquant des fem-
mes et des personnages divers, lavis largement tou-
ché au pinceau pour les arbres aux formes molles
et sracieuses, et dans cet accord de gris léger, quel-
ques pointes de rose ou de citron, à peine percep-
tibles et pourtant infiniment sonores grâce à l'éco-
nomie de la couleur, tels sont les moyens simples et
magnifiques dont l'auteur s'est contenté. Rien n'e=t
plus moderne.
VA pourtant, il faut bien le dire, Frngonard n'est
pas un grand maître. Même si nous écartons de son
œuvre une foule de copies baptisées répliques, même
si nous pensons qu'il court -ous son nom trop d'allées
ombreuses, qu'on ne saurait lui faire giief, plus qu'à
Robert ou à Guardi, d'être trop à la mode pour ne pas
avoir suscité les imitations, Fragonard est tout de
même un peintre inégal. Ill'est dans ses concept ions,
et, chose plus étonnante, même dans sa facture. .Sa
personnalité ne s'est pas dégagée tout de suite, sa
main a mis du temps à se libérer. Qu'il ait été à son
extrêmedébutl'élèvede Chardin, nul nesaurait aujour-
d'hui s'cnapercevoir sérieusement. Le Provençal était
trop jeune lorsqu'il aconnu ce maître, pour en compren-
dre la secrète et incomparable grandeur. Et plus tard
il fut toujours trop pressé pour essayer de revenir à
la géniale patience deCi.ardin. Disonsque, par contre,
il l'emporte sur son facile maître Boucher en un
point. Mieux que lui, il comprend la nécessité de
soumettre le tableau à une harmonie dominante. Il
n'est pas rare de trouver dans les œuvres de Fran-
çois Boucher des désaccords singuliers. Les verts, les
bleus de ses paysages sont indépendants, et plus
encore, le rouge de telle casaque de paysanne. Tout
cela se heurte, comme chez Lancret, en des disso-
nances désagréables. Ce coloris veut être aimable,
et il n'est que faux. Fragonard entend bien mieux
f harmonie des tons. Derrière Boucher, il a aperçu
Watteau et son ancêtre Rubens. Il n'est pas impos-
sible que le charmant tableau du Louvre, attribué à
Watteau : le Berger satisjail, ne soit qu'une copie
exécutée par Fragonard. La Toilette de Vénus, delà
collection Heylel, a des rouges qui ne sont pas trop
loin de ceux de Rubens. Même Rembrandt a servi
occasionnellement de maître à Fragonard, dans la
Sainte Famille de la collection VVildenstein, et c'est
encore à Rembrandt que pensait le Provençal quand
il peignit le Pacha, de la collection Jean Charcot et
qui figura à l'exposition CharJin-Fragonard en 1907.
On sent bien que F'ragonard n'a pas été sans tirer
bf'nélice de la leçon du vieil Hollandais. Il sait qu'un
tableau doit avoir une base colorée, une tonalité
dominante. Cette base, il l.i veut d'abord chauJe et
rousse ; là-dessus chanteront quelques rouges et quel-
ques jaunes, et exceptionnellement un bleu verdis-
sant. Parfois pourtant, il renverse ce système d'ac-
cords : c'est lorsqu'il prend le paysage pour fond. Na-
turellement, donc, il s'adresse aux tons plus froids,
aux bleus, aux violets et aux verts. II est alors assez
près de son maître Boucher. Telle est l'éducation de
son oeil lorsqu'en 1752 il prend part au concours de
Rome, et remporte le premier prix avec son Jéro-
boam sacrifiant aux idoles, que l'Ecole des beaux-
arts de Paris prêtait récemment au musée des Arts
décoratifs. Il est difficile de soupçonner là le futur
Frago, et pourtant il est déjà bien de son temps :
Coypel, autantque Rembrandt, lui sert de guide.
Mais c'est en Italie, à Venise surtout, qu'il trou-
vera son vrai maître. Non pas Titien : un te.l homme
n'est bien compris que par Watteau, et Fragonard
ne vise pas si haut. Mais Jean-Baptiste Tiepolo.
Celui-ci éveillera ou fortifiera chez Frago le goût
des violets délicats, des citrons et des roses. Cepen-
dant Fragonard commence nécessairement par l'école
romaine. Bien entendu, le Cortone le retient plus
que les maîtres anciens. Il selie à Rome avec Hubert
Robert. C'est avec lui et Saint-Non qu'il ira faire un
voyage à Naples avant de remonter vers Venise. A la
villa d'Esté, à Tivoli, Fragonard et Robert font
mille croquis. On en voyait quelques-uns à l'expo-
sition récente. .Ainsi, un Parcen Italie et des Casca-
telles provenant tous deux de la collection Con-
court ; une Villa d'kste qui est maintenant au musée
d'Orléans, après être passée dans la collection de
Bizemont, puis divers feuillets légués par l'architecte
Paris au musée de Besançon. Fragonard déploie
déjà là son agilité manuelle ; en quelques coups de
crayon il croque aisément de petits personnages
pittoresques. C'en en 1761 qu'il arrive à Venise. Il
reçoit alors de Tiepolo ce goût des harmonies rares
dans lesquelles le jaune citron domine ; il le conser-
vera toute sa vie.
Et pourtant, dans cette formation complexe oii
l'on voit intervenir tour à tour Boucher, Watteau,
Cortone, Solimène, Tiepolo, la place de Rembrandt,
si étonnant que cela paraisse, reste grande. C'est par
lui, nous l'avons vu, que hragonard arrive à l'en-
tente de l'harmonie des couleurs, au goût de la
sobriété; et je crois bien que c'est par lui encore
qu'il arrive au contraste des valeurs, aux oppositions
de lumière et d'ombre. Cet effet, nous le trouvons
déjà dans le Jéroboam. On le rencontre à nouveau
dans la toile envoyée par Frago à l'.Académie : Co-
résHS et Calltrhoé, dans la Vision du sculpteur, de la
collection David VV'eill, et même dans l'Instant dé-
LAROUSSE MENSUEL
siré, dans l'Invocation d l'anwur, ou dans les Baisers
maternels. Ce que Fragonard garde de Boucher, c'est
une certaine aisance d'écriture et quelques formules
colorées comme l'emploi du vermillon dans l'ombre
lies chairs. C'est un procédé dont Frago usera et
abus ra dans ses Baigneuses, du Louvre.
On ne pouvait du reste se faire une idée complète
de l'art de Frago sans quitter le pavillon de .Marsan
pour les salles de notre musée national. Et il était
d'ailleurs bien inutile de déplacer à cette occasion
l'Inspiration, la Chrmise enlevée ou l Elude, de la
collection La Caze, non plus que la délicieuse Leçon
de musique, entrée au musée en 1849 grâce au legs
Walferdin. C'est là une des toiles les mieux venues
de Fragonard. L'agrément de la composition le dis-
pute à la légèreté
de l'exécution. Si
l'on ne craignait
d'ajouter encore un
maître à tant d'au-
tres, on nommerait
volontiers Irans
Hais, et on le nom-
merait surtout lors-
qu'il s'agit de figu-
res prestement en-
levées, peintes en
une séance sans
doute, comme celle
de l'Inspiration. A
vrai dire, tous ces
exemples se fon-
dent peu à peu har-
monieusement dans
l'œuvre de Frago;
et si cela se fait si
facilement, c'est
parce que l'artiste
s'est naturellement
retrouvé chez ses
prédécesseurs. Tout
ce qui dans l'art
de peindre permet
d'arriver rapi.-
dement au but :
l'unité de coloris,
la netteté de l'effet,
l'habUeté de l'exé-
cution, devait con-
venir à Frago.
Sansdoute,Fra'40
a parfois des timi-
ilités de facture :
c'est qu'il s lit mal
s'appliquer. Si char-
mante que soit un>
figure comme celli
de Fanchon la vu\-
leuse, elle ne vaut
pas, à mon gré, les
œuvres plus pres-
tes. L'effort que
fait alors Frago,
soit là, soit même
dans les Hasards
heureux de l'escar-
polette, montre bien la distance qui le sépare de
Chardin. Il n'eft pas capab.ede pousser très loin sans
tomber dans le menu ou le joli. Il n'a pas le savoir
profond du peintre de la Pourvoyeuse. Il ne sait faire
qu'une pirouette, mais il la fait avec une adresse in-
comparable. Il n'a pas grand'chose à dire, mais il le
dit admirablement . C'est un improvisateur, et c'est sur-
tout dans ses improvisations qu'il nous plaît. Chose
s ngulière, ce peintre qui s'alourdit lorsqu'il s'appli-
que a des bonheurs inouïs dans l'esquisse : dans
certains détails comme quelques personnages des
Marionnettes, il touche à l'expression la plus subtile
qui soit en art ; ce bon garçon provençal fait alors
figure du plus raffiné des artistes.
Si l'exposition du pavillon de Marsan ne contenait
aucune œuvre comparable à la Leçon de musique,
par contre certaines figures pouvaient fort bien sou-
tenir la comparaison avec celles du Louvre, lelles
étaient la Jeune fille brune, qu'on suppose être Mar-
guerite Gérard, la belle-sœur de Frago, la Femme
tenant un chien, qu'on a longtemps désignée à tort
sous le titre de : la Sœur de Fragonard, et la Liseuse,
de la collection du docteur Tuffier. Cela ne veut être
qu'une esiuisse, encore que Frago n'ait pas reculé
devant l'empâtement liquide, à la Frans Hais. Ou
retrouve l'artiste dans sa manière la plus expéditive.
Le coloris est ramené à une gamme simple. Toute
l'harmonie pivote autour du jaune clair du corsage,
auquel s'opposent un fond gris verdâtre et des
ombres rousses. Seules, quelques notes d'un rouge
plus vif sont réservées pour la figure. Même simpli-
cité dans les Baisers maternels, île la collection .Mau-
rice de Rothschild. C'est encore un des chefs-d'œuvre
du peintre. Nous en retrouvons la trace jusqu'au
xv!!!!" siècle, comme pour la Liseuse. Celle-ci pas-
sait en 1780 à la vente Leroy de Senneville; les
Baisers maternels ou les Jalousies de l'en/ance pro-
viennent de la collection Varanchon, vendue en 1777.
539
Rarement Fragonard a eu d'aussi belles réussites.
Tout ici encore est doré, avec des rehauts de rouge
et très peu de bleu dans le fond. L'exécution est ma-
gnifique, riche, d'une pâte abondante, d'une matière
généreuse, malgré la délicatesre des nuances. De
telles pièces classent un artiste très haut; elles ne
sont pas isolées, on en pourrait citer d'autres, et tout
particulièrement le Feu aux poudres : pourtant, là,
quelques négligences de dessin, dans l'attache des
jambes particulièrement, sont à regretter.
Quoi qu'il en soit, Fragonar.l, après avoir été,
comme la plupart de ses contemporains, fort méprisé
au début du xix' siècle, est loué sans mesure au
début du XX". Tout ce nui porte la date de 1700
semble aujourd'hui au public digne d'admiration, et
L llouro du bej
uibleau lie l'ragunai-d iLouvre,. — Pliol. Giraudon.
pourtant Fragonard est, en une certaine mesure, res-
ponsable de bien pauvres scènes de galanierie. S'il a
su, pour son compte, comme Baudoin, toucher à ces
sujets scabreux avec beaucoup de délicatesse, il n'en
a pas toujours été de même pour ses successeurs.
Bien pis, c'est l'art de peindre même qu'ils ont mé-
connu, fait tomber dans le joli, dans le mièvre, dans
le fade, dans le petit. Les artistes secondaires du
XVIII» siècle sont souvent d'une médiocrité insup-
portable. Ce sont eux qui ont entraîné leurs contem-
porains dans cette déchéance qu'ils ont connue il y
a cent ans. Pareille aventure risque de se repro-
duire. Nous commençons à sentir l'inconsistance de
tous ces polisseurs de riens. Que le goût du public
un peu épuré retourne à nos vrais maîtres : à Chardin,
à Watteau ; qu'il retourne surtout aux gens du xvii',
à Claude, aux Le Nain, et derrière eux aux grands
stylistes d'autrefois, et la cause des petits-maîtres du
xviii" siée e sera fort compromise. Espérons que des
artistes comme Fragonard, grâce à la qualité de
l'exécution, conserveront notre faveur.
Car si Frago reste loin de Chardin ou de Watteau,
même de La Tour, s'il est au second rang parmi les
artistes de son époque, il est du moins entre les
meilleurs de ce second rang. .Moins raffiné que
Gabriel de Saint-Aubin, il l'emporte par l'abondance.
Il dépasse Robert : il a bien mieux que lui le sens
de l'unité, de l'harmonie; son exécution est plus
belle. En un certain sens, même, il annonce des maî-
tres très modernes. Il devance Monticelli dans l'em-
ploi des belles coulées de pâtes colorées. L'aquarelle
de la collection Walter Gay est du modernisme le
plus singu ier : un Wl.istler n'est pas allé au delà
dans l'expression abrégée de la forme et de la
couleur. Le sens de la perspective aérienne est chez
Fragonaril tout à fait aiguisé. Il nous fait bien sentir
les masses d'air qui séparent les diliérents plans, et
cela aussi correspond à tes nécessités picturales dont
540
nous comprenons maintenant tout le prix. C'est pour
des mérites de ce genre que l'œuvre de Fragonard,
malgré ses inégalités, me paraît avoir des chances
sérieuses de durée. — Tristan Leclkhe.
France. Histoire politique contemporaine
(Suite). Ministère Clemenceau (i6 novembre igiy-
18 janvier ig20). — Georges Clemenceau remplaça, à la
présidence du conseil et au ministère de la guerrf,
Paul Painlevé mis en minorité devant la Chambre
sur une question de politique intérieure. L'opinion
publique, presque unanime, avait porté au pouvoir
le vieux lutteur, dont l'esprit de décision, la crânerie,
le patriotisme sans équivoque lui inspiraient confiance
à l'heure décisive de la guerre. Le président de la
République avait été souvent critiqué par Clemen-
ceau ; mais il n'était pas de ceux qui font de la poli-
tique avec des rancunes, et il appela au pouvoir son
adversaire, dans l'intérêt supérieur du pays. Prési-
dent de la commission de l'armée, président de la
commission des affaires extérieures, Clemenceau avait
LAROUSSE MENSUEL
Le 26 novembre 1918, le ministère de l'Armement et des
fabrications de guerre fut transformé en ministère de la
Reconstitution industrielle. Loucheur en resa titulaire.
Le 28 novembre igi8, Lémery, sous-secrétaire d'Etat au
ministère du Commerce, donna sa démission, ses fonctions
(services de guerre du ministère du Commerce) étant deve-
nues inutiles par suite de l'arniistice.
Le 6 décembre 1918, Louis Deschamps, député, fut nommé
sous-secrétaire d'Etat au ministère de la Guerre, et chargé de
la démobilisation.
Le 24 décembre 1918, le ministère d 1 Blocus et des Ré-
gions libérées prit le titre de ministère des Régions libé-
rées. Les services du blocus furent rattachés au ministère
des Affaires étrangères.
Le 9 janvier 1019, le sou<r-secrétariat d'Etat de l'Aéronau-
tique militaire fut supprimé.
Le 6 février 1919. Paul Morel, député, fut nommé sous-
secrétaire d'Etat au ministère des Finances, chargé de la
Liquidation des stocks.
Le 20 mai 1919, Pierre Dupuy, député, fut chargé, par délé-
gation du ministre des Travaux publics, de tous les services
concernant les Transports maritimes, la marine marchande
et les organisations interalliées des transports maritimes.
Le 15 juillet 1919, Henri Roy, député, fut nommé com-
Lc8 liaigneusrs, tableau de Fra"ronard Louvre}. — l'hot. Giraudon.
suivi au jour le jour les péripéties <lc la bataille, vu
le danger des moinJres défaillances et des divisions
intérieures, alors que les Allemands étaient à Noyon, —
comme il le rappelait quotidiennement dans son jour-
nal «l'Homme enchaîné ».
TABLEAU D'T MINISTÈRE CLEMENXEAU ET DES MODIFICATIONS
qu'il a subies dans SA COMPOSITION
Présidence du Conseil et Guerre. . . . Georges Clemenceau.
Justice Louis Nail.
Affaires étrangères Stephen Pichon.
Intérieur Pams.
Finances Klotz.
Manne Georges Leygues.
Instruction publique et Beaux-Arts . . Lafferre.
Travaux publics et Transports Claveille.
Commerce, Industrie, Postes et télé-
graphes et Marine marchande . . Clémentel.
Agriculture et Ravitaillement Victor Boret.
Colonies Henry Simon.
Travail et Prévoyance sociale Colliard.
Armement et fabrications de guerre. Loucheur.
Blocus et Régions libérées Joiniart, puis (23 nov.
1917) Lebrun.
Sous-secrétaires d'Etat :
Présidence du Conseil Jeanneney.
Intérieur Albert Favre.
Finances Charles Sergent.
Guerre (Effectifs et Pensions Léon Abrami.
— Service de santé militaire. . . Justin Godart , puis
{5fév.i9i8)Mourier.
— Justice militaire) Edouard Ignace.
Manne juies Cels.
Commerce (Transports maritimes et
marine marchande Lémery.
Agriculture et Ravitaillement Ernest Vilgrain.
Armement ei fabrications de guerre
(Aéronautique militaire et mari-
time J.-L Dumesnil.
Le 19 novembre 1918, le sous-secrétariat d'Etat de la Ma-
rine militaire (Guerre sous-marine) fut supprimé, et Jules
Cels fut nommé sous-secrétaire d'Etat au ministère des Tra-
vaux publics et des transports.
missaire du Ravitaillement, « changé d'assurer l'exécution du
service de la répression contre la spéculation, et des mesures
concernant la lutte contre la vie chère ».
Le 20 juillet 1919, Victor Boret (mis en minorité devant
la Chambre le i3 juillet et démissionnaire;, fut remplacé par
Noulens, député.
Le 6 novembre 1919, André Tardieu, député, commis-
saire général des affaires de guerre franco -américaines
{poste créé le 19 juin 1918), fut nommé ministre des
Régions libérées en remplacement d'Albert Lebrun, démis-
sionnaire.
Après les élections du 16 novembre 1919, les membres du
gouvernement non réélus donnèrent leur démission. Léon
Bérard, député, remplaça Lafferre à l'Instruction publique
(27 novembre) ; Louis Dubois, député, remplaça Clémentel
au ministère du Commerce (27 novembre) ; Yves Le Troc-
quer, député, remplaça Paul Morel comme sous-secrétaire
d'Etat au ministère desFinances (27 novembre), et fut spécia-
lement chargé de la liquidation des stocks ; Louis Ueschamps,
député, sous-secrétaire d'Etat de la Démobilisation (poste
supprimé), fut nommé sous-secrétaire d'Etat au ministère
du Commerce (2S novembre) ; Paul Jourdain, député, rem-
plaça Colliard au ministère du Travail {2 décembre/
Dans la déclaration ministérielle, qui portait sa
marque, le président du Conseil, évitant d'entrer
dans les détails avant d'avoir pris contact avec les
réalités du pouvoir, formula seulement quelques
principes générau.x(2o novembre). Il fallait « vaincre
pour être justes », mais d'abord vaincre, en faisant
une guerre intégrale, c'est-à-dire obtenir un meilleur
rendement de nos forces, établir une parfaite corré-
lation entre les droits du front et les devoirs de l'ar-
rière, réprimer les crimes de trahison et les campa-
gnes pacifistes qui s'étaient déjà « soldées par un
surplus de sang français » :
Ces Français que nous fûmes contraints de jeter dans la
bataille, ils ont des droits sur nous. Ils veulent qu'aucune
de nos pensées ne se détourne d'eux, qu'aucun de nos actes
ne leur soit étranger. Nous leur devons tout, sans aucune
réserve. Tout pour la France saignante dans sa gloire, tout
pour l'apothéose du droit triomphant. Un seul devoir, et
simple: demeurer avec le soldat, vivre, souffrir, combattre
avec lui. Abdiquer tout ce qui n'est pas de la Patrie. L'heure
N' 174. Août 1921.
nous est venue d'être uniquement Français, avec la fierté
de nous dire que cela suffit.
Droits du front et devoirs de l'arrière, qu'aujourd'hui tout
soit donc confondu. Que toute zone soit de l'armée. S'ildoit
y avoir des hommes tïout retrouver dans leurs âmes de
vieilles semences de haines, écartons-les...
Les jours suivront les jours, les problèmes succéderont
aux problèmes. Nous marcherons du même pas, avec vous,
aux réalisations dont la nécessité s'impose. Nous sommes
sous votre contrôle. La question de confiance sera toujours
posée.
Nous allons entrer dans la voie des restrictions alimen-
taires, à la suite de l'Angleterre, de l'Italie, de l'Angleterre
elle-même. L'abnégation est aux armées. Que l'abnégation
soit dans to it le pays. Nous ne ïorgerons pas une plus grande
France sans y mettre de notre vie....
Un jour, de Paris au plus humble village, des rafales d'ao-
clamations accueilleront nos étendards vainqueurs, tordus
dans le sang, dans les larmes, déchirés des obus, magnifi-
que apparition de nos grands morts. Ce jour, le plus beau
de notre race, après tant d'autres, il est en notre pouvoir de
le faire. Pour les résolutions sans retour, nous vous deman-
dons, messieurs, le sceau de votre volonté.
Et au cours du débat qui suivit la lecture de la
déclaration, le président du Conseil affirma de nou-
veau sa déclaration :
Je veux faire la guerre ; je veux la faire complète. Qu'est-
ce que cela veut dire ? Cela veut dire que, momentanément,
nous devons faire taire toutes les divisions de partis.
La Société des nations ne sera pas la conclusion
nécessaire du conflit: on ne peut y admet're une
Allemagne qui, loin de briser le militarisme prussien,
s'en est fait l'instrument. Et il est encore trop tôt
pour parler de la paix :
Et puis, nous n'en sommes pas à la victoire. Nous sommes
au plus cruel moment de la guerre. L'heure des privations
va venir. Nous sentirons la guerre dans nos entrailles tous
les jours, par les nouvelles que nous recevrons de nos en-
fants qui sont au front, par les souffrances de ceux que nous
aimons et qui nous entourent. C'est à ce moment-là qu'il
faudra se raidir le cœur et l'âme, et prendre des résolutions
suprêmes. Dans l'état d'esprit cù nous serons, n'allez donc
pas parler de paix.
La paix, nous la voulons, nous nous sacrifierons tous pour
l'obtenir dans des conditions de justice et de beauté qui
soient dignes de notre pays . Je suis siîr qu'ici vous êtes una-
nimes pour la vouloir, mais il faut que vous soyez unanimes
pour la réaliser.
En somme, la déclaration, éclairée par les expli-
cations du chef du gouvernement, était un appel à
l'effort suprême, et un cri de ralliement. L'ordre du
jour pour lequel la Chambre s'en remettait « à l'éner-
gie et à la vigilance du gouvernement pour la
conduite de la guerre et le châtiment de ceux qui
commirent des crimes contre la Patrie » réunit
418 voix, contre 65 dont 63 socialistes imitiés.
La presse d'outre-Rhin ne cacha pas son dépit de
voir coalisées contre l'Allemagne l'énergie de Clemen-
ceau et la ténacité de Lioyd George. C'était eitecti-
vement une volonté puissante et irrésistible qui allait
diriger les forces de la France. Avec G. Clemenceau
arrivait au pouvoir un patriote de foi absolue, un
lutteur dont l'autoritarisme, les rudesses mêmes deve-
naient une qualité; un « Tigre » attaché tout entier à
sa proie, c'est-à-dire à l'ennemi du dehors et à l'en-
nemi du dedans. Ce chef savait que, dans le suprême
combat, l'irrésolution et le verbalisme vaudraient
un désastre, et du jour au lendemain le polémiste
fit place à un homme d'action. « Mon but, disait-il,
c'est d'être vainqueur », ou encore : « Je fais la
guerre ».
Les socialistes unifiés refusèrent leur confiance au
nouveau président du Conseil. Ils lui reprochaient
de se défier des organisations populaires, de ne pas
avoir une foi assez robuste dans l'action des forces
idéales, et ils lui firent connaître qu'il était un
danger pour la classe ouvrière et pour la défense
nationale, a La classe ouvrit re n'est pas votre pro-
priété, messieurs, rûpliqua-t-il, un jour qu il était
interpellé à l'occasion de l'aftaire lîoio (8 mars 1918).
Les mains de M. Renaudel et de M. Albert Thomas
ne sont pas plus calleuses que les miennes. » Quant
à prononcer qu'un gouvernement est un dan^^er pour
la défense nationale, il faudrait apporter, à l'appui
de cette sentence, des faits au lieu d'une opinion
dogmatique.
A mesure que la guerre s'avance, vous voyez se dévelop-
per la crise morale qui est à la terminaison de toutes les
guerres.... Celui qui peut moralement tenir le plus long-
temps est le vainqueur.... Et le grand peuple d'Orient qui a
subi historiquement pendant des siècles l'épreuve de la
guerre a formulé cette pensée en un mot : « Le vainqueur,
c'est celui qui peut, un quart d'heure de plus que l'adver-
saire, croire qu'il n'est pas vaincu ». Voilà ma maxime de
gouvernement, je n'en ai pas d'autre !...
Ah ! moi aussi, j'ai le désir de la paix le plus tôt possible,
et tout le monde la désire, mais il faut savoir ce qu'on veut.
Ce n'est pas en bêlant la paix, qu'on fait taire le militarisme
prussien.
Ma politique étrangère et ma politique extérieure, c'est
tout un. Politiqueintérieure, je fais la guerre; polîtiqueétran-
gère, je fais la guerr'e. Je fais toujours ta guerre. Je cherche
à me maintenir en confiance avec nos alliis. La Russie nous.
trahit, je continue de faire la guerre. La malheureuse Rou-
manie est obligée de capituler, je continue de faire la
guerre ; et je continuerai jusqu'au dernier quart d'heure, —
car c'est nous qui aurons le dernitr quart d'heure.
La lutte contre le défaitisme. Conformément aux
indications de l'ordre du jour, le gouvernement
avisa sans tarder aux moyens de conduire la guerre
Supplément au n* 774. Août 19i1
FRAGONARD
541
LA LEÇON DE MUSIQUE, tableau île l'ragoiiard (Louvre).
V. p. 518. — Phot, Girandon.
FANCHON LA VIELLEUSE, tableau de Fragonard
(à M. Albert Lehmann). V. p. 538. — Phot. Virzavonn.
LES MARIONNETTES, tableau de Fragonard (au comte André Pattré). V. p. 538. — Pbot. Vizzavooa.
LAROUSSE MENSUEL. — V.
M'
542
FRAGONARD
Supplément au n' 174. Août J92J.
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Suppléaient au n' 174. Août 1921.
SALON DE 1921
543
LA CITRONNADE, tableau de Joseph Bail (Société des Artistes français).
V. p. 533- — Phot. Vizzavona.
LES CISELEURS DE RAISINS, tableau de Franck Bail (Société des Artistes français).
V. p. 533. — Phot. Vizzavona.
CÉRÉMONIE A SAINT-ÉTIENNE-DUMONT, Ublcan de Lucien Simon (Société nationale des beaux-arU). V. p. 332. - Phnt. Viuavcna.
544
SALONS DE 1921
Supplément au n* 174. Août 1921.
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«• 174. Août 192 J.
avec plus d'énergie, et l'instruction d'un certain
nombre d'affaires fut poussée avec activité. Plusieurs
membres du Parlement étaient couramment accusés
d'avoir fait du commerce ou entretenu des intelli-
gences avec l'ennemi, tout au moins d'avoir comp:o-
mis leur respectabilité en fréquentant des individus
d'une moralité plus qu'équivoque. Il était d'un inté-
rêt urgent et capital, pour le maintien de 1' « union
sacrée » et la satisfaction des combattants, que la
justice impartiale condamnât impitoyablement les
suspects, ou les mît formellement hors de cause. Si
Clemenceau fut indulgent pour les révolutionnaires,
il fut impitoyable pour ceux qu'il considérait comme
capables d'entamer la force morale du pays.
L'ancien ministre Malvy déposa lui-même une
proposition de résolution demandant la nomination
d'une commission de 33 membres, qui examinerait
s'il y avait lieu de le mettre en accusation pour
crimes commis dans l'exercice de ses fonctions. Sur
le rapport de cette commission, la Chambre ordon-
na, par application des articles 77 à 81 du Code
pénal, le renvoi de Malvy devant la H.iute cour,
après avoir relevé contre lui — sous réserve de ses
protestations — la double accusation u'avoir : 1° de
1914 à 1917, renseigné l'ennemi sur nos projets mili-
taires et ■ diplomatiques, notamment sur le projet
d'attaque du Chemin des Dames ; 2° favorisé l'enne-
mi en provoquant ou en excitant des mutineries mi-
litaires. Cette décision, conforme au vœu de l'inté-
ressé, fut prise, par 512 voix contre 2, après une
séance ininterrompue de neuf heures, le 28 novem-
bre 1917. Les débats publics s'ouvrirent le 16 juil-
let 191 8 et se terminèrent, le 5 août suivant, par la
condamnation de Malvy.pour forfaiture, àcinq aimées
de bannissement.
(On trouvera le compte rendu du procès dans le
Larousse Mensuel, t. IV, p. 597.)
Le II décembre 1917, le président de la Chambre
fit connaître en séance qu'il avait reçu deux deman-
des en autorisation de poursuites, et l'immunité par-
lementaire fut suspendue, le 22 décembre, concer-
nant Joseph Caillaux et son collègue Loustalot.
D'après le dispositif du réquisitoire du général Du-
bail, gouverneur militaire de Paris, il y avait, à la
charge de Caillaux, des présomptions suffisamment
graves d'avoir, pendant la guerre, poursuivi, en
cours d'action militaire, la destruction de nos allian-
ces, et 0 secondé le progrès des armes de l'ennemi »,
crimes prévus et réprimés par les articles 76 à 79 du
Code pénal, et parles articles 205 et 64 du Code de
justice militaire. Pour Loustalot, le réquisitoire
relevait des présomptions graves d'intelligences avec
l'ennemi.
L'instruction, qui s'étendit à un ancien avocat,
Paul Comby, ne fut close qu'au bout de plusieurs
mois, et ce fut seulement le 15 octobre 1918 qu'un
décret constitua le Sénat en haute cour de justice
pour statuer sur le crime d'attentat contre la sûreté
de l'Etat et faits connexes, relevés à la charge de
Caillaux, Loustalot et Comby.
Joseph Caillaux était détenu depuis le 14 janvier
1918, date à laquelle il fut procédé à son arrestation
sur l'ordre du capitaine Bouchardon, rapporteur au
conseil de guerre ; d'abord écroué à la prison de la
Santé, il fut, dans les dernières semaines qui précé-
dèrent sa comparution devant ses juges, transféré
dans une maison de santé de Neuilly.
La Haute cour se réunit le 29 octobre 1918 pour
se constituer. Après lecture du réquisitoire du procu-
reur général Th. Lescouvé, elle se déclara compé-
tente, et adopta à l'unanimité la demande de ce
magistrat, tenJantàl'ouverture d'une instruction. Le
16 septembre 1919, la chambre d'accusation rendit
un arrêt ordonnant le renvoi de Caillaux devant la
Haute cour, et décerna contre lui ordonnance de
prise de corps, mais dit n'y avoir lieu à suivre, à
défaut de charges suffisantes, concernant Loustalot
et Comby. Aux termes de l'acte d'accusation du
28 septembre 1919, l'ancien président du Conseil fut
inculpé :
« D'avoir, depuis la guerre déclarée, notamment en 19x4,
1915, 19 16 et 1917, soit en France, et spécialement à Paris,
soit même à l'étranger, attenté à la sûreté extérieure de
l'Etat par des manœuvres, des maciiinations, des intelli-
gences avec l'ennemi, tendant à favoriser les entreprises de
celui-ci à l'égard de la France ou de ses alliés agissant con-
trel'ennemi commun, et de nature, par suite, à favoriser les
progrès des armes ennemies ; crimes prévus et punis par les
articles 77, 79 du Code pénal, 205 et 64 du Code de justice
militaire. *
L'interrogatoire d'identité fut subi le 23 octo-
bre 1919.
La Conférence iNTERALLiÉEDE Paris (23 nonewiri-
3 décembre igiy). Après la révolution russe, et à
l'instigation du nouveau gouvernement dePetrograd,
les puissances en guerre avec les empires centraux
décidèrent de convoquer à Paris une conférence qui
reviserait les buts de guerre des Alliés. Cette confé-
rence se tint eûectivement à Paris du 23 novembre
au 3 décembre 1917, et, si l'on ne s'y occupa qu'ac-
cessoirement des buts de guerre, on y arrêta d'im-
portants accords techniques destinés à assurer pra-
tiquement l'unité d'action économique et financière,
et à éviter tout double emploi dans les fabrications
de guerre.
Q. Clemenceau.
LAROUSSE MENSUEL
Les règles suivies en fait par les flottes alliées en
matière d'itinéraires, d'escortes, de convois avaient
été complétées par des accords particuliers. A la
suite de la conférence de Paris, un conseil naval
interallié, se réunissant une fois par mois dans cha-
cune des capi'ales, assura l'application de ces règles
et de ces accords.
Le commandement de l'armée d'Orient. A la
tête des armées alliées d'Orient, le général Guillau-
mat remplaça le général Sarrail; il arriva à Salonique
le 22 décembre 1917. Les gouvernements britannique
et italien demandaient depuis plusieurs mois le rap-
pel de Sarrail.
Les Alliés et les bolcheviks. Les négocia-
tions DE Brest-Litovsk. Le congrès général des
soviets, d'où était issu le gouvernement des com-
missaires du peuple, avait adopté une résolution
tendant à la proposition officielle d'un armistice
immédiat sur tous les fronts, et de négociations de
paix excluant toute contribution de guerre et toute
annexion. En conséquence, les ambassadeurs de
l'Entente à Pe-
trograd furent in-
vités, par une
lettre deTrotzky
(20 nov. 1917), à
saisir t leurs gou-
vernements et
leurs peuples «de
la résolution du
congrès, et le gé-
néralissime Dou-
khoniue reçut
l'ordre d'ouvrir
des pourparlers
avec les autorités
militaires enne-
mies. Doukho-
nine, qui ne re-
connaissait pas le
pouvoir des com-
missaires, tint
leurs injonctions pour non avenues, et communiqua
même aux armées les protestations que formulèrent,
contre la violation du traité de Londres de 1914, les
chefs de mission accrédités auprès du grand état-
major russe.
Dans un appel aux comités militaires et aux soviets,
Trotzky accusa les protestataires de s'immiscer dans
la politique du peuple russe que ne pouvaient lier,
d'après lui, des engagements pris à son insu. Le
sous-of6cier Krylenko, élevé au commandement su-
prême, se rendit à Mohilew pour s'emparer du grand
quartier général et s'assurer de la personne de Dou-
klionine, dont il ne put empêcher l'assassinat : le
malheureux officier, dégradé, assommé à coups de
crosse, déchiré par les baïonnettes, servit ensuite de
cible à ses bourreaux qui s'amusèrent à cribler de
boules de neige son corps entièrement nu.
Le 28 novembre, les commissaires . — par un télé-
gramme adressé de Tzarkoié-Sélo aux gouverne-
ments et aux peuples des pays belligérants — firent
connaître qu'ils étaient prêts à entamer des négo -
dations de paix : le nouveau chancelier de l'Empire
allemand, comte Hertling, annonça au Reiehstag
l'acceptation de la proposition russe, et le 15 décembre
les plénipotentiaires de la Quadruple-Alliance signè-
rent à Brest-Litovsk, en Lithuanie, avec les repré-
sentants du conseil des commissaires, un armistice
général de vingt-huit jours, pendant lequel les Impé-
riaux s'engageaient à ne déplacer aucune troupe du
front russe ; mais, en les supposant de bonne foi,
c'était là une clause sans portée sérieuse, les meil-
leures tinités allemandes ayant été retirées, depuis
longtemps, de secteurs où l'on ne se battait plus.
La France, fidèle à ses obligations, était entrée en
guerre pour défendre les intérêts de la Russie, et elle
avait supporté, durant plus de trois années, le poids
principal de l'efïort ennemi : abandonnée par ses
alliés slaves, elle allait avoir à redoubler d'énergie
et de vaillance si les Impériaux tentaient d'obtenir
en Occident un résultat décisif avant l'organisation
de l'armée américaine. Les commissaires du peuple
tenaient pour inexistants et livraient à la publicité
les engagements pris par l'ancien gouvernement,
comme si la France avait distingué, en 1914, entre
le tsar et la nation russe ! Ils ne faisaient aucune
différence entre « l'impérialisme des Empires cen-
traux et celui de l'Entente 1, et reprochaient aux
socialistes patriotes de la France et de la Belgique
d'avoir, au début des hostilités, invité leurs cama-
rades russes à signer une trêve avec le pouvoir auto-
cratique. Tous les gouvernements eu lutte étant, à
leuis yeux, également bourgeois et capitalistes, ils
dédaignaient de rechercher les auteurs responsables
de la catastrophe ; ils prétendaient que l'issue de la
guerre était dans la révolution sociale, et qu'il appar-
tenait au prolétariat d'obliger les gouvernements de
l'Entente à négocier. S'illusionnant jusqu'à croire
qu'ils imposeraient à leurs interlocuteurs une paix
selon leurs doctrines, ils s'imaginaient en outre que
leurs théorie», hautement exposées, se répandraient
de Brest-Litovsk dans le reste de l'Europe.
Les négociations, qui suivirent immédiatement la
545
conclusion de l'armistice, furent inaugurées par un
discours du maréchal prince Léopold de Bavière
(22 décembre). Les deux empereurs étaient repré-
sentés par leurs ministres des affaires étrangères,
von Kuhimann et le comte Czernin ; le fultan, par
son grand-vizir, Nazim-bey ; le tsar de Buli^arie, par
le ministre de la justice Popov. Ces personnages et
quelques autres d'importance, titiés et chamarrés,
ne montraient aucune répugnance apparente à pacti-
ser avec des in urgés qui professaient pour l'impé-
riilisme et le militarisme un mépris qu'ils affichaient
sans atténuation.
La délégation de Petrograd proposa, le 25 décem-
bre, de prendre pour base dediscussion lessix points
ci-après : i" les territoires conquis pendant la guerre
seront évacués sans délai par les troupes d'occupa-
tion, et ne pourront être annexés de vive force; —
2° l'indépendance politique sera intégralement resti-
tuée aux peuples qui l'ont perdue du fait des hosti-
lités ; — 3° les nationalités sujettes feiont savoir, au
moyen d'un référendum auquel participeront les
émigrés et les réfugiés, si elles entendent obtenir
leur souveraineté absolue ou leur rattachement à
un Etat ; — 4» dans les Etats composés de nations
diverses, un statut spécial garantira aux minorités
leur autonomie administrative ; — 5° les belligé-
rants renonceront réciproquement à toutes contri-
butions de guerre, et rembourseront celles qui ont
été déjà levées; un fonds spécial pour la réparation
des dommages sera constitué par les versements
proportionnels de tous les belligérants ; — 6° les
principes posés dans les quatre premiers articles
seront appliqués aux colonies ; de plus, la liberté
des Etats les plus faibles ne sera pas restreinte par
le boycottage économique, par des traités de com-
merce léonins, par des accords douaniers attenta-
toires aux droits des non-contractants, ou encore
par n un blocus maritime non militaire >.
Les Impériaux acceptèrent ces propositions dans
leurs grandes lignes, en les interprétant selon leurs
intérêts (27 décembre). Ils se déclarèrent partisans
d'une paix immédiate sans appropriation violentedes
territoires occupés, mais ils ne procédèrent qu'à des
parodies de consultations. Ils admirent en principe
l'indépendance des nationalités sujettes, mais ils
spécifièrent que la question serait réglée par chaque
Etat comme une affaire constitutionnelle d'ordre
intérieur : formule qui excluait tout débat inter-
national au sujet des Alsaciens-Lorrains, des Italiens
de Trente et de Trieste, des Slaves d'.^utriche-
Hongrie. Les puissances centrales reconnurent aux
minorités le droit d'être protégées, m.iis dans les
limites constitutionnelles où il leur « paraîtrait pra-
tiquement réalisable ». Elles se prononcèrent évasi-
vement sur la proposition d'évacuer les territoires
occupés en Europe, mais elles demandèrent l'évacua-
tion immédiate et la restitution de leurs colonies,
ajoutant qu'il serait oiseux de consulter les popula-
tions indigènes, dont le loyalisme s'était clairement
manifesté au cours des hostilités I Le principe de la
paix sans indemnité obtint leur adhésion ; mais, en
ce qui concerne les réparations, chaque Etat serait
uniquement tenu au remboursement soit des dom-
mages commis à l'étranger par ses ressortissants,
soit des préjudices subis sur son propre territoire
par les ressortissants civils de l'ennemi en suite
d'actes contraires au droit des gens.
Avant de poursuivre leurs délibérations, les négo-
ciateurs, sur l'initiative des Russes, invitèrent les
gouvernements de l'Entente à y prendre part, et leur
fixèrentundélaidedixjours, expirant le 4 janvier 1918,
à dix heures du soir ; après quoi, ils se séparèrent
pour aller entretenir leurs gouvernements de l'état
des pourparlers.
Le but des Allemands était de démembrer la
Russie, de créer autour des Empires centraux une
ceinture de petits Etats assujettis qui les protége-
raient contre ce qui survivrait de l'ancien empire
des tsars. Les Alliés se gardèrent bien de faire leur
jeu : ils refusèrent de participer aux négociations, et
firent des déclarations solennelles sur leurs buts de
guerre. Le président Wilsou formula même, à cette
occasion, les quatorze conditions auxquelles pour-
rait être consentie la paix mondiale. (V. Larouss*
Mensuel, t. IV, p. 550.)
L'unité de commandement. Les accords de Ver-
sailles. Le conseil de guerre de Doullens. Les
Alliés dispersaient leurs efforts. 11 y avait entre eux des
échanges de vues, mais non unité de conception et
d'exécution ; chaque armée agissait pour son compte,
d'après les ordres de son commandant en chef. Con-
formément aux décisions prises à Rapal'.o, le Conseil
supérieur de guerre se réunit à Versailles, du 30 jan-
vier au 2 février 1918. Etaient présents: pour les
Etats-Unis d'Amérique, général Bliss, général
Pershing ; pour la France, G. Clemenceau, Pichon,
général Foch, général Pétain, général Weygand ;
pour la Grande-Bretagne, Lloyd George, lord
Milner, général sir W. Robertson, field-marshal sir
Douglas Haig, général sir H. Wilson; pour l'Italie,
Orlando, baron Somiino, général Alfieri, général
Cadorna.
Le front occidental ne devait plus compter que
sur lui-même. La situation militaire fut donc exa-
546
minée de ce point de vue, et les accords de Ver-
sailles réalisèrent la coordinalion de toutes les forces
alliées, sous cette ré;erve que la liberté et la res-
ponsabilité resteraient complètes dans le commande-
ment de chaque front ; cette coordination fut placée
sous le contrôle du Conseil, doté d'attributions plus
LAROUSSE MENSUEL
tanniques restfroiit étroitement liées, et couvriront Amiens,
lin quelques heures, vous voyez le général Fayolle, le géné-
ral Debeney, le général Goiigh, et, à tous, vous donnez la
même consigne : « Tenir, tenir à tout prix ». Le lendemain,
les Allemands sont arrêtés sur l'Oise; et s'ils entrent à Mont-
didier, si dans cette journée du Vendredi saint, dont Paris
a gardé le triste souvenir, Moreuil est, à son tour, sur le
Vue des presses hydrauliques j.our la compression de la caséine.
étendues. Les récentes déclarations du chancelier
allemand et du ministre des affaires étrangères d'Au-
triche-Hongrie sur les buts Je guerre (v.Z-aroMSseJV/e»-
suel, t. IV, p. 551) n'avaient pas paru susceptibles
d'être prises in considération ; la lutte devait donc
être continuée avec la dernière énergie.
Les accords de Versailles avaient en vue la con-
duite générale de la guerre ; ils laissaient de côté l'exé-
cution même des opérations, et l'unité de comman-
dement ne fut réalisée qu à la fin de mars, lorsque
les forces britanniques et les forces françaises failli-
rent être disjointes. Le 21 mars, l'oiiensiva allemande
se déclencha, brutale, sur la jonction des armées
alliées entre la Scarpe et l'Oise. Fallail-il défendre
Calais, ou sacrifier Calais pour sauver Paris ? Conve-
nait-il de se replier momentanément, l'armée fran-
çaise vers le sud, l'armée anglaise sur les bases de
la Manche, ou bien d'arrêter les Allemands là où ils
se trouvaient ? Fallail-il empêcher les Allemands
d'accéder à la mer, ou arrêter leur marche sur Paris ?
La question fut discutée à Abbeville. Si Anvers
était un pistolet chargé braTué sur l'Angleterre, selon
le mot de Napoléon, Calais, comme le disait Clemen-
ceau, serait « un canon de gros calibre » dirigé contre
elle, et, si l'on abandonnait cette place pour sauver
Paris, l'Angleterre et la France en souffriraient
également .
A la demande du maréchal Haig, lord Milner et
le général Wilson, chef d'état-major britannique,
passèrent le détroit pour instituer, d'accord avec les
représentants de la France, un commandement
unique. Le président de la République, le pré ident
du Conseil, le ministre de l'Armement et le général
Foch se rendirent avec eux à Compiègne, au quar-
tier général de Pétain, et rendez-vous fut pris pour
le lendemain 26 mars, à Doullens, où se trouvait le
maréchal Haig. Celui-ci avait fait savoir d'Abbeville
que la disjonction des deux armées était imminente,
et que ses troupes devraient céder du terrain tout
en combattant, de manière à protéger les ports du
Pas de Calais, tandis que les Français, à cheval sur
la Somme, opireraient de flanc contre l'attaque alle-
mande. — Répondant au discours de Foch, lorsque
le grand capitaine fut reçu à l'Académie fiançaise,
Raymond Poincaré résuma cette journée historique
où les forces alliées furent enfin soumises à la volonté
d'un seul chef :
Au delà d'.\miens, les routes sont encombrées de troupes
anglaises qui refluent déjà vers le nord, sous l'aigre bise de
mars qui fouette les visages. Lorsque nous descendons de
voiture, le maréchal Haig est encore en conférence avec ses
commandants d'armées. Pour ne pas l'interrompre, nous
allons et venons plus d'une heure dans le petit square de
l'hôtel de ville. Vous trompez cette longue attente en répé-
tant à tous que rien n'est désespéré, qu'il faut défendre pied
à pied chaque motte d'une terre sacrée, et empêcher, coûte
que coûte, l'ennemi de s'infiltrer entre les .Anglais et nous.
Nous montons enfin dans la grande salle de la mairie, et là
se tient une réunion qui met en lumière le parfait accord
des deux gouvernements, et aussi le patriotique désintéresse-
ment du maréchal Haig et du général Pétain. Cfiargé, avec
le consentement des deux commandants en chef, de coor-
donner l'action des armées alliées sur le front ouest, vous
décidez aussitôt qu'avant tout les troupes françaises et bri-
point de succomber, le Piémont résiste à tous les assauts et,
avec le jour de Pâques, l'espérance ressuscite au cœur des
armées alliées. Le 3 avril, l'œuvre de Doullens se complète
à Beauvais ; votre rôle n'est plus seulement d'assurer la coor-
dination, mais la direction stratégique des opérations mili-
taires ; et enfin, onze jours plus tard, vous recevez ce titre
de général en chef, qui consacre la reconnaissance déânitive
de votre autorité suprême.
Plus tard, lorsqu'il remit au général victorieux
l'insigne de la suprême dignité militaire, le président
de la République ajouta :
C'est surtout dans les journées tragiques des 24, 25 et
26 mars dernier, que vous avez donné la mesure de votre
caractère, et que votre liberté d'esprit, votre clairvoyance,
votre sang-froid ont eu raison du péril. M. le président du
Conseil et moi nous savons, à Doullens, devant la mairie,
une allée de jardin où il fut aisé d'entrevoir votre bâton de
maréchal.
Ces derniers mots font allusion aux explications
si rassurantes que donna Foch, à l'issue du conseil,
aux personnages
qui y avaient as-
sisté. Il traça sur
le sable avec sa
canne la ligne de
front, en indiquant
ce qu'il comjttait
faire pour s'oppo-
ser à l'avance tle
l'ennemi. L'influen-
ce du président de la
République s'était
utilement exercée
en faveur du géné-
ral Foch.
Le jeudi 28, au
cours d'une réunion
tenue sur le front,
le général Pershing,
en présence de Cle-
menceau et du gé-
néral Pétain, mit
spontanément tou-
tes ses troupes à la
disposition du gé-
néral Foch. « Je
suis venu tout ex-
près pourvousdire,
conclut-il, que le
peuple américain
sera fier d'être en-
gagé dans la plus
grande et la plus
belle bataille de l'histoire ». Ainsi l'offensive' alle-
mande avait eu pour résultat de raffermir et de res-
serrer la volonté des Alliés. Les Anglais, sous la
pression des faits, en étaient venus, nonobstant leurs
traditions et l'esprit de leur Constitution, à accepter
la subordination des armées britanniques à un chef
étranger, à reconnaître au général Foch le titre de
« commandant en chef des armées alliées opérant
en F'rance », à comprendre que l'unité de front
serait un vain mot rans l'unité stratégique que
N' 174. Août 1921
notre parlement et notre gouvernement demandaient
depuis 1916.
Le comte Czernin s'étant permis, penJant cet'e
période )>articulièrernent critique, de répandre le
bruit que l'offre de négocier avec l'Autriche était ve-
nue non de l'empereur Charles mais du gouverne-
ment français, le président du Conseil infligea à cette
conlre-véritéundémenti bru tal.(V. Larousse A/fitswe/,
t. IV, p. 522.) — Nous exposons dans un article spé-
cial lei pourparleis aux'iuels donna lieu la proposi-
tion de paix autrichienne.
La résistance et la victoire. Après la rupture
du Chemin des Dames, à la fin de mai, l'avance alle-
mande menaça de nouveau la capitale, méthodique-
ment bombardée par les gothas et les berthas. Le
Conseil supérieur de guerre interallié, qui siégea à
Versailles les i'"', 2 et 3 juin 1918, publia une décla-
ration où se lisait cette phrase lapidaire, d'une beauté
antique : « Nous mettrons l'ennemi en échec et, le
temps venu, nous le battrons ».
Le 4 juin, Clemenceau demanda l'ajournement
d'interpellations du parti socialiste sur la situation
militaire. Sous la masse énorme des divisions enne-
mies, le fléchissement était venu, « douloureux pour
l'armée anglaise » qui avait subi des pertes énor-
mes, « redoutable et dangereux pour l'armée fran-
çaise ». Nos soldats s'étaient battus un contre cinq,
sans dormir, pendant trois et quatre jour.s. S'il y
avait eu des fautes, elles seraient punies ; mais ce
n'est pas en pleine bataille qu'une enquête pouvait
être faite.
Suivant que vous serez calmes, confiants en vous-mêmes,
résolus à aller jusqu'au bout dans cette dure bataille, la vic-
toire est à vous, continuait le président du Conseil... Nos
hommes ne peuvent que donner leur vie ; mais vous, par
votre attitude patiente, ferme, résolue, vous pouvez leur
donner ce qu'ils méritent d'avoir : la victoire.
Vous avez devant vous un gouvernement qui — il vous l'a
dit le premier jour — n'envisagera jamais, dans aucun
cas, l'éventualité de traiter sans la victoire... Ceux qui sont
tombés ne sont pas tombés en vain, puisqu'ils ont trouvé
moyen de grandir l'histoire française.
1 1 reste aux vivants à parachever l'œuvre magnifique des
morts.
Le gouvernement décida que la capitale serait
défendue à outrance, comme en 1914. Un «comité de
défende » reçut la mission de poursuivre et de contrô-
ler l'exécution des mesures relatives à l'organisation,
à l'armement, à l'approvisionnement du camp retran-
ché de Paris, dont les armées furent placées sous les
ordres du général Guillaumat ; des mesures furent
prises pour l'évacuation des bouches inutiles et de
diverses a iministrations publiques ; les établissements
financiers transportèrent dans les départements leurs
services des titres. Malgré la gravité de la situation et
la persistance du bombardement, Paris conserva son
calme. Il célébra, le 4 juillet, V Independence Day , fête
nationale américaine, et le 14 défilèrent des détache-
ments de toutesles troupes alliées, y compris des déta-
chements polonais, tchéco-slovaques et yougo-slaves.
L'heure était venue, pour Foch, de mettre à exé-
cution le plan qu'il avait conçu et qui, à partir du
Vue d'un atelier de malaxage de la caséine.
18 juillet, allait nous assurer la victoire. Ebranlée de
la mer du Nord à la Meuse, des Alpes à l'Adriatique,
la ruée allemande recula. La Bulgarie, la Turquie,
l'Autriche s'avouèrent vaincues ; les armées du kai-
ser fugitif n'évitèrent un désastre qu'en capitulant.
Nous n'avons pas à revenir ici sur les conventions
d'armistice et les traités de paix, qui sont, dans le
Larousse Mensuel, l'objet d'études particulières, ni
sur les manifestations : fêtes, voyages officiels, aux-
quelles donna lieu le triomphe des Alliés, et qui ont
«• 7 74. 4oi3f 1921.
été consignées, mois par mois, dans notre « liulletin».
Il suffira de rappeler quelques dates : 29 septembre
1918, armistice avec la Bulgare ; 30 octobre, armis-
tice avec la Turquie; 3 nuvembre, armistice avec
l'Autriclie-Hongrie ; 11 novembre, armistice avec
l'Allemagne; 28 novembre, réception du roi d'Angle-
terre ; 5 décembre, réception des souverains belges ;
14 décembre, réception du président Wilson; 25 dé-
cembre, réception du roi d'Italie; — 18 janvier 1919,
réunion de la conférence de la Paix ; 28 juin. Traité
de Versailles, avec l'Allemagne ; 14 juillet, fêtes de la
Victoire à Paris ; 21-22 juillet, fêtes de la Victoire à
Bruxelles, où s'est rendu le président de la République ;
10 septembre, traité de Saint-Germain-en-Laye, avec
l'Autriche ; 10 novembre, voyage du président de la
République à Londres; 27 novembre, traitédeNeuilly-
sur-Seine, avec la Bulgarie. — Jean Duoranobs.
galalitlie ^du gr. vâXa,lait,etX!9oç,picrre)n.f.
Matière plastique, composée de caséine et de divers
produits chimiques.
Encvcl. — La galalithe, qui a reçu depuis quelques
;innées des applications nombreuses, constitue l'une
des matières aites « plastiques » les plus répandues
actuellement dans diverses industries telles que la
tabletter.e, la fabrication des articles dits « de
Paris ». On l'imploie dans tous les cas où l'on
veut remplacer l'ivoire ou l'écaillc, l'ambre ou le co-
rail par un succédané mo.ns coûteux.
Préparation. La galalithe est de la caséine à
laquelle un traitement approprié, par le formol, a
donné diverses qualités, et notamment l'imputresci-
bilité, la plasticité, la résistance à l'eau et à un cer-
tain nombre d'agents chimiques. Son appellation tech-
nique pourrait être celle de «caséine-formaldéhyde ».
Quant à la caséine, on sait qu'elle constitue la ma-
tière albuminoïde du lait ; dans celui-ci, elle forme
l'enveloppe des globules gras.
On s'est aperçu, sans doute par hasard, il y a une
vingtaine d'années, que, sous l'action de certains
acides ou de certains sels, la caséine changeait d'as-
pect, prenait une certaine plasticité et cessait, en-
suite, de gonfler en présence de l'eau. C'est cette
remarque qui constitua le point de départ de la
fabrication du nouveau produit. Des expériences
ultérieures montrèrent que le formol est l'agent qui
assure le mieux la transformation de la caséine en
une matière plastique imputrescible.
La caséine, qui constitue la matière première de la
galalithe, doit être aussi pure que possible, et pour
cela provenir d'un « petit-lait » complètement dé-
pourvu de globules gras. La caséine, bien sèche, est
d'abord soumise à une trituration préliminaire entre
deux meules de pierre ; elle est ensuite moulue entre
des meules de porcelaine, qui la réduisent en granules
comparables à de la grosse semoule. La masse est
humectée d'eau bouillante, puis on la laisse gonfler
pendant une durée de six à douze heures. On obtient
ainsi une pâte que l'on travaille pour lui donner la
forme qu'aura ensuite la galalithe. On la lamine dans
des laminoirs analogues à ceux employés pour la
LAROUSSE MENSUEL
une trop grande différence de densité entre la pâte
et le colorant. C'est ainsi que l'on a obtenu de bons
résultats en incorporant à la pâte des paillettes
d'aluminium, qui donnent au produit un aspect
nacré, et qu'on a beaucoup moins bien réussi lors-
qu'on a tenté d'y introduire des paillettes d'or de
clinquant.
Façonnage de la galalithe. La galalithe est obtenue
à l'état brut sous forme de plaques épaisses de
547
oblique; il suffit d'écarter les deux lèvres de la cou-
pure, pour y faire passer les deux anneaux adjacents,
et l'élasticité de la matière maintient ensuite l'anneau
dans sa forme primitive.
PropriJtés, applications diverses. La galalithe a une
densité qui varie entre 1,3 et 1,35 ; elle est plus dure
que le celluloïd, et moins dure que l'ivoire. Elle
peut supporter sans altérations le contact de l'huile,
de l'alcool, de l'éther; elle se gonfle au contact des
\ m- a iiii alrlifi- do toiirnaije de la galalitlu-.
25 millimètres environ, ou de baguettes de 25 milli-
mètres de diamètre maximum. C est à l'aide de ces
plaques ou baguettes que l'on fabrique la foule des
ob'ets en galalithe que l'on voit un peu partout à
présent. Chauffée dans un bain d'huile ou de paraf-
fine, la galalitlie devient malléable et peut alors être
facilement moulée. Toutefois , c'est surtout par
sciage, tournage et meulage qu'elle est travaillée.
Pour la polir, on frotte la surface, préalablement va-
selinée, avec du papier de verre, de la ponce, de la
craie, et enfin du tripoli.
L'outillage employé pour le travail de la galalithe
Objele divers iaiis ea galalitlie.
fabrication du celluloïd, puis on la comprime à haute
pression sous une presse hydraulique dont les pla-
teaux sont chauflcs. On obtient ainsi des plaques qui
sont, enfin, soumises à l'action du formol. Pourcela,
on les plonge dans un bain d'une liqueur de formol,
dont la masse est maintenue constamment en état
d'agitation sous l'action d'une pompe. La durée de
l'opération est de quinze à vingt jours.
Préparée avec de la caséine pure, la galalithe serait
incolore et presque transparente. Généralement, on
se propose de l'employer pour imiter des matières
colorées, et pour y arriver on incorpore à la pâte,
en cours de fabrication, des éléments divers lui don-
nant des colorations et des aspects variés. Ces élé-
ments, qui constituent la « charge » de la pâte, lui
sont incorporés avant son passage sous le laminoir.
Leur nature est très variée. Pour imiter l'écaillé, par
exemple, on mélange à la pâte des flocons de noir
de fumée. Afin d'obtenir une coloration uniforme et
un produit régulier, il est nécessaire qu'il n'y ait pas
est semblable à celui qui sert dans la tabletterie
pour travailler l'os, l'ivoire ou l'écaillé ; il se com-
pose surtout de scies, fraiseuses, tours, emporte-
pièces, etc. On fabrique au tour de très nombreux
objets cylindriques : manches de cannes ou de para-
pluies, boîtes, fume-cigares, bracelets, etc. Les bra-
celets, notamment, qui imitent ceux en ivoire, sont
découpés dans un disque, tournés et polis.
Pour fabriquer des colliers ou des ceintures, on
emploie, en très grandes quantités, des perles d^
galalithe de formes très diverses. Ces perles sont dé-
coupées dans des bâtons, puis façonnées et enfin mises
dans des tambours tournants, où elles roulent les unes
contre les autres, avec une poudre à polir très fine,
et d'où elles sortent parfaitement polies.
Les petits anneaux de galalithe, qui forment des
chaînes employées également comme ceintures, sont
généralement découpés dans des barres. Pour les
monter ensemble, on opère d'une manière très sim-
ple : un anneau sur deux est fendu par une coupure
solutions alcalines. Elle est pratiquement incombus-
tible, et elle possède des propriétés isolantes utilisées
en électricité. Elle est un peu plus fragile que le
celluloïd, et a parfois une tendance à se cliver,
comme la corne.
On a employé la galalithe en électricité, pour fabri-
quer des pièces de petit appareillage ; elle peut rem-
placer l'ardoise, l'ébonitc ou la libre. Elle a servi
notamment pour la fabrication de nombreux équipe-
ments de T. S. F. construits pendant la guerre,
grâce à sa haute résistivité. Une plaque de galalithe
de 20 millimètres d'épaisseur pourrait supporter une
tension de 2.000 volts avant d'être traversée.
Jusqu'ici, la galalithe n'a été employée qu'à la
fabrication d'objets de petites dimensions. Récem-
ment, on a abordé cependant la réalisation de pièces
beaucoup plus grandes : garnitures de cheminée,
appareils d'éclairage électrique, etc., dans lesquelles la
nouvelle matière remplaçait l'onyx ou l'albâtre. On
a obtenu ainsi des ettets curieux; mais le prix élevé
de la galalithe ne semble pas devoir, jusqu'à présent,
engager à multiplier ce genre d'applications.
La production de la galalithe a augmenté considé-
rablement, depuis une dizaine d'années. Avant la
guerre, on évaluait déjà à 200 tonnes la quantité de
caséine transformée annuellement en galalithe dans
le monde entier. Actuellement, une seule usine de la
Charente-Inférieure produit de 25 à 30 tonnes de gala-
lithe par mois. De telles usines ne peuvent être éta-
blies que dans les régions où l'industrie laitièae est
très développée, car pour produire i kilogramme de
galalithe il est nécessaire d'employer la caséine de
plus de 50 litres de lait écrémé. — P. Calfas.
Intérieur provençal, tableau de Jean-
Pierre Laurens, exposé, en 1921, au Salon des Artistes
français. (V. p. 544.) — Il ne s'agit peut-être pas d'un
intérieur extrêmement caractéristique des maisons de
Provence, ni d'une décoration très locale. Il y a au
premier plan une grande potiche d'allure chinoise,
et dans le fond une porte à petits carreaux et rideaux
jaunes, qui ne semble pas très particulièrement pro-
vençale. Cet intérieur est divisé par un grand mur
dans lequel on a percé une baie voûtée. Le carrelage
s'étend dans les deux pièces, et un rayon de soleil
arrive par une fenêtre invisible. Au fond de la se-
conde pièce aux poutres apparentes, une femme est
assise dans un fauteuil, devant une sorte de bureau.
Un cadre est accroché au mur. Rien n'est plus sobre
que cette composition. Selon la méthode chère à son
père, Jean-Pierre Laurens a placé le personnage dans
un décor à grande échelle. La figure humaine ne
compte ici que parce qu'elle est isolée. Un meuble
d'acajou donne, au milieu de tous les gris des murs
et du carrelage, une note un peu chaude. L'exécution
548
eft simple, attentive, appliquée, et sans fausse vir-
tuosité ; cela vaut surtout par l'exacte observation
de la lumière, par le dessin probe, par le coloris
juste et discret. — Tristan Lbilérb.
lVIa.let (la Vie et les Conspirations du géné-
ral) [1754-1812], par Hré léric Masson (Paris, 1921).
— On s'est étonné maintes lois de la facilité avec
laquelle Malet, homme d'une intelligence médiocre,
monta sa conspiration en 1812, et du succès qu'elle
faillit obtenir. On s'est demandé s'il n'y avait pas
autre chose derrière Malet, et si celui-ci par hasard
n'avait pas été un simple comparse, agissant pour
des personnages plus puissants. Quand Louis XVIII
fut rétabli sur le trône. M""" Malet en obtint indem-
nités et pensions, comme si son mari avait travaillé
pour le retour du roi. Après la révolution de Juillet,
on afhrma que c'était pour la République que .Malet
avait travaillé. Où est la vérité ? C'est ce que re-
cherche Frédéric Masson.
Fils d'un ancien capitaine au régiment de Beau-
villiers cavalerie, originaire du
Périgord, qui était venu s'inflal-
1er en Franche-Comté, et d'une de-
moiselle Gabrielle lèvre, Claude-
François de Malet naquit, le
28 juin 1754, à Dôle où il fit ses
études. Admis en 1771 à la
i'" compagnie des mousque-
taires, il n'y demeura que peu de
temps, la Maison du Roi ayant
été licenciée dès l'année suivante.
Il se retira à Dôle ; et, le 9 jan-
vier 1788, il y épousa Denise de
Balay. t Le fond de son carac-
tère, écrit l'un de ses contem-
porains, était une grande dou-
ceur, beaucoup de sensibilité et
de bonté, ce qui le faisait goû-
ter dans les sociétés. Il n'avait
pas, dans la conversation, ces
traits saillants, cette légèreté,
cette rapidité dans la suite des
idées, qu'on appelle vulgairement
de l'esprit ; mais, lorsqu'il avait
le temps de réfléchir sur quelque
chose, il donnait des preuves
d'un bon jugement, de beaucoup
de discernement, et s'exprimait,
surtout par écrit, avec force et même avec une cer-
taine éloquence. »
Il prenait de l'intérêt aux affaires publiques, et
quand une garde nationale fut organisée à Dôle il
en fut nommé commandant. C'est am^i qu'il se ren-
dit à Paris, lorsque les gardes nationales de France
y envoyèrent des députations pour la fête de la
Fédération. Un grand orgueil l'anime, et, pour par-
venir à des emplois auxquels il ne saurait s'élever
par ses seuls talents, il n'hésite pas à rechercher des
protecteurs puissants. Le 1=' aoijt 1791 il est placé
comme aide de camp près du prince de Hesse-Rhin-
felds, et le rejoint à Nancy. Il le quitte ensuite pour
s'attacher à Victor Broglie, dont il espère davan-
tage, et M"^ de Dietrich l'accueille à Strasbourg. .
Quand Victor Broglie est mis en accusation, il en
subit le contre-coup. Cependant, il se retourne vers
Alexandre de Beauharnais, qui a remplacé Broglie,
et, avecsonappui, il est nommé, le2omai 1793, adju-
dant général chef de brigade. Mais, quelques mois
après, un décret éloigne de l'armée tous ceux qui ont
fait partie jadis de la maison du roi. Malet doit quit-
ter l'armée du Rhin ; toutefois, il emporte avec lui
maints certificats élogieux, qu'il s'est fait décerner. Il
revient à Dôle, et quelques mois après il obtient son
rétablissement dans son grade, et sa réintégration à
l'armée du Rhin. A plusieurs reprises, il tombe ma-
lade, si bien qu'on le met à la réforme en juin I795,
d'autant plus qu'il y a pléthore des cadres. A Paris,
où il se rend, il se pose en persécuté. L'amitié de
Clarke,alorsdirecteurdu Cabinet historique et topo-
graphique militaire, le rétablit de nouveau dans son
grade, et le détache à la division territoriale, à Be-
sançon. Ayant voulu faire de la politique, les
représentants du Jura le dénoncèrent. Il dut partir
pour Grenoble, mais ne s'exécuta que sous menace de
destitution. Sur sa parole, on lui établit par la suite
de beaux états de services, et on le confirme dans
son grade de général de brigade. Il prend le com-
mandement d'une brigade active, et en 1799 il passe
en Italie avec ses troupes. Les occasions de se dis-
tinguer lui manquent, mais en i8oi on lui confie le
commandement de Bordeaux. Il n'en est pas satisfait,
car il eût souhaité revenir à Besançon. Il demande
son changement. On le nomme à Périgueux, puis à
Angoulême où il rejoint en août 1802. Là, il noue des
relations avec les éléments républicains, et se pose
en adversaire du préfet, au point que celui-ci dut se
plaindre au ministre de l'intérieur. On le nomme
aux Sables, et il proteste avec véhémence. Le
2 mars 1805, on le met en non-activité, lui con-
servant sa solde d'activité, et on l'autorise à résider
à Paris. De nouveau, ses protecteurs interviennent,
et obtiennent qu'il soit affecté à la 5" division. Le
prince Eugène le nomme commandant supérieur de
Général Malel. i Lilhogiaijliie de Delpech.)
LAROUSSE MENSUEL
la province de Véronelte.et le charge de présider le
conseil de revision qui devait se réunir à Vérone. On
l'envoie ensuite dans les Etats pontificaux, et il
s'intalle à Rome. Il entend y être le premier, et
prenJre le pas sur notre ambassadeur; puis il offre
ses services au pape ; enfin, il fait installer des jeux,
il exige des contributions des capitaines de navires
français, il arrête un vice-consul. On le suspend de
ses fonctions, et, pardécret du 31 mai 1806, il est mis
à la retraite, avec une pension de 2.000 francs. Il
semble bien que dans tous les postes qu'il a occupés
ju'-qu à ce moment, Malet se soit montré plein d'in-
trigue et de médiocrité, sans scrupules et sans gêne.
Venu à Paris pour répondre aux inculpations dont
il élait l'objet, il s'installa avec sa femme et son fils
rue des Saints-Pères. Sa situation de fortune était
loin d'être brillante, et il n'apparaît pas ^ue ses mal-
versations lui eussent rapporté srand'chose. Il s'efforça
de sortir de la situation dans laquelle il se trouvait.
Il prit contact avec des Francs-Comto.s républicains
qui avaient formé l'asiociation secrète des PhilaJel-
phes. D'autre part, un certain
nombre de jacobins s'étaient grou-
pés autour du général Servan ;
celui-ci s'était proposé, pendant
l'absence de l'Empereur, de s'em-
parer du gouvernement, et de
remettre en vigueur la Consti-
tution de l'an VIII. Servan était
mort ; mais son plan subsistait.
Malet s'en empara. On ne connaît
guère qu'une dizaine de ses com-
plices, d'ailleurs assez obscurs :
Rigomer Bazin l'auteur des
Lettres philosophiques, Lemare
ancien président du département
du Jura, Philippe Corneille an-
cien premier magistrat de la ville
de Dôle, Gariot négociant quin-
caillier, Gindre médecin àChilly,
Baudement, chef des bureaux de
la mairie du 1" arrondissement,
Blanchet dessinateur, Liébaud
jurisconsulte, Jean-François Ri-
cord ancien conventionné!, le
docteur Souffert, Bournot chef
du 2^ bataillon du 4' régiment
de vétérans. Malet prit ensuite
des noms de généraux destitués
ou réformés, mais sans les prévenir, convaincu qu'ils
obéiraient quand ils recevraient des ordres. Il se lia
en même temps avec Florent Guyot, substitut du
procureur général impérial près le conseil des prises,
qui rapporta ses propos à Wenceslas Jacqueinont.
Personnage considérable, membre de l'Institut, Jac-
quemont était chef du bureau des sciences au minis-
tère de l'intérieur ; il se présenta à Malet comme en-
voyé par le sénateur Garât, et luiin liqua qu'un certain
nombre de sénateurs se proposaient de renverser le
gouvernement. Là-dessus, Malet construisit sa cons-
piration. Il veut aller vite, pendant que l'Empereur
est à Bayonne. Il prépare un sénatus-consulte qui
met hors la loi Napoléon Bonaparte, et nomme une
dictature en France ; puis un décret organisant le
nouveau gouvernement, et le chargeant de la direc-
tion des troupes et de la force armée; enfin, un ordre
du jour aux troupes. On imprime les documents; on
achète des poignards.
Le 29 mai 1808, tous les conjurés sont d'accord, il
n'y a plus qu'à marcher. Mais, le 8 juin, une dénon-
ciation arrive à la police, et dès le 9 Malet est ar-
rêté. Il donne les noms de Florent Guyot et de Jac-
queracnt,pours'abriier derrière eux. Il n'a pas tort,
car à ce moment commence la comédie policière.
Tandis que Dubois, préfet de police, fait tous ses
efforts pour connaître la vérité, le ministre de la
police Fouché s'emploie à brouiller les pistes qui
pourraient conduire trop loin. Fouché prend Jacque-
mont sous sa protection ; mais, à Bayonne, c'est pré-
cisément sur le rôle de Jacquemont que l'Empereur
veut avoir quelque clarté. Les dépêches se multi-
plient entre Paris et Bayonne. On envoie à Bayonne
les interrogatoires, les dépositions. Mais Fouché joue
le grand jeu. Pour enlever l'affaire à Dubois, il crée
une juridiction spéciale, chargée de l'instruction du
complot. On fournit toutes les pièces à Jacquemont,
qui peut se défendre en toute connaissance de cause.
Napoléon a blâmé la créât on de cette juridiction ;
mais il la maintient, et t'ouché fait lui-même le rap-
port pour l'Empereur. Celui-ci n'en est pas dupe, il
a la sensation que son ministre de la police désire
garder en réserve quelques révolutionnaires. Fouché,
finalement, l'emporte. On ne va pas plus avant. Les
accusés sont gardés quelque temps dans les prisons
d'Etat, puis relâchés. Malet reste à la maison de dé-
tention de la Grande-Force.
De là, il envoie suppliquessur suppliques à l'Em-
pereur; mais celui-ci l'a jugé une fois pour toutes
sans valeur militaire et sans valeur morale. On le
transfère à Sainte-Pélagie. Il demande son éloigne-
ment de Paris, on le lui refuse ; mais on lui permet
de s'installer dans la maison du docteur Dubuisson,
Faubourg Saint-Antoine. La vie y était confortable,
la société y élait choisie, et l'on y jouissait d'une
«• J74. Août 1921.
demi-liberté. Cependant, Malet se trouvait dans une
situation de fortune de plus en plus difficile.
Il n'avait que son traitement de réforme ou de
retraite, que Ion continuait à lui verser malgré l'avis
de l'Empereur, et, en même temps que par les be-
soins d argent, il est tourmenté par l'ambition. Il
reprend donc le plan de 1808, et il le perfectionne.
La situation est d'ailleurs mi-illeure qu'en 1808 : l'Em-
pereur est plus éloigné de Paris, et il y a peu de trou-
pes dans la ville ; Fouché et Dubois ont été remplacés
par Savary et par Pasquier. Malet se renseigne sur
les prisonniers d'Etat. Un certain abbé Lafon, d'assez
grande influence dans les milieux congréganistes,
qu'il a connu chez Dubuisson, lui procure quelques
hommes, notamment Râteau, caporal dans la garde
de Paris, qui connaît les noms et adresses de tous
les officiers du corps.
Malet reprend les pièces de 1808, il les fait récrire
en termes plus juridiques. 11 ne s'agit plus de pro-
noncer la déchéance de l'Empereur, mais simplement
d'annoncer sa mort. 11 y aura donc un compte
rendu de la séance du Sénat, où cette mort sera
annoncée, et où sera établi un gouvernement provi-
soire de quinze membres. Ces quinze membres sont
désignés à leur insu, quoique Malet n'en connaisse
aucun. Il y aura un orfre du jour à la troupe. Il y
aura une lettre personnelle pour chaque acteur prin-
cipal, réglant le détail de l'action de chacun d'eux.
L'exécution devait avoir lieu le 11 octobre 1812.
Elle ne se produisit que dans la nuit du 22. Malet
s'habilla en grande tenue de général. Râteau en ca-
pitaine aide de camp, un nommé Boutreux ceignit
une écharpe de commissaire de police. Us se rendi-
rent à la caserne Popincourt ; Malet lut les docu-
ments qu'il apportait, et convainquit tout le monde.
Il avait ainsi en main une force armée. Les prison-
niers d'Etat furent délivrés sans difficulté ; Savary,
Pasquier et Desmarest se laissèrent arrêter. Le comte
Frochot, préfet de la Seine, obéit aux ordres qu'on
lui donnait. Tout marchait bien; tout s'efiondra à
l'état-major de la i" division ; le général Hullin
voulut voir les ordres, Malet lui donna un coup de
pistolet mais il fut terrassé par Doucet, le chef
d'état-major. Bientôt, tous les acteurs et comparses
du complot étaient arrêtés, sauf Lafon. Le 28, ils
comparaissent devant une commission militaire.
Condamnés à mort, ils furent fusillés le 29 sans
incident. Le colonel Rabbe et Râteau, seuls, eurent
un sursis.
L'Empereur apprit ces événements en Russie. Il
était sur la route du retour. Le 19 décembre, il arrivait
aux Tuileries, et le 21 un conseil se réunit pour dé-
libérer de l'affaire. Frochot perdit son poste de préfet
de la Seine. Rabbe et Râteau eurent leur peine com-
muée en prison perpétuelle; un certain nombre d'of-
ficiers furent destitués, le régiment de la garde mu-
nicipale dissous.
L'Empereur, quand il vit que l'affaire n'allait pas
plus loin que Malet, ne s'y intéressa plus.
— Sous la Restauration, donc. M"" Malet ayant
obtenu indemnités et pensions, l'on put se demander
si le général avait travaillé pour le roi , ou pour la Répu-
blique. Après examen du dossier, il semble bien que
si Malet travailla pour quelqu'un, ce fut pour lui, et
pour lui seul. — Claude Bamao.
Maria Cliapdelaine, par Louis Hémon
(Paris, 1921). — Publié en feuilleton parle» Temps»
(janvier-février 1914), ce roman, qui fait aujourd'hui
si grand bruit et qui n'avait tenté aucun éditeur
parisien, eut l'étrange fortune de paraître pour la
première fois en librairie à Montréal (1916) avec une
préface d'Emile Boutroux, de l'Académie française,
et une introduction de Louvigny de Montigny, de
la Société royale du Canada.
Mais les pensées, à ce moment, étaient toutes à la
guerre, et la critique littéraire chômait dans la plu-
part des journaux. De fait, personne en France, jus-
qu en 1921, ne signala le livre, qui était déjà célèbre
non seulement au Canada mais dans toute l'Améri-
que du Nord. Ceux de nos lecteurs qui sont un peu
au courant des lettres canadiennes savent l'émouvant
elïort qu'elles font, depuis tantôt un siècle, pour se
dégager de l'imitation, être autre chose qu'une simple
littérature de reflet. (V. l'étude que nous avons
publiée dans le Larousse Mensuel, t. II, p. 510,
au cours de l'article « Canada », sur la Littérature
canadienne. ) Le Canada ne cherche pas à rompre avec
nous, avec notre langue dont il garde peut-être la
tradition mieux que nous-mêmes; le Canada ne fut ja-
mais plus français de cœur qu'aujourd'hui. Mais étant
le Canada, c'est-à-dire un pays nettement caractérisé
sur la planète par ses lacs, ses monts, ses bois, sa
faune, ses mœurs, son histoire, ses aspirations, il
estime, et avec raison, qu'il a droit à ce qu'un peu
de tout cela se transfuse dans les poèmes et les ré-
cits qui prétendent à l'exprimer; le Canada, en un mot,
veut avoir une littérature cana.lienne, — une litté-
rature à l'image de son sol et de son âme.
Eh bien, il faut l'avouer, malgré les réussites par-
tielles d'un Fréchette, d'un Chapman, d'un Gérin-
Lajoie, d'un Jules Tremblay, et de quelques autres,
cette littérature il ne l'avait pas. Non, jusqu'à Maria
Chapdelaine, il n'y avait pas un livre, vers ou prose.
«• 174 Août 1921.
vraiment, pleinement, uniquement canadien, un livre
dont on put dire ce qu'on dit de tel livre de Kipling
ou de Jack London : qu'il est le livre de la jungle, ou
le livre de l'Alaska. Et que cette injustice de la des-
tinée ait tout à coup pris fin, que le Canada pos-
sède depuis 1916 le livre qui l'exprime, c'est déjà
un fait assez considérable par lui-mtme, et qui ne
pouvait nous laisser iudiricrents. Mais ce qui doit
nous toucher bien davantage — et nous confondre
un peu aussi, — c'est que ce livre soit l'œuvre non
d'un Canadien de race, mais d'un écrivain de chez
nous, d'un jeune Français mort tragiquement presque
aussitôt après l'avoir écrit : Louis Hémou.
Ce Louis Hémon — qui portait un nom cher à
tous les Bretons, et ménie à pas mal de Français —
était le fils de F'élix Hémon, inspecteur général de
l'Université. Louis Hémon était né à Brest, le 12 oc-
tobre 1880, « juste en face de la rade », nous écrit sa
sœur, qui est tentée de voir là une prédestination, et
qui croirait volontiers qu'en donnant carrière, de si
bonne heure, à sa passion des aventures, il n'ait fait
que céder au.x grandes voix tentatrices du large, qui
soufflaient autour de son berceau. Toujours est-il,
ajoute-t-elle, que « l'idée des voyages lointains » le
hanta presque dès l'enfance. Pour ne pas désobliger
son père, il consentait à préparer sa licence en droit,
et le concours d'entrée de l'Ecole coloniale. Mais,
quoique reçu en bon rang, et nanti du diplôme de
langue annamite, il démissionnait aussitôt, ayant hor-
reur de tout ce qui ressemblait à un enrégimentement.
jamais homme, en effet, ne se sentit moins de dis-
position ))our la vie de fonctionnaire, que ce fils d'un
des plus hauts dignitaires de l'Université : sa sœur
le peint comme un caractère renfermé, fuyant le
monde, aimant la solitude et la méditation; et ce
sont les traits habituels auxquels se reconnaissent
d'abord les Bretons. Il y joignait un goût violent
des sports, qui n'est pas aussi commun chez eux, et
qu'il conciliait, je ne sais comment, avec son caractère
méditatif. Peut-être, devançant la génération d'au-
jourd'hui, avait-il découvert que la culture physique,
l'effort musculaire harmonieux ont non seulement
leur utilité et leur beauté, mais encore leur valeur
spirituelle, et qu'il y a une mystique du sport. Ce goût,
quoi qu'il en soit, était si peu chez lui une passade,
un caprice de jeune homme, qu'à la suite d'un con-
cours littéraire ouvert par 1' « Auto » (février 1906)
et oïl il remporta le premier prix, il devint un colla-
borateur régulier de ce journal, et le resta jusqu'à sa
mort. Sur les photographies qu'on a de lui à cette
époque, il se présente avec une physionomie longue,
aiguë et glabred'Anglo-Sa.xon. Mais un séjour dequel-
que durée qu'il avait fait en Angleterre, où il se maria,
croyons-nous, et d'où il rapporta une exquise nou-
velle : Lizzie Blakûsion, publiée par le « Temps » en
igo8, et qui est l'histoire d'une petite danseuse des
rues londoniennes, sœur lointaine de l'enfant Septen-
trion, put bien lui avoir communiqué ce faciès un
peu sec de jeune bachelor, corrigé par la mélancolie
voilée d'un beau regard de Celte.
Que se passa-t-il ensuite dans sa vie ? Il semble
que, devenu veuf à trente-deu.\ ans, rongé de spleen,
il ait cherché dans le vaste monde un coin solitaire
pour y enfouir son chagrin. Tout ce qu'on savait
jusqu'ici de cette portion Anale de sa brève carrière
était peu de chose : il était parti pour le Canada, et,
sans s'arrêter dans les villes, poussant toujours vers
l'Ouest, vers les confins de la colonisation, les
c terres neuves », comme on dit là-bas, il s'était fixé
dans la région du lac Saint-Jean, aux env.rons de
Saint-Edouard-de-Péribonka, en pleine zone fores-
tière. Il y était demeuré dix-huit mois, hôte d'une
tribu de bûcherons défricheurs dont il partageait la
vie élémentaire, notant, observant, combinant l'in-
trigue — oh ! si peu compliquée ! — du livre qu'il
projetait d'écrire sur ces échantillons de la primitive
et libre race canadienne. Et, son manuscrit terminé,
ficelé, expédié à Hébrard, directeur du o Temps »,
le 8 juillet 1913, il se mettait en route, à pied, le
long du Transcanadien, sac au dos, vers des pays
encore plus inexplorés, quand, près de Chapleau
(Ontario), un train, que sa contention d'esprit et peut-
être une légère paresse d'oreille l'avaient empêché
d'entendre venir, le prit en écharpe et l'envoya rouler
à dix mètres de la voie. Ce stupide accident — qui,
d'après sa sœur, aurait également coûté la vie à un
jeune Australien son compagnon de route — enlevait
au Canada le premier grand écrivain qui l'eût corn-
pris, le seul interprète égal à sa stature, que la des-
tinée jalouse lui eût encore concédé, et qu'elle lui
retirait presque aussitôt.
Nous reviendions tout à l'heure, à l'aide des docu-
ments qu'a bien voulu nous communiquer Dainase
Potvin, directeur du t Terroir », de Québec, sur les
circonstances, vraiment singulières et touchantes, où
fut écrite Maria Ckapdclaine. Il est temps de présenter
au lecteur une analyse sommaire de ce beau livre, plus
riche de sub?tance spirituelle que d'événements, et qui
est donc de ceux qu'on ne peut résumer qu':issez mal.
Une famille de défricheurs canadiens, les Chapde-
laine, vit dans la solitude, près des chutes de la l'é-
ribonka, à l'orée des grands bois qu'elle abat sans
désemparer du printemps à l'automne, pour « faire
de la terre » — forte expressioodu pays, qui exprime
Louis llcinon.
LAROUSSE MENSUEL
bien, dit l'auteur, < tout ce qui glt de travail terrible
entre la pauvreté du bois sauvage et la fertilité
finale des champs labourés et semés >. Cette famille
se compose du père Samuel Cl,apdelaine. de la
mère Laura, de leur fille aînée Maria l'héroïne du
roman, de leur cadette Aima-Rose, de leurs quatre
fils Esdras, Da" Bé, Tif Bé, Télesphore, et d'un
vieux valet de ferme, d'un « homme engagé », sui-
vant l'expression locale, Eilwige Légaré, dit Blas-
phème. Il y a encore le cheval, ce grand « malave-
nant » de Charles-Eugène, ainsi nommé d'un voisin
du bisaïeul ou trisaïeul des Chapdelaine, avec qui
ceux-ci avaient eu maille à partir, et pour se venger
duquel, de père en fils, ils donnaient ses prénoms
chrétiens et le qualificatif de < malavenant » à leur
béte de trait. Et il y a enfin Chien — un chien, en
effet, pour qui l'on ne s'est point tant tracassé la
tète, et qui s'appelle Chien tout simplement comme
s'il était le seul de son espèce. Groupez maintenant
autour de ce petit monde et des quelques vaches,
moutons et volailles qui forment tout son cheptel,
un voisin célibataire (on est voisin dans la région du
lac Saint- Jean quand on n'habite pas à plus de 4 ou
5 milles), Eutrope Gagnon, et des hôtes de passage,
comme Lorenzo
Surprenant, parti
pour les « Etats »
où il travaille
dans une usine,
et François Para-
dis, un hisde co-
lon, que la 0 ma-
gie » du bois a
ensorcelé, et qui
s'est fait trap -
peur, — vous au-
rez, avec des per-
sonnages secon-
daires qui traver-
sent l'action, tels
queNapoléonLa-
liberté,cricur pu-
blic de Péribon-
ka, Tif Sèb, le
0 remmancheur »
(rebouteur), et l'estimable M.Tremblay, curé de La
Pipe, tout le personnel essentiel ilu drame humain,
simple et profond comme la vie, qui va se jouer dans
cette clairière perdue de l'extrême ouest canadien.
Dès le cébut, le drame est noué : c'est la rivalité
qui met aux prises dans le cœur de Maria Chapde-
laine, la belle fille forte et saine, aux « cheveux
drus », au < cou brun », ses trois amoureux représen-
tatifs des trois genres de vie qui s'offrent à elle :
Kutrope Gagnon en qui s'incarne la tradition des anti-
ques défricheurs, Lorenzo Surprenant le déserteurde
la terre, l'émigré des « Etats », et François Paradis
l'homme de la vie libre et des grands espaces, tantôt
trappeur, tantôt forcntan, qui ne se sent à l'aise
qu'au cœur des forêts. Et c'est François Paradis qui
l'emporte d'abord. De passage à Péribonka, où les
Chapdelaine lui ont offert l'hospitalité de la nuit, il
se rend avec eux à la cueillette des « bleuets »
(myrtilles dont on fait des confitures), et le hasard
ou son astuce d'amoureux lui ayant ménagé un
tcte-à-tëte avec Maria, il lui explique doucement :
— Je vais descendre à Grand'Mère la semaine prochaîne
pour travailler sur l'écluse à bois... Mais je ne prendrai pas
un coup. Maria, pas un seul !
Il hésita un peu et demanda abruptement, les veux à terre :
— Peut-être... vous a-t-oa dit quelque chose contre moi ?
«— Non.
— C'est vrai que j'avais coutume de prendre un coup pas
mal, quand je revenais des chantiers et de la drave ; mais
c'est fini. Voyez-vous, quand un garçon a passé six mois
dans le bois à travailler fort et à avoir de la misère et
jamais de plaisir, et qu'il arrive à La Tuque ou à Jonquières
avec toute la paye de l'hiver dans sa poche, c'est quasim:nt
toujours que la tète lui tourne un peu : il fait de la dépense
et il se met chaud, des fois... Mais c'est fini. Et c'est vrai
que je sacrais un peu, A vivre tout le temps avec des
homme i « rough » dans le bois ou sur les rivières, on s'ac-
coutume à ça. Il y a eu un temps où je sacrais pas mal, et
M le curé "Tremblay m'a di<;puté une fois parce que j'avais
dit devant lui que je n'avais pas peur du diable. Mais c'est
fini, Maria. Je vais travailler tout l'été à deux piastres et
demie par jour, et je mettrai de l'argent de côté, certain. Et
à l'automne, je suis sûr de trouver une « job » comme fore-
man dans un chantier, avec de grosses gciges. Au printemps
prochain, j'aurai plus de cinq cents piastres de sauvées,
claires, et je reviendrai.
Il hésita encore, et la question qu'il allait poser changea
sur ses lèvres :
— Vous serez encore icitte... au printemps prochain ?
— Oui, .
Et après cette simple question et sa plus simple réponse,
ils se turent et restèrent longtemps ainsi, muets et solennels,
parce qu'ils avaient échangé leurs serments,
La scène — abrégée à regret — est vraiment d'une
beauté toute mistralienne, , , Et plus d'une fois, en effet.
Maria Chapdelaine fait songera la Mireille i\\i grand
Provençal. Et l'on a aussi dans le dialogue précé-
dent un savoureux échantillon du parler canadien,
où gage est féminin, où icilte se dit pour ici, risée
pour plaisanterie, règne pour existence, chars pour
wagons, à bonne heure pour de bonne heure, adonner
et adon pour faire plaisir, c'est correct pour c'est
bien, oui son pire pour oui mon pire, il mouille pout
549
il pleut, je vous marierai poixr je vous épouserai,
se mettre chiua- pour s'enivrer, s'écarter pour perdre
le sens de Vorientaiion, ce qui équivaut là-bas à
perdre la vie... Le langage populaire, en tout
pays, s'ingénie à chercher des atténuations au
dur mot mourir. Mais il ne sert de ruser avec la
v. rite, et le jour qu'elle apprendra par Eutrop<-
Gagnon que le pauvre François Paradis, parti
seul, un soir d'hiver, « à raquette », sur la neige,
dans ces bois sans limite, pour venir passer les
fêtes de Noél auprès d'elle, a été surpris par une
tempête de « norouâ » et s'est < écarté », Maria
n'aura pas besoin d'en apprendre davantage : elle
sait ce que parler veut dire, et qu'elle ne reverra
plus son amoureux. Mais, comme elle est de ces
fortes chrétiennes qui portent leur croix en dedans,
elle ne pleure ni ne bouge et reste, dit l'auteur,
tout le temps de la conversation entre ses parents et
Eutrope, « les yeux fixés sur la vitre de la petite
fenêtre que le gel rendait pourtant opaque comme
un mur ». C'est seulement une fois seule, qu'elle
consent à écouter sa douleur. Encore, son cœur
simple craint-il bientôt « d'avoir été impie en l'écou-
tant », et, songeant que l'âme de François a peut-
être besoin de prières, elle reprend son chape-
let tombé sur la table, et se remet à l'égrener dans
la nuit, interminablement.
Le drame, en somme, est fini avec cette mort du
jeune trappeur, et ce qui suit peut se résumer en
quelques lignes : la vie a repris son cours régulier
dans le « range » du père Chapdelaine ; catéchisée
par le curé de Saint-Henri, qui lui explique qu'une
fille comme elle, « plaisante à voir, de bonne santé,
avec ça vaillante et ménagère et qui n'a pas dessein
d'entrer en religion, c'est fait pour encourager ses
vieux parents, d'abord, et puis après se marier et
fonder une famille chrctienne », Maria a chassé
« de son cœur tout regret avoué et tout chagrin,
aussi complètement que cela était en son pouvoir ».
Mais la mère Chapdelaine meurt à son tour, dans de
cruelles souffranc es que ne réussissent pas à atténuer
les pilules d'Eutrope Gagnon, ni les malaxages du
remmancheur Tit' Sèb (et, par parenthèse, le récit
de cette mort, l'éloge funèbre de sa fidèle et admi-
rable compagne par le vieux père Chapdelaine sont
des morceaux incomparables, où l'auteur, sans le
chercher, atteint à la grande ingénuité homérique) ;
Maria, un moment hésitante entre Lonnzo Sur-
prenant, qui veut l'entraîner à la ville, aux < Etats »,
et Eutrope Gagnon, qui veut la garder à la terre,
au pays des ancêtres, comprend que son devoir
est de rester. C'est un pays dur c icitte », sans
doute. Mais ce pays si dur a des séductions, une
éloquence secrète à laquelle on ne résiste pas.
Empruntant sa voix profonde, les v ieux fondateurs
de la colonie, les pères de l'âme canadienne disent
à Maria :
— Nous sommes venus il y a trois cents ans, et nous som-
mes restés. Nous avions apporté d'oulre-mer nos prières et
nos chansons : elles sont toujours les mêmes. Nous avions
apporté dans nos poitrines le cœur des hommes de notre
pays, vaillant et vif, aussi prompt à la pitié qu'au rire, le
cœur le plus humain de tous les cœurs humains : il n'a pas
changé. De nous-mêmes et de nos destinées, nous n'avons
compris clairement que ce devoir-là : persister... nous main-
tenir,, et nous nous sommes maintenus, peut-être afin que
dans plusieurs siècles encore le monde se tourne vers nous
et dise ; « Ces gens sont d'une racs qui nesait pas mourir... »,
Nous sommes un témoignage.
Eutrope Gagnon s'étant présenté sur les entre-
faites devant Maria, et lui ayant di mandé: « Calcu-
lez-vous toujours de vous en aller. Maria ? » elle fit
non de la tête, et, comme il insistait pour savoir s'il
devait voir là un encouragement, une promesse, elle
lui répondit : « Oui. Si vous voulez, je vous marie-
rai, comme vous m'avez demandé, le printemps
d'après ce printemps-ci, quand les hommes revien-
dront du bois pour les semailles ■. — Maria, aussi,
comme tous les siens, maintiendra.
Nous sentons tout ce qu'une analyse comme celle
que nous venons de présenter a d'insuffisant. On l'a
dit avec raison : il faudrait beaucoup de citations, et
beaucoup de place, pourdoimer une idée à peu près
exacte de la beauté d'un tel livre, où la personnalité
des héros reste engagée dans la vie de la terre, du
ciel, de l'eau, du vent, de la neige, où le pathétique
de l'anecdote est tout lié à celui des saisons. Et la
France elle, tout d'abord, a pu s'y tromper, ou n'y
pas faire attention. Mais au Canada, quand parut,
dans le « Temps », Maria Chapdelaine, ce fut une
émotion indescriptible : on ne voulait pas croire
qu'un écrivain français eût pu pénétrer si à fond dans
l'âme canadienne. Ce roman si simple, presque dé-
pouillé, était une immense révélation. Non passeii
lement la révélation d'un écrivain admirablement
doué et d'une sensibilité supérieure : Maria Chapde-
laine révélait à elle-même l'âme canadienne, qui
n'avait fait encore que se soupçonner. Et là vraiment
était la merveille, le coup de fortune sans précé.lent :
un aiguillage nouveau, une orientation nouvelle dos
lettres canadiennes, mises enfin sur leur vraie voie,
pouvait résulter de cette révélation.
Mais il convient d'ajouter que cette réussite ines-
pérée fut le prix d'un long effort, d'une observation
appliquée et minutieuse de plusieurs mois, ou plutdt
550
J'une expérience personnelle menée dans des con-
ditions que peu d'écrivains accepteraient de s'impo-
ser. Il résulte, en effet, des renseignements recueillis
sur place par Damase Potvin, dont on ne saurait
assez louer les multiples initiatives, que Louis
Hémon, venu en flâneur dans la région forestière de
la Péribonka, avec des ingénieurs « qui exploraient,
écrit-il lui-même à sa sœur, le tracé d'un très hypo-
thétique, en tout cas très futur chemin de fer »,
renonça un beau jour à cette vie de farniente pour
s'engager, à raison de 8 dollars par mois, • au service
d'un cultivateur de l'endroit, du nom de Samuel
Bédard ». Comment s'étonner qu'il ait décrit avec
une telle sûreté, une telle profondeur d'accent, l'âpre
et rude existence des défricheurs canadiens, puisque
lui-même, penJant dix-lmit mois, épousa cette exis-
tence, fut un de ces défricheurs ? Pour qu'on se défiât
mo.ns de lui chez ses hôtes, et qu'il pût surprendre
au naturel leur parler et leurs gestes, il eut soin de
leur cacher sa vraie personnalité, ne souftla mot ni
de ses antécédents ni de ses projets littéraires ; il
passa parmi eux comme un ouvrier de la terre, a pu
dire justement notre consul général au Canada, Pon-
sot, avant de se révéler à eux, par son roman pos-
thume, sous sa qualité véritable d'ouvrier de lettres,
un ouvrier qui, pour son coup d'essai, s'égalait à un
maître. Et le livre publié, il s'en dégageait une vérité
si criante, que tous s'y reconnurent ou crurent s'y
reconnaître : Samuel Chapdelaine, l'infatigable pion-
nier travaillé du besoin « de mcuver souvent, de
pousser, plus loin et toujours plus loin » pour se
battre avec le bois, c'est le patron même de Louis
Hémon, Samuel bédard ; la mère Chapdelaine, c'est
la courageuse Laura Uédard, sa femme ; Edwige
Légaré, c'est Joseph Murray, dont le juron favori est :
t Blasphème ! » ; Lorenzo Surprenant, c'est Edouard
Bédard , employé aux « Etats », dans les « facteries » ;
Tit' Sèb le remmanchcur, c'est Husèbe Simard, dont
on raconte des cures merveilleuses; Eutrope Gagnon,
c'est Eutrope Gaudrault, un jeune colon de Honfleur
que Louis Hémou rencontra maintes fois à la veillée
chez les Bédard ; Da' lié et Tit' Bé sont les prénoms
vaguement tonkinois de deux enfants d'Ernest Mur-
ray, le plus proche voisin des Bédard. Il n'est pas
jusqu'à François Paradis et Maria Chapdelaine qu'on
ne veuille identifier, l'un avec François Lemieux, de
Mistassini, un guide des acheteurs de pelleteries qui
« s'écarta » un soir de grande neige et fut « trouvé
mort gelé dans les bois de Chibogamou », l'autre
avec « M"" Eva Bouchnrd » de Péribonka, jolie, saine
et forte comme Maria et qui, jusqu'ici, comme Maria,
Il a toujours remis ses prétendants au printemps
d'après ce printemps ».
Et sans doute plusieurs de ces rapprochements, de
ces identifications eussent fort étonné l'auteur, qui
n'avait pas prétendu écrire un livre à clef ; il a pu
emprunter ici et là certains traits, certains noms,
mais ses héros participent d'une vérité générale qui
les hausse très au-dessus des personnages accidentels
qu'on veut qu'il ait pris pour modèles. Tout au plus
s'en est-il inspiré. Ce n'en est pas moins un bon signe,
que cette application du public à retrouver dans la
vie les héros de Louis Hémon ; les œuvres belles et
sincères sont les seules qui provoquent de ces re-
cherches, et c'est comme un hommage que leur renl
l'admiration populaire, d'accord avec le sentiment
de l'élite. Les marques de la reconnaissance officielle
et des lettrés n'ont pas manqué en effet à Louis
Hcmon, de l'autre côté de l'Atlantique. Tandis que
son nom était encore inconnu chez nous, la Société
des arts, sciences et lettres du Canada faisait élever
par souscription, sur sa tombe, un mausolée de marbre
blanc ; un autre monument lui était élevé à Péri-
bonka, près du lac Saint-Jean, dans la ferme où
Maria Chapdelame fut composée, et le père Chapde-
laine, ahas Samuel Bédard, celui-là même « qu'eut
tant de peine à faire delà terre », a voulu céder pour
rien, ditlrédérx Le Guyader, le morceau de terrain
où s'élève aujourd'hui ce monument, dédié à la mé-
moire de son ancien « engagé ». Les deux monu-
ments ont été inaugurés au printemps de 1919, en
présence de notre consul, par le ministre des colo-
nies et le surintendant de l'instruction publique.
Mais déjà la Société de géographie de Québec (1917)
avait donné le nom de lac Hémon à l'ancien lac des
Islets,au nord du canton Tanguay, et le nom de lac
Chapdelaine à l'ancien lac Vert, sur le parcours de
la rivière Tête-Blanche (région du lac Saint-Jean)...
Par les honneurs vraiment exceptionnels renilus
là-bas à Louis Hémon, par ces mausolées et ces stèles
dont les hommes de lettres, les géographes, le gou-
vernement de la colonie ont voulu marquer chacune
de ses étapes en terre canadienne, par ce baptême,
à son nom et au nom de son héroïne, des lieux où se
déroule la si simple et si émouvante intrigue de son
roman, on peut mesurer l'impression qu'a produite
au delà de l'Atlantique la publication de Mana Chap-
delaine. Le Canada a enfin le livre après lequel il sou-
pirait, l'épopée domestique qui l'exprime tout entier.
Et s'il l'a tant atten.lu, ce livre, c'est peut-être que
la Providence a ses desseins, et qu'elle voulait que ce
fût d'un Français, et à une certaine heure particu-
lièrement propice de son histoire, que lui vi it ce
don royal . — Cliarles Le UoFFic.
LAROUSSE MENSUEL
Moxaent paisible, tableau de Maurice
Griin, exposé, en 1921, au Salon des Artistes fran-
çais. (V. p. 544.) — Dans un intérieur de campiigne,
deux hommes jouent aux cartes, l'un de profil, en
cotte bleue, l'autre de face, en habit brun-rose. Par
une petite fenêtre à droite, la lumière entre, pose sur
le mur ses nuances d'arc-en-ciel, et vient s'étaler sur la
table de bois blanc garnie de bolées de cidre. Plus
à gauche, dans la pénombre, une paysanne file au
rouet; dans le fond, on devine un coin d'armoire et
une vieille horloge. C'est une scène presque silen-
cieuse, que l'accord de l'ombre et de la lumière fait
très intime. Elle est brossée dans une pâte assez
nourrie, mais savamment disciplinée par un artiste
expert. — TiUtan Leclére.
Offre de paix séparée de 1'A.utriclie
(l'), par le prince Sixte de Bourbon (Paris, rgai). —
Dans les premiers mois de l'année 1917, le prince
Sixte de Bourbon-Parme, à la demande de son beau-
frère Charles I'"', empereur d'Autriche, engagea des
pourparlers secrets en vue de négocier la paix avec
les Alliés.
Les documents relatifs à ces pourparlers, déjà pu-
bliés en partie dans 1' « Opinion », ont été réunis en
volume par le prince lui-même, accompagnés de
considérations et appréciations personnelles.
Le prince Sixte et son frère Xavier se trouvaient
en Autriche, au moment de la déclaration de guerre.
X'ayant été admis à servir ni dans notre armée ni
dans l'armée britannique, ils s'engagèrent dans l'ar-
Le prince Sixte de Bourbon-I*arme l'hnt. Taponier.)
mée belge, où ils se conduisirent vaillamment, .'\ppe-
lés en Suisse près de leur mère, ils y arrivèrent le
28 janvier 1917, et le prince Sixte y appr.t que son
beau-frère le priait soit de venir à Vienne, soit de se
mettre en relation avec un envoyé de confiance.
Il s'agissait d'ouvrir des négociations de paix immé-
diates.
Le prince vint à Paris, conféra avec l'ancien am-
bassadeur de Irance en Allemagne, Jules Cambon,
alors secrétaire général du ministère des affaires
étrangères (ri février 1917), et repartit aussitôt pour
la Suisse. Dès le surlendemain, il rencontra à Neu-
châtel l'envoyé de l'empereur, le comte Thomas
Erdoedy, et, ayant acquis la conviction que le souve-
rain souhaitait réellement la fin des hostilités, il s'en-
tretint avec lui des quatre conditions fondamentales
auxquelles les négociations étaient subordonnées :
1° armistice secret avec la Russie, à qui l'Autriche
reconnaîtrait la possession de Constantinople ; 2° re-
tour de l'Alsace-Lorraine à la France, sans aucune
compensation coloniale à l'Allemagne ; 3" restitution
de la Belgique ; 4° restauration de la Serbie, et an-
nexion à ce royaume de l'Albanie afin de lui donner
accès à la mer. L'empereur acquiesçait aux trois pre-
miers points, mais non pas au quatrième : i 1 eût voulu
créer un Etat yougo-slave englobant la Bosnie-Herzé-
govine, la Serbie, l'A banie, le Monténégro, et jouis-
sant de l'autonomie tout en relevant de la couronne
impériale.
Le 5 mars, le prince Sixte fut reçu par le président
Poincaré, et lui remit une note ouverte du comte
Czernin, ministre austro-hongrois des affaires étran-
gères, si insuffisante et si pleine de ménagements
pour l'Allemagne, que le Président la jugea négligea-
ble ; par contre, la note secrète rédigée par l'empe-
reur lui parut devoir offrir une base de discussion,
Charles I" déclarant qu'il soutiendrait la Franco par
tous les moyens en son pouvoir, vis-à-vis de l'Al-
lemagne, et que la Belgique, victime d'une injustice,
avait droit à des réparations. Misau courant de l'offre
autrichienne, le président du conseil Briand se rallia
à la manière de voir du chef de l'Etat, qui eut,
le 8 mars, avec le prince .Sixte, une seconde entrevue
«• 174. koùt 1921.
au cours de laquelle fut exposé un programme d'ac-
tion progressive. Il faudrait obtenirl'adhésion formelle
de l'empereur aux quatre conditions fondamentales,
aviser du résultat obtenu les gouvernements britan-
nique et russe, amener l'Autriche à ne pas réaliser
l'offensive projetée contre l'Italie, et même à conclure
un armistice « sur tous les fronts qui l'enourent en
face de l'Entente, chercher en .Silésie et en Bavière
des compensations de nature à la dédommager des
sacrifices qu'elle devra consentir à l'Italie et à la
Roumanie ».
Le prince Sixte, cédant aux pressantes sollicita-
tions du comte Erdoedy, consentit à se rendre en
Autriche. Il vit le souverain, il vit le comte Czernin,
et il rapporta une lettre autographe de l'empereur,
datie du 24 mars, et destinée à être communiquée
officieusement au président Poincaré. Charles I",
répondant à une note du prince Sixte, promettait
d'appuyer « par tous les moyens » et en usant de
toute son « influence personnelle auprès de ses alliés
les justes revendications françaises relatives à l'Al-
sace-Lorraine » ; il se prononçait en faveur de la res-
tauration m integrum de la Belgique; il reconnaîtrait
l'indépendance de la Serbie, et lui assurerait un accès
11 équitable et naturel » à la mer Adriatique; il ne
laissait de côté que la question de Constantinople
et des Détroits, réservée par suite de la révolution
russe ; il se disait prêt à aborder la question italienne,
à la condition qu'elle fût réglée par la France et
l'.4ngleterre, prises comme arbitres. Le prince estima
que, dès lors, l'empereur et son ministre étaient
acquis à l'idée d'une paix séparée, l'Allemagne res-
tant irréductible.
Le 31 mars, il fut introduit à l'Elysée. Le nouveau
président du conseil, Alexandre Ribot, s'était fait
remplacer par Jules Catnbon, mais le texte de la
lettre impériale lui fut communiqué, et à Folkestone
il mit le premier ministre britannique au courant des
propositions de l'empereur Charles. Après quoi, le
12 avril, il assista à la quatrième entrevue du prince
Sixte avec le président de la République. Lloyd
George était d'avis d'agréer l'offre de paix, mais il
pensait, comme les hommes d'Etat français mêlés à
la négociation, que l'Italie devait être avisée, et alors
eut lieu (19 avril) la conférence de Saint-Jean-
de-Maurienne, entre Ribot, Lloyd George et le baron
.Sormino. Ce dernier maintint toutes les revendica-
tions précédemment formulées par son gouverne-
ment, et dont l'abandon lui paraissait devoir provo-
quer de redoutables complications intérieures. La
brève déclaration qui termina la discussion portait
qu' « il ne serait pas opportun d'engager une con-
versation qui, dans les circonstances présentes, serait
particulièrement dangereuse et risquerait d'affaiblir
l'étroite union qui existe entre les Alliés, et qui est
plus nécessaire que jamais ».
Dans l'intervalle avait eu lieu, à Hombourg, une
entrevue des deux empereurs et de leurs ministres
(3 avril), et le président de la République s'en mon-
tra fâcheusement impressionné. Le prince Six'e ex-
plique que son beau-frère s'efforça, à Hombourg, de
faire comprendre à Guillaume II que la partie était
perdue, qu'il fallait envisager une paix raisonnable,
et qu'il était tout prêt à abandonner la Galicie à son
allié, en compensation de l'Alsace-Lorraine. Il ex-
plique aussi que le mémoire adressé par le comte
ezernin à l'empereur Charles, le 12 avril, tendait en
somme àdénoncer l'alliance al lemandepiur l'automne
au plus tard, si le grand quartier général voulait en-
core continuer la guerre. Comme elle devait être
communiquée à Guillaume II, elle avait été rédigée
en conséquence, et elle ne cachait pas un double jeu
destiné à tromper l'Entente. Cette affirmation n'est
pas inutile, car la note Czernin, rendue publique en
juillet 1919, contient un passage singulier :
Votre Majesté a, sous le couvert de ma responsabilité, re-
poussé Us tentatives répétées faites par nos ennemis pour nous
séparer de nos alliés. Votre Majesté est incapaile d'une action
déloyale. Mais Votre Majesté m'a en même temps chargé de
dire à nos alliés, aux hommes d'Etat de l'empire allemand,
que nous sommes au bout de nos forces et que r.MIemagne
ne pourra plus compter sur nous après la tîn de l'été. J'ai
exécuté ces ordres, et les hommes d'Etat de l'Al.emagne
in'ont doinié à entendre, sans aucun doute possible, que pour
l'Allemagne aussi une nouvelle campagne d'hiver était chose
impossible ; tout ce que j'ai à dire peut se résumer dans cette
phrase unique : nous pouvons attendre encore quelques se-
maines pour voir s'il se présente quelque possibilité de causer
avec Paris ou Petrograd. En cas de non réussite, il nous fau-
dra en temps opportun jouer nos dernières cartes et faire les
propositions extrêmes que j'ai indiquées dans ce qui précède.
Lloyd George s'était entretenu, à Paris, avec le
prince Sixte, avant de se rendre à Saint-Jean-de-Mau-
rienne; il le revit à son retour, et lui ht part de la
volonté des Italiens, de ne rien abandonner de leurs
buts de guerre. Le 22 avril, Jules Cambon lui trans-
mit la réponse négative de notre gouvernement à
l'offre autrichienne.
Le prince ne tint cependant pas la partie pour
perdue. Il pressa l'empereur de se montrer d'autant
plus conciliant, que rentrée en guerre des Etats-Unis
aggravait la situation des Empires centraux, et,
après avoir reçu de nouvelles communications du
comte Erdoedy qui lui déclara que, l'Allemagne
demeurant inébranlable, et l'Italie ayant exprimé le
N- 174. Août 1921.
dés^r de négocier sur des base; acceptables, il était
disposé à conclure une paix séparée. Il accepta alors
de faire une seconde fois le voyage de Vienne, et il
eut une seconde entrevue, à Laxeiibourg, le 8 mai,
avec son beau-frère, qui lui écrivait le lendemain une
seconde lettre autographe, complétée par une note
du comte Czernin.
Charles I" affirmait que le gouvernement italien
avait réduit ses prétentions, et que les pourparlers
engagés pouvaient donc aboutira bref délai; mais le
ministre subordonnait la conclusion d'une paix sé-
parée à l'acceptation par l'Entente de deux condi-
tions : toute cession territoriale donnerait lieu à
compensation, autant que possible en lùirope; I inté-
grité de l'Etat austro-hongrois serait garantie. Le
20 mai, à l'Elysée, le président du conseil ayant
demandé des précisions sur la proposition italienne,
le prince répondit que l'empereur et le comte Czernin
l'avaient informé qu'un émissaire du G. Q. G. italien
s'était présenté à la légation allemande de Berne, se
disant envoyé par le roi et le général Cadoina, à
l'insu de Sonnino, et priant l'Allemagne de trans-
mettre à l'Autriche la volonté de Victor-Emmanuel
de faire la paix moyennant la cession du seul Trentin
de langue italienne; en réalité, les gioliltiens étaient
les maîtres : l'offre de paix, motivée par l'état d'es-
prit des soldats et du peuple, leur était connue, et,
s'il y avait lieu, Sonnino serait remplacé. Il convient
de constater que le général Cadorna, partisan de la
frontière du Brenner, déclara dans la suite qu'il
n'avait jamais envoyé d'émissaire à Berne, et Ribot
se re.usa, dès le premier jour, à croire que le roi et
Cadorna se fussent ainsi engagés en dehors du pre-
mier ministre : il insista sur la nécessité de causer
avec l'Italie, sans quoi il fallait en rester là, et il
écrivit à Lloyd George (20 mai), auprès de qui le
prince allait se rendre, une lettre pour lui proposer
d'organiser une entrevue, en Irance, entre le roi
d'Italie, le roi de la Grande-Bretagne et le président
de la République, accompagnés des premiers minis-
tres ; il ne dissimulait pas qu'un accord serait très
difficile, la Serbie, et surtout la Roumanie entrée en
guerre à notre demande, ne pouvant être sacrifiées.
Le 23, le prince fut reçu à Londres par le roi et par
le « Premier », qui lui communiqua la lettre de son
collègue français, et l'on tomba d'accord pour inviter
Victor-Emmanuel à venir rendre visite à nos armées;
mais le gouvernement italien ne se prêta pas à l'en-
trevue projetée, et un mois plus tard ^23 juin), le
prince eut avec Jules Cambon une dernière conver-
sation.
Sonnino n'avait voulu ni réunir les deux rois et le
président de la République, ni les trois présidents du
conseil ; d'autre part, l'Entente ne répondit jamais
explicitement à la lettre impériale du g mai, et le
prince conclut : « Le silence de l'Entente, à l'égard
lie la monarchie qui demandait la paix, prolongea
le silence gardé par l'Italie devant l'Entente qui
l'interrogeait ».
Le prince Sixte fut, dans cette délicate négociation,
animé des meilleurs sentiments, et sa bonne foi est
hors de doute. Faut-il en dire autant de l'empereur
Charles ? Que ce souverain ait sincèrement voulu la
paix générale, c'est probable ; et l'impératrice Zita la
voulait comme lui. Qu'il ait souhaité une paix sé-
parée, on peut l'admettre ; mais qu'il fût en mesure
de secouer la tutelle de Berlin, il est permis de ne
pas le croire. Lorsqu'il écrivit la lettre qui fut com-
muniquée au président Poincaré, le gouvernement
provisoire de l'etrograd se prononçait pour une vi-
goureuse oftensive ; les Alliés pouvaient se féliciter
des résultats de la bataille de la Somme ; en Asie,
Bagdad venait de succomber ; et, pendant ce temps,
la situation économique et financière de l'Au-
triche-Hongrie devenait inquiétante. Ces circons-
tances ne pouvaient que fortifier, chez l'empereur,
le désir de voir enfin s'achever la sanglante tragédie
dont les premiers actes s'étaient joués en dehors de
lui. Quant au comte Czernin, son attitude paraît
suspecte, soit qu'il ait tenté d'amorcer des négocia-
tions de connivence avec l'Allemagne, soit qu'il ait
nourri le dessein de diviser les Alliés, de leur aliéner
les Slaves de sujétion austro-hongroise, et de sauver
ainsi la double-monarchie ; en tout cas, il a avoué
plus tard qu'une paix séparée était matériellement
impossible. « Le commandement militaire allemand,
a-t-il dit, aurait certainement lancé quelques divi-
sions sur la Bohême et sur le Tyrol,pour nous faire
subir le même sort qu'avait subi naguère la Rou-
manie. »
Le prince Sixte rend hommage < à la volonté clair-
voyante et sincère » de Lloyd George, et à celle du
président de la République. C'est le premier ministre
italien Sonnino, qu'il rend responsable de l'échec des
négociations; et il ajoute que le premier ministre fran-
çaisse fût d'ailleurs « redressé de toute sa taille » pour
empêcher la conclusion d'une paix qui n'avait pas son
agrément personnel. Il est possible que Ribot se soit
teim sur la réserve, qu'il ait mis en doute la bonne
foi du comte Czernin, qu'il se soit rappelé que Met-
ternich, passé à la coalition en 1813, avait envoyé à
Paris le comte de Saint-Aignan pour nous ollrir se-
crètement la frontière du Rhin, alors qu'il ne voulait
que diviser l'opinion; il est certain qu'il ne voulut
LAROUSSE MENSUEL
pas, fidèle à notre système d'alliances, se mettre
en opposition avec Sonnino; mais sa lettre à Lloyd
George n'établit-elle pas qu'il était prêt à négocier,
avec le concours de l'Italie ? Il semble que, dans cette
affaire, la situation était plus forte que les hommes.
L'olire de paix autrichienne n'avait de chance d'être
accueillie que si, au préalable, les Alliés décidaient
de maintenir la double-monarchie dans son intégrité,
ou à peu près. Or, cette décision était inconciliable
avec les buts de guerre de I Italie et la libération des
peuples soumis contre leur volonté au joug austro-
hongrois.
Les négociai ions qui se poursuivirent à l'ribourg,
en août et en septembre 1917, entre le comte Armand
pour l'Entente, et le comte Revertera pour l'Au-
triche, n'aboutirent pas davantage, parce qu'elles se
heurtaient aux mêmes difficultés, et que Vienne con-
tinuait d'être sous la dépendance étroite de Berlin.
Le 20 août, l'empereur Charle , dans une lettre au
kronprinz, iiis stait vainement encore pour que des
recoller à grand'peine. Nous ne pouvons plus que
construire des choses le moins disparates possible, en
cherchant à réaliser le minimum d'erreurs et à utili-
ser les matériaux médiocres qu'on nous a laissés.
C'est ce que, depuis des mois, on s'efforce de faire
pour la question des réparations, pour la Haute-
Silésie, pour I Orient gréco-turc ; cependant que i on-
tinue à peser sur celte entreprise difficile l'inconnue
moscovite, plus obscure et plus irréductible que
jamais.
Le mois de juin avait passé au milieu de tracta-
tions assez confuses, parmi lesquelles il avait été
di.Hcile de discerner un plan précis, et même d'ap-
précier s'il y avait un plan quelconque. L'impression,
du moins, s'était marquée nettement, que notre alliée
anglaise ne voyait pas fort clair dans sa politique
orientale, et que, gênée par la grève charbonnière,
gênée par l'Irlande, fjénée par les revendications de
ses Dominions et de ses colonies, elle attendait, elle
aussi, que des circonstances, qu'elle n'aurait ni pro-
ïx [-niiic llir.iliitu, iiiriu.r du liV.ni' dn .)aiiun. s est rendu ;i 1 .\'.~- dr rii..uii>lu-, a. r..iii|.a-nr du [Hiu.i- K.tu Su. .Ir I aiui.a>>ad.-uf du
Japon, des otliciers de sa suite, ainsi que des membres de la mission lrani;aise attacties a sa personne. 11 a ele reçu par le gênerai
Berdoulat, gouverneur de Paris. Après avoir déposé une palme sur la tombe du Soldat inconnu, le prince Uirohito a prononce une
émouvante allocution 2 juin 1921;. — Phot. Manuel.
compensations territoriales fussent données à la
France en Alsace-Lorraine : il offrait de renoncer à
la Pologne, de céder la Galicie, et de favoriser l'union
de la Pologne à l'Allemagne.
Après le désastre italien de Caporetto, le comte
Czernin, qui avait insisté auprès de l'Allemagne pour
l'amener à faire la paix, modifia brusquement son
attitude. Il déclara que l'Allemagne combattait pour
Strasbourg, commel Autriche combattait pourTrieste
(6 décembre) ; il osa prétendre que l'initiative des
olïres de paix était venue de la France, et l'empereur
ayant, dans une lettre à Guillaume II, affirmé qu'il
n'avait jamais écrit la lettre du 24 mars, s'attira ^.u
président du conseil G. Clemenceau un cruel démenti.
Après la divulgation de ce document, le souverain
rendit visite à Guillaume II, au grand quartier géné-
ral allemand (12 mai 1918), et un communiqué offi-
ciel annonça au monde que l'alliance actuelle allait
être élargie et approfondie. Les liens de vassalité
qui unissaient l'Autriche à l'Allemagne n'avaient
jamais été plus étroits. Seule, la victoire des Alliés
devait affranchir Charles I" de cette sujétion humi-
liante ; mais il perdit ses couronnes, en recouvrant sa
liberté. — Albert Lefort.
Politique intérieure et extérieure.
(Juin.) — Nous étions, à la fin de mai, parvenus à
un palier, ni très larf;e, ni très solide, mais tout de
même où nous pouvions souffler et regarder en pre-
nant haleine. Nous y étions encore à la fin de juin,
et il fallait s'en féliciter. Le temps est un calmant.
L'expérience des dernières années nous prouve assez
qu'on ne fait rien sans lui. Nous avons passé l'heure
des conceptions gigantesques, présumées géniales,
et des improvisations supposées définitives, qui
tombent en morceaux à peine nées, et qu'il faut
voquées ni prévues, vinssent lui indiquer la voie à
su.vre. On lit souvent dans la presse l'exposé par-
faitement clair des idées et des desseins de Lloyd
George, et l'on ne peut se défendre d'en être frappé à
première vue. A la réflexion, on s'aperçoit que ces
édifices en apparence si bien agencés sont le fruit de
l'imagination créatrice des publicistes qui les signent,
et que, sur presque tous les points — et certains
traits de caractère national misa part — la politique
de Lloyd George s'en va au jour le jour, au gré
il'événements qui le dépassent, lui et nous. Raison
de plus pour que nous conservions une attitude très
prudente, et que nous ne lâchions rien qu'à bon
escient. En juin, nous n'av.ons rien lâché. Notre
position était intacte, ce qui ne veut pas dire qu'elle
ne fût pas compliquée. Uu moins, dans toutes les
questions, avions-nous réservé notre liberté d'action
entière. On devait en savoir gré à Briand. On pou-
vait ajouier que, d'une manière générale, on sem-
blait s'acheminer vers des solutions sinon rapides,
du moins pacifiques et peut-être équitables.
Aucune question n'avait en juin dominé les autres.
Toutes étaient liées, et de plus en plus. Le problème
de Haute-Silésie était pour l'Allemagne partie inté-
grante de celui des réparations que la France, au
contraire, considérait comme tout à fait indépen-
ilant. L'Angleterre, qui était restée en apparence
très intransigeante dans ses vues surlamémeailcsie,
ne pouvait pourtant se diss muler qu'elle n'obtien-
drait quelque chose de la l'rance en Orient, que si
elle lui donnait des sûretés du côté de l'Allemagne
orientale. L'Italie, d'autre part, souhaitait la fin du
conflit silésien, et ne pouvait manquer de s'inquiéter
de la tournure que prenaient les aliaires turquer. La
France, enfin, avait un intérêt capital au règlement
silésien, pour asseoir enfin la république de Pologne,.
552
et pour se garder contre les dangers que constituait
pour elle la restauratiori, en Silcsie, des centres de
fabrication du matériel de guerre. — Aucun ordre
ne s'imposait tlonc pour l'étude de ces questions.
On ppul dire, d'une façon générale, que le cnbinet
Wirth avait continué à montrer de la bonne volonté
dans les graves questions pendante=i entre la l'rance
et l'Allemagne. On devait considérer comme un acte
intéres aiit les conversations qui s'étaient engagées
à Wiesbaden entre notre ministre Louclieur et le
ministre allemand de la reconstitution Rathenau, et
qui s'étaient continuées à Paris entre les experts
français et allemands. Homme d'affaires hardi et
avisé, Rathenau cherchait le moyen, d'une part de
donner satisfaction à la France dans la question de
la remise en état des régions lib rées, et d'autre part
d'ouvrir à l'.AIIemagne des débouché*. Où pouvait-
elle les trouver le mieux, sinon en Russie ; et n'était-ce
pas de ce côté qu'elle devait chercher à développer
son activité et sa puissance de travail ? Nous avons
s.ouvent signalé ce point de vue. La question se po'^e
de savoir si et dans
quelles conditions '
r.^llemagnesera au-
torisée à entrepreji-
dre la mise en va- i
leur des richesses
naturelles ,lcla Rus-
sie ; et c'est là une
des plus graves que
le temps présent ait
à résoudre. Elledoit
retenir notre atten-
tion comme elle a
retenu celle de
J..loytl George —
et le traité Krasîine
en est une preuve
suffisante; — com-
me elle retint, à
n'en pas douter,
celle des Etats-
Unis. On parle peu
de ces choses ; ce
n'est pas une raison
pour que ce ne soit
pas précisément de
celles-là qu'on s'oc-
cupe le plus. Mais
le problème doit
être envisagé dans
ses conséquences
lés plus lointaines,
aussi bien politi-
ques qu'économi-
<iues.lly faut beau-
coup de réflexion.
En tout cas, le fait
de conversations
sans intermédiaire
entre un ministre
français et un mi-
nistre allemand
nous mettait sur la voie d'une reprise de relations
noi-males, et indiquait un désir d'aboutir. Elle mon-
trait aussi que, pour certaines affaires, nous enten-
<lions, nous aussi, nous as urcr une certaine liberté
d'allures, et régler nous-mêmes ce qui nous intéressait
personnellement. C'est tout ce qu'on pouvait dire à
la tin de juin; aucun résultat concret, en dehors des
versements allemands qui arrivaient régulièrement,
n'étant encore apparent à cette date.
La question de la Haute-Silésie avait part icul.ère-
uient défrayé les journaux pendant tout le mois. La
divergence de vues qui sépara. t le gouvernement
français et le gouvernement anglais ne s'était pas
sensiblement attc'nuéc, sans toutefois s'être marquée
plus fortement. Aucun Conseil suprême n'avait été
réuni, bien qu'à diverses reprises on eîit annoncé
cette réunion, et que Lloyd George eût semblé la
désirer. L'opinion de Briand était, au contraire, que
toute réunion de ce genre était inutile, et même dan-
gereuse, tant qu'on ne serait pas en préience d'un
rapport d'experts extrêmement précis, et de conclu-
sions fermes. On restait, à la fin de juin, sur les
mêmes positions. Quant aux événements eux-mêmes,
ou pouvait les résumer à peu près comme il sut,
en les dégateant autant que possible de toute appré-
ciation tendancieuse. L'eliort de la commission inter-
alliée avait tendu à supprimer tout contact eiure
ceux qu'on appelait les « insurgés polonais » et les
troupes allemandes de l'Orgesch, commandées par le
général Hoeler, sous la haute autorité d'un comité
de douze membres. L'<Buvre de la commission inter-
alliée avait été jusqu'alors rendue très difficile par
l'opposition du délégué anglais, colonel Percival, qui
était manifestement hostile aux Polonais. Son rem-
placement par un délégué c vil, sir Harold .'îtuart,
n'avait pas d abord amélioré la situation, le nou-
veati représentant britannique ayant, tout de suite,
montré, lui aussi, des tendances favorables à 1 Alle-
magne. Mais un examen plus approfondi de la
situation et l'attitude même des Allemands avaient
peu à peu conduit sir Harold à se ranger au point
LAROUSSE MENSUEL
de vue de ses collègues. Le contingent militaire
anglais avait d'ailleurs été augmenté de 4.000 hom-
mes, qui, joints aux conting nts français et italien,
avaient pu, par des manœuvres bien conduites, s'in-
sinuer entre les forces polonaises et les forces alle-
mantles. Ce résultat éiait insuffis.int. Il falla.t obte-
nir l'évacuation des territoires tenus irrégulièrement
après une occupation de vive force, tant par les
Allemands que par les Polonais. On avait, il laut le
dire, rencontré chez les Polonais meilleure vo-
lonté que chez les Allemands, qui aflectaient de se
considérer comme les défenseurs de l'ordre et de la
volonté populaire, et qui opposaient des fins de non-
recevoir successives. On était pourtant parvenu à
faire accepter par le général Hoefer, non sans de
vives interventions à Berlin, le principe, déjà accepté
par Korfanty et les Polonais, de l'évacuation simul-
tanée des deux zones. Cette opération était com-
mencée et se poursuivait, non sans incidents, à la
fin du mois de juin. Il était permis d'espérer qu'on
pourra. t la mener à boime fin. Mais ce n'était là
Le prince lliroliito, accompngné des marécimux Kocli el Pêlain. visite le palais de Fontainebleau, où il est reçu p.ir la marquise de danay
et M. Georges U'Esparbès. i-onservateur du palais (4 juin 11121). — i'iiot. Manuel.
qu'un retour au stttu quo nnte ; ce n'était pas la so-
lution définitive. Au cours de l'entrevue que lord
Curzou, ministre anglais des affaires étrangères, avait
eue à Paris avec Briand, dans la seconJe quinzaine
de juin, la thèse anglaise qui accordait à lAllemagne
toute la zone industrielle de la Haute-Silésie, sans
tenir com'te ni de la lettre du Traité de Versailles,
ni des résultats du plébiscite, s'était de nouveau
présentée, et de nouveau l'hypothèse d'une réunion
du Conseil suprême avait été envisagée. Briand
l'avait repoussée. On avait une fois de plus invité la
commission interalliée à se hâter de re mettre d'ac-
cord et de présenter un rapport uniiue. isotre Pre-
mier avait accepté qu'on ne recouriit à rinterventi(m
d'experts spéciaux, qui travailleraient soit à Oppelii,
soit à Paris, que s'il était prouvé que la commission
interalliée ne pouvait arriver à un accord. On avait
dû, encore une fois, défendre contre les imputations
anglaises — puisées, il faut bien le dire, à des sour-
ces allemandes, — le général Le Rond, délégué fran-
çais, qui s'efforçait de maintenir la balance égale
entre les deux camps, mais qui se refusait à prendre
parti pour les Allemands, et à s'.ncliner devant les
prétentions du comité des Douze et les fanfaronnades
impertinentes du général Hoeter. Il avait été cons-
tant que l'Italie, qui cherchait depuis longtemps
une formule d'arb. trace, se rapprochait de plus en
plus du point de vue français. En somme, la ques-
tion avait très peu avancé dans les conseils inter-
alliés, et sur le terrain même. Elle n'avait perdu
quelque acuité que par suite de l'attitude énergique
et habile de la commission d Oppein, et des réflexions
que les deux partis en présence avaient été amenés
à faire.
Du côté polonais, on avait, nous l'avons dit,
montré un réel désir de conc.li ition. Mais le point
de vue n'avait pas changé, et ne p luvait pas chan-
ger. Les désirs de la population étaient très nets.
Les ouvriers, las de l'autoiité pesante des industries
allemands qui prohtaient de leur travail en les mé-
prisant, ne voulaient à aucun prix rester Allemands.
«• J74. Août 1921.
Toute la sympathie de la Pologne allait à Korfanty,
et il était vraisemblable que cette sympathie ne res-
tait pas d'ordre purement sentimental. Le gouverne-
ment polonais était sans doute tenu à une grande
réserve, tant pour ne pas exciter l'animosité impul-
sive du Premier anglais, que pour ne pas augmenter
les difficultés que la France sa protectrice renccn-
trait dans cette affaire. Mai= il n'était pas douteux
que, pour des raisons politiques et économiques que
nous avons déjà plusieurs fois exiwsées, il lût décidé
à tout pour conserver une région minière d'où dé-
pendaient sa vie et son indépendance politiques et
industrielles. On ne doit pas penlre de vue, d'ailleurs,
car il faut voir la réalité telle qu'elle est, que le gou-
vernement de Varsovie, sur un autre point, se mon-
trait peu disposé à faire des concessions. Son conflit
avec la Lithuanie subsistait dans toute son étendue.
Le conseil de la Société des nations avait vainement
cherché à le résoudre. On avait dû abandonner poui
Vilna l'idée d'un plébiscite, qui, pos ible en 1919,
avantl'équipée du génér.il Zeligowski, ne l'était plus
en 1921, sous le
contrôle intéressé
des Polonais, maî-
tres de la ville et
du district. Le mi-
nistre belge Hy-
mans avait alors
proposé de consti-
tuer la Lithuanie en
une république fé-
dérative dont Vilna
cûtétéundes litats.
La Lithuanie avait
accepté. La Pologne
se dérobait, en exi-
geant lu'avant de
répondre on consul-
tât le district même
de Vilna, ce qui
était revenir au
plbiscite. On en
était là, et il fal-
lait constater que
la l^ologne se com-
portait un peu, à
l'égard de la Li-
thuanie, à propos
de Vilna, comme
l'Allemagne avec
elle à propos de la
Haute-Silésie. Il y
a dans ce petit fait
un euseinnemeiit.
La F'rance doit cer
tes tout faire pou.
soutenir et fortifier
la Pologne, et poiii
régler — pénible-
ment — en 1921 le
conflit silésien et le
conflit lithuanien
qu'el eaurait pu em-
pêcher de naître en 1919. Mais elle do. t veiller aussi à
c? que, par detrop larpes visées de notre protégée sur
des frontières mal définies et au milieu de nationalités
enchevêtrées, la Pologne ne montre pas, à l'égard de
voisins faibles, des prétentions que la stricte justice et
l'intérêt de la paix future ne sauraient encourager.
Le gouvernement allemand, d'autre part, attachait
à la po-session de la Haute-Silésie une importance
de premier ordre. Il avait pu croire un instant, en
mai, que l'appui de l'Angleterre allait lui donner
cette piovince tant convoiiée. Il avait pu constater
qu'entre un discours de Lloyd George et la réalisa-
tion de ses désirs il y avait la réustance décidée de
la France, les sanctions sur le Rhin et le bassin de
la Rhur. Il avait dû déchanter. Mais le gouverne-
ment du chancelier Wirth n'était pas sûr de soi. Sa
majorité au Reichstag était incertaine, et l'organisa-
tion militaire allemande de Haute-Silésie lui échap-
pait en fait. Il y avait là une manifestation spontanée
de l'impérialisme allemand, que le gouvernement de-
vait dénoncer en public, et soutenir en secret : situa-
tion assurément très difficile, oii le chancelier VVirth
cherchait à sauvegarder l'intérêt allemand sans aug-
menter les défiances de la France. Il ne pouvait
douter, en etiet, que toute manifestation militaire en
Haute-Silésie nedût avoir sa répercussion sur le Rhin,
et que même l'exérution régulière acs obligations
financières de l'Allemagne ne pourrait contre-balancer
des violences contre la Pologne. Or, une partie du
Reichstag professait une opinion opposée, et ne ces-
sait de réclamer le retrait des sanctions sur le Rhin,
au moment même où l'Orgesch affirmait le plus in-
solemment sei prétentions à l'Est, etoù la criminelle
indulgence du tribunal de Leipzig frappait de peines
ri licules les coupaLle^ de guerre, qui lui étaient
déférés. Cette permanente contr d.ction entre les
déclarations gouvernementales allemandes et les raa-
nitestationsde tendances pangermanistes et impéria-
listes nous obligeait à persévérer, à la lois sur le fait
des sancti ms et sur le fait silésien, dans une inébran-
lable fermeté. Nous devions prévoir l'hypothèse d'une
N« J74. Août 1921.
coalition parlementaire qui renverserait le ministère
Wirtli et nous mettrait de nouveau en présence de
l'inconnu, de l'obstination volontaire et de la mau-
vaise foi calculée. A la lin de juin, le gouvernement
du Reich s'eflorçait de prouver sa docilité et la sin-
cérité de ses intentions. De longues négociations
paraissaient avoir abouti à un consentement de la
Bavière au désarmement. Ce résultat avait été obtenu
malgré le trouble qui régnait dans l'ancien royaume
des Wittelsbach, à la suite de l'assassinat du député
Gareis, clief du parti socialiste indépendant, et mal-
gré l'intransigeance réactionnaire du gouvernement
bavarois. On pouvait se demander si, en6n, l'Alle-
magne comprenait. Mais on avait aussi le droit de
penser qu'elle ne faisait preuve de bonne volonté que
pour s'acquérir des raisons de conserver la Silésie.
De quelque côté qu'on retournât la question, elle ap-
paraissait toujours aussi complexe. Elle se ramenait
au problème de l'existence même de l'Allemaene, et
de ses moyens de vivre. On avait, en 1918, terminé la
guerre sans le résoudre. Toute paix était impossible
tant qu'il ne serait pas résolu, et il pouvait arriver
que, de la solution même qu'on adopterait par im-
puissance ou par lassitude, sortit précisément cette
guerre qu'on aurait voulu rendre à jamais impossi-
ble : dilemme angoissant, qui devrait rendre tous les
hommes qui réfléchissent singulièrement indulgents
pour ceux qui ont la tâche écrasante de formuler la
solution de paix avec des facteurs de guerre.
Ainsi la question de la Haute-Silésie, fin juin, res-
tait entière, et le seul résultat obtenu avait été d'éloi-
gner l'im de l'autre les adversaires ; par suite, de
dimiimer les chances d'effusion de sang. — En Asie
Mineure, on n'était pas plusavancé. Nous avons dit,
plus haut, que lord Curzon était venu conférer à
Paris avec Briand. Cette entrevue avait eu des motifs
divers. Le plus fort ét.iit peut-être le désir de
Lloyd George, de rétablir la liaison entre Downing
Street et le Quai-d'Orsay, que les multip.cs échanges
de notes au sujet delà Haute-Silésie n'avaient certes
pas rendue plus étroite. Mais, à côté de cette raison
d'ordre général, le besoin de plus en plus vif de trou-
ver un terrain acceptable pour le règlement des
affaires d'Orient avait certainement poussé Lloyd
George à la démarche de bonne entente qui avait
conduit lord Curzon à Paris. Nous avons dit, le mois
dernier, que les kemalistes avaient repoussé les con-
ditions que leur envoyé Bekir Samy-bey avait con-
senties à Londres. Ils avaient depuis fait le même
accueil à des propositions d'accord italien. La Grèce,
d'autre part, battue comme on le sait, manifestait
l'intention de reprendre la lutte, et le roi Constantin
s'était transporté à Smyrne pour diriger les opéra-
tions militaires. Il devenait de plus en plus probable,
comme nous l'avons fait pressentir déjà, qu'il y avait
du bolchevisme russe sous les prétentions kemalistes.
La France, qui ne voulait pas continuer la guerre en
Asie, risquait donc de se trouver dans une situation
difficile.
L'Italie, décidée à se retirer, et pourtant très in-
quiète de la tournure que pouvaient prendre les
événements, avait évacué Adalia. Quant à l'Angle-
terre, sa position était extrêmement compliquée.
Favorable au fond à la Grèce, elle se trouvait atteinte
par l'échec de l'armée hellénique, et elle ne pouvait
guère se faire d'illusions sur l'éventualité d'un succès
ultérieur des armées de Constantin. Mais elle était,
d'autre part, et à un plus haut degré que la France,
engagée contre les Turcs. C'est elle qui avait rêvé de
faire d'Hussein, roi de La Mecque, le chef de la re-
ligion islamique ; c'est elle qui avait imaginé de faire
de Fayçal un roi de Syrie, et qui, cette entreprise
ayant échoué par l'opposition de la France, desti-
nait le même Fayçal au trône de Mésopotamie, et se
flattait de l'installer à Bagdad ; c'est elle encore qui
projetait d'installer, en mitoyenneté avec la Syrie,
un royaume de TransJordanie qu'elle réservait à
AbduUah, un autre fils d'Hussein. La sympathie
que ces divers protégés anglais nourrissaient pour la
France s'était traduite parles innombrables difficultés
que Fayçal nous avait suscitées en Syrie, et elle ve-
nait de s'affirmer par une tentative d'assassinat contre
le général Gouraud. On comprend que, dans ces con-
ditions, la nécessité d'une entente avec la France
s'imposât à l'Angleterre.
Dans les conversations qui eurent lieu, au Quai-
d'Orsay, entre lord Curzon et Briand, en présence du
comte Bonin-Longare, ambassadeur d'Italie à Paris,
toute la question d'Orient fut discutée, et l'on aboutit,
en fin de compte, à une proposition d'arbitrage qui
devait être faite aux Grecs et aux Turcs. Briand, sem-
ble-t-il,ne cacha pas plus à Paris qu'il ne l'avait fait à
Londres son opinion sur la nécessité de reviser le traité
de Sèvres, tant en ce qui concerne Constantinople
qu'en ce qui concerne la Thrace ; de son côté, lord
Curzon proposa de rendre aux Turcs l'Anatolie, en
faisant de Smyrne une sorte d'Etat autonome d'où
sortiraient les Grecs, et qui resterait sous la souverai-
neté ottomane ; on tomba d'ailleurs d'accord sur le
maintien de la liberté des Détroits. Mais avant de
faire aux Turcs de Mustapha Kemal une offre d'arbi-
trage, il fut convenu qu'on s'assurerait d'abord des
dispositions de la Grèce, et, l'Italie étant entrée dans
ces vues, on notifia à Athènes le conseil pressant de
LAROUSSE MENSUEL
renoncer à tenter de nouveau la fortune des armes.
Il faut ajouter, pour être complet, que au moment
même où avaient lieu les conversations de Paris, il
semblait, autant qu'on en pouvait juger dans l'incer-
titude de renseignements tendancieux, que l'armée
grecque se trouvait mal en point. On a dit que lord
Curzon avait paru croire que la Grèce suivrait les
conseils de prudence qui lui venaient de Paris. Nous
ignorons si ce détail est exact, mais il est peu vrai-
semblable; et, quoi qu'il en ait été, la Grèce refusa de
s'incliner. Elle se déclara prête à tenter la fortune, et
elle ajouta, non sans habileté quoique avec une effron-
terie très caractéristique, qu'elle ne faisait que s'effor-
cer de prociu-er l'exécution des décisions de ses
grands alliés.
A la vérité, la Grèce, ou plutôt le roi Constantin,
ne pouvait faire une autreréponse. Si l'on se souvient
d'un passé vieux seulement de quelques mois, on sera
frappé de la contradiction qui existe entre les pro-
553
calcul, et l'espoir d'obtenir des conditions plus avan-
tageuses. Mais il ne fallait pas se dissimuler que ni
l'Angleterre ni l'Italie ne voulant intervenir par les
armes, ni la France n'étant disposée à s'engager
dans une aventure, les Turcs avaient beau jeu.
Somme toute, une grosse question musulmane avait
depuis plusieurs années été soulevée par l'Angleterre.
S'il était impossible de pronostiquer encore comment
elle serait résolue, il était évident que l'Angleterre
y avait un intérêt énorme, et que le nôtre n'était pas
moindre. Mais, en ce qui nous concerne, nous avions
du moins fait l'impossible pour éviter le pire. Les
kemalistes, nous le répétons, semblaient souhaiter
de conclure la paix à un moment où elle pouvait
leur être favorable. Bekir Samy-bey était de nou-
veau à Paris. La France ne pouvait que souhaiter
qu'on marchât dans ce sens. Car l'Angleterre, si elle
entendait persévérer dans une attitude hostile à tout
accommodement turc, n'avait de ressource que le re-
I.c roi d'Espagne Alphonse XIII, Millerand président de la République et le prince llirohilo s« sont rendus à VersaUIes où ils
ont assisté ix l'inauguration de nouvelles salles du palais où le conservateur, Peraté, a groupé un curieux ensemble de souvenirs de
la période louis-quatorztëme (27 juin 1921). — Pbot. Manuek
messes de Constantin retour d'exil, et les actes de
Constantin obligé de soutenir la politique de Venize-
los. Constantin avait promis la démobilisation, et
jamais l'armée grecque n'avait été plus complètement
sur le pied de guerre ; il avait renversé Venizelos,
créateur d'une Grèce plus grande que celle que les
rêves les plus ambitieux avaient pu imaginer, et par
sa défaite il risquait de compromettre irrémédiable-
ment l'empire nouveau, que son retour en Grèce avait
déjà fortement ébranlé. Constantin pouvait risquer
le tout pour le tout, il ne pouvait pas évacuer spon-
tanément l'Anatolie, et se replier sans gloire devant
le Turc. Mais, dès lors, et en dépit de ses prétentions
à être l'exécuteur des œuvres des Alliés, toute la res-
ponsabilité du résultat retombait sur lui. Il lui fallait
vaincre ou tomber dans la honte. Or, .«a victoire était
bien douteuse. On peut admettre que l'armée hellé-
nique avait fait de grands progrès, qu'elle était en
possession de moyens suffisants, et que son moral
était bon. Mais on en devait dire autant de l'armée
kemaliste, et il était à penser que le moral de celle-ci
était supérieur à la résistance de celle-là. Si l'on
songeait ensuite à la faiblesse numérique de l'un et
de l'autre adversaire — environ 80.000 hommes de
chaque côté — par rapport à l'étendue du front —
300 a 350 kilomètres, — si l'on ajoute, pour les Grecs,
la difficulté du ravitaillement, l'éloignement du pays,
et par-dessus tout la détresse du trésor hellénique,
on devait conclure que, pour les uns comme pour les
autres, le résultat était incertain, mais que les moin-
dres chances étaient du côté des Grecs. En fait, la
nouvelle campagne grecque débutait mal. L'évacua-
tion d'Ismid avait ouvert aux kemalistes la route de
Constantinople, et, aux dernières heures de juin, il
devenait clair que si ceux-ci ne se jetaient pas sur la
capitale turque où les faibles contingents européens
eussent été fort mal en point, c'est qu'ils ne tenaient
pas à fermer toute voie à un arrangement.
On le voit, les décisions de Paris n'avaient jus-
qu'alors abouti qu'à préciser l'attitude du roi Cons-
tantin. Il n'était pas défendu de suppt>scr qu'il y
avait dans son geste de refus, comme aussi dans
l'intransigeance apparente des kemalistes, quelque
tour à une combinaison très discutable qui aurait
remis à la Grèce, soutenue par l'Entente, le sort de
l'Orient. Et la France ne pouvait accéder à cette
solution.
Ainsi, ni la question silésienne, ni U question
gréco-turque, ni la question Syrie-Mésopotamie
n'avaient avancé. Nous le disons sans joie, comme
aussi sans critique. Le Traité de Versailles a jeté le
Monde dans des principes nouveaux. Il n'est pas
aisé de les accorder avec les anciens. L'Angleterre,
plus que personne, en sent la difficulté et le péril.
Il semble, en ettet, que, sur tous les points de son
immense empire, elle se trouve entraînée, comme
par une force irrésistible, vers un état nouveau. A
ce point de vue, rien n'était plus intéressant que la
réunion, à Londres, du « cabinet impérial s, qui avait
eu lieu en juin, et où s'étaient rencontrés les minis-
tres des Dominions et des colonies, pour discuter
leurs intérêts communs, et leurs rapports avec la
métropole. L'Afrique du Sud, le Canada, l'Australie,
la Nouvelle-Zélande demandaient à être dispensés
de toute sujétion à l'égard de l'administration an-
glaise, à présenter au roi leiurs candidats au poste
de gouverneur général, à interdire au parlement
anglais de légiférer pour eux. Même, l'Afrique du Sud
et le Canada prétendaient, en outre, à choisir et nom-
mer eux-mêmes leurs représentants à l'étranger. Il
fallait y ajouter les revendications de l'Inde et celles
de rEg>'pte, qui tendaient à concéder aux peuples de
ces deux pays des droits égaux ou analogues à ceux
des sujets anglais. Certes, il serait contraire àim bon
raisonnement comme à la vérité historique de voir
là le prodrome d'un effritement de l'empire britan-
nique. Mais il faut y voir une tendance certaine à
un relâchement du lien étroit qui unissait les dillé-
rents membres de ce corps gigantesque, uneSort
vers une union dans la personne du roi plutôt que
sous l'autorité souveraine du parlement ; on voit
naître ainsi une fédération assez lâche d'Etats auto-
nomes, à la place d'un empire composé de nations à
la fois libres et sujettes. Le principe des nationalités
agit là comme en Europe. Le Monde avait tendu
vers des groupements puissants. Il s'oriente vers
554
la division et l'émiettement. La paix en sera-t-elle
plus aisée ?
La même observation s'applique à l'Irlande. Le
conflit continuait, aussi aigu et aussi sanglant. Le
parlement du nord de l'Irlande s'était ouvert à
Belfast, et le roi George, accompagné de la reine,
avait passé le détroit pour cette occasion solennelle.
Mais le parlement du sud ne s'était pas manifesté.
La question restait entière. Lloyd George tentait
un dernier effort pour la résoudre. Il avait proposé
unç conférence où le gouvernement de Londres,
sinn feiners et ulstériens, discuteraient un compro-
mis. Sir Craig, président du ministère ulstérien, avait
adhéré à la proposition. De Valera, président de la
République occulte irlandaise, paraissait hésiter.
Approchait-on de la fin de la tragédie ? L'Angleterre,
de guerre lasse, allait-elle céder ? Et, si elle cédait,
que devenait le Royaume-Uni ? Comme il était aisé
de comprendre, quand on additionne tant de sujets
de souci, que le ministre chargé de faire face sur
tous les fronts n'eût pas toujours la sérénité et la
pondération qu'on imagine volontiers dans les cer-
veaux des conducteurs de peuples ? Ajoutons-y les
difficultés économiques intérieures et extérieures. La
grève charbonnière, après trois mois, n'était pas
terminée. Elle touchait pourtant à sa fin. Les mi-
neurs acceptaient à la fois et le subside de dix mil-
lions de livres sterling offert par Lloyd George pour
les aider à supporter la diminution des salaires, et
cette diminution même qui atteindra progressive-
ment trois shillings en septembre. La crise était
donc terminée ; mais comment calculer exactement
le dommage causé par cette grève à l'industrie et au
commerce anglais ? Indiquons en outre que la ques-
tion de renouvellement du traité anglo-japonais sou-
levait de grosses questions interanglaises et interna-
tionales. Les Dominions entendaient être consultés.
Les Etats-Unis, malgré l'émoi qu'y causait le match
de boxe Dempsey-Caipentier, suivaient de très près
la controverse engagée sur ce point, et n'abandon-
naient rien de leur point de vue. La prorogation du
traité pour un an, qui était la solution provisoire la
plus probable, ne faisait que reculer le péril, et peut-
être l'aggraver. Aucune question n'était indifférente
à personne.
Aux difficultés qu'entraîne forcément sur la scène
européenne la diversité des intérêts et des appétits
était venue se joindre, dans les derniers jours du mois,
la complication imprévue d'un changement de mi-
nistère en Italie. L'accueil à la fois froid et hostile
qui avait été fait à un discours du comte Sforza,
exposant les résultats de sa politique tant en Haute-
Silésie que dans l'Adriatique, et où il annonçait comme
complément du traité de Rarallo la cession à la
Yougo-Slavie d'un port sur l'Adriatique, et l'incerti-
tude de la majorité qui avait approuvé ces déclara-
tions, avaient amené le premier ministre Giolitti à
conclure que le gouvernement lui devenait impos-
sible, et le cabinet avait démis ionné. C'est à cette
solution regrettable qu'aboutissaient des élections
qui avaient pourtant mai que le retour de l'opinion
publique à des idées d'ordre et de conservation so-
ciale; mais qui avaient composé la chambre des
députés italienne dp groupes multiples dont aucun
ne peut constituer une majorité, et qui sont trop
éloignés les uns des autres pour pouvoir former une
coalition durable. Si l'on joint a cela le mécontente-
ment provoqué chez beaucoup d'Italiens parles sages
concessions faites aux Yougo-SIaves pour sauvegarder
la paix, peut-être l'action de germanophiles peu satis-
faits de l'attitude favorable à la France, prise, en ces
derniers temps, par le comte Sforza, l'on comprendra
que le même Giolitti ait jugé la partie trop incertaine
pour la risquer. Au point de vue français, le minis-
tère Giolitti, dont l'avènement nous avait inquiétés,
avait eu une attitude à laquelle il convient de rendre
hommage. S'il n'avait pu se défendre entièrement de
cette défiance à notre égard qui fait partie de la poli-
tique italienne, il avait reconnu en beaucoup d'occa-
sions la justice de nos demandes, et il s'était fait de
l'avenir de l'Italie une conception équitable et sage
qui excluait les aventures. Il était possible que le
dénouement de cette crise ministérielle fût pénible, et
que la majorité qui se formerait fût instable. Or,
l'Italie avait, elle aussi, besoin de cette stabilité minis-
térielle que nous réclamions naguère pour la France.
Nous devions constater, et nous le faisions avec plai-
sir, qu'en dépit des ambitions en quête de portefeuilles,
et des prophéties intéressées colportées dans les cou-
loirs, le ministère Briand avait résisté aux attaques
souterraines. On avait senti, au Parlement, que sa
politique mesurée et ferme était la seule possible, et
on lui avait fait confiance. On devait souhaiter que
ces bonnes dispositions fussent durables. Pouvait-on
l'affirmer ? Les attaques incessantes et sournoises
qui se manifestaient presque chaque jour, tant à la
Chambre qu'au Sénat ; des faits accessoires en appa-
rence, importants en réalité, comme la débâcle de la
Banque industrielle de Chine ; un fait quelconque,
enfin, pouvaient détruire un équilibre ministériel qui
restait instable, peut-être parce qu'il n'y a dans le
Parlement même aucun équilibre réel. Pourtant, ni
la situation extérieure, qui exige une attention cons-
tante et de la suite dans les propos, ni la situation
LAROUSSE MENSUEL
de nos finances ne nous permettent de nous aban-
donner aux douceurs descombinaisons ministérielles.
Le pouvoir, à l'heure présente, comporte des respon-
sabilités lourdes. Il est nécessaire d'aider ceux qui
les portent. Il n'est pas conforme à l'intérêt public
de les accroître.
Il faut noter que la situation économique s'était
peu modifiée. La stagnation des afiaires continu lit
à grever le commerce et l'industrie, le chômage per-
sistait, et sur certains points augmentait. Mais il
semblait que le sentiment des difficultés du moment
pouvait conduire à des ententes nouvelles singulière-
ment fructueuses. La décision des gens de mer accep-
tant volontairement, et d'accord avec les armateurs,
une diminution de salaires pour arrêter le désarme-
ment des navires et sauver la marine marchande fran-
çaise menacée par le chômage et la concurrence, avait
été un événement économique et social qui méritait
de retenir l'attention. Il y avait là un acte de sagesse,
et ceux qui l'avaient fait s'étaient conduits en bons
Français. Cependant, chez les cheminots, la scis-
sion s'était produite entre les adversaires et les
partisans de l'Internationale de Moscou, entre ceux
qui avaient conservé intact le sentiment de la liai-
son étroite qui existe entre les intérêts privés et
l'intérêt national, et ceux qui veulent pousser l'Eu-
rope et l'humanité à la confusion et à la misère
universelles. Le pays assistait sans trouble à cette
lutte mtestine qui, tout considéré, allait plus loin
qu'une querelle professionnelle. Il ne doutait pas que
le bon sens ne finît par triompher. — Jules gbrbault.
Quai des £:sclavons, à Venise (le),
tableau de J.-F. Raffaëlli, exposé, en 1921, au salon
de la Société nationale des beaux-arts. (V. p. 544.)
— Rafiaëlli a souvent été justement apprécié comme
peintre de la banlieue parisienne, et cette année
encore, de cha^ue côté de son Quai des Esclavons,
l'on pouvait voir un de ces sites misérables, aux ter-
rains pelés, aux arbres ma. grès, dessinés d'ailleurs
du pinceau le plus agile et le plus adroit. Mais, de
temps à autre, Raffaëlli aime à nous mener dans la
vieille ci'é des doges. Il se garde bien de ren er là
ses origines françaises, et de chercher une gamme
colorée, différente de celle qui lui est naturelle. Son
eau et son ciel sont bleus, non point de ce bleu
lourd et commun auquel se p aisent trop de peintres
vulgaires, mais d'un bleu-gris précieux, perlé, qui
tcmoigne de la vision la plus raf.mée ; sur ce bbu,
quelques voiles jaunes et rouges de barques font les
taches les plus heureuses ; des gondoliers passent ;
une foule amusante et bigarrée peuple le quai. Raf-
faëlli exécute cela d'un pinceau preste ; il silhouette
un petit personnage en quelques traits. Il montre
d'ailleurs la même agilité dans le dessin des palais ,
des balcons, des fenêtres. Un trait léger tracé prompte-
ment sur les murs blancs et roses fait deviner tout le
détail des constructions. — Tristan Leclére.
Reinacb. (Joseph), publiciste et homme poli-
tique français, est mort, le 18 avril 1921, à Paris.
Il y était né, d'un père banquier, le 30 septem-
bre -856. De même que ses frères plus jeunes, Salo-
raon et Théodore, qui devaient s'illustrer dans l'ar-
chrologie, la phi- ^^^
lologie, l'épigra- MHB^HII^mi^. 1
phie, la numis-
matique, et le
dernier quelque
peu dans la poli-
tique, Joseph
Reinach montra
dès le lycée Con-
dorcet, où tous
trois firent leurs
études, unematu-
rité intellectuelle
précoce.
Au sortir du ly-
cée, il suivit les
cours de l'Ecole
de droit. Reçu
licencié en 1877,
il se fit inscrire à
la cour de Paris,
et fut même, en 1879-1880, secrétaire de la confé-
rence des avocats. Mais le barreau ne devait pas le
retenir. Déjà, il s'était orienté vers d'autres voies.
Il comptait à peine vingt années, quand il attira
sur lui l'attention par un ouvrage d'histoire : la Ser-
bie et le Monténégro, et par une suite d'articles, sur
la politique étrangère, qu'avait accueillis la a Revue
bleue ». On trouve aussi sa signature, dès cette
époque, dans la revue « l'Instruction publique ».
Sur ces entrefaites (à la fin de 1876), il fut intro-
duit par Anatole de la Forge auprès de Gambetta.
Celui-ci avait remarqué l'article de début dans la
Cl Revue bleue ». C'était une dissertation sur l'influence
historique de la France sur l'Allemagne. Il en com-
plimenta l'auteur, et l'invita à collaborer à la 0 Répu-
blique française » . Reinach devait s'entendre, à ce sujet,
avec le rédacteur en chef, Challemel-Lacour. Gam-
betta lui demanda encore d'écrire une brochure de
propagande républicaine pour la réélection des 363.
Cballcmel-Lacour lui commanda une i variété »
Joseph ticiuach. il'liot. Manuel. j
H' 174. Août 1921.
sur tm ouvrage d'histoire qui venait de paraître. Cela
n'enchantait guère le jeune nomme. Il fit l'article
sans enthousiasme. Mais il écrivit d'une traite la
brochure de propagande, qui fut : la République ou
le Gâchis, le gâchis étant l'Ordre moral. Le libelle
plut à Gambetta, qui le fit tirer à 50.000 exemplaires.
Il eut l'hoimeiu: d'être poursuivi 11 pour outrage au
maréchal » ; il contenait, en effet, le développement
du dilemme que Gambetta devait bientôt condenser
dans les mots célèbres : a Se soumettre ou se dé-
mettre ». L'amnistie arrêta les poursuites.
Reinach entra dans la rédaction politique de la
« République française ». Challemel-Lacour lui donna
à traiter, cette fois, les questions de poUtique étran-
gère. L'année suivante (1878), Gambetta lui confia la
publication de ses discours, avec commentaires histo-
riques. Reinach devait aussi publier ceux de Challe-
mel-Lacour.
Une mission en Orient lui permet de visiter la
Grèce, la Turquie d'Europe, l'Asie Mineure, la
Syrie, l'Egypte. Il relate, au retour, son Voyage en
Orient (1879). En 1880, il ouvre par un tract la cam-
pagne en faveur du Rétablissement du scrutin de liste,
fondement de la politique de Gambetta. Celui-ci
s'est d'ailleurs attaché de plus en plus étroitement
son collaborateur, et lorsque, le 14 novembre 1881, il
forme le « grand ministère », il le prend à la pr&i-
dence du conseil comme chef de cabinet. En cette
qualité, Joseph Reinach rédige l'exposé des motifs
du fameux projet de revision de la Constitution et
de rétablissement du scrutin de liste, qui détermine
la chute du ministère, le 29 janvier 1882.
Gambetta meurt à la fin de cette même année.
Reinach se voue à la défense de sa mémoire et de
sa po.itique. Il poursuit la publication des discours
du tribun, > ajoute celle de ses dépêches et circu-
laires, écrit : le Ministère Gambetia : histoire et doc-
trine; Léon Gambetta ; Gambetta orateur. Il polémi-
que contre la politique égyptienne de Freycinet,
contre Clemenceau et le radicalisme {le Ministère
Clemenceau iSSs).
Aux élections législatives de 1885, il se présente
en Seine-et-Oise. La liste opportuniste avec laquelle
il fait campagne est tout entière battue.
Secrétaire de la Ligue des Patriotes, il rompt avec
cette association lorsqu'il s'aperçoit que celle-ci
s'oriente vers le boulangisme naissant. Et devenu,
en 1886, directeur politique de la « République fran-
çaise », il y mène une vive campagne contre le géné-
ral et ses amis, réclamant « l'apolicatlon des justes
lois de la République à tous les conspirateurs ». Le
recueil des art ides contre le boulangisme s'intitulera:
les Petites cat.linaires. Cette polémique ne va pas
sans duels : Reinach se bat deux fois avec Déroulède,
et une autre fois avec Edmond Magnier.
En 1889, le suffrage universel, qu'il affronte de
nouveau, lui est cette fois favorable. Les électeurs
de Digne lui donnent la majorité sur ie député sor-
tant, boulangiste. a Ni radical, ni opportuniste,
avait-il dit dans sa profession de foi, mais républi-
cain et patriote. Je veux la paix à l'extérieur, la paix
fière ;. . . je veux à l'intérieur la paix relisieuse, par la
tolérance, et la paix sociale, par la solidarité. »
Il aborde la tribune en défendant la validation de
Jules Joffrin, qui avait été déclaré élu à Montmar-
tre, en dépit du nombre de voix supérieur de Bou-
langer, inéligible depuis le jugement de la Haute
cour. Il prend l'initiative de propositions intéres-
santes : il demande que la presse soit replacée sous
le régime du droit commun, c'est-à-dire que ses
délits rentrent dans la compétence des tribunaux
correctionnels. Il présente des dispositions en faveur
de la réparation civile des erreurs judiciahres, que
l'on retrouvera dans la loi de 1895. Il suggère de
reconstruire les Tuileries, en vue de l'installation
des deux Chambres dans un même palais. Il réclame
— et il obtiendra en 1894 — la création d'im minis-
tère, distinct, des colonies.
Membre de la commission du budget, il rapporte,
au nom de celle-ci, divers projets, notamment le
budget du ministère de l'intérieiu: (exercice 1891) et
celui du ministère de l'agriculture (1892). Il inter-
vient fréquemment dans les débats. Parmi les causes
qu'il soutient, il convient de mentionner la liberté
de l'art dramatique, menacée par l'interdiction de
Thermidor, le maintien de l'enseignement classique,
la suppression de la publicité des exécutions capi-
tales, la limitation du droit d'initiative parlemen-
taire en matière d'ouverture de crédits. En 1892, ii
interpelle le ministre de l'intérieur sur les menées
anarchistes.
Gendre et neveu du baron de Reinach, i] se trouve
mêlé indirectement à l'affaire de Panama. Ses élec-
teurs, devant lesquels il s'explique publiquement,
lui maintiennent leur confiance aux élections géné-
rales de 1893, avec une majorité fortement accrue.
L'affaire Dreyfus allait ébranler cette entente.
On sait que Joseph Reinach joua dans cette affaire
un rôle de premier plan. Dès 1894, i] était intervenu,
à titre personnel, auprès du président de la Répu-
blique Casimir-Perier, en vue d'obtenir que le conseil
de guerre ne jugeât pas à huis clos. En 1897, il joint
son action à celle de Scbeurer-Kestner en faveur de
la revision.
If 174. Août 1921.
LAROUSSE MENSUEL
555
iS "^J5,
20 21 -^22
28 30 32 34
0-^]\ Vio- 12' -
15 19
25
J'-'\ 37
^3i f^
35
45
Une Lectuke au fover de la Comèoie-Françaisb, tableau de Heim (1847), au musée de Versailles. (Le portrait de Brifaut se trouve à gauche, entre le baron de Taylor et Emmanuel Dupaty.)
!. Casimir Bonjour; 2. D'Epagny ; 3. Dt la Ville; *. Alexandre Duval; 5. Mil* Mars; 6. Planard; 7. Emile Deschamps; 8. Léon Halévy; 9. Bai-on Taylor; 10. Brifaut; 11. Emmanuel Dupaty; 12. M"« Ancetot ;
13. Alexandre Soumet; U. Samson; 15. Mlle Duobesnuis; 16. Alfied de Vi^y ; 17. JulfS Lefevre : 18. Frédéric Soulié ; la. Armand; 20. Armand Bis; 21. Nanteuil; 22. Liadiéres; 23. Andricux; 24, Baron
Guiraiid : 25. Baour Lormian ; 26. (Inconnu); 27. De Jouy; 28. Etienne; 29. Pigault-Lebrun; 30. Charles Nodier; 31, < faateaiibriand; 32. Mazeres; 33. M"»» de Bawr; 34. Empis; 35. Nt>pomucène Lemercier;
35. Viennet; 37. Casimir Delavi^ne: 38. Antony Beiaud; 39. Ancelot; 40. Lebrun: il. Malesville; 42. Eugène Scribe; 43. Victor Hugo; 44. Firmln; 43, Mlchelot; 46. Alexandre Dumas.
A la Chambre, aux réunions de la Ligue des Droits
de l'homme, dont il e;t un des fondateurs, par les
articles qu'il envoie au «Siècle «(.lavait cédé en 1893
la «République française» ?Méline),ildé£endâprement
la cause qu'il croit juste, sans considération des haines
qu'il s'attire, et des représailles dont il est l'objet. U
se bat en Juel avec Millerand, à la suite d'un inci-
dent de séance. Il doit intenter une action en difta-
mation contre Rochefort, et est lui-même poursuivi
en justice par la veuve au colonel Henry. Il perd
dans la bataille ses galons de capitaine d'état-major
(armée territoriale) et son siège de député.
Eloigné du Parlemeat, U continue la lutte par la
parole, les tracts, les articles de presse : ces derniers
réunis en volumes sous les titres : Vers la justtce
par la vérité (1898), le Crépuscule des traîtres (1899),
Tout le crime (1900), etc., et entreprend sa copieuse
et précise Histoire de l'Affaire Dreyfus (1901 à 1911 ;
7 volumes).
En 1906 l'apaisement s'est fait, et Joseph Reinach
retourne au Palais-Bourbon représenter Digne. Pen-
dant deux législatures, il s'institue l'apôtre de l'abo-
lition de la peine de mort et prend, comme rappor-
teur, une part prépondérante à l'élaboration de la
loi sur le secret et la liberté du vote. Surtout, il se
distingue par une lutte sans merci contre l'alcoo-
lisme, menée conjointement à la Chambre et dans les
colonnes du « Temps a ; comme rapporteur de la loi des
cadres et efiectifs de l'artillerie, et comme l'un des
promoteurs et l'un des auteurs de la loi de trois ans.
Il avait écrit, dans un article sur le Projet du maré-
chal Niel : « Je ne serai pas un député de 1867 i.
Ses mandants n'approuvent pas cette politique. À la
consultation électorale de 1914, il est remplacé par
un radical-socialiste.
La guerre — en même temps qu'elle lui rendait
son grade de capitaine d'état-major — allait lui don-
ner un autre champ d'action. Dès lors, il n'a plus
d'autres préoccupations, il ne connaît plus d'adver-
saires. Il veut vivre lé drame. Il est attaché au gou-
vernement militaire de Paris. 11 collabore avec le
bervice de santé. Il parcourt le front, assiste aux
événements à cpté des grands chefs, s'en institue le
chroniqueur. Chaque jour, il envoie au « Figaro » ces
Commentaires de Polybe, exacts, savants, sagaces,
mettant toujours en lumière les motifs de confiance,
et dont la collection (éditée en 1915-1919) formera
dix-neuf volumes.
Essayer de comprendre les événements, et de les faire
comprendre et d'en tirer quelques enseignements — écrit-il
en tête de ces volumes — m'a paru une tâche déjà difficile,
je ne me suis donné à aucun moment l'extrême ridicule de
jouer au stratège. On a bien voulu me dire que mes articles
ont eu, quelquefois, une actjon réconfortante. J'ai été très
sensible au compliment ; je le décline. J'ai été seulement un
de ceux qui ont tenu devant l'âme française le miroir, non
brisé, oii elle se reflétait
Son optimisme n'est troublé ni par la mort de son
fils unique, ni par celle de son gendre, le député
Pierre Goujon, tous deux tués dès le début de la
campagne. Joseph Reinach, qui avait, en outre,
perdu sa femme, dit à son ami Etienne : « Après la
victoire, je pourrai pleurer les miens ».
Celle-ci venue, Reinach reprend son existence la-
borieuse en son hôtel, plus vide,.du parc Monceau,
au mil.eu de ses œuvres d'art ek de ses livres. Il se
mêle de nouveau au mouvement politique, essayant
de répandre ses idées libérales immuables. Il pré-
sente, dans les Basses-Alpes, aux élections législa-
latives du 16 novembre 1919, sa candidature « répu-
blicaine, démocratique et nationale ». Il s'en faut
de cimuante voix qu'il ne soif élu.
Reinach — il aimait à le répéter — estimait de son
devoir de citoyen de s intéresser à toutes les afiaires
de la République. C'est ainsi qu'il fut membre des
conseils supérieurs de l'agriculture, de l'assistance
publique, des prisons ; membre de la commission
des archives historiques et diplomatiques, président
de la commission pour la publication de documents
diplomatiques relatifs à la guerre de 1870. Il avait
été conseiller général des Basses-Alpes pour le canton
de Moustiers, de 1895 à 1900.
Il a beaucoup écrit, mettant au service de cette
curiosité qu'il avait de toutes choses une érudition
solide, une puissance de travail peu commune. Outre
les ouvrages déjà mentionnés, citons : les Récidivistes
(1882), Manuel franco-arabe (1886), U Ministre civil
de la guerre (1887), Manuel de Censetgnement pri-
maire (188S), Etudes de Ittti^ratute et d'histoire (iS&g),
mes Comptes rendus, discours , propositions etraf>ports
(1889 et suiv.), les Grandes manoeuvres de l'Est
(1891), la Logique parlementaire, la Politique oppor-
tuniste, la France et ritalie devant Hiisiotre (1893),
l'Eloquence française depuis la Révolution jusqu'à
nos jours (Textes de lecture pour la classe de Pre-
mière) [1894], Diderot (1894), Pages républicaines
(articles parus dans la » République française)» [1894],
Démagogues et sociilisles (1895), l'Education politi-
que, histoire d'un idéal (i8g6;, une Erreur judiciaire
sous LoKis XIV (1898), Essais de politique et d'his-
toire (iSgg), les BUs d'hiver (1901), la Réorganisa-
tion de l'artillerie {igoS), Contre l'alcoolisme (1911),
la Réforme électorale (1912), VArmée toujours prête
(1913), la Loi militaire. FixiUdes effectifs • (Cahiers
de la Quinzaine », 1914) ; Récits et portraits conttmpo-
556
rains (191 5), te Service de santi pendant la Guerre.
Pages actuelles (1915), la Guerre sur le front occi-
dental (1915), f Année de Verdun (1916), la Vie
politique de Léon Gambelta (1918).
Il a traduit la Logique parlementaire de Hamilton
(1886), et a publié le Recueil des instructions don-
nées aux ambassadeurs et ministres de France depuis
les traités de Westphahe jusqu'à la Révolution, en c^
qui concerne Naples et Panne.
Il venait de corriger les épreuves d'une Histoire de
France en un volume : Francia, destinée aux« Poilus »,
aux 0 Tommies » et aux 0 Samraies », lorsqu'il suc-
comba. — Son corps a été incinéré au crématorium du
cimetière du Père-Lachaise. — Gustave iijrscufeld.
Souvenirs d'un ^académicien sur la
Révolution, le Premier Empire et la Restaura-
tion, par Charles Brifaut, suivis de la Correspondance
de l'Auteur. Avccintroduction et NotesduD"' Cabanes.
(2 vol. in-8"; 1920.) — LeD'Cabanèsqui,depuislong-
temps, danssessériesbienconnues : le Cabmetsecretde
l'Histoire, les Indiscrétions de l'Histoire, Légendes et
Curiosités deV Histoire, fait la liaison entre l'érudition
historique et la médecine, et qui est habitué à inter-
préter aux lumières de ses connaissances pathologi-
ques les énigmes les plus inquiétantes du passé, s'est
contenté cette fois d'un héros calme et modeste. Si
Charles Brifaut a été prématurément tourmenté de
la pierre, et par une diathèse que même un profane
n'hésiterait pas à qualifier d'arthritique, on n'en
peut tirer aucune conclusion intéressante sur sa
vie, assez dépourvue d'incidents, sur son caractère,
qui était fort paisible, et sur son esprit, qui était
cultivé, aimable et sans génie. Brifaut est tellement
oublié aujourd'hui, comme bien d'autres de ces
pseudo-classiques de l'époque impériale, qu'il n'est
pas inutile de rappeler en deux mots, d'après l'inté-
ressante Introduction du D' Cabanes, ce qu'il a été.
Né à Dijon, en 1781, et fils d'un menuisier sculp-
teur qui était en même temps marchand de vin, il
eut à 10 ans l'occasion — et l'énergie — dedéfendre
avec succès, devant le club révolutionnaire local, son
père qui, malheureusement, ne jouit pas longtemps
de ce répit, car il fut écrasé, le jour même, sous
l'écroulement d'une église. L'enfant fut éduqué et
instruit par deux ecclésiastiques : l'évêque asser-
menté Volfius et l'abbé Rousselet, et fort bien sans
doute ; car il faut expliquer par cette raison com-
ment un jeune homme de très modeste extraction
put si rapidement , dès son arrivée à Paris, devenir
le favori des salons les plus aristocratiques. Il y
débarqua en 1803, avec trente louis dans sa poche,
et une tragédie en vers. Sa Déjanire plut à l'acteur
Saint-Prix, et fut reçue d'enthousiasme par le comité
de lecture du Théâtre-Français, qui s'aperçut presque
aussitôt qu'il ne voulait pas la jouer; ce fut tout
pour Déjanire (1807) ; pourtant, au milieu du trans-
port de l'assemblée, Brifaut avait demandé à em-
brasser M"e Mars, ce qui, chez un auteur inexpéri-
menté, n'était pas une si mauvaise idée ! Là-dessus,
il écrit une nouvelle tragédie, Jane Gtey, qui est
encore reçue, cette fois avec l'appui de Talma.
Malheureusement, Talma est mandé chez l'Empereur
à Fontainebleau, pour lui lire la dernière pièce reçue.
A quelques passages un peu brûlants de Jane Grey,
Napoléon fronce le sourcil. Talma ne sait que deve-
nir. Fontanes et Bassano ne veulent plus avoir l'air
d'avoir approuvé la pièce. Seul, Ségur la défend.
Mais le Maître a parlé : « Tout cela n'est que du
fatras ; qu'on donne un dédommagement à l'auteur,
et qu'il retire sa rapsodie». Brifaut ne se décourage
pas, il écrit une troisième tragédie : Don, Sanche.
La censure la juge impossible, à moins qu'elle ne
soit complètement remaniée, l'époque changée, etc.
Don Sanche, non sans quelque effort, devient ainsi
Ninus II. La tragédie est jouée au Théâtre-Français
le 19 avril 1813, avec un immense succès : du jour
au lendemain, Charles Brifaut passe grand homme.
Gloire éclatante et du reste sans lendemain. L'acteur
Baptiste aîné tombe malade ; la pièce est retirée de
la scène; quand on l'y remet, l'Empereur, qui revient
de Leipzig, l'entend et l'interdit. Elle ne sera reprise
qu'en 1815, pour échouer alors complètement en dé-
pit d'une interprétation brillante. Brifaut continua
d'écrire (les D^ux rivaux ou les Fêtes de Cythèrc,
opéra-ballet représenté le 21 juin 1816 ; Charles de
Navarre, tragédie jouée le i""' mars 1820, etc.), sans re-
trouver ces courtes heures de succès. Il paraît s'yêtre
résigné,caril avait des consolations. Le mondel'avait
adopté. Il était le type de l'homme de lettres pour
salon. On l'a comparé à Voiture, parce qu'ils étaient
tous deux fils de marchands de vin ; mais on peut
pousser le parallèle un peu plus loin, à condition de
ne pas l'exa-rérer. Brifaut, qui n'était pas un grand
homme, paraît avoir séduit ses contemporains, et
surtout ses contemporaines, par l'égalité de son
humeur, la courtoisie de ses manières, et surtout le
charme de sa conversation qui était pleine de tact,
d'enjouement et de traits. Il excellait dans la pointe,
et possédait toutes les grâces que comporte l'adjectif
« sémillant ». Les salons de la Restauration lui
offraient un milieu approprié à la fois à ses goûts et
ùsesopinions. Il avait supporté sans opposition mais
sansenthousiasme le régime impérial . Il avait biencon-
LAROUSSE MENSUEL
senti à célébrer les noces de Napoléon et de Marie-
Louise, puis la naissance du roi de Rome ; il s'était
laifsé imposer une pension de i.ooo écus, et une
chaire d'histoire et de mythologie au Conservatoire,
— c'est qu'il n'était pas de bronze, et ne voulait pas
contrister ses amis. Il accueille avec joie le retour
des Bourbons : mais il déchante un peu quand il voit
les ultras à l'œuvre ; il ne les aime pas plus que les
jacobins, car il est modéré ; mais enfin il est un
homme du régime. Il y a parfaite adaptation de l'un
à l'autre. Quand ses amis veulent le porter à l'Aca-
démie, Brifaut s'efface devant Mathieu de Montmo-
rency, qui est le candidat de la cour. Mais on lui sait
gré de sa discrétion, et c'est lui que le roi appuiera
dans la vacance suivante, et Brifaut sera élu en 1826
au fauteuil de d'Aguesseau. Il sera le modèle des aca-
démiciens mondains. La duchesse d'Uzèsqu'ilappelle
r « ange tutélairede sa vie », la marquise de Pastoret
qu'il accable de ses madrigaux. M"" de Duras qui
lui parle de Chateaubriand, M""" Récamier dont il
écrivait : a N'oubliez pas d'offrir mes tendres hom-
mages à celle qui les mérite tous, que je porte sans
cesse dans mon cœur, dont le nom est toujours sur
mes lèvres, dont l'image est la première vers laquelle
je me tourne quand je demande du bonheur, de la
consolation ou seulement de la résignation à mes
maux » ; telles sont les femmes charmantes qu'il
remerciera de l'avoir aidé à supporter ses souffran-
ces. Grâce à ce doux réconfort, il endura non sans
philosophie les diminutions de la fin. La révolution
de Juillet, qu'il appelle « un gouvernement de métis »
et « le règne des Philistins», lui fit perdre ses places et
pensions. Il ne voulut pas les recevoir du nouveau
régime. Il vécut modestement, invoquant « la philo-
sophie », faisant assez bon visage à la maladie, bien
que, comme il l'écrivait à un ami, 0 il fût dur d'être
ruine après avoir été monument », portant un bon-
lœt de fourrure contre les courants d'air qu'il crai-
gnait fort, et étalant aux yeux de ses visiteurs la
surprenante collection de ses calculs vésicaux. Il
vécut — et survécut à sa gloire — jusqu'en 1856. Il
laissait deux volumes de Mémoires qui parurentaprès
sa mort : les Récits d'un vieux parrain d son jeune
filleul, et Passe-Temps d'un reclus. C'est de ces deux
ouvrages savamment élagués que le D' Cabanes a
extrait les Souvenirs d^un Académicien.
Ils ne sont pasdépourvus d'intérêt, quoique, à bien
des égards, ils causent quelque déception. Il y règne
une grande incertitude chronologique : Brifaut jette
ses souvenirs par paquets, selon que tel ou tel lui
revient en mémoire, et Tonne devine pas toujours si
l'anecdote date de l'Empire, de Louis XVIII ou de
Charles X. Il n'y a ni plan ni cadre. La forme exté-
rieure est celle d'une causerie à bâtons rompus, d'un
aimable bavardage. L'auteur écrit comme il parlait
naguère dans les salons : facilement, avec des traits
et des élégances qui paraissent parfois un peu suran-
nés, des grâces de pseudo-classique, avec aussi, de
temps en temps, un petit hors-d'œuvre un peu décla-
matoire, écho affaibli du style Jean-Jacques.
Cet académicien agréable ne creuse rien. Voilà un
homme qui a connu et fréquenté la haute société de
l'Empire, de la Restauration, du règne de Louis-
Philippe, un écrivain qui a vu naître et se déve-
lopper le romantisme, qui a coudoyé ou entretenu
nombre de personnages illustres et intéressants : on
s'attend, comme l'on dit, à des révélations, à des ren-
seignements psychologiques un peu originaux, — et
l'on ne trouve que des anecdotes de salon. Hâtons-
nous de dire qu'il y en a de fort agréables, et que
quelques-unes, convenablement enchâssées, méritent
de trouver une place dans ce magasin traditionnel
des anecdotes où il est de toute nécessité de puiser
quand on doit parler d'un grand homme quelconque.
Toutes ses admirations tle jeune homme revivent
dans ses souvenirs du plus illustre poète de ce temps
là : ï'abhé Jacques Delille.
Il nous conte qu'à l'idée de voir un aussi grand
homme, il perdait la respiration. Delille, devenu
aveugle, était tyrannisé par sa gouvernante, qu'il avait
épousée, tt qui, trop soucieusedes intérêts temporels,
enfermait le poète pour l'obliger à versifier. Mais ni
ce dur régime, ni l'habitude de prendre vingt tasses
de café par jour pour éviter la migraine, n'enlevaient
rien à Delille desonégalitéd'humeur ni de son bon ac-
cueil. Lorsqu'il mourut, Britautalla porter ses condo-
léances à la veuve. Il la trouva fort peu troublée :
Pour dire quelque chose, je demandai à cette veuve incon-
solable si son mari laissait quelque ouvrage posthume :
« Ah ! ne m'en parlez pas, me rd-pondit-elle en changeant de
ton et de voix. Le malheureux homme ! il avait composé sur
la vieillesse un poème admirable ; admirable, c'est le mot :
tous les connaisseurs qui en ont entendu des fragments vous
le diront. Ce poème, monsieur.il contenait au moins six mille
vers, et quels vers ! Il n'avait jamais rien fait de si beau.
Mais vous savez son indolence, il négligeait le soin de sa
gloire comme celui de sa fortune. Je lui disais tous les
jours : « Monsieur Delille, monsieur Delille, ne vous fiez
pas à votre mémoire : dictez-moi ces vers-là, je veux les
écrire pour qu'ils ne soient pas perdus ». Eh bien ! mon-
sieur, il ne m'a pas écoutée • il est mort, il a emporté dans
latom'eson superbe poème. Je m'étais déjà arrangée avec
un libraire, qui m'en donnait un prix considérable ; mais,
bah ! voilà M. Delille ad paires, et l'ouvrage aussi. C'est
dix mille francs qu'il m'enlève, monsieur, dix mille francs! »
Ht la respectable matrone de larmoyer, de sangloter à n'ea
W 774. Xoûf J92>.
pas finir, en répétant sur tous les tous : « Dix mille francs,
monsieur, dix mille francs ! 1*
Il nous peint une M™° de Genlis très femme de
lettres, en même temps que de très bonne com-
pagnie. Elle avait de la tradition, une conversation
charmante, l'art de faire croire aux gens qui pouvaient
lui être utiles qu'elle s'intéressait prodigieusement
à eux, quitte à vous oublier un inftant après, et à
vous regarder dès l'entrevue suivante avec la plus
complète indifférence. Brifaut eut l'occasion de ren-
contrer M""" de Staël ; il ne l'avait point recherchée,
car elle n'était pas du même parti que lui, mais il ne
fut nullement fâché du hasard qui les rapprocha :
« Sa familiarité me flatta : elle me prenait les mains,
elle me frappait le bras et même la cuisse, dans la
chaleur de ses improvisations. J'étais ravi comme ce
bonhomme qui racontait avec orgueil que le roi lui
avait donné un soufflet ». Il a fréquenté M. de Cha-
teaubriand, et ne lui ménage pas les coups de patte.
Il avoue que s quand M. de Chateaubriand voulait
plaire, personne ne l'égalait en grâce et en séduction.
Qui le croirait ? la moindre chose l'égayait comme
un enfant ». Mais ces moments-là étaient rares : le
grand homme rentrait vite dans son isolement.
Br.faut insinue que la principale cause de sa pro-
fonde tristesse est qu'il prévoyait qu'au bout de dix
ou douze mille ans peut-être on ne parlerait plus
de lui ! M""" de Duras, qui avait sans doute de bonnes
raisons de parler ainsi, cherchant avec Brifaut à
déterminer ce qui était à la fois la cause et la puni-
tion de l'orgueil chez un homme de génie (entendez :
René), le résumait en ce mot : s Le malheureux, il
n'aime pas ! » et, aussitôt, partant de là, Brifaut tra-
çait,comme pen iant, enfermes enchanteurs et atten-
drissants, le portrait de l'homme qui n'a point fait
divorce avec la nature! Et c'était un petit morceau
quelque peu soigné, et rococo infiniment.
Dans la maison de Michaud, l'auteur des Croi-
sades, il avait rencontré Lamartine-, très jeune alors,
et dont il ignorait encore le nom :
Tl débutait dans le monde, il n'avait point de nom ; mais
11 était, comme il le dit assez naïvement lui-même, un des
hotnines les plus remarquables qu'on pût rencontrer. Sa belle
et noble figure, dont il donne une description st pompeuse et
si détaillée, frappait à la première vue; la poésie se jouait
sur son front, dont elle s'est trop viteenvo/ée; ses grands
cheveux bouclés lui donnaient qu' Ique ressemblance avec
l'Apollon du Belvédère, il paraissait la réalisation vivante
de cet idéal jeté en marbre. S'il prenait par les yeux, c'était
bien autre chose quand ses paroles d'or tombaient avec un
bruit délicieux dans l'oreille. Je ne me lassais pas de
l'écouter, et je me disais : « Si celui-là ne fait pas son che-
min, il y aura bien du malheur ».
Conclusion un peu plate d'un noble enthousiasme,
du reste tempéré de rosserie. Quand les Méditations
parurent, Brifaut, en les « dévorant », s'écria : • Je
connais l'auteur : c'est mon ami anonyme ».II renoua
connaissance avec le poète, écouta dans un ravisse-
ment éperdu ses strophes divines, et depuis lors vécut
avec lui dans ce qu'il appelle une « heureuse et
douce intim.té »; ce qui ne l'empêche pas d'écrire
encore, à son propos :
Que de sphères il a parcourues, et abandonnées ! Que de
fortunes il a essayées, et perdues ! Poète, diplomate, orateur,
historien, homme de tous les partis, porteur de toutes les
cocardes, armé de tous les langages, pirouettant avec une
rapidité effrayante pour embrasser tour à tour tous les
nuages qui passent devant lui ; criant vivat /aux monarchies,
aux républiques, aux conservateurs, aux destructeurs; ami
de tout le monde et ne tenant à personne ; jouant ses desti-
nées avec celles de son pays sur la première carte et s'éton-
nant toujours d'être accusé de légèreté, incapable d'amour
et de haine, d'enthousiasme et de dénigrement ; prêt à tendre
la main à qui l'a offensé, comme à oublier qui le sert; mais
par-dessus tout séduisant au dernier point. C'est Orphée,
Lycurgue, Alcibiade, Eschine, — ou plutôt c'est Protée.
Brifaut avait jadis souffert de la Censure. Il lui
arriva à son tour de devenir censeur (c'était, pour
beaucoup d'hommes de lettres, leurs 0 invalides »), et
naturellement il lui arriva aussi — de concert avec ses
collègues — d'ennuyer beaucoup de gens. C'est dans
ce rôle qu'il excita l'indignation de Victor Hugo. Ils
étaient précédemment en bons termes. Lorsque Her-
nani fut soumis à l'autorité, les censeurs en autori-
sèrent la représentation, tout en jugeant la pièce un
« tissu d'extravagances ». C'était leur droit. Mais il y
eut avant la représentation des vers divulgués, et
tournés publiquement en ridicule. C'était incorrect.
V. Hugo s'en prit à Brifaut qui répliqua dans une
lettre au 0 Monitevir », sans parvenir, semble-t-il, à
se justifier entièrement. Ce fut un petit scandale.
Il y aurait bien d'autres anecdotes à glaner dans
les Souvenirs de Brifaut : anecdotes sur Talma, Saint-
Prix, M"" Duchesnois, M"» Bourgoin, M"" Raucourt,
Potier, Fleury et autres acteurs de ce temps-là ; sur
des personnages du xviii" siècle : Voltaire, Diderot,
Laharpe, M"° de Lespinasse, M"" d'Houdetot, l'abbé
Morellet, M"" Vigée-Lebrun, Boufflers, Montyon,
sans oublier M. de Talleyrand sur le mariage de qui
il nous rapporte des traits assez comiques. Dans les
unes comme dans les autres, la même aimable facilité
de littérateur de salon, d'homme qui a vu beaucoup
de gens curieux, beaucoup de choses intéressantes,
mais d'un point de vue peu élevé. — Louis Co«c«lin.
Imp. I.AROussB (Au^é, Gillon, llollier-Larouiie, Moreau et C>«},
Paris, n, rue Montparnaiae. — Le Gérant : V. Oroslbt.
Septembre, — Les Chasses de Mazimilien : Lt Bat-Vtau. Tapisserie d'après le carton de Van Orley (Louvre). [V. p. 259.]
N* 175. — Septembre 1921
Académie des sciences. — Election de
Georges Urbain. Le g mai 1921, l'Académie a procédé
à l'élection d'un membre titulaire dans la section
de cliiraie, en remplacement d'Emile Bourquelot,
décédé.
Les candidats en présence étaient au nombre de 6,
le nombre des votants étant de 59. Les candidats
obtinrent successivement, au premier tour : Georges
Urbain, 36 voix ; Camille Matignon, 15 ; Emile
Blase, 4; Marcel Delépine, 2; Albert Colson, i;
Robert Lespieau, i.
Georges Urbain, ayant obtenu la majorité des
suffrages, est déclaré élu (v. p. 583).
Aluminium. (État actuel de l'industrie de
l'aluminium ; élaboration, propriétés et USAGtS
DE l'aluminium.) — La tin du xix° siècle aura vu
l'év lui ion la plus extraordinaire que l'on ait pu
supposer, pour une substance mLtallique. Parti d'une
élaboration qui le fournissait, hier encore, au prix
d'une malière précieuse, le métal aluminium, grâce
aux travaux des savants qui s'en sont occupés, est
arrivé de nos jours à se substituer, dans presque
toutes leurs applications, aux métau.\ usuellement
employés. L'aide importante que nous en avons
retirée, durant la période de défense nationale, le
prouve hautement ; l'aluminium, inconnu en 1514
dans les nomenclatures du ministère de la guerre,
était en 1918 devenu si nécessaire, que ses fourni-
tures atteignaient 2.000 tonnes par mois.
La Société d'i-ncouragement pour l'industrie na-
tionale a jugé le moment opportun pour montrer au
monde entier les resàources considérables que l'on
pouvait retirer de l'aluminium, créant dans son
Hôtel, à Paris, en mai 1921, une exposition, où, par
les soins éciairés d'un technicien expérimenté,
Guérin, la présentation du métal était merveil-
leusement disposée. En même temps, une série de
conférences, par les ingénieuis les plus autorisés, a
montré l'état actuel de nos connaissances sur ce
sujet et fait entrevoir quelles belles perspectives
d'avenir nous pouvions en attendre.
Sans reprendre l'historique de l'aluminium, déjà
exposé ici (Larousse Mensuel, t. 111, p. 827), nous
rappellerons que ce métal ne date réellement que du
jour où le grand chimiîte français Henri Sainte-i-laire
Deville réussit, en 1854, à l'obtenir sous forme
industrielle. Le procédé consistait à décomposer les
chlorure ou fluorure d'aluminium par le sodium ;
malheureusement, le métal retenait souvent du réduc-
teur et, par cet élément, portait en 'ui les germes
d'une future désagrtgation.
L'aluminium fut ainsi fabriqué jusqu'en 1886 en-
viron ; à celte époque, une deuxième étape dans son
élaboration fut franchie, grâce à la ; réparation é.ec-
trolyl ique; — ici encore, des l-'rançais : Héroult , Minet,
furent les promoteurs des procédés suivis actuel-
lement, consistant dans l'électrolyse de l'alumine
dissoute dans la cryolithe (fluorure double d'alumi-
nium et de sodium) fondue. Une telle réaction, exi-
geant une grande consommation d'énergie électrique,
a trouvé naturellement son application dans nos
régions de houille blanche (A'pes et Pyrénées).
Bien que les minéraux d aluminium fussent très
répandus dans la nature, les minerais utilisabUs sont
peu nombreux ; le principal est une alumine ferrugi-
neuse peu siliceuse, la bauxite, dont nous possédons
d'abondants gisements dans nos départements midi-
terranéens. Jusqu'en 1914, la France et les Etats-
Unis étaient les plu? importants producteurs de
bauxite ; depuis, sous l'impulsion des besoins de la
guerre, de nouveaux gisements fuient explo.tcs en
Guyane anglaise, en Guyane hollandaise, aux Indes,
en Dalmatie et en Croatie, ces derniers prospectés
par les Allemands.
Quant à la production, nous occupons pour le
métal le second rang, les Etats-Unis étant de beau-
coup les producteurs les plus importants. En 1918,
la capacité de proJuc:ion était évaluée à : France,
20.000 tonnes ; Etats-Unis, 90.000 ; Canada,
15.000 ; Norvège , 18.000 ; Suisse , 15.000 ;
Italie, 8.000 ; Angleterre, 14.000 ; Allemagne et
Autriche, 30.000 Capacité mondiale : plus de
200.000 tonnes.
En France, nos principaux centres de production
sont : les usines de Geirdanne et de La Barrasse
(Bouches-du-Khône), de Salindres (Gard), de Saint-
Auban(Basses-Alres)pour le traitement de la bauxite
à proximité des gisements ; les urines hydro-électri-
ques de Saint-Jean-de-Maurienne et de Calypso,
va.lée de l'Arc (Savoie), de L'Argentiére (Hautes-
Alpes), de Che '.de (Haute-Savoie), d'Auzat (Pyré-
nées), à la Compagnie d'Alais, Froges et Camargue ;
de Saint-Michel-de-Maurienne à la Société d'électro-
chimie et d'électro-metallurgie pour la prépara' ion
du métal; enfin, les usines deChambéry (aluminium
français), de La l'raz (Savoi<), du duralumin, etc.,
pour donner au métal ses formes coramercia es.
Préparation du m. lai. Le procédé éleclrolytique
exige une alumine pure. A l'ancien procédé de De-
ville, qui, atlaauant la bauxite par du carlionatedc
soude à la fusion, nécessitait une élimination asscs
LAROUSSE MENSUEL. — V.
4 — 1*
21
558
complexe de la silice, on préfère le procédé de Bayer
insolubilisant cette impureté : la bauxite, calcinée, est
traitée par de la soude caustique durant troii heures
à 150°, dans un autoclave; l'alumine se solubilise;
après filtration, celle-ci est précipitée par addition
LAROUSSE MENSUEL
Alliages d'aluminium. Les alliages de l'aluminium
avec les autres métaux jouent un rôle important
dans l'industrie ; d'après le P' Guillet, on les divire
en trois groupes selon leur densité :
1° Alliages lourds (densité supérieure à 6), formés
Salle des machines à l'usine de Saint-Michel-de-Maurienne.
d'une petite quantité d'alumine hydratée solide. La
soude régénérée sert à de nouvelles attaques.
L'aiumine est mélangée de cryolithe, venant soit
après épuration des gisements groenlandais, soit, plus
économiquement, de l'attaque du spath fluor ; on
ajoute également au bain des fondants de fluorures
de calcium et d'aluminium.
Dans les fours Héroult, les seuls usités en France,
la cuve de fusion est en acier ; garnie d'un revête-
ment intérieur en charbon, elle contient le bain
d'électrolyse (alumine, cryolithe, fondants) ; le cou-
rant y parvient par une électrode positive en char-
bon aussi pur que possible, plongeant dans le bain,
tandis que l'électrode négative où se rassemble le
métal naissant est le fond même de la cuve. On
estime que la production d'un kilogramme de métal
exige une dépense de 35 liilowatts-heures.
Toute cette préparation, même en partant d'un
minerai de bonne qualité, peu siliceux, est assez
complexe ; elle entraine une telle dépense de sub-
stancesdiverses, que l'on est surprisdu bas prix auquel
l'industrie réussit à produire le métal ; on compte en
efiet qu'd ne faut pas moins de 18 tonnes de matières
premières pour obtenir une toime de métal (4 t. de
bauxite, 12 t. de charbon, i t. de soude, i t. de
produits divers). Malgré ces frais, le kilogramme se
vend actuellement 6 fr. 50 (1921).
Propriétés de l'alumimum. L'aluminium se pré-
sente comme un beau métal blanc argent, se polis-
sant aisément ; le métal commercial ne contient que
quelques millièmes d'impuretés (surtout fer et sili-
cium) ; le plus pur titre 99,5 p. 100 ; il est réservé
aux ueages chimiques ; les qua.ités les plus usuelles
sont à 99 p. 100 pour les canalisations électriques
■et à 98-99 p. ICO pour la plupart des applications.
L'aluminium est aisément attaqué par les lessives
alcalines et les acides minéraux, surtout chlorhy-
drique et sulfurique , les autres substances paraissant
avoir peu d'action sur lui ; même, il présente une
résistance toute particulière aux vapeurs nitreuses
•et à l'acide nitrique. A l'air, il se recouvre d'un léger
«nduit d'alumme tout superficiel, qui forme protec-
tion pour le métal. Sa grande affinité pour l'oxygène,
avec lequel il dégage en se combinant une quantité
considérable de calorique, le rend capable de réduire
tous les oxydes formés avec moins de chaleur; or,
ceux-ci sont très nombreux ; nous verrons plus loin
cette propriété utilisée sous le nom d' aluminotlurmte.
L'aluminium est caractérisé par une faible densité
(2,65 à 2,70), 1 npoint de fusion moyen (558"), de très
hautes conduct.bilitésélectriqueet thermique, un coef-
ficient dedilatationélevé(o,oc>oo23); ses proprit tés mé-
caniques se résument dans les constantes suivantes :
coulé
laminé recuit .
ëcconi inaxiin.
Cbsr^ de niptur«
K = en kilugr.
par mm"
. 5à 7
9 à 10
18 à zo
Unité élastique
K r= en lùlogr.
par mm*
3 à 4
4» 5
15 * 18
Alloit^meot
pour cent
à la rupture
5 à 6
35 ^ 40
5à 3
principalement des combinaisons avec le cuivre ; le
type le plus connu est le bronze d'aluminium, dû à
Deville, à 10 p. 100 de cuivre ; sa belle couleur
dorée, son inoxydabilité, sa dureté et sa résistance
au frottement, son durcissement à la trempe en font
un alliage remarquable ; nos futures p.èces division-
naires seront faites avec des alliages de ce groupe.
Qisriïe lie rupture Limite ^lastitiue
BH0N7E D'ALUMlMttH H = en kilugr. E = en kilogr.
A 10 0/0 CUIVRE par mm' par mm*
recuit .so à 55
trempé 60 à 70
20 à 25
35 à 4C
Allongement
pour cent
à la rupture
45 à 40
16 à 10
2" Alliages moyens (densité de 6 à 3). Parmi ces
alliages, la combinaison la plus importante est le
Plaque protecU-ic< en aluminium, pour alternatctir inunoplij
duralumin, aluminium contenant de petites propor-
tions de magnésium, cuivre et manganèse : alumi-
nium, 94,7 ; magnésium, 0,5 ; cuivre, 3,5 à 4,7 ;
manganèse, 0,5 à i ; quelquefois 1,5 à 2 de zinc.
Cet alliage, très résistant, durcit encore dans les
quelques heures qui suivent sa trempe à 475°; le
métal acquiert les propriétés mécaniques de l'acier
«• J75. Sepfemtre 1921.
et trouve son emploi dans la construction des char-
pentes d'avions ou de dirigeables.
Charge de rupture Limite élastique Allongemeal
nuRALOmii " = *° '■",°«'- ^ = '" '".'"«'• . !"•"' ""
par mm* par mm* a la ruptorft
après laminage 22 9 20
aussitôt après trempe. ao 8 22
48 heures après à 20°. 40 20 20
30 Alliages légers (densité inférieure à 3). Ces
alliages sont à base de cuivre ou de zinc ; compara-
bles au laiton, ils peuvent comme celui-ci se prêter
beaucoup mieux que l'aluminium pur aux travaux de
tour, de décolletage, de filetage et de taraudage.
Alliages à 15-18 de zinc. R = 23 à 28 E = 10 à 16 A = 23 à 15.
On classe encore dans les alliages légers les com-
binaisons avec le magnésium, depuis le magnaliun,
à quelques centièmes de magnésium jusqu'aux ultra
légers riches en magnésium ; ces métaux, par leur
faible densité, leur grande dureté, présentent un
grand intérêt.
Magnalium X (forgel. . . . Mg 2 : Cu 2 ; Nil; Al 95.
Magnilium S (laminage) . Mg 2 ; Cuo,2: Sn 3 ; 1-b 0,7;
AI reste.
Zinalium Mg 5 ; Zn 20 ; Al 74 (R double
de l'aluminium pur).
Ultra-léger Mg 92; (Al-fZn) 8.
L'alliage avec 25 p. 100 de calcium donne un
mé'al cassant, pulvérisable aisément, propre à pré-
parer le métal nécessaire à l'aluminothermie.
Enfin, les alliages de cuivre à 4-5 p. 100 consti-
tuent des métaux aisés à fondre ; ils servent à fabri-
quer la plupart des objets désignés comme étant en
aluminium fondu.
Applications de Valuminium. — Celles-ci peuvent
être d'ordre chimique, mécanique ou physique :
Applications chimiques. La faciiC réduction des
oxydes par l'aluminium a été employée au labora-
toire par Moissan, qui réalisa ainsi des fontes pures
de vanadium, de tungstène, de titane, de chrome.
Aujourd'hui, cette application a pris place dans l'in-
dustrie, pour élaborer en grand des métaux, ou pour
préparer rapidement une fonte de fer capable de
souder une pièce cassée, en reconstituant le métal.
Cette pratique a été imaginée par l'Allemand Goldsch-
mith; elle consiste à mélanger l'aluminium en poudre
fine avec l'oxyde à traiter. En échauuant la masse
en un point, la réaction prend naissance et se pour-
suit d'elle-même; le métal réduit se sépare, fondu,
sous un lit de scories alumineuses liquides.
L'opération a lieu généralement dans un creuset
de plombagine brasqué à la magnésie, le tout con-
solidé par une enveloppe de tôle ; on a pu ainsi pré-
parer le chrome, le manganèse, le molybdène, et
leurs alliages entre eux et avec le fer. La combustion
du mélange à base d'oxyde de fer dit thermile donne
du fer fondu qui, dirigé sur une masse de fer ou
d'acier, fait aussitôt corps avec elle et permet de
réaliser des soudures (rails, pièces de machines) avec
l'avantage d'être très économinue, la sou-
dure pouvant s'etiecluer sur place sans dé-
montage. La thermi'e, qui joue ainsi un
rôle utilitaire, fut fâcheusement employée
par les Allemands comme matière incen-
diaire.
L'aluminium, par sa facile oxydabilité,
peut servir d'agent explo if; en mélange
avec du charbon et de l'azotate d'ammo-
nium, il constitue Vammoital, explosif
autrichien pour obus. Cette même propriété
le fait employer comme dtsoxydant en
aciérie; ajouté en faibles proportions à
l'acier, il prévient les soufflures et donne,
s'il en reste quelques millièmes en combi-
naison, un métal excellent pour la cons-
truction des dynamos, étant pourvu d'une
très faible hystérésis.
Citons encore, parmi les applications chi-
miques, la possibilité, avec le procédé Ser-
pek, de fixer l'azote de l'air au moyen de
l'aluminium; le métal, en effet, ou même le
mélange de bauxite et de charbon, chauffé
à 1.500°, forme un nitrure (AlAz) en pré-
sence d'azote. Ce nitrure est décoraposable
aisément, au contact de lessives alcalines,
en ammoniaque et alumine pure ; cette
réaction constitue un moyen intéressant
de produire l'oxyde nécessaire à la fabrica-
tion du métal.
Applications mécaniques. L'aluminium et
ses alliages peuvent pratiquement rempla-
cer pre que tous les métaux usuellement
employés dans la construction mécanique
(laiton, bronze, fer, acier, nickel, etc.);
'' on l'obtient en tôles de toutes épaisseurs,
en fils de tous diamètres, en profilés quelcon-
ques. Pourle mettre en œuvre, les conttructeutsont
le choix entre la fusion, l'estampage ou l'emboutis-
sage, tous travaux auxquels il se prête aisément.
La fusion s'effectue facilement; mais, par suite du
retrait (1,66 p. 100) et du manque de cohésion à
l'état pâteux, l'opération demande quelques précau-
tions : il faut éviter les surchauffes, fondre au creuset
N' 175. Septembre 1921.
de plombagine, et couler soit sous pression, soit
en ménageant de fortes masseottes ; cette coulée a
lieu au sable ou, mieux, en coquilles (moules métalli-
ques), maintenues à 550/600°; la coquille porte au
besoin des parties mobiles faciles à refroidir, pour
faire figer rapidement des motifs délicats. Pour les
travaux d'emboutissage, il convient de pratiquer
quelques recuits vers 350/400°.
En po session des éléments de construction, on les
rassemble par rivelape ou par soudure ; le problème
de la soudure acte longtemps recherché :1a difficulté
provient de ce qu'en s'oxydant, laluminiura donne
un oxyde infu ible; de plus, presque tous les métaux
constitutifs des soudures étant éliclro-négatifs par
rapport à l'aluminium, le joint, même très so ide au
début, peut, par l'humidité, s'altérer par dissociation
électro.ytique.
Les soudures les plus recommandées sont à base
de zinc et d'étain :
I» zinc 15 à 20; étain pour le reste;
2° zinc 8 à 10, aluminium 5 à 12; étain pour le
reste.
Ou applique de préférence sur étamage préalable.
L'aluminium peut se souder à chaud par forgeage,
mais il est préférable de le souder par lui-même
(soudure autogène) en
employant un flux
capable de dissoudre
l'oxyde et de le vo-
latiliser ; ce flux a la
composition suivante :
chlorure de sodium,
30; chlorure de potas-
sium, 45 ; chlorure de
litliium, 15 ; fluorure
de potassium , 7 ; bisul-
fate de potassium, 3.
La pièce, biendécapée,
est enduite ce flux et
chauffée jusqu'à ra-
mollissement des lè-
vres du métal ; à ce
moment, on fait tom-
ber des fragments du
métal d'appoit, de fa-
çon à former un bain
unique ; après lelroi-
dissement, l'excès de
soudure est graité.On
a épalem<nt proposé
la soudure électrique.
La légèreté de 1 alu-
minium intéresse le
constructeur pour les
pièces portât, ves, mais
cette propriété a aes
conséquences utiles
pour d'autres problè-
me : : si l'on songe qu'à
égalité de résistance,
les pièces de plus fai-
ble den=ité sont sou-
mis s aux effort': in-
ternes les plus faibles,
Il en résulte une aug-
mentation de la sécu-
rité avec les engins
(poulies, ro'ors) tour-
nant à grande vitesse;
de même, la légèreté est favorable lorsque la pièce
doit présenter une faible inertie; enfin, en conservant
les poi Js des anciennes machines, l'aluminium permet
d'augmenter les épaiseurs pour accroître la ligidité,
supprimer les Vibrations et le biuit (carters, bâtis
de moteurs).
L'aviation a particulièrement usé des avantages de
l'aluminium; avec ce métal, cet en effet l'augmenta-
tion des facteurs légèreté et sécurité, c'est la réa-
lisation de l'avion à ailes épaisses. Dans le but de
diminuer la résistance des organes parasites (haubans,
réservoirs, moteurs, etc.),ceux-c. sont enfermés dans
l'intérieur des ailes, com truites naturellement assez
épaisses; cet avioi, entièrement métallique, se réalise
en duralumin recouvert de bakélite, présentant une
résistance consijérable.
Nombreux sont les objets que l'homme peut fabri-
quer avec l'aluminium, depuis les pièces oe machines
jusqu'au matériel cie campement et d'équipement
militaire ; l'emploi dans l'appareillage électrique est
particulièrement import int (télérhones, rhéostats,
douilles de lampe, carters de compteurs, etc.). Le
matériel pour l'industrie chimique (traitement des
essences, mas es plastiques, pioduits pharmaceuti-
ques, elc.Jfaitéga ement un '.'rand usage de ce métal;
notamment, sagran.le résistance aux vapeurs n treu-
ses et à l'acide nitrique est très appréciée dans les
poudreries et fabriques de matières coioran es.
Apt>ltcattons électriques. La conductibilité de l'alu-
minium, qui est les 5o centièmes de cède du eu vre,
devait le faite employer comme conducteur électri-
que. Durant la guerre, de nombreuses installations
(transports de force, téléphones, feeders, etc.) ont
été montées dans des conditions variées; partou',
malgré l'influence des mers, dei luméei, les conduc-
larousse mensuel
leurs en aluminium se sont toujours bien comportés
et se sont montrés capables ele remplacer le cuivre
dans tous les cas. Le métal employé està99/99,5p. 100
de pureté, satisfaisant aux conditions mécaniques
exigées parla pratique, 18 à 20 kilogrammes de résis-
tance à la rupture, ce qui, avec le coefficient de sécu-
rité 3 admis donne une limite de 7 kg. 35 par milli-
mètre carré pour le travail de l'aluminium.
Vis-à-vis du cuivre qu'il est appelé à remplacer
dans de nombreuses applications, on évalue ses avan-
tages d'après le rapport des deux métaux rendant le
même service :
AlumiDium/cuivre = 30% à l'galité de section
AluminiuiQ/cuivre = 42 % à l'galité d'échaufiement
Aluminium/cuivre = 50 % à égalité de conductibilité
c'est-à-dire qu'une ligne de transport pèsera i .000 kilo-
grammes en enivre et seulement 500 en aluminium.
Pour augmenter la solidité dis câbles, on les
monte sur une âme d'acier ; ces câbles sont surtout
destinés aux transports de force à grande distance,
là où il importe de ré. luire le nombre des supports.
Application aux industries alimentaires. Un des
gros débouchés, à l'heure actuelle, de la production
de l'aluminium est la confection des ustensiles culi-
Vue panorauùqué de l'uuine de' Saipt-Jean-de-Maurienae.
naires et des récipients destinés aux industries ali-
mentaires. A ce sujet, il convient, comme 1 a si bien
fait remarquer "rrillat, de faire justice de deux
préjugés connexes nui nuisent encore au développe-
ment de cette métallur ie. Ces préjugés veulent que
l'aluminium soit toxique et altérable ; or, ceci est
absolument faux : en pésence des aliments, l'a.umi-
nium n'est pas altérable et, si des sels vena ent à
se pioduire, ceux-ci sont absolument inoliensifs 1 1
sans saveur; il faut toutefois, pour tirer un bon parti
des objets en aluminium, éviter, si Ion est obligé de
faire eles lavages à l'eau alcaline, de laisser séjourner
cette eau dans les r. cipients et fare au contraire des
rinçages à 1 eau claire, éviter le séjour des alinie it;
salés, enfin choisir de préférence des pièce; soit en
fondu, soit en tôle épaisse ; le bon marcl.é aux
dépens du mé'al est un mauvais calcul.
Pour l'entretien de ci s ustensiles, il convient pour
les parties mates d'employer le savo 1 minéral ; pour
les parties polies, les pâtes au commerce peuvent
être uiilisées; on recommande, avant de se servir
pour la première fois d'une casserole, d'y faire
bon 11 r préalablement Ju lait ou du boni Ion.
Dans les industr.es des fermentations (brasserie,
viner.e), ainsi que dans la laiieri , l'a.umin.um peut
remplacer le fer-blanc, le eu. vre, le bois dans tout
1 outillage (Lacs, foudres, cuves de fi rmentation,
boîtes à lait) : le nombreuses expériences ont prouvé
que le métal n'entravait aucunement le développe-
ment des ferments.
Applicitions diverses. Signalons, pour finir, quel-
ques applications où nous voyons l'aluminium m s à
contribution pour remplacer non seulement les
miJtaux usuels, mais aussi le bois, le cuir, etc. :
meubles métalliques pour colonies, matériel de
559
voyage, malles, valises, sièges démontables, voiie
des talons de chaussures, etc. La décoration, la confi-
serie (pour enrober les dragées et pour empaqueter
le chocolat) emploient des feuilles ultra-minces
(4/100 de mm.); ces feuilles, broyées, servent &
préparer des poudres utilisables en peinture.
La métallisation par l'aluminium est également
utilisée pour recouvrir le bois.lesi toffes, les métaux;
on l'applique par le procédé de Schoop, consistant à
projeter, en un léger brouillard, lemétalfonduentratné
par un v. oient courant d'air; cette opération s'effec-
tue aisément avec une sorte de pis olet portatif qu il
suffit de diriger vers la surface à recouvrir. Pour les
pièces de fer, la métallisation se pratique en chauf-
fant l'objet dans un lit de grains d aluminium: cette
opération, dite caiorisalioii, forme à la surface du
métal un alliage à base d'aluminium.
La protection des ouvra.es en aluminium, eux-
mêmes, a lieu déjà par la eouche d'oxy .e qui les
recouvre (pour une protection plus efficace contre
les intempéries, on emploie des vernis, des pein-
tures), le brunissage obtenu en chauffant la surface
enduite d'une couche épa.sse d'hydrocarbure, la
métallisation Schoop, le dépôt galvanique de cuivre,
de nickel, d'argentou d'or, etc., l'en-iuit debackélite,
d'ébonite ou de la-iue
indoctiinoise. Ces der-
niers enduits sont in-
téressants, car ils ren-
dent le métal électri*-
quement isolant.
On voit , par cesmul-
tiples applicationsi
quel champ considé-
rable s'offre au métal ;
comme il remplace le
cuivre importé et qu'il
est de provenanca
française, il faut
le mettre en œuvre
le plus souvent pos*
sible. Comme le fit
remarquer Drouets ,
le représentant du mi-
nistre à la séance
d'inauguration de
l'exposition, l'alumi-
nium doit nous être
cher, car la posses-
sion de son minerai et
de l'énergie électrique
en fait un élément de
notre prospéri é natio-
nale et en a fait un
facteur de notre vic-
toire; elle nous assure
aussi qu'il sera un fac-
teur de notre sécurité,
car nos techniciens
sauront accroître la
supérior.té que la na-
ture nous a donnée
dans son domaine.
L'aluminium s'impose
par lui-même, grâce à
ses avantages ; mais
encore ceux-ci de-
vaient-ils être signa-
lés, pour être appré..
ciés: aussi, doit-on rendre hommage aux organisa-
teurs de la • Semaine de l'Aluminium » pour le grand
effort lu'ils ont fait aSn d'augmenter ladiuusion du
métal français par excellence. — M. Mouki*.
Beaux {ours d'été, tableau de G. Ba-
lande, exposé au Salon des Artistes français
en 1921.
Toute une compagnie de jeunes femmes vient de
se livrer au plaisir d'un bain champêtre. Cela se
passe sous l'arche d'un vieux pont de pierre, devant
laquelle s'élèvent de grands arbres aux feuillages,
retombants. Par-des-ous l'arche, on aperçoit un joli
paysage français dél.cat, avec un ciel bleu qui se
mire dans l'eau de la rivière, avec des champs
d'un vert à peine jaunissant, avec des peupliers,
élancés.
Au preinier plan, on a posé sur l'herbe le déjeu-
ner : la timbale et le pain sont déjà préparés sur
la serviette, mais la bouteille de vin est encore dans
le panier d'osier. Deux des femmes, dans le fond,
sont assises, ayant déjà rem s, l'une un corsage vicH
let, l'autre un corsage bleu. Mais les trois femmes
du premier plan commencent seulement à s'habiller,
à ramasser ou à passer leurs chemises. Un chapeau
et des jupons rayés traînent encore à terre, à côté
d'une ombrelle.
Ce motif a permis à l'artiste de représenter à nou-
veau des femmes nues dans un paysage. C'est un
sujet qui est res'é cher aux peintres, depuis que le
Gioraione a brossé sa Venus de Dresde ou, si
l'œuvre est de lui, le Concert champêtre. Manet a
repris très directement un pareil thème. L'invention
de G. Balande est plu^ confonneà la vraisemblance
moderne ; mais, comme Manet, il a pe.oi d^ns de*
56o
gammes claires et froides; il cherche vraiment à
rendre les effets de plein air, et il abandonne la
lumière dorée des v eux Vénitiens. Son œuvre, lar-
gement exécuiée, montre les plus belles qualités d'ar-
rangement et d'exécution. — Tiisian L«ci.èR«.
BoiS^elin. (le Cardinal de), par E. Lavaquery
(2 vol. in-S"). — En écrivant la vie du cardinal de
Boisgelin, qui lut une des ligures les plus marquantes
du clergé du xviii^ siècle, avant de devenir un des
chefs de l'épiscopat concordataire, E. Lavaquery a
été entraîné à élargir le cadre d'une simple biographie
et à pénétrer, derrière son héros, dans l'hisloire po-
litique et religieuse à laquelle celui-ci fut si long-
temps et si intimement mêlé. Une très abondante do-
cumentation, exploitée avec conscience, parfois avec
minutie, a permis à l'auleur de mettre en pleine lu-
mière le rôle de cet homme d'Eglise, volontiers oc-
cupé des affaires de l'Etat, dont la carrière, commen-
cée dans les honneurs d'ancien régime, poursuivie à
travers les orages de la Révolution, devait se termi-
tier à l'aube des temps modernes, qu'il lui fut donné
de connaître, de comprendre et de servir.
Ces trois grandes étapes jalonnent la vie de celui
qui est connu sous le nom de cardinal de Boisgelin,
encore qu'il n'ait été revêtu de la pourpre que peu de
LAROUSSE MENSUEL
au cours de ce premier épiscopat qu'il prononça à
Parisdes oraisons funèbres extrêmement remariuées,
qui le tirent choisir plus tard pour le discours du sa-
cre de Louis XVI et qui, dès lors, le désignèrent
comme un futur membre de l'Académie française,
où il entra en 1776. Dans l'intervalle, il avait été
nommé archevêque d'Aix. Le siège de Lavaur ne
pouvait être qu'un début pour un prélat de son en-
vergure. Il sembla nue le vaste diocèse de Provence
serait un cadre plus digne de son activité et de son
mérite. C'est là que, de 1770 à 1789, il allait donner
sa mesure d'admin strateur.
On ne peut songer à résumer cette œuvre admi-
nistrative, étudiée dans ses moindres détails par
E. Lavaquery, qui nous montre Boisgelin occupé
tour à tour de créer des routes et des canaux, d éta-
blir un système fiscal harmonieux, en sauvegardant
les droits du gouvernement et ceux de la province,
de maintenir et de fortifier les libertés locales, de
combattre les disettes, de veiller à toutes les amélio-
rât ions matérielles, de favoriser tous les progrès. A
suivre de près l'action de quelnues-uns de ces évê-
ques de la fin de l'ancien régime, qui, comme Bois-
gelin en Provence ou Cicé en Rouergue, ne restaient
indiuérents à aucune question touchant au bien pu-
blic, on est frappé de la prodigieuse diversité de leurs
Hcaiix jours délé, tableau de G. Balande. — Phot. Vizzavona.
mois avant sa fin. Né en 17^2, mort en 1804, il avait
cinquante-sept ans lorsque la Révolution éclata.
Quinze années lui étaient encore promists. C'est dire
que la plus longue partie de sa carrière est antérieure
à 1789, et c'est ce qui explique 'lu'un volume entier,
sur les deux que lui a consacres son biographe, so t
réservé au prélat d'ancien régime. 11 en réalisait le
type idéal, avec sa naissance, ses grandes manières,
sa culture profonde et diverse. Il se rattachait à cette
école d'évêques administrateurs, qui, à partir de 1750,
se distingua par son goût des ailaires, son souci du
bien public, et à la formation de laquelle le contact des
économistes n'avait pas été étranger. Son amitié avec
Turgot,Véri, Loménie de i^rienne, Champion de Cicé
datait de leurs études communes en Sorbonne. Le
jeune Boisgelin, radet de vie, île souche bretonne,
devait par tradition songera l'Eglise: par tradition,
sinon par vocation, encore que la foi fût vivace dans
sa famille. Mais, à vivre dans un milieu où le mou-
vement des idées était intense et audacieux, il c ^nnut
le doute et hésita un instant sur la sécurité de sa
voie : en fin de compte, il se persuada qu'un abbé de
son rang et de son mérite ne pou va t manquer de
réussir et d'être destiné à l'épiscopat.
L'abbé de Boisgelin, que l'on appelait alors l'abbé
de Cucé, ne devait pas y parvenir par la porte de
l'agence du clergé. Il fit son apprentissage d'abord
comme vicaire général du cardinal de Tavanes, ar-
chevêque de Rouen, ensuite comme vicaire général
de Pontoise, où il eut I occasion de rainifester plus
d'initiative. En 1765, il était nommé cvéque i.le La-
vaur. Il devait conserver ce siège cinq années. C'est
connaissances, de leur puissance de travail et de
l'importance du rôle qu'ils jouèrent dans les affaires
civiles. On n'est pas moins f urpris de voir avec quelle
complaisance ils sembla. ent mettre au premier rang
de leurs préoccupations les ci. oses temporelles. Chez
beaucoup, cLez Boisgelin en particu ier, les soucis de
l'administration I em ortaient sur la con .uite des
choses religieuses. Ce n est pas à dire qu'ils lissent
preuve de néuligence dans leur rôle de pasteurs
d'âmes. L'archevêque d Aix avait un esprit trop ou-
vert et d'ailleurs une conscience trop droite pour ne
pas sçccuper des intérêts moraux qui lui étaient
confiés. Il le fit avec cette modération et cette lar-
geur de vues qui lui avaient valu de longue date une
place de choix dans les assemblées du clergé de
France, auxquelles il ne cessa de prendre une part
active jusnu aux derniers jours de la monarchie.
E. Lavaquery, qui s'est plu à faire revivre l'at-
mosplière dans laquelle évoluait le futur cardinal de
Boisgelin, semble avoir cédé au préjugé commun qui
méconnaît tout ce que l'ancienne France conservait
de foi et de vitalité chrétienne, malgré le courant
I hilosophique auquel se laissait entraîner l'infime
partie de la nation. Boisgelin doit-il être rangé parmi
les esprits incrédules de 1 épispocat ? Rien ne permet
de l'affirmer. Tout ce que l'on peut ,iire, c'est que sa
foi demeura longtemps en sommeil. Elle n'avait
guère d'occasions de se manifester ; elle était refoulée
par d'autres souc s ; mais, avec les jours d'épreuve
et les graves problèmes qui allaient se poser aux
âmes inquiètes, cette foi engourdie se révéla vivante
et agissante.
«• 775. Septembre 1921.
Ce n'est pas un trait rare chez les prélats d'ancien
régime de s'être assez brusquement dégagés de leur
enveloppe un peu mondaine, pour laisser apparaître
l'évêque, trop souvent dissimulé derrière le gentil-
homme ou l'administrateur. Boisgelin en offre un
exemple remarquable. Dès avant la Révolution, au
cours des événements qui la précèdent et l'annon-
cent, il se montre tel qu'il sera dans la suite : toujours
préoccupé du bien public, désireux de concorde,
d apaisement et d'union, conciliateur à l'extrême et
cependant attentif à la sauvegarde des principes et
des intérêt'; religieux. Aux deux assemblées des no-
tables, auxquelles il prend part au milieu des trou-
bles de Provence où il fait preuve de courage et de
sagesse, lois des opérations préliminaires des états
généraux, où il siégera dans l'«rdre du clené, l'ar-
chevêque d'Aix se prépare au rôle de premier plan
qu'il va jouer auprès de ses collègues constituants
et dans les conseils de Louis XVI.
Il faut le suivre à travers cette époque, fertile en
incidents de toute nature, pour comprendre son ca-
ractère et apprécier la hauteur de son esprit. Une
claire vision de l'intérêt social le préserva de céder
à l'entraînement irréfléchi qui, dans les premiers jours
des états généraux, inspira à que ques-uns de ses
collègues des initiatives grosses de périls. Aussi, loin
d'acquérir une popularité facile, il apparut, dès
l'abord, commeun suspect. Son zèle ardent, son acti-
vitéconstante dans le- travaux de l'assemblée devaient
lui en valoir une éphémère présidence ; mais, là en-
core, il rencontra plus de déboires que de confola-
tions : déj.t la prédominance des questions religieuses
surexcitait les passions de ces réformateurs impro-
visés, dont la témérité égalait l'impatience.
De tels problèmes, jetés tumultueusement dans
l'orifee des débats, ne pouvaient manquer de retenir
l'attention du prélat, à qui sa longue pratique des
affair s d'Eglise donnait une autorité partirulière dans
l'exposition des principes et la discussion des dé-
tails. C'est une des plus nobles pai;es de la vie de
Boisgelin que celle où l'on suit ses efforts pour écar-
ter le schisme qu'il pressent. Devant 1 Assemblée,
comme devant l'opinion, par ses discours à la tri-
bune, comme par ses écrits, il s'emploie, avec une
énergie éclairée, à monirer aux uns les écueils re-
doutables, aux autres les concessions permises. A
ses collègues aveuglés, au roi déstmparé, au pape
encore indécis, il essaye de tracer la voie de salut,
ma. s c'est en vain qu'il se dépense ; la fameuse cons-
titution civile est vo'ée par l'Assemblée, sanction-
née par Louis XVI, condamnée par Pie VI, et il ne
reste à Boisgelin d autre ressource que de tenter
tout ce qui est humainement possible pour éviter
une aggravation du schisme. Son esprit de conc.lia-
tion et de modération apparaît encore et, avec
quelques-uns de ses collègues les plus marquants,
tels que Champion de Cicé, il s'oppose par sa noble
attitu le de modération à l'intransigeance de trop de
membres de l'épiscopat. Où donc étaient la sagesse et
la vérité politique ? Il est bien dif.icile de le dire,
car, malgré de si généreuses tentatives, rien ne
devait arrêter le cours des événements révolution-
mires, si iortement dominé, uès son début, par la
question religieuse.
Le serment constitutionnel marque l'arrêt de la
vie publique d^ Boisgelin; il cesse de paraître à l'As-
semblée, il continue à publier des écrits où s'affir-
ment encore ses tendances pacificatrices ; sans hési-
ter, il se range avec une fierté sereine dans les rangs
de ces fidèles à qui la persécution et l'exil sont pro-
mis; et, lorsque le décret du 26 août 1792 ordonne
la déporta' ion de tous prêtres ou fonctionnaires pu-
blics ayant refufé le serment, 1 archevêque d'Aix est
contraint de s'embariuer pour l'An'^leterre.
C'est là qu'il va vivre huit années, au milieu de
nombreux évoques français qui, peu à peu, se succè-
dent, dans une société choisie et cordiale, bienveil-
lante aux pro crits. E. Lavaquery le suit pas à pas,
nous montrant les préoccupations dominantes de ce
prélat, assez hostile à l'esprit de l'émigration, espé-
rant sans doute la restaurât. on d'une monarchie na-
tionale et l'avènement d'une large conciliation politi-
que, mais soucieux avant tout des intér,.ts religieux,
et, dès que le iS-Brumairi lui apparaît ce qu'il est en
réalité : le début d'un destin nouveau, éprouvant l'im-
pression que le sort des Français et ci. ange et qu'il
se présente désormais d'autres devoirs que de sup-
porter l'exil avec dii nité.
Lorsque le Concordat eut été signé, le 15 juil-
let 1801, Boisgelin fut naturellement enclin à s'y ral-
lier et à user de sa préponJtrance parmi ses collègues
pour les déterminer à l'accepter. Il eut à lutter
contre les scrupules des uns et les intérêts lésés de
tous, car, en outre tle l'adhésion au régime consu-
laire, la démission de leur sii'ge était exigée des an-
ciens évêques. Beaucoup refusèrent et foimèrentle
noyau de ce schisme connu sous le nom de t Petite
Eglise ». Boisgelin prit la tête du mouvement adverse
et entraîna la démission de tous ceux qui, moins im-
bus de passions politiques que d? doctrine ri ligieuse
et de soif d'apaisement, comprenaient que leur de-
voir était de collaborer à l'œuvre de restauration re-
ligieuse entreprise dans une France à demi pacifiée.
Il rentra donc en France en janvier 1802. Proposé
M* 175. Septembre 1921.
pour le siège de Paris, il fut nommé à celui de Tours
et, l'année suivante, élevé au cardinalat.
Dans l'archidiocèse de Tours, le cardinal de Bois-
gelin n'eut pas le loisir de donner sa mesure, comme
il l'avait fait en Provence sous l'ancien régime. La
mort vint en eitet le surprendre au bout de deux ans,
durant lesquels il avait dépensé une activité peu
Ml' de Bùisgelin.
commune, pour la réorganisation du culte, des œu-
vres et de l'esprit religieux dans cette vaste province
ecclésiastique, qui comprenait la Bretagne et la
Vendée. Il avait conservé ses goûts de prélat aristo-
crate etlettré; mais, comme d'autres de ses collègues,
il avait vu son ancienne opulence faire place à une
médiocrité de condition qui ne lui permit même pas
d'avoir une sépulture digne de son nom et de son rang.
Le vrai monument élevé à sa mémoire est le livre
d'E. Lavaquery. Cette belle figure, où les traits du
grand seigneur sont peu à peu eilacés par ceux de
l'évêque, méritait de prendre place dans la galerie
encore incomplète de la France ecclésiastique de la
fin du xviii" siècle, à qui il fut donné de servir de
lien avec le régime issu du Concordat. Plongeant par
leurs racines dans le passé, de; hommes comme le
cardinal de Boisgelin s'épanouissent dans les temps
modernes. On retrouve, à suivre leur carrière, le re-
flet des atmosphères diverses oij leur vie se déroula,
et, si quelques-uns ne se détachent que faiblement du
fond de la scène, il en est d'autres qui dégagent une
originalité puissante, révèlent un rare talent, affirment
un noble caractère. N'est-ce pas parmi ceux-ci que doit
être rangé le prélat dont E. Lavaquery s'est fait le
biographe avec un esprit critique qui a su reserver
sa place à la sympathie ? — B. Combes de Patris.
Com'bes {Justin-Louis-£mi7«), homme politique
français, né à Ro iuecourbes( l'arn) le 6 septembre 1835,
mort à Pons (Charente-Inférieure) le 25 mai 1921.
Fils de modestes artisans, au labeur acharné et à
l'abnégation desquels il rendit mainte fois hommage,
il fut destiné par ses parents à 1 1 carrière ecclésias-
tique et fit ses études au petit séminaire de Castres,
à l'école des Carmes, à Paris, et enfin au gran 1 sé-
minaire d'Albi. Il se révéla ardent à l'étude et liseur
infatigable. Mais il fut bientôt en proie à une cri?e de
conscience, sentit la vocation rel.gieuse l'abandonner
(sinon encore la foi) et, sans attendre l'ordination,
quitta le séminaire. Rentré dans le monde, mais encore
fidèle à ses premières études, il décide de se tourner vers
l'enseignement, mais emprunte à la philosophie sco-
lastique le sujet de ses deux thèses de doctorat : la
Psychologie de saint Thomas d'Aquin et ta Qu retle
de saint Bernard et d'Abilard (1860). Reçu docteur,
il est envoyé au collège de l'Assomption, de Nimes,
où il professe la philosophie ; puis, cette fois à titre
de professeur Je rhétoniue, au colKge de Pons. Il
abandonne la carrière univer itaire, pour se tourner
vers la médecine, et, tout en rédigeant un ouvrage
sur la LtUéralure des Pères et son rôle dans l'éduca-
tion de la jeunesse, ouvrage où ne se lais e pas
pressentir la politique du futur président du conseil,
il fait à Paris ses étu.les de médecine. Docteur
en 1867, il va s'établir à Pons où, à l'exception de
courts séjours à Paris, il fixera désormais sa résidence.
Bientôt, c'est la politique qui l'attire. Conseiller
LAROUSSE MENSUEL
municipal, puis maire de Pons (1875), il prend dans
la Charente-Inférieure une grande autorité et devient,
en 1879, conseiller général.
Pendant ces années, qui sont comme une période
préparatoire à son grand rôle parlementaire et gou-
vernemental, il a de nouveau évolué, s'est complète-
ment détaché de l'Église catholique ei est devenu
d'autre part un républicain ardent et
sincère, bientôt attiré vers les idées
les plus avancées, décidé à achever
l'œuvre de la Révolution française. Élu
sénateur en 1885 et constamment réélu,
la fermeté de ses convictions, l'éner-
gie qu'il apporte à les détendre et
aussi son labeur a'sidu dans les com-
mis<ïions le mettent en lumière dans
la haute As'iemblée. En 1894 et 1895, il
est vice-président du Sénat.
Il s'est dès lors spécialisé dans les
questions de l'enseignement, a publié
un rapport sur L'Enseignement en Algé-
rie; un autre sur les Traitements des
instituteurs. "Le 3 novembre 1895, il de-
vient ministre de l'instruction publique.
Tombé du pouvoir avec le cabinet
Bourgeois, il est, pendant la douloureuse
crise d'opinion où se débat la France
à la suite de l'affaire Dreyfus, l'un des
leaders du parti radical. Au cours des
luttes nombieuses et vio.entes qu'il
soutient, des campagnes qu'il mène
dans l'Assemblée et devant l'opinion
pour la défense républicaine et laïque,
il acTuiert une grande nototiété. Wal-
deck-Rousseau le juge seul capable de
continuer son œuvre d'alifermissement
de la République et, le 7 juin 1902, le
désigne au choix du président Loubet.
Président du conseil, Emile Combes,
au cours de son long ministère, s'assi-
gnera pour tâche essentielle l'applica-
tion de la loi de 1901 sur les congréga-
tions non autorisées et,enprenr»nt texte
de cette loi (il l'avait fait prévoir peu
de temps auparavant), la disparition de
l'enseignement congréganiste. Partisan,
précédemment, de la liberté de l'ensei-
gnement, celle-ci ne lui paraissait plus compatible
désormais avec le triomphe de l'esprit républicain,
qu'il voulait assurer à tout prix.
L'histoire d'Emile Combes, pendant son mi-
nistère, se confond avec l'hi?toire intérieure de la
France pendant cette période. On ne peut qu'en si-
gnaler brièvement les grands traits. Désireux de
constituer une majorité républicaine, Combes pra-
tique la politique dite du Bloc, qui devait réunir
tous les partis républicains, et fut amené à s'appuyer
sur Us éléments de gauche et d'extrême gauche. Son
gouvernement put apparaître comme un eouverne-
ment de parti. Les socialistes dans le Parlement,
la franc-maçonnerie et les groupements dis institu-
teurs en del.ors
du Parlement lui
prêtèrent leur ap-
pui. Fort de cette
majorité et de ces
appuis.ilappliqua
à la rigueur la loi
dui"juilleti90i,
fit fermer des cen-
tainesd'établisse-
ments congréga-
nistes, obtint de
la Chambre le re-
jet de toutes les
demandes for-
mées par les con-
grégations non
autorisées pourob-
tenir leur auto-
risation. Il trans-
formait ainsi,
comme leluireprocha l'auteur même de laloi.Waldeck-
Rousseau, une loi de « contrôle » en loi d' « exclusion ».
Poussant jusqu'au bout ses idées et décidé àdéiru.re
les dernières survivances de la loi Falloux, il réussit
à faire voter la loi du 7 juillet 1904, qui interdisait
l'enseignement à toutes les congrégations.
Partisan d'abord du maintien strict du Concordat,
qui lui paraissait un moyen de surveiller l'Église, les
conflits où sa politique l'entraîna avec le pape
(conflit au sujet de la nomination des évêques Oe
Laval et de Dijon, opposition du pape aux mesures
contre les congrégations) et la rupture des relations
diplomatiques entre la f-rance et le Vatican qui s'en
suivirent (juil. 1904) l'amenèrent à envisager la sé-
par.ition de 1 Église et de l'État.
Elle ne fut réalisée qu'après qu il fut tombé du pou-
voir. Le 24 janvier 1905, il dutdém ssionner à la suite
des incidents violents causés par l'ahaire des « fiches »
(imaginées par le ministre de la guerre pour noter les
sen'iments plus ou moins républicains des officiers).
Il fut dès lors le président de la gauche démocra-
tique et républicaine au Sénat et ne joua plus un
Emile CoQibes. il'liot. L.adrey Disiiéri.]
rôle de premier plan. Vivant une partie de l'année
à Pons, dont il était resté le maire et où il me-
nait une simple et patriarcale existence, il ne sortit
de sa demi-retraite que pour reprendre (1014-1915)
le léger portefeuille de ministre d'État dans le « grand
ministère > , où toutesles nuances de l'opinion devaient
être représentées. Il tint alors à honneur de parti-
ciper à l'Union sacrée.
Comme d autres sont l'homme d'un livre, Emile
Combes fut l'homme d'une idée : l'an'icléricalisme.
11 eut la conviction, et l'intransigeance et la raideur,
de ceux que possède tout enti< rs une idée. Son nom
qui, pour cette même raison, a été tant de fois
exalté ou maudit, restera attaché à la lutte contre les
congrégations et l'enseignement religieux et, comme
tel, il symbohse une des époques de notre récente
histoire. — L. Vkhoshne.
Constantin Ouys, par Gustave Geffroy. —
Constantin Guys n'est pas populaire comme un Dau-
mirr ou un Gavarni. Cependant, ce ne sont plus
seulement des artistes et des amateurs d'art qui le
connaissent aujourd'hui : il a sa place au premier
ConslanUii l.uya (1805-tSW!:.
rang des illustrateurs les plus curieux, les plus per-
sonnels du siècle dernier. Et un ouvrage comme ce-
lui que vient de publier Gustave Geffroy, sur l'homme
et l'œuvre, élargit encore cette place, consacre défi-
nitivement cette gloire.
Sur Guys, on avait jusqu'ici l'étude de Baudelaire,
publiée dans le Figaro en 1863, republice en 1869
dans le livre du poète : l'An romantique, les pages
de Théophile Gautier dans la préface des Fleurs du
mal, une note du Journal des Concourt, une autre
d'Edmond de Goncourt seul, et l'émouvant récit de
Nadar (Figaro du 15 mars 1892), peu de jours après
la mort de l'artiste.
Baudelaire avait puissamment attiré l'atteqtion
sur celui qu'.l appelait le « Peintre de la vie moderne ».
Guys ne permettait pas qu'on le désignât autrement
que par 1 init.ale de son nom. Une de ses grandes
originalités, une singularité presque incompréhen-
sible de nos jours, était sa passion de l'incognito.
Thackeray ayant un jour parlé de lui dans un petit
journal londonien, il s'en fâcha comme d un outrage,
d'un crime de lèse-puueur. « Quand il apprit, raccnte
Baudelaire, que je me proposais de faire une appré-
ciation de son talent, il me supplia, d'une manièie
impérieuse, de supprimer son nom ». Et toute sa
vie il gardera non seulement le goût farouche de
l'anonymat, mais comme l'aversion de toute confi-
dence.
Cet éclatant sobriquet de • Peintre de la vie mo-
derne » était un mot d'actualité qui ne pouvait gar-
der son plein sens que pour une génération, pour
celle dont Guys avait observé les façons d'être. Dans
l'esprit de Baudela.re, il signifiait surtout que Cons-
tantin Guys n'obéissait à aucune suggest on passéiste.
Comme le dit Gautier, Baudelaire aimait dans Guys
l'uabsencecomplèled'antiquité», c'est-à-dire d'obéis-
sance aux prescriptions académiques.
Gustave Gellroy, dans son beau livre, surnomme
Guys r « Historien du second Empire ». Pour nous
et pour l'avenir, voilà le mot caractéristique, décisif.
Car nul ne tentera une évocation en quelque sorte
psychologique des années comprises entre iSjo et
1870, sans recourir aux dessins de Guys, à ceux qui
ont subsisté d'une production étonnamment sura-
bondante.
Cet historien du second Empire était né en 1802, à
FlesSingues (Hollande), d'un père, commissaire en chef
562
de la tnarinefrançaise, attaché au port de Rotterdam. A
dix-huit ans, il ht la campagne de Grèce avec Byron.
Ce n'est « pas rare, et il est bon, remarque avec fi-
nesse Gustave Getiroy, qu'il y ait eu un enthousiaste,
un ardent homme d'action au début de la vie de ces
observateurs que l'on proclame ironiques et cruels
et qui sont des désabusés ». Il voyagea. Puis il sé-
journa à Londres. Là, il devint collaborateurde « l'U-
lustrated London News •. Il va, pour ce journal, en
Bulgarie, en Espagne, en Italie, en Egypte, en Algé-
rie, en Turquie. Il assiste à la guerre de Crimée. Des
avant-postes, indiflérent au danger, par nature et
peut-être par dandysme, il expédie chaque soir —
correspondant ponctuel et généreux — des huit, dix
croquis. Vers l'âge de soixante ans, il s'installe à
Paris, tout en haut d'une maison de la rue de Pro-
vence. Il explore < la surface et le fond » de la vie
parisienne, se plaît à toute l'animation de la ville,
cherche à tout voir, voit tout. D'après Baudelaire,
il s'écria, un jour : • Tout homme qui s'ennuie au
sein de la multitude est un sot ! un sot ! Et je le
méprise !... » A intervalles irréguliers apparaissaient,
chez de modestes marchands d'imases, t comme
dune génération sponlanée », dit Gustave Geflroy,
des pochades au crayon, au charbon, à l'encre, sur
n'importe quel papier, non signées; elles se vendaient
I franc les grandes, o fr. 75 ou o tr. 50 les autres. Et
le vieil artiste n'avait pour vivre qu'une modique
pension servie par un cousin... En 1885, à quatre-
vingt-trois ans, un soir de mardi gras, où il voulait
« voir > encore, être l'homme des foules, il fut renversé,
rue du Havre, par un fiacre. On le transporta à la
Maison Dubois, avec deux fractures à la jambe. Pen-
dant sept ans, il resta dans cet hospice, seul ; ...immo-
bile et seul. Il y mourut lamentablement délaissé,
en 1892.
Une première exposition de ses oeuvres, annoncée
en 1893, eut lieu en 1895. Elle se composait, rapporte
Gustave Geflroy, de pièces groupées sous ces rubri-
ques : Htgh-Li/e et Low-Lt/e. Le premier groupe com-
prenait quatre subdivisions : Cavaliers, chevaux,
voitures ; — Militaires ; — Mondanités ; — Exotiques.
Le fécond groupe comptait 77 numéros, qui prome-
naient l'imagination du bal Musard au quartier
Bréda, d'un cabaret de la Cité à la barrière du Trône.
Les titres, d'ailleurs, soulignaient les sujets, de façon
I adroiteet saisissante • . Exemple : A quoi ptnsc-t-elU f
— Vaporeuse. — Dehors. — Chez elle. — Est-ce
celui-là qui vient ? etc.
Constantin Guys sut fixer en traits d'une intensité
synthétique tous les spectacles de son temps, ceux
de la haute élégance (où figurent des dames de la
cour et l'impératrice elle-même, en carrosse ou dans
des toilettes d'apparat), comme les spectacles bour-
geois, faubouriens et canailles, notamment ceux des
liesses déhanchées, des bals publics, de Bullier ou
des guinguettes. Le bal, il en a senti « toute la fiè-
vre », en a observé l'eiïervescence « avec toute sa
gradation t. F*, «-^i pages d'une ^'.rh^' oonl^-nv, Gus-
LAROUSSE MENSUEL
« C'est un éblouissement, écrit Gustave Geffroy,
que de voir surgir des cartons ces créatures hardi-
ment dessinées, campées de main de maître, parfois
parées de couleurs sourdes et riches, d'une harmonie
étrange et sobre à la fois. Toutes les manières im-
promptues, réfléchies, légères, graves, du génie de
Guys sont ici avec des croquis clairs autant que des
Bal public, aquarelle de Constantin Guys (musée <iu Luxembourg).
tave Geffroy, à travers Constantin Guys, célèbre la
.brillante folie comme l'harmonie et la poésie de la
danse...
Aujourd'hui, l'on peut connaître Guys en visitant
l'hôiel Car.iavalet. Sans posséder tout ce qui reste
d'une œuvre, d'ailleur> impos-ible à inventorier et
dont une grande partie a di-paru, le musée de la
Ville de Paris offre au public une collection par-
faitement représentatrice. On la doit à Henri
Céard. 11 était bibliotliécaire à Carnavalet, en 1885,
lorsque le peintre de la vie moderne, las, essoufilé,
ayant la mine d un cen enaire, vint, tou ours mys-
térieux, oUrir ses dessms au prix ae quarante sous
la pièce.
D'uD pas leste, dessin de Constantin Guys.
crayons du dix-huitième siècle, avec des lavis lourds
d'encre ou rayonnants de couleurs brunies et dorées
qui évoquent les maîtres du clair-obscur, parfois
avec des silhouettes d'une force étonnante, qui dres-
sent leurs profils et leurs volumes sur des fonds li-
vi.les, grisâtres, chauJs comme des flammes, écla-
tants comme des lumières. On voit, on devine
que Guys a observé ces êtres dans des milieux
ardemment éclairés, ou dans la pénombre des ten-
tures et des chambres closes, et qu'il a tout emporté
dans sa mémoire d'artiste, visuelle et intelligente. »
Gustave Geflroy, dont la science
et la délicate perception esthé-
tique excellent à rapprocher en-
tre eux les artistes d'une même
lignée, apparente Guys à Mo-
reau le Jeune, à Debucourt,
Carie Vernet, Eugène Lami,
Henri Monnier, Uevéria, mais
surtout à Goya. « Même réalité
fantastique, mêmes apparitions
saisissantes, même ombre, même
lumière, même distinction ar-
tiste dans le trivial >. Parmi les
débiteurs de Guys seraient Mar-
celin, Manet, Kops, Degas, Fo-
rain, Toulouse-Lautrec. Avec
un raffinement de lettré, qui
d'ailleurs éclaire les explications
du critique d'art, Gustave Gef-
froy établit aussi des liens fa-
miliaux entre le peintre-illustra-
teur et plusieurs écrivains de
son temps. Les dessins de Guys
seraient un peu comme la ré-
plique au fusain, à raquarelle",
de certains poèmes de Baude-
laire, et de piges prises à
l'œuvre des Concourt, de Huys-
mans, de Paul Alexis, de Paul
Adam, de Louis MuUem, de
Lucien Descaves.
L'ouvrage de Gustave Geflroy, luxueusement
présenté, orné de magnifiques héliotypies, n'est
pas seulement un hommage à Constantin Guys.
On pourra.t le définir comme un large « essai »
qui poétise cette curiosité universelle, cette coura-
geuse et loyale curiosité sans laquelle il n y a pas
de profonde hygiène esthétique pour une sensibilité
mollerne.
Gustave Geffroy exalte une fois de plus l'amour de
la v.e sous ses multiples aspects, dans ses modes et
manifestations les plus disparates et les plus hardis,
— l'amour de la vie, qui n'est en somme que l'amour
philoso hique de la vérité, c'est-à-dire une conquête
de la raison. — LÉopoLD-LAcoufu
«• 775. Septembre 1921.
Etienne (Êug^nu-Napoléon), homme politique
français, né à Oran le 15 décembre 1844. — Il est
mort à Paris le 13 mai 1921. Eug. Etienne était fils
d'un officier qui avait pris part à la conquête de l'Algé-
rie. Il avait suivi les classes du lycée d'Alger, puis
était entré dans les atlaires.
Etienne était employé aux Messageries maritimes, à
Marseille, quand, en 1869, lors des élections au Corps
législatif, Gambetta se présenta dans cette ville.
Acquis aux idées républicaines, il soutint active-
ment la candidature du tribun. Ce bienfait ne fut pas
perdu. Gambetta, qui avait, au reste, apprécié le
caractère et l'activité du jeune homme, lui accorda
son amitié agissante. En 1878, il le fit nommer ins-
pecteur des chemins de ferde l'Etat et, le 21 août i88i,
sous ses auspices, Etienne fut élu député de la
1" circonscription d'Oran. Son mandat législatif lui
sera renouvelé régulièrement pendant près de qua-
rante années, le plus souvent sans qu'aucun concur-
rent lui soit opposé.
Député, Etienne est contraint de résigner ses
fonctions d'inspecteur. Mais il n'en continue pas
moins à s'occuper des problèmes ferroviaires : en
janvier 1881, il est appelé au conseil d'administra-
tion du réseau de l'Etat ; il fera partie, à la Chambre,
de la commission des chemins de fer et siégera au
comité consultatif qui assiste pour ces questions le
ministre des travaux publics.
Il prend place au Parlement, dans la majorité op-
portuniste, au sein de laquelle il jouit tout de suite
d'un grand crédit, dont témoigne sa nomination,
dès 1882, comme secrttaire de la Chambre. Après
Gambetta, il suit Jules Ferry, approuve l'expéJition
du Tonkin et les aspirations sur la Tunisie, car, déjà,
il est ambitieux pour la France d'un grand empire
colonial. La commission du budget lui donne à rap-
porter, outre le budget de l'Algérie (exercices 1885
et 1887) et divers projets ou propositions intéres-
sant les trois départements africains, le budget du
service colonial (1887). Il se trouve ainsi particuliè-
rement préparé à recevoir, le 7 juin 1887, dans le
cabinet Rouvier, la charge de sous-secrétaire d'Etat
des colonies, sous l'autorité du ministre de la marine.
Rouvier tombe le 4 décembre, et Etienne avec lui.
Mais, en mars 1889, Tirard le rappelle à ce poste, rat-
taché cette fois au commerce. Il y reste avec Frey-
cinet, jusqu'en février 1692.
Ces trois années sont capitales dans la vie d'Etienne
comme dans l'histoire coloniale de la France, puis-
que c'est pendant cette période et pour une grande
part sous l'impulsion du sous-secrétaire d'Etat
que, par des missions d'exploration, des actions
militaires et des accords internationaux, sont
posées les bases de notre empire africain. Etienne
a la vision d'un vaste domaine français s'étendant
sans solution de continuité des rives méditerra-
néennes au golfe de Guinée, du golfe de Gabès à
l'Atlantique, inépuisable réservoir d hommes et de
ressources naturelles.
Bien qu'il ait pour l'Afrique une prédilection, na-
turelle chez cet Oranais, l'Asie le trouve également
vigilant. Déjà, lors de son premier passage aux af-
faires, en 1887, il a réalisé administrativement l'union
indochinoise et réglé les attributions du gouverneur
général. En 1891, il réorganise l'administration, en
lui donnant le siatut qui la régit encore. Il s'attache,
en outre, à consolider notre pouvoir dans ces
régions.
Une telle politique ne va pas sans susciter les pro-
testations de ceux, parmi lesquels Clemenceau et
Pelletan, qui veulent réserver les efforts pour la dé-
fense du territoire, au lieu de les éparpiller dans des
entrepr.ses lointaines. Et certaines initiatives du sous-
secrétaire d'Etat se heurtent à la susceptibilité de la
Chambre. Il n'en poursuit pas moins tenacement son
œuvre, et, lorsqu'il quitte son poste, les services co-
loniaux sont dotés d'une organisation qui va bien-
tôt leur permettre de recevoir l'autonomie.
Revenu à son pupitre avec une autorité accrue,
Etienne est porté, en octobre 1892, à la vice-prési-
dence de la Chambre. Disons tout de suite qu' 1 sera
maintenu dans cette dignité, presque toujours comme
premier vice-président, d'abord jusqu'en janvier 1896,
puis à partir de juin 1902 jusqu'en juin 1914,
avec les seules interruptions de ses passages au
pouvoir. Il reprend place à la commission du
budget, qui lui confie l'examen du budget des
travaux publics (exercices 1892 et 1894), et entre
à la commission de l'armée, pour laquelle il rap-
porte, entre autres projets, celui portant création
de troupes sahariennes. Déjà président du groupe
colonial de la Chambre, il le deviendra de la com-
mission des colonies.
Il est le leader du parti colonial. II proteste, en
juin 1894, contre l'inaction de la France en Afrique,
inaction que d'autres mettent à profit (accords an-
glo-congolais et anglo-italien). Son but, qui est at-
teint, est de donner au ministre des afiaires étran-
gères, vis-à-vis de l'Angleterre, l'appui du Parlement,
« pour faire respecter les droits de la France ».
Cette même année, les affaires de Madagascar lui
sont une occasion de définir à nouveau sa doctrine :
« Nous ne faisons pas, déclare-t-il, de la politique
coloniale pour le simple plaisir de vaines satisfactions
M* >76. Septembre 1921.
<i'amour-propre. Le but eft plus élevé. Vous ne pou-
vez ignorer la lente évo ution qui s'est produite clans
le monde et qui nous commande impérieusement de
ronstituf-r les réservoirs économiques destinés à as-
surer l'avenir. •
Pour cette politique, il faut une armée spéciale de
troupes solides, entraînées, habituées aux privations,
accoutumées aux climats tropicaux. Etienne propose
de créer cette armée coloniale avec le 19" corps, ce-
lui de l'Algérie, accru des contingents indigènes du
Sénégal, du Soudan, de Madagascar, d'Indcchine.
lit lorsque, en 1900, le gouvernement prend l'initia-
tive de cette organisation, Etienne en suit assidû-
ment la discussion devant la Chambre.
Par ailleurs, il défend l'expédition du Touat, né-
cessaire pour établir un lien entre le Nord africa n
et le Soudan. (I se prononce en faveur de la péné-
tration pacifique au Maroc et présente, en 1904, un
projet de résolution ayant pour objet la création
d'un institut marocain. Il est chargé par la commis-
sion des affaires extérieures et coloniales de rappor-
ter le projet approuvant la convention conclue le
7 octobre 1902 entre la France et le Siam.
Bien entendu, l'Algérie reste au premier plan de
ses préoccupations. Il s'élève contre la campagne
•antijuive menée dans la colonie et fait voter à ce
sujet un ordre du
jour « comptant
sur l'action éner-
gique du gouver-
nement pour as-
surer la sécurité
ind spensable à
l'œuvre de colo-
nisation ». Il rap-
porte favorable-
ment la législa-
tion forestière de
l'Algérie et le pro-
jet de chemin de
fer de Tlemcen
à la frontière ma-
rocaine. Il dé-
pose une proposi-
tionconcernant la
Eugène EUenne. dénaturation en
Algérie de cer-
tains alcools, et une autre, qui est adoptée, desti-
née à protéger les mistelles algériennes par l'appli-
<ation aux mistelles étrangères du tarif général des
douanes.
En ce qui concerne la politique extérieure, il
salue le rapprochement avec l'Angleterre et avec
l'Italie. Il s'oppose à tout désarmement, tant que
r.\llemagne n'aura pas donné l'exemple. « De-
meurons pacifiques, dit-il ; mais soyons forts et
puissants, pour que nous puissions reprendre la
place légitime qui nous est due dans le monde. »
Partisan des lois de laïcité, il encourage les ré-
formes de Waldeck- Rousseau et celles de Combes. 11
préside un des groupes du Bloc républicain, le
plus modéré, l'Union démocratique, et fait aussi
partie de la fameuse 0 délégation des gauches »,
dont il signe les ordres du jour.
Le 24 janvier 1905, le cabmet Rouvier remplace
le cabinet Combes. Etienne est nommé ministre de
l'intérieur. A ce titre, il suit la discussion du service
■de deux ans en ce qui concerne le contingent algé-
rien, celle du régime du gaz à Paris, et celle de la
séparation des Eglises et de l'Etat. Il doit se préoc-
cuper des grèves de Limoges. Le 12 novembre 1905,
dans le même cabinet, il échange le portefeuille de
l'intérieur contre celui de la guerre, qu'abandonne
Herteaux, et reste rue Saint- Dominique lorsque
Sarrien succède à Rouvier.
Parmi les divers projets qu'il fait adopter, signa-
lons la réintégration, dans les cadres de l'armée, du
capitaine Dreyfus, avec le grade de chef d'escadron,
et du lieutenant-colonel Picquart, promu général de
brigade, et quelques modifications de détail à la loi
de 1905 sur le recrutement dé l'armée. Le 19 octo-
bre 1906, il suit son cl.ef dans sa retraite et laisse la
place au gén'/ral Picquart.
Après un espace de six années, au cours desquel-
les il intervient dans les affaires de l'Ouenza, du
Maroc, de l'Ouadaï et reçoit la présidence de la
commission de l'armée, Etienne reprend le porte-
feuille de la guerre dans les cabinets Briand et Bar-
tliou, du 21 janvier au 2 décembre 1913. Son pre-
mier acte est de demander au Parlement l'autorisa-
tion d'engager une dépense de cmq cents millions
|x>ur accélérer la défense nationale. S'il n'obtient pas
cette satisfaction, son ministère est du moins marqué
par la réalisation de deux projets importants : la
création d'une nouvelle région de corps d'armée,
la 21", et le rétablissement du service de trois ans,
pour le vote duquel il associe ses efforts à ceux du
président du conseil, Bartliou.
Le II janvier 1920, Etienne quittait le Palais- Bour-
bon pour entrer au Sénat, où il se faisait inscrire au
groupe de la gauche répui.licaine, et siégeait au sein
tle la commission de l'armée.
Son action coloniale s'exerçait hors du Parlement,
.<l'abord au conseil supérieur des colonies, ensuite au
LAROUSSE MENSUEL
comité de l'Afrique française, et à celui de l'Asie
française, qu'il avait fondé en 1901. Il était vice-pré-
sident de ces deux organismes d'initiative privie et
avait été, au début, le président du second. II prési-
dait, en outre, le Comité du Maroc. Mentionnons
aussi que son activité s'employait dans différents
conseils d'administration, notamment à la tête de la
Société de transports en commun de la région pari-
sienne.
Avec Etienne a disparu, peu après Antonin Du-
bost et Joseph Reinach, un des derniers survivants
des « amis de Gambetta », qui étaient groupés sous
sa présidence. Chaque année, il se rendait en pèleri-
après quatre révolutions politiques, et Briand
souligna les singularités d'un système qui ferait
élire un député par un moins grand nombre de voix
qu'un conseiller général ; il ajouta que, les assem-
blées municipales jouant dans le recrutement du
Sénat un rôle essentiel, cette considération était de
nature à influencer la haute Assemblée et que, par
suite, l'adoption d'une réforme limitée ne semblait
pas d'une liab le tactique.
L'intervention des deux hommes d'Etat fut déter-
minante. Par 32g voix contre 95, les lois et règlements
sur l'électorat et l'éligibilité à toutes les assemblées
élues furent déclarés appl.cables à tous les citoyens
Aux courst'S, afiuar-lK- de Constantin Oujs
nage à VilIe-d'Avray, où est mort le tribun, à Nice,
où se trouve son tombeau.
Lui-même eut des obsèques solennelles. Deux ma-
réchaux de France, Joflre et Franchet d'Esperey, un
vice-président du Sénat rem laçant le président souf-
frant, le président de la Chambre tenaient les cor-
dons du poêle. Le président de la République était
représenté. Le président du conseil et la plupart des
ministres suivirent le corps. Parmi les paroles pro-
noncées au cimetière du Père-Lachaise, où le convoi
se rendit directement, citons celles du gouverneur
général des colonies, Roume, où est justement évo-
qué « le robuste et sain optimisme qui émanait de
cet homme à la carrure puissante, au masque volon-
taire, mais en même temps au regard et au sourire
si bienveillants ».
Etienne a publié en librairie, en 1897, un opuscule
intitulé les Compagnies de colontsalwn, et, en igoi,
une conférence sur l'Algérie, au point de vue politi-
que, administratij et économique. — G. Uirscufeld.
France. Histoire politique contemporaine
(suite.) — Ministère Clemenceau (suite). — La réforme
électorale. La guerre avait empêché le Parlement de
modifier les lois organiques sur l'élection des députés.
La question fut reprise après 1 armistice, et la loi du
12 juillet 1919 établit le scrutin de liste avec représen-
tation proportionnelle (Larousse Mensu.l, t. IV,
p. 917 et 969). Mais l'heure était-elle venue d'accorder
aux lemmes les droits politiques ?
Les femmes et le droit de vote. Après les Etats Scan-
dinaves, les Etats unis de l'Amérique du Nord,
l'Australie, la Nouvelle-Zélande, la Finlande, on
avait vu, depuis la Grande Guerre, le droit de suf-
frage accordé aux femmes en Angleterre, en Allema-
gne, en Rus ie, en Autriche, en Belgique. Convenait-
il, au lendemain d'une période où elle s'était distin-
guée par son activité, son dévouement, son courage
même, d'appeler la femme française à la vie publi-
que ? C'était l'avis de tous ceux qui la jugeaient
capable d'intervenir utilement dans nombre de
questions sociales et digne, par son rôle familial,
d'exercer les droits politiques. Mais, alors que les uns
entendaient lui conférer immédiatement l'intégralité
ae ces droits, d'autres voulaient la priver de l'élec-
torat législatif, et tel était l'avis de la commission
du sulirage universel, qui proposait de l'admettre ii
voler seulement dans les élections aux conseils muni-
cipaux, d'arrondissement et généraux, et à ne siéger
que dans les conseils municipaux, l'âge électoral
étant fixé pour elle à 30 ans au lieu de 21 ans ; elle
ne pourrait, d'ailleurs, être déléguée sénartoriale.
Le rapporteur, P.erre-Ltienne Flandin, aprèsavoir
défendu le projet de la commission, déclara qu'il ne
constituait qu'une première étape et que la réforme
ainsi limitée aurait sans doute l'assentiment du
Sénat. Mais Viviani, rappelant le mot de Beaumar-
chais : « mineure pour ses biens, majeure pour ses
fautes • , montra que la condition civile et civique de la
femme ne s'était pas modifiée depuis le xviii' siècle.
français sans distinction de sexe (20 mai 1919). I-a
Chambre, par une résolution du 7 octobre, invita le
gouvernement, malgré l'opposition du ministre de
l'intérieur, à obtenir du Sénat la mise de la propo-
sition à l'ordre du jour avant les élections les plus
prochaines. Il ne fut pas tenu compte de ce vœu.
L'ordre des élections. Lorsque le traité de Versail-
les eut été ratifié et qu'il put être procédé à la démo-
bilisation, le gouvernement, fidèle à la promesse qu'il
avait faite à la Chambre le 22 juillet 1919, se mit
en devoir de renouveler les assemblées élues, qui
avaient, en raison des hostilités, prorogé d'elles-
mêmes leur mandat. Après une discussion très ani-
mée, le 15 octobre 1919, la Chambre décida — et
le Sénat se rangea à cet avis — que les élections
législatives auraient lieu les premières, les élec-
tions sénatoriales les dernières, et que, dans l'in-
tervalle, les conseils municipaux et les conseils géné-
laux seraient renouvelés {Larousse Mensuel, t. IV,
p. 969). Le pays allait donc pouvoir, dans une série
de consultations qui englobaient les intérêts géné-
raux et locaux, manifester sa volonté au lendemain
de la Grande Guerre.
Les élections législatives. La lutte électorale. Dès
le mois d'août, la période électorale fut virtuellement
ouverte par un discours de l'ancien président du
conseil, Aristide Briand, qui, à Saint-Etienne, à
Saint-Charaond et plus tard à Nantes, fit connaître
son sentiment sur la politique qu'il souhaitait voir
triompher. Sans dénoncer l'Union sacrée, comme on
le lui reprocha alors, il ne voulait pas qije, sous le
couvert de cette union, les révolutionnaires de droite
et de gauche pussent bénéficier d'une équivoque, que
la solidarité devant l'ennemi dégénérât en confusion
devant l'électeur. La France au-dessus des partis,
mais la République au-dessusdes intrigues; la Répu-
blique ouveite, courtoise, neutre en matiire confes-
sionnelle, mais assurant la liberté des croyances ; les
hommes au pouvoir gouvernant avec leur parti,
mais pour le pays ; le contrôle des Chambres n'al-
lant pas jusqu'à l'usurpation de l'action mini-térielle ;
le rôle du chef de l'Etat plus étendu ; le Sénat,
organe d'équilibre, plus largement recruté : telles
étaient les grandes lignes d'un programme qui, tout
en admettant les luttes et les conflits d'idées comme
la condition du progrès, plaçait au premier rang
l'intérêt national et la paix civile.
Dans les collèges électoraux comme dans le Par-
lement, les partis sont la condition même de l'action
publique, mais ils n'aboutiraient qu'à la dissolution
du corps national s'ils n'étaient, d'un consentement
commun, dominés par la conscience générale d'une
nécessité supérieure d'union. Ainsi s'exprimait le
président du conseil, le 4 novembre, à ^trasbou^g ;
car il s'était cru moralement obligé de parler au pays,
à la veille des élections, au cœur même de l'.Alsace
libérée. Les lois de laïcisation seront conservées :
elles se concilieront avec les libertés confessionnelles,
dont les légitimes revendications • ne s'embarrasse-
ront plus du poids mort des anciens partis >, trop
LAROUSSE MENSUEL. — V.
21"
564
enclins à confondre la politique et la religion dans
les efforts de retour aux régimes du pa se. Mainte-
nant que la France a défendu son droit à la vie, elle
doit agir. Les institutions ne valent que par l'éner-
gie, par la fermeté du caractère beaucoup plus rare
chez nos hommes publics que l'éclat de l'intelligence.
La seule source d'autorité se trouve dans une majo-
rité de gouvernement, constituée sur des formules
précises, résolue à o maintenir pour développer » ;
le vrai remède à la confusion des pouvoirs n'e^t pas
dans la « proportionnelle », mais dans 1 organisation
d'un régime de liberté régionale, qui mettrait fin aux
routines administrativesetressusciterait les initiatives
fécondes. Dans l'ordre social, réalis;.tion de toutes
les réformes propres à mettre fin aux conflits du
capital et du travail : participation de l'ouvrier au
succès de l'entreprise, par l'attribution d'une part de
propriété, développement des coopératives, capacité
civile des syndicats, lutte contre! insalubrité, la ma-
ladie et l'alcoolisme, intensilication de la production
industrielle et agricole. Mais, sus au bolchevisme !
guerre aux manifestations de violence et au désor-
dre, qui ne peut être un principe de vie ! Les an-
ciennes oligarchies ont succombé pour avoir cru,
comme aujourd'hui certaines organisations ouvrières,
que tout leur était permis :
...L'ouvrier a des droits, dont il veut, avec grande raison,
imposer le respect. M is il doit, à son tour, respecter les
droits d'autrui. Le socialisme n"a pas de sens, s'il n'est d'un
idéalisme ordonné. La révolut on française doit vraiment
aboutir à autre chose qu'à un dépLcement d'.niquitcs.
Enfin, il n'y a pas que l'ouvrier de l'usine, il y a l'ouvrier
de la terre, ie paysan, dur à lui-même, qui, du lever au coucher
du soleil, ne compte pas ses heures et ne voudrait pas devenir
le paria d'un monde industriel, aux avantages duquel il n'est
pas en état de participer...
Tous les parti?, en somme, exception faite des so-
cialistes unifiés, se prononçaient pour une politique
d'union, d'ordre et de travail, indispensable au relè-
vement de la France. Lé parti radical et radical-
socialiste tint à Paris, les 21, 22 et 23 septembre, un
congrès dont la déclaration finale, due à Maurice
Sanaut, futsous ce rapport aussi nette que possible.
Frappés d'ostracisme par les unitiés qu'attiraient les
théories de Lénine, les radicaux étaient indiiiérents
à cette mesure, parce qu'ils rejetaient le communisme
soviétique, et répudiaient la doctrine des classes
comme une survivance du droit primitif; ils déci-
dèrent de lutter en commun avec tous les cand dats
qui acceptaient sans arricre-pensee les lois politiques
et sociales de la République parlementaire.
Aux républicains qui f isaient le sacrifice de cer-
taines impatiences au souci de relever leur pays
dans la paix l'obligation s'imposait de se grouper
pour barrer la route aux bolchevistes, et ils consti-
tuèrent à cet effet le Bloc national républicain, dont
Adolphe Carnot, président de l'Alliance républicaine
démocratique, présida le comité exécutif, compre-
nant : l'Alliance républicaine démocratique, la Fédé-
ration républicaine, l'Union nationale républicaine,
la Fédération des républicains démocrates, l'Action
libérale populaire, le Parti socialiste national, la
Ligue civique, la Ligue démocratique d'action morale
et sociale, la Jeune-Képublique de Marc Sangnier.
Ils n'excluaient que les • partisans attardés de monar-
chies désormais impossibles ».
Les membres du Bloc national républicain étaient
animés de la « volonté négative » de nisister aux
révolutionnaires, mais aussi d'une « volonté posi-
tive d'action démocratique et sociale ». Si les radi-
caux et les radicaux-socialistes n'en faisaint pas
partie officiellement, ils acceptaient les idées direc-
trices qui avaient présidé au groupement, et un
appel aux électeurs fut même signé par les repré-
sentants de l'Alliance républicaine démocratique,
de la Fédération républicaine, du parti radical et
radical-socialiste, du parti républicain socialiste,
du Comité républicain du commerce et de l'industrie.
Leur programme comportait en premier lieu le main-
tien de la la'icité de l'Etat et de l'école « comme
sauvegarde de l'absolue liberté de conscience », le
respect et le développement des lois socia.es et des
libertés syndicales, la lutte contre toutes les formes
de la violence, l'extension des franchises municipales,
la réorganisation populaire de l'enseignement général
et technique, la réduction du service militaire dans
la mesure compatible avec la sécurité nationale,
l'extension des pouvoirs et des moyens de la Société
des nations. Les loisfondamenta es de la République
dans les domaines de la liberté de conscience, de la
la'icité, de l'organisation sociale seraient appliquées
dans un large esprit de justice, de fraternité et
d'union. Les candidats ajoutèrent à ces principes
généraux leurs conceptions particulières. C'est ainsi
que A. Millcrand, qui allait être bie tôt appelé à
la présidence du conseil et qui se présentait dans le
2° secteur de Paris sur la môme liste que Maurice
Barrés, proposait une série de réformes tendant à
fortifier l'indépendance du pouvoir exécutif, à pré-
ciser la responsabilité ministérielle, à maintenir le
Parlement dans son double rôle de législateur et de
contrôleur de l'exécution des lois, à réaliscf une
large d( centralisation, à compléter le pouvoir judi-
ciaire par la création d'une cour suprême, protec-
trice des droits et libertés du citoyen.
LAROUSSE MENSUEL
Depuis une quinzaine d'années, l'ailiance des radi-
caux et des socialistes était une des caractéristiques
essentielles des élections législatives. Cette fois,
« le socialisme irait seul à la bataille contre tous les
partis bourgeois », conformément à la motionBracke,
adoptée par le congrès du parti, en septembre 1919.
A la vérité, l'union n'existait plus entre les hommes
qui, pendant la guerre, avaient suivi une polilique
de défense nationale et ceux qui, formant aujour-
d'hui la majorité (nco-majoritaires), refusaient toute
alliance électorale avec les autres partis, faisaient
injonction à tous les députés socialistes de rej< ferles
crédits militaires et le traité de paix, proclamaient
enfin la nécessité de la dictature du prolétariat à la
suite d'un coup de force. Il y avait maintenant, dans
le parti, une droite — les anciens majoritaires — et
une gauche, dont les kinthaliens, ennemis des
moyens.légaux, étaient la fraction la plus avancée.
La rupture, un moment ajournée par l'adoption, au
congrès, d'une « motion de discipline et d unité »,
qui réunit 1.427 mandats contre 490, se produisit au
scrutin, et les socialistes fidèles au programme défini
successivement à Paris (1900), à Amsterdam (1904),
à Lucerne (rgig), se séparèrent de leurs camarades
bolchevistes.
La Confédération générale du travail tint, elle
aussi, ses assises, et le congrès de Lyon adop.a, en
septembre 1919, une résolution pour préciser sa doc-
trine et son programme d'action. Le syndicalisme se
déclarait dans son origine, son caractère présent et
ïonidéal, une force révolutionnaire, tendant à instau-
rer un régime nouveau sur le principe de la partici-
pation égale de tous aux droits et aux charges
sociales. L'organisation ouvrière est née de la lutte
des classes, et la lutte des classes ne prendra fin
qu'avec la suppression de tous les privilèges écono-
miques et sociaux, qu'avec la disparition du patronat
et du salariat. Il appartient aux forces de produc-
tion de diriger et de contrôler l'économie collective;
car le travail est le créateur de toute richesse, qui
« commande l'activité sociale », et il 0 entend être
tout, parce que les autres facteurs de la société ne
sont que ses subordonnés ou ses parasites ». Ainsi
que l'avait affirmé déjà la résolution du congrès con-
fédéral d'.Amiens (1906), l'émancipation intégrale ne
peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste,
par la transformation du syndicat, aujourd'hui élé-
ment de résistance, en groupe de production et de
répartition. Les grands services doivent être natio-
nalisés et industrialisés, sous le contrôle non de
l'Etat, mais des producteurs et des consommateurs
associés. Et la résolution de Lyon, tout en mainte-
nant, « de façon provisoire et révisable, la neutralité
des organisations professionnelles à l'égard dws par-
tis ou des écoles, des doctrines ou des philosophies »,
proclamait « de façon permanente celte conception
fondamentale de l'action syndicale, qui est l'action
directe ». Mais ceux qui préconisaient la révolutfon
immédiate et violente furent battus, par 1.633 man-
dats contre 323 par ceux qui, comme Jouliaux, pré-
féraient procéder par étapes. Toutes les manifesta-
tions de la classe ouvrière viseraient donc à la con-
clusion de contrats, limitant l'autorité patronale, qui
introduiraient dans l'atelier ou dans l'usine le contrôle
d'une puissance émancipatrice : le Syndicat.
Pour préparer la nationalisation in .ustrielle des
moyens de production, réorganiser les échanRcs et la
répartition des richesses et remédier à la crise éco-
nomique consécutive à la guerre, la C. G. T. consti-
tua une conseil économique du travail », avec des
éléments techniques choisis dans ses propres grou-
pements.
Les résultais. Les nouveaux groupes parlcmenliires.
Les élections du 16 novembre r9i9 (626 sièges) furent
défavorables aux deux groupes les plus importants
de l'ancienne Chimbre : socialistes unifiés et radicaux-
socialistes. Le suffrage universel se prononça d'une
manière générale contre les violents et, en particu-
lier, contre les révolutionnaires trop indulgents
pour l'Allemagne coupable, responsable et tenue au
moins, en toute équité, de réparer le mal qu'elle
avait fait.
Au 30 janvier 1920, les 613 membres que comptait
alors la Chambre se répartissaicnt en 9 groupes,
d'après les listes officielles établies à cette date:
Action républicaine et sociale, 46 membres ;
Entente républicane démocratique, 183 ; Gauche
républicaine démocratique, 93 ; Républicains de
gauche, 61 ; Parti radical et ra lical-socinliste, 8fi;
Républicains socialistes, 26; Parti socialiste, 68;
Groupe des indépendants 29 ; Groupe des non-
inscrits, 21.
La force numérique des groupes demeura à peu
près constante, exception faite du groupe socialiste,
qui, après le congrès de Tours, se partagea en deux
fractions, par suite de l'adhésion de la minorité au
programme soviétiste : il y eut, dès lors, à la Cham-
bre, le groupe du parti socialiste (54 membres) et le
groupe socialiste parlementaire (12 membres), ce
dernier nettement communiste. — En dehors du
Parlement, il se constitua un parti républicain démo-
cratique et social, qui continua l'œuvre d'union répu-
blicaine et de paix sociale entreprise par l'Alliance
républicaine démocratique. Adolphe Carnot étant
«• )75. Septembre 1621.
décédé, la présidence en fut dévolue à Jorinart. Son
programme, publié en juillet 1921, tenait en ces mots :
a Patrie, Démocratie, Ordre et Progrès, qui trouvent
leur développement logique et nécessa re dans une
laïcité respectueuse de toutes les croyances et dans
la limitation rigoureuse de l'intervention de l'Etat
en matière érouomique. »
La Chambre nouvellement élue tint, le 8 dé-
cembre 1919, sa première séance, qui fut marquée
par une grandiose manifestation patriotique. Parlant
au nom de ses collègues d'Alsace et de Lorraine, le
député François, après avoir r.ppelé la protestation
de Bordeaux, exprima la joie profonde qu'ils éprou-
vaient, SCS collègues et lui, à rentrer dans la famille
française, à lanuelle les provinces annexées n'avaient
cessé d'appartenir de cœur :
...Nous tenons, en effet , à établir solennellement qu'aucune
protestation ne s'est élevée dans nos deux provinces contre
le traité de Versailles qui nous restl.ue notre nationalité
française. Bien au contraire, les candidats de toutes les listes
en présence, même de celles qui ne ccmptent aucun repré-
sentant parmi nous, ont, avant les dernières élections, pro-
clamé dans leurs programmes, leurs manifestes et leurs
discours leur indéfectible affection pour la Patrie retrouvée.
La Fr nce a donc obtenu l'unanimité des suffrages dans nos
trois départements, aux élections vraiment plébiscitaires du
16 novembre ; et, en vertu du droit, maintenant universelle-
ment reconnu, qu'ont les peuples de disposer librement d'eux-
mêmes, l'Allemagne ne saurait plus, à aurun titre, revendi-
quer le territoire qu'elle ne détenait qu'en vertu du droit
périmé de conquête...
Nous n'avions jamais désespéré de cette justice imma-
nente qu'invoquait déjà Gambctta au lendemain de nosc ni-
muns désastres. Notre confiance a été récompensée.
A la France, champion de toutes les nobles, causes, nous
apportons, avec l'afïection que nous lui avions toujours
gardée, notreinélranlable fidélité et notre entier dévouement.
L'Alsace et la Lorraine reprennent la garde le long de la
frontière du Rhin. Files ne failliro t pas à leur mission de
sentinelles avancées de la pensée française.
Vive la France 1 Vive la République 1
Clemenceau se dirigea vers la tribune, applaudi
par toute la salle debout, à l'exception de l'extrême
gauche :
Frères d'Alsace et de Lorraine (dit-il), en l'unanimité de
sa Représentation nationale, la France victorieuse vous
reçoit sur son cœur...
Et, interrompant son discour», il ouvrit les bras
comme pour recevoir, en eliet, sur son cœur les nou-
veaux élus.
C'est alors qu'Albert Thomas vint déclarer que le
parti soc ali te alsacien-lorrain entrait sans restric-
tion dans l'unité française. Cette manifestation fut
accueillie par des protestations, la majorité estimant
que la déclaration lue par le député François était
celle de l'Alsace tout entière et que l'afrirmation
spéciale d'un parti répondait mal au vœu d'union
patriotique exprimé par le pays.
Les élections sénatoriales. Le 11 janvier 1920,
eurent lieu les élections pour le renouvellement des
96 membres du Sénat appartenant à la série A ;
elles portaient, en outre, sur ueux sièges hors série.
Le nouveau Sénat ne différa guère de l'ancien
quant à sa composition, mais il se dégagea du scru-
tin cette impression très nette que les col.èges élec-
toraux s'étaient prononcés contre les tendances
bolchevistes et pour la politique d'union nationale
dont Raymond Poincaré, élu spontanément dans la
Meuse, avait été, à la présidence de la République,
le très digne représentant. Le suûrage restreint se
trouvait d'accori avec le suffrage universel, pour
aflirmer la nécessité de l'ordre et du travail.
Par la bouriie du sénati ur Eccard, du Bas-Rhin,
les élus de l'Alsace et de la Lorraine adhérèrent solen-
nellement à la déclaration fa. te par leurs compa-
triotes à la tribuae de la Chambre et proclamèrent,
av c une patrioti-iue fierté, qu'ils avaient tenu le
Serment de Bordeaux (13 janvier 1920).
Pour la présidence de la haute Assemblée, le
Sénat, par 147 voix contre 125, préfera Léun Bour-
geois à Antonin Dubost. C'est lapôtre des œuvres
de solidarité sociale, le représentant de la France au
conseil de la Société des nations, qui, plus encore
que l'homme pol. tique, recevi.t de ses collègues une
marque particulière de confiance.
hlection de Paul Deschanel à la présidence de la
République (17 janvier ig2o). Retraite de Clemenceau.
Premier tninistèreMMerayui(2ojanvier-iSjcvrieri<)2ol .
L'élection du nouveau président de la République
devait avoir l'.eu le 17 janvier. Poincaré, dont la
candidature eût été acclamée, avait fait connaître sa
rcsoliiiion non de renoncer à la vie politique, mais
de ne pas occuper plus lonctemps la suprême magis-
trature. Dans la réunion préparatoire qui fut tenue,
le 16, au palais du Luxembourg, 408 voix allèrent
au président de la Chambre, l'aul Deschanel, 383
seulement à Clemenceau, qui écrivit immédiatement
au président de lAssemblée na ionale qu'il n'était
plus candidat et que, même si une majorité se for-
mait sur son nom, il persisterait dans son refus.
Deschanel fut donc élu, au premier tour, pai
734 voix. Aucun de ses prédécesseurs n avait encore
groupé sur son nom un chiffre aussi important de
suffrages.
Dans sa réponse aux félicitations du président de
l'Assemblée nationale et du garde des sceaux, Des-
(»• 175. Septembre 1921.
Chanel donna l'assurance qu'il respecterait l'csprit
comme la lettre de la Constitution et qu il s'attache-
rait à aHermir et à perfectionner les institutions
républicaines, en étroit accord avrc la représentation
nationale. Il pensait que le peuple français, dont
1 héroïsme et les sacrifices avaient sauvé le monde,
surmonterait tous les obstacles, à la condition d'être
tenu exactement au courant de ses affaires et de
la vérité. La Ftricte exécution du traité de Ver-
sailles, le développement de nos alliances et de nos
amitiés, l'union de tous les Français devaient être
les fondements de notre sécurité extérieure et de
notre développement intérieur.
Le nouveau président, entré tout jeune dans la
vie pol. tique, y avait toujours fait preuve de droi-
ture et de loyauté. Très cultivé, orateur et écrivain,
aussi éloigné de la démagogie inélégante que des
régimes surannés, profond patriote, il apportait au
pouvoir la connaissance sérieuse des affaires et, de
son fauteuil de la présidence, à la Chambre —
merveilleux poste d'observation — il avait pu, sans
se mêler aux intrigues parlementaires, observer la
lutte des partis, dont ses fonctions le faisaient l'ar-
bitre. (V. sa biographie, dans le Larousse Mensuel,
n° de décembre 1920.)
Le 18 janvier, Clemenceau remit entre les mains
du chef de l'Etat la démission collective du cabinet,
et ain'i, dans une courte période de deux mois, tous
les organes politiques du pays — assemblées élec-
tives, présidence de la République, ministère —
furent complètement renouvelés.
PREMIER MINISTÈRE UILLERAND
{30 ianvier 1920 — 18 févrùr zç2o]
Prisidénce du Conseil et Affaires
étraiigirei Alexandre Mllleraod.
Justice Lhoptteau.
Intérieur T. Stecg.
Finances * François-Marsal.
Guerre André Lefèvre.
Marine Landry.
Colonies Albert Sarraut.
Travail Paul Jourdain.
Instruction pubt'tjue et Beaux-Arts . . André Honnorat.
Commerce et Industrie Isaac.
Pensions, Primes et Allocations de
guerre André Magloot
Agriculture J.-H. Ricard.
Travaux publia Le Trocquer.
Régions libérées Emilo Ogier.
Hygiène, Assistance et Prévoyance
sociales J.-L. Breton .
Sous-^ecrétaires d'Etat :
Présiuenee tht Con'etl Reibel.
Finances Emmanuel Brousse.
Intérieur Robert David.
Travaux publics (Postes, Télégraphes
et Téléphones. , . . Deschamps.
— Ulnes et Forces hy-
drauliques Borrel.
— Aéronautique et
Transports aériens. P.-E. Flaudin.
— Ports, Marine mar-
chan''e et Pêches). Paul Bignon.
Instruction publùiue (Enseignement
techniqut) Coupât.
Commerce et Industrie (Ravitaille-
ment) Robert Thoumyre,
Agriculture Queuille.
Le nouveau cabinet fut constitué par Alexandre
Millerand, qui venait de se distinguer en adminis-
trant avec intelligence et décision les provinces
reconquises et dont le nom avait été prononcé déjà
au lendemain des élections législatives. On le savait
laborieux, méthodique, capable d'appliquer, en vue
du retour à l'état de paix, le programme de réalisa-
tions et d'union sur lequel il avait été envoyé à la
Chambre, et qu'il formula de nouveau dans la Dé-
claration ministérielle du 22 janvier 1920. Il y affir-
mait, en même temps que la neutralité confession-
nelle et l'égalité de tous sous le règne de la loi, la
nécessité d'« un pouvoir exécutif fort », d'« un pou-
voir judiciaire libre », d'« une puissante vie régio-
nale ». Mais, avant de modifier nos lois constitu-
tionnelles, nous avions le devoir de travailler au
rétabli sèment de notre situation économique et
financière, de produire davantage et de moins con-
sommer, de mettre en œuvre toutes nos ressources,
d'associer à l'Etat les collectivités intéresséeset l'ini-
tiative privée pour l'exécution des grands travaux
publics, de garantir aux salariés une part dans les
bénéfices et dans rorpanisation même du travail, de
prévenir ou de résoudre, par le fonctioimement régu-
lier d'institutions arbitrales, les conflits éni re patrons
et ouvriers. Le gouvernement ne négligerait rien
pour aider au développement de la Société des
nations, mais il garantirait notre sécurité immédiate
par l'adaptation aux nécessités présentes de nos
forces de terre et de mer, par la stricte exécution du
traité de 'Versailles, par le maintien de nos alliances.
Ce programme était de nature à rallier la majorité
des députés, mais la majorité n'approuvait pas
entièremrnt la composition du cabinet ; elle regret-
tait particulièrement que le portefeuille de l'inté-
rieur eût été attribué à un radical-socialiste. L'ordre
du jour de confiance ne fut voté que par 272 voix
contre 23 sur 295 votants, et il n'y eut p is moins de
300 abstentions. Aussi le président du conseil fut-il
Alt^xanilrc MiUiM'aiiii.
prOsident tlii conseil en l91'.t.
LAROUSSE MENSUEL
appelé à s'expliquer de nouveau, le 30 janvier, sur
sa politique : politique de légalité,' de travail dans
la paix et l'union, de réalisme réQéchi. Il n'avait
pas choisi ses collaborateurs d'après le système du
« dorage », mais il avait appelé autour de luide^
répub.icains de toutes nuances, résolus à se doimer
entièrement à leur tâche. Au sujet des poursuites en
cours, il affirma qu'il continuerait l'œuvre de « ré-
presiion nécessaire » entreprise par le cabinet précé-
dent et, quant à sa politique, il sut la définir très
heureusement : la lutte des classes est un fait ; la
solidarité des classes en est im autre, et le patron ne,
peut pas être misérable sans que l'ouvrier foit mal-
heureux : a A la
haine qui tue
il faut substituer
l'intelligence et
l'amour qui rap-
prochent, a La
République est la
propriété de tous,
non pas celle d'un
groupe ou d'une
personne, et, par
suite, doiventdis-
paraître les mé-
thodes inspirées
de la conception
opposée. Le gou-
vernement fera
une politique de
concorde et , se
plaçant àun point
de vue pratique,
il établira au
préalable un bilan sur chaque question. « Travail
dans les commi'sions ; pas de politique dans le
décor desinlerpellations. »
Cette fois, il réunit sur son programme une majo-
rité de .481 voix. Il eut contre lui 67 socialistes, mais
le groupe le plus important de laChambre, l'Entente
républicaine démocratique, ne persista pas dans son
abstention et, après avoir exposé ses vues par l'or-
gane de Bonnevay, il apporta au ministère l'appui de
sa confiance.
Transmission des pouvoirs présidentiels {18 février
ig2o). Le mercredi 18 février 1920, à deux heures et
demie, s'effectua, au palais de l'Elysée, la remise
des pouvoirs présidentiels. La cérémonie revêtit, sui-
vant la tradition, un caractère de simplicité absolu.
Entouré des ministres, le président Poincarê trans-
mit à son successeur, en présence des présidents du
Sénat et de la Chambre, les pouvoirs qui lui avaient
été confiés le 18 février 1913 ; il rendit hommage
à une Constitution qui avait eu le mérite d'assurer
devant l'ennemi le maintien de l'ordre dans la
liberté; àl'accord, qu'il avait favorisé deson mieux,
entre le gouvernement qui décidait, les Chambres
qui contrôlaient, et l'armée qui défendait le territoire
national, et il exprima la confiance qu'inspirait au
pays son successeur pour la grande œuvre de recons-
titution nationale.
Auparavant, il avait adressé au Parlement un
Message pom: le remercier de I honneur que lui avait
décerné la Représentation nationale en déclarant
qu'il avait bien mérité de la Patrie et pour souhai-
ter l'union de la France dans les travaux de la paix.
« Ne permettons, disait-il, ni à l'optimisme de nous
aveugler, ni au pessimisme de nous abattre. Mettons-
nous simplement en faco de la vérité, non pour y
voir des motifs de découragement, mais pour y trou-
ver de nouvelles raisons d'agir ».
Le second ministère Mtllerand (18 février-23 septem-
bre igso). — Le même jour, dans la matinée, Millerand
était venu offrir au président de la République la
démission du cabinet, mais le président l'avait prié
de rester en fonction.
Les ministres, conformément à l'usage, reçurent
une nouvelle investiture (18 février), et ce fut le
deuxième ministère Millerand.
Un sous-secrétariat d'Etat tut constitué au minis-
tèredes régions libérées, avec Georges Leredu, député,
comme titulaire (20 février), et un commissariat
tténéral aux essences et pétroles créé, au ministère
des travaux publics, avec, à sa tête, Laurent Eynac,
député (2 juin).
Le Message. Le Message de Paul Deschanel, lu
aux Chambres législatives le 19 février, fut un élo-
quent appel à l'union, au devoir civique, à l'énergie,
à la sincérité ;
...Vous estimez que l'union nationale, qui nous a aidés A
gagner la e^erre, doit nous aider à gagner la paix ; vous
avez fait do moi le président de tous les Français ; je le
resterai. A cette heure décisive de l'histoire de la France et
de l'histoire universelle, tout ce qui réveillerait d'anciennes
discordes serait un crime contre la Patrie...
L'affaire Caillaux. Le président du conseil avait,
le 30 janvier, répon Ju à un interpellateur que le ca-
binet était étroitement solidaire du précédent sur un
point « plus que sur aucun autre » : à savoir ■ l'œu-
vre nécessaire de répression ». Il s'agissait du procès
politique qui alla.t s'ouvrir, devant la haute Cour,
le 17 février, sous la présidence de Léon Bourgeois,
et qui devait se terminer le 22 avr.l, après vingi-quatre
565
audiences, par la condamnation de Joseph Caillaux.
Le siège du ministère public était occupé par le pro-
cureur général Lescouvé, assisté des avocats géné-
raux Regnault et Mornet. Au banc de la défense se
tenaient les avocats Démange, de Moro-Giafleni et
Marins Moutet, ce dernier député socialiste.
L'ancien président du conseil était accusé d'avoir,
postérieurement à la déclaration de guerre, tant en
France qu'à 1 étranger, attenté à la sûreté extérieure
de l'Etat par des manœuvres, machinations, intelli-
gences avec l'ennemi tendant à favoriser les entre-
prises de celui-ci à l'égard de la France et de ses
alliés. L'acte d'accusation faisait état de documents
d'où il lui paraissait ressortir que Joseph Caillaux
était, aux yeux du gouvernement allemand, l'homme
sur qui il pouvait fonder les plus sérieux espoirs pour
amenerla France à une paix prématurée; il rappelait
les négociations marocaines de i9ii,conduitesà l'insu
du ministre des affaires étrangères, les accointances
avec des individus défaitistescomme le traître Bolo,
comme Almereydaet Icsrédacteurs du « Bonnet rouge • ,
comme Duval, instrument du banquier Marx de Mann-
heim ; il analysaitles documents trouvés dans un cof-
fre-fort à Florence, à savoirle manuscrit d'unvolume,
les Responsables, où Caillaux attribuait au gouver-
nement français — spécialement au président Poin-
carê — une part de responsabilité dans le con&it
mondial, et le plan d'un coup d'Etat exposé dans
im manuscrit intitulé /a Guerre ee la Paix ; il tirait,
enfin, des conclusions du voyage et des relations de
Caillaux en Italie, Ii'i reprochant d'avoir tenu des
propos où il insistait sur l'impossibilité, pour la
France épuisée, d'obtenir la victoire, sur l'intérêt
d'une paix séparée de la France et de l'Italie avec
l'Allemagne, dont elles devaient se rapprocher, au
lieu de rester attachées à l'alliance britannique.
Le 22 avril 1920, la haute Cour écarta, par 213 voix
contre 28, contrairement aux conclusions du procu-
reur général, l'application des articles 77 et 79 du
Code pénal (manœuvres et intelligences avec l'enne-
mi) ; elle retint au contraire, par 150 voix contre 91,
l'article 78, qui punit la correspondance avec l'ennemi
lorsqu'elle a eu pom: résultat de lui fournir des ins-
tructions nuisibles à la situation militaire ou poli-
tique de la France ou de ses ahiés. Elle accorda, par
128 voix contre no, les circonstances atténuantes.
En conséquence, l'accusé ne pouvait plus subir une
peine criminelle, déportation ou détention dans
une enceinte fortifiée ; il n'ttait passible que d'une
peine correctionnelle, et il fut effec; ivement condam-
ni à 3 ans de prison, 5 ans d'interdiction de séjour
dans les localités désignées par le ministre de l'inté-
rieur, 10 ans de privation des droits politiques.
Ayant fait vingt-sept mois de prison préventive, dont
u e partie en cellule, il fut remis en liberté le jour
même.
Les juges ne regardèrent pas comme établi que
l'accusé eût voulu seconder les entreprises de l'ennemi ,
mais ils estimèrent que ses manœuvres avaient eu
pour résultat, sans aider aux progrès des armées
eimemies, de fournir à l'Allemagne des renseigne-
ments nuisibles sur la situation poitique et militaire
de la France et de ses alliés. Quant aux documents
déposés dans le coffre-fort de Florence, ils les
retinrent seulement « comme expliquant les véri-
tables mobiles de la conduite de Caillaux ». Or, le
Code pénal punit les actts qui, sans livrer la France à
l'ennemi, lui fournissent les moyens de préparer ses
entreprises, et c'est pour<iuoi l'arrêt fit application
de l'article 78, « attendu que, par ses nombreux con-
tacts avec des agents de l'ennemi, les propos qu'il
leur a tenus et où, dans une pensée coupable d'am-
bition, il leur a fait les confidences les plus graves
sur la situation politique de la France, Caillaux
a fourni à l'ennemi les instructions dont l'Alle-
magne pouvait tirer le plus grauJ avantage, notam-
ment pour diriger les ehorts de la propagande dé-
fait.ste dans notre pays et y exploiter les méconten-
tements et les discordes possibles ».
L'agitation révolutionnaire. Les grives. Les pour-
suites. Si respectueux qu'il fût de la liberté sous tou-
tes ses formes, le gouvernement ne crut pas devoir
tolérer les manifestations qui constituaient ime pro-
vocation au désordre.
Le maire de Brest avait refusé à un cortège d'an-
ciens combattants de porter une coiuronne, le 8 fé-
vrier 1920, au monument des morts pour la Pa-
trie : il fut révoqué.
La fédération générale des cheminots s'était solida-
risée avec l'union dessyndicatsdu P.-L.-M., qui avait
décrété la grève générale des réseaux sous le prétexte
que le ministre des travaux publics refusait de faire
rapporter une sanction prononcée par ses chefs con-
tre un agent du P.-L.-M. La Confédération générale
du travail, entrant aussitôt en scène, déclara que • l'in-
térêt égo'iste des possédants posait la question du
retour des voies ferrées à la collectivité ». Mais la
majorité des travailleurs demeurèrent à leur poste, et la
fédération des cheminots ne fut pas fâchée, sans
doute, qu'une transaction vint mettre fin à la tenta-
tive déclenchée par les extrémistes (27 février-
i'" mars). Cette tentative était certainement ré\-olu-
tionnaire. Le gouvernement n'hésita pas, pour assu-
rer la marche d'up grand service public, à prendre
566
les mesures utiles, à annoncer que les excitations à
la violence seraient réprimées, à mobiliser les chemi-
nots apparienant aux trois classes de l'active ; mais
il fit appel au patriotisme, au bon 5ens ues gréviste s,
leur fuggérant même, à la tribune de la Chambre,
par l'offre d'un arbitrage, un moyen honorable de
reprendre le travail (27 février 1920A
Ce mouvement inopportun n'avait pas un carac-
tère corporatif, car la solution était prochaine des
deux questions qui intéressaient alors les cheminots :
échelle des traitements et statut, et l'on reconnais-
sait généralement qu'un régime nouveau d'exploita-
tion s'imposait, qu'une adaptation aux formes so-
ciales et aux exigences de notre temps devenait né-
cessaire; mais, plus que jamais, chacun devait rem-
plir ses obligations professionnelles et s'abstenir de
tout ce qui pouvait arrêter la vie économique du
pays en des heures si difficiles.
Ce fut, pourtant, au lendemain du jour où les mi-
neurs obtenaient satisfaction pour leurs retraites que
les sections syndicales des bassins houillers du Pas-
de-Calais décidaient une grève générale (7 mars). Le
gouvernement donna une nouvelle preuve du légi-
time intérêt qu'il portait aux travailleurs en dépo-
sant, le 9 mars, un projet de loi relatif au règlement
des conflits collectifs du travail : sans supprimer le
Jeune braconnier h laffût, tableau de Cli. >l
droit de grève, le projet exigeait que toutes les ten-
tatives de règlement amiable fussent épuisées avant
toute cessation du travail ; si la procédure obliga-
toire de conciliation n'aboutissait pas, il y aurait
lieu à un arbitrage facultatif en principe, mais obli-
gatoire pour les entreprises dont l'arrêt met en péril
immédiat l'existence et la vie économique du pays.
De plus, la loi du 12 mars 1920 vint étendre la
capacité civile des syndicats et leur donner les
moyens légaux d'organiser leurs efforts sur le terrain
professionnel. {Lar. Mens., mars 1921, p. 415.) Les
pouvoirs publics étaient donc très sincèrement ré-o-
liis à tenir compte des revendications ouvrières,
« à sauvegarder pleinement le droit syndical, sur le
terrain professionnel, contre toute entreprise poli-
tique », à « défendre contre toute agression sociale
et contre toute dictature de classe l'œuvre de la
Révolution française •. Ainsi s'exprimait le Stnat
<lans l'ordre du jour qui termina l'interpellation de
Henry Chéron sur les mesures que comptait prendre
le gouvernement pour combattre, en France, l'orga-
nisation de la propagan.le bolcheviste, attentatoire
à la sûreté de l'Etat.
Une seconde grève des chemins de fer fut décré-
tée par les extrémistes le 29 avril et, le lendemain,
la commission administrative de la C. G. T. en pré-
cisa le but sans détours : les cheminots, disait-elle
dans un manifeste, engagent la bataille, animés par
le souci de rendre à la collectivité la possession du
service des transports pour en assurer l'exploitation
dans l'intérêt de tous, pour remédier au gâchis ac-
LAROUSSE MENSUEL
tuel, diminuer le coût de la vie et éviter la famine
qui menace le pays. C'est donc la nationalisation
industrialisée des chemins de fer que visaient les
camarades Lévêque, Monmousseau et Midol, qui
avaient pris l'initiative du mouvement, à l'occasion
du I" mai. L'attaque fut d'abord massive, puis la
C. G. T. lança une série de vagues d'assaut, décré-
tant la grève générale des ouvriers du bâtiment, de
la métallurgie et des transports, pour appuyer les
cheminots, auxquels s'étaient joints déjà les inscrits
maritimes, les dockers et les mineurs; elle multipliait
les mouvements partiels, alin de créer dans tout le
pays une agitation révolutionnaire. On eut à déplo-
rer à Paris, le ii^' mai, des échauffourées, au cours
desiuelles il y eut de nombreux blessés et trois
morts, mais la journée fut relativement calme.
Le gouvernement avait rempli sa tâche, qui était
de maintenir l'ordre et de protéger le travail ; la
plupart des ouvriers remplirent le leur, qui était de
ne pas abandonner le travail, et les particuliers, con-
damnant une action nuisible au pays, remplacèrent
volontairement les grévistes. L'opinion publique
était hostile à des agitations et à des menaces qui
n'avaient d'autre résultat que d'aggraver une crise
dont les salariés souffraient comme les bourgeois.
La C. G. T. était une union de syndicats ; elle
n'avait pas le droit de se dres-
ser au-dessus des lois et de vio-
ler les dispositions qui définis-
sent strictement l'objet des asso-
ciations professionnelles. Le gou-
vernement fit donc ouvrir contre
elle une information aux fins de
dissolution (11 mai) et diriger
en même temps des poursuites
pour complot contre la sûreté
intérieure de l'Etat contre les
principaux membres des groupes
révolutionnaires adhérents à la
III' Internationale de Moscou.
Il ne se posait pas en a briseur
de grève » ; il voulait seulement
prévenir la guerre civile, sans
rien abandonner de son pro-
gramme de politique sociale. Il
déposa, le 18 mai, un projet dé'
réorganisation des réseaux de
chemins de fer et, le i" juin, un
projet tendant à fixer le statut
des fonctionnaires au point de
vue du recrutement, de l'avan-
cement, de la discipline, de l'or-
ganisation même et du droit
d'association : les intérêts géné-
raux dont ils assuraient la satis-
faction interdisaient aux fonc-
tionnaires de cesser le travail
et de s'affilier à la C. G. T.,
mais ils devaient être garantis
contre le favoritisme et l'arbi-
traire. J. 0ESORANOES.
Jeune braconnier à
l'affût , tableau de Charles
Milcendeau, qui a figuré dans
l'exposition rétrospective des
œuvres de l'artiste faite en r92 1 ,
au Grand Palais. — Charles Mil-
cendeau, qui est décédé préma-
turément il y a deux ans, s'était
depuis longtemps classé comme
peintre du pays vendéen. Il y
était né, et le marais aussi bien
que les figures paysannes furent toujours pour lui des
motifs de prédilection. Infiniment nombreux sont les
dessi ns qu'il a exécutésd'après de vieux paysansoudes
jeunes marmclimes. lia su, comme peu d'artistes, tra-
duire à l'aide d'un trait décisif le cai actère de ses mo-
dèles. Ses dessins en noir ou rehaussés d'un peu de
pastel ou de gouache resteront parmi les plus précieux
feuillets de l'école française moderne. Mais Charles
Milcendeau, né dessinateur, voulut être peintre. Là
aussi, il fut surtout peintre de son pays. S'il prit quel-
quefois ses exemples chez les Hollandais, chez Ruys-
daël entre autres, c'est qu'il y a entre le plat pays ma-
raichin et la Hollande des ressemblances certaines.
Mêmes grandes étendues de terrain à peine ondulées,
mômes immenses ciels gris, balayés de nuages : le voi-
sinage de la merse reconnaît là. Plus particulièrement,
Charles Milcendeau s'est plu à donner l'image du ma-
rais, lorsqu'il est en hiver recouvert d'eau. Çà et là,
émergent quelques langues de terrain, avec des chau-
mières et des arbres maigres, aux branches edeuillées.
Des paysannes armées d'une longue perche font avan-
cer le bateau plat du pays. C'est au bord de ce marais
que Charles Milcendeau a surpris un jour, agenouillé
dans les herbes, le fusil en mains, son jeune bra-
connier. On aperçoit çà et là quelques-uns de ces
arbres aux maigres branches, qui caractérisent la
contrée. Le jeune aventurier retourne la tête en
souriant, et sa physionomie est empreinte à la fois
de hardiesse et de malice. Tout cela est exécuté dans
des tons modérés, harmonieux, d'une brosse savante,
mais sans fausse virtuosité. — Tiisi.an l.KcLKaK.
N' 175. Septembre 1921.
Joyeuse Jeunesse deTallemantdes
Réaux (i-A), d'après des documents inédits, par
Emile Mau'ne (Paris, 1931). — On lit toujours les His-
torteltesde Tallemantdes Réaux, et l'on y puise sou-
vent. On ne savait guère, pourtant, d'où sortait
l'historien, ni ce qu'il avait été. Emile Magne
nous donne un récit complet de sa jeunesse, récit
vivant, récit brillant, récit abondant. On connaît la
manière d'Emile Magne : il ne saurait peindre un
homme sans le placer dans le milieu même où il a
vécu, et il fait vivre l'homme et son temps. Sans
doute, ses études sont le résultat de nombreuses re-
cherches dans les archives publiques et privées, mais
Emile Magne a la coquetterie de ne pas montrer son
labeur. Ses livres ne sont pas chargés de notes, et la
lecture en est facile, aisée, instructive, divertissante.
Le 30 septembre 1561, pendant la nuit, une échauf-
fourée se produisit entre calvinistes et catholiques
dans la ville de Tournai. Certains bourgeois calvi-
nistes furent compromi- et, parmi eux, les quatre fils
Tallemant. Ils durent partir ; ils gagnèrent Valencien-
nes, Amiens, puis La Rochelle. Instruits, intellieents,
laborieux, ils retrouvèrent dans cette dernière ville de
nombreux compatriotes, et ils s'installèrent près du
port, qui était alors en pleine prospérité commerciale.
Bannis des Flandres pour toujours, ils enti éprirent
de refaire leur vie dans la vieille cité huguenote.
L'argent ne leur manquait pas, ils ne cherchèrent
pas à l'épargner. La devise des bourgeois, en ce
temps, était : « Aux plus entreprenants le succès! » Ce
fut la devise des fils Tallemant. Tout en restant
étroitement unis, ils gardèrent, chacun, leur liberté.
Joseph tint boutique de marchand mercier, Antoine
et François ouvrirent bureaux et entrepôts. Bientôt,
la société bourgeoise les accueillit. Antoine épousa
Marie Bourgoi g, qui était la fille d'un notable mar-
chand, et François épousa Louise Thévenin, qui
était la veuve de Pierre du Jan. Après la Saint-Bar-
thélémy, le duc d'Anjou vint assiéger La Rochelle ;
Antoine fut tué sur les remparts en participant à la
défense de la ville. François reçut des lettres de
bourgeoisie et devint le chef de toute la famille.
Cette famille s'accrut, d'ailleurs, rapidement. De 1574
à 1583, six enfants naquirent: deux filles, Anne et
Marie ; quatre garçons, Jacques, Gédéon, Pierre et
Jean. François développa son commerce et se lança
dans les entreprises d'outre-mer. Il arriva rapide-
ment aux plus hautes charges municipales et jouit
d'une situation éminente. Les deux filles se marièrent
avantageusement ; l'une épousant Durand Gassan,
riche bourgeois et marchand, l'autre Paul Yvon,
sieur de Laleu. A sa mort, ses fils prirent sa succes-
sion et développèrent encore ses affaires. Ils avaient
hérité de son esprit d'entreprise ; Pierre, Gédéon et
■yvon formèrent un groupe financier; mais il semble
bien que Pierre Tallemant en était le chef incon-
testé. Ayant épousé Elisabeth Bidault, il la perdit
en 1617, mais elle lui laissait trois enfants en bas
âge: Pierre, Elisabeth et Paul. Pour élever ces en-
fants, il se remaria. Il épousa en secondes noces
Marie Rambouillet, sœur de Nicolas Rambouillet,
marchand et banqu.er, qui était son associé. Elle lui
donna trois garçons : Gédéon, François et Henri.
Gédéon, qui naquit le 2 octobre 1619, fut dit « des
Réaux » : c'est le nôtre. A la fin de 1623, toute la
famille s'installa à Bordeaux. Des noms furent donnés
aussi aux deux fils aînés : Pierre devint le « sieur de
Boisneau », et Paul le ■ sieur de Lussac ». Ils étaient
tous intelligents et apprenaient avec facilité. Des
Réaux dévorait les livres. Espiègle, vif et pétulant,
il était aussi câlin et tendre; sa mère avait pour lui
une prédilection secrètp. Il avait l'horreur des bu-
reaux et le goût de la liberté. Pourtant, son enfance
s'écoula, uniforme et sans incidents. La lamille Talle-
mant menait une vie abondante et riante. Gédéon
et l'ierre s'étaient installés à Paris, mais ils demeu-
ra ent en liaison constante avec Bordeaux. Gédéon
vint même de Paris avec sa seconde fille, Angélique,
et des Réaux ne fut pas insensible aux grâces de
celle-ci. Mais les événements politiques dev.nrent
fâcheux rour les calvinistes. La Rochelle était assié-
gée étroitement. Pierre Tallemant, sollicité sansdoute,
eut accès au camp royal et dans la maison du Car-
dinal. On le chargea de pénétrer dans la ville, pour
essayer de négocier. Il y entra le i" juin 1628 et,
s'il ne réussit pas dans sa mission immédiate, du
moins il jeta le trouble dans l'esprit des assiégés, et
il rapporta des renseignements précieux à Richelieu.
Il remplit en quelque sorte le rôle d'agent de démo-
ralisation. Pendant ce temps, le jeune des Réaux
travaillait avec fureur, manifestant surtout un goût
très vif pour la poésie et pour le roman, souffrant
un peu, d'ailleurs, de sa solitude morale au milieu de
tou' ces gens d'affaires. Mais, en mai 1634, là famille
Tallemant quitta Bordeaux et, après avoir réglé
toutes les affaires de La Rochelle, prit le chemin de
Paris.
Les Tallemant s'installèrent rue des Petits-Champs,
où bientôt s'ouvrirent leurs guichets. Boisneau entra
dans le bureau directorial auprès de Pierre Talle-
mant ; Lussac fut mis à la comptabilité, et des
Réaux musa sous les piliers des Halles. Finalement,
on le mit en pension, avec ses plus jeunes frères,
place Maubert. Des Réaux montrait déjà une person-
«• 175. Septembre 1921.
nalité. Loin des bureaux et des gens d'affaires, il
aimait la vie frivole et mondaine ; son imagination
voyageait sans cesse. De sensibilité vive et d'intelli-
gence affinée, il était apte à tout comprendre et
doué d'un sens critique aiguisé. Il devenait fou à lire
l'Amadis, et ses frères, se moquant de lui, l'appelaient
plaisamment le « Chevalier ». On dirait aujourd'hui
qu'il vivait volontiers à l'ombre des jeunes filles en
fleurs et des jeunes femmes. Angélique Dupin, qui
fréquentait les Précieuses, l'enchantait, et sa cousine,
M"« d'Harambure, le familiarisait avec le bel air.
Mais, autour de M"" d'Harambure, il voyait avec
chagrin tourbillonner les poètes. Il l'aimait, et son
amour lui donnait de l'esprit. M""" d'Harambure
sentait, de son côté, de la sympathie pour le jeune
homme, mais ce n'était que de la sympathie. Il fit
des vers en son honneur ; ainsi elle connut son
amour, mais elle ne lui en donna pas davantage.
Elle le traitait comme un enfant ; le jeu était dange-
reux, elle ne s'y brûla pas, et le jeune homme ne
mourut qu'en littérature. Auprès d'autres dames, il
chercha à guérir sa passion ; mais ses efforts furent
également vains auprès de M""' du Candal, bien
qu'elle eût du goût pour lui. Là-dessus, M"°« d'Ha-
rambure fut atteinte de petite vérole et en resta
défigurée; mais elle demeura coquette, et des Réaux
ne réussit pas davantage. C'est alors qu'il connut la
veuve d'un conseiller-secrétaire du roi, Maiie Le
Goux. Elle lui plut au delà de ce qu'on peut imagi-
ner, et il ne lui déplut pas. Il était, pourtant, encore
écolier. Il dut s'arranger avec ses maîtres pour étu-
dier le matin et pouvoir se divertir l'après-midi.
Mais les adorateurs ne manquaient pas à la jeune
femme, et des Réaux s'en apercevait avec déplaisir.
II exerçait, pourtant, une influence certaine sur elle,
mais elle était dévote et vertueuse, et il n'en pouvait
rien obtenir. Des Réaux voyagea. Il rencontra des
jeunes filles dont il s'éprit avec fureur; mais, si elles
étaient gracieuses, elles demeuraient cruelles. Il
revint vers Marie Le Goux, qui, chaque jour, le
trouvait plus plaisant, et, à vrai dire, chacun le
trouvait < gai, remuant, sautant et faisant une fois
plus de bruit qu'un autre ». Il voulut emporter la
place qu'il assiégeait depuis si longtemps, il échoua
encore. Il se découragea. Ses frères, Lussac et Fran-
çois, partaient avec l'abbé de Retz pour l'Italie. Il
les accompagna, à la grande colère de Marie Le
Goux, et aussi à son grand dommage, car il profita
du trouble où il était pour obtenir ce qu'il désirait
depuis si longtemps. Mais il partit quand même. Il
s'embarqua, tout chagriné, à vrai dire, sur le coche
d'eau qui descendait le Rhône. Les voyageurs s'arrê-
tèrent à Avignon, puis gagnèrent Aix en Provence.
Us allèrent jusqu'à Marseille, avant de passer en
Italie. A Florence, la jeune troupe se divertit au
mieux. Ils poussèrent jusqu'à Venise, séjournèrent à
Rome. Des Réaux s'intéressait davantage aux êtres
qu'aux choses et recherchait les grotesques beaucoup
'■■ plus qu'il ne suivait les pèlerinages archéologiques.
Au fond, il se divertit fort, et il ne revint à Paris
qu'après onze mois de voyage.
Pendant son absence, la famille s'était agrandie.
Des mariages avaient eu lieu; des enants étaient
nés ; les alïaires avaient prospéré. Pierre Tallemant
exigea que des Réaux, dont il voulait (aire un con-
seiller au Parlement, continuât ses études. Des
Réaux, faligué du bruit des affaires et avide de
plaisirs, séjourna le moins possible rue des Petits-
Champs. Marie Le Goux l'avait accueilli avec des
reproches, et les deux amants s'étaient brouillés. Des
Réaux n'eût peut-être pas été fâché que la brouille
fût définitive, car Marie avait un caractère capri-
cieux qui l'exaspérait ; mais, bientôt, n'ayant pu
trouver d'autre maîtresse, il revint vers elle. Elle
était jalouse à un point extrême, et c'est bien là ce
qui le gênait, car il n'avait pas fait serment de fidé-
lité. II retourna chez M"^ d'Harambure, où fréquen-
taient Voiture et Scudéry. Il alla chez les Bigot, où
l'on se divertissait sans cesse. 11 est le bel esprit, le
boute-en-traîn. On dirait aujourd'hui qu'il « flirtait »
avec ardeur, mais il n'obtient guère que baisers et
aveux languissants. Aussi retourne-t-il vers Marie
Le Goux, qui le reçoit avec rage, et ce sont de nou-
velles querelles. Il voit aussi les intellectuels : Olivier
Patru, François Maucroix, Nicolas Perrot d'Ablan-
cotirt. Il va chez Valentin Conrart. Il est admis à
l'hôtel de Rambouillet, entre 1638 et 1640, pour la
renommée de son esprit, pour sa culture intellec-
tuelle, pour ses oeuvres poétiques même. A l'hôtel
de Rambouillet, il se sentait dans son milieu et
vénérait la marquise comme une divinité. Mais, à
cause de sa jeunesse et de la médiocrité de sa con-
dition sociale, il était obligé de tenir un rôle ellacé.
Cepen Jant, il participe aux divertissements littéraires.
Il fait des métamorph :ses galantes ; il apporte des
nouvelles à la « Gazette allégorique ». Chapelain le
reçoit; il se lie avec Jean-Ogier de Gombaud. Les
académistes apprennent le chemin Je la maison de
Pierre Tallemant, et le logis du financier se trans-
forme parfois en cercle littéraire, ce qui ne manque
pas de causer du divertissement à des Réaux. Il va
chez les Launay, qui veulent passer pour beaux
esprits, mais où l'on s'amuse fort, et où il voudrait
bien, sans y réussir, faire de M"° Godet des Marais
LAROUSSE MENSUEL
plus qu'une amie. Mais toutes ses matinées sont
consacrées à l'étude — du droit, dit-il à son père — au
vrai, de la littérature, et aux petits vers galants qu'il
fait maintenant avec facilité. Il rêve de conquérir
une renommée pareille à celle de Corneille, qu'il
déteste, d'ailleurs, pour sa cupidité et pour son ava-
rice. Il se plonge dans Sophocle, compose un Œdipe
roi; mais, la tragédie achevée, il ne se fait plus
d'illusions, et i 1 l'enferme dans son tiroir.
Il a maintenant droit de cité à l'hôtel de Ram-
bouillet, bien que Julie d'Angennes, née pour la
cour, le méprise un peu, mais la marquise le protège.
Spectateur perspicace, il voit tout et découvre ce
qu'il ne voit pas. Il est au courant de multiples
intrigues. Voiture, Alcan, Vaugelas n'ont pas de
secrets pour lui. Il est du parti de Voiture, mais il
se lie avec Montausier et, dans la Guirlande de Julie,
on lui attribue la fleur d« lis.
Cependant, Pierre Tallemant, tout en gardant la
direction morale des afiaires, passa, en 1642, la direc-
tion eftective à Boisneau et à Lussac. Deux autres
de ses fils étaient entrés dans l'armée; François était
entré dans les ordres. Des Réaux refusa d'entrer au
Parlement. Son père lui donna à choisir entre le
mariage et la charge de conseiller. Il préféra le ma-
riage : il n'avait pas rompu, pourtant, avec Marie Le
Goux, qui se montrait toujours d'une excitation
incroyable. Il chercha une fiancée et songea à la
petite Elisabeth Rambouillet, qui était sa cousine
germaine. Les parents tombèrent d'accord, mais la
jeune fiancée n'avait que onze ans. Il fut entendu
que le mariage serait célébré deux ans plus tard.
Marie Le Goux se vengea de son abandon par un
grand coup de poing au milieu du visage de des
Réaux. Celui-ci s'estima quitte à bon compte et ne
s'occupa plus qu'à former le coeur juvénile de sa
fiancée. Ce furent des fiançailles charmantes, qui
s'achevèrent par le mariage en janvier 1646.
Là prend fin la joyeuse jeunesse de Tallemant des
Réaux. Emile Magne nous doit maintenant la vie de
l'auteur des Historiettes. — Claude Bauac.
Lyautey (Louis-Gonzalve-Hubert), maréchal
de France, né à Nancy le 13 novembre 1854. D'une
famille de soldats qui donna au premier Empire plu-
sieurs serviteurs de talent, Lyautey, après des étu les
au lycée de Nancy, entre à l'école militaire de Saint-
MaréchAl Lyautey.
Cyr (1873), où il se spécialise dans la cavalerie, et
en sort sous-lieutenant au 2° hussards. Lieutenant
en 1878, il avance rapidement, devenant capitaine en
1882, puis chef d'escadron en 1893. Toute cette pre-
mière partie de sa carrière se déroule en Algérie.
Lyautey est un brillant officier, mais qui, déjà, voit
plus haut et plus loin que la vie de gainison, l'ins-
truction professionnelle de ses hommes ou même
leur préparation à la guerre. L'armée est pour lui une
grande force, dont il faut, en temps de paix, envisa-er
non seulement le rôle militaire futur, mais le rôle
social. Elle est pour lui une grande école civique et
l'officier, par excellence, l'éducateur. Dans un remar-
quable article que, sous l'anonym.it, il tait paraître
dans la Revue des Deux Mondes (15 mars i8yi), il
développe ces idées avec force et avec talent, trou-
vant, pour cristalliser sa pensée, des foi mules frap-
pantes... : « on a jusqu'icidévelopcé l'intelligence mili-
taire des o.ficiers, très peu leur coeur militaire...; on
a étudié l'outil du combat, peu l'ouvrier...; à l'obli-
gation légale du service militaire correspond l'obli-
gation morale de lui faire produire les conséquences
les plus salutaires au point de vue social ». Comme plus
tard Foch et Pétain, il montre le facteur moral jouant
dans les guerres futures un rôle décisif ; et c'est parce
qu'il n'est pas de txDnne troupe sans une commu-
nion morale entre elle et le chef qu'il recommande
à celui-ci d'être un éducateur. Mais il voit aussi dans
la mission éducatrice de l'officier un gage de paix
sociale et de réconciliation entre les partis. Militaire,
Lyautey veut que l'armée inculque des qualités
civiles : « discipline des esprits, trempe de cœur ».
Animé d'un large esprit démocratique, l'article de
Lyautey (£)u rôle social de l'o/ftcier) fit sensation.
En 1894, Lyautey part pour l'Indochine. Galliéni,
alors en tra.n d'organiser le Haut-Tonkin, de lui fait son
chef d'état-major. Il participe à toute l'occupation de
la vallée du Song-Cau : prise de Ké- Tuong, expédi-
tion contre Yen-Thé, et se distingue particulièrement
au combat de Nuiken, où il est cité à l'ordre du jour.
Tout en combattant brillamment, il s'initie à la mé-
thode de Galliéni, souple, rapide, réalisatrice, dédai-
gnant les lenteurs de la bureaucratie et, surtout,
créatrice de vie. En Galliéni, dont, dans de savou-
reuses lettres envoyées de Langson, il fait des por-
traits enthousiastes, il admire plus encore l'organi-
sateur que le guerrier. Il sera, dès lors, son fervent
disciple.
En 1898, Galliéni le charge de pacifier les tribus
rebelles du nord de Madagascar. Il y réussit bril-
lamment, est nommé lieutenant-colonel (1898) et,
pendant un de ses courts passages dans la métropole,
expose une seconde fois dans la Revue des Deux
Mondes des idéesfortes et neuves: il s'agit, cette fois,
du rôle colonial de l'armée. Son article est, dans un
style sobre, net, spirituel, traversé parfois d'éclairs
de passion, un hymne à la gloire du grand colonisa-
teur Galliéni. Une armée coloniale faite d'hommes
qui trouveraient dans chaque colonie une seconde
patrie, qui seraient moins des soldats que des colons,
Vorganisaiion précédant partout l'occupation, voilà
pour lui l'idéal.
Peu de temps après avoir émis ces idées, Lyautey
a justement la chance de pouvoir les appliquer sur
un vaste théâtre : tout le sud de Madagascar, où il
séjourne de 1900 à 1902 et où il montrera, cette
fois, dans leur pie ne mesure, ses aptitudes de chef
et d'admin.strateur.
Au début de l'année 1900, la Grande Ile a été pres-
que tout entière rattachée, par l'action énergique et
intelligente de Galliéni, à l'influence française. Pour-
tant, une partie assez importante de l'ile, toute la
zone du sud, est restée jusqu'ici insoumise. Ga.liéni
n'a pas voulu jusqu'alors tenter contre les tribus qui
la peuplent de mouvement de grande envergure,
dont, tandis qu'il fallait nous établir solidement dans
le pays hova, les frais auraient dépassé de beaucoup
les avantages. Mais, lors de son retour de France
(cf. Galliéni, Larousse Mensuel de janvier r92i), le
gouverneur général de Madagascar juge le moment
venu d'établir la paix dans la vaste région de forêts,
de plateaux et de marécages située au sud du Man-
goki. Galliéni trace un programme d'opérations mili-
taires dans le Sud, opérations qui doivent être d'abord
défensives, puis offensives. Mais il constate que, d'une
part, la région en question étant formée de pays très
divers, peuplés de races très différentes, qu'il s'agit
de bien distinguer si l'on veut pratiquer vis-à-vis
d'elles une politique efficace, d'autre part, le gouver-
nement général ne pouvant de Tananarive aperce-
voir dans leur détail tous les éléments nécessaires à
l'action dans des zones si éloignées, il est nécessaire
que le commandement de tous les pays du Sud soit
remis entre les mains d'un officier capable de centra-
liser les renseignements, de régler sur place les ques-
tions et d'assurer la coordination des efforts, l'unité
de vues et de direction.
Les arrêtés du 12 août et du 18 septembre 1900
créent donc un commandement supt rieur du Sud et
placent à sa tête le lieutenant-colonel Lyautey.
Nourri de la doctrine du maître, celui-ci, comme le
montrent les ouvrages où il raconte ses premières
campagnes, ne conçoit pas la conquête d'un pajrs
sans l'étude préliminaire des civilisations et des
races ; il voit dans la géographie, l'histoire, l'ethno-
graphie, les auxiliaires indispensables du conquérant
et de l'administrateur ; il est prêt, après avoir établi
dans les grandes lignes son programme, à laisser ses
subordonnés développer de fécondes initiatives ;
enfin — et c'est là où se révéla le mieux l'influence de
l'Initiateur — il ne voit dans la conquête qu'un moyen
de faire passer progressivement un pays à une civi-
lisation supérieure, sans, cependant, heurter ses tra-
ditions et ses coutumes. En outre, et comme Galliéni
lui-même, il considcre la guerre coloniale comme la
meilleure école qui puisse former des cadres pour
une guerre future.
La tâche qui, à partir du mois de septembre rgoo,
incomba au colonel Lyautey était ample et difficile :
il se trouvait à la tête d'un immense territoire, vaste
comme le tiers de la France, mais en grande partie
encore non seulement insoumis, mais inexploré,
couvert sur la côte orientale et sur le plateau de forêts
presque impénétrables; peuplé de 900.000 habitants,
appartenant à des races et à des civilisations extrê-
mement différentes, mais tous belliqueux et faroucbe-
ment jaloux de leur indépendance.
508
S'inspirant de ce qui a élé fait par Galliéni dans le
nord et le centre de l'ile, LyauJey, après une période
qu'il qualifiede «préparatoire», où il s'établit fortement
dans les plaines de lEst et de l'Ouest, prenint ainii
les rebelles du plateau o comme entre les tenailles
d'unV » (octobre igoo-fovrier 1901), dirige, en partant
de Fianarantsoa, des expéditions qui rabattent peu à
peu vers le SuJ les populations insoumises (avril-
décembre 1901), puis crée, dans les régions nouvel-
lement soumises, « des zones de force et de rayon-
nement », destinées à s'étendre et à se rejoindre
pour amener la pacification complète et totale du
territoire du Sud.
Ensuite, vient, suivant les vues de Galliéni, le pas-
sage au régime civil, qui à la fin de 1901 est réalisé
dans un certain nombre de centres (Fianarantsoa,
Farafangona), assuré par le désarmement des inJi-
gènes, consoliié par une réorganisation politique.
Le colonel Lyautey s'efforce, comme Galliéni au Ton-
kin, de grouper les tribus sous leurs chefs naturels
et de réduire le nombre de ces cfiefs, intermédiaires
naturels entre les autorités françaises et les popula-
tions vassales. Eu mai 1902, constate le général
Lyautey, a les rebelles étaient sous l'impression de
notre force, et la tâche pouvait être considérée comme
accomplie ».
Comme Galliéni lui-même, Lyautey n'avait pas été
seulement un homme de guerre, mais un administra-
teur; il avait établi un réseau télégraphique et com-
mencé la réalisation d'un vaste programme de tra-
vaux publics.
Nommé colonel {1902) et appelé au 14» hussards, il
passe rapidement général de brigade (1903) et com-
mande les troupes non embrigadées d'Oran. La même
année, il fait paraître le récit de sa campagne dans
le Sud de Midagascar, qui, conime le laissaient devi-
ner ses cour s articles, le montre écrivain de race.
Il va commander la brigade d'Ain Sefra et pacifie un
territoire encore troublé, avant de revenir prendre le
commandement de la division d'Oran (1907). Alors
commence sa carrière marocaine. Il dirige les opé-
tions mi.itaires entreprises sur la frontière del'Oranie.
Envoyé dans la Chaouîa, il initie le général d'Amade
à sa méthode et contribue largement à nos premiers
succès dans le Mar:ic occidental. Haut commissaire
dans le Maroc oriental, il pratique une souple et
forte politique, soumet les tribus farouches desBeni-
Snassea et — première de ses canquêtes en terre chéri-
fienne — prend Oudjda (rgio). Nommé commandant
de corps d'armée, il revient quelque temps dans la mé-
tropole, à la tête du 10" corps (Rennes). Le 30 avril
1912, le gouvernement s'étant déci..é à placer entre
les mêmes mains le pouvoir civil et le pouvoir mili-
taire au Maroc, il est nommé résident général de
France au Maroc et part pour Rabat.
Au moment où il est appelé à un poste dont l'im-
portance fait de lui non seulement un général, mais un
chef politiqueet, dans certaines circonstances, un vé-
ritable souvera.n, Lyautey est dans sa pleine matu-
rité. Son visage, fin et particulièrement 0 distingué »,
aux traits nets, au regarJ mobile et pénétrant, sa
silhouette élégante, la sveltesse qu'il conserve malgré
l'âge lui composent une physionomie bien caractéris-
tique de soldat grand seigneur, qui semble évoquer
le temns de la guerre en dentelles. Aussi profondé-
ment éloigné de l'ascétisme d'un Galliéni que de la
simple rondeurdejofire, il est, cependant, horamede
guerre, et de l'homme de guerre il a l'activité infati-
gable, l'endurance et l'énergie, le goût, voire la
passion de l'autorité. Mais, homme de cheval et
homme de poudre, comme il le d.t aux tribus maro-
caines, il est cependant tout autre chose qu'un guer-
rier. La surprenante souplesse de son intelligence,
l'ouverture de son éprit lui permettent de se trans-
former en fin diplomate, capable de tenir tite au
plus retors des pachas, ou en orateur, dont la parole
chaude et colorée, l'éloquence d'action ponctuée de
ges'es imprévus sauront imposer aux foules demi-
sauvages.
Il a, d'ailleurs, étudié jusnu'à s'en imprégner la
psychologie des peuples auxquels il va comman-
der. Il l'a étudiée non dans un but utilitaire seule-
ment, mais en esprit curieux et vaste, et aussi en dilet-
tante, en artiste qui, dans le Moghreb comme d'au-
tres à Stamboul, goûte la grande et triste poésie de
l'islam. Et à la base de son act.on est la sympathie :
nes'imposerparlaforce que lorsquec'est absolument
nécessaire et, alor-, « y aller carrément », brutalement
même, pour imposer aux rebelles le respect, mais
préparer dans le combat mjme l'organisation qui
rendra la révolte impossible, ne détruire ju'avec la
préoccupation d'iminéliatement réédifier, 'els sont
les principes que, fermement, Lyaufey se tiace. II les
appp.iquera rigoureusement, et son horreur pour
les « actionsd'éclat » stériles explique le reproche in-
ju^tifié qu'on lui fit quelquefois d'être plus un diplo-
mate qu'un guerrier.
La situation qu'il trouve au Maroc est difficile et
embroui lée : un pays entièrement hoslile et soulevé
par une vague de fanati me xénonhobe, qui se iible
prés.iger la guerre sainte ; un sultan, Moulay Haûd,
qui a signé, contraint et forcé, un tnité de protec-
torat, mais qui ne songe qu à s'en délier, suscite lui-
même des révoltes et conspire avec l'Allemagne ; tous
LAROUSSE MENSUEL
les Européens menacés par le soulèvement général
qui se prépare, et les communica' ions entre Casa-
blanca et Fez, le ravitaillera', nt des petits postes qui
jalonnent la route devenus chaque jour plus précai-
res. En quelques mois, le résident gén rai, aidé de
collaborateurs érainents, Gouraud, Brulard, Mangin,
rétablit le prestige de la France.
Parti de Rabat le 13 mai, il se dirige sur Fez d'une
hardie chevauchée, gagnant au passage à la cause
française les tribus Zrnnour, éblouies par sa science
équestre, et atteint, le 24 mai, la capitale. Il y est à
peine entré qu'il lui faut repousser une attaque des
tribus berbère;. En deux mois, les abords de Fez et
le Maroc du Nord sont pacifiés. Le 13 août, Moulay
Hafid abdique, et Lyautey intronise Moulay Yousef,
dès lors loyal ami de la France. Mais le Sud
échappe à son autorité et à notre influence. Le ma-
rabout el-Hiba y règne, de l'anti-Atlas à Marakech.
Contre lui Lyautey pousse la colonne Mangin, qui lui
inflige de retentissantes défaites. Le résident peut
faire une entrée triomphale (6 septembre) à Ma-
rakech, cependantqu'une autre colonne est entrée à
Tadla ; à la fin de 1912, la grande pla ne du Maroc
occidental est soumise. Mais, le long des régions fi-
dèles, s'a itent toujours, à l'Est et au Sud, dans le
Moyen et le Haut Atlas, les tribus « siba » (rebelles).
On ne peut les contenir qu'en les atta^uant et, dans
le courant de l'année 1913 et au début de 1914,
Lyautey envoie ses lieutenants diriger contre eux de
fructueuses opérations de détail. La prise deKenifra,
celle de Taza (juin 1914) sont les plus importantes
de ces opérations, qui assurent enfin la liaison entre
le Maroc occidental et le Maroc oriental.
Tout en combattant, Lyautey organise. Il refait,
avec l'aide du génétal Brulard, l'armée chérifienne.
Il réorganise l'administration dissoute pendant le rè-
gne anarchique de Moulay Hafid. Il trace des pistes,
jette des ponts, entreprenl des voies ferrées, encou-
rage l'établissement des Européens à Casablanca, à
Rabat, commence la grande œuvre civilisatrice. Le
14 juillet 1914, l'avenir lui parait assuré.
C'est alors que la guerre européenne remet tout
en question et pose devant le résident général l'une
des questions les plus graves qu'ait jamais eu à ré-
soudre un chef. L'obligation de diriger sur la métro-
pole la plu3 grande partie des troupes européennes
engagées dans les opérations rin Maroc, la participa-
tion du Maroc à la défense de la France par lenvoi
de troupes du corps d'occupation et de contingents
indigènes sont-elles compatibles avec le maintien
du Maroc dans l'obédience française ?
La participation éventuelle du Maroc à la défen-e
nationale était décidée depuis le iz juin 1914; elle
devait être alors limitée, la guerre n'apparaissant
pas comme prochaine.
Mais la crise européenne et l'état de tension diplo-
matique entre la France et l'Allemagne amenés par
l'attentat de Serajevo déterminent le gouvernement
à demander au résident général du Maroc la totalité
de ses bataillons de chasseurs, de ses zouaves, de son
infanterie colonia'e, de ses tirailleurs algériens et de
ses batteries montées, laissant seulement à sa dispo-
sition une partie des troupes in ligènes. Dans la
pensée du gouvernement, la réduction dans des pro-
portions telles des forces d'occupation supposait
l'évacuation de presque tout le Maroc. Les instruc-
tions du ministre des affaires étrangères, arrivées au
général Lyautey en même temps que celles du minis-
tre de la guerre, limitaient l'occupation 0 aux princi-
paux ports de la côte et, si possible, à la ligne de
Kenifra, Meknès, Fez, Oudjda. Tous les postes et
marches avancés devaient être abandonnés ». Enfin,
« le premier soin assigné au général Lyautey consis-
tait à ramener aux ports de la côte les étrangers et
les Français de l'intérieurpour assurer leur sécurité ».
Dans ces circonstances pour lui tragiques, où se
jouait le sort de notre empire colonial en même temps
que celui de la France et où la conservation de la
belle conquête marocaine semblait au gouvernement
français incompatible avec la défense du sol na-
tional, le général Lyautr'y donne toute sa mesure.
Il se révèle véritable chef : énergique, de vues larges,
capable de voir de loin les conséquences de ses dé-
cisions et de ses actes, n'hésitant pas à engager plei-
nement sa responsabilité pour le salut de la France
africaine.
Après avoir réuni les principaux de ses lieutenants
en un conse.l de guerre (30 juillet) et leur avis forti-
fiant sa propre résolution, il décida, « non pas de se
mettre à la côte en évacuant 1 intérieur, mais, au
contraire, d'évacuer la côte, dévider tout à l'intérieur
en poussant tout ce qui était disponible à l'avant
pour maintenir intac le l'armature extérieure ». Les
consé-iuences de la décision du gouvernement lui
étaient, en effet, ainsi apparues : « même restreinte,
l'évacuation compromettrait le sort du Maroc tout
entier, qu'elle livrerait aux tribus rebelles, dont le
mouvement irrésistible en'raînerait les tribus sou-
mises... C'était la ruine assurée, avec le massacre de
tous ceux qui nouî avaient été fidèles, de tous les
établissements européens... » ; en un mot, l'abandon
pur et s mple du protectorat marocain et le déchaîne-
mentd'un mouvement suscep ibie peut-être des'éten-
dre à toutes nos possessions africaines.
«• 175 Seofembi'e 1921.
Avec sa connaissance profonde de l'âme des primi-
tifs, sa pénétra' ion psycholog que. sa rare expérience
de l'islam. Lyautey avait compris que la pol.t.que à
suivre vis-àv s des peuples musulmans était, avant
tout, une politique de prest ge. que l'évaciiatinn des
postes avancés porterait un coup fatal au prestige
de la France, donc à son influence, qu'en un mot,
une politique purement défensive était mapplicable
au Maroc. Continuer la marche en avant, ne fût-ce
que dans le seul but ce maintenir les ptsitions an-
c ennes et d'empêcher la révo.te, tel est. à I issue du
conseil de guerre de Rabat et au moment où la
mobilisation générale est décrétée dans la métropole,
le plan du général Lyautey. On ne saurait trop faire
remarquer à quel point son heureuse et vraiment
géniale initiative a pesé sur le destin. C'est, en eUet,
à l'adoption de ce plan que la France a dû de
conserver le Maroc et. sans doute, tout son empire
nord-africain qui, même si l'on considère le seul
point de vue militaire, furent pour elle d'une si capi-
tale importance au cours de la guerre.
Si, en eftet, le général Lyautey prit une décision
contraire à celle du gouvernement, ce ne lut pas, il
s'en faut, en sacrifiant les mtérêts de la France mé-
tropolitaine. Il envoya, on le sait, sur le front français,
vingt bataillons qui jouèrent à la bataille de la Marne
un rôle de premier plan et, parla suite, vingt autres
bataill.ms, faisant ainsi participer le Maroc à la dé-
fense nationale dans des proportions plus vastes
qu'on ne l'espérait à Paris.
Mais, en même temps et ayecles forces restreintes
dont il dispose, il exécute le projet dune si belle
hardiesse qu'il a conçu dès la déclaration de guerre :
maintenir l'occupation en poursuivant la cnquêfe,
en pratiquant comme par le passé une politique de
force et de prestige.
Les difficultés étaient plus grandes qu'elles ne
l'avaient jamais été. En 1914, en effet, la paciùcation
n'était pas achevée ; dans la zone nord, au voi inage
de la zone espagnole et dans le centre (région de
TaJla), de puissants noyaux de rebelles s'étaient
maintenus; le Grand Atlas d'une part, toute la résion
du Sous de l'autre, échappaient complètement à l'au-
torité du Maghzen. La déclaration de guerre et les
revers qui marquèrent le début de la campagne
amenèrent dans toutes les tribus rebelles une exalta-
tion qui fut encore accrue par l'entrée en guerre delà
Turquie et attisée soigneusement par uns propagande
allemande qui, de 1914 à 1918, ne se ralentit jamais.
Or les moyens dont disposait le résident général
étaient très faibles. Seuls, les contingents indigènes et
quelques bâta lions territoriaux envoyés de France
ou d'Algérie lui restaient.
Avec ces troupes, le général Lyautey, brillamment
secondé par une pléiade de remarquables chefs
(Hcnrys, l'oeymirau, Brulard, Doury), comme lui
pourvus d'une parfaite connaissance d^s hommes et
du pays, put non seulement maintenir toutes les
positions précédemment acquises, mais réalisa de
grands progrès.
A la fin de 1914 et au début de igrî, la situation
fut parfois tiès grave. En septembre I9r4. Taza,
conquête toute rilccnte, est bloquée par les rebelles;
le pays zaïan est en pleine lévolte- Plusieurs grands
chefs rebelles : Raïssouli au Nord, Moha ou Saïd dans
le Moyen Allas, el-Hiba dans le Sud. combattent pour
le compte de l'Allemagne, dont les agents secrets ont
formé le projet, suivant l'expression de l'un d'entre
eux, de « couper les jarrets à la France » au Maroc.
Très ranidemcnt, le résident général prend des me-
sures destinées à contenir, puis à soumettre les re-
belles, et à établir fortement le prestige de la France.
Il crée un commandement général du Nord, qui dé-
bloque Taza où, le 15 juillet 1915, une voie ferrée,
construite en pleine guerre, est acheminée. Les raz-
zias des tribus rebelles parties de la zone espagnole
sont enrayées (r9r4-i9i5). A Kenifra et sur le
0 front zaian », une attaque en mase des tribus
berbC^res est repoussée et, à la lin de I9r4, la région
berbère pacifiée.
Au début de 1915, les rebelles marccains, encou-
ragés par l'Allemagne, font un granel effort. Kaissouli,
Abd-el-iMe!ek et les agents allemands concertent une
attaque sur Fez et lancent sur la capitale marocaine
les tribus Djebala. Une belle campagne du général
Henrys les repousse. A cette campagne le résident
général a activement collabo: é (juin 1915). Un peu
plus lard (décembre 1915), Abd-cl-Melek, battu près
de Taza, doit se réfugier élans les montagnes du Rif.
Dans le ou.l, el-Hiba est battu par le pacha de
Taroudant, puis par le général L-mo lie. L'exécution
du principal agent perman que enraye pour quelque
temps la p op.agande ail. manele.
L'énergie ele la répression et la fidélité de'; grands
chefs de l'Atlas et du Sous assurent la paix dans ces
régions, où aucune pénétration n'a enc re été tentée,
et l'établis ement de nouveaux postes i an-, la vallée
rupérieuie de la Moulouia. au sud de Fez, à l'est de
Marrakech, consacre les granels progrès accomplis.
Au début de 1916, non serlement toutes le; posi-
tions anciennes ont été maintenues, mais l'influence
de la France et l'autorité du Maghzen se sont éten-
due; dans plu leurs districts où elLs n'avaient pas
pénétré en 1914.
«• 175. Septembre 1921.
L'action militaire du résident général fut appuyée
par une action politiqne non moins efiicace. Dès le
mois d août 1914, le général Lvautey se i reposait de
faire du protectorat une réalité t et de tirer de l'ac-
cord conclu avant son arrivée au Maroc entre la
Fiance et le sultan le maximum d'avant.iges •. Pour
cela, il voulut rester s rictcmenf i.ans les termes de
•et accoid et, loin de fou'.er à diminuer le pouvoir
du sultan, il ne visa qu'à rétablir, à renforcer et à
accroître toutes ses oréiogatives et à rehausser son
presl.ge aux yeux des indigènes. L'autorité du sultan
était, en effet, pour lui l'un de nos plus solides points
d'appui, l'une des conditions essentielles de notre
autorité.
Sa politique indiiène prend donc les aspect"; sui-
vants : il se montre avec le sultan Moulay Vousef
respectueux des lormul<îs protocolaires par où se
traJuit le respect des sujets pour le chérif et se plie
lui-même, en la présence du sultan, à un cérémonial
qui doit montrer aux indigènes que le pays protec-
teur ne songe pas à diminuer leur souverain. Le rôle
du sultan ne doit pas, pour lui, se borner à recevoir,
de la part de ses sujets et du ré i lent, l'hommage de
vains honneurs. Il doit no i seulement régner, mais
gouverner, car il est un inlerraédiaire indispenable
entre le résident gén'ral et le pays. Le gouverne-
ment du Makhzen ne dot pas être un mot, mais une
réa ité. Exten;^ion des attributions du conseil des
vizirs, auquel sont exposés et soumis tous les pro-
jets ; développement des a'^serablées indigènes, dont
le modèle est le Iledljcss de Fez, et des assemblées
de notables {djemaas) dans les tribus, les unes et les
aulres collaborant activement au gouvernement
local, telles sont les principales réformes réalisées.
Leur effet est de; plus heureux. Grâce à e les, l'auto-
rité du sultan est affermie, et l'appui d'un souverain
honnête, éclairé et clairvoyant, au témoignage du
rcs dent, lui a été d'un très g and secours. L'autorité
relisieuse qu'il possède sur ses sujets et une grande
partie de l'Afrique du Nord, et que Moulay Yousef,
en rttour du respect montré par le gé éral Lyautey
pour son autorité et de l'appui qu'.l lui a prêté pour
l'affermir, mit entièrement à notre s rvice , fit échouer
la manœuvre germano-turque de la guerre s line.
Soumis au chénf du Maroc, les musulmans africains
ue pouvaient songer à se révolter à l'appel du ca-
life de Stamboul. C'est là un des résultats les plus
précieux de la politique du rés dent général.
€ Sauvegarder le Maroc, mais aussi 1" .rmer pour
la lutte économique », écrit le général Lyautey
en 1916, tel fut, en effet, dès le début de la guerre, sa
profonde pensée. Le dévelopoemiit économique du
Maroc, qu'il accélère, tout en réprimant les insur-
rections et en poussant en avant ses colonnes, a
pour lui un double avantage : montrer aux in ligènes
par cette forme nouvelle de politique de prestige que
la guerre européenne ne diminue en rien la force
d'expansion, la richesse, l'activité de la France ;
évincer la concurrence allemande, de plus en plus
menaçante à la veille de la guerre et à peine arrêtée
par celle-ci. Décidé à maintenir au Maroc la façade
extérieure de la vie, son d or même et sa représen-
tation, n'a-t-il pas donné à tous ses subordonnés la
consigne de t garder le sou ire » ?
Dans toute la mesure du possible, il maintient donc
au Maroc les colons français qui ont été ses pré-
cieux auxiliaires et dont la seule présence, écrit-il à
l'un d'eux qui demande à partir pour le front de
France, lui évite d'envoyer, pour maintenir l'ordre
dans l'intérieur, bataillons et compagnies. La mobili-
sation att nuée permet la continuation des progrès
agricoles et industriels déjà réalisés. Dès 1915, le
résident général montre au Maroc et au monde en-
tier, par un geste éclatant, que la France fournit au
Maroc son oeuvre civilisatrice. Il ouvre I Exposition
de Casablanca, i Exposit.on de combat », geste de
guerre, dit-il lui-même en l'inaugurant, et de tinée
à repousser sur le terrain industriel l'oûensive alle-
mande. Le résultat espéré est dépassé ; devant les
deux cents pavillons féériquement surgis en quel-
ques jours, défilent 120.000 indigènes, gens du peuple,
grands pachas du Sud et jusqu'à des rebelles, anciens
protégés allemands, vaincus par les armes, ralliés
par le rayonnement civi isateur.
L'année suivante, c'est à Fez même que le rési-
dent général ouvre une foire, symbolisant alors l'al-
liance entre la civilisation industrielle de la France
et l'antique pouvoir des sultan->. Il mon're, à l'abri
de la couverture solidement tendue sur le front du
Maroc, qui commence alors, à quelques kilomètres,
le commerce français, s'avançant et prospérant. Par
diz lincs de milliers, les indigènes accourent, descen-
dus souvent des régions insoumises, et la foire de
Fez, comme celle de Casablanca, vautd'illustresrallie-
ments.
C'est donc à bon droit que, dans un rapport publié
à la fin de 1916, le gêné al Lyautey peut se féliciter
de la gra ide oeuvre accomplie au cours des deux
années >..e guerre, montrer l'influence .rançaise pa-
tent en progrès, le pouvoir du Magbzen restauré,
l'islam maroca.n fidèle et la rrospérité économique
suiv.mt partout la paix et la sécurité.
Aussi, lorsque, à la fin de 1916, on cl.erche impa-
tiemment, pour le placer au ministère de la guerre.
LAROUSSE MENSUEL
un organisateur, est-ce au général Lyautey qu'on
fait appel. On avait déjà songé à lui comtne suc-
cesseur de Galliéni : des considéntions politiques
l'avaient fait alors écarter. Le 13 décembre, sa no-
mination l'atteint à Rabat. Le 24, il prend posses-
sion de son poste. Comme un autre grand soldat,
Galliéni, placé un an et demi au'-aravant en face du
même devoir, ce n'est pas sans hésitation qu'il
l'accepte.
Homme d'action, il craint de n'avoir entre les
ma ns qu'un vain titre sans pouvoir, et les circons-
tances justifient ses craintes. Les attri.,utions du
ministre de la guerre ont été démembrées en faveur
du ministre du ravitail.ement, des transports, de
l'armement et du sous-secrétaire d'Etat au service
de san!é. Entre le ministre de la guerre et les armées
s'interpose, depuis le 13 décembre, le commandant
en chef des armées, alors le général Jofire, qui est
en même temps conseiller technique du gouverne-
ment. Lyautey repousse ce fantôme de pouvoir.
Après des discussions assez vives, il obtient du pré-
sident du con5eil la restitution au ministre de la
guerre de la direction des chemins de fer et de l'au-
torité sur le personnel de l'artillerie réclamée par
1 armement. Revendiquant pour lui-même le rôle de
conseiller technique et de commandant en chef des
armées, il fit nommer le général Joffre maréchal de
1 rance, s'honorant, dit-il, d'avoir signé le décret qui
rétablissait pour l'aLcien généralissime cette haute
dignité.
Cependant, il ne peut exercer dans son départe-
ment toute l'action qui était pour lui la raison di-
recte de la prise de possessif m du ministère.
Sans doute, il veut être, et il est, un chef obéi.
Sans doute, il entend avoir bien en main les armées
auxquelles il fait de fréquentes visites. Et, 'ans uoute
encore, il entend se r^ server un droit de direction et
de contrôle sur les opératio is militaires. Aux mois
de janvier et février 1916, la grande alla re est l'en-
quête qu'il mène auprès des commandants d'armées
et de groupes d armées sur l'oûensive préparée pour
le print mps. Mais l'exercice même de cette préro-
gat ve rouvre la crise du commandement à peine ter-
minée et di termine, avant même que celle-ci ait
eu sa solution, une crise ministérielle.
Les enquêtes menées par le ministre de la guerre
sur l'offen ive dont les plans ont été préparés avant
son arrivée au ministère ont, disent des historiens,
contribué à ébranler l'autorité du général Nivelle et
sont l'une des causes initiales de sa relève en
mai 1917.
u'autre part, Lyautey, comme Galliéni, est en
butte aux suspicions des partis d'extrême gauche.
Quelques membres de ce parti trouvent dans la dé-
cision prise par Lyautey de ne pas répondre à une
interpellation sur l'aviation (pour laquelle il a refusé
la collaboration d'un sous-secrétaire d Etat) l'occa-
sion d'une manifestation personnelle contre lui. Elle
se produit au cours de la séance du 15, où le minis-
tre, ne pouvant se faire entendre, quitte le banc du
gouvernement. Le jour même, il donne sa démission,
déterminant la chute du ministère Briand (17 mars),
et regagne aussitôt son poste de résident général, dont
il est toujours titulaire.
Pendant sa courte absence, Gouraud a continué
son œuvre. Mais la guerre n'est pas finie encore sur
le front marocain et, au cours des années qui vont
suivre, le résident doit faire face à deux grandes
offensives : la plus grande partie des montagnes était,
au début de 1917, encore insoumise; l'un des chefs
rebelles s'agitant dans la vallée supérieure de la
Moulouya et dans le Sud à la suite de proc.amations
lancées au nom du sultan et de l'empereur d'Alle-
magne, deux co onnes : l'une venue du Nord par
Oudjda, l'autre de l'Ouest par Meknès, se rejoignent
dans la montagne, après des marches pénibles, à des
alti.udes dépassant 2.000 mètre;, cernent les rebelles,
disloquent leurs groupements et obtiennent leur sou-
mission. En 1918, nouvelle tentative. L'Allemagne
veut faire coinci Jer les attaques qu'elle monte sur le
front de Fr ince avec le soulèvement du Maroc. « Le
général Aubert dans la région de Taza, le général
Poeymirau dans la Moulouya, le colonel Doury dans
le Taûlalet, réussirent à déjouer les des eins d'un
adversaire exalté par les nouvelles venues du front
français •. Le résultat de leurs opérations fut de
consolider, en l'élargissant, le couloir de Taza et d'ou-
vrir dé.initivement la route de Meknès au Taûlalet.
« L' .Allemagne était vaincue à la fois sur le front
fratiçais et au Maroc ». Cepen lant, même après la
signature de l'arm.sticc, il fal.ut continuer l'effort
militaire, n pousser dans le voisinage même de Fez
une attaque des tribus de la vallée de l'Oiiergha,
pacifier le Tafilalet, contenir tous les rebelles de
l'Atlas et du Sud. La vigilance toujours en éveil du
gêné al Lyautey, le talent de ses ofàicicrs, une f ouple
politique d all.ance avec les grands caïds de l'Atlas
et du Sud eurent ra son de ces dernières difficultés.
Ellesn'emp^chèrent nullement Lyautey de poursuivie
I œuvre entre- rise : col.aboration de pius en plus
étroite entre l'administration françiise et les i.idi-
gènes, utiliration de tout s les institutions et de
toutes les influences préexistantes, développement
des institutions libres, des Medjless dans les villes.
569
des Djemaas (assemblées de notables) dans les tribus,
enfin, des chambres de commerce etd'agriculture, où
se mêlent indigines et Français, tels sont les aspects
divers, infimment nuancés, selon les circonstances et
les régions, d'une pol.ti ue des races, établie sur la
connaissance profonde de l'ethnographie, de l'histoire,
de la civilisation musulmanes, et qui, appliquée sur
un autre terrain avec plus encore de souplesse enve-
loppan'e, est celle même de Galliéni. Elle doit abou-
tir à établir définitivement la France dans tout le
Maroc par la libre volonté des habitants.
En même temps, l'œuvre économique se poursuit .
Pour la mise en valeur du pays, 2.500 ki.omètresde
routes sont établis; des ponts enjambent les liviéres
hier infranchissables ; la ligne de chemin de fer
Tanger-Fez, la ligne Fez-OuJjJa sont entreprises.
Un n'seau de voies militaires jalonne les pla.nes du
Maroc occidental. Casablanca et Rabat deviennent
de grandes cités européennes. « Grand con tracteur
de villes », le général Lyautey, tout en s'eltorçant
de conserver, avec un soin d'artiste, les monuments
témoins de l'antique grandeur du Maroc et jusqu'aux
moindres vestiges de l'art musulman, fait surgir de
nombreuses cités nouvelles. Telle Kenitra, qui, misé-
rable villageeni9i4,estaujourd'hui un port important.
Par la route, le rail, les ports, les villes neuves,
Lyautey a développé la prospérité économique du
Maroc, qu'il a fait sortir en quelques mois de la
barbarie pour l'élever presque au rang de nos an-
ciens dominions africains.
L'œuvre réalisée par Lyautey au Maroc, qui reste
son oeuvre maîtresse, car, malgré son court passage
au mini't^re de la guerre, où il n'a pu avoir qu'une
actiOn très indirecte sur les événements, il est, avant
tout, uniquement, un colonial, ne pouvant donner
qu'en pays neuf toute sa mesure, est en tout point
semblable à celle que réalisa, à Madagascar, son
maître Galliéni. Circonstances analogues, même mé-
thode, mJmes résultats. D'un pays anarchique et
sauvage, hostile à l'Europ en, il a fait un calme ex
prospère associé de la France. Sur to s les fronts :
économique, politique, militaire, il a gagné la • ba-
taille du Maroc ». C'est le connuistador au large
esprit, l'un des plus grands serviteurs de la Plus
grande France, que le gouvernement français a
récompe.sé en lui accordant (21 février 1920) le
bâton de maréchal, de mùme que l'Académie fran-
çaise avait, dès 1912, honoré de son choix un sobre et
puissant écrivain. — Léon abensook.
Mémoires du comte "Witte (18-40-
1915) [traduction de F. Rousseau]. — Ecrits en
anglais, déposés dans le coffre-fort d une banque de
Bayonne, ces précieux Me moires d'un des serviteurs
des Romanov, à coup sûr les plus intell. gents et
les plus méconnus de ses maîtres, ont bien failli
ne pas voir le jour. Nicolas II tût désiré les conlis-
quer, au moins le
temps de les épu-
rer ; il en fit re-
chercher le ma-
nuscrit en Russie
et même à Biar-
ritz, dans la villa
de la veuve de
l'homme d'Etat.
Prévoyait-il donc
le jugement sé-
vère que devait
porter sur lui le
comte Witte ?
Scntait-ilconfusé-
ment qu'en l'écar-
tant du pouvoir,
il avait commis
une faute grave.
Witte fut deces
hommes francs qui
ont la rudesse de la franchise: ils sont rarement pour
plaire dans les cours; s'ils percent quinJmJme,c'est
que leur valeur est éilatante. Serge Yulyevitch, né à
■fiflis le 26 juin 1849, était balte pir fon père et, de
cechef, de lointaineorigine allemande. Sa mère, «russe
de pure race », était fille de la prineesse Yelcena Pau-
lovna Dolgorouki. La richcsre du sang de cette
noble hgnie accapara la descendance de» Witte qui,
suivant l'appel du vice-roi du Caucase, .prince
Vorontzov, v.nt se fixer à Tiff. s ; i;ievé «n mCms
temps que son frcre Boris, au gymnase cidbCique de
la ville, le jeune Serge, qui s'avoue, peut-être par
fausse modestie, « assez médiocre élève », apprit de
bonne h<ure le français, qu'il parle, dit-il, « plus
couramment que le russe », contra.rement à l'alle-
mand, dont il n'a jamais usé.
En 1867, à l'Un.versité d'Odes?a, il s'inscrivait i
la Faculté des sciences physico-mathématiques : il
rêvait d être professeur. Sa mère le conva nquit que
ce n'était pas une fonction noble ; il évolua donc
vers le corps des ingénieurs. Le ministre des voies
et communicitions, comte Bubicnski, lui ayant
conseillé la carrière des chemins dfe fer, il céda aux
n< cessités, craelles alors : son père était mort ruiné,
il avait sa vie à gagner, sa fortune à rela.re. Con-
damné à la prison, comme responsable d'un accident
Comta Wiltc
570
sur la ligne d'Odessa, il n'y écliappa que grâce aux
services rendus par lui, peu après, aux troupes du
grand-duc Nicolas-Nicolaïevitch, lors de la guerre
russo-turque.
Envoyé bientôt à Kiev pour y accélérer les réformes
d'exploitation du réseau, il ne put obtenir la direc-
tion générale, faute d un diplôme ; pourtant, en rem-
plissant les fonctions, il eut l'audace de protester
contre la vitesse exigée par l'empereur Alexandre III
pour les trains où il se trouvait. Il prédisait un
accident, qui survint peu après et auquel le tsar
n'échappa que miraculeusement. Sa prédiction lui
fut comptée : l'empereur Alexandre lui offrit le poste
de directeur de la section des chemins de fer.
« C'est ce rude garçon, écrivait-il, qui, presque en
ma présence, a dit au ministre des voies et commu-
nications qu'il finirait par jae rompre le cou : tout
s'est passé comme il l'a prédit ; je veux utiliser cet
homme. » Serge Witte avait alors trente-neuf ans :
en 1890, il était nommé ministre des voies et commu-
nications et devenait persona grata auprès d'Alexan-
dre III. Il paye sa dette dans ses Mémoires en consa-
crant à celui qui fit sa fortune un chapitre des plus
élogieux. L'empereur, dit-il, n'était pas, comme d'au-
cuns l'ont prétendu, inintelligent : 0 Quoique, peut-
être, une certaine finesse d'esprit lui manquât, il fut,
sans conteste, doué d'une large et sympathique
compréhension qui, chez un chef, est souvent plus
importante qu'une brillante mentalité, s
Econome, détestant le faste, Alexandre III, quoi-
que résolument pacifique,reconstitua son armée dés-
organisée par la guerre turque et dirigea sa diplo-
matie dans le but principal d'assurer avec l'équilibre
de l'Europe une paix durable ; on sait comment il y
réussit : « En vérité, Alexandre III fut un grand
empereur, et il mérita hautement l'influence qu'il
exerça, car il fut, sans aucun doute, la plus noble
personnalité de l'empire. » Le comte Witte porte un
jugement tout différent sur l'empereur Nicolas li.
Celui-ci, il est vrai, n'aimait guère la rudesse de
celui que son père lui léguait comme ministre des
finances, mais il n'eut garde, cependant, de le laisser
à l'écart des affaires, lui conservant d'abord son
portefeuille, lui donnant ensuite la présidence du con-
seil,postesansdoute plus honorifique qu'influent, lui
confiant enfin le soin de négocier la paix russo-japo-
naise à Portsmouth, mission dont Witte fut parti-
culièrement fier. Mais, en Alexandre III, le ministre
sentait un chef ; en Nicolas II, il souffrait de ne voir
que le jouet d'influences occultes, le plus souvent
féminines. Quand le jeune empereur monta préma-
turément sur le trône, Witte le croyait intelligent,
quoique sans expérience, s S'il veut apprendre son
métier, le vaisseau de l'Etat voguera sans danger »,
disait-il à son collègue Dournovo, qui, bien injuste-
ment, répliquait : 0 Nicolas II ne sera qu'une nouvelle
édition de Paul I".» Jugement peu justifié, carledéfaut
dominant de Paul, c'est la cruauté et la duplicité, celui
de Nicolas, c'estune «lamentableabsence de volonté».
« Quoique bon et non dépourvu d'intelligence, note
Witte, cette lacune le disqualifie totalement, lui, l'au-
tocrate, le souverain absolu du peuple russe. Pauvre
malheureux empereur! » Le ministre ne croyait pas
si bien voir en plaignant dès son avènement cet
homme bon et faible, qui n'était pas fait pour porter la
couronne. Dès le premier mois de son règne.il donnait
un exempledesa faiblesse et, probablement, plusieurs
autres. Ayant reconnu avec Witte que le vœu de
son père était la création d'un port sur la côe
mourmane, il signait, la semaine suivante, le décret
créant la base navale de Liban sur la Baltique.
Cette étrange fa.b'.esse, qui rappelle celle de
Louis XVI, est-elle doublée, comme le veut son
ministre, de duplicité ? Certains exemples sont, mal-
heureusement, pour le faire croire. Le portrait que
Witie trace de l'impératrice Alexandra est moins
flatteur encore, mais, sans doute, plusmcrité : mys-
tique et déjà étrange dès sa jeunesse, la pr ncesse
Alix de Hesse so trouva à la cour de Saint-Péters-
bourg dans la situation la plus difficile, du fait de
l'insuffisance de son époux. Douce et d'intelligence
moyenne, elle avait besoin d'être dirigée et se
trouva livrée aux influences les plus diverses. Celle
de l'impératrice douairière était bonne; mais, exercée
assez sèchement, elle fut peu durable ; le succès fut
bien'ôt assuré aux flatteurs : les filles du prince de
Monténégro, épousées par des grands-ducs de 0 se-
cond ordre » (expression un peu sévère pour le
grand-duc Nicolas), se montrèrent particulièrement
souples et serviables ; elles en furent récompensées
en étant admises dans la plus étroite intimité du
couple impérial. Malheureusement, elles furent les
premières à lancer l'impératrice dansla voie de l'oc-
cultisme, vers quoi son mysticisme la prédisposait
déjà : le résultat fut la perte des deux souverains et
delà Russie elle-même. D'abord sous la domination
ducharlatanPhilippe deLyon, l'impératrice s'adonna
peu à peu au culte de Séraphin de Sarov, dont elle
obtint, non sans peine, du saint-synode la canoni-
sât.on. C'est à son intervention miraculeuse, préten-
dit-elle, qu'elle dut la naissance du fis si longtemps
' attendu, auiourduquel, dorénavant, se dépensa toute
sa sollic tude maternelle. N est-ce pas pour conser-
ver la santé chancelante de cet enfant que l'impéra-
LAROUSSE MENSUEL
trice osa, plus tard, remettre la destinée de l'empire à
l'odieux fourbe Raspoutine, qui précipita la dynastie
dans la tourmente?
Cette tourmente, il semble que le ministre qui
aurait voulu instaurer un régime constitutionnel en
Russie la pressentait depuis le début du règne. La
mort tragique ,en i88r,du tsar libérateur Alexandre II
avait arrêté le mouvement réformateur en Russie, au
moment même où celui-ci se dessinait. Le fils de la
victime des nihilistes, mi par tempérament, mi par
naturelle réaction contre un système qui semblait
être responsable du crime, abandonna les projets à
l'étude ; le règne de l'absolutisme administratif et
politique subsista ; il sembla même que la question
sociale ne se posait plus. Le comte Witte n'était,
cependant, pas seul à comprendre qu'elle se poserait
inéluctablement quelque jour et que mieux valait,
pour le gouvernement, devancer le mouvement popu-
laire que d'être submergé par lui. Aussi, dès l'avène-
ment de Nicolas II, voulut-il inléresser l'empereur à
l'état misérable de la classe paysanne. Une commis-
sion fut créée, mais dans le but de s'intéresser à la
petite noblesse terrienne. Dournovo et Plehve la
dominèrent, au point que Witte se plaint de n'avoir
pu s'y faire entendre. Il obtint, faible consolation,
l'abolition de la responsabilité mutuelle quant à la
taxe des impôts, l'adoucissement delaréglementation
des passeports « qui attachaient, dit-il, les pieds et
les mains du paysan ». De plus, au début de 1902,
fut constituée une a conférence spéciale des besoins
de l'industrie agricole » , dont les travaux se prolon-
gèrent bien inutilement trois ans. « Elle se compo-
sait d'hommes d'Etat, dont la réputation comme
réactionnaires était au-dessus du soupçon. » On n'y
put donc étudier aucune réforme sérieuse, mais seu-
lement « les problèmes généraux se rapportant au
commerce des céréales, aux chemins de fer, au petit
crédit». Un beau matin, le 30 mars r903, le mi-
nistre des finances fut avisé que la conférence agri-
cole était close par décret spécial.
On comprend que pareille politique ne pouvait
porter aucun fruit, ni même attacher aucun homme
capable de rendre des services.
a Toutes les révolutions, écrit fort justement
Witte, proviennent de ce que le gouvernement
manque à satisfaire en temps utile les besoins criants
du peuple et y reste sourd. » La révolution de T905
alla fort au delà des limites prévues par les confé-
rences impériales. Witte n'a pas l'intention d'en
écrire l'histoire dans ses fragments de Mémoires,
enchaînés sans ordre chronologique ; tenu à l'écart
de la confiance impériale,, le ministre, qui fut, en
octobre 1905, nommé au poste tout honorifique de
président du conseil des ministres, prend soin, en
effet, de dégager sa responsabilité de tout ce qui est
alors survenu. Absent durant plusieurs mois, puisque
chargé de conclure à Portsmouth la paix entre l'em-
pire et le Japon, Witte en dit cependant assez pour
qu'on se rende compte de l'état de véritable anarchie
dans laquelle la cour se débattit devant la révolu-
tion menaçante.
Les manifestes, les rescrits se succédèrent à quel-
ques semaines de distance, parfois le même jour,
dénotant des tendances diamétralement opposées.
Quand parut l'ukase du 18 décembre 1904, on put
croire l'empereur rallié au régime constitutionnel,
encore qu'on n'y parlât pas de Douma ; on envisa-
geait les mesures à prendre pour établir les libertés
essentielles de la parole et de la conscience, pour
développer les pouvoirs des gouvernements locaux,
pour résoudre les questions relatives aux travail-
leurs.
Une sorte de comité, connu sous le nom de <t confé-
rence Solski », travailla d'après les ordres du tsar à
préparer un projet de « Douma » constitutionnelle.
Dans le fait, le travail fut bref ; Boulygier, ministre
de l'intérieur, ayant, de son côté, reçu l'orJre de
préparer un manifeste sur le même sujet, le projet
de ce dernier fut adopté par Nicolas II, sans la
moindre consultation de ce conseil, qu'il avait con-
voqué. W.tte s'en montra mécontent et cessa de
collaborer à des mesures dont il sentait l'inanité. De
fait, le manifeste du 26 août 1905, qui annonçait la
prochaine élection de la première Douma, loin de
calmer les esprits déjà surexcités par l'issue malheu-
reuse de la guerre d'Extrême-Orient, allait donner
naissance à de graves discussions, auxquelles le
nouveau régime attribuait une apparence de légalité.
La comparaison qu'y faisait l'empereur entre la
Douma et les parlements occidentaux était dange-
reUîC, puisqu'un article postérieur précisait que la
« Douma était une institution exclusivement consul-
tative ». La confiance qu'il y mettait dans la classe
paysanne, 0 élément le plus sûr et le plus conserva-
teur au point de vue monarchique », préjugeait des
opinions que les premières, puis les secondes élec-
tions, ne devaient point réaliser.
Le 17 octobre suivant, un second manifeste, diffé-
rent du premier, précisait les projets de réforme que
Witte avait finalement obtenus de Nicolas II. A ce
moment, en effet, 1 homme d Etat se trouvait au
faite de sa fortune politi^ue : il revenait des Etats-
Unis, où il avait au nom de son maître négocié et
signé, le 5 septembre, la paix de Portsmouth, qui
tt' 175. Septembre 1921.
terminait de façon fort honorable la guerre pour-
suivie depuis dix-huit mois contre le Japon. Witte
a consacré tout un chapitre de ses «Mémoires» à cette
brillante étape de sa carrière, et ce n'est pas le moins
riche en réflexions personnelles.
Nommé pléninotentiaire le 29 juillet 1905 (style
russe), sur le refus du comte Mouraviev, Witte com-
prenait plus que tout autre la nécessité de la paix.
Dès le début de la guerre, il avait mal auguré de son
succès; il n'avait aucune confiance dans le vice-roi
Alexeiev et avait conseillé à Kouropatchine, nommé
général en chef, de le mettre à l'écart dès son arrivée
au front.
Au bout de dix-huit mois, la partie était perdue
et les finances gravement obérées ; « la circulation
du papier était montée de 600 millions à 1.200 »,
proportion qui, avant la grande guerre de 1914^
paraissait singulièrement hasarJeuse.
Pour gagner New- York, Wiite traversa l'Europe
et s'embarqua à Cherbourg. Son passage en France
ne le satisfit pas; on a peine à comprendre comment
il put se tromper à ce point sur le sentiment na-
tional : la défaite russe constituait pour la France
une profonde déception et un danger inattendu ; nous
avions tout à attendre d'une paix de transaction et
trouvions justifiée la confiance que l'empereur Ni-
colas avait mise dans Witte. Or, celui-ci écrit : « Dans
la capitale française, mes sentiments patriotiques
russes furent blessés à chaque instant. Le public me
traitait, moi, le premier plénipotentiaire de toutes
les Russies, comme une nullité politique. Quelques-
uns, en minorité, me témoignaient de la sympathie,
les autres ne cachaient pas la joie que leur causaient
nos malheurs ; mais la majorité me traitait avec une
complète indifférence. A la gare de Paris, des cris
de : « Faites la paix ! » furent entendus. L'attitude
de la presse radicale envers l'empereur et notre pa-
trie fut outrageante. »
Une fois do plus, la presse avait dénaturé le sen-
timent populaire et contrecarré l'action de notre
diplomatie. A peine sur le transatlantique Wilhclm-
der-Grosse, les prévenances entourèrent le plénipo-
tentiaire russe ; la musique joua l'hymne impérial
russe ; l'empereur allemand avait, dans chacun de ses
sujets, un agent de propagande !
Witte, tout désireux qu'il était de voir aboutir les
négociations, réso.ut de n'en rien laisser paraître,
mais de dire et de répéter en Amérique que l'empe-
reur ne se prêtait à clés conversations avec l'ennemi
que pour « satisfaire au désir universel que manifes-
taient les autres pays de voir terminer la guerre » ;^
il était également résolu à « montrerions les égards à
la presse et à se rendre accessible à tous ses repré-
sentants, à se conduire avec une simplicité démocra-
tique, sans l'ombre de morgue, gagner ainsi la sym-
pathie des Américains, à cause de l'influence consi-
dérable des juifs sur la presse et sur d'autres parties
de la vie américaine, ne pas manifester d'hostilité
contre eux ». Ce programme, il l'exécuta de point
en point et avec le plus vif succès. L'opinion améri-
caine, plutôt favorable au Japon avant l'arrivée de
Witte, fut, peu après, beaucoup plus favorable à la
Russie.
Les négociations se poursuivirent à Portsmouth, à
l'Arsenal, au milieu de la foule des reporters aux
aguets : • Mon cabinet, écrit Witte, était presque
une maison de verre, où tout ce que je faisais était
entièrement visible, non seulement pour les nom-
breuses chambres de l'hôtel, mais même pour les
passants de la route. Naturellement, cette route
était noire de curieux, qui voulaient à tout prix
apercevoir le plénipotentiaire russe à l'ouvrage. » Le
président Roosevelt, qui tenait essentiellement au
succès des négociations, commença par faire pression
sur le représentant de l'empereur pour l'amener aux
concessions demandées par le Japon. Witte, selon les
instructions reçues, refusa de céder un pouce de
territoire russe, d'accorder la moindre indemnité de
guerre. Pourtant, sentant l'opinion américaine évo-
luer vers la Russie et craindre un trop grand succès
des Japonais, sachant d'ailleurs que le parti du mar-
quis Ito était favorable à l'acceptation des condi-
tions russes, Roosevelt se retourna subitement vers
le mikado, le priant, par téiégrammes successifs,
d'abandonner ses revendications exagérées.
Les négociations ne s'étaient pas ouvertes denuis
quinze jours que, déjà, elles se terminaient. Elles
consacraient la gloire de Witte, qui en retira le titre
de « comte » ; elles lui donnèrent en Amérique une
auréole que les citoyens des Etats-Unis lui tressè-
rent avec leur habituel enthousiasme.
Au retour, Witte s'arrêta à Paris, où le président
du conseil d'alors, Maurice Rouvier, lui demanda
l'appui de la Russie dans les négociations qui se
poursuivaient difficilement avec Berlin au sujet du
Maroc. Witte promit et tint parole, malgré la dé-
fiance que lui inspirait le rapprochement franco-
anglais, depuis peu scellé sous l'instigation de Th.
Delcassé et d'Edouard VII.
Nicolas II, qui ne l'aimait pas, crut cependant
nécessaire la présence du comte Witte à la tête du
gouvernement ; le tsar espirait que le prestige de
l'heureux négociateur, réputé libéral dcpui; de nom-
breuses années, allait faciliter l'avènement du régime
\
«• 776. Septembre 1921.
constitutionnel qu'à son corps défendant, il venait
d'octroyer.
Le ministère Witte fut court (du 20 octobre 1905
au 20 avril 1906). Le président du conseil, ouverte-
ment négligé de la cour et de l'empereur, se sentit
vite abandonné par les hommes même qu'il avait
appelés dans son cabinet, notamment par Dournovo,
en qui il avait cru voir, bien à tort, un véritable
homme d'Etat libéral ; il ne tarda pas à se rendre
compte que le ministre de l'intérieur n'était, en
réalité, ni homme d'Etat ni libéral. Quand il eut
réussi à mettre sur pied l'emprunt de liquidation de
la guerre, opvration financière délicate dont il n'était
pas peu lier, Witte s'empressa d'offrir une démission
que Nicolas II fut heureux d'accepter ; le divorce
entre les deux hommes fut complet, au point que
l'empereur, quelques mois plus tard, cons gna à la
porte de l'empire le seul homme d'Etat qui aurait
peut-être pu sauver sa couronne.
En France, Witte a la réputation d'un germa-
nophile ; de fait, certaines des appréciations con-
tenues dans ses mémoires sur la France ne sont
pas particulièrement sympathiques. Pourtant, le
ilemier Ci.apitre de son livre : Mes rencontres avec
le kaiser, ne peuvent laisser aucune illusion sur les
véritables sentiments du ministre, du moins à l'heure
où il les transrrivit.
Gulllanme II tenait Witte en haute estime et le
montrait en toute occasion ; le ministre, assez sen-
sible à la flatterie, frappé, d'ailleurs, de la maîtrise de
l'empereur allemand dans la conversation, ne pous-
sait certainement pas son maître à de mauvais pro-
cédés envers l'Allemagne. Comme il le dit un jour
de 1897 à son impérial interlocuteur : t Nous devons
chercher à créer une union solide de la Russie, de
l'Allemagne et de la France. Une fois ces pays ferme-
ment unis, tous les autres Etats du continent euro-
péen voudront, je n'en doute pas, se joindre à cette
ail ance centrale et formeront ainsi une confédération
qui embrassera tout le continent. »
Guillaume II, dit Witte, paraissait alors extrême-
ment hostile aux Etats-Unis, contre lesquels il voulait
grouper toute l'Europe. « Quand Théodore Roosevelt
fut élu président, l'empereur Guillaume commença
à flirter avec lui, et tous deux firent grand tapage de
leur soudaine amitié >.
Witte se rendit vite compte que la duplicité était
le défaut dominant du kaiser; de ce moment, il se
tint sur la réserve. Il vit notamment avec netteté
que l'empereur allemand était l'instigateur de cette
politique dangereuse qui entraînait la Russie vers le
Pacifique. En 1002, Gui.laume ne câbla-t-il pas à son
cou'in : • L'Amiral de l'Atlantique salue l'Amiral du
Pacifique », orgueilleuse parole, qui eût ouvert les
yeux d'un homme moins aveugle que Nicolas II.
Quand s'ouvrirent les hostilités russo- japonaises, qui
comblaient les vœux allemands, Guillaume se hâta
de propo er à Nicolas II de protéger les frontières
occidentales de son empire ; mais, en compensation,
il demandait au traité commercial de 1894 des chan-
gements si ruineux pour l'industrie russe que Witte
s'y opposa résolument.
A son retour de Portsmouth, Witte fut intam-
ment prié par Guillaume II et par Nicolas II lui-
même de s'arrCter à Rominten, où l'empereur alle-
mand Villégiaturait. Il y fut accueilli avec des égards
particulièrement flatteurs. L'empereur lui octroya le
collier de l'ordre de l'Aigle-Rouge, réservé aux seuls
souverains; il accepta les siggestions du minisire
russe sur l'internationalisation de la coiivers ition
franco-allemande au sujet Ju M iroc, qui tournait à
l'aigre.Toutconvaincuqu'ilétaitdesa valeur, Witte ne
s'en demandait pas moins quel pouvait être le but
précis de toutes ces flatteries. Il l'apprit dès son
arrivée à Pétersbourg : • Approuvez-vous réellement
la convention de Bjorke ? » lui dit dune voix fré-
missante le comte Lansdorf, ministre des affaires
étrangères. Witte n'en savait que ce que Guil-
laume II lui en avait dit. « Lisez », reprit le
diplomate ; et le négociateur de la paix russo-
japonaise lut avec une stupéfaction croissante le
texte de cet invraisemblable accord qu'à l'insu de
ses ministres, Nicolas II, au cours de la récente
entrevue de Bjorke, avait, sur les instances de Guil-
laume II, accepté de signer. « C'est monstrueux,
sécria-t-il. Ce traité nous déshonore aux yeux de
la France. »
L'accord de Bjorke ne tendait à rien mo ns qu'à
annihiler l'a liance française, puisiu'il contenait une
obligat.on mutuelle d'aide et de secours au cas où
l'un des deux emnires serait entraîné dan» une
guerre avec une puissance européenne. De ce jour,
le comte Wit e sut ce qu'il devait penser des flatte-
ries du kaiser. Il obtint du tsar, enlin éclairé, annula-
tion de l'accord signé et s'attira l'hostilité persis-
tante de Gui.laume II.
La France ne peut oublier cette preuve de loya-
lisme, qui doit contribuer à conserver le souve-
nir du comte Witte, lequel, sous un autre sou-
verain, eût pu jouer en Russie le rôle d'un grand
ministre réformai eur, car il en avait l'énergie et
la volonté, en Europe celui d'un grand diplomate,
car il savait, quand il le voulait, allier la souplesse à
la fermeté. — Pierre lUlK.
LAROUSSE MENSUEL
Montre électrique. Jusqu'à présent, les mé-
canismes réalisés pour la commande électriiue des
horloge^ et des montres ont été surtout établis par
des horlogers, qui ont construit des appareils délicats,
difficiles à tran porter, à mettre en place et à régler.
La possibilité de faire une montre électriqjue du
format habituel vient d'être démontrée par l'inven-
tion d'un ingénieur français, Huguenard, qui a
conçu et mis au point un moteur électro-magnétique
de faible encombrement. Ce moteur, contenu dans la
montre, est aciionné par unep.lequi occupe le tiers
du boîtier, et le mécanisme qui commande les aiguil-
les a été simplifié par 1 adoption de procédés nou-
veaux qui diminuent le nombre des roues dentées.
Cette montre marche une année sans être remon-
tée et, étant donné l'agencement des roues qui peu-
vent être découpées, le prix de revient de la montre
électrique est inférieur à celui de la montre ordi-
naire.
Principe du mécanisme. Pour mesurer le temps,
on emploie des oscillations isochrones d un pendule;
l'horloge actionne, par un poids ou par un ressort, un
balancier, qui laisse échapper dent par dent les der-
nières roues du mécan.sme.
Le balancier reçoit du moteur de légères impul-
sions, qui entretiennent les oscillations.
Jusqu'à présent, dans l'horloge électrique, on
chargeait le balancier de mener le rouage ; cette
disposition est mauvaise, si l'on cherche à réaliser le
balancier circulaire. Ici, on lui a dorme un rôle uni-
quement réaulateur.
Le moteur électrique a des dimensions faibles; son
diamètre est de 9 millimètres sur 2,5 d'épaisseur; il
actionne le rouage par un cliquet ou par une ancre
attaquant une denture. Le courant périodique lancé
dans le moteur actionne le cliquet, et il est distribué
par un interrupteur que manœuvre le balancier lors
de son passage à la position d'équilibre. L'oscillation
du balancier est entretenue par le même moteur, au
moyen d'une fourchette oscillante. Ce dispositif pro-
portionne l'effort du moteur à la résistance des frot-
tements.
Le balancier qui règle la marche de l'ensemble
devient donc un balancier circulaire ordinaire. La
sonnerie peut être obtenue par un dispositif simple,
qui forme un ensemble se montant sur le mouve-
ment. Le moteur du balancier et celui de la sonnerie
comprennent un même type d'électro-aimant à
pôles concentriques dentelés. Tous ces mécanismes
fonctionnent dans toutes les positions. Ils peuvent
Si cette dernière a 60 dents et une seule active, la
deuxième roue, de 60 dents également, avancera de
une dent à chaque tour complet de la première. On
démultiplie donc de 3.600 le mouvement du balan-
cier à celui de la deuxième roue. Oo peut varier.
Montre ëlectriquit ; 1. Armature mobile ; S. Contact ; 3. Balancier ;
4. Electro-aimant ; &. i'I.e électrique.
être employés dans des montres de forme ordinaire.
Quand il s'agit d'une montre ou d une horloge, la
pile électrique est hermétique. Elle est à force élec-
tro-motrice constante jusqu'à épuisement.
Pour la montre en particulier, elle est contenue
dans le boîtier. Cette montre n'ollre donc qu'une
place restreinte pour le mécan sme des roues, et elle
a pu être réalisée au moyen d'un mouvement dit
«type Sauteuse », particulièrement simpleet ingénieux.
Mécanisme « type Sauteuse ». Ce système permet
de réaliser de grandes démultiplications avec très
peu d'organes. Le dispositif comprend en principe
deux roues à rochet juxtaposées, qui sont attaquées
au moyen du cliquet actionné par le ba ancier. Une
des roues a ses dents toujours en prise, et elle avance
d'une dent à chaque oscillation du balancier. L'autre
roue n'est atteinte par le cliquet que lorsque ce
dernier rencontre une dent, dite «dent active», plus
profonde, qui se trouve sur la première roue.
Montre clectriqiie : 1, 2, 3. Colunne <l'a»sembla«e ; 4. Support dr
contact ; 5. Colunne de contact ; 6. l'Ole annulaire externe dt-
relcctro; 7. Armature mobile; 8, Enroulement; 9. FOIe annulaire
interne de l'électro ; 10. Carcaase de 1'électro.aimant.
évidemment, le nombre de dents actives et faire
tous les sous-multiples de 3.600 conmie rapports de
démultiplication.
On peut arriver encore à de plus grandes limites
en employant un sélecteur. Cet appareil compr-nd
deux roues folles. Elles ont chacune 15 et 16 dents.
Un cliquet dormant les maintient simultanément.
Le cliquet moteur actionné par le balancier est
toujours en prise avec la roue de 15 dents, qui porte
une dent active, ainsi que la roue de 16 dents.
A chaque oscillation du balancier, la première
roue tourne d'un qu.nzième de tour, la deuxième de
un seizième. Les deux dents actives ne viendront
alors coïncider que toutes les 15 X 16, soit 240 oscil-
lations du cliquet. Quand il y a coïncidence, le cliquet
s'engage plus profondément dans la denture. Il peut
actionner une roue voisine avec un contact élec-
trique.
Si le balancier a une oscillation complète aux
demi-secondes, le contact sera manoeuvré toutes les
minutes. On voit donc que l'on peut réaliser ainsi
des pendules-mères très simples, et il sera aussi
facile d'obtenir des pendules réceptrices.
Le même dispositif est appliqué à une pendule
unique en remplaçant le contact électrique rar une
roue qui avancera d'une dent à chaque minute au
rouage. La pendule se réduit alors à une roue de
15 dents, une de 16 dents et une roue de 60 dents,
plus la minuterie ordinaire. Les dents des roues
peuvent être rustiques, de sorte qu'avec un petit
nombre de roues t>on marché, on peut traiter tous
les cas usuels.
Avec un balancier droit battant les secondes, la
sélection se fait simplement par une roue de
60 dents munie d'une dent active. Cette roue portera
l'aigu lie des secondes. Une roue de 60 dents sur le
même axe, un peu plus petite, portera l'aiguille des
minutes. L'aiguille des heures peut être actionnée
également par le même cliquet.
Enbn, la sonnerie électrique adaptée à ce dispo-
sitif ne comporte qu'une roue supplémentaire.
Moteur éleclrique. Le moteur employé est un
électro-aimant à pôles concentriques, muni d'une
denture cylindrique de faible pas angulaire; l'arma-
ture annulaire, uniquement pivotante, est dentée au
m me pas. Ce moteur e-t associé à un condensateur.
L'assemblage permet d'obtenir, grâce à un type
d'électro-aimant à forte ré.uctance, une très grande
et une très rapide production de flux Le condensa-
teur permet d'u iliser des intensités assez fortes sans
endommager les contacts et sans augmenter la con-
sommation du courant.
Ceci permet d év.ter les inconvénients de la pré-
sence du fer dans le moteur d'hor.ogerie électriiue,
et on peut ainsi réd'iire l'encombrement du moteur
destiné à produire une impulsion déterm née.
Dans l'attaque des bal inciers à grandes oscilla-
tions, le courant est lancé dans l'enroulement quand
les rayons d'axes des dents de I armature coiincident
avec ceux des dents des pôles. L'appareil est réglé
pour que cette coïncidence existe à la posit.oa
d'équilibre du pendule.
L'armature continue sa course sans que les autres
passages de ces dents entre celles des pôles aient
d influence sur la marche, le condensateur ayant
annulé le magnétisme rémanent de l'armature.
Pour des impulsions limitées, la position d'équi-
572
libre a lieu quand les dents de l'armature se trouvent
entre celles des pôles.
Ces électro-aimants peuvent être employés seuls
ou associés, chacun ayant un rôle déterminé.
Avec ce modèle de moteurs, on a pu réaliser des
petits moteurs, des voyants d'appels téléphoniques,
des commandesde signa-jx de chemins de fer, même
des récepteurs téléphoniques, ainsi qu'ime magnéto
pour lampe de poche.
Inierruptevrs électriques. Pour réaliser électrique-
ment la sonnerie, on asservit le passage du courant
actionnant le moteur du marteau au fonctionnement
d'interrupteurs montés en série. Ces interrupteurs
sont actionnés par des organes qui donnent l'origine
de la sonnerie, la cadence et le nombre de coups.
Les interrupteurs employés sont d'un type spécial.
Ce sont des interrupteurs à mercure, dans lesquels
une petite goutte de ce métal est maintenuedans son
logement par capillarité ; un fil conducteur très fin
, Moteur
Sélecteur ^- — \—^
Interrupteur
Mécanisme « type Sauteuse ».
plonge dans le mercure pour établir le contact ; une
petite goutte d'hu.le liquide, maintenue en place par
capillarité, est destinée à éviter l'altération du
mercure .
A pplicaiions du mouvement électrique. Le mouve-
ment électrique établi sur la base que nous venons
d'inJiquer sommairement conserve tous les avan-
tages de l'horlogerie utuelle, notamment la sonnerie.
Il peut être réalisé dans le gabarit du mouvement de
Paris, ce qui lui permet de prendre place au Leu du
mécanisme ordimire et de s'adapter à tous les motifs
de pendules. Il permet des combinaisons de distribu-
tion et de synchronisation encore plus variées que
celles de l'horlogerie électrique actuelle.
Ces mouvements semblent donc ind.qués pour les
installat.ons ho' aires mobiles.
Des applications nombreuses sont possibles depuis
une montre d'automobile ou d'avion jusqu'aux plus
importantes distributions de navires, sans négliger,
bien entendu, grâce au balancier libre, le domaine
de la chronométriR marine.
L'avantaqe de l'emploi d'une pile permet de suppri-
mer le remontage et de ne nécessiter le remplace-
ment de la source motrice qu'à des intervalles très
éloi'^nés, qui peuvent aller jusqu'à une année avec des
pilei petites, mais bien établies.
Dans le cas de montres pour automobiles, il est
possible de les actionner alors au moyen du courant
pris sur la batterie d'accumulateurs. — • E. Wmss.
Pathologie et thérapeutique ver-
bales, par J. Gil'iéron (4 fascicules in-S», 1919-
1921). — Nous a\ ons déjà eu l'occasion de signaler
(v. Larnusse Mensuel de mars 1920) un irapor-
tani ouvrage de J. Gilliéron sur la généalogie des
LAROUSSE MENSUEL
mots qui ont désigné l'abeille. C'est un chapitre
nouveau et inédit de la vie des mots qu'écrit
aujourd'hui le créateur de la géographie linguisti-
que. Le premier en France, Arsène Darmesteter avait
considéré jadis le langage comme un organisme
vivant, en mettant en relief, dans un ouvrage célè-
bre: la «Viedesmots», les transformations incessantes
du lexique, en montrant comment les mots naissent,
vivent et meurent. Mais, si c'était là une vue d'en-
semble très féconde, la mise au point restait encore
superficielle et rudimentaire. Darmesteter n'avait
pas prévu, par exemple, et ne pouvait observer,
avec les moyens d'investigation dont il disposait,
que les mots, comme les êtres vivants, étaient sujets
à des accidents et à des maladies qui pouvaient,
tantôt les faire disparaître par mort subite, tantôt
les affaiblir, les frapper d'une tare provoquant une
agonie plus ou moins longue.
Cette curieuse pathologie des mots fait l'objet des
nouveaux travaux de
Gilliéron. Elle est d'au-
tant plus intéressante
qu'elle a pour contre-
partieune thérapeutique
subconsciente. En face
des dégradations conti-
nuelles qui affectent ou
menacent le matériel du
lexique, la langue ne
reste pas inerte ; elle
réagit et s'efforce de re-
médier à l'accident, ou
de guérir la maladie.
Tantôt elle a recours à
des emplâtres linguis-
tiques, qui n'ont par-
fo.s pour résultat que
de prolonger la vie du
patient, parce qu'ils ne
s'attaquent pas à la
source même du mal ;
tantôt, se sentant inca-
pable de trouver dans
son prc pre fonds un mé-
dicament assez énergi-
que, elle fait appel à un
voisin plus riche ou plus
puissant, à une langue
littéraire aînée, qui lui
sert de tuteur ou lui
fournit des substituts.
C'est ainsi qu'à la fin du
moyen âge, le français
a remplacé esmer — té-
lescopé par aimer et
res'.é fort mal en point
du jour où il s'était pro-
noncé émer — par un
estimer tout pimpant
neuf et florissant de
santé, repris par la voie
savante au latin œsti"
mare, qui avait jadis
formé esmer par la voie
populaire.
La phonétique, sur-
tout dans les langues
du Nord qui se contrac-
tent sans cesse, est une
terrible rongeuse des mots, qu'elle dépou.Ue parfois
de leur chair vive — entendez : des syllabes, des
sons qui formaient leur individualité — pour les livrer,
sans défense, exsangues et anémiés, à la première ma-
ladie ou aux hasards des rencontres fâcheuses. Et c'est
merveille de voir le langage remédier à certaines
amputations par des additionsde membres postiches.
Voici, par exemple, le latin hedera, dont la phoné-
tique française avait fait au moyen âge ierre. La
langue est venue au secours de ce mutilé phonétique,
qui menaçait de s'accrocher à tous lea buissons du
chemin ; elle a soudé à son initiale Vl de l'article, et
voici lierre sauvé et capable de nouveau de marcher
seul à travers les embûches de l'homonymie.
La chute des consonnes finales, aux xvi' et jcvii"
siècles, amenait, dans la prononciation, cinq à cm, et
aussitôt surgissait une menace de collision avec snmt,
sans parler de sein et de ceint ; — pensons aux calem-
bours sur cinq louis et saint Louis, qui étaient de
mauvais augure. Que fait la langue ? Elle s'efforce,
en s'appuyant sur l'orthographe conservatrice, de revi-
vifier et de greffer à nouveau le membre amputé p,ir
la parole; voilà pourquoi, depuis plusieurs généra-
tions, nous disons tous : 0 il y en a cinq » en faisant
son 1er le q, taudis qu'au xyiii" siècle, onprononça.t
généralement « il y en a cin », et pourquoi nos des-
cendants diront certainement « cinq(ve) francs •,
conune le peuple le fait déjà. Ce jour-, à, on ne pourra
plus confon Ire saint Louis avec cinq louis; le mot
sera définitivement guéri et la langue débarratsée
d'une gêne.
Lorsqu'une collision survient dans le langage, il
est bien rare que le vainqueur lui-même soite in-
demne du choc. « L'un des adversaires, écrit Gillié-
ron dans la Faillite de Vétymoiogie phonétique, gît
»• 175. Septembre 1921.
sur le carreau, et le vainqueur porte sur son vête-
ment la trace des déchirures qu'y a faites le vaincu.
Quand clore se fut battu avec clouer, clouer porta la
trace du combat (dans les formes patoises clouter,
clouter). »
Que de mutilés, surtout parmi les verbes véné-
rables de la quatrième conjugaison! Frire est un
« verbe estropié » ; que lui rcste-t-il de temps et de
personnes ? Les verbes défectifs achèvent leur séni-
lité dans « une retraite complète, ne laissant derrière
elle oue des tléchels, dont la langue a su tirer encore
quelque parti ». Issir a disparu « parce que l'homo-
phonie avec les finales inchoatives en -issons, -usez,
l'a vidé de son sens » ; c'est « une embarcation qui a
toutes les voiles et les agrès d'un vaisseau, mais
dont la co^ue n'est même pas une ccuille de noix ».
Et voici des considérations d'ordre plus général à
propos des verbes défectifs, ces grands malades de
la conjugaison, que les remèdes ordinaires n'ont pu
guérir et qui meurent peu à peu de consomption :
« Si elle n'avait pas é;é réparée, la langue fran-
çaise n'aurait pas eu le caractère de langue mon-
diale qu'elle a. Les médiévistes ont , sans doute , raison
d'admirer sa richesse et sa beauté d'autrefois, qu ils
savourent d la lecture, mais dont, d l'usage, ils au-
raient lieu de déplorer aujourd'hui l'usure.
« Clore, ouvrer, choir, ouïr, fénr, issir, quérir,
comme le vieux matériel s'est usé ! Fermer, travailler,
tomber, entendre, frapper, sortir, chercher, comme
ces vieux verbes ont dû se distendre pour enclore
l'âme des décédés, et quels bouleversements ces rem-
placements ont produits dans la langue !
« N'encombrons-nous pas nos vieux verbes séman-
tiquement, au risque de les faire périr ? Soyons sans
crainte ! La langue latine est là, à laquelle nous pou-
vons puiser sans compter nos bouchées. Il suffit de
songer à tout le matériel que nous y avons réquisi-
tionné, que nous en avons extrait, pour soulager nos
vieux verbes et pour compenser les pertes que
ceux-ci ne peuvent réparer. Laissons, s'ils le peuvent,
les autres peuples expurger leurs langues des formes
qui sont pour eux exotiques : le latin ne dépare pas
le français, et nous le pétrissons comme une matière
à nous. »
Comment doivent se présenter les radicaux des
verbes en bonne santé ? Ferm-, tomb-, entend-, frap-,
sort-, cherch-, voilà comment doivent être constituées
les coques du navire pour marcher à toutes voiles,
c'est-à-dire pnr un ensemble de sons qui leur assure
une individualité suffisante, en évitant ainsi les con-
fusions fâcheuses de l'homonymie. Et, employant à
dessein et ironiquement des formes verba.es désuètes
pour en montrer dans la phrase les tares amphibo-
logiques, Gi.liéron conclut : « Il fallait que les verbes
les quissent (ancien imparfait du subjonctif de quérir)
[ces coiues solides], s'ils ne les avaient pas, et c'est
de l'impuissance d'aller les quérir qu'issent les raisons
qui les font tomber, s
Certains mots, légèrement atteints, peuvent sur-
vivre à l'accident qui a ébranlé leur santé : tous les
individus frappés ne meurent pas. Voici chair, qui,
au moyen âge, se disait char, et qui, vers le xv° siè-
cle, est tombé dans l'attraction bomonymique de
chère. D'où une collision dont ce dernier ne s'est pas
relevé, car c'est une vie bien précaire qu'il mène,
relégué dans l'unique expression « faire bonne cA^r« ».
Mais chair lui-même a été touché. On ne s'en aoute
peut-être point à première vue, car il semble bien
portant. N 'empêche que son accident lui a fait
perdre le sens important de < viande », qu'il possé-
dait jusque-là. Par rapport à l'italien carne, par
exemple, qui a conservé la plénitude de ses sens et
de sa robustesse, notre chair apparaît anémique. De
tels anémiques, soutenus par le cordial de la tradi-^
tion littéraire, peuvent, d'ailleurs, vivre encore long-
temps.
Nous ne pouvons entrer dans le détail des études,
d'une nature as=ez spéciale, et suivre les raisonne
ments de l'auteur qui paraîtraient ardus au grand
public. Qu'il nous suffise de signaler, notamment,
que Gilliéron apporte une solution nouvelle et ingé-
nieuse pour l'explication, si difficile, de la formation
du suffixe -ième. Léon Clédat en rendait compte par
un cro. sèment entre les anciennes formes ordinales
-esme et -isme. Gil.iéron y voit surtout l'inlluence des
superlatifs savants en -isme, en établissant, par une
argumentation séduisante, les rapports qui ont relié
deux idées aussi différentes logiquement que la su-
perlativité et l'ordinalité.
Ce sont surtout les idées générales qu'il importe
ici de mettre en valeur. Aux collisions l.omonymi-
ques dont nous avons pailé Gilliéron joint les ren-
contres de synonymes qui ne sont pas moins curieuses
et qui provoqueraient aussi des accidents patholo-
giques, si la langue ne parait le coup, le plus sou-
vent, par des glissements de sens. C'est le phéno-
mène que Michel Bréal avait jadis signalé et auquel
il donnait le nom de réparti! ion, en empruntant
déjà des exemples à Gilliéron lui-même. En savoyard,
la chambre s'appelait autrefois païli ; depuis que le
mot français chambre a pénétré dans ces patois,
pailé a été ravalé au sens de galetas. Chez les Ro-
mains, coquina désignait la cuisine ; l'osque popina,
qui est le même mot et qui avait la même signi&ca
I
«• 775. Septembre 1921.
tion, y passa au sens de i cabinet de bas étage ». La
rencontre synonymique a donc souvent pour résultat
Je dégrader un des deux concurrents : prem ère
étape dans la voie du dépérissement, qui sera géné-
ralement sans remède.
Autre fait intéressant : c'est la paralysie qui Ragne
peu à peu les patois au fur et à mesure que la langue
littéraire exerce sur eux une emprise plus impé-
rieuse. Dans la plupart des régions appartenant au
domaine de l'ancienne langue d'oïl, le « parler popu-
laire n'a plus de puirsance créatrice et s'abandonne
entièrement au français littéraire, alors même ou il
garde son vêtement patois ». L'époque où les patois
savaient s'aider eux-mêmes est passée ; nous sommes
à une période d' « ataxie ».
< Les patois les plus résistants ont terminé leur car-
rière, en tant que parlers vivants, ont remis leurs
fonctions entre les mains du français littéraire, se sont
déclarés vaincus, incapables ciu'ils étaient de remplir
les charges qui incombent à un parler moderne. »
Les idées de J. Gil.iéron sont originales et har-
dies ; elles soulèvent de vives controverses dans les
milieux scientifiques. On peut les discuter, ou ne
point partager l'opinion de l'auteur sur tel ou tel
point. On ne saurait méconnaître, en tout cas, la va-
leur et la fécondité de la méthode, et on ne j-eiit
que rendre hommage à la vigueur d'esprit et à la
puissance créatrice du savant linguiste. — Albert dauz»t.
Fersonnels enseignants. (Relèvement
DES TRAITEMENTS.) La loi portant fixation du bud-
get général de l'exercice 1921, publiée au Journal
officiel du I" mai, comprend, aux articles 64-70
(p. 5214 à 5218), des suppléments de traitement
accordés au personnel des trois ordres d'enseigne-
ment et de l'enseignement technique. On trouvera,
à la fin de cet article, ceux qui concernent les prin-
cipaux groupes.
Le résultat n'a pas été acquis sans difficultés ni
sans incidents. On a vu, à ce propos, le Sénat en
conflit avec la Chambre et le gouvernement, et même,
au sein du Sénat, la commission de l'enseignement
émettre un avis absolument opposé à celui de la
commission des finances.
Le principal rôle a été joué, à la Chambre, par
Herriot et Avril, au Sénat, par Chéron, rapporteur
général de la commission des finances, Victor Bérard,
président de la comtiission de l'enseignement, et
surtout François Albert, dont les débuts ont été un
coup de maître. Léon Bérard, ministre de l'instruc-
tion publique, s'est tiréd'unesituationdélicate avec sa
compétence, son intelligence et son esprit habituels.
Sur la nécessité d'une augmentatien, tout le monde
était d'accord. A dire vrai, le 6 décembre 1919, les
traitements universitaires avaient été relevés. Mais,
postérieurement, d'autres groupes de fonctionnaires
avaient reçu des augmentations plus considérables :
tandis que, pour les instituteurs, l'augmentation
avait été de 144 à 200 p. 100, pour l'enseignemrnt
primaire supérieur de 134 p. 100, pour les profes-
seurs de 100 p. 100 en moyenne, la solde des sous-
officiers avait été relevée de 310 p. 100, le traitement
des vérificateurs des poids et mesures de 180 p. 100,
celui des commis des douanes de 148 p. 100.
Bref, comme le disait au Sénat, François Albert :
Un sergent touche une solde qui va de 4.608 francs à
5.652 francs; un sergent-major de 5.760 francs à 5. 090 francs;
un adjudant approche de 7.000 francs ; un adjudant-chef
atteint 7.344 francs. Les instituteurs, eux, évoluent entre
3,000 francs et 6.500 francs. Vous voyez à quel degré de
l'échelle ils se trouvent classés.
Un professeur agrégé de l'Université en province va re-
trouver, avec les ma-istrats dont je parlais tout à l'heure, le
prote de l'Imprimerie nationale et le greffier de la Morgue ;
quant à l'agrégé, professeur dans un lycée de Paris, couron-
nement de sa carrière, il est logé à la même enseigne que le
capitaine et le jardinier de la Ville de Paris,
Conséquences. Pour l'enseignement primaire ? « La
qualité des maîtres de demain semble diminuer,
tandis que décroît aussi le nombre de ceux qui
veulent encore enseigner », disait Courtier à la
Chambre. « Soilicité par les administrations, par les
so'iétés et par les entreprises, le personnel de l'en-
seignement primaire va quitter l'école pour cour.r
au bureau ; cela est certain, et je vous assure que ceux
qui ont la préoccupation de l'erseignement public en
1 rancc en sont quelque peu épouvantés. » Ainsi s'ex-
primait Jénouvrier au Sénat.
Pour l'enseignement secondaire ? Moins de candi-
dats à l'Ecole normale, candidats moins bien pré-
parés. De même pour le concours d'agrégation, ce
pilier de l'enseignement secondaire ; en 1920, le jury
du concours de physique n'a trouvé aucun candidat
à proposer au minirtre. Nantis de leur diplôme, les
jeunes agrégés n'ont qu'une pcnée : quitter l'Uni-
versité.
Comment, ùès lors, maintenir la valeur de notre
enseignement pr. maire et secondaire ? Comment
fermer la blessure profonde que la guerre a ouverte
au cœur de notre Université : 8.136 morts ou dispa-
rus dans le personnel primaire, 549 morts ou disparus
dans le personnel secondaire ? Comment envoyer à
l'étranger ces profecseurs que l'on demande de toute
part et qu'il est indi-pensable d'y envoyer porter les
traditions de notre civilisation gréco-latine ?
LAROUSSE MENSUEL
Pour encourager et maintenir les vocations, il fal-
lait donc corriger le manque d'équilibre entre le
traitement du corps enseignant et celui des autres
fonctionnaires, ce que l'on a appelé le « manque de
coordination externe »,
En même temps, l'on porterait remède à ce que
l'on appelait le manque de coordination interne,
résultant de ce que l'augmentation accordée à rensei-
gnement secondaire avait été inférieure à celle
qu'avaient reçue les deux autres ordres.
Deux projets s'efforcèrent à corriger ces iné-a-
lités. Ils émanaient, l'un du gouvernement, l'autre
de l'initiative parlementaire.
Le projet du gouvernement accor iait aux membres
de l'enseignement primaire et de l'enseignement
secondaire une augmentation de i.ooo francs en
moyenne. Faible pour les agrégCsde province et les
chargés de cours qui débutent (200 francs), poiu: les
professeurs de collège (450 francs en moyenne), pour
les instituteurs (500 francs), l'augmentation était
plus considérable pour les agrégés de province en fin
de carrière (800 francs), pour les agrégés de Paris
(ooo francs), surtout pour les professeurs d'école pri-
maire supérieure, désormais a:;similés aux professeurs
de collège licenciés (jusqu'à 2.250 francs en province
et 2.350 dans la Seine, avec suppression compensa-
trice de certaines indemnités). C'était une dépense
globale supplémentaire de 90 millions, répartie sur
deux exercices.
L'enseignement primaire repousse ces pronosiiions
comme tout à fait insufûsantes. L'enseignement
secondaire estime que l'on ne pouvait offrir décem-
ment, même à des débutants, une augmentation de
200 francs, répartie sur deux annuités, soit environ
28 centimes par jour. L'on faisait valoir, en outre,
que la différence entre le traitement maximum des
agrégés et des chargés de cours était réduite de
2.600 à 2.000 francs; suffirait-elle pour déterminer
les hésitants aux longues et laborieuses études
qu'exige le concours d'agrégation ?
Aussi les deux corps enseignants firent-ils cam-
pagne en faveur de la proposition de loi présentée
par Avril à la Chambre des députés. Ce projet
donnait aux instituteurs et aux professeurs de l'ensei-
gnement primaire et secondaire une situation maté-
rielle toujours modeste, mais plus décente; à peu
près celle qui vient de leur être accordée. Il faisait
disparaître, ou du moins atténuait singulièrement les
manques de coordination signalés. Mais il compli-
quait ses propositions pratiques de tout un ensemble
de dispositions destinées à réorganiser l'enseignement
secondaire.
La commission de l'enseignement de la Chambre
écarta ces d.spositious et se contenta de faire siennes,
sans modifications essentielles, les échelles de traite-
ments proposées par Avril : elles entraînaient une
augmentation de dépenses de 423.176.000 francs, à
laquelle s'ajoutait une répercussion de plus de
40 millions sur les retraites.
La Chambre ne fit subir que de légères retouches
au projet Avril-Herriot.
Au Sénat, les choses n'allèrent plus aussi ron;!e-
ment. La commis; ion de l'enseignement, d'accord
avec le gouvernement, appuyait les dispositions
votées dans l'autre Assemblée, sous la réserve que
l'enseignement supérieur ne fût pas oublié. Au
contraire, la commision des finances, épouvantée
par le coût de la réforme, proposait de les dis-
joindre. Elle estimait qu'aucun relèvement de trai-
tement ne pouvait être accordé avant que le Par-
lement ne fût saisi des propositions de la commis-
sion générale de revision des traitements instituée
par un article de la même loi de finances. Subsi-
diairement, elle s'étonnait que l'enseignement supé-
rieur ne trouvât pas sa place dans le proj--t de loi.
C'est dans ces conditions que, le 24 mars, s'oiivrit
la discussion générale du budget, A ce propos,
François Albert, en un discours très étudié, très
f pirituel et très applaudi, repoussa tout ajournement
de la réforme. Ce n'est pas qu'il approuvât de tout
point les dispositions votées par la Chambre. Il
s'étonnait qu'on eût laissé de côté l'enseignement
supérieur.
En ce qui touche l'enseignement primaire, il disait :
Une très grosse revision s'impose de l'esprit général du
projet. Je vous avoue que je ne suis pas du tout partisan de
cette espèce d'avancement automatique, qui conduit fatale-
ment, de la classe initiale à la classe la plus élevée, le fonc-
tionnaire, quelle que soit la façon dont il a exercé les fonc-
tions. Il est admis que n'importe quel instituteur passe de
la dernière à la première classe de son emploi. C'est regret-
fable, et, chose curieuse, cela n'existe que pour l'enseigne-
ment primaire... C'est un déû au bon sens, c'est le contraire
de la prime à l'activité.
Il proposait, d'ailleurs, des économies, la suppres-
sion des collèges « où l'on fait figurer des bébés en
robe pour tâcl.er de maintenir l'effectif à des propor-
tions qui fassent encore illusion », et la diminution
du nombre des professeurs, par la diminution du
nombre des heures d'enseignement.
L'opinion de François Albert était celie du Sénat,
La commission des finances le sentit, et elle se
décida à une transaction. En attendant la revision
des traitements, elle consentait à accorder aux mem-
573
bres de l'enseignement une majoration temporaire
de traitement.
Contre ce projet furent dirigées diverses objec-
tions. D'abord, il avait quelque chose d'un peu humi-
liant pour un corps qui tient à être considéré. Puis
intervenaient des considérations matérielles qui
n'étaient pas sans importance.
Lors de cette péréquation définitive qui doit s'eSectner
dans un délai de trois ans (disait François Albert) quand
se produira à nouveau l'afflux-des reveodications des fonc-
tionnaires de tous les services, les universitaires se préseote-
roat demandeurs avec une situation quelque peu diminuée.
On ne manquera pas de faire valoir que leurs véritables
traitements, ce sont les traitements de base, d'où on éliminera
la majoration temporaire. Ainsi, tandis que les autres arri-
veront avec des traitements fixés ne varùlur, les univerei-
taires se présenteront axec des traitements décomposés en
une partie fixe et une partie variable, et l'on ne tiendra
compte que de la partie fixe.,.
De plus, François Albert regrettait que le soin de
régler les augmentations fût confié aux bureaux,
dont il était à craindre que, « noyés » par les iimom-
brables revendications, ils n'aient la tentation d'ac-
corder un peu plus à ceux qui crient le plus haut.
Sur la queition générale , la commission des finances
ne céda pas, estimant que, si elle changeait d'avis,
elle se verrait conduite à donner un caractère per-
manent aux suppléments temporaires de solde accor-
dés aux officiers. Elle maintint également ses chiffres
de 500 à i.ooo francs pour les instituteurs et l'en-
seignement primaire supérieur. Mais elle éleva à
3.000 francs pour l'enseignement eeconJaire et à
4.000 francs pour l'enseignement supérieur le maxi-
mum de traitement qui pourrait être accordé par dé-
cret. Le projet se chiflrait par 171.872.000 francs,dQnt
132.838.000 pour l'enseignement primaire, 28 millions
pour le secondaire, 8 millions pour le supérieur et un
peu plus de 3 millions pour l'enseignement technique.
D'autre part, pour éviter qu'un inst.tutcur peu atlé
arrivât, par la seule ancienneté, au maximum de
8.000 francs, l'ancienneté dans le même poste ne
conduisait qu'à certains traitements ; les classes
smérieures ne pouvaient désormais être accordées
qu'à des catégories d'écoles déterminées.
Ce projet reçut l'approbation du Sénat,
Qu'allait faire la Chambre ? Les commissions des
finances et de l'enseignement admettaient le taux
des augmentations pour l'enseignement secondaire et
supérieur : toutefois, elles les restreignaient pour les
maîtres des facultés de médecine et de droit payant
patente, c'est-à-dire faisant de la clientèle. Elles
acceptaient que, pour les instituteurs, la classifica-
tion des postes permît d'exiger des maîtres qui, à un
certain moment, voudraient avancer à l'ancienneté,
qu'ils se résignent à changer de localité et à ensei-
gner dans une école plus importante : les postes de
chaque département seraient, à cet effet, classés eu
catégories, par départements, mais elles mainte-
naient à 9.000 francs le traiteme:it maximum des
instituteurs.
La Chambre suivit ses commissions ; elle décida,
entre autres, que les majorations accordées seraient
soumises à retenue, mais n'entreraient pas en compe
pour la liquidation des retraites, voulant montrer
par là son intention qu'au moment de la revision
des traitements, elles en fussent considérées comme
partie intégrante, sans, toutefois, grever le budget
d'une charge supplémentaire pour les retraites. En
ce qui touche les instituteurs. Buisson fit voter
une disposition particulièrement heureuse, portant
que, « dans les localités à effectifs scolaires réduits,
dont la liste serait établie par le conseil départe-
mental, ne pourraient être nommés, sauf en cas de
promotion au choix, que des instituteurs ou institu-
trices appartenant aux 6«, 5', 4" et 2° classes »,
Ce vote fut acquis le 27 avril. Après trois jours
de discussion, durant le-quels les deux AssembU'es
s'efforcèrent de maintenir leurs positions, la com-
mission des finances du Sénat finit, le 30 mai, par
accepter les modifications apportée-, par la Chambre,
et le budget fut définitivement ratifié par 290 voix
contre i.
En résumé, le corps ensegnant reçoit une aug-
mentation de tra temcnt, sous forme d'indemnités
temporaires, qui ne sont pas soumises à retenue.
Elles seront accordées aux ayants-droit à partir du
I" juillet prochain, savoir : pour 1921, dans la limite
des crédits ouverts au budget et uniformément par
catégorie; pour le surplus, en deux annuités égales,
de manière que la totalité soit attribuée à partir du
I" janvier 1923. C'est avant le 1°' mai 1924, notons-
le, que doit avoir lieu, dans un but de péréquation
et en cotiformité du mouvement général des prix,
la revision générale des traitements, soldes et indem-
nités de toue nature, pour laquelle il sera tenu
compte des charges de famille. 1
Sous la réserve de cette constatation, qui n'est
pas sans intérêt, les traitements du personnel ens i-
gnant, peur les principales catégories, sont fixés ainsi
qu'il suit :
1° Enseignement supérieur. — Titulaires : à Paris,
de 24.000 à 28.000 fr.; danslesdépartcments.de 19.000
à 25.000 fr.;chargésde cours compiémentaires et maî-
tres de conférences titulaires : à Pans, de i S, 000 à
22 .000 fr. ; dans les départements, de ij ,000 à 19.000 £1.
574
2" Enseignement secondaire des garçous. — Profes-
seurs agrégés des lycées : de 14.000 à 20.000 fr. à
Paris; de 15.000 à 17.000 fr. dans les départements.
Heuressuppléraentaires: 1.200 francs à Paris; 900 francs
dans les départements.
Ch.irgés des cours licenciés : de 10.500a 16.500 fr. à
Paris ; de 9.000 à 14.000 fr. dans les départements.
Heures supplémentaires : 900 francs à Paris; 700
dans les départements.
Professeurs de collège licenciés: de 8.5ooài3.ooofr.
Heure supplémentaire : 600 francs.
3° Enseienemeni secondaire de jeunes filles.— Piofei-
seurs agrégés: de 12.300 à 18.300 fr. à Paris; de 11.000
à 16.000 fr. dans lesdépartements. Heures supplémen-
taires: i.ooofr.àParis; 800 fr. dans lesdépartements.
Chargées de cours des lycées et professeurs de col-
lèges (dans les départements seulement) : de 8.500 à
1.350. fr. Heure supilémentaire : 600 francs.
A', a. — Pour toutes les catégories ofi elle existait,
LAROUSSE MENSUEL '
balancées, parce qu'on se rend parfaitement compte
que ni la France ne peut se passer de l'Angleterre,
ni l'Angleterre de la France ; mais l'antasonisme, ou
plutôt l'incompréhensionrécinroque, restent le -mêmes.
C'est, au fond, la vraie inquiétude, mais elle est sé-
rieuse, de ce temps-ci. La France et l'Angleterre,
avec un violent désir de ne pas se faire de peine,
sentent très bien que leurs intérêts fendent à diver-
ger, et il leur faut une grande dépense de réflexion
et de bonne volonté pour les rapprocher malgré tout.
C'est que — et il faudrait bien qu'elle le comprit une
bonne fois — l'Angleterre ne peut guère agir seule, à
son seul gré et en dehors de nous. Son expansion
hors d'Europe est gouvernée par l'état même de
l'Europe, et, pour que cet état soit stable, il faut
que la France soit forte et sûre de l'avenir. L'An-
gleterre le sait très bien : il y a des moments où
elle l'oublie, et c'est à ces moments-là qu'il faut le
plus fortement garder notre sang-froid pour la rame-
VAmiral^SénèSt à bord duquel Alexandre Mlilerand, président de la République, a passé la revue navale, au Havre (25 Juillet 1921).
la classe exceptionnelle est supprimée dans l'instruc-
tion secondaire.
4° Enseignement primaire supérieur et Ecoles nor-
males primaires.— Ecoles normales :àeine, de II. 000 à
17,000 fr. ; Seine-et-Oise, de 9.500 à 15.000 fr.; autres
départements, 9.000 à 14.000 fr.
Ecoles primaires supérieures : Seine, de 11 000 à
17.000 fr. ; autres départements, de 8.500 à 13.500 fr.
Enseignement primaire. — Stagiaires : 4.500 francs.
Instituteurs : de 5.000 à 9.000 fr. par classes de
800 francs, plus l'indemnité de résidence payée par
les communes.
Enseignement technique. — Professeurs des écoles
d'arts et métiers : Paris, de 14.000 à 20.000 fr. ;
départements, de 11.000 à 17.000 fr.
En résumé, les membres des divers ordres d'ensei-
gnement obtiennent une situation matérielle mieux
en rapport avec leur culture et leur situation sociale.
Il est à souhaiter que ces augmentations ne :ervent
pas de prétexte aux autres groupes de fonctionnaires
pour réclamer une « recoordination » générale avant
la revision générale annoncée, car, alors, ce n'est plus
trois cents millions par an qu'il en coiiterait de plus
à l'Etat, mais bien un milliard et demi. — André Casski..
Politique intérieure et extérieure.
{Juillet). — A considérer les événements du mois de
juillet, on était frappé avant tout de leur singulière
ressemblance avec ceux du mois précédent. Les ques-
tions engagées étaient les méra' s, et elles n'avaient
fait aucun progrès vers une solution. Les discussions
aigres-douces auxquelles ehes avaient donné lieu
étaient tellement la reproduction de discussions déjà
engagées naguère, qu'on se demandait si ce n'é-
taient pas exactement les mêmes qui reparaissaient
comme des figurants de cirque, et on se prenait à
s'étonner que les gouvernements pussent sans se
lasser redire les mêmes chose;. Le piétinement con-
tinuait. La tension qui s'était produ.te entre la
France et l'Angleterre à propos de la Haute-Silésie
était une édition nouvelle, presque sans variante,
de celle qui s'était bien des fois déjà marquée depuis
l'armist ce. Il semblait qu'on feignît de se brouiller
pour avoir la satisfaction de se réconcilier. Mais,
à pénétrer les choses, on constatait que ce perpétuel
retour de querelles de ménage, qui, pour ne pas
dépasser une certa ne mesure, n'en sont pas moins
des querelles, reposaient, en somme, sur une diver-
gence profonde d'opinions, souvent signalée ici,
qui sépare la France de l'Angleterre au sujet des
plus importantes questions européennes. Il y a deux
conceptions qui s'opposent, nées de la diuérence des
situations et des orientations. On fait des euorts énor-
mes pour les masquer, on cède ceci ou cela, aussi
bien du côté de la France qie du côté de l'Angle-
terre, — et cela, il faut l'affirmer très haut parce
que c'est la vérité, — on abonde en concessions
ner sans heurt à une juste appréciation des choses.
Nous ne revien rons pas sur ce que nous avons
dit, le mois dernier, au sujet de la Haute-Silésie. Au
début de juillet, on pouvait penser qu'on arriverait
sans encombre jusqu'au moment où les puissances
auraient enfin pris une décision au sujet du partage
de celte province. C'était trop espérer. Sans doute,
les hostilités entre Allemands et Polonais avaient
cessé et, de chaque côté, la soumission était appa-
rente. Mais la question re tait entière, et l'excitation
des esprits était montée à un tel degré que la moin-
dre occasion pouvait provoquer un conflit. On le vit
bien. Ues troupe; alliées, françaises et anglaises,
étant entrées à Beuthen, de la foule partit un coup
de revolver qui tua le commandant Montalègre, des
chasseurs français. Peu après, les commissaires ail es
se mettaient d'accord pour reconnaître que des
renforts étaient nécessaires au maintien de l'ordre.
On comprendra mieux cette unanime constatation,
si l'on se rappelle que l'un des plans les plus raison-
nables pour effectuer le moins mal possible le par-
tage de la Haute-Silésie consistait à remettre à
l'Allemagne les districts qui, par le plébisci e, se
sont avérésallemands, aux Polonais, ceux que lamême
consultation a montrés polonais, et à intercaler entre
les deux une force interalliée, en attendant qu'une
décision soit prise sur la future nationalité du reste.
Cette opération ne peut être, évidemment, menée à
b.en que si les puis ances ont en Haute-Silésie des
troupes sufiisantes pour ôter à la fois aux Polonais
et aux Allemands qui, les uns e' les autres, préten-
tendent au minimum à cette zoneneutie, la velléité
et les moyens de risquer le tout pour le tout, quitte
à entraîner l'Europe dans une nouvelle guerre. Le
gouvernement français, qui a de si gros intérêts en
Haute-oilésie, avait été si fortement frappé de l'una-
nimité de la commission interalliée au sujet de la
nécessité des renforts que, quelques jours après
l'as assinat du commandant MontaU'gre, il faisait
annoncer à Berlin son intention d'envoyer en Haute-
Silésie une division et invitait le souvernement alle-
mand à prendre les mesures nécessaires pour assurer
le passage de ces troupes sur le territoire du Reich.
Cette démarche, commandée par les circonstances,
devait provoquer un de ces orages diplomati'iues
qui assombrissent périodiquement l'horizon sans
jamais crever sur nos tètes. Le gouvernement alle-
mand répondit, avec une parfa te impertinence,
en s'enqucrant si la demande présentée par la
France émanait des Alliés réunis et d'accord,
ou de la France seule, al.éguant qu'aux termes du
traité de Versailles, le concert des puissances était
indispensable pour justifier un envoi de renforts.
Or, au moment où 1 Allemagne fai'-ait cette réponse,
il se trouvait que l'Angleterre, m. se au courant par
une Note française, contestait l'utilité de l'envoi de
renfo/ts en Haute-Silésie, thèse bien connue, mais
«• J75. Septembre 1921.
qui avait le tort de se manifester de telle sorte que
1 Allemagne pût croire ou feindre decroireà un conflit
interallié. Du 25 au 30 juillet, eut lieu, entre la France
et l'Angleterre, un échange de Notes assez montées
de ton qui, en effet, purent faire croire à une tension
inaccoutumée. Il faut bien dire, quelques soins que
nous mettionsànégligerles racontars, qu'il parut que;
du côté français, on ne savait sous quelle influence,
on avait peut-être exagéré dans la forme l'énoncé de
notre point de vue et que, dans les conversations
diplomatiques, à Londres en particulier, l'écart
entre les points de vue s'était a, firme non sans
vivacité. L'attention de la presse se concentra sur
cette courte passe d'armes, qui ne dépassa pas plus
que précédemment les limites d'un assaut racifique,
quoique vif, mais qui, quelles qu'en eussent été les
causes accidentelles, resta symptomatique. Dès le
30 juillet, on avait la sensation que, si quelques
maladresses de plume gvaient été commises, l'habi-
leté réciproque des paroles et surtout la conviction
inébranlable qu'aucun désaccord n'était tolérable
en're F'rance et Angleterre, avaient ramené le calme
dans les esprits et qu'une fois de plusl Allemagne en
avait été pour ses espoirs de désunion entre les
Alliés. Il était décidé, le 31, qu'une démarche con-
jointe serait faite à Berlin par la France, l'Angle-
terre et, sans doute aussi, l'Italie, pour enjoindre à
l'Allemagne de préparer le passage des troupes de
renfort pour la Haute-Silésie, si, comme il était
évident, ce ren,;ort devenait nécessaire. En outre, il
avait été réglé que le Conseil suprême se réunirait
dès les premiers jours d'août pour régler le partage
de la Haute-Silésie, sur lequel les experts délibé-
raient à Paris, et pour examiner la question non
moins grave du maintien sur le Rhin des sanctions
militaires et économ.ques. L'incident, une fois de
plus, était donc clos, mais la question à résoudre
restait entière et aussi grave.
Lloyd George, dans un discours prononcée Thame
à la fin de la dernière semaine de juillet, avait, en
termes d'ailleurs très amicaux pour la France,
défini de nouveau la doctrine anglaise. Tout en recon-
naissant sans aucune atténuation les sacrifices con-
sentis par la France et ses droits à une large répara-
tion, il avait plaidé, au nom de la paix future, la
cause de la conciliation et du rapprochement ; il
avait indiqué combien il était nécessaire de ne pas
créer entre les peuples des haines impérissables et
un besoin irrésistible de vengeance, causes certaines
de guerres inexpiables. Sa conclusion tendait à
démontrer qu'il fallait se montrer généreux envers
l'Allemagne et lui faciliter les moyens de se relever.
— C'est la durable contradiction qui subsiste entre
l'Angleterre et la France.
On ne peut méconnaître tout ce qu'il y a de judi-
cieux dans la thèse de Lloyd George. Retirer à l'Alle-
magne tout su et d'animosité violente contre ses
vainqueurs, l'aider à reconstituer sa situation écono-
mique, c'est fort bien, à la condition d'oublier le rôle
qu'e.le a joué dans la guerre et son état d'esprit
actuel. Nous l'avons dit bien souvent : l'Allemagne,
prise dans sa masse, n'a ni repentance de ses crimes,
ni conscience de sa responsabilité. Elle n'est pas, à ses
propres yeux, une coupable qui a mérité son châti-
ment et qui doit remercier ses vainqueurs de l'avoir
laissée vivre; elle est une victime opprimée par des
hommes sans justice, et elle n'attend qu'une occa-
sion de relever la tête. Elle l'avait prouvé, en juillet,
par l'acquittement, à Leipzig, du général Stenger, des
généraux von Schak et Kruska,par l'indulgence mon-
trée aux o ficiers de rU-26, par les scandaleuses
insultes dont la mission judiciaire française avait été
l'objet. Dès lors, Lloyd George n'était-il pas le jouet
d'une dangereuse illusion quand il proposait à la
France d'oublier le passé ou, du moins, d'en estomper
le souvenir, pour faire à l'Allemagne des concessions ?
Une pareille doctrine nous raénerait-elleà une récon-
ciliation durable, à une novation complète dsms
l'esprit et les tendances du gouvernement et du
peuple allemands, par suite, à l'assurance de la paix,
ou aurait-elle pour résultat unique de permettre à
l'AlLmagne de préparer une revanche et de rendre
ainsi plus aisé le renouvellement d'une guerreearoya-
ble, qu'on prétendrait au contraire écarter ? La 1 rance
ne désire que la paix, pour elle et pour les autres.
Mais peut-elle oublier déjà comment a éclaté la
guerre de 1914 et l'esprit impérialiste allemani ?
A-t-elle le droit de croire à une bonne velonté qui ne
perd aucune occasion de se nier elle-même ? Les
discus.ions du Parlement français, les affirmations
inquiétantes d'hommes très avisés comme André
Lefèvre, prouvent assez combien l'hésitation est
explicable. On peut discuter à l'infini sur laconduite à
tenir, suivant qu'on l'envisage du rivage anglais en
fonction des intérêts anglais, ou de la frontière du
Rhin et en fonction de la sécurité française. Mais,
jamais encore, peut-être, le problème n'avait été posé
avec plus de netteté.
Il allait, une fois de plus, être la trame sur laquelle
se dérouleraient les discussions et les décisions du
prochain Conseil suprême. A côté de la question de
la Haute-Silésie, allait se poser, nous l'avons dit,
celle des sanctions. Ces sanctions devaient-elles être
maintenues, ou devaient-elles cesser, comme l'Aile-
«• 175. Septembre 1921.
magne le prétendait ? L'Allemagne avait-elle donné
<ie sa soumission volontaire des preuves assez mani-
lestes pour qu'on pût considérer l'avenir avec con-
fiance et laisser le traité de Versailles jouer sans
aide î Ou bien la plus élémentaire prudence exi-
geait-elle qu'en dépit d'incontestables eflorts faits par
l'Allemagne pour s'acquitter, on fît entrer en compte
ses défaillances encore si nombreuses et la nécessité
de lui rappeler à tout instant la lourde réalité des
faits? La question, sachons-le, étaitpourl'Allemagne
de première importance. Si l'occupation des ports
du Rhin la laissait en somme indifférente, le cordon
douanier lui causait une gène considérable, dont elle
avait bâte d'être déchargée. Il était à prévoir que,
dans la prochaine Conférence, les points de vue s'ac-
corderaient péniblement et que, encore une fois, il
faudrait en venir aux concessions réciproques et
aux cotes mal taillées. Persuadons-nous que nous ne
pouvons guère espérer mieux et que, peut-être, c'est
en louvoyant plutôt qu'en tenant rigidement notre
route que nous arriverons enfin au but. La tâche du
pilote français continuait à être terriblement rude.
Il n'était pas inutile de noter que l'Angleterre, qui
s'est étonnée, — à propos de la question des renforts
silésiens comme elle l'avait fait à propos de l'occu-
pation de Francfort, — que la France ait agi seule,
ne s'est peut-être pas toujours gardée de semblables
actions isolées. Simplement pour juger sainement les
faits, il faut rappeler qu'au momentdela Conférence
de Londres et à l'heure où se formait le cabinet
VVirih, il est certain qu'elle avait eu avec les diri-
geants allemands des conversations privées, dont la
France ne paraît pas avoir été instruite et qui
n'allaient pas toutes dans le sens de nos intérêts les
plus pressants ; et, sans parlerdes impulsions de Lloyd
George au sujet de la Pologne, ni des tractations
avec les soviets, il est évident qu'à diverses reprises
le gouvernement anglais s'est cru en droit de
manœuvrer seul, sans consultation préalable de la
France. Certes, il est très difficile de concevoir une
union assez intime pour écarter toute idée d'aparté.
Disons-nous bien, pour aller au bout de la question,
que si, comme il semble, l'action des Dominions sur
la politique anglaise s'affirme comme il semble pro-
bable, la concordance de notre politique avec celle
de l'Empire anglais deviendrade plusenplus délicate.
C'est pourquoi c'est une mauvaise méthode de pré-
tendre se lier les mains pour tous les mouvements
possibles, alors qu'il est évident qu'on ne peut vrai-
ment vivre sans une certaine liberté. Si le principe
de cette liberté raisonnable agissant dans des limites
bien fixées prévalait sur celui d'une susceptibilité tou-
jours éveillée, on arriverait non seulement à cyminuer
LAROUSSE MENSUEL
recommander. Rien n'est plus admirable que la per-
sistance de la nationalité polonaise ; rien n'est plus
digne de chaude sympathie que la renaissance de ce
peuple opprimé. Mais le rôle très lourd que la Pologne
est destinée à soutenir dans l'Europe renouvelée lui
impose l'obligation étroite de réserver ses forces et de
ne pas nourrir des ambitions supérieures à ses moyens.
575
teux que si, malgré son invraisemblance, une telle
solution se réalisait, la question des Détroits se
trouverait posée d'une façon toute nouvelle, mais
non moins aiguë. Il était sage de ne pas chercher à
résoudre des problèmes qui ne se posaient pas encore.
Pour l'heure, la situation de l'Asie occidentale pouvait
se résumer ainsi, à la fin de juillet : en Anatolie, vic-
\£»
Alexaiidi'e Miilt-ran^l accunle aux quais de Huuen. — i'hot. HoU.
La question de. la Haute-Silésie est capitale pour la
Pologne. Mais cette question ne peut être résolue
que dans le cadre du traité de Versailles. Tout ce
qui tendrait à l'en faire sortir ne pourrait mener
qu'à la confusion et à l'injustice. C'était, espérons-le,
pour affirmer au gouvernement français la volonté
des Polonaisd'accepter l'arbitrage du Conseil suprême,
que Korfanty était venu à Paris.
L'attention publique avait été, en juillet comme
Alexandre Milleraud et sa suite remonteiU la Seine du Havre à Roueo. — Phot. Roll.
les occasions de friction, mais à une division du travail
qui laisserait à chacun les besognes qui lui convien-
nent le mieux. Dans un système politique ainsi lar-
gement conçu, la paix se trouverait plus solidement
assurée, chacun n'ayant pas la prétention de s'occu-
per de tout et la confiance réciproque bannissant
^es petites intrigues. Il fallait espérer, puisque nous
ne vivons que d'espérance, que les premiers ministres
arriveraient à se convaincre de l'utilité d'un arran-
gement qui laisserait à chacun d'eux la liberté d'es-
prit nécessaire pour régler, suivant les intérêts les
plus immédiatement pressants, les questions oii cha-
cun d'eux doit rester le facteur dominant.
Avant de quitter cette affaire de Haute-Silésie, 11
fallait de nouveau, comme nous l'avons fait le mois
dernier, conseiller à nos amis polonais une modéra-
tion et une sagesse qu'il n'est pas inutile de leur
en juin, moins appliquée au problème oriental qu'à
la question silésienne et, pourtant, le premier n'est
pas moins que le second un des facteurs de la paix.
En Anatolie, l'offensive annoncée par les Grecs
s'était développée avec Angora comme objectif loin-
tain. Sans qu'on pût, au milieu d'exagérations égales,
mais contradictoires, démêler exactement la vérité,
il semblait que les Grecs eussent refoulé les khéma-
listes qui, d'autre part, avaient sursis à toute action
qui eût semblé menacer Constantinople. Il était im-
possible de poser un diagnostic quelconque sur les
débuts de l'offensive grecque ; il était oiseux de dis-
serter sur ce qui pourrait arriver si les Grecs étaient
vainqueurs et si se réalisait la grande pensée helléni-
que du traité de Sèvres intégralement exécuté grâce
à la victoire grecque, en attendant qu'il fût modifié
pour assurer l'hégémonie grecque. Il n'est pas dou-
toire provisoire des Grecs, position d'attente des
khémalistes; au Caucase, concentration de troupes
russes; en Mésopotamie et Irak, avènement de l'émir
Fayçal; en Syrie, maintien de l'autorité française
dans les mains du général Gouraud ; rien à signaler
en Palestine ; en somme, le statu quo. L'avenir dé-
pendait de la fortune des armes grecques, c'est-à-
dire de quelque chose d'incertain et d'instable.
Nous avons dit que des troupes russes se concen-
traient au Caucase, pour garder à la Russie cette
source d'énormes richesses — cela ne fait pas de
doute — mais aussi pour soutenir au besoin les
khémalistes, qu'un traité récent liait aux soviets, et
par là peser sur l'Angleterre, confiante dans la Grèce.
Ainsi le gouvernement des soviets, silencieux depuis
plusieurs mois, se rappelait au souvenir de l'Europe
et raanisfestait qu'il était encore une menace. Quelle
était la situation réelle de la Russie et des soviets ?
Ce qu'on en sait permettait d'affirmer qu'elle deve-
nait de moins en moins tolérable. Une famine atroce
sévissait. Moscou avait fait appel à l'Amérique, qui
avait paru vouloir entendre cette voix, à condition
que fussent relâchés les prisonniers américains.
Hoover, reprenant le rôle humanitaire et économi-
que qu'il avait joué pendant la guerre, offrait de
nourrir un million de personnes. Mais qu'était-ce
qu'un million de personnes dans la masse nissç !
Sous la poussée d'une misère dont nous ne pouvons
certainement nous faire aucune idée exacte, le vieil
instinct nomade reparaissait. Par hordes immenses,
par millions d'hommes, de femmes, d'enfants, des
populations se déplaçaient à travers l'immensité
russe, cherchant les pays où l'on mange, vers la
Sibérie, vers le Caucase, vers le Kouban, vers
l'Ukraine, promenant leur faim, leurs maladies,
leurs instincts déchaînés ; fiot irrésistible et incon-
scient, qui battait aux murs des villes et déferlait
sans qu'aucune force humaine pût agir sur lui. Que
pouvait être, devant des phénomènes humams de
cette ampleur, retour inattendu à des temps que
l'humanité ne croyait plus revoir, le gouvernement
russe perdu dans ce chaos, cause efficiente de ces
formidables migrations ? Et combien précaire nous
apparaissîiit cette civilisation moscovite. Imposée à
l'inorganifation asiatique, incapable aujourd'hui de
réagir autrement qu'en se détruisant elle-même et
revenant spontanément à plusieurs siècles en arrière !
Sur la réalité des choses gouvernementales de Russie,
nous vivions dans la même étonnante ignorance dont
nous nous contentons depuis quatre ans. Ce qui ap-
paraissait de plus en plus, c'était la superposition
factice d'un programme polit ique de rêveurs impéni-
tents à une barbarie concrète, qui mettait entre la
Russie et l'Europe occidentale une distance Infran-
chissable ; c'était la tragique contradiction entre le
cynique optimisme des dirigeants russes et l'anéan-
tissement de tous les efforts faits depuis le xvi' siècle
pour rattacher la Russie à l'Europe ; c'était le con-
traste entre l'impuissance du gouvernement des
soviets et sa prétention à diriger le monde, la Rus-
576
sie mourant de faim et de misère, pendant qu'un
délégué de Lénine surveillait à Lille le Congrès syn-
dicaliste français et que Moscou prétendait encore à
régenter le monde.
Qui régnait à Moscou î Qu'était devenu le pou-
voir de Trotsky ? Qu'était devenue l'armée rouge,
dont les menaces avaient fait trembier la Pologne et
troublé l'Europe ? Aucune réponse n'était possible.
Mais il n'était pas improbable qu'on assistait à un
retour de raison, à un compromis imposé par la
faim, à un appel dissimulé de la Russie à l'Europe.
Qui serait en mesure de répondre ? L'Angleterre ou
les Etats-Unis, ou l'Allemagne ? Et, dans cette
grande curée des inépuisables richesses russes, quelle
figure ferait la France ? Et quel rôle ultérieur se
réservait le bolchevisme ? Abdiquerait-il sans esprit
de retour ? Ou, plutôt, ne se résoudrait-il à une dis-
solution voulue en Russie même, son berceau, que
pour s'égailler en Europe et dans le monde et orga-
niser le pullulement de ses germes destructeurs ?
Questions toujours présentes à l'esprit, que l'on ou-
blie trop dans le public, mais qui sont destinées à
jouer, dans l'avenir de l'Europe, un rôle de premier
plan. La sagefse serait de se préparer au pire.
Pendant que 1 Europe cherchait péniblement à
retrouver son équilibre, ou plutôt à s'en créer un
nouveau, que faisait l'Amérique ? Les Etats-Unis
LAROUSSE MENSUEL
commun de toutes les questions que suppose une
réunion comme celle de Washington. Sans préjuger
d'un avenir qui sera, à n'en pas douter, con litionné
par la solution qui sera donnée d'ici là aux questions
européennes brûlantes, il était vraiment curieux de
constater que les Etats-Unis, après avoir réagi
contre l'universalité apparente des idées de Wilson,
y revenaient, cependant, en donnant aux conceptions
de l'ancien président un tour nettement réaliste et
américain ; et n'est-ce pas ainsi que l'Amérique, sans
cesser d'être fidèle à son génie propre, reprendra en
l'adaptant le rôle, trop vaste pour elle, que lui avait
taillé Wilson ? Il était, en outre, intéressant de remar-
quer qu'au moment où l'Amérique, avec un pro-
gramme assurément très précis, sachant où elle veut
aller, conviait les puissances à discuter la question
des armements, la Société des nations abordait, dans
un esprit général et dogmatique, au nom des prin-
cipes absolus, mais sans moyen d'exécution, le même
problème que les Etats-Unis entendent soumettre au
contrôle des faits, et rien était-il plus capable de faire
éclater aux yeux ce qu'il y a de supérieurement
idéaliste et humanitaire dans la pensée de Wilson
cristallisée dans la Société des nations, mais aussi ce
qu'il y a de nettement pratique et, à tout prendre,
de plus immédiatement utilisable pour la paix de
l'humanité, dans l'initiative de Harding? Après lésion-
Le roi Ferdinand et la rein? Marie, de Roumanie, devant la tombe du Soldat inconnu à l'Arc de triomphe, à Paria ;30 juillet 1921).
avaient, nous l'avons dit, voté la fin de l'état de
guerre avec l'Allemagne. Mais ce n'était là que la
moindre de leurs préoccupations. Semblant reprendre
la série des grandes conceptions humanitaires, le
président Harding avait lancé l'idée d'une conférence
qui se tiendrait à Washington pour discuter la ques-
tion de la limitation des armements. Cette idée gé-
néreuse devait être accueillie avec faveur en France
et en Angleterre. Quel en était le sens, quelles en
étaient les limites, quels en étaient l'origine et le
but ? Il est peu douteux que le président Harding n'eût
envisagé avant tout la limitation des armements
navals et la sécurité des Etats-Unis dans le Paci-
fique et que ce ne fût que par extension que fut con-
sidérée, dans son sens général, la limitation des
armements sur terre. Il est, d'autre part, très vrai-
semblable que l'Angleterre avait d'avance approuvé
l'initiative du président américain et que la proposi-
tion d'une conférence à Washington se liait à la ques-
tion du traité anglo-japonais et à l'intervention des
Dominions dans la direction de la politique anglaise.
La conférence de Washington, bien qu'elle restât un
événement considérable, se présentait donc à la
réflexion sous un jour un peu différent de celui sous
lequel, à la première minute d'enthousiasme idéaliste,
on l'avait examinée d'abord. Elle se ramenait à une
réunion des puissances intéressées à la tranquillité
du Pacifique et, peut-être, à la restriction de la puis-
sance et des'ambitions japonaises. Le Japon, d'ailleurs,
ne s'y était pas trompé, et il avait sollicité des pré-
cisions. Quel serait le rôle de la France dans les
discussions de Washington ? Il pouvait être considé-
rable, et, si l'on revient à l'idée que nous exprimions
plus haut au sujet de la division du travail dans la
politique de notre planète, nous n'avons pas de peine
à nous imaginer le parti que pourrait tirer un
homme d'Etat avisé, habile et hardi, de la mise en
gués horreurs de la guerre, il a semblé que les hom-
mes aient pris plaisir à se lâcher dans la fantaisie et,
oublieux du réel, à créer un monde de rêve. Nous
revenons peu à peu aux choses terrestres. Nous
constatons, hélas I un peu trop qu'elles n'ont rien de
commun avec les illusions de ceux qui ont fait le
traité de Versailles, et nous ressentons chaque jour
avec acuité les contusions de gens qui tombent de
haut. Le président Harding essaye, en ce qui le con-
cerne, d'amortir la chute et d'adapter au mieux les
éléments utiles de la combinaison wilsonienne.
Nous pouvons le suivre sur ce terrain, à condition
d'y apporter nous aussi un esprit pratique et un
sens de nos propres besoins que nous n'avons pas
toujours eu. Il ne nous faut faire maintenant que
les sacrifices indispensables et compensés par des
concessions de nos partenaires. Ou ne nous saura
aucun gré du surplus.
Si, donc, on récapitule ce qui précède, on consta-
tera une fois de plus qu'on avait vainement encore,
en juillet, cherché la paix avec l'ardent désir de la
trouver et que, si l'on n'était parvenu à aucun résul-
tat, cela tenait avant tout aux difficultés préexistantes
de la situation. Les hésitations et les froissements,
ce que volontiers ceux qui ne sont pas à la barre et
qui regardent la manœvre en critiques peu indul-
gents appellent des erreurs ou des fautes, apparais-
saient à qui réiléchit comme des moments inévita-
bles d'une action prolongée dont les causes ne
dépendent pas des acteurs actuels, au moins en ce
qui concerne la France, et dont l'issue est incertaine.
Du moins, pouvait-on estimer qu'en juillet le plan
s'était élargi et que la proposition Harding, même
en la considérant d'un point de vue du pur égoïsme
américain, avait le grand avantage de replacer les
Alliés dans la situation où ils étaient pendant la
guerre et de faire cesser la carence des Etats-Unis.
«• 175. Septembre 1921.
Il était, à notre sens, imprudent de fonder des espoirs
trop vastes sur ce que la collaboration des Etats-
Unis pouvait nous apporter, et il fallait faire le
départ entre le domaine des gestes sympathiques ou
des paroles agréables et celui des résultats réels.
Mais le fait de reprendre des conversations commu-
nes était considérable. Il n'y avait plus de silence
troublant. C'était affaire à ceux qui parleraient en
notre nom de ne rien céder de ce qui nous est dû et
nécessaire.
En dehors des réflexions générales qu'inspirait le
spectacle, souvent semblable à lui-même, des événe-
ments qui intéressaient le monJe entier, il fallait
fixer son attention sur quelques faits particuliers. —
D'abord, la question d'Irlande. Le mois de juillet,
pour la première fois depuis le début de la luitf.
civile anglo-irlandaise, avait vu une suspension
sérieuse des hostilités. La proposition de Lloyd
George de discuter directement à Londres avec les
intéressés un programme d'avenir avait été suivie
d'effet. Après d'assez longs pourparlers, Valera avait
accepté de venir en Angleterre; il avait conféré avec
Lloyd George et avec sir James Craig, représentant
de l'Ulster. L'intermédiaire de ces conversations
avait été le général Smuts, premier ministre du Sud-
Afrique, dont le voyage en Irlande paraissait avoir
eu une grosse influence sur la décision de Valera ; et
ainsi — nous le rappelons en passant — s'affirmait, par
un trait de plus, l'orientation nouvelle de la politique
britannique dans le sens d'une collaboration intime et
généralisée des Dominions. Que s'était-il dit, dans les
Conférences de Londres ? Nul ne l'avait suexactement.
Mais le fait qu'elles se fussent continuées sans éclat
ni rupture, le retour de Valera en Irlande pour con-
sulter son conseil exécutif, le bisoin unanime dt-
paix, tout pouvait faire espérer que l'on touchait à
la fin de cet abominable conflit. Quelle serait la
solution? De quelle conséquence pour l'avenir de
l'Empire anglais? t'était encore l'incertitude ; mais
il paraissait peu probable que Lloyd George eût
renoncé à quoi que ce fût qui eût pu mettre en
danger l'unité et la sécurité du Royaume-Uni. Si
cette expression était sur le point de devenir une
réalité morale, cette réalité ne pouvait avoir pour
conséquence que de fortifier sous une forme nou-
velle le groupement des trois royaumes. Si les négo-
ciations aboutissaient, il n'était pas superflu dt-
noter que la paix qui surviendrait donnerait à l'An-
gleterre une force accrue, et il était permis de penser
que l'opportunisme irlandais de Lloyd George avait
peut-être, au moins autant que le Jésirdefairecesser
une lutte fratricide, conduit le Premier anglais à des
concessions qui lui laisseraient, pour la solution de
questions plus considérables, toutes.ilibertéd'action.
En Italie, la chute de Giolitti avait, péniblement,
amené au pouvoir le député socialiste-libéral Bonomi.
Les discussions parlementaires du mois de juillet ,
des troubles encore trop fréquents, avaient montre
que les élections n'avaient pas apporté à l'Italie la
stabilité qu'on avait cru qu'elle trouverait dans leurs
résultats et qu'il faudrait au nouveau ministèro
beaucoup d'adresse et de fermeté pour la fonder. Le
marquis délia Torretta avait succédé au comte
Sforza à la tête de la Consulta, et il semblait que le
nouveau ministre des affaires étrangères ne dût pas,
dans les questions qui nous intéressent, s'écarter beau-
coup de la politique de son prédécesseur. Il y avait
là, toutefois, une incertitu le, et il fallait attendre les
premiers actes du marquis délia Torretta. Le chan-
gement de personne ne pouvait diminuer en rien la
nécessité où nous sommes de lier d'aussi près que
possible notre politique à celle de l'Italie. Il faut que
1 Ital.e le comprenne de son côté.
Dans l'Afrique du Nord, ou avait brusquement
appr.s, fin juillet, que les Espagnols avaient subi de
graves échecs autour de Melilla ; le général Silvestre
avait disparu, mort ou prisonnier; la situation était
d'autant plus critique que le ministère espagnol
était peu solide et que l'opposition violente des
organisations socialistes permettait difficilement l'en-
voi de renforts de la métropole. Il était certain,
cependant, que nos voisins sortiraient de ce mauvais
pas, mais en combien de temps ? On a, dans la
presse, voulu voir dans cette révolte la main et
l'organisation allemandes. Nous craignons qu'il n'y
ait là beaucoup d'imagination. Le caractère même
des populations rifiaines, la médiocre politique ma-
rocaine de l'Espagne, la contrebande des armes sans
surveillance, la facilité avec laquelle les rebelles du
Marocfrançais entraient, par exemple, du côté d'Ouez-
zan, dans la zone espagnole, la faiblesse des eûectifs
espagnols en regard de l'importance des contingents
indigènes armés par les Espagnols, réputés fidèles
et qui trahirent, tout cela suffisait parfaitement à
expliquer un mouvement que les autorités espa-
gnoles, mal renseignées, ont eu le tort de ne pas pré-
voir. La situation et le gouvernement du Maroc pro-
tégé par la France n'ont aucun rapport avec ceux de
la zone espagnole. L'habileté et la fermeté du maré-
chal Lyautey, ses méthodes d'administration, la
construction de routes et de chemins de fer, l'encer-
clement progressif des tribus insoumises, ont fait
du Maroc français un pays nouveau, qui peut aujour-
d'hui se développer dans la paix. Nous n'en avons
«• J75. Septembre 1921.
pas moins un intérêt évident à ce que la zone espa-
gnole soit tranquille et ne devienne pas un foyer de
révolte. Elle ne la déjà été que trop. Nous devons
donc suivre avec une sincère sympathie les eUorts
faits par nos amis espagnols pour redresser leur
position compromise.
En France, enfin, la session parlementaire avait
été close avant le 14 juillet, non sans que des assauts
répétés, VI nus de divers cùtés, n'euseni tenté de
renverser le ministère. La majorité, malgré ces exci-
tation .avait tenu bon et ne s'était pas laissé séduire
par les loies d'une crise ministérielle. La conduite
de la politique étrangère de la France restait donc
entre les mains de Briund, et l'on avait le droit de
redire qu'elle était, uans les circonstances présentes,
en bonnes mains. — On devait enregistrer, en France
comme dans le monde entier, la conliimation de la
crise industrielle et commerciale, un dur chômage
et, cependant, un grand calme dans les esprits. La
récolte de blé, favorisée par une chaleur exception-
nelle, s annonçait excellente et, déjà, on prévoyait
la baisse du prix du pain. La sécheresse qui sévis-
sait depuis plusieurs mois aurait dû amener une
baisse sur le prix de la viande, que des intermédiaires
maintenaient aussi haut que possible ; la même
sécheresse provoquait la disette de légumes et de
fruits ; des orages et des grêles avaient ravagé cer-
taines régions du Midi. Cependant, la tendance était
à un aba ssement du prix de la vie, et les salaires
aussi baissaient, par une nécessité économique qui
s'imposait. Nous le répétons, tout cela se faisait
dans le calme, bien que la fréquence de crimes
hardis, qui inquiétaient, indiquât un trouble sérieux
dans certaines régions de la société et un déséqui-
libre moral qui n'était ras sans péril. Les disputes
intestines entre syndicalistes, les discussions ora-
geuses du Congrès de Lille n'avaient d'autre? résul-
tats que de diviser un parti qui, dans les années pré-
cédent! s, avait pu maintenir, au moins en apparence,
sa cohésion et sa discipline et qui, maintenant, voyait
se diluer son autorité. L'erreur immense quia entraîné
dans l'internationalisme, et en particulier dans 1 in-
ternationalisme communiste de Moscou, le parti
syndicaliste, portait ses fruits naturels. La division
dans les syndicats et l'exagération des doctrines
jetait le troutle parmi les adhérents du parti, qui, de
ses propres mains, ruinait sa force et son influence.
Il était facile de prévoir ce résultat. Il y a, en France,
des limites dans la violence et la déraison, que la
masse de l'opinion ne permet pas qu'on ignore.
Malgré cela, nous ne pouvions ne pas ajouter que la
situation économique réclamait toute l'attention des
pouvoirs publics et qu'après avoir sacr fié copieuse-
ment aux charmes de la parole, il était temps que le
Parlement comprît que, sous peine de lasser la pa-
tience publique, des décisions concrètes s'imposaient
pour soulager des souflrances réelles et des inquié-
tudes grandissantes. — Jules Oirbault.
Rayons ultra-violets et leurs cures
(les). De temps immémorial, la lumière du soleil
a été utilisée dans le traitement des maladies; les
Egyptiens et les Romains prenaient des bains de
soleil ; actuellement, ils sont de plus en plus en
vogue, notamment à Genève, où l'on a aménagé
récemment de vastes terrains où peuvent prendre
place non seulement des milliers de malades, mais
où les gens bieu portants viennent acquérir une vita-
lité nouvelle.
Il était généralement admis que c'était à la cha-
leur des rayons de l'astre du jour qu'étaient dus les
effets de ces expositions à corps nu et à ttte cou-
verte, mais l'étude des rayons du spectre solaire a
permis de reconnaître que les actions chimiques de
ces rayons intervenaient dans leurs propriétés cura-
tives bien plus que leurs actions calorifiques.
Dans sa théorie de l'émission aujourd'hui aban-
donnée, Newton supposait que la lumière était
constituée par une série de corpuscules émanant des
corps éclairés et qui étaient lancés en ligne droite
dans toutes les directions avec une très grande
vitesse.
A l'heure actuelle, malgré les essais tentés en vain
par sir Ohvier Lodge, qui a consacré sa vie à cher-
cher à prouver l'existence de l'éther, cette matière
très subtile, impondérable, qui remplirait l'univers,
malgré ceux de Michelson, Morley on n'est pas
parvenu à déceler sa présence dans l'atmosplu^re.
Mais, aujourd'hui, sauf Einstein, qui en nie l'exis-
tence, on admet généralement que la lumière est
transmise Je l'objet éclairé à l'œil par les mouve-
ments vibratoires inliniment rapides de cette sub-
stance inconnue.
La vitesse de cette transmission, à peu près la
même dans le vide que dans l'éther, est d'environ
300.000 km. par seconde, et les vibrations de 1 éther
sont perpendiculaires à la direction des ondes géné-
rées et mises en mouvement par les vibrations.
La longueur de ces ondes varie de 3,9 à 7,6 dix-
millièmes de millimètre.
Les théories électro-magnétiques inaugurées par
Maxwell et confirmées d'une manière éclatante par
Hertz ont permis d'accepter que les oneies de lu-
mière sont de même nature que celles par lesquelles
LAROUSSE MENSUEL
les ondes électriques se propagent à travers l'éther
et qu'elles n'en diffèrent que par leurs longueurs
d'onde.
Les plus importantes manifestations de cette
transmission lumiieuse sont la réâ ction, la réfrac-
tion de la lumière quand elle passe
dans un mili<ude densité d.fférente, la
dispersion, les interférences et les pola-
risations.
La coHieur est une propriété distincte
de la forme, de 1 éc at, de l'ombre et dé-
pendant des eflets de lumière des lon-
gueurs variables d'ondes sur la rétine ;
de son côté, 1 éclat est propo tionnel au
carré de l'amphtude de la vibration.
Les ondes dont la longueur tombe
au-dessus et au-dessous des limites
mentionnées plus haut de 3,9 dix-mil-
lièmes de millimètre à 7,6 dix-millièmes
de millimètre, ne sont pas perceptibles à
l'œil; celles qui se tiennent entre 3,9 et
I dix-millième de millimètre constituent
la lumière ultra-violette et se manifes-
tent par leurs propriétés chimiques ou
photographiques; celles qui dépassent
7,6 dix-millièmes de millimètre pro-
duisent les rayons infra-rouges et sont
reconnues par leurs propriétés calori-
fiques accentuées.
La lumière blanche n'est pas une
couleur simple ; c'est une combinaison
d'une série de couleurs désignées sous
lenomde» couleursJuspectre ».Encom-
binant ces dernières, beaucoup de tein-
tes (au nombre de plusieurs milliers, y
compris les ombres) peuvent être obte-
nues.
En ce qui concerne la vision, les deux
principales théories sont celles de Young
Helmholtz, qui suppose qu'il y a trois
couleurs : le rouge, le vert, le bleu
ou violet (le rouge et le vert produisent
le jaune, le rouge et le bleu donnent
le pourpre, le rouge, le vert, le bleu
ou violet donnent le blanc).
Il y aurait dans l'œil trois groupes
de nerfs correspondant au rouge, au
vert, au bleu ou violet, et tout train
d'ondes atteignant la rétine stimulerait
ces nerfs à divers desrés.
Les personnes qui ne reconnaissent
pas les couleurs seraient celles chez
lesquelles ces groupes de nerfs ne ré-
pondraient pas à l'action ^le la lumière.
Suivant la théorie de Hering, il exis-
terait dans la rétine trois substances
affectées par la lumière : la première impressionna-
ble par le vert et le rouge, la deuxième par le blanc
et le jaune, la troisième, plus importante que les
deux autres, serait sensibilisée par le noir et le
blanc.
Si l'on prend un faisceau de lumière solaire tom-
bant sur un écran, nous obtenons une tache ronde
577
Ces couleurs ne sont pas nettement séparées, leurs
contouis sant fondus les uns dans les autres.
Au moyen d'appareils thermométriques très sensi-
bles ou de piles thermo-électriques, on a chTcbé à
évaluer les pouvoirs calorl6ques desdiâércnts layons.
Au moyen d'un légc
uuM- fil ((Il inz. les rayons iiiu'avioieta sont introdulu dans la
cavité natuie. {Popular .Science Monthly.i
Soini donnés aux amyed.-iles malAilea. au moyen des rayons
ullra-viotets. [Poiiutar Science A/otUhiy.)
blanche lumineuse ; mais, si, sur le trajet, nous inter-
posons un prisme de verre, nous obtenons le spectre
de Newton, dans lequel les couleurs se rangent par
ordre de leur réfraction, et nous produisons la série
violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange, rouge.
et il a été couîtaté dans le cours de ces expériences
que les couleurs visibles ne comprenaient pas tous
les rayons du spectre qui se prolongent au delà du
rouge par des rayons chauds baptisés infra-rouges,
et qu'au delà du violet, il existait des rayons qu'on
a désignés sous le nom d'ultra-violets, dont les radia-
tions sont dites radiations chimiques, parce que leur
énergie est trop fable pour être appréciée autrement
que par voie photo-chimique.
Les radiations ultra-violettes ne présententd'autres
différences avec les précédentes que par des longueurs
d'ondes encore plus courtes que dans le spectre lumi-
neux visible.
Chaleur, lumière et action photo-chimique ne sont,
en résumé, que les différentes manifestations dn
même éther.
Le maximumd'énergiecalorifiquedu spectre sol aire,
ainsi que lemaximumd'intensité.résidcntdansle jaune.
Le spectre obtenu au moyen de l'arc électrique
n'est pas non plus limité au violet; il produit même
en abondance des rayons ultra-violets.
Pourle constater, il est préférable, comme d'ailleurs
pour le spectre solaire, de remplacer le verre par du
quartz, car le premier de ces corps est une substance à
peu près opaque pour la chaleur rayonnante obsctire.
Avant de nous parvenir, les rayons solaires passent
à travers différents gaz de l'atmosphère ; et, sauf
dans les grandes altitudes, leurs effets sont relative-
ment faibles et les ultra-violets absorbés en partie.
On a donc été amené à chercher à obtenir des rayons
intacts au moyen de la lumière artificielle en utili-
sant d'abord l'arc électrique.
A ce sujet, dit Philipp Scharzbach, dans un tris
intéressant article du Popular Science Amencan, on
raconte tu'un ouvrier électricien atteint de rhuma-
tismes fut guéri de cette douloureuse affection après
avoir séjourné pendant plusieurs séances à proximité
d'un arc électrique de grande intensité et que ses
camarades, atteints du même mal, et prévenus, furent
également soulagés en stationnant près d'un de ces
arcs, dont le spectre, comme nous l'avons déjà dit,
est beaucoup plus riche en rayons ultra-violets que
la lumière du soleil.
Ma heureusement, dans leur ensemble, les rayons
des arci électriques avaient une inlluence néfaste sur
l'épiderme.
Miels, qui s'occupe depuis longtemps de ces ques-
tions, trouva le moyen d'empicher cette aotioa
578
<]ui dépendait des rayons chauds de l'arc et réussit à
n'utiliser que les ultra-violets dans leur action chi-
mique.
En dehors des cures du rhumatisme, de la goutte,
les ultra-violets ont une influence très satisfaisante
sur les bacilles de la tuberculose et, s'ils ne guérissent
pas les malades, ils enrayent très sérieusement la
marche de la maladie.
Actuellement, on se sert aux Etats-Unis de la
lampe en quartz à vapeur de mercure, qui est plus
efficace et plus économique.
Au contraire du verre, le quartz laisse filtrer tous
les rayons ultra-violets et peut, sans être modifié,
supporter de très hautes températures.
Au moyen d un tube en quartz, on arrive à faire
pénétrer les rayons dans les cavités de la tête, dans le
nez et dans la bouche.
Au lieu d'enlever les amygdales, on se contente de
les soumettre à des bains de rayons ultra-violets, et
les résultats obtenus seraient très rapiJes. On peut
se demander quel est le secret du traitement.
Le docteur W. Georges Crill répond à cette ques-
tion en disant que le traitement élève l'efficacité
métabolique du malade.
Le métabolisme est un mot qui signifie « destruc-
tion et génération des cellules du corps humain»;
Traitement des rhumatisincs au moyen des rayons ultm-violels
qui passent à travers une lampe en quartz et sont dirigés sur
la partie malade. 'Pojtutar Science iianllhy.)
Je procédé doit être incessant, une cellule détruite
devant être immédiatement remplacée par une
nouvelle.
Quand ce phénomène ne se produit pas automati-
<juement, des maladies ont une tenJance à se déve-
lopper, et l'organisme s'affaiblit.
Appliques à certaines parties du corps, les rayons
ultra-violets exciteraient les cellules qui sont en voie
de reconstruction ou arrêteraient la déchéance de
celles qui sont malades.
Jusqu'à présent, les résultats seraient un effet cal-
mant sur le système nerveux des gens ayant trop
travaillé, ayant eu trop de soucis ou de préoccu-
pations, ou ayant fourni un effort physique exagéré.
Mais c'est sur la tuberculose que cette médication
produirait les meilleurs effets en en prévenant l'arri-
vée ou en enrayant la marcLe.
Un patient qui souffre de frissons, de fièvre, de
douleurs pénibles à supporter, voit ces symptômes
disparaître rapidement après quelques séances;
son poids augmente, son appétit renaît, il se sent
plus vigoureux. Quand on réitère le traitement, la
peau se tanne, prend une couleur cuivrée, puis passe
âu brun accentué.
Il n'y a aucune inquiétude à avoir sur ce sujet ;
plus le brun est foncé, plus la guérison approche.
Chez les anémiques menacés de devenir tuter-
culeux, la composition du sang se modifie favo-
rablement, après un petit nombre de séances.
Les troubles de la circulation, les lumbagos, les
rhumes, l'asthme, les alfections des voies nasales, de
la gorge et de la peau sont ou guéris ou sérieusement
améliorés.
Ce traitement se généralise et se généralisera de
plus en plus, parce que, d'une façon générale, il
arrête les développements infectieux et permet sou-
vent d'éviter des opérations sanglantes. Quant aux
rhumatismes, ils disparaîtraient très rapidement.
I.e Popular Science ajoute que le traitement
n'est nullement douloureux et ne présente aucun
<langer. — et A. I'oidlouè.
LAROUSSE MENSUEL
Récréations littéraires et histo-
riques (Nouvelles). Curiosités et singularités. Bé-
vues et lapsus, etc., par Albert Cim. — Au volume
de Récréations dont nous avons rendu compte pré-
cédemment (Larousse Mensuel de mars 1921, p. 4r4)
et qui avait pour objet les poètes et auteurs tlrama-
tiques, et les romanciers, l'auteur donne une suite
consacrée à des genres (histoire, philosophie, élo-
quence, science politique, prédication) qui se pré-
sentent d'un air plus grave, mais qui n'en sont pas
pour cela plus exempts de ces petites imperfections
de détail qui peuvent prêter à rire.
Albert Cim aime à rire. Dans sa collection de cu-
riosités de toute origine, il n'apporte en général
aucun fanatisme de parti. Il lui arrive tout de même,
parfois, de franchir un peu les limites qu'annonce
son sous-titre : Bévues et lapsus, et, à propos des
prédicateurs, par exemple, de rééditer des plaisan-
teries à la Voltaire un peu périmées et qui, dépas-
sant les questions de style pour toucher à l'exé-
gèse, relèvent d'un autre tribunal que le sien. La
littérature religieuse lui est peut-être moins fami-
lière que la profane. Il s'étonne de trouver chez
Sainte-Beuve (Fort-Royal) l'expression « des cœurs
tout circoncis ». C'est là une figure qui, habituelle
aux écrivains des xvi« et xvii' siècles (Calvin, Mon-
taigne, M"" de Sévigné, parexemple), parait remonter
à un auteur assez connu, qui est saint Paul, lorsqu'il
a dit (Rom. II, 29) : » La circoncision véritable est
celle du cœur. » A. Cim rapporte sans commentaire,
probablement comme une sottise, ce jugement de
Fénelon (Dialogues sur l'Eloquence) : « Jamais nulle
ode grecque ou latine n'a pu atteindre à la hauteur
des Psaumes ». Sans manquer de respect aux déli-
cieuses odes d'Horace ou au lyrisme savant de Pin-
dare, on peut concétier à un évêque le droit de pré-
férer, sans se faire accuser de béotisme (et Fénelon
était un humaniste excellent), la poésie magnifique
qui inspire le Super flumina Babylonis.
Ceci réglé, notre érudit collectionneur rapporte
des théologiens et des prédicateurs des passages fort
curieux. On sait qu'avant la réforme de la chahre
chrétieime par les grands sermonnaires classiques,
les prédicateurs comme les iVIenot ou les Maillard se
permettaient d'étranges fantaisies et que, même après
cette réforme, on entendit et on lut encore bien des
bizarreries, bien des gentillesses de mauvais goût.
Un chanoine de Notre-Dame, Jacques de Hillerin,
dédiant un livre à la Trinité, s'adresse à elle en l'ap-
pelant : « Madame.» Uuprédicateur, expliquant l'im-
possibilité de remplir le cœur de l'homme même avec
l'univers entier, s'écrie : « En eûet, mes frères, qu'est-ce
que l'univers (orbts) ? C'est un rond ! Qu'est-ce que le
cœur humain ? C'est un triangle I Inscrivez un rond
dans un triangle : vous voyez bien qu'il ne le rem-
plira jamais. » Un autre choisissait comme texte de
son discours le simple pronom litin hoc (ce ou cela)
pris, il est vrai, dans un verset d'isaïe ; et il exposait
que, dans cet admirable pronom, h représentait
l'humilité; o, l'obéissance et c la chasteté. Le petit
Père André, fameux pour ses inventions facétieuses,
disait un jour, prêchant sur la Transfiguration :
Cela se fit sur une montagne. Je ne sais ce que les monta-
gnes ont fait à Dieu, mais on les rencontre partout : quand
il parle à Moïse, c'est sur une montagne ; quand il donne sa loi,
c'est encore sur une montagne ; ie sacrifice d'.Atrabam aussi
sur une montagne ; le sacrifice de Notre-Seigneur, encore sur
une montagne ; enfin, mes frères, rien ne se fait de mira-
culeux que sur des montagnes. Aussi, ta Transfiguration
n'était pas une aâaire de vallée.
Souvent, un saint emportement entraîne un orateur
sacré à des apostrophes trop véhémentes : tel ce curé
de campagne dont parle Voltaire, qui, volé par quel-
ques-uns de ses paroissiens, leur criait en chaire :
« Vraiment, je ne sais à quoi pensait Notre-Seigneur
de donner son sang et d aller mourir pour des ca-
nailles comme vous ! » Un pasteur écossais, raconte
A. Cim, soutenait que les femmes n'avaient pas accès
au paradis, et il alléguait comme preuve ce texte
(pourquoi ne nous dit-on pas quec'est l'Apocalypse?):
« 11 se fit dans le ciel un silence d'une demi-heure. »
La noble famille de Lévis faisait remonter très
haut son origine. Elle se rattachait à la tribu juive
de Lévi et, par conséquent, proclamait sa parenté
avec la sainte Vierge. Aussi un prédicateur, parlant
un jour devant l'archevêque de Bourges, Annede Lévis
de Ventadour, terminait ainsi son exode : « Il me
serait impossible, monseigneur, de réussir en un si
haut dessein, si je n'avais recours à l'intercession de
Madame votre cousine, en lui disant : Ave Maria ! »
Cette anecdote en appelle d'autres, relatives à la
même famille. On disait qu'au château des Lévis on
pouvait voir un tableau représentant la Vierge Marie;
de sa bouche sortaient ces paroles, adressées à un
personnage debout devant elle, tète nue : « Mon cou-
sin, couvrez-vous » ; et l'autre répondait du même
style : « Ma cousine, c'est pour ma commodité. » Un
jour, un Lévis disait à un seigneur de Pons (dont
la famille prétendait descendre de Ponce-Pilate) :
s Voyez, monsieur, dans quelle situation un de vos
parents a mis le mien ! »
A propos de prélats, A. Cim nous raconte encore
une anecdote amusante au sujet de Hardouin de Péré
fixe, qui, dit-il, fut évoque de Rodez. (Pourquoi ne
IV* 175. Septembre 1921.
pas nous rappeler qu'il fut aussi archevêque <!<•
Paris ?) Ce prélat, donc, avait l'habitude de jurer; il
rougissait de cette pratique blâmable, particulière-
ment chez un évêque, et, pour s'en guérir, il se don-
nait la discipline. Mais, comme il frappait fort, il se
faisait mal, et on l'entendait jurer de plus belle.
Si les fantaisies bizarres qu'on a pu tiouver jadis
chez les orateurs de la chaire ont suffi à nourrir le
recueil intitulé Predtcatonana auiuel A. Cim a fait
de larges emprunts, quel recueil ne pouri ait-on pas
faire avec les traits cocasses qu'on rencontre à cha-
que instant dans l'éloquence politique ! Un orateur
nommé Hérisson s'écrie à la tribune : « Mon nom
signifie conciliation. » Dans une discussion sur les
salaires, Pierre Legrand, ministre, déclare grave-
ment : « Les ouvrières en chemise ont toutes les
sympathies du ministre. » Un député affirmeavec force
cette vérité incontestable : 0 Les marins sont des
hommes utiles et nécessaires, sans lesquels la marine
n'existerait pas. » L'éloquence parlementaire belge
nous fournit à son tour quelques perles : « J entends
d'ici vos sourires ironiques. » — « La dynamite
frappe non seulement les magistrats, mais aussi les
innocents. »... Le député irlandais Boyle Roche (1743-
1807) était fameux pour ses trouvailles oratoires.
C'est lui qui disait : « Je donnerais la moitié — que
dis-je ! — toute la Constitution pour en conserver le
reste, » ou qui demandait avec feu : « Je ne vois pas,
messieurs, pourquoi on invoque la postérité dans ce
débat... Qu'est-ce que la postérité a jamais fait pour
nous ? » Passage à rappr(x:her de cette phrase de
Léo Lespès (le Timothée Trimm du • Petit Journal ») :
« La postérité nous a transmis un vers qui traversera
les âges ».
Le journalisme, en fait d'ingéniosité, n'a rien à
envier à l'éloquence parlementaire. Sans parler de
ceux qui voulaient couper les arches du Pont-lîuxin
ou utiliser pour un assaut les Echelles dn Levant,
on constate que, même des publicistes lettrés, dans
la hâte de l'improvisation quotidienne, écrivent des
choses dans ce genre : « M"" X... n'a pas de voix,
mais elle s'en sert agréablement », ou bien « Du Gues-
clin ne tarda guère à atteindre l'âge de neuf ans. »
Il est probable qu'il y mit le temps qu'il faut.
Albert Wolff nous parle d'un homme qui « se retira
dans un fromage de Hollande pour y planter ses
choux », et le grand Sarcey lui-même écrivait sans
rougir: «On le renvoie de Ponce àPilate.» — • J.imais
Cora Pearl ne se fût séparée de ses chevaux, qui
étaient son gagne-pain, si les huissiers ne les lui
eussent arrachés de la bouche. » — t II agile sur son
casque un panache absent. » — « L'action suit deu.x
parallèles qui se coupent à un point déterminé »,etc. ;
mais on se demande si 1' « oncle » — au moins dans
certains cas — ne s'amusait pas de ces incohérences.
On ne saurait justement imputer au journalisme
proprement dit le style des réclames, ni la phrase
souvent moquée : « Lorsqu'un enfant a fini de teter,
il faut le dévisser et le mettre dans un endroit frais,
tel qu'une fontaine. •
En suivant l'auteur dans ses vagabondages anec-
dotiques, nous rencontrons parfois, même chez les
historiens, même chez les philosophes, de curieuses
confidences. Descartes écrit au P. Mersenne : • Comme
vous savez que je n'ai point de livres, et encore que
j'en eusse, que je plaindrais fort le temps que j'em-
ploierais à les lire... » Il a fallu attendre P. Loti pour
retrouver chez un écrivain un pareil dédain de la
littérature. Soucieux d'étymologie, Guy de Balzac
voit dans le cordonnier celui qui donne des cors. L'au-
teur de la Maison rustique nous apprend que « le
veau est assez difficile à conduire à l'échauJoir, car
il est capricieux et peu intelligent». Pas si sot, et le
cochon dont parle La lontaine l'aurait, au contraire,
fort approuvé.
Edgar Quinet, ce philo ophe nébuleux qu'on lira
de moins en moins, que déjà on ne lit plus guère et
qui inspirait à La Jeunesse ce vers irrespectueux :
Edgar qui naît Quinet m'égare et m'enquiquine
nous apprend qu' et il est la première personne en
France qui ait porté le nom d'Edgar «.Quelque chose,
toujours, annonce les hommes prédestinés.
Souvent, les écrivains prennent goût à une certaine
locution et l'emploient à tout propos. Proudl.on dit
volontiers : <t en dernière analyse » ; Sainte-Beuve aime
l'expression, « plume en main » ; Gustave Planche
répétait souvent la formule : 0 Cela n'existe pas ! »
Brunetière multipliait les précautions oratoires :
« Pour ainsi parler. » 0 Si je puis ainsi dire.» La tour-
nure d'esprit, le ton habituel d'un écrivain se mar-
quent d'ordinaire dans ces locutions favorites.
Albert Cim consacre un chapitie aux temmes écri-
vains, et il s'attache surtout à nous démontrer que
les grandes dames qui écrivaient aux siècles passés
n'étaient point prudes : témoin M°>' de Sévigné, qui
conte sans fard à M°"^ de Grianan les aventures
galantes de son fils, ou la sage M""^ de Maintenon,
qui ne veut point qu'on empêche les tilles de Sàint-
Cyr de parler du mariage. On voit même Jacqueline
Pascal adresser à la reine Anne il'Autricl.e, au sujet
de sa grossesse, un sonnet et une épigramme vrai-
ment ingénieux de la part d'une petite fille de douze
ans. Elle sortait d'une famille de génie.
I
«• 175. Septembre 1921.
L'auteur termine son volume par un appendice sur
les coquilles typographiques. C'est une mined'cflets
saugrenus. L'omission, l'interversion, la sub'^titution
accidentelle d'une lettre suffit parfois à produire les
résultats les plus fâcheux. Cet accident est-il toujours
involontaire ? On jureriit b en parfois que non, tant
la rencontre est cocasse. Bornons-nous à quelques
jtemples : « Après avoir braillé (brillé) trente ans au
barreau... » ; « Par dérision (décision) en date du,
M. X. a été nommé »... « Le Préfet est Hsible (visible)
tous les jours »... « L'hiver est fini : on voit les bour-
geois (bo\ii%tx)ns) z'enit'owvrlT »... « Les émanations
d'un poète (poêle) ont causé la mort de la pauvre
jeune fille »... ; etc. Mais il ne faut pas abuser d'e0ets
trop faciles.
Des coquilles, voulues ou involontaires, ont pu
prendre, à l'occasion, un caractère amèrement sati-
rique. Rappelons seulement celle qui, dit-on, quali-
fiait de « duc de Vincennes » le duc de Vicence Cau-
laincourt, accusé par l'opinion de complicité dans
l'arrestation du duc d'Enghien, fusillé à Vincennes.
En passant, A. Cim fait remarquer avec bon sens
les inconvénients des chiffres romains, qui sont une
perpétuelle source d'erreurs typographiques et qui,
en outre, embarrassent fort le commun des mortels;
témoin ce soldat, qui annonçait à son capitaine la
représentation de la pièce de Shakespeare : Richard
cent onze. — Loui» coqdkum.
Spittelor (Cari), poète et romancier suisse. —
Une traduction rançalse vient de nous être donnée
du plus récent ouvrage de Cari -Spitteler, auquel
l'Académie suédoise accorda le prix Nobel de
poésie en 1920.
Ce petit volume. Mes premiers souvenirs, écrit
dans une langue volontairement simple et dépouillée
de tout artifice littéraire, apporte une très intéres-
sante contribution à la psychologie de l'enfant ; c'est
une autobiographie, écrite par un homme d'une sen-
sibilité très fine, doué, au surplus, d'une mémoire
rare et prodigieuse, puisque c'est à sa première année
qu'il fait remonter le récit vivant de ses primes sen-
sations, récit qui s'arrête, dans ce premier volume, à
l'aurore de son cinquième printemps.
Aussi percevons-nous ici la na ure vraie de l'en-
fant, avec le mystère, encore inexpliqué, de ses ins-
tincts primitifs, de ses attirances et de ses répul-
sions, de ses amitiés profondes et fidèles pour certains
êtres choisis, ou même certains objets; avec sa pure
logique, quiestlon d'être celle des grandes personnes.
Nous y reconnaissons surtout — et ceci importe
pour la formation de l'artiste — la trace profonde
laissée chez l'enfant par les premières impressions res-
sent ies principalement à la vue des premiers paysages
familiers au milieu desquels s'est écoulée toute une
enfance heureuse. A tous ces souvenirs des trois ou
uatre premières années Spitteler rattache les racines
profondes de sa formation poétique et sentimentale.
Les promenades faites par le tout petit de deux ans
et demi à trois ans au bras de sa bonne Agathe, ou
en compagnie d'une aimable et complaisante parente,
seront évoquées dans les Petits Misogynes, avec le
frais parfum alper.tre qui jadis a grisé l'enfant. De
même, la scène pathétique de la bénédiction de la
grand'mère, dans le même ouvrage, s'est inspirée de
,1a vision, unique pour l'enfant, mais impressionnante,
d'une toute vieille bisaïeule, bien cassée et infirme,
mais dont la voix toute chevrotante parvint encore
à se faire entendre pour d'ultimes paroles de ten-
dresse, dont l'influonce, affirme l'ccrivain, s'est mani-
festée sur la vie entière de son arrière-petit-fils.
Ces Premiers Souvenirs abondent, on le voit, en
nolations fines et charmantesd'une enfance heureuse,
écoulée au milieu d'une nature privilégiée, au sein
d'une famille modeste, mais cultivée, et qui eut le
bon goût de laisser l'enfant se livrer à ses goûts
personnels et développer sans contrainte ses heu-
ceuïes aptitudes.
Cari Spitteler est né en 1845, à Liestal, chef-lieu
du cinton de Bile- Campagne, où son père exerçait
la fonction de receveur cantonal, jusqu'à ce que la
confiance de ses concitoyens vint le chercher poui en
faire, en 1848, un délégué de la Constituante suisse
et, finalement, un trésorier de la Confédération à
Berne. C est donc à Liestal, en pleine nature, comme
nous l'avons vu, que s'ébaucha l'éducation du futur
poète pour se continuer à Berne, puis à Bâle, où
Spitteler accomplit de sérieuses études, qui le condui-
sirent à la fai;ullé de droit, tout d'abord, puis à cel.e
de théologie, où il prit tous ses grades, de façon à
pouvoir exercer la fonction de pasteur, qu'il ne con-
serva que quelques mois. Dès sa jeunesse, les lettres
anciennes exercèrent sur son intelligence un invin-
cible attrait; il y trouvera l'inspiration et le cadre
général de ses deux œuvres maîtresses : son Pmmé-
ihéeet son Printemps olympien, bien qu'il ait accom-
modé, nous le verrons, la mythologie antique à des
visées toutes modernes. Il leur devra au?si un mo-
deste, mais ut. le gagne-pain, car, pendant pi es de
dix années de sa très laborieuse existence, Spitteler
enseignera le latin et le grec, dans un collège dirigé
par un de ses amis, dans les environs de Neuchâtel.
Dès l'âge de dix-sept ans, a retenti à ses oreilles
le premier appel de la muse ; mais le temps n'est pas
Cari Spitteler.
LAROUSSE MENSUEL
encore venu de se livrer en toute indépendance au
culte des lettres, car il faut une indépendance de
situation que le poète ne conquerra que bien plus
tard, après un séjour de dix années en Russie, comme
précepteur, un stage d'aussi longue durée dans le
professorat, puis dans la presse comme correspondant
ordinaire à Bâle de la Zûrcher Zeitung.
Ce n'est qu'en 1880 que paraîtra sou Promilhie,
d'ailleurs longuement élaboré pendant un séjour en
Russ.e, et précédé d'un Héraclès, que l'auteur rema-
niera avec amour et dans lequel il verra, à tort ou
à raison, sa principale œuvre poétique. Le personnage
d'Héraclès reparaîtra à plusieurs reprises, et nous le
retrouverons toujours avec le même symbole, et dans
le Printemps olympien, et dans une très haute poésie :
le Vceu d Héraclès des t Paraboles littéraires ». La
critique fit alors au Prométhée un accueil plutôt
réservé.
Spitteler attendit patiemment sa revanche, car ce
n'est qu'en 1905 — vingt-cinq ans après — qu'il
affronta de nouveau le jugement du public avec une
nouvelle édition du Prométhée. Cette fois, l'œuvre
rencontra l'admi-
ration de l'élite
pensante, et am-
plejusticefut ren-
due à l'écrivain
qui avait su at-
tendre son heure.
Prométhée et
Epiméthée, un
symbole, tel est
le titre exact de
cette légende my-
thique, dans la-
quelle l'écrivain
n'a guère em-
prunté à l'anti-
quité que la
physionomie hau-
taine du héros lé-
gendaire pour le
faire entrer dans
une fiction toute
nouvelle et in-
carner en sa personne des idées essentiellement
modernes sur la destinée de l'artiste et son rôle au
sein d'une société égoïste, qui persécute la fierté et
l'indépendance.
Prométhée, avec son frère Epiméthée, pour fuir le
contact des hommes, s'est retiré depuis douze ans
dans la solitude, lorsque l'ange du Seigneur — notons
encore ce singulier anachronisme — vient lui offrir
la couronne du monde, à condition d'abdiquer cette
insupportable fierté, qui se refuse à d'autre culte que
celui du dieu qui habite son âme. Notre héros refuse
avec dédain l'oûre et les conditions, mais sou frère,
enivré par cette perspective de domination, court
après l'ange pour obtenir cette royauté au prix d'une
conscience asservie. Ses désirs seront satisfaits,
mais combien illusoire et éphémère sera cette royauté
d'un homme faible et sans dignité ! Elle finirait même
dans la boue et le sang, si le noble Prométhée,
abreuvé de souffrances inouïes, ne trouvait cepen-
dant encore dans son cœur magnanime assez de pitié
pour secourir ce frcre qui l'a abandonné et le rame-
ner avec lui à la va.lée natale, où ils achèveront tous
deux leur existence. Son seul désir, désormais, est la
solitude, la solitude Chrême des forts et qui, seule,
convient aux âmes fiéres pour leur permettre, c dans
le court espace qui existe entre devenir et périr » de
méditer et de créer une œuvre durable ; la solitude
aussi, qui console des hommes.
Telle est cette œuvre araère et forte, qui a valu à
son auteur le reproche de pessimisme ; pessimisme
en tout cas très élevé, puisqu'il glorifie les plus hautes
vertus de noblesse, de désintéressement, très proche
de ce.ui de notre À. de Vigny, avec lequel Spitteler
peut revendiquer une noble parenté .
A l'époque où il publiait pour la première fois son
Promèthie, Spitteler était tenté par les problèmes
cosmiques, et il achevait en 1883 ses Extramundana,
ensemble de sept mythes se rattachant à l'origine du
monde.
Ce sont d'immenses fresques, dans lesquelles le
poète s'est exercé, comme certains peintres, à imagi-
ner le gigantesque, bonne préparation à cette lourde
tâche de poète épique, qu'il devait assumer dans son
Printemps olympien. Le poète nous déclare que tout
artiste digne de ce nom a le devoir de s'imposer des
tâches, comme tout consciencieux ouvrier de la pen-
sée, pour assouplir et discipliner son génie.
N'est-ce pas, d'ailleurs, dans la même intention,
comme un véritable exercice d'assouplissement et
avec un bonheur qui témoigne déjà de sa maîtrise,
que Spitteler, quelques années plus tard, en i88g,
publie ce délicieux recueil : Papillons, qui justifie
son titre par toute la grâce légère semée au cours de
ces récits variés, dans lesquels se succèdent la fable,
le symbole, ou la pure description poétique, avec la
simple ambition réalisée de faire circuler partout
l'air et la lumière.
Et quelle leçon d'optimisme, cette fois, puisqu'il
exalte la beauté de la nature et de la vie, que ce
579
joli tableautin, brossé par im maître, qui s'appelle :
la Demoiselle I
Il semble que, pour un temps, d'ailleurs, Spitteler
se plaise aux œuvres courtes et ramassées. C'est
le temps des Ballades, œuvres curieuses et com-
plexes, où. côte à côte avec de pures composition»
lyriques, voisinent des légendes mythologiques, des
récits héroïques et épiques. C'est aussi l'époque
des Rapprochements lUléraires et des Ventés nanles,
deux oeuvres, dont la première, surtout, adoptant la
forme de fables ou d'allégories, révè.e désormais
chez l'anfur un don d'ironie mordante, qui n'appa-
raissait pas dans ses premières productions. Le r<>ète
a cruellement souffert, nous l'avons vu, du silence
obstiné de la critique, de la méchanceté et de l'incom-
préhension des coteries littéraires, l'occasion était
bonne pour prendre tme légitime revanche ; il n'y
a pas manqué.
Voici les Eleveurs de lions. Ce sont de vulgaires
babouins, lassés de leur propre rabâchage et qui,
pourfaire surgir du nouveau, fondent un prix décerné
à la force, lequel sera décerné à celui de leur race
qui, par sa façon d'esquisser une révérence ou de
faire entendre tm grognement, pourra justifier sa
qualité de lion, tout en montrant par derrière les
bourrelets bleus du singe. Il va sans dire que nul
spécimen de la corporation ne put répondre à de
semblables conditions, si bien que la geot simiesque
n'a d'autres res<:ources que de partager entre ses
membres la totalité du prix.
Une moralité plus haute encore se tire du Princs
des poètes, où le poète veut montrer qu'en dépit des
sots, qui veulent toujours se donner un maître, l'art
est une république aristocratique, qui ouvre à tous
ceux qui en sont dignes le livre d'or de sa noblesse.
Comme contre-partie, voici la belle allégorie du Ceri-
sier. A l'intard'un bel arbre fruitier,l'homme de génie
répand généreusement, tout à l'entour, les fruits de
son inpiration.Seuls,lesso'set les envieux voudraient
restreindre sa production. Mais que d'âmes simples, au
contraùre, se réjouissent de son abondante floraison 1
Enfin, nous ne voudrions pas abandonner ce
curieux recueil sans rappeler ce Jugementdudémiurge,
dans lequel l'artiste exprime sa confiance dans l'avè-
nement d'ime humanité bien lointaine mais meilleure,,
ouverte à tous les beaux sentiments dont celle-ci
est dénuée jusqu'à présent.
En ce qui concerne les Ballades, les plus sugges-
tives demeurent épiques par l'idée centrale qui a
présidé à leur composition, lors même que ce ne
sont que de courtes pièces comme la Mort de la
terre, le Mariage de Thésée ou la Justification des
conquérants. Une idée morale très haute se dégage
toujours de l'affabulation plus ou moins complète
dont l'a entourée le poète.
La Mort de la terre, par exemple, nous brosse un
vigoiu-eux tableau du ciel, mis en émoi par cette
nouvelle surprenante et inattendue : La terre est
morte I Après un moment de joie chez les phalanges
célestes, qui n'estiment guère la planète sanglante,
on pense un peu aux misères de ces pauvres hom-
mes, et l'on songe à leur faire de belles funérailles et
à faire répandre sur l'immense cadavre de la planète
prières et eau bénite par les prêtres.
Mais quel est ce miracle nouveau! Les bénédic-
tions remontent à leur source, et l'eau consaciée se
faufile vainement sans trouver où s'étendre. C'est
qu'elle-même n'a pas rencontré de place, si petite
fût-elle, que n'eussent déjà toute humectée les lar-
mes et que la bénéaiction n'a pas trouvé de coin où
les blasphèmes et la mort ne se soient depuis long-
temps établis à demeure.
Mais, avant d'abord :r l'œuvre maîtresse de Spit-
teler : le Printemps olympien, et pour respecter, en
même temps que l'ordre chronologique, la suite
même de l'inspiration variée du poète, nous parlerons
des œuvres en prose, qui, sur une période de quinze
années, de 1892 à 1907, nous offrent quatre tableaux
ou romans, d'importance inégale, mais capables de
nous faire admirer chez le poète ce don rare de
transformation artistique, qu'il s'est reconnu à lui-
mime dans son persoimage de Protée, des Paraboles
littéraires.
Gustave, une idylle, est, en effet, la rapide histoire
d'un mariage d'inclination.
Gustave et un mauvais étudiant — entendez : un
brave garçon qui échoue à ses examens de médecine —
à la grande fureur de son père, ferblantier aisé de
campagne et au désespoir aussi d'un brave pasteur,
qui avait fondé sur lui de grandes espérances. Mais-
ons'ave se trouve, par contre, doué de merveilleuses
qualités musicales. Et le doux pasteur ouvre sa
maison à l'enfant prodigue. Il ne demanderait pas
mieux, même, que de lui voir épouser l'une de se»
six filles. Mais Gustave préfère époufer une amie de
pension de ces demoiselles, jeune fille charmante,
mais surtout férue de musiqueetde peinture. L'idylle
sert surtout de cadre à des descriptions de paysages,
de ces paysages qui, pour l'artiste, sont de véritable»
états d'âme, lesquels s'introduisent non seulement
par les yeux, mais par tous les sens, et sont capables
d interprétation, aussi bien par la poécie que par la
peinture et la musique. Et c'est ici que Spitteler
développe une théorie qui lui est chère et pose le
58o
principe de la parenté de tous les arts, capables de
s'interpénétrer au point de se muer les uns dans les
autres. « Dans le cœur de Gustave se mit à chanter
le rayon de soleil, et l'or de ce rayon se transforma
lui-même en harmonie musicale, en vertu du système
de libre échange et de libre circulation, qui régit les
immenses régions de la Beauté. •
Les Petiis misogynes demeurent aussi dans la
pensée de l'écrivain une exaltation de la nature
helvétique, toute parfumée encore des souvenirs de
sa première enfance : « Dans mes Mœdchen feinde,
dit-il, j'ai décrit le chemin que je suivis, jadis, avec
mamère.deLangenbruggeàSolotliurn (Soleure).» Et
c'est de même dans les primes réminiscences de sa
première enfance — nous l'avons dit à propos des
Premiers souvenirs — qu'il a puisé la pathétique scène
de la bénédiction de la grand'mère, qui est un admi-
rable morceau des Misogynes.
En dehors de ces « à côté », l'œuvre est une bluette
Mez2cliD, tabloau de Watte.iu. (Mu:iéc de 1 liroiitage.) — Pbot. Giraudon.
sans prétention, « récit écrit pour les petits, mais
<jui peut intéresser les grands ». C'est l'aventure de
deux solides garçonnets qui rejoicnpnt leur pension,
les vacances terminées, et qui ont charge d'une lil-
Jette, qu'ils doivent, sur leur route, ramener à ses
parents. Il n'est pas de taquinerie que la pauvrette
ne subisse de la part des deux petits hoEumes, qui
■croient ainsi montrer leur supériorité indiscutable
sur les femmes. Mais une Kve, même en jupes cour-
tes, a toujours sa revanche, et la fillette se venge de
ses bourreaux en excitant entre eux une jalousie,
dont elle sait profiter sans en abuser.
Après cette bluette pleine de grâce, une œuvre
d'un réalisme puissant et volontairement brutal :
Jt Lieutenant Conrad. Il semble Lien qu'en écri-
vant cette dernière œuvre, l'auteur ait voulu se
proposer à lui-même une gageure, qu'il a d'ailleurs
gagnée.
Une préface de Spitteler lui-même nous déclare
ses intentions : « »-'est une sorte de tâche que
s'est imposée l'écrivain ; il voulait se prouver qu'il
pouvait aussi écrire en style natuialiste. » Et
il ajoutait plaisamment que les naturalistes, à
leur tour, devaient se révéler capables d'écrire une
épopée.
Le Lieutenant Conrad nous présente un tableau
de mœurs paysannes âpres, parfois même sauvages,
car I auteur n'a r.en fait, cette lois, pour adoucir les
tons de sa palette ou pour flatter ses personnages. On
LAROUSSE MENSUEL
sent qu'il a voulu, bien au contraire, extraTe de la
réalité tout ce qu'elle contient souvent de bassesse,
de cruauté, de désolation. Et c'est encore par ce
côté une revanche de l'idéalisme.
Le lieu principal de la scène, c'est une auberge de
V, liage où, par surprise, vont se trouver réunis, pour
festoyer, les Ww.ginger d'en haut et les Wag-inger
d'en bas, deux bourgades limitrophes, mais dont les
habilants nourrissent les uns contre les autres des
sentiments d'une ancestrale hostilité. SoUs un pré-
texte futile, une formidable mêlée ne tarde pas à s'en-
gager entre les deux camps. De nombreux hor.ons
s'échangent de part et d'autre, et les blessés sillon-
nent le chimp de bataille. Cependant, le fils de la
maison, solide gailiard, licencié comme officier d'un
régiment d artillerie, parvient, avec l'aide de quel-
ques braves pompiers, à mater les plus violents et
à rester maître de la situation.
Sa victoire, hélas! est de courte durée, car les
deux parties se ré-
concilient dans un
but de vengeance
sournoise, et, com-
me le courageux
jeune homme s'a-
vançait seul pour
arrêter les plus mu-
tins, un malandrin
le frappe lâchement
par derrière d'un
coup de couteau
mortel. Enfin, com-
me si le drame
n'était pas assez
sombre, l'auteur a
voulu le compli-
quer d'une rivalité
douloureuse entre
le père, vieux
paysan autoritaire
et t..tu, et le fils,
conscient de la force
jeune qui est en lui,
et qui ronge son
frein, en subissant
les humiliations réi-
térées que lui in-
flige volontairement
son père.
Ima^o est, assu-
rément, de toutes
ses œuvres en
prose, cède à la-
quelle le poète at-
lache le plus d'im-
portance, puis-
qu'il s'est donné
la peine, à deux
reprises différentes,
d'en commenter
pour le lecteur les
origines et la por-
tée : « Le sexagé-
naire qui écrit
Imago, dit-il, re-
produit une époque
pénible de sa vie
passée. C'est le
temps où, à son
retour de Russie, il
acliève la première
partie de son Pro-
métkée. Ima<'0 ra-
conte un événe-
ment de la réalité;
Prométhée montre ce que le pcète a fait de cela, j
Imago explique Prométhée.
Prométhée et Victor, le héros d'Imago, bafoués
par la réalité, sounrent d'un mal semblable, à cette
dillérence près que le tourment du héros mythique est
tout de même plus haut et que ses épreuves peuvent
se génénéraliser sous forme d'un symbole humain.
C'est que, aussi bien, Spitteler, dans le roman,
a superposé à sa thèse primitive une curieuse étude
de psychologie scientifique, à la manière du célèbre
philosophe Freud. Or ce savant prétend retrouver
dans l'instinct sexuel l'origine de survivances et de
déformations psychologiques, dont l'analyse scienti-
fique n'avait pas su, jusqu'à présent, rendie compte.
Et c'est bien le cas du héros d'Imago, lequel a
subi jadis l'empreinte d'une femme qu'il a aimée
sans s'en apercevoir, puisqu'il l'a quittée sans souf-
france. Mais, lorsqu'il la retrouve plus tard, mariée
et mère de famille, le feu qui aurait dû s'éteindre se
rallume au contraire avec une violence extraordinaire,
découvrant l'empreinte indélébile laissée par la pre-
mière impresion des sens.
Il va sans dire que rien n'est plus dissemblable
que les deux protagonistes de l'action : Theuda, fri-
vole et vulgaire, incapable de comprendre un gran 1
homme; Victor, nature sérieuse et artiste, idéaliste
surtout au point de considérer son rêve intérieur
comme supérieur à la réalité, qu'il espère même lui
subordonner. Il passe par des alternatives cruelles
«• 175. Septembre 1921.
d'espoir et de désenchantement, ex.Tlte, puis bafoue
du nom de Pseuda (la Menteur e) celle qui s'achemine
cependant vers le beau titre d'Imago, le jour du
renoncement nécessaire, où sera opérée la sublima-
tion, c'est-a-dire l'identification de la femme de chair
avec l'austère maîtresse, la sévère, mais bienveillante
amante, des grands esprits. Et c'est un bel acte de pu-
rification par l'amour.
Le Printemps olympien, que nous abordons main-
tenant et qui forme le noble couronnement de la
carrière poét que de Spiitteler, est une vaste épopée
de plus de dix-huit mil.e vers, conçue et exécutée
dans la maturité puissante du poète, puisqu'elle fut
composée et parut en partie entre les années igoo et
1909. Ce n'est, certes, pas la partie de son œuvre la
plus accessible au public trançais, car la lanpue poé-
tique de l'écrivain est ici pus difficile à traduire, et
aussi parce que les symboles qu'il a voulu exprimer
à la faveur des dieux et des déesses de 1 Olympe sont
parfois d'une interprétation asez compliquée, l'écri-
vain s'étant permis de grandes libertés avec les
dieux de 1 Olympe, reconnaissables à pe ne par les
grandes lignes de leur physionomie légendaire, mais
avec dos déformations telles qu'ils nous repr>;sentent
bien plutôt des hommes que des dieux.
Zeus, le roi des dieux, n'est pas, malgré sa gran-
deur, exempt de quelques petitesses humaines. Il
conquiert par la ruse sa fiancée Hera, laquelle se sen-
tirait portée vers Apollo, qui l'aime; mais Zeus
n'hésite pas, pour triompher, à fausser les résultats
d un tournoi accepté loyalement.
Les personnages de femmes ne sont guère flattés
ici. La méch inceté et la ruse, apanage de la Junon
classinue, se retrouvent dans Héra, la fiancée, tandis
qu'Aphrodite, déesse de l'amour, se vante d'être
l'éternelle trompeuse et fait l'apologie du mensonge,
maître légitime du monde.
On sent que toute la sym- athie du poète se porte
sur deux des personnages, dans lesquels il a voulu
manifester toute sa pensée : Apollo, le découvreur
d'horizons nouveaux, l'artiste dont le génie bien-
faisant illumine ces cieux mornes, et surtout
Héraclès, non plus dieu, mais homme, que le roi des
dieux s'en va demander à Génésis, la grande géné-
ratrice des hommes, et dont il fera lui-même l'édu-
cation, pour l'envoyer plus tard sur la terre, messa-
ger d'un idéal nouveau de fierté et de beauté.
Nous avons fait le tour de la pensée et de l'œuvre
de Cari Spitteler ; on l'a traité souvent de pessi-
miste; ce reproche nous paraît injuste. Le grand
écrivain est un idéaliste, que les dures réalités de
l'existence et i'âpreté de la lutte ont rendu parfois
sévère pour les hommes, mais qui a porté à un très
haut point le culte des grandes idées et celui de la
beauté, aussi bien dans les sites de la nature que
dans l'âme élevée des êtres d'élite. Les trois fils
spiriliiels de sa pensée: Prométhée, Victor, Héraclès,
siègent à des hauteurs qu'il n'est pas toujours facile
d'atte ndre, mais leur contact nous élève, et leur sacri-
fice nous fait penser. — Maurice Wolff.
Trésors d'art en Russie sous le
régime bolcheviste (Les). — Le merveilleux
patrimoine d'art de la Russie est apparu, depuis six
ans, comme exposé succesivement aux plus grands
périls: ceux de la guerre étrangère d'abord, puis ceux»
de la révolution intérieure. Qu'était-il advenu de
ses trésors d'ég ises, de ses vieux monument":, de ses
riclies collections publiques et nrivées, de cet admi-
rable musée de l'Ermitage, célèbre entre tous ? Les
bruits les plus fantaisis'es ont circulé à leur sujet, et
les événements nés de la révolution bolcheviste n'ont
permis de les contrôler que tardivement : lorsqu'on
apprit qu'une large évacuation des richesses d'art
avait étéeilectuêe de Pétrograd sur Moscou, en 1917,
n'alla-t-on pas jusqu'à raconter que soixante-
douze Rembrandt et quelques Titien avaient été si
bien égarés que l'une des œuvres du maître de
« la Leçon d'anatoniie » aurait été retrouvée en
piteux état dans l'isba d'un pauvre moujik, ce
qui était faux, pui que l'Ermitage ne possédait pas
soixante-douze Rembrandt. Des journaux annoncèrent
au si que l'on avait retrouvé dans les caves du
Palais d'Hiver des ca s es contenant des objets d'art
français qui n'avaient pas été ouvertes depuis 1'
régne de Catherine II ! Grâce aux renseignements
qui nous sont parvenus depuis un an ou d(ux, il est
permis de connaître enfin avec p!us de précision et
d'exactitude le sort des richesses d'art en Russie au
cours de ces dernières années.
L'intérêt de ces renseignements est d'autant plus
grand pour nous qu'une partie importante de ce
ratrimoine artistique est constituée par des objets
d'art fiançais ; car, pendant le xv!!!" siècle surtout,
les souverains russes et l'impératrice Catherine en par-
ticulier firent venir de Fiance un nombre considé-
rable d'objets d'art destinés à l'ornement de leurs
nouveaux palais, construits, eux au si, à la française.
Si 1 on trouve en Russie un petit nombre seulement
de meubles et de tai,leaux de la fin du rèpne de
Louis XIV et de la Régence, nombreux sont, par
contre, les objets de toutes sortes nui y furent
envoyés, durant les règnes de Louis XV et de
Louis XVI car un Grimm ou par un Diderot, ou
^• T73. Septembre 1921.
qui y furent laissés par les artistes qu'avait appelas
Catherine II ; Le Blond, N. Pineau, Le Lorrain,
Lagrenée, halconel, etc. C'est dans les collection;
impériales ou privées que se trouvent encore les
pièces d'orfèvrerie des Ballin, des Roettierf, des
Auguste, des Germain, les commodes de Foullet, de
Cressent ou de Leleu, les portraits de M"" Vigée-
Lebrun ou les marbresde Houdon et tous ces beaux
meubles du style Empire que les artisans russes
s'eflorçaient de copier jusque vers 1840. L'art fran-
çais est largement représenté dans ces collections,
véritables musées particuliers fondés, à la tin ilu
XVIII* siècle, sous l'iniîuence de Catherine et en
dehors desquels la Russie possédait seulement, il y a
encore cinquante ans, une majorité de galeries atta-
chées aux formes d'art national. Il est donc du plus
haut intérêt, pour l'histoire de l'art français, d'être
renseigné sur le sort de toutes les œuvres d'art con-
servées en Russie.
Dès que larévolutiOH de mars 1917 eut éclaté, un
certain nombre de conservateurs de musées et d'éru-
dits cherchèrent à organiser la préservation, sinon le
sauvetage, des richesses artisliquesquipouvaient être
menacées à Pétrosrad ou dans ses environs et s'effor-
cèrent, avant tout, de prendre en main la direction
des palais impériaux, afin d'en empêcher le pillage.
Le gouvernement de Kerensky réunit alors dans
la capitale une quarantaine de délégués élus par les
artistes, les écrivains et les techniciens; ces dékgués
se partagèrent la tâche considérable qui s'otïrait à
eux, avec l'appui du chef du département des beaux-
arts, Golovine. e.x-président de la Douma. C'est ainsi
que le comte ZouboS, fondateur de l'Institut d'his-
toire des beaux-arts, Weiner et Polovstolt, curateur
du musée Steiglitz, assumèrent l'organisation du
musée qu'on allait former à la Gatchina, l'ancien
palais de Paul I"; Bem=tamm, ancien bibliothé-
caire de l'Académie des beaux-arts, devint conser-
vateur de Peterhof ; Verestchaguine et Benoît amé-
nagèrent le Palais d'Hiver de Pétrograd, et Lukomsky
fut chargé de constituer un musée à Tsarskoïé-Sélo,
le palais de Nicolas II.
Deux mois furent ainsi employés à dresser l'inven-
taire méthodique des collections et à opérer des
recherches souvent fructueuses dans ces immenses
palais, qui recelaient une quantité énorme d'ob-ets
d'art; mais, en aotit 191 7, devant la menace alle-
mande sur Pétrograd, les conservateurs arrêtèrent
leur travail et procédèrent à une large évacuation de
toutes les richesses d'art nationales sur Moscou, qui
devint dès lors l'asile des musées de la capitale. Le
coup d'ttat bolcheviste du début de novembre sui-
vant trouva à leur poste tous les conservateurs de
LAROUSSE MENSUEL
581
Dajiaé. Uibleau de Rembrandt. (Musée de l'Ermitage.) — Phot. Giraudon.
Portrait d'un Jeune garçon, tableau de Greuze. (Musée de l'Ermitage.)
musée qui décidèrent de ne pas abandonner la place
et de consacrer tous leurs etlorts à préserver le plus
grand nombre d'œuvres d'art possible, estimant que
les intérêts qu'ils avaient à sauvegarder primaient
toute autre considération politique.
Le nouveau régime ne se montra, d'ailleurs, pas
délibérément hostile à ces travaux. Le ministre ues
beaux-arts, Lunatcharsky, qui était le seul esprit
cultivé du cauinet, n'avait-il pas été l'un des premiers
à condamner les destructions du Kremlin et à an-
noncer qu'il refuserait de faiie partie du gouver-
nement, si des mesures immédiates
n'étaient prises pour sauvegarder
les œuvres d'art ? Ln ces matières,
il était laissé libre d'agir par ses
collègues, et il faut reconnaître
qu'il s'elforça de soustraire le pa-
trimoine artistique de la Russie
aux dangers d'une gestion in-
cohérente ; il réunit les conserva-
teurs Je musée et les exhorta à
poursuivre la réalisation du pro-
gramme élaboré par eux. Partout,
on continua laménagement des
palais impériaux en musées, et
l'on reconstitua l'aspect ancien
des salons ; aussi, en juin 1918,
les conservateurs des palais impé-
riaux ouvrirent au public les châ-
teaux de Tsarskoié-Sélo, de Pav-
lovsk, de Gatchina et de Peterhof,
deux ou trois jours par semaine.
Le gouvernement des soviets
avait, naturellement, institué la
gratuité des musées et prohibé,
sous des peines sévèies, l'usage
du pourboire ; de plus, pour ré-
pandre l'enseignement de l'art et
pour en tirer un bénéfice de pro-
pagande politique, il organisa
des trains spéciaux destinés aux
écoliers, aux ouvriers et aux étu-
diants, à qui étaient olïerts gra-
tuitement les catalogues des col-
lections, ainsi que les repas pris
dans les musées. Dans certaines
villes, des commissaires- guides
politiques furent même établis
par les soviets locaux à côté des
conservateurs, avec mission d in-
struire» les visiteurs non plus de
l'histoire des chefs-d'œuvre de
l'art considérés par eux comme
aristocratique, mais de celle de
l'art paysan commenté tendan-
cieusement, car le nouveau régime soupçonnait de
s modcrantisme » les hommes de science formés
sous le régime tsariste; ces • instructeurs » en pro-
fitaient souvent pour organiser un véritable ensei-
gnement démocratique, qui visait à faire l'histoire
du peuple ru se à propos d'œuvres d'art.
Les anciens palais impériaux, ainsi sauvés, consti-
tuent une part considérable des richesses artistiques
de la Russie. A Peterhof, le Grand Palais n'a pas
subi de dommages sérieux du fait de la révolution;
d'ailleurs, les plus beaux objets ont été emballés et,
en partie, envoyés à Moscou dès o tobre 1917; par
exemple, les tableaux, les superbes boiseries sculp-
tées par Nicolas Pineau pour le cabinet de Pieire
le Grand et les souvenirs personnels de celui-ci con-
servés au pavillon de Montplaisir. Mais, malheureu-
sement, diins ce dernier, qui cnuservait intact son
décor du déLiut du xviii» siècle avec son salon chi-
nois, sa cuisine en carreaux de Delft et son salon
central à plafond peint par Pillement, bien des objets
sont demeurés, qui ont dû souBrir mille dégradations,
ne serait-ce que du fait des bals pour soldats qu'on
y organisa quelque temps!
Le Grand Palais de Tsarskoié-Sélo, qui date du
milieu du xviii° siècle, a, lui aussi, été aménjgé en
musée; partout, les salles de réception ont retrouvé
leur ancienne décora' ion; seul, l'appartement de Ni-
colas Il a été conservé tel qu'il était le 31 juillet 1917,
date du départ du tsar. Bien qu'un nombre considé-
rable d'objets d'art — meubles et sièges anciens, ta-
bleaux, porcelaines et, no'amment, un superbe régu-
lateur de Caffiéri — aient été transférés à Moscou, le
nouveau musée fut très fréquenté dès son ouverture,
en mai 1918, puisque l'on compta, ceilains diman-
ches, jusqu'à six mille visiteurs. Pour préserver les
admirables parquets du palais, le gouvernement obli-
geait le public à chausser Jes pant uHes de peau, qui
lui étaient prêtées gratuitement. Des travaux de res-
tauration furent même poursuivis dans le pavillon
d'agate. Si rien ne fut non plus volé au palais Alexan-
dre, par contre, de nombreux bancs et statues du
xviii° siècle furent mutilés dans les parcs.
Le palais de Pavlovsk, qu'avait const u:t l'impé-
ratrice Marie, femme de Paul I", fut d'abord, après
la révolution, revendiqué par le piince Jean Cons-
tantinoviich, puis, après le départ de ce dernier,
transformé en musée, comme les autres palais.
L'inventaire qu'en dressèrent PolovtsoH et Zou-
boff porta sur un nombre considérable d'objets
d'art, dont beaucoup étaient peu connus. Hn de-
hors d'un cabinet de trois mille gravures et de
superbes porcelaines de Saint-l'étersbourg, Berlin,
Louisbourg et Sèvres — cette dernière manufacture
représentée par un a Imirable service de table de
1778 — Pavlovsk renfermait un tableau de Rem-
bran It, un de Rubens, deux de Van Goyen, deux de
S. Ruysdaêl, une Annonciation du Guide, un fiag-
ment de Véronèse : It Christ devant Pilait. L'école
française, à elle seule, y compte U Christ et la Sa-
martlainede Mignard, trois tableaux de Greuze. parmi
lesquels la Veuve et son curé, huit d'Hulwrt Roi ert,
un de M"" Vigéc-Lebrun, un de Carie Van Loo, ua
582
de Leprince, etc. Les meilleures de ces toiles ont été
groupées en cabinets de peinture; les plus décora-
tives furent placées dans les galeries du château.
Bien plus important encore élait le palais de Gat-
china, que l'impératrice douairière possédait en via-
ger. Création de Paul I"", souverain mystérieux et
tragique, cette demeure somptueuse est une sorte
d'Escurial russe à l'extérieur triste et sévère, mais à
l'intérieurduquel triomphe l'art français des xvii' et
xvni" siècles. Les conservateurs chargés de faire l'in-
ventaire de toutes ses richesses ont catalogué près
de quatre mille tableaux, parmi lesquels, pour l'école
italienne, un Véronèse : la Conversion de saint Paul,
un Lorenzo Lotto, plusieurs Francia, des Luca
Giordano, etc. La peinture française y est représen-
tée par de nombreuses œuvres ; entre autres, un ma-
L Sainte Famille, tableau de Rembrandt. (Musée de l'Ermitage.; — Phot. Giraudon.
gnifique Portrait de A/"" Bololle et de sa fille, par
Santerre,et deux toiles de Watteau: lune, le Repos de
la Sainte Famille pendant la tuile en Egypte, retrouvée
dans une chambre d'aide de camp où elle était posée
I en dessus de porte, et le Bourgeois de Venise. A
côté de nombreux Hubert Robert, on y relève les
Troqueurs, et les Gentilles baigneuses de Lancret, un
Portrait de Marie-Anlomeite d'AlizarJ, un autre de
M"» Dangevùle de Trémolières, une Vierge à l'en-
fant de J.-B. de Xroy, une Allégorie de la paix de
Vien, etc. tnfin, parmi les objets d'art de toute
nature qui garnissaient le palais, il convient de re-
lever un superbe service de table, dit , « Soltikov », ciselé
en 1786 par l'orfèvre R.-J. Auguste.
Tous ces palais étaient plus ou moins rapprochés
de Pétrograd et purent être assez rapidemeit inven-
toriés. Il n'en fut pas de même pour quelques autres,
plus éloignés de la capitale, et en paiticulier d'Ora-
nienbaum, construit par Mentchikof, le favori de
Pierre le Grand, en face de Cronstadt, et qtii se
trouva, dès le début de la révolution, dans la sphère
d'influence immédiate des matelots de la flotte. Le
voisinage de ces éléments turbulents fut cause de
certains dégâts subis alors par le palais, mais l'on
savait que les plafonds, les boiseries et les merveil-
' leux parquets en étaient restés intacts jusqu'à une
époque toute récente. Il est ma. heureusement à crain-
dre que des dommages autrement importants n'aient
été infligés à Oranienbaum, lors de la dernière in-
surrection de Cronstadt, en mars dernier.
Tandis que tout était à faire pour les anciens pa-
LAROUSSE MENSUEL
lais impériaux, tant au point de vue de leurs inven-
taires qu'à celui de leur proection, les musées de
Pétrograd, déjà classés, ne fuient, devant la menace
d'invasion allemande, que l'objet de mesures d'éva-
cuation comparables à celles qui furent prises pour
les musées de Paris, à la vei.le de la bataille de la
Marne. Seul, le Palais d'Hiver a été saccagé au mo-
ment du coup d'Etat bolclieviste; la statuaire, sur-
tout, a subi de sauvages mutilât ions; car, si beaucoup
de poriraits officiels extrêmement médiocres furent
lacérés, la de truction d'une seule œuvre d'art de
premier ordre, le Portrait de Nicolas II, par SeroS,
est à regretter, puisque, contrairement à ce qui a été
dit, la vaisselle ancienne n'a pas été pillée, puisqu'elle
ne se trouvait déjà plus au Palais.
C'est à Moscou que furent expédiées toutes les ri-
chesses des mu-
sées de Pétrograd,
aussitôt après la
chute de Riga, au
début de 1917, soit
avant lecoupd'Etat
bolci.eviste : une
seule exception iiit
faite pour le musée
Steglitz (arts dé-
coratifs), qui avait
été emballé dès la
première année de
guerre, afin de lais-
ser ses locaux dis-
ponibles pour la
Croix-Rouge, et qui
est resté depuis à
Pétrograd, en
caisses, dans ses
propres bâtiments.
A l'Ermitage, tous
les tableaux, les
objets d'art scytes
et grecs, les porce-
laines du XVIII" siè-
cle, une partie
du département
des sculptures, des
meubles, enfin, fu-
rent emballés et
transportés à Mos-
cou par trains spé-
ciaux, avec une
garde composée
d élèves des écoles
militaires qui ne
fut pas inutile, car
elle eut à défendre
un de ces trains,
dans une petite
gare , contre des
soldats démobili-
sés qui voulaient se
saisir des wagons
pour rentrer chez
eux. Il en fut de
même pour une
partie du Musée
russe de l'Acadé-
mie des beaux-
arts et du musée
Alexandre-III, re-
baptisé Musée
russe par les bol-
chevistes. Tous ces
objets, ainsi que les
plus belles choses des palais de Peterhof et de Tsars-
koié-Sélo, ont été déposés, en caisses, au Kremlin,
où ils restèrent intacts pendant le bombardement
de novembre 1917.
Durant l'été de 1918, le bruit se répandit que des
caisses auraient été emportées de nuit hors du
Kremlin; une commission spéciale fut alors envoyt'e
par les conservateurs de l'Ermitage pour vérifier
l'état du dépôt et trouva ce dépôt intact. Prévoyant,
cependant , la possibilité d'u n nouveau hombardemtnt
du Kremlin — siège actuel des directeurs bolche-
vistes — en cas de renversement de leur régime, les
conservateurs de musée avaient entrepris, vers cette
époque, de ramener les trésors de l'Ermitage à Pé-
trograd ; mais comme, en raison de la désorganisa-
tion des chemins Je fer, il n'était possible de consa-
crer à ce transport que deux wagons par semaine,
ils préférèrent ne pas faire courir ce risque à ce pré-
cieux dépôt et décidèrent de le laisser au Kremlin,
où il doit se trouver encore.
Ce sort incertain n'est pas sans émouvoir ceux qui
connaissent les richesses prodigieuses de cet admi-
rable musée ; la plupart proviennent des achats faits
par Catlierine II et, en ce qui concerne l'art français,
c est là que nous pouvons retrouver les plus belles
pièces des col.ections Crozat de Tliiers ou du duc
de Lhoiseul, pour ne citer que les plus célèbres du
xviii" siècle, bans parler d'un splendide bureau-se-
crét.iire avec pendule de David Rœntgen ou de
l'écritoire commandée par la souveraine, en i775, à
Augustin de Wailly pour Potemkine, l'Ermitage
«• 176. Septembre 1921.
possède entre autres deux Paysages de N. Poussin ;
surtout une demi-douzaine de Waiteau, dont le
Savoyard avec sa marmotte, le Meizetin, les Fatigues
et les Délassements de la guerre, alors que le Louvre
n'en possède qu'un en dehors de la collection Lacaze.
Citons encore le Château de cartes et ]a Blanchisseuse
de Chardin et de Fragonard, la Famille du fermier
et le délicieux Baiser d la dérobée.
En même temps que les collections des anciens
palais impériaux et celles des musées, les collections
particulières furent également l'objet des efforts dé-
sintéressés de tous ceux qui, en pleine tourmente,
s'efforçaient alors de sauver le patrimoine d'art de la
Russie. Devant les allures communistes du nouveau
régime, un grand nombre de collectionneurs et de
simples particuliers commencèrent, peu après no-
vembre 1917, à déposer des objets d'art dans tous les
Musées de Pétrograd ; cette manière de faire était
d'ailleurs encouragée par les bolchevistes, non sans
ironie, semble-t-il, car ils comptaient probablement
confisquer dans l'avenir ces dépôts et les déclarer
propriété nationale. Une autre mesure de protection
consista à garantir les hôtels privés contenant des
œuvres d'art contre toute installation d'éléments mi-
litaires ou administratifs ; puis, vers le milieu de 1918,
lorsque toutes les maisons eurent été déclarées pro-
priétés publiques et quand la plèbe s'y fut installée,
les conservateurs réussirent à faire nationaliser un
certain nombre des beaux hôtels privés à titre de
« musées de quartier •. Soixante-dix personnes de
bonne volonté se partagèrent alors Pétrograd en au-
tant de régions, dans chacune desquelles elles se met-
taient en relations suivies avec les soviets locaux,
leur persuadant de leur laisser, comme spécialistes,
toute liberté dans le choix des objets destinés à en-
trer dans ces musées; un grand nombre d'objets
d'art furent ainsi sauvés. Les collections du grand-
duc Nicolas Mikhaîlovitch, assassiné en janvier 1919,
les admirables meubles d'époque Régence de la col-
lection loussoupvov, ceux d'époque Empire de la col-
lection Evdokimov, les porcelaines russes du grand-
duc Nicolas Nicolaïevitch , les émaux et l'argenterie
ancienne de la collection du comte Pouchkine ont
pu être ainsi sauvés et transportés dans des musées;
d'autre part, les collections du grand-duc Paul, du
comte S. Chéréméteff et celles du comte Bobrinski sont
demeurées dans les palais ou hôtels de leurs pro-
priétaires, transformés en musées de quartiers.
Si la protection des œuvres d'art fut ainsi assurée
à Pétrograd et dans ses environs, grâce à de nom-
breux dévouements, il n'en fut malheureusement pas
de même dans le reste de la Russie, où les secours se
trouvèrent moins bien organisés. Non seulement de
nombreux châteaux ont été pillés ou incendiés, mais
les malheurs de la guerre civile ont causé des cala-
mités irréparables, même dans certaines grandes
villes. La plus regre'table de ces pertes est celle du
fameux Trésor des Patriarches, à Moscou, qui était
exposé depuis de longues années dans la tour d'Ivan
le Grand et qui, après le bombardement du Kremlin
par les bolchevistes en novembre 1917, fut emporté
par des cambrioleurs et fondu. A laroslav, plusieurs
des plus belles églises ont été également détruites par
le bombardement, et la splendide collection de gra-
vures et de dessins de V. Kotchoubey, qui se trou-
vait alors dans la ville, fut anéantie dans les mêmes
circonstances. De même, à Kiev, la cathédrale Sainte-
Sophie et plusieurs autres églises ont subi des dom-
mages assez importants au cours des luttes des
Ukrainiens contre les bolchevistes; mais ces der-
niers, pour s'attirer la sympathie ukrainienne, ont
eux-mêmes réparé ces dégâts et contribué à la forma-
tion d'un musée lapidaire avec divers éléments trou-
vés au cours des travaux de restauration. Là comme
à Pétrograd, les collections privées ont été nationa-
lisées par la révolution, et ce sont les autorités bol-
chevistes qui ont présidé à l'ouverture, en 1918, du
Musée légué à la ville de Kiev par B.-I. Khanenko,
l'année précédente.
Le sauvetage des objets d'art ainsi organisé par
quelques personnes dévouées fut toléré par le régime
communiste, dont les gouvernants se rendaientcompte
que le travail des conservateurs de musées était
londé sur une idée abstraite, devant laquelle ils s'in-
clinaient souvent; mais, au fond, ils les soupçon-
naient et les épiaient sans cesse, n'attendant que
l'occasion de les remplacer par des gfns à eux, mais
sans compétence. Cette situation singulière dura
une année environ, pendant laquelle lescon ervateurs
trava.llèrent avec l'approbation des soviets, assez
indiuéi ents aux problèmes d'esthétique. M.iis l'auto-
rité du nouveau régime se fit de plus en plus tyran-
nique ; il voulut subordonner peu à peu le personnel
savant à des commissaires nommés par le pouvoir
local et, dépoui.lant les érudits de leur responsabi-
lité naturelle, il soumit toute décis on, même d'ordre
scie itifique.aux votes d'assemblées délib rantes.dans
lesquelles les gardiens, les aux liaires et les manœu-
vres avaient les mêmes droit? que les conservateurs.
Aussi, ces derniers furent obligés de quitter lesmusées,
dont les crédits ont peu à peu diminué; d'ailleurs,
devant l'augmentation continue et fantast que du
prix de la vie, le personnel subalterne a abandonné
ses postes pour retourner au village natal chercher de
\
/»• 775. Septembre 1921.
quoi vivre. Depuis iqig, la situation n'a fait qu'em-
pirer : le régime bolclieviste n'est pas encore arrivé à
consiJértr les richesses d'art nationales ou nationali-
sées comme une monnaie d'échange possible, à l'égal
de l'or ou des bijoux, pour introduire en Russie les
matières économiques indispensables à la vie d'une
nation épuisée ; ce jour-là, s'il doit arriver, les tré-
sors d'art de la Russie connaîtront la dispersion
funeste, et il vaut mieux souhaiter pour eux qu'ils
continuent à attendre l'arenir, dans leurs palais
morts, au milieu des ruines d'un pays où les spécu-
lations de l'esprit et les jouissances d'art ont perdu
toute raison d'être. — François Bodchie.
TJrbain (Georges), chimiste français, né à Paris
le 12 avril 1872. Après avoir fait ses études élémen-
taires à l'école Lavoisier, il entra à l'école municipale
de physique et chimie de Paris en 1891 et en sortit
en 1894. (major de la promotion) comme chimiste
diplômé ; il passait, cette même année, à la Sorbonne,
les examens de la licence es sciences physiques. Après
être resté un an à l'école de physique et chimie
comme préparateur du cours de chimie minérale, il
fut nommé préparateur à la Faculté des sciences
(P.C.N. cours de physique), où il resta jusqu'en 1897,
puis il entra comme professeur de physique et chi-
mie à l'Ecole alsacienne. De 1895 à 1898, il fut éga-
lement préparjteurparticulierdeCh. Friedel. En 1899,
à la mort de ce dernier, il était choisi comme chef de
laboratoire de recherches à la Compagnie générale
d'électricité, après avoir été reçu docteur es sciences
à la Faculté de Paris. II ne fit qu'un court séjour de
cinq années dans l'industrie. En 1904, il reçut à la
Sorbonne l'hospitalité du professeur J. Perrin et,
en 1905, il rentrait à l'Ecole de physique et chimie
en qualité de sous-chet de travaux pour l'électro-
chimie; en 1906, il était chargé d'un cours complé-
mentaire de chimie analytique à la Faculté des
sciences. Enfin, en 1908, il était nommé professeur
de chimie à cette même Faculté. Depuis 1918, il est
également professeur de chimie minérale et analyti-
que à l'Ecole centrale des arts et manufactures.
Pendant la Grande Guerre, G. Urbain a tout d'abord
été chargé de diriger le laboratoire de chimie de la
section technique de l'artillerie, où il fut l'ouvrier
de la première heure des gnz de combat, puis il a
repris la direction de son laboratoire de la Sorbonne,
militarisé et rattaché aux Services du matériel et des
études chimiques de guerre ; ce fut un des principaux
laboratoires de chimie qui permirent, en peu de
temps, de créer en France une véritable chimie de
guerre et de répondre victorieusement aux attaques
déloyales de nos ermemis.
Les travaux les plus étendus de G. Urbain sont
relatifs aux terres rares et, plus particulièrement, aux
terres yttriques. Ces terres appartiennent à une seule
et même famille naturelle ; les proprié. es chimiques
des composants sont très voisines les unes des autres
et, d'autre part, ces composants y entrent dans des
proportions relatives très voisines, et leurs sels ana-
logues sont constamment isomorphes. C'est ce qui
explique la difficulté qui existe pour la séparation
des différents constituants et, pendant plus de cin-
quante ans, on aconsidéré l'ensemble comme un seul
élément. La séparation des éléments qui composent
ces terres ne put être faite que par la méthode de
fractionnement, aucune diffc rence essentielle de leurs
propriétés ne permettant d'agir autrement; les terres
yttriques sont au nombre de onze, et leur fractionne-
ment constitue un travail de longue haleine et des plus
difficultueux. G. Urbain y a consacré vingt-deux ans.
Il existe divers procédés permettant de distinguer
chacun des éléments de façon à pouvoir le suivre
dans les différents traitements (méthodes spectros-
copiques diverses, mesure des poids atomiques, me-
sure des coefficients d'aimantation, etc.). G. Urbain
a apporté une importante contribution à certaines de
ces techniques et, particulièrement, à celles des spec-
tres d'arc et des spectres de phosphorescence ; il a
publié sur ce sujet un livre intitulé : Introduction à
l'étude de la speclro-ckitme et, d'autre part, il a pré-
cisé les métho jes permettant de déterminer les poids
atomiques des terres rares ; ce sont ces derniers tra-
vaux qui lui ont valu d'être délégué par la Société
chimique de France au Comité international des poids
atom ques, en remplacement de H. Moissan. Enfin,
il est le premier, parmi les chimistes ayant étudié les
terres rares, qui ait choisi pour guide dans les traite-
ments tous les genres connus de spectres et, en outre,
la mesure des coefficients d'aimantation, méthode
très supérieure à celle des poids atomiques et qui
lui a permis d'aboutir à des résultats qui peuvent
être considérés comme définitifs. Depuis les travaux
de P. Curie, les coefficients d'aimantation sont sus-
ceptibles d'être facilement mesurés et constituent une
technique quantitative d'autant plus facile à suivre
que les propriétés magnétiques des terres rares s'y
prêtent pariaitement.
G. Urbain avait pris pour sujet de sa thèse de
doctorat en 1899 : Recherches sur la séparation des
terres rares ; ce n'est qu'après s'être familiarisé avec
les différentes techniques se rapportant à la question
qu'il entreprit cette longue suite de traitements mé-
thodiques : dans le but de trouver les minéraux les
Georges Urbain. fPhot. Manuel.)
LAROUSSE MENSUEL
plus avantageux à traiter, il a étudié successivement
les saisies monazilés, l'œschynite, la cénte, la gado-
linite, la tliorite et plus tard laxénotime ; il a trouvé
peu de di/iérence dans ces minerais pour la rareté
relative de chacune des terres rares; il a montré
en 1997 que la phosphorescence des fiuorines é ait
due à la présence des terres rares. C'est aussi en étu-
diant les minéraux précédents qu'il a trouvé un pro-
cédé radical pour séparer les terres rares du thorium
qui les accompagne constamment; il utilisa l'acéty-
lacétoneen se basant sur ce que l'acétylacétonatede
thorium est, d'une part, volatil et, d'autre part, solu-
blc dans le chloroforme, alors que les acétylacéto-
nates des terres rares ne sont pas volatils et ont une
solubilité très faible. Il a préparé de grandes quan-
tités de thorium dans un état de rigoureuse pureté ;
il a également confirmé sans conteste la quadriva-
lence de ce métal et déterminé rigoureusement £on
poids atomique.
Le groupe des terres rares se subdivise en terres
cériques, qui forment les premiers termes de la série :
lanthame, cérium, praséodyme, néodyme et sama-
rium, et en terres
yttriques, qui for-
ment les autres.
Ces deux sous-
groupes étaient
jadis toujours sé-
parés par l'em-
ploi du sulfate
de potassium ;
G. Urbain a mon-
tré que cette sé-
paration n'a pas
l'importance
qu'on lui attri-
buait et que les
terres rares se sé-
parent consiam-
ment les unes des
autres, par diffé-
rence de solubi-
lité, dansle même
ordre, quelle que .soit la nature du sel soumis à la
cristallisation fractionnée. Il a aussi précisé d'une
façon nette ce qu'il convient d'accepter comme limite
d'un fractionnement.
Pour séparer les terres du groupe cérique, Auer
avait utilisé la méthode de iiistallisation des ni-
trates doubles ammoniacaux ; il avait ainsi séparé
le lanthane, le praséodyme et le ntodyme ; G. Ur-'
bain utilisa pour la série yttrique la cristallisation
des éthylsulfates. Cette cristallisation fractionnée lui
permit d'obtenir un premier classement relativement
rapide et d'utiliser ensuite d'autres méti.odes pour
les séparations particulitres des corps deux à deux.
Pour arriver à obtenir les corps à l'état de pureté,
G. Urbain, avec la collaboration de H. Lacombe, a
utilisé la méthode suivante : imaginons que l'on
ajoute au mélange des sels à fractionner un autre
sel isomorphe d'un élément d'un autre groupe et fa-
cile à séparer des précédents. En fractionnant le tout,
le sel étranger se classe, d'après sa solubilité, parmi
les sels primitifs. Si, dans la fuite des séparations,
l'une des fractions du traitement est constituée par
ce sel pur, les fract.ons qui se trouvent en deçà et
au delà sont nettement séparées. G. Urbain et
H. Lacombe ont utilisé le nitrate magnésien de bis-
muth comme agent séparateur ; ils l'ont mélangé aux
nitrates doubles de magnésium et des terres rares et
ont fractionné le tout méthodiquement. Le bismuth,
toujours facile à éliminer, s'intercale entre le sama-
riumet l'europium. Si, d'autre part, ces deux métaux
ont été éliminés parun traitement préalable, le nitrate
de bismuth s'intercale dans le fractionnement des ni-
trates simples entre le gadolinium et le terbium.
D autre part, par addition de nitrates doubles de bis-
muth aux nitrates doubles magnésiens des termes de
la série yttrique, ils sont parvenus, par cristallisation,
à débarrasser ces derniers de la majeure partie de
l'yttrium et à isoler ainsi les éléments plus rares qui
l'accompagnent constamment. En somme, ils ont
ainsi obtenu l'europium pur, puis le gadolinium ; ils
ont nettement séparé le dysprosium du holmium.
G. Urbain a ensuite scindé l'ytterbium considéré
comme un corps simple par Marignac, en ses consti-
tuants (néoylterbium et lutécium) ; ce dernier résul-
tat lui a permis de découvrir le lutécium.
Grâce aux corps purs qu'il était parvenu à isoler,
G. Urbain a pu résoudre le problème posé par
W. Crooks et Lecoq de Boisbaudran sur la phospho-
rescence des solutions solides: il a montré que, dans
la polémique engagée entre ces deux savants, les
conclusions de Lecoq de Boisbaudran étaient seules
à retenir : les corps purs n'ont pas de phosphores-
cence sensible, et les phosphorescences vives résul-
tent toujours d'au moins deux corps. Il a, d'ailleurs,
donné les lois relatives à ces phosphorescences, tant
pour les mélanges binaires (loi de l'optimum) que
pour des mélanges complexes.
En somme, G. Urbain a isolé à l'état de pureté le
samarium, l'europium, le gadolinium, le terbium, le
dysprosium ; de plus, il a découvert le lutécium et
le néoytterbium ; il a étudié tous ces corps, déter-
583
miné leurs poids atomiques et leurs principales pro-
priétés; il a également étudié le Ihulium, l'erbiura et
le holmium et, enfin, il a s gnalé l'existence probable
d'un dernier terme de la Scrie yttrique, auquel il a
donné le nom de celtium.
Parmi les autres travaux de G. Urbain, signalons
ses études sur les blendes et son traitement qui lui a
permis d'en extraire le germanium à l'état de sul-
fure ; avec la collaboration de Lacombe, il a décou-
vert une classe nouvelle de combinaisons du gluci-
nium, ce qui a permis d'affirmer la divalencc de cet
élément ; avec Clair Scal, il a étudié les systèmes mo-
novariants qui admettent une phasj gazeuse; avec
Debierne, un certain nombre d'acéty acétonates ;
avec Boulanger, l'efflorescence des hydrates alcalins
et, à cet ebet, il a inventé une balance destinée i
l'étude des systèmes qui dégagent des gaz avec une
vitesse sensible.
Tout en poursuivant ses traviuz sur les terres
rares, G. Urbain s'est adonné depuis plusieurs an-
nées à l'étude des complexes minéraux. Avec un de
ses élèves, A. Sénéchal, lia publié un traité intitulé :
Introduction à la chimie des complexes minéraux,
dans lequel il expose une étude d'ensemble sur les
propriétés physico-chimiques des corps en essayant
de les systématiser. Il a, d ailleurs, publié à ce sujet
un certain nombre de travaux sur les sels doubles,
sur les complexes cobaltiques, etc., qui constituent
les préliminaires d'un travail d'ensemble encore ina-
chevé. En 1917, il fut chargé de mission par le gou-
vernement français à l'Université de Madrid, où il fit
quinze leçons sur cette théorie des complexes, dans
un but de propagande française et afin d'initier les
jeunes chimistes espagnols aux méthodes françaises.
Professeur expérimenté, bienveillant envers ses élè-
ves, G. Urbain possède une grande activité de travail
et, à côté des hautes spéculations chimico-physiques,
il s'adonne aux arts, en particulier à la sculpture et à la
musique, qu'il cultive d'ailleurs avec un réel talent.
Outre les ouvrages que nous avons signalés plus
haut, on doit à G. Urbain de nombreux mémoires
et notes publiés dans les «Comptes rend us » de l'Acadé-
mie des sciences, les « Annalesde chimie et physique • ,
le «Journal de chimie physique», etc. Il a également
publié à part les Disciplines d'une science (Paris,
rq2i). En récompense de ces importants travaux,
G. Urbain fut élu membre de l'Académie des sciences
le g mai 1921, en remplacement d'E. Bourquelot, dé-
cédé. II a été promu chevalier de la Légion d'honneur
en 1918, au titre militaire. — o. boucbuit.
Vesnitcll (Milenko), homme d'Etat serbe, né
en 1863 à Novi-Bazar, mort à Paris le 28 mai 1921.
Originaire d'un district resté jusqu'en i9i3SOusla
domination ottomane, mais peuplé de Serbes, Mi-
lenko Vesnitch vint très jeune en Serbie, où il fit de
brillantes études, avant d'aller étudier le droit à
Paris (1884). Docteur en droit devant la Faculté de
Paris (1887), il voyagea en Anglete-re et en Alle-
magne et se spécialisa dans l'étude des questions de
droit international.
Il fut bientôt considéré dans son pays comme une
compétence en cette matière et, de retour en Serbie,
occupa la chaire de droit international à Bel-
grade (1892).
Député peu de temps après, il fit une rapide car-
rière. A vingt-neuf ans, il était appelé au ministère
de l'instruction publique dans tm cabinet radical
modéré. Mais la Serbie était alors troublée par des
luttes politiques constantes, déte.minées par les vel-
léités autocratiques du roi Milan. Le ministère tomba,
et Vesnitch passa dans l'opposition, où il fut consi-
déré par le roi Milan comme un ennemi politique
dangereux et, comme tel, emprisonné. Amnistié
en 1900, il se consacre exclusivement pendant quel-
ques années à ses études de droit international.
L'arrivée au pouvoir du roi Pierre I" lui rend la
faveur. Il est envoyé comme ministre à Rome(i903),
puis à Paris. Réélu député, il devient bientôt pré-
sidentdelaSkoupchtina, gardant toujours, cependant,
le titre de ministre à Paris, où il est représenté par
un chargé d'affaires. Il joue un rôle important dans
la solution de la crise soulevée par l'annexion de la
Bosnie-Herzégovine et dans le règlement de la pre-
mière guerre balkanique. Ce t lui qui, en 1913, repré-
senta la Serbie à la Conférence de Lon Jres, qui assura
à son pays le bénéfice de sa victoire sur la Turquie.
Il représenta également la Serbie à la Cour d'arbitrage
de La Haye, dont il était membre permanent.
Au cours de la guerre, Vesnitch, toujours am-
bassadeur à Paris, est l'un des plus ardents serviteurs
de l'idée de la Grande Serbie. Il prend une part ac-
tive aux négociations qui, en 1918, se déroulent avec
les représentants des Yougoslaves, — encore inféodés
à l'Autriche-Hongrie, pour l'établissement de l'unité
sud-slave. Le royaume des Serbes, Croates et Slo-
vènes, enfin constitué, il le représente à la Confé-
rence de Paris et contribue à tracer dans ses grandes
lignes les frontières du nouvel Etat. Il siège éga-
lement au conseil de la Société des nations.
En 1920, Milenko Vesnitch était considéré chez lui
comme l'un des plus grands et des plus habiles ser-
viteurs de la Serbie. Aussi, quanJ, au début de i9.:o,
la situation politique parait particulièrement instable.
584
Jtlileiiko Vcsnitch. (Phot. Manuol.)
aucun des grands partis, ni les radicaux avec
Pachitch et Protich, ni les démocrates avec Da-
viclovitch, ne pouvant conserver le pouvoir, le roi
Alexandre confie à Vesnitch, radical, mais sympa-
thique aux démocrates, le soin de former un minis-
tère de coalition où siègent, avec les représentants
des deux grands • partis (Davidovitch et Protich) le
D'Trumbitch.ex-leaier des Yougoslaves autrichiens
et les chefs d(s partis croate et Slovène.
Il se propose à l'intérieur l'élection de l'Assemblée
constituante, à l'extérieur, la ratification des traités
de Versailles, de Triaiion et de Saint-Germain et
l'établissement d'un modus Vivendi avec l'Italie.
Ses travaux sont interrompus quelques semaines
par une crise ministérie le nouvelle, à l'issue de la-
quelle il reste au pouvoir (juillet 1920).
Peu après, il entame avec les gouvernements
tchéco-slovaque et roumain les négociations qui
aboutissent à l'établissement de la Petite-Entente.
Puisiientreprend
la tâche essen-
tielle : le règle-
ment du long dif-
férend avec l'Ita-
lie. Après avoir
remis sans succès
leur cause entre
les mainsdes puis-
sances, Italie et
Yougoslavie né-
gocient seules.
Vesnitch envoie
à Kapallo Trum-
bich, qu'il va
bientôt rejoindre
(8 novembre
1920). Et, grâce
à l'esprit de con-
ciliation qui ani-
me son parte-
naire, le comte Sforza, il obtient ce trai'é de Rapallo,
qui, laissant à la Yougoslave toute laDalmatie.sauf
Zara, et les îles Cherso,Lus?in,Lagostoet Pelagosse,
est unvraisuccèspour le jeune royaume. Le traité de
Rapallo est ratifié par la Yougoslavie le 22 novembre.
Peu après ont lieu des élections générales, les pre-
mières depuis 1912. La bkoupcthina nouvelle présente
une bigarrure de partis telle que la majorité devient
de nouveau instable. Vesnitch doit se démettre
(déc. 1920) et, tandis que Pachith lui succède au
pouvoir, il vient reprendre, pour ne plus le quitter,
son poste d'ambassadeur auprès du gouvernement
français.
Ardent patriote, mais modéré, Milenko Vesnitch
a été, dans son pays, l'un des plus granJs réalisa-
teurs de la paix. Il a aigui.lé la Serbie vers une
entente féconde avec l'Italie et les peuples frères des
Balkans. — L. Virobhnb.
■Villes mortes du moyen âge, par
Camille Enlart. — La simple nomenclature de ces
douze villes mortesdu moyen âge, que Camille Enlart
nous convie à visiter à sa suite, suffirait à lévéler
l'infatisable voyageur qu'est l'auteur du Manuel
d'archéologie irançiise et de beaucoup d'autres
ouvragés, où la clarté de l'exposition le dispute à la
connaissance profonde et directe des sujets. L'érai-
nent directeur du Musée du Trocadéro n'est pas seu-
lement, ni, surtout, l'homme des livres et des galeries.
Que n'a-t-il vu, photographié, dessiné par lui-même!
Car aux études du charti te il a joint celles de l'élève
architecte et, en outre, manie l'objectif avecautant de
goût que d habileté. Il faut le dire, parce que c'est
justice, peu de vies de savants présentent unesi belle
unité. En outre — et il y met quelque coquetterie —
Enlart sait le français et, à l'occasion, se fâche contre
ceux qui l'estropient ou le dénaturent par l'inutile
intrusion de termes étrangers ou pédants.
Aujourd'hui, par la Flandre, la Provence, l'Italie,
il nous entraîne des fiords de la Suède aux flots
bleus de la mer de Chypre. Mais il y a dans ce livre
une note nouvelle et peut-être inattendue. On a
parfois reproché à l'archéologue, dont nul ne mécon-
naît la sévère méthode et la science, une sorte
d'insensibilité à la beauté des œuvres dont il analyse
si exactement la structure. Et, sans doute, cette
apparente impassibilité, qui contraste violemment
avec la chaleur communicative d'un Mâle, doit-elle
être expliquée par un scrupule de savant. L'anato-
miste, non plus, ne s'extasie pas sur la beauté et l'in-
géniosité de celte autre œuvre d'art qu'est le corps
himiain. Est-ce à dire, pour cela, qu'il les mécon-
naisse? Toujours est-il que ces Villes mortes nous
révèlent un Enlart capable d'émotion à la vue des
destructions causées par l'humaine brutalité, sensi-
ble à la mélancolie d'un crépuscule mourant sur
les ruines, à la lutte émouvante de la nature contre
les vestiges des œuvres humaines, au grouillement
de vie, animale et végétale, palpitant entre les
pierres mortes. Et cela, bien entendu, sans préjudice
pour la f olidité du fond et la précise documentation.
Evidemment, chacune de ces notices a dû être pour
l'auteur une sorte de délassement parmi des travaux
plus austères et, néanmoins, si grande est son habi-
LAROUSSE MENSUEL
tude de la précision que tels â^, ces chapitres, comme
ceux qu'il consacre aux ruines des villes fran-
quesde Chypre, constituent une véritable évocation
du rayonnement de l'art français, non gothique,
ainsi qu'il a coutume d'y insister, auquel nous devons
la splendeur des cathédrales. Et aussi s'affirme une
fois de plus la haine vigoureuse du Boche, auquel
Enlart ne pardonne pas les sauvages destructions
qui, des invasions à nos jours, ont toujours et partout
marqué son passage. Il ne flétrit pas moins ceux qui,
bourreaux des Arméniens, le furent aussi de maintes
cités.
Si c'est à Charles-Quint, qui, d'ailleurs, la fit re-
bâtir à six kilomètres de là, qu'est due la destruc-
tion de l'ancienne Hesdin, les reitres d'Allemagne,
« ultime abjection de la brute humaine, éternelle
terreur du monde •, peuvent revendiquer la gloire
d'avoir systématiquement, et jusqu'aux fondations,
démoli la ville de Thérouanne. La première fournit
à l'auteur l'occasion de décrire en tous ses détails une
riche demeure seigneuriale dans le premier quart du
xm« siècle, avec toute sa décoration (sculptures,
peintures et leurs sujets), avec ses verrières, l'orne-
mentation de chaque salle, leur merveilleux pare-
ment en carreaux peints, avec son parc, et ses
constructions de plaisance, et ses curieux automates,
inondant, bâtonnant les visiteurs et dont Enlart, non
sans verve et sans esprit, nous conte les méfaits
d'un goûx douteux. Ce palais était celui du comte
d Artois, embelli surtout par la comtesse Mahaut.
La violence, d'ailleurs, n'est pas seule une cause
de ruine : décadence, abandon, malaria en sont
d'autres, moins rapides, mais non moins sûres et,
parfois, aussi radicales. Si, dans notre Provence,
Maguelonne n'est plus habitée que par une seule
famille dont le ct.âteau moderne, avec son parc,
occupe l'emplacement de l'ancien évêché, elle doit en
accuser surtout la prospérité croissante de sa voisine
et rivale, Montpellier. Du moins, sa petite cathédrale,
sobre d'ornement, mais de construction solide et
soignée, subsiste encore, que dominent les ruines
mas^ives de la forteresse des évêques. Dès le
xv" siècle, Maguelonne n'était plus qu'une petite ville
ecclésiastique. Richelieu, pourtant, s'en prit à ses
vieilles fortifications et, par la même occasion, jugea
bon de raser la ville démantelée. Montpellier elle-
même, si vivante par ailleurs, ne tarda pas à perdre
l'imporlance commerciale que lui procurait son port,
ensablé dès la fin du xiv' siècle et qu'a supplanté
Cette, active, mais banale.
Théâtre de guerres incessantes, la Corse possède
peu de villes anciennes, moins encore de villes pros-
pères. Un sort, dit Enlart, semble avoir été jeté sur
une île qui, pourtant, a pour elle la beauté de ses sites,
la fertilité d une partie de son sol, le capital de ses
forêts, l'intelligence, la volonté, la bravoure, lavertu
hospitalière de ses habitants. Discordes intestines,
mauvais voisinage de Gênes, ont détruit l'œuvre
romaine, qui avait couvert la C?rse de vil. es floris-
santes. Sauf de courts intervalles, l'histoire de la
Corse, jusqu'à sa réunion à la France, n'est qu'un
sombre drame, illustré d'héroïsme. Aussi des cités
entières ont été anéanties. « La ville d'Accia est
effacée du sol et presque du souvenir; Nebbio n'est
plus qu'un faubourg d'une ville pauvre, Saint-
Florent ; Mariana ne montre que les ruines de trois
édifices; à Rostino.lesruinesd'un baptistère et d'une
cathédrale achèvent de s'effondrer et, sur le sol où
s'élevait Aleria, les ruines mêmes ont péri. » Quel-
ques vestiges romains, une antiiue basilique pisane,
Sainte-Laurine, des remparts flanqués de tours ron-
des, attestent seules l'ancienne prospérité d' Aleria.
Deux églises, à Mariana, sont cependant les plus ori-
ginaux et les meilleurs monuments qui rappellent la
domination de Pise, plus féconde, et de beaucoup,
que celle de Gênes. Bien que mutilées, elles ont gardé
un grand style, une imposante noblesse. Quant à
Nebbio, avec quelques vestiges de l'évêché parmi
des masures, elle a gardé sa belle égli e, réparée
avec plus ou moins de bonheur à diverses époques,
mais, du moins, entretenue. Telles sont les trois villes ■
de Corse dont Enlart, avec piété, étudie histoire et
vestiges.
Des trois villes mortes d'Italie, et combien y en
aurait-il d'autres (!) qu'a distinguées Enlart : Porto,
dont la haute tour, à quelques lieues de Rome, se
dresse sur la campagne désolée, Ninfa et Galera, la
plus saisissante peut-être est la seconde. Elle a eu,
elle, pour ennemi, la malaria. Au bord de la route
de Rome à Naples, elle dresse encore, parmi les ro-
seaux où grouillent les reptiles, le donjon de son
château, les tours démantelées de ses églises et de
ses palais, les créneaux de ses remparts, le profil de
ses rues. Et tout cela se reflète au miroir des eaux.
Une folle végétation, perfide luxuri ince, somptueuse
parure de la mort dans un air empoisonné, a tout
envahi. Si l'on pénètre dans les églises et les palais
déserts et généralement privés de leurs toits, une des
plus pénétrantes impressions est celle que l'on reçoit
des nombreuses fresques qui en couvrent encore les
parois : les unes pâlies par le temps et le contact de
l'air, qui vont s'écaillant chaque jour un peu plus,
d'autres presque fraîches, beaucoup d'une incontes-
table valeur artistique. La survivance de ce décor
H' 175. Septembre 1921.
fragile, plus que toute autre, avec une douceur poi-
gnante, évoque l'image de la vie qui de la petite cité
aristocratique et richement parée, jour à jour, s'es.
refilée. Et, pour l'historien, pour l'archéologue, l'un
des plus vifs attraits de Ninfa est que, seule peut-être,
avec son architecture religieuse et civile, en majeure
partie romane, elle est capable de nous donner une
idée de ce que put être la Rome du moyen âge.
Ninfa, après avoir servi de carrière, comme toutes
les villes abandonnées, est classée comme monument
historique ; ses propriétaires, les Caetani, veillent à
sa conservation. Néanmoins, le temps continue son
œuvre : les racines s'insinuent entre les pierres et les
désagrègent, l'humidité, le salpêtre, les pluies d'hiver
s'y infiltrent. De temps à aulre, un pan de mur, une
tour s'écroule avec fracas. Avec Enlart, on peut se
demander combien de générations pourront encore, à
Ninfa, évoquer le passé, rêver parmi ses ruines, si
poétiques et si suggestives.
Nisby, dans l'île de Gotland, n'est une ville morte
qu'à demi. Elle possède encore une petite université,
un jardin botanique, une église ouverte au culte ; ses
monuments anciens sont sinon entretenus, du moins
assurés d'une certaine conservation. On sait quelle
fut, dans le passé, l'importance de Gotland au point
de vue commercial. Elle était un lieu ii'entrepôt
pour le trafic qui, de l'Asie et de l'empire d'Orient, se
faisait avec l'Allemagne du Nord et les pays Scandi-
naves à travers la Russie. De ce commerce, Enlart
nous retrace le tableau. L'île, dont Nisby fut la capi-
tale, lui dut sa richesse. La puissance de ses fortifica-
tions en partie intactes, et qui datent de 1288, ses
dix-huit églises, quelques grandes maisons de ce
style gothique des pays du Nord qui commence „
Arras, la porte monumentale du cimetière témoignent
de l'abondance et de la beauté cies édifices qu'y
éleva le moyen âge. Les Cisterciens y prospérèrent
et, comme partout où ils passèrent, y furent de grands
bâtisseurs. Nisby, outre son charme de petite ville
pittores jue et intelligente, « où le culte des arts et de
l'histoire est en honneur », ollre donc à l'archéologue
un champ d'études précieux. On sait qu'Enlart, ex-
plorateur de la Scandinavie du moyen âge, a su en
tirer une riche moisson, dont nous avons ici la fleur.
A une autre extrémité de l'Lurope, le royaume de
Chypre, « dont l'histoire devrait s'enseigner avec
l'histoire de France et nous être aussi familière, car
Chypre devint, àlafinduxii' siècle, une terre française
qui fit honneur pendant quatre cents ans à la mère
patrie », le royaume de Chypre n'a pas non plus de
secret pour lui. Il en rapporta naguère deux beaux
volumes sut V Art gothique et la Renaissance en cette
île trop peu visitée et une étude sur les Fouilles de
Famagouste. Il nous ramène aujourd'hui dans les
villes ruinées de Paphos et de Famagouste, qu'il con-
naît si bien. Le moyen âge n'avait pas oublié le culte
de Vénus qui rendait célèbre la première dans l'anti-
quité. Il expliquait à sa façon la destruction de la
ville et de son fameux temple. Les diverses civilisa-
tions qui s'y sont succédé ont chacune inégalement
lai se de nombreuses traces, mais dans le plus triste
état. Paphos est un champ de fouilles, sans plus.
Il en va tout autrement de Famagouste. Vue
de l'extérieur, que l'on arrive par mer ou par
terre , avec ses remparts imposants et ses clochers
qui émergent au-dessus des murailles, elle paraît in-
tacte. Pour les lettrés, Famagouste est surtout la
ville d'Othello. L'auteur du célèbre drame, bien ren-
seigné, en avait localisé les scènes avec une précision
telle que l'imagination, dit Enlart, les reconstitue sur
place sans difficulté ; l'historien cherche de préférence
le souvenir des Lusignan. C'est dans les dernières
années du xiii" siècle que laville française commença
de se développer. La prise par les musulmans de
Saint-Jean d'Acre, dont les habitants échappés au
massacre s'y réfugièrent, lui valut un élan soudain :
dernière terre chrétienne à l'Orient, I-amagouste de-
venait une place commerciale de premier ordre. Ses
richesses architecturales s'en accniR nt en proportion,
et le visiteur français n'y est pas dépaysé. "Tel mo-
nument rappelle la Sainte-Chapelle de saint Louis,
tel autre fait penser à Reims ou àSoissons. L'art by-
zantin s'y allie parfois de curieuse façon avec le style
français. L'art religieux n'y est, d'ailleurs, pas seul
brillamment représenté : construction militaire, pa-
lais, portes monumentales s'y dresrent encore, ruinés
ou plus ou moins intacts. Une charmante illustration
familiarise le lecteur avec leurs restes imposants.
Livre attachant, où la sévérité de l'érudition se
dissimule sous les fleurs du pittoresque et de la
poésie ; livre qui donne envie de voyager, de revoir
ce que l'on connaît déjà, parce qu'on le comprendra
mieux, de faire connaissance avec ce que l'on n'a pas
vu. Mais, en outre, on voudra. t faire le voyage en
compagnie de l'auteur. Incomparable cicérone du
Musée du Trocadéro, il ne le serait pas moins dans
cette course à travers l'Europe méridionale. Comme
on l'a dit, beaucoup ont vu telle ou telle de ces douze
villes; peut-être Enlart est-il seul à les avoir toutes
visitées et, à coup sûr, à les avoir visitées avecautant
de compétence et de goût. — André Biddrillxrt.
Imp. I.ARousBB (Au^é, Gillon, Itollier-Lnrousse. Moreau et Cl"),
Paris. 17, rue Montparnaeie. — Le Gérant : L. Groblst.
Octobre. — Les Chasses de Maximilien : Chasse au ccti. La Curée. Tapisserie d'après le carton de Vaa Orley (Louvre). [V. p. 259.]
N» 176.
Octobre 1921
Art nègre et l'Art océanien (l'), par
H. Clouzot et A. Level (Paris, 1920). — Ceci n'est
point une fantaisie. Rien de commun avec l'inven-
tion de Saciia Guitry, historien de !'« art birman ».
Les objets que nous présentent H. Clouzot, le
conservateur du Musée Galliéra, et A. Level,
collectionneur passionné, proviennent effectivement
d'Océanie et d'Afrique, et c'est vraiment de l'art.
Entendons bien que c'est un art primitif et enfantin,
et d'une inspiration qui nous est assez étrangère
pour nous choquer parfois ou nous faire sourire. Il
faut, pour comprendre — nous ne disons pas même
« goûter » — l'intérêt de ces figures grossièrement tail-
lées et dont la signification échappe généralement
aux non-initiés, une adaptation patiente et un oubli
passager des formules classiques. Cet effort accompli,
on doit reconnaître que l'art sauvage, même s'il ne
nous a pas conquis, mérite d'être examiné comme
une chose sérieuse et infiniment curieuse.
Et puis, il a un titre particulier à notre attention:
il a été le grand inspirateur de l'art ultra-moderne.
Derain, Matisse, Picasso, Vlaminck ont compté
parmi les premiers collectionneurs de ces bonshom-
mes aux lignes géométriques, aux formes angulaires,
aux stylisations hardies. Ils sont devenus les adeptes
de cet art. La conception primitive leur a servi, sui-
vant l'expression de H. Clouzot et A. Level, d'« exci-
tatrice ». Ils l'ont développée jusqu'au point que
nous savons. Et, quoi qu'on puisse penser de leur
esthétique, d'ailleurs ondoyante et diverse, il n'est
pas indiliérent de connaître et d'apprécier le principe
d'où elle procède.
Avant eux, les amateurs ne collectionnaient guère,
parmi les productions de l'art sauvage, que des
armes, massues, lances et flèches, dont ils compo-
saient des panoplies. Et, si des ensembles plus ou
moins complets ont été réunis par le Uiitisb Mti-
LAROUSSE MENSUEL. — V.
seum pour les colonies anglaises, à Tervueren pour
le Congo belge, à Berlin pour les anciennes posses-
.Mubque (le la Nouvelle-Irlande.
sions allemandes, par des musées suisses aussi, enfin
par le Musée du Trocadéro pour notre domaine exo-
tique, seul avait été envisagé l'intérêt de la science
ethnographique. Encore, le total des collections pu-
bliques et privées n'est-il pas considérable. Nos au-
teurs donnent de cette rareté des explications fort
plausibles : le peu d'attrait que les explorateurs d'au-
trefois trouvaient à ces figures grossières, le danger
que pouvait présenter la conquête de ces objets,
généralement de caractère religieu.x, donc la'ious, le
zèle logiquement iconoclaste des missionnaires, la
nature périssable du bois, matière le plus communé-
ment employée.
Les pièces conservées consistent en armes (cou-
teaux, kriss, etc.), en objets usuels (cuillers, vases,
pots à bétel, etc.) et en idoles. La date en est dif-
ficile à déterminer. Certains indices, comme la repro-
duction des costumes ou des traits des premiers
colonisateurs, permettent d'en situer quelques-unes
dans le xvi" ou le xvii^ siècle. Il en est même qui
semblent antérieures. Ce qui est certain, c'est que la
source de l'art indigène a été tarie par l'implantation
des Européens. C'est, aussi bien en Polynésie qu'en
Afrique, un art mort.
De même qu'il n'a attiré que peu d'amateurs, cet
art n'a inspiré que peu d'écrivains. Le catalogue rai-
sonné des collections ethnographiques du British
Muséum, un livre allemand de métaphysique trans-
cendentale, quelques études circonscrites à une con-
trée, des considérations ethniques de de Zayas sur
l'art nègre africain, parues en 1916 à New- York,
enfin, en 1917, un album de reproductions de sculp-
tures nègres dû à Paul Guillaume et préfacé par
Guillaume Apollinaire, constituaient, parait-il, jus-
qu'à ce jour, toute la littérature sur la question.
Même après l'ouvrage de H. Clouzot et A. Level,
l'histoire de l'art sauvage reste à écrire. Ces auteurs
déclarent qu'ils ont reculé devant la longueur et la
difficulté de cette captivante tentative. Ils ont en-
tendu seulement, à l'aide d'une cinquantaine de
22
586
pièces clioisies par eux comme leur paraissant parti-
culièrement marquantes, formuler les données les
plus significatives de l'art d'Ucéanie et d Afrique et
en définir les courants.
L'art océanien est le pins anciennement connu.
« C'est avant tout un art d'ut.lité religieuse, comme
celui de tontes les glandes époques : en E(,'ypte, en
Orient et Extrême-Orient et au moyen âge. Il s'agit
de se concilier les bons génies et de se préserver des
mauvais. Des effigies matérielles serviront à ce
«lonble effet ». C'est un art collectif. Le praticien se
borne à reproduire les types consacrés par les tra-
ditions et les rites, et la personnalité est réduite au
minimum. L'exécution est o franche, nette, en-
levée ». On sent que l'ouvrier, sachant ce qu'il doit
faire, guidé par son instinct et par son expérience,
« a trouvé la certitude et la décision ».
Ce sont ces caractères que l'on rencontre dans la
figurine de dieu sournois qui orne la poignée d'ébène
du kriss malais et qui tend le cou pour la commodité
de la prise; dans la marionnette javanaise, en bois
ou en cuir incisé ; dans les masques totémiques, à
tête d'oiseau, de la Nouvelle-Guinée; les couteaux à
bétel ornés de motifs décoratifs où revient le plus
souvent une tête de serpent stylisée.
De l'île Nicobarest arrivé jusqu'au British Muséum
un fétiche « effrayant et effrayé »,dans lequel nous
constatons volontiers que « l'ignorance du modelé
et la volonté ardente de conjurer le sort se sont
réunies pour tendre et allonger un bras d'une seule
venue, dont l'expression dépasse en netteté et en
intensité tout ce que nou> connaissons ». La Nou-
velle-Calédonie et les Nouvelles-Hébrides voifines
ont produit des poteaux de case et des sommets de
case surmontés d'une ligure de dieu, à qui était
donnée la charge d'écarter les mauvais esprits; et
aussi de grands masques barbus, que s'appliquaient
les officiants les jours de fête. Aux îles Marquises,
nous trouvons le dieu de la pêche, un Tiki aux
lignes géométriques, un calme Tiki aux yeux ronds.
On l'aperçoit partout : sur la pagaie, à la proue
de la barque, au pied des échasses, sur le chasse-
mouches, sur le bâton du chef et celui du pèlerin ;
taillé dans l'ivoire, il devient boucle d'oreilles et,
sculpté dans un os, pendentif.
Havaï a engendré des monstres asiatiques, aux
formes contournées, tandis que les Maoris de la
Nouvelle-Zélande se sont plu aux arabesques :ce ne
sont qu'entrelacs et spirales, jusque sur leurs portes
et leurs poutres. La minuscule île de Pâques a taillé
dans la lave des statues géantes, d'une simplicité ar-
chaïque, qui atteignaient parfois 8 à lo mètres de
haut et qui, sculptées sur place, étaient ensuite liis-
LAROUSSE MENSUEL
sées sur des terrasses naturelles. Dans des arbustes
rabougris, elle a ouvré, en outre, des efligics hu-
maines « de haute et grave expression », dont le
Musée du Trocadéro possède de beaux exemplaires
anciens.
Là s'arrête notre promenade à travers l'art océa-
nien, nos guides ayant volontairement négligé les
objets usuels : massues, calebasses, pots àbétel, aux
motifs ornementaux d'un fini minutieux et d'autant
|ilus étonnant que les artisans ne disposaient, pour
travailler le dur bois des îles, que d'un outillage
rudimentaire, où le métal faisait défaut.
Lart nègre, assez différent de l'art d'Océanie, a,
cependant, avec ce dernier certains caractères com-
muns: comme celui-ci, c'est un art primitif et naïf,
c'e=t un art collectif et traditionnel, < c'est un
art rituel d'utilité religieuse et magique ».
Le fétichisme a inspiré ces statuettes du Loango,
qu'abrite le Musée du Trocadéro et que l'indigène a
criblées de clous, soit pour mieux attiier l'attention
de l'idole, soit pour se venger de n'être point écouté ;
et cette mère allaitant son enfant, qui n'est autre
que la déesse Odudua, épouse du dieu de la lumière,
Obatala.
Le culte des ancêtres a donné naissance à de
petites figures, ornement et sauvegarde des foyers
africains, et, comme les Polynésiens, les nègres ont
façonné des masques pour leurs cérémonies reli-
gieuses et pour leurs danses. Mais ces masques et
ces fétiches s'éloignent du monstre pour se rappro-
cher de l'homme, du moins de l'homme, tel que
l'aperçoit l'artiste nègre. Car, en exceptant la sédui-
sante et harmonieuse tête de jeune fille du Bénin, en
bronze, que nous reproduisons, pièce où l'influence
européenne est manifeste, il faut bien dire que nous
sommes loin, ici, des proportions antiques ; les têtes
sont généralement énormes, comme si, seules, elles
avaient de l'importance, et les jambes, droites ou
ployées, sont minuscules. Cette « liberté incroyable
dans le jeu des proportions » a été un des éléments
déterminants de l'influence de l'art sauvage sur
l'art ultra-moderne, qu'elle a aidé, paraît-il, « à con-
cevoirune large échappée hors des vieilles formules ».
Quoi qu'il en soit, accordons un intérêt de curio-
sité et, parfois, d'effort artistique au fétiche de
l'Ogooué, en bois taillé géométriquement, et pres-
que entièrement recouvert de feuilles de cuivre ; au
fétiche du Dahomey, aux contours nets et pleins ;
aux productions du Congo. De cette cintrée,
H. Clouzot et A.
Level nous pré-
sentent ou décri-
vent un fétiche
aux traits curicu-
sement sémiti-
ques; d'autres, à
la barbe égyp-
tienne , de mi-
nuscules dieux
lares, coiffés du
pschent, un bâ-
ton de comman-
dement surmonté
d'une tête impé-
rieuse, des gobe-
lets habilement
sculptés ou ornés
de belles moulu-
res entre-croisées
ou juxtaposées,
qui rappellent,
avec plus d'im-
prévu, les tailles
de nos cristalle-
ries.
Du pays pa-
houin, une tête
féminine d'un
beau style, dont
on ne peut mé-
connaître l'har-
monie des lignes.
Les fétiches du
Loango et de
l'Angola ressem-
blent à ceux du
Congo. Ceux du
Cameroun se distinguent par un bonnet allongé en
forme de corne. Dans ces régions, il faut signaler
aussi des instruments de musique où apparaissent
des tètes sculptées, dont l'expression et la plastique
0 sont aussi variées et vivantes que celles des petites
têtes qui ornent nos anciens instruments ».
Sur la Côte d'Ivoire, la sculpture sur bois a été,
depuis longtemps, particulièrement en honneur. On
y a trouvé des masques d'une facture stylisée et géo-
métrique par laquelle, précédant les cubistes, ces
primitifs auraient, selon de Zayas, entendu exprimer
le mouvement.
L'art de la Guinée rivalise avec celui de la Côte
d'Ivoire « par le style de ses modèles et le fini de leur
exécution », masques, fétiches, et aussi petits oreil-
lers de bois ingénieusement imaginés en vue de ne
pas déranger l'échafaudage de la coiffure.
N' 176. Octobre 1921.
L'esthétique du Soudan est représentée dans l'al-
bum par un fétiche bizarre, dont la bouche se trouve
à l'arête du menton et dont l'amincissement prn-
IrU' (le jL'iiiK- lille, en bronze, du UL^nin.
I
Idiilc des ilfg NirtiUar.
gressif de la taille évoque le canon égyptien. N'a-t-on
pas émis l'hypothèse que l'art des noirs a pu pre-
céJer et influencer celui de l'Egypte ?
A côté de ces bois ouvrés et sculptés, l'art nègre
a produit — et le Musée du Trocadéro a réuni —
des ivoires travaillés, des chasie-mouches orne-
mentés, des poids en cuivre coulés à cire perdue, de
petits animaux en cire (entre autres, un groupe de
quatre hérons en conciliabule) qui se dressent en
diagonale aux angles d'un court plateau carré et,
frottant presque leur quatre longs becs, semblent
doués de la parole. Les fabricants de jouets à court
d'inspiration, ajoutent nos auteurs, « n'ont qu'à sta-
tionner quelque peu devant cette inépu. sable petite
collection ».
Oui, c'est bien dans des vitrines que ces objets
ont leur place marquée. L'art polynésien et l'art
nègre sont des arts de musée. Les visiteurs les con-
templeront, souriants, étonnés, instruits, peut-être
quelques-uns séduits, si tous ne souscrivent pas à
cette conclusion de H. Clouzot et A. Level :
« Au Musée, dans la travée à laquelle ils ont droit
près des arts exotiques de haute époque, s'aperce-
vront de loin les puissantes lignes, les larges plans
des curieux ouvrages que nousavonspassésen revue.
Témoignages d'âges révolus, leur force secrète leur
permettra, sans doute, d'affronter le redoutable voi-
sinage des primitifs d'Extrême-Orient. Pour les com-
prendre, il suffira d'accepter leur parti pris, d'abor-
der leur étude comme celle d'une langue étrangère
et de se familiariser avec elle. » — Uustave Hirs<:hpklii.
Ca,ducée (le), pièce en quatre actes, en prose,
par André Pascal, représentée pour la première fois
au théâtre de la Renaissance le 4 février 1921. — Le
docteur Revard est un arriviste. Il n'a pas suivi
la grande route banale. Il s'est associé avec un
brasseur d'affaires, Leroux, qui lui a avancé
100.000 francs et qui se paye sur la clientèle de son
débiteur. Aussi Revard occupe-t-il un riche apparte-
ment dans un bon quartier de Paris, et son cabinet,
dans lequel se passe le premier acte, est garni de
meubles anciens et de tapisseries qui, au demeurant,
ne lui appartiennent pas. Ce sont objets mis là en
dépôt par M"" Cordier, qui laisse au docteur une
commission sur tout ce qui est vendu aux clients
amateurs. Un ancien camarade, Durieux, qui e.xerce
en province, est un peu surpris par ce faste et ces
succès, et un peu indigné, quand il voit que son illus-
tre confrère pratique cyniquement la dichotomie (ou
partage dus honoraires), avec les médecins appeléscn
consultation. Quant à lui, il travaille simplement et
honnêtement en province. Il a découvert un sérum
contre l'infection. Revard aperçoit aussitôt l'intérêt
de cette aflaire, et il fait à Durieux la proposition, en
apparence libérale, de l'attacher à sa clinique, où il
trouvera un laboratoire bien moderne.
Revard reçoit d'autres visites: sa petite amie Fer-
nande, qu'il couvre de fourrures et de bijoux ; une
autre amie. M"»" d'Orsant.qui fait la rabatteuse mon-
daine et amène les clientes riches. C'est ainsi qu'elle
N' 178. Octobre 1921.
introduit une opulente et jolie Américaine, M""'VVat-
son. La nouvelle cliente, qui n'a rien de grave, est
aussitôt séduite par le luxe, le chic, les manières élé-
gantes de Revard qui fera ce qu'il voudra de cette
romanesque petite malade imaginaire, venue à Paris
pour s'amuser loin de son mari demeuré de l'autre
coté de l'océan.
Au second acte, nous sommes chez les parents de
Mme vVatson, M. et M"" d'Avranches. Ils donnent
une soirée. Leur lille est infatigable. Elle s'est éprise
de son élégant docteur, qui est invité. Mais il est
moins brillant, car il a des ennuis : son commandi-
taire réclame des fonds. La comtesse d'Orsant avise
aussitôt le moyen de se tirer de là. Elle offrira l'hos-
pitalité à M"" Watson chez elle. Sous prétexte de
r 'pos, et comme elle habite auprès de la clinique de
Revard, il sera aisé de manœuvrer le mal imaginaire
et la grosse fortune de la petite détraquée.
Une importante dépêche du mari rappelle la jeune
femme en Amérique. La proie va-t-elle échapper ?
Le docteur diagnostique le besoin de repos et l'im-
possibilité de supporter une traversée. Et voilà la
cliente fixée, incrustée à Paris, pour le plus grand
profit de son médecin.
Revard éprouve un autre ennui d'ordre moral.
A cette soirée se trouve le docteur Goclfroy, homme
intègre et savant probe. Un peintre lui demande de
l'autoriser à lui rendre visite à l'hôpital, en vue d'un
grand tableau médical qu'il a en projet. GoJfroy
refuse avec noblesse, au nom du droit sacré des ma-
lades, d'être respectés dans leur dignité et non traités
en bêtes curieuses. Il en profite pour flétrir les mé-
decins sans scrupules que les besoins d'argent mènent
à des pratiques indignes du sacerdoce qu'est l'art de
guérir et de soulager l'humanité. Revard feint de ne
pas comprendre. Mais il est touché.
Cependant, il n'a garde de laisser échapper l'occasion
qui se présente de bénéficier d'une réclame faite par
un peintre de talent. Il offre sa clinique à celui-ci, et
toutes les jeunes femmes proposent de faire la partie
d'aller en bande visiter avec l'artiste l'intéressant
établissement. C'est chose convenue.
Les deux derniers actes se passent dans une salle
de la clinique Revard. Ils sont fort patliétiques.
Le docteur mondain a décidé .VI"'^ Watson à subir
une opération inutile pour elle, mais utile pour
l'opérateur, à qui elle rapporte soixante mille francs :
ils parfont la somme due à Leroux, qui sera désin-
téressé et écarté. Tout va pour le mieux. Les dames
qui étaient à la soirée des d'Avranches arrivent. Les
journaux illustrés ont envoyé des photographes, qui
tireront le groupe des folles mondaines, déguisées en
infirmières ; en même temps, ils doivent photogra-
phier une opérée, dont la guérison est un miracle, et
les clichés des illustrés feront à Revard une réclame
intense. La malade est, sans doute, dans un état de
faiblesse très grande ; on lui administrera des stimu-
lants, pour qu'elle donne sur la plaque l'illusion de la
santé ; elle pourra mourir après, on n'aura plus
besoin d'elle. Les reporters eux-mêmes sont émus
devant ce cas de dopping humain.
Pendant tout ce manège, on a tenté en vain de
prévenir Revard qu'il ait à négliger ses invités pour
se rendre au chevet du n" 23, l'opérée de la veille.
Insouciant, le docteur se contente de déléguer une
infirmière. Mais le mal s'asigrave, jusqu'au moment
oii l'interne annonce que le 23 est mort. Ce numéro
est celui de M"" Watson, opérée sans nécessité et
sans que les parents aient été prévenus. Soudain,
Revard bondit, met les visiteurs à la porte, et
fonge à parer au danger. Son interne, depuis long-
temps scandalisé, le quitte avec dégoût. Le probe
professeur GoJfroy vient froidement l'avertir qu'd
va le déférer à la cour d'assises pour assassinat ;
M. et M'"^ d'Avranches sont résolus à pousser les
choses aussi loin qu il le faudra. Revard crâne, et
défie le sort. Le chirurgien n'a-t-il pas l'immunité ?
Il n'a aucune responsabilité, il n'a de comptes à
rentlre à personne ; il est maître absolu dans sa cli-
nique, et peut faire les opérations qu'il juge néces-
saires, prendre toutes les initiatives. Quelle profession
re.loulable, si elle est exercée par un homme dénué
de scrupules, pour qui le caducée emblème d'Hip-
pocrate dieu de la médecine n'est plus que le
caducée emblème du dieu du commerce Mercure !
Celui-là tient entre ses mains, sans contrôle, la vie
de ses victimes.
Mais, ici, Revard se sent compromis et à découvert.
Le témoignage des parents et celui deGodfroy seront
acc.iblants. En outre, depuis longtemps, il a aperçu
la honte de sa vie d'arriviste féroce. Il faut finir en
beauté, pour réparer tant de vilenie ; il s'inocule le
sérum de son ami Uurieux, qui souhaitait une der-
nière expérience décisive sur un corps humain
vivant. Le virus opère; Revard note lui-même les
observations utiles, et il meurt en rachetant son in-
dignité par un service rendu à la science et à l'hu-
manité.
Ce drame est solidement construit, et profondé-
ment émouvant. Nous sommes ici loin des farces de
Molière, de Lesage et de Rcgnard. Le côté social de
la question des médecins et chirurgiens a été vigou-
reusement tiré en avant. Il fait penser et frémir, et,
s'il rend un juste hommage aux nobles savants qui
LAROUSSE MENSUEL
sont dignes de la belle mission qu'ils ont choisie, il
exécute avec la sévérité qui convient les rares types
du genre Revard, qui déshonorent la plus noble des
professions. Ces quatre actes sont à la fois une belle
et une bonne action. — Léo Claketh.
Les principaux rôles ont été créés par : M"" Marthe
Régnier {.V/"« Watson), Marquet (.W"** U'Avrancfus), Neily
Cormon {C""* d'Orsant), Pierry 'Fernande de Ligny), Marie
Laure {l'infirmière). Rose Harry Baur (W»" Cordier) ; et par
MM. Harry Baur {W Revard), Gaston Dubosc {professeur
Goiifroy), André Dutx>sc(£.«roux), Janvier {l'interm), Mauloy
{M. d'Avranches),
Conférences de la Paix (les) [Suite].
Conférence de Bruxelles (2 juillet 1930). — La
question importante est la répartition entre les Alliés.
Mais les discussions sont tenues secrètes. On parle,
cependant, des taux suivants : 53 p. 100 ( France),
23 p. 100 (Angleterre), 10 p. 100 (Italie), 8 p. 100
(Belgique), 4 p. 100 (Serbie), 2 p. 100 (Roumanie).
Le silence se fait aussi sur le montant global de
l'indemnité. On croit, néanmoins, que l'accord sera
réalisé sur le chiffre de 120 milliards. On admet une
priorité pour la Belgique, à concurrence
de 2.500 millions. Et, maintenant, les
Alliés, pour la première fois depuis le
Traité de Versailles, se préparent à ren-
contrer l'Allemagne, à Spa. Ils espèrent
qu'elle se montrera « honnête et loyale ».
Conférence de Spa (5-16 juillet 1920).
— lis devaient être vite détrompés, car
ils allaient se trouver aux prises avec
les procédés d'insolence, d'obséquiositL-
et d'hypocrisie, qui semblent être le
bagage obligé de tous les délégués alle-
mands.
La conférence s'ouvre sur des paroles
conciliantes prononcées par le chance-
lier Fehrenbach, exposant, à la grande
joie de Lloyd George, qu'il veut appli-
quer le Traité.
Mais, tout de suite, les Allemands se
dérobent. Ils peuvent, disent-ils, bien
difficilement réduire leurs effectifs, li-
vrer leur matériel de guerre. Gessler,
Simons, Fehrenbach, Von Seeckt, avec
leurs tempéraments divers, refont le
même plaidoyer, menaçant oularmoyant.
Le 8 juillet, Lloyd George, exaspéré,
précise les intentions des Alliés : désar-
mement immédiat de la police de sû-
reté et de la garde civile ; livraison des
armes que conserve encore la popu-
lation ; destruction du matériel de
guerre; limitation de la Reichswehr .i
150.000 hommes au i" octobre, à
100.000 au i" janvier 1921.
Entre temps, Hugo Stinnes prononce
un discours d'une insolence calculée, où
il ne craint pas de railler n la maladie de
la victoire ». Par contre, dans un lan-
gage généreux, Millerand fait valoir
les réclamations de la France, à propos
de l'indemnité et de la livraison du
charbon. Mais, prenant cette générosité
pour de la faiblesse, les Allemands ergotent et revien-
nent sur leurs offres. On va donc vers la rupture ;
Foch et Wilson sont mandés d'urgence; un ultima-
tum est préparé. Ce que voyant, les Allemands se
ravisent, promettent les 2 millions de tonnes de
charbon par mois, mais obtiennent de la partialité
de Lloyd George, songeant moins aux besoins de la
France qu'aux charbonnages anglais, que les Alliés
payeront ce charbon à un prix déterminé, qui corres-
pondra à la différence du prix entre le marché
allemand et le marché mondial. De plus, ils verseront
5 marks-or par tonne pour l'alimentation des mineurs
de la Ruhr.
De ce chef, la France sera obligée de faire chaque
mois 200 mill.ons d'avances à l'Allemagne.
On conçoit qu'un tel résultat — malgré sa bonne
volonté, Millerand n'avait pu obtenir mieux —
ne fût pas de nature à enthousiasmer l'opinion fran-
çaise. Toujours chassé, le nuage se reformait. Et de
nouvelles conférences s'imposaient, pour résoudre
les grandes questions encore pendantes.
Deuxième conférence de Boulogne (27 juillet 1920).
— Millerand et Lloyd George causent. Us s'occupent
de la guerre russo-polonaise, et n'admettent le prin-
cipe de la conférence sollicitée par les Soviets que si
ceux-ci cessent d'abord leur offensive en Pologne. lU
s'inquiètent aussi, devant l'émotion soulevée par les
résultats de Spa, de la manière dont la France
pourrait négocier les bons allemands à livrer en
échange de ses avances sur le charbon.
Les deux Premiers se concertent encore le 8 août
à Lympne. L'intervention en Pologne est décidée ;
le 10 août, le gouvernement français commet l'im-
prudence de reconnaître officiellement VVrangel.
Les derniers mois de l'année sont marqués par des
entrevues particulières : entre Lloyd George et Giolitti
à Lucerne, entre Millerand et Giolitti à Aix-les-Bains.
La France et l'Italie, séparées par tant de malen-
tendus, sentent le besoin de se rapprocher, sur la
base d'une « confiance réciproque > .
587
Cependant,' les .allemands exécutent de mauvaise
grâce quelques-unes de leurs obligations. Au i" octo-
bre, la Reichswelir est réduite à 150.000 hommes.
Mais ils en négligent d'autres, reculent le désaime-
ment, chicanent, veulent conserver leurs organisations
d'auto-protection. Malheureusement, ungestede Lloyd
George vient les encourager. En octobre, l'Angleterre
renonceauxdroitsque luidonne le Traité de Versailles
sur les biens allemands. C'est, au moins, une mala-
dresse, dont on s'empresse de tirer les conséquences
à Berlin.
Troisième conférence de Londres(2iroveinbTe 1920);
— Le nouveau président du conseil, G. Leygues, esta
Londres. Il y revient le i" décembre. La revision du
traité de Sèvres est sur le tapis. Les vues anglaise et
française divergent à propos de la manière dont il
faut envisager à Athènes le retour de Constantin.
Mais cela ne fait point avancer les affaires alle-
mandes.
La Conférence de Bruxelles (13 décembre 1920), qui
met en présence les experts financiers, permet aux
Allemands de crier misère une fois encore. Leur bonne
«rulpteur français .\iitoine CoyseTox 41640-1720).
TabK-au d'ilyauiiilbe lligaud. — i'hol. GU-audou.
volonté est grande — du moins ils l'affirment, — mais
leur pays est ruiné. Us proposent le système de répa-
rations en nature. On les renvoie à janvier 1921.
Cependant, plus elle dure, plus la situation devient,
pour les Alliés, paradoxale et irritante. Nous sommes
à dix-huit mois du Traité de Versailles, qui reste
inexécuté. Le vaincu fait la loi. Et c'est le vainqueur
— en l'espèce la France — qui, ayant à sou compte
des charges énormes, fait à l'Allemagne des avances
pour payer le chart>on livré. Incontestablement, le
débiteur se moque de ses créanciers. Il faut donc en
finir. Briand est président du conseil. Les Alliés
décident de tenir à Paris une importante réunion.
Deuxième conférence de /'aris( 24 janvier 1921). —
Lloyd George, lord Curzon, le comte Sforza, Jaspar,
sont présents. Les experts militaires les assistent:
maréchaux Foch et Wilson, général Noilet. On sent
que la patience des nations est épuisée. Toutes
les questions irritantes reviennent, mais se posent
de façon très nette.
L'idée continue à prévaloirdans une certaine partie
de la presse et de lopinion anglaises, qu'il ne faut
pas accabler l'Allemagne. On soupçonne même
Lloyd George de certa.nes complaisances à propos
du désarmement. Pourtant, de plus en plus, on
reconnaît que l'Allemagne doit et peut payer. Per-
sonne n'est plus dupe de son gigantesque bluff.
Et notre ministre des linancus, Uoumer, évalue
brutalement la dette entière de l'Allemagne vis-à-vis
de la I-'rance. Cette évaluation sincère et âpre jette un
froid. Quelques heures critiques s'ensuivent. Pourtant,
grâce à la souple énergie de Briand, l'accord se fait.
On ne réclamera pas à l'Allemagne toute sa dette.
En somme, on lui consent un concordat sur les bases
suivantes : l'Allemagne versera 42 annuités tixcs
(2 à deux milliards ; 3 à trois milliards; 3 à quatre
milliards; 3àcinq milliards; 31 à six milliards). Mais
12 p. 100 seront en plus prélevés, en annuités varia-
bles, sur la valeur de ses exportations. Des bons au
porteur représentant cette créance seront imm<. dia-
588
tement remis à la Commission des réparations.
Comme garantie, nous aurons l'ensemble des biens
allemands. Les clauses militaires sont aussi nettes :
la Reichswehr sera réduite à loo.ooo hommes; la loi
militaire (VVehrgesetz) supprimant le service obliga-
toire sera votée sans retard; le matériel de guerre
terrestre, naval et aérien, sera livré et détruit au plus
vite. Quant au charbon, les Alliés exigent la livraison
mensuelle de 2.200.000 tonnes, au lieu des 2 mil-
lions de tonnes réclamées à Spa.
On sait quel accueil l'Allemagne ût à ces décisions
de Paris et de quelle explosion de fureur haineuse
elle salua ce concordat. Son indignation croissait de
voir les Alliés enfin décidés à ne plus tolérer ses perpé-
tuelles tergiversations.
Comme à la conférence de Paris devait à bref
délai succéder une conférence de Londres où seraient
conviés les Allemands, pour entendre la volonté des
Alliés et dire s'ils s'inclinaient, le goiivomcment di"
LAROUSSE MENSUEL
La délégation allemande, ayant à sa tête le
docteur Simons, arriva le 27. Elle fit connaître ses
folles propositions: l'Allemagne garderait la Haute-
Silésie, le commerce allemand serait libre, moyen-
nant quoi, l'indemnité serait fixée à 30 milliards de
marks or, dont 20 milliards, d'ailleurs, auraient été
déjà versés en nature, sous diverses formes. Les
modalités du payement étaient aussi ridicules et outra-
geantes que le chiffre lui-même.
Avec tous les Alliés, Lloyd George sentit l'affront.
Dans un discours qui constitue contre l'Allemagne
le plus formidable des réquisitoires, il accula à un
ultimatum le docteur Simons. Sinon, de nouvelles
sanctions joueraient.
Le docteur Simons partit. Quelques jours après,
nos troupes prenaient de nouveaux gages (Diisseldorff,
Duisburg, Rurhort), et un cordon douanier était
établi sur les limites extrêmes de la Rhénanie.
I>ii f.iit des Allemands eux-mêmes, nous étions donc
Tombeau (le M-M-irin, par Antoine Coysevoz. (Musée du Louvre.) — Phot. ûiraudon.
Berlin prépara rageusement et fiévreusement, selon
sa tactique habituelle, des contre-propositions. Une
campagne ardente fut menée à travers le Reich pour
galvaniser l'opinion. Le docteur Simons discourut à
Stuttgart, puis à Carisruhe, protestant contre les
décisions de Paris, qu'il qualifiait d'inexorables dans
ces meetings, d'inacceptables au Reichstag, gémissant
sur l'esclavage qu'on voulait imposer à son pays.
A ces plaintes sembla correspondre, une fois de
plus, un fléchissement dans la volonté du Premier
anglais, qui, dans un grand discoursaux Communes,
aftirmait bien la nécessité de faire payer l'Allemagne,
mais jusqu'à la limite de sa capacité de payement.
Des deux côtés dudétroit, on souligna et on commenta
la restriction.
Cependant, la Commission des réparations, qui
poursuivait sa tâche dans un laborieux silence, remet-
tait au gouvernement allemand la note contenant
l'évaluation de la plus grande part des dommages.
Et Briand, repartait pour Londres.
Quatrième Conférence de Londres (ig févrieri92i). —
Il fallait, sans doute, traiter la question grecque et la
question turque, nous tirer du guêpier de Cilicie et
faire la paix avec les Turcs. Mais il importait par-
dessus tout d'avoir enfin la réponse capitale, attendue
vainement, de la part del'Allemagnedepuisvingt mois.
ramenés au traité de Versailles. La Commission des
réparations, dont si longtemps le rôle avait été
effacé, passait de nouveau au premier plan. Au 1=' mai,
toute la dette allemande devait être évaluée et fixée
par elle. Et l'Allemagne allait, en plus, être mise en
demeure de payer immédiatement les 12 milliards
dont elle était débitrice. Sinon, sans discussions
nouvelles et dans les formes qu'ils choisiraient, les
Alliés lui mettraient la « main au collet ».
L'on finissait donc par où, peut-être, on aurait dû
commencer. Et l'Allemagne, ainsi contrainte, réali-
sait sa défaite pour la première fois et ne trouvait
personne, soit en Europe, soit en Amérique, qui
voulût lui servir de médiateur.
Cependant, la Commission des réparations pour-
suivait méthodiquement sa tâche. Le 18 avril, elle
proposait que l'encaisse métallique de la Reichsbank
tût transféré à Cologne ou Coblenz, pour servir de
gage, et essuyait un refus. Elle réclamait pour le
30 avril le milliard de marks or que le traité exigeait.
Or, au i" mai, l'Allemagne ne s'était pas exécutée.
C'est alors que les Alliés se rencontrèrent de nou-
veau à Londres et, après de longs débats qui ne
furent pas sans passion, arrêtèrent, le 5 mai, les termes
d'un ultimatum. La Commission des réparations
notifierait sans délai au gouvernement allemand les
«• 176. Octobre 1921.
dates et les conditions auxquelles il serait tenu d'ac-
quitter sa dette. Toutes les mesures seraient prises
pour l'occupation immédiate de la Ruhr. Dans le
délai de six jours, l'Allemagne devrait répondre par
«oui» ou «non». Enattendant.laFrancemobilisaitla
classe 1919, pour être prête à agir.
L'Allemagne céda. Le 11 mai, son nouveau chan-
celier, le D' Wirth, faisait parvenir l'acceptation
officielle de son gouvernement et s'engageait d'abord
à créer, en trois séries, les obligations correspondant
au remboursement intégral de la dette, ensuite à
payer chaque année 2 milliards de marks or et
26 % sur la valeur des exportations allemandes ;
enfin, à verser, le 31 mai, un premier milliard.
Il semblait donc qu'on touchât au terme. Mais en
a-t-on jamais fini avec l'Allemagne ? Elle avait à
peine souscrit à l'ultimatum que des troubles graves
se produisaient en Haute-Silésie entre Polonais et
Allemands, tandis qu'un malencontreux discours de
Lloyd George jetait de l'huile sur le feu. Par l)onheur,
Briand fit entendre des paroles de ferme sagesse,
à la fois conciliatrices et énergiques. Et les hostilités
furent arrêtées, non sans peine, ni sans que les
fauteurs de désordre allemands cherchassent par tous
les moyens à compliquer une situation déjà extrême-
ment difficile. L'assassinat du commandant Monta-
lègre, à Beuthen, est un de leurs derniers exploits.
Et la justice allemande, qui vient de juger le meurtrier,
se satisfait à bon compte en le condamnant à cinq
ans de prison pour homicide, mais sans préméditation !
Cependant, un nouveau Conseil suprême, réuni à
Paris le 8 août, essayait de régler la question épineuse
du partage de la Haute-Silésie. Cette réunion avait
été précédée d'une tension diplomatique très accen-
tuée entre la France et l'Angleterre. Car Briand
demandait l'envoi immédiat de renforts en Silésie
et la nomination d'une commission d'experts chargés
de préparer au point de vue technique les travaux
du Conseil suprême, et Lloyd George ne voulait
ni renforts ni experts, prétendant faire trancher le
débat par le Conseil lui-même.
Entre des thèses aussi opposées, la conciliation
était difficile. Mais les deux Premiers avaient, du
moins, le désir de ne pas ébranler l'accord des Alliés
et la ferme volonté de trouver une solution. Ne s'en-
tendant ni sur le tracé des frontières entre Polonais
et Allemands, ni sur l'attribution du « triangle »
industriel, ils eurent, du moins, l'heureuse idée de
soumettre le différend au conseil de la Société des
nations, réuni à Genève à la date du 29 août. En ce
moment, le conseil délibère. Aussi peut-on espérer
que l'apaisement se fera, quelle que soit la solution
adoptée.
Et, maintenant, il nous faut souhaiter que l'ère des
conférences soit close et que s'ouvre enfin la période
des réalisations. Les accords de Wiesbaden entre
Loucheur et Rathenau ont déjà frayé la voie
et donneront des résultats intéressants, si, du moins,
la loyauté de l'Allemagne est égale au désir de paix
de la France. Mais, de l'autre côté du Rhin, le meurtre
d'Erzberger et la lutte qui reprend entre le socia-
lisme et le pangermanisme sont de nature à nous
inspirer de vives inquiétudes. Que sortira-t-il du
chaos germanique ? Nous l'ignorons. Et c'est pour-
quoi, malgré sa volonté très nettement pacifique, la
France doit continuer à veiller, pour défendre son
droit, pour garantir sa sécurité, son avenir et son
honneur. — Jean Philip.
Coysevox (Antoine), par Georges Keller-
Dorian. — Les deux volumes que Georges Keller-
Dorian vient de consacrer au grand sculpteur fran-
çais ont cet intérêt qu'ils sont le premier catalogue
critique de l'œuvre de Coysevox, qui nous manquait.
Dans une introduction courte, Paul Vitry, con-
servateur de la sculpture moderne au musée du
Louvre, montre le mérite de l'ouvrage, qui parait
presque pour le deuxième centenaire de la mort de
Coysevox (1640-1720) : « De courtes notes biogra-
phiques accompagnées de documents essentiels qui
établissent les différentes étapes de la carrière de
Coysevox et, à leur suite, le catalogue critique lar-
gement illustré de ses œuvres connues ou disparues
font l'essentiel de cet ouvrage et constituent, mieux
que les panégyriques ampoulés et les compilations
inexactes dont il fut jadis l'objet, l'hommage néces-
saire à l'un des plus grands sculpteurs dont ia France
puisse s'honorer. »
Après avoir parlé de Coysevox, marqué l'intérêt de
ses plus importants ouvrages et de ses nombreux
bustes, Paul Vitry définit ainsi le mérite éminent du
célèbre statuaire lyonnais :
« Grand décorateur et grand portraitiste, c'était,
par-dessus tout, un maître ouvrier, et ces qualités de
métier, inséparables, d'un bout à l'autre de notre
histoire, de celles qui se rapportent à l'invention et
au style dans les grandes créations plastiques qui
sont la gloire de notre pays, achèvent de classer
notre Coysevox parmi les plus grands artistes, les
plus puissants et les plus attachants dont nous
ayons à honorer la mémoire, à étudier et à conserver
pieusement les œuvres. »
Les notes biographiques par quoi débute l'ou-
vrage de G. Keller-Dorian se réfèrent, en les citant
«• 176. Octobre 1921.
aux sources qui nous font connaître les détails de la
vie de Coysevox, depuis le registre de l'église Saint-
Dizier à Lyon, où se remarque la mention : t Le 2g sep-
tembre 1640, j'ai baptisé Anthoine, fils de Pierre
Quoyzeveau, maistre menuisier, et d'Ysabeau Morel,
sa femme. Parrain, sieur Anthoine Biaise, notaire à
Lyon ; marraine, Claudine Bonar.lel, femme à Georges
Jomard, boucher à Saint-Just. (Signé) Biaise, P. Be-
noist, vicaire ». Jusqu'à celui de Saint-Germain-
l'Auxerrois, où l'on trouve, un peu plus de quatre-
vingts ans après, le procès-verbal suivant : « Du ven-
dredi II' octobre 1720, Antoine Coysevox, sculpteur
ordinaire du Roy, ancien directeur, chancelier et
recteur de son Académie de peinture et de sculpture,
époux de Claude Bourdict, âgé de quatre-vingt-un
ans (Coysevox était en effet dans sa 8i' année), dé-
cédé byer en sa maison, rue du diantre, à une heure
après-midi, a esté inhumé en présence de Jean Hu-
bert, écuyer, commisraire ordinaire des guerres,
gendre du deflunct, de Nicolas Coustou, sculpteur
ordinaire du Roy, recteur de l'Académie royalle de
peinture et de sculpture, et de Guillaume Coustou,
aussi sculpteur ordinaire du Roy et professeur en
?on Académie ùe sculpture et peinture, tous les deux
neveux du dellunct, qui ont signé », en passant par
une foule de textes précieux de procès-verbaux
de l'Académie royale, comptes des bâiiments du
Roi, etc., qui nous montrent en quelque sorte au
jour le jour la vie de l'artiste, ses occupations et res
L'a Heuve ila S<-iai- ou le Rhôue . oeuvre d Antoine Coysevox. (Mu
Pbot.
projets : ici, les visites officielles qu'il rend et les tra-
vaux qu'il a en cours; là, ses préoccupations d'ap-
partements, car il doit loger ses onze enfants ; là
encore, sa décision, bientôt abandonnée, d'aller con-
tribuer à Lyon à la fondation d'une Académie royale
à l'image de celle de Paris; enfin, les visites qu'on lui
fait pendant sa dernière maladie, et la note nécrolo-
gique parue dans le Mercure calant du mois d'octo-
bre 1720, qui dit vraiment tout ce qu'il fallait dire sur
le moment : « Morts à Paru: ... Antoine Coysevox,
natif de la ville de Lyon, fculpteur ordinaire du
Roy ; ancien directeur, chancelier et recteur de l'Aca-
démie royale de peinture et sculpture, est mort le
10 octobre, âgé de quatre-vingt-un ans, ayant tra-
LAROUSSE MENSUEL
vaille jusqu'à l'âge de quatre-vingtsans avec le même
feu, et atteint au plus haut degré de son art, tant
par l'extrême correction que par la quantité et la
prompte exécution de ses ouvrages. »
Le catalogue critique est établi sur le plan
suivant :
1° Les œuvres de l'artiste qu'il a été possible de
classer chronologiquement, soit d'après des docu-
ments précis, soit par comparaison ou déduction de
l'â^e des personnages représentés lors-
qu'il s'agit de portraits non datés;
2° Les œuvres qui n'ont pu être clas-
sées chronologiquement et qui ont été
divisées en portraits (statues, bustes
et médaillons) et en sujets divers, autres
que des portraits, le tout classé par
ordre alphabétique ;
3° Les œuvres données à tort au
maître, alors qu'on a la preuve que
cette aitribution est fausse, les œuvres
disparues étant indiquées à leur rang
chronologique ou alphabétique dans la
première et la seconde partie.
Nous ne saurions donner ici un aperçu
ni même une liste des nombreuses
œuvres de Coysevox, mais le catalogue
de Keller-Dorian nous permet pour la
première fois de fixer ce nombre au
chiffre énorme de cent soixante et une!
InJépendamment des œu-
vres attribuées sans contes-
tation pos5 ibie à Coysevox ,
comme le Triomphe de
Loxns XIV, le célèbre bas-
relief en stuc du Salon de
la guerre à Versailles, et
les non moins céKbres
gioupes de chevaux ailés :
la Renommée et le Mercure,
commandés pour Marly,
qui décorent actuellement
l'entrée des Tuileries sur
la place de la Concorde, le
tombeau de Mazarin qui
est au Louvre, celui deLe
lirun qui est à Saint-Nico-
las-du-Chardonnet,celuidu
marquis de Vaubriin qui
est à Serrant (Maine-et-
Loire), le monument colos-
sal à Louis XI V commandé
par la ville de Rennes et
qui a disparu, G. Keller-
Uorian a décrit et repro-
tluit dans son ouvrage un
certain nombre d'œuvres
qu'il a retrouvées et qui
étaient jusqu à lui fausse-
ment attribuées à d'autres
artistes. Parmi celles-ci,
nous citerons : un buste
de Mazarin en marbre (au
musée de Versailles), que
Coysevox aurait exécuté
danssa jeunesse, alors qu'il
travaillait dans l'atelier de
I.erambert, et un buste en statue de
marbre de Charles Le Brun,
qui figure au Louvre sous
le n" 742 du catalogue et que Paul
Vitry avait déjà identifié, mais non
attribué.
Parmi les œuvres données à tort au
maître, se trouvent des sujetsdivers et,
naturellement, des bustes qui étaient et
demeurent « la qualité éminente > du
plus grand sculpteur du xvii« siècle) :
un portrait de Colbert, reconnu par
G. Keller-Dorian commeétant de Nicolas
Coustou, un portrait de Colbert de
Villacerj, par le même, un portrait de
Condé de Jérôme Derbais, confonJu
avec celui de Coysevox dans le trans-
fert au musée des Monuments français,
en 1796.
Enfin, parmi les attributions que
G. Keller-Dorian donne à Coysevox
ièe du i.uune. ^°"^ toutes réserves, mentionnons les
Qùaudon. deux beaux groupes : le iUo/oss< ifrras-
sanl un loup et la Licorne terrassant
un drason, deux magnifiques morceaux, qui ornent
la grille d'honneur du château de Sceaux.
Le catalogue de l'œuvre de Coysevox était, comme
tous le-catalogues d'œuvres d artitescélèbres, établis
longtemps après leur m< rt , fort difficile à dresser. Les
raisfjns de cette difJculté tiennent à de nombreuses
causes et, pour n'en citer qu'une, à la masse des sta-
tues, bustes, bas-reliefs dont tout le mon.le prétend
lui faire accepter la paternité. Aussi, quand un érudit
doublé d'un homme de goût entreprend ce travail
de sélection, devons-nous lui montrer une particu-
lière reconnaissance. C'est celle que nous réserverons
â Georges Keller-Dorian, sans essayer d'entre-
prendre la critique de son ouvrage. Cette critique est
589
toujours facile, car il entre dans l'établissement d'un
plan de ce genre et dans le choix des œuvres acceptées
ou rejetées en l'absence de textes formels un coefS-
cient d'erreurs ou, en tout cas, d'indécisions forcées.
Ajoutons que l'auteur, prévoyant ces critiques, s'est
eflorcé de les réduire au minimum en s'abstenant
autant que possible des opinions trop personnelles
et des allégations hasardées. Son catalogue critique,
très objectif, se recommande d'autre part pour sa
Louis XIV, par Antoine Coysevox. 'Musée Carnavalet. Paris.)
Phot. Qiraudon.
netteté et, malgré l'accumulation des textes, pour sa
lecture agréable et facile, ce qui n'est pas un mince
mérite en matière d'érudition. — Jean.Gabriel Lihoini.
âépersonnalisa'tion [za-si-on] ou déper-
sonnification [ka-si-on] n. i. Action de déper-
sormifier, d'enlever la personnalité, de dépouiller du
caractère personnel : Tous les cycles thématiques de
légendes sont soumis au double courant de localisa-
tion et de personnification d'une part, de d. localisa-
tion et de DÉPERSONNIFICATION dt l'autre.
Etat pathologique, où l'on croit avoir perdu sa
personnalité : Les sentiments de dépersonnalisation
prennent toute espèce de formes, depuis la simple
étrange J de nous-mêmes jusqu'au sentiment que nous
sommes disparus, ou que nous sommes remplacés
par un autre. (Pierre Janet.)
dépersonnaliser [zé] ou dépersonnl-
fier [fi-é] V. a. Dépouiller du caractère personnel.
France. Histoire politique contemporaine.
Ministère Millerand. (Suite.) — La France et
LE Saint-Siège. — • Les principes de laïcité
inscrits dans les fondements mêmes de nos insti-
tutions républicaines ne sont plus, et ne peu-
vent plus, être rais en discussion. Le régime de
la séparation est définitivement entré dans nos
mœurs, comme dans nos lois. La République n en
est que plus libre d'adopter une résolution que lui
recommande le souci de nos intérêts généraux dans
le monde ». Ainsi s'exprimait le président du con-
seil, dans l'exposé des motifs du projet de loi pré-
senté à la Chambre le 11 mars 1920, et portant ou-
verture de crédits en vue du rétablissement de
l'ambassade française près le saint -siège. Le
590
gouvernement de la République jugeait que notre
diplomatie devait être présente là où se débattent
des questinns qui intéressent la Irance et où la plu-
part des Etats sont représentés. La curie romaine a
souvent à intervenir, au point de vue religieux, à
l'occasion de l'exécution des traités de paix; on
Alsace-Lorraine, dans nos colonies, en Orient, en
Extrême-Orient, des problèmes se posent, ou des
conflits naissent, dont la solution dépend du « gou-
vernement spirituel » qui a son siège au Vatican.
Le gouvernement italien voyait sans inconvénient,
pour nos relations avec lui, l'envoi il'un ambassadeur
auprJs du Vatican. Pour le président du ctmseil, le
projet ne s'inspirait que de considérations d'intérêt
national et de politique extérieure, et son rejet ne s'ex-
pliquerait que pour des motifs de politique intérieure.
Un charge d'attaires fut désigné par notre ministre
des affaires étrangères pour encager des négociations
préliminaires avec le cardinal Gasparri. A la base de
ces négociations, il fut admis, comme un postulat,
qu'il ne serait en rien touché à la législation
intérieure de la France, que la conclusion d'un
accord n'impliquerait aucune mo lification de notre
LAROUSSE MENSUEL
de Mossoul et une < pointe » dans le Kurdistan. La
Palestine devait être internationalisée.
Cet accord, conclu sous le ministère Briand, fut
modifié sijus le ministère Clemenceau par le protocole
de septembre igiQ et par des conversations entre le
président du conseil français et le premier ministre
Lloyd George. A son arrivée au pouvoir, Millerand
considéra qu'il était lié par la politique de son
prédécesseur, qui avait accepté pour la Palestine
le mandat britannique au lieu du mandat inter-
national, et le passage de Mossoul de la zone fran-
çaise dans la zone angla se, sous certaines condi-
tions. 11 signa donc la convention pétrolière du
24 avril 1920.
Le traité de Sèvres restituait la Cilicie à l'empire
ottoman, mais la Conférence de San-Remo (avril 1920)
nous attribua formellement le mandat syrien; si ce
mandat ne fut pas étendu à la région comprise entre
Diarbékir et Sivas, c'est que notre gouvernement ne
voulut pas accroître dans le Levant nos obligations
et nos charge?.
L'exécution du Traité de Versailles. Le désar-
mement. Les réparations. — L'Europe tout entière
Une Rivière ^la Dordugne), œuvre d'Antoine Coysovox, i'ai-c de Vcrsuilk-s.) — Phot. Uiraudoii,
régime des cultes, même en matière d'associations.
La commission des aftaiies étrangères, par 26 voix
contre 5, donna un avis favorable. La commission
des finances, qui avait tout d'abord décidé, par
20 voix contre 17, de ne pas passer à la discussion
de la demande de crédits, adopta finalement le
projet par 19 voix contre 15, après avoir entendu le
président du conseil ; mais la discussion ne vint
devant la Chambre qu'au mois de novembre.
Le gouvernement français envoya à Rome une
ambassade extraordinaire à l'occasion de la canoni-
sation de Jeanne d'Arc (16 mai), et le Parlement
décida que la fête de l'iiéroïne, « fête du patrio-
tisme », serait célébrée tous les ans le deuxième
dimanche de mai, jour anniversaire de la délivrance
d'Orléans. (Loi du 10 juillet 1920.)
L'accord militaire franco-belge. — Le cabinet
Millerand eut l'honneur de réaliser l'alliance mili-
taire de la France et de la Belgique, dans les condi-
tions stipulées par l'accord de Bruxelles en date du
7 septembre 1920. (V. Larousse Mensuel, p. 477.)
La paix Avtc LA Hongrie. — Le traité rétablis-
sant la paix entre les Alliés et la Hongrie fut signe
à Trianon, le 4 juin 1920. H sera l'objet d'un article
spécial.
La paix avec la Turquie. — Après de laborieux
pourparlers entre les Alliés, les conditions île paix
imposées à la Turquie furent remises, à Paris, à la
Délégation ottomane, le 10 mai 1920, et le traité
définitif fut signé à Sèvres le 10 aoiit suivant, à la
suite d'une opposition très vive, qui se manifesta par
la constitution, à Angora, d'un gouvernement natio-
naliste, oppo-é à celui de Constantinople.
Le traité de Sèvres et les conventions qui le com-
plètent seront exposés à part. 11 suffira d'indiquer
ici que Lloyd George, qui ne voulait pas maintenir
le sultan à Constantinople, se rallia à la thèse con-
traire, soutenue par Millerand. Sous réserve de la
liberté contrôlée des Détroits et de la démilitari-
?ation du littoral, les Ottomans conserveraient leur
capitale européenne; en Asie, le territoire turc serait
entouré d'Etats indépendants, placés respectivement
sous le mandat des puissances alliées.
L'accord franco-britannique de 1916 nous avait
attribué, tant comme zone directement française
que comme zone d'administration arabe, la côte
syrienne, la Cilicie, l'Arménie méridionale, le vilayet
était intéressée au relèvement économique de l'Alle-
magne ; mais il ne fallait pas que la Irance, tout
particulièrement éprouvée, succombât sous le poids
des difficultés et des charges, en attendant ce relève-
ment. Or, les Allemands espéraient, s'ils gagnaient
du temps, réussir à éluder leurs obligations. Ils pra-
tiquaient, selon l'heureuse expression d'un socialiste
dissident, Paul Aubriot, un « camouliage de pauvreté
et de misère », et ils guettaient, afin de les exploi-
ter, les divergences de vues ou les dissentiments
qui pourraient se produire entre les Alliés.
Des troubles ouvriers ayant éclaté dans le bassin
de la Ruhr, le gouvernement du Reich prétexta la
nécessité de rétablir l'ordre pour y faire pénétrer îles
troupes, sans tenir compte des conditions préalables
posées par le gouvernement français. Le chargé d'ai-
faires allemand à Paris fut donc avisé, le 5 avril 1920,
que Francfort, Darmstadt, Hombourg, Hanau et Die-
burg seraient occupés, tant que la zone neutre établie
par l'article 42 du Traité de Versailles n'aurait pas été
évacuée. Le roi Albert nous offrit la cordiale parti-
cipation des troupes belges ; mais les caLinels bri-
tannique et italien jugeaient l'opération inopportune.
Lloyd George reprocha à Millerand de ne pas agir en
parfaite harmonie avec les Alliés, et il y eut, entre
Paris et Londres, un échange de notes à la suite
duquel les deux gouvernements reconnurent la néces-
sité d'un accord intime. La remise d'un avertisse-
nunt à r.\llemagne, sur la proposition même du
Premier anglais, vint heureusement clore cet inci-
dent regrettable (20 novembre 1920), et la Conférence
interalliée de .San-Remo prit fin, le 26 avril, sur une
déclaration qui constatait la mauvaise foi du gou-
vernement de Berlin, lui refusait l'autorisation de
conserver une armée île 200.000 hommes au lieu de
100.000, et l'invitait à ouvrir à Spa une négociation
directe sur les moyens d'assurer l'exécution du Traité
de Versailles, qui serait exigée, même, s'il le fallait,
au moyen de l'occupation de nouveaux territoires.
Les Alliés étaient unanimes à affirmer que ce traité
demeurait la bass de leurs relations avec l'Allemagne.
Avant de se rencontrer avec les délégufs alle-
mands, les Alliés eurent des conversations prélimi-
naires. Dans une première conférence à Hythe, près
de Folkestone, Lloyd George et Millerand traitèrent
(15 et 16 mai 1920) deux questions principales : dé-
sarmement de l'Allemagme, fixation de la dette glo-
«• 176. Octobre 1921.
baie du Reich. Il fut admis que, dans l'intérêt de la
paix définitive, il impoitait « d'aboutir à un règle-
ment embrassant l'ensemble des charges internatio-
nales léguées par la guerre, et d'assurer parallèlement
l'apurement des dettes de guexre des pays alliés et
des dettes de réparations des empires centraux ».
En conséquence, des experts fixeraient le montant de
l'indemnité à exiger de l'Allemagne, compte tenu de
sa « capacité de payement ». Les dettes réciproques
entre Alliés ne seraient acquittées que dans la me-
sure des versements effectués par le débiteurcommun.
Un arrangement du 13 décembre 1919 prévoyait un
pourcentage de 55 p. 100 pour la France, et de
25 p. 100 pour l'Angleterre. Or, le gouvernement bri-
tannique interprétait la convention intervenue, en ce
sens que la part revenant à la Irance et à l'Angle-
terre serait divisée dans la proportion de ii à 5 ; il
ne serait pas question, pour nous, de toucher
55 marks sur chaque versement de 100 marks : quand
nos alliés recevraient 5 marks, nous en recevrions 11,
et, comme le rapport de ces chiffres avec le montant
de la dette était inconnu, comme la part à attribuer
aux autres pays alliés n'était pas encore déteiminée,
l'interprétation britannique ne nous était pas très
favorable. De plus, la France n'obtenait pas un droit
de priorité pour la restauration des régions dévastées,
ni pour le remboursement des réquisitions opérées
sur notre territoire pour l'armée ennemie, par le
motif que la reconnaissance de ce droit serait
« injuste, disait le ministre Bonar Law, non seule-
ment pour nous mais pour nos Dominions, qui ont
pris une si grande part à la guerre ». On ne pouvait,
pourtant, établir aucune comparaison entre l'état de la
France dévastée et celui de l'Australie ou du Canada,
entre nos pertes et celles de nos alliés, entre les consé-
quences de la paix pour l'Angleterre et pour nous.
Il y avait, malheureusement, de l'autre côté delà
Manche, des hommes politiques qui croyaient de l'in-
térêt de l'Entente de modérer des demandes bien
faites, d'après tux, pour mettre en péril le relève-
ment de l'Europe, et qu'ils disaient excéder les forces
de l'Allemapne. Un professeur de l'université de
Cambridge, T. -M. Keynes, conseiller technique à la
Conférence de la paix, avait essayé de faire préval Jir
ce point de vue quelques jours avant la signature du
Traité de Versailles, et son gouvernement avait refusé
de le suivre ; il avait alors exposé ses idées dans nn
livre retentissant : ihe Economie Conséquences of the
Peace, très répandu en Angleterre et aux Etats-Unis.
Or, la restauration de nos départements du Nord
était de première importance pour le rétablissement
de l'équilibre économique en Europe.
Les .Anglais et les Américains s'étaient, dès l'ori-
gine, montrés partisans de la théorie du forfait et de
l'évaluation de la capacité de payement de l'Allema-
gne. Mais une solution toute différente avait triom-
phé, sur l'insistance de Clemenceau : l'Allemagne
verserait intégralement tjut ce qu'elle devait, par
acomptes, au fur et à mesure que nous serions en
état de le fi,xer; l'occupation sur le Rhin garantirait
notre créance, et la commission des réparations, in-
vestie des pouvoirs les plus étendus de contrôle et
d'exécution, arrêterait le montant de la dette, ainsi
que les modalités de payement, et notifierait ses con-
clusions à l'Allemagne. Mais les gouvernements al-
liés, à qui incombait uniquement le soin de déter-
miner la base de répartition des versements, empié-
tèrent sur les attributions de la commission des
réparations, dont le président, Raymond Poincaré,
résigna ses fonctions (18 mai 1920) : pour lui, le
Traité ne subordonnait pas la réparation des dom-
mages à l'évaluation préalab.e de la capacité de
payement du débiteur ; la dette devait être égale à
la totalité du préjudice causé, et l'examen de la
capacité de payement n'aurait lieu qu'ensuite; il
faisait remarquer que les tribunaux condamnent les
délinquants sans égard à leurs ressources, sauf à
leur accorder terme et délai s'ils ne sont immédia-
tement solvables ; le forfait apparaissait donc comme
une diminution de notre créance.
Le pri'sident du conseil expliqua à la Chambre, le
28 mai 1920, qu'il n'était aucunement question de
reviser, à Spa, le Traité de Versailles, mais de l'exé-
cuter; que rien n'empêcherait la commission des ré-
parations de présenter, dès à présent, le total des obli-
gations dont la réparation incombait à l'Allemagne ;
que, sans doute, on se privait, en n'attendant pas, de
renseignements précieux, mais qu'il y avait aussi des
inconvénients à attendre ; qu'il était nécessaire d'ar-
river à un arrangement englobant l'ensemble des
charges internationales léguées par sa guerre, c'est-
à-dire de liquider parallèlement les dettes interalliées
et la dette allemande.
Deux méthodes sont en présence, — continuait Millerand.
L'une s'attache à la lettre du Traité ; elle se console d'atten-
dre l'heure, qui ne sonnera pas, je ne crois pas me tromper,
avant quatre ou cinq ans au plus tôt, où des annuités impor-
tantes pourront entrer en ligne de compte si, comme je l'es-
père bien, l'Allemagne tient ses engagements, en se répé-
tant, avec, sous les yeux, les chilïrps du t.ibleau des annuité*^,
que jusqu'en 1950 au moins le Traité nous promet pendant
de longues années des annuités considérables.
C'est une méthode, je ne la discute pas, je l'expose.
L'autre méthode, qui est la mienne, sans rien abandonner
des droits inscrits au Traité, ne croit pas prudent, je dirai
«• 176. Octobre 1921.
volontiers ne croit pas possible, de demeurer sans agir, l'œil
fixé sur des textes plus lourds de promesses que de réalités.
La Chambre, par 501 voix contre 63, presque
toutes socialistes, se rallia à l'ordre du jour Coirat,
précisant que le Traité de Versailles mettait à la
charge de l'Allemagne la réparation intégrale des
dommages et que toutes garanties seraient prises,
d'accord avec nos alliés, pour sauvegarder nos droits
et nos intérêts.
A la suite d'une seconde conférence préliminaire,
réunie à Boulogne-sur-Mer(2i et 22 juin), trois notes
furent adressées à l'Allemagne: au sujet du désarme-
ment, de la destruction du matériel aéronautique et
de la réduction des effectifs.
C'est dans ces circonstances que, pour la première
fois, les délégués allemands, ayant à leur tête le
chancelier Fehrenbach, furent admis aux conférences
deSpa (5-16 juillet).
Le gouvernement était disposé à suivre une poli-
tique de collaboration économique avec l'Allemagne;
mais celle-ci devait prouver d'abord, par les faits,
sa volonté de renoncer à toute velléité belliqueuse,
et la question du désarmement eut donc la priorité.
La période prévue pour la diminution des effectifs
■de la Reichswehr fut prolongée jusqu'au i" octo-
bre 1920, aux conditions stipulées dans un protocole
du 9 juillet : l'inobservation de ces conditions aurait
pour conséquence d'entraîner l'occupation, par les
Alliés, d'une nouvelle partie du territoire allemand,
région de la Ruhr ou autre. Le Reich devait donc
immédiatement démobiliser son armée régulière,
dissoudre les gardes d'habitants {Etnwohnerwehren)
et la police de sûreté {Stcherheitspohzet), livrer ou
détruire son matériel et ses munitions.
La répartition entre les Alliés des sommes à rece-
voir à titre de réparations fit l'objet d'un protocole
en date du i6 juillet. Aux proportionsde 55 et de 25,
primitivement arrêtées, la Conférence substitua celles
de 52 pour la France et de 22 pour la Grande-Breta-
gne, consentant ainsi un léger avantage en faveur des
autres nations participantes ; elle n'aborda pas la
question même des réparations et se contenta de
poser les bases de l'arrangement financier auquel
elle devait, dans le programme primitif, se consacrer
tout entière, mais qu'elle n'eut pas le temps d'éla-
borer, à raison du développement pris par les deux
questions du désarmement et du charbon. Les gou-
vernements alliés reconnurent qu'il était de l'intérêt
général de fixer le montant total des obligations de
«'Allemagne et d'en régler le mode d'exécution sur la
base d'un arrangement comportant : la fixation d'an-
nuités, la possibilité pour le débiteur de se libérer
par anticipation en escomptant tout ou partie des
annuités, l'émission par l'Allemagne d'empruntsdes-
tinés à ses besoins et à l'acquittement de ses dettes.
Pour mettre plus rapidement l'Allemagne en état
de faire face à ses obligations et, principalement, de
livrer à la Belgique, à la France et à l'Italie des
quantités de charbon supérieures à celles qui avaient
été fournies depuis l'exécution du traité de Ver-
sailles, les principales puissances alliées consentirent,
pour une période maximum de six mois, au fur et à
mesure des livraisons, des avances remboursables
par privilège absolu sur toutes autres créances. Sur
les 2 millions de tonnes de charbon que l'Allemagne
livrerait mensuellement, 1.600.000 reviendraient à
la France et si, le 15 novembre, 6 millions de tonnes
n'avaient pas été fournies, la sanction prévue serait
appliquée; mais, sur ce point — occupation de la
Ruhr — • les délégués allemands formulèrent des
réserves. La question des avances au Reich pour
son alimentation et son relèvement était donc liée à
celle du charbon, combinaison après tout acceptable,
mais la France avait à fournir la part la plus impor-
tante des avances, ce qui pouvait paraître excessif.
« Qu'on examine la partie « anglaise» du traité de Versailles,
— écrivait le sénateur Lucien Hubert {Rapport sur le budget
des affaires étrangères pour l'exercice iq2i), — et l'on verra
combien profondément elle se distingue du reste : elle est
précise, immédiatement réalisable et avantageuse, directe,
énergique ; elle tranche bravement dans la racine de la force
allemande ; plus de flotte, plus de colonies ; l'Angleterre se
fait livrer la marine allemande, et s'assure ainsi la maîtrise
durable des mers ; par le mandat qu'elle se fait conférer sur
la Mésopotamie, elle marque un nouveau jalon sur la route
des Indes.
« Pendant ce temps, la France voit ses droits reconnus sur le
papier, mais n'aboutit à aucune réalisation pratique ; ses
ruines jonchent toujours le sol, l'état de ses ânances s'ag-
grave, son industrie traverse une crise aiguë, le chômage
s'accentue. Et, sans cesse à la recherche de sanctions pré-
cises et de gages efîectifs contre son débiteur qui semble
se jouer d'elle, la France va de conférence en conférence, de
San-Remo à Hythe, de Hythe à Boulogne, de Boulogne à
Spa, de Spa à Paris, contrainte d'abandonner chaque fois
une parcelle de ses droits. »
Affaires de Russie et de Pologne. La politique
d't encerclement • . — Le traité de Brest-Li tovsk (3 mars
1918) avait livré à l'arbitraire des Empires centraux
les pays situés en dehors de la ligne frontière qui
serait tracée par une commission germano-russe, et
la politique de la chancellerie allemande en Russie,
après la capitulatioa des bolcheviks, était nettement
annexionniste.
Les Alliés ne pouvaient laisser l'ennemi profiter,
tout à son aise, de la trahison dont ils avaient été
LAROUSSE MENSUEL. — V.
LAROUSSE MENSUEL
victimes. A l'issue de la conférence de Londres, le
18 mars 1918, les gouvernements de l'Entente se mi-
rent d'accord pour répudier, dans une déclaration
rendue publique, la paix dictée par l'Allemagne à
la pointe du sabre. Mais la pacification de la Russie
étant une des conditions de la pacification générale,
ils eurent à adopter une politique à l'égard des bol-
cheviks. Deux tendances se manifestèrent à la Con-
férence de la paix : Lloyd George et Wilson incli-
naient à « causer » avec les soviets, alors que
Clemenceau eût préféré encercler le bolchevisme,
l'entourer d' « un réseau de fils de fer barbelés pour
l'empêcher de se ruer sur l'Europe », aider matériel-
afin d'y conférer avec ceux des puissances alliées et
associées. Les conférences auraient pour objet la
conclusion d'un accord aux termes duquel la Russie
pourrait « travailler à ses propres destinées • et
l'institution de ■ relations d'heureuse coopération
entre son peuple et les autres peuples du monde ».
Cette tentative échoua, principalement parce que le
gouvernement des soviets refusa d'accepter la con-
dition essentielle de l'ouverture des pourparlers, à
savoir la suspension des hostilités pendant les négo-
ciations, et, n'ayant pu traiter avec les soviets, les
puissances donnèrent leur appui à l'amiral Koltchak,
après avoir reçu de lui les assurances demandées;
Tombeau de Colbert, par Antoine Coysevox. (Eglise Saint-Eustache, à Paris). — Piiot. Qiraudon.
lement les généraux qui luttaient contre les soviets
et les Etats indépendants comme la Pologne, en
attendant que l'ordre intérieur fût restauré par les
Russes eux-mêmes, librement consultés.
Malgré la signature de l'armistice du 11 novem-
bre rgiS, les Puissances maintinrent des forces
armées sur divers points du territoire russe, et en-
voyèrent des munitions aux éléments demeurés
fidèles à notre alliance.
Dans le Nord, elles intervinrent, à la demande
de Tchaïkovski , chef du gouvernement d'Arkhangelsk,
et elles assurèrent ainsi la liberté de nos communi-
cations.
Dans le Midi, oit commandait le général d'An-
selme, la France, par suite d'un accord avec l'Angle-
terre, se chargea de contrôler l'évacuation des
troupes alliées, d'appuyer les gouvernements locaux,
de protéger les intérêts de l'Entente ; malheureuse-
ment, la pression des forces bolchevistes détermina
l'évacuation de Kherson, de Nicolaïev, d'Odessa
(mars-avril 1919).
Dans la région sibérienne, il fallait venir au secours
des Tchécoslovaques et s'opposer à l'infiltration des
Allemands. Le général Janin commanda en chef les
troupes alliées, et un haut commissariat français fut
établi à Omsk, auprès du gouvernement de l'amiral
Koltchak, formé, le 18 novembre 1918, pour prépa-
rer les élections à une Assemblée constituante. Sur la
proposition du président Wilson, la Conférence de
la paix avait invité a tous les groupes organisés de
Russie > à envoyer, le 15 février 1919, des repré-
sentants dans l'île de Prinkipo (mer de Marmara),
entre autres, l'engagement de reconnaître les dettes
nationales russes.
Mais les armées rouges l'emportèrent partout sur
les généraux russes qui disputaient le pouvoir aux
soviets. Au Nord-Ouest, Youdenitch ne put que s'ap-
procher de Petrograd (octobre 1919^, puis batailler
en Esthonie jusqu'au jour où cet Etat fit la paix
avec les bolcheviks (2 février 1920). De son côté,
Denikine n'eut pas seulement à combattre les rouges:
ayant annoncé qu'il rendrait à I a Russie ses ancien-
nes frontières, il s'aliéna la sympathie des peuples
qui entendaient rester indépendants, et, repoussé
vers les mers intérieures, il dut s'embarquer pour
Constantinople (23 mars 1920). Enfin, l'amiral Kolt-
chak périt à Irkoustk, le 7 février r920. A la suite de
ces échecs, les Alliés suspendirent l'aide qu'ils avaient
jusqu'alors fournie aux trois armées russes, mais ils
firent savoir à la Pologne et à la Roumanie qu'ils
leur donneraient leur appui, si elles étaient attaquées
par les bolcheviks.
Le projet de relations avec les coopératives russes.
— Ils avaient, d'ailleurs, le 17 janvier 1920, décidé
d'entamer des relations commerciales avec les coo-
pératives russes, sans modifier leur ligne de conduite
vis-à-vis du gouvernement de Moscou, qui ne devrait
en aucun cas bénéficier du ravitaillement destiné à
ces sociétés. Les soviets déclarèrent immédiatement
qu'ils n'autoriseraient les relations économiques
qu'après la signature d'un armistice général. Les
Alliés, réunis à Londres en conférence, maintinrent,
dans un mémorandum du 23 février, la position
prise par eux, au point de vue politique, vis-à-vis
22*
592
du gouvernement des soviets, ne pouvant entrer en
relations diplomatiques avec lui tant que le terro-
risme n'aurait pas pris fin. Sous cette réserve, ils
encourageraient dans la plus large mesure possible
le commerce entre la Russie et le reste de l'Europe,
indispensable au point de vue général, et le conseil
de la Société des nations fut prié de charger une
commission d'enquête de recueillir des informations
impartiales sur la situation de la Russie.
Les Soviets contre la Pologne. La politique des
A lltés. — Pendant ce temps, les armées rouges, de plus
en plus libres de leurs mouvements, se disposaient
à diriger une attaque décisive contre Varsovie. La
guerre avait éclaté entre les deux pays, lorsque, à la
fin de igi8, les soviets, maîtres de la Lituanie
blanche et de la Ruténie, empiétèrent sur le terri-
toire ethnique de l'Etat polonais, qui, de son côté,
s'était emparé de territoires qu'il revendiquait en
faisant valoir des considérations historiques. A son
entrée à Vilna, le maréchal Pilsudski annonça qu'il
n'annexerait pas de force la Lituanie, et il fit rendre
à la Lettonie Diinabourg, délivré par ses troupes. Le
gouvernement de Varsovie proposa en vain au gou-
vernement des soviets de laisser les Rutènes, les
Lituaniens et les Ukrainiens statuer sur leur sort .
Il fit alors entrer ses armées en Ukraine, en garan-
tissant à ce pays son droit de libre disposition.
Le gouvernement des soviets adressa, le 30 jan-
vier 1920, un ultimatum au général Pilsudski, qui le
repoussa, et la lutte devint très vive. Les Polonais
entrèrent à Kiev le 7 mai ; ils durent en partir le
II juin, et leur situation ne tarda pas à devenir
grave. Le président du conseil Gradski se rendit à
Spa, où se tenait une conférence interalliée, pour
demander du secours contre un ennemi trois fois
plus nombreux. Le 11 juillet, lord Curzon invita les
belligérants à conclure un armistice dont Lloyd
George avait arrêté les clauses et de venir ensuite
négocier la paix à Londres : les Polonais déférèrent
au désir des Alliés ; Tchitcherine, commissaire du
peuple aux affaires étrangères, répondit, en termes
ambigus, que la Russie soviétiste n'admettait pas
la médiation des Alliés (18 juillet). La Pologne fut
invitée à demander directement un armistice ; mais
lord Curzon avertit le gouvernement des soviets que,
si les armées rouges continuaient d'avancer, les
troupes polonaises seraient assistées par les Alliés et,
que d'autre part, les négociations entre la Russie et
l'Angleterre ne pourraient être poursuivies en vue
de la reprise des relations commerciales (20 juillet).
Le Foreign Office télégraphia donc à Krassine et à
Kamenev, délégués de Lénine, de retarder leur départ
de Reval pour Londres, jusqu'à ce qu'un armistice
eût été conclu. En même temps, une mission fran-
çaise, comprenant l'ambassadeur Jusserand et le géné-
ral Weygand, et une mission britannique, étaient
envoyées à Varsovie pourétudier la situation et prêter
au besoin leur assistance au maréchal Pilsudski.
Le 22 juillet, le gouvernement polonais proposa
la cessation des hostilités et la réunion de délégués
militaires pour fixer les clauses d'un armistice.
L'état-major bolcheviste accepta en principe ; seule-
ment, il fixa au 30 juillet la date des négociations,
ce qui lui permettrait d'occuper des positions plus
avantageuses et, de son côté, Tchitcherine envoya
à lord Curzon une nouvelle note, par laquelle les
soviets acceptaient de tenir une conférence à Londres
avec les grandes puissances seules, c'est-à- lire de
traiter avec elles sur le pied d'égalité (24 juillet).
Les premiers ministres français et anglais se mi-
rent d'accord sur les termes de la réponse qu'il con-
venait de faire à Tchitcherine. Tenant pour acquise
la conclusion de l'armistice, le gouvernement britan-
nique stipulait que la conférence projetée devrait
comprendre des représentants de la Pologne et des
autres Etats limitrophes intéressés ; qu'elle aurait
pour but essentiel le rétablissement de la paix en
Europe et, tout d'abord, entre la Pologne et la Rus-
sie ; qu'elle examinerait les questions pendantes entre
les soviets et les pays voisins, puis entre les soviets
et les Alliés, en vue de la reprise de relations nor-
males. La Pologne ne devrait pas être laissée seule,
face à face avec les délégués de Moscou, et c'est à
Londres que la paix serait signée (29 juillet).
Les pourparlers engagés le i" août.à Baranovitchi,
entre les plénipotentiaires polonais et russes furent
interrompus dès l'ouverture des négociations, la délé-
gation bolcheviste exigeant qu'ils portassent à la fois
sur l'armistice et sur la paix. Pendant que la délé-
gation polonaise revenait à Varsovie pour prendre de
nouvelles instructions, des régiments russes forcèrent
le passage du Bug, qui décrit un arc de cercle autour
de la capitale, en direction de laquelle ils s'avancèrent,
cependant que d'autres troupes bolchevistes cher-
chaient à couper la seule voie ferrée qui relie direc-
tement Varsovie à Dantzig. Lloyd George avisa le
gouvernement de Moscou (4 août) que, si les opéra-
tions continuaient sur le territoire ethnique de la
Pologne, il la soutiendrait par tous les moyens,
comme il l'avait dit déjà dans sa note du 29 juillet,
et que, si les soviets prétendaient négocier seuls avec
la Pologne, le projet de conférence serait abandon-
né ; il serait, en outre, mis fin à la mission bolcheviste
que Krassine et Kamenev, récemment arrivés à Lon-
LAROUSSE MENSUEL
dres, étaient chargés d'y remplir. Mais les soviets ne
consentirent ni à suspendre la marche de leurs ar-
mées, tant que la délégation polonaise ne serait pas
revenue munie de pleins pouvoirs pour discuter les
conditions de la paix, ni à admettre à la conférence
les délégués des Etats limitrophes. Ils continuaient
ainsi à gagner du temps et, tout en poursuivant leur
avance, ils avaient réussi à avoir des représentants
en Angleterre.
Lloyd George demanda aux bolcheviks de con-
sentir, à partir du 9 août, à minuit, une trêvede dix
jours, dont il fixa les conditions. Devant leur refus,
il eut à Hythe, avec le premier ministre français,
une délibération à laquelle assistèrent les maréchaux
Foch et Wilson, ainsi que l'amiral Beatty, en qualité
d'experts militaires (9 août). Un accord de principe
se fit sur les mesures que Ion pourrait être amené à
prendre pour protéger l'indépendance de la Pologne :
blocus maritime de la Russie rouge, aide matérielle
et morale à la Pologne, organisation d'un front dé-
fensif au moyen d'une entente avec les Etats des
confins russes, appui au général Wrangel, qui luttait
en Crimée et en Tauride contre les bolchevistes.
Avant d'agir, on attendit de connaître les proposi-
tions de paix que les délégués des soviets devaient
communiquer, à Minsk, le 11 août, aux plénipoten-
tiaires polonais.
La bataille pour Varsovie ; la collaboration fran-
çaise. Reconnaissance du gouvernement de Wrangel
par la France : incident franco-britannique. — Le
15 août, les Polonais engagèrent une grande bataille
pour Varsovie sur tout le front nord-est et sud de
la capitale, conformément au plan du général Wey-
gand. Les officiers français y prirent une part glo-
rieuse, et le chef d'état -major du général Henrys par-
lit avec une vague d'assaut. La capitale fut bientôt
dégagée par une intelligente manœuvre entre Bug
et Vistule ; à la fin d'août, la contre-offensive polo-
naise s'achevait en une victoire complète ; du côté
de Lemberg, les éléments bolchevistes étaient refou-
lés vers l'Est.
Millerand avait bravement soutenu les Polonais
à une heure où leur situation paraissait très com-
promise, et, pour encourager las Russes patriotes, il
avait décidé (11 août) de reconnaître le général
Wrangel. Mais cet acte provoqua un incident fran-
co-britannique. Lloyd George, qui, sans consulter
Millerand, avait transmis à la Pologne les conditions
des soviets, qu'il tenait de Kamenev, reprochait à
son collègue français de favoriser la guerre contre
un gouvernement avec lequel l'Angleterre cherchait
à négocier la paix. En réalité, l'initiative de Mille-
rand avait l'avantage de marquer le désaccord de
deux politiques : l'une complaisante pour la Russie
rouge, approuvée par le Labour Party et, à l'étran-
ger, par l'Italie; l'autre opposée à toute compromis-
sion avec un régime de terreur, et qui était aussi
celle des Etats-Unis. Le secrétaire d'Etat américain
avait, en effet, le 10 août, remis à l'ambassadeur
d'Italie à Washington, oui l'avait sollicitée, une
note où il déclarait qu'aucun terrain d'entente
n'existait entre les gouvernements réguliers et un
gouvernement « d'oppression sauvage », instaura-
teur d'un régime « basé sur la négation de tout prin-
cipe d'honneur et de bonne foi ».
L'entrevue deLucerne. — L'iucidentnesurvécut pas
à la victoire polonaise, et l'intransigeance des bolche-
viks resserra l'union des Alliés, sans toutefois les
solidariser pour un plan commun d'action. Les soviets
ne se contentaient pas de poursuivre l'invasion de
la Pologne : ils voulaient la désarmer, s'immis-
cer dans sa législation interne et s'y faire les défen-
seurs d'une partie de la population, en exigeant que
la milice fût uniquement recrutée dans la classe ou-
vrière ; ils entendaient disposer exclusivement de la
ligne Wolkowysk-Graïevo. Lloyd George et le pre-
mier ministre italien, Giolitti, se rencontrèrent à
Lucerne (22-23 août). Ils condamnèrent des préten-
t ions aussi exorbitantes, dans un mémorandum auquel
Tchitcherine répliqua, non sans hauteur : il jugeait
que ce document était un acte d'ingérence dans les
affaires russes, mais il n'insistait pas quant à la
constitution d'une m milice de classe », et il affectait
de croire qu'il était en plein accord, pour le surplus,
avec les gouvernements britannique et italien. Il était
encouragé dans cette attitude audacieuse par celle
de ses interlocuteurs. L'Italie était ouvertement
favorable à la reprise de relations avec la Russie,
même soviétique ; l'Angleterre, malgré les représen-
tations qu'elle adressait à Moscou, s'était montrée
trop indulgente ; les Etats-Unis, convaincus que la
démocratie russe finirait par s'organiser et ferait
contrepoids en Europe à l'impérialisme, donnaient
à la Pologne des conseils de modération.
Négociations de Minsk et de Riga. — Les négocia-
tions pour l'armistice et pour la paix s'étaient ou-
vertes à Minsk. Le 27 août, la délégation polonaise
rejeta les conditions des soviets, qui ne respectaient
ni l'indépendance ni la souveraineté de leur pays.
Mais, dans les premiers jours de septembre, l'armée
de Budienny ayant été complètement défaite, les
bolchevistes durent se montrer plus accommodants,
et le siège des négociations fut transféré en territoire
neutre, à Riga. Pendant qu'elles se poursuivaient, la
«• 176. Octobre 792L
situation des armées rouges devint de plus en plus
critique : Grodno leur échappa le 26 septembre, et
il leur fallut évacuer la Lituanie au-dessous du pa-
rallèle de Lida ; au sud. Polonais et Ukrainiens pro-
gressaient dans la direction de Kiev ; en Crimée,
l'armée Wrangel était encore redoutable. Le 12 oc-
tobre, furent donc signés à Riga l'armistice et les
préliminaires de paix.
La France, fidèle à ses traditions, avait particu-
lièrement contribué à l'heureux dénouement d'une
crise qui mettait en péril la résurrection de la Polo-
gne. Le général Weygand, le général Henrys, d'au-
tres encore avaient aidé de leurs conseils ceux qui,
sur la Vistule, défendaient la cause de l'Entente en
même temps que la leur, et le sang français s'était
glorieusement mêlé au sang polonais sur les champs
de bataille. C'était pour donner confiance à la Polo-
gne en danger et pour obliger les bolcheviks à main-
tenir des forces dans le sud de la Russie que Mille-
rand avait reconnu et encouragé le gouvernement de
Wrangel. Si ce général succomba sous le nombre et
dut évacuer la Crimée (novembre), les succès qu'il
remporta, au plus fort de la lutte, ne furent pas étran-
gers à la victoire polonaise.
La déclaration d'Aix-les-Bains. — Lloyd George
s'était rencontré à Lucerne avec Giolitti ; à son tour,
Millerand eut, à Aix-les-Bains, avec le premier mi-
nistre d'Italie, une entrevue d'où sortit la déclaration
du 13 septembre 1920, qui devait être le point de
départ d'une féconde coopération, la communauté
générale des intérêts des deux pays étant reconnue,
« sur tous les points, aisément conciliable ».
L'exécution de la paix de Versailles restait pour la
France une nécessité vitale, et l'application des grands
traités qui ont mis fin aux hostilités — solidaires les
uns des autres — devait demeurer « la pierre angu-
laire des nouveaux rapports internationaux ». L'in-
dépendance et la liberté de la Pologne, garantie con-
tre toute agression, était un objectif commun au-^
deux gouvernements ; mais, à l'égard des soviets,
chacun d'eux conservait sa pleine liberté d'action, tout
en constatant que la paix générale dépendait notam-
ment du rétablissement de rapports normaux avec la
Russie et de la solution de la question adriatique, que
l'Italie chercherait dans des négociations directes
avec les intéressés.
Retraite de Paul Deschanel. — A peine installé à
l'Elysée, Paul Deschanel se sentit accablé par une
fatigue dont ne triompha qu'un séjour au grand air
dans le Midi. Revenu à Paris, il voulut se consacrer
de nouveau à ses fonctions, mais son état s'aggrava
très vite. Le dimanche de la Pentecôte, il partit pour
assister à l'inauguration du monument élevé, àMont-
brison, à la mémoire du sénateur aviateur Raymond;
tombé dans la nuit sur la voie, non loin de Montargis,
s'il ne se fit que de légères contusions, il éprouva une
commotion qui acheva d'ébranler son organisme
affaibli, et les médecins lui ordonnèrent un repos
complet, qu'il prit à La Monteillerie, puis au château
de Rambouillet. Sa santé semblait s'améliorer lors-
que, le 10 septembre, étant descendu de bon matin
pour faire une promenade dans le parc, il fut bientôt
aperçu dans le canal, ayant de l'eau à mi-corps. Après
ce nouvel accident, son rétablissement parut devoir
être long, et, le 21 septembre, lecture fut donnée
de son message de démission. Les Chambres furent
convoquées en session extraordinaire le 21 septem-
bre, et le président du Sénat fixa au jeudi 23 la
réunion de l'Assemblée nationale. — J. DEsoR/iNaEs.
Hyacintlie (le Père) dans l'Eglise
romaine (1827-1869), par Albert Houtin (i vol.
in-S"). — La longue vie du Père Hyacinthe comprend
deux parties sensiblement égales par la durée, sinon
par l'intérêt qui s'y attache : dans l'une, c'est le
moine ardent qui vit en communion avec l'Eglise,
acquiert une incomparable renommée d'éloquence et
révèle déjà une hardiesse de vues et de pensées qui
ne laisse pas d'éveiller des inquiétudes ; dans l'autre,
c'est le prêtre évadé de la hiérarchie, marié avec
éclat, qui vise sans succès à une nouvelle réforme et,
après d'impuissants et douloureux efforts, termine
tristement son orageuse carrière dans l'indifférence
et l'oubli. La première partie de l'existence du Père
Hyacinthe, qui va de 1827, date de sa naissance, à
1869, date de sa rupture avec l'Eglise romaine,
vient d'être retracée par Albert Houtin, de qui nous
attendons une biographie complète de celui qui fut
son confident et son ami.
L'intérêt très particulier de ce livre, qui, en d'au-
tres temps, eût fait plus de bruit, est moins dû à
l'esprit qui l'inspire qu'aux conditions dans lesquelles
il fut exécuté. Albert Houtin ne se défend pas d'une
sympathie très vive pour son héros, de qui le rap-
proche plus d'une tendance. On sent, à travers son
récit, une intelligence profonde de l'âme tourmentée
qu'il veut faire revivre. Une véritable communion
spirituelle les unit l'un à l'autre, et l'on serait tenté
de voir dans ce volume un plaidoyer, si une abon-
dante et, d'ailk urs, heureuse profusion de documents
ne venait lui donner un caractère de rérité qui per-
met de le considérer comme un livre d'histoire.
Le Père Hyacinthe avait coutume de tenir un
journal quotidien de sa vie : il conservait scrupu-
«• 178. Octobre 1921.
leusement les lettres qu'il recevait et la copie de
celles qu'il adressait à ses correspondants. Cette
double source, dont nul ne contestera le prix, a été
confiée aux soins d'Albert Houtin, qui ne l'a pas
seulement utilisée, mais qui s'est plu à citer, au
cours de son œuvre, de très longs fragments de l'au-
tobiographie désordonnée, écrite au jour le jour et au
gré des impressions, parfois contradictoires, qui se
succédaient dans cette âme de feu.
Celui qui, malgré une rupture bruyante avec
l'Eglise, a conservé dans rhi?toire son nom de reli-
gion (le Père Hyacinthe), était né à Orléans le
10 mars 1827, d'une famille où la piété était en hon-
neur et dont un membre avait acquis quelque noto-
riété dans la littérature romantique. Fils d'un ins-
pecteur plus tard recteur d'Académie, le jeune
Charles Loyson suivit les vicissitudes de la fortune
paternelle : d'Orléans à Metz, de Metz à Pau, et
grandit dans une atmosphère familiale imprégnée
d'orthodoxie. Dès son adolescence, il connut cette
inquiétude religieuse où les élans du mysticisme
alternaient avec les assauts du doute. Chateaubriand
l'avait séduit, Liszt l'avait alarmé, Victor Hugo et
Lamartine s'étaient emparés de son esprit, avant que
leur inlluence lointaine ne fût supplantée par celle
du P. Lacordaire. Bientôt, Charles Loyson se crut
appelé au sacerdoce et entra à Saint-Sulpice, au mo-
ment même où Ernest Renan en sortait.
Les années de séminaire du futur Père Hyacinthe
devaient laisser sur son esprit une empreinte durable.
11 les poursuivit avec ferveur, méditant plus que ses
confrères sur le problème de la virginité, attentif à
l'enseignement et à l'exemple de l'homme le plus
remarquable de la compagnie de Saint-Sulpice, qui
était alors Baudry. De 1845 à 1851, il se montra un
étudiant ecclésiastique régulier et zélé; il fut ordonné
prêtre le 14 juin de cette dernière année, et célébra
le lendemain sa première messe avec une émotion
mal contenue.
Tour à tour, Charles Loyson fut nommé profes-
seur de philosophie à Avignon, où il put développer
l'ontologisme platonicien de Baudry, professeur de
théologie dogmatique au grand séminaire de Nantes,
vicaire à la paroisse Saint-Sulpice de Paris. Cepen-
dant, l'attrait de la vie monastique s'était révélé à
son âme, rongée d'incertitude, et, dans les derniers
mois de 1858, il entrait au noviciat des Frères prê-
cheurs, où son frère Jules l'avait précédé. Cinq mois
d'expériences suffirent à le convaincre qu'il n'était
point dans sa voie et, sans vue précise sur sa voca-
tion, il se tourna un peu au hasard vers l'ordre des
Carmes déchaussés.
C'était une nouvelle faute qu'il ne tarda pas à
reconnaître et à regretter. La dureté de la règle, le
doute qui déjà mordait les premières fibres de son
cœur, tout aurait dû l'éclairer sur le sentier de per-
dition où il s'engageait : mais, aveuglé sur soi-même
par on ne sait quelle ferveur mystique, il se contrai-
gnit à la discipline de la vie parfaite qu'il cherchait
en vain et, après avoir été un novice sans reproche,
il devint un religieux austère, cachant dans le secret
de sa conscience douloureuse la grande déception
qui était le prix de son grand sacrifice.
Il avait émis ses vœux simples le 22 avril 1860 ;
il prononça ses vœux solennels le 23 avril 1863. C'est
d'alors que datent ses débuts oratoires. Au cours de
ses études ecclésiastiques et de son noviciat, on avait
remarqué les rares dons de parole qui étaient les
siens. Le P. Hyacinthe de l'Immaculée-Conception,
comme il s'appelait désormais, prêcha avec succès à
Lyon et à Bordeaux. Dans cette ville, il prit pour
sujet de son carême : le Mariage chrétien. A Péri-
gueux, l'année suivante, il connut ses premiers
triomphes oratoires, qui lui valurent d'être appelé à
Paris. Ses conférences de la Madeleine consacrèrent
sa réputation naissante, et le désignèrent pour la
chaire redoutable de Notre-Dame.
Lorsque M»* Darboy, archevêque de Paris, lui eut
offert la succession du P. Lacordaire, le P. Hyacinthe
tut transféré de la résidence de Lyon à la résidence
de Paris, avec l'agrément enthousiaste de ses supé-
rieurs, flattés du prestige qui n'allait pas manquer
de rejaillir surl'ordre des Carmes. Déjà, la renommée
du P. Hyacinthe l'avait signalé comme l'homme à
consulter sur les grandes affaires religieuses. Il parla
souvent en public, mais sa doctrine libérale et hardie
lui valut des dénonciations et des attaques, où Louis
Veuillot s'affirma vindicatif et parfois grossier. Mon-
talembert, qui était depuis peu son admirateur et
son ami, le défendit noblement. L'archevêque de Paris
le soutint et, le 3 décembre 1864, le P. Hyacinthe
commençait à Notre-Dame son fameux Avent sur
le c Dieu personnel et vivant ». Ces conférences
devaient se succéder jusqu'en 1868 et traiter succes-
sivement de • la morale indépendante >, de • la
famille et la société civile dans son rapport avec le
christianisme », de t l'Eglise, société visible et société
invisible i.
Durant ces quatre années, bien des événements
avaient agité le cours de la vie du P. Hyacinthe,
tandis qu'une crise de plus en plus accusée torturait
son âme. Il fut mêlé à ces polémiques passionnées
qui divisaient alors le monde catholique. Au lende-
main de l'encyclique Quanta cura et du Syllabus, à
Hyacinthe (1827-19121.
LAROUSSE MENSUEL
la veille du Concile du Vatican, une effervescence
inouïe se manifestait chez les ultramontains et les
libéraux, également ardents dans leurs querelles
doctrinales. Est-il besoin de dire que c'est parmi
ces derniers que s'était rangé l'orateur de Notre-
Dame ? Le moine, qui doutait de sa vocation et lut-
tait désespérément contre sa conscience, traversait,
comme il l'a écrit plus tard, une double crise : celle
de sa foi catholique et celle de son célibat monas-
tique. Les audaces de sa pensée et l'éveil tardif de
ses sens étaient la source de ces tourments, dont son
journal quotidien garde le reflet.
A trois reprises, il se rendit à Rome : en 1865, en
1868 et en 1869. Les deux premiers voyages furent
rocca=ion povir lui de faire entendre sa grande voix,
de goûter de nouveaux succès et de conquérir les
bonnes grâces du
pape. La troisiè-
mevisiteluiavait
été imposée pour
se justifier de
propos et de doc-
trines dont la
presse ultramon-
taine l'accusait
avec une rare
violence. Il sem-
ble qu'il rencon-
tra de nouveau
auprès de Pie IX
un accueil indul-
gent et paternel.
En se relevant
des pieds du
saint-père, il ne
se sentait nulle-
ment condamné
par lui, mais une
condamnation
plus intime et
plus implacable
lui faisait cour-
ber le front : celle
de sa conscience, qui lui signifiait que, désormais et
malgré tant de combats douloureux, il n'était plus
en communion avec l'Eglise romaine.
A mesure qu'il avançait vers le terme de sa vie
monastique, il multipliait les affirmations de son
libéralisme et de son esprit de réforme. Combien
pâles, pourtant, nous paraissent ces manifestations
publiques de sa pensée à côté des aveux secrets qu'il
jetait sur le cahier de ses notes et qu'Albert Houtin
rapporte dans leur expressive sincérité ! Montalem-
bert, qui partageait plus d'une de ses vues sur la
rénovation de l'Eglise, mais qu'une plus longue
expérience préservait de la témérité, lui adressait
des lettres d'une éloquente noblesse, où se dévoile la
hauteur de vues du grand catholique libéral . M'' Dar-
boy le soutenait aussi avec la fidélité d'un cœur
généreux et la supériorité d'un esprit qui savait faire
sa part au scepticisme. M»' Isoard et Le Play ne lui
épargnaient pas leurs encouragements. Combien
ces lettres, publiées par A. Houtin, sont précieu-
ses pour éclairer des parties mal connues d'aussi
belles âmes ! Tous catholiques, ces amis du P. Hya-
cinthe redoutaient sa défection et auraient voulu
que l'éclat d'une rupture fût épargnée à l'Eglise et
au religieux.
Nul effort ne devait l'empêcher ; mais, peut-
être, la crise spirituelle n'eût -elle pas suffi à
déchaîner l'orage si, à un tournant de sa route, ce
moine n'eût vu surgir une femme qui allait désorien-
ter ses pas.
II faut se garder de croire qu'une passion char-
nelle ait été à l'origine de la chute du P. Hyacinthe.
Quels que fussent les frémissements qui vinssent
troubler sa virginité monacale, elle demeurait
intacte et sortait victorieuse de furieux assauts. Le
sentiment qu'il éprouva devant une jeune veuve
américaine était de cette essence mystique et idéale,
comme il s'en rencontre si souvent dans les relations
des prêtres avec certaines de leurs pénitentes et dont
la nature équivoque et parfois indéfinissable pro-
voque de si tragiques drames de conscience. Le
P. Hyacinthe, qui avait converti plus d'une âme,
fut attiré par l'inquiétude religieuse que M°>» Emilie
Meriman, impatiente de s'évader du protestantisme,
venait demander au carme trop célèbre d'apaiser et
de diriger. Elle devint sa pénitente; des rela-
tions suivies et très tendres s'établirent entre eux ;
il la ramena à la foi catholique, prêcha à la cérémo-
nie de son abjuration et ne tarda pas à être obsédé
par la pensée et l'image de celle qui devait un jour
porter son nom.
Dès leurs premières rencontres. M"" Meriman
avait pressenti, avec ce don de divination de la
femme, l'étrange aventure où s'engageaient leurs
deux vies : « Je sens qu'un jour je serai catholique,
avait-elle dit, mais vous ne serez plus là pour me
recevoir dans l'Eglise. » Le moine avait frémi à cette
pensée. Elle le poursuivait, cependant, implacable et
cruelle. Et, lorsque M""" Meriman lui adressable récit
d'un songe où elle disait : « Nous étions ensemble,
vous et moi, ma main était dans la vôtre et nous
593
cherchions notre demeure », le P. Hyacinthe répon-
dait : « Les rêves de notre sommeil deviennent les
visions de nos jours «. Le lendemain, il notait dans
son journal cet aveu souvent repris: « Maintenant,
je connais l'amour, je le cotmais dans sa forme la
plus virginale, la plus religieuse, dans sa forme
divine, éternelle ».
Tout concourait à pousser hors des voies tradi-
tionnelles le religieux que tant d'angoiss.s de l'esprit
et du cœur ne cessaient de tourmenter et de révol-
ter. L'occasion d'une rupture solennelle lui fut offerte
par l'ordre qu'il reçut de Rome de rétracter certaines
paroles téméraires prononcées au Congrès de la paix
de 1869. Poursuivi par la haine vindicative de Louis
Veuillot et de ses acolytes, avide d'une perfection
religieuse dont il ne trouvait plus l'exemple dans
l'Eglise, de plus en plus exalté à la pensée de sa
pénitente, il se résolut à adresser au général des
Carmes déchaussés cette lettre mémorable, qu'une
indiscrétion d'Edmond de Pressensé fit paraître deux
jours trop tôt dans le « Temps » et qui, à la date du
20 septembre 1869, marque la rupture décisive avec
l'Eglise romaine et clôt la première partie de la vie
du P. Hyacinthe.
C'est sur ce document qu'Albert Houtin a arrêté
son récit. Nous verrons ce que nous réserve la suite
de cette vie ; mais, d'ores et déjà, il est peu probable
qu'elledépasse en intérêt celui des années de religion
du célèbre orateur. N'est-ce pas, en définitive, le
souvenir du conférencier de Notre-Dame qui de-
meurera la vraie gloire du P. Hyacinthe ? Ses tenta-
tives postérieures de rénovât ion religieuse ont avorté;
car il n'avait ni cette netteté dans le dessein, ni cette
ténacité dans le vouloir, ni cette originalité dans la
pensée qui sont la marque des créateurs. Ses hésita-
tions et ses scrupules, ses flottements et ses indéci-
sions, l'alternance d'un mysticisme aigu et d'un
rationalisme outré lui interdisaient de fonder une
œuvre durable. Et l'on s'explique qu'en dépit d'une
crise d'âme pitoyable, rapportée par Albert Houtin
avec une absolue sincérité et une intelligente sympa-
thie, la figure du P. Hyacinthe n'ait été nimbée
que d'une auréole éphémère. — B. Combes i» Pathis.
Impérialisme (Philosophie de l'). V. Xoo-
VELLE Philosophie de l'histoire (Une), p. 600.
Jan-Mayen (l'île). Perdue dans les brouil-
lards de la zone glaciale, très loin au N.-O. de l'Islande
(390 milles marins), sous la même latitude que l'extré-
mité septentrionale de la Norvège, non loin de la
côte orientale du Groenland, s'élève, au milieu de
l'Atlantique-nord, la petite île Jan-Mayen.
Position, configuration. Elle est située entre 70" 50*
et 71° 10' de latitude nord, 10° 20' et 11» 20' de lon-
gitude ouest. C'est la seule terre que l'on rencontre
en s'éloignant d'Islande dans la direction du Spitz-
berg. Autour d'elle, l'océan se creuse de toutes
ÛCS
N ÀT\LA NTlOiUE ' -^^ 'o f^
Position de l'Ile Jan-Mayen dans l'ooten Oladal du nonU
V
parts à de grandes profondeurs. ElleVétend du S.-O.
au N-E. sur une longueur maximum de 60 kilomè-
tres. Sa superficie ne dépasse pas 360 km*.
Elle est constituée essentiellement par deux mas-
sifs montagneux de forme inégale, deux presqu'îles
reliées par un isthme. La presqu'île S.-O., fort
étroite, a environ 13 milles de longueur et 3 milles
et demi dans la plus grande largeur. Son sommet
le plus élevé est le pic François-Joseph (839 m.
d'alt. ). La presqu'île du N.-E., en forme de
triangle rectangle, est surplombée en entier par
l'énorme massif du Beerenberg e sorte de pic de
TénériSe austral » (2.545 m.) « Imaginez-vous, dit
Cb. Rabot, un haltère étendu à la surface de la mer.
Sur la boule nord se trouve le Beerenberg, sur la
boule sud un puissant massif de montagnes et de
cratères; l'isthme unissant les deux parties de l'Ile
représente le manche, et de part et d'autre de cette
langue de terre sont situées les lagimes • {Bull. Soc
594
de géogr. ; Paris, 1894, pp. 5-19. — Bull. Soc. nor-
mande de géogr., 1893.
Formation. Climat. Ressources naturelles.
— Jan-Mayen est presque toujours enveloppée d'é-
paisses brumes. Etant située sur les limites du cou-
rant polaire et du Gulf-Stream, elle se trouve
exceptionnellement exposée aux tempêtes et aux
variations atmosphériques, bien que le froid n'y soit
pas rigoureux. 0 Sur cette île, un jour de soleil est
aussi rare qu'un jour de pluie au Sahara. » Pendant
la plus grande partie de l'année, elle est entourée
par les glaces. Quelquefois, même, l'île reste bloquée
pendant tout l'été. C'est du 15 iuillet au 15 août que
l'on a le plus de chances d'y rencontrer la mer libre,
lin hiver, les ouragans et les tempêtes de neige sont
fréquents. Les vents du S.-S.-E. sont chauds et font
remonter le thermomètre au-dessus de zéro, même au
cœur de l'hiver. Le minimum de température obser-
vée est de — 32°. C'est en mars que la température
LAROUSSE MENSUEL
Fishburn, la baie Jameson, le cratère de la pres-
qu'île des Œufs (ait. 183 m.).
Du cap Nord-Est à la baie Mary-Muss, le long de
la côte occidentale de la presqu'île du nord, on ren-
contre l'anse d'East-Cross, les caps Nord-Ouest,
Cross, le mont des Oiseaux, énorme rocher à pic de
168 mètres de hauteur, dont la tête déchiquetée res-
semble aux ruines crénelées d'ime forteresse, habité
par des milliers d'oiseaux qui font un vacarme assour-
dissant.
Presqu'île sud. La partie sud de l'Ile est étroite
et assez basse. Les hauteurs se pressent les unes
contre les autres, formant chacune un cône volca-
nique admirablement dessiné, avec des cratères régu-
liers qui témoignent de l'intensité récente du feu sou-
terrain. Du cap Sud-Ouest au cap Sud, les falaises sont
taillées à pic, et élevées de 60 mètres environ. Du
cap Sud au cap Nord-Est, la côte tombe à pic.
L'islhme central. Un isthme long et très étroit
moyenne est la plus basse ( — io''3). En juillet, la
moyenne est de -f- 3°$ (observations autrichiennes
de 1882-1883).
La nuit polaire dure environ deux mois et demi, à
Jan-.\Iayen. Du 17 novembre au 25 janvier, le soleil
reste au-dessous de l'horizon.
Ici, la nature est franchement polaire, la végéta-
tion presque nulle. La faune n'y est guère représentée
que par le renard polaire et des bandes innombrables
d'oiseaux de mer : goélands, pétrels, macareux,
guillemots (ces derniers sont comestibles). 0 Du haut
«n bas, dit Ch. Rabot, les rochers sont couverts de
volatiles pressés les uns contre les autres. Les diffé-
rentes espèces d'oiseaux sont cantonnées par quar-
tiers. Comme la société humaine, le monde ailé est
divisé en castes. Ces oiseaux viennent pondre au
printemps sur les falaises de l'île, y passent la belle
saison, puis, dès la fin d'août, émigrentvers le sud. »
Description. — Presqu'île nord. La partie nord
est occupée par un seul volcan, le Beerenberg, le
plus important des terres arctiques. Personne ne l'a
jamais gravi. Son sommet, en forme de cône régu-
lier, atteint plus de 2.500 mètres au-dessus du niveau
de la mer. 11 est enveloppé d'un manteau de glace
scintillante et bleue, dont les rebords descendent
jusqu'au rivage. Que le Beerenberg soit un ancien
volcan, on n'en peut douter. Mais on n'a jamais
constaté de véritables éruptions dans l'île (Otto Nor-
denskjôld, le Monde polaire ; Paris, 1913).
Jan-Mayen ne présente le long de ses côtes inhos-
pitalières aucun abri contre les vents du large, bien
que les agents atmosphériques et les érosions ma-
rines aient taillé il'énormes morceaux de sculpture
dans les roches éminemment friables de la côte.
Entre le cap Nord-Est et le cap Sud-Est, la côte
court nord-sud. Les taches blanches formées par les
glaciers du Beerenberg s'aperçoivent à bonne dis-
tance, quand la brume n'est pas trop épaisse. Après
le cap Sud-Est, la côte prend brusquement la direc-
tion est-ouest. A signaler : le cap Hope, le cap
relie ces deux presqu'îles. La plage de la baie Mary-
Muss est couverte d'une grande quantité de bois des-
séché apporté par les courants, et que l'on nomme
pour cette raison : bois flotté. On y rencontre des
troncs d'arbres de toute dimension provenant de la
Sibérie, ainsi que des objets ayant appartenu aux
pêcheurs norvégiens. L'accumulation du bois flotté
à Jan-Mayen provient surtout de l'isolement où est
laissée cette île, dont les plages ne sont jamats visi-
tées par les pêcheurs. Le même phénomène se
remarque sur la côte orientale de l'isthme dans la
Baie du bois flotté. De part et d'autre de cet isthme,
entre les deux côtes, on aperçoit deux lagunes. La
lagune occidentale est ancienne et déjà décrite dans
un livre hollandais : a De Nieuwe grôte Zee-Spiegel »,
publié à Amsterdam en 1667. Au contraire, la lagune
orientale, que Scoresky ne signale pas en 1817, a
été vue pour la première fois par Vogt en 1861. C'est
donc entre ces dates que doit vraisemblablement se
placer son apparition.
Pour le détail des routes maritimes qui conduisent
à Jan-Mayen et des points d'atterrissage, on consul-
tera les 0 Instructions nautiques », n" 908 (1908).
La découverte de Jan-Mayen. — La date de la
découverte de l'île est incertaine. D'après plusieurs
documents, elle aurait été reconnue par Hudson en
1607 ; d'après d'autres sources, elle aurait été vue
pour la première fois par un marin hollandais qui
lui donna son nom. La bibliothèque du musée de
Bergen renferme une carte hollandaise manuscrite
datée de 1610, indiquant Jan-Mayen.
Mais un linguiste et archéologue belge, M. E. Beau-
vois, publia en 1905, dans la « Revue des questions
scientitiques de Louvaiu », un article : le Monastère
de Saint-Thomas et ses serres chaudes au pied du
glacier de l'île Jan-Mayen... S'appuyant sur la lon-
gueur des jours, la description d'un iceberg, la
direction suivie et la vitesse, il arrive à la conclu-
sion que, d'après le récit d'un des voyages, raconté
au ix° siècle dans la « Légende latine » des péré-
«• 176. Octobre 1921.
grinations de saint Brandan, ce moine irlandais, qui
vivait au vi° siècle, aurait été à l'île Jan-.\Iayen.
Voici le passage essentiel traduit de cette relation :
Un vent favorable se mit à souffler dans les voiles dé-
ployées, de sorte que les Frères n'eurent pas besoin de
nager, mais seulement de tenir les cordages et le gouvernail ;
ils furent poussés vers le nord pendant huit jours, au bout
desquels ils virent une île très sauvage, couverte de rochers
et de scories, sans plantes ni arbres, mais pleine d'ateliers
de forgerons (cratères)... Ils entendirent le bruit des soufflets
semblable au tonnerre et lescoups de marteau s'abattant sur
le fer et les encWmas (grondement des volcans). ..Un des insu-
laires (Esquimaux ou Karels infidèles), très velu, horrible,
flamboyant et ténébreux... courut au rivage avec des te-
nailles aux mains et une énorme masse de scories efferves-
centes, qu'il lança de suite sur les serviteurs du Christ, sans
leur faire de mal parce qu'ils étaient munis de l'étendard
de la Croix... et l'île apparut comme un seul globe totale-
ment embrasé (éruption volcanique)... Le lendemain, ils
virent à peu de distance vers le nord un grand mont s'éle-
vaot très haut dans l'océan, mais comme entre de légères
nues {le Beerenberg)... La côte était tellement haute, que l'on
pouvait à peine distinguer le sommet ; elle avait la couleur
du charbon et l'aspect d'un mur merveilleusement d'aplomb.
La relation latine du vi« siècle paraissait une
fable; le commentaire de Beauvois sembla un peu
une gageure. Mais voici que le D' Jean Charcot qui,
lui, a vu et visité Jan-Mayen à trois reprises, vient
de faire rebondir le débat {Au sujet de l'île de Jan-
Mayen, i C. R. Ac. se. », 14 mars 1921) et Aux portes
de l'Enter. Mon voyage à l'île Jan-Mayen (« Je sais
tout », 15 avril 1921). Charcot ayant lu la description
à ses camarades de croisière, ceux-ci s'écrièrent :
« Mais, c'est Jan-Mayen ». a Nos observations et
photographies, conclut-il, viennent donc confirmer
les déductions de Beauvois, et il est permis d'en con-
clure que la terre de Jan-Mayen fut découverte au
vi° siècle par Brennain Mac Finlonga, devenu saint
Brandan, qui, s'appuyant sur la prophétie d'Isaïe,qui
reproche à Lucifer d'avoir voulu asseoir son trône
sur la montagne de l'Alliance du côté de l'Aquilon,
en fit une des portes de l'enfer. »
Historique des explorations à Jan-Maven. —
Quoi qu'il en soit, dès le début du xvii^ siècle, l'Ile
est connue, et ses parages sont fréquentés. En 1615,
Folkerby, apercevant l'île et la croyant inconnue,
lui donna le nom de sir Thomas Smith, le président
de la Moscovy Company. Bientôt, de nombreux
bâtiments anglais se dirigèrent vers cette terre, à la
recherche de la baleine. En 1618, la corporation de
HuU reçut de Jacques I"' le monopole de la chasse
à Jan-Mayen. Sur les documents anglais du temps,
cette terre est appelée île de la Trinité. Les textes
hollandais lui donnent le nom d'île Maurice, concur-
remment avec celui de Jan-Mayen. C'était alors
l'âge d'or de l'industrie de la baleine. En 1633, une
compagnie hollandaise établit sept matelots au
Spitzberg et sept autres à Jan-Mayen, afin de s'y
livrer à des observations sur les variations du temps
et les autres particularités qui pourraient contribuer
aux progrès de l'astronomie, de la physique du
globe et du commerce. Mais, l'hiver passé, on ne
retrouva dans l'île que sept cadavres (le scorbut
avait fait son œuvre) et le journal tenu jusqu'au
30 avril par le dernier survivant, qui écrit d'une
main défaillante :
Nous sommes actuellement réduits à toute extrémité. Au-
cun de mes camarades ne peut se servir lui-même, bien
loin de pouvoir donner quelque assistance aux autres. Tout
le fardeau pèse donc sur mes épaules. A la grâce de Dieu.
Je ferai mon devoir, tant qu'il lui plaira de me laisser la
force de l'accomplir.
Quand les baleines, activement pourchassées, eurent
délaissé les parages de Jan-Mayen, ceux-ci furent le
théâtre de grandes pêcheries de phoques.
Pendant le xix° siècle. — L'exploration scien-
tifique de Jan-Mayen date du xix° siècle. Le fameux
baleinier écossais Scoresby en dressa la première
carte, et reconnut la nature volcanique de son sol
(1817). En 1856, le prince Jérôme-Napoléon fit une
tentative infructueuse pour atteindre Jan-Mayen, à
bord de la Reine-Hortense, commandée par le capi-
taine de vaisseau La Roncière Le Noury. La même
année, lord Dufferin, à bord d'un yacht à voiles,
le Foam, réussit à débarquer sur la côte est de
Jan-Mayen (13 juillet) [lord Dufferin, Lettres des
hautes latitudes, et Nouv. Ann. Voyages, janv. 1860,
pp. 86-102].
En 1861, Jan-Mayen fut pour la première fois vi-
sitée par un naturaliste. Cari Vogt, qui y passa quatre
jours et recueillit de nombreuses observations sur les
formations volcaniques de l'île, notant sa situation
remarquable sur le prolongement de la ligne du mont
Hékla (Nord-Fahrt nach dem Nordkap, den Insein
Jan Maycn uiid Island; Francfort-sur-le-Mein, 1863).
Au cours de sa croisière dans l'océan Glacial, la mis-
sion norvégienne, embarquée sur le Vôringcn, mouilla
plusieurs heures, le 29 juillet 1878, dans la baie Mary-
Muss. On lui doit la connaissance du fond au voisi-
nage de l'île, et des observations géologiques d'un
grand intérêt de Mohn et de Reusch : les roches
éruptives qui constituent Jan-Mayen appartiennent à
la période moderne. L'île est de formation plus récente
que l'Islande et les Féroé (Den Norske Nordhawn
Expédition, 1876-1878. Kristiania ; — J. de Gueruc, in
« Ann. Soc. géol. Nord », 1882J.
«• J76. Octobre 1921.
En 1882, une mission météorologique austro-hon-
groise (6 officiers et 8 matelots) séjourna un an à
l'ile Jan-Mayen (juillet i882-ao(it 1883). C'est à ses
travaux que notre connaissance de l'îie est le plus
redevable.
L'explorateur Cfi. Rabot visita Jan-Mayen en juil-
let 1892, à bord du transport-aviso la Manche. Une
première tentative du ChdteaurenauU, l'année précé-
dente, avait échoué, en vue même de l'île (« Bul. Soc.
Géogr. » ; Paris, 1894). On trouvera dans J. Denucé
(les kxpidilions polaires depuis 1800; Bruxelles, 1911)
une liste complète des navires qui passèrent à Jan-
Mayen, comme la Bel^ica revenant, avec le duc
d'Orléans et le commandant de Gerlache, de leur
expédition au Groenland ; Aradrup et Nathorst à
bord de l'Antarctic.
Jan-Mayen a déjà été visitée à plusieurs reprises
au cours de ce siècle, notamment par Jean Charcot,
une première fois en 1902, à bord du yacht Rose-
Marie (« la Géographie », 1902, II, pp. 363-369),
une deuxième fois en 1912, à bord du Pourquoi-Pas?
(« la Géographie », 1913, I, pp. 401-402).
Situation actuelle. — Aujourd'hui, depuis l'été
1920, Jan-Mayen a cessé d'être terra nullius, pour
devenir terre norvégienne. La prise de possession
n'a soulevé aucune protestation. Jan-Mayen n'est
pas le Spitzberg. Son sol et son sous-sol ne recèlent
aucune richesse exploitable. Seules, les eaux qui la
baignent attirent de hardis pêcheurs. Nulle au point
lie vue économique, l'ile, par sa situation, olïre à la
science : physique du globe, magnétisme terrestre,
géologie, glaciologie, météorologie, un champ d'ex-
ploration de premier ordre. Le temps viendra où
(les savants, et non pas pour quelques heures, quel-
ques jours ou plusieurs mois, comme les savants de
la mission austro-hongroise, mais pour toujours, éta-
bliront sur ce sol embrumé et inhospitalier leur poste
d'observation. On nous annonce précisément — pro-
priété oblige ! — qu'une expédition norvégienne est en
route. Commandée par l'ingénieur Ekelrod, qu'ac-
compagneront trois ingénieurs, un météorologisie,
un physicien et un capitaine de vaisseau, elle a pour
but de faire des études météorologiques et aérolo-
giques. Une station de T. S. F. y sera construite et
comblera le vide qui existe entre la station du Spitz-
berg et celle d'Islande. Cette expédition examinera
les conditions d'une station météorologique perma-
nente à Jan-Mayen. — s. Riizlek.
Jeune Captive (la). Aimée de Coigny, du-
chesse DE Fleury et la Société de son temps, par
L.-J.Arrigon.( Paris, 1921.) — Ilyaquelques années,
Etienne Lamy publiait les mémoires d'Aimée de Coi-
gny, et il les faisait précéder d'une longue, précieuse,
riche étude sur la Jeune Captive. L.-J. Arrigon,
d'après des documents nouveaux, reprend cette
étude aujourd'hui ; et, s'il ne fait pas oublier Etienne
Lamy, s'il ne semble pas avoir ajouté grand'chose
à ce que l'on savait déjà, il ne laisse pas, pourtant,
d'avoir écrit un livre agréable. Ne goûte-t-on pas
d'ailleurs toujours quelque charme à s'arrêter devant
ces gracieuses figures du passé, qui, malgré quelques
précisions parfois déplaisantes, supportent cependant
sans trop de dommage les injures du temps? A lire
la vie d'Aimée de Coigny, on peut être déçu, sans
doute, et regretter l'image qu'on avait pu se former
en lisant les vers de Chénier. La duchesse de Meury
eut une existence tourmentée et qui ne fut pas
toujours dépourvue de vulgarité. Elle n'en garde pas
moins son attrait.
Les Coigny occupaient le premier rang dans la haute
noblesse du xviii" siècle. Le comte Gabriel-Augustin
de Coigny, né en 1740, était maréchal de camp
et chevalier d'honneur de Madame Elisabeth. Très
inQucnt auprès de Marie-Antoinette, après avoir fait
raille folies et mille dettes, à vingt-sept ans, il avait
épousé, pour sa dot surtout, une jeune fille char-
mante mais médiocrement née, Anne-Josèphe-Michel
de Koissy. Le mariage fut célébré le 12 mai 1767.
Le 12 octobre 1769 naissait Anne-Françoise-Aimée
de Coigny; mais, le 23 octobre 1775, la comtesse
mourait. Le comte confia l'éducation de sa fille à sa
maîtresse, la princesse de Guéménée, et lorsque,
en 1782, la princesse, ruinée, dut se réfugier dans la
solitude de Vigny, elle emmena l'enfant avec elle.
Pour la petite fille, ce fut une douce époque, mais
rapide. Dès 1784, on lui apprit qu'elle était fiancée.
Son fiancé, qui avait un an de moins qu'elle, était
André-Hercule-Marie-Louis de Rosset de Roscozel,
marquis de lleury, arrière-petit-neveu du cardinal.
Il était orphelin, mais ses grands-parents, le duc et
la duchesse de Fleury, vivaient encore. Le contrat de
mariage fut lu le 4 décembre 1784, et le roi y signa
le 5 décembre; mais ce ne fut que le 6 juin 1785
qu'il fut célébré, quand le ûancé eut été nommé
sous-licutcnant de remplacement au régiment du
mestre de camp général des dragons. La cérémonie
eut lieu dans la chapelle du château de Choisy. La
jeune mariée s'installa dans l'hôtel de Fleury, rue
Notre-Dame-des-Champs, à Paris; mais ce ne fut que
le 22 avril 1787 qu'elle fut présentée à Versailles. La
mort du duc de Fleury en 1788 la fit duchesse, et
son mari succéda au duc dans la charge de premier
gentilhomme de la chambre du roi. Mais les deux
LAROUSSE MENSUEL
époux ne vivent guère ensemble. Autant qu'à Ver-
sailles, le jeune duc vit dans ses garnisons et, plus
qu'à Versailles, la jeune femme brille à Paris.
Elle a le goût du plaisir, et, jamais plus qu'en
ce temps, on n'a gotité le plaisir à Paris. Elle
devient une des femmes les plus à la mode : t Je
suis la reine de Versailles, disait Marie-Antoinette,
mais c'est M"" de Coigny qui est la reine de Paris».
Elle prodigue ses dons au Palais-Royal, où elle est
accueillie en souveraine. Elle est folle, et elle est
jolie ; ses contemporains disent qu'elle avait le regard
brûlant, une bouche petite et des lèvres charnues,
une splendide chevelure € d'un brun clair et cares-
sant, nuancé çà et là de reflets d'or blond », un air
de vivacité intelligente, une gaieté inépuisable.
M°" de Genlis ajoute qu'il y avait en elle quelque
chose d'inexprimablement lascif, d'indécent même.
Aimant le plaisir, elle devait aimer l'amour.
Lauzun le lui offrit. Elle le rencontra chez la mar-
quise de Coigny et au Palais-Royal. Il avait alors la
quarantaine, mais il demeurait séduisant. Elle devint
sa maîtresse, l'aimant plus d'ailleurs qu'il ne l'aimait,
et sans obtenir qu'il daignât rompre avec M"" Lau-
rent, pensionnaire de la Comédie-Française. Son
mari, pendant ce temps, s'endettait joyeusement
dans les garnisons de l'est.
Lauzun ne s'occupait pas que d'amour. Député de
la noblesse du Quercy aux états généraux, il pre-
nait au sérieux son mandat ; il intriguait aussi avec
le parti d'Orléans, pendant que la duchesse
de Fieury s'enchantait d'une vie de fête. Il
semble bien, pourtant, que cette existence
joyeuse menée par le jeune couple l'ait jeté
bientôt dans des embarras d'argent. La fa-
mille intervint et, pour essayer de mettre
lie l'ordre dans le ménage, lui conseilla for-
tement de voyager. Dans les premiers jours
d'octobre 1790, le duc et la duchesse quit-
tèrent Paris pour Bagnèrcs-de-Bigorre. De
Bigorre ils partirent pour Nice, où le duc
s'arrêta, tandis que la duchesse poursuivait
jusqu'à Pise. Au printemps de I79i,ils sont
tous deux à Rome, où la fête est fort ani-
mée. Trop, sans doute, car le duc joue plus
que jamais, et, ei> 1792, pour ne pas être
complètement ruinée, la duchesse devra
demander la séparation de biens.
Aimée demeura seule à Rome. La société
y était abondante et joyeuse, et M"*^ Vigce-
Lebruny devint son amie. Ce fut avec elle
que la jeune duchesse fit le voyage de
Naples, et Aimée s'enchanta des jours et
des nuits napolitains; mais, parmi ces en-
chantements, celui de la nature ne fut pas
le plus vif. A l'ambassade d'Angleterre, elle
rencontra lord Malmesbury. L'ancien am-
bassadeur près Catherine II fut sensible, à
l'extrême, aux grâces de la duchesse qui ne
se montra pas cruelle, et l'idylle napoli-
taine, rapide, eût été charmante si, quel-
que temps après le départ du noble lord,
la duchesse n'avait constaté qu'elle était
enceinte. Il est vrai que, dans le bouleverse-
ment général, cela passa, pour ainsi dire,
inaperçu.
Elle revint à Paris et y demeura quelque
temps avec sa belle-mère, dans l'hôtel de la
rue Notre-Dame-des-Champs. Le duc était
parti pour Coblence. Cependant, le séjour à Paris
n'était pas sûr. Un soir, l'hôtel de Fleury reçut la
visite des commissaires de la section du Luxembourg.
La duchesse fut arrêtée, menée à l'Abbaye.
Elle échappa pourtant au massacre et à la prison,
sans qu'on sache au juste comment. Elle obtint
même un passeport, et partit pour l'Angleterre. A
Londres, où elle retrouva presque toute sa famille
et Malmesbury, elle fut fort bien accueillie. Elle n'y
resta pas, pourtant, et en novembre 1792 elle était
de retour en France.
On la retrouve installée au château de Mareuil,
dans le pays d'Epernay; mais elle n'y est point seule.
Il semble bien que son compagnon soit Casimir de
.Montrond, l'ancien camarade de garnison et de jeu
du duc de Fleury. Il s'était trouvé avec elle à
Londres, et délaissée par Malmesbury elle s'était
éprise de lui. Il était « déjà fameux par l'éclat de ses
bonnes fortunes • ; il devait achever de ruiner Aimée.
A Mareuil, leur vie fut bientôt troublée par la sus-
picion et l'hostilité des paysans ; ils revinrent en
mars 1793 à Paris, où la duchesse fut arrêtée. Elle
parvint à se faire relaxer, et, pour avoir plus de
tranquillité, elle demanda le divorce, qui fut prononcé
le 7 mai 1793. Le printemps de cette année et l'été,
elle les passa avec Montrond à Mareuil. Mais les
périls, bientôt, augmentèrent. Peut-être songèrent-ils
à émigrer. Comme ils étaient en route, ils furent
arrêtés en Seine-et-Marne et envoyés à Melun, d'où,
quelques jours après, on les fit partir pour la prison
de la Force à Paris. Us n'y restèrent que peu de
temps. Le 16 mars 1794, on les transportait à la
maison Lazare, c'est-à-dire l'ancienne maison des
Prêtres de Saint-Lazare, qui venait d'être transformée
en prison. Le règlement y était doux, et on y
jouissait d'une liberté relative. Peu à peu, la prison
595
se remplit. Toutes les classes de la société y sont
bientôt représentées. André Chénier y est amené
dans la nuit du 18 au 19 ventôse. Pendant qu'il
versifie, le peintre Suvce le peint, et Robert fait
une jolie aquarelle d'après Aimée de Coigny. On vit
une sorte de vie de salon. Les femmes aimables n'y
manquent pas : la comtesse Desvieux, la baronne
d'Hinnisdal, la duchesse de Saint-Aignan. Une cour
galante s'est formée autour d'elles. Au milieu de ces
divertissements, si l'on peut dire, la jeune captive
ne prête aucune attention à celui qui sera son poète.
Cependant, le régime devint plus rigoureux ; l'espion-
nage fut organisé. Un aventurier milanais, Manini,
qui était enfermé dans la prison, se fit, pour le
comité de Sûreté générale, le dénonciateur de ses
compagnons. Il eut quelques disciples, et une liste de
82 noms fut dressée : • noms des détenus, affirmèrent
les dénonciateurs, que nous croyons, en notre âme
et conscience, être ennemis du peuple, et ne pas
aimer le gouvernement actuel de la République
française ».
Montrond versa cent louis d'or ; et ni son nom
ni celui d'Aimée ne figurèrent sur la liste. Les exécu-
tions commencèrent ; mais le 9-Thermidor survint,
et, le 12 vendémiaire, Montrond et son amie retrou-
vaient la liberté.
Us se retirèrent à Boulogne-sur-Seine, où ils se
marièrent le 28 janvier 1 795 . Certains salons s'ouvrent :
ceux de M"" de Stacl, de la marquise d'Esparbès,
La Tour
le
du Temple, où furent enfermés \M\ùi XVI et sa famille,
30 août 1792. (Estampe de la UibUothi-que oalionale.)
de la comtesse d'Houdetot, des deux comtesses de
Boufllers," de la comtesse de Bellegarde. Aimée y
retrouve ses succès de jadis, — succès d'esprit, du
moins, car ses charmes physiques ne sont plus les
mêmes. Elle ouvre les yeux sur Montrond, qui ne l'a
épouïée que pour son argent : t Cette vie un peu
à la Valmont, écrira de lui la duchesse d'Abrantès,
l'avait jeté sur la route d'une charmante femme, qu'il
n'avait plus aimée du tout... Jamais, du reste, il ne
parlait de sa femme, et il venait chez moi depuis
bien des années que je ne me doutais même pas qu'il
fût oU qu'il eût été marié ». Dans son désespoir.
Aimée écouta un petit gazetier, à l'allure provinciale,
Mailla-Garat, avec qui elle s'installa ouvertement
rue Matignon. C'était singulièrement déchoir. Cepen-
dant, Mailla-Garat était tribun, et, ayant divorcé
pour la seconde fois. Aimée continua à aller dans le
monde. Elle était bien vue de Joséphine, fréquentait
chez la marquise de Montesson, qui avait jadis été
mariée morganatiquement au duc d'Orléans, et
restait l'amie de W Vigée-Lebrun. Mais Mailla-
Garat se mit à faire de l'opposition au pouvoir. Il
fut rayé du nombre des tribuns, et Aimée, jusqu'au
jour où Mailla-Garat l'abandonna, dut mener ime vie
de médiocrité bourgeoise.
Elle alla chercher refuge chez la princesse de
Vaudémont : « La maison de la princesse, écrit le
baron de Vitrolles, était le rendez-vous de beaucoup
de monde, et de gens qui ne se seraient pas rencon-
trés ailleurs. Français et étrangers, tout y affiuait».
Là, Aimée de Coigny rencontra le marquis Bruno de
Boisgelin. Il était noble, et de famille très ancienne;
sa tournure était élégante, et sa parole agréable.
C'était le type de l'homme du monde, cultivé. Il fit
oublier Mailla-Garat. C'est par lui qu'elle connut
Talleyrand, dont elle devint la familière et l'amie.
596
Chaque matin, elle allait voir le ministre des Rela-
tions extérieures, jouant un rôle de conspiratrice
royaliste et n'étant, d'ailleurs, que le porte-parole de
Boisgelin. Après Leipzig, Boisgelin conspira de plus
belle, et Aimée fut chargée de décider Talleyrand au
retour des Bourbons. Il ne semble pas qu'elle en ait
retiré grand profit. Boispelin fut api'elé à la charge
de maître de la garde-robe du roi ; mais il apparaît
bien qu'il y ait relâchement dans les relations qu'il
entretenait avec son amie. Pendant les Cent-Jours,
elle resta à Paris, tandis qu'il allait à Gand. Elle
avait de pénibles soucis d'argent. Le retour du roi
procura à son père une pension de 6.000 francs, qui
l'aida à vivre ; mais, à la mort de Coigny, elle se
trouva dans une gêne singulière. Pour se consoler
elle écrivit ses Mémoires, et composa un roman :
Alvare. Elle garde encore contact avec le monde ;
elle s'intéresse aux luttes politiques : l'amitié de
Boisgelin, qui aprisunegrandeplacc au Luxembourg,
lui est fidèle. Elle souffre, pourtant, de l'isolement.
Le bonheur ne doit plus lui sourire. Son appartement
ayant pris feu elle est dénuée de tout, et obligée de
se réfugier chez la marquise de Coigny. C'est là
qu'elle tombe malade et qu'elle meurt, le 17 jan-
vier 1820. — Claude B&RJA<-.
XiOuiS XVII, par Georges Lenôtre. — Le
curieux chercheur qui a fait surgir de ses Vieilles mai-
sons et de ses Vieux papiers de si attachantes ombres
aborde aujourd'hui l'une des questions les plus mysté-
rieuses, — la plus mystérieuse peut-être de l'histoire
contemporaine : Louis XVII est-il mort au Temple ?
S'est-il, au contraire, évadé pour, trente ans, qua-
rante ans plus tard, revendiquer, devant des parents
hostiles et une opinion publique indifférente, la
couronne de ses pères, avant de finir emmuré dans
un silence que troublèrent seulement après sa mort
les discussions des historiens ?
Le problème est passionnant, et la publication de
mémoires ou de documents nouveaux, les actions
engagées devant les tribunaux, les pétitions por-
tées devant les Assemblées par les derniers des-
iLouis XVII, tableau de Kuaharski. (Une reproduction, au pastel,
de ce tableau se trouve au musée de Versailles.)
cendants — vrais ou faux — de Louis XVI pour
obtenir leur réintégration dans la qualité de citoyens
français lui ont donné à plusieurs reprises, pendant
ces dernières années, un renouveau d'actualité.
La légende — si légende il y a — ne date pas d'hier.
Elle prit corps dès le Directoire. Joséphine de
Beauharnais, qui avait, disait-on, joué un rôle dans
l'évasion du jeune roi, n'aurait-elle pas confié à
Bonaparte, qui le conserva d'ailleurs jalousement,
le redoutable secret ?
Des faux dauphins ne parurent-ils pas dès le Pre-
mier Empire ? Rien d'extraordinaire, sans doute,
à cela. Toutes les fois qu'un souverain dispa-
raît en des circonstances extraordinaires ou mysté-
rieuses, qui permettent de laisser planer le doute sur
la réalité de sa mort, on voit apparaître des impos-
teurs habiles à exploiter la crédulité publique et le
doute qui persiste en toutes les âmes et le goût du
peuple pour les fictions romanesques. On a vu, à la
fin du I" siècle de l'ère chrétienne, de faux Nérons.
Après la guerre des Deux-Roses, Perkins Warbeck
apparut comme le pi us jeune desenfants d'Edouard . La
Russie connut au début du xvii<^ siècle une infinité de
faux Démctrius, à la fin du xviii» un faux Pierre III,
qui, toute sûre que fût la Messaline du Nord d'avoir
bel et bien expédié aux enfers son époux, fit pour-
tant trembler la grande Catherine. La formation de
la légendede Louis XVII relève du même état d'esprit.
Il est naturel qu'elle ait surtout trouvé créance au
cours des deux Restaurations. C'est, en effet, dei8i5
LAROUSSE MENSUEL
à 1848 que les diverses thèses relatives à Louis XVII
se fixent, et avec une telle netteté, un tel luxe de
détails que les documents nouveaux qu'on a pu
depuis mettre au jour n'y ajoutent que relativement
peu de chose et sans apporter sur le fond même de
l'affaire aucun fait nouveau permettant seulement
d'éclairer certains points obscurs et d'interpréter,
sans d'ailleurs aucune chance de certitude, les inten-
tions des acteurs du drame.
Trois thèses, dès ce moment, sont en présence :
officiellement — et c'est un article de foi pour tous les
gouvernements légitimistes, orléanistes ou républi-
cains qui se sont succédé en France depuis 1804,
maistoutparticulièrement pour Louis XVIII, Charles X
et Louis-Philippe — le petit dauphin est bien mort
au Temple, comme en fait foi l'acte de décès dressé
le 12 juin 1795. Donc, pour l'histoire comme pour la
politique officielle, pas de question de Louis XVII.
Mais les assertions des gouvernements, même
appuyées par d'éminents historiens, n'ont pas com-
plètement et partout trouvé créance. Et deux au
moins des prétendus Louis XVII ont rencontré, de
leur vivant et par delà leur mort, de dévoués par-
tisans.
L'un est le baron de Richement, qui, à son dire,
serait sorti du Temple dans un panier de linge,
aurait été remis au prince de Condé commandant
l'armée de l'émigration et aurait mené une existence
errante avant de venir réclamer sans aucun succès
sa couronne à Louis XVIII, puis à Louis-Philippe.
Recueilli par une fidèle royaliste, la comtesse
d'Apchier, qui, pendant de longues années, l'entoura
d'un respectueux dévouement et pour qui il fut
vraiment le roi, Louis-Charles de Richemont, figure
mystérieuse et hautaine, qui, les quinze dernières
années de sa vie, se renferma dans un silence absolu,
mourut à Gleizé, le 10 août 1853, sans laisser de
descendants...
Le baron de Richemont a passé presque inaperçu
de son vivant, et rares sont les historiens (la convic-
tion et le talent ne leur manquent pas) qui se sont
faits ses défenseurs.
Tout autre est la destinée de Naundorff. Fils d'un
artisan prussien ou de juifs polonais, Naundorff
surgit brusquement après 1830, au moment où le
comte de Richemont revendique ses droits, et les
partisans de ce dernier accusent Louis-Philippe
d'avoir tiré un faux Louis XVII de l'ombre pour se
faire de ses prétentions une arme contre le souve-
rain légitime, les Naundorffistes, de leur côté, repro-
chant au roi-citoyen d'avoir favorisé les « intrigues >
du comte de Richemont. Naundorff, lui, s'est raconté
et fort longuement. Son historiographe. Gruau de La
Barre, a, dans quatre copieux volumes écrits sous
son inspiration directe, raconté tout au long l'exis-
tence du prétendant et les péripéties romanesques,
d'ailleurs soigneusement embrouillées, de son évasion
du Temple. Et, si toute la dialectique de Gruau de
La Barre, ex-procureur royal, ne prouve pas que
Naundorff soit bien Louis XVII, du moins ressort-il
des Intrigues dévoilées que l'enfant dont on dressa,
le 12 juin 1794, l'acte de décès n'a rien de commun
avec le duc de Normandie.
La vie de Naundorff-Louis XVII est, à son propre
témoignage, un véritable roman abondant en péri-
péties rocambolesques, et, s'il faut l'en croire, toute
l'histoire de la France sous la Révolution et les
deux Restaurations tourne autour de ce secret for-
midable : l'évasion de ce petit roi d'ombre, et son
existence sous un nom mystérieux. Secret fatal et
— telles certaines gemmes de l'Inde — mortel à
tous ceux qui se le transmettent. Robespierre, qui,
le premier, fondait sur la restauration du roi légi-
time, dont il rêvait d'être le Monk, ses espoirs de
domination, est pour cette raison abattu par les
thermidoriens, qui veulent le précieux otage. Hoche,
détenteur à son tour du secret dont la connaissance
lui a été nécessaire pour conclure le traité qui en
1795 a pacifié la Vendée (il aurait promis à Cliarette
de lui livrer le petit roi), est empoisonné, trouvant
seulement le temps de transmettre son secret à
Joséphine de Beauharnais, que les partisans de
Louis XVIII font boire à son tour « à la coupe de
Néron ». Le conspirateur normand Louis de Frotte,
Pichegru payent de leur tête leur certitude que le
dauphin n'est pas mort au Temple : ils pouvaient
gêner les ambitions de Bonaparte.
Parmi les monstres sans entrailles qui composent
la famille royale de France, de l'égoïste Louis XVIII
à la duchesse d'Angoulême, « la duchesse Caïn », les-
quels ne veulent reconnaître ni leur neveu ni leur
frère, unseul honnête homme, le duc de Berri, qui au-
rait fait part à son oncle Louis XVIII de son intention
de favoriser les revendications du fils de Louis XVI.
Le poignard de Louvel le punit de ses scrupules...
Méconnu par les siens, sacrifié aux ambitions de
tous les gouvernants et parfois à la raison d'Etat ;
voué, les dernières années de son existence, à la
science, sans, cependant, cesser de revendiquer en
toute occasion ses droits, ainsi s'écoule la vie du
prince fatal, mué finalement en un bon bourgeois de
Hollande. Celui dont lapetite tombe de Delftportal'ins-
cription prestigieuse : « roi de France et de Navarre »
ne fut sans doute qu'un habile imposteur. Son roman
N' 176. Octobre 1921.
est par trop romanesque. Et ses plaidoyers />ro domo
renferment bien des obscurités, bien des contradic-
tions ; on le sent fort embarrassé d'expliquer son
évasion du Temple, désireux de faire l'ombre sur
certaines années de sa vie : celles, sans doute, où il
végétait en Prusse. Cependant, ses affirmations ont
trouvé créance auprès d'hommes politiques et d'his-
toriens. Lorsque, récemment, ses descendants, qui
continuent à s'appeler de Bourbon, revendiquèrent
la qualité de Français, qui ne leur fut d'ailleurs pas
reconnue, de savants rapports furent publiés sur la
question Naundorff, et les polémiques que ces
rapports soulevèrent montrent qu'un grand nombre
de chercheurs n'acceptent pas les conclusions de
l'histoire officielle et tiennent les prétentions de
Naundorff pour bien fondées.
Toutes les études faites sur la question Louis XVII
ont été faites avec le parti pris de soutenir une
de ces trois thèses : Louis XVII mort au Temple,
Buste en marbre du dauphin (Louis XVII), par lieseine 11790)
au musée de Versailles.
Lors de la prise des Tuileries par le peuple de Paris.
le 10 août 1782, ce buste, très délicatement exécmé, fut jeté par
une fenêtre, et, dans sa cbule, perdit le nez, la bouche et le menton.
Il fut ramassé le lendemain par un savetier de la rue Doyenné,
qui s'en servit pour battre son cuir, jusqu'en 1810. A cette époque,
un amateur de province le remarqua, l'acheta et le IH restaurer.
Ce n'est Cjue récemment, que le conservateur du musée de Ver-
sailles, Pierre de Nolhac. le découvrit et s'en rendit acquéreur
pour le compte de l'Etat.
Louis XVII -Naundorff, Louis XVII -Richemont.
Elles manquent donc d'objectivité, et leur valeur
historique est médiocre. Georges Lenôtre procède,
lui, avec la prudence d'un véritable historien.
Il ne part d'aucune idée préconçue. Devant un
problème délicat et compliqué il se demande si l'on
peut l'étudier, et de quelle façon ; et il réunit tous
les éléments qui permettent d'apporter un peu de
lumière, le? pèse, les confronte et les passe au crible
de son bon sens. Peut-être y a-t-il parfois trop de
logique, car les déductions, en l'histoire, ne prouvent
pas grand'chose. Du moins, réimit-il une riche collec-
tion de documents et, par sa méthode scientifique,
qui n'exclut pas, quoiqu'il s'en défende, l'élégance
de l'exposition, en fait-il jaillir de la clarté.
Avec minutie, une minutie parfois un peu fati-
gante, Georges Lenôtre « met en place > les person-
nages du drame. Il nous décrit la sombre forteresse
du Temple qui, bâtie par les Templiers et renfer-
mant leur trésor, servit d'asile à Philippe le Bel
poursuivi par la populace avant d'être pour ses
arrière-neveux l'antichambre du tombeau. Le
Temple, nous rappelle Lenôtre, n'était pas seule-
ment une forteresse. Il était aussi un palais, un
palais ou le grand prieur de Vendôme, galant petit-
fils du galant Béarnais, et après lui le prince de
Conti avaient mené fort joyeuse vie. Mais, « à côté
du palais, se dressait l'énorme donjon carré des Tem-
pliers, véritable geôle féodale »... « En s'acharnant
à obtenir le Temple pour y détenir ses otages
royaux, la Commune avait en vue cette tour formi-
dable....; 1 Assemblée législative, en cédant à son
autoritaire rivale, ne voulait voir que le palais du
grand prieur. »
La Tour elle-même, si farouche que fût son aspect,
n'était pas une prison. Le bâtiment principal étant
I
«• 176. Octobre 1921.
provisoirement inhabitable, on loge Louis XVI et la
famille royale dans un bâtiment annexe, la Petite-
Tour, meublé avec goût par rarchiviste de l'ordre
de Malte, qui l'occupe jusqu'au soir du lo août. Les
prisonniers qui, les premiers mois de leur détention,
y étaient réunis, y menèrent d'abord une vie confor-
table, non exempte, même, de faste et d'apparat. Le
roi, la reine, le dauphin et les princesses ont des
vêtements à profusion. Un personnel nombreux de
valets de chambre et d'officiers de bouche est à leur
disposition. Leurs repsis sont abondamment, et
luxueusement servis.
La surveillance assez étroite à laquelle ils sont
soumis ne les empêche pas de correspondre avec le
dehors. Les pages où G. Lenôtre nous décrit la vie
patriarcale que mène dans la Petite-Tour toute la
famille royale réunie sont une suite de tableaux in-
times, délicieux et présentés avec art.
Mais tout cela n'est qu'un cadre où se détache la
figure du petit protagoniste : le dauphin Charles-
Louis, duc de Normandie. Joli avec sa figure fine
aux yeux en amande, à la bouche mignonne, avec
l'épaisse forêt de cheveux qui l'auréole, avec son air
mutin et réfléchi, doué d'une grande vivacité d'in-
telligence et du plus heureux caractère, volontiers
espiègle et turbulent, il charme tous ceux qui l'appro-
chent, comme son fantôme charmera la postérité.
Les ennemis les plus acharnés de la race des Capets
se laissent eux-mêmes gagner à ce charme.
Le ir décembre 1792, le dauphin est séparé de son
père, qu'il ne reverra que le 20 janvier 1793, lors
des adieux suprêmes. Dés lors, la Commune de Paris
est maîtresse absolue de sa destinée. La Commune,
c'est, toute l'Assemblée ou presque ayant abdiqué
entre leurs mains, Chaumette et Hébert. Ni l'un ni
l'autre ne sont des personnages sympathiques : l'un
qui, ondoyant et divers, plein de contradictions, allie
au fanatisme révolutionnaire une sensiblerie lar-
moyante qui convient à un fils spirituel de Rousseau
(ilu Rousseau des pires pages des Confessions) ; l'autre,
vrai sectaire, d'une violence froide, suant la haine ;
tous deux des médiocres, mais d'une dévorante am-
bition, et qui, pour parvenir, saisiront toutes les
armes. N'est-il pas vraisemblable que de tels hom-
mes, comprenant l'importance qui, sitôt le roi dis-
paru, s'attache au dauphin, aient essayé d'accaparer
un gage si précieux ?
Si précieux, vraiment ? Oui ; car, à en croire
Georges Lenôtre, qui ne fait que reprendre ici la
thèse de Gruau de La Barre (en la dépouillant d'ail-
leurs de ses inventions les plus extravagantes, tel
que le projet formé par Robespierre d'épouser Ma-
dame Royale !), toute l'histoire de la Révolution
tourne autour du dauphin. S'appuyant sur la publi-
cation de documents qui n'ont été mis au jour que
tout récemment (rapports d'espions au service de
l'Angleterre, qui ont pu assister aux séances du comité
de Salut public, publication d'un procès-verbal d'une
séance secrète du Directoireexécutif ), faisant état des
accusations de royalisme successivement lancées par
tous les partis vainqueurs contre leurs adversaires
vaincus, Lenôtre montre girondins, montagnards,
hébertistes, thermidoriens obsédés par la perspec-
tive d'une restauration, et ne voulant pas en lais-
ser le bénéfice à leurs adversaires. « Ce n'est pas
user de paradoxe, ni olïenser la mémoire des giron-
dins, de Danton, de Robespierre, de prétendre que,
aux heures où la France était en péril, ils sacrifiaient
leur sentiment démocratique à l'intérêt de la Patrie,
et envisageaient l'éventualité d'une restauration
monarchique dont ils espéraient, comme d'immé-
diats résultats, le recul de l'étranger, la pacification
de la Vendée, et la fin des discordes civiles... Il ne
faut pas attribuer à de mesquines rivalités les luttes
farouches et les sanglantes journées qui rougissent
l'histoire de notre Révolution ; elles furent les épi-
sodes de la bataille acharnée livrée pour la conquête
de l'orphelin vers lequel convergeaient toutes les
ambitions, et que la Commune geôlière gardait étroi-
tement dans laseu.e crainte de se voir frustrée d'une
proie qui valait cher. > Présentée ainsi, la thèse de
Lenôtre est bien trop absolue. Sans doute, semble-
t-il établi aujourd'hui que Danton fut en relation
avec les royalistes, et envisagea la libération (mais
non la restauration) de Louis XVIL (V. Larousse
Mensuel, t. IV, p. 913, art. Danton et la Paix.) Sans
doute, quelques-uns des thermidoriens étaient-ils des
royalistes déguisés. Qu'il en ait été ainsi de tous les
détenteurs successifs du pouvoir; que, surtout, à la
veille de Fleurus, au lendemain des traités de Bâie,
la République victorieuse ait cru avoir besoin, pour
sauver la France, d'abdiquer entre les frêles mains
d'un roi de huit ans, il est bien difficile de l'ad-
mettre !
Suivons, cependant, tant qu'on peut le suivre, le
dauphin dans les romanesques péripéties de son
existence. Après l'exécution de son père, il continua
de vivre pendant quelques mois encore avec sa mère,
sa sœur et sa tante. Mais Chaumette veut avoir le
jeune prince à sa discrétion ; donc, l'arracher à l'in-
fluence familiale. Le 3 juillet, un décret de la Con-
vention décide que le dauphin sera séparé de sa
famille, et « placé dans l'appartement le plus sûr de
la Tour >. C'est alors qu'il est confié au cordonnier
LAROUSSE MENSUEL
Simon. Figure maudite que celle-ci, et que l'histoire,
influencée parla légende, fait apparaître comme celle
d'un froid tortionnaire ! Combien est différente sa
vraie physionomie ! Un tortionnaire, Simon ? Non,
certes, mais un imbécile, fanatisé par les doctrines
nouvelles, qu'il a d'ailleurs mal assimilées ; glo-
rieux de tenir un grand rôle sur le théâtre révo-
lutionnaire, sans se douter qu'il n'est qu'un pantin
manœuvré par Chaumette et Hébert, mais bon dia-
ble au demeurant et plein d'affection pour son royal
pupille, auquel il croit sincèrement rendre service en
en faisant un petit « sans-culotte ».
Et bien nourri, bien vêtu, entouré d'une grossière
mais sincère tendresse par Simon et sa femme, le
dauphin est catéchisé de telle sorte qu'il abjure
manières, langage, sentiments même qu'il tient de
son origine royale. Oublieux comme tous les enfants
de son âge, il reprend
vite, les premières cri-
ses de larmes passées,
sa pétulance d'antan.
Tout le jour, dit Ma-
dame Royale, il chante
« la Carmagnole, l'air
des Marseillais et d'au-
tres horreurs », entre-
coupées de jurements
aflreux contre Dieu, sa
famille et les aristo-
crates. Donc, si le dau-
phin n'est pas réelle-
ment un martyr, il y
a eu crime, cependant,
crime inconscient , d'ail-
leurs, de la part de
Simon : la perversion
d'un jeune esprit. L'en-
fant est détaché à tel
point de tout sentiment
d'afiection familiale, de
toute notion de son
rang royal, qu'on peut
lui faire porter contre
la reine d'atroces accu-
sations qui justifient sa
condamnation, et qu'un
jour un des commis-
saires chargés de sa
surveillance l'entend
proférer, en parlant de
sa mère et de ses sœurs
ces paroles affreuses :
« Est-ce que ses sa-
crées p. . .-là ne sont pas
encore guillotinées ? »
Simon n'eut pas le
loisir de pousser jus-
qu'au bout l'éducation
civique dont il avait
assumé la charge. Le
3 janvier 1794, il dut
quitter le Temple, et
depuis lors on n'entend
plus parler du dauphin,
qu'une tradition dénuée
de tout fondement his-
torique, et qu'on ne peut
admettre sans se heur-
ter à mille contradic-
tions, prétend emmuré.
Y eut-il un enfant dans l'appartement présumé
du dauphin ? Certainement, dit G. Lenôtre ; mais
cet enfant n'avait rien de commun avec le jeune
Louis XVII . Par quel phénomène, en effet, un enfant
jusqu'alors gai, bruyant, volontiers emporté, devient-
il soumis au point de ne pas protester contre sa ré-
clusion, taciturne au point qu'on ne puisse lui arra-
cher une parole ? Car, pendant six mois, on ne l'en-
tend ni parler, ni remuer. D'ailleurs, voici, à l'appui
de la thèse de G. Lenôtre, des preuves morales sin-
gulièrement troublantes. Robespierre, après avoir
triomphé d'Hébert et de Danton (accablés l'un et
I autre sous l'inculpation de royalisme), vient au
Temple, emmène le petit prisoimier au château de
Meudon, puis le rend à sa tour sombre. S'il a vrai-
ment agi de cette façon (ce qu on ne sait que par les
renseignements de l'espion anglais auquel nous avons
fait al lusion) , on ne peut expliquer qu'ainsi son étrange
conduite : • L'enfant qu'il a tiré du Temple n'est pas
le daupliin, mais un enfant substitué ; plutôt que
d'apprendre à l'Europe que la République a perilu
le gage sur lequel elle compte pour entrer en com-
position avec les Alliés, il réincarcère l'anonyme,
pour qui le Temple est une investiture, et qui, à con-
dition de ne jamais le produire, pourra encore servir
à des négociations éventuelles ». L'attitude de Barras
est la même : grand vainqueur de Thermidor, il met
le cap sur le Temple, afin de s'assurer de la personne
du petit Capet. « l.e 10, à 6 heures du matin. Barras
est à la prison. Il ordonne qu'on lui montre le fils
de Louis XVI. Enfin ! on va donc connaître les con-
ditions de cette séquestration de six mois, et percer
l'obscurité qui la couvre !
• Non ! On ne saura rien..., car la relation de
597
Barras est des plus vagues. 11 nous parle seulement
d'un petit malade, qui se plaint de l'enflure de ses
genoux. Est-ce bien le dauphin ? C'est peu probable,
car on l'eût montré au peuple, et, en ces jours d'in-
dulgence, autorisé sa réunion avec Madame Royale.
Et tout au contraire le prisonnier du Temple est
soumis, après Thermidor, à une réclusion plus étroite
que jamais. Quelle meilleure preuve qu'on voulait
le cacher ? D'ailleurs, nous savons, par un document
officiel (le compte rendu d'une séance secrète du
Directoire, récemment publié par la Revue histo-
rique), que, le 28 avril 1796, les • cinq directeurs
s'entretiennent de l'enlèvement du dauphin comme
d'un fait avéré et approuvé par eux tous •. L'enfant
que Barras a trouvé au Temple fut , avec l'agrément
des thermidoriens, confié à un banquier royaliste,
Petitval, et logé par lui au château de Vitry. Mais
_..-+- place où furent décou%'erts, en J846,
(les restes humains qu'on crut d'abord être ceux de L/>ui* XVll. mais qui, après examen, ont paru
Façade de l'église Sainte-Marguerite, donnant sur l'enclos,
* " "^ ' ut d'abord être ceu]
appartenir à un sujet â^ de plus de 1(> ans.
cet enfant n'était sans doute pas le véritable dau-
phin, déjà enlevé par Chaumette, et placé dans un
lieu inconnu. Ainsi s'explique l'embarras qu'éprou-
vèrent les négociateurs envoyés par la Convention
pour traiter de la paix avec l'Espagne, lorsque celle-ci
posa, comme condition prélimina.re de toute discus-
sion, la libération du dauphin. La mort du prisonnier
du "Temple, qui officiellement est Louis XVII, vient
à propos, le 9 juin 1795, pour les tirer d'embarras.
La constatation du décès et l'inhumation du prison-
nier du Temple donnent lieu également à des scènes
bien difficilement compréhensibles, si l'on admet que
celui-ci était le dauphin. L'événement est caché pen-
dant vingt-quatre heures. L'acte de décès n'est dressé
que trois jours après, le 12 juin. Aucun de ceux qui
auraient pu témoigner de l'identité du mort (Madame
Royale en particulier) n'est convoqué. On ordoime au
docteur Pelletan, chargé de faire l'autopsie, de ne rien
révéler de ce qu'il aura vu. Enfin, bien des témoins
affirment — et une exhumation faite en 1846 semble
le prouver — que l'enfant alité au Temple en 1795 et
enterré sous le nom de Charles Capet avait non pas
dix ans, comme celui-ci, mais bien une quinzaine
d'années. Il semble donc — et la thèse de Georges
Lenôtre est sur ce point tout à fait vraisemblable —
qu'il y ait eu une double substitution : la première
faite par Chaumette en 1794, la deuxième par Barras
dans l'été de la même année. Le problème de l'éva-
sion de Louis XVII doit être résolu par l'affirmative.
Ce n'est pas, d'ailleurs, tout le problème. Sauvé
du Temple, qu'est devenu le dauphin ? L'un des
innombrables charlatans qui apparurent sous le
Consulat et l'Empire fut-il vraiment le fils de
Louis XVI ? Rien, dit Georges Lenôtre, ne permet
598
d'avoir à ce sujet une certituile. Mais il faut lire
clans son ouvrage le récit de deux des plus curieuses
odyssées des faux dauphins.
Hervagault, fils d'un petit tailleur de Saint-Lô,
sans autre bagage que sa bonne mine et son aplomb,
parcourut la France, traité en roi par de bons bour-
geois de Châlons-sur-Marneet de Vitry, instruit dans
la religion et ses devoirs royaux par un e«-évéque
constitutionnel, M«' de Savine ; incorporé dans un
bataillon colonial, déserteur, il linit dans la prison
de Bicétre, protestant à l'heure de sa mort qu'il
est bien le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette.
L'histoire de Charles de Navarre est encore plus
curieuse. Ce vulgaire sabotier, ivrogne et grossier,
au langage et aux façons de rustre, se dit fils de
France, et trouve en Normandie et à l^aris assez de
partisans pour que le gouvernement deLouisXVIII
LAROUSSE MENSUEL
de densité : en effet, une ligne électrique pesant
i.ooo kilogrammes avec du cuivre aura la même con-
ductibilité avec 523 kilogrammes d'aluminium et
feulement avec 500 kilogrammes de magnésium.
La facile combinaison avec l'oxygène pouvait faire
craindre une très mauva se tenue du magnésium
;ou3 l'influence des age.its atmosphériques; or, cette
crainte est chimérique : la fine pellicule formée est
plutôt un vernis qui s'oppose à toute action ulté-
rieure. Naturellement, ceci n'est vrai qu'avec un mé-
tal bien afnné.
Mais, objectera-t-on, le magnésium est combusti-
ble ! chacun connaît l'éclair magnésien ; le tiavail
doit présenter de nombreuses causes d'accidents ! Or,
la pratique npond par la négative ; l'allumage ne
s'obtient qu'aux environs de 600 degrés, et la flamme
ne se propage qu'avec des matières très divisées
L'exlmniation des resles de Louis XVII. L'ancien cimetière Sainte-Marguerite, -f- emplacement de la fosse commune où. d'après les
proces-verltaux ofûcieU, a été inliunni Louis XVIl, le 10 juiu lî9j. -^-|- emplacement où Voisin déclara avoir déposé le corps, en 179.1.
le redoute, et le laisse transformer la prison de Rouen,
où il est détenu, en une caricature de cour. Celui-ci
n'est, de toule évidence, qu'un grossier impos-
teur. Mais les craintes de Louis XVIII ne montrent-
elles pas qu'il était hors d'état de fournir la preuve
péremptoire de la mort de son neveu ?
Donc, le dauphin n'est pas mort au Temple. Voilà
un fait bien établi. Qu'est-il devenu ensuite ? Le
savant et agréable ouvrage de Lenôtre montre que
le mystère est, en l'état actuel de nos connaissances,
impossible à éclaircir. Nul doute, cependant, qu il ne
tente encore de futurs historiens. — Léon Abisksoue.
lHagnésium. (Etat ACTUEL de l'industrie du
MAGNÉSIUM, DE SES ALLIAGES ET DE SES COMPOSÉS.)
Avant la guerre, le magnésium était presque exclusive-
ment préparé par les Américains et les Allemands;
aujourd'liui, nous devons rendre hommage à la Société
d'électrochimie et d'électrométallurgie, qui, grâce
aux travaux du professeur Flusin, de l'université de
Grenoble, réussit à doter notre pays d'une industrie
du magnésium. Ce métal, jusqu'ici peu utilisé dans
les arts mécaniques, s'élabore maintenant sous toutes
lesf ormes possibles : lingots, fils, planches, profilés, etc.
Très voisin de l'aluminium par son aspect et par
ses propriétés, posiédant presque le même point de
fusion : 651 degrés (aluminium, 657°)et des constantes
physiques et mécaniques comparables, le magnésium
se travaille au laminoir, à la presse encore plus
aisément ; en outre, il est plus léger (un carter de
moteur 100 kilogrammes en aluminium, ne pèse que
62 kilo{;rammes avec le magnésium; ce seul chiure
indique combien l'aviation peut espérer tirer de res-
sources de ce dernier métal.
Com/yaraison des constantes mtcanigues.
UMSITt 11(1) Kll)
— eD liK P*r mm ■ eu kg par mm *
Acier coulé 7,5 45 — 50 20 »
Aluminium 2,8 16 — 18 7,5
Duralumin 2,8 38—40 7,5
Magnésium coul»'- . . 1,8 12 4,8
.Magnésium laminé. 1,8 25 — 30 4,8
(l.) R, résistance à la traction ; E, limite d'élasticité.
Electriquement, le magnésium est moins conduc-
teur que le cuivre et que l'aluminium, mais cette in-
fériorité est largement compensée par les difiérences
(fils ou tournures); il n'y a aucun danger avec les
pièces usinées, toujours de fortes sections. Bien en-
tendu, il est de la prudence la plus élémentaire
d'enfermer les limailles et les déchets huilés dans
des récipients métalliques. Cependant, durant la
fusion, si un creuset s allume par suite d'une sur-
chaufie, un couvercle bien appliqué l'éteint rapide-
ment ; enlin, au cas où, malgré les précautions, le
métal divisé s'enflammerait, un jet des.ible suffit pour
arrêter toute combustion ; l'eau seule serait dange-
reuse, sa brusque décomposition au contact du métal
fondu déterminant des explosions.
Préparation du métal. — Au procédé primitif de
réduction des sels magnésiens par le potassium on
a substitué, comme il avait été fait pour l'aluminium,
le procédé d'électrolyse. Une grande diftérence, tou-
tefois, se constate; ici, l'électrolyse de l'oxyde n'est
pas applicable, le métal très léger restant occlus
dans le bain de fusion : il est nécessaire d'employer le
chlorure, et d'imaginer des dispositifs pour recueillir
le métal aussitôt élaboré. Cette nécessité de prendre
le chlorure pur comme matière première explique
pourquoi les Allemands, détenteurs des gisements
inépuisables des sels magnésiens de Stassfurt, consi-
déraient le magnésium comme leur métal national,
en opposition à notre aluminium.
Le métal commercial est presque pur, les éléments
étrangers (potassium, fer, aluminium, calcium, sili-
cium) ne dépassent pas en moyenne 0,8 p. 100 ; nous
verrons plus loin ses applications, ainsi que celles de
ses alliages. Outre le métal, il convient de signaler
les divers composés magnésiens susceptibles d'emplois
industriels : la magnésie MgO et son hydrate Mg(OH)2,
substances basiques d'où dérive toute une série
de sels : le chlorure MgC12,6H*0 qui , combiné
au chlorure de potassium, forme la cariiallite de
Stassfurt, le sulfate S0'Mg,7H«0 des eaux natu-
relles de Sediitz, d'Epsom, etc.
Applications industrielles. — Applications chi-
miques. Le magnésium, par ses affinités considérables
pour l'oxygène, se trouve doué de puissantes pro-
priétés réductrices, utilisables en métallurgie ; c'est un
désoxydant précieux. A la faible dose de 0,05 p. 100
sous forme d'alliage cuivreux, il peut affiner le cui-
vre par seule voie sèche, lui donnant un grain très
doux, et une grande conductibilité électrique. Le
N' 176. Octobre 1921.
nickel, les laitons, les bronzes, traités par le magné-
sium, donnant également im métal beaucoup plus
sain. L'aluminium est aus=i amélioré de cette façon;
en outre, si la fonte conserve quelques traces de ma-
gnésium {0,7 à 1,5 p. 100), la résistance à la rupture
se trouve doublée.
Parmi les applications d'or.lre chimique du ma-
gnésium, les plus importantes sont : la production
du silicium, la déshydratation des alcools, des éthers,
et surtout les applications lumiiieu-es.
Déjà, depuis longtemps, en photographie, on uti-
lise l'éclat photogénique de la flamme magnésienne,
s lit que le fil soit brûlé seul, soit que l'on facilite la
combustion avec des mélanges oxydantô ; telle la re-
cette suivante, très recominandable :
M-ignésium 4 parties, permanganate de potassium
5 parties, bichromate de potassium 5 parties.
fLes éléments étant broyés séparément et mélangés
ensuite doucement, l à 2 grammes sufBsent pour
un cliché g x 12.)
Cette lumière intense fut utilisée par les armées,
soit pour obtenir par des fusées un vif éclairage du
terrain, soit pour des obus indicateurs montrant, par
leur lueur, leur point de chute.
Au laboratoire, le magnésium, déjà utilisé comme
réducteur, a permis au professeur Grignard de réali-
ser d'intéressantes synthèses organiques ; le métal
possède, en eflet, la curieuse propriété d'entrei en
combina isonavec les ioilures organiques ; rarexemple,
en donnant des composés du type RMgX (R étant
un radical alcoolique, X un halogène). Or ces com-
posés dits organo-mi^nésiens se prêtent à de multi-
ples réactions en présence d'eau, d'alcool, d'anhy-
dride carbonique, etc., donnant na ssance à de nou-
veaux carbures, phénols, alcools, acides bibasi-
ques, etc.
Applications mécaniques. Alliages de magnésium.
La guerre fut le coup de fouet qui détermina les in-
dustries des matières métalliqjes à s'occuper du ma-
gnésium ; les résultats obtenus furent surprenants ;
l'adaptation à l'aviation, aux constructions aéronau-
tiques et à l'automobile est actuellement à l'ordre du
jour dans tous les pays, tant pour le métal que pour
ses alliages.
Le magnésium semble dans les alliages jouer un
rôle de durcissant ; avec l'aluminium, ce durcissement
se développe durant les quelques heures qui suivent
la trempe. Ceci, déjà remarquable dans les alliages
à 2 p. 100 de magnésium, est encore plus net dans le
duralumin, dont nous avons décrit les propriétés
(v. Larousse Mensuel, t. V, p. 557, art. Aluminium),
et dans divers alliages connus sous le nom de magna-
lium, utilisables en construction mécanique :
Magnalium X (forge) Magnésium 2; Cuivre 2;
Nickel i; Aluminium 95.
Magnalium Z (pièces fondues). Magnésium 2 ; Cuivre 0,2 ;
Etain 3 : plomb 0,7 ; .\Iuminium complément.
Zimalium Magnésium 6; Zinc 20;
Aluminium 74.
Avec une plus grande proportion de magnésium,
le métal acquiert aisément le poli spéculaire et peut
convenir, grâce à sa belle couleur argentée, à la fabri-
cation de miroirs.
Enfin, dans les alliages ne contenant au contraire
que quelques centièmes d'aluminium dans une masse
de magnésium, on constate une grande amélioration
du magnésium, la résistance à la rupture étant aug-
mentée ; tel le type : magnésium 92, aluminium 8,
à la fois très dur et très léger. Une semblable amé-
lioration a été constatée avec le zinc en place d'alu-
minium ; les Allemands avaient, durant la guerre,
réalisé ainsi toute une série d'alliages ultra-légers,
en particulier le métal eleklron allemand, la compo-
sition étant environ : 89 à 97 de magnésium, i à 5,5 de
zinc, 0,5 à 5 d'aluminium, des traces de cuivre et de
manganèse, avec laquelle ils préparaient de nom-
breuses pièces pour les avions.
L'action durcissante du magnésium se fait sentir
également sur les métaux mous ; une faible propor-
tion de I à 4 p. 100 dans le plomb en forme un
métal comparable au plomb antimonieux ; avec une
légère addition de cuivre (plomb 91, magnésium 4,
cuivre et étain 5), le métal convient pour préparer
les coussinets.
Les alliages cuivre-magnésium ne sont pas, comme
les alliages cuivre-aluminium, des métaux ductdes;
on ne peut guère les employer que comme substances
désoxydantes.
Application des composés magnésiens. — En
médecine, on utilise généralement les propriétés laxa-
tives des sels eux-mêmes, ou l'act .on spécifique du radi-
cal auquel ils sont liés; les principaux sels employés
sont : le fluorure (antiseptique), le chlorure (laxatif
de certaines eaux naturelles), la magnésie, qui, selon
la température de calcination, sera légère (magnésie
française) ou lourde (magnésie anglaise), l'hydrate
et le carbonate, tous composés recommandés dans
les affections gastriques ; le peroxyde ou hopogan
(antiseptique) ; le sulfate et le citrate, tous deux
purgatifs.
La magnésie a reçu quelques applications en mé-
tallurgie, pour préparer des produits réfractaires pour
les fours ; on les obtient, en partant de la dolomie
(carbonate mixte de chaux et de magnésie), dont les
\
\
«• 776. Octobre 1921.
LAROUSSE MENSUEL
599
Abi-lard et &on école sur la montagfiie Sainle-tienevièTe, pai* François Flameng. (Décoration de la Sorboone.)
gisements sont très répandus. On sépare les deux
métaux de la façon suivante : les blocs de dolomie
sont calcinés au four à chaux ordinaire avec du coke ;
l'anhydride carbonique se dégage en laissant un mé-
lange des oxydes magnésie et chaux. Ce résidu,
délayé dans l'eau froide, est soumis à l'action d'un
courant d'anhydride carbonique, issu de l'opération
précédente ; la chaux forme un carbonate insoluble,
tandis que la magnésie donne un bicarbonate soluble.
Cette dissolution, ultérieurement chauffée, dépose, en
perdant son anhydride caibonique, du carbonate
basique de magnésium très léger. Ce carbonate, des-
séché ou transformé en magnésie parcalcination, est
assez pur pour les usages médicaux.
On peut utiliser la magnésie pour fabriquer des
briques destinées aux foyers industriels et réaliser des
fours capables de résister aux hautes températures
que l'homme est actuellement maître de produire
avec le courant électrique. Cette magnésie, mélangée
et agglomérée avec 15 p. 100 de fibres d'amiante,
donne des plaques moulées très aptes à faire des re-
vêtements de tuyaux de vapeur, de chaudières, etc.;
sa grande légèreté lui permet d'accumuler dans ses
pores une grande quantité d'air, réalisant ainsi un
isolant thermique puissant.
Dans la métallurgie du fer, les garnissages des fours
avec de la magnésie jouent un rôle important ; ils ont
permis l'application des soles basiques pour déphos-
phorer les fontes dans les aciéries Thomas, Martin ; on
emploie généralement la dolomie agglomérée avec
du goudron, pour obtenir ces soles absorbantes.
Dans la construction du bâtiment, la magnésie et le
chlorure de magnésium ont été préconisés pour pré-
parer le ciment magnésien. Ce ciment se compose de
magnésie incorporée à une solution de chlorure; il se
forme une bouillie qui peu à peu se solidifie en don-
nant une masse blanche d'oxychlorure MgO.MgCl-'.
Cette masse, très dure, prend au polissage l'aspect du
marbre; on peut l'employer seule ou mélangée de co-
lorants qui lui donnent l'apparence des pierres orne-
mentales.On peut également lui incorporer 50 à 5o p. 100
de silice, de briques pilées, etc., pour réaliser après
moulage des éléments de construction, tour être im-
partial, il convient de signaler que de nombreuses cri-
tiques ont été faites au ciment magnésien ; on lui re-
proche un manque de régularité dans le volume, de se
gondoler et de se fendre au bout d'un certain temps.
Cette revue des propriétés du magnésium nous
montre tout l'intérêt qu'il y a à poursuivre son étude;
la réalisation des alliages ultra-légers intéresse au
plus haut point la métallurgie. Le magnésium, révélé
en tant que métal industriel à la Société d'encou-
ragement pour l'industrie nationale (exposition des
métauxlégersraluminium, magnésium, etc., mai igzi),
sera demain une des substances les plus employées
de la construction mécanique; ses propriétés de ré-
sistance, de légèreté et de belle apparence lui assurent
un succès certain. — M. MoLiKit.
mariage d'A.bélard (le), roman, par Jules
Perrin (Paris, 1921). — Le roman historique, qui avait
connu avec Maurice Maindron un renouveau passa-
ger, semble reprendre quelque faveur. Il n'a guère
évolué depuis Walter Scott, qui fut le créateur du
genre — car le roman de cape et d'épée à la Dumas
et à la Féval n'a d'historique que le nom, et le vrai
père de ce genre bâtard, qui, au lieu de se plier à
l'histoire, l'accommode cyniquement à ses besoins,
serait La Calprenède, beaucoup plus que Walter
Scott.
Tout autre est le roman vraiment historique, tel
que l'ont traité, après 1 auteur des Puritains, sans y
apporter toujours la même conscience, le même scru-
pule de restitution, Balzac, dans son Martyr calvi-
niste, Hugo dans Notre-Dame,Vigny dans Cinq-Mars,
Mérimée dans sa Chronique de Charles IX, Flaubert
dans Salammbô, et, plus près de nous, Maurice
Maindron dans son Tournois de Vauplassans et son
Biancador l'Avantageux.
Jules Perrin, avec son nouveau roman, le Mariage
d'Abélard, n'est pas indigne de prendre rang à la
suite de ces maîtres, dont il se réclame justement
dans sa préface. L'aventure célèbre et quelque peu
scabreuse qu'il a prétendu nous conter ne laissait
pas, d'ailleurs, d'ouvrir un champ assez vaste à Ihy-
pothèse : toute fameuse qu'elle est, il y restait bien
du mystère. On n'avait jamais bien élucidé, notam-
ment, la question si controversée du mariage d'Abé-
lard; on ne s'expliquaitpasdavantagel'ignobleachar-
nement déployé par Fulbert contre le séducteur de
sa nièce, dès lors qu'Abélard, en épousant Héloïse,
avait donné au vindicatif chanoine la plus complète
satisfaction que celui-ci pût souhaiter. Si jeune, si
belle, si docte que fût Héloïse, elle n'était pas d'un
rang social ni d'un état de fortune qui l'exposassent
à déchoir en prenant pour mari le maître illustre de
l'école du Cloître, le i tombeur • de Guillaume de
Champeaux, le hardi jouteur dont la réputation d'in-
vincibilité dans les luttes de la scolastique n'avait
pas encore subi d'atteinte. Bref, Abélard, autant
qu'il était en son pouvoir, avait 1 réparé •. D'où
venait donc que Fulbert, qui avait paru satisfait de
la réparation, s'était ensuite ravisé et avait ourdi
contre Abélard l'odieuse machination que l'on sait ?
Voilà l'énigme dont Jules Perrin s'est proposé de
trouver le mot. Y a-t-il réussi ? Peut-être 1
Antérieurement au xm" siècle, lui-même le con-
fesse, la documentation historique est rare et incer-
taine. Imaginer, d'autre part, est bien dangereux.
Cependant, dit-il, à regarder de près cette aventure
déconcertante, à lire attentivement les rares textes
de l'époque qui nous en ont transmis le détail, mais
nous ont laissés dans l'ignorance de ses causes, c on
découvre que c'est là un drame profond, un drame
où la passion d'une femme admirable fut en lutte
avec des intérêts très âpres en face desquels elle suc-
comba ; et ce qui, mystérieusement, justifie le reten-
tissement de ce lait divers de la vie parisienne du
XII' siècle, c'est que, si la passion d'Héloîse est
la flamme éternelle dont brûlèrent, au cours des âges,
toutes les grandes héroïnes d'amour, les intérêts
auxquels elle se heurta furent ceux de son temps,
non ceux d'un autre, c'est-à-dire que leur modalité
demeure caractéristique de l'époque et que, par là,
ce roman se hausse jusqu'à l'histoire •.
Abélard — maître Pierre, comme on l'appelle —
au moment où s'ouvre le récit, est au plein de sa
gloire : son nom vole sur toutes les lèvres ; le peuple
de Paris l'acclame, comme il acclamera Etienne Mar-
cel, Boulanger et Carpentier, amoureux de cette
t figure si rayonnante de vie et d'intelligence qu'elle
semblait donner de la joie à qui la regardait » ; les
clercs, la cour même s'inclinent devant son génie :
il est l'homme qui a délié la scolastique de ses ban-
delettes, insufflé l'air du siècle à cette momie. A tous
il apparaît vaguement comme un annonciateur,
l'apôtre d'un temps nouveau. Et, cependant, cette po-
pularité sans seconde ne lui suftît pas : il rêve de
satisfactions moins platoniques, de la pourpre, de la
tiare peut-être. Il a cette force des grands ambitieux :
la chasteté ; il ignore la femme, — à 39 ans !
Elle aura sa revanche et, sous les espèces les plus
vulgaires : d'abord, sous celles d'une fille « follieuse »,
la Gibeline, plaisante succube aux seins blancs et à
la crinière d'or, qui s'introduit dans la cellule du
solitaire et lui dorme une représentation en raccourci
de la tentation de saint Antoine. Abélard peut bien
l'exorciser: la pointe de la concupiscence est entrée
dans sa chair et n'en sortira plus. Il est même curieux
et un peu surprenant qu'un homme qui s'est gardé
chaste pendant tant d'années succombe avec tant de
facilité : on a généralement plus de peine à rompre avec
une habitude, — et la chasteté en est une, comme la
débauche. Mais à peine initié aux délices de la chair,
l'auteur veut qu'Abélard s'y soit jeté à corps perdu.
Son amour même pour Héloïse est tout charnel : les
artifices qu'il emploie pour être admis auprès d'elle,
le biais inespéré que lui tend messire Orbizon au
cours d'un déjeuner comme on n'en fait plus —
même chez les chanoines — et dont la description
est une petite merveille d'art culinaire (Perrin
excelle à ces tableaux de < haulte graisse >), son
entrée chez Fulbert, où il ne prend d'abord que ses
repas et où il finit par prendre son coucher, les
préliminaires et enfin la chute des deux amants,
tout cela est rendu de main de maître, ainsi que la
peinture du Paris de l'époque.
Fulbert ne voit rien d'abord : pour que les écailles
lui tombent des yeux, il faut que sa servante Bour-
gine y emploie les deux mains. Colère, imprécations,
suivies de l'expulsion du séducteur. Mais, si Fulbert
était le père putatif d'Héloîse, ainsi que le dit Jules
Perrin, comment fut-il si imprudent d'introduire au-
près d'elle un galant comme Abélard ? Le (ait est là,
quoi qu'il en soit, d'autant moins discutable qu'il a
6oo
les suites naturelles à ces sortes d'aventures et qu'Hé-
lolïe est sur le point de devenir mère. Son amant
l'enlève et la conduit au Palet, chez sa sœur Denise,
épouse de Jehan Mandole, écuyer, oîi elle restera
jusqu'à ses couches. Fulbert, entre temps, remue
terre et ciel pour la retrouver, dénonce à l'évêque
Gerbert et au chancelier de Garlande maître Pierre,
qui nie impudemment tout et, de guerre lasse,
accepte cependant, quoique prêtre, d'épouser Héloïse.
Il n'y met qu'une condition : c'est que le mariage
sera clandestin. Pourquoi ? Lui-même l'explique :
« A cette heure, ni le pape (Gélase II ? Calixte II ?)
ni le roi (Louis le Gros) ne prendraient un clerc marié
pour en faire un évëque. »
Mais il se flatte que les choses changeront par la
suite, que Rome se montrera moins intransigeante
sur le chapitre du célibat des prêtres — ce qui, par
parenthèse, était bien improbable, la réforme de
Grégoire VII remontant à plusieurs années déjà —
et qu'alors, ayant gravi les échelons supérieurs de la
hiérarchie ecclésiastique, il pourra, sans le moin-
dre scandale, rendre public son mariage avec la nièce
du chanoine.
Fulbert fait mine de consentir à ce que demande
maître Pierre : le mariage est célébré secrètement, à
minuit, dans la chapelle de Sainte-Marine, au grand
déplaisir d'Hélo'ise, qui redoute pour son amant les
conséquences d'une divulgation et, magnifique de
renoncement, sacrifierait volontiers son honneur à
l'avenir de l'homme qu'elle aime. Mais Fulbert a fait
aposter des témoins dans un coin de la chapelle :
par leurs soins, la nouvelle du mariage de maître
Pierre s'ébruite, gagne l'évêché, la cour, où les cou-
pables sont mandés successivement et jouent si bien
la comédie de l'innocence qu'on les croit. Fulbert,
qui pensait tenir sa revanche, est dupé une fois de
plus. Et c'est alors qu'avec l'aide de deux complices
il inflige au séducteur de sa nièce la mutilation scélé-
rate qui mettra irrémédiablement fin à sa carrière
ecclésiastique, quia eunucktis non inlroibit tn domum
Domini (« parce que l'eunuque, suivant la parole
du Deutéronome, ne peut entrer au service du
Seigneur »).
Ainsi s'expliquerait, d'après Jules Perrin, le genre
de vengeance raffinée adopté par Fulbert, qui ne
l'emporta pas, d'ailleurs, en paradis et dont les
biens furent confisqués à la suite de ce crime et
la personne enfermée à l'abbaye de Saint-Victor
« pour le restant de ses jours ». Et l'hypothèse n'est
pas déraisonnable. L'auteur, quoi qu'il en soit, l'ap-
puie d'arguments qui font grande impression. C'est
sur sa conception de maître Pierre qu'on pourrait le
plus ergoter : est-ce bien là vraiment Abélard ? Cet
« arriviste » (le mot est de l'auteur lui-même), doublé
d'un formidable paillard (car, tandis qu'Héloïse fait
ses couches au Palet, il court tous les mauvais lieux
du clos Capon), cet hypocrite, ce traître, ce larron
d'honneur, ne répond guère à l'idée que nous avions
prise de lui. Et il est vrai que, dans sa correspon-
dance, notre homme s'avère d'une humeur singuliè-
rement frigide, surtout en comparaison delà brûlante
Héloïse, mais cette correspondance est postérieure
à son a accident », et il n'y a lieu d'en rien
conclure. Je ne dis pas que Jules Perrin ait mal
vu son personnage et qu'il lui prête une sécheresse
de cœur qu'il n'avait pas. Je dis simplement que
cette sécheresse n'est pas un dogme. Et je croirais
assez volontiers, en fin de compte, que ce frère aîné
de Lamennais et de Renan était plus compliqué
qu'il ne paraît chez l'auteur. Mais, en revanche, de
quelle grâce heureuse, de quelles couleurs char-
mantes et toujours justes Perrin a paré son Héloise I
Elle est la lumière, le coin de pure poésie de ce
livre réaliste, pittoresque et tumultueux, comme
une eau-forte de Callot. — chaiies Le Ooffio.
Iklermet (Achille), chimiste français, né à Vil-
leneuve-sur-'Yoïme le 7 mai 1849, mort à Joinville-le-
Pont le I" décembre 1919. Ancien élève de l'école de
Cluny, Mermet entra tout jeune dans l'enseignement
de cette école comme préparateur de chimie. Classé
premier au concours d'agrégation en 1872, il fut ap-
pelé à Paris, nommé professeur au lycée Charlema-
gne, puis chef des laboratoires et examinateur de
chimie au concours d'entrée de l'Ecole centrale des
arts et manufactures. Elève de J.-B. Dumas, Mer-
met fut un des plus fervents adeptes des méthodes
d'enseignement au laboratoire; son esprit de méthode
et d'analyse lui fit rapidement comprendre l'impor-
tance que devaient prendre les manipulations dans
l'enseignement secondaire et lui permit de donner
des directives tendant à faire une pk'xe de plus en
plus prépondérante au raisonnement et à l'applica-
tion des lois physiques. On lui doit un traité de
■ manipulation de chimie qui est un modèle; dans une
nouvelle édition, en publication au moment de sa
mort, Mermet s'est eflorcé de montrer que toutes les
manipulations classiques peuvent être exécutées avec
un matériel très simple, peu coûteux, à la portée de
tous les établissements d instruction.
Auteur de nombreuses communications à l'Acadé-
mie des sciences, à la Société chimique de Pzu'is, à
la Société d'encouragement pour l'industrie, etc.,
Meri^è^ ç;sécuta dans les laboratoires de l'Ecole cen-
Achille Mermet.
LAROUSSE MENSUEL
traie de nombreuses recherches, soit seul, soit en
collaboration avec son ami B. Delochanal ; ses tubes
à analyses spectrales, ses fours, sont aujourd'hui
classiques.
Lauréat de la Société d'encouragement, médaille
d'honneur de la Société nationale d'éducation, Mer-
met fit partie de la phalange de savants auxquels
fut réservée une promotion spéciale dans l'ordre de la
Légion d'honneur, lors du cinquantenaire de la Société
chimique de Paris.
Membre du conseil de l'enseignement secondaire,
vice-président de la Société de l'en: eignement spécial,
membre de la Société chimique, de la Société d'en-
couragement, de la Société des électriciens, Mermet
fut appelé par ses collègues et par ses chefs dans les
conseils tendant à la revision des programmes d'en-
seignement. Secrétaire de la commission des pro-
grammes de l'école de Cluny, membre de la Com-
mission pour la réforme de l'enseignement spécial,
délégué de la Société de l'enseignement secondaire
au Congrès des sociétés savantes en 1885, Mermet
apporta dans toutes les branches la précision et la
largeur de vues qui caractérisent son esprit de mé-
thode.
L'Association des anciens élèves de Cluny l'ayant
choisi comme président, ce fut pour lui une occasion
de développer les qualités de cœur qu'il prodigua
plus tard pendant
la Grande Guerre.
Le dévouement
était une des ver-
tusde Mermet; les
œuvres de solida-
rité sociale et de
mutualité l'inté-
ressaient au plus
haut point. Prési-
dent de l'Union
des physiciens de
France, membre
du bureau de
l'Union des pré-
sidents des socié-
tés de secours mu-
tuels de France,
président de la
Sociétédesecours
mutuels de l'île
de Noirmoutiers,
lorsque vint l'heure de la retraite, après quarante
années consacrées à la science et à l'enseigne-
ment, Mermet aurait pu se reposer, se consacrer
entièrement aux siens, à sa famille; mais cet homme
de cœur ne put rester inactif et cesser de consacrer
ce qu'il avait de meilleur à la chose publique. Ins-
tallé à Joinville-le-Pont, ayant conquis l'estime de-,
habitants, nommé conseiller municipal en 1908,
maire en 1912, membre du bureau de l'Union des
maires des communes de la banlieue parisienne, la
conduite de Mermet désarme le plus ingrat de ses
concitoyens. Son œuvre pendant la Grande Guerre
ne peut être retracée ici en détail. Confiant, malgré
tout, dans la réussite finale, Mermet apporte le ré-
confort, soulage les infortunes, visite les affligés,
s'associe à toutes les détresses, trouve les paroles
qui conviennent à toutes les situations et ne s'éloi-
gne qu'après avoir assuré, sous la forme la plus dis-
crète, l'avenir immédiat des malheureux.
Malade, épuisé, surmontant sa fatigue physique
par un prodige de volonté, il a tenu jusqu'au bout,
jusqu'à l'heure de la victoire. Ancien combattant de
1870, Mermet a consacré sa vie à la France ; pro-
fesseur, il prépare les jeunes générations en vue des
luttes futures; mutualiste, il soulage les infortunes,
apporte le réconfort aux déshérités du sort ; admi-
nistrateur il fait naître la confiance. Le dévouement
à l'humanité fut sa devise; la plus grande joie de sa
vie aura été de voir la victoire, triomphe du droit
et de la raison sur la force. — Félix Marbocti.'».
Nouvelle Philosophie de l'histoire
zaodeme et française (Une). Les bases
historiques et critiques d'une éducation nationale, par
René Gillouin (Paris, 1921 ; in-i6). — Ce petit
livre a pour objet de résumer systématiquement
l'œuvre considérable du baron Seillière, membre de
l'Académie des sciences morales et politiques. Dans
ces ouvrages, remarquables tant par l'ampleur des
problèmes posés que par l'ingéniosité des solutions,
qui ont pour titres : le Comte Gobmcau et l'Arya-
nisme historique (1903); Apollon ou Dionysos;
étude critique sur F. /Nietzsche et l'utilitarisme impé-
rialiste (igo^); l'Impérialisme démocratique (1907);
le Mal romantique : essai sur l'impérialisme irra-
tionnel (igoS); Introduction à la philosophie de fimpé-
rialisme [Impérialisme, Mysticisme, Romantisme,
Socialisme](ii)To); les Mystiques du néo-romantisme :
évolution contemporaine de l'appétit mystique (igii);
Mysticisme et domination : essai de critique impé-
rialiste (igi^) ; le Romantisme des réalistes : G. Flau-
bert (1914); le Péril mystique dans l'impérialisme des
démocraties contemporaines (1918); les Etapes du
mysticisme passionnel (igig) ; George Sand (1921),
Ernest Seillière a développé son système, qu'il
(V* 176. Octobre 1921.
appelle lui-même la philosophie de l'impérialisme.
L'expressionabesoind'explication. Pour fout le monde,
l'impérialisme, c'est l'appétit d'extension des grandes
nations; et le mot, d'ab îrd appliqué à la seule An-
gleterre, s'est peu à peu propagé chez les autres
peuples. E. Seillière le fait passer de la vie des
peuples à celle des classes, puis à celle des indi-
vidus, et alors, il le confond à peu près avec la vo-
lonté de dominer que Nietzsche appelle volonté de
puissance et qui est une des formes du vouloir-vivre.
C'est la force essentielle qui meut les hommes.
E. Seillière en voit une autre dans le mysticisme,
et il appelle ainsi l'idée, ou le sentiment, qu'un
individu ou une collectivité possède de collaborer
à l'action de quelque puissance surnaturelle. Jamais
autant qu'aujourd'hui — à une époque qui se vante
de ne prendre parti que pour des motifs ration-
nels — jamais on n'a vu tel débordement de mysti-
cisme. Au xvii» siècle, le mysticisme était soigneu-
sement cantonné dans le domaine religieux, où il
était, du reste, strictement contrôlé par l'Eglise. Au-
jourd'hui, à côté du mysticisme proprement religieux,
il y en a bien d'autres ; car cette puissance surnatu-
relle qu'on invoque comme un principe immanent
qui mène le monde peut prendre bien des formes.
Ce peut être la race, — et l'on sait que le mysticisme
racial s'est exalté chez les pangermanistes jusqu'à la
fol.e furieuse. Ce peut être l'homme de la nature,
considéré à priori comme un être bon et nécessai-
rement infaillible, et cette convention, répandue par
Jean-Jacques, engendre le mysticisme social. Ce
peut être la passion, c'est-à-dire, pour appeler les
choses par leur nom, le désir sexuel mis au dessus
de toutes les conventions sociales comme étant
quelque chose de divin ; il détermine le mysticisme
passionnel de la Nouvelle Héloïse et des romantiques.
Ce peut être encore le beau, considéré, non plus,
à la façon classique, comme l'ordre qui règne
dans l'œuvre d'art, mais comme une sorte de force
divine et mystérieuse de la nature ; ainsi naît le
mysticisme esthétique ou religion de la beauté. Il est
remarquable, d'ailleurs, qu'au fond de ces différentes
sortes de mysticismes se retrouve la même sourde
croyance à l'action fatalement bienfaisante de la
nature et que cet optimisme fondamental est entiè-
rement aux antipodes du pessimisme chrétien.
Ces deux principes, impérialisme et mysticisme,
peuvent faire beaucoup de mal. Ils en ont fait
beaucoup en réalité. Mais, au jugement même de
leur pénétrant analyste, ils peuvent receler du bien
aussi. Tout dépend du troisième principe, clef de
voûte de la philosopliie d'E. Seillière et qui est la
raison. Il entend par là l'expérience sociale condensée
dans la tradition, c'est-à-dire un principe vivant,
susceptible d'une perpétuelle adaptation, et d'une
utile prévoyance. Contrôlés, canalisés par elle, l'im-
périalisme et le mysticisme peuvent devenir de
puissants facteurs du progrès, et c'est l'espérance,
optimiste elle aussi, qui couronne la doctrine
d'E. Seillière.
Ces principes, qu'il était nécessaire d'exposer préa-
lablement et séparément pour l'intelligence du sys-
tème, ne prennent pourtant toute leur signification
que lorsque le philosophe les montre en action dans
ces grands courants de la pensée moderne qu'on
appelle le « rousseauisme », l'esprit révolutionnaire,
le romantisme, le socialisme, etc.
Rouîseau est le père reconnu de tous ces mysti-
cismes. On trouve aisément dans son œuvre la pre-
mière erquisse de chacun d'eux. Sa voix chaude et
éloquente a répandu dans le monde — nouvelle re-
ligion — cet optimisme naturiste qui a eu de vastes
destinées et, souvent, de si funestes conséquences.
Les plus pénétrants critiques de notre temps — entre
a^itres, J. Lemaitre et P. Lasserre — l'ont assez
démontré. L'étendue, la profondeur et la durée de
son influence n'ont pas été exagérées. Seulement, il
est intérer-sant de savoir — car les commencements
absolus n'existent pas plus en littérature que dans
les autres domaines — d'où Rousseau lui-même
tenait ces idées qu'il a faites siennes. Jusqu'à pré-
sent, on s'est accordé à les rapporter à son ori-
gine genevoise et calviniste. Mais voici que des
critiques comme E. Seillière, René Gillouin, Pierre-
Maurice Masson, E. Chinard, René Lote voient, au
contraire, dans le rousseauisme une autre hérésie
du catholicisme. Selon E. Seillière, il n'est pas une
suite de la Réforme, mais comme une seconde
Réforme, qui s'opposerait par son optimisme chimé-
rique au pessimisme chrétien et vite rationnalisé de
la première. Il en cherche la source dans le quié-
tisme qui, répandu chez nous par M"" Guyon, séduisit
Fénelon lui-même. Fénelon, Rousseau : on est sou-
vent tenté d'accoupler ces deux noms de grands sé-
ducteurs et de grands chiméiiques. Rousseau avait
reçu de M"' de VVarens les principes d'une religiosité
féminine : elle le rendit, suivant les propres paroles
de Jean- Jacques, « dévot presque à la manière de
Fénelon ». Cette filiation n'est pas négligeable.
D'autre part, n'est-il pas curieux de constater que
cette idée pernicieuse, et du reste absurde, de la bonté
naturelle de l'homme se trouve répandue avant
Rousseau et dès le xvn« siècle chez les jésuites mis-
sionnaires qui rédigèrent les Lettres édifiantes, ces
«• )76. Octobre 1921.
relations par ailleurs si intéressantes et qui étaient
comme le Tour du monde de ce temps-là. Les révé-
rends Pères nous présentent les sauvages comme des
modèles de pureté primitive. En 1694, le P. Cl.aucl.e-
tière écrit : « Nous voyons dans les sauvages les
beaux restes de la nature humaine, restes qui sont
entièrement corrompus parmi les peuples policés. »
C'est, avant la lettre, du Rousseau tout pur, et le bon
Père oublie presque le dogme du péché originel. Mais
la tendance est beaucoup plus ancienne. On la voit
auparavant chez Montaigne et, plus anciennement,
chez Plutarque, chez Virgile, chez Théocrite, chez
Platon, et même chez Hésiode, sous la forme du
mythe enchanteur de l'âge d'or, sans oublier quelques
traits qui ont pu être empruntés au Paradis terrestre
de l'Ancien Testament.
Ces recherches de filiation sont fort ingénieuse?.
Elles apportent beaucoup d'éléments nouveaux, im-
portants, dignes d'être retenus. E«t-ce à dire qu'elles
rompent entièrement, comme paraît le croire R. Gil-
louin, les liens par où l'on rattachait Jean Jacques à
Cjenève ? Nous ne le pensons pas. Cosmopolite et
changeant, Rousseau concentre en sa chimérique
ardeur des étincelles venues de bien des foyers
opposés. Quoi qu'il en soit, du reste, de ces questions
d'origine, du jour où Rousseau a lancé ses œuvres
retentissantes, c'est de ce prophète et de lui seul
que sont partis la nouvelle révélation et, avec tant de
troubles et de mouvements, les grands courants du
mysticisme modernes.
D'abord, la Révolution. Une théorie célèbre de
Taine et dont la fausseté étonne — et détonne dans
son œuvre si puissante — rattachait l'esprit jacobin
à la raison. Assurément, Taine a méconnu cet élé-
ment essentiel de religiosité et de mysticisme qui
est au fond de l'esprit révolutionnaire et qui, une
fois dûment reconnu, le rattache à J.-J. Rousseau.
Cette filiation est aujourd'liui presque un lieu com-
mun, mais que chacun met en valeur avec des nuan-
ces particulières. Tout le vocabulaire, en apparence
rationaliste des jacobins, n'est, suivant la théorie
d'E. Seillière et l'expression de R. Gillouin, « qu'un
masque posé sur la face ambiguë de ce Dieu-Nature
dont Jean-Jacques s'est proclamé le fils privilégié ».
C'est là le fétiche qui veut toutes les tendresses,
toutes les soumissions, quelquefois du sang.
Ce mysticisme rousseauiste prendra une double
forme (et cette division semble être une préci-
sion apportée par R. Gillouin à la théorie d'E. Seil-
lière) : le mysticisme politique ou démocratique qui
est celui de la Révolution proprement dite, et le
mysticisme économique ou prolétarien, qui inspirera
le socialisme contemporain; tous deux reposent éga-
lement sur cette idée que le peuple, étant l'homme
naturel, est naturellement bon.
E. Seillière a étudié le mysticisme démocratique
chez Edgar Quinet. Disciple de Rousseau et pro-
testant, nourri de romantisme allemand (ce qui ne
l'a pas empêché de prédire les dangers de l'impéria-
lisme prussien), Quinet, théoricien assez fumeux,
voit dans la Révolution française l'accomplissement
authentique de la Révélation chrétienne dont la
Réforme n'aurait été qu'une ébauche. Le peuple est
devenu Vinstrument de l'esprit universel. C'est aux
prophètes des temps nouveaux (entendons Michelet,
Quinet, etc.) qu'il appartient de montrer qu'en
l'an 1848 la cité de Dieu est réalisée. Le 2-Décembre
ajourna fâcheusement l'effet de cette vue prophétique.
Le mysticisme social est représenté par Fourier,
Proudhon et Karl Marx. Fourier professe que les
passions sont bonnes, pourvu qu'elles soient natu-
relles ; elles tendent naturellement à l'harmonie,
pourvu qu'elles se développent en séries. Comme
passion-souche, Fourier choisit d'abord l'amour;
mais, ému des protestations que soulevait sa théorie,
véritablement encombrée de la hantise sexuelle, il y
substitua, comme lien de bienveillance entre les
hommes, la gastrosophie, passion sagement alimen-
taire, qui devait être, selon lui, le principe d'une
activité productrice intense. Intelligence plus com-
plète et plus sensée, Proudhon invoque pourtant,
lui aussi, la nature pour établir cet axiome, cepen-
dant bien peu naturel et trop démenti par les
faits, que nous naissons tous égaux en capacité et
que toutes les inégalités sociales existantes (la pro-
priété par exemple) sont le résultat de la fraude.
Seulement, chez lui, les chimères de ce genre alter-
nent sans cesse, comme par une sorte de rythme,
avec des suggestions justes et pénétrantes. Karl
Marx professe ouvertement un impérialisme de
classe, auquel il prétend donner un fondement
scientifique ; mais, outre que la philosophie de Hegel,
déjà visible chez Fourier, exerce sur la pensée de
Marx une influence prépondérante, ce dernier fait
reposer son système sur une entité : \a force produc-
tive (d'abord, le moulin à bras; ensuite, le moulin à
vapeur), à laquelle, en vertu d'une foi spéciale, il
attribue une action toute-puissante : c'est elle qui
donne à la société sa forme, domine son évolution
et assure finalement le triomphe du prolétariat :
c'est ce qu'E. Seillière appelle le mysticisme tech-
nique. La force productive — dit René Gillouin —
joue dans le mystique marxiste un rôle très ana-
logue à celui du Dieu de Bossuet dans le Discours
LAROUSSE MENSUEL
sur l'histoire universelle. Le prolétaire apparaît dans ce
système comme un être théorique, d'origine abstraite
et mystique, qui a toutes les perfections et tous les
droits de l'homme de la nature de Rousseau.
La révolution morale déterminée par le mysti-
cisme dans l'individu n'est pas moins grave que celle
qu'il a produite dans la société. Dans la conception
classique et chrétienne, l'amour en dehors du mariage
est rapporté au principe du mal. Dans la conception
romantique issue de Rousseau, au contraire, « c'est la
passion antisociale, dit R. Gillouin, qui sera inter-
prétée comme la voix de Dieu dans notre âme ».
Pour séduire la jeune fille dont on lui a confié l'édu-
cation, Saint-Preux, bon et sensible, lui écrit : « Un
éternel arrêt du ciel nous destine l'un à l'autre»;
puis, aussitôt, il passe à cette autre question : t Dus-
sions-nous n'être heureux qu'un seul jour, veux-tu
quitter cette courte vie sans avoir connu le bonheur ? »
ce qui est bien plus franc. Cet exemple aura dans la
littérature un succès prodigieux. E. Seillière distin-
guedans l'évolution romantique plusieurs générations.
La première, en tête de la lignée, c'est Saint-
Preux. La seconde, c'est René. Saint-Preux s'est
borné à séduire une jeune fille, laquelle, une fois
mariée, meurt sans trahir la foi conjugale. Le • poi-
l.ti Mil l'fitiuiaiid lie liijiiiiiHiiie sur la Jila^e »ie IJeauviUe,
le jour du grand prix (21 aoiit 1921). — Phot. ilol.
son inconnu » qui dévore René, le héros de Chateau-
briand, est un amour incestueux pour sa propre
sœur. Il y a progrès. Dans sa plainte orgueilleuse
et amère, le héros désenchanté apparaît à la fois
comme victime et comme agent de la fatalité, comme
une sorte de dieu tombé, mais tout de même, en
un sens, comme une créature élue. Manfred et les
héros byroniens (troisième génération romantique)
sont, eux aussi et jusqu'à la tin, des révoltés som-
bres et sublimes. Byron portait dans son lyrisme
le remords et l'horreur d'un inceste qui, si l'on en
croit du moins certaines révélations, n'était plus
une simple fiction littéraire. Mais, pour nous en
tenir aux créations de son imagination, le héros
byronien s'oriente décidément vers l'attitude sata-
nique du démon qui se dresse en face de Dieu. C'est
là du « mysticisme diabolique », mais il s'agit tou-
jours de rattacher les passions humaines à quelque
principe surhumain. A la quatrième génération ro-
mantique — celle de Madame Bovary — nous assis-
tons à ce que Seillière appelle « la laïcisation du
mysticisme passionnel ». La fatalité de l'amour
descend du ciel sur la terre et mSme dans l'orga-
nisme. Néanmoins, ilsubsiste quelquechose de l'ancien
idéal romantique, et Emma Bovary nous est présen-
tée presque comme une martyre de l'adultère.
Avec Stendhal, est apparue une nouvelle forme de
mysticisme : le mysticisme esthétique. Il cherche et
trouve le maximum de jouissance dans la contem-
plation du beau, et le beau, dans l'ordre de la vie
iiumaine, c'est la passion avec son expression franche
et violente, avec son individualisme énergique : de
là le goût de Stendhal pour le beau crime passionnel.
Les romantiques, de 1830, Vigny, Balzac, Hugo, nous
présentent l'artiste comme un Messie envoyé de
Dieu, un être inspiré et prophétique. L'expression
mysticisme esthétique est même employée par Flau-
bert, qui fait profession de mépriser tout ce qui n'est
pas l'art. Il constitue l'art, comme dit notre critique,
en religion indépendante. Barbey d'Aur«villy cherche
601
à accorder le catholicisme avec un individualisme
eflréné, y mêle une bonne dose de satanisme byro-
nien et finit par trouver du catholicisme partout où
il trouve de la beauté: chez Diderot, Heine, Michelet
ou Stendhal I... ce qui est aller un peu loin.
Le < mysticisme racial », enfin, est fort ancien,
puisque l'idée d'un peuple élu eit fondamentale dans
I Ancien Testament. Mais, de nos jours, il s'est sur-
tout développé en Allemagne. En France, où les
races sont mêlées, le patriotisme résulte beaucoup
plus d'une brillante et forte un.té historique, d'un
grand passé, que d'un sentiment proprement ethni-
que. La France est une nation plus qu'une race. En
Allemagne, au contraire, le germanisme est une
religion, et le plus curieux est que son plus systéma-
tique théoricien est un Français, le comte de Gobi-
neau, dans son Essai sur l'inégalité des races
humaines. Selon lui, il est une race privilégiée, à la
peau blanche, à la volonté forte, race civilisatrice
et guerrière : cette race, c'est l'aryen, dolichocéphale
blond, dont le Germain serait le rameau le plus pur.
Sur ces données pseudo-scientifiques, l'orgueil alle-
mand, exalté jusqu'au délire, édifie une théorie qui
l'autorise à imposer sa « Kultur » en massacrant les
peuples qu'il juge inférieurs. N'a-t-il pas Dieu avec
lui ? Gott mit uns ! Ce pangermanisme mystique,
même après la défaite, reste, à peu près sans change-
ment, l'idéal des Allemands vaincus.
Cet exposé très condensé et presque schématique
de la philosophie de l'impérialisme ne donne qu'une
idée imparfaite des analyses pénétrantes et vigou-
reuses d'E. Seillière. Comme toutes les grandes
hypothèses philosophiques, elle néglige parfois cer-
tains éléments de la réaUté, et R. Gillouin, son
subtil et consciencieux interprète, lui adresse quelques
objections de principe, comme, par exemple, de trop
simplifier le drame vital en le reluisant à ces trois
acteurs : impérialisme, mysticisme, raison, et de
s'abandonner, lui aussi, à un trop facile optimisme
en supposant qu'ils finissent par s'unir dans une
heureuse action commune. Néanmoins, l'ensemble
du système est une robuste et vaste critique des
grandes tendances qui, non seulement ont remué
profondément l'âme de nos pères, mais encore doi-
vent demeurer pour l'avenir l'objet de nos constantes
et même inquiètes préoccupations. Tous ces pro-
blèmes du roussauisme, du romantisme, etc., n'ont
cessé de retenir l'attention des esprits les mieux
avertis et les plus vigoureux de notre temps. C'est
qu'il y va peut-être de notre vie nationale de diriger
selon les cas ou de combattre ces tendances. C'est
avec raison que R. Gillouin termine son volume par
des € suggestions et anticipations » sur l'avenir. La
guerre n'a pas autant changé les âmes qu'on aurait
pu l'espérer. En face de l'Allemagne, fidèle toujours
à son mysticisme de race, qui, sauvage et barbare
dans ses manifestations, n'en est pas moins pour elle
une force défensive et conservatrice ; à côté de l'An-
gleterre, partagée entre un impérialisme rationnel
qui a fait sa force séculaire et un mysticisme himia-
nitaire qui avait commencé à l'affaiblir dans les
années antérieures à la guerre (les deux tendances
sont assez bien représentées par Kipling et par
Wells), la France demeure, après sa victoire qui a
groupé en un admirable faisceau ses énergies variées,
le laboratoire périlleux où se rencontrent et luttent
les divers mysticismes, parmi lesquels, comme au
premier jour, continue à sévir la croyance absurde
à la bonté de l'homme naturel, qui est la négation
même de toute civilisation, et son corollaire, qui est
le mysticisme passionnel (nous parlons ici des théo-
ries plus que des faits, car, en fait, il y a toujours
eu en France de solides « noyaux • de moralité tra-
ditionnelle). « Vivons notre vie » proclament la litté-
rature et le tliéâtre bourgeois : la passion,c' est l'homme
naturel ; elle doit l'emporter sur toutes les conventions.
II ne paraît pas, du reste, que la ciasse ouvrière ait,
en théorie, une < idéologie » morale beaucoup plus
élevée que la classe bourgeoise qu'elle aspire à rem-
placer : elle veut jouir à son tour. La lutte des
classes paraît trop souvent se ramener à 1'» Ote-toi de
là que je m'y mette ». Toutefois, il semble que, chez
les uns et les autres, du fait de la guerre, le senti-
ment de la solidarité, de la dépendance réciproque
des diverses classes sociales à l'intérieur d'une nation,
solidarité affirmée avec éclat sur le champ de bataille,
mais trop longtemps négligée dans la vie civile, ait
fait quelque progrès aussi de ce côté ; que l'interna-
tionalisme, d'origine allemande et surtout profitable
aux Allemands, ait reculé devant le socialisme fran-
çais de Proudhon et même de Fourier ; que le syndi-
calisme, que rien n'empêche d'être national, tende à
se débarrasser du mysticisme révolutionnaire, en vue
d'une organisation, non plus politique, mais réelle-
ment économique et sociale.
Plus que jamais, il y a lieu de faire appel au troi-
sième principe — le bon principe — invoiué par
E. Sellière: la raison, qui, seule, peut tirer du mysti-
cisme des forces utiles et organiser l'impérialisme en
discipline salutaire. — Loui» Co^viuti.
Orométrie [tri] (du gr. oros, montagne, et
metron, mesure;. Géogr. Science du relief du sol.
SyN. OROLOGIE.
6o2
Politique intérieure et extérieure.
{Août.) — Les évcneraents du mois d'août n'avaient
apporté aucune solution concrète à aucune des ques-
tions qui occupaient et inquiétaient l'opinion depuis
tant de jours et de mois. Sans parler ni de l'Irlande
qui attendait une paix impossible à formuler, ni de
l'Espagne aux prises avec la redoutable aventure
marocaine, ni de l'Autriche que les Alliés ne parve
valent pas à relever, ni de bien d'autres questions
LAROUSSE MENSUEL
prême résoudrait-il lui-même le problème, ou atten-
ilrait-il que les experts lui présentassent des propo-
sitions fermes ? La France tenait pour la seconde
solution. Elle eut, en apparence, satisfaction. En fait,
les experts n'ayant pu aboutir, il fallut bien que le
Conseil suprême abordât la tâche, et c'est alors que
se manifestèrent avec plus d'acuité et d'aigreur que
jamais les divergences qui séparaient la France et
l'Angleterre. On les connaît. Lloyd George tenait
L'Amci'ican I.egion, conduite par le major Kniery, vi:
la cour d'Uniiiieur i2â août
que nous indiquerons en passant, au cours de cette
chronique, 1 Entente — si nous osons encore nous
exprimer ainsi ^ avait été impuissante à lixer le sort
de la Haute-Silésie ; elle regardait de loin le duel
gréco-turc, dont elle ne se désintéressait pas mais
dans lequel elle ne voulait à aucun prix intervenir,
et les intentions humanitaires qu'elle prodiguait,
peut-être avec quelque naïveté, à l'égard de la Russie
semblaient contrariées sans fin par une impuissance
irrémédiable à trouver à l'égard des soviets une poli-
tique raisonnable. On restait partout dans un redou-
table statu guo. La France en soullrait plus que per-
sonne. Malgré les manifestalions d'aniilié qu'on nous
prodiguait en pulilic, et les affirmations d'union
intime qu'on proclamait à l'issue des séances où l'im-
possibilité de s'accorder s'était le plus évidemment
affirmée, personne ne pouvait se dissimuler qu'on
cherchait à faire le vide autour de nous et que, tout
en nous couvrant de fleurs, on se défiait. Jamais peut-
être la tâche du gouvernement n'avait été aussi diffi-
cile en un moment où tous les événements extérieurs,
tout ce qui se passait en Orient, tout ce qui se faisait
et se disait en Allemagne, eût rendu pour nous plus
nécessaire que jamais la certitude d'appuis qu'on ne
demandait pas désintéressés, mais qu'on eût souhaités
francs et solides. A mesure qu'on s'éloignait de l'heure
où la fin de la guerre avait rompu les liens resserrés
par le danger commun, on sentait que le terrain où
l'on se croyait si étroitement groupés se rétrécissait
rapidement, à tel point que peu à peu tout le monde
en sortait pour se cantonner chez soi, et nous laissait
seuls avec le poids de nos pertes et de nos dettes.
C'était une situation dont il fallait bravement prendre
son parti, mais qui n'en restait pas moins pénible et,
disons-le, injuste et inquiétante. Elle exigeait beau-
coup de sang-froid et, à l'intérieur, la collaboration
de tous. L'absence du Parlement, en vacances, ne
permettait pas de dire si cette condition nécessaire
était remplie. Nous n'aurions osé l'affirmer. D'autre
part, on ne pouvait nier que des faits nouveaux ne
fussent intervenus, et que notamment en Angleterre
l'orientation de la politique extérieure ne se fût mar-
quée avec une croissante précision. Nous y insiste-
rons tout à l'heure.
L'événement capital du mois d'août avait été la
réunion du Conseil suprême à Paris. Objet de discus-
sion assez vives sur la question de savoir si elle se
tiendrait ou non, cette réunion avait été le théâtre
de discussions plus vives encore et qui, engagées sur
la question de la Haute-Silésie, portaient en fait beau-
coup plus loin, et atteignaient le principe même de
l'Entente. On se rappelle que le débat préliminaire
roulait sur la méthode à suivre pour régler la déli-
mitation de la Silésie plébiscitaire. Le Conseil su-
site les Invalides et traverse, drapeaux déployés,
192i). — l'hol. Manuel.
pour que la Silésie fût allemande, et prétendait s'ap-
puyer à la fois sur de» raisons historiques et sur le
plébiscite; Briand soutenait que ni l'histoire ni le
plébiscite n'avaient la signification que leur prêtait
le Premier anglais. Il suffisait d'ailleurs de jeter les
yeux sur la carte, et d'y reporter les résultats du
N' 176. Octobre 1921.
mande, qui était la sienne, des comparaisons histo-
riques déplacées et des affirmations contestables que
Briand avait énergiqueinent relevées. Mais cette joute
de paroles n'avait produit d'autre elïet que de rendre
plus difficile un accord. On avait pu croire un moment
à une rupture totale, et elle n'avait été évitée que
par une échappatoire qui n'était qu'un aveu d'impuis-
sance. En fin de réunion, au moment où LIcyd George
était rappelé en Angleterre par les affaires d'Irlande
— ou par le désir de ne pas prolonger une discussion
qui devenait dangereuse, — on s'était décidé à re-
mettre l'allaire au jugement du conseil de la Société
des nations, solution qui permettait de ne pas
rompre et d'attendre, mais qui ne réglait rien,
La Société des nations trouverait-elle le moyen
de mettre tout le monde d'accord ? Pourrait-elle
s'abstraire des considérations particulières, et aboutir
à une solution objective qui garantirait la paix et
n'amoindrirait personne ? L'épreuve était grave, pour
tout le monde et pour la Société des nations en par-
ticulier. Il fallait encore une fois attendre. Mais cette
attente ne pouvait laisser aucun doute sur la position
prise par l'Angleterre. Lloyd George n'avait plus jugé
utile de dissimuler ses tendances favorables à l'Alle-
magne. Il avait cru devoir refaire au Parlement son
iliscours de Paris. Il refusait d'admettre les raisons
de sécurité qui poussaient la France à soutenir la
Pologne et à priver l'Allemagne des forces indus-
trielles, et par suite militaires, qu'elle pourrait tirer
de la Haute-Silésie. Cela se couvrait bien entendu
de raisons humaines, du désir d'assurer la paix du
monde. Il restait au fond qu'on ne se souciait pas
de nous voir enfin délivrés du cauchemar de l'attaque
allemande, et qu'tm n'était pas fâché d'occuper assez
avec ce souci notre esprit et nos forces, pour que
nous ne pussions nulle part devenir dangereux. Il
était bon de voir clair dans le jeu anglais et, sans
renoncer aucunement à une alliance qui reste néces-
saire, il fallait de notre coté jouer serré, et ne négli-
ger aucune carte.
Le Conseil suprême avait, en outre, réglé diverses
questions relatives aux sanctions, sous condition que
l'Allemagne remplirait à la date fixée, c'est-à-dire au
31 août, ses engagements financiers; il avait accepté
que le cordon douanier rhénan fut supprimé, mais il
avait maintenu l'occupation militaire que l'Angle-
terre eût souhaité faire disparaître. La suppression
des entraves économiques que représentait le cordon
douanier était pour l'Allemagne d'une importance
capitale, nous l'avons déjà dit. Les mesures de con-
trôle, prévues pour garantir la surveillance des Alliés
sur les importations et les exportations, ne pouvaient
représenter pour nous qu'une garantie secondaire.
La France avait cédé cependant, donnant ainsi une
marque nouvelle de son désir de conciliation. Il ne
ressortait pas moins de cette décision qu'on fourni-;-
llujihes, premier minialre d Australie, veuu eu l''raiiee pMUr visiter les eliamps de bataille, prononce uu discours au cimcticre traii^ai»
de baint-Acbeul [2o août ltf.ll). — l'bot. liol.
plébiscite, pour comprendre qu'au fond l'enchevêtre-
ment des nationalités et des votes rendait toute solu-
tion nette impossible, et que, derrière la façade
plébiscitaire, agissaient des motifs d'une portée bien
autre. Lloyd George, oubliant sans doute qu'il était
en France, avait cru devoir donner à son argumen-
tation une tournure particulièrement désobligeante
pour nous, et il avait eu pour soutenir la thèse alle-
sait à l'Allemagne un élément de relèvement, alors
qu'on se montrait moins pressé — autrement qu'en
paroles — de permettre à la France de recouvrer son
équilibre financier.
La conférence financière qui s'était tenue à Paris
en même tetiips que le Conseil suprême n'avait en
effet donné que des résultats décevants. Dans la ré-
partition du milliard de marks-or payé par l'Aile-
«• 176. Octobre 1921.
magne, il apparaissait que la Belgique par droit de
priorité, et l'Angleterre en remboursement de ses
dépenses militaires d'occupation de la Rhénanie,
emporteraient la totalité des sommes payées par le
Reicli. Il ne fallait pas omettre de se souvenir que,
tlans le décompte des dépenses militaires d'occupa-
tion, le soldat anglais et le soldat américain inter-
viennent pour une somme très supérieure à celle qui
revient au soldat français, dont l'entretien coûte
beaucoup moins cher que celui de ses camarades
anglo-saxon';. De là l'élévation de la créance anglai-
se. Par ailleurs, à la vérité, on entendait porter à
notre compte les mines de la Sarre. Mais on nous
créditait ainsi d'une recette à venir, pour liquider des
dettes présentes. Sans doute Briand avait refusé de
ratifier la convention financière du 13 août qui ré-
glait la répartition du milliard allemand. Mais l'An-
gleterre et la Belgique, très intéressées à son exécu-
tion, avaient pressé la Commission des réparations
de rendre effectif le partage prévu. La commission des
finances de la Chambre française s inquiétait d'autre
part de la solution adoptée. Il y avait là encore pour
nous une source de difficultés, une manifestation de
l'antagonisme des intérêts en présence et de la hâte
que chacun avait de se faire payer. L'Angleterre, il
faut bien le dire, mar-
quait danscette occa-
sion un souci de récu-
pérer ses avances, qui
était parfaitement lé-
gitime, mais qui, par
un hasard regretta-
ble, semblait ne pou-
voir jamais coïncider
avec le besoin que
nous avions d'en faire
autant. Les décisions
de la conférence de
Spa continuaient ain-
si à peser sur nous.
Cependant la confé-
rence financière de
Paris avait remis les
choses au point en ce
qui concernait les li-
vraisons de charbon
allemand. A Spa,
l'Angleterre avait fait
accepter que ses dom-
mages de guerre, lar-
gement calculés, lui
seraient remboursés
par la vente des na-
viresallemands; mais
ces navires étaient
vendus à un prix tris
inférieur à leur va-
leur, et l'Allemagne
n'était créditée que
tie ce prix faible.
Au contraire, il était
stipulé que le char- Vnc imposante cérémonie a eu lieu
bon allemand nous
serait livré au prix
anglais, c'est-à-dire quatre ou cinq fois plus cher
qu'il ne valait en Allemagne. La convention du
13 août ramenait le prix du charbon livré par
l'Allemagne au prix pratiqué en Allemagne, et faisait
disparaître ainsi une lourde injustice. Enfin la même
convention avait décidé que les créanciers de l'Au-
triche et de la Hongrie seraient désintéressés au
moyen de l'émission des bons de la série C. Ainsi
tout le monde trouvait son compte dans le règle-
ment financier, et recevait des satisfactions liquides
ou réalisables immédiatement, hormis la France.
Pourtant, aucune voix discordante ne s'élevait
lorsqu'il s'agissait de reconnaître notre droit à la
remise en état des régions libérées. Ceux mêmes,
comme Keynes, qui contestent l'utilité qu'il y aurait
d'obliger l'Allemagne à payer, et qui considèrent cette
obligation comme nuisible à l'Angleterre, ne contes-
taient pas notre droit à la réparation de nos départe-
ment saccagés. Mais on ne manquait pas de s'in-
quiéter lorsque nous cherchions à régler seuls avec
l'.^llemagne un modus vivendi qui nous permit de
relever nos ruines aussi rapidement que possible. C'est
ce qu'avaient essayé de faire notre ministre Loucheur
et le ministre allemand Rathenau dans une nouvelle
entrevue qu'ils avaient eue à Wiesbaden. Ils étaient
tombés d'accord pour adopter un système qui abou-
tirait à nous iaire fournir par lAllomagne, en déduc-
tion de sa dette et par anticipation, des livraisons en
nature supérieures à la valeur de ce qu'elle devrait
normalement nous payer. L'Allemagne se trouverait
ainsi devenir la créancière de la France qui se libé-
rerait sur les annuités à venir. Il y avait là un sys-
tème ingénieux, qui ne pouvait manquer d'être favo-
rable à la France. Rien ne le prouvait mieux que
l'accueil assez froid qu'on lui fit en Angleterre, que
les réticences qu'on esquissa au sujet de ces négocia-
tions privées que la France engageait ainsi avec
l'Allemagne, et que les obligeants conseils que l'on
nous donna de nous méfier de l'incertitude politique
■et économique où vivait l'Allemagne. Cette combU
LAROUSSE MENSUEL
naison ingénieuse, qui marquait, de la part du
ministre allemand, un sens remarquable des réalités
et une réelle bonne volonté, ne pouvait à la vérité
entrer en exécution que si elle était approuvée par
le Parlement français et par le Reichstag. Fin août,
la question se posait donc. Le Reichstag suivrait-il
Rathenau et le cabinet Wirth ? Tout l'avenir tenait
dans l'attitude qu'allait prendre le Parlement alle-
mand au sujet des impôts nouveaux proposés par le
ministre. Si le Reichstag prouvait enfin sa volonté
de payer sa dette, d'appliquer le Traité de Versailles
et de tenir ses engagements, il était hors de doute
que bien des difficultés entre les Alliés se trouveraient
par là même liquidées, et que la paix y gagnerait en
solidité. La hâte à se faire payer, dont nous avons
parlé plus haut et qui provient de la crainte que
l'Allemagne ne paie qu'incomplètement, conduit les
Alliés à des dissentiments très fâcheux, mais très
explicables, qui disparaîtraient si aucun doute n'était
plus possible sur la bonne foi de l'Allemagne. Mais
le Reichstag comprendrait-il l'avantage que lAlle-
magne peut trouver elle-même à se libérer loyale-
ment et à se débarrasser des contraintes que la
défiance qu'elle inspire oblige à lui imposer ? La
réponse était douteuse. Rien jusqu'alors n'avait per-
ur le parvis Nolre-Danic. à l'occasion de la remise, par l.Vinerie.ln Leg
de Ncw-Yorlï à la police parisienne 27 août 1921 j. — Phot. Manuel.
mis, sauf depuis le ministère Wirth, de croire à
autre chose qu'à la volonté de l'Allemagne de ne pas
payer. Or, au moment même où Loucheur et Rathe-
nau signaient la convention de Wiesbaden, l'assas-
sinat d'Erzberger à Griesbach, dans la Forêt-Noire,
rendait l'avenir plus incertain encore, et donnait à la
politique anglaise de bienveillance confiante à l'égard
de l'Allemagne un démenti significatif.
Erzberger, on se le rappelle, avait déjà été vic-
time d'une tentative d'assassinat, alors qu'il compa-
raissait devant le tribunal de Moabit ; un natio-
naliste, von Hirschfeld, l'avait blessé. Le 26 août,
comme il faisait une promenade avec un ami, il était
brusquement attaqué par deux inconnus qui le sui-
vaient depuis quelque temps, et tué, presque à bout
portant, de plusieurs coups de revolver. Personne
ne put se tromper, ni en Allemagne ni ailleurs, sur
la signitication de ce crime. Au tribunal de Moabit,
comme dans la Forêt-Noire, Erzberger avait été
frappé parce qu'il gênait la droite. Son action comme
chef de parti était trop forte pour que les monar-
chistes allemands pussent la supporter. Il avait, en
outre, à la fois à cause de son attitude favorable à la
paix pendant la guerre et de ses intrigues avec l'Au-
triche, et parce qu'il avait signé l'armistice du 11 no-
vembre 1918, été choisi comme le type du traître
paralysant l'élan des invincibles armées allemandes.
Ceux qui ont mené l'Allemagne à la ruine, ceux sur
qui pèse la responsabilité du désastre militaire et de
la révolution, les chefs militaires, tous ceux dont la
chute de la monarchie a brisé la carrière ont une
manière à eux d'écrire l'histoire. Pour eux, le respon-
sable de la défaite était Erzberger. On s'en débar-
rassait. Mais cet assassinat, qui s'ajoutait à une
longue liste d'autres crimes politiques dont les au-
teurs restaient impunis, avait pour l'Allemagne et
pour l'Europe une portée considérable. Venu après
une série de manifestations monarchistes, notamment
après cette scandaleuse solennité de Griinewald où le
prince Eitel-Frédéric et Ludendorff avaient glorifié
603
les Hohenzolhem, et vilipendé la France, il marquait
le début d'une lutte, qui pouvait être très grave,
entre les partisans de la République et ceux de la
Monarchie; il dévoilait l'état réel des esprits en Alle-
magne, la fragilité du régime démocratique, la puis-
sance de l'eflort organisé par les part is d'ancien ré-
gime. Il était clair que, suivant l'issue de cette lutte,
l'Allemagne exécuterait le Traité de Versailles et re-
prendrait sa place en Europe à proportion de la
bonne volonté qu'elle mettrait à remplir ses obliga-
tions; ou bien, redevenant brusquement aggressive,
elle constituerait pour l'Europe un danger immédiat,
et rendrait toute paix impossible. Erzberger semblait
avoir compris que le salut de l'Allemagne était dans
l'acceptation du fait accompli ; il voulait le Rcicb
uni dans la forme républicaine. Ses assassins niaient
la défaite et le Traité ; ils voulaient replacer le Reich
sous le sceptre des Hohenzollern, et se venger de la
France. Qui l'emporterait ? Rien ne prouve qu'Erzber-
ger, suspect à tout le monde, eût été assez fort
pour triompher, mais sa mort n'était pas une conclu-
sion : c'était peut-être l'annonce d'événements d'autant
plus graves, que l'Entente était plus divisée. Le gou-
vernement du chancelier Wirth venait de prendre des
mesures contre les menées réactionnaires. Mais quelle
était l'autorité réelle
du cabinet Wirth ?
Quelque réponse
que l'avenir dût don-
ner à ces questions
troublantes, la dis-
parition tragique
d'Erzberger faisait
éclater aux yeux de
tous l'instabilité de
l'Allemagne, et par
suite l'impossibilité
de se fier à sa sa-
gesse. Que devenait
alors le système de
politique européenne
adopté par Lloyd
George et fondé tout
entier sur laconfiance
en l'Allemagne? et
quelle était la valeur
de l'argumentation
dédaigneuse par la-
quelle il prétendait
calmer nos craintes
dans la question de
la Haute-Silésie ? Et
n'étions- nous pas am-
plement justifiés, par
les faits, de ce re-
proche d'impérialis-
me qu'on n'ose pas
nous faire officielle-
ment, mais qu'on a
toujours sur leslèvres
et qu'on est bien aise
de nous faire jeter à
la tête par la presse
inspirée d'en haut ?
Nous devions accorder aux événements d'Allemagne
une attention de tous les instants. Personne, plus
que nous, n'a le devoir d'être vigilant.
C'est au moment où la lumière jaillissait ainsi sur
le trouble intérieur de l'Allemagne et sur les dangers
qui en pouvaient résulter pour l'Europe, que l'Alle-
magne même se trouvait délivrée d'un gros souci par
la conclusion de son traité avec les Etats-Unis. Les
longues discussions qui avaient agité la République
américaine et préparé l'élection du président Harding
sont trop connues pour que nous y revenions. Elles
aboutissaient au traité de Berlin. Rien de plus simple
que cet instrument diplomatique. Les Etats-Unis
retenaient du Traité de Versailles : la section I de la
partie I, les parties IV à XII, XIV et XV. Ils
repoussaient tout ce qui concerne la Société des na-
tions, tout ce qui concerne les limites de l'Allemagne
et le statut des nouveaux Etats, comme aussi le
Chan-Toung, la Turquie, lEgypte, le Maroc, toute la
partie XIII (Kureau international du Travail) ; ils
ne gardaient dans les dispositions relatives à la Com-
mission des réparations que le droit de prendre part
aux délibérations de cette commission quand cela
leur conviendrait ; ils renonçaient au droit de pour-
suivre les coupables de guerre. En somme, et
comme tout le faisait pressentir, ils se libéraient de
tout ce qui ne touchait pas les intérêts américains,
et notifiaient ainsi leur volonté de se tenir en dehors
des affaires de l'Europe et de leurs annexes. Etait-ce
confiance dans la paix de l'Europe, conviction de
l'impossibilité d'une guerre prochaine qui remettrait
en péril la paix et l'équilibre du monde î Etait<e
simplement, après le gros effort suscité par Wilson
pour extérioriser les Etats-Unis, leur repliement na-
turel sur eux-mêmes, le retour à la politique exclu-
sive de l'américanisme, le besoin de se libérer du
cauchemar des complications européennes, le réa-
lisme immédiat refoulant l'idéalisme prévoyant ? Il
y avait de tout cela dans le mouvement irrésistible
d'opinion qui avait rendu inévitable la rédactioa et
, du <liai>eau offert par la police
6o4
la Eignature du traité de Berlin. L'Allemagne, certes,
n'y trouvait pas de satisfactions morales ou maté-
rielles iinméJiates. La question du dérarmement du
Reich lui restait imposée. L'abandon, par l'Amérique,
de la poursuite des coupables de guerre n'impli-
quait pas la renonciation à l'article 231 du Traité de
Versailles sur les responsabilités de la guerre. Mais
la barrière qui séparait l'Allemagne des Etats-Unis
tombait. Si le Reich demeurait chargé de ses
indemnités de guerre à l'égard des Etats-Unis, si les
biens al'emands en Amérique restaient le gage de sa
dette américaine, du moins le marché américain se
rouvrait et l'Allemagne se trouvait avec une grande
puissance prépon lérante sur le pied d'égalité. C'était
un résultat considérable et qui permettait au Reich
d'envisager de longues et utiles perspectives. Les
Etats-Unis de leur côté liquidaient une situation
équivoque et irritante. Ils pouvaient espérer que
l'Allemagne allait devenir pour eux un marché et,
dans la gêne où l'exagération de leur change les lais-
sait, ils avaient le droit d'imaginer des combinaisons
libératrices. Mais faisaient-ils sagement en se refusant
à tout droit de regard dans les affaires de l'Europe ?
Le rôle de spectateur muet que leur ambassadeur à
Paris, Harvey, avait tenu au Conseil suprême, était-
il vraiment pour eux l'attitude définitive qui conve-
nait à une puissance de leur taille ? Etait-il sage de
leur part de séparer ainsi complètement du reste du
monde tout ce qui concernait l'Amérique et le Paci-
fique, et n'était-ce pas une illusion dangereuse que de
penser encore, aprèsla Grande Guerre, en présence de
de tout ce qui troublait l'humanité, qu'il y avait entre
les nations des cloisons étanches capables de résister à
toutes les pressions ? Nous avons dit souvent notre
opinion sur ce sujet. Nous estimons que les Amé-
ricains se trompent, que leur avenir n'est plus là
seulement, mais sur tous les points où se débattent
de grands intérêts généraux, et ces intérêts généraux
sont partout. Mais nous n'avions pour l'heure qu'à
nous incliner devant une décision que nous n'avions
pas eu à discuter. — Ce qui ressortait clairement
pour nous du traité de Berlin, c'est que les Etats-
Unis renonçaient définitivement à nous garantir
contre l'Allemagne, ce qui entraînait la caducité totale
du traité anglo-américain sur lequel, au moment
des délibérations qui préparaient le Traité de Ver-
sailles, nous avions basé tant d'espérances de sécurité.
La certitude en cette affaire valait mieux que le
danger d'une garantie illusoire. C'était à nous de
conserver l'amitié américaine — tout nous permet-
tait d'y croire et le triomphal voyage des Légion-
naires américains en France le prouvait, — et d'en
tirer ce qu'elle pouvait donner, sans exiger d'elle ce
qu'elle ne voulait pas nous accorder.
Mais, en nous plaçant à un point de vue général,
la signature d'un traité séparé entre les Etats-Unis
et l'Allemagne, rapprochée de l'attitude de l'Angle-
terre en tant d'occasions, ne diminuait-elle pas la
valeur du Traité de Versailles, et ne marquait-elle
pas l'heure où chacun allait reprendre sa liberté?
Question grave, qu'il fallait pourtant se poser froi-
dement, et envisager avec toutes ses suites.
Il importait aussi, quand on examinait la portée
du traité germano-américain de Berlin, de noter une
fois encore la répulsion de l'Amérique pour tout ce
qui concernait la Société des nations et les stipu-
lations internationales d'ordre général absolu. Nous
ne revenons pas, pour ne pas nous répéter, sur
ce que nous avons écrit si souvent au sujet de la
Société des nations. La haute conception de Wilson
devait s'évanouir, en ce qui concerne l'Amérique,
devant des pensées moins vastes et plus intelligibles
au delà de l'Atlantique. Mais l'abandon de la Société
des nations entraîne aussi celui de la partie XIII du
Traité de Versailles relative à la réglementation in-
ternationale du travail. Là encore, l'Amérique re-
nonce à une construction wilsonienne qu'elle avait
édifiée de ses mains et sous l'inspiration d'un citoyen
Américain, Gompers. Mais, dans ce cas, il faut re-
connaître que nous avons joué un rôle de dupes.
Non seulement nous avons adhéré sans difficulté
aux dispositions de la partie XIII, mais nous les
avons mises en pratique, notamment en ce qui con-
cerne la journée de huit heures, que ni l'Angleterre,
ni l'Amérique elle-même n'ont appliquée et mise en
forme de loi. Aujourd'hui notre industrie, notre ma-
rine marchande se trouvent grevées d'une véritable
hypothèque, notre politique sociale et économique
est gênée par des restrictions incompatibles avec les
besoins du travail de ce temps-ci; mais l'Amérique
se refuse à accepter la partie XIII qu'elle a placée
sur notre route, et dont elle est en grande partie res-
ponsable. Nous n'espérons pas que cette leçon nous
profite. Mais il est indispensable qu'on ia médite.
L'Amérique nous donne un exemple de réalisme et
de réflexion, qui contraste cruellement avec nos im-
pulsions idéalistes.
Ainsi, à la fin d'août, nous nous trouvions en pré-
sence du problème de la Haute-Silésie sans solution,
de l'Allemagne agitée violemment par une réaction
monarchiste sans scrupules, de l'Amérique affirmant
sa politique personnelle et répudiant la signature de
Wilson, des difficultés de la question des réparations,
enfin d'une Angleterre amie et alliée sans doute,
LAROUSSE MENSUEL
mais dont nous avions un continuel besoin de déter-
miner avec certitude les sentiments, les intentions
et la politique.
Pour essayer de fixer ces derniers points, il était né-
cessaire de legarder du côté de l'Orient. Là, les
Turcs kemalistes et les Grecs étaient toujours aux
prises, et l'incertitude des informations étaif telle,
chacun des deux adversaires proclamant sa victoire,
qu'il était impossible de savoir où l'on en était. Du
moins, avait-on le droit de conclure que le dénoue-
ment ne s'annonçait pas. L'Angleterre, d'ailleurs, ne
l'attendait pas, pour affirmer en Asie occidentale sa
politique envahissante. Fayçal, sur le compte de qui
nous nous sommes souvent expliqué, avait été pro-
clamé roi de Mésopotamie et d'Irak, à Bagdad.
L'Angleterre qui, d'autre part, semblait préparer
une confédération arabe, espérait ainsi, d'un côté,
battre en brèche l'autorité du sultan de Con=tanti-
nople, de l'autre remettre entre des mains alliées et
fidèles la garde du bassin de l'Euphrate et la route
du golfe Persique. C'était une vaste entreprise, bien
digne de l'Angleterre, conforme à son génie et à son
histoire. L'entreprise était-elle sûre ? C'était une autre
affaire. Les troubles très graves qui avaient éclaté
en août dans le Malabar, au sud de l'Inde, et qui,
s'ils avaient été déclenchés par des excitations natio-
nalistes, avaient une forme entièrement religieuse et
fanatique, prouvaient qu'en affirmant son hostilité
contre Conslantinople, en l'espèce contre le Com-
mandeur des croyants, l'Angleterre, souveraine de
millions de musulmans, jouait avec le feu. Quant à
la loyauté de I-ayçal et à la sécurité que pouvait pro-
curer sa royauté dans la Mésopotamie, il était permis
de douter que ce fût là une garantie bien solide.
Par ailleurs, il eût été très sage de surveiller de
très près les agissements bolchevistes en Asie. La
situation du bolchevisme russe semblait, certes,
chancelante. Tous les renseignements que l'on rece-
vait de Russie montraient ce malheureux pays dans
une effroyable misère. Famine, choléra, typhus, mou-
vements populaires, migrations en masse, tout faisait
de la Russie un chaos. L'Europe et l'Amérique
s'étaient énmes. Le Conseil suprême avait décidé la
formation d'un organisme interallié de secours à la
Russie, que présidait notre dernier ambassadeur en
Russie, l'ancien ministre Noulens. On discutait sur
la façon de secourir le peuple russe, et l'on cherchait
à obtenir du gouvernement des Soviets les garanties
nécessaires pour que l'aide aux malheureux Russes
ne se muât pas en secours confortatif aux soviets.
Il ne paraissait pas qu'on fût sur la voie d'obtenir
grande assurance sur ce point. L'attitude du gou-
vernement de Moscou restait aussi arrogante et aussi
méprisante que par le passé, et, quoiqu'on annonçât
la chute prochaine du bolchevisme, cette chute ne
se produisait pas. En fait, il était fort vraisemblable
que, si la Russie agonisait, le bolchevisme qui la
tuait entendait vivre, et ne renonçait à rien. De
plus, à mesure que les jours passaient et qu'on voyait
plus clair dans le jeu de Lénine, on arrivait à se
tiemander si l'habile homme ne jouait pas la comédie
de la misère, et ne couvrait pas de notre pitié des
desseins astucieux.
Nous avons déjà prié nos lecteurs de ne se forger
aucune illusion trop facile à cet égard. Le bolche-
visme avait foi en lui-même. Mais on pouvait penser
qu'ayant constaté l'inaptitude présente des peuples
occidentaux à la révolution communiste intégrale
trop bien jugée à ses résultats, il mettait toutes ses
espérances sur l'Asie, et qu'il n'avait pas tort. Nous
répétons encoreque le bolchevisme et le tempérament
asiatique sont faits pour s'accorder, et que tout ce que
le premier contient de mysticisme, de sauvagerie,
de répulsion pour le travail, et en même temps de
promesse de bonheur et d'égalité, est de nature à
plaire au second qui s'embarrasse peu de conséquen-
ces économiques, historiques et sociales. Or, l'inva-
sion de l'Asie par le bolchevisme ne pourrait laisser
l'Angleterre indifférente, et si nous-mêmes devons
donner toute notre attention à cet événement possi-
ble, il tombe sous le sens que l'intérêt de l'Empire
britannique y est bien autrement engagé. La multi-
plicité des petites nationalités qui pullulent sur le
sol asiatique et qui tout à coup, après des siècles de
servitude, s'aperçoivent qu'elles existent, peut deve-
nir contre lui un puissant agent de désorganisation et
de désordre. On devait donc considérer comme impru-
dente la politique asiatique de Lloyd George, ou plutôt
la politique de lord Curzon, qui abrité derrière le pre-
mier ministre tenait le fil de toutes les intrigues.
Si l'on note maintenant que la fin de la conférence
des Dominions, qui s'était tenue à Londres, avait
marqué nettement une nouvelle orientation de la
politique extérieure de l'Angleterre ; que celle-ci
devrait compter à l'avenir avec des intérêts autres
que ceux qui l'avaient déterminée jusqu'ici ; que la
plupart des Dominions, déjà autonomes pour leur
gouvernement intérieur, avaient bien plus de raisons
de faire concorder leur politique extérieure avec
celle des Etats-Unis qu'avec celle de l'Angleterre ;
que par là l'Angleterre se trouverait amenée — et
elle le manifestait déjà — à ménager plus que par
le passé les Etats-Unis; que dans ces conditions son
attitude à l'égard du Japon ne se présentait plus
N' 176. Oaobre 1921.
sous le même angle ; que, par suite, elle était à la
veille d'une crise de Constitution de l'Empire britan-
nique, on admettra sans doute que l'ambition de sa
politique en Asie et le dédain cavalier avec lequel
elle traitait nos propres intérêts en Europe se trom-
paient peut-être d'heure.
Il fallait ajouter l'incertitude de l'avenir du côté
de l'Irlande. Les conférences tenues à Londres avec
de Valera et Craig, l'influence du ministre sud-africain
Smuts avaient conduit Lloyd George à proposer aux
sinn-feiners la constitution de l'Irlande en Dominion,
l'Angleterre restant maîtresse de l'armée et de la
flotte, ainsi que des relations extérieures. Valera et le
Daily Eireann avaient repoussé ces offres très raison-
nables, exorbitantes de tout ce que pouvait per-
mettre d'espérer la vieille politique anglaise, et ils
avaient réclamé l'indépendance totale avec rupture
de tous les liens, sans aucune exception, qui les atta-
chaient à l'Angleterre ; ils l'avaient fait avec des ar-
guments généraux assez inattendus, sans portée, qui
sentaient la littérature dilatoire et le marchan-
dage. On cessait de comprendre leur politique. L'opi-
nion anglaise avait repoussé d'elle-même une de-
mande aussi contraire à l'unité de l'Empire et à l'idée
traditionnelle que s'en fait tout Anglais loyal. Lloyd
George avait répondu, avec une rare précision, que
son dernier mot était dit. Mais il avait proposé une
nouvelle entrevue. On pouvait donc encore espérer
un accord. Mais il restait que la constitution de
l'Irlande en Dominions, surtout si les sinn-feiners,
comme ils le souhaitaient, arrivaient à s'entendre
avec l'Ulster et à maintenir l'unité de l'Irlande, mor-
celait en fait le Royaume-Uni, et changeait la forme
et la force de l'organisme anglais.
Si l'on rapprochait tous ces faits épars sur la sur-
face de la planète, on s'apercevait qu'arrivée à un
point critique de son histoire l'Angleterre ne cessait
cependant d'aspirer à la conduite des affaires du
monde, d'avoir partout l'œil et la main, et qu'atta-
chée avant tout au développement de sa puissance
elle allait de l'avant, au risque d'être obligée de s'en
repentir, et sans s'inquiéter des ruines qu'elle pou-
vait faire ; attitude égoïste certainement, inhumaine
quelquefois, mais non sans grandeur, qui lui a réussi
au cours des siècles, qu'elle garde comme une mar-
que atavique de son esprit et de sa race, mais qui,
à l'heure présente, s'affirme trop souvent sans
nuance au gré de l'impulsivité d'un ministre impres-
sionnable et changeant qui ignore l'histoire du monde,
et qui s'imagine qu'on peut conduire les peuples
avec des boutades. Le peuple anglais suit son ministre,
parce que c'est une tradition anglaise, et aussi parce
qu'il n'a personne qui soit indiqué pour faire mieux.
Mais le ministre guide-t-il bien ceux qui le suivent ?
Et nous, qu il froisse avec tant de légèreté, et qu'il
expose à de si angoissantes incertitudes, n'avons-
nous pas le droit de crier gare et de rappeler à notre
alliée ce que nous avons fait dans le passé d'hier, et
le besoin qu'elle a de nous ?
Il est certain qu'à côté des vastes visées anglaises,
bien des incidents particuliers de la vie européenne,
que l'Angleterre au surplus suivait de très près, ap-
paraissaient d'importance secondaire et transitoire ;
que par exemple, la situation de l'Autriche, celle de
la Hongrie, leurs différends, si gênants qu'ils fussent,
tenaient peu de place ; que, même la grave insurrec-
tion du Maroc espagnol, que nous suivons avec tant
d'intérêt, dont nous souhaitons tant voir nos voisins
sortir victorieux, mais qui restait symptomatiquc, ne
pouvaient influer immédiatement sur les destinées
de l'Europe et du monde ; mais tout cela restait
au nombre de ces quantités infinitésimales qui, en
biologie, provoquent les réactions puissantes. II
résultait de tout cela que la France doit suivre de
très près et essayer de comprendre toujours le sens
des gestes anglais, même et surtout quand ils nous
froissent, et que, sans renoncer à l'idéalisme qui
reste le fil conducteur de sa politique, elle doit
apprendre à distinguer son véritable intérêt, à ne pas
s'emballer sur des chimères, à ne pas faire fond sur
des reconnaissances instables. Engagés malgré nous
par la droite interprétation du Traité de Versailles
et du plébiscite qui en était la suite nécessaire, dans
l'affaire de Haute-Silésie, sachons faire les conces-
sions utiles, compatibles avec la sécurité de l'Europe.
Nous avons promis d'accepter le jugement de la
Société des nations, et nous avons eu raison. Il sera
bon, en octobre, quand le verdict sera prononcé, que
l'opinion publique sache soutenir le gouvernement
qui a la lourde responsabilité de mener notre barque
parmi les écueils du temps présent.
Pouvons-nous espérer qu'il en sera ainsi ? Aurons-
nous assez de sang-froid pour comprendre ce qu'il
nous faut d'adresse, de patience, de dignité et de
travail acharné, pour échapper à l'isolement qui nous
menace, pour garder notre rang devant une politi-
que qui finirait par nous étrangler, pour nous
imposer enfin à ceux qui voudraient nous négliger,
comme nous l'avons fait tant de fois au cours de
notre histoire ? Nous le souhaitons. Jamais nous
n'avons eu plus besoin de tout notre sang-froid, de
toute notre sagesse, de toutes nos forces. Il n'y a
pour nous rien à attendre d'une politique désuète de
petitesse et de désunion. — Juiu ausACLT.
«• 778 Octobre 1921.
LAROUSSE MENSUEL
605
Manifestation antiréactionnaire à Berlin, après l'assassinat d'Erzberger. Une foule, évaluée à 500.000 personnes, portant des drapeaux de la République allemande et des écriteaux antimonarctiistes
i.ti_ .1- ,, .u_, ._,_. „- L , , ,x ,... >__ .__:.._ . .^^ ouvriers et les démocrates à se montrer
comme ils étaient venus, ont régalé leurs
s'est rassemblée auprès de Tancien château impérial. De nombreux orateurs ont protesté contre les dernières provocations de la droite, et ont engagé les ouvriers et les démocrates à se montrer
plus unis que jamais devant leurs adversaires. La manifestation s'est déroulée dans le plus grand calme. Puis les manifestants, groupés par corporations.
districts respectifs (31 août 1921). — Phot. Kol.
Quand Israël est roi, par Jérôme et
Jean Tharau :i (Paris, 1921). — Jérôme et Jean Tha-
raud ont réuni en volume les articles remarquables
que publia, sous le titre Bolchevistes de Hongrie, la
• Revue des Deux Mondes » à la tin de 1920 et au
début de 1921. Ainsi présentée, leur œuvre dépasse
la portée habituelle des notes de tour.stes, même
doués du sens de lanalyse impartiale et de la péné-
trante observation. Elle nous montre les convulsions
politiques de la Hongrie pendant l'effondrement de
la double-monarchie et la dictature de Bêla Kun.
Le livre débute par une originale évocation de
Bismarck. En 1899, dans la chambre d'hôtel où un
jeune professeur de littérature française devait vivre
pendant sa mission auprès de l'Université de Buda-
pest, le portrait du chancelier de fer, suspendu à la
muraille, « m'aidait, dit-il, à voir la vanité d'idées
qui, dans un logis d'étudiant, entre la Seine et le
Luxembourg, pouvaient bien avoir un attrait irré-
sistible, mais n'étaient pas de mise ici, devant ce
redoutable étranger. Mon sévère compagnon m'arra-
chait à la tyrannie que les livres exercent toujours,,,.
et m'apprenait sans discours la suprême puissance
de l'expérience et du fait. » Un tel souvenir devait
naturellement se présenter à l'esprit de l'observateur
qui a contemplé tour à tour la formidable force de
la Triplice, œuvre de Bismarck, et, vingt ans plus
tard, le chaos où se débattent les tronçons épars du
0 brillant second »,
Les contrastes se précisent dans les deux chapitres
suivants, qui rendent compréhensibles les faits ra-
contés dans le reste du volume. En nous décrivant
Bude, Jérôme et Jean Tharaud esquissent largement le
passé de cette ville qui fut, pendant des siècles, le
boulevard de la chrétitnté contre les Turcs, de l'Eu-
rope contre l'Orient. Il n'est pas besoin des pastiches
moyenâgeux, édifiés par les architectes de la nou-
velle école allemande, pour « rappeler aux imagi-
nations les grandeurs d'autrefois •. La mentalité
des vassaux de saint Etienne, des compagnons des
princes d'Anjou, des guerriers de Jean Hunyade et
de Mathias Corvin, des auxiliaires de Charles de
Lorraine, dont les descendants furent si jaloux de
leur indépendance nationale, apparaît mieux dans
les antiques maisons de bourgeois et d'artisans, dans
les anciens hôtels de magnats qui couvrent la colline.
Les vestiges des temps héroïques qui subsistent dans
les emblèmes des porches, des piliers et des cours y
sont encore assez éloquents pour que les frères Tha-
raud pensent avec mélancolie « ...peut-être, l'autre
jour, à Trianon, on a trop oublié l'immense effort con-
tre l'Asie qu'a soutenu pendant des siècles, pour la
chrétienté tout entière, cette vieille citadelle d'Occi-
dent ». Mais l'Orient si longtemps refoulé ou tenu
en échec a fini par prendre sa revanche. Son premier
succès est la conquête de Pest. Dans la ville sœur
de Bude, à côté de l'importante colonie allemande
d artisans et de commerçants « honnêtes, modestes
et appliqués » qui s'était adaptée aux mœurs hon-
groises, la révolution de 1848 fait accourir une foule
de nouveaux venus. Ils arrivent des villages de la
campagne, de l'Autriche, de la Pologne et de la
Russie. Les frères Tharaud nous montrent comment
ils se rendent peu à peu maîtres des vastes domaines
de magnats, du journalisme, du négoce, des profes-
sions libérales et des partis politiques. Les autoch-
tones leur avaient fait une place à côté d'eux en
détruisant les barrières que la prudence des ancêtres
avait élevées; être à côté de leurs hôtes ne suflit
pas aux Juifs qui, conscients de former la « race su-
périeure », veulent être au-dessus. La maison Orczi
devient leur quartier général. Ils transforment Pest
en moins de cinquante ans. De la cité paisible ils
font une métropole moderne, énorme, pleine de tu-
multe, d'agiotage et d'intrigues.
Le comte Tisza, Magyar de pure race et de puis-
sante volonté, y aurait vraisemblablement fait obs-
tacle. Les frères Tharaud lui consacrent un chapitre
entier. Ils analysent sa carrière politique et sa mort
tragique en pages émouvantes, qui contredisent l'opi-
nion commune. Pour le grand public, Tisza était en
effet un francophobe acharné, le tyran de la Hongrie,
l'artisan de la Grande Guerre, où il aurait agi de con-
cert avec les dirigeants occultes de Berlin. Pour les
frères Tharaud, il était un patriote averti, rallié sans
arrière-pensée aux Habsbourg, qui soutenait l'hégé-
monie magyare sur les divers peuples de la Hongrie
par crainte de l'anarchie où l'application du prin-
cipe des nationalités plongerait l'Empire et qui, seul
parmi les conseillers de François-Joseph, osa s'op-
poser de toutes ses forces aux prétentions exagérées
du cabinet de Vienne sur la Serbie, après l'assassinat
de l'archiduc héritier à Sarajevo. Nous avons ainsi,
selon une version tirée, d'ailleurs, des documents
diplomatiques publiés par les révolutionnaires d'Au-
triche, un Tisza clairvoyant et ferme, qui ne se laissa
pas éblouir par la popularité soudaine dont il jouit
après la déclaration de guerre, ni décourager par
l'impopularité violente que provoquèrent bientôt la
longueur des hostilités et l'incertitude des résultats.
Popularité, impopularité au si artiticielles sans doute
1 une que l'autre, car c'est par de telles sautes d'opi-
nion publique savamment préparées qu'on rend pos-
sibles les révolutions. Quoi qu'il en soit, dès son
avènement, l'empereur Charles disgracie Tisza, qui,
pendant le bouleversement consécutif à l'offensive de
Franchet d'Esperey, reste à Pest, au lieu de se réfu-
gier... dans ses terres ou à l'étranger. Les frères Tha-
raud nous racontent en détail la fin de cette exis-
tence tourmentée. Résolue par les membres juifs du
Comité national, accomplie par des assassins juifs,
elle ressemble à celle de .Nicolas II. Relevons aussi
au passage, dans la fin du chapitre, l'assassinat du
comte Sturgkh, premier ministre d'Autriche, par le
socialiste juif Adier, et les outrages qui accompa-
gnèrent jusque dans sa tombe le cadavre du comte
Tisza, « vrai personnage de tragédie », que les frères
Tharaud réussissent à rendre sympathique.
En opposition avec Tisza se dresse, dans les trois
chapitres suivants, le comte Karolyi. La psychologie
de ce transfuge de l'aristocratie magyare a tenté les
frères Tharaud, qui l'étudient avec soin. Ils ont dé-
couvert les caractéristiques de ce • magnat ambi-
tieux », qui se rattache par son inconscience et sa
vanité aux grands seigneurs français ilu xviii* siècle,
aux gros bourgeois du xix« et du xx" siècle, en
coquetterie avec les encyclopédi-tes et autres des-
tructeurs de l'ordre établi, soit pour mériter l'épi-
thète de libéraux, soit pour détourner à leur propre
avantage les bouleversements qu'ils auront ptiéparés
ou soutenus en croyant les diriger. En réalité, malgré
ses discours, ses menaces et ses gestes, on ne peut
voir en Karolyi qu'un sous-Lafayette, un velléitaire
du pouvoir, un pantin dont l'entourage tirait les
ficelles et qui fut mis au rebut dès qu'il eut joué soa
6o6
rôle, dont il ignorait le sens exact. Les frères Tliarautl
ne sont pas tendres pour lui et, s'il est réellrment tel
qu'ils nous le montrent, leur sévérité est bien natu-
relle : ■ Dès mon jeune âge, dit-il un jour, mon
plus chaud désir a été de faire une révolution ». Il
affichait sa haine de l'Autriche, de l'influence alle-
mande, et ses bruyantes opinions lui assuraient, pen-
dant la guerre et lors de la débâcle des Centraux,
les sympathies de l'Entente. Ennemi juré de Tisza, qui
le ménagea pendant un duel, ce qu'il regretta plus
tard, il hérita de la popularité de son adversaire,
quand arriva pour la Hongrie l'heure de la désillu-
sion. Ses amis ou conseillers, tous juifs, surent en
tirer, selon l'usage, le rendement maximum. Si l'on se
reporte au troisième chapitre du volume, à quelques
publications retentissantes de ces derniers temps, on
peut supposer que Karolyi avait été choisi depuis de
longues années par les dirigeants d'Israël pour être,
en pays hongrois, au moment attendu, l'intermédiaire
nécessaire entre la fin des temps anciens et le début
des temps nouveaux.
Les frères Tharaud nous font des portraits très
vivants de ces personnages : Ie5 laszi, les Hatvany,
les Dènes, les Keri et tant d'autres, qui inspiraient
les actes de Karolyi. En même temps, ils préparaient
le « Conseil national » avec ses ramifications dans
les bourgs et les villages hongrois, pour appliquer en
HonRrie les principes de la révolution russe, qui
« était l'aube du Grand Soir qu'Israël attend depuis
des siècles ». Ils intriguaient ouvertement à Pest,
devenu c le vaste entrepôt des intérêts et des idées
sémitiques, où la vraie pensée nationale était défi-
gurée, où les rêveries d'Occident prenaient, par un
affreux miracle, la souquenille de la maison Orczi, et
parlaient en jargon ». Pour résister à tous ces enne-
mis de la monarchie, il aurait fallu un autre souve-
rain que l'empereur Charles.
Dans le récit que nous font les frères Tharaud des
épisodes qui précédèrent la proclamation de la Répu-
blique hongroise, le dernier Habsbourg nous apparaît
identique à celui de 1' a Olire de paix séparée de
l'Autriche » vu par le prince Sixte de Bourbon : un
excellent honmie, velléitaire du bien, sans l'énergie
suffisante pour la réaliser ; tels Louis XVI ou Nico-
las II. Il n'était évidemment pas de force contre les
gens du Conseil national. Leurs exécutants pou-
vaient agir. Ce sont des Juifs qui déchaînent l'émeute,
des Juifs qui la guident. Malgré sa violence appa-
rente, elle serait aisément réprimée : « Non, non,
dit vivement le roi, je ne veux pas qu'on tire sur le
peuple. » Pas plus sur le o peuple » de Vienne que
sur celui de Budapest : a ...On a versé assez de sang,
je n'entends pas recommencer la guerre avec mes
peuples... Qu'ils s'organisent à leur gré! » La Répu-
blique provisoire est proclamée en Hongrie par le
Conseil national, dont Karolyi est président. Il s'ima-
gine naïvement avoir été l'âme de la révolution et
avoir donné assez de gages démocratiiues à l'Entente
pour conserver à la Hongrie son intégrité territoriale.
il oubliait le principe des nationalités. Or, nous disent
les frères Tharaud en s'appuyant sur l'histoire,
« pendant des siècles, ce qu'on appelle le problème
des naiwnalilés n'exista pas en Hongrie » ; mais,
après la répression des tentatives d'indépendance de
1848, 4 la génération qui suivit montra moins de
sagesse. Chose inattendue isousl'influencede la presse
sémitique, on vit se développer en Hongrie un nationa-
lisme outrancier, qui suscita la zizanie entre des
populations habituées depuis très longtemps à vivre
en assez bonne harmonie ». Aussi l'entrevue de Bel-
grade avec le général Franchet d'Esperey fut-elle,
pour Karolyi, flanqué de ses principaux acolytes du
Conseil national et du délégué des Comités d'ouvriers
et soldats, la cause d'une immense déception. Les
frères Tharaud nous donnent tle cet épisode un récit
très pittoresque, dont ceux qui connaissent la rude
franchise et le clair bon sens de l'ancien collaborateur
du général Lyautey au Maroc ne mettront pas en
doute la scrupuleuse exactitude. La Grande Hongrie
indépendante, rêvée par Karolyi, devait perdre les
contrées dont les productions lui étaient indispen-
sables pour vivre ; elle devait rendre la liberté aux
groupements ethniques revendiqués par les Rou-
mains, les Serbes et les Tchèques et sur lesquels elle
prétendait conserver l'hégémonie. D'ailleurs, ces
groupements n'attendent pas la lin des négociations
et tranchent eux-mêmes leurs liens. L'influence du
libérateur Karolyi diminue ; il suppose que le dé-
sordre — a avec un peu de bolchevisme, nous nous
en tirerons toujours d — provoqué par lui, obligera
l'Entente à maintenir la Hongrie dans ses anciennes
limites. Les socialistes du Conseil national pratiquent
la doctrine juive de Karl Marx; les rares collabora-
teurs bourgeois d'origine indigène qui masquaient
encore sur la façade révolutionnahre son aspect exo-
tique s'effarent et disparaissent. L'état troublé du
pays rend impossible la réunion de l'Assemblée
constituante promise au début de la révolution; le
Conseil national nomme président de la République
le comte Karolyi qui, aussitôt, « alla s'installer dans
le palais de Bude, à la place du roi. Ses rêves d'en-
fant étaient réalisés >.
Mais Bêla Kun allait entrer en scène. * La tête
ronde, complètement rasée, de vastes oreilles poin-
LAROUSSE MENSUEL
tues, les yeux gros et saillants, le nez court, les
lèvres énormes, une bouche largement fendue, pas
de menton, l'air d'un lézard, tel apparaît Bêla Kun.
Au moral, un petit employé juif, débrouillard et
rusé, comme on en voit des milliers à Budapest. »
Comment ce petit employé parvient-il en quelques
semaines à prendre la place de Karolyi, à s'asseoir
en dictateur sur le trône de saint Etienne ? Les
frères Tharaud nous l'expliquent en détail. Ils nous
font, des antécédents du personnage, un récit qui
nous le montre dénué de scrupules, appuyé par
tous les frères de race triomphateurs en Russie, par
les ministres et conseillers du président et par tons
les comités que le Conseil national avait essaimes
dans la capitale. Ce récit est d'ailleurs illustré par
une série de portraits où les Kunfi, les Keri, les
Pogany, les Szamuely et autres protagonistes no-
toires sont burinés en traits que l'histoire ne pourra
plus effacer.
Karolyi, qui se prenait au sérieux, veut se débar-
rasser d'un agitateur devenu gênant. Il le fait arriter;
mais ses ministres et ses amis eux-mêmes étaient de
connivence avec Bêla Kun. Celui-ci, dans la presse
à gages, devient aussitôt un martyr. Les événements
se précipitent. Malgré ses instances, le lieutenant-
colonel Vix, représentant militaire de l'Entente à
Budapest, n'a pu faire atténuer les termes de l'ulti-
matum qui oblige la Hongrie à se mutiler au profit
des voisins. Pour se venger, Karolyi songe à « dé-
chaîner sur le monde un bolchev.sme dont l'Europe
entière crèverait »... — ce sont ses propres paroles.
Mais les Juifs, qui l'avaient soutenu jusque-là (car,
dans cette Hongrie féodale, même pour faire une
révolution, il faut toujours le grand nom d'un ma-
gnat), les Juifs ne lui laissèrent même pas la satis-
faction amère de faire délibérément le geste du paysan
hongrois. La révolution bolcheviste du 20 mars,
comme naguère celle du 30 octobre qui l'avait porté
au pouvoir, se passa presque sans lui et, cette fois
encore, sur l'initiative d'une poignée d'Israélites au-
dacieux.... Assurés, maintenant, d'entraîner, à la
faveur de l'indignation patriotique, la masse jusque-
là récalcitrante des ouvriers socialistes, Bohm et
Kunû allèrent trouver dans sa prison Bêla Kun, et
arrêtèrent avec lui les dernières mesures à prendre
pour établir à Bu Japest la République des conseils ».
Les soviets se réunissent et proclament la dictature
du prolétariat hongrois. Karolyi est sommé de démis-
sionner ; son entourage rédige pour lui le message
au peuple et le signe « ... et ce furent ces quatre
Juifs qui mirent fin à la République hongroise et
étouffèrent les derniers soubresauts de l'ambition du
magnat ». Bêla Kun sort de prison, constitue un
Conseil exécutif avec 18 commissaires juifs du peuple,
et 8 chrétiens 0 pour expédier, dit-on, en ville, les
affaires pendant les jours de sabbat » ; il exerce
l'autorité absolue sous le titre modeste de commis-
saire aux affaires étrangères, fait publier les procla-
mationsqui réglementent le nouveau régime. < Après
la dynastie d'Arpad, après saint Elienne et ses fils,
après les Anjou, les Hunyade et les Habsbourg, il
y avait maintenant unroi d'Israël en Hongrie, s
Ce que doit être l'ère entrevue parle prophète Karl
Marx, nous le devinerions, à travers les récits contra-
dictoires sur la Russie soviétique publiés par les jour-
naux, si nous n'avions, pour mieux nous éclairer, le
témoignage direct des frères Tharaud. Leur témoi-
gnage, ils le consignent dans lechapitre « la Jérusalem
nouvelle ». La dictature du prolétariat nous apparaît
ainsi comme une immense entreprise de contrainte
morale, de meurtres, de pillages, de confiscations, à
laquelle des troupes spéciales donnent toute sécurité.
Organisées par Pogany, commandées nominalement
par un magyar ancien ouvrier en cuir nommé Cserny,
elles agissaient d'après les indications du service des
Recherches politiques, dont le vrai chef était « un
certain Otto Klein, qui avait changé son nom pour
celui de Corvin, le plus illustre de Hongrie. D'où
sortait-il, ce petit Juif bossu et scrofuleux, qui, pen-
dant l'interrogatoire de ses patients, s'amusait à leur
enfoncer une règle dans la gorge î De quels bas-fonds
avait-il émergé à la lumière î Personne, à Buda-
pest, n'a jamais pu me renseigner sur ce point ».
Prudemment, d'ailleurs, les frères Tharaud ne
prerment pas à leur compte les terribles histoires
dont ils ne sauraient se porter personnellement
garants, a Sur toutes cesatroc.tés on m'a fait maint
et maint récits, où il est fort difficile de discerner le
vrai du faux et ce que la haine et la peur ont encore
ajouté d'imaginations folles à une réalité déjà suffi-
samment effroyable ». Mais, après cette réserve, ils
citent des faits précis, <i absolument authentiques »,
qui rendent au moins vraisemblables tous ceux aux-
quels ils font allusion. En considérant la brutalité
des moyens matériels mis en œuvre dans la réforme
des relations sociales, on comprendra que les pré-
jugés n'aient pas gêné les triomphateurs dans la
réforme des grands services de l'Etat. L'industrie,
les finances, l'instruction publique, furent détruits
en quelques semaines par des idéologues ou des
énergumènes qu'animait la haine aveugle du passé.
« Des gens qui n'éprouvaient ni scrupules ni regrets
à sacrifier un monde auquel ils demeuraient com-
plètement étrangers avaient tout bouleversé pour
N- 176. Octobre 1921.
tout reconstruire à leur guise. » C'est en vain que
leurs thuriféraires les excuseront en invoquant les
droits de la nécessité dans une époque de transition.
Pour reconstruire d'après un nouveau plan, il faut
des matériaux. Or, les révolutionnaires prétendent
tout supprimer d'abord et dédaigner même l'em-
ploi ultérieur des matériaux de démolition ; il ne
leur reste que des nuages. Heureusement pour la
Hongrie, les Hongrois ne leur laissèrent pas le temps
de terminer l'expérience.
Tandis que Pogany et Otto Klein opéraient dans
la capitale, 0 les gars de Lénine », conduits par
Tibor Szarnuely, propageaient dans les campagnes
l'évangile de Bêla Kun. Les frères Tharaud con-
naissent bien le terrain de propagande et nous en
dessinent, dans le chapitre XII, quelques paysages
de scènes et de mœurs bien pittoresques. Le croquis
de Nagy-Varad ou Grand-Varadin est délicieux.
Dans ce milieu jusqu'alors si paisible, Szamuely fit
merveille. Les histoires dont il est le héros ressem-
blent, d'ailleurs, à celles dont Budapest était le
théâtre. Qu'un Szamuely ait pu terroriser les villages
et les bourgs et parader au club Othon après chaque
expédition, nul ne s'en étonnera, s'il songe aux mis-
sions de certains représentants du peuple pendant
la Révolution française, aux origines et à la menta-
lité du personnage.
Le régime eut son apothéose le f mai 1919, à
Budapest. Le caractère hébraïque de la fête fut rendu
évident par les motifs des décorations de la ville,
l'ordonnance des cérémonies, les statues imposées à
la vénération des foules : Karl Marx, Lénine, Trotsky,
Liebknecht, Rosa Luxemboiu-g. La révolution mon-
diale était même ouvertement escomptée pour le
20 juillet ; mais, encore une fois, la débâcle suivit de
près l'apothéose. Bêla Kun et ses acolytes s'étaient
servis de la fiction patriotique pour prendre le pou-
voir. Ils s'étaient engagés à faire respecter l'intégrité
de la Hongrie. Une bonne armée efit mieux valu que
toutes les proclamations. Or l'armée rouge était à
l'image du ministre de la guerre, et tout à fait inca-
pable de s'opposer aux décisions de l'Entente. Quel-
ques Hongrois réactionnaires tentèrent d'organiser
à Szeged un gouvernement national, afin de renver-
ser les chefs bolchevistes et de préparer la lutte
contre les Roumains et les Tchèques, qui voulaient
annexer sans retard les territoires prorais. La tenta-
tive échoua pour diverses raisons que nous indiquent
au passage les frères Tharaud, et Bêla Kun fut
ainsi débarrassé de ses ennemis de l'intérieur. Ceux
de l'extérieur étaient plus redoutables. L'offensive
entreprise le 20 juillet par le dictateur finit aussitôt
par une catastrophe. Les Roumains franchissent la
Theiss, envahissent le pays magyar, menacent Buda-
pest. Ils avaient d'anciennes rancunes contre les
Hongrois, et leur vengeance fut terrible. « Les Ma-
gyars prétendent qu'à elle seule cette invasion leur
a coûté autant que les quatre années de guerre. »
Quoi qu'il en soit, outre leurs reprises matérielles,
les Roumains affirmaient leur volonté de détruire le
bolchevisme chez leurs voisins. Bêla Kun n'avait pas
les moyens de les en empêcher. Les gars de Lénine,
la garde rouge et les bourreaux diplômés ne pou-
vaient plus compter sur l'apathie des masses ouvriè-
res et paysannes, enfin réveillées de leurs illusions
patriotiques, pour faire respecter son pouvoir et sa
vie. 0 Un train spécial l'attendait, lui et ses amis, à
la gare. Il s'empressa d'y prendre place avec Pogany,
Kunfi, Amburger et les autres commissaires juifs du
peuple. Seuls, les chrétiens restèrent à Budapest
dans le ministère socialiste qui prenait la suite des
affaires et où nul Israélite n'avait brigué le moindre
portefeuille ».
Il y eut, naturellement, une réaction. Pour blâmer
0 la terreur blanche » il fallait accuser le lapin
d'avoir commencé. Quelques acolytes secondaires de
Bêla Kun furent jugés et pendus. Szamuely, qui
revenait d'une expédition fructueuse entreprise avant
la débâcle, arriva trop tard à Budapest pour
prendre le train de Bêla Kun. Il s'enfuit en automo-
bile, fut arrêté à la frontière, se suicida, et sur sa
tombe l'on inscrivit : « Ici a crevé un chien ».
L'histoire de la Jérusalem nouvelle s'arrête là. Les
frères Tharaud lui donnent cependant un épilogue
dans le chapitre 0 Dialogue sans fin». Ils imaginent
une controverse entre un Hongrois et un Israélite. Les
épisodes variésde la colère des indigènes après la fuite
de Bêla Kun en sont le prétexte. Les Hongrois, on
l'a vu, ne manquaient pas de motifs de vengeance,
et leur interprète est éloquent. Ses arguments, expo-
sés avec méthode et clarté, sont d'ailleurs réfutés
avec souplesse par l'interlocuteur et, de l'ensemble,
il résulte que les deux races, l'aryenne et la sémi-
tique, seraient sages de s'unir au lieu de se com-
battre,carleursqualitésrespectives se compléteraient,
tandis que se neutraliseraient leurs défauts. C'est une
thèse raisonnable en principe, mais que les faits
rendent singulièrement hasardeuse dans l'application.
Sans l'avouer, les frères Tharaud, qui ne voudraient
pas être considérés comme e antisémites », selon le
sens erroné qu'on attribue à cette expression, pa-
raissent le redouter. Leur dernier chapitre, c le
Bâton d'Ahasvérus », laisse deviner leur inquiétude
au sujet de l'avenir. Ils ont contemplé à Budapest
1
«' 176. Octobre 1921.
les trains qui, venant de l'Orient, dévctsent sur les
contrées de l'Occident les foules loqueteuses en
marche pour la conquête du monde. Ils ont déjà vu,
ailleurs, ce que deviennent en quelques années, en
deux générations au plus, les fils d'Israël, et c'est
peut-être leur propre anxiété que traduit, dans les
dernières lignes du volume, le Chrétien désespéré :
« Oui, oui, regardez-les. Aujourd'hui là, demain
ailleurs ; chez eux partout et nulle part I Toujours
enragés d'espérance. Le Turc sur la colline de Bude
n était pas plus dangereux que ce Juif ébouriilé, assis
sur sa valise. Dans le dernier assaut de l'Asie, nous
avons été les vaincus ! »
Tel est ce livre, où le lecteur, quels que soient
ses sentiments, ne peut méconnaître l'élégance du
style, la variété de la documentation, le souci d'im-
partialité, lasérénité des jugements. Les frères Tha-
raud ont cherché à faire œuvre d'historiens et de
témoins, et non de pamphlétaires. Et cependant, ils
font penser à certains volumes de Drumont, « la Fin
d un monde • notamment. En considérant la simulta-
néité des actes, la concordance des efforts, l'unité de
race des dirigeants révolutionnaires pendant et
après la guerre, en Russie, en Hongrie, en Autriche,
en Bavière, à Berlin même et ailleurs, on peut
se demander si c le Peuple élu dès l'origine des
temps » ne s'efforce pas de réaliser, dans le monde
matériel, les promesses de suprématie universelle
formulées par ses anciens prophètes. Le livre des
frères Tharaud nous invite à ces réflexions, car, en
racontant avec une bonne foi louable une scène tirée
de l'essai de révolution mondiale, ils nous font con-
naître la vraie race, dissimulée sous des noms d'em-
prunt, des aventuriers sinistres qui bouleversèrent
la Hongrie. — Pierre Khorat.
Hossini, par Henri de Curzon (Paris, 1921). —
La destinée de Rossini est singulière. Doué des qua-
lités les plus brillantes, riche d'imagination, étince-
lant de jeunesse et d'esprit, habile à trouver de
idées, ingénieux à les mettre en valeur par des effets
qui devaient porter sûrement sur le public de son
temps, auteur enfin du Barbier de Sévtlle et de Guil-
laume Tell, après avoir composé avec une abon-
dance étonnante, il s'arrêta en pleine gloire ei,
n'ayant pas encore quarante ans, devant vivre bien
des années encore, il ne fit plus rien pour le théâtre,
pour ce théâtre auquel il avait consacré toute sa
jeunesse. « J'avais de la facilité, dit-il un jour à
Wagner, et beaucoup d'instinct. » Il eut conscience,
après Guillaume Tell, qu'au point où il en était ar-
rivé, il fallait quelque chose de plus, et cet effort il
n'eut pas, peut-être, le courage de le tenter. Peut-être
y eut-il d'autres raisons, mais on ne les connaît pas ;
et l'on ne peut que regretter qu'aient soudain disparu
de la scène cette force de vie, ce rayonnement de
jeunesse que Rossini y apportait. Dans ses partitions
qui sont si nombreuses, même dans les plus médio-
cres, les pages originales ne manquent pas, et plus
d'une, oubliée aujourd'hui, si elle reparaissait aux
feux de la lampe, serait aussi fraîche, aussi vive,
aussi jeune que jadis. Ce qui manqua souvent à
Rossini, ce fut un livret convenable; il travaillait sur
commande, et ne pouvait choisir ; il faut admirer
que, sur des sujets parfois aussi saugrenus, il ait pu
faire une telle musique. On s'en rendra mieux compte
en lisant le livre que lui consacre aujourd'hui
Henri de Curzon. Henri de Curzon aime Rossini,
et il l'aime en connaissance de cause ; l'œuvre
du musicien du Barbier de Sévtlle n'a rien de secret
pour lui et, sans doute, on peut regretter que son
étude manque un peu de synthèse; mais l'analyse
claire, précise, serrée qu'il donne des productions
musicales de Rossini est une bonne introduction,
— on pourrait dire t une ouverture aux œuvres du
musicien ».
Gioacchino Rossini est né le 28 février 1792, à
Pesaro (Marches), de Guiseppe Rossini, de Lugo, et
d'Anna Guidarini, de Pesaro. Son père était trom-
pette public, sa mère avait une fort belle voix. Gui-
seppe fut compromis par l'amitié qu'il montra aux
troupes françaises. Pour vivre, la famille dut mener
la vie vagabonde des comédiens en voyage. Le pèrc'
jouait du cor, la mère et l'enfant chantaient. Cepen-
dant, comme celui-ci avait des dispositions particu-
lières, on le confia à un chanoine de Lugo, D. Gui-
seppe Malerbi, qui lui enseigna le chant et le clave-
cin, et lui révéla Haydn et Mozart. A quatorze ans,
l'enfant est déjà membre de V Accademta filarmonica
de Bologne, et on le fait entrer au Lycée musical de
cette ville. Le P. Angelo Tesei le perfectionne dans
le chant et le piano, le P. Stanislas Mattei lui ap-
prend le contrepoint et la composition, le rend fami-
lier avec la musique allemande : « Faute de possé-
der une instruction musicale approfondie, écrivit
Rossini plus tard — d'ailleurs où l'aurais-je acquise
de mon temps en Italie ? — le peu que je savziis, je
l'ai découvert dans les partitions allemandes ».
Mais il lui fallait travailler pour faire vivre les
siens. Dès 1810, il quitte l'école pour aborder le
théâtre. Il s'y lance bientôt résolument. Les livrets
lui sont imposés par les imprésarios, ce qui ne faci-
lite pas sa besogne. Après avoir débuté à Bologne,
il passe à Venise, où il donne avec succès un opéra
LAROUSSE MENSUEL
bouffe en deux actes : l'Equivoco stravagante, dont
l'ouverture est déjà celle du Barbter de Sévtlle, et
où l'on peut noter bien des eflets, bien des procédé -
qui se retrouveront dans les comédies lyriques qui
suivront. Dans VInganno felice (ou a l'Heureux Stra-
tagème »), joué au théâtre San Moïse, au carnaval de
1812, sa personnalité se marque déjà. Ce n'est qu'une
farce, pourtant, inspirée des contes du moyen âge,
mais romanesque et romantique, presque tragique.
La même année, d'ailleurs, il donne une pièce à grand
spectacle, aux épisodes nombreux, Cyrus d Babyloiie
ou i la Chute de Baltliazar » ; deux œuvrettes rapides,
la Scala di sela (« l'Echelle de soie ») et L'occasione
latl ladro{' L'occasion fait le larron »); la Pietra del
paragone, son premier véritable succès, dont il
reprit mainte page par la suite, et enfin une < opéra
séria », Demelrio e Potibio : c'était, remanié, son pre-
mier essai théâtral, et, si le savoir-faire y apparaît,
la fraîcheur originale n'en a pas disparu ; les plus
aimables idées y sont exprimées avec une tendresse
et une sincérité qui séduisent. L'année suivante il
Figlio per azzardo ou tl Signor Bruschino, farce ita-
lienne classique, pleine de mouvement et de cou-
leur, et dont la musique suit exactement les péri-
péties amusantes, annonce déjà le Barbier, et Tan-
(iiuaucliiliu Kosâiiii (1302-1808 .
ciède triomphe. C'est un gros succès d'enthousiasme,
qui devait se prolonger pendant bien des aimées. Le
livret en était tiré de la tragédie de Voltaire, et
Rossini en avait gardé le caractère chevaleresque et
la couleur romantique. Pour la première fois, les
instruments à vent y tenaient un rôle important, et
la vie de l'orchestre en était singulièrement augmen-
tée. Dès lors, chacun apporte au maître des livrets;
de toutes parts on lui olire de merveilleux engage-
ments. Il donne successivement l'Ilahenne à Alger,
qui est l'une de ses bouffonneries les plus plaisantes,
les plus légères, les plus folles, les plus gracieuses;
une cantate, Eglée et Irène; une « opéra séria »,
Aurettano tn Palmira, dont les ornements excessifs
forment un contraste parfois choquant avec le tra-
gique de certaines situations; un opéra boulîfe, le
Turc en Italie, plein de verve et d'imagination, mais
auquel Rossini n'attacha pas d'impoitance; enfin,
Sigismondo, qui dut sans doute au livret son échec
complet.
A ce raoïiient, Rossini compose son hymne natio-
nal pout glorifier le débarquement de Napoléon à
) Cannes, et il se marie. Il épouse Isabelle Colbrand,
j qui était la prima donna des deux théâtres lyriques
I de Naples, et pour laquelle il va travailler. C'est
ainsi qu'il fait pour elle Elisabeth, reine d'Angleterre,
où apparaissent certains ettets qu'on retrouvera par
la suite parce qu'ils sont particulièrement imaginés
pour la voix et pour le jeu de la chanteuse, et, à
Rome, à l'époque du carnaval, il donne un gros mé-
lodrame fort noir, où sont pourtant quelques belles
situations musicales, Torvaldo e Dorltska. Enfin, le
6 lévrier 1816, le Barbier de Sévtlle parait sur la scène
de l'Argent ina. Après un accueil réservé aux pre-
mières représentations, ce fut le triomphe. Il arrive
parfois qu'un auteur trouve le sujet qui convient
le mieux à son esprit, qui s'adapte le plus étroite-
ment aux circonstances dans lesquelles il se trouve.
C'est une chance qui n'est pas aussi fréquente qu'on
607
le croit; mais Ro-sini eut celle chance. Il écrivit sa
partition en treize jours, et sans doute il ne s'y trouve
rien de particulièrement nouveau ; il est aisé d'y re-
trouver les éléments traditionnels du genre, mais
chacun y est à sa place et dans sa perfection. Il y a
harmonie complète entre l'œuvre et l'auteur. Le pu-
blic s'en aperçut, nous le sentons encore aujourd'hui.
La même année, la Colbrand chanta au théâtre del
Fonde les Noces de Thélts et de Pélie et, pendant
l'été, on joua au théâtre de Fiorenlini la Gazzetla,
qui est peut-être un essai de comédie contemporaine
en musique, mais un essai qui ne fut pas renouvelé;
enfin , sur la scène del Fondo, parut une grande œuvre,
Otello. Rien n'est singulier comme cette abondance
et cette diversité de production qui font peu à peu
de Rossini le grand maître de la musique italienne.
On est obligé d'énumérer ses œuvres, comme ferait
un catalogue ; mais, si les articles de ce catalogue sont
pour la plupart otibliés par suite de l'indifférence des
directeurs de théâtres, chacun, pourtant, a sa valeur
propre. C'est ainsi qu'il est incroyable de ne pas voir
reparaître la Cenerentola, qu'après Otello il donna à
Rome, comédie lyrique qui est, encore aujourd'hui,
•pleine de vie et de fraîcheur. Peu après, la Scala
de Milan représentait la Gazza ladra (• la Pie vo-
leuse »), opéra mi-boufïe, où le comique se mélangeait
avec le pathétique, avec le tragique même, mais
sans parvenir à un sûr équilibre. En 1817, au San
Carlo de Naples, c'est Armide, opéra romantique et
chevaleresque, un peu féerique aussi, de la môme
veine que Tancrède. Au même théâtre, en i8r8, pa-
raît une pièce religieuse. Moïse, à 1 inspiration sim-
ple, mais dont le caractère sacré est fâcheusement
déformé parfois par ces broderies où Rossini se mon-
tre si habile et qu'aimait tant le public de son
temps ; puis Ricctardo e Zoraide, dont le livret était
bien peu favorable à l'inspiration. En 1819, c'est un
essai de tragédie lyrique à la française, Ermtone,
adaptation musicale de l'Andromaque de Racine, où
les sentiments les plus pathétiques ne peuvent s'ex-
primer sans préciosités excessives; c'est, directement
inspirée de VValter Scott, la Donna del Lago, qui
n'eut qu'un succès d'estime, en raison du caractère
réservé de l'œuvre, mais dont l'ambiance créée par
l'orchestre mérite d'être retenue ; en 1820, c'est
Maometto II, qu'il remit plusieurs fois sur le chan-
tier; en i82r, enfin, c'est Zelmira, dont le livret est
bien ennuyeux, mais où l'on peut noter une certaine
évolution vers la vérité, que Stendhal qualifiait de
0 germanisme ».
Cependant, Rossini travaillait aussi pour d'autres
scènes. A Rome, au carnaval de 1818, le théâtre
Argentina donna Adélaïde de Bourgogne (ou Otton,
roi d'Italie), pièce moyen âge, qui manque un peu
d'équilibre; le théâtre de Lisbonne donna Adtna ou
le Calife de Bagdad, idylle bien oubliée aujourd'hui,
mais qui ne manquait pas d'une certaine couleur;
le San Benedetto, à Venise, représenta Edoardo e
Cristina, qui est un peu le composé de pages déjà
écrites; la Scala de Milan joua Biatica e Faliero, qui,
après être tombé tout d'abord, ne tarda pas à ga-
gner la faveur du public; le théâtre Apollo, à Rome,
joue Mathtlde de Sabran, dont la musique est habile,
mais qui doit son insuccès à un sujet médiocre de
moyen âge banal. En 1821, Rossini est invité par
l'Opéra de Vienne, et son voyage est un véritable
triomphe; mais, plus émouvante que ce triomphe est
la visite qu'il rend à Beethoven. L'auteur de la
Symphonie héroïque lui recommanda de s'en tenir à
Y opéra buffa. « L'opéra scria, lui déclare-t-il , cela
n'est pas dans la nature des Italiens. Dans l'opéra
buffa, au contraire, nul ne saurait les égaler. »
Rossini passa six mois à Vienne, puis il revint à
Bologne ; sur la demande du prince de Mettemich,
il composa quelques cantates à l'occasion du congrès
lie Vérone, puis il fit jouer sur le théâtre de la Fenice,
à Venise, Scmtramis. Il s'y trouve plus de brillant
sonore que de vérité, mais le succès en fut consi-
dérable.
L'imprésario du théâtre italien de Londres lui
offrit un engagement pour sa femme et pour lui. En
octobre 1823, il partit pour l'.Angleterre. Il passa par
Paris, où on l'accueillit avec enthousiasme et où il
fut élu membre étranger de l'Académie des beaux-
arts. De Londres, il revint, comme directeur du
Théâtre-Italien, à Paris. Nombreuses furent ses œu-
vres qui furent reprises. Il y ajouta, à l'occasion du
sacre de Charles X : il Viaggto a Reims ou lAlbergo
del giglio d'oro (« le Voyage à Reims ou l'Auberge du
lis d'or »). Le 17 octobre 1826, le roi le nomma son
compositeur et inspecteur général du chant dans les
établissements royaux. Le zo août 1828, il donna le
Comte Ory, où il essaye de prendre place dans l'école
française, et dont la richesse musicale enthousias-
mait Berlioz onze ans plus tard. Enfin, le 3 août 1829,
paraît sur la scène Guillaume Tell. La genèse en
avait été longue et laborieuse, et Rossini y déployait
un style original, une vérité d'expresrion qu'il
n'avait pas toujours montrés. L'écho de la nature y
résonnait partout, maison n'y sentait pas seulement
des impressions de nature, il était aisé d'y saisir des
impressions d'âme. Il semble qu'on n'ait pas bien
compris, au moment où il la donna, la nouveauté de
1 œuvre, et l'ellort qu'il avait tenté ; au bout de peu
6o8
LAROUSSE MENSUEL
«• 178. Octobre 1921.
de temps, on n'en joua plus, en effet, que des
extraits. Rossini fut-il découragé î fut-il las du tra-
vail qu'il avait fourni ? Il n'alla pas plus avant. Il
voyagea en Italie, en Espagne, en Belgique, sur le
Rhin. En 1836, il semble installé définitivement à
Bologne où il est chargé de réformer le Lycée musi-
cal. Mais en 1843 il revient à Paris. I.a mort de sa
père aussi bien que ma mère n'avaient qu'une seule pensée :
celle d'élever leurs six enfants.
Jeune officier, I.udendorfï dut travailler pour se
tirer d'affaire; et, dans sa chambre de lieutenant, à
Wesen, à Wilhelmshaven, à Kiel, il utilisa ses loi-
sirs à lire des ouvrages d'histoire, d'histoire mili-
taire et de géographie. Il devint fier ainsi de sa
, _. r IMÎt-i'. .Soin-<- Tiiii>i(iiic uoiNU-f en lliuNiiriii' i
dans son hùtel du Cour»-ia-Uciiic, a l'aria. [L'ittu Iration.;
femme lui permet d'épouser Olympe Pelissier, qui
depuis plus de dix ans s'est dévouje à lui. Musica-
lement, il ne fait plus que des œuvres de circons-
tance. Après un nouveau séjour en Italie, il se fixe
à Paris, en 1855. Il compose de petites choses, il vit
au milieu des sociétés les plus aimables. C'est dans
son chalet de Poissy qu'il meurt, le 13 novembre 1868.
On ne le transporta qu'en mars 1887 à l'église Santa
Croce de Florence. Il avait par son testament créé
plusieurs œuvres françaises, et l'on peut se souvenir
des mots qu'il y écrivait :
0 J'ai délibéré de laisser à la France, dont j'eus
un si favorable accueil, le témoignage de ma recon-
naissance et du désir de voir perfectionner un art
auquel j'ai consacré ma vie. » — ciamJe iukjau.
Souvenirs deguerre(1914-191 8),
par Erich Ludendorff (Paris, 1920). — Dans la collec-
tion de mémoires publiés pour servir à l'histoire de
la guerre mondiale, les Souvenirs de guerre de Lu-
dendorff, premier quartier-maître général des armées
allemandes, tiendront une place à part. Ils ont un
intérêt de premier ordre autant par la personnalité
de celui qui les a rédigés que par les lumières qu'on
y trouve sur les méthodes qu'ont suivies les grands
chefs allemands pendant la guerre, sur les espoirs
que le peuple allemand a gardés pendant de longs
mois, sur les causes enfin qui ont précipité la débâcle
germanique. On y pourra recueillir plus d'un ensei-
gnement ; et la leçon ne serait sans doute pas com-
plète, si l'on n'y saisissait pas le nouvel espoir ger-
manique, déjà précis comme une menace.
Génie militaire à l'égal de Frédéric II et de Napo-
léon, Ludendorff ne le fut sans doute pas, puisqu'en
définitive il a échoué, et qu'il ne put jamais véri-
tablement diriger le cours des événements. Nous avons
de lui, d'ailleurs, cet aveu : « Nous n'avons pu, écrit-il,
ni à l'Est, ni à l'Ouest, pendant tout le cours de la
guerre, mener jusqu'à ses dernières conséquences au-
cune grande percée stratégique ». Mais, s'il ne fut pas
un génie, on ne peut nier qu'il soit un grand carac-
tère, et qu'il ait clairement vu parfois les obstacles
à franchir. Partisan de la prospérité, du progrès
intellectuel et moral, de la force de la nation
allemande, partisan de l'ordre et de l'autorité, il est
nettement représentatif du caractère allemand ;
et il n'est point jusqu'à l'orgueil allemand qu'il ne
possède complètement :
Ces souvenirs de guerre — écrit-il — doivent raconter les
actes de la nation allemande et de son armée, au.\quels mon
nom est associé à jamais.
Ces sentiments, il semble qu'il les ait reçus de sa
famille :
L'amour de la patrie et la fidélité au roi — écrit-il encore,
— ainsi que la conscience du devoir que chacun a de vivre
pour la famille et pour l'Etat, avaient été l'héritage que
m'avait légué la maison paternelle. Mes patents n'étaient
pas riches. La fidélité au travail ne leur avait pas donné
l'opulence. Nous menions avec utie grande économie et avec
simplicité une harmonieuse et heureuse vie de famille. Mon
I.uat-;du
patrie et de ses grands hommes. Il vénéra Bismarck
pour » la violence de ses passions». Il se dévoua à
la dynastie et à la grandeur de l'Allemagne. Il passa
ensuite à l'état-major général, où, en dernier lieu,
il fut chef de la section du plan d'opérations. En cette
qualité, il exerça une influence considérable sur l'aug-
mentation des dépenses militaires avant la guerre.
En août 1914, il commandait à Strasbourg une bri-
gade; et ce n'est point sans quelque amertume qu'il
se vit dans ce
poste modeste, à
un pareil mo-
ment : « Mes re-
gards étaient
fixés vers Berlin,
et je sentais que
j'étais à l'écart
de tous les grands
événements ».
Mais il ne devait
pas rester à l'écart
pendant long-
teinps.
Désigné, dès le
début, comme
premier quartier-
maître de la
deuxième armée,
il est détaché en
mission auprès
du général von Emmich, chargé de s'emparer de
Liège par surprise. Il a ainsi l'occasion de prendre
le commandement d'une brigade, en pleine action.
Jusqu'au 22 août, il accompagne les troupes qui
avancent en Belgique.
A cette date, il est nommé chef d'état-major de la
8^ armée en Prusse-Orientale, où les Russes fai-
saient des progrès singulièrement importants. Là
commence cette collaboration avec Hindenburg,
collaboration parfaite qui devait durer jusqu'à la fin.
Les deux chefs travaillèrent ensemble comme un seul
homme; cet homme, d'ailleurs, c'était Ludendorff.
Il vit bien, d'ailleurs, les caractères de la lutte, l'in-
time union de l'armée et de la nation qui faisait de
la guerre une guerre nationale au sens littéral du
mot. Il comprit la nécessité de cette union, la néces-
sité que l'armée et la nation marchent toujours du
même pas, qu'il n'y ait pas de désaccord entre elles.
« L'armée et la marine, écrit-il, ont leurs racines
dans la patrie, comme le chêne a les siennes dans la
terre allemande. Elles vivent de la terre natale où
elles puisent leurs forces. » Si ces forces leur sont
refusées, elles s'affaissent. Ludendorff, jusqu'au der-
nier jour, se préoccupera de l'intérieur, sans lequel
l'armée ne peut vivre. Il signalera, à maintes re-
prises, dans les premiers mois, cette vie d'amuse-
ments et de plaisirs que l'on mène à Berlin, et qui
donne le sentiment d'être étranger, à ceux qui revien-
nent du front. Il adressera, sans cesse, au gouver-
nement impérial, les reproches que nous avons sou-
vent vu adresser au gouvernement de l'Entente ;
« A Berlin, dit-il, on suivait toujours les armées de
la paix ». Et quand le gouvernement allemand sera
forcé à l'armistice, c'est sur le pays qu'il en fera re-
tomber la responsabilité, et non pas sur l'armée. Il
n'y a pas lieu de suivre Ludendorll dans tout le dé-
tail des campagnes qu'il mena, nous nous contente-
rons d'en marquer les points principaux, en notant
au passage les préoccupations et les réflexions du
chef devant les grandes crises de la guerre, et les
réactions que ces crises suscitèrent dans le pays.
On sait que les premières luttes conduites à l'Est
par Hindenburg et Ludendorff furent heureuses. Ce
fut la bataille de Tannenberg, qui ne fut gagnée —
LudendorS l'avoue lui-même — que parce que Ren-
nenkampf, on ne sait pourquoi, n'avança pas. Ce
fut ensuite la bataille des lacs de Mazurie, puis la
campagne de Pologne. C'est alors, en novembre 1914,
que Hindenburg est commandant en chef de l'Est,
et que Ludendorff lui est adjoint comme chef d'état-
major. Les deux hommes ne se quitteront plus.
Sur le front de l'Est, ils demeureront près de deux
ans, conduisant les opérations, réorganisant les ar-
mées, réglementant administrativement les terri-
toires occupés ; et ils y acquièrent une telle réputa-
tion d'hommes de guerre, que lorsque sur le front
occidental la situation parait dangereuse on les
appelle pour y faire face. Le 28 août 1916, ils quit-
tent définitivement le front occidental : « Nous
avions derrière nous, écrit Ludendorff, deux années
de grand travail accompli en commun, et de succès
formidables ». Ces succès formidables, allait-il les
connaître sur le front de l'Ouest ?
Le 29 août 1916, Hindenburg était nommé chef
de l'état-major général de l'armée en campagne. Lu-
dendorff était nommé premier quartier-maître géné-
ral, mais avec «une participation entière à la res-
ponsabilité, pour toutes les décisions et les mesures
à prendre ». La tâche était considérable. Il dit, et
nous pouvons l'en croire, que le sentiment de sa res-
ponsabilité écrasante ne le quitta pas un seul instant.
Partout, l'Allemagne devait venir en aide à ses alliés ;
mais, inversement, sans eux la guerre eût été incon-
cevable. Les divisions à mettre en ligne, les muni-
tions devenaient plus rares de jour en jour. La né-
cessité s'imposait de rechercher dans les territoires
occupés un supplément de forces. Il était impossible
de songer à attaquer; il était impossible de prévoir
un effondrement de l'ennemi. La défaite paraissait
inévitable, si la guerre se prolongeait ; mais la guerre
ne pouvait être décidée que par la force des armes.
La question de la paix et de la guerre sous-marine
se posaient. Des lignes de repli furent construites ;
l'instruction de l'armée fut développée; la réquisi-
tion de travailleurs fut décidée. La guerre sous-
marine fut déclarée; on regardait comme certain
qu'elle achèverait la guerre en six mois, ou tout au
moins en un an. Le chef de l'état-major général de
l'armée en campagne était indépendant dans l'exé-
cution, mais les décisions de principe ne pouvaient
être prises sans l'approbation de l'empereur. Ainsi
les rapports étaient-ils fréquents entre l'état-major
général et le chancelier, mais ces rapports n'étaient
pas toujours agréables. L'état-major général exigeait
sans cesse en effet des mesures d'ordre intérieur que
le chancelier n'accordait pas toujours. Il y a le plus
souvent dualité, plutôt que collaboration. A vrai dire
la situation intérieure commençait à être inquiétante.
La disette de charbon, la disette de pétrole trou-
blaient la vie publique. Le gouvernement se montrait
impuissant dans la fixation des prix. On avait or-
donné le service obligatoire universel uni au travail
obligatoire, avec rendement surveillé ; cette mesure
fut plus nuisible qu'utile.
L'égoïsme prenait la place du sentiment national.
La doctrine révolutionnaire gagnait du chemin. Dans
ces circonstances, la paix eût été chose heureuse,
mais les conditions établies avec la collaboration de
Ludendorff ne pouvaient pas être acceptées par les
puissances de l'Entente. Voici quelles elles étaient :
Restitution de ta partie de la haute Alsace occupée par la
France. — Acquisition d'une frontière qui garantisse la sécu-
rité stratégique et économique de l'Allemagne et de la Polo-
gne en face de la Russie. — Restitution des colonies sous
forme d'un accord qui assurât à l'Allemagne un domaine
colonial correspondant au chiffre de sa population et à l'im-
portance de ses intérêts économiques. — Restitution des ter-
ritoires français occupés par l'.Mlemagne, sous réserve de
rectifications stratégiques et économiques des frontières, ainsi
que de compensations financières. — Restauration de la Bel-
gique moyennant certaines garanties concernant la sécurité
de l'Allemagne, garanties qui seraient à déterminer au cours
de négociations avec le gouvernement belge. — Compromis
économique et financier sur la base de l'échange des territoires
conquis des deux côtés et que l'on restituerait à la conclu-
sion de la paix. — Dédommagement aux entreprises et aux
personnes allemandes qui ont souffert de la guerre. — Renon-
ciation à toutes les conventions et mesures économiques qui
constitueraient un obstacle au commerce et au trafic nor-
maux après la conclusion de la paix, moyennant conclusion
de traites de commerce correspondants. — Garantie de la
Uberté des mers.
La paix ne pouvant se faire sur ces bases, et les
puissances de l'Entente ne pouvant être vaincues
militairement, le gouvernement allemand organisa
«• »78. Octobre 1921.
une propagande destinée à >emer dans l'armée russe
les germes d'une campagne pacifiste.
t En avril et mai 1917 — écrit Ludendorff — c'est la révolu-
tion russe seule qui nous a sauvés. » La révolution, arme à
deux tranchants. L'influence sur le sentiment public se fait
bientôt sentir. Les questions de politique intérieure passent
au premier plan. Par suite, la valeur conibatlive décline. Enre-
f;istrons cet aveu : « Notre décadence morale commença véri-
tablement avec le début de la révolution ». Ces débuts de
décadence, Ludendorff les saisit. Pour essayer d'y remédier,
il crée un enseignement patriotique dans l'armée, il étudie
les moyens de faire de l'.Alsacc pour les soldats allemands
un territoire de colonisation. Les questions intérieures le
passionnent autant que les questions militaires. On lui pro-
pose même de devenir chancelier ; mais la double charge
serait trop forte pour un seul homme. Il n'en est pas moins
dictateur, et dictateur conscient de son rôle et de ses res-
ponsabilités, n Depuis longtemps — avoue-t-il — toute joie
m'était refusée. ■
Et pourtant, les mois ayant passé, il semblait que
les circonstances fussent devenues favorables à l'Alle-
magne. Au début de 1918, r.^llemagne pouvait pen-
ser à finir la guerre par une offensive sur terre. Elle
n'avait jamais eu pareille supériorité de forces. En
cette supériorité pourtant, il ne semble pas que
Ludendorff ait eu une confiance absolue. Il doime
toutes les raisons qui rendaient nécessaire l'offensive.
Il insiste sur les précautions qu'il a prises. Il montre
son désir d'utiliser les succès éventuels en vue de la
propagande pour la paix. Il ne peut cacher son
amertume quand les succès allemands demeurent
vains : <t Même après la deuxième j;rande défaite de
l'année, gémit-il, l'Entente n'était pas encore dis-
posée à la paix ». Et si la troisième offensive a
échoué, ce n'est pourtant pas sa faute : « L'attaque
près de Reims était une opération logiquement con-
çue. Nous l'entreprîmes avec la ferme conviction
qu'elle réussirait inévitablement... J'ai réfléchi pro-
fondément Il ne comprend pas. Seuls, les événe-
ments ont tort ; les événements, et aussi le pays tout
entier, car c'est l'influence déprimante de l'intérieur
sur l'armée qui a conduit la nation allemande au
désastre. « Le 8 août est le jour de deuil de l'armée
allemande dans l'hisioire de cette guerre. » Il n'y a
plus qu'à faire la paix. Mais le 20 août est un nou-
veau jour de deuil. Les événements se précipitent.
La débâcle bulgare se produit, et les diplomates
n'ont rien fait. Il faut se résoudre à l'armistice, mais
à un armistice qui, permettant une évacuation en
règle et bien ordonnée des territoires occupés, don-
nerait la possibilité de reprendre les hostilités sur les
frontières de l'Allemagne.
Le 27 octobre igi8, Ludendorff quittait les fonc-
tions qu'il avait remplies pendant tant de mois. Si
triste que soit le présent, il n'a pas perdu confiance.
Comme il donnait des ordres à l'armée allemande,
aujourd'hui il dit ses commandements à la nation
allemande. Et à ceux qui la conduiront, il n'est pas
loin d'offrir son concours. Il offre du moins son
exemple ; car, dans le bouleversement général, son
orgueil reste debout. Puisse le peuple allemand,
crie-t-il, « trouver les hommes qui, dans la joie de la
responsabilité, comme les chefs à la guerre, le dirigent
d'un vouloir fort, d'une volonté dure, et donnent à
la vie nationale abattue un souffle frais et puissant,
des hommes qui, suivis de la confiance des meilleurs
du peuple, unissent de leur activité créatrice les
forces nationales dans le travail ». N'entend-il pas
être l'un de ces hommes? — Jacques Tourville.
Talaat-paclia, homme politique turc, né à
Kerjali (vilayet d'Andrinople) en 1872, mort à Char-
lottenbourg, près de Berlin, le 16 mars 1521.
Fils de petits cultivateurs, Talaat fit ses études à
Andrinople et eut d'assez humbles débuts. Employé
Al'administration des postes et télégraphes, à Andri-
ru^pl'' (l'abor.l. puis à Saionique, il se signala d'assez
bonne heure par-
mi les libéraux,
et prit une part
active, à Saioni-
que notamment,
àl'élaborationdu
mouvement Jeu-
ne-turc.
Ce n'est cepen-
dant qu'en 1903
qu'ilselançadans
:a politique acti-
ve. En relation
intime avec En-
ver-pacha et les
officiers jeunes-
turcs, membre de
plusieursassocia-
tionslibérales, in-
fluent dans les lo-
gesmaçonniqucs,
Talaat-pacba. ilfut,avecEnver-
pacha,râmedela
révolution qui, en 1908, força Abdul Hamid a accor-
der au peuple turc une constitution parlementaire.
Très populaire dès ce moment, il fut élu en octobre
1908 député d'Andrinople, et alla siéger au Parlement
parmi les leaders les plus avancés. Dès son appari-
tion au Parlement, U devint l'un des personnages les
LAROUSSE MENSUEL
plus en vue de la révolution. II dut son succès
moins encore à l'étendue de sa culture ou à ses qua-
lités intellectuelles, qu'à son énergie et à son
esprit de décision. Ils se manifestèrent lorsqu'en
juillet 1909 Abdul Hamid ayant voulu restaurer le
pouvoir absolu, Talaat aidé d'Enver et de Chelket-
pacha prépara le coup d'Etat qui imposa au Sultan
rouge son abdication.
Dès lors, il prit la tête du mouvement dit de
« turquification » ou d' « ottomanisation », qui parut
aux jeunes-turcs un moyen de réaliser l'unité de
l'empire. Au retour d'un voyage qu'en compagnie des
plus qualifiés de ses amis il fit à Londres et oti
il exposa aux hommes politiques d'Occident ses
vues sur la régénération de la Turquie, il devint
ministre de l'intérieur dans le cabinet Hakki-bey
{décembre 1909) et, après la crise ministérielle de
mai 1910, conserva le même portefeuille dans le mi-
nistère Hilmi. Ses fonctions lui donnèrent le moyen
de poursuivre dans les provinces européennes sa
politique d'ottomanisation qui, cependant, devait
pour lui, à cette date du moins, se concilier avec la
plus grande bienveillance pour les populations allo-
gènes. Il se heurta d'ailleurs à de
grandes difficultés, en particulieren
Albanie. Violemment attaqué à la
Chambre, il dut bientôt (décem-
bre 1910) donner sadémiîsion, rem-
plaça momentanément Halil-bey à
la tête du comité Union et Progrès,
et se démit bientôt de cette charge
pour rentrer momentanément dans
l'obscurité.
Le rôle qu'il joua au cours de la
guerre balkanique est assez diffi-
cile à démêler. On l'accusa d'avoir,
au début de la guerre, démoral. se
l'armée ottomane, et d'être en par-
tie responsable des désastres qui si-
gnalèrent le début de la campagne.
11 resta plusieurs mois dans la re-
traite, mais en sortit au début
de 1913, prit part de nouveau à
deux coups d'Etat, et devint une
deuxième fois ministre de l'inté-
rieur. C'est en cette qualité qu'il
réalisa la conception la plus auda-
cieuse de sa carrière : la reprise
d'Andrinople. Profitant de la rup-
ture entre les alliés balkaniques et
des embarras de la Bulgarie, il dé-
termina le gouvernement turc à re-
prendre la guerre et à lancer une
expédition sur Andrinople. Le suc-
cès de cette entreprise le rendit
très populaire. Il conduisit ensuite
les négociations avec la Bulgarie,
assez habilement pour, tout en
conservant sa conquête, ménager
la possibilité d'une alliance turco-
bulgare. Il n'est pasdouteux d'ail-
leurs qu'il n'ait été guidé, autant
que par ses convictions person-
nelles, par les suggestions alle-
mandes.
Au cours de l'aimée 1914 il con-
duisit d'épineuses négociationsavec
la Grèce, et lorsque, sous son in-
fluence, la Turquie s'allia, au début
de novembre 1914, avec les Puis-
sances centrales, il joua un rôle
prépondérant dans la politiqueotto-
mane. Libéral jusque-là et parti-
san de concessions aux populations
chrétiennes, il devint farouchement
nationaliste et contribuaplus qu'au-
cun autre à reprendre la politi-
que du Sultan rouge contre les Arméniens. Il résulte
de tous les témoignages, qu'il est personnellement
responsable des épouvantables massacres qui, en
Arménie et en Mésopotamie, marquèrent les premiè-
res années de la guerre.
En janvier 1916, il fut nommé grand vizir, son
parti le jugeant le seul homme capable de résister à
l'emprise germanique. Plénipotentiaire ottoman à
Brest-Litovsk (décembre 1917), il revendiqua pour
la Turquie la "Transcaucasie, mais ne put l'obtenir,
l'Allemagne visant à s'emparer des pétroles de Bakou.
Déjà désillusionné sur la possibilité de réaliser son
rêve d'une grande Turquie, il partit en septembre
1918 pour Berlin, afin de rétablir l'accord avec ses
alliés.
A son retour à Constantinople, il trouva la situa-
tion complètement changée. L'effondrement de la
Bulgarie obligeait la Turquie à faire la paix. Talaat
démissionna (29 septembre 1918).
Dès lors il vécut à Berlin ou en Suisse, engageant
des négociations actives avec le gouvernement de
Moscou, et espérant d'une alliance turco-bolcheviste
et d'un mouvement pan-touranien une décisive
revanche.
Il fut assassiné par un étudiant arménien dont
toute la famille avait péri, par ses ordres, dans les
récents massacres. — L. Ve&uenm.
609
Tracé automatique de la route
d'un navire. — La position d'un navire sur
la carte est donnée par la connaissance de la direc-
tion suivie, de la vitesse, et du temps qui s'eit écoulé
depuis le départ d'un point fixé sur cette carte.
La détermination exacte demande de la part de
l'opérateur une grande habitude : ii faut apporter
des corrections aux indications de la boussole, la
vitesse au loch ou au nombre de tours de la machine
demande également une correction. Enfin il n'est pas
toujours facile de faire le point, et quand on n'est pas
en vue de lieux remarquables le tracé n'est fait que
d'une manière approchée, sans tenir compte d'ailleurs
des écarts de route qui auront pu se produire même
involontairement dans la journée.
Il est donc intéressant de pouvoir demander à la
précision d'un appareil enregistreur le scinde tracer
automatiquement le chemin suivi par le navire. Ce
problème a été résolu par le D' Anschutz, qui s'est
consacré à la mise au point d'appareils de naviga-
tion basés sur l'utilisation du gyroscope.
On sait, en effet, que la boussole gyroscopique
donne le Nord vrai, et qu'elle est susceptible de trans-
Moleup-
dbrientatioil
du disque
nférieur
'Disque
inférieur
Appareil qui décompose la marche du navire ea une composante N.-S. et
en une cooiposantc E.-O.
mettre des efforts sur des mécanismes, alors que la
boussole ordinaire ne saurait produire ces mêmes
effets. C'est ainsi que l'on peut faire marcher élec-
triquement toute une série de boussoles indicatrices,
actionner le scrvo-moteur du gouvernail, etc.
Dans le cas présent, la boussole gyroscopique
oriente un disque de la même façon que l'aiguille de
la boussole. Ce disque porte d'un côté un axe qui
coulisse dans une rainure horizontale d'une pièce
mobile ou glissière. L'axe dont nous venons de
parler est situé sur la direction N.-S. On voit donc
que si le bateau marche dans la direction N.-S. le
panneau coulissant occupe la position moyenne, et
à ce moment un galet porté par la partie supérieure
du plateau se trouve au centre d'un plateau de fric-
tion, lequel tourne proportionnellement à la vitesse
du navire. Au contraire, si le bateau marche E.-O.
la rotation du galet qui se trouve au lx)rd du disque
est alors maximum. Dans la direction O.-E. le galet
tourne également à la vitesse maximum, mais en
sens contraire de la direction précédente {fig. 1).
Pour les positions intermédiaires de ces points
extrêmes, la rotation du petit galet est ainsi propor-
tionnelle au chemin parcouru par le navire dans la
direction E.-O. Ainsi le galet tourne de la quantité
représentée par la composante E.-O. de la route
parcourue par le vaisseau.
6io
LAROUSSE MENSUEL
N' 176. Octobre 1921
TKt^T^:, villr d Iulir Tjrol;. sur rj\diBO ; ïo.Odu l^ahiumis
Sur l'autre face du premier plateau commandé par
la boussole, se trouve un deuxième axe à 90 degrés
du premier et qui agit également sur une
fente d'un plateau coulissant. Les mêmes phé-
nomènes se produisent , mais avec le décalage
de go degrés il résulte que le galet trotteur
correspondant tourne proporlionnellement à
la composante N.-S. de la route parcourue.
On peut déjà voir qu'avec les deux compo-
santes E.-O. et N.-S. il sera possible de tracer
les points de la route suivie, comme on trace
une courbe avec deux axes de coordonnées
rectangulaires.
Pour cela, les galets agiront sur des appa-
reils contacteurs qui commanderont des petits
moteurs électriques. Ceux-ci à leur tour ac-
tionneront les appareils enregistreurs.
La carte est montée sur un panneau qui
peut se déplacer au moyen d'une vis actionnée
par un petit moteur. Le moteur tourne de la
quantité correspondant à chaque instant à la
valeur de la composante N.-S. Devant la carte
peut se déplacer également le style traceur,
qui reçoit aussi l'impulsion par une vis. Le
style traceur peut donc se déplacer dans une
direction perpendiculaire au déplacement du
panneau qui porte la carte, et cela proportion-
nellement, à chaque instant, à la composante
E.-O. de la route. Par conséquent, le traceur
indiquera exactement la route suivie sur la
carte, et cela pour n'importe quelle direction
en montrant les courbes et les crochets exécu-
tés au cours du trajet ou des manœuvres, s'il
s'agit d'un bateau de guerre {/ig. 2).
Nous avons dit que le disque supérieur
tournait proportionnellement à la vitesse du
navire. Ce résultat est obtenu au moyen d'un
petit propulseur qui dépasse de la coque et
qui tourne sous 1 action du déplacement par
rapport à l'eau {ftg. 3). Le propulseur agit sur
une série de contacts électriques qui font
tourner un petit moteur à une vitesse pro-
portionnelle à celle du propulseur. Le moteur
à son tour fait tourner le di-^que au moyen de
jeux d'engrenages appropriés.
Ainsi l'enregistrement correspond à la vi-
tesse par rapport à l'eau, sans tenir compte
des courants qui faussent alors l'estimation
du chemin parcouru. On a donc des correc-
tions à faire suivant les régions traversées,
mais ces corrections ont lieu avec n'impoite
quel appareil.
Pour obtenir des indications exactes, il est
nécessaire que les divers organes soient
conçus pour supprimer les frotlements et les
jeux. Les disques circulaires sont taillés en
biseau mince, et ils tournent sur trois galets
par la tranche du disque. Les axes sont na-
turellement à billes, et les pla' eaux cou-
lissants sont guidés et équilibrés de manière qu'ils
puissent revenir seuls à leur position d'équilibre si
les écarte de cette position. Les erreurs maxima
dépassent pas 0,1 p. 100, <t elles ne proviennent
que des tolérances inévitables dans la cons-
truction des dents des engrenages.
La direction suivie par le navire est obte-
nue, comme on l'a vu, par la boussole gyro-
scopique, qui donne toujours le Nord vrai ;
mais, cependant, il est nécessaire de prévoir
une rectification, due à l'influence sur le gy-
roscope, de la rotation de la Terre.
L'aiguille de la boussole se place à chaque
instant suivant la composante du chemin S du
bateau décrit pendant l'unité de temps, et de
la rotation de la Terre E suivant le même
temps unité. L'aiguille fait avec le méridien
un angle S donné par la formule qui fait
intervenir l'angle a de la route sur le méri-
dien :
^ Scosa
^S'' — E -h S sin x"
La correction des indications de la boussole
gyroscopique sera donnée par la réalisation
mécanique de cette formule. Pour cela, on
dispose sur la boussole deux roses des vents
reliées par un accouplement orientable dont
la longueur R est proportionnelle à la vitesse
de rotation de la Terre. Cet accouplement est
fixé à l'ouest de la rose des vents supérieure
et il se déplace dans une glissière de la rose
inférieure {/ig. 4).
Au moyen d'un dispositif micrométrique,
on décale alors les centres des deux roses de
la quantité x proportionnelle à la vitess- du
navire, et pour cela on prend la vitesse
moyenne. On obtient une diuérence angu-
laire 8' entre les indications des roses des
vents, qui est donnée par une formule iden-
tique à la précédente :
tg3' =
H + X sin a
Fîg. 2. — Style traceur qui se déplace suivant ia dii-ection E,.0. devant l
qui monte ou descend d'après la composante N.-S.
On obtient ainsi une correction complèie
des indications données par la boussole, au
point de vue de la direction suivie. La carte
que l'on emploie généralement est une carte
au 1/200.000", et, quand le traceur arrive à
l'extrémité, une sonnerie avertit qu'il y a lieu
de remplacer la carte.
Le support de la carte est naturellement
équilibré pour qu'il n'y ait pas d'obstacle au
déplacement de ce tableau sous l'influence du
moteur électrique.
Les galets qui intègrent les composantes
de la marche du navire actionnent égaleT-
ment deux compteurs gradués en milles ma-
rins, et au départ l'on note les valeurs de
ces composantes, ce qui permet ensuite de
déterminer exactement les coordonnées N.-S.
i
N' 176. Octobre 1921.
LAROUSSE MENSUEL
6it
Contact
électrique
Coque du
navire
et E.-O. du point où se trouve le navire. L'emploi du
tableau permet de tracer automatiquement le che-
min parcouru, et ceci donne la possibilité d'un con-
trôle permanent et suivi.
Aussi les navires de guerre et en particulier les
croiseurs de haute
mer, les torpilleurs
et les sous-marins
tirent de grands
profits de l'emploi
de ce dispositif, qui
a été largement uti-
lisé par l'Allema-
pne dans les der-
nières années de la
guerre.
Le tracé sur la
carte est brutal, et
il permet de se ren-
dre compte par un
«impie examen si
les ordres du chef
d'escadre ont bien
été exécutés, et si
les manœuvres se
sont correctement
faite?.
Le repérage du
navire n'exige plus
de mise au point ;
ceci est appréciable
en temps couvert,
et aussi pour les
sous-marins. Un
sîul officier suffit
alors pour s'occu-
per de la question
du repérage, et les
ulseUP autres cadres peu-
vent être libres pour
des besognes utiles.
Surles navires de
commerce et sur les
paquebots, les avan-
tages sont du même
ordre, car on peut
se rendre compte de
la moindre irrégu-
larité de la route,
et ceci est précieux
en cas de gros temps par exemple. Il est possible
d'avoir jour et nuit la situation exacte du navire
par simple lecture, sans calculs compliqués, et l'on
peut se rendre compte à chaque instant du point
de l'océan où le vaisseau se trouve. Ces indi-
cations continuelles, jointes aux possibilités que
donne la télégraphie sans fil pour faire connaître la
position, augmenteront considérablement la sécurité
des longues traversées. — li. Whsuj.
I'"iy. 3. — Propulseur qui sort .!e la
ooque et tourne pronortionnelleiut^nl
A la vitesse du navire.
TKii>t>Tt. lillt- d'Italie listrie), sur l'Adriatique; 19Ô.Û00 habitants.
Trente à Trieste (De), par André Maurel
(Paris, I vol. in-i2). — André Maurel a publié de
nombreux ouvrages sur notre sœur latine. Voilà
déjà longtemps que ses Petites villes d'Italie l'ont
classé parmi les écrivains qui ont renouvelé la litté-
rature de voyage par l'alliance judicieuse de la cri-
tique d'art et de l'évocation historique ; il a en-
seigné ensuite au public français l'art de voyager en
Italie et de passer intelligemment et agréablement
un mots à Rome, quinze jours à Venise, à Naples
ou à Florence. Le livre actuel apporte une note nou-
velle : comme il porte essentiellement sur les nou-
velles acquisitions réalisées par l'Italie à la suite de
la guerre, il soulève une série de questions inté-
ressantes et neuves posées par la stratégie, le droit
des nationalités et les résultats des traités de paix ;
il présente à cet égard un intérêt particulier.
L'auteur n'est pas de ceux auxquels la guerre n'a
rien appris, ou qu'elle a laissés indifférents; elle a
élargi son horizon et l'a intéressé, comme tant d'au-
tres parmi nous, à bien des questions auxquelles il
ne prêtait sans doute qu'une attention médiocre
avant 1914. Comment l'écrivain pourrait-il continuer
à vivre dans sa tour d'ivoire, au lendemain d'une si
formidable secousse ? Sans doute, André Maurel n'a
pas renoncé à sa manière de jadis ; mais il l'a com-
plétée. Son voyage de 1918 au front italien est tou-
jours présent à son esprit. L'histoire d'aujourd'hui
n'éclaire-t-elle pas l'histoire d'hier?
Le présent volume fait partie d'une série qui s'in-
titule : c Paysages d'Italie ». Dirons-nous, cepen-
dant, que c'est le paysage qui y tient le moins de
place ? Ce n'est pas dans la description de la nature,
qu'il faut chercher le meilleur d'André Maurel. Ses
tableaux — par exemple ceux des Dolomites — sont
consciencieux, nets, précis, peints à petites touches ;
mais sa montagne reste froide. Pourquoi ? C'est
qu'il a vu la plupart des paysages passer devant ses
yeux en chemin de fer, en voiture ou en auto,
comme presque tous les voyageurs actuels : défilé de
vues qui reste extérieur à l'âme, qui peut intéresser,
plaire, mais plus difticileraent émouvoir. Pour vibrer
à l'unisson de la nature et surtout de la montagne,
pour les pénétrer, il faut marcher, et vivre leur vie
intime pendant île longues heures. Encore faut-il dispo-
ser du temps nécessaire, et ce n'est pas dans ce but
qu'André Maurel a parcouru les provinces t rachetées » .
Ce qui l'intéresse le plus — et c'est là qu'il ex-
celle — c'est de retrouver l'âme des villes, petites
ou grandes, à travers lesquelles il a suffisamment
flâné pour recueillir les échos du passé et du pré-
sent. La flânerie est indispensable au voyageur qui,
à la ville comme dans la montagne, ne veut pas
se contenter d'impressions superficielles, t Savoir
flâner, écrit André Maurel, est la première con-
dition à s'imposer, si l'on ne veut pas saboter un
voyage. » On ne saurait trop condamner les mé-
thtxles actuelles des voyages-express, visions ciné-
matographiques précipitées, dont il ne leste riea.
L'auteur sait fort bien caractériser les villes ita-
liennes, si différentes les unes des autres, sous un air
de famille commun. Il démêle aisément les éléments
rose
supérieure
Fi;;, i. — Correction de la boussole cyroi^oupiquc sur 1 iulluence
de la rotation de la Terre.
historiques et artistiques de la physionomie ac-
tuelle des cités : le passé explique le présent, et,
souvent aussi, le présent aide à faire comprendre le
passé. Chaque ville a eu son époque caractéristique :
6l2
c'est au moment où elle s'est pleinement réalisée,
où elle a donné toute la mesure d'elle-même par
ses œuvres d'art, par ses grands hommes, qu'il faut
savoir la saisir et l'évoquer. Aquiice, c'est le chris-
tianisme naissant, et le déclin de l'Empire romain;
Cividale, c'est le rempart de l'Italie et des Lombards
contre les invasions slaves et avares; Pieve di
Cadore, c'est le Titien, serein et magnifique, grand
bourgeois devenu artiste; Udine, c'est le talent char-
mant et aisé de Tiepolo; Bassano, c'est tout un
passé de combats, renouvelé hier, et dû à la position
de ville frontière. On voit ce que le procédé a de
séduisant, mais aussi de dangereux, car il peut
tourner au système et fausser la réalité dans des
symboles et des schémas. Mais AnJré Maurel ne
l'exagère pas; et, s'il ne nous fait pas voir, dans des
esquisses forcément rapides, toute la réalité com-
plexe d'une ville, du moins — et c'est là l'es-
sentiel — il en dégage les traits saillants et nous
en grave dans l'esprit une image précise.
Ce qui attire le plus, ce qui est le plus neuf dans
l'ouvrage, ce sont les pages — les plus nombreuses —
consacrées aux nouvelles acquisitions de l'Italie : le
Trentin, le Haut-Adige, la Vénétie Julienne, Trieste.
C'est surtout la question des rapports entre Latins
et Germains dans la région tyrolienne, que pose le
livre actuel. Depuis 1815, le Trentin, tout italien et
jusque-là autonome, avait été lié et subordonné au
Tyrol germanique sous la domination autrichienne:
selon la justice, le traité de Saint-Germain a donné
le Trentin à l'Italie, mais celle-ci, pour des raisons
stratégiques, s'est annexé en outre le Tyrol méri-
dional, désormais appelé o ficiellement Haut-Adige.
Cette annexion, André Waurel l'approuve, et il nous
expose les raisons stratégiques qui l'ont dictée. Sans
froisser le public italien, on pouvait exposer les
motifs adverses, même pour conclure en faveur de
la décision intervenue. Si toute l'Italie était unanime
en faveur de la « rédemption » de Trente et Trieste,
l'annexion du Haut-Adige fut, par contre, discutée, et
Turati déposa jadis à la Chambre italienne, en l'ap-
puyant, la protestation des communes intéressées.
Les socialistes italiens étaient nettement hostiles à
l'annexion ; le parti catholique (populaire), qui eut
toUjOurs des sympathies pour l'Autriche, n'était pas
loin de partager cette opinion : les deux partis en-
semble comptent dans la Chambre actuelle, comme
dans la précédente, près de la moitié des députés.
Très impartialement, André Maurel a bien vu
qu'en arrivant à Botzen, il n'était plus en Italie : ici,
1 âme des villes a changé. Mais il se trompe lorsqu'il
prétend que le Tyrol ne formerait pas une unité
ethnique. Cette unité était, au contraire, très forte.
Elle datait de près de dix siècles, entretenue et
fortifiée par une autonomie jalousement défendue, et
elle sautait aux yeux de ceux qui visitaient tour à
tour Innsbruck et Landeck, Botzen, Brixen et Meran :
même race, même langue, même tradition, même
esprit et mêmes types d'habitations.
Quel'italianisationduTyrol méridional soit possible,
nous ne le contestons pas; qu'elle soit facile et rapide,
comme le présume André Maurel, nous en doutons:
le Tyrolien est accueillant, poli, point routinier, mais
très particulariste et tenace. A l'ouverture de la
nouvelle Chambre italienne, on a remarqué le con-
traste entre la courtoisie du député protestataire du
Tyrol, pone-parole du groupe, et la violence de lan-
gage du représentant Slovène. Mais souvent la cour-
toisie delà forme est un indice de force et présage au
contraire une résistance plus durable. En tout cas,
l'expérience sera intéressante à suivre. La tolé-
rance, le libéralisme et l'intelligence des autorités
italiennes nous sont garants qu'on emploiera des
méthodes tout autres que celles des Autrichiens
dans le Trentin. Les Italiens ne veulent triompher
que par leur ascendant moral et le prestige de la
civilisation latine, ce qui est tout à leur honneur.
André Maurel est très au courant des choses et
des idées de la Péninsule. Ce n'est point un éloge
banal : il est un des rares écrivains français qui
parlent de l'Italie sans préjugés et qui soient tota-
lement libérés des opinions préconçues, accréditées
chez nous au sujet de nos voisins. Combien le
parti pris a-t-il faussé de jugements, avant et
depuis la guerre, en suscitant même souvent des
malentendus regrettables entre les peuples ! En re-
vanche, nous constatons que l'auteur a fortement subi
l'influence des nationalistes italiens, qui constituent
certes un élément actif, intelligent et iniluent de
l'Italie actuelle, mais qui ne sont qu'une intime mi-
norité dans le pays et qui sont même loin de former
la majorité de la bourgeoisie.
Il fallait un certain courage pour réhabiliter Ca-
dorna, mais c'était aussi faire acte de justice.
L'homme, le général a été trop dénigré en fin de
compte, pour avoir été trop exalté au début, et
parce qu'on avait fondé sur lui de trop grands
espoirs. Nous avons connu en France de semblables
retours de la renommée. Il est incontestable que le
commandement italien, menacé de front par les po-
sitions dominantes de l'armée autrichienne et de flanc
par le formidable bastion montagneux et impre-
nable du Trentin, était aux prises avec des diffi-
cultés stratégiques considérables. Caporetto pré-
LAROUSSE MENSUEL
sente beaucoup d'analogies avec Charleroi et Mor-
hange. Dans la retraite, Cadorna, comme Joffrc,
eut le mérite de garder toujours son armée en
main, et, s'il ne put pas, avec des troupes plus
impressionnables, passer tout de suite à la riposte,
il sut du moins arrêter ses soldats et former un bar-
rage solide sur la meilleure ligne de défense, celle de
la Piave, avant l'arrivée des renforts alliés.
La France n'est pas absente de ce livre : l'histoire
des deux pays a toujours été si étroitement mêlée !
Les victoires d' Aréole et Rivoli ont été gagnées au
seuil du Trentin, et Cadorna a peut-être évité un
désastre complet pour s'être inspiré de la stratégie
napoléonienne, A Goritz, on retrouve les derniers des
Bourbons, Charles X et le comte de Chambord, dans
le caveau humble et triste d'un couvent. C'est à
Trieste qu'échouèrent les Napoléonides, en adora-
tion devant Fouché, qui les avait trahis. Combien ces
dynasties déchues paraissent-elles mesquines et ché-
tives dans leurs derniers représentants, et combien
peu de souverains sont assez grands pour garder de
la majesté dans l'exil !
L'ouvrage se termine sur Trieste, la « fidèle de
Rome ». Et André Maurel note très justement com-
ment Trieste, dont l'Autriche avait fait la prospérité
après l'avoir délivrée de l'étreinte de Venise, trop
jalouse, s'est donnée à l'Italie par sentiment, en
dehors de toute raison d'intérêt et même contre son
intérêt : car, privée de son hintcriand naturel, elle
risque de voir décliner son commerce. C'est un
exemple de ces forces mystiques que les historiens
doivent mettre aujourd'hui en valeur, par réaction
contre le matérialisme trop étroit des économistes.
On conçoit d'ailleurs que, menacée dans son italianitc,
ses traditions, son âme, par la poussée slave, Trieste
ait compris qu'elle trouverait, pour la résistance, un
point d'appui plus sûr à Rome qu'à Vienne.
On voit quel monde d'idées soulève à l'heure
actuelle un voyage intelligent à travers les paysages
d'Italie, pour quiconque sait voir, observer, réflé-
chir. André Maurel ne se contente pas de plaire et
d'instruire; il fait penser. — Albert Dauzat.
Troyens (les), poème lyrique en cinq actes
et neuf tableaux ; poème et musique d'Hector
Berlioz. (Opéra, juin 1921.) — En remettant les
Troyens à la scène, quelques mois après Castor
et Pollux, l'Opéra a honoré, comme il convenait, en
Berlioz et en Rjmeau, deux des noms les plus
glorieux, dans le passé, de la musique française.
Alors qu'Auber, Meyerbeer ou Rossini connaissent,
en ce moment, une quasi-indifférence, la Symphonie
fantastique, Roméo et Juliette, l'Enfance du Christ
demeurent au répertoire de nos concerts, et plusieurs
centaines d'auditions ont conquis à la Damnation
de Faust la plus légitime et, pour ainsi dire, la
plus noble popularité.
L'histo re des Troyens est étroitement liée à celle
des dernières années de Berlioz. La brièveté de leur
carrière, dontilneseconsola pas, a sans doute hâté sa
mort. Berlioz raconte dans ses Mémoires — et tous
ses biographes l'ont rappelé — quelle impression il
avait reçue, dès son enfance, de YEncide ; dans quel
trouble le jetait le récit de la mort de Didon, et
comment son père dut, un jour, pour ménager sa
sensibilité, interrompre la lecture d'un des fragments
les plus passionnés du IV° livre. Il en resta long-
temps obsédé, et quand la princesse de Sayn-Wittgens-
tein, l'amie de Liszt, qu'il avait connue en 1847 et
avec laquelle il ne devait plus cesser de correspon-
dre, le pressa d'écrire une grande œuvre sur un
sujet antique, c'est à l'iîiwjde qu'il songea aussitôt.
Du second livre il a tiré la Prise de Troie, du qua-
trième les Troyens à Carthai;e. .Après avoir vaine-
ment tenté de leur faire ouvrir les portes de l'Opéra,
Berlioz dut accepter les propositions de Carvalho,
alors directeur du théâtre Lyrique. Mais une exécu-
tion totale eût excédé les limites ordinaires et lassé
la patience des auditeurs. La prise de Troie se
transmua en un Lamoi^o qui en décrivait symphoni-
quement les péripéties. Joués pour la première fois
le 4 novembre 1863 avec un certain succès, non
moins violemment attaqués, d'ailleurs, par une par-
tie de la presse et du public, qu'âprement défendus
par les amis de l'auteur, les Troyens disparurent de
l'affiche après vingt-deux représentations. Bcilioz
n'a donc jamais assisté à la Prise de Troie. Le
théâtre de Nice, en i8gi, l'Opéra en 1895 l'ont
inscrite à leurs programmes. Et le théâtre de la
Monnaie, de Bruxelles, en 1907, a enfin exaucé le
vœu du maître en reprenant les deux partitions
intégralement. Les remaniements et les coupures
que l'on a cru devoir, en dernier lieu, effectuer sur
les conseils de Boschot, historiographe de Berlioz
érudit et fervent, n'ont rien de commun avec les
mutilations successives auxquelles on s'était résolu
en 1863 pour satisfaire les préjugés de l'opinion
commune. Tout en respectant la durée normale
d'un spectacle, ils n'enlèvent rien d'essentiel à l'action
dramatique ni à la pensée musicale.
Dans le camp levé par les Grecs, les Troyens
se pressent autour du cheval gigantesque que leurs
ennemis leur ont abandonné, et que, malgré les
avertissements de Cassandre, ils se préparent à in-
«• J76. Octobre 792J.
troduire dans la ville. Priam, Hécube, Ascagne, se
tiennent devant la citadelle, et Andromaque passe,
conduisant par la main son fils Astyanax. Enée
survient et narre la mort horrible de Laocoon qui,
moins crédule que le peuple, avait frappé le cheval de
son javelot et dont les dieux ont châtié le sacrilège.
Le cortège s'approche ; la tête du cheval se dresse
au-dessus des remparts, et Cassandre prédit la chute
d'Ilion. Hector apparaît à Enée et lui révèle le destin
qui lui est réservé de fonder en Italie un. nouvel
empire.
Poussés par la tempête sur la côte africaine, les
Troyens sontaccueillis par Didon, reine deCarthage,
jadis bannie de Tyr et elle-même fugitive. Enée
s'unit aux Carthaginois pour repousser une attaque
soudaine des Numides, et Didon, jusqu'alorsinconso-
lable de la mort de son époux Sichée, s'éprend pour
lui d'une passion invincible. Mais, au héros qui
s'attarde dans les délices d'un amour partagé et la
mollesse d'une vie fastueuse, les dieux viennent rap-
peler sa mission. Les Troyens mettent à la voile
pendant la nuit et s'éloignent. Didon, délaissée,
monte sur le bûcher expiatoire, où elle a fait
entasser les présents d'Enée, et se transperce d'ua
coup d'épée.
Ces deux œuvres, l'une et l'autre inégales, inéga-
les peut-être dans leur ensemble à la beauté de Ro-
m«oei7M/je«e,parexemplc,devaientrevivre,mémeau
prix de quelques retranchements qu'une main pieuse
et, en quelque sorte, consacrée, a pu se permettre
sans sacrilège. Elles ont cette signification profonde
de revivifier la grande tradition de Gluck et d'oppo-
ser aux vanités d'une certaine forme d'opéra l'ar-
deur et la sincérité de l'émotion et du pathétique.
Le drame lyrique est créé. Certes, ni le quintette des
Troysns, ni le septuor, ni l'air charmant d' Ascagne,
ni la chanson du matelot Hylas, dont la mélancolie
s'épanche dans le mode hypomixolydien, n'ont
pertlu pour nous cette poésie à laquelle les détracteurs
même de Berlioz n'avaient pu rester insensibles.
Mais ce qui s'impose d'abord à notre admiration,
c'est le relief, la plasticité d'une déclamation que
l'action, le geste, le mot ont marquée de leur
empreinte, la vie des rythmes, la richesse pittores-
que du commentaire symphonique. Et, peut-être
plus encore que certains développements où la pure
idée musicale, lorsqu'elle n'est plus étioitement lite
à un texte, à la vivacité d'une impression immédiate,
fléchit et ne rencontre parfois qu'une expression
conventionnelle, la plupart de ces récit,itifs qui,
déjà, tendent à se confondre avec l'air et nous
découvrent les perspectives de la mélodie continue,
les funèbres prophéties de Cassandre entre autres,
ou les lamentations de Didon, ne le cèdent en rien
aux plus hautes inspirations des grands tragiques de
la musique.
Le sacrifice total de la Frise de Troie avait dérobé
aux contemporains des pages mémorables comme le
mélodrame qui accompagne le passage d'Androma-
que et d' Astyanax et dont la transparence délicate
laisse deviner la douleur fière et pudique de la
veuve d'Hector ; la marche troyenne, sur laquelle,
pèse, obscure encore, la fatalité; la scène magnifique,
imaginée par Berlioz, oùCassandre adjure les vierges
de Pergame de préférer la mort à une captivité dé-
gradante. La figure de Didon, qui fascina la jeunesse
de Berlioz, domine souverainement XcsTroyensà Car-
thage. Là où elle apparaît, presque tout serait à
citer depuis le récitatif initial : Nous avons vu finir
sept ans à peine; l'air: Errante sur les mers; la
phrare célèbre : O pudeur! tout conspire à vaincre
mes remords, jusqu'aux^ accents désespérés de son
agonie : Adieu, fière cita; à la suprême prophétie où
elle jette en déj à la Rome future le nom d'Annibal.
On ne conçoit plus sans peine les scandales que
provoquèrent dans certaines feuilles • — non les
moindres — les épisodes syniphoniques de la 0 Chasse
royale » et de 1' 0 Orage », « orgie de sons, de bruit,
de cris, charivari grotesque et incnaiTable » au
dire de quelques critiques du temps, éminents ou
jugés tels, alors que, précisément, nous pouvons
nous plaire à y retrouver ce qu'il y a en
Berlioz de plus original et de plus fécond : le senti-
ment de la nature, les suggestions littéraires de la
« musique à programme », mère du poème sympho-
nique, l'éclat des images sonores, en un mot ces
dons d'un génie singulier que la musique n'a pas
pris tout entier comme Mozart, par exemple — que
Berlioz, d'ailleurs, n'a pas entièrement compris — à
qui elle n'a peut-être pas livré son secret le plus
subtil et qui a excellé à exalter en elle tout ce qui
est en quelque sorte extra-musical, mais qui a régé-
néré l'orchestre et dont les plus étoimants coloristes
de notre époque — ceux de l'école russe ou de l'école
française — n'ont fait que suivre la trace. Du moins,
la revanche qui vient de lui être accordée est-elle,
cette fois, complète et définitive. — l'aul Locard.
Les principaux rôles ont été repris par M"** Gozategut
{Didon), Isnardon iCassandre), Arné iAtina), Laval (Asca-
gne), et MM. Franz [Enét], Roiiard \,Chorèbe), Dutreix
(Hylas), Narçon (Narbal, l'ombre d'Hector),
Imp. Lakodsse (Augt, Gilton, IIolIicr-L.irougBe. Moreau et Cl«J,
Parti, 17, rue Montparnaste. — Lt Gérant : L. GaosLBT.
Novembre. — Les Chasses de Maximîlien : Chasse au sanglier. Le Repas. Tapisserie d'après le carton de Van Orley (Louvre). [V. p. 259.I
li" 177. — Novembre 1921
académie française. Réception de Robert
de Fiers. — • Le 3 juin 1920, l'Académie française
avait procédé à l'élection d'un membre en remplace-
ment du marquis de Ségur décédé. Les candidats en
présence étaient R. de Fiers et Gaston ScheSer. II y
avait trente votants. Au premier tour de scrutin,
R. de Fiers fut déclaré élu par 26 voix contre 3 à
G. Scheiîer et i bulletin blanc. (V. p. 623.)
Le jeudi 16 juin 1921, R. de Fiers fut solennelle-
ment reçu à l'Académie par Doumic, directeur, qui
siégeait au bureau entre Fr. Masson et R. Boylesve.
Séance exceptionnellement brillante, tant par la
qualitédes discours que l'on entendit, que par l'éclat
de l'assistance oii figuraient quatre maréchaux, tous
les grands noms de l'aristocratie, tout le monde des
lettres, toutes les vedettes du théâtre. Sur les bancs
des académiciens se voyaient, rencontre unique, trois
présidents de la République, Poincaré, Deschanel,
Millerand, — ce dernier démocratiquement assis
parmi ses collègues, au dernier rang de l'hémicycle.
Le nouvel académicien est un familier du succès ;
les applaudissements éclatèrent dès qu'il parut, en-
cadré de ses deux parrains, R. Poincaré et Marcel
Prévost ; ils se renouvelèrent fréquemment durant
son discours, qui fut réellement exquis dans sa forme,
et prononcé avec un art parfait.
Les premiers mots de R.de Fiers, après son remer-
ciement, s'adressèrent à la mémoire de son collabo-
rateur de vingt années, Arman de Caillavet. Il mit
une émotion que l'on sentait sincère, à évoquer ce
i plus que frère », en lui appliquant les paroles d'Oc-
aveà Cœlio : < Moi seul au monde, je l'ai connu...
11 était la bonne partiede moi-mûme; elle est remon-
tée au ciel avec lui. Adieu la gaieté de ma jeunesse. »
L'auteur de l'Habit vert ne pouvait oublier qu'il
avait un léger compte à régler avec l'Académie, à
laquelle il devait quelques explications pour son
espiègle irrévérence de naguère. Nul, certes, parmi
les immortels, ne lui en gardait rigueur; mais quelle
rancune eût tenu devant la bonne grâce de son
excuse :
La dernière fois que je pénétrai dans cette enceinte alors
déserte, c'était avec le sombre dessein de composer un petit
ouvrage comique dont l'illustre coupole devait fournir le
cadre, et l'Académie les personnages. Dans cette intention
coupable, j'étais accompagné d'un décorateur et d'un direc-
teur de théâtre. Nous avions même songé un instant, par
pudeur, à nous déguiser en Anglais... Notre petite troupe
ne séjourna pas longtemps dans cette salle. Le décorateur,
très ému, eut vite fait de relever les dimensions de la tri-
bune, des bancs, des statues ; il prit en hâte les mesures de
Bossuet et de Fénelon, dont il déclara, sans plus attendre,
qu'ilsscraîent hors de prix. Puis d'une voix troublée il dit :
K C'est fait. Partons vite, » Et nous nous enfuîmes, agités
peut-être, sans nous l'avouer à nous-mêmes, par ce frisson
bien connu dans l'antiquité sous le nom de « frisson du
sacrilège » et dont on n'a jamais SU exactement s'il était
fait d'horreur ou de délices.
De cette aventure, l'orateur dégage un amusant
témoignage du prestige incomparable dont jouit
l'Académie :
Lorsque vint l'heure de mettre la pièce en scène, il mefut
permis, en effet, d'assister aux disputes passionnées qui sur-
girent entre les figurants dont chacun nourrissait l'ardent
espoir de revêtir l'habit vert. Avec une diligence merveil-
leuse, ils demandèrent des recommandations, ils cherchèrent
des appuis, et, à ne vous rien cacher, ils se mirent à faire
des visites. Il fallut, pour apaiser ceux que l'on fut contraint
d'évincer, leur dire que ce serait pour une prochaine reprise,
et leur distribuer en hâte des décorations considérables. Ils
se turent ; mais, je vous le jure, messieurs, ils n'étaient pas
consolés.
Commencé sur ce ton d'aimable badinage, le dis-
cours saurait-il garder dans tout son développement
la même allure enjouée ? La chose n'allait pas sans
quelque difficulté, la personnalité du marquis de
Ségur n'étant point particulièrement folâtre ; tuais
tout se transforme entre les mains de R. de Fiers,
pour peu qu'il y mêle son agréable fantaisie : les
sujets les plus arides se fleurissent soudain et les
figures les plus graves se font aussitôt souriantes.
C'est ainsi qu'il nous traça de son prédécesseur un
portrait charmant, et para son œuvre historique de
grâces inatteiidues.
De son vivant même, on avait classé le marquis
de Ségur parmi les hommes du dix-huitième siècle.
C'est, dit de Fiers, un des procédés les plus habituels-
et d'ailleurs les plus commodes de la critique :
Lorsqu'un écrivain ou un artiste gêne un critique dans le
cadre de son temps, et qu'il faudrait, pour l'y situer et l'y
expliquer, un soin plus approfondi, il l'envoie dans un autre
siècle. Il lui choisit l'époque qu'il doit préférer et le régime
qu'il doit suivre. Celui-ci ne peut être que le contemporain
de Chateaubriand ; et celui-là a commis un anachronisme
indécent en ne naissant pas sous Louis XIV ; parfois même,
si le patient paraît d'une constitution exceptionnellement
vigoureuse et qu'il semble pouvoir supporter un plus long
voyage, le critique l'expédie dans la seconde moitié du
quinzième siècle ou dans la première moitié du seizième, et,
s'il veut protester, il lui intime tout net : . Ne bougez pas de
là, vous êtes un homme delà Renaissance. »
Cette méthode de greffe posthume n'a pas toujours donné
les meilleurs résultats, mais il faut reconnaître que, pour le
marquis de Ségur, le siècle qu'on lui a imposé comme siècle
d'adoption lui convient à merveille.
Ce n'est pas, comme le remarque l'orateur, que le
marquis n'ait eu l'embarras du choix. Il possédait
une galerie d'ancêtres incomparable, non pas de ces
« vieux portraits qui n'ont pour se distraire qu'un
petit écusson dans le coin de leur cadre... et qui ont
volontiers l'air sarcastique ou vexé », mais des an-
cêtres « qui ne sont ni ravagés d'ambition ni empe-
sés d'orgueil, qui joignent l'illustre à l'agréable, et
n'en tirent point vanité, qui portent de jolis habits
puce, mauve ouzinzolin, ou bien de beaux uniformes
bleu et blanc auxciuels, sur le champ de bataille, ils
LAROUSSE MENSUEL.
23
614
LAROUSSE MENSUEL
N' 177. Novembre 1921.
Aviation uaritimk Un Niciiport 80 111' décollant du Bapaume qui marche à 18 n-viids
AVIATIO.N MARITIME : La lilatc-loi'uie du Haixiuine.
ajoutent du rouge toutes les fois où il en est besoin,...
qui fleurent à la fois la poudre à la maréchale, la
poudre à canon et la poussière des bibliothèques... »
C'est auprès de ces aïeux que le jeune Ségur étudia
l'histoire de I-'rance ; mais c'est sa grand'mère, la
fameuse comtesse de Ségur, qui lui apprit la manière
de la raconter.
Elle porte un chapeau cabriolet en taffetas lilas orné de
roses pompon, une robe de popeline violette et un talma de
soie noire. Elle prend les petites mains de l'enfant dans les
siennes, qu'elle a fort belles, et lui dit : « Mon chéri, tu as
assez travaillé aujourd'hui. Tes ancêtres vont te faire mal à
la tête, tu en as trop ! Mets-toi là et écoute-moi. » Et la com-
tesse de SéRur commença de lire à son petit-fils — à son
petit-fils modèle — les Malheurs de Sophie, les Aventures des
deux Nigauds, du Pauvre Biaise, du Général Dourakine et de
ce Bon petit dxable qui n'est pas exempt d'un léger soupçon
de bolcbevisme infantile.
Après ses études au collège Stanislas et un stage
au Conseil d'Etat, « à l'âge où ce genre, si l'on peut
dire, d'activité ne
saurait présenter
aucun danger
pour la chose pu-
blique », Pierre
de Ségur céda ,
sans hâte d'ail-
leurs, à sa voca-
tion historique.
Son premier li-
vre, paru en 1895,
était consacré au
maréchal de Sé-
gur,l'undes meil-
leurs généraux de
Louis XV, minis-
tre de la guerre
sous Louis XVL
De ce « bon ou-
vrage respec-
tueux et bien
sage ii,de Fiers détache quelques agréables anecdotes
qu'il conte avec beaucoup de charme, avant de suivre
son héros dans ses autres productions.
Homme du monde et historien, Pierre de Ségur se
plut à fréquenter les salons du xv!!!* siècle : il y
avait en lui, selon sa propre expression, de l'abbé
de cour et du rat de bibliothèque.
Le rat errait sur les rayons, grignotait les vieux livres,
débusquait dans les archives les dossiers inédits, et, dans tes
vieilles malles cloutées, les liasses de correspondance. C'eût
bien été le diable si, dans tout cela, ce rat n'eût point trouvé
de pécheresses intéressantes. Il les amenait bien vite à l'abbé,
qui les confessait sur l'heure et qui leur donnait des péni-
tences souvent plus vénielles que leurs fautes.
Et, par une fiction naturelle chez un auteur dra-
matique, l'orateur évoque ces ombres légères et
charmantes qui expriment au marquis de Ségur leurs
doléances et leurs espoirs :
Tant de gens divers nous menacent d'écrire notre histoire,
que nous en avons perdu le repos éternel ! Les hommes du
monde nous font une peur épouvantable parce que, s'ils ne
comprennent pas toujours les femmes qu'ils rencontrent dans
la vie, ils comprennent plus rarement encore celles qu'ils
rencontrent — oh ! bien par hasard — dans les livres. Les
romanciersnous vexent sans cesse, car ils ont la présomption
de préférer les aventures qu'ils inventent à celles que nous
avons pris la peine de vivre nous-mêmes. 11 y a bien les
poètes. Nous savons évidemment qu'ils n'insultent jamais
une femme qui tombe, parce qu'il peut arriver, somme toute,
que ce soit dans leurs bras. Mais nous ignorons le sort qu'ils
réservent à celles qui, hélas ! sont tombées depuis bien long-
temps déjà. Il y a encore les historiens. Faut-il vous avouer
qu'ils ne nous rassurent qu'à demi? Avec eux, on est dans
un doute abominable : ou bien ils nous rangent parmi les
saintes, ce qui est bien ennuyeux pour nous et bien gênant
pour elles, ou bien ils nous chargent d'opprobres et nous pré-
cipitent dans un enfer oii le monde, aujourd'hui, est par
trop mêlé.
Mais vous, monsieur de Ségur, vous êtes à la fois homme
du monde, poète et historien. Vous êtes un peu tout cela,
Marquis de Ségur.
pas trop, et voilà précisément ce qui nous ravit et pourquoi
nous venons vers vous avec une confiance de l'au-delà. Lisez
nos lettres d'amour. Lisez-les toutes. Vous en trouverez par-
tout. Les lettres d'amour brûlent si mal !,.. Et, par votre art
délicat, par votre don de rendre la vie à celles qui l'ont
quittée à regret, par votre piété toute prête à excuser les
fautes certaines en faveur de repentirs possibles, vous par-
viendrez tout doucement, sans qu'on y prenne garde, à faire,
avec toutes nos histoires, de l'histoire.
C'est pour répondre à ce vœu que le marquis de
Ségur publia sa série d'études sur M"" Geotïrin,
.M"« de Lespinasse, la princesse de Condé, la prin-
cesse de Monaco, M""' du Deffand. Travail en appa-
rence léger, mais qui cachait au fond un immense
labeur. Avant d'en examiner le détail, de Fiers trace
une spirituelle vue d'ensemble du xviii* siècle, et du
rôle prépondérant que les femmes y ont tenu. A
rencontre de Dumas fils, qui disait que « la femme
étant, d'après la Bible, le dernier ouvrage du bon
Dieu, elle avait dû être faite le samedi soir et qu'on
y sent un peu la fatigue », de Fiers estime que les
femmes du ,xviii« siècle semblent avoir été faites le
lundi matin, tant elles sont animées d'une fièvre
incroyable de mouvement, d'action, de curiosité.
« Grâce à elles, l'esprit de société s'épanouit, et la
société prend toute l'importance que l'Etat lui aban-
donne... Les choses de l'esprit se mêlent à celles du
sentiment, et les absorbe... Un trouble profond bou-
leverse tous les modes de penser et de sentir. Les
phrases les plus nuancées recouvrent de leurs conve-
nances ornées le désordre des sentiments et des ins-
tincts. Une complète discordance s'établit entre les
mots et les actes, et chacun s'ellorce, comme M™^de
Boufflers, de rendre à la vertu par ses paroles ce
qu'il lui ôte par ses actions. »
Pour s'aventurer dans ce siècle tourmenté, le mar-
quis deSégur fit choix d'une marraine de tout repos,
M"" Geoffrin, qu'il a peinte dans le mouvement et le
laisser-aller de la vie quotidienne, dégageant surtout
les mérites et les vertus de cette « surbourgeoise »
active, vaillante, gaiment tyrannique et vertement
grondeuse, mais d'une volonté sans éclipse et d'un
bon sens sans défaillance.
L'entente du bonheur : voilà oii est son génie. Elle ne
tient pas à ce qu'il soit prodigieux ; elle le veutcalme, régu-
lier, assuré. Elle hait l'imprévu : elle redoute l'aventure. Elle
a le culte de l'amitié, et la surveille étroitement pour qu'il
ne lui prenne point fantaisie de devenir de l'amour. Elle
s'est dépêchée très jeune de vieillir afin que ce lût chose
faite et qu'il n'y eût plus à en parler.
De M"^ Geofifrin, le marquis de Ségur passa à
M"^ de Lespinasse. Cette t femme aux passions éter-
nelles et même durables », esprit sage et nature em-
brarée, qui n'est à l'aise que dans l'excès, inspira à
son biographe une tendresse profonde, délicate et
attentive. Et R. de Fiers énumère plaisamment
tous les soins dont le marquis de Ségur a entouré
son héroïne, lui découvrant un père dans la personne
de Gaspard de Vichy — c un prénom de roi mage
et un nom de ville d'eaux, était-il possible d'espérer
mieux ? », — s'elforçant, en dépit de troublants
témoignages, d'innocenter ses relations avecd'Alem-
bert et le marquis de Mora, accumulant enfin les
circonstances atténuantes quand il lui faut relater
sa liaison avec le comte de Guibert. S'il ne nous a
pas entièrement convaincus, du moins, en nous
montrant l'invariable ardeur de Julie et son constant
enthousiasme, l'historien « a réussi à nous prouver
qu'elle avait été véritablement la femme d'une seule
passion qui, peut-être, avait eu seulement plusieurs
bénéficiaires ».
Des autres ouvrages du marquis de Ségur, Gens
iVautrefois, Esquisses et récits, Silhouettes historiques,
Vieux dossiers. Petits papiers, de Fiers ne retient
que ce qui lui sert à préciser et à fixer la figure de
son personnage, lequel, dit-il, « nous apparaît comme
un incomparable maître de maison, très renseigné
et très discret, qui tient salon d'Histoire et qui a le
lleiié Du
tact charmant de considérer les documents comme
des confidences, sans avoir la légèreté de prendre les
confidences pour des documents ». Il s'arrête plus
longuement aux trois volumes que le marquis de
Ségur a consacrés au maréchal de Luxembourg, son
œuvre capitale, où il « n'a négligé aucun aspect de
son formidable sujet, et, grâce à la minutie et à l'obs-
tination de son zèle psychologique, nous livre son
héros tout entier, en chair et en Ci prit, en bosse et
en flamme , en
vice et en vertu,
en laideur et en
beauté ». Enfin,
après avoir mon-
tré comment Sé-
gur, qui s'était
haussé du goiit
de l'histoire au
talent de l'histo-
rien, était monté
plus haut encore
et avait atteint
à sa conscience,
dans les deux ou-
vrages où il étu-
dia l'agonie de la
monarchie , de
Fiers porte un ju-
gement d'ensem-
ble sur l'historien
qui restera, dit-il,
« comme l'un de nos meilleurs peintres d'âme's et de
visages. Il doit en cet art délicat une véritable maîtrise
à trois qualités érainentes: le don de la vie, le souci
de l'exactitude et la discipline de l'impartialité ».
La péroraison de cet agréable discours où, sans
s'éloigner de son personnage, le récipiendaire avait
su glisser pour chacun un mot aimable et où, tour
à tour, Sardou, Hervieu, Poincaré, les maréchaux,
Rostand avaient reçu un discret hommage, prit
allure d'apothéose :
Ah I messieurs, pourquoi Pierre de Ségur n'était-il plu>
là pour assister, dans la radieuse matinée du 14 juillet 1919,
au retour de nos troupes triomphantes ! Ses ombres fami-
lières l'eussent entouré et chacune, à sa façon, eût mani-
festé son émotion surnaturelle. Julie de Lespinasse se fût
demandé auquel de nos généraux elle allait vouer une pas-
sion plus éternelle encore que les autres. M"»» Geofirin
aurait pris leurs noms pour les inviter à dîner. La princesse
de Condé se fût mise en prières. Le maréchal de Luxem-
bourg aurait salué de l'épée. Et Pierre de Ségur — au
milieu de ses chers fantômes — eût bien vite senti ses yeux
se remplir de larmes heureuses en voyant nos régiments
passer sous l'Arc de Triomphe, à la place où reposa Victor
Hugo — le Poète — où repose le Soldat inconnu — le
Poème, — section par section, strophe par strophe, renouant
de leur fil bleu l'épopée jamais achevée de notre gloire
nationale, et qui semblaient entrer non seulement dans Paris,
mais dans l'Histoire de France.
Dans sa réponse, Doumic gar la le ton enjoué que
de Fiers avait adopté pour son discours, et tint à
répondre en homme d'esprit à un homme d'esprit.
Après avoir félicité son nouveau collègue du brillant
portrait qu'il venait de tracer du marquis de Ségur,
il s'amusa autour de la généalogie de Marie-Joseph-
Louis-Camillc-Robert Pellcvé de la Motte Ango,
marquis de Fiers, dont l'origine date des Mérovin-
giens :
Les anciennes chroniques attestent qu'il y avait, dans
l'armée de Clovis, un certain Dagobert qui se fit baptiser
comme lui par saint Rémy, et, emporté par son ardeur de
néophyte, voulant prendre du baptême jusqu'au cou, se
plongea dans une grande cuve pleine d'eau et s'y enfonça
si profondément que ses cheveux seuls sortaient, d'où lui
vint le surnom de peil levé, c'est-à-dire poil levé, et d'où
vient qu'on voit dans votre blason une tète d'argent aux
cheveux hérissés d'or.
A la suite de cet ancêtre viennent Clodion Pellevc,
qui guerroya contre les Sarrasins ; Thomas Pellevé,
qui accompagna en Angleterre Guillaume le Conque-
N' 177. Novembre 1921.
LAROUSSE MENSUEL
615
^
Aviation maritime.
Atterrissage d'un biplan Hanriot sur le pont du cuirassé
FUTUR bâtiment PORTE-AVIONS.
I Biarii ',
Le Béarn sera aménagé avec des hangars intérieurs oïl d'énormes ascenseurs
descendront les avions après l'atterrissage. II sera armé, et devra atteindre les
mêmes vitesses que les gros bâtiments de guerre qu'il accompagnera. 11 sera mû par
des moteurs à explosion (les cheminées gênant le départ et l'arrivée des avions).
1. Présentation de l'avion en ligne de vol. moteur au rali'ûti.
2. Le pilote a coupé son moteur, et déclenché le crochet sous le '.'uselage.
3. Le crochet a agrippé une corde transversale: il entraîne progressivement les sacs;
laviou l'reine, ralentit.
rant ; Simon Pellevé, qui suivit le duc Robert III
en terre sainte ; et le cardinal de Pellevé, le farou-
che ligueur; et l'audacieux Antoine de Pellevé, qui
enleva d'un couvent de bénédictines une très authen-
tique petite-nièce de Jeanne d'Arc. Après les Pellevé,
voici les Ango, venus en droite ligne de Norvège,
et qui tous seront gens de mer, hardis navigateurs
ou honnêtes corsaires. Et Doumic conclut malicieu-
sement qu'il « est amusant de penser qu'il ait fallu
tous ces héros, ces généraux, ces cardinaux, pour
arriver à l'auteur de Mtquette et sa mère ». Mais
sans doute s'était-il juré d'exercer la patience du
récipiendaire, en lui faisant subir tout au long la
0 scène des portraits ». C'est maintenant le tour des
aïeux maternels : M. Pardessus, auteur d'un cours
de droit commercial en quatre volumes ; Charles
Giraud, jurisconsulte lui aussi ; Eugène de Rozière,
qui fut membre de l'Académie des inscriptions.
C'est à ce dernier que revint le soin de diriger les
études du jeune Robert de Fiers. Archéologue, il eût
souhaité faire de son petit-fils un archéologue. Pour
lui donner le goût des choses du passé, il l'envoya
faire un voyage en Italie, en Grèce, en terre sainte;
même, pour que rien ne manquât à sa formation
archéologique, il le mena, avant le départ, voir la
Belle HMne ; c'était peut-être imprudent. De fait,
en matière d'archéologie, de Fiers ne devait pas
pousser plus loin.
Au retour de son voyage il avait écrit un livre
d'impressions. Vers l'Orient, et l'avait à tout hasard
envoyé à l'Académie. Le livre fut couronné.
Ce fut un coup de théâtre. Votre famille, déjà très acadé-
mique, jugea qu'elle n'avait pas le droit de s'opposer à une
vocation que consacrait l'Académie. Et qu'on dise après
cela que les prix académiques ne servent à rien 1
Doumic rappelle ensuitecomment de Fiers préluda
à sa vocation d'auteur dramatique en jouant dans
les salons ; puis, arrivant à sa collaboration avec
Arman de Caillavet, il nous présente, dans le cadre
pittoresque de la salle de rédaction du « Figaro », ce
« gros garçon aux yeux rieurs, esprit original et
prime-sautier, belle humeur un peu débraillée,
gaieté débordante, d'où jaillissaitun flot ininterrompu
de saillies, de farces et de drôleries souvent énor-
mes ».
C'est au « Figaro », où il apportait chaque soir des échos, qu'il
fallait le voir, dans le bouillonnement de sa verve tumul-
tueuse. Il y avait là, sous l'égide nonchalante et avertie de
ce malheureux Gaston Calmette, la quintessence de ce que
Paris comptait déplus parisien: Emmanuel Arène, le plus
désabusé des hommes politiques, radical et dilettante ; Che-
vassu, dont la conversation était unéblouissement ; Maurice
Donnay, de la poésie dans de la gaminerie ; Alfred Capus,
de la pensée sous un air de blague ; et le prestigieux jon-
gleur de mots, Etienne Grosclaude, et le subtil André
Beaunier. Forain arrivait avec ses âpres dessins et ses
légendes à l'emporte-pièce... Vous étiez, monsieur, de cette
brillante équipe : votre dialogue de théâtre en porte la
marque... On causait, les mots partaient, aussitôt renvoyés
que lancés. On ne s'ennuyait pas... Mais parfois on laissait
passer l'heure. C'est dans ces cas-là que Caillavet se mon-
trait sublime. On le courbait sur une table. On l'enfermait
à triple serrure. Quand la porte se rouvrait, on l'apercevait
radieux parmi des monceaux de feuillets noircis d'oii s'en-
volaient des échos à en remplir tout le journal... On pouvait
aller dîner.
Ainsi prit naissance cette fameuse collaboration de
seize années. Doumic n'essaie pas d'en pénétrer le
mystère. « Vous êtes, dit-il, comme ces parents dont
chacun dit à l'autre : Ton fils. » Les deux amis
avaient résolu de M eilhachalévyser , et Doumic doime
du mot et de la chose une agréable définition :
Meilhachalévyser, c'est regarderun petit coin de la vie du
coin de l'œil et d'un regard narquois, rire de ce qu'on y
découvre et qui ne vaut pas la peine qu'on en pleure, et
puis en faire de menus récits enjolivés de mille folies. Beau-
coup de fantaisie avec pas mal d'observation, de la gaieté,
de la drôlerie, de la cocasserie, un peu de sagesse, un peu
d'émotion, de la clairvoyance et de l'indulgence, le refus
d'être dupe et un reste d'incorrigible naïveté, de la douceur ;
et, de tout cela, combiné, agencé, ajusté, dans un désordre
très ordonné et une incohérence très surveillée, sort une
petite chose légère, souriante, un peu perverse, railleuse et
tendre, dont ils voudraient bien avoir la pareille chez les
Boches et ailleurs, mais qui ne se fait qu'à Paris,
Tout le théâtre de Fiers et Caillavet tient dans
ce commentaire. Doumic va s'appliquer néan-
moins à en préciser les mérites. Une analyse détail-
lée des Sentiers de la Vertu lui suffit pour dégager
les caractères essentiels de ces pièces, 0 toutes diffé-
rentes mais qui ont entre elles un air de famille, et
en qui l'on retrouve le même esprit et les mêmes
types: le mari, oisif, important, riche, dénué de
toute opinion personnelle comme de tout mérite, et
à qui manque totalement le sens du ridicule ; la
petite femme fragile que pousse de chute en cascade
une fatalité bien connue depuis la Belle Hélène;
1 amant qui est sinon le plus heureux, sûrement le
plus bête des trois ». Une des idées dominantes de
ce théâtre, en effet, est que « l'homme le plus sot est
celui qui a le plus de chance d'inspirer une violente
passion » ; elle se déduit de cette autre, que « c'fst
l'absurdité qui mène le monde », et aboutit à cette
vérité dernière, que «rien n'a d'importance». Aussi
les personnages ont-ils le talent de prendre toujours
les choses par le bon côté, et de découvrir aux pires
choses les bons côtés les plus inattendus. « Figures
un peu falotes, consciences un peu troubles, petites
âmes un peu vagues », qui n'ont que de petits plai-
sirs et de petits chagrins à leur mesure. C'est sur-
tout par les mots — mots drôles, aphorismes mo-
queurs, boutades et nouvelles à la main — que valent
ces pièces, dont certaines toutefois, conmie Prime-
rose ou la Belle Aventure, moins résolument fantai-
sistes, serrent de plus près la réalité, sans cesser
d'être romanesques et doucement sentimentales.
Doumic termine cette revue du théâtre de R. de
Fiers par l'examen des trois pièces satiriques : U Roi,
le Bois sacré, l'Habit vert, auxquelles il recoimaît le
mérite d'être à la fois ultra-modernes et éminem-
ment traditionnelles. N'a-t-on pas toujours pris plai-
sir en France à railler les hommes au pouvoir, et le
socialiste millionnaire Bourdier, du Roi, ne s'est-il
pas appelé le Bourgeois gentilhomme au temps de
Molière et Monsieur Poirier au temps d'Emile Augier ?
Les Femmes savantes ne critiquaient-elles pas chez
les femmes, avant le Bois sacré, la manie d'écrire et
de régenter les lettres ? Enfin, ne trouve-t-on pas
déjà dans la Comédie des académistes de Saint-Evre-
mont, parue au lendemain de la fondation de l'Aca-
démie, les plaisanteries qui forment la matière de
VHabit vert ?
Satire fine, mordante, mais sans amertune et qui
« ne casse rien » ; théâtre charmant, dont le charme
est fait avant tout de cette chose exquise : le goût ;
théâtre souriant, où l'on respire une atmosphère de
vie heureuse et qui reflète bien la douceur des aimées
qui ont précédé la guerre, telle est l'appréciation
définitive que Doumic formule sur l'oeuvre de R. de
Fiers. En est-il entièrement satisfait ? Déjà certains
coups de patte — oh ! très légers et d'ailleurs dans
la tradition académique — avaient laissé soupçon-
ner de sa part quelques réserves. Mais cela apparut
plus clairement dans la péroraison, quand, après avoir
signalé la belle conduite de R. de Fiers pendant la
guerre, et insisté sur le bouleversement que celle-ci
a provoqué dans tous les modes de l'activité hu-
maine, Doumic exprima le vœu que le récipiendaire
nous donne désormais des œuvres un peu dillércn-
tes,où l'on trouvera « autant de gaieté et moins d'in-
souciance», et dans lesquelles t l'indulgence, par où
s'excusent trop de faiblesses, sera remplacée par la
bonté, qui est une force ».
Ce n'est plus le temps — conclut Doumic — d'être les amu-
seurs de l'Europe. Les Rois, nous les avons vus venir à Paris,
non plus, comme jadis, pour y faire le carnaval, mais pour
y rendre hommage à nos morts. Les femmes, ce n'est pas
seulement un peu d'encre qu'on leur a vu aux doigts, mais
du sang des blessés à qui elles ont prodigué leurs soins. La
psychologie de l'homme de plaisir et l'état d'âme de la
femme facile, cela ne va pas très loin et pourrait lasser à la
longue. Un art qui irait de l'ironie à la sensiblerie ne s'accor-
derait pas à nos âmes. Nous avons mieux : le grand rire fran-
çais, celui de Molière, large et franc, un peu rude et qui n'a
pas peur de s'entendre rire parce que c'est le rire de la santé.
Notre peuple est resté le plus sain qu'il y ait au monde,
comme il est le plus noble et le plus généreux. Ayez donc
l'air de vous en apercevoir I Mettez donc un peu de tout
cela dans vos pièces 1 Qu'elles nous offrent l'image et non
plus seulement la parodie de notre société. Le prestige de
notre société y gagnera, et aussi le bon renom do ooUe
littérature. — v. Ocir»sd.
6i6
A.viation maritime (l').— La formidable
machine de l'aéronautique militaire de guerre, désor-
ganisée par les réductions d'effectifs, traverse une
crise. On n'y a guère eu encore le loisir d'étudier les
problèmes que l'armistice a laissés sans solution.
C'est dans la marine, au contraire, où les services
de guerre n'ont jamais été définitivement établis,
qu'un groupe d'ingénieurs et d'officiers remarquables,
tout en étudiant les questions spéciales au vol sur la
mer, en ont mis d'autres au point qui intéressent
aussi bien les militaires que les marins. Une conclu-
sion de nombreuses années d'expérience les y a
conduits: la reconnaissance de 1 a quasi-impossibilité
de construire des hydravions capables de réaliser les
conditions de vitesse, de légèreté, de souplesse
et de solidité nécessaires à la guerre moderne, et
donc l'obligation de se servir à'avions sur mer
comme sur terre.
Dédaignant — à tort peut-être — le système des
hydros à flotteurs, dont les Allemands ont su tirer
un meilleur parti que nous, la marine n'a construit,
en effet, pendant la guerre, que des hydros à coque.
Ce système nous a donné les F. B. A., à hélice à
l'arrière — monstrueuse hérésie, — qui, pendant les
combats aériens, offraient au-dessus de la mer, aux
Allemands, une proie aussi facile que les Farman sur
les tranchées. Handicapés par le poids et la résistance
formidables de leur coque, ces hydros sont devenus
des machines énormes et rarement satisfaisantes.
Les études de l'aviation maritime ont donc con-
cerné les principaux points suivants : utilisation des'
avions, à la guerre aérienne maritime ; leur appli-
cation aux nécessités spéciales à la marine ; l'établis-
sement d'une méthode de chasse et de bombarde-
ment aériens, — méthode qui s'applique également
à l'aviation militaire.
Toutes ces études sont presque terminées; il est
impossible de les décrire sans nommer l'officier qui
en fut l'instigateur et l'ouvrier intrépide : le lieute-
nant de vaisseau Paul Teste, un héros de la guerre,
officier delà Légion d'honneur à vingt-sept ans, savant
aussi admirable, qu'audacieux expérimentateur.
Mais il importe de jeter d'abord un coup d'oeil sur
l'organisation actuelle de l'aviation maritime. Elle
comprend deux centres de réserve (Brest et Bizerte)
et quatre centres armés :
Cherbourg, centre d'entraînement sur hydravions
Latham de i.ooo HP (3 ou 4 moteurs). Ces appareils
n'ont pas donné de trop mauvais résultats ;
Hourtin (lac à 80 kil.de Bordeaux), école des obser-
vateurs d'hydravions, qui sont tous sous-officiers ;
Berre, école de pilotage d'hydravions (appareils
F. B. A., moteur Clerget 130 HP). Tous les élèves
pilotes commencent leur apprentissage sur hydros.
Cette méthode, reconnue mauvaise, n'est employée
qu'à cause que la marine ne possède pas de terrain
assez grand pour faire école sur appareils terrestres.
Les résultats sont médiocres (une dizaine d'élèves
pilotes par trimestre seulement) ;
Saint-Raphaël, où se trouve la plus grande partie
de l'aviation maritime, et qui comprend:
l" L'école de perfectionnement des pilotes d'hydros
venant de Berre. Elle utilise des F. B. A. 200 HP
Hispano Suiza et des G. L. (Georges Lévy) 300 HP
Renault;
2° L'école d'apprentissage sur avions terrestres pour
les pilotes d'hydros brevetés, et l'école de chasse
en avion. Les écoles utilisent des Sopwith 130 HP
LAROUSSE MENSUEL
b) Suppression des méthodes de chasse mdivi-
duetles, car, si elles mettent en valeur les personna-
lités d'élite, les as, elles méconnaissent les gens de
talents moyens, et en font même des proies faciles
pour l'ennemi. Elles sont, de plus, opposées à la dis-
1 T
T T '
I*'orni:ition de 1 escadrille de chasse en triangles.
cipline de guerre, indispensable au combat. On tend
au contraire à ce qu'un chef d'escadrille puisse me-
ner ses avions au feu dans le même ordre, avec la
même discipline qu'une section d'infanterie. A cet
effet, le lieutenant Teste a divisé les escadrilles de
Formation de l'escadalle de bombardemeat sur le but.
neuf appareils en trois triangles de trois appareils.
Chacun de ses triangles est inséparable et indéfor-
mable. Les avions y volent à une distance de 10 à
20 mètres les uns des autres. Quand l'escadrille est
constituée, les trois triangles se comportent comme
les avions élémentaires dans chaque triangle. Le
triangle et l'escadrille forment ainsi de véritables
hérissons, car il ne reste pas autour d'eux d'angles
morts pour le tir. Grâce à l'entraînement progres-
sif du pilote seul, d'abord, puis en triangle, puis
en escadrille, le lieutenant Teste est parvenu à
L'îiTion entraine les sacs piimitivement rangés de cbaque c6lé du balcau, et freine.
Clerget, pour la double commande et les brevets, et
pour l'entraînement à la chasse des H. D. 3, des
Spad 200 HP (anciens hydros-canons à flotteurs,
transformés en terrestres) et des H. D. i (Hanriot
130 HP Clerget). Tous les élèves brevetés d'hydros
passent leur brevet terrestre. Les meilleurs sont bre-
vetés pilotes de chasse après un stage de deux mois.
Deux grands principes président aux méthodes de
chasse, dans l'aviation maritime :
a) Suppression du monoplace et adoption du bi-
place qui n'a pas d'angle mort pour son tir à l'ar-
rière et qui, auprès d'un observateur mitrailleur plus
compétent et intelligent, ne nécessite plus comme
pilote un « as i>,mais seulement un chauffeur adroit.
faire exécuter d'ensemble et sans accident les plus
difficiles acrobaties aériennes et même, tant la for-
mation reste serrée dans la manœuvre, à les com-
mander au geste, comme un chef de peloton sur le
terrain ;
30 La commission d'études pratiques de l'aviation
(C. E. P. A.), qui s'occupe de tous les problèmes
techniques. La section technique de l'aéronautique
de Paris ne possédant pas d'aérodrome naval, tous
les nouveaux hydros sont essayés à Saint-Raphaël.
Les derniers sont des trimoteurs de i.ooo HP (Nieu-
port, G. L., Latham) qui ont donné des résultats
moyens, mais sont encore loin d'être des hydravions
de haute mer.
(V 177. Novembre 1921
La C. E. P. A. étudie de nombreux problèmes qui
ne concernent que la marine, et en particulier le
lancement des torpilles. En attendant les avions tor-
pi. leurs, qui ne sont pas encore sortis des usines,
elle utilise pour cette étude un hydravion bicoque
et bimoteur de 700 HP, véritable monstre qui vole
mal mais qui a permis d'avancer consiJcrablement
le problème. La torpille utilisée est du plus récent
modèle, et pèse 800 kilogrammes. Quand l'avion la
laisse tomber d'une hauteur inférieure à 10 mètres,
la rectitude de sa trajectoire tlans l'eau est assurée.
La C. E. P. A. s'est aussi beaucoup occupée des
appareils amphibies (G. L. et F. B. A. à skis, Han-
riot, dont les flotteurs sont des sacs d'air que le
pilote gonfie au moment de l'amerrissage), mais ses
moyens sont tellement réduits que ces études restent
en suspens. Elle traite aussi les problèmes de l'obser-
vation en avion : le réglage du tir des cuirassés par
téléphonie sans fil, l'artillerie à bord des avions, et le
bombardement à grandes altitudes. Pour ce dernier
exercice, on observe les mômes principes que dans
la chasse : plus de bombardements individuels, où
chacun tire à son gré, et où seuls les as réussissent.
Là encore, l'escadrille est formée en trois triangles
de trois appareils. Le chef d'escadrille transmet aux
triangles les coordonnées du but. Le premier triangle
le survole et tire une salve, longue par exemple. Le
deuxième triangle, qui le suit, rectifie son tir en con-
séquence, et transmet sa rectification au troisième ;
mettons que sa salve soit courte, le but est cepen-
dant encadré pour le troisième triangle. Les trian-
gles, se mettant en cercle au-dessus du but, peuvent
ainsi réduire les écarts, jusqu'à l'atteindre, comme
les artilleurs le font au sol. Ce procédé, pour un
bombardement à r.500 mètres de hauteur, a réduit
l'écart probable à 10 mètres.
La C. E. P. A. sert aussi déconseiller à l'état-ma-
jor général pour toutes les questions, même d'ordre
militaire, intéressant l'aviation, bien que cela ne soit
pas, en principe, compris dans ses attributions ;
4° Enfin, campe provisoirement à Saint-Raphaël
l'aviation d'escadre, celle de la seule escadre navale
que nous ayons et qui est en Méditerranée. Placée
directement sous les ordres du vice-amiral comman-
dant en chef l'escadre, et composée uniquement
d'avions, l'aviation d'escadre comprend une esca-
drille Salmson, de reconnaissance, une escadrille
Hanriot, de chasse, et un certain nombre d'appareils
d'études. Tous les pilotes sont brevetés pilotes de
chasse.
L'aviation d'escadre, étant la seule formation
d'avions de la marine, fait toutes les études impos-
sibles aux hydros, et a une place prépondérante à
cause de la supériorité de l'avion sur l'hydravion au
point de vue de la guerre. Elle a mis au point l'uti-
lisation des avions sur les bâtiments, c'est-à-Uire
leur décollage et leur atterrissage :
a) Le décollage. A la fin de la guerre déjà, quand
les défauts des hydros augmentaient chaque jour la
précarité de leurs services, le lieutenant Teste tenta
de décoller d'un plancher installé sur une tourelle
de cuirassé. Cette expérience imposée et mal préparée
n'aboutit qu'à sa chute terrible sur l'avant du bateau.
Mais le procédé a été approfondi, mis au point. Nous
n'avons pas encore de bateau porte-avion, mais une
plate-forme de 15 mètres de long sur 6 mètres de
large a été montée sur le croiseur Bapaume, et les
pilotes s'entraînent couramment à y prendre le dé-
part en mer. Sur la plate-forme l'avion est maintenu
la queue haute, et n'est lâché que quand le moteur
atteint son plein régime. Naturellement, ces décol-
lages n'ont lieu que lorsque le bateau marche à
pleine vapeur, de façon que sa vitesse augmente
celle de l'avion, qui n'a pas la place d'en prendre
une suffisante à sa sustentation,
b) L'atterrissage. Les Anglais, qui utilisèrent aussi
des avions sur mer pendant la guerre, n'hésitaient
pas à les laisser amerrir près des bâtiments et à les
perdre, en sauvant seulement le pilote avec ses ren-
seignements. Atterrir sur un bateau présentait de
nombreuses difficultés ; on sait qu'un avion court
longtemps sur le sol, que le pilote en perd la direc-
tion latérale quand il se ralentit au sol et qu'il peut
donc » s'engager r> en virage à droite ou à gauche. De
plus, par gros temps, tout atterrissage de précision
devenait impossible. Il fallait donc trouver un moyen
de freiner et de diriger l'avion au moment où il
touche le plancher d'un bâtiment. C'est encore le
lieutenant de vaisseau Teste qui y a réussi. Il a
d'abord mis son procédé au point sur terre, sur une
plate-forme en béton, et non sans de terribles acci-
dents qui eussent découragé tout autre que lui. Il l'a
ensuite aménagé sur le Béarn, cuirassé resté inachevé
pendant la guerre, et qu'on va transformer en porte-
avions, servant au décollage, à l'atterrissage et à
l'abri des avions.
Sur le pont du Béarn sont installées, à droite et à
gauche du plancher, deux rangées de sacs de terre.
Dans chaque rangée, ces sacs sont reliés entre eux par
des cordes longitudinales et qui ne sont pas tendues;
enfin, les deux rangées sont reliées, transversalement,
par quelques cordes légèrement soulevées de terre.
L'avion arrive en ligne de vol, fixant à l'aide d'une
ligne de mire un but marqué sur le bâtiment à quel-
«• 177. Novembre 1921.
ques mètres au-dessus du pont. Au moment où il
passe sur la poupe, le pilote coupe son moteur et
détache un crochet situé sous le fuselage de son appa-
reil. Le crochet agrippe une des cc;rdes transversales,
puis, tiiant sur elle, arrive à fendre successivement
tous les éléments de corde longitudinaux qui relient
les sacs, et l'appareil s'arrite en quelques mètres,
entraînant tout le système. Le crochet est arrimé à
l'avion au moyen d'un collier qui embrasse le fuselage;
LAROUSSE MENSUEL
siens ayant été, dans le passé, de bons auxiliaires
des Montmorency, il fut, tout de suite, accueilli à
l'hôtel du connétable Henri où vivaient péle-raêle
gens de lettres, gentilshommes libertins, dames gé-
néreuses de leurs faveurs. II s'y révéla t friand de la
lame», et ce fut assez pour qu'on l'y appréciât. Son
existence fut peuplée de toutes sortes d'incidents
romanesques et de duels retentissants. Il épousa,
dans des circonstances curieuses, Marie de Lort de
L aviwn arrêté sur le Uftirn. Lis sacs ont été replaces a droite et à ^auelti-, et le bateau est firèt à recevoir un autre avion.
sa traction doit otretelle, que l'appareil ne capote ni
ne se cabre ; à cet effet, l'expérience a prouvé qu'il
doit passer légèrement au-dessus de son centre de
gravité.
Quarante-cinq atterrissages corrects ont été effec-
tués sur le Béarn, par seize piiotes différents dont
plusieurs très novices, et sans le moindre accident.
Les appareils les plus rapides de la fin de la guerre
(Salmson Z. 9 et Hanriot H. D. 3) y ont atterri
souvent, et en s'arrêtant toujours à moins de 90 mè-
tres de l'arrière. Aucune marine étrangère n'a obtenu
de pareils résultats.
Tels sont les travaux de l'aviation d'escadre qui,
par ailleurs, participe pour la plus grande part aux
études de réglage de tir par téléphonie sans fil et du
txjmbardement des bâtiments à grande altitude. Ces
études ont été si bien poussées, que l'état-major gé-
néral peut d'ores et déjà concevoir les possibilités de
l'aviation, et envisager les transformations qu'elles
entraîneront dans la construction des grandes unités.
Comment conclure sans rappeler que tous ces tra-
vaux ont été menés à bien malgré l'absence de cré-
dits et la pénurie de personnel (un mécanicien pour
deux ou trois appareils) ? Officiers et matelots ont
beau faire preuve de dévouement et comprendre la
noblesse de leurs efforts, si l'on veut profiter des dé-
couvertes nouvelles il faut recruter du personnel
pour l'aviation maritime.
Il n'y a plus actuellement aucune demande d'offi-
ciers ou d'hommes, pour y entrer. Sans doute, ne les
attire-t-on par aucun avantage pécuniaire ou de car-
rière. L'oeuvre si belle qu'y ont accomplie quelques-
ims mérite cependant que toute la nation les aide,
en hommes et en argent. — Jean Ravbnnes.
Cavoye (le Marquis de), par Adrien Huguet
(Paris, 1920; in-8°). — Peuàpeu,nousconimençonsà
connaître, par les travaux importants qui leur sont
successivement consacrés, ceux que l'on appelait, au
.wii** siècle, les « grands officiers de la couronne ».
Nous nous apercevons que si Louis XIV choisit ses
ministres avec perspicacité, il sut également environ-
ner sa personne d'hommes d'élite, dévoués à sa
gloire.
Parmi ces officiers de la couronne, le grand maré-
chal des logis de la cour tenait un rôle jusqu'à
l'heure mal déterminé. Adrien Huguet nous définit ce
rôle et nous montre qu'il fallait, pour le jouer, un per-
sonnage d'une haute valeur morale, un courtisan de
la meilleure qualité. Le marquis de Cavoye tint cet
emploi pendant quarante-huit années. On ne savait
presque rien de lui, sinon ce qu'en disent Saint-
Simon et Tallemant des Réaux, et qu'il fut sur-
nommé « le brave Cavoye ». Après d'activés recher-
ches dans les archives, une étude miimtieuse de la
cour, maintes découvertes facilitées par une connais-
sance générale de l'époque, Adrien Huguet est par-
venu à tracer une image vivante, abondant en fines
observations pç^ychologiques, de son héros et de l'en-
tourage qui encadra sa vie.
Louis Ogier de Cavoye appartenait à une très an-
cienne famille picarde, qui prétendait remonter à
Ogier le Danois, l'un des douze pairs de Cliarlemagne.
Cette filiation n'a pu être établie et Adrien Huguet,
examinant avec soin la généalogie, réduit à des cer-
titudes plus modestes les origines de ces vaniteux
hobereaux. Les deux branches des Ogier se rendirent
utiles surtout par leurs services militaires.
François, père de Louis, issu de la branche ca-
tlette, fut contraint, par sa situation précaire, de
quitter le manoir paternel, et de chercher fortune. Il
n'avait pour tout équipage qu'un bon bidet picard
et une longue rapière, quand il arriva à Paris. Les
Sérignan, veuve de Jean de la Croix, et devint, après
un duel qui eût dû lui valoir la décapitation, capi-
taine des gardes du cardinal de Richelieu. Il fut
employé en maintes conjonctures délicates par l'Emi-
nentissime, et notamment pour un rôle de concilia-
teur, avant le siège de Castelnaudary où Montmo-
rency, allié de Gaston d'Orléans, termina sa carrière
de rebelle. Quand il mourut, le 17 septem-
bre i64r, devant Bapaume, il laissait onze
enfants, beaucoup de considération, et une
petite fortune.
Trèsgoûtée de Richelieu, vertueuse, pleine
d'esprit et d'habileté. M""* de Cavoye jouis-
sait d'une belle situation mondaine. Fut-
elle reçue à l'hôtel de Rambouillet ? On
ne peut guère l'affirmer. Les ruelles, dans
tous les cas, prisaient sa gentillesse, sa
causticité, et répétaient ses mots aussi fins
que ceux de M"*' Cornuel et Pilou. Des
poètes comme Bois-Robert, Mairet,Jacqties
Testu étaient ses « alcovistes ». A la cour,
elle trouvait des sympathies assez vives
pour qu'Anne d'Autriche l'etit comprie
parmi les dames de sa maison.
L'intérêt de ses enfants l'inclinait à sé-
journer plutôt à la cour qu'à la ville. Adroi-
tement, elle s'insinua dans les bonnes grâces
des souverains. C'est ainsi que Louis de
Cavoye, dixième de ses enfants, devint,
dès qu'il fut sorti des mains des nourrices,
le camarade quotidien de Louis XIV. Il
était né en 1640 et était, par conséquent,
de deux ans plus jeune que le roi. Il fut
élevé avec lui, instruit avec lui, c'est-à-dire
peu élevé et mal instruit. C'était un enfant
charmant, au visage de chérubin, plaisant
par son humeur enjouée. Sa jeunesse se
modela sur celle du roi, dont il partagea les
jeux et les liesses.
Lorsque, en 1660, Louis XIV prit le pou-
voir, Louis de Cavoye continua à graviter
autour de lui, sans emploi mais se gardant
de verser, comme beaucoup de jouvenceaux
oisifs, dans la débauche et le libertinage.
Sa mère mourut en juillet 1665. Craignit-il, ■-' """«"'
après cette mort, qui le privait d'une pro-
tection active, de demeurer dans un désœuvrement
dangereux ? On ne le sait. Toujours est-il que
Louis XIV, le 26 janvier i566, ayant déclaré la
guerre à l'Angleterre, Cavoye, sans consulter son
maître, s'engagea dans la flotte hollandaise, alliée
de la nôtre. Au combat naval que Ruyter livra à
Monck, par une initiative hardie il sauva le vais-
seau amiral qui allait périr incendié par un boulet,
et cette action d'éclat lui valut les félicitations et
les récompenses des états généraux.
Il pensait en retirer une grande gloire à son retour
à Paris. Mais Louis XIV le fit incarcérer pour avoir
pris, sans permission, un engagement dans la flotte
étrangère. Cette défaveur ne devait pas durer. En
perspective de la guerre de Dévolution, le roi avait
besoin de tous ses serviteurs et surtout des plus
braves. Cavoye sortit de prison et participa à cette
campagne des Flandres que le monarque comman-
dait en personne. Il était aide de camp, fort affec-
tionné par Turenne. Il eût pu se contenter de cette
situation peu périlleuse, mais un furieux appétit
de gloire l'animait. Devant Lille, il prit part, dans le
régiment des gardes, à lassant de la porte de Fives
qui devait nous donner, en entamant la défense, la
possession de la forteresse. Avec ses compagnons, il
s'empara de la contrescarpe, atteignit la deai-lune,
parvint jusqu'au parapet, et là livra un combat corps
617
à corps. Il ne quitta l'action que blessé par un éclat
de grenade. La t Gazette de France » et toutes les
pièces panégyriques parues à l'époque rendirent hom-
mage à son impétuosité. Lille se rendait trois jours
jours après l'assaut partiel. Au cours de cette cam-
pagne, terminée par le traité d'.Aix-la-Chapelle,
Cavoye mérita son surnom de « trave», que seuls
avant lui obtinrent Crillon et Cyrano.
Si Louis de Cavoye moissonnait les succès à la
guerre, il n'était pas moins glorieux sur le chapitre
de l'amour : t C'était, dit Saint-Simon, un des
hommes de France le mieux fait, de la meilleure
mine et des plus galants. » Quelques-unes de ses
aventures ont défrayé la chronique. 11 avait, tout
enfant, vécu dans l'intimité des nièces de Mazarin
qui frôlèrent le roi de leur coquetterie. Il avait tou-
jours montré du goût pour Hortense Mancini, la
plus extravagante et la plus belle de ces jeunes filles.
Hortense Mancini avait épousé, en la personne de
Armand-Charles de la Porte, duc de Mazarin, le pljs
exécrable des hommes. Galante, et ne pouvant sup-
porter un joug conjugal de plus en plus douloureux,
elle avait quitté le furieux maniaque , s'était tout
d'abord établie à l'abbaye de Chelles, puis était
revenueà Paris oùelle occupait lepalais de son oncle.
Son salon, où régnait une fine humeur de liberti-
nage, assemblait tout ce que la capitale comptait de
gens d'esprit. Mais elle avait le tort d'y donner
asileà Sidonia de Lenoncourt, marquise deCourcelles,
comme elle échappée au joug conjugal et comme elle
désireuse de tenir mille galants dans la servitude de
sa beauté.
Les deux jeunes femmes, encore amies, rivali-
saient de luxe et prenaient les coeurs par une égale
séduction. Mais la marquise se montrait plus déter-
minée que la duchesse d'ailleurs pourvue, en la per-
sonne du chevalier de Rohan, d'un amant digne
d'elle. Toutes deux sourirent à la fois au fier ei
de Cavoye, grand maréi-lial des l<it:is de la maison du Roi (1(>40-1ÎI6 .
iTableau attribué à Mjgnard.)
noble visage de Cavoye indécis, ne sachant point de
laquelle il tirerait la plus grande félicité. M"' de
Courcelles le sortit de l'indécision. Une après-midi,
M"°= de Mazarin se rendit au domicile de son amie.
On ne la reçut point, affirmant qu'elle était absente.
Or, le carrosse aux armes de Cavoye stationnait à la
porte. Grande colère de la duchesse.
Comme elle retournait chez elle, elle rencontra,
par hasard, le marquis deCourcelles, et lui conta sa
mésaventure. La discrétion n'était pas vertu prin-
cipale des gens du grand siècle et surtout des fem-
mes dépitées. Tout aussitôt le mari bafoué provoqua
Cavoye en duel. Le 7 mai i658, les adversaires croi-
sent l'épée ; puis, considérant que la raison de leur
ressentiment offre une maigre importance, s'embras-
sent et se réconcilient.
Mais le roi, fâché de ce manquement aux édits,
enferme les duellistes à la Conciergerie. Pendant
plusieiirs années Cavoye, poursuivi par la haine de
Louvois, prétendant repoussé aux favturs de M"" de
Courcelles, et dont l'hostilité suivra toute la carrière
du gentilhomme, végétera dans cette prison, n'en
sortant que de nuit, sous des déguisements. Il avait
cependant des amitiés ardentes qui travaillaient en
sa faveur. Une fille d'honneur de la reine, Louise-
Philippe de Coetlogon, Bretonne austère et laide,
de noble famille, un peu rustique, ingénue, mysti ]ue
6i8
et ardente, s'était éprise de lui au point d'être deve-
nue la fable de toute la cour. Elle vivait dans
son ombre, cherchant toutes les occasions de le
rencontrer, quittant les rubans quand il partait pour
la guerre, les reprenant quand il en revenait, eftrénée
dans sa tendresse et l'affichant, plainte, excusée, ad-
mirée pour une constance qui se repaissiit de fu-
mée. M"° de Coetlogon osait reprocher à Louis XIV
sa dureté, et refusait de le servir tant que Cavoye
restait emprisonné. Si bien que le roi , amusé par cette
passion à la fois ridicule et belle, faisait conduire
l'amante désespérée à la Bastille pour que, s'étant
consolée dans la vue du bien-aimé, elle connût quel-
que répit dans son chagrin.
Néanmoins, il ne délivrait point le prisonnier. En
1672 seulement, quand il entreprit la guerre contre
la Hollande, le roi rappela les exilés, et relaxa les
embastillés. Cavoye, sans rancune, retrouvant son
goût de la gloire, servit avec enthousiasme. Il par-
ticipa à ce fameux passage du Rhin (12 juin) qui
suscita tant de dithyrambes. Boileau le nomma dans
son Epltre. L'aide de camp était au premier rang des
volontaires qui culbutèrent les Allemands de Wurtz.
Le bruit de sa mort courut, et Louis XIV, faisant
de lui une « louange bien solide », dit tristement :
0 Ah ! que M. de Turenne sera fâché ! », montrant,
par là, dans quelle estime le maréchal tenait son
subordonné. Mais Cavoye n'avait point été tué. Re-
passant le Rhin à la nage, il vint lui-même, de la
part de Condé, apporter la nouvelle de la victoire.
Cavoye devait se distinguer, deux ans ensuivants,
dans la campagne de Franche-Comte, devant Besan-
çon et Dôle où il fut encore blessé, à la bataille de
Senef (août 1674), puis plus tard aux sièges de Va-
lenciennes et île Cambrai (1677), et en d'autres cir-
constances guerrières.
Entre temps, il menait joyeuse existence de cour-
tisan. Il n'avait pas grand esprit, mais néanmoins
savait avoir raison des gens qui en possédaient trop.
Il fut, par exemple, l'auteur d'une farce énorme et
qui réjouit toute la cour. Manicamp, la c fleur des
pois », comme l'appelle Saint-Simon, en fut la vic-
time. Cavoye avait parié de convaincre cet homme
habile et peu crédule que la diète polonaise, ayant
à élire un roi et dédaignant désormais ses palatins
et les princes étrangers, l'avait désigné, lui, simple
gentilhomme, illustré par ses exploits, pour monter
sur le trône du Nord. Il manœuvra si bien, que Mani-
camp alla colporter partout cette nouvelle. Rendu
furieux par la risée unanime, il voulut tuer Cavoye,
et l'on dut les accommoder.
Tandis que Cavoye se divertissait ainsi. M"" de
Coetlogon continuait à se consumer d'amour pour
lui, considérée comme une folle d'une espèce parti-
culière. La pauvre fille avait perdu son emploi
auprès de la reine à la suite d'un scandale provoqué
par une fille d'honneur, scandale qui détermina
Louis XIV à renvoyer tout l'entourage de son épouse.
Elle vivait chez la duchesse de Richelieu, paraissant
néanmoins à la cour, jouissant des mêmes sympa-
thies à la fois pitoyables et ironiques. Le roi lui
témoignait, pour sa fidélité et sa vertu, une consi-
dération spéciale. Il souhaitait compenser par une
faveur l'humiliation qu'il lui avait imposée en la
chassant de l'intimité de la famille royale. Il résolut,
de concert avec la reine, de décider Cavoye à l'épou-
ser. Il parla. Ses désirsétaient généralement desordres.
Cavoye, ami d'enfance, se croyait le droit, surtout
en cette matière, de n'y point obéir. Il ne se souciait
pas d'unir sa vie à celle d'une femme experte,
disait-on, à battre le beurre et à soigner les vaches,
mais peu « née à la cour ». A la bonne ménagère, il
préférait quelque riche et belle dame qui aiderait son
action de courtisan. Mais Louis XIV tenait à la réus-
site de son projet. Il fit des promesses. La charge de
grand maréchal des logis vaquait. Si Cavoye épousait
Coetlogon, il aurait cette charge. Cavoye accepta. Le
I" février 1677 il eut son brevet, une belle somme
d'argent, le titre de marquis. Le 9 février, le roi signait
son contrat, et le mariage était célébré. Ce mariage
fit un bruit immense, et jamais homme n'eut épouse
meilleure, plus attentionnée, plus digne d'affection.
Le grand maréchal des logis de la cour avait pour
fonction d'organiser les voyages et les logements du
roi et de sa suite. Il commandait à d'innombrables
employés. Il devait loger les princes étrangers, diplo-
mates, et autres envoyés extraordinaires. Une con-
naissance très exacte de l'étiquette, du cérémonial,
des préséances lui était nécessaire, et aussi du tact,
de l'adresse, de l'esprit d'à-propos. Nul ne risquait
plus que lui de mécontenter des gens pointilleux a
l'excès, toujours disputant sur questions de rang, de
place, de chaise et de tabouret. Cavoye paraît s'être
acquitté de sa charge avec une extrême souplesse. Il
lui arriva de soufïnr, sans se plaindre, d'être délogé
de son propre logis par quelque duc malendurant. Un
jour, la reine, furieuse d'avoir, en certain déplacement,
une maison moins belle que celle de la Montespan,
demanda en pleurant au roi de chasser son grand
maréchal. Cavoye alla trouver Marie-Thérèse. Il lui
conta qu'ayant examiné la maison de la favorite, il
l'avait trouvée prête à tomber, et que o là-dessus il
l'avait choisie pour M"" de Montespan dans la ferme
opinion qu'elle y serait écrasée la nuit même, et d en
LAROUSSE MENSUEL
défaire ainsi le roi et elle ». Ainsi reconquit-il les
bonnes grâces de la reine.
Cavoye avait en Louis XIV un ami très affectueux
auquel il parlait souvent avec indépendance. II en
obtint tout ce qu'il pouvait en obtenir, le collier de
Saint-Michel, mille gratifications et terres, des loge-
ments dans les châteaux royaux, le ce justaucorps à
brevet », etc. La haine deLouvois l'empêcha cepen-
dant d'être nommé chevalier du Saint-Esprit. H
continuait à participer aux campagnes de guerre. Il
se lia d'amitié avec maints personnages illus-
tres, comme le maréchal de Luxembourg et M"" de
Sévigné qu'il obligea souvent. Il était naturellement
serviable, protégeant les faibles, et leur facilitant
l'accès du roi. Il fut le bienfaiteur et l'ami le plus
intime de Racine et de Boileau. Il introduisit le
premier à la cour, lui ménagea la faveur de M"^ de
Montespan, lui rendit aisée sa tâche d'historiographe,
au cours des campagnes, en le délivrant des soucis
matériels, l'assista à son lit de mort, et soutint même
les intérêts de ses héritiers.
On prétend que, peu après son mariage, Cavoye
aurait aimé Elisabeth Hamilton, ravissante Anglaise
mariée au comte de Gramont. Cela paraît impro-
bable. Il vécut avec douceur dans l'adoration que
lui témoignait safemme. Il perdit l'unique enfant qui
naquit de son mariage, et, peu à peu, abandonnant
toute ambition, resserra son intimité à quelques amis
qu'il recevait dans son château de Louveciennes. A
deux reprises, en i5g6 et I7i5,il voulut se démettre
de sa charge devenue trop lourde. Louis XIV refusa
sa démission et, la seconde fois, lui dit avec émotion :
• Cavoye, mourons ensemble ! 9
Le roi mourut le premier. Cavoye fut accablé par
cette mort, et, dès lors se retira davantage du monde,
cherchant dans la pratique de la piété une douceur
dernière. Il s'éteignit le 3 février I7r6. M"" de Ca-
voye poussa l'idolâtrie jusqu'à passer son existence
dans la chapelle de Saint-Sulpice où l'on ensevelit
son corps. Elle lui survécut treize ans.
Dès 17x6, le <c Mercure galant » et les mémorialistes
avaient rendu hommage à cet homme de grande pro-
bité. Saint-Simon, en quelques mots, résuma ses qua-
lités morales, le disant « sûr, discret, fidèle, bon ami a,
lui attribuant « beaucoup d'honneur et de valeur ».
Louis XIV n'eut pas de serviteur plus dévoué, la
France de soldat plus soucieux de sa grandeur, plus
déterminé à lui sacrifier sa vie. — Emile iiiaxn.
Circé, pièce en trois actes, en vers, par Alfred
Poizat, représentée pour la première fois à la Comé-
die-Française, le 27 juillet I92r. — Dans une île féeri-
que, des bosquets d'arbres et de rochers encadrent
la façade du palais de Circé. On entend les chants
d'un chœur de satyres dont le jeune Marsyas est le
coryphée. Comme les bergers de l'églogue de Vir-
gile, ils plaisantent le gros Silène, toujours entre
deux vins. L'île n'est habitée que par Circé, des
femmes et des satyres. Tous les autres êtres qui s'y
sont aventurés ont été métamorphosés en bêtes
par l'Enchanteresse. Tout le gibier est humain.
Une nef fait naufrage au large. Les matelots atter-
rissent à la nage : c'est l'équipage d'Ulysse, retour de
Troie. Circé se montre : les naufragés se précipitent
vers elle. Ils s'attablent au festin, boivent le breuvage
magique : ils sont aussitôt changés en pourceaux, et
conduits à l'étable par Silène. Ace moment, survient
Ulysse. Il s'indigne du traitement infligé à ses com-
pagnons. Circé le raisonne :
Ne te chagrine pas, Ulysse,
Si tes compagnons de jadis
Ont ainsi changé de pelisse.
C'étaient des pourceaux, je te dis.
Circé. des vieilles lois suprêmes
Ne fait point plier les ressorts.
En changeant les hommes eu porcs
Je les réintègre en eux-méracs.
Je romps des nœuds désobligeants
Et des attaches scélérates
Qui retenaient debout des gens
Faits pour marcher à quatre pattes.
Ceux-ci pourtant que tu connus
De caractères difâcilcs
As-tu vu s'ils sont devenus
Tout à coup contents et dociles ?
C'est qu'ils ont senti sous ma main
Leur direction véritable.
Sans hésiter sur leur chemin
Ils ont couru droit à l'étable...
Pour la première fois enfin
Ils en peuvent faire à leur tête.
Comme leur regard est plus fin
Depuis qu'ils sont devenus bêtes !
Elle continue ainsi sur ce ton de persiflage et de
paradoxe, puis elle salue Ulysse :
Mais quant à toi que j'attendais
Je connaissais ton nom, Ulysse 1
Et j'élevais avec délice
Mon rêve sur toi comme un dais.
A l'humour spirituel de la magicienne, le héros
répond avec l'émotion de l'âme troublée devant la
beauté :
Déesse, je voulais me plaindre. A ton aspect
Ma colère domptée a fait place au respect.
Et c'est en suppliant que vers toi je me penche.
Visage de lumière, apparition blanche.
«• 777. Novembre 1921.
Et cherchant de tes yeux la fuyante clarté
Je crains pour ma mémoire et pour ma volonté.
S'il est vrai que devanttes yeux j'ai trouvé grâce.
Sois, par pitié pour moi, moins sévère à ma race.
Et ne méprise pas ainsi l'humanité.
De sa misère même est faite sa beauté.
C'est dans l'âme à demi charnelle que s'élève
Cette fleur maladive et uère qu'est le rêve.
Kespecte l'homme au cœur double et mystérieux.
Qui les pieds dans la faune et la pensée aux yeux.
Tout étourdi du sang qui lui bat à la tempe,
^lonte du noir chaos, portant au front sa lampe.
Loin de le repousser dans l'ombre dont il sort,
Tend^-Iui la main, Circé, seconde son effort.
Et que ton art cruel, devenu secourable.
L'aide à se délivrer du lourd poids qui l'accable !
Ulysse subit le charme de Circé, mais il résiste
à ses enchantements, parce qu'il porte en lui les no-
tions résistantes du devoh-, de la fidélité à Pénélope,
à son fils Télémaque, à sa chère île Ithaque. Du
haut de sa noblesse, c'est lui qui domine la magi-
cienne, et il la force à rendre la forme humaine à ses
compagnons. Mais ceux-ci accueillent cette faveur
sans joie. Ils ont goûté la quiétude inconsciente et
irresponsable de la vie végétative ; ils ne tiennent pas
à redevenir des hommes, qui auront à accomplir des
tâches et des travaux. Ils se refusent à ramer sur le
vaisseau, et leur chef est obligé d'emmener comme
rameurs le chœur des satyres, tandis que Circé
déplore le départ de ce chef qui l'a vaincue. Ulysse
emportera d'elle un aimable souvenir.
On reconnaît l'historiette contée par Homère dans
i'Odyssée, reprise par La Fontaine dans sa jolie fable
les Compagnons d'Ulysse. Elle a été rarement portée
au théâtre : elle n'est pas scénique. La matière do-
mine trop ce sujet, qui ne comporte ni sentiment ni
idéal. La Circé de Thomas Corneille, en r675, plut
surtout par le faste de la mise en scène, le nombre
des figurants, les machines volantes, le somptueux
Palais du soleil, dragons, singes, nuages, chars ailés;
c'était une pièce mythologique à grand spectacle.
Alfred Poizat a traité avec poésie, esprit, fantaisie et
belle humeur ce sujet qui se résume dans le vers fa-
meux d'Auguste Préault :
Tout homme a dans le cœur un pourceau qui sommeille.
Circé a de la grâce, Ulysse a de la noblesse. Silène
de la gaieté, et Marsyas, le coryphée des satyres, dit
plaisamment des drôleries qui reposent. Ecoutez-le
quand il va muer les pourceaux en marins, pour les
rendre à Ulysse :
Avec ce pot d'onguent je m'en vais à l'étable.
La déesse, en effet, m'a donné mission.
Par d'énergiques frictions.
De rendre à nos pourceaux un air plus présentable. .
Elle a trouvé quelqu'un sur qui ça n'a pas pris
Un instant j'ai tremblé pour Ulysse
Car l'ombre de la bête était sur son esprit.
Pallas l'a dégagé de l'étreinte mortelle...
Ulysse a pris le bon moyen
Avec ce genre de femelle.
11 a joué de la semelle.
La jolie comédie poétique de Poizat enrichit la
liste des Circé, qui ne comptait guère, après celle
de Thomas Corneille, que celle de Dancouit, et celle
de Haraucourt, avec musique de Hillemacher. La
magicienne peut être flattée de ce nouvel hom-
mage. — Léo Clarbtie.
Les principaux rôles ont été créés par M"^" B, Bovy
(Marsyas), Colonna Romano (Circé), et par M.VI. A. Lara-
liert fils {Ulysse), Lafon {Siline), Gerbault [Elpenor], Dorival
{Un matelot).
Denis (Ernest), professeur et historien français,
né à Nimes, le 3 janvier 1849, mort à Paris, le
5 janvier xg2i.
Après des études au lycée de sa ville natale, et son
passage à l'Ecole normale supérieure où il vécut à
côté de quelques-uns de nos grands historiens uni-
versitaires, Ernest Uenis, agrégé d'histoire en 1872 et
boursier d'études en Bohême, est attiré vers la connais-
sancedepeuplesetdecivilisations auxquels jusqu'alors
bien peu d'historiens français s'intéressent : les Slaves,
et d'abord ces Tchèques qui, les premiers des Slaves,
sont arrivés à la civilisation. Dans l'intérêt qu'à par-
tir de cette époque Ernest Denis porte à l'histoire
des Slaves, il y a la passion de l'historien, joyeux
d'explorer une terre presque inconnue, le désir de
donner en exemple aux Français de sa génération,
qui comme lui ont assisté à la douloureuse défaite
de 1870, le spectacle de peuples momentanément
écrasés sous le dur joug germanique et reprenant,
par un de ces phénomènes de spontanéité nationale
dont parle Proudhon, leur individualité ethnique et
morale, et enfin un sentiment obscur sans doute
mais non moins puissant de solidarité confession-
nelle. Protestant d'origine et libéral, Ernest Denis
sympathise profondément avec les réformés de
Bohême pour qui, dès l'origine, l'attachement au
protestantisme fut une des formes de l'amour de la
liberté.
La thèse de doctorat qu'en 1878 il soutient en
Sorbonne évoque Jean Huss et la guerre des Hus-
siles. Il peint en traits saisissants la physionomie
du grand réformateur, et retrace de façon fort vi-
vante la terrible guerre qui désola la Bohême. En
Eincst Denis.
W ?77. Novembre 1921.
même temps ij présentait une seconde thèse sur
Antoine Marin et sa politique bohémienne.
Il quitte bientôt l'enseignement secondaire, occupe
la chaire d'histoire moderne à Grenolile, puis à Bor-
deaux, et arrive bientôt à la Sorbonne où il succéda
à Rambaud (1890). Pendant son séjour en province
il a fait paraître de nombreux ouvrages : une traduc-
tion de VHistoire de la littérature des Slaves du Sud ;
ime histoire de la Fin de l'Indépendance bohème
(1889-90) : tome I, Georges Podiébrad, les J attelions,
et tome II, les Premiers Habsbourg, la Déjùnestralion
de Prague, où il expose avec sympathie les luttes
héroïques soutenues par la Bohême pour conserver
sa foi religieuse et son indépendance.
L'étude de l'histoire bohémienne, si étroitement
mêlée à celle de l'Empire et où apparaît si lumineu-
sement l'impérialisme oppressif de l'Allemagne avec
tout son esprit, toutes ses méthodes, l'aiguille vers
l'histoire de l'Allemagne. Par quelle évolution les
Allemagnes du xviii" siècle se sont-elles transfor-
mées en le formidable Etat qui à la lin du xix' siècle
écrase l'Europe comme fit au xvi<' celui des Habs-
bourg ? Il cherche patiemment la genèse de l'Alle-
magne moderne. Trois importants ouvrages l'éluci-
dent : l'Allemagne deiySg à tSio (1896), l'Allemagne
Je 1810 à 1852 (1898), la Fondation de l'Empire
allemand (1906). Nourris de faits, solidement docu-
mentés, mais sans
que la lettre du
<locument en
étouffe jamais
l'esprit, clairs,
vivants et d'un»
lecture passion •
nante, ces ou-
vrages peuvent
être considérés
comme quelques-
uns des meilleurs
qu'aient produits
notre école his-
torique. En 1903.
Ernest Denis est
revenu aux étu-
des slaves ; son
histoire de la
Bohême depuis la
Montagne Blan-
che montre la renaissance de la Bohême qui, peu à
peu dégagée du lourd joug germanique, a repris
conscience d'elle-même, de ses traditions, de son
passé, pour redevenir une nation.
En même temps que ces importants ouvrages,
Ernest Denis écrit un grand nombre de brochures
de vulgarisation — car, loin de se renfermer dans
sa tour d'ivoire, il est avec conviction et passion un
éducateur pour qui les grandes recherches historiques
ont avant tout pour but de former l'âme nationale,
— et il rédige dans l'Histoire générale de Lavisse et
Rambaud les chapitres consacrés à la Bohême et à
l'Allemagne.
Au cours de la guerre, Ernest Denis utilisa et
l'expérience que dans sa carrière historique il avait
acquise des hommes et des institutions de l'Alle-
magne, et sa profonde connaissance du monde slave,
pour le plus grand profit de son pays. Bien que
frappé cruellement au début même de la guerre (il
perd son fils le 25 aoiit 1914), il se consacre entière-
ment à une œuvre d'utile propagande alliée. Son
ouvrage sur la Guerre, où il pose et résout contre
r.-\llemagne le problème des responsabilités, est
d'une haute portée morale; et il eut, dans tous les
pays neutres, un grand retentissement (1915).
Il expose ensuite avec sympathie les aspirations de
la Grande Serbie (1915). Il fait connaître à la France
l'Effort russe (conférence de n Foi et Vie »; igi6).
Au moment où la monarchie des Habsbourg expire,
il revient à l'étude du problème tchécoslovaque (la
Question d'Autriche, les Slovaques; 1917)- Enfin, il
fonde la « Nation tchèque », qui fait connaître à la
France la Bohême et la Slovaquie, leurs aspirations,
et qui est à la fin de la guerre et depuis l'armistice
l'organe officiel des délégations tchécoslovaques. Son
œuvre est donc de combat, sans cesser pour cela
d'être inspirée par un strict sentiment de justice et
d'impartialité.
Populaire en Bohême, où l'on songe un moment
à faire de lui le chef du nouvel Etat, il retourne au
pays qui est pour lui une patrie d'adoption (1920),
et ne le quitte que pour revenir mourir en France.
Ernest Denis est une des ligures qui honorent le
plus la science française : pour lui, l'histoire fut non
un morne amas de fiches mais la source vivante du
présont. — L. VEuarNNES.
Droit des gens et la Q-uerre de
191-4-1918 (le), par A. Méringhac et E. Lé-
monon (Paris, 1921 ; 2 vol. in-8). — Sur l'histoire
militaire de la Grande Guerre, nous avons déjà des
ouvrages d'ensemble, des études de détail , des mé-
moires, des documents techniques, et les grandes
lignes peuvent en être dégagées, dès à présent, avec
une précision relative, en attendant le récit définitif
qui ne pourra être écrit que dans un avenir lointain.
LAROUSSE MENSUEL
Les archives diplomatiques s'ouvriront plus diffi-
cilement et plus tard que les archives militaires, et
nous ne sommes pas près de connaître le détail des
négociations interalliées, des relations des belligé-
rants avec les neutres, des manoeuvres et des « of-
fensives » de paix. Il est au contraire possible de
préparer les éléments d'une histoire économique et
sociale de la guerre, et des comités nationaux vien-
nent d'être constitués à cet effet, sous les auspices
de la fondation Carnegie, dans tous les pays d'Eu-
rope. Il est possible aussi d'étudier, au point de vue
du droit international, la belligérance et la neutra-
lité pendant cette période si complexe, si chargée de
faits, qui s'ouvre au mois d'aoiit 1914 et qui prend
fin, plus de quatre ans après, avec la capitulation
de l'Allemagne et de ses alliés. Deux juristes, que
recommandent leurs travaux antérieurs, se sont pré-
cisément attachés à dégager les enseignements juri-
diques de la Grande Guerre : A. Méringhac, profes-
seur de droit international public à l'université de
Toulouse, et son collaborateur E. Lémonon, avocat
à la cour de Paris.
Depuis le jour où Grotius, sous l'impression des
maux de la guerre de Trente ans, publia son célèbre
traité De jure belli et pacis, le droit des gens n'avait
cessé de se développer d'après le principe formulé
par Montesquieu, à savoir que les nations doivent
se faire dans la paix le plus de bien, dans la guerre
le moins de mal possible. Il se rencontra cependant
en 1914 un gouvernement et un peuple pour enfrein-
dre, de propos délibéré et de façon continue les lois
positives aussi bien que les lois morales ; si bien que
l'ouvrage dont nous rendons compte est une histoire
de la violation, par l'Allemagne, des règles du droit
des gens. Les auteurs ont opposé à la législation
internationale, tant écrite que coutumière, les actes
de l'ennemi, et leur étude est constamment établie
sur les documents les plus sûrs interprétés par la
science juridique la plus solide. Ils n'écrivent pas
seulement pour les érudits, mais encore pour le grand
public, qui fait l'opinion courante ; c'est pourquoi,
pour chaque question qu'ils traitent, ils exposent
l'état du droit, coutumier ou contractuel, avant de
mettre en regard les violations dont se sont rendus
systématiquement coupables les Allemands et leurs
complices, et d'opposer à ces actes irréguliers,
souvent criminels, la correction des puissances de
l'Entente.
La cause réelle de la guerre ce fut, chez l'Allema-
gne, une conception particulière de l'Etat, faite d'or-
gueil et de haine, et dans laquelle toutes les forces
individuelles sont absorbées par la collectivité; ce
fut la volonté d'hégémonie et de puissance d'un
peuple qui, s'étant persuadé de sa supériorité sur
tous les autres, prétendait les réduire à l'état de
satellites; ce fut la manifestation criminelle d'une
mentalité tarée. Ces faits psychologiques sont rap-
pelés dans >m avant-propos, qui se termine par un
exposé général du droit de la guerre, où la question
de la force obligatoire des conventions internatio-
nales est spécialement examinée en ce qui concerne
les lois et coutumes de la guerre sur terre votées par
les conférences de La Haye de 1899 et de 1907.
« Nous considérons, concluent nos auteurs, les con-
ventions et déclarations de La Haye comme obliga-
toires dans leurs grandes lignes, que l'on veuille
trouver la base de leur caractère impératif dans la
lettre même des conventions et déclarations, ou dans
la coutume internationale qu'elles ont consacrée. 9
Précédé d'un historique des déclarations de guerre
et des premiers actes des Empires centraux, l'ou-
vrage se divise en deux parties : 1° le droit des
gens et les belligérants ; 2° le droit des gens et les
neutres.
Gaz asphyxiants et délétères, balles expansives,
poison et objets empoisonnés, redditions simulées,
usage perfide d'insignes et d'emblèmes, cultures mi-
crobiennes et bacilles pathogènes, assassinat et mise
à prix de la vie des chefs ennemis, fausses nou-
velles, provocation de troubles, falsification et usage
illicite de monnaies, extinction et suspension des
droits et actions en justice, achèvement des blessés,
mauvais traitements à l'égard des prisonniers, des
otages et des malades, violences et sévices contre la
population civile, déportation en masse, confiscation
lie la propriété privée en dehors des nécessités stra-
tégiques et de l'exercice régulier du droit de réquisi-
tion : voilà rénumération incomplète des procédés
de guerre employés sur terre par les Allemands. De
nombreux prisonniers succombèrent en captivité ;
d'autres ne revirent le sol natal que pour y mourir ;
beaucoup de ceux que libéra l'armistice étaient mo-
ralement et physiquement déprimés par un dur tra-
vail, par un régime de vie plus dur encore, par la
faim.
Les premiers, les Allemands ont fait usage de gaz
toxiques, sans se soucier des souffrances abomina-
bles de leurs victimes ; ils ont pris l'initiative des
bombardements par avions et des tirs à longue dis-
tance sur les villes, uniquement pour épouvanter la
population civile en tuant des femmes et des enfants.
Les exécutions individuelles ne furent pas moins nom-
breuses que les assassinats collectifs. La 0 Komman-
dantur » choisissait des otages parmi les notables,
6X9
et menaçait de les pendre à la moindre tentative de
désordre. Les habitants, lisait-on dans une affiche
apposée sur les murs du village d'Aubenton, dans
l'Aisne, doivent se fixer (sic) cette idée t que comme
vainqueurs nous n'avons qu'à exiger, et que comme
vaincus ils doivent donner jusqu'au dernier sou, jus-
qu'à la dernière goutte de sueur ». D'ordre du gé-
néral von Graevenitz. 25.000 personnes, parmi les-
quelles des jeunes fil.es, furent enlevées de Roubaix-
Tourcoing-Lille, et déportées en troupeau dans
l'Aisne et les Ardennes ; de nombreux jeunes gens
et enfants furent obligés de travailler contre leur
pays. Au témoignage du recteur de l'Académie de
Lille, « ils étaient emmenés dans des directions
inconnues, et on les obligeait à creuser des tranchées,
ou à préparer des fils de fer barbelés. S'ils refusaient,
on les frappait brutalement, on les exposait pres-
que nus au soleil, après quoi et brusquement on les
plongeait dans l'humidité d'un lieu clos. Plusieurs
sont morts atteints par des éclats d'obus dans les
tranchées où on les faisait travailler ».
Dans divers « lazarets », les malades furent l'objet
de traitements ignobles et cruels. En particulier, au
« lazaret de la VU" armée allemande, installé d'abord
à Eflry (Aisne), puis à Trélon (Nord), et surnommé
l'abattoir, une action malfaisante et vindicative fut
exercée contre les hospitalisés, prisonniers militaires
ou civils et civils libres de la zone envahie :
C'était d'abord — dit le xil' rapport de la commission d'en-
quête française — des séances interminables et parfois mor-
telles, avant qu'il fût procédé à la visite d'admission des
malades, souvent exposés nus ou dcmi-rms aux morsures du
froid. C'était ensuite l'entassement de la plupart des hospi-
talisés dans des locaux trop exigus, mal aérés et mal éclai-
rés, ou bien l'isolement des contagieux dans un atelier de
fonderie insuffisamment couvert où l'on soulevait, en mar-
chant, des flots de poussière noire, ou enfin la réunion des
vieillards bronchitiques dans un obscur et froid réduit, dont
les fenêtres sans vitres donnaient sur l'Aisne et que Michel-
son (le directeur) appelait « l'étable aux cochons ". Etendus
sur des plans inclinés en bois, sans paillasse ni couverture,
dévorés par la vermine, ces malheureux n'étaient même pas
nourris, et l'on vit des affamés dissimuler la mort de leurs
voisins de salle pour bénéficier de la ration des défunts.
Pendant que les malades grelottaient, les chiens de Michel-
son se couchaient au soleil sur de confortables couver-
turcs.
La guerre aérienne, non moins sauvage que la
guerre terrestre, fut dirigée contre les populations
civiles. La convention de La Haye du 29 juillet 1899
interdit, par une clause spéciale, le jet des projec-
tiles et des explosifs du haut des aéronefs. Le gou-
vernement du kaiser ne manqua pas de reprocher
aux aviateurs français et britanniques de n'avoir
pas observé une règle prohibitive à laquelle il n'a-
vait pas voulu souscrire, et il représenta comme
mesures de représailles les raids aériens allemands
sur Londres, Paris, Nancy, Bar-le-Duc, etc. Or, le
bombardement de Lunéville pai avions précéda
d'une heure la déclaration de guerre, et c'est bien
l'armée impériale qui prit l'initiative de faire pleu-
voir sur les villes les projectiles meurtriers et les
bombes incendiaires, comme la flotte de l'amiral
von Tirpitz donna le signal de la guerre sous-marine
à outrance, envoyant délibérément au fond de l'eau
des pêclieurs et des passagers innocents, pour qui la
mort était encore préférable à la captivité, à la bru-
tale tyrannie des équipages ennemis.
Les pages consacrées à la neutralité sont parmi
les plus intéressantes de l'ouvrage, car les auteurs
ne s'y placent pas seulement au point de vue juri-
dique : ils étudient aussi la conduite des Etats neu-
tres au cours du conflit, leurs relations diplomati-
ques avec les belligérants.
Des faits qu'ils ont exposés, ils concluent et ils
sont fondés à conclure : 1° que la mauvaise foi alle-
manfle et son mépris du droit se sont manifestés
pendant toute la guerre ; 2° que ■ la négation
constante du droit par nos adversaires a été accom-
pagnée de cette affirmation stupéfiante que l'Alle-
magne a scrupuleusement observé le droit interna-
tional, tandis qu'il était constamment violé à son
détriment par l'ennemi » ; 3° qu'il est devenu impos-
sible de traiter avec les Allemands comme on traite
avec les peuples ordinaires. Aussi, et négligeant vo-
lontairement la critique des traités de paix, qui par
leurs « graves défectuosités i leur paraissent conte-
nir « des germes menaçants de conflits futurs «, ils
examinent les clauses relatives aux sanctions, répara-
tions et garanties. Ils estiment que les stipulations des
traités de paix, en ce qu'elles ont d'avantageux pour
les Alliés, ne vaudront que dans la mesure où les
vainqueurs seront unis pour en exiger l'obser^'ation;
et de nombreux incidents sont déjà venus démon-
trer la justesse de ce point de vue. En ce qui con-
cerne la punition des coupables, ils pensent avec
raison que la question aurait dû être tranchée dès
l'armistice ; car à mesure que le temps passe, l'ap-
plication des sanctions paraît moins opportune aux
yeux de beaucoup d'hommes politiques chez les-
quels l'irrésolution a remplacé l'ardeur justicièrc
des premiers jours. Ayant ensuite déterminé l'éten-
due de la responsabilité civile d'un ennemi sans
résignation ni loyauté, ils terminent leur ouvrage
par une analyse du pacte de la Société des nations,
qui forme comme le irontispice de chacin des traités
LAROUSSE MENSUEL. — V.
23'
620
qui ont terminé la Grande Guerre. La Société des
nations est l'héritière de la Conférence de la paix,
dont elle a pour mission de continuer l'œuvre et de
préluder à l'organisation nouvelle du monde ; mais,
chargée de donner aux conflits internationaux des
solutions propres à prévenir ou à terminer les hos-
tilités, elle n'a qu'une autorité morale sans obliga-
tion ni sanction, et il est regrettable que cette con-
ception des pacifistes américains l'ait emporté sur
le projet français, qui prévoyait la création d'une
force armée, ou sur les projets italien et suisse, qui
admettaient l'emploi de mesures de coercition. Mal-
gré ces causes de faiblesse, malgré l'opposition des
Etats-Unis eux-mêmes à l'œuvre de leur président
— opposition d'autant plus singulière qu'ils enten-
dent ne pas se désintéresser des affaires européen-
nes, — la Société « a continué bravement son che-
min ». Nos auteurs ont foi dans le développement
de cette institution de paix, qui pourra assurer enfin
l'observation des règles du droit des gens si on la
rend « pratique, viable et agissante », si on lui con-
fère surtout ce qui lui manque : la force de sanc-
tion. — Maxime Pbtit.
£]lnstein. Théories einsteiniennes. — Avant
et pendant la guerre, les théories du physicien alle-
mand Einstein n'étaient connues en France que des
savants et des philosophes. C'était encore à un public
restreint que s'adressaient, par exemple, les deux
articles sur la relativité publiés l'un en 1918, l'autre
à la fin de 1920, par E. Guillaume, dans la 0 Revue
de Métaphysique et de Morale ». Il n'était pas facile
de mettre le grand public au courant de la question,
l'exposé des idées einsteiniennes comportant en effet
des difficultés d'ordre mathématique telles, que seuls
les spécialistes habitués aux plus hautes spéculations
étaient en état de s'en rendre maîtres. A tel point,
qu'un journal étranger, le 0 Scientific American »,
organisa un concours destiné à vulgariser les théories
d'Einstein, au moyen d'un mémoire primé com-
portant moins de trois mille mots. En France, le
succès d'Einstein est dû au livre de Lucien Fabre :
Une nouvelle figure du Monde, Les théories d'Ein-
stein, (i vol.)
1^'ouvrage n'est pas parfait : l'exposé n'est pas tou-
jours méthodique, et l'auteur ne donne ni références
précises, ni bibliographie de la question. Tel qu'il
est, le livre est néanmoins précieux, et accessible à
tous, sans jamais sacrifier la vérité au souci d'être
facilement compris. Il a été passionnément com-
menté. Aucun des articles publiés n'en a épuisé le
contenu, comme s'il avait été véritablement impos-
sible, sans employer le langage mathématique, de
donner tout l'essentiel du système. Il a suggéré des
réflexions intéressantes à quelques écrivains, notam-
ment à Daniel Halévy, qui a livré les siennes dans
un article sérieux et substantiel, aux lecteurs du
« Journal des Débats ». D'autre part, dans 1' « Illus-
tration » et dans la « Revue des Deux Mondes », des
études ingénieuses et faciles de Ch. Nordmann ont
vulgarisé les thèses principales. La vogue d'Einstein
fut telle, qu'il inspira jusqu'aux humoristes et jus-
qu'aux dessinateurs comiques, et qu'il fournit matière
aux conversations mondaines.
Si l'on veut replacer la question dans le domaine
scientifique, il faut demander d'abord à un des meil-
leurs chapitres de l'ouvrage de Fabre la genèse des
théories de la relativité. On constate, à cette lec-
ture, la marche particulière de l'esprit scientifique :
toute théorie suffit, un temps, à l'explication des
phénomènes connus ; de nouveaux phénomènes la
dépassent ; une nouvellethéorie la remplacejusqu'àce
qu'elle soit, à son tour, insuffisante. Il arrive que la
théorienouvelle reprenne une théorie ancienne, qu'elle
interprète différemment : ainsi ont alterné les expli-
cations de la lumière à l'aide de l'émission et de
l'ondulation.
Rœmer, astronome danois, constate la « propaga-
tion en ligne droite de la lumière, avec vitesse finie
et constante dans le vide ». Newton énonce une véri-
table théorie de l'émission, analogue aux idées des
anciens qui voyaient, dans la sensation l'action, sur
les organes, de particules lancées par les corps. Par
contre, Huyghens soutient une théorie dans laquelle
la lumière se propage par ondes. D'où la nécessité
d'un milieu vibrant : c'est l'éther, d'ailleurs admis
secondairement par Newton. Le problème de l'éther
n'est pas encore en discussion. Mais Newton a peine
à expliquer deux séries de phénomènes : z" les in-
terférences, constatées parlui-même; 2" la diffraction,
découverte en 1663 par Grimaldi. Newton complique
sa théorie, dont le succès est tel, que ses successeurs
ne songent pas à l'abandonner. Ils la compliquent
encore, l'accroissent (notamment Laplace), pour
tenter d'expliquer les découvertes de Malus, d'Arago
et de Young sur la polarisation, la polarisation rota-
tive et la diffraction. Enfin Fresnel (1819), étudiant
les phénomènes de difiraction, est amené à rejeter
l'émission pour admettre l'ondulation : — la lumière
est une t vibration transversale de molécules d'éther » ,
à la fréquence de plusieurs trillions par seconde.
En 1854, Foucault montre que, conformément à l'hy-
pothèse ondulatoire, la vitesse de la lumière est plus
faible dans l'eau que dans l'air.
Albert Einstein.
LAROUSSE MENSUEL
Cependant, le problème prend une nouvelle face.
Faraday étudie les attractions et les répulsions élec-
triques et électro-magnétiques ; il aboutit à l'exis-
tence de lignes de force . élastiques entre les corps
clectrisés. En 1845, il découvre la rotation du plan
de polarisation sous l'action d'un champ magnétique.
Œrsted, Ampère et Gauss font des expériences
qui semblent manifester d'étroits rapports entre
l'électricité et la lumière. Enfin, Maxwell découvre
que « la vitesse de la lumière est une constante élec-
trique ». D'une similitude de propagation entre la
lumière et l'électricité, il déduit une identité d'es-
sence. Ses successeurs vérifient expérimentalement
ses hypothèses. Mais voici qu'on ne peut expliquer
le phénomène de Kerr : la rotation du plan de polari-
sation de la lumière réfléchie dans certaines condi-
tions sur la surface polaire d'un aimant. Hertz
tente de mettre Maxwell en harmonie avec les faits.
Hertz conçoit l'éther comme entraîné par la ma-
tière en mouvement. Mais on se heurte alors au phé-
nomène bien connu de l'« aberration » : l'imaged'une
étoile ne se forme pas sur la croisée des fils de la
lunette astronomique, comme il se devrait si les
rayons lumineux suivaient le mouvement de l'éther
entraîné par la Terre, l^éther serait-il donc en repos
par rapporta la Terre ?
En iSjr, Fizeau avait tenté des expériences sur
la question de l'entraînement de l'éther. En 1889,
elles sont reprises par Michelson et Morlay qui cons-
tatent que la lu-
mière se propage
Un peu plus ra-
pidement dans
l'eau courante
que dans l'eau
immobile. Y au-
rait-il, comme le
pensait Fresnel,
entraînement
partiel ? Lorentz
reprend en 1892
certaines idées de
Fresnel. Il cons-
tate que Maxwell
ne peut expliquer
Vélectrolyse ni les
phénomènes de
radio - activité .
Lorentz conçoit
l'éther simple-
ment comme un espace où est possible la naissance
d'un champ électrique ; c'est un éther immobile,
indéformable, pénétrant tous les corps. Zeemann
vient confirmer Lorentz. Mais Henri Poincaré fait à
celui-ci le grave reproche de ne pas satisfaire à un
principe essentiel de la mécanique : au principe
newtonien de l'égalité de l'action et de la réaction.
De plus, si l'éther est immobile par rapport à la
Terre, et si la lumière nous arrive par ondulation de
l'éther, on doit pouvoir déceler le mouvement de
la Terre. Foucault avait montré sa rotation. Mi-
chelson et Morlay essayèrent de révéler sa trans-
lation. Or, l'expérience de Michelson et Morlay ne
décela aucun mouvement. Henri Poincaré concluait
par un principe de relativité : a Au moyen d'ex-
périences optiques et électro-magnétiques intérieu-
res à un système en mouvement, il est impossible de
déceler le mouvement de translation de celui-ci par
rapport à l'éther. »
Simultanément, Lorentz et Fitzgerald émirent une
hypothèse hardie : l'hypothèse delà « contraction ».
Dans l'expérience de Michelson et Morlay, on vou-
lait mettre en évidence la différence de temps que
mettrait un rayon solaire pour joindre deux points
de la trajectoire suivie par la Terre ; le temps néces-
saire pouratteindre le point le plus éloigné doit être
inférieur au temps nécessaire pour atteindre le point
le plus proche. Or, on n'avait constaté aucune diffé-
rence. Avec l'hypothèse de Fitzgerald, on raisonna
ainsi : Si le temps est égal pour parcourir deux dis-
tances inégales, c'est que tout se passe comme si les
corps entraînés dans une translation subissaient une
contraction dans le sens du mouvement. Lorentz invo-
quait, à l'appui, les variations des champs électriques
à l'intérieur des corps en mouvement, aboutissant à
des variations dans les dimensions. L'hypothèse, dif-
ficile à admettre, avait des conséquences curieuses,
toutes tirées des formules, et dont on ne peut donc
songer à rendre compte dialectiquement ; — notam-
ment : qu'il n'y a pas de vitesse supérieure àcelle de
la lumière. Lorentz voulut étudier ce que deve-
naient les différentes lois scientifiques lorsqu'un corps
passe d'un système dans un autre, par exemple de
l'éther à la Terre. Et au cours de ses calculs il fut
amené à employer une certaine quantité qui ne dif-
fère du temps universel « que par un multiple
de X », et qu'il appela ci temps local ». Ce temps local
était un pur artifice de mathématicien, sans signifi-
cation physique, sans réalité.
— Ici, apparaît Einstein. NéàUlm en 1879, d'origine
juive, docteur en 1905, professeur de physique à
l'Université de Zurich (1909), puis à Prague (igri),
puis derechef à Zurich (igra), puis à Berlin (1914) à
l'Académie royale de Prusse où GuUlamne II le fit
«» 177. Novembre 1921.
appeler, Einstein est connu favorablement en France
pour avoir refusé de signer le Manifeste des 93. C'est
dans un mémoire paru en 1905, qu'Einstein supprima
le temps universel et le remplaça par un temps qui
n'existe que « pour chaque point en particulier », —
un temps local. Ce temps local, qui n'était pour
Lorentz qu'un temps fictif, Einstein lui confère
la réalité. Ainsi s'explique l'idée, si mal com-
prise généralement, du temps conçu comme une
quatrième dimension de l'espace. On a donc un uni-
vers à quatre dimensions, qui est cet « espace-temps » ,
où chaque point a maintenant quatre coordon-
nées. En second lieu, Einstein généralise le principe
classique de la relativité, qui, en mécanique, affirme
l'indépendance des phénomènes mécaniques à l'inté-
rieur d'un système isolé, par rapport à son état de
repos ou à son état de mouvement uniforme, et, en
géométrie euclidienne, l'indépendance de la forme
et des dimensions d'une figure, par rapport aux dé-
placements. Ce principe va se trouver progressive-
ment étendu à tous les phénomènes, dont Einstein
exprimera toutes les lois sous une forme nouvelle.
Dans le premier système d'Einstein, le principe
de relativité peut s'exprimer ainsi : « Tout se passe,
dans un système en mouvement uniforme, comme
s'il était seul. » Fabre fait remarquer que le principe
est mal nommé, puisqu'il exprime plutôt l'a indépen-
dance. » La dénomination a peu d'importance ; et le
terme de relativité convient très bien, si l'on veut
exprimer surtout que, dans les mesures faites par
des observateurs appartenant à divers systèmes, et
rapportées à des systèmes d'axes différents, les loi?,
et les équations restent les mêmes. Autrement dit,
les corps de référence n'ont pas une valeur absolue
mais relative, et l'on peut passer indifféremment de
l'un à l'autre.
Le principe de relativité trouve son application
dans tous les domaines de la science, et l'on constate
que les réalités de l'espace, du temps, du mouve-
ment, de l'énergie, de la matière... sont indépen-
dantes du système d'axes fictifs auxquels le savant
les rapporte. C'est ainsi que les lois de Newton ne sont
qu'une approximation du réel, suffisante dans la
pratique pour les vitesses très faibles par rapport à
celle de la lumière. Le système newtonien n'est qu'un
cas particulier du système lorentzien, lequel est fondé
sur les formules du mouvement de l'électron. Il n'y
a plus ni repos, ni mouvement absolu. L'espace et le
temps sont relattis, car la simultanéité des événe-
ments est elle-même relative : deux phénomènes si-
multanés pour un observateur ne le sont plus pour
un autre. D'autre part, la longueur cinématique est
inférieure à la longueur géométrique : une longueur se
raccourcit, en passant devant un observateur ; un
carré peut ainsi devenu; un rectangle, un cercle, une
ellipse. Les vitesses ne se composent plus suivant la
règle du parallélogramme : un point lui-même mobile,
dansun système mobilepar rapport iunpointfi.xe, pos-
sède une vitesse inférieure à la somme de sa vitesse
par rapport au système, et de la vitesse du sytème par
rapport au point fixe. Il n'y a pas de vitesse supé-
rieure à celle de la lumière, qui est finie. Il n'y a donc
pas d'action instantanée à distance. De plus, 2<i massr
d'un corps n'est pas fixe. Elle s'accroît, pour un corps
passant du mouvement au repos. L'énergie cinétique
possède un certain coefficient d'inertie. 11 faut aller
plus loin : l'énergie et la masse sont équivalentes.
L'énergie a une masse. Toute masse possède une pro-
vision d'énergie. Ainsi disparaît le dualisme entre la
matière et l'énergie. Les lois de la conservation de
l'énergie et de .a conservation de la quantité de mou-
vement se réduisent eu une seule loi, où intervient
une quantité spéciale : l'impulsion d'univers. Telle
est la solution einsteinienne du problème qui préoc-
cupa jadis Descartes et Leibniz, et qui concilie le
mécanisme de l'un et le dynamisme de l'autre. Masse
et énergie ont donc même mesure. Masse et énergie
varient donc ensemble. La masse d'un corps varie
notamment avec sa température. La masse d'un corps
a pour mesure le quotient de son énergie parle carré
de la vitesse de la lumière. Tout corps au repos pos-
sède une quantité d'énergie égale au produit de sa
masse par le carré delà vitesse de la lumière. Quand
ce corps est en mouvement, la partie la plus impor-
tante de son énergie garde la même expression. Or,
pratiquement, nous n'utilisons qu'une partie infime
de l'énergie des corps ; 7.000 calories sur les 23 mil-
liards que contient un kilogramme de houille, nous
dit Fabre ! Enfin, l'éther ne peut exister.
Si l'énergie a une masse, la loi de Newton doit donc
pouvoir s'y appliquer, et notamment à l'énergie lu-
mineuse. On pénètre ainsi dans le second système
d'Einstein. Le principe de la relativité s'y étend encore :
de « restreinte » elle devient « universelle » ; il iies'appli-
que plus non seulement aux systèmes dont le mouve-
ment est uniforme, mais même aux systèmes de mouve-
ment accéléré. En effet, la grande découverte d'Eins-
tein consisteà lier lesdeuxphénomènesdelagravitation
et de l'a accélération », qui sont posés synthétiquement
comme« équivalents ».C'estleprincipedit de l'équiva-
lence. On ne peut distinguer, dans un système à l'in-
térieur duquel se meut un corps, si c'est le corps ou
le système qui se meut. L'effet qu'exerce la gravita-
tion est le même que celui qui se produirait dans un.
N' 177. Novembre 1921.
LAROUSSE MENSUEL
La ronstruotion des Invalides flK71}, tai>is>t'ne d.' V ■• Histoire du !ioi ». Tenture eiéeutée d'après un c&vloa de l'iei-re l>iilin. —
I>ouis XIV, Buivi d'un nombreux cortège, examine le plan de m<llcl royal des Invalides, que lui montre Louvois, et que soutient une
ligure allégorique de femme k genoux. AiiKlessus, vole une Renommt^e; à diroite, la Gloire, tenant des couronnes, présente des
soldats invalides (Musée de l'Armée). — Phot. Lapina.
espace libre de gravitation, avec une accélération
égale à celle de la pesanteur. Donc, pour connaître
l'effet de la gravitation, il suffit d'étudier l'eflet de
l'accélérationsurlescorps. On prouve, encore une fois,
et en conséquence du principe d'équivalence, qu'il ne
saurait y avoir d'éther. Le système prend, avec les
formules de la gravitation, un nouveau développe-
ment. Mais une objection vient modifier et orienter
curieusement la théorie : « A l'augmentation du poids
d'un corps qui s'élève doit correspondre l'accroiîse-
iiient d'énergie emmagasinée par le corps, et c'est-
à-dire une variation de la masse du corps, ou de la
vitesse de la lumière » ; la première n'est pas possi-
ble : — Einstein alors sacrifie la constance de la vitesse
de la lumière, qui ne subsiste que dans l'absence de
la gravitation. Le premier système garde une valeur
d'approximation, de même que, par rapport à lui, le
système newtonien. Au moyen de la géométrie de Rie-
mann (espace à » dimensions) et du calcul différentiel
absolu, Einstein établit les dix équations de la gravi-
tation, et il montre que toutes les lois sont compati-
bles avec la relativité. Il déduit de ses équations, di-
rectement et sans modifications, des lois déjà connues,
routes les lois, y compris celles de la gravitation,
sont indépendantes de tous les corps de référence
employés. Espace et temps n'ont pas une valeur
absolue : — l'univers einsteinien est sans bornes, mais
non pas infini ; c*e=t un univers à courbure var.able.
On aboutit ainsi à l'image d'un monde fini, comme
celui des Grecs, mais sans fixité dans sa forme.
Les partisans d'Einstein — P. Langevin en France,
Weyl en Allemagne, lequel, d'après Fabrc, « égale
au moins le maître » et conclut à « l'homogénéité de
l'univers » conçu comme un « espace métrique généra-
lisé », — peuvent faire valoir un certain nombre
d'expériences cruciales. D'abord, les prévisions
d'Einstein sur la déviation des rayons lumineux
dans un champ de gravitation ont été réalisées lors
de l'éclipsé totale du 29 mai igig ; d'après Newton, la
déviation de vait atteindreo"87, suivant Einstein i' 74;
lieux observations faites par des astronomes anglais
donnèrent i"6i et l'gS. En second lieu, des calculs
sur la différence des longueurs d'onde entre des molé-
cules terrestres et des molécules solaires de sodium
montrèrent des déplacements de l'ordre indiqué par
Einstein. Enfin, appliquant directement ses calculs au
déplacementdii périhélie de Mercure, Einstein trouva
un mouvement séculaire de 43", alors que les obser-
vations indiquent 45". On peut faire remarquer
aussi qu'Einstein explique l'expérience de Michelson
et Morlay, et qu'il a déduit de ses formules de?
lois connues de l'hydrodynamique et de la théorie
des gaz.
Les adversaires opposent l'expérience de Sagnac
(1913), d'ailleurs discutée par les einste.niens, et qui
semble manifester l'existence de l'éther. Des savants
français, comme Varcollier et Lecornu, ont fait des
objections. Branly ne paraît pas favorable. Guillaume
reproche à Einstein d'avoir exprimé le temps de
façons différentes, ce qui crée une confusion ; ce sont
des « mesures différentes d'une seule et unique durée,
de même que les nombres 5 et 60 sont les mesures
différentes de 1 heure ». D'ailleurs, le
professeur Julius d'Utrecht a, par
ses expériences sur 446 raies du
Soleil, montré que les prévisions
d'Einstein n'étaient pas vérifiées.
Pour Guillaume, le « relativisme
chronogéométrique » aura été fécond,
ma s c'est une hypothèse qui « a
vécu ».
La question de la validité du sys-
tème reste entière. Si séduisante et
féconde que paraisse la théorie, il
convient d'attendre que la critique
scientifique l'ait examinée sous tou-
tes ses faces. Les expériences et
les calculs, même exacts, sont su-
jets à des interprétations diverses.
Au reste, une représentation du
Monde ne doit pas être confondue
avec sa réalité. Il faut légitimer,
notamment, le pas âge de la signi-
fication arbitraire à la signification
réelle, de certaines expressions ma-
thématiques.
Quant aux conséquences philoso-
phiques qu'on pourrait tirer, ulté-
rieurement, des théories d'Einstein,
elles ne seraient peut-être pas aussi
étendues que certains l'ont proclamé.
Les thèses essentielles n'ont pas, en
eiiet, le mérite de la nouveauté phi-
losophique. Même admises scienti-
fiquement, elles ne seraient pas à
l'abri dune critique qui, de Bou-
troux à Le Roy, en passant par
Poincaré et Bergson, s'est montrée
singulièrement habile à contester la
légitimité ou l'étendue des démar-
ches de la science. Déplus, l'idée de
relativité, même universalisée, est
familière en philosophie. Elle est
essentielle au néo-criticisme, qui
n'admet même plus l'absoludeKant,
et ne reconnaît que des phénomènes.
Quant au temps et à l'espace, J.-H.
Kosny aîné nous rappelle à propos,
dans le « Mercure de France », la
thèse de Guyau, qui écrit textuellement : « Le
temps est à l'origine comme une quatrième dimen-
sion des choses qui occupent l'espace. > Il y a long-
temps qu'on a renoncé à voir un absolu dans les
catégories de l'entendement. Renouvier, qui re-
prend la table des catégories de Kant, y place
justement en maltresse la relation qui sert à les
constituer toutes. Mais tandis qu'il les découvre
empiriquement, Hamelin, lui, les organise, et, par
621
une synthèse peut-être téméraire, construit non seu-
lement chaque catégorie, mais le système entier, à
l'aide de la relation. C'est un phénoménisme idéaliste.
Que, d'après Einstein, on conçoive une nouvel le genèse
des catégories, et qu'on mo lifte l'ordre de leurs rap-
ports, c'est ce qui est possible ; mais on ne peut pré-
tendre à les supprimer. Dans les conditions de la vie
actuelle, elles demeurent les cadres nécessaires de la
pensée humaine. — Jean Uitikk.
étemiste (nis — du lat. aeUmus, éternel)
adj. et n. Phil. Hypothèse suivant laquelle la vie
organique n'a pas eu de commencement, mais est
de toute éternité : Hypothèses éternistes dualistes
et montstes.
Exposition de tableaux, sculptures et
tapisseries ayant décoré autrefois les
palais et le parc de Versailles. — Depuis le
moment où le château royal de Versailles est devenu,
sous Louis XIV, la majestueuse résidence dont cha-
cun connaît l'ampleur et la beauté, il a subi une série
de transformations qui en ont singulièrement modifié
différentes parties. Des aménagements nouveaux ont
amené la destruction de magnifiques ensembles, soit
dans le palais lui-même, soit dans le parc ; et il fau-
drait aujourd'hui, pour se faire une idée de ce passé
dispani, recourir exclusivement à d'anciennes es-
lampes ou à des inscrintions écrites si, par bonheur,
des fragments n'en subsistaient encore dans les dé-
pôts de la conservation du musée et des services
d'architecture du château. Seuls,, d'ordinaire, les
artistes et les savants à qui incombe la lourde tâche
de veiller à l'entretien des palais de Versailles et à
l'organisation de ses musées, peuvent se rendre
compte de l'intérêt et de la beauté de ces fragments;
chacun peut le faire aujourd'hui, pour un temps,
grâce à l'initiative de la Société des amis de
Versailles.
Cette société a organisé en effet, dans une série de
salles du rez-de-chaussée de l'aile du Nord dont les
baies donnent sur les jardinsdu Roi-Soleil, une expo-
sition de tableaux, de sculptures, de boiseries et de
tapisseries ayant naguère décoré les palais et le parc
de Versailles, surtout à l'époque de Louis XIV. A côté
de nombreuses pièces tirées des dépôts mêmes dont
nous avons parlé tout à l'heure, d'autres ont été prê-
tées par le Mobilier national, et d'autres atissi par
des particuliers. Ainsi a été constitué un ensemble
Vasque aux singes fontaine du Labyriuliie;, gravée par Sébastien Le dort*, eu 1677^
Trots singes supportent une coquille: le singe du dessus de la vasque a disparu. —
Phot. Beaux-Arts.
d'un puissant intérêt, qui, dans le cadre où il est
présenté, à deux pas de son ancien emplacement,
prend une valeur plus grande encore; étudions-le
sommairement, à l'aide de l'excellent catalogue que
viennent de publier les organisateurs de l'exposition.
I. Les tapisseries. — Les premiers objets qui
s'imposent à l'attention sont les tapisseries, dont le
groupe le plus nombreux appartient à cette magni-
fique Histoire, du Roi qui, comme le palais même de
622
Versailles, ne fut jamais acbevée. Le Brun et Van der
Meulen partagent la gloire de l'invention des sujets,
lient l'exécution fut confiée à la » Manufacture royale
des Meubles de la Couronne », autrement dit aux
Gobelins, et la mise sur métier commencée sous la
direction de Charles Le Brun, dès l'année 1665.
Ce n'est pas ici le lieu de parler des mérites artis-
tiques et documentaires des véritables pages d'his-
toire que sont les différentes pièces de l'Histoire du
Roi, de la vérité de leurs portraits, de l'exactitude
des costumes, de l'intérêt du cadre où se déroule
chaque scène, et, aussi, de la richesse des bordures
des pièces de haute lice, composées dans le goût de
Raphaël ; on s'en rend compte en étudiant les diffé-
rents morceaux de cette belle série, qui figurent à
t<^ Pataille dr Lawleld 1717 . iitinUUT :i I cssi-iic^ îtur iiLi.ire «le
' _ (Garilc-meuble naiM>«al.\. — i'hot,
l'exposition. Cinq sont des tapisseries de haute lice ;
ellesreprésententlaréductiondeMarsal(i«'sept.i663),
le renouvellement — de très peu postérieur — de
l'alliance avec les Sui-ses (18 nov. 1663), la visite
de Louis XIV aux Gobelins en 1667, le baptême
du dauphin Louis de France à Saint-Germain-en-
Laye en i658, et enfin la construction des Invalides
en 1671. Un carton de la visite de Louis XIV aux
Gobelins, cette composition si pleine de vie et
d'éclat, est exposé à Versailles, non loin de la
tapisserie elle-même ; de même en est-il pour une
esquisse du baptême du Dauphin, une cérémonie
pleine d'apparat où ne se relève pas le même con-
traste que dans la tapisserie montrant les ambas-
sadeurs des treize cantons, à la figure rude, au cos-
tume rustique, aux manières empruntées, groupés
autour d'André Lefèvre, un des leurs, tandis que
celui-ci pose sa main sur un missel en même temps
que Louis XIV. De la série de basse lice, à l'en-
cadrement moins somptueux, l'exposition de Ver-
LAROUSSE MENSUEL
sailles montre le mariage de Louis XIV et de Marie-
Thérèse, le g juin 1660, et le passage du roi dans
la tranchée au siège de Tournai, le 21 juin 1667;
deux études pour la seconde de ces tapisseries^
permettent de se rendre compte de la manière dont
était fait le travail préparatoire à la mise sur
métier. Enfin, voici un tableau dont les Gobelins
n'ont jamais exécuté la tapisserie : le Mariage du
duc de Bourgogne et de Marie-Adélaïde de Savoie,
célébré dans la chapelle du château de Versailles le
7 décembre 1697. Cette peinture d'Antoine Dieu,
composée vers 1715, était destinée à la suite de
VHistone du Roi; elle ne fut pas mise sur le métier.
Deux pièces de l'Histoire d'Alexandre, d'après les
I peintures de Le Brun conservées au Louvre (le
Passage du Grani-
queet le Triomphe
d'Alexandre dans
Babylone ) ; deux
autres, de la belle
série dite des Rin-
ceaux , parce que
les animaux qui y
sont tigurésdansun
ovale s'y détachent
sur un superbe fond
de rinceaux (le Ti-
gre et le Sanglier),
complètent la série
des tapisseries, de
laquelle il faut
rapprocher quatre
peintures à l'es-
sence sur moire de
soie , appartenant
au Mobilier natio-
nal, et faisant par-
tie d'une série de
six pièces attri-
buées à Casanova.
Ces peintures re-
présentent deux
victoires de l'épo-
que de Louis XV :
Fontenoy et Law-
feld, et deux faits
d'armesde la guerre
de l'Indépendance
américaine : Brim-
ston-Hill et Pen-
sacola . Encadrées
dans un charmant
ensembledécoratif,
elles sont ornées,
en bas, de petits
sujets de genre, de
scènes de la vie du
soldat trèsréalistes
etd'ane inspiration
très spirituelle à la
lois : les Adieux du
soldat, le Canton-
raement, etc.
C'est sur ces pe-
tits chefs-d'œuvre,
iFi'in genre bien dif-
férent de celui des
compositions de Le
Bmn, que se ter-
Bttine la collection
des tapisseries réu-
nies dans l'exposi-
tion organisée par
l«s Amis de Ver-
sailles. La plupart
soot bien connues ;
mais avec quel plai-
sir on les revoit
dans ces lieu.\ où
vécurent les der-
niers rois Bour-
bons et où, peut-
être, les artistes
qui en ont exécuté
les cartons ont puisé quelqfuc^-unes de leurs meil-
leures inspirations I
II. Les peintures et ues i>essins. — De même
en est -il pour les tableaux de Van der Meulen, des
Martin et de Bonnard, qui sont groupés en assez
grand nombre dans les saïles de l'exposition. Quel-
ques-nns ont un intérêt particulier pour ceux qui
aiment à évoquer la figure du Grand Roi, et qui
cherchent à reconstituer jusque dans le détail le cadre
dans lequel il évoluait. La Pris* de Condé-sur-Escaut
et la Vue d'Ypres mises ici sous les yeux du visiteur
n'ont-elles po.nt été placées, par exemple, dans la
chambre de Louis XIV à Marly, comme aussi la
frtse du fort de Jeux en Franche-Comté, par Van der
Meulen ? Des esquisses de cartons pour les tapisseries
de l'Histoire dn Rot, plusieurs représentations du
Passage du Rhin, deux jolies vues de Versailles vers
1664, c'est-à-dire avant la création du Grand Roi,
figurent aussi dans cette série, dont chaque numéro
évoque le souvenir de Louis XI\', même lorsque
;i.i.-, .Htinliuée-à François Casanova.
Iteaxix-Arts.
N' 177. Novembre 1921.
celui-ci n'y apparaît point. De même en est-il, natu-
rellement, pour les dessins de Van der Meulen et de
son atelier, relatifs aux campagnes du Roi. Sans doute,
dans cette intéressante collection, peut-on remarquer
quelques piècesqui n'ont pas trait à l'histoire militaire
du Grand Roi ; tels un crayon noir représentant le
Château de Versailles vers 1664, un magnifique dessin
à la plume (o la Foire de Beaucaire, avec le pont de
bateaux sur le Rhône, et le château de Tarascon »),
et quelques paysages flamands selon toute vraisem-
blance; mais la presque totalité de ces dessins se rap-
porte aux deux premières guerre du règne, celles de
la Dévolution et de Hollande, qui ont été commé-
morées par le peintre de Louis XIV. Et encore, toutes
sans exception, sauf une vue de Gray (une aquarelle
dont s'est servi J.-B. Martin pour son tableau de la
Prise de Gray en 1674) se rapportent-elles aux cam-
pagnes exécutées dans les pays du Nord, dans les
Flandreset sur le territoire des Provinces-Unies. Aire.
Arras, Béthune, Bruges, Courtrai, Douai, Gand, Lille.
Maéstricht, Tournai, Valenciennes, Ypres, d'autres
encore, voilà, avec le portrait d'un maréchal et une
étude pour le Passage du Rhin de Van der Meulen
— une arrivée des pontonniers avec leur équipage,
— voilà les sujets de ces dessins et de ces croquis.
Ici, comme tout à l'heure dans les tableaux, c'est
tantôt un seul monument, un détail, tantôt au con-
traire une vue d'ensemble, que prend l'artiste ; parfois
aussi, c'est une bataille. Alors, se profile à l'horizon
une ville presque toujours reconnaissable, tant le
dessin est consciencieux, tant beffrois et clochers sont
soigneusement notés. C'est une joie mêlée d'amer
regret, pour ceux qui les ont vus et admirés avant
leur destruction, de retrouver ici les merveilleux
ensembles d'Arras et d'Ypres notés par un Van der
Meulen ou un de ses bons collaborateurs.
De toute autre nature, mais bien intéressants
aussi à une foule de titres, sont les dessins de Che-
votet exécutés pour la publication faite en 1720 et
et 1730 par Surugue : le Grand escalier du château
de Versatiles, dit escalier des Ambassadeurs. Ce ma-
gnifique escalier, commencé en 1672 sur les plans
laissés par Le Vau, et achevé en six années, fut dé-
truit en 1752, et remplacé (lui, et la galerie de Mi-
gnard) par l'appartement de M""» Adélaï.le. Nous ne
le connaissons donc plus que par l'ouvrage de Surugue,
dont les planches ont été faites d'après des dessins
qu'un amateur versaillais, M. Grosseuvre, a tirés de
ses cartons pour figurer à l'exposition. Deux d'entre
eux surtout, des lavis avec trait à la plume et re-
hauts de bl.inc, sont vraiment splendides ; ils repré-
sentent le buste de Louis XIV en marbre blanc, et
les armes de France et de Navarre en bronze, exé-
ctités par Antoine Coysevox (I:s armes sur les des-
sins de Ch. Le Brun) et mis en place le long de murs
adiiniablement décorés. D'autres œuvres de Coyse-
vox: les armes d'Hercule et de Minerve, une série de
détails du plafond, du vestibule, de la fontaine, le tout
appartenant au Grand escalier et dessiné par Chevo-
tet, deux projets d'encadrement de Surugue, etc.,
complètent cette remarquable série.
ni. Les sculptures. — Toutes les pièces dont
il a été question jusqu'à présent sont en bon état de
conservation ; qu'elles appartiennent à l'Etat on à
des pajïïticuliers, elles ne portent pas les traces de
destruction systématique des révolutions, ou des
démolitions barbares. Hélas ! il n'eu est point de
même des sculptures.
Des cinq marbres exposés, deux seulement (un
médaillon ovale représentant Louis XfV en buste,
et ura haut-relief représentant le Grand Dauphin
à 16 ans), sont très bien conserves. Par contre, le
monument funéraire du vice-amiral d'Estrées et de
sa feraune a été modifié; si, dans l'Amour chevau-
chant un hippocampe, nous pouvons admirer une
superbe tête de cheval marin, par contre celle de
l'amour est brisée ; de même en est-il pour une
délicate statuette représentant Vénus debout près
des ctmus de Mars.
Et que dire des plombs ? Que ce soient des ani-
maux ou des écussons, partout les mutilations sont
irréparables. Voyez les animaux qui décoraient les
fontaines du Labyrinthe, ce bosquet détruit en 1775
pour faire place au bosquet de la Reine. Il comptait
39 fontaines, composées de sculptures inspirées des
fables d'Esope. Beaucoup de ces sculptures étaient
polychromes : on voit encore des traces de couleurs
sur les paons faisant la roue, sur le singe roi, sur le
serpent à plusieurs queues, sur la vasque aux
singes, etc. Quelle expression de vie, quel mouve-
ment et quel esprit dans ces physionomies, dans ces
attitudes I et comme on déplore telle ou telle mutila-
tion ! Un seul animal est absolument intact : le re-
nard mettant le feu à l'arbre qui supporte le nid des
aiglons. Ce dernier a disparu; mais quelle souplesse
dans le corps du fauve, quelle délicatesse dans l'exé-
cution de la lourde queue, quelle expression dans
cet œil si intelligent, si plein de convoitise, si sour-
nois aussi ! Le renard est campé par l'artiste aussi
puissamment que ses frères par La Fontaine. Il est
digne de cet Esope, si spirituel et si réaliste, de
Le Gros, qui se tenait à l'entrée du Labyrinthe
comme pour inviter à l'intelligence de ses simples
allégories, et qui, int.nct, est aujourd'hui l'un des
N' 177. Novembre 1921.
principaux ornements du bosquet. Tous ces plombs,
si originaux, si curieux, témoignent du talent de
l'équipe d'artistes qui y travaillèrent. D'autres, d'un
caractère difiérent, proviennent de ces deux pavillons
lies Dômes qui furent érigés en 1677 sous la direction
de Mansard, laissés à l'abandon à la fin du xviii" siècle,
et détruits vers 1820. Du moins, de nombreux frag-
ments en furent-ils recueillis, dont quelques-uns,
décoratifs au premier chef, ont été exposés dans les
Drssut de porte, boiserie [■roveitant des aijpartenu-nts «Ju chiiteau de Versailles , décoration exéeutei^
par J. Verbei-ckl, en 1747. — Phol. Lapina.
salles de l'aile du Nord : boucliers, têtes de femmes
ailées, cartouches dont les armoiries ont été arra-
chées, etc. Quatre tctes d'enfants provenant du Grand
Trianon, et deux masques grotesques du bassin de
Neptune, voilà ce qui complète, pour les marbres,
les bronzes et les plombs, la série des sculptures.
IV. Les boiseries. — L'exposition de Versailles
montre aussi de fort intéressantes sculptures sur
bois.
Fort intéressantes n'est pas assez dire, car ce sont
de véritables joyaux que les panneaux provenant des
appartements du château, mis sous les yeux des
visiteurs. Quelques-uns sont peints en gris, d'autres
portent encore des traces de dorure ; ceux-ci sont de
l'époque de Louis XIV et ceux-là du xviii*' siècle.
Au dos d'un certain nombre d'entre eux, on peut
lire au crayon l'indication de la pièce pour laquelle
ils avaient été travaillés : le cabinet de la chaise
percée de Louis XIV, celui du dauphin fils de
Louis XV, les appartements du comte de Provence
(le futur Louis XVIII) et du comte d'Artois (le futur
Charles X), etc. Il y aurait une véritable étude à
écrire, sur ces panneaux admirablement sculptés.
Mais il faut conclure, et dégager de cette exposi-
tion, petite par le nombre des objets, mais grande
parla beauté de ces mêmes objets, les enseignements
qu'elle comporte. Elle montre une fois de plus que
l'art du temps de Louis XIV ne fut pas compassé
mais vivant, s'inspirant d'une patiente et minutieuse
observation, ne reculant pas, parfois, devant le
réalisme et une vérité crue. Voilà un premier ensei-
gnement, et en voici un second : cette petite expo-
sition résume tout le xvii» siècle de Louis XIV, ses
batailles, ses cérémonies, son goût exquis. Elle ré-
sume surtout, dans ce cadre vraiment digne d'elle,
la figure du « Grand Roi > lui-même, aussi roi sur les
champs de bataille qu'à la cour; celui qui toujours,
ou presque toujours, dans l'adversité comme dans
les succès, sut se montrer un véritable souverain,
et s'imposer à l'admiration de tous, ainsi qu'à la
fierté reconnaissante de ses sujets, et aussi à celle
de leurs descendants. — llenn Froidevaux.
Fiers (Robert de la Motte-Ango, marquis de),
auteur dramatique français, né à Pont-l'Evêque
(Calvados) le 25 novembre 1872. — Il faudrait remon-
ter très haut pour atteindre aux origines delà famille
du nouvel académicien, dont les aïeux ont été, au
cours des divers siècles, mêlés de très près à notre
histoire nationale, sous les figures successives d'un
compagnon de Clovis, d'un frère de Jeanne d'Arc,
d'un corsaire — le fameux Jean Ango, — d'un des
chefs de la Ligue — le cardinal de Pellevé, — d'un
général de la Révolution, et enfin, aux époques plus
récentes, de juristes, d'administrateurs, d'archéolo-
gues. Le grand-père maternel de R.de Fiers, Eugène
de Rosière, professa à l'école des Chartes, et siégea à
l'Institut ; quant à son père, le marquis Camille de
Fiers, il laissa le souvenir d'un homme du monde et
d'un causeur charmant, qui s'intéressait également à
la politique et aux lettres, et qui écrivit, entre au-
tres ouvrages, une Vie anecdotique de Louis-Pkilippe
En présence d'un atavisme si compliqué, il est
malaisé de déterminer ce que R. de Fiers doit à ses
ancêtres; ils sont trop! Pourtant, un partisan résolu
de l'hérédité ne manquerait pas de voir dans cette
multiplicité même une condition éminemment pro-
pice à la formation d'un auteur dramatique, puisque'
le propre de l'homme de théâtre est précisément de
revêtir tour à tour les personnalités les plus diver-
ses, ce qui est particulièrement facile quand on a
LAROUSSE MENSUEL
derrière soi une lignée d'ancêtres aptes à vous four-
nir de caractères et de sentiments variés. A l'appui
de cette thèse, on pourrait faire valoir le goût pré-
coce que R. de Fiers marqua pour le théâtre, le
plaisir qu'il prenait, tout enfant, à composer et à
représenter de naïves piécettes, les succès qu'il rem-
porta, adolescent, à jouer la comédie de salon, enfin
la part qu'il fit au théâtre dans sa vie sentimentale,
en épousant la fille d'un des maîtres de la scène
française, Victorien
Sardou .
Si impérieuse que fût
cette vocation, elle ne
se manifesta pas tout
de suite. Après avoir
fait au lycée Condorcet
d'honorables études ,
R. de Fiers suivit jus-
qu'à la licence les cours
de l'Ecole de droit, et
prit également à la Fa-
culté des lettres sa li-
cence d'histoire. Alors
seulement se tourna-
t-il vers la littérature.
Une croisière dans le
bassin méditerranéen
fut l'occasion de son
premier livre. Vers
l'Orient (1896), où,
dans d'aimables des-
criptions de Naples,
de l'Egypte et de la
Grèce, se joue la grâce d'un esprit charmant et d'un
dilettantisme délicat, dont le modernisme rajeunit
agréablement la vision de ces terres antiques. Ces
qualités s'attestent aussi dans un petit conte : la Cour-
tisane Taïa et son singe vert paru la même année,
clans un volume Entre cœur et chair publié en 1899,
et dans un livre d'Essais de critique (1900) qui per-
mit d'apprécier la
souplesse de talent
du jeune écrivain.
Entre temps, R.de
Fiers était entré à
la rédaction du « So-
leil • ,d'où il devait
passer à celle du
« Figaro ». C'est là
qu'il fit la rencontre
d'Annan de Cailla-
vet ; entre les deux
jeunesgens se noua
une amitié pro-
fonde, bientôt dou-
blée d'une associa-
tion intellectuelle
des plus fécondes
et des plus pros-
pères, qui se pour-
suivit sans heurts
pendant de longues
années, se marqua
par plus de vingt
ouvrages, et ne se
rompit qu'à la mort
d'Arman de Cailla-
vet (1915).
A cette date,
d'ailleurs, la guerre
avait donné à l'ac-
tivité de R. de Fiers
uneautre direction.
Mobilisé dès le dé-
but des hostilités,
il fut attaché en-
suite à l'armée rou-
maine comme offi
cier de liaison ; il y
remplit plusieurs
missionspérilleuses
et fut l'objet de
quatre citations. La
guerre terminée, il
reprit au i Figaro »
ses fonctions de
rédacteur en chef,
aux côtés d'A. Ca-
pus. En 1921, pour des raisons d'administration inté-
rieure, ils donnèrent l'un et l'autre leur démission,
et passèrent au « Gaulois », où R. de Fiers tient le
feuilleton dramatique. Il est en outre président
de la Société des auteurs et compositeurs drama-
tiques, et membre de l'Académie française depuis
le 3 juin 1920. Sa réputation d'homme d'esprit l'a
fait choisir pour prendre la parole à Versailles, le
27 juin 1921, devant le roi d'Espagne, qui visitait
une intéressante exposition organisée par les Amis
de Versailles. A cette occasion, R. de Fiers a fait
une conférence pleine de verve, d'érudition et de
goût, sur l'Esprit de mois en France au XVI II" siècle.
C'est au théâtre, que R. de Fiers a conquis sa no-
toriété, et son nom y est inséparable de celui d'Arman
de Caillavet. Les deux écrivains ont réalisé une
623
« raison sociale > qui prendra place, dans l'histoire
littéraire, à côté de celles d'Frckmann-Cbairian et
de Meilhac et Halévy. Pendant seize ans, en eflot, ils
ont travaillé en commun, associant non seulement
leur labeur mais aussi leurs goûts, leurs opinions, et
cela de façon si étroite qu'il est très difficile de dé-
terminer dans leurs œuvres la part de chaque colla-
borateur. Tout au plus pourrait-on hasarder une
timide induction. Depuis la mort de son associé,
R. de Fiers n'a donné au théâtre qu'une œuvre, le
Retour, signée avec Fr. de Croisset. On y retrouve
le même esprit, la même gaieté adroitement addi-
tionnée d'une sentimentalité à fleur d'âme ; il y
manque cependant ce débordement de verve fantai-
siste, ces trouvailles cocasses qui, du Sire de Vergy
à 1 Habit vert, marquaient toutes les œuvres des
deux auteurs. Faut-il en conclure que c'était là l'ap-
port personnel de Caillavet, et ou'il aurait été le
Meilhac de cette association ? Simple hypothèse, qu'il
ne convient de suggérer qu'avec prudence.
C'est en 1901, que de Fiers et Caillavet abordèrent
le théâtre, avec les Travaux d'Hercuk. C'était une
tentative audacieuse, que de remettre à la scène ce
genre de parodie mythologique qui, depuis la Bellf
Hélène et Orphée aux enfers, paraissait quelque peu
usé. Mais les deux auteurs, s'étant proposé pour
modèles Meilhac et Halévy, se devaient d imprimer
à'Ieur carrière la même courbe, et de préluder à la
comédie par l'opérette. Du moins, eurent-ils l'art de
rajeunir une formule un peu vieillotte, par 'a gaieté
et l'esprit très moderne dont ils assaisonnèrent leur
sujet d'ailleurs ingénieusement conçu (Hercule était
présenté comme un lourdaud incapable et paresseux,
se bornant à recueillir la gloire des exploits accom-
plis par un rival qui, lui ayant enlevé sa femme, lui
avait en outre empnmté son costume) ; bref, ils réus-
sirent là où plus d'un avant eux avait échoué. Il
est vrai de dire qu'ils avaient rencontré en Cl. Ter-
rasse un musicien dont la verve amusante rappelait
celle d'Offenbach. On put croire à ime résurrection
Panneaux de b.ji-'.j__. , ;■_ . _;. Liit lu ili:r
guirlandes de Heurs et de leulllages et de
L Ml 'Il \,i>aiM.s oj i»niie de I.oui» XVI). Ces panneaux, ■r-
trophées, faisaieut partie du - Salon des Muses *. — Pbot. Lapina,
! de l'opéra bouffe. Le Sire de Vergy (i903)etMoiut«ur
de La Palisse (1904) confirmèrent ces espoirs. On
trouvait dans la première de ces pièces une outrance
de parodie poussée jusqu'au burlesque, mais exempte
cependant de toute grossièreté. Cette t charge • du
moyen âge, malgré l'extravagance des situations,
demeurait pleine de finesse et d'une divertissante
fantaisie, llonsieur de La Palisse, sans rien perdre
de sa force comique, témoignait de plus de mesure :
la bouffonnerie s y teintait volontiers d'ironie ; on
sentait que les auteurs s'assagissaient, et évoluaient
vers une forme de comédie plus relevée, dont Us
venaient du reste de donner un exemple avec les
Sentiers de la Vertu (1903). De fait, à part une der-
nière incursion dans l'opéra bouffe avec Paris ou ie
Bon Juge (1906), de Fiers et Caillavet abandonnèrent
624
définitivement ce genre. Toutefois, ils ne renoncèrent
jamais entièrement à leur humeur paro<lique qui,
adroitement transposée et appliquée à la vie contem-
poraine, continue à circuler à travers toutes leurs
pièces et constitue en définitive un des traits distinc-
tifs de leur talent.
N est-ce pas elle qui inspire ces divertissants pa-
radoxes sur lesquels ils aiment à fonder le sujet de
leurs pièces et que l'on trouve dès leur première co-
médie? Les Sentiers de la Vertu tendraient à démon-
trer — si l'on peut toutefois parler de démonstra-
tion — que la vertu poussée trop loin olïre des in-
convénients. Certes, Molière avait déjà enseigné,
dans le Misanthrope, que
La parfaite raison fuit toute extrémité
Et veut que l'on soit sage avec sobriété.
Mais comme nous sommes loin ici de l'âpreté de
notre grand comique ! Pour avoir giflé un audacieux
qui la serrait de trop près, la vertueuse Cécile Ger-
bier a déchaîné un véritable scandale ; l'hypocrisie
mondaine ne lui pardonne pas cette manifestation
outrancière de vertu. Tout rentrera dans l'ordre,
et Cécile retrouvera sa considération, lorsqu'elle aura
cédé à un autre soupirant. On sent bien tout ce
qu'il y a d'ironie cachée sous un tel sujet, et l'on y
pourrait voir le procès d'une société accueillante au
vice pourvu qu'il conserve des dehors de respecta-
bilité. Mais les auteurs n'ont garde d'appuyer : ils
dissimulent soigneusement ce qu'il y a d'amer dans
leur observation ; ils s'arrêtent à la surface des sen-
timents et des caractères, et ne laissent paraître
jamais qu'une indulgence amusée.
Ayant une fois adopté cette attitude, les deux
auteurs s'y tinrent dans toute la suite de leurs œu-
vres; ce n'est pas que celles-ci manquent de variété.
Tout au contraire, le théâtre de R. de Fiers et Cail-
lavet témoigne de leur part d'un constant et louable
effort pour se renouveler. Sans parler de la Montan-
sier (1904), pièce historique à spectacle, où il ne
faut voir qu'un acte de déférence du gendre de
Sardou envers son beau-père, on peut dire qu'ils ont
abordé toutes les formes de comédies. Si l'Ange du
foyer (1905), et Miquette et sa mère (1906) sont
encore d'aimables fantaisies, qui découlent de la
même veine que les Sentiers de la Vertu, ne tou-
chons-nous pas, avec l'Amour veille {igo7),l' Eventail
(1907), l'Ane de Buridan (1909), à la comédie de
caractère ? Papa (1911), Primerose (1911), la Belle
Aventure (1913) — écrite eu collaboraiion avec
E. Rey — • appartiennent au genre de la comédie
sentimentale, tandis que le Roi (1908) — écrit avec
E. Arène, — le Bois Sacré (igio), l'Habit Vert (igi^)
sont des comédies satiriques qui se rattachent à la
tradition aristophanesque. Pourtant, il ne faudrait
pas mettre trop de rigueur dans cette classification.
Pe Fiers et Caillavet sont des esprits trop indépen-
dants et trop légers, pour s'enfermer dans une for-
mule étroite et rigoureuse ; la souplesse de leur talent
leur permet d'évoluer parmi la diversité des genres,
sans s'attacher à aucun et en les mêlant même le
plus souvent. Dans leurs pièces les plus folles, ils
savent mettre en temps voulu la petite note émue
ou naïve qui tempère agréablement le rire. Leurs
comédies de caractère nous oiirent des esquisses plu-
tôt que des portraits ; le dessin des figures est, de
parti pris, on le sent, à peine indiqué. Leurs comé-
dies sentimentales ne cherchent pas leur source d'é-
motion dans la violence des faits, mais dans le heurt
de sentiments très simples, et se déroulent dans
une atmosphère de gaieté rassurante. Ce sont de
« petits orages qui ne se terminent que par un arc-
en-ciel ». Enfin, ce qu'il y a de cinglant et d'âpre
dans leurs comédies satiriques est atténué non seu-
lement par un débordement intentionnel de bouffon-
nerie et d'extravagance, mais par l'orientation même
de leur satire qui évite les personnalités, et porte
uniquement sur les mœurs.
C'est là peut-être un défaut, et certains critiques
ont parfois reproché aux deux auteurs de n'avoir
pas donné l'entière mesure de leur talent, et de nous
laiser seulement entrevoir tout ce dont ils seraient
capables.
Est-ce coquetterie de leur part, comme chez ces
femmes qui mesurent parcimonieusement leurs fa-
veurs pour se faire désirer davantage ? Peut-être ;
mais, au fond, la vraie raison c'est que de Fiers et
Caillavet ne reconnaissent d'autre loi que celle de
leur fantaisie. Sans doute, leurs comédies offrent une
part incontestable d'observation. Leur théâtre — et
c'est ce qui explique en partie leur con-^tant succès —
est une peinture de notre société contemporaine : nous
y rencontrons des types que nous coudoyons tous
les jours ; le ton du dialogue est — avec infiniment
plus d'esprit, cela va sans dire — celui-là même des
conversations mondaines. Des pièces comme le Roi
ou le Bois sacré nous présentent, des milieux parle-
mentaires ou littéraires, une peinture dont la justesse
apparaît derrière l'outrance de la caricature. Mais
outre que cette observation est assez superficielle,
saisissant plus volontiers les mœurs que les caractè-
res, elle s'égare bien vite dans la fantaisie, qui est le
seul terrain où se plaisent de Fiers et Caillavet.
Trouvent-ils dans la réalité un sujet de pièce comme
Robert de Fiers. (Phot. Manuel.)
LAROUSSE MENSUEL
le Rot, le Bois sacré, l'Habit vert, au lieu de s'en
tenir aux données de l'observation iU se transpor-
tent aussitôt dans le domaine de l'irréel ; ils outrent
à plaisir les caractères, imaginent les situations les
plus cocasses, déploient dans le dialogue une verve
extraordinaire, bref, font d'une satire impertinente
et audacieuse une divertissante folie, dont le specta-
teur étourdi ne saisit que plus tard la portée. Quant
aux comédies qui, comme l'Ane de Buridan, Papa,
Primerose, semblent par leur allure et leur ton plus
voisines de la vie courante, qu'on ne s'y trompe
point : ce n'est là qu'une apparence. En fait, les au-
teurs, par un procédé contraire, se sont amusés à
donner une apparence de vérité à une œuvre de
pure imagination. Ils ont d'ailleurs la loyauté de
nous en avertir, tant par la légèreté de la composi-
tion, où la logique n'est pas toujours observée, que
par le caractère un peu artificiel des personnages,
qui ne se manifestent que dans la mesure où le veu-
lent bien les au-
teurs, et par les
mots dont étin-
celle le dialogue,
et qui trahissent,
à travers les ré-
pliques des ac-
teurs, la voix mê-
me de de Fiers
et de Caillavet.
Mais tout cela est
si adroitement
conduit, si habi-
lement dosé et
d'un mouvement
si vif, que le spec-
tateur, en dépit
des avertisse-
ments, reste dupe
et prend pour de
la vieréellecequi
n'est que le jeu de deux charmants esprits. Présenter
la vérité sous le couvert de la fantaisie, donner à la
fantaisie les couleurs de la vérité, telle est la double
veine d'où dérive tout le théâtre de Robert de Fiers
et Arman de Caillavet.
Faute de ne pas serrer d'assez près la réalité,
leurs pièces perdent peut-être en vigueur, mais on
ne peut nier qu'elles ne gagnent en agrément. Cela
permet en effet aux auteurs d'aborder avec un égal
bonheur des sujets qui, traités pard autres, ou autre-
ment, apparaîtraient trop hardis ou même pénibles.
Qu'un père, après vingt-huit ans d'indifférence, s'avise
tout à coup de recotmaître son fils naturel, pour
tomber peu après amoureux de la fiancée de celui-ci
et finalement la lui ravir, voilà, n'est-il pas vrai, un
sujet de drame cruel. Papa reste cependant une comé-
die gaie, parce que les auteurs nous marquent que
leurs personnages ne prennent pas la vie au sérieux.
Et c'est aussi pourquoi l'héroïne de la Belle Aven-
ture, malgré la hardiesse de son équipée, girde son
âme neuve de jeune fille, généreuse et innocente. A
quoi bon s'effaroucher, puisqu'on sait que tout cela
« c'est pour rire » ? Cette même fantaisie a encore
heureusement servi les auteurs en leur permettant
de renouveler les types du répertoire comique. Le
plus divertissant chez eux est assurément celui de
l'homme à bonnes fortunes, dont le succès n'a d'égal
que la sottise, tel le Georges Boullains, l'Ane de
Buridan, qui 0 a six cravates contre une idée, et de
cerveau juste ce qu'il faut pour s'enrhumer ». Enfin,
à leur fantaisie que rien n'entrave, de Fiers et Cail-
lavet doivent d'avoir déployé dans leur dialogue une
verve d'une richesse et d'un éclat vraiment uniques.
C'est un jaillissement perpétuel de mots drôles, une
débauche d'esprit qui va du calembour à la blague,
de la boutade au concetti. Tantôt c'est une plaisan-
terie Imprévue :
Provençal par ma mère, je suis anglo-saxon par un ami
de mon père ;
tantôt un mot qui peint plaisamment un caractère :
Ah ! je l'ai bien aimé ! — Qui ça ? — Tous ;
OU encore :
Je ne puis réfléchir aux choses qu'après les avoir faites ;
avant, on ne peut pas se rendre compte ;
tantôt une pensée fine qui prend air de maxime :
Aujourd'hui la vie va si vite, que la conscience ne peut
pas suivre.
La satisfaction du devoir accompli, c'est la satisfaction de
ne plus avoir à l'accomplir.
Le grand mérite de ce théâtre est donc d'être avant
tout un théâtre gai. Il vaut moins par la hauteur
des pensées ou la puissance de l'intrigue que par une
•extraordinaire habileté de main, une infinité de
trouvailles joyeuses ou délicates, un dialogue tou-
jours spirituel. Les auteurs n'ont pas porté à la se; ne
de graves problèmes sociaux ou psychologiques ;
dans le cadre d'aventures plaisantes et agréablement
contées, ils se sont bornés à nous tr icer une peinture
souriante et moqueuse de la société d'aujourd'hui, et
particulièrement de la société parisienne. D aucuns
peuvent même regretter qu'ils aient trop complai-
samment sacrifié au parisianisme, et qu'affaiblissant
«• 777. novembre 1921.
par là leurs œuvres, ils leur aient ôté peut-être un
élément de durée. Mais, outre que c'est déjà un rare
mérite d'être à ce point représentatif de son époque,
n'est-on pas assuré en France de l'immortalité quand
on a de l'esprit ? D'ailleurs, si l'on y regarde bien,
ces pièces d'allure légère et capricieuse enferment,
sous l'artifice des mots, autant et souvent plus de
penîée que bien d'autres œuvres plus prétentieuses.
Philosophes aimables, qui considèrent dun œil
indulgent la comédie du monde, de Fiers et Caillavet
ne sont point dupes des sottises, des indélicatesses,
des vilenies qui marquent le train ordinaire de la
vie sociale. Ils les cinglent au passage, et si leur
rire ne casse pas les vitres il les fait quand même
un peu trembler. — F. GoiRiNo.
France. Histoire contemporaine (Suite). —
Election d' Alexandre Millerand {23 septembre iç2o). —
Le2 3 septembre 1920, l'Assemblée nationale porta à
la présidence de la République Alexandre Millerand,
par 695 suffrages contre 69 donnés à Delory, député
socialiste du Nord, et 22 à divers. Le président du
conseil s'é'.ait d'abord refusé, malgré les sollicitations
les plus .pressantes, à poser sa candidature, et le nom
de Jonnart avait été prononcé; mais il avait fini par
céder aux instances de ses amis, et, à la réunion
plénière tenue au Luxembourg, il avait été déclaré
candidat par 528 voix contre 157 à Raoul Peret, pré-
sident de la Chambre, et 113 à Léon Bourgeois, pré-
sident du Sénat.
Millerand entendait poursuivre à l'Elysée la poli-
tique qu'il avait définie à l'occasion des dernières
élections législatives, et suivie depuis huit mois qu'il
était au pouvoir. Aux félicitations que lui adres-
sèrent, aussitôt après son élection, le président de
l'Assemblée et le garde des sceaux, il répondit qu'il
représentait l'intérêt national au milieu des luttes des
partis, qu'il était le gardien de cette suprême ga-
rantie de la liberté qu'est la séparation des pouvoirs,
et que, si la République était à l'abri de toute dis-
cussion, n l'expérience d'un demi-siècle comportait
des enseignements a qu'il importait « de dégager et de
faire passer dans les textes » aussitôt que la situation
générale le permettrait. Il revint sur ces idées dans
son Message du 25 septembre :
La France a recueilli les leçons de la guerre. Ceux de ses
enfants qui sont morts pour elle n'auront pas en vain donné
l'exemple de la plus sublime abnégation.
Sur leurs tombes, une France nouvelle est née. Elle répu-
die les dissensions intestines, les querelles desséchantes,
pour se consacrer tout entière, dans l'ordre, dans le travail
et dans l'union, sous l'éiide d'institutions libres, au déve-
loppement de sa grandeur et de sa prospérité.
La Nation est attachée pour toujours au régime républi-
cain, qui, après avoir réparé les erreurs et les fautes du pou-
voir personnel, a achevé son œuvre en reconstituant l'unité
de la Patrie.
Le suffrage universel est le maître. Ses volontés, manifes-
tées par la voix de ses représentants élus, ont besoin, pour
être accomplies et respectées, d'un pouvoir exécutif libre
sous le contrôle du Parlement, et d'un pouvoir judiciaire
indépendant.
La confusion des pouvoirs est le germe de toute tyrannie.
Vous choisirez l'heure que vous jugerez, d'accord avec le
gouvernement, la plus opportune pour apporter, d'une main
prudente, aux lois constitutionnelles les modifications sou-
haitables.
Le pays, à l'exception des socialistes, accueillit avec
une satisfaction véritable l'élection d'un homme esti-
mable et consciencieux, résolu dans ses conceptions
et ferme dans ses méthodes, réfléchi et laborieux,
considérant d'un œil calme les difficultés et les obsta-
cles, attaché à la politique des résultats. « Sa pensée
et sa parole, robustes et carrées comme sa personne
physique, écrivait son ami G. Noblemaire, ignorent les
contours arrondis, les angles estompés, les teintes
fondues » ; il ne lui manque peut-être pas « le senti-
ment de la nuance », mais il n'a pas 0 du moins le
goût précieux de la demi-teinte •. (On trouvera sa
biographie dans le Larousse Mensuel, t. V, p. 371.)
Ministère Leygues (24 septembre /920 — J5 jan-
vier J921). — Pour lui succéder à la tête du gouverne-
ment, Millerand fit choix de Georges Leygues. Le chef
du nouveau cabinet déclara vouloir continuer la poli-
tique de son prédécesseur. Au lieu de renouveler le
ministère, il se borna à remplacer Millerand, dont il
fit sien le programme, tant pour l'intérieur que pour
le dehors. Il s'app iquerait, d'accord avec les Cham-
bres, à assurer l'exécution du traité de paix, la re-
constitution nationale, l'organisation du travail et
de la production, et à faire voter les projets ou pro-
positions de loi les plus urgents ; finances, chemins
de fer, réforme administrative dans le cadre régional,
armée, mise en valeur des colonies. Il maintiendrait
la coopération franco-britannique, et examinerait dans
un esprit de paix, mais sur les bases du traité de
Versailles, les questions à résoudre entre la France
et l'Allemagne.
Il avait une longue expérience du Parlement, et, pré-
sident de la commission des affaires extérieures pen-
dant la guerre, il était au courant des grands pro-
blèmes internationaux. Interpellé par les socialistes
(25 sept.), il affir.iia sa volonté de pratiquer une
politique d'union nationale :
Pourquoi les hommes qui, hier face à l'ennemi, sans distinc-
tion de classes, de croyances ou d'opinions, vivant dans la fra-
I
«• m. Novembre 1921-
ternité du danger et la familiarité de la mort, s'estimaient et
s'aimaient, se sépareraient-ils et se défieraient-ils les uns des
autres parce qu'ils ont déposé les armes ?
n y a eu un front de guerre ; il y aussi un front intérieur.
Il faut que l'union soit réalisée sur le iront intérieur comme
elle le fut sur le front de guerre.
Seule, elle nous permettra de triompher des dif6cuUés qui
nous restent à vaincre, dans l'ordre économique, politique et
social, pour fermer nos blessures, relever nos ruines et tirer
de la victoire les réparations et les garanties qu'elle com-
porte.
L'ordre du jour de confiance fut voté par 515 voix
contre 71.
Les socialistes ne voulaient plus collaborer avec
les partis bourgeois, et même, sous l'influence des
holchevistes, il se divisèrent entre eux : après le con-
grès de Tours (déc. 1920), il y eut à la Chambre un
groupe socialiste (S. F. I. O.) et un groupe commu-
niste. (V. Larousse Mensuel, t. V, p. 499.)
Présidence du Comeit et Affaires
étrangères Georges Leygues.
Justice Lhopiteau.
Intérieur T. Steeg.
Finances " François-Marsal.
Guerre André Lefèvre, puis
(16 décembre 1920)
Raiberti.
Marine Landry.
Colonies Albert Sarraut.
Travail Paul Jourdain.
Instruction publique et Beaux-Arts. . André Honnorat.
Commerce et Industrie Isaac.
Pensions, Primes et Allocations de
guerre André Maginot.
Agriculture J-H. Ricard.
Travaux publics Yves Le Trocquer.
Hygiène, Assistance et Prévoyance
sociales J -L. Breton.
Régions libérées Emile Ogier.
Sous-secrétaires d'Etat :
Présidence du Conseil Charles Reibel.
Intérieur Robert David.
Finances Emmanuel Brousse.
Instruction publique (Enseignement
technique) Coupât.
Commerce et Industrie (Ravitaille-
ment) Rol)ert Thoumyre.
Agriculture Qucuille.
Travaux publics (Postes, Télégraphes
et Téléphones. . . , Louis Deschamps.
— Mines et Forces hy-
drauliques Borrel.
— Ports, Marine mar-
chande et Pêches) . Paul Bignon.
— Aéronautique et
Transports aériens . P.-E. Flandin.
Régions libérées Leredu.
Les fêles du 11 novembre igzo. Le cinquantenaire
de la République et le deuxième anniversaire de l'ar-
mistice furent ci lébrés en grande pompe le 11 no-
vembre 1920. L'urne contenant le cœur de Gambetta
fut solennellement transférée au Panthéon, où une
plaque commémorative perpétua le souvenir des gé-
néraux Chanzy, Faidherbe, d'Aurelle de Paladines,
du colonel Denfert-Rocliereau, du colonel Teyssier,
« ainsi que des officiers et soldats des armées de terre
et de mer qui, en 1870-1871, ont sauvé l'honneur de
la France ». Les restes d'un soldat inconnu, amenés
de Verdun, furent inhumés sous l'Arc de Triomphe
après avoir reçu les honneurs du Panthéon. (Cette
mémorable journée a été décrite dans le Larousse
Mensuel, t. V, p. 343.)
L'exécution du traité de Versailles. Une con-
férence financière internationale fut convoquée à
Bruxelles, le 24 septembre 1920, par le conseil de la
Société des nations, t en vue d'étudier la crise finan-
cière, ou d'en atténuer les dangereuses conséquences » .
Présidée par l'ancien président de la Confédération
helvétique, Gustave Ador, elle adopta un certain
nombre de « résolutions » relatives aux finances pu-
bliques des divers Etats, à la circulation monétaire
et au change, au commerce et au crédit international;
mais elle n'avait pas à se substituer aux organismes
réguliers chargés de l'exécution de la paix de Ver-
sailles, et ses « résolutions » ne valaient que comme
recommandations émanant de personnalités qua-
lifiées.
La question des réparations dues par l'Allemagne
continuait de préoccuper notre gouvernement, dont
le point de vue n'était pas exactement celui du gou-
vernement britannique, et qui éprouva quelque sur-
prise à voir le Premier anglais renoncer, dans un
intérêt commercial, à la disposition du traité qui lui
donnait le droit d'appréhender les biens allemands.
Si chacun des signataires d'un acte diplomatique se
reconnaissait la faculté d'en appliquer ou de n'en pas
appliquer les clauses, la solidarité entre co-contrac-
tantsne serait plus qu'un vain mot.
Un accord intervint, le 5 novembre, au sujet des
réparations. 11 prévoyait la réunion à Bruxelles
d'experts techniques, alliés et allemands, puis une
conférence des ministres alliés à Genève, pour discu-
ter le montant de la Dette allemande, et examiner la
capacité de payement du débiteur, qui, comme à Spa,
serait admis à se faire représenter à titre consultatif.
La commission des réparations, dûment éclairée, fixe-
rait alors la consistance des sommes dues, les moda-
lités de payement, etc., et le Conseil suprême exami-
Geurges Leygues. (l'hot. Manuel, j
LAROUSSE MENSUEL
nerait les mesures à prendre pour obliger l'Allemagne,
s'il y avait lieu, à tenir ses engagements.
L'as?emblée de la Société des nations inaugura ses
travaux, à Genève, du 15 novembre au 18 décembre
1920. Elle prononça l'admission de l'Autriche et de
la Bulgarie, mais elle rejeta l'admission de l'Allema-
gne, proposée par les représentants de la Suisse, et
éloquemment combattue par René Viviani, qui, avec
Léon Bourgeois et Gabriel Hanotaux, était de la dé-
légation française. L'Allemagne n'avait pas encore
donné les garanties effectives prévues par le pacte,
et il eût été d'une immoralité révoltante de recevoir
dès à présent les auteurs responsables de la calamité
qui s'était abattue sur le monde. Les nations libres
s'étaient levées « vengeresses et émancipatrices »,
pour relever le défi : si elles n'avaient pas été victo-
rieuses, « vous ne seriez pas à Genève, messieurs,
concluait Viviani, pour essayer de bâtir avec nous
l'humanité sur le droit ». De son côté, Léon Bour-
geois déclara que la France ne saurait désarmer tant
que l'Allemagne n'aurait pas rempli toutes les obli-
gationsdécoulant
pour elle du traité
de Versailles, et
que, spéciale-
ment, l'exécution
des clauses mili-
tairesn'aurait pas
été sûrement
contrôlée.
L'assemblée de
Genève, qui déli-
béra surdesques-
tions très diverses
( revendication s
arméniennes, ré-
gime des man-
dats, etc.), pour-
vut la Société de
tous ses organes
essentiels . Elle
arrêta le statut
de la Cour permanente de justice internationale, vi-
sée par l'article 14 du pacte.
Les souverains danois vinrent à Paris au mois de
décembre 1920. Le président de la République et le
roi Christian X rappelèrent l'un et l'autre, dans les
discours qu'ils échangèrent à l'Elysce, que l'Alsace-
Lorraine et le Slesvig septentrional avait été libérés
par la même victoire, et l'amitié traditionnelle des
deux pays s'en trouva fortifiée.
Dans la question de l'Adriatique, le gouvernement
français s'employa utilement à accorder les Italiens
et les Yougoslaves ; il contribua à la conclusion du
traité de Rapallo.
La question de la dette russe. Le gouverne-
ment britannique désirant reprendre avec la Russie
des rapports économiques, le gouvernement fran-
çais, dans une note du 25 novembre 1920, posa en
principe que les questions des relations commerciales
et de la dette russe ne sauraient être traitées sépa-
rément. La reprise du trafic commercial ne pouvait,
en équité, s'exercer au détriment des créanciers, en
absorbant l'actif qui peut gager leurs droits, ou com-
penser les pertes subies. La note rappelait que,
le 13 février 1898, les représentants, à Petrograd, de
quatorze pays alliés et de six pays neutres avaient
fait remettre par l'ambassadeur des Etats-Unis,
doyen du corps diplomatique, une protestation con-
jointe, contre la répudiation des emprunts de l'Etat,
la confiscation de la propriété, et autres mesures
analogues, qui seraient tenues pour nulles par cha-
cune de ces puissances en ce qui concernait ses
nationaux.
Affaires de Grèce. Venizelos déposa sur le bureau
de la Chambre hellénique, le 6 septembre 1920, le
traité de Sèvres et la convention italo-grecque rela-
tive à la cession du Dodécanèse. Ayant fa.t, à ce
propos, d'importantes déclarations sur sa politique
extérieure, il attendit avec confiance le résultat des
élections législatives.
Mais, au lendemain même de son triomphe, sa si-
tuation fut compromise, d'abord par le décès du roi
Alexandre, survenu le 25 octobre à la suite d'une
maladie infectieuse, puis par le résultat du scrutin,
qui lui fut défavorable (14 nov.). Ses ambitions,
si nobles qu'elles fussent, avaient exigé des sacrifices
de toute sorte, militaires et financiers, et ceux à qui
il demanda une abnégation absolue se ligueront con-
tre sa dictature avec les anciens partis : il fut donc
battu à une énoime majorité. Pendant qu'il s'em-
barquait pour Nice, l'amiral Coundouriotis, nommé
régent par l'ancienne Chambre, était remplacé par la
reine Olga, veuve du roi Georges.
La France ne voulait pas intervenir dans les
aflaires extérieures de la Grèce, mais les traités de
1832, de 1863, de 1864 lui donnaient, ainsi qu'à la
Grande-Bretagne et à la Russie, des « droits spéciaux
de surveillance et de contrôle », et le traité de Sèvres,
qui avait fixé le sort de la Thrace et de Smyrne,
n'était pas encore ratifié. Le souverain qui avait
marqué aux Alliés une hostilité hypocrite ne pou-
vait retrouver chez eux les mêmes sentiments qui les
animaient avant sa trahison ; la disparition de Veni-
625
zelos rouvrait la question d'Orient. Des conversa-
tions eurent lieu à Londres, entre Georges leygues
et Lloyd George ; le comte Sforza fut appelé à y
prendre part, l'Italie ayant des intérêts en Asie
Mineure, en vertu de l'accord tripartite du 10 août
1920. Les trois gouvernements, par la déclaration
du 3 décembre, firent savoir qu'ils considérera ent le
rétablissement de Constantin comme la ratification
populaire des actes du souverain, et qu'ils réservaient
leur liberté d'action ; ils décidèrent, si cette éven-
tualité se réalisait, de supprimer instantanément leur
concours financier à la Grèce ; enfin, ils envisagèrent
la modification du traité de Sèvres. Mais Constantin,
fort d'un plébiscite d'où la pression administrative
n'avait cependant pas été bannie, rentra à Athènes
le 19 décembre, sans s'embarrasser de l'attitude com-
minatoire de l'Entente, dont les représentants diplo-
matiques reçurent l'ordre de n'avoir aucune relation
avec la cour.
La France dans le Levant. Pendant l'année 1920,
l'action de la France en Syrie s'était affirmée par
la fondation de l'Etat du Grand-Liban, l'expulsion de
l'émir Fayçal, la protection de la Cilicie contre les
bandes kemalistes. La Syrie proprement dite pou-
vait être considérée comme pacifiée ; mais, en Cilicie
et dans la zone nord soumise à notre influence, nous
avions encore à coiribattre le nationalisme turc, fa-
vorisé par la lenteur des négociations de paix,
exaspéré par l'attribution de Smyrne aux Grecs,
furieux de notre bienveillance pour les Arméniens.
De Mersine à Ourfa, sur les 400 kilomètres de notre
front nord, l'insurrection avait éclaté, à l'appel de
Mustapha-pacha ; malgré les difficultés de la lutte,
la voie ferrée Mersine-Adana était restée entre nos
mains.
Le général Gouraud vint en France, au mois de
novembre 1920, pour convaincre le gouvernement
de la nécessité où nous étions de rester en Asie Mi-
neure, sous peine de perdre notre influence séculaire
dans la Méditerranée orientale et dans tout le Le-
vant; sous peine aussi de perdre les avantages éco-
nomiques de notre mandat en Syrie, de notre
influence en Cilicie. Il n'eut pas de peine à y réussir.
Le 20 novembre, devant les commissions réunies
des finances et des affaires étrangères de la Chambre,
il donna des explications sur notre rôle et sur les
résultats obtenus à l'heure présente ; après quoi, le
président du conseil exposa en vertu de quels ac-
cords ou engagements nous étions en Syrie et en
Cilicie : accord franco-britannique de 1916, résolu-
tion de San Remo, traité de Sèvres, accord tripar-
tite. La France, puissance méditerranéenne, nord-
africaine et arabe, ne pourrait, sans abdication ni
même sans danger, renoncer à sa position dans le
Levant ; l'équilibre dans la mer intérieure et en Asie
Mineure, d'où dépendait la paix générale, exigeait
notre présence dans ce 0 carrefour mondial > qu'est
la Syrie; en Cilicie, où nous sont réservés des avan-
tages économiques, la France remplissait les obli-
gations auxquelles elle était tenue par l'accord du
10 août 1920 ; elle y protégeait les minorités, expo-
sées à des risques mortels tant que la paix ne serait
pas signée avec les Turcs (23 déc. 1920).
Quelques jours après, Georges Leygues signa avec
lord Hardinge, ambassadeur d'Angleterre à Paris,
une convention délimitant les territoires sous man-
dat français (Syrie et Liban) et les territoires sous
mandat britannique (Mésopotamie et Palestine).
Des dispositions spéciales concernaient le régime
des eaux, l'exploitation en commun du chemin de
fer entre Nasib et le lac de Tibériade, le maintien
de l'accord de San Remo sur les pétroles. L'Angle-
terre s'engageait à n'entreprendre aucune négocia-
tion pour la cession de l'île de Chypre, sans l'assen-
timent préalable de la France.
Le rétablissement des relations avec le Vatican.
La Chambre commença le 16 novembre 1920 la
discussion du projet de loi sur la reprise des rela-
tions diploraatiiues avec le saint-siège, et, dans ce
grand débat d'idées, les thèses opposées furent dé-
fendues avec beaucoup de talent.
Le Concordat n'avait pas été dénoncé dans les
formes régulières. Aristide Briand rappela qu'il avait
proposé à la commiss on de suivre une procédure
normale, c'est-à-dire, après la dénonciat on, d'établir
un nouveau régime, et il mit en cause ceux qui
avaient détourné l'épiscopat français d'accepter les
associations cultuelles.
C'est pourquoi, ainsi que le faisait ressortir l'abbé
Lemire, l'Eglise de France, n'ayant pas de statut
légal, vivait dans un état inorganique qui prendrait
fin seulement par des conversations officielles avec
le Vatican.
La loi de séparation ou, d'une manière générale,
les lois de neutralité religieuse n'étaient pas en ques-
tion, et les partisans du rétablissement de l'ambas-
sade ne manquèrent pas d'y insister.
Il va de soi — disait le rapporteur Noblemaire — que, si le
geste est fait, il le sera par une France revêtue d'une infran-
gible armure, celle que lui font ses lois, toutes ses lois, en
particulier la loi de séparation qui, sur aucun terrain ni à
aucun degré, n'a été. n'est, ou ne sera en question. II s'agit
de renouer avec le saint-siège des relations diplomatiques,
rien de moins, mais rien de plus. Il n'est d'ailleurs que
626
LAROUSSE MENSUEL
«• >77. Novembre 1921.
juste, et il est très utile de dire que le saint-siège était tout
à fait préparé à voir les choses, et qu'il les a vues, eaeâet,
sous ce raisonnable et inéluctable aspect.
Les lois de laïcisation étant maintenues, quel inté-
rêt avaient donc la France et ia République de 1920 à
renouer le fil qu'avaient brisé la France et la Répu-
blique de 1904 ? L'orateur le voyait, cet intérêt,
dans les services que nous rendrait un représentant
auprès de la plus grande puissance morale de ce
temps. Le Vatican est à la fois un observatoire uni-
que et un centre incomparable de propagande ; il
e?t, c congénitalement en quelque sorte, l'agence
d'informations la plus copieuse du monde entier. Or,
c'est l'information qui fait l'opinion du monde, et
donc qui mène le monde ». Il nous faut, dans cette
maison, quelqu'un d'officiellement qualifié pour
nous défendre, pour empêcher les sympathies que
nous y avons d'être étouffées par la propagande
antifrançaise. Et il nous faut, à Paris, un nonce,
qui demeurera exclusivement cantonné sur le terrain
de la diplomatie ; le saint-siège sait que la reprise
des relations ne comporte aucune modification du
régime légal en matière de cultes, d'écoles et d'asso-
ciations ; « il ne peut donc pas ne pas donner au
nonce les plus fermes instructions de prudence et de
respect de ce régime d'absolue laïcité de l'Etat ».
C'est en dehors et au-dessus de toute idée confes-
sionnelle, c'est du point de vue français que la
Chambre devait voter les crédits.
Au nom des radicaux-socialistes, Edouard Herriot
formula des conclusions toutes contraires, en se pla-
çant sur le même terrain, celui de l'intérêt national.
Il ne contestait pas lapuissance morale delà papauté,
mais il ne l'avait pas rencontrée pendant la guerre ;
il considérait que la loi de séparation serait grave-
ment menacée par le vote d'un nouveau contrat avec
le saint-siège ; il pensait que la paix religieuse était
réalisée depuis le jour où notre gouvernement avait
proclamé son respect pour toutes les croyances, po-
sitives ou négatives. Et il revendiquait pour notre
politique extérieure l'indépendance absolue qui fut
dans la tradition de la monarchie elle-même. La
F'rance est capable de se défendre seule, sur tous le 5
points du globe ; elle n'a pas besoin d'être assistée
d'un associé qui, infaillible par définition, est néces-
sairement despotique, et dont la présence peut, dans
certains cas, nous être nuisible :
Nous disons, quand il s'agit de politique extérieure, que
la France doit se présenter non pas, ou, tout au moins, non
pas seulement comme la France d'une confession, mais
comme la France de tous ceux qui ont une confession et de
tous ceux qui n'en ont pas.
Je résume mon opinion, celle qui me sépare décidément de
vous, qui m'a contraint a vous parler avec cette franchise.
Non, nous ne sommes pas d'accord. Nous ne sommes pas
d'accord ni sur le rôle de la papauté pendant la guerre, ni
sur la défense de notre législation, ni sur le programme de
notre politique extérieure, ni sur l'application générale des
principes républicains.
Pour nous qui croyons à l'idéal de la démocratie laïque et
sociale, nous déc'arons : Quand la République française
parle à une nation du monde, elle lui parle non pas à ge-
noux, mais debout !
Sans nier l'existence ni l'importance des puissances
spirituelles, l'orateur socialiste Paul-Boncour n'ad-
mettait pas que la politique de la France fiit liée à
la politique de la curie romaine ; que notre diplo-
matie cherchât, par l'intermédiaire du Vatican, à
rallier les cléments catholiques et conservateurs de
l'Europe pour s'en servir comme d'une barrière
contre le mouvement laïque et démocratique. Avec
l'Allemagne militariste et féodale avait succombé la
plus grande force de réaction sociale qui eût pesé
sur le monde : il ne fallait pas donner à la France,
après la victoire, « une figure de grande puissance
contre-révolutionnaire ».
Le rapporteur de la commission des affaires étran-
gères, Maurice Colrat, objecta que le gouvernement
proposait de renouer avec le Vatican non des liens
juridiques, mais des liens purement diplomatiques.
Si l'on admet que la France ne doit pas se désinté-
resser de ce que Gambetta appelait sa a clientèle
catholique dans le monde », il ne reste plus qu'à
savoir si la reprise des relations avec le Vatican est
une mesure confessionnelle, un acte de complaisance
à l'égard d'un parti, de nature à inquiéter les ci-
toyens non catholiques. Or, le gouvernement n'a
nullement désavoué, au cours des négociations, l'es-
prit de sa politique. Le cardinal secrétaire d'Etat
Gasparri, éclairé par notre représentant officieux sur
la jurisprudence de nos tribunaux, respectueuse de
la hiérarchie ecclésiastique, a invité la congrégation
des aSalres extérieures à délibérer, et la congréga-
tion a décidé qu'il n'y avait plus lieu de maintenir
l'interdit contre la loi de séparation. Comme l'épis-
copat français n'a pas été d'avis de faire l'essai des
associations cultuelles, qu'il a intégré dans l'Eglise
de France la querelle qui divise l'Eglise et l'Etat, la
levée de l'interdit n'a pas été rendue publique, mais
c'est affaire entre les catholiques, non entre les gou-
vernements.
Pour les radicaux, la i résistance respectueuse »
des évêques et des laïcs remettait en question la loi
de 1905. Edouard Herriot se fit derechef l'inter-
prète de leurs craintes, et Briand, partisan de la
reprise des relations, demanda que cette loi fût, au
préalable, explicitement approuvée. Et il demanda
au gouvernement quelle serait son attitude si un
curé, se prévalant de la loi, entrait en conâit avec
son évêque ?
Le président du conseil répondit que le Vatican
ne désapprouvait plus les cultuelles, qu'il apparte-
nait aux catholiques de profiter ou non de la déci-
sion du saint-siège, et qu'il n'y avait plus sur ce
point ue désaccord entre Paris et Rome.
La pacification intérieure et la foi dans notre ave-
nir avaient contribué à la victoire , la nécessité s'im-
posait de mettre un terme à des polémiques que la
nation ne comprendrait plus, et de résoudre avec
dignité les questions qui nous divisaient avant la
guerre. La force de l'opinion s'imposait comme un
des éléments essentiels du rétablissement de la paix
et de l'ordre en Europe, comme un facteur capital de
la politique intérieure et de la politique extérieure ;
« parmi ces forces morales, il en est une qui, orga-
nisée, encadrée, hiérarchisée, agit sur l'esprit et sur
la conscience de 300 millions d'hommes : c'est la
force catholique ». La France et le saint-siège res-
tent des pouvoirs séparés : les lois de la République
sont en dehors des négociations ; les traditions de
l'Eglise sont en dehors du débat.
Une motion d'ajournement fut repoussée par
387 voix contre 195 dont 63 socialistes, 66 radicaux-
socialistes, 22 républicains socialistes, 25 membres
de la gauche républicaine démocratique. Le projet
de loi fut ensuite adopté par 391 voix contre 179, et
371 députés contre 210 estimèrent que le rétablisse-
ment de l'ambassade au Vatican entraînait par réci-
procité le rétablissement de la nonciature à Paris.
Le projet fut présenté, le 7 décembre, au Sénat.
Le gouvernement désirait qu'il vint en discussion
avant la fin de l'année, mais la commission des
affaires étrangères ne crut pas devoir lui donner
satisfaction sur ce point.
Le régime des chemins de fer d'intérêt général.
Le régime des chemins de fer avait déjà donné
lieu à des discussions nombreuses lorsque survint
la guerre de 1914. Aussitôt après l'amnistie,
ce grave problème économique se posa avec plus
de force encore ; car la reprise de l'activité natio-
nale était presque paralysée par suite du mauvais
état des installations et du matériel, et, d'autre
part, la hausse des prix avait des répercussions
très graves, non setilement sur le produit brut de
l'exploitation, mais encore sur le budget de l'Etat,
du fait de la garantie d'intérêts. Le ministre des
travaux publics, Yves Le Trocquer, déposa, le
18 mai 1920, sur le bureau de la Chambre des dé-
putés, un projet de loi tendant à « réorganiser le
régime des chemins de fer d'intérêt général dans des
conditions telles, que le service public des transports
en commun, qui conditionne toute l'activité indus-
trielle du pays, fût mis de nouveau en mesure, au
point de vue technique comme au point de vue
financier, de faire face à chaque instant aux besoins
croissants de notre trafic ». Le ministre ne proposait
pas de racheter les concessions et d'exploiter les
réseaux, avec ou sans le concours des anciennes
compagnies, soit en régie directe ou coïntéressée, soit
en ferme ; en l'état de nos finances, il eût été inop-
portun, quelque opinion qu'on eût sur le fond, d'im-
poser à l'Etat une charge énorme en annuités, rachat
de matériel et prix des approvisionnements. Le gou-
vernement proposait donc de modifier les conven-
tions existantes d'après les principes suivants :
1° unité de l'exploitation ferroviaire réalisée tant
par la création d'une organisation commune (conseil
supérieur des chemins de fer et comité de direction),
assurant la coordination des différents réseaux, que
par la coopération des réseaux entre eux et avec
l'Etat; 2" allégement du budget par des combinai-
sons dont le trait essentiel est la solidarité financière
des réseaux quant aux charges de toute nature et aux
recettes fournies par le trafic; 3° allocation d'une
prime proportionnelle à l'augmentation du nombre
de tonnes chargées et du tonnage kilométrique réa-
lisé, et calculée en raison inverse du coefficient d'ex-
ploitation, de telle sorte que le réseau ait intérêt
non seulement à intensifier le trafic, mais aussi à
exploiter économiquement : on espérait établir ainsi
une solidarité réelle entre le public et les réseaux ;
4" association, à l'œuvre commune, du personnel
des chemins de fer, admis à avoir des repré-
sentants au conseil supérieur, et à bénéficier des
deux tiers de la prime de rendement et d'éco-
nomie; 5° autorisation donnée aux réseaux, de
contracter des emprunts gagés au delà du terme de
concession, afin de leur permettre de développer et
de perfectioimer leur outillage; 6° « politique de re-
lations entre le rail et l'eau », c'est-à-dire raccorde-
ment des réseaux entre eux avec les ports, les voies
d'eau et toutes autres voies de communication ; faute
de se conformer à une décision ministérielle prise,
dans les formes prévues, après avis du conseil supé-
rieur, le ministre aurait le droit de faire exécuter
d'ofiice les travaux de raccordement. Le gouverne-
ment voulait, par ce moyen, mettre fin à la poli-
tique de concurrence entre les chemins de fer
d'intérêt général et les autres moyens de transport.
Tel était l'esprit de la convention pa sée le 30 no-
vembre 1920 entre le ministre des travaux publics
et les compagnies.
Tout en conservant les réseaux concédés, le gou-
vernement se proposait de coordonner leur action,
et de réaliser la solidarité financière entre les com-
pagnies et TEtat. A ce projet, l'ancien ministre Lou-
cheur opposa une proposition substituant une com-
pagnie fermière aux divers réseaux, et prévoyant
qu'aucune décision ne pourrait être appliquée sans
l'approbation de l'Etat ; de son côté, le groupe
socialiste, par l'organe de Léon Blam, élabora une
proposition basée sur le principe de la nationali-
sation. La commission des travaux publics accepta
le projet du gouvernement, sous réserve de modifi-
cations qui n'en changeaient pas l'économie générale,
et qui, sur le rapport de Henri Lorin, vint en dis-
cussion du 7 au 18 décembre 1920. La Chambre,
après avoir ratifié la convention du 30 novembre,
adopta un certain nombre de dispositions uont les
plus importantes rendaient applicable à l'organi-
sation financière des chemins de l'Etat la loi du
26 avril 1917 sur les actions de travail, créaient dans
chaque réseau une société coopérative commerciale
du personnel et une caisse autonome d'épargne, re-
servaient à l'élection le choix des représentants du
personnel au conseil supérieur, prévoyaient des abon-
nements de travail et des réductions pour les familles
nombreuses, des réductions selon le degré d'invali-
dité pour les militaires en réforme, constituaient
un tribunal arbitral pour régler les contestations
d'ordre collectif entre un ou plusieurs réseaux
et le personnel, obligeaient les compagnies à pré-
senter de nouveaux règlements de retraites à
l'homologation du ministre.
Les lois militaires. — Démission du ministre de la
guerre. La loi du 24 juillet 1873 sur l'organisa-
tion générale de l'armée établissait une corrélation
absolue entre la division du territoire et l'organi-
sation des grandes unités; elle posait implicitement
en principe que l'organisation de l'armée active était
la même en temps de paix et en temps de guerre;
enfin, elle créait une armée territoriale autonome,
ayant dès le temps de paix ses corps de troupes, ses
cadres et ses approvisionnements île guerre. Le
projet de loi déposé le 14 décembre 1920 par le mi-
nistre de la guerre, André Lefèvre, tendait à réaliser
l'indépendance de l'organisation territoriale et de
l'organisation des groupements de troupes, prévoyait
la fusion des réserves dans l'armée active en temps
de guerre, et assignait à l'armée territoriale, réduite
aux dix classes les plus anciennes, un rôle spécial en
cas de mobilisation : services de l'arrière, occupation
des territoires ennemis, services économiques, indus-
triels, administratifs.
Le rôle des troupes techniques, de plus en plus
nombreuses et inégalement réparties sur le territoire,
ne cadrait plus avec l'organisation régionale. En se-
cond lieu, l'armée mobilisée ne pouvait plus être
seulement l'armée active du temps de paix grossie
des hommes et des cadres de complément, mais con-
servant rigoureusement son organisation permanente
en corps de troupes et gran les unités; la Grande
Guerre avait démontré la nécessité de constituer,
pendant les hostilités, de grandes unités nouvelles.
Enfin, la conception de l'armée territoriale autonome
répondait à l'idée d'une armée exclusivement des-
tinée à la défense du territoire, par opposition à
I armée active qui pouvait être employée hors des
frontières. Les trois principes sur lesquels reposait
la loi de 1873 n'étaient plus en harmonie avec les faits.
Le même jour fut déposé un projet de loi sur le
recrutement de l'armée. La durée du service actif
serait réduite à dix-huit mois à partir de la
classe 1922, sous réserve que, d'ici à l'appel de cette
classe, se seraient réalisées certaines conditions,
telles que l'augmentation du nombre des engagés
et lengagés, l'accroissement des troupes indigènes,
l'emploi de la main-d'œuvre civile.
Mais l'auteur des deux projets n'eut pas à les dé-
fendre. Ses collègues lui ayant demandé de faire des
réductions dans son budget, comme le service de
deux ans lui parais ait présentement indispensable
il refusa de comprimer les crédits militaires, et pré-
féra se retirer. Il disait, dans sa lettre de démission,
que, depuis longtemps, les autres membres du ca-
binet et lui ne pensaient pas de même sur l'Alle-
magne, sur les dangers qu'elle pouvait nous faire
courir, sur l'état militaire qu'il nous fallait entretenir
pour faire appliquer le traité, pour nous défendre au
besoin et pour garantir en tout cas d'une attaque à
revers des Etats comme la Pologne, la Tchécoslo-
vaquie et la Roumanie, dont l'existence était indis-
pensable à notre sécurité. « C'est pour moi, ajou-
tait-il, un cas de conscience » (15 déc).
Le président de la commission des finances de la
Chambre, Raiberti, lui succéda le lendemain, et les
explications du président du conseil parurent rassu-
rantes aux représentants du pays, qui, par 488 voix
c outre 69, donnèrent leur confiance au gouvernement
(17 déc). Le nouveau ministre de la guerre
accepta de réaliser les économies que le conseil
supérieur de la défense nationale avait jugé compa-
tibles avec notre sécurité.
I
«• J77. Novembre 1921.
Le cabinet semblait consolidé ; il ne lui restait
plus que quelques jours à vivre.
Démission du cabinet Leygues (12 janvier i<>2i).
— lin prenant place au fauteuil, le président de la
Chambre, Raoul Péret, s'exprima en ces termes au
sujet de notre politique étrangère :
De grands problèmes de politique extérieure sont posés, et
nous ne saurions les suivre avec une attention trop vigilante.
Pourquoi ne pas le dire ? le pays témoii^nc parfois quelque
impatience. 11 voudrait apercevoir plus nettement les consé-
quences positives de la paix victorieuse. Certes, il comprend
que cette victoire n'a pas créé le droit au repos, et il s'est
remis au travail dans un ordre parfait ; il se rend compte
que les ruines accumulées par la guerre ne se peuvent ré-
parer en un jour, et depuis deux ans il nous fait un large
crédit ; il n'ignore pas non plus que dans tout système
fl'alliances la nécessité de concilier des intérêts divergents
domine parfois les exigences du droit strict. Mais ce peuple
vainqueur, à l'âme fière et droite, il n'accepterait pas l'in-
tolérable humiliation, qui serait en même temps un défi à la
justice, d'un ennemi vaincu dt'chirant les engagements qu'il
a signés ; il ne peut croire que la voix de la France réclamant
son dû et rien que son dû ne sera pas écoutée.
Regardons vers le passé, ce passé de sacrifices sanglants
et glorieux ; souvenons-nous des souffrances, des deuils, de
l'admirable abnégaticn de tous ceux qui, sous notre drapeau,
ont pris part à la lutte gigantesque, et nous nous affermirons
dans la certitude qu'il n'est pas pour la dette du crime de
prescription possible. Un souffle puissant peut seul chasser
les nuages qui voilent l'horizon. Agissons, nous a-t-ou dit.
Oui, il faut agir, et apporter dans l'action la méthode, la
persévérance et l'esprit de décision sans lesquels notre effort
demeurerait stérile. Agissons, et aboutissons.
Ces paroles traduisaient le sentiment de la majo-
rité, car le président du conseil ayant demandé
l'ajournement de la discussion de diverses interpel-
lations sur la politique générale, 447 députés con-
tre ii6 ne consentirent pas à lui donner satisfaction,
<t les ministres quittèrent aussitôt la salle des séances.
I.a majorité ne voulut pas, selon l'expression de
Bonnevay, du groupe de l'entente républicaine, lui
accorder « la confiance dans la nuit » ; elle estima,
avec Pierre Deyris, qu' « il y a des moments où le
patriotisme et la raison consistent à parler nette-
ment, et non pas à se taire », et que le ministère, ne
s'étant pas expliqué avec le Parlement, n'aurait pas
assez d'autorité, dans les prochaines conférences in-
teralliées, pour régler la question du désarmement et
celle des réparations, liée à la solution de la question
financière. — Jean DEsc.RAM;t:s.
Francliet d'Esperejr (Louis-Félix-Marie-
l'rançois), maréchal français, né à Mostaganem le
25 mai 1856. — Attiré, comme son père officier aux
chasseurs d'Afrique, vers la carrière militaire et le
soleil d'Algérie, Franchet d'Esperey entre à dix-huit
ans à l'école militaire de Saint-Cyr, et il en sort sous-
lieutenant aux tirailleurs algériens {1876). Lieutenant
(1881), il est envoyé, sur sa demande, en Tunisie.
Après son passage par l'Ecole de guerre et un
séjour à Alger comme officier d'ordonnance du géné-
ral d'Aubigny, au Tonkin et avec le général Brière
de L'IsIe dont il est officier d'ordonnance il combal
les Pavillons-Noirs. Son séjour en Asie est court.
Capitaine depuis 1885, il est rappelé à Paris et passe
h l'état-major de la Seine avant de retourner prendre
en Tunisie le commandement d'une compagnie du
4" tirailleurs. De Ereycinet, ministre de la guerre,
l'appelle auprès de lui comme officier d'ordonnance
(iSgr), et dès 1893 (à trente-sept ans) il obtient son
quatrième galon. Son affectation à la tête du i8« ba-
taillon de chasseurs à pied, corps d'élite, montre
quel cas font dès lors ses chefs, de ses hautes apti-
tudes. Six ans de grade de chef de bataillon lui
suffisent pour être promu, exceptionnellement jeune
encore, lieutenant-colonel. .Mais il passe un an à
peine au 69° d'infanterie et, repris de la nostalgie
coloniale, participe à l'expédition de Chine ; major
de la place de Pékin, puis directeur du service des
étapes, il peut déployer des qualités nouvelles, celles
de l'organisateur.
De retour en France, il passe au 132" d'infanterie
à Reims (1901). Colonel en 1903, il commande le
66' d'infanterie à Besançon, puis (1907) le 29' d'in-
fanterie à Toul, et prend le commandement par
intérim de la 77" brigade. C'est le prélude de sa pro-
motion au grade de général de brigade (23 mars 1908).
11 est alors l'un des plus jeunes de l'armée française
à porter les deux étoiles. Le 23 mars 1912, il con-
quiert la troisième, après avoir exercé pendant six
mois à titre intérimaire le commandement de la
23" division, de Chambéry, qu'il conserve avec son
nouveau grade jusTu'au 23 août 1912. Il est alors
appelé au commandement ties forces du Maroc occi-
dental, coopère à la grande œuvre de conquête et
de pacification que commence Lyautey, et, rappelé
dans la métropole, il est placé à la tète du i" corps
d'armée, où il se trouve encore le i" août 1914.
Le trait caractéristique de la carrière si bien rem-
plie du jeune commandant de corps d'année est son
exceptionnelle variété. Franchet d'Esperey est bien,
par sa naissance, ses goûts et sesseivices, un colonial,
et comme tel il fait partie de la pléiade des grands
chefs dont les guerres lointaines ont doté la France
pour les batailles du continent. Maisc'est un colonial
qui a passé de longues aimées dans la métropole,
qui a été officier de troupe et officier d'état-major.
LAROUSSE MENSUEL
qui a entraîné ses hommes en temps de paix, qui
les a conduits à l'ennemi et qui a dû, parfois, faire
œuvre d'administrateur. S'il n'est pas, comme Pétain
ou Foch, un théoricien, il a du moins une pratique
complète, universelle. De là une rapidité de décision
et une souplesse qui lui permettront de s'adapter à
toutes les circonstances.
Le I" août 1914, Franchet d'Esperey reste à la
tète du I*' corps d'armée, qui forme l'aile droite de
la 5'' armée (armée Lanrezac), établie sur la Meuse.
Il doit assurer la liaison avec la 4* armée.
Les événements qui se déroulent depuis le 22 août
et les menaces de rupture que fait peser à plusieurs
reprises sur le front français la poussée allemande
vont rendre celte missiim particulièrement impor-
tante. Dans toutes les opérations de la 5" armée, le
I" corps aura un rôle essentiel.
Resté sur la défens.ve le 22 août, face à la Meuse,
le général Franchet d'Esperey doit, dans la journée
du 23, exécuter une brusque conversion vers la
droite pour repousser un corps d'armée allemand
qui a franchi la Meuse à Hastières et qui s'est insi-
nué entre la 5' et la 4' armée. La rapidité de dé-
cision et d'exécution apportée à celte dif.icile ma-
Lc iiiai-tchal Iraiichct tl'Ksperfy \en uniforme de géoéralj.
;l*liOt. Pii-ou.)
nœuvre par le commandant du i"' corps en assure
le succès. Les troupes de von Hausen sont rejetées
sur Dinant,et la rupture est une première foisévitée.
Suivant le mouvement de repli général de la
5^ armée, après l'issue malheureuse de la bataille de
Charleroi, le i" corps redescend vers les sources de
l'Oise, presque intact lui, alors que ses voisins sont
fort endommagés car, l'affaire d'Hastières exceptée, il
n'a pas pris part à la grande bataille. Avec l'aide de
lieutenants remarquables (parmi eux, Pétain), Fran-
chet d'Esperey continue d'assurer la liaison entre la
i" et la 4' armée, interdisant aux armées allemandes
toute percée. Le bon état du i"' corps lui assure
dans la bataille de Guise un rôle essentiel. Il contri-
bue pour la plus large part au succès de cette bril-
lante contre-offensive, vraie victoire qui ralentit la
marche de l'armée de von Hausen et permet à la
5" armée de continuer tranquillement sa retraite vers
la Marne (26 août). Commencée sous le commande-
ment de Lanrezac, la marche s'achève sous celui de
Franchet d'Esperey qui est placé par le généralissime
à la tête de la 5° année.
Le 5 septembre, celle-ci a atteint le terme de sa
longue retraite. Elle se trouve, entre le Grand-Morin
et la Seine, en face d'Estemay et de Rozoy-en-lirie,
face au nord-est, ainsi que l'a prescrit l'instruction du
généralissime. Son chef dispose de trois corps d'armée
(1"', 3« et 10" corps), de 3 divisions de réserve et
d'un corps de cavalerie. Au cours de l'immense ba-
taille qu'a prévue le général Jolfre, que déclenche
dès le 5 septembre l'in.tiative géniale de Gallieni,
ces unités jouent un rôle capital. Situées au centre
de la ligne de bataille, elles assurent la liaisou entre
627
l'armée anglaise ilu maréchal French et la 9' armée
créée pour le général Foch. Elle sera l'une de celles
dont les progrès furent le plus considérables. Le
sang-froid, la décision, l'art de modifier sa stratégie
en pleine bataille, du général Franchet d'Esperey,
vont assurer ces succès. Après avoir, les 4 et 5 sep-
tembre, affermi ses positions et préparé son attaque
par une violente canonnade sur Sézanne, il livre, le
6 septembre, de durs combats pour arrêter von Bulow
qui a pris les devants. Une savante manœuvre sur-
prend les Allemands qui sont délogés de Montceau-
les-Provins et d'Estemay, et les progrès de la
5« armée facilitent ceux de l'armée anglaise et de la
g" armée. Le lendemain, Franchet d'Esperey recueille
le fruit des victoires remportées sur î'Ourcq par la
6" armée : von Bulow recule fon aile droite pour
maintenir la liaison avec von Kluck qui remonte
précipitamment vers le nord. Il franchit le Grand-
Morin, et s'établit sur le Petit-Morin. En même temps,
apprenant que le général Focli résiste avec peine
aux attaques furibondes de l'armée de von Hausen,
il prend l'initiative de lancer son 10' corps contre cette
armée, et le brillant succès qu'il remporte dans la
forêt de Gault dégage la 9" armée.
La journée du 8 est marquée par une nouvelle
avance ; le Petit-.Morin est franchi ; Champautierl,
Moiitmirail, Vauchamps sont enlevés, et le général
lance à ses troupes victorieuses la belle proclamation
où, rappelant que ces mêmes champs de bataille ont
vu la fuite des Prussiens de Blucher devant les
jeunes grognards de i8r4, il les exhorte à de nou-
veaux efforts : t ... En saluant les héros qui sont tom-
bés, ma pensée se tourne vers vous ! En avant, sol-
dats ! pour la France ! >
Lorsque, le 9 septembre, elle atteint Château-
Thierry, la 5" armée a, en quatre jours, gagné
soixante kilomètres. A partir de cette date, l'armée de
von Bulow reflue précipitamment devant elle. Le
II septembre, la 5" armée a atteint l'Aisne, ayant
gagné l'une des grandes batailles dont se compose
la victoire de la Marne.
Au début de 1915, Franchet d'Esperey passe au
commandement du groupe des armées du Nord,
puis au début de 1918 à celui des armées du Centre.
Il prend part à la plupart des grandes actions de la
guerre mais sans, pendant plusieurs années, avoir
t'occasion de jouer un rôle personnel éclatant.
Le 9 juin 1918, le général Guillaumat étant appelé
au gouvernement militaire de Paris, Franchet
d'Esperey lui succède à la tête des armées d'Orient.
Au moment où il va prendre possession de son
poste, la situation des armées alliées en Macédoine
est la suivante : les Alliés disposent de 28 divisions
d'infanterie, soit de 600.000 hommes environ (c'est-
à-dire en réalité 300.000 combattants), groupés en
quatre armées. En face d'eux, quarante bataillons
austro-hongrois, cent vingt bataillons allemands, cent
quarante bataillons bulgares, pourvus d'un matériel
formidable, et occupant d'excellentes positions dans
les montagnes d'Albanie et sur toutes les lignes de
hauteurs qui dominent les bassins de la Cerna, du
Vardar et de la Strouma.
Les forces sont sensiblement égales pour le nom-
bre. Mais les Centraux étaient plus près de leur base
d'opérations, mieux ravitaillés, mieux approvisionnés
en munition^. « Au point de vue des communications,
des positions stratégiques, de l'armement, les em-
pires centraux possédaient en Macédoine une incjn-
testable supériorité. »
Cette supériorité était d'ailleurs balancée par une
réelle infériorité morale. L'entente politique et mi-
litaire entre les coalisés était peu solide. Les Bul-
gares étaient las de la guerre, les désertions hors de
leur camp nombreuses. Au contraire, de brillants
succès remportés par le général Guillaumat (victoire
du Skra di Legen) viennent de ranimer l'enthousiasme
désarmées alliées. L'armée serbe, restée sur la défen-
sive et refusant jusqu'ici de s'engager dans des opé-
rations de grande envergure, offre cette fois son
concours positif.
Aussitôt arrivé à son quartier général, Franchet
d'Esperey juge, comme l'avait fait son prédécesseur
sans avoir eu le temps de mûrir son idée, que le
moment est venu pour une offensive qui pourra ame-
ner non seulement un succès local, mais une bataille
de rupture.
Les études minutieuses que fit le généralissime
l'amenèrent assez vite à conclure que, dans aucun
des quatre secteurs tracés par la disposition natu-
relle du terrain entre la mer Adriatique et le golfe
d'Orfano (secteur albanais, boucle de la Cerna, cou-
loir du Vardar, plaine de la Strouma) aucune opéra-
tion ne pouvait être menée, qui ne coûtât des diffi-
cultés insurmontables pour un résultat probablement
aléatoure. Mais il lui apparut, au contraire, qu'une
opération limitée sur le haut Vardar, vers Gradsko,
centre où se faisait la liaison entre les armées alle-
mandes et bulgares, ne pourrait être soupçonnée des
coalisés et serait suceptible, en faisant bénéficier les
armées alliées de l'effet de surprise, d'amener des ré-
sultats décisifs. Une puissante ligne de défense, il est
vrai, était établie en avant de Gradsko, du Vardar
au lac Doiran, et les efforts des Alliés s'y étaient
maintes fois brisés.
628
Mais du Vardar à la Cerna, couvrant ù l'ouest les
positions allemandes et bulgares de Gradsko, s'étend
lin âpre et sauvage massif : la Moglena, qu'un chaos
de pics vertigineux couverts de neige et coupés de
précipices semble rendre inaccessible. La Moglena
apparaissait comme un rempart naturel si formida-
ble que, depuis de longs mois, les Allemands et les
Bulgares ne songeaient même pas à renforcer arti-
liciellement ses défenses: « ils n'entretenaient qu'une
artillerie peu nombreuse sur leurs châteaux forts du
Dobropolje, du Sokol et du Vetrenik; leurs organisa-
tions étalent bien étudiées, mais moins profondes
que dans la plaine ».
C'est donc par la Moglena que le général Franchet
d'Esperey décide d'attaquer. Sans doute, l'idée était-
elle lancée depuis longtemps. Mais ni le général
Sarrail ni le général Guillaumat ne s'y étaient ar-
rêtés. • Il était réservé au général Franchet d'Esperey
de l'imposer sous une formule définitive. » Après
quelques semaines d'études théoriques, de recherches
sur la situation des armées ennemies, et d'inspection
du front allié, le commandant en chef des armées
d'Orient a nettement établi, à la fin de juin, son plan
d'offensive.
L'opération principale, dirigée contre le massif
fortifié Sokol-Dobropolje-Vetrenik, sera exécutée par
un t groupe central franco-serbe, qui, une fois la
brèche ouverte se portera le plus vite possible sur la
région de Gradsko », ouvrant ainsi une brèche entre
les armées allemandes et les armées bulgares. En
même temps, des diversions puissantes, conjuguées
avec cette opération fondamentale, accrocheraient
l'ennemi sur tous les autres fronts, et l'empêcheraient
de se rétablir. L'armée britanniqueagiradans le secteur
Vardar-Doirau ; l'armée hellénique, sur la Strouma.
Non seulement ce projet avait une haute valeur
stratégique, mais la plus vaste portée politique
puisque, tenant compte des aspirations de chacun
des peuples représentés dans l'armée d Orient, il diri-
geait Serbes et Grecs sur leurs territoires irrédimés,
les premiers sur Uskub et Velès, les autres sur Serès
et Drama. Celui qui l'avait miiri et développé était
un diplomate autant qu'un stratège.
Ce n'est pas d'ailleurs sans peine qu'il l'imposa.
Comme toutes les idées neuves et hardies, celle-ci
effraya les timorés. Franchet d'Esperey dut lutter
pour la faire accepter par les commandements des
divers contingents alliés et par les gouvernements
intéressés.
Les semaines qui s'écoulèrent du 29 juin, date à
laquelle il a pris sa décision, au 15 septembre, date
où il commença de l'exécuter, furent consacrées par
le général Franchet d'Esperey à une double prépa-
ration : préparation militaire par la réunion de puis-
sants moyens matériels, préparation politique et di-
plomatique par une action persistante auprès des
gouvernements pour les convaincre de la possibilité
et de l'efficacité de l'opération.
Grâce au concours du général Guillaumat, son
prédécesseur dans les Balkans, qui mit au service du
projet d'offensive toute sa compétence reconnue en
matière de questions orientales et son autorité dans
les conseils alliés, le plan du général Franchet
d'Esperey fut approuvé à Paris (août 1918) puis
à Londres (4 sept.), et enfin à Rome (7 sept.).
Le II septembre, le commandant en chef désarmées
d'Orient recevait enfin l'autorisation impatiemment
attendue. Sa diplomatie comme sa stratégie l'empor-
taient. C'est donc bien à lui que revient la décision
qui devait amener l'effondrement de la Bulgarie.
Comme telle, et sur un autre théâtre, son initiative
vaut celle des Joffre, des Foch et des Gallieni.
Après une préparation d'artillerie qui dure un jour
à peine, les troupes franco-serbes sortent de leurs
tranchées et, agissant avec la rapidité que le géné-
ral a montrée comme la condition même du succès,
enlèvent la position de Dobropolje (16 sept.),
puis, malgré la résistance acharnée des Bulgares, du
plateau de Kravitza, enfin (16 sept.) de celle du
Sokol.
Dès ce moment, la rupture du front germano-
bulgare est accomplie. Aussitôt Franchet d'Esperey,
qui a réuni, non seulement en arrière des divisions
d'assaut mais à pied-d'œuvre, ime masse de manœu-
vre, exploite ce succès. C'est d'ailleurs seulement
grâce à son intervention personnelle, que les géné-
raux serbes ont consenti à amener celles de leurs
troupes qui font partie des « divisions d'exploita-
tion » exactement au point voulu. Le 16 au soir, les
Serbes, enthousiasmés par le premier succès, se ren-
dent maîtres de la position de Koziak, t pilier fonda-
mental de la ligne de repli bulgare ».
Cependant, les Germano-Bulgares peuvent espérer
encore contenir l'avance des Alliés entre les deux
rivières de la Cerna et du Vardar qui dessinent un
triangle dont la Moglena forme la base et Gradsko le
sommet. .\vec la vigueur, la rapidité et la ténacité
qui le distinguent dans cette magistrale opération
stratégique, Franchet d'Esperey pousse ses armées
en éventail vers les deux fleuves. Dès le 17 son aile
gauche atteint la Cerna, qu'elle franchit après trois
jours de combats acharnés. Le même jour (21 sept.),
l'aile droite (2' armée serbe) est sur le Vardar, qu'elle
franchit le lendemain, s'ouvrant la route de Sofia.
LAROUSSE MENSUEL
Tandis que le groupement central franco-serbe
exécute ces opérations, des attaques convergentes,
destinées à permettre l'exploitation intensive du
succès sur le front principal, ont lieu dans les secteurs
secondaires. D'un côté, c'est la marche des troupes
françaises de Monastir sur Prilep qui est prise le
24 septembre par des troupes du général Jouinot-
Gambetta ; celui-ci, suivant à la lettre les instruc-
tions du généralissime: « Jusqu'à l'extrême limite
des forces des hommes et des chevaux », fait à tra-
vers les lignes allemandes et bulgares un raid fou-
droyant jusqu'à Uskub qu'il prend le 29 septembre;
à l'est, les armées anglo-helléniques ont attaqué
entre le lac Doiran et le Vardar; elles ont rencontré
des difficultés sérieuses, et n'ont pas obtenu le suc-
cès espéré. Du moins, ont-elles immobilisé d'impor-
tantes forces bulgares. Mais le 22 septembre, grâce
à la manœuvre de l'armée du général d'Anselme,
qui opère en liaison avec l'armée britannique, les
lignes bulgares sont également forcées dans ce
secteur : le territoire bulgare est envahi, Stroumitza
emportée.
La manœuvre de Franchet d'Esperey a donc par-
tout porté ses fruits. Les Germano-Bulgares n'ont pu,
pour reconstituer leur centre rompu, distraire des
troupes d'aucun autre secteur. Dès le 26, ils ont avoué
1 ui'uaore Outlin, jiar iui-iin.-iiif,
leur défaite, en demandant un armistice de quarante-
huit heures. Le commandant en chef des armées
alliées le leur a refusé. Mais le 28 le gouvernement
de Sofia, décidé après une nouvelle série d'échecs
à abandonner la lutte, envoie à Salonique des pléni-
potentiaires investis du pouvoir de signer l'inévitable
capitulation.
A partir de cette date, Franchet d'Esperey se
transforme en diplomate. Et il va savoir exploiter
la victoire avec autant de maîtrise qu'il en a mis à
la forcer. Malgré la subtilité des diplomates bulga-
res, malgré leurs tentatives pour lui persuader que
leur pays, ami sincère de l'Entente, égaré par quel-
ques politiciens, doit traiter sur le pied d égalité
avec les Alliés, le général Franchet d'Esperey s avec
une impitoyable courtoisie » ramène toujours la
question sur son terrain véritable : 0 La Bulgarie est
vaincue, et elle subit la loi du vainqueur ». Ainsi il
brise toutes les ottensives diplomatiques de ses par-
tenaires qui, vaincus sur le tapis vert, comme leurs
armées en rase campagne, signent enfin, le 29 sep-
tembre à 22 h. 50, l'acte mémorable qui consacre
leur irrémédiable défaite, et porte à la Quadruplice
le coup mortel.
Sans entrer dans le détail de ces stipulations, il
faut rappeler qu'elles assuraient, entre autres : l'éva-
cuation immédiate des territoires occupés par les
Bulgares en Grèce et en Serbie, la remise du maté-
riel de guerre et la libération des prisonniers, la dé-
mobilisation immédiate de presque toute l'armée bul-
gare, enfin l'utilisation du territoire bulgare et de ses
moyens de transport, pour les opérations des armées
alliées contre l' Autriche-Hongrie.
Ainsi, et c'est là un trait qu'il comporte de rele-
ver, dès le 29 septembre Franchet d'Esperey a ob-
tenu sur le front d'Orient les mêmes résultats que,
le II novembre, le maréchal Foch obtiendra sur le
front d'Occident. Comme l'armistice du 11 novem-
bre, celui du 29 septembre consacre une écrasante
victoire militaire, et annonce les justes clauses de
la paix.
«• 177. Novembre 1921.
Mais, le 29 septembre, la Bulgarie seule a capitulé.
Pour le commandant suprême des armées d'Orient
ce n'est que le commencement de la tâche, et Fran-
chet d'Esperey prépare la bataille des Balkans. Af-
franchir la Serbie, envahir l'Autriche-Hongrie, puis
attaquer l'Allemagne par le sud-est, tel est le but
que, dès le 29 septembre, il se propose. En même
temps, un autre objectif se présente : Constantinople.
Est-il possible de mener en même temps deux opé-
rations d'une telle envergure ? Le général Franchet
d'Esperey le pense. Il lance vers le nord deux armées
serbes. La première atteint Nich le 12 octobre, inflige
aux Austro-Allemands qui essayent de l'arrêter sur
la Morava la défaite de Paracin (22-23 oct.), et les
oblige à faire une retraite précipitée. L'armée fran-
çaise l'appuie sur sa droite, et un nouveau raid de ca-
valerie du général Jouinot-Gambetta le porte jusqu'au
Danube et sur le territoire roumain (21 oct.).
Exaltés par leurs succès, les Serbes pouisuivent leur
avance : le i"' novembre 1918 l'armée serbe fait
une entrée solennelle dans Belgrade. Tandis que la
Serbie est reconquise, les armées alliées sont garan-
ties sur leur gauche par ime flanc-garde qui nettoie
l'Albanie.
En même temps, l'opération sur Constantinople se
poursuit avec un égal succès. La « section orientale
des armées alliées de Salonique », créée spéciale-
ment pour cet objectif, et qui comprend en ma-
jorité des éléments anglais, doit, en exécution du
plan du généralissime français, franchir la Maritza,
marcher sur Andrinople, et atteindre les Dardanelles
et la Marmara. Le 21 octobre, toute la section orien-
tale est arrivée sur les rives du grand fleuve thrace;
elle se prépare à franchir la Maritza, et à envahir la
Turquie d Europe. Elle n'aura pas, pour accomplir
sa tâche, à livrer de nouveaux combats.
Le succès des deux vastes opérations accomplies
au prix de difficultés inouïes, malgré la résistance
encore énergique des adversaires, sur le terrain le
plus défavorable qui soit, de ces opérations qui sont
des chefs-d'œuvre de stratégie et de tactique, a bien
été dû à l'initiative large et hardie du général Fran-
chet d'Esperey. On pourrait même dire à sa seule
initiative, puisqu'il adû, pendant plus de trois mois,
faire les plus rudes efforts pour obtenir des Alliés
une adhésion pleine et entière à sou plan.
A la fin d'octobre, donc, l'armée d'Orient se pré-
pare à poursuivre une marche victorieuse d'une part
sur Constantinople, d'autre part sur la Hongrie et
l'Allemagne du Sud. Mais les vaincus n'attendent pas
les suprêmes désastres. Le 31 octobre la Turquie
capitule, et le général Franchet d'Esperey peut pous-
ser ses troupes jusqu'à la mer de Marmara. Le 4 no-
vembre, la Hongrie a son tour se retire de la lutte,
et pendant plusieurs jours le général Franchet
d'Esperey doit poursuivre des négociations fort épi-
neuses avec les représentants du nouvel Etat. Les
entretiens qu'il eut à Belgrade avec le comte Karolyi,
nouveau président du conseil hongrois, et dont on a
beaucoup parlé, en des sens divers, sans exactement
les connaître, le firent apparaître sous l'aspect d'un
représentant qualifié de la France victorieuse mais
chevaleresque. Il sut rappeler les luttes communes
soutenues jadis par la France et la Hongrie contre
les Impériaux, saluer les noms glorieux de Kossuth
et de Rakoczy, accueillir avec la plus grande cour-
toisie la Hongrie nouvelle, sans cependant renoncer
aux garanties nécessaires à la poursuite de l'offensive
contre l'Allemagne, qui reste alors son objectif capi-
tal. Le comte Karolyi n'ayant pu alors les accepter,
les négociations sont rompues, et Franchet d'Esperey
se prépare à continuer sa marche victorieuse vers le
nord. Prévenu que des divisions franco-anglaises
seraient dirigées sur Budapest, le comte Karolyi en-
voie un plénipotentiaire qui, le 13 novembre, signe
une convention militaire assurant aux Alliés l'occu-
pation de la majeure partie du territoire hongroi?/
Serbes, Roumains, Tchécoslovaques peuvent ainsi
s'installer sur les territoires qu'ils revendiquent au
nom de leurs droits historiques.
Les armistices hongrois et turc, découlant logi-
quement de l'armistice bulgare, ont contribué pres-
que autant que l'offensive du maréchal Foch à amener
la capitulation de l'Allemagne qui, au début de no-
vembre 1918, s'est vue a seule, le dos au mur » con-
tre le Monde. En brisant, le premier, l'un des anneaux
de la Quadruplice, Franchet d'Esperey a donc joué
un rôle capital dont on ne saurait exagérer l'impor-
tance, que sa seule initiative a fait grand et qui eût
pu l'être plus encore s'il eût marché en vainqueur,
comme un moment il l'escomptait, sur l'Allemagne du
Sud. Nommé inspecteur général destroupesd'Afrique
après son retour en France, le général Franchet
d'Esperey a été, le 26 février 1921, élevé à la dignité
de maréchal de France. — L6011 Abcnsouh.
Oudin (Souvenirs du baron), peintre de
la marine (1820-1870), publiés par Edmond
Bcraud (Paris, 1921). — A vrai dire, Théodore
Gudin, peintre de la marine, est un peu oublié au-
jourd hui. D ailleurs, y a-t-il encore des peintres de
la marine ? et la forme actuel e des guerres navales 1
permet-elle à des artistes de se consacrer pendant
toute une vie à les reproduire ? Mais si nous n'ap-
N' 177 Novembre 1921.
LAROUSSE MENSUEL
629
Incendie (lu « Kent », tableau de Théodore Gudin 1827 ; Louvrej. — Le vaisseau de la Compagnie anglaise di-s Indes le Kent se rendait au llengale, avec 532 hommes de troupe, 43 Temmes et des enfants,
lorsqu'il tut assailli, le 28 lévrier 182*, par un violent coup de vent de sud-ouest, dans le golfe de Gascogne, Le 1" mars, le feu se déclara à bord. Les passagers et l'équipage furent sauvés par le brick
anglais Camliria ; les opérations de sauvetage furent rendues difOciles par la tempête, ootamment pour les femmes et les enfants, qu on fut obligé de descendre dans les embarcations par le moyen d un cordage.
précions guère aujourd'hui les tableaux de Gudin,
ou plutôt, si généralement on les ignore, il faut bien
reconnaître que de son temps leur succès fut fort vif.
« Gudin! disait Horace Vernet, il lui suffit d'une
plage, d'une vague, d'un ciel et d'un horizon pour
obtenir des eflets magiques, pour émouvoir et
charmer quiconque n'est pas insensible aux gran-
deurs, aux splendeurs, aux terreurs, à l'éternelle
poésie de la mer. Que l'on soit royaliste ou révolu-
tionnaire, martial ou pacifique, militaire oupéiiin, on
l'admirera toujours. • Et, quelques mois après la
mort du peintre, Armand de Pontmartin écrivait :
« Cette mer, qu'il a passionnément aimée etadmira-
blement peinte, était devenue pour lui comme une
seconde patrie, à laquelle il se dévouait, une seconde
famille, dont il aurait voulu atténuer les fautes. Il
n'a cessé de poursuivre dans ce sens une œuvre de
salut, qui doit figurer parmi ses titres de gloire. En
outre, son patriotisme, sa haute intelligence, ses
instincts aristocratiques, ses amitiés princières, ses
nobles alliances, le prestige de son magique pinceau,
la sympathie des souverains pour son talent et pour
sa personne le mêlèrent à de grandes affaires, et
firent de lui un de ces diplomates honoraires, sans
caractère officiel, dont l'influence moins vis.ble est
souvent plus sérieuse, plus eflective et plus bienfai-
sante que celle des ambassadeurs, des chanceliers,
des ministres et des politiques. »
Et sans doute, plus que les tableaux de Gudin, ce
qui peut nous toucher aujourd'hui ce sont ces ami-
tiés fameuses, ces relations avec les plus hautes per-
sonnalités européennes, les négociations où il fut
mêlé. Diplomate officieux, il agit tour à tour dans
les diverses cours étrangères, en Hollande, en Bel-
gique, en Angleterre, en Russie, à Berlin. Ses Sou-
venirs, qui ne sont guère d'ailleurs que des pages
détachées, des chapitres sans lien entre eux, devaient
trouver là leur intérêt. Mais il faut reconnaître qu'il
est peu bavard sur les missions dont il put être
chargé, et que s'il y fait allusion il n'en précise
guère le but ni les épisoJes. On sent qu'il est sur-
tout content de se montrer dans la familiarité des
grands; et ce contentement ne laisse point parfois
d'apparaître comme assez puéril.
Gudin naquit avec le xix' siècle. Dès son plus
jeune âge, il eut le désir d'être peintre ou marin.
Son frère ayant choisi les arts, on le dirigea vers la
marine. 11 fut admis à l'école de Brest ; mais, cette
école ayant été transférée à Angoulcme, afin de na-
viguer plus tôt il entra dans la marine américaine.
Embarqué au Havre, il gagna New-York, et ne
revint en France qu'après trois ans d'absence.
Ce voyage, s'il avait familiarisé le jeune homme
avec la mer, ne l'avait pas détourné des arts. On
allait avoir un peintre de la marine qui avait na-
vigué. Gudin renonça, en eflet, définitivement à la
marine pour la peinture; d'abord élève de Girodet,
admirateur de Gérard, de Gros, de Trudhon, de
Guérin, il passa à l'atelier du baron Gros; et, aban-
donnant les traditions classiques, il s'enrôla parmi
les romantiques.
En 1822, alors qu'il n'avait que vingt-deux ans,
on le remarqua au Salon; et deux ans plus tard la
grande médaille d'or lui était décernée. Le Salon
de 1827, où il exposait l'Incendie du c Kent • et le
Retour des pécheurs, fut pour lui un triomphe.
Charles X le nomma chevalier de la Légion d hon-
neur, et peu après peintre de la marine royale. A
ce titre, pendant l'expédition d'Alger, il fut attaché
à l'état-major du général de la Hitte, commandant
l'ar'illerie. Il en rapporta {'Explosion du fort l'Em-
pereur et la Prise du camp de Staouéli. Comme il
revenait, il vit flotter sur un navire le drapeau trico-
lore. Ainsi il apprit le renversement des Bourbons,
et l'avènement de Louis-Philippe.
Gudin entretenait déjà d'heureuses relations avec
le duc d'Or.éans; il alla le voir au Palais-Royal :
« Mon cher Gudin, lui dit le nouveau roi, j'espère
que rien ne sera changé entre nous. » Et il le
nomma baron. Au début du règne, la politique fai-
sait grève : on se pas-ionna pour les arts. Le roi
venait prendre parfois le peintre à sou atelier de la
rue Saint-Lazare, et il l'emmenait au château d'Eu,
où Gudin avait un appartement en permanence. Il le
chargea de reproduire les plus glorieux épisodes de
notre histoire navale depuis Guillaume le Conqué-
rant. Ce fut vers ce temps que Gudin exposa la
Détresse, le Sauvetage des passagers du « Colomb », la
Vague, une Vue de Constantinople, la t Sirène > prise
par un coup de vent. Ses tableaux étaient des évé-
nements. Ayant épousé la fille du général lord Hay,
cousine du duc de Wellington, et filleule de Louis-
Philippe, partout on le traitait en prince ou en am-
bassadeur. Il était à la fois artiste et grand sei-
gneur : il voyagea en artiste et en grand seigneur.
En 1832, on le voit partir pourl'Italie, s'arrêter à
Venise, séjourner à Rome. Voyage romantique, si
nous l'eu croyons : « Je me risquai, écrit-il, dans
les Marais Pontins. Je n'oublierai jamais l'effet sai-
sissant qui me frappa dans ces lieux poétiques et fi
sauvages. Le soleil venait de se coucher, et c'était le
moment le plus dangereux pour cette fièvre qui ne
nous quitte plus jamais, dit-on, lorsqu'on a eu le
malheur de la prendre. Mon voiturier me pressait de
partir; mais c'était si beau! »
Plus tard, invité à se rendre en Russie, comme
jadis Horace Vernet, l'empereur russe l'accueillit avec
la même distinction qu'un ambassadeur, et il fut
admis dans l'intimité de la famille impériale. L'artiste
acquit ainsi une certaine influence à Pétersbourg, et
en usa pour le bien de la France, conformément aux
instructions que lui avait données Louis-Philippe; et
Gudin se plaît à répéter les paroles que lui adressait
le tsar : i Mon cher Gudin, lui disait-il, vous faites
de moi tout ce que vous voulez. >
En 1846, Gudin était à Londres. Le comte d'Orsay
lui donna rendez-vous un soir à minuit. Gudin s'y
rendit, et vit soudain arriver le prince Louis-Na-
poléon qu'il croyait toujours enfermé au fort de Ham.
On pria le peintre de s'informer auprès de l'ambas-
sadeur de France à Londres, le comte de Sainte-
Aulaire, si le roi demanderait ou non l'extradition
du Prince. Louis-Napoléon ajouta qu'il était déter-
miné à ne plus rien tenter contre le roi des Fran-
çais. La mission délicate fut remplie. L'ambassadeur
répondit en des termes qui montrent bien les survi-
vances napoléoniennes en France à cette époque :
t Allez, dit-il à Gudin, dites au Prince que ce n'est
pas l'ambassadeur qui parle, mais l'ami de sa mère,
celui qui avait été chargé par l'empereur Napoléon
d'être son tuteur. Dites que le roi, dont j'ai reçu
une lettre pendant le dîner, m'a recommandé d'être
tranquille ; mais ajoutez-y que si l'ambassadeur avait
eu l'ordre de sévir contre lui, 1 ambassadeur aurait
donné sa démission. >
Il s'ensuivit une liaison assez intime entre Louis-
Napoléon et Gudin; mais le roi apprit la démarche
qu'avait faite le prince. Il s'en montra fort irrité ; et
Gudin alla jusqu'à renoncer à ses travaux de Ver-
sailles, à abandonner son atelier. M""" Adélaïde
arrangea les choses. Louis-Philippe, mieux informé,
avoua : • Oublions tout cela ; j'aurais fait comme
vous. »
Après la révolution de Février, Gudin alla à Lon-
dres saluer le roi déchu ; puis, comme il jouissait
d'une certaine popularité, il revint à Paris prêter à
Lamartine son concours contre les ennemis de l'ordre.
630
C'est ainsi qu'il l'accompagna, un jour d'efferves-
cence, à l'Hôtel de Ville. On avait projeté d'assas-
siner, sur le parcours, le grand poète. « Sa mâle
parole, écrit Gudin, son attitude digne et fière im-
pressionnèrent si vivement les masses, que les fau-
teurs de désordre, les meneurs si sûrs du triomphe
de leurs projets sanguinaires les virent avorter
devant l'imposante manifestation du peuple; grâce à
cet apaisement des passions déchaînées contre un
seul homme, la voie nous fut bientôt ouverte, et
nous pûmes nous diriger vers le s.ège du gouver-
nement provisoire. »
Lamartine délivra à Gudin une attestation des
services qu'il lui avait rendus : « J'atteste, y lit-on,
que, pendant toute la durée du gouvernement provi-
soire, et après l'arrivée de l'Assemblée nationale,
Gudin a pris spontanément les armes dans toutes les
circonstances graves où il y a eu apparence de
danger pour l'ordre, et que, revêtu de son uniforme,
il m'a accompagné habituellement soit à l'Hôtel
de Ville, soit sur le théâtre des agitations, soit aux
barricades, faisant preuve partout et toujours de
patriotisme, de dévouement et d'énergie. >
Ami de Charles X, ami de Louis-Philippe, ami de
Lamartine, Gudin resta l'ami de Napoléon 111. Sous
l'Empire, il fut peiii-
tre officiel de la cou- !" '" ' '
ronne, et il accompa-
gna l'empereur dans
la guerre d'Italie, et en
Algérie. Il ne devait
pas oublier d'ailleurs
ses anciens amis.
Il ne mourut qu'en
1880; et on ne se sou-
viendrait guère de lui
aujourd'hui, s'il
n'avait été le fonda-
teur de la Société
centrale de sauvetage
des naufragés. C'est là
sans doute son plus
beau titre. — cl. Barjao.
Jeunesse de
Madame de La
Fayette (la), par
André Beauiiier (Pa-
ris, 1921). — On ne
peut reprocher à An-
dré Beaunier, lorsqu'il
fait un portrait, de
négliger le cadre et
le fond du tableau. Le
moindre détail, pour
lui, a de l'importance;
i 1 l'étudié avec un soin
extrême; certains di-
raient excessif. Ainsi,
la figure principale est
parfois comme obs-
curcie, et passe au
second plan. Mais si,
comme disent les pein-
tres, tout n'est pas à
l'échelle, s'il y a encombrement, n'est-il pas celui
même de la vie ? Et si l'on excepte quelques hauts
caractères, quelle est la vie qui n'est pas envahie par
les broussailles étrangères et par les ronces parasites ?
quelle est la vie qui parvient à se dégager de ces
broussailles et de ces ronces, pour apparaître en une
belle lumière que n'obscurcit aucune ombre ? En
nous racontant la jeunesse de M"°" de La Fayette,
André Beaunier vagabonde de droite et de gauche,
et toujours plaisamment ; mais, le livre fermé, nous
voyons en traits précis se dessiner devant nous le
visage charmant et sage de celle qui fut l'auteur de
la Princesse de CUves.
Marie-Madeleine de laVergne naquit à Paris, et fut
baptisée en l'église de Saint-Sulpice, le 18 mars 1634.
Elle était, lit-on sur son acte de baptême, « fille de
Marc Pioche, écuyer, sieur de la Vergne, et de de-
moiselle Elisabeth Pena, sa femme ». Son parrain fut
le maréchal de Brézé, et sa marraine la dame de
Combalet, nièce de Richelieu, qui sera plus tard la
duchesse d'Aiguillon.
Le sieur de la Vergne, gentilhomme de petite no-
blesse, n'avait été amené aux honneurs que par la
faveur du cardinal : savant et lettré, bien qu'appar-
tenant au métier des armes, on l'avait choisi comme
gouverneur du duc de Fronsac. D'un premier ma-
riage il avait trois filles, lorsqu'en 1633 il épousa
Elisabeth Pena, fille d'un médecin du roi. Elisabeth,
belle et gaie, était d'origine provençale.
De la Vergne possédait une belle maison au coin
des rues Pérou et Vaugirard ; et c'est là qu'habitera
plus tard M""* de La Fayette. Il était l'homme de
confiance de la duchesse d'Aiguillon, alors installée
au Petit-Luxembourg. Sa femme était dame de la
suite de la duchesse. Plus tard, lorsque M""" d'Ai-
guillon reçut brevet du roi lui octroyant le gouver-
nement du Havre au nom de son neveu, M. de la
Vergne eut le titre de lieutenant à ce gouvernement.
Mais il mourut peu après, le 20 décembre 1649.
LAROUSSE MENSUEL
I Marie-Madeleine, en ce temps, a quinze ansetdeml.
Ce que fut son enfance, on l'ignore; et il n'en res-
terait pas la moindre trace si M. Le Pailleur, l'ami
de Pascal, n'avait, en vers badins, vanté sa gentil-
lesse quand elle avait trois ans :
Surtout quand elle fait le loup,
Son devanteau dessus sa tête.
Un an après la mort de son mari, M"" de la
Vergne épousait messire Renault-René de Sévigné,
chevalier, seigneur et baron de Champiré, conseiller
du roi et maréchal de camp. Sévigné était aussi
et surtout la créature de Gondi, le futur cardinal
de Retz.
A ce moment, Marie-Madeleine de la Vergne
est fille d'honneur de la reine. Elle le demeurera
jusqu'à son mariage, bien que, dans les dernières
années, elle ne fût plus ni à la cour, ni à Paris.
Sévigné avait alors quarante-trois ans; il ne man-
quait ni de lecture ni de pensée; mais son amour
pour Retz le perdit. Au début, le ménage mena
grand train, et reçut les beaux esprits. Ce fut le
temps où Marie-Madeleine se lia avec M"" de Sé-
vigné, la marquise, et avec Ménage.
Ménage, après avoir été violemment amoureux de
"#■
l'aysage d Algérie, tableau de Théodore Gudin.
Mme de Sévigné, s'éprit de M"« de la Vergne; et, à
vrai dire, au point de vue des réalités, il n'obtiendra
jamais rien d'un côté ni de l'autre ; mais il y gagne
du moins deux amitiés qui ne l'abandonneront pas.
Ménage, auprès de la jeune fille, a, d'ailleurs, des
rivaux plus dangereux que lui. Elle se trouva mêlée
àdes intrigues, mais elle sut s'en tirer, et, si l'on jasa
sur ses relations avec le duc de Brissac, il semble
bien qu'elle n'ait été qu'Imprudente.
Mais l'amitié de Sévigné pour Retz lui joua un
mauvais tour. Le cardinal fut arrêté, et six jours
après le chevalier recevait l'ordre de quitter Paris.
Il se retira dans sa terre de Champiré, au pays d'An-
jou. Sa femme et sa belle-fille le laissèrent partir
seul ; mais il s'ennuya bientôt tant, dans sa solitude,
qu elles l'y rejoignirent en février 1653. Le château
n était pas gai, mais M"" de la Vergne y fut d'excel-
lente humeur, et s'y montra charmante. Ayant lié
connaissance avec le bonhomme Costar, le défenseur
de Voiture, il vint la voir et fut ravie de la trouver
« si belle, si spirituelle, si raisonnable ». Il semble
qu'elle ait aus=i une certaine renommée de fille sa-
vante. N'est-ce point parce que Ménage lui a tiédie
ses commentaires italiens de VAminte ?et voici toutes
les qualités de la jeune fille, qu'il énumère dans la
lettre qui précède ses commentaires : « beauté,
charme, gentillesse, bonté, vertu, bienséance, plai-
santes manières, douceur habituelle, vivacité de
l'esprit, un génie perspicace, un jugement très pur
en toutes choses, et, à un âge si tendre, un savoir
très varié, merveilleux ». N'oublions pas que Mé-
nage est amoureux, et qu'il veut être le Pétrarque
de cette jeune fille, nouvelle Laure. Elle s'en amuse,
sans prendre au sérieux son rôle. Si elle comprenil
la poésie, elle a le sens des réalités. Elle n'est nul-
lement précieuse, et aux élégies, aux églogues, aux
épigr^mmes, aux madrigaux français, italiens, latins
que Ménage écrit en son honneur, elle répond en
contant à son poète les incidents les plus menus, les
N' J77. Novembre 1921.
plus médiocres de sa vie. Ce qui est exact, c'est
qu'elle est belle ; mais de quelle beauté, on l'ignore.
Retz, à qui elle plut, et qui ne lui plut pas, écrit
qu'elle c avait beaucoup d'air de M"" de Lesdi-
guières » ; mais nous ne sommes guère plus rensei-
gnés, puisque nous ne savons pas quel était l'air de
iVlme Je Lesdiguières.
Cependant, Retz s'étant évadé, cette évasion n'ar-
range guère les affaires du chevalier. Sa femme et sa
belle-fille viennent à Paris pour essayer d'obtenir sa
sûreté.
C'est pendant ce voyage à Paris que, brusquement,
avec une rapidité singulière, le 15 février 1655,
M"" de la Vergne épousa M. de La Fayette. C'était
le frère de M''" de La Fayette qui avait été à la
cour de Louis XIII, et qui en était sortie pour de-
venir la Mère Louise-Angélique. Il devait avoir une
vingtaine d'années de plus que M"" delà Vergne;
mais, s'il y a quelque incertitude sur son âge, il ne
semble pas qu'il y en ait sur sa médiocrité. On peut
assurer que Marie-Madeleine ne fit pas unf" mariage
d'amour; — elle futtoujourspersuadée, d'ailleurs, ou
tout au moins le dit, que l'amour est <t une chose
incommode ». Elle fait un mariage de raison. Il reste
que le mariage fut un peu bâclé ; et l'on peut s'en
— ~_ _____ étonner, mais il ne
~" "•> 'J,/ ~ ' T'^il^'^ paraît pas qu'elle s'en
soit jamais plainte.
Près de Cleimont
en Auvergne, le comte
de La Fayette avait
leuxchàteaux :lechâ-
teau de Vaddes et le
château d'Espinasse.
M"" de La Fayette
va vivre pendant plu-
sieurs années tantôt
dans l'un, tantôt dans
l'autre. Elle ne rompt
pas d'ailleurs avec le
monde, et Ménage
sera un agent de liai-
son fidèle entre la
ville et elle. A vrai
dire, il commença par
i-tie de fort méchante
liumeur — un amou-
reux le serait à moins,
— puis il se résigna ;
il écrivit, elle répondit.
Elle semble tout
d'abord un peu désœu-
vrée ; et il est évident
qu'elle ne s'amuse pas.
Illle lit les romans de
M'i'de Scudéry, et les
poésies de son ami.
Son mari, s'il ne la
gêne guère, ne l'oc-
cupe pas davantage.
En février rôsô, elle
perd sa mère, et vient
à Paris. .Au printemps,
elle séjourne au châ-
teau de Fresnes, chez
Mme (lu Plessis-Guénégaud ; mais, en août, elle re-
tourne en Auvergne. Ménage, bien qu'il soit tombé
amoureux de M"" de Montbazon, n'oublie pas sa muse.
Il publie ses poésies italiennes, qui presque toutes
sont dédiées à M"»* de La Fayette et la célèbrent.
Cependant, l'exilée s'habitue à la solitude. Elle
prend de l'intérêt à la vie qu'elle mène ; si elle n'est
pas gaie, elle est heureuse. Elle prend conscience de
soi. A l'automne, elle va à Vichy où elle boit « tous
les matins quatorze grands verres du plus méchant
et du plus chaud breuvage du monde ». Puis elle
regagne son château avec tranquillité.
Toute l'année de 1657 s'écoula au château d'Espi-
nasse. Dans la correspondance que M"» de La
Fayette entretient avec Ménage, c'est la littérature
de Ménage qui occupe la première place. Au fond,
elle est flattée d'être sa muse, et elle le lui dit. Mais,
à côté de la littérature, d'autres soucis la sollicitent.
Elle aime la campagne, et elle prend soin de toutes
les clioses domestiques.
Elle veille sur sa tortune et sur ses intérêts. Elle
devient femme d'atïaires, et M. de La Fayette se
remet de tout sur elle. Il semble bien qu'il n'a pas
tort. Elle a des procès; mais il n'est point de démar-
ches qu'elle ne charge Ménage de faire, pour lui en
assurer le gain.
En 1658, M""» de La Fayette est à Paris. Deux
jeunes Hollandais, MM. de Villers, faisant séjour en
France, la voient et écrivent : « C'est une femme de
grand esprit et de grande réputation, où une fois du
jour on voit la plupart des polis et des biendisants
de cette ville. Elle a été fort estimée lorsqu'elle était
fille et qu'on la nommait M"° de la Vergne, et elle
ne l'est pas moins à présent qu'elle est mariée. Enfin,
c'est une des précieuses du plus haut rang et de la
plus grande volée. • Et, sans doute, elle n'est pas
précieuse ; mais elle est de grand esprit et de grande
réputation. On a fait fête à son retour; et, bien
qu'elle mette au monde, le 7 mars, son premier lils.
N' 177. Novembre 1921.
elle ne laisse pas de se divertir. La mode alors était
aux portraits. M"» de La Fayette fit celui de M"" de
Sévisné, et il est d'une grâce singulière : t Vous
êtes, écrit-elle, sensible à la gloire et à l'ambition; et
vous ne l'êtes pas moins aux plaisirs ; vous paraissez
née pour eux, et il semble qu'ils soient faits pour
vous. Votre présence augmente les divertissements,
et les tlivertissements augmentent votre beauté lors-
qu'ils les environnent. Aussi, la joie est l'état vérita-
ble de votre âme. »
Elle retourne passer l'été en Auvergne, mais en
revient définitivement à la fin de l'année, sans
que l'on sache la raison d'une décision si soudaine.
Elle s'installe, et à l'amitié de Ménage s'ajoute
l'amitié de deux autres beaux esprits, Huet et Se-
grais ; mais ceux-ci ne faisant que des séjours à
Paris et n'y demeurant pas, ils restent au second
plan. Ménage est toujours le grand favori. Il est
celui qui accompagne M"" de La Fayette lorsqu'elle
va à pied, il est celui qui fait ses courses, il est
celui qui sollicite pour elle. Il est traité, enfin, comme
un amant, sans l'être. Il lui apprend le latin, veut
lui apprendre le grec ; et Huet, s'en mêlant aussi,
veut lui apprendre l'hébreu. Elle demantle grâce.
Rien n'est plus divertissant d'ailleurs que les lettres
qu'échangent Huet et Ménage. La jeune femme a
toujours sa place ; et si Huet un jour oublie de de-
mander de ses nouvelles. Ménage se fâche. Mais
Huet est-il sur le point de tomber amoureux, il de-
mande à Ménage et à M"" de La Fayette s'il con-
vient qu'il se laisse aller ? • Dites-moi votre avis,
écrit-il, et me le dites promptement; car si vous dif-
férez, je ne serai plus en état de le suivre. •
Cependant, l'amitié se lasse de n'être que l'amitié.
Ménage voulut aller plus loin un jour. M"" de La
Fayette le remit gentiment à sa place. Il bouda, puis
se résigna.
Mais M"" de La Fayette ne vit pas qu'avec les sa-
vants. Elle est de cour aussi, et une très vive affec-
tion l'unit à Madame. Madame avait au plus haut
point le don de plaire, et, dit M"* de La Fayette,
« il n'y avait rien à la cour qu'on pût lui comparer » .
Elle avait aussi le goût des plaisirs. Ce fut à sa
cour, et au milieu de divertissement délicats et raf-
finés, que vécut M"" de La Fayette. Elle avait connu
enfant la princesse, et lorsque celle-ci fut mariée
elle eut « toutes les entrées particulières chez elle i.
Non point qu'elle eût quelque charge de cour : elle
était, plus simplement, une amie. Elle l'accompagne
à Fontainebleau, à Chantilly, à Versailles, et prend
part aux jeux de la cour. Elle a beau se compro-
mettre un peu avec Fouquet, elle ne perd l'amitié ni
de Madame ni du roi.
C'est le moment où elle écrit son petit roman de
la Princesse de Montpensier, qui paraît vers la fin de
l'été de 1662. Si, dans ce petit roman, elle otïre une
image vraie de la cour et qui «tient de l'histoire i,
ne le doit-elle pas à la connaissance profonde qu'elle
a de la cour de Madame ? On peut dire qu'elle n'a
fait que transposer les choses ; et l'on s'en aperçut.
Mais la jeunesse de M"" de La Fayette s'achève.
Elle n'a que trente ans, pourtant. Une nouvelle pé-
riode de son existence va s'ouvrir. C'est le moment
où monte l'étoile de La Rochefoucauld. M. de La
Fayette n'est pas mort — il vit, et il vivra jusqu'en
1683, — mais on n'en parle guère ; et si M"" de La
l'ayctte lui écrit parfois les nouvelles, plus souvent
encore elle se décharge de ce soin sur l'éternel Ménage.
La Rochefoucauld a cinquante et uu ans, vingt
ans de plus que M""» de La Fayette. L'amitié qui
valesunir n'en sera pas moins étroite. — Claude b^kjac.
Laques {indochinoises) [le Développement
DE l'Industrie des]. — Les laques d'Extrême
Orient n'ont aucun rapport avec les vernis dénommés
laques ; elles n'ont rien de commun avec la gomme
laque qui, également originaire d'Extrême Orient,
est un produit animal dû aux sécrétions d'un insecte
du genre cochenille.
C'est une incrustation résineuse, produite par un
insecte qui absorbe le suc des ramcrux et le trans-
forme en résine; on le rencontre sur un grand
nombre d'arbres, mais principalement sur le schlec-
Ira Irifuga, le biclia frondosa, le zizijphus jujubia,
l'acacia arabica, les rh>is vernici/'era.
L'émergence des jeunes insectes se produit deux
fois par an; la culture dfs arbres est peu dispen-
dieuse : avec quatre coolies travaillant durant huit
heures par jour et à raison de deux semaines par an
en juin et en novembre, on peut préparer et soigner
soixante à quatre-vingts arbres.
Cette culture était très ancienne aux Indes, en
Chine, au Jaron, où les laques étaient recueillies pour
confectionner des vernis en usage dans les palais
impériaux; on en extrayait également, par ébuliition
dans l'eau, des teintures, aujourd'hui remplacées par
celles qui proviennent delà distillation des goudrons.
Les véritables laques sont, au contraire, d'origine
purement végétale; ce sont des latex extraits, par
incision, d'arbres cultivés en Chine, aux Indes, au
Japon, en Iniochine.
A sa sortie de l'arbre, la laque est un liquide cré-
meux de couleur et d'aspect, qui brunit rapidement
a Tair.
LAROUSSE MENSUEL
La manipulation du produit quand il est â l'état
frais, peut occasionner, même sans contact direct, des
dermites superficielles, qui seraient dues à un acide
volatil dont il contient de simples traces; mais ces
afiections cèdent facilement à un traitement de com-
presses d'eau bouillie.
La laque sèche durcit à l'humidité ; cette impor-
tante propriété fut pour la première fois signalée à
rEuropeeni77opar le P. d'incarville; toutefois, ce
sont Korschell et le Japonais Yashida qui, en 1884,
dans les « Transactions of the Asiatic Society », ont
donné une explication de ce curieux phénomène;
mais c'est au professeur Bertrand, et à ses remar-
quables travaux sur les oxydases, qu'il appartint,
dans une conférence faite en 1903, d'en donner une
démonstration scientifique.
Il découvrit la raison pour laquelle les ouvriers
laqueurs se servent de chambres humides pour as-
surer la transformation de leurs vernis. Le latex
est une émulsion de laccol dans une
solution très concentrée de laccase ; en
l'étalant en couches minces, on facilite
l'évaporation de la petite quantité d'eau
qu'il renferme.
Dans une atmosphère sèche, cette
évaporation est très rapide, et le fer-
ment actif à l'état dissous n'a pas le
temps d'agir. Comme toutes les dias-
tases, la laccafe a une acàvité nulle à
0°; elle atteint son maximum de pou-
voir oxydait entre 27° et 30°, se coa-
gule à 5o°, et meurt à 100°.
On comprend aisément comment la
laque, précisément parce qu'elle durcit
à l'humidité, lui présente, une fois sé-
chée, un obstacle infranchissable.
A l'état liquide la laque contient :
10 à 30 p. 100 d'eau ;
86 à 6r p. 100 de laccol ou acide
urushique (du japonais urushi, laque) ;
2 à 3 p. 100 de laccase (niirogenous
body des Japonais) ;
3 à 6 p. 100 de gomme.
Plus elle contient de lace ol, et moins
d'eau et de gomme, meilleure est sa
qualité.
Cette même laque qui, d'abord portée
à 60 et 100°, ne durcit plus, peut en-
core durcir si on la chauffe à une tem-
pérature variant suivant les résultats à
obtenir, mais qui ne dépasse pas 500°.
C'est ce mode de durcissement qui a
été employé, sur les vieilles armures
japonaises; datant de plus de mille ans,
ces armures ne présentent encore aucune
trace de rouille.
Propriétés physiques. Tout le monde
apprécie la beauté de la laque ; cette
belle matière adhère à tous les corps
ou à peu près : les bois, les métaux, le
carton, les tissus, le ciment, l'ardoise;
le seul corps sur lequel son adhésion
laisse à désirer est le verre.
Elle protège d'une manière absolue
n'importe lequel de ces corps contre
l'effet de l'eau et de l'humidité ; elle est elle-même
imperméable.
Cette imperméabil.té résulte de son durcissement
à l'humidité.
La laque est un mauvais conducteur de la chaleur;
c'est un isolant électrique parfait; des essais faits
récemment par une de nos plus grandes compagnies
d'électricité, dont l'activité s'étend au monde entier,
il résulte que le pouvoir isolant de la laque est de
un dixième supérieur à celui ilu mica, qui est le
meilleur isolant connu.
Sans se ramollir, les laques séchées à froid résistent
à 410°; séchées à chaud, elles ne commencent à
charbonner qu'au point de ramollissement de l'alu-
minium, soit 550°, ce qui et^t très remarquable pour
un produit végétal.
Malgré leur dureté, les laques sont absolument
souples; un jonc laqué peut être plié en cercle, sans
inconvénient aucun pour la laque qui le recouvre.
Un morceau de métal laqué peut être tordu, frappé,
martelé, sans que la laque cède. On peut enrouler en
tous sens, sans que la laque en souffre, un fil de métal
laqué. Le temps ne peut rien sur la laque; elle est
pour ainsi dire éternelle !
Propriétés chimiques. Une fois solidifiée, la laque
n'est soluble ni dans les essence;, ni dans les huiles
minérales ou végétales.
Les solvants les plus puissants : l'acétone et l'acé-
tate de méthyle, ne peuvent rien sur elle, pas plus que
le contact prolongé des corps gras; l'eau de mer
n'affecte en rien la laque.
Mode d'emploi ancien. Les Chinois et les Japo-
nais produisaient et produisent encore en très petite
quantité des laques artistiques peintes et sculptées;
avant d'être employé, le vernis doit subir plusieurs
préparations; ils y ajoutent de l'huile, du sulfate de
fer, du vinaigre, à des doses calculées suivant
le degré de consistance et de transparence qu'on
veut obtenir.
En outre, on les colore par divers procédés : le
jaune s'obtient par addition de trisulfure d'arsenic;
le rouge avec de la cochenille ; l'avcnturine avec de
la poudre d'or; etc. Un mélange d'huile, de thé et de
fiel de porc renl la laque transluci Je.
Les laqueurs savent obtenir de nombreux tons et
éclats particuliers, dont les principaux sont ; le rose
tendre, le rose corail, le violet, le bleu indigo, le
bleu ardoise, le vert olive et le jaune d'ocre.
Avant d'appliquer le vernis, l'ouvrier laqueurdoit
polir son bo:s avec soin; puis les Asiatiques com-
mencent par entoiler l'objet à laquer, et c'est naturel-
lement avec de la laque que la toile est collée sur le
bois. Quand le laqueur veut faire un travail moins
partait, il n'entoile pas l'objet, mais il en dégarnit
tous les joints au couteau, et les mastique avec soin ;
une fois secs, entoilages et masticages sont minu-
tieusement poncés.
L'objet à Liqucr reçoit alors une nu plusifur*
; ^
umimiuiuuniiiuuMmiiffiu^
^IfiIllilllHI
La Comtes!
graveur l'raaçai
; de La I-ayette, née el morte :i Paris ili.;i4-n;n3;. T.iille-doiice du
\f, Desrocbers (xvill' s.), sous laquelle est écrit le quatrain suivant :
Des outrages du temps plus d'un Krrit vainqueiir
Feront vivre son nom an Temple de Mémoire;
De son lieureux Génie ils assurent la gloire.
Lisez chez Sévi}>né rKlogc de suu cœur.
couches de mastic ou de laque de troisième qualité,
mélangée d'une terre spéciale ; à ces couches
succèdent une ou plusieurs couches de laque brute,
qui complètent le travail de soubassement.
L'objet à laquer est alors d'une couleur uniformé-
ment brun-noir; ensuite, commence l'application
des diverses couches de superficie, qui chacune, sont
séchées et poncées.
La dernière couche après ponçage est avivée au
charbon de bois en poudre, avec la paume de la
main.
C'est cet avivage qui, joint à la richesse et à la pro-
fondeur des tons de la laque, lui donne cette inesti-
mable douceur de toucher que tout le monde
connaît; ces opérations terminées, l'objet reçoit, s'il
y a lieu, des décors en laque.
Les laques d'or et d'argent sont obtenues par
insufflation de poudres d'or et d'argent sur des
objets fraîchement laqués, quand avant d'être assez
sèches les laques qui les recouvrent sont encore
• amoureuses », état de dessiccation bien connu des
vemisseurs.
Beaucoup de laques anciennes sont couvertes de
ciselures exécutées dans l'épaisseur même de la
laque : ce sont celles de Coromandel , de Fou-Tchéou,
et celles de Pékin; ces laques sont des merveilles,
mais il ne faut voir en elles que des vestiges d'un
passé qui ne peut plus revivre : ces proauctions
artistiques peuvent entretenir un atelier d'artistes,
elles peuvent ajouter à la renommée de praticiens
déjà connus, mais en aucun cas elles ne sauraient
alimenter une industrie européenne.
En Extrême Orient, cette industrie artistique
disparait, et elle est remplacée par le laquage d'objets
courants.
Si les cultures spéciales sont en décroissance dans
les autres pays de l'Asie, elles ont pris au Tonkin une
importance considérable, et notre colonie est, à l'heure
actuelle, le seul exportateur de laque brute; il en
632
livre à la Chine et au Japon, et cette culture paraît
indéfiniment extensible, car les atbres à laque pros-
pèrent dans toutes les régions du Tonkin, qui exporte
plus de 2.500 tonnes de laque brute par an.
Nous avons fait de nombreux emprunts à la très
intéressante conférence faite par Verneuil ,à la Société
d'encouragement pour l'industrie tiationale, le 15 jan-
vier 192 1.
Il nous reste à parler de la modernisation de la
laque.
Les Asiatiques laquent depuis longtemps leurs
« pousse-pousse », leurs chaises à porteurs; en em-
ployant des procédés plus modernes Verneuil, devant
le peu de durée des vernis européen?, laqua des
pousse-pousse, et ce résultat fut si encourageant, que
les carrossiers européens, les compagnies de chemins
lie fer suivirent son exemple, et se mirent à laquer
leurs véhicules.
En 1903, à l'Artillerie d'Hanoï, pour préserver les
fusées des obus, qui se détérioraient, on les laqua, et
l'enduit se trouva être si imperméable, qu'immergés
pendant des mois les obus éclataient aussi bieu à
leur sortie de l'eau qu'avant leur immersion.
En 1916, instructeur à l'Ecole de tir aérien Caseaux,
Verneuil appela l'attention du ministère de la guerre
sur les qualités de souplesse, de dureté, d'imperméa-
bilité de la laque, et on laqua d'abord des hélices.
Les essais de ces mêmes hélices furent faits par
la section des Essais mJcaniques, pendant que la
section des Essais chimiques les soumettait à des
épre\ives d'action de l'eau douce, de l'eau de mer,
de l'essence de pétrole, de l'huile de ricin, etc.
Ces essais démontrèrent d'une façon éclatante la
supériorité de la laque sur les vernis.
Absolument imperméable, une hélice laquée ne
peut ni se déformer ni se décoller, et elle devient pra-
tiquement inusable ; toutes les hélices sont laquées
aujourd'hui, et en ce qui concerne les flotteurs
d'hydravions la question est à l'étude, ainsi que pour
les pièces eu duralumin, qui trouveraient sous un
revêtement de laque une protection absolue contre
les intempéries et l'eau de mer.
Pour les carrosseries d'automobiles, la laque a
l'avantage de résister sur les routes goudronnées au
coaltar, qui dissout n'importe quel vernis avec lequel
il entre en contact.
L'emploi de la laque s'impose en industrie, toutes
les fois qu'il faut préserver de l'humidité froide ou
chaude une pièce en bois, en carton, en métal, ou en
n'importe quelle matière.
Dans tous les cas, enfin, où il y a à garantir une
pièce contre l'attaque de=;vapeur5, ou du contact des
acides ou des bases concentrées ou diluées à fioiJ ou
à chaud, la protection est absolue.
Dans les filatures de soie artificielle les essais qui
se poursuivent depuis quelques mois sur les bobines
d'aluminium laquées donnent tous les espoirs; ces
mêmes bobines trouveraient dans l'emploi de la
laque l'inestimable poli et la douceur de toucher
que recherchent les fabricants.
Des fûts en métal laqué pourraient loger n'importe
quel liquide alimentaire : vin, bière, cidre, sans qu'au-
cun de ces liquides sutjisse de détérioration, ou con-
tracte de saveur ou d'odeur.
Dans l'industrie chimique, la teinturerie, les bacs
d'accumulateurs, à produits ou à teinture, devraient
être laqués, ainsi que toutes les pièces en métal qui
se trouvent en contact avec des vapeurs d acide
sulfurique.
Les applications de la laque en électricité offrent
un intérêt tout particulier, si l'on considère :
1° qu'elle a un pouvoir isolant considérable;
2° qu'elle adhère sur le cuivre, l'aluminium ou la
tôle, de façon remarquable;
3° qu'elle est pratiquement incombustible, et reste
dure et adhérente à des températures bien supé-
rieures à celles qui sont ailmises pour l'écliauffement
des conducteurs électriques ;
4° qu'elle demeure souple en vieillissant;
5° qu'elle est impénétrable à l'eau;
6° qu'elle est inattaquable par l'ozone.
Pour toutes ces raisons, son emploi est nettement
indiqué pour le revêtement des tôles magnétiques, des
conducteurs électriques, des bobinages des dynamos
à basse et haute tension, et même pour des applica-
tions particulièrement scabreuses, par exemple dans
les atmosphères acides des poudreries.
La laque a, certes, des propriétés merveilleuses qui
l'imposent à l'industrie ; toutefois, son barattage à la
main, son application au pinceau, ses interminables
ponçages et avivages sont des procédés archaïques,
qui doivent disparaître.
Ridiculement lents et onéreux en Extrême Orient
où la main-d'œuvre est cependant à très bon marché,
en apparence tout au moins, ils constituent en France
un anachronisme, et une impossibilité matérielle.
Le travail de la laque se fera mécaniquement,
ou jamais l'industrie courante ne pourra l'utiliser.
Verneuil signale qu'on a trouvé des pétrins méca-
niques qui prépareront d'aussi bonnes laques qu'ils
font de bon pain.
Après bien des tâtonnements, un système d'aéro-
graphe, qui étend parfaitement la laque, a été mis
au point.
LAROUSSE MENSUEL
On est sur la voie de réalisation d'un bon procédé
pour laquer les intérieurs de fiits et de récipients de
faible orifice.
Ce qui précède montre l'extension énorme que
peut prendre l'emploi courant de la laque, quand son
application sera industrialisée.
A Hanoï, on a déjà laqué une salle d'opérations;
Verneuil a parlé des flotteurs d'hydroplanes, mais
c'est un infiniment petit parmi les services que la
laque pourra rendre dans la marine, où depuis bien
longtemps on cherche à remplacer la peinture indis-
pensable à la conservation des métaux par un vernis
isolant et non inflammable.
Si l'on réussit à rendre pratique et économique
l'application de ce produit, que notre Tonkin peut
fournir en quantités presque illimitées, l'industrie de
la laque pourra prendre des proportions énormes, et
une source de richesse très importante pour notre
pays. — Cl A. iNiiuLotÈ.
Xjin (la Préparation industrielle du). —
La culture des plantes textiles et la préparation
des fibres sont devenues des choses très importantes
en raison du prix élevé de ces matières et de leur
rareté relative. Le lin bénéficie de cet état de choses,
et l'industrie linière, vieille comme la civili-
sation, était restée longtemps en dehors du
progrès.
Les difficultés de la culture du lin sont
principalement celles dues au sarclage et à
la récolte. Ces opérations faites à la main
exigent un personnel nombreux, et nécessitent
en moyenne trente journées de femmes par
hectare. Une machine nouvelle, l'arracheuse
Crawford, rend inutile le sarclage, car elle
arrache les tiges de lin en les saisissant à une
hauteur telle, que les herbes adventices plus
petites restent collées au sol, et ne souillent
plus la récolte.
Cette macliine arrache deux hectares par
jour, et fait ainsi l'ouvrage de soixante ou-
vrières; elle résout donc les deux plus grandes
difficultés de la culture du lin.
Mais la culture n'est pas tout : il faut envi-
sager la préparation de la récolte faite ; les
errements de la routine avaient abouti à la
ruine de cette industrie.
La paille de lin a la forme d'un tube sur
la paroi extérieure duquel les fibres textiles
sont agglutinées et maintenues par une ma-
t.ère gommeuse et résineuse.
Pour séparer ces fibres textiles, il faut
dissoudre le ciment agglutinant, au moyen
d'une opération qui s'appelle le rouissage ; il faut
avoir soin de laisser subsister une petite partie de
cette gomme, afin de rendre plus facile le filage des
fibres.
En effet, la filasse est constituée par des brins
qui ne pré entent aucune espèce d'aspérité leur
permettant de s'accrocher entre eux pour former un
fil continu.
Avant tout autre traitement, il faut procéder à l'é-
grenage, c'est-à-dire à la sé-
paration des capsules, d'avec
la tige. Cela se fait en bat-
tant le lin au rez-de-chaus-
sée d'un bâtiment à étages.
Les produits, recueillis dans
des sacs, sont montés au
grenier, et ils redescendent
à travers les différents appa-
reils de nettoyage, tels que :
décortiqueuses, tarares,
trieuses, etc. La paille égre-
née est mise en paquets, et
elle est conduite au routoir,
bâtiment où s'effectue le
rouissage, lequel, industriel-
lement, se fait dans des cuves
en ciment.
Les procédés de rouissage
du lin sont assez nombreux.
Le procédé le plus simple,
que l'on emplo eencoredans
certaines régions, est le rou is-
sage à terre, qui consiste
simplement à étendre la
paille de lin sur le pré. On
laisse se développer une fer-
mentation naturelle, ce qui
a pour résultat de détruire
les gommes. Ce procédé
est naturellement lent, et
très incertain; aussi, pour
activer la fermentation, on
met souvent le lin en
bottes, que l'on place dans des trous pleins d'eau.
Ces procédés, utilisés dans les campagnes, ont un
rendement limité, et les résultats en sont aléatoires.
On les a perfectionnés en pratiquant le rouissage à
l'eau courante, et un grand centre de cette industr.e
se trouve en Belgique sur les bords de la Lys dont
les eaux sont favorables particulièrement à l'ob-
tention d'un excellent rouissage.
«• 177 Novembre 1921.
On place le lin dans de grandes caisses à claire-
voie, que l'on appelle « ballons », et ces ballons sont
immergés dans la rivière. Au bout de deux ou trois
jours on les sort pour les aérer, et on les replonge
ensuite dans l'eau jusqu'à la fin de l'opération.
La Loire, en France, donne aussi de bons résultat',
ce qui fait que l'industrie du rouissage à l'eau cou-
rante y est localisée; mais elle est surtout importante
en Belgique, où elle occupe plus de 12.000 ouvriers.
On a cherché, en ra.son des résultats incertains
que l'on obtient par le rouissage à l'eau, à indus-
trialiser les procédés, et l'on a pris près d'une cen-
taine de brevets sur ce sujet.
Cependant, il y a peu de procédés qui aient résiste
à l'expérience pratique. On n'en connaît guère ac-
tuellemi^nt que trois : les procédés Peufallit, Rossi
et Feuillette.
Procédé Peufallit. — Ce procédé traite le lin dans
un autoclave, en présence d'un mélange d'eau et de
pétrole à 5 p. 100 ; le pétrole a pour effet de dis-
soudre les pectines. On a monté dans le Nord, à
Steenvoorde, une usine qui comprend des chau-
dières pour la production de la vapeur des auto-
claves. Le lin que l'on traite est placé soit dans des
wagoimets à claire-voie, soit dans des paniers. Ce
Prise du lin
Couppoie presse
fixe
Courroie presse
àécartement réglable
.Scliéiua dit U'illage.
procédé est rapide, et demande seulement six heures
de traitement en service dans les autoclaves.
Le lin est soumis à l'action de laminoirs, puis il
passe dans des séchoirs; quelquefois, on eliectue le
broyage en partie avant l'opération du rouissage,
qui n'a plus alors à traiter que des filasses à moitié
nettoyées.
On a reproché à ce procédé sa rapidité mJme, en
affirmant que le rouissage ne peut se faire d'une
Macliine à tcilli-i'. n ruulcaiix.
façon correcte que dans un temps donné, dont le
minimum ne peut descendre au-dessous de certaines
limites.
Procédé Rossi. — Ou emploie, dans ce procédé
d'origine italienne, la propriété qu'a une bactérie
aérobie, le bacillus Comesii, de rendre soluble la
pectose qui agglutine les fibres textiles. On aug-
mente l'action do cette bactoric en la cultivant dans
«• J77. Novembre 1921.
un bouillon préparé, et en insufflant de l'air dans la
cuve de traitement, dont l'eau se trouve maintenue
à 34 degrés.
Comme dans les procédés précédents, on peut sou-
mettre les tiges à un broyage préalable, de façon à
diminuer le volume des matières qu'on doit traiter,
ce qui permet d'utiliser au maximum la capacité des
cuves après le rouissage, lequel ne demande guère
que quarante-huit heures. On extrait ensuite les
tiges, et on les soumet au lavage.
Les résultats industriels obtenus par le procédé
Rossi sont bons ; mais, néanmoins, pour les lins fran-
çais, qui sont plutôt dequalitéfine.il semble qu'on ait
intérêt à procéder plus lentement pour le rouissage.
Procédé Feuillette. — Il se base, comme le procédé
précédent, sur l'action des bactéries (bacillus fluo-
rescens, bacillus subtilis,cladosporium,mucors, etc.) :
on utilise l'action des bacilles aérobies et anaérobies
sur le lin, lequel est placé dans des bassins où s'établit
une circulation d'eau que l'on maintient à 28 degrés
par des tuyaux de vapeur.
On emploie des ballons, comme pour le rouis-
sage, à l'eau courante. Ces caisses à claire-voie sont
placées dans des casiers, et on les aère au bout de
trois jours en les retirant de l'eau, pour les y re-
plonger ensuite.
Après une période de trois autre? jours, l'opé-
tion du rouissage est terminée. L'eau qui provient
d'un rouissage extérieur forme d'ailleurs bouillon de
culture afin d'amorcer le rouissage. On se rapproche
donc au plus près du rouissage par les procédés na-
turels, le^uel a été considéré pendant longtemps
comme le seul capable de donner de bons résultats,
et pouvant s'appliquer aux lins les plus fins de France.
La durée relativement longue de l'opération per-
met d'adapter le procédé aux diverses qualités de lin
et de gomme, et on a la possibilité d'arrêter l'opé-
ration à l'instant exact où la filasse a atteint son
maximum de valeur marchande.
L'usine de Goderville, qui utilise ce procédé, est
complétée par un séchoir en forme de tunnel. Dans
ce tunnel circule méthodiquement un wagonnet, qui
se remplit de lin mouillé. L'opération du séchage
dure de six à huit heures, et elle est accélérée par
l'action d'un courant d'air chaud.
Tetllage. — Lorsque le lin a été séché, on le laisse
reposer, afin de lui permettre de se charger à nouveau
d'humidité à un degré convenable, puis on procède
à la séparation des fibres textiles et de la paille qui
les supporte.
Si l'on passe entre les doigts une paille de lin rouie,
le bois se brise en fragments, et la filasse se dégage.
LAROUSSE MENSUEL
Jusqu'à ces dernières années l'opération du teil-
lage se faisait uniquement à la main, au moyen d'un
outil en bois appelé < écang ». Cet outil a été per-
fectionné par l'emploi du « moulin flamand », qui
n'est autre qu'une installation de plusieurs écangs
dans un moyeu qui tourne à grande vitesse.
Le lin est présenté par l'ouvrier dans la fente
633
rotatifs. La paille est bridée et détachée de la fibre ;
elle tombe sous la machine, dans un sac. Un aspira-
teur placé au-dessus du mécanisne permet d'enlever
les brindilles de paille encore mêlées à la fibre.
On reproche souvent, aux machines à teiller à rou-
leaux, leur action brutale, qui se produit parfois au
détriment du rendement. Le teillage ne consiste pas
Alelier Ue ruuissage iiiduiîLrict. Le pont i-oulanl jktuu'I la uianuK^nlion lacUe «lu liu «lana tett cuves.
Muuiin:i llaiiiaiids et uiacliines à teiller. à rouleaux lamineum.
On ne fait pas autre chose industriellement, mais on
emploie des machines, qui assurent une plus grande
production.
Cette opération fixe la qualité du lin travaillé, et
il arrive souvent que des lins mal teilles, mis sur le
marché, y sont rachetés par des spécialistes. Ceux-ci
basent leur commerce sur une opération plus com-
plète de teillage, qui donne alors une valeur double
au lin.
d'une planche contre laquelle le moulin tourne à
grande vitesse; la paille est ainsi violemment battue,
elle se débarrasse du bois, et l'on obtient la filasse.
II faut, naturellement, pour ce travail, une main-
d'œuvre assez spéciale, dont la qualité intervient pour
le rendement en filasse. Il faut, en effet, ne pas trop
fatiguer le lin, et diminuer le plus possible la pro-
portion des déchets
ou étoupe.
On a cherché à
améliorer la qualité
et le rendement, en
agençant des ma-
chines mécaniques
à teiller le lin. Là
encore on a pris de
nombreux brevets,
qui, pratiquement,
n'ont jamais donné
de grands résultats .
Cependant, quel-
ques machines, em-
ployées prati-
quement, sont sus-
ceptibles d'inté-
resser l'industrie
textile. Les ma-
chines de construc-
tion étrangère uti-
lisent en général
des rouleaux
broyeurs, qui agis-
sent comme des la-
minoirs.
La machine Boby
comporte des cy-
lindres de 7 à 8 cen-
timètres de diamè-
tre, qui sont armés
de lamelles en tôle
d'acier suivant
leurs génératrices,
et qui sont animés
d'un mouvement de
rotation rapide. Le
sens de rotation
des cylindres qui
frappent la paille
est inverse de celui
de la marchedu lin.
Les cassures des fibres pendant l'opération sont
alors à peu près nulles, et ne donnent que très peu
d'étoupe. Le mécanisme consiste simplement en un
cadre cylindrique qui est animé d'un mouvement
rotatif, et dans lequel se meuvent six cylindres plus
petits, qui sont actionnés par des engrenages satel-
lites.
On introduit le lin entre les lames fixes d'une
grille cylindrique et les lames mobiles des cylindres
seulement à séparer le bois d'avec les fibres, il faut
que la filasse soit aussi préparée convenablement
pour la filature.
Il est donc nécessaire que les fibres soient paral-
lèles et séparées, ce qui permettra d'obtenir un rende-
ment plus élevé en filasse donnée par une quantité de
paille déterminée.
La paille rouie contient 30 p. 100 du poids de fi-
bres ; au teillage, on coupe une partie de ces fibres en
brins courts, ce qui produit l'étoupe, dont la valeur
est cinq fois moindre que celle de la filasse.
La machine Feuillette, d'invention française, teille
le lin d'une façon complètement automatique, et elle
utilise un système de courroies-presses qui, combinées
par paires, saisissent le lin entre elles, en maintenant
la paille sur la moitié de sa longueiu:. La partie libre
de la paille est amenée ainsi sous les outils qui opcr
rent le teillage.
Pour cela, les courroies se présentent horizontale-
ment à l'entrée de la machine ; elles subissent une
torsion de 90 degrés, et présentent la paille vertica-
lement. Les outils procédant au teillage sont des
lattes qui sont fixées sur des chaînes sans fin ; ces
chaînes forment deux tabliers roulants, dont l'un
est fixe, et l'autre réglable. Cela permet de régler
l'engrènement de l'un des deux tabliers, dont les
pièces ont alternativement des formes en (J et en T,
et se pénètrent l'une l'autre.
L'alimentation et le transport du lin dans les ma-
chines sont ainsi automatiques ; le lin est entraîné par
les courroies. Une fois qu'il a été teille sur la moitié
de sa longueur, il repasse dans un jeu de tabliers
semblables aux premiers, et le passage du lin d'un
jeu à l'autre se fait automatiquement de la manière
suivante :
Les courroies qui maintenaient le lin verticalement
pour le soumettre au teillage redeviennent horizon-
tales, la paille à moitié teillée est soulevée par une
courroie auxiliaire qui vient placer cette paille sur
un jeu de courroies-presses décalées par rapport aux
premières. Ces nouvelles courroies agissent comme
les précédentes, et viennent présenter la partie non
teillée à l'action du deuxième jeu d'outils.
Les outils étant réglables, et leur forme ayant été
étudiée à la suite de patients essais, ils assurent un
teillage complet sans fatiguer le lin outre mesure. On
a un travail progressif, et l'on ne laisse pas de bois
dans la filasse.
L'installation des machines à teiller est complétée
par toute une organisation de wagonnets qui per-
mettent d'approvisionner les machines ; les déchets,
qui représentent 80 p. 100 du poids de paille traitée,
sont recueillis dans un transporteur à courroie, et ils
sont conduits dans des moulins qui séparent l'étoupe
de la paillette. Cette paillette, constituée par des dé-
bris de bois, peut servir de combustible pour les
chaudières de l'usine. Les conditions hygiéniques
du travail sont assurées, comme dans les machines
Boby, par des aspirateurs de poussière.
634
Jusqu'à ces derniers temps, l'industrie du lin
n'existait pratiquement pas en France. La culture
ensemençait, en 1860, 105.000 hectares ; mais, à cause
de la concurrence du coton, elle était tombée à
18.000 iiectares en 1910. Le lin français était d'ail-
leurs traité par les Belges sur les bords de la Lys,
et nos filatures éta'.ent alimentées par de la filas?c
importée de Belgique ou de Russie. Ce dernier pays
pro luisait à lui seul 385.000 tonnes sur les 500.000
de la consommation mondiale.
On avait déjà envisagé avant la guerre la possibi-
lité de traiter le lin en France, pour le plus grand
avantage du cultivateur et de l'industriel. Des es-ais
pratiques avaient été faits, et ils ont été repris tout
récemment puisqu'il ne faut plus compter d'ici quel-
que temps sur le lin russe. On ne sait d'ailleurs pas
exactement si le lin russe existe encore, et quand cela
serait il devrait servir à des besoins locaux qui sont
évidemment énormes.
Au Maroc, on a développé dans de grandes
proportions la culture du lin, et actuellement près de
50.000 hectares y sont
ensemencés. Il est
<lonc nécessaire que
les procédés de rouis-
sage et de teillage
soient conduits en
France d'une manière
industrielle, pournous
permettre de traiter
le lin cultivé chez
nous, puis dans nos
colonies.
Les industries du
tissage reprendront
leur travail complet
dès la tin de la crise
économique, et elles
auront à s'approvi-
sionner largement en
filasse française.
Si nous regardons
ce qui se passe en Alle-
inaene, nous consta-
tons que le manque
de filasse russe s'y
fait aussi durement
sentir ; mais déjà au
cours de la guerre un
effort considérable a
été tenté de l'autre
côté du Rhin, concer-
nant l'industrie tex-
tile. Alors qu'en 1914
le rouissage et le teil-
lage étaient presque
inexistants en Alle-
magne, on y trouve
aujourd'hui plus de
60 usines qui utilisent
des procédés industriels modernes. La culture ne
comportait autrefois que 8.000 hectares, et en 1920
elle arrivait à 35.000 hectares, c'est-à-dire au double
de la culture française.
Cependant, il faut noter que la culture du lin a tou-
jours donné beaucoup de profits, et que le lin fran-
çais a toujours été préféré par les filatures euro-
péennes, à cause des qualités de finesse qui le carac-
térisent. En raison de la disette de lin qui se prépare
dans la filature, du prix élevé du coton, et des hausses
envisagées, on est amené à penser qu'un essor consi-
dérable s'offre à la culture française du lin, aujour-
d'hui que le problème du rouissage et du teillage
industriels semble complètement résolu à l'aide de
machines et par des procédés français. — E. Wïiss.
]VIai*ne en feu (la), par Charles Le Goffic. —
Dans ce nouveau volume, qui fait partie de la petite
collection 0 La France dévastée », l'auteur des Ma-
rais de Saint-Gond traite d'une manière plus large
de la bataille de la Marne. C'est encore, toutefois,
l'épisode, capital il est vrai, des marais, qui tient la
plus grande place dans cette étude. La 9° armée,
la 5° agissant en liaison avec la précédente, Foch
à ses débuts, Franchct d'Esperey dont le rare esprit
de camaraderie sauve de la débâcle la droite de
Foch, sont les acteurs et les héros du drame. Et
c'est qu'en effet le nœud delà bataille fut aux marais
de Saint-Gond. Au surplus, l'auteur ne s'est pas con-
tenté de résumer ce qu'il avait développé aupara-
vant. De nombreux travaux parus depuis, tant en
France qu'en Allemagne, des documents jusqu'alors
inéditset inconiuiset surtout des documents et témoi-
gnages ennemis ont été utilisés, en particulier le Rap-
port de Bulow sur la bataille de la Marne, des inter-
views de von Kluck données à divers journaux, et les
Mémoires du même général. Un « Appendice » cons-
titué par troisdocuments, nous fait connaître l'impres-
sion produite à l'époque, sur trois acteurs ou témoins
de ia bataille :un général, un sous-officier, un civil.
Ce sont : le Carnet du général Moussy, commandant
par intérim la 17" division ; celui du sergent Charles
Penthler, du ig» d'infanterie ; les notes de l'intelli-
gent civil Roland, instituteur à Villenevard (Marne),
LAROUSSE MENSUEL
village situé au bord des marais. Une carte et quel-
ques illustrations accompagnent le texte.
Et d'abord, d'où vient le nom de « bataille de la
Marne »? Ce n'est pas Joffre qui a baptisé ainsi la
bataille libératrice. Le nom apparaît pour la première
fois le II septembre 1914, dans un Communiqué de
Bordeaux. En réalité, ce fut plutôtune bataille entre
Marne et Seine, et, plus encore qu'une bataille, tout
un ensemble: une bonne moitié des opérations se
passe sur la Meuse, la Moselle, la Meurthe. Le Grand-
Couronné n'est pas précisément voisin de la Marne.
Mais ce sont les combats livrés aux alentours de la
Marne, qui, le plus apparemment du moins, ont
dégagé Paris ; ce sont eux dont le public a eu la
première et plus claire notion, et qui en consé-
quence l'ont le plus frappé. De cette lutte gigan-
tesque qui se prolonge sur plusieurs centaines de
kilomètres, il n'a vu que cette partie des opé-
rations, et c'est en somme la voix publique qui a
tout résumé en une seule appellation, et qui a consa-
cré cette dénomination de : bataille de la Marne.
Teillage mécanique Feuillelte ■ iiinciiine à teiller .iiilomatiquemenl le lin.
En exposant les préliminaires de la bataille,
Le Goffic est tout naturellement conduit à examiner
le casGallieni. On fait les controverses passionnées
qu'a soulevées ce cas, et, à la vérité, il est peu vrai-
semblable que l'unanimité se fasse jamais sur ce
point, car il y a double conflit entre le succès et les
principes, entre les faits et les hypothèses. Les dé-
fenseurs de Gallieni ont la partie belle, puisque fina-
lement la vision nette de la grande bataille à livrer,
comme l'a écrit Poincaré, il l'a eue le premier; puis-
que sa volonté ferme, mais peu disciplinée, en forçant
la main à Joffre, a aussi forcé la victoire. Mais les
partisans de Jollre pourront toujours objecter que
son initiative, outre qu'elle risquait de compromettre
une armée encore en plein mouvement de retraite,
ruina le plan de Jofïre, fut malencontreuse et pré-
maturée, car une action mieux préparée et plus coor-
donnée eût donné des résultats plus complets, peut-
être rejeté l'ennemi au delà de l'Aisne et jusqu'à la
.Meuse. En somme, il subsistera toujours une part
d'incertitude, d'hypothèse, sujette à controverse.
Reste le point de vue disciplinaire. Il est certain
que Gallieni mit le généralissime en face du fait ac-
compli, ne le consulta qu'une fois ses propres opé-
rations engagées. On peut se demander avec LeGoflic
ce qui serait advenu s'il avait eu allaire à un carac-
tère aussi entier que le sien. Tout en tenant ferme
sur les principes. Le Goffic plaide les circonstances
atténuantes, exerce son talent de psychologue sur
l'état d esprit de Gallieni après Morhange et Char-
leroi, en présence d'une retraite que d'aucuns, à tort
du reste, prétendaient ne devoir s'arrêter qu'au Pla-
teau central; mais, après avoir exposé toutes ces rai-
sons, ou plutôt ces impressions, d'une phrase défini-
tive il conclut : « Si la Marne avait été un échec, im
aurait vu ce qu'elles auraient pesé devant un con-
seil tle guerre. »
Est-il si difficile après cela de se rendre compte
pourquoi, en dépit du service rendu, et reconnu par
Joffre dans une lettre privée adressée à Gallieni, le
généralissime s'abstint, dans un Historique oflicicl,de
rendre hommage à Gallieni ? Plutôt que de faire in-
tervenir un sentiment peu avouable, encore que trop
humain, chez un chef qui précisément, en cette cir-
«• 177. Novembre 1921.
constance, lit preuve de tant de souplesse et d'abné-
gation, ne convient-Il pas plutôt d'invoquer le senti-
ment delà discipline hiérarchique, qui ne permettait
pas au chef responsable de se faire l'apologiste d'une
émancipation heureuse, soit, en ses effets immédiats,
mais d un bien dangereux exemple ?
La guerre de 1914 est assez entrée dans l'histoire
pour que l'on puisse, avec tact mais sans réticences,
dire la vérité sur le rôle joué par l'armée anglaise et
le général French. Certes, personne ne songe à dimi-
nuer le service rendu à la cause du droit par l'An-
gleterre, et personne non plus ne prétend qu'un gou-
vernement n'ait pas le devoir de faire prévaloir les
intérêts dont il a la charge, sur des sentiments si
hauts soient-ils. On ne se scandalisera donc pas
quand Le Goffic remarque que l'Angleterre entra
en jeu lorsqu'elle vit Anvers menacé, ne pouvant
admettrequece « pistolet » braqué sur ellepassât aux
mainsdel'Allemagne, pas plnsqu'ellen'avait admis, un
siècle plus tôt, qu'il ne demeurât entrerellesdeNapo-
léon. Mais il n'est pas mauvais que le public, sanscn
tirer de conséquences
exagérées, sache — ne
fût-ce que pour se ren-
dre un compte exact
du concours que peut
apporter une armée
anglaise, au moins au
début, dans une guerre
continentale — com-
bien cette armée, par
ses lenteurs, par son
indépendance jalouse,
donna du fil à retor-
dre au généralissime.
L'Angleterre avait ac-
compli un beau tour
de force en débar-
quant dans un port
du Nord toutson corps
expéditionnaire, crcé
spécialement pour ap-
puyer sa puissance
dans ses possessions
extra -européennes;
mais ce corps, nous
en étions avertis d'a-
vance, ni par son or-
ganisation ni par son
armement, n'était bien
préparé pour une
guerre européenne.
Il luifallaitdu temps
pour s'y adapter, ma-
tériellement et mora-
lement. French n'é-
chappe pas à cette
condition. Jusqu'à la
Marne, après Char-
leroi qui fut pour cer-
tains officiers anglais un thème à gorges chaudes
sur l'incapacité de nos généraux, French ne cesse
de regarder du côté du détroit. Ne va-t-il pas jus-
qu à demander à Joffre, comme condition à sa par-
ticipation aux opérations qui s'annoncent, et au mo-
ment même où celles-ci vont commencer, d'échelon-
ner un certain nombre de divisions françaises qui
assurent les communications de l'armée anglaise
avec la mer ? Naturellement, Joffre répondit par
un non possiimus. Et n'est-ce point French qui, par
un souci exagéré de la sécurité de l'armée à lui con-
fiée, accélère sa retraite au point d'avoir entre l'ran-
chet d'Esperey et lui un trou où va se jeter von Kluck,
manœuvre que fit échouer Gallieni ? A chaque ins-
tant se renouvellent ces délais, ces lenteurs qui re-
tardent les attaques, contrarient les projets du géné-
ralissime, ces à-coups d'indépendance qui empêchent
dans une certaine mesure de faire fond sur l'armée
anglaise, et, parfois, lorsqu'on a compté sur elle, lui
font lâcher le voisin français sans souci des consé-
quences. C'est ainsi qu'après avoir failli tout perdre
par une retraite trop précipitée et trop lointaine,
l'armée anglaise, à la bataille de la Marne, n'entre
en ligne que lorsque le succès est déjà dessiné. Tout
cela, Le Goffic l'expose sans amertume, mais avec
une franchise dont nous lui savons gré.
Une erreur psychologique des Allemands, au cours
de la retraite et avant la Marne, fut de croire l'armée
française beaucoup plus démoralisée, dans son ensem-
ble, qu'elle ne l'était en effet. Des « coups de bou-
toir » comme ceux de Guise ou de Signy-l'Abbaye
ne leur avaient pas ouvert les yeux. On a les preuves
de cet aveuglement. Bulow, le 3 septembre, signale
les grandes quantités d équipements et de munitions
abandonnés sur les routes et les emplacements de
batteries. Un régiment de zouaves s'est dispersé sous
le canon, jetant bas armes et bagages. Le même gé-
néral, dans son Rapport, constate lui-même que
« l'abandon sans combat du nord du Petit-Morin,
cette coupure d'une force si exceptionnelle, fortifie
de plus en plus l'impression que la retraite des Fran-
çais avait revêtu partout le caractère de fuite ».
C'était là tomber dans la faute que la logique
appelle « généralisation hâtive I a En revanche, c'est
«• J77. Novembre 1921.
bien un commencement de désarroi que trahissent
les radios allemands divulgués depuis, à la date du
7 septembre.
S'il est parfois dangereux aux hommes de lettres
(et ce n'est pas pour Le Goffic que nous écrivons
cela) de s'aventurer sur le terrain de l'histoire mili-
taire, ils y apportent du moins un tour d'esprit qui
fiit parfois défaut aux teclmicien», à savoir l'habi-
tude de l'analyse psychologique. Et c'est pourquoi
l'on ne s'étonnera pas de rencontrer ici quelques
silhouettes de chefs finement esquissées ou vigoureu-
sement burin/es :
Temporiseur, mais, une fois son parti pris, énergi-
que dans l'application, impitoyable au chef comme
au soldat quand l'intérêt supérieur l'exige, souple
et accommo<lant dans le conseil, capable des plus
entiers sacrifices d'amour-propre et de la plus noble
abnégation, tel apparaît Jofifre. Gallieni, homme de
décision, âpre de volonté, caractère tout d'une pièce,
d'une indépendance qui frise l'indiscipline, mais ne
s'Inspirant que de motifs patriotiques. Franchet d'Es-
perey, plein de hardiesse, de coup d'oeil, d'initiative,
modèle de bonne camaraderie militaire. Humbert,
qui comptera jusqu'au bout parmi les grandes figures
<le la guerre. Dubois, homme d'initiative et tacticien
consommé, dont la contre-manœuvre de Signy-l'Ab-
baye restera une des plus belles pages de la retraite.
Le 1 1* corps, lequel méritait mieux, est commandé par
Eydoux, qui, après les décisives épreuves des lignes
de I^nharrée, n'occupera plus que des postes subal-
ternes. La 52" division, désemparée, réclame une
main énergique; on la trouve dans Battesti, « ancien
gendarme •. La carrure d'hercule, l'emprise sur le
soldat, la bravoure à toute épreuve de Grossetti le
désignent au choix de JoUre pour commander une
des meilleures unités du 6" corps, la 42" division.
Les portraits les plus poussés sont ceux de l'och,
à qui visiblement vont les préférences de Le Goflic,
et de VVeygand, dont le nom demeure inséparable de
celui de son chef. Tous deux se complètent en s'op-
posant : l'un, tout de premier mouvement, qui saisit
du premier coup d'oeil le point faible de l'adversaire,
ne tâtonne pas, sait l'heure et l'endroit où son atta-
que poussée à fond a le plus chance de l'ébranler,
inspiré de soudaines illuminations; qui, enfin, plus
qu'aucun homme de guerre, pour avoir longtemps
médité sur la partie matérielle de son art en a pos-
sédé « la partie divine d ; l'autre a la tête froide,
l'énergie concentrée de cette race strasbourgeoise à
laquelle il se rattache par les racines les plus pro-
fondes.
Le livre de Le Goffic, tel qu'il l'a conçu, ne saurait
tenir lieu des récits d'ensemble de la bataille de la
Marne ; mais il les complétera, et, par la judicieuse im-
partialité de l'auteur, par sa riche documentation, sa
pi nctration psychologique, aidera le lecteur à se for-
mer un jugement éclairé sur les hommes et les événe-
menlsde cette mémorable période. — André Baudrillikt.
Folitique intérieure et extérieure
(Septembre). — Il semblait que, pendant le mois de
septembre, la trêve des vacances eût étendu son
apaisement jusque dans le domaine politique et di-
plomatique. Pour être juste, il nous fallait bien ré-
péter une fois de plus notre formule mensuelle :
« aucune solution n'était intervenue dans aucune
affaire » ; mais, d'autre part, aucun geste inattendu,
aucune parole intempestive et excessive ne s'étaient
produits qui pussent rendre plus aigus les conflits en
cours, ou en susciter de nouveaux ; et c'était là tout de
même un résultat digne d'être enreg.stré. Ni dans
l'atlaire de Haute-Silésie, ni dans les diflicultés inté-
rieures allemandes, ni dans le tragique imbroglio
russe, ni dans les discussions financières interalliées,
ni dans la guerre gréco-turque où, par un heureux
concours de circon- tances, tout le monde était victo-
rieux, ni dans le drame irlandais où l'intransigeance
des mots couvrait peut-être un égal dcsir de s'en-
tendre, nulle part on n'avait eu la sensation qu'on
s'acheminât vers des complications indésirables. La
lassitude générale se manifestait ainsi, et la Presse
avait certainement voulu distraire l'opinion publique
un peu blasée, en accordant à l'arrivée en Europe
de l'illustre Charlie Chaplin, le « Chariot » du cinéma,
aux démêlés avec la justice américaine du « jovial »
Fatty, et à l'identification de la femme coupée en
morceaux une importance égale à celle des débats
de la Société des nations ou des significatives décla-
rations de Tchitcherine. Comme elle l'a toujours
fait, l'humanité se détendait. Elle était, au fond,
convaincue que toutes choses finiraient par s'arran-
ger. Il eût pourtant été dangereux de s'abandormer
à une confiance hors de propos. Sous l'accalmie la
tempête continuait, et il fallait travailler sans re-
lâche à procurer au monde la paix qu'il souhaite
et qui fuit devant lui. Sur le terrain international
comme dans les affaires intérieures de chaque pays,
la lutte des intérêts privés continuait aussi âpre,
comme aussi le perpétuel antagonisme entre la réalité
des faits et l'idéalisme des systèmes; et il importait
grandement, à la France en particulier, de démêler,
sous l'absolu humanitaire dont se couvraient des
ambitions redoutables, les buts concrets de certaines
politiques. Il eût été naïf d'imaginer que la sincérité
LAROUSSE MENSUEL
et la bonne foi inspiraient tous les actes de la vie
publique sur notre planète, et, plus que jamais, on
avait le devoir de rester très prudents et très fermes.
Dans la reconstitution de l'Europe, chacun cherchait
à s'adjuger le meilleur lot. Les égoïsraes nationaux
laissaient de moins en moins de place à cette soli-
darité du temps de guerre, qu'on avait cru durable,
qui res'ait toujours un souvenir heureux, mais qui
n'avait plus qu'une valeur relative.
Le moment était cependant propice pour faire une
revue rapide des questions en discussion. Chacune
apparaissait assez clairement. On se rappelle que le
conseil de la Société des nations avait accepté
d'étudier l'affaire de la Haute-Silésie, et de donner son
avis sur la solution la plus propre à garantir la paix.
Cette étude avait été confiée aux représentants de
quatre nations qui n'avaient pas encore eu à prendre
parti : Belgique, Espagne, Chine et Brésil. Chacun
des commissaires poursuivait l'examen du dossier, et
s'entourait de tous les documents qu'il jugeait utiles.
.\ucune discussion en séance pknière du conseil
n'avait encore eu lieu. On l'annonçait prochaine aux
derniers jours de septembre, mais aucun indice ne
permettait de prévoir dans quel sens l'avis serait for-
mulé. Le calme n'avait pas été troublé en Haute-
Silésie. Le travail latent de l'Allemagne s'y continuait
pourt.int, soit qu'elle tendît à provoquer une inter-
635
Le conseil des ambassadeurs, de qui ressortissait
l'affaire, dut ordonner à la Hongrie de retirer ses
troupes, et lui assigna le terme du 4 octobre. Il était
probable que la Hongrie s'inclinerait, mais il n'était
pas hors de propos d'ajouter qu'elle avait de sérieuses
raisons de ne pas évacuer entièrement les comitais.
La Hongrie, en effet, réclame à l'Autriche, pour des
raisons diverses, mais assez légitimes, des restitutions
qui représentent en bloc une trentaine de milliards
de couronnes. L'Autriche est, pour l'heure, insolvable.
Les comitats constituaient un gage solide, que la
Hongrie prétendait s'assurer. Mais une telle préten-
tion était une violation directe du traité de Trianon,
et il est impossible, sous peine de voir ce traité s'en
aller en morceaux, d'en laisser discuter aucune par-
tie. Il y a bien asez de gens, en Autriche et en Alle-
magne, qui seraient disposés à prendre texte d'une
transgression quelconque du traité de Trianon, pour
réveiller la campagne assoupie en faveur du rattache-
ment de l'Autriche à l'Allemagne. Tout se tient, dans
l'édifice fragile de l'Europe nouvelle, ou, pour mieux
dire, dans la résurrection d'une très vieille Europe
qu'on a tirée du tombeau où on la croyait endormie
pour toujours, et qui a quelque peine à reprendre
le fil d'une histoire si longtemps interrompue.
On en trouvait une autre preuve dans l'afiaire
polono-lituanienne, ou affaire de Vilna. Dans une
Apres la cataslroitlie dOppaii, les soldais lrani;ais disiribucnt <lcs soupes aux sini^-tres.
L'imiiortante usine de produits ohimiques d'Oppau (Kfaénanie). siluec dans le voisinage de Frankentlial et de Ludwigshafen, et qui
laisait partie de la » fiadisclie Anilin und Soda l-'abril£ a a lait explosion te 21 septembre 1921. Les vlclinies forent très nombreuses : ou
compta un millier de morts, et plus de 2 500 blessés. Lies troupes françaises d'occupution ont participé au sauvetage des Tîctimet./
prétation du plébiscite dans le sens germanique, soit
qu elle s'efforçât de prouver que la signification du
plébiscite avait changé, et que les votes favorables à
la Pologne devaient dorénavant s'ajouter à ceux qui
demandaient le rattachement au Reich. Il y avait là
un de ces eOorts de dialectique où l'Allemagne ex-
celle, mais qui ne pouvaient avoir aucune valeur
déterminante. En Haute-Silésie comme ailleurs il
fallait que le traité de Versailles fût exécuté dans sa
lettre. Toute la difficulté venait précisément de ce
fait, que cette lettre n'était pas toujours lisible et
qu'elle avait besoin d'un commentaire, et de cet
autre fait, que les rédacteurs du traité, trop notoi-
rement ignorants de la géographie et de l'histoire
des pays dont ils disposaient, avaient cru trouver
dans la méthode plébiscitaire une panacée qui se ré-
vélait inapplicable. Il restait à espérer que la haute
sagesse de la Société des nations dégagerait dans ce
problème la donnée libératrice qui jusqu'ici était
restée cachée.
Sur un autre point, avec une gravité beaucoup
moindre, était apparue la nécessité d'appliquer la
lettre des traités, même quand ils n'avaient pas
tout prévu. Le traité de Trianon avait disposé que
la Hongrie remettrait, à l'ouest, à l'Autriche, le
Burgenland. Lorsque l'Autriche en voulut prendre
possession, elle trouva devant elle des forces orga-
nisées et de la gendîirmerie hongroises. Il y eut con-
flit armé, et comme, en l'état présent de l'Europe, on
peut craindre partout les incendies, on put redouter
un instant qu il ne fallût intervenir. La situation se
compliquait de ce que la Petite-Entente, très inté-
ressée à l'exécution intégrale du traité de Trianon,
pouvait être amenée à imposer une médiation qu'à
aucun prix l'Italie, qui n'a pas que des sympathies
pour la Petite-Entente, ne voulait voir te produire.
de nos précédentes chroniques, nous avons appelé
sur cette question, dont on s'est longtemps désinté-
ressé en France, l'attention de nos lecteurs. Nous
rappelons que le ministre belge Hymans, chargé
de trouver une solution au problème, avait proposé
que Vilna formât dans l'Etat lituanien un canton
indépendant, à l'image d'un canton suisse, et que la
Lituanie liât sa politique étrangère à celle de la
Pologne. C'est devant cette même proposition que
s'étaient trouvés, à l'assemblée de la Société des na-
tions, les représentants de la Pologne et de la Li-
tuanie, peu disposés les uns et les autres à s'incliner
devant un règlement qui supposait gratuitement à
la Lituanie le désir de s'allier à la Pologne; or, si
Ion va au fond des choses, on s'aperçoit que l'idée
première de cette union politique mal définie —
toute à l'avantage de la Pologne qu'elle libère de
lobligation d'utiliser pour aller à la mer la seule et
diificilc sortie de Dantzig — était puisée dans l'his-
toire passée de la Pologne et de la Lituanie, et fai-
sait faire aux deux Etats reconstitués un saut, en
arrière, de plusieurs siècles. Mais la Lituanie ne se
souciait pas d'archéolog.e historique, ni d'une liaison
politique où elle ne jouerait que le rôle du plus
faible. Elle savait d'ailleurs que jadis, au temps de
sa prospérité, la Pologne n'avait pas toujours été
modérée dans ses ambitions, et le coup de main du
général Zelichowski sur Vilna était là pour lui prou-
ver que la Pologne était capable de redevenir dange-
reuse. Elle faisait remarquer que le maintien dudit
général à Vilna ne lui permettait pas d'envisager
avec sérénité l'avenir qu'on lui offrait. Etait-il cer-
tain, d'autre part, que la Pologne renonçât de bon
cœur à Vilna, et qu'elle désapprouvât l'émule ded'An-
nunzio ? L'affaire en était là, fin septembre. Les dé-
légués polonais et lituanien avaient entendu, de la
636
bouche de divers membres de la Société des nations,
notamment de Balfour et de Hymans, de très élo-
quentes objurgations ; mais rien ne prouvait que,
s'ils acceptaient, ils retrouveraient dans leurs esprits
et leurs besoins du vingtième siècle les mêmes rai-
sons de vivre en paix et en collaboration, qui avaient
animé leurs ancêtresoubliéi. C'est une tâclie terrible-
ment dt'l icate, que de recommencer le passé. L'exemple
de la Lituanie, si modeste soit-il, le dit assez. Et
pourtant, puisque l'Europe a voulu remonter le
cours des temps, n'est-ce pas la politique d'autrefois
qui doit devenir la politique d'aujourd'hui ?
Dans cet ordre d'idées, la Russie reste, pour les
Etats nouveaux qui la bordent, le même danger
qu'elle était autrefois, et ces Etats n'ont plus seule-
ment à se défendre eux-mêmes : ils ont à défendre
l'Europe. Tout le monde s'accorde à répéter que le
régime des soviets est dans une situation tout à fait
compromise, et des documents publiés par les propres
représentants de la Russie bolcheviste et de la
III» Internationale prouvent que les espoirs de ré-
volution universelle, sur lesquels était fondée la
politique de Moscou, n'ont plus pour les dirigeants
russes la valeur prochaine qu'ils leur avaient attri-
buée. Mais, comme nous l'avons dit bien des fois, de
là à conclure que le régime bolcheviste russe en est
à ses dernières convulsions, et qu'on peut considérer
LAROUSSE MENSUEL
et tle préparer, en Pologne et en Ukraine, la guerre
contre les soviets. Comme conclusion, il refusait
toute commission d'enquête, exigeait que les secours
fussent distribués sans contrôle par le gouvernement
des Soviets, faisait remarquer que ce gouvernement
avait pu sans peine s'entendre avec le D' Nansen et
avec le D' Hoover, et enfin suggérait que des puis-
sances comme la Finlande, l'Esthonie et la Turquie
pouvaient servir d'intermédiaires à l'Europe. Puis,
la commission Noulens ayant émis l'intention, afin
de pouvoir malgré l'opposition du gouvernement de
Moscou venir en aide à la Russie, d'élargir ses
bases, de devenir entièrement internationale et de
se réunir à Bruxelles, Tchitcherine avait renouvelé
sa déclaration en affirmant qu'aucun contrôle, même
nettement international, n'était acceptable pour la
Russie. — On doit rappeler que l'intervention améri-
caine du D' Hoover avait pour but d'assurer la sub-
sistance des enfants, et que le D' Nansen avait accepté
non seulement de collaborer avec les soviets pour la
distribution des secours, mais aussi de laisser, et à
eux seuls, la surveillance des opérations. Uien plus,
le D' Nansen avait consenti à servir d'intermé-
diaire aux soviets pour trouver en Europe des cré-
dits destinés à procurer des vivres à la Russie. Il
était, en fait, devenu le porte-parole financier de la
Russie en Europe, et il s'efforçait d'affirmer à la fois
Lo gt-nerai l'cishiny quiuc rjilysce. ajjres la visite qu'il a laite au luvsid/iit de la llOpubliqiic Alexandre Millprand, le 23 septcuitjre li»21.
tout danger de diffusion du fléau comme écarté, il y
a fort loin. Deux faits essentiels l'avaient prouvé au
cours du mois de septembre. Le premier avait été la
position arrogante, grossière à son ordinaire, mais
parfaitement nette, prise par Tchitcherine, au nom
de son gouvernement, en face de la commissioii
chargée de distribuer des secours aux affamés et aux
malades de Russie. Cette commission avait élaboré
un programme parfaitement raisonnable, tendant à
établir la situation exacte du peuple russe au point
de vue de la famine et des mala.iies contagieuses,
de déterminer ses ressources propres en vivres et en
secours médicaux, et de calculer en conséquence la
nature et l'étendue de l'aide que l'Europe, émue par
l'affreuse misère des populations du sud de la Russie,
aurait à leur fournir.
Ce programme avait été notifié à Moscou dans
une lettre fort mestiiée, où l'ancien ambassadeur
Noulens, président de la commission, prenait en
outre soin d'affirmer qu'il ne s'agissait de rien autre
chose que de secourir des malheureux, et il avait
demandé qu'une commission d'enquête, qui commen-
cerait son travail par les régions du sud, fût auto-
risée à entrer en Russie, et mise à même de mener
rapidement son travail ; pendant ce temps, les me-
sures seraient prises pour acheminer le plus vite
possible, versies centres fixés parla commission, les
vivres, le personnel, les médicaments qui seraient
reconnus nécessaires. A cette lettre inspirée par un
sentiment désintéressé d'humanité, Tcliitcherine avait
répondu par un message injurieux pour Noulens,
dans lequel il considérait comme une provocation
la présence à la présidence de la commission d'un
Français dont les sentiments antibolchevistes étaient
publics, et où il accusait la France d'avoir fomenté
la misère horrible d'une partie de la Russie, dont
personne ne se doutait, et la solvabilité du gou-
vernement russe, dont tout le monde connaissait le
sans-gêne financier et l'absence de scrupules en ma-
tière de dettes.
Personne ne pouvait mettre en doute les inten-
tions hautement désintéresîées et humanitaires du
D' Nansen, mais il était permis de se demander s'il
n'était pas le jouet d'une illusion quand il se confiait
à la bonne foi des soviets, et si, touché par les souf-
frances d'un malheureux peuple abandonné par son
propre gouvernement, il ne perdait pas de vue le but
réel du gouvernement de Moscou. Il paraissait certain,
en ellet, que si la misère était affreuse dans le sud de
la Russie, dans le rayon de Moscou une récolte suffi-
sante assurait aux soviets la subsistance de l'armée
rouge et des tonctionnaires. Or, là était le but immé-
diat que s'étaient proposé d'atteindre Lénine et son
gouvernement, lorsqu'ils avaient essayé d'émouvoir
l'Europe avec le récit de la détresse russe. Ainsi
s'expliquait l'attitude de Tchitcherine. Il était trop
évident qu'accepter un contrôle quelconque, même
limité à des distributions de vivres, était pour les
soviets une abdication. On pouvait refuser ce con-
trôle puisqu'on pouva.t faire vivre les seules catégo-
ries de Russes dont il importait aux soviets de sau-
vegarder l'existence. Le reste pouvait se passer du
secours, et d'ailleurs il n'était pas certain que le pou-
voir des Soviets et sa zone de ravitaillement se fussent
jamais étendus aux pays atteints par la famine.
Obtenir des crédits en Europe était un moyen de
prolonger le régime. On se procurait des crédits
comme on pouvait. Nous avons assisté déjà, de la
part des soviets, à de si déconcertantes et si auda-
cieuses combinaisons, que nous ne pouvions pas
«• J77. Novembre 1921.
nous étonner que la famine partielle qui régnait en
Russie fût pour les bolcheviks un moyen de gou-
vernement. La commission Noulens n'en continuait
pas moins à essayer, par l'internu-diaire de la Cioix-
Rouge internationale, de venir en aide aux allâmes
russes. Il y avait malheureusement trop de chances
que cette aide restât insuffisante, inefficace, et sans
proportion avec les misères du peuple moscovite et
la difficulté de le secourir.
Le second fait à signaler était l'obligation où
s'était trouvé lord Curzon de rappeler les soviets à
l'observation de l'engagement qu'ils avaient pris,
lors de la signature du traité Krassine, de s'abs-
tenir de toute propagande en Asie contre l'autorité
britannique. Or, il était sûr que la propagande
bolcheviste, comme nous l'avons déjà dit, s'exerçait
en Asie dans les possessions britanniques, et qu'elle
en exploitait les nationalismes locaux. Elle agissait
ainsi à la fois contre l'Empire britannique et contre
toute l'activité européenne en Asie. Lord Curzon
avait dû remettre sous les yeux des soviets les
engagemenlspris par Krassine. Il n'était aucunement
certain que la Russie tiendrait compte de l'observa-
tion. Mais le fait qu'il avait fallu la formuler suffisait
à prouver, comme nous n'avons cessé de le dire ici,
que le bolchevisme russe résisterait jusqu'aux
dernières limites du possible, et qu'il ne renoncerait à
aucune de ses doctrines ni à aucune de ses méthodes.
Les relations qu'il entretenait avec les Etats du Nord,
celles qu'il avait nouées au point de vue commer-
cial avecl'Italie d'une part, avec l'Allemagne d'autre
part, avec l'Angleterre enfin, ne pouvaient que l'atler-
mir et l'encourager. Les opérations compliquées,
mais claires pourtant, organisées autour delà famine
russe sont un épisode très caractéristique de la poli-
tique des soviets, et il a fallu toute la sincérité de
notre pitié pour nous fermer les yeux sur l'objectif
final du gouvernement russe. Nous nous devions de
continuera rechercl.er les moyens, difficilement réa-
lisables, de soulager cette humanité soutirante. Mais
cela ne devait pas nous empêcher de voir clair dans
un jeu où l'on tentait de forcer la carte.
Si l'attitude de la Russie dans l'aflaire de la famine
nous commandait une grande réserve, ce qui s'était
passé en Allemagne en septembre n'était pas moins
siRniflcatif. A la suite de l'assassinat de Erzberger,
en présence de l'impunité assurée à ses assassins, de
la certitude où l'on était que les menées contraires
au régime républicain étaient favorisées par lerégime
à tendances monarchiques et autoritaires qui ré-
gnait en Bavière, un véritable conflit avait éclaté
entre le gouvernement du Reich et le gouvernement
bavarois dirigé par le ministre von Kahr. Le litige
portait ouvertement sur le maintien ou la suppres-
sion de l'état de siège en Bavière. Il était avéré qu'à
la faveur de ce régime d'exception les monarchistes
avaient organisé un centre de résistance aux idées
républicaines, en liaison avec l'organisation militaire
formée par Escherich. L'assassinat de Erzberger avait
mis en lumière le danger de cette situation. Berlin
exigeait qu'elle prît fin. Munich tenait bon. On y
arguait que seul l'état de siège avait permis à la
Bavière d'échapper aux troubles qui avaient agité
d'autres parties de l'Allemagne, qu'il y avait là une
sauvegarde contre le bolchevisme, que le suppri-
mer était risquer les pires aventures. Berlin avait
insisté. Von Kahr avait fini par démissionner, et il
avait été remplacé par le comte de Lerchenfeld.
L'état de siège devait être supprimé au milieu d'oc-
tobre. Cette querelle, à laquelle il n'était pas du
tout certain que la disparition, peut-être momentanée,
de von Kahr, dût mettre fin, était, en apparence
seulement, une manifeslationséparatistedela Bavière.
En fait, il est fort probable que la Bavière cher-
chait beaucoup moins à se faire un sort séparé,
qu'elle eût vraisemblablement accepté avec joie, si
l'on eût su s'y prendre, à la veille et au lendemain
de l'armistice, qu'à orienter le Reich dans un sens
monarchique, parce qu'elle voit dans la monarchie
une garantie d'ordre social. C'est ce qui conduit sa
population agricole, catholique, hostile à l'aristocra-
tie mais attachée à toute une tradition sociale et
économique, à chercher des garanties qu'elle ne croit
pas trouver dans la forme répul-licaine, à laquelle
l'Allemagne est en fait mal préparée. Il y a là une
querelle intérieure qui ne peut nous laisser inditié-
rents, parce que la solution qui y mettra fin a pour
nous la plus haute importance. Il est très vraisem-
blable que la majorité du peuple allemand souhaite
la paix; mais il est également certain que cette ma-
jorité est amorphe et flottante, tandis que la mino-
rité réactionnaire et militariste est active, bruyante,
organisée, qu'elle a des chefs hardis et des moyens
d'action. Suivant que l'un ou l'autre parti l'empor-
tera, ou nous pourrons envisager un avenir difficile
sans doute mais pacifique, au cours duquel nos re-
lations avec l'Allemagne se rétabliront peu à peu, ou
nous aurons devant nous la perspective d'une dé-
fiance permanente, de surprises possibles, et au total
d'un malaise général. Il est de notre intérêt que le
régime républicain se consolideen Allemagne, et que
le Reich devienne vraiment une république. Il n'y
a là rien d'impossible. Il apparaît que ce n'est pas à
cela que tend la Bavière, et, nous le répétons, il est
il
«• J77. Novembre 1921.
trop tard pour nous servir d'elle comme d'un dissol-
vant de l'unité allemande. C'est un fait très curieux
de ce temps-ci, que la guerre, qui a eu pour eSet de
faire renaître des nationalités ou dispersées ou ou-
bliées, ait, au contraire, parfait l'unité de l'Allemagne,
encore si récente. Qu'il y ait là de notre faute, rien
n'est plus évident. Mais il eût fallu, pour briser li
bloc allemand, la coïncidence de beaucoup de circons-
tances, qui ne se sont pas rencontrées, et, pour la
France, à la fois la vision nette de son avenir et la
possibilité d'imposer ses vues. Il en a été tout au-
trement. A l'heure présente, nous avons à surveiller
avec une prudence énergique et avisée tout ce qui
en Allemagne tend à préparer la guerre et à ne pas
nous payer. Or, les manifestations de ce genre abon-
dent. Le discours du Dr Simons affirmant que l'Al-
lemagne ne paiera plus rien, les conseils sans ver-
gogne du prince Max de Bade sur l'organisation
d'une propagande allemande tendant à déconsidérer
la France, en étaient d'assez bons exemplaires. D'au-
tre part, la dégringolade du mark, l'expansion du
commerce allemand d'exportation que cette baisse
favorise, et l'obstacle qu'elle constitue à l'importation
étrangère, le traité italo-allemand sui lequel nous
allons revenir, nous montraient une Allemagne ac-
tive où les difficultés économiques sont moindres que
les nôtres. Il est impossible de poser chaque mois des
conclusions sur cet état de choses, sur lequel il faut
pourtant sans cesse revenir. Fin septembre, deux
faits s'imposaient à l'attention. Dans son congrès de
Gcerlitz, la Sozialdemocratie avait décidé de colla-
borer avec le gouvernement et les partis favorables
à la république; l'Entente avait levé, le 30 septembre,
les sanctions économiques ordonnées après la confé-
rence de Londres : à la place du cordon douanier
rhénan, une commission de contrôle devait surveiller
les exportations allemandes. Le premier des deux
faits pouvait avoir une grande importance sur l'exis-
tence du cabinet Wirth dont on ne pouvait mécon-
naître le bon vouloir, à l'égard de l'exécution des
obligations de l'Allemagne. Le second libérait le
commerce allemand d'une entrave très gênante.
N'aurions-nous pas à nous repentir d'avoir renoncé
à la garantie que nous donnait le cordon douanier ?
Il était impossible de le dire, et au surplus il aurait
fallu d'abord démontrer que nous étions en droit,
l'Allemagne ayant tenu ses engagements, de mainte-
nir les sanctions. Rien n'est plus douteux ; et nous
avons tout à perdre, à nous exposer au reproche de
mauvaise foi. Nos droits sont solides et certains. Le
reste dépend de notre vigilance et de notre vigueur.
Nous signalions plus haut le traité de commerce
italo-alIemand conclu à la fin du mois d'aoïlt. Ce
traité rétablissait pour des matières premières dé-
nommées, des denrées alimentaires et des produits
fabriqués, un échange régulier entre l'Italie et l'Al-
lemagne; il organisait de plus, parle port de Trieste,
le commerce entrel'Allemagneet la Russie. Ce traité
devait être considéré à deux points de vue essen-
tiels : la reprise des relations entre l'Italie et l'Al-
lemagne, la conjonction des intérêts allemands et
italiens en vue de l'exoloitation de la Russie. Sur le
premier point, de nombreuses et sérieuses réflexions,
que nous ne signalons pas pour la première fois,
s'imposaient à l'esprit. La guerre n'a pas creusé de
fossé entre l'Italie et l'Allemagne, qui n'ont été en
lutte que très indirectement. Les liens qui unissaient
ces deux pays avant la guerre, déjà anciens et serrés,
n'avaient donc eu ni le temps ni l'occasion de se dé-
tendre assez pour qu'il fût impossible de les renouer.
Dans beaucoup d'esprits italiens n'avait jamais cessé
de subister, d'une façon occulte, un courant desym-
pathies et d'intérêt à l'égard de l'Allemagne . Il avait été
facile de le rétablir ouvertement. L'activité, la har-
diesse, l'habileté des Allemands avaient trouvé là un
champ d'action où ils ne rencontraient aucun rival.
Les besoins de l'Italie et, il faut bien le dire, un fâ-
cheux état d'esprit à notre égard avaient fait le reste.
Nous nous sommes fait, en France, avec notre
naïve générosité, des illusions fâcheuses. Ayant tou-
jours soutenu la nécessité d'une union intime avec
l'Italie, au sujet de laquelle nous avons répété bien
souvent, ici, notre opinion, nous avons le droit de
redire qu'ayant affaire à une nation latine comme la
France, mais fière d'un passé lointain, à l'amour-
propre chatouilleux et aux passions violentes, nous
n'avions pas fait tout ce qu'il fallait pour contenter
cet allié exigeant sans doute, mais nécessaire. De
très bons esprits italiens, amis de la France, mais
foncièrement et avant tout italiens, considèrent que
c'est l'Italie qui a gagné la guerre, et que, victo-
rieuse, elle n'a pas reçu de ses alliés, et notamment
de la France, les satisfactions auxquelles elle avait
droit. Tout ce que l'Italie a obtenu du côté des
Alpes est considéré comme récupéré par elle seule,
et comme son dû. C'est du côté de l'Adriatique, que
l'Italie escomptait son véritable profit. Elle a été
déçue, et la France porte la peine des impulsions de
Wilson à propos de Fiume. On considère notre pays
presque comme responsable du traité de Rapallo,
alors qu'il n'a cessé de donner à Belgrade des conseils
de modération. Même le récent statut de l'Albanie,
qui donne en «omme à l'Italie un droit supérieur de
regard sur ce terrain de discorde, n'avait pas modifié
LAROUSSE MENSUEL
l'opinion, et les manifestations hostiles dont la mis-
sion du maréchal Fayolle avait été l'objet à Milan et
à Venise, bien qu'organisées par des minorités vio-
lentes, n'en traduisaient pas moins la surexcitation
et l'hostilité de l'opinion italienne à notre égard.
Quelles facilités l'Allemagne ne devait-elle pas trou-
ver là ? Jointes aux traditions séculaires qui attirent
l'Italie et l'Allemagne, ces tendances ne peuvent
qu'aboutir à renouveler la mainmise du commerce
et de l'esprit germaniques sur l'Italie, — Sur le se-
cond point, l'Italie sent fort bien tout ce qu'elle peut
tirer de la Russie, et comment elle peut par là se
libérer du joug anglais. De ce côté, l'Allemagne
cherche aussi sa voie, et peut-être l'a trouvée déjà.
La route maritime Trieste-mer Noire est tout indi-
quée. L'avenir de Trieste est assuré par la collabo-
ration italo-allemande. Tout concourt à ramener et
à fortifier l'état de choses d'avant-guerre. Il nous
faut y donner toute notre attention, et faire autre
chose que de nous en indigner. Il ne suffit pas que
nous manifestions notre admiration pour le génie de
Dante, comme nous l'avons fait, ou qu'après de
fâcheux incidents comme cel ui de Venise nous échan-
gions avec l'Italie des témoignages officiels d'estime
et d'amitié. Il faut que nous fassions comprendre à
l'Italie que, si elle a le droit de faire des traités de
commerce avec l'Allemagne, son intérêt, son avenir
et sa sécurité sont de notre côté. Mais c'est à nous
de trouver les termes convenables pour convaincre
l'Italie.
L'Angleterre, en septembre, avait été uniquement
occupée des affaires d'Irlande. Un échange de lettres
fort vives avait eu lieu entre Lloyd George et de
Valera, ou plutôt, car ceci est plus grave, entre la
Couronne d'Angleterre et la République d'Irlande.
On avait espéré un instant une entente. Une question
de mots, au fond de laquelle restait insoluble l'oppo-
sition absolue des principes, avait tout arrêté. Lloyd
George avait proposé une conférence anglo-irlandaise
à Invemess. Mais alors que le Premier anglais exi-
geait qu'on y discutât sur la base incontestée de la
« Communauté » formée par l'Empire britannique,
dont l'Irlande devait accepter au préalable de rester
membre, de Valera et le Daii Eireann entendaient
présenter l'Irlande comme une puissance indépen-
dante traitant d'égal à égai avec l'Empire britan-
nique considéré comme puissance étrangère. Sur ce
point, ni 1 Angleterre ni Lloyd George ne pouvaient
transiger et, à y regarder de près, l'mtérêt matériel
de l'Irlande, incapable de se suffire à elle-même sans
le soutien séculaire de l'Angleterre, était de rester liée
à la Communauté britannique. Mais, se souvenant de
toute son histoire, l'Irlande se défiait de l'Angleterre,
et, qui sait ? elle se défiait peut-être plus encore de
Lloyd George. Elle accentuait son attitude à mesure
que de plus grandes concessions lui étaient pro-
posées. En fait, Lloyd George allait aussi loin que
possible, et l'on pouvait se demander si, en propo-
sant comme il l'avait fait une nouvelle conférence à
Londres pour le 11 octobre, il n'ébranlait pas le prin-
cipe même de l'unité de l'Empire, qu'il avait déclaré
jusqu'alors intangible. Aboutirait-on à un accord ?
Peut-être. Personne ne voulait recommencer l'abo-
minable guerre civile. L'Irlande aspirait à la paix.
L'Angleterre en avait besoin. L'Asie réclamait toute
son attention. On ne parlait plus guère de la révolte
de l'Inde, mais ce silence ne prouvait pas que la ré-
volte fût éteinte, et encore moins que le nationalisme
bolchevisant et le fanatisme qui l'avaient causée ne
fussent pas encore en pleine activité. Il fallait suivre
avec soin toute cette affaire et donner à l'Irlande,
qui risque tout, des conseils de sagesse. Nous ne
nous serions pas permis d'en offrir à l'Angleterre,
qui ne les aime point, et se juge assez sage à elle
seule. Mais nous devions répéter que quelque chose
de nouveau allait naître dans son histoire, et que ce
quelque chose valait qu'on y fît attention.
Quand on parle de l'Angleterre, il est naturel de
tourner les yeux vers le conflit gréco-turc, où l'An-
gleterre a sa part. L'histoire dira qui fut victorieux
à la bataille de la Saldiaria. Les kemalistes annon-
cèrent un succès écrasant, et les Grecs chantèrent des
Te Deum. Mais l'armée grecque s'arrêta, et Constan-
tin revint à Athènes. On fut ainsi autorisé à conclure
qu'en admettant même que les kemalistes ne fussent
pas aussi vainqueurs qu'ils le proclamaient, les Grecs
renonçaient à prendre Angora et à écraser Mustapha
Kemal. Comme, d'autre part, l'autorité du sultan de
Constantinople était nulle, on devait considérer que
l'entreprise grecque, sur laquelle l'Angleterre avait
fondé ses espoirs, avait échoué. Il était possible que
la Grèce tentât auprès du Sultan des négociations,
condamnées d'avance à rester inopérantes. Mais il
restait que la seule solution expédicnte était la revi-
sion du traité de Sèvres, et le retour de la Grèce à
des ambitions raisonnables. Gounaris voulait sauver
la face et le trône de Constantin. Il fallait pour cela
se résoudre à des sacrifices nécessaires.
En France, les vacances parlementaires s'étaient
écoulées dans un calme inaccoutumé. Les grèves du
textile, dans le Nord, puis à Troyes, sous lesquelles
s'agitait la question du prix de la vie et de la cherté
des salaires, s'étaient développées sans violences re-
grettables. Une seule question avait mérité de retenir
l'opinion. Le conseil des ministres avait refusé d'ap-
prouver les accords financiers du 13 août, au moment
même où la commission des finances de la Chambre
les déclarait contraires à nos intérêts. Cette déci-
sion avait rendu difficile la position du ministre
des finances Doumer, — de la retraite duquel on
avait un moment parlé. Tout semblait s'être arrangé.
Doumer était allé à Londres conférer avec sir Robert
Home, et essayer un replâtrage de la convention |
du 13 août. Nous n'avions eu des résultats de cette
conversation que des échos vagues où s'affirmait,
comme toujours, l'entente franco-anglaise, mais qui
ne nous apprenaient pas que l'Angleterre nous eût
rien cédé sur des arrangements qui lui étaient avan-
tageux. On avait continué à assurer que Briand irait
certainement à la conférence de Washington, et que
certainement Lloyd George et lord Curzon n'iraient
pas. Personne au fond n'en savait rien, puisque tout
dépendait, en France comme en Angleterre, de la
tournure que prendraient les événements intérieurs.
Sur la conférence elle-même, les avis étaient par-
tagés, et l'on pouvait déjà se demander si elle conser-
verait l'importance générale qu'on avait espéré. Le
président Harding avait-il réellement les vues univer-
selles qui avaient inspiré son prédécesseur ? ou son-
geait-il surtout à l'Amérique ? On avait des raisons
de penser que la seconde hypothèse était la bonne.
Cela ne voulait pas dire qu'il ne fallût pas s'intéres-
ser fortement à la conférence de Washington.
Pe tous les événements de septembre, le plus
considérable avait été la session de l'assemblée géné-
rale de la Société des nations, à Genève. Les ques-
tions qui y avaient été traitées n'étaient pas particu- ^
lièrement importantes. Mais il était caractéristique,
pendant que tant d'intérêts particuliers se heurtaient
dans le monde, et prétendaient ne se rien celer les
uns aux autres, d'entendre une voix s'élever solen-
nellement pour proclamer la supériorité de principes
généraux, et la nécessité de la paix universelle. Sans
cloute, la Société des nations continuait à manquer
de moyens d'action effectifs. Peu importait, à cette
heure. Elle constituait une force morale grandis-
sante. On s'habituait à entendre sa voix. Le contact
de délégués de toutes les nations créait entre les
peuples des affinités nouvelles, et comme une cons-
cience commune. Il y avait là un effort semblable à
celui des grands conciles de la chrétienté à la fin du
moyen âge. Quiconque — en dépit des tristesses et
des bassesses de la vie des hommes et des peuples,
que nous rappelions non sans tristesse, et parce qu'il
le faut, tout au début de cette chronique, — qui-
conque veut croire au progrès moral de l'huma-
nité devait s'attacher opiniâtrement à cet organisme
d'unité humaine, et souhaiter qu'il devînt capable de
tirer le monde de l'abîme de confusioa où la guerre
l'a plongé. Jules ÛERBAULT.
Ronarc'h (Souvenirs de la Guerre, par le
vice-amiral). [Août^igi4-ncvembre 1915.} Un vol.
in-8°. — Ce volume de Souvenirs de guerre de l'ami-
ral Ronarc'h est le récit, écrit par l'amiral lui-même,
de la dure bataille de l'Yser, qui termiTin la r^ ---^ \
la mer, et mar-
qua l'arrêt défi-
nitif de l'inva-
sion allemande
dans la direction
de Dunkerque.
L'amiral prit
part à la bataille
avec la brigade
de fusiliers ma-
rins qu'il avait
formée et qui fut
dissoute lors de
sa nomination au
grade de vice-
amiral. Pour le
public, il est resté
le chef des fusi-
liers marins. Mais
il avait préludé à
ce commande-
ment par une carrièretrèsbrillanted'officier de marine.
Pierre Ronarc'h, né à Quimper le 22 février 1865,
entré à l'Ecole navale en 1880, à quinze ans et demi,
reçut, comme enseigne de vaisseau, sa première
blessure aux Comores. Lieutenant de vaisseau à
vingt-quatre ans, décoré à vingt-cinq ans, com-
mandant le détachement français de la colonne Sey-
mour pendant la guerre de Chine, il est le seul à
ramener son artillerie. Nommé capitaine de frégate
le 23 mars 1902, le plus jeune des officiers de son
grade, il commande en cette qualité l'école des
aspirants, le Duguay-Trouin. Capitaine de vaisseau
en 1908, il reçoit — lourde charge — le commande-
ment supérieur des flottilles de contre-torpilleurs,
torpilleurs et sous-marins de la i"> armée navale. La
guerre le trouve en congé, contre-amiral depuis deux
mois. Au moral, suivant l'expression d'un de ses offi-
ciers, rapportée par Charles Le GofSc dans son livre
sur Dixraude :
Un ajonc de falaise, une de ces plantes de grand vent et
de terre pauvre qui s'incrustent aux ûssuics du granit, et
Yice-ainiral Itonaixli. {k^b. Manuel.)
638
qu'on n'en arrache plus, l'opiniâtreté bretonne dans toute
sa force, mais une opiniàtrpté calrae, réfléchie, entièrement
sobre de manifestations extérieures.
C'est ce qui apparaît dans plusieurs passages du
livre, mais surtout dans les réflexions que suggère à
l'amiral une lettre où le général d'Urbal lui écrivait
que la retraite était la seule hypothèse ne pouvant
être envisagée :
C'est net et clair, dit l'amiral à ce propos. Je suis d'ail-
leurs parfaitement d'accord avec le général, car la seule
hypothèse que je n'envisage pas est bien celle d'une retraite
que je serais d'ailleurs fort en peine d'exécuter dans les cir-
constances où nous sommes. La lettre du général vient
cependant tout à fait à point, pour deux raisons : d'abord,
elle allège, si elle ne l'enlève pas, le poids qui pèse de plus
en plus lourdement sur ma conscience à mesure que s'ac-
croissent des pertes que je vois de trop près pour ne pas en
être douloureusement affecté ; en second lieu, l'accomplisse-
ment du devoir est d'autant plus facile que ce devoir est
plus simple. Or, n'étant pas tout à fait du métier, je ne suis
pas sans inquiétude pour le cas où il me faudrait manœuvrer
tout en restant accroché. Du moment qu'il ne s'agit que de
tenir bon jusqu'à destruction totale, je récupère immédiate-
ment toute ma sérénité d'esprit.
C'est bien l'homme qui, après la mort de son ami
le commandant Jeanniot, fait prisonnier par les
Allemands et lâchement assassiné par eux, ne fusille
que ceux des ennemis dont il est sûr qu'ils ont vo-
lontairement pris part au meurtre ; l'homme qui.
LAROUSSE MENSUEL
charge à perte d'haleine des clairons. La compagnie repart,
à la grande satisfaction du général qui me dit, d'un ton pa-
ternel : H Vous voyez, ce n'est pasdifftcile ; mais il faut savoir
s'y prendre, n Je dois ajouter que je lui avais fait part de
la vive satisfaction que j'éprouvais à assister à une attaque
faite par des troupes de métier, et dont je comptais tirer un
grand profit pour mon instruction personnelle.
De ces qualités, qui donnent au style un charme
particulier, certaines lui étaient communes avec ses
marins. C'est à dessein que nous employons ce mot,
au lieu de fusiliers m.jrlns, puisque, sur 6.500 liom-
mes que comptait la brigade lors de sa formation,
1.450 seulement étaient des fusiliers. Le général Gal-
lieni nous dit en ses Mémoires que, aux colonies, « il
avait pu apprécier les qualités de ces gars robustes
et décidts ». Leur chef les trouve même trop décidés
dans certains cas, par exemple au repos, où sa grande
préoccupation est, suivant sa propre expression, de
les empêcher de « courir bordée ».
Il leur reproche aussi, pour les boissons alcooliques,
un goût trop « décidé », qu'ils partagent d'ailleurs, à
Nieuport, avec leurs voisins les zouaves, « si bien
qu'il est généralement impossible de discerner quelle
est l'arme qui entraîne l'autre ». Aussi bien, 5 une
revue du général d'Urbal, note-t-il, lors du défilé :
... un marin qui, tout en ayant la main droite à la crosse
de son fusil, porte de la main gauche un cabas dans lequel
je suis convaincu qu'il transporte quelques bouteilles qu'il
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Les rcinmes d'Alger, tableau dliugène Di-ki
chassé de Dixmude, et obligé de faire diriger son
artillerie sur la ville pour empêclier l'ennemi d'en
déboucher, pense non seulement aux prisonniers
alliés qu'elle peut renfermer, mais aussi — sans
acception de nationalité — aux blessés qu'elle con-
tient . D'autre part, on reconnaît sa devise immuable :
« Fais pour le mieux avec ce que tu as. » Pour y
réussir, il tire une leçon de tous les événements. A
chaque page du livre, on trouve des formules
comme : « Je me demande si... Cette affaire me
prouve... Cette aventure me donne bemcoup à ré-
fléchir, car... »
Un dernier trait complète le portrait : une perpé-
tuelle bonne humeur, un esprit volontiers narquois,
on pourrait même dire « pince-sans-rire ». Voici un
sketch :
Le front m'envoie, sous bonne escorte, un motocycliste
français arrêté sur la grand'route, et porteur d'un panier de
pigeons. Nous croyons bien tenir un espion, et je confisque le
tout ; mais le motocycliste fournit des références de la mis-
sion militaire française en Belgique, et je le fais relâcher.
Pendant l'échange de communications téléphoniques, mon
chauffeur, qui est amateur, fait des excès de vitesse sur la
route avec la moto, mais il la brise dans une chute qui lui
vaut aussi de se briser une cuisse. Le prisonnier relaxé, pen-
sant sans doute que la liberté constitue le plus précieux de
tous les biens, s'en va content tout de même, sans sa moto
qui est hors de service, et sans ses pigeons qui ont disparu
du côté des cuisines
Maintenant un épisode de combat :
La compagnie qui attaque face à l'est est sous nos yeux;
mais elle parait fatiguée et n'a aucun élan. Presque aussitôt
partie, elle s'aplatit dans une tranchée vide, ou fossé, qu'elle
rencontre à cinquante mètres du fleuve, et le général (Gros-
sctti) s'époumonne à l'encourager, tout en faisant sonner la
n'aura pas voulu exposer aux risques d'un cantonnement
vide, et qu'il a préféré conserver par devers lui.
Comme éloge, un mot vers le commencement :
Je connais bien le dévouement des marins, de leurs offi-
ciers et de leurs officiers mariniers. Je connais au£si leur
endurance aux fatigues, à la misère, aux privations et au
danger...
et un mot à la dernière page :
Je puis dire que la brigade a fait de son mieux, pour
servir utilement la cause des Alliés et l'armée française.
C'est que l'amiral est un modeste. De plus, à faire
l'éloge de ses hommes, il paraîtrait faire le sien.
Enfin, il trouve sans doute, avec Bossuet, a que ce
sont les faits qui louent ». Et quoi de plus éloquent
que la constatation exprimée par ces deux simples
petites lignes :
L'ennemi nous enveloppe donc sur les trois quarts du
cercle, et les coups de revers vont constituer notre ordinaire
normal.
A l'éloquence des faits se joint celle des chiHres :
En y comprenant l'effectif au départ du camp retranché
de Paris, mais non les blessés récupérés, 340 officiers et envi-
ron 13.500 officiers mariniers, quartiers-maîtres et marins
ont servi dans les rangs de la brigade de marins, entre le
mois d'octobre 1914 et le mois d'octobre 1915. Dans le même
laps de temps, la brigade a perdu, en tués, blessés et disparus,
172 officiers, 346 officiers mariniers, et environ 6.000 quartiers-
maîtres et marins, soit la totalité de son eâectif normal.
Presque toutes ces pertes ont été subies du 15 oc-
tobre au 10 novembre, devant Dixmude, dont les
marins ont défendu la tête de pont, secondés d'abord
par la brigade belge de Meyser, à laquelle apparte-
nait le célèbre colonel Jacques, puis par deux batail-
N' 177. Novembre 1921.
Ions sénégalais. Leur avait-on demandé de tenir
quatre jours seulement, comme on l'a raconté ?
l'amiral n'en dit rien. Toujours est-il, qu'ils ont
résisté pendant plus d'un mois à des forces alleman-
des considérables, sous un bombardement incessant,
et avec une artillerie très inférieure à celle de l'en-
nemi. On ne peut lire sans émotion le récit simple,
clair, fidèle et modeste des difficultés toujours nou-
velles que doit vaincre l'amiral Ronarc'h, et toujours
sur-le-champ; des angoisses qui l'étreignent. Dès le
6 novembre, la croix de commandeur de la Légion
d'honneur venait récompenser ses service-.
Ceux que sa brigade et lui avaient rendus avant
cet épisode, ceux qu'ils devaient rendre après, sont
moins éclatants, mais réels. On sait que les deux
régiments de fusiliers marins avaient été appelés des
ports, au commencement d'aoïlt, pour faire la police
l'un dans Paris, l'autre dans la banlieue parisienne.
Le général Gallieni e-tirna qu'il y avait mieux à faire
de ces hommes. Il demanda que la brigaile tût orga-
nisée en force de campagne, et il en fit sa réserve.
Après la Marne, elle fut embarquée pour Anvers, mais
dut s'arrêter à Gand, d'où elle se replia sur Dixmude.
Dixmude pris par l'ennemi, on octroie quelques
jours de repos à nos marins, qui font ensuite con-
naissance avec la boue des Flandres, telle que 0 nous
n'en avions jamais, dit l'amiral, imaginé ni vu une
pareille ». Enfin, à partir de février 1915, la brigade
trouve un utile emploi de ses connaissances techni-
ques dans le secteur de droite de Nieuport, où le jeu
des eaux intéresse vivement les officiers. Le 20 no-
vembre, elle est réduite à un gros bataillon de
1.300 hommes.
Mais la reconnaissance pour les <t demoiselles à
pompon rouge » reste gravée au cœur de tous les
Français, plus spécialement de tous les Flamands,
auxquels le livre de l'amiral Ronarc'h, si intéres-
sant par le fond comme par la forme, fera con-
naître au prix de quelles souffrances les fusiliers
marins ont pu « tenir », dans leur courte mais
héroïque campagne. — André Cassel,
Sarâa.napa,le, tableau d'Eugène Delacroix,
acquis par le musée du Louvre en 1921 . — Cette grande
composition de 3"", 95 sur 4", 95 fut exposée au Salon
de 1828 avec d'autres œuvres de l'artiste : le Christ
au Jardin des Oliviers, un épisode de la Guerre
hellénique, un Turc caressant son cheval, et la
nature morte qu'on voit aujourd'hui au musée des
Arts décoratifs, dans la collection Moreau-Nélaton.
L'artiste retira du Salon son Marina Fattero, pour y
placer le Sardanapale. Le roi de Ninive est étendu
sur un lit couvert d'étotïe rouge, et orné de chaque
côté de têtes d'éléphants dorées. La scène se passe
au moment où le palais vient d'être pris d'assaut.
Cette scène avait été décrite par Byron, et c'est
sans doute par l'écrivain anglais que Delacroix fut
inspiré. Devant le roi, un bourreau poignarde une
femme nue ; une autre femme se penche sur le lit ;
à gauche, un esclave noir tue un cheval cabré. Le
roi reste impassible, entouré de serviteurs, à côté
d'une coupe placée sur une petite table de bois dé-
coupé et peint. Au premier plan, quelques accessoires
dénature morte.
Le tableau fut fort mal accueilli. Le 0 Moniteur
universel », notamment, publiait ces lignes : «Il est
temps encore de s'arrêter dans une telle carrière ;
que M. Delacroix mette un frein salutaire à son
imagination pittoresque et poétique ; qu'il s'efforce
d'acquérir du style ; qu'il consente à dessiner; qu'il
mette son langage à la hauteur de ses pensées; voilà
le désir et l'espoir de ses amis véritables, qui l'esti-
ment trop pour le flatter. » La plupart des critiques
trouvèrent le tableau ridicule, et la n Gazette de
France » disait même qu'on s'accordait à le recon-
naître comme le plus mauvais du Salon. Par contre,
quelques romantiques le déclaraient chef-d'œuvre,
et Delacroix lui-même, surpris par l'hostilité qu'il
rencontrait, finit par se persuader qu'il avait peint là
une de ses meilleures toiles.
Il reste difficile, même maintenant, de parler de ce
tableau avec impartialité. Classiques et romantiques
ont des successeurs qui n'ont pas désarmé. D'autre
part, Delacroix a fort justement acquis une répu-
tation qui emporte d'avance l'opinion de beaucoup
de gens. Nous n'avons point le désir de nier ici
l'admiration que nous a toujours inspirée cet homme
ardemment passionné pour son art, dont les efforts
renouvelés, la vive intelligence et la sensib.lité
extrême finirent par triompher de beaucoup d'insuf-
fisances naturelles. Mais nous ne croyons pas que le
Sardanapale soit un bon exemple de sa manière; on
y trouve certes quelques-unes des qualités du pein-
tre, un grand sens de l'arabesque, et un goût extrême
de la riche couleur. Mais on y trouve aussi tous les
défauts de l'aitiste, et de son temps. Les contempo-
rains n'avaient pas tout à fait tort quand ils jugeaient
ridicules certaines parties de la composition; il nous
est ditficile de ne pas regretter la présence d'acces-
soires qui rappellent beaucoup plus le bazar moderne
ou l'époque Louis-Philippe que celle de Sardana-
pale. Ils n'avaient pas non plus tout à fait tort
quand ils reprochaient à Dt;lacroix son manque de
style : non seulement on ne trouve dans le tableau
I
I
«• 777. Novembre 1921.
aucune compréhen-ion du pur et grave style assyrien,
mais aucun style li'aucune sorte.
Le Sar.lanapale est un personnage romantiauc dé-
guise, les femmes sont d'ordinaires modèles d'atelier,
le bourreau est un acteur de théâtre de quartier ; il
leur manque tout aspect décoratif. Certes, Dela-
croix a montré dans ses études' de tigres jusqu'où il
[louvait porterie pouNoir expressif et décoratif de la
ligne; on ne trouve pas cela dans sou tableau. On
oublierait la méconnaissance de l'époque, la singu-
larité romantique de l'interprétation du sujet, si
cela était possible en face de personnages dont les
actes puérils requièrent nécessairement l'attention.
Passons pourtant sur ces défauts. Mais le dessin
manque, tout à la fois, de caractère décoratif et de
force. Là fut toujours le point faible de Delacroix.
Il est peu capable de modeler solidement un mor-
ceau. 11 voit mal les grands plans ; il établit médio-
crement les valeurs, il ne va pas très loin dans le
modelé. Un portra.t
de Delacroix peut
se sauver par la pré-
sentation ; comparé
à un portrait d'In-
gres, il est vide,
creux, sans accent
et sans harmonie.
C'est dire que dans
une composition de
lui il ne faut pas
ctiercher des figures
d'un haut relief. 11
reste parcontredans
le Sardanapale un
vif sentiment de la
couleur. Encore, ce
sentiment manque-
t-il de toute disci-
pline. Le désordre
qui marque toute
l'œuvre s'étend jus-
que-là. Les rouges
et les bleus sont je-
tés un peu au ha-
sard, par un artiste
plus frémissant que
maître de son mé-
tier. Ils ne sont pas
toujours d'une rare
qualité, et souvent,
loin de se faire va-
loir, ils se nuisent.
Delacroix, en 1828,
croit que l'ennemi
de toute couleur est
le gris. Il n'a pas
encore compris que
la richesse d'un Vé-
romse tient juste-
ment à l'intelligent
emploi de grandes
parties grises qui,
par contraste, font
mieux sonner les
pourpres et les ors.
En somme donc,
à notre sens , le
Sardanapale n'est
qu'un essai ; l'intention en est plus louable que la
réalisation. Au moment où, à la suite de l'école
de David, la peinture française étuit en pleine déca-
dence, il était auJacieux de concevoir une impor-
tante composition à personnages. La témérité de
l'artiste lui a du moins servi d'expérience. Grâce à
des essais de ce genre, Delacroix a pu s'élever par
degrés jusqu'aux Femmes d'Alger et jusqu à VÈn-
Irce des croisés. Si Delacroix n'a pas dans ces œu-
vres atteint le magistral équ libre des grands peintres
d'autrefois, si même il reste assez loin derrière son
maître de prédilection Rubens, du moins peut-il
soutenir la comparaison avec les artistes de second
plan du xvii'' siècle, ioit des Flandres, soit d'Italie.
Ainsi, malgré quelques inutiles détails, malgré une
pâte mince et une certaine pauvreté d'établissement
lies formes, peut-on placer les Femmes d'Alger à
côté de la Diseuse de bonne aventure de Bartolom-
meo Manfredi : les sujets sont comparables, et le
beau bleu du vêtement de la négresse dans le tableau
moderne peut lutter avec le jaune du corsage qu'on
voit dans le tableau italien.
Quelque justifiées que soient les critiques faites
par les contemporains, on ne peut oublier que leSar-
danapale fut pour Delacroix un magnifique point de
départ. On le comprendra aisément, si l'on rapproche
ce tableau de l'Apothéose d'Homère qu il a remplacée
snr la cimaise du Louvre. Autant la composition
d'Ingres est compassée, autant celle de Delacroix est
spontanée. Une sorte de génie intérieur, car c'est
bien là le mot qu'il faut employer, anime l'artiste.
Si l'exécution n'a pas la générosité de l'invention,
du moins reste-t-ii certaines parties, comme le cheval
qui se cabre, comme la femme penchée sur le lit du
roi, qui sont de fort bons morceaux. Mais tout cela
suffisait-il à justifier l'entrée au Louvre d'un nou-
LAROUSSE MENSUEL
veau Delacroix, alors que le musée était déjà très
riche en œu\ res de ce maître, et en œuvres supé-
rieures au Sardanapale} Delacroix n'y gagne pas. Et
il est quelque peu regrettable qu'au lieu d'essayer de
combler au Louvre des lacunes graves, on continue
à acheter des toiles contestables et par surcroît vrai-
ment peu nécessaires au musée. S'il s'agissait d'œu-
vres incomparables, ce serait chose défendable. Mais
ce n'était le cas ni pour le Sardinapale, ni pour VAte-
Iter de Courbet. Là encore, le tableau est critiquable,
gâté comme il l'est par la sotte vanité de l'auteur
qui a cru devoir se représenter au centre dans un
éclairage arbitraire, avec une tête plus digne d'un
étalage de perruquier que du Louvre. Les beaux
dons de l'exécution ne peuvent masquer l'inintelli-
gence de l'arrangement.
Or, ces tableaux, on les paie des prix fort élevés :
750.000 francs pour le Courbet, et 700.000 francs
pmir le Delacroix. Rien n'explique de pareil.es
639
Sardanapale, tableau d Ktigene Delacroix AHi't ; Louvre).
-ecque, Sardanapale, roi dAstiyrie. assiégé par ses ennemis dans Ninive. sa capitale, résista pendant deux ans. Un débordement
du Tigi'e renversa une partie des murailles, et livra passage aux assiégeants. Quand Sardanapale vit qu'il était p^
'Selon la tradition s
de son palais, un immense bûcher, et s'y tlt brûler avec ses trésors, ses femmes et se
cotes. Jamais ces œuvres ne furent rechercliées en
vente publique. Leurs dimensions seules les empê-
cheraient déjà d'être facilement négociables. Elles ne
peuvent guère convenir qu'à des musées qui généra-
lement ne disposent pas d'énormes crédits, ou qu'à
de rares amateurs qui sentant bien qu'ils ont peu
de concurrents à redouter veulent acquérir à bon
compte. Ainsi leS'a>'da»a/>ai«n'a jamais, quel'onsache,
dépassé en vente publique le prix de 75.000 francs.
Il fut acquis pour cette somme par un marchand
qui dut le revendre à perte, à 60.000 francs. A la
vente Haro, on demandait 100.000 francs de l'œuvre,
mais la première mise à prix, qui n'était que de
30.000 francs, ne trouva aucun preneur. C'est des
héritiers Haro, que le vendeur actuel avait acquis le
tableau. En admettant même, pour tenir compte
de la dépréciation de l'argent, qu'il faille mul-
tiplier par trois la valeur que les œuvres d'art
avaient au xix* siècle, et en prenant pour base le
prix de vente le plus élevé du Sardanapaie, on n'arri-
verait qu'à une estimation de 225.000 francs. C'était
un chiure fort suffisant, à supposer qu'on ait absolu-
ment voulu faire entrer le Sardanapale au Louvre.
Mais le Louvre est assez pauvre en primitifs ita-
liens ; l'école espagnole y est très mal représentée ;
l'école anglaise n'y existe pour ainsi dire pas. Il est
bien tard, pour espérer trouver un beau Vélasquez ;
mais Goya, mais Gainsborough restent accessibles.
Quantité d autres peintres de mérite manquent à
notre musée. Que les intéressés entraînent l'opinion
à propos de l'acquisition d'un tableau français, est
chose facile ; à notre sens pourtant, nos musées ne
doivent pas faire une sorte de trust des œuvres d'un
artiste. Quand celui-ci est suffisamment représenté,
mieux vaut laisser aux amateurs ou aux musées
étrangers les toiles à vendre. Un Watteau, un
Chardin, un Delacroix, un Ccurbet nous servent mieux
à Londres, à Edimbourg, à New-York, qu'à Pans.
Ils font là, en faveur de l'esprit français, la meilleure
des propagandes ; on a tort de l'oublier.
Aus.>i bien, paraît-il singulier qu'on propose depuis
quelque temps au Louvre de n'acheter que des ar-
tistes à haute cote. Il est vraiment aisé de déclarer
aujourd'hui qu'une toile de Delacroix, ou de Cour-
bet, ou de Vermeer est un chef-d'œuvre ; ce qu'on
attend d'une administration avisée, c'est précisément
l'achat de maîtres moins à la mode. L'babdeté, ça
été d'acquérir en 1871 la Dentellière de Vermeer
pour 1.200 francs ; ce n'est pas de nous proposer au-
jourd'hui la Petite rue de Délit, du même artiste,
pour trois millions. Du moins là avait-on, malgré
l'énormité du prix, l'excuse de dire qu'on ne connaît
que deux paysages du maître, et qu'un seul étant à
vendre le Louvre laissait passer l'unique occasion
d'avoir un paysage de Vermeer. Pareille excuse
n'existe pas lors-
qu'il s'agit de Cour-
bet ou de Dela-
croix. Et quand on
\oit le Louvre dé-
penser ainsi l'argent
sans compter, créer
des cotes invraisem-
blables et sans pré-
cédent comme cela
vient de se faire
pour De lacroix,
pour Courbet, pour
Degas, on est un
peu en droit de se
demander si le mo-
ment est bien choisi
pour crier misère et
réclamer du pu-
blic une nouvelle
contribution sous
forme de droit d'en-
trée. On sait qu'un
millier de per-
soimes environ vi-
sitent chaque jour
le Louvre. Mais il
n'y aura guère que
deux cent cinqtiante
jours payants dans
l'année, et l'on
peut bien croire
qu'à partir du jour
où il faudra verser
un droit les en-
trées diminueront.
En estimant donc
à 200.000 francs
par an la recette,
on se montre fort
généreux. Nous
fan Ira- 1 -il payer
cet impôt nouveau,
ou subir mille for-
malités, décourager
le public de borme
volonté qui n'est pas
toujours le plus ri-
che, amoindrir par
là même en France le goût de l'art, tout cela pour
que l'achat d'un seul tableau comme le Sardana-
pale absorbe en une fois les recettes de trois années ?
Il semble bien qu'il vaudrait mieux payer moins
cher — et ce n'est pas impossible, — et laisser libre
l'entrée du musée. — Tristan Leclére.
Tatin (Victor), ingénieur français, né à Paris
en 1843, mort dans la même ville le iS avril 1913.
De bonne heure, Tatin avait montré un goût très
vif pour la mécanique et ses applications. Après
avoir pratiqué les sports nautiques, il se mit éner-
giquement au travail, et eut vite fait d'acquérir les
connaissances qu'il devait mettre en pratique durant
toute sa vie.
Esprit ingénieux et inventif, il imagina et cons-
truisit divers appareils mécaniques ; mais il devait
être entièrement conquis par l'aviation. A cette
époque, on traitait volontiers de chimériques les
conceptions d'appareils plus lourds que l'air, de
même que l'on considérait comme de doux vision-
naires les hommes qui avaient le courage de s'en
faire les défenseurs. Tatin avait cependant, comme
Ader, Mouillard, Penaud, et tant d'autres, la foi la
plus ardente dans l'avenir de ses idées, et il devait
vivre assez longtemps pour en voir le merveilletix
triomphe. Al'aviation il avait consacré son intelligence
et son temps, sacrifié ses ressources; il doit être consi-
déré comme l'un des plus savants, quoique des plus
modestes pionniers de la locomotion nouvelle.
En août 1871, il avait vu l'essai réussi de planeur
effectué par Penaud ; il assistait encore aux expé-
riences décisives (de juin 1872 et novembre 1S74)
du D' Huteau de Villeneuve et du même Penaud,
sur le vol imité des oiseaux ; enfin, encouragé par
le professeur Marey, dont il devint l'ami puis le
a pe:
, i-rdu, il fit élever, dans une des coiu's
eunuques, en 817 av. J.-C.j
640
collaborateur, il construisit divers modèles d'orni-
thoptères.
En 1878, il avait construit dé;à une pelite
macliine volante à ailes battantes, mues par la
détente de l'air comprimé. En 1879, il l'expéri-
mentait à Chalais-Meudon, et obtenait quelques vols
très réussis. Il avait compris bien vite que l'orni-
thoptère ne pourrait sans doute jamais qu'imiter
grossièrement l'appareil délicat de vol des oiseaux,
et il imagina des aéroplanes (monoplans) qu'il cons-
truisit d'abord en petit, mais qui, sauf quelques
détails et perfectionnements, étaient identiques à
ceux que l'on construit encore aujourd'hui.
En i8go et 1896-1897, il expérimentait des appa-
reils munis de moteurs à vapeur légers ; mais
l'invention du moteur à explosion allait lui permettre
de construire de grands appareils. Il se mit à l'œuvre
immédiatement, et le prem er de ces appareils, que
devait essayer un de ses admirateurs, fut monté par
le comte de La Vaulx, qui réussit deux envolées (1906).
Ces ébauches d'aviation, quelle que soit leur impor-
tance dans l'histoire
de cette nouvelle con-
quête de l'homme, de-
vaient passer à peu
près inaperçues, et il
fallut attendre que
l'idée, pourtant si fran-
çaise, nous revînt de
l'étranger ; alors on
admira! A cette épo- □•oiJ 1 u
qued'cngouementpour netlfdeur Q3UCn6
les biplans que Wilbur
Wright venait d'im-
poser à l'admiration,
Tatin défendit sa con-
ception du monoplan,
et, après avoir établi I fe.
un appareil de ce ^^'^
genre pour les ateliers
Clément, il cons-
truisit (associé avec
Paulhan) son mono-
plan appelé « torpille j),
que Lojiis Gaudard ^'e- '• -
essaya en igir-igiz.
Ce monoplan fut exposé au Salon de l'aviation,
en ign.
LAROUSSE MENSUEL
spéciale intervient pour dé.ormer l'image, et étirer
ce point en une ligne lumineuse. L'observateur voit
alors apparaître, dans son champ de vision, le point
sous forme de deux traits verticaux qu'il lui est
facile de mettre en coïncidence.
Le télémètre Barr and Stroud a été construit, pour
la première fois, en 1888. A l'origine, on n avait pour
but que d'obtenir un moyen de détermination des
distances pour le tir des bâtiments de combat; mais
ses services furent très vite appréciés au point de
vue navigation, et dans plusieurs marines de
f;uerre les manuels de navigation préconisent son
utilisation. C'est à ce point de vue que son emploi se
recommande dans la marine marchande, plus spé-
cialement pour la navigation côtière (fig. 2).
La navigation côlière est délicate, et souvent plus
difficile que la navigation en haute mer. Les îles,
récifs, hauts-fonds, courants que l'on rencontre gé-
néralement à proximité de terre sont souvent dange-
reux. Dans ces conditions, le commandant d'un
navire doit, pour bien diriger la marche de son bâ-
Enveloppe intérieure
Enveloppe extérieure
Réflecteur droit
4.
-^
Objectif gauche Oculaire-'^
m.
Objectif droit
Réflecteurs centraux
Tatin s'est occupé aussi, et avec succès, des plus
légers que l'air, et il a construit pour H. Deutsch de
la Meurthe le premier ti Ville-de-Paris ».
Son œuvre écrite comprend deux volumes : Elé-
ments d'aviation (Paris, igo8), et 'Ihiorie et pratique
de V Aviation (Varn, igio). Il a donné, en outre, d'assez
nombreux articles aux journaux ou revues techni-
ques, et, spécialemc nt, à VAérophile. — Piorrc Jeannet.
Télémètre. (Utilisation du télémètre dans
LA MARINE MARCHANDE.) — Le Laroussc Mensuel
(t. m, p. 740, art. iélêmétrie) a déjà publié une
étude sur le télémètre ; mais l'article qui était
consacré à cet instrument avait été conçu en pleine
guerre, et, tout naturellement son application état
surtout envisagée au point de vue militaire.
Nous renvoyons à cette étude les lecteurs qui dé-
sireraient prendre connaissance d'une façon précise
et détaillée des principes sur lesquels est basée la
télémétrie, et des divers instruments qui ont été cons-
truits jusqu'à ce jour.
Nous rappellerons seulement que le télémètre
permet automatiquement la détermination de
la distance d'un objet, et nous décrirons som-
mairement le « Barr and Stroud », qui est aujour-
d'hui le télémètre le plus répandu dans les marines
mondiales.
Le télémètre Barr and Stroud consiste en deux lu-
nettes séparées, montées dans un même châssis, dont
les deux objectifs sont placés chacun à l'extrémité
de ce châssis, et peuvent être simultanément
dirigés vers un même objet. Des systèmes réfléchis-
sants, des prismes pentagonaux, sont adaptés à
chaque objectif, et servent à diriger les rayons lu-
mineux vers les oculaires, qui sont placés au centre
du châssis. Le télémètre forme donc la base d'un
triangle dont l'objet visé est le sommet. La distance
de cet objet est obtenue par la mesure de sa • paral-
laxe », c'est-à-dire de l'angle sous-tendu par la base
de l'instrument, vu de l'objet (fig. i).
Chacun des deux objectifs renvoie une ima^e de
l'objet visé, dans le plan focal de l'oculaire : l'obser-
vateur découvre donc dans son champ de vision
deux images, qui, suivant le type de l'instrument,
peuvent ou bien se chevaucher l'une l'autre, ou bien
sont coupées en deux par une ligne séparatrice, et
qu'il convient de faire coïncider.
La distance de l'objet visé se lit automatiquement
au moment de la coïncidence, soit dans l'oculaire
même, au moyen d'une échelle graduée, soit sur un
cadran extérieur où elle vient s'inscrire mécani-
quement.
La lecture de ces distances est une opération
simple et rapide. Quand l'observateur ne peut aper-
cevoir dans son champ de vision qu'un point lumi-
neux : un feu de position, par exemple, une lentille
SclR-ma d'un ti'U-nièlre Barr and Stroud.
timent, connaître constamment sa position exacte.
Pour l'obtenir, on procédait jusqu'à ce jour au moyen
d'alignements, de segments capables, de relèvements
et de sondages (fig. 3 et 4).
L'alignement, par lui-mCme, ne donne qu'un lieu
géométrique de
la position du
navire; son em-
ploi, combiné
avec celui du té-
lémètre, permet
de déterminer
avec précision la
position d'un bâ-
timent, puisque
la distance don-
née par cet ap-
pareil et repor-
tée à l'échelle de
la carte est le
rayon d'un cer-
cle sur la circon-
férence duquel le
bâtiment obser-
vateur se trouve.
Sa situation
exacte est déter-
minée par l'in-
tersectiondel'ali-
gnement avec la
circonférence.
Beaucoup plus
simplement, lors-
que deux ou plu-
sieurs points peu-
vent être visés :
pointes, amers,
phares, etc., la pig. 2. _ Modèle de t.l4mèlie Barr arU
position du na- stroud, de 8O centlmèti-eB, monté Bur la
vire est détermi- passerelle dun navire.
née par l'inter-
f ection des différents cercles ayant pou;- rayons les
diverses distances observées.
Actuellement, lorsqu'un seul point est en vue, la
méthoJe usitée consiste dans la prise de deux relè-
vements, à quelques instants d'intervalle, que l'on
reporte sur la carte, en même temps que la route
parcourue par le bâtiment pendant cet intervalle de
temps. Les résultats obtenus au moyen de ce procédé
ne peuvent être qu approximatifs, car, bien entendu,
il est très difficile de fixer exactement la route et la
distance parcourues. Déplus, la marée et les courants
exercent souvent une influence assez forte sur le
bâtiment, dont la dérive a pu être. grande, et, ainsi,
la détermination de sa position exacte est encore
rendue plus compliquée.
Le télémètre permet d'obtenir très rapidement les
renseignements désirés, puisque la position du navire
N' 777. Novembre 1921.
est toujours déterminée par l'intersection de l'un des
côtés de l'angle de relèvement avec le cercle de
position.
Il va de soi que, dans ce dernier cas, il est pos-
sible, au moyen d'une seconde observation, de cal-
culer très exactement la dérive par laquelle le
bâtiment s'était laissé entraîner, en comparant la
route réellement suivie et reportée sur la carte, à la
route prévue, telle qu'elle avait été déterminée au
moyen du compas.
La supériorité du télémètre apparaît plus nette-
ment encore comme moyen de détermination de la
position d'un bâtiment dans les cas de mauvaise visi- .
bilité, ou de brume, lorsque les points observés ne
sont aperçus que pendant de très courts instants, et
souvent sans grande netteté. Le télémètre est, en
effet, une puissante jumelle grâce à laquelle l'iden-
tification de ces points est rendue plus facile et la
détermination de la distance particulièrement ra-
pide, puisqu'il suf.'it d'une visée.
Les navigateurs désireux de calculer les distances
qui les séparent de l'objet visé par eux, un amer,
par exemple, doivent mesurer avec un sextant l'angle
sous lequel ils aperçoivent cet amer ; et, avant de
s'en servir dans leurs calculs, doivent y apporter les
• D
Fi|f. 3. — Le navire A fsl siu- t'atigneiiu-nt du ["»int B. par le
point C ïiur ce lieu géouiétrique. la position du navire est déter-
minée très exactement par 1 observation de la diKlance AB, par
exemple.
Sur re même schéma, le navire A relève le point b au N. du
compas (N.-SSo 10.). — Pour déterminer un relèvement avec pré-
cision, il laul tenir compte de la '• déviation » du compas, et de la
« déclinaison " du lieu.
corrections habituelles (erreur instrumentale, etc.).
Ils doivent également connaître la hauteur de l'objet
visé, et, pour obtenir le maximum d'exactitude dans
leurs calculs, doivent tenir compte de la hauteur à
laquelle ils se trouvent, de celle de l'objet visé, et,
aussi, de la marée.
Une simple observation au té'émètre suffit pour
connaître cette distance, sans qu'il ait été besoin
d'utiliser les tables nautiques, et qu'il ait fallu réunir
les divers renseignements numériques et corrigés,
nécessaires aux calculs.
Cette faculté de détermin?r ainsi rapidement
l'éloignement de n'importe quel objet est vraiment
le grand avantage du télémètre, si l'on se souvient,
d'autre part, de ia grande difficulté que l'on éprouve
Fig. t. — Va position du navire A est déterminée par l'inter-
seclion des trois cercles de position, dont les sunimeta sont en
B. C. et b, cl dont les rayons sont les distances AU, AC, AD,
otiservéc* au télémètre.
en mer à l'appréciation des distances, et de la
nécessité fréquente où l'on se trouve de connaître-
cxactement cet élément, lorsqu'il s'agit, par exemple,
<le quelque récif ou de quelque pointe qu'il faut
« arrondir ».
Dans une foule de circonstances, le télémètre dé-
montre son utilité ; curieusement même, parfois,
puisqu'à plusieurs reprises on s'en est servi pour
calculer la vitesse d'un bâtiment, en observant à des
temps diliérents la distance de certains points, visés
à l'arrière et dans l'î prolongement du navire.
Les résultats obtenus ont été excellents, et, dans
des essais faits sur des bases, ont toujours coïncidé
avec les résultats obtenus par les procédés ha-
bituels. — n. Lk Masson.
tmp. Larousse lAupè. Gillon. Itoltier L.arouB8e, Moreau et Ci*),.
Pans, il. rue Montparnasse. — Le Gérant ; L. Oroslbt.
DÉCEUBRE. — Les Chasses de Maximilien : L'Empereur Afaximilien attaque le sanglier. Tapisserie d'après le carton de Van Orley (Louvre). [V. p. 259.]
N" 178.
Décembre 1921
Application du Concordat par un
prélat d'ancien régime (l'), m»' Cham-
pion DE ClCÉ, ARCHEVÊQUE D'AIX ET D'ARLES (i802-
iSio), par L. Lévy-Schneider (Paris, gr. in-S"; 1921).
— Parmi les évêques les plus en vue de l'ancien
régime, qui survécurent à la Révolution et prirent
part à la réorganisation religieuse de la France, il
en est peu d'aussi marquants que M'' Champion
de Cicé. On s'étonne qu'il n'ait pas plus tôt attiré
l'attention des historiens, et c'est à juste titre que
L. Lévy-Schneider vient de lui consacrer une sub-
stantielle étude, où il s'est principalement attaché
à faire revivre la dernière partie de cette longue car-
rière épiscopale sur le siège d'Aix-en-Provence.
Jérôme-Marie Champion de Cicé, né à Rennes en
1735, d'une famille noble mais sans fortune, fit ses
études à Paris, au collège Duplessis, où il se lia avec
Turgot. Ordonné prêtre en 1761, il avait, durant
quelques années, secondé son frère Jean-Baptiste-
Marie de Cicé dans l'administration du diocèse
d'Auxerre. Il fut nommé en 1765 agent général du
clergé de France avec l'abbé de la Luzerne, et se
signala, au cours des cinq années que dura sa charge,
par son activité, son sens des affaires, son don d'or-
ganisation. A l'expiration de son mandat, en 1770, il
fut élu à l'évêché de Rodez.
Le nouvel évëque, qui se rattachait, par sa for-
mation et ses goûts, à cette pléiade brillante de pré-
lats administrateurs formée au contact des Econo-
mistes, devait, durant dix années, s'occuper de cette
pauvre province qu'était le Rouergue, en mêlant à
son activité religieuse une activité administrative
singulière : mulliplication des travaux publics, amé-
lioration de la perception des impôts, enseignement
de l'agriculture et de l'hygiène, assistance publique,
rien ne le laissa indifférent. Dès le lendemain de sa
nomination, il fai?ait dresser par ses curés un état
du diocèse, suivant un plan où il se préoccupait non
seulement des questions relatives à l'organisation
ecclésiastique, à la religion et à l'éducation, mais
aussi de toutes les questions matérielles et sociales
qui pouvaient toucher ses diocésains. Il entretint
avec le ministère et l'intendance une correspondance
administrative très régulière. Son amitié avec Necker
valut au Rouergue l'établissement d'une assemblée
provinciale, qu'il présida avec beaucoup de succès.
Cet épiscopat fut marqué par deux grandes diset-
tes, en 1771 et en 1778, qui fournirent à M»" de Cicé
l'occasion de manifester sa bienfaisance, d'établir des
ateliers de charité, et d'instituer l'aumône par le tra-
vail : il fut marqué aussi par des luttes violentes
entre l'évêque et son chapitre, luttes qui furent la
source de longs et pénibles procès.
En 1781, M»' de Cicé fut transféré au siège de Bor-
deaux, où il trouva un théâtre d'activité plus large
que celui de Rodez. Il continua à s'intéresser aux
affaires administratives de sa nouvelle province,
fonda une école de sourds-muets, eut à soutenir quel-
ques querelles contre les prétentions du Parlement,
et, en ce qui concerne les questions d'Eglise, s'oc-
cupa surtout d'administration temporelle des parois-
ses, des écoles et des communautés. Il était souvent
appelé à Paris, soit par les assemblées du clergé,
soit par la commission des réguliers : il le fut en-
core, en 1787, par l'Assemblée des notables, qui
marqua le début de sa carrière politique.
L'archevêque de Bordeaux, élu député du clergé de
sa sénéchaussée aux Etats généraux, ne tarda pas à
exploiter la réputation qui l'avait précédé à Versailles.
Il fut un des chefs du mouvement de réunion aux
communes des ordres privilégiés, et, bientôt nommé
membre du premier comité de constitution, il déposa
en juillet 1789 un rapport sur les opérations préala-
bles de ce comité, où il posait les bases dune cons-
titution libérale. Louis XVI ne tarda pas à l'appeler
dans le second ministère Necker, en qualité de garde
des sceaux. C'est alors que commença pour lui l'ère
des difficultés, car il fut très intimement mêlé à
l'affaire de la constitution civile du clergé, et dé-
ploya toutes les ressources d'une diplomatie subtile
pour obtenir l'agrément du saint-siège. Ses efforts
furent vains, et devaient être la source de bien des
rancunes. Il refusa cependant de prêter le serment,
et se vit ainsi privé de son archevêché ; mais sa
conduite trop modérée lui valut l'hostilité des partis
extrêmes. Renié par la droite pour les concessions
qu'il avait cru devoir faire à l'esprit du temps, sus-
pecté par la gauche à cause de sa réserve et de sa
fidélité dans certaines questions religieuses, accusé
de favoriser secrètement la contre-rSvolution, entouré
de mille difficultés dans un temps singulièrement
difficile, il fut contraint de donner sa démission,
et ne tarda pas à suivre dans l'exil ceux-là mêmes
dont il avait parfois déploré l'intransigeance, et
auxquels il ne pouvait désormais s'empêcher de
s'associer.
Tour à tour proscrit en Hollande, en Allemagne
et en Angleterre, M»' de Cicé ne devait rencontrer de
la part des autres évêques exiles que défiance et hos-
tilité. On ne cessait de lui reprocher d être la source
des malheurs de l'Eglise de France , sans tenir
compte de la reconnaissance publique qu'il a\ait
faite de ses erreurs, et des marques sincères qu'il
avait données de son repentir. II vécut longtemps à
Londres dans une gêne voisine de la misère, corres-
pondant avec Louis XVIII, traçant des projets de
réforme, et témoignant de l'intérêt que sou esprit ne
cessait de porter aux choses de la politique.
C'est ainsi qu'il suivit avec passion les négociations
du Concordat. Il publia même des mémoires desti-
nés à accommoder le statut de l'Eglise au régime issu
de la Révolution. Il s'efforça, lorsque le Concordat
eut été conclu entre le Premier consul et le pape
Pie VII, de décider ses confrères à s'y rallier. Beau-
coup refusèrent ; quant à lui, trop avisé pour ne
pas comprendre qu'il pourrait encore jouer un rôle
dans l'organisation nouvelle, il se démit de son
siège de Bordeaux, et fut, le 19 germinal an X
(9 avril 1802), nommé par Bonaparte archevêque
d'Aix.
LAROUSSE MENSUEL. — V.
24
642
L. Lévy-Schneider a mis ses soins à évoquer dans
les moindres détails cette dernière partie de la vie
de M»' de Cicé, qui devait durer huit années. On ne
peut comprendre son rôle comme évêque concorda-
taire, si l'on ne rappelle ce qu'il avait été comme
prélat administrateur sous l'ancien régime, et comme
politique sous la Révolution. Esprit ouvert à toutes
les questions, doué d'une grande puissance de tra-
vail, très actif, un peu autoritaire, mais aussi avide
de pouvoir et accessible à l'ambition, il avait fait
preuve d'une rare souplesse et d'une fine diplomatie
pour arriver à ses fins. Tel il s'était révélé, au cours
de sa longue carrière — il avait alors soixante-sept
ans — tel il devait s'affirmer sur le nouveau siège où
l'appelait le Concordat.
Dès le premier jour. M»' de Cicé appliqua son esprit
souple et nuancé à créer une atmosphère de bien-
veillance qui lui permît de mener à bien son oeuvre
de restauration religieuse, à laquelle ses anciennes
préoccupations, rajeunies par les circonstances, n'al-
laient pas tarder d'ajouter une oeuvre de reconstruc-
tion administrative. Il commença par donner au nou-
veau pouvoir des gages formels de loyalisme et de
confiance. Dans les diverses manifestations politi-
ques ou religieuses dont il eut à s'occuper, il se mon-
tra un serviteur dévoué du nouveau régime. Toute-
fois, il n'oubliait pas son origine cléricale, et, bien
que fidèle à la lettre du Concordat et des articles
organiques, il s'efiorçait, avec une rare adresse.
MKr J.-M. Champion de Cicé.
d'en éluder l'esprit lorsque cet esprit lui paraissait
contraire aux intérêts ecclésiastiques, ou à ses intiïnes
préférences. C'est ainsi qu'il s'employa à diminuer
dans son nouveau clergé la part légale des prêtres
constitutionnels, à multiplier le nombre des succur-
sales, et à obtenir du pouvoir par ses flatteries habi-
les tout ce qu'il pouvait souhaiter en faveur des
ressources à assurer au culte, de la publicité de ses
cérémonies, de l'organisation des œuvres d'assistance
et d'enseignement.
Il fut souvent, on le devine, en conflit avec les
autorités civiles, représentées par les deux préfets
des Bouches-du-Rhône et du Var, Delacroix et Fau-
chet. Le premier ne tarda pas à être remplacé par
Thibaudeau, un autre conventionnel. M»' de Cicé
avait une assez grande habitude des hommes, pour
les faire virer à sa guise. Il semble bien que, d'une
façon générale, c'est lui qui sortit victorieux des
divers conflits où il fut engagé : il est vrai que le
prélat était soutenu en haut lieu par le ministre des
cultes Portails, dont l'influence paraît avoir été
plus réelle que celle de son confrère de la police,
Fouché.
On peut dire que, jusqu'en 1807, l'archevêque
d'Aix parvint à donner des bases solides à l'œuvre
de reconstruction du diocèse de Provence, à laquelle
il s'était voué. Attentif à toutes les questions qui,
de près ou de loin, touchaient aux intérêts ecclésias-
tiques, il faisait preuve d'un esprit subtil, avisé, à
la fois prudent et entreprenant, toujours en éveil
pour faire respecter les droits concèdes à l'Eglise par
le Concordat, ou pour obtenir de la négligence, de
la faiblesse, de la bienveillance du pouvoir temporel
des tolérances qu'il faisait consacrer aussitôt comme
de nouveaux droits.
De 1808 à 1810, ses relations furent plus délicates
avec le pouvoir civil, qu'un conflit violent mettait
aux prises avec la papauté. Entre le pape et l'Em-
pereur, M»» de Cicé s'efforça de garder une attitude
d'équilibre, se taisant d'abord, s'etïorçant ensuite de
pratiquer, comme jadis à l'Assemblée constituante,
une politique de conciliation entre le souverain tem-
porel et le souverain spirituel. C'est vers celui-ci
LAROUSSE MENSUEL
qu'allaient se? préférences secrètes ; mais, convaincu
de son impuissance, il voulut réserver à l'adminis-
tration intérieure de son diocèse les restes d'une
existence et d'une énergie qu'il sentait s'éteindre.
Grand administrateur, il l'avait été sous l'ancien
régime ; il le fut encore sous le régime concordataire.
Longtemps encouragé par Portails, il se mêlait aux
affaires civiles, contrô.ait les actes de ses préfets,
adressait des rapports et mémoires au ministère,
faisait, en quelque sorte, figure d'un missus domim-
cus à demeure en Provence. C'est, malgré tout, le
souci du relèvement religieux, qui semble avoir été
prédominant, au soir de cette longue et orageuse
carrière d'un prélat qui avait pu être homme de
cour et homme de gouvernement, mais qui était
avant tout homme d'Eglise.
Il devait laisser à sa mort l'Eglise de Provence
déjà prospère, mais surtout restaurée sur des bases
assez solides pour que la chute de l'Empire n'eût
point sur elle de répercussion funeste. L. Lévy-
Schneider nous a montré, avec une très abondante
documentation et une louable impartialité, comment
il y réussit, servi par une diplomatie ondoyante et
diverse quant aux moyens, d'une imperturbable
constance quant au but poursuivi.
Ce prélat, qui avait touché au faîte des honneurs
et de la fortune sous l'ancien régime, mourut pau-
vre, le 22 août i8ro, s'occupant jusqu'au dernier jour
des intérêts de son diocèse. Il avait so.xante-quinze
ans. Avec lui disparaissait le doyen des évêques
concordataires, doyen par l'âge mais sans doute
aussi par les talents ; grande figure, trop longtemps
oubliée dans une ombre ingrate, mais digne de revi-
vre comme une des plus représentatives qui aient
été léguées à la nouvelle Eglise par l'ancien clergé
de France. — B. Comues de Patris.
Automobile. (Alimentation du Moteur.) —
L'alimentation du moteur en essence a été, dans les
automobiles, résolue de plusieurs manières ; le pro-
cédé le plus simple est évidemment d'utiliser la
pesanteur : le réservoir, placé au-dessus des cylindres,
alimente ceux-ci par écoulement direct. Pour di-
versesraisons; encombrement, crainted'échauffement
et d'incendie, odeur dans la voiture, on
préfère reléguer la provision d'essence
à l'arrière du véhicule.
Dans ce cas, une difficulté se pré-
sente : à la partie postérieure du châs-
sis, le réservoir et, par suite, le niveau
du carburant se trouvent au-dessous
du moteur : un dispositif de remontée
de l'essence s'impose.
Une solution d'abord préconisée con-
sistait à établir une pression en refou-
lant, à la pompe, de l'air au moment
du départ, dans le réservoir, manœuvre
ennuyeuse qu'il fallait répéter à chaque
remplissage oujaugeage ; en outre, cette
pression entraînait de fréquentes fuites
dans les canalisations.
Un autre procédé, pluslogique, utilise,
pour aspirer l'essence, le vide produit
par le moteur lors de son fonction-
nement. Mais il est évident qu'une
attaque directe du moteur sur le réser-
voir provoque des à-coups, des pertur-
bations et une alimentation irréguUère;
il est nécessaire d'intercaler, entre les
deux organes, une nourrice régulatrice ,
le moteur aspirant sur le réservoir par
l'intermédiaire de celle-ci.
Le fonctionnement de cette nourrice
a conduit plusieurs constructeurs à ima- "
giner des systèmes de remplissage et
de vidange automatiques, évitant toute
canalisation sous pression ; ces appa-
reils, connus sous les noms d'élévateur,
à.' exhausteur [du verbe angl. to exkaust,
aspirer], aulovac, etc., se trouvent
aujourd'hui sur toutes les machines.
En principe, la nourrice d'alimentation placée au-
dessus du moteur est reliée par diverses tubulures
à la conduite de vide du moteur, au réservoir d'es-
sence, au carburateur et à l'air libre. Ces tubulures
sont naturellement fermées par des ■ soupapes, le
rôle des appareils étant précisément de faire fonc-
tionner ces soupapes en temps voulu.
Pour y parvenir, la nourrice, d'une contenance
d'environ deux litres, contient un flotteur ; lors-
qu'elle est vide d'essence, ce flotteur, reposant dans
sa position basse, laisse ouvertes les communications
avec le vide du moteur et avec l'essence, tandis
qu'il ferme le départ au carburateur, et la soupape
de rentrée d'air. Sons l'influence du vide, l'essence
parvient à l'appareil, soulève le flotteur; arrivé à
un certain niveau le flotteur, cette fois, ferme le
vide et l'arrivée d'essence, ouvrant au contraire le
départ de carburant vers le moteur et l'admission
d'air ; l'air, en rentrant aussitôt, annule la dépres-
sion, et permet l'écoulement de l'essence; le flotteur,
redescendant, ramène l'appareil dans sa première posi-
tion. La même manœuvre peut recommencer, assurant
ainsi l'alimentation régulière du moteur. — M.MounB.
IV 178. Décembre 1921.
Sasalte (les diverses Applications du). — Le
basalte est une roche d'origine éruptive, dont l'aspect
est homogène; cette roche est très dure, elle n'est
pas rayée par l'acier ; la cassure en est mate, d'un noir
bleuâtre ou grisâtre, et la matière est plus ou moins
poreuse. On y distingue de très grandes variétés de
cristaux, qui sont agglutinées ensemble. Le basalte
est, en grande partie, composé de silice, et on y
rencontre de la chaux, de la magnésie et de 1 oxyde
de fer.
Les gisements de basalte sont assez répandus lur
toute la surface du globe. En France, c'est surtout dans
les Pyrénées, et en Auvergne dans les environs de
Alurat, que se trouvent les gisements les plus impor-
tants ; on en rencontre, en Ecosse, en Irlande et en
Italie, des quantités considérables. L'Allemagne pos-
sède des gisements de basalte en Saxe, et surtout
dans les Provinces rhénanes, où de nombreuses
carrières étaient exploitées, dès avant la guerre, par
une société allemande. La Tchécoslovaquie en pos-
sède en Bohême. L'Amérique du Sud a du basalte
dans la chaîne des Andes. Enfin, on en trouve aussi
dans l'île Sainte-Hélène.
Cette matière offre une très grande résistance à
l'écrasement, et à ce point de vue elle est supérieure
au granit. On l'utilise depuis très longtemps pour
construire des édifices, des ouvrages d'art ; on en
tire des marches d'escalier, des pavés. Les blocs de
basalte sont taillés directement au marteau.
Etant donné la dureté du basalte, on emploie cette
roche pour l'empierrement des routes, et l'on ren-
contre en Auvergne beaucoup de routes pavées de
cette façon : ce sont d'ailleurs les routes les meilleures
que nous ayons en France.
Ces emplois sont, malgré tout, assez limités, car
le basalte est difficile à travailler. On n'obtient les
matériaux de forme géométrique convenable, qu'à un
prix de revient élevé.
Cette roche étant d'origine éruptive, le D' Ribbe,
de Mauriac, a eu l'idée de réaliser les formes voulues,
pour les pièces en vue, au moyen d'une fusion suivie
d'un moulage. Ce problème, qui semble des plus dif-
ficiles à résoudre, a été l'objet de longues recherches
pendant plusieurs années, dans les laboratoires alle-
MoDta^ de lauiovac.
mands. S'il est très facile d'obtenir la fusion du
basalte, il est au contraire difficile, quand il se soli-
difie, de lui conserver ses propriétés naturelles de
dureté et de résistance.
Les essais du D' Ribbe ont montré, dès l'année 1909,
que la fusion du basalte puis son moulage s'ellectuent
commodément aux environs de 1.300° C. A l'origine,
on n'obtenait qu'une substance noir de jais, qui
était fragile et qui, par suite, ne pouvait pas avoir
d'applications intéressantes; mais, en poursuivant
les expériences, on finit par arriver à dcvitrifier les
objets moulés, et à leur donner la structure cristalline
que l'on rencontre dans les roches primitives.
Ce procédé avait besoin d'une mise au point, pour
devenir industriel ; une société se forma : le Basalte,
pour consacrer de longs efforts à la recherche des
tours, des moules, tle l'outillage, le plus appropriés
à la nouvelle industrie.
Des constatations fort intéreîsantes ont été faites à
cepropos, touchant notamment les propriétésnouvelles
du basalte fondu, qui, comme le basalte naturel, oSre
une grande résistance à l'usure, et une résistance élevée
à l'écrasement; par conséquent, on peut en faire des
«• 178. Décembre 1921.
pavés, des dalles, des bordures de quais, des marches
d'escaliers. Des essais de pavage et de dallage ont
donné des résultats très remarquables dans des cours
d'usines ou sur des routes très fréquentées, par
exemple aux environs de Paris ; on obtient non seu-
lement ime régularité de forme parfaite par le mou-
1;il;i-, nmis un'- rt'^i-^t.iiico à l'iisiir'^ pratiquement in-
Kxpluitatioii du basalte qu'on est obligé de détadier au [•
définie. Ces mêmes propriétés indiquent l'emploi du
basalte pour les pièces de soubassement, les pierres
d'angle, de voûte dans les grands édifices et dans les
ouvrages d'art.
La résistance aux acides indique aussi l'emploi du
basalte dans de grandes proportions pour les usines
de produits cliimiques. De même, le basalte résistant
Une route, en Ubêname, qui est percée à travers des (gisements de basalte.
bien aux intempéries, on a pu constituer des ardoises
en basalte fondu, que l'on rend aussi légères que
possible en donnant à la matière une structure de
pierre ponce.
Mais il est une qualité que l'on avait toujours
négligée dans le basalte naturel, et que l'on a
remarquée dans le basalte fondu, étant donné la
possibilité d'obtenir des objets de forme ; il s'agit de
la résistance électrique remarquable que le basalte
LAROUSSE MENSUEL
offre au passage du courant. Les essais ont porté sur
des pièces de basalte fondu et sur des moulages, et
l'on a pu constater que les tensions de rupture du
courant étaient beaucoup plus élevées qu'avec toutes
les substances isolantes employées jusqu'à présent
dans l'industrie électrolechnique.
Une partie de ces essais furent faits dans le labo-
ratoire de la Compagnie d'Orléans, et
une plaque de 4 tnillimi'tres d'épais-
seur a pu résister sans se rompre à un
courant alternatif de 22 000 volts. Vu
les facilités du moulage, on a pensé
à utiliser ces propriétés isolantes dans
la confection d'isolateurs, qui pré-
sentent des avantages intéressants au
tviint de vue de la construction et de
! mise en place. Tout d'abord, le ba-
lle foirdu résiste très bien aux varia-
tions brusques de température : une
plaque de 8 millimètres d'épaisseur plon-
gée dans de 1 eau bouillante, puis im-
médiatement clans l'eau froide, ne ma-
nifeste aucune fissure ; les isolateurs
résistent donc mieux aux intempéries
quand ils sont en basalte plutôt qu'en
porcelaine ou en verre.
Ces derniers, en effet, se fendent quel-
quefois à la suite d'une pluie d'orage
qui succède brusquement à une exposi-
tion longue au soleil.
Au point de vue du scellement des
isolateurs, on Fait que l'on éprouve des
ennuis lorsqu'on emploie des isolateurs
en verre et en porcelaine : ces derniers
se dilatent dans des conditions très dif-
férentes de celles de la tige et de la ma-
tière qui constitue le scellement; il se
produit alors des tensions qui font
écarter les isolateurs, ou qui amorcent
des fissures permettant le passage d'une
étincelle. Les ciments se gonflent quel-
quefois, et l'on a cherché à se passer de
cette matière pour la fixation des isola-
teurs; quand on emploie du basalte,
il est possible d'incorporer des tiges
l'acier dans la matière fondue; ces
tiges sont immobilisées par la solidifi-
cation, on a une liaison certaine sans
gerçures.
Lorsque l'isolateur a des formes mas-
sives et très compliquées, on peut re-
douterdes tensionsintemes.surtout avec
les isolateurs à suspension. Il est arrivé,
notamment en Amérique, que les isolateurs d'une
ligne ont dijétre changés un an ou deux après avoir
été montés, et ces détériorations progressives ont
conduit des ingénieurs américains à admettre que le
verre et la porcelaine sont susceptibles de déforma-
tions moléculaires, sous l'influence de la tension des
transmissions, et des surtensions toujours possibles.
En réalité, les fis-
sures qui se révè-
lent à l'usage dans
la porcelaine pro-
viennent d'unecon-
ception mauvaise
des isolateurs, et
ces inconvénients
ne sont pas à redou-
ter avec le basalte.
Dans le cas de
lignes à haute ten-
sion, il est intéres-
sant de diminuer
le nombre des iso-
lateurs dans une
chaîne constituée
d'éléments identi-
ques; ces éléments,
en etiet, n'ont pas
toujours les mêmes
qualités isolantes,
et s'il y a un iso-
lateur faible c'est
celui qui se dété-
riore de préférence .
Le basalte permet
de constituer des
isolateurs pouvant
supporter une plus
grande fatigue; par
conséquent, l'on
aura des pièces plus
légères et plus
efficaces.
Dans la traction électrique, cette nouvelle matière
isolante pourra rendre de grands services aux élec-
triciens, notamment pour remplacer les cales en bois
paraffiné, qui supportent le troisième rail. Le bois
finit, en effet, par se pourrir, et l'eau de conduite
qui s'accumule donne des fuites occasioonant des
pertes de courant.
Les isolateurs en grès présentent un inconvénient
identique, lorsque leur enduit protecteur s écaille ;
^71
643
on n'a pas à craindre les mêmes ennuis avec le ba-
salte fondu, dans lequel on peut noyer des attaches
métalliques au moment de la fusion.
Les modèles expt'-rimentés à l'heure actuelle mon-
trent que l'on a raison de fonder de très grandes es-
pérances sur l'emploi du basalte fondu et moulé, pour
les applications électro-techniques. Cette industrie
nouvelle, qui a pris naissance en France, s'étend au-
jourd'hui aux carrières de basalte de la Province
rhénane, où l'on voit appliquer en grand les procé-
dés inventés par le D' Ribbe. — K. 'Wbi»».
Béton armé (Historique, théorie et appli-
cations du). — Historique et théorie. — Le biton
armé ou ciment armé, depuis quelques années, prend
une place prépondérante dans l'art de construire.
Durant la guerre, la nécessité d'élever rapidement,
avec une main-d'œuvre restreinte et non spécialisée,
les usines, les hangars d'aviation, les magasins, etc.,
fit généraliser l'emploi du béton armé, qui, jusqu'à
cette époque, n'avait pu éviter certaines préventions.
Contraints par les événements, les ingénieurs n'ont
pas hésité à abandonner la routine, et à préconiser
les solutions hardies, contribuant ainsi d'une ma-
nière très efficace aux progrès de la technique du
nouveau matériau.
Il en fut de même après l'armistice. La reconstitu-
tion des régions dévastées (remise en état des
ouvrages d'art, des usines, des maisons, etc.) devant
être immédiate, malgré le manque d'ouvriers, la
pénurie et le coût
élevé des maté-
riaux ordinaires,
les constructeurs
durent recourir
également au bé-
ton armé.
Le principe foi>-
damentalduft«/o»
armé ou ciment
flr»K;(cesappella-
tions étant main-
tenant synony-
mes, et le terme
de ciment armé
était jadis plus
spécialement ré-
servé aux ouvra-
ges riches en ci-
ment) consiste à
incorporer, dans
une masse de
béton résistant
bien aux efforts
de compression,
une armature mé-
tallique absor-
bant tous les ef-
forts de traction.
Cependant, il a
fallu de nom-
breux tâtonne -
ments pour arri-
ver à cette con-
ception qui parait actuellement si simple. On en trouve
les germes dans les deux faits suivants : la consoli-
dation, depuis l'antiquité, des constructions en maçon-
nerie par des armatures allant des os d'animaux aux
chaînages métalliques ; puis l'enrobage des fers dans
une matière inerte — du béton en l'occurrence, — et
ceci pour éviter les catastrophes qui résultaient des
incendies, dans les constructions métalliques.
Même celui qui est considéré comme l'inventeur
du béton armé, le Français Joseph Monier, n'en eut
qu'une idée incomplète : étant propriétaire d'un éta-
blissement horticole, il avait seulement cherché à
augmenter la résistance de ses caisses à fleurs en
ciiAent, avec un treillage métallique; sur cette idée,
des brevets furent pris dès 1868.
Cependant, ce ne fut que vers 1880 que l'on eut,
en France, le sentiment exact du nouveau mode de
construction, c'est-à-dire d'une juxtaposition ration-
nelle du béton et du métal, chaque élément ayant
son taux de travail déterminé. A cette époque
commencèrent les essais des Hennebique, des Borde-
nave, des Coignet. Cependant, l'empirisme régnait
toujours, chaque constructeur établissait ses projets
d'après l'expérience acquise ; enfin, à la suite de
nombreux travaux, une théorie fut scientifique-
ment établie, prenant pour base les principes de
la résistance des matériaux. Elle eut même une
sanction officielle : en igo6, le ministère des travaux
publics publia une circulaire fixant les surcharges,
les limites de travail à prévoir, les méthodes de
calcul à employer. Aujourd'hui, le béton armé
est d'un emploi constant dans toutes les parties
du monde.
Le béton est constitué par un mélange de ciment,
de sable et de graviers, gâché avec de l'eau.
Le ciment employé est le plus généralement du
portiand à prise lente ; le sable doit être pur, quart-
zeux de préférence, et surtout non argileux ; quant
aux graviers, leur grosseur varie suivant les usages
(3j à 30 mm. de diamètre maximum); on peut
-^
, une dalle
1. — DiBpositioQ des armatures dans -
. 2. une poutre , 3. un poteau :
4, une semelle.
644
cependant pour des usages particuliers remplacer ces
derniers par des scoriesou des mâchefers ; on obtient
ainsi un béton de mâchefer léger et résistant. Les
proportions les plus courantes du mélange sont :
400 litres de sable et 800 litres de graviers formant
LAROUSSE MENSUEL
partie comprimée. Ces armatures sont reliées entre
elles par des étriers qui résistent aux influences du
cisaillement.
Dans les ouvrages soumis aux actions complexes
(flexion et compression), la disposition des fers est
Fijr. 2. — l'ont dv Villeneuvo-aur-Lot (S7 m. do portôi* . Ix's [ttïtits arcs nonl cii luMon de ciment non anné.l
environ un mètre cube, une fois les interstices des
graviers comblés par le sable, avec une dose de 300
à 360 kilograiumes de ciment.
Ainsi constitués, les bétons ont une très grande
résistance à l'écrasement :
An boni de 28 jours Au boni de ÏMI jours
Késistance par cm* : loo à 120 kg. 150 à 200 kg.
En pratique, ces chiffres étant des limites, on prend
comme charge de sécurité 45 à 50 kilogrammes.
Les armatures actuellement employées sont en
acier doux, quoique pendant longtemps le fer ait
prévalu; elles sont de section rectangulaire ou plus
fréquemment circulaire. Beaucoup de constructeurs
ont imaginé des profilés, des barres en hélice ou à
empreintes formant crémaillère, pensant augmenter
l'adhérence du métal au béton. Ces précautions sont
inutiles, car cette adhérence est très grande par
elle-même; c'est, du reste, grâce à cette propriété,
jointe au phénomène physique d'égalité de coeffi-
cient de dilatation du béton et de l'acier, que le
nouveau matériau a pu être créé.
Les armatures sont disposées de façon particulière
selon les efforts à combattre : traction, compression
(poteaux), flexion (poutres, barrages), ceux-ci tou-
jours accompagnés de cisaillement ; quoique chaque
constructeur ait son procédé personnel, les principes
des dispositions essentielles sont les mêmes.
Dans les pièces comprimées (poteaux, vovites), la
plus grande partie des efforts est absorbée par le
béton lui-même ; les armatures placées longitudina-
leraent sont réunies entre elles par des barres trans-
versales de plus faible diamètre. Ces dernières
devant s'opposer au gonflement de la matière, pro-
duit sous une charge exagérée ; elles peuvent même
être rapprochées au point de constituer le béton
jretté (système Considère).
Dans les pièces fléchies (planchers, barrages), la
très diverse ; les conduites d'eau, par exemple,
reçoivent une véritable ossature métallique de cer-
ceaux suivant les djrectiicrs et ilc h.-irres suivant les
génératrices, l'es-
pacement de ces
pièces dépendant
du diamètre et de
la charge d'eau à
supporter.
La détermina-
lion des sections
respectives à don-
ner au béton et aii.x
armatures repose
sur des méthodes
de calcul assez dé-
licates ; les ingé-
nieurs doivent y
apporter les plus
grands soins, car
la solidité de la
construction en e>t
la conséquence.
Au point de vin-
physique, le béton
armé présente quel
ques propriétés in-
téressantes : il est
léger, sa densité
variant de 2 à 2,5
(armatures compri-
ses), mauvais con-
ducteur de la cha-
leur, antivibratif ,
pratiquement étan-
che sous de faibles pressions ; enfin, sa résistance
au feu est remarquable. En outre, seul de tous les
matériaux, le béton armé réalise le monolithisme.
H' 178. Décembre 1921.
ceux-ci, reçus en barres des forges, sont cisaillés et
courbés à froid ; les ouvriers les disposent le plus
exactement possible d'après les plsms, puis les liga-
turent entre eux;
2" la con-truction du coffrage ou moule destiné à
recevoir le béton : ce coffrage est généralement en
bois de sapin, constituant un travail de charpente
important et coûteux ; il représente, en etfct, environ
un tiers des frais d'exécution ;
3° la préparation du béton sur le chantier même ;
les éléments du mélange soigneusement dosés sont
délayés en présence d'eau, puis malaxés énergique-
ment soit à la main, soit dans une machine dite
bctonnière, jusqu'à obtention d'une pâte plastique ;
4° le coulage du béton dans le coffrage : la masse
une fois coulée est fortement pilonnée, opération
très importante piur la bonne tenue de l'ouvrage;
5° le di'coffrage : le béton, de plastique étant devenu
solide, le coffrage est enlevé avec beaucoup de pré-
cautions.
Les inconvénients présentés par les coiïrages en
bois (importance, coiit) ont fait employer d'autres
procédés : tel l'usage des moules en métal ou en
briques, qui restent dans la construction ; dans
d'autres cas, on supprime le coffrage, en utilisant
des éléments moulés en série (poutres, dalles,
tuyaux). Pour les murs, une invention originale
par l'emploi du canon à ciment ( cernent gun )
évite également le coffrage : du béton est projeté,
sous pression, sur un treillage métallique auquel
il adhère.
Applications. — Les premières applications furent
l'édification de planchers à fortes surcharges, pour
lesquels le constructeur cherchait avant tout la sécu-
rité contre l'incendie ; cette application était fort res-
treinte, mais, grâce à ses propriétés physiques, à sa
souplesse, à la simplicité des matériaux mis en
œuvre, le béton armé a trouvé son emploi dans
toutes les branches de l'art de construire ; aujour-
fm-'
l'ig. 4. - llang.nr d aviation, de If, iiiétres sur 42, ft Islres (Douches dn lllione}. - l'hol Umousm.
théorie admet deux parties : l'une soumise à des
efforts de traction, l'autre à des efforts de compres-
sion ; dans la zone tendue, le seul travail du métal
intervient, aussi y place-t-on de grosses armatures,
ne réservant que quelques fers de petite section à la
c'est-à-dire un tout solidaire des divers éléments de
la construction.
Mise en œuvre du béton armé. — L'édification d'un
ouvrage en béton armé comprend diverses opéra-
tions : 1° le ferraillage ou mise en place des fers :
l'Ianuiier de eaves Hjateute Ueniiiy;.
d'hni, il n'y a aucune partie d'un édifice où l'on ne
puisse le rencontrer.
Pour les fondations, en particulier, le béton armé
a permis de réaliser de grands progrès ; seule, la
fondation armée, en faisant partie intégrante avec la
superstructure, permet de constituer un bloc mono-
lithe capable de supporter sans dommage les plus
grandes vibrations, celles-ci étant absorbées par le
sol : ces fondations présentent, par suite, un réel
avantage pour les constructions sur les terrains mou-
vants ou dans les régions soumises aux tremblements
de terre.
Les fondations en béton armé sont de types très
multiples : ce sont, soit des puits contenant des arma-
tures noyées dans le béton, soit une plate-forme
appelée radier général, armée par un quadrillage
métallique répartissant uniformément la charge sur
le sol, soit des semelles sur lesquelles s'élèveront
murs ou poteaux.
Les bâtiments dans cette technique sont construits
suivant deux méthodes d'emploi du béton armé :
édification des murs supportant planchers et combles,
ou établissement d'une ossature de poteaux et tic
poutres horizontales recevant les planchers; les vides
de cette ossature, ne comportant qu'un simple rem-
plissage de matériaux quelconques (briques, carreaux
de plâtre), permettent de très larges ouvertures.
Les murs en béton armé sont généralement peu
épais, ils forment des parois isolantes non seulement
au point de vue thermique mais acoustique, surtout
si I on prend la précaution d'établir des parois
creuses. Les poteaux, dans ces systèmes, ont tou-
jours des dimensions, en section, peu exagérées,
«• 178. Décembre 1921.
bien qu'Us soient capablesderecevoirdefortescharges.
Quant aux planchers supportés par ces murs ou
poteaux, le plus souvent on les forme d'une dalle
armée de faible épaisseur (6 à 8 cent.) renforcée à
intervalles réguliers par des nervures. Les escaliers,
eux aussi, peuvent être construits en béton armé,
avec l'apparence de ceux édifiés en pierre ; ils en ont
du reste toutes les d.mensions. Pour les combles, le
nouveau matériau oSre une grande possibilité de
formes (combles à la Mansard, sheds ou dents de
scie, voûtes) ; quoique ces ciiarpentes aient l'incon-
vénient d'être disgracieuses, et d'un poids mort
élevé, elles ont l'avantage de permettre de très
longues portées, et de réaliser sur le bois et le métal
une économie non seulement de matières pre-
mières, mais aussi de main-d'œuvre. Ces combles
peuvent se recouvrir de dalles minces en béton, rem-
plaçant les tuiles et ardoises.
Ces avantages se retrouvent dans la construction
des voûtes et coupoles de grandes dimensions (han-
gars à dirigeables, d'aviation), pour laquelle le
béton armé est actuellement la matière de choix ; il
donne également la facilité de réaliser des encorbel-
lements très larges, l'équilibre étant assuré par la
liaison intime avec le reste de l'édifice (nouvelles
tribunes de Longchamp).
Bâtiments industriets. — Les éléments que nous
venons d'examiner peuvent entrer en tout ou partie
dans la construction d'une maison ; leur emploi
complet est particulièrement intéressant pour l'édifi-
cation des bâtiments industriels; en effet, on réali-
sera ainsi des planchers susceptibles d'être fortement
chargés, n'ayant que des appuis intermédiaires
en nombre restreint, laissant entre eux de vastes
espaces libres. La hardiesse des constructeurs a été
jusqu'à faire supporter par la charpente supérieure
les planchers des éftages, réservant de la sorte au rez-
de-chaussée les immenses halls indispensables, par
exemple, aux industries mécaniques.
Au point de vue hygiénique, le béton armé mérite
tous les éloges : outre les larges baies qu'il rend pos-
sibles, avec lui l'on évite facilement les angles ren-
trants où s'accumulent les poussières, on obtient des
LAROUSSE MENSUEL
645
bâtiment (Aciéries de Caen). i'tiot. Limousin.
Pig. 6. — Construction d'une conduite forcée.
murs et des planchers d'un nettoyage aisé. Aussi son
emploi tend à se propager non seulement dans la
construction des usines, des moulins, des entrepôts
frigoriliques, etc., mais également pour l'érection
des écoles, des hôpitaux, etc.
LAROUSSE MENSUEL. — V.
Esthétique du béton armé. — Pour les édifices
réclamant une no^e artistique, jusqu'à présent le
béton et ses armatures étaient peu utilisés : les cri-
tiques les moins difficiles lui reprochaient son manque
d'esthétique, ses li-
gnes disgracieuses
et son ton grisâtre
désagréable à l'œil ;
pour remédier à ces
défauts, nombreux
furent les essais ;
l'idée la plus sim-
ple fut de rompre
la monotonie par
l'adjonction de grès
cérames, de mar-
bres ou de mosaï-
ques; mais divers
exemples prouvent
la facilité avec la-
quelle on tombe
dans l'excès con-
traire de la poly-
chromie. Meilleurs
sont les résultats
obtenus soit avec
les revêtements de
ciments dits extra-
blancs (Pavin de
Lafarge) qui, après
application, ont une
teinte analogue à
celle de la pierre;
soit avec les bétons
dans lesquels de la
pieri epulvériséeest
substituée aux gra-
viers..^prèslaprise,
ces bétons présen-
tent l'aspect de la
maçonnerie ordi-
naire, ils peuvent
même se ravaler et
se sculpter (pierre
armée Pauchot).
C'est en faisant
usage de ces divers
procédés, que les
architectes ont
réussi à élever des
immeubles, des ma-
gasins, des salles
de spectacles re -
marquables non
seulement par l'élé-
gance des lianes,
mais aussi parleur
décoration et leur
heureuse disposi-
tion; nous citerons
comme types de ces constructions le théâtre des
Champs-Elysées, l'église Saint-François à Saint-
Etienne, etc.
Le bélon armé et les travaux publics. — Le cHSmp
de développement du béton armé dans les travaux
publics est tout aussi important; la construction des
ponts en est une des applications les plus caractéris-
tiques, et les nombreux ouvrages construits consti-
tuent la meilleure preuve de leurs avantages.
Les ponts en maçoimerie, à l'heure actuelle, étant
extrêmement coûteux, exigeant une quantité consi-
dérable de matériaux et une durée assez longue de
construction, et les ponts métalliques, souvent inesthé-
tiques, demandant beaucoup de soins, non seulement
dans leur exécution, mais aussi pour leur entretien,
le béton, exempt de ces inconvénients, devait être
rapidement employé. Si, au début, on commença
par l'érection de petites passerelles, aujourd'hui nos
ingénieurs n'hésitent pas à éditier de longs viaducs.
Les ponts en béton armé se divisent en trois caté-
gories : 1° les ponts à travée droite (passerelles et
petits ponts), formés par de grosses poutres et des
entretoises, le tout en béton armé ; cet ensemble,
supporté par les piles, reçoit le tablier et la chaussée.
Ce type de pont, peu coûteux, permet sur les lignes
de chemins de fer le remplacement des passages
à niveau ; 2° les ponts en bow string (corde de l'arc),
constitués par deux arcs auxquels est suspendu le
tablier ; 3° les ponts en arc, avec lesquels, la tech-
nique du béton armé se perfectionnant, on a pu
réaliser les plus grandes portées; dans ceux-ci,
une voûte soutient des petits murs verticaux sup-
ports des dalles formant le tablier. Actuellement,
on tend à substituer à la voûte pleine deux ou
trois arcs indépendants ; ces arcs, soumis seulement
à des eliorts de compression, n'ont besoin que de
faibles armatures, et celles-ci peuvent même être
supprimées dans certains cas (pont de Villeneuve-
sur-Lot). Les portées atte ntes vont jusqu'à 125 mètres
(Saint-Pierre-du-Vauvray, sur la Seine). Ces ouvra-
ges peuvent recevoir une élégante décoration,
notamment une imitation de la maçonnerie (pont
Wilson, à Lyon).
Les murs de soutènement en pierre maintenant
les terres par leur propre poids doivent avoir des
dimensions considérables, ils sont alors d'un éta-
blissement onéreux : le béton armé a permis de
les constituer par un simple rideau de faible épais-
seur, relié par des ancrages à des corps morts noyés
dans les terres. On a élevé suivant les mêmes prin-
cipes de grands barrages, des murs de quais, etc.
Le béton armé est devenu, par suite, d'un usage cou-
rant pour l'édification des ouvrages maritimes et de
navigation intérieure. Cependant, la question de son
emploi à la mer a été tort longtemps discutée, i
cause de l'attaque produite par le sel marin : les
armatures dénudées, en se corrodant, mettant l'ou-
vrage en péril ; on est arrivé, avec certaines précau-
tions et en utilisant des ciments spéciaux {ciment
fondu), à éviter ces accidents. Actuellement, les
digues, les bassins, les môles, les revêtements de
côtes exécutés en béton armé sont déjà nombreux ;
on réussit également le pieu moulé, battu comme
celui en bois, pour la construction des estacades;
ces pieux ont le grand avantage de ne pas être
rongés par les tarets.
L'installation des canalisations d'eau augmentant
avec les progrès de I industrie (service des villes,
production d'énergie hydro-électrique), les construc-
teurs ont remplacé les tuyaux métalliques, lounis,
24*
646
d'entretien coûteux et difficile, par des conduites en
ciment armé. Celles-ci sont le plus souvent cons-
truites avec des éléments préparés d'avance et
obtenus en coulant un béton très riche en ciment à
prise rapide {ciment prompt de la Porte de France)
dans un moule métallique, la carcasse étant au préa-
lable disposée dans le moule. Les conduites de grand
diamètre s'établissent sur place, elles peuvent
atteindre 5 mètres de diamètre, et supporter des
pressions considérables; l'étanchéité est suffisante,
elle s'améliore rapidement par colmatage; cependant.
LAROUSSE MENSUEL
A cette souplesse d'emploi peuvent s'ajouter la
rapidité d'exécution et l'économie, vis-à-vis des ou-
vrages d'art en métal ou en maçonnerie ; c'est ainsi
que deux ponts de même portée (100 m.), l'un en
pierre, l'autre en béton armé, demandent respective-
ment, pour leur édification, trois ans et un an et
demi ; quant à la dillérence de prix, elle atteint de
30 à 40 pour 100.
Si le béton armé présente encore quelques incon-
vénients : difficulté de mise en place des armatures,
nécessité de prendre des précautions durant la cons-
truction, aspect peu artistique, ces dé-
fauts sont largement compensés par les
qualités : longue durée, économie, ra-
pidité et facilité d'exécution en tous
lieux, résistance aux intempéries et à
l'incendie. Remarquons que le béton j
n'est pas, comme on le croit, l'ennemi
des autres modes de construction : dans
beaucoup de cas, on peut le combiner
avec la pierre, la brique ou le métal, et
obtenir des ouvrages d'apparence plus
agréable.
Toutes ces qualités font de ce procédé,
dont l'essor est sans limite, un excel-
lent mode de construction ; nul doute
qu'il contribuera efficacement à la re-
constitution de nos régions dévastées, et
aidera puissamment à la restauration
économique de notre pays. — M. Molinié.
«• 778. Décembre J92».
On sait que la résistance électrique du sélénium
diminue quand il est soumis à l'action d'un rayon
lumineux. Si un élément de sélénium fait partie d'un
circuit électrique, le courant sera d'autant plus
intense que le sélénium sera plus éclairé, et si ce
courant électrique est envoyé dans un galvanomètre
il fera dévier plus ou moins l'aiguille indicatr.ee.
Voyons donc comment sont conçus les divers
appareils.
La boussole a le même système magnétique que
que celui des boussoles qui sont utilisées à bord des
sous-marins. Placé dans un mélange d'alcool et
d'eau qui est contenu dans une cuvette, le système
Fig. 7. — Conduile forcée en béton armé.
pour de très fortes pressions, il est avantageux de
constituer la conduite par un tube d'acier soudé
à la soudure autogène, et noyé dans le mortier
entre deux enveloppes en ciment armé (système
Bonna). Partout, actuellement, dans les installations
ie captations de houille blanche, le métal cède le pas
»u béton.
Applications diverses. — La conception moderne de
l'industrie nécessite l'accumulation de matières pre-
mières et de grandes quantités d'eau : le béton facilite
l'établissement des réservoirs, des silos, des accumu-
lateurs de grains, déminerais, etc., dans des condi-
tions économiques, quoique l'eau et les matières gra-
nuleuses exercent sur les parois des pressions consi-
dérables. De même furent construites, avec succès,
des cuves immenses pour contenir des liquides : vin,
bière, moiit ; pour éviter l'attaque des parois par les
liquides organiques, celles-ci sont revêtues intérieu-
rement de verre (procédé Demay) : la plupart des
cuves de Champagne sont ainsi édifiées.
Aucun problème ne rebutant la hardiesse des ingé-
nieurs, c'est encore le béton armé qui sert à élever
de grandes charpentes (chevalements de mines, por-
tiques de ponts roulants), des phares, des pylônes
de T. S. F. ou de transport de force, des cheminées
d'usines, etc.
La construction navale, elle aussi, emploie le bé-
ton armé, et ici même les premiers essais en ont été ci-
tés (Z-aeoMSse Mensuel, t. I,p.497); depuis, de grands
progrès ont été réalisés, et on lance aujourd'hui des
chalands de 300 à i.ooo tonnes, des cargos de
7.000 tonnes ! Ces navires, quoique assez lourds (il
faut compter, par mètre cube de capacité, 286 kilogr.
avec le béton, 175 avec le bois, et 196 avec l'acier),
ont un grand nombre d'avantages : robustesse, éco-
nomie de construction (prix moitié du même tonnage
en acier), rapidité d'exécution, incombustibilité, sup-
pression des vibrations si désagréables sur les coques
raétalliques, faible entretien, et limitation des acci-
dents, les réparations pouvant se faire très facilement
avec des ciments à prise rapide.
C'est encore aux remarquables propriétés de résis-
tance aux chocs balistiques, que le béton armé a dû
ses emplois pendant la guerre pour fortifier les
blockhaus, les refuges ; les Allemands, notamment,
fortifièrent ainsi le littoral belge. Citons, pour ter-
miner cette longue énumération, les applications
suivantes, curieuses par leur diversité : traverses de
chemins de fer, cadres de mines, revêtements de
chaussées, voire bâtis de machines-outils.
^ Boussole à transmission
électrique par le sélénium. —
L'importance et larégular.té des voya-
ges aériens donnent plus d'opportunité
à l'emploi de la boussole sur les aéro-
planes, car il est aussi logique d'em-
ployer ce moyen de se guider, pour
les avions que pour les bateaux.
Les premiers aviateurs qui employè-
rent la boussole furent les officiers de
marine, qui avaient l'habitude de se
diriger de cette façon, et à qui la
pratique de l'instrument était familière.
Ce fut en grande partie grâce à la
boussole, que les aviateurs Rénaux
et Senouque gagnèrent le grand prix
Michelin en se rendant par avion de
Paris au Puy-de-Dôme.
Ce voyage, qui pour l'époque était
fameux, ne remonte qu'à une dizaine
d'années: il date en eflet de 1911, et
la boussole employée n'était autre que
celle que l'on utilise sur les navires
exposés à naviguer par brume et par gros temps. La
tenue de la route est rendue plus facile grâce à une
boîte étanche remplie d'eau et d'alcool, qui amortit
les mouvements trop vifs de l'équipage mobile.
Pour qu'une boussole donne des indications cor-
rectes et pour qu'elle ne s'affole pas, il est nécessaire
qu'elle soit soustraite aux influences des pièces mé-
talliques voisines, ou du moins que l'action parasite
de ces pièces soit neutralisée par des aimants de
compensation suffisamment puissants.
Sur un navire le problème del'encombrement, du
poias et de la place appropriée est aisé
à résoudre, et l'on n'est pas limité
parles dimensions adonner aux aimants.
Il est bien évident que, sur un avion,
le problème est beaucoup plus délicat
à résoudre, et que l'on ne peut surchar-
ger l'appareil par une boussole volumi-
neuse. De même, il est nécessaire que
la boussole soit visible sans fatigue pour
le pilote, et les emplacements possibles
de l'appareil sont ainsi très restreints.
Pour placer la boussole à labri des
influences magnétiques extérieures, la
place idéale serait à l'extrémité du fuse-
lage, mais l'observateur éprouverait
pour lire les indications de grandes
difficultés, parfois même une impos-
sibilité absolue, et en tout cas les
lectures seraient fatalement entachées
d'erreurs. Les mêmes inconvénients se
présenteraient si l'on voulait fixer la
boussole sur les ailes.
La question de la direction des avions
était d une importance primordiale pen-
dant la guerre, pour effectuer des raids
à 1 intérieur des lignes ennemies, pour les expéditions
de bombardement et les incursions nocturnes.
Les Allemands ont naturellement travaillé soigneu-
sement cette question de l'emplacement de la bous-
sole sur les avions, et, au cours de 1918, les avions
allemands étaient équipés avec un appareil ingénieux
dû à l'ingénieur Cari Bamberg. Il est utile de le décrire,
étant donné les dispositions originales adoptées.
Grâce aux propriétés de cette installation, il est
possible de mettre la bouîsole tout à fait à l'arrière
dans le fuselage, tandis que le pilote a devant les
yeux un appareil à lectures amplifiées, qui répète
les indications de la boussole. C'est par les propriétés
du sélénium, que le problème a pu être résolu.
Juilicalcur de directioa a iecuire amplifiée.
mobile a des qualités de stabilité qui permettent
d'avoir des indications précises, quel que soit l'état
de l'atmosphère au cours d une traversée.
La cuvette porte à la partie inférieure deux ouver-
tures ou logements préparés dans le fond. Dans ces
logements on place la monture d'une lampe à
incandescence, et une lentille qui forme condensa-
teur de projection de lumière, afin de diriger un
faisceau lumineux de bas en haut à travers le liquide
de la cuvette étanche.
On a donc deux faisceaux lumineux diamétrale-
ment opposés, qui viennent frapper deux éléments
de sélénium contenus dans une pièce-support placée
fixement sur le couvercle de la boussole.
Le système magnétique porte deux écrans qui
obturent les faisceaux lumineux quand l'aiguille de
la boussole est en direction normale N.-S
On peut d'ailleurs changer l'orientation de la
caisse de la boussole, si l'on veut modifier la direc-
tion de la marche de l'avion, de la même façon que
l'on agirait sur une boussole marine.
Lorsque 1 aiguille s'écarte de la position qui lui a
Commutateur
moutures
de direction avec iii.-in.M,'. 1, t!' n- :. xi :< -. moute sur lis
du haut, et Ion iieul toostruire plusieurs appareils en série,
été fixée, les écrans découvrent les éléments de sélé-
nium, et cela d'autant plus que l'écart de direction
est plus grand.
Le courant électrique qui passe dans les éléments
de sélénium prend une intensité d'autant plus forte
que la déviation est plus grande, et il fait dévier
l'aiguille du galvanomètre placé devant le pilote,
proportionnellement à cette intensité. Le pilote est
ainsi averti qu'il dévie de sa route, et il manœuvre
le gouvernail de direction en conséquence. Dès que
la correction est faite, l'aiguille de la boussole est
revenue à la position N.-S., les écrans ont obturé
les faisceaux lumineux qui frappaient les éléments
de sélénium, le courant électrique devient nul, et
I
I
«• 778. Décembre 1921.
l'aiguille du galvanomètre revient à sa position de
repos.
Ainsi la boussole est placée à l'arrière du fuselage
dans une boîte en bois étanche, suspendue par des
joints cardans de manière qu'elle conserve toujours
la position horizontale.
Le courant qui est nécessaire à l'éclairage des
lampes est fourni par une dynamo qui est actionnée
par une hélice ; celle-ci se met en mouvement quand
l'avion se déplace. La dynamo a un enroulement
double ; elle fournit, sous 8 volts, un courant
d'une mtensité de 2 ampères, et le deuxième enrou-
lement produit 6 milliampères sous 40 volts qui
alimentent le circuit passant par les éléments de
séiénium pour aller à l'indicateur.
L'indicateur donne une lecture visible, des écarts
de la boussole; les lectures sont amplifiées cinq fois,
ce qui fait que le pilote peut lire plus exactement et
sans fatigue les dilïérentes indications.
Etant donné la place de la boussole, il serait dif-
ficile de changer son orientation pendant le vol. On
prévoit un appareil de manœuvre ou commutateur
qui, au moyen d'une manivelle, d'un câble flexible et
d'une disposition d'engren.iges, permet de faire varier
à distance l'orientation de la boussole et par suite la
direction que doit suivre l'avion.
L'appareil de manœuvre porte une graduation qui
indique de quelle quantité on fait tourner la bous-
sole.
On peut évidemment disposer les commutateurs
en un endroit quelconque de l'avion, aux places des
passagers, par exemple, qui pourront ainsi à volonté
modifier en cours de route la direction à prendre ;
le pilote suivra automatiquement la nouvelle direc-
tion en se reportant à 1 aiguille indicatrice qu'il a
sous les yeux, sans recevoir aucun autre avis des
passagers.
Il est bien évident que cette latitude ne saurait
être laissée au premier venu, qui, selon sa fantaisie,
pourrait partir en avion pour Londres, changer d'avis
en cours de route et chercher à se rendre à Stras-
bourg ou ailleurs. Ce changement de direction n'est
possible que si l'on connaît à chaque instant l'en-
droit au moins approximatif où l'on se trouve.
L'originalité de l'appareil de Baraberg et sa com-
modité de manœuvre l'ont fait installer sur les avions
de transport après qu'il eut fait ses preuves sur des
engins moins pacifiques.
L'ensemble complet avec deux appareilsde manœu-
vre, la boussole, l'indicateur, la dynamo et les câbles
ne pèse pas neuf kilogrammes et, par suite, ce poids
faible rend très possible l'utilisation du système,
même sur des avions de petit modèle. — K Wbiss.
Couperin à Debussy (De), par Jean Chan-
tavoine (Paris, 1921). — Sous ce titre, Jean Chan-
tavoine réunit quelques études parues à diverses
dates dans diflérentes revues sur les Couperin, sur
Rameau, sur Gluck, sur Berlioz, sur Emmanuel
Chabrier, sur Massenet, sur Debussy, et il les fait
précéder d'une conférence qu'il prononça en 1913 sur
les caractères généraux de la musique française.
Ayant posé les principes dans cette étude prélimi-
naire, Jean Chantavoine les illustre d'exemples dans
les Chapitres suivants, et il note ainsi au passage les
différentes époques de la musique française. A vrai
dire, le livre est moins rigoureux qu'il ne l'annonce,
tt tel article, par exemple celui qui est consacré à
Berlioz, évoque davantage l'homme que l'œuvre.
Ce que Jean Chantavoine veut montrer c'est,
au cours des siècles, l'unité de l'art musical français,
et c'est en outre l'originalité ou, si l'on préfère, l'in-
dividualité de cet art musical. Sans doute, si l'on
regarde d'ensemble la Musique française, depuis ses
origines jusqu'à nos jours, beaucoup plus que son
unité, on apercevra sa diversité, mais on peut rame-
ner cette diversité à quelques traits originaux qui
fixent les caractères généraux du mouvement musi-
cal en France.
Cette musique, qui date du moyen âge, a com-
mencé par des chansons, chansons de tous genres et
pour toutes les occasions, pour la guerre ou pour
l'amour, pour l'héroïsme ou pour la danse, chansons
qui formaient un art national, un art complet où
s'exprimaient tous les sentiments de l'âme française.
Jean Chantavoine montre très bien que de cet art,
que de ces chansons est sortie toute notre musique.
Ce qui caractérise cet art, ce qui caractérise la chan-
son, c'est l'union de la musique à la parole. Le
rythme musical est inséparable du rythme poétique,
et la poésie commande la musique. Ainsi la musique
française se trouve à l'origine imprégnée d'intellec-
tualité. Au cours des siècles ce caractère d'intellec-
tualisme se maintint dans la musique française, et
il s'y retrouve encore aujourd'hui. Pendant la
Renaissance, il est de règle que la poésie s'unisse
à la musique, et lorsqu'on essaie d'introduire en
France la musique instrumentale on ne réussit
guère. Le Français est ainsi fait, qu'il s'ennuie s'il
entend une musique que le chant ne soutient pas : il
lui faut le secours des mots, pour comprendre. Sous
Louis XIV, l'opéra de Lulli satisfait ce goût que
nous avons naturellement pour le spectacle et pour
les mots, et au xviii" siècle ce sont les discussions
LAROUSSE MENSUEL
des philosophes qui donnent sa forme et son sens
à la musique. Si Gluck l'emporte sur Rameau, c'est
« parce qu'à l'opéra-spectacle de Rameau il substi-
tue un opéra dont l'action et dont le lyrisme rappel-
lent la tragédie cornélienne ou racinienne ». Au
XIX' siècle, l'idée est introduite par Berlioz dans la
symphonie, et de nos jours Claude Debussy ne fera
qu'accompagner de sa musique des poèmes, ou sug-
gérer la pensée par le moyen des sons.
On peut dire qu'en France la musique n'a jamais
pu se suffire à elle-même. Il lui fallut toujours l'aide
d'un chant, ou le soutien d'une histoire.
Mais il y a autre chose. On a reproché à Rousseau
d'avoir dit que la langue française avait une faible
vocalité, et que par suite il en résultait une infério-
rité pour notre musique de chant. Or, il semble bien
qu'il n'avait pas tout à fait tort. Si l'on compare, dit
J. Chantavoine, la mélodie française et la mélodie
italienne, on ne pourra pas ne pas sentir que devant
l'exubérance de la mélodie italienne la mélodie fran-
çaise a toujours quelque chose de grêle qui la fait
paraître étriquée, et, si on la compare à la mélodie
allemande, devant l'ampleur de celle-ci elle semble
manquer de souffle, et tourner court. C'est pourquoi
la mélodie italienne se suffit à elle-même, la mélodie
647
suivie ; et c'est encore Berlioz qui a enrichi si prodi-
gieusement la palette sonore de l'orchestre.
Ces caractères de la musique française on les re-
trouve dans les diSérents chapitres où Jean Chan-
tavoine esquisse les silhouettes de quelques musi-
ciens français d'époques diflérentes. Ainsi les pièces
pour clavecin du chevalier Couperin, le plus grand
des Couperin, si elles sont proprement de la musique
de chambre, appartiennent pourtant à ce qu'on ap-
pelle la musique à programme, et figure de petits
tableaux ou des portraits musicaux. Il le dit lui-
même dans un passage d'ailleurs assez mystérieuse-
ment écrit : .
J'ai toujours un objet en composant toutes- ces pièces ;
des occasions diflérentes me l'ont fourni : ainsi les titres
répondant aux idées que j'ai eues, on me dispensera d'en
rendre compte ; cependant, comme parmi ces titres il y en a
qui semblent me flatter, il est bon d'avertir que les pièces
qui les portent sont des espèces de portraits qu'on a trouvés
quelquefois assez ressemblants sous mes doigts, et que la
plupart de ces titres avantageux sont plutôt donnés aux
aimables originaux que j'ai voulu représenter, qu'aux
copies que j'en ai tirées.
Et ces titres, en effet, sont assez significatifs ; en
voici quelques-uns : la Laborieuse, la Prude, la
Séduisante, la Distraite, la Mystérieuse, les Abeilles,
Installation delahoussole
sur l'avion : A, indicateur
de route : B. commutateur
de direction ; C, arbre flexi-
ble commandant l'orienta-
tion delà boussole : D. bous-
sole à sélénium ; E. dynamo
à double enroulement; F. fils
électriques de connexion.
allemande est susceptible de développement, mais la
mélodie française a besoin d'exprimer quelque chose ;
et pour cette expression elle s'appuie sur les autres
arts, notamment sur les arts littéraires.
Il serait aisé de montrer tout ce que doivent à la
Pléiade les musiciens du xvi" siècle, tout ce que doit
Lully à notre tragédie classique, tout ce que doit
l'opéra romantique à Victor Hugo et à Dumas père,
tout ce qu'enfin de nos jours Debussy doit à Mal-
larmé. A ces influences littéraires il faudrait d'ail-
leurs ajouter l'influence des arts plastiques dont
Rameau, dont Berlioz, dont Debussy encore appor-
tent de singuliers témoignages.
Aussi la musique suivit-elle toujours le goût, sans
jamais le former, obligée de prendre dans les arts
voisins des éléments ayant déjà fait leurs preuves.
A l'étranger, elle emprunte les éléments proprement
musicaux qui lui manquent, la mélodie à l'Italie, à
l'Allemagne la rhétorique. Notre littérature n'agis-
sait-elle pas de même façon à l'égard des littératures
étrangères ? au xvi" siècle, elle s'est enrichie des
apports italiens, au xvii" siècle des apports espa-
gnols, au XVIII" siècle des apports anglais, au xix' siè-
cle enfin des apports germaniques. Ainsi la musique
française a adouci son intellectualisme par la sen-
sualité italienne, et s'est fortifiée de la dialectique
allemande.
Il semblerait, dans ces conditions, que la musique
française ne serait que peu de chose, et n'aurait
jamais joué qu'un rôle assez secondaire ; mais de ses
origines mêmes, de ces chansons d'où elle est sortie,
elle garde une vivacité qui est bien sa marque
propre. N'est-ce pas là d'ailleurs la marque même de
l'esprit français ? C'est une musique analytique, c'est
une musique curieuse qui essaie sans cesse d'expri-
mer ou de suggérer les choses de façon nouvelle, et
si elle n'atteint pas toujours le but du moins elle le
cherche, et elle réussit parfois. Si elle le cherche si
souvent, c'est qu'elle est libre. Elle ne se laisse
brider par aucune règle, par aucune contrainte. Elle
est individualiste, et se moque de l'uniforme dont se
revêtent les musiciens allemands. Elle est toute
finesse, toute hardiesse, toute indépendance, tout
enthousiasme aussi, prenant son bien où elle le
trouve, et, comme nous le disions tout à l'heure,
même à l'étranger; si elle emprunte, d'ailleurs, elle
donne aussi, et plus d'une fois les musiciens étran-
gers ont profité de ses trouvailles ingénieuses et de
ses idées. C'est Rameau qui a découvert les lois de
la musique moderne. C'est Berlioz qui en introdui-
sant dans la Symphonie iantasiique un élément intel-
lectuel et dramatique a dirigé toute la musique euro-
péenne dans une voie qu'elle n'aurait peut-être pas
les Plaisirs de Saint-Germain-en-Laye, les Berge-
ries, le Rossignol en amour, etc., etc.
A Rameau, Jean Chantavoine préfère Gluck ;
car si Rameau fut le fondateiu: ou le théoricien de
notre harmonie classique, son opéra ne vit que d'épi-
sodes et de machineries, et c'est Gluck qui a intro-
duit dans notre opéra l'esprit classique. Bien qu'il
soit Allemand de naissance, bien qu'il ait vécu sur-
tout en Italie, en Angleterre, en Autriche, on peut
et l'on doit considérer Gluck comme un représen-
tant de l'art français. N'est-ce pas dans les cinq armées
qu'il a passées en France, de 1774 à 1779, que se sont
formés, composés, achevés ses cinq chefs-d'œuvre :
Orphée, Alceste, Armide, les deux Iphigénies ? et
aurait-il pu les écrire, si l'esprit français n'était pas
intervenu ? car c'est selon la théorie française du
drame musical, telle qu'elle est sortie des contro-
verses de Rousseau et des Encyclopédistes, qu'il
les a écrits.
Dans Massenet, il est aisé de noter cette Bnesse,
cet équilibre, cette souplesse qui sont propres au
génie français, et aussi cette clarté, cette facilité qui
fait que tout le monde comprend sa musique. Dans
Emmanuel Chabrier, dont l'œuvre est incomplète,
mais qui exerça une influence si profonde sur la
musique contemporaine , et notamment dans son
Espana, on retrouve cette alliance de la musique
et des arts plastiques, que signalait Jean Chanta-
voine, car c'est véritablement l'élément pictural qui
s'introduit dans sa musique. Et cet élément ne se
retrouvc-t-il pas encore dans Claude Debussy ?
Debussy, musicien de l'intuition,- ne touche pas seu-
lement l'oreille mais tous les autres sens, et il révéla,
aussi bien dans sa manière de sentir que dans sa
manière d'exprimer, une sensibilité inconnue, ce qui
ne l'empêche pas d'ailleurs de s'apparenter à Cou-
perin, maintenant la tradition française. Rien n'est
curieux comme la comparaison de ses morceaux
pour piano avec les morceaux pour clavecin de Cou-
perin. On pourrait, aux uns et aux autres, donner le
même titre : Estampes. Comme Couperin, Debussy
ne peint pas, il suggère. Il a la même curiosité, la
même ironie, le même goût pour les chansons popu-
laires. Et enfin, nul plus que lui, peut-être, n'a subi
l'influence des poètes. Il ne jouit pas de la musique
en elle-même, il lui fallut toujours des épisodes
étrangers, un drame, un tableau, une couleur, une
image. Il semble que se soient épanouies en lui
toutes ces qualités où Jean Chantavoine voit les
caractères généraux de la musique française. N'est-
ce pas pour cela qu'il est un des meilleurs représen-
tants de cette musique ? — Claude Bàuao.
Enfant bleu (l"), tableau de Thomas Gains-
borough, vendu eh 1921 à des marchands anglais,
par le duc de Westminster, avec le portrait de
Mrs. Siddons, de Reynolds, pour la somme de
200.000 livres, soit, au cours du change, plus de
dix millions de francs. Le duc de Westminster avait
l'année précédente refusé 160.000 livres de YEnfant
bleu seul ; on peut donc évaluer le prix de vente de
cette toile à plus de huit millions. Elle représente le
jeune Jonathan Buttai, fils d'un riche marchand de
648
fer de Soho. Il est debout, en habit bleu, collerette
blanche, culotte et souliers à rubans, avec le man-
teau sous le bras gauche. De la main droite, il tient
un grand chapeau à plumes blanches. Un terrain
avec quelques arbres dans le lointain, et un peu de
ciel, servent de fond. Le tableau passe pour avoir
appartenu au peintre Hoppner avant d'entrer dans
la collection du duc de Westminster. On ignore en-
core la date exacte de son exécution, personne ne
s'élant avisé jusqu'ici de rechercher la date de nais-
sance du modèle. Les uns le croient peint vers 1770,
les autres en reportent l'achèvement à 1779. Ceux-ci
obéissent à une légende qui veut que cette œuvre
soit une réponse aux théories de Reynolds.
Une sourde rivalité régna en eSet pendant long-
L'EntaQt bleu, tableau de Tliuuias Gainsborough. — Phot. Braua,
temps entre les deux portraitistes. Reynolds prési-
dait l'Académie royale, et Gainsborough participait
assez régulièrement aux expositions. En 1784, Gains-
borough avait envoyé les portraits des trois prin-
ceses royales et demandé leur placement sur
la cimaise. Le comité n'ayant pas fait droit à cette
requête le tableau fut retiré, et Gainsborough déclara
qu'il ne prendrait plusjamais part aux manifestations
de l'Académie. Ce qu'il fit, d'ailleurs. Déjà quelques
années avant, Reynolds semble bien avoir voulu
viser Gainsborough dans un discours prononcé à
l'AcaJf'mie à la fin de 1778. « Quoique ce ne soit
pas mon altaire, disait-il, d'entrer dans le détail de
notre art, je dois cependant saisir cette occasion de
mentionner un des moyens de produire ce grand
effet que nous remarquons dans les œuvres des pein-
tres vénitiens, car je crois qu il n'est pas généra-
lement connu ou observé, il est, à mon avis, indis-
pensable d'observer que les maîses lumineuses dans
une peinture soient toujours d'une couleur moel-
leuse et chaude, jaune, rouge ou blanc jaunâtre, et
que les couleurs bleues, grises ou vertes soient
presque entièrement tenues en dehors de ces masses
et employées seulement pour soutenir et mettre en
valeur les couleurs chaudes ; et pour cela une petite
proportion de couleurs froides suffit. Que les choses
soient interverties, que la lumière soit froide et les
LAROUSSE MENSUEL
lumières environnantes soient chaudes, comme nous
le voyons souvent dans les œuvres des peintres ro-
mains et florentins, et il sera hors de pouvoir de
l'art, même aux mains de Rubens et de Titien, de
faire une peinture éclatante et harmonieuse. • Pour
certains donc, l'Enfant bleu aurait été la réponse à
cette théorie ; pour d'autres, cette réponse aurait été
donnée par le portrait de Mrs. Siddons, que peignit
également Gainfl>orough, et qui est aujourd'hui à la
National Gallery.
Dans quelle mesure Reynolds avait-il raison ? Il
est certain qu'un effet chaud est généralement plus
agréable qu'un effet froid. Il est non moins évident,
surtout quand il s'agit de portrait, que le sujet prin-
cipal doit être placé dans la lumière. Or, une lumière
moyenne s'accorde
aisément avec les
jaunes ou les tons
voisins. C'a été
un lieu commun
pour les peintres
modernes, d'em-
ployer des lumières
d'or et des ombres
bleues. D une ma-
nière générale
donc, la théorie de
Reynolds est fort
défendable . C'est
d'ailleurs celle
qu'ont appliquée
tous les grands Vé-
nitiens. Mais la so-
lution inverse n'est
pas impraticable. Il
faut d'abord remar-
quer que dans cha-
que couleur il y a
des nuances chau-
des et des nuances
froides; qu'un bleu
de Prusse est plus
froid qu'un outre-
mer ou qu'un co-
balt, qu'un jaune
citron est plus froid
qu'un j aune-orangé,
quelalaqueestplus
froide que le ver-
millon. On peut
donc choisir parmi
les bleus mêmes les
nuances les plus
chaudes, et c'est ce
que fait Gainsbo-
rough qui emploie
volontiers l'indigo.
Son goût particu-
lier le porte aux
harmonies bleues.
Il est paysagiste, et
habitué aux effets
de plein air ; Rey-
nolds est un hom-
me des musées et
d'atelier. Il faut à
celui-ci des harmo-
nies d'or ; Gains-
borough préfère les
harmoniesd'argent.
Que Reynolds ait
pensé à son rival
lorsqu'il pronon-
çait les paroles rap-
portées plus haut,
cela ne paraît guère
douteux, mais rien
ne démontre que Gainsborough ait fait VEnfant bleu
par gageure; et au contraire on a quelques raisons
de croire qu'on se trouve là en présence du Gentil-
homme en hnbil à la Van Dyck exposé par Gains-
borough en 1770. Les peintures de ce genre ne sont
tout de même pas très nombreuses dans l'œuvré de
Gainsborough, et Ion ne peut guère reconnaître dans
la toile exposée en 1770 {'Enfant en rose de la collec-
tion Rothschild: il s agit bien ici d'un enfant, et non
d'un jeune homme comme dans VEnfant bleu; la
facture indique d ailleurs une œuvre postérieure.
Cette controverse n'a du reste pas grande impor-
tance, mais il est fort intéressant de remarquer
comment Gainsborough s'est tiré du problème posé.
Outre que le bleu ne sonne pas aussi aisément que
le jaune ou le rouge, il offre un inconvénient parti-
culier : c est la couleur qui se rapproche le plus na-
turellement de la teinte de l'horizon ; elle a donc
une tendance à faire paraître les objets trop en
arrière. Par surcroît, tandis que la lumière solaire
la fait briller, le peintre ne peut lui mélanger le ton
jaune de la lumière sans rendre le bleu plus neutre
et plus gris. Gainsborough a fort aisément surmonté
toutescesdifficultes.il obtient un vif contraste entre
les reflets et l'ombre en marquant bien les reflets
soyeux de l'habit ; ainsi le corps reste bien en avant,
nettement campé devant le paysage. Il n'y a rien à
«• 178. Décembre 1921.
dire de I exécution de l'Enfant bleu qui ne soit com-
mun à l'exécution de la plupart des portraits de
Gainsborough : beau dessin pur des visages, modelé
délicieusement conduit, petits accents vifs du pinceau
aux bons endroits, facture papillotante des étoffes,
mélange de douceur et de décision, grand sentiment
du charme, harmonie parfaite, tout cela donne aux
peintures de Gainsborough un prix incomparable.
Comme on l'a vu, I artiste emploie volontiers l'in-
digo. Il remercie dans une cur euîe lettre son ami
William Jakson de lui en avoir envoyé. Ce Jakson,
compositeur de musique et auteur de l'opéra Lycidas,
était aussi un paysagiste e timable, qui exposait à
l'Académie royale. Gainsborough ne faisait pas fi de
ses conseils. Voici ce qu'il lui tcrit : • Pourvu que
votre cou soit sauf, le diable emporte la tête de votre
cheval. Je suis si content de vos observations et de
votre indigo, que je ne sais lequel admirer le plus,
ni lequel croire d'un usage plus immédiat ; l'indi-TO,
vous me laissez dans le doute s'il est possible d'en
avoir d'autre, tandis que je suis presque certain
d'avoir quelques autres de vos pensées maintenant
qu'une correspondance régulière est établie entre
nous ; vos remarques sont, comme toutes celles que
vous faites, justes, naturelles, et pas communes; votre
indigo est net comme votre entendement, et pur
comme votre musique, pour ne pas dire exactement
du même bleu que ce ciel dont vos idées sont des
reflets. Pour dire la vérité sur votre indigo, il est
délicieux ; aussi dépêchez-vous d'en trouver d'autre
{je vous enverrai un dessin), et quant à vos pensées
je me flatte souvent que je suis juste sur le point de
penser de même. Fourrer dans un cadre des objets,
qu'ils s'accordent avec l'ensemble ou non, est le signe
du plus petit génie qui soit, car une personne capa-
ble de réunir des images ou des objets dans son
esprit les groupera certainement aussi dans son
tableau, et, si elle ne peut pas dominer un certain
nombre d'objets de manière à les introduire en bonne
harmonie, qu'elle n'en introduise qu'un petit nombre;
et c'est, vous le savez mon cher, ce qui constitue la
simplicité. Une partie d'un tableau doit être pareille
à la première partie d'un air, de telle sorte qu'on
devine ce qui suit et fait la seconde partie... » Dans
une autre lettre, Gainsborough remercie encore
Jakson d'un envoi d'indigo : « Il en faut peu pour
faire beaucoup, et c'est heureux », dit-il.
Ce portrait de VEnfant bleu convient d'autint
mieux à notre goût français, que Gainsborough avait
été à ses débuts élève du charmant petit maître Gra-
velot, établià Londres. Plus tard, le peintre anglais
chercha des directives dans l'œuvre de Van Dyck.
Cependant ce portraiti-te admirable préférait, à la
figure, le paysage : « Je suis dégoûté des portraits,
écrivait-il à Jakson, et je voudrais bien prendre ma
viole de gambe, et m'en aller dans quelque plaisant
village où je pourrais peindre des paysages, et jouir
du bout final de la vie dans la tranquillité et le bien-
être. Mais ces belles dames, avec leurs tasses de thé,
leurs bals, leur chasse au mari, m'escroqueront les dix
dernières années de ma vie. » Ce goût du paysage ne
lui fut pas inutile, puisqu'il permit à Gainsborough
de meubler délicieusement les fonds de ses portraits.
Son goût de la musique ne fut pas non plus sans
lui procurer, dans la peinture même, des avantages.
L'homme qui pratique plusieurs arts s'élève naturel-
lement à la connaissance des lois générales et com-
munes qui les régissent. On voit bien que Gainsbo-
rough l'entendait ainsi, quand if compare, dans sa
lettre à Jakson, un tableau et un air de musique : il
saisit là et met en évidence la nécessité d'unité et
d'harmonie de toute œuvre d'art.
Le portrait de Mrs. Siddons par Gainsborough est
encore une étude en bleu. C'est en le peignant, que
l'artiste aurait déclaré à son modèle : « Mais votre
nez n'en finira donc jamais, madame. » Il n'est
d'ailleurs pas si long que cela, ce nez, et la ligne en
est fort jolie. Dans le portrait de Mrs. Siddons en
muse tragique, peint par Reynolds, on le retrouve,
peut-être plus accentué. Il s'agit là d'un tableau
d'apparat un peu alourdi par l'aspect conventionnel
d'une figure de tragédie placée dans le fond. Il fut
exécuté en 1784 ; une réplique en figure au musée
de Dulwich. On ne saurait très utilement comparer
les œuvres des deux peintres rivaux ; Reynolds re-
cherche surtout des harmonies chaudes, une pâte nour-
rie, une matière somptueuse. Quand Gainsborough se
sentit près de mourir,il ne voulut pas du reste dispa-
raître de ce monde sans revoir Reynolds. S'ils étaient
rivaux, ils n'étaient pas ennemis, et ils s'estimaient
réciproquement. On rapporte que Gainsborough dit
alors à Reynolds : 0 Nous irons tous deux au ciel,
et Van Dyck sera de la partie. »
Si l'on compte pour huit millions VEnfant bleu, il
faut évaluer à deux millions le portrait de Mrs. Sid-
dons en muse tragique. Ce sont d'énormes prix. On
se demande dès lors quelle valeur il faut attribuer
aux chefs-d'œuvre de Léonard, de Véronèse ou de
Titien. Si remarquables que so ent d'ailleurs les
deux portraitistes anglais, il est difficile de les placer
à côté des grands maîtres de la Renaissance. Mais
il tant le redire encore, valeur marchande et valeur
d'art concordent rarement. Le Louvre, qui paie très
cher certaines œuvres à la mode d'aujourd'hui, ache-
«• 178. Décembre 1921.
tait il y a quelques années pour quelques dizaines
de mille francs un des chefs-d'œuvre de l'école fran-
çaise : la Famille paysanne de Le Nain. On n'en a
guère parlé, pas plus qu'on n'a parlé en 1872 de l'en-
trée au musée de la Dentellière de Vermeer, qui vau-
drait sans doute aujourd'hui plus d'un million. II
n'est peut-être pas inutile de rappeler une foisencore
qu'en matière d'art les gros prix n'ont qu'une signi-
lication très relative. — Tristan Klinosor.
Srzberger (Mathias), homme d'Etat allemand,
né à Buttenhausen (Wurtemberg) le 20 septem-
bre 1875, mort assassiné à Griesbach (Forêt-Noire)
le 26 août 1921.
Issu d'une humble famille catholique, Mathias
Erzberger se destina d'abord à l'enseignement, étudia
à l'université de Fribourg et fut quelque temps insti-
tuteur. Mais, trouvant rapidement sa voie qui était
celle de la politique et de l'action sociale, il aban-
donna bientôt l'enseignement pour consacrer toute
son activité à la propagande en faveur de l'Union des
Travailleurs catholiques dans laquelle il s'enrôla dès
1896, et dont il fut un des membres les plus utiles. Mis
en lumière par ses qualités d'orateur, il fut envoyé,
pour représenter l'Union des Travailleurs caiholinues,
au congrès international du travail de Zurich (1897).
A son retour, il se fixa à Stuttgart et devint un
des journalistes les plus en vue du parti chrétien-
social. Tout en se préparant à jouer un rôle politique
plus important, il écrivit plusieurs ouvrages sur des
questions sociales et religieuses : la Sécuinisatton en
Wurtemberg (1902) ; la Social-démocratie de nos jours.
En 1903, il réussit à se faire envoyer au Keichstag
par la petite ville de Bieberach. Il siégea au centre
catholique. D'une intelligence très souple, très avisée
et qui n'était pas gênée par d'excessifs scrupules,
d'une ambition sans bornes, doué d'une grande puis-
sance de travail et d'une rare faculté d'assimilation,
remuant, possédé du génie des affaires et de l'in-
trigue, grand manœuvrier parlementaire, et surtout
opportuniste dans l'âme, d'esprit d'ailleurs bien mo-
derne, Erzberger ne tarda pas à prendre dans son
parti une place de plus en plus grande. Le centre
catholique était alors un parti nettement conser-
vateur. Erzberger en éclipsa peu à peu le leader
Trimborne, et aiguilla le parti catholique vers la
gauche. Sympathisant avec le socialisme, il prit au
compte du centre quelques-uns des articles du pro-
gramme socialiste.
« Député consciencieux, infatigable, intrépide,
toujours prêt à rapporter et à interpeller » , il prend
à plusieurs reprises position contre le gouvernement.
L'Allemagne est alors en train de « pacifier • sa co-
lonie du Sud-Ouest africain ; les échecs qu'elle y subit
amènent des révélations sensationnelles sur les
prévarications d'officiers et de fonctionnaires dans la
fourniture des équipements et des munitions. Erz-
berger les dénonce avec âpreté, et il écrit un violent
réquisitoire : le Bilan d'une politique coloniale. Peu
après, il publie des Portraits parlementaires (1906).
Réélu en 1907, il s'intéresse particulièrement aux
questions militaires et maritimes. Il devient rappor-
teur du budget de la guerre, et, lié d'ailleurs par ses
relations d'affaires à l'industrie lourde, il pousse de
toutes ses forces à la course aux armements, tout en
ne cessant de combattre la politique coloniale du
gouvernement. A la veille de la guerre, Mathias
Erzberger était, comme nombre de ses collègues du
centre, de la droite et de la gauche, un pangerma-
niste convaincu, parlant d'écraser la France et de lui
imposer une fabuleuse indemnité.
La guerre déc.arée, il l'accepte joyeusement, et se
montre férocement patriote. Il approuve et la vio-
lation de la neutralité belge (au sujet de laquelle il
avait quelques mois auparavant donné aux catho-
liques belges une assurance formelle) et les plus san-
glantes atteintes au droit des gens. Un de ses mots
est caractéristique : « Si l'on trouvait moyen, écrit-il
dans le « Tag » du 21 octobre 1914, de détruire la ville
de Londres tout entière, il y aurait plus d'humanité
à l'employer qu'à laisser couler le sang d'un seul
soldat allemand. • Hurlant avec les loups annexion-
nistes, et bien qu'il ait déclaré avoir douté dès septem-
bre 1914 de la victoire, il adresse au kaiser, en
décembre 1914, un long mémoire où il fait siennes
toutes les aspirations pangermanistes. Partisanalorsde
la Mi'teleuropa, il revendique pour r.'\llemagne toute
la Belgique, et la côte françîdse jusqu'à Boulogne.
Dès 1 ouverture des hostilités son influence grandit,
et il joue le rôle officiel qu'il ambitionnait depuis
longtemps. L'étendue de ses relations dans les mi-
lieux catholiques et dans le monde du travail, son
adresse et son activité le font choisir par le gouver-
nement comme chef des services de la propagande.
Il nous expose lui-même, dans ses Souvenirs de
guerre récemment parus, quelle fut sa méthode et
quelles difficultés il rencontra de la part des auto-
rites militaires pour la faire triompher. Plus intel-
ligent sinon plus honnête que ses collègues du gou-
vernement, et persuadé d'ailleurs comme eux du bien-
fondé de la cause al.emande, il s'élève contre la
grossièreté des moyens qu ils veulent employer pour
en persuader le monde. Pour lui, il tient qu'on n'arri-
vera à des résultats qu'en apitoyant les neutres sur
LAROUSSE MENSUEL
les misères que l'Allemacne subit du fait du blocus,
et en mobilisant habilement les deux grandes forces
inernationales : le social. sme et le catholicisme.
Malgré la tension (qu'il exagère sans doute) de ses
rapports avec l'état-major, il réussit à rendre à son
pays de notables services. Au début de la guerre, il
vise surtout « à éclairer les catholiques des pays
neutres et des pays ennemis ». Sous son inspiration
paraissent plusieurs brochures : les Catholiques alle-
mands, Culture allemande. Catholicisme et Guerre
mondiale, V Allemagne et le Catholicisme, dont l'épis-
copat français a réfuté les allégations mensongères
dans la Guerre allemande et le Catholicisme. Il
réussit à leur donner une immense diffusion, et elles
ne sont pas sans action sur la Curie romaine.
Envoyé à Rome en février, puis en mars 1915,1!
poursuit auprès du pape Benoît XV une campagne
antifrançaise, et déjà essaye d'amener le chef de
l'Eglise à s'entremettre pour une médiation. En
même temps, et préoc-
cupé d'éviter l'entrée
en guerre de l'Italie
aux côtés de l'Entente,
que, contrairement au
gouvernement alle-
mand,il aperçoit, faute
de concessions de l'Au-
trche, presque inéluc-
table, il contribue lar-
gement à dissiper les
préventions du chan-
celier contre son prédé-
cesseur de Bulow, et à
faire envoyer celui-ci
à Rome. De février à
mai 1915, il met au
service de l'ambassa-
deur extraordinaire
toute sa diplomatie, et
fait agir les influences
dont il dispose auprès
du Vatican, pour ame-
ner l'Autriche à des
sacrifices territoriaux
capables d'assurer la
neutralité de l'Italie.
Il ne put d'ailleurs faire
piévaloir ses vues, ni
empêcher l'Italie d'en-
trer en guerre, malgré
l'activité fébrile qu'il
déploya en mai 1915,
et les assez larges mais
trop tardives conces-
sions qu'il obtint de
l'Autriche à la veille de
la rupture.
Il n'est pas plus heu-
reux dans ses tentât ives
pour obtenir dès 1915
la création d'un
royaume autonome de
Pologne rattaché à
l'Autriche qui, en com-
pensation , eût conclu
une union douanière
avec l'Allemagne , ni
dans ses démarches au-
près des autorités mili-
taires de Belgique pour
obtenir qu'elles pour-
suivent une politique
capable de rallier les
catholiques belges à
l'Allemagne. Cette po-
litique eût été d avance
vouée à l'échec, même
si les fonctionnaires allemands n'eussent pas montré
l'extraordinaire maladresse contre laquelle Erzberger
s'élève dans ses Souvenirs.
La Suisse, les Etats Scandinaves, les Etats unis
d'Amérique sont également le théâtre d'une fort
active propagande qui, particulièrement aux Etats-
Unis, ne s'exerce pas seulement par la plume et la
parole, mais par de véritables conspiration , comme
celle que découvrit en 1916 le gouvernement amé-
ricain. Erzberger s'est d'ailleurs véhémentement dé-
fendu d'avoir jamais employé pour sa propagande
d'autres moyens que ceux de la démonstration loyale
du bon droit de l'Allemagne et la suggestion de me-
sures humanitaires à l'égard des populations envahies
et des prisonniers de guerre, de nature à attirer à
son pays la sympathie des neutres. Mais on ne sau-
rait avoir une confiance absolue en son plaidoyer
pro domo.
Dans le courant de l'année 1915, son activité
infatigable embrasse la Bulgarie, la Roumanie, la
Lituanie, les Lieux saints, sans oublier la Curie ro-
maine qui reste le pivot de sa politique. Il contribue
au rapprochement germano-bulgare qui aboutit à la
formation de la Quadruplice, essaye d'amener le
gouvernement de Budapest à faire des concessions
aux aspirations roumaines pour retarder l'entrée en
guerre de la Roumanie, songe à faire des Lieux
649
saints une propriété des associations catholique*
allemandes, collabore à la nouvelle tentative faite
par le pape Benoit XV pour rétablir la paix. Seule,
la négociation bulgaro-allemande tourne bien.
Au début de ioi6, il est envoyé en mission à Cons-
tantinople, officie.lement pour plaider la cause des
Arméniens, en réalité pour faire connaître à son gou-
vernement par quels moyens l'Allemagne pourrait
rendre plus complète sa domination sur la Turquie.
La signature — sous les auspices de l'Allemagne —
d'un concordat entre la Porte et le saint-siège, l'éta-
blissement de l'influence allemande sur les chrétiens
chaldéens et arméniens, lui paraissent de nature à
resserrer les liens qui unissent l'Allemagne à la
Turquie. Ces projets sont mis en échec par la résis-
tance des leaders jeunes-turcs.
L'année 1917 est dans la carrière politique d'Erz-
berger l'année capitale. C'est au cours de cette année,
en effet, que le pangermaniste exalté se mueenpar-
Mrs. Siddons en muse tragique, tableau de sir Josbua Reyiiolds. — i*hot. Ilrauii.
tisan d'une paix honorable, puis en leader du paci-
fisme à tout prix. Mieux placé que quiconque pour
apercevoir sous son vrai jour la position mondiale
de l'Allemagne, assez intelligent pour reconnaître
que, dès l'accession des Etats-Unis à la coalition,
consécutive à la guerre sous-marine (que, prévoyant
ses conséquences, il a tout fait pour éviter), la guerre
est virtuellement perdue po^ir l'.^llemagne, songeant
d'ailleurs à tirer un bénéfice personnel de sa pré-
voyance, il s'efforce d'ouvrir, soit directement, soit
par des intermédiaires, des négociations de paix, et
en même temps de faire partager ses vues à ses col-
lègues du Reichstag, et de créer dans les milieux po-
litiques allemands un état d'esprit pacifique.
De février à décembre 1917, il prend la part la plus
active aux négociations qui aboutissent au traité de
brest-Litovsk qu'il s'enorce vainement, dans ses Sou-
venirs, de représenter comme une paix sans annexion.
En avril 19171 il appuie les pourparlers de paix
faits par le comte Czernin.
Il est l'inspirateur direct de la tentative faite au
nom du pape par M' Pacelli, nonce à Munich, pour
engager avec les Alliés d'officieux préliminaires de
paix. Mais il se heurte à l'opposition du parti mili-
taire, qui refuse de prendre un engagement ferme au
sujet de la libération de la Belgique, et dont l'obsti-
nation rend vaine la démarche pontificale.
650
Du moins, remporte-t-il un succès politique signalé.
S'apercevant que la guerre sous-marine n'a nulle-
ment abattu l'Angleterre, et que les Alliés ont à leur
disposition les flottes du monde entier, jugeant avec
une clairvoyance propLétique que prolonger encore la
guerre d'une année c'est conduire l'Allemagne à sa
perte, il prononce devant le Reichstag deux reten-
tissants discours (4 juillet, 6 juillet 1917) où il
somme le gouvernement de tenir compte des aspira-
tions unanimes de la plupart des groupements poli-
tiques (hors les pangermanistes « bons à caser dans
un institut à cure d'eau froide ») et de tout le peuple
allemand vers une paix de conciliation. Ces inter-
ventions sont décisives : le 19 juillet 1917, le Reichstag
vote la fameuse résolution de paix « dont les princi-
paux articles sont les suivants : L'Allemagne défend
sa liberté... Le Reichstag aspire aune paix d'entente
et à une réconciliation durable entre les peuples.
Des extensions territoriales par la violence sont in-
conciliables avec une telle paix ».
On peut considérer cette résolution comme l'œu-
vre personnelle d'Erzberger. Lui-même la revendique
comme telle, et explique qu'elle tut une double ma-
nœuvre de politique extérieure et intérieure, destinée
à la fois à créer chez les Alliés des dispositions favo-
rables à la paix, et à renforcer le front intérieur en
empêchant, par un désaveu formel des annexion-
nistes, la social-démocratie de passer à l'opposition.
La résolution de paix n'obtint qu'un succès mo-
mentané, l'impression favorable qu'elle fit à l'intérieur
et à l'extérieur ayant été, remarque Erzberger lui-
même, vite dissipée par 1 impérialiste traité de Brest-
Litovsk.
Dans les crises constitui ionnelles que marquent pour
l'Empire allemand les années 1917-1918, Erzberger
joue encore un rôle prépondérant. Après la retraite
de Bethmann-HoUweg, il écarte le pangermaniste
Helfîerich — qui lui en conserve une vive rancune
— du ministère des affaires étrangères. Il fournit une
violente campagne contre le chancelier Michaëlis,
contribue à déterminer sa chute et à le faire rem-
placer par le comte Hertling, mais désire que le nou-
veau chancelier donne des gages aux partis de gau-
che en faisant entrer dans son cabinet de concentra-
tion des membres de ces partis. Il soutient d'abord
le nouveau ministère, puis l'abandonne lorsqu'il le
voit tomber sous l'influence directe du quartier géné-
ral. A partir du moment où le ministre des aftaires
étrangères von Kuhlmann a dû, par suite de son dé-
saccord avec l'élément militaire, donner sa démission,
Erzberger ne cesse de réclamer un remaniement du
cabinet, ayant pour conséquence une nette orientation
vers la gauche ; puis, la démission du chancelier. Les
échecs militaires d'août et de septembre 1918 ou-
vrent virtuellement la crise ministérielle. Le 30 sep-
tembre 1918, Erzberger rédige, au nom de la majorité
du Reichstag, le programme que celle-ci entend impo-
ser au nouveau gouvernement : adhésion pleine et en-
tière à la résolution de paix du 19 juillet r9i7, et à
la Ligue des nations ; déclaration formelle au sujet
du rétablissement de la Belgique ; autonomie de l'Al-
sace-Lorraine ; réforme électorale en Prusse ; — tels
sont les principaux articles de ce programme.
Le nouveau chancelier Max de Bade les accepte,
et Erzberger devient sous-secrétaire d'Etat aux af-
faires étrangères dans son cabinet (4 octobre 1918).
La tâche du nouveau gouvernement était, a dit
Ezberger, la négociation de l'armistice. C'est à cette
tâche qu'il se consacre entièrement, prenant part à
la rédaction des diverses notes envoyées en réponse
à celles du président Wilson, et essayant au dernier
moment d'éviter l'abdication du kaiser.
Le 8 novembre, il est désigné pour aller négocier
l'armistice. Au cours des entretiens de Rethondes,
avec le maréchal Foch, où il joue le premier rôle,
ses collaborateurs n'étant que des comparses, il
réussit à obtenir quelques atténuations de détail aux
conditions primitivement fixées : diminution du nom-
bre de mitrailleuses, d'avions et de camions auto-
mobiles à livrer aux Alliés ; rétrécissement de la zone
neutre établie sur la rive droite du Rhin ; ravitaille-
ment de l'Allemagne, au cours de l'armistice. Il est
d'ailleurs établi que le haut commandement allié,
tout en tenant ferme pour les dispositions essentielles,
était bien décidé à faire quelques concessions. Ce
n'est donc pas à la seule habileté d'Erzberger, qu'il
faut les attribuer.
Un mois plus tard, c'est encore Erzberger qui né-
gocie les prolongations de l'armistice. Il obtient la
liberté du trafic des marchandises entre les deux rives
du Rhin (12 et 13 décembre 1918). Au cours de la
deuxième prolongation (4 février 1919), il essaye
vainement, suivant la manœuvre classique de l'Alle-
magne, démontrer aux délégués alliés que les condi-
tions économiques et politiques imposées à l'Allema-
gne sont inexécutables, et que la « dureté » des vain-
queurs menace de précipiter l'Allemagne vers le
bolchevisrae. Ayant trouvé les représentants alliés
inébranlables, Erzberger rentre à Berlin décidé à
peser de tous ses efforts pour amener le gouver-
nement allemand à accepter les conditions de paix.
Sitôt l'Assemblée de Weimar réunie, il prend part,
comme ministre sans portefeuille, à la formation d'un
gouvernement de concentration (février 1919), mais
Erzberger.
LAROUSSE MENSUEL
ne peut empêcher le président du conseil Scheide-
mann de déclarer la paix « inacceptable ». Ni un
mémoire qu'il remet alors aux membres du cabinet,
et où il montre la nécessité pour l'Allemagne de
signer, sous peine de démembrement, de famine et
de révolution sociale, ni son action personnelle auprès
des groupes politiques, ne peuvent amener le gou-
vernement à sa compréhension nette des réalités.
Le dernier ultimatum des Alliés détermine une crise
ministérielle. Dans le cabinet Bauer, formé tout spé-
cialement pour la signature de la paix, Erzberger de-
vient ministre des
finances; c'est son
influence qui fina-
lement l'emporte
et obtient du gou-
vernement l'ac-
ceptation de l'ul-
timatum sans
condition. Les
dernières pages
de ses Souvenirs
nous montrent
avec quelles dif-
ficultés il y par-
vint.
On ne saurait
donc exagérer le
rôle d'Erzberger
pendant les neuf
mois qui s'écou-
lèrent entre la
chute de Hertling
et la signature de
la paix. Presque seul il a compris alors la vraie
situation de l'Allemagne, et la politique qu'elle lui
imposait. Presque seul il a pris les initiatives et les
responsabilités.
Les années suivantes, il reste fidèle à son attitude.
Persuadé qu'une vraie paix était nécessaire à l'Alle-
magne si elle voulait se relever rapidement, il veut
qu'elle fasse honneur à ses engagements financiers
et prend, dans ce but, d'énergiques mesures fiscales
(impôt sur les bénéfices de guerre, impôt sur le ca-
pital). Ces mesures le rendent très impopulaire parmi
les classes possédantes. Le premier attentat, auquel
il échappe le 26 janvier r920, et le procès en concus-
sion qui lui est intenté par son prédécesseur aux fi-
nances, Helfferich, sont des symptômes de cette im-
popularité. Bien qu'ayant pu se disculper des accu-
sations lancées contre lui, il dut abandonner son
portefeuille (mars 1920). Réélu député à Bieberach
(juillet 1920), il conserva néanmoins une grosse in-
fluence et ne ce=sa de porter à son programme (for-
mulé à Aix-la-Chapelle le 17 avril T921) l'exécution
sincère du traité de paix. Il contribua à lancer le
Reichstag dans la voie des réformes sociales (socia-
lisation des entreprises), mena une vive campagne
contre la politique extérieure du cabinet Fehrenbach
et du ministre des affaires étrangères Simons, et
soutint le chancelier Wirth.
Depuis près de trois ans, il apparaissait aux réac-
tionnaires allemands comme l'incarnation du défai-
tisme. Presque seul, en effet, en dehors des socialistes
indépendants, Erzberger reconnut et accepta la dé-
faite. Son attitude, qui cependant était bien celle
d'un Allemand préoccupé avant tout du relèvement
de l'Allemagne, parut à ses adversaires politiques et
à ses ennemis personnels antipatriotique. Elle fut
la cause de sa fin tragique dans la forêt de Gries-
bach. •■» Léon Vergenne.
Kayolle (Marie-Emile), maréchal de France,
né au Puy le 14 mai 1852.
Entré à l'Ecole polytechnique en 1871, il en
sort sous-lieutenant en 1873, étudie deux ans à
I Ecole d'application de Fontainebleau (1875-77) et est
nommé en 1877 lieutenant au i6« régiment d'ar-
tillerie. Brillant officier, il passe rapidement capi-
taine (1883) ; après une courte campagne en Tunisie,
il reste avec ce grade dans ce régiment, où il remplit
les fonctions d'instructeur d'équitation jusqu'en 1889.
A cette date, son esprit curieux, ouvert, et que ne
satisfait pas seulement la pratique courante du mé-
tier militaire, est attiré vers les hautes spéculations
stratégiques. Il entre à l'Ecole de guerre, suit les
cours pendant deux ans, et poursuit pendant plu-
sieurs années sa carrière dans l'état-major. Il passe
à l'état-major de l'armée (1891-93), puis à l'état-
major de 1 artillerie de Paris (1893).
Chef d'escadron peu de temps après (1894) et
désigné pour prendre le commandement d'un groupe,
il revint au 16' régiment d'artillerie. Remarqué au
cours d'une tournée d'inspection par le général Re-
nouard, directeur de l'Ecole de guerre, qui a appré-
cié ses qualités d'instructeur et sa compétence tech-
nique, il est appelé à l'Ecole de guerre comme
professeur adjoint au cours d'artillerie. Trois ans
plus tard, il est nommé professeur titulaire, et occupe
ce poste jusqu'en r907.
Son enseignement a, comme celui de Foch, de
Pétain et de Maud'huy qui professent à la même
époque, puissamment modelé les nouvelles généra-
tions d'officiers. Coinme ceux de ses collègues qui
«• J78. Décembre 1921.
professent la tactique générale ou le cours d'infan-
terie, Fayolle arrive décidé à examiner les problèmes
militaires tels qu'ils floivent se poser dans la réalité
et au cours même de la bataille. Il apporte à leur
solution un réalisme, un bon sens souriant, une con-
viction d'ailleurs sans raideur, qui lui assurent une
réputation de novateur sympathique.
L'esprit de son enseignement fut fixé un peu plus
tard dans une petite brochure : Concentration des
feux et concentration des moyens (zgij), et quelques-
unes de ses idées maîtresses méritent d'être retenues,
la guerre en ayant démontré la justesse, comme de
celles que lançaient à ce moment même Pétain et
Foch. S'élevant contre le dogme de 0 l'économie des
forces » ; prétendant, ce qui semble alors révolution-
naire, que le commandant d'un groupe d'artillerie
doit opposer à l'ennemi non des batteries en nombre
égal mais autant que possible en nombre supérieur ;
prévoyant que, dans la guerre future, la situation
sera toujours particulièrement critique, il établit que
la « concentration des feux », jugée exceptionnelle
parles règlements, doit être < normale et courante ».
L'un des premiers, d'ailleurs, il constate les progrès
effrayants faits par l'artillerie lourJe allemande, jette
un cri d'alarme, et exhorte les militaires « à ne pas
«>ntretenir d'illusions dans les esprits en dépréciant
l'adversaire». L'un des premiers, il s'élève contre la
théorie de l'offensive à outrance admise alors par la
plupart des stratèges.
C'est pendant ses années d'enseignement qu'il est
promu lieutenant-colonel (1902) et colonel (1907).
Peu après (novembre 1908), il prend le commande-
ment du 36= régiment d'artillerie. Brigadier en r9io,
il commande l'artillerie du 12' corps à Angoulême,
puis la 19" brigade à Vincennes (r9i2).
Sa carrière semble alors se terminer ; malgré l'ex-
ceptionnelle valeur qu'on lui reconnaît, le général
Fayolle n'obtient pas la troisième étoile, et, le
14 mai 1914, il est admis à faire valoir ses droits
à la retraite.
Retiré à Clermont, où il s'est fait au bonheur
tranquille, il se prépare, comme le sage Candide, à
cultiver son jardin. La guerre éclate. Fayolle com-
mande la 139* brigaie, puis la 70" division, qui joua
un rôle glorieux dans la première offensive de Lor-
raine. Une habile manœuvre d'artillerie, opérée avec
une audace et une souplesse prestigieuses par le
général Fayolle, permit, après l'échec de l'attaque
sur Morhange, d'arrêter l'ennemi lancé à la poursuite
de la 2" armée {22 août).
C'est encore l'artillerie de la 70° division qui con-
tribue puissamment à arrêter l'attaque allemande sur
le Grand-Couronné (25 août); « ...à sa droite, la divi-
sion voisine fléchissait..., le général, ne larssantqu'un
de ses groupes fixé en avant, toimie toutes ses batte-
ries à droite. Les Allemands, à 2.500 mètres, fran-
chissaient une petite crête et déferlaient par vagues
successives. C'était une admirable cible : il en fit une
terrible hécatombe, et arrêta net leur progression
menaçante ». Ces exploits lui valurent une première
citation à l'ordre du jour.
Peu de temps après, la division Fayolle est trans-
portée à l'extrême-gauche française, et suit les armées
allemandes dans la Course à la mer. La division
Fayolle, qui fait partie alors de la 10" armée, combat
au nord d'Arras. Au cours des combats difficiles qui
se livrent dans cette région, le général Fayolle, bien
que momentanément afïaibli par la maladie, déploie
des prodiges d'endurance et d'audace. Il entraîne
ses officiers d'état-major dans de périlleuses randon-
nées, où parfois il éclaire lui-même son armée. Le
2 octobre, il manque ainsi d'être tué ou fait prison-
nier, en s'aventurant au milieu des lignes allemandes.
Retranchée en arrière des falaises de Vimy, près
de Lens, la division Fayolle, tournée par Givenchy,
doit se replier jusqu'à Villers-au-Bois (5 octobre).
Mais elle reprend presque aussitôt les positions
évacuées, et contient l'avance allemande sur Arras.
A la suite des exploits de sa division au mont
Saint-Eloi, le général Fayolle est nommé comman-
deur de la Légion d'honneur.
Pendant quinze mois, la division Fayolle reste sur
ce même front. Ce sont quinze mois de collaboration
des plus étroites avec le général Pétain, commandant
du 33" corps dont relève la 33= division ; quinze
mois d'organisation minutieuse du front, de prépa-
ration scientifique de l'attaque suivant la méthode
réaliste des deux généraux. Les résultats sont les
succès foudroyants de l'offensive du 9 mai 1915
(V. JoFFRE, PÉTAIN, dans le Larousse Mensuel, t. V,
pp. 430 et 516), la conquête de Carency et d'Ablain-
Saint-Nazaire.
Nommé divisionnaire le 13 mai, il passa le 21 juin
au commandement du 33" corps d'armée. Sous sa
direction, le 33» corps s'empare de Souchez et des
crêtes de Vimy.
Le 20 février 1916, le général Fayolle est appelé
au commandement de la ô" armée. C'est celle-ci
qui, depuis l'élaboration, en décembre 1916, du plan
d'offensive de printemps, est destinée à combattre
sur la Somme, en liaison avec l'armée britannique.
Sur_pne grande échelle, cette fois, le général Fayolle
peut déployer les qualités de minutieux et patient
organisateur qu'il a montrées à Arras et à Carency.
/V* 178. Décembre 1921
• Jamais le travail d'organisation n'avait été poussé
aussi loin ; les arrières étaient un immense chantier.
On y créait des voies d'accès, des voies ferrées, des
gares ; on y creusait des abris. » Tout avait été fait
pour mener la bataille à l'économie des eQectifs.
Suivant les principes émis de longue date et déjà
appliqués dans les offensives précédente?, une accu-
mulation formidable de moyens matériels doit assu-
rer le succès.
Le général qui va être chargé de tirer parti de
cette préparation, de ces moyens, et qui, à cette
date seulement, est connu de la France comme l'un
de ses grands chefs, est non seulement un techni-
cien d'artillerie de premier ordre, mais un stratège
aux larges vues, un homme droit et bon, sympathi-
que à ses ofSciers et à ses troupes qu'il comprend et
qu'il aime, et qui, accessible aux enthousiasmes,
aux émotions, soldat dans l'âme et aimant la guerre,
joyeux de faire mordre la poussière à' l'envahisfeur,
mais pleurant sur nos morts, protégé par la hauteur
et l'étendue de sa culture non moins que par sa
modestie et son bon coeur, contre la recherche
d'une gloriole meurtrière, inspire la sympathie et
le respect.
Les résultats de l'offensive de la Somme (juillet-
octobre 1916) sont ceux en effet qu'on peut attendre
de tels moyens et d'un pareil chef.
L'attaque est entreprise le !""■ juillet par l'armée
Fayolle qui opère sur la rive droite de la Somme,
en liaison avec l'armée Rawlinson placée sur la rive
gauche, au nord de la Somme. Elle a été précédée
d'une préparation d'artillerie de cinq jours; et de?
la première journée trois lignes allemandes sont
enlevées, sur un front de 5 kilomètres. Le 5 juillet,
une grande partie des objectifs est déjà atteinte ;
le I" corps colonial est devant Péronne. Toute
l'armée a atteint la ligne Biaclie-Villers-Carbonnel.
Bientôt, le champ des opérations de la 6' armée
s'étend également sur la rive gauche de la Somme où
se poursuit son progrès. En un mois, elle a gagné
sur certains points une avance de 10 kilomètres en
profondeur. A la fin de juillet, une liaison plus
étroite est établie entre l'armée Fayolle et l'armée
Rawlinson. De nouveaux progrès sont réalisés par
les armées de Fayolle, qui enlèvent Maurepas ( 14 août) .
Leur objectif est alors Bapaume et Cambrai, et, au
cours du mois de septembre, elles réalisent encore
d'éclatants succès. Combles, la route Bapaume-
Péronne, Bouchavesnes sont successivfment atteints.
Lorsque, le 2g septembre, le haut commandement
juge l'offensive terminée, i Verdun dégagé, 25 vil-
lages reconquis, plus de 35.000 prisonniers, 150 ca-
nons pris, les lignes successives enfoncées sur 10 kilo-
mètres de profondeur »,tels sont les titres de Fayolle
à la reconnaissance du pays. Ces résultats, c'est sa
rigoureuse méthode de guerre, c'est l'emploi judi-
cieux et large de l'artillerie suivant les principes
qu'il a depuis si longtemps établis, qui ont permis
de les réaliser.
Le 8, octobre, le commandant de la 6' armée est
promu grand officier de la Légion d'honneur. Peu
après, il quitte la 6* armée pour la i'°, qui doit
participer à la grande offensive du printemps de 1917,
et dont le rôle doit être d'engager devant Noyon la
première phase de la bataille. Le repli des Allemands
sur la ligne Hindenbourg (10 mars) rend inutiles les
grands préparatifs faits par le chef de la 1" armée,
qui doit se contenter de rentrer sans combat à Noyon,
Chauny et Tergnier.
Lorsqu'en mai igi7 le général Pétain, comman-
dant du groupe d'armées du centre, est élevé au
commandement suprême, Fayolle le remplace à la
tête de son groupe d'armées. A cette époque, d'im-
portantes opérations ont été entreprises en Cham-
pagne et à Verdun.
Le général Fayolle les mène à bien sur ces deux
fronts. En Champagne, il termine la bataille entre-
prise à Moronvillers, par la conquête des importantes
positions du Cornillet et du Massif des Monts, qui
rendent à l'armée française plusieurs postes domi-
nant toute la plaine. La bataille de Moronvillers
terminée par Fayolle est l'un des grands succès
français de l'année 1917. A Verdun, il lance
l'armée Guillaumat à l'assaut des positions du Mort-
Homme, de la cote 304, de la cote 344, que les Alle-
mands tiennent toujours. En moins de trois semaines,
toutes ces positions sont dégagées ; 10.300 prison-
niers, 30 canons, 300 mitrailleuses tombent entre
nos mains. Ainsi Fayolle a la gloire de terminer
sous Verdun l'oeuvre de Pétain et de Nivelle.
Sur ces entrefaites, de graves événements se sont
produts en Italie : les armées austro-allemandes ont
prononcé une offensive qui les a rendues maîtresses
de la plaine venète jusqu'à la Piave, et qui a pro-
fondément démoralisé l'Italie.
Après la tournée d'inspection du général Foch, le
conseil interallié décide d'envoyer des troupes en
Italie pour rétablir la situation. Le commande-
ment de l'armée française est confié au général
Fayolle (18 novembre 1917). Avec le gênerai Plum-
mer, commandant de I armée britannique, et le
général Diaz, généralissime italien, Fayolle, dont la
mission est alors autant diplomatique que militaire,
et qui, dans les opérations menées sur la Somme, a
LAROUSSE MENSUEL
pris l'habitude d'organiser des opérations d'ensemble
avec les armées alliées, prépare la résistance et la
contre-offensive. L'armée française donne la pre-
mière l'exemple en emportant, après une intense
préparation d'artillerie, le Monte Tomba (29-30 dé-
cembre 1917). C'est une opération brillante et peu
coûteuse, qui, outre les prisonniers et les canons
qu'elle fait tomber aux mains des Français, outre
l'importance stratégique qu'elle présente, le Monte
Tomba dominant la plaine venète, a pour résultat
essentiel de relever, par la grande vertu de l'exemple,
le moral de l'armée italienne.
Redevenue confiante en elle-même, l'armée du
général Diaz remporte, peu de temps après, d'impor-
tants succès. Ainsi le général Fayolle, par ses con-
seils, par l'impulsion vigoureuse qu'il a donnée, par
l'unité de direction qu'il a assurée sur le front ita-
lien, a contribué pour une assez grande part aux
succès décisifs remportés dans le courant de
l'année 1918 par nos alliés ultramontains. Sa mission
Maréchal FayoUe (en uniforme de générai). (Phot. Walery.)
étant terminée, le général Fayolle %st rappelé en
France où le haut commandement prévoit prochaine
la grande offensive allemande.
Fayolle, qui commande le groupe d'armées de
réserve, est placé, sur l'Oise, au point de soudure
des fronts anglais et français, disponible pour toute
éventualité.
Le 21 mars, les Allemands attaquent en masse, et
creusent une « poche » profonde dans le front allié,
autour de Montdidier. Le 23, le général Fayolle est
investi du commandement de toutes les forces fran-
çaises et britanniques destinées à couvrir les routes
de Paris et d'Amiens, entre Péronne et Barisis.
L'armée Debeney et l'armée Humbert, qui opèrent
entre la Somme et l'Oise, l'une à l'ouest de Mont-
didier et de Moreuil, face à l'Est, l'autre à l'ouest de
Compiègne, face au Nord, sont placées sous sa haute
direction. La mission du groupe d'armées Fayolle
est « d'assurer et de rétablir la situation » sur la
ligne Pêronne-Noyon, et de fermer aux Allemands
les routes de Paris et d'Amiens.
Avec sa lucidité et son calme coutumiers, Fayolle,
le < doux-fort », coordonne la défense. Pourtant
l'attaque allemande, massive, bénéficiant de l'effet de
surprise, ne peut être tout de suite enrayée. La prise
de Montdidier creuse un trou de 15 kilomètres entre
l'armée Debeney et l'armée Humbert. Fayolle
comble le vide en envoyant au sud-ouest de Mont-
didier plusieurs divisions, qui rétabliront la liaison
entre les deux armées. A partir du 28 mars, l'avance
allemande est contenue dans une poche creusée
entre l'Ancre et l'Oise. L'ennemi attaque dans toutes
les directions, pour l'élargir et réaliser définitive-
ment la percée vers Paris. • Le 28 au matin,
80.000 hommes se ruent au Sud, courant tous vers
un trou que par ailleurs 160.000 camarades déjà
visaient : en tout, 240.000 hommes précipités sur un
front de sept lieues à peine. » La situation est de
nouveau critique. Fayolle renforce la 7* armée qui
doit, cette fois-ci, supporter le gros effort allemand.
Le 30 mars, l'avance des Allemands vers le Sud-Ouest
est enrayée, les Allemands n'enregistrent plus dans
cette direction que des succès locaux. Le 2 avril, la
soudure entre les armées françaises et anglaises est
rétablie. Lorsque, les 4 et s avril, l'armée Debeney
a repoussé de nouvelles attaques, une première
651
phase de la grande bataille est terminée. Le groupe
d'armées Fayolle s'était brillamment acquitté de sa
mission. Les talents stratégiques de son comman-
dant, non moins que ceux des généraux Debeney et
Humbert, avaient assuré le succès de cette grande
bataille d'arrêt après laquelle Fayolle prévoyait une
offensive t en tenailles • qui devait avoir pour résul-
tat la réduction du saillant de Montdidier par des
attaques convergentes vers le Nord et vers l'Est. La
nouvelle offensive menée par les troupes allemandes
le 9 avril, et qui a pour résultat de creuser, autour
du Mont-Kemmel, une nouvelle poche dans le
front allié, rend la réalisation de ce projet impossible.
L'avance allemande fixée dans les Flandres, le groupe
d'armées Fayolle prépare une offensive. Mais les
Allemands, par leur attaque foudroyante du 27 mai
sur le Chemin des Dames, percent encore le front
français, franchissent l'Aisne, et s'avancent jusqu'à
la Marne. Le 9 juin, les armées allemandes creusent
près de Compiègne une deuxième poche dans le
front français. Mais dès le 10 Fayolle passe à la
contre-attaque. L'offensive de l'armée Mangin, qu'il
déclenche alors dans le flanc de l'ennemi, ralentit
l'avance allemande, et porte im coup sérieux au
moral de l'armée adverse.
L'offensive allemande du 15 juillet 1918 trouve le
groupe d'armées Fayolle admirablement entraîné, et
préparé déjà à l'attaque générale.
Dès le début de juillet, Fayolle se proposait pour
but de réduire, par des attaques de face et de flanc,
suivant le système qu'il a inauguré en Picardie, la
poche de Château-Thierry. Il dispose alors de quatre
armées : 10' (Mangin), 6' (Dégoutte), 5* (Berthelot),
4' (Gouraud), qui opèrent de Compiègne à l'est de
Reims. Il va, dans le maniement de ces armées,
déployer toute sa science manoeuvrière.
D'accord avec le général Foch, Fayolle a décidé
que c'est sur les plateaux entre l'Ourcq et l'Aisne,
qu'on dégagerait et Château-Thierry et la route
de Châlons. Mangin attaque donc entre l'Ourcq et
l'Aisne, et atteint Soissons, tandis que l'armée Dé-
goutte attaque de front les armées allemandes, et les
force à repasser la Marne, et que l'armée Berthelot
dégage Reims et arrive sur la Vesle. Au mois d'août,
la bataille s'étend : tandis que les quatre armées for-
mant le groupe Fayolle continuent de refouler les
Allemands sur l'Aisne, les armées Debeney et Hum-
bert réauisent la poche de Montdidier. Fayolle, qui
a conservé sous son commandement la 3" armée,
tandis que la 1" est passée sous le commandement
du maréchal Haig, coopère au refoulement des Alle-
mands sur la Somme. Du 17 au 22 août, la j" cu'mée
pousse son avance entre l'Aisne et l'Oise, et rejoint
la 3« au nord de Lassigny.
Le 29 août, le groupe Fayolle (armées Mangin,
Berthelot, Gouraud) opère une attaque générale sur
l'Oise ; les armées allemandes sont refoulées sur la
position Hindenbourg (3' septembre). Les premières
lignes de cette position sont emportées. La 6' armée
pousse dans la direction de Saint-Quentin et coopère,
le 2 octobre, avec la i™ armée à la reprise de cette
ville. La 4° armée coopérant avec les Américains
attaque entre l'Aisne et la Meuse, et atteint Vouziers
(18 octobre). Au cours de ces deux derniers mois,
Fayolle qui, avec une activité infatigable, un zèle
qui ne s'est jamais démenti, a couru de quartier
général en quartier général, dirigeant de haut toutes
ces opérations, assurant la liaison avec les grands
chefs alliés, collaborant étroitement avec le général
Pétain et le maréchal Foch, n'a cessé de donner des
ordres d'offensive. Sa savante méthode (attaque des
saillants allemands de front et de flanc) a donné
tous les résultats attendus. C'est bien à son initiative
autant qu'au talent d'exécution de ses brillants lieu-
tenants, qu'il peut rapporter les immenses succès
obtenus.
A la fin d'octobre, les progrès du groupe Fayolle
sont un peu ralentis par la résistance tenace des
Allemands sur l'Oise et en Argonne. Mais au début
de novembre la ligne allemande craque. De nouveau
les armées du centre s'ébranlent, atteignant Mézières
et Charleville, puis Sedan à l'Est, à l'Ouest la fron-
tière belge, et s'avancent jusqu'à Chimay. C'est sur
ces positions, que l'armistice trouve le groupe d'armées
Fayolle.
Le grand chef victorieux conduit alors ses armées
sur le Rhin. Il entre à Mayence et, avec son groupe
d'armées, assure l'occupation française en Rhénanie
(Palatinat, Hesse-Nassau).
Le groupe d'armées du Rhin étant dissous im an
plus tard (novembre 1919), le général Fayolle rentre
en France pour siéger au conseil supérieur de la
guerre. Replacé sans limite d'âge dans la première
section du cadre de l'armée le 29 février 1920, il est,
le 26 février suivant, nommé maréchal de France.
Peu après (juin 1921), il conduit une mission au
Canada, puis une autre en Italie, t Merveilleux chef,
qui a pris une part prépondérante à la victoire.
A dirigé les opérations avec une silreté de jugement,
une décision et un sens des réalités incomparables. •
L'histoire montre que ces éloges, qui accompa-
gnèrent sa citation à l'ordre de l'armée et son élé-
vation à la dignité suprême, sont l'expression juste
de la vérité. — L«on AaiKsona.
652
Grand maître du XVHI" siècle (un) :
TWatteau, par Louis Gillet (Paris, 1921). — Parmi
tant de centenaires qui furent fêtés cette année, celui de
Antoine Watteau, par lui-même: gravure de Bouclier, Sous cette gravure, on lit
les vers suivants :
Watteau, par la Nature, orné tl'beureui talents,
Fut très reeonnuissant des dons qu'il reçut d'elle .
Jamais une autre main ne la peignit plus belle,
Et ne la sçut montrer sous des traits si galants.
la mort de Watteau n'est certainement pas celui qui
nous touche le moins, et parmi les différentes publi-
cations qui le célébrèrent, l'étude de Louis Gillet est
sans doute la meilleure et la plus digne du maître
du xviii^siècle. Il faut louer en effetavant toute chose
Louis Gillet de l'inlelligence avec laquelle il a com-
pris la psychologie de l'artiste et celle de l'homme
dont il voulait nous faire sentir les beautés, du talent
avec lequel il a su nous communiquer le résultat de
ses recherches — et ce serait déjà beaucoup pour un
livre dacritique d'art; — mais il faut ajouter que Louis
Gillet écrit d'une façon assez rare aujourd'hui, pour
qu'on n'oublie pas de le signaler.
Jean-Antoine Watteau, second de quatre fils, na-
quit à Valenciennes le 10 octobre 1684. Son père,
maître couvreur, avait l'entreprise des travaux de la
ville, et était, par suite, de situation aisée. Sur ce
que fut la jeunesse du futur peintre, à vrai dire on
ne sait pas grand'chose.
Il semble qu'il fut placé, comme élève, chez Jac-
ques Gérin, élève de Jacques Van Oost, de Bourges,
qui faisait à Valenciennes de la peinture religieuse,
d'une couleur sale et enfumée. C'est dans son atelier
que Watteau aurait appris les éléments de son art.
En 1702, Gérin mourut, et Watteau, sans le sou et
sans soucis, par Douai, Cambrai, Péronne, Amiens,
gagna pédeslrement Paris.
Pas plus que l'on n'a de lumières sur son enfance
et son adolescence à Valenciennes, on n'a de clartés
sur les dix premières années qu'il passa à Paris. Il
semble qu'il y av.ait été accueilli par des relations
flamandes, Spoëde, Wleughels, qui le conduisirent
chez les marchands de tableaux pour le compte de
qui il travailla ; c'est ce qu'on appelait a travailler
pour le pont Notre-Dame ».
Le marchand avait une douzaine de pensionnaires
entre lesquels il partageait la besogne, l'un étant
chargé de préparer les fonds, le second peignant les
ciels, un troisième les étoffes, un quatrième les visa-
ges, etc. Les pensionnaires étaient nourris, et tou-
chaient trois livres par semaine. A l'abri du besoin,
ils devaient s'estimer heureux. Watteau faisait la
figure tout entière : c'était le plus souvent saint
Nicolas, alors particulièrement demandé.
A cette époque, bien qu'on fût encore sous le règne
de Louis XIV, les choses n'étaient plus ce qu'on les
avait vues quinze ou vingt ans auparavant, laute de
commandes officielles, le trésor étant vide, l'art s'est
mis au service des particuliers, il est devenu par
suite plus souple et moins pompeux. Les pet.ts maî-
tres de Flandre et de Hollande font prime sur le
marché. Aussi en fabrique-t-on pour satisfaire la
clientèle. Chez ses marchands, Watteau fait de faux
feniers et de faux Gérard Dow.
C'est de là qu'il part, ne craignant ni le détail tri-
vial ni le détail grivois, et l'on verra d'ailleurs que
plus tard, dans ses œuvres les plus chimériques, il
ne cessera jamais de tenir à la nature et à la vie.
LAROUSSE MENSUEL
Vraisemblablement en 1704 ou en 1705, il rencon-
tra Gillot. Gillot fut son vrai maître. On n'est guère
renseigné sur Gillot ; mais, libertin à coup sûr, ayant
la passion des spectacles forains et de
- la farce italienne, il semble qu'il appar-
tînt à la lignée d'Abraham Bosse et de
Cailot. II débrouilla Watteau, et, si l'on
peut dire, le déniaisa, en lui faisant voir
les dessous de Paris, et en l'orientant
dans le sens du moderne.
Pendant longtemps Watteau ne fut
que l'ombre de Gillot, puisant sans ver-
gogne dans l'œuvre de son maître. Un
jour ils se fâchèrent, on ne sait trop
pourquoi.
Watteau entra alors chez Claude Au-
dran, conservateur du Luxembourg, et
l'un des inventeurs du goût nouveau en
fait de décoration. Au Luxembourg, il
découvrit Rubens, et il put rêver dans
les jardins. A la fréquentation de Ru-
bens il gagna le désir d'exceller dans
son art, et pour s'y perlectionner il
voulut aller en Italie. Il fréquente l'Aca-
démie, concourt en 170g pour le prix de
Rome. Il n'obtient que le second rang;
il s'impatiente, il part pour Valen-
ciennes.
Qu'y fait-il ? on ne le sait guère. On
sait seulement que le premier groupe
cohérent de ses œuvres est formé de
peintures de guerre. Ces tableaux doi-
vent se classer en gros vers 1710 : ce
sont les Fatigues, et les Délassements
de la guerre ; c'est le Détachement fai-
sant halte. C'est enfin la guerre vue
humblement, du côté de la troupe ; et
cela, à cette époque, est assez neuf.
Pas de guerre en dentelles, mais un ac-
cent de nature, et l'observation directe.
Watteau suit les colonnes en marche;
aussi ne peint-il pas les batailles, mais
les arrières de la bataille. Il ne peint
que ce qu'il voit, que ce qu'il a pu
observer. Aussi ses toiles vivent d une
vie nouvelle, non seulement dans le
détail mais dans l'ensemble.
Quand revient-il de Valenciennes ? on l'ignore.
C'est au cours de l'été
de r7i2 qu'il est agréé
par l'Académie ; mais,
dès septembre r7ii il
se trouve à Paris, chez
Sirois le marchand, et
dès cette époque il est
célèbre, ce qui ne l'em-
pêche point d'être bi-
zarre , inconstant , un
peu sauvage, — en un
mot, maladif.
C'est à ce moment
qu'il connaît les Cro-
zat, deux Toulousains,
deux frères d'une for-
tune immense. Chez
Pierre Crozat, qui ha-
bitait au bout de la rue
Richelieu, Sirois l'in-
troduisit ; et le peintre,
chargé de décorer la
salle à manger, exé-
cute en quatre dessus
de porte les Quatre sai-
sons. Mais ce qui im-
porte davantage, c'est
que Watteau chez Cro-
zat fait connaissance
avecl'Italie, la pénètre,
et s'assimile une longue
culture. Crozat possé-
dait enefïet des collec-
tions uniques au mon-
de, et notamment un
cabinet de dessins qui
comprenait dix- neuf
mille pièces, dont la
plupart étaient de pre-
mier ordre. Watteau
qui, malgré son désir,
ne put jamais aller en
Italie, prit contact là
avec l'école italienne,
et si profondément, si
intimement, que Dela-
croix put écrire plus
tard avec justesse de
son œuvre : « Œuvre
exquise ! Venise et la
Flandre s'y trouvent
réunies. >
A ce contact, Wat-
teau se purifie, se simplifie; et en même temps ses
idées se généralisent. La pisésie et la musique s'ou-
vrent à son esprit. Son maître, pourtant, reste Rubens,
«• J78. Décembre 792».
à qui il doit tous les éléments de son art ; et l'on n'a
qu'à se reporter à ses dessins, à ses études, pour se
rendre compte à quel point il l'aimait, à quel point
il le comprenait, à quel point il le suivait.
Mais, chez Crozat, Watteau ne voit pas que des
œuvres d'art, il voit aussi le monde et les élégances
parisiennes, et il les voit évoluer à la ville comme
aux champs, Crozat possédant alors à Montmorency
une maison de campagne, qui sera celle où le maré-
chal de Luxembourg plus tard prêtera un ermitage
à Jean-Jacques Rousseau.
Watteau était sincèrement champêtre ; et il faut
bien le dire, puisqu'il ne semble pas qu'on ait jamais
insisté sursesqualitésde paysagiste, — peut-être parce
qu'il ne nous a laissé que de rares études de paysa-
ges. N'est-ce point le seul conseil qu'il ait donné à
Lancret, quand celui-ci voulut le prendre pour maî-
tre : « Il lui conseilla, écrit Ballot de Sovot dans
son Éloge de Lancret, d'dler dessiner aux environs
de Paris quelques vues de paysages, de dessiner
ensuite quelques figures, et d'en former un tableau
de son imagination et de son choix. »
De ces influences subies chez Crozat sortent les
Fêles galantes. Il suffit de voir les dessins, qui sont
toujours des études, pour remarquer que Watteau
n'invente rien, mais qu'il se contente toujours d'ob-
server, et de dessiner ce qu'il voit. Il est réaliste, et
l'on peut croire sans peine que toutes les figures de
son œuvre ne sont que des portraits. Pourlaiit, c'est
decette réalité, observée avec un soin minutieux, que
se dégage cette étonnante poésie qui est la poésie de
Watteau. A vrai dire, lorsqu'il dessine il choisit
déjà ce qui convient à son état d'esprit ; ou plutôt il
ne choisit pas, il va tout naturellement à ce qui s'ac-
corde à ses pensées et à ses songes. Watteau est un
lyrique ; et tous ses dessins sont comme les notes
qui lui serviront ensuite à conter l'histoire de son
cœur.
Il y a là-dessus quelques pages de Louis Gillet,
qui sont d'une ingéniosité, d'une finesse et aussi
d'une pénétration bien remarquables. C'est un modèle
de critique d'art, ou plutôt de critique tout court,
que l'on ne saurait assez louer et recommander.
Si Watteau est un lyrique, si Watteau est un mu-
sicien, comment s'étonner que ses contemporains,
et notamment Caylus, lui aient reproché de ne pas
composer, et de ne pas savoir représenter l'action ?
Il n'est point surprenant qu'une élégie étonne qui
Gilles, tableau d'Antoine Watteau (L*)uvre}.
attend une intrigue, et les Fêtes galantes du peintre
de Valenciennes ce sont des élégies, des élégies pro-
fondément senties, et qui ne naissaient pas seulement
N' 778 Décembre 1921.
de la couleur d'un soir ou du parfum d'un corsage,
mais qui, de mois en mois, et damiée en année, s'en-
ricbissaient de tous les trésors d'un cœur tendre et
timide.
Il taut voir, à ce propos, dans le livre de Louis
Giliet, de quels sentiments, de quelles sensations, de
quelles observations l'Embarquement pour Cythère
(V. Larousse Mensuel, t. II, p. 349) fut la floraison
magnifique.
Le? comédiens italiens ne reparurent à Paris qu'en
1716. Watteau ne les avait donc jamais vus lorsqu'il
commença à les peindre, mais il les connaissait bien
par Gillot, comme nous I avons déjà dit, et parleurs
imitateurs nombreux sur la scène des deux foires.
D'ail. eurs, le tl.éâtre pour lui n'est qu un point de
départ. L'intrigue lui importe peu. Certains person-
nages l'intéressent seuls, et ce sont les rôles éternels :
l'amoureux, l'ingénue, la coquette, le jaloux; c'est
pourquoi il peut les emmener aux champs, et sous
leurs masques ils ne sont que les nuances de son
rêve. Aussi pas de bergerie banale, mais la galanterie
française que la vo-
lupté italienne
hausse d'un ton et
même de plusieurs.
Vers 1716 ou
1717, Watteau peint
le fameux tableau
connu sous le nom
de Gilles, et qui, à
vrai dire, repié-
sente Pierrot. M est
le premier peintre
de Paris; et de ce
temps datent ses
grands portraits,
pour la plupart per-
dus. On voit pour-
tant encore au mu-
sée de Valenciennes
le portraitdusculp-
teur Pater. Trois
autres sont à Paris,
qui vraisemblable-
ment représentent
Crozat, l'abbé, et
M"' Haranger. Ils
suffisent à le classer
à part dans l'école
française, comme
portraitiste.
Entre temps,
Watteau s'occupe
de décoration, et
il fait ce que ses
contemporains
nomment des ara-
besques. Il décore
deux salons de la
Muette, où s'était
installée la fille du
Régent, laduchesse
de Berry. Il exé-
cute des travaux
du même genre à
l'hôtel Poulpry, et
chez le garde des
sceaux de Chauve-
lin, et bien d'autres
qu'on ne connaît
pas. Sinses, Chinois et nègres, Tartares et Turcs
apparaissent dans ces arabesques ; mais toujours la
même observation s'y décèle, et aussi ce même sen-
timent profond, qui fait battre toujours le cœur de
l'artiste, et qui établit l'unité de son œuvre.
On lui a reproché d'avoir peint rarement le nu, et
même de ne pas savoir le peindre ; mais c'est que
les sujets qu'il aimait et qu'il traitait ne le compor-
taient pas, c'est aussi que les jeunes femmes et les
jeunes filles qui posaient pour lui étaient de bonnes
manières et de bonne maison : il n'eût pu leur de-
mander décemment de se dévêtir. Mais les nudités
qu'il peignit, et nui datent toutes delà mime épo-
que, l'année 1719 où « sa servante qui était très
belle lui servait ordinairement de modèle», frappent
par leur intimité, si vive qu'elles font penser à cer-
taines études de Degas.
En 1719, Watteau est à Londres. Il y reste sept
ou huit mois, mais il en revient avec le spleen, et
malade. Il travaille à un grand tableau qui appar-
tient à la collection Wallace, Retour de chasse. L'air
de Paris lui fait du bien. Il renonce même à sa sau-
vagerie, et dcv.ent mondain. Il est descendu chez son
ami Gersaint. Pour le remercier de son hospitalité,
il lui demande de le lai ser peindre le plafond de sa
boutinue : c'est le fameux tableau l'Enseigne de Ger-
saint (v. Larousse Mensuel, t. Il, p. 401). L'enseigne
ne resta en place que quinze jours; achetée aussitôt
par Clau .e Glucq, conseiller au Parlement, elle fut
rachetée par Julienne en 1730. Quand Julienne
mourut, en r767, elle ne se trouvait plus chez lui,
mais on pouvait la voir, coupée en deux morceaux,
à Berlin ; c'est là qu'elle se trouve encore, au Musée
national de la ville, dans le cabinet du directeur.
LAROUSSE MENSUEL
Le tableau, qui représente simplement la boutique
de Gersaint, telle que les passants pouvaient l'aperce-
voir de la rue, occupe une place exceptionnelle dans
l'œuvre de Walteau ; c'est, sans doute, celle où il a
mis le plus de lui-même.
A partir de ce moment, il ne fit plus que languir.
Un intendant des menus, de Febvre, le recueillit
dans la belle demeure qu'il possédait à Nogent-sur-
Marne. Il semble qu'une douceur, une quiétu Je apai-
sent ses dernières pensées. Il songe à son art, et à
ses maîtres. On lui a fait don d'une esquisse de
Ruben«, et il écrit : « Mes yeux ne se lassent pas de
se retourner vers le pupitre où je l'ai placée comme
dessus un tabernacle. » Pour remercier le donateur,
il peint une Sainte Famille ; puis il se résigne. Le
18 juillet 1721, il s'éteint doucement dans les bras
de Gersaint. Il n'avait que trente-sept ans.
Telle fut la vie de Watteau, vie modeste d'un
grand maître à qui l'on ne donne pas toujours peut-
être le rang auquel il a droit, et qui est le premier.
Ce fut un révolutionnaire, s'il est bit n vrai qu'il en-
Conversatiun dans un parc, tableau d Antoine Watteau (Dresde;. — Phol. Giraudun.
gagea la peinture dans des voies toutes nouvelles,
mais un révolutionnaire qui ne voulait pas l'être, et
qui ne savait pas l'être. Il se racontait, et il racon-
tait le monde tel qu'il le voyait. Par là, il introduisit
la sensibilité dans un art qui n'avait jusqu'à ce
moment obéi qu'à la raison. — Claude Barj^c.
Histoire de France contemporaine,
DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU'A LA PaIX DE I9I9,
publiée SOUS la direction d'Ernest Lavisse. Tome IV :
La Restauration, tome V : La Monarchie de Juillet,
par S. Charlety. — On ne pouvait mieux résumer
l'histoire des monarchies constitutionnelles que ne
l'a fait l'éminent recteur de l'université de Stras-
bourg dans les deux volumes de la nouvelle Collec-
tion Emile Lavisse. On y trouve évoquée toute
la vie de la France durant les trente-trois plus
fécondes années du siècle : l'avènement des Bour-
bons ; la constante évolution de leur politique à la
recherche d'une stabilité introuvable ; leur chute
prévue dès le jour même de leur restauration ;
l'avènement des libéraux qui, en craignant la trop
grande influence de la démocratie, frappent leur
œuvre de mort au moment même qu'ils l'édifient ;
l'histoire de cette lutte intestine constante qui forme
le plus vif intérêt du règne de Louis-Philippe, parce
qu'elle contient en germe la crise sociale de 1848 ;
l'exacte peinture des milieux politiques, mais aussi
la description minutieuse des difficultés économiques
naissantes; tout y est, en une vigoureuse synti.èse,
en deux tableaux d'ensemble qui ne peuvent man-
quer de frapper le lecteur, et qui seront pour l'éru-
dit et le chercheur le point de départ de nouvelles
études fructueuses. On peut mesurer la solidité de
653
l'œuvre à l'énumération des sources multiples qui
ont guidé l'auteur ; sans doute n'a-t-il pu les utiliser
toutes également; le fait même qu'il les invenioria,
en analysa la richesse, suffit à nous assurer de la
sûreté de sa documentation. A l'encontre de quel-
ques-uns de ses confrères, S. Charlety aborde l'his-
toire des trois règnes sans parti pris, trace des
souverains et de leurs ministres des portraits qui ne
sont ni des caricatures ni des peintures officielles,
mais en bon psychologue trouve dans les caractères
comme dans les situations les causes naturelles des
événements.
Que le retour de Louis XVIII en 1814, puis en 1815,
soit une conséquence naturelle de 1 effondrement
militaire de l'Empire, cela n'est certainement pas
prouvé; et l'historien sagace se garde de l'affirmer.
Toute autre solution était possible au 30 avril, et
plus naturellement au i"' juillet de l'année suivante.
Fruit d'une conspiration savamment ourdie, la Res-
tauration profita de la lassitude générale consécutive
aux grandes conflagrations. Les Bourbons prirent
le gouvernail d'un
bateau qui s'en al-
lait à la dérive.
Mais vers quel port
surent-ils le con-
duire ?
Durant la pre-
mière année, qui
devait être la plus
importante puis-
qu'elle donnait les
directives, le gou-
vern e ment de
Louis XVUI, qui
était tout à la fois
celui de Blacas et
de l'abbé de Mon-
tesquieu, prit à tâ-
che d'eaacer les
vingt-trois années
qui séparaient le
vote de la consti-
tution de 1791 du
retour des Bour-
bons. Il fut bien
entendu que la
charte octroyée à
Saint -Ouen était
une pure conces-
sion rovale, et que
les alliés du roi,
les émigrés, allaient
recevoir la récom-
pense de leur fidé-
lité. Tout service
exécuté sous les
bannières étrangè-
res était reconnu
comme légitime,
tandis que les an-
ciens soldats de
« l'usurpateur »
étaient renvoyés
avec unedemi-solde
ridicule dans leurs
foyers: le comte de
la Roche-Aymon,
qui avait fait toutes
les guerres d e 1 ' Em-
pire sous l'uniforme prus ien, fut nommé lieutenant
général pour avoir t sauvé par son intrépidité, à
Malawa, le 26 décembre 1806, un corps prussien
de 800 hommes, qui était sur le point de tomber
entre les mains des Français » ; pour avoir « à
Brunsberg repris à la tête de son escadron un
drapeau que le régiment russe de Kalouga avait
perdu contre le 24" de ligne français! » Si, au len-
demain de la promulgation de la charte, l'opinion
des villes, et même cehe des campagnes, semblait
ralliée au souverain qui venait d'édicter des mesures
sages en proclamant l'oubli du passé et en faisant
appel à la réconciliation générale, il n'en pouvait
être de même six mois après, les prétentions affichées
et encouragées de la noblesse et du clergé laissant
prévoir un rétablissement prochain de l'ancien
régime.
Napoléon n'eut qu'à paraître, pour que Louis XVII I
fût aussitôt abandonné. Lamentable premier essai
d'une monarchie constitutionnelle qui n'avait que
1 étiquette du constitutionnalisme, et qui rejetait la
France dans la plus folle des équipées I
Le danger couru aviva la colère des royalistes, au
lendemain de Waterloo. S. Charlety dresse un tableau
équitable, et par suite peu édifiant, de la réaction
royaliste; mais il distingue avec raison, dès la réunion
de la Chambre introuvable, les premières pratiques
du régime parlementaire. Les ministres forment en
fait un cabinet solidaire constamment responsable
devant la Chambre, et leurs actes ne sont que les
conséquences de l'opinion de la majorité. Cette ma-
jorité, elle oscille du centre droit à l'extréme-droite
pendant quinze ans, car on ne peut appeler gouver-
nement de gauche celui de Decazes ni celui de Mar-
654
tignac. Le duc de Richelieu, avec grand mérite,
s'efforce de la maintenir dans une voie modérée, car,
tout émigré qu'il fût, il sait comme un Français très
pur la nécessité de l'adaptation des institutions an-
ciennes aux mœurs nouvelles. Decazes continuerait
la même politique, si des préventions acharnées ne
le poussaient peu à peu vers la gauche. Le meurtre
du duc de Berry brise l'union des centres, que le
temps eût pu réaliser; les Bourbons se jettent incon-
sidérément dans la politique de réaction ;LouisX VIII,
vieilli, ne règne plus que de nom; déjà Charles X
gouverne sous le couvert de ViHèle et Corbière.
Ce n'est pas à dire que l'administration du comte de
Villèle soit méprisable; tout au contraire, en tant
qu'administration, elle est excellente; S. Charlety en
fait remarquer les mérites. Jamais les finances de la
France ne furent plus scrupuleusement gérées; des
mesures politiques comme le milliard alloué aux
émigrés étaient financièrement bien établies : elles
ne réussirent pas, parce qu'elles froissaient l'immense
majorité de la nation, non seulement dans ses con-
victions mais encore dans ses intérêts. Ainsi échouè-
rent d'ailleurs ces projets sur le rétablissement du
LAROUSSE MENSUEL
produitsqui tout à coup l'inondaient ; la baisse des prix
de ces objets amenait la ruine de nombreux indus-
triels, la détresse d'ouvriers plus nombreux encore ;
un système prohibitif sagement échelonné s'efforça
de satisfaire tous les intérêts, jusqu'au jour où la
crise de 1826 ébranla tout le système et favorisa
d'un côté et de l'autre de la Manche le parti libre-
échangiste.
La production suffit à cette époque, dans presque
toutes les branches de l'activité, à la consommation :
blé, viande, charbon sont abondants ; d'ailleurs, pour
la houille, la demande reste faible jusqu'en 1830, et
ne progresse que très lentement dans les années sui-
vantes : la production, qui est de r million de tonnes
en i8r4, a augmenté d'un demi-million en dix ans.
On sait que la première voie ferrée, de Saint-
Etienne à Andrézieux, date de 1823 ; la quatrième,
celle d'Epinac, est de r83o, et, comme les précédentes,
reste destinée au transport du charbon de la mine à
l'usine ou au canal. La voie d'eau marqua durant ces
quinze années plus de progrès que la voie ferrée.
Le canal du Midi fut amélioré ; le canal de Bour-
gogne fut commencé, et ouvert partiellement à la na-
.lupLLer et Antiupe, tableau dAnloiae Watteau (lx>uvie,. — l'tiot. Giraudoii.
Anliope, fllle de Nycteus. roi de Thèbes, célèbre dans toute la Grèce par sa beauté, fut séduite pendant son sommeil par .lupiter qui
avait pris la l'orme d'un satyre, et qui en eut deux fils Zéthus et Amphion.
droit d'aînesse ; sur le sacrilège puni de mort, loi
qui fut votée mais qui ne fut jamais appliquée, et qui
fit plus de mal à la religion que toutes les attaques
de Voltaire I
Il semblait vraiment que Charles X prenait à cœur
d'accentuer le divorce qui, dès l'aube de son règne,
avait opposé les Bourbons à la nation. L'agitation
gallicane menée par des catholiques comme Mont-
losier, Barante, Royer-Collard, l'opposition libérale
conduite par des royalistes comme Chateaubriand
sapaient tout l'édifice, et préparaient « l'avènement
d'une génération nouvelle • que l'historien présente
dans un de ses meilleurs chapitres, génération qui,
du point de vue philosophique, du littéraire comme
de l'économique, se diversifie complètement de celle
qui l'a précédée, « revise les formules sur lesquelles
vivent les vieux partis, et propose à la société fran-
çaise de nouveaux programmes de vie morale ».
Jouffroy, révoqué de sa chaire de l'Ecole normale
en 1823, crie son dédain pour les vieilles querelles; et
Pierre Leroux, en fondant le « Globe », marque nette-
mentcequileséparedeslibérauxdu «Constitutionnel ».
Lamennais, dans un catholicisme exacerbé, fonde un
ultramontanisme qui sépare les intérêts du trône de
ceux de l'autel; les romantiques jurent de boule-
verser dans la littérature, la peinture, la musique, les
idées établies, de renouveler la notion du beau
comme les saint-simoniens prétendent « organiser
scientifiquement les pouvoirs sociaux qui conviennent
au monde nouveau ». La doctrine, de philosophique
qu'elle est en son principe, se matérialise vite en des
vues d'ordre économique et pratique ; S. Charlety a
dit ailleurs le rôle considérable joué par les saint-
simoniens dans l'évolution industrielle du xix' siè-
cle français. On ne saurait surestimer cette influence.
Le régime économique de la France durant les
quinze ans du gouvernement des Bourbons, assura
au pays une prospérité lente mais réelle, et d'autant
plus méritoire que la situation, lors de leur avène-
ment, n'était rien moins que brillante. Quinze ans de
guerre avec l'Angleterre avaient privé le marché de
^ vigation en 1829 ; si la navigation du Rhône resta
rudimentaire, celle de la Saône, grâce aux efforts
du marquis de Jduflroy, commença à rendre de réels
services.
Si l'on constate la lenteur des progrès agricoles,
industriels du pays, on est étormé par contre de
remarquer que la fortune publique a tendance à la
baisse.
En 1826, la France compte 3r. 851. 545 habitants;
une statistique les répartit en 22 millions d'agricul-
teurs, 4 millions d'ouvriers, 5 millions et demi de
marchands, fonctionnaires ou exerçant une profession
libérale. Mais il est difficile d évaluer le revenu de
chaque groupe. On sait cependant que dix millions
seulement sont inscrits aux rôles de l'impôt direct.
Le coût de la vie reste bien peu élevé, si on le com-
pare à ceux que nous connûmes avant 1914. L'éco-
nomiste Dupin établit avec assez de vraisemblance
que le salaire annuel d'un ménage agricole s'élève à
451 francs dans le Midi, à 508 francs dans le Nord,
et suffit à la dépense. Or, ce salaire paraît rester
stable; au contraire, celui de l'ouvrier des villes
diminue. Duchatellier, député du Finistère, établit
que de 1800 à 1830 les salaires ont diminué de
22 p. 100, tandis que le coût de la vie a monté de
5o p. 100; de nombreux exemples étayent ces
chiffres troublants, lesquels expliquent la misère qui,
dans les grands centres, sévit aux environs de r83o
et donne naissance à des troubles qui se prolongent
durant tout le règne de Louis-Philippe.
La révolutionde Juillet aboutit à ce que S. Charlety
appelle « le triomphe de la quasi-lcgitimité ». Le
nouveau gouvernement que les révolutionnaires pa-
risiens se donnent et que la France accepte quasi
unanimement, va-t-il poursuivre l'œuvre de Mar-
• tignac et tenter d'administrer la France selon les
mêmes formules, avec un personnel à peine modifié ?
ou le roi des barricades va-t-il comprendre qu'il est
chargé par le destin de faire passer dans l'ordre
social les doctrines politiques de la Révolution, et
de faire cesser l'antinomie qui, depuis quarante ans.
N» 178. Décembre 1921.
subsiste entre < l'égalité de droit et l'inégalité
de fait » ?
Va-t-il franchement prendre son point d'appui
dans la masse du peuple, qui ne demande qu'à tra-
vailler dans l'ordre, avec un salaire rémunérateur ?
Le Français de 1830, en dépit des apparences, est
moins révolutionnaire que l'Anglais son contempo-
rain, qui depuis cinq ans conspire le bouleversement
social. Toute l'histoire de ces dix-huit années oscille
entre les Tuileries où règne un des princes les plus
intelligents que la nation ait jamais eus à sa tête, et
l'Atelier, où naît, au milieu d'une rapide évolution
industrielle, un peuple nouveau. Apparemment, la
monarchie de Juillet est le règne de la bourgeoisie, et
le principal intérêt de son histoire siège au Palais-
Bourbon, où, jusqu'à l'avènement de Guizot, se font
et se renversent trop souvent les ministères; plus au
fond, ce règne pacifique, et qui eût pu être fécond,
marque la fin d'un monde, et l'enfantement d'un
nouveau, — enfantement qui s'opère en dehors delà
monarchie, et sans que celle-ci paraisse le soup-
çonner.
Les partis politiques se forment sur cette question :
■y-a-t-il eu une révolution en 1830 ? « Non, monsieur, .
dit Casimir Perier à Odilon Barrot ; il y a eu un
simple changement dans la personne du chef de
l'Etat. » Ce à quoi les démocrates de répliquer avec
Armand Carrel : « C'est le peuple qui a vaincu, c'est
pour lui que devront être tous les résultatsde la lutte. •
Or, de cela, les bourgeois qui entourent Louis-Phi-
lippe, et le roi lui-même, sont mal convaincus; du
peuple, ils ne connaissent que celui desfautxjurgs,
qui fait les révolutions, les • journées » ; si c'est à
l'une d'elles que le gouvernement de Juillet doit la
vie, il sait bien que c'est par l'une d'elles qu'il la
perdra; aussi, tous les mouvements qui se succèdent
pendant les premiers mois écartent-ils peu à peu le
souverain de ses origines, et l'oriente-t-il vers une
politique conservatrice.
Louis-Philippe, qui est décidé, en pratiquant scru-
puleusement les méthodes constitutionnelles, à gou-
verner par lui-même; qui a d'ailleurs, pour le laire,
des qualités d'habileté peu communes, que la sénilité
seule annihilera sur le tard, a vite le désir de pren-
dre en Europe la succession du cousin qu'il a dé-
trôné : il rougit de ses origines au lieu de s'en enor-
gueillir, et, malgré qu'on en ait dit, ne tient pas du
tout à faire figure de t Napoléon de la paix ».
Tout cela, S. Charlety l'a démêlé et expliqué dans
le cinquième tome de la Collection Lavisse, de façon
magistrale. Avec la même méthode que dans le
volume précédent, en gardant les proportions conve-
nables, en examinant les choses objectivement et
sans passion, il décrit d'abord « les premiers essais •
du gouvernement du juste-milieu, puis « le système
de Casimir Perier », qui consolide la monarchie à la
manière forte, et surtout lui rend en Europe une
situation respectée. Tout au cours du récit, l'historien
entremêle, selon la réalité des faits, les politiques in-
térieure et extérieure, méthode beaucoup plus exacte
et moins artificielle que celle qui consiste à isoler
l'une de l'autre. Constamment, en eûet, les consé-
quences de celle-ci rejaillissent sur celle-là : si la po-
litique de stagnation sociale qu'on peut reprocher au
roi trouve une excuse, c'est bien certainement dans
la situation diplomatique qu'il faut la chercher ; et
s'il est vrai de dire que la monarchie de Juillet ne fut
pas, autant qu'elle aurait pu l'être, l'initiatrice de
progrès sociaux, il faut par contre proclamer à sa
louange que dix-huit ans durant, malgré une Europe
aux aguets, malgré des excitations venues de l'inté-
rieur, et contribuant à accroître les difficultés poli-
tiques, bravant une impopularité qui finit par lui
devenir funeste, Louis-Philippe maintint à son pays
les bienfaits de la paix. Tout autant que les répu-
blicains, il tenait pour haïssables les traités de Vienne;
plus qu'eux tous, il avait intérêt à les dénoncer, pour
donner à sa dynastie l'incomparable prestige de la
gloire militaire. D'imprudents conseillers lui affir-
maient qu'on l'attendait sur le Rhin, à Bruxelles et
à Varsovie ! D'autres princes n'eussent pas résisté à
la tentation, et la France, une fois de plus, eût vu se
grouper contre elle la coalition que Napoléon lui-
même n'avait pu vaincre. Louis-Philippe calma toutes
ces impatiences, y compris celle de son fils aîné;
il renonça à la Belgique pour le second ; il laissa
« l'ordre régner à Varsovie », malgré le désordre qui,
à la nouvelle de la défaite polonaise, éclata dans sa
capitale. Sa politique extérieure fut sans gloire, et non
sans difficulté; contraint à l'alliance anglaise, par
suite de l'hostilité permanente des cours du Nord, le
roi dut compter avec l'cgoïsme habituel du gouverne-
ment britannique ; Palmerston n'êiait rien moins
qu'un allié souhaitable. On comprend que la fierté
de Guizot se soit lassée à la longue, et que le ministre
conservateur ait voulu se rapprocher de Metternich ;
c'est peut-être ce que ses adversaires lui reprochèrent
le plus violemment, et le plus à tort, car en diplo-
matie la sentimentalilé n'est pas de mise, — et les dé-
mocraties ont toujours tendance à pratiquer une po-
litique sentimentale : on le vit bien quelque dix ans
plus tard.
Comme dans son étude sur la Restauration, S, Char-
lety consacre quelques excellents chapitres, pré-
N' 178. Décembre 1921.
cis, bourrés de statistiques, à la vie économique du
pays sous Louis-Philippe. Elle aurait pu être très
brillante cette vie, en un temps où les découvertes
essentielles trouvaient leur application, où notam-
ment la locomotion à vapeur s'apprêtait à trans-
former toutes les données de l'existence. La pusilla-
nimité du gouvernement, l'hésitation des classes
dirigeantes devant les nouveautés économiques
retairdèrent cette évolution. Si Guizot disait à la
bourgeoisie : « Enrichissez-vous », et si celle-ci suivait
très suffisamment son conseil, cet enrichissement
n'atteignait pas les couches profondes du pays.
Le régime douanier demeurait ce qu'il était sous
la Restauration ; une législation protectionniste con-
tinuait à favoriser quelques producteurs, au détri-
ment du plus grani nombre; le charbon, le fer, dont
l'usage se généralisait, revenaient à des prix beaucoup
plus onéreux que dans les pays de production. Aussi
l'industrie à vapeur était-elle encore dans l'enfance
avec ses 37.000 chevaux en 1841, alors que dès 1826
l'Angleterre comptait 15.000 machines ayant une
force de 375.000 chevaux. Les filatures de Mulhouse
tenaient la tête du mouvement, grâce à l'intelligente
activité des Koecklin, des Dollfus, mais en vain leurs
propriétaires demandaient-ils la liberté des échanges.
Un progrès continu, plus rapide qu'auparavant, se
signalait dans la production agricole : la production
de la pomme de terre passait de 21 millions d'hecto-
litres en 1815 à 96 millions en 1840; celle du blé, de
52 millions en 1829 à 60 en 1847 ; — en même temps
d'ailleurs que le prix doublait : 15 fr. 25 en 1834,
29 francs en 1847. La viande reste un produit de luxe,
qui n'est guère consommé dans les campagnes ; en
vingt ans, le prix en augmente d'un tiers : le boeuf,
qui, à Paris, vaut 243 francs en 1820, atteint 380 en
1840; le veau passe de 62 à 99; le mouton de 20 à 25.
On calcule que la consommation individuelle est
en France de 14 kilogrammes. Pour protéger l'agri-
culture, le système de l'échelle mobile fonctionne
mal, et t favorise les crises qu'il veut éviter ». Le
commerce extérieur est en progression continuelle ;
l'exportation double pour de nombreux produits ;
l'importation augmente dans les mêmes proportions ;
même phénomène d'enrichissement se constate
d'ailleurs dans tous les pays d'Europe à cette même
époque, suffisamment expliqué par les progrès du
machinisme ; la France suit le mouvement, beaucoup
plus qu'elle ne le conduit.
C'est dans la construction des chemins de fer, no-
tamment, que l'on peut déplorer la pusillanimité des
dirigeants de tous ordres. Les premiers projets du
gouvernement ne rencontrent aucune attention au
parlement; celui présenté par Mole en 1837, qui pré-
voit sept grandes lignes d'un développement de
4.400 kilomètres, échoue devant la Chambre. Thiers
ne le prend pas au sérieux, et refuse d'envisager un
dégrèvement sur le droit d'entrée des barres de fer,
en faveur d'un moyen de locomotion sans avenir.
Arago blâme l'idée des tunnels — et il s'agit du tun-
nel de Saint-Cloud, — qui donneront aux voyageurs
• des fluxions de poitrine, des pleurésies, des ca-
tarrhes ». Le résultat de ces hésitations est que, en
1842, la France ne comptait encore que 541 kilomè-
tres de voies ferrées, contre 5.800 aux Etats-Unis,
2.521 en Angleterre ; en 1848, la France avait cons-
truit 1.322 kilomètres, mais l'Angleterre en comptait
6.359, la Prusse 3.324, l'Autriche 1.155. Le nombre
des voyageurs, sur les réseaux français, doublait dans
le même temps : 6.388.669 en 1841, 12.177.000 en
1847 ; la progression des marchandises transportées
était plus rapide : 1.059.000 tonnes contre 3.596.000.
La transformation économique qui pouvait résul-
ter de ces découvertes et de leur application n'af-
fectait pas encore la masse ouvrière des cités. Cepen-
dant, l'usine commençait à grouper les travailleurs;
mais elle n'améliorait pas leur condition. Ecarté de
la vie politique par le maintien rigoureux d'un cens
que les conservateurs refusaient d'abaisser aux capa-
citaires, le peupfe des villes, qui commençait à s'ins-
truire par le journal et par la propagande socialiste
naissante, ne pouvait nourrir aucune sympathie par-
ticulière pour un régime qui, loin d'améliorer sa con-
dition de vie, la laissait s'aggraver en tolérant des
baisses de salaires coïncidant avec une augmentation
du coût de l'existence. La misère croissante dans les
grands centres industriels, et notamment à Paris,
allait fournir les troupes nécessaires à ceux qui se
préparaient à renverser la monarchie de Juillet.
Après avoir fait le récit des journées qui mirent
fin au régime, S. Charlety formule des conclusions
qui ne laissent pas de paraître sévères. Sans doute
reconnaît-il que si Louis-Philippe succomba c c'est
qu'il ne sut pas ou ne voulut pas se défendre ». Il
ajoute même qu' « il était très fort ». Mais peu après
il note qu'il n'était pas populaire, « que l'immense
majorité de la nation n'avait plus d'intérêt à le sou-
tenir ». Et il explique cette désaSection par la po-
litique personnelle du roi qui a continuellement
tendu à gouverner comme un souverain d'ancien ré-
gime, sous des dehors constitutionnels. La Charte, que
Louis-Philippe et ses ministres considèrent « comme
le grand compromis historique où aboutit l'histoire
de France,... ne peut plus défendre le roi; elle est
usée, elle n'est plus valable ».
Général de Maud'buy. (Phot. Pirou.)
LAROUSSE MENSUEL
Elle n'est plus valable, parce que le roi et ses mi-
nistres conservateurs ne veulent la comprendre que
dans son sens le plus restreint ; parce qu'ils se refusent
à lui faire subir les correctifs nécessaires, en élargis-
sant la base de leur pouvoir. Ce roi, qui règne « par
la volonté nationale », ne comprend pas que le
i pays légal > est un interprète très insuffisant. Il
n'écoute ni Berryer ni Lamartine, ni les républi-
cains qui évoquent le suffrage universel comme le
terme logique d'une évolution démocratique, et se
fige dans son immobilité. Le régime a beau être pa-
cifique et libéral, la masse de la population a beau
être heureuse, elle « s'ennuie » : le mot de Lamartine,
mieux que tout autre, caractérise son état d'esprit,
celui de cette garde nationale imprudente qui se
lasse de défendre celui qui en a fait sa garde du
corps. — Pierre Rain.
Maud'huy (Louis-Emest de), général fran-
çais, né à Metz le 17 février 1857, mort à Metz le
16 juillet 1921. — Fils d'un héros de Magenta, ayant
passé son enfance à Metz la guerrière, de Maud'huy
fut, dès son entrée à Saint-Cyr (1875) un soldat
enthousiaste et, plus qu'aucun autre de ses cama-
rades de promotion, tendu vers la Revanche. Chasseur
à pied, et fier d'appartenir à l'arme d'élite, il y gagna
successivement tous ses grades : sous-lieutenant
(1877), lieutenant (1879J, capitaine (1888), n'inter-
rompant son séjour dans la troupe que par un stage
àl'Ecoledeguerre
(1882-1884^ où il
complète son ba-
gage par l'acqui-
sition d'une vaste
culture tech-
nique.
C'est sa répu-
tation de tech-
nicien qui l'ar-
rache, malgré lui
(car il préfère le
service d'officier
de troupe à celui
d'officier d'état -
major) au 25' ba-
taillon de chas-'
seurs, où il com-
mande depuis
1893, pour l'en-
voyer ( 1896 ) à
l'Ecole de guerre comme adjoint au cours d'état-
major. L'Ecole de guerre se rénove alors, et la lar-
geur de vues du nouveau maître contribue à cette
rénovation.
En 1898, Cavaignac, ministre de la guerre, fait de
lui son chef de cabinet. Le 11 novembre de la même
année, il est promu chef de bataillon, et va comman-
der le 20« chasseurs à Baccarat. C'est là, à la tête
d'une troupe d'élite manœuvrant dans le pays vos-
gien, que, nous dit un de ses compagnons d'armes, il
acheva de se former comme fantassin, et prépara en
action le cours d'infanterie dont il fut chargé en 1903
à l'Ecole de guerre. Pendant quatre ans (1903-1907),
il professe ce cours important avec un tel éclat, qu'il
apparaît alors à la tête de l'enseignement. La liaison
intime des armes, mais destinée à amener le triomphe
de l'infanterie, la théorie de l'inégale répartition dos
forces, permettant l'oSensive enveloppante et fou-
droyante sur un point donné, tout en gardant sur
les autres la défensive, le rôle moral et stratégique
prépondant de l'infanterie qui est la nation armée,
tels sont les points essentiels de sa doctrine militaire.
Son ouvrage Infanterie les expose en un style concis,
lumineux, émaillé de formules frappantes.
Lieutenant-colonel en 1905, colonel en 1909, il
passe rapidement général de brigade (1912), et, peu
de temps avant la guerre, commande à Dijon la
16' division.
La guerre éclate, et, militaire dans l'âme, tempé-
rament de soldat, esprit de chef, doué d'une belle
endurance, et d'un grand ascendant sur ses troupes,
de Maud'huy l'accepte comme la revanche espérée.
La 16" division, à la tête de laquelle il était placé,
formait, avec la 15», le 8» corps d'armée qui faisait
partie lui-même de la i'" armée chargée, sous le
commandement du général Dubail, d'avancer dans
la Lorraine annexée. Elle marcha à l'avant-garde
de cette armée, et de Maud'huy eut au cours de cette
première campagne mainte occasion de déployer sa
bravoure personnelle et ses remarquables qualités
d'entraîneur d'hommes. Dès le 14 août, la 16» divi-
sion prononce un mouvement sur la Vézouze et, après
une attaque de nuit conduiie par son chef en per-
sonne, enlève Domêvre et Blâmont. Elle poursuit,
les jours suivants, sa marche victorieuse sur Sarre-
bourg, où, premier Français, de Maud'huy entre avec
une petite escorte, frémissant de joie en songeant
qu'il libère son pays natal. Mais c'est bientôt la contre-
attaque allemande. Le 19 et le 20 août, de Maud'huy
résiste héroïquement dans Sarrebourg, en sort moins
sous la pression des masses allemandes que sur
l'ordre du haut commandement, et non sans, avec
une superbe crânerie, faire exécuter à ses troupes,
qui retraitent en bon ordre, la Marche lorraine.
Le 24 août, la i" armée, qui s'est arrêtée sur la
Mortagne, se prépare à barrer aux armées allemandes
la trouée de Charmes. Le S' corps se trouve au centre
du dispositif français, à l'un des points les plus durs
de la bataille. La 16' division, dont le chef paye en-
core une fois de sa personne, rejette les troupes
allemandes sur la rive droite de la Mortagne, et
prend ainsi une large part à cette grande victoire de
la trouée de Charmes, qui permet celle du Grand-
Couronné.
Cité à l'ordre de l'année pour < sa vigueur et son
énergie hors ligne », promu divisionnaire (20 août),
de Maud'huy est appelé au commandement du
l8' corps d'armée, et quitte le front lorrain.
Le 18° corps fait partie de la 5* armée qui, sous
le commandement du général Franchet d'Esperey,
combat sur la Marne entre l'armée anglaise et celle
du général Foch. (V. Larousse mensuel, t. V, p. 452.)
Comme toutes les unités de la s* armée, le
i8« corps eut une avance très rapide. Les combats
de Monceaux-lès-Provins, de Fontenelle, de Mar-
chais (7-9 septembre) lui permettent le passage de la
Marne à Château-Thierry. Dès lors, il est en avant-
garde, atteint Oulchy-le-Ciiâteau, se porte sur l'Aisne,
et, celle-ci franchie, livre les batailles de la Ville-
au-Bois, de Craonne et d'Heurtebise. Son • allant 1
incomparable, le mordant qu'il donne à ses troupes
sont un facteur décisif du succès. Le 19 septembre,
le 18" corps est cité à l'ordre de l'armée.
Peu après (2 octobre), de Maud'huy prend le com-
mandement de la lo" armée, qui est placée à la
gauche des années françaises pour arrêter les Alle-
mands dans la Course à la mer.
Du 2 au 10 octobre, la 10' armée arrête l'attaque
de cinq corps d'armée allemands, et permet ainsi à
l'armée anglaise de remonter vers le Nord. D'octo-
bre 1914 à avril 1915, elle reste sur le même front,
formant un barrage infranchissable, et livrant de
nombreuses actions de détail à Vermelles, à Blangy,
à Ecury, à Roclincourt. L'un des grands succès qui
marquèrent le début de l'offensive de printemps,
la prise de l'éperon de Notre-Dame-de-Lorette, est
à l'actif de la 10" armée.
'Vers la fin de 1915, de Maud'huy, passé à la tête
de la I" armée, dut abandonner pendant trois mois
son commandement. De retour au front, et nulle
place de commandant d'armée n'étant disponible, il
demande comme une faveur de ne pas rester inactif
et on lui confère (avril 1916) le 15" corps d'armée,
puis, le 25 janvier 1917, le 11" corps d'armée. A la
tête de cette dernière unité, il joue encore un rôle
glorieux.
Le II" corps fait partie de la 6» armée, à laquelle
le général Pétain confie, le 27 octobre 1917, la re-
prise du Chemin des Dames et de La Malmaison. De
Maud'huy, avec sa vigueur et son allégresse accou-
tumées, mène ses troupes à la victoire. La Malmaison
est enlevée, malgré la résistance désespérée des Alle-
mands, et le II' corps s empare pour son compte
de deux mille prisonniers, de quarante canons, et de
deux cent cinquante mitrailleuses.
Peu après, on lui confie le commandement éventuel
du corps expéditionnaire français en Italie, mission
qu'il n'a pas l'occasion de remplir. Passé au cadre de
réserve le 3 juin 1918, il devient inspecteur général
des bataillons d'instruction. Le 22 novembre, il entre
dans Metz, sa cité natale enfin reconquise, comme
gouverneur, et, tout en conservant ce poste, devient
(20 février 1919) commandant supérieur du territoire
lorrain.
Les élections de 1919 en firent un député de Metz,
et il prit une part active aux travaux parlemen-
taires comme vice-président de la commission de
l'armée. — Léon Vbrobnnb.
« Paris » (le Paquebot-poste). — La Compa-
gnie Générale Transatlantique a mis en service récem-
ment, sur la ligne Havre-New- York, le nouveau
paquebot Paris, le plus grand navire français, et l'un
des plus beaux transatlantiques du monde. Par le
luxe et le confort de ses aménagements, il ne le cède
en rien aux grands paquebots anglais et allemands
qui, avant la guerre, ont rivalisé de luxe, de vitesse
et d'agréments de toutes sortes, pour se disputer la
clientèle transatlantique. On peut même dire que le
Parts détient le record du luxe et du bon goût, et
qu'il fera époque dans l'art des constructions na-
vales.
Une des raisons pour lesquelles les paquebots fran-
çais étaient restés, avant la guerre, quelque peu en
arrière des transatlantiques anglais ou allemands
dans la course aux déplacements, est la dimension
restreinte des bassins du Havre, qui ne peuvent re-
cevoir des navires de plus de 220 mètres de lon-
gueur. Le paquebot France ne peut déjà gagner sans
difficultés son poste du bassin de l'Eure ; quant au
Parti, il ne peut accoster que le quai d'escale ou le
quai de marée. Ni l'un ni l'autre ne peuvent entrer
dans les cales de radoub du Havre, et ils doivent
être carénés soit à Southampton, soit à Cherbourg.
Les travaux en cours au port du Havre amélioreront
prochainement cette situation.
Description du < Parts ». — Le paquebot Parts
a été mis en chantier dès 1913 ; mais la guerre vint
656
LAROUSSE MENSUEL
N» J73. Décembre 1i)21.
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en interrompre la construction, qui ne put être reprise
qu'après l'armistice, et par conséquent dans des con-
ditions très difficiles au point de vue de la main-d'œu-
vre et du prix des matières premières. Le navire a
été construit aux Chantiers de Penhoët de la Société
des chantiers et ateliers de Saint-Nazaire. Les carac-
téristiques principales du navire sont les suivantes :
Longueur totale mètres
Longueur entre perpendiculaires. ... —
Largeur —
Creux sur quille au pont du carreau . —
Tirant d'eau en charge
Déplacement tonnes
Jauge —
Volume des cales à marchandises, met. cubes
Hauteur de la quille au pont supérieur, mètres
Puissance normale chevaux-vapeur
Puissance maximum —
Vitesse nœuds
Nombre de personnes à bord
233.05
224.15
25 .
20,75
9,59
36.150
33-500
3.500
27
45.000
60.000
22
3-903
Dans les chiffres ci-dessus, le creux n'est pas
compté à partir du pont le plus élevé. En tenant
compte des deux entreponts supé-
rieurs, l'un de 2 m. 75 de hauteur,
l'autre de 4 m. 20 formé par le rool
des locaux décorés, on arrive à une
hauteur totale de 27 m. 70 pour le
bâtiment, depuis la quille jusqu'au
plafond du roof.
La coque du navire est constituée,
à la manière habituelle, d'une ossa-
ture de couples transversaux, sur
laquelle sont rivées les tôles du bor-
dage et des doubles-fonds. L'épais-
seur de ces tôles varie de 8 à 22 mil-
limètres. Le double-fond delà coque
forme le plancher du fond de la cale
et de la chaufierie ; il est lui-même
étanche, de sorle qu'une avarie à la
partie inférieure de la coque ne met-
trait pas le navire en danger. Le
double-fond limite des waterbal-
lasts dans lesquels on peut envoytr
soit de l'eau servant de lest, soit du
pétrole ; il est divisé en plusieurs
compartiments indépendants.
Le navire comporte 9 ponts prin-
cipaux :
Le pont « A », où se trouvent les
embarcations ;
Le pont « B », qui porte les salons et
promenades des premières classes ;
Le pont « C », alïecté dans sa par-
tie centrale aux cabines et apparte-
ments de luxe, à l'arrière à la promenade et à
certams locaux communs des deuxièmes classes ;
Le pont « D • forme à l'arrière le dessus de la
dunette ; c'est le premier pont continu. Sur ce pont
se trouve la partie supérieure de la salle à manger
des premières classes, et la majorité des cabines de
première classe ;
Le pont 0 E » porte les cuisines et offices, l'étage
inférieur de la salle à manger des premières classes,
la salle à manger des deuxièmes classes, des cabines
de premières à l'avant et de secondes à larrière ;
Le pont « F » sert principalement aux troisièmes
classes ;
Le paqueUui-putiLu Paria, de la Cuuipagnic Cicucralt.' XrauàaUaauquc
Le pont « G », qui est encore au-dessus de la flot-
taison, contient également des locaux de troisième
classe et des logements pour le personnel. Ce pont
est à 10 m. 15 au-dessus de la quille ;
Le pont « H » sert à l'avant aux troisièmes clas-
ses, et à l'arrière aux cambuses et chambres froides.
Au milieu, il est interrompu par les salles des ma-
chines et des chaudières ;
Entin, à l'avant et à l'arrière se trouve un dernier
pont formant plate-forme de cale [orlop deck), pour
les bagages, les sacs postaux et les marchandises.
En ajoutant les deux entreponts supérieurs dont
nous avons parlé plus haut, on arrive à 11 ponts
au total.
L'ensemble du navire est divisé en 15 comparti-
ments étanches par 14 cloisons transversales, desti-
nées à localiser les effets d'une voie d'eau éventuelle.
Les chaufieries sont enfermées, d'autre part, à 1 in-
térieur de cloisons longitudinales.
Les ouvertures percées dans les cloisons étanches
sont munies de portes à fermeture hermétique, qui
Cabine de piemiére classe, ordinaire, à bord du Paris.
peuvent être fermées isolément, mais qui, d'autre
part, peuvent être manœuvrées toutes ensemble au
moyen d une commande hydraulique actionnée par
le commandant. Celui-ci, du haut de sa passerelle,
peut donc, en manœuvrant un simple robinet, pro-
duire la fermeture de toutes les portes des cloisons
étancl.es du navire, en cas de danger.
Machinerie. — Le Paris est propulsé par des tur-
bines, du type Parsons, au nombre de quatre, action-
nant chacune une héiice, et d'une puissance totale de
46.000 chevaux ettectits. Ces turbines fonctionnent
de la manière suivante : la vapeur est envoyée à une
turbine à haute pression (bâbord), puis elle passe
dans une turbine à moyenne pression (tribord) et
enfin dans deux turbines à basse pression (médianes).
Les turbines sont ainsi réparties dans trois compar-
timents : deux compartiments latéraux et un com-
partiment central. Pour les manoeuvres, un autre
groupement peut être réalisé, la vapeur étant envoyée
seulement dans les deux turbines de droite (M. P.
et B. P.) ou de gauche(H. P. et B. P.), ou bien dans
les quatre turbines ; mais les machines de chaque
bord demeurant indépendantes. Dans l'enveloppe de
chaque turbine principale se trouve une turbine de
marche arrière, tournant à vide en temps ordinaire.
Les vannes ou robinets des conduites de vapeur
grâce auxquels on peut effectuer ces manœuvres
sont eux-mêmes commandées par des machines hy-
drauliques. La machinerie accessoire a d'ailleurs une
grande importance, étant donné le grand nombre
d'appareils à commande hydraulique et, surtout,
électrique, distribués dans le navire : vannes, ma-
chines à gouverner, monte-charges, ascenseurs, ven-
tilateurs, lampes électriques, pompes, machine fri-
gorifique, etc. La puissance électrique
installée à bord représente ainsi plus
de 1.500 chevaux.
Les chaudières sont au nombre de
15, à 8 foyers chacune ; ce sont des
chaudières cylindriques, de 5 m. 40 de
diamètre et 6 m. 60 de longueur, àre-
tourdeflammeet tirage foicé ; leursur-
face de chauffe totale estde 9.070 mè-
tres carrés, et elles produisent de la
vapeur à 15 kilogrammes par centi-
mètre carré. Elles sont chauffées
au mazout, et l'emploi de ce combus-
tible liquide constitue un grand pro-
grès. Il évite, en effet, le dur travail
auquel sont astreints les chauffeuis
dans le cas de la chaufïe au charbon.
Avec la chaufïe au mazout, le
service du chauffeur consiste princi-
palement dans la surveillance des
brûleurs ; par des « regards » ména-
gés dans la devanture de la chemi-
née, il observe l'aspect de la flamme :
si celui-ci est anormal, le brîileur est
éteint, remplacé par un autre, et en-
voyé dans un local voisin où on le
nettoie.
La chauffe au mazout a encore
l'avantage de faciliter l'approvision-
nement du navire en combustible :
une simple manœuvre de robinets
ou de pompes suffit pour mettre en
train le remplissage des soutes, qui se poursuit sans
pertes et sans poussières.
Le mazout est emmagasiné à bord du Pans dans
huit réservoirs principaux, disposés sur les côtés de
la chaufferie ; ces réservoirs communiquent entre
eux et avec un réservoir spécial de trop-plein, que
l'on ne remplit pas complètement au départ, et qui
reçoit l'excédent des réservoirs principaux prove-
nant, par exemple, de la dilatation du liquide due
aux variations de température. Un appareil indica-
teur à distance permet au mécanicien de connaître
exactement le niveau du combustible liquide dans
les soutes. Le mazout, avant son emploi, est filtré
«• 178 Décembre 1921.
dans un premier filire à froid, puis réchauflé dans
un appareil échangeur de chaleur, à vapeur, et enfin
filtré à chaud avant d'être envoyé aux brûleurs. Le
réchauffage est réalisé à la température la plus pro-
pice à linfiammation du mazout, déterminée pour
chaque stock de com-
bustible, et qui est
voisine de 80° C.
L'approvisionne-
ment total du navire
en mazout atteint
6.160 tonnes, répar-
ties dans 22 soutes
verticales et 16 water-
ballasis.
Des précautions at-
tentives ont été prises
pour éviter tous les
risques d'incendie dus
à l'emploi d'un com-
bustible liquide. Les
chaufferies sont par-
faitement ventilées .
Des appareils de com-
mande à distance per-
mettent de fermer les
vannes des tuyaute-
ries principales.
Emménagements. —
Les emménagements
du Parts ont été étu-
diés pour offrir aux
passagers , par leur
heureuse disposition,
leur luxe et les dis-
tractions de toutes
sortes organisées à
bord, tout le confort
et l'agrément des plus
grands palaces conti-
nentaux.
Au centre des loge-
ments réservés aux
passagers de première
et de seconde classe,
se trouve un « hall »
analogue à celui des grands hôtels, dans lequel dé-
bouche un escalier d'honneur, de dimensions tout à
fait inusitées à bord d'un navire. Cet escalier occupe
la hauteur des trois ponts supérieurs ; il centralise,
avec le hall, la vie du navire, et constitue la partie
la plus animée du pa-
quebot. Une gracieuse
verrière lui assure un
éclairage supérieur
d'un effet agréable ;
les cloisons sont re-
vêtues de boiseries en
chêne sculpté.
Autour du hall se
trouvent le bureau des
renseignements, le ta-
bleau indicateur de
T. S. F., sur lequelon
peut lire les dernières
nouvelles des deux
continents, reçues à
bord, etc. A proxi-
mité du hall, on ren-
contre : le cabinet des
médecins du bord, les
salons de coiffure
pour hommes et pour
dames, l'établissement
de bains, la boutique
de la fleuriste, celle
du marchand d'arti-
clesde Paris, la galerie
d'exposition des pay-
sages de France, etc.
A proximité du hall,
sur le pont C, se trou-
vent les appartements
de luxe et de grand
luxe. L'appartement
de grind luxe, décoré
avec un art raffiné,
comprend une anti-
chambre, un salon,
une salle à manger,
un office, quatrecham-
bres à coucher avec
salles de bain, un
cabinet de toilette.
Le prix de la location de cet appartement, pour
un passage, est de 50.000 francs.
Les cabines ordinaires de première classe, sur les
ponts C et D, sont des plus confortables ; elles sont
pourvues non pas de couchettes superposées, comme
dans les anciens paquebots, mais de véritables lits,
et d'un mobilier complet : armoires, coiffeuses, bu-
reaux, tables, larges lavabos de grès blanc, avec
distribution d'eau chaude et d'eau froide, etc. ; la
plupart sont d ailleurs munies de cabinets de toilette.
LAROUSSE MENSUEL
Les salons où peuvent se réunir les passagers sont
vastes et luxueux, et néanmoins le goût et le soin
qui ont présidé à leur décoration leur ont conservé
un agréable caractère d'intimité.
A tribord se trouve un salon de lecture-bibliothè-
657
tés de plaques en cristal moulé, taillé et teinté
suivant un décor de fruits stylisés.
A la suite de ce salon se trouvent de larges et
belles galeries qui conduisent à un salon mixte, dé-
coré suivant un style Directoire modernisé. La déco-
ration , à tx>iseries
peintes, contient no-
tamment des médail-
lons en biscuit, re-
présentant les signes
du zodiaque.
A l'arrière, on par-
vient ensuite à un
vaste fumoir à deux
étages, en passant par
deux galeries ob se
trouvent un bar et
quelques petites bou-
tiques. Au-dessus du
fumoir, on accède à
un café-terrasse, dé-
coré de treillages.
■ Sur le même pont
que les salons, à l'au-
tre extrémité du na-
ji^er dtà pi'cmici'Cs (.la^at-s, a boiU du l'uri^.
que, décoré de lambris en platane, avec plafond
vitré soutenu par une ossature en ferronnerie artis-
tique. De cette bibliothèque on peut passer directe-
ment dans le grand salon de conversation, de 25 mè-
tres de longueur, 15 mètres de largeur, et 7 mètres
tiiaiid salon de conversaUon des premières classes, à bord du Paris.
de hauteur sous la verrière centrale. La décoration
de cette pièce mérite une mention particulière : elle
a été obtenue non par la reprodu' tion d'un de nos
styles classiques, ni par la richesse des moulures ou
des revêtements, mais par la simple pureté des
lignes, le choix des matériaux rares mis en œuvre,
et par de véritables trouvailles de goût dans lorne-
mentation. Les revêtements muraux sont en bois
d'amarante, d'une belle teinte mauve, alternant avec
des pilastres en liais de Saint-Georges, roses, incrus-
vire, on trouve une
charmante salle de jeu
réservée aux enfants,
munie d'un beau théâ-
tre-guignol, et d'un
aquarium. A la suite,
une vaste salle de mé-
canothérapie permet
de pratiquer de nom-
breux sports : la bi-
cyclette, le canot, la
boxe, etc., à l'aide
d'appareils fixés au
plancher mais com-
portant tous les mou-
vements du cycliste
ou du rameur.
Les salles à man-
ger des première et
deuxième classes sont
placées sur les ponts E
et D, plus bas que les salons. La salle à manger
des premières classes s'étend sur 20 mètres de lon-
gueur et 26 mètres de largeur ; elle occupe deux
étages, et la hauteur d'un entrepont supérieur. Elle
se compose d une salle principale, sur le pont E,
et de deux larges ga-
leries correspondant
au pont D. Un esca-
lier à double révolu-
tion, en fer forgé, réu-
nit les galeries à la
salle principale. Cinq
cents personnes peu-
vent trouver place, à
des petites tables, dans
cette agréable pièce.
A la suite de la
salle à manger des
premières classes se
trouvent l'office puis
l'immense cuisine mu-
nie d un matériel com-
plet et perfectionné.
La cuisine est faite
sur des appareils com-
binant les progrès in-
dustriels et les exi-
gences gastronomi-
ques : c'est ainsi que
l'on emploie, en outre
de l'énorme fourneau
d'hôtel classique, des
appareils chauffés à la
vapeur, des grilloirs
au charbon de bois,
et des fours éleclri-
ques pour les rôtis et
volailles.
Les cabines de se-
conde classe , moins
luxueuses, sont encore
trèsconf ortables ; « 1 les
comportent de une à
quatre couchettes,
avec lavabos. La salle
à mangerdes secondes ,
de 400 mètres carrés
de surface, peut conte-
nir à la fois 272 personnes. Les secondes classes
disposent encore d'un grand salon de conversation,
dont les boiseries sont en frêne verni orné de
baguettes d'amarante, avec appliques d'éclairage en
bronze ciselé, et d'un lumoir décoré également de
bois vernis.
Les passagers de troisième classe sont logés dans
des cabines ne comportant chacune qu un petit nom-
bre de voyageurs. Ils disposent de trois salles à
manger, d'un lumpir et d'un pont-promenade.
658
Le navire est emménagé pour transporter 563 pas-
sagers de première classe, 460 de seconde, 1.092 de
troisième, et 1.118 émigrants. En y ajoutant le per-
sonnel, la population totale que porte le navire
atteint 3.903 personnes ; c'est celle d'une petite ville.
Engins de sauvetage et dispositt/s de sécurité. — Les
embarcations de sauvetage constituent une véritable
flottille, d'environ 60 b,iteaux : 27 sont des embarca-
tions pontées de 9°', 15 de longueur ; 22, de même
longueur, sont d'un type plus léger ; un grand ba-
teau automobile peut remorquer l'ensemble des
LAROUSSE MENSUEL
Paris, à donner cependant aux emménagements ré-
servés aux passagers un développement suffisant
pour le transport de 2.500 à 3.000 personnes.
Le type auquel on s'est arrêté en France est celui
du paquebot Rochambeau, construit en 191 1, qui a
170", 50 de longueur, I9"',40 de largeur, I3'°,20 de
creux. S", 20 de tirant d'eau, un déplacement de
17.400 tonnes et une puissance de 13.000 chevaux.
La Compagnie Transatlantique fait construire actuel-
lement un navire de ce type, le Suffren, qui aura
174 mètres de longueur, 2i"',f">5 de Lirgour ; il dépla-
Salon d un appartement de grand luxe, a bord du Paris.
canots, il comporte une installation de T. S. F ; à
ces embarcations s'ajoutent une baleinière, un canot
de service et 8 radeaux.
Toutes les embarcations peuvent être descendues
à la fois à la mer, d'un seul côté, très rapidement.
On peut d'ailleurs pomper rapidement le mazout
d'un bord à l'autre, pour permettre au bâtiment de
se redresser très vite, au cas où une avarie produi-
sant le remplissage d'un compartiment latéral le
ferait pencher sensiblement d'un côté.
Les communications radiotéîégraphiques sont assu-
rées par un poste principal et deux postes de secours.
Le poste principal a une portée de 550 milles de jour
et 900 milles de nuit ; l'un des postes de secours a
la même portée, et peut être actionné par le groupe
électrogène de secours monté sur le pont supérieur,
et destiné à fournir de la force motrice alors même
que toute la machinerie principale du navire serait
hors de service.
Le poste de réception de la T. S. F permet de re-
cevoir, pendant tout le voyage, les dépêches de
presse envoyées par le poste français de Lyon. Ces
dépêches sont imprimées aussitôt dans l' t Atlantique»,
qui est le journal quotidien du bord.
Les paquebots futurs. — L'accroissement des dimen-
sions des paquebots s'est poursuivi surtout par suite
d'une concurrence sans répit entre les compagnies
de navigation anglaises, allemandes et françaises.
Aussi cet accroissement s'est-il arrêté en 1914, et,
depuis la guerre, un revirement sensible s'est produit
au sujet de la construction des paquebots. Les cau-
ses en sont, d'une part, la suppression de la concur-
rence de l'Allemagne, qui a perdu ses deux plus
belles unités, et d autre part, surtout, l'augmentation
du prix des constructions navales. On en aura une
idée par les chiffres suivants : le paquebot Duc d'Au-
male, en service sur la Méditerranée, de lis"", 50 de
longueur, 15 mètres de largeur et 4.840 tonnes de
déplacement, achevé en 1913, a coûté 3 millions et
demi ; le paquebot Lamoriciire, de dimensions tout
à fait analogues (déplacement 5.000 tonnes), mais
achevé en 1921, a coûté 26 millions de francs, soit
plus de sept fois le prix du premier. Quant au Pans,
aux tarits actuels des matières et de la main-d'œuvre,
on peut estimer son prix à plus de 100 millions de
francs.
Les tendances actuelles de la construction des
paquebots sont caractérisées par* le retour à des
unités de dimensions plus modestes et de vitesse
sensiblement moins grandes : 15 nœuds environ, au
lieu de 22 sur les derniers grands transatlantiques.
Les nouveaux paquebots seront, comme le Paris,
chauflés au mazout et propulsés par des turbines,
ce qui permettra encore de réduire l'encombrement
des soutes à combustible. On arrivera ainsi, avec
des dimensions générales bien inférieures à celles du
cera 22.000 tonnes, et sera actionné par une machi-
nerie de 11.500 chevaux.
Un certain nombre de paquebots de dimensions
voisines, et dont les plans ont été établis en confor-
mité avec les mêmes principes, sont d'ailleurs en
construction en Angleterre pour différentes compa-
gnies de navigation étrangères.
Le Paris représente l'aboutissement des efforts des
constructeurs navals français des vingt dernières
années. Il fait le plus grand honneur à ses construc-
teurs et à ses armateurs, et demeurera le type des
«• 778. Décembre 1921.
assemblée, à l'Institut des ingénieurs électriciens de
Londres.
Jusqu'à présent, on ne connaissait que deux sortes
d'attractions, l'attraction magnétique et l'attraction
électrostatique.
La nouvelle force produit des effets hors de toute
proportion avec l'intensité minuscule des courants
employés.
Dans l'industrie, les électro-aimants jouent un rôle
considérable. Bachelet, ingénieur-constructeur, qui
s'est spécialisé dans les études des appareils dont le
fonctionnement est fondé sur l'emploi des phéno-
mènes d'aimantation, a réussi à obtenir des résultats
considérables avec des courants relativement faibles.
Il est possible, dans de bonnes conditions, de sou-
lever un poids de 5.000 kilogrammes avec un électro-
aimant de forme voulue pesant 450 kilogrammes,
absorbant i.88o watts (le watt, produit d'un ampère
multiplié par un volt, a une puissance' d'environ un
dixième de kilogrammètre par seconde), ou un poids
de 20.000 kilogrammes avec un appareil pesant
1.800 kilogrammes, absorbant 6.500 watts. Soit des
puissances correspondant respectivement à 2,45 et
8,8 chevaux de 75 kilogrammètres, le courant prove-
nant soit de rusine,soit du circuit électriqued'une ville.
Un électro-aimant circulaire ayant i mèiredediamè-
tre et capable de lever 10.000 kilogrammes pour un
poids propre de 900 kilogrammes coûterait actuelle-
ment 5 .000 francs, y compris l'appareil decont rôle et les
résistances; lecourant nécessaire étant de2.5oowatts.
Nous citons ces chiffres parce qu'ils contrastent
curieusement avec les courants dont nousallons parler.
l'renons une simple feuille de cuivre mince, légè-
rement courbée, qui a été recouverte d'une substance
semi-conductrice, comme de la gélatine ; presque à
toucher cette gélatine, plaçons une autre bande pe u
épaisse de métal fjexible, en aluminium par exemple ;
si nous fixons le pôle positif d'un générateur débitant
dans les quatre cents à cinq cents volts à la première
plaque, et le pôle négatif à la seconde lame, la plaque
en aluminium va s'appliquer contre la première avec
une force considérable, même si le courant n'est que
d'une infinitésimale fraction d'ampère.
On peut utiliser nombre de substances non con-
ductrices, l'agate ou l'ardoise ; la figure i montre
clairement la disposition adoptée.
La figure 2 représente une application téléphonique
de ce nouveau principe.
Les téléphones sont constitués par une plaque
mince en fer doux placée à petite distance d'une
bobine sur laquelle est enroulé un fil de cuivre
recouvert de soie ; la Ixjbine est traversée par une
tige d'acier aimantée faisant légèrement saillie de-
vant la plaque en fer doux, et sans la toucher.
L'ensemble de ces différentes pièces est entouré
d'un étui protecteur en bois portant une embou-
chure, et servant à maintenir la plaque en fer doux,
tout en lui laissant un peu de jeu.
Les deux fils de la bobine aboutissent à deux
IMmen^
tons comparées des plus
grands paquebots récents.
Mauitlania
Cunard
1907
France
O- G"
Transallaul.
lUiO
Olympic
White Slar
luio
Imperator (• )
llamburg-
Amerika
mu
Britannic
White sur
i»I4
Porw
C"Gi"
Transatlant
Nom dk la Compagnie
.annee de construction
Cunard
1914
Haitiburg-
Amerika
1914
Longueur totale . . . mètres
Longueur entre per-
pendiculaires .... —
Largeur —
Creux —
Tirant d'eau —
Déplacement tonnes
241
231
26,80
x8,30
X0,20
38.000
32.500
563
464
X.I38
Turbines
68.000
25
2x7,60
209
23
16
9,10
27.000
24.450
535
464
908
Turbines
4 hélices
46.376
23.6
269
28
X9,6o
45.000
730
560
X.200
.Mach. alleni,
el turbines.
46.090
22,7S
276
258,22
29,90
19,50
10,85
57-000
52.1x7
700
600
2.690
Turbines
4 hélices
76.250
22,5
268
258
28,45
19.69
10,50
53000
48.000
790
836
953
Marh. altem.
turbines cent.
50.000
275
232
29.50
19.50
10,95
53.000
46.500
6x8
6x4
X.998
Turbines
4 hélices
60.000
23.5
282
»
30.47
17.37
11.50
65.000
54190
750
600
2-750
Turbinea
72.000
23.5
233.05
224,1s
26
20,75
9,50
36.700
563
460
1.092 + 1 xx8
Turbines
46.000
22,5
( j" classe
„ \ 5ine
Passagers ^^„. - eiéml
[ granls
Type de machine
Huissaoce chevaux
Vitesse norinale. . notuds
(1 VImperalor el le Vatertand onl été enlèves à l'Allemat.'iie. Le Vulerland appartient maiotenanl aux Américains, el l'Imperator, sous le nouveao
noui de Herettgarta, est exploilé par la compagnie anglaise Cunard.
paquebots de grand luxe; mais il est peu probable
qu'on le copie d'ici longtemps. On peut dire que,
sur mer, la course aux grandes vitesses est suspendue,
au moins provisoirement. — v. Curu.
Plxénomëne nouveau d'attraction
électl^que (un). — La manœuvre a distance du
CUIRASSÉ SANS ÉQUIPAGE l'« Iowa». — Cette nouvelle
propriété électrique a été sinon découverte, car elle
avait été signalée il y a plus de quarante ans par Edi-
son, du moins retrouvée par deux jeunes ingénieurs
danois, Albert Johnsen et Kund Rahbeck.qui ont eu
le mérite de lui trouver de très intéressantes appli-
cations pratiques. A la suite des expériences faites à
Copenhague, ils ont été appelés à décrire et à démon-
trer leurs nouveaux procédés devant une nombreure
bornes auxquelles on assujettit des fils conducteurs
reliant le paileur à la Ixjbine du récepteur télépho-
nique qui est identique.
Si l'on parle devant l'embouchure du premier, la
plaque en fer doux vibre à l'unisson de la voix ;
fous l'influence de ces vibrations, cette plaque
s'éloigne ou se rapproche successivement de l'aimant.
Ces déplacements produisent dans la bobine du
parleur des courants induits, qui passant dans la
bobine de l'écouteur situé dans une station éloignée,
détermineront également des rapprochements et des
éloignements de la plaque de fer doux du récepteur
qui va se mettre à vibrer à l'unisson des modulations
de la voix du transmetteur.
Ce sont ces très faibles courants qui sont utilisés
dans l'appareil que nous allons décrire.
] . Bande
mince tl'iilu-
épatssc en cui-
vre ; 4. Géné-
rateur (1 élec-
tricité.
/V 178. Décembre 1921.
Les deux fils provenant de la bobine du parleur
vont être fixés l'un à un cylindre eu cuivre recou-
vert d'une couche de gélatine, qui, actionné par un
petit moteur électrique, tourne d'une façon con-
tinue, l'autre à une bande de métal qui, à petite
distance, le recouvre en partie,
A son extrémité inférieure, cette bande plate de
métal flexible est tendue par deux petits ressorts, et
son extrémité supérieure est réunie par un fil fin à
un diaphragmemontédansun récepteur
téléphonique.
Le courant passant au travers de la
gélatine, la bande plate est attirée plus
ou moins vivement contre le cylindre
en cuivre.
Les ressorts de l'extrémité inférieure
exercent une traction continue sur cette
bande, et l'attraction entre le cylindre
et la lame flexible ea exerce une autre
en sens contraire.
Ces actions opposées sont cause que
la bande de métal flexible se met à
vibrer à l'unisson de la plaque en fer
doux du parleur, et ces vibrations, grâce
au fil fin qui la réunit au diaphragme
du récepteur, reproduisent exactement
les modulations de la voix qui s'est
Ut'i'"°''if'''i^ fait entendre dans le parleur,
cooducirî^c'e; Une des principales difàcultés des
3. Plaqué communications téléphoniques lointai-
nes va se trouver ainsi résolue.
En dehors des pertes d'énergie dues
à la résistance des fils conducteurs,
résistance qui, pour être diminuée, eût
nécessité l'emploi de conducteurs en cuivre ayant
une section relativement considérable, entraînant
des dépenses presque prohibitives, les variations
d'intensité du courant téléphonique parvenant au
récepteur d'une ligne quelque peu longue, et cor-
respondant aux modulations de la parole, sont de
l'ordre d'un millionième de watt. Comment des
puissances aussi faibles pourraient-elles exercer une
influence sur le champ magnétique de la bobine de
réception, suffisante pour permettre au diaphragme
de l'écouteur, qui, si mince qu'il soit, n'en est pas
moins un disque de métal, de vibrer à l'unisson des
dites variations ? Les tubes à vide du docteur Lee
Forest, après les stations intermédiaires qu'avait
préconisées le docteur Fleming, ont donné une solu-
tion. D'après la o Technische Rundschau », avec les
nouveaux tubes à vide, le courant est amplifié de 20
à 30 fois par tube ; avec quatre tubes associés, on
arriverait à amplifier 10.000 fois le courant.
En appliquant le nouveau procédé, d'après les
expériences faites à Londres, un courant de moins
d'un millionième d'ampère, passant d'une feuille de
métal à une autre au travers d'une substance demi-
isolante, a produit une attraction suffisante pour
soulever un poids de plus d'un kilogramme, c'est-à-
dire a donné naissance à une force relativement consi-
dérable. On comprend mieux le phénomène en le com-
parant à l'attraction qu'on constate entre les deux
plaques d'un condensateur électrostatique, qui sont
attirées l'une vers l'autre avec une force qui aug-
mente en sens inverse de la distance : si on la réduit
d'un tiers, la force d'attraction est multipliée par 9.
C'est surtout pour les relais, que cette nouvelle dé-
couverte paraît avoir un champ d'application illimité.
Et, pour indiquer l'utilité de ces relais, nous ne
pouvons trouver un exemple plus frappant que celui
de la manœuvre à distance du cuirassé de 12.000 ton-
neaux Vlowa ; cette description a été donnée pour
la première fois par Denby, sous-secrétaire de la
marine américaine.
Ce navire a no mètres de long, 32 mètres de large,
il cale 7 m. 3ode tirant d'eau, et était monté par 683 offi-
ciers et marins quand il était en service actif ; datant de
1896,11 aété refondu en 1909 et était armé dequatre ca-
nons de 305 mm., de huit de 203 mm., de 10 de 100 mm.
Pour ne pas avoir à alimenter les chaudières de
charbon, on les a remplacées par des chaudières
chauffant uniquement au pétrole.
En vue d'obtenir de la pression d'une manière
continue pour faire tourner la machine, il suffit une
fois pour toutes d'ouvrir les robinets qui font com-
muniquer les réservoirs de pétrole et les briileurs qui
fe lancent sous forme de poussière liquide enflam-
mée dans les foyers des chaudières, l'arrivée du pétrole
ne cessant que lorsque les réservoirs sont vides.
Vlowa est destiné à servir de but mobile pendant
les exercices de réglage de tir au canon des esca-
dres américaines, et il vient également d'être utilisé
pour les essais de bombardement des cuirassés par
les aéroplanes, qui ont lancé sur lui des bombes inof-
fensives pour vérifier la précision de leur tir avant
de faire des expériences, avec de vraies bombes pesant
jusqu'à 950 kilogrammes, sur le cuirassé allemand
Ost-Friediand qu'ils ont réussi à couler. Ce résultat
notoire a été obtenu non par coups directs, mais
par des explosions de bombes sous la surface, et
près des côtés du cuirassé, qui, cependant, comme
tous ses congénères, était très fortement protégé
contre les torpilles, mais sans vitesse et sans défense.
Dans ces dernières expériences qui ont eu un reten-
LAROUSSE MENSUEL
tissement monA\al,VIowa, sans personne à bord, était
manœuvré au moyen des ondes hertziennes prove-
nant des appareils radlo-élcctriques du cuirassé YOhio
qui se tenait à 9 kilomètres de distance ; la vitesse
obtenue ne dépassait pas 14 ou 15 kilomètres à l'heure.
Quand toutes les dispositions nécessaires ont été
prises, la machine est mise en marche doucement
par les mécaniciens, qui regagnent rapidement les
embarcations qui les attendent le long du bord, et
l'officier électricien de l'OAio en prend charge.
Le premier radio-signal est intercepté par < l'aérien •
ou antenne de Vlowa, et transmis à un radio-récep-
teur placé sous le pont.
Il est alors amplifié au moyen des tubes à vide
dont nous avons déjà parlé, et actionne ensuite un
relais tris sensible qui, à son tour, en actionne un
second plus puissant.
Ce second relais ferme un circuit électrique qui fait
fonctionner une soupape pneumatique mue électri-
quement.
Quand cette soupape s'ouvre, l'air à très haute
pression, que contient le réservoir qu'elle tient habi-
tuellement clos, agit au moyen d'un dispositif spécial
sur le registre de vapeur de la machine qui part à
toute vitesse et conserve cette allure tant qu'il y a
du pétrole dans les réservoirs, si l'on veut la mainte-
nir. Le relais dont nous avons fait mention en second
lieu manœuvre aussi un commutateur qui envoie un
courant électrique dans le mécanisme du gouvernail,
qui se compose d'un servo-moteur ordinaire à vapeur
engrené à un petit moteur électrique. On peut ainsi
FAtuieti Testament avaient de bonne heure trcuvé
dans Fart des Catacombes une forme à peu près défi-
nitive : tel, le sacrifice ou la philoxénie d'Abraham.
(Charles Diehl.)
planimétrage [Irarje] n. m. (de plan, et de mé-
trage). Ensembledesopérationsqui permettentde rele-
ver la planiroétrie d'un terrain, d'une région : l'établis-
sement de toute carte comprend deux séries distinctes de
travaux : le planimétrage et le nivellement.
Politique intérieure et extérieure.
(Octobre.) — Un certain nombre de problèmes graves
posés depuis longtemps semblaient, en octobre,
avoir enfin reçu une solution qu'il était permis de
croire acquise et durable, ou tendaient vers une
solution. Nous comptons parmi ceux-là le problème
de la Haute-Silésie, dont le règlement suscitait, certes,
de la part de l'Allemagne, d'immenses clameurs
de dépit, peut-être plus bruyantes que convaincues,
mais qui, tout de même, était résolu raisonnable-
ment et en conformité avec le traité de Versailles.
Beaucoup moins important, mais encore très gros de
périls, le problème des comitats occidentaux de la
Hongrie allait, lui aussi, toucher à sa fin ; et l'incer-
titude qu'avait jetée sur les relations de la Petite-
Entente avec la Hongrie la romanesque équipée
de l'empereur Charles de Habsbourg ne suspen-
dait que pour un temps une solution qui ne
pouvait plus manquer. En Orient, la signature d'un
traité entre la France et Mustapha Kemal, dont la
nouvelle était parvenue en France dans les derniers
Fil allant au noyau du cylindre
Bande métallique mince
Noyau métallique.
Moteup-
Transmetteur téléphonique
Fil allant
à la bande métallique
Appareil de Johnsen et Rahbcck.
Ressorts
Diaphragme
mettre la barre à droite, à gauche, ou la maintenir
au centre.
Une particularité très intéressante réside dans
l'emploi d'un compas gyroscopique. Ce compas est
relié électriquement au moteur mû par l'électricité,
qui agit sur le servo-moteur ordinaire à vapeur
actionnant directement la barre du gouvernail.
Dès que le navire s'écarte pour une raison quel-
conque de la voie rectiligne que l'on désire qu'il
suive, l'action gyroscopique entre en jeu, et c'est le
compas lui-même qui, agissant aussi sur le servo-
moteur à vapeur, ramène le cuirassé dans la direc-
tion choisie.
Si l'officier électricien de YOhio veut arrêter les
machines, il lance un long signal d'une durée de
dix secondes environ.
Ce signal actionne un relais spécial qui envoie du
courant dans le dispositif électrique d'une soupape
électro-pneumatique dont l'air à haute tension vient,
par un mécanisme approprié, fermer les arrivées
d'eau et de pétrole aux chaudières, dont les feux
s'éteignent instantanément, et qui, par suite, au bout
de peu de temps, n'envoyant plus de vapeur aux
cylindres, occasionnent le stoppage de la machine.
Un dispositif spécial d'horlogerie arrête au bout
d'un temps donné toutes les opérations quelles qu'elles
soient concernant les chaudières et l'appareil à gou-
verner, pour le cas où les relais n'agiraient pas conve-
nablement, ou encore dans le cas où les appareils,
dont la mise en marche est automatiquement signalée
par eux-mêmes à VOhio, ne fonctionneraient pas.
L'officier chargé de ce contrôle de Vlowa a déclaré
qu'il n'avait eu aucune difficulté à faire exécuter
toutes les manœuvres possibles au cuirassé, à le faire
éviter les bombes d'avions, à le faire venir à droite,
à gauche, à le mettre en marche à grande vitesse, et
à l'arrêter.
En terminant le compte rendu de ces expériences
de télémécanique à dislance, notre pensée s'est
reportée à la séance du Trocadéro présidée en 1905
par d'Arsonval, où notre illustre et trop modeste
compatriote Branly démontrait, le premier, qu'on
pouvait commander à distance, sans même les voir,
successivement, plusieurs machines, par les ondes
hertziennes : là aussi les appareils prévenaient auto-
matiquement notre grand savant, qu'ils avaient exé-
cuté les mouvements ordonnés. — ci A. PoiolooC
pMlOxénie [fi-lo-ksé-nl] n.f.(dugr. philoxenia,
pratique de l'hospitalité). Archiol. byzant. Se dit
d'une scène, familière à l'iconographie byzantine, qui
représente Abraham donnant l'hospitalité aux anges
et se préparant à sacrifier Isaac : Certaines scènes de
jours du mois, nous promettait la fin d'un conflit
dont on ne saisissait plus très bien les raisons, et de
dépenses militaires qui n'étaient plus en rapport avec
le profit qu'on en pouvait tirer. Comme conséquence
et aussi comme suite d'échecs mal dissimulés, la
Grèce commençait à se rendre compte de l'erreur
qu'elle avait commise en se croyant capable de ré-
duire la force kemaliste, et elle entrait dans l'ère des
réflexions mélancoliques sur les dangers de l'ambi-
tion militaire. — On devait enfin compter au nombre
des événements favorables à la paix le succès rem-
porté par Briand devant les Chambres françaises.
Aucune personne raisonnant froidement ne pouvait
nier que la présence à la tête du gouvernement fran-
çais d'un homme aussi avisé et aussi maître de lui
ne fût une garantie pour la politique générale de la
planète terrestre, et l'on pouvait espérer qu'àWashing-
ton son intervention ne manquerait pas d'avoir d'heu-
reux effets. La chute du ministre français à l'heure
où l'on se trouvait, eût été une regrettable aven-
ture. — Aux dernières heures du mois, Briand s'était
embarqué pour l'-Amérique. Nul ne pouvait prévoir ce
qui se passerait dans cette réunion des représentants
des grandes puissances, où peut-être manquerait
Lloyd George ; il eût été invraisemblable qu'il n'en
sortît pas, sinon des résolutions déjà consenties, du
moins des vues favorables à la paix. Seule, l'Angle-
terre attendait encore le règlement de la question
irlandaise, où peu de clarté avait pénétré, et la crise
du chômage se prolongeait au delà de toute prévi-
sion. Enfin, de Russie nous arrivaient des sons de
cloche très différents de ce que nous étions habitués
à en recevoir, et l'on devait se demander si, en vé-
rité, un changement de régime ne s'y préparait pas.
Tels étaient les linéaments généraux qui faisaient
le fond de la chronique du mois d'octobre. Entrons
maintenant dans quelques détails, et, pour permettre
à nos lecteurs de classer plus aisément les faits, con-
sacrons à chaque pays intéressé un cadre spécial.
Allemagne. — L'attitude de l'Allemagne pendant
tout le mois d'octobre avait été conditionnée par la
question de Haute-Silésie. On se rappelle que le
conseil de la Société des nations en avait délibéré en
septembre, et qu'une solution était imminente au
début d'octobre. La décision des arbitres se présenta
sous la forme d'une t recommandation », qui fut d'ail-
leurs acceptée sans discussion par les grandes puis-
sances qui l'avaient sollicitée, notamment par la
France et l'Angleterre dont la divergence d'opinion
avait été le seul obstacle à un règlement plus rapide
de cette irritante affaire. L'Angleterre, préoccupée
de conserver à l'Allemagne la totalité d'une région
industrielle que le Reich déclarait nécessaire à la
66o
prospérité de son industrie et, par suite, à l'acquit-
tement de ses dettes, mal disposée au surplus à
l'égard de la Pologne en qui elle n'a pas coniiance,
s'était séparée de la France qui voulait au contraire
assurer au nouvel État polonais les moyens de vivre
industriellement, et qui, en outre, voyait dans la
Haute-Silésie, si elle restait allemande en totalité,
le centre futur de l'industrie de guerre de notre an-
cienne ennemie, — si le mot « ancienne s ne reste pas
une redoutable naïveté 1
Le conseil de la Société des nations avait donc eu
à choisir entre la thèse anglaise : maintenir l'intégrité
du bassin industriel et houiller au profit du Reich,
— et la thèse française : partager le même bassin en
tenant compte, dans la mesure du possible, des natio-
nalités. Les arbitres avaient en somme adopté la
thèse française. Au point de vue du tracé de la fron-
tière, la ligne nouvelle formera un S irrégulier, qui
laisse à la Pologne Lublinilz et Tarnowitz, s'avance
LAROUSSE MENSUEL
douanes, de la monnaie, des syndicats, des assuran-
ces sociales, de la circulation ; de plus, la situation
assurée aux minorités par le traité de Versailles sera
garantie aux mmorités des régions partagées. Une
commission mixte devra assurer, pendant ces quinze
années, la coordination nécessaire au fonctionne-
ment de ce régime mixte. Cette commission devra
être présidée par un délégué neutre. Enfin, plusieurs
commissions temporaires étaient prévues pour régler
les questions de délimitation de frontières, et les
clauses industrielles communes.
Il est certain que le règlement de l'affaire de
Haute-Silésie, qui a pesé si lourdement sur l'Europe
pendant des mois, était un soulagement, et que l'ho-
rizon s'en trouvait singulièrement éclairci.
Ainsi disparaissait un motif grave de désaccord
partiel et de tension diplomatique entre la France et
l'Angleterre, et l'on devait de la gratitude au conseil
de la Société des nations, pour l'mdépendance et
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Le général Pershing assiste et travaille à la plantation, dans les Jardins du Trocadéro, à Paris, d'un chêne destiné à cummémoi-er
l'amitié iranco-américaine (19 octobre 1921). — Phot. Roi.
en pointe vers l'Est pour conserver à l'Allemagne
Beuthen et Gleiwitz, et attribuer à la Pologne Kœnigs-
hiitte et Kattowitz, puis se recourbe vers l'Ouest,
laissant à l'Etat polonais Rybnick et Pless.
Si l'on examine cette frontière au point de vue
économique, on constate que le domaine char-
bonnier haut-silésien est partagé à peu près par
moitié.
L'Allemagne, autant qu'on en peut juger sur des
renseignements généraux empreints de beaucoup de
bienveillance pour l'industrie germanique, perd vingt
millions de tonnes. Assurément, il y a là de quoi
gêner la production allemande; et l'Allemagne ne se
fait déjà pas faute de proclamer que son industr e
va se trouver dans une impasse, et que ses fourni-
tures de charbon à la France seront ainsi rendues
plus difficiles. Au point de vue du fer, l'industrie
allemande, en matière de fer brut et de fer doux,
de fonte, d'acier coulé, fait une perte sérieuse, quoi-
que là encore il y ait eu partage équitable, et que si
Laurahiitte, centre de la fabrication des chaudières,
reste polonais, Gleiwitz, où se fabriquent les chaînes,
reste allemand. Quant au zinc, l'Allemagne, en per-
dant Tarnowitz, perd le centre principal d'extrac-
tion. Elle perd aussi considérablement en se trouvant
obligée d'abandonner Kœnigshiitte, centre de toute
l'industrie silésienne. Il n'est donc pas contestable
que l'Allemagne subit une diminution. Mais, quoi
qu'elle en ait dit, cette diminution était inscrite en
puissance dans le traité de Versailles, et le règlement
proposé par la Société des nations n'y ajoute rien.
Le partage ainsi ordonné tient la balance égale entre
les deux peuples, allemand et polonais; et si, par
suite du mélange des nationalités, on n'a pu éviter
que plus de loo.ooo Allemands restent en territoire
haut-silésien devenu polonais, loo.ooo Polonais res-
tent en territoire demeuré allemand.
Mais la décision intervenue fiit reftée incomplète
si elle n'avait été accompagnée d'un règlement provi-
soire permettant à la Haute-Silésie elle-même qui, sous
l'autorité allemande, formait un tout parfaitement
homogène, de s'adapter à sa nouvelle situation. C'est
pourquoi le conseil de la Société des nations a prévu
que, pendant une période de quinze années, il ne
serait en fait rien changé au régime industriel actuel,
ni en ce qui concerne l'échange des produits houillers
et métalliques, ni en ce qui concerne l'organisa-
tion industrielle, ni en ce qui concerne le régime
des chemins de fer, de l'électricité, des eaux, des
l'impartialité qu'il avait montrées. L'Allemagne, en
eûet, n'avait rien épargné, ni les démarches diplo-
matiques auprès du Foreign Office, ni l'agitation
intérieure, ni les menaces ouvertes ou déguisées,
pour essayer de peser sur la décision des arbitres,
bile avait espéré que l'Angleterre, qui ne lui avait
pas jusqu'alors ménagé ses bons o.fices et peut-être
ses promesses, s'interposerait en sa faveur à Genève.
Mais lord Curzon avait froidement accueilli les avan-
ces qui avaient été faites en ce sens, et au conseil
de la Société des nations Balfour, qui représentait
l'Angleterre, avait un trop loyal désir de paix pour
ne pas s'employer très activement, au contraire, à la
solution d'équité. L'Allemagne avait donc passé, d'un
espoir qu'elle considérait déjà comme réalisé, à une
déception qui prouve'une fois de plus la brièveté de
sa psychologie. La décision de Genève semblait
1 avoir surprise comme une nouveauté impossible à
prévoir; et son mécontentement s'était répandu en
plaintes excessives, et en violences de langage parfai-
tement inutiles. On avait pu un instant se laisser
prendre à ces manifestations de colère, et envisager
le cas où le Reich, ou bien refuserait de s'incliner,
ou bien adopterait une attitude passive. Il était arrivé
ce qui était arrivé maintes fois depuis le ii no-
vembre 1918 : l'Allemagne avait crié et mené grand
bruit autour de sa résolution bien arrêtée de résis-
ter, et elle s'était soumise.
Un fait concret avait cependant souligné la dé-
ception du Reich. Le chancelier Wirth, qui, maintes
fois, soit conviction, soit politique, avait affirmé que
l'Allemagne ne pouvait se passer de la totalité de la
Haute-Silésie et n'accej)tera.t aucune solution qui ne
la lui donnerait pas, que la perte d'une partie quel-
conque de cette province serait pour elle la ruine
économique, qu'elle voulait la Haute-Silésie et qu'elle
l'aurait, avait dû, pour rester fidèle à la position
prise, et aU3<i pour donner une satisfaction aux récri-
minations violentes des partis, donner sa démission.
La crise ministérielle dura peu. Soit qu'en fait il
fiit, à l'heure où l'on se trouvait, impossible de
trouver un ciiancelier capable de réunir une majorité
au Reichstag, soit que la démission de Wirth n'eût
été qu une démonstration dont l'issue était prévue,
au bout de quelques jours de négociations avec les
différents partis le président Ebert fit de nouveau
appel au chancelier démissionnaire, qui accepta de
former un nouveau cabinet, — et ce cabinet obtint
dès l'abord une majorité au Reichstag.
«• 178. Décembre 1ti2V
Nous avons dit déjà souvent, et c'est là un fait
indéniable, que le chancelier Wirth avait apporté
dans ses rapports avec la France, et dans l'exécution
du traité de Versailles, une docilité et un sentiment
des réalités auxquels ses prédécesseurs ne nous
avaient pas habitués. Il avait accepté notamment et
encouragé les négociations de Rathenau avec notre
ministre Loucheur, qui avaient abouti à l'accord de
Wiesbaden, lequel facilitait à l'Allemagne le paie-
ment de sa dette, et par suite nous était avantageux ;
il avait en outre régulièrement rempli les obligations
du traité. Le règlement silésien allait-il modifier son
attitude, et allions-nous revoir les jours de Fehren-
bach et de Simons ? Les déclarations de W.rth pou-
vaient le faire crainJre, et, notamment, le mot de
« vol » ou de « rapt • prononcé par lui à l'occasion
de la décision de Genève n'indiquait pas des tendan-
ces modérées. D'autre part, les protestations présen-
tées à Paris, au Conseil des ambassadeurs, par le
D' Mayer, ambassadeur allemand, et nettement re-
poussées par ce conseil, ne s'inspiraient pas d'un
esprit de soumission. Mais ces protestations accom-
pagnaient l'acceptation du verdict. Il était permis de
supposer qu'en présence de l'entente sans réserve de
la France et de l'Angleterre au sujet de la recom-
mandation de Genève, le chancelier Wirth avait
compris l'inutilité de toute résistance, et qu'après
avoir donné au sentiment allemand les satisfactions
nécessaires il appliquait plutôt son intelligence et sa
volonté à tirer le meilleur parti possible de la situa-
tion faite à l'Allemagne en Haute-Silésie.
D'ailleurs, sur ce sujet si grave, deux réflexions
s'imposaient. La première conduisait à nous deman-
der : si la communauté de régime imposée pendant
quinze ans à 1 1 Pologne et à l'Allemagne n était pas
beaucoup plus favorable à l'Allemagne qu'elle ne le
paraissait au premier abord ; si , à la faveur de ce com-
promis nécessaire, l'Allemagne ne continuerait pas
à tirer de la Haute-Silésie tout ce qui était nécessaire
à son industrie ; si la supériorité de son organisation
industrielle ne lui donnerait pas la maîtrise dans le
pays silésien, même après le partage ; si, enfin, elle
ne trouverait pas là le moyen de s'intiltrer en Polo-
gne, et de se préparer dans ce pays, qui n'y est peut-
être pas si hostile que les luttes récentes peuvent le
faire croire, et qui est d'ailleurs mal préparé à la
concurrence industrielle, des relations qui pourront
créer pour elle une véritable mainmise économique.
Ces hypothèses ne seraient infirmées que si nous
pouvions espérer que l'industrie française nouera
avec la Pologne des liens étroits.
Mais il y a une seconde réflexion. L'Allemagne va
prendre texte du partage de la Haute-Silésie, même
si, comme nous venons de l'indiquer, sa perte reste
plus apparente que réelle, pour affirmer qu'elle ne
peut plus remplir ses engagements à notre égard,
qu'elle est insolvable, et qu'elle va faire banqueroute.
Il nous faudra donc une grande et continue fermeté,
pour ne pas nous laisser émouvoir par ces affirma-
tions, et pour continuer à exiger notre dû. Ne nous
y trompons pas, en effet, si l'Allemagne en vient à
jouer ce jeu, c'est qu'elle se sent soutenue. Sous les
déclarations officielles de nos ahiés au sujet de notre
droit à une intégrale réparation, se cache, chez ceux
mêmes qui parlent ainsi, et encore plus chez les
autres, une vive irritation contre la France obstinée
à réclamer des réparations, et, dans l'état de malaise
économique et de stagnation où partout l'on se dé-
bat, ce qu'on appelle le « monde des affaires » — pas
toujours très délicat sur la qualité des affaires, et peu
sensible à la justice — n'est pas loin de s'en prendre
à la France comme à la première responsable de la
situation, en tant que, par ses réclamations finan-
cières, elle empêche l'Allemagne de reprendre sa
place sur le marché industriel. Volontiers on trouve-
rait mauvais que la France, après un procès-verbal
de carence de l'Allemagne, ne passât pas ses créan-
ces, déclarées irrécouvrables, par profits et pertes.
Il est bon qu'en France nous ne négligions pas cet
état d'esprit, et que nous en tenions compte dans
nos relations tant avec nos amis et alliés qu'avec les
neutres et avec l'Allemagne. Si l'union a pu se faire
sur le terrain de la guerre militaire, elle est très loin
d'être faite et elle est peut-être impossible sur celui de
la guerre économique. L'Allemagne ne négligera r.en
pour proliter de ces circonstances, et nous sommes
obligés de reconnaître qu'à mesure qu'on s'éloignera
de l'époque de la Grande Guerre elle trouvera plus
de partisans intéressés à sa fortune ou entraînés par
sa propagande. Si le temps nous amène à une adap-
tation de notre attituJe à l'égard de notre dange-
reux voisin le Reich allemand, nous devrons toujours
nous garder d'une confiance illusoire. C'est ce qu'il
faut nous répéter à chaque fois.
Russie. — Du côté russe, il semblait qu'une orien-
tation nouvelle se préparât. De nombreux renseigne-
ments prouvaient qu'un changement s'opérait dans
l'esprit des dirigeants bolcheviks, et que, peu à peu,
ils revenaient à la conception d'un gouvernement
plus conforme aux données historiques de la vie des
nations. On parlait d'un discours où Lénine aurait
avoué l'échec total des conceptions communis'es, et
annoncé un repli stiatégique sur de nouvelles posi-
tions. Si l'on consultait les rapports du D' Nansen,
>
N' 178- Décembre 1921-
LAROUSSE MENSUEL
66i
I
Le corps (lu Soldat inconnu américain est embai-qué au Havre pour les Etats-Unis. — La cérémonie a été émouvante.Les honneurs ont été rendus par les représentants du gouvernement français et les
troupes de la garnison. Maginot, ministre des pensions, a épingle la croix de la Légion dhonneur sur la bière recouverte d'un grand drapeau américain. Puis, au milieu d'une pluie de Aeun, le cereueil
a été porté par des marins américains sur lé croiseur Olympia, qui a appareillé pour New- York, escorté pai' des bàtimcntâ français {25 octobre 1931). — PboL lioL
on devait en conclure que les secours envoyés à la
population affamée arrivaient bien à destination.
Enfin, aux derniers jours d'octobre, on parlait d'un
Message de Tchitclierine, annonçant que le gouverne-
ment russe était disposé; si les I^iissaiices occiden-
tales le reconnaissaient, à prendre l'engagement de
payerles dettes du gouvernement tsariste d'avant 1914.
Quel fonds fallait-il faire sur ces informations et sur
ces promesses ? Nous n'aurions pas voulu nous enga-
ger sur ce point. Cependant, certains de ces rensei-
gnements paraissaient exacts, et peut-être pouvait-on
espérer qu'un état de choses acceptable allait enfin
s'organiser en Russie. Inutile de répéter ici combien
cela était souhaitable. Nous avons dit souvent que
la paix européenne serait instable tant que la Russie
resterait extérieure à l'Europe. De même, pour le ré-
tablissement de la situation économique, la rentrée
de la Russie dans le champ d'action de l'activité eu-
ropéenne permettrait de grands espoirs, et ouvrirait
au commerce et à l'industrie d'immenses possibilités.
On devait se dire que la situation anormale qui de-
puis 1918 faisait de la Russie une sorte de terra in-
cognita, ne pouvait se prolonger indéfiniment et de-
vait, un jour donné, se résoudre. Ce jour était-il ar-
rivé ? En tout cas, il était évident qu'il n'était possi-
ble de traiter avec la Russie qu'en s'entourant des
précautions les plus minutieuses, et en prenant toutes
ses sûretés. Il ne fallait s'avancer sur cette routé que
pas à pas, et en ordre serré.
Turquie et Grèce. — Tandis qu'à l'est de l'Europe
une lueur d'espoir commençait à poindre, en Asie
Mineure on pensait avoir entin, au moins en ce qui
concernait la France, trouvé la formule de paix. On
n'a pas oublié qu'après la conférence de Londres, en
mars, un accord avait été non seulejnent ébauché,
mais poussé aussi loin que possible entre la France
et Mustapha Kemal. L'évacuation de la Cilicie par la
France en était la clause essentielle, et tout le monde
s'était réjoui d'une solution qui ramenait en France
d'importants contingents militaires, et allégeait sé-
rieusement nos finances publiques. Au dernier mo-
ment, l'Assemblée d'Angora avait refusé de ratifier la
convention. La campagne grecque s'était alors en-
gagée, la Grèce se faisant fort de réduire à elle seule
Mustapha Kemal, de prendre Angora, et de pacifier
l'Anatolie. On sait comment s'était dissipée cette
grande illusion.
Les Grecs, victorieux partout suivant leurs dires,
n'avaient pas pris Angora, et semblaient bien n'être
plus en mesure de continuer la guerre. Le peuple
était las ; une campagne active de presse réclamait
la démobilisation; le trésor était mal garni ; le trône
de Constantin n'était pas solide, et l'on voyait mal
comment la Grèce parviendrait à réaliser les pro-
messes qu'elle avait faites. C'est alors qu'on avait
appris simultanément que Gounaris, président du
conseil grec, et son ministre des affaires étrangères
Baltazzi venaient en Occident pour renouer des rela-
tions avec les grandes puissances, et que l'ancien dé-
puté français F'ranklin-Bouillon, au cours d'une mis-
sion en Asie Mineure, avait signé un protocole de
paix avec Mustapha Kemal. Briand avait annoncé
officiellement cet événement diplomatique, et l'on
devait considérer comme réglée enfin la paix restée
en suspens depuis le mois de mars. Les principales
clauses de l'accord signé par Franklin-Bouillon
étaient les suivantes : cessation de l'état de guerre ;
fixation de la frontière par une ligne partant du
golfe d'Alexandrette, au sud de Payas, se dirigeant
vers Meidan-Ekbes, puis suivant la voie ferrée de
Bagdad, ensuite la route entre Nouséibine et Djéziré-
Ibn-Omer, pour aboutir au Tigre ; amnistie pleine et
entière ; régime d'autonomie nationale pour la région
turque d'Alexandrette; droits des minorités réservés;
transfert de la section du chemin de fer de Bagdad
entre Bozentin et Nouséibine à un groupe français
désigné par le gouvernement français ; convention
douanière entre la Turquie et la Syrie; répartition
des eaux du Kouveik et de l'Euphrate entre les ré-
gions politiquement divisées; liberté de transhu-
mance aux tribus nomades. En notiâant l'accepta-
tion de ces clauses par l'Assemblée d'Angora, Yous-
scuf Kemal-bey, ministre des affaires étrangères, fai-
sait en outre connaître que le gouvernement d'An-
gora était disposé à accorder à un groupe français,
pour 99 ans, la concession des mines de fer, de
chrome et d'argent de la vallée de Harchite, ainsi
que d'autres concessions de mines, voies fciTées,
ports et fleuves. Cet accord, bien qu'il parût favo-
rable, n'avait pas contenté tout le monde en France,
et les clauses en avaient été fort discutées par les par-
tisans d'un mandat étendu de la France en Asie Mi-
neure. De plus, on avait fait observer que l'accord
avec Mustapha Kemal comportait évidemment re-
connaissance du gouvernement d'Angora, et on s'était
demandé quelles étaient dès lors les relations du
gouvernement de la République avec le sultan de
Constantinople.
Sans entrer dans la discussion de ces objections,
il restait que la paix était faite en Asie Mineure, et
que dès lors il devenait très difficile aux Grecs de
continuer la guerre. Mais la paix franco-kemaliste ne
réglait pas la question du traité de Sèvres. Mustapha
Kemal avait la prétention de reprendre aux Grecs
Smyrne et la Thrace. Les Grecs continuaient à par-
ler de garder l'Anatolie. Il y avait incompatibilité
évidente entre ces deux ambitions. C'était aux
grandes puissances à la faire disparaître. Le moyen
en restait obscur. Il pouvait arriver qu'on le cherchât
au détriment des Grecs, que l'Angleterre ne soutenait
plus que mollement.
Autruhe. Hcrigrie. PeliU-BnterUe. — La question
turque restait donc toujours pendante, tandis
que des événements d'ordre divers agitaient
toute la région de l'ancienne monarchie des Habs-
bourg.—Le partage des Comitats occidentaux entre
la Hongrie et l'Autriche, après les difficultés du
mois de septembre, avait donné lieu à l'accord de
Venise, signé sous la médiation du marquis délia
Torreta, ministre des affaires étrangères d'Italie, et
l'on pouvait croire cette afitaire close, lorsqu'un événe-
ment entièrement inatteniJu menaça de troubler la
paix de toute cette partie de l'Europe. On apprit
soudain que Charles de Habsbourg, roi de Hongrie
détrôné mais non déposé ni déchu, qui, depuis
sa précédente tentative de restauration, vivait interné
en Suisse sur sa parole de n'en pas sortir, avait
quitté en avion, avec l'impératrice Zita, le territoire
de la Confédération, et, atterrissant à Œdenbourg, en
Hongrie occidentale, avait marché sur Budapest,
avec l'aide d'une petite armée improvisée. Il s'était
avancé jusqu'à une vingtaine de kilomètres de la
capitale ; là, il s'était trouvé en présence des troupes
gouvernementales, et après un bref combat il avait
été abandonné par ses partisans, et fait prisonnier
avec sa femme et ses amis les plus fidèles. On lui
avait alors demandé d'abdiquer, et de renoncer au
trône pour lui et sa famille. Au 3 octobre, il hésitait
encore. Il allait être remis à l'Angleterre. — Cette
équipée, commencée par un manquement à la parole
doimée au gouvernement helvétique, continuée sans
662
gloire et piteusement close, ne donnait pas une haute
idée de l'intelligence de l'empereur Charles, resté
jusque-là sympathique à cause des efiorts qu'il avait
faits pour arrêter la guerre.
Elle mettait en outre en pleine clarté une situation
mal connue. La Hongrie monarchiste n'avait pas
réglé sa situation à l'égard de son ancien roi.
Charles, absent, restait roi de Hongrie. Les deux
tentatives qu'il avait faites pour reprendre le pouvoir
avaient répondu aux désirs de beaucoup de ses
sujets. Elles n'avaient échoué que pour avoir été
insuffisamment préparées. Pareille aventure pouvait
donc se renouveler. Il était indispensable que le sort
des Habsbourg fût une bonne fois réglé en Hongrie,
comme il l'était en Autriche. L'Entente, très cons-
ciente du trouble qui pouvait résulter de cette situa-
tion mal définie, avait mis en demeure l'amiral Horthy,
régent de Hongrie, qui sans doute visait la couronne
pour lui-même, de faire prononcer la déchéance des
Habsbourg au cas où Charles ne renoncerait pas de
bonne volonté au trône de ses pères. En même
temps, la Petite-Entente agissait. La Tchécoslovaquie
mobilisait ; la Roumanie approuvait ; la guerre mena-
çait. Tout était encore en suspens fin octobre. Mais
ces événements prouvaient deux choses : qu'il était
grand temps que le sort de la Hongrie fût fixé, et
que la Petite-Entente, englobant les anciens États
autrichiens, la Roumanie, et la Yougoslavie, devenait
pour l'organisation et la surveillance de l'Europe
orientale sinon tout à fait une nécessité, du moins
d'une utilité très opportune. C'est un fait que nous
avons souvent signalé, et qui répond à un besoin géo-
graphique. L'aventure de Charles ne pouvait aller
loin. Elle accusait du moins un péril qu'il fallait sup-
primer, pour ne pas accroître les difficultés du
régime nouveau de la région du Danube et des Bal-
kans. Il en surgissait à chaque instant. Ainsi les
Yougoslaves attaquaient l'Albanie en dépit de la
Société des nations. Et, à Porto-Rose se réunissait,
sous l'égide de l'Italie, une conférence des anciens
Étals autrichiens pour régler les questions communes.
Fiume demandait à y être admise. L'adaptation de
toutes ces parties séparées de la monarchie dualiste
se faisait lentement. L'état de choses nouveau avait
peine à remplacer celui qui avait dominé pendant
tant de siècles la région du Danube moyen.
Espagne. Portugal. — Au sud-ouest de l'Europe,
la péninsule ibérique, bien que séparée de la poli-
tique générale par toute l'épaisseur des Pyrénées,
connaissait aussi des troubles sérieux. L'affaire maro-
caine ne finissait pas. Elle se compliquait d'inter-
ventions militaires bruyantes et impérieuses. Cepen-
dant, l'Espagne étendait son pouvoir, d'ailleurs nomi-
nal, sur des territoires du Maghzen, alors qu'elle ne
parvenait qu'à grand'peine à se maintenir dans ceux
qu'elle possédait légitimement. C'était toujours, pour
l'Espagne, le même mélange de larges et généreuses
ambitions, d'indiscipline intérieure, et d'insuffisance
de moyens. La France continuait à souhaiter que sa
voisine latine pût trouver en Afrique et sur son
propre sol l'équilibre qui depuis si longtemps lui
manquait.
En Portugal, une révolution, ajoutée à tant d'au-
tres, avait renversé par l'assassinat le personnel
gouvernemental, sans changer le régime. L'Europe
s'habituait à ces troubles lointains d'un pays qui eût
mérité un sort plus calme, et où, malgré tout, l'in-
fluence de l'Angleterre restait intacte.
Angleterre. — La grande puissance dont la main se
retrouve dans toutes les affaires du monde conti-
nuait à être incapable de régler chez elle l'affaire
irlandaise. Dans un Message adressé par le roi
George V au pape , le roi d'Angleterre avait parlé de
« la paix et du bonheur de son peuple » et des
« troubles d'Irlande ». Valera avait cru devoir à son
tour expédier à Benoît XV un télégramme où figu-
rait cette phrase : « Le peuple d'Irlande c confiance
que les ambiguïtés contenues dans la réponse envoyée
au nom du roi George ne vous induisent pas en
erreur, en vous faisant croire que les difficultés sont
en Irlande, et que le peuple d'Irlande doit allégeance
au roi britannique. » Cette mise en cause du roi et
l'affirmation d'indépendance qui la suivait tombèrent
au milieu des négociations anglo-irlandaises de
Downing Street, et faillirent les rompre. Elles n'étaient
pas reprises fin octobre. Le seraient-elles î dans quels
termes et sur quel terrain ? Le trouble était grand
en Angleterre. Il se traduisit au parlement par une
demande de censure proposée contre le ministère
par les unionistes intransigeants. Lloyd George
obtint, cela va sans dire, une belle majorité. Mais
cela ne dissipait pas le malaise. La situation était
assez troublée par cette question capitale et par un
chômage grandissant, pour que le Premier anglais,
peu désireux aussi peut-être de s'engager à fond sur
la question du Pacifique, n'eût pu encore décider s'il
irait ou s'il n'irait pas à Washington.
Etats-Unis. — La grande conférence du désar-
mement allait s'y ouvrir. Quelles en seraient l'étendue
et 1? portée ? La paix du Pacifique en sortirait-elle
assurée ? La question du désarmement sur terre, déjà
si péniblement discutée par la Société des nations, y
trouverait-elle un commencement de solution ? Qui
eût pu le dire 7 II n'en était pas moins vraisemblable
LAROUSSE MENSUEL
que de cette grande réunion sortirait sans doute
quelque clarté sur la politique américaine ; et ce
serait déjà quelque chose.
Il ne pouvait par ailleurs n'être pas intéressant
pour nous que le premier ministre français se ren-
contrât avec le président Harding, et pût le mettre
au courant, avec toute la clarté dont il était si ca-
pable, de la situation de l'Europe. On pouvait
compter sur un accueil chaleureux du peuple amé-
ricain, qui déjà venait de faire au maréchal Foch
une grandiose réception ; et s'il eût été naïf de con-
clure de l'éclat des manifestations extérieures à un
abandon quelconque des positions prises par la poli-
tique américaine dans les choses réelles, du moins
pouvait-on espérer qu'ainsi serait produite une
atmosphère moins tendue, où les réalités seraient dis-
cutées avec calme et sympathie.
France. — Le premier ministre français Briand,
plus heureux que Lloyd George, avait donc pu quitter
la France et voguer vers l'Amérique, après s'être
assuré de la conformité de ses vues avec celles du
parlement. C'était un fait nouveau dans les annales
parlementaires, que cette vacance de la présidence
du Conseil. Elle ne pouvait être envisagée qu'en
accord complet avec les Chambres. C est ce qui arri-
vait. L'interpellation qui avait marque la reprise des
travaux parlementaires s'était terminée par une majo-
rité indiscutable certes, mais dont il est peut-être
imprudent d'affirmer la solidité pour l'avenir. Le
plus important groupe de la Chambre, celui de
l'Entente, s'était coupé en deux. De ce fait sortait
une majorité nouvelle, et une situation non prévue.
Comme l'avait remarqué le député de Lyon Herriot
au congrès du parti radical, ce parti redevenait en
quelque sorte l'arbitre de la majorité, et si, comme
il n'était pas impossible, revenant à sa tradi-
tion, il inclinait de plus en plus vers la gauche, il
pouvait résulter de là une orientation nouvelle.
Nous notons le fait, parce qu'il est nécessaire de le
noter. Ayant pris la sage habitude d'éviter ici toute
incursion dans le domaine parlementaire, et ayant la
ferme intention de ne nous en point départir, nous
nous abstenons de tout commentaire. Mais nous
sommes sûr de ne choquer personne si nous disons
que, quoi qu'il doive survenir, nous avions le droit
de souhaiter que l'union dans laquelle nous avons
essayé de vivre ne fût pas détruite, et que les
grands espoirs de progrès basés sur elle ne se trou-
vassent pas compromis par le retour à des formules
périmées, et à des moeurs politiques sans grandeur
et sans avenir. — Jules Oerbault.
Souvenirs de la vie littéraire, par
Antoine Albalat (Paris, in-i6).— Ce livre,quiasoulevé
des protestations, contient toutes sortes d'histoires
amusantes qui passeront certainement dans le cou-
rant de la littérature anecdotique, mais qui ont besoin
d'être lues avec précaution.
Le premier article — les Jeudis d'Alphonse Daudet
— rappelle avec une émotion sincère quelle séduc-
tion profonde exerçait autour de lui l'auteur des
Rois en exil. Cette séduction venait d'une part d'un
charme personnel très grand : sa fine tète aux longs
cheveux, son visage creusé jiar une cruelle maladie
mais resté beau, ses mains doucement enveloppantes;
d'autre part, une grande bonté, fortifiée, dans une
fensibilité frémissante et dans une intelligence sub-
tile, par une expérience profonde et compréhensive
de la vie, de ses joies et de ses misères, qu'il avait, les
unes et les autres, largement goûtées. Ce charme sur-
vivait à toutes ses ironies. Son salon aura été un des
foyers les plus brillants de la vie littéraire de son
temps.
Le personnage le plus vénérable, le plus vénéré de
ces réunions était Edmond de Concourt, que le maî-
tre de la maison lui-même traitait comme o un grand
parent ». Ce grand parent, en dépit de sa parfaite
courtoisie, choquait nombre de gens par son air de
haute supériorité intel'ectuelle. L'auteur de Sapho
admirait fort l'auteur des Frères Zemgamw ; mais
il était de sens trop fin pour ne pas voir les dangers
de Vécriture artiste dont les Concourt ont été les
maîtres. D'après ce que rapporte Albalat, il disait de
son ami : « Concourt se plaint de l'école décadente.
Il ne voit pas que c'est lui qui a engendré ces bis-
tourneurs de phrases, ces paradeurs de foire, ces
avaleurs d'étoupe enflammée. » Et il avait trop d'es-
prit pour ne pas souffrir des niaiseries du Journal
des Concourt, dont quelque-unes le concernaient.
Albalat nous conduit ensuite aux « Samedis de He-
redia», où il nous rend présentes la belle prestance
de conquistador du poète parnassien, ses manières
affables et exubérantes, sa voix sonore avec de
courts arrêts dans le débit, qui, sans aller jusqu'au
bégayement, suspendaient un moment sa parole qui
n'en repartait qu'avec plus de chaleur ; sa maison et
son âme ouvertes au premier venu qui pouvait, si peu
que ce fût, se réclamer de la littérature. Heredia
réservait aux jeunes poètes un accueil charmant,
toujours prêt à les soutenir de ses recommandations,
à les éclairer de ses conseils, à corriger patiemment
leurs essais en bon professeur de rhétorique, et à leur
citer de beaux vers. Sans méchanceté ni réserve par-
cimonieuse, et souvent avec un généreux désir de
«• 178. Décembre 1921.
rendre justice à des esprits bien différents du sien,
il émettait des jugements, parfois mauvais, souvent
judicieux, toujours pleins de sincérité et de bonhomie.
Heredia avait connu Auguste Barbier dont il trouvait
certains sonnets admirables. « C'est, disait-il, l'homme
le plus bête que j'aie connu. Il est vrai qu'on n'a pas
besoin d'être intelligent pour être bon poète. » Il y
a là toute une théorie esthétique. Il méprisait la musi-
que sous prétexte que Niedermeyer en a écrit de fort
médiocre sur le Lac de Lamartine : l'effet est sans
doute hors de toute proportion avec la cause. La
sympathie qu'Heredia affichait pour les symbolistes
est curieuse : ils sont si différents de lui ! Croyait-il la
justifier en ajoutant : « Il y a de beaux vers qui n'ont
aucun sens. » Au fond, il n'aimait point la métrique
sans rimes, ni toutes les licences des poètes inverté-
brés, et professait là-dessus deschoses fort judicieuses:
« La vérité, disait-il, c'est que cette poésie-là est beau-
coup plus facile à faire... La poésie française cessera
d'exister le jour où elle ne demandera plus ni effort
ni règles. » Cet effort dans le travail, ce goût de l'achevé
aura été justement le très grand mérite de J.-M. de
Heredia. Henri Becque aura eu beau écrire :
Monsieur Heredia est un homme qui compte.
Il a fait deux ou trois sonnets de plus qu'Oronlc...
l'exemple d'un homme qui en toute sa vie n'a écrit
qu'un volume, mais y a donné tous ses soins, reste
des plus louables. Dans un passage intéressant, que
cite Albalat, Verlaine a noté comme un phénomène
digne d'attention que l'opinion des jeunes poètes de
sou temps était
...presque sans exception favorable à de Heredia.cn dépit de
sa versification tout à fait romantique et classique, qui doit
leur paraître un peu surannée; ce dont je les blâmerais, car
toute forme est bonne du moment qu'elle est belle. Cette po-
pularité auprès d'une jeunesse aussi difficile est bien signifi-
cative, et méritait une remarque.
Le cycle intitulé Jean Moréas et le Café Vachette
a excité quelque émotion parmi les admirateurs des
Stances. Si les amis de Moréas sont, en ce qui le
concerne, assez cliatouilleux, ce n'est pas sans de
bonnes raisons. La vogue n'a pas répondu équitable-
ment au mérite d'un livre comme les Stances, œuvre
d'ime rare perfection, tout à fait dans la tradition de
notre littérature classique, et qui a de grandes chances
de vaincre le temps. Au lieu de considérer en eux-mêmes
les caractères d'un pareil ouvrage, trop de gens se
contentent d'un fonds ressassé de plaisanteries faciles.
Albalat, assurément, n'a pas voulu y ajouter. Son évo-
cation de certains coins du quartier Latin est pittores-
que et amusante. Les cafés ont joué un rôle impor-
tant dans la vie littéraire de notre temps. Deux vrais
poètes : un Moréas, un Verlaine, y ont passé leur vie,
et en quelque sorte trouvé leur famille. Pendant de
longues années A. Albalat a fréquenté les écrivains
qui tenaient leurs assises dans les cafés du boule-
vard Saint-Michel. Il a vu, entendu des choses curieu-
ses. Il les répète de bonne foi, et avec bonne humeur.
L'inconvénient est que l'accumulation de certains
traits comiques, sans les correctifs ou les oppositions
nécessaires, certaines interprétations de faits réels,
qu'il ne serait pas impossible d'imaginer toutes diffé-
rentes, pourraient laisser des doutes sur l'intelligence
d'un poète qui a pourtant écrit les Stances.
Il n'y a pas eu d'existence plus bizarre que celle
de Moréas ; et en im sens plus artificielle. Sa vie
s'est passée littéralement au café. Il fut un temps où
il y allait de une heure de l'après-midi à deux heures
du matin, avec une seule et courte interruption pour
le dîner. A l'heure où les cafés fermaient dans tout
Paris, il se rendait aux Halles où ils restent ouverts
toute la nuit. C'est en rentrant, au petit jour, qu'il
évoquait le ciel de la Grèce natale, et composait,
entièrement de tête, ses poésies, qu'il n'écrivait pas
lui-même mais dictait ensuite, au café naturellement,
à quelqu'un de ses amis. Il n'a jamais consenti à faire
un long séjour ni en Grèce, ni sur la côte de Provence
qui, à son jugement même, par tant de côtés, rappelle
la Grèce. Il souffrait d'être éloigné de Paris et de
ses cafés. Quand il y était, il se sentait dans sou élé-
ment, pourvu toutefois que son entourage habituel fût
au grand complet, car, même au café, il supportait
mal la solitude. Dans son royaume, il exerçait du
resté un pouvoir tyrannique. Les interminables par-
ties de dominos qu'il engageait avec ses commensaux
étaient souvent interrompues par de terribles invec-
tives.
Quand il déjeunait au Vachette, il commençait par ren-
voyer tous les plats. Tout était « infect ■. Le gérant s'in-
clinait en souriant. On faisait mine de lui changer son « in-
fecte » côtelette, et on lui r.ipportait la même. Il la regardait
attentivement : '« A la bonne heure ! »
Vivant la nuit, dormant le jour, considérant les
médecins comme des ânes, et persuadé que rien ne
le guérissait d'une indigestion comme de manger une
boîte de homard, il suivait une déplorable hygiène,
et brillait la chandelle par les deux bouts.
A côté de ces traits extérieurs, assez connus, et
qui amusent le public, Antoine Albalat esquisse un
portrait un peu plus intime, plus discutable aussi.
Passons sur la « vanité légendaire » qu'il signale en lui :
Se trouvant un jour avec son ami Durand, il invita un
tout jeune homme qu'on lui avait présenté : « Venez dîner
ff 178 Décembre 1921.
avec moi, lut dit-il. Vous pourrez dire un jour que vous
avez dtné avec un grand poète, > Et comme le jeune
homme restait un peu interloqué : ■ Parfaitement, je suis un
poète dans le genre d'Homère ! — Et encore 1 appuya
Durand en souriant dans sa barbe, Homère n'a peut-être
pas existé. — C'est vrai, dit Moréas, Homère, lui, n'a peut-
être pas existé,.. Tandis que, moi, j'existe. ■
Maindron, qui était la franchise même, s'étant permis de
discuter quelques-uns de ses vers, Moréas, souriant et indi-
gné, finit par lui dire ; « Vous n'avez pas l'air de vous
douter, monsieur Maindron^ que je n'ai fait que des chefs-
d'œuvre. » Maindron toujours malicieux s'inclina, et, écar-
tant les bras, rendant les armes : ■ Nous savons ça, mon
cher Moréas... nous savons ça... Mais c'est toujours intéres-
sant de l'entendre de votre bouche. >
Il faut concéder aux artistes et surtout aux poètes
ce droit d'affirmer leur mérite. Ils en usent à peu
près tous. Et l'on se sent plus porté encore à excuser
ce péché véniel chez un poète qui, ayant conscience
(le ce qu'il fait, s'irrite d'être méconnu.
Sur ce point et sur d'autres on peut se demander,
d'ailleurs, si tel propos qu'on rapporte d'un écrivain
d'esprit reflète bien sa pensée intime, s'il ne se livre
pas à quelque fantaisie d'imagination pour se moquer
de lui-même et des autres, et souvent d'un inter-
viewer ou d'un mémorialiste prêt à enregistrer pieu-
sement ses paradoxes. Albalat lui-même prête à
Moréas un goût de la contradiction taquine, qui suffit
peut-être à expliquer ce que tel de ses propos peut
avoir de bizarre dans la bouche d'un homme qui, indé-
pendamment du don poétique, avait une culture très
étendue, et beaucoup d'esprit. L'auteur de ces Souve-
nirs semble lui reprocher un mépris complet des ques-
tions philosophiques. Il rapporte avec quelque ironie
que Moréas disait parfois sur la destinée des choses
sibyllines. Cela tient peut-être simplement à ce
qu'il ne voulait pas faire de confidences. En tout cas,
A. Albalat rapporte lui-même un mot ultime de
Moréas, qui, dans sa concision lapidaire et familière,
vaut un testament philosophique: «Vous savez bien que
je n'ai j amais été contre les prêtres. Seulement, voyez-
vous, il y a la poésie; tout le reste est de la blague. »
UEmile Faguet tnlime e=t, de toutes les silhouettes
tracées par A. Albalat, la plus amusante, et proba-
blement aussi la plus vraie. Tous ceux qui, étudiants,
gens de lettres, ou simplement habitants du quartier
Latin, ont eu l'occasion de connaître le professeur
— un des plus populaires de l'Université, — ou le
critique, le retrouveront là dans son caractère à.'étu-
liiant de quinzième année, comme l'appelle justement
Albalat. Son dédain du confortable, de la toilette, de
toute espèce d'élégance et du qu'en dira-t-on dé-
passe tout ce qu'on peut imaginer. Albalat nous le
montre dans la désinvolture de ses gestes quotidiens
au café, au restaurant :
Avant d'entrer, s'appayant d'une main à la porte du res-
taurant, il éteignait de l'autre main contre le talon de son
soulier la cendre de son cigare aux trois quarts fumé ; il
s'asseyait ensuite, débouchait sa bouteille de vin, mettait le
bouchon S"r la nappe, et y déposait soigneusement son bout
de cigare qu'il reprenait à la fin du repas et qu'il rallumait
en sortant. Une telle sollicitude demeurait inconcevable
quand on avait une fois respiré les émanations de ce pré-
cieux cigare. Emile Faguet accomplissait ces rites avec une
candeur qui prouvait qu'il n'avait même pas conscience que
ces choses puissent être remarquées.
Ecrivain arrivé, membre de l'Académie française,
tirant de sa production abondante des revenus très
appréciables, Emile Faguet n'a jamais rien changé
à la simplicité de ses habitudes. Il a gardé ses loge-
ments d'étudiant, où les livres s'empilaient sur tous
les meubles, et où ses « raseurs s, comme il les appe-
lait, mais qu'il recevait avec beaucoup de bienveillance
le dimanche matin, trouvaient malaisément à se loger.
Ses gilets, ses cravates et son linge ont fait l'admi-
ration de générations d'étudiants. Albalat raconte
l'avoir vu descendre un jour de l'impériale de l'omni-
bus i Place Pigalle », par une pluie battante, tout
ruisselant d'eau dans son costume d'académicien.
C'était un homme qui ne voyait pas le monde exté-
rieur. La vie se résumait pour lui en deux mots : lire,
écrire. Peu de gens ont connu comme Faguet la
littérature classique, même dans ses écrivains secon-
daires. Il l'avait lue et relue la plume à la main,
notant non seulement les idées, dont il était surtout
friand, mais les expressions, les tournures curieuses.
Il s'est toujours beaucoup intéressé aux questions de
style, et donnait volontiers — dans les a Débats » par
exemple — des consultations à ce sujet. C'est une
chose qu'il ne faut pas oublier quand on parle du
Faguet des dernières années, dont l'intarissable fé-
condité s'accommodait du style tout à fait lâché
d'une conversation familière. Faguet savait comment
on écrit bien, et ses premiers livres — le XV III' Siè-
cle, par exemple — sont d'une forme condensée,
serrée, soignée, pleine de traits. Mais peu à peu il
perdit l'habitude de composer et de remanier ses
articles. Il prenait des notes en lisant, et quand sa
lecture itait finie son article était fait. C'est ainsi
qu'il est arrivé à produire avec cette facilité exces-
sive qui étonnait tout le moade, ne refusant un
article à peri^onne, semant sa copie dans toutes
les revues imaginables. Il s'est expliqué lui-même
là-dessus, avec la plus grande ingénuité :
Eh bien, Albalat a raison. Je ne me rature presque jamais,
parce que j'aime mieux écrire beaucoup, qu'écrire bien ;
LAROUSSE MENSUEL
parce que je m'imagine avoir beaucoup de choses à dire ;
aussi, parce que j'aime remuer des idées, et que, un article
fini, une autre idée me sollicite tout de suite et m'interdit
de m'attarder et de m'appesantir sur la précédente; aussi,
et c'est la vraie raison, parce que faire du travail de style
m'ennuie or, ce n'est qu'en corrigeant, qu'on fait du travail
de style et uniquement du travail de style. Enfin, je n'aime
pas corriger... Qui sait ? si au lieu d'écrire trente volumes
j'en avais écrit trois, je serais peut-,étre un Ijon écrivain.
J'en doute, du reste ; et maintenant il est trop tard pour
faire l'épreuve.
Le dernier tiers du volume est occupé par d'autres
écrivains, les uns de premier rang, les autres secon-
daires, mais dont l'auteur ne trace
qu'en passant une esquisse sommaire :
J. Lemaître, Mistral, Mariéton, Mau-
passant, P. Loti, J. Aicard, Sully-
Prudhomme, Jules Mary, etc. Au point
de vue anecdotique, Mariéton est une
figure, entre toutes, singulièrement pit-
toresque. Ce Méridional d'élection (d
était né à Lyon), exubérant comme trois
natifs, d'une activité dévorante, d'une
gaieté tumultueuse, était affligé d'un
bégaiement explosif et formidable, dont
il était le premier à se moquer, et qui,
dit Albalat, « activait encore sa conver-
sation torrentielle » :
Un soir, à table, villa Tanit, chez la nièce
de Flaubert, devant dix personnes, il entame
une histoire : » LUI Le son se prolon-
geant, Mariéton s'interrompt en disant : « Qui
est-ce qui fait ça î ■ Ce fut un succès...
Mariéton entre un jour dans un restaurant
avec un ami, à neuf heures du soir : « Quel
est le prix du dîner ? demande-t-il au gérant,
avec son plus beau sourire. — Dix francs,
monsieur. — Et le prix du déjeuner? —
Cinq francs. — Très bien, mon ami. Servez-
nous à déjeuner. »
11 prétendait qu'on avait voulu le marier :
• Les familles s'étaient invitées. Ça n'a pas
abouti, on a échangé deux bals sans résultat. »
Mariéton ayant tiré sur son père une traite
un peu forte, celui-ci lui télégraphia: « Je
reçois traite lo.ooo francs. Que faut-il faire ? »
Mariéton répondit par télégramme: n Payer. »
A l'enterrement de Victor Hugo, s'étant
hissé sur un réverbère, il fut pris d'une crise
de larmes en voyant le cortège du grand poète.
Il redescendit aussitôt et, se jetant dans les
bras de l'ami qui l'accompagnait, il lui dit en
pleurant : « Chateaubriand est mort, Lamar-
tine est mort, Victor Hugo e^t mort. Quelle
solitude ! — Il te reste moi, dit naïvement
son ami. — Ah ! toi, dit Mariéton, ce n'est
pas la même chose. »
Ainsi, la littérature n'est-elle ni tou-
jours ni uniquement un prétexte à de
graves pensées. Les plus consciencieux artistes, et
les amis les plus fervents des idées pures laissent
une part au comique. Ils la font quelquefois sans
le vouloir, et le vain peuole rit. Mais quelquefois
aussi ils la font en le voulant, mais sans en avoir
l'air. Il ne faut pas s'y tromper. — Louis Co«nKLiN.
Toumy, par Michel Lhéritier (Paris, 1920;
2 vol. in-8<>). — L'histoire administrative de la France,
jusqu'àcette hcurefort négligée, parait enfin solliciter
l'attention des érudits. Ceux-ci se cantonnent mal-
heureusement dans l'étude du xviii^ siècle, peut-être
à cause de la richesse en documents de cette période,
peut-être aussi parce que , depuis la mort de
Louis XIV jusqu'à la Révolution, ils rencontrent plus
de fixité dans notre gestion de la chose publique, et,
par suite, plus d'aisance à établir des vues d'ensem-
ble. A cette époque, en elïet, l'administrationsemeut
dans les cadres rigides créés par Colbert.
Ce n'est pas néanmoins une mince tâche que celle
d'examiner l'oeuvre d'un simple intendant. On s'en
rendra compte en lisant les deux volumes de Michel
Lhéritier. Avec une patience admirable, ce savant
doublé d'un bon écrivain a inventorié les titres de
deux généralités. Dix ans d'une exi tence active ont
été certainement nécessaires à la réalisation d'une si
vaste enquête. On doit louer hautement le travailleur
infatigable qui n'a pas craint de s'aventurer dans ce
pénible voyage de découverte. Ne pen?ez point qu'il
nous apporte des tableaux arides : la France de
l'ancien régime nous apparaît, au contraire, sous sa
plume, plus vivante. Moins célèbre que tant d'autres
personnages frivoles, le héros de Michel Lhéritier
les dépasse de toute la hauteur de son sage génie.
A lui, nous sommes redevables en grande partie
des facilités d'existence dont nous jouissons au-
jourd'hui.
Louis-Urbain Aubert, marquis de Tourny, né à
Paris le 16 mai r695, était le second fils de Marie-
Anne Le Tellier et de Léon-Urbain Aubert. Son père,
de médiocre extraction, venu à Paris presque sans
ressources, entré tians la clientèle du chancelier Pont-
chartrain, amassa, dans les partis, par des spécula-
tions hasardeuses, une grosse fortune qui lui permit
d'acheter d'importantes charges dans les finances, et
des terres nobles. A la fin de sa carrière, il comptait
parmi les plus opulents et les moins scrupuleux de
ces partisans que la haine publique accusait d'avoir
ruiné le pays à leur profit.
663
Louis-Urbain n'aurait eu que peu de chance d'hé-
riter sa fortune, si les circon' tances ne l'avaient favo-
risé. Son aîné, infirme de corps et d'esprit, fut exhé-
rédé comme incapable, par avance ; c'est pourquoi
les charges, dignités et domaines paternels lui échu-
rent. On ignore à peu près tout, de son enfance et de
son éducation, sinon que son intelligence fut vive,
et sa précocité remarquable. Tout d'abord avocat au
Parlement, il fut ensuite conseiller au Châtelet (1714)
où il acquit uneexpérience approfondie des questions
juridiques, puis conseiller au Grand Conseil, enfin
maître des requêtes au Parlement {1719)- Pour 1"''
Le marquis de Tourny, tableau de Louis Tocqué,
occupât ces divers emplois, on fut obligé de sollici-
citer des dispenses d'âge.
Il s'acquitta de toutes ses tâches avec conscience,
s'initiant de manière zélée à l'aride science de l'ad-
ministration, montrant pour elle des dispositions
heureuses. Conjointement à ses devoirs de haut fonc-
tionnaire, il en remplissait d'autres qui lui plaisaient
également. Il gérait les biens de son père et ceux de
sa tante, la marquise de Grancey, morte prématuré-
ment et dont l'énorme fortune vint grossir la sienne
propre. Ainsi se préparait-il à la carrière qui lui con-
venait le mieux.
En 1731, il épousa Claude Cherouvrier des Gras-
sières, dont il eut quatre enfants, et avec qui il
fit mauvais ménage. Le souci du bien public le dé-
tournait peut-être de son bonheur particulier. C'est
en 1730 qu'il songea à troquer pour ime intendance
de province son office de maître des requêtes. Celui-ci
était généralement un acheminement vers l'autre.
On lui donna volontiers une intendance de second
ordre, celle de la généralité de Limoges. Il quitta
Paris sans regret. Il y laissait d'ailleurs, en la per-
sonne du chancelier d'Apuesseau et du cardinal-
ministre de Fleury, des protecteurs puissants.
Il avait déjà des idées très nettes sur son rôle
d'administrateur, et sur ses prérogatives d'intendant.
Le bien publie constituait son idéal; il voulait le
réaliser avec la bonne volonté et la collaboration de
tous; représentant du roi, il entendait détenir, en
matière de police, justice et finances, l'autorité com-
plète. On y pouvait parvenir en alliant l'amabilité
et l'indulgence à la fermeté. Il adopta cette manière,
et il réussit à attirer les sympathies tout en inspi-
rant une juste crainte.
Tout était à faire ou à refaire, dans la généralité.
Il commença par organiser la police, abandormée à
l'évéque de Limoges, et qui avait perdu tout pres-
tige. Il rendit son autorité au lieutenant général,
créa des commissaires et des huissiers qui, sous sa
gouverne, réprimèrent les désordres, réglementèrent
les marchés, assurèrent l'hygiène des villes.
C'était une époque douloureuse pour le Limousin.
Par suite des mauvaises récoltes, la famine, les épi-
démies et le paupérisme sévissaient. Toumy com-
battit avec énergie ces trois fléaux. Il présida au
ravitaillement en grain, l'assurant souvent par des
expédients dangereux. 11 vint en aide aux malades.
Il créa, en outre, l'assistance par le travail. Il par-
vint ainsi à diminuer la misère de ses administré».
664
Libéré de ce souci important, il songea à porter
son activité sur d'autres questions. Les industries
locales lui parurent dignes de son attention. Il ré-
nova les contrats et règlements de travail tombés en
désuétude, soutint tout en les contrôlant les manu-
facturiers qui semblaient capables de refaire la pros-
périté économique de la région. Il recruta même la
main-d'œuvre. Les tissus et les faïences de Limoges,
les papeteries d'.'Vngoulême lui durent leur revivis-
cence, cependant que d'autres industries, mines, fa-
briques de bougies entre autres, naissaient par son
initiative.
Il était persuadé, à juste titre, que la richesse d'un
pays est tributaire de ses voies de communication.
Il accorda donc toute sa sollicitude aux ponts et
chaussées. Sous sa direction, ceux-ci débarrassèrent
les rivières des tutelles dispendieuses que les rive-
rains faisaient peser sur elles. L'argent manquait
pour réparer et remanier les routes. Il obligea les
propriétaires à mettre en état les portions de ter-
rains longeant leurs domaines. Il imposa la corvée.
Il eut ainsi à sa disposition une main-d'œuvre abon-
dante, à l'ai.le de laquelle il refit les grandes voies,
déplaça ou rectifia, dans l'intérêt des villes et même
des villages, les voies secondaires. Il établit, en
outre, des plans d'esthétique, selon lesquels il pré-
sida à l'aménagement et à l'embellissement des cités.
Avec l'appoint des finances des communautés qu'il
surveillait étroitement, il restaura les églises, entre-
tint les halles "et marchés, rebâtit les maisons com-
munes, plaça l'axe des quartiers en correspondance
avec les routes, rasa les remparts qui gênaient l'ex-
tension des villes vers les campagnes, planta des
arbres et des jardins, pava les rues, créa des ser-
vices d'incendie.
En même temps, pris entre le pouvoir central qui
réclamait sans cesse de l'argent, et ses administrés
qui s'efforçaient d'échapper à l'impôt, il équilibra
son système financier au mieux des intérêts de la
France et de la province. Il contrôla avec vigilance
les receveurs, et recruta sur des bases nouvelles les
collecteurs de la taille. Il apporta une grande bien-
veillance dans la réglementation des contraintes. II
supprima les privilèges, qui dispensaient mille riches
de l'impôt. Il fut un des premiers à appliquer la
taille tarifée, dont il attendait une plus juste répar-
tition des charges financières, car elle avait pour
but de dégrever les pauvres. Il obligea les taillables
à déclarer leurs revenus, et, dans les cas de fausses
déclarations, fit procéder à l'arpentage des biens et à
l'estimation desdits revenus par ses propres agents.
A la fin de son intendance, et bien que n'ayant pas
terminé sa tâche, Toumy, ayant travaillé formida-
blement, suscité bien des haines parmi les gros pro-
priétaires fonciers, avait le sentiment d'avoir satis-
fait les taillables en répartissant plus équitablement
l'impôt. Le pouvoir central lui adressa ses félicita-
tions, et l'appela à l'intendance de Guyenne (15 juil-
let 1743)-
Il allait désormais évoluer sur un théâtre plus
étendu, en face de personnages plus madrés. Il ne
s'en inquiétait point. Il était apte aux plus difficiles
tâches. Homme d'action énergique, animé par un
pur sentiment de la justice, héritier de la gravité
rigide de Colbert, il aborda avec détermination son
nouvel emploi. En quelques jours, ayant exigé de
ses subordonnés des mémoires circonstanciés, il se
mit au courant de toute l'administration de la nou-
velle intendance. Il visita villes et villages, se ren-
dant compte des besoins et des ressources, écoutant
avis et doléances, ne négligeant pas davantage l'opi-
nion des humbles que celle des puissants.
Deux pouvoirs extrêmement soucieux de leurs pré-
rogatives se dressaient en face du sien, le pouvoir
du Parlement et celui de la Jurade. Il les ménagera,
mais ne craindra pas de les combattre. Il en triom-
phera le plus souvent. Les principes énumérés dans
sa commission lui serviront de guide. Néanmoins,
conquis par son rôle de serviteur du bien public, il
oubliera souvent, au profit de la généralité, ses obli-
gations de délégué royal.
Sa besogne, dans l'intendance de Guyenne, fut si
énorme qu'on ne peut, faute de place, en envisager
qu'une mince partie. En matière de justice, il parait
avoir joué, contre le parlement avide de multiplier
les procédures, un rôle de conciliateur. Laissant, en
matière de police, à la jurade, jalouse de ses attri-
butions, l'exercice de ce pouvoir, il s'occupa surtout
de réglementer le séjour des étrangers, et de purifier
les mœurs. Il réprima le jeu et substitua, en créant
un opéra à Bordeaux, le goût des choses artistiques
au goût des distractions brutales (courses de tau-
reaux, etc.).
Il fut un des premiers, parmi les intendants, à
présider • au recensement des villes. Il se préoc-
cupa de donner à celles-ci une représentation com-
munale compétente, en remplaçant les charges en
titre d'office par des charges électives. Il remania les
conseils de prud'hommes, qui ne donnaient plus de
garanties de leur impartialité. Bien que partisan de
confier l'enseignement aux congréganistes et surtout
aux jésuites, il combattit modérément les tendances
i la laïcité des communes. Il encouragea la fondation
d'écoles de dessin, de chirurgie, d'équitation, et d'un
LAROUSSE MENSUEL
jardin botanique. Quand l'académie de Bordeaux, par
l'entremise de Montesquieu, le reçut dans son sein,
tout entier absorbé par son œuvre de reconstitution
il fit, du reboisement et de la culture des arbres, le
sujet de son discours.
Il n'y avait pas d'homme plus tolérant, bien qu'il
n'y en eût pas d'une piété plus sincère. Contre les
protestants. dont Antoine Court, ministre véhément,
reconstituait les églises malgré les menaces et les
édits; contre les juifs, formant à Bordeaux de puis-
santes associations, et poursuivis par des haines
ardentes, il se refusa à user de violence.
Bordeaux et la Guyenne, conune le Limousin,
souffraient de la guerre et des mauvaises récoltes. La
pauvreté y était grande. Néanmoins propriétaires et
paysans, comptant sur l'intendant pour les ravi-
tailler, persistaient à ne cultiver que la vigne.
Tourny dut lutter avec énergie contre cette volonté
de monoculture, en rejetant les autorisations de
planter. Il parvint ainsi à agrandir la culture du
blé. De plus, il fonda, pour éviter la famine, une
compagnie d'approvisionnement. Des assurances ma-
ritimes, le convoiement par des vaisseaux de guerre
des navires marchands atténuèrent les ruines dont
les corsaires affligeaient le commerce bordelais. Mais,
s'il protégeait efficacement ce commerce à l'exté-
rieur, Tourny savait, à l'intérieur, lui imposer la
modération. Sans cesse les négociants retors, affamés
de liberté, enclins aux tromperies, l'accablaient de
réclamations. Il poursuivit les fraudes. Il varia, selon
les conjonctures, les règlements protégeant le négoce
contre l'importation. Il atténua les prohibitions qui
frappaient les vins et autres marchandises venues
de l'arrière-pays. Il donna à la chambre de com-
merce plus d'autorité, en supprimant l'intrigue de
ses élections et ses tendances à l'oligarchie.
L'industrie était peu florissanteeii Guyenne. Toumy
y fonda surtout des verreries, utiles au commerce
des vins. Pour l'agriculture, l'intendant montra une
sollicitude plus grande. La région lui doit la diffu-
sion de la culture du tabac. Il facilita aussi l'élevage,
multiplia les pépinières, et, créant l'œuvre de l'arbre,
entreprit le reboisement de la généralité.
De même qu'en Limousin, Tourny, après quelques
années de séjour en Guyenne, conçut un plan gé-
néral de grands travaux, concernant les voies de
communication et les villes. Il en commença la réa-
lisation avec ardeur. Les transports par eau ayant
grande importance dans cette région, il s'efforça de
rendre les rivières navigables, entretint les canaux,
dessécha je? marais, fit une immense besogne de net-
toyage, curage, drainage. En même temps, selon les
principes exposés précédemment, l'éminent topo-
graphe qui vivait en lui s'efforçait de rattacher la
route à la vie générale. La route, à" son arrivée,
n'était guère plus praticable qu'aux cavaliers; il la
rendit praticable au roulage, restaurant avec intelli-
gence tous ses travaux "d'art. Désormais, l'on put
s'acheminer sans entraves sur la généralité de
Guyenne, de Bordeaux à Toulouse, Bayonne, Paris,
Limoges, et vers la mer. Le réseau de voies trans-
versales fut refait, et un service régulier des postes
établi.
Peu archéologue, Tourny, dans l'embellissement
des villes, ne se soucia point de conserver les vestiges
du passé. Les lois de circulation dirigeaient ses actes.
Il voulait faire œuvre utile. Il rendit facile l'accès
aux foirails et aux marchés, dégagea les ports, les
églises, les maisons communes, ouvrit des places,
redressa, pava, aéra les rues, jeta bas les remparts,
planta des cours et des jardins, ouvrit de somp-
tueuses promenades et avenues, unit les villes à leurs
faubourgs, assainit les banlieues encombrées de dé-
tritus et de trous punais. Il était épris d'ordonnance
générale; un peu trop, peut-être, de symétrie et d'uni-
formité. Entouré d'artistes comme Gabriel, Portier,
Bonûn, Francin, envers et contre tous il accomplit
son prodigieux labeur d'esthétique et d'hygiène.
La fin de sa vie fut attristée par mille tribulations.
Ses œuvres lui suscitèrent les haines du Parlement et
de la Jurade. Il dut soutenir contre ces puissances,
appuyées à la cour par des influences supérieures,
une lutte sans merci. En 1757, sentant que le pou-
voir central affaiblissait son autorité, il abandonna
son intendance dont la survivance échut à Claude-
Louis, son fils aine. On le nomma conseiller d'Etat.
Mais cet honneur récompensait mal ses services émi-
nents. Sa femme était morte en 1746. Ses quatre
enfants lui donnaient des satisfactions médiocres. Sa
fille, Emmanuelle, était entrée en religion contre sa
volonté. Son fils aîné, loin de continuer son œuvre,
se fit, à Bordeaux, le domestique du parlement. Le
cadet était l'abbé le plus frivole et le plus débauché
du siècle. Le troisième, homme de guerre, n'avait
aucune chance d'illustrer la famille. Deux d'entre
ces enfants, Claude-Louis et Emmanuelle, moururent,
tandis que le malheureux intendant cherchait à
trouver en eux l'affection dont il avait besoin. La
solitude et le chagrin accablèrent le vieillard, autant
que le désœuvrement. Dans la nuit du 28-29 novem-
bre 1760, il rendait l'âme avec satisfaction. Il avait
accompli, plein de rectitude et de dignité, de grands
devoirs. Héritant les colères des contemporains, la
postérité fut longue à le reconnaître. — Emilp Maone.
/V t78. Décembre 1921.
Trois bons amis, comédie en trois actes,
en prose, par Brieux, de l'Académie française, repré-
sentée pour la première fois, au théâtre national de
l'Odéon, le 6 mai 1921. — Alexis Liraerot et Rombier
tiennent un bureau de location dans une petite ville
dont ils veulent faire une station thermale grâce à
une source qui se trouve sur leurs terrains. Ils ont
déjà annoncé l'ouverture d'un casino, où il y aura
bal et concert. Emile Gardette et Malégasse con-
voitent cette source, et font des offres, sous des pré-
textes divers : Gardette, au nom de la morale, pour
épargner à son pays le scandale de la vie des villes
d'eaux ; Malégasse, qui est médecin, au nom de
l'hygiène, pour écarter de l'endroit tous les bai-
gneurs, qui apporteront <les microbes. En réalité, ils
flairent une bonne affaire, et veulent la souffler à la
raison sociale « Rombier-Limerot ». Chacun des
candidats fait miroiter devant chacun des associés
l'appât d'une prime de plusieurs milliers de francs.
Mais Limerot et Rombier sont inébranlables. Il faudra
trouver le moyen de les faire capituler.
Ce moyen se présente. Il ne s'agit que de diviser
pour régner. Il suffira de brouiller Rombier et Lime-
rot : l'union fait leur force. Oreste et Pylade étaient
des amis tièdes, auprès de ceux-là. Ils vivent en-
semble, signent ensemble, téléphonent ensemble, et
ne cessent de se prendre par les bras pour crier
Rombier aime Limerot, Limerot aime Rombier.
La zizanie va avoir quelque chance d'entrer dans
cette fraternité, et de dissocier le bloc. Rombier est
marié, Limerot ne l'est pas. M""" Clémentine Rom-
bier a eu pitié de sa solitude, et depuis quatre ans
elle a des bontés pour lui. Cela a commencé au chevet
de Limerot malade. Depuis, fous les mercredis, jours
où Rombier se rend régulièrement pour affaires à la
ville voisine, il n'y a pas de lumière dans la chambre
de Limerot, qui va tenir compagnie à Clémentine.
Toute la bourgade le sait, et se réunit ce soir-là
chez le pharmacien, pour regarder la fenêtre non
éclairée.
Ils ne sont pas méchants, les deux complices, et
ils aiment tous deux bien tendrement Rombier, à
qui ils ne voudraient faire nulle peine. L'adultère
est, chez eux, comme une vieille habitude, dépourvue
de sens et de malice. Le mercredi leur appartient,
voilà tout. Et même ils n'y tiennent plus beaucoup.
Mais s'agit-il de souhaiter la fête de Rombier ? ils
préparent des fleurs et une pancarte : « Vive Jules! »
Et Limerot rime des vers, que le phonographe enre-
gistre et nasillera au dessert, à la gloire de Jules. Il
n'est pas de prévenances dont ils n'accablent cette
chère dupe aimée.
Tout allait bien. Mais l'amour perdit Troie. La
dactylographe de l'agence. M"" Lorédane, s'éprit
violemment de M. Rombier qui repoussa ses avances.
Gardette et Malégasse, mis au fait, se servirent de la
rancune de cette modeste M™" Putiphar. Ils lui firent
taper à la machine des circulaires proclamant l'infor-
tune de Rombier: ils en envoyèrent une à l'intéressé
lui-même, avec le paquet des lettres de Clémentine.
Le mari trompé, l'ami trop confiant ne peut plus
douter, d'autant, que dans une scène d'une humanité
comique, les coupables avouent, pour expier et pour
amortir le châtiment. Rombier se jette sur Limerot,
et lui prodigue les horions les plus efficaces pour lui
tuméfier la face et le nez.
Au troisième acte, Rombier-Oreste est calmé, et
panse les ecchymoses qu'il a déterminées sur la
figure de Pylade-Limerot. Que vont-ils devenir tous
trois, à présent ? Tout s'arrange à merveille. Rom-
bier apprend que les lettres anonymes sont une
manœuvre pour brouiller les associés, et leur faire
lâcher la source. L'accusation était fausse et calom-
nieuse. Clémentine elle-même s'en porte caution ; elle
a cru que la colère de son mari avait été provoquée
par l'aveu d'une amitié un peu trop tendre pour
l'ami Limerot, mais rien de coupable ne s'est passé,
et Rombier n'a jamais été trompé. Il le croit comme
elle le dit, et le mari, sauvé d'une alarme si
chaude, convoque les envieux compétiteurs pour
les faire assister à la manifestation de sa constante
et inébranlable amitié pour Limerot : si celui-ci a
l'œil poché, c'est qu'il a chu dans l'escalier de la
cave. La vie va reprendre calme et douce, le casino
ouvrira ses portes, et les baigneurs seront conviés
aux bords de la source bienfaisante.
Cette comédie est gaie ; on la sent écrite par un
homme de théâtre, un observateur et un psycho-
logue. Brieux s'est diverti, et il ne nous ennuie pas.
Il nous apparaît moins original que dans la Foi,
ou les Américains chez nous, ou Petite amie, ou
Blanchette ; il semble influencé par Courteline et
Flaubert. On peut choisir plus mal ses influences.
La pièce est solidement charpentée, bien écrite, et
pénétrée d'une gaieté un peu triste, où il y a à la
fois du dédain et de la pitié pour les pauvres gens
qu'il a peints. — Léo Claretje.
Les principaux rôles ont été créés par M"**" Corciade
[Clémentine Rombier), Mjilber [Lorédane), Renée Devillers
[Maria), et par MM. Grouillet [Alexis Limerot), .^sselin
[Rombier), Paupelix [Emile Gardette), Blancard [Malégasse).
trop. I.ARodsSK fAugé. Gillon, Holiier-L.aroiiBBi', Moreau et Ci»),
Paria, 17, rue Montparnasse. — l.e Gérant : L. Ghoslbt.
r • ,,. . . lANVARIVS. f^
lam bifrantis prtmo mmc pnhne menji La-tip à, Jrna quos fxliibet Lis trio luiti-
Conumiujit epxUa, pecula , abdla , Jocus , Vrni^er hthen,^» dum Vitcr eJii ,,iiiuu.
Janvier. — Les Douze Mois, par Josse de Monper (dessinateur . Adrkn Collaert (graveur), Phils Galle (imprimeur) (xvi" siècle].
Traduction de la llgende latine : A Janus au double visage, dont le mois maintenant inangttri- l'année, conviennent les festins, les coupes, les manteaux, les flammes du foyer, et les jeux plaiiantl que sur
la scène exhibe l'itistrion; tandis que l'Enfant qui soutient le Verseau laisse tomber les pluies de Itiivei-.
N" 179.
Janvier 1922
A.cadéinle française. Réception de Joseph
Bédier. — Le 4 juin 1920, l'Académie française
procédait à lélection d'un membre, en remplacement
d'Edmond Rostand, décédé. Les candidats en pré-
sence étaient Joseph Bédier, Francis Jammes, Paul
Fort. Il y avait 30 votants. Au premier tour de scru-
tin, Bédier fut élu par 20 voix contre 8 à Francis
Jammes et 2 à Paul Fort. (V. Bédier, p. 668.)
Le 3 novembre 1921, Bédier est venu prendre
séance à l'Académie, accompagné de ses deux par-
rains, Marcel Prévost et René Doumic. C'est
■ Boutroux qui devait recevoir le nouvel académicien ;
mais, atteint déjà du mal auquel il allait succomber
quelques semaines plus tard, il était remplacé au
fauteuil présiJentiel par Barthou,
Grand, =velte, à l'allure militaire, Bédier, malgré
l'émotion qui se marquait sur sou visage osseux,
lut d'une voix lente et colorée son discours, qui fut
moins un éloge académique qu'une étude, très scru-
puleuse et conduite selon son habituelle méthode de
critique, de l'oeuvre et de la persoimalité poétique
d'Edmond Rostand.
Après un remerciement délicatement tourné où il
associa dans un même hommage de gratitude ses
nouveaux confrères, sa grande et sa petite patrie,
ses maitres, Brunetière et Gaston Paris, et l'Univer-
sité, Bédier aborda sa tâche de récipiendaire.
'lâche délicate, car nul écrivain n'a été plus loué
que Rostand, plus célébré, plus exalté, si bien que
« toute louange risque désormais de paraître languis-
sante ». Pourtant, malgré le faste et le fracas d'une
renommée trop tumultueuse, Bédier explique que si
Rostand aima la gloire il la redouta plus encore,
et ne ût jamais rien pour la solliciter. Au lieu de se
hâter d'exploiter sa vogue, n'a-t-il pas maintes fois,
par scrupule, résisté à l'appel et à l'impatience du
public ? A-t-il jamais accompagné ses pièces de com-
mentaires captieux, d'ambitieux manifestes ? S'est-
il jamais réclamé de quelque cénacle, ou posé en
chef d'école ? « Non pas orgueilleux, mais secret,
mais lointain, ce solitaire concentra sur son œuvre
toutes ses forces, et vécut presque hors de son temps,
rien que pour sa vocation, rien que de sa vie inté-
rieure. »
C'est à décrire cette vie intérieure, que Bédier s'at-
tachera exclusivement, et, après avoir brièvement
rappelé les principales dates de la vie de Rostand,
il en arrive aussitôt à l'examen des Musardises.
Dans ces poésies, où les contemporains ne virent
que jeu de virtuose ou de précieux, Bédier aper-
çoit • le frémissement d'une sensibilité concentrée
et fine qui voudrait s'épancher et qui n'ose,... et
qui se cherchera, loin du réel et de sa rumeur impor-
tune, quelque part hors du monde, im alibi et un
refuge ».
Par un paradoxe singulier, « c'est vers le théâtre,
c'est-à-dire vers la forme d'art la moins propice au
lyrisme personnel, que se réfugiera ce lyrique inquiet ».
Il y promènera son Rêve soit dans le vieux parc des
Romanesques, soit parmi le paysage oriental — mais
encore florianesque — de la Samaritaine. Seule, en
cette période d'essais heureux, la Princesse lointaine
témoigne d'une aspiration vers de plus hauts des-
sein';. Démarches indécises d'une âme qui s'oriente,,
qui tâtonne et qui, modeste dans ses ambitions, ne
semble destinée qu'à « renouveler et transposer au
mode parnassien l'art d'un Dancourt ou d'un Horian
ou d'un Sedaine, ou encore maintenir ce qu'il y avait
de plus gracieux et de plus fantasque dans la tra-
dition du romantisme ».
Mais voici que le triomphal succès de Cyrano de
Bergerac, le 28 décembre 1896, dément soudain toutes
ces prévisions. Bédier rapporte les éloges enthou-
siastes de la critique, et s'arrête particulièrement au
jugement de J. Leniaître qui, en replaçant Cyrano
dans le courant d'une longue tradition littéraire,
posait implicitement le problème de l'originalité de
cette œuvre.
Pour le résoudre, Bédier rapproche de Cyrano la
Princesse lointaine, et V Aiglon, et par une analyse
très pénétrante montre que les trois héros de ces
drames, Jofïroy Rudel,Cyrano,léduc de Reichstadt,
ma gré de forts contrastes, ont des âmes jumelles.
Mais, poussant plus loin son analyse, Bédier retrouve,
sous les noms de ces personnages, le poète lui-
même, qui déjà dans les Musardises avait conçu
le mythe du Mendiant fleuri, ébauche du mythe de
Cyrano, et dans le mythe du Contrebandier avait,
parlant cette fois en son propre nom, fait serment
qu'il dévouerait sa vie, à l'exemple du Chevalier de
la Manche, à remplir sa tâche de c col porteur d'idéal »,
de champion des « hérolsmes superflus ».
Ainsi fléchit le reproche si souvent adressé â Ros-
tand, qu'il hériterait de ses devanciers sans innover.
Au lieu d'être, comme les autres dramaturges, l'in-
terprète de la pensée d'autrui, c'est son âme même
que Rostand, sous des pseudonymes et des traves-
tissements divers, déploya dans ses drames. Et, très
justement, Bédier le caractérise t le plus lyrique des
dramaturges ». Ses pièces sont chacune moins un
drame qu'une immense élégie, un thrène, un mono-
logue. Personne, cependaut, ne s'en aperçoit à la re-
présentation, tant 1 auteur de Cyrano était homme
de théâtre, et tant il possédait à fond toutes les res-
sources du métier.
Bédier indique avec finesse les raisons du succès
de Rostand, mais il ne s'y attarde pas, soucieux de
nous faire pénétrer plus avant dans cette vie inté-
LAROUSSE MENSUEL. — V.
4 — M
25
Edmond Rostand.
666
rleure, où une part de drame va se glisser. Après
l'extraordina re triomphe de ses pièce-, Rostand
s'était trouvé revêtu d une sorte de redoutable inves-
titure. < Désormais, quand une inspiration le tente,
il s'inquiète : est-elle assez haute ? »
De cette inquiétude, de ce trouble intérieur, Bédier
voit un aveu limpide dans Chantecler, « cette pièce
qui claironne, si.fle, piaille, roucoule, mais qui est
encore, est surtout l'histoire murmurée d'une âme
douloureuse, scrupuleuse et déliante, l'âme du rêveur
d'Arnaga ». Etroitement apparenté à Jolïroy Rudel, à
Cyrano, à l'Aiglon, Chantecler est en outretravaillépar
une angoisse que les autres n'avaien* guère connue : le
doute de soi. « Désabusé, il survivra pourtant : il se
fera le porteur d'une nouvelle doctrine, plus haute,
la doctrine de l'acceptation. » Est-ce pour cela que,
dans le Vol de la Marseillaise, la dernière œuvre de
Rostand, un des thèmes favoris, le plus poignant
peut-être, est celui de l'humilité ? Et Bédier, pour
appuyer son commentaire, donne leciure des belles
strophes du Faucheur basque,^Ci le poète, dans l'émo-
tion de la guerre, semble voir pour la première fois
la France, la découvrir.
En tel minant, Bédier constate que l'œuvre de
Rostand ne procède pas seulement des romantiques
d hier, ni même
des précieux du
XVII' siècle, mais
plonge par ses
racines dans un
passé plus loin-
tain ; que l'on y
sent revivre l'es-
prit même de no-
tre vieille poésie
courtoise; que les
vrais ancêtres de
ses héros sont les
Gauvain, les Pa-
lamède, les quê-
teurs du Saint-
Graal. Et c'est
parce que Ros-
tand sut retrou-
ver et ranimer
l'esprit de nos
vieux roman? de
chevalerie, que tant d'âmes françaises, reconnaissant
au fond d'elles-mêmes la persistance de ces lointaines
tendances héréditaires, ont fait fête à ce poète, et ne
cessent de lui faire fête.
C'est en critique, que Bédier avait présenté l'éloge
de son prédécesseur : c'est en orateur — très averti
des efiets oratoires, — que Barthou répondit au réci-
piendaire, dans un discours où, sous une forme sou-
vent spirituelle, toujours élégante et sans nulle
rigueur de composition, furent tour à tour esquissées
les deux figures de Bédier et de Rostand.
Avant de nous parler des travaux didactiques
du savant universitaire, Barthou se plut à s'attarder
autour du Roman de Tristan et Iseut, dont Bédier
fut le « renouveleur habile et heureux », joignant
d'ailleurs à ce mérite celui de restituer à la France
un poème qui est de France, mais qui, depuis que
Wagner l'avait paré de « l'irrésistible magie de ses
incantations musicales », semblait n'appartenir plus
qu'à Wagner. Ainsi Bédier eut un jour la bonne for-
tune d'être un poète, et ce titre, ainsi que le laisse
entendre Barthou, ne fut pas indifiérent au choix de
l'Académie.
Pourtant, lorsque parut son Roman de Tristan et
Iseut, Bédier avait trente-six ans ; mais sa notoriété
ne dépassait pas encore le monde restreint des sa-
vants et des écoles. Comment et sur quoi elle s'était
fondée, c'est ce que Barthou expose alors, en rappe-
lant les premières années de Bédier, son enfance à
l'île Bourbon, sa venue à Louis-le-Grand, son entrée
à l'Ecole normale en 1883, l'influence qu'exercèrent
sur lui Brunetière et Gaston Paris, et les étapes de
sa carrière, inaugurée à l'Université de Fribourg en
Suisse, poursuivie à Caen, et à l'Ecole normale
comme maître de conférences en 1893.
Cette date, dit justement Barthou, marque une
étape décisive : c'est celle de la publication du livre
sur les Fabliaux, où, sans se laisser troubler par les
positions pnses, les patronages fameux, Bédier corel-
battit tous les systèmes relatifs à l'origine de ces
contes populaires. Dès lors, Barthou, en se défeuvlant
modestement de juger les conclusions de Bédier,
indique les qualités qui l'ont frappé en lisant ses
ouvrages : une érudition qui n'est jamais pédante,
une science toujours aisée et alerte, ne se privant
pas au besoin d'être spirituelle et malicieuse, enfin
une loyauté intellectuel le qui s'interdit parfois
d'édifier après avoir détruit.
Des Légendes épiques, l'orateur loue l'originalité,
la puissance, la profondeur. En quelques mots précis
il expose l'état de la question au moment où Bédier
la reprit, et comment il était admis, depuis Gaston
Paris, que l'épopée française avait commencé dès
l'époque mérovingienne, et que nos chansons de geste
n'en étaient que le dernier remaniement. Après avoir
lui-même épou-é cette opinion, Bédier constata, à
propos de la geste de Guillaume d'Orange, puis de
LAROUSSE MENSUEL
«• 179. JMVier 1922.
Le Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne : MU" 1^ Fleur, sur la scène, à cdtô de Oro8-Guillaume, son mari.
Girard de Roussillon, puis d'Ogier le Danois, des
faits précis qui démentaient la théorie dominante ;
il en vint ainsi à édifier sa propre théorie, que Bar-
thou résume ainsi :
Les chansons de geste sont nées aux onzième, douzième et
treizième siècles, à l'occasion des grands mouvements de
foule qui répandaient sur les routes menant aux sanctuaires
les plus célèbres du moyen âge, ou à des foires non moins
célèbres, les pèlerins ou les marchands, accompagnés de jon-
gleurs, près des abbayes bordant ces routes, où l'on conser-
vait des reliques de l'époque carolingienne. Les clercs exal-
taient ces retiques, plus ou moins authentiques, pour en
tirer profit en retenant les pèlerins, tandis que les jongleurs,
pour divertir les pèlerins ou les marchands, exploitaient dans
leurs chansons, autour des abbayes que souvent i s fréquen-
taient, les mêmes anciens souvenirs, la même vie, la même
histoire ou la même légende.
Et Barthou a raison d'ajouter :
Grâce à vous, un résultat est définitivement acquis : vous
avez rendu à la France ce qui appartient à la France. « Je
sens pas=er dans ces épopées, écrit l'un des frères Grimm, le
souffle des forêts germaniques. » Avant lui, Frédéric Schlegel
avait dérivé de l'épopée germanique tout ce que la poésie de
l'Europe moderne ne devait pas à la grâce orientale. Mais
c'est Ùhland qui avait trouvé la vraie formule, trop lonq;-
temps subie, même par nous, de cette expropriation litté-
raire pour cause d'utilité prussienne : n L'épopée française,
c'est l'esprit germanique sous une forme romane. » On nous
laissait la forme, pour prendre le fond. Vous avez discuté
cette théorie avec la haute impartialité qui fait le prix de
vos découvertes. Ainsi l'esprit français a recouvré les droits
dont on l'avait injustement dépouillé. La Chanson de Roland
exalte la lidélité, l'honneur, le respect de la parole jurée.
Elle est de chez nous, et elle est à nous. Nous vous remer-
cions, monsieur, d'avoir démontré ce que nous sentions.
S'honorant de l'amitié de Rostand, Barthou a gardé
à sa mémoire un culte fervent, dont il s'eflorcera,
dans la seconde partie de son discours, de nous don-
ner les raisons,
en nous parlant
non de l'écrivain,
maisde l'homme.
C'est l'occasion
d'un portrait
charmant, et tra-
cé avec une élo-
quente émotion,
qui met en relief
I âme de Rostand,
«si haute et douée
desibellesélégan-
ces morales que,
même tout jeune,
il inspirait le res-
pect que l'on doit
à un aîné » ; sa
modestie, qui
s'ollusquait des
réclames tapa-
geuses battues
autour de ses œuvres; sa méfiance de lui-même, qui
faisait que « chaTue pièce nouvelle lui était loccasion
d'une angoisse douloureuse ». Et Barthou complète
cette esquisse en nous détaillant « les grâces conqué-
rantes de son esprit », sa d.stinction souveraine et
charmante, la séduction de sa bonne humeur, et
aussi la noblesse de ses sentiments, la finesse de ses
reparties, sa coquetterie enfin s où l'art de plaire
Louis Barthou.
ne procédait jamais d'une contrainte ou d'une affec-
tation. »
Bédier s'était peu préoccupé des origines de Ros-
tand. Barthou s'y attache davantage, et fait ressortir
tout ce qui a passé dans ses œuvres de son tempéra-
ment méridional, et aussi tout ce que l'auteur de
Chantecler doit au pays basque. Cette dernière œuvre,
remarque avec raison Barthou, est née d'un contact
profond de l'âme de Rostand avec la nature, et le
drame est une confession,
...confession ardente d'un génie tantôt illumjné par l'inspira-
tion et tantôt découragé par son impuissance, qui, à travers
les jalousies et les perfidies, les déceptions et les angoisses,
transforme son idéal en devoir, et, sachant que nul
N'a tout à fait le chant qu'il rêverait d'avoir,
n'en continue pas moins l'ouvrage, même s'il doute de
l'œuvre.
Il y a dans Chantecler une scène sobre, rapiJe et
sublime. Sur le sol de la cour de la ferme se projette
l'ombre d'un épervier. Chantecler, soudain relevé et
grandi, crie vers le ciel de sa voix éclatante de com-
mandement : Oui, tous autour de moil Je suis là. De
même la France, lorsque apparut dans l'air l'ombre
menaçante du Rapace. Rostand et Bédier répondi-
rent à cet appel ; tandis que 1 un dénonçait, avec une
précision accablante, les mensonges et les crimes
allemands, auxquels il opposait la ténacité de V Effort
français, l'autre, « suspendu au Vol de la Marseil-
laise, exprimait dans de magnifiques poèmes sa foi
ardente dans la victoire ». Ce souvenir permet à
l'orateur de décerner, en terminant, le même hom-
mage au grand poète et au grand savant. — F. Guiramd.
A.Ctrices françaises (les Premières), par
Léopold Lacour(Paris, 1921 ; in-S"). — Tous ceux qui
ont étudié les origines de notre théâtre savent quelle
tâche ingrate et pénible leur fut réservée. Ces ori-
gines sont, en eSet, plongées dans des ténèbres pro-
fondes. On y cherche en tâtonnant son chemin.
De-ci de-là un acte, retrouvé fortuitement par un
érudit, apporte une vague lueur à l'aide de laquelle
on tente de se diriger, mais mille obstacles vous
arrêtent. Rarement, on parvient au but que l'on s'est
proposé, et qui consiste à éclairer ces ombres persis-
tantes.
Après Eudore Soulié, Carapardon, Rigal, tant
d'autres explorateurs courageux, Léopold Lacour
s'est engagé dans le labyrinthe du théâtre. Il appor-
tait à son travail de chercheur une grande ardeur,
une grande patience, un grand désir de connaître. Il
a dû éprouver maintes déceptions. Il ne nous le dit
point; mais l'emploi fréquent qu'il fait de l'hypo-
thèse nous permet de le supposer. D'ailleurs, son
livre n'en reste pas moins une synthèse remarqua-
ble, d'un intérêt historique certain, reniue attrayante
par un soin minutieux d'écriture, enrichie d'une
multitude de faits jusqu'à cette heure dispersés aux
quatre coins des bibliothèques.
Léopold Lacour a voulu savoir à quelle époque
des femmes débutèrent au théâtre, qui elles furent,
quels rôles elles interprétèrent, comment elles les
interprétèrent, quelle fut leur part dans le prestige
que la scène exerça sur nos mœurs. Questions très
attachantes, problèmes presque impossibicsà résoudre.
Ou sait que, au xvii° siècle encore, les rôles de femme
éta.ent tenus par des hommes déguisés et masqués.
»• 179. J&nvier 1922.
Cependant les femmes avaient, dès le xvi" siècle,
fa.t leurs débuts >ur la scène non à Paris, où l'Hôtel
de Bourgogne, sous la gouverne des Confrères de la
Passion, exerçait un privilège théâtral exclusif, mais
en province. Elle> faisaient partie de troupes no-
mades, lin 1545, à Bourges, Marie Ferré fut engagée
par Antoine de l'Esperonnière, • joueur d'histoires >,
pour représenter « des antiquailles de Rome, con-
sistant en p.usieurs histoires morales, farces et sou-
bresauts ». Elle était nourrie, logée, recevait douze
livres tournois d'appointements, et devait partager
les cadeaux avec Gaillarde, femme de son directeur.
En 1580, à Saint-Maixent, deux jeunts femmes
non dénommées joignirent leur destinée à celle de
trois ou quatre « joueurs de trigédies et instruments
, de musique ». En 1502, un chroniqueur bordelais
signale, dans la troupe de Valleran, la présence
d'une « tragédienne • fort belle, de grande distinc-
tion et de grande vertu, trop aimée de son directeur
et qui, jetée au thé&tte par un mari débauché, le
quitta peu après la mort de celui-ci. On ne sait exacte-
ment dans quelles tragédies elle put jouer, bien que
la tragédie fût déjà née. Peut-être, pense Léopold
Lacour, incarna-t-elle l'héroïne de Didon se sacri-
fiant, de Jodelle ; mais rien n'est plus incertain.
La première actrice qui apparaisse sur un théâtre
parisien e=t Marie Venier, dite Laporte. Elle était
femme du comédien Mathieu Lefebvre, dit Laporte.
Elle avait débuté en province. On ne la rencontre
aux côtés de son mari qu'en 1610, « en la maison
appelée l'Hôtel d'argent ». Tous deux ensuite passè-
rent à l'Hôtel de Bourgogne. Ces» là qu'en i6i6
l'abbé de Marolles la vit jouer, de concert av(c
Valleran et les farceurs Gaultier-Garguille, Gros-
Guillaume et Turlupin, Elle connaissait alors le
succès. Interprétait-elle des rôles de farce ? des tra-
gédies ? on ne le peut préciser. Léopold Lacour
incline à croire qu'elle joua des pièces de Hardy
et de Théophile, tous deux successivement écrivains
gagés des comédiens. Veuve après 1620, elle épousa
Jean Rémond, avocat au Parlement. Elle mourut à
une date inconnue.
Une sœur de Marie, Colombe Venier, faisait partie,
entre i6io et 1613, d'une troupe nomade dirigée par
Vautray. Mariée à Fleury Jacob, comédien fort
libertin qui l'abandonna, elle n'eçt guère connue que
par le procès que lui inlenta à Toulouse son époux
infidèle. Peut-être fut-elle la mère de Zacharie Jacob,
l'illustre Montfleury immortalisé par les invectives
de Cyrano.
Les documents utilisés par Léopold Lacour prou-
vent donc que, dès le début du xvii« siècle, des
femmes figuraient d'une manière constante dans les
troupes de Paris et de province. 11 est très malaisé,
au milieu des affirmât ons contradictoires, de préci-
ser de quel genre de réputation elles jouissaient dans
la société. Une lettre galante adressée à l'une d'elles
par Tristan Lhermite témoigne surtout d'une admi-
ration personnelle. Scarron nous les montre, en pro-
vince, dans le Roman comique, reçues avec beaucoup
d'estime et d'amitié par dames et seigneurs man-
ceaux. Scudéry, dans la Comédie des Comédiens, fait
leur panégyrique. Tallemant des Réaux estime, au
contraire, qu'elles vivaient « dans la plus grande
licence du monde ».
Il est probable que la sympathie qu'on leur témoi-
gnait dépendait tout d'abord de leur beauté, de leur
• génie » pour le théâtre ensuite, enfin de leur va-
leur morale. Une certaine Le Noir, femme de Charles
LAROUSSE MENSUEL
he Noir, comédien lui-même, conquit, après Marie
Venier, l'affection du public. Longtemps elle joua
en province, avant de paraître à Paris. On la ren-
contre à Nante», en i5i8, dans la troupe du prince
d'Orange. En 1625, elle est à l'Hôtel de Bourgogne.
C'était, nous dit Tallemant, • une aussi jolie petite
personne qu'on pût trouver ». Elle était même si
chai mante, que le com-
te de Bélia, riche sei-
gneur, s'en éprit et la
protégea au pont d'exi-
ger de Mairet, poète
pensionné par lui, qu'il
écrivît pour elle des
pièces dont elle tien-
drait le principal rôle.
Avant d'être l'inter-
prète de Mairet, elle
aurait créé le person-
nage de Thisbé dans
le Pyrame et Thisbé de
Théophile de Viau.
Elle devait connaître
de plus grands hon-
neurs, car, vers la fin
de 1629, Le Noir et
Mondory son compère,
au retour d'un voyage
à Rouen, rapportèrent
le manuscrit de la pre-
mière pièce de Cor-
neille : Méliie. Ils jouè-
rent cette pièce dans
un jeu de paume de
la rue Berthault, tout
d'abord dans l'indiffé-
rence générale, puis au
milieu d'un enthou-
siasme grandissant. Il
y avait alors, dans leur
troupe, une autre ac-
trice d'un certain re-
nom, la Villiers, femme
d'un comédien. Ses ori-
gines sont si oLscures,
qu'on ne peut nette-
ment fixer son état
civil. Mondory, au dire
de Tallemant, en était
épris, mais elle le haïs-
sait. « La haine qui
fut entre eux, ajoute
le chroniqueur, fut
cause qu'à l'envi l'un
de l'autre ils se firent
deux si excellentes per-
sonnes dans leur mé-
tier. » La Le Noir
ou la Villiers jouèrent
d'original le principal
rôle Ae Mélil.:, puis de
Chtandre, puis de la Veuve, et de toutes les pièces
que Corneille écrivit au début de sa carrière. Il y eut
certainement rivalité de talent entre les deux femmes.
Il semble bien que Corneil e, comme Mondory, mar-
qua tout de suite une préférence à la Villiers, plus
touchante, plus émue, plus désignée pour représen-
ter les personnages de sentiment et de tragédie.
C'est en sa compagnie, assure Léopold Lacour, que
667
Mondory donne, à l'Hôtel de Rambouillet, une
aud.tion de la Vtrgmie de Mairet. Il l'emmène égale-
ment à Forges, en 1633, lorsque Richelieu l'y appelle
pour le distraire, et dans les sociétés mondaines od,
à l'occasion de mariages, on offre la comédie.
Cette prédilection indisposa-t-elle la Le Noir, plus
belle que sa rivale ? On ne le sait, l'oujours est-il
Kalx^Ua Autiiviiài, Juiia uiie rvpri;i»ei)Uiltuu dv» Ijviuêi, d'a^rré» Ulw p«iauire du muiétf Carnavalet.
Kronris^ice de la « Mariane h de Tristan L'Hf>rrnJte, erart par Abraham Bosse, en IC37.
Mondory, sur lesU'ade. dans le râle d'Uérode; la ViUiers, debout À droite, dans le r<Me de Mariaoe.)
qu'elle quitte en 1634 le théâtre du Marais, récem-
ment fondé par Mondory, retourne à l'Hôtel de
Bourgogne oii elle fait désormais partie de la troupe
royale, et le 10 décembre, jouant dans le Trompeur
puni de ScuJéry, y attire une telle afQuence, que ce
théâtre refusa des spectateurs.
Dès lors, entre 1634 ei 1637, la Villiers et Mondory
forment une sorte de • ménage tragique ». Leur troupe
a été amputée par le roi d'éléments excellents.
Néanmoins, ils l'ordonnent de telle sorte, qu'elle
ne tarde pas à surpasser l'autre. Corneille continue à
travailler pour elle. On peut même penser que Médit,
sa première œuvre tragique, lui est inspirée par le
sentiment de posséder, bonne fortune inespérée,
deux interprètes de génie. Mondory incarne, dans
cette pièce, Jason, et la Villiers Médée. Tous deux
aussi joueront l'admirable il/arian« de Tristan Lher-
mite. Et Corneille enfin leur confia le sort du Cul.
La Villiers fut, en efiet, la première CUmène : caci
est une certitude.
On sait que Mondory fut arrêté, au milieu de sa
merveilleuse carrière, en 1637, par une attaque
d apoplexie qui lui la.ssa une paralysie de la langue.
La mime année, la Villiers entrait à l'Hôtel de
Bourgogne. Elle y demeura jusqu'en 1660, date à
laquelle elle se retira du théâtie. Sa rapide orai?on
funèbre, écrite en 1670 par le gazetier Robinet, nous
donne la conviction qu à l'Hôtel elle continua à tenir
des rôles tragiques. On n'en peut malheureusement
désigner aucun.
Là, comme précédemment au Marais, elle eut pour
compagne Madeleine du Pouget, femme de François
Chatelet, dite la Beauchasteau. Celle-ci fut presque
continuellement une acirice de second ordre, bien
qu'on lui ait confié le rôle de Camille dans Horace, et
celui de Jocaste dans Œdipe. Molière railla son jeu
superficiel, et signala sa maigre intelligence profes-
sionnelle. C'était pourtant une femme d'esprit, re-
cherchée par la société, où elle donnait, chose rare
à cette époque, des leçons de déclamation. Elle mit
au monde le petit de Beauchasteau, poète précoce qui,
tout enfant encore, publia, salué lomme un phéno-
mène par tous les écrivains de son temps, la Lyre en
668
jeune Apollon ou la Muse naissante du petit de Beau-
chasleau. Elle mourut à Versailles en 1683, pension-
naire de i.ooo livres, bonne bourgeoise ne regret-
tant rien de son brillant passé.
Deux autres actrices faisaient partie de la troupe
de l'Hôtel de Bourgogne à cette époque, la Valiotte
et uns certaine demoiselle La Fleur, femme, dit
Léopold Lacour, du farceur Gros-Guiilaume. On ne
possède guère sur la première que des renseigne-
ments d'ordre galant. On se perd en conjectures sur
l'autre. Elles accompagnaient, dans leurs triomphes,
des actrices de plus haut mérite, la Bellerose et la
Beaupré. Celles-ci attirent, en effet, une attention
plus vive, i-éopold Lacour n'I.ésite même pas à con-
sidérer la première comme « une étoile de première
grandeur ».
Nicole Gassot, femme tout d'abord de Mathias
Meslier et attachée avec lui à une troupe errante, de-
vint veuve et épousa, en 1630, Pierre Le Messier,
sieur de Bellerose. Ce dernier ne tarda pas à devenir
l'un des acteurs favoris du public, et prit la direction
de l'Hôtel de Bourgogne. Peut-être sa situation ex-
ceptionnelle valut-elle à la Bellerose des raisons
premières de succès. C'était, assurent les contempo-
rains, une belle fille aux cheveux d'or et qui jouait
avec une tendresse passionnée. En 1657, Talleraant,
qui la connut certainement, la signale comme la
« meilleure comédienne de Paris ».
Elle dut beaucoup à Benserade. Tout juvénile en-
core, le poète la trouvait fort à son goût. Cet amour
le stimula à travailler pour le théâtre. Il écrivit des
pièces audacieuses comme Iphis et lante et des piè-
ces d'ardente passion comme Clcopâtre, pour la joie
d'y voir sa maîtresse triompher. Une mazarinade,
en effet, loue la Bellerose d'être une magnifique
Cléopâtre. Mais Benserade ne marquait pas aux
femmes une constance inaltérable. La chronique du
temps nous le montre papillonnant dans les ruelles,
puis, soucieux de fortune, attaché à la comtesse de
La Roche-Guyon. Dès lors, la Bellerose abandonnée
dut choisir d'autres rôles que ceux imaginés par lui.
Elle joua la Rodogune de Corneille. Puis on perd
la trace de son activité dramatique. On sait seule-
ment que son mari, devenu dévot, vendit ses ori-
peaux de théâtre à l'acteur Floridor, et qu'elle con-
tinua, sous la direction de ce dernier, sa profession.
En i65o, grossie au point de ressembler 0 à une
tour », elle céda à Victoire Guérin, femme de Ray-
mond Poisson, ses fonctions moyennant une pension
de mille livres. Elle mourut après 1670, laissant peu
de souvenirs dans la mémoire ingrate des hommes.
Du moins sa vie avait-elle été assez uniforme.
Celle de la Beaupré, son émule, présenta plus de
variété. On ignore presque tout des origines de cette
actrice. Comme les précédentes, elle dut débuter en
province, mais elle arriva à Paris précédée d'une
certaine célébrité. Gougenot, dans la Comédie des
Comédiens, nous la représente à 1 Hôtel de Bourgo-
gne comme jeune et belle, tenant des rôles de reine
et d'impératrice. Elle fut l'amie et peut-être la maî-
tresse du Gascon La Calprenède, et sans doute créâ-
t-elle cette Bérénice de la Mort de Mithridate, à
laquelle le poète matamore adresse l'expression de
sa gratitude.
P. us tarJ, la Beaupré, passée de l'Hôtel de Bour-
gogne au Marais, y fut la première Camille 3'Horac*
et la première Emilie de Cinna. Pourtant, les con-
temporains s'accordent à dire qu'elle excellait plutôt
dans la farce. On raconte même qu'au cours de l'une
de ces farces, elle vida, l'épée à la main, avec une
autre actrice, une querelle probablement d'amour.
La Beaupré blessa sa rivale, car elle était une fu-
rieuse amoureuse. La vertu ne l'étouffait point. Elle
dut souffrir de sentir l'âge peser sur ses épaules, et
de ne recueillir plus les applaudissements d'autre-
fois. Dédaignant la philosophie de ses compagnes
et leurs pensions, elle préféra l'exil. Elle quitta Paris
avec une troupe qui parcourait les Pays-Bas. Là
elle mourut, sans que rien de son sort nous soit
parvenu.
Léopold Lacour a vainement recherché quelles
furent les qualités principales de ces comédiennes, et
comment elles parvinrent à charmer le public. Par
contre, il nous renseigne sur leur auditoire. Plusieurs
écrivains ont soutenu que, seule, l'ingérence du car-
dinal de Richelieu dans les affaires de théâtre par-
vint à dissiper les scrupules que les dames de condi-
tion manifestaient à fréquenter ce mauvais lieu. En
réalité, duchesses et marquises y accouraient avec
une telle ardeur, que leurs maris furent ob.igés de
leur en interdire l'entrée. Elles goûtèrent la farce
aussi bien que la tragédie. Mais il est probable que
leur présence contribua à diminuer la grossièreté de
certains spectacles. De plus, la prédilection que ce
public choisi témoigna, dès son apparition, au con-
cept cornélien du théâtre, détermina auteurs et co-
médiens à supprimer tout à fait les grosses réjouis-
sances et pantalonnades. Des écrivains comme
Balzac félicitèrent Mondory d'avoir « nettoyé » la
scène 0 de toutes sortes d'ordures, et réconcilié la
volupté avec la vertu ». Après la mort de Louis XIII,
sous le masque hypocrite dont elles couvraient leurs
visages pour voiler leur gêne aux passages scabreux
des comédies, les plus hautes dames purent assister
Joseph Dédier (Pliol. Roi.)
LAROUSSE MENSUEL
aux spectacles. La tragédie classique était née. Elle
allait s'épanouir bientôt. Les oreilles chastes pou-
vaient désormais tout entendre. De même les chefs-
d'œuvre allaient rencontrer pour les jouer des acteurs
stables, organisés, disposant de protections efficaces,
sûrs du lendemain, cultivés pour la plupart, et doués
dans leur art d'un véritable génie. — Emile Maonb.
Sédier (Charles-Marie-Jose^A), professeur et
romaniste français, né à Paris le 28 janvier 1864.
Bien que né à Paris, Bédier est un créole de la
Réunion. Sa famille, d'origine bretonne, était venue
s'établir au début du xviii» siècle à l'île Bourbon, et
c'est dans cette colonie, où se maintiennent les tra-
ditions d'élégance intellectuelle de la vieille France,
que le nouvel académicien grandit et fit ses études.
Celles-ci achevées, il fut envoyé à Paris et entra en
rhétorique supérieure au lycée Louis-le-Grand où,
sous la direction de Merlet et d'Hatzfeld, il prépara
le concours de l'Ecole normale supérieure. Il y fut
reçu ert 1883 et en sortait trois ans plus tard agrégé
des lel très.
Durant son séjour à l'Ecole, Bédier s'était senti
attiré vers la littérature du moyen âge; les leçons de
Gaston Paris, dont il devint, au Collège de France,
l'élève favori, en-
gagèrent plus
avant dans cette
voie le jeune
agrégé, qui obtint
de fai eà I Ecole
normale une qua-
trième année,
avant d'aller oc-
cuper, de 1889 à
1891, une chaire
de littérature
française à l'Uni-
versité de Fri-
bourg (Suisse). Il
fut ensuite nom-
mé maître de
conférences à la
Faculté des
lettres de Caen.
C'est de cette
époque que date sa première publication savante,
une édition du Lai de l'ombre (1892). L'année sui-
vante, Bédier passait son doctorat es lettres avec
une thèse latine sur le poète français Colin Muset et
une thèse française sur les Fabliaux, travail remar-
quable qui le classa aussitôt parmi nos meilleurs
romanistes. Pourtant, il lui fallut presque aussitôt
sinon renoncer à ses études favorites, du moins s'en
écarter; en 1893, en effet, il était appelé à l'Ecole
normale comme maître de conférences. Tâche redou-
table pour un professeur de vingt-neuf ans, chargé
d'enseigner à uneélite intellectuelle particulièrement
exigeante. Aujourd'hui encore, Bédier avoue que ses
pires cauchemars sont ceux où il se revoit professant
à la rue d'Ulm. C'est qu'il y a chez ce savant un
grand fonds de modestie, môme de timidité, qui dis-
simule à ses yeux son réel mérite, sans parvenir
toutefois à le cacher à ceux qui écoutent ses leçons.
Les normaliens ne s'y trompèrent pas : ils surent
vite apprécier ce maître à la parole mesurée, nourrie
d idées et reflétant jusque dans ses hésitations le
travail méthodique et sûr d'une intelligence robuste
et vigoureuse. S'il est vrai que l'action d'un maître
se mesure non seulement à l'estime que lui témoi-
gnent ses élèves, mais aussi à la persistance du sou-
venir qu'ils en gardent, on peut affirmer que Bédier
exerça une vive Influence sur les dix générations
qui suivirent à l'Ecole normale son enseignement.
Lui-même retira de ces années particulièrement
laborieuses un réel profit; elles étendirent le champ
de ses travaux et développèrent son sens critique en
l'appliquant à des objets plus divers. Elles ne furent
d'ailleurs pas improductives : outre son admirable
adaptation de Triste» et Iseut (1900) qui répandit
son nom dans le grand public, Bédier publia un
volume d'Etudes critiques (1903) où sont abordées
avec une ingénieuse originalité diverses questions
d'histoire littéraire. En 1903, à la mort de Gaston
Paris, il parut le mieux qualifié pour remplacer son
ancien maître; il fut donc nommé professeur de
langue et de littérature françaises du moyen âge au
Collège de France, poste qu'il occupe encore aujour-
d'hui.
Dès lors, la biographie de Bédier, jusqu'à son élec-
tion à l'Acalémie française (4 juini920. V. p. 665),
n'offre d'autre particularité que la publication de
ses ouvrages : le Roman de Tristan par Thomas,
2 vol. (1903-1905), les Deux poèmes de la Folie de
Tristan (1907), les Légendes épiques, 4 vol. (1908-
1913) son œuvre capitale, enfin les Chansons deCroi-
sades (1909). Il convient cependant de mentiormer
les deux voyages que Bédier fit aux Etats-Unis en
1909 et en 1913. Depuis 1870, il existait entre l'Alle-
magne et l'Amérique un échange régulier et constant
de professeurs. La France, elle, n'était représentée
que par les conférenciers envoyés sous les auspices
de l'Alliance française. On eut enfin, en 1909, l'idée
d'envoyer un professeur astreint à faire dans cinq
N' 178. Janvier 1922.
universités américaines un stage de trois semaines.
Bédier fut désigné pour cette mission. Son second
voyage, en 1913, eut pour but d'organ ser un système
d'échanges, qui fonctionna tout aussitôt et que la
guerre seule interrompit.
bous ce rapport, Bcdier a grandement servi la cause
de l'influence française. C'est que, chez lui, patrie et
science sont inséparables ; et il s'efforce toujours de
mettre celle-ci au service de celle-là. On le v.t pendant
la guerre. Après avoir publié deux brochures d'un
grand retentissement : Comment l'Allemagne essaie
de justifier ses crimes, et les Crimes allemands d'après
des témoign''ges ailemands{igi5),i\ tut attaché àpar-
tirdu 16 avril I9i7auservice d'information du grand
quartier général : il put ainsi assister à la préparation
de la victoire, et consigna ses observations dans un
beau livre sur l'Effort français. Rendu par la paix à
ses études, il met actuellement la dernière main à une
édition savante de la Chanson de Roland. Il a en
outre pris, avec Marcel Prévost, la direction de la
« Revue de France ».
Brunetière et Gaston Paris sont les deux maîtres
qui ont présidé à la formation intellectuelle de
Bédier, et toute son œuvre est marquée de cette
double influence. Encore faut-il s'entendre sur le
sens de ce dernier mot, et n'y voir qu'une orientation
de pensée et une indication de méthode, car par ail-
leurs l'auteur des Légendes épiques est un esprit
d'une rare indépendance, qui n'a pas craint des'atta-
quer aux thcoriesde ses maîtres, chaque fois qu'elles
lui ont paru inexactes ou hasardeuses. Cet te recherche
exclusive de la vérité, Bédier la poursuit au besoin
contre lui-même. C'est ainsi qu'après avoir longtemps
suivi et prôné un mode de classement des manus-
crits — dont il donna mcmedansEes£<Kd«scr</)g««s
une ingénieuse applicationàproposde l'Entretien de
Pascal avec M. de Sact, -v-il n'a pas hésité à le reje-
ter, du jour où il a éprouvé quelques scrupules sur sa
légitimité. Abandonnant une méthoded'importation
germanique qui cachait une erreur fondamentale
sous les dehors d'une construction séduisante, il est
rcvenuàla tradition de nos grands humanistes. La
culture française nepourra qu y gagner.
Quoique isolé dans son œuvre, le volume d'Etudes
critiques suffit à nous renseigner sur la méthode de
Bédieren matière de critique littéraire. Cette méthode
tire son originalité de son caractère exclusivement
philologique. C'est en se tenant très près des textes,
en les soumettant à un examen minutieux, que Bédier
arrive à des conclusions toujours intéressantes, sou-
vent neuves : à démontrer par exemple que le Para-
doxe sur le Comédien, contrairement à l'opinion de
ceux qui l'attribuaient à Naigeon, est bien de
Diderot, ou encore à établù: la part — jusque-là
insoupçonnée — de fantaisie et d'emprunts qui se
mêle au récit que Chateaubriand a écrit de son
voyage en Amérique.
C'est en philologue aussi que Bédier a mené à
travers la littérature du moyen âge ses patientes et
fructueuses investigations. On s'en convaincrait faci-
lement en lisant les éditions qu'il a publiées de nos
vieux poèmes, et qu'enrichit un commentaire si nourri
et si savant. Mais son attachement à la lettre des
textes ne lui en masque point l'esprit. Tout au con-
traire, avec cette ssgacité pénétrante et cette intui-
tion qui n'appartiennent qu'au véritable savant,
Bédier sait découvrir derrière un texte la réalité
vivante qui l'a inspiré. Une page d'un écrivain est
éviJemment avant tout l'expression de sa pensée
personnelle, mais elle est aussi la résultante mys é-
rieuse du milieu où a vécu l'autour : elle est — pour
qui sait voir — le reflet des idées et des habitudes
d'une époque. C'est en interprétant de la sorte les
textes du moyen âge, que Bédier est parvenu à (Clai-
rer d'un jour nouveau le problème des origines de
nos vieux poèmes.
Dans son étude sur les Fabliaux, il a réfuté les
diverses théories jusque-là soutenues, et particuliè-
rement la théorie orientaliste — la plus générale-
ment admise,' — qui faisait venir nos fabliaux de
1 Inde. Son argumentation, appuyée sur de multiples
et minutieuses confrontations de textes, semble bien
convaincante. Il s'est gardé d'ailleurs d'édifier une
nouvelle théorie sur les ruines accumulées par sa
dialectique serrée : pour lui, <c l'immense majorité des
contes merveilleux sont nés en des lieux divers, en
des temps diveis, à jamais indéterminables». Conclu-
sion apparemment négative, qui peut décevoir les
gens épris de systèmes, mais qui paraît bien cor-
respondre à la réalité, et qui atteste en tout cas la
vigueur de l'esprit critique de Bédier, et sa rigueur
de discussion.
Les Légendes épiques font valoir des qualités diffé-
rentes, et se caractérisent surtout par l'ingéniosité de
la construction. Jusqu'à Bédier, on admettait que les
chansons de geste étaient, dans leur forme primitive,
contemporaines des événements qu'elles racontaient,
mais que nous n'en possédions que des remaniements
tardifs, plus récents de deux ou trois siècles. Telle
était la théorie soutenue notamment par Gaston Paris
dans son Histoire poétique de Charlemagne. Avec
une impitoyable critique, Bédier a miné cette hypo-
thèse, montrant que, dans les légendes épiques, le
résidu historique est très maigre, et se réduit à quel-
/V« 179. JMvIer 1922.
ques noms et au souvenir confus de quelques faits.
Remarquant en outre que les noms des principaux
liéros de nos chansons de geste sont ceux de fonda-
teurs ou de protecteurs d'abbayes qui se trouvaient
sur les routes des grands pèlerinages ou des foires
célèbres, il en a conclu que ces poèmes avaient été
composés pour le divertissement et l'édification des
pèlerins, et gue la trame en avait été fournie aux
jongleurs par les moines de ces abbayes. Le cycle de
Guillaume d'Orange se rattacherait aux monastères
d'Aniane et de Gellone et à la route deCompostelle,
celui de Girard de Roussillon s'expliquerait par le
pèlerinage de Sainte-Marie-Madeleine-de-Vézelay, etc.
Cette théorie a l'avantafre de supprimer l'hypothèse
toute gratuite de rédactions antérieures uniformé-
ment et mystérieusement disparues, et de faire des
chansons de geste des œuvres des xi», xii" et xm"
siècles, dont elles reflètent d'ailleurs manifestement
les idées, les mœurs et les sentiments. En outre,
Bé Jier accompagne sa démonstration d'untel luxede
preuves, qu'on saurait difficilement résister à une
aussi grande richesse d'érudition.
Cette érudition toutefois, loin d'étouSer chez Bédicr
le sentiment littéraire, le vivifie, pourrait-on dire, et
l'élève même parfois aux sommets de la poésie. A
force de fréquenter nos vieux trouvères, il a fini par
prendre un peu de leur âme, et c'est cette âme qui
l'a guidé dans sa délic.euse adaptation de Tristan et
Iseut. Travail d'érudit, puisqu'il a patiemment col-
ligé les différentes versions de ce roman pour les
fondre — autour du récit central de Béroui — en
un tout harmonieux ; mais aussi travail de poète,
qui a su à la fois conserver à ses personnages leur
physionomie pittoresque et naïvement archaïque, et
les animer de sentiments éternellement humains ;
travail de lettré enfin, qui n'ignore rien des ressources
d'une prose nerveuse, cadencée, et adroitement semée
d'archaïsmes savoureux.
A lui seul, ce petit volume résume les traits essen-
tiels de la physionomie de Bédier, une des plus re-
présentatives du savant français, méthodique et
scrupuleux dans ses recherches, d'une indépendance
d'esprit qui ne reconnaît d'autre autorité que celle
des faits, ingénieux dans ses hypothèses et prudent
dans ses conclusions, et par ailleurs sensible à la
beauté, épris lui-même d'élégance et ouvert à tous
les modes de l'activité de l'esprit. — F. Giirand.
Calcium. (Le calcium métallique et ses ap-
plications INDUSTRIELLES.) — Uncdcs dcmières nou-
veautés métallurgiques a été l'obtention en France,
du calcium à l'état métallique ; cet élément si ré-
pandu dans l'univers, puisque la terre et les eaux
contiennent presque toujours des sels de chaux, n'est
extrait cependant industriellement que depuis quel-
ques années.
Le premier, Davy, en 1808, avait par ses expé-
riences classiques de décomposition des sels par la
pile, en présence de mercure, obtenu le métal libre
■sous forme d'un globule solide très oxydable ; pen-
dant près d'un siècle, l'expérience ne put passer du
laboratoire à l'usine ; en 1898, Moissan prépara le
métal pur en réduisant l'iodure de calcium par un
grand excès de sodium ; mais la véritable prépara-
tion industrielle ne date que des essais électroly-
tiques, à l'imitation des méthodes utilisées pour
l'aluminium et le magnésium. Le problème fut
surtout étudié par les Allemands; en 1902, du cal-
cium spongieux à 90 p. % de pureté fut réalisé par
Borchers et Stockera ; un peu plus tard, Rathe-
nau et Suter, trouvant le véritable tour de main,
dotèrent l'industrie d'un nouveau métal utilisable;
le calcium presque pur (99,4 p. %) était décou-
vert, et depuis cette époque produit couramment
outre-Rhin.
La nécessité de notre défense durant la guerre a
modifié cet état de choses; le calcium, ainsi que nous
le montrerons plus loin, était utile pour fixer l'hy-
drogène, et jouait un rôle en aérostatique. En vue de
satisfaire à cette demande, la Société française d'élec-
trochimie, déjà outillée pour le magnésium, compléta
sa fabrication en produisant également du calcium ;
actuellement, cette société , dans son usine de Clavaux ,
s'est substituée aux producteurs allemands, nous
libérant du quasi-monopole de ceux-ci.
Préparation. — Pour préparer le calcium, le pro-
cédé le plus pratique consiste à électrolyser le chlo-
rure de calcium maintenu fondu ; le métal étant
liquide à 805° et le sel à 719°, il est inutile, comme
il faut le faire pour le magnésium ou l'alumi-
nium, d'ajouter des fluorures pour abaisser le
point de fusion du bain. Le chlorure de calcium
est un résidu d'industrie : la fabrication de la
soude Solvay en produit des quantités considéra-
bles; par suite, son prix de revient est intime, la
seule dépense que cette matière nécess.te étant sa
dessiccation et sa déshydratation qui exigent une
température de 8oo° ; de cette condition et du prix
du courant tlectrinue dépend la valeur du calcium;
or, l'avenir du métal est intimement lié à la valeur
à laquelle on pourra l'obtenir. Il fe présente en
succédané de l'aluminium et du magésium ; sa
substitution suivra naturellement les valeurs rela-
tives des trois métaux.
LAROUSSE MENSUEL
Quoi qu'il en soit, le chlorure anhydre est fondu
dans une cuve en fer à parois protégées par des
revêtements de charbon; ces revêtements sont reliés
au pôle positif, tandis que la cathode négative est
une tige de fer plongeant dans le bain ; un dispositif
permet son refroidissement par une circulation
interne d'eau. Peu à peu, par l'action du courant,
le calcium se séparant vient se fixer sur la cathode
et s'y solidifie, si bien qu'en soulevant celle-ci on
retire le métal aussitôt son élaboration, sous forme
d'un gros fil. Ce métal, souillé d'azoture, de chlorure
et de diverses impuretés, n'est utilisable qu'après
avoir été purifié, en le refondant en vase clos, sous
une couche de chlorure. Ce procédé permet de
préparer annuellement quelques centaines de tonnes
de métal.
Propriétés physiques. — Le calcium ainsi isolé se
présente comme une substance métallique, d'un bel
éclat, de couleur blanche légèrement jaunâtre. Sa den-
sité 1,54 'k l>6o
le classe parmi
les métaux lé-
gers, même
après le magné-
siura; le calcium
fond à 805"; pour
l'ensembledeses
propriétésméca-
niques, on peut
le rapprocher de
l'aluminium; il
esttoutefoisplus
cassant, mais sa
ductibilité et
sa malléabilité
sont telles qu'on
peut le travail-
ler au tour, au
laminoir, l'étirer
en fils, etc. Sa
conductibilité
électrique est
voisine de celle
du magnésium. Le tableau ci-dessous, dressé par
Flusin, professeurà l'université deGrenoble ( t Bulletin
de la Société d'encouragement pour l'Industrie natio-
nale », septembre I92i)> donne les constantes des
divers métaux légers (le cuivre étant indiqué comme
terme de comparaison).
Propriétés chimiques, — Si, à la température
ordinaire, le métal pur résiste assez bien dans l'air
sec, il s'altère légèrement dans l'atmosphère humide,
Schéma d'un four électrique pour préparer
le calcium : a, cuve en 1er; o, revêtement
en charbon ; c. catliode refroidie par circu-
lation d'eau.
669
de plomb (97Pb, sCa), beaucoup plus durs que le
plomb, convenables pour la fabrication des coussi-
nets comme métaux antifriction.
Si le rôle du calcium semble assez limité comme
substance métallique, ses applications chimiques
sont au contraire des plus importantes, rhacune de
ses propriétés pouvant faire l'objet d'une application
industrielle. Le pouvoir désoxydant permet de
l'employer en métallurgie à la place de l'aluminium
ou du magnésium dont il a toutes les propr.étés avec
encore plus d'énergie.
Dans le procédé de Valuminolhermie (V. Larousse
Mensuel, t. V, p. 557, art. aluminium), l'aluminium
en poudre mélangé à un oxyde met en liberté par
allumage le métal de celui-ci, formant avec l'oxy-
gène combiné une scorie fluide d'alumine ; le
calcium agit de même, le seul inconvénient est que
son poids atomique supérieur entraine un poids de
matière d un tiers plus grand, et en outre le bain
calcique est peu fusible ; sous cette forme, la
substitution ne serait guère avantageuse ; elle le
devient au contraire si l'on emploie un alliage
d'aluminium et de calcium (40 de calcium, 60 d'alu-
minium): les scories sont beaucoup plus fuibles
(300° de moins que l'alumine). Comme cet alliage
se pulvérise aiïément au mortier, son usage en
place d'aluminium est à recommander, car on
connaît les difficultés pour préparer économique-
ment l'aluminium pulvérulent nécessaire pour ces
travaux de réduction.
L'affinité pour l'oxygène, l'azote et le soufre est
utiUsable pour purifier les métaux en fusion : une
petite quantité ajoutée au moment de couler amé-
liore les qualités du lingot en évitant les bulles, les
soufflures, et tous les inconvénients des matières
oxydées dans la masse {métal rouverin) ; ce traitement
convient tout particulièrement au nickel, au cuivre
et à ses alliages. L'affinité pour l'azote est utilisable
pour purifier les gaz et leur enlever leurs dernières
traces d'azote (préparation des gaz rares de l'air :
argon, néon, etc.). Enfin, le calcium peut remplacer
le sodium dans les réductions organiques; les réac-
tions sont beaucoup moins violentes, et par suite
moins dangereuses.
L'affinité pour l'hydrogène a reçu d'un chimiste
français, Jaubert (1906), une application importante;
en effet, l'hydrure formé permet l'emmagasinement
de quantités importantes d'hydrogène restituables à
volonté, par simple addition d'eau.
L'opération se réalise en chauffant, en vase clos,
le calcium dans un courant d'hydrogène ; le métal
se transforme en hydrure : CaH^ ; cette substance
CONSTANTES
Densité à 15°
Point de fusion
Point d'ébullition
Coefficient de dilatation linéaire x lo*
Chaleur spécifique
Conductibilité thermique (C. G. S.)
Résistivité électrique (en ohms ; cm) x lo*
Coefficient de température
Conductibilité électrique (en ohms) x 10 *
Section de conducteurs équivalents
Poids de conducteurs équivalents
Charge de rupture du métal coulé {kg : mm') ....
Poids atomique
Chaleur d'oxydation par atome-gramme d'oxygène
(calorie par kg)
CUIVRE
ALUMINIUM
MACNisiUH
1,72
CALCIUM
SODIUM
8,94
2,70
1,57
0,97»
1.082°
658»
651°
805°
96'.5
2.300»
1.800°
1.120°
1.700°
88o°
16
23
25
•
72
0,093
0,217
0,248
0,150
0.308
0,95
0,48
0,28
•
0,36
1,73
=,9
4,5
4,6
4,8
39 X 10'
42 X 10*
42 X 10*
36 X 10'
48 X lO»
578
34,55
22,2
2, 18
2,11
z
1,67
2.60
2,65
2,74
I.OOO
506
500
465
298
16
7
9
5
>
2.71
24,3
40.1
23
.
129
144
152
101
car il décompose l'eau : lentement à froid, et très
rapidement à chaud ; ces phénomènes sont encore
accélérés avec un métal impur. Encore plus actif
que le magnésium, à haute température le calcium
réagit sur un très grand nombre de substances :
vers 800" même, en fil, il brûle dans l'air avec
une flamme jaunâtre très vive, en fixant l'oxygène
et l'azote de l'atmosphère, donnant un mélange de
chaux et d'azoture ; sa combinaison avec l'hydro-
gène n'est pas moins intéressante : l'hydrure de
calcium est formé facilement dès que l'hydrogène
se trouve en présence du métal chauffé. Le pouvoir
réducteur sur les oxydes est également intense;
le calcium déplace la plupart des métaux souvent
avec violence, les isolant ou formant avec eux
des alliages.
Applications. — Cet ensemble de propriétés donne
une idée des nombreux débouchés qui s'offrent
au calcium métalUque : si, au point de vue méca-
nique, son utilisation en tant que substance mé-
tallique, fils, lames, lingots, est encore restreinte,
son emploi comme conducteur électrique ne pré-
sente pas à l'heure actuelle assez d'intérêt par
suite du prix plus avantageux de l'aluminium et
de la nécessité de le protéger contre les agents
atmosphériques.
En combinaison avec d'autres métaux, il est pos-
sible d'établir quelques alliages utiles ; parmi ceux-ci,
les plus importants font ceux d'aluminium (90 à 92
Al, 8 à 10 Ca) pour pièces légères de fonderie, et ceux
est une sorte de pierre grise commercialement dési-
gnée sous le nom d'hydrolithe ; en présence d'eau,
cet hydrolithe s'hydrate et libère son gaz bydro-
CaH' -I- 2H"0 = 2H" + Ci(OH)'
Ilydrure Eau. Hydn>> Chaux,
do calcium. gène.
Cette réaction peut être mise à profit par les
aérostiers pour gonfler leurs ballons, une réserve
d'hydrogène ainsi solidifié suit le parc d'aérosta-
tion ; au moment de l'utilisation, un appareil
monté sur une voiture permet l'action de l'eau
sur le produit, et la mise en liberté de l'hydrogène:
un kilogramme d'hydrolythe dégage plus d'un mètre
cube d'hydrogène ; la voiture militaire peut débiter
le gaz à la vitesse de 1.500 m' à l'heure (V. Larousse
Mensuel, t. Il, p. 640, art. hydrogène). Durant la
guerre, cette précieuse propriété fut employée par
nos soldats ; ce fut, du reste, durant cette période,
la principale application du calcium.
■Tel est le résumé de nos connaissances indus-
trielles sur le métal calcium ; si de nouveaux travaux
sont encore nécessaires pour en faire un succédané
de l'aluminium dans les constructions, le chapitre
des applications ch miques n'est qu'cntr'ouvert ; déjà
très intéressant, sans doute nous réserve-t-il encore
des surprises : l'abaissement du prix de revient est
le plus grand progrès que l'on puisse réaliser ; avec
le calcium à bas prix, de nouvelles applications
seront encore rendues possibles. — M. MoLiNit.
670
Cantilever [vir] (Ponts, ressorts). — Le mot
cantiUver est un terme anglais entré dans le langage
technique français, où il est employé particulière-
ment dans la construction métallique et dans l'indus-
trie automobile. Il signifie, en anglais, console. Son
étymologie est obscure, et Incertaine; les encyclo-
pédies anglaises le font dériver du mot cant, angle,
inclinais )n, et du verbe français lever. Il est employé
en anglais principalement pour désigner une console
de grande portée, supportant un balcon, une galerie,
une large corniche, voire un escalier.
C'est dans ce sens de console, que le mot cantilever
a d'abord été employé dans le langage technique
français. Onl'appliquait Spécialement à certains ponts
métalliques.
Les ponts cantilever sont des ouvrages dont les
poutres principales se prolongent en porte-à-faux au
delà de leurs appuis ; ces extrémités en porte-à-»aux
(en cantilever, ou console) supportent à leur tour une
poutre de portée réduite, et par suite légère. La
fig. 1 montre la disposition schématique d'un tel
ouvrage. Sur chacune des deux piles A repose une
poutre cantilever B, qui prend appui d'autre part sur
la culée correspondante C. Entre les deux extrémités
libres des poutres B est suspendue la poutre cen-
trale D, de portée réduite. Ce système présente un
gros avantage économique pour les ponts de grande
LAROUSSE MENSUEL
suspendu celui des organes qui reposent directement
sur la route sans intermédiaire élastique, c'est-
à-dire : les roues, les essieux et la plus grande partie
des ressorts eux-mêmes. Quand les ressorts sont fixés
aux essieux par leur partie épaisse (/îg. 2), on peut
d'ailleurs considérer leur poids tout entier comme non
Fig. 3. — Sttspension cantilever : l'essieu est flxé sur le ressort,
qui trausmet la poussée, et résiste au couple.
suspendu. Or, il importe grandement que le poids
non suspendu soit aussi faible que possible : pjus le
poids est élevé, plus les chocs sont violents, et plus
l'usureest rapide. On a d'ailleurs pu exprimer laqua-
Flg. 1. — Cantilever à voie inférieure.
portée. Si l'on devait franchir l'intervalle des piles A
avec une poutre libre unique, il faudrait lui donner
une section beaucoup plus grande que celle qui suffit
à la poutre D, laquelle n'a, dans l'exemple figuré,
qu'une longueur égale au tiers environ de l'ouverture
libre.
L'emploi des ponts cantilever, qui présente de
nombreuses variantes, permet d'ailleurs d'atteindre
des portées qu'on ne pourrait réaliser avec des
Fig. 2. — Suspension par ressort à pincette proprement dit.
poutres ordinaires. C'est ainsi qu'on a construit
suivant ce système le pont de Québec, sur le Saint-
Laurent, qui avec ses 547 mètres d'ouverture libre,
est la plus grande arche du monde. Il a été achevé
en 1917.
Le célèbre pont du Forth, en Ecosse, construit de
1882 à 1889, et qui comporte une ouverture de
518 mètres, est également unr pont cantilever, dans
lequel les consoles ont une très grande longueur par
rapport à la poutre centrale, relativement réduite.
Cet ouvrage a été pendant longtemps le plus grand
pont du monde.
Enfin, l'on applique encore le terme « cantilever»
à des pièces de charpente, métallique ou en béton
armé, présentant une disposition analogue à celles
que nous venons de signaler.
Dans l'industrie automobile, on a employé, depuis
quelques années, le mot « cantilever » pour désigner
une nouvelle dis-osition des ressorts de suspension,
présentant précisément un porte-à-faux. Celte nou-
velle disposition a pour but d'augmenter la souplesse
de la suspencion, d'en réduire le poids, et de faciliter
l'amortissement desoscillations.
Rappelons que, dans un véhicule quelconque, et en
particulier dans une voiture automobile, on appelle
poids suspendu le poids du châssis, de la carrosserie
et des accessoires, qui reposent sur les essieux par
l'intermédiaire de ressorts. On appelle poids non
lité de la suspension par le rapport du poids suspendu
au poids non suspendu, rapport qui est évidemment
d'autant plus élevé que le poids non suspendu est
plus faible.
On a donc eu naturellement l'idée de constituer la
suspension non plus par un ressort ordinaire double
comme celui de la figure 2, mais par un ressort fixé
au châssis par une extrémiré et par le milieu (^g. 3)
et portant l'essieu à l'autre extrémité : c'est le ressort
cantilever, — ou par un demi-ressort fixé au châssis
par sa partie épaisse, et portant l'essieu à son extré-
mité amincie. On a d'ailieurs donné aux ressorts de
ce type des formes diverses, et les suspensions can-
tilever présentent, suivant les constructeurs, de nom-
breuses variantes.
Le ressort, la suspension cantilever sont donc
bien des organes disposés « eu console ».
En somme, le mot cantilever n'a pas une significa-
tion sensiblement différente de celle du mot français
console, qui aurait pu suffire à exprimer l'idée traduite
actuellement dansie langage technique pir ce terme.
D'ailleurs, un certain nombre d'ouvrages techniques
datant de quelques années appellent simplement
« ponts-consoles » les ponts que nous avons signalés
plus haut. L'expre-sicn«ressoit-console»eûtété aussi
expressive que celle de ressort cantilever. — P. Calfas.
Chemin de Damas (le), pièce en trois
actes, de Pierre Wolfî, représentée pour la première
fois au théâtre du Vaudeville le 8 novembie 1921.
Le Maurat est très riche et très mak.eureux. Il
souffre d'une affection cardiaque aggravée par le
dégoût de la vie et des hommes, le mépris, le dédain,
la défiance, la solitude dans laquelle il se sent perdu
au milieu des êtres qui 1 entourent par intérêt et le
fréquentent par cupidité. Il voit partout des para-
sites et des mendiants. Il a donné l'ordre à sa dac-
tylographe de déchirer toutes les demandes de
secours. Il ne croit plus à rien, ni à la sincérité, ni à
la bonté. Il a le cœur sec et vide. Il est impuissant
et solitaire. Le premier acte, qui nous le montre
dans un luxueux salon chinois de son hôtel du parc
Monceau, nous fait connaître trois de ses familiers :
le savant professeur docteur Garnier, qui le soigne
avec un dévouement assez mal récompensé ; un vieil
et excellent ami, Degonet, qui a son franc-parler,
et ne lui ménage ni les conseils, ni les vérités, ni les
sévérités: Le Maurat le rabroue durement. Le troi-
sième ami est Cazeaux, quémandeur effronté, insa-
tiable et malin, abondant parleur, avocat retors de
ses besoins. Nous le voyons essayer de vendre à
son riche prolecteur des paniers de Champagne, et
une bague ancienne cher souvenir de famille : la
scène est divertissante ; on comprend que les façons
d'êtres de ce genre aient conduit notre Crésus à la
négation de tout.
Cependant, il va devenir sous nos yeux bon, sen-
sible, charitable, tendre, amoureux, jaloux de son
«• 179. Janvier 1922.
bonheur. Ce miracle est le sujet de la pièce. Il est
dû à une jeune étudiante en médecine, Jeaimine
Fabry, candidate au doctorat, que nous apercevons
au premier acte. Elle est venue demander à Le Mau-
rat une introduction auprès du professeur Garnier,
qui fera partie de son jury. Le pauvre riche fait à
peine attention à elle, et l'oublie dans un petit salon
où il lui avait dit d'attendre.
Au second acte, plusieurs semaines ^e sont pa»-
sées. Le Maurat est plus malade, plus éneivé, plu»
irritable que jamais. II donne, ce soir-là, une fête
brillante. Par la grande baie du salon, derrière de
splendides tapisseries flottantes, on aperçoit la table
somptueusement servie, tout étincclante de cristaux
et de lumières, les hommes en habit, les femmes en
ravissantes toilettes : ce sont des actrices et des
demi-mondaines. Le Champagne vendu par Cazeaux
coule à flot dans les coupes . Tous et toutes sont
dans un état voisin de l'ébriété. Ils tiennent des dis-
cours inconsistants, et portent des toasts. Ils entou-
rent une voyante lucide qui a été convoquée, et qui
fait les prédictions les plus banales et les plus niaises.
Le Maurat, pareil à Timon d'Athènes, promène un
regard de dégoût sur tous ces hôtes dont il connaît
l'indiflérence égoïste. Mais, en lui, une pensée domine
toutes les autres, et c'est celle qui lui rappelle Jean-
nine Fabry.
Dans l'intervalle qui sépare le premier et le Se-
cond acte, il l'a revue; il a été touché par sa dou-
ceur bienveillante et ses bons conseils. Peu à peu
il a senti naître en lui un intérêt irrésistible qui le
porte vers elle. Ce soir, au milieu de l'ivresse géné-
rale, il se rend compte de la place qu'occupe dans
ses n'flexions la future jeune doctoresse. Il éprouve
soudain l'impérieux désir de la voir. Malgré l'heure
avancée, il l'envoie chercher, comme on manderait
un médecin de nuit. Celle-ci arrive, croyant qu'il
s'agit d'un malaise à guérir: elle est vite détrompée.
Le moderne Sardanapale se précipite sur l'objet de
sa convoitise. Il la saisit brutalement dans ses bras.
La jeune fille indignée se dégage, et veut s'enfuir.
Elle s'arrête en regardant ce pauvre homme qui
s'écroule désespéré et fait entendre de douloureuses
lamentations sur sa déception, son abandon et sa
souffrance. Une grande pitié envahit le cœur de la
jeune fille, qui s'éloigne doucement en promettant
de revenir voir son malade.
Au troisième acte, nous sommes dans le jardin de
l'hôtel ; il donne de plain-pied sur le parc Monceau
où l'on verra, dans les allées, s'approcher les visi-
teurs : le parasite Cazeaux, qui fait une cour mala-
droite et grossière à Jeannine Fabry, à son retour
de la Faculté où elle vient de passer brillamment sa
thèse de doctorat ; une religieuse de la salle d'hôpi-
tal où Jeannine étudiait ; le bon Degonet, à la fois
confident et conseiller de la convalescence de son
ami. Le Maurat ne dissimule plus aux autres ni à
lui-même la grande passion que Jeannine lui a ins-
pirée, et qui l'a moralement et complètement méta-
morphosé : il donne des secours aux pauvres, il fait
des générosités à sa dactylographe, il a le regard
clair et souriant, la vie est belle, les hommes sont
ses frères, et Degonet sourit à Jeannine, l'auteur du
miracle. Le duo du Crésus et de la jeune savante
est aimable, touchant, ému. Rien n'est encore tout à
fait décidé, mais on prévoit.que Le Maurat est trop
amoureux et Jeannine trop délicieusement troublée
pour que ces deux êtres tardent beaucoup à xmir
leurs destinées.
Le thème choisi par l'auteur était particulièrement
ingrat et difficile. Le Maurat appartient à une mino-
rité très restreinte d'individus dont lame et la
mentalité ne participent pas tout à fait aux condi-
tions générales de l'humanité. L'extrême richesse
est un cas d'exception. Le cas est aggravé en l'espèce
par le fait que ce richard nous est présenté comme
un être insupportable, odieux, tout au moins anti-
pathique, maussade, atrabilaire, détraqué, malade,
presque fou. Au théâtre, le public s'intéresse assez
peu d'abord aux gens d'argent — voyez Mercadei
ou Turcaret, — et moins encore aux malades, aux
fous, aux êtres malsains.
Pierre Wolfi a fait preuve d'une maîtrise sûre
d'elle-même, d'une intelligence perspicace, d'une
observation pénétrante et adroite, de solides qua-
lités d'analyse, et d'une connaissance rare de son
métier, en nous présentant ce type de riche malheu-
reux. Le style a du naturel, une vérité ou impla-
cable ou spirituelle, et de la justesse. On peut re-
gretter que la convalescence de son malade n'ap-
paraisse qu'au troisième acte, et que deux actes
sur trois soient consacrés à la peinture de la mé-
lancolie. On eût aimé aussi que la médication ne
se passât pas toujours dans les entr'actes, et l'on eût
volont.ers assisté aux converrations fortifiantes du
désabusé avec sa bienfaitrice. En négligeant ces
éléments de succès plus facile, l'auteur a joué la
difficulté ; et c'est son éloge, de constater qu'il n'a
pas échoué. — Léo Claretie.
Les principaux rôles ont été tenus par M""' Germaine
Derraoz (Jeannine Fabry), Ellen Andrée f3/"* Nicolle,
voyante}, Marcelle Barry (Sœur Marie-TfUrése), et par
MM. Victor Francen (Le M'urat}, André Dubosc (Degonet),
André LefaurCCawaH*^, JoStc (Professeur Garnier), etc.
tf 179. Janvier 1922.
r
LAROUSSE MENSUEL
&n
Inuigiuation du Monument à P»al Déroulèdc. Celle inauguralion a eu lieu, k Metz, au milieu d'une foule énorme, le 16 oclobr» 1921. — Fhot. Roi.
Dérouléde (le Monumentà Paul). — Le i6oc- '
tobre 1921 a été inauguré, à Metz, le monument édifié
à la mémoire de Paul Dérouléde. Il s'élève, non loin
de la porte Serpenoise, avenue du Maréchal-Foch
(anciennement Kaiser Wilhelm RingJ, exactement
à l'endroit où se dressait la statue de Frédéric III,
qui fut déboulonnée par les Me-sins le 18 novem-
bre 1918. Le bronze même de l'effigie renversée fut
employé à la fonte de la statue nouvelle, œuvre du
sculpteur Ernest Dubois. L'orateur et poète patriote
est représenté dans une attitude qui rappelle bien
son ardeur généreuse. Tandis que le poing gauche
se ferme dans un geste énergique, la main droite
va saisir un drapeau. Assises à ses pieds et étroite-
ment serrées l'une contre l'autre, une Alsacienne et
une Lorraine lèvent vers lui des yeux pleins d'espé-
rance. Plus bas, devant le haut piédestal, un Poilu,
également coulé dans le bronze, sonne la charge,
et lève de la main gauche le rameau de la victoire.
L'inauguration eut lieu sous la présidence de Louis
Barthou, ministre de la guerre, assisté du maréchal
Pétain et du commissaire général Alapetite, tn pré-
sence de M"" Jeanne Dérouléde, sœur du poète, et
de nombreuses délégations de sociétés patriotiques.
Des discours furent prononcés par l'ancien maire
Prével, président du comité du monument, par le
maire en exercice Winsbach, par Louis Barthou, par
.Maurice Barrés, président de la Ligue des patriotes
de France, Marcel Hubert, Hennebicque, président
de la Ligue des patriotes de Belgique.
Le ministre de la guerre fit entendre un discours
d'une grande élévation de pensée. Après avoir rap-
pelé que le traité de Versailles a réparé le tort fait
en 1871 à la France et à l'Alsace-Lorraine, et que la
France, « après une nouvelle guerre, qu'elle n'avait
ni provoquée ni voulue », recevait le prix de sa
patience et de ses sacrifices, il porta sa pensée vers
celui qu'on souhaitera.t de voir encore là :
Pourtant, Dérouléde étant mort, il manquait un témoin
à cet acte, et j'ose le dire, une signature à ce traité. Le
Chevalier de la Patrie était absent du triomphe de la patrie.
Pendant quarante-trois ans, il avait parlé, et il avait écrit,
il avait açi et il avait prié pour elle. Malgré les vicissitudes
d'une existence tumultueuse et ardente, qui l'avaient jeté dans
des polémiques retentissantes et dans des aventures auda-
cieuses, mali;ré les apparences passagères et trompeuses où
plus tard il ne se reconnaissait pas tout entier lui-même,
Paul Dérouléde n'avait eu que la passion de la France : il
lui avait donné son cœur.
Puis il retrace le portrait du disparu. Dérouléde
avait de redoutables rancunes contre ceux dont il
jugeait les idées funestes au salut de la patrie ; mais
LAROUSSE MENSUEL. — V.
il était toujours prêt à rendre justice à un adver-
saire, du jour où il le voyait servir le pays. A la fois
sincèrement républicain et adversaire résolu du ré-
gime parlementaire, il comptait toujours sur les res-
sources du caractère français dont il définissait le
rôle en termes prophétiques :
Ah ! le peuple I le peuple de France 1... Il n'en est pas
de plus soumis aux lois de l'Etat ; il n'en est pas de plus
dévoué, de plus tenace, de plus héroïquement obstiné à tout
Paul Dérouléde (18*6-11)1*). — l'hot. Pierre PeUt
supporter et à tout tenter pour ce qu'il croit être le bien de
la nation et le service de la patrie. Quelle union alors dans
la défense nationale I Quel coude à coude des pauvres et des
riches, de l'humble et du puissant, du fort et du faible !
Quel cœur à cœur des hommes et des femmes, quand flotte
au vent le drapeau des batailles, et que la patrie est en
danger I...
Après avoir montré le rôle de Dérouléde comme
poète, l'orateur rappelle son amour de l'armée : ^
Cette armée ne fut jamais destinée à une provocation.
Ceux-là mêmes qui doutaient que > la grande réparation
piit sortir du droit > et qui pressentaient que la force corri-
gerait le tort fait au droit par la force, ne songeaient pas
à une guerre d'agression. Fidèle au souvenir de Gambetta,
dont il ne renia jamais l'attitude prudente et les sages con-
seils, Paul Dérouléde ne confondait pas la revendication
imprescriptible du droit meurtri qui crie justice, avec la
revanche oil l'orgueil blessé poursuit une satisfaction venge-
resse. On l'a calomnié, et nous ne savons que trop dans quel-
les ofhcines la calomnie distillait son poison pour discréditer
mensongèrement la France aux yeux du monde. N'est-ce
pas Dérouléde qui mettait le pays en garde contre les
pièges où pouvait tomber un patriotisme « irraisonné et dé-
raisonnable » ?
Enfin, leministre delà guerredéfinit, en terminant,
le rôle de la France. Elle doit rester prévoyante,
garder une force capable d'imposer à l'Allemagne
l'exécution de ses engagements. Elle repKJUsse toute
imputation d'impérialisme ou d'intentions agressives.
Fidèle à ses alliances, attentive à écarter les divi-
sions, elle doit avoir le même cri de ralliement : t Qui
vive ? France ! »
Dans son discours, Maurice Barrés préconisa f la
création devant l'Alsace-Lorraine et jusqu'au Rhin
d'une zone de désarmement moral > :
Puisque l'heure de la justice unanime et complète est
venue, il faut que devant cette pierre du plus illustre des
porte-paroles du patriotisme français dans le dernier demi-
siècle, le monde se rende compte de la modération du génie
de la France. Nous dêûons que l'on trouve dans l'œuvre
écrite ou parlée de Paul Dérouléde un seul mot d'impéria-
lisme ; elle n'est, d'un bout à l'autre, que la plus ardente
revendication de la chair dont nous fûmes amputés. Et ses
âls spirituels sont assurés de demeurer les interprètes de sa
tradition, en confiant au cours de la Moselle des paroles où
ils mêlent à la volonté de faire exécuter le traité de Ver-
sailles le désir de favoriser tous ceux qui, dans la Germanie,
veulent sincèrement désarmer.
Quand nous propageons cette idée d'un réveil des ancien-
nes parentés sur le Rhin et sur la Moselle, et d'une coopéra-
tion dans la paix, nous avons conscience d'être les exécu-
teurs de la volonté posthume de Dérouléde, les exécuteurs
de cette volonté qu'il nous a tracée dans son Testament,
La cérémonie s'est terminée par ime remise de
décorations, et un défilé des troupes de la garnison
dans la ville brillanmient pavoisée. — Pierre Bassït.
Dupré (Ernest), médecin français, né à Marseille
en 1862, mort à Deauville le 2 septembre 1921.
Fils d'un professeur de réthorique au lycée de Mai^
seille, qui fut ensuite nommé au lycéeCondorcct,àPa-
ris, c'est danscette ville qu'Ernest Dupré commença ses
études de médecine. Interne de Brouardcl, Lantlouzy,
Chaufiard, il s'occupa d'alx>rd de racdecme générale,
et donna, outre sa thèse inaugurale sur les /«/«-
25'
672
tions biliaires ^1891) d'intéressants travaux concer-
nant les Infections salivmres et divers sujets de mé-
decine infantile. Mais bientôt il marqua une orien-
tation très nette vers les études de pathologie ner-
veuse et psyclliatri^ueoù se reconnaissat l'influence
lie son maître, l'al.énisteMolet. C'est ainsi qu'en 1894
il publiait un mémoire sur le Ménm^isme, que l'on
peut définir l'ensemble des symptômes dénotant un
trouble fonctionnel méningo-cortical sans lésions
anatomiques décelables, et qu'en 1897 il rédigeait
les leçons professées par Thoinot sur les attentats
aux mœurs et les perversions sexuelles. Cette spécia-
lisation ne fit que s'accentuer par la suite, après qu'il
eut été nommé au concours professeur agrégé à la
Faculté de Paris (i898)etmédecindes Hôpitaux (1899).
C'est comme psychiâtre,en eUet,queDupré restera,
et comme l'un des plus érudits, des plus curieux et
des plus tins parmi ceux qui ont tenté d'approfondir
le mécanisme des désordres psych ques et mentaux.
.MoQumeot à Paul Dérouiède, à Melz, œuvre d'ErucBt Dubois.
(Hliol. E. 1-rillol.)
C'est de psychiatrie qu'il traita de préférence dans
sesleçonsdela Faculté, coramedans lesdillérents ser-
vices hosp taJiers dont il eut la direction. Il lit
même quelques leçons, sur ces sujets favoris, à la fa-
culté de Droit. Ses fonctions d'expert devant les tri-
bunaux (1899), puis de médecin adjoint et u.térieu-
rement de médecin en chef (1905) de l'infirmerie
spéciale de la préfecture de police lui permirent sur-
tout de donner sa mesure. Ce service du Dépôt fut
pour lui un champ de recherches particulièrement
fécond dont il regrettait seu.ement que les sujets,
mis en liberté ou dirigés vers les asiles ou les prisons,
lui échappassent trop prématurément. Il y continua
avec éclat l'enseignement de médecine légale psy-
chiatrique qu'y avait inauguré Garnier, et une foule
d'auditeurs, qui n'étaient pas seulement des méde-
cins mais aursi des sociologues ou des littérateurs
(on retrouverait la trace de cet enseignement dans
plusieurs oeuvres de Paul Bourget), venaient là écouter
sa parole élégante, facile et brillante, ses leçons tou-
jours pleines d'aperçus ingénieux ou profonds et
d'instructive philosophie. Plus tard(i9i8) il remplaça
Gilbert Ballet comme professeur de clinique dçs
maladies mentales à l'hospice Sainte-Anne, mais la
maladie l'obligea vite à abandonner sa chaire et il n'y
fit, avant sa mort, qu'une courte réapparition.
Dupré, qui ava t inventé le mot « méningisine «.ne
cessa pas d'enrichir le vocabulaire méJical de mots
nouveaux nécessaires pour désigner les entités bien
délimitées de la pathologie psychologique et qu'il fut
souvent le prem.er à identifier. C'est ainsi qu'il décri-
vit la « mythomanie », qui est la tendance native au
Eraeit Dapi«. (Pbat. Ilanael.)
LAROUSSE MENSUEL
mensonge, à la fabulation et à la simulation, et en étu-
dia les rapports avec l'hystérie et les délires d'imagina-
tion, le «puérilisme», la a constitution émotive», su-
jet sur lequel il revient à diùérentes reprises.Il faut en-
core citer, parmi les plus marquants de ses travaux,
ceux qui concernent la pathologie de l'imagination,
les déséquilibres de la motilité, de la sensibilité et
des instincts, les
perversions ins-
tinctives, la va-
leur du témoi-
gnage, la para-
lysie générale et
les psychopathies
organiques, etc.
Il restera en
outre, de lui, des
rapports qui
constituent une
contribution ma-
gistrale à l'étude
de la médecine
légale, et parmi
lesquels il sied
de mentionner
ceux qui ont trait
auxafiairesUlmo
et Soleilland.
Pendant la guerre, Dupré fut chargé, au Val-de-
Grâce, avec Marcel Briand, Maurice de lleury et
Delmas, du triage des psychopathes militaires.
C'était, au physique, un homme petit, élégant,
vif, spirituel,d'une érudition remarquable servie par
une étonnante mémoire, etd'une remarquable culture
littéraire. Sa figure fine était entourée de cheveux
précocement blanchis, et éclairée par des yeux bleus
pleins d'éclat derrière le lorgnon. A l'Académie de
médecine, où il avait été élu en 1918, il prit part à
toutes les discussions qui abordaient en quelque
manière les sujets qu'il préféra toujours. Il était
officier de la Légion d'honneur. — D' H. Bodudit.
Foucauld (Charles de), explorateur du Maroc,
ermite au Sahara, par René Bazin (Paris, 1921). —
En lisant le beau livre consacré par René Bazin à
Charles de Foucauld, explorateur du Maroc et ermite
au Sa I ara, on se croit volontiers transporté aux
premiers temps de l'ère chrétienne, et l'on imagine
plus aisément avoir affaire à l'un de ces moines
dont on peut lire l'histoire dans la Légende dorée,
qu'à un ancien élève de Saint-Cyr. Même de nos
jours, les exemples de conversion et de retraite au
couvent ne sont pas rares, mais l'existence que
Charles de Foucauld, dans les premières années du
xx° siècle, voulut mener et mena, a quelque chose
de singulier et de patliétique.
Il semble bien à René Bizin qu'il faut voira l'ori-
gine de cette vie deux faits spirituels, sur lesquels
tout a été bâti : « premièrement, la passion dont il
éta t épris pour le monde oriental, et qui n'était
point un amour de la couleur et du pittoresque seu-
lement, mais avant tout une prédilection pour la
solitude, le silence, l'extrême simplicité de costume,
de nourriture et d'habitation à laquelle on s'y peut
réduire sans singularité ; en second lieu, l'énergie, la
violence intérieure de cette volonté qui poursuivra
la perfection évangélique avec la même ardeur, la
même ténacité, la même absence de toute peur qu'on
a remarquées dans le jeune officier entreprenant son
voyage au Maroc ».
Charles-Eugène de Foucauld naquit à Strasbourg
le 15 septembre 1858. Il nétait pas pourtant d'ori-
gine alsacieime, appartenant à une famille du Péri-
gord ; son père était sous-inspecteur des forêts.
Son enfance fut pieuse; mais sa mère mourut le
13 mars 1864, et la même année, le 9 août, son père
disparaissait. Le petit garçon restait seul avec sa sœur.
On confia les deux enfants au grand-père maternel,
Charles-Gabriel de Morlet, colonel du génie en
retraite, qui avait près de soixante-dix ans. La
guerre étant 'urvenue, celui-ci emmena les enfants à
Berne. A la fin de la campagne, tous s'installèrent à
Nancy, où Charles fut mis au lycée. Après son bac-
calauréat, le jeune homme vint à Paris, à la Rue des
Postes, pour préparer Saint-Cyr : « A dix-sept ans,
écrit-il plus tard, j'étais tout égoïsme, tout vanité,
tout impitté, tout désir du mal, j étais comme allo-
lé. » Il fut reçu pourtant à Saint-Cyr en 1876, mais
l'un des derniers, et il sortit de l'école comme il
y était entré. Il passa ensuite à Saumur. Envoyé
euiin à Pont-à-Mousson, au 4" huss irds, il y mena
une vie brillante mais fâcheuse. En 1880, son régi-
ment partit pour l'Algérie. A Sétif, le lieutenant de
Foucauld fut un objet de scandale. Il se lit mettre
en non-activité, et se retira à Evian. Mais, au prin-
temps de 1881, se proJuit l'insurrection de Bou-
Amama. L'officier demande alors à rejoindre son
régiment, on le lui accorde: il se ri vêle un soldat et un
chef. Les Arabes produisent sur lui une grande im-
pression, et, l'insurrection terminée, il demande un
congé pour faire un voyage dans le Sud. On le lui
refuse, il démissionne. 11 prépare avec soin son
vbyage, et, voulant le faire déguisé en juif, afin de
mieux passer inaperçu, il apprend l'arabe et l'hébreu.
«• 179. Janvier 1»22.
Ce fut le 10 juin 1883, qu'il quitta Alger pour le
Maroc. Il aiTiva le 20 à Tanger. Son voyage devait
durer jusqu'au 23 mai 1884. Il fait la route en rabbin
d'Alger, allant quêter des aumônes, s'enquérir du
sort et des besoins de ses frères. Le chemin fut péni-
ble. Vivre constamment avec les juifs marocains fut
au jeune homme un supplice intolérable. Mais il tra-
vailla. Il avait emporté des instruments : « une
boussole, une montre et un baromètre de pochi-
pour relever la route, un sextant, un chronomètre et
un horizon à huile pour les observations de longi-
tudes et de latitudes, deux autres baromètres holos-
tériques, des thermomètres fronde et des thermo-
mètres à minima pour les observations météorolo-
giques 1. Grâce à ces instrumen's, il put rapporter
une œuvre scientifique, à la fois géographique, mili-
taire et politique : la Reconnaissance au Maroc. C'est
aussi un journal de route, mais Foucauld ne s'attarde
pas aux descriptions. S'il y en a, elles ront brèves,
justes d'ailleurs car l'âme du voyageur s'accorde avec
le paysage. Voyageant dans l'inconnu, il note des
renseignements précieux de toutes sortes, et il fait
preuve d une endurance et d'un courage singuliers.
Par Fez, par Taza, par Sefrou, il avait atteint le
Maroc saharien. La Société de géographie, pour ses
découverte*;, devait lui donner la première de ses
médailles d'or.
Après quelques mois passés en Algérie, pendant
lesquels ilvérifie ses notes, Foucauld vient en France ;
puis il repart pour visiter les oasis d'Algérie. Le
23 janvier 1886, il est de retour à Nice, d'où il gagne
Paris où il s'installe rue de Miromesnil. Il voit la
société la mieux choisie et la plus sérieuse. De dou-
ces influences familiales et féminines l'enveloppent.
Il reprend les documents qu'il a rapportés de son
voyage, pour en faire un livre vivant. Il lit beau-
coup aussi, et notamment les philosophes. Mais
l'événement capital de son existence est, sans doute,
à ce moment, la rencontre de l'abbé Huvelin. L'abbé
Huvelin, qui était alors vicaire à Saint-Augustin,
produit sur lui une forte impression. C'est à son
confessionnal qu'alla s'agenouiller Charles de Fou-
cauld, après plus de treize ans d'incroyance.
A cette date pourtant, ses livres paraissent en
librairie : Itinéraires au Maroc et Reconnaissance an
Maroc. Le succès en est très vif, mais ce succès ne
saurait le retenir dans le monde. Il a soif de solitude,
et il veut aller la chercher en Terre sainte. En dé-
cembre 1888, il est à Jérusalem. Il n'y reste que peu
de temps. Dès mars, on le voit de retour à Paris,
mais c'est pour préparer son entrée dans les ordres.
11 fait une retraite chez les Bénédictins, à Solesmes,
il en fait une autre à la Grande-Trappe, une troi-
sième à Notre-Dame-des-Neiges ; à Clamart, enfin,
sous la direction d un jésuite, il étudie sa vocation
religieuse : i Je suis revenu hier de Clamart, écrit-il,
et j'y ai pris enfin, en grande sécurité et en grande
paix, d'après le conseil formel, entier et sans réserve,
du Père qui m'a dirigé, la résolution à laquelle je
pense depuis si longtemps : c'est celle d'entrer à la
Traope. » Le 15 janvier 1890, il quittait Paris pour
Notre-Dame-des-Neiges.
Notre-Dame-des-Neiges est bâtie sur les hauts
plateaux des monts du Vivarais, dans une contrée
sauvage. Charles de Foucauld y fit son noviciat sous
le nom de Frère Marie-Albéric. Il y laissa le souve-
nir d'un homme très pieux, presque excessif dans
son austérité, mais pondéré dans son jugement. La
seule chose qui lui fût difficile fut l'obéissance; mais
il était décidé à se mater. En 1890, il quitte Notre-
Dame-des-Neiges pour la Trappe de Cheïkhé. C'est,
au delà d'Alexandrette, dans le vilayet d'Adana, un
monastère d'une pauvreté extrême. Le 2 février 1892
eut lieu la cérémonie de sa profession religieuse ; et
son directeur assure « qu'il n'a point encore rencon-
tré dans sa longue vie une âme si entièrement à
Dieu ». Pourtant, Foucauld ne se trouve pas satis-
fait : « Ce n'est pas, écrit-il, toute la pauvreté que
je voudrais, ce n'est pas l'Abjection que j'avais
rêvée, i Et l'abbé Huvelin s'inquiète un peu : 0 Je
trouve, dit-il, qu'il veut trop de choses ; et je crains
ici un peu d'inquiétude d'esprit, et de cette recherche
constante du mieux, qui jette dans l'agitation. » Car
il souhaite maintenant de vivre, hors de la Trappe,
une vie de solitude ; il songe même à fonder une
autre communauté ; mais la règle qu'il veut fixer
parait à tous impraticable. On ne lui accorde qu'une
autorisation : c'est d'essayer de vivre, hors de la
Trappe, une vie toute cachée; ma. s on lui impose
d'abord une épreuve : c'est d'aller étudier la théolo-
gie à Rome, pendant environ deux ans. A Rome, où
il est en novembre 1896, il devient étuJiant; mais le
conseil général de l'ordre examina bientôt son cas,
et les Pères, reconnaissant qu'il avait une vocation
exceptionnelle, lui rendirent sa liberté, pour qu'il pût
suivre cette vocation.
Il partit pour Nazareth, et se présenta devant
l'abbesse de Sainte-Claire, qui l'accueillit pour être
-acristain, et faire de petits travaux ; et bientôt on
le reconnut pour un saint homme, et on lui laissa
toute liberté. Il étudie la théologie ; il médite, et il
prie. Sa renommée de sainteté parvient jusqu'à
Jérusalem. La Mère Elisabeth du Calvaire voulut le
voir; et après l'avoir vu elle disait: • Nazareth ne
«• 179. Janvier 1922.
s'est pas trompé : c'est vraiment un homme de Dieu,
nous avons un saint dans la maison. • Elle l'exhorla
à entrer dans les ordres ; mais il répondait : • Etre
prêtre, c'est me montrer, et je suis fait pour la vie
cachée. > Enfin il se décida, mais sans renoncer pour-
tant à sa vocation particulière. En août 1900, il va
quitter la Terre sainte.
C'est à Notre-Dame-des-Neiges qu'il se prépare au
sacerdoce. Au monastère, sa retraite commence le
29 septembre 1900. Sa vie s'écoule dans une médita-
tion continuelle. Sa première messe est dite le
10 juin 1901 ; mais il n'entend pas rester à la Trappe.
11 veut s'établir dans l'Afrique du Nord ; et il obtient
des autorités civiles et religieuses l'autorisation
« d'établir entre Aïn-Sefra et le Touat, en l'une des
garnisons françaises n'ayant pas de prêtre, un petit
oratoire public, avec la sainte réserve, pour les be-
soins des malades, d'y résider et d'y administrer les
sacrements ». A la fin d'octobre, l'oasis de Beni-
.^bbès l'accueille.
C'était, à proximité du Maroc, une des plus jolies
oasis du Sud-Algérien, mais l'un des endroits où se
rencontraient le plus de misères inconsolées. A l'aide
lie quelques tirailleurs, le prêtre construisit son ermi-
tage, pauvre assemblage de cabanes en terre. Là, les
heures vont s'écouler, pour lui, partagées entre les
devoirs de charité, de travail manuel, de lecture, et
les devoirs de prière. Il s'est fixé une règle rigoureuse;
mais, s'il est dur pour lui-même, il est doux pour les
autres. Il quête, et avec le produit de ses quêtes il
rachète les captifs. Il est humble, et sa puissance
sur les chrétiens et sur les infidèles vient de son
humilité même. Des officiers français lui rendent
visite, notamment le commandant Laperrine, avec
qui il entretiendra toujours des relations étroites.
Un seul souci, qui ne le quittera jamais, le trouble :
établir une communauté autour de lui, fonder une
règle. Un seul désir l'émeut : pénétrer jusqu'aux
régions habitées par les Touareg, pour les gagner à
la civilisation et à la religion. En attendant, comme
il est le seul prêtre dans ces régions immenses, s'il
apprend que des Français sont en péril au loin il y
court, et il passe, sans escorte et sans peur, à travers
les dangers.
Mais il a demandé l'autorisation d'aller en recon-
naissance dans le Touat et le Tidikelt, parmi les
Touareg. Il lobtient. Le regret de Béni-Abbès le
fait encore hésiter. Il se met en route, pourtant.
C'est le 13 janvier 1904. Il se joint à un convoi com-
mandé par le lieutenant Vart, du 2<^ chasseurs d'Afri-
que ; ,et il entre le i*' février à Adrar. Le voyage se
poursuit par In-Salah, jusqu'à Akabli. En route, le
Père de Foucauld fait des aumônes, ne perdant ja-
mais une occasion d'entrer en rapport avec les indi-
gènes, prenant des notes sur ce qu'il voit, sur ce
qu'il entend. Il résumera, à son retour, son expé-
rience dans une longue note : Observations sur les
voyages des missionriaires dans le Sahara. Une nou-
velle expédition l'emmène bientôt à El-Goléa ; mais
dès la fin de janvier 1905 il reprend à Béni-Abbès sa
vie sédentaire.
Laperrine lui proposa d'aller passer l'été au Hoggar.
Le Père de Foucauld hésite, parce qu'il espère encore
transformer en fondation durable son œuvre person-
nelle de Béni-Abbès. Mais, sur les conseils de l'abbé
Huvelin, il se décide. Le 3 mai, il part pour Adrar.
lamanrasset, village de vingt feux, en pleine mon-
tagne, à 700 kilomètres d'In-Salah, est le lieu qu'il
choisit. La solitude l'entoure. Il n'y a pas d'événe-
ments. Il n'y a que les menus incidents de la vie
quotidienne, les méditations, les prières. Trois fois
pourtant il viendra en France : en janvier 1909, et
son séjour durera vingt jours ; en I9ir, et son séjour
durera un mois ; en mai 1913, et son séjour durera
trois mois et demi, parce qu'il accompagne un jeune
Targui qu'il veut habituer à la civilisation fran-
çaise.
En Afrique, on le considère comme un marabout.
Chacun l'accueille avec respect et amitié. Avec
Laperiine, il fait le tour de l'Ahaggar; et l'on peut
voir la trace très nette de son influence et de ses
efforts dans les progrès que fait vers la civilisation
le Hoggar. « Le Père de Foucauld, écrit le docteur
Hérisson, contrairement à ce qui se dit des hommes
célèbres, granJisait démesurément quand on le
voyait tous les jours et de près. » En 1911, il part
pour l'Asekrera où il habite dans une masure à
2.900 mètres d'altitude. A mesure que savie avance,
augmente le goût qu'il a pour la solitude. « Cette
douceur de la solitude, écrit-il, je l'ai éprouvée à
tout âge, depuis l'âge de vingt ans, chaqtie fois que
j'en ai joui. Même, sans être chrétien, j'aimais la
solitude en face de la belle nature, avec des livres,
à plus forte raison quand le monde invisible et si
doux fait que, dans la so.itude, on n'est jamais seul.
L'âme n'est pas faite pour le bruit, mais pour le
recueillement, et la vie doit être une préparation du
ciel non seulement par les œuvres méritoires, mais
par la paix et le recueillement en Dieu. » C'est dans
ce recueillement qu'il vit ; c'est au milieu de cette
paix. Son temps se passe dans la prière et le travail,
et dans la charité. On ne peut dire cette vie au jour
le jour. 1 1 faut lire les lettres, les notes du Père, dont
René Bazin donne d'abondants extraits.
LAROUSSE MENSUEL
En 1914, quand la guerre éclate, il songe à rejoin-
dre l'armée ; mais, sur le conseil de son ami Laper-
rine, il reste, gardant au milieu des tribus hostiles
• une attitude de confiance et de sourire». Cependant,
le i" décembre 1916, une vingtaine de nos ennemis
s'emparent de lui. Ils ont l'intention de le garder
comme otage ; l'un deux pourtant, par peur sans
doute, le tue d'un coup de fusil. Le corps, dépouillé
de ses vêtements, fut abandonné dans un fossé, où on
le retrouva plus tard. Telle fut la vie merveilleuse de
l'Ermite du désert, que René Bazin nous conte avec
piété. — Claude Barjac.
Histoire ânancière de la France
depuis 17" 15 (S«^(«), par Marcel Marion. T. III:
La Vie et la Mort du Papier-monnaie (20 septem-
bre i7g2-4 lévrier 1793). — [V. Larousse Mensuel,
t. V, p. 40.]
En un temps où le papier-monnaie a de nouveau
envahi tous les marchés financiers, où il semble que
l'assignat ait reparu sinon en France, du moins tout
près de nos frontières, le nouveau volume de Marcel
Marion paraît d'une actualité particulière. Tout au
cours du récit, les rapprochements viennent à l'es-
prit, eu dépit de dissemblances évidentes. l'îais,
comme à la veille et au lendemain de la Terreur,
l'abondance croissante d'une monnaie fiduciaire que
ne garantit plus une réelle valeur mobilière ou
immobilière proportionnée produit les efiets perni-
cieux que l'historien signale dans toute la vie éco-
nomique du pays : dans la Russie, dans l'Autriche
et même dans l'Allemagne contemporaine, on voit
reparaître, par suite de la dépréciation du papier-
monnaie, ces prix formidables que les denrées de
première nécessité atteignirent en France sous le
Directoire : le sucre à 1.600 francs la livre, le pain à
150 francs, et les chaussures à 20.000 francs !
Verra-t-on également, quelque jour, les gouverne-
ments supprimer eux-mêmes radicalement ces billets
innombrables, comme le firent les financiers de
l'an IV pour rétablir les cours normaux, — suppres-
sion aussi radicale que celle des assignats ? non
sans doute, puisque ceux-ci eurent toujours une
valeur difiérente de la somme d'argent qu'ils étaient
censés représenter, puisque, aussi, ils n'eurent jamais
cours de fait dans les campagnes où le numéraire ne
cessa de circuler pour leur plus grand profit.
Dès le début de la Convention, des critiques s'éle-
vèrent contre le régime du papier-monnaie. Saint-
Just exposa que la crise économique s'accentuait en
proportion de l'afflux de la monnaie de papier. Le
gouvernement n'en décréta pas moins la création de
400 puis de 800 nouveaux millions d'assignats
(i" février 1793). Une nouvelle hausse des prix s'en-
suivit, et tout aussitôt éclata l'émeute du 25 février.
De nouveaux rapports lus au comité des finances
signalent le danger de la voie où l'on s'est engagé,
mais nécessité fait loi, il faut soutenir a la guerre
sacrée contre les tyrans coalisés » ; aux trois mil-
liards déjà circulant, sur proposition du comité la
Convention vote l'addition de 1.200 millions d'assi-
gnats ; à ceux qui cependant faisaient mine de s'in-
quiéter, on répondait que, si le passif montait à
4.900 millions, l'actif atteignait 7.700 millions, les
biens des émigrés étant, à eux seuls, évalués à plus
de 3 milliards.
De pareilles mesures ayant pour eHet des hausses
successives des prix, la Convention en arrive logique-
ment à la taxation et à la loi du maximum, votée le
4 mai après de longues discussions ; l'emprunt forcé
sur les riches, dit < Emprunt d'un milliard », fut voté
le 20 mai, malgré l'opposition de quelques girondins
qui osèrent demander une définition du mot «riche»,
et signaler comme Lanjuinais « qu'il ne manquait
pas de soi-disant sans-culottes plus riches que les
gens désignés comme tels ».
Les montagnards, maîtres de la situation après le
2 juin, tentèrent im instant d'enrayer le mouve-
ment : on décréta la démonétisation des assignats à
face royale, on dispensa de l'emprunt forcé les sous-
cripteurs de l'emprunt volontaire ; mais on voulut
renforcer les peines contre le refus d'acceptation des
assignats: la mort fut prévue, et ce fut pour les
massacreurs un nouveau prétexte qu'ils ne laissèrent
pas échapper.
Mais on ne décrète pas la confiance. Le maximum,
au fur et à mesure qu'il est appliqué, raréfie la mar-
chandise (ce sont des phénomènes que nous avons vus
dans les crises récentes), au point que les représen-
tants aux armées prennent un arrêté de dérogation
aux lois du 4 mai, pour éviter que la subsistance de
l'armée manque totalement avant le mpis d'août ; de
même à l'armée d'Italie, Robespierre jeune procède ft
des achats en numéraire ; de même encore Duhem et
Lesage-Senault à l'armée du Nord. Il est donc faux
de prétendre que le maximum permit, à bas prix,
la subsistance des armées. « A voir les choses de
près, dit au contraire Marcel Marion, on constate
que le maximum fut plutôt un obstacle, et que ce
n'est pas son application, mais au contraire sa vio-
lation, qui rendit possible le difficile approvisionne-
ment des armées. »
Mais comment le gouvernement révolutionnaire
arrive-t-il à une situation financière telle, que la
fabrication des assignats devienne la seule façon pour
lui d'administrer le pays ? c'est ce que l'historien,
avec son habituelle franchise, étudie dans un cha-
pitre qu'on ne peut dire édifiant.
Les dépenses militaires sont formidables, en dis-
proportion complète avec l'étendue des opérations
et le chiffre des effectifs. Mais la Convention a donné
plein pouvoir à ses membres en mission, qui dispo-
sent de tous les fonds des régions dans lesquelles ils
sont envoyés. Un tel exemple n'est pas fait pour
encourager l'administration centrale aux économies ;
les fournisseurs commettent de véritables « fripon-
neries », et l'armée, malgré les sonmies dépensées,
reste dans le dénuement qu'on a bien souvent
signalé.
Les dépenses civiles, aussi mal réglées que les mili-
taires, entraînent des abus que l'ancien régime, même
sous Calonne, n'avait pas commis. Elles se grossis-
sent d'ail-
leurs cha-
que jour de
nouveaux
chapitres,
d'origine
purement
politique.
Des alloca-
tions spé-
ciales sont
accordées à
des villes et
à des dépar-
tements re-
présentés
par des purs
de la Mon-
tagne, pour
y maintenir
les denrées
à des prix
tout diffé-
rents de
ceux des
campagnes.
Paris, en ShIm Ju.t.
ce sens,
mange beaucoup plus d'argent que de pain ; on peut
évaluer à un million par semaine, calcule Marion,
la somme qui lui est allouée pour éviter une crise
économique qui pourrait amener de nouveaux trou-
bles ! Et comme les subventions accordées aux four-
nisseurs municipaux ne suffisent pas à maintenir
normal le coût de la vie, on ranime, à coups d'allo-
cations, le zèle des sans-culottes : allocation de qua-
rante sous à ceux qui sont présents aux assemblées
de leurs sections (9 septembre 1793), indemnités
spéciales à ceux qui montent la garde autour des
aristocrates et suspects détenus dans leurs propres
maisons; le 13 brumaire de l'an III, Cambon recon-
naîtra « qu'on avait organisé un gouvernement qui,
en simple surveillance, coûtait 591 millions par an ».
Par ailleurs, le recouvrement des impôts était de
plus en plus difficile : les agents des contributions ne
se souciaient pas d'exiger la rentrée de fonds dont les
propriétaires pouvaient être les amis du régime, et
leur valoir une vengeance qui pouvait être terrible.
674
De plus, la Convention discutant perpétuellement
des réformes qu'elle ne pouvait parvenir à mettre
sur pied, on maintenait provisoirement des contribu-
tions qu'on condamnait dans le même temps : ne
voulut-on pas, quelque jour, remplacer la contribu-
tion mobilière par un impôt en nature proposé par
Delacroix ; Cambon répondit que la meilleure solu-
tion serait la plus prompte. Les impôts qui rentrent
le plus rapidement sont les taxes révolutionnaires
décrétées arbitrairement par les représentants en
mission. « Rien n'est comparable, écrit Laplanche,
aux services que m'a rendus cette corne d'abondance.
...Les riches nous ont déclaré la guerre, les riches
la payeront en détail. Deux jours m'ont sufh, à
Bourges, pour une levée de deux millions. • Mais cet
argent si vite perçu ne passe point par les caisses
publiques : < Demain, je ferai distribuer, sans qu'il
en coûte rien à la nation, 20 livres par tête à 5.000
ou 6.000 pauvres sans-culottes. >
Quelques autres comptent sur les pièces d'or et
d'argent, sur les objets formés de ces métaux pré-
cieux ; les perquisitions qui se généralisent ont pour
but officiel la recherche de « ces louis abhorrés où
se profile la face du tyran », et bon gré mal gré les
victimes se dépouillent — inutilement, puisque les
révolutionnaires enfouissent ces trésors sans les
faire servir à la chose publique.
La situation continue à empirer jusqu'au g ther-
midor, malgré les efforts de quelques convention-
nels qui
réussissent
à édicter
des mesures
préserva-
trices : le
décret du
14 frimaire
de l'an II
fut l'un
d'eux ; il
tendait à
renforcer
les pou-
voirs de la
Conve n-
tion, à res-
treindre les
préroga-
tives des
dép arte-
mentsetdes
districts,
mais aussi
« aucune
taxe ne de-
vait être
levée, aucun
emprunt forcé ou volontaire établi, qu'en vertu
d'un décret ; les taxes révolutionnaires des représen-
tants du peuple n'auraient d'exécution qu'après ap-
probation de la Convention, sauf en pays ennemi ou
rebelle •. Le 18 frimaire, un nouveau décret annu-
lait toutes réquisitions forcées de matières d'or et
d'argent faites par des représentants ou des comités
révolutionnaires; mais il était rapporté le lendemain,
et repris avec quelques correctifs le 15 nivôse. Cam-
bon et le comité des finances luttaient, mais en vain,
contrôla gabegie croissante que favorisait l'existence
delà richesse apparente représentée par les assignats.
Malgré la prétendue réduction des dépenses, l'ex-
cédent sur les recettes était, au printemps de 1794, si
régulier, que le décret du 21 floréal chargeait la Con-
vention t de statuer chaque mois par un décret par-
ticulier quelle serait la somme que les commissaires
de la Trésorerie seraient aftorisés à faire sortir de
la caisse de la fabrication des assignats pour com-
pléter le déficit (sic) qui existerait entre les recettes
et les dépenses du mois, d'après le compte présenté
par la Trésorerie nationale ». La guerre prolongée
constituait la principale difficulté financière de la
République. « Il ne faut pas vous dissimuler, écrit
Carnot le 11 germinal, que nous sommes perdus si
vous n'entrez bien vite en pays ennemi pour avoir
des subsistances et de^i effets de tout genre, car la
France ne peut soutenir longtemps l'état lorcé où
elle se trouve en ce moment... Il faut vivre aux dé-
pens de l'ennemi, ou périr... La défensive nous désho-
nore et nous tue... » Heureusement, Wissembourg
ouvre aux armées françaises le Palatinat, et, bientôt
après, Fleurus permet l'entrée en Belgique.
« Je ne néglif;erai rien, écrit de Bruxelles, le
25 messidor, le représentant Laurent, pour que la
République tire le meilleur parti de cette capitale
des Pays-Bas... J'ai une liste de tous les donataires
qui ont fait des dons patriotiques à S. M. l'empereur
et roi pour faire la guerre à la République, et ces
donataires pullulent sur toute la surface de la Bel-
gique. Ils sont riches ; je les ramènerai à l'égalité
par la bourse. » L'assignat y fit son apparition en
même temps que le sol.lat français, qui ne payait
qu'avec cette monnaie, tandis que les contributions
de guerre rapidement levées allaient garnir les
caisses du gouvernement révolutionnaire. — Et
c'étaient là, d'ailleurs, procédés de bonne guerre.
Uizarc Carool.
LAROUSSE MENSUEL
Mais, pour énergiquement qu'ils aient été employés,
ils ne suffisaient pas à rétablir l'équilibre financier,
que la politique terroriste persistait à détruire par
les mesures les plus démagogiques. Thermidor mar-
qua un temps d'arrêt, car la réaction thermidorienne
se fit sentir dans l'administration financière comme
partout ailleurs. Cambon, qui ne s'était séparé, de
Robespierre qu'à l'avant-veille de la chute du tyran,
se sentit plus libre dans ses critiques, et obtint de la
Convention de meilleurs résultats. Dénonçant les
dilapidations dans les fournitures aux armées, les
scandaleux abus d'allocations, il fait voter des dé-
crets qui rapportent les mesures prises, et provoquent
des explications difficiles. Le 4 fructidor, un décret
oblige les anciens représentants en mission à rendre
compte devant le comité des finances de leurs dé-
penses extraordinaires et secrètes. Quelques semaines
plus tard, il s'élève contre le nombre et les préten-
tions des fonctionnaires : « Si l'on n'y prend garde,
bientôt les deux tiers des Français seront salariés
sous différents titres, car ces dénominations ne sont
pas difficiles à trouver, et celui qui est parvenu à se
faire donner le titre de quelque fonction publique,
cherche bientôt à s'en faire payer. Un des grands
vices d'un Etat démocratique est le grand nombre
des fonctionnaires publics salariés... » — Onnesait
vraiment si toutes ces critiques datent de' 1794, on
bien de 1921 !...
La vente âes biens nationaux, sur lesquels étaient
gagés les assignats, fut une des mesures les plus
mal exécutées, de la Révolution. D'une opération qui
pouvait être fructueuse, on s'occupa surtout de faire
une opération politique. Certes, il était utile que ces
biens passassent en un grand nombre de mains, et
contribuassent à une plus large répartition de la
propriété. Mais des mesures avaient été prises sous
la Terreur, qui restreignaient la liberté des enchères.
Pourtant, le 22 fructidor, les thermidoriens, pour
montrer sans doute au peuple des campagnes qu'ils
étaient aussi bons républicains que leurs prédéces-
seurs, défendaient une motion présentée par Fayau,
qui transformait les ventes publiques en une sorte
de distribution par petits lots payables en vingt ans.
Et, ce qui est encore un signe des temps, Barère
défendait la motion en disant : « Il est afireux de
voir que, pendant que l'émigration des traîtres et la
punition de^ conspirateurs ont démoli des fortunes
énormes et les ont fait tourner au profit de la liberté,
des banquiers, des agioteurs, des fournisseurs des
armées viennent, avec les fonds qu'ils ont volés au
peuple, tenter de rétablir des fortunes colossales. »
Cambon, Bourdon de l'Oise eurent quelque peine à
faire rejete:r une proposition soutenue par des argu-
ments de cette valeur.
Dès le lendemain de Thermidor commença la
campagne tendant à rendre au commerce la liberté,
en supprimant les mesures restrictives et surtout le
maximum. Le 30 fructidor, Blutel avait dit : « Jus-
qu'ici on n'a considéré dans le commerce que l'avan-
tage qu'en retirent les personnes qui s'y livrent.
Revenons enfin aux vrais principes, et examinons-le
sous les rapports qui l'attachent au bien général. »
Le 26 vendémiaire, était rendu un décret limitant le
droit de réquisition qui avait paralysé l'agriculture
deux ans durant. En même temps on modifia la loi du
maximum, en autorisant que les prix de 1793 fussent
augmentés des deux tiers, mesure insuftisante, qui
n'allait pas tarder à soulever de nouvelles colères,
puisque dans la plupart des cas elle était inappli-
cable.
Le 17 frimaire, Thibaudeau s'attaque directement
au principe du maximum : t Je regarde cette loi,
dit-il, comme la source unique de tous les malheurs
que nous avons éprouvés ; elle a ouvert une large
carrière à tous les fripons, elle a couvert la France
d'une foule de contrebandiers, et ruiné les hommes
de bonne foi qui respectaient vos lois... L'opinion
générale paraît être pour le rapport de cette loi. »
Le 2 nivôse, les comités de Salut public, de sûreté
générale, de législation, de commerce et des finan-
ces concluaient à l'abolition de toutes taxes fixant
le prix des denrées et marchandises, et à la suppres-
sion de toutes réquisitions.
Le 4 nivôse fut votée la loi supprimant le maxi-
mum. Marcel Marion, qui résume les attaques dont
cette suppression fut l'objet, fait remarquer que ce
n'est pas la liberté rendue au commerce qui tut la
principale cause des renchérissements de l'an III,
mais bien la dépréciation croissante de l'assignat,
dont, à partir de ce jour, la condamnation apparut
aux véritables financiers plus inéluctable que
jamais.
Alors que l'assignat valait encore en thermidor
34 p. 100 de sa valeur, on ne le comptait plus que
pour 14 p. 100 en germinal de l'an III. Aussi, dans
le cours de l'hiver, le comité des finances proposa-
t-il diverses mesures pour retirer un grand nombre
d'assignats. Cambon proposa notamment un emprunt
à lots de 4 millions de billets de i.ooo livres, pour
faire rentrer ainsi 4 milliards d'assignats. Le principe
de la loterie fut condamné, l'espoir devoir souscrite
une aussi grande quantité de billets fut considéré
comme un leurre. Les lois des 6 et 8 ventôse ne
furent que des palliatifs d'autant plus dérisoiresque,
.losipli Cambon,
N- 179. Janvier 1922.
dans le même temps, les émissions de nouveaux
assignats continuaient.
D'ailleurs, la Convention, dans ce même hiver de
l'an III, sous la pression de l'opinion publique, reve-
nait sur les mesures les plus odieuses, qui fussent
réparables, parmi celles votées sous la Terreur : à la fin
de nivôse, on raye de la liste des émigrés ceux qui ont
fui les persécutions depuis le 31 mai, à condition
qu'ils ne soient ni nobles, ni prêtres, et qu'ils vivent
habituellement du travail de leurs mains. Leurs
biens non vendus doivent leur être restitués, ainsi
que la va-
leur des
autres. Le
18 ventôse,
Chénier olv
tient la réin-
tégration
des giron-
dins survi-
vants; la
fête du 31
mai est abo-
lie. Rœde-
rer et Bois-
sy d'Anglas
réclament
la restitu-
tion des
biens con-
fisqués aux
familles des
victimes
des tribu-
naux révq-,
lutionnai-
res : « Les
jugements
du tribunal
révolutionnaire ont été des assassinats juridiques,
proclamait Boissy ; les confiscations qui ont été la
suite de ces jugements monstrueux sont des vols » ;
et il contestait que les biens ainsi volés pussent servir
de garantieà un papier-monnaie t qu'ils discréditent ».
Un hiver rigoureux augmentait les embarras du
gouvernement conventionnel ; les approvisionne-
ments manquant l'émeute gronda, et ce fut la jour-
née du 12 germinal, dont l'Assemblée sortit triom-
phante, mais qui causa la chute de Cambon sur la
tête de qui l'on amassa, comme à plaisir, toute la res-
ponsabilité des événements. « Le mal et lebien, écrit
Marion, se mêlaient en effet de façon singulière
dans son œuvre, qu'il est difficile de juger en bloc
parce qu'elle fut avant tout faite d'expédients, et qu'il
ne se piqua jamais de seconformer à aucun principe.
On l'avait vu tour à tour poussera la multiplication
de l'assignat, malheureusement avec succès, et faire
les derniers efforts pour diminuer cette quantité de
papier, malheureusement sans succès... Il a sévère-
ment condamne le maximum, mais n'a rien osé dire
quand il était question de l'établir... Il lui arriva
souvent de voir juste; plus rarement, de parler et
d'agir en conséquence... »
La disgrâce de Cambon permettait aux critiques
de Johannot de se faire plus nettes, à la Convention
de prendre des mesures plus radicales. On réclamait
que l'assignat fût abandonné à son sort, coté à sa
valeur réelle, cessât d'avoir cours forcé. Mais pareil-
les mesures devaient avoir pour premier résultat
d'achever le discrédit de l'assignat, et d'augmenter pro-
visoirement les difficultés économiques 1 La foule
parisienne, qui voyait les aliments renchérir, s'ameu-
tait une fois encore : ce fut la journée du i^' prai-
rial, qui se termina pour elle en un profond écrase-
ment.
La Convention, à nouveau triomphante, n'en de-
meura pas moins incapable d'améliorer la situation
financière qu'elle avait elle-même créée; les lois des
12 et 15 prairial furent de déplorables expédients
qui empirèrent le mal ; quand l'assemblée se sépara
le 4 brumaire, il circulait pour 19.452. 168. 831 livres
d'assignats, en valeur nominale, et le louis d'or valait
2.000 livres !
Le Directoire ne pouvait, en quelques jours, liqui-
der une situation aussi obérée. Gaudin refusait le
portefeuille des finances que Faipoult acceptait, non
sans courage. Il avait un plan judicieux, que Marion
résume ainsi : « Echange des assignats à 50 p. 100
au-dessus du cours de la Bourse, contre des cédules
hypothécaires sur les biens non vendus ; retour pro-
gressif à la monnaie métallique, beaucoup moins rare
qu'on ne pensait ; pour faciliter la transition, créa-
tion d'une banque indépendante du gouvernement,
émettant des billets à cours non forcé, et toujours
convertibles en espèces ; payement de la solde et des
Impôts en numéraire; payement des rentes, aux four-
nisseurs, fonctionnaires, en assignats, à un cours plus
ou moins rapproché de celui du change, en atten-
dant que la monnaie métallique pût avoir seule
cours. •
Mais, en attendant la mise sur pied de ces projets
délicats, un seul moyen de vivre : la multiplication
des assignats, et leur avilissement correspondant
entraînant une misère affreuse du haut en bas de
«• 179. Janvier 1922.
l'échelle sociale. Le 19 frimaire de l'an IV, les con-
seils du Directoire votaient un emprunt forcé de
600 millions valeur métallique, payable par le quart
le plus imposé des contribuables, le paiement devant
être fait en numéraire, en grains, ou en assignats à
I p. 100 de leur valeur nominale. Mais tandis que
les administrations départementales établissaii nt
les listes des plus imposés, selon les proportions
convenues, le Directoire était acculé à de nouvelles
émissions. Quand le quarantième mdliardfutatteint,
les planches aux assignats et tous instruments
servant à leur fabrication furent brûlés et détruits
sur la place Vendôme (30 pluviôse, 19 février 1796).
L'emprunt commençait à rendre, mais plus lente-
ment et bien moins qu'on avait espéré: 100 millions
à peine au total. Les économies faites dans les admi-
nistrations crnirales étaient minimes; celles résul-
tant de la suppression des distributions gratuites
étaient plus sensibles, mais elles furent provisoires,
d'autres distributions à peine plus limitées ayant été
accordées. Le projet de création d'une baniue appa-
remment indépendante de l'Etat, projet soutenu par
Faipoult et le gouvernement directorial, fut âpre-
ment combatlu par ceux nui craignaient le retour
aux pratiques d'ancien régime, l'avènement d'une
aristocratie hnanc.ère : le gouvernement capitu a
devant les critiques, mais, quelques semaines plus
tard, en proposant aux conseils la création d'un
mandat territorial ayant cours forcé, il reprenait
sous un autre nom la politique de l'assignat. Sans
doute faisait-il remarquer qu'à la dillérence de
celui-ci le mandat territorial t peut être réalisé à
tout instant, sans concurrence, sans entrave, sans
enchère, par l'appréhension immédiate et incontes-
table du domaine national sur lequel le porteur aura
fixé son choix dans toute l'étendue de la Républi-
que • ; mais le nouveau papier-monnaie avait son sort
lié à celui de l'assignat, puisqu'il <tait échangeable
à I contre 30 de ces papiers unanimement condamnés.
Très vite, malgré les mesures prises pour le défen-
dre, le mandat inspira la même défiance que l'assi-
gnat ; le eouvemement dut en convenir ; il ne pou-
vait maintenir au nouveau papier, pas plus qu'à
l'ancien, sa valeur nominale. Aussi exige-t-il le paie-
ment des contributions en numéraire ou en nature ;
aussi se résigne-t-il, après plusieurs mois de résis-
tance, à admettre pour les fonctionnaires et les ren-
tiers le paiement de leur traitement ou de leur rente
partiellement en numéraire, partiellement en man-
dats au cours. Mais
c'est à ce moment
précis où l'tchec
du mandat pou-
vait acculer le Di-
rectoire à la ban-
q u erou te, que
Bonaparte, par la
conquête de l'Ita-
lie, transformait
non seulement la
situation diploma-
tique de la Répu-
blique, mais encore
l'état de ses finan-
ces. La guerre, au
lieu de devenir
coûteuse, redeve-
nait fructueuse
comme elle l'avait
été lors de l'entrée
en Belgique ou sur
la rive gauche du
Rhin.
Marion arrête
à ce moment ce
volume plein de
faits, qui jette un
jour si cru sur la
politique financière
de la Révolution,
— politique qu un
historien récent
LAROUSSE MENSUEL
à l'esprit de chercher à pulvériser le métal et à l'éta-
ler sur une surface en couche continue.
Les appareils d'essai furent nombreux, et U ne
serait que d'un intérêt documentaire de les décrire :
utilisation du plomb fondu, puis emploi des métaux
en poudre dans des appareils peu maniables.
Pistolet de métalltsiitien. l^ solution véritable du
Dans les derniers modèles de pistolets Schoop, la
pression nécessaire pour l'air comprimé a été abais-
sée de 6 atmosphères à 3,5 ; et ceci oâre l'avantage
de moins refroidir la poussière projetée, ce qui
augmente l'adhérence entre les vésicules métalliques,
ainsi que leur diffusion dans le métal sous-jacent.
Le grain du dépôt est plus ou moins fin, suivant
Salle ilf liicaiiayc, au sable, de (t\ luiie^ pour 1 iti^lallauoii de li^'ues de traiibi-iii de iv.ree a liauU? lenaïuti.
problème fut trouvée quand l'inventeur imagina de
fondre les métaux, mis sous la forme de fils
continus, en les faisant cheminer dans le chalumeau
et en vaporisant le liquide obtenu qui est alors
projeté sous forme de poussière fine et adhérente.
Ouvrier mel&liiHajit sur ua ciiâsaii, uu depùi de une pi'utecleur.
résume en une demi-page! politique qui pourtant
conditionne toute son histoire, comme à touies
les époques elle conditionne l'histoire de tous les
pays. — Pierre Ràui.
Mëtallisation et ÉmalUage par pul-
■vérisation. — On connaît le principe du vapo-
risateur, qui est applinué mdutriellement à la pein-
ture des surlaces par le t pistolet aérographique ».
Un jei d'air comprimé produit une fine poussière de
liquide, qui se projette sut les parties à recouvrir de
peinture.
Le même principe est utilisé pour produire des
surfaces mélallisées, c'est-à-dire recouvertes d'une
pell.cule adhérente mince de plomb, de zinc, d'alu-
minium ou d(tain. Puis, par extension, le même
procédé s'applique à remaillage et au verrage des
surfaces.
Il e t assez curieux de connaître comment l'idée
première de lappareil est venue à l'inventeur Schoop.
C'est en remarquant les traces laissées sur un mur
par les balles tirées avec une carabine, qu'il lui vint
L'appareil a l'aspect d'un pistolet, le fil est en-
traîné au moyen de cylindres ou galets qui sont
actionnés par une turbine mise en mouvement par
la détente de l'air. Le fil passe à travers la buse
centrale d'un chalumeau, et quand l'arrivée du gaz
est réglée, que le dard du chalumeau est acceptable,
on fait arriver de l'air comprimé dans des orifices
annulaires. Le métal fondu est transformé, par l'ac-
tion de cet air, en une poussière qui se trouve à
basse température et qui est entraînée avec force par
le courant d'air.
La succession des modèles de pistolets essayés se
termine par un modèle léger et maniable, qui n'est
guère plus grand qu'un pistolet aérographique de
peinture à l'air comprinré.
Le chalumeau fonctionne soit avec l'hydrogène soit
avec l'acétylène, indiuéremment, et même avec le gaz
surpressé ; dans ces trois cas on utilise également le
gaz oxygène, comme dans tout chalumeau ordinaire.
On a ici en plus un courant pulvérisateur d'air com-
primé, qui est pris sur la distribution de la Ville, où
qui est fourni par un petit compresseur.
l'importance de la pression de l'air, et l'on cherche à
obtenir un grain fin pour l'ornementation, la finesse
facilitant le polissage.
Pour certains métaux très volatils, comme le
plomb, la perte par évaporât ion est grande quand
la poussière est fine, et l'on a intérêt dans ce cas à
diminuer la pression de l'air, pour projeter des gout-
tes plus grosses. On se rapproche ainsi du plombage
à la goutte, qui doime une protection efficace, parce
que continue sur la surface.
Le pistolet peut déposer à l'heure des poids de
métal variables avec chaque métal. On peut fixer
comme chiffres les proportions suivantes :
Zmc : 3 kilogranunes à l'heure, qui recouvrent
6 mètres carrés sous une épaisseur de 5/100";
Etain : on compte 6 kilogrammes à l'heure pour une
surface de 4 mètres carrés et une épaisseur de 2/io'«;
Plomb : 10 kilogrammes pour 2 à 3. mètres carrés,
couche d'épaisseur de 5/10'";
Aluminium: 1/2 kilogramme seulement pour 3 à
4 mètres carrés, sous une épaisseur de 3/10'».
Pour éviter l'emploi du chalumeau, Schoop eut
l'idée de combiner un pistolet électrique dans lequel
la fusion de métal était produite par l'arc jaillissant
entre deux fils. Au début, les fils arrivaient à angle
droit, mais dans l'appareil actuel on réalise la forme
du pistolet métalliseur ordinaire. Le courant arrive
dans les deux fils qui forment électrodes pour l'arc
électrique. L'air comprimé envoyé dans l'arc pro-
duit la poussière métallique, et la projette.
On peut évidemment avec le pistolet électrique
prendre deux fils de métaux difiérents, et produire
des dépôts d'alliages très durs, difficiles ou impossi-
bles même à tréfiler. Dans ce cas, on cbauUe au
préalable la surface, qui doit être recouverte du dépôt
métallique.
Emattlage. C'est en chaufiant les surfaces, que l'on
peut obtenir des revêtements par projection d'émail
et de verre. Les particules de verre ou d'émail pro-
jetées se soudent les unes aux autres sur la surface,
mais celle-ci doit être portée à une température
supérieure à 700° pour obtenir un revêtement conti-
nu, qui n'est ainsi possible que pour les objets en
fer, cuivre ou acier, lesquels peuvent être amenés
à ces températures.
Le pistolet émailleur comporte une poignée rem-
plie de poussières de verre ou d'émail, qui sont en-
traînées par l'oxygène dans la buse du chalumeau,
afin d'éviter la réduction des sels de plomb.
L'an: est à une pression faible, afin d'obvier à un
trop grand refroidissement. Pour obtenir une bonne
adhérence,les pièces doivent se refroidir lentement,
mais elles peuvent subir ensuite des variations brus-
ques de température, sans qu'il y ait à craindre des
craquelures ou des décollages de la couche.
On peut évidemment incorporer des matières colo-
rantes, et réaliser tous les tons possibles et toutes les
gammes de couleurs.
Décapage au sable. Qu'il s'agisse de métallisatioo
ou d'émaillage, il est nécessaire de nettoyer parfaite-
676
ment la surface que l'on veut travailler, et, pour
avoir une bonne adhérence du revêtement, il est
préférable que la surface nettoyée soit plutôt ru-
gueuse au lieu d'être polie, car les particules de mé-
tal se logeront facilement dans les anfractuosités.
Si l'on veut faire un moulage, au contraire, et déta-
cher ensuite la masse métallique du moule, il faut
avoir une surface parfaitement lisse.
Pour la métallisation au pistolet, on utilisç de pré-
férence le décapage au jet de sable, qui a l'avantage,
dans une installation, de nécessiter de l'air com-
LAROUSSE MENSUEL
rieurement. Cette opération est difficile, et sans
doute que le verrage au pistolet donnerait là de meil-
leurs résultats.
Les récipients et les tuyauteries destinés à la
brasserie sont recouverts efhcacement à l'intérieur
d'une couche d'aluminium.
Ce n'e=t qu'à la suite d'essais patients et persévé-
rants, quelesdifférentesapplications de dépôts Schoop
pourront se mettre au point, pour ceux qui naturelle-
ment ne le sont pas encore. L'avantage est la possi-
bilité de recouvrir des objets très divers aussi
facilement qu'on
les peindrait à 1 aé-
rographe , sur du
bois, du plâtre, du
ciment et même du
c;irton. C'est ainsi
qu'on utilise des
tissus métallisés au
plomb, pour assu-
rer une protection
efficace contre les
layons X et contre
les émanations des
corps radio-actifs.
Applications tn-
dustnelles. Dans
I industrie électri-
que, la conductibi-
lité des dépôts mé-
talliques et la faci-
lité de les placer
aux endroits vou-
lus permet d'amer
liorer la conducti-
bilité des soudures,
de cuivrer les par-
ties des balais en
charbon, de fabri-
quer des condensa-
teurs par des dé-
pôts sur des feuilles
isolantes, etc.
Les distributions
à haute tension
trouvent dans les
dépôts métalliques
la possibilité non
seulement de protéger les pylônes,comme nous l'avons
déjà dit, mais aussi d'agencer plus facilement les
chaînes d'isolateurs du type à suspension, de proté-
ger les cuves de transformateurs, etc.
Une application originale est celle que l'on a faite
pour améliorer la répartition du potentiel le long des
chaînes d'isolateurs que l'on emploie dans les trans-
ports de force de 100.000 volts et plus, tensions qui
Ba métalUlant un dépdt sur un cylindre, on tonne un apport métallique de la nature désirée, pour l'ulilisation
ultérieure du cylindre.
primé comme pour la métallisation (V .Larousse Men-
suel, t. I, p. 781), et qui produit des surf aces rugueu-
ses convenables (V. Larousse Mensuel, t. I, p. 242).
Le procédé de sablage est celui habituellement em-
ployé, sauf que le sable doit être choisi de préférence à
arêtes vives. Les sables de carrière, bien secs, seront
meilleurs que les sables de rivière, à grains roulés.
L'ouvrier sableur opère dans des chambres spé-
ciales et avec des masques appropriés, mais il n'y a
là, au point de vue sablage, rien de spécial au pro-
cédé de métallisation.
Efficacité des dépôts. Les dépôts métalliques à la
surface des objets ont pour but principal de les
protéger contre l'action corrosive ou destructive des
gaz, des vapeurs et des liquides, et les dépôts obte-
nus par métallisation ont été examinés au point de
vue de leur efficacité de protection.
Contre l'oxydation, la forme vésiculaire des dé-
pôts au pistolet Schoop est avantageuse. Le zinc au
contact du fer pénètre dans le métal, et s'y difluse
en maintenant solidement le dépôt protecteur. Sous
l'action de la vapeur d'eau et de l'acide carbonique
de l'air, il se forme un hydrocarbonate qui se loge
dans les pores existants du dépôt, entre les vési-
cules de zinc. Le colmaiage se produit très rapi-
dement, avant que le fer ait pu se rouiller.
L'avantage du procédé est d'ailleurs le réglage
facile de l'épaisseur de la couche de zinc en telle ou
telle partie d'un appareil, et la métallisation devait
s'appliquer au matériel de chemins de fer d'une
façon parfaite. C'est ainsi que, sur le réseau de
l'Etat, on métallisé les panneaux de voitures et de
fourgons, les volets, les tôles striées, les tabliers et
les pièces de vigies, etc.
La Compagnie du Midi métallisé les pylônes qui
servent en ce moment à l'électrification des lignes, et
qu'on pourra de cette façon remettre en état ultérieu-
rement sans interrompre le service.
A l'étranger, on zingue depuis lonstemps les
châssis dans les chemins de fer suisses et allemands ;
en Italie, on économise deux couches de peinture en
métallisant le bois au zinr, puis en recouvrant le
dépôt d'une couche de peinture.
Les dépôts à base d'aluminium peuvent servir à
la protection des barreaux de grille des foyers de
locomotives. Il se forme une couche de composés
d'alumine qui soustraient le barreau à l'action des
gaz du foyer et empêchent l'adhérence des mâche-
fers et des scories. La métallisation de ces barreaux
à l'aluminium a été utilisée constamment en Allema-
gne pendant la guerre, pour éviter l'usure, et ilimi-
nuer l'entretien des foyers de locomotives.
Le plombage a été essayé sur les aubes de turbi-
bines, le dépôt pouvant être facilement renouvelé
après son usure.
L'étain a servi à revêtir des wagons-foudres inté-
«• J79. Janvier J922.
minium sur les difiérentes parties des avions, pour
couvrir les aspérités, et éviter les oxydations.
Notons enfin la fixation, sur la tranche des obus,
d'un dépôt annulaire d'alliage de plomb et d'ctain,
qui, au moment du départ du projectile, entre en
fusion et forme un alliage fusible avec le cuivre, ce
qui a pour effet d'éviter le cuivrage des rainures
dans les pièces de canon. Le dépôt d alliage est effec-
tué sur le culot de l'obus, et il est d'une adhérence
telle, qu'il résisie aux efiets d'arrachement énormes
que produit l'action des ellorts d'inertie au moment
du déf^art du projectile.
Les obus chargés en mélinite ont pu être enrobés
dans une couche d'étain légère, ce qui écartait toute
crainte relative à un suintement, d'ailleurs assez im-
probable.
Au point de vue décoratif, les applications de la
métallisation et de remaillage par pulvérisation sont
évidemment sans limites.
Tous ces exemples un peu divers et s'adressant à
toutes les branches industrielles montrent la grande
quantité de services que la métallisation et remail-
lage par pulvérisation sont susceptibles de rendre.
L'économie de temps réalisée dans la formation des
dépôts protecteurs est considérable, et l'on a de plus
la possibilité de pouvoir graduer à volonté les épais-
seurs de la couche en un point déterminé, ce qu'il
n'est pas possible de faire simplement avec les procé-
dés électrolytiques, qui exigent de plus un matériel
encombrant et compliqué. — E, Weiss.
Netlilly-sur-Seine (Traité de paix de).—
Conclu le 27 novembre 1919, entre la France, les
Etats unis d'Amérique, l'Empire Britannique, l'Italie
et le Japon, principales puissances alliées et asso-
ciées, la Belgique, la Chine, Cuba, la Grèce, le Hedjaz,
la Pologne, le Portugal, l'Etat Serbe-Croate-Slovène,
le Siam et l'Etat Tchécoslovaque d'une part, et la
Bulgarie d'autre part, il a mis fin aux hostilités
ouvertes par la Bulgarie contre la Serbie le 11 octo-
bre 1915, et conduites par l'Allemagne, alliée de l'Au-
triche-Hongrie, de la Turquie et de la Bulgarie.
Coup d'œil rétrospectif. De tous les acteurs
de la grande tragédie, le tsar des Bulgares est peut-
être le premier, non par son importance mais par
sa duplicité. Délibérément, pour donner satisfaction
à ses ambitions démesurées, encore plus qu'aux inté-
rêts de ses sujets, il se lança maladroitement dans
une aventure qui lui coûta sa couronne et compro-
mit la prospérité du pays sur lequel le hasard lavait
appelé à régner.
Les Bulgares ont emprunté aux Slaves leur lan-
glie, leur religion, leurs coutumes ; mais ils appar-
tiennent à la famille ouralo-altaïque, comme les
Turcs et les Hongrois, et c'est donc avec leurs con-
génères qu'ils se sont alliés pendant la Grande
A gauche, nickclage d'une pièce ; au centre, métallisation d'objets en plâtre ; k droite, zingage d'une plaque de tôle.
sont aujourd'hui courantes sur les grands réseaux.
Tous les éléments d'isolateurs ne sont pas identiques,
et ils présentent des pLéiiomcnes de capacité mu-
tuelle entre eux et par rapport à la masse. On
modifie la capacité interne de chacun des isolateurs
de la chaîne en appliquant, sur la partie non conduc-
trice des isolateurs, un dépôt métallique de forme
et de dimension voulues.
On doit signaler les procédés de métallisation des
hélices d'aéroplanes, ce qui augmente leur poli et leur
durée, et les applications d'alliages légers à base d'alu-
Guerre. Ils fondèrent, au moyen âge, un royaume
qui eut ses heures de gloire, ils subirent le joug des
Byzantins, et ils s'enaflranchirentet étendirent même
leur domination jusqu'à la mer Egée; mais, attaqués
par les Serbes et les Turcs, ils furent assujettis par
ces derniers à la fin du xiV siècle.
Au temps de son plus grand développement ter-
ritorial, sous le tsar biméon (S88-927), la Bulgarie
comprenait, outre la Thrace et la Macédoine, la plus
grande partie de la Serbie, de la Thessahe et de la
Syrmie. A partir du xv" siècle, elle obéit matérielle-
«• 179. Jumier 1922.
ment aux Turcs, moralement aux Grecs, qui lui
imposèrent leur clergé et leurs écoles ; la langue et
les moeurs traditionnelles ne furent plus conservées
que chez les paysans. La renaissance littéraire des Bul-
gares commença seulement en 1820, après avoir été
préparée au sit de précédent par le moine Païsij, qui
écrivit en slavon une histoire de son pays, et par
Sofronij, l'vêque de Vratclia, qui exposa, dans ses
Mémoires, la misérable condition où étaient tombés
ses compatriotes. Les premiers ouvrages d'enseigne-
ment en langue nationale parurent à Bucarest, ren-
dez-vous d'un certain nombre de négociants et d'émi-
grés bulgares, et il y eut simultanément en Russie
un mouvement intellectuel, que les tsars favorisè-
rent : « Au début du xix» siècle, c'était une question
de savoir si les Bulgares étaient capables de régéné-
ration : quarante ans plus tard, il y avait partout
Le tsar Nicolas 11, en lyi^.
<les patriotes, négociants, instituteurs, prêtres ; des
écoles nationales naissaient dans toutes les villes,
les livres bulgares se répandaient par milliers, même
parmi la population des campagnes. Ce n'était ni
par la force des armes, ni par l'effusion du sang,
mais par l'influence pacifique du livre et de l'école,
que cette révolution capitale s'était accomplie. »
; Jiretckek : Histoire du peuple bulgare. Prague, 1875.)
La renaissance littéraire fut la préface de la renais-
sance politique, de la lutte contre le Phanar, qui,
grâce aux pressantes instances du général Ignatief,
ambassadeur de Russie à Constantinople, aboutit à
l'institution d'un exarchat bulgare par le firman du
28 février 1870. La constitution de cette Église auto-
céphale portait atteinte à la suprématie religieuse,
et, par suite, à la suprématie politique de l'hellé-
nisme en Macédoine ; le patriarcat grec était devenu
le représentant qualifié de tous les rayas auprès du
Divan, et les évêques bulgares, tant qu'ils furent
phanariotes, n'avaient favorisé en aucune mesure le
réveil national. Quelques années plus tard, le traité
de Berlin rendait la Bulgarie à la vie politique.
L'État bulgare. Le traité de San Siefano
<3 mars 1878) constituait une principauté autonome
de Buisarie, tributaire du sultan, mais dotée d'un
gouvernement chrétien avec une md.ce nationale,
assise sur la mer Noire et sur la mer Egée, séparant
ainsi Constantinople et la Thrace des autres pro-
vinces ottomanes en Europe. Sous T influence des
plénipotentiaires allemands et austro-hongrois, le
congrès de Berlin laissa Nisch et Pirot à la Serbie, la
Dobroudja méridionale à la Roumanie, la Macédoine
et la Thrace aux Turcs, et partagea en trois tronçons
le territoire dont le tsar, surla proposition du géné-
ral Ignatief, avait voulu faire une « grande Bulga-
rie » : i" principauté de Bulgarie, vassale de la
Porte ; 2" province de Roumélie-Orientale, placée
sous l'autorité directe du Sultan, tout eiT jouissant
il'une certaine autonomie administrative sous un
gouverneur général chrétien, avec l'assentiment des
puissances ; 3" Macédoine.
Le 22 février 1879, une assemblée de notables se
réunit à Timovo, capitale de l'ancien royaume, et
siège de l'exarchat. Elle accepta le statut organique
'élaboré à Saint-Pétersbourg, et confia la dignité prin-
LARO.USSE MENSUEL
cière à Alexandre de Battenberg qui, à la suite de
la révolution de Philippopoli, en 1885, réunit à ses
Etats la Roumélie-Orientale, mais dut finalement
abdiquer devant l'opposition du parti russophile. En
dépit de leurs secrètes préférences, les tsars, dans
1 intérêt de la paix, avaient accepté la situation
créée dans les Balkans par le traité de Berlin.
Le prince Ferdinand. Le prince VValdemar de
Danemark refusa la couronne que lui offrit l'assem-
blée nationale bulgare, et les délf gués de la régence
se mirent à la recherche d'un chef. Ils le trouvèrent
à Vienne, en la personne du prince Ferdinand de
Saxe-Cobourg-et-Gotha, alors simple lieutenant de
réserve dans les hussards autrichiens. Sa mère, la
pr.ncesse Clémentine, fille de Louis-Philippe, brûlait
de lui voir jouer un rôle politique ; et il accepta la
Couronne (juillet 1887). Pendant sept années il sup-
porta le farouche Stamboulov, qui imposa son auto-
rité par une dictature à l'orientale, ma s il se fatigua
à la longue de ce patriote terroriste, et Stamboulov,
congédié, tomba bientôt sous le poignard de ses
ennemis.
Le prince eut alors une politique personnelle. Ce
petit-fils d'un roi de France devait malheureusement
à son ascendance paternelle une mentalité germa-
nique. Dis=imulé et fourbe, brutal et arrogant dans
ses rapports avec les humbles, il était intelligent
sans profondeur mais non sans prétentions, et l'on
peut supposer que ce raffiné, qu'on a comparé à
Pétrone et à Des Esseintes, faisait peu de cas de ses
sujets. Il fut assez habile pour rentrer en grâce
auprès du tsar ; son fils Boris, né de son mariage
avec une princesse de Bourbon-Parme, fut baptisé
dans la religion orthodoxe, et Nicolas II accepta
d'être le parrain du prince héritier. Reconnu par les
puissances, Ferdinand acquit pour son pays d'adop-
tion et pour lui-même une situation considérable ;
mais alors il songea à former une fédération balka-
nique, dans laquelle l'équilibre eiit été rompu à son
profit. En 1908, profitant de la révolution turque,
de l'abdication d'Abd-ul-Hamild, de l'annexion de
la IBosnie-Herzégovine par l' Autriche-Hongrie, il pro-
clama l'indépendance de la Bulgarie, et prit le titre de
tsar des Bulgares, renouant après cinq cents ans la
chaîne des souverains nationaux. Il rêva alors de
faire de Constantinople la capitale des Balkans, et,
dans l'espoir de ceindre la tiare des empereurs de
Byzance, il recourut aux armes.
Il n'y a pas à retracer ici son rôle perfide dans
les guerres dont le proche Orient fut le théâtre,
mais seulement à rappeler l'attaque brusquée qu'il
dirigea, le 16 juin 1913, à l'instigation du cabinet de
Vienne, contre ceux qui luttaient à ses côtés, et
l'obliEation où il se trouva de renoncer, par la paix
de Bucarest, aux avantages de ses victoires sur la
Turquie. Il devint alors l'homme des Austro-Hon-
gro.s, comme le Padischah devenait l'auxiliaire des
Allemands.
La Bulgarie contre PEntente. Au mois de sep-
tembre I9r4, Ferdinand signa avec la Double-
Monarchie un traité d'amitié et d'alliance armée, et,
le 6 septembre 1915, il passait avec l'Allemagne et
l'Autriche-Hongrie une convention militaire contre
la Serbie. Pendant ce temps, il protestait qu'il reste-
rait neutre, car il ne comptait lever le masque que
le jour où il se croirait sûr de l'écrasement des
années de l'Entente, et l'Entente, la Russie surtout,
ne pouvait pas s'imaginer qu'on se jouât d'elle avec
tant de déloyauté. Tandis qu'elle s'obstinait à négo-
cier, elle empêchait les Serbes de prendre les armes
contre les traîtres avant l'arrivée des Austro-AUe-
mandssur leDanube(90ctobre).Or,aprèsle iioctobre
I9i5,les Bulgares déclaraient la guerre à leurs anciens
alliés, qu'ils attaquaient de flanc et qui, n'ayant pu
opérer leur jonction avec l'armée franco-anglaise
de Salonique, accomplirent une retraite admirable
à travers l'Albanie. La Russie se trouvait iso.ée de
ses alliés, les Empires centraux communiquaient
directement avec la Turquie, et le 17 janvier 1916
le premier express balkanique venant de Hambourg-
Berlin entrait en gare de Constantinople.
La d~bdcte bulgare. Le châtiment se fit attendre
trois ans. L'orgueilleux Cobourg dut se résigner à
demander le conseil de Stambouliski, ce député
paysan qu'il avait fait jeter en prison pour le punir
d'avoir osé, dès 1915, lui prédire la catastrophe
finale. A vrai dire, il ne consulta Stambouliski et il
ne donna l'ordre d'entamer des pourparlers de paix
que pour des motifs de politique intérieure, car il
sentait souffler un vent de révolte ; mais il avait
toujours foi dans le succès final des armes allemandes.
Stambouliski se rendit sur le front et forma une
armée révolutionnaire qui, dans la plaine de Sofia,
battit l'armée de Ferdinand. Le tsar des Bulgares,
sauvé par les régiments que lui envoya Mackensen
(30 septembre 1918), comprit néanmoins que la
partie était perdue. Il abdiqua en faveur de son fils,
et partit pour l'étranger. Quelques jours avaient suffi
depuis l'oUensive déclenchée en Orient le 15 septem-
bre 1918, pour que Sofia fût menacée parle général
Franche t" d'Esperey .
Signature du traité de paix. Le 29, le gouver-
nement bulgare demandait et obtenait un armistice.
Les conditions de paix ne furent remises à ses
677
délégués que le 19 septembre de l'année suivante;
elles ne subirent aucun changement, les Alliés
n'ayant pas tenu compte des contre-propositions qui
leur furent soumises. Les Bulgares prétendaient que
la politique de Ferdinand et du cabinet Radoslavov
avait été imposée à une nation que ses traditions
appelaient dans le camp des < grandes puissances
du droit et île la démocratie a ; ils affirmaient qu'ils
n'avaient jamais songé qu'à réaliser leur unité, sans
aspirer à l'héritage d'autrui, et à libérer leurs frères
de race demeurés sous le joug ottoman ; ils invo-
quaient à leur profit le principe du droit des peuples
à disposer d'eux-mêmes.
Les Alliés ne pouvaient oublier qu'en se rangeant
aux côtés des Empires centraux et en y demeurant
jusqu'à ce que leur défaite fût consommée, la
Bulgarie avait interrompu la principale voie de com-
munication entre la Russie et ses alliés, ouvert la
route de l'Orient à l'Allemagne, et encouru ainsi la
responsabilité d'avoir prolongé les maux de la
guerre. Elle avait, durant les périodes d'avant-
guerre, troublé la paix balkanique ; pendant les hos-
tilités, elle avait fait une guerre de conquête et de
de pillage, approuvée dans .son ensemble par l'opi-
nion publique bulgare.
Le 27 novembre i9r9,lesdéléguésapposèrentleurs
signatures au bas du traité de Ncuilly-sur-Seine.
Divisions du traité. Le traité de Neuilly-sur-Seine
est rédigé en trois langues : français, anglais, italien.
Il comprend 29r articles et 13 parties : i" Pacte de
la Société des nations ; 2° Frontières de la Bulgarie ;
3° Clauses politiques ; 4° Clauses militaires, navales
et aériennes ; 5° Prisonniers de guerre et Sépultures:
i = ■ I '-"Jurovna, t-n 1915.
6" Sanctions ; 7» Réparations ; 8" Clauses financières ;
9" Clauses économiques ; 10° Navigation aérienne ;
II" Ports, voies d'eau et voies ferrées ; 12" Travail ;
130 Clauses diverses.
Il s'inspire des mêmes idées générales quele traité
de Versailles et le traité de Saint-Germain ; il est
établi sur le même plan et il en reproduit, mutatis
mutandis, un grand nombre d'articles. On ne retien-
dra donc, dans l'exposé qui va suivre, que les dispo-
sitions d'ordre politique spéciales à la Bulgarie.
Les nouvelles frontières de la Bulgarie {Art. aj-
48). Ce sont les documents bulgares eux-mêmes
qui nous fixeront sur la portée des revendications
pour le triomphe desquellesie tsar Ferdinand se jeta
dans la mêlée.
Pendant la guerre, le ministre de Bulgarie à Berlin,
Rizov,fit publier un Atlas de propagande, contenant
des cartes schématiques destinées à soutenir les pré-
tentions de son gouvernement sur la Dobroudja, la
Macédoine tout entière, la région de la Morava, tout
le bassin du Timok. Et le 31 janvier 1918, à la
tribune du Sobranié, le premier ministre Radosiavov
formula solennellement les buts de guerre de la
Bulgarie :
Si — disait-il — les Bulgares ont consenti aux sacrifices dou-
loureux supportés pendant la guerre, c'est pour réunir tous
les tronçons épais en un seul Etat unifiant le peuple bulgare
dans ses limites ethnographiques. Cette unification compocte
la réunion de la Dobroudja, du pays de la Morava et de ta
678
Macédoine à la Bulgarie, leur mère patrie. Elle n'est pas en
contradiction avec les formules de paix sans annexions forcées,
sur la base de la libre détermination du sort des peuples par
eux-mêmes, car la population de ces contrées a manifesté
déjà à plusieurs reprises sa nationalité bulgare, et sa volonté
de garder cette nationalité.
L'histoire bulgare n'est> en somme, qu'une série de mani-
festations de ce genre.
Ce programme comportait le démembrement de la
Serbie, de la Roumanie et de la Grèce ; il privait la
Serbie de la route capitale que constituent, du Nord
au Sud, les vallées de la Morava et du Vardar. La
Conférence de la paix ne l'accepta pas, et la rectifi-
cation de frontières imposée aux vaincus fut la
sanction de leur conduite criminelle dont ils durent
faire officiellement l'aveu dans l'article 121 du traité:
ha Bulgarie reconnaît qu'en s'associant à la guerre d'agres-
sion que l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie ont engagée
contre les Puissances alliées et associées, elle a causé à ces
dernières des pertes dont elle devrait assurer la complète
réparation.
Au Nord, la frontière ne subit aucun changement,
c'est-à-dire que le territoire occupé avec l'appui de
Mackensen est restitué à son "légitime propriétaire.
Les quatre grandes-duchesbcit russes : Olga, Tat:aua, Marie et Anastasie, en 191i.
La Bulgarie avait en vain protesté contre l'attribu-
tion de la Dobroudja à la Roumanie, et inutilement
réclamé la restitution de la région de Silistrie et de
Tourtoukaï, qui lai avait été cédée en 1913 par le
traité de Bucarest.
A l'Ouest, la frontière avec l'Etat serbe-croate-
slovène suit à peu près la ligne de 1913. Il n'y a de
rectification, en faveur des Serbes, que dans les
région de Negotin, de Tsaribrod, de Vrania, et enfin
dans celle de Stroumitza, qui commande la vallée du
Vardar et qui était revendiquée par la Grèce. Les
Bulgares avaient protesté, au nom du droit des peu-
ples, contre la cession à la Serbie de Tsaribrod et, en
général, d'une bande de territoire au Nord-Ouest,
cession qui, d'après eux, découvrait Sofia, leur capi-
tale. La mer Noire constitue comme auparavant la
frontière de l'Est.
Au Sud, la Bulgarie reçoit une partie du terri-
toire ottoman situé au nord-ouest de Mustapha-
Pacha, mais non la Thrace, qu'elle prétendait
annexer ; et elle ne s'étend pas jusqu'à la mer Egée.
La frontière nouvelle suit une ligne partant de
8 milles au sud-ouest de Baskmakii, passant près
d'Ardabashi et Daridéré (qui restent en territoire
bulgare), traveise le Kartal dagh et le Tokatjik dagb,
et aboutit à Kilkik.
Dans l'intérieur de ces frontières, quelle serait la
condition des habitants, au point de vue de la natio-
nalité ? Il fut stipulé que les ressortissants bulgares
domiciliés antérieurement au i" janvier 1910 dans
un des territoires transférés à l'Etat serbe-cioate-
slovène n'acquerront que par naturalisation la natio-
nalité yougoslave, qui est au contraire acquise tpso
facto à tous les autres ressortissants bulgares, sauf
à opter pour leur ancierme nationalité s'ils ont dix-
huit ans révolus.
Les ressortissants bulgares domiciliés sur les terri-
toires transférés à la Grèce perdent, du fait de l'an-
nexion, leur nationalité, ?auf faculté d'option s'ils ont
dix-huit ans révolus; et la même faculté est accordée
aux Grecs qui, domiciliés en Bulgarie et âgés de plus
de dix-huit ans, préféreraient la nationalité grecque.
Les dispositions relatives à la protection des mi-
norités et des groupements ethniques sont sembla-
bles à celles du traité de Saint-Germain. La Bulgarie
reconnaît comme ressortissants tous les domiciliés
qui ne sont pas ressortissants d'un autre Etat, ou qui
ne peuvent se prévaloir d'aucune nationalité. Ces
dispositions intéressent environ 80.000 Grecs et plus
LAROUSSE MENSUEL
de 700.000 musulmans, dont il importait de protéger
la vie et les biens.
La Thrace, La Thrace septentrionale reste aux
Bulgares, mais non la Thrace occidentale, reven-
diquée à la fois par eux et par les Grecs. Les pre-
miers invoquaient des considérations ethniques et
historiques. Les Grecs affirmaient, en s'appuyant
sur des considérations de même ordre, que les Bul-
gares n'avaient jamais eu, au cours des siècles, les
moindres droits sur la Thrace ; ils mettaient en lu-
mière que le compromis électoral gréco-bulgare
de 1912 prévoyait pour la Thrace 7 députés grecs,
contre i député bulgare à la Chambre ottomane;
ils relevaient l'artifice par lequel leurs contradicteurs
faisaient entrer en ligne de compte les Pomaks, alors
que ces Bulgares convertis à l'islamisme professaient
pour les Turcs un attachement fanatique, qu'ils
avaient jadis commis ces atrocités bulgares (bul-
ganan ftorrow), naguère flétries par Gladstone, et qu'ils
s'étaient montrés si peu sûrs pendant la dernière
guerre, que le gouvernement de Sofia jugea prudent
en 1915 de les désarmer.
La délégation hellène à la Conférence de la paix
demandait donc la réu-
nion de la Thrace à la
Grèce ; mais sa thèse,
adoptée par la com-
mission territoriale que
présidait André Tar-
dieu, ne fut pas admise
par la délégation amé-
ricaine : le délégué
White objecta que les
Grecs n'avaient pas la
majorité ethnique, et
que l'annexion pure et
simple à la Grèce pri-
#, ,_^^^ verait la Bulgarie de
' ^^^^^1 ^°"^ débouché sur la
^^^^H mer Egée. Deux solu-
tions transactionnelles
furent envisagées : les
Américains proposè-
rent l'internationalisa-
tion d'une partie de la
Thrace qui, placée sous
l'administration hellé-
nique, serait , en ce qui
concerne les voies
d'eau, les chemins de
fer et le littoral, sou-
mise au contrôle des
grandes puissances; les
Grecs oûraient , par
traité spécial, d'as-urer
un port à la Bulgarie. Finalement, il fut décidé que la
Bulgarie renoncerait, en faveur des principales puis-
sances alliées et associées, à tous ses droits et titres
sur les territoires de la Thrace qui Itii appartenaient
autrefois et qui, se trouvant situés au delà de ses
nouvelles frontières, n'étaient « actuellement l'objet
d'aucune attribution »; elle s'engagerait en même
temps à reconnaître les dispositions que prendraient
les Puissances relativement à ces territoires, notam-
ment au sujet de la nationalité des habitants. Mais,
d'ores et déjà, « la liberté des débouchés économiques
de la Bulgarie sur la mer Egée » était garantie. Les
Bulgares ont manifesté leurs préférences pour une
Thrace autonome ; mais, quelque solution qui inter-
vienne, ils sont, au point de vue territorial.refoulés,
et séparés de la mer Egée.
La question macédonienne ne fut pas posée de-
vant la Conférence de la paix, nonobstant les pré-
tentions des Bulgares de se voir reconnaître pour
frontière occidentale une ligne partant du golfe
d'Orfano, passant au nord de Salonique et compre-
nant Monastir, Vélès, Uskub; même, la Conférence,
pour assurer la sécurité des Yougoslaves, leur
attribua le district de Stroumitza, peuplé pourtant
en majorité par les Grecs, et rectifia de ce côté
la frontière.
Esprit du traité. Comme le disait au Sénat
Victor Bérard, le 31 juillet 1920, le traité de Neuilly,
« pour être sévère, n'en apparaîtra pas moins à
tous les juges désintéressés comme la simple rému-
nération de l'ingratitude bulgare à l'égard de ce
peuple russe qui, durant un demi-siècle, avait tra-
vaillé, de ses sympathies religieuses et de ses forces
militaires, à la libération des frères bulgares, comme
à 1 égard des puissances occidentales qui, durant un
autre demi-siccle, avaient mis leur collaboration
é-lucative, leur influence diplomatique et leurs res-
sources financières au complet achèvement de cette
libération ».
Les Puissances n'avaient pas à se venger mais à
exiger des réparations, et à prendre des garanties.
L'armée bulgare fut donc réduite à 20.000 hommes,
recrutés par engagements volontaires — le service
obligatoire étant aboli, — et exclusivement employés
au maintien de l'ordre. Le nombre des gendaimes,
douaniers, gardes forestiers, agents de police, fut
même strictement limité. La Bulgarie n'aurait plus
ni flotte maritime, ni flotte aérienne. Elle payerait
2.500.000.000 de francs-or, et elle livrait à la Grèce,
«• 179. Janvier 1922.
à la Houmanie, à l'Etat serbe-croate-slovène un
certain nombre de têtes de bétail.
Après avoir compromis la paix dans les Balkans
par ses prétentions, ses intrigues et ses trahisons,
elle devait être réduite à l'impuissance de nuire, et,
tant qu'elle n'aura pas formellement renoncé à la
Macédoine, à la région de la Morava, et à la Do-
broudja, elle devra être étroitement surveillée par
ses voisins immédiats et par les granJes puissances.
Sa parole seule ne suffit pas à l'Europe, dont elle a
le devoir de reconquérir la confiance. — Maxime Pxtit-
ÏSTicolas H et de sa famille (le Tragi-
que DESTIN de), par Pierre Gilliard (i vol. 'in-12 ;
Paris). — La révolution russe de mars 1917 fut pré-
sentée par la presse de l'Entente, avec un ensemble
remarquable, comme un préservatif nécessaire contre
la trahison imminente du tsar : NicolasII,trop faible,
disait-on, pour résister aux instances de l'impératrice
restée allemande, allait signer une paix séparée avec
les Centraux. Les révélations, les confidences, les juge-
ments abondaient. La vie privée des souverains
servait de prétexte à des histoires de tout genre, qui
rendaient antipathique le couple impérial ; elles
avaient d'ailleurs de frappantes analogies avec celles
qui firent perdre leur popularité à Louis XVI et à
Marie-Antoinette. Il aurait fallu beaucoup de courage,
pour lancer dans le concert une note discordante.
Pichon.alorsministredes affaires étrangères, l'essaya
un peu tard devant le parlement français ; mais la
tentative de réhabilitation qu'il fit en faveur du seul
Nicolas II ne parut être qu'un salut courtois au
partenaire évincé. La déception causée par lesLvov,
les Milioukov et les Kerensky, l'entrée en scène des
bolchevistes et la paix de Riga modifièrent quelque
peu l'opinion moyenne dans le sens de la pitié, lorsque
fut connue la mort du tsar et de sa famille. Mais
l'opportunité de la révolution n'en demeurait pas
moins indiscutable, car la capitulation de la Russie
eût été accomplie un an plus tôt.
Or, c'est à la revision complète de ce jugement,
que nous convie Pierre Gilliard dans son livre. L'au-
teur s'excuse tout d'abord d'en avoir différé si long-
temps la publication. Isolé du reste du monde en
Sibérie jusqu'en septembre 1920, il n'a connu qu'après
son retour en Suisse les calomnies dont la famille
impériale était I objet. Aussitôt l'u Illustration» enre-
gistre ses protestations, qu'il réunit et complète en
volume. Cet ancien professeur de français des gran-
des-duchesses, précepteur du tsarévitch, se défend
d'ailleurs de faire un plaidoyer de complaisance en
faveur de ceux qu'il a servis. Il s'applique seulement
à nous les faire connaître dans leur personnalité
morale, dans leur genre de vie, et laisse au lecteur
le soin de conclure. Ses Souvenirs forment une nar-
ration très vivante et très pittoresque, ou défilent
les personnages et les faits de l'époque comprise
entre 1905 et 1918.
Dès l'origine, on devine l'existence d'un malenten-
du entre la Russie et les souverains, où plutôt entre
Y Intelhgemia et la t?arine Alexandra. C'est donc la
tsîrine qui est le personnage princinal, car c'est à
travers elle seule que les intellectuels de toute nature
\
Le grand-duc héritier de HuBsie Alexis Nicolaîévitch, et son oUien
Joy, sur le balcon du palais Alexandre, & Ttarkoïé-Sélo (Sept. lM4j.
M* 179. Jamier 1922-
ont pu atteindre Nicolas II, et renverser le régime.
Et Gilliard nous doime tout de suite l'explication de
ce malentendu :
Au lieu de la tsarine hautaine et froide dont on m'avait
tant parlé, je m'étais, à mon grand étonnemeot, trouvé eu
présence d'une femme simplement dévouée à sa tâche mater-
nelle... La réserve dont tant de gens se disaient blessés, et qui
lui valait tant d'hostilité, était plutôt l'effet d'une timidité
naturelle, et comme une marque de sa sensibilité.
Cette timidité avait d'ailleurs pour cause princi-
pale une angois?e sans cesse refoulée, tenue secrète,
et dont le motii intéressait à la fois l'avenir de l'em-
pire et l'amour maternel. Du tsarévitch dont la nais-
sance fut si désirée, les jours étaient comptés : une
maladie incurable et sournoise, l'hémophilie, pouvait
l'emporter subitement. Aux alarmes dues à des crises
provoquées par des accidents souvent futiles et dont
chacun paraissait rendte imminente la mort de son
fils, s'ajoutaient les craintes constantes d'attentat
contre le tsar. Et cependant, quoique rongée par
l'inquiétude, elle ne songeait pas à se dérober aux
devoirs de son état, tels qu'elle les comprenait. Quand
vinrent les mauvais jours de la guerre :
Et surtout après que l'empereur eut assumé le coimnan-
dement en chef des armées, l'impératrice, pour venir en aide
à son époux qu'elle sentait toujours plus accablé sous le poids
d'une responsabilité croissante, prit une part toujours plus
grande aux a0aires de l'Etat. Épuisée comme elle l'était,
elle n'aspiiait qu'au repos, mais elle sacrifia sa quiétude per-
sonnelle à ce qu'elle crut être une obligation sacrée.
Fut-elle, dans ce rôle, un instrument aveugle et
docile, manié par des intrigants ? Ra?poutine, par
exemple, eut-il sur elle la toute-puissance morale
qu'on lui attribue, pour la faire servir aux fins des
Allemands ? Sans nier le prestige du • staretz », que la
tsarine considérait comme l'indispensable thauma-
turge guérisseur de son fils, et l'élu de Dieu, mais
qu'elle tenait éloigné du palais, Pierre Gilliard en dé-
fmit la nature :
Fin et rusé comme il l'était, Raspoutine ne s'aventura
qu'avec une extrême prudence à donner des conseils politi-
ques. 11 eut toujours soin de se faire exactement renseigner
sur tout ce qui se passait à la cour, et sur les sentiments
intimes des souverains. Ses paroles prophétiques ne venaient
donc, le plus souvent, que conôrmer les vœux secrets de
l'impératrice. De fait, sans s'en douter, c'est elle qui inspi-
rait « l'inspiré • ; mais ses propres désirs, en passant par Ras-
poutine, prenaient à ses yeux la force et l'autorité d'une
révélation.
Sans doute, les effets de cette sorte de suggestion
en retour ont été considérables dans le domaine de la
politique intérieure. Par raison, plus que par tradi-
tion ou par goût, la tsarine pensait que l'autocratie
pouvait seule sauver l'empire. Ce n'était pas l'opi-
nion des octobristes, des libéraux, des intellectuels.
Il faut donc croire que sur le tsar disposé aux con-
cessions, l'impératrice eut une grande influence. Elle
est responsable du maintien ou du changement de
ministres ou autres agents du pouvoir, des méfian-
ces de Nicolas II à l'égard de la Douma, de la sup-
pression du régime constitutionnel pendant la guerre,
toutes causes apparentes de la révolution. Pour l'en
blâmer de parti pris, il faudrait oublier que la dicta-
ture a été nécessaire en France comme en Angle-
terre pour finir les hostilités par la victoire. Mais,
dans le domaine de la politique extérieure, aucune
confusion n'est possible sur les sympathies réelles
de la tsarine. Pierre Gilliard, qui eut plusieurs fois
l'occasion de l'entendre parler de l'Allemagne, con-
firme les récentes- déclarations de l'ambassadeur
Paléologue dans la «Revue des Deux Mondes t.La fille
du grand-duc de Hesse n'avait que de la haine pour
le ptussianisme des Hohenzollem, qui avait subjugué
l'Allemagne, et qui bouleversait le monde. Elle ne
pouvait donc soutenir les intrigants qui rêvaient
d'une paix déshonorante que d'ailleurs Nicolas II
se serait toujours refusé à signer.
Cette hypothèse devient une certitude quand on a
LAROUSSE MENSUEL
lu le livre de Pierre Gilliard. Le caractère du tsar
apparaît, dans les diverses péripéties du récit, comme
celui d'un excellent homme, époux et père modèle,
que le hasard de la naissance avait fait chef d'un
peuple innombrable, pendant une époque troublée,
plutôt que d'un ménage bourgeois, riche et pacifique,
dont le couple impérial envia si souvent l'existence :
11 était de ceux qui hésitent constamment par excès de
scrupules, et qui, parroiîet d'une seusibilil'' et d'mn- fi''-Iir;i-
tesse exacérées, ne se dé-
cident que difficiieroeut à
imposer leur volonté. Il
doutait de lui-même, et
il était persuadé qu'il
n'avait pas de chance.
Comme la tsarine,
Nicolas II était un ti-
mide, et il le savait:
Il avait tant souffert,
toute sa vie, de sa timidité
naturelle et dufaitqu'ayant
été tenu trop à l'écart il
s'était trouvé, à la mort
subite d'Alexandre 111 ,
fort mal préparé à son
rôle de souverain, qu'il
s'était promis avant tout
d'éviter ces mêmes fautes
dansl'éducation de son fils.
De ses devoirs de
souverain, Pierre Gil-
liardnousmontre main-
tes fois qu'il avait
l'idée la plus haute.
C'est elle qui lui fit
prendre le commande-
ment eSectif des ar-
méestnseptembreigiô.
après la grande retraite
de Pologne, parce que
la place du tsar devait
être au milieu des
troupes pour la défense
de la patrie. Grave er-
reur, car les ennemi';
les plus terribles de la
Russie manœuvraient
à Petrograd, et non pas
sur le front. Peut-être,
malgré sa bonté native,
et parce qu'il ne con-
fondait pas son peuple
avec la poignée de fac-
tieux qui triomphait
dans la capitale, eîit-il
réprimé en tsar la révo-
lution, s'il n'avait de-
viné derrière elle la
formidable coalition de
forces qui était décidée
à le perdre lui, sa race
et le régime, et s il
avait pu transmettre
à un fils vigoureux
le pouvoir dont il ne
voulait plus pour lui-même. Un épisode peu connu
de l'abdication, que nous raconte Gilliard, le fait
supposer. Traité aussitôt en prisonnier, l'empereur
vit s'aggraver chaque jour les conditions de son
existence. Religieux jusqu'au mysticisme, il trouva
dans sa foi, autant que dans sa droiture et sa fierté
naturelles, la force de supporter avec une sérénité
immuable les humiliations et les chagrins de toute
nature qui lui furent prodigués jusqu'à sa mort.
Et vraisemblablement l'Allemagne l'eût sauvé, s'il
avait voulu accepter son appui. Ainsi Nicolas II,
comme tous les siens, et comme aussi la famille
royale au Temple, se montra plus grand dans
679
l'adversité, qu'au temps de sa toute-puissance. A le
constater, Pierre Gilliard passe peu à peu du dé-
vouement respectueux à l'admiration sans réserve.
Cette admiration, d'ailleurs, il la justifie par les
nombreux tableaux qu'il trace de la captivité à
Tzarskoté-Sélo, à Tobolsk et à Ekaterinbourg.
Le tsarévitch et les grandes-duchesses ne passent
guère, dans le livre, que comme des figurants, quoi-
que la personri.ilitê pi' 1 premier domine.
A Tot>olsk, où ils i'iirent internés de septembre 1917 à avril IttlS, le Isar et ses enfanta allaient chei-chcr
un rayon du soleil sibérien sur la toiture d'une serre. (De gauche à droite : les gran te».duches8es Olga et
Anasiasie, le tsar et le tsarévitch, les grandes-duchesses Tatiana (debout) et Marie. LTmpératrice, souhranle.
gardait la chambre.)
dans le récit, les êtres et les faits. Ils nous apparais-
sent comme des enfants et des adolescents, gais,
simples, confiants, élevés avec méthode, amour et
fermeté. Cette éducation minutieuse comprenait
aussi bien les fréquentes visites dans les hôpitaux
par les grandes-duchesses, que le séjour aux armées
pour le tsarévitch. Gilliard la blâme cependant, parce
que trop difiérente des pédagogies modernes ; mais
elle aurait probablement donné un grand souverain
à l'empire, si les crises d'hémophilie n'en avaient pas
contrarié les effets. C'est d'ailleurs dans la fragilité
de l'existence d'un héritier sans cesse guetté par la
mort, que P.erre Gilliard voit la cause de l'influence
Perspective Vosnessenshy
Plan du premier étage de la maison Ipatief. (La nutt du meurtre, la famille imp<-rlale, réreillée,
passa par la salle à manger et la cuisine, et descendit, à droite, rescaUer au-dcssons du mot Piutagt, ■
Perspectite Vosœsseaskj
i^lan 'lu rex-de-cbauss<-e de la maison IpatieL ( La ligue poinUllèe indique le tnjet paroouni par la lamllle
impériale, descendue du premier étage pourarnTerdaiu la chambre oft elle allait être i *~
68o
d'un Raspoutine dans le ménage impérial. Influence
qui se développa surtout sur la tsarine, par l'inter-
médiaire de M"" Wyroubova, pendant que le tsar
vivait avec son fils aux armées. Le portrait du
staretz est d'ailleurs assez poussé, dans le chapitre VI
du livre, pour que les lecteurs s'expliquent ton pou-
voir. Charlatan érotomane et mystique à la fois,
« être malfaisant et troublant », il surgit tout à coup
dans la haute société russe, comme le Cagliostro de
chez nous, et, comme un Cagliostro, plus naïvement
peut-être, il enlhousiaïme, détraque, divise et guide
LAROUSSE MENSUEL
agents de l'Allemagne mènent grand train. Ils dis-
créditaient, en outre, l'impératrice, dans les cercles
attachés à l'Entente, ou dépendant de celle-ci.
Le moment paraît opportun aux pol.ticiens de la
Douma, pour réclamer l'accroissement des libertés
publiques, et le contrôle des affaires. Quelle fut la
part de la bonne foi et celle de la trahison, dans l'ori-
gine et la vivacité du conflit ? quelle importance eu-
rent les personnalités de Protopopof et de Sturmer
dans les griefs amassés et grossis contre le gouver-
nement du tsar et le caractère de l'impératrice ?
La ciiambre ou lui^-ni utis a mort i
i-mbrcs de la lamtllu inipci'iale rii:i)ît
uu rez-Ue-cbaussée de la luajsoo Ipatief.
et leurs cumpagii'^iis >!'■ caplivile
vers la ruine et la mort le monde frivole qu'il séduit.
Accomplissait-il sciemment une mission occulte ?
Je ne crois pas — nous dit Pierre Gilliard — que Ras-
poutine ait été, à proprement parler, un agent aux gages de
l'Allemagne...
Mais il semble bien avéré que ses actes servaient
l'Allemagne, car ils justifiaient en apparence les intri-
gues de cour, les mécontentements des réformistes et
des révolutionnaires, ceux-là s'appuyant sur ceux-ci,
et qui devaient aboutir à une révolution en. présence
de l'ennemi. Quand quelques patriotes réussirent à
supprimer Raspofltine, il était trop tard. Les événe-
ments se précipitaient. Le dévouement de compar-
ses et de quelques fidèles tels que M"" Wyroubova,
le prince Dolgorouky, le général Tatichtchef, le
docteur Botkine, le matelot Nagorny, M"« Schneider,
etc., était impuissant à en modifier le cours.
Dans son rôle de témoin des faits, Pierre Gilliard
est encore plus sobre de commentaires que lorsqu'il
note au passage les caractéristiques des acteurs.
Avec lui, nous pénétrons dans l'intimité de la famille
impériale ; il nous fait entrevoir le tohu-bohu d'in-
trigants qui se disputaient l'appui de l'impératrice
et la faveur du tsar, la lutte entre les partisans de
réformes qui voulaient s'appuyer sur la Douma, et les
défenseurs du siatu quo soutenus par Raspoutine.
Puis, c'est la visite du président Poincaré, dont Ni-
colas II apprécie la franchise :
Ab ! — dit-il — si l'on parvenait à se passer de la diploma-
tie, ce jour-là l'humanité aurait réalisé un progrès immense !
Les péripéties de la déclaration de guerre défilent
comme un torrent. Des angoisses et de la bonne
volonté du tsar pour écarter le fléau, de sa froide
ténacité à le combattre jusqu'au bout quand l'irrépa-
rable fut accompli, on ne peut douter après la lec-
ture des notes quotidiennes de Pierre Gilliard pen-
dant cette période. Les souverains sont alors en
communion intime avec le peuple tout entier, comme
le prouve le récit du voyagea Morcou et même, plus
tard, celui de la première visite du tsar à la Douma.
Comme le tsar et la tsarine, paysans, bourgeois,
guerriers et députés, nobles et moujiks ne pensent
qu'à termi^r la guerre par la victoire.
Mais la victoiredevient incertaine. Auxavantagesdu
début succèdent le? revers. Nicolas II pense que sa place
est au milieu destroupes, et il sesulistitue, commegéné-
ralissime, au grand-duc Nicolas. PierreGilliard,quiest
désormais au grand quartier général avec le tsarévitch,
nous fait connaître les motifs de cette grave décision,
qui eut certainement, sur la politique intérieure, de
lourdes conséquences. La fortune, d'ailleurs, ne sourit
pas davantage aux armées russes, tandis qu'à Petro-
grad, dans les milieux intellectuels et ouvriers, les
Pierre Gilliard, qui consacre un chapitre entier, le X V,
à l'étude impartiale de ce problème, nous parle à mots
couverts de < l'erreur de l'Entente «, et, sans voile,
des rivalités aveugles des partis ; mais, à travers les
pages éloquentes de son analyse, il nous laisse deviner
combien était plus factice que réelle la puissance de la
révolution. Pour la vaincre, il aurait suffi de rappe-
ler du front quelques régiments parmi lesquels
l'autorité morale du tsar subsistait tout ent.ère :
Son prestige était encore considérable à l'armée, et intact
parmi les paysans.
Mais Nicolas II n'y songea même pas ; c'eût été
0 la guerre civile en présence de l'ennemi ».
Il abdiqua pour lui et pour son fils, après un con-
ciliabule émouvant avec le médecin Fiodrof , et ne le
«• 179. Janvier 1922.
Les épisodes, sobrement décrits, n'en sont que
plus émouvants. Nicolas II et les siens sont supé-
rieurs à l'adversité, qu'ils subissent avec uneinalté-
rable résignation et une dignité parfaite.
La tsarine et les grandes-duchesses scœt à Tzars-
koïé-Sélo : l'émeute gronde à Petrograd ; elles en
ignorent les péripéties, et veulent rejoindrel'empereur.
Mais il convenait à leurs ennemis de réunir toute
la famille en un lieu où ils la tiendraient en otage.
La manœuvre est adroitement exécutée. Les émeu-
tiers entourent la résidence, rendant tout départ im-
possible ; mais Nicolas II et le tsarévitch y sont
amenés sans difficulté. A l'eurivée de son mari,
seulement, la tsarine apprend la chute du régime,
l'abdication, les actes du gouvernement provisoire.
Et la famille impériale est aussitôt traitée en prison-
nière; chaque jour voit diminuer les égards observés,
surtout dès queKerenskya pris le pouvoir. D'ailleurs,
la captivité n'était qu'une sauvegarde contre les
attentats des révolutionnaires. Le gouvernement
provisoire préparait, disait-on, le transfert de ses
prisonniers en Angleterre :
En agissant avec décision et dans le plus grand secret, il
n'eût pas été difâcile de faire gagner à la famille impériale
un des ports de Finlande, et de l'emmener à l'étranger. Mais
on avait peur des responsabilités, et personne n'osait se
compromettre. La fatalité, une fois de plus, faisait bonne
garde.
Etait-ce bien la seule fatalité ?
Pendant les cinq mois passés à Tzarskoïé-Sélo, Pierre
Gilliard a noté presque au jour le jour les incidents les
plus divers. Bien que le sinistre s'y soit mélangé au
grotesque, la situation des captifs était relativement
supportable. Les geôliers subissaient l'influence du
passé récent, qui leur parlait par toutes les pierres
et tous les arbres de la résidence impériale devenue
prison. Trop près de la capitale, où les mécontents
du nouveau régime étaient déjà nombreux, les Ro-
manof pouvaient devenir gênants. Il était opportun
de les éloigner. La convalescence des grandes-
duchesses, qui relevaient de maladie, la faiblesse du
tsarévitch, l'hiver proche, le désir de Nicolas II
indiquaient Livadia comme site convenable pour le
transfert. Les nouveaux maîtres de la Russie choisi-
rent Tobolsk. Faut-il voir dans leur choix une
féroce dérision ?... C'était enfin leur tour, de
déporter en Sibérie, — le dernier tsar.
A Tzarskoïé-Sélo, la famille impériale n'avait guère
connu que la gêne. A Tobolsk, où elle séjourna pen-
dant neuf mois, elle subit la misère. Logements exi-
gus, et privation de nouvelles, surveillance plus étroite
et plus vexatoire, qui marquèrent les débuts du
séjour, étaient cependant atténués par les égards que
la population et une partie des soldats témoignaient
aux prisonniers. Mais après le triomphe des bolchevis-
tes, la goujaterie des gardiens n'eut plus de bornes.
La famille impériale eut froid et faim. Les avanies
les plus grossières ne lui furent pas ménagées. Malgré
tout, l'apparente sérénité de Nicolas II et de la tsa-
rine ne s'altère qu'à l'époque des pourparlers de
Brest-Litovsk. Et, comme quelqu'un affirmait que les
Allemands exigeaient que la famille impériale leur
fût remise saine et sauve : a Si ce n'est pas une ma-
nœuvre pour me discréditer, s'écrie l'empereur, c'est
une injure qu'on me fait » ; — « Après ce qu'ils ont fait
La muiaon Ipalief, où l'ut internée, puis mûasaci-ée, la lamllie impériale russe, à Ekateriûboui'g.
regretta que pendant les pourparlers de Brest-
Litovsk. Malgré les engagements du gouvernement
provisoire, le grand-duc Michel, proclamé héritier,
devait être lui aussi assassiné avant d'avoir vu ce
choix ratifié par une Assemblée constituante qui ne
fut jamais convoquée.
Dès lors, la famille impériale va vers son destin.
Pierre Gilliard nous raconte les trois étapes de son
calvaire.
à l'empereur, dit la tsarine, j'aime mieux mourir eu
Russie, qu'être sauvée par les Allemands. »
Le 25 avril 1918, sans motif connu, le soviet de
Tobolsk reçoit l'ordre d'envoyer à Moscou Nicolas II
et deux personnes de sa famille : l'impératrice, la
grande-ducliesse Marie et trois serviteurs l'accompa-
gnent. Le récit de la séparation est une des pages les
plus poignantes du livre ; le tsarévitch, alors malade
et confié à Pierre Gilliard, et ses trois autres sœurs.
N' 179. Janvier 1622.
restent à Tobolsk. Mais le tsar est arrêté à Ekate-
rinboiirg, interné dans la maison du marchand juif
Ipatief où, un mo.s après, le groupe de Tobolsk
vient le rejoinvlre. On peut supposer que le soulève-
ment de la S.bérie fut la cause de ce trans ert; mais
le motif réel du drame que ce transfert préparait est
encore une énigme. Pierre Gilliard croit que l'arrêt à
Ekaterinbourg, sous prétexte de l'oppofition des
gardes rouges à laisser continuer le voyage, fut le
résultat d'une manoeuvre combinée entre le soviet
local et le gouvernement de Moscou qui, résolu à
supprimer les Romanof, n'osa pas le tenter dans
leur ancienne capitale. Empêché, à l'arrivée dans la
gare, de rejoindre son ancien élève, Pierre Gilliard
séjourne plusieurs jours dans un wagon, et, après de
périlleuses péripéties, est ramené à Tioumen, où l'oQen-
sive des Blancs ledélivre. Cinq jours après, les Blancs
sont à Ekaterin-
LAROUSSE MENSUEL
l'avoir perdu. Que lui et les siens soient morts vic-
times de leur fidélité à l'Entente, on n'en peut plus
douter. Que cette fidélité ait été la seule cause de leur
fin tragique, le lecteur réfléclii qui observe les faits
contemporains le croiradifficilement. — Pierre Ksomt.
ITlox (Gustave-Léon), général et géographe
français, né à Provins le 2 août 1840, mort à Paris
le 26 octobre 1921. — Fils d'un lieutenant-colonel
tué en Crimée, il fit au prytanée militaire de La
Flèche de si brillantes étuJes, qu'une décision spé-
ciale de Napoléon III l'autorisa à entrer de? seize
ans (1856) à l'école de Saint-Cyr. Sous-lieutemnt
deux ans plus tard, il passe par l'école d'Etat-major
et, jeune lieutenant (1861), fait campagne au Mexique
où il devient capitaine (1863). De retour en France,
et resté officier, Û s'y fait apprécier comme savant, et
bourg. Pierre Gil-
liard les asuivis. Il
veut connaître le
sort de la famille
impériale après la
sommaire exé-
cution de son chef,
aimoncée par un
message des So-
viets. Comment
l'enquête confiée
par l'amiral Kolt-
chak au magistrat
Scrguéief, puis au
juge Sokolot, réus-
sit-elle à trouver la
vérité ? Pierre Gil-
liard nous le ra-
conte en des pages
où se reflètent ses
angoisses, ses dou-
tes, et enfin sa dou-
loureuse certitude.
Nous savons
maintenant que, le
16 juillet 1918, à
minuit, la famille
impériale tout en-
tière, le docteur et
la femme de cham-
bre , seuls survi-
vants à cette épo-
que du personnel
qui l'avait accom-
pagnée dans la
« maison à destina-
tion spéciale » ,
sont réveillés. De-
puis leur interne-
ment à Ekalerin-
Ix>urg, « leur vie
n'était plus qu'un
long martyre ». On
lestait descendre au
rez-de-chaussée. Le
commissaire juif
■Vourowsky donne
le signal du mas-
sacre, en tuant à
coups de revolver
le tsar, et son fils
mala le qu'il por-
tait dans les bras ;
l'impératrice, les
grandes-duchesses, le médecin et la femme de cham-
bre sont assassinés à coups de revolver, de crosse
et de baïonnette. Les corps sont dépouil.és et char-
gés sur une auto-camion qu'une escorte f;uide vers une
clairière reconnue à l'avance et d'où les villageois des
environs sont violemment éloignés. Le; cadavres sont
brûlés, et les cendres jetées dans un puits de mine
abandonné. « Le monde ne saura jamais ce que nous
avons fait » , s'était écrié le commissaire Wolkof . Vingt-
quatre heure? après, tousles parentsdu tsar,qu'on avait
arrêtés au pi inlempsdeigiS, subissaient le même sort
dans la forêt d'Alapœwsk. De ceux qui avaient appro-
ché Nicolas II, il ne subsistait plus qu'unmarmiton
dédaigné par pitié, et Pierre Gilliard oub ié par
erreur. Mais tout le soin qu'ont pris les gouvernants
de Moscou, de faire disparaître les traces de leurs
victimes, servira peut-être quelque aventurier, que
séJuira le rôle d'un Romanof éci.appé du massacre.
Pierre Gilliard nous eu donne d'ail. eurs un exemple,
dans l'histoire du faux tsarévitch qu'il eut l'occasion
de démasquer.
Quoi qu'il en soit, et quoique Pierre Gilliard affirme
ainsi sa conviction : « Il est impossible que ceux dont
je viens de parler aient subi en vain leur martyre •,
on peut supposer que les liens par lesquels les Ro-
manof avaient réuni toutes les Russies sont rompus
pour longtemps. La puissance occulte qui a plongé
dans le chaos l'empire tsariste et d'autres contrccs
en Europe ne sera pas abattue aussi facilement
qu'elle a triomphé. Il eût donc mieux valu, pour le
repos du monde, que Nicolas H eût consacré à conser-
ver son trône la même fermeté dont il fit preuve après
Environs d'Ekaterinbourg. (La croix indique le lieu oi'i furent incinérés les corps des viotiines, d-ons une
clairière voisine des fondrières de Gtinina.)
se livre avec passion à l'étude approfondie de 1 his-
toire et de la géographie militaire. En 1870, il fait
campagne dans 1 armée de Lorra.ne, prend part aux
batailles livrées sous Metz.et, après la capitulation,
est emmené prisonnier en Allemagne.
A son retour de Brème (1871) où il a passé
sa captiviié, il s'oriente vers lesétudes où, depuis
quelques années déjà, sa vocation le poussait, et est
attaché à la Section historique du ministère de la
guerre (1871), puis nommé professeur de géographie
appliquée à l'art de la guerre à l'école d'htat-major
et, lors de la création de celle-ci, à l'Ecole supé-
rieure de guerre (1876) en même temps qu'il était
appelé, depuis 1874, à professer à l'école des Sciences
politiques. Dès lors, et bien qu'il arrive très jeune à
tous les degrés de la hiérarchie (chef d'esca Iron
en 1879, colonel en 1889), sa carrière est surtout
celle d un savant et d'un professeur.
11 prend part, avecla pléiade d'illustres initiateurs,
à la rénovation de l'enseignement des sciences mili-
taires. Avec lui la géographie, dont, un des premiers,
il aperçoit la liaison intime avec la géologie, l'his-
toire, l'économie politique, devient nettement scien-
tifique et en même temps plus vivante. Nulle séche-
resse chez lui, mais, tout au contraire, la pas.ion
d'un patriote qui brûle de faire jaillir de la science
des vérités utiles à son pays. « Ses leçons magis-
trales étaient, dit un de ses auditeurs, passionnément
écoutées. Il faisait passer dans le cœur et l'esprit de
ses élèves la flamme qui l'animait. J'ai subi sa fa?ci-
nation, et j'ai toujours gardé l'empreinte de son ensei-
gnement, a
681
Son enseignement exerce autant d'influence sur ses
élèvescivils de l'école des Sciences politiques, que sur
les futurs officiers d'état-major. Avec ceux-ci, sa mé-
thode directe, l'étude de la frontière non sur la
carte seulement mais par les voyages d'été dont
tous ceux qui les ont suivis ont conservé, disent-ils,
un fort et charmant souvenir, donne les résultats
les plus remarquables. Par imi exposé pénétrant,
large et profond de la géographie, Niox a contri-
bué pour sa part à former les futurs chefs de
la Grande Guerre et les éducateurs de l'armée.
Dès le moment où, décidément, il s'est tourné vêts
l'enseignement, il a fait paraître des ouvrages qui,
pendant de longues années, firent autorité : une
étude sur l'Emploi des chemins de fer pour Us mou-
vements stratégiques (1873); un récit de la Cam-
pagne du Mexique qui, d'une clarté parfaite, d'une
haute impartialité, • est devenu au Mexique lu
ouvrage officiel (1874) • ; les huit volumes de sa
Géographie militaire, publication de son cours, qui
est restée longtemps un ouvrage classique ; son
Algérie (1884) rééditée sous le titre Algérie-Tunisie,
l'étude la plus synthétique, sous un petit volume,
que l'on eût donnée jusqu'alors de l'Afrique duNord;
son Atlas de géographie et ses Cartes murales
adoptés longtemps par l'enseignement secondaire.
Tous ces ouvrages sont bien ceux d'un savant brû-
lant d'apporter une contribution personnelle à la
science. Ilssontavant tout ceux d'un professeur remar-
quable, doué du génie de la clarté, de remarquables
facultés d'exposition, et excellant à < débrouiller > les
questions.
Pourvu des deux éioiles en 1893, il commande la
15" brigade, puis est désigné pour inspecter la télé-
graphie militaire.
Il ne renonce
pas cependant à
ses études histo-
riques, et public
en 1896 son his-
toire de la Guerre
de 1870. Ce t Sim-
ple récit » dédié,
nous apprend
son auteur, «aux
simples soldats ,
à ceux qui restés
dans le rang a ne
peuvent lire de
gros ouvrages
scientifiques, est
celle de ses œu-
vres où se mani-
festent au plus
haut degré ses
qualitésdegrandvulgarisateur.Objective, nette, lumi-
neuse, elle restera comme un modèle de • précis ».
Divisionnaire en 1899, Niox commande au Mans,
et ensuite à Paris. Il devient commandant de la place
de Paris (1901), puis, empêché par la surdité
d'être placé à la tête d'un corps d'armée, président
du Comité technique de l'infanterie (1903). Grani
officier de la Légion d'honneur en 1904, il est
atteint par la limite d'âge en 1905, et ncmmé direc-
teur du musée de l'Armée et gouverneur des Inva-
Udes. Là encore, son rôle est important . Nul mieux
que lui ne semblait désigné pour entretenir et déve-
lopper ce musée, qui est l'illustration vivarte de
notre histoire militaire, et pour le faire connaître au
monJe.
Sous sa direction, le musée de l'Armée devient,
au témoignage de juges compétents, < le premier
musée militaire du monde ». Il groupe (1909) la
Société des Amis du Musée de l'Armée, grâce au con-
cours moral et pécuniaire de laquelle les collections
n'ont, depuis son entrée en fonctions, cessé de s'en-
richir. Il écrit toute une série d'ouvrages destinés à
faire connaître au monde — et à la France — la
place que tient dans les fastes militaires du pays
l'Hôtel des Invalides et les richesses glorieuses qu'il
renferme : VHôlel des Invalides : Drapeaux et tro-
phées. Résumé des fastes mililatres de la France, du
XI V siècle au XX' siècle. (Guide d'unevisite à laSec-
tion historique du Musée de l Armée.), et Napoléon et
les Invalides sont le» principaux de ces ouvrages. Il
n'abandonne pas.d'ailleiu-s, lesétudes historiques et
géographiques de portée plus générale. Il a traduit
au cours de son professorat les Mémoires de géné-
raux étrangers : les Allemands Hahnke et Wartens-
leben, l'Italien La Marmora. Il suit la guerre russo-
japonaise, et publie les chroniques qu'il lui a con-
sacrées; il fait paraître une étude sur les Pays
balkaniques. Pendant la guerre de 1914, il continue,
avec la collaboration de son gendre, le général
Malleterre, à diriger le musée de l'Armée, et à l'enri-
chir des souvenirs et des trophées de la Grande
Lutte, ne cessant, avec une infatigable activité, de se
dévouer à sa tâche.
En 1919, enfin, il prend sa retraite. Mais il veut
consicrcr ses dernières forces à réaliser pour la
Grande Guerre ce qu'il a fait pour celle de 1870,
et il publie son Simple récit de la Guerre de
igt4-tgiS, et son .'Vtlas pour suivre les négociations
de paix.
Général Nioi.
682
Brave soldat et savant d'une scrupuleuse cons-
cience, Niox est apparu à tous ceux qui l'appro-
clièrent comme un modèle d'équilibre entre les qua-
lités du cœur et celles de l'esprit, comme une belle
6gure qui honore à la fois l'armée et la science
françaises. — Léon Abbkbour.
Politique intérieure et extérieure.
[Novembre.) — Des événements importants avaient
rempli le mois de novembre, et comme toujours le
grossissement du moment leur avait attribué une
valeur immédiate qui aurait pu entraîner les pires
conséquences. Comme toujours aussi le recul des
jours qui passent avait dissous en vapeurs impon-
dérables ces gestes, ces discours, ces irréfutables
conclusions, et la vie des peuples avait continué son
cours précipité, mais dans un calme relatif. Si des
orages se préparaient peut-être, l'heure des ouragans
était passée. Reviendrait-elle ? Les fluctuations poli-
ArriTée, à New-York, du maréchal Koch, accueilli par le major John F. liylan chargé de lui porter les
soubails de bienvenue de la part de la grande cité. — Phot. Manuel.
tiques humaines, pas plus que celles, physiques, de
l'atmosphère, ne permettent de faire de sûres prévi-
sions. Il suffit d'obsei-ver les divers nuages, et d'enre-
gistrer des observations méthodiques; c'est à quoi
nous nous essayons ici ; et le seul intérêt de ces chro-
niques est sans doute qu'elles ne retiennent que l'es-
sentiel, sans toucher à la masse confuse de faits
dont l'importance n'est que de durée très éphémère.
En novembre, les questions capitales avaient conti-
nué à traîner parmi les arguties des chancelleries,
ou les difficultés de solutions introuvables. L'in-
contestable bonne volonté des hommes pour
instaurer la paix n'avait abouti à rien, parce
que l'oeuvre à réaliser dépasse la mesure des
possibilités ordinaires. Quand les siècles auront
passé, l'histoire n'accordera peut-être que peu d'at-
tention à ce qui nous paraît la plus dure réalité que
les hommes aient connue. Mais pour nous qui la
vivons et qui songeons que nos enfants la vivront
encore après nous, il apparaît que l'Angleterre est
à l'un des carrefours les plus angoissants de son his-
toire, qu il est impossible de deviner ce qu il advien-
dra de la Russie, que l'Europe centrale se débat parmi
les cris et les gestes inconicients d'une enfance souf-
frante destinée peut-être à n'avoir pas d'âge mûr.
LAROUSSE MENSUEL
Mue l'Allemagne demeure la plus inquiétante des
énigmes, que le Pacifique pourrait bien rouler dans
ses flots la guerre plutôt que la paix, que la France
enfin, calme mais grièvement blessée, cherche vaine-
ment le spécifique qui lui rendra la sécurité et un
équilibre prospère. Le contraste entre l'intense per-
fectionnement delà vie matérielleet l'attente anxieuse
des nations qui appellent de toutes leurs forces
quelque choîe qui n'arrive pas est certes un des
spectacles les plus douloureux que l'humanité ait vus
dans sa douloureuse histoire.
Russie. — En commençant par la Russie la revue
mensuelle des Etats où il s'est passé quelque chose,
et bien qu'il ne s'y soit passé rien d essentiel, nous
voulons marquer une fois de plus qu'à notre sens le
sort de ce pays est fonction de l'avenir de toute
l'Europe. C'est là le champ immense où dorment
les richesses de la terre capables de n' tablir l'équili-
bre économique rompu par la folie des dépenses et
des destructions de la
guerre. La question qui
se pose, grave mais nul-
lement insoluble, est de
savoir qui les exploi-
tera. A coup sûr, ce ne
sont pas les Russes. La
situation de ce peuple
restait bien la plus pa-
radoxale qu'on ait ja-
mais connue. Une ré-
gion immense, fertile,
riche de tous les pro-
duits nécessaires ou
superflus utilisés par
l'homme : blé, bois,
charbon, fer, pétrole,
métaux de toute sorte,
pierres précieuses, etc. ;
possédant donc tous les
éléments de la richesse
matérielle, une possibi-
lité immense de bien-
être et de progrès; et en
face de tout cela une
population incapable
d'en tirer parti, inerte,
passive, acceptant la
tyrannie bolcheviste
comme elle subissait la
tyrannie tsariste, re-
connaissante même au
régime de violence qui
lui a donné la terre et
qui, en même temps,
par ses pilleries, lui ôte
toute volonté de faire
produire à cette terre
plus que le pain quoti-
dien ; un gouvernement
utopiste, violent, san-
guinaire.destructeurde
tout effort, de tout tra-
vail , de tout commerce,
de toute industrie, ap-
puyésurune armée im-
mense, péril permanent
pour r Europe. On se
trouvait, en résumé,
devant la situation sui-
vante, probablement
très proche de la vérité :
le peuplerusse des cam-
pagnes devenu proprié-
taire, n'ayant été nulle-
ment molesté dans l'élé-
ment capital de sa vie
traditionnelle — nous
voulons dire ses prati-
ques religieuses, — était
attaché au bolchevisme, qui avait détruit le tsarisme ;
par suite, il ne ferait rien pour en délivrer la Russie. Le
bolchevisme avait détruit par la fusillade, ou réduit à
l'obéissance par la faim, toute la classe moyenne ; il
avait anéanti par une organisation purement théorique
tout moyen de production et de commerce, si bien
qu'on en était revenu, pour assurer les échanges indis-
pensables, au trocdes populations primitives; de temps
à autre lelleou telle partiede la Russie, dansunsoubre-
saut de souffrance, essayait cependant de secouer le
joug : telle, en novembre, l'Ukraine qui, une fois de
plus, pour recouvrer son indépendance et sa liberté de .
travail, risquait une tentative condamnée à l'impuis-
sance; dans celte confusion enfin, rien qui pût per-
mettre d'entrevoir une solution prochaine ou lointaine
qui serait l'œuvre du peuple ou du gouvernement russe.
Certes, Tchitcherine avait offert de reconnaître les
tlettes de la Russie envers les peuples occidentaux.
Le gouvernement anglais avait fait des réserves, le
gouvernement français avait réclamé des précisions
et des garanties. Précaution indispensable. Qui, en
effet, garantirait la parole d'un gouvernement imbu
jusqu'alors du mépris de toutes les règles admi-
ses par les peuples civilisés ? Et, en admettant
qu'on pût se fier à la parole bolcheviste, quelles
M< 179. Janvier 1922.
garanties matérielles , quel gage , quels moyens de
payement pourrait-on s'a?surer î II paraissait cer-
tain que le gouvernement bolchevik cherchait à
revenir aux formules capitalistes. A quelles fins
secrètes ? avec quelle sincérité î Nul ne le pouvait
dire ; et il était permis de supposer que ce retour
apparent à des doctrines pour lesquelles le bolche-
visme avait manifesté la plus méprisante répu-
gnance cachait quelque ruse grossière. Mais le
fait restait, et il était impossible de le négliger. Les
Soviets désiraient la reprise des relations commer-
ciales avec l'Occident. On devait donc admettre que
le commerce et l'industrie, rénovés par les capitaux
étrangers, trouveraient en Russie le minimum de
sécurité matérielle et d'indépendance économique
sans lesquels aucune affaire n'est possible.
A qui donc — puisqu'on ne pouvait rien attendre
de la Russie même — incomberait la tâche de remet-
tre en œuvre les richesses russes î Les pays du
Nord, notamment la Suède, y tâchaient. L'Angle-
terre, sans plan bien arrêté, avait ébauché, elle
aussi, avec Krassine, une tentative. Ce n'étaient
là que des essais vagues. Un seul peuple jusqu'alors
avait méthodiquement repris en main, dans la me-
sure où elle était possible, l'exploitation de la Rus-
sie : l'Allemagne peu à peu, par le port de Riga,
par la Lettonie et l'Esthonie, infiltrait en Russie ses
produits manufacturés, ses machines agricoles, ses
marchands, ses ingénieurs. Institutrice séculaire de
la Moscovie, elle reprenait naturellement sa marche
vers l'Est, et, non contente de renouveler peu à peu,
par la voie économique, l'influence qu'elle avait per-
due en politique sur les Etats baltes, où sa langue de-
meurait le seul véhicule des échanges, elle préparait
à la race germanique l'admirable champ de colonisa-
tion qu'est la Russie. Si le reste de l'Europe s'étoime
un jour de constater que l'Allemagne l'a précédé
dans l'ancien empire des tsars, ce sera un éton-
nement facile. Ce que tous les renseignements confir-
ment aujourd'hui sur la lente invasion du commerce
allemand en Russie n'était pas difficile à prévoir.
Nous avons signalé déjà souvent la marche natu-
relle que prendraient les choses. Mais si l'on veut
entreprendre de philosopher sur cette éventualité,
on sera vite conduit à se représenter que, si l'on n'y
met ordre, l'Allemigne, appuyée sur la Russie,
constituera une force formidable devant laquelle la
ligue d'Etats nouveau-nés qui doivent la vie au
traité de Versailles sera une barrière bien fragile
ponr protéger l'Europe. L'Allemagne s'accommodera
du gouvernement de la Russie par les Soviets. Sup-
posez un retour impossible du tsarsme : elle s'enten-
dra avec lui aussi aisément. Elle a conservé de bonnes
relations avec les maîtres d'aujourd'hui et avec les
représentants survivants des maîtres d'hier. Nous
estimons qu il importe d'envisager cet état de choses
non comme une hypothèse fantaisiste et irréalisable,
mais comme un fait réel qui se construit en silence
pendant que l'Europe occidentale hésite et délibère.
Allemagne. — Ainsi l'Allemagne, fidèle à ses mé-
thodes et à son histoire, se débrouillait vers l'Est,
cependant qu'elle embrouillait tout vers l'Ouest. Du
côté des Alliés, la nécessité de payer l'amenait à dé-
ployer toute la gamme des atermoiements. L'échéance
de 500 millions de marks-or, qui arrivait le 15 janvier,
trouvait le Reich dépourvu en partie des devises
nécessaires pour s'acquitter, et la nécessité de se
procurer des moyens de payement mettait à nu une
situation politique et économique dont peut-être nous
ne comprenions pas toute la gravité, et dont nous
n'isolons pas assez les éléments. La confusion était
extrême, et l'analyse de cet état de choses était dilfi-
cile. Elle se compliquait de questions accessoires
mises en avant pour masquer le principal. Ainsi l'on
avait mené grand bruit autour de la démolition des
fabriques d'Empire {Reichswerke), anciennes usines
de guerre transformées . La commission de
contrôle du désarmement avait exigé que, dans ces
usines, fussent démolis tous les ouvrages qui pou-
vaient servir à reconstituer rapidement la f abricai ion
du matériel de guerre, et interdit le rétablissement
de machines-outils dont la puissance de travail
n'était pas en rapport avec les nécessités de l'usine.
La propagande allemande avait profité de la circon-
stance pour semer en Europe des brochures qui
accusaient la commission du désarmement d'abus
de p)ouvoir, proclamaient l'innocuité des ouvrages et
machines incriminés, et, finalement, évoquaient le
chômage que les mesures envisagées allaient provo-
quer. Il fut prouvé, pourtant, que le danger n'était pai
imaginaire, puisqu'on trouva dans une usine, sous la
forme de tubes d'obusiers, la preuve de la fabrical ion
de matériel de guerre.
Ces discussions avaient pour but de prouver que la
situation financièrement lamentable du Reich était en
partiecausée par les exigences del'Entente. L'étude de
cette situation financière permettait de voir se dé-
ployer,rune en face del'autre, lesdeuxforcesquilut-
taient pour la suprématie dans le Reich rd'une part, le
gouvernement du chancelier Wirth, avec le Reichstag
et les forces politiques sociales, désireux apparem-
ment d'exécuter le traité, et de tenir les engagements
pris, et, avec eux, celte minorité importante qui dé-
sire avec la paix la reprise de relations extérieures
N' 179. Janvier «922.
normales; de l'autre, la grande industrie représentée
par Hugo Stinnes, décidée à tout faire pour ne pas
payer, appuyée sur toutes les forces nationalistes.
Hugo Stinnes est peut-être une des figures les plus
curieuses, à l'heure présente, non seulement du
Reich, mais de l'Europe; il identifie la puissance
industrielle organisée, l'enchaînement des industries,
l'accumulation en hauteur et en superhcie des
moyens de production ; confiant dans sa force, sûr
.le vaincre, il met au Reich le marché en main, et
comme on a besoin de lui et de ses asssociés, les
Thyssen, les von Siemens et autres, il entend imposer
ses conditions, et ne s'effraie d'aucune de leurs consé-
(]uences; conduit peut-être plus par l'eiitraîiiement
des faits que par le raisonnement, plus occupé du
développement de sa conception brutale et de l'affir-
mation de sa force que de l'exécution d'un plan
;>olitique réfléchi, il marche de l'avant et peut
conduire l'Allemagne, et avec elle l'Europe, à des
catastrophes dont il espère profiter. Or, le véritable
problème pour le Reich était de déterminer par quel
procédé il ferait contribuer la grosse industrie aux
charpes publiques, et quelle serait la forme de la
ronlribution qu'on lui imposerait. S'accorJerait-on
sous la forme d'actions de crédit, c'est-à-dire consti-
tuerait-on une ga-
rantie sur les dé-
pôts de fonds et de
devises que l'indus-
trie allemande ac-
cumule dans les
banques étrangè-
res ? Adopterait-on
la forme d'une im-
position propor-
tionnel le à la valeur
de l'actif de l'indus-
trie, la partie de cet
actif acquis avant
1914 devant être
calculée en marks-
or, tandis que jus-
qu'ici, par un arti-
fice de comptabi-
lité, il ne l'avait été
qu'en marks -pa-
pier ? Chercherait-
on une autre com-
binaison? Maissous
quelque forme que
ce fût, l'industrie
entendait ne contri-
buer que suivant le
mode qu'elle accep-
terait, et contredes
avantages tangi-
bles; et la forme
concrète de cette
prélentions'affirma
par la proposition
d'Hugo Stinnes et
de ses collègues,
d'acquérir le réseau
des chemins de fer
allemands.Cettede-
mande était com-
plétée par les sug-
gestions suivantes,
qui revêtaient la
forme d'une ma-
nière d'ultimatum : transplantation à la campagne,
d'une partie des ouvriers d'usine ; négociations avec
les Alliés pour obtenir une renonciation au privilège
de l'ïirticle 248 du traité de Versailles, et revision de
l'accord de Londres ; renonciation par le gouverne-
ment, à toute négociation avec des prêteurs étran-
gers ; droit pour l'industrie de ne payer que des
impôts acceptés par elle. L'offre fut rejetée, et eût-
elle été acceptée parle Reich, qu'elle n'eût probable-
ment pas été ratifiée par les Alliés; mais l'énormité
de la proposition prouvait assez quel sentiment de
sa force remplit Hugo Stinnes. Ce refus ne réglait
rien. Il fallait trouver autre chose. C est alors que
le même Hugo Stinnes avait entrepris le voyage de
Londres. A quelles fins ? on ne l'avait pas su. Pour
s'aboucher exactement avec qui ? on n'était guère
plus renseigné. On ne pouvait même savoir si
Stinnes, à Londres, avait vu Lloyd Georges ou un
ministre quelconque. Ce qui paraissait le plus vrai-
semblable, et par là nous revenons à notre point de
départ, c'était ou une nouvelle tentative pour diviser
I Entente, ou un essai de négociation d'emprunt, ou
des tractations en vue d'une exploitation commune
de la Russie par l'Allemagne et les Alliés. Quoi qu'il
en fût, si l'on se mettait en face de la réalité des
faits, on avait, en regardant Hugo Stinnes et son
groupe, l'impression d'avoir devant soi une force
presque irrésistible, capable de conquérir et de
domestiquer le Reich ; cette force ne reculerait, pour
rester maîtresse, devant aucune tentative, et, victo-
rieuse, elle comptait bien remettre en question
tout le statut nouveau créé par le traité de Ver-
sadles. La question Hugo Stinnes dépassait l'Alle-
jnagne : elle nous atteignait directement.
LAROUSSE MENSUEL
L'Allemagne avait donc recherché les moyens de
payer à l'échéance du 15 janvier, — et aussi ceux de
ne pas payer. Elle avait espéré obtenir un morato-
rium, qui équivaudrait pour elle à une faillite et
nous conduirait à une situation inextricable. La
commission des réparations, qui avait fait le voyage
de Berlin pour se rendre compte de la situation
effective du Reich, se refusait à envisager une remise
de l'échéance. Mais rien de tout cela ne modifiait le
problème très critique de l'Allemagne. La baisse du
mark avait atteint des proportions telles, que
100 marks avaient valu i fr. 95 suisses. Si, à l'inté-
rieur, le Reich n'en souffrait pas, à l'extérieur toute
transaction devenait impossible, et le mot de ban-
queroute était couramment prononcé.
Cette situation, grave pour le Reich, ne l'était pas
moins pour nous. Nos alliés nous prodiguaient les
affirmations de sympathie ; mais, dans le monde des
affaires, on nous jugeait excessifs, et on nous rendait
responsables, nous l'avons déjà dit, du marasme
économique. Les accords Loucheur-Rathenau nous
garantissaient des prestations en nature ; ils étaient
très loin de régler toute la question des réparations.
L'Allemagne avait une industrie prospère ; elle avait
peu de chômeurs. Pouvait-on affirmer que cet état
Les cliefs des délégaUons de«puisù....tv , - ... co..;^;^..^^ ^.^ Vv...^..;;.^..,.. i.^^.^ii...... ij... .— i. Jo,.,. w , ^... <t^
Karnebeek {Pays-Bas); 3. Dr Ali'red Sze (CVtm«); 4. Lord ArtliurBalluur {Grande-breiagne); o. Uugtit^s {Etats-Unis)
7. signor Carlo Sctianxer (/fu/ie); ij. Baron Cartier de M&rchienne < Brlgi^ue); 9. Prince lyesatoTokugaTa(./afw)n); 10.
de choses continuerait, et que le fléau du chômage
n'atteindrait pas au printemps l'industrie du Reich ?
Si cette calamité se produisait, dans quels embarras
le monde ne se trouverait-il pas ? C'est sur tous ces
points d'interrogation que se terminait le mois de
novembre; et l'on comprend — nousy revenons — com-
bien, dans ces conditions, s'imposait à l'esprit le
problème russe, dans la solution duquel on peut aussi
trouver celle du problème allemand ; mais il fau-
drait y marquer notre part dès l'abord, si nous ne
voulons risquer de n'y en avoir aucune.
Petite-Entente. — Avant de passer au grand évé-
nement que fut la Conférence de Washington, et d'en
examiner les répercussions, il faut jeter un coup
d'œil rapide du côté de l'ancien empire austro-hon-
grois. La Pologne et la Tchécoslovaquie avaient
signé un traité d'entente et de garantie réciproque.
La conférence de Porto-Rose avait, nous l'avons
indiqué déjà, réglé les questions communes aux
Etats de l'ancienne monarchie des Habsbourg. La
Hongrie, après l'équipée de l'empereur Charles qui
méditait maintenant à Madère sur l'infortune des
rois, avait prononcé la déchéance des Habsbourg.
Ainsi se dissolvait définitivement la monarchie dua-
liste, en même temps que s'ébauchait sous une forme
encore incertaine le rétablissement des rapports
entre les membres séparés du grand corps autri-
chien ; ainsi se reformait peu à peu, le long du Da-
nube et de ses affluents, la cohésion dont l'empire
de François-Joseph était naguère l'expression. La
Petite-Entente s'affirmait ; et nous n'avions aucun
doute que cette affirmation ne dût avec le temps se
manifester sous une forme permanente et solide,
comme une nécessité de l'équilibre européen. Certes,
683
la Hongrie restait isolée, entourée d une hostilité que
la malheureuse tentative de Charles avait réveillée.
Il fallait attendre encore, pour dire le dernier mot
sur le statut du Moyen-Danube.
Conférence de Washington. — Il faut maintenant
quitter l'Europe et passer l'Atlantique avec les délé-
gués européens à la conférence provoquée par le
président Harding, et noter ce que cette solennelle
réunion apportait de soutien à la paix du monde. Le
discours de l'ambassadeur américain Harvey à
Liverpool, dans lequel ce diplomate, peut-être peu
au fait de la réserve diplomatique, avait affirmé qu'il
ne fallait compter sur aucune aide américaine, en
avait été un assez étrange prélude. Mais le Message
de Briand au peuple américain, les échanges de con-
gratulations, le discours prononcé par le prési-
dent Harding, puis la déclaration du secré'aire
d'Etat Hughes au sujet de la restrict on des arme-
ments navals, avaient ranimé la grande espérance
que faisait naître la conférence. En fait, il apparais-
sait dès le début que cette conférence sur le désar-
ment était en somme limitée à une tentative pour
équilibrer les forces navales de l'Amérique, de
l'Angleterre et du Japon, et assurer en même temps
l'équilibre des forces dans le Pacifique. Les traits
essentiels de la pro-
position Hughes
étaient les suivants:
supprimer 797.700
tonnes de grands
.-^^^— , ^ .^ navires ; borner les
|HHb h '^Ê en
^^^H Sr .. ^Ê cours à 1.079.000
^^^B - 9 tonnes; ne rien con-
j^^H FT V struire pendant dix
^^^H ^^^•', ■: ans; limiter les Sot-
^^^H 1^^^^^^ tes, tant en grandes
WÊÊÊ^Jf^^^^^^' unités qu'en sous-
marins, de telle
sorte que les ma-
rines d'Angleterre
et des Etats-Unis
fussent à égalité, et
celle du Japon dans
le rapport de trois à
cinq avec celles-ci.
D'ailleurs, les diffi-
cultés d'une évalua-
tion exacte étaient
» énormes, et laprin-
cipaie serait peut-
être de fairerenon-
cerchacundesEtats
aux imi es supé-
rieures, dites • post-
jutlandiennes»,
c'est-à-dire cons-
truites après la ba-
taille du Jutland,
qui paraissent ac-
tuellement le plus
solideélément delà
force navale. Si l'on
supposait le pro-
gramme admis et
réalisé, on arrivait
à cette conclusion
que la Sotte britan-
nique aurait pour
domaine, outre
l'Atlantique oriental, la mer du Nord et la Baltique,
la Méditerranée — à moins que l'Italie et la France
ne s'entendissent — et l'océan Indien; la flotte améri-
caine aurait pour champ d'action la mer des An-
tilles, une partie de l'Atlantique et une partie du
Pacifique; la flotte japonaise, les mers d'Extrême-
Orient, le Pacifique, la mer de Chine, etc. Resterait à
fixer comment on passerait sans heurt, au bout de dix
ans, de la période de non construction à la reprise
de l'activité navale. Tel quel, et malgré ses lacunes
inévitables, le plan de Hughes se présentait comme
un effort gigantesque vers rm équilibre naval qui
rendrait impossibles les surprises, par suite réglerait
pour un temps le statut du Pacifique, et réagirait
ainsi sur la paix du monde. Aussi bien fut-il accueilli,
sinon sans surprise, du moins sans opposition, par
les puissances intéressées. Faut-il dire que, très peu
après, vinrent les observations et les r&erves ; que
le Japon, tout en se déclarant prêt à accepter, et à
renoncer à son traité avec l'Angleterre, trouva sa
mariné trop réduite, et demanda un accommodement ;
que l'Angleterre, tout en approuvant le programme,
s'émut lorsque la France aimonçât qu'elle entendait
garder ses sous-marins pour la défense de ses côtes ?
Il apparut très vite que Hughes devr.iit apporter des
adoucissements à son programme ; et il n'était pas pos-
sible de dire, fin novembre, à quel résultat précis atx>u-
tirait la conférence. Au surplus, Briand avait tenu à
rappeler quelle était la situation exacte de la France.
Passant des armements navals aux armements terres-
tres, il avait démontré avec force que la France, devant
l'Allemagne mal désarmée, devait conserver sa force
militaire pour rester maîtresse de ses destinées, et
garantir la paix. Ce discours sans phrases, tout en
, président ; 6. Aristide Briand {France) ;
vicomte d'AUe {Portugal). "' "'
uùral ; 2. Van
id {/-'ronce) ;
Pb.Manuel.
684
faits, sais ssant par l'absence de toute rhétorique,
avait surpris la Conférence, mais il s'était imposé.
11 avait eu en outre cet avantage très appréciable, de
réserver la liberté de la France. Du moment qu'on
ne lui promettait rien et que tout espoir d'une ga-
rantie nécessaire restait vaine, il fallait au moins que
la France eût les mains libres. — La Conférence avait
enfin, en novembre, entendu les réclamations de la
Chine, et ses demandes en vue de fa.re cesser les
baux européens à long terme sur divers de ses terri-
toires et d'obtenir rapidement la suppression de tous
les privilèges territoriaux accordés depuis bien long-
temps aux puissances occidentales ou au Japon. La
Chine trouva, en somme, bon accueil auprès de la
Conférence, et pourtant, quand on parle de la Chine,
il est utile de se souvenir de l'état d'anarchie dans
lequel vit ce pays, de son incapacité à se gouverner,
de l'impossibilité de déterminer le vrai pouvoir dans
un empire immense où les partis se disputent l'auto-
rité. Considérer la Chine comme étant en état de se
passer de l'Europe, c'est se préparer des désillusions,
et marcher à de grands déboires.
Ainsi, la Conférence de Washington ne s'annonçait
peut-être pas comme le grand et irrésistible agent
de paix qu'on avait attendu ; mais n'était-ce pas
beaucoup, qu'on parlât de paix et de désarmement ?
et que sous ces beaux mots, inopérants par eux-
mêmes, on mît la réalité de formules concrètes ?
Rapports Irmico-anglais. — La Conférence de Wa-
shington, pacilique dans son principe et dans ses
tendances, n'avait pas eu pour résultat de pacifier les
esprits. Il semblait au contraire que, par l'ampleur et
les conséquences des sujets qu'elle soulevait, elle eût
créé un état de défiance réciproque, qui, pour ne pas
dépasser le domaine des paroles, n'en facilitait pas
cependant les rapports entre les peuples.
L'Angleterre, rendue en outre très nerveuse par
sa situation économique intérieure, par l'intensité de
son chômage, par la tension politique que provo-
quait l'absence de toute solution de la question irlan-
(laise, avait déjà, au moment du départ de Briand
pour l'Amérique, montré à la France de la mauvaise
humeur à propos du traité franco-kemaliste. Elle
avait affecté de penser que cet accord, loin de con-
duire à la paix générale en Orient, en éloignait le
moment ; elle avait chicané, en nous accusant de
reconnaître implicitement le gouvernement d'An-
gora ; elle nous avait reproché d'abandonner le pro-
tectorat des minorités chrétiennes, et, en vérité, elle
avait semblé nous taire grief d avoir arrêté, en Cili-
cie, la guerre et les dépenses en hommes et en argent
que nous supportions seuls : querelle injuste, et de
peu de bonne foi, qu'on eût pu empêcher de naître
par un court examen de sang-froid. Mais l'Angle-
terre n'aime pas à reconnaître qu'elle s'est trompée.
Engagée dans l'erreur grecque, elle n'en voulait pas
démordre, et, sollicitée peut-être par Gounaris, elle
s en prenait à nous. Le tempéramenl de lord Curzon
le portait en outre à des dialectiques aigres où son
esprit subtil trouvait son compte. Des Notes s'étaient
échangées entre Paris et Londres pendant tout le
mois de novembre, au sujet de cette affaire. On pré-
tendait que le ton en élait amical ? l'esprit l'était-il
vraiment ? On peut se le demander à très juste titre,
lorsque, à la suite du discours de Briand à Washing-
ton, sur la situation militaire de la France, lordCur-
zon,d accord sans doute avec Lloyd George, prononça
à Londres un discours désobligeant dans la forme et
dans le fond, dans lequel il accusait en fait la France
de manquer à l'aliiance, et de rendre la paiximpos-
sible. Il y avait déclaré que la meilleure défense de
notre pays était o la conscience du monde » ; étrange
et frivole optimisme, qui nous laisserait désarmes et
impuissants si nous nous laissions morigéner sans
protester. L'opinion publique française, sanss'émou-
voir outre mesure, avait été touchée au vif par l'atti-
tude prise par lord Curzon. Nos diplomates s'em-
ployaient à rétablir les aplombs de l'Entente, un peu
ébranlés par cette incartade. On ne devait pourtant
pas se dissimuler que les rapports entre la France et
l'Angleterre n'en étaient pas facilités, pas plus que
le règlement des affaires du monde. L'Angleterre fai-
sait bon marché des gestes isolé: qu'elle avait faits si
souvent sans s'inquiéter s'ils ne dénotaient pas à
notre égard une indépendance incompatible avec une
véritable amitié. La France, on doit le dire, n'avait
rien à se reprocher. Elle défendait son droit et son
libre arbitre. On oubliait trop ce qu'on lui devait ;
vraiment les flots de l'universel égoïsme effaçaient
un peu vite les traces encore fraîches des souffran-
ces qu'elle avait endurées.
Italie. — Même observation au sujet de ce qui s'était
passé en Italie. Une information maladroite ou per-
fide — peut-être les deux — avait tiansmis en Italie
l'étrange nouvelle que Briand aurait, à Washington,
parlé avec mépris de l'armée italienne. Aussitôt,
troubles à Turin où notre consul faillit être grave-
ment malmené par la foule, à Naples et à Rome ma-
nifestations violentes d'hostilité contre la France, et,
en dépit des explications et des excuses officielles,
révélation renouvelée d'un état d'esprit sur lequel
les inciJents de Venise nous avaient déjà éclairés.
Car, qu'une dépêche d'origine suspecte et sans con-
trôle ait pu brusquement provoquer d'aussi graves
LAROUSSE MENSUEL
événements, n'était-ce pas la preuve éclatante que
l'Italie, dont, semble-t-il, tous les sentiments devraient
converger vers sa sœur latine, nourrit au con-
traire contre nous une sourde et constante hostilité ?
Nous sommes trop ami de ce peuple, riche d'un
passé si glorieux et d'un avenir qui peut être si
brillant, pour rien ex.igérer. Mais est-il rien de
plus triste que cette méconnaissance des véritables
intérêts d'un pays, et que cette folie de haine irrai-
sonnée dont nous voyons le déchaînement ? L'Ita-
lie cherche sa route. Sans s'en douter peut-être,
mais sûrement sans apercevoir la contradiction qui
existe entre son génie et celui de l'Allemagne, sans
comprendre qu'elle se remet sous le joug, elle re-
tourne rapitiement à son erreur d'avant-guerre, et
revient à l'influence allemande. Nous ne voulons pas
désespérer que la sagesse d'un grand nombre ne par-
vienne à l'emporter sur l'ivresse desfoules et la ten-
dance atavique des masses italiennes à la cons-
piration, l'émeute et la révolution. Mais, tout de
même, quand on examine les faits et qu'on rappro-
che les renseignements, on a le droit de s'effrayer
des ravages accomplis par la presse de Nitti, et de
l'emprise, sur le peuple, d'un nationalisme sans scru-
pules. Devant ce déchaînement, le bon sens et la
forte raison de la France doivent se tenir fermes.
Mais combien n'est-il pas étrange que le premier
effet tangible de la Conférence de Washington ait
été d'amener dans nos rapports avec nos alliés un
refroidissement dont la cause de la paix n'avait
nul besoin.
Angleterre. — Il nous faut revenir à l'Angleterre.
Lloyd George n'avait pas pu se rendre à Washing-
ton, retenu par l'affaire irlandaise. Le cours des
choses avait conduit à cette situation paradoxale,
qu'après avoir peu à peu abandonné aux sinn-feiners
toutes les positions les plus dominantes, et fait des
concessions que jamais on n'eût pu supposer possi-
bles, la conclusion de la paix semblait entravée par
la résistance du loyaliste Ulster, plus attaché que le
gouvernement britannique aux droits sacrés de la
couronne et à l'unité britannique. La presque tota-
lité des tractations qui avaient été engagées en no-
vembre l'avaient été avec sir James Craig, ses minis-
tres et le peuple de l'Ulster, et à la fin du mois
rien n'était conclu! Devait-on abandonner tout
espoir d'ime solution ? Nous pensions alors, tout au
contraire, que, de retraite en retraite, Lloyd George,
pour sauver la situation intérieure, arriverait à céder
sur tout, et qu'on aboutirait àunwod«st)i!)«»d« « boi-
teux et mal assis », dont s'accommoderait la lassitude
générale. Si le contraire survenait, il faudrait recou-
rir à des élections générales. Lloyd George irait-il
jusqu'à risquer cette aventure, scabreuse en l'état
du pays, avec plus de deux millions de chômeurs,
dans la stagnation des affaires, et par où le parti
unioniste courrait le risque de voir le pouvoir lui
échapper ? Cependant, si l'affaire irlandaise ne se
réglait pas d'elle-même, la tradition anglaise
exigerait une consultation de la nation, et la dissolu-
tion du parlement, contrepoids si heureux de la
Constitution anglaise, s'imposait. L'Angleterre et
l'Empire anglais traversaient, eux aussi, une crise
grave de constitution. Non seulement la séparation
de l'Irlande ouvrait des horizons inconnus et inquié-
tants, mais, dans le reste de l'Empire, de lourdes
questions paralysaient la politique anglaise. Les né-
gociations avec l'Egypte s'étaient heurtées à la pré-
tention de l'Angleterre, de maintenir ses garnisons
sur tous les points stratégiques, menace permanente
dont les nationalistes égyptiens sentaient tout le dan-
ger. Dans l'Inde, dont on parlait peu, l'on sentait que
le péril restait imminent, et que le travail d'organi-
sation locale suscité par la guerre contiimait sourde-
ment, mais sûrement. Du côté de la Perse, l'in-
fluence anglaise était anéantie ; du côté de la Méso-
potamie et de la Palestine elle était peu solide, et
la question de Constantinople entretenait dans le
monde musulman un malaise pesant. Nous le répé-
tons, l'Empire britannique souffrait.
Nous n'avons aucun doute qu'il sortira de cette
crise transformé. Sous l'influence de 1 esprit nationa-
liste et particulariste que le principe des nationa-
lités, si imprudemment jeté dans la circulation par
le traité de Versailles, a fait foisonner dans le monde
entier, il devra subir une longue crise de tâtonne-
ments et de réadaptation, d'où naîtra on ne sait quoi de
nouveau. Endépit des hommes mêmes qui gouvernent
l'Angleterre, notre alliée est entraînée vers une de ces
transformations qu'elle a déjà connues et qui, après
une période de troubles, lui ont infusé une vienouvelle.
Un dessin inédit, encore très vague, apparaîtra sur
la trame anglaise. N'oublions pas ces circonstances
quand nous nous sentons froissés par les attitudes
de nos voisins à notre tgard, et ne commettons pas
la faute irrémédiable de ne pas comprendre que,
tout compte fait, ils restent pour nous le plus solide
et le moins dangereux des soutiens. Mais pourquoi
faut-il que, eux aussi, nous comprennent si mal ?
Belgique. — Notre amie et alliée belge, qui, plus
vite que nous et plus aisément, a rétabli sa position
économique, avait traversé en octobre et novembre
une crise de gouvernement. Le principe d'union qui
avait dominé après la guerre avait subi une grave
«• J79. Janvier 1922.
atteinte. Des manifestations imprudentes des minis-
tres socialistes avaient provoqué la désagrégation
d'tm ministère peu homogène. Un ministère d'affai-
res avait assuré la marche de l'Etat jusqu'aux élec-
tions du 2o novembre, qui, en somme, avaient peu
modifié la situation. Aucun parti n'avait une majo-
rité qui lui permît de gouverner seul. La Belgique ne
pouvait se passer d'un ministère de coalition. Tout,
d'ailleurs, s'était accompli dans le calme. Nos voisins
donnaient, en vérité, un grand exemple de posses-
sion de soi-même, et ne prenaient rien au tragique.
Il faut dire que leur état économique leur rendait
cette sagesse plus facile. Nous ne pouvions que nous
réjouir de voir nos amis belges recueillir le fruit de
leurs durs efforts ; trop heureux, si nous avions pu
espérer que le même sort nous serait réservé.
France, — La France, elle aussi, était calme, mais
trop de soucis la pressaient, et, avant tout, le souci de
ses finances. La question des réparations s'imposait à
ellcàtoute minute, elle commandait tout son avenir.
Même celle des dettes alliées, que d'ailleurs on ne
songeait nulle part à abolir, si elle devait être réso-
lue par un beau geste de solidarité internationale,
ne saurait par sa solution apporter à notre situation
qu'un allégement partiel, et nullement définitif. Tout
tenait dans les réparations. Toute notre politiquetour-
nait autourdecela. C'était là notre permanent souci.
En dehors de celui-ci, le reste semblait peu de chose.
Pourtant, il fallaitnoterla tension denosrapports éco-
nomiques avec l'Espagne. A la suite d'un relèvement
indispensable des droits sur les vins, l'Espagne avait,
de son côté, décidé sur divers objets d'importation
française desrelèvements qui aboutissaient à une pro-
hibition ; puis, lorsque nous avions essayé de négo-
cier, elle avait tout traîné en longueur, et sans aucune
bonne volonté; et la France, pour ne pas se trouver
liée, avait dû dénoncer le traité de commerce. Les
Espagnols s'en montraient fort irrités, et, euxaursi,
faisaient peu d'efforts pour se rendre compte de notre
situation. Les profits que leur assurait le taux de
leur change semblaient leur ôter tout sang-froid, et
les empêchaient d'être justes à notre égard. Devant
les difficultés de l'extérieur, nous avions le devoir
de nous montrer à l'intérieur aussi maîtres de nous
que possible, et de faciliter sa tâche à un gouverne-
ment qu'enserraient d'innombrables obstacles. Le
changement des hommes ne modifierait pas l'impé-
rieuse contrainte des faits. La stabilité ministérielle
n'avait pasété menacée pendant l'absence de Briand.
Mais pouvait-on penser que ce n'était pas seulement
cette circonstance exceptionnelle qui avait protégé le
ministère, et devait-on espérer que le retour du prési-
dent du conseil ne mettrait pas fin à cet apaise-
ment momentané ? Nous n'aurions pas osé l'affir-
mer. C'est le propre des parlements impuissants, de
chercher dans le renouvellement incessant des gou-
vernants l'équilibre et la possession de soi qu'ils
sont incapables de se procurer par eux-mêmes.
Combien n'éta.t-il pas souhaitable, pourtant, que
notre politique étrangère, si difficile, pût se pour-
suivre avec quelque unité, et n'offrir, à nos amis
comme à nos adversaires, aucune de ces solutions
de continuité qui entraînent toujours un amoindris-
sement et une diminution de la force de résistance !
Conférence Internationale du Travail, de Genève. —
Nous voulons finir en parlant d'une œuvre de
paix, ou qui devrait en être une. La session de la
Conférence Internationale du Travail s'était tenue à
Genève en novembre. La France, il faut le dire, par
suite de la position très fausse, mal raisonnée et
incertaine qu'elle avait prise au sujet des questions
agricoles, y avait fait ime figure médiocre. Mais
ce qui était apparu au cours de cette réunion
internationale, c'était au fond un affaiblissement de
la confiance qui avait inspiré la conférence de Was-
hington en tgrg. Deux années écoulées, l'expérience
de certaines panacées, comme la journée de huit
heures, qui se sont révélées inopérantes ou dange-
reuses, l'état économique du monde, la crainte de
voir le Bureau international du travail prendre au-
dessus des gouvernements une autorité supérieure
insupportable, tout avait conduit cette conférence
à un état de résistance latente qui s'était traduit par
l'imprécision des textes adoptés et la volonté mani-
feste de chacun de s'obliger le moins possible.
Fallait-il donc conclure à une sorte de fa.llite, ou
à une impuissance constatée ? Nous sommes très loin
de cette idée. Il est possible que l'impulsion reçue par
le Bureau international de Genève organe exécutif
permanent de l'Organisation internationale du tra-
vail, et l'apparence, peut-être justifiée, d'une inspi-
ration trop exclusivement socialiste aient effrayé
certains. Mais l'oeuvre en elle-même mérite le
respect. L'idée de créer une documentation inter-
nationale du travail, parfaite et impartiale, de dis-
tinguer nettement ce qui est du domaine national et
ce qui est du domaine international, de préparer la
coordination des législations ouvrières sur les points
oùellespeuventêtre internationales, et par suite d'a-
ménager pour des discussions communes des terrains
neutres où les malentendus et les erreurs pourront
être éclairés et liquidés, tout celaconst itue plus qu'une
idée juste : une idée nécessaire. Tout cela peut et
doit contribuer à la paix sociale et à la paix tout
«• 179 Janvier 1922-
court. Nous avons la conviction que, s'il y a des
adaptations nécessaires, ces adaptations se feront ;
que, s'il faut tempérer des ardeurs excessives, excu-
sables d'ailleurs, et canaliser des zèles un peu intem-
pérants, tout cela aussi se fera par la force des cho-
ses et du temps, par l'intelligence et la sagesse de
ceux qui président aux destinées de l'œuvre. Mais
nous concluons à l'utilité certaine du Bureau interna-
tional du travail, de Genève. Nous réservons notre
jugement sur l'utilité de la Conférence.
Au temps que nous vivons, nous n'avons pas le
droit de négliger quoi que ce soit qui puisse nous
conduire à une solution pacifique des problèmes po-
litiques et sociaux qui se posent dans le monde
entier. Personne ne peut ignorer ces questions, per-
sonne ne peut s'en abstraire. Chercher des solutions
pratiques, qui tiennent compte du passé et préparent
un avenir sans trouble, c'est le commencement de la
sagesse. — Jales Gerbault.
Propriété. (Propriété artistique. Droit.) —
Ledroit de propriété artistiqueactél'objet de deuxlois
importantes : l'une, du 20 mai 1920, a frappé d'une
taxe au profit des artistes les ventes publiques de
leurs oeuvres; l'autre, du 31 août suivant, a régle-
menté et limité l'exportation artistique.
Loi du 20 mai içio. — La loi du 20 mai 1920
reconnaît aux artistes « un droit de suite • inalié-
nable, sur celles de leurs œuvres qui passent en vente
publique, lorsque le prix d'adjudication dépasse
i.ooo francs. Ce droit est distinct du droit de pro-
priété; il as'ocie le peintre, le sculpteur, le dessi-
nateur aux chances de gain qui peuvent résulter des
transactions successives auxque.les donnent lieu la
toile, le marbre, la gravure qu'ils ont créés. Il ap-
partient aux héritiers, surcesseurs irr/guliers, dona-
taires ou légataires des auteurs ; il peut être exercé
pendant toute la dure e de la propriété artist.que, telle
qu'elle est réglée par la loi commune, c'est-à-d re pen-
dant cinquante ans, et nonobstant toute cess on de
propriété laite antérieurement à la loi du 20 mai 1920.
Celle-ci ne s'applique qu'aux œuvres originales,
"représentant une création vraiment personnelle.
Le tarif du droit prélevé sur le prix de vente par
l'officier public ou ministéiiel est ainsi fixé :
X p. xoo de 1. 000 jusqu'à 10.000 francs ;
1,50 p. 100 de 10.000 jusqu'à 20.000 francs ;
2 p. 100 de 20.000 jusqu'à 50.000 francs ;
3 p. 100 au-dessus de 50.000 francs.
Il n'est donc rien perçu sur les mille premiers francs.
Une proposition déposée par le député Henri Auriol,
le 8 juillet 1921, tend à mod.fier l'article 2 de la loi
lu 20 mai 1920, de manière à empêcher cette inter-
prétation défavorable aux artistes : le droit de suite,
exigible à partir de 50 francs, serait décompté à
partir de i franc, et calculé non par tranches mais
sur le total, et au taux applicable à la fraction la
plus élevée.
Les formalités que doivent remplir les artistes
désireux de bénéficier du droit de vente, et les obli-
gations des officiers publics ou ministériels qui pro-
cè lent aux ventes sont ûxées par le décret du 17 dé-
cembre 1920.
Loi du 31 août ig20. — Notre patrimoine artis-
tique, déjà appauvri par les guerres, ne doit pas
seulement ttre protégé par des mesures de conser-
vation ; il importe aussi d'empêcher la sortie des
œuvres d'art, et à ce point de vue nous avons été
devancés par l'Italie, la Grèce et la Turquie. La loi
du 31 décembre 1913 contient bien des di' positions
relatives au classement de ces œuvres; mais, si elle
donne au ministre des beaux-arts le droit de classer
les objets appartenant à l'Etat ou à une collectivité
publique, elle subordonne le classement de ceux qui
appartiennent aux particuliers au consentement du
propriétaire ou à une décision législative. Le séna-
teur Guillaume Chastenet déposa, le 5 juillet 1917,
une proposiiion c tendant à la défense du trésor his-
tori'iue et artistique de la France », et qui avait une
portée très étendue, puisqu'elle s'appliquait aux
œuvres mobilières, aux monuments historiques et
même aux ensembles urbains. Elle ne fut pas
votée, mais l'idée avait fait son chemin, et une dis-
position la concernant devait trouver place dans la
loi du 25 juin 1920, qui créa de nouvelles ressour-
ces fiscales. La Chambre vota cette disposition; le
Sénat la disjoignit pour satisfaire aux vœux du com-
merce et des amateurs, et finalement le texte pri-
mitif ne passa dans la loi du 31 août 1920 qu'après
avoir été profondément modifié.
La loi, ainsi que le décret d'administration publi-
que du 28 juillet 1921, est applicable aux colonies
et pays de protectorat, à tous les objets « pré-
sentant un intérêt national ou d'art •, aux objets
d'ameublement antérieurs à 1830, aux œuvres des
peintres, graveurs, dessinateurs, sculpteurs, déco-
rateurs décéJés depuis plus de vingt ans à la date
de l'exportation, enfin aux objets provenant de
fouilles pratiquées en France. Leur expéd.tion est
subordonnée à l'autor.sation du ministre des beaux-
arts, qui statue dans le délai d'un mois à partir de
la déclarât. on faite à la douane par l'exportateur.
Les envois par la poste sont interdits, et les décla-
rations ne sont reçues que dans les bureaux des
LAROUSSE MENSUEL
douanes de Paris, Borleaux, Le Havre, Lille, Lyon,
Marseille, Mulhouse, Nantes, Nice, Rouen, Stns-
bourg, Toulouse, Valenciennes et Alger. Des repré-
sentants du ministre des beaux-arts sont chargés
d'apprécier le caractère des objets présentés ; dans
le délai légal, le ministre, après avis d'un comité
technique, peut soit autoriser l'exportation, soit
(ce droit lui appartient pendant six mois) ordonner
l'achat pour son compte ou pout ce.ui d'une collec-
tivité, soit enfin prescrire d'office le classement
pour une période de cinq ans renouvelable. L'Etat
jouit donc, selon les cas, d un droit de servitude
ou d'un droit d expropriation. Le prix à payer à l'in-
téressé e^t la valeur déclarée pour l'expoitation.
La perception des droits de sortie s'enectue sur les
bases ci-après :
a) Pour chaque objet valant individuellement jusqu'à
5.000 fr. inclusivement . 15 p. 100;
b) Pour chaque objet valant individuellement plus de
5.000 fr. jusqu'à 20.000 fr. inclusivement :
15 p. xoo sur les premiers 5.000 fr.,
20 p. 100 sur la valeur comprise entre 5.000 fr. et
30.000 fr. ;
c) Pour chaque objet valant individuellement plus de
20.000 fr. :
X5 p. 100 sur les premiers 5.000 fr.,
20 p. xoo s\]r la valeur comprise entre 5.000 et 20.000 fr.,
25 p. 100 sur la valeur à partir de 20.000 et au-dessus.
L'exportation en fraude, ou même la simple ten-
tative, est punie d'une amende qui ne peut êtieinfé-
685
vert d'une énorme carapace de glace. Cette côte est
protégée par l'île très allon'^ée du Prince-Charles,
et prof ondément échancrée par des baies et des fiorUs.
Elle contraste avec la côte orientale qui, défendue
par lei glaces qui y séjournent éternellement, présente
une longue ligne droite presque ininterrompue ;
Puis, la bordure intérieure des fjords : parmi les
nombreux fjords rencontrés en longeant la côte
occidentale à partir du cap Sud, citons : le Horn
Sound, le BellSound avec les baies Van-Mi en au Nord,
Van-Keulen au Sud, et la baie de la Cloche, ancienne
baie de la Recherche ; l'Ice/jord, golfe très profond,
énorme main dont les quatre doigts (Sas'cn, Klaas
Billen, Ekman, Advent Bay) s'allongeraient dans les
terres. Ce golfe, d après de Geer, est dû à un etlon-
drement de l'écorce terrestre, et constitue une large
rone d'efi'ondrement et de fracture; la grande île du
Prmce-Charles, Ktn^s Bay et Cross Bay, enfin les
deux grandes baies, au Nord, Wood et Wtjde.
Si, laissant la côte, on pénètre dans l'intérieur des
fjords, une région se présente plus ensoleillée, mieux
abritée des vents. Au lieu des roches dures et sau-
vages du littoral, ce sont des grès tendres. L'Icef-
jord, le plus grand d'entre eux, est entrecoupé de
vallées sp;)cieuse3 et profondes que séparent une
foule de massifs isolés. Au fond des vallées verdoient
les pâturages rechercl.és par les rennes. Le Havre-
de-Verdure ou Green-H arbour est pour les botanistes
• le paradis du Spjtsberg ». Il renferme aussi des gitet
Paysage près de Ny-Aalcsund, ville minière au sud de King's Bay. — l'hol. Société de Géographie.
rieure au double de la valeur des objets, et ceux-ci
sont confisqués au profit de l'Etat. La récidive en-
traîne un emprisonnement de six jours à trois mois.
Les objets importés en France ou en Algérie sont
réexpoi tés librement sans autorisation ni perception
de uroits. Ceux qui sont exportés à 1 étranger « à
condition », ou destinés à figurer dans des expositions
sont exportés en franchise temporaire. — Max Lkorasd.
Spitsberg' (ouSpitxberg). — Ce nom,quisifmi-
fie Pics pointus, a été doimé à cette terre par Willem
Barents, le Hollandais qui la découvrit en 1596. L'or-
thographe hollandaise est Sptlsberg, par un s. L'écri-
ture à l'allemande par un ir a été introduite par
F. Martens, de Hambourg, dans sa Relation de 1671.
Elle est usuelle, mais erronée. La tendance est
aujourd'hui de rétablir l'orthographe originelle, et
d'écrire : Sp.tsberg.
GÉOGRAPHIE DU Spitsberg. — C'est un archipel.
Il comprend six groupes d'îles : le Spitzberg-Occiden-
tal, la lerre du Nord-Est, la Terre de Barents, lUe
d'hdge la Terre du Rot-Charles, i'Ue de l'Espérance.
Enfin, on peut y rattacher l'ile de l'Ours ou Beeren
Eiland. Position, d'après les dernières « Instructions
nautiques » : 76"3o'- Booso' lat. N., S"- 26° long. E.
La superficie, très approximativement évaluée, est de
80.000 km*. Cet archipel repose sur le même plateau
sous-marin que la Norvège, dont géographiquement
il dépend.
Description morphologique. — Pour plus de com-
modité, nous décrirons suci essivement : 1° le Spits-
berg-Occidental, la plus grande île de l'archipel ;
2° la Terre du Nord-Est ; 3° les autres îles.
i" Le Spitsberg-Occ%dental ou Terre de l'Ouest se
divise en plusieurs régions nettement caractérisées :
Et d aîjord, la chaîne de montasnes, recouverte de
glaciers, de la côte occidentale, présentant des mon-
tagnes sauvages et prodigieusement déchiquetées, à
pentes abiuptes et nues, au-dessus des fleuves de
glace qui parcourent les vallées, et descendent vers
la mer. Les plus énormes glaciers des Alpes peuvent à
peine donner une idée de ceux du Spitsberg. On a noté
cepenJant qu ils sont en période de retrait. Il s'en faut
toutefois que le Spitsberg tout entier soit recou-
de combustible minéral susceptibles d'exploitation ;
La chaîne centrale : elle a été explorée par une
grande m.ssion suédoise ; elle forme nne troisième
zone, la plus sauvage, avec une rangéede hautes mon-
tagnes, les monts Chydénius, qui semblent porter les
plus hauts sommets du Spitsber?.
Telle est la Terre del'Ouest, la mieux connue, acces-
sible tous les ans de juillet à la fin de septembre,
grâce à l'action bienfaisante des courants chauds de
la mer du Nord ;
2° La Terre du Nord-Est est la plus septentrionale
et la plus erande des trois îles voisines de la Terre de
l'Ouest. Une véritab.e inlandsis recouvre à peu près
toute l'île, sur un territoire de 15.000 à 18.000 km*.
Entourée d'une ceinture Je glaces rarement franchis-
sable, elle est une des parties les moins coimues du
Spitsberg, et mériterait une expédition d'hivernage;
3° Les aulres ties. A l'Est : le groupe du Roi-Charles,
étudié par le Suédois Nathorst ; la Terre de Gillis ;
la Terre François-Joseph. Au Sud : 1 île Hopen et
Vite de l'Ours. A l'Ouest : la Terre du Prince-Charles,
Viie d'Amsterdam et Vtle des Danois, d'où partit, le
IX juillet 1897, le ballon Ornen, monté par André
et ses deux compagnons, qui se perdirent dans les
parages du 82' degrJ.
Climat, ressources naturelles, flore, faune. —
Le Spitsberg est séparé du monde entier par les
glaces, pendant huit mois. La navigation annuelle
est de quatre mois. Les côtes seules et principalement
la côte occidentale, baignée par le Gulf-Stream, sont
accessibles. Neuf mo. s d'hiver, un court été arctique,
et cont vingt-quatre jours de nuit polaire. Mais les
ténèbres ne sont pas si épaisses, qu'elles ne permettent
de se mouvoir. Ilfautcompteraussi avec de fréquentes
aurores boréales. Voici la température moyenne à
Green-Harbour, basée sur sept années d'observations :
Janvier — 20-8 Juillet + 4»4
Février — 22=9 .\oùt + j«9
Mars — 2X''5 Septembre — 0^7
Avril — X4»7 Octoi/re — 6°t
Mai — 6°8 Novembre — n'i
Juin + i"3 Décembre — ifl
Température moyenne à Green-Harbour : — 9''7.
Le meilleur mois est celui d'août.
686
En dépit de ses rigueurs, le climat est extrême-
ment sain. L'air est pur, vivifiant, absolument
dépourvu de bactéries. Nordenskjôld le recomman-
dait à un grand nombre de malades.
La végétation du Spitsberg est plus riche qu'en
aucun autre lieu plus rapproché du pôle. Pas de
forêts, ni même de buissons. Le bouleau nain y est
rare ; en revanche, pluï^ieurs espèces de saules. Des
plantes à fleurs : le pavot jaune des montaRnes, la
LAROUSSE MENSUEL
dure encore. Il eut, comme contre-coup, de faire
mieux connaître le Spitsberg. Le capitaine anglais
Phipps y aborda en 1773. Le fameux Nelson, qui
faisait partie de cette expédition, engagé comme
mousse à bord de la Carcasse, faillit être dévoré
par un ours. Bachan et Franklin en 1818, Parry en
1827, li.-M. Keilbau la même année sont aussi à
signaler. Mais la première campagne organisée pour
l'exploration scientifique du Spitsberg est due à la
Dépôt de charbon à liongycar <ily. — Phot. Société de Géographie.
silène rouge, une grande variété de drabas et de
saxifrages. La ilorule du Spitsberg, bien connue au-
jourd'hui, grâce surtout aux travaux des botanistes
suédois, comprend 123 espèces, dont 117 phanéro-
games et 6 cryptogames vasculaires. Une végéta-
tion exubérante s'épanouissait, à l'éocène ou au
miocène, dans ces contrées actuellement désertes
et nues.
Les principaux représentants de la faune sont le
renne, le renard bleu, le campagnol ; sur les côtes, le
phoque ; dans le Nord, le morse. L'ours blanc est
devenu rare. Ni insectes, ni reptiles. Les oiseaux
polaires y sont nombreux : mouettes, bruants, guil-
lemots. Il existe sur l'ornithologie du Spiti-berg des
travaux importants : Bettrâge zur Fauna des Baren
Insel, de Swenander; 1900 ; Avifauna Spttzbergensis,
de Koenig ; 1911. — A signaler, une toute récente
expédition anglaise (été 1921), qui arapportéd'intéres-
santes observations ornitholoiiiques (V. « LaNature »,
29 sept. 1921). La faune du Spitsberg a eu beaucoup
à souflrir des chasseurs et des touristes. Sur le renne
du Spitsberg, qui constitue une variété différente de
celle de la Laponie et de la Nouvelle-Zemble,
V. « La Géographie », 1894, pp. 57et 58.
DÉCOUVERTE ET EXPLORATIONS. — Selon toutes pro-
babilités, le Spitsberg fut connu par les Norvégiens
dès le xii« siècle. (V. G. Isaschsen : La Découverte
du Spitsberg par les Normands, dans « La Géogra-
phie », du 15 juin 1907.) Il est faux que Willoughby
ait découvert ces îles en r553. Le 17 juin 1596,
Willem Barents y aborda, en utilisant de vieilles
cartes norvégiennes. H. Hudson n'a fait en i6o7aucune
découverte importante au Spitsberg, et n'a même
élevé aucune prétention à la découverte de cet archi-
pel. Son journal de voyage, œuvre d'un certain
Plaige, membre de son expédition, renferme de
nombreuses indications erronées. La confufion entre
le Groenland et le Spitsberg dura jusqu'à la
deux.ème moitié du xviii" siècle.
En i5io, I Anglais Poole ayant signalé dans ces
parages de nombreuses troupes de baleines, le
Spitsberg devint un champ de bataille commercial ;
Anglais, Hollandais, Danois, Basques, Flamands,
Hambourgeois y accoururent en quête du précieux
gibier. Rixes et batailles y furent nombreuses.
(V. Sir Martin Conway : iVo »Ha«'s tani/, « Cambridge
Univ. Press », 1906 ; ia-S", jyy p.) MuUcr est
l'historien des entreprises des Hollandais au Spits-
berg. Il y eut même à cette époque plusieurs essais
de colonisation sur tel ou tel point des côtes du
Spitsberg : Hollandais, en 1617 ; la Compagnie
anglaise Muscovy C°, 1625-1635; Ruses au xviii"
siècle. L'ère des expéditions commerciales prit fin à
cette époque, où commença celle des explorations
scientifiques.
Ere des explorations scientifiques. A la fin
du xviii" siècle commença l'assaut du pôle Nord. Il
France. Elle fut confiée, en 1838, à la Commission
du Nord, montée sur la Recherche commandée par
le capitaine Fabvre, et ayant à son bord de nombreux
savants. Xavier Marmier en fit partie. (V. Paul
Gaimard : Voyages de la Comtrusston scientifi-
que du Nord. Paris, 1842-1845 ; 20 vol. gr. in-S",
et 3 atlas.) Elle explora la côte occidentale. Si la
Mm*
IV 178. Janv/er }922.
suédoise : Svenskarnes arbeten pa Spetsbergen, par
A. Nathorst ; Stockholm, 1906, et Swedtsh explora
tiens inSpitsbergen (J75S-J90S), Nathorst: Histortcal
sketch ; J.-M. Hulth : Bibliography; G. de Geer :
List 0/ maps (« Ymer», 190g, I). — 376 imprimés et
60 cartes y sont mentionnés.
Explorations norvégiennes. C'est un Norvégien,
le capitaine Carisen, qui, le premier, circumnavigua le
Spitsberg, en 1863 . Le second qui réussit la circumna-
vigation de tout l'archipel est le Suédois Nathorst,
à bord de VAntarciic, en 1898. Aujourd'hui, l'explo-
ration scientifique de cet arctiipel arctique est le fait
des savants norvégiens, qui poursuivent depuis 1906
une étude méthodique. Celle-ci a commencé grâce
à la générosité du prince Albert I" de Monaco : i'" ex-
pédition (1906) avec la Prtncesse-Alice ; les Norvé-
giens étaient Isachsen, Staxrud, Hornemann. William
S. Bruce explora le Prince-Charles Foreland. (V. W.
S. Bruce : The Exploration of Prince-Charles Fore-
land, < Geogr. Journal », août 1908) ; — 2" expédi-
tion (1907) confiée par le prince de Monaco à
Isachsen ; membres : Ad. Hoel, géologue ; M"" Dieset,
botaniste ; — 3" expédition (1908) : A. Hoel,
Holmsen.
Depuis 1909, le gouvernement norvégien assure
chaque année une expédition scientifique du Spits-
berg. Enfin, l'été dernier, Hoel terminait une cam-
pagne de cinq années (1917-1921). On trouvera dans
« La Géographie » (1906-1921) le résumé des résul-
tats obtenus.
Outre les Suédois et les Norvégiens, des savants
de toutes nationalités ont exploré le Spitsberg.
(V.à ce sujet J. Leclercq : Les Explorateurs du Spits-
berg. Bruxelles, 1904; in-8°, 46 p., et Jean Denucé :
Les Expéditions polaires depuis 1800. Liste des états-
majors nautiques et scientifiques. Anvers, igii ; in-S",
161 p.) Nous nous bornerons à énumérer les princi-
pales de ces explorations.
France. Rabot, 1882, 1891, 1892. (V. a Nouv.
Archiv. Mis. se. et litt. » : Voyage de la « Manche »
à Vile Jan-Mayen et au Spitsberg, i8g2). — Le duc
d'Orléans, à bord du yacht Belgica (1905, 1909). —
Croisière de la « Revue générale des sciences >,^
1910. (V. A. Dubois : La région du Mont-Lusitania,
au Spitsberg, 1912.)
Angleterre. La liste serait longue, des expéditions
anglaises qui ont touché au Spitsberg ces cent der-
nières années, depuis l'Ecossais Scoresby (Gravill,
Willis, DuHerin, Lamont, Smith) jusqu'à Martin
Conway et à l'Ecossais W. S. Bruce. Conway, en 1896,
traversa le Spitsberg, de laSassenbay à l'Agardhbay,
exploration que les ordres du commandant de la
Manche avaient empêché Rabot d'exécuter en 1892.
La littérature du Spitsberg doit à Martin Conway,
"7 — ^«T»
't».
Ij?^
Le quai, à Lon^ytar City. — Pliot. Socii'té de Géographie.
France a donné l'exemple, deux nations surtout,
la Suède et la Norvège, ont contribué à la connais-
sance du Spitsberg.
Explorations suédoises. Cette brillante entreprise
scientifique commença en 1837 avec l'expédition de
Lovers, et se termina en 1902 par l'achèvement de
la mesure d'un arc de méridien avec les Russes. Dans
cet espace de soixante-cinq ans, on ne compte pas
moins de 23 expéditions suédoises. Les noms de
Torell, A.-H. Nordenskjiôld, Nathorst, G. de Geer
sont ceux qui dominent. Deux ouvrages permettent
de se rendre compte de l'importance de l'œuvre
outre le livre cité plus haut : The first Crossing
of Spiisbergen. Londres, 1897 ; With ski and sledges
over Arctic glaciers, 1898; L'Alpinisme au Spitsberg.
Trad. Ch. Rabot. Paris, igoi.
Russie. Mission scientifique pour la mesure d'un
arc du méridien, 1899-1901.
Autriche-Hongrie. Henri de Bourbon, yachts F/^«r-
de-Lys-I (1891), Fleur-de-Lys-Il (1892).
Les Danois se sont consacrés surtout au Groenland.
Nansen explore cependant le Spitsberg en 1912.
(V. son livre : En ferdtil Spetsbergen. Kristiania,
r92o ; in-S", 281 p.) Les explorateurs aile-
H' 179. Janvier 1922.
mands sont par contre très nombreux : Mandt(i82i),
Lôwench (1827), Petermann (i858), Ro'enthal (1869),
KiiUcnthal (1886, 1889), Ktidiger (1898), Lernes
(1907-1908).
Suisse. Qucrvain.
Situation politique. — Le Spltsbers est demeuré
de fait terra nu//ius jusiu'en 1920. Ce n'est pas à dire
que personne jusqu'à celte date toute récente nen
ait revendiqué la souveraineté. Les rivalités écono-
miques entre les baleiniers anglais, hollandais et
norvégiens provoquaient naturellement des rivalités
diplomatiques. De longues néociations eurent lieu
entre Christian IV et Elisabeth d'Angleterre (1599-
1602). Les rois de Danemark-Norvège prétendaient
à la souveraineté sur le Sptsberg, comme maîtres du
Groenland et souverains de l'océan Glacial, « Mans
septentrionalis ».
Lrs Anglais y prétendaient de l^ur côté, se fondant
sur la prétendue découverte de Willougliby, et sur la
prise de possession par la Muscovy C de Londres.
Le Spitsberg cessa au xviii" siècle d'être l'objet de
revendications politiques. C'est qu'il avait été reconnu
géographiquement distinct du Groenland, et qu'il
avait perdu, par la disparition des baleines, de son
intérêt économinue. — (Sur l'histoire de la question
politique, lire Rae.tad : ie Spitsberg dans l'histoire
diplomatique. 1913.)
Le problême politique reprit toute son acuité avec
la fin du XIX' siècle, quand on reconnut au Spitsberg
de nouvelles possibilités économiiues. La situation
de terra nulltus ne pouvait se perpétuer. D'où les
conférences de Christiania, en 1910 puis en igra,
entre la Norvège, la Suède et la Russie, enfi 1 en
juin-juillet 1914 entre toutes les puissances intéres-
sées. La guerre empêcha toute décision. La guerre
terminée, la Norvège revendiqua la s uveraineté sur
le Spitsberg. (V. Ch. Rabot : A qui doit appartenir
le Spitsberg ? 1919, et A. Hoel : La Question du Spits-
berg; 1919.) La Conférence de la paix décida en faveur
de la Norvège, le 16 lévrier 1920.
Situation économique. — Au point de vue éco-
nomique, le Spitsberg occupe le premier rang dans
le monde polaire. Il est impossible d'évaiuer le
nombre d'hommes et de navires qui sont venus dans
ces région î, ni d apprécier les richesses réalisées.
Deux exemples : en 1617, les Hollandais fondent le
village deSmeerenburg(F;W«(ie la graisse), dans l'île
d'Amsterdam. En 1630, 400 navires arrivent dans ces
parages, et la population at'eint 20.000 hommes.
En ib97 on capture 1.252 baleines, qui rapportent la
somme de 93.775.000 francs. Trois stades économi-
ques : i» 1ère de la pêche à la baleine, xvii» siècle ;
2° l'ère des trappeurs, xvni= siècle ; 3° l'ère des pros-
pections et de l'exploitation des mines, depuis la fin
du xix° siècle. Examinons ce troisième et dernier
stade.
En tôio, Jonas Poole découvrit dans la King's
Bay du charbon. Mais ce n'est qu'au xix« sièle que
les géologues étudièrent les gîtes charbonneux (le
charbon du Snitsberg appartient à trois couches géo-
logiques : carbonifère, jurassique, crétacé infér.eur),
et depuis 1905 seulement que l'exploitation com-
mença. A cette date, The Arctic Coal Company of
Boston. (Mass., U. S. A.) fut formée par Ayer et
Longyear qui achetèrent des concesFÎons dans l'Ad-
vent Bay, la région la plus favorirée. De 1909 41915,
cette c m^agnie a exnorté 150.000 tonnes de char-
bon. A cette date, une compagnie norvégienne se
substitua à l'américaine. — (Une bonne étude sur le
charbon du jpitsberg a paru dans la « Revue géné-
rale des Sciences », 1917, p. 35.)
Bruce évalue à 9 inill ards de tonnes les réserves
de charbon au Spitsberg. Après un temps d'airêt,
pendant la guerre, l'exploitation a repris, et eile pros-
père d'année en année.
Ch. Rabot a donné la Situation de l'industrie houil-
lère fin 1918, dans A qui doit appartenir le Spitsberg?
Actuellement, le charbon est exploité dans cinq loca-
l.tés : King's Bay, Cape Boheman, Advent Bay, Green-
Harbour, Braganza Bay. Il existait 10 compagnies :
5 norvégiennes, 2 suédoises, i rufse et 2 anglaises;
4 nouvelles se sont constituées récemment.
Exportation totale du charbon du Spisberg.
1906-1909. 6.000 tonnes X916. . . 20.000 tonnes
1910. . . . 3.000 — 1917. . . 26.000 —
xgii ... .27.000 — X918. . . 63.000 —
1912. . . . 30.000 — 2919. . . 102.000 —
1913. . . . 3O.000 — X920. . . 111.000 —
1914 .... 35.000 — 1921 ... 133.000 —
1915. . . .23.000 —
Une compagnie norvégienne travaille également
dans l'île de 1 Ours.
Le Spitsberg, par suite, qui fut toujours inhabité,
se peuple. Des agglomérations s'établissent, des mai-
sons se construisent, des villages graidissent. On en
compte neuf aujourd'hui : Longyear City, la capitale,
sur la côe ouest ; Hioithaven, sur la côte opposée;
deux hameaux sur les cô!es sud de l'Icefjord; un
autre sur la côte !ud de King's Bay, sur une île • u
même fjord, dans le Bell Sound ; un village suédois
dans la Braganza Bay, et un village anglais à l'île
Axel. Le chiure de la population va croissant :
en 1914, 320 âmes ; en 1915, aoo ; 1916, 283 ; 1917,
520; igi8, 8jo; 1919, i.ooo.
LAROUSSE MENSUEL
La télégraphie sans fil est installée à.Green-Har-
bour qui conmunique avec Ingô près du cap Nord
de Norvège, à Longyear City et à Braganza.
Outie le charbon, il existe du p'.atine, de l'or
all.ivial, du gypse, des marbres de couleur, des
gisements d'asbeste, des mines de phospbnte (au
cap Thordsen), du fer, (t peut-être du pétrole. Un
grand aven r s'ouvre pour les géologues prospecteurs
au Spitsberg. Demain, on se préoccupera de refaire la
687
Julien Viaud, mouillait à Belcos, dans tes eaux du
Bosphore, et plus de trente ans depuis l'époiue ob
un jeune officier de marine nouait une liaison éphé-
mère avec une petite Circassienne immortalisée sous
le nom d'Azyadé. Il ne retrouve plus la Turquie
d'Abd-ul-Hamid. Le Sultan rouge ne règne plus dans
sa retraite d'Yildiz-Kiosk, et l'on s'en aperçoit à bien
des s gnes. Souvent, Loti se prend à regretter ce sou-
verain d'autrefois, qui voyait avec une épouvante
Carte dv Spitzskro (ou SpiTtBSRO).
Formation tertiaire
•jurassique
Carbonifère
faune décimée, et d'organiser l'élevage du renne , et cha-
que été verra les tour stes affluer plus nombreux.
En un mot, une colonie polaire est née. — s. Rbizler.
Suprêmes Visions d'Orient. Frag-
ments de Journal intime, par Pierre Loti et son tils
Samuel Viaud. — La veine qui a produit /4îtya<i^
(1879), Fantôme d'Orient (1892), les Désenchantées
(1905) n'est point tarie, et quelque trente ans après
sou premier voyage à Cons antinople Loti retrouve,
pour peindre le pays d'Aziyadé, la même fraîcheur
d'c motion et la même puissancede coloris qu au pre-
miirjour.
Si le livre paraît avec deux noms d'auteurs, c'est
que la première partie seule en a été revue par Loti
lui-même. Pour le reste, son fils s'est chargé du soin
pieux de relire les carnets paternels, d'en retrancher
quelques passages trop intime;, et d'en exiraire les
parties propres à être publiées; c'est tout ce qu'aurait
fait l'auteur en personne ; car il n'est pas besoin de
connaître les manuscrits de Lot i pour se douter qu'il
change peu de chose à sa rédaction originale : c'est
un écrivain d'impression et de premier je-, qui res-
pecte la fraîcheur de sa vision primit.ve, et non un
styliste qui, tirant ses eftets artistiques d'un savant
travail démo' s, se corrige sans cesse. Il n'y a donc, ni
pour l'inspiration ni pour le style, aucune différence
enre les passages qu'il a lai-même préparés pour
l'impression, et ceux qui ont été revus par son fils.
Le livre nous montre d'abord Loti revenu à Stam-
boul en 1910. Six années se sont écoulées depuis le
temps des Disenchantées, où le Vautour, commandant
lucide le déclin prochain de la Turquie. Après lui,
sont venus les jeunes-turcs, les complets veston et
les bâtisses à l'américaine; et c'est vraiment une
décadence.
Mais, pour cet amant du rêve, la Turquie gardait
encore ses asiles s lencieux, et le Bosphore ses eaux
qui la nuit s'apaistnt en c une immense coulée
d'étain pâle ». Il e:t d'abord logé sur la rive d'Asie,
à Candilli, dans une viei.le maison sur pi.ol is ; de son
divan allongé près de la lenitre grillée il voit — sans
être vu, selon l'iiabiiuJe musulmane — les calques
qui fassent tout près de lui, et pus loin les voiliers
et les vapeurs ; bordé de maisons tout le long de ses
rives, le Bo phore lui apparaît comme une immense
rue ininterrompue qui va de la Marmara jusqu'à la
mer Noire. Parfois, cuuchédans son caïque, presque au
ras de l'eau, ses rameurs splen idementvéti sieinpor-
tentverslesvillagesdesdeuxrives, àAnaoli-Hissaroù
il bi ûle un cierge sur le tombeau d'un saint musulman,
ou bien aux Eaux-Douces d'Asie, charmante rivière
que, dans les jours de fête, parcouient les calques
des Turques élégantes ; il nous esquisse ce paysage
dans ce pet t tableau u'un sobre impressionnisme :
II est toujours pareil, ce tranquille ruisseau des Eanx-
Douces, au milieu de son décor fermé par des collines boi-
sées. Voici le bois funéraire où l'or des stèles mu-^ulmanes
brille doucement au pied d s hauts cyprès noirs. Plus loin,
voici les pelouses qui s'étagent en gradins; çà et là, des
petits cafés s'y sent installés à l'ombre po r jusqu'à ce soir,
et, à diflércntes hauteurs, des femmes turques des villages
sont assises immobiles, sur l'herbe si verte; têtes blanches
très enveloppées, longs vêtements couleur de coquelicot, de
marguerite ou d« bouton-d'or...
688
Un peu plus tard il s'installe à Stamboul, dans
un coin très écarté du quartier le plus musulman, et
dans une maison aussi turqueque possible, aux fenê-
tres closes, et qu'il a soin d'orner aussitôt d'inscrip-
tions coraniques. Le soir, sur la place, devant les
petits cafés où les vieux Turcs à turban fument leur
narghilé en échangeant tout bas de rares paroles, il
jouit delà paix de l'Islam, un de ces milliers de son-
geurs qui pendant les nuits d'été rêvent sous les
étoiles. Eclairée par quelques veilleuses, la mosquée
voisine offre ses enchantements silencieux. Les
pigeons sont nichés dans les vastes platanes. Les
petites stèles des tombes turques détrârdent sur la
place jusqu'au milieudes consommateurs, sans que ce
voisinage ancestral inquiète personne dans ce pays
où le temps est comme suspendu. Dechez lui-même,
montant à sa terrasse. Loti aperçoit la mosquée,
l'école de théologie (la médressé), les jardins où les
étudiants lisent le Coran, et où passent de nombreux
chats ; plus loin, des forêts de minarets. Parfois,
sortant de la ville vers la campagne tout de suite
déserte, dans la région des cimetières, il va cueillir
des chardons bleus sur la tombe d'Aziyadé, ou bien
il s'inquiète des destinées mystérieuses de quelque
« désenchantée •.
Interrompue en octobre igio, la vision reprend
en août-septembre 1913. Loti est retourné à Stam-
boul au moment où la guerre des Balkans vient de
prendre fin, et où s'engagent les négociations de la
paix. Cette fois, il accomplit un voyage triomphal.
L'écrivain qui a tant de fois manifesté sa sympathie
pour les Ottomans vient de prendre parti pour la
Turquie d'une façon retentissante. Il a dénoncé à
l'Europe les ravages, les massacres, les atrocités
commises par les Bulgares dans la campagne d An-
drinople, et retracé des horreurs inimaginables, que
seuls les Allemands pouvaient et devaient dépas-
ser. Le Turc est reconnaissant. Loti est reçu à Galata
avec des bannières et des délégations. Dans le moin-
dre village où il passe, il est reconnu et fêté. Aux ar-
mées, il est acclamé. A Stamboul, une demeure lui
a été préparée. Sur l'ordre du Sultan, elle est ornée
de belles et anciennes choses, de meubles d'argent
et de vaisselle d'or. Une garde d'honneur et de sû-
reté veille sur sa personne. Mais ce qui surtout l'en-
chante, c'est que cette maison cachée dans un coin
reculé, au fond d'unetortueuse impasse de Stamboul,
est tout à fait mystérieuse. De là, il domine la
mosquée de Méhémet-Fatih, les quartiers du Fener
(le Phanar) et de Balata, et de l'autre côté de la
Corne d'Or, Haskeui où, trenfe-six ans plus tôt, se
cachaient les amours de Loti et d'Aziyadé. Il est
invité à dîner chez le Sultan, et, comme on sait son
goût pour l'ancienne Turquie, la scène a lieu au
vieux Sérail avec tout le cérémonial antique et la
plus noble magnificence. Loti a visité avec respect
ce te enceinte jadis si fermée, remplie de palais, de
«kiosques», qui ne sont plus habités maintenant
que par de vieilles sultanes. De temps en temps,
dans un couloir, il aperçoit une lampe allumée : elle
brûle en souvenir d'un prince égorgé à cet endroit.
On lui montre quelques eunuques blancs, très âgés:
c'est unecuriosité archéologique, car on ne fait plus
que des eunuques noirs. Un autre jour, il estconvié
à souper dans un couvent de derviches tourneurs, et
après le repas il assiste dans la mosquée à la danse
sacrée. Lesderviches arrivent de tous côtés, vêtus de
longues robes sombres, à mille plis, serrées à la taille,
et, après une promenade rituelle, ils commencent leur
danse au son de la flûte et des grands tambourins :
D'abord, les derviches déploient les bras par saccades
comme des automates dont les ressorts engourdis joueraient
difâcilement, et quand ils ont Êni par les étendre tout à
fait, presque en croix, la tête penchée sur l'épauïe avec une
grâce un peu morbide, c'est alors seulement qu'ils commen-
cent à tourner, d'un mouvement d'abord très doux, mais qui
de minute en minute s'accélère et arrondit en cloche leurs
larges robes sombres ; on dirait bientôt de grandes campa-
nules renversées, devenues maintenant si légères qu'il suffi-
rait d'un soufde imperceptible pour les faire glisser comme
cela en rond tout autour de la salle ronde, comme des
feuilles mortes que le vent balaye. Ils ont pris tous un
mouvement de toupie lancée sans heurt sur une surface
plane, lin passant, ils ne font aucun bruit, on ne voit
même pas s'agiter leurs pieds rapides, et leurs si hauts
bonnets ne chancellent même pas sur leur tête aux yeux
d'extase. Ils tournent, ils tournent ainsi, toujours du même
côté; tant on s'est identifié à leur mouvement, il semble
que, s'ils en changeaient le sens, on en ressentirait une
commotion douloureuse, et qu'une rêverie ultra-terrestre
en serait rompue sans retour... Ils tournent interminable-
ment, à donner le vertige...
A quelques jours de là, dans sa maison turque , deux
visiteurs se rencontrent : le chef des derviches, et la
supérieure de l'hôpital français de Constantinople.
La bonne soeur, d'abord un peu effarouchée par tant
d'orientalisme, est bientôt conquise par la politesse
du musulman qui parle fort bien le français, et les
représentants des deux religions se quittent • en se
promettant mutuellement de se revoir » : tant la vie
de Stamboul est pénétrée de tolérance !
Ce dernier séjour est attristé par un accident en
soi minime, mais qui, vivement ressenti par une âme
vibrante, donne lieu, sous la plume de l'écrivain
poète, à l'un des plus jolis épisodes du livre. Il s'agit
de la mort d'un chat, d'un pauvre petit chat de trois
LAROUSSE MENSUEL
ou quatre mois à peine, que Loti et son fils ont ren-
contré sur la place de Mahmoud-pacha, u un tout
petit corps ratatiné parla misère et par la faim », et
qu'ils ont recueilli à cause de sa petite figure soufre-
teuse, intelligente et charmante. Trop malade déjà
pour être sauvé, il ne peut jouir que de cinq ou six
jours de bien-être, les seuls qu'il ait eus dans sa
courte vie, et sa petite âme de chat malheureux s'en
va dans un ronronnement de reconnaissance. On
retrouve dans ces quelques pages toute la pitié de
Loti, toute son horreur du néant.
Enfin, aprèsune dernière visite à la tombe d'Aziyadé,
qu'il avait cru un moment perdue. Loti quitte
Stamboul "le 17 septembre 1913, avec ce sentiment,
qu'il a toujours, qu'il ne reverra plus les lieux qu'il
abandonne. Mais il emporte avec lui l'amour de sa
chère Turquie.
Cette affection a dû sans doute, depuis cette date,
connaître bien des angoisses.
Dans les pages qui terminent le volume, les au-
teurs ont inséré quelques i lettres publiques » écrites
par Loti après la Grande Guerre, Il n'y est pas
tendre pour la « Grécaille », ni pour la « bêtise de
Tino », ni pour la cruauté sournoise de la reine
Sophie, les auleurs parfaitement responsables du
Sommet
H' 179. jMYier 1922.
le repos et le rêve : et il paraît bien que c'est sur
les rives du Bosphore qu'il les a le plus complète-
ment rencontrés. Quoi qu'il en soit, très simplement,
sans rien du spécia.iste qui de propos délibéré s'as-
sied à sa table pour faire une description, exercice
ennuyeux et factice, maisen voyageur qui passe, et avec
cet art spontané et indéfinissable qui est son secret,
il a fixé de laTurquie.de la paix de l'Islam, desnuitsdu
Bosphore une inoubliable image. — Louis CoaueLm.
Télégraphie sans fil. [Dépik. Moyen
de communication qui utilise le phénomène des on-
des hertziennes.] — L'optique est une sorte deT. S. F. ;
mais on a convenu de laisser cette appellation aux
procédés utilisant les oscillations électriques et les
effets du choc en r<"tour.
Histoire. — Dès 1831 , après la découverte de Faraday
sur l'induction, des savants entrevoient la possibi-
lité de pouvoir communiquer à distance sans con-
ducteur reliant les deux points extrêmes. En 1840,
Joseph Henry (Amérique) démontre que la décharge
d'un condensateur est oscillante. En 1844, Morse fait
des essais près de Baltimore et recueille, par induc-
tion, une transmission effectuée sur un circuit fermé.
En 1884, Bell entreprend des essais de transmission
p-^ — ^r -âble
Courroie ^Isolateur
~r '■ '■ ESa^l PjW/i
Emission^tLJ
Poste souterrain
' I. L'antenne de la Tour Eiffel est composée de six câbles métalliques tendus au-dessus du Champ-de-Mars ; ces câbles se réunissent
en E à un toron qui l'orme l'entrée d'antenne du poste souterrain ; chaque c&ble est isolé du sommet de la Tour et du câble qui le continue
pour maintenir l'antenne à une hauteur suttlsanie; iiiiii, poulies isolatrices. — IL Détail du sommet S { Vue en plan). Los six câbles
1,2,3,4,5,6 retiennent les poulies isolatrices tttt'ii réunies n six autres poulies au movea de courroies cccccc ea caoutcbouc armé;
a ces secondes poulies sont attachés les câbles 1' 2' 3' 4' t>' 6' lormant l'antenne proprement dite.
guet-apens du Zapéion et de l'assassinat des mate-
lots français. Loti adjure en décembre T920 nos di-
plomates, puis, en janvier 1921, le peuple anglais, de
ne pas détruire ce qui reste de la puissance turque,
convaincu que c'est une nécessité de salut de conser-
ver l'Isiam comme une barrière contre la barbarie
sauvage de la Russie soviétique, et
qu'il serait non seulement inique, mais néfaste, d'anéantir
ce peuple loyal, contemplatif et rel.gieux, qui fait contre-
poids à nos déséquilibrements, nos cynismes et nos fièvres.
On aimerait à savoir ce que Loti pense des jeunes-
turcs, qui ont donné tant d'espérances à l'illusion
libérale de tous les pays, qui pourtant ont été si vite in-
féodés à l'Allemagne, et qui ont employé contre nous
l'énorme quantité d'argent français que nous avons
naguère fait passer chez eux. Il est probable qu'ils
lui ont fait regretter encore davantage Abd-ul-
Hamid et son régime, malgré une certaine habitude
de faire disparaître les gens sans laisser de traces,
assez répandue dans ce temps-là, et qui du reste
n'est pas entièrement abandonnée. Les hommes
d'imagination, les poètes en vers et en prose aiment
à chérir, à côté de leur patrie, après elle sans doute,
un pays étranger et surtout exotique, pour y loger
leur rêve de paix et de bonheur, et pour y avoir,
comme dit Barrés, un alibi. Ce pays d'élection est,
pour Loti, la Turquie. Il n'est pas le seul d'ailleurs
à préférer dans les Balkans les Turcs à leurs voisins
immédiats. Maintenant que la guerre est finie, que
les Grecs, selon leur usage, ont déçu les espérances,
d'origine trop littéraires, qu'avait conçues à leur
sujet l'Europe occidentale, l'opinion retrouve
quelque indulgence pour ces Turcs que Loti nous
ilépeint honnêtes, hospitaliers et bienfaisants. Il
est vrai que ce sont là des qualités personnelles, et
que, comme nation, la Turquie témoigned'uneremar-
quable et incurable incapacité à se rallier à ce qu'on
appelle la civilisation occidentale ; mais ce ne serait
pas la première fois que des étrangers qui nous
semblent charmants comme individus nous appa-
raissent tout à coup d'assez mauvais camarades
quand ils agissent en corps de nation. En outre, Loti
ne croit guère à la civilisation occidentale. Par tout
l'univers, à travers toutes ses aventures, il a cherché
sans fil entre deux navires en mer : à l'émission il
emploie des courants à haute tension fournis par
une dynamo, à la réception il utilise un récepteur
téléphonique ; l'eau sert de conducteur ; la dislance
franchie est de deux kilomètres.
Tesia utilise, pour charger des condensateurs, les
courants alternatifs recueillis au circuit secondaire
d'une bobine de Ruhmkorff ; Hertz adopte ce dispo-
sitif pour tenter d établir une identité complète
entre la lumière et l'électricité, réalise en r887 son
excitateur, et étudie les ondes portant son nom ; pour
explorer le champ d'induction, il crée son résona-
teur; la portée de cet appareil étant limitée, histori-
quement la T. S. F. moderne remonte à la décou-
verte, par Branly (1890), du tube à limaille que
Lodge a improprement appelé cohéreur.
Cette belle découverte permit à Marconi d'entrer
dans la voie des réalisations pratiques. En 1896, il
utilise l'antenne verticale, et réussit à correspondre à
plusieurs kilomètres de distance ; son premier brevet
date du 2 juin 1896. En 1899, il effectue la première
expérience décisive entre Wimereux et Douvres,
et adresse à Branly, le télégramme suivant :
a M. Marconi envoie à M. Branly ses respectueux
compliments, par le télégraphe sans fil à travers la
Manche ; ce beau résultat étant dû en partie aux
remarquables travaux de M. Branly. »
En 1901, les signaux de Poldhu (Angleterre) sont
perçus à Terre-Neuve ; le 30 mars 1903, le « Times »
publie le premier marconigramme ; en 1907, les
stations transocéaniques de Cliffden (Irlande) et de
Glace-Bay (Canada) sont mises en service, et en 1920
celle de Croix-d'Hins (Gironde) lance des ondes
susceptibles d'êtrerecueilliesen n'importe quel point
du globe terrestre.
Principe de la T. S. F. — Le poste de transmis-
sion actionné par une source d'énergie (batterie d'ac-
cumulateurs, dynamo, alternateur) transforme cette
énergie en oscillations dans l'antenne ; ces oscilla-
tions de grande fréquence engendrent dans celle-ci
et autour d'elle des effets d'induction qui se propa-
gent dans l'éther ; une notable partie de l'énergie est
ainsi rayonnée à distance (P = Sto'U eff.), et peut
être recueillie par des postes récepteurs.
N' 179. Janv/ep 1922.
L'antenne de réception capte les ondes émises ;
accordée à la résonance à l'aide de selfs et de capa-
cités (boite de réception), elle prend un mouvement
régulier ondulatoire augmentant l'intensité des si-
gnaux audibles au téléplione.
La production de séries longues ou courtes d'étin-
celles donne, à la réception, des traits ou des points
permettant l'emploi de l'alphabet Morse.
Tout le mécanisme de la T. S. F. repose sur
les lois de l'induction. Le courant alternatif est
un courant changeant périodiquement de sens ;
l'intervalle de temps séparant deux valeurs succes-
sives égales de ce courant forme la période; le
nombre de périodes par seconde s'appelle fréquence ;
les courants utilisés en T. S. F. sont des courants
de haute fréquence (20.000 à 3.000.000 de périodes
par seconde).
Production d'oscillations. La méthode la plus
simple et la première utilisée, pour créer des oscil-
lations électriques dans un circuit, consiste à utiliser
la décharge brusque d'un condensateur ; un circuit
oscillant qui comprend une self et une capacité a
une période propre T := 2 z /LC (formule de Thom-
son) ; nous augmentons la fréquence en diminuant
la self-induction, et nous la diminuons en augmen-
tant la capacité. La longueur d'onde est l'espace
parcouru pendant une période \ =VT. On accroît la
longueur d'onde d'une antenne en intercalant une
self à sa base ; on la diminue en plaçant à sa base
un condensateur.
Antenne. L'antenne affecte une des formes sui-
vantes : unifilaire, en nappe horizontale, en T, en V,
en parapluie, en rideau ou éventail ; elle doit être
toujours nettement dégagée, et placée le plus haut
possible, pour favoriser f on rayonnement.
Excitation des antennes. — Excitation directe
{fig. i). L'antenne est réunie à une borne de l'é-
clateur, l'autre borne étant à la terre ; le secondaire
d'un transformateur est connecté aux deux bornes
LAROUSSE MENSUEL
. s. K. — .Vutcnne en éventail (poste du Bouscat, Gironde).
d'un éclateur tournant, soit en utilisant l'étincelle
fractionnée (éclateur C. G. R. téléfunken, S. F. R.).
Manipulation. Le procédé le plus simple est la
commande directe du circuit de charge du conden-
Dl%'BRS MONTAGES DE TRANSMISSION.
Excitation directe
Fig. 1.
Excitation par Induction
(Tesia)
Fig. 2.
Excitation par Induction
(OudinI
Fig. 3.
Excitation par choc
Fig. 4.
de l'éclateur ; le circuit primaire est alimenté soit
par un alternateur, soit par des accumulateurs et
un vibreur ou rupteur ; le manipulateur commande
le circuit pr.maire, l'étincelle éclate dans l'antenne
ainsi excitée directement. Ce mode très simple ne
convient que pour des postes de petites longueurs
d'onde, et de puissance limitée ;
Excitation indirecte, ou par induction, système
Tesla {fig. 2). On crée des oscillations dans un
circuit comprenant un condensateur C, une self S,
et un éclateur E ; la période de ce circuit est réglée
sur la longueur d'onde à émettre. L'énergie du cir-
cuit oscillant se transmet dans l'antenne par l'induc-
tion de S sur S' ; le maximum d'intensité est obtenu
lorsque les deux circuits sont en résonance ; on par-
fait l'accord au moyen de la self additionnelle V
{variomètre). Dans le système Oudin {fig. 3), le cou-
plage se fait au moyen de la même bobine, le pri-
maire et le secondaire ayant une partie commune.
Un couplage serré du primaire et du seconda.re en-
gendre des oscillations de deux longueurs d'onde
légèrement différentes ; un couplage lâche tend à éga-
liser les deux ondes dues aux réactions violentes
mutuelies des deux circuits. L'excitation indirecte
peimet d'augmenter l'énergie mise en jeu, de réduire
les harmoniques supérieurs, et de diminuer l'amor-
tissement des oscillations dans l'antenne ;
Excitation par choc {fig. 4). Le circuit pri-
maire oscillant, très amorti, constitue un circuit
d'impulsion : l'antenne en couplage serré vibre avec
fa période propre ; l'énergie passe alternativement
du circuit primaire au circuit secondaire ; lorsqu'elle
est maximum dans le secondaire, elle est nulle dans
le primaire ; si, à ce moment, l'on coupe le circuit
primaire, le circuit secondaire seul continuera à
osciller avec sa période propre (onde unique). Prati-
quement, cette coupure est obtenue soit au moyen
li
II
P 6
Tube de Branly
sateur ; il a l'inconvénient de porter brusquement
de zéro au maximum la puissance demandée à la
source ; d'autre part, de fortes étincellrs de rupture
détériorent rapidement les plots du manipulateur ;
ces inconvénients
sont tempérés par
une résistance com-
pensatrice; on _ - _
shunte encore le
manipulateur au
moyen d'une forte
résistance ; dans
les postes à grande
puissance, à éner-
gie fournie par al-
ternateur, on mani-
pule surl'excitation 'il;, j.
de ce dernier. Pour
des puissances considérables, le contact s'effectue
dans des pompes ou des turbines, au moyen d'un jet
de mercure et d'un disque tournant ; un manipulateur
ordinaire commande le jet.
Dans la manipulation automatique, le manipula-
teur Morse est remplacé par un transmetteur VVheat-
stone ou Creed à ban:le perforée à l'avance ; la vitesse
est réglable. Des essais de transmission par système
Hughes et Baudot (V. Nouveau Larousse illustré, au
mot télégraphe) ont donné d'appréciables résultats.
Propagation des ondes hertziennes. Elle obéit aux
mêmes lois que les ondes sonores et lumineuses : les
aspérités du sol favorisent les dffractions, les ré-
flexions et les interférences qui en découlent. La
vitesse de transmission est la même que celle de la
lumière (300.000 km. à la seconde), le milieu inter-
méliaire étant le même : l'éther. L'ébranlement
électro-magnétique constituant les ondes électriques
est considéré comme deux vibrations transversales,
inséparables, se propageant avec la même vitesse. La
nuit, l'absence des rayons solaires (surtout des ultra-
violets), qui absorbent les ondes, favorise la propa-
gation : la portée est deux fois et demie plus granJe,
que de jour. Cette absorption est réduite pour les
ondes de grande longueur. Heaviside explique la
transmission des signaux de T. S. F. à grande dis-
tance par ri.ypothèse qu'il existe, dans 1 atmosphère
supérieure, une couche permanente d'ionisation
qui réfléchit les rayons hertziens émis à la surface
de la Terre.
Les ondes induisent, à distance, des courants
dans le circuit récepteur, après s'être propagées par
ondes successives s'aflaiblissant avec la distance.
Ondes amorties. Dans la décharge d'un con .ensa-
teur, l'énergie potentielle se transforme en énergie
cinétique ; des transformatioiis successives se mani-
festent sous forme de courant alternatif dont l'am-
plitude diminue rapidement, et échappe bientôt à
tout appareil de mesure : c'est lamortissement ; les
ondes ainsi émises sont des ond.s amor.tes. Causes
de 1 amortissement : déperdition d'énergie sous forme
de chaleur, résistance du circuit, perte dans le con-
densateur, perte par rayonnement, par la résistance
de l'étincelle, etc.
Ondes entretenues. L'amplitude des vibrations
émises reste constante dans le temps ; la portée,
pour une même puissance, est plus grande qu'en
amorties ; ces ondes sont sans action sur les récep-
tions ordinaires ; les pbstes n'ont plus de note parti-
culière, la tonalité est commandée par le nombre de
coupures effectuées pour reconstituer les signaux
émis.
On produit des ondes entretenues : i" par la mé-
thode à étincelles commandées, — superposition dans
l'antenne, à intervalles réguliers, des actions de plu-
Dètecteur électrolylique
Fig. 0.
Détecteur à galène
Fig. 7.
sieurs circuits excitateurs ; 2" par l'arc à haute fré-
quence, — la résistance positive qui dissipe l'énergie
sous forme de chaleur, de rayonnement» est annulée
par une résistance négative productrice d'énergie :
l'arc (arcs de Pou sen, Elwell, Colin-Jeance, Moretti,
Lepel) ; 3° au moyen d'alternateurs à haute fré-
quence (A lexande r-
son, Bethenod, Courant
Goldschmidt) ; 4"
au moyen de lam-
pes, tubes à vide,
audions.
Jiéceplion. Son
rôle est de capter
les ondes, et de les
transformer en
énergie mécanique
capable de les rendre sensibles à un de nos sens ; les
signaux sont généralement reçus au téléphone. Les
690
courants à haute fréquence recueillis directement
dans un téléphone ne donnent aucun son ; la plaque
influencée trop rapidement dans les deux sens
demeure immobile; pour rendre l'eflet du courant
sensible, il faut « filirer > le courant, ne laisser
influencer le téléphone que par des alternances d'un
seul sens : c'est le rôle du détecteur.
Réception des ondes amorties. Le premier détec-
teur fut le tube à limaille de Branly, composé
d'un tube de verre contenant de la limaille entre
deux électrodes métalliques (fig. 5). C'est un contact
imparfait, susceptible de subir une chute permanente
de résistance sous l'aciion des ondes.
Puis vinrent les détecteurs thermiques (Fessen-
LAROUSSE MENSUEL
1° Soit couper un grand nombre de fois par se-
conde (suivant la hauteur de son désiré) le courant
recueilli dans l'antenne par le ttcher, interrupteur
mécanique périodique rapide (roue formée de dents
conductrices, diapa-
sons entretenus électri-
quement, trerableurs,
vibreurs). Lorsque le
ticker s'intercale
dans le circuit émet-
teur, les ondes ainsi
« hachées » peuvent
être captées par tous
les postes ordinai-
DtTERS MONTAGES DE aÂCEPTlOH.
Montage
direa
Vri
leception
par
dérivation
i l^
;S pX
of^T 7-
% Terre
FijT. 8.
C4= @T
Cadre
Terre
i-ig. 9.
^ Réception
y- par
Induction
m
^
Cr
Amplificateur ^
^ Terre
Fig. 10.
Hé tèrod^n !
) Écouteur
Réception sur cadre
Fig. 11.
den), magnétiques (Rutherford, modifié par Wilson
et Marconi), éleclrolytiques (Feirié), à cristaux (Uun-
woody), et enfin les valves ou tubes à vide (tle-
ming, de Forest, Holweck).
Les détecteurs électrolytiques exigent un courant
auxiliaire pour répler la tension critique au delà de
laquelle l'électrolyse devient permanente ; la polari-
sation est diminuée par les ondes recueillies, et un
courant s'établit allant influencer le téléphone.
Les détecteurs à cristaux, contact de deux com-
posés cristallisés (zincite-chalcopyrite), ou contact
métal-cristal (cuivre-galène, cuivre-carborundum),
se divisent en cristaux exigeant l'adjonction de
piles (peu usités), et ceux faisant vaive sans
secours auxiliaire. Les premiers fonctionnent par
électrolyse ; les seconds sont basés sur le phéno-
mène de conductibilité unilatérale possédée par
certains corps.
Montages de réception. — Réception directe (fig. 8).
On intercale en série, dans le circuit antenne-terre,
une selt, un condensateur variables, le détecteur et,
en dérivation, aux bornes de ce dernier, le télé-
phone ; à l'accord, un maximum de son est perçu au
téléphone : les rourants d'un certain sens traversent
le détecteur, ceux de l'autre sens vont influencer la
plaque téléphon.que. Ce montage est simple, mais
possède un trop grand amortissement.
Réception en dérivation (/îç. 9). Le détecteur est
en dérivation sur la self d antenne S, le téléphone
est aux bornes d'un faible condensateur ; les cou-
rants, redressés par le détecteur, chargent le con-
densateur et vont influencer le téléphone; la réso-
nance donne le son maximum au téléphone.
Réception par induction {fig. 10). On dispose de
deux circuits distincts : le circuit primaire se règle
avec une self et un condensateur variables ; ce pri-
maire induit le secondaire également réglable et qui,
lorsqu'on ouvre l'interrupteur I, ne possède pas de
périoae propre d'oscillations {apériodique), par suite
de la grande résistance du détecteur. Pour régler,
res; monté dans le circuit de réception, il permet
le rétablissement des signaux émis en entretenues ;
2" boit transformer
les ondes régulières en
ondes d'amplitude va-
riable périodiquement,
par le phénomène des
interférences {hétéro-
dyne).
Lampe à trois élec-
trodes, tube à vide, auf
dion {fig. 12). Elle se
compose d'un fila-
ment F, chauffé par
une source auxiliaire
(4 volts), de deux élec-
trodes (la grille G et la
plaque P) isolées entre
elles, et du filament ;
dans leslampes françai-
ses, la grille a la forme
d'une hélice enroulée
autour du filament ; la
plaque forme un cylin-
dre enveloppant la
grille {fie. 16).
Le filament chauffé
émet des corpuscules
négatifs {électrons)
rayonnant en tous
sens ; si la plaque est
décharge positive, elle attirera les électrons négatifs ;
en faisant croître le potentiel de la plaque, le nombre
des électrons attirés est augmenté, et il se forme un
courant filament-plaque.
Interposons une grille entre le filament et la pla-
que : le potentiel de cette grille nous permettra de
régler le courant filament-plaque ; la tension plaque
varie généralement de 40 à 80 volts. La lampe à
trois électrodes a les caractéristiques données par la
(V« 179. J&nvier 1922.
condensateur, et il se produit des variations corres-
pondantes du courant filament-plaque. Pour un
réglage convenable, l'oscillation est déformée, et un
choc par train d'ondes se produit dans le téléphone.
Lampe amplificatrice {fig. 13). Les caractéristiques
de la lampe {fig. 17) donnent le résultat suivant : à
de faibles var.ations du courant nlament-grille cor-
respondent des variations importantes du courant
filament-plaque. La lampe constitue ainsi un relais
très sensii/le, n'ayant aucune pièce mécanique, au-
cune inertie, celle des électrons étant négligeable.
On peut ainsi amplifier des courants à haute ou à
basse fréquence ; en renvoyant le courant filament-
plaque d'une première lampe dans le circuit grille
d'une deuxième, puis dans une troisième, etc., on
obtient deux, tro.s, etc. étages d'amnlifications. On
construit des amplificatejrs soit à transformateurs,
soit à résistance ; il y en a de spéciaux pour la
haute et d'autres pour la basse fréquence ; ils peu-
vent être à circuits oscihants ou apt'riodiques ; enfin,
la lampe peut être utilisée dans les amplificateurs à
résonance et pour le couplage de deux circuits (le
primaire intercalé dans le circuit filament-grille, le
secondaire dans le circuit filament-plaque).
Cadres (fig. 11). La découverte des amplificateurs
a permis de substituer le cadre à l'antenne dans
l'établissement de postes uniquement récepteurs. Un
cadre de dimensions variables, suivant la longueur
d'onde des po.tes à recevoir, soutient plusieurs tours
de fil isolé formant antenne ; il recueille moins de
parasites qu'une antenne, et, en tournant librement
dans un plan vertical, permet, par orientation, l'éli-
mination de postes gênants ; aux bornes du cadre
est un condensateur, puis un compensateur destiné
à équiliurer la capacité propre du cadre par rapport
à celle du sol ; puis viennent l'amplificateur et les
organes de réception (boîte, hétérodyne). Ce mode
de réception se généralise de plus en plus. Actuelle-
Lampes à trois électrodes.
Intensité
Courant
plai
tig. 12.
Fig. 13,
Fig. J6.
Fig. 17.
on écoute sur apériolique; après le réglage du pri-
maire, on ferme l'interrupteur I et l'on accorde le
secondaire. Ce montage peut s'eflectuer en système
Oudin ou en système Testa.
Réception des ondes entretenues. Pour rendre pos-
sible dans un téléphone la réception d'ondes entre-
tenues {amplitude constante), on peut •
fi ». 17. Elle peut être utilisée comme détecteur, am-
plificateur et généra rice d'onJes entretenues.
Limpe détectrice {fig. 12). C'est le rôle de clapet
joué par la grille, qui est utilisé pour la détection
des ondes ; le condensateur du secondaire d'une
réception s'intercale entre la grille et le filament ; la
grille est soumise aux variations de potentiel du
T. S. F. — Atlactics de l'antcriDe de la Tour Eiuel.
ment, un simple cadre de 30centimètresde côté, non
relié à une antenne ou à la terre, suffit pour rece-
voir les signaux des grandes stations américaines.
Lampe génératrice d'ondes {fig, 14). taisons régler
par l'oscillation électrique d une antenne les oscilla-
tions de potentiel de la grille d'une lampe ; cette
grille ouvre et ferme périod quement le courant du
circuit plaque. Ces émissions périodiques rendront à
l'antenne l'énergie perdue par rayonnement : nous
aurons des oscillations continuelles de l'antenne, —
comme la roue d'échappement d'un pendule entre-
tient les oscillations de ce dernier. Pour cela, il suffira
d'intercaler dans le circuit plaque-anteime-terre une
selt, et de réunir la grille au filament par l'intermé-
diaire d'une secon.le self couplée avec la première.
Le poste émettra alors des oscillations ininterrom-
pues d'amplitude constante, des ondes entretenues.
Hétérodyne {fig. 15) [du gr. heteros, autre, et du-
namis, force]. C'est un petit émetteur auxiliaire uti-
lisé pour la réception des entretenues ; les oscillations
1 (mises sont de fré-
! quencevoirineetd'am- r\y\/\AAAAA/\/
piituJe égale ou inté-
rieure à cel.e de l'onde
reçue par l'antenne.
Supposons les amplitu- \^y\/\y\/\f\/\/\_
des égales : l'anteime
va se trouver le siège
de deux oscillations en- ../l rtn__nnftn,x/lft«
1 tretcnurs, de fréquence Wyi/VAAJUiAAAyyi/'
voisine, qui vont pro-
. duire des battements. La résultante sera un courant
vibratoire périodique d'amplitude variable, à des in-
tervalles de temps égaux. On règle la fréquence de
façon à obtenir une note agréable au téléphone.
Les oscillations de l'hétérodyne interfèrent avec
les oscillations amorties : les émissions musicales se
2 ivolts
«• M 9. JMvier 1922.
transforment en ronflées et les ronflies sont ampli-
fiées. L'hitérodyne permet ime meilleure syntonie,
et favorise l'élimination de postes brouilleurs.
Ràceptioiis enrezis'-rées. Réception au Morse. Dès
le début des applications pratiques de la T. S. F., on
chercha à obtenir l'enregistrement automatique des
signaux à la réception ; les abbés Tauleigne et Bou-
lange étudient la réception au Morse ; les PP. Lucas
et Wulf (Hollande) découvrent la réception photogra-
phique: l'émission est rendue vi'îible en projetant,
par l'intermédiaire du miroir d'un galvanomètre à
corde, les déviations de ce miroir, dues aux ondes,
sur une bande sensible qui se déroule ; Turpain
emploie pour sa réception photographique un mil-
liarapèremètre dont l'aiguille est rendue lumineuse ;
Giurgea fait également des essais de réception
photographique à Bucarest ; Abraham applique
la mi thode d'enregistrement photographique à l'étude
de la propagation des ondes ; enfin Hoxie, de la
General Electric C", met au point une réception pho-
tographique permettant d'obtenir de 400 à 600 mots
par minute ; la Compagnie Générale de T. S. F., en
T. 3. F. — Isolateur! des brins de i antenne de la Tour Eiffel.
France, possède des appareils permettant d'obtenir
la réception, sur une même bande, de deux postes
émettant simultanément. Dans la réception pUono-
graphique, l'écouteur est remplacé par un dia-
phragme qui enregistre, sur un disque de cire vierge,
les signaux recueillis ; ces signaux sont ensuite tra-
duits par des lecteurs au son, le disque tournant à
une vitesse réduite.
Des essais récents d'adaptation de systèmes rapides
imprimeurs à la T. S. F. ont donné des résultats en-
courageants ; le système Baudot adapté à une com-
munication radiotélégraphique entre Paris (Issy-Les
Moulineaux) et Nogent-le-Rotrou a donné entière
satisfact on : le synchronisme des distributeurs fut
maintenu, et la réception fut aussi correcte que dans
une transmission par fil. D'autre part, Belin a
démontré la possibilité de transmission par T. S. F.
d'un autographe, d'une image ; il a reçu du poste
d'Annapolis (Etats-Unis) la reproduction d'un texte
manuscrit, d'une netteté remarquable. — .i.-J. Vbrdibr.
Xltres nominatifs (Nouveaux avantages
ACCORDÉS aux). — Nous avons, dans une précé-
dente étude (V. Larousse Mensuel, t. V, p. 307),
exposé le i Nouveau régime fiscal et juridique des
Titres nominatifs », tel qu'il résulte des lois des
25 juin et 31 juillet 1920, et nous avons dit qu'un
certain nombre des réformes réalisées étaient tenues
en suspens dans l'attente des règlements d'adminis-
tration publique prévus par ces dispoùtions légis-
latives.
Un de ces règlements est encore attendu, celui qui
a été prévu par l'article 49 delà loi du 25 juin 1920, et
qui aura trait, d'une part, à la négociation sous la
forme nominative, et, d'autre part, au certificat de
propriété. Une commission de spécialistes, dont le
signataire de ces lignes a l'honneur d'être le rappor-
teur, a été instituée par arrêté du ministre des fi-
nances, du 12 raarsi92i, en vue de l' élaboration de
ce règlement, qui présente de particulières difficultés ;
et il est vraisemblable que celui-ci verra prochaine-
ment le jour.
Mais les deux autres règlements d'administration
publique sont parus. Ils vont faire l'objet de cette
étude.
Remboursement de la moitié de l'impôt sur le revenu,
(i certaines catégories de titulaires. — Aux termes de
l'article 51 de la loi du 25 juin 1920, dû à un amende-
ment du député Lesaché, la moitié de l'impôt sur le
revenu de 10 p. 100 qui frappe le coupon des titres
nominatiis est remboursée par l'administration de
l'Enregistrement aux titulaires des titres nominatifs
d'obligation émis par les villes et départements fran-
çais, le Crédit foncier de France, et les sociétés ou
compagnie* concessionnaires de chemins de fer Iran-
LAROUSSE MENSUEL
çais ou coloniaux, à condition : 1° qu'ils justifient
avoir eu une résidence habituelle en France, au
I" janvicrde l'année pendant laquelle ils ont touché
lesdits intérêts ; 2° qu'ils certifient que le montant
du revenu global net dont ils ont disposé durant
cette année, calculé de la manière prescrite par les
lois en vigueur pour l'établissement de l'impôt gé-
néral sur le revenu, n'a pas dépassé 6.000 francs.
De la sorte, lape
tite et intéressante
clientèle de ces pla-
cements de père de
famille ne subit sur
ses revenus qu'un
prélèvement des P-
100 au lieu de 20 p.
100 environ qu'elle
subirait si ses titres
étaient au porteur,
de 12 p. 100 qu'elle
subirait si elle pos-
sédait des fonds
d'Etats étrangers,
et de 25p.iooenvi-
ron qu'elle subirait
si elle possédait des
valeurs étrangères
autres que les fonds
d'Etats.
Le déc ret du
16 décembre 1920
a réglé les détails
d'application de
cette disposition.
L'exonération
prévue concerne
'toutes les obliga-
tions ( à l'exclu-
sion des actions)
du Crédit foncier :
foncières, communales, bons, les obligations des villes
et départements, notamment de tous les emprunts,
de la Ville de Paris, sauf ceux de 1917 et 1921 dont
les coupons sont payables nets d'impôts, les obliga-
tions de tous les réseaux de chemins de fer français :
grandsréseaujc, chemins de ferde l'Etat, chemins de fer
départementaux et coloniaux.
Pour que le remboursement soit opéré, il faut que
l'impôt ait été retenu sur le coupon ; il ne serait donc
pas obtenu si l'établissement émetteur avait pris les
impôts à sa charge.
Les demandes de remboursement doivent être
adressées au directeur de l'En-
regis'rement du département
où le titulaire avait sa rési-
dence habituelle au i" janvier
de l'année pendant laquelle les
arrérages ou intérêts ont été
touchés ;
Les demandes rédigées sur
papier timbré doivent faire con-
naître :
1° Les nom , prénoms et domi-
cile ou résidence habituelle du
titulaire au i" janvier de l'an-
née pendant laquelle les inté-
rêts ont été touchés ;
20 Le montant total des arré-
rages ou intérêts ayant subi la
retenue de 10 p. 100;
3° Le montant total de l'impôt
acquitté par voie de retenue.
La loi subordonne, d'autre
part, le remboursement auxdeux
conditions suivantes :
1° Les intéressés doivent jus-
tifier avoir eu une résidence ha-
bituelle en France au i"' jan-
vier de l'année considérée ;
2" Ils doivent certifier que le
montant du revenu global net
dont ils ont disposé pendant
cette année, calculé de la ma-
nière prescrite par les lois en
vigueur pour l'établissement de
l'impôt général sur le revenu,
n'a pas dépassé 6.000 francs.
A cet effet, les intéressés doivent déposer à l'appui
de leur demande :
1° Un certificat délivré, sur papier non timbré, par
le maire ou le commissaire de police, et attestant
qu'ils avaient leur résidence habituelle en France au
I" janvier de ladite année ;
2° Une déclaration sousirite par eux-mêmes, et
certifiant sous les peines de droit que, durant l'année
pour laquelle ils demandent le remboursement, leur
revenu global net, calculé comme il vient d'être dit,
n'a pas dépassé 6.000 francs.
Si les titres sont immatriculés au nom d'une femme
mariée ou d'enfants ne jouissant pas de leurs droits,
le revenu global déclaré est celui du chef de famille.
Le revenu global net à envisager s'entend du re-
venu dont a disposé le pétitionnaire, pendant l'année
au cours de laquelle il a touché les arrérages ou
691
intérêts faisant l'objet de la demande, défalcation
faite des dettes ou charges dont il est grevé, mais
sans tenir compte des abattements ou des déduc-
tions pour charges de famille. Il s'agit donc du revenu
global net, et non du revenu taxable. Ce revenu ne
doit pas dépasser 6.000 francs. Le montant des intérêts
des titres envisagés pourra donc être supérieur à ce
chiffre si, après déduction des charges prévues par
T. 8. F. —Salle des macbinet, à la Tour Eiffel.
la loi, le revenu total net de l'intéressé se trouve
ramené à une somme n'excédant pas 6.000 francs.
Les demandes de remboursement doivent, en
outre, être accompagnées :
1° D'un bordereau délivré sur papier non timbré,
soit par la collectivité ou la société qui a émis les
titres, soit par l'établirsement qui détient ces titres
en dépôt, reproduisant l'immatricule exacte de cha-
que titre, avec indication de son numéro et des
autres mentions nécessaires pour l'identifier;
2° D'un relevé établi, sur papier non timbré, par
l'établissement, agence ou succursale, qui a eltectué
T. S.F.-Salledehauietension. Battoriesdecondensateurs ettclateur alaliondela Tour Fiffel .
le payement des arrérages ou intérêts et la retenue
de l'impôt, indiquant la date et le montant du paie-
ment, l'échéance à laquelle il s'applique, le montant
de l'impôt retenu, et la personne à laquelle le paye-
ment a été fait.
Si les titres nominatifs sont déposés dans un éta-
blissement de crédit, c'est à cet établissement qu'il
y a lieu de demander tout à la fois le bordereau
d'immatriculé et le relevé des payements d'intérêts
pendant l'année envisagée, en mentionnant le décret
qui prévoit la délivrance de ces pièces, et l'usage
auquel elles sont destinées.
Les demandes qui ne sont pas accompagnées des
pièces justificatives dont l'énumération précède, ou
qui ne sont pas présentées dans le cours de l'année
qui suit la perception des intérêts, sont réputées non
avenues. L'année à mentionnei sur les diuérentes
692
pièces du dossier pour la détermination de la rési-
dence, du revenu global net, du montant des inté-
rêts, de la taxe à rembourser, etc., est l'année anté-
rieure à celle de la demande. D'autre part, ne peu-
vent être acceptées, comme étant prématurées, les
demandes déposées avant l'e.xpiration de l'année
pendant laquelle les intérêts ont été touchés.
Toute déclaration inexacte est punie d'une amende
T. S. F. — Salle de transmission (station de la Tour Eiffel;.
égale au quintuple des taxes dont le rembour-
sement a été indûment obtenu, sans que cette
amende puisse être inférieure à 500 francs, sans déci-
mes. Cette pénalité doit être majorée de 2 décimes i/z
par application del'article 1 10 de la loi du 25 juin 1930.
Elle n'est, au surplus, exigible que si la déclaration
a entraîné un indu remboursement, quelle que soit
la nature de l'inexactitude (fausse indication de la
résidence du pétitionnaire, du chiffre de son reve-
nu, etc.).
Remboursement du droit de conversion au porteur
en cas de remploi en titres nomtnati/s. — Aux termes
de l'atticle 17 de la loi du 31 juillet 1920, dû à l'ini-
tiative de Bonnevay et Chassaigne-Goyon, députés:
« Lorsque le titulaired'un titre nominatif adû le con-
vertir au porteur en vue de le vendre, et qu'il a ac-
quitté de ce fait le droit de 2 p. 100 établi par l'arti-
cle 49 de la loi du 25 juin 1920, il pourra obtenir le
remboursement de ce droit si, dans le délai d'un
mois à compter de la conversioii, il a remployé le
prix de la vente intégralement en valeurs mises au
même nom et dont la conversion au porteur est
assujettie au droit proportionnel. »
Un règlement d'administration publique, du
14 avril 1921, a déterminé les conditions de ce rem-
boursement.
Les conditions intrinsèques auxquelles doivent
satisfaire les conversions sont les suivantes :
i" Il faut que le titre nominatif ait été converti en
vue d'être vendu, et que les deux opérations de vente
et d'achat aient été réalisées par l'intermédiaire d'un
agent de change ou d'un officier public ou, s il s'agit
de valeurs mobilières non susceptibles d'être cotées,
par l'intermédiaire d'un banquier.
Il faut d'abord que le titre ait été converti en vue
d'être vendu. Un titre que son titulaire convertirait
atin de le conserver sous la forme au porteur dans
son portefeuille, échapperait au bénéfice de la loi.
Quant à l'obligation de recourir à nn intermédiaire
qualifié, elle a paru nécessaire en vue de sauvegar-
der les intérêts du Trésor, cet intermédiaire devant
attester la réalité de la double opération. .
S'il s'agit de valeurs susceptibles d'être cotées,
cet intermédiaire sera nécessairement un agent de
change.
Si le titre est vendu aux enchères par le ministère
d'un notaire, ou cédé araiablement par acte notarié,
le notaire peut délivrer les certificats prévus par
la loi.
Demêmeles avoués, pour l'exécution desdécisions
de justice, notamment en matière de partages judi-
ciaires.
S'il s'agit de valeurs non susceptibles d'être cotées,
l'intermédiaire d'un officier public ou d'un banquier
suffit ;
2" Il faut que le remploi soit intégral. Toutefois,
dit le décret du 14 avril 1921, si la différence entre
le prix de vente et le prix d'achat est inférieur à la
valeur d'un titre acquis, l'opération n'en donnera pas
moins lieu au remboursement dans la limite du
remploi effectué.
Comment se calcule le capital à remployer ? — Le
décret répond : On compare le prix de l'aliénation
(prix brut) au prix de l'acquisition des titres affectés
LAROUSSE MENSUEL
au remploi majoré des frais des deux opérations
(commission, courtage, impôts), non compris le droit
de 2 p. 100 sur la conversion des titres employés.
Puis on impute le second sur le premier, et on recher-
che, au résultât de cette soustraction, si la somme
restée disponible n'excède pas les limites posées par
le règlement d'administration publique.
Les impôts qui entrent en ligne de compte sont :
l'impôt sur les opé-
rations de Bourse,
lesdroits de timbre
de la procuration
donnée à l'agent de
change et, le cas
échéant, les droits
de transfert et les
droits d'enregistre-
ment, à l'exclusion,
cependant, du droit
de 2 p. 100 perçu sur
la conversion des ti-
tres remployés,qu'il
est question de res-
tituer ; mais, bien
que cette énuméra-
tion ne soit pas li-
mitative,on devrait
écarter rigoureuse-
ment tous les frais
qui ne seraient pas
une conséquence
normale soit de la
vente, soit de l'ac-
quisition.
La différence
entre le prix de
l'aliénation et le
prix de l'acquisi-
tion ainsi majoré
fera ressortir un
certain chiffre, qui sera comparé à la valeur d'un
titre acquis en remploi.
Si le reste est supérieur à cette valeur, l'ensemble
del'opération sera exclu du bénéficedel'article 17.Au
cas contraire, il y aura lieu de rembourser le droit de
conversion, mais dans la limite seulement du remploi
effectué.
En définitive, pour obtenir le remboursement dans
les lim tes ainsi fixées, le porteur devra jus-
tifier qu'il a acquis le maximum de titres
dans la catégorie de ceux qu'il a choisis pour
effectuer le remploi, et que la somme restée
libre après l'opération ne lui eût pas per-
mis d'acheter un titre de plus sans excéder
le montant de la somme à remployer ;
3° Il faut que le remploi ait lieu en va-
leurs nominatives « mises au même nom »
L'immatricule des titres acquis en remploi
doit être la même, en principe, que celle
des titres primitifs avant leur conversion
au porteur ;
4° Il faut que le remploi ait lieu en va-
leurs dont la conversion au porteur est
assujettie au droit proportionnel. Cette
disposition est exclusive, notamment des
remplois en rentes sur l'Etat, en valeurs
étrangères, en obligations du Crédit na-
tional, en ceux des emprunts des colonies
et protectorats qui sont exempts d'impôts,
en valeurs émises ou à émettre en exécu-
tion des lois des 28 février et 24 mars I92r
pour la reconstruction dans les régions libé-
rées, ce qui exclut notamment les obliga-
tions émises par les villes de ces régions.
Notons les termes de la loi : en valeurs
dont la conversion au porteur est assujettie
au droit proportionnel. Le remploi ne peut
donc avoir lieu qu'en valeurs susceptibles
de conversion sous la forme au porteur, et
ceci exclut les remplois en valeurs essen-
tiellement nominatives, savoir : d'une part,
les valeurs qui, aux termes de leurs dis-
positions statutaires, ne peuvent affecter
que la forme nominative, notamment les
actions de la Banque de France, celles
du Crédit foncier de France et celles des
compagnies d'assurances, et, d'autre part,
les actions non libérées, les actions des
sociétés à capital variable et les actions
affectées à la garantie des administrateurs, qui, aux
termes de la loi du 24 juillet 1867, sont incon-
vertibles sous la forme au porteur. La pensée du
législateur a été de pousser à la mise au nominatif
des valeurs susceptibles de demeurer sous la forme
au porteur, mais non de favoriser les placements en
actions essentiellement nominatives, lesquelles trou-
vent amateurs pour des motifs exempts de préoccu-
pations fiscales.
Mais il faut bien délimiter le point oii s'arrête
l'exclusive prononcée par la loi. Celle-ci écarte les
valeurs qui ne peuvent être mises au porteur, ou dont
la mise au porteur est légalement exempte du droit
proportionnel ; mais elle n'écarte pas les valeurs
pour lesquelles les établissements émetteurs ont pris
fV» 178. Janyfer 1022.
à leur charge le fardeau du droit proportionnel, ce
qui est rare d'ailleurs. Un semblable remploi serait
donc valable, mais des abus peuvent en résulter au
préjudice desdits établissements (« Revue politique
et parlementaire », du 10 mai 1921, p. 237) ;
5" 11 faut que le remploi ait lieu dans le délai d'un
mois. Ce délai est, aux termes de l'article i»'' du décret
du 14 avril, compté entre la date de l'inscription de
la conversion sur le registre tenu, en exécution de
l'article 36 du Code de commerce, au siège de l'éta-
blissement débiteur, et la date soit du tranfert, soit
de la conversion du porteur au nominatif sur le regis-
tre correspondant de l'établissement débiteur dont
les titres sont acquis en remploi.
Ce délai d'un mois est, de l'avis de tous les prati-
ciens, tout à fait insuffisant. Certaines valeurs ne
sont pas cotées journellement, et, dans ce cas, comme
dans le cas où l'ordre de vente ou celui d'achat est
donné à cours limité, il ne sera pas rare que la dou-
ble opération ne puisse pas matériellement être effec-
tuée dans le délai réglementaire. Il est à espérer que
Chassaigne-Goyon qui, avec Bonnevay actuellement
garde des sceaux, est le père de l'article 17, voudra
bien prendre l'initiative de proposer l'allongement
de ce délai.
Telles sont les cinq conditions auxquelles est su-
bordonné le remboursement des droits de conver-
sion. Elles sont toutes de rigueur, et l'absence d'une
seule mettrait un obstacle absolu à la restitution.
Quant à la somme à rembourser, elle doit en prin-
cipe être exactement celle qui a été perçue, sauf,
bien entendu, dans le cas où, la différence entre le
prix de vente et le prix d'achat étant inférieure à la
valeur d'un titre acquis, le remboursement n'est que
partiel. En pareil cas, le calcul est assez simple : la
somme versée devra être remboursée suivant une
proportion dont le dénominateur sera la somme
I brute provenant de la vente, et le numérateur la
somme remployée, majorée des frais des deux opé-
rations (commission, courtage, impôt sur les opéra-
tions de Bourse), mais non compris le droit de con-
version.
Aux termes de la loi du 31 janvier 1914, l'action
en remboursement des droits régulièrement perçus
est prescrite « après une année à compter du jour où
les droits sont devenus restituables ». Cette pres-
cription, qui concerne tous les droits d'enregistre-
■ ■' . l'action en rembourxnient du
T. s. F. — Salle de réception (st.alion de la Tour Eiffi-I).
droit de conversion accordé sous certaines conditions
par l'article 17 de la loi du 31 juillet 1920, et elle
s'applique, à l'exclusion de la prescription biennale,
dès lors qu'il s'agit d'un droit régulièrement perçu,
dont la restitution se fonde sur un événement ulté-
rieur.
Telles sont les deux importantes réformes dont
bénéficient les titulaires de titres nominatifs, en
attendant que d'autres avantages : facilités de négo-
ciation et simplifications indispensables, viennent
donner à cette forme de titres une faveur qu'elle n'a
pas connue jusqu'à ce jour. — ( h.-L. Julliot.
Imp. Larousse (Auge, Gillon, Ilollier-Laroutsc, Moreau et C*),
Paris, n, ru» Montparnasse. — Lf Girant : L. Oroslst.
FE.BRVARIVS.
^nit Joeuiii residtns actenfo pafcilur iqiic
Et Pijces iueili ne ncceant tneluit
Février. — Les Douze Mois, par Josse de Monper (dessinateur), Adrien CoUaert (graveur), Phils Galle (imprimeur) [xvi« siècle].
Qui fuit cxiremiis menfîs Februantis olim
CA^itate vfltri more, Jecundus oJffl
Tru>dction ob la lAoehdb latinb : Jadis le deroier des mois, l'évrier, depuis le changement de,ranclenne coutume, en est aujourdbui le second. Assis près du foyer, 11 so repait da feu qui flambe et redoute
IfS méfaits des silencieux Poissons.
N" 180.
vricr 1922
.Agence générale des colonies. La
plupart de nos possessions lointaines sont des colo-
nies d'exploitation, non des colonies de peuplement
et, à défaut de centres locaux suflisamment impor-
tants, il est essentiel qu'elles aient, dans la métro-
pole, un intermédiaire ou même un commissionnaire.
Ce rôle fut pendant longtemps rempli par l'admi-
nistration centrale des colonies, ce qui s'expliquait à
une époque oit les budgets locaux existaient à peine
et où le budget de l'Etat, dit e budget colonial »,
était presque tout. Mais, aujourd'hui que les colonies
sont de plus en p us autonomes et qu'elles supportent
toutes les dépenses d ordre civil, le minisiére n'a
plus à sortir de ses attributions de haute direction et
de contrôle supérieur.
Des 1880, fut créé l'O/ficc colonial, pour fournir
au public les renseignements économiques et orienter
vers notre domaine d'outre-mer l'activité de nos
compatriotes ; la loi du i8 février 1904 dota cet
établissement de la personnalité civile ; des délégués
des gouvernements généraux y furent attachés. De
plus, à partir de 1911, îl y eut, à l'adminisi ration
centrale, un service administratif colonial qui, avec
le concours de sections techniques, eliectuait pour
le compte des colonies les opérations administratives
concernant les parties de leur budget qui s'exécutent
en France.
d Les colonies, lit-on dans le rapport qui précède
le décret du 29 juin 1919, ont à mener à bien, dans
la métropole, une double tâche: d une part, assu.er
dans les meilleures conditions de rapidité et de pré-
cision l'exécution de la partie de leur budget concer-
nant les achats à effectuer tt l'administration du
personnel en congé ; d'autre part, en vue de hâter le
développement de leurs richesses, se livrer à ime
propagande économique efficace, lavoricer les échan-
LAROUSSE MENSUEL. — V.
ges avec la métropole, assurer dans toutes les cir-
constances la représentation de l'agriculture, du
commerce et de l'industrie et, d'une façon générale,
prendre les mesures de tout ordre propres à mettre
en valeur les colonies. De son côté, l'Etat doit dis-
poser, en dehors de son administration centrale, d'un
organisme chargé d'assurer la satisfaction des besoins
des intendances locales et des administrations péni-
tentiaires. Il est rationnel d'utiliser le même per-
sonnel technique pour les achats de l'Etat et pour
ceux que feront les colonies ».
S'inspirant de ces considérations, le ministre des
colonies a const.tué l'Oflîce colonial en Agence
générale des colonies et transféré à l'Agence le ser-
vice administratif du minisiére (décret du 29 juin 1919,
complété pour le statut du personnel par celui du
2.3 sept, suivant et, pour la comptabilité, par l'ar-
rêté interministériel — Finances, Colonies — du
I" mai 1920).
L'Agence générale des colonies a pour organes : i» un
conseil d'administration, comprenant deux fonction-
naires seulement et seize représentants de l'agricul-
ture, de l'inJustrie, du commerce ; 2" un directeur
chargé d'inttruire les affaires et de pourvoir à l'exé-
cution des décisions du conseil d'administration et
du ministre. Elle comprend deux sections : un
service de renseignements et un service adminis-
tratif.
Le service de renseignements centralise les do-
cuments tr.insmis par les agences économiques
spéciales créées en France pour les colonies et
concernant le développement de leurs échanges, les
facu.tés de placement ofïenes aux capitaux français,
l'étude et la vulgarisât. on des produits coloniaux.
Le public a à sa disposition ces renseignements,
ainsi que des échantillons des divers produits.
12 — u
Des agences économiques spéciales ont déjà
été créées poiu: l'Afrique occidentale, Madagascar,
l'Indochine.
Le service administratif effectue, comme aupara-
vant, pour les colonies, les commandes, les achats
et, en général, les actes administratits relatifs aux
opérations budgétaires exécutées en France.
Une dernière reforme reste à réaliser pour assurer
à nos possessions lointaines une représentation effec-
tive complète dans la métropole : le rattachement
à l'Agence Uu service colonial dans les ports de com-
meice ; mais la question se pose de savoir s'il est
possible de lui confier l'administration du personnel
colonial en congé. — Mai LECKA-to.
AJ.Caxd. (François-Victor-y^ait), poète, roman-
cier et auteur dramatique français, né à Toulon
en 1848. — Il est mort à Paris le 13 mai 1921. Jean
Aicar j a lui-même conté dans ses vers ses origines
provençales, les particularités de son enfance et
comment ses parents jugèrent bon de lui faire com-
mencer ses études au lycée de Mâcon :
On sait mieux le français au pays de la neige ;
Eloignons cet enfant de nous, se dirent-ils.
Il faut que les garçons apprennent ces exils.
Et l'on m'envoya loin ; à Mâcon, au collège.
Cet exil fut adouci pour le jeune collégien par la
présence, au voisinage, de Lamartine, alors retiré à
Milly. Il s'y. rendait le dimanche et, de oe contact
émerveillé avec le grand poète, doublement auréolé
de gloire et de misère, l'âme du jeune enfant relira
une impression profonde. Peut-être lui dut-il l'éveil
de sa vocation poétique. Néanmoins, ce séjour « au
pays de la neige » — eût-on cru .Nlâcon si pri*s des
régions polaires ? — ne valut rien au jeune Provençal ;
26
694
il fallut le ramener au pays du soleil : il quitta donc
le lycée de Mâcon pour celui de Nîmes.
Ses études achevées, il se voua tout aussitôt à la
poésie et, dès 1867, fit paraître, sous l'anagramme
Jean Dracia, son premier volume de vers, les Jeunes
Croyances. Il y faut relever une généreuse défense
de Lamartine. L'adolescent marquait ainsi, envers
le dieu qui avait suscité les premières émotions de
son enfance, une fidélité qui ne se démentit point
par la suite, puisque c'est avec un éloge de Lamar-
tine qu'il remporta en 1883 le prix de poésie de
l'Académie française. Il fut même autorisé, faveur
insigne, à lire lui-même son poème en séance publi-
que. Depuis longtemps, d'ailleurs, Jean Aicard était
l'enfant chéri de l'Académie, qui avait successive-
ment couronné les Poèmes de Provence (1874), la
Chanson de Venjant (1875), et, sur la proposition
même de Victor Hugo, parait-il, attribué le prix
Vitet au poème de Miette et Noré (1880).
Dans ces œuvres, auxquelles il faut joindre les
Rébellions et les Apaisements, parus en 1871, Jean
Aicard s'était révélé comme un poète délicat et
tendre, d'un lyrisme modéré et d'une forme soi-
gnée, quoique sans grand éclat. A rencontre des
Parnassiens, il ne recherchait pas la rime riche,
estimant « qu'elle est le plus souvent la rime pré-
vue », et lui préférait « la rime suifisante, mais
inattendue ». A vrai dire, ses rimes se contentent
le plus ordinairement d'une honnête suffisance,
sans offrir ce régal d'imprévu que le poète nous
faisait espérer. Mais, s'il lui manque cette science
du rythme, cette richesse de tons, cette habileté
technique, en un mot, qui caractérisent les Par-
nassiens, s'il n'a pas non plus cette fluidité et cette
musicalité suggestives où excelleront plus tard les
symbolistes, il possède par contre une vive sensi-
bilité et un sens du pittoresque, qui communiquent
à ses poèmes une émotion agréable et y mêlent
d'attrayants tableaux.
C'est principalement à son pays natal que Jean
Aicard demande son inspiration :
...Or, les prés et les bois, les printemps que je chante
Sont ceux du pays même où je fus écolier.
Mon doux recoin de terre aimable et familier.
Où la mer vient baigner la colline penchante.
J'ai là, dans ma Provence, où mes lauriers sont beaux.
Mon foyer, mon arpent du sol de la patrie,
Et je sens à ce nom ma pensée attendrie.
Car là j'ai des amis et là j'ai des tombeaux.
Jean Aicard est avant tout le chantre de la Pro-
vence ; il en célèbre dans ses vers le sol, le cli-
mat, les mœurs, les usages, et les décrit avec un
vigoureux relief. On lui a parfois reproché d'imi-
ter Mistral, dont lis Isclo d'Oro s'évoquent à pro-
pos des Poèmes de Provence, et dont la Mireille
paraît avoir fourni quelques traits au roman en
vers de Miette et Noré. Mais est-il surprenant de
trouver des affinités, voire des ressemblances, entre
deux poètes de même origine, chantant le même
ciel, les mêmes paysages, les mêmes gens ? En fait,
l'inspiration de Jean Aicard ne résulte ni de lec-
tures ni d'efforts d'adaptation. Solide et directe,
elle est le fruit spontané d'une influence de na-
ture. Il n'y avait, d'ailleurs, qu'à voir le poète, avec
son visage osseux et basané, ses yeux brûlants,
ses cheveux rejetés au vent, sa barbe perpétuelle-
ment tiraillée par une main nerveuse, pour re-
connaître en lui le type même du Provençal. Son
imagination était dorée par le soleil du Midi : il a
peint la terre de Provence en des pages tour à tour
lyriques et familières, et ses tableaux, menus sans
doute, sont toujours éclairés d'une lumière franche
et enveloppés d'un air salubre.
N'est-ce pas un paysage méridional qui s'évoque,
avec ses contours nets et lumineux, dans cette petite
pièce intitulée les OulUères?
Le blé sec vibre aux moindres brises ;
L'olivier met sur les moissons
Çà et là des ronds d'ombres grises
Aussi chaudes que des rayons.
Nos coteaux pierreux où s'étage
La vigne au flanc disjoint des murs
Sont des escaliers de feuillage
£t des cascades de blés mûrs.
Dans les plaines, par longues lignes.
Les beaux blés, ruisseaux d'or vivant.
Serrés entre le vert des vignes.
S'en viennent à nous du Levant.
Là, — vin et pain, — la vie entière.
Bien avant la cuve et le four,
N'étant encore que lumière
Coule, belle comme le jour.
D'ailleurs, le poète n'est pas sensible au seul pitto-
resque ; comme il le disait lui-même :
En ce moment qui semble au monde le dernier.
Où l'on dit que déjà la conscience est morte,
11 ne va pas chantant le désespoir ; il porte.
Comme un gage de vie, un rameau d'olivier.
Car il comprend qu'un verbe habite les écorces,
11 devine dans tout l'exemple ou le conseil ;
Il sait qu'un grand espoir nous luit dans le soleil
Et qu'un amour sans fin fait la chaîne des forces.
Dégager la leçon de sagesse enclose en toute
LAROUSSE MENSUEL
chose, tel est son but. Ecoutez, par exemple, ce
dialogue de la fourmi et de la cigale :
La fourmi dit à la cigale ;
Quand cesseras-tu ta chanson,
O paresseuse sans égale.
Et que ne fais-tu ta moisson ?
Vois tout ce qu'en mon trou j'emporte 1
Viens avec moi, tu me verras
Enfouir mes bons grains, en sorte
Que sous terre ils ne germent pas.
I-a cigale lui dit : Sous terre.
J'ai vécu longtemps loin du jour.
Laborieuse et solitaire.
Je préparais mon chant d'amour.
J'appris le travail de la sève.
Les secrets du sillon troublé,
Et je préfère un grain qui lève
A tes greniers où meurt ton blé.
Ce Méridional à la voix sonore et chaude cachait,
en effet, sous des dehors impétueux une âme de ten-
dresse, particulièrement sensible aux grâces délicates
de l'enfance. Avec les Poèmes de Provence, la Chanson
de V enfant reste l'œuvre lapins caractéristique de Jean
Aicard. Elle s'adresse, cette chanson, aussi bien aux
mères qu'aux enfants. Aux premières il donne de
sages conseils sur les vrais devoirs de la maternité :
Mères, je les connais, ces hommes, quoique braves,
Que les mères ont faits trop doux ;
Ces hommes ont en eux de plaintives tendresses
Dont ils achèvent de mourir.
Si vous voulez les voir heureux et les voir vivre.
Mères, ne vous y trompez pas,
Retenez ce conseil triste, mais qu'il faut suivre :
Détachez vos fils de vos bras.
Madame, vous pleurez ?.,. mais c'est là, nobles femmes.
Le sublime de votre amour.
Qu'il faille encor souffrir pour leur créer leurs âmes
Plus que pour leur donner le jour.
Aux enfants il offre des récits naïfs et gracieux
{le Chevrier, le Rougc-Gorge, la Fleur de Marie),
auxquels il mêle des souvenirs de sa propre enfance
{la Leçon de lecture, la Fin du monde, etc.).
Par la suite, Jean Aicard s'éleva dans ses vers à
des préoccupations pi us hautes: le Dieu dans l'homme
(1885), où il exalie la loi sainte du travail et prône
une sorte de po-
sitivisme enthou-
siaste de toutes
les grandeurs hu-
maines ; l Eternel
Cantique (1885) ,
le Livre d'heures
del'amour{i887),
où son lyrisme
revêt une forme
nouvelle; /1m 6ord
du désert (1888),
souvenir pittores-
que d'un voyage
en Algérie ; Don
Juan{i88g),altesr
tent une grande
variété de pensée
et de ton. Déci-
dément sollicité
par les problèmes
philosophiques, Jean Aicard publia en i8g6 un im-
portant poème, Jésus, où, s'efforçant de faire passer
dans ses vers la simplicité des Evangiles, il présentait
une figure de Christ humanisée, tout empreinte de pitié
et de douceur. Dans sa forme d'une sobriété volontaire,
ce livre renferme assurément quelques-unes des plus
belles inspirations du poète. On a plaisir, par exem-
ple, à en détacher la poésie intitulée l'Ane:
Or, comme il cheminait en suivant son beau songe.
Sous un frêle olivier, tout au bord du chemin.
Un vieil âne pelé, qui tirait sur sa longe.
Avançant les naseaux, vint effleurer sa main.
Et Jésus s'arrêta, songeant à cette crèche
Où l'âne, avec le bœuf, l'accueillirent enfant.
Où tous deux, à genoux dans de la paille fraîche.
Sur ses petits bras nus soufflaient, le réchauffant.
Longtemps il regarda cette humble et lourde tête.
Ces poils longs et rugueux, ces deux gros yeux surpris ;
Puis sa main caressa, sur les flancs de la bête,
La trace du bâton qui les avait meurtris.
Vers l'âne, enfin, Jésus pencha sa face auguste.
Et le pauvre animal, se mettant à trembler.
Soufflait, tout haletant, sur les lèvres du Juste,
Ce grand soupir des cœurs qui ne peuvent parler.
Ayant ainsi célébré dans ses vers, par étapes suc-
cessives, la nature, l'enfance, l'humanité et Dieu,
Jean Aicard estima sans doute avoir épuisé tons les
thèmes d'inspiration ; toujours est-il que, renonçant
au lyrisme, il consacra dès lors son activité littéraire
à la littérature dramatique et au roman.
Il était venu de bonne heure au théâtre : en 1870,
il avait fait représenter à Marseille un acte en vers
Au clair de lune, suivi en 1872 d' un Pygmalion, éga-
lement en un acte ; il était aussi l'auteur de quelques
à-propos : Mascarille (1873), Molière à Shakespeare
(1879), etc. Après avoir vainement proposé vers 1880
à la Comédie-Française un Othello, qui ne fut reçu
et représenté qu'en 1899, il fit jouer sur ce théâtre
en 1884 Smilis, drame peu adroitement conçu, que
le public et la critique accueillirent assez froidement.
'Jean Aicard. (Phot. Manuel.)
«• 160. Février 1622
Il devait prendre sa revanche quelques années plus
tard avec le Père Lebonnard (1889). Destinée d'abord
à la Comédie-Française et mise en répétition, puis
retirée par l'auteur après de vifs incidents, la pièce
avait été accueillie par Antoine et figura au pro-
gramme de réouverture du Théâtre-Libre pour la
saison 1889. Elle s'accompagnait alors d'un prologue,
bù Jean Aicard commentait en des vers âprement
satiriques ses démêlés avec le Théâtre-Français.
Plus tard, la paix se fit entre poète et comédiens ; le
Père Lebonnard revint à la Comédie-Française et
prit au répertoire la place qui lui était due. Ce
drame bourgeois est avant tout la peinture d'un ca-
ractère original, celui du brave Lebonnard, qui,
sachant que sa femme l'a trompé et que son fils
n'est pas de lui, garde son secret jusqu'au jour où
ce fils, d'accord avec sa mère, veut empêcher le ma-
riage de sa sœur avec un jeune homme qu'elle aime,
sous prétexte que ce jeune homme est tm enfant
naturel. Exaspéré, le placide Lebonnard éclate enfin :
« Tais-toi, bâtard ! » crie-t-il à son fils. Toute la
pièce est évidemment faite pour cette scène, mais
elle est, néanmoins, dans l'ensemble vigoureuse et
fouillée. Depuis, Jean Aicard a donné encore au
théâtre la Légende du cœur (1904) et le Manteau du
roi (1908), œuvres d'un idéalisme généreux, mais
d'une facture un peu conventionnelle. Jean Aicard
restera décidément l'auteur du Père Lebonnard.
De même demeurera-t-il surtout, comme roman-
cier, l'auteur de Maurtn des Maures. Ce n'est pas
que sa production romanesque soit peu abondante
ou de médiocre valeur; de 1890 à 1908, Jean Aicard
a publié une douzaine de romans, dont certains ont
connu un légitime succès. Comme dans ses poésies,
c'est f urtout auprès de sa terre natale qu'il puise ses
inspirations. La plaine âpre et rocailleuse du Rhône,
la vieille cité toulonnaise aux rues pittoresques, la
région des Maures ou de l'Estérel, tous les paysages
de Provence se reflètent dans ses romans. Pourtant,
si Tean Aicard s'est complu à peindre les gens de son
pays, à décrire par exemple les passions violentes
des meneurs de cavales et des gardians de Camargue
{Roi de Camargue, Notre-Dame d'amour), il s'est
élevé aussi à des observations plus générales, étu-
diant des problèmes psychologiques ou moraux d'une
portée réellement humaine. Le Pavé d'amour est un
réquisitoire contre les obstacles qui contrarient et
font dévier l'amour à l'âge où il est commandé par
la nature ; l'Ibis bleu conte l'aventure douloureuse
d'une jeune femme qui expie un moment d'égare-
ment par un dur exil loin de son foyer et de son
enfant ; Fleur d'abtme est ime peinture de jeune fille
perverse. Tous ces romans témoignent d'une âme
généreuse, hostile à la littérature qui prêche le mé-
pris de l'homme ou le pessimisme. Convaincu « que
le grand éducateur d'un pays, c'est sa littérature »,
Jean Aicard s'est efforcé dans ses romans d'inspirer
« l'amour de la vie et le respect de l'amour ». Mal-
gré leurs mérites, toutefois, ces romans ne nous
offrent chacun qu'un aspect du talent et de l'esprit
de Jean Aicard. Maurtn des Maures, au contraire,
nous le livre tout entier : son art de conteur — qui
s'était déjà manifesté dans un cliarmant recueil de
nouvelles : l'Eté à l'ombre, — sa profonde connais-
sance des choses et des gens de Provence, son goût
pour les vieilles traditions populaires et les galéjades,
son sens du pittoresque et aussi son idéalisme, sa
foi dans l'humanité, tout cela se retrouve dans cette
vaste composition d'allure épique, dont le héros s'ap-
parente à l'immortel Tartarin.
Cet honnête et constant labeur avait reçu ses
légitimes récompenses : plusieurs fois lauréat de
l'Académie, Jean Aicard avait été élu en 1894 pré-
sident de la Société des gens de lettres. Il se démit,
d'ailleurs, assez vite de ses fonctions, à la suite d'in-
cidents provoqués, au sein de la société, par le
« Balzac i de Rodin, et au cours desquels il avait
pris parti pour le sculpteur. Quinze ans plus tard,
en 1909, il recueillait à l'Académie française la suc-
cession de Coppée. On pouvait attendre encore
beaucoup de lui. Malheureusement, un accident
d'automobile, dont il fut victime il y a quelque dix
ans et dont il ne se remit jamais, arrêta sa production
littéraire. Un drame en vers, de Solliès Forbm, qu'il
fit jouer en 1920 à Solliès-Pont, pour commémorer
la réunion de la Provence à la France, fut sa dernière
œuvre. A l'écart du monde, il vivait dans sa pro-
priété de La Garde-près-Toulon, parmi ses chères
populations méridionales, qui avaient pour lui une
réelle vénération. C'est là qu'eût dû logiquement se
dénouer cette existence harmonieuse et sage ; par un
caprice de la destinée, Jean Aicard vint mourir dans
une clinique parisienne, b au pays de la neige ».
En le recevant à l'Académie française, P. Loti
saluait- en lui non seulement un poète régionaliste,
mais un poète populaire, dont l'œuvre humaine,
saine et émouvante, garde un résidu chrétien. C'était
caractériser très justement cet écrivain qui, sans
s'être jamais élevé aux créations magistrales, peut
s'honorer cependant d'avoir, avec la Chanson de
l'enfant, le Père Lebonnard et Maurtn des Maures,
laissé dans chacun des genres où il a exercé son
talent une œuvre remarquable et propre à défendre
son nom de l'oubli. — F. Gcirakd.
«• 180. Février 1922.
bactérlophage n. m. (de bactérie, et du gr.
phagem, manger). Microbe très petit, qui, tout en
étant inoflensit pour l'homme, jouit de la propriété
de s'attaquer à certains microbes pathogènes de
l'homme et des animaux et de les détruire.
— Encycl. Examinant des selles de convales-
cents de dysenterie bacillaire, d'Hérelle s'aperçut
qu'elles ne renferment plus aucun bacille spécifi-
que ; bien plus, quelques gouttes d'un filtrat de ces
selles, ajoutées à une culture de bacilles dysentéri-
ques en plein développement, amènent la destruc-
tion par liquéfaction (bactériolyse) de ces bacilles et,
par conséquent, l'éclaircissement du bouillon, dont
quelques gouttes, ajoutées à une nouvelle culture,
produisent le même phénomène, et ainsi de suite,
phénomène qui fut appelé , du nom de celui qui le
découvrit, phénomène d'Hérelle. L'auteur, ayant
obtenu à l'état pur, par des repiquages successifs, la
substance capable de déterminer la bactériolyse,
conclut à l'intervention d'un micro-organisme vivant,
doué de propriétés très particulières et qu'il nomma
bacterwphagum intestinale, parce qu'il semble s'atta-
quer de préférence aux microparasites intestinaux.
Il s'agit, en. eflet, d'un micro-organisme très petit,
passant à travers les filtres et appartenant à la caté-
gorie des virus filtrants (v. ce mot), mais que, cepen-
dant, on peut, dans certaines conditions, apercevoir
et dénombrer. Il ne donne pas de culture dans les
milieux usuels, résiste à des températuresde 6o-7o°C.,
est peu sensible aux antiseptiques ordinaires, mais
sensible à la glycérine et à la quinine ; enfin, il
n'exerce son action bactériolytique qu'à l'égard des
bacilles vivants, les bacilles morts ne subissant sous
son influence aucune modification appréciable, de
telle sorte que le bactérlophage se comporte comme
s'il était infectieux pour certaines bacilles pathogè-
nes et transmissible, par suite, des bacilles infectés
aux bacilles normaux. C'est ce qui expliquerait le
phénomène d'Hérelle, car la présence du bactérlo-
phage chez un malade entraîne la destruction, par
contamination progressive, de tous les germes viru-
lents, causes de la maladie, et amène ainsi la guérison.
Il est etiectivement curieux de constater que le phé-
nomène d'Hérelle ne se produit que chez les indivi-
dus convalescents ou qui doivent guérir, tandis
qu'on ne l'observe jamais chez les sujets qui suc-
combent ; mais nous ignorons absolument, pour le
moment, les conditions qui font que le bactérlo-
phage existe dans tel cas et non dans tel autre et
comment il parvient à l'homme, bien que J. Dumas
ait cru le retrouver parfois dans le sol et dansl'eau.
Nous ignorons également s'il y a une ou plusieurs
espèces de bactériophages ; toutefois, d'Hérelle a
montré, par ses observations et ses expériences,
qu'il s'attaque non seulement aux bacilles dysentéri-
ques et aux colibacilles, mais encore aux bacilles de
la fièvre typhoïde et des paratyphoïdes, de la ty-
phose des poules, de la peste, de la flachérie des
vers à soie, à la bactérie de la septicémie liémorra-
gique des buffles, etc.. En faisant avaler à des pou-
les des filtrats ou des cultures bactériolytiques, il a
parfaitement réussi à couper court à de graves
épizooties de typhose; en injectant les mêmes pro-
duits sous la peau des buffles, il a obtenu la guéri-
son de la septicémie hémorragique, qui est toujoius
mortelle; enfin, appliquant le même procédé chez
l'homme, puisque le bactériophage se montre entiè-
rement inoUensif pour lui, il a traité des cas graves
de dysenterie bacillaire et obtenu l'entrée en conva-
lescence au bout de I ou 2 jours seulement. La dé-
couverte du bactériophage conduit ainsi à des consi-
dérations et à des applications de la plus haute im-
portance. En elïet, puisque l'apparition du bacté-
riophage est le signe de la résistance de l'organisme,
de son triomphe dans la lutte contre l'infection, on
peut se demander s'il ne joue pas, à côté des réac-
tions humorales, un rôle important dans l'immunité,
sa présence protégeant contre l'action pathogène de
certains microbes. Dès lors, il est indiqué, comme
l'a fait d'Hérelle, d'essayer de transformer ce pro-
cessus naturel de défense, que nous ne savons pas
encore reconnaître d'avance, en moyen thérapeuti-
que, à l'aide de cultures que l'on ferait avaler ou
que l'on injecterait aux personnes atteintes des ma-
ladies dont les germes sont détruits par le bactério-
phage. C'est une application qui n'en est qii'à ses dé-
buts et qui semble pleine de promesses.
Malheureusement, si le fait de la bactériolyse est
aujourd'hui bien établi, il s'en faut que l'interpréta-
tion qu'en a donnée d Hérelle — c'est-à-dire l'inter-
vention d'un virus vivant — soit admise par tous les
auteurs. Pour Salerabeni, par exemple, l'agent bac-
tériolytique est probablement un champignon, par-
iaitement visible, mais très polymorphe, et qui sé-
crète une diastase capable de liquéfier certains ba-
cilles. Pour Kabeshima, il s'agit seulement d'un
fennent catalytique, résistant aux antiseptiques et à
la tyndallisation. Mais ces deux théories sont contre-
dites par le fait que la glycérine, qui n'agit défavo-
rablement ni sur ces ferments, ni sur les toxines,
détruit les cultures bactériolytiques et empêche la
productiondu phénomène d'Hérelle. Pour Bordet et
Ciuca, enfin, la bactériolyse serait l'effet de la réac-
tion de l'organisme, et il n'y aurait pas, non plus, de
LAROUSSE MENSUEL
bactériophage. Sous l'influence des sécrétions défen-
sives de l'organe infecté par les bacilles dysentéri-
ques, notamment, ceux-ci subiraient une modifica-
tion métabolique, équivalant à une diathèse mortelle
et transmisible non seulement aux descendants des
bacilles atteints, mais encore à tous les bacilles nor-
maux de la même espèce, qui se trouveraient en con-
tact avec les bacilles malades. Il s'agirait donc d'une
diathèse héréditaire et contagieuse. Conçue de cette
manière, une telle hypothèse est bien invraisembla-
ble. Elle se heurte d'abord aux expériences de repi-
quages et de cultures pures de d'Hérelle, où l'on ne
retrouve plus aucim bacille dysentérique. Comment,
en l'absence de ces bacilles, pourrait se transmettre
une diathèse, à moins qu'elle n'ait pour support
précisément le virus filtrant ? Un ferment ne peut
pas d'avantage se multiplier indéfiniment par repi-
quage, si le germe qui lui donne naissance n'est pas
ensemencé en même temps. D'ailleurs, il est difficile
de concevoir une diathèse infectieuse. L'infection
peut parfois conduire à la constitutiond'une diathèse,
mais celle-ci, par elle-même, n'est jamais conta-
gionnante ; elle se transmet aux descendants, mais
non par contact. Imaginer une diathèse de cette
sorte pour expliquer un phénomène dont l'interpré-
tation de d'Hérelle rend beaucoup plus simplement
et vraisemblablement compte, parait au moins inu-
tile. C'est pourquoi, jusqu'à plus ample informé, il
convient de s'en tenir à cette interprétation, à l'appui
de laquelle, au surplus, s'inscrivent les expériences et
les observations cliniques qui ont été précédemment
mentionnées. — Dr. J. Lacmomie.
SOUtrOUX (Etienne-£mt7«-Marie), philosophe
français, né le 28 juillet 1845 à Montrouge (Seine). —
Il est mort à Paris le 23 novembre 1921. Après avoir
fait ses études au lycée Henri-IV, Em. Boutrouxfut
admis à l'Ecole normalesupérieure, section des lettres,
au concours de 1865. Trois ans plus tard, il subît avec
succès les épreuves de l'agrégation de philosophie.
Resté à Paris afin d'y poursuivre ses travaux, il reçut
bientôt de Victor Duruy, ministre de l'instruction
Emile Buutroux.
publique, la mission d'étudier l'organisation desimi-
versités allemandes. Il partit pour Heidelberg, en
janvier 1869. L'Allemagne était alors en grande
effervescence. Beaucoup d'étudiants étaient sous l'in-
fluence des cours de Treitschke, historien nationa-
liste, prophète du pangermanisme. L'unité alle-
mande, idéal commun à toute l'opinion, paraissait au
parti prussien exiger l'écrasement de la France. La
mission du jeune professeur français parut suspecte
à quelques-uns, et sa situation fut parfois pénible. Il
crut la guerre imminente. Elle n'éclata cependant
qu'après un an et demi, et Boutroux eut le loisir,
en 1869 et 1870, d'accomplir sa mission et de par-
faire sa connaissance de la langue et du génie alle-
mands. Il suivit le coiu's d'Edouard Zeller, le célèbre
historien de la philosophie grecque. Depuis la guerre
de 1870, il eut l'occasion de faire un nouveau séjour
à Heidelberg, à l'occasion du congrès de philosophie
qui se tint dans cette ville en 1908. Il y fit une con-
férence sur la philosophie française contemporaine.
Le 30 septembre 1871, Boutroux fut nommé pro-
fesseur de philosophie au lycée de Caen et occupa
cette chaire pendant trois années. Il soutint ses thèses
de doctorat le 2 décembre 1874 et fut, quelques jours
après (16 décembre), chargé du cours de philosophie
à la faculté des lettres de Montpellier. Sa leçon d'ou-
verture (5 février 1876) eut pour sujet : la Grèce
vaincue et les Premiers Stoïciens. Titularisé le
!«' août 1876, il fut appelé, le 20 octobre suivant,
à la faculté des lettres de Nancy. En 1877, Alfred
Fouillée, maître de conférences de philosophie à
l'Ecole normale supérieure, ayant obtenu un congé,
Boutroux fut délégué pour le suppléer (8 septem-
bre.) Cette délégation fut renouvelée pendant l'année
695
scolaire 1878-1879. Après la letraite de Fouillée,
Boutroux devint titulaire de la maîtrise de confé-
rences (29 août 1879). Son enseignement de huit ans
(1877-1885) à l'Ecole normale eut un éclatant succès
et suscita de nombreuses vocations philosophiques.
Le 31 juillet 1885, il entra à la Sorbonne comme
chargé d'tm cours complémentaire de philosophie
allemande. Enfin, le 1°' mars z888, il eut la chaire
de philosophie moderne de la Faculté et la conserva
jusqu'au i" novembre 1907, date de sa retraite et
de son admission à l'honorariat. Lévy-Bnihl, son
successeur, l'avait suppléé à partir de 1902. Emile
Boutroux dirigea la Fondation Thiers depuis la mort
de l'helléniste Jules Girard, survenue en 1902. L'Aca-
démie des sciences morales et politiques l'admit
en 1898 dans sa section de philosophie, en rempla-
cement d'OlIé-Laprune, et l'Académie française
l'élut au fauteuil du général Langlois le 31 octo-
bre 1912. Il fut reçu par Pau] Bourget dans la
séance du 22 janvier 1914. (V. Larousse Mensuel,
t. m, p. 79.)
Les principales publications d'Emile Boutroux
sont, par ordre chronologique i De la contingence
des lots de la nature (1874, thèse française, réim-
primée en 1895) ; — De veritattbus aiernts apud Carte-
sium (i«s« Vérités éternelles dans Descartes »), thèse
latine ; — la Philosophie des Grecs, considérée dans
son développement historique (1877-1884), traduction
de la première partie de l'ouvrage célèbre d'Edouard
Zeller, accompagnée d'une préface importante, où
Boutroux expose le point de vue de Zeller et déve-
loppe sa propre conception de la philosophie. (Cette
noble manifestation de l'activité humaine n'est pas
l'œuvre de la seule raison théorique, mais aussi du
sentiment et de la volonté. Elle participe à la fois
de la nature de la science, de l'art et de la religion) ;
— Sacrale fondateur de la science morale (1883),
travail fort original, lu à l'Académie des sciences
morales et publié dans les « Comptes rendtw » de cette
société. (L'auteiur, prenant les Mémorables de Xéno-
phon comme source principale, sinon unique, montre
que Socrate ne fut pas tm métaphysicien, mais un
moraliste orienté vers l'action rationnelle. Il doit aux
anciens physiologues grecs l'idée du c général », aux
sophistes les préoccupations pratiques. Par les pro-
cédés de l'induction et de la définition, il a tiré des
discours et des sentiments communs aux hommes
des maximes générales propres à les diriger vers le
bien et la vertu, et vers le bonheur qui nait de la pra-
tique de la vertu. Le bien est « l'utile vrai ». Comme
les hommes agissent en vue de ce qui leur parait
utile, il s'ensuit que la science de l'utilité véritable
est génératrice de la vertu. La moralité est donc
objet de science et, seul, peut l'enfreindre celui qui
l'ignore) ; — Aristote, exposé d'ensemble, paru en 1886
dans la « Grande Encyclopédie » ; — le Philosophe
allemand Jacob Bœhnie, cordonnier-théosophe de la
Renaissance (1575-1624), mystique étrange et parfois
profond, de génie authentiquement germanique, chez
qui se mêlent curieusement l'alchimie, le protestan-
tisme, la métaphysique, et dont plus d'un trait se
retrouve dans la philosophie allemande proprement
dite. (Cette étude fut communiquée à l'Académie des
sciences morales en 1888 et insérée dans les « Comptes
rendus »); — Kant, article de la c Grande Encyclo-
pédie » (1895), sur le même plan que l'Aristote ; —
Questions de morale et d'éducation (1895), confé-
rences faites à l'Ecole normale de Fontenay-aux-
Roses en 1888, 1891, 1892 et 1894, sur les types
principaux de la morale (hellénique, chrétienne,
scientifique), sur le pessimisme, les mobiles de l'étude
et la lecture à haute voix, avec un avant-propos
sur la fin et la méthode de l'éducation ; — De ridée
de la loi naturelle dans la science et la philosophie
contemporaines (1895), rédaction d'un cours professé
à la Sorbonne en 1892-1893 ; — Etudes d'histoire de
la philosophie (1897), recueil qui comprend le So-
crate, l'Aristote, le Jacob Bœhme et le KarU déjà
publiés, deux articles sur Descartes parus en 1894
et 1896 dans la « Revue de métaphysique et de mo-
rale », et une conférence, faite à Edimbourg le
13 jtiillet 1897 : De l'influence de la philosophie écos-
saise sur la philosophie française. (Quelques pages
sur les méthodes applicables à l'histo re de la philo-
sophie et sur celle que Boutroux préconise servent
d'introduction à l'ouvrage : la tâche essentielle de
l'historien de la philosophie est d'abord de s'as-
surer l'intelligence pleine et totale du système
étudié, de découvrir le lien logique et l'ordre de su-
bordination que le philosophe a lui-même établis
entre ses idées, puis d'exposer la doctrine « selon
l'esprit et jusqu'à un certain point dans le style de
cet auteur ». Les rapports entre l'œuvre et l'homme,
entre l'homme et son temps, entre l'œuvre et l'évo-
lution générale de la philosophie, ne seront examinés
qu'en second lieu. Boutroux y joint d'ordinaire une
comparaison avec l'état actuel de la philosophie et
avec son propre point de vue); — Pascal (1900), bio-
graphie psychologique, qui a été tr.iduite en anglais
et en russe ; — Notice sur Paul Janet, dans 1' « An-
nuaire de l'Ecole normale » (1900); — Notices sur la
vie et les œuvres do Vacherot, d'OUé-Laprune, lue à
l'Académie des sciences morales (1004 et 1905) ; —
Science et religion dans la philosophte eonlempo-
696
rame (1908), examen critique des principales doc-
trines élaborées de nos jours sur les relations entre
la science et la religion : culte de l'humanité d'Au-
guste Comte, théorie de l'inconnaissable de Herbert
Spencer, monisme de Haccl<el, psychologisme, socio-
logisme, dualisme de Ritschl, thèse des limites de la
science, philosophie de l'action, expérience reli-
gieuse de William James. [Boutroux donne sapronre
solution à la fin du livre] ; — William James (1911);
the Beyond that is wtlhin and other Addresses
(London, 1912) ; Philosophy and War (London, 1916),
articles traduits en anglais et réunis en volumes. —
Il a collaboré à l'ouvrage intitulé : les Etats-Unis et
la France (1914). — On doit aussi mentionner les
rédactions de ses cours en Sorbonne sur Kint, Pascal
et Auguste Comte, publiées par la « Revue des
cours et conférences » ; les articles qu'il n'a pas
réunis en volumes, par exemple la Conscience indi-
viduelle et la Loi (« Revue de métaphysique et de
morale >, janvier 1906), Remarques sur la phUoso-
LAROUSSE MENSUEL
jusque dans ses positions les plus fortes. Sa critique
ne porte pas sur des théories métaphysiques, mais
sur les rapports et les lois établis par la science. Il
parcourt l'échelle des êtres, en partant des plus
simples et des plus pauvres, pour aboutir à la riche
complexité de la conscience humaine. Il s'élève des
rapports purement logiques à ceux de causalité, des
synthèses que forment les idées générales aux rela-
tions mathématiques de la matière. Plus haut, il
rencontre successivement les corps, avec leurs pro-
priétés physiques et chimiques, les êtres vivants,
où se révèle l'individualité, enfm la conscience, qui
est sensibilité, intelligence et volonté. Ce sont autant
de mondes liés entre eux, mais distincts et Irréduc-
tibles. Il n'existe pas de connexion « nécesraire » d'un
échelon au suivant. Chacun possède un caractère ori-
ginal que l'échelon inférieur ignore et qui se retrouve
dans le supérieur, avec addition d'éléments nouveaux.
Si la nécessité ne relie pas les dilïérents mondes,
elle ne règne pas non plus au sein de chaque monde.
Jiljmeiitstiûft des sutpes foyers
Fig. 1. — Installation, système Qiiigley, pour la pri^paration et l'utilisation du charbon pulvérisé : Il.concasseur; B, sépa-
rateur magnétique; 0, séctieur ; I>, pulvt " " " ^ ■ -™ . .. . ..
E, ventilateur; F, séparateur;
' 1. distributeur à vis.
G , réservoir soutUant ; H , brûleurs
phiede Rousseau (tjt(i.,mai 1912);
sa communication sur la religion
et la science faite à la Société
française de philosophie en février 1909 et suivie
d'une discussion {« Bulletin » de février 1909); et ses
nombreuses conférences : la Psychologie du mysticisme
(« Revue bleue », 1904) ; le Moi subliminal (« Institut
général psychologique », 1908) ; l'Expérience religieuse
et la Foi (1908) et Morale et Religion (1910), deux
conférences de 0 Foi et Vie » ; VEntr'aide familiale
(0 Ecole des mères », 1909) ; laScienceetla Vie, discours
prononcé à l'Université de Paris en mai 1908; etc. —
Il est à souhaiter que l'on réunisse ces pages dispersées
en y joignant les préfaces que Boutroux a écrites
pour des livres de sujets très divers, comme le Sens
de l'art de Paul Gaultier (1907) et la Politique de
Pie X de Maurice Pemot (1910); Sully Prudhomme
(« comptes rendus de l'Académie des sciences morales
et politiques», 1912). — Il aédité.à l'usage des classes,
la Monadologie de Leibniz (i88i),avec une note de
son beau-frère Henri Poincaré sur la mécanique de
Leibniz comparée à celle de Descartes, et le premier
livre des NouveauxEssais du même philosophe (i885).
Son introduction à la Monadologie est un essai très re-
marquable. — Paul Archambault a publié, en 1910,
un Choix de textes d'Emile Boutroux, précédé d'une
étude.
Brillant professeur de philosophie, interprète ingé-
nieux et sûr de la doctrine des grands maîtres, Bou-
troux est, en outre, un penseur original, un philo-
sophe au sons plein de ce mot. Ses vues personnelles,
présentées avec un art séduisant, apparaissent pour
la première fois dans sa thèse de 1874 sur la Contin-
gence des lois de la nature. Elles revivent, avec leurs
caractères essentiels, plus ou moins explicites, dans
toutes ses autres œuvres, enrichies par l'expérience
d'une longue carrière. Elles constituent une philoso-
phie de la liberté.
Le « contingent » est, au sens philosophique, t ce
qui pourrait ne pas Être ». Il est le contraire du « né-
cessaire », 0 ce qui ne peut pas ne pas être », et,
d'autre part, il ne se ramène pas au hasard. Si les lois
naturelles que découvre la science sont absolument
« nécessaires », il n'y a plus de place pour la liberté,
la responsabilité morale est impossible, et la vie
humaine devient un mécanisme fatal. Beaucoup de
philosophes, qui reconnaissent la « nécessité » des
lois de la nature, ont cru pouvoir maintenir la
liberté dans le monde moral. Ils se sont épuisés en
arguments subtils et vains. Mais l'existence de la
nécessité dans le monde sensible est-elle donc une
vérité évidente, ou la conclusion inéluctable de la
recherche scientifique ? N'est-elle pas plutôt un
postulat utile, voire indispensable à l'activité
humaine, quand elle veut avoir prise sur les choses
et les plier à ses fins ? L'originalité de Boutroux a
été de défendre la liberté en attaquant la nécessité
Les phénomènes de la conscience ne se ramènent
pas aux actions réflexes du monde vital. La vie est
quelque chose de plus qu'une série de phénomènes
physico-chimiques. Les lois de la physique et de la
chimie sont nouvelles par rapport aux lois mécani-
ques, qui elles-mêmes sont un accroissement des
pures mathématiques. Les mathématiques ne sont
pas une simple application de la logique. Enfm, le
rapport logique n'est lui-même fécond que s'il dé-
passe une vaine identité. Ni les lois de l'esprit, ni
celles des corps, ni même celles de la mécanique,
des mathématiques et de la logique ne sont rigou-
reusement nécessaires en elles-mêmes. La nécessité ne
leur est pas non plus conférée par la nature de l'es-
prit qui les connaît , et l'expérience ne la constate poi nt.
Cependant, le monde n'est pas un chaos où triom-
phe le harard. L'ordre y est manifeste. C'est que les
divers mondes, s'ils sont autonomes, ne sont pas
étrangers les uns aux autres. Le supérieur se relie à
l'inférieur; il l'achève et en réalise la fin. Au lieu de
se représenter la série des êtres comme une chaîne
de causss brutales qui se conditionnent rigoureuse-
ment, il faut y voir un épanouissement progressif de
fins toujours plus hautes. Les choses forment un
ensemble, non pas monotone et uniforme, mais va-
rié, mouvant et harmonieux. Il y a, dans tous les
êtres que l'expérience nous offre, un élément quali-
tatif et un élément quantitatif, celui-ci docile, celui-là
rebelle à la nécessité. A mesure que l'on gravit les
étages, la part de la Quantité diminue, celle de la
qualité augmente. C'est pourquoi la nécessité semble
dominer entièrement les êtres logiques et mathéma-
tiques, mais peut être surmontée par l'individu
conscient.
Là se bornent les résultats acquis par l'étude des
faits d'expérience. Le vieil adage : « Rien ne se perd,
rien ne se crée » n'est pas une vérité absolue. Le
monde est une création continue dans l'espace et
dans le temps, et la liberté est possible. Toutefois, la
contingence elle-même reste inexpliquée par la
science, et l'esprit ne se résigne point à enregistrer
les phénomènes sans en chercher la raison. Or, il
existe dans la conscience humaine quelque chose qui
ressemble à la nécessité, c'est le sentiment du devoir.
L'homme est attiré, mais non contra. nt, par l'obliga-
tion morale, et il agit pour réaliser cette idée
« attrayante » et « impérative ». Dans ses efforts, le
bien qu'il poursuit lui apparaît non comme un pur
idéal, mais comme une réalité supérieure à lui-
même. En rentrant au plus profond de sa conscience,
il a la révélation d'un nouveau monde, fin du sien
propre, d'un être qui est qualité pure et liberté
inlinie. C'est la raison, « connaissance pratique du
bien », qui conclut ainsi à l'existence de Dieu. La
série des mondes est suspendue à Dieu et tend à se
rapprocher de lui. Dieu, « créateur de l'essence et
de l'existence des êtres », agit incessamment sur le
N' 180. Février 1922.
monde pour permettre aux formes supérieures d'em-
ployer, comme instruments, les formes inférieures.
« Il n'y a, d'ailleurs, aucune raison pour considérer
une providence spéciale comme plus indigne de lui
que la création d'un univers multiple et chan-
geant.»
La connaissance de l'Etre infini jette une mer-
veilleuse clarté sur l'échelle des êtres donnés dans
l'expérience. La contingence n'est qu'un aspect né-
gatif des choses. Elle recouvre la spontanéité uni-
verselle de l'action divine. Le monde entier aspire
vers Dieu. En voulant lui ressembler, l'homme fait
le bien, et la nature réalise le beau. Mais la sponta-
néité, réelle à tous les étages de la création, décroît
à mesure que l'on descend. Elle prend de plus en
plus la forme de l'habitude, et l'habitude donne
l'illusion de la nécessité. Les lois de la nature ex-
priment les habitudes des êtres : d'où leur stabilité
relative, favorable à la science et au nombre.
L'homme lui-même n'échappe pas à l'habitude et
ne prend qu'assez rarement de libres initia-
tives. Mais, s'il y a en lui l'habitude pas-
sive qui le rend esclave de sa nature et
le fige dans l'égoîsme , il est également ca-
pable d'habitude active, s grâce divine »,
qui lui facilite la pratique du bien et du
dévouement, l'amour de l'humanité et
de Dieu.
Cette philosophie harmonieuse va de
la critique à l'amour, de la science au
mysticisme. Dans le cours sur Vidée de la
loi naturelle, Boutroux a repris et com-
plété la partie scientifique de sa thèse,
réduit les raisonnements métaphysiques,
emprunté le secours de l'histoire des scien-
ces. La doctrine est substantiellement la
même.
C'est une philosophie 0 spiritualiste »,
puisque le monde de la conscience y est
distinct de celui des corps et placé à un
étage supérieur. Les conditions maté-
rielles ne sont que l'instrument de la
conscience ; et « elle se demande si cet
instrument lui sera toujours indispen-
sable : elle aspire à un état où elle se
suffirait à elle-même, où elle aurait la vie
et l'action, avec l'indépendance ».
Dans Science et Religion, la tl.éo licée de Boutroux
se prolonge en une théologie largement conçue. La
religion ne saurait se passer d'un élément objectif ;
les croyances et les pratiques en sont inséparables.
Les croyances traditionnelles méritent le respect et,
aujourd'hui encore, « projettent devant nos yeux les
fins i léales vers lesquelles nous nous glorifions de
marcher ». Mais les rites ne doivent pas supplanter
la foi, la lettre étouffer l'e-prit.
En morale, il cherche à maintenir également
l'intellectualisme hellénit^ue et la volonté de sacri-
fice des chrétiens, « l'harmonie et l'amour, le bien
et le devoir, la beauté de la forme et la sublimité de
l'esprit ». La vie i joyeuse et sereine » des Grecs ne
sufiit plus à l'idéal moderne. Mais l'ascétisme ne
doit pas non plus « être érigé en dogme fonda-
mental ».
En esthétique, Boutroux se montre hostile à la
doctrine de « l'art pour l'art ». Elle n'est pas con-
forme aux origines de l'art, qui sont utilitaires. Elle
n'apparaît que dans les périodes de décadence ou de
transition. Le beau n'est pas une fin, mais un moyen.
L'amour du beau « n'est pas réellement séparable de
l'amour plus vaste de la vie et de l'humanité, à qui
la beauté ne saurait suffire ».
Certains ont classé Emile Boutroux parmi les kan-
tistes. C'est une méprise. Sans doute, il a exposé le
système de Kant, avec respect et sympathie, pendant
plusieurs années de son enseignement en Sorbonne.
Mais il a montré la conscience d'un historien, non la
piété d un disciple. Il n'admet pas l'existence des
catégories à priori, ni des jugements synthétiques,
également à priori, qui fondent la science au point
de vue kantien.
La démonstration de la liberté, imaginée par Kant,
est expressément réfutée dans la thèse de Boutroux,
qui rejette le dualisme radical des phénomènes et
des noumènes. L'idée de la contingence des lois de
la nature est foncièrement antikantiennne. On peut
concéder que la morale de Boutroux, comme celle
de Kant, se fonde sur l'obligation, le devoir. Kant a,
d'ailleurs, pris cette notion dans la tradition reli-
gieuse, mais l'a systématisée avec un formalisme
exclusif du sentiment, que Boutroux juge artificiel
et faux.
La philosophie de la contingence rappelle plutôt
celle d'Aristote et la hiérarchie des êtres unis par la
finalité, mus par Dieu. Mais le Dieu de Boutroux
voit le monde tt intervient dans son histoire. Chris-
tianisme et se ence cartésienne se sont fondus, chez
lui, avec l'aristotélisme. Sa conclusion mystique et
sa conception de l'habitude font penser à la célèbre
thèse de Ravaison, lui-même aristotélicien. Un
autre trait rapproche ces deux philosophes : leur
commune admiration pour Pascal. Enfin, plusieurs
idées de Boutroux semblent avoir été reprises par
Bergson: quantité intensive ramenée à la qualité.
H- 180. Février 1922.
rareté des actes vér.tablement libres, progrès créateur
des êtres.
Marcel Drouin a tracé ce portrait du professeur :
Le maître est là ; sa taille haute semble plier sous la mé-
ditation ; ses regards ne vont pas aux choses du dehors ; ses
traits émaciés restent sévères, tant que ne les éclaire point
la grâce du sourire. Il parle d'une voix grave et ferme, un
peu lente ; l'expression, sûre et nuancée, reproduit lidèlement,
sans tâtonnements ni reprises, toutes les inflexions du verbe
intérieur...
Le style de l'écrivain est également précis et
nuancé. La phrase, d'ordinaire peu étendue, est
souple, élégante, harmonieuse. Les images ne sont
pas très nombreuses, mais il y en a de frappantes :
C'est l'origine des systèmes, troncs superbes et rigides,
d'oiï la sève se retire peu à peu et qui sont voués à la
mort...
Les lois sont le lit oi^ passe le torrent des faits : ils l'ont
creusé, bien qu'ils le suivent.
Le souci d'employer, dans ses travaux histori-
riques, les termes familiers à l'auteur étudié, ressort
curieusement des lignes suivantes, par où débute le
Pascal :
Pascal, avant d'écrire, se mettait à genoux et priait l'Etre
infini de se soumettre tout ce qui était en lui, en sorte que
cette force s'accordât avec cette bassesse. Par les humilia-
tions, il s'ofirait aux inspirations. Il semble que celui qui
veut connaître un si haut et si rare génie dans son essence
véritable doive suivre une méthode analogue et, tout en
usant, selon ses forces, de l'érudition, de l'analyse et de la
critique, qui sont ses moyens naturels, chercher, dans un
docile abandon à l'inâuence de Pascal lui-même, la grâce
inspiratrice qui, seule, peut donner à nos efiorts la direction
et l'efficace.
Durant la crise redoutable qu'a traversée la
France, l'activité d'Emile Boutroux s'est multipliée.
Les problèmes de philosophie pratique relatifs à la
défense nationale avaient depuis longtemps été mé-
dités par lui. Il avait défini le devoir militaire dans
une conférence faite, en 1898, à l'Ecole militaire de
Saint-Cyr {l'Armée à travers les âges, 1899), et déter-
miné les rapports entre l'armée et la démocratie
dans une leçon professée en 1906a l'Ecole des hautes
études sociales {la Nation armée, 1909). Depuis la
guerre, il s'est attaché, dans des articles et des con-
férences, à faire connaître les caractères de la pensée
allemande, la théorie allemande de la guerre et
l'évolution intellectuelle de l'Allemagne depuis Fichte,
à analyser la nature du patriotisme français et à
indiquer les questions morales et sociales qui se
posèrent après la guerre : l'Allemagne et la Guerre
(i Revue des Deux Mondes », 15 octobre 1914,
15 mai 1916 et i" juin 1917) ; l'Evolution de la pen-
sée allemande (conférence de la < Renaissance »,
30 mars 1915) ; la Conception française de la natio-
nalité (conférence faite à Lausanne le 29 mai 1915,
publiée dans la c Bibliothèque universelle » d'oc-
tobre 1915) ; l'Idée de liberté en France et en Alle-
magne (conférence de « Foi et Vie », 5 décembre
1915) ; la Guerre et la Vie de demain (conférence à
l'Alliance d'hygiène sociale, le 16 décembre 1914, re-
produite dans la « Revue bleue », les 16 et 23 jan-
vier 1915), etc. Plusieurs de ces études ont été ras-
semblées sous le titre de Pages choisies, avec une
préface de Marcel Drouin, en un volume destiné à la
propagande française à l'étranger.
Les honneurs et les dignités n'ont pas manqué à
Emile Boutroux : associé étranger de l'Académie
romaine des Lincei (1905) ; correspondant de l'Aca-
démie Stanislas à Nancy, de l'Académie de Milan
(1898), de l'Académie britannique (1907), des Aca-
démies de Copenhague (1913) et de Naples (1913),
de l'Académie de Petrograd (1916) ; nonmié, par
l'Université d'Oxford, Ucturer à la chaire Herbert
Spencer, il a fait des conférences applaudies en
Grande-Bretagne, en Amérique, en Suisse, en
Italie, en Danemark, et joué un rôle prépondérant
dans les congrès internationaux de philosophie. Son
autorité est mondiale. — M. CooNi.
Chauffage au charbon pulvéi*lsé
(le). Depuis quelques années, on a réalisé indus-
triellement l'emploi du charbon pulvérisé en utili-
sant la propriété que possèdent les fines poussières
de brûler comme des gaz, lorsqu'elles sont en suspen-
sion dans l'air. Cette propriété avait été constatée
déjà depuis fort longtemps, et elle s'était manifes-
tée, le plus souvent, par ses ettets pernicieux. C'est,
en effet, un « coup de poussière », plus désastreux
qu'aucun i coup de grisou », qui a causé la catas-
trophe des mines de Courrières, dans laquelle
i.ioo hommes ont péri, en 1906. De nombreux sinis-
tres se sont produits dans des usines où s'amassaient
des poussières combustibles, que l'on considérait à
tort comme inouensives : farine, sciure de bois,
sucre en poudre, dextrine, etc. C'est ainsi qu'au
début de l'année 1920 une explosion d; poussière
a détruit d'importants silos à blé à Chicago, causant
des dégâts évalués à plusieurs dizaines de millions
de francs.
Tous ces accidents ont montré surabondamment
que les poussières combustbles, lorsqu'elles sont en
suspension dans l'air dans certaines proportions, se
comportent absolument comme un gaz. L'idée est
donc venue naturellement de pulvériser le charbon
LAROUSSE MENSUEL. — V.
LAROUSSE MENSUEL
et de l'utiliser, transporté par un courant d'air, dans
les foyers induftriels. On peut ainsi bénéficier, avec
le charbon, de la plupart des avantages de la chauffe
au gaz, qui sont les suivants : suppression du péni-
ble travail du chauffeur, allumage et extinction im-
méd ats , propreté
des chaufferies, fa-
cilité du réglage de
la chauffe, suppres-
sion des mâchefers,
enfin , rendement
calorifique très éle-
vé. De plus, on
peut, avec ce sys-
tème, utiliser des
cliarbons menus ,
de faible valeur, ou
même des combus-
tibles qu'il serait
impossible de brû-
ler sur les grilles
des foyers ordi-
naires.
La préparation
du charbon desti-
né à être brûlé
sous la forme pul-
vérisée comporte,
en général, les opé-
rations suivantes :
un premier broyage
grossier ; une des-
siccation ; une fine
pulvérisation ; le
transport du com-
bustible dans des
conduites ; enfin,
son injection dans
les foyers.
Ces opérations
comportent certai-
nes variantes sui-
vant les systèmes
de matériel em-
ployé, chaque con-
structeur ayant
imaginé des dispo-
sitifs particuliers.
La figure i, qui
représente une ins-
tallation du sys-
tème Quigley pour
le chauffage des
f ourssidérurgiq ues,
montre assez bien
la disposition géné-
rale des appareils
pour une usine de
moyenne impor-
tance.
Le charbon tout-
venant arrivant à
l'usine est déchargé
sur une grille qui
lui fait subir un
criblage ; seuls, les
morceaux n'excé-
dant pas la gros-
seur d'une noix la
traversent; les au-
tres sont envoyés
à un concasseur, qu i
les ramène à cette
dimension. Lechar-
bon ainsi broyé
passe dans un sé-
parateur magnéti-
que, destiné à en
extraire les débris
métalliques qu'il
pourrait contenir.
A la sortie du
séparateur, le char-
bon est envoyé dans
un sécheur, d où il
sort presque com-
plètement sec. C'est
dans cet état qu'il
est envoyé au pul-
vériseur, constitué
par une cuve mé-
tallique dans la-
quelle un méca-
nisme broyeur le
transforme en une
poudre extrême-
ment fine. Le charbon pulvérisé est extrait de cet
appareil par un ventilateur, qui l'envoie à un sépa-
rateur dans lequel la poudre se dépose. Ce sépara-
teur constitue le réservoir d'alimentation de l 'usine.
Au-dessous de lui se trouve un réservoir soufflant,
destiné à acheminer des quantités voulues de char-
bon pulvérisé vers les différents foyers. Le réservoir
soufflant est monté sur ime bascule automatique.
697
indiquant le poids de charbon qu'il reçoit ; quand le
poids désiré est atteint, on ferme la communication
avec le réservoir séparateur, puis on réalise dans le
réservoir soufflant une admission d'air comprimé,
laquelle transporte la charge de charbon pulvérisé
Fig. 3. — Installation pour le chauCfage de tours à réchautlfr dans une aciérie américaine.
b'ig. 3. - Trémie, distributeurs et brûleur» df charbon pulTéiisé Quiglejr dan» une u»iDe américaine.
jusqu'à la ttémie particulière de l'appareil à ali-
menter.
Chaque four comporte, en effet, sa trémie alimen-
tant ses brûleurs au moyen de distributeurs du type
à vis d'Archimcde, correspondant chacun à un brû-
leur. Le distr.buteur comporte des volets de réglage
qui entourent plus ou moins étroitement la vis et,
par suite, laissent passer plus ou moins de charbon.
26'
698
à volonté. Dans le brûleur, ce charbon pulvérisé
tombe en pluie sur un jet d'air, dosé suivant la na-
ture de la flamme à obtenir. Le mélange d'air et de
charbon pénètre alors dans le four ou le foyer, exac-
tement comme un jet de gaz. L'air supplémentaire
LAROUSSE MENSUEL
cylindres légèrement inclinés, que parcourent les
matières servant à la production du ciment. Des
brûleurs à charbon pulvérisé sont disposés à l'extré-
mité de l'appareil, que traversent de bout en bout
les gaz chauds résultant de la combustion. La plu-
Fig. 4. — Trémie et distributeurs à charbon pulvérisé.
nécessaire à la combustion est amené, d'autre part,
au brûleur par une conduite à faible pression.
Dans le procédé Fui 1er, le sécheur se compose
d'un cylindre en tôle, légèrement incliné sur l'hori-
zontale et tournant autour de son axe, disposé dans
une étuve. Des gaz chauds passent d'abord à l'exté-
rieur du cylindre, puis à l'intérieur, après avoir léché
le charbon. Le foyer qui chauffe ce sécheur con-
somme I kil. de charbon pour évaporer 6 kil. d'eau
hygrométrique.
Le pul vériseur du système Fuller se compose essen-
tiellement de quatre boulets roulant dans une gout-
tière horizontale fixe, qui constitue un anneau de
broyage. Ces boulets sont poussés par des pièces
que met en mouvement un arbre vertical. L'ensem-
ble est enfermé dans une enveloppe en fonte. Au-
dessus de la zone de broyage constituée par la gout-
tière et les boulets, un premier ventilateur aspire, à
travers une toile métallique, les poussières les plus
fines. Un second ventilateur, placé à la partie infé-
rieure, oblige ensuite les poussières à traverser un
tamis et à se réunir à la partie inférieure de l'appa-
reil.
Pour obtenir un bon fonctionnement des appa-
reils chauflés au charbon en poudre, la pulvérisation
doit donner le résultat suivant : 95 0/0 de la matière
traitée doivent passer au travers d'un tamis à
1.600 mailles au centimètre carré ; 85 <>/o doivent
traverser le tamis de 5.4(X) mailles au cm' ; enfin,
70 "lo doivent traverser le tamis de 14.400 mailles
au cm.
Les appareils que nous venons de signaler s'appli-
quent principalement aux installations importantes.
C'est, d'ailleurs, la grande industrie qui peut le mieux
réaliser tous les avantages de l'emploi du charbon
pulvérisé. On a, pourtant, établi des appareils sim-
plifiés, destinés à être employés dans les usines
moyennes et effectuant les diverses opérations que
nous avons énumérées dans un espace restreint, avec
le minimum d'organes. Tel est le pulvéro-brûleur
de la Société d'utilisation des combustibles pulvéri-
sés. Cet appareil permet la pulvérisation et la com-
bustion immédiates, sans séchage préalable, de tout
charbon ne contenant pas plus de 5 % d'humidité,
et de lignite ou de tourbe ne contenant pas plus de
8 »/o à 10 °/o d'eau. Il se compose essentiellement :
d'une trémie qui reçoit le combustible, d'un distri-
buteur placé au bas de cette trémie, d'un pulvéri-
seur constitué par une enveloppe dans laquelle tour-
nent des marteaux mobiles ; enfin, d'un ventilateur
dont l'hélice est calée sur le même arbre que les
marteaux. Cet appareil aspire le charbon dans le
pulvériseur et l'envoie directement aux brûleurs.
La même société a réalisé, avec un matériel plus
perfectionné et plus puissant, la première installa-
tion complète de chauffage de fours et chaudières de
quelque importance qui ait été faite en France, celle
des usines Citroën, à Paris.
Appiicatwiis du charbon pulvérisé. Le charlx)n pul-
vérisé a été employé pour la première fois indus-
triellement pour le chauffage des fours tubulaires à
ciment. Ces fours sont constitués par de très longs
part des grands fours à ciment sont maintenant
chauffés de cette manière et, aux Etats-Unis seule-
ment, on consomme annuellement 5 millions de ton-
nes de charlK>n pulvérisé pour la fabrication du ci-
ment.
Après l'industrie du ciment, c'est la métallurgie
qui fait le plus grand usage du charbon pulvérisé.
On l'a d'abord employé dans des usines
traitant des minerais de cuivre, vers
1905, puis, à partir de 1910, dans des
usines sidérurgiques, notamment pour
le chauffage des fours à réchauffer, et
même des fours Martin, c'est-à-dire des
fours servant à l'élaboration de l'acier.
Ces appareils sont chauffés ordinaire-
ment au gaz, lequel est produit dans un
gazogène spécial, voisin du four. Mais
la transformation du charbon en gaz
occasionne une perte sensible du pou-
voir calorifique, perte qui est évitée
par l'emploi âa charbon pulvérisé.
Aussi les industriels américains, qui
employaient très largement le gaz natu-
rel et le pétrole dans les fours métallur-
giques, se sont-ils tournés vers le
charbon pulvérisé, lorsque ces deux
combustibles ont commencé à se raréfier
pendant la guerre. Les figures ci-contre
montrent les détails d'installations
poiu: l'emploi du charbon pulvérisé dans
des usines sidérurgiques américaines.
Le nouveau mode de combustion a
été également appliqué au chauffage des
locomotives, notamment en Suède, en
Angleterre et aux Etats-Unis. En 1915,
les chemins de fer de l'Etat suédois ont
équipé une machine de 50 formes pour
y brûler du poussier de tourbe. Le che-
min de fer du Great Central a muni
quelques locomotives à marchandises
d'un équipement analogue, mais brûlant
du poussier de charbon. Enfin, en Amé-
rique, un certain nombre de locomo-
tives fonctionnent au charlxm pulvé-
risé, notamment sur le Delaware and
Hudson Raiiway , l'Atchison-Topeka
Santa Fe Kailroad, le chemin de fer
central du Brésil. Le combustible est
enfermé, dans le tender, à l'intérieur
d'une caisse hermétiquement close, d'où
une vis d'Archimède l'extrait pour l'en-
voyer sous une roue à palette qui le
projette, mélangé à l'air, dansla conduite
alimentant les brûleurs. Un ventilateur fournit l'air
additionnel nécessaire à la combustion. Chaque brû-
leur peut consommer de 250 à 1.500 kil. de charbon
pulvérisé par heure, et l'on peut en installer de i à
5 sur une locomotive.
L'emploi du charbon pulvérisé sur les locomotives
permettrait, d'une part, d'employer des combustibles
de faible valeur, d'autre part, d'augmenter le rende-
ment du foyer et d économiser le combustible en
«• 180. Février 1922.
arrêtant la combustion pendant les arrêts ou pendant
la marche à vide. Ces avantages seraient achetés, il
est vrai, au prix d'une complication très sensible du
matériel.
A côté de ses avantages certains, le nouveau
mode de combustion présente quelques inconvé-
nients ; les principaux sont ; la complication et le
prix relativement élevé du matériel nécessaire ; les
risques d'incendie, qui exigent de très grands soins
dans l'installation et l'entretien du matériel ; enfin,
la consommation d'énergie nécessaire pour pulvéri-
ser le charbon. Cette dépense d'énergie varie de
40 kilowatts par tonne de charbon brûlé, dans les
petites installations, à 15 ou 20 kilowatts seulement
dans les grands usines munies d'une station centrale
de pulvérisation.
L'économie de combustible est, pourtant, en défi-
nitive, très sensible, et elle atteint parfois, dans
l'industrie sidérurgique, des chiffres considérables.
C'est ainsi qu'à l'usine de Knoxville (TennesseE.-U.),
l'emploi du charbon pulvérisé a permis de réduire
la consommation hebdomadaire de combustible de
800 tonnes à 250 tonnes seulement, avec ime réduc-
tion sensible du personnel ouvrier. Aussi l'emploi
du charbon pulvérisé se développe-t-il très large-
ment : en r920, on a pulvérisé 12 millions de
tonnes de charbon aux Etats-Unis. On est encore bien
loin de ce chiffre en Europe; pourtant, les installa-
tions employant le nouveau système commencent
à s'y multiplier, et l'une d'elles, actuellement en voie
d'achèvement aux aciéries d'Ougrée-Marihaye (Belgi-
que), pulvérisera 30 tonnes de charbon à l'heure et en
traitera plus tard le double. C'est la plus grande ins-
tallation de ce genre du monde entier. — P. Cai.pas.
Clieinlns de fer (Nouveau Régime des). Le
12 novembre I92r, le Journal officiel a publié une
loi du 29 octobre r92T, relative au « Nouveau régime
des chemins de fer d'intérêt général ». L'article pre-
mier de cette loi approuve une convention applica-
bleàpartirdu i"janvieri92r et passée, le 28 juin r92i,
entre le ministre des travaux publics d'une p^rt,
agissant au nom de l'Etat, et, d'autre part, les com-
pagnies de chemins de fer du Nord, de l'Est, du
Midi, du P.-O., du P.-L.-M., les syndicats de
Grande et de Petite Ceinture, l'administration des
chemins de fer de l'Etat; ultérieurement, le réseau
d'Alsace et de Lorraine entrera dans l'organisation
commune. Le texte de cette convention est annexé
Fig. i>. — .Vlimenlaliuu de l:i ciinudiere par trémie et couu-ùlcur distributeur
à celui de la loi. Le vote de cette loi et de cette
convention est un événement considérable au point
de vue national, car elle va soulager les finances de
l'Etat et exercer une action décisive sur le mouve-
ment économique, dont les chemins de fer sont le
principal organe. 11 importe donc de bien connaître
l'organisation qui va les régir.
Les tractations qui vierment d'aboutir avaient
commencé dès 1918. Claveille avait constitué une
/»• 180. Février 1922.
commission particulièrement qualifiée, puisqu'elle
comprenait tous les conseillers d'Etat de la section
des travaux publics du conseil d'Etat. Elle élabora
un projet qui servit de base aux discussions avec les
compagnies, lesquelles, dès le 30 septembre 1919,
avaient fait parvenir leur réponse.
En mai 1920, projet de loi et convention furent
déposés à la Chambre, qui conâa à trois de ses
commissions (travaux publics, finances et travail)
l'examen des dispositions qui y étaient contenues :
de ce travail consciencieux sortirent des rapports
particulièrement documentés. La discussion publique
eut lieu du 7 au 18 décembre 1920 : le passage à la
discussion des articles fut voté par 407 voix contre
153 et la loi même par 383 contre 181. Transmise
au Sénat, la loi y fut examinée très attentivement
et très fructueusement par les commissions compé-
tentes : elle fut adoptée par 219 voix contre 55, le
9 juillet 1921, après une discussion qui avait com-
mencé le 5. Comme elle avait été modifiée par la
haute Assemblée, elle devait retournera la Chambre.
La commission des travaux publics décida, dès le
— Vue des fours ctutoffés à l'aide d'un pulvéro-brûleur.
mois de juillet, d'adopter le texte du Sénat : elle fut
suivie par la Chambre ; le vote sur l'ensemble, émis
le 28 octobre, donna 408 voix pour et 176 contre.
Tous ces examens successifs ont amendé d'une
façon particulièrement heureuse le projet primitif.
La forte majorité qui, au Sénat comme à la
Chambre, approuvait les nouvelles dispositions,
montrait qu'une réforme était nécessaire et que,
dans l'ensemble, elle était judicieuse.
La nécessité d'une ré/ormt apparaîtra en rappelant
brièvement l'histoire des conventions antérieures.
La première date de 1842, presque vingt ans après
la pose en France du premier rail. Le principe qui
la domine est celui de l'exploitation privée, l'Etat
restant propriétaire du fonds et n'accordant aux
sociétés, sous forme de bail ou éventuellement de
concession, que le droit d'exploiter les lignes cons-
truites. A l'expiration du bail ou de la concession,
la ligne revient à l'Etat, qui rembourse les compa-
gnies, à dire d'expert, de tout ce qui constitue leur
propriété.
Ce régime resta en vigueur jusqu'en 1859. Il fut
modifié sous l'empire d'une crise que les compa-
gnies traversèrent à partir de 1859 : leurs recettes
baissèrent, leurs actions s'effondrèrent, leur crédit
diminua au point que leurs obligations ne trouvè-
rent plus de souscripteurs qu'à 55 p. 100 du pair.
Mises dans l'impossibilité de continuer l'équipement
des lignes nouvelles dont elles avaient . accepté la
concession, elles demandèrent aux pouvoirs publics
une modification des contrats.
Le gouvernement impérial y consentit. Il garantit
aux compagnies une certaine rémunération du capi-
tal-actions afférent aux lignes concédées ou à concé-
der après 1857. En même temps, il concourait par
ime annuité forfaitaire à l'achèvement des nouvelles
lignes.
Malheureusement, vers 1880, les circonstances se
modifièrent et, en quelque sorte, se retournèrent.
C'est l'Etat qui, cette fois, avait besoin des compa-
gnies. Le Parlement (loi du 18 juillet 1879) classait
définitivement i8i lignes nouvelles, mesurant 5.848ki-
lomètres, et demandait au ministre des travaux pu-
blics d'étudier 94 autres lignes, reprêsentant4.i52 ki-
lomètres. L'instrument financier destiné à permettre
l'exécution de ce programme, connu sous le nom
de t programme Freycinet >, était le 3 p. 100 amortis-
sable. Mais on avait oublié de préciser qui construi-
rait et exploiterait ce nouveau réseau.
Le Parlement était hostile au rachat. Les compa-
gnies, auxquelles leur nouveau réseau rapportait en
moyenne 7.293 francs au kilomètre, contre 57.878
LAROUSSE MENSUEL
pour l'ancien, n'étaient pas tentées de se charger des
lignes projetées. D'ailleurs, les circonstances n'étaient
pas favorables : le krach de l'Union générale mena-
çait de déchaîner une nouvelle crise financière.
Il ne restait qu'une solution : obtenir des compa-
gnies qu'elles consentissent à exécuter le programme
Freycinet. Or elles étaient-dans l'excellente condi-
tion d'un débiteur qui, ayant devant lui, pour payer,
un délai de plus de soixante ans, commence à se
libérer. Contre elles, l'Etat n'avait qu'une arme : le
rachat, arme cofiteuse et, en définitive, favorable à
l'adversaire, et un moyen de pression : les rancunes
du Parlement à l'égard des compagnies.
Le désir de les adoucir décida les compagnies à se
mettre d'accord avec l'Etat. Elles consentaient à
construire en dix ans et à exploiter les lignes du pro-
gramme Freycinet. Elles contribuaient aux travaux
pour une somme forfaitaire de 330 millions. Elles
avançaient la part de l'Etat en émettant des obliga-
tions, tout en lui laissant la faculté d'emprunter lui-
même directement, s'il le désirait. Elles fournissaient
le matériel nécessaire aux nouvelles lignes, ce qui
représentait plus de 270 millions.
Enfin, les compagnies qui avaient
fait appel à la garantie d'intérêt
remboursaient le montant de leur
dette, qui s'élevait à 540 millions.
Par contre, en dehors de l'inté-
rêt moral signalé ci-dessus, les com-
pagnies retiraient du contrat nou-
veau un certain nombre d'avan-
tages positifs, dont le plus apparent
résidait dans l'extension de la ga-
rantie du dividende à tous les ca-
pitaux investis dans la construction
des trois réseaux (avant 1857; de
cette date à 1883 ; programme Frey-
cinet) ; encore les compagnies le Nord
et le P.-L .-M . étaient-elles privées de
ce bénéfice pour le réseau nouveau
et ne les conservaient-elles pour le se-
cond quejusqu'au3i décembre 1 9 1 4 .
Il convient, d'ailleurs, de signaler
que, selon toute vraisemblance, dans
! état des choses tel qu'il se pré-
sentait alors, la clause devait être
peu onéreuse pour l'Etat. Il im-
porte aussi de remarquer que les
sommes versées au titre de la ga-
rantie d'intérêt sont de simples
avances, que les compagnies devront
rembourser plus tard.
A ces avantages positifs, acquis par les compa-
gnies, s'ajoutait un avantage négatif: elles avaient
réussi à éviter toute modification sur les tarifs ;
elles demeuraient seules maîtresses de proposer les
abaissements de tarifs.
C'est là, précisément, une des raisons qui ont
amené la revision de ces conventions de 1883. Le
ministre n'avait sur les tarifs qu'un droit d'homolo-
gation, sans qu'il lui fiit possible d'amender en quoi
que ce fût ceux qui lui étaient présentés. De là un
manque d'unité dans les tarifs, des inégalités pour les
usagers, des difficultés pour l'établissement d'un
prix de transport empruntant plusieurs réseaux, des
tarifications exagérées pour certaines marchandises,
ou prohibitives pour la concurrence de la voie
d'eau.
Cette autonomie excessive, jointe au manque de
coordination des services entre les compagnies, à
l'étanchéité des réseaux, à la diversité des types de
matériel et, notamment, de signalisation, enfin à la
difficulté, pour le commerce, l'industrie et l'agricul-
ture, de faire valoir leurs vues, faute, contre les com-
pagnies, de sanction autre que le rachat, toutes ces
considérations amenaient ces justes réflexions sous la
plume de Henri Roy, rapporteur devant la Cham-
bre des députés, au cours de la guerre, du projet de
relèvement des tarifs : e Les compagnies se sont
partagé la France comme une ferre conquise, sou-
cieuses avant tout d'être maîtresses incontestées de
la partie de ce sol qu'elles s'étaient attribué, en ne
permettant même pas à leurs voisines d'y pénétrer,
au grand dommage de l'intérêt public. »
Aussi, dès 1913, une refonte des contrats de 1883
apparaissait-elle comme nécessaire, d'autant que la
situation financière des réseaux devenait chaque jour
moins favorable. Tout d'abord, les dates d'expiration
des concessions (de 1950 à i960) se rapprochaient
de plus en plus, et l'on pouvait prévoirqu'un moment
viendrait où les compagnies n'auraient plus devant
elles un temps suffisant pour amortir leurs emprunts.
Surtout, les dépenses augmentaient brusquement, et
trois réseaux étaient en déficit: le Midi de i million,
l'Orléans de 17,5, l'Ouest-Etat de 85.
Ce déficit était accru par la guerre. La progression
ne s'arrêtait pas après l'armistice et s'élevait, en
1920, à 3 milliards environ, dont 771 millions pour
l'Etat, contre 2.367 millions pour la période de 1914
à 1919. Les causes étaient multiples: élévation du
prix du combustible, application de la loi de huit
heures, qui augmentait de 40 0/0 le nombre des
agents et forçait à introduire dans les cadres une
proportion élevée de nouveaux agents inexpérimen-
Ije Tn>cquer, ministre des travaux publics.
PlioL Manuel
699
tés, réparations du matériel roulant fatigué par la
guerre, indemnités pour pertes, retards et avaries
(270 millions en 1920, contre 130 en 1919 et 17
eni9i3).
Une revision descontratsapparaissait donc comme
indispensable. Dans quel sens devait-elle se faire ? Il
fallait, évidemment, remédier aux défectuosités cons-
tatées et signalées plus haut. Déplus, il convenait de
mettre à profit l'expérience de la guerre, où l'unité
de direction avait permis d'obtenir des résultats
inattendus et de faire transporter, sur des réseaux
appauvris en matériel et en personnel, un tonnage
notablement supérieur à celui de 191 3.
But à atteindre. Moyens de l'atieindre.Bref, le but
à atteindre était, comme le dit la convention, de
réaliser une coordination des différentes exploitations
en concordance avec les intérêts généraux de la
nation.
Pour y parvenir, deux solutions s'offraient : rache-
ter immédiatement l'ensemble des réseaux, ou discu-
ter, avec les compagnies qui seraient maintenues, un
contrat modifiant celui de 1883.
Le rachat était possible, juridiquement et adminis-
trativement. L'Etat est maître de l'heure à laquelle
il désire reprendre l'exploitation des réseaux. Les
conditions du ra-
chat sont fixées
par les cahiers
des charges des
compagnies et les
conventions en
vigueur. Or, pré-
cisément, ces
conditions sont
telles que la
somme à payer
par l'Etat dans
les trois mois
consécutifs au ra-
chat pouvait va-
rier de 3 à 15 mil-
liards, selon l'es-
timation des
experts, dont le
dire devait fixer
le prix des objets
matériels et les
approvisionnements. Cette considération, jointe à la
déception causée par le rachat de l'Ouest, suffisait à
faire écarter cette solution par la majorité du Parle-
ment, qui ne voulut pas suivre les socialistes et faire
table rase des engagements antérieurs.
D'ailleurs, le rachat n'était qu'un premier pas. Les
réseaux rachetés et repris, qu'en faisait-on ?
Le groupe socialiste de la Chambre les nationali-
sait. Il en confiait l'exploitation à un office qui
aurait compris une organisation centrale et une or-
ganisation régionale. • Le comité central, dont les
attributions, disait Rabier au Sénat, chevauchent
sur celles de l'assemblée des actionnaires et sur cel-
les des conseils d'administration actuels, aurait été
composé de représentants des syndicats, de techni-
ciens, de représentants de certains organismes patro-
naux et ouvriers, de représentants de l'Etat, dési-
gnés par les organisations auxquelles ils appartien-
nent et ces derniers par le gouvernement, tous étant
révocables ad nutum. Les organisations régionales
auraient été composées d'une manière analogue. Le
comité central aurait nommé dans son sein une dé-
légation permanente. Il y aurait eu trois directeurs,
un pour chaque service : exploitation, voie, maté-
riel >. Le Parlement conserve la haute main sur le
budget, les tarifs et les programmes. Les conditions
de travail et de rémunération du personnel auraient
fait l'objet d'un contrat collectif entre la lédération
des cheminots et le comité central.
Ce projet ne réunit à la Chambre que 119 voix.
Elle ne voulut pas abandonner notre réseau ferré à
un organisme dans lequel, pour parler comme Ra-
bier, • l'Etat serait traité en parent pauvre, dans
lequel le capital ne serait pas représenté et où les
représentants des divers groupements, investis d'un
mandat quasi impératif et révocable ad nu<um, n'au-
raient ni indépendance, ni intérêt à une bonne ges-
tion, ni responsabilité effective, dans lequel aucune
garantie sérieuse n'existerait contre une exploitation
dépensière dont le public ferait les frais, où les orga-
nisations qui groupent à peine le cinquième du per-
sonnel seraient érigées en représentants of fie iels de
tous les agents et pourraient faire la loi aux quatre
cinquièmes du personnel et au public, dans lequel
aucun chef ne serait investi de l'autorité suprême et
de la responsabilité nécessaires dans toute entre-
prise ».
Plus modeste, Loucheur, lui, se contentait de
préconiser un accord avec les compagnies pour le
règlement des conditions du rachat et la substitution
aux réseaux actuels d'une compagnie unique. Mais,
pour traiter, il faut être deux. Or les compagnies
ont montré qu'elles n'étaient nullement disposées à
entrer dans les vues de Loucheur. Aussi a-t-il
abandonné son projet, qui introduisait une disposi-
tion délicate, forte part d'actions de travail dans le
capital de la nouvelle société, et, par contre, laissait
700
dans l'ombre une foule de questions de première
importance.
Le rachat écarté, restait un accord avec les com-
pagnies. Mais devait-il être provisoire, ou non ?
Telle était la question qui se posait alors. Jeaniie-
ney penchait pour une solution provisoire. Le mi-
nistre des travaux publics la fit écarter en montrant
qu'elle serait désavantageuse pour l'Etat : si les com-
pagnies ne sont pas sûres du lendemain, elles n'ob-
tiendront pas du public l'argent qu'il va être néces-
saire de lui demander pour mener à bonne fin le;
travaux formidables qui s'imposent, et il faudra
que l'appel au crédit soit fait par l'Etat. De plus, le
passif des compaqnies, la situation précaire du Nord
et du P.-L.-M. fournissaient au ministre des travaux
publics, pour discuter avec les réseaux, des armes
dont, vraisemblablement, il aurait été démuni à l'expi-
ration des conventions provisoires, dans quatre ou
cinq ans.
C'eit ainsi que l'on en arriva, pour atteindre le
but visé, à signer avec les compagnies une conven-
tion d'une durée égale, sauf rachat, à celle de la
concession du réseau. {A suivre). — André Cassel.
Commerce extérieur de la France
(le). Dans la grande crise économique qui a succédé
à une guerre épuisante, ceux qui ont foi dans l'ave-
nir ont éprouvé un réconfort réel à suivre les pro-
grès de notre commerce extérieur :
COMMERCE EXTÉRIEUR pE L\ FRANCE
{Commerce spécial)
EN MILLIONS DE FRANCS
Importations Exportations
1912 8.231 6.713
1913 8.(21 6.880
1914 6.402 4 869
1915 11.036 3.937
1916 20.640 6.215
1917 27,554 6.013
1918 22.301 4.723
1919 35-7)9 11.880
1920 56.771 27.922
Ces chiffres constituent un indice intéressant de
notre relèvement économique, qui s'opère malgré
des difficultés de toute nature.
Le président de l'Association des chambres de
commerce britanniques, Hobson, a indiqué avec
perspicacité quelques-unes de ces difficultés :
« La formidable destruction de riches-es causée
par la guerre et le chaos qui règne en Russie sont
les causes principales de la situation économique ac-
tuelle ; celle-ci doit être attribuée également au fait
que les ouvriers ne se rendent pas compte de ce
qu'il est nécessaire de réduire leurs salaires soit en
diminuant leurs taux, soit en augmentantl'efficacité
de leur travail, de façon à suivre la baisse des prix
des produits ; enfin, il est très difficile d'accorder du
crédit aux négociants et consommateurs, qui ne pour-
raient payer qu'en papier-monnaie, de valeur très
aléatoire.
« Il n'est possible de remédier à la destruction de
richesses que par la création de richesses nouvelles.
Il tant, pour cela, que la paix politique et sociale soit
assurée, d'abord en Euiope, puis dans le monde
entier, »
Si nous envisageons les résultats des dix premiers
mois de igzi en les comparant à ceux de 1920, nous
obtenons les totaux suivants :
Dix premiers mois de xgai (en milliers de francs)
Importations. 1920 1921
Objets d'alimentation 10.221.080 4.887.215
Matières nécessaires à l'industrie . 20.734.839 9.095.767
Objets fabriqués 10.823.495 4-077.497
Totaux. . . . 4i.77>,364 18.060.479
Exportations.
Objets d'alimentation 2.083.323 i. 515. 581
Matières nécessaires à l'industrie . 5.073.555 4.530.256
Objets fabriqués 14.597.494 10.623.534
Colis postaux 911.340 952.750
Totaux..., 22.664.712 17.622.127
On voit que nos importations ont diminué en 1921
de plus de vingt-trois milliards et demi de francs par
rapport aux dix premiers mois de 1920 ; nos expor-
tations ont diminué de plus de cinq milliards. En
dépit du fléchissement de ces dernières, la balance
commerciale de 1921 n'indique qu'un écart relative-
ment peu important, puisque la valeur totale des
exportations s'élève à 17.622.127,000 et celle des
importations à 18.060.479.000.
Or, avant la guerre, le total des importations
l'emportait de 20 à 25 p. 100 sur celui des expor-
tations. Pendant le conflit, notre pays ayant dû
importer d'énormes quantités de céréales et autres
denrées alimentaires, la différence en faveur des im-
portatiois s'était accrue de façon considérable.
Les dispositions douanières prises en Grande-Bre-
tagne, en Suisse, en Espagne, en Italie, menacent
de compromettre le développement de nos échanges ;
LAROUSSE MENSUEL
le problème qui s'impose à l'attention de notre gou-
vernement est difficile, d'autant plus que d'autres
pays, comme les Etats-Unis, sont également sur
le point d'adopter des relèvements de tarifs doua-
niers.
D'autre part, le gouvernement s'efforce de facili-
ter l'essor de notre commerce extérieur en créant
des organismes charges de renseigner et de guider
nos industriels et commerçants.
Nos services d'expanion commerciale ont été
réorganisés par la loi du 25 août 1919.
Les industriels et commerçants qui cherchent des
débouchés pour leurs produits ont intérêt à connaî-
tre ces services et à les utiliser dans une large me-
sure.
'L'Office national du commerce extérieur met à la
disposition des négociants une documentation pré-
cise sur la situation économique et les beso.ns des
pays étrangers, colonies françaises et protectorats.
Il est en relations directes avec nos agents et atta-
chés commerciaux, nommés à Londres, Rome, Ma-
drid, Turin, Bucarest, Prague, Francfort, Christiania,
Belgrade, Vienne, Budapest, Washington, Mont-
réal, bhangaï, Buenos-Ayres, Rio de Janeiro ; d'au-
tres nominations doivent êtres faites pour divers
pays avec lesquels nous pouvons accroître nos
échanges.
Notre commerce a encore des auxiliaires utiles
dans les Offices commerciaux français à l'étranger,
qui organisent des présentations d'échantillons et
modèles, indiquent des représentants, renseignent
les exportateurs sur les tarifs douaniers, transports,
formalités et usages des pays où ils fonctionnent ;
ils facilitent par toutes démarches l'entrée en rela-
tion avec les firmes étrangères. Des offices ont été
crées à Zurich, Londres, Madrid, Amsterdam, Bu-
carest, Rome, Alexandrie, Beyrouth, Constantino-
ple, Smyrne, Salonique, Stockholm.
Un concours intéressant est également donné aux
producteurs, désireux d'exporter par les chambres
de commerce françaises à l'étranger, qui constituent
de véritables centres de documentation et de propa-
gande. Des chambres françaises ont été constituées
dans la plupart des pays : en Angleterre à Londres et
Liverpool ; en Belgique à Bruxelles et Anvers, Char-
leroi et Liège ; en Espagne à Madrid, Barcelone,
Valence, Saint-Sébastien, Malaga ; en Italie à Rome,
Milan, Naples, Turin ; au Portugal à Lisbonne ; en
Suisse à Genève; puis à Stockholm, Christiania,
Constantinople et Athènes-Pirée. Il en existe en
Asie à Shangaï, en Amérique dans la république
Argentine à Buenos-Ayres et Rosario, en Uruguay à
Montevideo, au Chili à Val^araiso, Santiago, Con-
cepcion et Talcahuano, au Mexique dans la capitale,
au Brésil à Rio et Sao Paulo, à Porto-Rico (San Juan
de Porto-Rico), à Haïti (Port-au-Prince), en Colom-
bie (Bogota), en Egypte (Alexandrie et Le Caire),
enfin en Australie à Sydney.
L'un des principaux obstacles au développement
de nos exportations est l'instabilité du change ; il
est à souhaiter que des conférences financières inter-
nationales puissent apporter un remèJe à un état
de choses profondément préjudiciable aux intérêts
du commerce.
Aucun effort ne doit être négligé pour donner un
nouvel essor à notre expansion économique, car il ne
faut pas oublier, comme le déclare le ministre du com-
merce et de l'industrie, qu' 0 un peuple qui se limite à
un marché national ne tarde pas à succomber sous le
poids de la concurrence, en dépit de toutes les mesures
de protection dont il peut s'entourer. Exporter, c'est
fortifier notre industrie ; améliorer notre change,
c'est accroître les richesses du pays. Tout bon
Français doit y travailler ». — C. Meillao.
Europe politique en 1933 (l*). Les
cinq années de guerre que le monde a vécu de 1914
à 1918 et les traités qui en sont résultés ont com-
plètement modifié la carte politique de l'Europe. A
une distribution des Etats qui datait pour partie du
Congrès devienne, c'est-à-dire de 1815, et pour par-
tie des années 1860-1878, les traités de Versailles, de
Saint-Germain-en-Laye, de Neuilly, de Trianon et
de Sèvres ont substitué une répartition tout autre
et qui transforme profondément la physionomie de
cette partie du monde.
Aucune de ses grandes régions qui ne soit modifiée
dans quelqu'un de ses Etats ; seules, les deux pénin-
sules Scandinave et ibérique demeurent absolument
telles qu'elles étaient en 1914, et encore un des deux
royaumes de la péninsule Scandinave, la Norvège,
vient-il de s'accroître du groupe arctique du Spitz-
berg, tandis que le second, la Suède, a espéré, pen-
dant tout un temps, pouvoir s'accroître de l'archipel
d'Aland, qui lui avait appartenu naguère. Comme il
n'en a pas été ainsi, la Suède garde exactement sa
physionomie d'avant la Grande Guerre ; elle, le
royaume des Pays-Bas, la Suisse et l'Espagne sont
donc les seuls Etats de l'Europe à conserver exacte-
ment leur situation territoriîde de 1914, Tous les
autres ont, en effet, subi des transformations qui,
pour être de très inégale importance, n'en doivent
pas moins être toutes retenues par la géographie, et
toutes, par conséquent, être signaléss ici. C'est pré-
«• 180. Février 1922.
cisément ce que nous nous proposons de faire dans
ce bref tableau de l'Europe politique au premier jour
de 1922.
I. On sait quelle fut la tendance du Congrès de
Vienne : restaurer le passé, rétablir dans leurs Etats
patrimoniaux les dynasties dépossédées au cours des
années de la Révolution et du Premier Empire.
Quant au droit des nations à s'appartenir et à se
gouverner elles-mêmes, il fut systématiquement ou-
blié ou méconnu par les Alliés vainqueurs de la
France ; comme l'a dit l'un d'entre eux, « les conve-
nances de l'Europe étaient le droit ». C'est confor-
mément à ces convenances ou (pour parler plus
exactement) à celles des souverains victorieux de
Napoléon et de la Révolution qu'a été simplifiée à
Vienne la carte politique de l'Allemagne et de l'Italie ;
là aussi fut préparée — d'ailleurs sans souci des exi-
gences de la nature ni de la volonté des peuples —
l'œuvre de plus grande simplification, ou, pour mieux
dire, d'unification, qui a été accomplie dans ces
mêmes contrées, entre 1859 et 1871, au bénéfice du
Piémont et au bénéfice de la Prusse.
Cette œuvre d'unification n'a pas été partout, ni
toujours, réalisée dans le même esprit. Poursuivie
dans la péninsule italique conformément aux désirs
ardents des populations, elle n'a été menée à son
terme, dans l'Europe centrale, que « par le fer et le
feu » et contrairement aux aspirations de plus d'im
peuple ; elle a maintenu ou placé sous le joug prus-
sien des pays qui demandaient à s'y soustraire, ou à
demeurer dans leur condition antérieure. L'Empire
allemand est donc né d'une conception toute diffé-
rente de celle d'où est né le royaume d'Italie, comme
aussi de celle d'où sont nés les royaumes de Belgique
et de Grèce dès 1830, les nouveaux Etats slaves et
roumain des Balkans en 1878. Ceux-ci procèdent du
principe des nationalités, tandis que celui-là ne pro-
cédait guère que du Faustrecht, du « droit du poing. »
C'est précisément ce Faustrecht que les traités
de 1919-1920 ont condamné ou voulu condamner.
Ils ne l'ont pas toujours fait, d'ailleurs, avec toute la
netteté voulue ; ils ont parfois gardé trop de ména-
gements à l'égard d'oppresseurs des petites nationa-
lités, et ils ont méconnu les ardents et véritables dé-
sirs de plusieurs de ces dernières. Néanmoins, leurs
rédacteurs se sont efforcés de réparer quelques-unes
des grandes injustices qui avaient été commises au
coiurs du XIX» siècle et de donner satisfaction à
nombre d'aspirations nationales. De là une carte
d'Europe vraiment nouvelle ; de là un morcellement
de territoires beaucoup plus grand que celui dont la
carte de l'aimée 1914 offrait la représentation.
II. Tandis qu'au début de la Grande Guerre, l'Eu-
rope n'était partagée qu'entre 26 Etats et Territoires,
elle l'est aujourd'hui entre neuf de plus. L'augmen-
tation est considérable, surtout si l'on songe que,
dans ces 35 Etats et Territoires, ne sont pas comptées
les régions qui sont invitées à se prononcer à plus
ou moins brève échéance sur leur rattachement à
un Etat déjà existant, ni le bassin de la Sarre, ni la
région de Vilna. Peut-être, encore, quelques-uns des
territoires dont on va lire les noms sont-ils appelés
à disparaître d'ici peu de la liste des Etats auto-
nomes de l'Europe, comme l'ont déjà fait laThrace
occidentale, qui est aujourd'hui, de par la volonté des
Alliés, rattachée au royaume de Grèce, et de nombreux
territoires à plébliscite (Slesvig, AUenstein, Klagen-
furt, Teschen, Haute-Silésie, Burgenland), qui se sont
prononcés plus ou moins librement de 1919 à 1921 ;
mais ce sont là faits éventuels, dont ne doit pas
tenir compte celui qui étudie la situation politique
de l'Europe actuelle, et c'est là, précisément, ce que
nous allons maintenant entreprendre sans tarder
davantage.
A. Europe septentrionale. Dans l'Europe septen-
trionale, peu considérables sont les changements.
Aujourd'hui comme en 1914, la Scandinavie est par-
tagée entre trois Etats : les royaumes de Suède, de
Norvège et de Danemark, La Suède n'a subi aucune
modification territoriale; elle s'étend toujours sur
une superficie de 448.300 kilom. carrés, que peuple
un total de 5.800.000 ou 5.850.000 habitants. La
Norvège (322.900 kilom. carrés, 2.400.000 âmes) s'est
par contre enrichie, assez loin dans les mers po. aires,
du groupe arctique du Spitzberg. Quant au Dane-
mark — auquel l'Islande autonome n'est plus unie
(depuis le i" décembre 1918) que par le lien de la
communauté du souverain — il vient d'ajouter à ses
40.370 kilom. carrés et à ses 2.775.000 régnicoles le
territoire et la population de la zone septentrionale
du Slesvig, ce qui porte sa population à 3 millions
d'individus, vivîmt sur un territoire de 43.500 kilo-
mètres carrés.
B. Europe occidentale. Plus importantes sont les
modifications introduites par les derniers traités de
paix et par des événements postérieurs dans l'Europe
occidentale. Sans doute, existe-t-il encore officielle-
ment un royaume uni de Grande-Bretagne et d'Ir-
lande (314.400 kilom. carrés, 46 raillions d'habitants),
baigné par les mêmes flots marins qu'avant la Grande
Guerre; mais pour combien de temps ? Si, par delà
les océans, ce royaume a acquis de nouveaux pro-
longements, le voici, par contre, qui prend un aspect
très différent de sou aspect ancien, grâce à l'organisa-
L'EUROPE EN 1922
LAROUSSE MENSUEL. — V.
26*-
702
Les Chefs des 28 États de l'Europe, en janvier 1922
«• 180. Février 1922.
«• 180. hévrier 1922.
tion d'un nouvel Etat d'Irlande, à la fin de 1921. Sans
doute, encore, le royaume des Pays-Bas, qui est resté
neutre pendant le sanglant conflit, garde ses limites
de 1914 ; aujourd'hui comme alors, il compte une
population de 6.700.000 Néerlandais, sur une super-
ficie de 34.200 kilomètres carrés. La situation est la
même pour le grand-duché de Luxembourg, dont
l'Allemagne a, dès le premier jour, violé la neutralité ;
cet Etat conserve son individualité politique, ses
2.600 kilomètres carrés de superficie, ses 260.000 habi-
tants, mais il cesse, du moins, de faire partie du Zoll-
verein allemand et semble devoir être, économique-
ment, rattaché à la Belgique. Cette transformation
présente quelque importance. Autrement grande est
celle que subit la Belgique, le vaillant petit royaume
d'Albert I", qui a renoncé à sa situation d'Eiat
neutre. Tandis que sa colonie du Congo s'accroît de
la partie nord-occidentale de l'Afrique orientale alle-
mande, lui-même arrondit légèrement sa superficie
d'avant-guerre par l'acquisition d'Eupen, de Malmédy
et de Moresnet ; la consultation populaire de ces
territoires ayant été enregistrée par les puissances, la
Belgique passe, comme superficie, de 29.500 à 30.400
kilomètres carrés, comme population, de 7.600.000
à 7.680 000 habitants.
La France, enfin, dont le territoire entoure de tous
les côtés, sauf sur la Méditerranée, depuis le se-
cond empire, celui de la principauté de Monaco
(23.000 hab. sur 22 kilom. carr.), la France retrouve
les provinces qui lui avaient été arrachées par le
traité de Francfort de 1871. Sa frontière de l'Est,
ouverte pendant plus de quarante ans, est reportée
au Rhin, grâce à l'acquisition de l'Alsace et de la Lor-
raine,naguère annexées; son territoire, réduitnaguère
à 536.464 kilom. carrés, comme sa population à 38 mil-
lions d'âmes, reprend une superficie de 551 .000 kilom.
carrés. Malheureusement, l'apport de la population
de r Alsace-Loriaine ne suffit pas à combler les vides
causés par l'hécatombe de vies françaises que fut la
Grande Guerre ; et le recensement de 1921 ne donne à
la lrance,rfansses limites de 1S70, que 39.200.000 hab.
(au lieu de 39.600.000 en 1911 dans les limites de 1871).
C. Europe méridionale. Comme l'Europe occiden-
tale, l'Europe méridionale présente un aspect très
diSérent de celui qu'elle offrait en 1914. Sans doute,
Portugal et Espagne demeurent-Ils dans leurs fron-
tières d'avant-guerre, celui-là avec 88.740 kilom. car-
rés et 5 .500.000 habitants, celle-ci avec 497.275 kilom.
carrés et 20 millions d'âmes ; de même en est-il
encore de la petite république d'Andorre, dont le
val pyrénéen (452 kilom. carr., 5.200 hab.) s'insère
entre France et Espagne. Mais, par contre, quel
sérieux accroissem°nt territorial que celui de l'Italie,
au sein de laquelle la république de Saint-Marin
(61 kilom. carr., 11.650 âmes) garde son indivi-
dualité propre ! Le royaume dont Rome est la capi-
tale a recouvré ses o provinces irrédimées » {Vltalia
irredenta d'autrefois) aux dépens de l'Autriche-Hon-
grie ; elle a atteint ses frontières naturelles des Alpes,
et elle a même étendu ses territoires au delà de leurs
vraies limites. Elle comptait, avant la guerre, une
population de 34 millions d'Italiens, sur une super-
ficie de 286.682 kilomètres carrés ; la voici pourvue
maintenant de 38 millions de régnicoles, occupant
un territoire de 308.000 kilomètres carrés. Le royaume
d'Italie s'arrondira-t-il encore, un jour ou l'autre,
grâce à l'acquisition du petit territoire de Zara
(600 kilom. carr., 50.000 âmes), situé sur la côte
orientale de la mer Adriatique, comme il l'a fait ré-
cemment de celui de Fiume (21 kilom. carr.,
60.000 hab.) ? En tout cas, Zara semble devoir, pour
nu temps, débuter par garder une vie propre.
Avec la mer Ionienne, cette mer presque fermée
qu'est l'Adriatique constitue la frontière occidentale
de la péninsule des Balkans, c'est-à-dire de la partie
de l'Europe dont la géographie politique a subi le
plus de changements depuis un demi-siècle. A partir
des traités de San-Stefano et de Berlin (1877-1878),
la rétrogradation des Turcs, lente jusqu'alors, s'est
accélérée dans des proportions telles qu'on a pu
croire un moment à la disparition complète de la
Turquie d'Europe. S'il n'en est pas tout à fait ainsi,
du moins la Turquie d'Europe est-elle réduite à un
territohre insignifiant, à la petite péninsule que déli-
mitent mer de Marmara, Bosphore et mer Noire, et
qui porte Constantinople et sa petite banlieue.
Ce qu'elle a perdu au cours du xix^ siècle, où son
domaine avait fini par être si réduit qu'il était en 1914
de 27.000 kilomètres carrés seulement (population :
1.435.000 âmes), les peuples chrétiens des Balkans
l'ont gagné, d'abord avec lenteur, puis avec une
rapidité presque foudroyante. Aujourd'hui, en effet,
le royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes
constitue un grand Etat, formé aux dépens des Em-
pires austro-hongrois et ottoman et aussi du Mon-
ténégro de 1914 (435.000 Monténégrins sur 14.180 ki-
lom. carr.); c'est, au N.-O. de la péninsule des
Balkans, un bloc compact de 257000 kilomètres
carrés, peuplé de 13 millions de Yougoslaves, qui
empiète sur l'Europe centrale, comme l'Italie empiète
sur son propre territo.re. Quelle différence avec le
royaume de Serbie de I9r4, ses 87.300 kilomètres
carrés et ses 4.657.000 habitants! Au S. et à l'O. du
royaume serbo-iroato-slovène, l'Albanie, dont la
LAROUSSE MENSUEL
population est si particulière (850.000 Skypétars)
couvre un territoire de 28.000 kilomètre? carrés, dont
le sort définitif n'est pas encore fixé. A l'E. du même
royaume de Serbie-Croatie-Slovénie, s'étend la Bul-
garie. 11 est très difficile dédire si les 4.300.000 indi-
vidus qui vivent sur les 102.800 kilomètres carrés cou-
verts par la Bulgarie actuelle sont de race slave ou
de race turque ; du moins, doit-on reconnaître aux
Bulgares de très grandes qualités : même écartés des
bords de l'Archipel, comme ils le sont par les traités
de 1919-1920 (la Bulgarie de I9r4 comptait 114.836 ki-
lom. carr. et 4.813.000 âmes), ils constituent un
des peuples d'avenir de la péninsule des Balkans,
établis comme ils le sont au cœur de la contrée, de
la vallée de la Strouma aux rivages de la mer Noire,
des bords du Danube à la frange hellénique des
côtes de l'Archipel.
Yougoslavie, Albanie et Bulgarie isolent les uns
des autres les Grecs, qui occupent la partie méri-
dionale de la péninsule des Balkans, et les Rou-
mains, qui en possèdent la partie nord-orientale. Les
premiers, hantés par les souvenirs de leur glorieux
passé, aspirent à former autour de la mer Egée un
grand et puissant empire et sont en voie de réaliser
leur rêve ; ne sont -ils pas les maîtres, maintenant,
de toutes les côtes européennes de l'Archipel, de la
péninsule de Gallipoli, d'une grande partie des rivages
de la mer de Marmara, de toutes les Cyclades et
d'une bonne partie des Sporades, enfin, d'après le
triche, dont le» 76.300 kilomètres carrés, habités par
6.500.000 individus, embrassent les pays allemands
de l'ancien Empire dualiste; Vienne en demeure la
capitale, démesurée par rapport à la population de
tout le pays. A l'E. de l'Autriche, sur les deux rives
du Danube et sur celles de la Tisza (la Theiss des Alle-
mands), dans le fertile Al/dld, voici la Hongrie, capi-
tale Pest, avec une superficie de 93.000 kilom. carrés
et 8 millions d'habitants. Au N. de l'Autriche et de
la Hongrie, se développe la Tchécoslovaquie, dont
Prague est la capitale; ses 13.600.000 habitants, fort
peu homogènes et, parfois, de tendances très nette-
ment hongroises, vivent enBohême,en Moravie etdans
la Hongrie septentrionale, sur une bande de territoires
couvrant une superficie de 140. 500 kilomètres carrés.
Par delà ces trois Etats nouveaux, taillés en plein
drap dans l'ancien Empire dualiste, la grande res-
ponsable des maux dont vient de souffrir et dont
souffre encore l'Europe, l' Allemagne, garde son or-
gueilleuse et puissante unité. Sans doute, ne couvre-
t-elle plus une superficie de 541.167 kilomètres carrés
et ne compte-t-elle plus 64 millions de sujets ; mais
cet Empire de forme républicaine, dont Berlin de-
meure toujours la capitale, possède encore une po-
pulation de 60 millions d'âmes, depuis les rivages de
la Baltique et de la mer du Nord jusqu'au plateau
de Bohême et aux Alpes, depuis la rive droite de
l'Oder jusqu'à la rive gauche du Rhin. L'homogénéité
presque complète de sa race et de sa langue a sauvé
France République.
Allemagne République.
Autriche République.
Belgique Royaume . ,
Bulgarie Royaume . .
Danemark Royaume, .
Espagne Royaume . .
Estonie République.
Finlande République.
Grande-Brbtagne. Royaume. .
Grèce Royaume . .
Hongrie République.
Italie Royaume . .
Lettonie République.
SUPERFICIE
NOMBRE
KN KIL. CAR.
D HABITANTS
551.000
39.200.000
440.000
60.000.000
76.300
6.600.000
30.400
7.680.000
102.800
4.300.000
43-500
3.000.000
497.275
20.000.000
42.000
1.200.000
377-400
3.300 000
314.400
46.000.000
155000
5.700.000
93.000
8.000.000
308.000
38.000.000
48.000
1.300.000
Lituanie République. .
Luxembourg . . . Grand-Duché.
Monaco Principauté .
Norvège Royaume . . .
Pays-Bas Royaume. . .
Pologne République .
Portugal République. .
Roumanie Royaume . . .
Russie République. .
Suède Royaume . . .
Suisse République. .
Tchécoslovaquie . République . .
Turquie ....... Empire ....
Yougoslavie. . . . Royaume . . .
SUPERFICIE
XOMBRB
EN KIL. CAR.
d'dabitant*
48.000
1.900.000
2 600
260.000
22
23.000
322.900
2.400.000
34-200
6.700.000
455-000
34.000.000
88.740
5.500.000
290.000
15.000.000
3.834.000
74.000.000
448.000
5.850.000
41.000
3.800.000
140.500
13.600.000
27.000
1.435.000
257.000
13.000.000
Nota. — A côté de ces 28 Etats, on trouve encore en Europe : l'Albanie (28.000 kU. carr. ; 8SO.O0O hab.) [?], dont les frontières ne
sont pas encore délimitées; — la république d'Andorre (452 kil. carr.; 6.200 hab.]; — la république de Saint-Uarin (61 kil. carr. ;
il.CôO hab.) ;-laprincipautédeLiec/t<«ufem|ie9kil. carr. ; 8.300 hab.J ;- l'Etatlibre delà AaiuedeOiinl3iV(<.9liOkiL carr. ; 350.000h.).
traité de Sèvres, d'un vaste territoire anatolien autour
de Smyme ? Ainsi le royaume de Grèce (dont le roi,
en 1914, comptait 4.662.000 sujets sur un territoire
de 120.000 kilom. carr.) possède aujourd'hui, eu Eu-
rope, une étendue de 155.000 kilomètres carrés et une
population de 5.700.000 âmes, sans compter la Thrace
orientale avec Andrinople, ni la bande territoriale
par laquelle il arrive jusqu'à la mer Noire... Quant
aux Roumiins, ils ont réalisé leurs aspirations
nationales aux dépens de la Russie et de la Hongrie ;
avec la Bessarabie et la Transylvanie, le royaume
actuel de Roumanie est, en effet, peuplé de 15 mil-
lions d'âmes, réparties sur un territoire de 290.000 ki-
lomètres carrés (avant la guerre, 7.555.000 Roumains,
siu: ime superficie de 138.960 kilom. carr.).
D. Europe centrale. Comme la Yougoslavie, la
Roumanie (qui peut aussi bien — sinon mieux —
être tenue pour un pays de l'Europe orientale que
pour une contrée de l'Europe méridionale), la Rou-
manie empiète sur les territoires de ce que les Alle-
mands appellent la MiUelleuropa. Beaucoup plus
bouleversée que toutes les autres, cette partie de
l'Europe a subi les conséquences d'une guerre qu'elle
avait déchaînée; ses frontières ont reculé à l'O.,
au S. et au S.-E., et ses Etats ont cessé de pré-
senter cette homogénéité presque complète, si in-
quiétante pour l'équilibre européen, dont ils don-
naient l'illusion au début de 1914. Seule, la Confédé-
ration helvétique, dont tous les belligérants ont
respecté la neutralité, garde intacts, dans l'Ouest, sa
superficie et ses peuples de races et de langues va-
riées (41.300 kilom. carr.; 3.800.000 Suisses); de
même encore en est-il de la petite principauté de
Liechtenstein (159 kilom. carr., 8.300 hab.), située
immédiatement à l'E. de la Suisse, entre le canton
de Saint-Gall et le Vorarlberg. Mais, par contre,
quelles modifications dans la situation des deux
grands Empires allemand et austro-hongrois !
Ce dernier, peuplé de 49 millions d'âmes, couvrait
naguère une superficie de 624.650 kilomètres carrés.
On sait combien Italie, Yougoslavie, Roumanie ont re-
culé ses frontières du Sud et de l'Est et, par consé-
quent, réduit sa superficie ; on sait aussi que ce châ-
timent n'a pas été le seul que lui aient infligé les
vainqueurs. Actuellement, l'Empire des Habsbourg,
cette « mosaïque de peuples », a cessé d'exister; à sa
place commencent de vivre trois nouveaux États,
de forme républicaine. Le plus occidental est l'Au-
le Deutches Reich et lui a conservé une superficie de
440.000 kilomètres carrés. En comparant cette étendue
actuelle à celle de l'Empire allemand de 1914, on
constate aussitôt une diminution considérable (plus
de 100.000 kilom. carr.) des territoires de l'Empire
constitué par les rois de Prusse entre 1864 et 1871
« par le fer et par le feu », pour leur plus grand bé-
néfice. Effectivement, l'Empire allemand a perdu le
« territoire d'empire » (Reichsland) d'Alsace-Lorraine
rendu à la France et les cantons du Slesvig qu'a re-
couvrés le Danemark ; c'est, en outre, à ses dépens
qu'ont été constitués le territoire à plébiscite de la
Sarre (1.700 kilom. carr., 250.000 hab.) dans l'Ouest,
r « Etat libre de la Hanse de Dantzig » (1.960 kilom.
carr. et 350.000 hab.) et le petit territoire lituanien
de Memel, sur les bords de la Baltique. De lui rele-
vaient encore naguère des territoires à plébiscite :
ceux d'Allenstein et de la Haute-Silésie, dont une
petite partie a été rattachée depuis 1919 à la Pologne.
Enfin, c'est surtout au détriment de l'Empire alle-
mand qu'a été formée la république de Pologne,
résurrection de cette Rzeczpopolica dépecée par la
Prusse, de concert avec la Russie et avec l'Autriche,
durant les trente dernières années du xviii» siècle.
Néanmoins, l'Empire allemand se refuse à tirer
de la Grande Guerre les conclusions qui s'imposent;
il garde son orgueil, ses ambitions, ses rancunes;
il constitue toujours un danger pour la sécurité
de l'Europe.
E. Europe orientale. La Pologne, dont le nom vient
d'être prononcé, est le plus occidental des Etats qui
sont nés récemment dans la partie est de l'Europe
et qui transforment du tout au tout l'aspect de la
carte politique des contrées situées au delà de la Vis-
tule et de la mer Baltique. Naguère, un seul Etat
couvrait toute ces contrées : l'Empire des tsars, la
Russie (5.390.000 kilom. carr., 138.467.000 indi-
vidus), qui, de par ses possessions de Pologne, s'avan-
çait carrément vers le centre du continent, entre la
Prusse orientale et les pays autrichiens situés au N.
des Karpathes. Aujourd'hui, de nombreux Etats ont
remplacé l'immense Russie de 1914 ; c'est là encore
une des suites de la Grande Guerre et, davantage
encore, des agissements de l'Allemagne, comme des
fautes de l'autocratie et de la révolution russes.
De ces Etats, un seul, la Pologne, a été constitué
aux dépens des trois Empires d'Allemagne, d'Autri-
che et de Russie tout à la fois. C'était justice qu'il
704
en fût ainsi. Ces trois puissances ne s'étaient-elles
pas naguère partagé, en effet, les territoires de la
Rzeczpopolica du xviii' siècle, puis du grand-duché
de Varsovie de l'époque napoléonienne ? En réunis-
sant leurs territoires polonais, les Alliés ont constitué
une nouvelle république de Pologne, qui s'étend dès
maintenant sur une superficie de 455.000 kilomètres
carrés et est peuplée de 34 millions d'habitants. Mais
ces chiffres sont provisoires ; si, en effet, les Polonais
parvenaient à réaliser toutes leurs revendications
territoriales, leur pays s'étendrait singulièrement, et
nombre d'Etats voisins seraient très diminués. Tel
serait le cas, en particulier, pour la Lituanie et pour
l'Ukraine, qui, l'une au N.-E. et l'autre au S.-E.,
confinent immédiatement à la Pologne. Ce sont deux
Etats très différents comme superficie (48.000 kilom.
carr. pour l'une, même Memel comprise ; 600.000
pour l'autre) et comme chiffre de popuhition
(1.900.000 Lituaniens, 35 millions d'Ukrainiens),
comme race (Lituaniens ici, Petit-Russiens là) et
comme productions ; ce sont, d'autre part, des Etats
encore fort peu stables et dont l'avenir est singu-
lièrement incertain. Même après la fusion de l'Ukraine
avec l'Etat qui lui faisait su. te dans le sud de l'ex-
empire russe, avec la Crimée (29.000 kilom. carr.,
950.000 âmes), on ne peut pas faire grand fond,
semble-t-il, sur la vie future de l'Ukraine. Peut-être
fusionnera-t-elle un jour avec les autres pays russes,
comme l'a déjà fait la république du Daghestan,
située naguère au N. du Caucase, sur les bords de
la Caspienne.
Au N. de l'Ukraine, voici la Russie des soviets,
qui, si démembrée soit-elle, demeure toujours le
premier des pays de l'Europe, et comme superficie,
et comme population (74 millions d'hommes sur
3.834.000 kilom. carr.). C'est qu'en effet la Russie
s'étend desbordsde l'océan Glacial arctique jusqu'aux
rives de l'Oka et plus au S., et des monts Durais
jusqu'au rebord oriental du plateau de Finlande.
Redeviendra-t-elle, une fois affranchie de l'anarchie
des soviets, le noyau d'un nouvel Empire russe,
comme le pense plus d'un bon esprit ? La chose
n'est nullement impossible. Dans tous les cas, il
semble bien que les Etats riverains de la Baltique
doivent demeurer indépendants de cette nouvelle
Russie. Ces Elats sont la Lettonie, c'est-à-dire la
Courlande et la Livonie (48.000 kilom. carr.,
1.300.000 âmes), avec Riga pour capitale ; l'Estonie,
plus septentrionale (42.000 kilom. carr., 1.200.000
hab.) et enfin, au N. du golfe de Finlande, la vaste
et froide Finlande, fort peu peuplée (3.300.000 indi-
vidus sur 377.400 kilom. carr.), qui isole complète-
ment la Russie de la Suède. L'archipel d'Aland lui a
été, sous certaines conditions, définitivement rattaché.
III. Tel est, sommairement tracé, le tableau de
l'Europe politique de l'année 1922 ; tableau dont les
chiffres sont moins provisoires, moins soumis à cor-
rection qu'au milieu de l'année 1919, au lendemain
des traités de Versailles et de Saint-Germain, mais
sont loin d'être encore définitifs. Que l'on songe, en
effet, aux négociations en cours, aux tractations qui se
font et se défont (pour Fiume, par exemple), aux pro-
testations résultant de telle ou telle décision, et l'on
comprendra très vite dans quel état d'instabilité
demeure encore l'Europe. N'existe-t-il pas, en outre,
différents territoires dont les habitants devaient être
invités à décider de leur sort par plébiscite ? Le ter-
ritoire de la Sarre au N. de la Lorraine française ?
Celui de Vilna, que se disputent Pologne et Lituanie ?
Quant à l'Europe orientale, ne se trouve-t-elle pas
dans une situation toute particulière et en pleine
transformation ? Enfin, le traité de Sèvres n'est-il pas
sujet à modification, et certains territoires des Balkans
ne recevront-ils pas de nouvelles attributions ?... La
carte politique de notre partie du monde est donc,
au début de 1922, loin d'être définitivement tracée.
Un prochain avenir y apportera, sans doute, plus
d'une retouche et plus d'une rectification, modifiant
telle frontière, réduisant le territoire de tel pays
pour agrandir celui de tel autre, absorbant tel petit
Etat dans celui-ci ou dans celui-là.
Qui pourrait s'en étonner ? L'expérience du passé
montre, en effet, combien imparfaite est toute œuvre
diplomatique, de combien de conflits elle contient
toujours le germe. Les actes de Vienne, si pénible-
ment élaborés en 1814-1815, ont été très peu so-
lides ; dès 1830, ils subissaient des modifications.
Les traités de 1919-1920, élaborés avec plus de peine
encore, font parfois très peu de cas des principes
mêmes dont ils ont déclaré devoir s'inspirer. De ce
fait, ils portent en eux, comme les actes de Vienne,
de nombreuses causes de conflits. Aussi peut-on
craindre qu'ils ne soient guère durables et que,
peut-être, ils soient moins stables encore que les
traités de 1815. — llcnrl Froideïacx.
Ferrata, (Mémoires du cardinal Domi-
nique), 3 vol. in-8"', 1921. — Le cardinal Dominique
Ferrata, qui mourut à Rome en septembre 1914, alors
qu'il occupait, depuis un moi?, la charge de secré-
taire du pape Benoît XV, nouvsllement élu, avait
fourni, sous le pontificat de Léon XIII, une bril-
lante carrière de diplomate (v. Larousse Mensuel,
t. III, p. 321). Né à Grado en 1S47, destiné de bonne
Cardinal F(.>rrata.
LAROUSSE MENSUEL
heure à l'Eglise, il avait débuté en 1877 à la Congré-
gation des affaires ecclésiastiques extraordinaires.
Deux ans plus tard, il était nommé auditeur du
nonce à Paris, M'' Czacki, et il demeura en France
jusqu'en 1883. Après avoir rempli avec succès
deux missions en Suisse, il était appelé, en 1885,
à la nonciature de Belgique, qu'il occupa jus-
qu'en 1889. A son retour à Rome, il fut nommé se-
crétaire de la Congrégation des affaires ecclésiasti-
ques. Peu après, il revenait à Paris comme nonce
apostolique. C'est là que s'exerça son activité de
diplomate de 1891 à 1896, date de sa promotion au
cardinalat, qui le ramena définitivement à Rome,
où il présida tour à tour la Congrégation des Evo-
ques, celle des Sacrements et celle du Saint-Office.
Au cours de sa carrière diplomatique, iA^ Ferrata
s'était plu à recueillir sur les principaux événements
auxquels il avait assisté ou auxquels il avait été
mêlé des notes journalières, destinées à être un jour
assemblées en vo-
lume. Les occu-
pations de plus
en plus absorban-
tes de ses der-
nières années ne
lui permirent pas
de publier ses
souvenirs ; mais,
lorsque la mort
le surprit, le ma-
nuscrit en était
rédigé, et il avait
confié à son frère
le soin de réaliser
son dessein. Sans
la guerre , nous
aurions sans dou-
te connu plus tôt
cesMémoires,qai
ne comprennent
pas moins de
trois gros volumes. Le texte original a été édité en
italien ; en même temps, paraissait une édition fran-
çaise, grâce à la traduction minutieuse qu'en avait
faite le frère de l'ancien nonce, l'avocat Nazzareno
Ferrata.
Il ne faut point chercher dans ces Mémoires une
histoire de la cour pontificale ou un reflet de la vie
romaine : le cardinal les a très délibérément arrêtés
à la date de son retour définitif à la Curie. Les affai-
res ressortissant aux diverses Congrégations qu'il
présida offriraient d'ailleurs, pour la grande majorité
des lecteurs, moins d'intérêt que les événements di-
plomatiques auxquels il s'est particulièrement atta-
ché, et, comme sa nonciature en France occupe la
plus longue part de son récit, on comprend quel
prix doivent avoir pour nous les révélations du re-
présentant de Léon XIII.
Nous insisterons peu sur le premier de ces trois
volumes, qui est essentiellement consacré aux mis-
sions que remplit M"' Ferrata en Suisse et en Belgi-
que. Ses notes sont utiles à l'histoire des rapports
de ces Etats avec la papauté. Elles nous éclairent
sur plus d'un point mal ou peu connu, et le récit
que nous donne le prélat de ses négociations et de
ses démarches nous permet de distinguer les qualités
de prudence, de tact et de souplesse qui, pour être
de tradition dans la diplomatie romaine, sont parfois
portées à un degré rare de perfection, comme M»' Fer-
rata en donna dès lors des preuves, destinées à lui
valoir la haute charge de nonce apostolique à Paris.
C'est là, nous l'avons dit, qu'il avait fait ses pre-
mières armes, du temps de M»" Czacki. La maladie
de celui-ci imposa à son jeune auditeur de le sup-
pléer, en lui épargnant les occupations fatigantes,
les visites, les tracas des aûaires et la correspon-
dance avec le saint-siège. A ce moment, la France
traversait une crise religieuse intense, provoquée par
les luttes de partis et l'avènement au pouvoir des ré-
publicains et de Gambetta. Entre la politique de
combat et la politique de temporisation, qui pou-
vaient, l'une et l'autre, être adoptées par le saint-
siège, l'esprit clair et avisé du nouveau pape qui
était alors Léon XIII avait fait son choix. Sans
céder sur les principes, il recommanda à son repré-
sentant une modération prudente dans la forme,
une tendance non équivoque à l'apaisement et à la
conciliation ; en somme, un mélange de fermeté et de
mesure. Il préludait ainsi à l'œuvre qu'il devait re-
prendre dix ans plus tard, sans rencontrer toujours
auprès des catholiques l'intelligence de ses vues ni
l'entière soumission à ses directives.
Ce qui fait l'intérêt de la nonciature de M»* Fer-
rata à Paris, c'est qu'elle coïncide avec l'épanouisse-
ment de ce que l'on a appelé la politique de Léon XI II-,
dont il n'était pas seulement le serviteur fidèle,
mais le collaborateur et l'intime confident. Il faisait
volontiers sienne la pensée du pape et, par une
naturelle tendance de son esprit, qui l'inclinait vers
les conceptions du génial vieillard, M«' Ferrata
n'avait à subir nulle contrainte pour exposer, défen-
dre et faire triompher la diplomatie pontificale.
On pourrait dire que les Mémoires du cardinal
Ferrata constituent l'histoire la plus authentique
N* 780. Février 1022.
et la plus précise du 1 ralliement >. Nous en con-
naissions les étapes, et nous savions les luttes vio-
lentes qu'il provoqua dans le monde catholique : mais
nous n'avions pas jusqu'à ce jour le témoignage
d'un des ouvriers les plus immédiats de cette œuvre
et d'un homme qui, mêlé par ses fonctions aux
moindres incidents de la politique française et admis
dans les secrets de la pensée romaine, était, mieux
que tout autre, à même de nous renseigner avec une
particulière autorité.
Cette question forme la principale matière des
Mémoires du cardinal Ferrata, de l'aveu même de
leur auteur. Avant d'aborder le récit des événements,
il commence par définir les buts du pape et à faire
la genèse de sa politique. 11 déclare que le saint-
siège avait uniquement pour but de défendre plus
efficacement l'ordre social et la religion, en donnant
à ses défenseurs, divisés par des opinions politiques
légitimes sans doute, mais relativement secondaires,
cette unité de principes et d'action qui, seule, peut
assurer la victoire, en fixant à tous un but supé-
rieur commun, en réunissant sous un même dra-
peau tous les hommes honnêtes de la nation, en
augmentant dans ce dessein les forces conservatrices
destinées à résister aux attaques des forces révolu-
tionnaires.
Le cardinal Ferrata nous rappelle, en les anno-
tant de commentaires nouveaux et de révélations
précieuses, la suite des événements qui eurent pour
point de départ le fameux toast prononcé à Alger,
le 12 novembre 1890, par le cardinal Lavigerie et qui
devait soulever dans le monde conservateur de vio-
lentes tempêtes, difficilement calmées par la lettre
du cardinal Rampolla. Les tentatives des groupe-
ments catholiques, les divergences de vues de l'épis-
copat, le procès de M'' Gouthe-Soulard, archevêque
d'Aix, la déclaration des cinq cardinaux entrete-
naient une agitation regrettable. Le 16 février 1892,
le pape lançait sa retentissante encyclique Au milieu
des sollicitudes, qui précisait désormais sans équi-
voque la pensée du saint-siège et semblait devoir
réaliser l'union politique de ceux qui se flattaient
du titre de « catholiques ». On sait que, si un grand
nombre se déclarèrent « ralliés » à la forme consti-
tutionnelle du gouvernement de la France, bien
d'autres, prêtres ou fidèles, se refusèrent à accepter
les directions pontificales sur un terrain qui ne leur
paraissait pas de foi et persistèrent à demeurer atta-
chés aux anciens partis, à rencontre des vues de
pacification et de rapprochement de l'encyclique.
Nous trouvons, rapportés dans les Mémoires du
cardinal Ferrata, non seulement des extraits de la
grande presse du temps ou des mandements épisco-
paux, mais bien des dépêches inédites, qui s'échan-
geaient alors entre la nonciature et la secrétairerie
d'Etat. Ces documents nous éclairent à la fois sur
la continuité de vues qui fut celle de Léon XIII et
sur le concours intelligent qu'il rencontra auprès de
celui qui était, en France, le représentant et parfois
le conseiller de sa politique.
Sous le régime du Concordat, le nonce apostoli-
que était nécessairement mêlé à toutes les questions
qui, de près ou de loin, touchaient aux choses reli-
gieuses. Comme ces questions ont toujours occupé
une grande place dans la politique française, il n'est
pas exagéré de dire que les Mémoires du cardinal
Ferrata constituent une contribution fort précieuse
à l'histoire intérieure du pays, de 1891 à 1896. Bien
qu'il s'attache plus particulièrement aux problèmes
qui devaient retenir davantage son attention, comme
la loi sur les fabriques et celle sur l'impôt des con-
grégations, le procès Plessis-Eellière ou le rapport
de de Béhaine, ambassadeur auprès du saint-siège,
il se plaît à suivre le mouvement général du pays à
travers les divers ministères: Dupuy, Casimir-Perier,
Ribot, Bourgeois, Méline, en notant les incidents
auxquels il assista, comme l'assassinat du président
Carnot, l'élection et la démission de Casimir-Perier,
l'arrivée à la présidence de Félix Faure, la visite du
tsar. On est surpris de le voir muet sur certains
événements, non négligeables cependant, comme la
première affaire Dreyfus, en 1894. En revanche, il
s'étend avec complaisance sur l'évolution de l'esprit
public, plus ou moins exactement reflété dans ces
ministères, où se rencontraient tant d'hommes de
talent, dont beaucoup vivent encore et sur lesquels
le nonce, qui les approcha de très près, s'est plu à
porter des jugements d'une singulière pénétration et
d'une rare finesse.
Ce côté psychologique des Mémoires du cardinal
Ferrata n'est pas le moins attachant. Il nous révèle
l'homme prudent, observateur et nuancé, formé à
l'école des méthodes romaines, toujours maître de
soi, calme comme un prélat, discret comme un vrai
diplomate. Si l'on peut parfois découvrir! entre les
lignes de son livre certaines allusions, on y cherche-
rait en vain des révélations intimes sur les hommes
qu'il connut le mieux ou des traits de chronique
scandaleuse ou piquante. Sa dignité s'opposait à ce
jeu. On est frappé, au contraire, du ton de l.aute
noblesse et de constante élévation avec lequel le re-
présentant de Léon XIII parle des intérêts du saint-
siège et de ceux de la France, comme il les défen-
dait, les uns et les autres, au temps de sa nonciature.
/»■ 180 Février 1922
LAROUSSE MENSUEL
705
Vue de Stamboul et de la Corne d Or.
Dans ces Mémoires, il apparaît ce qu'il fut alors et
ce qu'il ne devait cesser d'être, un grand serviteur
de l'Eglise et un loyal ami de la France. Beaucoup
lui refusèrent ce dernier titre, parmi les adversaires
de la politique de Léon XIII, et, lorsqu'il quitta
Paris, à l'occasion de sa nomination au cardinalat,
vers la fin de 1896, il emporta la rancune durable de
ceux dont il avait refusé de servir les partis. Il le
rappelle sans amertume dans ses souvenirs, mais il
rappelle aussi que d'autres rendirent hommage à la
sincérité de ses sentiments et à la sagesse de son
action. Il est probable que l'histoire ratifiera ce juge-
ment plus équitable, lorsque le recul du temps per-
mettra d'apprécier des événements trop récents
encore pour que l'on puisse se flatter d'en mesurer
avec précision la portée exacte.
A qui voudra, en tout cas, étudier l'tiistolre religieuse
de la France dans les dernières années du xix' siècle
et l'évolution des idées qui devaient peu après aboutir
à la rupture du Concordat, les Mémoires du cardinal
Ferrata seront à peu près indispensables. Ils consti-
tuent une source claire et abondante, où l'on puisera
longtemps avec profit. — B. Cousis de Patris.
Feydeau (Georges), auteur dramatique fran-
çais, né à Paris le 8 décembre 1862, mort à Rueil le
6 juin 1921. Fils d'Ernest FeyJeau, le célèbre auteur
de Fanny, Georges Feydeau fit des études classi-
ques très complètes et, celles-ci terminées, fut en-
traîné vers le théâtre par une vocation irrésistible.
Il songe d'abord à être comédien, puis se ravise et
opte pour la carrière d'auteur dramatique. A vingt
ans, il va présenter ses premiers essais à Labiche, qui
l'encourage et lui promet une brillante réussite. Il
se fait connaître d'abord par des monologues (Aux
antipodes, le Petit Ménage, le Mouchoir, les Volon-
taires), où l'on aperçoit déjà un peu de l'observation
aiguë et de la verve qui feront plus tard le succès de
ses pièces. Même auteur dramatique connu, il conti-
nuera, d'ailleurs, d'écrire des monologues, dont quel-
ques-uns {le Juré) sont de fines satires.
En 1887, il présente à la Renaissance sa première
pièce. Tailleur pour dames, qui est reçue et rem-
porte un grand succès. Viennent ensuite: Amour et
piano. Par la fenêtre (1887), les Fiancés de Loches
(en collaboration avec Desvallières) ; la Lycéenne
(opérette avfc musique de serpette, 1888); l'Affaire
Edouard (1889); C'est une femme du monde (1890).
Tout jeune, Feydeau, que la chance favorise, est
déjà un auteur à succès. Mais ce succès ne l'em-
pêche pas de travailler à obtenir, par une observa-
tion intense, une logique serrée dans la fantaisie, une
analyse plus pénétrante des caractères qu'il n'est
d'usage jusqu'alors dans le vaudeville, toujours plus
de vie, de vérité et d'effet comique. Revêtu d'une
élégante nonchalance, mais armé d'un sens du ridi-
cule aiguisé, apte comme peu d'auteurs le furent à
apercevoir l'automatisme créé dans l'homme par ses
travers, il fait passer toute son expérience, tout son
scepticisme désabusé, toute son habileté à mouvoir
les ficelles de ses personnages, dans une dizaine de
pièces qui , depuis
leur apparition,
sont restées et
sans doute reste-
ront longtemps
classiques : Mon-
sieur chasse
(1892), l'Hôtel
du Ithre-échange,
Champignol mal-
gré lui, la Dame
de chez Maxim
(1899), le Dindon
(iSg8),unFUdla
patte (1898), Oc-
cupe-toi d'Amélie
(1908J. Tels des
personnages de
ces célèbres vau-
devilles : le réser-
viste de Champi-
gnol, la Mime Crevette de la Dame de chez Maxim
sont devenus aussi populaires et aussi représentatifs
d'une époque et d'un milieu que Monsieur Perrichon
ou BoubouTOche.
Dans la deuxième partie de sa carrière, Feydeau,
tout en restant le maître incontesté du vaudeville,
sembla évoluer vers une nouvelle manière ou, plutôt,
vers de nouvelles manières théâtrales. Il donne la
Puce à l'oreille, conçue suivant le même modèle que
ses pièces précédentes ; mais il fait avec Paul Hervieu
le pari de faire une vraie comédie et le gagne bril-
lamment avec le Bourgeon (1906), qui le montre,
comme ensuite le Circuit et La main passe (1907),
capable de traiter avec finesse et d'une main légère
de délicats problèmes psychologiques.
En même temps, il commençait sa série de pièces
en un acte, qu'on pourrait intituler c Scènes de la vie
bourgeoise » et où il réalise le tour de force d'obtenir
sans intrigues, presque sans mots d'esprit, par la
seule présentation de types pris dans la vie courante
(dans son entourage même, ont dit ses familiers)
des effets d'une gaieté irrésistible : Feu la mère
Georges Feydeau
de Madame, On purge bébé (1910), Mais n'te pro-
mène donc pas toute nue (1912), Léonie est en avance
(igi 5), H or tense adit: tj'm'enfoust (igi6), appar-
tiennent à ce genre à peu près neuf et qui fut bien la
création personnelle de Feydeau. Modeste, malgré le
succès et la réputation mondiale, il continua jus-
qu'au bout un probe et consciencieux effort.
Georges Feydeau tient une place très importante
dans le mouvement théâtral contemporain, et il il,
parmi tous les vaudevillistes qui fleurirent en telle
abondance dans le dernier quart du xix° siècle et
au début du xx', sa physionomie bien particulière.
On a pu pariois, à propos de tefles de ses œuvres,
évoquer Molière; non, certes, le Molière du Misan-
thrope ou de Tartufe, mais du moins celui du Mé-
decin malgré lut, des Fourberies de Scapin, du Bour-
geois gentilhomme et de Monsieur de Pourceaugnac.
La verve puissante qui les anime, le mouvement
qui les entraîne, la forte simplicité des moyens qui
déchaînent le rire, voilà, en effet, quelques-uns des
traits communs aux farces et aux comédies d'intri-
gue de Molière et aux vaudevilles de Feydeau. Nul
homme de théâtre, à l'époque contemporaine, n'a
possédé au même degré cette e vis comica » qui, au
témoignage des auteurs anciens, est la qualité maî-
tresse de l'auteur comique. Parfois, d'aideurs, de
l'énorme et truculente bouiïonnerie de ses charges
(caricature, non-déformation de la vie réelle), de la
prodigieuse et logique fantaisie de ses plus étranges
inventions jaillit la vérité psychologique profonde,
siffle le fouet de la satire. Georges Feydeau prendra
place dans le Temple du goût, aux pieds de Molière
et de Rabelais. — U v«ro«»«.
BUn de Stamboul (la). Essai sur le monde
turc, par Henri Mylès. — Pour qui examinait
Stamboul, « la cité proprement turque, bâtie dans
l'ancienne enceinte byzantine entre la Marmara et
la Corne d'Or >, au printemps de 1913, apparais-
saient déjà les signes de l'.rrémédiable décadence.
On connaît les cris d'angoisse et de pitié poussés
depuis tantôt vingt ans par ceux qui nourrissent en
faveur du caractère turc une sympathie particulière
et, notamment, ceux du grand ami des c désenchan-
tées ». Henry Mylès n'est, certes, pas de l'école de
Loti. Ce n'est pas avec un tempérament de roman-
cier qu'il aborde le problème de Constantinople. Ses
impressions ne sont pas seulement d'un poète,
quoique, artiste et poète, il le soit à ses heures (on le
sent à mainte description); ses vues sont aussi d'un
critique averti des diverses faces de la question otto-
mane ; on sent l'écrivain très instruit par un séjour
7o6
prolongé sur les rives Ju Bosphore, de la nature des
hommes qu'il a maniés et étudiés dans les salons
officiels, au bazar et dans la rue. Et c'est précisé-
ment la multiplicité de son information, comme la
sûreté de son jugement, qui rendentprécieuses les trop
courtes pages sur lesquelles il a déposé ses obser-
vations.
Dans les jours d'avril 1913, Stamboul, comme
en 1878, attendait le coup de grâce. Il y a quarante-
quatre ans, les musulmans, courbés par la prière ou
réfugies au plus profond de leurs demeures; appre-
naient chaque jour un nouveau progrès de l'armée
russe du général Skobeleft. Lorsqu'elle campa devant
les lignes de Tchataldja, on crut, de par le monde, à
la fin imminente de la cité turque : les prêtres em-
paquetèrent en hâte les objets du culte ; Sainte-
Sophie apparaissait déjà découroimée de son crois-
sant. Cependant, au grand désespoir des soldats
d'Alexandre II, celui-ci, de Saint-Pétersbourg,
donna le signal de l'armistice, tout comme de
Sofia, en 1913, le tsar Ferdinand de Bulgarie
dut arrêter ses troupes devant les mêmes lignes
de Tchataldja, sur les instances de l'Europe
inquiète.
Malgré tout, sauvée de l'entrée déshonorante du
Roumi, Stamboul, enigis, se sent condamnée. Vers
elle ont reflué tous les Turcs chassés de Thrace par
LAROUSSE MENSUEL
Et ce sont encore les mosquées de Soliman, d'Ach-
met, des Roses, de la Victoire, toutes flanquées de
ces minarets élancés, •clochers où la voix humaine
remolace les cloches ».
Cependant, 1913 n'aura pas, plus que 1878, vu la fin
de Stamboul; le 23 juillet, la capitale est pavoisée
pour la fête de la Constitution, mais plus encore
pour célébrer la délivrance d'Andrinople ; dans la
ville sainte, où tant de sultans reposent, les soldats
osmanlis sont rentrés triomphants l'avant-veille...
Encore sept ans, et les Grecs, à leur tour, chasseront
ces Turcs, qui viennent d'en expulser les Bulgares.
En sept ans, ces Turcs, incorrigibles dans leur in-
dolence, n'ont donc rien appris, pas même à se con-
cilier leurs rivaux ou de puissants protecteurs; les
mœurs gouvernementales restent celles de l'ancien
régime; c'est ce que H. Mylès appelle les « survi-
vances ». Les exemples qu'il en donne ne sont pas
tous édifiants; mais comment s'européaniser sans
perdre un peu de sa raison d'être et de son particu-
larisme ? L'Occidental se contredit souvent à Cons-
tantinople; il reproche tour à tour à l'Osmanli trop
de couleur locale et trop d esprit d'imitation.
Le sultan, aujourd'hui plus « protégé » que le bey
de Timis, continue-t-il à recevoir en cérémonie la
foule des diplomates accrédités — elle a singuliè-
rement diminué, — puis celle des fonctionnaires qui,
Une rue de Stamboul.
l'invasion; ils campent sur les places, au milieu des
soldats blessés qui errent lamentables, sans qu'au-
cune autorité survienne pour les recueillir : • Des
réfugié"; sont parqués dans la mosquée d'Achmet.
Sous les coupoles claires, parfaitement symétriques,
entre les énormes filières cannelées, parmi le cha-
toiement des faïences bleues et rouges, les hommes
ceinturés de couleurs vives, les femmes enroulées
dans des manteaux noirs, les enfants, chétifs, la face
bronzée. Des haillons rouges, tendus sur des cordes,
séparent les famihes les unes des autres... » Le
décor est pittoresque; il l'est toujours sur les rives
du Bosphoie, et Henry Mylès est séduit par ce pit-
toresque, qu'il traduit en images claires. Mais la réa-
lité, pour le Turc, est sombre : sa domination en
Europe agonise, et la vieille ville de bois qu'il a
construite voici cinq cents ans, et toujours conso-
lidée, se consume dans un incendie chronique.
«Yanngenvar! Yanngen var!» (11 y a le feu!) Le
cri sauvage ret' ntit et se répercute en échos loin-
tains, puis plus proches, puis de nouveau lointains,
à peine perceptible dans le silence de la nuit. Depuis
la révolution jeune-turque en 1908, les surfaces brûlées
couvrent des kilomètres!... « Le Stamboul de P. Loti
brûle comme un très vieux décor. » Pourtant, les
édi..ccs demeurent et continuent d'émerveider par
leurs formes gracieuses et particulières : ce n'est pas
seulement Sainte-aophie si souvent décrite, mais la
petite Saime-Sophie, qui, plus heureuse que sa
grande sœur, a conservé ses mosaïques « souplts
comme des peintures, naïves et raftinées à la fois,
représentant les Noces de Cana, la Fuite en Egypte,
la Vierge trts gracieuse faisant ses premiers pas, le
Jugement de Salomon, le Massacre des innocents...».
conduits par le cheik-ul-Islam touchent de leurs
mains le tapis aux arabesques fines, puis leur
bouche, puis leur front, « comme s'ds voulaient ra-
masser la poussière aux pieds du sultan et en cou-
vrir leur visage » ?
Ce n'était pas un poste d'observation médiocre que
Constantinople dans l'hiver qui précéda la Grande
Guerre. Sur les rives argentées du Bosphore, le feu
couvait sous la cendre, comme il couvait à Vienne,
à Berlin, ailleurs. Malgré le jeûne du Ramadan,
Talaat-bey vidait une coupe de Champagne en l'hon-
neur de l'inaltérable am.tié franco-turque, un soir
qu'un aviateur français, Dancourt, atteignait la Mar-
mara, venant en droiture de Paris, et Enver conver-
sait le plus amicalement du monde avec nos diplo-
mates, qu'il s'agissait d endormir. Mais point n'était
besoin d un grand flair aiplomatique pour apercevoir
le jeu turc, à un moment où les officiers allemands
se multipliaient dans la capitale et sur les rives du
détroit.
D'autres ont raconté ces derniers mois de paix à
Constantinople, du point de vue politique. H. Mylès
se berne à marquer ses souvenirs de quelques anec-
dotes assez symptomatiques : un soir de juin, éclate
tout à coup un mouvement gallophobe, qui se tra-
duit par l'arrachage des plaques indicatrices qui, au
coin des rues, portent, au-dessous de l'appellation
turque, la traduction française. En veut-on spécia-
lement à la France, ou plutôt à sa clientèle chré-
tienne, aux Arméniens, aux Grecs, qui depuis la paix
de Bucaiest semblent espérer, même à Constanti-
nople, de meilleures destinées î
Sur la colline de Galata, en un lieu où jadis un
vieillard cultivait les roses, s'élève, aepuis 1867, le
N' 180. Février 1922.
lycée impérial de Galata Séraï, que le sultan Abd ul-
Aziz, à son retour de Paris, consacra à la culture
française. Depuis un demi-siècle, cet établissement,
quoique fréquenté par une majorité musulmane, a
conservé un enseignement où la place du français est
considérable. H. Mylès, qui l'a visité en 1919, qui
a pu interroger les élèves et les entendre lui répon-
dre dans le français le plus pur, nous apprend que,
le matin, l'enseignement y est exclusivement donné
en français et que les matières enseignées dans cette
langue sont l'histoire, la géographie, les sciences
mathématiques et physiques, la littérature française
et l'histoire naturelle; seule, l'histoire de l'islam,
les littératures persanes et arabes, mères de la lit-
térature nationale, sont enseignées en turc dans
l'après-midi.
Or ce lycée n'a pas cessé son instruction pendant
la guerre. Son directeur, Salih Arif-bey s'enorgueillit
de compter aujourd'hui parmi ses élèves Mehmed
Abid-efiendi, fils du sultan Abd ul-Hainid ; Cheraf-
fedin-eÉfcndi, petit -fils du sultan Aziz; Ihsan, fils
de Kiamil-bey, et de nombreux enfants des ministres
et des hauts fonctionnaires; il résista à toutes les
pressions allemandes, à la concurrence d'un lycée
allemand créé dans Stamboul et patronné ouverte-
tement par Enver et tout le gouvernement; les
classes de français continuèrent comme par le passé.
Les vieux professeurs français, Blanchong, Dubois,
qui enseignent à Galata depuis plus de trente ans,
demeurèrent sans être inquiétés, ainsi que ceux que
ne rappela pas l'ordre de mobilisation. Cur.euse ano-
malie, bien caractéristique de ce curieux pays, qui,
of jciellement en guerre avec la France, laisse sub-
sister dans sa capitale un établissement universi-
taire plus d'à moitié français ! En igr?, le ministre
de l'instruction publique, Chukri-bey, vint célébrer le
49^ anniversaire de la fondation du sultan Abd ul-
Aziz et ne craienit pas de déclarer devant les élèves
assemblés : « Nous devons être reconnaissants à la
France, qui nous a donné ce foyer de lumière. » Dé-
claration méritoire, certes, à pareille date, et qui per-
met d'accepier celle que prononça, au lendemain de
l'armistice, le ministre qui avait succédé à Chukri-
bey : «Voilà le symbole de nos idées », en montrant
le Tougra du sultan Mehemed VI entouré de dra-
peaux français.
Galata Serai n'est pas seul à propager la culture
française à Constantinople; H. Mylès rappelle avec
juitice l'oeuvre considérable accomplie par le collège
des Frères des écoles chrétiennes, situé près de la
pointe de Fanaraki, sur l'emplacement de l'antique
village de Chalcédoine, dans le site le plus délicieux,
dominé par le drapeau français; les bâtiments en
sont si vastes et si modernes que les pensionnaires
ont, dans les grandes divisions, des chambres indivi-
duelles et que des salles de douches sont plus nom-
breuses et plus fréquentées que dans bien des col-
lèges de France.
Et c'est, à côté de la maison des Frères, celle des
Lazaristes, celle des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul
et de Notre-Dame de Sion, qui attirent filles et gar-
çons des vieilles familles musulmanes, au si bien que
les Arméniens et les Grecs. A l'ombre du drapeau
français, les races rivales apprennent à se compren-
dre et à se supporter.
Le 6 août 1914, le Saghalien a emmené un trop
grand nombre de ces Français qui maintenaient sur le
Bosphore l'influence française, à l'heure même où
cette lutte d'influence se montrait là-bas plus diffi-
cile, mais plus nécessaire. A vrai dire, malgré les
protestations de bon vouloir, il apparaissait à tous
que la Sublime-Porte avait déjà pris parti dans la
terrible lutte qui s'engageait; l'entrée dans les dé-
troits des navires allemands le Gœben et le Breslau
au moment où le Saghalien était, sous divers pré-
textes, retenu au milieu de la Marmara, suffit à
fixer le sentiment des Français présents; ils atten-
daient avec impatience l'arrivée de l'escadre fran-
çaise. Ce fut en vain.
Cinq ans ont passé, au cours desquels Stamboul a
achevé de mourir. C'en est fait aujourd'hui des vieux
usages, comme des vieux quartiers de bois : « Autant
dire qu'il ne reste rien de Stamboul, hormis le Séraï,
le Bazar, les grandes mosquées » ; la femme turque
s'est définitivement émancipée ; le voile épais qui la
couvrait jadis, et qui s'était peu à peu éclairci, est
maintenant franchement relevé; défense est faite
aux sergents de ville de le faire baisser. Doit-on
voir dans ce voile relevé le symbole d'un réveil de
la vieille Turquie, ou seulement un nouveau pas vers
l'euroj)éanisation occidentale, et doit-on se réjouir
de cette dernière supposition, évidemment la vraie ?
Les artistes s'en lamentent ; les politiques hési'ent,
car ils craignent que l'occidentalisme nerveux et
atlairé ne terrassele'rurc,au plusgrand profit deri vaux
qui ne le valent pas. « Parmi tous ces éléments
(Grec, Arménien, Persan,Juif), le Turc est évidemment
le plus sympathique, écrit H. Mylès. Homme du
peuple, il est droit, honnête, fidèle à la parole
donnée (ses dirigeants ne semblent pas avoir cette
qualité), sobre, patient, essentiellement docile à ses
chefs. Brave, robuste, d'une grande résistance phy-
sique à la douleur, il est remarquable par sa tête
haute et étroite, par ses mamelles saillantes et
«• 180. Février 1922.
presque féminines, par la finesse de ses attaches et
les justes proportions de son virage. Mais il est non-
chalant, négligent, sans intelligence profonde, rou-
tinier, presque moutonnier.... Ses velléités de chan-
gement et de progrès furent trop superficielles et
trop tardives, et, comme l'istami me a créé un mur
entre le conquérant et le conquis, une révolution
complète ne peut apporter qu'anarchie et démem-
brement L'arbre a poussé très haut, mais il n'a
pris que de faibles racines dans la terre. L'orage a
déjà cassé les branches. Le tronc aura-t-il encore
assez de sève pour végéter ? • — Pierre Ru».
Ololre (la), pièce en trois actes, en vers, de
Maurice Rostand, représentée pour la première fois
au théâtre Sarah-Bernhardt le i8 octobre 1921.
L'action fe passe en Angleterre, en 1820. Wisbum
fut un peintre de génie, honneur de l'art anglais,
admiration de l'univers. Ce soir-là, il reçoit, dans sa
petite résiJence des environs de Londres, le prince
de Galles, venu pour voir ses dernières to.les et lui
apporter ses félicitations. On entend dans le lointain
la musique d'un orchesl re et le murmure de la foule
des inv.tés. La scène représente l'atelier désert du
peintre. Son fils, Clarence Wisbum, s'y est retiré pour
être seul et se livrer à ses amères réflexions. A peine
a-t-il un sourire pour sa fiancée, la jeune Radiana,
qui vient le chercher. Il veut être seul, crispé, maus-
sade, car il souffre. De quoi ? D'avoir pour père un
homme de génie et de n'être rien par lui-même.
Quand le prince de Galles, accompagné du pemtre,
entre pour visiter l'atelier, il reçoit Son Altesse avec
des paroles rudes et peu protocolaires. Après le dé-
part de l'illustre visiteur, le père revient demander
au jeune Lomme l'explication de cette sortie. Cla-
rence dit sa douleur, une sensation de néant. Il gémit
d'être un médiocre à lombre d'un colosse. Oh ! ce
n'est pas de l'envie ni de la jalousie : un tel senti-
ment serait bas et vil.
Ce sent ment mesquin me serait impossible...
Quand Phaéton, pensif, imprudent, insensible,
bent naître en son orgueil un désespoir vermeil
Et monte chez son père éclatant, le Soleil,
Lui demander son cbar aân de le conduire,
Est-il jaloux du iour qu'il voudrait reproduire ?
Non ; mais il sent en lui, comme un grand cri d'amour.
Le devoir, lui au si, de peser sur le jour !
II sent comme une force ardente et coutumière,
L'ordre d'être à son tour le dieu de la lumière.
Père, comme ce dieu, ménagez mon émoi ;
Je veux cofiduire un peu le char. Prètez-le-moi.
Le père, surpris, tâche de raisonner et d'apaiser ce
jeune orgueil :
Comprends donc ! c'est qu'en étant mon fils,
11 faut être plus grand que je n'étais jadis ;
D'aucun défaut jamais on ne te fera grâce :
Tu ne m'égaleras que si tu me dépasses.
L'enfant insste; il réclame sa part de génie comme
une part d'héritage, de patrimoine. Le nom n'est pas
à un feul, mais à toute la famille. La royauté est
héréditaire, le génie devrait l'être. Quant à lui, il
s'essaye à fixer sur la toile, le papier, le rêves de son
esprit inquiet. Il a fait un pastel. Le père ne veut pas
prendre sur lui de le juger. Il le montre à quelques
élèves, dont il sollicite l'avis, sans nommer l'auteur.
Ceux-ci sont unanimes : le pastel est médiocre et
sans intérêt. Clarence se sent condamné, et sa plainte
s'exhale, dans tme des scènes les mieux venues.
CLARENCE
...J'accepte la sentence.
WISBURH {s*excusant douloureusement)
C'est toi qui l'as voulu.
CLAREHCC
Ce que ces gens ont dit.
Père, répondez-moi, vous le pensiez aussi ?
Ce fut, dans leurs propos, votre âme tout entière ?...
C'est bien...
WISBURH
Mais tu pâlis...
CLARENCE
Rien qu'un instant, mon père :
Je ne suis pas encor maître de ma pâleur ;
Cela viendra, puisque vos mots étaient les leurs ;
A ce poison il faut que mon cœur s'habitue.
De peur que peu à peu son âcreté me tue !
Oui, courage I Le mot sonne à mon cœur vivant.
0>urage ! c'est un mot qu'il faut dire souvent.
Et que vous me direz chaque jour davantaTe,
Père, car ce qu'il faut avoir, c'est du courage !
Le courage qu'il faut, gr.in-.l homme que voilà,
Pour être votre fils et n'être que cela 1
LAROUSSE MENSUEL
Que fut ton ÛIs, Shakespeare ?... Un nom, pas davantage.
Sur une tombe, au bord d'un caveau de village !...
Mon père, le génie, au fond, n'est-il qu'un crime ?
Puisqu'on verra toujours, dans l'ombre qu'il poursuit.
Comme des astres vains d'une inutile nuit.
Tourner dans un azur négljot nt et funèbre
Nos prénoms oubliés près de vos noms célèbres ?
Le destin...
CLARENCE
Je le hais, ce dieu q'iî me fascine !
Qu'est-ce que f t ton fils. Racine ? Louis Racine...
Et toi, Crotnw.'U ? Un fou... Toi, Sophocle ? Un clément.
Toi, César ? Un nuage .. Et toi, toi le plus grand.
Toi qui fis de ton peuple une armée indicible,
Dont une raatn te tient quand l'autre tient la Bible,
Toi qui pcu'las le monde avec avidité
De tant d'ùtres créés par ta simple beauté,
De tant d'am.ints, de tant de dieux et de couronnes.
Que tu pris à la lois Elseueur et Vérone,
Cré;)teur infini dont 1; mnode se sent
L'héritier dans son rftve autant que dans son sang,
Clarence I
WISBURH
CLARENCB
Un crime, cette, et le plus effarant !
Qu'avez-vous donc commis, grands hommes, nos parents.
Pour qu'après vous toujours nous traînions en silence
Ces blessures qui sont des reproches immenses !
Père, qu'avez-vous fait d'égoïste et de dur ;
Quel manque de douceur, de justice, d'azur
Au fond de tout chef-d'œuvre est-il comme une pieuvre !
Quel malheur y a-t-il au fond de tout chef-d'œuvre
Pour qu'à travers le temps, tous nous donnant la main,
O fils trop inconnus des jours sans lendemain,
Nous soyons à jamais voués au crépuscule.
Tous ces Césarions et tous ces Augustules !
Le fils, resté seul, Jette un regard triste sur les
toiles paternelles qui décorent l'atelier et qui l'en-
tourent. L'une d'elles représente une grande figure
allégorique, une femme laurée d'or et drapée de
pourpre. C'est la Gloire. Dans une hallucination,
Clarence voit le tableau s'illuminer et s'animer: la
Gloire est là devant lui, vivante et maternelle. Elle
lui parle, elle le console, elle Texl.orte, elle lui
ordonne d'aller vivre seul dans un atelier, en tête à
tête avec sa propre inspiration, et de travailler avec
un ferme espoir.
Au deuxième acte, nous voici, deux ans après,
dans Tatelier que Clarence s'est choisi à Londres. Il
tâche de s'étourdir et reçoit bruyamment quelques
arais, dont le fameux dandy Brummel, et quelques
femmes. Il se sent de plus en plus troublé et malade.
Il parle des œuvres qu'il a faites, que personne, pas
même sa fiancée, n'a vues ; il ne les montrera qu'à
son père, si celui-ci consent à venir et à répondre à
son appel, II l'attend. Un incident vient l'attrister;
une grande dame se présente chez lui, une étrangère,
une Française : M"»^ Récamier vient lui comman.ler
son portrait. E^le apporte 1 honunage de son admi-
ration au peintre qui porte un nom si illustre. Le
fils s'aperçoit qu'elle a fait erreur ; elle a cru vemr
trouver le père, et elle n'a rencontré que le lils !
La Gloire lui apparaît encore pour consoler et
adoucir son désespoir.
LA GLOIRZ
Je suis là... Sur ton front pâle
Mon souffle n'est pas étranger.
Je suis trouble comme une opale
Et secrète comme un danger.
Ton enfance, sous mes auspices,
N'eut que mon cœur comme souci.
Et je porte deux précipices
Sous la ligne de mes sourcils.
A toutes les heures immenses
J'apparais dans une vapeur...
Ma prière, c'est le Sil nce.
Et mon prêtre, c'est la Douleur.
Elle s'excuse de lui avoir fait des promesses que
la réalité n'a pas tenues.
CLARENCE
Jadis, tu m'ordonnas de vivre.
Jadis, tu me promis un jour
De luire sur ma jeunesse ivre
De tout le feu de ton amour '
LA GLOIRE
Sous cet unique diadème.
Lourd à mes tempes comme un faix.
Mon regard ne croit pas lui-même
Aux serments que ma lèvre fait l
CLARENCE
Tu mentais donc ?
LA GLOIRE .
Tout m'y condamne !
A chaque heure je dois mentir...
C'est sur mes mensonges profanes,
Que je prépare l'avenir.
Enfin, voici le père. Clarence va lui montrer le
résultat de son travail. Il tire une tapisserie, et l'on
voit une demi-douzaine de toiles dont le jeune
peintre explique avec fièvre les sujets variés. Hélas I
toutes les toiles sont blanches et vierges ; il n'y a
pas touché ; les tableaux n'existent que dans son
imagination. Le désespoir l'a rendu fou.
Le tro.s.ème acte se passe dans le même atelier.
Clarence, depuis des mois, a fait une grave maladie
dont il relève à peine. Pendant que son hls était alité,
le père a ramassé son pinceau défaillant, et il a
rempli toutes les toiles blancl-es. L'amour paternel
le fait se' surpasser, et tous ses tableaux sont les
chefs-d'œuvre des chefs-d'œuvre. Par une douce
pitié qu'avait déjà connue Cyrano, il fait croire à
son fils que c'est lui l'auteur de tous ces tableaux qui
font déjà grand bruit ; le monde artiste en est pro-
fo;idément ému. Le prince de Galles vient apporter
au jeune peintre une de ses plus hautes décorations,
et il donne l'ordre que toutes ces toiles admirables
soient portées à la National Gallery. Clarence est
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d'abord émerveillé de son succès, mais n ne se rap-
pelle r.en. La lumière peu à peu s'infiltre dans son
cerveau allaibli ; il lui faut une preuve qu'il a bien
fait ces toiles ; son père et un vieux domcstinue lui
prêtent le serment qu'il exige, mais sa petite fiancée
n'a pas le courage de ce pieux mensonge. Clarence
découvre l'atroce vérité et, dans une troisième appa-
rition, la Gloire vient saluer son agonie :
Dors, enfant radieux.
Dans le linceul de pourpre où je berce les dieux.
Cet ouvrage est pleind'iin lyrisme chaud et ardent,
d'une sincérité brûiante comme une page d'auiobio-
grapbie. Il a fallu éprouver ces angoisses pour les
exprimer avec une si profonde émotion. Alexandre
Dumas père n'a jamais gêné de sa gloire Alexandre
L)umas fils. Les fils des grands hommes ne sont
pas fatalement maudits. Certes, et Lafontaine l'avait
déjà dit :
Aucun chemin de fleurs ne conduit à la Gloire.
Le sujet n'était pas neuf, mais il a été fortement
renouvelé par l'afflux de la sensibilité personnelle.
Le thème était d'autant plus diflicile que l'etlort
impuissant n est pas, en général, un bon sujet poiu: le
théâtre. Le jeune auteur a triomphé ; il a su nous
intéresser et nous émouvoir. Il lui reste à s'assimiler
plus complètement les secrets du métier scénique et
à aplanir les inégalités de son style, qui nous secoue
en nous faisant retomber de temps en temps des
plus belles a titudes aux platitudes prosaïques. Les
vers définiti set bien frappés abondent. Il est certain
que, où le père a passé, pourra passer l'enfant, plus
heureux que l'Aiglon. — Léo Claretie.
Les principaux rôles ont été crées par : M"«* Sarah-
Bemhardt (la Gloire) ; Paulette Pax ^^f•" Récamier) ; Vattier
(Radiana); et MM. Grétillat (Wisburn) ; Voanel (Clarence
Wisburn) ; Decoeur (le prince de Galles) ; Herel (Brummel).
bémoculture n. f. (du gr. haima, sang, et de
culture). Piocédé de diagnostic employé dans les
septicémies et qui consiste à rechercl.er uans le sang
les microbes qui s'y peuvent trouver en provoquant
la cul ure de ce sang sur un milieu app-oprié.
— Encycl. Les septicémies sont caractéris es par
la présence de microbes dans le sang. C'eft l'infection
générale de l'organisme, dont les différents signes ap-
préciables ne sont guère que des localisations ou des
manifestations part.culières. Savoir quel est le mi-
crobe contenudanslesang, c'est tioncconnaître la caufe
de l'infection et, par conséquent, pouvoir agir théra-
pentiquement en connaissance de cause. Certaines
réactions de laboratoire, comme la rechercl.e de 1 ag-
glutination, permettent de découvrir la na'ure de cet
agent microbien causal. Mais la plus générale d'entre
elles est certainement l'hémoculture, qui met en fré-
sence du microbe lui-même lorsque, du moins, elle
est « positive •. Il est indispensable, pour avoir un
résultat précis et sûr, de rechercher ce microbe dans
le sang lui-même et non sur un point où une mani-
festation de l'infection existe : c La découverte d un
microbe pathogène en tel ou tel point de l'organisme
ne prouve nullement que ce microbe soit la cause
de l'allection dont sotiSre le malade, puisque des
individus sains peuvent être porteurs, par exemple,
de bacilles diphtériques dans la gorge, de pneumo-
coques dans la salive, de bacilles typhiques dans les
selles ». (Agasse-Lafont.) Si le microbe est dans le
sang, nous sommes, au contraire, certains, toutes
précautions pri- es, qu'il est la cause de l'infection.
Ces préc-iutions portent surtout rur la récolte du
sang que l'on va ainsi faire « cultiver >.
Tout d'abord, il est recommandé de prélever ce
sang sur le malade au moment où la fièvre, réaction
infectieuse, est à son maximum, c'est-à-dire, dans la
plupart des cas, au moment du maximum vespéral.
Ce sang sera recueilli directement dans la ve.ne du
malaJe. Tout autre moyen serait susceptible d être
entaché d'errei^s. La ve.ne choisie est, en général,
chez l'adulte, la plus saillante des veines du pli du
coude ; à son défaut, on en choisirait une autre, fa-
cilement accessible. Chez l'entant, les veines du coude
étant trop petites et insuffisanament saillantes, on
choisit une veine de la tempe ou du crâne.
Cette prise de sang se fait par la méthode habi-
tuelle, c'est-à-dire au moyen d'une «eringue munie
d'une aiguille longue et que l'on fait pénétrer dans
la veine choisie. En tirant le piston de l'instrument,
on remplit celui-ci du sang que l'on veut examiner.
Mais le prélèvement destmé à l'hémoculture présente
quelques particularités, qui valent d'être mises en
évidence.
Tout d'abord, la quantité de sang soustraite au
malade doit être d'une certaine importance, soit lo à
20 centimètres cubes au minimum. En effet, les
microbe? sont toujours dans le sang en proportion
médiocre, et il faut être assuré de ne pas avoir pré-
levé une quantité de sang assez petite pour qu'on n'y
trouve aucun germe.
D'autre part, l'asepsie qui préside toujours à une
ponction veineuse doit être ici poussée très loin. Il
faut être certain que l'on ne risquera pas d'ense-
mencer, en même temps que le sang, des microbes
provenant de la peau du malade, de la seringue ou
de 1 aiguille. Ces dernières auront été stérilisées sot-
7o8
gneusement au four Pasteur ou à l'autoclave à lao^C.
pendant 20 minutes au moins. La peau sera asepti-
sée à la teinture d'iode, et le médecin, d'une façon
générale, observera toutes les plus minutieuses pré-
cautions d'asepsie.
Voici donc la seringue pleine du sang que l'on a
prélevé. Sur quel milieu de culture va-t-on le dépo-
ser ? Faisant abstraction du cas fréquent où le méde-
cin traitant aura pris le sang pour l'envoyer à
un laboratoire et où ce sang aura été recueilli dans
un flacon stérile contenant quelques perles de verre
non moins stériles, afin d'éviter la coagulation pen-
dant le transport, admettons que le sang a été pré-
levé au laboratoire même ou, du moins, qu'il y est
parvenu.
Deux hypothèses peuvent se piésenter : ou bien
on ne sait en aucune façon à quelle infection on a
affaire, ou bien on soupçonne telle infection ou telle
catégorie d'infections, d'après les symptômes clini-
ques constatés.
Dans la première hypothèse, il est clair qu'il faut
choisir un milieu de culture où tous les microbes
puissent se développer. L'eau peptonée et le bouillon
ordinaire sont à peu près dans ce cas ; — à peu près
seulement, car il est un certain nombre de germes,
comme le méningocoque, qui n'y poussent pas. Il
sera donc préférable encore de choisir le bouillon
additionné de liquide d'ascite et de blanc d'oeuf à la
soude. Il faut prendre une quantité très notable de
ce milieu général, afin d'éviter que les substances
élaborées par le sang lui-même en présence de l'in-
fection ne soient assez concentrées pour empêcher à
elles seules la culture. C'est donc dans un ballon
contenant 250 à 500 centimètres cubes de bouillon
que, toujours avec toutes les précautions destinées
à empêcher une infection étrangère (microbes de
l'air, par exemple), on fera passer le sang contenu
dans la seringue.
On met alors le bouillon à l'étuve à 370 C. (tem-
pérature normale du corps humain), et on l'y laisse
vingt-quatre heures ; après quoi, on examine le bal-
lon, pour savoir si un microbe a poussé dans ce
milieu particulièrement favorable. Si oui, le bouillon,
auparavant clair, s'est troublé. Si le bouillon est
resté clair, ou peut soupçonner que la culture est
négative, mais on n'en est pas absolument sûr. Il
peut y avoir là, en efiet , trop peu de microbes pour
troubler le milieu de façon immédiatement appré-
ciable; il peut y avoir aussi retard de la culture. En
pareil cas, il est recommandé de remettre le bouillon
à l'étuve, ou de faire un repiquage sur un milieu
nouveau. Ce n'est guère qu'après dix jours d'essais
infructueux que l'on est en droit d'affirmer que la
culture est négative.
Admettons la culture positive. Il reste à distin-
guer quel est le microbe qui a ainsi poussé dans le
bouillon. Un premier prélèvement permet de porter
ce microbe sous l'objectif du microscope. Le plus
souvent, on aura ainsi des renseignements assez pré-
cis, portant sur l'aspect du microbe, la façon dont il
réas;it aux essais de coloration, sa mobilité, etc. Cela
suffit sinon pour diagnostiquer exactement sa nature,
au moins pour le classer dans une catégorie plus ou
moins étroite, où il sera plus facile de serrer le dia-
gnostic par des cultures ultérieures.
Nous nous trouvons alors dans le même cas que
supposait la seconde hypothèse émise plus haut :
nous soupçonnons une infection particulière. Il nous
reste à choisir, pour être certains de la détermination
finale, un milieu de culture sur lequel il pousse de
façon particulièrement aisée. Nous ne pouvons pas-
ser en revue tous ceux qui conviennent dans chaque
cas spécial. Nous signalerons seulement que, lorsque
l'on soupçonne la fièvre typhoïde (c'est un des cas
où l'hémoculture est surtout mise à profit pour s'as-
surer de la réalité du diagnostic porté), le milieu de
culture qui convient le mieux au groupe des bacilles
typhiqueset paratyphiques est la bile de boeuf, addi-
tionnée, ou non, d'autres substances. D'autres com-
plications de la méthode permettront ensuite de dis-
tinguer les bacilles typhiques des paratyphiques, qui
leur sont très voisins. Dans la fièvre typhoïde —
puisque c'est l'exemple choisi — l'hémoculture a le
très grand avantage de pouvoir être consultée dès
les premiers jours de la maladie, c'est-à-dire à un
moment où la séro-agglutination , qui y est si sou-
vent aussi mise à profit, ne donne aucun résultat.
Par contre, les renseignements donnés par l'hémocul-
ture dans cette maladie diminuent au fur et à
mesure que l'infection évolue.
L'hémoculture, de plus eu plus employée en mé-
decine, est un des moyens de diagnostic les plus
précieux que nous ayons à notre disposition à l'heure
actuelle. — D' Henri Bouquet.
Humbert (Georges-Louis), général français,
né à Gazeran (Seine-et-Oise) le 8 avril 1862, mort à
Strasbourg le 9 novembre 1921.
Vrai self made man, Humbert débuta modeste-
ment dans la carrière comme enfant de troupe,
s'engagea à dix-huit ans et, tout en gagnant ses
galons de sergent-major, prépara l'Ecole militaire
de Saint-Cyr, où il entra en 1881 et d'où il sortit
deux ans après sous-lieutenant. Lieutenant en i88j.
;il Humbert. Phot. Manuel.)
LAROUSSE MENSUEL
il fait la campagne du Tonkin, s'y distingue, est
capitaine à vingt-sept ans (rSSg), chef de bataillon
à trente-trois ans (1895), et, après avoir combattu
à Madagascar, passe rapidement lieutenant-colonel
(1902) et colonel (1907). Brigadier en 1912, il est
envoyé à Casablanca et prend part à la pacification du
Maroc. Dans ses diverses campagnes, il s'est acquis
la réputation d'un chef hardi et doué d'initiative.
Aux premières heures de la Grande Guerre, il
prend le commandement de la fameuse division ma-
rocaine, hâtivement rappelée alors sur le front occi-
dental. Elle combat sur la Meuse, puis reflue vers
la Marne et contribue à foimer la g* armée,
confiée au général Foch. L'ardeur, l'audace et l'éner-
gie de Humbert, le « mordant • qu'il sait donner
à ses troupes,
ont alors leur
grande part dans
les succès rem-
portés par la 9°
armée.
Celle-ci aconnu
des heures cri-
tiques (cf. FocH,
Larousse Mensuel
de juin 1921). Elle
tient grâce à la
ténacité de son
chef et de ses
lieutenants, dont
un des meilleurs
est Humbert. A
lui d'exécuter la
belle manœuvre
conçue alors par
Foch et, passant
de la gauche à la
droite de la ligne
française, de re-
prendre la posi-
tionsi importante
du château de Mondement, enlevée par les Allemands
le 8. Deux assauts échouent, le troisième réussit. La
victoire de Mondement a permis la victoire des ma-
rais de Saint-Gond (cf. Foch). Foch a trouvé un
exécutant digne de lui.
Peu après, Humbert, promu général de divison,
est appelé au commandement du 32' corps, qui,
formé de la 38» et de la 42* division, fut en hâte en-
voyé en Flandre, au moment où les massives atta-
ques allemandes, de l'embouchure de l'Yser à Ypres,
obligèrent les alliés à consolider leur front. Il arriva
au mome:it le plus critique de la bataille : les Belges,
battus à Ramscapelle, se repliaient, Humbert, chargé
par le commandant de l'armée des FlanJres, le géné-
ral d'Urbal, de reprendre l'ofiensive, lance sur Rams-
capelle la vaillante 42* division, qui, grâce à l'héroïsme
de son commandant, Grossetti, et au précieux con-
cours que lui apportent plusieurs formations belges
(5°. 6'. 7'. et I4« de ligne), reprend le village.
Les jours suivants, « il immobilise par de durs com-
bats, dans la région de Woumen-Clerkem », une par-
tie de l'armée allemande qui s'est lancée à l'assaut
d'Ypres. Et, lorsque la première ruée allemande est
arrêtée, le corps Humbert, qui forme la gauche du
dispositif français, reprend l'offensive pour quelques
jours (6-8 novembre), jusqu'au moment où il oppose
à une nouvelle attaque une nouvelle et victorieuse
résistance.
Bien qu'à lire le récit détaillé des batailles de
Flandre, la personnalité du commandant du 32" corps
semble un peu éclipsée par celle de son chef, d'Ur-
bal, et celle de son subordonné, Grossetti, cepen-
dant, la belle tenue de ses unités sur l'Yser le
désigna pour de nouveaux et rapides avancements.
Après s'être battu en Argonne, il est placé (mars 1915)
à la tête du D. A. L. (détachement de l'armée de
Lorraine) et remplace peu après le général Sarrail,
relevé de son commandement en juillet 1915, à la
tête de la 3° armée. Il dirige pendant plus d'un an
les durs combats d'Argonne.
Au début de 1917, son armée participe à l'avance
des troupes françaises vers la ligne Hindenburg et à
l'ofiensive d'avril.
C'eît au cours du printemps et de l'été de igtS
que Humbert a l'occasion de jouer un rôle de tout
premier plan et d'apparaître au pays comme l'un de
ses grands chefs.
En vertu d'accords conclus entre les états-majors
français et britannique, la 3" armée devait étayer la
droite anglaise, si elle fléchissait devant l'ofiensive
allemande prévue pour cette époque. L'oSensive se
produit, si foudroyante qu'elle déroute les prévi-
sions et que (21 mars) la gauche anglaise, rompue,
se replie en hâte, découvrant la route de Paris. C'est
à Humbert qu'il est dévolu de la fermer. Tâche glo-
rieuse et terrible, mais qui n'est pas apparue comme
au-dessus de ses forces.
Par une anticipation sur l'unité de commande-
ment qui va bientôt être réalisée, le général Pétain
et le maréchal Haig ont décidé que le commandant
de la 3* armée prendrait, le 23, à midi, le comman-
dement de toutes les troupes alliées engagées entre
Barisis et le canal Crozat.
«• 180. FévUw 1922.
Plusieurs divisions ou corps appartenant à d'autres
unités françaises ,et britanniques viennent renforcer
son armée. Utilisant au mieux ces forces, d ailleurs
bien inégales à celles de son adversaire, von Hutier,
et après avoir donné à ses troupes l'ordre de « tenir
à tout prix », il lance des contre-attaques qui ralen-
tissent le progrès des troupes allemandes dans la
trouée de Montdidier et siu: la route de Paris. Cepen-
dant, il ne peut enrayer l'avance allemande, qui,
dans la journée du 24, disloquant totalement la
gauche anglaise et ouvrant un nouveau trou entre
les deux armées alliées, se poursuit. Le 24 et le 25
sont pour le commandant de la 3" armée, toujours
calme d'ailleurs et maître de soi aux moments les
plus sombres, des journées tragiques. Sa droite doit
évacuer Noyon et les bonnes positions qui couvraient
cette ville. A sa gauche, prête à se replier sur ses
bases maritimes, l'armée britannique s'éloigne à
chaque moment davantage. Il doit « étirer ses trou-
pes sur un front énorme » et d'autant les amincir.
Le 25, au soir, Humbert lance à ses troupes l'appel
suprême : « Vous défendez le cœur de la France. »
Elles l'entendent : chefs et soldats rivalisent d'abné-
gation et d esprit d'initiative et, le 26, la résistance
se coordonne. Tandis qu'à Doullens l'unité de com-
mandement est établie, l'état-major français consti-
tue le groupe d'armées Fayolle, dont la 3' armée
fait partie. Les progrès de l'ennemi deviennent plus
lents : il prend Montdidier, mais est arrêté au S. de
Noyon. Le 27, l'armée de von Hutier a, sur celte
partie du front, atteint son point extrême. Par son
énergie, par son ardeur, souvent par son interven-
tion personnelle et directe aup.-ès des unités, par ses
proclamations aux soldats, Humbert a joué un rôle
capital dans la belle défensive qui a fermé aux Alle-
mands la route de Paris.
Les jours suivants, Humbert profite de la supé-
riorité momentanée que lui assurent la solidité de ses
positions à sa gauche et le saillant que forme la
ligne allemande vers Montdidier pour attaquer à son
tour. Il lance ses troupes à l'assaut d'Orvillers et de
Boulogne-la-Grasse, où il remporte des succès, pas-
sagers sans doute (les Allemands reprenant bientôt
ces positions), mais dont l'eflet stratégique et moral
est considérable : elles dégagent l'armée Debeney,
alors menacée, et surprennent l'ennemi, qui ne s'at-
tendait pas à être lui-même attaqué. Comme tel, cet
essai de contre-offensive est une des plus heureuses
initiatives qu'ait prises un de nos grands chefs. Il
prescrit ensuite à ses troupes une t défensive agres-
sive » et, le 30 et le 31, contient une dernière attaque
des Allemands. Pour quelques semaines, la grande
poussée dévie vers le Nord-Ouest, puis vers l'Est,
laissant le front de la 3» armée dans ime relative
tranquillité.
Mais, le 9 juin, les armées allemandes, qui cher-
chent à réunir les a poches » creusées successive-
ment dans le front français et à s'ouvrir la route de
Paris, attaquent de nouveau sur tout le front de la
3" année, de Montdidier au bois de Carlepont (est
de Noyon). Humbert, prévoyant, mais depuis quel-
ques jours seulement, cette attaque, a commencé
d'organiser son front suivant une méthode nouvelle
qui, alors expérimentée, sera par la suite appliquée
avec le plus grand succès : faire des premières lignes
des positions secondaires que l'on puisse évacuer
sans inconvénient et accumuler en seconde ligne
tous les moyens défensifs.
Le peu de temps dont il disposa avant l'attaque
ne permit pas à Humbert d'appliquer cette méthode
avec une rigueur et une précision parfaites. Lorsque,
le 9 au matin, les Allemands attaquèrent, ils furent
bien à peu près arrêtés aux deux ailes (est de Mont-
didier, bois de Carlepont), mais ils s'avancèrent rapi-
dement au centre, emportant le massif de Lassigny,
parvenant jusqu'au Matz et à l'Aronde (affluent de
dr. de l'Oise), menaçant encore une fois Compiègne.
Mais, le 10, le repli des troupes françaises devient
plus lent et, le ii, la droite de l'ennemi est surprise
et désorganisée par une brusque et violente attaque
de flanc opérée par les divisions Mangin. Humbert
profite de sa surprise et de son désarroi pour re-
conquérir une partie de ses positions et rejeter les
Allemands sur le Matz. Encore une fois, il a fixé
l'ennemi. Les opérations du 9 au 11 juin offrent,
disent les historiens militaires, le plus grand intérêt
stratégique. Elles sont, en effet, « la répétition géné-
rale », la maquette de la grande bataille de juillet-
août suivant, dont elles présentaient déjà tous les
caractères.
Lorsque, après quelques semaines de calme, la
bataille gagne de nouveau la partie du front située
entre l'Oise et la Somme (après l'avortement de la
tentative allemande de Château-Thierry), l'armée
Humbert a de nouveau un rôle très important : elle
prend part à la contre-offensive organisée au début
d'août par le général Fayolle pour exploiter le suc-
cès de l'attaque de flanc du général Mangin.
Le 10 août, Humbert lance ses troupes, qui, d'un
bond, gagnent dans la journée 5 kilomètres et re-
prennent le massif de Lassigny, puis, du 11 au 14,
leur avance ralentie par la résistance allemande,
s'installent au Piémont et à Ribécourt. Elles s'arrê-
tent une semaine, n'ayant pour mission que d'accro-
«• 180. FéVier 1922.
cher l'ennemi, attaqué ailleurs, puis recommencent
leur poussée victorieuse vers le N.-E. I^ssigny
(22 août), Noyon (29 août) et le mont Saint-
Siméon, qui domine la ville, marquent les étapes de
cette avance. Lorsque la 3" armée est momentané-
ment retirée du front, elle a dépassé la ligne Ham-
Tergnier et se trouve eu face des positions Hin-
denburg.
Ramenée en première ligne à la fin d'octobre 1918,
la 3° armée va prendre entre les cours supérieurs de
l'Aisne et de l'Oise les positions de l'armée Mangin,
destinée à une offensive en Lorraine.
Reprenant cette marche droit vers le N.-E., qu'il a
commencée deux mois et demi auparavant, Hura-
bert, en liaison avec Debeney, atteint Vervins (5 no-
vembre), puis refoule l'ennemi dans la forêt des
Ardennes et, le 11 novembre, atteint Rocroi.
Humbert occupa quelques mois la Rhénanie;
puis, après une courte mission en Orient (avril-
juin 1919), il revint en France comme inspecteur
général. Peu après, il était désigné pour remplacer,
comme gouverneur militaire de Strasbourg, le général
Hirschauer, qui allait entrer au Parlement (22 oct.
1919). Il acquit en Alsace une grande popularité et
mourut à son poste. 11 avait été appelé au conseil
supérieur de la guerre le 30 janvier 1920.
Type de l'officier colonial, brave, aventureux, un
peu « casse-cou », d'une belle allure martiale, lan-
çant hardiment ses troupes en avant, Humbert est
apparu à mainte heure tragique comme l'un des
chefs entre les mains de qui reposa le destin de la
France. — Léon Abensour.
Karageorgevitch. (prince Bojidar). — Un
livre posthume, recueil de nouvelles, publié sous le
titre : la Vie multiple, rend à l'actualité le nom de
ce prince serbe, qui fut un Parisien célèbre et un
artiste notoire. Né à Paris en 1861, élevé en France,
mort prématurément à Paris en 1908, il était l'arrière-
petit-fils du libérateur de la Serbie, du fameux
Georges Petrovitch, surnommé Kara (le Noir),
de ce montagnard de génie dont Lamartine a
conté les exploits {Voyage en Orient), d'après les
strophes épiques d'un chant populaire du pittoresque
le plus captivant.
L'aïeul du prince Bojidar était le fils aîné de Kara-
george, dont seul le second fils, Alexandre, fut
prince régnant (1842-1858). Le roi Pierre, notre
allié, fils de cet Alexandre, appartenait donc à la
branche cadette. En conséquence, le prince Bojidar
et son frère aîné, le prince Alexis, auraient pu, selon
le protocole légitimiste, se poser en prétendants. Ils
ne cédèrent jamais à aucune sollicitation. Par loya-
lisme, certes, mais aussi parce que ni l'un ni l'autre
n'avaient le goût des responsabilités qui passionnent
un certain genre d'hommes d'action. En particulier,
le prince Bo;idar était détaché des ambitions poli-
tiques. Il n'aspirait pas aux conquêtes d'ordre maté-
riel, aux honneurs des lourdes charges. Dès sa jeu-
nesse, il n'avait songé qii'à la peinture, à la musique,
aux poètes, aux lx)ns écrivains. Il avait l'avantage
de pouvoir lire en cinq ou six langues ; toutefois, il
pensait en français. Cela n'abolissait pas en lui la
frémissante sensibilité slave. Elle perçait dans toutes
ses façons d'être, mais tempérée. Son originalité, dès
l'abord évidente, était un charme d'élégance fraa-
çîiise, mêlée d'exotisme.
L'art ou, plutôt, les arts n'avaient été au début,
pour ce prince fêté comme tel dans les salons, qu'une
agréable raison de vivre. Il chantait, dirigé par
Faure, peignsiit, familier chez Bastien-Lepage,
émule de Marie BashkirtseS. Mais on devinait déjà
qu'il consacrerait à l'étude mieux que les loisirs
bousculés d'une vie mondaine. Le brillant amateur
inclinait vers l'effort de réflexion, la patience, la
discipline qui font l'artiste.
Prince en exil durant le règne des deux derniers
Obrenovitch, prince sans apanage jusqu'à sa mort,
il connut des jours difficiles à mesure que les res-
sources familiales s'épuisaient ; non qu'elles eussent
été compromises par du désordre ou de la prodiga-
lité, mais seulement par de généreuses impruden-
ces. Le prince Bojidar, altesse royale, qui n'avait
cessé de travailler par plaisir, se mit, de la meilleure
grâce du monde, à trava.Uer par nécessité. Le métier
qu'il choisit — disons tout net le « gagne-pain • —
fut celui d'ouvrier d'art. Ses trouvailles décoratives
arrivaient au moment précis où le goût public, las
des vieux poncifs, s'intéressait à la recherche de
nouvelles lignes, de nouvelles harmonies de cou-
leurs. Le modem style faisait son apparition, pré-
sentant, cela va de soi, d'heureuses hardiesses, mais
aussi que d'excentricités, d'outrances mièvres ou
brutales ! Le prince Bojidar, par ses modèles de
meubles, d'orfèvrerie, par ses bijoux, ses cuirs
repoussés, ses étranges broderies à 1 aiguille, donna
un des premiers, et avec un tact magistral, droit de
cité esthétique à des molifs ornementaux bien
exploités depuis. Par exemple, il montra comment
le génie de synthèse hausse jusqu'au style, ennoblit
une tige d'ortie ou quelque autre produit de la flore
ou de la faune jusqu'alors dédaigné. Pour ce tra-
vail de création, point de collaborateur possible.
Concevoir ne suffisait pas. Il fallait exécuter, com-
Bojidar Karageurgevitch.
LAROUSSE MENSUEL
mencer, achever et parachever soi-même. Besogne
manuelle, qui ne se pouvait accomplir dans l'hôtel de
l'avenue du Bois, asile du prince, de sa mère et de
son frère. Il s'en alla donc tout simplement chaque
matin au faubourg Saint-Antoine, dans un atelier
de ciselure , où il peina, ouvrier parmi des ouvriers.
Et cela dura des mois et des mois, jusqu'à ce qu'une
brève maladie eût eu raison de sa constitution délicate,
affaiblie par le surmenage d'une existence double.
Car, s'il prenait souvent son repas de midi avec ses
compagnons d'atelier, s'il lui arrivait de manger
frugalement sur un banc de square en compagnie
d'hommes-sandwichesprêtsàlasieste, ou d'autres pau-
vres diables, il ne renonçait ni au plaisir de se retrouver
le soir avec des gens d'esprit et de talent, ni aux
obligations de so-
ciété que lui im-
posait son titre,
notamment sa
présence aux fê-
tes de certaines
ambassades . Sa
conversation
était brillante.
Franc, spontané,
il ne msmquait
pas de malice ,
saisissait promp-
tement les ridi-
cules, lançait des
traits mordants
et, sans diploma-
tie, énonçait ses
j ugements . Nul
ne fut un admi-
rateur plus dé-
voué, plus fana-
tiquement épris du mérite personnel, le prônant,
insensible aux opinions toutes faites, au snobisme.
Guidé, d'ailleurs, par un goût très sûr, il ne commet-
tait pas d'erreurs ; ses choix d'enthousiaste héraut de
la gloire ne connurent pas de mécomptes.
Quelque consolation qu'il trouvât dans ses succès
d'artiste, l'amertume de luttes quotidiennes à demi
avouées, la course au labeur sous le poids d'un nom
royal, peut-être aussi cet intime et indéfinissable
tourment qui agite les âmes slaves le menaient sur
la pente où l'examen obsédant des devoirs moraux
aboutit à un scepticisme désespéré ou à quelque
mysticisme. Dans la dernière année de sa vie, le
bruit courut qu'il était en proie à des velléités de
retraite monastique. Le certain est qu'on discernait
en lui un malaise de conscience, une crise d'austé-
rité. Le livre qui vient de paraître : la Vie multiple
est eu partie le signe de cette préoccupation spiri-
tuelle. Il débute par des contes inspirés de récits po-
pulaires où se complut lenéo-évangélisme de Tolstoï.
Prêcties d'un tour volontairement naïf sur le thème
de la non-résistance au mal; illustrations du précepte
transmis par saint Matthieu : « Tends l'autre joue. »
Ce choix du prince Bojidar, considéré en tant qu'in-
dice d'inquiétude psychologique, est singulièrement
émouvant. Parmi les autres contes, deux charmantes
histoires symboliques et trois tableaux : Thé anglais.
Thé russe. Thé chinois, qui représentent, les premiers
la sensibilité poétique du prince, les autres son goût
de l'observation et sa façon de sourire.
Dans la très intéressante préface, d'une exacti-
tude attendrie, qu'il a écrite pour la Vie multiple,
l'éditeur du volume, Jean Finot, ne craint pas d'ap-
pliquer au prince Bojidar l'épithète de « démocrate »,
en rappelant la bonhomie de ses manières à l'égard
de ses • copains » , les ciseleurs du faubourg. Démo-
crate chélien, — faudrait-il plutôt dire, — ce qui
implique ime façon parfois toute seigneuriale de
vouloir du bien au peuple. Homme de charité très
sincère, non d'égalité, l'artisan princier était jus-
qu'aux moelles un aristocrate. II n'abandonnait pas
l'idée de caste, volontiers la défendait, tout en
introduisant au sommet de la hiérarchie, auprès des
gens de grande race, ses amis les gens de hautes
facultés.
Il faut le recormaître : la préoccupation du bien
moral, l'arrière-pensée édifiante ne sont pas toujours
aussi favorables aux dons de finesse verbale que
l'enthousiasme esthétique. Aussi est-ce dans ses in-
génieuses études sur l'art et dans ses Notes sur
l'Inde (T899) qu'il faut avant tout chercher le prince
Bojidar. Aux rives du Gange, aux cimes de l'Hima-
laya, il a dédié des pages chatoyantes : vrais paysages
aux nuances subtiles et aux splendeurs solaires,
œuvre d'un artiste à la fois instinctif et respectueux
des techniques raffinées.
Jean Finot cite dans sa préface quelques lignes de
Hugues Leroux, qui caractérisent excellenmient la
physionomie du prince Bojidar : « Il n'avait pas
l'air d'un homme en chair et en os, d'un homme
qui a des veines et en qui le sang coule, mais d'une
image byzantine... Sa figure n'était qu'un profil; la
barbe pointue continuait la pointe du nez. Ses yeux
étaient obliques ; ses épaules et ses bras tom-
baient... • Ce portrait ne force pas trop la comparai-
son en finissant sur l'image d'un Christ. En effet, un
Christ descendu de la croix et sur lequel est ineffa-
709
çable la marque d'une anxiété douloureuse, d'une
injuste Passion noblement subie...
Quelqu'un qui connaissait bien la vie digne et coura-
geuse du prince Bojidar lui dit un jour qu'il était plus
qu'un prince, qu'il était vraiment un c homme ». Ce
compliment lui fit plaisir. Cela le juge. — Th. Hjjllok.
Maison de l'bomme (la), pièce en quatre
actes, de Victor Margueritte, représentée pour la
première fois au théâtre Antoine le 16 novembre 1921 .
— Marc Santalis et son épouse Sylvie font un heureux
ménage. Marc est un avocat, dont le cabinet est
d'excellent rapport ; Sylvie est mondaine, de belle
humeur et ne pense qu'aux sorties et aux toilettes.
La mère de M"* Santalis, M°" Janinet, vient souvent
les voir et est satisfaite du bonheur de sa fille. Le
jeune ménage a, pour ainsi dire, recueilli une jeune
femme, Etiennette, qui est veuve et très seule. Elle
passe presque toutes ses journées chez ses amis. Syl-
vie attend une nouvelle robe, qu'elle doit mettre le
jour même au bal. Un rhume persistant a déterminé
son mari à l'envoyer chez son docteur. Pendant
qu'elle se rend à cette consultation, la couturière
apporte la jolie robe qu'elle doit mettre le soir. Mais
voici Sylvie de retour ; elle a vu le médecin ; elle est
pâle et chancelante. L'homme de science a diagnos-
tiqué la tuberculose du poumon droit au second
degré. Il faut quitter Paris immédiatement : un long
séjour dans un sanatorium sera nécessaire. Adieu
robe neuve et bal ! Le mari tâche de consoler sa
chère femme.
Le second acte se passe dans le même salon. Sylvie
est en Suisse ; son mari se trouve bien seul et triste.
Il n'a près de lui qu' Etiennette, l'amie de sa femme,
dont l'aiïection lui est précieuse. Celle-ci est courti-
sée un peu brutalement par un soupirant maladroit,
Henri Blanc. Ce jaloux soupçonne une intrigue entre
Santalis et Etiennette, et son soupçon la fait naître.
L'amour latent et inconscient voltigeait entre ces
i.eux êtres. Henri Blanc le fixe et le précise par
la querelle qu'il leur cherche et, quand Etiennette a
mis à la porte son importun soupirant, Santalis lui
saisit la main et la baise longuement.
Au troisième acte, cinq ans se sont passés. Santa-
lis n'habite plus son appartement. Le grand salon,
où nous avons pris plaisir à voir Sylvie exercer ses
devoirs de maîtresse de maison, est encombré de
tables et sert de bureau aux secrétaires de l'avocat.
Quant à celui-ci, il habite maintenant chez Etien-
nette, qui est devenue sa maîtresse et dont il a un
fils, déjà âgé de quatre ans. C'est là im lien étroit
qui l'unit à Etiennette, car c'était une grande dou-
leur pour lui que son épouse légitime ne lui eût
jamais donné de progéniture.
Le faux ménage vit dans tme insouciance bien
imprudente, tandis que la pauvre Sylvie continue sa
triste cure dans le sanatorium lointain. Santalis a
été plusieurs fois la voir ; il lui écrit souvent ; il en
reçoit des lettres ; la pauvre malade n'a aucun soup-
çon de la vérité. La situation est inévitablement pé-
rilleuse : il suffit d'un instant pour que l'épouse re-
vienne, et c'est ce qui ne manque pas d'arriver. A la
fin d'une après-midi, Etiennette est venue chercher
Santalis à son ancien domicile, devenu son bureau ;
les secrétaires viennent de partir ; le domestique
apporte un télégramme. Sylvie l'a lancé de Dijon.
L'ennui l'a emporté : elle n'a pas pu rester plus long-
temps au sanatorium ; elle est partie, et son arrivée
suivra de très près celle de sa dépêche. Que faire ?
Etiennette court chez la sœur de Santalis, Marie
Luc, pour la décommander, car elle devait venir au
bureau avec l'enfant, qui a passé la journée chez
elle. Santalis est seul ; on entend du bruit dans
l'antichambre ; sa femme, Sylvie, accourt et se jette
dans ses bras. Très froid et très gêné, ayant convenu
avec Etiennette qu'il dînerait chez elle, il prétexte
un dîner d'affaires pour quitter aussitôt la pauvre
femme, qui comprend tout de suite l'inopportunité
de son retour. Restée seule, elle entend des pas, se
cache et voit entrer sa belle-sœur, tenant à la main
un petit garçon, auquel elle dit : t Tiens, ton papa
n'est pas là, allons chercher ton papa ! > Sylvie, sans
se montrer, a tout compris : son mari a un enfant
d'une autre. Une pareille situation serait inextrica-
ble dans la vie. Voici le dénouement imaginé. San-
talis a fui sa femme pour courir chez Etiennette.
Sylvie, mise au courant par sa mère, arrive et sur-
prend les amants agenouillés près de l'enfant. On
conçoit que son premier mouvement soit de la fureur
contre sa meilleure amie, qui lui a volé son mari.
Celle-ci est assez penaude, ainsi que son amant.
Etiennette propose alors de disparaître et de rendre
à Sylvie son mari, augmenté d'un fils. Serait-ce une
solution ? Ce garçon ne serait jamais qu'un bâtard.
Sylvie lutte de générosité avec sa rivale : elle promet
d'adopter ce fils, afin qu'il porte le nom de son père
et, quant à elle, elle laissera le faux ménage à son
bonheur, sachant qu'elle ne vivra plus longtemps et
que, dans un avenir assez rapproché, Etiennette et
Santalis pourront régulariser la situation.
Cette œuvre pose une question sociale de haut
intérêt : le mariage doit-il subordonner l'intérêt de
la perpétuité de la race au devoir qu'il crée ? Une
épouse malade, condamnée, stérile, doit-elle immo-
710
biliser l'existence entière de son mari ? C'est là une
question à laquelle les moralistes et les législateurs
répondent diuéremment.
L'auteur a pris parti pour le dévouement de
l'épouse, qui disparaît et s'etïace. C'est une solution
cruelle, qui n'est pas sans apporter une grande mé-
lancolie sur la fin de cette histoire pénible. Eile est
aJroitement exposée dans un style clair et d'aprèî
un plan habilement établi. C'est un ouvrage intéres-
sant par l'expression qui lui a été donnée et par la
discussion qu'il soulève. — Léo Clxritie.
Les principaux rôles ont été créés par : M"*' Andrée
Mégard (Etiennelte) ; Acezat (Sylvie) ; Henriette Moret
(M^* Janinel) ; Rose Harry-Baur (Marie Luc, sœur de Marc
Santalis) ; et par MM. Harry-Baur (Marc Santalis) ; Carnège
(Henri Blanc).
13'iCOlaS (ou mkita.) de Monténégro, prince
de Montén('gro et de BorJo, puis roi de Monté-
négro, né à Niegush le 25 septembre 1841, dans la
maison patrimoniale des Petrovich, mort à Antitjes
Je I" mars 1921.
Neveu du prince Danilo II et fils du prince Mirko,
qui tous deux ont à des titres divers contribué à la
grandeur du Monténégro, le prince Nikita passa son
enfance dans ses montagnes natales, où il reçut une
éducation toute guerrière. La rudesse de cette vie
— celle d un Henri de Navarre plus fruste — fit de
lui < un athlète que la fatigue ne peut abattre, un
homme qui ne connut jamais la crainte », Mais
Danilo II, prince réformateur, et sa fenune la prin-
cesse Darinka concevaient pour un futur chef d'Etat
une autre formation. Le jeune Nikita est envoyé à
Trieste, où réside la famille de sa tante, puis, sous
l'influence de Darinka, adepte de la culture fran-
çaise, à Paris, où, de 1857 à 1860, il est interne au
lycée Louis-le-Grand. Là, il étonne et déconcerte ses
camarades et ses professeurs par la liberté de ses
allures, par sa vigueur (dont ses camarades s'aper-
çoivent à leurs dépens), par l'ostentation naïve avec
laquelle il se pare du butin conquis sur les Turcs qu'au
lendemain de bataille on lui envoie — suivant l'usage
traditionnel — du pays natal. Moins sensibe,
d'ailleurs, que tant d'autres souverains balkaniques
au charme des plaisirs de toute sorte qu'offre la capitale,
il semble étouffer dans la grande cité et n'aspire
qu'au moment où il retournera parmi les rochers
chaotiques et la rude population de son pays. L'as-
sassinat de Danilo II et l'abdication du prince Mirko
en sa faveur (13 août i85o) font sonner cette heure
tant attendue. Nikita, âgé de dix-neuf ans à peine,
quitte pour le trône les bancs du lycée. Et le voilà
qui, sans transition, passe de la vie scolaire à la di-
plomatie et à la guerre. Lorsqu'il prend possession
du pouvoir, il trouve la guerre aux frontières : l'Her-
zégovine est soulevée contre le sultan. Nicolas doit
retenir ses belliqueux sujets, qui voudraient aider
leurs frères insurgés. Mais, en 1862, les Turcs, qui à
cette date considèrent toujours le Monténégro comme
une province rebelle, prennent l'oûen i ve. Attaqué par
plusieurs armées et la flotte, le pays est complè-
tement isolé. L'appel de Nicolas aux puissances res-
tant vain, il dirige lui-même la résistance, qui est
glorieuse. Vainqueur à Tchernetzi, il ne peut em-
pêcher les Turcs, numériquement très supérieurs,
d'envahir son royaume. Il répartit au mieux, cepen-
dant, les 25.000 soldats qu'il peut opposer à ses
100.000 adversaires. Son frère, le prince Mirko, qui
commande l'une des armées, remporte quelques
succès (mai-juillet 1862) ; lui-même va, après un
voyage rempli de péripéties tragiques (il manque
d'être assassiné dans les montagnes), prendre le
commandement d'une autre armée. Il se distingue à
la bataille de Sagarac par une éclatante bravoure.
Mais, battu à Krieka, il doit demander la paix.
Le pays est complètement ruiné. Tout le règne de
Nicolas sera consacré à en poursuivre le relèvement.
Il semble être le prince qui convient à une pareille
tâche. Chef de guerre avant tout, comme ses prédé-
cesseurs, il tire son autorité de son courage et de
sa force. Il a la volonté, l'énergie sauvage qu'a
donnée à ses ancêtres, à tout son peuple, l'habitude
de la guérilla constante contre le Turc; énergie qui
n'exclut pas l'esprit de ruse nécessaire à tout chef
d'Etat destiné à vivre au milieu des intrigues de la
diplomatie ottomane. A ces qualités que lui impo-
sent le milieu et la race et qu'ont possédées avant
lui bien des vladikas, Nicolas qui, sans pâlir sur les
livres, a tiré parti de son séjour à Trieste et à Paris,
joint un sens très net de la vie moderne : pour tenir
sa place dans le strugglâ for life des nations, il ne
suffit pas à son peuple du courage ancestral, s'il ne
s'arme de toutes les conquêtes de la science. Nicolas
de Monténégro veut être un prince réformateur,
t Despote éclairé •, il imposera au besoin ses réfor-
mes. Et, comme le peuple monténégrin se recon-
naîtra en lui avec sa bouillante ardeur guerrière, sa
volonté de puissance, son ambition, il restera jusqu'à
ses dernières années populaire et pourra, même sous
des appari nces parlementaires, gouverner en souve-
rain absolu.
La paix à peine conclue avec les Ottomans, le prince
de Monténégro tente d'obtcn r par la diplomatie
un débouché sur la mer. Le sultan accorde le petit
LAROUSSE MENSUEL
port de Novasella, à l'embouchure de la Bojana. Mais
l'Angleterre et la France opposent leur veto, voyant
dans le Monténégro une dépendance de laRussie. Ni-
colas se consacre alors tout entier à l'œuvre intérieure.
Après son voyage à Paris, où il visite l'Exposition
universelle et est reçu par Napoléon III (1867), il
promulgue une Constitution. Les pouvoirs, jusqu'alors
réunis entre les mains du prince, sont partagés : le
Sénat aura le contrôle financier, le ministre de l'in-
térieur l'administration générale, le vladika les
cultes. Un tribunal suprême rendra la justice. Bien
entendu, le prince dispose souverainement de la
diplomatie et de la guerre.
A la fin de l'année 1868, il se rend à Petrograd, où
il reçoit d'Alexandre II le meilleur accueil et la pro-
messe d'importants subsides. Dès lors, le Monténégro
est bien, en effet, l'avant-garde de la Russie dans les
Balkans; il recevra longtemps de celle-ci les « direc-
tives ». A son retour, il passe par Berlin et Vienne, où
il complète l'éJitication de son système diploma-
tique. (Dec. i868-févr. 1869.)
Les années qui suivent sont fécondes. Le pays se
relève peu à peu de ses ruines. Une nouvelle ville,
Danilograd, est fondée, des ports sont jetés sur la
Zcnta, des routes tracées. La première ligne télégra-
phique (Cettigne-Damlograd-Riek) est établie, quel-
ques écoles sont ouvertes. Surtout, grâce aux sub-
Nicolas, roi de Monténégro.
sides du tsar, l'armée est réorganisée. Une loi mili-
laire — qui, d'ailleurs, sanctionne la coutume — rend
le service obligatoire pour tout citoyen de dix-sept
à cinquante ans. Les recrues sont groupés en 30 ba-
taillons formant 6 brigades d'infant rie, que complè-
tent une brigaJe de cavalerie, une d'art. llerie. Armée
en miniature, mais qui, animée d'un véritable fana-
tisme guerrier et bien commandée par son roi, saura
jouer un très grand rôle. L'une des idées essentielles
du prince de Monténégro est la rénovation de la
Grande Serbie et le rôle éminent qui incombe à son
pays dans cette rénovation. Tous les territoires oc-
cupés par la race serbe sont alors partie intégrante
de l'empire ottoman. Il prépare donc pour sa part
un soulèvement général de ses provinces, mais avec
assez d'habileté pour que la cour de Constantinople
n'en sou çonne rien. Et, de 1862 à 1876, il va jusqu'à
faire profession de bonne amitié avec la Porte. C'est
ainsi qu'en 1872, il apaise une querelle de frontière
qui a éclaté entre Turcs et Monténégrins. En 1876, le
moment semble venu. L'Herzégovine s'est soulevée,
et le prince de Monténégro — qui jusqu'alors s'est, à
la grande satisfaction delà Tunuie, abstenu d'inter-
venir —se démasque. Il a un traité secret avec la Serbie
et l'appui moral— en attendant mieux — delà Russie.
Le 2 juillet, en même temps que le prince Milan
de Serbie, il déclare la guerre et, après avoirorganisé
minutieusement les services de l'armée et dans une
retentissante proclamation promis à « ses faucons
de la Montagne Noire » la revanche de Kossovo,
prend lui-même le commandement des 16.000 hom-
mes qu'il oppose d'abord aux 43.000 Turcs. La cam-
pagne de 1876 est d'abord marquée par des succès.
La principale armée que Nikita commande en per-
sonne réussit, au début de juillet, à pousser une
pointe hardie jusque sous les murs de Mostar. La
résistance de Nevezinje l'arrête. Battu à la Hinhina,
mais remoortant une éclatante victoire à Vuhhidol,
il doit néanmoins se replier. En octobre, une nou-
velle offensive le ramène en territoire turc et lui
donne Liubinje et Medun. Un armistice conclu en
novembre est rompu en février : les Turcs refusent
de laisser au Monténégro Spuch et Nikisch.
«• 180. Février 1922.
La campagne de 1877 est plus pénible encore que
la précédente, bien que les Turcs groupent la ma-
jeure partie de leurs forces en Bulgarie pour réprimer
le soulèvement des chrétiens et parera l'avance russe.
Un excellent général, et d'une opiniâtreté farouche,
Soleîman-pacha, est opposé aux Monténégrins. Avec
plus de 40.000 hommes, Soleïman envahit le Monté-
négro. Le prince lève le siège de Nikisch et opère
une e retraite stratégique », où il se révèle non
seulement bon soldat, mais habile général. Cédant
le terrain à son adversaire, il l'attire dans le laby-
rinthe montagneux qui s'étend, au nord de la princi-
pauté, entre la Zenta et la Morawa et, après quatre
jours de guérilla, donne le signal du < rétablissement».
Après neuf jours de bataille acharnée, Soleiman doit
à son tour se replier (16-25 juin). Cette heureuse
contre-offensive — dont la conception et l'exécution
reviennent entièrement au prince — ramène 1 armée
monténégrine sous les murs de Spuch et lui rend
la passe de Donga, route vers l'Herzégovine.
La campagne d'hiver, qui se poursuit pendant le
siège de Plevna et les négociations préliminaires du
traité de San-Stefano, a une autre direction, un
autre objet : la course à la mer, la conquête du litto-
ral adriatique, but de guerre essentiel du prince
Nikita. Trompant les Turcs en feignant de porter
toutes ses forces sur Podgoritza, il en transporte la
plus grande partie à Antivari. Celle-ci succombe
après deux mois de siège (14 nov. 1877-10 janv.
1878). Dulcigno tombe peu après (18 janv.), et le
traité de San-Stefano, consécration des v.ctoires
de la Russie et de ses protégés et de l'influence du
tsar dans les Balkans, triple le territoire monténé-
grin. Comme la Grande Bulgarie et malgré la diplo-
matie active et habile que son souverain poursuit à
V ienne, le nouveau Monténégro est fortement rogné
par le traité de Berlin. Son territoire n'est que dou-
ille, non plus triplé, et l'une de ses plus précieuses
conquêtes, Dulcigno, lui est enlevée. L'application
d'une des clauses du traité de Berlin, la cession des
districts bosniaques de Plava et Zusinge, peuplés de
musulmans et qui refusent de reconnaître la souve-
raineté d'un prince chrétien, cause de nouvelles diffi-
cultés. A la suite d'une médiation de l'Europe, le
Monténégro renonce aux deux districts musulmans
et obtient Dulcigno en échange.
Les années qui suivent la victoire de 1878, comme
celles qui suivent la guerre malheureuse de 1862,
sont consacrées aux œuvres de paix. Régnant sur un
territoire plus vaste et grandi par ses v.ctoires mili-
taires et diplomatiques, Nikita est plus à l'aise
pour — les subsides russes aidant — faire de larges
réformes.
Poursuivant son but : adapter peu à peu à son pays
les institutions occidentales, il appelle au Monténégro
le juriste dalmate Bogisich, pour la rédaction d'un
code. Jusqu ici, les coutumes régnent seules. Bogisich
les rassemble, y encadre quelques principes du droit
romain et français et, au bout de plusieurs années de
travail, l'œuvre est terminée. Le i" juin 1888, le
prince promulgue ce code : son application coïncide
avec la réorganisation judiciaire ; au-dessus des tribu-
naux locaux et des cours d'appel, subsiste, avec
le prince pour grand- lUge, le tribunal suprême.
L'instruction publique le préoccupe également. II
décrète — sans, bien entendu, pouvoir appliquer la
loi à la rigueur — l'instruction obligatoire, établit des
écoles primaires à Cettigne, Podgoritza, Antivari et
Dulcigno ; un lycée de jeunes filles à Cettigne et, dans
la capitale également, une école normale et une bi-
bliothèque. L'une des créations où se manifeste le
mieux l'esprit moderne et pratique du souverain est
l'école d'agriculture. Gratuite et ouverte aux meil-
leurs élèves de chaque école, elle doit répandre
chez les propriétaires fermiers les connaissances né-
cessaires à une meilleure mise en valeur du territoire.
La longue période de paix qui s'écoule entre le
traité de Berlin et la guerre balkanique assure donc
au Monténégro une prospérité qu'il n'a jusque-là ja-
mais connue. Non content des progrès matériels et
administratifs, le prince Nikita rêve pour son pays
le rayonnement de la pensée. Il se souvient que, jadis,
le Monténégro, avant tout autre pays oriental,
connut l'imprimerie. Lui-même, dont l'ardeur bouil-
lonnante s épanche en lyrisme non moins qu'en ex-
ploits guerriers, est poète, comme furent avant lui
Danilo II et Mirko. Ses poèmes {Herdama, Polimi,
Abeitcerage, Pestnick i Viia) sont connus dans tous les
pays de langue serbe ; ses chansons (iikupltenne,
Pesme, Nova Kola) se chantent dans les chaumières,
et la première pièce de théâtre monténégrine, Fltti-
pératnce des Balkans, qu'applaudirent Cettigne et
Belgrade, est due à l'imagination vibrante du prince
qui, dans la réalité comme dans la fiction, voulut
réaliser l'unité de la race serbe sous l'égide du sou-
rain de Monténégro.
Une prudente politique d'alliance consolide, cepen-
dant, la situai ion européenne. En 1883, une visite à
Constantinople est le gage des bonnes relations réta-
blies avec le sultan. Cette même année, il donne en
mariage sa fille au prince Pierre Karageoge de
Serbie, réfugié chez lui. Resserrant encore ses
liens avec la Russie par '6 mariage d'une de ses
filles avec le grand-duc Pierre, il assiste en 1896 au
AI* 180. Février 1922.
couronnemeat du tsar Nicolas II. Une visite à ta
reine Victoria, puis le mariage de (a princeSEe Hélène
avec Victor-Emmanuel, liéritier du trône, puis roi
d'Italie, fortifieni sa situation internationale. Sa popu-
larité, qui apparaît éclatante aux grandes fêtes célé-
brées en 1896 pour le tricentenaire de la dynastie des
Petrovitch, lui permet de se décerner à lui-même,
ert 1900, le titre d'Altesse royale.
En 1905, plaquant sur le vieil édifice monténégrin
une façade occidentale, il promulgue une nouvelle
Constitution qui laisse — en théorie — le pouvoir
législatif à une Skouptchina. En réalité, il continue à
gouverner suivant une formule de despotisme patriar-
cal merve lleusement adantée à son peuple.
La célébration de son jubilé (1910) lui est l'occa-
sion d'une manifestation destinée à montrer aux
Balkans et à l'Europe le chemin parcouru pendant
son règne par le Monténégro. Sur une pétition de la
Skouptchina, le prince de Monténégro prend le titre
de roi (28 août 1910).
Il n'a cessé, pendant les années de paix profonde
qui suivent le traité de Berlin et qui sont consacrées
en apparence à la seule œuvre intérieure, de préparer
avec la plus grande habileté, le plus grand secret,
un nouveau démembrement de l'empire turc, qui
doit permettre de réaliser les aspirations monténé-
grines. La crise de 1908 et l'annexion de la Bosnie-
Herzégovine par l'Autriche ont, il est vrai, enlevé tout
espoir de rédimer ces anciens fleurons de la couronne
nationale. Il se tourne vers le district de Novi-Bazar
et l'Albanie. La révolution jeune-turque et l'agita-
tion macédonienne vont fournir d'excellents prétextes
à une nouvelle guerre. Cette guerre, le prudent sou-
verain ne l'engagera qu'avec toutes les chances de
succès. Celles-ci se doublent de l'appui que lui prê-
tent deux des grandes puissances européennes : la
Russie et l'Italie. Celle-là a fait du Monténégro de
Nicolas 1''' sa sentinelle avancée dans les Balkans.
L'armement du jeune royaume est fourni par les
Russes et, seul parmi les chef s d'Etat d'Europe, le roi
du Monténégro est feld-maréchal des armées du tsar.
Quant à l'Italie, empêtrée dans la guerre de Tripoli-
taine et cherchant une diversion dans les Balkans,
elle doit forcément lier partie avec le royaume parent
et le charger de porter l'incendie aux œuvres vives
de l'édilice turc. Il serait trop simple, cependant,
de considérer Nicolas de Monténégro conmie l'ins-
trumentde l'Italie ou fle la Russie. Le roi a servi les
desseins de ces deux puissances dans la mesure où ils
étaient conformesà sa politique personnelle. Et son atti-
tude envers les Etats chrétiens des Balkans est identi-
que. Membre de la ligue Balkanique, il la servira
pourautant qu'ellepeut aider à la grandeur nationale.
Dès le mois de septembre 1912, il prépare avec le
concours d'officiers russes la mobilisation et la mise
en état de défense du pays. Le 8 octobre, avant tous
ses alliés, il donne le signal de la guerre contre la
Turquie. S'il ne peut, comme dans la première
guerre balkanique, prendre lui-même le commande-
ment suprême, confié au prince Danilo, du moins
trace-t-il le plan des opérations. Elles sont localisées
autour de Scutari, qui succombe en 1913.
Les traités de Londres et de Bucarest, qui agran-
dissent le Monténégro, sont le dernier succès de la
politique de Nicolas. Succès mitigé, d'ailleurs,
puisque la politique austro-allemande laisse Scutari à
l'Albanie.
La guerre de 1914 trouve le roi aux côtés des Ser-
bes et des Alliés. Ne doit-elle pas être l'occasion de
réaliser les aspirations nationales sur l'Herzégovine ?
Aussi, aux premiers jours de la guerre, les troupes
monténégrines, reprenant la route suivie en 1877,
marchent-elles sur Sarajevo (août-sept. 19x4). Mais,
après les glorieuses espérances, viennent les mois
douloureux. A la fin de 1915, le .Monti'négro parta-
geant les (preuves de. la Serbie, est comme le royaume
frère recouvert par l'invasion allemande. En ces heures
tragiques, le roi soutient son peuple par de patrioti-
ques proclamations. Obligé de céder devant le nom-
bre, cependant, le roi de Monténégro doit, après
avoir accepté la capitulation qui consacre l'assujet-
tissement de son pays, partir pour l'exil. Il est trop
tôt encore pour porter le jugement de l'histoire sur
les circonstances de cette capitulation. Mal accueillie
par le peuple monténégrin comme par les Alliés,
elle fut l'une des causes de la déchéance du roi et
de la dynastie proclamée le 26 novembre Jt9i8 par
le peuple monténégrin qui, le même jour, votait
son union avec lEtat yougoslave.
Retiréà Neuilly-sur-Seine,puisàRome, enfin à An-
tibesoù il mourut, il nereconnutjamaislefait accompli.
Sa mort, suivie de l'abdication du prince Danilo
et de la dissolution du «gouvernement monténégrin»,
mit fin à la résistance du particularisme monténégrin.
Pendant presque tout son règne, le roi Nicolas a
symbolisé, aux yeux de ses sujets et aux yeux de
l'Europe, les aspirationsde son peuple et la prandeurde
son pays. Son courage, son intelligence, le sens très
réaliste des intérêts du Monténégro et des siens pro-
pres, une tinesse tout orientale lui ont permis de faire
d'une principauté d'opérette un royaume dont le rôle
européen fut loin de se mesurer à la place tenue sur
la carte. Tels ces condottieri du qumcenlo, que le
chevaleresque, artiste et roué souverain rappelle par
LAROUSSE MENSUEL
plus d'un trait et qui de leur minuscule principauté
manœuvraient des fils agitant l'Italie et l'Europe.
Anachronique comme une seigneurie féodale en
1789, comme un ducLié italien en 1860, le Monténé-
gro devait se perdre dans le grand royaume serbo-
croate-slovène, qu'il était chimérique pour sa dynas-
tie de vouloir dominer. Mais l'auteur de /'/m^éroince
des Balkans ne concevait pas ainsi la réalisation de
l'idée panserbe, et son incompréhension a été la
cause des malheurs par où se termine péniblement
un règne glorieux. — Léon Abinsoce.
Origines et les responsabilités de
la Grande Guerre (les). Preuves et aveux,
par Emile Bourgeois et G. Pages (Paris, 1921).
Chacun des gouvernements qui ont pris part à la
Grande Guerre a, dès l'origine, affirmé qu'il n'avait
aucune responsabilité dans le déchaînement de la
catastrophe ; mais il faut ici s'attacher aux inten-
tions et aux actes, non aux paroles, et le Sénat
français adopta d'urgence une proposition de réso-
lution (déposée le 6 février 1919), qui tendait à la
nomination d'une commission d'enquête sur les faits
de guerre. Cette commission, présidée par Paul Dou-
mer, pria le ministre des afiaires étrangères de faire
établir, d'après les pièces officielles, le dossier de
l'affaire, et le ministre chargea de ce travail deux
historiens : Emile Bourgeois et Georges Pages, dont
les fructueuses recherches aboutirent à la rédaction
d'un mémoire, d'abord distribué au Parlement, puis
publié en librairie après avoir été complété à l'aide
de documents nouveaux. L'ouvrage se divise en
quatre parties : I, le conflit de 1914 ; II, l'hégémo-
nie allemande (1871-1904) ; III, Triple-Alliance et
Triple-Entente (1904-1914) ; IV, documents secrets
des archives françaises et allemandes, à savoir des
correspondances de nos ambassadeurs à Berlin et
des dépêches annotées de la main du kaiser. Si les
auteurs n'ont pas suivi l'ordre chronologique, c't st
parce qu'ils ont voulu se conformer au plan que
leur avait en quelque sorte dicté le « mémoire justi-
ficatif • présenté à la Conférence de la paix par la
Délégation allemande. Celle-ci commençait par sou-
tenir que la responsabilité de l'Empire n'était nulle-
ment engagée dans les événements qui, aux mois de
juin et de juillet 1914, provoquèrent directement le
conflit ; ils soutenaient ensuite que les causes loin-
taines de la guerre devaient être cherchées dans les
efforts de l'Entente pour encercler l'Allemagne, qui
avait été obligée de se défendre.
II est facile de faire justice de cette double accu-
sation.
Et d'abord, les causes lointaines de la conflagra-
tion, on les trouve dans les ambitions démesurées
d'un peuple intoxiqué par la Prusse, dans une con-
ception exorbitante du rôle de l'Etat, dans la pro-
pagande pangermaniste, dans la prétention que Ber-
lin devait régénérer le monde et le dominer. Ni
l'Alliance franco-russe, ni l'Entente franco-britanni-
que, n'étaient belliqueuses ; elles constituaient une
ligue défensive contre des convoitises inacceptables,
un rétablissement de la politique de paix et d'équi-
libre faisant contrepoids à la politique d'hégémonie.
Ce sont là des faits acquis, sur lesquels nous ne re-
viendrons pas dans ce compte rendu et dont la dé-
monstration par G. Pages, auteur des 2° et 3» parties
de l'ouvrage, ruine, du sommet à la base, l'argumen-
tation déloyale de l'agresseur.
Non moins probant est l'exposé, fait par Emile
Bourgeois, des événements qui précédèrent immédia-
tement la déclaration de guerre et qui sont étudiés
dans l'ordre suivant : la France pacifique et résolue,
la Russie pacifique et armée, la Serbie sur la défen-
sive, l'Angleterre médiatrice, l'agression de l'Autri-
che-Hongrie, la responsabilité de l'Allemagne.
Au moment où l'archiduc héritier et la princesse
de Hohenberg furent assassinés à Sarajevo — quel-
ques jours après la fameuse entrevue de Konopischt
— François-Joseph avait pour ministre des atfaires
ctrangères le comte Berchtold, mondain égaré dans
la diplomatie, chef sans autorité, serviteur docile de
la politique allemande. Il fit parvenir à Guillaume II,
avec une lettre autographe de son souverain, un
mémoire sur la situation européenne et les desiderata
de la double monarchie, et le kaiser, ayant pris
coimaissance de ce document, rédigé au Ballplatz
bien avant l'attentat, réunit à Potsdam (5 et 6 juil-
let 1914) les conseils où il fut décidé que carte blan-
che serait laissée à l'Autriche. Aussi le comte Berch-
told put-il, le 7, en ouvrant la séance secrète du con-
seil des ministres, déclarer qu'il avait pris contact
avec Berlin, que les pourparlers avaient abouti à un
« résultat très satisfaisant », que l'heure était venue
de rendre la Serbie inoflensive à tout jamais, même
s'il devait s'ensuivre une guerre avec la Russie, qui
faisait contre l'Autriche une c politique à longue
échéance », dont il était légitime de prévenir les effets.
Tous les assistants, sauf le comte Tisza, qui con-
te: tait l'opportunité d'une intervention armée, estimè-
rent qu'un succès diplomatique, même très humi-
liant pour la Serbie, serait « sans valeur » et qu'il
y avait lieu de formuler des exigences auxquelles la
Serbie ne pourrait souscrire, t La question de savoir
comment le conflit doit commencer, dit le comte
711
Sturghk, président du conseil, est une question de
détail; quoi que l'on fasse, il faut agir vite ». Or, le
gouvernement de Belgrade réprouvait formellement
le crime du 28 juin, et l'administration autrichienne
locale dut reconnaître qu'il y était presque certaine-
ment étranger. Le comte Tisza, qui craignait une
agression roumaine, avait d'abord conseillé la pru-
dence : il ne tarda pas à se rallier jans réserve à la
politique belliqueuse, se déclara c fermement con-
vaincu de sa nécesnté > et demanda même < une
aggravation des exigences • à imposer aux Serbe; :
cela résulte d'une lettre que l'ambassadeur Tschinky
adressa, le 14 juillet, de Vienne à Berlin, et il ne
semble plus possible, après la divulgation de cette
lettre, de décharger le premier ministre hongrois de
toute responsabilité dans la guerre.
La politique de l'Entente se précisa, dès le début
de la crise, avec une netteté absolue : la Serbie reçut
le conseil de faire toutes les concessions vraiment
acceptables, et l'Allemagne fut priée d'user de sou
influence pour empêcher l'Autriclie de compromettre
la paix générale. Mais l'Allemagne encourageait son
alliée à saisir une occasion exceptionnelle de relever
sa situation politique et économique, d'étouffer aussi
pour longtemps les aspirations des nationalités sla-
ves ; elle objecta que le différend concernait exclu-
sivement les deux parties en cause, et elle refusa de
seconder les efforts de l'Entente ou ne s'y associa
qu'en apparence et de mauvaise foi, opposant 1 un à
l'autre les deux groupements d'alliances, cherchant
à nous compromettre aux yeux de la Russie en nous
poussant à exercer une pression sur Petrograd, se
gardant bien de calmer les ministres austro-hongrois,
qui, après avoir reçu la réponse si conciliante de
Belgrade, osèrent, pour obtenir plus sûrement la
signature du vieil empereur, invoquer de prétendus
actes d'hostilité commis par les Serbes.
Dans la nuit du 29 au 30 juillet, Guillaume II
reçut un rapport de son ambassadeur à Londres, re-
latant l'entretien que le prince Lichnowski avait eu
avec le chef du Foreign Office, sir Edward Grey : le
gouvernement britannique pourrait se tenir à l'écart,
tant que le conflit serait limité à l'Autriche et à
la Serbie ; mais, si l'Allemagne et la Russie y
étaient impliquées, il ne lui serait plus possible de
demeurer à l'écart. Le kaiser entra dans un accès de
fureur dont la trace subsiste sur le document même,
qu'il couvrit d'annotations ; il y traite sir Edward
de « vulgaire menteur », et le point de vue du mi-
nistre britannique est ainsi apprécié : « Très canaille
et méphistophélique, mais essentiellement anglais. »
Au bas, Guillaume écrit :
L'Angleterre se découvre au moment où il apparaît que
nous sommes cernés dans la chasse et pour ainsi dire liqui-
dés. La sale canaille de banquier» a cherché à nous tromper
par dîners et discours... Grey joint la menace au bluff pour
nous séparer de l'Autriche, empêcher la mobilisation et reje-
ter sur nous la responsabilité de la guerre... Sale goujat !
L'Angleterre icule porte la responsabilité de la guerre et de
la paix ; non plus nous.
Guillaume avait rejeté toutes les propositions tran-
sactionnelles de sir Edward Grey, et c'est maintenant
l'Angleterre qu'il accusait de vouloir la guerre. Désa-
gréablement surpris par le rapport Lichnowsky, il ne
put se dispenser de saisir François-Joseph de la plus
récente suggestion britannique, qui comportait l'oc-
cupation temporaire, à titre de gage, d'une partie du
territoire serbe, y compris Belgrade ; il télégraphia
à Vienne à 7 h. 18 du soir; mais, dans l'après-midi,
le généralde Moltke avait fait savoir au baron Conrad
de Hoetzendorf que la mobilisation générale autri-
chienne devait être immédiatement proclamée et, le
soir, en même temps que les pourparlers reprenaient
entre Vienne et Petrograd, le généralissime soumet-
tait le décret à la signature de l'empereur. Après
cela, on peut admettre, avec Emile Bourgeois, que
l'action de GuilIaiune II sur son allié ne fut jamais
qu' « une ruse de guerre et un camouflage de paix ».
Le 31 juillet, sir Edward Grey donna encore au
prince Lichnowsky l'assurance que, si la France et
la Russie étaient « assez déraisonnables » pour re-
pousser une proposition sensée de l'Allemagne, le
gouvernement britannique se désintéresserait des
conséquences.
C'est dans l'ouvrage même dont nous rendons
compte qu'il faut lire le détail de ces négociations
diplomatiques, dont l'exposé d'Emile Bourgeois,
toujours sincère, débrouille l'écheveau particulière-
ment emmêlé et s'accompagne de déductions pro-
bantes, parfois d'hypothèses judicieuses et pruden-
tes. De l'ensemble des preuves et aveux réunis pour
établir les origines et les responsabilités de la Grande
Guerre il ressort que la cause essentielle de la
mêlée des peuples fut bien la politique prussienne
de dictature tmiverselle pratiquée par l'Allemagne
avec une exaltation croissante, depuis le jour ou
Bismarck avait fondé l'Empire « par le fer et par le
sang », et que sa cause immédiate fut l'obstination
des Empires centraux à localiser une question émi-
nemment européenne. La France et la Russie na-
valent pas l'intention de faire la guerre ; la Grande-
Bretagne n'y songeait pas davantage, si inquiète
qu'elle pût être de l'accroissement de la flotte alle-
mande. Les trois puissances étaient respectivement
712
aux prises avec des difficultés d'ordre intérieur, et, au
point de vue militaire, elles n'étaient pas en état
d'affronter le choc de la puissante machine montée
avec tant de soin par les Schliefen et les de Moltke. A
défaut de pièces justificatives et de témoignages, la
responsabilité des Empires centraux résulterait du
double guet-apens qui a marqué le début des hosti-
lités : les Autrirhiens violant la Serbie pour s'ouvrir
le chemin de l'Orient, les Allemands violant la Bel-
gique pour s'ouvrir le chemin de Paris. Dans son
roman Nach Paris, Louis Dumur met en présence
un fonctionnaire allemand — un juge de district — et
up étuiliant mobilisé. On est à la fin de juillet 1914,
en s'entretient de la situation :
Je ne vois pas (dit le fonctionnaire au jeune homme) pour-
quoi l'Allemagne ne déclarerait pas la guerre, si c'est néces-
saire. Offensive, défensive, tout cela ne signifie rien. En
réalité, on se défend toujours, même quand on attaque. Or,
nous nous sentons attaqués, parce qu'on ne nous laisse pas
faire ce que nous voulons. En attaquant à notre tour, nous
ne faisons donc que nous défendre. 11 n'y a pas un Alle-
mand qui ne comprenne cela.
Le romancier a exprimé, dans cette phrase imagi-
née, la vérité historique et expliqué la thèse alle-
mande de la guerre préventive. — Maxime Pïtit.
Politique intérieure et extérieure.
(Décembre). — Ce que nous écrivions ici, il y a un
mois, à propos des événements du mois de novem-
bre, nous aurions pii le répi ter à propos de l'his-
toire du mois de décembre, aucune décision n'étant
intervenue dans les questions capitales qui intéres-
sent le monde. Ceci est te refrain monotone que
nous répétons depuis si longtemps, et cette répéti-
tion serait fort décourageante, si l'on né pouvait l'atté-
nuer en constatant tout de même une avance lenie
vers des solutions. Il était important de prendre
acte de certaines améliorations dans l'état général
de l'humanité. Ainsi la tragédie d'Irlande semblait
très proche de son dénouement et, si l'on n'avait pas
le droit d'affirmer que tout fût fini pour toujours,
du moins un long apaisement était certain, et l'incer-
titude qui régnait encore n'était destinée qu'à cou-
vrir la retraite des intransigeances. D'autre part,
la tension qui s'était marquée dans les rapports
entre l'Angleterre et la France avait beaucoup perdu
de son acuité, et les conversations de Briand avec
Lloyd George à Londres avaient remis du calme dans
les esprits. Par voie de conséquence, on devait
espérer que l'accord franco -anglais aboutirait à
obliger l'Allemagne au respect de ses obligations
financières et que, subsidiairement, il tendrait à pré-
parer le règlement des difficultés où le monde entier
se débattait par suite de l'agiotage sur les changes
et du malaise économique. De plus, et quelque ardue
que fût la question, il devenait évident que l'Entente,
envisageant enfin, avec le désir d'en faire sortir quel-
que chose, la question russe, l'effort, au début de 1922 ,
à la réunion du Conseil suprême qui allait se tenir à
Cannes, se concentrerait sur les deux points autour
desquels gravite l'avenir de l'Europe et du monde.
D'un autre côté, si la Conférence de Washington
n'avait, certes, pas rempli les grands espoirs qu'elle
avait inspirés, du moins en sortait-il, au point de vue
naval, une situation assez nette et la certitude que
la paix ne serait point troublée dans le Pacifique. —
Tout cela, en somme, allégeait l'atmosphère et,
malgré les innombrables sujets de soucis particuliers
et universels qui subsistaient, autorisait à dire que
peut-être la paix, la vraie et durable paix, se formait
peu à peu par l'élimination progressive des éléments
de trouble. Sans doute, cette élimination s'opérait
par doses infinitésimales, mais il n'était pas possible
de douter qu'elle fût en train de se faire. Il n'y
avait pas là un optimisme bonasse qui se masquait
les yeux et se bouchait les oreilles, mais le résultat
d'une observation patiente, qui étudiait l'humanité
au microscope.
Russie. — Nous avons exposé longuement, le
mois dernier, la situation générale de la Russie. Nous
n'y reviendrons pas, rien n'étant survenu qui puisse
changer notre opinion. Ce grand et riche pays, qui
agonise dans une misère organisée, peut se relever
progressivement, — nous ne disons pas rapidement,
— si l'Entente s'en mêle; faute de quoi, il sera in-
failliblement repris par l'invasion allemande. Pour
que l'Entente puisse s'en mêler, il faut d'abord que
la France et l'Angleterre se mettent en accord par-
fait sur le principe et sur un plan de reconstruction
et que.enseconJlieu, le gouvernement russe se prête
franchement à une opération d'où dépend sa propre
existence. Là est l'énorme difficulté. Que le gouver-
nement de Lénine veuille vivre, cela ne fait aucun
doute ; qu'il soit disposé à renoncer au système de
propagande communiste et de préparation de la
révolution universelle qui a été sa raison d'être,
cela est beaucoup moins certain et, jusqu'ici, toutes
les tentatives qui ont été faites pour aboutir en ce
sens à un résultat concret ont échoué. Les partisans
d'un rapprochement avec les soviets vont prônant le
géniede Lénine, sa compréliension claire des besoins
de la Russie, sa volonté d'obtenir l'appui de l'Eu-
rope en lui donnant des garanties sûres. Nous vou-
lons bien croire que tout cela est vrai, parce qu'à
LAROUSSE MENSUEL
l'heure présente l'intérêt de Lénine est précisément
là. Mais pouvons-nous oublier les quatre années
d'effroyable tyrannie qui, faisant couler à flots le
sang russe, ont exténué le pays pour le seul profit
d'une bande sinistre et sans pitié, où il y avait sans
doute des hommes supérieurs, mais où l'on comptait
surtout des assassins et des brigands î Pouvons-nous
tenir pour non avenues les menaces adressées à la
bourgeoisie occidentale, française surtout, et au capi-
talisme auquel on fait aujourd'hui des avances, et
n'avoiis-nous pas, si nous sommes sages, l'obligation
de nous demander ce qui arrivera le jour où la
Russie, reconstituée par l'Europe, se sentira assez
forte pour reprendre le rôle messianique d'apôtre
de la Révolution communiste ? La question reste
toujours la même : à savoir si, ayant à choisir entre
la mort de la Russie et un avenir de résurrection
organisée avec les formules normales de l'humanité,
Lénine aura la sagesse de renoncer à ses théories
condamnées par leurs résultats et à ses méthodes de
despote oriental. Le problème était posé. On allait
le discuter à Cannes. On l'étudiait déjà à Paris. Il
était impossible de prévoir les modalités de la solu-
tion. Mais il était très intéressant de marquer que,
dans le discours qu'il avait prononcé au Sénat le
29 décembre, Briand, pour la première fois, avait
laissé entrevoir la possibilité d'aborder, en commun
avec l'Angleterre, un sujet dont jusqu'ici on avait
formellement repou'^sé l'examen sous une forme
quelconque. Il semblait donc qu'en ce qui concer-
nait la Russie, le désir de Lloyd George, marqué
depuis longtemps par tant de tentatives infruc-
tueuses, d'admettre de nouveau ce pays dans le
cercle des relations européennes, se fortifiait de l'es-
poir d'une coopération de la France. On sait que
celle de l'Italie était acquise depuis longtemps.
Europe orientale et centrale. — Les jeunes
Etats de l'Europe orientale avaient peu fait parler
d'eux en décembre. Us avaient, cependant, continué
à s'organiser. Il semblait, comme nous l'avons marqué
le mois dernier, que la Tchécoslovaquie tendît à de-
venir le noyau d'un groupement qui s'étendrait de la
Pologne à la Yougoslavie et qui, en fait, prendrait la
suite des affaires de l'Empire des Habsbourg, lequel
peut changer de raison sociale, mais reste une incon-
testable utilité européenne. La série des actes mé-
thodiques que dirige avec une parfaite continuité le
ministre tchèque Bénès s'était encore développée en
décembre. On n'a guère parlé, en France, de l'entre-
vue de Lana, où le président tcht'coslovaque Masa-
ryck rencontra le président autrichien Hainisch et
son chancelier Schober, et où fut signé entre la
Tchécoslovaquie et l'Autriche un accord purement
économique en apparence, politico-économique en
fait, qui donne à la République autrichienne un
point d'appui. Ballottée jusqu'ici entre l'influence
italienne et l'influence tchécoslovaque, il semblait
que, sans se dérober ouvertement à la première, qui
ne lui a pas donné toute satisfaction dans l'affaire
du Biirgenland et dont les visées restent inquié-
tantes, l'Autriche inclinait plus fortement vers la
seconde, qui lui offre des perspectives plus avanta-
geuses. Si l'on rapproche tous les faits qui se sont
produits depuis trois mois, on s'aperçoit que peu à
peu et très patiemment se construit sur le moyen
Danube une sorte de Confédération, occulte pour le
moment, qui pourra bien devenir un des éléments les
plus solides de cet équilibre européen que le traité
de Versailles, par l'influence et l'ignorance de ses
auteurs, a brutalement renversé, mais dont l'Europe
ne peut se passer. De plus, l'entrevue de Lana et le
rapprochement austro - tchécoslovaque constituent
unegarantie del'autonomie autrichienne et, parsuite,
écartent le danger d'extension d'influence germanique
sur le Danube, auquel l'Entente est restée par trop
indifférente.
Mais si, au Sud, le travail d'union se poursuit par
la persévérance éclairée de Bénès, au Nord, il est
impossible de se dissimuler que des causes de trou-
bles subsistent. La plus importante est celle qui est
constituée par l'absence de toute solution dans la
questiondeVilna, laquelle continue à diviser laLithua-
nie et la Pologne. On se souvient que la Société des
nations, sur le rapport d'Hymans, avait proposé une
transaction, qui a été repoussée absolument par la
Pologne. Il s'agissait, en fait, sous certaines condi-
tions, entre la Lithuanie et sa voisine, d'une union qui
eût accordé à chacune des deux puissances contrac-
tantes des garanties réciproques ; un plébiscite eût
réglé la situation de Vilna. A la suite du refus de la
Pologne, la Société des nations avait laissé dormir
l'affaire. Mais la Pologne avait continué d'agir. Bien
qu'elle eût rappelé de Vilna le général Zeligowski,
elle avait installé à sa place le commissaire Meysz-
towicz, qu'elle avait chargé de faire élire une sorte
de Constituante de la Lithuanie centrale, laquelle
serait chargée de régler unilatéralement le sort de
Vilna et, par su. te, de la Lithuanie tout entière, qui
ne peut exister sans Vilna. La Lithuanie avait pro-
testé auprès de la Société des nations. Mais le
temps passait. La question allait-elle se trouver
réglée par la seule volonté de la Pologne et, par là
même, l'Europe allait-elle se trouver, une fois de
plus, devant une solution qu'elle n'aura pas discu-
«• 180. Février 1922.
tée, bien qu'elle importe au plus haut point à sa
sécurité orientale ? Allait-on, par le geste de la
Pologne, affaiblir la force de résistance de la Li-
thuanie au point où l'Allemagne peut communi-
quer avec la Russie ? Nous avons déjà dit combien
était précaire, entre l'Allemagne et la Russie, la
situation de la Lettonie. Que deviendra la barrière
de la Pologne, si elle peut être tournée par le nord ?
Ces réflexions s'imposaient. Sans doute, ces questions
pouvaient paraître médiocres auprès de celles qui se
traitaient ailleurs. La santé de l'Europe exige que
nous ne négligions pas les infiniment petits ; et si,
vraiment, on aie désir d'assurer l'existence des nou-
velles républiques que le principe des nationalités a
détachées de la masse russe, il n'est que temps
que l'Entente, ou la Société des nations, avise aux
mesures nécessaires.
Allemagne. — Ce que nous avons dit de l'Alle-
magne en novembre nous permet d'être plus bref
sur les agissements de cette puissance en décembre.
Le Reich avait continué sa politique d'atermoiement.
Le chancelier Wirth avait averti la Commission des
réparations qu'il ne pourrait, le 15 janvier 1922,
payer que 150 millions de marks-or, au lieu de
200 millions. La Commiss'on — et la France était
toute avec elle — avait persisté à affirmer que l'Alle-
magne pouvait payer, et elle avait, en même temps,
enregistré une carence de 5 millions de tonnes dans
les fournitures mensuelles dues à l'Entente. Cette
situation ne pouvait durer. Elle avait été envisagée
dans les conversations franco-anglaises de Londres ;
elle allait être traitée à la Conférence de Cannes. Un
fait restait indiscutable : il fallait que la France pût
réparer ses pertes. Un autre encore devait nécessai-
rement être examiné : il était indispensable au réa-
justement économique de l'Europe et du monde
qu'il y eût enfin un apurement des finances alle-
mandes, à la fois par la stabilisation du mark et la
diminution de l'inflation fiduciaire, et par l'organisa-
tion d'un système d'impôts qui fit peser sur le peuple
allemand une charge au moins aussi lourde que
celles qui écrasent le peuple anglais et le peuple
français. Comment arriverait-on à ce résultat ? On
cherchait la solution du problème. Une conférence
d'experts était réunie à Paris, aux derniers jours de
décembre, sous la présidence de Loucheur, pour étu-
dier les moyens de rétablir l'économie de l'Europe.
Le D' Rathenau et le secrttaire d'Etat Fischer,
président de la Commission allemande des répara-
tions (Kriegslasten-Commission), prenaient part aux
travaux. Arriverait-on enfin à constituer un contrôle
efficace des douanes et des chemins de fer qui permît
de surveiller les finances allemandes ? Le ministère
Wirth parviendrait-il à faire accepter par la Volks-
partei, dont Stinnes était l'incarnation, c'est-à-dire
par la grande industrie allemande, un système d'im-
positions qui la mettrait enfin dans l'obligation de
partager ses profits avec le Reich et, par suite, avec
les victimes de la guerre ? Il fallait donner une réponse
à ces questions. Car un fait restait avéré, que nous ne
pouvions perdre de vue : l'Allemagne ne soutirait
pas ; son industrie était prospère ; la vie en Allemagne
était facile, cependant que la France souffrait du
trouble de ses finances et que France, Angleterre
et Belgique subissaient une désastreuse stagnation
des affaires.
Par ailleurs, il fallait tirer au clair ,une fois pour tou-
tes, la question du désarmement du Reich. Au coursde
la discussion du budget à la Chambre française, l'an-
cien ministre de la guerre, André Lefèvre, avait fait
un tableau inquiétant de 1 état des forces de guerre
allemandes et de ses préparatifs de mobilisation, et
l'actuel ministre de la guerre, Barthou, ne l'avait pas
contredit. Aproposdel'appelde laclassei922,il avait
été déclaré que la situation ne permettait pas d'envi-
sager la libération anticipée de la classe 1920. Ainsi,
à tout instant, le spectre de la guerre se dressait
devant nous. Nous étions, à juste titre, hantés par
l'idée de la revanche allemande secrètement préparée
par des procédés trop coimus pour pouvoir être ou-
bliés. Certes, il eût été puéril, étant donné les con-
ditions dans lestuelles fut conclu l'armistice du
II novembre, de s'étonner d'un semblable état de
choses, car il était trop évident que le traité de Ver-
sailles n'avait apporté aucune garantie solide pour
notre sécurité. Mais une situation pareille pouvait-
elle durer ? Tandis qu'on était plein d'indulgence
pour la mauvaise foi patente de l'Allemagneen matièie
de désarmement, la France pouvait-elle.à tout propos,
être accusée de militarisme, alors qu'elle était fon-
cièrement pacifique et qu'elle ne voulait qu'une
chose : être assurée de la paix, et devions- nous être
indéfiniment suspects à nos amis, tels les Anglais,
qui ne comprennent pas nos craintes et croient à la
bonne foi de l'Allemagne ? Ne pourrait-on, par des
mesures appropriées, garantir enfin l'Europe contre
le danger toujours présent d'une effroyable explo-
sion ? La reconstitution économique de l'Europe
était-elle pour la paix une assurance suflisante, ne
donnerait-elle pas, au contraire, à nos voisins
d'outre-Rhin une force nouvelle, et pouvait-on
faire abstraction du passé de l'Allemagne, de ses
tendances héréditaires, de ses méthodes de vio-
lence ? Toutes ces idées se heurtaient dans les
«• 180. Février 1922.
LAROUSSE MENSUEL
713
Miclucl CoUios. -.^.„„ -. ». i Vi 11 Comte 1 »
Groupe des prinetpaax dépuMs du Dail Kireann, A Dublin. (Cintessus sout cités les noms de ceux qui figurent au premier rang.) ■
Pbot. Ittuatralion,
esprits. Les contradictions qu'elles faisaient naître
étaient peut-être le plus sérieux obstacle à un apai-
sement général. Etait-il même permis d'espérer que
le moment viendrait où l'on serait assez sûr de la
loyauté des intentions de l'Allemagne pour que
la France pût détourner les yeux de la frontière
du Rhin ?
On devait être très réservé sur toutes ces ques-
tions. La France a trop souffert pour oublier ses
souffrances. L'Allemagne, prise en masse, a trop peu
conscience du mal qu'elle a fait pour que nous ne
craignions longtemps qu'elle ne soit capable d'en
faire plus encore. Pour le moment, au 31 décem-
bre 1921, il s'agissait d'abord de régler une affaire
d'argent et de forcer nos anciens ennemis à remplir
leurs engagements. C'était déjà une tâche terrible-
ment difficile. Elle ne pouvait pourtant supprimer
nos autres inquiétudes.
Conférence de Washington. — Il était trop tôt
pour porter un jugement, même provisoire, sur
l'œuvre accomplie à Washington. Après le départ de
Briand, les discussions avaient continué et avaient
porté essentiellement si3r deux point"* ; l'accord re-
latif au Pacifique et la question des sous-marins. Sur
le premier point, les Etats-Unis, la Grande-Bre-
tagne et le Japon étaient tombés d'accord pour se
garantir mutuellement la paix. Au début, la France
n'avait pas été considérée comme devant être admise
dans ce consortium, et il n'est nullement prouvé que
l'Angleterre n'eût pas été bien aise, pour marquer une
fois de plus sa suprématie navale, de la tenir défini-
tivement à l'écart. Mais la France, qui possède dan-;
le Pacifique un domaine insulaire très important,
dont Tahiti et la Nouvelle-Calédonie sont les terres
les plus riches, ne pouvait admettre qu'on réglât
sans elle le régime du Pacifique, lequel réagit forcé-
ment sur ses possessions de l'océan Indien. Elle de-
manda donc de participer â l'arrangement, et elle
obtint gain de cause. Viviani, en son nom, signa
l'accord dont les clauses essentielles portaient : que
chacune des puissances contractantes devait s'abs-
tenir d'attaquer le territoire d'une autre puissance
contractante ; que, chaque fois que les intérêts vitaux
d'une puissance seraient menacés, cette puissance
devrait consulter les autres sur le cas en question;
qu'en cas de désaccord entre deux puissances, les
leux autres seraient prises pour médiatrices et arbi-
tres ; enfin, que l'alliance anglo-japonaise prendrait
fin. Il était convenu, en outre, que l'accord s'étendrait
aux îles sous mandat, réserve faite que la conclusion
.lu traité pourra être considérée comme impliquant
l'assentiment de la part des Etats-Unis aux mandats
et n'empêchera pas la conclusion entre les Etats-
Unis et les puissances mandataires d'accords ayant
trait aux îles sous mandat ; de plus, que ne seraient
pas comprises parmi les contestations possibles les
questions qui, d'après les principes du droit interna-
tional, relèvent exclusivement de la souveraineté des
puissances respectives. Enfin, un accord réglait, entre
le Japon et les Etats-Unis, la question de l'île Yap
et des câbles.
On peut dire que l'accord sur le Pacifique garan-
tissait la paix, que personne, d'ailleurs, n'avait au
fond le désir de troubler. Le Japon a des perspec-
tives suffisantes du côté de l'Asie pour ne pas
songer à autre chose; il est assez loin des Etats-
Unis pour ne pas craindre une attaque brusquée.
De leur côté, les Etats-Unis ont autre chose à faire
qu'à chercher noise au Japon. Quant à l'Angleterre,
elle sait que, si son traité avec le Japon, inutile pour
l'heure, disparait, il continue d'exister en puissance
et en intention. La France, de son côté, trouve dans
l'accord l'avantage de maintenir en Extrême-Orient
sa situation matérielle et morale et de se garantir
contre des incidents possibles, sinon directement, du
moins indirectement, dans le Pacifique.
Mais la situation de la France change totalement,
si l'on passe à la question des sous- marins. La France
a commis la faute, avant la guerre, sous l'empire
de considérations théoriques et politiques et en vue
d'économies coupables, de laisser dépérir sa flotte de
guerre. La guerre venue, les circonstances aidant, elle
a remis la lutte offensive sur mer à son alliée l'Angle-
terre, qui en a usé pour se débarrasser de la rivalité
navale de l'Allemagne, son gros souci d'avant-guerre;
elle a borné sa marine à un rôle de transport et de
protection, rôle périlleux, où nos marins ont déployé
un admirable courage et une endurance infatigable,
mais rôle ingrat, sans gloire, qui nous condamnait
d'avance, quelle que fût l'issue de la guerre, à une
situation d'infériorité. Pourtant, la France a un dé-
veloppement considérable de côtes sur deux mers ;
elle a des colonies immenses, qu'il faut défendre et
entretenir ; elle a surtout l'obligation primordiale
d'assurer sans interruption ses communications avec
l'Afrique méditerranéenne et avec l'Afrique équato-
riale. Elle aurait donc besoin d'une forte maiine.
Elle ne l'a pas; elle ne peut plus l'avoir. Fût-elle
financièrement en état de construire des cuirassés de
30 millions qu'elle se trouverait en présence des
faits acquis; nous voulons dire de la maîtrise que
l'Angleterre a prise sur nous par son rôle actif contre
la flotte allemande. La marine française est con-
damnée, dans les circonstances présentes, à devenir
une marine de second plan. Aussi bien, lorsqu'il s'est
agi à Washington de réglementer le tonnage des
capital shif>s, la question s'est agitée entre l'Amé-
rique et la Grande-Bretagne, le Japon intervenant à
titre de puissance navale du Pacifique, et, en fin de
compte, c'est la Grande-Bretagne qui a gardé la pré-
pondérance ; la France n'a pas eu, en fait, à discuter
le rang qui lui a été assigné. La question a changé
de face quand il s'est agi de régler le tonnage des
submersibles. Le sous-marin est une arme défensive;
même quand il attaque, il ne combat que pour pro-
téger le ravitaillement du pays ou empêcher de
grosses unités d'approcher des côtes afin d'y débar-
quer des troupes ou de détruire des défenses fixes.
Mais c'est une arme défensive très forte, qui, bien
conduite, peut causer des pertes énormes à l'ennemi.
La faute de l'Allemagne a été de s'imaginer qu'avec
ses sous-marins elle pourrait anéantir la puissance
navale anglaise. Mais, mise à part cette erreur d'op-
tique tout allemande, il n'est pas contestable que les
sous-marins allemands ont été extrêmement gênants
et qu'il a fallu, pour atténuer le dommage causé par
eux, mobiliser près de quatre mille unités de protec-
tion de toute taille. Une puissance qui n'a qu'une
marine de second ordre au point de vue des capital
ships, mais qui doit protéger un périmètre de côtes
très étendu, a donc besoin d'un fort tonnage de sous-
marins ; c'est le cas de la France et, à un moindre
degré, de l'Italie. Or, la prétention de l'Angleterre à
Washington avait été de réduire la France et le
Japon à 30.000 tonnes et l'Italie à 22.000, alors que
la France en demandait 90.000, le Japon 34.000 et
l'Italie 30.000. L'amiral français de Bon et le délégué
italien Schanzer avaient démontré que la France et
l'Italie ne songeaient qu'à la défense de leurs côtes.
L'Angleterre, non sans aigreur, avait demandé contre
qui ces deux pays voulaient se défendre, et elle avait
cherché à établir que la force sous-marine que ré-
clamait la France était une menace pour l'Angleterre.
La question en était là, fin décembre. Il y avait peu
d'apparence qu'un arrangement fût possible. De ce
fait, la Conférence de Washington risquait de n'abou-
tir qu'en partie et de laisser en suspens la question
du désarmement naval européen. Pouvait-il en aller
autrement ? Le but de la réunion, discuté à l'avance
et peut-être fixé par la Grande-Bretagne et les Etats-
Unis, avait été de régler la valeur respective des
armements navals, étant bien entendu que les Etats-
Unis ne sacrifieraient de leur programme de guerre
que ce qu'ils ne pouvaient pas exécuter et la
Grande-Bretagne que ce qui la laisserait encore maî-
tresse incontestée des mers. Ce but atteint, l'impor-
tance du reste diminuait beaucoup, et il était possible
de se demander si l'Angleterre, en proposant la ré-
duction de notre tonnage sous-marin au delà de ce
qu'exigent nos besoins, ne voulait pas simplement
affirmer sa supériorité. Quoi qu'il en fût, on ne peut
contester que la Conférence de Washington n'eût
mis en relief notre décadence navale. C'était là un
chapitre à joindre à tant d'autres du même ordre,
déjà écrits dans notre histoire ; mais ce n'était pas
là une consolation. L'Angleterre, en novembre, à
propos de la question des armements terrestres, nous
avait offert, par la bouche de lord Curzon, < la
conscience du monde » comme une défense essen-
tielle et suffisante. En décembre, par la bouche de
Balfour, elle considérait comme un acte de défiance
notre volonté de conserver au tonnage nécessaire nos
forces submersibles, et il était sous-entendu que la
marine anglaise suffisait pour nous protéger. Double
714
et étrange erreur des gouvernants anglais, qui ne
comprennent pas à quel point des prétentions sem-
blables choquent notre dignité et compromettent la
bonne entente de deux peuples qui ne peuvent se
passer l'un del'autre. — La Conférence de Washington,
au surplus, n'était pas close. On sentait, cependant,
que tout l'essentiel avait été fait et, au total, on
avait, tout en se querellant, travaillé pour la paix.
C'est ce qu'il fallait retenir.
Rapports franco-anglais. — Dans tout ce qui
précède, on a pu suivre déjà le cours des relations de
la France et de 1 Angleterre en décembre. On se
souvient que le ton en était assez monté en novem-
bre. Comme il arrive toujours, on ne s'était pas
maintenu à ce diapason, et il n'était pas bien cer-
tain, quand on y réfléchissait, qu'il n'y eût eu,
dans cette passe de discours et d'articles de presse,
plus de mots sonores que d'intentions réellement fâ-
cheuses. Mais il ne faut pas abuser des mots qui
obscurcissent la raison. Peu à peu on s'était aperçu
que l'intérêt commun était de ne pas donner aux
choses plus d'importance qu'elles n'en avaient et qu'il
était bon de causer froidement. Briand avait passé
la Manche pour aller converser avec Lloyd George.
Que s'étaient-ils dit ? On ne l'avait point raconté
sur la place publique — nous voulons dire au Parle-
ment — et on avait bien fait. Toutefois, on savait
qu'une réunion du Conseil suprême devait avoir lieu
à Cannes, dans les premiers jours de janvier. Il appa-
raissait que le Premier anglais était d'accord pour
rechercher des moyens pratiques de faire payer
l'Allemagne et que, par suite, l'espoir qu'avait celle-ci
LAROUSSE MENSUEL
intervention personnelle du roi George, l'accord
entre la Grande-Bretagne et l'Irlande avait été
sisné. L'Irlande sinn-fein obtenait tout ce qu'elle
avait exigé. L'Etat libre d'Irlîmde était reconnu
dans les formes et avec tous les privilèges usités
pour le dominion du Canada. Le serment d'allégean-
ce comportait foi et fidélité au roi George V et à
ses descendants, « en vertu de la communauté qui
existe entre les citoyens d'IrlanJe et de Grande-
Bretagne et de l'entrée de l'Irlande dans le groupe
des nations qui composent la communauié britan-
nique ». L'accord réglait la question militaire, celle
de la marine et des ports, celle des finances. Quant
à 1 Ulster, qui, depuis déjà bien des semaines, avait
Remise d'un nouveau drapeau aux élèves de Saint-Cyr par le général Tanant, commandant l'Ecole. (L'ancien drapeau, trè
ait privé d'une partie de ses Irangei. Le nouveau drapeau porte, comme l'ancien, la devise traditionnelle : « Us s'instrui
vaincre.») Après la remise du drapeau, les Saint^yriens défilent devant le nouvel emblème (3 décembre 1921). — Phot. H
s laligiié,
sent pour
de diviser l'Entente était de nouveau inutile. Lloyd
George voulait la paix. Il fallait donc que l'Alle-
magne désarmât sans arrière-pensée. Lloyd George
voulait remettre l'Europe d'aplomb, et il avait à
cette fin conçu le plan d'un Congrès européen où,
disait-on, l'Allemagne et la Russie auraient leur
place. La France acceptait tout ce qui concernait le
payement des dettes et le désarmement. Elle réflé-
chissait, quand on lui parlait d'admettre à la dis-
cussion les vaincus sur le pied d'égalité avec les
vainqueurs et de donner la parole, dans un Congrès
de toute l'Europe, aux bolcheviks russes ; elle se
demandait si les neutres, à qui la guerre a profité,
auraient le même droit de vote que les belligérants
à qui elle a tant coûté. L'idée d'un Congrès pan-euro-
péen faisait réfléchir. On comprenait, pourtant, qu'il
faudrait peut-être — quitte à limiter d'avance le
programme et à régler l'ordre des débats, ainsi que la
valeur des interventions — en venir à un arrange-
ment en commun, qui obligerait tout le monde à
abattre son jeu ou à sortir de la partie. — Il était
facile de prévoir que la tâche de la France à Cannes
serait plus difficile que jamais. On ne pouvait se dis-
simuler, non plus, que 'le prestige et l'autorité de
Lloyd George, discutés, mais fortement établis en
Angleterre, donnaient aux paroles du Premier an-
glais, dans des réunions de ce genre, un poids parti-
culier et que la France, au contraire, malgré l'habi-
leté courageuse de son représentant, y arrivait char-
gée à la fois du lourd fardeau des erreurs et des
omissions du traité de Versailles, des besoins ur-
gents que lui imposait la réparation de ses ruines et
de l'indécision de son opinion publique. L'Angle-
terre, malgré toutes ses difficultés intérieures et co-
loniales, pouvait attendre. Nous ne le pouvions pas.
Angleterre. — Lloyd George avait trouvé, d'ail-
leurs, un allégement considérable dans le règlement
de la question irlandaise. Le 6 décembre, après une
été travaillé par la presse britannique pour l'amener
à capituler, on lui laissait le choix ou d'entrer dans
l'Etat libre d'Irlande, ou de continuer à jouir du
Home Rule. Mais, dans ce dernier cas, les frontières
des deux Etats seraient fixées par un plébiscite, opé-
ration risquée, qui pouvait enlever à l'Etat d'Ulster
les comtés de Fermanah et de Tyrone et, peut-être,
une partie de ceux de Kerry, d'Armagh et de Down.
Comme nous l'avons déjà dit, le loyal Ulster payait
les frais de la guerre.
Que valait l'accord anglo-irlandais ? Personne n'au-
rait pu le dire. Seul, le temps montrera si l'Irlande
peut être un Etat libre et si l'Irlande libre peut vivre
côte à côte et en bonne intelligence avec la Grande-
bretagne, dont elle fut, neuf siècles durant, la sujette
et trop souvent l'esclave. L'accord, malgré les ré-
serves de beaucoup de citoyens traditionnalistes et
clairvoyants, avait été bien accueilli en Angleterre,
où la lassitude et le dégoût avaient préparé la rési-
gnation à l'inévitable. Il avait été bien accueilli en
Irlande où, depuis longtemps, le régime de guerre et
de terreur avait épuisé la force de résistance. Pour-
tant, Valera avait ébauché une opposition irréduc-
tible ; son refus et les discussions violentes qui
avaient eu lieu entre lui et les signataires de l'ac-
cord, Griffith et Michaël Collins, montraient déjà
qu'il y avait en Irlande deux partis. Il n'était pas
douteux que le plus tort ne fût celui de la paix. Mais
la division possible de l'opinion faisait pressentir des
difficultés. Il était du moins certain que, pour l'heure
présente, la paix était faite. Ni l'opinion anglaise,
ni l'opinion irlandaise, n'auraient supporté une autre
hypothèse.
Devant ces faits, l'historien devait conclure —
et nous l'avons déjà dit — que quelque chose de nou-
veau apparaissait dans l'histoire. La communauté
britannique s'élargissait ; le royaume uni de Grande-
Bretagne et d'Inande avait vécu. Le noyau de ce
«• 180. Février 1922.
qu'on appelle l'Empire britannique se rétrécissait.
Il était impossible de ne pas constater la gravité
du fait. L'Angleterre s'était réjouie de l'accord, et
il avait semblé que Lloyd George rem-'ortait tme
victoire. Pour que l'avenir ratifie ce jugement, il
faut que le peuple anglais, auteur des peuples qui
composent la communauté britannique, réagisse aussi
vigoureusement qu'il le fit jadis, quand il fut amputé
du groupe de ses colonies de l'Amérique du Nord
qui est devenu les Etats-Unis. Nous redisons que
nous avons confiance dans l'avenir de l'Angleterre ,
mais nous estimons que des devoirs nouveaux s'im-
posent à elle et qu'elle doit se créer une politique
inédite. Soyons prêts à l'y aider, mais songeons à
nous. Soit dit sans amertume, elle saura toujours
songer à elle.
D'autre part, du côté des colonies bri'anniques,
la situation n'était pas nette. La rupture avec les
nationalistes égyptiens, les troubles du Caire avaient
ajourné une décision que l'Angleterre reculait et,
peut-être, redoutait. La séparation de 1 Egypte serait
un autre fait historique capital, gros de dangers lui
aussi, non seulement pour l'Angleterre, mais aussi
pour toutes les puissances musulmanes. Si l'on
ajoute que, dans l'Inde, le prince de Galles avait
été reçu avec une silencieuse froideur et que, sous
l'apparence de l'ordre, fermentait une agitation gran-
dissante, on aura constaté que la crise de constitu-
tion que traversait notre voisine d'outre-Manche ne
s'atténuait pas. Grave aussi restait la question du
chômage et urgent le besoin de relever l'activité
industrielle et commerciale. Cependant, et en dépit
des apparences contraires auxquelles la politique
donnait une importance supérieure à la réalité, toute
la nation se groupait autour du gouvernement. C'est
ce qui avait soutenu Lloyd George dans l'affaire ir-
landaise. C'est ce qui lui permettait d'envirager au
problème européen les solutions hardies que son
tempérament Imaginatif le conduisait à construire.
Il sentait sous ses pieds un terrain solide. Tous les
premiers ministres n'en pouvaient dire autant.
Belgique. — Cette observation s'appliquait au
ministre Theunis, qui avait formé en Belgique un
cabinet d'aflaires. La situation devenait sérieuse.
La Belgique, qui s'est relevée très vite après l'armis-
tice, beaucoup plus vite que la France, souffre main-
tenant, comme la France, de l'insuffisance des répa-
rations allemandes et de l'obligation corrélative de
faire à ses industries diminuées ou ruinées des
avances considérables, dont elle ne peut supporter la
charge intégrale. A cette difficulté économique très
grave s'ajoute une situation politique embarrassée.
Le cabinet Theunis était un cabinet de bonne volonté
plus qu'un cabinet parlementaire. Il n'avait pu en-
core rallier à lui les socialistes, qui, sans lui être
franchement hostiles, l'observaient et ne collabo-
raient pas encore avec lui. Pour la Belgique, comme
pour la France, il était indispensable que la ques-
tion des réparations fût réglée. Aucune combinaison
politique ne peut être sûre du lendemain, si elle ne
s'appuie pas fortement sur la certitude d'un relève-
ment financier.
France. — C'était strictement le cas de la France.
Si l'on faisait, en ce qui la concerne, le bilan de
l'année 1921 — et, en somme, faire ce bilan pour la
France, c'était le faire pour l'Europe — on s'aperce-
vait que les questions qu'avait trouvées ouvertes le
cabinet Briand, lors de sa formation au début de
janvier, l'étaient encore à la fin de décembre. Toute
l'activité d'une intelligence supérieure, toute l'habi-
leté d'un esprit remarquablement souple et d'une
rare finesse s'étaient employées sans compter pour
des résultats appréciables, sans doute, mais cepen-
dant hors de toute proportion avec l'etïort immense
dépensé pour les obtenir. L'affaire des réparations
s'embrouillait et se compliquait à mesure qu'on tâ-
chait plus à l'arranger. Il y avait toujours une ques-
tion allemande sans solution, et la France ne pouvait
jouir d'aucune tranquillité tant que cette solution ne
serait pas trouvée. Certes, Briand avait obtenu dans
la question d'Orient un allégement de nos charges et
préparé une paix acceptable. La question de la
Haute-Silésie avait été résolue de manière à ménager
lesintérêts de la Pologne et les nôtres. Mais qu'étaient,
pour la France et pour l'Europe, ces questions autour
desquelles on avait mené tant de bruit, sinon des
questions secondaires, en comparaison de celle des
réparations ? Le débat allait se rouvrir à Cannes.
Pouvait-on dire que Briand allait se présenter à
cette réunion avec la certitude d'obtenir un résultat
qui donnerait satisfaction à la France, et même était-
on d'accord en France sur la nature et la consistance
du résultat à chercher ? On ne pouvait répondre
affirmativement. En dépit d'admirables succès ora-
toires et de majorités imposantes ou sérieuses dans
toutes les discussions parlementaires où la Chambre
et le Sénat usent leur activité inquiète et celle du
gouvernement, on sentait dans le Parlement une
sorte d'impuissance congénitale à se fixer sur un
système, à faire bloc sur ua plan raisonné, à se ran-
ger derrière un chef, comme si toutes les intelligences
distinguées ou remarquables et toutes les bonnes
volontés qu'on y tiouve réunies se sentaient noyées
dans une aboulie généralisée. On souhaitait être
«• 180 Février 1922.
gouverné, et on s'efforçait à tout propos de reiiver-er
le gouvernement, sans savoir ce qu'on ferait ensuile.
Sur une question comme celle de la Banque indus-
trielle de Chine, question d ordre privé sans doute,
mais qui s élargissait jusqu'à risquer de compro-
mettre toute l'autorité morale de la France en
Ex'réme-Orient, on essayait, à la veille de la réunion
de Cannes, d'amoindrir le prtsident du conseil par
des querelles misi râbles de personnes. A propos de
l'ambassade près le Vatican, le Sénat confondait à
plaisir la polifique inttneure et la poliiique exté-
rieure et n'accordait au gouvernement, comme par
grâce, qu'une majorité sans caractère. On ne parais-
sait pas se douter que le premier ministre français
ne pourra. t venir à bout des obstacles accumulés
sur sa route que si nos alliés et nos adversaires
sentaient derrière lui toute la force et toute la vo-
lonté de la nation. Il était inutile d'insister sur cette
faiblesse incurable de notre démocratie, mais on
avait le devoir de noter, comme nous l'avons fait
si souvent depuis 1914, la part de responsabilité qui
revient à chaque citoyen dans les embarras où se
débat notre pays. — En dehors des affaires que nous
avons exposées au cours de cette chronique et dans
toutes lesquelles la France fit partie, il faut marquer
ici que nos relations avec l'Espagne avaient paru, en
décembre, entrer dans une phase délicate, par suile
de la rupture définitive du traité de commerce qui
nous liait à notre voisine. Nous avons dit comment
la chose était venue. Il faut, en cette affaire comme
dans bien d'autres, ajouter aux raisons d'ordre com-
mercial des raisons de sentiment. Nous avons le
tort de critiquer sans mesure et sans réserve nos
meilleurs amis, dès qu'ils ne sont plus tout à fait
d'accord avec nous sur certains points particuliers.
Nous les froissons sans égard pour leur susceptibi-
lité. Celle des Espagnols est chatouilleuse. Notre
presse l'a-t-ello toujours compris ? S'est-elle toujours
souvenue des sentiments d'affection que le roi d'Es-
pagne nous a toujours témoignes et des services
qu'il a rendus à tant de Français pendant la guerre ?
Nous oublions trop qu'on ne prend pas les mouches
avec du vinaigre. Des négociations étaient en cours
pour renouer nos relations rompues. Il y avîdt espoir
qu'elles réussiraient.
A l'intérieur, un fait rare, dont nous étions depuis
longtemps déshabitués, devait être noté avec soin à
la louange du ministre des finances, Paul Douraer,
et du Parlement : le budget de 1922 avait été voté
par les deux Chambres le 31 décembre IQ21, et la
charge inutile des douzièmes provisoires avait été
évitée au pays. C'était un symptôme de sagesse et
d'ordre.
L'année 1921 finissait comme elle avait commencé :
dans l'attente de quelque chose qui mènerait à la
paix solide. On devait dire qu'à aucun moment la
France n'avait opposé une mauvaise volonté quel-
conque dans la collaboration qu'elle continuait avec
ses alliés. Certains appelaient cela « renoncement et
abandon i. Ne devait-on pas plutôt voir dans l'atti-
tude de notre gouvernement un sens profond des
réalisations possibles et une irrésistible aversion pour
les gestes sans lendemain î — Julo» Okrbault.
Remorque pour voiture de tou-
risme. Les voyages en automobile se font sur
des distances de plus en plus grandes. Il est, en
effet, infiniment plus agréable pour celui qui en a
la possibilité d'exécuter de grandes randonnées sur
les routes, plutôt que d utiliser la voie ferrée. L'em-
ploi de l'automobile permet de s'arrêter au cours du
voyage aussi souvent et aussi longtemps qu'on le
désire, sans être tributaire d'un horaire et sans être
gêné par des retards toujours possibles.
Cependant, le développement du tourisme en auto-
mobile n'existe que si l'on peut emporter avec soi
tout le confort voulu et, malgré les dimensions im-
posantes des voitures de grand tourisme, on ne sau-
rait loger sur les châssis une quantité suffisante de
bagages nécessaires aux déplacements d'assez longue
durée.
On a donc eu l'idée d'adjoindre une remorque à
la voiture de tourisme, et le premier modèle qui se
présentait à l'esprit était celui d'une caisse montée
sur deux roues, accrochée à l'arrière de la voiture.
Ce procédé présente des inconvénients que l'on a
reconnus seulement à l'usage : les tournants sont
difficiles, le mode d'attaclie est délicat, enfin, il est à
peu près impossible de reculer pour entrer dans un
garage, pour faire un changement de route, etc.
Un modèle récent de remorque évite tous ces in-
convénients, en partant du principe que la remor-
que doit être le prolongement rigide du châssis de
la voiture, puis qu'elle doit pouvoir reculer comme
la voiture avec une direction arrière orientable. Ce
modèle s'appelle la suivante « Kap », qui n'a qu'une
seule roue avec tleux brancards comme une véri-
table brouette. On fixe les brancards au châssis,
et la roue se trouve placée à l'arrière entre les
deux bras d'une fourche élastique, analogue à la
fourche d'une grosse moto. Cette roue peut donc
s'orienter dans tous les sen", d'une manière auto-
matique, et, comme la suivante est fixée par des
brancards, on évite les mouvements de l'ase et les
LAROUSSE MENSUEL
secousses que les irrégularités de la route pourraient
occasionner. Le contenu de la caisse est donc à
l'abri de tous ces déplacements et de ces chocs, et
il n'y a pas d'usure anormale de la voiture ni de
la suivante, qui en constitue le prolongement. Pour
cette même raison, on peut envisager de très grandes
vitesses.
La roue arrière unique a comme avantage immé-
diat de n'user qu'un seul pneumatique et de suivre
la voiture d'une façon exacte en restant à l'intérieur
des traces des roues arrière, aussi bien en marche
aviint qu'en marche arrière.
Dans les modèles importants de remorques, il peut
être nécessaire de détacher la remorque pour la pla-
cer dans un coin spécial d'un garage ou d'une cour.
La remorque est alors détachée du châssis et, étant
donné le poids des baaages, on ne saurait manœu-
vrer commodément cette brouette de grand modèle.
Pour éviter ces inconvénients, on a prévu de chaque
côté de la caisse des galets qui pen-
dant le transport se trouvent relevés
et qu'on abaisse au moyen de leviers
pour les amener au contact du sol .
Lorsqu'on veut déplacer la remor-
que seule, on forme ainsi un tri-
cycle, que l'on pousse à bras très
facilement et que l'on peut remiser
au point voulu.
Ce système permet au voyageur
d'emporter une quantité suifisante
de bagages; il lui donne la possibi-
lité d'arriver à l'étape avec tout
son confort, ce qui n'est pas tou-
jours possible, lorsque les bagages
l'accompagnent sur la voie ferrée
et qu'ils se trouvent soit en retard,
soit en avance.
Les remorques de tourisme sem-
blent répondre à un véritable be-
siin, et ces combinaisons rendront
de très grands services aux tou-
ristes moiernes. — E. Weiss.
Rumigny [Souvenirs du gé-
néral COMTE DE] (Paris, in-8», 1921).
— Le général comte de Rumigny
a suivi une longue carrière, traver-
sée par d'importants événements,
auxquels il a été mêlé, le plus sou-
vent, d'une manière directe. D'où
l'intérêt de ses Souvenirs, où se mé-
langent agréablement les faits poli-
tiques et militaires et les savoureuses anecdotes.
Historiens politiques et historiens des mœurs y trou-
veront à glaner des précisions sur mainte matière.
Avec raison, R.-M. Gouraud d'Ablancourt s'est
chargé de publier cette gazette écrite au jour le
jour, non sans talent. Elaguant ou résumant intelli-
gemment un texte abondant en superfétations, cet
éditeur nous en présente l'essentiel et nous en rend
la lecture attrayante.
Fils de Louis-Gabriel Gueulluy, marquis de Rumi-
gny, d'abord page de la reine Marie-Antoinette, puis
capitaine au régiment de royal -Roussillon, Marie-
Théodore naquit le 12 mars 1789. Il avait trois ans
quand son père émigra, et sa petite enfance fut par-
semée d'aventures. Car les Rumigny ne reniaient
point leur attachement à la monarchie. La marquise,
réfugiée avec ses enfants: Hippolyte, l'aîné, Esther,
.Marie, Adèle et le petit Théodore, dans sa terre de
Rumigny en Picardie, comprit bien vite que le dan-
ger révolutionnaire menaçait les précieuses existen-
ces dont son mari, en rejoignant l'armée de Condé,
lui avait laissé la garde. Elle décida donc de gagner
Tournai, où elle espérait vivre en sécurité. Ce fut
en charrette à fourrage, par des chemins défoncés
où l'on versa plusieurs fois, au mois de décembre,
à travers des régions pleines de troupes et de gens
malintentionnés, qu elle accomplit ce voyage inter-
minable. On emportait, pour toute fortune, une malle
pleine d'argenterie. On faillit plusieurs fois être dé-
troussé et molesté, ma. s, enfin, on atteignit Tournai.
A peine la mère et les enfants y étaient-ils instal-
lés que les troupes irançaises envahissaient la Bel-
gique. L'existence errante recommença, en bateau,
cette fois, jusqu'à Bornheim, puis, par divers moyens
de fortune, jusqu'à Rotterdam. Là, le repos fut de
courte durée. L entrée de Picliegru en Hollande en
chassa les émigrés. Les Rumigny s'entassèrent dans
un vaisseau à destination de l'Analeterre, où ils dé-
barquèrent ayant perdu leurs bagages, réduits à la
misère. Us s'installèrent à Harwich, dans le comté
d'Essex, où la marquise dut, pour gagner la subsis-
tance des siens, s'exercer à la broderie.
Ces années d'exil furent pénibles, malgré les ami-
tiés liées avec d'autres émigrés. Les enfants, néan-
moins, prospérèrent et s'instruisirent sur la terre
étrangère. En 1798, la famille put regagner laFrance,
racheter Rumigny. En l'an 1800, le marquis rentrait
à son tour. Hippolyte, l'ainé des fils, embrassait la
carrière 'diplomatique. Théodore, le cadet, à seize
ans, entrait à l'école militaire de Fontainebleau.
Napoléon 1°' venait de s'emparer du pouvoir. Pas
un instant les Rumigny ne songèrent à s'écarter du
nouveau régime. IhtoJore, après un an d'études,
était versé comme o.ficier dans un régiment de
cavalerie (1806).
C'était l'époque où les Prussiens croyaient parve-
nir aisément à renverser l'usurpateur du trône de
France. Théodore de Rumigny, dès le début de sa
carrière, participa à la campagne dirigée contre eux.
Il en conte rapidement les péripéties, léna, FrieJland,
Eylau accrurent son amour de la guerre. Il a laissé
de l'Empereur une image assez curieuse et, en
somme, sympathique. Visiblement, il admirait ce
conducteur d'hommes, qui, en diverses circonstances,
lui montra de l'obligeance.
Pauvre, ayant perdu îes chevaux et ne pouvant
plus se remonter, il passa dans un régiment de ligne,
dont il partagea les misères au cours de la campa-
gne en Pologne contre les Russes et Prussiens
alliés. Nous le retrouvons en 1812 parmi les troupes
empétr*'ps ^lans la lamentable retraite *ie Rnssif».
Keiiiurqiie pour voiluix- dt- uuriKtiic.
Ses actes de bravoure lui avaient valu les grades de
chef de bataillon, puis de colonel et l'emploi d aide
de camp du général Gérard. Dès lors, il put observer
les faits avec plus de netteté et de certitude.
La première Restauration ne le satisfit pas plei-
nement. Louis XVIII ne lui apparut pas comme le
souverain désigné pour guérir la France de ses bles-
sures. Néanmoins, sous son règne troublé, il servit
encore avec zèle, mais peut-être le retour de Napo-
léon lui donnait-il une joie plus certaine. Il exprime
peu ses sentiments. On sent que telle présence sur
le trône lui importe médiocrement. L'essentiel, pour
lui, est de faire la guerre. Dans le dernier acte de
la tragédie impériale, Théodore de Rumigny, tou-
jours aide de camp du général Gérard, se rallia
comme lui au conquérant. Les meilleurs pages de
ses Souvenirs concernent cette période patuétique,
où le titan livre son sort à la chance des combats.
Rumigny, à Waterloo, se trouva, comme aide de
camp du général Gérard, sous les ordres de Grou-
chy. Son témoignage est donc particulièrement pré-
cieux. Gérard, qui commandait un des corps compo-
sant l'armée de Grouchy, eut conscience qu'il fallait
accourir au secours de l'Empereur livrant bataille
aux Anglais. Il fit part de son sentiment à son supé-
rieur. Une discussion violente s'engagea, Grouchy
étant plutôt décidé à arrêter l'avance des Prussiens,
dont les troupes, sous ses yeux, allaient accabler
les soldats de Napoléon. Gérard fut contraint, par
ordre, à obéir sans discuter. Finalement, l'indéci-
sion de Grouchy permit aux 30.000 Prussiens de
BlUcher de se joindre sans encombre aux Anglais de
Wellington. Cette indécision causa la défaite. Cepen-
dant, Rumigny lave Grouchy de toute accusation de
trahison. « C'était, dit-il, un homme d'honneur,
mais, hélas ! très peu capable de conduire une armée
isolée... Il était officier de cavalerie exclusivement...
Je puis garantir que, s'il a perdu l'armée, il a été
de bonne foi. Il y eut incapacité ce jour fatal, pas
plus >.
Cette incapacité coûta cher à l'Empire. Bientôt,
c'était l'abdication, l'invasion de la France, la Res-
tauration de Louis XVIII, le licenciement de l'ar-
mée. Rumigny, non sans amertume, fit partie de
ces « demi-soldes •, que la population poursuivait de
son mépris et de ses violences. Il donne des détails
pénibles sur leur état d'esprit et leurs tribulations.
Il fut privé de son grade de colonel par le gouverne-
ment nouveau, se retira de l'armée et résolut d'occu-
per son temps en complétant ses connaissances
scientifiques.
En 1817, seulement, la monarchie, dénuée d'ofâ-
7i6
ciers expérimentés, se décida à réintégrer dans les
cadres de l'armée les « demi-rolJes » désignés à son
attention par leur renommie. Rumigny fut appelé
au ministère de la guerre, où le maréchal Gouvion
Saint-Cyr lui demanda de reprendre du service. 11
s'engageait à lui rendre son grade, mais LouisXVIlI
s'y refusa de nouveau. Rum gny aurait donc renoncé
à la carrière des armes, si le général Albert, premier
aide de camp- de Louis-Philippe, duc d'Orléans, ne
l'eût présenté à ce prince. Louis-Philippe, par son
amabilité, réussit à transformer les sent ments de
Rumigny. Bientôt, celni-ci acceptait d'être incor-
poré, comme chef de bataillon, au 51° de ligne.
Il végéta pendant quelques mois en province,
observant son nouveau milieu d'existence. Le corps
des officiers était alors composé moitié d'anciens
chouans et moitié d'anciens impériaux, entre lesquels
s'élevaient des querelles fréquentes. Les chouans, au
dire de Rumigny, montraient un esprit fort indisci-
pliné et se livraient à l'ivrognerie. 11 se serait vite
lassé de coudoyer ces êtres intolérants, incapables
d'exercer un commandement régulier, si, protégé
dans l'ombre par ses anciens compagnons d'armes,
il n'avait été, en 1818, rappelé à Paris. On lui attri-
buait le grade de lieutenant-colonel, et on le nom-
mait aide de camp du duc d'Orléans. Dès lors, sa
carrière active était terminée. C'est en menant
exclusivement la vie de cour, dans l'intimité du
prince, qu'il rattrapera son grade de colonel et obtien-
dra celui de général.
Dès ce moment, ses Souvenirs commentent, au
jour le jour, l'actualité. Le militaire se transforme
en courtisan, voit et connaît tous les personnages
de quelque importance qui traversent les palais
royaux ou les salons à la mode. Rumigny, dès la
première heure, voua une affection profonde au
prince qui lui donna sa confiance. Il en fait un por-
trait de brave homme, plein de douceur, intelligent,
libéral, mais peu enclin aux grandes initiatives.
Toujours ce prince, qui a été mêlé à mille événe-
ments tragiques, conte, autour de la « table ronde »
où se réunissent sa famille et ses intimes, ses aven-
tures passées et celles d'autrui, d'innombrables anec-
dotes dont Rumigny fait son profit. ,
De temps à autre, celui-ci examine, en paragraphes
rapides, les faits du règne de Louis XVII I. Ce sou-
verain continue à lui déplaire visiblement, mais il
le ménage. Il désapprouve la plupart de ses actes,
sans positivement l'écrire. Il s'étend surtout sur sa
mort, arrivée en 1824. Il note que le roi, à l'heure
dernière, refusait d'être administré, malgré les exhor-
tations du cardinal de Boisgelin, de M"^ du Cayla
et une persécution acharnée de l'abbé Rocher, son
confesseur. On parvint, néanmoins, à vaincre son
obstination.
Charles X paraît inspirer tout d'abord à Rumigny
une certaine sympathie. Tout annonce, écrit-il à son
avènement,qu'au règne soupçonneux de Louis XVIII
succèdent plus de franchise et moins de crainte de
la nation. Charles X passe des revues, reçoit, coiflé
d'un immense bonnetà plumes, l'ordredela Jarretière,
se blesse à la chasse. "Tous ses gestes sont enregis-
trés par Rumigny. Celui-ci voit-il nettement l'impo-
pularité de ce monarque débile et de son ministre
Villèle ? Nous ne le croyons point. Il manquç quelque-
fois de perspicacité politique. Il rapporte sljr Déran-
ger une anecdote amusante, sans signaler l'influence
dissolvante des œuvres de ce chansonnier. Peut-être,
cependant, a-t-il compris, sans l'avouer, le déplo-
rable effet de la loi sur la presse. Il recueille chaque
jour — et là ses Souvenirs prennent une physiono-
mie plus vivante et un intérêt plus net — une gerbe
de faits. Paris, sous sa plume, le Paris remuant de
cette époque, ressuscite avec ses différents aspects.
Les prodromes de la prochaine révolution se révè-
lent clairement. La revue de la garde nationale au
Champ-de-Mars, le licenciement de celle-ci, les mou-
vements de la rue, l'inquiétude générale, les échauf-
fourées au Collège de France et dans les faubourgs
sont décrits avec soin. De-ci, de-là, Rumigny souli-
gne la psychologie du roi en rapportant ses mots :
« On veut, dit Charles X, la Républi ]ue, mais je ne
me laisserai pas couper le cou comme Louis XV t. n
Vainement essaye-t-on de lui démontrer le contraire
et que le peuple souhaite seulement un gouverne-
ment représentatif. Prisonnier des ultras, il s'entête
à substituer, dans sa terreur de la République, l'abso-
lutisme au régime libéral. « Il n'y a pas moyen, dit
Rumigny, de le tirer de cette folle idée qui le mènera
à mal >.
La révolution de Juillet trouve en Rumigny un
historien plus attentif aux actes de la cour qu'aux
manifestations populaires. Ce mémorialiste désire
surtout prouver que Louis-Philippe, son maître, ne
fut pas le complice des hommes qui renversèrent
Charles X. Néanmoins, l'avènement de Louis-Philippe
le comble de satisfaction. Enfin, la France possède
un roi populaire, libéral, soucieux du bonheur géné-
ral ! Certains ministres l'inquiètent, pourtant : Laffitte
en particulier, à cause de son indécision. Il redoute
aussi la meute des gens qui, en échange de leurs
services, réclament argent, honneurs, emplois.
Les ferments de révolte subsistent encore. Bona-
partistes, légitimistes, républicains s'agitent dans
LAROUSSE MENSUEL
l'ombre. Laffitte les ménage. Casimir Péricr, son
successeur, les combat avec violence. Rumigny ne
dit qu'un mot rapide sur les insurrections de Lyon
et quasi rien sur les mouvements des autres adver-
saires de la monarchie, répnmésénergiqui-ment par le
ministre. Il n'indique pas que la tentative de Fieschi
contre le roi fut la conséquence de ces répressions
impitoyables. Par contre, il raconte avec mille dé-
tails nouveaux les circonstances de cet attentat man-
qué. II était, en eûet, présent dans l'escorte royale.
Louis-Philippe, se rendant à la revue de la garde
nationale, savait que des républicains complotaient
de l'assassiner ce jour-là. La police avait vainement
exploré toutes les maisons du boulevard, sans rien
découvrir de suspect, c Le roi, dit Ramigny, était
Comte de Rumi^Qy.
arrivé devant la 8<' légion, en face du jardin turc,
lorsqu'une détonation effroyable et semblable à un
feu de peloton très vif, mais mal exécuté, se fit
entendre. Une pluie de projectiles vint frapper au
milieu du cortège du roi. Une balle atteignit le cou
du cheval de Sa Majesté, un éclat de projectile vint
heurterle bras gaucKe du roi, qui y porta la maindroite » .
Cet attentat devait renforcer la popularité du roi,
mais la renforcer pour un temps limité. Rumigny
fait un tableau idyllique des douces heures d'inti-
mité qu'il passa, pendant plusieurs années, au sein
de la famille royale. Il s'efforce, à la fin de ses Sou-
venirs, d'expliquer, à l'avantage de la couronne et au
détriment des républicains, la révolution de 1848.
Il fut, quand Philippe-Egalité abdiqua, le compa-
gnon fidèle de sa misère. Il l'accompagna en Angle-
terre, puis il accepta de rentrer en France, au péril
de sa vie, pour veiller sur ses intérêts. Proscrit, il
ne pouvait agir qu'en se cachant. Avant de gagner
Paris, il se réfugia chez un sien ami, le D' Dubois,
qui habitait le château de Beaulieu, près d'Amiens.
Avec ce docteur, vivait saûlleAglaé, ravissante brune
de vingt ans. Auprès de celle-ci, Rumigny oublia-t-il
la mission donnée par le roi déchu î II n'en dit mot
désormais. Avec l'hospitalité, il trouva l'amour au
château de Beaulieu. Un an plus tard, il épousait la
charmante Aglaé.
Dès lors, il ne commenta plus les événements que
pour se distraire et à de rares intervalles. Le ménage
s'installa à Maison-Rouge, en une maison peuplée
des portraits et objets lui rappelant la famille
royale. De temps à autre, le général se rendait à
Claremont, pour y reprendre son service auprès du
souverain. Accablé bientôt par l'âge, il dut renon-
cer à ces épuisants voyages. Son humeur s'était
assombrie. Vainement chercliait-il dans le dessin et
l'aquarelle un divertissement. Le 24 juin 1860, il dis-
paraissait de ce monde, laissant une veuve jeune
encore, uniquement soucieuse de perpétuer son sou-
venir d'homme énergique et probe. — Emile Macim.
S'WaraJism n. m. — Encycl. Nous avons déjà
parlé de cette doctrine hindoue sur l'autonomie poli-
tique de l'Inde (v. Lar, Mens. t. I", p. 196) et
raconté dansrarticIesvvADESHisM(v.Z. or. il/«Hs., 1. 1",
p. 194) la première phase de son évolution. L'/ddia»
Councils Act{igog), qu'elleavait rendu nécessaire, ins-
tituait dans les provinces de l'Inde un embryon de
régime parlementaire, dont il promettait le dévelop-
pement si, après un essai de dix ans, l'expérience était
satisfaisante. Les meneurs hindous ont habilement
exploité cette promesse pour accroître l'asitation, per-
fectionner leur propagande et précipiter les événe-
ments.
«• 180 Février 1922.
Les causes. — Les prétextes ou les causes supplé-
mentaires ne leur ont pas manqué.
La condition des émisrants dans l'Afrique australe
inspire des récriminations incessantes. Les Indiens
ne sont admis au Transvaal et au Natal que sous
des restrictions vexatoires, les Blancs redoutant
leur concurrence et leur refusant le droit de cité. Les
efforts de Gokhale pour améliorer leur sort, l'enquête
de Gandhi, les manifestations qui en furent les con-
séquences, l'entêtement des colons, les troubles de
Johannesburg (1913) qui s'ttendirent jusque dans
l'Afrique orientale, les protestations du vice-roi, lord
Hard nge, firent accorder la Commission d'enquête
réclamée depuis longtemps par le Congrès national.
Mais la bonne volonté du général Smuts ne peut
effacer l'antipathie de race des Sud-Africains. Cette
antipathie est aus«i manifeste dans les autres domi-
nions et démontre aux intellectuels indiens qu'ils ne
seront jamais considérés comme des citoyens dans
l'Empire britannique.
La divergence d'intérêts entre les filateurs indi-
gènes et les manufacturiers du Lancashire, déjà très
apparente en 1905, est rendue plus manifeste par la
guerre. Comme garantie d'un emprunt indien de
100 millions de livres, contracté en 1016 pour aider
la métropole, le gouvernement des Indes avait aug-
menté les droits d'importation des cotonnades an-
glaises. L'opposition britannique fut violente. Les
Indiens affectèrent de croire au désir de les main-
tenir en tutelle économique contre leurs propres
intérêts, quand les circonstances deviendraient favo-
rables. Les défenseurs du swadeshism y ont gagné
une nouvelle influence. Us organisent des syndicats,
des trade-unions, pour lutter contre la rapacité des
sociétés industrielles anglo-indiennes, qui ont dis-
tribué, pendant la guerre, des dividendes de 25 à
80 p. 100. Plus tard, les agents do bolchevisme
ajoutèrent les revendications agricoles aux différends
industriels. 0 La terre aux paysans » devint le com-
plément de « l'usine aux ouvriers ».
Les démobilisés indigènes, les prisonniers de
guerre libérés, revenaient dans l'Inde avec une men-
talité nouvelle, et ils transmettaient des consignes
ou relataient des événements tels que la quasi-indé-
pendance accordée par contrainte à l'Egypte, qui
rendaient plus actives certaines associations, dont
les plus fameuses étaient les Volontaires nationaux
fondés par Tilak. Le Conseil législatif du vice-roi fit
préparer contre les menées révolutionnaires les
Rowlalt bills, promulgués en février 1919. Aussitôt,
les conflits sanglants se multiplièrent. La répression
est impitoyable, mais le massacre d'Amntsar
(avril 1914) suscite d'innombrables vengeurs des
0 martyrs ». Tous les opposants unissent leurs
efforts et trouvent des avocats jusque dans le Par-
lement anglais.
Aux griefs de race s'ajoutent, dès 1912, les griefs
religieux. Les guerres balkaniques ont paru donner la
preuve d'un complot des nations chrétiennes contre
l'islam. L'écrasement de la Turquie au traité de Ver-
sailles est aussi celui du khalitat. Les 80 millions de
musulmans de l'Inde ou, du moins, ceux qui parlent
pour eux, se déclarent solidaires du sultan de Cons-
tantinople, seul chef orthodoxe qu'ils reconnaissent.
L'Angleterre est accusée d'avoir aidé à sa ruine, et
le panislamisme fait alliance avec les Hindous.
La réorganisation des forces militaires proposée
en 1920 par le général Rawlinson (rapport Esher) a
fait aussi bien des mécontents. Si les indigènes sont
allés avec entrain à la guerre en Europe, ils ne veulent
pas combattre hors de l'Inde, surtout en Mésopo-
tamie, pour la réalisation d'un programme impérial
qui ne les intéresse pas et qui est contraire aux in-
térêts des Turcs.
Les chefs. — Les politiciens du Congrès national
ne sont plus seuls pour tirer parti de ces épisodes et
mener la lutte contre le régime anglais. La réforme
de 1909 avait discrédité les extrémistes, qui, avec
Tilak, préféraient demander à la force le triomphe
de leurs idées. Ils laissèrent les mo-lérés se satisfaire
par les vœux et les discours au Congrès et aux ses-
sions des Conseils législatifs où ces modérés avaient
pris place. Le gouvernement des Indes s'appuyait
sur les modérés, sur les princes feudataires, sur les
musulmans, et sa position était très forte. Les mu-
sulmans, surtout, se montraient loyalistes, parce
qu'ils redoutaient dans le swarajism la tyrannie des
Hindous. Us avaient conscience de leur infériorité
intellectuelle et ne voulaient pas être les dupes
d'une alliance avec les ennemis des Anglais. Cepen-
dant, le plus notable d'entre eux, Aga-Khan, mo-
déré, tente de leur donner la cohésion qu'il devinait
nécessaire dans l'évolution politique commencée par
l'Indian Councils Act. Il fonde la AU Ittdia Moslem
League (A. I. M. L., Ligue mulsulmane palin-
dienne) en 1909 et, grâce aux souscriptions de ses
coreligionnaires, il transformera le collège musul-
man d'Aligarh en Université, où se prépareront les
futurs dirigeants du parti. La A. I. M. L. devient
vite populaire. Dès l'année suivante, elle s'affirme
par des vœux successifs en faveur des Indiens émi-
grés, vœux qui préparèrent sur le terrain de race
une entente avec le Congrès national. Mais les
guerres balkaniques amènent la division dans la
«• 180. hévrier 1922.
LAROUSSE MENSUEL
717
L s. prés di- Madras.
Ligue. Elle se partage, comme le Congrès, en jeunes-
musulmans ou extrémistes avec Jitmah et Jes frères
Ali, et en modérés, qui se grouperont dans la Fédé-
ration nationale libérale avec Aga-Khan. Ceux-ci
voulaient collaborer avec les Anglais pour la réforme
de l'Inde par les moyens constitutionnels, comme les
modérés hindous. Les extrémistes, reprochant à
l'Angleterre de ne pas soutenir la Turquie, se lan-
cent, pour cause de religion, dans une violente cam-
pagne d'attentats, où ils
sont aussi audacieux que
les disciples de Tilak.
Pendant la guerre ,
princes. Congrès natio-
nal , Ligue musulmane
prêchèrent le loyalisme
et furent écoutés, même
par la plupart des extré-
mistes. Congrès et Ligue,
cependant, n'avaient eu
jusqu'en 1916 que des
rapports indirects. Mais
les projets gouvernemen-
taux sur le statut de
l'Inde, qui devait être
étudié à la conférence
impériale de 1917, ont
pour résultat une alliance
réputée jusqu'alors im-
possible. La Ligue et le
Congrès nomment une
commission mixte, qui
rédige un programme
hostile à la création d'un
Parlement impérial où
l'Inde serait en minorité ;
il réclame leHomeRule.
Le mémoire, remis tin
juilletau secrétaired'Etat
Montagu, est presque un
ultimatum, qui fait pré-
voir le boycottage du
régime anglais par les
moyens pacifiques. Après
leur session annuelle de
1917, Ligue et Congiès
envoient chacun une
adresse à Montagu. Ili y
précisent leurs volontés :
régime parlementaire
dans l'Inde, vice-roi et gouverneur responsables
devant les Assemblées élues, sauf pour les relations
-Jiplomatiques et la défense de l'Empire.
Depuis la mort de Gokhale (début de 1915), les
modérés hindous ont perdu la direction du Congrès.
Le testament politique de Gokhale, publié par Aga-
Khan, est dédaigné. L'influence des modérés musul-
mans décroît aussi dans la Ligue. L'alliance des nou-
veaux dingeantsdevient plus étroite dans une Ligue
mixte pour le Home Rule, mais ne supprime pas
l'hostilité atavique des ma ses dans plusieurs dis-
tricts. Les extrémistes, soutenus par des illuminés
{Annie Besant) et des politiciens anglais (colonel
Wedgwood), font désormais cause commune contre
tous les actes gouvernementaux. Les Howlatt btUs,
le programme Montagu pour les réformes et surtout
l'atiaire d'Amritsar engendrent une formidable agi-
tation à l'intérieur, tandis que des délégations vont
porter en Europe les doléances du peuple indien st
défendre les prérogatives du klialifat. Le régime
anglais a contre lui les plus notoires des littéra-
teurs indigènes, et le célèbre Rabindranatb Tagore va
porter jusqu'à luniversité de Tokio ses critiques de
la civilisation scientifique et utilitaire des Européens.
Gandhi, le saint Gandhi, disciple de Tolstoï, hérite du
prestige de Tilak, qui meurt en septembre 1920, et,
quoique désavouant les moyens violents, il se fait
l'apôtre de la non-coopération, que les Volontaires na-
Une rue de Laltore.
tionaux soutiennent parles procédés révolutionnaires.
L'échec de la propagande en Europe pour le sultan
pousse enfin les musulmans à s'unir ouvertement aux
Hindous en adoptant un chef commun. Gandhi est
choisi pour dirigir le mouvement de non-coopé-
ration politique et administratif qui doit aboutir à
l'indépendance. Il prépare et fait voter (fin décem-
bre 1920) une réforme radicale du Congrès national
dont le Comité panindien va être l'organe le plus
important. Cette réforme est destinée à éclipser la
nouvelle Assemblée législative et à faire du Congrès
le véritable Parlement.
Le premier Congrès des trade-unions indiermes se
réunit à Bombay le 31 octobre 1920, présidé par Lala
Lajpat Raï. De graves désordres économiques en
sont la conséquence, et Bepin Chandra Pal inaugure
à leur sujet (décembre 1920) une campagne de dis-
cours d'apologie. L'intervention des agents et des
procédés bolcbevistes est acceptée. Les émissaires
circulent entre l'Inde et Tachkend, qui est un centre
de propagande d'où viennent armes et argent.
La nouvelle. Constitution, en vigueur le 3 jan-
vier 1921, ne satisfait aucun des politiciens. Les
souverains feudataires eux-mêmes commencent à
se tenir sur la réserve ; à l'inauguration de la Cham-
bre des princes par le duc de Connaught (18 fé-
vrier 1921), les trois plus grands manquaient, et 80
seulement sur 800 étaient présents. Lord Reading
(Rufus Isaac) remplace
lord Chelmsford , dont le
gouvernement fut si agi-
té. On fit remarquer à ce
sujet, en Angleterre et
dans l'Inde, que la race
juive du nouveau vice-roi
lui nuirait dans l'esprit
des musulmans, mais
Lloyd George maintint
son choix. Afin de facili-
ter les débuts de lord
Reading, Gandhi, les frè-
res Ali, le pandit Mala-
viya ordonnent à tous
leurs partisansd'observer
une trêve de six semaines.
Ils ont une entrevue avec
le vice-roi , qui essaye de
les diviser et compromet
un instant le prestige de
Gandhi ; mais celui-ci dé-
savoue l'attitude qui lui
était attribuée dans la
version oflicielle, et les
hostilités reprennent de
plus belle. Le Comité
panindien du Congrès,
dont Gandhi est l'âme,
notifie en Angleterre, le
28 juillet, sa décision de
traycotter le voyage du
prince de Galles dans
ITnde.
Les faits. — Comment
les meneurs ont-ils fait
servir à réaliser leurs
projets les causes et les
prétextes analysés au dé-
but de cet article î L'avè-
nement du swarajisme
par les moyens constitutionnels, dont Gokhale fut
le théoricien et le prophète, ne satisfaisait pas les
patriotes et les ambitieux pressés. Tilak avait
organisé les Volontaires nationaux, qui étaient les
agents de l'action violente. Emprisonné souvent,
condamné à de fortes amendes, il avait un prestige
immense. Krishnawarma réformait l'Arya-Samaj,
qui devenait une doctrine d'indépendance; en An-
gleterre, il agissait par sa Maison Indienne et son
journal Indian Sociotozist sur la mentalité des étu-
diants hindous. Arabindo Ghose s'adressait aux
brahmanes, et il inspirait la renaissance religieuse de
l'hindouisme. Assassinats politiques, incendies, mu-
tineries se multipliaient. La réforme de 1909 n'ar-
rêtait pas la fièvre de révolte, si bien observée par sir
Valentine Chirol, dans son livre Indian Unrtst. Des
bombes étaient lancées(i909) surlevice-roilordMinto,
et l'atïaire Savarkar(v. Lar. Mens., t. Il, p. 119) se
terminait devant le tribunal de La Hajre. Mais,
7i8
jusqu'alors, les meneurs hindous éprouvaient autant
de haine pojr les musulmans que pour les Anglais.
La revision de la Division du Bengale et le transfert
à Delhi de la capitale des Indes, annoncés au Durbar
du 12 décembre 1911, atténuèrent les animosités.
Le vice-roi, lord Hardinge, est blessé par une
bombe, le 13 décembre IQ12, en faisant son entrée
à Delhi ; l'assassin peut s'échapper. La démolition
d'une mosquée à Cawnpore, pour raison d'hygiène,
est le prétexte d'une émeute, où les musulmans ont
50 tués, qu'ils transforment aussitôt, et les journa-
listes bengalis avec eux, en martyrs. Désormais, les
musulmans affecteront de* soutenir les Hindous
contre les préjugés de race des Blancs dans les do-
minions. Ils encouragent les meetings, les collectes,
les congrès, les délégations envoyées en Angleterre,
pour améliorer la condition des Indiens émigrés,
condition qu'exploitent les instigateurs de complots.
Le procès de Lahore en 1915 en est la preuve. On y
jugea 155 émigrants revenus de Colombie britan-
nique et qui avaient préparé une révolution. Entre
LAROUSSE MENSUEL
que les modérés. Les mécomptes des délégations
musulmanes en Europe surexcitent les sentiments
religieux ; les émissaires bolchevistes, par leur pro-
pagande prouvée au procès de Berne (1919), aug-
mentent le désordre. Le programme du swadeshism
est complété par la non-coopération politique dont
Gandhi a fait adopter les principes, malgré les ré-
serves des musulmans au sujet des écoles. Sans être
strictement appliquée, elle a donné des résultats qui
diminuent l'influence escomptée des Assemblées nou-
velles ; le triomphe des modérés n'est qu'apparent,
car les votants se sont abstenus dans la proportion
de 40 à 60 p. 100 selon les provinces (10 p. 100 dans
les collèges musulmans). 85 grèves, dont 28 à Bom-
bay, ont éclaté pendant le premier trimestre de 1920;
15.000 grévistes désorganisent, en mai, le Northem-
Railway ; 10.000, y compris les employés blancs,
sabotent le Bengale-Nagpour ; grèves aussi aux
tramways, aux postes et télégraphes de Bombay, de
Calcutta, de Madras. Dans rOudh,les paysans orga-
nisent des soviets. Les trade-unions indiennes né-
Tombcau de Nizarauldeen a, à Delhi.
autres choses, on apprit que l'Allemagne renvoyait
les prisonniers indiens, avec leurs armes, par l'Af-
ghanistan et la Perse, après les avoir transformés en
agents de révolte.
L'année 1916 est une accalmie relative; mais, en
1917, les désordres recommencent. Parfois, ils met-
tent au-K prises Hindous et musulmans, comme dans
Behar (41 tués, 176 blessés, 2.238 arrestations,
153 villages pillés). On discute la promesse de ré-
formes et l'appel à l'Intelligenzia indienne par Mon-
tagu, mais on s'essaye aussi à la non-coopération
économique, où Gandhi entraîne d'un coup ii.ooo
grévistes de filatures, et l'activité des Volontai-
res nationaux redouble. Elle a pour conséquence
la promulgation des Rowlatt bills. Gandhi, alors,
n'est plus maître de ses troupes. Il prêche la résis-
tance passive et déchaîne des bagarres. Au début
d'avril 1919, émeutes à Delhi, à Wirangam (28 tués,
150 blessés), Ahmedabad, où Gandhi est arrêté,
Amritsar, où trois Anglais sont brûlés vifs dans les
banques. Lahore est évacuée le loavril, puis réoccupée
en force, et la répression est dure et vexatoire. Le
13 avril, le général Dyer occupe Amritsar; il fait
tirer pendant dix minutes, sans sommation, sur une
foule qu'il croit hostile et qui est sans armes, sur une
place aux issues étroites et rares. On compte plus
de 400 tués et près de 1.500 blessés. Les cours mar-
tiales prononcent d'innombrables condamnations. Ce
mouvement du Punjab fut surtout d'origine musul-
mane, mais les Hindous le soutinrent par solidarité.
L'allaire d'Amritsar et la répression du Punjab
provoquèrent une émotion énorme dans l'Inde et en
Angleterre. Le Congrès national, la Ligue musul-
mane, réunis à Amritsar (octobre 1919), exigent des
sanctions ; Montagu est violemment attaqué aux
Communes le 8 juillet, et le 19 aux Lords, à propos
du rapport de la Commission Hunter. Les critiques
de presse entretiennent une agitation croissante. Les
chefs du Congrès et de la Ligue achètent le terrain de
la fusillade d'Amritsar, qui sera un lieu de pè.erinage.
La réforme constitutionnelle promulguée le 23 dé-
cembre 1920, l'amnistie presque générale pour les
troubles de Punjab, l'admission des Indiens comme
officiers dans l'armée britanniiue, ne satisfont guère
godent leur affiliation aux groupes similaires d'Eu-
rope. Les Mahsouds sont en révolte à la frontière.
C'est dans de telles conditions que lord Readmg vient
remplacer lord Chelmsford.
Le nouveau vice-roi n'a pas le temps de mettre à
profit la trêve proclamée pour le voir à l'œuvre. Sa
tentative pour diviser les chefs échoue et rend les
musulmans plus acharnés. Aux grèves de Madras
(juillet 1921) s'ajoutent les émeutes d'Aligarh et
enfin le soulèvement des Moplahs. Toute la côte du
Malabar est en rébellion, parce que l'on a voulu dis-
soudre les Volontaires organisés pour la défense du
khalifat. Les frères Ali, soupçonnés d'en être les
chefs occultes, sont arrêtés, les 14 et 16 septembre.
La répression est lente, meurtrière et difficile. Un
épisode en aggrave le caractère : le 19 novembre,
64 prisonniers moplahs meurent asphyxiés dans le
train qui les transportait. Enfin, le comité panindien
du Congrès a exécuté sa menace de boycotter le
voyage du prince de Galles : des émeutes ont ensan-
glanté le débarquement à Bombay^ La réception dans
les autres villes de l'itinéraire doit être aussi hostile.
La politique anglaise. Les vice-rois et les secré-
taires d'Etat pour l'Inde ne sont pas restés inertes
devant cette évolution. lisse sont même efforcés de
la diriger ; ils y seraient parvenus, si la politique
envers la Turquie depuis 1912 ne leur avait pas
enlevé la sympathie des musulmans indiens.
La réforme du 15 novembre 1909 introduisait
dans l'Inde un régime parlementaire restreint : de
39 sous l'ancien régime, le nombre des élus passait
à 135 dans les nouveaux Conseils; ils étaient choisis
par des collèges électoraux, organisés d'après le
double principe censitaire et professionnel. Dès 1912,
la part des « élus » dans les Conseils augmente au
détriment de celle des <t nommés « ; les éligibles
s'accroissent de 30 p. 100; les conditions de revenu
ou de propriété pour les électeurs sont réduites et,
dans la province de Madras, par exemple, le nombre
des électeurs est triplé. Mais vice-rois et secrétaires
d'Etat étaient impuissants, liors de l'Inde, à faire
améliorer le sort des émigrés indiens. La résistance
des dominions rapproche Hindous et musulmans.
Le vice-roi, lord Ctielrasford, presse Montagu de
«• 780. Février 1922.
satisfaire l'opinion indienne en réalisant, pour la
date prévue en 1909, la promesse de réformes pro-
gressi tes à i'Indiin Councits Act. Montagu s'ex(cute.
Il déclare au Parlement (juillet 1917) que le moment
est venu de faire de nouvelles concessions et, pour
donner en outre un exemple aux dominions, il
annonce que l'interdiction de nommer des Indiens
officiers dans l'armée britannique est supprimée.
Neuf d'entre eux sont aussitôt admis pour leurs
mérites de guerre et, chaque année, plusieurs entre-
ront dans les écoles militaires anglaises. Enfin, un
Indien, M. Sinha, fait lord et pair, est nommé sous-
secrétaire d'Etat pour l'Inde.
Après une minutieuse enquête personnelle, Mon-
tagu présente un rapport (1918) sur le développe-
ment de i'Indian CouncdsAct. La Chambre des com-
munes et la Chambre des lords désignent chacune
une Commission d'études, sous la présidence de lord
Selborne. Le 5 décembre 1919, les propositions Sel-
borne sont adoptées par les Chambres, non sans de
vives discussions. La nouvelle loi constitutionnelle,
qui ne peut être modifiée que tous les dix ans,
porte à 2 millions environ le nombre des électeurs.
Elle étend le contrôle populaire à l'administration
du district ; les Conseils législatifs provinciaux auront
plus de membres élus, et plusieurs questions de
gouvernement leur seront transférées ; les législa-
tures provinciales pourront résoudre à leur gré le
vote des femmes. Le gouverneur aura des minis-
tres indigènes et un Conseil exécutif composé à
égalité d'Anglais et d'Indiens. Le Conseil législatif
du vice-roi est remplacé par un Conseil d Etat re-
nouvelable tous les troiï ans, composé de 30 mem-
bres « nommes » et de 34 meml)res « élus ». et par
une Assemblée légis'.at've de 144 membres, renou-
velables tous les cinq ans, dont 104 « élus ». Le
Conseil privé sera exclusivement indien. Les fou-
vcrains feudataires seront riprcsentés par un Con-
seil des princes que le vice-roi pourra faire déli-
bérer avec le Conseil d'Etat. L'ancien Conseil de
l'Inde, métropolitain, devient un comité permanent,
composé de membres des Communes et des Lords.
En résumé, la nouvelle loi constitutionnelle repré-
sente la deuxième et très importante étape vers
l'autonomie des provinces dans le Home Ruie indien.
Cette loi est en vigueur depuis le 3 janvier 1921.
Quelques semaines après, elle était appliquée à la
lîii manie, qui réclame violemment sa séparation de
l'Empire des Indes. Le duc de Connaught a inau-
guré, le 9 février, à Delhi, l'Assemblée législative,
le Conseil des princes et le Conseil d'Etat. Il y fit un
éloquent appel à l'union et à la solidarité anglo-
indiennes ; mais les applaudissements et les serments
de loyalisme, qui ne lui furent pas ménagés, ne
sont pas, certes, suffisants pour rétablir la paix.
Beaucoup plus libérale que Ylndian Councils Act.
la loi constitutionnelle est l'effet d'un opportunisme
avisé, qui suffirait pour guider l'Inde sans trop de
secousses, malgré les violences des agitateurs, vers
les destinées que souhaitaient GoUhale et Aga-Khan,
si la guerre, par ses conséquences, n'avait pas autant
modifié le problème indien. L'islamisme en efferves-
cence religieuse et politique, l'alliance des Hindous
et des musulmans, la non-coopération, le syndica-
lisme, le bolchevisme, sont des facteurs redoutables,
que le parlementarisme indigène, livré à lui-même,
ne saura pas et n'osera pas éliminer.
Nous devons donc souhaiter, pour la prospérité
de l'Inde et le repos de l'Asie, que l'Angleterre con-
serve sa suprématie actuelle. L'alliance entre Hin-
dous et musulmans ne survivrait pas longtemps au
triomphe d une rébellion. Unis encore pour opprimer
ou détruire les 4 millions de catholiques, les 6 mil-
lions de protestants et les 40 millions de parias, ils
se déchireraient entre eux, et l'Inde périrait par
l'anarchie et l'invasion. — Pierre Kuoràt.
Téléphone. (Part contributive des abonnés.)
Toute personne qui demande son rattachement à un
réseau téléphonique supporte une partie des frais né-
cessités par l'installation de la ligne qui doit relier son
domicile au bureau téléphonique. Cette part contri-
butive des nouveaux abonnés est versée au Trésor,
mais les dépenses d'installation sont à la charge du
budget de 1 administration des postes, qui est obligée
de demander des crédits supplémentaiieslorsqu'elle a
épuisé ceux que lui a ouverts le budget primitif.
La loi du 31 décembre 1921 (art. 47) a soumis aux
règles de la comptabilité des fonds de concours les '
versements contributifs etïectués pour l'établissement
des lignes principales et supplémentaires d'abonne-
ment téléphonique, ainsi que pour les travaux de
lignesqui entraînent le transfert des abonnés existants.
Cette procédure, prévue par l'article 52 du décret du
31 mai 1862, est déjà appliquée aux avances faites à
l'Etat pour l'établissement des communications télé-
phoniques. Elle permettra d'imputer les versemenis
de chaque abonné aux recettes d'ordre (ligne spéciale
des Fonds de concouis) et de ratlacher par décret
les crédits correspondants aux chapitres intéressés
de l'administration des postes. — M. L.
Imp. Larousse (Auf;é, Gllton, Uollier-Lnrousse. Moreau et CI*),
Paris, 17, rue Montparnasse. — Le Gérant : L. OaosLiT.
^u^tJam nienfis erat velpcis MûrtiUS anni
^"^^imus, tetiittm hahet itun( iitrua pofleritas.
MARTIV5 .
CoUtuat, jmtat : hortos Jierçoiat, inflruit herbts.
Incrtitunta Jwtid \/er^ Jiru^ JirUHt.
HarS. — Les Douze Mois, par Josse de Monper (dessinateur;, Adrien Collaert (graveur), Phils Galle (imprimeur) [xvi* siècle],
TRAltuCTIoN DE LA LLU£NUE LATINE : Jailis preoiici' mois (If l'année rapide. Mars est maiotenant le troisième potn- les nouvelles génération':. 11 taille, énion 'o. luuic les JnrJîns, les garnit de plantés
él, de concert, le PrintiDips et le Bélier iavorisent la croissance des germes.
N° 181.
Mars 1922
Aimer, pièce en trois actes, de Paul Géraldy,
représentée pour la première fois à la Comédie-Fran-
çaise le 5 décembre 192 1.
L'action se passe dans un château, au fond de la
Charente. Henri et Hélène sont mariés depuis dix ans.
Ils ont perdu, il y a déjà quelques années, un petit
garçon de quatre ans. Cette douleur adoucie, ils
jouissent de leur union et d'un bonheur calme, uni-
forme et paisible. Depuis un mois, ils ont et reçoivent
un voisin de campagne, nommé Challange, homme
d'aflaires actif, énergique, grand voyageur, qui a vu
beaucoup de pays. Henri annonce à sa femme qu'il
doit venir dans l'après-midi. Hélène paraît agacée par
la fréquence de ces visites et, comme le mari s en
étonne, elle lui explique que Challange lin fait la cour.
« Je le savais », dit Henri, qui a trop de confiance
dans sa femme et trop bonne opinion de lui-même
pour s'abai'ser au rôle de mari jaloux et pour faire à
Challange l'honneur de lui témoigner quelque inquié-
tude. Ce n est pas à lui, le mari, à veiller sur la sécu-
rité de la mjison ; c'est à sa femme qu'il appartient
de faire comprendre à ce soupirant, par son attitude
et son langage, qu'il perd son temps.
Qunnd Challange se fait annoncer, le mari sort
pour laisser à Hélène toute liberté de parler selon
ïon gré et d'agir. Challange apnaraît comme un fou-
gueux romantique, épris d'an amour irrésistible,
n'ayant pas encore aimé et mettant dans ce pre-
mier amour toutes ses réserves de feu, de âammc,
de chaleur et de folie. Hélène le calme et, douce-
ment, l'amène au ton de la bonne et pure cama-
raderie. De temps en temps, le sauvage se cabre.
Hélène s'applique à le mater et à l'apaiser. Qu.in.l
Challange est parti, elle rend compte à son mari de
la séance et de l'épreuve ; il semble que tout soit
pour le mieux et, cependant, on pressent quelque
orage à une nuance de fébrilité chez le mari et d'c-'
nervement chez l'épouse.
Au deuxième acte, Hélène s'est retirée seule au
fond du parc : elle est agitée, elle guette par-dessus
la balustrade la venue de celui qu'elle attend. Elle
n'a pu impunément frôler ce foyer ardent et incan-
tlescent d'amour qu'est le cœur de Challange ; des
étincelles ont jailli jusque sur elle ; elle est troublée
et, quand Challange arrive, nous la trouvons faible,
domptée, vaincue, obéissante, prête à faire sa volon-
té. Epouvantée, elle s'interroge elle-même. Qu'est-ce
donc qu'aimer ? Elle a pour son mari une tendresse
infinie, de l'estime, un amour profond. Mais l'autre
l'a envahie et dépossédée d'elle-même ; sa volonté
est impuissante : il faut qu'elle pense à lui et qu'elle
lui obéisse.
Qu'est-ce donc que l'amour ? Est-ce le sentiment
doux etcl.armintqueluifaitéprouverson mari ? Est-ce
la passion tumultueuse et désordonnée que Challange
a jetée en elle ? Le mari a tout vu et tout compris.
Noblement et courageusement, il a pris son parti : ce
sera le divorce. Hélène sera libre d'agir comme il
lui conviendra. EHe<lécide de fuir avec Challange.
Au troisième acte, on est de nouveau dans le mjme
salon où se passait l'acte premier. C'est le soir; Henri
s est retiré dans sa chambre. Hélène est seule ; par
la porte-fenêtre ouverte, on aperçoit le parc illuminé
de lune. Challange accourt ; il vient pour enlever sa
victime : il ne veut pas attendre davantage, elle va
partir S'ir-le-champ avec lui. Hélène, docile, consent
d'abord, puis elle réfléchit qu'elle a tout de même
quelques préparatifs matériels à faire avant sa fuite.
Elle jette autour d'elle un regard éploré. De tout ce
décor familier il sort comme des attaches qui la
rivent chez elle ; elle contemple le portrait de son
petit enfant, qu'elle a perdu.
— « Vous avez perdu un enfant ? » demande
Challange. A ce mot, Hélène le regarde, épouvan-
tée, et se ressaisit. Eh quoi ! il ne savait pas qu'elle
a perdu son enfant, il ne sait tien de son passé, ils
n'ont aucun souvenir commun, cet homme est un
étranger, un passant, et c est lui qu'elle va suivre !
La réflexion et la sagesse entrent en elle en même
temps. Elle renvoie Challange, en lui donnant ren-
dez-vous poiu: le lendemain. Mais à peine le séduc-
teur est-il parti qu'elle appelle son mari, comme on
appelle un secours ; elle voit sa grande douleur et sa
grande noblesse ; elle regarde cet homme, dont dix
ans de vie commune ont fait un camarade intime et
indispensable. Comme elle fri sonne, il jette des sar-
ments dans le feu, la lumière familière de la flamme
éclaire l'àtre du foyer, et cette chaleur qui réchauffe
le home ravive en elle la mémoire du passé, le senti-
ment tlu devoir ot de la vérité ; elle se jette en pleu-
rant dans les bras de son mari. Challange n'aura pas
réussi.
Cet ouvrage est d'une fine et jolie distinction.
Comme la tragédie de Racine dans le genre de Bé-
rénice, il est fait t avec rien »; avec l'aventure que
traverse une âme de femme. Trois personnages, sans
plus, suffisent à remplir les trois actes, comme dans
les tragédies d'Eschyle. L'étude psychologique est
déduite avec une perspicacité adroite et pênitrantc.
Deux éléments entrent dans la composition : la
vie normale du ménage régulier et aimant ; c'est la
part de la réalité, et elle est peinte avec élégance,
tact et mesure. Il serait difficile d'aller plus loin dans
la peinture du cœur. Le poète de Toi et Mot excelle
dans ce genre d'analyse et dans l'expression des jolis
sentiments usuels.
L'autre élément, c'est la fougue romantique, ora-
geuse, tempétueuse et un peu satanique de l'amour
LAROUSSE MENSUEL. — V.
27
720
(utal, comina ou le peignait dans les environs de
1830. Là est la part de la convention et de la fan'ai-
sie : c'est la part la moins heureuse.
Au total, ouvrage qui honore son auteur et le
théâtre où il a été accueilli. — Léo Clarbtib.
Les rôles ont été créés par : M"" Piérat (Hélène) ; et par ■;
^[M. Alexandre (Henri), J Hervé (Ckallange).
ATnaxLld.{HEiiRY),évégue d'Angers (1597-1692),
par Claude Cochin (i vol. gr. in-8°, 1921). — Des
vingt ou vin^t-dcux enfants d'Antoine Arnauld,
avocat au Parlement de Paris, et de Catherine Ma-
rion, Henry Arnauld était le second. Le futur
évoque d'Angers était le frère d'Arnauld d'AndiUy,
l'aîné de tous, du fameux Antoine Arnauld, le plus
jeune, « la gloire de sa famille et de son siècle », de
ces religieuses qui, sous le nom de mère Angélique
et de mère Agnès, devaient prendre place dans la
galerie des portraits de marque du xvn° siècle. Ces
diverses figures, attirantes par le caractère si accusé
de leurs traits austères et graves, encore qu'inégales
par l'envergure et la portée, avaient retenu l'atten-
tion des historiens du jansénisme, mais aucune
n'avait été jusqu'à ce jour l'objet d'une monographie
sérieuse. Sans doute, Henry Arnauld n'est pas le
plus célèbre de cette glorieuse lignée ; il est à re-
marquer, cependant, que les hommes de second plan
qui ont gravité dans la zone des grands hommes et
des grands événements sont parfois les interprètes
les plus expressifs d'une époque et les révélateurs les
plus clairs de l'âme de leurs contemporains.
C'est bien cette constatation qui avait incité Claude
Cochin à s'attacher à Henry Arnauld. Les rapports
de l'évêque d'Angers avec le jansénisme avaient
fourni au jeune Listorien le sujet de sa thèse de
l'Ecole des chartes. Il ne tarda pas à la reprendre
pourlélargir et la compléter, dans un volume que la
mort ne lui a malheureusement pas laissé le loisir
d'achever, mais qui était suffisamment avancé pour
mériter une publication posthume. Tel quel, avec
ses lacunes, que des mains pieuses se sont efiorceés de
combler, tout en laissant à l'œuvre de l'auteur son
originalité et son caractère, édifié sur les matériaux
que de patientes recherches avaient assemblés dans
les archives de Rome, de Paris, d'Angers et des col-
lections particulières, écrit avec un art que chaque
jour semblait allermir, ce livre est un véritable mo-
nument élevé par un bon ouvrier de lettres à la
mémoire d'un prélat trop peu connu du xvii* siècle.
Henry Arnauld était né à Paris en 1597. Il mourut
à Angers le 8 juin 1692, ayant conservé jusqu'au
soir de cette longue vie de quatre-vingt-quinze ans
et malgré les infirmités qui accompagnent trop sou-
vent la vieillesse la lucidité d'un esprit brillant.
Destiné au barreau par son père, qui désirait lui as-
surer une succession enviable, il fit ses débuts ora-
toires avec succès, mais sans grand goût, et, lorsque
la mort de ce dernier, survenue en 1619, l'eut libéré
de l'obéissance qu'il devait à ses volontés, il s'em-
pressa de quitter la toge de l'avocat pour revêtir la
soutane de l'ecclésiastique.
Le prestige de son nom, l'influence de son frère
aîné, Arnauld d'Andilly, et ses mérites propres ne
tardèrent pas à désigner le jeune clerc pour une
mission singulièrement flatteuse : il fut choisi comme
secrétaire par le nonce à Paris, lientivoglio, qui
venait de recevoir le chapeau et retournait à Rome,
avec le titre de protecteur des aliaires de France
et la charge d'une mission diplomatique pour laquede
il comptait beaucoup sur le concours de Henry Ar-
nauld. Si celui-ci n'eut pas, au cours de son premier
séjour à Rome, l'occasion de jouer un rôle actif, il
lui fut donné de se former à la meilleure des écoles
et de se préparer aux tâches du lendemain. Nommé
abbé de Saint-Nicolas d'Angers et aumônier ordi-
naire du roi, ordonné prêtre par le cardinal Benti-
voglio avec une hâte qui nous paraît loin de l'émi-
iiente dignité du sacerdoce selon Port-Royal, il
rentra en France dans les derniers jours de 1625 et,
pendant vingt ans, vécut à Paris dans le vieil hôtel
familial de la rue de la Verrerie.
Cette période de sa vie n'est pas marquée par
l'action politique ou religieuse que pouvaient laisser
espérer de tels débuts diplomatiques. L'étoile des
Arnauld subissait une éclipse, et Richelieu, qui ne
les aimait pas, était alors maître souverain. Henry
Arnauld, contraint au désœuvrement, se consola dans
les charmes de l'amitié. Des relations précieuses qui
furent les siennes de nombreux témoignages sont
restés. Il était lié avec Chapelain, Balzac, Conrart,
M"" de Rambouillet. Si quelques rapports l'unirent
à certains partisans de Richelieu, notamment à
François de Mont morency , il se sentait plus à l'aise
dans le cercle des mécontents et des Frondeurs,
attiré par le cardinal de Retz, attaché surtout à ce
président de Barillon, l'un des hommes sur lesquels
la colère de Richelieu et celle de Mazarin s'achar-
nèrent le plus cruellement. C'est dans le rigoureux
exil (l'Amboise, où son indépendance jalouse, agres-
sive et parfois factieuse le fit incarcérer sans pitié,
que Barillon reçut les lettres que Henry Arnauld lui
adressait de Paris avec la plus constante et la plus
fidèle régularité. Dans cette correspondance, où,
sous une prudence voulue, perçait une complète
LAROUSSE MEJMSUEL
communion d'idées avec la doctrine des purs
parlementaires, l'abbé de Saint-Nicolas se faisait
le gazetier de la ville et de la cour : il laissait
transparaître aussi plus d'un détail de son existence,
de ses relations et de son cadre domestique, et c'est
avec une rare sagacité que Claude Cochin a su ex-
traire de cette source précieuse les traits les plus
attachants sur le caractère et le cœur de son héros,
qui se révèle dans le tableau de cette amitié, si hu-
maine à la fois et si vaillante.
De hautes destinées faillirent troubler cette période
de la vie de Henry Arnauld, que l on pourrait appeler
0 la saison des amis ». Nommé chanoine de Tours
et bientôt doyen du chapitre, il fut désigné comme
évêque de cette ville, mais les diflicultés qui s'éle-
vèrent à ce sujet entre Paris et Rome lui firent dé-
cliner une telle offre : il refusa aussi la charge de
visiteur général en Catalogne. Peu après, cependant,
il acceptait la mission délicate auprès de la cour de
Henry Arnautd. rvi-qu.- d.Viipers
Rome que iMazarin lui proposait : il s'agissait de
réconcilier Innocent X, et surtout sa toute-puissante
belle-sœur. Donna Olimpia, avec les Barberini, clients
de la France, accusés non sans raison de s'être dé-
mesurément enrichis sous le pontificat d'Urbain VIII
aux dépens du patrimoine fie Saint-Pierre.
Henry Arnauld reprit la route de Rome vingt ans,
presque jour pour jour, après son retour d'Italie en
France. Sa mission dura trois années, de 1645 à
1648. L'aflaire Barberini n'était que le prétexte de
négociations plus importantes, au sujet des conflits
franco-espagnols, dont l'Italie était alors le théâtre.
11 semble que les instructions données par Mazarin
à son représentant soient celles d'un politique de
large envergure ; mais, à les étudier de plus près, il
apparaît que les plus grands projets étaient confon-
dus avec les petites vues d'un ambitieux. L'ambas-
sade était délicate. Henry Arnauld rencontra des
difficultés et connut des épreuves : il ne remporta
pas tous les succès que son maître escomptait, mais
il parvint à faire fléchir, sur plus d'un point, l'in-
transigeante raideur d'Innocent X.
Les services rendus par l'abbé de Saint-Nicolas au
cours de sa mission diplomatique lui valurent, en
janvier 1649, d'être nommé à l'évêché d'Angers. Ce
n'est que l année suivante qu'il reçut ses bulles et
put être sacré dans l'église de Port-Royal, qui était
pour lui, en quelque sorte, une chapelle de famille.
Il se sentait au milieu de ses frères et neveux, soli-
taires de la nouvelle Thébaïde, de ses sœurs et de
ses nièces, pieuse et austère parenté, moins éblouie
de l'éclat du sacre qu'alarmée du cortège des péril-
leux honneurs dont le monde entourait l'effrayante
grandeur de l'épiscopat. Henry Arnauld ne conce-
vait pas le renoncement à la manière de Saint -
Cyran ; il pensait que les soucis politiques n'étaient
pas indignes d'une âme d'évêque et que les affaires
temporelles méritaient non pas de l'absorber, mais
de l'occuper, à côté des graves affaires spirituelles
dont il assumait la charge.
C'était l'époque de la Fronde, et l'Anjou se mon-
trait alors particulièrement agité. Le nouveau pré-
lat rencontra des difficultés, des humiliations et des
conflits qui rendirent pénibles les premières années
de son épiscopat. Il sut, malgré tout, faire preuve
d'une rare hauteur de vues et pratiquer un oubli des
injures inspiré à la fois par l'esprit évangélique le
plus pur et un noble souci du bien public. La scru-
puleuse conscience qu'il avait de ses devoirs le
retint dans son diocèse pendant les quarante-deux
ans que dura son épiscopat. Exemple raie de rési-
dence, chez un prélat du xvii' siècle 1 II eût été inté-
N' 181 Mars 1922.
ressant de le suivre dans ses rapports avec son clergé
et avec ses ouailles, dans ses discussions avec le
clergé régulier, dans ses fondations pieuses et chari-
tables. Claude Cochin n'a pas eu le temps de mener
cette œuvre à bonne fin, mais il avait, de longue
date, détaché de cette période un des chapitres les
plus importants en retraçant, dans ses moindres
détails et avec la minutie traditionnelle de l'Ecole
des chartes, l'histoire des rapportsde Henry Arnauld
avec le jansénisme.
Cette histoire était connue dans ses grandes
lignes. Le nom de Henry Arnauld, associé à ceux de
Pavillon, de Caulet et de Buzanval,évéques d'Aleth,
de Pamiers et de Beauvais, rappela t les fières luttes
des quatre prélats que ni les suggestions de leurs
collègues, ni les menaces royales, ni les censures
romaines ne parvinrent à faire fléchir et qui, dès le
début du jan énisme, s'en révélèrent les plus irré-
ductibles champions. Il nous manquait, cependant,
bien des précisions sur le rôle joué sur cette scène
par le frère du grand Arnauld. C'est en le suivant
pas à pas, depuis son élévation à l'épiscopat jusqu'à
la fin de sa longue carrière, à travers les querelles
provoquées par la constitution d'Innocent X et le
formulaire d'Alexandre VII, que Claude Cochin a
réussi à évoquer, avec un singulier relief, sa conduite
à la fois prudente et ferme, soit dans les aliaires du
diocèse d'Angers, soit dans les conflits avec la cour,
soit dans ses relations avec Port-Royal. Henry Ar-
nauld portait un nom qui lui imposait une attitude :
il est probable que cette attitude lui eût été, en toute
autre occasion, dictée par sa conscience droite et
rigide. Une auréole de sainteté éclairait son front de
nonagénaire et, au lendemain de sa mort, les jansé-
nistes ne furent pas les seuls à créer autour de son
nom un lustre exceptionnel.
En s'attachant à cette noble mémoire, Claude
Cochin a ajouté à l'histoire du jansénisme des pages
nouvelles et durables. Ces pages, où s'affirment des
qualités éminentes de méthode, d'esprit critique et
de composition, ravivent nos regrets de la perte si
prématurée et si sensible du -jeune écrivain qui,
héritier d'un nom cher aux lettres françaises, l'hono-
rait encore et semblait promis à de plus longues
œuvres. — U. Comhes de Patris.
Assassinat de Monsieur Fualdès
(L'),par Armand Praviel. (Préface de Marcel Prévost.)
[Paris, 1922] — Marcel Prévost annonce une renais-
sance du récit historique romancé. Il en indique
les règles.
N'allez point croire (écrit-il; que le genre soit aisé. Il y
faut toute la patience de l'historien pour fouiller les docu-
ments et en extraire la substance. U y faut les plus précieu-
ses qualités du romancier pour ressusciter l'époque, le
cadre, les personnages. 11 y taut aussi le choix opportun du
sujet.
Et il ajoute que le récit d'Armand Praviel suit
admirablement les règles du genre.
A vrai dire, c'est un beau sujet que l'affaire Fual-
dès, qui passionna le monde entier, qui faisait dire
à Jean-Jacques Weiss : « On dira tout ce qu'on vou-
dra, c'est beau, un beau crime I », et sur laquelle on
ne saura jamais, sans doute, la vérité. Les complain-
tes l'ont contée dans les villes et dans les villages,
mais c'est la légende qu'elles ont dite, et non pas
l'histoire. Armand Praviel s'est efforcé de dégager
les faits des passions qui les ont obscurcis, et il nous
a restitué l'atmosphère qui a permis cette déforma-
tion des faits. Il ne conclut pas ou, du moins, il ne
fait que suggérer sa conclusion. C'est du bon travail,
et d'historien et de romancier.
Dans la vieille cité rouge de Rodez, vivait en 1817
une populat ion austère et rigide, qui se laissait en-
traîner parfois au fanatisme. Les préjugés ne lui
manquaient pas, ni l'ignorance ; et quelques crimes
retentissants ayant été commis, qui étaient demeu-
rés impunis, le soupçon était partout et contre tous.
Il n'était question que de terreur blanche. L'atmo-
sphère était favorable à l'éclosion d'une légende. L'as-
sassinat de Fualdès en fournit le motif.
Joseph-Bernard. n Fualdès appartenait à tme fa-
mille d'hommes de loi. On l'avait vu, pendant la
Révolution, adhérer aux idées nouvelles. Tour à
tour administrateur du directoire de son district,
puis de l'Aveyron, ardemment républicain, il fut
juré au tribunal révolutionnaire, sans devenir pour-
tant jacobin. Plus tard, juge au tribunal criminel,
puis procureur impérial, il est resté en place, sous la
Restauration, jusqu'à la loi du 25 décembre 1816.
De trois enfants, un seul fils lui reste, Didier, qui lut
auditeur au conseil d'Etat et qui est momentané-
ment sans emploi. Magistrat, Fualdès n'était pas sé-
vère, et il ne semble pas qu'il ait eu des ennemis.
Le 19 mars 1817, il quitta sa maison vers le soir ; il
ne devait pas y rentrer vivant, et l'on ne saura ja-
mais pourquoi il sortait, ce soir-là.
Le lendemain, près du moulin des Besses, dans la
rivière, on découvrait un cadavre : c'était celui de
Fualdès. Il portait à la gorge une horrible blessure,
par laquelle tout le sang s'était écoulé ; et la blessure
semblait avoir été faite par un couteau ou un mau-
vais rasoir, en appuyant fortement et en sciant.
Quelque temps après, on trouva la canne de Fusl-
/V 181. Mars 1922.
dès, à l'angle de la rue du Terrai, près de la rue des
Hebdomadiers. C'était le quartier mal famé de Ro-
der et, dans ce quartier, une maison était honteuse-
ment notoire: la maison Bancal. Les rumeurs popu-
laires affirmèrent que le crime avait eu lieu dans
la maison Bancal et que les royalistes l'avaient
commis.
On perquisitionna dans la maison. Bancal, sa
femme, sa fille aînée, le couple Palayret, Jean-Bap-
tiste Colard furent arrêtés. Le peuple se cliargea de
reconstituer le crime. « Une troupe de royalistes,
disait-on, a entraîné Fualdès chez Bancal. On l'y a
littéralement saigné avec un mauvais couteau de
cuisine. On n'a pas retrouvé son sang, qui aurait dû
être répandu sur les carreaux, parce qu'onl'a recueilli
dans un baquet et qu'on l'a fait boire par le pour-
ceau de la maison. Après cette exécution barbare,
on a porté le corps à la rivière, i Ainsi les gens de
la maison Bancal n'étaient que des comparses. Pour
qui avaient-ils travaillé ? Le 25 mars, on arrêtait
Bernard-Charles Bastide-Grammont.
Il appartenait à l'une des familles les plus estima-
bles et les plus riches du Rouergue. C'était le type
du hobereau, mais plus cultivé et plus intelligent que
la moyenne. Il s'occupait d'agriculture et d'élevage,
et se rattachait par ses alliances au monde royaliste.
D'ailleurs, il était, en même temps, le filleul de Fual-
dès et entretenait avec lui les relations les plusaffec-
tueuses.
Le 19 mars, il avait vu son parrain, qui l'avait
cbart;é de négocier des elïets. Le soir, il était reparti
pour son domaine, où des témoins affirmaient qu'il
avait passé la nuit. Mais il avait cinq pieds, huit
pouces ; or, parmi les multiples bruits qui couraient,
l'un affirmait que, le soir du crime, on avait vu rôder
un homme qui avait bien cinq pieJs, huit pouces. Il
n'en fallut pas plus, malgré toutes les dépositions
favorables. D'autres dépositions, d'ailleurs, allaient
avoirlieu. La petite Bancal, âgée de neuf ans, inter-
rogée dans le sens oii on voulait la faire parler, ra-
conta une histoire horrible, qui n'était, d'ailleurs, que
la reproduction exagérée des racontars de la ville.
iMais ce témoignage d'une enfant n'était pas suffisant.
On pressa de questions un nommé Bousquier, por-
tefaix. On le menace. On lui persuade que, s'il avoue
avoir assisté à la scène chez Bancal, il sera sauvé;
sinon, il sera condamné commelesautrcs.il nie, pour-
tant ; mais, violemment menacé, il cède enfin, et il
raconte tout ce qu'on veut. On lui pose les questions,
il n'a qu'à répondre « oui •. Ain?! la scène du crime
se précise ; ainsi la participation de Bastide au crime
s'affirme. Quatre ans plus tard, aRonisant à l'Hôtel-
Dieu de RoJez, il se rétractera solennellement. Ce
sera trop tard.
Pendant que Tenlat poursuivait l'instruction de
l'affaire, Didier Fualdès enquêtait de son côté. Il crut
découvrir tout d'un coup qu'un agent de change,
très intime ami de Fualdès et beau-frère deBastiJe,
Jau!-ion, avait lui aussi participé au crime: il le dé-
nonça. Jausion, sa femme et sa belle-sœur, furent
arrêtés ; il n'y avait pas plus de preuves contre eux
que contre BastiJe.
Au mois de mai, la cour de Montpellier ordonna
la translation des détenus dans cette ville. Tout Ro-
dez se leva pour l'empêcher et, le 29 mai, la cham-
bre des mises en accusation soumit l'attaire à la
cour d'assises de l'Aveyron. Elle fut inscrite au rôle
du mois daoût.
A ce moment. Bancal mourait, et on remettait au
procureur une prétendue copie de sa confession, qui
suait 1 imposture. Les bases de l'accusation demeu-
raient bien chancelantes.
C'est alors qu'intervint M"»' Clarisse Manzon. Cla-
risse Enjalran, née à Rodez, avait épousé un offi-
cier, Manzon. Exaltée et romanesque, elle n'avait
point tardé à acquérir une fâcheuse réputation, son
mari dut la quitter et, en 1817, elle était au mieux
avec un officier, un nommé Clémandot. Un soir, où
Clémandot était ivre, il lui dit qu'on l'accusait de
s'être trouvée dans la maison Bancal, la nuit du
crime. Pour se divertir et pour l'apaiser, elle répon-
dit que c'était exact. Il le répéta. Elle fut appelée de-
vant le juge. Elle nia tout, puis revint sur ses décla-
rations. Dès lors, il n'est point d'extravagance qu'elle
ne fera ; avouant tour à tour et niant, avec des cris,
des pleurs, des gémissements, des évanouissements.
Treize ans plus tard, sur son lit de mort, devant son
fils, elle aussi déclarera solennellement qu'elle n'a rien
connu du crime et que toutes ses déclarations fu-
rent fausses.
Mais, en attendant, on tenait, pour satisfaire l'opi-
nion publique, à ce qu'une femme eût été présente à
l'assassinat, et on tenait à ce que cette femme fût
Clarisse, puisqu'on l'avait sous la main. On ne la
lâcha plus.
L'avocat de Bastide était M' Romiguières, avo-
cat à la cour d'appel de Toulouse. Il sera tou-
jours au premier plan. Les débats prirent vingt-
cinq audiences. L'acte d'accusation était faible, mais
on comptait sur des témoignages sensationnels. On
n'obtint rien, pourtant, au cours des premières au-
diences, de M°" Manzon, et le jury semblait demeu-
rer dans une sorte d'attente impartiale. Les plaidoi-
ries commencèrent le 3 septembre. Le 11, un inci-
LAROUSSE MENSUEL
dent bouleversa l'auditoire : des paroles mystérieuses
de M"°" Manzon, qu'elle ne voulut pas expliquer ; et
le 12, Bastide, Jausion, Bach, Colard et la Bancal
étaient condamnés à mort. On envoyait aux galères
perpétuelles Anne Benoît et Missonnier ; Bousquier
s'en tirait avec un an de prison et 50 francs d'a-
mende. M""» Manzon, le 14, fut arrêtée et poursuivie
pour faux témoignage.
Le 9 octobre suivant, la Cour de cassation an-
nulait l'arrêt et renvoyait les accusés devant les
assises du Tarn. Clarisse Manzon fut mise entre
les mains d'un juge d'instruction qui I interrogea
sans relâche. Les journalisies s'en mêlèrent, et
la jeune femme reçut la visite de l'un deux, venu
spécialement de Paris : c'était Henri de Latouche.
Elle lui remit un mémoire justificatif, qu'Use chargea
de répandre dans le monde entier. Ce fut un succès
mondial .
En janvier, on transféra à Albi les prisonniers. Mais
un coup de théâtre se produisit : Bach, qui avait été
condamné à mort à Rodez, entreprit de sauver sa
tête. Il n'hésita pas à parler, et son récit fut calqué
sur celui de Bousquier. Il prétendit seulement qu'il
n'avait assisté qu'à la noyade.
A Albi, la première audience fut tenue le 25 mars.
Un témoin qu'on n'avait jamais vu, le jeune Théron,
apparut pour déclarer qu'il avait vu le cortège des
721
crime grossier et vul|;aire, étant donné tes pauions du
temps, l'état des esprits, les coïncidences fatales, a caosi
ensuite le formidable procès que l'on connaît.
Il semble bien que là se trouve la vérité, mais on
ne la saura jamais avec certitude. — Claude Bauac
Bail (Joseph), peintre français, né à Limonest
fRhône) en 1862, mort à Paris le 29 novembre 1921.
Il fut surtout élève de son père. Jean-Antoine
Bail s'était formé lui-même. Il n'avait eu d'autres
maîtres que ceux qu'on rencontre dans les musées.
Il s'adoimait au tableau de genre, et son fils, Joseph
Bail, suivit bientôt la même voie. De l'exemple pa-
ternel il retint cette fructueuse leçon que la pein-
ture est un métier et que ce métier peut et doit
s'apprendre. En l'absence de maîtres contemporains
qui connaissent encore la technique, force est bien
de s'adresser aux anciens. C'est ce que fit Joseph
Bail. Sans doute, si les circonstances le lui avaient
permis, il aurait pu trouver auprès de quelques
bons petits maîtres du xix" siècle des conseils
utiles : par exemple, Bonvin, Ribot, VoUon. Comme
celui-ci, Joseph Bail se mit. d'abord à peindre des
natures mortes : il débuta au Salon de 1879 avec
des Poissons de mer; l'année suivante, il envoya des
Bibelots.
C'étaient là d'excellents exercices de pinceau. Mais
1.CS Bulles de saTon, tableau de Joseph Bail (1897). — Phot. Neurdein.
criminels portant le corps à la rivière. Trois ans plus
tard, se sentant mourir, il se rétractera comme les
autres. La Bancal, pour sauver sa tête, comme Bach,
se mit à parler. Bach raconta une scène fabuleuse et
crapuleuse, pleine d'invraisemblances et de contra-
dictions. Le 30 mars. M"" Manzon avoua avoir été
chez Bancal, mais affirma n'avoir rien vu ; le 3 avril,
dans un cri pathétique, elle accusa Bastide d'avoir
voulu l'assasfiner. Les plaidoiries commencèrent le
23 avril. Bastide prononça lui-même sa défense. Le
4 mai, le verdict fut rendu : Bastide, Jausion, la
Bancal, Colard et Bach étaient con lamnés à mort;
Anne Benoît était condamnée aux travaux forcés à
perpétuité ; M""' Manzon fut acquittée.
La Cour de cassation rejeta le pourvoi des condam-
nés. Mais Bach et la Bancal, parce qu'ils avaient
parlé, sauvèrent leur tête. Seuls, Bastide, Jausion et
Colard montèrent sur léchafauJ le 3 juin. Ils mon-
trèrent du courage jusqu'au bout et protestèrent hau-
tement de leur innocence.
On avait essayé de compromettre aussi dans l'af-
faire M= Bessières-Veynac, Louis Bastide, le frère
du condamné, et un notaire, M» Yence. Le procès se
déroula du 21 décembre 1818 au 15 janvier 1819, de-
vant la cour d'assises du Tarn. Mais les passions
étaient tombées : les accusés furent acquittés.
Et maintenant, comment peut-on conclure ? S'il y
a un fait prouvé, c'est l'innocence des condamnés.
Tous les témoins qui avaient déposé contre eux se
rétractèrent par la suite, et il ne reste rien des char-
ges dont on les accabla. Mais comment le crime eut-
il lieu, et quels furent les coupables ?
Cinquante ans après ces événements, Bessières-
Veynac, devenu chanoine et vicaire général du dio-
cèse de Beauvais, sur son lit de mort, revenait sur
le crime, et il donnait une explication de la sortie de
Fualdès et de son assassinat :
C'était une sortie clandestine (disait-il), où le malheureux
homme, attiré dans quelque mauvais lieu, aura trouvé des
bandits de bas étage qui l'auront assassiné pour le voler. Ce
l'artiste ne voulait pas s'en tenir là. Bientôt, il s'atta-
que à la figure humaine avec tm Joueur de violon-
celle (1882), avec des Cuisiniers (1883), avec le Mar-
miton, qui lui vaut en 1887 une seconde médaille. Il
n'a encore ni l'âpreté, ni la maîtrise de Ribot,
qui élimine presque tous les tons pour s'en tenir à
des noirs et des blancs à peine rehaussés ; il n'en a
pas non plus le dessin éloquent et plein de caractère.
Toutefois, pour être d'un homme moins vigoureux,
d'un peintre moins accusé, les figures de Joseph Bail
sont loin d'être sans mériie. L'exécutant recherche
l'adresse du pinceau et la vérité des formes. Il ne
craint pas un ton un peu vif dans les parties lumi-
neuses. On verra bien cela dans sa Servante prépa-
rant des cornichons, du musée du Luxembourg. La
facture en est brillante et aisée, les rouges et les verts
ne manquent pas de vigueur et, seules, les ombres
sont d'un ton brunâtre plus appris que vu. C'était là
le danger d'une éducation presque entièrement faite
au musée. Joseph Bail ne l'a pas toujours évité, et
ses tableaux ont un peu à l'avance l'air de vieilles
toiles. Cette réserve faite, il faut pourtant dire que
l'artiste a su, à la suite des petits maîtres d'autrefois,
se créer une place bien à lui. Ces maîtres d'autrefois,
qu'interrogeait le peintre moderne, étaient naturelle-
ment les maîtres de la peinture de genre, c'est-à-dire
les Hollandais. Joseph Bail ne s'attarde pas, comme
Meissonier, à imiter les minuties d'un Gérard Dow ;
à son heure, il n'a pu guère connaître Vermeer, encore
trop peu répandu ; il s'est tourné naturellement vers
Metsu et vers Terborch. Nul doute qu'il n'ait pensé
souvent aux beaux rouges brique de Metsu ; mais ce
désir de la couleur s'apaise peu à peu chez l'artiste
mûrissant ; il prend conscience du désaccord qui
existe entre ses ombres grises et incolores et ses
lumières trop vivement colorées et, dans l'impuis-
sance où il est d'apercevoir la couleur qui rogne dans
les pénombres profondes, il assourdit volontairement
peu à peu les tons éclairés. L'évolution se fait entre
1890 et 1902 ; elle est jalonnée par des toiles comme
722
le Pain bénit (1892), Cendrtllon (1894), les Bulles de
savon (1897), les Dentellières (1902). Ce dernier
tableau tait décerner à Joseph Bail la médaille
d'honneur de la Société des artistes français.
Cependant, Joseph Bail ne trouvera une formule
vraiment dé.initive qu'avec un ïujet nouveau : celui
des hospitalières de Beaune. C'est en 1903 qu'il
donne le BenedicUe ; il y revient en 1907 avec un
Cotn de lingerie chez les Dames hospitalières de
Beaune; en 1910, avec la Cuisine de l'hospice; les
Servantes pliant du linge (1911), la Repasseuse
{igi$). LaTapis-
seric interrompue
(ii)2o),la Citron-
nade ( IQ2I ) ne
sont que des va-
riations du même
motif. Sans dou-
te,Joseph Bail ne
s'est pas exclusi-
vement enfermé
dans ce thème ;
un voyage en Hol-
lande,eni905, lui
a permis de pei 1-
dre les Petites fil-
les de l'île Mar-
kcn et, en 1906,
une excursion en
Bretagne nous a
valu une Boulan-
gerie.Mahlesscc-
nes qu'il avait vues à l'hospice de Beaune lui avaient
permis de fixer sa manière. Dans ses premières œu-
vres, il avait parcois peine à assurer l'accord entre
les tons vifs de la lumière et les tons neutres et
sourds des ombres ; il ne sait pas. comme les Hol-
landais, comme Vermeer rurtoul, trouver le Ion juste
d'une couleur dans l'ombre ; il ramène tout cela à un
gris foncé indéâiiissable. Ainsi, sans doute, l'unité
des ombres est aisément obtenue. Pour arriver à
.epli liail. '.t'hol. Hi-a
LAROUSSE MENSUEL
Ces contrastes, non point de couleur, mais de va-
leur, donnent un grand agrément aux œuvres de
Joseph Bail. Le beau de=sin des formes, simple, me-
suré et fort expressif, vient aiouler à leur prix. Le
peintre sait représenter avec bonheur un visage dou-
cement éclairé, une main occupée à une besogne
familière. Le modèle est toujours véridique et sans
lourdeur. A cela s'ajoute une exécution non plus
brillante, mais discrètement savante. Peu à peu, Jo-
seph Bail a abandonné le brio du début pour un
travail plus patient, mais non moins décisif ; il veut
moins montrer des eBets de pinceau qu'arriver à une
traduction claire des formes. Grâce à tout cela, il se
classe parmi les peintres français contemporains au
rang d'un excellent petit maître, et il semble Lien
qu'il pourra occuper en notre temps une place ana-
logue à celle qu'ont occupée, au xvm" siècle, unLé-
picié ou un Jeaurat. — Trist.in Lkclkbk.
Brésil (Etats unis du), le plus grand Etat de
l'Amérique du Sud par sa population et son étendue;
République fédérative, comprenant vingt Etats auto-
nomes et un district fédéral (qui correspondent aux
ancieimes provinces et au municipe de Rio de Ja-
neiro sous l'empire). La ville de Rio de Janeiro est
la capitale fédérale. La superficie (plus de 8 mil-
lions de kilomètres carrés) est quinze fois celle de la
France. La poiulation compte plus de 20 millions
d'habitants (dont beaucoup sont indiens, nègres ou
métis). Le Brésil fut d'abord une colorrie du Portu-
gal. Il se déclara indépendant en 1822 et élut pour
empereur dom Pedro I", tris de Jean VI, roi de
Poriugal. Son his, dom Pedro II, lui succéda en 1831.
Après cinquante-huit ans de règne, il vit éclater, le
15 noveirrbre 1889, une insurrection militaire.
Pedro II se démit, et la République fut proclamée.
Une Conititution (deux Chambres et urr président
élu pour quatre ans) fut adoptée en 1891. L'électiorr
du président de la République est faite par le suf-
frage direct de la nation. 11 n'existe pas de partis
politiques avec des programmes opposés bien défi-
l.es Dentellières, tableau do Josepli liail Iit0:i,. — Pliot. Brauii
l'unité de lumière, il lui faudra choisir des modèles
sans couleurs vives : les blouses blanches des dames
hospitalières vont lui en fournir le prétexte heureux.
Joseph Bail n'est donc point coloriste ; il n'arrive
pas en cet ordre à rejoindre la tradition t'eXerborch,
ni celle de Chardin ; mais il est excellent luminariste,
c'est-à-dire qu'avec des tons à peine rehaussés, qui
varient du brun foncé au blanc jaunâtre orr rosé, il
exprime très nettement des eliets de lumière. On
voit bien qu'après avoir pensé à Metsu, à Terborch,
il a pensé à Pieter de Hoch. Dans ses intérieurs
de Beaune, la lumière pénètre toujours par uire
grande fenêtre, visible ou non. Elle vient se poser
sur les linges blancs que plient les servantes, et
elle les rehausse d'une pointe de rose doré; elle fait
de même pour les longues blouses blarrches que
portent les dames hospitalières; elle joue dans le
fond de la pièce sur ries objets brillants, chandeliers
ou casseroles de cuivre ; elle joue aussi dans l'eau
transparente de la citronnade portée par trnc des
dames de Beaune.
nis (comme, par exemple, aux Etats-Unis). L'incon-
vénient qui eu pourrait résulter serait la dispersion
excessive des voix par la présentation de nombreu-
ses candidatures individuelles ou d'Etats. Dans les
premiers temps de la République, le président sortant
indiquaitquel candidat, à son gré, devait luisuccéder.
Le président sortant, véritable électeur de son succes-
seur, exeiçait ainsi ouvertement la pression gouver-
nementale, suite fâcheuse, mais inévitable, de cette
pratique. Les deux premiers présidents fuient des ma-
réchaux (Deodora da Fonseca et Floriano Peixoto) ;
les trois suivants (1895 à 1906) étaient originaires
de l'Etat deSâo-Paulo (PruderrtedeMoraes, Campos
Salles et Rodrigues Alves). Le sixième fut Alfonso
Penna (1907-1910), de l'Etat de Minas. La présidence
écliUt, après lui, au maréchal Hermès da Fonseca
(1911-1914), du Rio-Grande-do-Sul. Cette candidature
militaire avait été vivement combattue par Ruy
Barbosa, avec l'appui des deux gouvernements de
Sâo-Paulo et de Minas. L'élection, pour la première
(ois, fut très disputée.
N' 181 Murs M)22.
.\ la désignation du candidat par le président sor-
tant avait, dautre part, succédé le système des
« conventions », assemblées politiques constituées
par des délégués de tous les partis, gouvernemen-
taux ou de l'opposition, et où les candidatures
sont posées à l'aide du scrutin. Ainsi, le maréchal
Hennés et Ruy Barbosi furent désignes candidats
pour le quatrienmo 1911-1914, puis Wenceslao
Br.iz pour la période 1915-1918, et Rodrigues Alves
pour les quatre années 1919-1922. Ce dernier étant
mort en janvier 1919, Epiiacio Pessoa et Ruy Bar-
bosa furent désignés, et c'est le premier qui l'em-
porta.
Jusqu'à présent , à l'exception des trois maréchaux,
tous les présidents avaient été fournis à la nation
par les deux Etats les plus importants du Brésil : le
Sâo-Paulo et le Minas Geraes, qui représentent en-
semble plus du tiers de toute la population. Les
petits Etats, dont quatorze ont chacun moins d'un
million d'habitants, n'étaient point admis, en fait, à
donner un président au Brésil.
Cette tratlition a été rompue lors de la dernière
élection ; lîpitacio Pessoa, le vainqueur dans la con-
vention du 25 février 1919, étant du Parahyba, l'un
des plus peti's Etats de la République fédérale.
Quel a été le mouvement du peuplement du Brésil
par l'anport ries éléments étrangers ? La direction du
service de l'immigration établit que, de 1887 à 1917,
soit dans les trente dernières années, il est entré par
les différents ports brésiliens, venant de l'étranger,
2.893.000 personnes, ce qui donne une moyenne par
an de 96.000.
Dans la rrem.ère période de dix ans, de 1887 à
1896, le nombre des entrées fut de 1. 186.000 per-
sonnes, soit une moyenne de irS.ooo. Dans les dix
années de 1897 à 1906, le chitlre des immigrants
tomba à 681.000, soit une moyenne par an de 68.000.
Le mouvement d'immigration s'est relevé dans la
troisième période de 1907 à 1916, atteignant
1.025.000 ou 121.000 en moyenne par an avant la
guerre d'Europe, et 45.000 par an depuis l'ouverture
des hostilités.
Dans l'immigration des trente années, les Alle-
mands figurent pour 60.000, les Slaves d'Autriclie-
Hongrie pour 68.000, les Espagnols pour 472.000,
les Italiens pour 1.224.000, les Portugais pour
752.000, les Russes pour 95.000, les Turco-.'Xrabes
pour 53.000. Viennent ensuite : 11.000 Français,
n.ooo Anglais, 4.000 Belges, 4.000 Suédois,
3.500 Suisses, 124.000 personnes de nationalités di-
verses.
Les pays latins du sud de l'Europe représentent
donc 2.448.000 personnes, sur les 2.892.000 entrées au
Brr-sil.
De 1907 à 1916, les plus forts contingents d'immi-
grants ont été tournis par les trois pays latins : Por-
tugal, Espagne et Italie, et par la Syrie.
L'Etat de Sâo-Paulo a reçu à lui seul 733.000 im-
migrants dans la première ries trois périodes décen-
nales et 481.000 pendant la seconde.
Les statistiques des sorties font défaut ; on ne peut
donc examiner quels ont été, pour la période consi-
dérée, les gains nets de l'immigration. Par les entrées
seules, on peut se faire une idée des éléments qui
prédominent dans l'immigration au cours des trente
dernières années.
Le Brésil, dont la population est encore très clair-
semée sur une si vaste étendue de son territoire, a un
grand besoin de se peupler pour pouvoir mettre en
valeur les richesses dont il abonde. Les pays latins
de l'Europe méridionale continueront à lui envoyer
des ouvriers agricoles, l'.^ngleterre et la France des
techniciens, des inuénieurs, des directeurs de ban-
nues ou d'entreprises de travaux publics. Nombre
de Slaves de Russie et des Balkans, fuyant les bou-
leversements économiques et politiques, iront cher-
cher un asile au Brésil. Les Allemands viendront
plus que jamais capter la fortune dans un pays
neuf, principalement à l'aide des transactions com-
merciales.
Le Brésil a couru, avant la guerre, un véritable
danger du fait de l'immigration allemanae. Le Ger-
main ne s'assimile pas, la loi Delbruck lui conser-
vant, indélébile, sa nationalité d'origine; ma. s il s'in-
sinue, s'installe et s'impose. On avait laisé se former
dans trois des El ats du Sud brésilien Jes agglomé-
rations comprenant des municipalités, des écoles
allemandes, des groupements sociaux où la langue,
les habitudes, les traditions historioues du Vater-
land étaient scrupuleusement conservées. La germa-
nisation de ces territoires était à ce point avancée
que des craintes sérieuses d un dimembremint éven-
tuel du Brésil commençaient à se répandre au mo-
ment où la guerre a éclaté ; sur dts cartes alleman-
des du Brésil figurait déjà, nettement tracée, une
Allemagne australe.
Il est en général admis que l'attention publique
est éveillée chez les Brésiliens sur ce péril d'hier,
actuellement écarté, et que de substantie.les pré-
caulions seront prises pour l'empéclier de renaître.
La formule en usage à Rio sur le caractère de l'im
migration a lemande est qu'il faut la tenir pour
aussi dangereuse au point de vue politique qu'utile
au point de vue économique. Cette émigration, tarie
Campos Sallcii.
«• 181 Mar» 1922.
pendant la guerre, a repris depuis l'armistice avec
une grande intensité. L'émigration japonaise, égale-
ment intense, n'est pas sans inquiéter les dirigeants.
Il y a là pour le pouvoir nouveau au Brésil un pro-
blème à résoudre de répartition à travers l'immense
territoire et de dénationalisation Êiude des nouveaux
immigrants.
Les quatre présidents du Brésil au cours de la pé-
riode récente de seize années (1903-1918) ont été :
RodriguesAlves.de 1903 a 1906; Affonso Penna(mort
en fonction et remplacé pour le reste du terme par
Nilo Peçanba), de 1907 à 1910; Hermès da Fonseca,
de 1911 à 1914 ; Wenceslao Braz, de 1915 à 1918.
Ce dernier fut un très bon serviteur de son pays.
Alors que son
terme présiden-
tiel s'est écoulé
tout entier pen-
dant la guerre, il
a laissé le Brésil
dans une situa-
tion certainement
meilleure, à tous
les points de vue,
intérieur et exté-
rieur, financier et
économique, que
celle où il 1 avait
trouvé en arri-
vant au pouvoir.
Lui-même, dans
un message au
Congrès en 1918,
le dernier de
son administra-
tion, résumait à grands traits les conditions existant
en I9i4,ce qu'il avait promis de faire, ce qu'il avait
fait, ce qu'il jugeait nécessaire qu'il fût encore fait.
Le 15 novembre 1914, date de son entrée en fonc-
tion, la situation pouvait se résumer ainsi : pre-
mières conséquences de trois mois de guerre en Eu-
rope ; embarras financiers, insuffisance du revenu
public même pour les dépenses ordinaires, second
funding (payement en papier des intérêts de la dette
extérieure). Trésor sans ressources, importations
troublées, commerce et industrie paralysés, ■ classe
ouvrière dans une situation angoissante •. Le prési-
dent ferait tous ses edorts pour pacifier les esprits,
réconcilier les partis, préparer une loi électorale
mettant le pays à l'abri des abus de pouvoir et de la
fraude, réduire impitoyablement les dépenses publi-
ques et les charges résultant des contrats, tendre à
l'équilibre budgétaire, préparer la reprise du service
en espèces de la dette extérieure, améliorer les con-
ditions de toutes les classes sociales.
Les résultats obtenus de 1914 à 1918 ont été : la
pacification des esprits, une forte réduction des
dépenses publiques et des charges des contrats, la
reprise du service régulier de la dette étrangère, le
relèvement de prix des fonds publics, l'amélioration
du change, le développement de la production
nationale, la réforme électorale, la réorganisation,
par le tirage au sort, des forces de terre et de mer,
la solution amiable des conflits entre patrons et
ouvriers.
Les problèmes encore en suspens concernaient :
les Jeux principaux produits.de l'exportation, < qui
passent en ce moment par une crise très grave, exi-
geant une prompte et radicale solution, car ils repré-
sentent en or la majeure partie de la masse expor-
table, et c'est d'eux (café et caoutchouc) que vit le
Brésil ». Il faut encore accroître la production du
coton, du manganèse, de l'acier, du charbon ; il
faut, pour vivre, l'exécution énergique de la loi élec-
torale, la prédominance de plus en plus accentuée
des grands intérêts nationaux sur les questions de
parti et sur la politique de clocher, l'organisation
méthodique des services sanitaires, qui ont déjà à
leur actif la victoire sur la fièvre jaune.
Dès le mois d'août 1914, les deux Chambres fédé-
rales du Brésil protestèrent contre l'invasion de la
Belgique par l'Allemagne. Une « Ligue pour les
Alliés • fut constituée. Ruy Barbosa prononça à
Buenos-Ayres, en juillet 1916, un grand discours
pour l'Entente.
Le gouvernement de Wenceslao Braz garda une
stricte neutralité jusqu'au début de 1917, époque où
le gouvernement impérial allemand proclama sa ré-
solution d'entreprendre une guerre sous-marine sans
restrictions à partir du i" février 191 7. Le 8 février,
le représentant du Brésil à Berlin remit au ministre
des affaires étrangères une note de protestation,
l'avertissant que le torpillage d'un des navires de la
flotte marchande brésilieiuie entraînerait la rupture
des relations diplomatiques.
Le 10 avril, peu de jours après l'entrée des Etats-
Unis dans la guerre, le Parana fut torpillé. Le Con-
grès, sur la proposition du président, vota, le 21 mai,
la rupture des relations, et la décision du Brésil fut
notifiée aux autres républiques sud-américaines par
une note du chancelier Nilo-Peçanha.
Une série de mesures favorables aux Alliés aboutit,
le 16 août, à la promulgation d'une loi dite c de
défense nationale >.
LAROUSSE MENSUEL
Le 30 octobre, le Macao, battant pavillon brési-
lien, fut torpillé sur les c6tes d'Espagne. Wenceslao
Braz adressa, le 28, un message au Congrès, lui de-
mandant de t constater dès maiiitenant l'existence
de l'état de guerre entre le Brésil et l'Ahemagne ».
La proposition fut ratinée par 449 voix contre 4 à la
Chambre et à l'unanimité au Sénat. Le 26 octobre,
l'état de guerre fut officiellement proclamé. Wen-
ceslao Braz en avisa par une note les présidents de
tous les Etats du Brésil.
Après son entrée dans la guerre, les principaux
actes par lesquels le Brésil a manifesté sa participa-
tion à l'efiort des nations alliées ont été : l'envoi
d'une escadre brésilienne pour opérer en Europe sous
le commandement naval unique et pour exercer,
conjointement avec les escadres alliées, la police
dans les eaux de l'Atlantique et de la Méditerranée
contre les attentats des sous-marins, l'envoi d'une
mission militaire à Paris, l'accord conclu avec le
gouvernement français pour l'utilisation des navires
allemands réquisitionnés par le pouvoir exécutif au
Brésil depuis le 2 juin 1917.
Le 3 décembre 1917, avait été signé à Rio de Ja-
neiro un arrangement entre la France et le Brésil
comportant : la cession temporaire au gouvernement
français de trente des navires allemands saisis par le
gouvernement brésilien ; un règlement des créances
françaises au Brésil ; des transactions d'ordre com-
mercial comportant notamment des achats de café
(2 millions de sacs). L'accord avait été négocié et
conclu par Claudel, le représentant de la France au
Brésil. L'affaire fut très attaquée à Rio et à Paris.
Des accusations furent même portées, le 26 décembre,
à la Chambre brésilienne contre notre notre agent
diplomatique. On critiquait surtout le choix des
intermédiaires pour les achats de denrées et pour
i'afirètement des navires. Le 12 février 1918, la
Chambre française ne s'était pas encore prononcée.
Cependant, elle était saisie d'un rapport de la com-
mission du budget concluant à l'adoption, et le pre-
mier ministre, Clemenceau, déclarait que l'exécution
de l'accord était impatiemment attendue. Il y avait
eu déjà deux prorogations. Une décision était indis-
pensable pour le 28 février. L'arrangement fut voté.
En fait, quelqufe justifiées que pussent être les cri-
tiques relatives à ceriaines des modalités de l'accord,
l'ensemble avait eu l'assentiment des ministres fran-
çais, Pichon et Clementel, de Clemenceau, du rap-
porteur Marin en France, de Wenceslao Braz et de
son ministre des finances, Antonio Carlos, au Brésil.
Voici en quoi il consistait :
Le Brésil mettait à la disposition du gouvernement
français trente navires du Lloyd brésilien (navires
allemands saisis), représentant 240.000 tonnes, pour
un prix d'affrètement de 110 millions de francs. La
durée de l'affrète-
ment expirait le
31 mars 1919 ;
mais une option
à l'expiration du
délai était donnée
à la France pour
lacontinuationde
l'accord pendant
une nouvelle pé-
riode de douze
mois. Le gouver-
nement français
s'engageait à
acheter pendant
la durée du con-
trat des marchan-
diîes ou denrées
brésiliennes pour
100 millions de
francs et 2 mil-
lions de sacs de café au prix maximum de 6 milreis
par 10 kil. Les achats seraient efiectués aux moments
fixés par l'acquéreur et aux cours alors en viguetir.
Il était stipulé, d'autre part, que les changes entre
le Brésil et la France seraient régularisés par com-
pensation sans transferts d or pour les payements,
les prix des achats étant mis en balance avec les
sommes dues par le Brésil en France pour les intérêts
des créances françaises. En d'autres termes, le gou-
vernement payerait directement leur dû aux créan-
ciers français du Brésil, sur les sommes dont l'exé-
cution du contrat le rendrait débiteur à l'égard du
gouvernement brésilien.
Comme le dirait le rapport Marin recommandant
l'adoption du contrat au Parlement, l'accord du 3 dé-
cembre 1917 était le fruit des etlorts dépensés par
les missions Baudin et Chevalier, envoyées à Rio de
Janeiro en vue du règlement, le plus avantageux
pour les deux parties, de toutes les questions finan-
cières à résoudre au Brésil au mieux des intérêts de
nos nationaux. Nous avions surtout besoin d'un ap-
point de tonnage et de denrées alimentaires ; le Bré-
sil le mettait à notre disposition et s'acquittait ainsi,
dans une large mesure, de ses devoirs d'amitié et
d'alliance.
Une ambassade .spéciale, composée de représen-
tants des départements de la guerre, de la marine,
des affaires étrangères et du commerce britannique.
llodrigues Alve^.
Wenceslao Braz.
ayant à sa tite sir Maurice de Bunsen, ancien am-
bassadeur à Vienne, arriva de Londres à Rio de Ja-
neiro en mai 1918 et fut reçue en grand cérémonial
par le président Wenceslao Braz, assisté du ministre
des affaires étrangères, Nilo Peçanha. L'objet de la
mission était général ; sir Maurice de Bunsen dit
nu'il apportait les remerciements de l'Angleterre au
Brésil pour son concours matériel et moral à la guerre.
Le président répondit que son pays avait déterminé
de prendre part à la lutte en s'unissant aux grandes
nations alli< es, pour rétablir les principes du droit et
de l'bumanilé. Dans des conversations ultérieures, il
fut traité de l'élévation de la légation brésilienne à
Londres et de celle d'Angleterre à Rio de Janeiro
au rang d'ambassade. La décision fut prise ; il fut
convenu qu'elle serait mise à exécution au prochain
changement qui se produirait dans le persoimel
diplomatique.
Au milieu de l'année 1918, sur les vingt-deux ré-
publiques de l'Amérique latine, huit étaient entrées
dans la guerre ; sept avaient rompu les relations
diplomatique; avec l'Allemagne ; sept restaient neu-
tres. Le gouvernement brésilien avait envoyé dans
les eaux européennes une division navale sous les
ordres de l'amiral Frontin et, à Paris, une mission
militaire, dirigée
par le général Na-
poléon Aché. Il
organisa une mis-
sion médicale,
composée de mé-
decins militaires
et civils et d'un
nombreux per-
sonnel de phar-
maciens et d'in-
firmiers; à la tête
de la mission fut
placé le docteur
colonel Nabuco
de Gouvea ; au
programme figu-
rait l'établisse-
ment d'un vaste
hôpital militaire
auxiliaire, qui fut
en effet rapidement constitué et bientôt apprécié
comme une substantielle contribution au service sa-
nitaire à Paris.
Après l 'armistice du 11 novembre I9r8, la délégation
spéciale chargée de représenter le Brésil à la Confé-
rence de la paix fut composée comme suit : Epitacio
Pessoa, jurisconsulte, ancien ministre ; Pandia Calo-
geras, député, ancien ministre des finances ; Olyntho
de Magalhaes, ministre du Brésil à Paris ; Helio
Lobo, ancien secrétaire de la présidence sous Wen-
ceslao Braz. Des premiers et deuxièmes secrétaires,
un conseiller juridique, un conseiller militaire, un
conseiller naval (Burlamaqui), un bureau de la presse,
complétaient l'organisation de cette ambassade spé-
ciale. La délégation s'embarqua poin: l'Europe le
3r décembre r9i8.
Domicio de Gama, ambassadeur du Brésil à Wa-
shington, était arrivé à Rio le 14 novembre 1918,
pour remplacer Nilo Peçanha, conmae ministre des
affaires étrangères.
Olyntho de Magalhaes était envoyé extraordinaire
et ministre plénipotentiaire du Brésil en France
depuis 1912. On prisait fort, en son pays et à Paris,
sa valeur morale, ses capacités, sa carrière brillante,
sans parler de sa situation de fortune. Alors qu'il
était ministre sous la présidence de Campos Salles
(1899-1902), il avait été un des premiers hommes
d'Etat du Brésil à orienter la politique extérieure de
ce pays vers une entente internationale, où l'arbitrage
devait écarter pour l'avenir les dangers des conflits
armés. Son successeur, baron de RioBranco, lorsqu'il
signale traité de Petropolis, tranchant par une com-
pensation et une indemnité la contestation avec la
Bolivie pour le territoire de l'Acre, faisait triompher
la solution qu'avait préconisée Magalhaes. Celui-ci
fut également l'initiateur de cette tentative d'union
entre le Brésil et l'Argentine, dont le traité de
l'A. B. C. (Argentine, Brésil, Chili) faillit assurer la
réalisation. L'essai ne put aller au delà de cette ma-
nifestation restée platonique, mais fut marqué, d'une
manière tout à fait inusitée jusqu'alors, par la visite
du président du Brésil, Campos Salles, à Buenos-
Ayres, suivie de ce. le du président de l'Argentine,
Roca, à Rio de Janeiro.
Le 7 juin 1917, Rodrigues Alves et Delphim Mo-
reira avaient été choisis comme candidats à la pré-
sidence et à la V ce-présidence de la Républioue par
l'unanimité des membres de la convention nationale,
réunie à cet effet. Ces candidats furent élus le
r" mars 1918 sans compétiteurs et proclamés prési-
dent et vice-président le 5 juin. Conformément à la
Constitution, le président élu ne devait prendre le
pouvoir et succéder eliectivement au président sor-
tant (Wenceslao Braz) que le 15 novembre suivant,
qui est le jour anniversaire de la proclamation de la
République du Brésil.
Rodrigues Alves avait déjà rendu des services
considérables à son pays. Originaire de Sâo-Paulo,
724
où il était propriétaire de terres à café, député à
l'Assemblée nationale en 1885 et 1886, il fut chargé
de l'administration de sa province natale par PedroU
en 1887. Député à l'Assemblée constituante après la
chute de l'empire, il dirigea les finances fédérales
sous le maréchal Floriano, puis sous la présidence
de Prudente de Moraes. II présidait l'Etat de Sâo-
Paulo lorsqu'il fut élu président de la République
en 1902, succédant à Campos Salles. Il assainit et
embellit par de grands travaux les villes de Rio
de Janeiro et Santos, exécutant ce programme à
l'aide des ressources financières que lui avait léguées
l'iiabile administration financière de son prédécesseur
et du ministre des finances d'alors, Joaquira Mur-
tinho, auteur de la première opération de /undim;
(payement en titres de rente 5 p. 100 des intérêts de
la dette extérieure).
Au point de vue international, ou plutôt inter-
américain, Rodrigues Alves s'attacha surtout à
resserrer les liens qui unissent le Brésil aux Etats-
Unis. Il éleva la représentation diplomatique entre
les deux pays au rang d'ambassade et provoqua la
réunion d'un congrès panaméricain, à propos duquel
Elihu Root, le représentant des idées politiques de
Roosevelt, fit aux républiques de l'Amérique du
Sud une visite destinée à l'établissement sur des
bases plus assurées des relations entre les républi-
ques latines et la grande république anglo-saxonne
du Noid.
l'ius tard, au lendemain de la proclamation de sa
candidature pour un nouveau terme présidentiel, le
24 octobre 1917, il définissait ainsi la ligne politique
qu'il entendait suivre à l'extérieur : « Par l'énormité
des sacrifices qu'ils s'imposent, par leur participation
sans égoïsme à la lutte actuelle pour la démocratie,
les Etats-Unis ont, à mon sens et dans l'opinion du
Brésil, acquis le droit d'être les guides, de porter la
parole au nom des républiques de l'hémisphère occi-
dental, d'interpréter leurs sentiments. »
Rodrigues Alves entendait, d'autre part, favoriser
de tout son pouvoir le développement de l'influence
française au Brésil, aussi bien dans le domaine éco-
nomique et industriel que dans celui de la science,
des arts et de la littérature.
La prochaine inauguration de la seconde prési-
dence de cet homme d'Etat suscitait donc de grandes
espérances en son pays. Aussi la surprise et le regret
furent-ils profonds, lorsque la nouvelle fut publiée
que son état de santé ne lui permettait pas d'assumer
la présidence le 15 novembre 1918. Ce fut, en consé-
quence, le vice-président élu, Delphim Moreira, qui
prit, à cette date, possession du pouvoir, remplaçant,
aux termes de la Constitution, le président élu, em-
pêché par son état de santé. Rodrigues Alves mourut
le 15 janvier 1919. Une campagne politique com-
mença aussitôt pour le choix du candidat à la pré-
sidence devenue vacante. La Constitution ne permet
pas, en effet, que le vice-président (ainsi que les choses
se passent aux Etats-Unis) remplace le président
décédé jusqu'à l'expiration du terme présidentiel,
sauf lorsque le décès a lieu dans les' deux dernières
années de ce terme. Delphim Moreira ne pouvait
détenir le pouvoir que provisoirement, jusqu'à ce
qu'un successeur fût donné à Rodrigues Alves par
les élections nouvelles.
Altino' Arantes, président de l'Etat de Sâo-Paulo,
fut mis en avant par l'élément populaire. Le Correio
da Manha lança la candidature de Ruy Barbosa,
soutenue par une partie de la presse, mais peu sym-
pathique dans les milieux militaires. Les deux Etats
prépondérants du Brésil, Sâo-Paulo et Minas Geraes,
semblaient encore devoir dominer cette élection.
Pendant ce temps, avant la fin de janvier 1919, un
paquebot du Lloyd brésilien (ancien navire alle-
mand), portant à son bord la délégation brésilienne
et son chef, Epitacio Pessoa, entrait dans le port du
Havre. D'autre part, l'escadre de guerre brésilienne,
sous le commandement de l'amiral Fiontin, arrivait
le 25 janvier 1919 à Portsmouth, venant de Gi-
braltar. L'état-major fut reçu officiellement à Lon-
dres et alla visiter la grande flotte. Le 3 février,
l'escadre appareilla de Portsmouth pour aller visiter
les ports français. Le 14, elle arriva à Cherbourg, où
elle séjourna jusqu'au 25. A la fin de février, elle
était en vue de l'embouchure du Tage et, le 2 mars,
les équipages, débarquant à Lisbonne, furent fêtés
par la population. Le président de la République
portugaise, amiral Cantole Castro, offrit aux offi-
ciers un bannuet au palais de Belem, et l'ambas-
sadeur du Brésil à Lisbonne, Castao de Cunha, orga-
nisa une fête brillante en l'honneur de l'amiral Pedro
de Frontin et de son état-major. L'escadre quitta
les eaux du Tage le 5 mars, rentra dans la Médi-
terranée et se rendit à la Spezzia. L'amiral fut reçu
à Rome le 27 mars par le duc de Gênes et l'amiral
Del Bono. 11 était accompagné de Luiz de Souza
Dantas, ministre du Brésil à Rome, près le gou-
vernement italien. A Venise, l'amiral Frontin assista,
près du roi Victor-Emmanuel, à l'incorporation des
anciens navires de guerre autrichiens à la flotte
italienne.
Des décrets du y janvier avaient consacré l'élé-
vation des légations brésiliennes à Londres et au
Vatican au rang d'ambassades. Le 20 janvier.
Kpitacin Pessoa.
LAROUSSE MENSUEL
Olyntho de Magalhaes, nommé ambassadeur près du
saint-siège, était remplacé à Paris par Pedro Aze-
vedo, clief de la légation de Montevideo,
L'opinion publique attendait avec une certaine
méfiance le résultat de la réunion, le 25 février, à
Rio de Janeiro, de la Convention nationale pour la
désignation des oandidats présidentiels. On craignait
que cette assemblée ne se laissât guider exclusive-
ment dans son choix par des intérêts et des considé-
rations se rattachant à la politique de parti. La can-
di iature de Ruy Baibosa avait été lan: ée comme
une réaction contre des tendances dont on redoutait
le succès. Celle d'Epitacio Pessoa l'emporta dans la
convention et produisit un grand effet d'apaisement.
Des adhésions arrivèrent de tous les points du Brésil
à Rio de Janeiro, indiquant que tous les partis se
rassemblaient autour de la « candidature nationale »
de l'ambassadeur du Brésil à la Conférence de la
paix.
Epitacio Pessoa, né dans le Parahyba, un des
plus petits Etats de l'Union, était un professeur et
juriste éminent. Il enseigna le droit à l'université de
Pernambuco et représenta le Brésil au Congrès des
jurisconsultes pour la codification du droit inter-
national panaméricain. Député à l'Assemblée cons-
tituante de 1891, où il se montra orateur puissante!
brillant , adver-
saire de la dic-
tature militaire,
il fut ministre de
l'intérieur et de
la justice sous
Campos Salles ,
puis juge à la
Cour suprême et
sénateur de son
Etat natal. Tel
était l'homme
que, dans son en-
tourage, on appe-
lait volontiers le
\Vil«onduBrésil,
et qui fut déclaré
candidat à la pré-
sidence par une
importantemajo-
rité de la conven-
tion nationale de 1919. Malgré son échec dans cette
assemblée, Ruy Barbosa déclara qu'il ne renonçait
pas à se présenter aux suffrages de ses concitoyens.
Le 12 mars, Nilo Peçanha, ancien ministre des affaires
étrangères, lança un manifeste du parti républicain
de l'Etat de Rio de Janeiro en faveur de la candida-
ture de Ruy Barbosa.
Epitacio Pessoa adressa de Paris à Antonio Aze-
vedo, président du Sénat, un télégramme annonçant
qu'il acceptait la candidature à la présidence de la
République. Le message reçut dans la presse de Rio
l'accueil le plus favorable. Nombre de journaux pu-
blièrent, avec le portrait du candidat, de longs arti-
cles, faisant les plus grands éloges de sa haute intel-
ligence, de son énergie, de ses dons brillants de
parole, de son talent et de son expérience consom-
mée de jurisconsulte.
On rappela le discours qu'il avait prononcé, le
23 octobre 1917, dans un banquet offert au candidat
présidentiel d'alors, Rodrigues Alves. <t Ce discours,
dit le Jornal do Coinmetcw, est le plus magnifique
des programmes de gouvernement ».
L'élection eut lieu le 14 avril. Les premiers résul-
tats donnaient à Epitacio Pessoa 44.000 voix, à Ruy
Barbosa 31.000. Celui-ci obtenait, il est vrai, à Rio
de Janeiro, 13.000 voix, contre 9.000 données à son
concurrent. Le 16, les résultats connus étaient :
142.000 voix à Epitacio Pessoa, 65.000 à Ruy Barbosa.
Le 25, on annonçait 300.000 suffrages pour Epitacio
Pessoa, 114.000 pour Ruy Barbosa.
Dans un dîner offert à l'Elysée, le 27 mai, au nou-
veau chef du Brésil, le président Poincaré définit
ainsi la participation que le Brésil avait prise à la
guerre :
La grande nation, malgré les perfidies de la propagande
allemande, ne s'est pas méprise sur les responsabilités. Elle
a, dès la première l;eure, protesté solennellement contre la
violation de la neutralité belge. £]lc a senti la menace que
les ambitions germaniques faisaient peser sur la civilisation
latine. Lorsqu'elle eut prit ouvertement parti en 1917, elle
favorisa le ravitaillement de la France, mit à la disposition
du gouvernement de ce pays les navires allemands internés
dans les ports brésiliens, seconda ses services sanitaires,
soutint avec ses torpilleurs en Méditerranée, à côté des
escadres franco-britanniques, la lutte contreles sous-marins
ennemis, prépara l'envoi d'un corps expéditionnaire en
Europe.
Le président élu, après avoir fait ses adieux aux
chefs des gouvernements réunis à Paris, rendu visite
au roi Albert de Belgique et au roi d'Italie, répondu
à de nombreux toasts portes en l'honneur du Brésil
dans des banquets offerts par diverses associations
amies de ce pays, se mit en route pour l'Amérique,
passant par Londres, assistant avec le roi d'Angle-
terre aux courses du Derby le 4 juin, s'embarquant,
le 6, à Plymouth, sur un navire de guerre anglais,
pour Lisbonne. Ayant franchi utle partie de l'océan
Atlantique sur la frégate française Jeanne-d'Arc, il
N- 181. Mars 1922. ^B|
acheva la traversée sur VImperator, paquebot alle-
mand portant pavillon américain. Epitacio Pessoa
arriva le 22 juin à Washington. Après une rapide
visite au Canada, il rentra au Brésil et prit officiel-
lement possession, le 28 juil et, du pouvoir prési-
dentiel à Rio. Il forma aussitôt un nouveau rainiS'
tère, présidé par Marquez, et où Calogeras, l'un des
représentants du Brésil à la Conférence de Paris,
prit le portefeuille des affaires étrangères.
Le 28 juin 1919, Calogeras, FernanJez et Menezcz
avaient apposé leur signature, au nom du Brésil,
au bas du traité de Verfailles. Le traité stipula,
d'ailleurs, que l'article 299, d'après lequel les contrats
conclus avant la guerre étaient annulés, ne s appli-
quait pas au Brésil.
Peu après, le Brésil adhéra à la Ligue des nations.
Il compte des représentants dans les deux organes
essentiels de cette organisation : l'Assemblée et le
Conseil.
Dans les premiers jours de juin, le ministre des
affaires étrangères de Fiance, Pici.on, avait déposé
sur le bureau de la Chambre un projet de crédit
additionnel pour la transformation en ambassade de
la légation de la République française au Brésil. Le
projet fut adopté immédiatement, à l'unanimité.
Dans une première période de quatre années
(1903-1906), au lendemain de l'assainissement finan-
cier opéré par le président Campos Salles, le déficit
net budgétaire du Brésil ne s'éleva, pour les quatre
exercices, qu'à 50.000 contos(uncontoestégal àmille
milreis, environ 1.500 à 1.700 francs). Pour les trois
périodes suivantes, de quatre années chacune (de 1907
à 1918), les déficits globaux s'élevèrent respective-
ment à 216.000, puis 599.000 et 687.000 contos.
La situation financière, exposée dans le dernier
message de Wenceslao Braz, se présentait comme
suit : les engagements en soullraiice, accumulés jus-
qu'en 1914, composaient une dette flotiante, pour
la liquidation de laquelle il fallut recourir à des
émissions de papier-monnaie qui, de 1914 à 1918, se
sont élevées à près de 800.000 contos, ce qui por-
tait la circulation fiduciaire à environ i million
400.000 contos. Le taux du change du milreis, mon-
naie nationale-papier, en a souffert, mais les gouver-
nements n'eurent pas d'autres ressources pour cou-
vrir les déficits budgétaires qui furent très élevés,
notamment en 1916 et 1917. En 1918 et dans l'exer-
cice en cours, la situation s'est modifiée dans un
sens nettement favorable.
Le budget fédéral du Brésil pour 19x9 s'établit
comme suit :
Recettes or Contos 1x3.000
— papier — 503.000
Dépenses or — 81.000
— papier — 504.000
Après conversion des contos or en contos papier,
les prévisions se soldent par un excédent de 70.000
contos papier, soit environ 105 millions de francs (à
raison de i fr. 50 le milreis papier).
On avait d'abord envisagé dans les deux Chambres
un déficit général de 180 millions de francs. Com-
ment cette insuffisance si sérieuse s'était -elle muée
en un large excédent ? Par une simple élévation,
largement conçue, des prévisions de recettes, fondée
sur les probabilités d'un relèvement notable de
l'importation et, par conséquent, du rendement des
droits de douane, provenant de la nouvelle situation
internationale, de la cessation des restrictions, des
achats des pays belligérants, enfin d'un contrôle fis-
cal plus sévère de la perception des revenus.
On faisait en outre état, dans les prévisions de
ressources, de 50 millions de francs déposés (en or) à
Londres, d'un reliquat de 60.000 contos des émis-
sions de papier autorisées, et du produit de l'affrète-
ment, par le gouvernement français, des anciens na-
vires allemands incorporés au Lloyd brésilien, si le
contrat d'affrètement, arrivant à expiration en mars
1919 et au sujet duquel des négociations étaient en
cours, se trouvait définitivement prorogé.
En fait, le projet du budget pour 1919 apparaissait
très optimiste, fondé sur des prévisions et des espé- .
rances encore hypothétiques, pour partie au moins.
C'était un budget d'orientation confiante, de go
ahcad.
Les prévisions de dépenses ne comprenaient, d'ail-
leurs, pas les charges extraordinaires pour la guerre
et la marine, autorisées et engagées par des lois
spéciales, comportant des décaissements de fonds
considérables et urgents. Le congrès avait fortement
escompté les plus-values possibles, même probables,
d'un premier exercice de paix. Il n'y aurait, d'ail-
leurs, que demi-mal — ainsi pensait-on en général —
si la fin de l'exercice présentait, au lieu de l'excédent
fiatteur promis par la loi du budget, un déficit posi-
tif, limité à quelques dizaines de milliers de contos.
On comptait sur la sévérité dont le futur président
de la République, Epitacio Pesso.i , ferait preuve dans
l'exécution du budget. On ajoutait que l'exerc ce
1919 ne pouvait être encore qu'une période transi-
toire, un exercice de liquidation de la guerre, ne
pouvant apporter la régularisation complète et nor-
male des affaires.
La situation financière du Brésil, en un mot, s'était
fort améliorée et autorisait la confiance. Elle réclamait
JV* 181. Mars 1922.
cependant encore, d'un pouvoir exécutif prudent, de
sérieux ménagements, et une force patiente, mais
résolue, de résistance à la poussée des dépenses exa-
gérées n'ayant pas leur légitimation dans des bçsoins
réels du pays.
Le change, au Brésil, après avoir longtemps oscillé
pendant la guerre et depuis l'armistice entre 12 et
13 pence le milreis (soit i fr. 25 à i fr. 35), se
releva en mai 1919 au-dessus de 14 pence. Or le pair
du milreis est 27 pence, soit 2 fr. 80.
Le pair nominal de 27 pence pour le milreis était
le taux courant avant la chute de Pedro II et même
avait été dépassé vers la un de l'empire, alors que le
papier brésilien faisait prime sur l'or.
Les vicissitudes politiques et les troubles monétai-
res qui se succédèrent dans les premières années de
la République firent tomber la valeur du milreis de
27 à 5 pence vers 1898. Cette dépréciation si profonde
eut pour conséquence l'insolvabilité du Trésor fédé-
ral à Rio de Janeiro et la première opération de
« consolidation » ou /unding, aux termes de laquelle
les intérêts de la dette extérieure furent payés pen-
dant plusieurs années en titres d'une rente spéciale
appelée fundtng 5 p. 100.
L'application, après 1898, d'une restauration finan-
cière par le président Campes Salles et ses succes-
seurs et la création de la Caisse de conversion pour
l'assainissement de la monnaie nationale relevè-
rent les prix du milreis à 12 et 13 pence. Le mil-
reis fut alors stabilisé à un nouveau pair légal,
qui fut de 15 pence et, bientôt après, de 16 pence.
C'est aux environs de ce taux qu'il se tenait avant
la guerre.
Lorsque la guerre eut éclaté, le mdreis recula de
nouveau jusqu'à 10 pence et demi. Il fallut procéder
à une seconde opération de consolidation ou funding
par le payement temporaire des intérêts de la dette
extérieure en un nouveau titre de rente 5 p. 100
iundin^. Tout est rentré dans l'ordre en I9r7, sous
la présidence de Wenceslao Braz. Le service de la
dette en or a été repris, la circulation fiduciaire
surabondante a commencé d'être assainie, la va-
leur de la monnaie nationale ou milreis s'est rele-
\ée à 12, puis 13 et, enfin, 14 pence, puis 14 et
demi, en attendant que le pair de 16 pence soit
atteint.
Le solde de la balance commerciale en faveur de
l'exportation a été de près de 600 millions de francs
en 1915, de 460 millions en 1917, et encore de
220 millions en 1918.
Le chiffre de la circulation fiduciaire demeurait très
élevé (plus de 2 milliards et demi de francs en mars
1919). C'est donc plus sur les possibilités très pro-
chaines de la réorganisation financière et monétaire
que sur la situation présente qu'est fondée la reprise
du change au Brésil.
La guerre a surpris ce grand pays neuf en plein
travail de développement économique. Ne pouvant
plus importer,
comme il l'avait
fait jusque-là, de
capitaux du de-
hors, il dut assu-
mer des engage-
ments qui étaient
excessifs pour ses
forces actuelles ;
une énorme dette
flottante fut
créée. Pour la
consolider et
pour faire face
aux dépenses de
guerre, le Trésor
eut recours à des
émissions de ti-
tres de la dette
publique exté-
rieure, et aussi de
papier-monnaie. En fait, le montant de la circulation
fiduciaire a à peu près triplé pendant la guerre.
Un rapport du ministère des finances pour 1917,
rédigé par le ministre Antonio Carlos en octobre
1918 et publié en mai 1919, apprend que la circula-
tion de papier-monnaie s'élevait, au 31 juillet 1914,
à 600.000 contos (un peu moins de i milliard de
francs) et qu'il a été émis environ 1. 100. 000 contos
(près de 2 milliards de francs) dans les quatre an-
nées suivantes.
Sous la présidence de Wenceslao Braz, il a été
émis, sur le total précédent, 750.000 contos, dont
434.000 ont été consacrés à couvrir les dettes exi-
gibles et flottantes antérieures, les déficits budgé-
taires et les dépenses extraordinaires de guerre, et
316.000 à des emplois destinés à encourager l'acti-
vité nationale.
Une loi du 2 octobre 1918 a constitué pour le sou-
tien de la circulation fiduciaire un fonds de garantie
qui s'éleva, dès ce moment, à 48.000 contos de mil-
reils-or, au change de 27 pence le milreis, pouvant
servir de base à une émission cinq fois plus forte de
papier-moimaie.
Dans ce fonds de garantie ne sont pas compris
50 millions de francs (2 millions de livres sterling)
LAROUSSE MENSUEL. — V.
Nilu Pei,'aiiliîi.
LAROUSSE MENSUEL
en or que possède le gouvernement brésilien en dépôt
à Londres, constituant la réserve qui peut être uti-
lisée pour les payements extérieurs.
Le gouvernement brésilien disposait doncd'environ
125 millions de francs en or, en regard d'une circula-
tion fiduciaire de près de 3 milliards. C'était peu
encore, manifestement, mais c'était le germe d'où
1 opinion publique au Brésil, confiante et optimiste,
mais donnant de bonnes raisons pour sa confiance et
son optimisme, comptait voir se développer plus ou
moins rapidement la restauration effective de la pros-
périté économique du pays.
En 1916, le Brésil importait encore 118.000 tonnes
de farine de blé, d'une valeur de 36.000 contos, et
424,000 tonnes de blé en grains, valant 90.000 contos.
Mais on espérait qu'avant peu, la production natio-
nale fournirait tout le blé nécessaire à la consomma-
tion du pays. Dès à présent, un seul Etat, le Rio-
Grande-do-Sol, fournit 100.000 tonnes.
Le Brésil produit aufsi du tabac en quantité assez
importante ; une moyenne annuelle, dans les der-
niers temps, d'environ 48.000 millions de kilogram-
mes, dont 28 millions dans le seul Etat de Babia, la
plus grande partie du reste venant du Rio-Grande-
do-SuI et de Minas Geraes.
Il possède également des ressources minières, du
fer, particulièrement très abondant dans l'Etat de
Sao Paulo (Piropora), mais encore peu exploité.
Le Brésil a su accomplir chez lui, pendant la
guerre, une véritable révolution économique. Il avait
jusqu'alors deux objets d'exportation : le café et le
caoutchouc, et rien d'autre. La guerre arrêta prati-
quement l'exportation de ces deux produits, où
s'alimentait son revenu budgétaire. Les hommes
d'affaires virent le danger. Dans les Etats du Sud
brésilien et aussi dans les autres parties du terri-
toire, les cultures furent rapidement diversifiées.
Le pays commença à subvenir par là à son alimen-
tation, pour laquelle il était jusque-là tributaire de
l'étranger.
Parmi les nouveaux produits d'exportation, on
cite, pour 1917 : viande frigorifiée ou conservée
66.000 tonnes ; manganèse 533.000 ; sucre r3i.ooo ;
haricots 93.000 ; riz 42.000. Le gouvernement fédéral
et les autorités dans les Etats s'efforcent de répandre
partout la notion de l'intérêt et de la valeur que
présente pour le pays la diversité des cultures.
L'industrie est également favorisée, et le nouvel
essor pris par la production cotonnière a donné une
forte impulsion à l'industrie textile. Avec la fabrica-
tion des cotonnaJes et des lainages se développe
celle des chaussures, de la chapellerie, des articles
de confection ou de ménage, des produits alimen-
taires, notamment les pâtes, de la soierie, des pro-
duits chimiques, du matériel électrique, exportés
surtout en Italie. Le mouvement est national ; on
le signale dans toutes les régions, dans le Pemam-
buco comme dans le Rio-Grande-do-Sul. Une seule
fabrique de tissus à Maceio (Alagoas) occupait
4.000 ouvriers en 1918. Des raffineries de sucre
s'établissent ; aussi des usines pour la dessiccation
du copra, l'extraction de l'huile du coco et du ricin,
de l'huile dite • du castor » (tirée d'une graine oléa-
gineuse).
Dans le centre et le sud ont été créées de nom-
breuses usines frigorifiques par des industriels venus
des Etats-Unis. Des améliorations ont été apportées
en conséquence à l'élevage des troupeaux. Les re-
présentants des intérêts Armour dans l'Amérique
du Sud disent que l'Argentine et le Brésil seront,
avant dix ans, les plus grands producteurs de viande
du monde entier.
Le Brésil a conscience des destinées qui l'atten-
dent comme pays industriel. Il se prépare à fabri-
quer des objets en caoutchouc avec son caoutchouc,
du chocolat avec son cacao, du papier, des bois ou-
vrés avec ses richesses forestières, du fer et de l'acier
avec le produit de ses mines ; déjà, la construction
navale renaît dans la baie de Rio de Janeiro. C'est
un mouvement qui va exiger beaucoup de capitaux,
beaucoup de machines ; aussi attire-t-il toute l'at-
tention des Américains du Nord, prêts à fournir aux
Brésiliens l'outillage dont ils vont avoir besoin et,
notamment, le matériel de chemin de fer que la Bel-
gique surtout fournissait avant la guerre.
Les compagnies de chemins de fer concessionnai-
res ou fermières furent depuis la guerre dans une
situation très difficile. A cause de la hausse générale
des prix, elles ne purent plus exploiter avec un pro-
fit suffisant pour la rémunération légitime de leurs
capitaux (français et anglais) et pour le bien du ser-
vice public. II y a eu en 1919 une cnse des chemins
de fer au Brésil.
L'année 1920 a été marquée par un bouleversement
économique très grave qui, d'ailleurs, atteignit, en
même temps que le Brésil, tous les Etats de l'Améri-
que du Sud. La cause première delà crise est la lin de
1 état de choses amené par la guerre européenne, état
de choses où le Brésil vendait à l'Europe beaucoup
plus qu'il ne lui achetait. En 1920, commencent à
se faire sentir les conséquences du rétablissement de
la paix : le Brésil vend moins à l'Europe et à des
prix plus bas ; ses principaux produits, le café, le
coton, les peaux, le caoutchouc sont moins deman-
e milreis qui.
Olyntho de Ma^albaM.
dés sur les marchés européens. L'exportation brési-
lienne diminue, en 1920, de 6 millions de livres ster-
ling (94.050.000 livres sterling pour les neuf premiers
mois de 1910, 88.530.000 livres sterling pour la pé-
riode correspondante de 1920), alors que l'importa-
tion augmente de près de 60 p. 100 (S7.4i5.ooolivres
sterling en I9r9 et 87.766.000 livres sterling en 1920).
Le déséquilibre entre les exporiations et les impor-
tations a coïncidé avec l'envoi de capitaux brésiliens
à l'étranger; d'une part, le gouvernement brésilien a
dû payera l'étrangerlesintérêts de la dette intérieure
dont il a en même temps poursuivi le rachat ; d'autre
part, l'année 1920 a vu la liquidation de plusieurs
grandesaffaires(Bfasi7 RaiIways,port de Rio-Grande-
do-Sul, port de Pernambuco) où étaient investis des
capitaux européens et le retour en Europe de ces
capitaux.
Comme il est naturel, ces faits ont eu une réper-
cussion rapide sur
au début de 1920,
valait i7pence 1/2,
est tombé, au
cours de cette
même année, à
II pence. Natu-
rel lemen t, la
hausse du prix de
la vie a suivi la
baissedesdevises
brésiliennes. Les
loyers, l'alimen-
tation , les pro-
duits nécessaires
au chauffage ont
vuleurspnx s'éle-
ver au Brésil en-
tre 50 p. 100 et
100 p. 100, cepen-
dant que les pro-
duits brésiliens
(caoutchoucs et cafés en particulier) se vendaient
moitié moins cher à l'extérieur.
Ces faits ont eu leur répercussion sociale. L'an-
née 1920 a vu, au Brésil comme en Argentine, éclater
des grèves. Celles-ci, qui commencèrent sur le Leo-
poldina Raiiway au mois de mars, prirent bientôt le
caractère d'une vaste agitation ouvrière et gagnèrent
bientôt tout le pays. Elles furent, d'ailleurs, assez
rapidement apaisées.
La fin de l'aimée 1920 et l'année 1921 ont, du
reste, montré le Brésil se relevant peu à peu. Au
cours de la dernière année, les exportations ayant
augmenté et les produits brésiliens (café, caout-
chouc, cotons) étant demandés sur les marchés
européens, la balance conunerciale est redevenue
plus favorable au Brésil. Comme l'a dit le président
Epitacio Pessoa, vivement attaqué dans le pays à la
suite de la crise économique, des mesures prises
pour remédier à la baisse du change tendirent
toutes à accroître la capacité de production du pays :
« recensement industriel et agricole, développement
de l'enseignement technique et professionnel, impul-
sion donnée à l'exploitation des mines de charbon,
projet d'utilisation de la houille blanche, études pra-
tiques poursuivies en vue de l'établissement de la
métallurgie du fer (en particulier avec les riches
gisements de Pirapora dans l'Etat de Sâo Paulo),
les encouragements doimés à la production du blé,
à l'élevage, l'institution de coopératives agricoles
pour la vente de machines et d'engrais, le rachat et
la réorganisation des réseaux de chemins de fer, la
grande entreprise des travaux contre les sécheresses
dans le Nord-Est », telles sont les principales me-
sures envisagées et prises déjà par le gouvernement.
D'autre part, depuis la fin de la guerre, le Brésil
s'efforce de resserrer les liens qui l'unissent avec les
autres puissances européennes et, particulièrement,
avec les puissances méditerranéennes. Plusieurs
nouvelles lignes de navigation ont été créées pour
assurer des services réguliers entre le Brésil et l'Eu-
rope, et on a mis à l'étude un projet tendant , pour le
plus grand développement des relations commerciales
avec l'Europe, à faire de Rio un port franc. Le Brésil et
le Portugal songent l'un et l'autre à faire de Lisbonne
le grand centre de rayonnement en Europe des pro-
duits brésiliens et l'entrepôt des marchandises euro-
péennes à destination du Brésil. En octobre 1921,
de Souza Dantas, ancien ministre des aûaires
étrangères, présentement ambassadeur à Rome et
l'un des plus grands diplomates du jeune Brésil, a
conclu avec le gouvernement italien un accord au
sujet de l'émigration italienne. Ce traité met fin aux
mesures restrictives prises en 1912 contre cette émi-
gration. Il assure aux émigrants italiens au Brésil
l'égalité de traitement avec les travailleurs natio-
naux, facilite leur transport et leur établissement,
prévoit l'établissement de coopératives et l'élabora-
tion de contrats de travail. Cet accord a été unanime-
ment bien accueilli à Rome et à Rio.
De fait, les deux dernières années ont vu un déve-
loppement des relations économiques entre le Brésil
d'une part, la France et l'Italie de l'autre. Dans les
ports brésiliens, le tonnage de ces deux puissances,
de même que celui des Etats-Unis, augmente, alors
27'
726
que le tonnage anglais iliminue. Les reialions intel-
lectuelles avec la France sont (gaiement actives.
C'est toujours, et de plus en nlus, la culture française
qui prédomine. Récemment, a été posée à Rio la
première pierre d'un lycée franco-brésilien.
Enfin, au cours de l'été de 1921, le roi Albert de
Belgique a fait un grand voyage au Brésil, et ce
voyage a contribué à resserrer encore les liens éco-
nomiques et moraux qui unissent les deux nations.
Aux voyageurs qui ont le plus récemment visité le
Brésil, aux économistes et aux hommes d'iitat qui
avec le plus d'attention l'ont étuJié, la République
des Etats unis du Brésil apparaît comme aniiftée
d'une vie intense et tout à fait moderne, comparable,
pour l'ardeur aux affaires, le sens pratique et l'amour
du progrès, aux Etats unis de l'Amérique du Nord.
Le développement intellectuel suit, d'ailleurs, ledéve-
loppcment économique. Le Brésil a aujourd'hui une
riche littérature, dont Luizio Azevedo, Coelho Netto,
Graçi Aranha, romanciers qu'inspira heureusement
le folklore national, furent les plus brillants repré-
sentants.
Lorsqu'une répartition meilleure de l'immigration
et une amélioration de ses transports lui permettront
de mettre en valeur toutes ses ressources, le Brésil
doit jouer un xà\e préponJéraiit dans l'Amérique du
Sud. — Aug, MoiRBAU et L. Abinsdur.
CartailliaC (Emile), écrivain et savant fran-
çais, né à Marseille en 1845. — Il est moit à
Genève le 26 novembre 1921. Ses ( tudes secon-
daires achevées, Emile Cartailhac passa ses examens
de droit et se fit inscrire au barreau de Toulouse.
Mais, très vite, il abandonna la carrière juri-
dique pour se consacrer entièrement à l'archéologie
préhistorique. Il vient à Paris et collabore à la
revue « Matériaux pour l'histoire naturelle et primi-
tive de l'homme », la plus importante rtvu' fran-
çaise et l'une des plus importantes revues du monde
pour la préhistoire et lanthropologie, et qui réunit
quelques-uns des maîtres de ces deux sciences, tels
de Mortillet et de Quatrefages. Il y publie d'intéres-
santes notices et en prend bientôt la direction, grou-
pant autour de lui une élite de linguistes, d'eth-
nographes, d'anthropologistes, parmi lesnuels on re-
lève les noms de Milne-Edwards, d'Agassiz, de
Faidherbe, de Piette.
C'est à partir de 1878 qu'il publ.e les grands ou-
vrages qui établissent décidément sa réputation et le
classent parmi les sommités de la science préhisto-
rique. Il arrive à un moment où cette science est
en pie ne évolution , où les fouilles entreprises
dans les pays scanJinaves, dans les îles de l'Egée,
en Hongrie, la découverte de crânes et d'ossements
dans des terrains antérieurs à l'époque quaternaire,
commencent à projeter sur les origines de l'homme
de nouvelles lumières. Plusieurs questions sont
alors passionnément débattues : celle de 1 homme
tertiaire, celle de l'universalité de l'âge de pierre,
celle de la succession des diverses époques de cet
âge de pierre et de la manière dont il a disparu (brus-
quement ou par transitions lentes) devant l'âge
de fer.
Sur ces différents points, les ouvrages de Car-
tailhac apportent des solutions intérersantes. Son
Age de pierre dans les souvenirs et superstihons popu-
laires (1880) et son Age de la pierre en Asie (1882)
démontrent que, sur tout le globe terrestre et non
pas dans quelques régions seulement, est apparu un
âge de la pierre, caractérisé par les mêmes armes,
les mêmes instruments, et dont les survivances sont
nombreuses et puissantes aux époques historiques
dans les légendes et les rites religieux. Sa méthoJe
est souple et variée : il confronte avec les monu-
ments matériels de la préhistoire les supei stitions
populaires et les traditions sacrées, tire un brillant
parti de la linguistique et obtient, par ces rappro-
chements, les résultats les plus heureux. Scientiuque,
son étude reste cependant vivante.
Les années qui suivent sont consacrées à l'explo-
ration archéologique de la France, dont les conclusions
donnent lieu à plusieurs ouvrages oif brochures :
Œuvres inédites des artistes chisseurs de rennes
(1886) ; tes Premiers Monuments mégalithiques {18S6) ;
Sépultures adventices et violation des ossuaires mé-
galithiques {1S86) . Dans l'intervalle, il a été chargé
de rapports à divers congrès archtologiques et envoyé
en mission d'études au Portugal. Il passe plusieurs
mois dans ce pays et en rapporte l'un de ses plus
intéressants ouvrages : Résultats dune mission scien-
tifique au Portugal, qui sont l'un des monuments de
la science archéologique et font époque dans l'his-
toire de cette science. Au témoignage d'A. de Qua-
trefages, qui le présenta au public, cet ouvrage est
un chapitre intéressant et bien fait de l'histoire an-
thropolog.que des populations européennes, « et son
auteur, bien que restant sur le terrain ethnographi-
que, n'en saisit pas moins la signification historique
des faits et n'oublie pas les questions générales ».
Outre la valeur documentaire qu'elle présente, cette
ùtuJe contribue, en effet, à apporter la lumière sur
plusieurs problèmes jusqu'alors mal élucidés. Il dis-
cute avec ampleur la question de l'homme tertiaire,
montre (ce qui n'était i>as communément admis jus-
LAROUSSE MENSUEL
qu'alors) que les âges de la pierre taillée et de la
pierre polie ont coexisté et que, dans certaines ré-
gions, les iiommes préhisloriqms ont dû passer sans
transition de l'un à l'autre, par suite de migrations
ou d'invasions. Il contribue à faire pénétrer dans la
science, en l'appuyant sur des preuves irréfutables,
l'idée d'un âge de cuivre qui prend place entre l'âge
de la pierre taillée et l'âge du bronze (idée lancée
par de Quatrefages), celle îles temps protohistoriques,
intermédiaires entre 1 âge du bronze et les temps
historiques et affirme hardiment l'unité de la civili-
sation méditerranéenne (sous l'influence du courant
civilisateur venu de l'Orient) à l'aube des temps his-
toriques. Bon nombre de ces vues ont été confirmées
par les plus récents travaux. En 1888, une nouvelle
Emile Cartailhac.
mission le conduit aux îles Baléares; il y trouve peu
de monuments de l'homme préhistorique, mais en
rapporte une abondante moisson de documents rela-
tifs à 1 ère pélasgique et cyclopéenne [Mission scien-
tifique du ministère de l'instruction ; Monuments
primitifs des iles Baléares (1892).]
L'armée suivante (1889), il publie un ouvrage qui
synthétise toutes ses précédentes recherches : la
France préhistorique, d'après ses sépultures, excel-
lent ouvrage de vulgarisation.
En 1890, ses Matériaux pour l'histoire naturelle de
l'homme fusionnent avec la « Revue d'anthropo-
logie » et la « Revue d'ethnographie », pour devenir
r « Anthropologie », dont il continue d'assumer la
direction et qui publie nombre de travaux impor-
tants. Professeur d'anthropologie à la Faculté des
sciences de Toulouse et conservateur du Muséum
de cette ville, son autorité d'anthropologiste et de
préhistorien est universelle.
De nouvelles recherches exécutées en France sort
YAlbiim des monuments de lart ancien du midi de
la France. Puis il est sollicité par la grotte d'Alta-
mira, qui, découverte en 1878 par de Santuola, a
révélé de merveilleuses peintures préhistoriques,
dont l'authenticité a a'abord été niée par les anthro-
pologistes et par les Matériaux eux-mêmes, mais sur
laquelle des découvertes analogues faites en France
attirent de nouveau une attention sympathique.
Plusieirs mois d'exploration et de recherches, dans
des conditions d'ailleurs difficiles, lui permettent une
excellente mise au point de la question. Après le
grand ouvrage qu'il publie avec la collaboration de
l'abbé Breuil [la Caverne d'AUamira, 1906), « il n'est
plus permis de douter que l'homme pn historique ait
connu un art d'une technique sûre et d'un sentiment
puissant ».
Ainsi que les précédents ouvrages de Cartailhac,
la Caverne d'AUamira est autre chose qu'un cata-
logue descriptif ou une sèche compilation : c'est une
vaste et complète étude de civilisation préhistorique
où, par sa méthode de rapprochement entre les mo-
numents des âges disparus et ceux qu'édifient sous
nos yeux les primitifs, l'auteur arrive à de fort inté-
ressantes conclusions sur la valeur et la signification,
qu'il croirait volontiers rituelle ou magique, de l'art
néolithique.
Le dernier grand ouvrage de Cartailhac porta
sur les Grottes de Baoussé Rousse (principauté de
iMonaco), où de curieux ossements et des armes et
outils avaient été découverts. Il rédigea le deuxlirae
tome de la publication relative à ces cavernes
(1912) et porta ainsi la lumière sur une période de
l'âge paléolithique jusqu'alors mal connue. Peu
avant la guerre, il fit paraître encore une étude sur
N' 181. Mars 1922.
les Palettes des peintres aveyronnais et des tombes
égyptiennes.
Jusquâ sa mort, il représenta avec éclat la science
archéologique française. Il mourut au cours d'une
tournée de conférences qu'il faisait à Genève.
Il fut un vrai savant, habile à exposer sans aridité
des sujets austères et n'hésitant jamais à modifier
ses théories devant les fa ts. — L. VKuaiicii.
Cliaux et ciments (Etat actuel de l'in-
dustrie des). La substitution des méthodes scien-
tiû(|ues aux méthodes empiriques dans l'industrie
des chaux et ciments fut une révolution complète
accomplie depuis le commencement de ce siècle ; la
France, avec I million de tonnes en 1901, arrivait,
en 1914, à une production trois fois plus importante;
les Etats-Unis, sensiblement nos égaux il y a vingt
ans, atteignaient le cubage de 13 millions de tonnes ;
à la veille de la guerre, la production mondiale
(levait dépasser 25 millions de tonnes.
Cette révolution industrielle eut naturellement sa
répercussion sur la construction ; aux lourdes pièces
métalliques, aux coûteuses pierres de taille se substi-
tuait le matériau moderne, alliance du ciment, du
sable, des pierres et du fer : le béton armé. A ce mo-
ment, la production suivait à peine les besoins de la
consommation. La guerre a entravé cet essor: cer-
taines fabrications furent réquisitionnées, tandisque
beaucoup d'usines devaient laisser tomber leurs feux,
faute de combustible et de main-d'œuvre.
Aujourd'hui, les besoins se présentent, foimida-
bles : la reconstitution des régions dévastées, l'exé-
cution prochaine de grands travaux publics (ports,
digues.canaux, etc.). Malheureusement, la production
se trouve influencée par les conditions économiques
nouvelles, car trois facteurs principaux la tiennent
en tutelle : dépense de combustible, matn-d'ofuvre ,
transport des produits.
Nous verrons, au cours de cetteétude,lessolutions
adoptées pour restaurer notre industrie et la mettre
à même de suffire à nos besoins.
Dj finition. — En général, les chaux et les ctmenis
sont des substances minérales susceptibles de former
des liants capables de réunir, en durcissant, les élé-
ments d'une construction. Sur quelles distinctions
doit-on établir leur classification ?
D'après la fabrication, la chaux est le produit de
cuisson à basse température de calcaires ou demélan-
ges de calcaires et d'argiles; sa caractéristique est de
s'éteindre, c'est-à-dire de tomber en poussière en
s'hydratant. Si le calcaire est pur, la chaux sera for-
mée exclusivement d'oxyde de calcium; au contraire,
elle sera maigreou hydraulique (autrement dit, douée
ou non de la propriété de former une pâte durcissant
dans l'eau), selon qu'elle contiendra plus ou moins
d'argile.
Les ciments s'obtiennent par la cuisson à plus
haute température, allant même jusqu'au commen-
cement de vitrification des calcaires argileux ou des
mélanges de calcaires et d'argiles ; ces produits ne
s'éteignent pas.
D'après l'emploi, les liants seront aériens (cYiaxi-n
ordinaires) ou hydrauliques (chaux hydrauliques et
ciments), se solidifiant sous l'eau. D'après la vitesse
de la solidification, les ciment s sont /«n<s ou /)rom^<s,'
enfin, si l'on se réfère aux cahiers des charges des ad-
ministrations pour la résistance à la traction, pour
la densité apparente, etc., on arrive à une telle incer-
titude de classement que ces conditions doivent faire
l'objet d'une étude toute particulière de la commis-
sion chargée de standardiser les matières indus-
trielles.
Les dénominations les plus fréquentes sont, pour
les chaux :
1° les chaux maigres, donnant une pâte peu foi-
sonnante en absorbant i à z, 3 p. 100 d'eau ;
2» les chaux grasses, plus pures, foisonnant plus
abondamment en absorbant 2,6 à 3,6 p. 100 d'eau,
servant à préparer des mortiers aériens avec le sable,
mais employées également pour divers usages agri-
coles (chaulage), dans les sucreries, fabriques de
produits chimiques, etc. ;
3° les chaux hydrauliques, faisant prise sous l'eau,
classées entre deux extrêmes : la chaux éminemment
hydraulique faisant prise du deuxième au sixième
jour, déjà dure au bout d'un mois et se brisant en
éclats sous le choc après six mois, et la chaux faible-
ment hydraulique, ne faisant prise que du neuvième
au quinzième jour et ne devenant, même après six
mois, guère plus dure que du savon sec (Vicat).
Quant aux ciments, ils comprennent :
1° les ciments de grappiers, obtenus par le broyage
des parties dures surcuites, venant de la cuisson de
la chaux,
2" les ciments naturels, provenant de la cuisson des
calcaires argileux naturels. Selon les qualités plus
ou moins argileuses de ces calcaires cuits au-dessous
de la limite de ramollissement, le ciment sera à
prise plus ou moins rapide {ciment prompt, ciment
romain), 11 convient de remarquer que le ciment des
anciens ouvrages romains n'était pas un ciment de
ce genre, mais un ciment de pouzzolane ;
3° les ciments artificiels, préparés par cuisson d'un
mélange de calcaire et d'argile. Une variété la plus
/»• J87. Mar» 1922.
usuellement fabriquée est le ciment de Portland à
prise lente, provenant d'un mélange à dosage régu-
lier cuit jusqu'à commencement de vitrilication ;
4° les Ciments mixtes, mélanges divers des ciments
précédents ;
5° les ciments de laitur, obtenus par mélange de
cbaux prasse éteinte avec des laitiers de hauts four-
neaux. (Dans cette classe se rangent les ciments alle-
mands dits portland de fer, portland de laitier,
qui sont des ciments artificiels dans lesquels on a
incorporé des scories de hauts fourneaux) ;
6° les pouzzolanes, formées par addition de pouz-
zolanes volcaniques à la chaux grasse ;
7° les ciments spéciaux : ciment 6/a«c, ciment indé-
composable, etc., préparés pour des applications
déterminées.
Propriétés générales des chaux et des ciments. —
En mélangeant les chaux et les ciments avec de l'eau,
on remarque que la matière bien malaxée commence
à se solidifier, c'est-à-dire fait prise au bout d'un
temps variable, parfois presque instantané (ciment
prompt), parfois durant plusieurs heures. La solidi-
fication achevée, le durcissement de la masse se
poursuit lentement pour atteindre son maximum,
après un temps différent pour chaque qualité. Les
mêmes phénomènes s'observent pour les mortiers.
La prise et le durcissement peuvent s'étudier sous
l'eau douce et sous l'eau de mer. Pour donner une
mesure de Vhydraulicité des substances, celle-ci est
fonction des proportions relatives d'argile et de
chaux en présence ; on appelle indice d'hydraulicité
le rapport :
argile
ou mieux
sihce + alumine + oxyde de fer.
chaux + magnésie
o,i avec la chaux faiblement hydrau-
chaux
l'indice de
lique atteint 0,5 dans les chaux très hydrauli-
ques; ces nombres sont encore plus élevés dans les
ciments (0,44 à 0,60) et même, dans certains types
à prise extra-rapide (prise commençant moins de
20 minutes après le gâchage pour finir moins de
2 heures après), l'indice peut varier entre 0,65
et 1,20.
La température de cuisson a une influence consi-
dérable sur la vitesse de prise ; si la cuisson a lieu
aux environs de 1.000°, la chaux n'est pas encore
combinée à la silice, l'aluminate tricalcique domine.
Or cet élément active la solidification (ciment romain) ;
LAROUSSE MENSUEL
iiate, en s'hydratant presque immédiatement, est le
principe amenant la solidification ; le silicate assure
le durcissement par une ciistallisation en aiguilles
qui s'enchevêtrent dans les feuillets d'alummate;
quant à la chaux libérée, elle se carbonate peu à peu
aidant ainsi au durcissement.
Dans la théorie colloïdale, on admet qu'un silicate
calcique peu calcaire se
forme aux dépens du
silicate tricalcique en
formant une précipita-
tion, un gel qui soude
la masse restante.
La solidification des
mortiers s'expl.que de la
même façon : le sable
entre peu en combinai-
son, son rôle est plutôt
physique en s'opposant
au retrait de, la chaux
employée seule ; la car-
bonatation et l'hydrata-
tion sont les causes du
durcissement des mor-
tiers de sable et de
chaux ; la formation des
silicates et des alumi-
nates joue, au contraire,
une action prépondé-
rante pour les mortiers
à base de ciment.
Action de l'eau de mer.
Pour les travaux mariti-
mes, il est intéressant de
connaître l'action des
eaux ; si l'eau douce n'a
sensiblement pas d'ac-
tion sur les chaux et
ciments hydrauliques, l'eau de mer a parfois une
action néfaste ; les sels de magnésium qu'elle
contient tendent à solubiliser en chlorure et eu sul-
fate la chaux du mélange. Pour empêcher cette
action, on cherche à réaliser des mortiers très com-
pacts en les constituant avec du sable soigneu-
sement calibré" (500 à 600 kilogrammes de portland
pour I mètre cube de sable formé de 2/3 de gros
grains et de 1/3 de grains fins) ; à protéger les surfa-
ces par des enduits hydrofuges ou, mieux, par l'usage
727
priver complètement le ciment de la ctiaux libre non
éteinte ; le seul procédé est la séparation mécaoique
par tamisage; aussi les blutages doivent-ils être
poussés très loin.
Fabrication duciment de tatltet. — Lesproduitssco-
rifiés dans le haut fourneau et séparés de la masse
métallique portent le nom de latUer ; comme ce sont
Composition de divers types de chaux et ciments
TYPKS DIVERS
Insoluble %
Silice %
Alumine %
Oxyde de fer %
Chaux %
Magnésie % :
Acide sulfurique %
Perte au feu et non dosés %
Indice d'hydraulicité
Résistance"! traction mat. pure après 7 jours
Résistance'*) traction mat. pure après 28 jours
Mortier plastique : 1 : 3 après y jours
Mortier plastique : 1 : 3 après i an .
Temps de prise (compté après gâchage). . . .
CHAUX
hydraul.
(Leduc;
Ii).24
1.65
1.15
65.80
0.79
1.02
■ 8.10
0.33
1.8
3
1.8
5 à 9
jours
CIMENT
de
giappters'
7.28
25-18
4.10
2-50
54-20
1-30
0.96
3-75
0.57
14-5
23-5
5
23
12 à 15
heures
CIMENT
rapide
"Wassy
23-50
8.8
5.6
50.7
1.8
4 -05
5-2
0.72
5 à 30
minutes
CIMENT
l'orlland
(Leduc)
22.10
7.20
2.89
62.20
0.75
0.86
2.75
0.51
24.8
38
10
2 à 12
lieures
CIMENT
de
Liafarge
POUZ-
ZOLANE
23-70
2.62
0.98
65.30
1.80
0.55
5.05
0.40
21.91
31.48
11.60
27.85
5 à 12
heures
59-20
21.50
2.6
4.80
I.I8
0.09
5-85
(1) Les résistances à la traction sont exprimées en kilogr. par centimètre carré.
au contraire, dans la cuisson du Portland où l'on
atteint 1.400°, la silice s'est combinée formant le
trisilicate à lente solidification.
Outre la chaux, le silice et l'alumine, produits
essentiels, les impuretés peuvent avoir une certaine
importance: l'oxyde de fer facilite la cuisson, l'acide
sulfurique sous forme de plâtre (sulfate calcique)
provoque le ralentissement de la prise.
La constitution chimique des ciments montre que
ceux-ci sont des silicates etdesaluminatesdechaux;
pour expliquer le processus de la solidification et du
durcissement, deux hypothèses sont en présence :
celle déjà ancienne du savant français Le Chatelier
et celle plus récente des adeptes de la chimie des
colloïdes.
Dans les-matières riches en chaux libre, le durcis-
sement est fonctionde la carbonatationdecettechaux ;
pour expliquer le rôle de l'alumine et du silice.
Le Chatelier admet que la solidification est un phé-
nomène d'hydratation du silicate tricalcique et de
l'alumine tricalcique constitutifs du ciment ; l'eau
agit sur le silicate lentement pour le dédoubler en
chaux hydratée et en silicate monobasique :
SiO', 3CaO -f 7H'0 = 2Ca(OH)'-FSiO',CaO,5H*0
tandis que l'alum nate tricalcique s'hydrate sans se
décomposer :
Al" O', 3 CaO -1- 12 H* O = Al' O", 3 CaO, 12 H» O
en donnant une substance se solidifiant rapidement
en feuillets. Dans le ciment de Portland, cet alumi-
de ciments spéciaux : les ciments fondus riches en
aluminates, absolument indécomposables par les
eaux suliatées et par l'eau de mer, ciments dits indé-
composables, très riches en silice et pauvres en chaux.
Fabrication des chaux. Le principe en est très
simple ; il consiste à calciner du carbonate de chaux.
Celui-ci, se dissociant, abandonne son anhydride car-
bonique en laissant l'oxyde de calcium fixe. La fabri-
cation comprend l'extraction des pierres de la car-
rière, la cuisson dans des fours à cuve, l'extinction
par l'eau et le blutage des produits obtenus.
La cuisson s'elïectue vers 850° et doit être conduite
de façon à chasser les gaz au fur et à mesure de leur
libération ; le système le plus adopté est le four con-
tinu, pouvant, avec 75 mètres cubesde capacité, four-
nir 18 tonnes en 24 heures en consommant 150 kilo-
grammes de charbon maigre ; dans certains cas, pour
réaliser une cui?son très régulière, uniforme à tem-
pérature constante, on fait usage de fours chauJés
avec du gaz deau.
La chaux éteinte par absorption d'eau est blutée ;
les refus ou grappters sont des débris calcaires sur-
cuits, des grains de chaux non éteints ; on les broie
dans des broyeurs à boulets; les premières parties
blutées servent sous le nom de chaux lourde à pré-
parer des carrelages ; les refus constituent les vérita-
bles grappiers.
Fabrication du ctnunlde grappiers. — Ces grappiers
moulus constituentun ciment ; aussi cette fabrication
est-elle liée à la précédente. La difficulté consiste à
Exploitation de la carrière do carbonate. /Perforation de ia roche par l'air comprimé.)
des silicates alumino-calcaires, on comprend qu'ils
puissent, dans certains cas, avoir les propriétés des
ciments. On les emploie, après granulation, en les
versant, pâteux, dans l'eau ; la solidification ayant lieu
brusquement, la masse se désagrège en formant un
sable à gros grains. Ils sont mélangés dans la pro-
portion de 60 à 70 p. 100 avec de la chaux en pou-
dre ou, comme on le pratique en Allemagne, pour
dormer un débouché aux montagnes de la>tier des
usines sidérurgiques, on les incorpore dans des ci-
ments artificiels {portland de 1er).
Fabrication du ciment ordinaire. — Le ciment est
dit naturel si l'on opère par cuisson directe de pierre
argilo-calcaire naturelle ; il est dit artificiel lorsque
le calcaire d une part, l'argile de l'autre, sont mélan-
gés avant de cuire ; il est évident que, dans ce se-
cond cas, le dosage, et par suite le produit obtenu,
peut toujours être semblable à lui-même.
L'ancien procédé de fabrication consistait échauf-
fer dans un petit four, analogue aux fours à chaux,
les pierres généralement à 25 à 40 p. xoo d'argile.
Comme la température était plutôt modérée dans ce
système de four, les ciments ottenus étaient surtout
à prise rapide (ciment prompt type Wassy), néan-
moins, en triant les parties surcuites et les broyant
à part, on obtient des ciments à prise plus lente
(ciment portland naturel, type de la Porte de
France)'.
La fabrication des ciments artificiels a transformé
cette industrie; car, si l'on rencontre dans la nature
des roches très homogènes, capables de donner des
produits réguliers, la majeure partie des ciments dits
« de Portland ■ se fabrique par cuisson du mélange
des éléments.
Le portland, ainsi nonuné par son analogie, une
fois durci avec la couleur et la solidité de la pierre
de Portland, se prépare par vote sèche ou par voie
humide.
Le procédé par voie sèche (aux Etats-Unis,
95 p. 100 des usines travaillent par ce procédé)
consiste à faire les mélanges par broyage et mala-
xage à sec. La composition régulière s'obtient surtout
en remplissant de grands silos successivement pour
les vider ensuite ensemble ; on peut aussi remplir par
lits horizontaux et les vider par tranches verticales.
Le mélange est briqueté pour permettre la charge
commode des fours.
L-a voie humide où l'eau sert de véhicule n'est
applicable qu'aux matières tendres aisément délaya-
bles (craie, marnes) ; celles-ci sont délayées avec
40 p. 100 d'eau dans de grands bassins {bassms dé-
layeurs) munis de herses de trituration ; la pâte est
ensuite rectifiée en tant que dosage dans un autre
bassin de 150 mètres cubes (bassin doseur), puis
emmagasinée dans d'immenses réservoirs avant de
parvenir encore humide aux fours.
La question de la cuisson, que le ciment soit na-
turel ou artificiel, domine toute cette fabrication;
aussi les perfectionnements porient-ils sur ce point ;
le progrès le plus important réalisé depuis 1890 fui
I adoption du four rotatif. Celui-ci est un long tube
métallique de 3 mètres de diamètre, ganii intérieu-
rement de matériaux réfractaires, légèrement incliné
sur l'horizon et tournant lentement ; les matièrrs
qu'on y place cheminent d'une extrémité à l'autrr.
D'abord de faible longueur, on arrive aujourd liui à
CIMENT
laitier
Vitry
23-50
17-15
48.90
2.10
I.IO
6.75
0.79
28
37
II
2 à 12
heures
728
employer des fours de 70 mètres de long, capables de
porter de 1.400° à 1.500° une masse journalière de
150 tonnes ; la marche y est continue, les produits
cuits sortent en passant dans un refroidisseur, tube
prolongeant le four et traversé par l'air d'alimenta-
tion des brûleurs. Le combustible est, en effet, em-
ployé pulvérisé et projeté sous cette forme dans le
tour. Nous avons indiqué ce mode de chauffage
(v. Lar. Mens., t. V, p. 480). On estime qu'un tel
four consomme 300 kilogrammes de combustible de
choix par tonne de ciment ; la dépense en main-
d'œuvre est, par contre, très faible (i homme par
10 tonnes de ciment) ; on emploie ce four pour les
pâtes de voie humide et pour les mélanges secs.
Pour ces derniers, devant la grande consommation
du four rotatif, on a songé à revenir au type des
anciens fours coulants droits, ceux-ci exigeant peu
de charbon, mais demandant un assez nombreux
personnel (r homme par 2 à 3 tonnes de ciment) : la
solution fut trouvée en augmentant les dimensions
des appareils et en combinant ceux-ci de façon à
rendre les opérations automatiques.
Le four droit moderne est à grande capacité
(8 mètres de hauteur, 2"", 50 à 3 mètres de diamètre) ;
le défournement est facilité à la base par une grille
dentée comparable à la noix d'un moulin à café, qui,
par un mouvement rotatif, brise en morceaux le bloc
LAROUSSE MENSUEL
La grande quantité de poussières dégagées des
fours et perdues dans le voisinage, malgré les cham-
bres de retenue, est considérable, au grand préjudice
de la végétation environnante ; ces poussières peuvent
être condensées par l'appareil Cottrell. En principe,
si l'on dispose selon un conduit de poussières un fil
conducteur chargé d'électricité à très haut potentiel (40
à 80.000 volts), les particules solides se déposent inté-
gralement (v. Lar. Mens., t. IV, p. 927). Dans ces
poussières, les Américains ont trouvé une source
intéressante de potasse. En 1918, les fabriques de
ciment des Etats-Unis ont produit près de
12.000 tonnes de matières fertilisantes, contenant
1.429 tonnes de potasse. Cette potasse provenait des
silicates employés (0,2 à i p. 100 de KOH) qui, à
1.000° sous l'action de la chaux, abandonnent leur
alcali ; cette extraction, étendue à toutes les usines,
suffirait pour fournir la moitié de la potasse exigée
par les cultures américaines (87.000 tonnes). Ceci
présentait d'autant plus d'intérêt en Amérique que
toute la potasse y était importée d'Allemagne.
Signalons, dans les fabrications, celle du ciment de
pouzzolane, formé par mélange de pouzzolane, pro-
duit siliceux d'origine volcanique, avec de la chaux
grasse à laquelle il communique des propriétés hy-
drauliques.
Ciments spéciaux. — Parmi les plus récents pro-
«• rSJ. Mars 1922.
^
Fours rotatifs pour U cuissoa du ciment. (Usines de Lafarge, Ai-dèche.)
cuit et permet sa sortie du four (four Steiger) ;dans
le four français Perpignani-Candiot (P. C), le ren-
dement peut atteindre 25 à 30 tonnes par jour, avec
une dépense de 140 kilogrammes de charbon par
tonne.
Au sortir du four, la roche en morceaux (clinker)
est refroidie; elle forme une masse dure, granuleuse,
qu'il faut broyer et réduire en fine farine. Le broyage
le plus employé, intéressant par son grand débit, se
pratique dans de longs tubes horizontaux, où le ci-
ment est pulvérisé par des galets d'acier ou de silex
[tube broyeur compound Molttor). Le blutage s'effec-
tue dans des séparateurs à vent, basés sur la façon
dont un courant d'air classe les grains plus ou moins
volumineux et lourds. Le ciment est conservé en
silos, avant de procéder à l'ensachage, pour obtenir
l'amélioration du produit par l'extinction des pe-
tites particules de chaux libre qu'il peut encore
contenir.
Dans toutes les usines, la question des transports
des matières mises en travail joue un rôle impor-
tant. Aussi, dans l'usine moderne, toutes les manu-
tentions s'effectuent par des transporteurs mus
mécaniquement; le rôle de l'homme se borne à celui
de surveillant. C'est ainsi qu'une usine produisant
300 tonnes de ciment par jour exige 1.500 HP et seu-
lement 80 à 60 hommes pour manutentionner les
950 tonnes de matières mises en œuvre.
Parmi les économies possibles à réaliser, plusieurs
portent sur la récupération des sous-produits. Le
flot d'anhydride carbonique, en particulier, dégagé
des fours à chaux, peut être recueilli ; les applications
du gaz carbonique liquéfié étant fort nombreuses
(brasserie, machine à glace, etc.), le seul inconvé-
nient est le transport lointain des bouteilles.
grès réalisés dans la préparation des nouveaux
ciments, il convient de citer les ciments cuits au
four à gaz avec des matières purifiées pour obtenir
des produits blancs {ciment blanc, ciment extra-
blanc) pour la décoration ; les ciments fondus à base
d'aluminate de calcium, remarquables par leurs pro-
priétés hydrauliques ; ceux-ci furent particulière-
ment étudiés par Pavin de Lafarge. On les prépare
par la fusion liquide d'un mélange dosé de silice,
d'alumine, de fer et de chaux dans un four spécial
(four électrique au besoin). Ce ciment fondu s'em-
ploie comme les ciments usuels; sa prise est lente;
elle débute 2 heures après le gâchage pour se ter-
miner 2 à 3 heures après; mais le durcissement est
si rapide qu'en 24 heures, ce ciment est aussi résis-
tant qu'un ciment ordinaire appliqué depuis un
mois. Sa grande résistance (33 kilogr. par centimètre
au bout d'une journée, 71 après un mois) permet,
dans la construction, de réduire les armatures du
béton armé et de faire travailler le ciment à la
traction ; la vitesëe de durcissement le fait apprécier
pour exécuter des moulages, des scellements, des
joints, des travaux à effectuer entre deux marées;
enfin, sa résistance toute particulière à l'eau de mer
et aux eaux séléniteuses le rend précieux pour les
ouvrages maritimes ou ceux pour lesquels on craint
des infiltrations d'eaux nocives (voûtes de tunnel).
Emplois des chaux et des ciments. — Le ciment
pur s'emploie relativement peu; il a néanmoins quel-
ques applications : réalisation rapide d'un obstacle
pour aveugler une voie d'eau ; réalisation d'une
adhérence extraordinaire dans une partie de cons-
truction ; préparation des enduits ; consolidation de
terrains humides par injection de ciment ; lutte
contre les incendies en établissant rapidement des
barrages de sacs que l'on arrose ensuite. Ce procédé
fut également suivi durant la guerre pour préparer
hâtivement des fortifications.
Le plus souvent, les chaux et les ciments s'em-
ploient gâchés avec de l'eau et du sable en consti-
tuant un mortier, pâte durcissant plus ou moins à
l'air ou sous l'eau dans le cas de matières hydrau-
liques, en adhérant fortement aux matériaux à réunir.
Dans le choix des substances à employer, on tien-
dra compte des indications suivantes :
Le mortier de chaux grasse ne convient que pour
les constructions aériennes ;
La chaux hydraulique peut s'employer pour les
constructions à l'air ou sous l'eau, n'exigeant pas
une résistance élevée ; dans les emplois hydrauliques,
on ne doit en faire usage que lorsque l'action de
l'eau est précédée d'un long durcissement à l'air ;
Les ciments rapides genre romain trouvent leur
emploi dans les travaux à l'air ou sous l'eau, deman-
dant une exécution rapide et où la résistance ne vient
qu'en seconde ligne ;
Les portiands conviennent pour tous les travaux
à l'air ou sous l'eau, mais spécialement pour ceux qui
exigent une grande résistance au début, une grande
résistance au gel, aux frottements mécaniques ;
Les ciments de laitier ne conviennent pas à l'air;
on les emploie plutôt pour le béton coulé directement
dans l'eau.
Enfin, nous avons déjà dit que les ciments fondus
servaient dans les travaux à prise rapide ou exposés
à l'influence de l'eau de mer.
Pour l'application, les surfaces doivent être bien
nettoyées et humectées ; le mortier posé sera, durant
la prise, maintenu humide en le protégeant du soleil
ou du vent (ceci pour éviter les fissures dues à un
retrait des surfaces hâtivement séchées. Le froid n'a
d'action qu'au-dessous de — 6°; la prise est alors
retardée, elle est, au contraire, activée par une tem-
pérature de -|-2oà -t-25°). Dansles travaux urgents à
exécuter l'hiver, on peut réussir en gâchant le mor-
tier avec de l'eau contenant i kilogramme de carbo-
nate Solvay pour 10 litres d'eau.
Les mortiers les plus usuels présentent les dosages
suivants pour i mètre cube de sable :
Ouvrages à l'air 250 à 350 kgs de chaux grasse.
Ouvrages humides ou immergés. 300 à 400 kgs de chaux byd.
Rejoiatements 600 kgs déciment portlaiid.
Travaux maritimes 500 — —
Maçonneries ordinaires 400 — —
Ciments à prise rapide : 2 vol. de ciment pour t à 4 de sable.
En incorporant des pierres cassées au mortier, on
obtient un mortier à gros éléments ou béton, capable
de s'employer seul pour élever une construction,
tandis que le mortier ordinaire ne peut servir qu'à
réimir des matériaux (moellons, blocs, etc.). Le do-
sage varie de i volume de mortier pour i à 3 vo-
lumes de pierrailles. Sur les chantiers, on le prépare
simplement en malaxant les divers éléments avec de
l'eau ; pour l'emploi, il faut procéder rapidement,
afin que le liant n'ait pas commencé sa prise avant
sa mise en place'; pour rendre compacte la masse, on
pilonne en damant par petits coups. Le béton con-
vient aux travaux sous l'eau, aux fondations, et
trouve de nombreux débouchés dans la construction
maritime. Mentionnons que l'on peut établir un
grand nombre de combinaisons en modifiant la nature
de la substance agglomérée : béton de sable, de coke,
de mâchefer, de scories, etc. Ces mélanges sont plutôt
utilisables dans la fabrication des pierres factices.
Le plus grand emploi du béton est son application à
la construction, en alliance avec le fer {béton armé);
on trouvera à ce sujet (Lar. Mens., t. V, p. 643)
tous les renseignements utiles.
Outre ces emplois, les chaux et les ciments ont
reçu de nombreuses applications dans la préparation
des éléments artificiels de construction; ils permet-
tent la fabrication de carreaux, de dallages, de
pierres factices, d'éléments d'ornementation, de
balustrades, chaînes d'angle, etc., par moulage ou
par compression.
Avenir de l'industrie cimentière. — Il est aisé de
remarquer combien l'industrie cimentière dépend de
la nature des substances mises en œuvre, de la cuis-
son, des broyages, etc. Aussi le contrôle scientifique
doit-il être à la base même de la fabrication ; le labo-
ratoire joue ici un rôle très important, et ce n'est
que depuis l'introduction du chimiste dans l'usine
que les progrès furent réels. Aujourd'hui, les fabrica-
tions sont surveillées et régies pour les adjudications
officielles par des conditions déterminées de résis-
tance, de composition, etc., comportant un certain
nombre d'essais physiques et chimiques (hydrau-
licité, temps de prise, dureté, résistance à la traction,
à la compression, etc.).
Les plus grands eflorts ont été réalisés, nous
l'avons vu, pour économiser les combustibles et la
main-d'œuvre, maintenir les prix à un taux raison-
nable (le ciment vaut environ 100 à 150 francs la
tonne 1921), malgré l'augmentation des charbons et
des matières premières, obtenir des produits nou-
veaux pour telle ou telle application ; il reste encore
un élément économique qui, en France, pèse sur
cette industrie, le prix des transports. L'usine, géné-
ralement à proximité des gisements, doit amener son
N- 181. Mars 1922
LAROUSSE MENSUEL
Fours à gaz pour la cui&suD de la chaux. (Usiner do Lalarge, Ardt'chc
charbon et expédier sa production ; or le poids de ces
matières exige que ces transports se fassent par voie
fluviale. C'est alors tout le programme de noscanaux à
modifier et surtout à faire exécuter : canaux plus
nombreux, canaux à grande section permettant la
circulation des grandes péniches. Le jour où ce
programme sera réalisé, l'mdustrie du ciment pourra
prendre l'expansion à laquelle on doit s'attendre,
étant donné ce qui reste à faire pour conserver à
notre pays son rang économique. — M. MoLiMi.
comparatiste (du iat. comparare, comparer) ii .
et adj . Gram. Qui compare les langues suivant une mé-
thode scientifique : Pour les comparatistes considérés
comme tels, l'essentiel de la tâche est d'expliquer un fait
d'une langue particulière en la ramenant à des langues
communes préhistoriques plus ou moins lointaines.
Comte d'AjrtoiS (le), sur la route de Paris;
1814, par le commandant Lef ebvre de Béhaine. — Mal-
gré les nombreuses études parues depuis ces dernières
années, malgré les documents émanés des archives,
malgré les mémoires publiés — et ils sont nombreux —
les prémisses de la Restauration demeurent obscures ;
le commandant Letebvre de Béhaine, en colligeant les
unes et les autres, cherche à les éclaircir. De tait, il re-
constitue le pér.ple du lieutenant général du royaume
' de la façon la plus complète possible, depuis son entrée
en France,venant de Bâle, le 170U le 18 lévrier 1814, jus-
qu'au soir du vendredi saint, 8 avril, où il quitta
Nancy pour Paris, après avoir appris que le gouver-
nement provisoire se ralliait à la cause des Bourbons.
Le commandant de Béhaine, qui connaît tous les
détails de ces heures troubles, qui, en suivant pas à pas
la retraite des armées impériales, a rencontré de nom-
breux indices d'intrigues et de trahisons, pouvait,
mieux que d'autres, tenter le recoupement de ces
intrigues et montrer quel rôle jouait au milieu d'elles
le prince qui prétendait en profiter. Mais c'est précisé-
ment ce rôle personnel qu'il est difficile de préciser.
Quel que soit l'enthousiasme des royalistes pour celui
qu'ils voulaient servir, aucun d'eux n'a osé dire dans
ses correspondances ou ses mémoires que Monsieur
parut au milieu d'eux comme un chef, car du chef il
n'avait ni l'âme ni le caractère. Ce portrait qu'en
trace son peintre d'aujourd'hui n'est pas flatté ; on ne
peut, cependant, dire qu'il soit une caricature :
II avait conservé une tournure élégante, un visage ave-
nant, déparé cependant par une béance de la bouche qui
s'était accentuée avec l'âge et donnait à ses traits une expres-
sion peu spirituelle ; mais des manières aisées, un impertur-
bable aplomb, une intarissable faconde semblaient à pri -
mière vue démentir cette physionomie. Au moral, l'âme la
plus médiocre, l'intelligence la plus bornée, le caractère le
plus hautain, dépourvu de jugement et incapable de se maî-
triser, il se laissait aller aux propos les plus imprudents,
n'épargnait rien ni personne et n'hésitait jamais à exposer
ses partisans aux plus dangereux l^asards.
Sa présence sur la terre française, dans des villes
occupées parl'ennemi, allaitcependant donner au parti
qu'il venait rcleverune activité nouvelle ; on vint pren-
dre auprès de lui le mot d'ordre et, même s'il n'en
donna jamais de bien clair, si ses directives se modi-
fiaient selonson humeur, commeaussi selon les circons-
tances, qui étaient difficiles, on s'en retournait satis-
fait, ému, et on colportait dans les châteaux que le roi
ne pouvait tarder à rentrer dans son royaume.
Cette rentrée, cependant — Monsieur n'en pouvait
douter — dépendait entièrement du bon vouloir des
Alliés, conmie aussi du succès de leurs armes. Or,
au 15 février, l'un et l'autre étaient encore incer-
tains. La première intention du comte d'Artois
avait été, en- entrant en
France par Pontarlier, de
faire étape et d'attendre les
événements à Dijon. La
vieille cap. taie de la Bour-
gogne eût été pour lui un
excellent observatoire, en
même temps qu'un quartier
général confortable et digne
de sa personne. Mais l'en-
trée de la ville lui fut inter-
dite par le prince de Hesse-
Hombourg, qui commandait
la place au nom de l'empe-
reurd'Autriche.Sémallé.Gué-
taut.Trogofl.A.de Noailles,
qui, quelques jours plus tôt,
avaient tenté d'y provoquer
une manifestation royaliste,
avaient dû renoncer à leurs
projets ; Monsieur, modes-
tement, remonta sur Vesoul,
ville de 5.000 âmes, où le
commandantdu département
de la Haute-Saône, le gé-
néral autrichien Hirsch, l'ac-
cueillit sans grands égards,
en spécifiant qu'il eût à
s'abstenir de toute manifes-
tation. Sa présence devait
passer inaperçue : ni armes,
ni uniformes, ni cocardes ;
les souverains al 1 iés voulaient
ignorer les Bourbons.
Le commandant de Bé-
haine rappelle, en effet, les
positionsof liciellement prises
par la coalition : la guerre
était dirigée non seulement
contre Napoléon, mais cont re
la France, à qui on préten-
dait enlever toutes les con-
quêtes territoriales de la Ré-
volution. On rêvait secrète-
ment des moyens d'aûaiblir
pour longtemps la puissance
qui, pendant un quart de siè-
cle, avait troublé, puis do-
miné l'Europe : officielle-
ment, on se désintéressait du
gouvernement que pouvait
choisir la nation et , à ce mo-
mentraême,on négociaitavec
Napoléon à Châtilion. Cepen-
tlant, le tsar Alexandre et le gouvernement anglais
étaient fermement résolus à ne pas signer la paix avec
lui : au pis aller, se contenterait-on de son fils, le roi de
Rome, si aucun moyen ne se trouvait de renverser
ce trône ; mais on comptait bien parachever les suc-
cès militaires qui se poursuivaient depuis Moscou ;
729
jusqu'au triomphe complet, il fallait atermoyer,
d'autant que ni Alexandre, ni Mettemich ni les
Prussiens ne se souciaient de sacrifier un soldat de plu»
pour introniser Louis XVIII. Mettemich envisageait
la régence de Marie-Louise, et Alexandre flottait
entre une candidature Bernadette et une république
idéale telle qu'il l'avait rêvée jadis, quand, grand-
duc héritier, il échafaudait des projets de constitu-
tion dans les jardins du palais de Tauride.
Le comte d'Artois était donc livré à lui-même et
à l'initiative de ses amis. L'historien retrace avec
toute la précision voulue la carrière souvent obscure
de ceux-ci et s'efforce de déterminer le rôle exact de
chacun d'eux ; tâche souvent difficile, car, à part les
missions dont quelques-uns furent chargés et dont
ils s'enorgueillirent par la suite, le plus grand nom-
bre se contenta de donner des avis, de correspondre
sous des noms supposés avec les prêtres ou les nobles
des régions avoi?inantes sur lesquels ils pouvaient
espérer trouver un appui, mais, les troupes françai-
ses continuant à manœuvrer sous les ordres de l'Em-
pereur avec la rapidité que l'on sait, les conspira-
teurs, plus ou moins honteux, prenaient soin de brû-
ler les papiers compromettants.
En entrant en France, Monsieur était entouré du
comte François d'Escars, qui s'intitulait pompeuse-
ment capitaine des gardes, de l'abbé de Latil, son
confesseur, de Basset, son valet de chambre, de Mel-
chior de Polignac, son plus intime confident. Se joi-
gnirent par la suite au cortège plusieurs membres de
la noblesse de l'Est et, notamment, le marquis de
Widranges, qui venait d'échapper à la répression du
complot de "Troyes, et le comte A. de Custine, de
qui nous tenons quelques renseignements précieux :
Nous voyageons à cheval (écrit le jeune Astolphe de Cus-
tine à sa mère, la belle Delphine de Sabran) ; il n'est plus pos-
sible de trouver ni chevaux, ni voitures de réquisition ; les
campagnes que nous traversons ne semblent plus produire
que des cosaques. On en voit courir à travers champs et se
disperser dans la plaine pour forcer les lièvres à la course ;
ils ont l'air de mouches sur la neige.
Custine, tout fervent royaliste qu'il fût, puisqu'il
avait quitté une charmante retraite italietme pour
se mettre au service du prince par dévouement à
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s. A. K. .Monsieur le conue d'AKois (d'après une gravure populaire, 1814).
l'Idée, est un de ceux qui nous ont laissé de cette
cour errante la peintura la moins flattée :
J'ai été présenté au Cérct* (écrit-il, en soulignant malicieuse-
ment ce mot) ; 00 m'a fort bien reçu, car on est venu meparler
à trois reprises, mais pour ne rien me dire et, A U troisiteic
fois, on m'a répété ta même question qu'on m'avait déj* fait»-
730
Qui donc ce • on » veut-il désigner, sinon le comte
d'Artois lui-même, dont la seule présence, d'ailleurs,
en terre de France, l'enthousiasmait :
J'ai été à la raesse de Monsieur. Depuis longtemps, je n'ai
rien vu qui m'ait fait cette impression : un prince français,
dans une église française, entouré de Français, c'était plus
qu'il ne fallait à ma pauvre tête.
Le prince apparaissait ainsi aux yeux de ses fidèles
comme une idole, toute parée des grâces de la France
d'autrefois; il ne fallait pas l'approcher de trop près,
ni lui, ni son entourage immédiat, pour se rendre
compte combien l'un et l'autre étaient loin de la
France de 1814. Custine lui reprochait de recevoir
les visileurs « comme des chiens, c'est-à-dire avec
des questions bonnes à Versailles, mais pitoyables à
Vesoul », essayant de réparer ses bévues quand il
n'était plus temps, victime aussi de ses conseillers
qu'avec son ami Alexis de Noailles, Custine quali-
iiait d' « aristocruches ». Ceux-ci étaient-ils aussi
incapables qu'ils apparurent au nouveau venu ? Pla-
cés dans une situation fausse, obligés de dissimuler
leur action aux yeux même de ceux qui venaient
offrir leurs services, ils étaient incapables d'afficher
une doctrine :
Nous ne savons nous concilier ni l'esprit des rois, ni celui
des hommes, écrivait encore Custine le 27 mars. Nous restons
aussi loin des cabinets que des cabanes, et, maigre tant de
fautes, nous ne doutons pas un moment du succès de nos
vœux, car c'est à désirer que se bornent nos efforts. Nous
croyons que les royaumes de la terre tombent du ciel sans
qu'il soit nécessaire de se baisser pour les ramasser.
En dépit des apparences, sans douteassez tristes, qui
désolaient le jeune
impatient, la cause
de Louis XVIII
était, au moment
même où il écrivait
cette lettre désen-
chantée, gagnée
dans l'esprit des
rois et des intri-
gantsde Paris;mais,
dans cette victoire,
quelle est la part de
l'action du comte
d'Artois? Bien fai-
ble, évidemment.
A Langres, ce-
pendant, où l'em-
pereur de Russie
établit son quartier
général, à l'hôtel
Chalencey, dès la
fin de janvier, bien-
tôt suivi par l'em-
pereur d'Autriche
et le roi de Prusse,
les émissaires roya-
listes avaient com-
mencé leurs tra-
vaux d'approche ,
singulièiement fa-
cilités par la pré-
sence, dans l'état-
major d'Alexandre,
du comte de Ro-
chechouart, aide de
camp fort bien en
cour, et du colonel
Rapatel, aussi fer-
vent royaliste que
son camarade. Sans doute, est-ce Alexis de Noailles
qui, entre Langres et Vesoul, joua le rôle le plus
actif ; il avait depuis les premiers jours de l'Em-
pire l'habitude des intrigues, ayant assez tôt
sinon conspiré contre I Empereur, du moins com-
battu sa politique religieuse sous la bannière de
la congrégation du P. Delpuits. Pourchassé par
la police, emprisonné, puis vite libéré, grâce à l'in-
fluence de son frère Alfred, aide de camp de Ber-
thier, il crut prudent de passer la frontière en 1810 :
depuis cette date, il avait été un des agents les plus
intelligents de Louis XVIII. En devançant le comte
d'Artois sur la route de Paris dans les premiers jours
de 1814, il était donc un des mieux préparés à lui
ouvrir ce chemin. Il se rencontrait à Langres avec
l'abbé Breluque, le chevalier de Labroue, Caillebot
de La Salle, le comte de Virieu, le marquis de Quin-
sonnas et plusieurs autres, dont le maire Guyot de
Saint-Michel et le baron de Chalencey, qui avait
revendiqué l'honneur de loger l'empereur Alexan. Ire.
Durant les premières semaines, le comité royaliste
de Langres ne put obtenir des Alliés aucun encourage-
ment : le congrès de Châtillon venait de s'ouvrir et
signifiait que les Alliés n'avaient pas of iiciellement re-
noncé à traiter avec Napoléon. Celui-ci avait repris
l'offensive et, réoccupant Troyes, avait sévèrement
réprimé un complot royaliste qui n'avait pu recruter
qu'une dizaine d'adhérents avoués. Alexandre refu-
sait donc d'entrer en relations avec les agents roya-
listes et faisait dire au comte d'Artois qu'il ne pou-
vait le recevoir. Aussi hostile que Metternich, quoi-
que pour d'autres raisons, à la restauration des
Bourbons, il affichait la même indifférence : t Que
LAROUSSE MENSUEL
les Français se prononcent ! «, tel était le mot d'ordre
au quartier général, tel il demeura, malgré de nou-
veaux pourparlers, jusqu'aux environs du 20 mars.
Alexis de Noailles se chargea de soulever la Bour-
gogne. Le commandant de Béliaine raconte, d'après
les mémoires de Semallé, comment, au château
d'Epoisses, Noailles rencontra ce dernier et con-
vint d'organiser un mouvement à Dijon. Semallé
arrivait de Paris, contait comment, dans la capitale,
le royalisme se réveillait d un long sommeil et pou-
vait déjà compter sur deux personnages en place,
qui, par leur place même, n'étaient pas à dédaigner :
de Vanteaux et de Geslin. Ces personnages, fournis-
seurs des vivres-viandes, comme tels fort au courant
des mouvements des armées, s'o0raient à renseigner
les royalistes et, par eux, 1 ennemi : c'était de la tra-
hison caractérisée, mais la patrie disparaissait à
leurs yeux, dès qu'il s'agissait du triomphe de leur
parti. La manifestation de Dijon échoua ; le com-
mandant de place autrichien, baron de Linden,
voyant le mouvement avorter, fit arrêter quelques
manifestants et arracher les affiches qui appelaient
la population à la révolte.
De Vesoul, le comte d'Artois s'impatientait ; il se
rendait compte que les affaires du roi n'avançaient
pas, qu'il était isolé au mi.ieu de l'armée autrichienne :
le comte de Rochechouart ne lui avait-il pas fait
dire qu'il trouverait sans doute meilleur accueil au
milieu de l'armée de Silésie ! Il résolut d'exposer
la cause de Louis XVIII au quartier général des sou-
verains. Spon'aiiémentou par ordre, le comte d'And-
law, gouverneur de la ville, au nom de l'empereur
La famille royali' «it 1^1 1, n;ij r. s une
de Bert-y (fille de François l" de
gravure populaire : le comte d Artois fA p.iiK-:.' , i- - : , , ,]■■ 1; ii-^
Naples) et d Angouléme (fille de Louis X\l} autour de Louis XVlllî
François, lui refusa tout passeport. Il lui fallut
donc se contenter encore une fois d'un émissaire. Il
choisit un Suisse du nom de Willermeth, qui avait
l'avantage d'un poste officiel dans l'armée autri-
chienne et qui fut chargé de propositions détaillées
pour Metternich ; le prince continuait à demander à
être reconnu comme représentant officiel du roi, à
jouir dans tout le territoire occupé d'une pleine
liberté, à pouvoir, notamment, recruter une armée
qui formerait un appui précieux pour les Allies. Il
s'engageait, par contre, tant au nom du roi qu'au sien
propre, à signer la paix que les Alliés avaient otierte
à Napoléon au récent congrès de Châtillon, à conser-
ver l'administration française telle que l'Empire
l'avait constituée, à respecter les propriétés dans les
mains où elles se trouvaient, garantissant ainsi leurs
acquisitions aux acquéreurs de biens nationaux ; à
mener une politique extérieure d'accord avec l'Au-
triche ; à donner à la France un régime constitution-
nel en acceptant une Assemblée représentative ; à
ne pas donner aux émigrés les premières places dans
le gouvernement futur. Depuis un mois. Monsieur
s'était instruit : ses propositions allaient au-devant
des principaux desiderata des Alliés ; ceux-ci pou-
vaient, d'ailleurs, les entendre avec plus de complai-
sance que les premières ; ils avaient rompu avec
Napoléon et, dans le milieu de mars, ils allaient
constater, à quelques jours de distance et non sans
surprise, que la cause des Bourbons était soutenable,
puisque, à Paris, de hauts personnages s'y ralliaient et
qu'à Bordeaux, le 12, le duc d'Angouléme avait été
acclamé par la foule. Le commandant de Bébaine
n'a pas insisté sur la mission de Vitrolles, déjà
N' 181. Mars 1922.
mainte fois contée et commentée ; peut-être sous-
estime-t-il son effet. Il parait certain que les ren-
seignements de Paris apportés par Vitrolles au quar-
tier général, suivis à peu de jours des nouvelles de
Bordeaux, des avances assez Concrètes de Willer-
meth et de l'arrivée du comte de Bruges, porteur
d'instructions habiles de Louis XVIII, ne furent pas
sans influencer les dernières décisions des souverains.
Tout en maintenant officiellement leur principe de
désintéressement dans les aflaires intérieures du
pays, ils ne craignaient plus autant de lier conversa-
tion avec les Bourbons et de leur préparer les voies ;
on le vit bien quand, le 19 mars, le comte d'Artois
arriva à Nancy. Quitter Vesoul pour Nancy, c'était
sans doute une singulière façon de se rapprocher de
Paris ! Du moins, c'était une manière de sortir de
l'obscurité.
Nancy était une capitale où le nom des Bourbons
avait été d'autant plus populaire qu'il avait été asso-
cié à celui du roi de Pologne, « le bon duc Stanis-
las ». Si l'on en croit les récits, toujours sujets à cau-
tion, des serviteurs du prince, c'est au cri de :
« Vive le petit-fils du roi de Pologne! »que Monsieur
fut accueilli. Le gouverneur, Alopeus, qui comman-
dait au nom de l'empereur Alexandre, se montra
beaucoup plus libéral enversleprincequenel'avaient
été Hirsch et d'AndIaw. Tout en lui déconseillant
d'abord de s'établir dans la ville dont il avait la
garde, il ne lui tint pas rigueur et, apprenant son arri-
vée, envoya un détachement de maréchaussée pour
lui faire escorte, autorisa la municipalité à se porter
au-devant de lui ; mais il eut soin de lui faire savoir
qu'il restait le seul
maître de la ville
et que le prince
n'avait aucune au-
torité à y exercer.
C'était déjà beau-
coup, et c'était
même l'essentiel
pour Monsieur que
de ne plus passer
inaperçu, d'être re-
connu comme per-
sonnagede marque.
Bien que la mai-
son du lieuti-
nant général de po-
lice, l'avocat Mi-
que, fût modeste,
le comte d'Artois,
qui y vint loger en
attendant mieux, y
organisa sa pre-
mière cour. Deux
noms illustres de
l'émigration, les
comtesde Bruges et
de Damas, vinrent
à point en rehaus-
ser léclat. "Tous ces
courtisans, d'où
qu'ils vinssent, se
virent octroyer un
uniforme et grati-
ner du grade mili-
taire correspondant
(dangereux usage
qui surchargea l'ar-
mée royale de nom-
breuses non-valeurs,
dont la trop rapide fortune exaspéra les vieux offi-
ciers de la Révolution et de l'Empire). « Mon sabre
dans les jambes, mon chapeau sous le bras, un uni-
forme coupé par un tailleur de Morges, tout cela
compose un costume à mourir de rire (écrivait
A. de Custine). Heureusement qu'il y a beaucoup
de gens aussi mal fagotés et qu'on n'y fait pas la
moindre attention. »
Malgré l'enthousiasme de la première heure, la vie
du petit groupe royaliste ne tardait pas à devenir, à
Nancy, aussi restreinte, aussi isolée qu'elle l'avait été
àVesoul.Les nouvelles du quartier général arrivaient
fort rares et celles de Paris plus rares encore. Ce-
pendcmt, dans ces derniers jours de mars, les événe-
ments marchaient à pas de géant. Les armées alliées
accentuaient leur marche en avant, tandis que Napo-
léon, ignorant des intrigues qui se fomentaient à
Paris, se laissait isoler de la capitale, pour tenter,
par une pointe rapide sur Saint-Uizier, de couper les
envahisseurs de leur base d'opérations. On sait
que ce mouvement tournant, il eut à peine le loisir
de l'esquisser. Le 29 mars, les souverains alliés arri-
vaient en vue de Paris; le lendemain, Marmont capi-
tulait ; le surlendemayi, 31 mars, le tsar Alexandre,
le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, le prince de
Schwarzemberg faisaient dans la capitale une entrée
solennelle, souvent décrite. Quelques centaines de
royalistes, en courant de droite et de gauche, en
criant, en agitant des mouchoirs, réussissaient à
donner l'illusion d'un mouvement général en faveur
de la vieille dynastie ; sa restauration fut décidée le
jour même, rue Saint-Florentin, dans les salons de
Talleyrand.
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asiis prèH du buste de lleuri IV.
N' 181. Mars 1922.
Ce n'est pourtant que dans la nuit du 5 au 6 avril
que la nouvelle des événements décisifs parvint à
Nancy. lit, tout aussitôt, malgré le deuil religieux du
mercredi saint, les cloches de sonner à toute volée
et le Te Deum de retentir sous les voûtes de la ca-
thédrale.
Vitrolles, qui avait voulu faire diligence et appor-
ter à Paris les pouvoirs de Monsieur, n'avait pu arri-
ver que le 2 avril, ayant eu, en cours de route, des
mésaventures assez symptomatiques de l'état d'esprit
qui continuait à régner dans les campagnes. Arrêté
à Saint-Thiebault,prèsdeLangres, il avait étéfouillé,
pas assez rapidement pourtant pour n'avoir pas eu
le temps de faire disparaître les papiers compromet-
tants, transféré àChaumont,àBar-sur-Aube,à Troyes,
d'où il avait réu si à s'évader. Apprenant que les
choses avaient été décidées sans lui, il avait repris
rapi Jement le chemin de Nancy, où il arriva dans la
matinée du 6. Le récit de son équipée incita Monsieur
à patienter quelques heures avant de prendre la route
de Paris ; il tenait à ce qu'auparavant les décisions
du Bouvernement provisoire se répandissent dans les
campagnes et qu'y fût connue la proclamation de
la déchéance impériale.
Dans la soirée du vendredi saint, après que le
comte d'Artois eut fait confectionner en hâte 1 habit
de colonel de la garde nationale dans lequel Talley-
rand et Vitrolles avaient convenu que le prince de-
vait faire son entrée solennelle, celui-ci monta dans
la lourde berline qui devait en trois jours le mener
à Paris. Le duc de Polignac, les comtes d'Escars et
de Biupes s'y en-
fermaient avec lui.
Vitrolles suivait
dans sacalèche,
avec l'abbé de Latil .
L'historien aban-
donne ici ces èmi-
nents personnage?.
Il aurait pu les
accompagner dans
ces dernières éta-
pes, les montrer,
arrivant à Vitry-
le-François au ma-
tin du 9, à Châloas
dans la soirée, y
entendant le lende-
main la messe de
Pâques et le Te
Deum de la Vic-
toire, tandis que
la population, ma-
nifestement divi-
sée, hésitait à se réjouir d'une révolution rendue
possible par la défaite des armes françaises et grosse
d'inconnu.
Comme le remarque non sans raison l'Anglais
John Scott dans sou Voyage à Paris en 1814,
l'amour du spectacle est la passion maîtresse des
Français :
Un cortège qui annonce un gouvernement nouveau, la pro-
messe d'une fête les réconcilient toujours à un changement
de dynastie et, pourvu que la parade soit bien réussie, ils ne
se soucient jamais du reste.
L'entrée du comte d'Artois dans sa bonne ville de
Paris le mardi iz avril donna l'illusion d'un rallie-
ment général à la monarchie restaurée. — Pierre Rai;».
Conseil supérieur des colonies (le).
La représentation des colonies en France est
assurée : i° par les sénateurs et les députés élus par
les colonies ; 2° par le Conseil supérieur des colo-
nies, où nos possessions d'importance secondaire ou
d'acquisition récente, qui n'ont pas de mandataire
au Parlement, peuvent défendre leurs intérêts par
l'organe de délégués.
L'origine du Conseil supérieur remonte à la monar-
chie de Juillet. Une loi du 24 avril 1833 décida que
la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion et la Guyane
auraient à Paris des délégués pour renseigner le gou-
vernement sur leurs intérêts généraux et suivre i l'ef-
fet des délibérations et vœux des conseils coloniaux •.
Ceux-ci ayant été supprimés par le décret du
27 avril 1848, l'institution des délégués disparut par
voie de conséquence, mais le sénatus-consulte du
3 mai 1854 créa un Comité consultatif de 7 mem-
bres : 4 nommés par l'Empereur et chargés de dé-
fendre les intérêts des colonies non encore dotées
d'un statut constitutionnel ; 3 délégués de la Marti-
nique, de la Guadeloupe et de la Réunion, élus par
le Conseil général. Ce comité cessa de fonctionner
après 1870.
Une Commission supérieure des cotantes reçut, en
1878, la mission d'étudier les réformes à apporter
dans l'organisation de nos possessions d'outre-mer ;
elle se sépara en 1881, après avoir demandé son rem-
placement par un Conseil supérieur des colonies, qui
fut eltectivement institué par le décret du 19 octo-
bre 1883, successivement modifié par celui du 29 mai
1890 et par deux décrets du 19 septembre 1896, dont
l'un créa une commission permanente.
Le Conseil supérieur se réunit fréquemment de
1883 i 1886, puis il cessa d'être convoqué, et la corn-
LAROUSSE MENSUEL
mission permanente elle-même ne délibéra guère,
assez rarement d'ailleurs, qu'en 1896 et 1897. Les
colonies non représentées au Parlement avaient, du
moins à Paris, des délégués qui, en tant que de be-
soin, intervenaient individuellement auprès de l'ad-
ministration centrale.
La constitution d'un ministère spécial des colonies,
la formation des gouvernements généraux, la parti-
cipation de plus en plus fréquente des Assemblées
législatives à l'organisation de notre domaine d outre-
mer rendaient plus utile qu'au temps où les colonies
étaient gérées par la Marine la collaboration du
Conseil supérieur, et le ministre Albert Sarraut, par
un décret du 17 février 1920, fit revivre l'institution
en la modifiant.
Le Conseil supérieur n'est pas un parlement au
petit pied, mais un organisme consultatif, qui, sans
lier le ministre, lui fournit des avis sur les questions
ou projets présentés à son examen ; autrement, il
empiéterait sur les prérogatives constitutionnelles du
pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif. Il main-
tient la continuité de vues dans la direction générale
et la mise en valeur de nos possessions, et il assure
un t contact fécond et permanent entre la pensée
métropolitaine et la vie coloniale » ; tous les pro-
blèmes découlant de cette idée lui sont soumis, et il
comprend en conséquence trois corps autonomes :
1° Le Haut Conseil Colonial, composé des anciens
ministres des colonies, des anciens go