L'ART FERRARAIS
A L'ÉPOQUE DES PRINCES D'ESTE
L'auteur el les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et
de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et
la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en
juin 1897.
PARIS. TYP. DK E. PLON, NOURRIT ET C'°, RUE GARANClÈRE, 8. 1604.
GUSTAVE GRUYER
L'ART FERRARAIS
A L'ÉPOQUE DES PRINCES D'ESTE
Ouvrage couronné par l'Académie des inscriptions et belles- lettres
PRIX FOULD
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT et G-, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GAIIANCIÈRE, 10
1897
Tous droits réservés
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AVERTISSEMENT
Parmi les villes italiennes qui doivent en grande partie leur
célébrité à Féclat des arts, Ferrare n'est pas, tant s'en faut,
la dernière. Sans doute son nom ne résonne pas à l'oreille
comme celui de Florence, de Rome ou de Venise. Mais,
quoique moins vanté, il mérite aussi les hommages de la
postérité. Il faut d'ailleurs constater qu'on ne connaît pas
assez cette ville, si animée jadis, si morne aujourd'hui, et
que le nombre des voyageurs qui s'y arrêtent n'est pas con-
sidérable. Et pourtant que de souvenirs elle évoque, quels
beaux monuments elle offre aux regards, quelles précieuses
peintures renferment ses églises et son musée ! Après l'avoir
visitée en détail, nous avons été persuadé qu'en étudiant à
fond tout ce qui Ta rendue fameuse, nous comblerions une
lacune dans l'histoire de la civilisation et de l'art. Si elle a
tenté plus d'un écrivain, elle n'a jamais inspiré un travail
d'ensemble, un travail complet. Ce travail, nous 1 avons en-
trepris et mené à fin ; il nous a doucement occupé pendant
de longues années.
Nous avons été d'autant plus captivé que le sujet était
souvent embrouillé et qu'il s'agissait de le renouveler par
l'exposé des rectifications dues à de récentes recherches,
VI AVERTISSEMENT.
non moins que par une critique sans parti pris. Il n'y a pas
longtemps encore que l'on n'avait sur les artistes ferrarais
que des données confuses, souvent erronées. Vasari ne les
connaissait pas tous et n'a guère parlé des primitifs. Les
récits de Baruffaldi, auteur des P^ite de pittori e scultori
ferra resi, fourmillent d'inexactitudes. Mais peu à peu la
lumière s'est faite, grâce aux renseignements fournis par les
livres de comptes de la maison d'Esté et les registres des
églises. L.-N. Cittadella, Mgr Antonelli, le marquis Campori
et principalement M. A. Venturi ont compulsé ces docu-
ments avec une rare sagacité. La plupart des vraies dates
ont été rétablies; les attributions fausses ont disparu.
MM. A. Eertolotti, Frizzoni, E. Ridolfi, Umberto Rossi et
plusieurs autres érudits italiens ont aussi fourni leur contin-
gent d'observations. En Allemagne, MM; Bode, Lippmann,
Harck et Thode ont, de leur côté, contribué à élucider bien
des questions. Recueillir et coordonner tous ces renseigne-
ments, parus dans des recueils souvent très difficiles à se
procurer en France, c'est ce que nous nous sommes efforcé
de faire, assuré de rendre ainsi aux lecteurs le meilleur des
services et de répandre sur des points douteux de précieux
éclaircissements, tout en regrettant qu'il reste encore beau-
coup d'obscurité sur plusieurs des anciens peintres de Fer-
rare.
Si nous nous sommes d'abord attardé avec les princes
d'Esté, c'est qu'ils ont fait de leur capitale un des princi-
paux foyers de la Renaissance. Il importait d indiquer leur
caractère, leurs goûts esthétiques, la nature de leurs rap-
ports avec les lettrés et les artistes, sans négliger les princi-
AVERTISSEMENT. VII
paux événements qni ont favorisé ou entravé la protection
qu'ils accordaient à ceux-ci.
La peinture ferraraise, qui a un caractère si particulier de
rude énergie, surtout à la fin du quinzième siècle, sous les
règnes de Borso et d'Hercule r', a été, de notre part, l'objel;
d'une minutieuse enquête. On ne saurait refuser son admi-
ration à des artistes aussi originaux que Cosimo Tura,
Francesco Cossa, Ercole Roberti, Ercole Grandi et Lorenzo
Costa. Quelle intensité d'expression dans leurs œuvres, et
quel robuste coloris ! C'est aussi par l'harmonieuse vigueur
de la couleur que Dosso, Garofalo et Mazzolino charment
principalement les yeux. A la biographie rectifiée de chaque
peintre, nous avons eu soin d'ajouter la liste de tous ses ou-
vrages, en sorte qu'on a sous la main une sorte de guide,
facile à consulter.
Quant à la sculpture, qui, dans les monuments de Ferrare,
offre des spécimens d'un réel talent, on verra qu'elle n'a
guère été pratiquée par des maîtres ferrarais.
L'examen des églises et des palais ne sera pas non plus,
ce nous semble, sans intérêt. Il montrera la valeur des ar-
chitectes employés par les princes d'Esté.
Pour rendre à toutes les manifestations de Fart la justice
qui leur est due, nous n'avons pas négligé non plus la mi-
niature, la sculpture en bois et la marqueterie, l'orfèvrerie,
la glyptique, la tapisserie, les cuirs à la façon de Cordoue,
la majolique et la porcelaine, les médailles et les livres à
gravures sur bois. Les médailles feront passer devant nous
les personnages de marque qui composaient l'entourage des
seigneurs de Ferrare, et nous mentionnerons ce qu'on sait
viii AVERTISSEMENT.
sur ces personnages. En parlant des livres illustrés, nous
rencontrerons des vignettes exquises et de charmants enca-
drements de pages. Des livres tels que le De claris mulieri-
bus et que les Lettres de saint Jérôme, sont au nombre des
plus beaux ([ui existent.
Tel est Tensemble des sujets que nous avons traités.
Puissions-nous avoir réussi à donner une idée exacte et aussi
complète que possible de ce que fut l'art à Ferrare pendant
les deux siècles les plus glorieux de son passé.
KART FERRARAIS
A L'ÉPOQUE DES PRINCES D'ESTÉ
LITRE PREMIER
CHAPITRE PREMIER
LES PRINCES D'ESTE ET LEUR INFLUENCE
SUR LE DÉVELOPPEMENT DE LA CIVILISATION
A FERRARE.
C'est à la famille d'Esté, « la plus ancienne et la plus fameuse
de l'Italie après celle des ducs de Savoie (1) » , que la ville de
Ferrare a dû sa prospérité et son éclat; c'est grâce à elle que
les arts s'y sont développés avec un caractère particulier d'âpre
énergie, qui s'atténua peu à peu sous les impulsions du dehors.
Il est donc nécessaire de connaître le caractère des princes
dont les encouragements furent si efficaces. Passer rapide-
ment en revue les événements qui favorisèrent ou entravè-
rent la marche de la civilisation n'est pas moins important.
Quelques renseignements sur les productions littéraires ne
seront pas non plus inutiles pour donner une idée de l'état
général des esprits. Les lettrés, d'ailleurs, n'exercent-ils pas
souvent une influence manifeste autour d'eux? Giovanni Dosso,
par exemple, n'a-t-il pas subi le charme des fantaisies de
l'Arioste, et ne leur a-t-il pas demandé des inspirations? N'est-
(1) Gregorovius, Lucrèce Borjia , p. 70 dans le t. II de la traduction
française.
L'ART FERRARAIS.
ce pas à des humanistes en renom que les princes se sont
maintes fois adressés pour indiquer aux peintres les sujets à
traiter dans leurs palais?
VICISSITUDES DE FERRARE DEPUIS LA SECONDE MOITIÉ
DU HUITIÈME SIÈCLE JUSQU'eN 1185.
La ville de Ferrare est située « dans une plaine vaste et
richement cultivée, mais uniforme, dont la limite à Thorizon
n'offre rien de heau, car les Alpes Véronaises ne sont qu'indi-
quées dans le lointain, tandis que l'Apennin plus rapproché
manque encore de grandeur (1) ». Son nom n'apparaît dans
des actes authentiques qu'après la première moitié du huitième
siècle, mais son existence remonte beaucoup plus haut. Elle
fut tour à tour soumise aux exarques de Ravenne et aux princes
lombards, puis comprise dans la donation faite au Saint-Siège
par Charlemagne et confirmée par Otlion le Grand, tout en
ayant à subir les prétentions intermittentes des empereurs
d'Allemagne à la suzeraineté. Pendant cette dernière période,
le gouvernement fut entre les mains de ducs, de comtes, de
marquis, exerçant l'autorité militaire et l'autorité judiciaire
au nom des maîtres en titre. A la fin du dixième siècle, le
pape Benoît VII accorda, moyennant une redevance annuelle,
la principauté de Ferrare h Tedaldo qui construisit à côté du
Pô (2) une citadelle, le Castel Tedaldo (3), et qui eut pour suc-
(1) Gregorovius, Lucrèce Borqia, t. II, p. 79.
(2) '• Ce Heuve, dans son cours majestueux, passe à quatre milles de Ferrare, et
c'est seulement un bras détourné, le Pô de Ferrare, appelé aujourd'hui canal de
Cento, qui passe dans la ville où il se partage en deux branches, le Yolano et le
Primaro, débouchant l'un et l'autre dans la mer Adriatique. » (Gregorovius,
Lucrèce Borgia, t. II, p. 21-22.)
(3) Le Castel Tedaldo servit de limite occidentale à la ville. Par une des
LIVRE PREMIER. 3
cesseur son fils Bonifazio, père de la comtesse Mathllde. Après
la mort de Bonifazio, les Ferrarais jouirent en fait d une indé-
pendance presque complète, depuis 1052 jusqu'à 1101. La
comtesse Mathilde régna sur eux à partir de 1101 sans sup-
primer leurs consuls et leur administration municipale, et,
quand elle fut morte (1115), la Commune redevint pleinement
maîtresse d'elle-même. Deux familles se disputèrent la supré-
matie, parfois même la souveraineté : la famille des Adelardi
ou des Marcheselli (1), attachée à la cause du Saint-Siège, et
la famille des Salinguerri ou des Torelli, dévouée aux intérêts
de l'Empereur. L'autorité de cette dernière s'accrut momen-
tanément à la suite des expéditions de Frédéric Barberousse
en Italie. Assujettis à ce prince de 1158 à 1167, les Ferrarais
s'associèrent ensuite aux efforts de la ligue lombarde contre
cette domination et recouvrèrent leur liberté, qui fut complète
entre 1167 et 1176. Par la paix que signèrent à Venise le pape
Alexandre III et l'empereur Frédéric, les anciens droits des
Souverains Pontifes sur Ferrare furent proclamés , ce qui
n'empêcha pas les citoyens de se gouverner eux-mêmes, de
nommer leurs consuls et leur podestat, quitte à payer certaines
redevances. Peu après, le Conseil des Sages, qui avait à sa tête
le Juge des Sages, remplaça les consuls.
portes du diàteau, donnant sur le fleuve, on pouvait aller, au moyen d'un pont
de bateaux, à l'extrémité duquel se trouvait le fort Saint-Clément qui existait
encore vers la fin du dixième siècle, dans le faubourj; de S. Giacomo. Durant les
luttes entre Guelfes et Gibelins, le Gastel Tedaldo fut le centre des partisans du
Pape, tandis que les adhérents de l'Empereur avaient pour quartier général le
Castel de Cortesi, à l'est. Le Gastel Tedaldo n'a été détruit qu'au dix-septième
siècle.
(1) Marchesella fut le nom d'une feitime des Adelardi. — Gu{;lielmo II Mar-
cheselli fonda la cathédrale actuelle, consacrée en 1135. — Guylielmo III mon-
tra un véritable héroïsme lorsque Ancône, assiéjjée à la fois par les Vénitiens et
par Cristiano, archevêque de Mayeace et plénipotentiaire de Frédéric Barbe-
rousse, implora son assistance afin d'échapper aux horreurs de la famine et à une
imminente destruction (1174) : il leva une petite armée, hypothéqua tous ses
biens pour la solder, se mena{»ea au moyen d'un stratagème la possibilité de tra-
verser Ravenne où dominait un partisan de l'Empereur, et provoqua la levée du
siège d' Ancône en faisant croire à l'arrivée de nombreux renforts grâce aux torches
attachées pendant la nuit au bout des lances de ses soldats. (Fnizzi, Mem. per U
storia di Fcrrara, t. II, p. 255-258. — Voyez, dans le même ouvrage, l'arbre
généalogique des Marcheselli, t. II, p. 209, et celui des Torelli, p. 219.)
L'ART FEURARAIS.
II
les commencements de la domination des princes
d'esté a ferrare (1185-1361).
Telle était la situation lorsque la famille des Marclieselli
s'éteignit (1185). Cette famille eut pour héritiers de ses biens
et de ses prétentions les Este (1). Quelques-uns d'entre eux
s'installèrent dans la ville de Ferrare et en devinrent citoyens.
Azzolino d'Esté y fut podestat en 1196 et en 1205 et s'attacha
les nobles, tandis que Salinguerra II, son rival, recherchait la
faveur populaire. Après une longue lutte entre les deux ad-
versaires, les Ferrarais, croyant échapper aux discordes civiles,
nommèrent Azzolino seigneur à perpétuité, avec le droit de
choisir son successeur (1208); mais les factions continuèrent
à déchirer la ville, où Guelfes et Gibelins se persécutèrent
tour à tour. L'autorité d' Azzolino subit plus d'une éclipse.
Aldohrayidino, fils d'Azzolino, eut un pouvoir moins stable
encore. Il mourut sans laisser de fils. Les intérêts de la maison
d'Esté eurent alors comme représentant (1215-1264) l'éner-
gique Azzo Novello, fils d'Azzolino et frère d'Aldobrandino, qui
ne put cependant empêcher Salinguerra II de dominer pen-
dant quelques années à Ferrare (1222-1231). Nommé podestat
de cette ville pour un temps illimité (1242), Azzo Novello em-
ploya l'influence que lui assurait sa situation à consolider son
crédit (2). S'il renonça à la charge qui lui avait été confiée, il
fit en sorte que tous les magistrats dépendissent de lui, et il
(1) Un marquis d'Esté avait épousé la fille de Guglielmo Adelardi (1176).
(2) Dès 1242, il posa les fondements de son palais, ([ui ne fut achevé qu'au
bout de vinj;t ans environ. Incendié par la faction gil)eline, ce palais fut recon-
struit au siècle suivant. Après une foule de transformations, il est devenu le siège
de l'administration municipale. (G. Campori, Gli architetti e gl' ingegneri degli
Eslensi, p. i.)
LIVRE PREMIER. 5
eut, en réalité, la puissance d'un souverain. Sa libéralité le
rendit très populaire. Au milieu de ses préoccupations poli-
tiques, il encouragea la poésie provençale, cultivée à la cour
par maître Ferrari, improvisateur, par Rambaldo Yaguerras,
Raimond d'Arles et Americo Peguilain , qui célébrèrent les
vertus et les grâces des filles du marquis. C'est alors que vécut
Gelasio di Niccolù, le premier peintre ferrarais dont l'histoire
ait gardé le souvenir.
Azzo Novello n'eut qu'un fils, Rinaldo, mort avant lui
(li251) ; mais il eut quatre filles, dont l'une, Béatrice, épousa
André II, roi de Hongrie. Il désigna comme son successeur,
à l'exclusion de Stefano, fils légitime de Béatrice, Ohizzo, fils
naturel de Rinaldo. Avec Obizzo, la maison d'Esté prit de plus
solides racines à Ferrare. Obizzo n'avait que dix-sept ans
(126 4), lorsque, à l'aide des manœuvres d'Aldigerio Fontana,
principal conseiller du prince défunt, il fut proclamé par le
peuple, réuni au son de la cloche sur la place garnie de ci-
toyens en armes, « gnhemator et rector et genernlis et perpe-
tiius Dominus civitatis Ferrariae » . Le pape Urbain IV ratifia
ce choix et recommanda aux Guelfes d'obéir à Obizzo, que
l'on trouve désigné dans les lois comme « seigneur perpétuel
de Ferrare par la grâce de Dieu et du Saint-Siège (1) ». A
l'exemple des Ferrarais, les habitants de Modène (1288) (2)
et de Reggio (1290) se donnèrent à lui (3). Les ennemis ce-
pendant ne lui manquèrent pas : deux tentatives de sédition
se produisirent, et, à sa table, un Bolonais le frappa d'un coup
de couteau au visage, sans réussira le tuer. L'ensemble de son
règne, toutefois, fut assez calme, et les fêtes se multiplièrent
(1) La meilleure entente régna aussi entre Obizzo et Rodolphe de Habsbourg.
(2) Obizzo lit commencera Modène un château fortilié qu'acheva son successeur
Azzo VIII, mais qui fut bientôt détruit, quand le peuple reprit son indépendance.
Les Este ayant été rappelés en 1336, le château fut reconstruit. Il a été remplacé
au dix-septième siècle par le palais royal, mais Domenico Lana en a reproduit la
façade (1633) dans le grand tableau qui orne la salle du Conseil communal de
Modène, et qui représente S. Geminiano et la Vierge. (G. Campobi, Gli architetti
e gV ingegneri degll Estensi, p. 2.)
(3) Ces deux villes appartinrent dès lors aux souverains de Ferrare, qui ne les
perdirent que momentanément. Elles relevaient de l'Empire.
6 L'ART FEIUIARATS.
dans la ville et à la cour. En 1279, il fut décidé que désor-
mais, le jour de l'Assomption, il se ferait des courses de che-
vaux, et que le vainqueur recevrait un bidet [i^onzino) , un
épervier et deux braques. Une autre ordonnance, publiée peu
après, prescrivit « ut in festo Beati Georgii equi currant ad
palliuin et porchettam et gallum » . Lors du mariage d'Azzo,
fils aine d'Obizzo, avec Jeanne Orsini, arrière-petite-nièce du
pape Nicolas III (1282), de brillants tournois se succédèrent
depuis le jour de saint Michel jusqu'au jour de saint François,
et quand le marquis ramena de Vérone, où il l'avait épousée,
la fille aînée d'Alberto délia Scala, seigneur de Vérone (1289),
il ordonna des fêtes plus magnifiques encore (1). Ces réjouis-
sances empêchaient le peuple d'écouter les suggestions des
ambitieux toujours prêts à souffler la rébellion, et augmen-
taient au dehors le renom de la maison régnante.
En même temps , le goût des beaux livres manuscrits
commençait à se manifester. La Commune fit exécuter pour
la cathédrale , en l'honneur de la sainte Vierge et de saint
Georges , une Bible en deux volumes. Un de ces volumes
ayant été mis en gage par les chanoines, un décret en ordonna
la restitution, et des mesures furent prises pour que la pré-
cieuse Bible, conservée en lieu sûr, ne sortit plus de la cathé-
drale.
Le plus ancien architecte que l'on connaisse au service de
la maison d'Esté, Amadio ou Armanno di Bongiiadagni, ajouta
au palais d'Obizzo en 1283 la tour de F Horloge, dite tour de
Rigohello, dont la foudre détruisit une partie en 1536, et qui
disparut complètement en 1553 (2).
Dante a relégué Obizzo dans l'enfer avec les princes vio-
lents, et raconte qu'il fut étranglé par son fils Azzo (3). Il ne
semble pourtant pas qu'Obizzo ait eu plus de méfaits sur la
(i) Obizzo se maria deux fois. Il épousa du vivant de son père ; 1263} Giaconia
de' Fiesclii de Gênes, qui mourut en 1287. Costanza délia Scala fut sa seconde
femme.
(2) G. Campori, GH aicliitetli e rji incjegneri ilegli Estensi, p. 9.
(3) Chant XII, vers 110. — Obizzo eut deux autres fils, Aldobrandino etFran-
cesco, dont il sera bientôt question.
LIVRE PREMIER. 7
conscience que nombre de ses contemporains (1), et si, à
l'époque du poète, on attribuait à un parricide la mort du
marquis de Ferrare (2), aucun document, selon Frizzi, ne con-
firme cette tradition. Obizzo fut enseveli dans l'église de Saint-
François (1293).
Au milieu des luttes qui suivirent le règne à'Azzo fils et
successeur d'Ohizzo (3), la domination des Este cessa quelque
temps à Ferrare. Fresco, fils naturel d'Azzo, se croyant dans
l'impossibilité de résister à son oncle François d'Esté, un des
frères d'Azzo (4), que soutenait Clément V, céda ses droits
aux Vénitiens, chez lesquels il se retira. Une guerre atroce,
pendant laquelle François d'Esté fut assassiné, s'ensuivit entre
les troupes de la République et celles du Pape. Clément V
victorieux disposa de Ferrare en maître et nomma vicaire du
Saint-Siège dans cette ville Robert roi de iSaples, qui la gou-
verna par ses délégués, dont le joug exécré dura depuis 1312
jusqu'à 1317. Après avoir chassé les Gascons, le peuple pro-
clama seigneurs de Ferrare les neveux d'Azzo d'Esté, c'est-à-
dire Rinaldo, Obizzo et Nicolas I", fils d'Aldobrandino, Azzo
et Bertoldo, fils de François (5), qui encoururent avec tous les
citoyens les censures de l'Église. Une réconciliation cependant
était désirable pour le Pape aussi bien que pour ceux qui
l'avaient bravé : elle eut lieu à la fin de 1328 et fut célébrée
par des jeux et des tournois. Peu après, le Souverain Pontife
nomma Rinaldo^ Obizzo et Nicolas I" (tous les trois, nous
l'avons dit, fils d'Aldobrandino) vicaires du Saint-Siège à
Ferrare pour dix ans, sous la condition de payer dix mille
(1) Il tenta de s'emparer de Mantoue en feignant de vouloir concilier les partis
qui divisaient la ville ; mais son dessein fut pénétré, et il dut s'enfuir précipitam-
ment. Sa conduite privée ne fut pas non plus sans reproche. Dante rapporte que
la belle Gliisola fut sa maîtresse (chant XVIII, vers 56), et Frizzi mentionne qu'il
eut deux enfants naturels.
(2) Azzo, aidé de son frère Aldobrandino, aurait tué Obizzo parce que celui-ci
destinait le trône de Ferrare à François, son troisième fds,
(3) Azzo mourut en 1308.
(4) L'autre fut Aldobrandino.
(5) C'est probablement sous le règne de ces princes que Giotto exécuta des
peintures dans l'ancien palais des souverains de Ferrare.
8 L'AI\T FEURARAIS.
florins d'or par an, et il leur conféra l'investiture en 1332.
L'autorité des Este s'exerçait donc en vertu d'un titre légitime
et officiellement reconnu. On eut pu croire qu'une cordiale
entente allait régner entre les légats pontificaux et les souve-
rains de Ferrare. Il n'en fut rien. De part et d'autre on s'aban-
donna aux violences et aux perfidies, et des collisions achar-
nées ensanglantèrent Ferrare, dont le légat Beltramo dal
Poggetto essaya de s'emparer.
Après la mort de Rinaldo (1335), Obizzo, quoique parta-
geant le pouvoir avec son autre frère Nicolas I", eut la haute
main dans la direction des affaires. Il se signala par sa magni-
ficence et sa lilîéralité. Ayant à négocier avec Venise, il s'y
rendit sur un navire qui excita une vive admiration : ce navire,
dont la disposition avait été imaginée par Ser Dino, son cham-
bellan, se composait de plusieurs étages, avec des chambres
très richement meublées, où 1 on avait réuni tout ce qui peut
contribuer aux aises de la vie. A l'occasion de plusieurs ma-
riages dans la famille Gonzague, le même prince offrit aux
nouveaux époux six vêtements d'écarlate, six vêtements re-
haussés d'argent, quatre chevaux et des harnais dorés. Nombre
de grands personnages, princes, ambassadeurs, évêques, con-
statèrent h Ferrare sa courtoisie et la bonne grâce de son
accueil : tels furent le duc Guarnieri, qui consentit sur ses
instances à licencier la Grande Compagnie, fameuse pour ses
excès et ses cruautés, et Jean Villani, qui figura parmi les otages
remis au marquis de Ferrare par les Florentins et par Mastino
délia Scala, lorsque Mastino eut vendu la ville de Lucques aux
Florentins. A la cour d'Obizzo se trouvait un bouffon, nommé
Gonnella, auquel Franco Sacchetti (1) a consacré sa vingt-
septième Nouvelle, et dont les facéties nous ont été transmises
dans un volume imprimé à Venise en 1548 et dans un poème
de Cesare Becelli, publié à Vérone en 1739. Auprès d Obizzo
vécut aussi un poète ferrarais de quelque renom, Antonio dal
Beccaio ou de Beccari : le bruit s'étant répandu que Pétrarque
(1) Sacclietli naquit à Florence vers 1335 et mourut vers 1402.
LIVRE PREMIER. 9
était mort en se rendant à Naples pour s'acquitter d'un mes-
sage du pape Clément VI, Antonio composa une canzone à
laquelle l'illustre écrivain ne tarda pas à répondre par un
sonnet (1). Selon Franco Sacchetti, Antonio dal Beccaio était
un homme de cour fort irréligieux ; Pétrarque le taxe seule-
ment de versatilité (2).
L'investiture accordée parle Pape expira en 1342. Obizzo,
en 1344, en obtint le renouvellement pour neuf ans; puis,
en 1351, pressentant sa fin prochaine, il fit accorder h lui
et à ses fils une prorogation de dix ans. L'année suivante, il
n'existait plus. On lui fit dans l'église de Saint- François ,
à la lueur de trois cents torches, des funérailles magnifiques
auxquelles assistèrent trois évéques. C'est sous son règne que
parut la première monnaie frappée au nom d'un prince
d'Esté.
Il laissait onze enfants qu'il avait légitimés en épousant
leur mère, la belle Lippa ou Filippa Ariosti, fille de Giacomo
Ariosti, noble bolonais, quand celle-ci fut sur le point d'expi-
rer. Sa femme légitime, Giacoma di Romeo de' Pepoli, morte
en 1341 , ne lui avait point donné de postérité.
Obizzo eut comme successeur son iîls aine Aldobrandino, qui
obtint dès 1360, non seulement en sa faveur, mais en faveur
de trois de ses frères, le renouvellement du vicariat de Ferrare,
pour sept ans, et qui mourut en 1361.
(1) La canzone a été insérée parmi les Biine antiche de la Bella inano de
Giusto de' Conti, et l'on peut lire le sonnet, commençant par ces mots : « Quelle
pietose rime in cliio m'accorsi « , dans les œuvres de Pétrarque (édition Le
Monnier, Florence, 1854, p. 426).
(2) Un neveu d'Antonio écrivit également des poésies et composa un traité
intitulé : " Regulœ singnlares. »
10 I/ART FERRABAIS.
III
NICOLAS II LE BOITEUX.
(Né en 1338, il régna de 1361 à 1388.)
Aldobrandino fut remplacé, non pas par ses fils, mais par
son frère Nicolas II Zoppo (le Boiteux), qui avait été compris
clans la dernière investiture. Nicolas II rehaussa singulièrement
le renom de sa famille par la sagesse de sa politique, par l'éclat
de sa cour, par son goût pour les lettres et les arts.
De concert avec ses voisins, 11 s'efforça de mettre un frein à
l'ambition dévorante de Barnabe Yisconti, négocia avec les
seigneurs de l'Italie pour délivrer le pays des bandes merce-
naires et des capitaines d'aventure, fut choisi comme arbitre
à l'occasion de certains différends entre Venise et Padoue,
entre Padoue et Trévise (1).
Il hébergea magnifiquement dans son palais Malatesta Un-
ghero et Galeotto, seigneurs de Rimini, en l'honneur desquels
il donna un tournoi; le comte d'Urbin, Jacques d'Aragon, se-
cond mari de Jeanne, reine de Naples, h qui il fit présent de
deu\ chevaux; Amédée VI, comte de Savoie; Charles IV^avecf?''ii"'-7"
sa femme (2), et Valentine Visconti qui arriva avec six cent qua-
rante-six chevaux en se rendant à Venise (3) .
Nicolas II ne craignait pas de se déplacer. Il alla plusieurs
fois à Venise, soit pour visiter le roi de Chypre, qu'il convia à
un somptueux festin, soit pour y jouir du magnifique palais que
la République lui avait donné par reconnaissance pour d'im-
(1) Il avait épousé en 1362 Verde délia Scala, qui mourut à Venise en 1394.
(2) Ils entrèrent achevai dans la ville; Malatesta Unjjliero tenait par la bride
le cheval de l'Empereur; Ugo et Alberto, frères de Nicolas II, conduisaient le
cheval de l'Impératrice.
(3) Valentine devait ensuite gagner l'ile de Chypre, dont elle allait devenir la
reine.
LIVRE PREMIER. 11
portants services (1). Avec une suite de deux cent vingt-cinq
personnes, il entreprit un pèlerinage à Rome, où il résida cinq
jours. Il fit aussi le voyage d'Avignon, et c'est lui, dit-on, qui
décida le pape Urbain V, si vivement sollicité déjà par Pé-
Jl,('^' trarque, à ramener^le Saint-Siège à Rome. Le rendez-vous des
princes qui devaient accompagner le Souverain Pontile fut fixé
àViterbe, et, pendantle trajet entre cette ville et Rome, la garde
de la personne d'Urbain Y fut confiée à Nicolas II. On se mit en
marche le 14 octobre 1367 et l'on arriva dans la matinée du 16,
un samedi, devant la capitale de la chrétienté. Le Pape res-
semblait « à un roi conquérant à la tète de son armée (2) » ,
tant étaient nombreux les chevaliers bardés de fer qui l'entou-
raient. Il montait un cheval blanc dont le comte Amédée de
Savoie et le marquis d'Ancône tenaient les brides. Ridolfo
Yarano, seigneur de Camerino, portait l'étendard de l'Église,
tandis que IMalatesta Unghero commandait les hommes d'armes
pontificaux. ^ Plus de deux mille évéques, abbés, prieurs, clercs
de tout grade, sans compter onze cardinaux, grossissaient le
cortège. On eût dit que le Pape ramenait d'une longue capti-
vité le clergé de la chrétienté. Celui de Rome, les magistrats
et le peuple allèrent à la rencontre d'Urbain V, en chantant
des hymnes et des psaumes, avec des palmes, des fleurs et des
bannières. On se dirigea vers la basilique de Saint-Pierre, sur
le seuil de laquelle Nicolas II, obéissant à l'ordre du Pape, créa
douze chevaliers, après quoi Urbain Y prit place sur la chaire
de saint Pierre, où aucun pape ne s'était assis depuis soixante-
treize ans (3). "
13^7 De retourna Ferrare, Nicolas II eut l'honneur de recevoir
Pétrarque à sa cour. En se rendant de Padoue h Rome, où il
allait rendre hommage à Urbain Y, Pétrarque passa par Fer-
rare et y fut reçu avec tous les égards qu'il méritait. L'illustre
poète ayant été pris d'évanouissements qui, pendant quelques
heures, firent croire à sa mort, le marquis et son frère Ugo lui
(1) Voyez, plus l<jin, les pa{]es consacrées au palais des princes d'Esté à Venise.
(2) Ghegorovius, Gcschiclitc der Stadt Roui itn Mittclalter, t. VI, p. Wô.
(3) Ibid., p. 427.
IJ L'ART FERRARAIS.
prodiguèrent les soins les plus tendres et ne s'épargnèrent au-
cune peine pour le guérir. Tjgo venait le voir jusqu'à trois et
(luatrc lois par jour. Après son rétablissement, Pétrarque n'osa
pas continuer son voyage et regagna Padoue. Il entretint avec
les princes d'Esté une correspondance qui témoigne d'une
amitié réciproque. Dans une de ses lettres, il reproche à Ugo
de trop risquer sa vie à l'occasion des jeux chevaleresques.
Quand Ugo mourut, il écrivit à Nicolas II combien cette perte
l'affligeait lui-même.
Quelques années plus tard, un architecte de grand mérite,
qui était aussi ingénieur, se fixa à Ferrare et entra au service
du marquis. Il s'appelait Bartolino da Novara (I). C'est lui qui
est l'auteur du plus beau monument de Ferrare, du Castello,
sorte de château fort, que Nicolas II lui fit construire, après le
meurtre de son conseiller Thomas de Tortone, pour se mettre
à l'abri des soulèvements et des exigences populaires (2).
Sous le même règne parut à Ferrare la première horloge pu-
blique : elle fut placée sur la tour de l'ancien palais des princes
d'Esté.
Une nouvelle monnaie, la lira deinarchesini, fut inaugurée
sept ans avant la mort du marquis.
Nicolas II occupait encore le trône, quand Giovanni Tavelli
da Tossignano, qui devait plus tard devenir évêque de Ferrare,
fut appelé à être prieur des Jésuates, récemment installés dans
la ville.
En 1372, le pape Grégoire XI, successeur d'Urbain V, con-
firma Nicolas II dans la possession du titre de vicaire du Saint-
Siège à Ferrare, dont le renouvellement avait été obtenu en
1366. Cette fois l'investiture fut donnée à vie. Elle fut égale-
ment accordée sur-le-champ à Albert d'Esté, qui succéda à son
frère Nicolas II en 1388.
(1) Tamlis que la ville de Novare fournissait un architecte à la ville de Ferrare,
un architecte fcrrarais du nom de Jean construisit à Vérone, avec Giaconio da
Gozo, pour Cansijjnorio délia Scala, le majestueux et robuste Ponte délie Navi,
que rAdi{;e ne parvint pas à endommager avant 1757.
(2) Voyez, plus loin, V Histoire du Castello (livre II, ch. m).
LIVRE PREMIER. 13
IV
ALBERT D ESTE.
(^é en 134.-, il régna de 1388 à 1393.)
Albert d'Esté signala le coiiimeiiceraent de son règne par
d'épouvantables cruautés. Ayant découvert un complot tramé
contre sa vie par sou neveu Obizzo, fils d'Aldobrandino, il fit
couper la tête à Obizzo et à la mère de celui-ci; un complice,
Jean de Brescia, fut pendu, après avoir été traîné par des cbe-
vaux à travers la ville, et sa femme, Costanza de' Quintavalli,
fut brûlée; le frère de Costanza, ainsi que Jean d'Esté, frère
bâtard d'Albert, et sa femme, sans compter plusieurs autres
personnages, furent torturés avec des tenailles rougies au feu,
pendus bors de la ville et laissés sans sépulture.
Homme d'âpre énergie et de passions ardentes, Albert d'Esté
brava le blâme de l'opinion en épousant Giovanna, fille de
Cabrino de' Roberti de Reggio, un de ses cliambellans (1388).
Des fêtes prolongées suivirent ce mariage, célébré dans la grande
salle du palais : pendant cinq jours, il y eut table ouverte à la
cour, et plusieurs carrousels fournirent aux gentilshommes et
aux citoyens l'occasion non seulement de déployer leur a'dresse,
mais d'exhiber les costumes les plus brillants elles plus variés.
La ville de Ferrare dut à son nouveau souverain un accrois-
sement de prospérité et de notables embellissements. Albert
favorisa l'introduction du foulage de la laine, fit paver la
grande place et construire le palais qui fut ap{)elé dans la suite
le palais du Paradis et où l'Université fut installée en 1567.
C'est également sur son ordre que furent édifiés le palais de
Schifanoia, accru et décoré de remarquables peintures sous
Borso, et le palais de Belfiore ( 1 ) ,
(1) Voyez plus loin les pages consacrées à ces trois palais.
14 L'AllT FEIIUARAIS.
Le pèlerinage du prince à Rome, lors du jubilé de 1391, fut
un des événements les plus mémorables de son règne par les
heureuses couséquences qu'il eut pour les Ferrarais comme
pour le chef de la maison d'Esté. Albert partit le premier jour
du carême, avec une suite de trois cent vingt personnes à che-
val, en costume de pénitents. On avait couvert de teintes
sombres les bannières et les lances des gardes. Le cortège tra-
versa la Roniagne et Rimini, se grossissant de jour en jour. A un
mille de Rome, AlbeA trouva sur son passage cinq cardinaux,
le grand maître des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem et un
nombre considérable de nobles romains, venus à sa rencontre.
Boniface IX réservait à Albert les marques d'une bienveillance
toute particulière, à laquelle les calculs de la politique n'étaient
pas étrangers. Le détacher de Jean Galéas Yisconti, qui visait
à opprimer le parti guelfe dans l'Italie supérieure, était un des
desseins qui lui tenaient le plus au cœur. Il admit à sa table le
marquis de Ferrare, légitima Nicolas (1), fds naturel d'Albert
et d'Isotta Albaresani, femme très lettrée, dit-on, renonça à
exiger le payement d'une redevance arriérée, diminua celles de
l'avenir, renouvela l'investiture et remit à son visiteur la rose
d'or. A ces faveurs, il en ajouta deux autres très précieuses
pour la ville de Ferrare. Il accorda au prince d'Esté le droit de
fonder une Université, semblable à celles de Bologne et de
Paris, où l'on enseignerait toutes les sciences sacrées et pro-
fane et où le laurier de docteur serait donné par l'évéque aux
candidats jugés dignes de cet honneur. Il promit, en outre, de
publier une bulle pour faciliter la transmission des immeubles
séculiers sur lesquels étaient établis des droits ecclésiastiques,
ce qu'il fit le 13 février 1392.
Avant de rentrer à Ferrare, Albert passa par la Toscane. A
Florence, on lui donna quatre chevaux couverts d'écarlate et
quelques objets en argent. De Florence il se rendit à Bologne,
logea chez l'évéque, dîna avec les Anciens, reçut de la Com-
mune deux chevaux et trois morceaux de drap d'or. Ses su-
(1) Nicolas naquit en 1383.
LIVRE PREMIER. 15
jets se portèrent au-devant de lui pour l'acclamer. Pendant
trois jours, les fêtes ne cessèrent pas à Ferrare ; il y eut des
joutes, des courses d'hommes, de femmes, d'ânes, de che-
vaux. Les menuisiers traînèrent sur un char à travers la ville
un château en bois qu'ils venaient de construire, ce qui leur
valut un cadeau du marquis.
Peu après le retour d'Albert, on s'occupa d'établir l'Univer-
sité. Les Sages constituèrent des honoraires pour les profes-
seurs. Parmi les maîtres que l'on appaia figuraient les juris-
consultes Egidiolo Cavitelli, de Crémone, et Bartolomeo
Saliceto, de Bologne. Ce dernier avait exercé dans sa patrie
des charges publiques et des ambassades. En 1389, il fut
soupçonné d'avoir pris part à une conjuration avant pour but
de livrer Bologne à Jean Galéas Yisconti ; s'il obtint son par-
don, il perdit, du moins, une partie de l'estime publique et
quitta sa ville natale pour la cour d'Albert d'Esté, décision qui
provoqua la confiscation de ses biens (1).
Lorsque la bulle promise par Boniface IX eut été promul-
guée, les Sages votèrent à Albert (1393) une statue de marbre,
que l'on voit encore sur la façade de la cathédrale. Le prince
y est représenté avec le costume de pénitent qu'il portait en
faisant le fructueux pèlerinage de Rome, et il tient de la main
gauche la précieuse bulle, écrite en caractères d'or.
Vers la même époque eut lieu un magnifique tournoi. Les
jouteurs, au nombre de cinquante, formaient deux groupes
avec des costumes distincts, verts et rouges. Plusieurs objets
en argent doré récompensèrent les vainqueurs, qui furent
Alberto Roberti, fils de Gabrino, du côté des verts, et un Alle-
mand nommé Frizolin, du côté des rouges.
A cette fête profane succéda bientôt une fête religieuse :
le jour de la Pentecôte 1393, Niccolô Roberti, pour qui Albert
avait obtenu du Pape l'évêché de Ferrare, fut pompeusement
(1) Il mourut le 29 liéceiubre 1412. Son tombeau, exécuté la iiièuie année par
André de Fiesole, qu'il ne faut pas confondre avec l'André de l' iesole Ferrucci)
dont parle Vasari, se trouve dans le Museo civlco, à Hologne. Il fut d'aliord
placé dans l'église de Saint-Dominique.
16 L'ART FEUUARAIS.
consacré dans la cathédrale par les évêques de Padoue, de
Modène et de Gervia, et reçut, le lendemain, de splendides
cadeaux, à l'issue d'une messe solennellement chantée. Niccolô
Roberti était beau-frère du marquis.
Dans les derniers jours de sa vie, Albert prit toutes les
précautions nécessaires pour assurer ses biens et ses États à
son fds Nicolas, âgé de dix ans, dont il épousa peut-être la
mère avant de mourir. Craignant la compétition d'Azzo di
Francesco di Bertoldo, qui, par sa mère, se rattachait aux
Visconti, il fit, de son vivant, reconnaître Nicolas comme sou-
verain de Ferrare par les Sages et les principaux citoyens con-
voqués dans la grande salle du palais, et lui concilia la bien-
veillance de la foule en ouvrant les prisons de la Commune et
du Castello. Afin d'étouffer toute velléité d'opposition, il
demanda des troupes à Venise, à Mantoue, à Florence, à
Padoue, qui ne les refusèrent pas. Toutes les mesures de sûreté
étaient prises quand il mourut. Une grande magnificence
rehaussa la pompe de ses funérailles, qui eurent lieu à Saint-
François. Après la cérémonie, le peuple, réuni dans une des
cours du château, acclama le jeune prince, que lui présenta
Albertino Giocoli, vieillard appartenant à une illustre famille
ferraraise, et, quelques jours plus tard, Giocoli, au nom de la
Commune, remit à Nicolas III le bâton de commandement.
V
NICOLAS III (I).
(Né le 9 novembre 1383, il régna île 1393 à 1441.)
Albert d'Esté avait eu bien raison de regarder Azzo di Fran-
cesco di Bertoldo comme un dangereux rival pour son fils.
(1) Il a été déj'i question de Nicolas III, p. 14 et J6.
LIVRE PREMIER. 17
Azzo comptait à Ferrare et dans les villes voisines de nombreux
partisans. Ceux-ci complotèrent de tuer les principaux conseil-
lers du jeune marquis et d'empoisonner le marquis lui-même,
mais on découvrit leurs desseins. Plusieurs citoyens furent
décapités. Quant à ceux qui s'échappèrent, on confisqua leurs
biens, on rasa leurs maisons et Ton promit des récompenses
à quiconque les livrerait vivants (1394). Azzo commettant des
actes d'hostilité sur le territoire de Ferrare, Filippo Roberti
et Giovanni dal Sale, deux des membres du conseil de régence,
entreprirent de le faire assassiner par le comte Giovanni di
Barbiano (1), qui les dupa en faisant poignarder un homme
obscur affublé des vêtements d'Azzo et en exigeant, avant
qu'on eût découvert sa fourberie, la récompense convenue
(1395) (2). Peu après, Azzo excita un soulèvement à Porto-
maggiore. Astorgio Manfredi, seigneur de Faënza, mis à la
tète des troupes ferraraises , l'y poursuivit, s'empara de lui
après un combat acharné, et le conduisit h Ferrare, où l'on
procéda à la punition des principaux rebelles : les uns furent
décapités ou expirèrent sur le gibet, les autres furent torturés
avec des tenailles ou écartelés, et leurs membres furent sus-
pendus sur la rive du Pô. Azzo échappa au supplice qu'il
attendait. Astorgio Manfredi l'emmena à Faënza et l'y garda
prisonnier, donnant son fils comme caution de sa propre bonne
foi, puis se déchargea de sa responsabilité en remettant le pri-
sonnier à la Piépublique de Venise, qui le relégua dans l'île de
Candie (1400). Quatre ans plus tard, la guerre ayant éclaté
entre Venise et Nicolas III, Azzo fut rendu à la liberté afin
qu'il servit d'épouvantail au marquis de Ferrare. Sa mort,
vers 1411, délivra le fils d'Albert d'Esté d'un souci en quelque
sorte permanent.
Pour Nicolas III, comme pour la plupart des princes de son
temps, tous les actes de perfidie ou de cruauté paraissaient
(1) Nous reparlerons de cet épisode, à propos de l'architecte Rartolino da
Novara, dans le ch. i du liv. II.
(2) En août 1399, les Ferrarais et les Bolonais attaquèrent ensemble Giovanni
di Barbiano, qui fut fait prisonnier et eut la tête tranchée à Bologne.
T. 2
18 L'ART FERRARAIS.
permis quand il s'afjissait de se débarrasser d'un adversaire,
de punir une sédition, de venger une injure. Ces sentiments
lui avaient été inculqués par l'éducation et par de mémorables
exemples. N'avait-il pas vu dès sa jeunesse ses conseillers cher-
chant à faire assassiner Azzo par le comte Giovanni di Bar-
biano ? N'était-il pas le contemporain de Jean Galéas Visconti
et de tant d'autres tyrans sanguinaires? En 1409, après de
longues escarmouches contre Ottobuono Terzy, maître de
Parme et de Reggio, aussi féroce et aussi expert en trahisons
qu'Ezzelino de Vérone^ il accepta une entrevue avec son
ennemi ; mais à peine fut-il en présence d'Ottobuono que ses
compagnons se jetèrent sur celui-ci et le massacrèrent (1).
Ottobuono, à la vérité, avait formé, dit-on, le même dessein
à l'égard de Nicolas III, et s'il ne le réalisa pas, c'est qu'il fut
devancé par celui qui devait être sa victime (2). A Ferrare
même, deux conjurations furent suivies de rigueurs sanglantes :
en 1404, un fattor générale {",1) du marquis et un autre citoyen
payèrent de la vie leurs menées séditieuses; en 1434,Giacomo
Giglioli et son fils, l'un secrétaire du prince, l'autre gouverneur
militaire de Reggio, subirent la peine capitale, et leurs biens,
évalués à deux cent mille ducats, furent confisqués. Jusque
dans sa propre famille, Nicolas III se montra impitoyable : il fit
trancher la tête à sa seconde femme, Parisina, et à son filsUgo,
dont on lui avait révélé la coupable liaison avec elle (1425) (4).
Cet homme violent avait les qualités d'un bon prince : il se
préoccupait du bien-être général et désirait que ses sujets fus-
(1) Paruie et Rejjgio se donnèrent alors à ÎSicolas III. On a vu (p. 5) (jue,
sous Obizzo (li Rinaldo, Reggio avait déjà appartenu à la maison d'Esté.
(2) Le meurtre d'Ottobuono valut à Nicolas III les félicitations d'Antonio
Lusco, qui fut secrétaire du pape Eugène IV' . « Tu ne pouvais rien faire, lui
écrivit-il, de plus agréable à Dieu et aux hommes. Tu as agi virilement et même
avec piété en délivrant le monde de ce monstre infâme, de cette bête féroce. Si,
l'occasion se présentant de le tuer, tu no l'avais pas saisie, tu aurais commis
un crime, oui, un crime, crois-moi, et c'eût été la plus grande des erreurs. »
Telle était la morale politique de l'époque. {Bcr. Ital. Script., t. XVIII, p. 1065,
1068.)
(3) Surintendant des finances.
(4) Voyez plus loin, dans le ch. m du liv. II, à propos du Castello, les détails
de ce drame.
LIVRE PREMIER. 19
sent plus riches que les populations des autres États (1). Son
conseiller Alberto Roberti fut condamné à la peine capitale
pour abus de pouvoir.
Par sa bravoure, il gagna également les esprits. Lorsqu'il
s'associa aux troupes pontificales afin de reprendre Bologne,
dont Jean Galëas Visconti s'était emparé, il paya vaillamment
de sa personne (1403). Ayant prêté son assistance à son beau-
père, Francesco Novello da Carrara, seigneur de Padoue,dans
une entreprise contre Vérone , il fut le premier à escalader
les murs de la ville. Son intrépidité ne fut pas moindre quand
il prit fait et cause pour Francesco Novello, injustement atta-
qué, selon lui, par Venise, dont il redoutait, d'ailleurs, l'am-
bition pour son propre compte (1404); près de Padoue , il
s'élança dans le camp ennemi l'épée à la main et se livra à un
grand carnage; une autre fois, il tomba surTaddeo dal A'erme,
commandant des troupes de la République, et le réduisit h se
constituer prisonnier.
A l'héroïsme en temps de guerre, il joignait une rare
adresse dans les exercices chevaleresques. Lors du mariage
de Giacomo da Carrara, fils de Francesco Novello, il participa
à un tournoi où il fut victorieux (1403), et, dans les tournois
qui eurent lieu à Venise sur la place de Saint-Marc en 1415,
il combattit, à la tête de quatorze cavaliers, choisis parmi les
deux cents personnages de sa suite, contre quatorze cavaliers
conduits par le seigneur de Mantoue.
Vicaire de l'Église à Ferrare, il se comporta en fidèle vassal
et n'eut que de bons rapports avec le Saint-Siège. Ayant pro-
mis son concours au pape Boniface IX pour arracher Bologne
à l'ambitieux duc de Milan, il rendit dans sa capitale tous les
honneurs possibles au cardinal-légat Baldassare Cossa, qu'ac-
compagnaient les troupes pontificales et les troupes alliées ,
alla à sa rencontre et lui présenta les clefs des portes de la
ville (14)03). Cessa fit son entrée sous un riche baldaquin et
logea dans le palais du Paradis. Après avoir concerté lo plan
(1) BcRCKHARDX, Die Cullui- der Renaissance in Italien, p. 37.
20 L'ART FERRARAIS.
de campa{;nc avec le marcjuis, il le nomma capitaine général,
lui accorda une solde de douze mille florins par an et diminua
la redevance annuelle due au Saint-Siège. Enfin, la veille de
la Pentecôte, il se rendit, escorté par le clergé et par la cour,
à la cathédrale, y célébra la messe, bénit les drapeaux et remit
à ]Sic()las III le bâton de commandement. Quelques mois plus
tard, il recouvrait Bologne.
Entre Alexandre V et le marquis de Ferrare, les relations
ne furent pas moins amicales. Nicolas III alla rendre hom-
mage au nouveau pape à Pianoro (1410). Appelé par lui à
Bologne pour s'entendre sur certaines mesures à prendre, il
reçut de lui la rose d'or à l'issue d'une messe célébrée à San
Petronio, puis seize cardinaux le conduisirent à sa demeure.
Que Nicolas III ait rencontré aussi les dispositions les plus
bienveillantes chez le successeur d'Alexandre Y, cela n'a rien
de surprenant. Jean XXIII n'était autre, en effet, que Baldas-
sare Cossa. Afin de combattre les révoltés de la Romagne,
ainsi que les partisans des deux antipapes déposés'et Ladislas,
roi de Naples, il nomma capitaine général Uguccione Contra-
rio, le ministre favori et l'intime ami du marquis de Ferrare. A
Bologne, pendant la nuit de Noël de l'année 1410, il célébra la
messe dans l'église de Sainte-Anastasie, fit chanter l'épître par
Uguccione, lui remit l'étendard de l'Église et lui donna non
seulement un chapeau orné de perles, mais une riche épée.
En 1414, quand il revint de Lodi où il avait eu des pourpar-
lers avec Sigismond, roi des Romains, le même pape passa six
jours à Ferrare : il entra dans la ville sur un cheval blanc que
conduisaient le marquis et Uguccione, se rendit à la cathé-
drale, puis au palais du souverain, préparé pour lui servir de
demeure, ayant pour caudataire Nicolas III.
Du pape Martin V, ce prince obtint en 1429 la légitimation
de Lionel, un de ses fils naturels.
Enfin, sous le règne du marquis Nicolas III, en 1437, Fer-
rare eut l'honneur d'être choisie par Eugène IV comme siège
d'un concile ayant pour mission d'annuler les décisions du
concile schismatique de Bàle , de réunir h l'Église latine
LIVRE PREMIER. 21
l'Église grecque, séparée d'elle depuis 858, à Tépoque de
Photius, et de se procurer des secours pour combattre les
Turcs qui menaçaient l'empire d'Orient. Comme cet événement
a été le sujet de peintures exécutées par un des premiers
maîtres ferrarais, nous croyons nécessaire d'entrer dans quel-
ques détails (I).
De Florence, où il résidait, Eugène IV se transporta d'abord
à Bologne, où furent arrêtées entre lui et Agostino Villa,
secrétaire du marquis de Ferrare, les conventions prélimi-
naires. Nicolas III devait loger gratuitement le Pape et les
cardinaux avec leur suite, assurer des vivres à toutes les per-
sonnes qui prendraient part au concile, maintenir la tranquil-
lité publique et confier à ses propres gardes le soin de veiller à
la sécurité du Souverain Pontife. Parti de Bologne le 23 jan-
A'ier 1438, Eugène IV arriva par le Pô, le lendemain, au
monastère de Saint-Antoine, alors situé hors des murs de la
ville. A son arrivée, la bienvenue lui fut souhaitée dans une
allocution en latin par Lionel, fils de Nicolas III, qu'accompa-
gnait Uguccione Contrario . Il témoigna sa reconnaissance
envers le jeune prince en lui donnant un chapeau orné d'or et
de pierres précieuses. Trois jours après, il entra dans la ville
sous un splendide baldaquin, préparé aux frais de la Com-
mune : il montait un cheval à la droite duquel se tenait un
envoyé de Jean II, roi de Castille, tandis que Nicolas III se
tenait à gauche; le clergé et les Pères du concile, tous à che-
val, le précédaient. Le cortège s'avança vers la cathédrale, où
le Souverain Pontife récita quelques prières et fit prononcer
une exhortation par l'évêque de Forli. Eugène IV se rendit
ensuite au palais seigneurial, situé en face de l'église. Comme
il souffrait de la goutte et qu'il aurait eu de la peine à gravir
un escalier, on avait construit un pont de planches en pente
douce qui conduisait de la cathédrale à la loggia antérieure du
château.
Le 8 février, Jean VIFPaléologue, empereur d'Orient, ar- A2.5'-f^^^
(1) Faustixo Maria di S. Lorknzo, Sloria del Beato Giovanni detlo da Tossl-
gnano, p. 53-57. — Fiiizzi, Mcm. per la sloria di Fcrrara, t. III, p. 473-482.
22 L'ART FERRA1\AIS.
riva à Venise, et logea dans le palais d'Esté où Nicolas III, le
cardinal Albergati et Anibroise le Camaldule vinrent bientôt le
complimenter. Au bout de vin^t jours, il partit pour Ferrare
avec son frère Démétrius, despote de Morée, et avec une suite
nombreuse dans laquelle figuraient, outre les principaux per-
sonnages de sa cour, les ambassadeurs de plusieurs souverains
de l'Asie, des abbés, des évêques, des archevêques, entre
autres Bessarion, qui devint cardinal; il débarqua à Franco-
lino, où l'attendait le marquis de Ferrare, y passa la nuit
et voulut continuer sa route par terre. Il avait à ses côtés le
marquis d'Esté et les deux fils de ce prince, Lionel et Borso,
lorsque, au son de la musique et au brnit des acclamations
populaires, il traversa Ferrare. Tous les prélats, tous les car-
dinaux s'étaient portés h sa rencontre. Par un escalier acces-
sible aux chevaux, il arriva, sans quitter sa monture, jusqu'au
seuil de l'appartement du Pape. Introduit auprès d'Eugène IV,
il voulut plier les genoux devant lui, mais le Pontife s'y opposa,
lui tendit sa main à baiser et le fit asseoir à sa droite. Après un
court entretien, l'Empereur gagna le palais du Paradis qui lui
avait été destiné comme demeure, tandis que le palais de
Schifanoia était mis à la disposition de Démétrius.
Quant à Joseph, patriarche de Constantinople, il ne quitta
Venise que plus d'un mois après l'Empereur. A Francolino, il
monta sur un bucentaure à trois étages dont la forme harmo-
nieuse et l'ornementation délicate excitèrent l'admiration gé-
nérale : on n'y avait épargné ni l'or, ni les peintures, ni les
sculptures. Un cheval brun, couvert de pourpre et d'or, et
tenu en bride par quelques gentilshommes de Nicolas III, le
conduisit de Pontelagoscuro à Ferrare, où son entrée ne fut
guère moins solennelle que celle de Jean Paléologue. Il logea
dans le palais des Roberti.
Après avoir commencé par se réunir deux fois dans la cha-
pelle du palais de Nicolas III (8 et 10 février), les Pères du
Concile s'assemblèrent dans la cathédrale sous la présidence
du cardinal Niccolô Albergati, évéque de Bologne, et une
messe du Saint-Esprit fut dite parl'évêque de Ferrare, Giovanni
LIVRE PREMIER. 23
Tavelli daTossignano. La première séance solennelle à laquelle
assistèrent les Grecs eut lieu le 9 avril. On y proclama la légi-
timité et l'universalité du concile (1), puis on décida de sur-
seoir jusqu'à l'arrivée de certains princes étrangers que devait
inviter le Pape. En attendant, les théologiens en renom,
parmi lesquels prirent place le Franciscain Fra Agostino et le
Servite Fra Paolo, tous deux citoyens de Ferrare et professeurs
à l'Université, furent chargés de poser les questions à tran-
cher, ce qu'ils firent tantôt dans l'église de Saint-François,
tantôt dans l'antichamhre du patriarche, afin que de son lit,
où la goutte le retenait, il pût assister aux discussions, tantôt
enfin dans la chapelle du palais habité par Eugène IV. Les
travaux n'étaient pas encore très avancés quand le Pape réso-
lut de transférer le concile à Florence. Trois motifs l'y avaient
décidé. D'abord, il manquait d'argent pour subvenir non
seulement à l'entretien des Grecs, mais aux frais de toutes
sortes qu'entraînait la tenue du concile, et les Florentins lui
promettaient, s'il venait chez eux, de supporter toutes les
dépenses. En outre, il ne se sentait plus en sécurité complète
à Ferrare, la guerre avant éclaté entre les Vénitiens et le duc
de Milan, dont le général, Niccolô Piccinino, avait envahi
Bologne et soustrait à l'obédience de l'Église Imola, Forli et
Ravenne. Enfin la peste commençait à sévir et avait déjà
enlevé l'évêque de Sardique. Ce fut le 10 janvier 1439, dans
la cathédrale, où fut tenue la quatrième session solennelle (2),
qu'Eugène IV ordonna la translation du concile à Florence.
Le 16, il se retira de nouveau au monastère de Saint-Antoine,
célébra le lendemain la fête du saint titulaire et s'achemina
par Finale et Modène, avec une escorte de troupes ferraraises,
vers la capitale de la Toscane.
En se montrant attaché aux intérêts du Saint-Siège, Nico-
las III agissait-il simplement par politique ou obéissait-il à un
sentiment religieux? Si la première supposition est la plus
(1) Il s'y trouva cent ciiiijuante cardinaux et évèqnes, accouipa{;nés d'un grand
nombre de prêtres, de diacres et de protonotaires.
(2) 11 y avait eu déjà quinze sessions ordinaires.
84 L'ART FERRARAIS.
vraisemblable, la seconde n'est pas tout à fait inadmissible, ou
plutôt on peut dire qu'il fut heureux de pouvoir concilier dans
sa conduite un fond de foi chrétienne avec son intérêt person-
nel qui, en cas de conflit, eut sans doute refoulé toute autre
considération. Il y avait chez le fils d'Albert d Este un singu-
lier mélange de vices et de qualités. Quoique astucieux et
cruel, quoique fort peu scrupuleux dans sa vie privée, ce
prince n'était étranger ni aux nobles aspirations, ni aux pra-
tiques de la piété chrétienne. Ses nombreux pèlerinages n'en
font pas moins foi que ses témoignages de vénération pour
saint Bernardin de Sienne, qui vint prêcher à Ferrare en 1432,
et pour Giovanni Tavelli da Tossignano, qui en fut évéque.
L'an 1400, il se rendit à Bologne pour s'acquitter d'un vœu
dans l'église de Santa Maria del Monte. — Treize ans plus tard,
à l'âge de trente ans, il entreprit le voyage de Jérusalem, lais-
sant le soin de gouverner })endant son absence à Uguccione
Contrario. Il était accompagné de cinquante-deux personnes,
vêtues de noir, avec des croix rouges sur leurs costumes. Son
secrétaire, Luchinoda Campo, le médecin Niccolo, Alberto dal
Sale et Feltrino Boiardi faisaient partie de sa suite. Il s'em-
barqua à Venise. Une fois en Palestine, il changea son nom,
d'après le conseil de l'amiral vénitien, contre le nom de Niccolo
Contarino, afin d'être plus respecté des mahométans. Il s était
d'ailleurs pourvu de sauf-conduits délivrés par les consuls de
Venise et de Gênes. A Jérusalem, devant le Saint Sépulcre, il
proclama chevaliers Boiardi, dal Sale, ainsi que plusieurs
autres de ses compagnons. En revenant de la Terre Sainte, il
s'arrêta quelques jours à Chypre, à Rhodes, à Cythère ou il
voulait voir le lieu témoin de l'enlèvement d'Hélène, à Pola,
ville très ancienne de l'Istrie, dans laquelle il admira « des
arcades en pierre (1) « , prenant intérêt, comme un voyageur
de nos jours, à examiner les églises, les châteaux forts, les
(1) 11 s'ajjit prohahlemcut des arcades en pierre d'un amphithéâtre romain qui
sul)siste encore en partie. PoLt possède égalenient les restes d un arc de triomphe
(porta anrea), d'un temple de Diane et d'un temple d'Auj^uste, qui durent
attirer aussi l'attention du souverain voyaf;eur. (Indications de M. Daumet.)
LIVRE PREMIER. 25
jardins et les champs de bataille (I). Parti de Ferrare le
6 avril, il v rentra le 6 juillet : ses sujets célébrèrent son
retour par des courses de barques, par des courses de bétes et
par des tournois organisés en son honneur (2). — En 1-414, nous
le trouvons à Lorette, où, pour s'acquitter d'un vœu fait en
temps de peste, il suspend dans le célèbre sanctuaire le mo-
dèle en argent d'une ville. — Peu de temps après, c'est dans
'église de Saint-Antoine à Vienne, en Dauphiné, qu'il accom-
plit un nouveau pèlerinage. Il part le 19 juin 1414 avec vingt-
quatre personnes à cheval, toutes vêtues de vert clair. Cette
fois encore, il emmène Feltrino Boiardi, Il passe par Ficarolo,
Mantoue, Parme. A Gènes, le bon accueil du doge le retient
pendant neuf jours. Puis il s'embarque pour Nice et arrive à
Vienne (3). Ses dévotions achevées, il pousse jusqu'à Paris, va
trouver à Saint-Denis le roi de France qui le comble de ca-
deaux, et, en revenant, il traverse le Piémont. Près du château
du Mont Saint-Michel, il est arrêté avec les siens par Man-
fredo del Carretto, marquis de Ceva, qui offre au duc de
Milan de le lui livrer moyennant une forte somme. Ses propo-
sitions ayant été repoussées, Manfredo espéra du moins tirer
une rançon de son prisonnier. Mais Amédée, duc de Savoie,
fut informé de ce guet-apens et donna des ordres pour punir
le traître. Celui-ci eut beau rendre la liberté à Nicolas III, qui
lui promit d'intercéder en sa faveur, les envoyés du duc de
Savoie rasèrent le château du coupable et coupèrent la tète au
châtelain. Le 12 octobre, le marquis d'Esté était de retour
dans sa capitale. — C'est encore un motif de piété qui l'attira
hors de ses États en 1435 : au mois d'avril, il visita, à Flo-
rence, l'église de l'Annunziata, à laquelle il laissa un ex-voto
en cire qui le représentait à cheval, et qui devait avoir de
grandes dimensions, si l'on en juge par le prix que toucha
l'artiste {fiorino cinquanta de segillo) et par les payements faits
(1) Ad. Venturi, I primordi del rinasciinento artistico a Ferrara, p 3.
(2) Frizzi, Mem. perla storia di Ferrara, t. III, p. 442.
(3j Nicolas III y alla une seconde fois en 1434.
26 L'ART FERRAKAIS.
aux foiperons, aux charpentiers et aux hommes de peine (1).
Comme tous les princes italiens, Nicolas HT fut assez souvent
entraîné à guerroyer contre des voisins dangereux, à entrer
dans des ligues ayant pour but de refouler des ambitions
sans frein [2); mais sa prudence lui épargna les longs conflits,
et sa sagesse lui procura un crédit tel qu'on le prit maintes
fois pour médiateur et pour arbitre. C'est lui qui, en 1433,
fut chargé de mettre fin à une guerre entre le duc de Milan
d'une part, Venise et Florence d'autre part; les ambassadeurs
des diverses parties, notamment Palla Strozzi et Côme de
Médicis, s'assemblèrent à Ferrare, où les conditions de la paix
furent arrêtées. En 1440 et en 1441, le marquis Nicolas III
servit aussi de trait d'union entre Philippe-Marie Visconti et
les Vénitiens. Mais ce qui lui fait le plus d'honneur, ce qui
donne la plus haute idée de ses qualités politiques, c'est que
le duc de Milan, afin d'assurer son propre repos dans ses der-
nières années, lui confia le gouvernement de ses États, Nico-
las III, laissant son fils Lionel régner à Ferrare, se transporta
à Milan avec Uguccione Contrario et s'y installa. Quelques
réformes de nature h augmenter la prospérité des sujets du
duc soulevèrent bientôt de redoutables haines contre celui qui
en avait eu l'initiative. Au bout d'un mois envn'on, le 26 dé-
cembre 1441, Nicolas tomba tout à coup malade et mourut,
peut-être empoisonné.
Si, à certains égards, il fut un véritable prince du moyen
âge, digne de figurer dans V Enfer de Dante, il se comporta
aussi en représentant de la Renaissance, en ami àes lettres,
des sciences et des arts.
Pendant sa minorité, l'état du Trésor avait forcé les membres
du conseil de régence à suspendre les cours de l'Univer-
sité (1394). Il les rouvrit en 140i2 et attira des professeurs
émérites : sur ses instances, Pietro d'Ancarano qui enseigna
(1) Ad. Venturi, I promord i ciel rinascimcnto artistico a Fcrrara, p. 30.
(2) Il fut, notamment, capitaine général au service d'une li{]ne formée par
Florence et Venise contre le duc de Milan; le bâton de commandement lui fut
remis devant le maître-autel de la cathédrale de Ferrare (1426).
LIVRE PREMIER. 27
le droit civil, Antonio da Budrio qui s'occupa du droit canon
et Giovanni d'Imola qui commenta les lois, abandonnèrent
l'Université de Bologne. Une nouvelle interruption dans les
cours eut lieu en 1416 et en 1117 à cause de la peste; mais, à
partir de cette époque, l'Université de Ferrare ne fit qu'ac-
croître son renom, avec des professeurs tels que riiellé-
niste Giovanni Aurispa (en 1427 ou 1428) (1), Guarino de
Vérone (1429) (2) et Michèle Savonarola, médecin célèbre à
l'école de Padoue (1 i4.0) (3). « En 147 4, elle comptait qua-
(1) Giovanni Aurispa naquit à Xoto, en Sicile, vers 1369, et mourut en 1459.
Il visita Constantinople vers 1418 et en rapporta un très grand nombre de
manuscrits. Il se trouvait à Venise quand la misère le força de mettre en {]a{;e
deux cent trente-deux de ces manuscrits pour cinquante florins d'or. Informé de
ce qui venait de se passer, Côme de Médicis dégagea les manuscrits et appela
Aurispa à Florence. Vers 1427, Aurispa se rendit à Ferrare, devint professeur à
l'Université, entra dans les ordres, et fut l'objet d'une grande bienveillance de la
part de Nicolas III, qui le choisit comme précepteur de son fils Méliaduse. On
lui donna une paroisse, et il fut commendataire de Santa Maria in Vado et de
Sant' Antonio. Dans la seconde moitié de l'année 1433, il quitta Ferrare pour
se rendre au concile de Bâle. Eugène IV, pendant le concile de Ferrare (1438),
lui confia la charge de secrétaire apostolique, que Nicolas V ne lui retira pas.
C'est dans la capitale des princes d'Esté qu'Aurispa passa le reste de sa vie. Il
mourut à l'âge de quatre-vingt-dix ans, laissant trois enfants naturels (deux filles
et un fils}, nés peut-être avant son entrée dans les ordres. Il fut avec Guarino de
Vérone le restaurateur des littératures grecque et latine. (Frizzi, JMem. per la
storia di Ferrara, t. III, p. 458, et t. IV, p. 41-42. — Tiiîaboschi, Storia delta
letteratura italiana, t. VI, 1, 4.j
(2) Guarino de Vérone, né en 1370, avait appris le grec à Constantinople avec
Ennnanuel Chrysoloras. Avant de s'installer à Ferrare, il avait été professeur à
Florence, à Venise (1515), à Vérone (vers 1422), à Trente (vers 1426), et de
nouveau à Vérone. Peut-être retourna-t-il quelquefois dans cette ville pendant
son séjour à Ferrare. Nous parlerons de lui plus au Ii>ng dans le chapitre consacre
aux médailles.
(3) Michèle Savonarola se fixa à Ferrare pour coinplaire à Nicolas III, et y
occupa la chaire de médecine jusqu'en 1450, tout en étant le médecin de la cour.
Aux honneurs dont il fut comblé et qu'il méritait autant par la dignité de son
caractère que par l'étendue et la variété de ses connaissances, s'ajoutèrent des
pensions et l'investiture de plusieurs terres. II ne renonça à sa chaire que pour
composer des ouvrages d'un vrai mérite, où se manifeste un esprit profondément
religieux. Lionel et Borso, fils et successeurs de Nicolas III, le tinrent aussi en
haute estime et le gardèrent connue médecin. Il soignait les pauvres sans leur
demander aucune rétribution. Grand-père de Jérôme Savonarole, il entoura de
tendresse l'enfance de celui-ci et inspira au futur Donn'nii;ain le goût de l'étude
et des livres. Il mourut entre 1466 et 1468. (P. Villari, Vie de Jérôme Savona-
role, t. I, p. 29-30, 32-33, — Antonio Cappelli, Fra Girolamo Savonarola e
volizie intorno il suo tempo. Modena, 1869, p. 6-10. — A. Gherardi, Nuovi
documenti e stttdi intorno a Girolamo Savonarola. Firenze, 1887, p. 4.)
28 L'ART FERRARAIS.
rante-cinq professeurs (1), représentant les études les plus
variées (2). »
Durant le règne de Nicolas III, la ville de Ferrare compta
parmi ses hôtes non seulement des souverains comme Pierre
de Portugal (1428) et Tempereur Sigismond (3), mais des
savants comme Leonardo Bruni, qui, après avoir été secré-
taire apostolique sous quatre papes, était secrétaire de la
République florentine. En 1427, ce personnage prononça dans
l'éplise de Saint-Dominique l'oraison funèbre de Nanni Strozzi,
qui fut pendant trente ans au service de Nicolas III en qualité
de général et qui mourut au milieu d'une bataille, non loin
de Crémone, en assistant les Vénitiens alors aux prises avec le
duc de Milan.
Comprenant tout le prix d'une éducation sérieuse, à la fois
militaire et littéraire, Nicolas III (4.) envoya Lionel, celui de
ses fils auquel il destinait le trône de Ferrare, auprès de Brac-
cio di Montone, seigneur de Pérouse, pour apprendre le métier
des armes (5), et il chargea, en 1429, Guarino de Vérone,
peut-être à l'instigation de Giovanni Aurispa, ami de ce der-
nier, de former l'esprit du jeune prince à l'amour des auteurs
classiques, à la pratique de l'éloquence et de la poésie.
Le goût des livres ne fut pas étranger à Nicolas III. Ce
(1) Si Francesco Filelfo ne vint pas aussi s'établir à Ferrare comme professeur,
ce ne fut pas la faute de Nicolas III, ainsi que le prouvent diverses lettres de Filelfcj
Tominaso da Sarzana et à Giovanni Aurispa; des enjjafjenients formels le liaient
envers les Florentins, qui tinrent à le garder. (Gianandhea Barotti, Memorie isto-
riclic di lelterati ferraresi.)
(2) E. MiisTz, La renaissance en Italie et en France à Vépoque de Charles VIII,
p. 326.
(3) L'empereur Sigismond, devant qui Lionel, un des fils de Nicolas III, pro-
nonça un discours en latin, proclama chevaliers, le 13 septembre 1433, Lionel,
Borso et Folco, fds naturels du souverain de Ferrare, ainsi qu'Hercule (né le
24 octobre 1431) et Sigismond (né le 31 août 1433), tous deux fils légitimes du
même prince. Le dernier fils de Nicolas III devait son nom à l'empereur, qui
l'avait tenu sur les fonts baptismaux. (Fbizzi, Mem. per la storia di Ferrara,
t. III, p. 468.)
(4) L'esprit de Nicolas III n'était pas sans culture. Un de ses précepteurs fut
Donato da Gasentino. — Nicolas III accorda sa faveur à l'astronome Giovanni
Biancliini, dont il sera question dans le ch. il du liv. IV, à propos de la minia-
ture.
(5) Braccio di Montone mourut en 1424.
LIVRE PREMIER. 29
prince donna de notables accroissements à la collection de
livres commencée par ses prédécesseurs. Un inventaire de
1437 nous apprend qu'elle renfermait, vers la fin de son
règne, 278 manuscrits, 1 en langue allemande, 2 en grec,
23 en italien, 58 en français et 194 en latin (1).
De même que son père, Nicolas III se complut à ordonner
de nouvelles constructions. Il fit non seulement refaire les
murs d'enceinte de sa capitale et la partie fortifiée du Castel
Tedaldo (1395), mais élever le Castel Nuovo, dont Giovaiuii da
Siena fut l'architecte ( 1 427-1433) (2) , et les palais de Belriguardo
et de Consandolo (3). h'église de Be/fiore, appelée aussi Sainte-
Marie des Anges, prit naissance de 1436 à 1440, et le cam-
panile de la cathédrale fut commencé. Sous le règne de
Nicolas III, on retrouve Barlolino da Novai-a, employé surtout
comme ingénieur militaire avec Domenico da Firenze qui périt
en dressant une bombarde contre la citadelle de Reggio, assié-
gée par les milices ferraraises (1409). Le marquis de Ferrare
employa, en outre, un ingénieur nommé Giovanni d'Esté.
Afin de le récompenser de ses longs et dévoués services, il lui
permit (20 avril 1422) de dériver pour son utilité personnelle
l'eau du canal de Reggio, à certains jours de la semaine. Dans
le décret de concession, il l'appelle dilectus imjegniariiis
noster (4). Citons enfin Filippo Brunellesco de Florence ou
plutôt de Ficaruolo (5), qui se mit momentanément, on ne
sait pour quel travail (6), à la disposition de Nicolas III. Ce qui
est certain, c'est que les préposés aux constructions de Santa
(1) G. Camus, I codici francesi dcUa Regia Biblioteca Estcnse, dans la Basse-
gna Emiliana, Y" année, fasc. X.
(2) Nicolas fit aussi afjrandir et presque reconstruire le magnifique château fort
de Finale par Giovanni da Siena. Cet éminent architecte se mit au service du seigneur
de Ferrare en 1422, et y resta jusqu'à sa mort, arrivée vers 1440. '^Voir Cokrado
Ricci, Giovanni da Siena, dans V Archivio storico deW arte, juillet-août 1892.)
(3) Peut-être même le château de Fossadalbero lui dut-il son existence.
(4) G. Campori, Gli arcliilelti e (jV injegneri degli Estensi dal secolo XIII
al XVI.
(5) Ficaruolo est située sur le Pô.
(6) Peut-être le marquis de Ferrare désira-t-il avoir son avis sur les digues
destinées à prévenir les terrijjles débordements du Pô. (Ad. Vemuri, I primordi
del rinascimento artistico a Ferrara, p. 5.)
30 L'ART rEllHARAIS.
Maria del Fiore permirent, en 1 43:2, à Tillustre architecte de
s'absenter pendant quarante-cinq jours pour servir le souverain
de Ferrarc et le seigneur de Mantoue, sur la demande de ces
personnages (1).
Vers le même temps, la peinture prit son premier essor.
Nous aurons , plus loin , l'occasion de mentionner un assez
grand nombre de peintres, dont les œuvres n'existent plus.
Le plus célèbre de tous les artistes d'alors fut Antonio Alherii
ou Antonio da Ferrara^ qui représenta dans le palais du Pa-
radis la gloire des Bienheureux et le concile tenu à Ferrare
en 1438. Plusieurs miniaturistes, notamment Giovanni F alco ni
et Jacopino d'Arezzo, trouvèrent aussi auprès du souverain une
faveur justifiée par des qualités remarquables.
Ce fut vraisemblablement en 1432 que parut à la cour, où
il fut reçu avec honneur, Viitore Pisano, qui semble y avoir
inauguré son talent de médailleur, sans oublier qu'il était
peintre. Il y revint en 1435. En 1438, il s'y trouvait aussi,
comme le prouve la médaille de Jean Paléologue, probable-
ment faite pendant la tenue du concile, et sa présence en 1441
ne fait pas non plus de doute.
Comme sculpteurs, on ne peut citer sous Nicolas III que
Giacomo da Siena (1408), Giacomo délia Quercia[^), qui sculpta
une Madone pour la cathédrale (1408) , et Cristoforo da
Firenze (1427), auteur d'une Vierge qui orne la façade de la
même église.
Quant h la sculpture en bois et à la marqueterie, elle fut
représentée, au commencement du règne de Nicolas III, par
Giovanni da Modena, surnommé Baisi ou Abaisi, et à la fin par
Andréa di Crescimhene , père de Lorenzo et de Cristoforo
Ganozzi da Lendinara.
L'orfèvrerie était déjà florissante. Milan et Venise envoyè-
rent de nombreux artistes à Ferrare, où les orfèvres formaient
une corporation. A partir de 1437, Amadio da Milano y dé-
ploya une activité sans relâche et un talent reconnu de tous.
(1) G. C.uiPOni, Gli architetti e gV ingegneri deijli Estensi, p. 31.
(2) Il ne fit que passer à Ferrare.
LIVRE PREMIER. 31
Ferrare posséda également dès cette époque des tapissiers,
des potiers et des brodeurs. En 1436, Nicolas III prit à son
service Jacopo d'Angelo, tapissier flamand. La même année,
un potier, Benedetii on BeUino, était installé dans le Castello.
Plusieurs brodeurs milanais, T'ommasino dalla Raina, Francesco
da Carcano, Agostino Framhaia de Pavie, Giusto et Antonio de
Milan, établis dans la ville, travaillèrent pour le seigneur de
Ferrare, pour Ugo et pour Parisina (1).
La musique ne fut pas non plus dédaignée. Il n'y avait pas
de fête en plein air qui ne fût égayée par le son des fifres et
des trompettes, des cymbales et des tambourins, tandis que
dans les réunions à l'intérieur du palais on prenait plaisir à
entendre jouer de la cithare, du luth, du rebec, du psaltérion.
Ugo d'Esté, Parisina et ses deux filles s'exercèrent sur la harpe.
De temps en temps, le marquis d'Esté faisait des libéralités
aux musiciens qu'il avait pris à son service : en 1422, Bœmio,
joueur de fifre, ayant mis en gage quelques instruments,
Nicolas III ordonna de les dégager. Ce n'est pas seulement
dans ses États qu'il recrutait ses musiciens : en 1437, il donna
vingt ducats d or à un chanteur de la chapelle pontificale. La
même année, la trompette deFilippo fut décorée de flammes;
Jean d'Avignon figure comme joueur de fifre parmi les salariés
du prince, et un certain Giorgio fut chargé d'aller à Venise
pour y acheter des instruments (2). En 1441, le marquis eut à
sa solde un Allemand du nom de Nicolas, excellent instrumen-
tiste et chanteur : Nicolas reçut cent ducats d'or afin d'aller
embaucher en Allemagne, avec un compagnon et deux che-
vaux, àei tromhettieri [tibicines) pour le seigneur de Ferrare (3).
On voit que toutes les manifestations de l'art étaient en-
couragées à la brillante cour de Nicolas III, et que ce prince
(1) i\d. Vexturi, llelazioni artisliche ira le corti di MUano e Ferrara ncl
secolo XV, p. 252.
(2) Voulait-on des cordes à cithares, c'est aussi à Venise que l'on songeait;
Agostino s'y transporta en 1441 dans cette intention sur l'ordre du marquis.
(3) L.-F. Valduigui, Cappelle, concerti e musichr di casa d'Estedul secolo XV
al XVIII, dans les Attij; menwi-ie délie deputazioni di storia patria per le provin-
cie modenesi e pannensi, série III, vol. II.
32 L'ART FERRARAIS.
commençait à faire de sa capitale un des centres de la civili-
sation italienne (1).
Le fils d'Albert d'Esté se maria trois fois. Il n'avait que
treize ans et deux mois (janvier 1397) lorsqu'il épousa Gi-
gliola (2), fille de Francesco Novello da Carrara, seigneur de
Padoue (3). Niccolô Roberti, accompagné de quatre cents per-
sonnes à cheval, alla chercher Gigliola à Padoue. Quand elle
fit son entrée à Ferrare sous un baldaquin d'or, plusieurs
notables ferrarais tenaient les brides et les étriers de son
cheval ; les rues étaient jonchées de fleurs et d'herbes odo-
rantes; les marchands de laine avaient tendu des étoffes au-
dessus des rues; certaines corporations exhibèrent un car-
7'occio, un château fort, un saint Georges tuant le dragon ; et les
cabaretiers disposèrent au milieu de la grande place une fon-
taine d'où coulait du vin. La princesse s'avança vers le palais
au son des instruments. Une simple bénédiction fut donnée
aux jeunes époux dans la chapelle du château , l'âge de
Nicolas III ne permettant pas de conférer encore le sacrement
de mariage. Gigliola mourut le 23 février 1416, peut-être de
la peste, sans avoir eu d'enfants. — La seconde femme de
Nicolas III fut Parisina, fille de Malatesta de' Malatesti de
Rimini, qu'il épousa le 27 février 1418, et à laquelle, nous
l'avons vu, il fit trancher la tête le 21 mai 1425. Il n'en avait
eu qu'un fils, qui vécut seulement un mois et demi, et deux
filles jumelles, Ginevra et Lucie, qui se distinguèrent dans
l'étude du latin et du grec. Ginevra, née en 1519, se maria,
en 1434, avec Sigismond Malatesta et fut empoisonnée par
lui en 1440. Quant à Lucie, elle devint, en 1437, la femme
(1) M. Miiatz a fait justement observer que, à la cour de Nicolas III, la pénu-
rie des ressources alternait parfois avec les prodigalités mal calculées. « Tandis
que le marquis dépensait d'un coup 3,000 florins pour acheter des tentures, ses
fds en étaient réduits à porter des vêtements râpés. Les doléances faites par le
jeune Ugo à sa belle-mère nous révèlent la détresse de sa garde-robe; son frère
Méliaduse n'était pas mieux partagé. « {Histoire de l'art pendant la Renaissance,
1889, p. 142.)
(2 Elle avait environ quinze ans.
(3) Francesco Novello s'était marié avec Taddea, tille de Niccolô Zoppo (Nico-
las le Boiteux).
LIVRE PREMIER. 33
de Carlo Gonzaga, fils du marquis de Mantoue. — En troi-
sièmes noces, Nicolas III épousa (1429) Ricciarda, fille de
Tommaso, marquis de Saluées (1), laquelle mourut le 16 août
147 i. Il en eut deux fils : Hercule, né le 2 4 octobre 143!, et
Sigismond, né le 31 août 1433.
Quant à ses enfants naturels, on n'en connaît pas exacte-
ment le nombre. Giraldi lui en attribue vingt et un, Sardi en
compte vingt-deux. « En deçà et au delà du Pô, disait-on, il
n'y a que des enfants de î^icolas (2). » Nous signalerons parmi
les fils : Ugo Aldohraiidnw, né de Stella dall' Assassino le 17 no-
vembre 1405, lequel fut décapité avec Parisina en 1425; Më-
liaduse, né le 3 mars 140() de Catterina, fille du médecin
Taddeo, ou de Catterina degli Albaresani, et mort le 2 janvier
1452 (3); Lionel, né le 21 septembre 1407 de Stella dall'
Assassino; Borso, né le 24 août 1 413 de Stella dall' Assassino
ou Stella de' Tolomei; Albert, né le 10 novembre 1415 de
(i) Ricciarda ne fut amenée à Ferrare qu'en 1431. Vêtue de damas blanc,
avec un vêtement de dessous rou{;e, elle entra dans la ville sur un cheval blanc
et fut conduite au Gastel JNuovo. La cérémonie nuptiale eut lieu le lendemain et
fut suivie de fêtes pendant trois jours.
(2) « Di qua e di la dal Po, tutti fi gli di Niccolo. »
(3) Destiné par son père à la carrière ecclésiastique à laquelle il tenta vaine-
ment de se soustraire en s enfuyant auprès de Philippe Visconti, Méliaduse fut
abbé conimendataire de l'imposant monastère de Pomposa, situé entre Comac-
chio et Codij^oro, et du monastère de San Barlolommeo à Ferrare. En qualité de
protonotaire apostolique, il demeura un certain temps à Florence, pendant le
premier séjour d'Eugène IV dans cette ville. En 1436 ou en 1437, il se lia avec
Léon-Baptiste Alberti, à Bolofrne. Alberti, dans la lettre par laquelle il dédia son
Philodoxios à Lionel, rappelle cette liaison, qui se continua à Ferrare. « xN^jh
eni)n fratris tui Meliadusii viri humcuiissinii, et qui inihi optiinc seinper studue-
rit, plane sini amicissimus. » C'est sur la demande de Méliaduse qu'Alberti com-
posa ses Ludi matemalici, où il donne des règles pour mesurer la superficie des
terrains, et où il expose divers problèmes de mathématique et de phvsique. Mélia-
duse fit un vovage à Jérusalem. Il finit par obtenir du pape Nicolas V l'autorisa-
tion de renoncer à l'état ecclésiastique, ce qui eut lieu après la mort de Lionel.
Sa propre mort arriva peu après, le 25 janvier 1452. Il laissa huit enfants natu-
rels, trois fils et cinq fdles : deux d'entre elles furent religieuses dans le monastère
de Saint-Antoine, une autre entra au monastère de Saint-Guillaume; Lucrezia se
maria avec Pietro Sacrati, noble ferrarais; Polissena épousa Giovanni Romei,
qui mourut en 1483, puis Scaramuccio Visconti, fils du comte Alcssandro Vis-
conti. (Frizzi, Memorie per la storia di Foi-ara, t. III. — MaNCIM, Vitu di Léon
Battisla Alberti, p. 195. — G. Campoui, Gli architclti e gV iiigegncri degli
Estensi, p. 31-33.)
I 3
34 L'ART FERRARAIS.
Filippa dalla Tavola et mort dans le palais du Paradis le 8 avril
1502- enfin Rinaldo Maria, né d'Anna Roberti, qui se maria
en 1 473 avec Lucrezia, fille de Guillaume, marquis de Mont-
ferrat, et mourut en 1503 (1).
Parmi les filles naturelles de Nicolas III, nous mentionne-
rons : Isotta, née en 1425, mariée en 1 444àOddantonio, comte
d'Urbin, puis à Stefano Frangipani, seigneur de Signa (1446);
Béatrice, née en 1427, mariée à Niccolô da Correggio (1448),
puis à Tristano Sforza, fils de François Sforza, duc de Milan
(14-oA); Biaiica Maria, née en 1440, mariée à Galeotto, sei-
gneur de la Mirandole (1468) (2) ; Margherita, mariée à Galeotto
Roberto Malatesta, seigneur de Rimini, qui se fit religieuse au
monastère de Saint-Guillaume à Ferrare après la mort de son
mari; une autre Margherita, mariée à Galasso Pio, seigneur de
Carpi; Cammilla, mariée à Ridolfo Varano, seigneur de Game-
rino (1448); Orsina, mariée à Aldobrandino Rangoni, puis à
un Malatesta et enfin à Andréa Gualengo, conseiller de Borso
fl469).
VI
LIONEL (3).
(JSé le 21 septembre 1407, il réyna de IWl à 1450.)
Avant de mourir, Nicolas III eut le temps de faire son tes-
tament, dans lequel il désigna comme son successeur Lionel,
un de ses fils naturels, au détriment d'Hercule et de Sigis-
mond, ses seuls fils légitimes. Il ne faisait, du reste, que tenir
un engagement solennel. En obtenant pour Lionel la main de
Marguerite, fille du seigneur de Mantoue Jean-François Gon-
(1) ISous parlerons de lui à propos de sa médaille par Coradini.
(2) ]Sous donnerons quelques détails sur son compte, à propos du De claris
mulieribus de Fra Filippo Foresti de Bergame, dans notre étude sur Les livres
publiés a Ferrare avec des gravures sur bois. (Liv. V, cli. iv.)
i3; Il a été déjà question de Lionel, p. 20, 21, 22, 26, 27 et 28,
LIVRE PREMIER. 35
zague, il avait promis, dès 1429, d'assurer le trône de Ferrare
au gendre de ce prince, et, lorsque lui-même épousa Ricciarda
de Saluées, il avait spécifié qu'après lui la souveraineté appar-
tiendrait, non aux enfants qui naîtraient de son mariage, mais
à Lionel. Cette décision fut très heureuse pour les Ferrarais,
qui échappèrent ainsi aux inconvénients d'une tutelle, et aux-
quels échut un des souverains qui ont laissé les meilleurs sou-
venirs dans la mémoire des peuples.
Lionel, nous l'avons déjà dit, naquit en li07, fut légitimé
par le pape Martin V en 14:29 et déclaré apte à devenir sei-
gneur de Ferrare, ce qu'Eugène IV ratifia. Après avoir appris,
on se le rappelle, l'art militaire avec Braccio di Montone, il
eut pour maître Guarino de Vérone qui l'initia aux langues
classiques, et il montra combien il avait profité des leçons du
savant humaniste lorsqu'il harangua en latin l'empereur Sigis-
mond (1433) et le pape Eugène IV (1438) (1). Son mariage
avec Marguerite Gonzague, quoique décidé en 1-429, ne s'ef-
fectua que six ans plus tard (2 février 1 435). La fille du mar-
quis de Mantoue fit son entrée à Ferrare sur un cheval blanc ;
son costume était en drap d'or doublé d'hermine. Elle mourut
le 7 juillet 1439 (2).
Quand Lionel succéda à Nicolas III, il n'était pas étranger
au maniement des affaires, son père lui ayant laissé à plusieurs
reprises le soin de gouverner en son absence. C'est lui qui en
réalité régnait déjà au moment où Nicolas III mourut à Milan,
et il fut sur-le-champ confirmé dans l'autorité souveraine. Le
28 décembre 1441, Uguccione Contrario annonça tout à la
fois dans la capitale des princes d'Esté la fin et les dernières
volontés de celui dont il avait été si longtemps le principal
(1; Guarino de Vérone, clans l'éloge funèbre (ju'il prononça au\ liinérailles de
Lionel, et Giovanni Canali, dans ses Annali Estensi, mentionnent avec éloge ces
deux discours. Libanori, dans sa Ferrara d'oro, et Borsetti, dans son Historia
gyiniiasii Feirariensis, prétendent que Lionel prononça aussi un discours en grec
devant les Pères du Concile de Ferrare ; mais le silence de Guarini rend leur
assertion suspecte.
(^2; l'ar son éducation, Marguerite Gonzague était digne du prince lettré (lu elle
épousa. Elle avait eu pour maiire Victorin de Feltre.
;U; L'AUT FERllARAIS.
ininislic cl le (iJèlc ami. Reconnu seigneur de Fenare par le
Conseil que le Ju.jje des Sages avait convoqué dans le château,
Lionel parcourut la ville à cheval avec une nombreuse suite
également h cheval.
Le lendemain soir, le corps de Nicolas III arriva et fut con-
duit à travers les rues, qu illuminaient d'innombrables torches,
dans Téglise de Santa Maria di Belfiore. Suivant la volonté du
prince auquel on rendait les derniers honneurs, les funérailles
curent lieu sans pompe, et d'abondantes aumônes furent dis-
tribuées aux pauvres.
Il y a peu d'événements à signaler sous le règne, d'ailleurs
assez court, de Lionel. Ce prince pacifique et sage, assisté de
son frère Borso, sut non seulement rester en dehors des luttes
et des intrigues qui bouleversaient l'Italie autour de lui, mais
inspirer assez de confiance pour être souvent pris comme mé-
diateur. Philippe-Marie Yisconti, deux fois battu parles Véni-
tiens, le chargea de traiter avec eux. Une sorte de congrès
général s'assembla en 1449 à Ferrare. Enfin, ce fut dans le
palais de Belfiore que la paix, grâce à Lionel, fut conclue
entre la République de Venise et Alphonse I", roi de Naples(I).
Plusieurs mariages mirent en fête la cour de Ferrare. Le
plus solennel fut celui de Lionel avec Marie d'Aragon, fille
naturelle du roi de Naples Alphonse I". Il fut négocié, à l'in-
stigation d'Uguccione Contrario et de Borso, par Philippe-
Marie Yisconti. Agostino Villa, secrétaire du marquis, se rendit
à Naples au mois d'avril 14 43 afin de rédiger les stipulations
matrimoniales ; mais un an se passa avant la célébration du
mariage, à l'occasion duquel Lionel reçut de ses sujets un
cadeau de trois mille lire marchesatie. Au printemps de 1444,
Borso, escorté d'une suite brillante, alla chercher la jeune prin-
cesse (2), après avoir été à Venise pour se procurer deux galères
et quelques autres navires. Lorsque la petite flotte revint de
(i) Alphunsc V d'Aragon, victorieux de René d'Anjou, était devenu roi de
jNaples en 1442. Il prit le nom d'Alphonse I" et fut surnommé le Magnanime.
(2; Dès cette époque, Borso et Lionel encouragèrent sous main le roi de INaplcs
à prendre des mesures pour s'emparer de la Londjardie après la mort, imminente
LIVRE PREMIER. 37
Naples et s'avança sur le Pô, Mëliaduse, frère de Lionel et de
Borso, accompagné de gentilshommes, de dames ferraraises et
de jeunes paysannes, se porta au-devant de la princesse avec
des barques où l'on faisait de la musique. Le 1" mai, Marie
d'Aragon fut conduite au Castel Nuovo, et le 3 mai au château
de son époux. Pendant quatre jours, les fêtes ne cessèrent pas :
les chasses aux taureaux et aux sangliers alternèrent avec les
tournois. L'année suivante, Lionel et sa femme entreprirent
pour leur agrément un voyage à Venise (1).
Ce fut aussi en 14i-i qu'Isotta, sœur de Lionel, épousa
Odd'Antonio, comte d'Urbin, qui, le 22 juillet, fut massacré
dans sa résidence par quelques conjurés. Cette princesse était
vouée aux infortunes. En 14.46, elle se remaria avec Stefano
Frangipane, comte de Signa, et les noces, célébrées dans la
demeure de son frère Méliaduse, furent suivies de réjouissances
au château même de Lionel; mais, quatre ans après, les mau-
vais traitements qu'elle eut à endurer la forcèrent de quitter
son mari et de regagner pour toujours sa ville natale.
Une autre fille de Nicolas III , Cammilla, fut plus heureuse
en épousant Ridolfo Varano, seigneur de Gamerino, dont le
fils, Ercole, devait transplanter dans la capitale des princes
d'Esté la famille des Varani.
Si les mariages de quelques-uns des membres de la maison
régnante furent à Ferrare un prétexte aux fêtes de toutes sortes,
la mort de plusieurs personnages de marque attrista profondé-
ment tantôt les citoyens, tantôt Lionel lui-même. Giovanni Ta-
velli da Tossignano, l'admirable évêque de Ferrare, cessa de
vivre en 1440. Uguccione Contrario, qui avait été, depuis l'âge
de vingt et un ans, associé à la destinée de Nicolas III et à celle
de son successeur, qui avait mis à leur service la prudence d'un
déjà, de l'hilippe-Marie Visconti, au tlctriincnl de François Sforza, qui avait
épousé la fdle de Visconti, et qui, aidé par Gôme de Médicis, triompha de tous
les obstacles. (Cesare Foucard, Proposta fatta dalla corte Estense ad Alfonso I,
re di Napoli, dans rj4rc/a'i^(0 storico per le provincie Napoletane, anno IV, fasci-
colo IV.)
(i) Voyez les pages consacrées au palais des princes d'Esle à Venise dans le
th. m du liv. II.
38 L'AKT FERRAI\AIS.
habile politique, la bravoure d'un capitaine intrépide et ratta-
chement d'un ami, qui maintes fois avait jjouverné Ferrare à
leur place et dont la sagesse avait apporté quelques trêves aux
luttes intestines de l'Italie, expira le 15 mai 1448. Enfin, Lionel
perdit sa seconde femme le 0 décembre 1 449.
Une des mesures qui contribuèrent le plus à assurer la tran-
quillité publique sous ce prince fut l'éloignement d'Hercule
et de Sigismond, dont la mère, Ricciarda, s'était retirée à
Saluées un peu avant le mariage de Lionel avec Marie d'Aragon,
dans la crainte de ne pouvoir garder à la cour de Ferrare la
situation qu'elle prétendait y occuper. A la suite d'un voyage
à Naples entrepris par Borso pour se concerter avec Alphonse I",
les deux fils légitimes de Nicolas III furent envovés, suivant les
conseils d'Uguccione Contrario, auprès de ce monarque, qui
les donna comme compagnons d'études à son propre fils Fer-
rante (1445).
Sur les instances de la Commune de Ferrare, Lionel rendit
deux ordonnances, le 11 et le 30 mars 1447, contre le luxe
déployé parles femmes dans leurs costumes (1). Il fut interdit
aux femmes de la ville de dépenser pour leur toilette plus du
tiers de leur dot, et une amende de trente-cinq ducats d'or
menaça les notaires, tailleurs, orfèvres et autres fournisseurs
qui se feraient leurs complices. Quant aux femmes de la cam-
pagne, on ne leur permit de porter que de la toile et de la laine ;
tout ornement d'or, d'argent et de perles leur fut défendu. En
même temps, on déclara la guerre aux queues des robes : que
les femmes fussent riches ou pauvres, jeunes ou vieilles, nobles
ou roturières, elles furent astreintes à supprimer cet appendice.
On entendait par queue ce qui excédait une demi-brasse ferra-
raise quand la femme était debout sans chaussures. Dépareilles
interdictions caractérisent une époque ; mais l'efficacité en fut
probablement médiocre ou en tout cas dura peu : l'accrois-
sement de la prospérité et le développement des arts ne tar-
(1) On peut lire le texte de ces ordonnances dans Barotti, Memorie di lette-
rati ferraresi. — Nicolas III avait déjà pris des arrêtés contre les costumes des
femmes jugés contraires à la modestie (1434).
LIVRE PREMIER. 39
dèrent sans cloute pas à les rendre illusoires. Le luxe des
costumes à la cour ne fit que s'accroître, comme en témoi-
gnèrent les acquisitions de fourrures et d'étoffes en damas, en
soie et en velours, ainsi que les objets livrés par les brodeurs,
les joailliers et les orfèvres.
Si Lionel s'était borné à promulguer des lois somptuaires,
on ne se souviendrait plus de lui aujourd'hui. Il mérita mieux
de sa patrie et de la civilisation en réorganisant l'Université
qui commençait à péricliter (1442). Il congédia les professeurs
médiocres, et, pour en attirer de remarquables, il écrivit lettres
sur lettres dans les principales villes de l'Italie et de l'étranger,
où il envoya même des messagers, ne ménageant pas les pro-
messes. Aux émoluments considérables il ajouta l'accueil d'un
prince ami des lettres. C'est ce que Giovanni Bianchini (1)
rappelle dans l'épître à Lionel qui accompagne les Tavole
astro7iomiche qu'il lui dédia en 1442 : « Quos tu primum
onines et lœtisshno vultu et verbis suavissimis suscepisti v ; c'est
aussi ce que constate Giovanni Canali de Ferrare, auteur des
Annali Estensi.
Lionel lui-même fut un humaniste, un lettré, un poète. La
lecture des écrivains de l'antiquité le charmait, sans lui faire
négliger l'Écriture sainte. Il fut le premier à dénoncer la faus-
seté de la correspondance entre saint Pierre et Sénèque, et
F. Giovanni Minorita rapporte qu'il consacrait la plus grande
partie de ses loisirs à la philosophie et à la théologie. Il laissa
un volume de poésies en latin et en langue vulgaire, que
Niccolô Baruffaldi et Giulio Ganani eurent entre leurs mains;
mais on ne connaît aujourd'hui que deux sonnets, imprimés
avec les rame scelle de' poeti ferraresi.
Le nombre est grand des savants et des lettrés que Lionel
rassembla autour de lui. Frizzi cite parmi ceux qui étaient nés
à Ferrare le poète TitoStrozzi, le philosophe Francesco Ariosti,
le jurisconsulte Giacomo Zocchi, qui futattachéà lUniversité,
Lodovico Carbone, orateur et poète. Il mentionne également
(1) Il sera question de Bianchini dans le chapitre sur hi ininialurc liv. IV).
40 L'ART FERRA RAI S.
des étrangers dont toute l'Italie appréciait le mérite : Guarino
de Vérone, Teodoro Gaza de Thessalonique (1), recteur de
l'Université, Angelo Gambiglione d'Arezzo, jurisconsulte émé-
rite, professeur à l'Université, Alessandro Tartagni d'ImoIa(2),
Bartolommeo Cipolla de Vérone, jurisconsulte et lettré, Ugone
de' Benci de Sienne, qui avait été le médecin de Nicolas III,
Giovanni Aurispa (3) et Michel Savonarole, dont il a été ques-
tion déjà, Cyriaque d'Ancône et Basinio de Parme ( i). Telle était
la société favorite de Lionel (5). Il aimait à réunir ces hommes
distingués, à discuter avec eux des questions de littérature et
de morale, tantôt dans un salon, tantôt à table, tantôt dans
les jardins du château, tout en se promenant. Les sujets
grossiers et même légers étaient bannis de ces entretiens, où
il n'apportait aucune prétention, quoiqu'il possédât une solide
érudition, qui le fit mettre par Francesco Filelfo, un de ses
correspondants, au-dessus de tous les princes de son temps (6).
Avec les savants qu'il n'avait pu attirer à sa cour, il entretenait
un commerce épistolaire auquel Guarino a rendu hommage
en ces termes : « Dodos m primis homines honore et veneratione
proseqiiutus est, ciim et ipse eruditione expolitus eminerei : ciijus
testes varix exstant ad nniltos dimissve fréquenter epistolee , in qidhus
sic entendale, sic electis verhis adeo latine scrihehat, iit ad anti-
quorum dictioneni proxinius accederet (7). » C'est à Francesco
Barbaro, à xVmbroise le Camaldale, à Angelo Decembrio, à
(1) De 1441 à 1450, il enseigna le grec à Ferrare. (A. Firmin-Didot, Aide
Manuce.)
(2) Son tombeau, dans l'église de Saint-Dominique à Rologne, est une œuvre
remarquable de Francesco di Simone Fiorentino.
(3) « Il aima mieux rester curé à Ferrare que devenir possesseur d'une abbaye
qui lui fut offerte par Alphonse roi de Naples. « (Mancini, Vita di Léon Battista
Alberti, p. 193.)
(4) E. MI'ntz, La Renaissance en Italie et en Fiance à l'époque de
Charles VIII, p. 327.
(5) Un poète nonnné Ulysse, qui sendjle avoir résidé d'ordinaire à Venise,
séjourna quelque temps à Ferrare. Il sera plus loin question de ce personnage.
(6) « Colla luce délia sua doctrina supero tutti i principi del suo tempo. »
{Filelf. oral, de inita societ. inter Bonam et Herc. Est.)
(7) Eloge funèbre de Lionel. — Lionel, cependant, n'avait pas pour l'italien
le même dédain f[ue la plupart des humanistes de son temps. 11 loua Léon-Bap-
tiste Alberti d'avoir abandonné le latin pour l'italien.
LIVRE PREMIER. 41
Georges de Trébizonde, à Lorenzo Valla, à Antonio Becca-
dello dit le Panormitain, au Poggio, à Francesco Filelfo qu'il
adressa la plupart de ses lettres. Pietro Candido Decembrio,
quand il eut écrit la vie de Philippe-Marie Yisconti, le consulta
et supprima un passage d'après le conseil du prince (1).
Rechercher et acquérir les anciens manuscrits ou s'en pro-
curer des copies fut une des passions de Lionel (2). Dès qu il
eut appris que les comédies de Plante avaient été découvertes
en Allemagne, il tâcha d'en obtenir une transcription, et l'on
sait par deux lettres de Poggio Fiorentino qu'il voulut à toute
force avoir deux volumes des lettres de saint Jérôme, pour
lesquelles Poggio demandait cent écus d'or (3). Un Pompeius
Festus, manuscrit in-quarto que possède la Bibliothèque d'Esté
à Modène, appartint à Lionel. Non content d'enrichir pour sa
satisfaction personnelle la bibliothèque laissée par son père (4) ,
ce prince en fonda une dans le monastère des Anges à l'usage
des étudiants (5) et la pourvut à grands frais d'ouvrages grecs,
latins et même hébreux (6).
Au goût des livres Lionel joignait celui des arts. Avant de
succéder à Nicolas III, il commença à former les collections
auxquelles ses successeurs donnèrent tant d'extension, à ras-
sembler des cornalines, des gemmes gravées, des médailles
antiques, des peintures, comme l'atteste Angelo Decembrio
dans ses Dialogues (7). Sa résidence de Belfiore devint une sorte
(i) RoSMKM, Vita di Guaruio veronese. lîrescia, 1806, t. I, p. 109.
(2) « En 1434, après l'expulsion de Paolo Guinigi, seigneur de Lucques, il
acquit l'armoire que ce personnage avait fait exécuter en 1414 par Arduino et
Alberto de Bologne pour y renfernier ses manuscrits. » (E. Ml'ntz, Histoire de
V art pendant la Henaissance, p. 143.)
(3) Cennistorici délia Biblioteca Estense in Modena. Modène, 1873. — Adriano
Gappelli, La Biblioteca Estense nella prima meta del secolo XV, dans le Giorn.
stor. délia letter. ital., vol XIV.
(4) La Lililiotlièque des princes d'Esté, auparavant, se composait surtout de
clironiques, qui y prirent place à mesure qu'elles parurent. L'n manuscrit conte-
nant des poésies provençales, offert au marquis Azzo VII, send)le cependant y
être entré vers la moitié du treizième siècle.
(5) En même temps, le couvent de Saint-l'anl, {;ràcc aux soins du docte Fra
Hattista Panetti, s'enricliit de jilus de sept cents manuscrits.
(6) Giaiiibatisla I'oxacossi, De laudihus Hcrculis Estensis II.
(7) Cavedoxi, Deli ori(jino cd incvementi dcll' odicrno R. Mttseo Estense délie
42 L'ART FEURARAIS.
de musée. Les boisei'ies sculptées, les marqueteries, les déco-
rations peintes et les tableaux y charmaient les regards par
l'élégance des lignes, le fini des détails, le charme des couleurs.
Tous les arts se mirent subitement à prendre leur essor sous
l'impulsion d'un prince qui portait à chacun d'eux un si vif
intérêt. Lionel prodigua les encouragements aux potiers, aux
tapissiers, aux médailJeurs, aux brodeurs, comme aux sculp-
teurs et aux peintres (l). Ses commandes attirèrent de toutes
parts les artistes. Deux élèves de Brunellesco, Aiitonio di
Cristoforo et Niccolo Baroncelli, érigent la statue équestre de
Nicolas IIL D'habiles miniaturistes enluminent les manuscrits
et les missels. Vittore Pisano devient le familier de Lionel. Il
peint le portrait de ce prince (musée de Bergame) et celui de
Marguerite Gonzague, sa première femme (musée du Louvre),
ainsi que l'apparition de la Vierge et de l'enfant Jésus à saint
Antoine abbé et à saint Georges (National Galery). Pour le
palais de Bellosguardo, il entreprend aussi un tableau. Enfin,
il fait trois médailles représentant le souverain de Ferrare,
une entre autres à l'occasion du mariage de celui-ci avec
Marie d'Aragon. Jacopo Bellbii rivalise avec lui pour rendre à
l'aide des couleurs les traits de leur commun protecteur.
Mantegna, tout jeune encore, fait sur un même panneau d'un
côté le portrait de Lionel, de l'autre le portrait de Folco di
Villafora, favori du souverain. Rogier Van der Weyden orne
d'un triptyque le cabinet de Belfiore, où Angelo da Siena exécute
des décorations qu'achèvera, sous Borso, Gosimo Tura, Une
pléiade de peintres se forme d'après les exemples de ces maîtres
célèbres. Avec Bono de Ferrare et Galasso, la capitale des
princes d'Esté commence à posséder une école particulière,
jouissant à son tour d'une certaine renommée.
Un des artistes auxquels Lionel accorda non seulement son
estime, mais son amitié, fut Léon-Baptiste Alberti, lié d'abord
inedatjlie. Modena, 1846. — Ad. Venturi, La data délia morte di Vittoi- Pisano,
nute 10.
(1) Pour les armures, Lionel s'adressa à des Milanais. Maître Pierre de Milan,
établi à Mantoue, lui en vendit une en 1436. Ludovico de Maineri en acheta une
autre à Milan sur l'ordre du prince chez xlnsalia ou Missajlia.
LIVRE PREMIER. 43
avec son frère Mëliaduse (1). Poggio Bracciolini, secrétaire
apostolique, servit d'intermédiaire entre Alberti et Lionel, à
qui il fit accepter la dédicace du Philodoxios, comédie latine
qu'Aide Manuce publia à Venise, en 1528, comme l'œuvre
d'un ancien poète comique (2). Le premier séjour du grand
architecte florentin à Ferrare coïncida avec le concile convoqué
dans cette ville par le pape Eugène IV en 1438 et dura depuis
le mois de janvier jusqu'au moment où la peste força de
transférer le concile à Florence. C'est à cette époque qu' Al-
berti écrivit le Teogenio (3), œuvre morale et politique, dont
la Bibliothèque d'Esté à Modène possède un exemplaire qui
Fut peut-être présenté par l'auteur à Lionel, et où l'on voit
enluminées les initiales et les armes de la maison d'Esté. Le
concile siégeait encore à Ferrare quand le Vénitien Biagio
Molino, patriarche de Grado, très puissant auprès d'Eugène IV,
demanda à Léon-Baptiste Alberti d'écrire avec l'élégance qu'il
lui connaissait la vie des martyrs. Cette entreprise ne corres-
pondait guère aux aptitudes d'Alberti, mais comment ne pas
faire preuve de bonne volonté pour satisfaire l'auguste per-
sonnage qui s'était adressé à lui? Les recherches, du moins,
ne le fatiguèrent pas. La Vie de Potiio fut de son invention, et
le nom même de son héros n'avait jamais été porté. Dans cet
écrit, il vanta la constance d'un martyr de quinze ans, et il
inti'oduisit de sévères avertissements à l'adresse des ecclé-
siastiques qui consacrent aux plaisirs des sens et aux pompes
mondaines les revenus de leurs prébendes. Molino étant mort
en 1439, Alberti n'eut pas besoin d'imaginer d'autres biogra-
phies de saints. Sa supercherie, du reste, ne tarda pas à être
découverte et lui valut de vertes réprimandes (4).
Pendant ce premier séjour à Ferrare, Alberti rencontra
(1) G. Campori, Gli architetti e gl' iiu/cf/neri derjli E'^teusi, n. 3i-.33. —
G. Mancixi, Vita di Léon Battista Alberti. Firenze, Sansoni, 1882. — Voyez ce
que nous avons tlit de Méliaduse, p. 33, note 3.
(2) « Lepidi comici veteris Philodoxios, fabula ex antiquitnte eruta ab Aldo
Manucio. » Alberti n'avait que vingt ans lorscju'il composa cette comédie.
(3) Il le corrigea probablement à Florence.
(4) Maxcim, Vita di Léon Battista Alberti, p. 173-175.
44 L'ART FERUAUAIS.
auprès tle Lionel Matteo de' Pasti, qu'il devait retrouver plus
tard à Rimini.
Peu après l'avènement de Lionel, en Li43 ou en 1444,
Alberti retourna dans la capitale des princes d'Esté. Au mois
de novembre 1444, il fut invité par le Conseil des Sages à
donner son avis sur les modèles présentes pour la statue
équestre de Nicolas III, fait qu'il mentionne (1) dans un
opuscule que lui avait inspiré la vue de ces modèles (2) et
qu'il dédia aussi à Lionel. Cet opuscule, très rare, qui se com-
pose de quarante pages, est intitulé : De equo animante et a été
publié à Bàle en 155G. Il prouve que l'auteur avait beaucoup
étudié les chevaux et qu'il les aimait avec passion. Un autre
ouvrage d'AlIierti, le plus important de tous, le De re œdifica-
ioria, fut composé sur la demande du marquis de Ferrare.
« Vous verrez, écrivait Alberti à Méliaduse dans la dédicace
des Ludi maiematici, les livres d'architecture que j'ai écrits sur
les instances de votre très illustre frère,. . . messire Lionel, mon
Seigneur, et vous trouverez des choses qui vous plairont
beaucoup. •>•) Ni Méliaduse ni Lionel ne vécurent assez pour
lire le De re œdificatoria, qui valut à Alberti d'être surnommé
le Vitruve moderne : le premier mourut le 2 janvier 1452, et
le second avait déjà cessé d'exister en 1450; or, l'ouvrage
d'Alberti fut terminé seulement dans le courant de 1452, et
c'est au pape Nicolas Y qu'il fut dédié (3). Bernardo, frère de
l'auteur, le fit imprimer à Florence en 1485 (4) par Lorenzo
Alamanni, avec une épître latine d'Ange Politien à Laurent de
Médicis. Avant que ce traité d'architecture fût publié, Her-
(Ij » Avendo deliberato i tuoi concittailini il'inalzare nclla piazza con rilevnn-
tissinia spesa una statua équestre a tuo padie, ed avendovi eoncorso ottiini artisti,
scelsero me, clie nel dipinjoere e scolpire assai mire diletto, ad arbitrio o giudice. »
(2) « INel riguardare i modelli condotti con niaraviglioso artificio, iiii venne
in mente di considerare con maggior diligenza non solo la bcllezza e le forme de'
cavalli, ma pure la loro natura ed istinti. Vcdendo poi che tu, Leonello, grande-
mentc ti ddetti de' mici scritti ed osservando comc io fossi disoccupato, stabilii
ne' giorni di mia diiiioia presso di te d'affaticarini a scrivere queste cose sc{;uendo
il rnio uso. "
(3) Le titre est précédé de ces mots : « Laus Deo, hono-! et (jlona. «
(4) La mort de Léon-Baptiste Alberti arriva en 1484.
LIVRE PREMIER. 45
cule I", duc de Ferrare, chargea Antonio Montecatini, son
ambassadeur à Florence (1 484), de lui en procurer une copie
ou de demander à Laurent de Médicis de lui prêter son exem-
plaire. La Bibliothèque d'Esté en possède un sur parchemin
qui appartint probablement à la Bibliothèque de Mathias Cor-
vin, car on voit sur le premier feuillet les armes du roi de
Hongrie : dans ce manuscrit, les initiales sont enlumine'es et
le frontispice est pourvu de gracieux ornements. Une traduc-
tion italienne du livre d'Alberti parut à Venise en 15-40 ; une
autre fut mise en vente à Florence en 1550 avec un portrait
et des figures gravées sur bois.
Il est regrettable pour Ferrare que Lionel ait encouragé
Léon-Baptiste Alberti plutôt comme écrivain que comme
architecte. Les seules constructions nouvelles que nous ayons
à signaler sous le règne de ce prince dans sa capitale (1) sont
le palais qu'il fit édifier pour Folco di Yillafora, son maître de
chambre, palais où le Séminaire est maintenant installé, V hôpital
de Sainte-Anne et la chapelle du palais, dans laquelle il aimait à
entendre les musiciens français qu'il avait à son service (2).
En 1445, Luca (peut-être Luca Fancelli, élève et aide de Léon-
Baptiste Alberti) fut chargé de visiter les nouvelles fortifica-
tions que l'on construisait (3).
Préoccupé de l'utilité publique , Lionel fit aussi venir à
Ferrare Antoine Marin de Grenoble, renommé pour son habi-
leté dans les travaux hydrauliques et la construction des
moulins. On menaça d'une amende de deux cents ducats qui-
conque usurperait les inventions de l'ingénieur français, qui
fut logé par la Commune, exempté des gabelles et des taxes (i).
Dans les réunions à la cour, la musique était un des plaisirs
(1) Il fit construire une forteresse à Lugo [1V1-5-1449), une autre à Bagnaca-
vallo, les robustes uuirs destinés à ilcfendre Rubiera, et un palais pour lui-uièuic
dans la ville d'Argenta. Les habitations d'agrément de lîelHore, de Belriguardo,
de Copparo et de Miliaro, et la chapelle de Sainte-Marie des Auges, lui durent
des agrandissements et des embellissements.
(2) Frizzi, Mem. per la storia di Fcrraru, t. III, p. 50G.
(3) G. Gampop.i. Gli arcliitetti e fji ingeijncri deijli Jùtensi, p. 34.
(4) /(/., p. 35.
46 1/ART FERRARAIS.
les plus goûtes. Pietro et Taddeo dalF Arpa jouaient de la
harpe; Pietribuono dalla Chitarra jouait de la cithare.
Niccolo excellait h la fois comme joueur de cithare et comme
chanteur (1). Deux organistes, Tommaso dagli Organi de
Vérone, « ingeniosus vir » , et Costantino Tantino de Modène,
furent également en grande faveur auprès de Lionel (2) . Le
2 octobre 1437, le marquis ordonna d'acheter à Mantoue de
nouveaux instruments pour ses trompettes, et, en Li39, il fit
adapter une flamme à un trombone (3). Domenico Marchetto,
joueur de fifre, demanda un prêt d'argent afin d'acquérir
deux instruments avant que le vendeur quittât la ville.
Après un règne de neuf ans, Lionel, âgé de quarante-trois
ans, mourut le I" octobre 1450 d'un abcès à la tète dont il
souffrit pendant trente-trois jours. Sa fin fut d'un chrétien
sincère. Du palais de Belriguardo,où il expira, ses restes furent
transportés, sur les épaules des professeurs de l'Université,
selon les uns, sur celles de leurs élèves, selon les autres, dans
l'église de Sainte-Marie des Anges, et furent déposés auprès de
ceux de Nicolas III. Francesco Lignamine, évéque de Ferrare,
et Guarino de Vérone prononcèrent son éloge funèbre.
Cet éloge était conforme à la vérité. Chacun se souv^enait
combien Lionel avait été juste , humain , affable , libéral ,
préoccupé du bien de ses sujets, avec quelle prudence il avait
maintenu la paix dans ses États, avec quelle mansuétude il
avait gouverné. Il semble que sa douceur tempéra la rudesse
de Nicolas III dans les dernières années que vécut celui-ci.
Aux visées de l'ambition, aux douteux et fugitifs avantages
des entreprises militaires, Lionel, que l'empereur Sigismond
avait créé chevalier, préféra le culte des lettres et des arts, et
(1) K Optiino pulsatore et suavissimo cantore. » En 1445, il acheta, moyen-
nant six ducats d'or, à un marchand de passage, une cithare pour le marquis.
(2) Ad. VENTuni, I piiniordi det rinascimento arti.ttico a Feirara, p. 41,
(3) Dans un manuscrit du quinzième siècle que possède la Bibliothèque d'Esté
à Modène, une miniature représente des chanteurs et des joueurs d'instruments
qui égayent de leur musique des hommes et des femmes se baignant ensemble ;
autour du bassin de marbre, on voit une prairie parsemée de petits arbres et entou-
rée de murs et d'élégants édifices.
LIVRE PREMIER. 47
s'adonna lui-même aux choses de Tesprit. Grâce à ses qualités
personnelles, la ville de Ferrare, devenue le rendez-vous des
hommes les plus distingués, qui ti^ouvaient en lui un généreux
Mécène et souvent un ami capable de les comprendre, grandit
dans l'estime des peuples et fut regardée comme un des prin-
cipaux foyers de la Renaissance.
Lionel laissa un fils légitime, Niccolo, qui naquit de alargue-
rite Gonzague le 20 juillet 1438, et un fils naturel, Francesco,
né en 1 444, l'année de son second mariage.
VII
BORSO (1).
(Né le 24 août 1413, il régna de 1450 à 1471.)
En se donnant Lionel pour successeur, Nicolas III, dans son
testament, avait désigné Borso, un de ses autres fils naturels,
comme successeur de Lionel. Le Juge des Sages, Agostino
Villa, dès que Lionel fut mort, fit acclamer par le peuple le
nom de Borso, et alla en grande pompe offrir le trône de Fer-
rare à ce prince, qui résidait alors au palais de Belriguardo,
ne laissant le temps de s'organiser sérieusement ni aux parti-
sans de Niccolô, fils légitime de Lionel, âgé de douze ans, ni à
ceux d'Hercule, l'aîné des fils légitimes de Nicolas III, âgé de
dix-neuf ans. Les Ferrarais échappaient encore une fois aux
dangers d'avoir pour seigneur un enfant ou un jeune homme
sans expérience. Borso, du reste, était déjà populaire; on
connaissait sa sagacité politique ; on savait qu'après avoir été
le conseiller de Philippe-Marie Visconti , il n'avait pas été
étranger à la sage direction des affaires sous Lionel ; enfin, on
appréciait la générosité de son caractère.
(1) Il a été déjà question de lui, p. 22, 27 note 3, 28 note 3, 36, 37 et 38.
48 L'ART FERRAllAIS.
Borso inau[;ura son glorieux règne en faisant de magnifiques
dons aux personnages qui lui étaient le plus chers, en distri-
buant des aumônes, en rappelant les bannis, en remettant des
peines, en dispensant la Commune de payer certains droits de
gabelle.
Son prestige s'accrut singulièrement en 1-452, grâce à
l'accueil dont l'empereur Frédéric III fut l'objet de sa part,
grâce aux faveurs qu'il reçut de lui, quand ce prince descendit
en Italie pour être couronné à Rome par le Pape. Borso alla
au-devant de Frédéric jusqu'à Rovigo et lui donna quarante
magnifiques chevaux et cinquante faucons dressés à la
chasse. L'Empereur était accompagné du duc Albert, son
frère, de Ladislas, son neveu, roi de Bohême et de Hongrie,
de vingt-deux évêques, de douze cents soldats à cheval, sans
compter une suite de cinq cents personnes. En arrivant à
Ferrare, après s'être un peu reposé à Belfiore, il trouva à l'en-
trée de la ville l'évéque et le clergé, les professeurs et les
élèves de l'Université, venus h sa rencontre (17 janvier). Étant
descendu de cheval, il s'achemina, sous un baldaquin de bro-
cart, entre Borso et Ladislas, vers la cathédrale, où il fut
harangué par Girolamo Castelli, médecin de la cour et profes-
seur à l'Université. On lui présenta ensuite les clefs de la ville
et on le conduisit au Castello. Huit jours durant, il fut hébergé
avec sa suite aux frais de Borso, qui lui procura les distractions
les plus somptueuses.
A son retour de Rome, Frédéric III s'arrêta encore à Fer-
rare, du 10 au 19 mai. Les ambassadeurs de presque tous les
princes italiens vinrent lui rendre hommage. Il voulut bien
assister aux noces de Bartolommeo PendagUa, personnage
considérable à la cour de Borso (1), et Giovanni Bianchini lui
offrit ses Tavole astr^onomiche (2). Enfin, touché des mérites de
Borso non moins que de l'hospitalité fastueuse qu'il avait trou-
vée auprès de lui, il le créa duc de Modène et de Reggio,
yi) jNuus tionnei-ons plus loin quelques délails sur ce mariage en examinant la
médaille de Pendaglia par Sperandio.
(2) Voyez, dans le liv. IV, le eh. ii, consacré à la miniature.
LIVRE PREMIER. 49
villes qui relevaient de Tempire, et comte de Rovigo. La
cérémonie eut lieu le 18 mai, jour de l'Ascension : elle mérite
de n'être point passée sous silence (I). Précédé non seulement
par des musiciens , mais par les ambassadeurs des princes
étrangers et des villes, et par le roi Ladislas qu'entouraient
des cavaliers et de nobles personnages portant le globe, l'épée
et le sceptre, l'Empereur se mit en marche vers la place. On y
avait élevé une estrade couverte de tentures, sur lesquelles
diverses fables avaient été peintes. Frédéric III était vêtu d'un
manteau tissé d'or et orné de joyaux, et sa tête était ceinte de
la couronne qu'il avait reçue à Rome. Quant à Borso, il parut
en costume de drap d'or parsemé aussi de pierreries (deux
d'entre elles sur son épaule gauche, et deux autres au sommet
de son béret, brillaient d'un éclat particulier) ; à son cou pen-
dait un collier qui avait coûté vingt mille florins. Devant Borso
s'avançaient quatre cents nobles achevai, tenant des étendards
en taffetas blanc. Un étendard vert, sur lequel on voyait les
armes impériales unies à celles de la maison d'Esté, repré-
sentait le comté de Rovigo ; un autre étendard vert, avec les
armes des Este, indiquait Modène et Reggio ; et un étendard
rouge symbolisait la justice ou le pouvoir impérial. Les cava-
liers s'étant rangés en demi-cercle autour de l'estrade, et Fré-
déric III ayant pris place sur un trône garni de drap d'or,
Borso s'agenouilla aux pieds de l'Empereur, qui lui fit mettre
un vêtement de laine rouge et un long manteau rose doublé
d'hermine, lui présenta les trois étendards, une épée et un
sceptre d or, le proclama duc de Modène et de Reggio et comte
de Rovigo, et l'embrassa. Cette cérémonie accomplie, l'Empe-
reur créa chevaliers un grand nombre de gentilshommes ,
entre autres Bartolommeo Pendaglia et Peregrino Pasini, si
chers à Borso , après quoi l'évêque entonna le Te Denm et
gagna processionnellement la cathédrale, dans laquelle le sui-
virent Frédéric III, Borso, les princes et les nobles (2). Là, le
(1) jSous en empruntons les détails à Frizzi.
(2) Plusieurs vêtements sacerdotaux avec des broderies et des figures de saints
furen' préparés pour les cérémonies dans lesquelles figura le clergé ferrarais lors-
I. 4
50 L'ART FERRA HAIS.
nouveau duc prêta serment de fidélité à FEmpereur, à qui il
donna un bijou avec sept pierres précieuses, valant quarante
mille florins. Lui et ses descendants avaient désormais le droit
de juridiction suprême et pouvaient accoupler à leur écusson
l'aigle impériale. Ils devaient, à la vérité, payer une redevance
annuelle de quatre mille florins d'or, mais cette redevance fut
diminuée quelques années plus tard et ensuite abolie. En
quittant Ferrare, Frédéric III fit route pour Venise, et c'est
encore de Borso qu'il fut l'hôte, car il logea dans le palais
qu'y possédaient les princes d'Esté.
En 1459, le Castello abrita un visiteur non moins illustre,
le pape Pie II, qui passa par Ferrare en allant au congrès
de Mantoue, convoqué pour inviter les princes chrétiens à
s'unir contre les Ottomans. Le 16 mai, le Souverain Pontife,
escorté de douze cardinaux et de quinze cents gardes à cheval,
arriva devant Ferrare. Il passa la nuit au monastère de Saint-
Antoine, et, le lendemain, il entra dans la ville en compagnie
de Borso, des princes de la maison d'Esté, de plusieurs prin-
ces de la Ilomagne, des gentilshommes ferrarais, du person-
nel de l'Université et des principaux membres du clergé. Sur
son passage, les rues étaient jonchées de verdure et de fleurs;
des étoffes de laine étaient tendues d'une maison à 1 autre, et
le baldaquin sous lequel s'avançait le Pontife offrait aux
regards des peintures dues à maître Jacomo. Après avoir prié
dons la cathédrale, il bénit le peuple, publia une indulgence
et se rendit par un pont de bois, orné de statues et de pein-
tures (1), à l'appartement destiné à le recevoir. Pendant son
séjour à Ferrare, il retourna plusieurs fois dans la cathédrale,
que Frédéric III conféra la dignité de duc à Borso. Le peintre Antonio du
] enezia, qui n est autre peut-être <\\x Antonio Pochelino, se chargea des figures:
maître Antonio et maître Zanin de Franza exécutèrent les broderies; maître
Simon da Lamafjna, orfèvre, ajusta mille cinquante perles parmi les ornements.
Le brodeur Antonio était prol^ablemcnt l'artiste qui, sous le nom A' Antonio de
Zecolimo ISegvo da Venezia, reçut de la fabrique de la cathédrale, le 28 août 1456,
la commande d'une chape et d'une chasuble en drap d'or pour le jour de sainte
Lucie. (L.-N. Cittadeli.a, Notizie relative a Fenara, t. I, p. 74.)
(1) Titolivio exécuta ces peintures. Le directeur des travaux entrepris en l'hon-
ncnr de Pie II fut l'ingénieur Antonio di Gaspare de Florence. Les livres de
LIVRE PREMIER. 51
OÙ les offices furent chantés par ses propres musiciens, et où
Guarino ainsi que Girolamo Castelli prononcèrent des discours
en son honneur. Lodovico Carbone le harangua également,
mais dans l'église des Anges, et obtint de lui le titre de Comte
Palatin. Le jour de la féte-Dieu, le Souverain Pontife, porté
sur la sedia gestatoiia, suivit la procession. Enfin, après avoir
donné encore une fois sa bénédiction au peuple du haut d'une
loggia située au-dessus de la porte du palais, il partit le 28 mai
pour Mantoue sur un bucentaure de la cour, et liorso l'accom-
pagna jusqu'à Ostiglia (1). On peut se faire une idée de la
munificence de ce prince en songeant qu'il défraya de tout,
tant que Pie II demeura à Ferrare, non seulement le Souverain
Pontife et sa suite, mais les princes étrangers et les ambassa-
deurs attirés par la présence d'un si auguste personnage. Jean
Galéas Sforza, fils du duc de Milan François Sforza, fut logé à
Belfiore; il s'était fait accompagner de trois cent dix per-
sonnes qui furent hébergées, comme leur maître, aux frais de
Borso (2).
La libéralité de Borso égala sa magnificence (3). Avant
même de monter sur le trône, il fit cadeau à Peregrino Pasini
tlepenscs de la Commune mentionnent comme sculpteurs maître Polo et maître
Domenefjo de Florence. (L.-N. Gittadella, Notizie relative a Ferrara, t. I,
p. 212-214.)
(1) Parmi les fêtes orjjanisées en l'honneur du Pape, les Commentaires de
Pie II (édition de 1584, p. 172-173) mentionnent « une sorte de spectacle assez,
étrange où l'on voyait des acteurs costumés en dieux ou en déesses, en géants, en
Vertus; puis des jeunes garçons et des jeunes filles supposant à l'inondation du
Pô. Tout le monde s'assit, comme pour une représentation théâtrale. " (E. Mtjntz,
Histoire de l'art pendant la Benaissance, p. 145.)
(2) Frizzi, Mem. per la storiu di Ferrara, t. IV, p. 30-31.
(3) Il avait, pour satisfaire ses inclinations, des revenus oscillant entre
100,000 et 200,000 lire marchesane. Ces revenus étaient alimentés surtout par
le monopole des viandes salées, des poissons, des fruits et des légumes, par la
vente, qui se renouvelait chaque année, des offices publics, par les taxes sur le
sel, par les péages, par les amendes prononcées contre les hlasphéiuateurs et
contre les citoyens qui se mettaient en contravention avec les règlements de
police. D'après ces règlements, on s'exposait à une condamnation en péchant
dans certains lieux, en s'absentant du district de Ferrare sans passeport (bol-
letta"), en sortant armé la nuit, eu mêlant de la laine mauvaise avec de la bonne
laine, etc. (BuKCKHAnDT, Die Cultur der Benaissance, p. 38, et Ad. Venturi,
L'arte a Ferrara nel periodo di Borso d'Esté, dans la Bivista storica italiana^
anro II, fascicolo IV, octobre-décembre 1885, p. 696.)
52 L'AllT FERRARAIS.
crun palais construit exprès pour lui (1449) (1). Il fit égale-
ment édifier et, Je plus, pourvoir de meubles et de riches
décorations un palais pour Giovanni Compagno (:2), un autre
pour le médecin Girolamo Castelli, une résidence à Ferrare et
deux à la campagne pour Teofilo Galcagnini, une habitation à
Ostellato pour le comte Lorenzo Strozzi, habitation dont
Antonio Brasavola fut l'architecte (3). Un fauconnier lui pré-
sentait-il des oiseaux bien dressés, il lui témoignait sa satisfac-
tion avec une générosité inconnue jusque-là. Il donna un jour
des bréviaires à de pauvres frati zoccolanli. Un religieux de
Florence reçut de lui une subvention pour payer une peinture
dans son église, et le Grec Isaac obtint un secours qui lui per-
mit de racheter sa sœur tombée aux mains des Turcs, Les
messagers qui apportaient à Borso, comme aux plus puissants
souverains, des chevaux, des sangliers, des léopards, des lions,
s'en retournaient comblés de bienfaits et portaient en Asie et
en Afrique la renommée de ses largesses (4). Grâce aux dons
répandus autour de lui, Borso se créa des partisans fidèles et
dévoués (5). Il en accrut encore le nombre par l'hospitalité
qu'il accorda à certains exilés, notamment aux Acciaiuoli de
Florence , à Nérone Diotisalvi et à Gian Francesco Strozzi
(1) Voyez (liv. II, oh. m) ce qui est dit île ce palais, possédé dans la suite
par les Bentivoglio.
(2) Ce palais fut démoli en 1764.
(3) Antonio Brasavola c-onstruisit pour Borso lui-inèaie une demeure qui coûta
13,636 lire marcliesane. (Gampori, Gli architetti e (]V injegneri der/li Estensi,
p. 30.)
(4) Le ôOudan de Babylone envoya à Borso un cadeau de baume et de civette
(1462 ou 1465), et le roi de Tunis lui fit hommage de douze magnifiques chevaux.
(Ad. Venï€RI, L'avte a Ferrara nel periodo di Borso d'Esté, p. 694.)
(5) « Quelques-uns de ceux que Borso combla de ses faveurs, dit Ugo Caleffini,
sont devenus messires après avoir été serviteurs. » L'ambassadeur Pictro Girondi,
Michel Savonarole, Orazio Girondi, professeur à l'Université, Paolo Costabile,
ambassadeur et Juge des Sages, le barbier Pietro, le fauconnier Trovalusso, le
poète Battista Guarino, le valet de chiens Boldrino, ainsi que ses frères Albert et
Bainaldo, le poète Tito Strozzi, des intendants, des conseillers, des chambellans,
un joueur de fifre, un organiste, un portier eurent également Borso pour bienfai-
teur.
Ufjo Caleffini, à qui nous empruntons ces détails, était un notaire de Ferrare.
Il fut, en outre, esatlore délie condennagioni. Le duc eut souvent recours à lui
pour transcrire ses lettres. Caleffini possédait des terres li Villamarzana dans le
LIVRE PREMIER. 53
di messer Palla, compromis dans la conjuration de Luca Pitti
contre Pierre de Médicis, fils de Côme TAncien (1456) (1).
Un des traits les plus saillants du caractère de Borso fut le
goût du luxe et du faste pour son propre compte (2) , comme
nous le constaterons en examinant les fresques du palais de
Schifanoia (3). Mais il en est un autre qui mérite d'être noté,
c'est sa bonhomie, c'est sa simplicité dans ses rapports avec
ses sujets. Il ne craint pas de se mêler à eux, signe sur la
place publique les mandats pour ses trésoriers, chevauche à
travers les rues, où on lui présente des tributs de fromage et
de vin (4). Un jour, il rencontre une femme portant une
corbeille de champignons : il en choisit quelques-uns et lui
promet sa faveur si elle a jamais besoin de lui. Peu de temps
après, la pauvre femme demande au prince et obtient sur-le-
champ la grâce de son fils qui avait encouru une condamna-
tion.
Borso fut loin d'être étranger aux devoirs d'un souverain à
l'égard de son peuple et ne se montra ni indifférent aux me-
sures propres à assurer la prospérité générale, ni insensible aux
misères et aux souffrances publiques. Sa passion pour la justice
district de Rovigo; en 1481, il les vit ravagées par une inondation; en 1482, les
vénitiens, pendant la guerre faite à Hercule l", prirent ses bestiaux et ses
récoltes, saccagèrent et brûlèrent ses maisons. Il a écrit une Chronicjue rimee
qui va jusqu'à la mort de Borso, une Chronique en prose I^Cronaca ferraresc' ,
qui va de 1471 à 1483, et un Diario où il relatait tout ce qui arrivait de mémo-
rable parmi les courtisans, les nobles ferrarais et les citoyens. Il mourut en 1503.
(Aofisi'e di Ugo Calefjîni notaro ferrare.ie del secolo XV con la sua cronaca in
rima di casa d'Esté ed altri documenti per cura di Antonio Cappelli. Modena,
Carlo Vincenzi editore, 1864.)
(1) Gian Francesco Strozzi se Hxa d'abord à Ferrare, puis à Venise. — Favo-
rable à Luca Filti, Borso avait envoyé à la frontière pour le soutenir une armée
de douze mille hommes sous la conduite de son frère Hercule. On prétenilit
même, ce qui n'a pas été prouvé, qu'il aurait fait conseiller à Luca Pitti de s'as-
surer de Pierre et de le tuer. (Fiiizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 61.;
(2) Une sage administration lui permit de satisfaire ce goût sans épuiser le
trésor ducal qui, au moment de sa mort, ne renfermait pas moins de 500,000 du-
cats, environ 25 millions de francs. (E. MuiXTZ, Histoire de l'art pendant la
Renaissance, p. 146.)
(3) Liv. II, ch. III.
(4) Ad. Vexturi, Gli affreschi del palazzo di Schifanoia, dans les Atli c
memorie délia deputazione di storia patria per le prnvincie di Homarjna. 3" série,
fasc. V et VI (p. 1 et 2 dans le tirage à part).
54 L'ART FERRARAIS.
est attestée par les historiens et confirmée par quelques-uns des
sujets représentés dans les fresques du palais de Schifanoia.
Jaloux de maintenir une administration exacte et intègre, il
sévissait contre les coupables, sans acception de personnes. Les
fonctionnaires et les percepteurs de l'impôt avaient-ils commis
des abus de pouvoir, le duc les punissait avec sévérité, quel
que fût leur rang. Pendant une disette (1 468), il emprunta de
l'argent à Francesco Strozzi pour fournir du blé à Modène et à
Reggio. Sous son règne fut entreprise (1 466) la construction
d'un hôpital pour les pestiférés (1) dans lîle de Saint-Sébas-
tien, appelée aussi ile du Boschetto, d'après les dessins et sous
la direction de Pietro Benvenuti, qui disposa à l'intérieur de la
cour une grande et magnifique citerne (2). Afin de favoriser
l'industrie, Borso interdit l'usage des draps fabriqués hors de
ses États, et, dans l'intérêt de l'agriculture, il appela de Flo-
rence, de Milan, de Venise, de Mantoue (3), des ingénieurs en
renom qui furent chargés de dessécher les marais, de faciliter
l'écoulement des eaux, de prévenir les inondations. Sur son
ordre, Prisciano Prisciani (4) fit exécuter des travaux de ce
genre dans la Polésine de Rovigo. En outre, le Santerno, tor-
rent qui causait de fréquents ravages, fut dérivé vers 1460
dans le Pô di Primaro. La réforme des statuts, rendue néces-
saire par l'accroissement de la population et la modification
des usages, fut confiée aux jurisconsultes les plus éminents et
soumise à l'examen du célèbre Angelo Gambilioni d'Arezzo,
professeur à l'Université de Ferrare (1456). Mais le plus grand
bienfait dont les sujets de Borso eurent à se réjouir, ce fut la
(1) La peste durait depuis 1463 et sévissait avec une telle intensité que l'Uni-
versité dut se transporter à Rovi};o, où elle resta un an. (Frizzi, Mem. per la
storia di Fervara, t. IV, p. 53-54.)
(2' Cet hôpital fut agrandi en 1493.
(3) En 1456, Pietro da Figino, ingénieur du marquis de Mantoue, reçut de
Borso vingt-cinq florins d'or pour des travaux hydrauliques exécutés à Bagnaca-
vallo. Le marquis Campori cite encore, parmi les ingénieurs employés à des tâches
analogues, Giovanni Antonio da Ortona et Cristoforo da Manlova 1^1463-1469'.
qui eut le litre de capitaine du Castel Tedaldo.
(4) Il sera plus loin question de Prisciano Prisciani à l'occasion de sa médaille
par Sperandio.
LIVRE PREMIER. 55
paix constante qu il leur assura pendant que le reste de Fltalie
retentissait du bruit des armes (1).
Malgré sa sollicitude pour son peuple, Borso fut l'objet de
plusieurs conspirations, auxquelles, il est vrai, la généralité
des citoyens ne prit aucune part. La première (1452) fut diri-
gée par quelques partisans de Nicolas, fils de Lionel. La
seconde (1 460) fut ourdie par Pierre Paolo Bondinari, qui,
pressé par la chambre ducale de payer certaines redevances,
voulut se venger en tuant le souverain de Ferrare. Paolo révéla
son projet à Uguccione délia Badia, chancelier du prince.
Regardant Paolo comme un fou et ne le prenant pas au sérieux,
Upuccione garda le silence sur ce qui lui avait été dit. Mais
Serafino Bondinari, père de Paolo, révéla tout au duc, à con-
dition que son fils aurait la vie sauve. Lguccione seul fut déca-
pité dans le Castelio, et ses biens considérables furent confis-
qués et distribués aux favoris de Borso (2). La dernière conju-
ration eut lieu en 1469 et fut préparée, à l'instigation de
Pierre de Médicis, par Lodovico Pio de Carpi (Jij, marié à
(1) Il est intéressant de savoir les noms des personnages qui, comme ambassa-
deurs, aidèrent Borso à se préserver des malheurs de la guerre ou à porter au loin
son renom de magnificence. M. Venturi, dans Varte a Ferrara nel peiiodo di
Borso d'Esté, p. 695, nous apprend que Borso fut le premier prince de Ferrare
dont les ambassadeurs résidèrent en permanence dans les cours italiennes, et qu'il
eut pour représentants, à Florence Andréa Sarzanella et ^iccolô de Roberti, à
Venise Tasson de' Tassoni et Antonio Valentini, à Naples Andréa Gualengo, à
Rome Jacopo ïrotti et Antonio di Beltrame. Parmi les ambassadeurs extraordi-
naires, le même écrivain cite Annibal Gonzague qui accompagna Frédéric III à
Rome en 1452 et qui alla clierclier en Allemagne la bulle d'or ainsi que les
diplômes des privilèges accordés au duc, Niccolô da Segna qui en 1459 alla pré-
senter des armures au roi de Bosnie, Stefano da Segna qui se rendit en 1465
dans la Dalmatie, Francesco Gattamelata et Gio. Giacomo délia Torre qui portè-
rent des présents au roi de Tunis.
(2) Lorenzo Strozzi, le chambellan Tomaso, l'écuyer NiccoIo Galluzzi, Bonvi-
cino dalle Carte, Alberto dall' Assassino, cousin de Borso, eurent chacun une
part dans cette distribution. Quant à .Serafino, il reçut deux mille ducats. Borso
encourageait le zèle par ses largesses, conmie il punissait avec la dernière rigueur
ceux de ses sujets dont il soupçonnait la fidélité.
(3) La seigneurie de Carpi était occupée en 1469 par les fils des trois frères
Galasso, Alberto et Gibcrto, c'est-à-dire par Gio. Marco, Gio. Marsi{;lio, Gio.
Lodovico, Gio. Princivalle, Gio. JNiccolô, Manfredo et Bernardo, tous les sept
fils de Galasso et de Marguerite, sœur de Fiorso — par Lconello, fils d'Alberto —
et par Marco, fils de Giberto. J^es fils de Galasso en voulaient à leur oncle Borso
56 L'ART FERRARAIS.
Orante Orsini, sœur de Clarice Oisini, femme de Laurent de
Médicis. Il s'a^jissait, non de tuer Borso, mais de le détrôner.
Une sœur de Lodovico Pio, Marsibilia, femme de Taddeo
Manfredi, seigneur d'Imola, fut mise dans le secret. Elle dépé-
cha à Milan un homme de confiance, Andréa da Varegnana,
auquel le duc de Milan promit l'envoi de trois mille cavaliers.
Enfin, Lodovico Pio se rendit à Modène, dont Hercule, frère
de Borso, était alors gouverneur (1), et offrit à Hercule le trône
de Ferrare, lui proposant en même temps, avec une solde de
cinquante mille ducats d'or, le commandement d'une ligue
formée par les Florentins, le duc de Milan et le roi de Naples
dans l'intention de secourir Robert Malatesta, fils de Sigis-
mond, contre le Pape assisté des Vénitiens. Hercule feignit
d'accepter, découvrit à son frère tous les détails du complot,
et, une fois en possession des papiers établissant les desseins
des conjurés, fit arrêter Lodovico Pio et Andréa da Varegnana,
qui furent transférés à Ferrare, où ils entrèrent le visage voilé,
au son des cloches, et où ils furent enfermés dans la Tour des
lions. Peu après, les frères de Lodovico Pio furent incarcérés
à leur tour; Niccolô seul fut préservé du même sort parce
qu'il se trouvait alors à Florence. Le jugement ne tarda pas à
être rendu. Lodovico Pio, Andréa da Varegnana et Gio. Marco
Pio, qui n'était, ce semble, coupable que d'avoir été sur le point
d'entrer au service du roi de Naples (2), eurent la tète tianchée,
tandis que leurs compagnons furent condamnés pour toute
leur vie à la prison; Princivalle et Manfredo parvinrent à s'en-
qui, après avoir promis tle faire épouser à une de leurs sœuis, Bianca l'io.
Galeotlo Pic de la Mirandole, avait décidé ce prince à prendre pour femme sa
propre sœur Blanche d Este. Leonello di Alberto et Marco di (jiherto, qui aspi-
raient à expulser de Carpi les fils de Galasso, avaient adopté une politique
opposée et suivaient en toute occasion le parti de Borso.
(i) Borso avait rappelé de Naples en 1463 Hercule et Sijjismond. Au premier
il avait confié le gouvernement de Modène, au second celui de Rejjjjio.
(2) Il s'écoula quarante et un jours (du 12 août au 22 septembre) entre l'exé-
cution de Lodovico et celle de son frère. Dans cet intervalle, Marco Pio, quatorze
jours avant dêtre décapité, adressa à son oncle Borso, le jour de la Nativité de la
Sainte Yierjje, une touchante supplique en vers. Il avait environ quarante ans.
Il laissa trois fils et une fille qu'il avait eus de Polissena d'Appiano, épousée par
lui en 1458.
LIVRE PREMIER- 5T
fuir le 3 mars 1 472; les autres ne recouvrèrent la liberté que
le 27 juin 1477, après huit ans de captivité (1). Parmi les
biens confisqués aux Pio se trouvait le palais du Paradis à
Ferrare.
Des peines infligées aux conspirateurs, on aurait tort de con-
clure que Borso fut froidement cruel. Ces peines, nous l'avons
déjà dit, étaient partout d'usage en pareil cas. Le souverain,
placé au-dessus du commun des mortels, devait en quelque
sorte être sacré pour tous. Mal parier de lui était même un
crime. Peregrino degli Arduini, un des Sages, s'étant permis
pendant un séjour à Venise des propos offensants contre Borso,
propos dont on eut connaissance à Ferrare, les magistrats
s'accordèrent à trouver qu'il méritait l'exil et la confiscation,
et peu s'en fallut qu'un citoyen exalté ne le tuât devant les
Juges. Peregrino n'échappa au châtiment encouru qu'en allant,
la corde au cou, implorer son pardon aux pieds du duc dans le
Castello. Francesco Filelfo, le célèbre humaniste, qui résidait
alors à Milan, fut informé du fait par un récit de Bartolommeo
Pendaglia lu devant lui et devant François Sforza. Il écrivit
sur-le-champ au seigneur de Ferrare. Son indignation contre
Peregrino et son enthousiasme pour la clémence de Borso,
clémence qui ne paraîtrait aujourd'hui que peu méritoire, sont
des signes du temps. Pensant bien que sa lettre serait mise
sous les yeux de Peregrino, il s'écrie : « Les abeilles se laissent
emporter par la colère et s'entêtent tellement à combattre,
qu'elles laissent dans la blessure le dard dont les a armées la
nature. Mais la nature a voulu que leur roi fût sans armes,
doux et inoffensif. Si le duc Borso s'est montré envers toi
comme un roi de cette sorte, ne retire pas ton dard de la bles-
sure pour nuire encore. " Filelfo espère bien que Peregrino,
reconnaissant de la grâce obtenue, ne se rendra plus coupable
(1) Voyez le travail très intéressant dont M. Antonio Cappelli a accompagné la
pul)li(ation de La Congiura ilei l'io, signori di Carpi, coiitro Borso d'Esté
(écrite en 1469 par Carlo da San Giorgio de Rolojjne), dans les Atti e Mein. di
storia patiia per le proviiicie modeiiesi e pannensi, 1865, vol. II, p. 367.
Voyez aussi, dans le même volume (p. 493), Supplicazione di Gio. Marco Pio di
Carpi al diica Borso d'Esté, e rettificazione iiitorno la coiujiura attribuita ai Pio.
58 L'Ar.T FERT\AT\AIS.
des actes qui lui ont attiré une juste condamnation. Dans le
cas contraire, Borso aurait le devoir de sévir, a Trop de dou-
ceur, ajoute-t-il, pourrait passer pour de l'apathie et même
pour de la lâcheté, car l'excès de la miséricorde est d'ordinaire
le comble de l'injustice. Celui qui pardonne toujours n'est pas
regardé comme moins cruel que celui qui ne pardonne jamais.
En toutes choses, il faut conserver une certaine mesure. L'abus
de la clémence engendre de nouveaux crimes; sous le couvert
de la clémence, la justice disparaît tout entière. " Filelfo ter-
mine en exhortant le duc de Ferrare à se conduire, ainsi qu'il
l'a toujours fait, en prince craignant Dieu (I).
L'exemple de Peregrino prouve qu'il était nécessaire de
peser ses paroles, même en dehors des États ferrarais, et que
personne ne devait se croire à l'abri de la délation. Le duc
entretenait, en effet, un bon nombre d'espions (2), et, afin de
mieux pourvoir à sa propre sûreté, il examinait chaque jour
la liste des étrangers, que les aubergistes étaient tenus de lui
présenter. En parcourant cette liste , Borso se proposait
aussi, dit-on, de ne laisser passer auprès de lui aucun person-
nage de marque sans lui avoir rendu honneur ou offert l'hos-
pitalité (3).
Comme Lionel, Borso s'entoura de lettrés et encouragea les
études classiques, continuant les traditions inaugurées sous le
règne précédent. A peine était-il en possession du trône, qu'il
prit à sa charge le traitement des professeurs de l'Université.
Parmi les savants qui attirèrent à Ferrare la jeunesse de la
(1) Fracisci Philelji viri grece et latine eruditissimi epislolarum fumiliariiun
libri XXXVII ex ejus exemplari transwnpti : Ex quibui; ultimi XXI tiovissimi
reperti fuere : et impressorie tradili officine. — Venetiis in aeclibus Joannis et
Gregorii de Grec/oriis fratres. Reqnante serenissimo principe D. Leonardo Lau-
redano inclyto Venelorum duce. Anno Domini MDII octavo Kal. octobris.
(Bibl. nat., Z 697, reserve, p. 103.)
(2) Les espions touchaient une partie des amendes auxquelles étaient con-
damnés les citoyens qu'ils avaient dénoncés. Ainsi, on leur remettait le tiers de
ce que devaient payer les blaspliémateurs. Certaines lois avaient été promulguées
contre quiconque se rendrait coupable de blasphème. Un homme fut condamné
pour s'être écrié : « Dieu ne pourrait le faire ! « Jouer aux dés et aux cartes
était également interdit.
(3) BuRCKiiARDT, Die Cullnr der Rer issance, p. 40.
LIVRE PREMIER. 59
Romagne, de l'Emilie et de la Lombardie, figurèrent des exi-
le's tels que Gostantino Lascaris (1464.). Guarino de Vérone,
Giovanni Aurispa, Tito Yespasiano Strozzi, Lodovico Carbone,
Girolamo Castelli, pour ne citer que quelques noms (1 , ob-
tinrent toute la faveur du prince et furent comblés par lui de
distinctions et de bienfaits. Borso n'avait pourtant pas reçu
une éducation littéraire très soignée. Il ignorait le latin. Aussi
tempéra-t-il les excès de l'bumanisme en donnant une vive
impulsion aux travaux en italien. Carlo Vannuccio di San
Giorgio, noble bolonais, à qui Ton avait reproché d'avoir écrit
en latin la conjuration de 1469, la traduisit en laup^ue vul-
gaire et la dédia à Borso. Il traduisit également pour le
duc deux ouvrages en vogue : la Vie de .A7cco/ô Piccinino et
YÉloge de la ville de Milan, par Decembrio. Monsignor Lorenzo
Spirito, de Pérouse, présenta de son côté à Borso un poème
intitulé : Valtro Marte, qui lui valut un don de cinquante
florins d'or. Un livre de Mario Filelfo, un poème : // Salvador,
de Candido de' Bontempi, un autre poème d'Alberto de Ver-
ceil, un recueil de sonnets : In lande e trionji délia S. S., par
Alessandro Toscano, procurèrent aussi h leurs auteurs des
rémunérations importantes de la part du souverain (2). On
sait, enfin, que plusieurs ouvrages anciens, notamment les
Vies de Plutarque (3), les Épures de Cicéron, Hésiode (4), la
Géographie de Strabon et la Cosmographie de Ptolémée, furent
traduits à l'intention de Borso. Imitant l'exemple de leur
maître, les hauts personnages de la cour, entre autres Teofilo
Calcagnini, Albert et Hercule d'Esté, voulurent avoir la tra-
duction de certains ouvrages qu'ils ne pouvaient lire dans
le texte original. Gurone d'Esté, en 1454, fit transcrire
et enluminer les Vite di Plutarcho. Decembrio traduisit
(1) On trouvera plus loin, à propos du palais de Schifanoia (liv. II, ch. m),
lYnumération des principaux savants qui vécurent alors à Ferrare.
(2) Vesturi, L'arte a Ferrara nel periodo di Borso d'Esté, p. 690.
(3) En 1463 prohablement, Ugolino de Riniini et son fils Girolaino vendirent
au duc quelques extraits des Vies de Plutarque écrites « in sermone moderno » .
(4) La traduction d'Hésiode, dédiée à Borso, l'ut imprimée à Fcrrarc en 1474
par Andréa Gallo.
60 L'ART FERRARAIS.
Appien, Leoniceiio traduisit Procope. M. Veiituri fait remar-
quer (luc le dialecte particulier à Ferrare règne dans ces
traductions, Tunité de la langue n'étant pas encore un fait
accompli.
Un registre où sont notés les livres prêtés aux courtisans
nous apprend en outre que, à la cour de Ferrare, on recher-
chait avidement les romans français. En 1 460, étant à la cam-
pagne, Borso envoie prendre dans sa bibliothèque " un Lan-
celot en français » pour corriger « un Lancelot en italien » ,
Blanche d'Esté lit un volume ayant pour titre « Gothofred de
boion " ; le comte Lodovico da Ganno a entre les mains « Ga-
leoth le Brun » ; c'est à n Lancelot » que Jacopo Ariostiet Jean-
François de la Mirandole consacrent leurs loisirs; Méliaduse,
avec un Iristano in liiigua gallica et avec un « Lancelot « , Fran-
cesco d'Arezzo avec le Saint Graal et avec Merlin, Galeotto di
Campo Fregoso, Sigismond d'Esté et Alberto délia Scala, am-
bassadeur du duc deCalabre, avec quelques romans du cycle
breton , se transportent au milieu des fictions chevalesques
traitées par nos poètes et en repaissent leur imagination. Dans
les classes élevées comme dans les classes moyennes, on prend
aux aventures romanesques un vif intérêt, dont témoignent la
tournure d'esprit des écrivains et les habitudes journalières de
la vie. Sur les manches et les collerettes des dames on brode
des devises françaises et des phrases empruntées aux chansons
de geste. Les noms des princes d'Esté : Méliaduse, Isotte, Gi-
nevra, Rinaldo, rappellent des personnages de roman. D'après
les historiens officiels, les seigneurs de Ferrare descendent
des paladins de la Table ronde et sont eux-mêmes de parfaits
paladins. Cette culture, d'où sortit VOrlando Innamoraio , de
Boiardo, préparait l'éclosion des poèmes immortels de l'Arioste
et du Tasse (1).
La bibliothèque formée par Lionel s'enrichit sous Borso de
nombreux et précieux volumes. Le 6 avril Ii6l, le duc fit
(1) Tous les détails que nous venons de donner nous sont fournis par la puLli-
calion de M. Venturi si souvent citée déjà : Varie a Fcrrara nel periodo di
Dorso d'Esté, p. 689-693.
LIVRE PREMIER. 61
payer aux héritiers de Giovanni Aurispa deux cents florins
d'or pour plusieurs livres latins, dont quelques-uns étaient
destinés à la Chartreuse. Il entretint aussi une correspondance
suivie avec le Florentin Vespasiano da Bisticci , le principal
représentant du commerce des livres, homme actif et d'un
jugement sûr, qu'apprécièrent fort les Médicis et Nicolas V :
le 25 novembre 1469, il ordonna de lui envoyer quarante
écus d'or pour un manuscrit de Josèphe et un manuscrit de
Quinte-Curce (I). Dans la Bibhothèque d'Esté à Modène se
trouve un Flavius Blondus (De miiitaris ai'tis et jiu-isprudentiœ
différentiel)^ en tête duquel on lit une épitre dédicatoire adres-
sée à Borso (1460) (2); et c'est également à Borso qu'est dédié
le Cornazani Antonii de excellentium viroriim principibus ab ori-
gine mundi per œtates opus, qui semble avoir été écrit avec un
mélange d'or et d'argent (3).
Avant de mourir, Borso eut la satisfaction de voir Fimpri-
merie s'installer à Ferrare, grâce à un Français, André Beau-
fort, et répandre le goût des livres dans toutes les classes de la
société. Quatre ou cinq ouvrages avaient été déjà publiés
quand il cessa de vivre.
Protecteur des lettres, il le fut aussi des arts, dont il favo-
risa le développement, sinon avec toute la finesse de goût
qu'avait manifestée Lionel, du moins avec constance et, en
général, avec générosité.
Le campanile de la cathédrale , commencé depuis long-
temps, avait été interrompu; le premier étage et le second,
ainsi qu'une partie dn troisième, furent construits sous Borso,
qui exempta de tout droit les matériaux. Dès 1452, le duc
posa les fondements d'une église et d'un monastère pour les
Chartreux, dans le faubourg de Saint-Léonard, édifices qui
furent achevés en 1461 , et qui, agrandis par Hercule I", exci-
(1) Ceniii slorici delLi Biblioteca Estcnse in Motlciia, 1873.
(2) ^'"98 du Catalogue.
'3) Ce manuscrit in-8"' sur parcheuiiu porte le n" 872 dans le catalogue de la
Bibliothèque d'Esté à Modène. Quelques initiales sont enluminées, et les couleurs
vives s'y dctaclieiit sur un fond d'or.
62 L'ART FEURARAIS.
tent encore l'admiration du Aoyageur. Au palais de Schifanoia,
il ajouta un étag^e, dû à l'ingénieur ducal Pietro Benvenuti,
assisté de Biagio Rossetti. Des travaux d'amélioration ou
d'agrandissement furent exécutés dans le Castello , dans le
palais du Paradis, dans ceux de Belriguardo et de Belfiore,
dans les villas de Copparo, de Benvegnante, de Bellombra, de
Migliaro, de Gonsandolo, dans les résidences de Zenzalino, de
Bagnacavallo, de Modène, de San Martino in Rio, tandis que
de nouveaux palais s'élevaient à Quartesana, à Ostellato, à
Monte Santo, à Ficarolo, à Fossadalbero et à Sassuolo, où la
pureté de 1 air et le charme du site attiraient Borso, qui fit
refaire les murs autour de la forteresse. Le duc, en effet, dans
sa prudence, ne négligea nulle part ce qui pouvait contribuer
à la sûreté de ses Etats. Reggio, Lugo, Rubiera, Canossa,
Argenta, Finale reçurent un surcroit de fortifications, et
Ferrare, du côté du midi, fut pourvue des nmrs qui lui man-
quaient.
Deux œuvres importantes de sculpture embellirent la ville.
La statue équestre de Nicolas III, commencée sous Lionel, fut
exposée aux veux du public le jour de l'Ascension de Tannée
1451. Trois ans après, on put admirer devant le palais délia
Ragione la statue assise de Borso, ouvrage en bronze exécuté
par Niccolô Baroncelli , par son fils Giovanni et son gendre
Domenico Paris ^ de Padoue(l). Parmi les sculpteurs qui tra-
vaillèrent alors à Ferrare, nous nous bornerons à citer, pour
le moment, Lodovico Caslellani et Antonio Marescoti. Ce der-
nier fut aussi médailleur et fit une médaille de Borso. Il eut
pour émules dans le même art : Aniadio, Jacopo Lixignolo et
Pelrecini.
Passionné pour tout ce qui rehaussait l'éclat des costumes
à la cour ou la magnificence de ses palais, Borso attira dans
sa capitale les orfèvres et les brodeurs de Milan (2j, les joail-
(1) « Borso fut le premier souverain italien qui put contempler sa propre
effij^ie dressée sur une place publique. » (E. MuxTz, Histoire de Vart pendant la
Renaissance, p. 146. i
(2) Dès l'époque de INicolas III, il y avait à Ferrare, nous l'avons dit ;p. 31),
LIVRE PREMIER. 63
liers de Venise, les tapissiers de la Flandre. La fabrique de
tapisseries installée à Ferrare atteignit un haut point de pro-
spérité, ce qui n'empêcha pas le duc d'acheter au dehors un
grand nombre de pièces. En outre, un armurier [magister
armorum), nommé Ottolino di Corneio da Milano, se fixa avec
sa famille à Ferrare en 14()5. Il reçut de la Commune deux
cents florins d'or pour établir une fabrique d'armes dans la
ville et pourvoir à ses besoins et h ceux de ses aides. Trois
ans plus tard, Ottolino répara quelques armes d'Albert d'Esté
par ordre de Borso qui se chargea de la dépense [pel fratello
suo dilellissimo) ( 1 ) .
Quant à la peinture , elle prend alors un développement
rapide et décisif. Les miniaturistes couvrent d'ornementations
délicates et enrichissent de scènes habilement composées les
manuscrits latins et grecs, les ouvrages de chevalerie, les
Bibles et les missels. On ne peut guère voir rien de plus sédui-
sant que les livres de chœur donnés aux Chartreux par Borso.
Enfin les tableaux et les fresques nous montrent l'école ferra-
raise définitivement fondée, avec sa marque distinctive, avec
son style particulier. Aux artistes vénitiens elle emprunte son
brillant coloris, à l'école de Padoue son goût pour le relief
sculptural; en même temps elle s'attache à rendre scrupuleu-
sement la nature, sans se préoccuper assez du beau, mais en
rachetant la vulgarité des formes par la profondeur du senti-
ment, parla majestueuse simplicité des attitudes. C'est l'époque
de Galasso, de Stefano da Ferrara^ de Cosùno Jura, de Fran-
cesco Cassa, de Baldassa>-e d'Esté, pour ne citer que les noms
un certain nombre de brotleurs milanais. Giacomino dezadapo ou délia dapa
Ijroda une Vierge avec l'Enfant Jésus sur une chape de damas blanc pour la cha-
pelle de la cour. Il n'y avait pas de fête, pas de solennité polititpie ou relijjieuse
dont les brodeurs milanais ne concourussent à accroître les splendeurs.
(Ad. Venturi, Belazioni artistichc tra le corti di Milano e Ferrara nel secolo XV,
p. 252.) — En 1465, on trouve, habitant Ferrare, un i)rodeur né à Crémone,
Boccaccino, le père du peintre bien connu. De 1468 à 1499 son nom fij^ure sur
les registres de la maison d'Esté. (Campoui, I piltori dei/li Estensi nel secolo XV,
P-5i-)
(1) Ad. Venturi, Belazioni artistiche tra le corti di Milano e Ferrara nel
secolo XV, dans V Archivio lonibardo, livraison du 30 juin 1885.
64 L'ART FElUlAr.AIS.
les plus saillants. Uorso fait orner de peintures la grande salle
du palais de Schifanoia et la chapelle du palais de Belriguardo.
A Baldassare d'Esté, qui trouve en lui un généreux appui, il
demande surtout des portraits, que Ton admirait beaucoup,
mais qui n'existent plus. Il méconnut, malheureusement, ce
que le talent de Cossa avait de supérieur : en refusant de faire
droit aux réclamations de cet artiste, assimilé par ses agents
à des peintres subalternes, en le laissant s'expatrier à Bologne,
il fut injuste et manqua de discernement.
Le seul peintre étranger que Borso occupa dans sa capitale
fut Piero délia Francesca. Cet éminent artiste travaillait à Pesaro
ou à Ancône, quand il fut appelé à Ferrare. Si l'on ignore en
quelle année il y arriva, on sait du moins qu'il dut y venir,
non en 1470 comme on l'a souvent affirmé, mais au commen-
cement du règne de Borso, et qu'il y demeura longtemps.
Rien n'existe aujourd'hui des œuvres qu il y exécuta, u 11
peignit, dit Vasari (1), un grand nombre de chambres que
le duc Hercule l'Ancien détruisit pour donner au palais un
aspect moderne, en sorte qu'il n'est resté de la main de
Piero qu une chapelle décorée de fresques à Saut' Agostino,
et encore est- elle dégradée par l'humidité. » On avait cru
jusqu'ici que Vasari faisait allusion à des peintures ornant
le rez-de-chaussée du palais de Schifanoia, peintures qui
auraient été anéanties quand Hercule P modifia l'aménage-
ment intérieur de l'édifice. C'est là une erreur que le marquis
Campori a relevée. Dans le passage de Vasari il n'est pas
question du palais de Schifanoia, mais seulement du palais,
c'est-à-dire du palais par excellence, de celui ou résidait d'or-
dinaire la famille régnante, en un mot du palais ducal appelé
le Castello, Hercule P"", cela est certain, fit démolir une partie
du Castello, et ce sont les pièces sacrifiées qui renfermaient
évidemment les fresques de Piero délia Francesca. Quant aux
peintures qui ornaient l'église de Saint-Augustin, l'existence
en est confirmée par une description écrite en 1589, environ
(1) Tome II, p. 491.
LIVRE PREMIER. 65
quarante ans après que Vasari les vit. Cette description se
trouve en manuscrit dans la Bibliothèque de Ferrare (1).
La longue présence de Piero délia Francesca à Ferrare ne
demeura pas inutile aux peintres de la localité. Plus d'un,
sous la direction d'un maître si habile, s'initia à la science de
la perspective. On prétend que Galasso fut un de ceux-là; mais
c'est surtout Francesco Gossa qui mit à profit les enseignements
du peintre de Borgo San Sepolcro, dont il s'appropria jusqu'à
un certain point la manière, comme le prouvent tout spé-
cialement plusieurs de ses compositions dans le palais de
Schifanoia.
Quelques détails donnés par M. Valdrighi prouvent que la
musique ne fut pas moins goûtée à la cour de Borso qu'à celle
de Lionel. On lit dans le Giornale délia camet^a, à la date de
1458, que soixante-dix lire furent payées à des artistes floren-
tins qui avaient chanté aux fêtes de Pâques dans les princi-
pales églises de Ferrare. Pendant les repas d'apparat, Borso
voulait que les oreilles de ses convives fussent flattées par les
harmonies de la musique. Le 6 juin 1461, des gratifications
récompensèrent deux Allemands, joueurs de viole et de cym-
bales, que Zoane da Trento avait amenés dans la loggia de Bel-
fiore, où Son Excellence prenait ses repas. En 1469, l'organiste
Lionello Fieschi remplaça Gaspare dalV Organo, qui venait de
mourir. Le marquis Louis III Gonzague désirait-il se procurer
un bon maître de chant pour son donzello, il s'adressait à un
musicien occupé à Ferrare, à Niccolo Tedesco, que nous avons
déjà mentionné. Enfin, Borso tenait à ce que les instruments
de ses musiciens se ressentissent du luxe qu'il affectionnait
tant. En 1451, on commanda pour les trompettes de Toniaso,
de Perino, de Guasparo et à' Agostino de nouvelles flammes en
taffetas blanc, avec la licorne peinte dessus, et avec des cor-
dons en soie rouge, verte, blanche et or.
Vers la fin du règne de Borso (1469), l'empereur Frédéric III
reparut deux fois à Ferrare lors de son second voyagea Rome.
(1) G. CAMPoni, / pittori dei/li Estensi nel secolo XV, p. 32.
I. 'i
66 L'ART FERRARAIS.
La première fois, il entra dans la ville à la lueur des torches
et ne fit que passer, mais il ne s'éloigna pas sans avoir eu des
preuves nouvelles de la munificence de Borso, car il reçut huit
haquenées blanches et plusieurs bijoux. En revenant de Rome,
il séjourna à Ferrare du 27 janvier au 2 février, et logea dans
l'appartement même du duc. Les distractions somptueuses ne
furent pas ménagées. Un bal splendide eut lieu dans le palais
de Lorenzo Strozzi. Quant à l'Empereur, il créa chevaliers un
grand nombre de personnages, notamment Francesco Ariosto
et Teofilo Galcagnini. Au poète ferrarais Lodovico Carbone, il
donna la couronne poétique, honneur auquel Carbone répon-
dit par un discours, prononcé dans la cathédrale. Pour com-
bler le vide de son trésor, il prodigua, moyennant finances,
les titres de comte, de docteur, de notaire; mais plusieurs des
nouveaux privilégiés se trouvèrent déçus , car ils ne purent
obtenir le diplôme dont ils avaient versé le prix au chancelier
impérial, Frédéric III ayant quitté précipitamment Ferrare.
Parmi ceux qui sollicitèrent le titre de comte palatin figura
Andréa Mantegna , ainsi que nous l'apprend une lettre de Mar-
silio Andreasi, écrite de Ferrare à la marquise de Mantoue le
jour du départ de l'Empereur. Fut-il au nombre des malheu-
reux privés du diplôme qu'ils avaient payé? On ne saurait le
dire. Vasari prétend que le titre désiré ne fut accordé à Man-
tegna que plus tard, grâce au marquis de Mantoue Ce qui est
certain, c'est que, quelques années après, l'illustre peintre
s'intitula, dans les fresques de la chapelle d'Innocent VIII à
Rome, eques auratœ militiœ , titre correspondant à celui de
comte palatin (1).
Duc de Modène et de Reggio, Borso désirait vivement de-
venir aussi duc de Ferrare. Ses vœux furent idéalisés par
Paul II, qui consentit à transformer sa seigneurie en duché.
Invité à se rendre à Rome, le vicaire du Saint-Siège, après
avoir fait célébrer dans la cathédrale une messe du Saint-Es-
prit et remis le gouvernement à Hercule, à Sigismond et à
(1) G. Gampohi, 1 pittori degli Eslensi net sccolo XV, p. 32-33.
LIVRE PREMIER. 67
Rinaldo ses frères, à Niccolô, son neveu, fils de Lionel, et ù
Antonio Sandeo, Juge des Sages, partit de sa capitale le 13 mars
1471 avec un train royal. Il était accompagné, dit Frizzi (1),
de son frère Albert, de son autre frère Guron Maria, chanoine
de Ferrare, protonotaire et abbé commendataire de Nonan-
tola, de Niccolè, seigneur de Correggio, de Galeotto Pic, comte
de la Mirandole, de Matteo Boiardo, comte de Scandiano, de
Teofilo Calcagnini et de cinq cents gentilshommes, vêtus de
brocart d'or et d'argent, de velours et de soie. Les cham-
bellans de ces personnages avaient des vêtements de drap d'or,
et leurs écuyers des vêtements de brocart d'argent. On remar-
quait également des joueurs de fifre et de trompette, quatre-
vingts valets conduisant chacun quatre chiens, et une nom-
breuse escorte de cavaliers. Cent cinquante mulets couverts,
soit de velours cramoisi, avec les armes des Este brodées en
or, soit de drap blanc, rouge et vert, couleurs de la livrée de
Borso, portaient les équipages. Ce fut en jetant des monnaies
d'argent au peuple que ce prince fit son entrée à Rome le
P"" avril. Paul II le logea dans son propre palais. Pendant la
grand'messe du jour de Pâques (14 avril), Borso prêta le ser-
ment de fidélité et fut créé chevalier de Saint-Pierre par le
Souverain Pontife, dont il reçut une épée que lui ceignit Tom-
maso, despote de Morée, tandis que Napoleone Orsini, général
de l'Église, et Costanzo Sforza, seigneur de Pesaro, lui chaus-
saient les éperons. Après la communion, Paul II le proclama
duc de Ferrare et lui accorda le droit de disposer du duché,
puis lui remit les insignes de sa nouvelle dignité, c'est-à-dire
un manteau de brocart d'or, garni de vair et d'un haut collet,
un béret orné de nombreuses pierreries parmi lesquelles on
distinguait un rubis d'une merveilleuse beauté, le l)àton de
commandement et un collier d'or entremêlé de pierres pré-
cieuses. Le lendemain, Borso accompagna en habit ducal le
Pape à Saint-Pierre, et, à l'issue de la messe, le Pape lui donna
la rose d'or, qui se composait de pierreries valant cinq cents
(i) Mem. per la stoiiu di Fer/ara, l. IV, p. 74-78.
68 L'ART FEUUARAIS.
ducats d'or. Précède de quinze cardinaux, le souverain de
Ferrare se rendit ensuite à cheval au palais de Saint-Marc (1),
où l'attendait un repas somptueux (2). Son séjour à Rome dura
un mois environ. Une grande chasse eut lieu en son honneur,
et les Ferrarais organisèrent un hrillant tournoi (3). Fidèle à
ses habitudes de générosité, Borso ne distribua pas moins de
quatre mille ducats à la cour pontificale. En regagaant ses
États, il visita le sanctuaire de Lorette et rentra le 18 mai dans
sa capitale.
A Rome, il avait eu quelques atteintes de lièvre; la fatigue
d'un voyage à cheval acheva d'ébranler sa santé. Ayant pris
quelque repos dans sa villa de Belliore, il put encore assister,
le 26 mai, à une course de chevaux, mais le soir même il
devint plus malade et se fit transporter au Castello, afin
d'arrêter les mesures nécessaires pour assurer le trône, après
sa mort, à son frère Hercule qu'il aimait tendrement, et dans
l'intérêt duquel il avait renoncé à se marier. Niccolô, fils de
Lionel, qui comptait d'assez nombreux partisans, dut s'éloi-
gner et se retira à Mantoue, patrie de sa mère. Près de soixante-
dix personnes furent également invitées à quitter Ferrare, et
les murs de la ville furent mis à l'abri d'un coup de main.
Borso mourut le 19 août, très regretté de ses sujets, et fut
enseveli dans cette Chartreuse qu'il avait eu la gloire de fon-
der. Trois cents courtisans et cinq cent cinquante personnes
vêtues de deuil aux frais du nouveau duc assistèrent aux funé-
railles, que suivirent aussi Niccolô, fils de Lionel, rappelé à
Ferrare par Hercule P% et le peintre Baldassare d'Esté. Tito
Novelli de Ferrare, évêque d'Adria, prononça l'oraison funè-
bre. Au mois de septembre fut célébré un autre service, à loc-
casion duquel Hercule distribua aux pauvres six cents mesures
(1) Cet édifice perte aujourd'hui le nom de palais de Venise.
(2) Le 15 et le 16 avril 1471, Borso écrivit à son secrétaire Giovanni di Cora-
pagno, resté à Ferrare, pour lui rendre compte de ce qui s'était passé. Mjjr Anto-
nelli a publié la première lettre à l'occasion des noces !Mazza Botta;;isio; Ferrara,
m-S", 1869. M. Antonio Gappelli a publié la seconde avec les Aotizie di Ugo
Caleffini; Modena, 1864, p. 43.
(3) Voyez Ca>>esio, Vita di Paolo II.
LIVRE PREMIER. 69
de farine et Lodovico Carbone fit l'éloge de Borso. L'Arioste,
plus tard, devait aussi payer à ce prince son tribut d'admira-
tion : « Vois, dit-il, Lionel et le premier duc, l'illustre Borso,
l'honneur de son temps. Il règne en paix et remporte plus de
triomphes que tous les princes qui ont envahi les terres d'au-
trui. Il enfermera Mars dans une obscure prison et enchaînera
ses fureurs. Ce magnifique seigneur n'aura pas d'autre ambi-
tion que celle de rendre son peuple heureux (1). »
VIII
HERCULE !"■ (2).
(Né le 24 octobre 1431, il régna de 1471 à 1503.)
Fils légitime de Nicolas III et de Rizzarda de Saluées, Her-
cule V était encore enfant lorsque, après la mort de son père, il
fut envoyé à la cour d'Alphonse V le Magnanime (Alphonse V
d'Aragon), prince auquel Ferdinand I" succéda en 1458. Il
s'y forma aux exercices du corps, au maniement des armes, et
mérita le surnom de « chevalier sans peur " . Un combat sin-
gulier avec le valeureux Galeazzo Pandone, comte de Venafre,
lui fournit l'occasion de montrer qu'à la bravoure il unissait
la générosité. L'épée de son adversaire étant tombée, accident
qui devait faire regarder Pandone comme vaincu, il la ramassa
et la lui remit. La lutte, du reste, se prolongea peu, car, à la
(1) Vedi Leonello, e vedi il primo duce,
Faïua délia sua età, l'inclito Borso
Che siede in pace, c più trionfo adduce
Di quanti in altrui terre abbiano corso.
Chiuderà Marte ove non veggia luce,
E stringera al Furor le mani al dorso.
Di questo signor splcndido ogni intcnto
Sarà, che'l popol^ suo vi\a contento.
(Gh. III, st. 45.)
(2) 11 a été déjà question de lui, p. 38, 43, 52 note 5, 56 et 56 note 1.
70 L'ART FEP.RARAIS.
vue des blessures du comte, le Roi s'opposa à ce qu'elle conti-
nuât. En 1494, Pandone se rendit secrètement à Ferrare;
mais sa présence fut révélée au duc Hercule, qui l'accueillit
avec honneur, le retint plusieurs jours et le combla de cadeaux.
Pendant la guerre que Ferdinand P' soutint contre Jean de
Galabre, fils de René d'Anjou, et qui lui fit perdre momen-
tanément presque tout son royaume, Hercule, blessé par les
défiances dont il était l'objet, prit parti pour le prétendant
français : à la bataille de Sarno (1460), il faillit s'emparer du
Roi, qui ne s'échappa qu'en laissant entre les mains de son
ennemi un lambeau de son vêtement.
En 1463, Hercule fut rappelé par Borso, ainsi que nous
l'avons déjà dit, et devint gouverneur de Modène. Il avait
alors trente-deux ans.
Quatre ans plus tard, après la conjuration de Luca Pitti
contre Pierre de Médicis, deux armées puissantes étaient aux
prises dans la Romagne, l'une commandée par Golleone, l'autre
par Frédéric d'Urbin. Dans une grande mêlée. Hercule eut la
gloire de sauver les troupes vénitiennes en délivrant Golleone
que l'ennemi avait enveloppé. Quoique blessé au pied, il com-
battit jusqu'à la nuit sans s'accorder un instant de repos. Au
bout de quelques jours , sa blessure le força de regagner
Ferrare. Malgré les soins d'un Juif, nommé Jacob, il resta
boiteux pour le reste de ses jours.
Tel était le prince qui remplaça Borso sur le trône de Fer-
rare. Comme Borso, il commença par prendre des mesures
qui pussent lui concilier la bienveillance générale. Il exempta
la Gommune de certaines charges, accorda à ses sujets la
liberté de vendre le sel et de tuer les bêtes nécessaires à leur
nourriture, gracia un grand nombre de prisonniers, et promit
son pardon à tous les partisans de Niccolo qui avaient quitté la
ville, s'ils y revenaient dans l'espace de deux mois, procla-
mant que " rien ne convenait mieux à un seigneur que de
remettre les injures (1) » .
(1) Ad. Veînturi, L'arte ferrarese nel periodo d'Ercole I iFEstc, dans les
LIVRE PREMIER. 71
Niccolo, fils de Lionel, comptait des adhérents prêts à risquer
leur vie pour sa cause. Filippo de Chypre essaya de provoquer
un soulèvement, tomba entre les mains des gens du duc
(22 novembre 1471), et fut écartelé sur la place publique. Peu
après, un coup de main fut tenté contre la Stellata di Ficarolo,
mais ceux qui s'y étaient employés échouèrent, furent décapi-
tés et pendus (1). Niccolo, cependant, ne renonça pas à ses
prétentions. Encouragé et secrètement soutenu par son.bed«-frvuJiA J *IX<>
fr-ère, Louis III, marquis de Mantoue, et par le duc de Milan,
il s'approcha de Ferrare avec sept cents soldats cachés sous du
foin et de la paille dans plusieurs navires, pendant qu'Hercule
séjournait à Belriguardo. Une brèche aux murailles que Ton
était en train de réparer, et la connivence d'un ami qui brisa
une des portes, lui facilitèrent l'accès de la ville, où il essaya
avec ses partisans de soulever le peuple au cri de : " Yela,
vêla (2) ! " Mais le peuple ne répondit guère à cette provoca-
tion. Sigismond, Albert et Rinaldo, frères d'Hercule I", rassem-
blèrent à la hâte les citoyens fidèles au duc, en criant : " Bia-
manie, diamante [',i)\ » assaillirent les rebelles et les forcèrent
à s'enfuir. Niccolô était parvenu sur une barque jusqu'à Bon-
deno, quand les habitants de cette ville lui barrèrent le pas-
sage. Il se réfugia dans un marais et y fut arrêté. On le déca-
pita à Ferrare, le -4 septembre 1476, dans le Castello, aux
créneaux duquel on pendit plusieurs de ses complices, tandis
qu'on en pendait d'autres à l'angle du palais délia Ragione et
aux colonnettes des fenêtres de cet édifice. Un vieux cuisinier
de Niccolô, auquel on voulut sauver la vie en lui conseillant de
crier : « Viva il diamante ! » préféra la mort à ce qu'il regar-
dait comme une lâcheté. Muant à ceux qui prétendirent avoir
agi sans connaître les desseins de Niccolô, on les condamna à
Atti e memorie délia deputazione di storia patria per le provincie di floniaçna,
3" série, t. VI, fasc. I, II et III, janvier-juin 1888, p. 91.
(1) Francesco, fils naturel de Lionel et frère de Niccolo, quitta en 1471 la
Bourgogne, où il s'était fixé, pour prêter son appui à INiccolô. Déclaré rebelle par
Hercule l", il regagna la Bourgogne et n'en sortit plus.
(2) La voile était l'einhlèine de Niccolo.
(3) Hercule avait adopté le diamant comme emblème.
72 L'ART FERRARAIS.
avoir une main coupée ou à perdre un œil. En 1493, un
pardon général fut accordé aux anciens amis de Niccolo qui
vivaient dans l'exil.
Toutes ces tentatives d'usurpation auraient pu rendre Her-
cule I" soupçonneux, mais il Tétait déjà par caractère, comme
le montra sa conduite à l'égard de son frère Albert. Si, après
son avènement, il sut gré à celui-ci d'avoir détourné les Fer-
rarais du parti de Niccolo et le récompensa en lui donnant le
palais de Scliifanoia, avec des revenus considérables, il ne
tarda pas h prendre ombrage de la popularité dont jouissait
Albert, lui confisqua le palais de Schifanoia et l'exila à Naples
(1474), sous prétexte que ce prince n'avait pas voulu aller à la
rencontre d'un certain ambassadeur. Lorsque , à la suite de
la conjuration des Pazzi, l'Italie se divisa en deux camps et
que Ferdinand I" se trouva en hostilité avec Hercule I",
Albert, chargé par Ferdinand de bouleverser Ferrare (1476),
révéla les manœuvres du roi de Naples au duc, qui le logea
dans son propre palais, sans l'autoriser encore à se fixer de
nouveau dans sa ville natale. Plus tard, il affirma derechef sa
fidélité en refusant de servir la République de Venise contre
son frère et reçut pour prix de son dévouement le palais
Pasini (1485).
A l'exemple de Borso, Hercule traita avec une grande géné-
rosité ceux de ses ministres ou de ses sujets qui lui avaient
rendu de réels services. Giacomo Trotti, Francesco Bevilacqua
et Ambrogio di Uguccione Contrario furent au nombre des
personnages comblés de ses bienfaits. A son chambellan
Tassone Tassoni, il donna un palais magnifiquement meublé,
celui qu'on appelle tantôt palais Gavassini , tantôt palais
Pareschi. Il nomma maître de chambre Lodovico Fiaschi, un
de ses gentilshommes, et lui fit présent de vastes domaines et
d'un beau palais confisqué à un Milanais, Matteo dall' Erbe,
qui avait été impliqué dans la conspiration de Niccolo.
Hercule, dans sa jeunesse, ayant suivi le parti de Jean de
Calabre, qui disputa le royaume de Naples h la maison ré-
gnante, on eût pu croire que Ferdinand lui tiendrait toujours
LIVRE PREMIER. 73
rigueur. Cependant, à peine eut-il succédé à Borso que Ferdi-
nand envoya à Ferrare Fabricio Garafa pour le féliciter. Carafa
séjourna plus d'un an dans la capitale des Este et négocia
même le mariage d'Eléouore d'Aragon , fille aînée de son
maître, avec le duc (1). Le contrat, qui assurait à Éléonore
une dot de quatre-vingt mille ducats (2), fut rédigé à Naples
le 17 août 1472, grâce aux soins de l'ambassadeur d'Hercule,
Ugolotto Faccino da Vicenza, et, le P' novembre. Hercule
épousa la princesse par procureur, événement qui fut annoncé
à son de trompe aux Ferrarais sur le balcon de la résidence
ducale. Quelques mois après, une nombreuse et brillante com-
pagnie, dans laquelle figuraient Sigismond et Albert, frères
d'Hercule, Galeotto Pic de la Mirandole, Niccolo da Correggio,
Tito Strozzi, le poète Matteo Maria Boiardo, Niccolô Contrarii
et Lodovico Carbone, partit avec cinq cent cinquante chevaux
pour aller chercher la nouvelle duchesse et la conduire à Fer-
rare. Plus de deux cents personnes de distinction accompa-
gnèrent, en outre, la princesse quand elle quitta sa cité natale.
Elle se rendit d'abord à Rome, où le cardinal Riario lui offrit
dans son palais la plus somptueuse hospitalité. l"ne messe dite
à Saint- Pierre par Sixte IV le jour de la Pentecôte, une pièce
religieuse représentée par une troupe de comédiens florentins
sur la place de l'église des Saints-Apôtres (3), et un festin servi
avec une incroyable prodigalité, lui montrèrent que la cour
des Papes ne le cédait pas à la cour des Césars les plus fameux
pour leur magnificence (4). Son cortège s'augmenta de quinze
(1^/ Eléonore avait dû épouser le duc de Bari, Sforza Maria, frère du duc de
Milan Galéas Marie, mais le projet de mariage fut rompu avec l'autorisation du
Pape.
(2) La dot fut en apparence de 80,000 ducats, et en réalité de 60,000 seule-
ment. Les oI)jets mobiliers furent portés pour une somme de 24,300 ducats;
Ferdinand n'eut à verser que 35,700 ducats en numéraire. (Luigi Olivi, Belle
nozze (H Ercole I d'Esté cou Eleoiiora d' Airifjoiie. Modenn, coi tipi délia Societa
tipogralica, antica tipograiia Soliani, 1887.'
(3) Voyez dans la Nitova Aiitolotjia, vol. XXVIII, série II, 1.^ août 1881, l'ar-
ticle de M. Isidoro del Lungo intitulé : L'Orfeo del Poliziaiio alla coite di Maii-
tova, p. 554.
(4) Voyez la description du séjour d'Eléonore à Rome dans Giikgouovu's, Ge-
schichte der Stadt Rom im Mittelalter, t. VII, p. 235-238
74 L'AllT FERRATIAIS.
cents personnes quand elle partit de Rome. En se dirigeant
vers Ferrare, elle s'arrêta trois jours à Sienne, où elle fut
hébergée aux frais de la République, et, à la frontière des
États ferrarais, elle trouva le duc venu à sa rencontre en com-
pagnie de nombreux gentilshommes et l'attendant avec un
navire qui la déposa près de l'église suburbaine de Saint-
Georp^es. Vêtue de drap d'or, couverte de pierreries, les che-
veux dénoués, la tête ceinte d'une couronne d'or, elle fit son
entrée à cheval, sous un baldaquin, selon la coutume. Les rues
étaient jonchées de feuillages, et des draps suspendus d'une
maison à l'autre formaient comme un dais continu. Sur le
passage de la princesse on avait disposé des trophées, des arcs
de triomphe, des orchestres, des estrades garnies de dan-
seurs (1). Le lendemain, dans la cathédrale, l'évêque de
Ferrare, Lorenzo Roverella, célébra la messe, et le cardinal
Bartolommeo Roverella, frère de Lorenzo, bénit les nouveaux
époux, que Giovanni Castelli harangua. Des fêtes publi([ues
eurent lieu pendant huit jours . Les diverses corporations
offrirent à Éléonore des cadeaux dont l'ensemble fut évalué
à deux mille huit cent quarante-quatre lire rnarchesane. Conti-
nuant les traditions inaugurées par Borso, Hercule entretint à
ses frais non seulement les ambassadeurs des princes de
l'Italie, qui étaient arrivés avec huit cents chevaux environ,
mais les Napolitains et les Romains qui avaient suivi à Ferrare
la fdle de Ferdinand.
Éléonore d'Aragon était une femme d'un réel mérite et
dune rare énergie. En l'absence de son mari et pendant une
grave maladie de celui-ci, elle exerça le pouvoir avec autant de
sagesse que de fermeté, dans des circonstances fort difficiles.
(1) Antonio Pochettino da Venezia reçut cinq lire et douze soldi « per havere
depintonellenozeetfestefacteperla lllma nofUra Madona» . (L.-JN. Cittadella,
Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 215.) A l'occasion des mêmes noces, Fran-
cesco da Veiona restaura et peignit deux statues de géants pour une crédence.
Guglielmo da Pavia (qui mourut en 1476) alla ;i Venise afin d'y acheter des
assiettes d'étain et divers autres objets. Bartolomeo di Benedetto de Trévise,
Geminiano di Boiigiovanni, Agnolo Imola, Xiccolô, Ludovico Bonacossi , Gio-
vanni Battista et Gherardo Cossa travaillèrent comme peintres aux préparatifs
des fêtes et aux arcs de triomphe.
LIVRE PREMIER. 75
Elle encouragea les lettrés, entre autres Pandolfo Collenuc-
cio (1). Par la solide et brillante éducation qu'elle fit donner à
ses filles Isabelle et Béatrix, on peut juger de l'importance
qu'elle attachait à la culture de l'esprit. Elle aimait beaucoup
aussi la musique et jouait même de la harpe. Parmi les œuvres
d'art qu'elle rassembla, il y en avait qui étaient dues à Man-
tegna et à Giovanni Bellini. Elle ne dédaignait pas non plus
celles des maîtres flamands et allemands (2), Dans l'inven-
taire de ses livres dressé après sa mort, on trouve surtout
des livres de piété, des bréviaires, des offices, des missels,.
des légendes de saints, des laudi, des sermons, les Fioretti.
Au nombre des livres profanes figurent un Pline traduit en
italien, un éloge du roi Ferrand, l'ouvrage de Fazio degli
Uberti, les Coirunentaires de César, le De laudihns mulierum,
par Bartolommeo Gogio, le De consolatione, de Boëce (3). G-'est
le 11 octobre 1403 qu'elle mourut. Son oraison funèbre fut
prononcée par l'historien Benvenuto da San Giorgio. Battista
Guarino en composa une aussi (4), et, par ordre d'Isabelle
d Este, le Carme Giambattista Mantovano en écrivit une troi-
sième en langue latine. L'Arioste, qui n'avait alors que dix-
neuf ans, fit de son côté une élégie sur la mort de la du-
chesse (5). Fra Filippo Foresti, de Bergame, a mis Éléonore
(1) Fixé à Ferrare depuis 1486, Collenuccio fut envoyé avec Francesco Ariosto
par Hercule I*-'"" vers l'empereur Maxitnilien, alin de le féliciter de son niariageavec
Blanche Sforza, nièce de Ludovic le More, et il obtint alors pour son maître (1494}
le renouvellement de l'investiture que Frédéric III avait accordée à Borso. Le
1" mai 1500, il fut nommé capitaine de justice. Après la mort d'Alexandre VI,
Hercule I^'', qui aimait mieux voir la Bomagne occupée par César Bor<;ia cjue
soumise à l'influence des Vénitiens, chargea Collenuccio d'engager les populations
à demeurer fidèles à leur duc; mais Jean Sforza, le protégé des Vénitiens, parvint
à s'emparer de Pesaro, y attira Collenuccio par des promesses fallacieuses, le fit
jeter en prison et décapiter (11 juillet 1504).
(2j G. Campori, Jiaccolta di cataloçjhi ed inveutaiii iiiedlti di (juadri, disegni,
broiizi, doreriœ, smalti, medarjlie, avori, etc., dal secolo XV, vol. XIX. Modena,
1870. (Inventaire de 1493.) — G. CAMPOni , Tiziano e r/li Estensi , p. 2. —
M. Venturi a publié un supplément d'inventaire dans son Arle feiraiese iiel
periodo d'Ercole I d'Esté, p. 32, note 4.
(3) Ad. Vëxtcri, Larte fennrese ncl periodo d'Ercolc I d'Esté, ii. 99.
(4) C'est probablement Andréa Gallo qui a imprimé ce discours.
(5) Opère miiwri, éd. Le Monnicr, t. I, p. 425, élégie 17. — BrHCKiiARDT,
Die Ciiltur der Renaissance, p. 41.
76 L'ART FERRARAIS.
d'Aragon nu nombre des femmes illustres dont il a écrit l'his-
toire (1).
La bravoure et l'habileté militaire qu'Hercule avait mon-
trées dans sa jeunesse ne furent pas oubliées en Italie quand
il fut devenu duc de Ferrare, et, de divers côtés, on rechercha
son appui. Après la conjuration des Pazzi (1478), les Floren-
tins, avec les Vénitiens, les Milanais et leurs autres alliés, le
nommèrent capitaine général de l'armée qui avait à combattre
les troupes de Sixte IV, du roi de Naples, du duc d'Urbin et
des Siennois, et lui promirent une solde de soixante mille écus
par an. C'est dans le palais qui avait appartenu à Renato
de' Pazzi qu'Hercule logea à Florence, ce palais lui ayant
été donné par la République. Deux ans plus tard, Laurent
le Magnifique et Ferdinand , réconciliés , le prirent comme
général.
Pendant les dix premières années du règne d'Hercule,
Ferrare continua de goûter les bienfaits de la paix. Mais vers
la fin de 1481, des nuages menaçants s'amoncelèrent à l'hori-
zon politique. Les Vénitiens ne pardonnaient pas h Hercule
d'avoir épousé la fille du roi de Naples, leur ennemi, et le désir
d'accroître leurs possessions aux dépens du duc grandissait en
eux de jour en jour. Pour en venir à une agression, les griefs
ou tout au moins les prétextes ne manquèrent pas. La présence
à Ferrare d'un tribunal vénitien, qui avait le droit exclusif de
juger les sujets de la République résidant dans les États de la
maison d'Esté, amenait sans cesse des conflits de juridiction
que le visdonnno, président de ce tribunal, pouvait facilement
aggraver par des abus de pouvoir. La délimitation encore
incertaine des frontières était aussi une cause de démêlés
incessants. Venise, enfin, se plaignait d'infractions aux traités
qui lui assuraient le monopole du sel à Ferrare et qui inter-
disaient aux Ferrarais d'exploiter leurs marais salants. Une
série de mesures vexatoires et quelques actes belliqueux de la
part des Vénitiens prouvèrent h Hercule que ses intentions
(1) Voyez plus loin (liv. V, ch. iv) Les livres publiés à Ferrare avec des (jra-
vures sur bois.
LIVRE PREMIER. 77
conciliantes n'arrêteraient pas la guerre méditée contre lui (1).
Elle lui fut, en effet, officiellement déclarée le 2 mai 1482, et
il constata bientôt que la République de Venise avait pour
allié Sixte IV, qui ne songeait qu'à satisfaire l'insatiable am-
bition de son neveu Girolamo Riario (2). Le roi Ferdinand, le
duc de Milan, les Florentins, Frédéric, marquis de Mantoue, et
Giovanni Bentivoglio, seigneur de Bologne, se déclarèrent en
faveur du souverain de Ferrare et formèrent une ligue, dont
les troupes furent mises sous les ordres de Frédéric d'Urbin,
alors âgé de soixante-dix ans, privé de l'œil droit et estropié
de la jambe gauche (3). Malheureusement, les renforts envoyés
par Ferdinand furent interceptés, et les soldats dont pouvaient
disposer le duc de Milan et les Florentins n'étaient pas très
nombreux. Les forces vénitiennes et pontificales étaient d'ail-
leurs sous le commandement d un capitaine aussi habile
(1) Afin d'auguienter le nombre de ses canons, il fit fondre une partie des clo-
ches, n'en laissant qu'une à chaque éfjlise. La plomberie des boutiques adossées à
la cathédrale eut le même sort.
(2) Jusqu'alors Sixte IV n'avait témoigné à Hercule que de la bienveillance. Il
lui avait confirmé le titre de duc de Ferrare, titre transmissible à sa postérité; il
lui avait même accordé le droit d'ajouter à ses armes les clefs pontificales, et, en
1475, il lui avait fait don d'une précieuse épée et d'un chapeau de soie orné de
perles.
(3) Parmi les ingénieurs militaires employés dans cette guerre, il faut citer
Benvenitti, Rossetti, Giovanni dalla Massa Fiscaglia, maître Domenico, bombar-
dier, et Santé Novellino. Ces ingénieurs étaient Ferrarais. Plusieurs ingénieurs
étrangers au service des alliés du duc concoururent aussi à la défense du pays.
Tel fut Patrizio ou Pedrizia, ingénieur du roi de ÏSaples, qui gagna non seule-
ment l'estime, mais l'affection d'Hercule par sa promptitude d'esprit et son expé-
rience. Il fortifia et défendit, notamment, Bondeno et Lugo. Etant tombé malade,
il s'adressa à la duchesse Eléonore pour obtenir un secours, que Paolo Antonio
Trotti, trésorier ducal, fut chargé de lui remettre. « Tu verras, écrivait Eléonore
à Trotti, quels sont les besoins de ce pauvre homme. Tu sais avec quel dévoue-
ment il nous a servis, et tu n'ignores pas qui nous l'a envoyé, circonstance digne
d'être prise en considération. Ce serait mal de nous comporter de telle sorte avec
lui, quand il est malade, qu'il pût se plaindre de nous. Tu dois savoir quels sont ses
appointements. Avise donc à ce que l'on peut faire et aux moyens de le secou-
rir. » A côté de Pedrizia, on peut nommer Giovanni du Capua et Cristoforo da
Montecchio. Les livres de dépenses nous apprennent que le duc donna à ce der-
nier le velours et le satin nécessaires à la confection d'un pourpoingt et d'un
manteau [qiuppone e giornea). Cristoforo da Montecchio, célèbre pour sa bra-
voure non moins que pour ses connaissances techniques, tomba au pouvoir de
l'ennemi en 1483, fut conduit à Venise et mis à mort. (G. Campouc, Gli archi-
tetti e (jV ingegneii civili e militari degli Estensi^ p. 38-42.)
78 L'ART FERllARAIS.
qu'énergique, de Roberto Sanseveiino, qui justifia sa répu-
tation par ses succès. Adria et Comacchio ne tardèrent pas à
tomber au pouvoir des Vénitiens. Après quarante jours d'un
siège où, de part et d'autre, on fit des prodiges d'audace et de
bravoure, Roberto Sanseverino s'empara de Ficarolo, ville
regardée comme la clef de Ferrare. Hercule perdit ensuite
toute la Polésine de Rovigo (1), pendant que les inondations
et la peste sévissaient à Ferrare, et il eut la douleur de voir
mourir dans sa capitale, à la suite d'une courte maladie, Fré-
déric d'Urbin. Tant de désastres finirent par ébranler la santé
du duc : il tomba gravement malade et dut abandonner le
gouvernement à sa femme. Presque en même temps, Sanse-
verino parvint à passer le Pô, à Francolino, et pénétra jusque
dans le parc du palais de Belfiore (2). Ne perdant ni le cou-
rage ni le sang-froid, la duchesse mit ses enfants en sûreté à
JModène, ranima la confiance et la fidélité du peuple en lui
adressant d'héroïques exhortations et en l'admettant auprès du
duc. Par surcroît de prudence, elle fit transporter le malade du
Castello ou Castel Vecchio dans le Castel Nuovo, afin de lui
assurer un moyen de s'échapper si la ville venait à être prise,
car la fuite n'était pas possible ailleurs. Dans ces conjonctures,
les alliés d Hercule firent comprendre au Pape que la ruine de
Ferrare profiterait seulement aux Vénitiens, et que les droits
de suzeraineté du Saint-Siège sur cette province allaient être à
jamais perdus. Le 23 décembre 1482, un vice-légat aposto-
lique annonça que le Souverain Pontife, prenant en pitié la
situation des Ferrarais, se rangeait de leur côté, et qu'ordre
serait donné aux Vénitiens de cesser les hostilités. De Ferrare,
le vice-légat se rendit à Venise et enjoignit à la République de
déposer les armes et de restituer ses conquêtes. Les Vénitiens
refusèrent d obéir à cette injonction : ils s'étaient imposé trop
(1) Les îles formées par l'Adige et le Pô sont appelées des Polésines.
(2) Les soldats emportèrent une licorne en bronze, emblème de Borso, qui
ornait une citerne dans la Chartreuse. Ils enlevèrent aussi une statue en stuc du
marquis Nicolas III, qui se trouvait à l'intérieur de Sainte-Marie des Anges au-
dessus de la porte, laissant le cheval, également en stuc, sur lequel était placée
cette statue.
I.IVr.E PREMIER. 79
de sacrifices pour s'arrêter quand ils touchaient au but. Mais les
Ferrarais reçurent du Pape, des Florentins et du roi de Naples
des secours qui leur permirent de prolonger la lutte. Une ten-
tative de l'ennemi contre la ville, admirablement fortifiée et
pourvue de vivres, fut repoussée. Peu après. Hercule, revenu à
la santé, parvint à reprendre la forteresse de Stellata, non sans
avoir déployé une audace et une intrépidité extraordinaires,
qu'imita Antonio Costabili, personnage dont nous aurons l'oc-
casion de parler à propos du palais Galcagnini-Beltrame (1).
Sixte IV excommunia tous les chefs de la République et frappa
d'interdit le territoire vénitien, tandis que le marquis de Man-
toue et le duc de Milan déclaraient la guerre à Venise pour
leur propre compte et opéraient d'utiles diversions. Les craintes
diminuèrent donc à Ferrare, mais les souffrances de la popula-
tion devinrent plus poignantes que jamais, la peste et la disette
ayant de nouveau fait irruption avec une effroyable intensité.
Louis XI essaya une médiation que sa mort fit avorter. Venise,
cependant, commençait à se lasser d'une guerre qui lui avait
déjà coûté tant d'argent et tant d'hommes. N'était-il pas dans
son intérêt de mettre des bornes h son ambition? Ce qui l'in-
clinait aussi vers les idées pacifiques, c'était l'humanité avec
laquelle Hercule avait traité certains prisonniers de distinction,
leur épargnant l'horreur des prisons, leur faisant donner la
nourriture que l'on servait à sa propre table, et leur laissant
la faculté de recevoir des visites. Gagnés par les intrigues et
les promesses de la République, Ludovic le More et le roi
Ferdinand amenèrent le duc de Ferrare à accepter la paix de
Bagnolo (7 août 1484), en lui laissant entrevoir qu ils cesse-
raient de le soutenir s'il la repoussait. Cette paix, qui avait été
conclue à l'insu de Sixte IV avec une puissance excommuniée,
et qui ne procurait aucun avantage à Girolamo Riario, causa
au Pontife une telle surprise, une telle indignation, qu'il en
mourut. Elle autorisait les Vénitiens à garder la Polésine de
Rovigo. On l'annonça aux Ferrarais le 8 septembre, en Tab-
(1) Liv. II, ch. m.
80 L'AKT FERRARAIS.
sence du duc, qui ne voulut pas être témoin de Thumiliation
imposée à son peuple (1).
Si l'on fait abstraction de la triste période pendant laquelle
eut lieu la guerre avec Venise, le règne d'Hercule I" ne fut pas
moinsbrillant que ceux de Lionel et de Borso(2). Que de fêtes,
que de spectacles, quel déploiement de luxe, quelle pompe
dans les cérémonies et les réceptions (3) ! En 1472, le duc
célébra le premier anniversaire de son avènement par une
messe solennelle et par une procession aussi imposante que
celle du Corpus Domini : toutes les boutiques étaient fermées
sur le passage de cette procession, au centre de laquelle mar-
chaient les membres de la famille ducale, en riches habits
brodés d'or. — Un des divertissements favoris d'Hercule fut
inauguré l'année suivante. Accompagné d'un grand nombre
de jeunes seigneurs et de citoyens notables à pied et à cheval,
le duc, la veille et le lendemain de l'Epiphanie, parcourait de
nuit la ville à la lueur des torches et au son des instruments ; le
cortège s'arrêtait devant les maisons des personnes bien dis-
posées qui offraient des poulets, des faisans, des perdrix, des
cailles, des fromages, des confitures, des tourtes, des jambons,
des fruits, du vin, et jusqu'à des veaux et des bœufs vivants (4).
Ces vivres étaient chargés sur des mulets et des charrettes ; une
partie était consommée en festins par les compagnons du
prince, une autre partie était distribuée à leurs amis, et les pau-
vres recevaient le reste. — Les tournois, les joutes, les courses
de chevaux, d'ànes, de bœufs, de femmes et d'enfants ani-
(1) Fnizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 115-152. — Sismoxdi,
Histoire des re'public/ues italiennes du moyen âge. Paris, 1840, t. VII, ch. vu.
(2) De toutes parts, Hercule reçut des témoigna{jes de haute estime. Le roi de
Naples Ferdinand lui conféra l'ordre d'Arminio récemment institué. Edouard IV,
roi d'Angleterre, lui envoya l'ordre de la Jarretière.
(3) Les princes italiens, en se conviant à la cour les uns des autres, n'avaient
pas seulement en vue d'agréables passe-temps. Ils profitaient de ces réunions
« pour se connaître, s'épier, concerter leurs ambitions, se tendre des pièges,
projeter des mariages, préparer des ligues, conclure des enrôlements, demander
et offrir des services, stipuler des avantages et prendre des mesures de préserva-
tion » . (Isidore DEL Luxco, L'Orfeo del Poliziano alla coj-le di Mantora, dans la
J!fuova Antolofjia, vol. XXVIII, série II, 15 août 1881, p. 545.)
(4) On appelait cela : « andare alla ventinâ » .
LIVRE PREMIER. 81
mèrent aussi fort souvent soit les rues de la capitale des Este,
soit le parc de Belfiore (1). A ces délassements s'ajoutait celui
de la chasse. Le duc possédait une meute très considérable.
En 1476, il chassale sanglier à Raccano. Au printemps de 1 485,
en revenant des bains de Montferrat, il amena le marquis de
Mantoue à Ferrare et multiplia pendant un mois les chasses
et les tournois en l'honneur de son hôte. — Quand Béatrice,
sœur de la duchesse Éléonore, se rendit en Hongrie pour
épouser Mathias Corvin, elle arriva à Ferrare (10 octobre 1476)
avec un nombreux cortège de Napolitains et de Hongrois, et
ce fut au son des fifres et des trompettes qu'elle fit son entrée.
Aux festins furent entremêlées des danses hongroises qui ob-
tinrent le plus grand succès à la cour. Béatrice repassa en 1501
h Ferrare, mais il n'était plus question de réjouissances : elle
avait perdu son mari et elle regagnait Naples, où elle voulait
finir ses jours. — Hercule accueillit également de son mieux,
en 1493, Ludovic le More (2) et sa femme, bientôt suivis du
marquis et de la marquise de Mantoue, et il leur prodigua les
divertissements alors en usage, tels quejoutes, danses, banquets
et spectacles.
Comme ses prédécesseurs. Hercule I" tint aussi à honneur
d'offrir aux victimes des révolutions accomplies dans les pays
voisins un asile sûr auprès de lui, C'est ce que constatèrent à
leur profit Carlo Manfredi de Faënza, détrôné en 147 7 par son
fz^ère Galeotto, qu'avaient soutenu Venise et Florence, et
Ercole Varano de Camerino. Ce dernier, dont la famille fut en
partie décimée par César Borgia et qui parvint, en fuyant, à
sauver sa vie, se fixa à Ferrare en 1502. Fils de Ridolfo da
Camerino et de Camilla, une des filles de Nicolas III, Ercole
Varano était le neveu d'Hercule I", duc de Ferrare.
Tout en s'occupant de ses plaisirs et en se donnant un renom
de magnificence auprès des princes étrangers, Hercule I" ne
(1) Des jeux de cette sorte tarent organisés en 1498, pendant qu'à Florence
Savonarole, un des plus nobles enfants de Ferrare, expirait en martyr.
(2) Ludovic le More, qui allait bientôt appeler (Charles VIII en Italie et qui
venait de conclure une ligue avec Venise et Alexandre VI, voulait faire entrer
liercjle dans cette ligue. Voilà pourquoi il avait entrepris un voyage à Ferrare.
I- 6
82 L'ART FERRARAIS.
négligea pas les travaux utiles à son peuple. Le dessèchement
des marais, notamment dans la Polésine de Ferrare ou de
Saint-Jean-Baptiste, fut poursuivi avec persévérance, au grand
avantage de l'agriculture et de la salubrité, et une liberté plus
étendue fut laissée au commerce, ce qui contribua à l'accrois
sèment du bien-être général et de la richesse publique. Un
autre bienfait fut la construction d une prison pour dettes :
les débiteurs cessèrent dès lors d'être confondus avec les cri-
minels.
Par le mariage de ses enfants, Hercule s'efforça de se con-
cilier des voisins qui auraient pu être menaçants et de s'at-
tacher les cours de Bologne, de Mantoue et de Milan.
Il accorda Lucrezia, sa fdle naturelle, qu'il avait eue de
Lodovica Condolmieri, à Annibale, fds de Giovanni Benti-
vogiio, et lui assura une dot de dix mille ducats. Décidée
le 29 mars 1478, cette union ne fut réalisée que le 25 jan-
vier 1487 (1) ; ce fut Francesco Fiancia qui fit la vaisselle d'ar-
gent dont on se servit le jour des noces (2). Il livra aussi en
cette occasion des tasses enrichies de pierres précieuses et des
lampadaires d'argent sur lesquels on voyait des feuillages et
des fleurs. Afin de rehausser l'éclat d'un tournoi, il peignit
sur des targes des emblèmes et des figures (3).
Isabelle d'Esté, fille légitime d'Hercule I" et d'Éléonore
d'Aragon, était née le 18 mai 1474. Elle fut promise le
28 mai 1480 à Jean-François II, fils de Frédéric I" de Gon-
zague, marquis de Mantoue. François, né en 14G6, avait
succédé à son père depuis six ans, quand elle l'épousa (fé-
vrier 1490). Elle lui apporta une dot de quinze mille ducats
en argent et de trois mille ducats en objets précieux. A Toc-
casion de ce mariage, des fêtes brillantes eurent lieu à Ferrare,
et une comédie fut représentée. En outre, un repas somp-
(1) Lucrezia mourut à Ferrare, en 1516 selon les uns, en 1518 selon les
autres.
(2) Salimbeni, Epitulaniio nulle pompe nuùali di Annibulc Bentivo(jlw.
Bologna, 1487.
1^3) Ad. Vexturi, Lu pittiira bolot/iiese nel secolo A'F, clans VAichivw stoiico
cleir arte, juillet-aoïit 1890, p. 294.
LIVRE PREMIER. 83
tueux rassembla les illustres convives autour d'une table sur
laquelle le service était entremêlé de deux cent cinquante
banderoles peintes par Giovanni Bianchini, surnommé Trullo,
qui reçut soixante-cinq lire pour ce travail. Hercule donna à
sa fille un carrosse doré, tendu de drap d'or, et quatre che-
vaux. Un bucentaure doré et magnifiquement aménagé, qu'ac-
compagnèrent quatre autres bucentaures et cinquante et un
navires, la conduisit dans sa capitale, où l'attendaient de nou-
velles fêtes (1). Parmi les objets qu'elle emportait se trou-
vaient un coffre de mariage qu'avait peint Giovanni Arelusi,
dit Munari, artiste de Modène, un petit office que Galeazzo
Trotti avait fait couvrir d'ornements en argent par maître
Lachi, orfèvre milanais, et un petit tableau en argent, œuvre
dont Fra Rocco de Milan était l'auteur et qui avait coûté six
cents ducats. Isabelle d'Esté avait eu pour précepteur Maria
Equicola d'Alveto, qui écrivit une Histoire de Mantoiie publiée
à Ferrare en 1521 et un traité Délia natura cCamore (1525).
Très distinguée d'esprit, elle s'entoura de lettrés et manifesta
un goût délicat pour les arts. Les artistes ferrarais eurent en
elle une dévouée protectrice (2).
Deux autres mariages, l'année suivante, établirent des rap-
ports intimes entre les cours de Ferrare et de Milan (3), celui
(1) Voyez, dans la Gazette des Beaux-Atls (janvier, mars, mai et août 1895,
mars et avril 1896), les articles de M. Charles Yriarte sur Isabelle d'Esté et les
artistes de son temps.
(2) Nous parlerons spécialement d'elle à propos de Lorenzo Costa (liv. IV,
eh. i).
(3) Les bonnes relations, avec des intermittences, avaient été inaujjurces depuis
lonfjtemps. On se rappelle que Philippe-Marie Visconti contia le youvernenient
de ses Etats au marquis d'Esté Nicolas III, l'année même où mourut ce prince.
Béatrice, fille naturelle de Nicolas III, veuve de Niccolô di Gherardi da Cor-
re{;^;io et mère d'un autre Niccolô da Corrcjjgio dont Pastorino a fait la médaille,
épousa Tristano Sforza en 1454. Quant à Hercule V", il aida Bone de Savoie,
mère et tutrice de Jean Galéas, à recouvrer Gènes qui s'était révoltée (1477), ce
qui ne l'empêcha pas d héberjjer la même année dans le palais de Schifanoia les
trois oncles de Jean Galéas que Bone avait exilés pour avoir fonienté des troubles.
Bone, de son côté, s'efforça de se concilier Hercule en lui donnant à Milan le
I palais de Sanseverino (1478). Plusieurs échanges de portraits cimentèrent les i
rapports entre les deux cours, comme on le verra notamment quand il sera
question de Niccolô Teutonicus, de Cosimo Tura et de Baldassare d'Esté.
SV L'AllT FERRARAIS.
de Beatrix d'Esté avec Ludovic le More, alors duc de Bari, et
celui d'Alphonse avec Anna Sforza, sœur du duc de Milan
Jean Galéas (1).
Beairix, fille d'Hercule I" et d'Éléonore d'Aragon, naquit à
Naples le 29 juin 1475 et y resta jusqu'à l'âge de cinq ans.
C'est à Naples, par l'intervention du Roi dont Ludovic le More,
alors duc de Bari, avait sollicite les bons offices, que fut conclu
le projet d'union entre Beatrix et le futur duc de Milan. En
1489 on jugea que le moment propice pour le réaliser appro-
chait, et le 10 mai Giacomo Trotti signa au nom d'Hercule l"
les conventions matrimoniales. Le mariage devait être con-
sommé à Pavie en 1491. Ludovic le More, le 12 avril 1490,
donna ses instructions à Francesco Casati, chargé de conduire
Beatrix à Milan. Casati devait se concerter avec le duc de Fer-
rare sur le moment du départ, exprimer à Hercule et à Éléo-
nore d'Aragon les sentiments de respect et d'affection de son
maître envers eux, assurer à la jeune princesse combien le duc
de Bari l'aimait et désirait d'être uni à elle. Il avait aussi pour
mission de régler la question de la dot, de spécifier l'entourage
de Beatrix, de s'entendre sur les vêtements et les joyaux
qu'elle emporterait (2). Dès que l'époque du voyage fut
arrêtée, on prit des mesures pour que la duchesse et sa fille,
avec leur suite, trouvassent sur leur passage, entre Ferrare et
Milan, des vivres de toute sorte et des logements dignes
d'elles. Les illustres voyageuses, qu'accompagnaient Isabelle,
marquise de Mantoue, Alphonse d'Esté et Sigismond, frère
d'Hercule I", arrivèrent par eau à Pavie, où le mariage fut
célébré en grande pompe, le 17 janvier 1491 (3). Le 22 jan-
(1) Giulio PORRO, Nozze di Béatrice d'Esté e di Anna Sforza, dans V Archivio
storico lombardo, année IX, fasc. III, 30 septembre 1882.
(2) Au nombre de ces objets fijjiira un coffre de mariajje décoré par le peintre
de Modène Giovanni Aretusi, dit Munari, qui avait peint un coffre analogue,
nous l'avons vu, pour Isabelle d'Esté.
(3) Ce mariage devait avoir pour l'Italie des conséquences fatales. L altière et
jalouse Beatrix entra bientôt en hostilité avec Isabelle d'Aragon, mariée au jeune
duc Jean Galéas en février 1489. Ludovic le More, il est vrai, dirigeait en fait le
gouvernement, et il faisait graver sur les monnaies : « Ludovico patriio guber-
nanie » ;'mais sa femme souffrait de voir la vraie duchesse de Milan occuper en
LIVRE PREMIER. 85
vier, on se transporta à Milan, afin d'assister au mariage
à' Alphonse d'Esté (1) avec Anna Sforza,
La cérémonie eut lieu le :23 janvier, avec une messe solen-
nelle, et se passa en famille, mais elle fut renouvelée le len-
demain en public. Le 26, le 27 et le 28, un grand nombre de
seigneurs et de vaillants cbampions, vêtus de satin, de ve-
lours, de damas, de brocart, mais protégés par des armures
et des casques, prirent part à des tournois demeurés célèbres.
Jean Galéas y avait invité, entre autres personnages, Galeotto
Pic, seigneur de la Mirandole, Niccolo da Correggio, les Gon-
zague, Giberto Borromeo, Renato Trivulzio, Annibale Benti-
voglio, et plusieurs évêques. Lui-même, dans une lettre du
28 janvier 1491, rend compte de ce qui se passa. Jamais on
n'avait rompu tant de lances, ni vu des lances d'une telle gros-
seur. Des prix de brocart d'or étaient réservés aux vainqueurs.
Galéas remporta le premier prix; le second prix fut gagné par
Mariolo Guiscbardo, chambellan et élève de Ludovic le More,
et par Jacomo, élève de Galéas. Annibale Bentivoglio jouta,
non comme un jeune homme, mais comme un vétéran con-
sommé : cependant la fortune ne le favorisa pas; après un
heureux début, il se blessa à la main, ce qui fut pour lui une
cause d'infériorité. II recueillit néanmoins autant de gloire que
s'il avait été victorieux. — A ces tournois s'ajouta un bal dans
une grande salle du Castello, dont le plafond bleu était parsemé
d'étoiles d'or; les murailles étaient couvertes de toiles peintes
pu!>lic le premier rang, et elle encouragea le régent dans les voies do la violence.
Pendant qu'Isabelle invoquait la protection de son frère Alphonse, Ludovic le
More excita le roi de France Charles VIII à descendre en Italie et à chasser du
royaume de Naples les Aragonais. Relégué au château de Pavie dès qu'il eut
vingt et un ans, Jean Galéas y mourut, peut-être empoisonné (1494). Quant à
Beatrix, elle mourut en couches le 2 janvier 1497. (A. Dika, Lodovico Sforza e
Giovan Galeazzo Sforza nel canzoniere di Beriutrdo Bellincione, dans VArcliivio
storico lombardo, 31 déceinljre 1884.)
(1) Alphonse naquit le 21 juillet 1476 dans le palais de Schifanoia. Filleul de
la République de Venise et de la République de Florence, il fut baptisé dans la
cathédrale de Ferrare. Dès le 20 mai 1477, son mariage avec Anna Sforza fut
décidé, et le 14 juillet les ambassadeurs milanais vinrent ratifier les conventions
en présence d'Alphonse, porté sur les bras de Manuele Rellaîa, gentilhomme
attaché à sa personne. Les clauses du contrat furent signées en 1490.
86 L'ART FERRARAIS.
sur lesquelles étaient représentés les actes mémorables et les
victoires de François Sforza; à Tun des bouts delà salle, on
voyait, en outre, l'image de François Sforza sous un arc de
triomphe.
Le 29 janvier, une lettre officielle prévint les religieux de
la Chartreuse de Pavie qu'Éléonore d'Aragon, en regagnant
Ferrare, visiterait leur monastère, ^ une des choses les plus
curieuses du duché de Milan >' . On les avertissait aussi que la
femme d'Hercule V aurait avec elle quatre cents chevaux, et
on engageait les moines à se procurer force lamproies afin de
préparer un repas honorable. Enfin on ajoutait qu'aucune
excuse pour ne pas recevoir cette visite ne serait admise. Le
prieur, cependant, répondit qu'il lui était impossible, sans
l'autorisation du Pape, d'admettre des femmes dans les
cloîtres; mais le duc de Milan fit écrire que, vu les circon-
stances qui ne lui laissaient pas le temps de se procurer une
dispense, il assumait toute la responsabilité, et que si les Char-
treux désiraient lui être agréables, ils devaient montrer leur
couvent à la duchesse Éléonore (1).
Anna Sforza (2), avec son mari, quitta Milan le 1" février
en compagnie d'Éléonore d'Aragon, sa belle-mère, du mar-
quis Ermes Maria Sforza, frère du duc de Milan, de Giovanni
Francesco Sanseverino, comte de Cajazzo, son cousin, et d'en-
viron deux cents gentilshommes et courtisans. Elle passa par
Binasco, Pavie, Plaisance, Crémone, naviguant sur le Pô dans
un riche bucentaure, et arriva le 1 1 au lieu du débarquement,
près de Ferrare (3), où Hercule I" l'attendait avec une suite
imposante. Dans la matinée du 12, elle fit à cheval, sous un
baldaquin, son entrée dans la ville, et traversa quatre arcs de
(1) On lit dans les Memorie inédite sulla Certosa di Pavia [Archivio storico
lombardo de 1879, année VI"! : « Vanno 1490 alli 6 febraro vene al Monasteio
la moglic del Duca di Ferrara, et Marchcsa di Mantoa, et fratello, et sOrella del
diica di Milaiio con 400 cavalli, et altre peisone, al numéro de 800, et si fece
spcsa de L. 400 in tutto, in confetture, pesce et malvasia. »
(2) Aucun portrait ne nous a conservé ses traits.
(3) Le Pô était i>,elc. Les re{;istres de dépenses mentionnent le payement fait
aux ouvriers qui travaillèrent pendant plusieurs jours à rompre la jjlace.
LIVRE PREMIER, 87
triomphe qu'avait disposés Farchitecte Biagio Rossetii. On y
voyait représentés le char du soleil traîné par deux chevaux
fougueux (1), Cupidon monté sur un char (2), deux géants
dorés entre lesquels se tenait un cheval cuirassé (3), Mercure,
Jupiter, Vénus et Mars, avec des inscriptions (4). Outre les
membres de la famille d'Esté et de la famille Sforza, il y avait
là le marquis et la marquise de Mantoue, Giovanni Benti-
voglio et sa femme, Blanche d'Esté, femme de Galeotto Pic de
la Mirandole, le résident milanais Antonio Balbiano, les am-
bassadeurs de Florence, de Lucques, de Venise et de Naples,
venus tout exprès pour féliciter les nouveaux époux, et une
foule de seigneurs et de dames des diverses villes du territoire
ferrarais et du reste de l'Italie (5). Les ambassadeurs vénitiens
Zaccaria Barbaro et Francesco Gapello n'avaient pas amené
moins de cent cinquante chevaux. Anna Sforza fut reçue à la
porte du château par la duchesse et conduite dans son appar-
tement. En écrivant au duc de Milan, leur frère et leur cousin,
Ermes Maria Sforza et Giovanni Francesco Sanseverino ont
retracé l'emploi du jour suivant. Le matin, dans la chapelle
privée, messe dite par l'évèque avec accompagnement d'orgue
et de chant. Dans l'après-midi, bal suivi de la représentation
des Ménechmes de Plante (6). Pour cette représentation, sur
laquelle nous reviendrons, A7co/ef/o del Cogo, ainsi nommé parce
qu'il était fils d'un cuisinier, peignit les décors et un navire
(1) Cet arc de triomphe se trouvait près du palais de Schifanoia.
(2) C'est dans le voisinage de l'é.jjlise de Saint-François (ju'on avait érifjé cet
arc de triomphe.
(3) Cet arc de triomphe avait été construit entre la cathédrale et le palais
ducal.
(4) Francesco Magagnolo, que Cesare Cesariano, dans ^es Commentaires sur
Vitruve, mettait au niveau de Piero délia Francesca et de Melozzo da Forli, prit
part, avec Bartolomeo Gavella et plusieurs autres artistes, à la décoration de ces
arcs et à quelques autres travaux d'ornementation pour la même circonstance.
Romano de' Bonacossi fut chargé de décorer l'arc de triomphe surmonté d'une
Vénus. (G. Campoui, I pittori clec/li Estensi nel secolo XV, p. 55-56. — A. Vex-
TURi, L'arte ferrarese nel periodo d'Ercole I d'Esté, p. 75.^
(5) L'affluencc fut si grande à la cour que l'on consomma ijuarante-cinq mille
cent onze livres de viande.
(6) G..., Noces et comédies à la cour de Ferrare en février 1491, dans V Ar-
chivio storico lombardo , année XI, 1884, p. 749.
88 L'ART FERRARAIS.
Anna Sforza n'arriva pas à Ferrare sans un nombre consi-
dérable d'objets précieux, renfermés soit dans des coffres
décorés de reliefs dorés ou de peintures, soit dans des coffrets
d'ivoire ou de cyprès. Elle apporta, entre autres choses,
de l'arpenterie, un petit tableau en argent, un missel romain
et un petit office ornés de miniatures, une toile sur laquelle
était peinte une Vierge (cette toile était destinée à son ora-
toire), et des tapisseries représentant V Ayinoiiciation et le
Portement de croix, h'mventari'o di giiadaroba Estense, publié
par le marquis Campori, mentionne aussi, à l'année 1493,
un Saùit François placé dans l'oratoire de la princesse Anna.
Au point de vue du commerce et des arts, les mariages
d'Alphonse et de Beatrix d'Esté eurent une heureuse in-
fluence : ils amenèrent de très fréquents rapports entre Fer-
rare et Milan (1). Mais les relations avaient commencé depuis
longtemps. En 1480, Cesare Valentini , ambassadeur d'Her-
cule, pressa l'armurier Francesco da Merate d'achever les tra-
vaux qui lui avaient été commandés et pour lesquels il avait
touché un acompte de cent ducats. Vers la fin de l'année,
Francesco apporta lui-même des armes destinées à fortifier le
Castello. Il fut si bien accueilli, d'après les recommandations
de Valentini, qu'il s'installa à Ferrare. Dans les livres de
dépenses, il est qualifié de -' prestante uomo » , et l'on men-
tionne qu'il fut exempté des taxes habituelles. Peut-être resta-
t-il toute l'année 1482 dans la capitale des Este. Au mois
de juillet, il reçut de Lombardie deux ballots d'armes et du
fer pour confectionner d'autres armes. — Pendant la guerre
avec Venise, le duc, ayant un plus grand besoin d'armes,
s'adressa de nouveau à Milan, afin de pourvoir d'ouvriers sa
propre fabrique, et un armurier milanais nommé Biagio se
chargea d'armer les troupes qui étaient sous les ordres de
Niccolô da Correggio. — Francesco da Merate et Biagio ne
semblent pas avoir fait œuvre d'artistes dans les armes qu'ils
(J) Ad. Ve^ïuri, Relazioni artistiche tra le corli di Milano e Ferrara nel
secolo XV, dans VAichivio storico lombardo, année XII, fasc. II, 30 juin I880.
A ce travail sont empruntés les détails que l'on va lire.
LIVRE PREMIER. 89
fabriquèrent. Il n'en est pas de même de Missaglia. Désirant
donner une armure exceptionnellement belle à son gendre,
venu à Milan en 1497, c'est chez Missaglia que Ludovic le
More la commanda, en présence d'Alphonse d'Esté lui-même
et de l'ambassadeur ferrarais Antonio Gostabili.
Quoique Ferrare possédât des orfèvres et des joailliers fort
habiles, entre autres Amadio et ses fils, dont le duc et la du-
chesse furent les clients assidus, la cour d'Esté s'approvisionna
fréquemment à Milan, et les princesses de la maison régnante
reçurent à tire de cadeaux des objets fort précieux, exécutés
dans cette ville. Ludovic le More, de son côté, se montra dési-
reux de posséder des pièces pareilles à celles qu'Hercule devait
à des ouvriers ferrarais (1).
Sous Nicolas III, Lionel et Borso, l'art de la broderie avait
été en général cultivé à Ferrare par des brodeurs milanais.
Vers la fin du quinzième siècle, il eut pour principal repré-
sentant un Espagnol nommé Jurba ou Jorha. Ludovic le More
et sa femme Beatrix d'Esté l'attirèrent auprès d'eux, et le
14- mai 1493 il revint avec une lettre dans laquelle Beatrix se
déclarait très satisfaite de lui. Il dessina alors les ornements
d'une chambre pour Beatrix. Bientôt Isabelle et Beatrix se
disputèrent la présence de l'habile brodeur, qu'elles voulaient
avoir à leur service. Isabelle lui offrit deux cents ducats par
an. On ne sait pas en faveur de qui Jurba se prononça.
Quoique la confection des jeux de cartes enluminés fût très
florissante dans la capitale de la Lombardie, les jeux de cartes
ferrarais furent très appréciés à Milan. En 1495, Ludovic le
More écrivit à son beau-père le duc de Ferrare pour le prier
de lui faire parvenir par retour du courrier douze paires de
(1) On peut se. faire une idée de la variété des objets qui s'accumulaient dans
le palais des ducs de Ferrare en parcourant les registres de la maison d'Esté,
L'inventaire de 1494 énunière des bijoux, des vases, des candélabres, des cristaux,
des gobelets, des bassins, des verres, des bronzes, des coupes, des croix, des
Agnus Dei, des figures de saints en or et en argent, de petits bas-reliefs, des sa-
lières, des cuillers d'argent, des miroirs, des médailles et des intaillcs, des coffrets
en ivoire, des armoires, des caisses, des échecs, de* targes. Plusieurs médailles
d'argent avaient été offertes au duc par Monseigneur d'Adria et par l'audolfo da
Pesaro.
90 L'ART FERRA HAIS.
jeux de cartes. L'année suivante, il se plaignit au cardinal
Hippolyte qu'Alphonse, son gendre, ne lui eût pas procuré les
cartes que celui-ci lui avait promises, et le cardinal assura que,
à peine revenu à Ferrare, il réparerait les négligences dont se
plaignait le duc de Milan. Dans le même temps, Camillo, frère
de l'ambassadeur Antonio Costabili, promit d'envoyer à Milan
le maître qui faisait ces cartes.
Au milieu des divisions de l'Italie, le duc Hercule, si cruel-
lement éprouvé par la guerre qu'il avait soutenue contre les
Vénitiens et Sixte IV, s'efforça de garder la neutralité entre des
puissances dont la politique variait sans cesse. Il savait que
l'allié de la veille devenait, au moindre souffle des événe-
ments, l'ennemi du lendemain. Ne pas se compromettre, ne
pas se brouiller avec des solliciteurs importuns et dangereux,
telle fut sa ligne de conduite, souvent très difficile à suivre.
Quand Ludovic le More sollicita son appui pour Charles VIII,
appelé par lui dans la Péninsule, il évita de se prononcer, et,
lorsque les ambassadeurs du roi de France, en quête d'alliés,
vinrent le trouver à Ferrare, il les reçut avec froideur. Toute-
fois, après l'arrivée de Charles VIII (1 494), il alla offrir au
monarque un pavillon de soie et d'or. A la nouvelle que l'en-
vahisseur s'était rendu maître du royaume de Naples, il fit
partir pour le féliciter des ambassadeurs, auxquels il donna
ordre de rebrousser chemin dès qu'il eut appris la formation
d'une ligue provoquée parles succès inattendus de Charles VIII
et ayant pour but son expulsion de l'Italie (I). En outre, il
défendit k ses sujets, dont toutes les sympathies étaient acqui-
ses à la France, de se vêtir à la française, ainsi que de se pro-
noncer pour ou contre les Français, « voulant, disait-il, être
bon Italien » . Afin de mieux prouver encore sa ferme résolu-
tion de ne pas favoriser un parti plus que l'autre, il laissa aux
Vénitiens comme aux Français le libre passage dans ses États,
et il permit à son fils Ferrante de combattre avec le roi de
(i) Cette ligue se composait de Ludovic le More, qui avait été l'instigateur de
l'invasion, des Vénitiens et d'Alexandre VI, auxquels l'empereur Maximilien et
le roi d'Espagne promettaient un concours qu'ils ne donnèrent pas.
LIVRE PREMIER. 91
France, tout en autorisant son autre fils Alphonse à servir
dans l'armëe de la ligue. Après que Charles VIII, parti préci-
pitamment de Naples, se fut assuré par la bataille de Fornoue -^ llf^S'
la possibilité de regagner la France, il ménagea un traité entre
Ludovic le More et le Roi, que les troupes italiennes tenaient
l^^o assiégé à Yerceil et qu'il accompagna jusqu'à Lyon.
En nommant Charles VIII, on songe tout naturellement à
Savonarole qui le regarda comme envoyé de Dieu pour châtier
l'Italie et provoquer la rénovation de l'Église, et l'on est
amené à se demander quelle fut la nature des rapports entre
l'illustre Dominicain et le duc de Ferrare. Hercule I" ne pou-
vait oublier que Savonarole était le petit-fils d'un médecin,
d'un lettré, qui avait joui à la cour d'Esté d'une haute et légi-
time faveur. Il était fier de la popularité du moine ferrarais
parmi les Florentins et subissait à distance l'ascendant d'un
grand esprit que recommandait une éminente vertu. Quant à
Savonarole, il gardait pour sa patrie d'origine un souvenir
filial (1), tout en consacrant sa vie à sa patrie d'adoption, et,
tandis que les autres princes de l'Italie étaient l'objet de ses
sévères admonestations, le souverain de Ferrare était traité
par lui avec ménagement, avec déférence. L'ambassadeur
d'Hercule I"àFlorence, ^lanfredo de' Manfredi, était, du reste,
un intermédiaire bienveillant, qui entretenait chez son maître
les bonnes dispositions à l'égard du prieur de Saint-Marc.
« Notre Frère Savonarole, écrivait-il, est révéré comme un
saint, et, en vérité, ce sont ses bonnes œuvres qui lui procu-
rent tant de crédit dans la ville... Il ne tend qu'au bien géné-
ral, ne cherche qu'à établir l'union et la paix. » Un autre
ambassadeur de la maison d'Esté, Pandolfo Collenuccio, ne
rendait pas moins bon témoignage de Savonarole dans une
lettre adressée au duc : « Je me suis réjoui et je me réjouis
(1) Il entretint un commerce épistolairc non seulement avec sa mère, son
frère Albert, médecin à Ferrare, et sa sœur Beatrix; mais on a de lui des lettres
adressées à deux jeunes Fcrraraises qui voulaient se faire rcli{;icuses, à Maria
Angela Sforza d'Esté, à Lodovico Pittorio, secrétaire d'Hercule I", à Lodovico
Carri, médecin de la cour, auquel il offrit un exemplaire du Compciidio délie
rivelazioni, et à messire Bertrand de Ferrare, protonotaire apostolique.
92 L'ART FERRARAIS.
toujours d'avoir vu notre Fra Hieronymo da Ferrara, homme
vraiment divin, qui apparaît plus grand encore quand on se
trouve en sa présence que quand on lit ses écrits. Nous avons
longtemps parlé ensemble. » Par Manfredo, qui avait de longs
et fréquents entretiens avec Savonarole (1), Hercule I" fut
exactement informé de tous les incidents qui marquèrent
l'existence agitée du religieux mêlé aux graves événements
dont Florence fut alors le théâtre. Il était persuadé de la puis-
sance du Frère auprès de Dieu, implorait ses prières, deman-
dait ses avis sur la situation de l'Italie en général et sur celle
de Ferrare en particulier, ainsi que sur la conduite à tenir dans
certaines conjonctures critiques, louait la prudence et la cha-
rité des conseils reçus, et prodiguait au religieux non seule-
ment les assurances d'affection, mais les promesses de bons
offices. Il alla même, se conformant aux recommandations du
moine réformateur, jusqu'à prendre des mesuies pour extirper
les vices à Ferrare et pour inspirer à ses sujets le désir d'une
vie sincèrement chrétienne (2). Savonarole, de son côté, ne •
négligeait aucune occasion d'être agréable au duc. Il fit tirer
sur papier de choix, en l'honneur d'Hercule I", un exemplaire
d'un de ses recueils de sermons. Le :20 août 1495, il remit à
Manfredi, afin que celui-ci l'envoyât au prince, le Compendio
délie rivelaziom, et reçut du destinataire ces lignes flatteuses :
« En lisant le petit livre que vous nous avez envoyé, nous
avons éprouvé une telle satisfaction, un tel plaisir, que rien
n'aurait pu nous en procurer davantage, tant il est composé
avec ordre et avec grâce. Nous vous en remercions vivement
et nous vous en sommes très obligé. Vous n'avez pas besoin de
vous excuser d'avoir tardé à nous le faire parvenir, car il est
si bon, si excellent, qu'il dédommage aisément de tout retard.
Nous vous demandons instamment de vouloir prier Notre Sei-
gneur Dieu pour nous et pour la patrie, afin que, grâce à vos
(1) Antonio Cappelli, Fra Girolamo Savonarola e notizie intorno il suo
tempo. Modène, 1869.
(2) Voyez la belle lettre écrite par Savonarole à Hercule I" le 27 avril 1496,
dans la nouvelle édition du Savonarole de M. Villari (1887}, t. II, p. clix.
LIVRE PREMIER. 93
saintes oraisons, dans lesquelles nous mettons nos meilleures
espérances, et grâce aux efforts que nous avons faits et que
nous ferons en vue d'honorer Dieu, nos intérêts et ceux de la
patrie soient sauvegardés et demeurent sous la protection de
la majesté divine. " Deux mois plus tard, Hercule reçut le
même opuscule en latin et ne témoigna pas un moindre con-
tentement. « Nous le lirons, écrivit-il, avec autant d'attention
que dans l'édition italienne, car toutes vos œuvres nous sont
agréables. Nous vous remercions donc sincèrement de ce petit
livre et de l'affection que vous avez pour nous. Nous nous
offrons à faire tout ce qu'il vous plaira. " Le 10 janvier 1 496,
Savonarole adressa au duc un nouvel ouvrage, en l'accompa-
gnant d'une lettre qui témoigne à la fois de la confiance que
lui inspirait Hercule 1" et du désir de lui être utile au point de
vue spirituel : * J'envoie à Votre Excellence le présent livre
sur la Simplicité de la vie chrétienne, quoiqu'il ne soit pas entiè-
rement achevé. Je souhaite si ardemment de vous voir vivre
en parfait chrétien, que je ne m'inquiète pas de rechercher les
éloges... Vous m'obligerez beaucoup en chargeant maître
Lodovico Carri de me communiquer les critiques dont mon
ouvrage aura été l'objet, afin que je puisse y faire droit. Nous
touchons maintenant aux tribulations qui doivent s'appesantir
sur l'Italie... J'exhorte donc Votre Excellence à s'appliquer
aux choses divines, parce que Dieu est notre unique refuge,
et principalement à bannir les méchants de votre ville, à con-
fier les charges et le pouvoir aux gens de bien, et à les enlever
aux pervers et aux infâmes qui provoquent hautement la
colère du Ciel (1). "
Le traité sur la Simplicité de la vie chrétienne ne fut pas le
dernier hommage de Savonarole à Hercule P". Le fameux
Carême de 1495, imprimé à Florence, parut le 8 février 1-496
avec une dédicace au duc de Ferrare, et, le 20 mai 1497,
le prieur de Saint-Marc fit remettre à celui-ci VEpistola conso-
latoria a tutti gli eletti di Dio e fedeli cristiani, écrite quand
(1) Voyez la lettre entière dans les OEuvres spirituelles e/ioisies de Savona-
role, traduites par le P. Geslas Uayonne, t. III, p. 225.
94 L'ART FERUARAIS.
Finterdiction de prêcher eut été imposée au Frère par Alexan-
dre YI.
De temps à autre aussi, Savonarole écrivait au souverain
de sa ville natale, soit pour mettre devant ses yeux les obliga-
tions morales des princes chrétiens, soit pour lui recomman-
der la prudence politique et la nécessité de se concilier la
bienveillance de ses voisins et même celle des Français. Le
duc se montrait reconnaissant et écrivait à son tour au pieux
Dominicain sur le ton du respect et de l'affection : a Nous
vous exprimons, lui disait-il le 8 août 1 497, nos plus chaleu-
reux remerciements pour les bons conseils que vous nous don-
nez avec tant de charité ; ils sont dignes de votre bonté et
répondent à l'amour que vous nous portez. Nous ne vous en
avons pas peu d'obligation. Nous vous attestons que nous
n'avons jamais douté de la réalisation des événement prédits
par vous, et nous en sommes toujours profondément con-
vaincu. "
Quand Hercule écrivit ces lignes, le temps n'était pas loin
où les persécutions commencées contre Savonarole (1) par
Alexandre YI allaient aboutir à une condamnation inique, et
où le Frère allait payer de sa vie son dévouement à la rénova-
tion d'un clergé corrompu, à la liberté et au relèvement spiri-
tuel des Florentins. Hercule s'interposa-t-il auprès de ceux-ci
ou auprès du Souverain Pontife pour sauver un homme auquel
il avait maintes fois offert ses services et dont il reconnaissait
l'innocence et la sainteté? Rien ne le prouve, et son abstention
est fort probable. A la vérité, sa situation vis-à-vis des princes
italiens et sa qualité de vassal du Saint-Siège devaient le mettre
dans un grand embarras. Ce qui est certain, c'est que, avant
la mort de Savonarole (23 mai 14.98), il écrivit le 26 mars à
Alexandre YI, afin de reconnaître son autorité et de protester
contre une apologie de Savonarole que Jean-François Pic de
(1) Le duc de Ferrare chargea son ambassadeur à Florence d'attirer l'attention
de Savonarole sur les embûches qu'on lui tendait " perche dalla longa se mettono
le retc per condurre il pesce alla ripa » . (Villari, La storia di Girolamo Savo-
narola e de' suoi teinpi, 1887, p. 490.)
LIVRE PREMIER. 95
la Mirandole avait imprimée et dans laquelle ce zélé partisan
du prieur de Saint-Marc prétendait répondre à une consulta-
tion du duc de Ferrare.
La gravité des événements qui ne tardèrent pas à s'accom-
plir dans la Péninsule effaça probablement bientôt de la
mémoire d'Hercule I" le souvenir importun de Savonarole. A
Charles VIII avait succédé Louis XII (7 avril 1 498). Dès que
ce prince, dont l'Italie excita aussi les convoitises, eut rem-
porté dans le Milanais des succès décisifs (1499), le duc de
Ferrare envoya au-devant de lui, en compagnie d'un ambassa-
deur, ses deux fils Alphonse et Ferrante, qu'il rejoignit avec
cinq cents chevaux, et Louis XII l'eut à ses côtés en faisant
son entrée triomphale à Milan. Pour être agréable au Roi, il
fit venir de Ferrare ses propres léopards, ses propres fauôons,
et prit part à plusieurs chasses. Quand il regagna sa capitale
avec Alphonse, il laissa Ferrante au service du monarque.
Nouvelles démonstrations de dévouement lors d'une seconde
expédition de Louis XII en Italie (1502). Enfin, il ne crut pas
pouvoir se dispenser de fournir au Roi quelques renforts pour
l'armée qui fut défaite à la bataille du Garigliano (1503). Il
n'en demeura pas moins en paix avec les voisins dont il aurait
eu lieu de redouter le mécontentement.
Parmi les événements qui le jetèrent dans une grande
perplexité, il faut compter les instances d'Alexandre VI (1)
pour marier Lucrèce Rorgla à Alphonse d'Esté (2), devenu
veuf (3). Le Pape souhaitait vivement cette union, qui, en
rattachant à ses intérêts les souverains de Mantoue et d'Ur-
(1) Une autre question avait failli brouiller irrévocablement le duc et le Pape.
Alexandre VI avait prétendu nommer son neveu Jean Borjjia à l'évêché de Fer-
rare malgré Hercule P'', (jui en retint les revenus. Il mit Ferrare en interdit le
li novemijre 14-96, mais le duc crut prudent de céder, et l'interdit fut levé le
12 juin 1497.
(2) Fnizzi, Memorie per la storia cli Feirara, t. IV, p. 202-208. — Gkkgoro-
vius, Lucrèce Borqia, trad. française par Paul llcgnaud. Paris, Sandoz et Fisch-
baclier, 2 vol. in-8". |/, ,v
(3) Anna Sforza mourut à la suite de couches le 2 décendtro.lTW. Le 2 janvier
de la même année, Bcatrix d'Esté, femme de Ludovic le More, était morte dans
les mêmes circonstances. Anna Sfor/.a ne laissa pas d'enfants.
96 L'ART FEURAllAIS.
bin (1), eut mis le Saint-Siège et César Borgia, soutenus en
outre par la France, à l'abri de tous leurs ennemis. Aux
premières ouvertures, Hercule répondit par un refus. Il lui
répugnait de voir son fds, auquel Louis XII avait promis
la main de Louise, duchesse d'Angouléme, épouser une
femme si décriée, qui était la fille d'un prêtre, et Alphonse
ne se montra pas moins récalcitrant, car ^ il n'envisageait
pas sans quelque trouble la façon dont les Borgia avaient
coutume de rompre les chaînes conjugales de Lucrèce (2) » .
Mais Louis XII, d'abord hostile au projet d'Alexandre YI,
finit par l'appuyer, ne voulant pas blesser le Pape dont le
bon vouloir lui était nécessaire pour l'expédition qu'il était
sur le point d'entreprendre contre Naples. Perdre la faveur
du roi de France, être attaqué et dépossédé par le Souve-
rain Pontife et César Borgia, voilà ce qu'avait à redouter le
duc de Ferrare s'il persistait dans sa résolution. Les calculs de
la politique l'emportèrent chez lui sur les autres considéra-
tions, et il obtint, non sans peine, le consentement de son fils.
Il résolut toutefois de ne vendre qu'au plus haut prix possible
l'honneur de sa maison. Après de longues négociations et de
véritables marchandages (3), Alexandre VI, vivement pressé
par Lucrèce, adhéra à toutes les exigences du duc ; le contrat
de mariage fut dressé au Vatican le 26 août 1501 et envoyé à
Ferrare. Lucrèce devait recevoir de son père cent mille ducats
comptant, trois mille ducats au moins en argenterie, des joyaux,
du linge fin, des ornements précieux pour les mulets et les
chevaux formant ensemble la valeur de cent autres mille
ducats. La réduction à cent florins du cens de quatre mille
ducats payé chaque année au Saint-Siège, la remise de Cento
et de Pieve, villes qui dépendaient de l'archevêché de Bologne,
(1) Isabelle d'Esté, fille d'Hercule l", avait, nous l'avons vu, épousé le marquis
de Mantoue; et Elisabeth Gonzayue, sœur du marquis de Mantoue, était la femme
du duc d'Urbin Guidobaldo, fils de Frédéric.
(2) Gebhart, Les Borgia, dans la Revue des Deux Mondes du l'"' mars 1888,
p. 158. — Lucrèce avait eu déjà deux maris.
(3) « Les deux pères discutèrent plusieurs mois sur le chiffre de la dot avec
une àpretc d'usuriers. » GEBtiAnT, p. 158.
LIVRE PREMIER. 07
et la concession d'une foule de bénéfices à la famille d'Esté,
figuraient aussi parmi les stipulations. Le mariage ad verha
fut conclu au château de Belfiore le 1" septembre 1501 (1) et
publié le lendemain dans la ville au son des trompettes et des
cloches.
Le duc de Ferrare envoya chercher sa belle-fille par une
cavalcade composée d'environ cinq cent soixante-dix per-
sonnes. Dans cette cavalcade se trouvaient trois fils d'Hercule \"
(le cardinal Hippolyte, Ferrante et Sigismond), son neveu
Ercole (fils de Sigismond), Niccolô Maria d'Esté, évéque
d'Adria, Méliaduse d'Esté, évéque de Comacchio, les seigneurs
de Carpi, de la Mirandole et de Correggio, Annibale Bentivo-
glio, les Rangoni de Modène, un des Pio de Carpi, quelques
membres des familles Bevilacqua , Roverella , Sacrato et
Strozzi de Ferrare. Tous ces personnages étaient magnifique-
ment vêtus et portaient au cou des chaînes d'or. On se mit en
marche le 9 décembre. Treize trompettes et huit hautbois pré-
cédaient le cortège, qui entra à Rome le 23 par la porte du
Peuple. Sept jours après, la cérémonie du mariage par procu-
ration eut lieu en présence du Pape, assis sur son trône, et
d'un certain nombre de cardinaux. Ferrante passa l'anneau au
doigt de Lucrèce en lui disant : « Illustre dame, l'illustre
don Alphonse vous envoie de son plein gré cet anneau de
mariage, et je vous l'offre en son nom. » Elle répondit : « Je
l'accepte aussi de mon plein gré. '^ Hippolyte donna ensuite à
la fille d'Alexandre VI, de la part d'Hercule P', des joyaux
évalués à soixante-dix mille ducats, et, pour son propre
compte, quatre croix d un très beau travail. Le présent du duc
de Ferrare se composait de chaînes, d'anneaux, de pendants
d'oreilles, de pierres précieuses merveilleusement naontées, et
d'un superbe collier de perles. Pendant plusieurs jours, les
fêtes les plus ingénieuses et les représentations théâtrales,
dont on peut lire le détail dans le livre de M. Gregorovius sur
Lucrèce Borgia, se succédèrent sans interruption. Alexandre VI
(1) Lucrèce avait vin^jt-dcux ans, et Alphonse en avait vinjjl-six.
I. 7
98 L'ART FERRARAIS.
ayant remis à qui de droit le montant de la dot promise et
ayant expédié les bulles ardemment attendues par le duc de
Ferrare, Lucrèce quitta Rome le G janvier 1502. Au cortège
ferrarais se joignit un nouveau cortège comprenant jusqu'à
six cents personnes. Plusieurs chariots et cent cinquante
mulets avaient pris les devants pour transporter le trousseau.
Une robe de soie rouge garnie d'hermine et un chapeau sur-
monté d'une plume constituaient le costume de voyage de
Lucrèce. La cavalcade passa par Civita-Castellana, Narni,
Terni, Spolète, Foligno, Nocera, Gualdo, Gubbio, Cagli, Urbin,
Pesaro, Rimini, Cesena, Forli, Faënza, Imola, Castel-Rolo-
gnese et Bologne. En sortant de Bologne, Lucrèce gagna par
un canal Gastel-Bentivoglio, où eut lieu sa première entrevue
avec Alphonse, entrevue qui la satisfit pleinement, et Torre
délia Fossa, où le canal débouchait dans un bras du Pô. Là, elle
trouva le duc Hercule et Alphonse qui la firent monter sur un
bucentaure pompeusement orné. On débarqua au borgo dit
San Luca et l'on passa la nuit dans un palais qu'y possédait
Albert d'Esté, frère naturel d'Hercule. L'entrée solennelle à
Ferrare, le 2 février, v^ lut un des plus brillants spectacles de
l'époque... A deux heures de l'après-midi, le duc, suivi de
tous les ambassadeurs et de sa cour, se rendit à la maison de
campagne d'Albert afin de venir prendre sa belle-fille. La
cavalcade se mit en ordre pour traverser le pont du bras du
Pô et entrer par la porte de Castel-Tedaldo... La marche était
ouverte par soixante-quinze archers à cheval portant les cou-
leurs de la maison d'Esté, le blanc et le rouge; ces archers
étaient suivis de quatre-vingts trompettes et d'un grand nom-
bre de hautbois. Puis, venaient la noblesse de Ferrare sans
distinction de rang, la maison de la marquise de Mantoue
et celle de la duchesse d'Urbin. On voyait ensuite, à côté de
son beau-frère Annibal Bentivoglio, don Alphonse à cheval,
escorté de huit pages. Il était vêtu de velours rouge à la mode
française et avait la tète couverte d'une toque de velours noir,
à laquelle était adapté un ornement en or repoussé. Il portait
des guêtres françaises de velours noir, appelées gamaches, et
LIVRE PREMIER. 99
des bottines de couleur incarnat. Son cheval brun était cou-
vert de caparaçons en velours cramoisi et or... Derrière
Alphonse venaient sa cavalcade, composée de pages et d'offi-
ciers de cour,... et les ambassadeurs rangés dans l'ordre de
leur importance. Les quatre députés de Rome, montés sur de
beaux chevaux et revêtus de longs manteaux de brocart, avec
une toque de velours noir sur la tête, venaient les derniers.
Après eux suivaient six tambours et les deux bouffons favoris
de Lucrèce. Ensuite s'avançait, montée sur un coursier blanc
en caparaçon écarlate et suivie d écuyers, la mariée rayon-
nante de beauté et de joie. Lucrèce portait une camorra de
velours noir aux manches larges, avec de délicates franges
d'or et une sbernia de brocart d'or, garnie d'hermine. Sa tête
était couverte d'un réseau en forme de voile, étincelant d'or
et de diamants, que lui avait donné son beau-père ; autour de
son cou était une chaîne de grosses perles et de rubis qui avait
appartenu jadis à la duchesse de Ferrare, comme Isabelle Gon-
zague en fit la remarque en soupirant. Ses beaux cheveux se
déroulaient librement sur ses épaules. Elle chevauchait sous
un baldaquin de pourpre que les docteurs de Ferrare... por-
taient à tour de rôle. Pour faire honneur au roi de France,
protecteur de Ferrare et des Borgia, Lucrèce avait placé à sa
gauche l'ambassadeur de Louis XII, Philippe délia Rocca
Berti, qui chevaucha à côté d'elle en dehors du baldaquin (1) . ■
Derrière Lucrèce venait le duc, . . . ayant à sa droite la duchesse
d'Urbin. 11 était suivi des nobles, des pages et des autres
princes de la maison d'Esté. Quatorze voitures de gala, deux
mules blanches, deux chevaux blancs couverts de velours et
de soie et de précieux ornements d'or, et quatre-vingt-six
mulets portant la garde-robe de la mariée, complétaient le
cortège. . . u A la porte du Castel-Tedaldo, le cheval de Lucrèce,
effrayé par une salve d'artillerie, jeta à terre l'héroine de la
solennité ! La nouvelle mariée se releva, le duc la fit monter
sur un autre cheval, et le cortège se remit en marche (2). "
(1) Gregorovius, t. II, p. 24-27.
(2) Ibid., p. 29.
100 L'ART FERllARAIS.
Il rencontra sur son passage plusieurs arcs de triomphe (1),
des statues, des symboles, des orchestres, des scènes mytho-
logiques : « La plus remarquable était figurée par une troupe
de nymphes qui entouraient leur reine montée sur un taureau
roux, tandis que des satyres gambadaient à côté d'elles...
Quand on arriva sur la place de la cathédrale, deux dan-
seurs de corde descendirent de deux tours et vinrent com-
plimenter l'épousée. A cette époque, le facétieux se mêlait
toujours ainsi au solennel. Le soir tombait lorsque la caval-
cade atteignit la résidence du duc, ou Lucrèce fut reçue par
la marquise de Mantoue accompagnée de plusieurs dames.
En ce moment tous les prisonniers furent mis en liberté,
et les trompettes et les hautbois se mirent à jouer de leurs
instruments (2) . ^ Conduits h la salle de réception , les deux
jeunes époux prirent place sur un trône (3), et les présentations
officielles commencèrent. Enfin, plusieurs poètes célébrèrent
le mariage d'Alphonse d'Esté avec Lucrèce Borgia, notam-
ment Celio Calcagnini et l'Arioste , alors âgé de vingt-deux
ans.
Les fêtes données à l'occasion de la noce furent rehaussées
par la beauté de Lucrèce Borgia, d'Isabelle d'Esté et d Elisa-
beth Gonzague. Elles durèrent six jours, du 3 au 8 février.
Cinq pièces de Plante, représentées dans le palais délia Ra-
gione, alternèrent avec les festins (4) et les bals. Le vendredi 4,
(1) Corradino et les frères Giorcjio et Maurelio de Sudochis^ tous trois de
Modène, employèrent leurs pinceaux à la décoration de ces arcs. Le peintre Gio-
vanni d'Iinola travailla avec eux.
(2) Gregorovius, t. II, p. 30.
(3) La salle était ornée de cinq grandes tapisseries, tissées d'or, d'aryent et de
soie, et représentant divers sujets. Quelques autres tapisseries très précieuses
étaient disposées sous le baldaquin qui surmontait le trône. (Chronique de Zam-
botti, citée par L.-N. Cittadella dans ses Notizie relative a Ferrara, t. I,
p. 649.)
(4) Il y en eut un qui fut donné par la marquise de Mantoue. Elle plaça le
représentant de la France, que l'on flattait de toutes les façons, entre elle et la
duchesse d'Urbin. « On s'amusa à des conversations galantes soumises aux formes
les plus délicates. Après le repas, la dame marquise chanta en s'accompagnant
sur le luth de très belles chansons pour être agréable au seigneur aadjassadeur.
Elle le conduisit ensuite dans sa chambre, et s'entretint intimeuient avec lui
LIVRE PREMIER. 101
le duc conduisit ses hôtes dans le couvent habité par Sœur
Lucie de Narni pour leur montrer les stigmates de cette sainte
religieuse (1), et il leur fit visiter en détail le Castello, pourvu
d'une imposante artillerie. Dans la journée du 5, on parcourut
Ferrare, puis l'ambassadeur de France, au nom de Louis XII,
donna au duc un bouclier d'or avec le portrait de saint Fran-
çois en émail, à don Alphonse un bouclier semblable avec le
portrait de Marie-Madeleine et une instruction écrite sur la
fonte des canons, à don Ferrante un bouclier également en or,
et à Lucrèce un chapelet d'or avec des grains remplis de musc.
Le dimanche 6, une messe solennelle fut dite dans la cathé-
drale ; un camérier papal remit à don Alphonse un chapeau
et un glaive bénits qu'Alexandre VI avait envoyés pour lui.
Le 7, un tournoi eut lieu sur la place du Dôme entre un
tenant de Bologne et un tenant d'Imola. Le 8, les ambas-
sadeurs firent cadeau à Lucrèce de belles étoffes et d'objets
en argent travaillé. Le présent le plus singulier fut celui de
Niccolô Dolfini et d'Andréa Foscolo, représentants de Venise,
présent qu'accompagnèrent une harangue en latin et une en
italien : il consistait en manteaux de velours cramoisi garnis
de fourrures et de capuchons pareils. Ces manteaux avaient
été confectionnés aux frais de l'État pour Dolfini et Foscolo,
et avaient excité la plus vive admiration dans la salle du grand
conseil et sur la place de Saint-Marc. L'un comprenait trente-
deux aunes de velours et l'autre vingt-huit. On attachait alors
une grande importance à la beauté des vêtements ; < les pein-
tres indiquaient la disposition des couleurs, le jet des drape-
ries et la forme de la coupe (2) '' , et les tailleurs opéraient sur
de magnifiques étoffes de velours et de soie, agrémentées de
pendant près d'une heure en présence de deux dames d'honneur, l'uis elle ôta ses
gants et lui en fit honimaye, en accompagnant ce cadeau de gracieuses paroles, et
le seigneur ambassadeur accepta d'une manière aimable et respectueuse un pré-
sent dont l'origine était si charmante. » (Gregorovius, Lucrèce Borqia, t. II.
p. 54.)
(1) Il sera question de Sœur Lucie et de cette visite \ propos de la cathédrale
(liv. II, ch. II).
(2) GREGORovirs, t. II, p. 57.
102 L'ART FERRARAIS.
broderies. » L'habillement était la condition essentielle d une
belle prestance individuelle (1). '^ Enfin, le 9 février, les am-
bassadeurs vénitiens vinrent prendre congé de Lucrèce dans
la chambre de celle-ci, où se trouvaient Elisabeth Gonzague
et Isabelle d'Esté. Ils s'entretinrent avec la marquise de
Mantoue, qui ne les charma pas moins par l'élégante facilité
de son élocution et la prudence de ses paroles que par sa
grâce et sa beauté, comme l'écrivit le soir même à son mari
son secrétaire Capilupo (2).
Lorsque Lucrèce Borgia entra dans la famille d'Esté, Ferrare
avait déjà les développements que nous lui voyons aujourd'hui
et qui étaient dus à Hercule I". Trouvant que l'étendue de sa
capitale n'était pas en rapport avec le chiffre d'une population
devenue beaucoup plus nombreuse, ce prince, en 1492, crut
nécessaire de l'agrandir au moins de moitié du côté du nord et
du midi (3). D'après les plans et sous la direction de l'archi-
tecte Biagio Rosselti, se forma un nouveau quartier {ï Addiziotie
Erculea ou Terra Niiova) , qui engloba le parc de Belfiore,
Sainte-Marie des Anges, le petit Barco, la Chartreuse, Saint-
Léonard et trois des faubourgs. Tous les propriétaires du
duché durent fournir à leurs frais un certain nombre de
paysans pour les travaux ; des contributions en argent furent
imposées à tout le territoire ferrarais ; les artisans eux-mêmes
eurent à payer un impôt particulier, et une retenue fut faite
sur le traitement des employés de la cour et sur celui des pro-
fesseurs de l'Université. Autour du quartier improvisé par
ordre du duc, on construisit des murs avec seize tours et trois
portes munies de ravelins (4), tandis qu'à l'intérieur on per-
(1) Grecohovius.
(2) Voyez cette lettre dans l'intéressant travail de M. Alessandro Luzio,
intitulé : I precettori d'Isabella d'Esté. Ancona, Morclli, 1887, p. 36.
(3) De ce dernier coté, la cathédrale, la {grande place et le palais ducal se
trouvaient près des murs et des fossés de la cité.
(4) Biagio Rossetti fit exécuter ces travaux par Alessandro Biondo. Les tours et
les portes furent achevées dès 1497; mais les murs, commencés en 1493, ne
furent terminés qu'en 1510. (G. Campobi, GU architetti e gV ingegneri civili e
militari degli Eatensi, p. 47, — L.-]N'. Cittadella, Notizie relative a Ferrara,
t. I, p. 237.)
LIVRE PREMIER. 103
çait des rues spacieuses et droites (1), aujourd'hui désertes, le
long desquelles plusieurs grands personnages, pour complaire
au souverain, s'empressèrent de construire des palais, qui
n'ont pas tous disparu.
Quelque attaché qu'il fût à sa capitale, Hercule s'en absen-
tait volontiers, tantôt pour réaliser un voyage d'agrément,
tantôt pour s acquitter d'un vœu. En 1476, il se rendit à
Modène et à Reggio, comptant y trouver des distractions inu-
sitées. Venise surtout, Venise, où il possédait un superbe palais,
l'attira souvent par la magnificence des fêtes auxquelles la
République le convia (2). Après la paix de Bagnolo (148 4), en
exécution d'un vœu qu'il avait fait pendant la maladie dont il
avait failli mourir, il partit de Comacchio avec quatre gros
navires et une fuste, et visita Sainte-Marie de Lorette, Saint-
Nicolas de Bari et l'île de Tremiti. C'est aussi à l'occasion d'un
vœu qu'il entreprit, en 1487, un pèlerinage à Saint-Jacques
de Gompostelle. Ayant annoncé ses intentions à la France, à
l'Espagne , à la République de Venise , il quitta Ferrare à
cheval le 29 janvier, accompagné de cent cinquante personnes.
Mais il n'avait pas dépassé Milan lorsque, à l'instigation de
Ludovic le More qui redoutait une entente avec le duc d'Or-
léans dont il n'ignorait pas les convoitises sur le Milanais, du
roi de Naples qui ne croyait pas impossibles des intrigues
avec le roi d'Aragon regardé par lui comme un rival redou-
table, et des Vénitiens qui craignaient quelques manœuvres
ayant pour objet de leur ravir la Polésine de Rovigo récem-
ment conquise. Innocent VIII (3) lui ordonna, sous peine d'ex-
communication, de ne pas sortir de l'Italie, et changea le
(1) Entre autres la Via délia Giovecca, qui prit la place des fossés de la ville,
et la Via degli Aurjeli, que bordent encore plusieurs palais remarquables. h'Ad-
dizioiie Erculea est traversée par deux rues lonj^ues et larjjes, le Corso di Porta
Pô avec son prolongement, le Corso di Porta Mare et la Strada dei Piopponi.
(2) Voyez les payes consacrées au palais des princes d'Esté à Venise (iiv. II,
ch. m).
(3) Innocent VIII avait succédé en 1484 à Sixte IV. Pour le féliciter do son
avènement, Hercule envoya vers lui Gristoforo Ranjjone, un de ses conseillers,
Francesco Ariosti et le poète Tito Strozzi. Celui-ci prononça un discours qui a
été imprimé deux fuis.
lOV L'ART FRriUARAlS.
pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle en un pèlerinage
à Rome. Le duc de Ferrare se résigna et partit pour Rome, où,
défrayé de tout par le Souverain Pontife, il passa treize jours.
Il n'y perdit pas son temps, car il parvint à opérer une récon-
ciliation entre le roi de Naples, son beau-père, et Innocent VIII,
entre ceux-ci et le duc de Milan, son futur gendre, service
que le Pape récompensa en ratifiant la nomination d'Hippo-
lyte d'Esté à Farchevêché de Strigonio. En 1493, Hercule
retourna à Milan, afin de rendre à Ludovic le More la visite
qu'il en avait reçue, et l'année suivante il y séjourna un mois ik ?h
environ comme lieutenant de Ludovic le More, qui avait cru
devoir rejoindre Charles VIII et le suivre dans sa marche à iM'^^
travers l'Italie. Le 15 février 1504, il assista dans la ville de
Mantoue à la représentation de plusieurs comédies. Au mois
de juillet, il se jfit transporter en litière à Florence, dans l'in-
tention de s'acquitter d'un vœu à l'Annunziata, et, après avoir
inspiré de graves inquiétudes à son entourage, il revint fort
malade à Ferrare.
Ces absences réitérées ne restèrent pas sans inconvénient
pour l'administration du duché. La sécurité des routes laissa
souvent à désirer. A Ferrare même, il arriva que des boutiques
furent saccagées en plein midi (1).
Ce que l'on peut reprocher surtout à Hercule P"", c'est la
vente à outrance des offices publics, expédient qui comblait
le vide fait dans le trésor ducal par des dépenses excessives,
mais qui amenait d'insupportables extorsions, les possesseurs
des charges pressurant le peuple à l'envi pour recouvrer les
sommes exigées d'eux, ou se permettant les plus étranges abus
de pouvoir (2). Ces extorsions provoquèrent plus d'une fois
(1) Frizzi, Memorie per la stoi-ia di Ferrara, t. IV, p. 160.
(2) Le peintre Baldassare d'Esté se plaijjnit d'avoir été payé par les trésoriers
du duc en monnaie qui n'avait pas cours. — Voyez tous les abus de fiscalité que
M. Venturi a sijjnalés dans son curieux travail sur Hercule I". Le duc n'encou-
rageait-il pas lui-ruènie les méfaits de ses agents quand il réclamait des somuies
exorbitantes? Après la guerre contre les Vénitiens, il les poussa à imposer des
amendes, s'étonnant que le produit des contraventions eût diminué. « On n'est
pourtant pas plus saint qu'autrefois » , s'érriait-il. [Atti e memorie dclle deputazioni
di storia patria per le provincie di liomagiia, janvier-juin 1888, p. 93-96.)
LIVRE PREMIER. 105
d'atroces vengeances : elles coûtèrent la vie au podestat de
Massafiscaglia(1488) et à celui d'Argenta (1489), que le peuple
massacra. Un capitaine de justice ou directeur de la police,
Gregorio Zampante, fut aussi la victime de ressentiments trop
justifiés (1496) (1). Tout le monde, y compris les fils et les
frères du duc, tremblait devant lui. Grâce aux amendes
énormes qu'il infligeait, cet u ennemi de Dieu et des hommes "
ne mettait pas de côté moins de deux mille ducats par an. S'il
était redouté des honnêtes gens, il avait pour lui certains mal-
faiteurs qui satisfaisaient sa cupidité et auxquels il procurait
non seulement l'impunité, mais la faveur du souverain. Jamais
il ne sortait sans être escorté d'archers et de sbires. Quoiqu'il
fût toujours sur ses gardes, il fut étranglé pendant qu'il faisait
sa sieste par deux étudiants et un Juif baptisé, qui parvinrent
à s'introduire chez lui, et qui, après ce meurtre, réussirent à
quitter le territoire avant que les troupes lancées à leur pour-
suite eussent pu les atteindre.
Une des principales passions d'Hercule P' fut celle de bâtir
et de rehausser, par des constructions nouvelles, l'éclat de sa
capitale (2). Il agrandit la partie supérieure du Castello, mit
cet édifice en communication avec l'ancienne résidence de sa
famille au moyen de cinq arcades (1472), fit disposer au nord
du château ducal, près de la porte des Lions, un jardin avec
une fontaine ornée de marbres et de sculptures (3), et con-
(1) BuRCKHARDT, Die Cultur (1er Renaissance, p. 40-41.
(2) Lui-même s'entendait en .trchitecture et avait des connaissances pratiques.
C'est ce que Matteo Bossi reconnaissait lorsque, écrivant de Venise à un certain
Desiderio occupé à surveiller la construction d'un monastère à Ferrare, il lui
conseillait de s'en tenir aux idées du duc : « Sil ille nuigister, sit ille auclor et
architectus rerum islavuin : qui ut in ceteris prœclarixsimis mullis, sic plane in
iircltitectura et fahref activa prœcedit onmes. « '^Campoiu, Gli aicltitctti e gl' in'/c-
gneri detjli Estensi, p. 8-9.)
(3) Cette fontaine eut, dit-on, pour auteur Scaco de Porno da Nizza, ingénieur
au service du duc avec un traitement de seize lire par mois. La Commune, de
son côté, fit établir sur la place du Marché, près do la Loggia dei cordonnicri,
une fontaine qui a été détruite en 1548. — Un autre injjcnieur qui excellait à
tailler le porphyre et à faire des fontaines fut maitre Donienico da Verona, que
Peilejirino Prisciano recommanda instaninient au du(; dans une lettre écrite de
Venise le 3 décendjre 1491. — Un Juif milanais offrit à Hercule I" en 1480 un
106 T/ART FERRARAIS.
struirc la chapelle de la cour (1), ainsi que l'escalier par lequel
on monte à présent au palais municipal. Un petit parc et un
grand augmentèrent les agréments du séjour de Belfiore.
Simone Bettini édifia un palais à Montecchio en 1498, proba-
blement d'après le dessin de Biagio Rossetti (2). Le duc tint
à honneur de renouveler les églises de Saint-François et de
Sainte-Marie des Anges (3), et d'élever celles de Santa Maria
in A'ado, de Saint-Benoît et de Sainte-Marie de la Consolation,
sans compter l'église actuelle des Chartreux (i). La cathédrale
lui dut le chœur qu'on admire aujourd'hui. Pour les religieuses
de Mortara, il prépara un monastère et une église. Enfin, le
2 juin 1499, il fonda pour la B. Lucia Broccadelli de Narni
et pour quelques religieuses dirigées par les Dominicains de
Sainte-INIarie des Anges le monastère de Sainte-Catherine de
Sienne, qui fut en état d'être habité le 5 août 1501 (5). Her-
cule I" employa surtout comme architectes Piero di Benve-
nuto, qui mourut vers la fin de 1483, Biagio Rossetti, qui cessa
de vivre en 1516, et Bartolomeo Tiistano (6).
dessin de fontaine pour lequel il reçut trois brasses et demie de satin noir. —
Enfin le duc fit faire aussi à Reggio des fontaines si bien aménagées que le duc de
Mantoue envoya son premier ingénieur Luca Fancelli pour les examiner et lui
en rendre compte (1479). (Campori, Gli architetti e rjl' inijequeri degli Estcnsi,
p. 42-43.)
(1) Francesco Ariosto a décrit cette chapelle en 1476. Sa description, con
servée en manuscrit dans la Bibliothèque d'Esté à Modcne, a pour titre :
» Origine c silo del iiovo sacello dedicado... intro el magiio e mitgnijtco ptdltizo
ducale de Ferrara. »
(2) Le 20 juin 1493, Hercule avait accordé à Bettini l'usufruit de l'auberge
del Baccanello et l'avait exempté de certaines taxes à condition que Bettini prit
à sa charge l'entretien des ouvra{;es en bois dans la forteresse de Brescello et
qu'il assumât la surveillance des édifices à Brescello, à Castelnovo, à Scurano et
à Bazzano. (Campori, Gli architelti, etc., p. 44.)
(3) C'est à Sainte-Marie des Anges qu'il fut enseveli.
(4) A la plupart des églises de Fcrrare, il donna des objets sacrés d'une valeur
considérable.
(5) Sur la demande de la reine de ÎNaples, sa belle-sœur, Hercule I" intro-
duisit aussi à Ferrare (1486) l'Ordre des Minimes, fondé par saint François de
Paule encore vivant. — Ses libéralités aux couvents de sa capitale témoignèrent
souvent de sa piété. H se plaisait à envoyer aux religieux et aux religieuses des
légumes, des poissons, des salaisons, des fromages.
;6) Sans être au service d'Hercule \", Sebastiano Serlio dédia à ce prince ses
Begole getierali d'architettiua, mais il ne s'en trouva probablement pas assez
LIVTiE PREMIER. 107
Sous le successeur de Borso , la protection accordée aux
lettres et aux sciences, ainsi qu'à ceux qui en étaient les dignes
représentants, ne fut pas interrompue. Grâce à lui, l'Université
devint de plus en plus florissante : quoique les maîtres ne
fussent plus payés par la chambre ducale, elle compta jusqu'à
cinquante professeurs, parmi lesquels se firent remarquer
Lorenzo Roverella, qui fut évêque de Ferrare , Fra Cesario
Contughi (1), Felino Sandeo (2), Battista Guarini (3), Giuliano
da Parma, Ludovico Coccapani de Carpi (4). Sans être dénué
de toute culture littéraire. Hercule I" n'avait guère appris à
Naples, où il fut élevé, que le maniement des armes, l'art
militaire et les exercices du corps en honneur dans toutes les
cours italiennes. Mais le goût de l'histoire s'éveilla en lui,
pendant une maladie, à la lecture d'un Qulnte-Curce, traduit
en italien par Candido Decembrio, qui le lui avait mis entre
les mains. Dès lors, il encouragea la traduction des ouvrages
historiques. Matteo Maria Boïardo, l'illustre auteur de Y Orlando
récompensé, car il offrit ensuite le même ouvrajje avec une nouvelle dédicace au
roi de France, appelé par lui « mio uiiico Signore » . Né en 1475, Serlio mourut
en 1552.
(1) Il existe une médaille de ce personnage par Sperandio.
(2) Felino Sandeo (1444-1513) appartenait à une famille de Lucques qui,
après avoir émigré à Venise, s'était fixée à Ferrare. Il eut pour père Antonio
Sandeo, pour mère Francesca Ariosti. Le hasard le fit naître à Felina, sur le
territoire de Reggio; de là son nom de Felino. Dès l'àjje de vingt et un ans, il
enseigna le droit canon à l'Université de Ferrare. En 1474, il passa à l'Université
de Plse, au service de laquelle il resta trois ans. Il reprit ses leçons à Ferrare sur
les instances d'Hercule (voyez la lettre du duc dans L'arte ferraiese nel periodo
d'Ercole I d'Esté, par M. Ad. Venturi, p. 113), mais il se laissa séduire de nou-
veau par les offres des l'isans. En i486, il se rendit à Rome, subit un examen
tians lequel il déplova une rare érudition, fut nommé auditeur de rote, conquit
la faveur d'Innocent VIII et devint évêque de Penna, puis évêque de Lucques
(1501). Hercule P'', en correspondance avec lui, ne manqua aucune occasion
de lui témoigner son estime. Sandeo composa des ouvrages de droit très appré-
ciés.
(3) Le Juge des Sages ayant voulu, selon la coutume, faire une retenue sur
les appointements de Guarini, celui-ci réclama auprès d'Hercule P"", qui lui donna
satisfaction (14 avril 1472). (Ad. Vesturi, L'arte ferrarese nel periodo d'Er-
cole I d'Esté.)
(4) Etant recteur de l'Université, Coccapani demanda au duc certaines faveurs
pour les élèves étrangers qui suivaient les cours de médecine. Le duc y consentit
de bonne grâce et accorda les même privilèges aux élèves qui suivaient les cours
de droit, (xid. Venturi, Varte ferrarese nel periodo <£Ercole 1 d' Este.)
108 L'ART FERUARAIS.
Innaniorato, traduisit pour lui Hérodote et Xénophon (1). Fla-
vius Josèphc fut traduit par Battista Panetti, Procope par Leo-
niceno, Ammien Marcellin par Decembrio, tandis que d'autres
lettrés se chargeaient de traduire Dion et Diodore. Pour se
procurer, à Venise, un Justin en italien, le duc ne recula devant
aucune démarche (1499). Aide Manuce, Tito Strozzi et son fils
Ercole, Lodovico Carbone, Carlo Maria Strozzi (i2), les poètes
Francesco Bello (surnommé l'Aveugle de Ferrare), Tribraco,
Cornazzano , Niccolù Cosmico, Timoteo Bendelei, Antonio
Tebaldeo, Niccolo da Correggio (3) et TArioste contribuèrent
également à faire de la capitale des princes d'Esté un centre
littéraire des plus actifs (-4) . Battista Guarini I" (1435 ou 1436-
1505), que nous avons déjà nommé, occupa aussi une place
importante dans cette société d'hommes distingués (5).
(1) Ce fut aussi dans l'intention île complaire à son protecteur qu'il traduisit
VAne d'or J'ApulÉe et qu'il composa, en s'inspirant de Lucien, sa comédie de
Timon.
(2) Il traduisit les discours d'Isocrate.
(3) Il existe des médailles représentant Carbone, Tebaldeo et Antonio da Cor-
rcggio.
(4) Pour égayer les fêtes et les festins, Hercule \" eut recours à deux improvi-
sateurs, Francesco Cieco, auteur du Mamhriano, et Giovanni Orbo, qui chan-
taient des canzones et des sonnets en s'accompagnant de la lyre. Le duc les
récompensa souvent par des dons d'argent ou d'étoffes. — A la cour d'Hercule l"
parut aussi un poète satirique, Antonio Cammelli, dit le Pistoia. Pendant que
ISiccolô da Correggio ressuscitait la comédie, Cammelli inaugura la tragédie nou-
velle. (Ad. VeiNTURI, L'arte ferrarese nel periodo d'Ercole I d'Esté, p. 102,
118.)
(5) Il était le dernier tils de Guarino de Vérone et de Taddea Cendrati. On ne
sait s'il naquit à Ferrare ou à Vérone; en tout cas, il fut citoyen de Ferrare, et
c'est là surtout qu'il vécut. Dès 1456, il se signala comme professeur à l'Univer-
sité de Bologne, et il n'avait encore que vingt-quatre ou vingt-cinq ans lorsque,
après la mort de son père (1460J, Borso lui offrit la chaire oîi celui-ci avait pro-
fessé avec tant de succès. A son tour, il captiva longtemps par sa parole de nom-
breux auditeurs, parmi lesquels on peut citer Jean Pic de la Mirandole et Aide
Manuce. Pontico Virunio ne manqua, dit-on, que trois de ses leçons. Lilio
Gregorio Giraldi, qui composa des vers en son honneur, compare son école au
cheval de Troie, parce qu'il en sortit un grand nombre de vaillants lettrés. Les
aptitudes de Battista Guarini ne se bornaient pas à l'enseignement de la littéra-
ture. Borso confia à l'éloquent érudit de délicates missions en France et le
récompensa de l'habileté avec laquelle il s'en acquitta en lui donnant quelques
propriétés dans la Polésine de Rovigo. Hercule I" ne fit pas moins grand cas de
lui. Alphonse I" le prit pour secrétaire, et René d'Anjou, roi de Naples, lui
accorda les titres de sénateur et de conseiller. Guarini prononça le 4 octobre 1493
LIVRE PREMIER. 109
Dans son désir de s'instruire, Hercule I", que stimulaient,
d'ailleurs, ses relations avec tant de lettrés, n'oublia pas la
bibliothèque du château, organisée par ses prédécesseurs. Il
l'accrut notablement. M. Yenturi a publié la liste des livres
qui y prirent place à cette époque. ^lais il y réfjnait, au dire
de Pellegrino Prisciano, ^ un désordre qui eût inspiré de la
compassion au diable >' . Dans une lettre au duc (19 novembre
1485), Prisciano, alors ambassadeur de Ferrare à Venise,
constate que la Chronique de Villani avait passé entre les mains
des Strozzi, que Jacopo da Porto détenait une Chronique de
Ferrare, qu'un autre ouvrage était chez Giovanni del Brutura,
qu'on ne savait plus où se trouvait le livre de Léon-Baptiste
Alberti sur l'architecture et la perspective (1).
En favorisant la culture littéraire dans sa capitale. Her-
cule I" ne faisait que continuer les traditions de sa famille. Ce
qui lui appartient en propre, c'est l'honneur d'avoir restauré
le théâtre à Ferrare (2). Grâce à lui, Ferrare devint, ce qu'elle
resta longtemps, la ville par excellence des représentations
dramatiques (3). Dès 1476, la légende de saint Jacques fut
l'oraison funèbre de la duchesse de Ferrare, Elconore d'Arayon, et fut l'auteur
d'un poème qu'il dédia à Hercule I". Il traduisit en latin les œuvres de Lucien,
ainsi que plusieurs discours de Déniostliène et de saint Gré{;oire de jNazianze, écri-
vit des commentaires sur Juvénal, annota Cicéron et Ovide. Il fit éjjalement des
bucoliques. Très largement rémunéré par les princes d'Esté, il laissa dans l'ai-
sance ses fils, qui devaient continuer à illustrer le nom de Guarini.
(1) Ad. Vesturi, L'artc ferrarcse iiel pcriodo d'Eicolc I d'EsIe, p. 103-112
(13-21 dans le tirage à part).
(2) L'exemple avait été déjà donné ailleurs, h' Ai-miranda de Gianimichele
Alberto da Carrara avait été incitée à Padoue avant 1458. \JOrphée de Politien,
le premier essai de drame profane en langue vulgaire, composé en deux jours à la
prière du cardinal François Gonzague, avait été représenté à Mantoue en juil-
let 1471, parles soins du Florentin Bartolomuieo ou Baccio Ugolini, devant une
nondjreuse assistance, réunie pour honorer la présence du duc et de la duchesse
de Milan Galéas Sforza et Bone de Savoie. A Rome, vers 1480, Poniponius Letus
avait mis en faveur chez plusieurs cardinaux, notamment chez le cardinal Raffaello
Riario, la représentation des pièces de Plante et deTérence. (Isidoro del Lungo,
L'Orfeo del Poliziano alla corte di Mantova, dans la yuova Antolocjia,
vol. XXVIII, série II, 15 août 1881, p. 555-557.)
(3) M. Ch. Yriarte, dans un de ses articles sur Isalj(;llc d'Esté publiés par la
Gazette des Beaux-Arts, rapporte ((uc Manle(jna séjourna à Ferrare lors d'une
des représentations théâtrales, et qu'il brossa uu décor représentant les Triomphes
de Pétrarque.
110 L'AllT l'ElUlARAIS.
jouée sur la priucipale place de la ville ; mais c'est la rcprë-
sentatiou des Ménechmes de Plaute en italien (1186) qui, à
proprement parler, inaugura la résurrection de l'art théâtral.
Cette représentation, qui coûta plus de mille ducats, eut lieu
dans la nouvelle cour du palais ducal, où l'on avait disposé
une scène en bois et en toile peinte (1); elle avait attiré un
grand nombre d'étrangers , et les éloges qu'elle provoqua
eurent un retentissement considérable en dehors des Etats
ferrarais. A l'instigation d'Hercule I", toutes les pièces de
Plaute et de Térence furent bientôt traduites, et ses contem-
porains composèrent à leur tour des comédies, des tragédies,
des pastorales. Pandolfo Gollenuccio (:2) , Girolamo Berardo,
Boïardo, Antonio Pistoia, Battista Guarini, Lodovico Ariosto,
créèrent un nouveau répertoire (3). En 1487 (21 janvier), le
duc fit jouer, toujours dans la cour du château, la fable de
Cefalo, due à INiccolù da Correggio (4), pour rehausser l'éclat
du mariage de son favori Giulio Tassone avec Ippolita Con-
tran, et des intermèdes de musique instrumentale ajoutèrent
à l'agrément des spectateurs (5). Le 25 du même mois, le
mariage de Lucrezia, fille naturelle d'Hercule F', avec Anni-
bale Bentivoglio, servit de prétexte à la représentation, sur le
même théâtre, de V Amphitryon de Plaute, que l'on joua encore
le 5 février, en y joignant les Travaux d'Hercule. Au milieu des
(1) Lazaro Grimaldi de Re{;;;io peignit deux idoles pour cette représentation.
(2) Parmi les productions de Gollenuccio, nous signalons une pièce dont le
texte est accompagné d'un gracieux encadrement de page et d'une intéressante
gravure sur bois, «pii représente Isaac bénissant J^cob en présence de Rebecca.
Voici le titre de cette pièce : Comedia de Jacob e de Joseph composta dal magni-
fico cavalliero e dottore Messere Pandolpho Collenutio da Pcsaro ad instantia
de lo Illustriss. cl cxcellentiss'uno Sig . Ducha Hevcholc de Ferai-a iii terza rima
istoriata. — Stampata nella inclita città di Venezia per Niccolà Zopino et
Vicentio compa(/no nel MDXXIII adi XIIII de acjosto... reqnante lo inclito
principe Messcr Andrca Gritti. In-S". (lîibl. de M. Piot, 1'"' partie, 1891,
n" 590.)
(3) Les acteurs les plus applaudis à Ferrare furent Francesco Ruino et Pignatta,
qu'attirèrent les autres villes de l'Italie pour former chez elles de bons acteurs.
(4) Le marquis Niccolô da Correggio était neveu de Lionel d'Esté et gendre de
CoUeone. Il résida longtemps auprès de Ludovic le More et mourut en 1508 à
Ferrare.
:5) TiRAnoscHi, Sloria délia Icttcraluia italiana, t. VI, p. 1318 et sniv.
l.IVUE PREMIER. lil
fêtes célébrées en Thonneur d'Isabelle (1 490), à Foccasion de
son mariage avec le marquis de Mantoue, on joua une comédie
dont le titre est resté inconnu, et c'est en faisant jouer les
Ménechmes (1) et V Amphitryon (1491) (2) que le duc fêta l'arri-
vée d'Anna Sforza, épousée à Milan par son fils Alphonse. Les
Ménechmes semblent avoir été une des pièces les plus goûtées
à cette époque, car on la représenta encore lorsque Ludovic le
More, en 1493, vint avec sa femme Beatrix d'Esté à Ferrare,
qui posséda en même temps le marquis de Mantoue et Isabelle
d'Esté. Dans les récits des historiens du temps, il est qvies-
tlon aussi de comédies à la cour en 1498, et c'est à Plante
qu'on demanda un surcroit de distractions, dès que Lucrèce
Borgia, la seconde femme d'Alphonse d'Esté, fut arrivée à Fer-
rare(1502). « La scène, qui s'élevait au-dessus du niveau de la
salle, et qu'on appelait le tribunal, avait environ quarante-cinq
aunes de long et cinquante de large. On y voyait des maisons de
bois peint et les décors indispensables, comme des rochers, des
arbres, etc. Sur le côté qui faisait face aux assistants, elle était
fermée par un mur de bois surmonté de créneaux figurant
ceux d'un rempart. Sur la partie antérieure de la scène, c'est-
à-dire à l'orchestre, prenaient place les personnes princières,
tandis que l'espace réservé aux spectateurs d'un rang moins
élevé formait un amphithéâtre qu'occupaient treize rangées
de sièges recouverts de coussins et divisés de telle sorte que
(1) Un acteur énonça d'abord la substance de la pièce et indiqua aux specta-
teurs le moyen de reconnaître les deux frères. Pendant la représentation, le bait-
tlitore excita l'hilarité générale lorsque, ajoutant au texte de Plante des réflexions
de son cru, il engagea ceux qui auraient une femme revêche à s'en débarrasser.
11 y eut trois intermèdes. Le premier se composa d'une danse que l'on exécutait
une toupie à la main. Dans le second, Apollon chanta quelques vers élégiarjucs
en s'accompagnant de la lyre. Derrière lui se tenaient neuf Muses qui chantèrent
au son de la lyre plusieurs canzones « con tanta concordantia et suavita de voce
cfie nonse poi-ria dire uieglio " . Dans le troisième intermède, une troupe de vil-
lageois tenant des pioches, des bêches, des boyaux, des vans, des râteaux, dansa
une moresque avec accompagnement de tambourin ; en (juittant la scène, ils
employèrent leurs instruments à se frapper les uns les autres sur les épaules, ce
qui amusa beaucoup le pu!)lic. (G., Nuzze e commedic alla cortc di Ferrara ncl
febbraio 1491, dans V Archivio lombardo, t. XI, année 1884, p. 749.)
1^2) Dans les intermèdes, on représenta les Travaux d'Hercule, et un ballet fut
dansé par des jeunes gens dont le costume était garni de lierre.
112 L'ART FERRARAIS.
les femmes étaient au milieu de la salle et les hommes de
chaque côté. Tout l'espace libre pouvait contenir environ trois
mille personnes (1). "
Pour la circonstance, le duc avait fait venir des acteurs
étranjjers ; Mantoue, Sienne et Rome lui en avaient fourni ; sa
troupe se composait de cent dix sujets, auxquels on avait pré-
paré des costumes neufs.
Le jeudi 3 février 1502 eut lieu, dans la grande salle du
palais délia Ragione, la première représentation dramatique.
" Le duc fit d'abord avancer tout le personnel théâtral masqué
et costumé afin de le passer en revue; puis le directeur de la
troupe s'avança sous le déguisement de Plaute, adressa un
compliment au couple princier et récita brièvement son pro-
gramme, c'est-à-dire l'argument de toutes les pièces qui
devaient être jouées en cinq soirées. -^
Ce fut VEpidicus qui fut d'abord offert à l'admiration des
spectateurs. Un ballet appelé moresque suivit chacun des
actes. " On vit d'abord s'avancer dix gladiateurs ; ils dansèrent
au son des tambourins en échangeant les armes qu'ils por-
taient. Dans une deuxième danse gueriière figuraient douze
personnages portant un autre costume. Pour la troisième
moresque, on vit vm char traîné par une licorne que conduisait
une jeune fille. Au-dessus se trouvaient quelques personnes
attachées à un tronc d'arbre et quatre joueurs de luth assis
dans un bosquet. La jeune fille délivrait les captifs, qui des-
cendaient sur la scène et se mettaient à danser, tandis que les
joueurs de luth chantaient de belles canzone... La quatrième
moresque fut dansée par dix nègres qui avaient à la bouche
des chandelles allumées. La cinquième eut pour acteurs dix
autres personnages avec des costumes de fantaisie, plumes
(1) Gregorovius, Lucrèce Borgia, t. II, p. 42-43. — Ces détails sont tirés
d'une lettre qu'Isabelle d'Esté écrivit à son mari le marquis François Gonza{;ue
en janvier 15u2, lettre qui a été publiée par le comte Carlo d'Arco [Notizic di
Isabclla Estense Gonzana, dans V Aichivio storico italiano, appendice alla série I,
vol. II) et reproduite par M. Isidoro del Lungo dans son Oi-feo dcl Poliziano
■alla cortc di jSlcDitova. (Niiova Antoloijia, vol. XX^ III, série II, 15 août 1881,
p. 550.)
LIVRE PREMIER. 113
sur la tête et lances au poing dont rextrémité était enflammée.
A la fin de VEpidicus, l'assistance fut régalée d'exercices de
jongleurs (1). ^
Le lendemain (vendredi 4 février) , représentation des Bac-
chides. Dans les ballets des entr'actes, on vit des acteurs qui
étaient vêtus de maillots couleur de chair et qui tenaient à la
main, en dansant, des flambeaux d'où s'élevaient des flammes
parfumées. D'autres figures fantastiques représentèrent un
combat contre un dragon (2).
Dans la soirée du dimanche G février, on joua le Miles glo-
riosus. Une danse rustique, exécutée par dix bergers ayant des
cornes de bélier sur la tète et luttant entre eux, remplit un des
intermèdes.
Le 7 février, on donna V Asinarius avec une moresque très
originale. « Les spectateurs virent apparaître sur la scène
quatorze satyres, dont l'un tenait une tête d'àne argentée dans
laquelle se trouvait placée une horloge à carillon. Des paysans
dansaient aux sons qui en sortaient et exécutaient ensuite une
chasse aux oiseaux et aux bétes sauvages de toute espèce.
Après cette scène de satyres, on vit au deuxième acte huit
chanteurs et chanteuses au milieu desquels une virtuose de
Mantoue joua de trois luths. On termina par une moresque de
danseurs qui figurèrent les diverses opérations agricoles, le
labourage, les semailles, les moissons, le battage du blé elle
repas qui suit la récolte. Cet agréable ballet, le mieux réussi
de tous peut-être, s'acheva par une danse rustique exécutée au
son de la cornemuse (3). ;'
La Cassina fut la dernière pièce représentée (4). « Avant de
jouer cette comédie, on exécuta un morceau de musique de
Rombonzino et l'on chanta des barzelie à la louange des deux
(1) GnEGOROVirs, Lucrèce Borgia . l. II, p. 50-52.
(2) Ibid., p. 53.
(3) Ibid., p. 56.
(4) Isabelle d'Esté fut indignée de cette comédie, qu'elle qualifia « de déshon-
nète et d'ordurière » dans une lettre à son mari, et Capilupo son secrétaire écrivit
au marquis : « Pendant l'obscène comédie d'hier, on remarqua chez votre femme
tant de beauté et de déplaisir que chacun la loua, et je puis rerlitier à Votre
ut L'ART FERUARAIS.
époux. On avait inséré, du reste, plusieurs morceaux de musi-
que dans la comédie de Plante. Au troisième acte, six violo-
nistes jouèrent avec beaucoup de talent (1). » Dans les inter-
mèdes, les ballets ne furent pas oubliés. " Il y eut une danse
de sauvages se disputant une belle jeune fille jusqu'à l'arrivée
du dieu de l'amour, qui venait la délivrer avec une escorte de
musiciens. On vit ensuite une grosse boule qui se sépara en
deux et de laquelle sortirent des accords harmonieux. A la fin,
douze Suisses portant des hallebardes et leur drapeau national
apparurent sur la scène et se livrèrent avec beaucoup d'art à
une danse simulant une lutte armée (2). »
Telles furent les représentations théâtrales par lesquelles
Hei'cule l" fêta sa nouvelle belle-fille en présence d'un immense
concours d'étrangers. Si les pièces de Plante fatiguaient par-
fois l'attention, les intermèdes, dus à quelque lettré tel que
Celio Calcagnini, Strozzi ou Ariosto, la délassaient en récréant
les yeux par les réminiscences de l'antiquité combinées avec
des fantaisies romantiques, bien faites pour plaire aux lec-
teurs des poèmes de Boiardo, et en charmant les oreilles par
les sons harmonieux des instruments de musique et de la voix
humaine.
Que la musique fût en grande faveur à Ferrare sous Her-
cule I", c'est ce que l'on ne saurait contester. Nous avons vu
qu'elle occupa une large place dans les distractions offertes
aux hôtes du duc. Chanteurs et chanteuses, joueuses de luth
et violonistes excitèrent l'admiration des invités. La plupart
des musiciens au service du prince étaient, dit-on. Français ou
Flamands. - Le violon paraît avoir été cultivé à Ferrare d'une
manière toute particulière, car César Borgia, quand il partit
en 1498 pour la cour de France, demanda au duc Hercule
quelques joueurs de violon, qu'il voulait emmener avec lui
Excellence qu'elle n'a pas voulu qu'aucune de ses clames d'honneur assistât à
cette pièce. La honte retondje sur le duc. » On n'était pas partout aussi peu scru-
puleux sur la nature et le choix des plaisirs qu'à la cour de Ferrare. (Voyez
Alessandio Lvzio, I piecettori d'Jsabellu d'Estc. Ancona, Morelli, 1887, p. 37.)
(1; GuEGûRDVius, Lucrèce Borgia, t. II, p. 59.
(2) Ibid., p. 60.
LIVRE PREMIER. 115
dans un pays où ces artistes étaient très recherchés (1). » Les
princes et les princesses mêmes regardaient la musique comme
un des plus doux passe-temps, s'y exerçaient et ne craignaient
pas de se produire en puhlic. Nous avons constaté qu'Isahelle
d'Esté chanta, en s'accompagnant du luth, dans une réception
solennelle, devant l'ambassadeur de Louis XII (2). Alphonse
montra aussi qu'il était un dilettante distingué en jouant du
violon après les violonistes de profession le soir où la Cassina
fut représentée sur le théâtre établi dans le palais délia Ragione.
C'est Hercule I" qui fonda la chapelle d'Esté. Dès 1471, il
chercha en divers lieux des instrumentistes et des chanteurs
capables d'exécuter de bonne musique pendant les offices.
Ayant entendu vanter le talent de D. Martino d'Alemagna,
prêtre attaché à la cathédrale de Constance, il pria l'évèque de
cette ville d'autoriser ce musicien à se faire remplacer et entra
en négociation avec D. Martino, afin que celui-ci organisât la
chapelle projetée et la dirigeât. Il lui envoya même un passe-
port et dépêcha vers lui un serviteur avec deux chevaux pour
faciliter son voyage. Mais on ne sait pas si ce fut D. Martino
qui créa la chapelle ducale à Ferrare. Ce qui est certain, c'est
qu'elle fonctionnait en 1472, car les registres mentionnent
alors un maître organiste, un maître des enfants allemands, un
ténor, un soprano ou eunuque. En 1 475, le duc congédia les
petits chanteurs allemands. Le maître de chapelle s'appelait
Fra Giovanni Bebri ou Bebris ; il fut souvent secouru par le
prince. Don Pedrosio était un des musiciens les plus appréciés.
Ferrare devint alors un centre musical très renommé. Des
autres villes de l'Italie, on venait y apprendre la musique.
Pietro Bono, joueur de cithare, eut assez de notoriété pour
que Giovanni Boldu reproduisît ses traits sur une médaille. On
a conservé aussi le nom de D. Guido Giovanni, que le chapi-
tre, en 1495, nomma organiste de la cathédrale. Plusieurs
(1) Gregorovius, Lucrèce Borçia, t. II, p. 59.
(2) Balthazar Castiglione et 15eiiil)o célébrèrent son talent de musicienne. Don
Giovanni Martino, compositeur en renom, avait été son niaîtrc. Isabelle possédait
de très précieux manuscrits musicaux.
116 L'ART FERRARAIS.
joueurs de trompette et quelques autres musiciens firent par-
tie du personnel que Jacopo Trotti emmena avec lui quand il
se rendit en qualité d'ambassadeur auprès du roi de Sicile
(1472). Giovanni Venaysius, chanteur du duc, envoya au
marquis François Gonzague un chant du fameux Josquin des
Prez, qui était au nombre des musiciens salariés par Her-
cule l" (1499). Josquin avait été chantre de la chapelle ponti-
ficale sous les papes Sixte IV, Innocent VIII et Alexandre VI,
avant de venir à Ferrare. Sa musique fut très populaire. Plus
heureux que ses devanciers et que ses émules dans l'emploi
des dissonances artificielles, Josquin sut les enchaîner, en leur
donnant une suavité jusqu'alors inconnue. Il fut le premier qui
protesta contre l'emploi de la chanson dans la musique d'église,
usage scandaleux qui déshonorait le sanctuaire depuis trois
siècles, qui faillit à la fin faire bannir du service divin la musi-
que et qu'anathématisa le concile de Trente (1). La présence
de Josquin à la cour de Ferrare fait donc honneur au discer-
nement d'Hercule I". Ce prince, du reste, aimait tant la musi-
que, que, dans ses dernières années, il trouvait un allégement
aux maux de la vieillesse en écoutant Vincenzo da Modena
jouer à\x clavicimbalo (2). Sa bibliothèque musicale renfermait
en grand nombre les plus précieux ouvrages, soit manuscrits,
soit imprimés (3).
Dans sa prédilection pour le théâtre et la musique, Her-
cule I" fut loin de se montrer indifférent aux arts du dessin,
qui, de son temps, prirent un rapide essor.
Pour la peinture, le dernier quart du quinzième siècle et les
premières années du seizième furent à Ferrare, comme dans
les autres cités italiennes, une période de progrès décisifs et
(1) F. -A. Gruyer, Les portraits peints par Raphaël, t. II, p. 62.
(2) L.-F. Valdrighi, Cappclle, concerli e musiche di casa d' Este dal secolo XV
al XVIII, dans les Atli c mcmorie délie deputazioni di storia patria per le pro-
vincie modencsi e pannensi, série III, vol. II.
(3) L'inventeur de la typographie musicale fut Ottaviano dei Petrucci, né le
18 juin 14-66 à Fossonihrone dans les Etats de l'Eglise. Il perfectionna à Venise
l'impression de la musique à l'aide de caractères mobiles (1495), et mit sa décou-
verte en pratique à partir de l'année 1498. (Antoine Vidal, Les instruments à
archet.)
LIVRE PREMIER. 117
d'épanouissement. Si Cosimo Tara, Michèle Ongaro, Baldassare
d'Esté, Ercole Roberti, Francesco Bianchi Ferrari et Domenico
Panettise rattachent encore au commencement de la Renais-
sance par un reste d'âpreté et de sécheresse ou par le dédain de
la beauté, Lorenzo Costa, Lodovico Mazzolini, Ercole Grandi (1)
entrent dans des voies nouvelles; on sent chez eux tantôt un
sentiment plus élevé des situations pathétiques, tantôt des
aspirations plus idéales, le besoin de choisir des modèles plus
agréables, le goût des lignes pures et suaves. Hercule I" et sa
femme profitent des productions de l'art ferrarais, mais ils
veulent posséder aussi des ouvrages à' Amhrogio de Prédis, de
Sperandio da Campo, de Mantegna , de Giovanni Bellini, de
Francia et de Léonard de Vinci (2), pour ne citer que quelques
noms. En 1498 et en 1499, Boccaccino de Crémone figure
parmi les salariés du duc. Dès 1497, il habitait à Ferrare une
maison que lui avait fournie Hercule I", et il y demeurait encore
en 1499 (3).
Pendant que la grande peinture s'avance vers la perfection,
la miniature, accompagnement des volumes manuscrits, reste
stationnaire; on s'habitue à la négliger. Aux livres écrits à la
main se substituent peu à peu les livres imprimés, pour l'orne-
mentation desquels on a recours à un procédé nouveau, moins
dispendieux, au procédé de la gravure en bois. G'està l'époque
d'Hercule \" que paraissent la Légende de S. Maurelio et celle
de S. Georges (1489), les Fe/?j//ie5 ?7/«5^re5 de Fra Jacopo Foresti
de Bergame (1497) et les Épîtres de saint Jérôme en italien
(1497), ouvrages contenant des planches exquises, qui éga-
lent les meilleures planches faites à Florence et à Venise (4) .
(1) Il entra si avant dans les bonnes grâces du duc, que celui-ci le chargea
d'accompagner à Rome son fils Alphonse, alors âgé de seize ans, (|ui devait aller
complimenter de sa part Alexandre VI, élu pape à la mort d'Innocent VIll
(1492).
(2) 11 y avait dans la chapelle de la cour une Judith de Léonard de Vinci ijuc
Bastiano Filippi restaura en 1588.
(3) Voyez le document pul)lié par M. Venturi dans VArcliivio storicu dclF
arte (livraison de janvier-février 1894, p. 55).
(4} En 1496, on rencontre en qualité de page à la cour d'IIorcule Giulio Cam-
pagnolu, qui devait s'illustrer connue graveur. Il n'avait alors que seize ans et ne
118 L'ATIT FERRABAIS.
En même temps, les méclailleurs continuent les traditions
inaugurées par Yittore Pisano et Matteo de Pasti. Baldassare
d'Esté, Coradini, Sperandio et quelques artistes anonymes
reproduisent les traits du duc de lerrare (1). Les hommes les
plus considérables qui composaient l'entourage d'Hercule I"
revivent aussi dans les médailles dues à Sperandio; ces
médailles forment une galerie du plus haut intérêt, où l'on
peut étudier à loisir la physionomie des personnages mar-
quants de l'époque, tels que Sigismond d'Esté, frère du duc,
Niccolo da Correggio, Prisciano de' Prisciani, conseiller d'Her-
cule V\ Jacopo Trotti, ambassadeur à Milan, Agostino Huon-
francesco de Rimini, Antonio Sarzanella de' Manfredi, Lodo-
vico Carbone, les riches marchands Bartolommeo Pendaglia et
Simone Rufîni, Bartolommeo délia Rovere, évéque de Fer-
rare, Fra Cesario Contughi, professeur à l'Université, et le
médecin Pietro Bono Avogario.
Hercule \" ne s'intéressa pas seulement aux médailles
exécutées de son temps. Sous son règne, la collection de
médailles et de monnaies antiques commencée par Lionel
s'accrut notablement (2).
En 1476, il écrivit de Belriguardo à Galasso degli Ariosti
pour le charger de payer six livres deux sous et six deniers à
un habitant de Modène qui lui avait procuré une médaille eu
or de Domitien (3). Il acquit aussi à Modène (I 480) un certain
nombre de monnaies valant trente ducats d'or. En 1487, Anton
^Maria Guarnieri lui vendit quatre monnaies d'or et quinze
resta que peu d'années à Ferrare, où rien ne prouve qu'il se soit essayé dans son
art. issu d'une famille noble de Padoue, il s'adonna aux lettres jusqu'à devenir un
érudit, ce qui ne l'empêcha pas de cultiver la peinture et la sculpture aussi bien
que l'art de la gravure. (G. Campori, GV intagliatori di stampe e gli Estensi, p. 2.)
(1) On trouve aussi à Ferrare (1472) Gian Franccsco Enzola, auteur de
charmantes plaquettes en bronze, avec le titre de graveur des monnaies (inacstro
délie stampe).
(2) Les détails qui suivent sont empruntés au travail, cité souvent déjà, de M. Ad.
Venturi, intitulé : L'artc ferrarese net pcriodo d'Ercule I d'Esté, p. llS-lli.
(3) Il aimait tellement les médailles antiques, qu'il fit exécuter en marbre,
d'après les pièces de sa collection, les portraits de douze empereurs, portraits qui
furent donnés par lui à la Commune pour être placés sur la « Ijalustrade de la
place n .
LIVRE PREMIER. 119
d'argent. Le célèbre Matteo Maria Boiardo, gouverneur de
Reggio, avant appris qu'un paysan avait découvert dans un
champ des monnaies antiques, annonça cette nouvelle au duc,
qui le pria de faire main basse sur toutes celles qui n'auraient
pas été dispersées : Boiardo parvint à en obtenir un bon
nombre, qui se trouvaient chez les orfèvres de Reggio. Mais ce
fut surtout à un joaillier vénitien, nommé Domenico di Piero,
marchand de camées, de gemmes, d'intailles et de curiosités
de toute espèce, qu'Hercule dut le plus d'objets précieux. Il
acheta de lui des joyaux (1474), vingt médailles d'or qui coû-
tèrent quarante ducats (1478), et d'autres médailles pour les-
quelles il déboursa deux cent soixante ducats (1485).
L'habile joaillier, invité à se rendre à Ferrare avec une car-
gaison de raretés, était en 1486 créancier d'une somme
énorme (quatre mille cent vingt-cinq ducats). Il demanda le
payement d'une partie de cette somme avant de quitter Venise.
De plus, il exigea la promesse qu'on ne le forcerait pas à
céder des objets qui lui appartenaient et qui provenaient de la
collection du Vénitien Pietro Barbo, monté sur le trône pon-
tifical sous le nom de Paul II, par exemple de petits tableaux,
des coffrets d'argent, des plats, des vases de porphyre, des
porcelaines, des albâtres, des statuettes de bronze (1).
Si, des médailleurs, nous passons aux sculpteurs, le prin-
cipal artiste que nous ayons à mentionner est Ambrogio da
Milano, l'auteur du tombeau de Lorenzo Roverella, évêque de
Ferrare, dans l'église suburbaine de Saint-Georges. On ne sait
pas à qui le duc s'adressa pour faire élever, au milieu de la
place qui porte maintenant le nom de l'Arioste, sa propre
statue équestre (1490). Le sculpteur étant mort avant que son
travail fut avancé. Hercule P' eut lidée d'utiliser le cheval
exécuté par Léonai-d de Vinci pour une statue équestre en
bronze de François Sforza. Le modèle de cette statue avait été
exposé en 1493 sous un arc de triomphe au milieu de la place
du Castello de Milan, h l'occasion des noces de Blanche-Marie
(1) Ad. Ventlt,!, Varie ferrarese nel periodo d'Ercole I d'L'stc, p. 114-115.
120 L'AllT FERRARAIS.
Sforza avec Fempereur Maximilien, et on Tavait laisse là depuis
cette époque. Après la chute de Ludovic le More, les arba-
létriers gascons le criblèrent, dit-on, de leurs traits; mais, s'ils
l'endommagèrent gravement, ils ne le détruisirent pas. C'était
donc encore une œuvre enviable, en dépit des détériorations
subies. Le 19 septembre 1501, Hercule écrivit à l'ambassadeur
de Ferrare, Giovanni Yalla, et le chargea de demander au
cardinal de Rouen, gouverneur de Milan, la cession du modèle
qu'il désirait. Dans cette lettre, que M. Campori a publiée (1),
le duc insiste sur le plaisir qu'il aurait à posséder l'œuvre de
Léonard ; il espère bien l'obtenir, car, « comme on n'en prend
pas soin, elle se détériore de jour en jour ^ ; dès que la négo-
ciation sera terminée, il enverra chercher le modèle par une
personne qui en organisera le transport avec soin et adresse,
de manière à ne rien compromettre. Malgré toute son habileté
diplomatique, Yalla ne put annoncer à son maître qu'il avait
réussi dans ses démarches. Le 24 septembre, il écrivit que le
gouverneur de Milan, très disposé, du reste, à être agréable au
duc de Ferrare, ne voulait prendre aucune décision sans avoir
consulté Louis XII, et il engagea le duc à faire parler au Roi
par Bartolommeo di Cavalière, ambassadeur de Ferrare à la
cour de France. On ignore comment les choses se passèrent.
Toujours est-il que le modèle resta à INIilan, où il fut détruit.
La mort d'Hercule F', le 25 janvier 1505, coupa court à l'exé-
cution de sa statue équestre, qui eût été un des principaux
ornements de sa capitale.
Hercule I" avait eu huit enfants :
1" Liicrezia, née de Lodovica Condolmieri, mariée le 25 jan-
vier 1487 à Annibale Bentivoglio, morte à Ferrare le
24 juin 1516.
2" Isabelle, née d'Éléonore d'Aragon le 18 mai 117 4, mariée
à François II Gonzague en février 1490, morte le 13 fé-
vrier 1539.
3" Beatrix, née d'Éléonore d'Aragon le 29 juin 1475, mariée
(1) jSuovi Documenli per la vita di Leonatdo Ja Vinci. Mudena, 1865. —
Gazette des Beaux-Arts, l"^' période, t. XX, p. 42.
LIVRE PREMIER. 121
à Ludovic le More le 18 janvier 1491, morte le 2 janvier 1497.
à:° Alphonse r\ né d'Éléonore d'Aragon le 21 juillet 1476,
mort le 31 octobre 1534. Il épousa en 1491 Anna Sforza qui
mourut le 2 décembre 1497, puis en 1501 Lucrèce Borgia qui
mourutle 24 juin 1519, et enfin peut-être, en 1534, Laura Eus-
tochia Dianti qui mourut le 27 juin 1573.
5° Ferra7ite on Ferdinand, né d'Eléonore d'Aragon le 19 sep-
tembre 1477, mort le 22 février 1540.
()" Giulio , né d'Isabella di Niccolô Arduino, demoiselle
d'honneur d'Éléonore d'Aragon, le 13 mars 1478 ou au com-
mencement de 1481, mort le 24 mars 1561.
"i" Hippolyte I" , né d'Éléonore d'Aragon le 20 mars 1479,
mort le 2 septembre 1520.
S" Sigisfno7id, né d'Éléonore d'Aragon le 8 septembre 1480,
mort le 9 août 1524.
IX
ALPHONSE f\
(Né le 21 juillet 1476, il régna de 1505 à 1534.)
Dès qu'Hercule I" fut mort, Tito Strozzi, le Juge des Sages,
se rendit avec les douze Sages au Castello pour remettre à
Alphonse, fils ahié du prince défunt, le bâton et l'épée, insignes
de la dignité ducale, et pour le reconnaître au nom du peuple
comme souverain de Ferrare. Yétu d'un costume blanc, monté
sur un cheval richement caparaçonné, le nouveau duc par-
courut ensuite la ville, malgré la neige qui tombait abondam-
ment. Devant lui, s'avançait Giulio Tassone, portant l'épée
ducale, et il avait à ses côtés le cardinal Hippolyte, son frère,
et le visdomino des Vénitiens. Derrière lui chevauchaient, au
son des fifres, des trompettes et des tambours, les magistrats,
les nobles et les principaux citoyens. Le cortège se dirigea
122 L'ART F ET. RABAIS.
enfin vers la cathédrale où eut lieu la cérémonie en usage au
début de chaque règne.
Alphonse avait un caractère énergique et rude, un esprit
positif et pratique, une nature sensuelle. L'étude des lettres ne
l'attirait pas (1). Il se complaisait au contraire dans les occu-
pations manuelles, et c'est avec succès qu'il exerça l'art du
tourneur, cultiva la céramique, s'appliqua à la fabrication des
armes et de la poudre (2), ainsi qu'à la fonte des canons (3).
Telles furent les distractions favorites de sa jeunesse. Devenu
duc de Ferrare, il continua de s'y livrer durant les premières
années de son règne. Les habiles artisans étaient traités par lui
avec honneur, admis même à sa table quand il était seul, et il
plaisantait volontiers avec eux, sans grand souci de son rang,
voire de sa dignité (4). Prenant au sérieux, et les travaux aux-
quels il se livrait personnellement, et ceux que l'on exécutait
sous ses yeux, il eut toujours soin d'attirer auprès de lui les
maîtres dont la réputation était le mieux établie. Un voyage
qu'il fit dans les Pays-Bas, en Angleterre et en France, du
13 avril au 8 aoiit 1504(5), eut moins pour but son plaisir
que son instruction, et lui procura l'occasion d'étudier sur place
l'état du commerce et de l'industrie à l'étranger (6). Alphonse
d'Esté entreprit ce voyage en compagnie d'Antonio Costabili,
conseiller privé du duc Hercule F", de Girolamo da Gastello,
d'Alfonso Trotti, de Guido Blanchi et de Giovanni Giglioli, ce
qui permet de supposer que la politique ne fut pas non plus
étrangère aux conversations que le prince eut avec l'archiduc
(1) Dès 1 âge de cinq ans, cependant, il eut entre les mains le livre de la syn-
taxe latine composé par Donato et les règles de grammaire de Guarino. Quand il
eut atteint neuf ans, on commença à lui faire lire les œuvres de Térence. II eut
pour maître d'abord Sebastiano da Lugo, puis Jacopo Galino.
(2) On lui attribue l'invention d'une machine hydraulique pour fabriquer de la
poudre à canon.
(3) « Si esercitava coHe proprie mani, r con tal genio ed assiduita che ne
divenne poi artejice eccellentissinio . » (Fnizzi, Mernorie per la storia di Ferrara^
t. IV, p. 178.^
(4) Ibid., p. 222-223.
(5) BuiiCKHARDT, Die Cultur der Renaissance, p. 39.
(6) D'après Pistofilo, l'agriculture fut aussi, de sa part, l'objet d'une sérieuse
attention.
LIVRE PREMIER. 123
Charles, avec Henri VII, roi crAngleterre, et avec Louis XII. Il
eût été aussi en Espagne, si la santé très altérée de son père ne
Teût forcé à revenir. Ce n'était pas son premier voyage.
Comme Hercule P% il aimait h parcourir en curieux les États
voisins du sien. 11 n'avait que seize ans, lorsqu'en I 492, peu
après son mariage avec Anna Sforza, il visita Pavie, la Char-
treuse, Serravalle, Tortone et Gênes, et l'on est en droit de
penser que, dès cette époque, les œuvres des sculpteurs et des
peintres lombards frappèrent son imagination et contribuèrent
à former son goût (1).
Marié d'abord à Anna Sforza, qu'il perdit au bout de six ans
sans en avoir eu d'enfants (î), il avait épousé en quelque sorte
malgré lui Lucrèce Borgia (3), dont la grâce et la douceur
triomphèrent de ses appréhensions. Il lui témoigna bientôt un
sincère attachement. Lors de la fausse couche qu'elle fit le 5 sep-
tembre 1502, accident auquel elle faillit succomber, il ne
quitta pour ainsi dire pas la chambre de la malade, et quand
Lucrèce fut complètement rétablie (4), il entreprit un voyage
à Lorette afin d'accomplir un vœu qu'il avait fait pour la gué-
ri son de sa femme.
Au point de vue intellectuel, la présence de la fille d'A-
lexandre YI à Ferrare ne fut pas sans portée. Les lettrés et les
savants trouvèrent en Lucrèce un appui et firent partie de sa
société intime : ils se sentaient attirés vers elle par son esprit
cultivé (5) non moins que par le charme qui lui était particu-
(i) Ad. Vexturi, Belazioiil artistiche tra le corti ili Milano e Ferrara nel
aecolo XV (p. 256), ànnsV ÂJ-cliivio xtoricolombardo, anno XII,fasc.II, 30 juin 1885.
(2) Voyez plus haut, p. 85 et suiv.
(3) Voyez plus haut, p. 95-102.
(41 Frizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 211. — (iRixoROvirs,
Lucrèce Borçjia, t. II, p. 97,
(5) Voici, d'après un inventaire authenlicjue dressé en 1503, les livres rpie
Lucrèce possédait en 1502 et en 1503, livres pourvus en f>cnéral de reliures en
velours roi^e, en or et en argent : ini bréviaire; les sept Psaumes delà pénitence
et d'auties prières; un ouvrajje sur parchemin avec des miniatin-es en or, intitulé
De coppelle ala Spagnola; un recueil imprime des lettres de sainte Catherine de
Sienne; les Epitres et les l>angiles en langue vulgaire; un livre espagnol traitant
de matières religieuses; un recueil manuscrit de chansons espagnoles avec les
proverbes de Domcnico Lopez ; un ouvrage imprimé ayant pour titre : VAquila
volante; un livre imprimé intitulé : Supplément des chroni(jues, en langue vul-
124 L'ART FEURARAIS.
lier. Balthazar Castiglione, Ottaviano Fregoso, Aide Maniice,
Beiiibo, Tito Strozzi et son fils Ercole excitèrent spécialement
sa sympathie et furent ses principaux admirateurs. Bembo,
venu à Ferrare en 1503, conçut même pour elle une véritable
passion, dontil confia l'expression à ses vers. Le l"aoùt 1504,
il lui dédia les Asolani, dialogue sur l'amour, auquel il joignit
une lettre dans laquelle il célébrait les vertus de Lucrèce (1).
En 1506, il passa à la cour de Guidobaldo duc d'Urbin, mais
il entretint avec la duchesse de Ferrare une correspondance
suivie. Si cette correspondance témoigne d'une tendresse per-
sévérante, tendresse peut-être partagée, elle ne permet pas de
supposer que Lucrèce ait manqué à ses devoirs. Dans les vers
de Tito Strozzi et de son fils, les hommages rendus à la femme
d'Alphonse n'ont pas moins de vivacité; leur amour cependant
ne peut être regardé que comme purement idéal. Antonio
Tebaldeo, Gelio Calcagnini et Giraldi ont, du reste, attesté
les qualités morales de Lucrèce à partir de son arrivée à
Ferrare, et l'Arioste a placé dans le temple d'honneur des
femmes son image avec une inscription laudative (:2).
{{aire; le Miroir de la foi, imprimé et en langue vulgaire; un Dante imprimé,
avec commentaire; un ouvrage sur la philosophie, en langue vulgaire; un vieux
livre intitulé : De ventura; un Donat; une Vie de Jésus-Christ en espagnol; un
Pétrarque manuscrit, sur parchemin, de format in-12. (^Gregouovius, Lucrèce
Borijia, t. II, p. 136.) — Un inventaire de 1516 ne mentionne que des bréviaires
et des livres d'office magnifiquement reliés.
ri) Aide Manuce, fixé à Venise après avoir vécu quelque temps à Ferrare
auprès d'Hercule I" et à Carpi auprès des Pio, imprima les Asolani en 1505 et les
adressa à Lucrèce avec une dédicace. C'est aussi à Lucrèce qu'il dédia le volume
des poésies de Tito et d'Ercole Strozzi, imprimé en 1513 et accompagné d'une
introduction dans laquelle il exalte les qualités de la duchesse, notamment sa
crainte de Dieu, sa bienfaisance envers les pauvres, sa bonté pour ceux qui l'en-
touraient et la sagacité de son jugement. (GREGonovius, Lucrèce Bore/ ia, t. II,
p. 138, 179.)
(2) La prima iscrizion ch' agli occhi occorre,
Con lungo onor Lucrezia Borgia noma,
La cui bellezza ed onestà preporre
Debbe ail' antiqua la sua patria Roma.
I duo che voluto han sopra se torre
Tanto ccccllente ed onorata soma,
Noma lo scritto : Antonio Tebaldeo,
Ercole Strozza : un Lino, e un Orfeo.
(Ch. XLii, st. 83.)
LIVRE PREMIER. 125
Plusieurs événemeuts tragiques mirent presque coup sur
coup en émoi la cour si brillante et si raffinée de Ferrare. Le
3 novembre 1505, le cardinal Hippolyte, frère du duc, soudoya
des assassins pour crever les yeux de son frère naturel Giulio,
parce que Angela Borgia, dame d'honneur de Lucrèce, que
tous deux aimaient, avait vanté en sa présence la beauté des
yeux de son rival. L'année suivante, Giulio, de concert avec
son frère Ferrante, complota contre la vie d'Hippolyte et contre
celle d Alphonse, sans réussir dans son entreprise, qui lui
valut, ainsi qu'à son complice, une captivité longue et cruelle
au fond des prisons du Castello (1). Deux ans plus tard, le
G juin 1508, on trouva dans une des rues de la ville, non loin
de l'église consacrée à saint François, Ercole Strozzi percé
de vingt-deux coups de poignard, peut-être par ordre d'Al-
phonse (2). u Ce terrible événement, dit M. Gregorovius, dut
rappeler au souvenir de Lucrèce le jour où son frère le duc
de Gandie avait été assassiné, et, de même que cette mort
était restée un mystère impénétrable, celle de Strozzi demeura
également inexpliquée. "
La conspiration de Giulio et de Ferrante ne fut pas la seule
à laquelle échappa Alphonse 1". Il y en eut une autre en 1523,
une troisième en 1525, une quatrième en 1528, dont l'auteur,
Girolamo Pio, fut décapité dans le jardin du Castello (25 oc-
tobre 1528). La dernière eut lieu en 1532, et la tète du cou-
pable fut exposée au bout d'une lance sur une des tours du
même édifice.
Parmi les calamités qiii signalèrent le règne d'Alphonse, la
peste n occupe pas une des moindres places. Dans la seconde
moitié de 1505, il mourut jusqu'à six mille personnes, entre
autres deux lettrés ferrarais de grand renom, Battista Gua-
rinoI"(3) et Tito Vespasiano Strozzi. Quatre mille habitants
désertèrent la ville. De ce nombre fut Lucrèce, qui se retira à
[l] ÎNous reviendrons sur ces faits en parlant du Castello (liv. II, ch. m}.
(2) On trouvera plus loin le récit détaillé de ce drame, à propos du palais
Paresclii (liv. II, ch. m).
(3) Voyez ce que nous avons dit de lui p. 108.
126 L'ART FERRAllAIS.
Rovip^o, OÙ elle fit une seconde fausse couche. On ferma l'Uni-
versité, et les tribunaux cessèrent de siéger. L'épidémie avait
été précédée d'une disette, dont le duc s'efforça d'atténuer les
effets en se procurant au dehors du blé qu'il fit distribuer aux
plus nécessiteux. En 1528, la peste éclata de nouveau avec
plus d'intensité encore et prit comme victime de marque le
célèbre jurisconsulte Giacopino Riminaldi. A cette époque, la
Commune salaria un médecin espagnol, Alessandro Castagno,
qui prétendait avoir inventé une huile très efficace contre le
mal régnant. Elle lui accorda dix lire par mois et lui concéda la
jouissance des produits du Boschetto dans l'île de Saint-Sébastien .
Quelques années après (30 décembre 1532), un incendie
détruisit en grande partie l'ancien palais des Este, celui où
siège à présent la municipalité. Le feu avait pris dans une
boutique sous la loggia construite en 1503. Il consuma, au-
dessus de cette loggia, la salle dans laquelle on avait établi une
scène pour la représentation des comédies de l'Arioste (1).
L'illustre poète en fut fort affligé. Déjà malade au moment où
il vit son cher théâtre anéanti, il mourut le G juin 1533 dans
la modeste et jolie maison qu'il s'était fait construire et que
l'on visite toujours avec intérêt. — Un autre incendie, en
1512, avait gravement endommagé l'intérieur du palais délia
lia g iQ ne.
Lorsque Alphonse I" succéda à son père, Ferrare jouissait
dune paix profonde. Mais on ne tarda pas à voir que cet heu-
reux état ne durerait pas longtemps. L'ambition de Venise,
non encore pleinement assouvie, était toujours menaçante, et
Jules II avait déjà entrepris de rendre à l'Église tout ce qu'elle
avait jadis possédé. Après avoir repris les places qui étaient
au pouvoir de César Borgia, il enleva Pérouse aux Baglioni et
assiégea Bologne (2), où il entra le 2 novembre 1506, tandis
(1) Fmzzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 318.
(2) Connue vassal du Saint-Siè{;e, le duc de Ferrare fut ohlip,é, pendant le siège
de Boloj-ne, de conduire au camp du Pape quinze cents hommes d'armes et de
contribuer ainsi à la chute de Bentivoj;lio, dont un des hls, Annibal, était son
beau-frère.
LIVRE PREMIER. 127
que Giovanni Bentivoglio se réfugiait à Milan avec une partie
de sa famille (1). Alphonse d'Esté n'avait-il pas lieu de craindre
pour lui-même? Sa situation précaire lui imposait une extrême
prudence. Ne pas irriter le plus irritable des pontifes lui parut
la première des nécessités. Aussi n'osa-t-il pas refuser son con-
cours à Jules II, qui se préparait à conquérir Ravenne sur les
Vénitiens et à s'emparer de plusieurs villes dans la Romagne.
Il accéda à la ligue de Cambrai, formée contre la République
le 10 décembre 1508 par le Pape, le roi de Naples, le
roi de France et l'Empereur, espérant, du reste, d'après les
promesses qui lui étaient faites, que, pour prix de son con-
cours, il recouvrerait la Polésine de Rovigo et serait à tout
jamais débarrassé du visdonn'no vénitien. Afin d'obtenir son
assentiment, le Pape, dés le 3 mai 1509, lui avait envoyé la
rose d'or par l'intermédiaire de Beltrame Costabili , évéque
d'Adria et ambassadeur du duc auprès du Saint-Siège; le
19 avril, il le proclama gonfalonier de l'Église, et, le 26, Cos-
tabili remit h son maître l'étendard pontifical dans la cathé-
drale de Ferrare. Quelles rudes épreuves Alphonse P' se fût
épargnées si, se retranchant dans la neutralité, il n'eût pas
affronté les luttes auxquelles on le convia, sauf à l'aban-
donner plus tard ! Ces épreuves, du moins, ne furent pas sans
gloire et lui fournirent l'occasion de montrer, avec sa rare
énergie, ses talents militaires.
Pendant les guerres dont il va être question, le fils d'Her-
cule I" acquit une grande célébrité par son artillerie, à laquelle
il dut souvent la victoire. Le Grand Diable et le Tremblement
de terre, deux canons d'une dimension extraordinaire qui
jetèrent maintes fois la terreur parmi ses ennemis, avaient été
fondus par lui. La Giidia n'inspira pas moins d'épouvante :
c'était une énorme coulevrine, faite avec les débris de la
statue colossale en bronze du pape Jules II, statue dont Michel-
Ange était l'auteur et que le peuple avait brisée le M) décembre
(1) Les iils de Bentivoglio passèrent par Forrarc : ils lojjèrent à l'aiihcrge de
l'Ange, où mourut en 1538 Giovanni Antonio Licinio, dit le l'oic/enone, et par-
tirent au bout de trois jours.
128 L'ART FEURAllAIS.
1511(1). Giacomo di Guido fut le fondeur de la grosse artil-
lerie d'Alphonse I". Il fut chargé aussi de faire une cloche
pour le campanile de la cathédrale ; mais le son de cette cloche
n'étant pas harmonieux, le duc voulut qu'elle fût refaite et mit
la main à l'œuvre (2).
Au début des hostilités, Alphonse \" s'empara de la Polésine
de Rovigo, mais il ne put la garder, et les Vénitiens, après lui
avoir enlevé Comacchio, s'avancèrent avec leurs vaisseaux jus-
qu'à Francolino. A la suite de plusieurs attaques inutiles, le
duc, à qui le Pape, Bologne et la France avaient envoyé quel-
ques renforts, remporta un brillant succès : trois ou quatre
mille de ses ennemis furent tués ou noyés ; il coula plusieurs
navires, fit de nombreux prisonniers, prit soixante bannières,
se rendit maître de treize galères et rentra en triomphateur à
Ferrare. « Les instruments de musique, les cloches, les salves
d'artillerie, les vivats, les applaudissements du peuple rem-
plirent l'air de bruit et de joie (3). » Un imposant cortège se
rendit dans la cathédrale, où l'on suspendit aux murailles les
proues des navires capturés (4), et un service d'actions de
grâces fut célébré en grande pompe. L'allégresse publique ne
dura guère. Venise, en effet, tenta de détacher Jules II de la
ligue de Cambrai en lui offrant tout ce qu'il convoitait, et le Pape,
qui ne voulait ni trop affaiblir la seule puissance capable de
repousser les attaques des Ottomans, ni laisser le roi de France
et l'empereur d'Allemagne s'étendre en Italie, conclut séparé-
ment la paix avec la République à l'insu de ses confédérés, le
24. février 1510. S'il stipula en faveur d'Alphonse la liberté de
la navigation dans l'Adriatique, la suppression du tribunal
du vùdomino à Ferrare et l'abolition des pactes qui avaient
amené de si fréquents conflits entre les Vénitiens et les Ferra-
rais, il n'exigea pas la restitution de la Polésine, restitution
(1) Nous reparlerons plus loin de la Giulia, à propos du Castello (liv. 11,
ch. m).
(2) L.-N. CiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara^ t. I, p. 110.
(3) Fmzzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV% p. 242.
(4) Elles restèrent là jusqu'à la fin du dix-huitième siècle.
LIVRE PREMIER. 129
formellement promise au duc et méritée d'ailleurs par les ser-
vices rendus à la ligue.
Alphonse d'Esté continua de faire cause commune avec ses
alliés. Conquise en commun, la Polésine lui fut remise. Sur
ces entrefaites, le Pape lui enjoignit de cesser toute hostilité
contre les Vénitiens et de se séparer des Français qu'il voulait
chasser de l'Italie. C'est en vain que les ambassadeurs ferra-
rais cherchèrent à démontrer au Pontife que l'honneur forçait
leur maître à teyir ses engagements envers ceux qui l'avaient
si fidèlement soutenu; Jules II se montra inflexible, excom-
munia Alphonse, le déclara déchu de tous ses fiefs relevant du
Saint-Siège (9 août 1510) (1), et, en même temps, gagna le
roi d'Aragon par l'investiture du royaume de Naples. Les Véni-
tiens reprirent la Polésine. Alphonse perdit aussi Modène (2)
et Reggio, et fut un instant menacé jusque dans sa capitale,
où tous les citoyens, rivalisant de patriotisme, travaillèrent
jour et nuit à rendre les remparts inexpugnables. Sur divers
points du territoire, plusieurs brillants faits d'armes rehaus-
sèrent encore le duc dans l'estime des troupes (3). Uni à Gaston
de Foix pour assiéger Ravenne, il dirigea avec tant d'habileté
sa puissante artillerie, qu'il força l'ennemi à sortir de la place
et à se battre en rase campagne. La mêlée fut terrible (4);
(i) C'est vers cette époque que semblent avoir été faites les deux médailles de
Jules II attribuées à Francesco Francia, et au revers desquelles on lit : « Contra
stimulum ne calcitres » , paroles menaçantes, à l'adresse du duc Alphonse.
(Armand, Les médailleurs italiens, t. III, p. 31.)
(2) Réclamée par l'Empereur, qui de longue date en était regardé comme le
suzerain, Modène fut remise à ses représentants sous la condition qu'elle ne
serait pas rendue à Alphonse.
(3) En 1511, Alphonse I" eut auprès de lui comme « maître de l'artillerie » le
Ferrarais Sebastiano Barbazza de' Buonmartini da Mon^e/Zce, ingénieur militaire,
qualifié de « strenuus vir » dans divers actes parvenus jusqu'à nous. Le duc s'atta-
cha tellement à Barbazza qu'il l'associait à ses opérations militaires et en fit son
familier. En 1527, il le chargea d'agrandir et de fortifier Modène. L'année sui-
vante, il lui permit de se mettre au service des Florentins. Arrivé à Florence le
il octobre 1528, Barbazza examina la situation de la ville et fournit un dessin à
la Seigneurie, qui se déclara très satisfaite, et qui, pour témoigner de sa gratitude,
donna à l'ingénieur du duc de Ferrare cent florins d'or, sans compter les frais
d'entretien de quatre hommes et de quatre chevaux. Barbazza s'occupa souvent
des murs de Ferrare. Daniele Fini lui a dédié deux poésies.
(4) Alphonse se servit de deux grands chevaux habitués à renverser les enne-
I. 9
130 L'ART FEUUAUAIS.
Gaston de Foix y périt; mais la victoire à laquelle Alphonse
d'Esté contribua, comme soldat autant que comme capitaine,
fut tout à fait décisive (11 avril 1512) (1), et Ravenne ouvrit
ses portes aux assiégeants.
Cet éclatant succès ne termina pas la guerre. Pendant que
Louis XII concentrait toutes ses troupes dans le Milanais,
Alphonse accrut les fortifications de Ferrare et fit creuser de
nouveaux fossés sous la direction de l'ingénieur Gasparo da
Corle. Tout entier à la défense de ses États, il supprima les
dépenses de luxe à la cour, vendit sa vaisselle d'argent à
laquelle il substitua des assiettes et des plats en faïence pro-
venant de la fabrique ducale, et engagea jusqu'aux médailles
antiques de ses collections (2) et aux bijoux de Lucrèce Borgia.
La situation devint plus critique qu'elle ne l'avait jamais été,
après que les Français, dépouillés de Milan et de Gênes,
eurent quitté l'Italie (3). Pressé d'un côté par les armées pon-
tificales et de l'autre par celles de Venise, il paraissait voué à
une ruine inévitable, quand Fabrizio Colonna, qu'il avait fait
prisonnier à la bataille de Ravenne, et qu'il avait traité dans
le palais ducal comme un prince du sang, offrit sa médiation
et lui procura un sauf-conduit de Jules II, dont Alphonse
d'Aragon se porta garant. Les pourparlers entamés à Rome ne
purent amener une entente, le Pape exigeant la dévolution de
Ferrare au Saint-Siège et n'offrant qu'une compensation déri-
soire. Alphonse n'aurait pu même sortir de Rome, d'où le
Pape ne lui permettait pas de partir, si les Colonna ne l'avaient
mis à coups de ruades. Quand ces chevaux luuururent, le duc fit peindre leurs
portraits.
(i) Apres la bataille de Ravenne, Alphonse adopta comme emblème une gre-
nade lançant du feu dans trois directions, par allusion à son artillerie qui attaqua
de trois côtés à la fois le camp ennemi.
(2) Il mit en dépôt chez Jacomo d'Ambrogio, banquier de Vérone, deux mille
huit cent quatre-vingt-trois pièces, contre lesquelles on lui versa quatre cent cin-
quante lire; mais il les dégagea dès que les circonstances le lui permirent, et, de
plus, il en acquit trois cent soixante-cinq nouvelles par l'intermédiaire de
Vincenzo Mosti (1513).
(3) C'est à cette époque que, Bologne s'étant rendue au Pape (10 juin 1512),
les Bentivoglio, chassés pour la seconde fois de leurs Etats, s'installèrent détiniti-
vement à Ferrare.
LIVRE PREMIEll. 131
aidé à s'évader (1) . Travesti tantôt en chasseur, tantôt en
domestique, tantôt en moine, il ne parvint qu'à grand'peine
à regagner sa capitale (14 octobre 1512). Aussitôt, Jules II or-
donna à son neveu François-Marie délia Rovere, duc d'Urbin,
et au vice-roi de Naples Cardona qui se trouvait à Milan, de
fondre sur Ferrare (2) ; mais Prospero Golonna retint Cardona,
à qui Alphonse d'Aragon, irrité de ce que le Pape n'eût pas
tenu compte du sauf-conduit accordé sous sa propre respon-
sabilité, défendit d'agir (3), et l'hiver entrava les opérations
du duc d'Urbin. La mort de Jules II (21 février 1513) laissa
enfin respirer Alphonse d'Esté.
Dès que l'élection de Léon X fut connue, le duc de Ferrare
envoya plusieurs ambassadeurs à Rome pour rendre hommap^e
au nouveau pape, qui leva l'interdit dont Ferrare avait été
frappée et qui manifesta le désir de voir Alphonse d'Esté à
son couronnement. Dans cette solennité (11 avril 1513),
Alphonse porta l'étendard de l'Église comme gonfalonier.
Bientôt même le Souverain Pontife, non content d'avoir an-
nulé toutes les décisions de Jules II à l'égard du duché de
Ferrare, déclara qu'il prenait sous la protection apostolique
le duc et ses successeurs, et promit de lui restituer au bout
de cinq mois Reggio et Modène. Cette bienveillance cachait
plus d'une arrière-pensée. Alphonse ne recouvra pas Modène
et Reggio à l'expiration du délai convenu. Afin de se concilier
LéonX, il hébergea durant trois jours quatorze mille Suisses
et Allemands qui marchaient contre le duc d'Urbin François-
Marie délia Rovere, que le Pape voulait dépouiller au profit
de son propre neveu, Laurent de Médicis, fils de Pierre de
(1) Sur le séjour d'Alphonse d'Esté à Rouie sous Jules II, M. Julian Klatzko
a donné de très intéressants détails. Voyez Eoine et la Renaissance, dans la
Revue des Deux Mondes du 1" avril 1896, p. 560-562.
(2) Alphonse n'ignorait rien des desseins formés contre lui. 11 en était informé
par (juciipies personnes qu'il pensionnait secrètement et (jui étaient au service du
Pape.
(3) Deux anneaux ornés de pierres précieuses, Itm dunné au vice-roi de
Naples, l'autre au duc de Ti-ajetto, ne furent pas non jjlus .-aus influence sur les
résolutions favorables au duc de Ferrare. Laissant derrière lui les Etats des
princes d'Esté, Cardona se dirijjca vers Florence afin dy rétablir les Médicis.
132 L'ART FERRARAIS.
Médicis et d'Alfonsina Orsini, et le 1-4 novembre 1518 il se
rendit à Paris pour intéresser Louis XII à ses revendica-
tions (1).
Quand il revint à Ferrare (20 février 1519), il trouva Lu-
crèce Borgia très souffrante. Elle était grosse et approchait
du moment de sa délivrance. Le 14 juin, elle accoucha d'un
enfant mort. L'aggravation rapide de son état ne lui laissant
aucune espérance, elle écrivit le 22 à Léon X une lettre d'une
simplicité touchante, qui se termine par ces mots : « Notre
« très clément Créateur m'a accordé par une faveur insigne de
u savoir que je touche à ma fin et que sous peu j'aurai cessé
« de vivre, non sans avoir reçu les saints sacrements de l'Église.
« Arrivée à ce point, je me suis rappelé en chrétienne, quoique
u pécheresse, de demander à Votre Béatitude qu'elle daigne
u puiser dans sa bonté au trésor spirituel, afin de pouvoir
" offrir quelque soulagement à mon âme par sa sainte béné-
« diction. Je l'en supplie dévotement et je recommande à sa
a sainte grâce mon époux et mes enfants qui sont tous les
u serviteurs de Votre Sainteté. " Lucrèce mourut en présence
d'Alphonse pendant la nuit du 24 juin et fut ensevelie, comme
Éléonore d'Aragon, dans le couvent des Sœurs du Corpus Do-
mini, qu'elle avait toujours affectionné (2).
Lucrèce Borgia était devenue, dit M. Gregorovius, » une
bonne et fervente catholique au point de vue de la religion
(1) Dès 1516, Bonauentuia Pistojïlo, secrétaire d'Alphonse l", s'était rendu à
Amboise auprès du roi de France et avait tâché de le gagner à son maître avant
l'arrivée de Giacomo Latino, chargé par Léon X d'une mission en sens inverse.
(2) C'est aussi en 1519 que moururent Beltrame Costabili, ambassadeur de
Ferrare à Rome (il fut enseveli dans cette dernière ville à Sainte-Marie du
Peuple), Fino Fini et l'empereur Maximilien. Fino Fini, né en 1431 à Ariane
dans le diocèse d'Adria qui faisait partie du territoire de Ferrare, fut d'abord
notaire. Il eut ensuite la haute main dans la couqjtabilité de la Chambre ducale
pendant près de soixante ans (1458-1519), juscju'au jour de sa mort, ce qui ne
l'empêcha pas de cultiver le latin, le grec, l'hébreu, et de s'adonner à la théo-
logie. 11 employa le peu de loisirs que lui laissaient ses fonctions à écrire un
ouvrage intitulé : " In Judœos flagellum, ex sacris Scripturis excerptum « ,
auquel il travailla pendant quatorze ans, même les jours de fête. Cet ouvrage était
destiné à combattre l'erreur des Juifs au profit de la foi chrétienne. Daniello, un
de ses fils, le publia en 1539 et le dédia au duc Hercule II. Fino Fini avait
quatre-vingt-six ans et onze mois quand la mort le frappa.
LIVRE PREMIER. 133
de son époque (1) «. Ses pratiques de dévotion '< étaient en
rapport logique avec son passé et avec les vicissitudes qu'elle
avait subies. Il était impossible que le souvenir de tous les excès
et de tous les crimes commis par ses proches, comme celui de
ses propres fautes, cessât jamais de tourmenter son âme (2). ^
La mort de Lucrèce inspira des regrets universels. Par son
affabilité, par sa charité, la seconde femme d'Alphonse F""
avait depuis longtemps conquis l'affection des Ferrarais. Les
malheureux avaient en tout temps, mais surtout quand la
guerre eut amené l'augmentation du prix des denrées, trouvé
auprès d'elle accueil et protection (3). On n'avait pas non plus
oublié qu'au milieu des calamités de la patrie elle n'avait pas
reculé devant les sacrifices personnels pour suppléer à l'épui-
sement des finances, qu'elle s'était privée de ses joyaux et les
avait mis en gage, renonçant, comme Paul Jove le rapporte, à
la pompe et aux vanités mondaines qui l'avaient entourée
depuis son enfance. On se rappelait aussi qu'en l'absence du
duc elle avait exercé plusieurs fois le pouvoir avec prudence
et sagesse. Les Juifs ayant été maltraités en 1506, elle édicta
une loi en leur faveur et ordonna de punir sévèrement les cou-
pables. Pendant la guerre, en 1512, les encouragements
qu'elle donna aux chevaliers français et à leurs compagnons
d'armes dans sa capitale redoublèrent leur zèle pour le service
d Alphonse F'. « La bonne duchesse, qui étoit une perle en ce
monde, dit le biographe de Bayard, fit aux Français un mer-
veilleux accueil et tous les jours leur faisoit festins et bancquets
à la mode Dytalie tant beaulx que merveilles. Bien ose dire
que de son temps, ne devant, ne s'est point trouvé de plus
triomphante princesse, car elle étoit belle, bonne, douce et
courtoise à toutes gens, et rien n'est plus sûr que, quoique son
mari fût un prince sage et vaillant, ladite dame lui a rendu de
bons et grands services par sa gracieuseté (4). »
(1) Lucrèce Borc/ia, t. II, p. 170.
(2) Ihid., (. II, p. 195-196.
(3) Ibid., t. II, p. 195.
(4) Le loyal serviteur, histoire du bon chevalier) le seigneur de Bayard, cli. xliv.
134 L'AFvT FRRRARAIS.
Dans la famille même du duc, Lucrèce avait triomphé de
toutes les préventions, Isabelle d'Esté, qui d'abord en avait
eu plus que personne, ne tarda pas à y renoncer (1). Une let-
tre de Giovanni Gonzague, écrite de Ferrare au marquis Fré-
déric Gonzague (2), son neveu, confirme hautement tous les
autres témoignages. « La mort de Lucrèce, écrit-il, a causé
beaucoup de chagrin dans toute la ville, et Sa Grandeur ducale
a surtout manifesté une douleur extrême. Ici l'on dit mer-
veille de sa vie : il y avait dix ans peut-être qu'elle portait un
cilice ; depuis deux ans elle se confessait tous les jours et com-
muniait chaque mois trois ou quatre fois (3). »
Lucrèce laissa quatre enfants : Hercule, né le 4 avril 1508 ;
Hippolyie^ né le 25 août 1509 ; Éléonore, née le 3 juillet I5I5
(elle se ht religieuse au monastère du Corpus Domini et mou-
rut le 15 juillet 1575); enfin François, né le ["novembre 1510
(il fut marquis de Massa Lombarda et mourut le 22 février
1578).
« Les rapports de Lucrèce avec son mari, dit M. Gregoro-
vius, s'ils ne furent pas fondés sur l'amour et s'ils ne prirent
pas un caractère passionné, revêtirent du moins, à ce qu'il
semble, des formes de plus en plus flatteuses pour elle...
Alphonse se voyait avec satisfaction père d'enfants qui étaient
ses héritiers légitimes. Il allait à ses plaisirs particuliers, mais
il éprouvait un vif contentement à constater le respect, et
l'admiration dont sa femme était l'objet. Si les mêmes hom-
mages avaient été offerts jadis h sa jeunesse et à sa beauté, ils
étaient maintenant provoqués par ses vertus (4). "
Nous avons vu que Lucrèce Borgia manifesta pour les lettres
(1) Gregorovius, Lucrèce Borgia^ t. II, p. 64. — Quelques lettres de Mario
Equicola à Isabelle d'Esté attestent cependant, comme l'a fait observer M. Ales-
sandro Luzio, que l'antipathie de celle-ci à l'égard de Lucrèce Borgia ne disparut
jamais complètement, qu'il y eut de part et d'autre une sorte de rivalité, et que
Lucrèce eut plus d'une fois à se plaindre de la froideur d'Isabelle. {I preceUori
d'Isabella d'Esté. Ancona, Morelli, 188T, p. 41-42.)
(2) Frédéric fut élevé à la dignité de duc de Mantoue par Charles-Quint
en 1530.
(3) Gregorovius, Lucrèce Borgia, t. II, p. 229.
(4) Ibid., t. II, p. 199.
LIVRE PREMIER. 135
un goût prononcé. Pour les œuvres d'art, elle n'éprouva pas
un penchant aussi vif. Elle avait cependant dans son salon un
Cupidon en marbre que chanta Ercole Strozzi. Un inventaire
de 15 16 (1) mentionne également chez elle un tableau deJacomo
Panizato, pourvu d'un cadre sculpté par maître Bei-nardino, et
deux figures de femmes peintes d'après nature par Jacomo
Palma. Elle possédait, en outre, des bijoux, des médailles et
des émaux.
Il n'y avait pas longtemps que Lucrèce avait cessé de vivre,
quand les plus graves préoccupations envahirent de nouveau
l'esprit du duc de Ferrare. Deux coups de main tentés contre
sa capitale à l'instigation de Léon X l'avertirent des dangers
qui le menaçaient. Informé d'un accord conclu h ses dépens
entre le Pape et Charles-Quint, il crut n'avoir plus aucun mé-
nagement à garder et entreprit de conquérir les villes qui
avaient appartenu à sa maison. Il fut excommunié (1521), et
Ferrare fut frappée d'interdit. En arrachant Parme et Plai-
sance aux Français, le Souverain Pontife rendit bientôt tout
à fait critique la situation d'Alphonse. Cette fois encore le duc
dut son salut à la mort de son ennemi (5 janvier 1522). Il
éprouva une telle joie, qu'il fit frapper cinq monnaies d'argent
et une monnaie de cuivre en souvenir de l'événement qui avait
mis fin à ses anxiétés.
Le pontificat d'Adrien VI (1522-1523) amena pour lui un
peu de répit. Sur les instances du duc et de ses ambassa-
deurs (2), l'interdit fut suspendu, puis levé, et la confirmation
de l'investiture fut accordée, à la condition que Ferrare fourni-
rait chaque année au Pape cent soldats à cheval dont elle paye-
rait l'entretien. QuanthModène et à Reggio, on promit au duc
de les lui rendre, mais dans un avenir indéterminé.
(1) Raccolta di catalughi cd invcntarii di (juadri, statue, disccjui, bronzi,
dorerie, smalti, medaglie, uvori, etc., dal sccolo XV al secolo XIX, per cura di
Giuseppe Campori. Moclena, 1870.
(2) Hercule, âgé de quatorze ans, prononça dans le consistoire, devant le Sou-
verain Pontife, un discours en latin, où il défendit la cause d'Alphonse I"^ son père.
Il fut très affectueusement accueilli par Adrien VI. Son retour à Ferrare eut
lieu le 31 octobre 1522.
136 L'ART FERRARAIS.
Avec l'avènement de Clément VII, les complications et les
périls reparurent pour la maison d'Esté. Entouré d'ennemis
dont la politique était ondoyante et féconde en surprises,
Alphonse I" se conduisit selon que le lui conseillaient les cir-
constances et suivit tour à tour le parti de la France et celui
de l'Empire, échappant aux pièges de la destinée tantôt par
sa valeur et son habileté militaire, tantôt par la ruse et la cor-
ruption, A François P', il prêta soixante-quinze mille écus
d'or, et lui envoya en Lombardie douze canons; mais, après
la bataille de Pavie, bataille où François P' fut fait prisonnier
(1525), il rétablit l'équilibre dans les manifestations de ses
sympathies en prêtant pour un an à l'Empereur cinquante mille
ducats, qu'il promit de ne pas réclamer s'il était réintégré
dans ses fiefs impériaux. Quoiqu'il ne possédât qu'un État
secondaire, on attachait du prix à son alliance et à son con-
cours. Lorsque l'extension inquiétante des prétentions de
Charles-Quint eut suscité contre ce prince la ligue de Cognac
dans laquelle entrèrent Clément YII, les Vénitiens, la Républi-
que de Florence, le duc de Milan et le roi de France (22 mai
1526), de part et d'autre on lui offrit le commandement géné-
ral des armées. A cette offre, l'Empereur ajouta l'engagement
d'unir sa fille naturelle, Marguerite, à Hercule, fils aîné du duc
de Ferrare, tandis que la ligue proposait pour Hercule la main
de Catherine de Médicis. Alphonse se déclara en faveur de
Charles-Quint. Son artillerie et ses subsides permirent à Geor-
ges Fronsberg, qui amenait d'Allemagne des renforts, de pas-
ser le Pô malgré les troupes pontificales et de rejoindre les
Impériaux. Guichardin raconte que ce fut Alphonse qui, afin
d'éloigner de son territoire le flot de la soldatesque, excita le
connétable de Bourbon à marcher contre Rome. S'il n'en
donna pas le conseil, il encouragea du moins indirectement
l'expédition qui aboutit au sac de Rome (1527). La même
année (15 novembre), il se vit dans la nécessité d'adhérer à la
ligue, qui le menaçait de la guerre s'il ne lui prêtait pas son
appui; mais il prit à témoin l'ambassadeur de Charles-Quint
qu'il cédait à la force des circonstances, car, faute de secours.
LIVRE PREMIER. 13T
sa perte était certaine. Il promit de fournir à ses nouveaux
alliés cent cuirasses et six mille écus par mois pendant six
mois, et le mariage d'Hercule avec Renée, fille de Louis XII,
fut décidé (I).
Pendant l'année 1528, la guerre sévit dans toute l'Italie;
mais en 1529 Clément VII et Charles-Quint se réconcilièrent
et se donnèrent rendez-vous à Bologne pour rendre la paix
à la Péninsule. Alphonse d'Esté avait repris Reggio au début
du règne de Clément VII et Modène après le sac de Rome,
sans obtenir que ses droits sur ces villes fussent reconnus.
Durant plusieurs jours, il y traita magnifiquement l'Empereur,
qui lui promit ses bons offices auprès du Pape. Aux deux sou-
verains réunis à Bologne, il envoya ensuite des poissons, des
volatiles, des quadrupèdes et autres comestibles, et fut enfin
admis à plaider sa cause devant eux. Clément VII consentit à
(1) Hercule partit avec une suite non>hreuse dont faisait partie Musa Antonio
Brasavola, célèbre médecin ferrarais. 11 avait alors vinjjt ans et possédait toutes
les firàces d'un chevalier accompli. Il y eut en son honneur des bals à Saint-Ger-
main et des chasses à Fontainebleau, Le mariage eut lieu à Paris dans la Sainte-
Chapelle (28 juin 1528), et Clément Marot composa pour la circonstance un
chant nuptial. Le duc Alphonse envoya à Renée des joyaux valant cent mille
écus d'or. Quant à François I", il fit entrer dans la dot de la fille de Louis XII
et d'Anne de Bretaf[ne le duché de Chartres, ainsi que les villes de Montargis et
de Gisors. Les nouveaux époux restèrent quelque temps en France, à cause de la
peste qui régnait à Ferrare. Brasavola visita l'Université, dont les registres por-
taient les noms de Dante et de Boccace, et il y soutint une série de controverses
sur cent conclusions, sorte de tournoi intellectuel qui le couvrit de gloire. En
défendant Galien, il ne recueillit pas moins d'applaudissements. François I" se
fit soigner par lui, le combla de présents, l'autorisa à intercaler le lis d'or dans
ses armes et le nomma chevalier de Saint-]Mic'hel. Hercule et sa femme ne quit-
tèrent Paris que le 16 septembre 1528. Ils passèrent par Lyon, Turin, Parme,
Reggio et Modène, et s'arrêtèrent dans le palais du Belvédère (30 novembre),
avant d'entrer pompeusement à Ferrare, où, sur l'ordre du duc, les citoyens
avaient quitté leurs habits de deuil et repris leurs occupations. La future
duchesse, née en 1509, avait dix-neuf ans. Si elle ne charmait pas les yeux par
sa beauté, « elle faisait assez paraître, dit Muratori, par les grâces de son esprit
et l'élévation de son caractère, le noble sang qui courait dans ses veines « . Pour
célébrer son arrivée, plusieurs couiédies de l'Arioste furent représentées, sous la
direction du poète lui-même, sur le théâtre construit dans le palais contigu au
Castello, et le prince François, un des fils d'Alphonse I'^'', récita le prologue de la
Lena. (Frizzi, Mcm. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 304-305, 307. — Jules
Bonnet, Un mariarje sous François /''", dans la Revue chrétienne, année 1875,
p. 292-306 et 359-375. — Erneslo Masi, / Burlamacchi e cli alcuni doeumenti
intorno a Renata d'Esté duchessa di Ferrara. Bologne, 1876, p. 125-129.)
138 L'ART FERRARAIS.
accepter Charles-Quint comme arbitre entre lui et le duc de
Ferrare, à la condition que ^lodène serait remise en dépôt
aux mains de l'Empereur, clause qui fut exécutée. En 1531
(23 avril), Charles-Quint rendit sa décision. Alphonse d'Esté
devait demander pardon au Pape, payer pour le duché de Fer-
rare une redevance annuelle de sept mille ducats d'or, au lieu
de la faible redevance à laquelle Alexandre VI avait consenti,
recevoir une nouvelle investiture moyennant cent mille ducats,
jusqu'au payement desquels l'Empereur garderait Modène.
Clément VU, toujours implacable à l'égard d'Alphonse I",
refusa son adhésion à cet arbitrage. Il menaça de nouveau
l'indépendance de Ferrare, mais recula devant les formidables
préparatifs du duc. Charles-Quint, voyant qu'Alphonse I"
s'était soumis de bonne foi à la sentence qu'il avait formulée,
ordonna de lui rendre Modène (1). En février 1533, au con-
(1) Pour faire oublier sa longue fidélité à la France et se concilier la bienveil-
lance de Charles-Quintj Alphonse I" avait recommande h Jacopo Alvarotli et à
Matteo Casella, ses ambassadeurs, de ne rien négliger pour gagner les bonnes
grâces de François Covos, secrétaire intime de l'Empereur, par les mains de qui
passaient toutes les affaires concernant l'Italie. Dans une entrevue qui eut lieu le
9 janvier 1533, Govos amena la conversation sur les principaux tableaux du duc
de Ferrare, notamment sur les portraits du duc et de Gliarles-Quint par Titien,
portraits dont Titien lui-même lui avait plusieurs fois parlé. Avec un sans-gêne
que lui inspirait sa haute situation, il exprima le désir qu'on lui donnât, pour les
emporter en Espagne, ces deux portraits, auxquels on pourrait joindre celui d'Her-
cule, fils aîné d'Alphonse I". Ce désir ressemblait singulièrement à un ordre. A
peine le duc en fut-il Informé que, refoulant son orgueil habituel, il offrit à
Covos de faire un choix parmi ses peintures, lui proposant de s'en rapporter au
goîit de Titien. Une liste de tableaux accompagnait cette lettre. Covos remarqua
que le portrait d'Alphonse n'y figurait point ; or, c'était là, déclara-t-il, ce à quoi
il tenait par-dessus tout. Les ambassadeurs de Ferrare eurent beau lui représenter
que ce portrait, exécuté de longue date, ne reproduisait plus la physionomie
actuelle du prince, et que mieux vaudrait en exécuter un autre, il tint bon, et se
décida, en outre, d'après les conseils de Titien, pour une Judith, un S. Michel
et une Madone. Ces trois derniers tableaux devaient être expédiés à Gènes ; quant
au portrait du duc, c'est à Bologne qu'il fallait l'envoyer, afin que l'Empereur
pût l'admirer sans retard. Sept jours s'ctant passés sans que rien arrivât, l'impa-
tient Covos s'en plaignit à Alvarotti et à Casella. Enfin le 23 janvier le portrait
si ardemment attendu fut remis au secrétaire impérial avec une lettre dans laquelle
Alphonse d'Esté offrait à celui-ci de le servir en toutes choses. En exprimant sa
gratitude aux représentants du duc, Covos daigna leur dire que si les collections
du prince renfermaient encore quelques objets à sa convenance, il ne manquerait
pas de les demander. Peu de jours après, il rencontra Casella et lui apprit que le
portrait du duc était placé dans la chambre de l'Empereur. « Qu'en dirait le Pape
LIVRE PREMIER. 139
grès de Bologne, le Pape, l'Empereur, le roi de Hongrie, le
duc de Milan, les Génois, les Lucquois et les Siennois formèrent
une ligue pour garantir le repos de l'Italie. Le duc de Ferrare
ne consentit à en faire partie qu'après que le Pape, pressé par
Charles-Quint, se fut engagé à ne rien tenter contre lui pen-
dant dix-huit mois, et il promit de fournir dix mille ducats en
cas de guerre. Les dix-huit mois de tranquillité sur lesquels
Alphonse pouvait compter approchaient de leur fin, lorsqu'au
mois de juillet 1534 mourut Clément VII, dont le successeur,
Paul III (Alexandre Farnèse), était favorable au duc de Ferrare.
Alphonse I" suivit de près Clément VII dans l'autre vie (1) :
il mourut le 31 octobre 1534, à l'âge de cinquante-huit
ans (2), laissant h son successeur les États de la maison d'Esté,
après de nombreuses péripéties, tels qu'il les avait reçus de
son père, et même mieux affermis. En butte à l'inimitié de
trois papes que soutenaient de puissants alliés, il avait triom-
phé de tous les obstacles en suivant tantôt le parti du roi de
France, tantôt le parti de l'Empereur, en associant à une notoire
habileté militaire et à un rare courage l'astuce et la corruption,
en faisant tour à tour des actes de prudence ou d'audace, en
se montrant fertile en expédients , en sachant se soumettre
aussi bien que résister, ens'humiliantau besoin pour se relever
avec plus de force. Son règne avait duré trente-trois ans (3).
s'il le savait? » ajouta Covos. ^ Cela lui déplairait moins, répondit le fin ambas-
sadeur, que de savoir l'imajje de mon maître gravée dans le cœur de l'Empereur. »
On croit à tort aujourd'hui que le portrait d'Alphonse I" dont il vient d'être
question fait partie du musée de Madrid : nous en reparlerons à propos du
Cnstello (liv. II, eh. m).
(1) Après avoir été exposé sous la lojjjjia du jardin de la cour, où Bartoloinmeo
Ferrino prononça son oraison funèbre, son corps fut porté en grande pompe à
l'église du Corpus Domini pour y être enseveli. Parmi les œuvres de Cetio Calca-
gnini et de Girolamo Falletti se trouvent aussi deux discours composés en l'hon-
neur d'Alphonse \".
(2) Il mourut, dit Paul Jovc, pour avoir mangé ti-op de melon. Deux de ses
frères, le cardinal llippolyte I^"^ et don Sigismond, l'avaient précédé dans la
tombe, le premier en 1520, le second en 1524. C'est aussi l'intenqjérancc,
comme on le verra plus loin, qui causa la mort du cardinal.
(3) Voyez Vita di Alfonso 1" d'Esté^ par Honaventura Pistoi-ilo, dans les Atti
e Mem. délie deputazioni di stori'a palria pcr le pioviiicie modenesi c paniiensi,
anno 1865, p. 481.
140 L'AKT FERRARAIS.
Entre la mort de Lucrèce Borgia et celle de son dernier
mari, il s'était écoulé quinze ans. Alphonse ne se remaria
pas, mais il vécut avec la fille d'un Ferrarais fabricant de
bérets [berettino], la belle Laura Dianti, qu'il surnomma Eusto-
chia, et qu'il installa dans un palais construit pour elle près
de l'église Santa Maria délia Rosa (1). Il en eut deux fils,
Alfo7iso et Alfonsmo, qui, au dire de Muratori, furent légitimés
par le cardinal Cibo. Quelques écrivains prétendent que, vers
la fin de sa vie, le duc épousa sa maîtresse. Un acte (2) dans
lequel il est question d'une donation faite à Madonna Laura
Eustochia prouve en tout cas que cinq jours avant de mourir
Alphonse ne songeait pas encore à épouser cette femme.
Les Ferrarais, si cruellement éprouvés sous son règne par
la guerre, par la famine, par la peste, eurent du moins la
consolation de voir inaugurer chez eux à cette époque deux
établissements de bienfaisance. Pour dispenser les gens beso-
gneux de recourir à des usuriers insatiables, le Bienheureux
Bernardino da Feltre, Frère Mineur de lObservance, avait
recommandé dès 1483, en prêchant dans la cathédrale, la fon-
dation d'un Mont-de-Piété; mais la guerre avec Venise avait
tout entravé. En 1507, un autre Franciscain, le Bienheureux
Giacomo da Padova, démontra à son tour l'utilité d'un Mont-
de-Piété, et le duc en encouragea l'installation (3). La seconde
œuvre en faveur des nécessiteux , conseillée pendant une
année de disette par le Dominicain Fra Lorenzo de Bergame,
fut le Mo?ife c/e//e/rt?vVîe (1533), qui, placé sous la protection
de la princesse Renée, du Juge des Sages, du prieur de Saint-
Dominique, d'Alfonso Trotti, familier du duc, et du cham-
bellan Girolamo Giglioli, eut son siège d'abord dans l'habita-
tion de Prisciano, puis dans la via délia Rotta.
Mais revenons à Alphonse \" lui-même et à ce qui peut
(1) Ce palais, conligu aux jardins que l'on avait annexés au Castello, donnait
sur la rue Caracusco, nommée ensuite rue des Ursulines. Au temps de Frizzi, il
appartenait aux comtes Aventi.
(2j II a été publié dans V Archivio storico italiano, 1845, apperwlice, t. II,
p. 67 et 68.
(31 Frizzi, Mcmoiie per la storia di Ferrara, t. IV, p. 229-230.
LIVRE PREMIER. 141
caractériser sa personne en même temps que son époque. Très
robuste de tempérament, habitué à la rude vie du soldat, il
trouvait dans la chasse et dans la péclie des distractions appro-
priées à sa nature et à son caractère intrépide. Bonaveiitiira
Pistofîlo, son historiographe (1), nous a transmis de curieux
détails à ce sujet. Pendant l'automne de 1520, Pistofilo, qui
(1) Nous empruntons ù M. Antonio Cappelli les renseignements qui suivent
sur ce personnage. Bonaventura ou Ventura, fils de Giovanni Antonio de' Zam-
bati, naquit à Pontrenioli, entre 1465 et 1470. Il vint jeune encore se fixer à
Ferrare, où il étudia l'éloquence et la philosophie à l'Université, et prit le sur-
nom de Pistofilo ^amateur de la fidélité). Lorsque mourut le célèbre ISiccolô
Leoniceno, helléniste, médecin, mathématicien, philosophe et même philologue,
dont il avait été l'élève, il lui fit élever dans l'église de Saint-Dominique un
monument avec une inscription composée par Celio Calcagnini (1524). II se lia
avec Ercole Strozzi, dont il devint le beau-frère en épousant Margherita, fille de
Tito Vespasiano Strozzi, et composa des vers latins et italiens que loua Celio
Calcagnini, mais que Lilio Gregorio Giraldi déclara médiocres. S'il ne s'éleva pas
bien haut comme poète, il excella à rédiger en italien des lettres pour les princes
et les grands personnages. Après avoir été secrétaire d'Ercole Strozzi, il fut à
partir de 1510 secrétaire du duc Alphonse I", qui l'emmena avec lui toutes les
fois qu'il s'éloigna de Ferrare et qui l'employa dans des négociations délicates,
notanmient pour contrecarrer les sourdes menées de Jules II et de Léon X. En
1518, il accompagna le duc à Paris et rendit compte à Lucrèce Borgia, restée à
Ferrare, des magnifiques fêtes auxquelles il assista et des costumes qu'il admira.
Pistofilo tomba mortellement malade à Bologne lors du couronnement de Charles-
Quint, mais il put laisser à l'Empereur l'exposé des raisons qui militaient en
faveur d'Alphonse I" pour la possession de Modène et de Rcggio. Il fut enseveli à
Ferrare dans l'église de Saint-Paul. Le tombeau que lui élevèrent sa femme et ses
héritiers a été détruit avec une partie de l'église par le tremblement de terre de
1570. Pistofilo avait formé une riche bibliothèque qu'il légua à son disciple Bar-
tolounueo Ferrini. L'Arioste l'a couqité parmi les lettrés et les amis qui se
réjouissaient de l'achèvement de son poème : « Ecco il ilotto, il fedele, il dili-
gente segretaiio Pistofilo (dernier chant, st. 48). « Il lui a, de plus, adressé une
de ses plus belles satires pour décliner, avec force remerciements, l'offre que Pis-
tofilo lui avait faite d'une ambassade auprès de Clément VII. On doit à Pistofilo
une Vie d'Alphonse I" d'Esté en italien. Quoique l'auteur taise ou atténue les
fautes de son héros, cette vie, qui va jusqu'en février 1533, est très instructive.
Elle fut interrompue par la mort de l'écrivain (15 octobre 1533). M. Antonio
Cappelli la publiée dans les Atti e meniorie délie deputazioni di storia patria per
le provincie modenesi e panne nsi, et elle a été imprimée en volume à Modène,
par Carlo Vincenzi, 1867. On peut voir le portrait de Pistofilo (gravé sur cuivre)
dans l'ouvrage intitulé : Oplomachia di Bonaventura Pistofilo, nobile ferrarese,
nella quale con dottvina morale, politica e militare, e col mezzo dette figure si
tratta per via di teorica... detl' uso délie anni : distinta in tre discorsi di Picca,
d'Alabarda e di Moschetto (in Siena per Ercole Gori, 1621, petit in-4°), et dans
// torneo di Bonaventura Pistofilo (Bologna, Ferroni, 1626-1627, in-4''). Nous
avons vu un exenqjlaire de ces ouvrages parmi les livres de M. Piot. (Cat. de la
vjnte de juin 1891, n"» 267 et 268.)
142 I/AllT FERKABAIS.
n'avait pas les mêmes ^oùts que le duc et qui n'était pas habi-
tué à braver les intempéries des saisons, prit part, malgré lui,
aux pêches et aux chasses qui se firent dans les vallées de
Gomacchio, où il fut saisi de la fièvre. «Voilà, écrivit-il le
11 octobre, ce qu'on gagne à Gomacchio par la pluie ou le
vent. " Une autre lettre, écrite le 27 novembre, contient
d'autres renseignements significatifs : «■ Hier, on a fait une
belle chasse dans le bosco eliseo et l'on a tué cinq sangliers.
Notre maître en a tué un de sa main et a aidé à en tuer un
autre. Le plaisir fut si grand que Son Excellence a résolu de
faire aujourd'hui une autre chasse, que l'on prépare. Pendant
celle d'hier..., je montai sur un chêne vert pour voir les
prouesses d' autrui, et en dépit de mes précautions je ne me
trouvai pas trop en sûreté, car un loup et un taureau passèrent
près de moi. Aujourd'hui, je veux rester à terre avec un épieu
à la main, que je tremperai dans le sang de quelque sanglier
mort ou pris dans les filets. Je pense que demain nous irons à
Ostellato; je dis : je pense, car Votre Grandeur sait bien qu'on
ne peut rien affirmer. Notre seigneur est resté dehors la nuit
jusqu'à deux heures pour voir uccellare aile foleghe sans se
soucier de sa santé (e par che hahbia in fastidio la sanita) (1). "
Tout en s'adonnant aux exercices qui exigent de l'adresse
et de la vigueur, Alphonse I" ne dédaigna rien de ce qui pou-
vait soutenir la réputation d'éclat que possédait la cour d'Esté,
et se montra l'émule des princes auprès desquels les arts et les
lettres trouvèrent au seizième siècle les encouragements les
plus vifs.
Aux palais de ses ancêtres, il ajouta celui du Belvédère dans
une île du Pô, près du Gastel Tedaldo. Il mit tous ses soins à
orner cette résidence, qui devint célèbre entre toutes par ses
peintures comme par son parc (2). Si l'on en croit Pistofilo, il
s'entendait fort bien en architecture. Dans le Gastel Vecchio,
plusieurs pièces, sur son ordre, furent décorées avec une
(i) Vita di Alfonso I d'Esté, scritta dal suo set/retario Bonaveniura Pistofilo e
pubblicata per cura di Antonio Cappelli.
(2) Voyez plus loin les pages que nous lui avons consacrées (liv. II, cli. m}.
LIVRE PREMIER. 143
grande magnificence, et il fit disposer quatre petites chambres
qu'il remplit de peintures.
Quoique lui-même fût sans lettres, il se complut à s'entourer
de ceux qui les cultivaient. L'Arioste (1), Celio Galcagnini,
Bonaventura Pistofilo, Leoniceno, Giovanni Manardi, Lodo-
vico Bonaccioli, Lodovico Cati, Bartolommeo Ferrino, Anto-
nio Musa Brasavola, Alessandro et Alfonso Guarini (2) furent
admis dans son intimité (3). Même pendant les années les plus
néfastes, si ce n'est en temps de peste, il tint à ce que l'Uni-
versité ne fut pas fermée, y attira des maîtres savants qui reçu-
rent avec régularité leurs appointements , et voulut que les
cours eussent toujours lieu, quelque petit que fut le nombre
des auditeurs.
Dans sa jeunesse, Alphonse d'Esté s'était adonné à la musi-
que. Nous avons vu qu'il joua du violon en véritable virtuose
dans les intermèdes des pièces représentées sur le théâtre du
palais délia Ragione, lors de son mariage avec Lucrèce Bor-
gia. Après la mort de son père, la musique continua à être en
honneur auprès de lui et réalisa des progrès. C'est en 1506
que les flûtes commencent à être mentionnées : Battista da
Verona en alla acheter à Venise pour le duc. Mais la musique
n'est que l'embellissement de la prospérité. Quand la guerre
éclata, quand l'indépendance de Ferrare fut menacée et que
la prolongation 4es malheurs publics eut amené une véritable
détresse financière, force fut de renoncer à un luxe inutile.
(1) Ou verra plus loin, à l'occasion des médailles de Pastoriiio, comiiienf
Alphonse I" sut reconnaître les mcritcs du yrand poète.
(2) Nous parlerons d'Alessandro Guarini dans le cliapitre consacré aux
médailles.
(3) lîarotti fournit une preuve des rapports l'auiiliers qui existèrent entre
Alphonse I" et Brasavola. Un jour (|ue le duc, à Venise, faisait avec lui et avec
l'Arioste une promenade en gondole, une tourmente éclata et les vagues forcèrent
les promeneurs à rebrousser chemin. Dès qu'ils furent en sûreté, la conversation
suivante s'engagea entre le prince et Brasavola : « Si la barque a%'ait chaviré, dit
Alphonse, je me serais sauvé à la nage. — Si je vous l'avais permis, répliqua
Brasavola. — Comment aurais-tu pu m'en empêcher? — En montant sur votie
dos, car j'étais décidé à me sauver ou à périr avec vous. — Si tu l'avais fait, je
t aurais coupé la main avec mon poij;nard. — Je vous l'aurais enlevé, ou je vous
aurais mis dans l'impossibilité de le saisir en vous serrant les bras entre mes
jairbcs. » — Chacun se mit à rire, et l'on en resta là.
ly, L'A UT FERr.AI\AIS.
La chapelle ducale cessa de fonctionner, et les chanteurs, au-
torisés à chercher ailleurs de l'occupation, passèrent presque
tous à Mantoue. Tels furent Ilario Turbwone, Jeronimo da
Vei'ona, Fra Felice, messer Michèle da Liicca, basse distinguée
que Léon X rechercha en 15L4. Seul, Fra Gianfrancesco da
Lodi, qui possédait une belle voix de contrebasse et qui était
capable de diriger une chapelle, ne voulut pas abandonner
le service du prince. Quoique privé de ses chœurs habi-
tuels, le duc ne cessa pas de s'intéresser à l'art de la mu-
sique : en avril 1518, il chargea Sacrati de lui procurer les
nouvelles compositions du célèbre Gianni Motone. En 1523,
don Sigismond d'Esté donna trente lire au chanteur Giovanni
Michèle pour un livre contenant des messes composées à l'in-
tention du souverain de Ferrare. On savait faire plaisir au duc
en l'entretenant de musique : Pauluzzo, appelé aussi Paulucci,
qui fut longtemps son ambassadeur à Rome, l'informait des
nouveautés musicales; il parle d'un orchestre composé de
fifres, de cornemuses, de deux cornets, de violes, de luths,
d'un petit orgue, d'une flûte et d'une voix, orchestre qui re-
haussa l'éclat de la représentation d'une comédie. Vers ce
temps se produisit une innovation dans la fabrication des
flûtes : au lieu de siffler dans la partie supérieure, on souffla
dans le milieu de l'instrument. Le prince Hercule lui-même en
jouait, sous la direction de son maître Francesco dalla Viola (1).
Alphonse I" ne laissa pas décroître la réputation que Ferrare
avait acquise en Italie au point de vue théâtral (2). En parlant
de l'ancien palais des princes d'Esté (3), nous constaterons que
(1) Lui{;i Francesco Yaldrichi, Cappelle, concerti e musiche cli casa d'Esledal
secolo XV al XVIII, dans les Atti e memorie délie deputazioni di storia patria
per le provincie modenesi e parmensi^ série III, vol. II.
(2) Un sculpteur nommé Antotiio Elia, qui était probablement de Padoue et
que M. Venturi incline à identifier avec Moderno, parce qu'il se plaisait à repro-
duire des œuvres antiques en petites proportions, fit en 1508 des idoles en terre
pour la représentation de quelques comédiens. 11 se trouvait encore à la cour de
Ferrare en 1512, puis il partit pour Rome. En 1517, il habitait dans cette ville le
palais du cardinal tlippolyte I" d'Esté. Le peintre Jean de C?emo«e travailla aussi
en 1508 pour le théâtre d'Alphonse I". (A. Venturi, Il (jruppo del Laocoonte e
liaffaello, dans VArchivio storico dell' arte, mars-avril 1889, p. 107.)
(3) Liv. II, ch. ni.
LIVRE PREMIER. 145
ce prince y fit construire un théâtre sur lequel furent repré-
sentées avec un grand succès plusieurs pièces de VArioste [l).
Alfonso Guarini, frère d'Alessandro Guarini, composa deux
comédies tout en s'occupant de fonctions politiques : le Pra-
tico et le Sposalizio. Sur le frontispice de celle-ci se trouve une
gravure en bois : on y voit une porte au-dessus de laquelle on
lit : « A Domino factum est istud. » Sous le titre, placé dans le
vide laissé par la porte, un cerf tient une vipère entre ses
dents. Au-dessus du cerf est écrit le mot « oliin. ^
Les arts du dessin furent loin aussi de trouver Alphonse I"
indifférent. Il tint à honneur d'augmenter les collections com-
mencées par ses prédécesseurs (2), d'enrichir de statues et de
peintures les salles de son palais (3), et il ne se borna pas aux
productions des maîtres de Ferrare. A l'exemple de Lionel, il
apprécia fort les œuvres de Rogier van der Weyden et fit ache-
ter en Flandre, moyennant cinq mille ducats d'or, trois ta-
bleaux de ce maître représentant la Passion^ et où, dans tous
les épisodes, la figure du Christ était identique. Ces détails
sont fournis par une lettre que le Napolitain Marc-Antoine
Michiel écrivit en 152 4 et que Cicogna publia en ISOO dans
les Mémoires de l'Institut vénitien (4).
(1) La Cassaria de l'Arioste fut rejîi'ésentée pendant le carnaval de 1508. Ber-
nardo Prospero en rendit compte à Isabelle d'Esté, marquise de Mantouc. Pour la
première fois, les spectateurs eurent devant les yeux une scène moderne. Elle
avait été imaginée, au dire de Prospero, par le peintre Peregrino (la San Daniele,
qui de 1508 à 1518 fut employé à la cour comme décorateur. M. Eduard
Flechsig, cependant, croit que Peregrino, à en juger par ses oeuvres, ne connais-
sait pas assez la perspective pour avoir été l'inventeur de la scène, et qu'il ne
fit qu'exécuter les projets de quelque architecte. Voyez, dans VArchivio storico
deir arte de 1895, p. 130, l'article de M. C. de Fahriczv sur l'ouvrage de
^I. Flechsig, intitulé : Die Décoration der modcrnen Biiline iii Italien von den
Anfangen bis zuni Schluss des XVI Jahrhundert^ iDresdcn, ISQ'*, in-S" de
96 pages\
(2; Il donna le docte Pistojïlo pour conservateur à la collection des médailles
et des monnaies antiques, et chargea Celio Calcagnini de les classer.
(3) Peut-être n'était-il pas étran{;er à la peinture. En 1493, il charge Girolamo
Fino, son ambassadeur à Venise, de lui acheter des couleurs d'excellente qualité,
et, après les avoir reçues, il exprime à son agent sa satisfaction. (Ad. Vexturi,
V arte ferrarese nel période d'Ercole I d'Esté, p. 33.)
. (4) E. MlixTz, Les artistes flamands et allemands en Italie, dans VArt du
15 octobre 1885.
1. 10
lV(i L'ART FERRARAIS.
Les représentants d'Alphonse F' auprès des princes de
l'Italie ne furent pas seulement chargés de négociations poli-
tiques ; ils s'occupèrent aussi de procurer des œuvres d'art à
leur maître. D'après les ordres du duc, Girolamo Seregno,
amhassadeur de Ferrare à Milan, s'efforça d'obtenir un Bacchus
que possédait Antonio Maria Pallavicino (peut-être s'agissait-il
d'un ouvrage de Léonard de Vinci). Mais le 17 avril 1505
Seregno informa Alphonse I" que cette acquisition était im-
possible, Pallavicino ayant promis le Bacchus au cardinal de
Rouen, gouverneur du Milanais. Un autre ambassadeur de
Ferrare à Milan, Alberto Bendidio , sollicita vainement de
Froncesco Melzi quelques-uns des manuscrits et des dessins que
Léonard de Vinci lui avait légués. Il tâcha, en outre, sans
pouvoir y parvenir davantage, d'attirer Melzi à la cour d'Al-
phonse d'Esté, se portant fort du bon accueil qu'il y recevrait.
Ces faits sont consignés dans une lettre que Bendidio écrivit
au duc le 6 mars 1523 (1).
Fra Bartolommeo fut un des artistes dont Alphonse I" désira
quelque ouvrage. Le 14 juin 1517, il annonça au duc l'envoi
d'une Vierge et d'une tête du Sauveur (2). Ce dernier tableau
était destiné à Lucrèce Borgia. Une peinture restait encore à
exécuter. Ferrare n'était pas étrangère au maître toscan. Sa
lettre fait allusion à sa venue dans cette ville, mais sans en
indiquer l'époque. Y avait-il passé en 1508, lorsqu'il se rendit
à Venise? Son voyage, au contraire, était-il récent? On ne
saurait rien affirmer (3).
A Fra Bartolommeo, Alphonse l" ne pouvait demander que
des sujets religieux, mais les sujets mythologiques étaient plus
conformes à ses goûts, et c'est surtout à évoquer les souvenirs
du paganisme qu'il employa les pinceaux des artistes ferrarais
auxquels il accorda spécialement sa faveur. La plupart des
productions de Garofalo et de Dosso en ce genre existent encore.
(1) G. CAMPoni, Nuovi Documenti par la vita di Leonardo (la Vinci. Modcne,
1865.
,2) On ne sait ce qu'elles sont devenues.
(3) Voyez l'opuscule sur Fra Bartolommeo (jne nous avons public dans la col-
lection des artistes célèbres, à la librairie de l'Art.
LIVRE PREMIER. 147
En traitant les épisodes de la Fable, Garofalo, habitué à pein-
dre la Vierge et les saints, se faisait violence et restait chré-
tien quand même. Dosso, au contraire, se sentait en quelque
sorte dans son élément, et excellait à représenter les dieux et
les déesses. Il fut le peintre favori du duc de Ferrare, la nature
de leur esprit s'accordant sur tous les points. Parmi les artistes
ferrarais, Bartolommeo Ramenghi, dit Bagnacavallo, fut un de
ceux que le prince distingua. Son nom apparaîtra plus loin
dans les négociations entreprises pour faire avoir au souverain
de Ferrare quelques œuvres de Raphaël.
Fort au courant du mouvement des arts dans toute la Pénin-
sule, Alphonse I" s'efforça d'attirer auprès de lui plusieurs des
peintres le plus en renom. En 1514, Giovanni Bellini vint
peindre une Bacchanale que Vasari porte aux nues (1) et qui
fut achevée par Titien (2).
Un élève de Giovanni Bellini, Pellegrino d'Udine, dit Pelle-
grino da San Daniele, parce qu'il séjourna longtemps à San
Daniele (3j, où il se maria en 1 496 ou 1-497, consacra plus de
dix années de sa vie au Mécène ferrarais (1502-1513) (4). Il
entra au service d'Alphonse d'Esté du vivant d'Hercule I",
se réservant de retourner chaque année dans sa ville natale (5)
afin de tenir les engagements qu'il y avait pris comme
peintre. Il commença probablement par décorer les chambres
où don Alphonse voulait installer ses collections d'œuvres
d'art. Outre ses appointements qui se montaient à trois
cent trente-quatre li?-e marchesane , c'est-à-dire à huit cent cin-
quante-deux francs environ, il reçut, le 9 janvier 1501, un
(1) T. VII, p. 433.
(2) Nous reviendrons sur cette Bacchanale, en parlant du Castcllo (liv. II,
ch. m).
(3) Son vrai nom était Maitino. Il eut pour premier maître Battista, son père,
peintre dalmate.
(4) Ké en 1467 à Udine, il y mourut en 1547. Les détails que nous donnons
sur son compte sont empruntés à un article de M. Giuseppe Loschi dans l'Arte
c sloria du 31 janvier 1890, et surtout au travail sur Peilcjjrino da San Daniele
que le marquis Gampori a publié dans le t. VIII des Atti e uieinorie délie ilepu-
tazioni di sloria patria per le provincic modenesi c pannensi .
(5) De 1501 à 1503, il fut membre du grand conseil d'Udine.
148 L'ART FERUARAIS.
cadeau tle nappes [mantigli e tovaglie). Le 1 1 du même mois,
on lui paya un acompte de vingt-cinq ducats d'or à l'occasion
d'un tableau qui devait représenter la Vierge, et le 5 août on
lui remit quinze ducats d'or et demi afin qu'il achetât à Venise
l'azur et les autres couleurs dont il avait besoin pour exécuter
un autre tableau. Un troisième tableau, commencé à Ferrare,
fut achevé à Udine. Ces peintures étaient peut-être destinées
aux chambres dites de la Via coperta qui furent achevées en
1505. C'est là sans doute que Pellegrino travailla pendant près
de trois ans avec trois peintres dont les noms ne nous sont pas
parvenus : du 7 novembre 1505 au 19 février 1507, les regis-
tres mentionnent qu'une grande quantité de vin leur fut
fournie. Une figure de saint Jacques en 1508 et deux tableaux
en 1511 s'ajoutèrent aux œuvres déjà exécutées pour Al-
phonse l" .
Des travaux d'une moindre portée occupèrent aussi Pelle-
grino à Ferrare. En 1504, il décora des boîtes pour la phar-
macie ducale, et, quelques années plus tard, il disposa et pei-
gnit dans une salle du palais les décors nécessaires à la repré-
sentation de la Cassaria, comédie composée par l'Arioste à la
requête d'Hippolyte d'Esté, cardinal de Ferrare. Plusieurs
peintres (1), entre autres Tommaso da Carpi, père de Giro-
lamo da Carpi, lui prêtèrent leur concours. Les spectateurs
admirèrent beaucoup la science de la perspective dont il fit
preuve en cette circonstance. L'ensemble de la scène, où l'on
apercevait des églises, des campaniles, des maisons, des jar-
dins et jusqu'à des barques, était, du reste, très agréable aux
yeux. En en rendant compte à la marquise de Mantoue, Ber-
nardino Prospero, gentilhomme ferrarais, manifesta un véri-
table enthousiasme. " On ne peut, écrivait-il, se lasser de
regarder ces décors où se trouvent réunies tant de choses ,
inventées avec génie et bien réparties. »
Le peintre de San Daniele ne se mit pas seulement à la dis-
position du duc de Ferrare. Les frères de celui-ci, don Sigis-
(1) M. Campori donne tous leurs noms (p. 21, clans le tirage à part de son tra-
vail).
LIVRE PREMIER. 149
mond et le cardinal Hippolyte I", eurent souvent recours à
lui.
Pendant un de ses séjours dans sa ville natale, il écrivit le
20 septembre 1507 à Tommaso Foschi, évêque de Gomacchio
et secrétaire du cardinal de Ferrare, que, s'il s'attardait en-
core, c'était pour procurer des vins du pays à don Sigismond.
En 1510, il exécuta divers travaux à Ferrare pour Sigis-
mond, travaux en vue desquels on lui remit de l'azur et quatre
feuilles de papier.
Ses rapports avec Hippolyte d'Esté commencèrent dès 1504.
On voit en effet dans les registres du cardinal [libro d'uscita
di guardaroba) que, le 18 avril, huit brasses de drap récom-
pensèrent les services de Pellegrino. Après son absence de
1507, il entreprit sur l'ordre d'Hippolyte, avec le concours de
Beryiardino Fiorini eiàe quelques autres artistes en sous-ordre,
la décoration des loggie du palais de l'évêché.
Pellegrino n'eut pas à regretter son long séjour à Ferrare,
car Alphonse I" et Hippolyte s'attachèrent sincèrement à lui
et lui fournirent des preuves de leur amitié. Ayant sollicité
leur intervention pour obtenir que le cardinal Grimani, pa-
triarche d'Aquilée, conférât à son fils, qui était prêtre, trois
canonicats (à Udine, à Aquile et à Cividale), dès que ces cano-
nicats seraient vacants, non seulement ses deux protecteurs
plaidèrent chaudement sa cause auprès du cardinal Grimani
quand celui-ci passa par Ferrare en se rendant à Rome, mais
Beltrando Gostabili, ambassadeur d'Alphonse I" dans la capi-
tale des papes, et Lodovico da Fabriano, agent d'Hippolyte
dans la même ville, reçurent l'ordre formel de réitérer les
instances. Le 15 novembre 1507, le cardinal Grimani annonça
lui-même que satisfaction serait donnée à Pellegrino. Un peu
plus tard, Pellegrino s'adressa encore au cardinal de Ferrare
afin d'obtenir qu'une propriété appartenant à une abbaye qui
dépendait également du cardinal Grimani dans le Frioul fût
louée à lui-même et à un peintre nommé André d'Udine. Cette
faveur lui fut aussi accordée.
Pellegrino cependant finit par souhaiter son retour définitif
150 1/AHT FEP.RARAIS.
dans sa patrie. En 1512, il l'avait trouvée ruinée par la guerre,
désolée par la maladie et d'autres fléaux. Ses propres maisons
avaient été la proie de la soldatesque qui les avait dévastées.
(i II faudra bien dix ans, écrivait-il à l'évéque de Comacchio,
pour que le pays recouvre la prospérité. « Sa présence perma-
nente à Udine lui sembla nécessaire. Le désir d'y poursuivre
des travaux restés en suspens le poussait d'ailleurs à quitter le
service d' Alphonse I". Le 15 juin 1513, il dit adieu h Ferrare.
Toutefois, il ne rompit pas ses relations avec le duc et continua
de peindre pour lui. Le Triomphe de Bacchus, dont il s'occu-
pait en 1517, fut une des peintures qu'il entreprit en son hon-
neur. Aucune des productions de Pellegrino que l'on voyait
jadis à Ferrare ne subsiste aujourd'hui. Pour connaître cet ar-
tiste, c'est à Osopo, à Udine, à San Daniele, à Cividale et à
Venise qu'il faut se rendre (1). Imitateur de Gima da Cone-
gliano dans ses premiers ouvrages, il se distingue dans les
autres par une grande facilité de pinceau, par l'expression
et le caractère des figures, par la connaissance approfondie
de l'anatomie et de la perspective; mais il accuse trop les
contrastes d'ombres et de lumières, et le dessin manque de
précision. Sa mort arriva le 13 décembre 1547.
Comme tous les princes de son temps, Alphonse d'Esté,
subissant le charme des productions de Raphaël, eut à cœur de
posséder quelques tableaux de sa main. Peut-être entra-t-il en
rapport avec lui en 1512 ou 1513 lorsqu'il alla à Rome,
d'abord pour proposer à Jules II un accord qui fut repoussé,
ensuite pour assister au couronnement de Léon X. On peut
également supposer que l'Arioste servit d'intermédiaire entre
le duc et le peintre, car il était à Rome en 1513 (2). Tou-
jours est-il que Raphaël fit des promesses au souverain de
(1) Croave et Gavalcaselle, Geschichte dcr italienischen Malerei, t. VI,
p. 243 et suiv.
(2) C'est par M. Cainpori que l'on connaît l'histoire des rapports d'Alphonse I"
avec Raphaël. Voyez les Notizie inédite di Raffaello du Vrbino. Modena, 1863.
Ce travail a paru d'abord dans les Atti e memorie délie deputazioni di storia
patria per le provincie modenesi e pannensi. Il a été traduit en français et publié
dans la Gazette des Beaux-Arts (avril et mai 1863), t. XIV, p. 347-361,442-456.
LIVRE PUEMIEll. 151
Ferrare et que celui-ci en réclama l'exécution, sans cesse
différée, avec une insistance opiniâtre qui dégénéra en som-
mations comminatoires. Ce fut Beltrame Costabili, évéque
d'Adria et ambassadeur d'Alphonse I" à Rome , qui fut
chargé de la négociation. Les lettres dans lesquelles il rend
compte de ses démarches à son maître commencent au
21 mars 1517. Il s'y trouve de curieux renseignements, et la
lecture en est très attachante. On y apprend que Rapharl
s'était engagé aussi à rechercher des médailles, des tètes et
des figures antiques, tâche facilitée par sa position de surin-
tendant des antiquités et des fouilles, et qu'il proposa l'acqui-
sition d'un bas-relief comprenant trois ou quatre personnages.
« En revenant de la messe, écrit Costabili, Raphaël m'a assuré
que l'on ne pourrait se procurer un objet antique plus conve-
nable pour Votre Excellence que celui-ci, et il vous recom-
mande de ne pas le laisser échapper; il doit me le faire voir;
je lui ai dit de diriger l'affaire dételle sorte que le propriétaire
ne surfît pas; il n'aura garde d'y manquer. '^ Une autre lettre
de l'évéque d'Adria mentionne le sujet que Raphaël devait
peindre pour Alphonse I"^ : c'était le Triomphe de Baccims
dans les Indes, dont le dessin avait été envoyé au duc. Ayant
été informé que Pellegrino d'Udine traitait alors le même sujet
à l'intention du duc de Ferrare, Raphaël désira changer de
sujet. On verra plus loin, par une lettre de Bagnacavallo, que
le duc n'y consentit pas, et que Raphël avait en outre à repré-
senter la Chasse de Méléagre.
Accablé de commandes par le Pape, par les cardinaux, par
tous les princes italiens, par les seigneurs et les banquiers;
obligé de s'occuper des fouilles et de continuer, comme archi-
tecte pontifical, les travaux que Bramante avait laissés en sus-
pens, le Sanzio, malgré son activité infatigable et sa bonne
volonté, ne parvenait pas à commencer la peinture à laquelle
tenait tant le duc de Ferrare. Il protestait de son dévouement,
mais ne se mettait pas à l'œuvre, énonçant chaque fois un
nouveau motif d'atermoiement. Ce qui l'absorba d'abord, ce
furent le Saint Michel terrassant le démon et la Sainte Famille
152 L'AllT FERRARAIS.
qui Figurent au musée du Louvre. Le premier de ces tableaux
était destiné à François I" et le second à la Reine; l'un et
l'autre avaient été commandés par le pape Léon X, qui laissa
à Laurent de Médicis, duc d'Urbin, résidant alors à la cour de
France, le mérite de les offrir, afin que son neveu put se con-
cilier l'esprit du monarque. Le Saint Michel, auquel le peintre
travaillait déjà le 28 mars 1517, était terminé le 27 mai 1518,
et c'est la même année que fut achevée la Sainte Famille. Pen-
dant qu'il peignait ces œuvres magistrales, le Sanzio, pour
faire prendre patience au duc de Ferrare, lui donna le carton
qui avait servi à peindre V Histoire de Léon III dans les Cham-
bres du Vatican (novembre 1517) : la caisse contenant ce
carton fut confiée à un muletier qui l'oublia durant plusieurs
mois. Après cet envoi, le duc fit remettre à Raphaël cinquante
ducats à compte sur le prix du tableau qu'il attendait. Vers le
milieu de 1518, il semblait que Raphaël n'eût plus autant
d'excuses à alléguer pour différer encore l'exécution de ce
tableau. Costabili redoubla ses assauts. « Je ne cesse, écri-
vait-il, de remémorer à Raphaël d'Urbin l'œuvre de Votre
Excellence, et je le tiens toujours en haleine. Je ne manquerai
pas de le tourmenter adroitement dans l'espoir d'arriver à une
conclusion, ne trouvant pas convenable d'en venir à d'autres
expédients, à moins que Votre Excellence n'en ordonne autre-
ment (13 août 1518). '^ Au cours de ces pourparlers, Raphaël
essaya d'atténuer le mécontentement du duc en lui offrant ,
comme dédommagement de sa longue attente, le carton du
Saint Michel. Alphonse P' l'accepta avec plaisir. " Que Votre
Seigneurie, écrivit-il le 1 1 novembre 1518 à son ambassadeur,
remercie Raphaël en notre nom et lui dise que son carton nous
plaît beaucoup. " En même temps, il enjoignait à son agent
de payer vingt-cinq écus au peintre, qui ne consentit à les
accepter qu'à force d'instances de la part de Costabili, mon-
trant ainsi la délicatesse de ses sentiments.
Peu après, le duc de Ferrare alla solliciter l'appui de Fran-
çois I" pour se faire restituer les villes de Modène et de Reg-
gio, que le Pape, infidèle à des engagements pris en 1516,
LIVRE PREMIER. 153
s'obstinait à détenir. Il eut alors l'occasion de voir un nouveau
tableau de Raphaël, le Portrait de Jeanne d'Aragon, récemment
envoyé en France au cardinal Bibbiena (1), et il écrivit à
Obizzo Ilemo, son secrétaire à Ferrare, afin que celui-ci char-
geât Costabili de demander à Raphaël le cai'ton de ce portrait.
Raphaël satisfit au désir du duc (février 1519), tout en aver-
tissant le prince que c'était là, non une œuvre de sa propre
main, mais une œuvre d'un de ses élèves exécutée à Naples
d'après nature.
Malgré les trois présents de Raphaël, Alphonse P' entendait
bien que le peintre s'acquittât de ses promesses envers lui. Non
content de garder comme négociateur l'évêque d'Adria, il eut
recours à la médiation du cardinal Cibo (2) et à celle de Bagna-
cavallo, qui lui écrivit le dernier jour de février 1519 : ' Très
illustre et très haut seigneur et vénéré maître. J'ai reçu la
lettre de Votre Excellence et j'ai fait aussitôt ce que je devais
auprès de mon très honoré seigneur (le cardinal Cibo), quoique
cela ne fût pas nécessaire, car Sa Grandeur ne désire rien tant
au monde que de vous être agréable et de vous complaire.
Votre Excellence peut avec toute confiance se servir en toute
occasion du cardinal. Si je n'ai pas répondu jusqu'à présent à
Votre Excellence, quoique j'eusse reçu la commission de
mon très honoré seigneur, c'est parce que vous vous étiez
absenté pour aller en France; je n'ai pas cependant négligé
de presser la réalisation de votre affaire. J'ai vu les esquisses
de Raphaël, grâce à un de ses élèves, et elles sont très belles;
Tune représente la Chasse de Méléagre^ l'autre le Triomphe
de Bacchus. Rien de plus n'a encore été fait, mais Raphaël
m'a promis de sa bouche, sur sa foi, que les deux tableaux
seraient expédiés pour la prochaine fête de Pâques, bien
qu'on n'en voie que les esquisses. En ce moment, Raphaël
s'occupe à préparer des décors pour les comédies de Ludovico
Arioste que mon honoré seigneur a l'intention de faire repré-
(1) Bibbiena resta en Fiance jusqu'à la Hn de 1519.
(2) Le cardinal Innocenzo Cibo était tils de Francesclictto Cibo et de Made-
leine de Médicis^ sœur de Léon X.
154 L'ART FEURAllAIS.
senter (\). Quand il aura terminé ces décors, il mettra la main
auxdits tableaux de Votre Excellence, aux bonnes grâces de
laquelle je me recommande toujours de tout cœur (ii). >'
A l'époque où Bagnacavallo écrivit cette lettre, la vieillesse
et les infirmités commençaient à entraver Costabili dans la
poursuite des négociations entamées avec Raphaël. Alphonse P""
lui adjoignit, pour lui venir en aide, Paulucci, un des secré-
taires ducaux, qui lui succéda comme ambassadeur après sa
mort (15 juin 1519) (3). Paulucci n'épargna pas les démarches.
Soupçonnant que rien n'avait encore été fait, il voulut s'en
assurer et tenta d'être admis dans l'atelier du peintre, sans y
réussir. Il apprit indirectement que la Trans figuration , entre-
prise sur les ordres du cardinal Jules de Médicis, était presque
achevée, et que c'était une fort belle chose, mais que " la toile
du duc était tournée contre le mur avec plusieurs autres par-
dessus (3 septembre 1519) " .Un jour, il crut qu'il allait voir
de ses yeux l'état des choses ; vain espoir : Raphaël, occupé à
faire le portrait de Balthazar Castiglione (4) , ne put le laisser
entrer. Tant d'ajournements finirent par exaspérer le hautain
et violent duc de Ferrare,qui écrivit à son agent : ^ Nous vou-
lons que vous alliez trouver Raphaël et que vous lui disiez
avoir reçu de nous des lettres dans lesquelles nous relatons
que depuis trois ans il nous donne de vaines paroles, que de
pareils atermoiements ne sont pas de mise avec nos pareils, et
que, s'il ne tient pas ses promesses, nous lui ferons voir qu'il a
eu tort de nous tromper. Tous pourrez ajouter, comme venant
de vous, qu'il doit prendre garde de s'attirer notre haine au
lieu de conserver notre affection ; s'il observe ses engagements,
(1) La représentation des Suppositi eut lieu devant Léon X. (Voyez les docu-
ments déjà cités, qu'a puliliés M. Campori, p. 18, et la Gazette des Beaux-Arts
du 1" avril 1863, t. XIV, p. 443.)
(2) Cette lettre, que M. Venturi a découverte, a été reproduite par le Kuitst-
freund de Berlin (1" novembre 1885, n" 21), dans un article intitulé : Eiiie
Zeichnung Raphnéls. (Un dessin de Raphaël.)
(3) 11 a été déjà question de Paulucci, p. 144.
(4) Raphaël avait déjà fait un portrait de Balthazar Gasliglione en 1516, celui
<|ue possède le musée du Louvre. Le portrait de 1519 se trouve à Rome dans le
palais Torlonia.
LIVRE r HEM 1ER. 155
il peut compter sur nos bons offices ; dans le cas contraire,
qu'il s'attende un jour à des choses qu'il regrettera, y Cette
lettre acerbe fait peu d'honneur à Alphonse I". La mission
imposée par le prince parut à Paulucci trop pénible à remplir.
Il lui répugnait de tenir un tel langage à Raphaël que chacun,
à Rome, vénérait et aimait, non seulement comme le peintre
par excellence, mais comme l'homme le plus noble, le plus
courtois, le plus délicat. Sans refuser d'obéir à son maître,
l'ambassadeur de Ferrare chercha des prétextes pour éluder
les instructions qui lui avaient été données. « La commission
relative à Raphaël, écrivit-il le 1 7 décembre, est encore à
faire, mais je la ferai, après avoir tenté encore, s'il est possible,
de le vaincre par voie de mansuétude. " A ces paroles le duc
répondit sèchement : " Sollicitez Raphaël de la façon que je
vous ai prescrite. ^ On ne sait si Paulucci s'y décida. Ce qui
est certain, c'est que Raphaël, regrettant de ne pouvoir satis-
faire Alphonse P", chercha du moins à témoigner de son dévoue-
ment. Consulté par Paulucci sur la forme de quelques che-
minées à construire dans le palais ducal et sur les moyens de
les empêcher de fumer, il promit d'envoyer trois ou quatre
dessins après avoir étudié la question, et il ajouta que, quant
à lui, il avait adopté un système consistant à pratiquer un trou
près du foyer dans le sol, parce que l'air qui y arrivait par-
dessous aidait la fumée à monter. Paulucci rendit compte de
cette consultation le 20 mars 1520, et le 6 avril Raphaël suc-
comba à une fièvre violente qui avait duré huit jours.
Cette mort, dont « tout le monde s'affligea >? , au dire de
Paulucci, ne suggéra pas au duc de Ferrare une seule expres-
sion de regret. Il n'eut dès lors qu'une préoccupation, celle
de recouvrer dans la succession du peintre les cinquante écus
d'acompte qu'il avait payés, et il ne mit pas moins d'insistance
à exiger cette restitution qu'il n'en avait mis à réclamer le
tableau qui lui avait été promis. Balthazar Turinl, un des
exécuteurs testamentaires du Sanzio, offrit de faire peindre la
toile du duc par les élèves de Raphaël, qui travaillaient alors
à la décoration de la salle de Constantin dans les Chambres du
156 T/AllT FERRARAIS.
Vatican, au lieu Je rendre les cinquante ducats. Alphonse
d'Esté préféra l'argent au tableau ; mais il dut attendre que la
maison de Raphaël eût été vendue, et ce fut seulement au
mois de janvier 1521 qu'il rentra dans ses fonds. Il n'avait
plus alors pour mandataire Paulucci, qui avait quitté Rome
au mois de septembre précédent, mais Enea Pio, qui lui an-
nonça la conclusion de l'affaire dans une lettre dont la teneur
indique le peu de respect que la conduite du duc avait inspiré
aux héritiers de Raphaël : " C'est avec la plus grande peine,
dit-il dans cette lettre, que j'ai obtenu les cinquante ducats,
car les héritiers de Raphaël disaient que celui-ci avait donné
certaines choses à Votre Excellence, et J.-B. d'Aquila, un des
commissaires, ne voulait absolument pas consentir au paye-
ment. " La générosité de Raphaël, l'arrogance et la mesqui-
nerie d'Alphonse P"", voilà ce que font ressortir ces paroles, qui
servent d'épilogue aux relations du peintre et du prince.
Au nom d'Alphonse I" se rattache aussi celui de Michel-
Ange (1). Lorsque le peuple de Bologne, après le retour des
Bentivoglio, eut brisé, le 30 décembre 1511, la statue colos-
sale en bronze de Jules II, qui avait coûté deux années de
travail au Buonarroti et qui avait été placée le 21 février 1508
au-dessus de la grande porte de San Petronio, le duc de Ferrare
en acheta les débris. La livraison ne se faisant pas assez vite,
Quirino, son bombardier, se rendit à Bologne et transporta
les restes de la statue pontificale à Ferrare sur un char que
traînaient huit paires de bœufs. Par bonheur, la tête de la
statue n'avait point été mutilée : Alphonse I" la conserva
précieusement dans son cabinet avec les œuvres d'art qui le
garnissaient déjà, et, quoiqu'elle pesât six cents livres, il
disait qu'il ne la donnerait pas pour le même poids d'or.
Quant aux autres fragments, il les fit fondre et s'en servit pour
(1) Frizzi, Memorie per la storia di Ferrara, t. IV, p. 258. — Vasari (édition
Milanesi), t. VU, p. 171, 172, 194-195, 198-200, 202-203, 369, 370-375.
— Ch. Clémekt, Michel-Ange, Léonard de Vinci, Rapliaél, édit. in-12, 1867,
p. 87-88, 111, 114-117. — Campori, Michel Angelo Buonarroti e Alfonso I
d'Esté (Modena, 1881), travail publié d'abord dans les Atti e memorie délie
deputazioni di storia patria dell' Emilia ; nuova série, vol. VI, parte I.
LIVRE PREMIER. 157
fabriquer Ténorme coulevrine qu'il appela la Giulia et qui
garda l'entrée du Gastello (1). L'acquisition des restes de la
fameuse statue élevée par Michel-Ange augmenta le ressen-
timent du Pape contre le duc de Ferrare. Jules II y vit un
affront. Il prétendit, d'après les rapports des ennemis du
prince, que ces restes avaient été apportés à Ferrare comme
une dépouille ennemie, au milieu des huées de la populace,
et que le cardinal Hippolyte, du haut de son balcon, avait
craché sur eux au passage. Alphonse eut beau recourir à la
médiation de son beau-frère, le marquis de Mantoue, qui avait
conservé la faveur du Souverain Pontife et dont les agents
justifièrent ses intentions en rétablissant la vérité des faits, la
colère de Jules II ne s'apaisa point. Elle ne fléchit pas davantap-e
devant les explications qu'Alphonse alla lui présenter à Rome,
d'où il eut grand'peine, nous l'avons vu (2), à regagner ses
États. La fatalité s'est attachée à ce qui avait survécu de la
statue de Jules II. La tète n'existe plus. La coulevrine elle-
même, hors d'état de servir, aura été employée à fondre de
nouveaux canons.
C'est à la puissance notoire des fortifications de sa capitale
qu'Alphonse I" dut l'occasion d'entrer en rapport avec Michel-
Ange. Aux murailles et aux remparts qu'Hercule I" avait fait
construire dans les dernières années du quinzième siècle, il avait
ajouté d'autres moyens de défense dont il avait confié l'exé-
cution à l'architecte Biagio Rossetti, à l'ingénieur modénais
Gaspare da Corte, dit Ruina, et à Sebastiano Bonmartini da
Monselice, dit le Barbazza. De Bologne, Bramante avait envoyé
au duc le dessin d'une forteresse, et Pierre François de Viterbe
avait séjourné deux mois à Ferrare, en 1525, pour rendre cette
ville plus forte encore. Dès 1511, le maréchal de Fleuranges
proclamait qu'il n'y avait pas de meilleure place de guerre
dans toute la chrétienté. La Seigneurie de Florence n'en
était pas moins convaincue. Aussi, quand elle eut à tenir tète,
en 1529, aux armées du Pape et de l'Empereur, résolues à
(1) Il en a été question déjà, p. 127.
(2) Pages 130-131
J58 I/AUT FEUllARAIS.
rélablir les Médicis, envoya-t-elle à Ferrure Michel-Ange (1)
atin qu il en étudiât les fortifications et vît quels emprunts l'on
pouvait faire à ces célèbres remparts ainsi qu'à l'artillerie
ducale (2). Lorsque Michel-Ange arriva le 2 août 1529 à
Ferrare, avec des lettres de créance, Galeotto Giugni, l'am-
bassadeur florentin, avait déjà reçu de son gouvernement
l'ordre d'informer Alphonse d'Esté de l'estime due à l'éminent
visiteur : « Tâchez, était-il dit dans les instructions transmises
à Giugni, de lui procurer toute la faveur du duc, comme le
méritent ses rares talents et l'intérêt de notre cité. " Fidèle à
ses habitudes de sauvagerie, Michel-Ange refusa de loger chez
Giugni. Après avoir examiné les murs de Ferrare avec celui-
ci (3), il les étudia avec le duc, qui lui fournit de bonne grâce
tous les renseignements possibles, et qui manifesta le désir
qu'on lui envoyât un plan de Florence et des environs, parce
qu'il voulait donner son avis sur les moyens de les fortifier.
Au bout d'une semaine environ, le Buonarroti quitta Ferrare,
se rendit à Venise et revint bientôt à Florence.
Un nouveau séjour à Ferrare eut pour cause un de ces
coups de tête dont Michel-Ange était coutumier. Persuadé par
quelques amis que Malatesta Baglioni, général des Florentins,
était sur le point de les trahir, que tout espoir de salut avait
disparu pour sa patrie et que sa propre perte était certaine à
(1) Michel-Ange, qui faisait partie des îNeuf de la Milice et qui avait été nommé
commissaire général des fortifications, s'occupait depuis le 6 avril à mettre Flo-
rence en état de résister aux attaques de ses redoutables enneuiis.
(2) Au dire de Giovan Batista Busini, la mission confiée à Michel-Ange n'au-
rait eu pour but que de l'éloigner de Florence, INiccolô Capponi et Baldassare
Carducci ne voulant pas qu'il continuât de fortifier la colline de San Miniato.
(3) D'après le marquis Campori, la partie des murs de Ferrare qui s'étend entre
la Porta a Mare et la Porta degli Angeli, maintenant fermée, est encore dans l'état
où elle se trouvait (juand Michel-Ange visita Ferrare. « Au pied de la Porte des
Anges, on voit un très large fossé qu'on pouvait facilement inonder. A côté de
la même porte, on remarque une grosse tour ronde, la seule qui existe de toutes
celles dont la ville était environnée. En dehors des murs, plusieurs petits bastions
triangulaires font légèrement saillie, tandis qu'à l'intérieur des murs on aperçoit
un fossé profond et resserré, derrière lequel s'élève un terre-plein très élevé, sorte
de digue constituant une seconde ligne de défense et empêchant les escalades. »
(Camtohi, Michel Ânr/clo Buonarroti e Alfonso I d'Esté, p. 8 dans le tirage à
part.)
LIVRE PREMIER. 159
cause des fonctions qu'il remplissait (1), il s'enfuit de Florence,
le 21 septembre 1529, en compagnie d'Antonio Mini son
élève et de Rinaldo Gorsini, avec l'intention de gagner Venise
et de se rendre ensuite en France. Chemin faisant, il s'arrêta
à Ferrare pour se reposer. Il avait espéré que sa présence de-
meurerait ignorée, mais il avait compté sans la liste des étran-
gers que l'on mettait chaque jour sous les yeux du prince.
Alphonse d'Esté dépêcha vers lui plusieurs gentilshommes qui
l'amenèrent au château, où il lui offrit l'hospitalité. Michel-
Ange, toujours jaloux de son indépendance, voulut rester à
l'auberge. Toutefois, le duc fit remettre à l'aubergiste tout ce
qui pouvait être utile ou agréable au voyageur, et enjoignit de
ne rien réclamer pour le logement lors du départ. Le souverain
de Ferrare ne ménagea pas les offres pour garder à sa cour le
grand artiste et le prendre à son service ; à tout le moins eùt-
il voulu le retenir pendant la durée de la guerre, « lui offrant
tout ce qui était en son pouvoir (2) » . Michel-Ange ne se laissa
pas fléchir ; cependant, afin de ne pas être surpassé en cour-
toisie, il mit à la disposition du prince trois mille écus qu'il
avait apportés de Florence. Le duc lui fit visiter tout ce que
son palais renfermait de curieux ou de beau, et attira spéciale-
ment l'attention du peintre sur son propre portrait par
Titien (3). On ne sait combien de temps le Buonarroti séjourna
à Ferrare, mais il ne dut pas y demeurer longtemps, car il
avait été déclaré rebelle par la Balia, et il pensait devoir être
plus en sûreté à Venise. Dans cette dernière ville, il passa
quatorze jours, sans parvenir à échapper aux prévenances et
aux sollicitations flatteuses. Enfin, poussé soit par le regret
d'avoir abandonné Florence, soit par les instances de ses amis
et de Galeotto Giugni, il sollicita une réconciliation, qu'il
n eut pas de peine à obtenir. La sentence portée contre lui fut
annulée ; un sauf-conduit rédigé par la Balia lui fut expédié,
(1) Gino Capponi, Storia dellu Repuibltcn di FIrente, t. II, p. 424.
(2) Vasari, t. VII, p. 199.
(3^ Michel-Ange, dit-on, dérlaia (ju'il ne croyait pas fjuc l'art pût aller aussi
loin, et il ajouta Cjue Titien seul était dij;iie du nom de peintie. (Vasari, t. VII,
p. 284, note 1.)
160 L'ART FERRARAIS.
et il partit de Venise le 9 novembre. Lorsqu'il repassa à
Ferrare, Alphonse d'Esté lui délivra un passeport où Tordre
était donné de le traiter partout comme s'il appartenait à la
cour et de lui fournir, avec tout ce dont il aurait personnelle-
ment besoin, tout ce qui pourrait faciliter son voyage. Entre
le 20 et le 23, le fugitif rentra parmi ses concitoyens, non
sans avoir couru plus d'un péril, et reprit les fonctions dans
lesquelles il avait déployé tant d'habileté.
Durant son premier séjour à Ferrare, Michel-Ange avait
promis une œuvre de sa main au duc Alphonse. De retour à
Florence, il peignit pour lui a tempera un grand tableau qui
représentait Lcda embrassant Jupiter transformé en cygne, et,
auprès d'elle, Castor et Pollux sortant de l'œuf. Le duc, dès
qu'il sut l'achèvement de ce tableau, chargea un de ses fami-
liers, Jacopo Lachi, dit Pisanello, de l'aller chercher et d'en
surveiller le transport. Pisanello arriva muni d'une lettre
d'Alphonse au peintre. « Ne vous scandalisez pas, y était-il dit
entre autres choses, si, en ce moment, je ne vous envoie au-
cun payement par mon messager, car je ne sais pas ce que vous
voulez de votre tableau et je ne puis en juger, ne l'ayant pas
encore vu. Mais vous n'aurez pas perdu, je vous le certifie, la
peine que vous avez prise par amour pour moi, et vous me
ferez un très grand plaisir en m'écrivant ce que vous désirez
que je vous remette; j'aurai, en effet, beaucoup plus de con-
fiance dans votre jugement que dans le mien en fait d'estima-
tion. Outre la récompense de votre peine, je vous proteste que
je serai toujours désireux de vous faire plaisir, comme l'exige,
selon moi, votre rare mérite, et je m'offre à vous de bon cœur
pour réaliser tout ce qui poun^ait vous être agréable. Adieu.
Venise, 22 octobre 1530. » Cette lettre aurait du assurer à
celui qui en était porteur un bienveillant accueil ; mais Pisa-
nello, qui ne se connaissait pas en œuvres d'art, eut l'impru-
dence de déclarer que la Léda de Michel-Ange était peu de
chose (1), et blessa au vif l'irritable artiste. Ayant dit à son
(1) « Oh cjucsta è luia pocn cosa " , s'ccria-t-il.
LIVRE PREMIER. 161
interlocuteur qui lui demandait quelle était sa profession :
«Je suis marchand. » — «Eh bien, répliqua le Buonarroti, vous
ferez cette fois un mauvais marché pour votre maître; sortez
d'ici. » Et, dès que Pisanello fut parti, il donna sa Léda à son
élève Antonio Mini, qui avait deux sœurs à marier.
En agissant de la sorte, Michel-Ange offensa sans motif le
duc de Ferrare, qui cessa toute relation avec lui. Si Alphonse
d'Esté, dans ses rapports avec Raphaël, s'était abandonné à
une violence injustifiable, il s'était toujours montré plein de
prévenances et d'égards envers le Buonarroti. Tout à l'heure,
c'est le duc qui excitait notre indignation; à présent, nous
ne pouvons nous empêcher de blâmer la conduite de Michel-
Ange.
Antonio Mini vendit la Léda à François I", après en avoir
fait faire une copie par Bettino de Bene, un de ses aides, qui
avait travaillé dans l'atelier de Sogliani. Le roi de France la
plaça dans le palais de Fontainebleau; elle s'y trouvait encore
au dix-huitième siècle, mais en fort mauvais état; Mariette,
qui la vit vers 1742, rapporte qu'elle trahissait la main d'un
grand homme, quoique, en maint endroit, il ne restât que la
toile. Restaurée par un médiocre artiste, elle passa en Angle-
terre. Le duc de Northumberland, qui la possédait en 1838,
en fit présent à la Galerie Nationale, où elle subit une nouvelle
restauration. A cause du sujet, et peut-être aussi à cause de sa
détérioration, elle n'est pas exposée dans les salles publiques (1).
C'est aussi en Angleterre qu'émigrale carton de laLéda, qui figu-
rait, il y a deux siècles, dans la maison Vecchietti, à Florence.
Peut-être est-ce celui qui appartient à l'Académie des Beaux-
Arts de Londres. Passavant et Waagen , cependant, ne le
regardent que comme une copie ancienne du carton original.
De Michel-Ange et de Raphaël, Alphonse I" n'avait pas
obtenu ce qu'il souhaitait. Il fut })lus heureux avec l'iiien, qui
(1) P. Maktz, Michel-Ange peintre, dans la Gazette des Beaux- Arts,
2' période, t. XIII, p. 156-158. — F. Reiset, Une visite aux musées de Londres
en 1876, dans la Gazette des Beaux-Arts, 2" période, t. XV, p. 246-250. —
G. FmzzOKi, L'arte italiana nella Galleria Nationale di Londra, p. 19. —
A. Springeh, Jiaffaello und Michelanyclo, p. 383.
I. 11
1(52 L'ART FERRAKAIS.
fut son peintre favori. Les relations entre eux se continuèrent
longtemps (1), malgré les accès de mauvaise humeur et de
colère auxquels le duc ne manquait pas de se livrer quand l'ar-
tiste ne travaillait pas assez vite et ne réalisait pas au temps
convenu ses promesses. Alphonse d'Esté appréciait trop les
peintures de Titien pour tenir indéfiniment rigueur au retar-
dataire, et Titien, très avisé, très fin, disposé d'ailleurs à
rendre de bonne grâce au prince les services les plus variés,
ne se troublait pas des menaces et les écoutait sans se départir
de son sang-froid et de sa bonne humeur.
Le duc de Ferrare et l'illustre peintre vénitien entrèrent en
rapport à l'occasion d'une Bacchanale, mentionnée plus haut
(p. 1 47), dont Giovanni Bellini avait exécuté toutes les figures
(1514) et à laquelle il ne manquait plus qu'un fond de paysage.
Titien, vraisemblablement sur la demande de Bellini, son
maître, à qui la vieillesse ne permettait plus de voyager, se
rendit à Ferrare au mois de février de l'année 1516 et acheva
le tableau dans le palais et sous les yeux d'Alphonse I" (2).
Quand il fut sur le point de partir, le duc lui commanda plu-
sieurs peintures.
De retour à Venise , Titien manifesta son dévouement en
s'acquittant de diverses commissions. En 1517, il envoie à son
nouveau Mécène le dessin d'une balustrade que celui-ci avait
remarquée dans un palais de Venise, et il y joint le projet d'une
balustrade de sa façon : « Si ces deux modèles ne vous satisfont
pas, écrit-il au duc le 19 février, dites-le-moi, et j'en ferai
d'autres, car je suis à vous corps et âme, et je n'ai rien tant à
cœur que de recevoir vos ordres et de me trouver digne de vous
servir. » Dans cette lettre, Titien mentionne un tableau auquel
il travaillait alors pour le duc et qui représentait un « bain » ,
c'est-à-dire, probablement, des nymphes au bain. La même
année, il achète en l'honneur d'Alphonse « un cheval de
(1) G. Gampoiu, Tiziano e f/li Estensi, travail publié dans \3i Aiiova Antofogiu.
Firenze, novembre 1874. — Growe et Gavalcaselle, Tiziano, 2 vol. Fli)rence,
1877 et 1878.
(2) ISous reparlerons de la Bacchanale de Bellini en traitant du Castello (\i\ . II,
ch. iii\
LIVRE PREMIER. 1G3
bronze >' , sans doute une statuette antique, qui coûta qua-
rante-huit lire .
L'importance que le duc attachait aux tableaux commandés
par lui était telle qu'il prenait la peine d'écrire au peintre
pour indiquer toutes les particularités du sujet et préciser les
moindres détails du programme (1). Titien lui en exprima son
admiration avec un enthousiasme qu'on peut trouver excessif,
mais qu'expliquent les hyperboles de langage alors usitées à
l'égard des princes : « L'autre jour, j'ai reçu avec le respect
qui lui était dû la lettre de Votre Seigneurie, ainsi que le
châssis et la toile. En lisant la lettre, j'ai trouvé si belles et si
ingénieuses les instructions qu'elle contient, que je ne sais
comment on pourrait imaginer quelque chose de mieux. Et
vraiment plus j'y pense, plus je me confirme dans l'opinion
que la grandeur de l'art des peintres anciens était suscitée en
grande partie, sinon entièrement, par ces grands princes qui
leur faisaient de si intelligentes commandes, dont les artistes
tiraient ensuite tant de renommée et de gloire. Si donc Dieu
m'accorde de pouvoir en quelque façon répondre à l'attente de
Votre Seigneurie, qui ne sait combien j'en serai loué? Néan-
moins, en cela, j'aurai seulement donné le corps, et Votre
Excellence aura donné l'âme, qui constitue ce qu'il y a de
plus digne dans une peinture. " Quelque nombreuses qu'eus-
sent été les indications fournies par Alphonse T', Titien ne les
trouva pas encore suffisantes : il demanda un surcroit de ren-
seignements sur la place destinée à son tableau et sur les
conditions de l'éclairage. Dans lespremiers jours de juin 151, S,
le duc vint à Venise et les donna de vive voix.
Il dut voir alors V Assomption de Titien qui, le 20 mars de la
même année, le jour de la Saint'Bei-nardin, avait été décou-
verte à la grand'messe dans l'église de Santa Maria dei Fwiri.
L'admiration retentissante qu'elle avait provoquée redoubla
son désir d'être promptement en possession du tableau entre-
(1) C'est aussi de cette façon que procédait sa sicur Isabelle, marquise de
Mantoue. — Selon MM. Cavalcasclle et Crowe [Tiziano, t. î, p. 150}, le pro-
{jraniiiic avait peut-être été suggéré par l'Arioste.
164 L'ART FEllRARAIS.
pris d'après ses ordres. Mais la multiplicité croissante des
commandes empêcha Titien, qui d'ailleurs ne se lassait pas de
retoucher ses ouvrages et ne les achevait qu'avec lenteur, de
satisfaire le duc de Ferrare. Irrité d'attendre, Alphonse écrivit
le 29 septembre à son ambassadeur Jacomo Tebaldi, qui lui
servait d'intermédiaire auprès du peintre, une lettre analogue
à celle qu'il avait écrite le 10 septembre à Paulucci pour me-
nacer Raphaël de ses rancunes : ^i ^lessire Jacomo, nous pen-
sions que le peintre Titien devait enfin une bonne fois se
mettre à terminer notre peinture. Gomme nous voyons qu'il
en tient peu de compte et ne s'en soucie guère, nous voulons
que vous alliez le trouver le plus tôt possible. Avertissez-le de
notre part que nous sommes très surpris qu'il ne veuille pas
achever cette peinture, et dites-lui qu'il doit absolument y mettre
la dernière main ; autrement, nous en éprouverons un vif res-
sentiment, et nous lui prouverons qu'il aura desservi quelqu'un
qui ne manquera pas de le desservir à son tour et de lui ap-
prendre que nous ne sommes pas de ceux dont on se joue. Et
parlez-lui ferme, car nous avons résolu qu il finirait l'ouvrage
commencé, suivant sa promesse, et, s'il ne le fait pas, nous
saurons bien aviser; informez-nous immédiatement de sa réso-
lution. » Tebaldi ayant transmis à Titien les injonctions de son
maître, Titien promit d'aller bientôt à Ferrare avec son ta-
bleau afin de l'y terminer, et il tint parole, car à la date du
22 octobre les registres ferrarais portent que quatre Iv-e furent
payées à un batelier pour le conduire de Venise à Ferrare.
Pendant l'année 1520, Titien se met pour le compte du
duc en relation avec les verriers de Murano. Il montre à
Tebaldi un vase qu'il avait fait exécuter à titre d'essai. Tous
deux vont à Murano le 1 1 février et commandent douze vases
qui devront être livrés au bout de huit jours, en même temps
que des verres déjà commandés. Peu après, Alphonse prie
Titien de lui envoyer quelqu'un pour dorer le cadre d'un
tableau exécuté par ce maître, et le charge de lui procurer
quelques majoliques destinées à sa pharmacie. Tebaldi notifie
ensuite au peintre un nouveau désir du duc. Ayant entendu
LIVRE PREMIER. 165
dire que Giovanni Cornaro possédait un étrange animal appelé
gazelle, qui avait excité une vive curiosité, Alphonse voulait
avoir au plus tôt Timage peinte de cet animal. Tebaldi et Titien
se hâtèrent d'aller au palais Cornaro, mais la gazelle n'existait
plus et avait été jetée dans un canal. Par bonheur;, Giovanni
Bellini avait fait depuis longtemps déjà un croquis d'après la
gracieuse bête et offrit de le copier en l'agrandissant. Vers
le milieu de 1520, sur les instances du duc, Titien retourna à
Ferrare pour réparer un de ses tableaux qu'on avait détérioré
en le vernissant; avant de quitter Venise, il se rappela qu'un
peu de bleu manquait à certaines places, et pria Alphonse I"
d'en tenir à sa disposition au moment de son arrivée. Dès que
sa besogne fut achevée, il regagna son atelier de San Samuele.
Il avait reçu du duc quelques nouvelles commandes qu'il
ne se pressa pas d'exécuter, voulant tenir d'autres engage-
ments déjà pris et non moins formels. Le duc, cependant, en-
tendait être servi le premier : « Messire Jacomo, écrivit-il à
son ambassadeur, ayez soin de parler à Titien et rappelez-lui
en notre nom qu en partant de Ferrare il nous promit beau-
coup de choses. Jusqu'ici nous ne voyons pas qu'il se soit
occupé d'aucune ; il ne travaille même pas à la toile que nous
attendons avec le plus d'impatience. Comme nous ne croyons
pas mériter qu'il nous manque, exhortez-le à faire en sorte
que nous n'ayons pas à nous fâcher contre lui et qu'il nous
livre au plus tôt ladite toile. » Titien ne se troubla pas et
trouva des excuses. Comme il n'avait reçu ni châssis, ni toile,
ni indication de mesures, il prétendit avoir pensé que le duc
ne se souciait plus de l'ouvrage commandé. Qu'on lui envoyât
la toile, et il tâcherait d'avoir terminé son tableau le jour de
l'Ascension. Tebaldi ne fut pas dupe de ces allégations, car
il savait que Titien avait entrepris de peindre pour Altobello
Averaldo, légat du Pape, un tableau d'autel dont faisait partie
un Sainl Sébastien qui ])rovoquait l'admiration de toute la
ville (1). Se tournant donc en riant vers le peintre : « Vos rai-
(1) Ce tal)leau, destiné an maître-autel de l'église des Saints Nazaire et Gelse à
Brcscia, est toujours à sa place. Il se compose de plusieurs compartiments. Dans
lOc L'ART FERRARAIS.
sons lui tlit-il, sont aussi artificieuses que vos peintures.
Avouez qu'après avoir goûté l'argent des prêtres, vous ne tenez
plus autant au service de mon maître que par le passé. « Ti-
tien répliqua qu'aucun effort ne lui coûterait pour témoigner
au duc un dévouement absolu et conserver sa faveur, fallût-il
fabriquer de la fausse monnaie. " Eb bien, riposta Tebaldi,
est-il vrai que sur la demande du légat vous ayez fait récem-
ment un Saint Sébastien ? » Titien ne put le nier, et il ajouta que,
selon lui, cette figure était la meilleure de ses œuvres; mais le
tableau entier ne devait lui rapporter que deux cents ducats,
prix qu'aurait valu le Saint Sébastien a lui seul. Comment donc
serait-il disposé à négliger pour des prêtres et des moines le
service de Son Excellence ?
Cet entretien piqua la curiosité de Tebaldi, qui vint quelques
jours après dans l'atelier du peintre, afin d'y voir le Saint Sébas-
tien. Il y avait là plusieurs visiteurs, et tous le portaient aux
nues. Quand ils furent partis, l'ambassadeur de Ferrare se mit
h déplorer qu'une pareille peinture dût être livrée à des prê-
tres et envovée à Brescia, et il conseilla à Titien de l'offrir au
duc. Titien se récria et protesta qu'il ne saurait comment s'y
prendre pour manquer ainsi à ses engagements. Là-dessus,
Tebaldi lui suggéra d'exécuter à l'intention du légat une copie
avec de légères variantes, expédient que le peintre repoussa
comme une indélicatesse. Néanmoins, Tebaldi fit part de son
idée à son maître, qui l'en félicita et l'engagea à poursuivre ses
négociations. Habilement circonvenu, Titien finit par céder,
tout en déclarant que pour personne il n'aurait commis une
telle fourberie, et il fut convenu que le duc payerait seulement
soixante ducats comptant. Les cboses en étaient là quand
Alphonse se mit à réfléchir aux conséquences que pouvait en-
le compartiment central, on voit la llésnrrection du Christ. Les compartiments
latéraux sont divisés en deux parties : dans la partie supérieure est représentée
l'Annonciation; dans la partie inférieure se trouvent : à j;auche Saint Nazaire et
Saint Celse, patrons d'Averaldo, à qui ils montrent le Rédempteur montant au ciel ;
à droite Saint Roch assisté par un ange et Saint Sébastien attaché à un arbre et
percé d'une flèche. Ce tableau porte la signature de l'auteur et la date de t52i.
(Voyez CwALCASELLE et Crowe, Tizicino, t. I, p. 215.)
LIVRE PREMIER. 167
traîner sa conduite à l'égard du légat; déjà en butte à l'ini-
mitié de la cour de Rome, n'allait-il pas aggraver sa situation,
si Averaldo apprenait un jour ou l'autre le méchant tour qui
lui avait été joué? Le 23 décembre 1520, il écrivit à Tebaldi
qu'il renonçait au Saint Sébastien .
Titien fut mis en possession de la toile nécessaire à l'exécu-
tion du tableau d'Alphonse I", mais il s'en occupa peu. Le duc
et son ambassadeur crurent que le meilleur moyen de triom-
pher de ses lenteurs était de l'attirer à Ferrare, où il appor-
terait sa toile. Alphonse commença par l'inviter aux fêtes de
Noël de 1521 ; puis Tebaldi lui proposa d'accompagner le duc
à Rome, quand celui-ci irait rendre hommage au successeur
de Léon X, non encore nommé. Titien, tout en évitant de
refuser, ne s'engagea pas, et, malgré son désir de connaître
Rome, il déclina l'offre qui lui était faite. En 1522, il eut à
subir des instances analogues, qu'il éluda avec l'adresse d'un
diplomate consommé. Sans cesse harcelé par l'ambassadeur
de Ferrare, qui semblait n'avoir d'autre occupation que de le
pousser au travail ou de l'entraîner à Ferrare, il excellait à
temporiser. S'il ne consentait pas à partir, c'est qu'il voulait
retoucher des figures qui ne lui plaisaient pas, c'est qu'il avait
besoin de modèles introuvables ailleurs. Le 31 août, Tebaldi
constata qu'il n'avait encore peint, outre un char tiré par deux
animaux, que deux figures, ce qui prouve que le tableau com-
mencé était le Triomphe de Bacchus, conservé aujourd'hui dans
la Galerie Nationale de Londres. Le duc s'en étant montré
fort irrité, Titien pria Tebaldi de l'apaiser, prétendant que
sans cela il ne pourrait travailler avec calme d'esprit. Pour
montrer combien il tenait à satisfaire le prince, il répéta trois
ou quatre fois à l'agent de celui-ci qu'il n'accepterait plus
aucune commande, vînt-elle de Notre-Seigneur Dieu, avant
d'avoir terminé la toile du duc. Malgré ses protestations, l'an-
née se passa, et la toile n'était pas achevée. Comment s'en
étonner? Titien n'avait-il pas à ménager le gouvernement de
sa ville natale dont il était le peintre officiel? Le Conseil des
Dix, en effet, dans sa séance du 1 1 août 1522, l'avait menacé
IfiS L'ART FERUARAIS.
de lui enlever ses fonctions de courtier à l'Entrepôt des Alle-
mands et de lui imposer la restitution de tous ses honoraires
depuis six ans, si la quatrième toile qui devait orner la salle
du Grand Conseil n'était pas achevée le 15 juin de l'année sui-
vante (1). Quand Titien affirmait sa bonne volonté envers le
duc de Ferrare, il pouvait donc être sincère; en différant l'en-
tière exécution de ses engagements, il obéissait à une inéluc-
table nécessité. Enfin, dans le mois de janvier 1523, le tableau
de Bacchus et Ariane fut en état d'être envoyé à Ferrare, où
Titien, probablement pour l'achever, le suivit le 7 février (2),
Au milieu de janvier 1525, il fut encore, ce semble, l'hôte
d'Alphonse I".
De 1525 à 1528, on ne trouve plus trace de rapports entre
Titien et Alphonse I". Ce prince était trop absorbé par les
calamités qui pesaient sur lui pour attirer Titien à sa cour. Il
n'avait cependant pas oublié son peintre de prédilection, et,
dès que les soucis politiques lui laissèrent quelque répit, il
l'appela auprès de lui. A la fin de 1527 ou au commencement
de 1528, Titien reparut à Ferrare. En 1529, il y fit, avec l'as-
sentiment du doge Andréa Gritti, un séjour assez long, inter-
rompu par un voyage à Mantoue. Quand il partit pour cette
ville, le duc lui remit la lettre suivante, à l'adresse du marquis
Frédéric Gonzague, fils d'Isabelle d'Esté : « Maître Titien, qui
est resté ici quelques jours afin de m'être agréable, m'a de-
mandé la permission d'aller à Mantoue pour ses propres affai-
res, et, quoique j'hésitasse à la lui donner, j'ai cédé, voulant
lui faire plaisir et vu l'importance de ce qui l'appelle auprès
de Votre Excellence. A cause de l'amour que m'inspire son
mérite, j'ai cru devoir lui remettre cette lettre, par laquelle je
prie affectueusement Votre Seigneurie Illustrissime de le bien
accueillir. C'est ce que vous porteront à faire non seulement
votre tendresse à mon égard, mais les bonnes dispositions que
je vous connais pour lui et la faveur qu'il saura bien gagner
(1) Cavalcaselle et Crowe, Tiziano, t. I, p. 225.
(2) Les livres du château font nienlion de vin{;t-quatre repas fournis au peintre
et aux personnes de sa suite.
LIVRE PREMIER. 169
sans l'intervention d'autrui. Plus Votre Excellence s'empres-
sera de me le renvoyer, plus je Lui en aurai d'obligation...
14 mars 1529. " Cette lettre fait honneur à celui qui l'a écrite.
Celle où Alphonse I", le IG juin de la même année, remercia
le doge d'avoir autorisé le séjour prolongé de Titien à Ferrare,
ne témoigne pas moins hautement de l'estime et de l'attache-
ment que Titien inspirait au duc : « Je reste très obligé à Votre
Sérénité et je la remercie vivement de la faveur qu'elle m'a
faite en laissant si longtemps Titien auprès de moi (l). Je vous
suis d'autant plus reconnaissant que j'ai eu plus à me louer de
lui, et qu'il m'a servi promptement et excellemment... » Aussi-
tôt après son retour à Venise, Titien s'acquitta d'une commis-
sion d'Alphonse I" en faisant faire une coupe d or, qu'il expé-
dia le 4 septembre à Ferrare. Cette coupe reposait sur un pied
d'argent décoré de bas-reliefs.
A partir de la seconde moitié de 15:29, Titien fut presque
entièrement accaparé par Charles-Quint, qui, devenu l'arbitre
suprême de l'Italie, se fixa quelque temps à Bologne en 1529
et en décembre 1532. On trouve cependant encore le grand
artiste dans le château d'Alphonse I" le 24 et le 25 juillet 1532,
mais il ne fit qu'y passer. Les seules peintures qu'il entreprit
encore en l'honneur du duc furent un portrait de ce prince
destiné à remplacer celui qui avait été donné à Covos (2),
secrétaire de l'Empereur, et un tableau allégorique représen-
tant Minerve et Neptune avec quelques autres figures. Le por-
trait n'était pas terminé quand Alphonse I" mourut le 31 octo-
bre 1534; Hercule II ordonna de l'achever et paya au peintre,
h titre d'arrhes, cinquante ducats d'or le 20 juillet 1535. Te-
baldi annonça au fils d'Alphonse I", le 15 décembre 153G,
que Titien mettait la dernière main à ce tableau ; il le proclama
« magnifique et aussi semblable à l'original que l'eau à leau » .
(1) Les registres mentionnent le vin qui fui fourni à Titien et à cinq personnes
de sa suite depuis le 24 janvier jusqu'au dernier jour de février, pendant dix jours
du mois d'avril, pendant tout le mois de mai et pendant dix-huit jours du mois
de juin.
(2) Voyez ce qui a été dit p. 138, note 1.
170 L'ART FERRARAIS.
C'est le 8 janvier 1537 que le portrait fut livré à Tebaldi, et
Hercule II, venu peu après à Venise, l'emporta lui-même à
Fcrrare. Le don d'un vase d'argent à l'auteur prouva, au dire
de l'Arétin, l'entière satisfaction du prince (1). Quant au ta-
bleau allégorique, Vasari le vit inachevé dans la maison de
Titien, alors que le peintre avait cessé de vivre (2).
Quand on réfléchit aux relations qui existèrent entre Al-
phonse I" et Titien, on trouve qu'elles furent profitables autant
à l'un qu'à l'autre. Si le duc leur dut la possession d'un bon
nombre de tableaux précieux (3), Titien, qui trouva dans le
prince un protecteur non moins attaché que despotique, en
tira un grand avantage, celui de u développer son génie bril-
lant dans ses véritables voies (4) ;> . Représenter avec éclat tout
ce qui peut charmer les yeux, donner au portrait une prodi-
gieuse intensité de vie et transKgurer en quelque sorte la
nature humaine en l'enveloppant d'une lumière dorée, telle
était la véritable vocation du maître vénitien : Alphonse I"
contribua à l'y pousser et à l'y maintenir.
Avant de passer au règne d'Hercule H, il est nécessaire de
dire quelques mots à' Hippolyte I" d'Esté, un des frères d'Al-
phonse I", car il fut mêlé aux événements politiques de cette
époque, et il ne resta indifférent ni aux lettres ni aux arts (5).
C'est d'ailleurs une figure très originale, en laquelle se person-
nifient tous les abus de son temps et qu'il est par conséquent
très curieux d'étudier, non pour s'y complaire, mais pour avoir
une idée de la vie toute mondaine et souvent scandaleuse que
menaient alors les personnages, issus des maisons régnantes,
qui devenaient princes de l'Église.
(1) Titien reçut pour ce portrait deux cents ducats et déclara qu'il ne se rappe-
lait pas avoir jamais été rémunéré aussi royalement. (Gavalcaselle et Growe,
Tiziano, t. I, p. 386-387.)
(2) On ne sait ce (ju'est devenu ce tableau.
(3) INous énumérerons les principaux en parlant du Castello (liv. II, ch. m).
(4) Lafenestre, Titien et les princes de son temps, dans la Bévue des Deux-
Mondes du i" décembre 1886, p. 638.
(5) Frizzi, Mem. per la storia di Ferrera, t. IV, p. 110, 154, 156, 159, 169,
181, 186, 201, 205, 218, 222, 227, 269, 272, 279, 280, 282, 284. — Barotti,
Mem. di letterati ferrarcsi.
LIVRE PREMIER. 171
Hippolyte I" était le troisième fils d'Hercule I" et d'Éléo-
nore d'Aragon. Il naquit le 20 février 1479. Dès l'âge de six
ans, il reçut la tonsure dans la cathédrale de Ferrare et com-
mença à porter l'habit de clerc. En 1486, Mathias Corvin, roi
de Hongrie, qui avait épousé Béatrice d'Aragon, sœur de la
duchesse de Ferrare, le nomma archevêque de Gran ou Stri-
gonio, titre auquel étaient attachés ceux de primat de Hongrie
et de légat a latere du Saint-Siège, et qui rapportait trente
mille ducats; mais cette nomination ne lut ratifiée qu'au bout
d'un an par le pape Innocent VIll. Hippolyte, accompagné de
cent cinquante personnes à cheval, alla sur-le-champ prendre
possession de son bénéfice (1) , et fit un assez long séjour auprès
de son oncle. Il résidait encore en Hongrie lorsqu'en 1493
Alexandre VI le promut à la dignité de cardinal : il n'avait que
quatorze ans. Quelques années plus tard, l'archevêché de
Milan étant devenu vacant, Ludovic le More, son beau-frère,
le lui octroya (31 octobre 1497), l'année même où mourut sa
sœur Beatrix, femme du duc de Milan (:2). Hippolyte cepen-
dant ne se trouvait pas satisfait : comme archevêque de Stri-
gonio, il était obligé à la résidence, puisqu'il était en même
temps primat du royaume et légat apostolique; en outre, la
moitié des revenus de cet archevêché lui échappait, parce
qu'elle était consacrée à l'entretien des troupes royales. Le
27 novembre 1497, il se rendit à Rome avec trois cents che-
vaux et obtint l'évêché d'Agria en échange de l'archevêché de
Strigonio. Il resta trois mois dans la capitale de la chrétienté.
(1) Il emporta avec lui, entre autr(>s livres, l'Eiicide de Virgile et les coméilics
(le IMaiite, qu'il comprenait déjà malgré son jeune à{;c.
(2) Hippolyte I'^'" ne garda pas toute sa vie l'arclievèclié de Milan ; le 3 avril 1511),
il le céda à son neveu Hippolyte II, âgé de dix ans. D'après l'Arioste, il témoigna
envers Ludovic le More une reconnaissance (pii ne cessa pas avec les malheurs
de ce prince :
... ora in pace a consiglio con lui siede,
Or armato con lui spiega i colubri;
E sempre par d'una medesima fede,
0 ne' felici tcmpi o nei lugubri :
Nella fuga lo segue, lo conforta
Neir afflizion, gli è nel periglio scort;i.
ÇO?lfinflo furioso, canto XLVI, st. xciv.)
172 L'ART FERRARAIS.
En 1501, il accompagna, de Fenare à Naples, la veuve de
Mathias Corvin qui, forcée d'abandonner la Hongrie, avait
passé huit jours auprès d'Hercule I", témoignant ainsi h sa
tante la gratitude à laquelle elle avait droit pour les soins qu'il
en avait reçus dans son enfance. La même année, il fit partie
de la nombreuse cavalcade qui se rendit à Rome afin d'aller
chercher Lucrèce Borgia dont le mariage avec Alphonse
d'Esté avait été décidé. C'est lui qui remità Lucrèce les joyaux
destinés par le duc de Ferrare à sa future belle-fille, et nous
avons déjà dit qu il offrit pour son propre compte, entre autres
présents, quatre croix d'un très beau travail. Peut-être est-ce
alors qu'Alexandre VI lui donna un palais à Rome, faveur que
suivit bientôt la collation de l'archevêché de Capoue (1502).
Lorsque Louis XU eut enlevé h Ferdinand le royaume de
Naples, Hippolyte abandonna les revenus de cet archevêché à
sa tante Béatrice, réfugiée à Ischia. Après la mort d'Alexan-
dre VI (18 août 1503), le cardinal d'Esté partit aussitôt de
Ferrare pour prendre part au conclave; en route, une chute
de cheval le força de s'arrêter quelques jours à Florence, où son
frère Alphonse vint s'assurer de son état. A peine élu pape,
Pie III lui conféra l'évéché de Ferrare, devenu vacant par la
mort du dernier titulaire, Jean Borgia, qui n'avait jamais mis
les pieds dans la capitale des princes d'Esté.
Sous le règne d'Alphonse I", le cardinal d'Esté ne demeura
pas étranger aux affaires publiques. Il gouverna Ferrare en
1506, alors que le duc conduisait des renforts à Jules II qui
assiégeait Bologne (1), en 1507 pendant que son frère était
allé à Gênes pour gagner les bonnes grâces de Louis XII, en
1512 quand Alphonse I" se rendit à Rome dans l'espoir d'une
réconciliation avec le Pape qui lui avait déclaré la guerre et
qui visait à s'emparer de Ferrare.
Au. besoin, l'habile cardinal se transformait en guerrier.
Durant la lutte contre Venise, il risqua plus d'une fois sa vie,
(1) 11 permit aux tils de Giovanni Bentivoglio, venus avec ijuatre cents chevaux
après la prise de Bologne par le Pape, de loger à l'auberge de l'Ange (aujourd'hui
la Postaccia) .
T.IVRE PREMIER. 173
s'exposant aux balles qui tuaient à ses côtés ses compagnons
d'armes. On l'eût même pris pour un capitaine consommé
lorsque, profitant d'une crue subite du Pô qui exhaussait les
navires ennemis et en mettaient les flancs à découvert, il fit à
la faveur de la nuit dresser des batteries dont les feux, au
point du jour, anéantirent presque la flotte vénitienne.
Alphonse survint avec ses propres vaisseaux et acheva la
déroute (1).
A-près l'avènement de Léon X, Hippolyte alla rendre
hommage au nouveau pape (6 mai 1513). Rome le garda plu-
sieurs années. Il y vécut en prince fastueux, au milieu d'une
cour amie des plaisirs de toute sorte, et, sans négliger les
affaires de son frère, il prit à cœur de réunir des lettrés autour
de lui.
En Hongrie, il avait conservé des relations qui l'y attiraient
de temps en temps. Il y retourna le 20 octobre 1517 et s'y fit
précéder de deux cent cinquante chiens, de filets et de tentes
pour la chasse, de quatre étalons, de vingt vautours et fau-
cons, et de deux léopards. Dans sa suite figuraient Alessandro
Ariosti, le dernier frère de Lodovico Ariosti, et le poète Gelio
Galcagnini, qui se lia avec Ziegler, philosophe, mathématicien
et théologien allemand, auquel il procura la protection du
cardinal d'Esté. La situation critique d'Alphonse I" décida
Hippolyte à regagner Ferrare au commencement d'avril 1 520 :
il arriva indisposé, et logea, d'après les conseils de son frère,
non dans sa résidence habituelle attenant à la Chartreuse,
mais dans le Castel Nuovo, où l'air était plus frais et plus salu-
bre . Les prescriptions du médecin Lodovico Bonaccioli l'avaient
à peu près rétabli, quand, pour avoir trop mangé d'écrevisses
et bu avec excès d'un vin blanc appelé vernaccia, il fut pris
d'une fièvre dont il mourut le 3 septembre, malgré les soins
que lui donna Giovanni Manardi, médecin non moins renommé
que Bonaccioli. On lui fit de magnifiques funérailles dans la
cathédrale, et Gelio Galcagnini y prononça son oraison funèbre.
(1) Voyez les intéressants détails que donne Fnizzi (^Mcin, per lu slorid di Fer-
rara, t. IV, p. 241-2V3).
174 L'ART FERRARAIS.
Quelques jours après, une autre oraison funèbre fut pronon-
cée par Alcssandro Guarini, et Girolamo Falletti en composa
une troisième.
A l'esprit politique et militaire le cardinal d'Esté joignait
le goût de l'étude et de la lecture. En voyage, si l'on en croit
Celio Calcagnini qui l'accompagna souvent, il emportait des
livres en grand nombre. Parmi ses familiers se trouvaient non
seulement des théologiens, mais des jurisconsultes, des philo-
sophes, des mathématiciens, des médecins, des orateurs et des
poètes. A partir de 1503, il prit à son service l'Arioste, qui
encourut en 1517 la disgrâce de ce maître exigeant et impé-
rieux pour n'avoir pas voulu l'accompagner en Hongrie. Avant
son dernier séjour dans ce pays, il suggéra aux magistrats de
sa ville natale la résolution de faire écrire par Celio Calcagnini
l'histoire de la maison d Este et celle de Ferrare, histoire dont
Peregrino Prisciani avait à grand'peine rasssemblé déjà les
matériaux (1). On ne sait pas si Calcagnini réalisa l'entreprise
qui lui fut confiée. De bonne heure, Hippolyte d'Esté aima les
beaux livres : c'est à lui qu'est dédié le De ingénias adolescen-
tium nioribus liber, composé par Petrus Tranensis et publié le
7 octobre 1496 par Lorenzo de' Rossi (2). Lorsque Pontico
Virunio, imprimeur et lettré d'une grande valeur, eut été
incarcéré à Forli, il dut sa mise en liberté à l'intervention du
puissant cardinal.
Sans être aussi passionné qu'Alphonse l" pour les beaux-
arts, Hippolyte tint aussi à honneur de s'entourer d'œuvres
distinguées et fut en rapport avec plusieurs artistes en renom.
Ercole Roberti peignit à son intention un tableau en 1487.
Léonard de Vinci, qu'Hippolyte, en qualité d'archevêque de
Milan, avait dû voir dans la capitale des Sforza, obtint de lui
eu 1507 une lettre de recommandation pour Raffaello Giro-
lami, un des principaux membres de la Seigneurie de Flo-
(Ij l*ar ordre du cardinal, Calcagnini avait précédemment éciit le récit de la
défaite inflijijéc à l'armée vénitienne le 2^ décendjre 1509. Calcagnini fut également
1 auteur d'une Vie d' Hippolyte P'' qui ne nous est pas parvenue.
l^-) Nous reviendrons sur cet ouvrage en parlant des livres ferrarais ornés de
gravures en bois (liv. V, ch. iv).
LIVRE PREMIER. 175
rence, afin de faire valider ses prétentions à la succession de
son père, droits contestés par son frère aîné à cause de sa
naissance illégitime (1).
Les musiciens trouvèrent également faveur auprès du car-
dinal. 11 eut à sa solde un habile organiste nommé Giangia-
como Fogliani et attira auprès de lui les virtuoses les plus dis-
tingués. Musicien lui-même, il acheta en 1517 des téorbes à
un fabricant installé à Ferrare, où l'on faisait aussi des flûtes
et des violes.
Aux qualités d'un prince de la Renaissance s'unissaient chez
Hippolyte les défauts et les vices des tyrans de son siècle. Il
était violent, altier, vindicatif. Du vivant de son père, il fit
bâtonner un messager du Pape, et se réfugia, afin d'échapper
au courroux d'Hercule I", chez son beau-frère François Gon-
zague, qui vint implorer pardon pour lui. Nous avons déjà
rapporté que, épris, en même temps que son frère naturel
Giulio, d'Angela Borgia, il ordonna à ses sbires de crever les
yeux de son rival, dont Angela avait vanté devant lui la
beauté (2). Quoiqu'il fût prince de l'Église, rien dans sa vie
n'indiquait le souci des choses religieuses. Les évêchés (3) et
les abbayes (i) qu'il posséda n'étaient pour lui qu'une source
de richesses : il en lirait un revenu de trente-neuf mille six
cents écus environ, suivant les uns, de quarante-sept mille
cinq cents, selon les autres. Il laissa une fille naturelle, Lisa-
betta, qui reçut du duc une dot de dix mille écus en épousant
Giberlo Pio.
(1) Campori Nuovi Docuinenli pcr lu uilu di Lcoiuu-do (Ici J'inci. 3Iodcna ,
1865.
1^2) Voyez p. 125.
(3) A ceux que nous avons mentionnés il faut ajouter celui de Modène.
(4) L'abbaye de Pouiposa était au uouibtc de celles (|ui lui furent confé-
rées.
17fi L'ART FERRARAIS.
X
HERCULE II (1534-1559) (1).
A l'exemple de ses prédécesseurs, Hercule II, fils aîné
d'Alphonse I", inaugura son règne par des libéralités. Il dis-
pensa la Commune de rembourser une partie des sommes
qu'Alphonse I" avait prêtées à celle-ci et lui accorda des délais
pour le remboursement du reste; il abolit quelques taxes; il
dépensa en cadeaux cinquante mille ducats d'or, donnant aux
uns des immeubles, aux autres du numéraire ou des joyaux.
Parmi les personnages honorés de ses faveurs figura Cristoforo
Messishugo^ auteur d'un ouvrage sur l'office de maître d'hôtel
et sur l'art culinaire (2).
La première affaire qui s'imposa à l'attention d'Hercule II
fut le règlement définitif de sa situation à l'égard du Saint-
Siège. Il s'agissait de décider Paul III à ratifier la décision
qu'avait rendue Charles-Quint, pris comme arbitre par
Alphonse I" et Clément VII, mais que Clément YII n'avait pas
acceptée et à laquelle le Sacré Collège n'avait pas donné son
adhésion. Les pourparlers furent longs et difficiles. Afin de
hâter le succès des négociations, le duc se rendit lui-même à
Home en 1535 (3). Il ne réussit pas mieux que ses ambassa-
deurs Ce fut seulement en 1539 qu'un accord fut conclu, le
Souverain Pontife désirant qu'une paix générale permit à tous
les souverains de s'unir contre Soliman II. En vertu de cet
(i) 11 a été déjà question d'Hercule 11, p. 135, note 1, et p. 137, note 1.
(^2) Voyez les pages consacrées à Messisbugo et à son ouvrage dans le ch. v du
liv. IV, chapitre relatif aux livres publiés à Ferrare avec des gravures sur bois.
(3) Le fameux médecin Antonio Musa Brasavola fit partie de la suite d'Her-
cule 11. — Hercule 11 retourna à Rome en 1550, à l'avènement de Jules 111, et
en 1555, à l'avènement de Marcel II; mais Marcel II étant mort avant qu'il eût
pu lui rendre hommage, il attendit la nomination de son successeur, qui fut
Paul IV, de la maison Caraffa (1555).
LIVRE PREMIER. 177
accord, les princes d'Esté, reconnus maîtres du duché de Fer-
rare et de ses dépendances sous la suzeraineté du Saint-Siège,
devaient payer une redevance annuelle de sept mille ducats
d'or et recevoir chaque année de la Chambre apostolique, à
un prix déterminé, vingt mille sacs de sel. En outre, Her-
cule II s'engageait à verser une somme de cent quatre-vingt
mille ducats pour les dommages causés et les condamnations
encourues.
Les difficultés avec la cour de Rome ne furent pas les prin-
cipaux soucis du fils d'Alphonse I". Ses relations avec les sou-
verains étrangers présentaient plus de périls encore. Instruit
par les malheurs de son père et de son grand-père, il mit tous
ses soins à garder la neutralité entre Charles-Quint et Fran-
çois I", quand ces deux rivaux se disputèrent de nouveau le
Milanais. Feudataire du premier, beau-frère du second par sa
femme Renée, il avait intérêt à ménager l'un et l'autre. Ses
frères Hippolyte II, archevêque de Milan, et François l'aidèrent
à équilibrer ses témoignages de bienveillance. Tandis qu'Hip-
polyte se rendait en France, où le Roi lui accorda l'archevêché
de Lyon, François alla commander un corps de cavalerie dans
l'armée impériale (1536), et, un peu plus tard, suivit à Nice
et en Espagne Charles-Quint lui-même, à l'intervention de qui
il dut d'épouser la fille de Cardona, marquis délia Paluda.
En 1541, quand l'Empereur se dirigea vers Alger pour châtier
les corsaires qui infestaient la Méditerranée, le duc de Ferrare
lui rendit hommage à Peschiera et l'accompagna dans son
entrée solennelle à Lucques, où, à la table de Sa Majesté, il
fut admis à l'honneur, réservé aux plus grands princes, de lui
présenter sa serviette. Après l'avènement de Henri II, il eut la
sagesse de se refuser à s'unir contre Charles-Quint au roi de
France son neveu et au pape Paul III son suzerain, mais il
accorda la main de sa fille Anna à François de Lorraine, duc
de Guise (1548) (1). Malgré ses aspirations pacifiques, un temps
(1) Anna était née le 16 novembre 1531. Après l'assassinat du duc de Guise,
un second mariage unit la fille aînée d'Hercule II et de Renée de France à Jacques
de Savoie, duc de témoins.
I- 12
178 L'APvT FERRARAIS.
vint pourtant où il ne put persévérer dans la neutralité qu'il
avait observée avec tant de constance. Pressé par les sollicita-
tions du duc de Guise, intimidé par les menaces de Paul lY,
et se rappelant combien le ressentiment de Jules II, de Léon X
et de Clément VII avait été funeste à sa famille, il entra dans
une ligue contre Philippe II, que soutenaient le duc Côme de
Médicis et Ottavio Farnese de Parme, et il fut nommé non
seulement capitaine général de la ligue, mais lieutenant général
du Roi en Italie (1557). Toutefois, il se fit autorisera n'opérer
qu'en Lombardie, afin d'être à même de protéger au besoin
ses propres Etats. La guerre qui s'engagea ne fut pas de longue
durée. Peu s'en fallut cependant qu'elle ne coûtât cher au duc,
car il se trouva bientôt seul en butte aux coups des troupes
espagnoles, florentines et parmesanes, les Français ayant été
forcés de quitter l'Italie par une diversion des Espagnols et des
Anglais dans les Pays-Bas, et le Pape, qui désespérait d'arracher
à Philippe II le royaume de Naples, ayant conclu la paix sans
faire mention du duc de Ferrare. Mais les Vénitiens et même
Côme de Médicis ne tardèrent pas à intervenir comme média-
teurs, et Philippe II, désireux de concentrer toutes ses forces
dans les Flandres, accepta un accord dont chacun sentait le
besoin (1558). Le mariage d'Alphonse, fils aîné d'Hercule II,
avec Anna, fille du grand-duc de Toscane, cimenta la reprise
des bonnes relations entre les Ferrarais et les Florentins.
Malgré la guerre dont il vient d'être question, on peut dire
que le règne d'Hercule II fut en somme une période de paix :
il procura un long repos à la population de Ferrare et ne le
céda pas en éclat aux règnes précédents. Fidèle aux traditions
de sa famille, le duc se plut à donner une hospitalité fastueuse
aux personnages qui honorèrent sa capitale de leur présence.
Sur son invitation, le pape Paul III y demeura quelques jours
avant de se rendre à Busseto, où il devait avoir une entrevue
avec Charles-Quint (1). Un bucentaure magnifique, accom-
(1) En s'arrètant à Ferrare, Faul 111 se pioposait de demander au duc un prêt
de 50,000 ccus d'or et la main de la jeune Anna d'Esté pour son neveu Orazio
Farnèse. Sans opposer un refus formel à cette dernière demande, Hercule invoqua,
LIVRE PREMIER. 1T9
pagné de nombreuses barques, le conduisit de Brescello à
Bondeno, où l'attendaient un carrosse et soixante voitures. Le
Pontife arriva le 21 avril 1543 dans l'île du Belvédère; il y
passa la nuit, et le lendemain, au bruit des détonations de l'ar-
tillerie, il fit son entrée à Ferrare avec une suite de trois mille
personnes, parmi lesquelles se trouvaient une vingtaine de car-
dinaux, quarante évéques et un nombre imposant d'ambas-
sadeurs. Devant la porte de Saint-Georges, Alphonse, fils du
duc, lui présenta les clefs de la ville dans un bassin d'or, lui
baisa les pieds et le harangua, après quoi le Pape bénit le
prince et le baisa au front. Porté sur un siège resplendissant,
à l'abri d'un baldaquin, précédé par Hercule II à cheval et
suivi d'une foule de gentilshommes, Paul III parcourut les
principales rues de la ville (1), s'avança sous cinq arcs de
triomphe et fut conduit dans la cathédrale, que décoraient les
fameuses tapisseries ducales dont Giovanni Rost était en partie
l'auteur (2). Un discours de Girolamo Falletti montra que
1 éloquence florissait toujours à la cour de Ferrare. Le Pape
fut logé dans le Castello, tandis que sa suite était hébergée aux
frais du duc chez les simples particuliers. Une promenade à
travers la ville servit de distraction le second jour : le cortège
se composait de la duchesse et de soixante -douze dames
montées sur des haquenées, d'autres dames de distinction qui
avaient pris place dans vingt-deux carrosses, d'Hercule II et
de ses courtisans à cheval. Le 24 avril, jour de saint Georges,
Paul III, à l'issue de la messe, célébrée pontificalementpar lui
dans la cathédrale, remit au duc la rose d'or, une riche épée
et un chapeau. Un tournoi occupa le milieu de la journée, et,
après le dîner, les enfants du souverain récitèrent en latin les
pour différer sa décision, l'âge de sa fille, <|ui avait à peine douze ans. Anna, nous
l'avons déjà dit, épousa en premières noces François, duc de Lorraine ; en secondes
noces Jacques de Savoie, duc de Nemours.
(1) Titien assista à l'entrée de Paul III. « Sur la place, écrit Agostino Mosti,
nous trouvâmes une foule immense...; je reconnus un grand nombre de Véni-
tiens, non seulement niessire Titien, mais beaucouj) d'autres. " (L.-JN. Cittadella,
Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 599.)
(2) Quatre d'entre elles avaient coûté soixante mille écus d'or.
180 L'ART FERRARAIS.
Adclphes de Térence : Lucrezia,qui n'avait que huit ans, débita
le prologue, Leonora se chargea d'un rôle déjeune fille, Anna
et Alphonse représentèrent des amoureux, et Louis joua le
rôle d'un esclave. Le quatrième jour, Paul III conféra le titre
de protonotaire à Andréa Alciato, nommé depuis peu profes-
seur à l'Université de Ferrare, donna à la duchesse un diamant
et une fleur en diamant, et repartit pour Bologne (1).
En 1548, ce lut le roi de Tunis Muleasse qui fut, de la part
des princes d'Esté, l'objet de délicates attentions. Détrôné par
le roi d'Alger, rétabli par Charles-Quint, et détrôné de nouveau
par son propre fils qui l'avait privé de la vue, il allait implorer
encore une fois l'Empereur. Il était accompagné de trente
personnes à cheval et de quatre interprètes. Hercule II se
trouvait à Modène quand il arriva à Ferrare, mais Alphonse,
(1) On peut trouver dans les lettres cl' rl^o^fùjo JMosli, élève de l'Aiioste, des
détails sur les fêtes organisées à Ferrare lors de la venue de Paul III. Filippo
Rodi en a donné une description que M. Patrizio Antoloni, d'Argenta, a eu la
bonne idée de faire réimprimer, en 1892, avec des notes intéressantes, à l'occasion
des noces de Mlle Leonilde Serrao avec M. Giov. Battista Rizzani.
Plusieurs Ferrarais furent en grande faveur auprès de Paul III. lient, en effet,
pour premier médecin Giacomo Bonacossi, qui mourut à Rome et fut enseveli ;i
San Pietro in Montorio, où Giambatisla Bonaccossi, un des chanceliers du duc
Hercule, fit placer une inscription sépulcrale en son honneur. Le même pape prit
à son service Jacobo Meleqhini, qu il admit dans son intimité. Il le nomma gar-
dien des antiquités rassemblées dans le palais du Vatican, et architecte des édi-
fices pontificaux et des fortifications du Borgo. Meleghini composait des vers à ses
moments perdus : le Pape lui fit relire trois fois une de ses élégies. Antonio (in
Sangallo, à (pii Meleghini fut associé dans la direction des travaux du Vatican,
le traitait d'ignorant et prétendait qu'il n'avait pas de jugement. Vasari (t. V,
p. 471, et t. VII, p. 106) n'est pas moins sévère. Meleghini cependant ne devait
pas être sans mérite : il semble avoir eu de bons rapports avec Michel-Ange, à qui
il procura de l'outremer, apporté de Ferrare, pour les peintures de la chapelle
Pauline (1545 et 1546); il fut, avec Serlio, l'héritier des dessins de Balthazar
Peruzzi ; Vignole l'estima beaucoup; Promis le regarde comme un bon archi-
tecte et un excellent ingénieur militaire. Etant tombé malade en 1545, il reçut
du Souverain Pontife un secours de cinquante-cinq écns. Un peu plus tard, Paul III
le fit châtelain de la Rocchctta di Parma, qu'il céda en 1547 à Pierre-Louis Far-
nese, duc de Parme et de Plaisance. Il avait épousé Anjjela Leonarda, fille du
lettré Fino Fini d'Ariano, et fit son testament le 16 novembre 1.549, « corpore
languens » , sis jours après la mort de Paul III. Peut-être le suivit-il bientôt dans
la tombe. En 1553, il n'existait plus. Il avait exprimé le désir d'être enseveli à
Saint-Onofrio. (L.-IN. Cittadella, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 197, 541, et
t. II, p. 270-276. — A. Bkrtolotïi, Artisli holognesi, fcrraresi ed alcuni altri
n cl (fia stnto ponlificio in Jiotna. 1885, p. 25.)
LIVRE PREMIER. 181
fils du duc, l'accueillit avec tous les égards dus au malheur.
En revenant d'Allemagne, le roi de Tunis repassa par Ferrare.
Hercule II était de retour. Il logea Muleasse dans le palais du
comte Paolo Costabili, essaya de lui faire rendre la vue par
un médecin de grande réputation, et lui fournit un navire pour
regagner la Sicile, après lui avoir donné six cents écus.
Parmi les hôtes de distinction qui parurent à la cour d'Her-
cule II, il ne faut pas oublier Vittoria Colonna, marquise de
Pescaire (1). En se rendante Venise, oùelledevait s'embarquer
pour entreprendre un pèlerinage aux Lieux saints, la veuve de
Ferdinand-François d'Avalos s'arrêta à Ferrare (8 avril 1537).
L'accueil qu'elle y reçut et la vie qu'elle y mena la décidèrent à
abandonner ses projets, et elle resta environ un an auprès d'Her-
cule II et de la duchesse Renée. C'est dans le palais Mosti
qu'elle habita. Venue dans le plus modeste équipage, elle fut
servie par les officiers de la maison du souverain. Son temps
se partagea entre les pratiques de la dévotion et les fêtes qui
eurent lieu dans le Castello. Afin de lui faire honneur, on
invita les personnages les plus distingués du Milanais et de la
Vénétie : les poètes Luigi Allemanni et Trissino furent de ceux
qui vinrent lui présenter leurs hommages. Pendant qu'elle
était encore à Ferrare, Renée, déjà mère d'Anne, d'Alphonse
et de Lucrèce, mit au monde, le 19 juin 1537, Éléonore, la
future protectrice du Tasse, et Vittoria Colonna en fut la mar-
raine. Une lettre qu'elle écrivit au cardinal de Mantoue montre
combien son séjour dans la capitale des princes d'Esté lui fut
agréable. " Grâce à Dieu, je me trouve à Ferrare en grande
paix et consolation, Son Excellence le duc et tous les siens me
laissant toute liberté pour les œuvres de charité, qui satisfont
bien autrement le cœur que les plaisirs si mêlés de la conver-
sation. Plaise à la bonté divine que toutes mes pensées se rap-
portent non h moi, mais au Christ. >' Ses préoccupations reli-
gieuses ne l'empêchaient pas de faire bonne figure à la cour.
(1) Jules HoNNKT, Vittoria Colonna à la cour de Ferrare (i537-1538\ clans le
Bulletin historique et littéraire de la Société de riiisloirc du protestantisme fran-
çais, année 1881, p. 207-219.
182 L'ART FERRARAIS.
Peu avant son départ, elle assista à une fête des plus brillantes,
donnée en son honneur, et elle voulut bien réciter cinq de ses
sonnets. Elle ne partit qu'à la fin de février 1538, et, quelque
temps après, elle écrivit à Hercule II : " Que Dieu m'accorde
de retourner dans votre douce cité de Ferrare, auprès de Votre
Excellence et de tant de chères amies..., auprès de Madame
la duchesse et de ses divins enfants. Puisse, en ces fêtes de
Norl, Votre Altesse renaître avec le Christ, dont j'invoque la
protection pour toute Sa famille. "
Le goût de la magnificence, inné chez les princes de la mai-
son d'Esté, n'avait fait que s'accroître à la cour de Ferrare
depuis le règne de Borso, à mesure que les progrès de la civi-
lisation augmentaient les moyens de le satisfaire. Hercule II à
son tour se glorifia de déployer un luxe qui attestait sa puis-
sance. Ce n'était pas seulement dans ses États qu'il aimait à en
faire parade. En 1537, il alla passer une partie du carnaval à
Venise dans le beau palais qu'il possédait sur le Grand Canal,
et il emmena avec lui une suite dehuit cents personnes. Douze
ans plus tard (1549), quand il se rendit à Mantoue pour pré-
senter ses hommages à Philippe d'Autriche, fils de l'Empereur,
il emporta ses magnifiques tapisseries, afin d'en orner les
chambres où il devait loger; quatre-vingts gentilshommes
l'accompagnèrent; l'orchestre de la cour l'avait suivi, et il tint
à honneur de donner à Philippe quatre chevaux de choix, la
gloire de ses écuries.
Les intérêts du peuple et les détails d'une sage administra-
tion tinrent également place dans les préoccupations du duc.
La via délia Giovecca, une des principales rues de Ferrare, fut
cailloutée pour la première fois (1546), ce qui permit d'y
maintenir la propreté et de la border d'élégantes constructions.
Un canal creusé entre la ville de Cento et le Pô près de Bon-
deno ouvrit une nouvelle voie au commerce. La suppression de
l'impunité accordée jusqu'alors aux combats singuliers et aux
vengeances privées, la défense faite aux enfants de se former
en troupes afin de s'attaquer avec des bâtons et des couteaux,
la fermeture du Praisolo, lieu concédé par Alphonse P% non
LIVRE PREMIER. 183
loin de l'église du Corpus Domini, à tous ceux qui voulaient se
battre, mirent fin à des coutumes barbares. Une autre mesure
non moins sage fut celle qui eut pour but de rétablir le respect dû
aux églises, où l'on avait pris l'habitude de se réunir, comme dans
des cercles, pour stipuler des contrats et pour conclure des mar-
chés, en sorte que les fidèles ne pouvaient ni entendre les chants
religieux, ni assister avec recueillement aux cérémonies sacrées .
Plusieurs asiles fondés à cette époque procurèrent un allége-
ment à divers genres d'infortune. Les femmes de mauvaise vie
qui voulurent bien se convertir trouvèrent un refuge dans une
maison, organisée en 1537, où la règle de Saint-François leur
imposa les pratiques d'une piété réparatrice. Un orphelinat
s'ouvrit pour les jeunes filles pauvres en 1544 avec le concours
pécuniaire du duc. En 155 4, Hercule II créa un autre établis-
sement, sous le patronage de sainte Agnès, pour les orphelins
ayant de trois à sept ans, et en 1558 il assura le sort des gar-
çons plus âgés qui avaient perdu leur père et leur mère, en
instituant l'hospice des orphelins de la Miséricorde.
Sous le même règne deux Ordres nouveaux furent introduits
à Ferrare. Recommandé au duc par Vittoria Colonna, le
célèbre Ochino, encore orthodoxe, installa les Capucins dans
le faubourg de la Miséricorde. Le second Ordre implanté à
Ferrare fut celui des Jésuites.
Catholique sincère, Hercule resta attaché toute sa vie aux
pratiques de sa religion (1). Malheureusement sa foi ne servit
pas toujours de règle à ses mœurs, et, s'il n'afficha pas le
désordre, il ne s'imposa pas une constante fidélité à sa femme.
Par égard pour le Pape son suzerain, comme par conviction
personnelle, il se montra très zélé pour le maintien de l'or-
thodoxie parmi ses sujets. Mais il rencontra chez la duchesse
Renée une opposition qui contribua beaucoup à la froideur de
ses rapports avec elle (2).
(1) MuRATORi, Antich'itu Estensi, parte seconda, p. 387.
(2) M. Jules Bonnet a publié une série d'intéressants articles sur Renée de
France. Voyez la Revue chrélienne, année 1875 (C7/i mariage sous François P'',
p. 292-306 et 359-375), année 1885 (Hercule II duc de Ferrare, les débuts d'un
184 L'ART FERRARAIS.
Élevée j)ar Michelle de Saubonne, clame de Soubise, qui
était imbue des principes de la Réforme, Renée, dont Margue-
rite de Navarre, sœur de François I", dirigea aussi l'éducation,
avait étudié avec ardeur non seulement Ibistoire, les lettres,
les mathématiques, la philosophie et Tastrologie (1), mais la
théologie et les écrits des novateurs. L'animosité de Jules II, de
Léon X et de Clément VII contre son beau-père ne contribua
pas peu non plus à la pousser vers les doctrines qui tendaient
à méconnaître complètement 1 autorité du Saint-Siège. Pen-
dant toute la durée du règne d'Alphonse I", elle put en liberté
suivre ses aspirations. Son beau-père avait pour elle une
grande estime et une réelle affection. Celio Calcagnini, Lilio
Gregorio Giraldi, Rartolommeo Riccio , Marcello Palmgenio
Stellato, Marcantonio Flaminio firent partie de son entourage,
et elle eut pour secrétaire , de 1528 à 1531, Bernardo Tasso.
Après la mort d'Alphonse P' (1564), elle ne tarda pas à deve-
nir suspecte à son mari. En 1535, elle donna asile à Clément
Marot, qui s'était enfui de France afin d'échapper aux persé-
cutions religieuses, et elle se l'attacha comme secrétaire en
lui accordant deux cents lire de gages. Peu après, Calvin, sous
le pseudonvme d'Heppeville, la vint trouver à son tour (2),
règne^ 1534-1535), année 1886 {La cour de Fcrrare en 15.38). — Voyez aussi le
Bulletin de la Société de Vliistoire du protestantisme français, année 1866 [Jeu-
nesse de Renée de France, p. 65-77, 175-185, et Quatre lettres inédites de Mar-
guerite de NavarrCy sœur de François I^', à Renée de France duchesse de Fer-
rare, 1529, 1535, 1536, p. 125), année 1872 [Clément Marot à la cour de Fer-
rare, 1535-1536), année 1877 [Une mission d'Antoine de Pons à la cour de
France, 1539), année 1878 [Renée de France à Venise, mai 1534, et Retour de la
duchesse de Ferrare en France, septembre-octobre 1560), année 1880 [Disgrâce
de M. et Mme de Pons, 1544-J545), année 1881 [Vittoria Colonna a la cour de
Ferrare, 1537-1538'!, année 1883 [Mme de la Roche, dame d'honneur de la
duchesse de Ferrare, 1545-1546), année 1885 [Clément Marot à Venise et Calvin
à Ferrare, avril 1536), année 1888 [Marguerite d'Angoulême, reine de Navarre,
et Renée de France, 1535-1536), année 1892 [Calvin à Ferrare, 1535-1536). —
V^oyez aussi Fontaxa (Rart.), Renata di Francia duchessa di Ferrara (1537-
1560); Roma, tip. Forzani, 1893, in-S", avec portrait, — et RoDOCANACni. Renée
Ferrare; Paris, 1895.
(1) L'astrologie lui avait été enseignée par le iS'apolitain Luca Gaurico, profes-
seur à l'Université de Ferrare. C'est ce personnage qui, ayant prédit à Jean II
Rentivoglio la perte de Rologne, eut à subir publiquement trois traits de corde,
qu'il n'avait pas prévus. (Frizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 329.)
(2) On croit qu'il logea dans le palais contigu au Castello. M. Sandonnini sup-
LIVRE PREMIER. 185
pendant que le duc conférait à Rome avec le Pape, puis à
Naples avec Gharles-Quint (1). Ni Marot, ni Calvin, ne restèrent
longtemps à Ferrare. On a raconté que Calvin fut découvert
après le retour d'Hercule II, arrêté et dirigé sur Bologne pour
être livré au légat; mais qu'une troupe de gens armés, proba-
blement envoyée par la duchesse, le délivra en route, et qu'il
put se retirer à Aoste, d'où il gagna Genève, ville dans laquelle
il se trouvait certainement pendant l'été de 1536. Suivant une
supposition de M. Jules Bonnet, cette aventure serait arrivée
non à Calvin, mais à Marot. M. Ernesto Masi (2) et M. Jules
Bonnet pensent, avec raison selon nous, que Calvin s'éloigna
de lui-même, d'après les conseils de Renée, soit à la nouvelle
du retour d'Hercule II, soit par crainte de l'Inquisition. C'est
aussi l'avis de M. Sandonnini. Selon M. Sandonnini, Calvin
dut partir en 1535, avant que les rigueurs de la saison pus-
sent rendre son voyage difficile, et sans qu'il eût été l'objet
d'aucune mesure violente. Quant à Clément IMarot , il se
réfugia à Venise (mai ou juin 1536), et il échappa ainsi
tt au procès d'hérésie dans lequel étaient impliqués deux
autres serviteurs de la duchesse, le chanteur Jehannet et le
trésorier La Planche Cornillan, qui endurèrent une captivité
de plusieurs mois avant d'être expulsés de Ferrare (3) » .
En 1536, les causes de mésintelligence entre Renée et Her-
cule II se multiplièrent. Le duc ne supportait qu'avec peine
l'entourage français de sa femme. Il détestait en particu-
lier Mme de Soubise, venue à Ferrare avec Renée, et lui
pose que si Calvin passa en Italie et se rendit à Ferrare, ce fut seulement pour
dérouter par son absence l'opinion publique sur le nom de l'auteur de la Chris-
tiaiiœ religionis institutio, ouvrage qu'il venait de publier sous le voile de l'ano-
nyme (l'édition qui porte son nom parut eu 1536\ et pour saluer la duchesse de
Ferrare, la protéjjée et l'amie de Marjjuerite de Navarre. Il arriva probablement
en Italie par Goire et Chiavenna, puisqu'il était parti de Bàle. i^Tommaso Sas-
DONXiNi, Delhi venuta di Calviuo in Italia e cli alcuni documenti relativi a Benata
di Francia, dans la Rivista slorica italiana, année IV, fasc. III, 1887, juillet-
septembre, p. 531-561 ; Ancora del soc/giorno di Calvino a Ferrara, dans la
Rassegna Emiliana d'octobre 1888, année I, fasc. VI.)
(1) Parti en noveudjre 1535, le duc revint le 25 janvier 1536.
(2) I Burlamacchi e Renata d'Esté; 1876, p. 168.
(3) Jules Bonnet.
186 L'ART FERRARAIS.
attribuait, non sans motifs, une fâcheuse influence sur l'esprit
de celle-ci (1). Le 20 mars 1536, il la renvoya en France (2).
Après s'être opposé à ce que la duchesse se rendit à Lyon où
se trouvait la cour de France à la fin de 1535, il refusa en
1536 de la laisser assister au mariage de Madeleine, la troisième
des filles de François I", avec Jacques Stuart, roi d'Ecosse. Il
craignait que la présence de sa femme en France ne froissât
Charles-Quint, dont le mécontentement était à redouter. Les
divergences politiques aggravèrent une situation déjà tendue.
Hercule était d'ailleurs impérieux, jaloux de son autorité, sus-
ceptible et défiant. Il n'ignorait pas que Renée, dans le palais
qu'elle habitait auprès de l'église de Saint-François, s'entou-
rait de gens suspects au point de vue religieux (3). Il en exila
et en incarcéra quelques-uns. Enfin, il alla jusqu'à reléguer
leur protectrice dans le palais d'Esté à Consandolo. Comme
elle ne changeait rien à ses agissements, il la fit enlever
dans la nuit du 6 au 7 septembre 1554 et lui assigna pour
demeure, dans l'ancien palais d'Esté à Ferrare, les chambres
dites del Cavallo, situées non loin de la statue équestre de
Nicolas III , ne laissant à son service que deux femmes et
un homme, et la séparant de ses deux filles Lucrezia et Leo-
(1) Mme (le Soubisc, dit M. Sandonnini, souffla la discorde entre le duc et la
duchesse.
(2) Renée garda du moins auprès d'elle Charlotte, Renée et Anne, les trois
filles de Mme de Soubise. Anne avait épousé Antoine de Pons, qui fut chevalier
d'honneur de la duchesse de Ferrare, tout en restant gentilhonime de la chambre
du roi de France. La disgrâce de M. et Mme de i'ons arriva à son tour en 1545.
On les avait accusés d'avoir dit (|ue le duc était plus gai que d'oidinaire quand sa
femme était malade, et ils avaient été cités devant le Conseil de Justice pour qu'ils
eussent à se disculper; mais ils ne se présentèrent pas et furent Jjannis de Fer-
rare. M. Jules Ronnet a raconte tous les détails de cette affaire.
(3) D'après le conseil de Cclio Calcagnini, elle donna connue compagne
d'étude à sa fille Anna, Olympia Morata, qui embrassa avec ardeur les doctrines
de la réformation. Très versée dans les lettres, dans la philosophie, dans la
musique, Olympia (née en 1526 ou 1527, morte en 1555) prononça des haran-
gues et récita tles poésies en latin et en grec. Elle fut célébrée par Celio Calca-
gnini, Lilio Gregorio Giraldi et Gaspare Sardi. Chassée de la cour en 1548, elle
épousa en 1550 ou 1551 un jeune protestant allemand, André Grundler, (pii
étudiait la médecine à l'Université de Ferrare et qui l'emmena en Franconie, à
Schweinfurt, sa patrie. Après avoir subi de cruelles épreuves, elle mourut à Ilei-
delberg. (Jules Bonnet, Vie (FOlympia Morata, Z" édit. in~8". Paris, 1856.)
LIVRE PREMIER. 187
nora (1), qui furent confiées aux religieuses du monastère du
Corpus Domini (2). Prête à tout pour recouvrer sa liberté et
pouvoir satisfaire son amour maternel , Renée feignit de se
convertir et fut réintégrée dans son palais de Saint-François,
où, quoique en correspondance avec Calvin, elle ne fut plus
inquiétée.
Si Hercule II ne parvint pas à supprimer les dissidences
religieuses qui existaient entre lui et sa femme, il réussit, du
moins, à empêcher les principes du protestantisme de prendre
racine dans l'âme de ses sujets.
Ce qui n'était pas en sa puissance, c'était de prévenir les
attentats contre sa personne et contre la sûreté de l'État. Un
noble vénitien, Paolo Manfrone, ayant vu sa sœur Angela,
veuve du comte Rinaldo Gostabili, épouser en secondes noces,
grâce à l'intervention et aux instances du duc, un gentilhomme
nommé Rinaldo Comini, soupçonna chez le prince une arrière-
pensée d'intérêt personnel et l'intention de satisfaire une cou-
pable convoitise. Il résolut de tuer le prétendu coupable soit
par le poison, soit par le fer; mais son dessein fut découvert, et
il fut arrêté (15 46). Lui-même avoua son crime, et ses juges,
comme du reste ses propres parents, estimèrent qu il avait
mérité la peine de mort. Hercule II crut faire acte de clémence
en se contentant d'imposer à Manfrone la prison à perpétuité.
Enfermé dans une tour du Castello, dans la tour de Saint-Michel,
(l") Lucrezia était née le 16 tiécemhre 1535, et Leonora ou Eleonora le
lOjuin 1537. On se rappelle qu'Anna, née en 1531, avait épousé en 1548 Fran-
çois de Lorraine, duc de Guise.
(2) Assurément, Hercule II se montra rigoin-cux; mais il ne faut pas oublier
les torts très réels de sa femme. Restée Française au fond du cœur, elle ne com-
prit pas qu'en devenant duchesse de Ferrare clic devait devenir Ferraraise. Sa
venue en Italie ne fut à ses yeux que le commencement d'un douloureux exil. Elle
ne s'entoura que de Français turbulents, (jui fomentèrent et ai{;rirent les malen-
tendus entre elle et son mari. Hercule II pouvait-il supporter sans irritation qu'elle
cherchât à étouffer la foi catholique dans l'àme de ses enfants, qu'elle suscitât des
discordes religieuses parmi ses sujets, qu'elle offrit un asile à tous les ennemis île
l'orthodoxie et compromît les intérêts d'un Etat vassal du Saint-Siège? Ne savait-il
pas d'ailleurs que Marguerite de Navarre, l'intime amie de Renée, ne cessait pas
« de le desservir auprès du roi François P'" "? (Sanuossini, Délia venuta di
Calvino in Italia e di iilcuni documenti relativi a Renata di Francia.j
188 L'ART FERRARAIS.
le malheureux y devint fou et y mourut en 1552. — La se-
conde tentative contre le duc se produisit pendant la guerre
de 1557 et eut pour auteur un certain Marcantonio d'Osimoqui
était d'intelligence avec les agents du roi Philippe II en Lom-
bardie. Après avoir gagné un nombre suffisant d'adhérents, il
introduisit à Ferrare des armes dans des tonneaux; le feu
devait être mis aux quatre coins de la ville pendant la nuit;
une brèche pratiquée dans les murs auprès du Castel Nuovo
aurait permis à un détachement de soldats d'envahir les rues,
et au milieu de la confusion générale on aurait massacré le
duc avec toute sa famille. La curiosité d'un citoyen, qui défonça
un des tonneaux et vit ce qu'ils renfermaient, fit échouer le
complot. Le Juge des Sages fut averti et prit aussitôt les mesures
réclamées par les circonstances. Quant au principal coupable,
il trouva moyen de s'enfuir et se réfugia à Pesaro; mais le duc
d'Urbin le livra au duc de Ferrare, à condition qu'on lui lais-
serait la vie.
Les fléaux dont la ville avait eu si souvent à souffrir depuis
qu'elle existait ne l'épargnèrent pas non plus à l'époque d'Her-
cule II. En 1539, la disette y sévit. En 1549, la peste y fit son
apparition. Enfin, un incendie éclata en 155 4 dans le Castello,
détruisit presque tous les toits et consuma plusieurs chambres.
Non seulement le duc fit réparer ces chambres, mais il en
ajouta de nouvelles, et c'est sur son ordre que fut disposé au-
dessus de la cuisine, à l'endroit occupé jadis par la porte des
Lions, un jardin suspendu sur lequel donnait une loggia, main-
tenant fermée.
De même qu'Hercule I" son aïeul, il prenait, en effet, un
vif plaisir à voir surgir de nouvelles constructions. La villa de
Copparo, avec un vaste palais, avec des dépendances impor-
tantes pour la chasse, fut une de ses créations. Quelque haut
personnage arrivait-il à Ferrare, il le conviait à tirer du gibier
dans le parc de Copparo. — C'est également lui qui convertit
la partie du Barchetto ( 1 ) située derrière la Chartreuse en
(1) Le Barchetto attenait à la villa de Belfiore.
LIVRE PREMIER. 189
jardins et en bosquets, qu'il entoura de fossés et qu'il peupla
de quadrupèdes et de volatiles d'espèces rares. — En 1546,
grâce à lui, Modène s'agrandit notablement, et le nouveau
quartier fut appelé, comme celui qui, à Ferrare, devait son
existence h Hercule V\ Addizione ErcuJea ou Terra Ntiova.
Hercule II n'était pas, comme son père Alphonse P% sans
culture littéraire. Il avait reçu une sérieuse instruction, et,
s'il se montra passionné pour les armes et les chevaux, il ne
le fut pas moins pour la musique, la poésie et l'éloquence. A
l'âge de quatorze ans (nous l'avons dit, p. 135), il récita,
en 1522, devant Adrien VI et les cardinaux, un discours latin
pour réclamer la restitution de Modène et de Reggio (1).
Grand admirateur de l'Arioste, il écrivit lui-même des poésies
latines et italiennes. L'université de Ferrare, où il attira les
plus célèbres professeurs, lui dut le retour de son ancienne
prospérité. Il avait donc des motifs tout personnels pour aimer
la société des lettrés, povu' grouper autour de lui les esprits
d'élite. A son nom se trouvent associés ceux de Celio Galca-
gnini, de Lodovico Cato, d'Alberto Lollio, de Bartolommeo
Ferrino, de Girolamo Falletti, de Bartolommeo Ricci, de Gas-
pare Sardi, d'Alessandro Guarini, de Lilio Gregorio Giraldi,
de Cintio Giraldi, de Giambattista Canani, de Silvio Antoniano,
d'Antonio Musa Brasavola, de Gian Maria Verrati, d'Agostino
Beccari. Quelques indications sur chacun de ces personnages
ne seront pas, ce nous semble, superflues.
Un des plus célèbres d'entre eux fut Celio Calcagnini (1479-
1541). Nous parlerons de lui, ainsi que de Lodovico Cato, d'Al-
berto Lollio et d'Alessandro Guarini , à l'occasion de leurs
médailles , et c'est dans le chapitre réservé h Girolamo da
Carpi qu'il sera question de Cintio Giraldi, de Lilio Gregorio
Giraldi et de Canani.
Bartolommeo Ferrino, né en 1508, mort en 1545, était un
(1) Adrien VI ne se montra pas disposé à rendre Modène et Reggio, mais il
accueillit avec bonne grâce le jeune prince, que tous les cardinaux embrassèrent
et condjlèrent de caresses. On voit (ju'Mercule fut initié de bonne heure par son
père aux affaires de l'Etat, ce qui lui donna luie matuiité précoce. J.-lî. Girali.li
l'accompagna dans son voyage à Rome de 1522.
H)0 L'ART FETIRARAIS.
des élèves de Celio Calcagninl. 11 fut admis aux fonctions de
secrétaire d'État. Alphonse I" et Hercule II lui confièrent plu-
sieurs ambassades, au succès desquelles contribuèrent son
éloquence et sa mine avenante. Il composa des poésies en
latin et en italien, et entreprit d'écrire une Vie des Apôtres,
qu'il laissa inachevée. On cite aussi de lui un discours où il fit
l'éloge de la vertu. Il possédait une riche bibliothèque.
Girolamo Falletti fut surtout renommé pour ses discours.
Après la mort d'Alphonse I", il en composa un, nous l'avons
déjà dit, en l'honneur de ce prince. Ce fut lui qui harangua le
pape Paul III lors de son entrée à Ferrare (1543). Il fut chargé
aussi d'aller à Rome féliciter Jules III de son avènement (1 550),
avant l'arrivée d'Hercule II dans cette ville, et quand Fran-
cesco Venier fut élevé à la dignité de doge (1554), les com-
pliments d'Hercule II lui furent transmis par Falletti, qui
remplit pendant un certain temps auprès de la Sérénissime
République les fonctions d'ambassadeur. Sous Hercule II et sous
Alphonse II, Falletti s'acquitta de plusieurs missions diploma-
tiques. Il était originaire de Trino et avait été élevé à Savone;
vers 1520 il se fixa à Ferrare, où il épousa une noble Ferraraise,
Paola Calcagnini, et mourut le 3 octobre 1564. Hercule II
l'avait nommé comte de Trignano.
Comme Falletti , Rartolommeo Ricci passa auprès de ses
contemporains pour un orateur remarquable. Un de ses dis-
cours, prononcé en latin, fit acquitter un Juif, Isaac Abarba-
nello, accusé d'avoir conspiré contre la vie du duc. Issu d'une
famille honorable que les guerres civiles avaient réduite h la
pauvreté, il naquit à Lugo en 1490, étudia l'éloquence à
Bologne, fit à Venise l'éducation des deux fils du sénateur
Giovanni Gornaro, et fut professeur à Lugo, puis à Ravenne.
En 1539, il vint à Ferrare afin d'enseigner les belles-lettres à
Alphonse et à Louis, fils d'Hercule II (1), et c est à Ferrare
qu'il mourut, le 27 janvier 1569(2). La violence de ses polé-
(1) La duchesse Renée le consulta sur les livres à mettre entre les mains de
ses filles.
(2) Il fut enseveli à Santa Maria délia Rosa.
LIVRE PREMIER. 191
miques lui suscita beaucoup d'ennemis. Il composa une viru-
lente diatribe contre un historiographe de la maison d'Esté,
Gaspare Sardi, qu'il voulait supplanter ou tout au moins discré-
diter, le traita d'ignorant et de sot, lui adressa ensuite une épître
dans laquelle il lui pardonnait de l'avoir forcé à le maltraiter,
et n'en continua pas moins ses attaques. Il se brouilla avec
Gregorio Giraldi, auquel le liait une amitié qui durait depuis
onze ans. Un autre savant tenta de l'empoisonner, mais il fut
sauvé par Musa Brasavola. On a de lui divers écrits, notam-
nent : Apparatus latinœ locutionis (Venise, 1533), De imitatione
(Venise, 1545), Lettere ad Herculeni Atestium Ferrariœ jirincipem
et ad reliauos Atestios principes (Venise, 155 4), Epistolœ fami-
/m;-e.ç (Bologne, 1560, et Ferrare, 1562), et la Balia, comédie
en prose.
Gaspare Sardi, né peut-être en 1480, mourut après 1559.
Il eut pour maîtres Battista Guarini, Lodovico Carbone et
Luca Ripa, fut jurisconsulte, philosophe, orateur, poète,
théologien, cosmographe et historien. Sur l'ordre d'Hercule II,
il entreprit d'écrire l'histoire de la maison d'Esté, travail à
l'occasion duquel Alessandro Guarini, secrétaire du duc, obtint
qu'il serait exempté de toute taxe et de toute gabelle. Cette
histoire (1) va jusqu'en 1505 dans l'édition due à Francesco
Rossi (1556). Elle a été réimprimée à Ferrare, avec deux nou-
veaux livres, dus aussi à Sardi, qui la conduisit jusqu'en 1515,
et a^ec quatre autres livres, écrits par Agostino Faustini, qui
la prolongent jusqu'en 1598, Elle n'est ni très exacte ni
complète ; le style en est sec et sans élégance. Sardi laissa
également des lettres latines, qui furent imprimées à Flo-
rence en 1549, et un petit traité intitulé : De triplici philo-
sopliia, et dédié à Olympia Morata. Son savoir lui gagna
l'amitié de Celio Calcagnini, d' Alessandro Guarini, de Paolo
Giovio, de Girolamo Falletti , de Gregorio Giraldi et d'Al-
berto Lollio.
Silvio Antoniano était un poète improvisateur qui excellait
(1) Libro délie sturie ferrurcsi.
192 L'ART FERRARAIS.
à jouer de la lyre. Il n'avait que quinze ans (15S5) lorsque
Hercule II le connut à Rome et Tamena à Ferrare, où il fut
logé dans le palais des Diamants. Il devint docteur en droit,
étudia la philosophie et fut nommé professeur d'éloquence à
l'Université. En 1559, il regagna Rome sous le pontificat de
Pie IV.
Antonio Musa Brasavola (1 500-1 555), fils de Francesco
Brasavola, qui était médecin et philosophe, et de Margherita
Maggi, reçut de ses parents le nom de Musa en souvenir du
médecin d'Auguste, ainsi nommé. Esprit ouvert à toutes les
connaissances humaines, il étudia avec ardeur la musique, le
droit civil, le droit canon, les littératures latine et grecque, et la
médecine. Celio Galcagnini, Leoniceno et Manardo furent ses
principaux maîtres. Pendant huit ans, il enseigna lui-même la
dialectique et la philosophie naturelle, mais c'est à la méde-
cine qu'il se voua particulièrement, et il fit sur les aphorismes
d'Hippocrate et de Galien des leçons qui furent imprimées h
Bâle en 15-41. Sa renommée attira beaucoup de jeunes étran-
gers à Ferrare. Les médecins les plus accrédités le consultaient
ou le prenaient pour juge entre eux. Charles-Quint, les Far-
nese , les Gonzague eurent recours à ses lumières et à son
dévouement. Il vécut dans la familiarité d'Alphonse I". En
1528, il accompagna en France Hercule, fils d'Alphonse F"",
quand Hercule alla épouser Renée, fille de Louis XII, et il
conquit, nous l'avons vu (]), la faveur de François I'', qui lui
permit d'ajouter trois lis d'or aux armes de sa famille et qui le
créa chevalier. De retour dans sa ville natale, il épousa la fille
d'un gentilhomme ferrarais : il eut six fils et huit filles, dont
l'une épousa Giambatista Pigna. Après la mort d'Alphonse I",
Hercule II le confirma dans la charge de premier médecin de
la cour et le nomma président de l'Université. Celio Calca-
gnini, avant de mourir, le chargea de publier les œuvres qu'il
laissait et de les offrir au duc, désir qui fut réalisé. Lorsqu'à
son tour Brasavola cessa de vivre, à l'âge de cinquante-cinq
(1) Pnjjc 137.
LIVRE PREMIER. 193
ans, Hercule II assista à ses funérailles, qu'il fit célébrer en
grande pompe dans l'église de Saint- André. La botanique,
trop négligée jusqu'alors, fut une des occupations favorites de
Brasavola. Il avait rassemblé, dans son modeste jardin, une
foule de simples dont il prenait grand soin, et un de ses plus
vifs plaisirs était de parcourir les montagnes, de se promener
dans les champs ou au bord de la mer, pour chercher des
plantes inconnues. Les souverains de Ferrare connaissaient et
flattaient son innocente passion. « Si je guéris, lui dit le duc
Alphonse I", qu'il soigna dans sa dernière maladie, je te pro-
mets d'établir pour toi un jardin botanique et d'y réunir toutes
les plantes nécessaires à tes études. « Sur les instances de Bra-
savola, Hercule II en fit venir un grand nombre de l'Orient
par l'intermédiaire de Henri II, roi de France. Quand Hercule
se rendit à Rome en 1535, il emmena le savant docteur, qui
s'entendit avec un imprimeur romain pour publier son ou-
vrage intitulé : Examen simplicium medi'cameiitorian quorum in
of/icùiis usus est.
Avec Gianynaria Ferrafz (149 0-15 63) , c'est en présence d'un
Carme très versé dans la philosophie, la théologie et l'érudi-
tion sacrée que l'on se trouve. Il n'avait que quatorze ans
lorsqu'il se fit religieux. Le grec, l'hébreu, le chaldéen lui
étaient familiers. Dans les églises de Ferrare et de Bologne, il
mit à expliquer l'Écriture une érudition pleine de clarté et en
démontra le vrai sens, dont les interprétations de Luther
s'étaient écartées. Il composa et fit imprimer des Commentaires
sur les Évangiles et des écrits en latin sur la grâce, le libre
arbitre, la justification, l'autorité de l'Église, les conciles
généraux et le purgatoire, sujets choisis pour défendre des
points de doctrine attaqués par la Réforme. Pendant quarante-
six ans, il ne se lassa pas de prêcher dans les différentes villes
de l'Italie. Il employa l'argent que lui procura ce labeur à
enrichir la bibliothèque de son couvent de Saint-Paul, à Fer-
rare, et il la fit décorer de peintures. Un die ses ouvrages
[Super omnibus prœceptis et documentis divi Catonis) fut dédié
au cardinal Louis d'Esté, fils d'Hercule IL
I- 13
194 L'ART FERRAllAIS.
Plusieurs des lettrés appartenant à l'entourajje d'Hercule II
composèrent des pièces de théâtre qui obtinrent un grand suc-
cès. h'Eglé de Giovarthattista Cintio Gù^aldi, ébauche de poésie
pastorale, fut représentée en février et en mars 15 45, devant
le duc et le cardinal Hippolyte II, sur une scène construite et
peinte par Girolarno da Carpi. Antonio da Cornetto avait inter-
calé de la musique dans cette pièce, où Facteur Sebastiano
Clarignano de Montefalco se fit beaucoup applaudir. Quelques
années plus tard, le Ferrarais Agosthio Beccari (né en 1510,
mort en 1590) composa le Saa^ifice, qui fut joué en 1554.
La musique jointe à cette comédie pastorale, la première qui
ait paru en Italie, était due à Alfonso dalla Viola.
On voit que la musique était toujours en honneur à la cour
de Ferrare. Outre Antonio da Cornetto et Alfonso dalla Viola,
Hercule II eut à son service Bernia, joueur de cithare, et
Bernardo da Milano , joueur de luth, qui se firent entendre
notamment en 15-43 et en 1551 dans le Castello. Cipriano de
Bore fut peut-être maître de chapelle du duc qui, en 1556,
conféra un bénéfice à cet " homo molio virtuoso et da hene, et
da molt' anni siio servitore '^ . Aux chanteurs italiens, Hercule
préférait les chanteurs flamands, à cause de la solidité de leur
voix, à cause aussi de leurs connaissances musicales plus éten-
dues. Il demanda, cependant, au duc de Savoie de lui envoyer
un contralto castrat, ainsi qu une bonne voix de contrebasse
fort appréciée à Verceil. A côté des Flamands, il se trouva
souvent des Espagnols parmi les musiciens attirés à Ferrare.
Les tapisseries, ainsi que les cuirs gaufrés et peints, rehaus-
sèrent singulièrement Téclat des fêtes. Hercule II donna, en
effet, une nouvelle et puissante impulsion à la fabrication de
la tapisserie, délaissée sous le règne précédent, et c'est à lui
également que revient l'honneur d'avoir installé d'une façon
définitive à Ferrare les artisans qui s'entendaient si bien à
faire de brillantes tentures en cuir.
L'art du médailleur fut également encouragé, comme en
font foi les médailles d'Hercule II par Pastorino, par Benve-
nnto Cellini , par Buspagiari et par d'autres artistes restés
LIVRE PREMIER. 195
inconnus. Le duc ne s'intéressait pas moins à la collection de
médailles et de monnaies antiques qu'il tenait de ses ancêtres.
Vers 15i.0,Celio Calcagnini dressa, sur son ordre, le catalogue
des monnaies d'or : il en mentionna environ neuf cents, ce
qui permet de supposer que les pièces en argent et en bronze
étaient bien plus nombreuses encore.
Les peintres ferrarais auxquels Hercule II fit le plus de
commandes furent les Dossi et leurs élèves, Garofalo, Giro-
latno (la Carpi et Camillo Filippi. Mais il s'adressait volontiers
aussi aux peintres étrangers. S'il se contenta de demander à
Titien \ achèveinent d'un portrait d'Alphonse I" (l), il recou-
rut à Jules Romain^ venu à Ferrare en 1535, pour la réparation
des dégâts causes dans le Gastello par l'incendie de 1532, et
pour des décorations à exécuter dans la villa du Belvédère.
Jules Romain ne fit alors, à proprement parler, ni acte d'ar-
chitecte, ni acte de peintre : il se borna h donner des indi-
cations, à fournir des dessins, à surveiller les travaux, le duc
de Mantoue n'ayant sans doute pas voulu se priver longtemps
de lui. C'est ce qui ressort d'une lettre écrite par Hercule II
à Frédéric II Gonzague le 16 avril 1537 : « .,..1 ai besoin de
Jules Romain pour ceitaines chambres que je désire voir
promptement achevées afin que j'en puisse jouir cet été... Il
sera occupé à cela tout le mois et sera ensuite entièrement aux
ordres de Votre Excellence (:2). » A plusieurs reprises, le duc
de Ferrare commanda aussi à Jules Romain des cartons qui
servirent à tisser de magnifiques tapisseries, comme on le
verra plus loin. Giovanni Antonio Licinio da Pordenone lut éga-
lement chargé par Hercule II de faire des cartons de tapisse-
ries : il les commença à Venise, et fut instamment sollicité de
se transportera Ferrare. Par une lettre du 10 septembre 1538,
le duc confia à son ambassadeur, Jacomo Tebaldi, le soin de
(1) Voyez p. 169-170. — Durant le rèjjnc trilercule II, Titien vint doux fois à
Ferrare, mais sans y être invité par le duc : la première fois en 15-i.î, au nio-
uient des fêtes qui accouipajjnèrent l'entrée de Paul III, foinnie nous i'^ivons
dit; la seconde fois en 1545, lorsqu'il se rendit à Rome.
(2) Ad. Ve.muui, Zivei Briefc von Giulio Boinano dans la Zeilsc/irift fur bil-
dendc Kunst, livraison du 19 janvier 1888.
i96 L'AllT r EUR A HAIS.
décider le peintre à se rendre sur-le-champ auprès de lui,
parce qu'il devait bientôt s'absenter. Tebaldi s'imagina avoir
pleinement réussi dans sa mission, et, le 19 septembre, il
annonça à son maître le départ immédiat de Pordenone. « J'ai
été le trouver, dit-il, et je ne l'ai quitté qu'après qu'il m'eut
promis d'accéder aux désirs de Votre Excellence. Pour plus de
rapidité, il s'embarquera ce soir à Padoue, et demain il mon-
tera à cheval afin de gagner votre capitale favente Deo. Que
Votre Excellence consente à ne pas le retenir longtemps, car il
a beaucoup à faire ici, surtout pendant ce mois ; ensuite il se
mettra avec empressement à vos ordres. C'est un homme de
bien, il travaille sans relâche et ne perd pas une minute. Je le
recommande à Votre Excellence. )? Tebaldi avait ajouté foi
trop naïvement aux promesses de Pordenone, qui, dès le
20 septembre, lui annonça que certains travaux, dont il avait
espéré pouvoir différer l'exécution, le retiendraient plusieurs
jours encore. Les jours se convertirent en semaines, malgré
de nouvelles instances. C'est la date du 12 décembre que
porte le dernier billet par lequel Hercule II réclama la pré-
sence du peintre. Pordenone arriva sans doute peu après à
Ferrare, où, accueilli avec honneur par le duc, il fut installé et
défrayé de tout à l'auberge de l'Ange. La mort ne lui laissa
pas le temps de satisfaire son nouveau protecteur. Pris tout à
coup d'une violente douleur de poitrine, il succomba promp-
tement, le 12 ou le 13 janvier 1539, à l'âge de cinquante-six
ans. Vasari, qui visita Ferrare un an plus tard, et Marc Antonio
Amalteo, poète né dans le Frioul, qui écrivit vers la même
époque une élégie latine sur la fin de son compatriote, crurent
qu'il avait été empoisonné. Fut-il, comme le prétend Amalteo,
la victime d'un artiste jaloux de la faveur dont il jouissait à la
cour? Cela est invraisemblable. Il demeurait depuis trop peu
de temps â Ferrare pour avoir excité la jalousie de personne.
Les peintres ferrarais n'étaient-ils pas, d'ailleurs, habitués à
voir les princes d'Esté se servir d artistes étrangers ? Tout au
plus pourrait-on supposer une vengeance à la suite d'une de
ces querelles dans lesquelles Pordenone s'engageait si facile-
LITRE PREMIER. 197
ment. Ce qui est certain, c'est qu'au seizième siècle on attri-
buait volontiers au poison les morts subites ou presque
subites, dans l'impuissance où l'on était d'en expliquer les
causes véritables. Hercule II, vivement affecté de la perte de
Pordenone , honora de pompeuses funérailles les restes de
l'éminent artiste. Les registres de la Chambre nous appren-
nent qu'il lui avait donné sept brasses de drap pour se faire
faire un pourpoint et un manteau. D'après ces instructions,
Tebaldi remit cinquante écus d'or à la veuve du peintre, qui
avait quatre enfants, trois filles et un garçon, et qui était
enceinte (1).
Avec Benvemito Cellini et avec Jacopo Sansovmo, Hercule II
eut aussi des rapports qui méritent d'être mentionnés. C'est
en traitant des médailles et de la tapisserie que nous nous
occuperons de Cellini. Quanta Sansovino, nous allons résumer
ce que le marquis Gampori a puisé dans la correspondance
échangée entre le duc, Girolamo Feruffino, son résident à
Venise, et Jacopo Sansovino (2).
Après avoir agrandi Modène, après l'avoir pourvue de for-
tifications qui en assurassent désormais la sécurité, Hercule II
résolut de placer une statue colossale du héros dont il portait
le nom au-dessus de la nouvelle porte, appelée porta Eixulea,
qui avait été ornée de marbres par Amhrogio Foscardi de
Modène, dit Tagliapi'etra, etpar Gzb. Pietro Pellizzoni. En 1549,
il chargea Begarelli, artiste fort habile à façonner l'argile, mais
non habitué au maniement du ciseau, de faire un modèle en
terre cuite pour cette statue. Begarelli en prépara un grand et
cinq petits. Aucun des modèles ne satisfit-il le duc ? On ne sait.
Peut-être Hercule II craignit-il de ne pas trouver un sculpteur
de mérite qui voulût travailler d'après un modèle dû à une
main étrangère. Toujours est-il que dans la première moitié
de l'année 1550 l'entreprise fut confiée au Florentin Jacopo
(1) G. Gampori, // Pordenone in Fervara, ilans les Atti e memorie délie depu-
tazioni di storia palj-ia per le provincie modenesi e partnensi, vol. III, iSOO.
(2) Una statua di Jacopo Sansovino., iiotizie raccolte da Giuseppc Campori,
dans les Atti e memorie délie deputazioni di storia patria per le provincie
modenesi e panneiisi, t. VI. Nous renverrons au tirage à part. Modcna, 1873.
198 I/AIÏT l'Elî II AHAIS.
Tatti, siirnoniiiio le Sansovino parce que son premier maître
fut Andréa Gontucci di Monte San Savino. Jacopo Sansovino
demeurait alors à Venise. Il était personnellement connu du
duc, car en revenant de Florence il s'était arrêté à Ferrare, et
le duc avait cherché à le retenir par des propositions avan-
tageuses. Ce lut Feruffino, ambassadeur du prince auprès de
la Sérénissime République, qui conduisit les négociations rela-
tives à la statue. Au lieu d'agir au nom d'Hercule II, il se
présenta d'abord comme le mandataire d'Ercole Contrarii,
gentilhomme ferrarais, pensant que le sculpteur se montre-
rait moins exigeant pour le prix ; puis, lorsque ce prix eut été
fixé à cent vingt ducats et que lartiste en eut reçu cinquante
à titre d'arrhes, il déclara que le souverain de Ferrare ayant
eu connaissance de la commande faite à Sansovino et ayant
jugé qu'une statue d'Hercule était l'ornement qui convien-
drait le mieux à la nouvelle porte de Modène, Contrarii, dans
le désir de lui complaire, lui avait cédé ses droits. Sansovino
feignit de croire à ce récit, mais annonça que le délai de huit
mois stipulé pour l'achèvement de la statue ne lui suffisait
pas. Tant qu'il avait cru n'avoir affaire qu'à un simple particu-
lier, il avait compté, disait-il, faire exécuter l'Hercule sous sa
direction par un de ses élèves ; mais puisque cet ouvrage était
destiné à un prince, force était qu'il y travaillât lui-même et
qu'il y mît tous ses soins. Or, il était surchargé d'occupations
et comme sculpteur et comme architecte. Aussi les mois suc-
cédèrent-ils aux mois sans que rien fût commencé. Feruffino
n'osait pas trop le tourmenter, car il le savait susceptible et
fantasque, et il craignait que Sansovino, qui était dans l'ai-
sance, ne lui rendit les arrhes et ne rompît le marché. Pour
justifier ses retards, Sansovino allégua qu'il n'avait pu se pro-
curer le marbre nécessaire : le bloc expédié de Capo d'Istria
avait été englouti par les flots avec la barque qui le portait ;
dans un autre bloc, fourni par les procurateurs, une veine
fâcheuse et une fente avaient été découvertes ; un troisième
bloc avait été commandé, mais il fallait attendre que les
grandes et fortes barques de la Scuola délia Misericordia pussent
LIVRE PREMIER. 199
l'aller chercher et le rapporter en même temps que les marbres
destines à la construction de la Scuola. Informé par Feruffino
que le duc commençait à s'irriter, le sculpteur écrivit à l'agent
ferrarais le 12 septembre afin de se disculper, et sollicita son
intervention auprès de Yittore Grimani pour la livraison du
marbre dont il avait besoin. Ce marbre ayant été mis à la dis-
position de l'artiste, différer n'était plus possible. Il se mit
donc à l'œuvre, et le 2 novembre il invita l'ambassadeur à
venir voir le modèle presque terminé. Feruffino le trouva
« très bien fait » , et, d'après les paroles qui lui avaient été
dites, il assura à son maître que la statue en marbre serait ter-
minée dans lespace de cinq mois. Toutefois Tannée 1551 se
passa tout entière, et l'Hercule n'était pas achevé; Sansovino
y travaillait cependant avec trois aides, pour lesquels Feruf-
fino sollicita du duc et obtint vingt-cinq ducats au mois d'août.
Une indisposition justifia en partie ce retard. Hercule II n'en
était pas moins très courroucé. Ayant entendu vanter le talent
d'Alessandro Yittoria qui, après avoir été l'élève favori de
Sansovino, avait brutalement rompu avec son maître et s'était
retiré à Vicence où le comte Marc Antonio di Tiene lui donnait
l'hospitalité, il conçut la pensée de s'adresser au jeune sculp-
teur et lui commanda le modèle d'une statue semblable à celle
qu'il se lassait d attendre. Avec une présomption égale à son
ingratitude, Yittoria se chargea de l'entreprise et ne craignit
pas d'affirmer sa supériorité sur Sansovino et de décrier
l'homme dont les enseignements lui avaient été si profitables.
Il se rendit même à Ferrare, fut présenté par Lodovico di
Tiene au duc, dont il promit de faire le portrait en marbre ou
en bronze (1), et osa accepter la triste mission d'examiner la
statue commencée par son vieux maître pour rendre compte
au prince de l'état où elle se trouvait et donner son avis sur elle.
De retour à Venise, il parvint à voir cette statue et rapporta à
Feruffino que les jambes étaient trop courtes et trop grêles.
Feruffino prétendit avoir déjà remarqué ces défauts. Toutefois
(1) On ne sait si ce portrait fut exécuté.
200 L'AIIT FER HA 11 AI S.
il voulut se livrer à uu nouvel examen en se transportant chez
Sansovino avec Vittoria et un peintre de Vicence ; mais Sanso-
vino, justement indigné, leur refusa l'accès de son atelier.
Les choses en étaient là quand, au bout de quelques mois, les
deux sculpteurs se réconcilièrent. Aussitôt Vittoria cessa
d'apercevoir les erreurs de proportions qu'il avait signalées
dans la statue d'Hercule. Feruffino, revenu à son premier
jugement, la trouva satisfaisante et en pressa l'exécution par
tous les arguments possibles (1). Elle fut achevée dans les der-
niers jours de juin 1553; mais pour obtenir de la Seigneurie
que le transport fût exempté des droits de gabelle, il fallut
attendre jusqu'aux premiers jours d'août.
Ce n'est pas à Modène, au-dessus de la Porta Erculea, que
fut érigé V Hercule de Sansovino. Entre 1550 et 1553, le duc
avait changé d'idée. Il voulut que la statue ornât la nouvelle
place publique de Brescello (2), bourgade récemment trans-
formée en grande ville, avec le concours de l'ingénieur Terzo
Terzi, qui l'avait pourvue de puissants remparts et y avait
construit une forteresse. En 170 4, quand les Français déman-
telèrent Brescello, la statue fut renversée de son piédestal.
Elle y fut rétablie en 1726, avec une inscription composée par
Muratori. Quoique un peu détériorée, surtout au visage, elle
fait toujours honneur à la main qui l'a sculptée (3). Hercule,
entièrement nu, appuie son bras droit sur sa massue tournée
vers le sol. Sa tête porte une couronne, et la dépouille du
Lion de Némée couvre son épaule gauche ainsi que la moitié
de sa poitrine. Ce n'est pas une des meilleures œuvres de
Sansovino, mais il ne faut pas oublier qu'elle avait été faite
pour être placée beaucoup plus haut et vue de beaucoup plus
(1) Tout en y travaillant, Sansovino se montra disposé à rechercher et à ache-
ter des statues ou des bustes antiques pour le duc de Ferrare, comme on le voit
par la correspondance de Feruffino. Presque en nièine temps, un sculpteur ferra-
rais, Lodovico Raitzt, qui demeurait alors à Venise, écrivit le 25 juillet 1553 à
Hercule II une lettre dans laquelle il lui proposa d'acquérir pour lui certains
bustes antiques.
(2 Brescello est située sur le territoire de Reggio, à la droite du Pô.
(3) « Fece una bellissima statua d'un Ercole al duca di Ferrara... Ilducu elle
un Ercole informa di gigante. » (Vasari, t. VII, p. 506, 508. ^
LIVRE PREMIER. 201
loin : à distance, les rudesses de rexécution eussent passé
inaperçues. Peu à peu le souvenir de son origine s'effaça :
l'abbé Talenti l'attribua à un sculpteur grec ; Muratori vit en
elle un monument de l'ancienne ville de Brescello, et Tira-
bosclii, dans son Dizionario topograjlco degli Staii Estensi^ la
proclama antique. C'est le marquis Campori qui l'a restituée
à son véritable auteur.
Hercule II mourut le 3 octobre 1559. Il fut enseveli dans
l'église du Corpus Domini. Giambatista Pigna prononça son
oraison funèbre dans la catliédrale, et une autre oraison
funèbre fut composée par Silvio Antoniano. Hercule laissa
cinq enfants légitimes : Alphonse, qui lui succéda; Louis,
qui devint à quinze ans évêque de Ferrare (1553), fut promu
au cardinalat en 1561 et mourut en 1586; Anna, Lucrezia et
Eleonora(l). Il eut aussi une fille naturelle, également nom-
mée Lucrezia, qui se fit religieuse.
De même qu'on ne peut guère nommer Alphonse I" sans
nommer son frère le cardinal Hippolyte P', de même on ne
saurait, en parlant d'Hercule II, oublier son frère Hippolyte II ,
qui fut un avisé politique, qui aima aussi et protégea les lettres
et les arts. Fils d'Alphonse P' et de Lucrèce Borgia, il naquit le
25 août 1509. Il n'avait que dix ans (1519) lorsque son oncle
Hippolyte I" se désista en sa faveur de l'archevêché de Milan,
dont toutefois les revenus ne devaient appartenir au nouveau
titulaire qu'à la mort de l'ancien. C'est alors qu'il reçut les
ordres mineurs. La France le posséda souvent et longtemps (2).
En 1536, il s'y rendit avec une suite de cent trente personnes,
et François I" lui donna l'archevêché de Lyon. Étant encore
en France, il fut, à la sollicitation du Roi, nommé cardi-
nal (1539). Cet événement causa une grande joie à Ferrare, et
(1) « Pendant que l'on concluait en France le mariage du duc d'Auinale Fran-
çois de Lorraine, duc de Guise, avec Anna d'Esté, Girolamo ila Caipi envoya au
Priinatice les portraits de tous les enfants du duc Hercule II d'Esté, et le Prima-
tice les donna à la reine Catherine de Médicis. « (V^entubi, dans V Atcliivio stoi-ico
(leir arte, août-septeudire 1889, p. 377.)
(2^1 Ad. Venturi, Ippolito II in Francis; dans la Rivi'-tn Europca, vol. XXIV,
fasc. I, 1881.
202 L'AT.T FEU HA lî AI S.
Celio Calcagnini alla, de la part trilerculc II, remercier le
Pape, en présence duquel il prononça un discours qui a été
imprimé avec ses autres ouvrages. Hippolyte partit le (3 août
pour Ferrare et se dirigea vers Rome le 18 octobre. A l'occa-
sion des fêtes qui eurent lieu à la cour de France pour célébrer
à la fois la trêve de Nice, la venue de l'Empereur en France
et les noces du duc de Clèves, Hippolyte II fut invité à venir
de nouveau en France, et, le soir du 17 mars 15-41, il donna
au Roi un bassin et un bocal exécutés par Benvenuto Cel-
lini (I). En 15 46, on le retrouve encore à la cour de France,
où François I" lui accorda la liberté de son frère Francesco,
fait prisonnier en combattant contre les Français dans les
rangs des Impériaux. Six ans plus tard, quand la ville de
Sienne se fut mise sous la protection de la France, Henri II le
prit pour lieutenant. Hippolyte entra à Sienne en grande
pompe. Il ne garda ses fonctions de gouverneur que jusqu'en
155 4 : pressé par les troupes de l'Empereur et par celles de
Gôme de Médicis, il remit alors ses pouvoirs au général fran-
çais. La faveur de Henri II ne l'abandonna pas, et il reçut le
titre de Protecteur de la couronne de France à Rome. A la
mort de Jules III et à celle de Marcel H, il espéra, grâce à
l'appui du Roi, obtenir la dignité de Souverain Pontife; mais
l'influence de l'Empereur assura l'élection de Marcel II et de
Paul IV. Sous ce dernier pape, il fut légat du Saint-Siège en
France pendant la minorité de Charles IX, et il assista au col-
loque de Poissy, en 1561. Il avait lui-même la cour d'un prince
séculier. C'est à Rome qu'il mourut (le 2 décembre 1572). Il
fut enseveli à Tivoli, dans le voisinage de la villa qu'il y avait
fait construire en 1549 d'après les dessins àePietro Ligorio, et
que l'on admire toujours pour ses énormes cyprès comme pour
la vue magnifique qu'on y a sur la campagne romaine. Le Fer-
rarais Ercole Cato prononça l'oraison funèbre du cardinal, et
Moreio, un des familiers de celui-ci, en composa une seconde.
Hippolyte H aimait beaucoup la musique : on cite parmi les
(1) Ad. Ventuki, Benvenuto Cellini in Francia, clans ïArchivio storico deli
arte, août-septeinbre 1889, p. 376.
LIVRE PREMIER. 203
artistes qui se firent entendre dans sa villa de Tivoli Lorenzino
dalliuto. Il avait eu une fille naturelle, qui épousa, en 1553,
Louis Pic de la Mirandole et qui mourut en 1555. A Ferrare,
il eut à son service, en 15(32, Bernardo Tasso{l), le père de
Torquato.
XI
ALPHONSE II (I559-I597) (2).
Dès sa jeunesse, Alphonse annonça un caractère énergique.
Il n'avait que dix-neuf ans lorsque, désireux de se former à
l'art militaire et d'acquérir l'expérience nécessaire à un prince,
il abandonna tout à coup Ferrare. N'ayant pas réussi à obtenir
de son père l'autorisation de se rendre en France, où l'atti-
raient ses aspirations, il feignit de partir pour la chasse avec
un certain nombre de gentilshommes et de familiers; mais,
au lieu de gagner la Polésine de Rovigo, il se dirigea vers la
patrie de sa mère et ne laissa pas aux émissaires d'Hercule II,
envoyés à sa poursuite, le temps de le rejoindre. Henri II le
mit à la tête de cent soldats, lui conféra le titre de capitaine,
lui accorda une forte pension, et ajouta à ces faveurs l'ordre
de Saint-Michel. Ce premier séjour d'Alphonse en France dura
du 28 mai 1552 au 26 septembre 1554. Le jeune prince en
avait conservé un si agréable souvenir qu'il retourna plusieurs
fois à Paris avant son avènement, avec la permission de son
père. On y constate de nouveau sa présence depuis le
17 mars 1556 jusqu'au mois de février 1557. Ayant voulu
monter dans un tournoi un cheval que personne n'était par-
venu à maîtriser, il fut renversé à terre, foulé aux pieds par le
(1) Bernardo Tasso avait été précédcimnciit au service de la durhessc Renée.
Quand il se sépara du cardinal Hippolyte II, il devint secrétaire du duc de Man-
toue.
(2) Il a été déjà question d'Alphonse II, p. l/'J et 180.
204 L'AKT FEllllARAIS.
fougueux animal, et ne donna signe de vie qu'au bout de plu-
sieurs heures. Son troisième voyage en France eut lieu en
1558 (1). Il s'agissait non seulement de perfectionner son édu-
cation militaire, mais de presser le remboursement de sommes
importantes, prêtées au Roi par le duc de Ferrare, et de justi-
fier la conduite politique de celui-ci à l'égard de la ligue que
le Pape et le Roi avaient formée contre les Espagnols. Ce fut
Alphonse qui, dans un grand tournoi, soutint Henri II mortel-
lement blessé par l'éclat d'une lance. Il était encore en France
au moment de la mort d'Hercule II. Le Roi lui assura une
pension annuelle de vingt mille écus.
Alphonse II avait vingt-six ans lorsqu'il prit en main le
gouvernement (1559). Deux mesures de clémence signalèrent
le commencement de son règne. Il rendit la liberté à Giulio,
frère naturel d'Alphonse I", qui, enfermé en 1505 dans les
cachots du Castello, n'avait pas encore trouvé grâce devant les
souverains de Ferrare. En outre, il rouvrit les portes de sa
capitale à son oncle François (2), exilé pour avoir maltraité
le podestat, qui avait condamné à la peine de la corde le
neveu de son chapelain, coupable d'un délit sans impor-
tance.
Aucun des princes de la maison d'Esté ne poussa plus loin
qu'Alphonse II le goût de la pompe et du luxe (3). Un voyage
à Venise en 1552 lui fournit l'occasion de déployer un faste
sans exemple (4). En 1566, quand il alla au secours de la
Hongrie menacée par les Turcs, il n'emmena pas moins de
trois cents gentilshommes à cheval, trois cents pages, six cent
vingt-cinq arquebusiers, sans compter les troupes à cheval et
à pied, ce qui composait une suite de quatre mille personnes.
La finesse de ses armes et le harnachement puerrier de son
(1) Pigna acconipajjna Alphonse dans ce voyage.
(2) Il avait mis son cpée au service de Charles-Quint. A la mort d'Hercule II,
il se trouvait en Espagne.
(3 II avait soin de n'avoir, autant que possible, à son service, et de n'em-
ployer dans les ambassades que des personnes remarquables par leur beauté.
(4) Voyez les pages consacrées au palais des princes d'Esté à Venise ^livre II,
chapitre m).
LIVKE PllEMIEK. 205
cheval excitèrent l'admiration générale. Ses courtisans riva-
lisèrent avec lui de magnificence dans leurs costumes de soie,
de velours, de brocart, que rehaussaient des broderies d'or et
d'argent. Singulier équipage pour des gens qui songeaient à
affronter des batailles ! Il est vrai que la mort de Soliman per-
mit à ces preux de parade de regagner promptement leurs
foyers sans avoir vu le feu. Mais Alphonse II, en éclipsant
tous les princes réunis autour de l'Empereur, avait satisfait sa
vanité et fait montre de sa puissance (I).
Les trois mariages qu'il contracta furent signalés par des
fêtes dont les historiens du temps nous ont gardé le souvenir.
Il épousa en premières noces, à Florence, Lucrèce de Mé-
dicis, la troisième fille de Côme, âgée de quinze ans (18 juin
1558); mais après être resté quelques jours avec elle, il la
laissa auprès de Côme et se rendit seul à Ferrare, puis à Paris,
et ce fut seulement en 1560 qu'elle fit son entrée dans la capi-
tale de son mari. François, oncle d'Alphonse II, fut chargé de
l'aller chercher. Elle arriva avec son frère François de Médicis
et don Louis de Tolède, son oncle maternel; une suite de cinq
cent cinquante-deux personnes l'accompagnait, et quatre cent
trente et un chevaux étaient compris dans son cortège. Quatre
arcs de triomphe avaient été disposés dans les rues qu'elle
devait traverser (19 février). Sur ces arcs, décorés de figures
en stuc imitant le bronze, des batailles avaient été peintes.
Parmi les artistes qui y travaillèrent se trouvait Gahrielletto
Bonaccioli (2). Lucrèce de Médicis, qui ne fut guère aimée
d'Alphonse II, soit parce qu'elle était peu avenante, au dire
des historiens (3), soit parce que les bons rapports ne durèrent
pas longtemps entre le duc de Ferrare et les princes qui ré-
gnaient à Florence, mourut le 21 avril 1561.
La seconde femme d'Alphonse II fut Barbe d'Autriche, fille
(1) 3Iême ostentation lors d'un voyage à Rome en 1591, où il voulait négocier
avec Grégoire XIV pour assurer sa succession à César d'Esté : il partit de Ferrare
avec une suite de cinrj ou six cents personnes.
(2) Voyez L.-]}^. CiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 220.
(3) Elle avait cependant, d'aprcs sa médaille, un visage agréable.
206 T/ATiT FEllIlAlîAIS.
de Ferdinand I". Ferdinand mourut pendant le cours des né-
fjociatlons relatives à ce mariage, et le duc de Ferrare, en
allant à Vienne avec trois cent trente-cinq chevaux pour assis-
ter aux funérailles de l'Empereur, vit à Innsbruck sa fiancée,
dont la modestie et la beauté le charmèrent. Il fut convenu
que le cardinal Louis d'Esté, frère d'Alphonse II, épouserait
par procuration la jeune princesse dans la ville de Trente, où
François de Médicis, fils aîné de Gôme, devait en même temps
s'unira Jeanne, la plus jeune des quatre filles de Ferdinand P'.
Mais des difficultés imprévues entravèrent la réalisation immé-
diate des deux mariages, François de Médicis prétendant être
marié le premier, et le cardinal Louis réclamant de son côté
le même privilège. L'empereur Maximilien II coupa court aux
contestations acerbes en décidant que ses deux sœurs seraient
mariées dans les États de leurs maris. Barbe arriva au château
du Belvédère le 2 décembre 1565 et y demeura cinq jours;
puis elle fit pompeusement son entrée à Ferrare, et la béné-
diction nuptiale fut donnée aux nouveaux époux par l'arche-
vêque Bossetti. Les mascarades, les festins (I), les tournois
mirent alors la ville en fête. Sur la place qui se trouve auprès
de la Chiesa Nuova et de l'ancien palais des princes d'Esté eut
lieu, dans un vaste amphithéâtre, une représentation allé-
gorique intitulée le Temple d'Amour. Cent gentilshommes
V prirent part. Les décors peints et les motifs d'architecture
improvisés, les changements à vue, les lumières, les feux de
joie n'intéressèrent pas moins les nombreux et illustres spec-
tateurs venus de toute l'Italie, que les prouesses des che-
valiers, la musique vocale et la pantpmime. Pigna, qui fut
probablement l'organisateur de ce spectacle, en a publié le
compte rendu. La nouvelle de la mort de Pie IV empêcha de
prolonger les réjouissances à Ferrare. Barbe mourut le 18 sep-
tembre 1572 (2).
Eu troisièmes noces, Alphonse II épousa Marguerite Gon-
(1) Les coiiiiuuncs du territoire ferrarais avaient, suivant l'usage, donné au duc
force bœufs, moutons et volailles.
(2] Il sera, plus loin, question d'elle à propos de son tondjeau ^liv. III, eli. i).
LIVFvE P1\EMIE1\. 207
zagiie, fille de Guillaume, duc de Mantoue, et de sa propre
belle-sœur Éléonore d'Autriche (27 février 1579) (1). Margue-
rite u'avait que quinze ans. Lors de son arrivée à Ferrare, les
divertissements somptueux ne manquèrent pas non plus (2).
Les mariages d'Alphonse II ne lurent pas pour ce prince les
seules occasions de faire à sa cour étalage de magnificence et
de prodiguer les fêtes extraordinaires. Quand son frère Louis,
évéque de Ferrare depuis le 12 novembre 1553(3), fut nommé
cardinal (26 février 1561), il y eut table ouverte au château
pendant cinq jours (4). Une soi'te de tournoi, auquel fut donné
le nom de Castel di Gorgoferusa, eut lieu le 2 mars en présence
de Guillaume, duc de Mantoue. Une autre représentation
analogue, Il MoJite di Feronia, dont Tiraboschi fait honneur à
Pigna, fut donnée le 27 du même mois. — La venue à Ferrare
de Charles, archiduc d'Autriche, frère de la duchesse Barbe,
servit aussi de prétexte, en 1569, à des mascarades, à une
grande chasse dans le Parco et à des courses de chars, que
suivit le tournoi intitulé V Isola beata. Dans un large fossé rem-
pli d'eau, le long des murs de la ville, on avait élevé sur un
radeau -un château fort. Ce château, défendu par une magi-
cienne ayant à son service des esprits et des monstres, devait
être assiégé durant la nuit, à la lueur des torches, par une
troupe de chevaliers bardés de fer. Un sinistre accident attrista
la représentation. Plusieurs gentilshommes, en tombant d'une
échelle qui se rompit sous leurs pieds, s'enfoncèrent et périrent
dans la bourl)e, où les retint le poids de leurs armures. L'ar-
chiduc eut beau demander que l'on ne poussât pas plus loin
l'exécution du programme fixé, le duc, affectant l'indifférence
(1) Eléonore avait pour père rcinpcicur Fertlinaml I".
(2) Dans cette circonstance, la fabrique ducale de majoliinies Ht des plats aux
armes de la nouvelle épouse.
i^) Il était né le 25 décembre 1538.
(4} Obéissant aux décisions du Cijncilc de Trente qui imposait la rcsideiu-c
aux évèques, Louis résijjna en 1563 ses fonctions d'évêque de Ferrare entre les
mains d'Alfonso Rossetti, afin de pouvoir se fixer à Rome. Rossetti, qui fut un
des conseillers piivés d'Hercule II et d'Alpbonse II, et que ces princes employè-
rent plusieurs fois comme audmssudcur, mourut en lo77, a quatrc-vinjjts ans. Le
iurisionsulte Glaudi(j Bertazzoli prononça sou oraison funèbre.
208 L'A HT FE un AU Aïs.
nécessaire dans les vraies batailles, voulut que le spectacle
continuât. — Une autre représentation, celle du Mago rilucente
(9 février 1570), coïncida avec la présence à Ferrare de Fran-
çois-Marie délia Rovere, qui venait d'épouser Lucrèce, sœur
d'Alphonse II. — Quatre ans plus tard, le duc, avec une suite
de cinq cents personnes, alla chercher jusque dans le Frioul et
amena dans sa capitale, en passant par Venise, Henri III qui,
abandonnant la couronne de Pologne que lui avaient offerte
les Polonais (1), se rendait en France pour succéder à Charles IX,
mort le 31 mai 1574. A Ferrare se trouvaient en même temps
quelques autres princes. Dans la villa de Montagnone, Al-
phonse II donna un repas à ses hôtes sous une loggia ornée de
statues. Au milieu d'un étang, on disposa un château fort,
comme celui de VIsola beata, qui devait être assiégé, puis
brûlé ; mais le feu y prit avant que les chevaliers eussent com-
mencé leur entreprise et fit plusieurs victimes. — En 1580,
Alphonse II accueillit avec magnificence un hôte d'un tout
autre caractère que celui des personnages qu'il avait coutume
d'héberger. En allant de Rome à Venise, saint Charles Corro-
mée passa trois jours à Ferrare. En son honneur, le duc fit
suspendre les fêtes du carnaval. Après avoir visité les églises
de la ville et vénéré les reliques que l'on y conserve, le cardi-
nal Borromée prêcha devant le peuple et convia les Ferrarais à
une communion générale. La duchesse fut la première à rece-
voir de ses mains l'hostie consacrée. Quand il quitta Feri'are,
Alphonse II mit à sa disposition un bucentaure et un certain
nombre des barques de la cour. — La même année se présenta
devant le duc un voyageur français, Michel de Montaigne, qui
fut également fort bien accueilli. Alphonse II resta la tête dé-
couverte en présence de l'illustre écrivain, et protest:: " qu'il
voioit très volantier les jantilshomes français, étant serviteur
du roi très crestien et très obligé » . Montaigne visita plusieurs
belles églises, jardins et maisons privées, ainsi que l'arsenal.
(1) Alphonse II prétendit alors l'obtenir et envoya en Pologne plusieurs
ambassadeurs, entre autres Baltista Guariiii, pour solliciter les suffrages des
magnats; mais les vuix se portèrent sur Uatori, prince de Transylvanie.
LIVRE PREMIER. 209
" Nous vismes en outre le bucentaure que le duc avait faict
faire pour sa nouvelle famé (Marçuerite de Gonzague), qui est
belle et trop jeune pour lui, à l'envi de celui de Venise, pour la
conduire sur la rivière du Pô. »
Afin de faire face aux énormes dépenses qu'entraînaient les
voyages et les fêtes dont nous avons parlé, le duc fut obligé
de recourir à des mesures fiscales qui le rendirent odieux à
son peuple. Les droits de douane furent plus que doublés et
les fonctions publiques accordées aux plus offrants, qui, pour
se dédommager de leurs déboursés, se livrèrent à des extor-
sions révoltantes. Cristoforo Fabretti de Fiume obtint en
1565 le monopole du sel, en 1569 le privilège de percevoir le
dixième de la valeur des marchandises qui entraient sur le
territoire de Ferrare et qui en sortaient, puis le monopole de
la fabrication du pain, du savon et des cuirs. Tout pouvoir fut
enfin donné à ce rapace et cruel personnage, qui pressura les
citoyens au profit du prince et surtout à son propre profit. On
ne pouvait sans son autorisation, c'est-à-dire sans lui payer une
redevance, pécher, prêter du pain et du sel à un \'oisin ou à
un ami, apporter dans la ville des œufs, du fromage, du
beurre, de la viande et de la A'olaille. Nombre de familles
furent ruinées. Gamillo Orobuoni , noble ferrarais , ayant
osé avertir Alphonse II des agissements de l'oppresseur public,
fut obligé de s'enfuir. Un malheureux au désespoir tira un
coup d'arquebuse contre Fabretti, mais échoua dans sa tenta-
tive. La mort seule (22 août 1575) délivra les Ferrarais de
l'homme qui les avait si longtemps opprimés. Lorsque le corps
de Fabretti fut porté à l'église de Saint-Dominique, on pavoisa
toutes les fenêtres en signe de joie.
Gomme les simples citoyens , les gentilshommes eurent
beaucoup à souffrir de la passion du souverain pour le faste.
Forcés de paraître à la cour ou de suivre le prince dans ses
voyages avec de brillants costumes et de riches équipe-
ments, d'avoir un train de maison que ne comportaient pas
leurs revenus , et de représenter comme ambassadeurs leur
maître à l'étranger de façon à lui faire honneur, plusieurs
I. 14
210 L'AUT FEllUAUAIS.
d'entre eux durent contracter des dettes et vendre leurs biens.
Ce qui contribua aussi à Timpopularité du duc, ce furent ses
ëdits sur la chasse, divertissement dont il était aussi épris que
l'avait été son ancêtre Borso. Il défendit à ses sujets de couper
des arbres dans les forêts, d'émonder les buissons et les haies
dans les campagnes, et même d'arracher le chaume et de dé-
blayer les fossés sans sa permission (1). Personne, excepté lui,
n'avait le droit de chasser, et si quelque gentilhomme y était
autorisé par lui, il ne pouvait se livrer à ce plaisir que pen-
dant un seul jour, dans un lieu déterminé, en se servant de
faucons ou de trois chiens au plus, à l'exclusion des filets et
du fusil. En 1577, on vit pendus sur la place de Ferrare six
hommes aux pieds desquels étaient attachés des faisans morts:
ces hommes n'étaient coupables que d'avoir tué quelques
pièces de gibier appartenant au duc.
Alphonse II, en général, se montra très généreux pour son
entourage. L'argent comptant, les propriétés, les présents de
toutes sortes récompensèrent souvent le zèle déployé pour sou
service. A ses libéralités eurent part non seulement des per-
sonnages tels qu'Alfonso Estense Tassoni , gouverneur de
Reggio, Girolamo Falletti, son ambassadeur à Venise, Gio.
Battista Pigna et Batista Saracco, ses secrétaires, mais un de
ses maîtres d'écurie et son chanteur favori, nommé Giovanni.
Lors de son mariage avec Barbe d'Autriche, il partagea entre
ses chambellans la garde-robe qu'il avait apportée de France
et qui valait quinze mille écus. Dans sa munificence, il ne
laissait pas partir sans les avoir comblés de cadeaux les princes
étrangers dont la présence avait rehaussé l'éclat de sa cour.
Un des traits du caractère d'Alphonse II fut une ombra-
geuse susceptibilité, qui lui rendait tout à coup suspects les
gens qu'il favorisait le plus. En 1586 vivait à Ferrare le Fran-
ciscain Panigarola, noble milanais, qui assistait en qualité de
'1) Les mesures prises pour la conservation du gibier favorisèrent aussi la mul-
tiplication des loups. Ils devinreïit si nombreux qu'à tout moment ils dévoraient
les animaux nécessaires à l'agriculture, et que l'on dut, pour en délivrer le pays,
recourir à des JNapolitains, auxquels cette sorte de chasse était familière.
LIVRE PREMIER. 211
coadjuteur Leoni, évêque de Ferrare, et qui était renommé à
la fois pour ses écrits et pour les éloquents sermons par les-
quels il avait converti une foule d'hérétiques. Après l'avoir
admis parmi ses conseillers privés, le duc songeait à lui pro-
curer le chapeau de cardinal, quand il l'exila de ses États, ne
lui laissant que quelques heures pour quitter Ferrare. Quel
méfait justifiait cette rigueur? Panigarola avait négocié en
secret avec le cardinal de Médicis afin de succéder à Leoni
dans l'évêché de Ferrare; or Alphonse II eût voulu que le
coadjuteur ne dût le titre d' évêque qu'à sa propre interven-
tion. — Autre exemple non moins significatif. Le duc, qui
n'avait point de postérité, désigna comme son successeur, par
un testament fait en 1595, César, fils de son oncle Alphonse (1).
Mais trouvant bientôt que l'on courtisait trop celui qui devait
un jour occuper sa place, il lui conseilla de se conduire avec
plus de modestie et lui enjoignit de ne pas paraître en public
avec plus de trois gentilshommes, dont il eut soin de spécifier
les noms.
Il ne se montra pas moins pointilleux en matière d'ortho-
doxie religieuse, s'imaginant que sa qualité de feudataire du
Saint-Siège lui faisait un devoir de ne pas tolérer les dissi-
dents. Les croyances de Renée, sa mère, ne trouvèrent pas
grâce devant lui : la fille de Louis XII, mise en demeure de se
comporter comme une bonne catholique ou de quitter Ferrare,
prit le parti de retourner en France. Le 27 septembre 1560,
elle s'éloigna avec une suite nombreuse, et le prince Louis,
son fils, l'accompagna jusqu'à Turin (2). Les Ferrarais, qui
admiraient les qualités de son esprit et que touchait sur-
tout son inépuisable charité, la regrettèrent vivement. La
mesure prise à son égard porta, dans les États du duc, un
coup décisif aux partisans de la Réforme, dont elle était le
soutien.
(1) Cet Alphonse, on se le rappelle, était His d'AlpIioiisc F' et de Laura
Diaiiti.
(2) Elle se retira au château de Montargis, que restaura pour elle Jacques
Androuet Ducerceau^ et oix elle passa les quinze dernioics années de sa vie
(1561-1575 .
212 L'ART FERRAllAIS.
Alphonse II était sincèrement religieux. Il assistait tous les
jours à la messe. II secourut clans leurs besoins les moines
établis à Ferrare, favorisa la fondation de plusieurs orphe-
linats, distribua souvent des dots aux jeunes filles pauvres, fit
élever et employer à la cour des orphelins. En 1585, il porta
des peines contre les tuteurs qui trafiqueraient du mariage de
leurs pupilles. Au mois de septembre 1589, pour accomplir
un vœu, il se rendit à Lorette avec trente voitures.
On peut dire aussi à sa louange que le bien public ne resta
pas étranger à ses préoccupations. De nouveaux statuts furent
approuvés par le duc et imprimés (15G7). Le calendrier auquel
Grégoire XIII a attaché son nom fut adopté à Ferrare en 1582.
Quatre canaux (1564-1580) furent creusés pour assainir et
dessécher la Polésine de Saint-Jean-Baptiste, dont ils déver-
sèrent les eaux dans la mer par des portes qui s'ouvraient et
se refermaient d'elles-mêmes, selon que le niveau de la mer
s'élevait ou s'abaissait. L'industrie de la soie réalisa de grands
progrès. Le duc fit venir de Bourgogne des ceps de vigne en
abondance, ce qui fut un bienfait durable pour le pays. La
fabrication du drap et du velours prit beaucoup d extension,
mais on n'en autorisait l'exportation que dans des cas excep-
tionnels. Enfin, la majolique et la porcelaine, ainsi que les
cuirs gaufrés, peints et dorés, reçurent aussi d'efficaces encou-
ragements.
Comme sous Hercule II, les désastres ne manquèrent pas à
Ferrare sous Alphonse II. Une inondation en 1562^ la disette
en 1562, en 1590 et en 1592, des épidémies en 1562 et en
1580, jetèrent la consternation dans la ville. Pendant une des
disettes, le duc employa en achats de blé jusqu'à deux cent
mille écus pris sur sa cassette (1). Un tremblement de terre en
1561 renversa un grand nombre de maisons et coûta la vie à
une foule de citoyens. Le même fléau sévit encore en 1570
avec une violence qu on ne lui avait jamais vue (2). Le duc
gagna en barque les murs de la ville et passa la première nuit
(1) Frizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 435.
(2) Ibid., t. IV, p. 398-400.
LIVllE PREMIEll. 213
dans une voiture. Éléonore et Lucrèce, ses sœurs, ne voulurent
pas d'abord quitter leurs appartements, mais une secousse
épouvantable les força à s'enfuir, et elles trouvèrent un refu.^je
chez leur frère le cardinal Louis, dans le jardin du palais des
Diamants : à peine étaient-elles sorties de leur demeure ordi-
naire que la toiture s'écroula et tua plusieurs personnes. Pen-
dant neuf mois, il ne se passa pas un seul jour sans une ou
plusieurs secousses. Grâce aux vastes et nombreux jardins,
grâce aux grandes places et au peu d'élévation de maintes
maisons, on ne compta que quelques centaines de morts. Mais
il n'y eut guère d'église, de palais public ou privé, qui ne subit
de graves dégâts; tours et campaniles s'écroulèrent presque
partout : les rues étaient encombrées de débris. Malgré des
périls sans cesse renaissants, Alphonse II ne consentit pas à
s'éloigner de ses sujets et regagna ainsi, du moins en partie,
leur affection qu'il s'était aliénée en les surchargeant d'im-
pôts. Les tremblements de terre finirent par être moins fré-
quents et moins violents, mais se firent sentir jusqu'en 157 4.
On constata encore une fois la présence du fléau en 1576.
Au point de vue des lettres, le règne d'Alphonse II ne le
céda en rien aux règnes précédents. Si le duc était loin d'être
un lettré, si les leçons de Bartolommeo Ricci n'avaient pas
poussé très loin sa culture intellectuelle (I), il se faisait du
moins honneur de grouper autour de lui tous ceux qui s'adon-
naient aux choses de l'esprit, tous ceux dont la notoriété pouvait
projeter sur sa maison un nouveau lustre. A peine monté sur
le trône, il restaura l'Université qui était en pleine décadence,
et il résolut d'ajouter à la bibliothèque formée par Lionel,
Borso et Hercule I" tous les livres imprimés jusqu'alors. A
partir de 1567, les cours publics, qui se faisaient en divers
endroits, notamment dans le couvent de Saint-Dominique et
dans celui de Saint-François, se firent tous dans le palais du
Paradis, loué par le cardinal Hippolyte à la municipalité, qui
l'acheta en 1586 du cardinal Louis, héritier d'Hippolyte. Ce
(i) Il parlait cependant bien le français et l'alleniaïul, et comprenait passable-
ment l'espagnol et le latin.
214 L'ART FERRAllAIS.
fut aussi en 1567 que le duc approuva la fondation d'une
chaire de doctrine chrétienne, fort utile à une époque où
l'hérésie tentait de grands efforts pour supplanter la foi tra-
ditionnelle.
On retrouve auprès d'Alphonse II plusieurs des lettrés en
faveur sous Hercule II, notamment Girolamo Falletti, Alberto
Lollio, qui fit représenter en 1563 VAretusa, Bartolommeo
Riccio, Cintio Giraldi et Gianbattista Canani, dont Alphonse II
se plaisait à écouter les démonstrations anatomiques, faites
sur des cadavres humains, des quadrupèdes, des oiseaux et des
poissons. Mais on constate aussi de nouveaux noms. Le juris-
consulte Prospéra Pasetto fut professeur à Tllniversité, consul-
teur du Juge des Sages et vicaire de l'évéque. Il mourut le
27 janvier 1568. — Le Ferrarais Francesco Visdomini, Frère
mineur conventuel, un des théologiens du concile de Trente,
prêcha avec tant de succès qu'on le proclama le restaurateur
de l'éloquence sacrée. Ses principaux sermons ont été impri-
més. Il cessa de vivre le 29 octobre 1573. — Alfonso Bonac-
cioli traduisit en italien Strabon et Pausanias. Il se distingua
aussi dans des négociations politiques. — Ant. Ftavio Giraldi
enseigna les belles-lettres à l'Université. ~ Ippolito Riminaldi
(1520-1589) étudia le droit civil à Bologne avec Ugo Buoncom-
pagni, qui devint pape sous le nom de Grégoire XIII et h qui il
dédia le second volume de ses Conseils. En 1560, il accepta
et occupa glorieusement une chaire à Ferrare, où les profes-
seurs manquaient, parce qu'on n'avait pas d'argent pour les
payer. De plus, il servit Alphonse II comme ambassadeur à
Milan et s'acquitta d'importantes négociations (1561). Etant
allé à Rome en 1575, il fut nommé comte palatin par le
Souverain Pontife. Il écrivit des ouvrages sur le Digeste et
les Institutes de Justinien, ce qui ne lempécha pas de com-
poser des poésies en latin. Les lettres, aussi bien que le droit,
trouvèrent en lui un adepte émérite. C'est à Ferrare qu'il
mourut, à l'âge de soixante-neuf ans. — Paolo Sacrati[\h\A'-
1590), prêtre et chanoine d'une vie exemplaire, composa des
commentaires sur les Psaumes et sur le commencement de la
LIVRE PREMIER. 215
Genèse, et on lui doit un Officium S. Georgiipatroni Ferrariensis
Ecclesiœ. — Antonio Bevilacqua, qui fut pendant deux ans gou-
verneur de Modène, a laisse des poésies latines. — Dans le
genre pastoral, Agostino Argenti fraya la voie à V Aminta du
Tasse par une pièce en italien, intitulée lo Sfortunato. Cette
pièce fut représentée, en 1568, aux frais des écoliers en droit
devant le duc Alphonse II et le cardinal Louis, son frère, avec
des intermèdes de musique dus au célèbre compositeur .^Z/onio
dalla Viola. Le rôle principal fut joué par un comédien re-
nommé, Batista Verato.
Le nom d'Alphonse II se trouve intimement lié, personne
ne 1 ignore, à celui de Torquaio Tasso (I). Torquato fut intro-
duit à la cour de Ferrare en 15(35 par son père Bernardo, qui
avait été, nous l'avons vu, secrétaire de la duchesse Renée
depuis 1529 jusqu'à la fin de 1531, et qui, après s'être mis au
service du cardinal Louis d'Esté (1562), était sur le point de
devenir secrétaire du duc de Mantoue (2). A l'âge de dix-huit
ans, le jeune poète, pendant qu'il étudiait à l'Université de
Padoue (3), avait déjà dédié au cardinal Louis son Rinaldo,
poème chevaleresque en douze chants, inspiré par l'Arioste.
Admis, comme Bernardo, parmi les familiers du frère d'Al-
phonse II, il fut défrayé de tout, et on ne lui imposa aucune
obligation, afin qu'il put se livrer sans arrière-pensée à la com-
position de ses ouvrages et continuer sa Jérusalem délivrée,
commencée dès 1563. A peine arrivé dans la capitale des
princes d'Esté, il assista à l'entrée solennelle de Barbe qui
venait épouser le duc, et admira les représentations chevale-
resques qui furent données à cette occasion. En 157 1 , il accom-
pagna en France, avec un certain nombre de gentilshommes,
le cardinal qui voulait y visiter ses bénéfices ecclésiastiques,
fut reçu avec distinction par Charles IX, se lia avec Ronsard et
séjourna quelque temps à l'abbaye de Châlis, où il poursuivit
(1) Torfjuato Tasso nacjuit en 1544 et moui ut en 1595.
(2) ISous revicndions sur Rernnrdo Tasso à projios de sa médaille, attril)uéc à
Leone Leoni.
(3) Voyez Tasso a Ftidova, par Autoiiio Malmignati.
216 L'AllT FEllUAllAIS.
ses travaux poétiques ; mais son zèle ardent pour le parti catho-
lique en France lui aliéna les bonnes grâces de son maître,
homme prudent et politique, qui lui retira son traitement et
lui refusa les moyens de renouveler ses vêtements. " Il partit
de Paris, dit Balzac, avec le même habit qu il portait en y
arrivant (1). " Après un an d'absence, il regagna Ferrare,
et la mort de la duchesse Barbe lui fournit l'occasion de
composer l'éloge de cette princesse.
Ce fut cette année-là (1572) qu'il passa du service de Louis
d'Esté au service d'Alphonse II. « Ce prince, écrivit-il, me
releva avec la main de mon obscure fortune... ; il me fit pas-
ser de l indigence à la richesse, il donna lui-même une consi-
dération et un prix de plus à mes productions poétiques en
assistant fréquemment et attentivement à la lecture de mes
vers, et en traitant leur auteur avec toutes sortes d'égards...;
il m'admit honorablement et familièrement à sa table et à ses
entretiens; il ne me refusa aucune des faveurs que je lui
demandai. »
L'année suivante (1573), fut représentée dans les jardins de
Bellosguardo ÏAminta, ^ drame amoureux et tragique dont
l'amour est le sujet, dont des bergers et des bergères sont les
personnages, dont les vallées, les montagnes et les forêts sont
la scène » . « h'Aim'tita, ajoute Lamartine (2), est à la Jérusa-
lem délivrée ce que les Églogues de Virgile sont à YÉnéide :
une diversion légère et gracieuse d'un poète souverain, qui
change d'instrument sans changer de souffle, qui dépose un
moment la trompette épique pour le chalumeau des bergers.
Dans ÏAtmtita, le poète... semble se complaire à racheter la
simplicité du sujet par l'inimitable perfection des images, des
sons et des vers. » Les applaudissements qui accueillirent cette
pastorale furent unanimes. Rien ne parut alors manquer au
bonheur du poète. A l'enthousiasme qu'il excitait ne se mê-
laient pas encore les attaques de ses envieux, et l'équilibre de
ses facultés n'avait reçu aucune atteinte.
(1) Lamartine, Enhetiens, t. XVI, p. 62.
(2) Page 69.
LIVRE PREMIER. 2ir
Au nombre de ses plus ardentes admiratrices, il compta les
sœurs du duc, Lucrèce et Éléonore (1), dont les suffrages le
touchèrent particulièrement, car elles étaient aussi instruites
que belles (2). Lucrèce, née le 16 décembre 1535, épousa le
19 janvier 1570 François-Marie délia Rovere, fils du duc d'Ur-
bin Guidobaldo, qui la laissa pendant un an à Ferrare. Après
être restée ensuite à Urbin sept ou huit mois, elle revint dans
sa ville natale, d'abord pendant une absence de son mari qui
dura jusqu'au 2 novembre 1571, puis définitivement vers 1574,
à la suite d'une rupture avec François-Marie qui, plus jeune
qu'elle de quinze ans, avait un caractère et des goûts entière-
ment opposés aux siens (3). Elle mourut le 12 février 1598.
— Éléonore, qui naquit le 19 juin 1537 et qui mourut le 19 fé-
vrier 1581, ne se maria pas. Elle était plus séduisante encore
que sa sœur et s'adonnait, avec un certain succès, à la poésie.
Sans mépriser les divertissements de la cour, elle aimait la vie
retirée, propice à l'étude, aux méditations élevées, et peu s'en
fallait, dit F'rizzi, qu'on ne la tînt pour une sainte. C est à elle
que le Tasse songeait, dit-on, en créant le personnage de So-
phronie dans sa Jérusalem délivrée (i). En 1574, Alphonse II
ayant quitté momentanément Ferrare, elle exerça le gouver-
nement avec prudence et fermeté. Pleine de sollicitude pour
son frère le cardinal Louis, elle mit sa prévoyance et sa sagesse
à administrer la fortune compromise de ce prince déréglé, et
elle employa ses deux dernières années à rétablir entre lui et
Alphonse II l'harmonie troublée par des affaires d'intérêt.
Elle mena une vie presque monastique et prescrivit qu'après
sa mort on ne 1 honorât point par de vaines pompes. Grave,
aimable et douce, elle fut aussi aimée qu'estimée par les Fer-
(i) Le incclailleur Pastorino a représenté Lucrèce à l'âge de dix-sept ans et
Eléonore à l'àgc de quinze ans. (Voyez le chapitre consacré aux médailles.^
(2) Voyez G. Campori et Angelo Solekti, Luigi, Lucrezia e Leonora d'Esté,
Turin, Ermanno Lœscher, 1888.
(3) Voyez II. Dklaborde, Les arts et les lettres à la cour d' Urbin, dans le pre-
mier volume des Études sur les beaux-arts eu France et en Italie, p. 202-207.
^4) Le manjuis Campori le nie et se refuse à reconnaître le Tasse dans le per-
sonnage d'Oliudo.
218 I/AllT FEnUAllAIS.
rarais, qui la regrettèrent vivement. Les vers dans lesquels
on la célébra formèrent un recueil Intitulé le Lagrime {les
Larmes). — Lucrèce et Éléonore ne dissimulèrent pas leur
tendre bienveillance pour le Tasse, qu'elles protégèrent en
mainte occasion.
Torquato ne s'occupa pas seulement des poèmes qui l'ont
immortalisé. Pendant plusieurs années, à partir de 1574, il
fit des leçons à l'Université sur la sphère et sur Euclide (1).
Que par l'éclat de son génie et par sa situation exception-
nelle auprès du duc et de sa famille il ait excité la jalousie
des autres poètes et des courtisans, rien de plus naturel (2). 11
se créa aussi de redoutables ennemis en affichant la passion
qu'il conçut pour Lucrezia Bendidio (3), aimée aussi de Pigna,
le tout- puissant secrétaire d'Alphonse II, et pour Eleonora
Sanvitali Tiene, comtesse de Scandiano. Toujours est-il qu'en
butte à maintes attaques tantôt ouvertes, tantôt dissimulées,
il devint très ombrageux; que, son imagination lui faisant soup-
çonner partout des inimitiés et des embûches, une insurmon-
table mélancolie s'empara de lui, jusqu'à troubler par instants
sa raison (4). Les critiques contradictoires dont fut l'objet sa
Jérusalem délivrée, achevée en 1575 et soumise par lui à un
certain nombre de lettrés, de philosophes et de théologiens,
accrurent encore le trouble de son esprit et le jetèrent dans
d'étranges perplexités. Devait-il, comme quelques-uns le lui
conseillaient, modifier de telle façon son poème que les moines
et les religieuses le pussent lire sans inconvénient? Qu'allaient
devenir Armide, Clorinde, Herminie, s'il entreprenait pareil
remaniement? Il en vint à concevoir des scrupules même sur
la convenance et l'orthodoxie de plusieurs passages. En vain
l'inquisiteur consulté le rassura-t-il pleinement, ses anxiétés
persistèrent. Vers le même temps, il songea h quitter Ferrare
(1) BoRSETTi, Hiftt. alini Fvrr. (jymnasii, pars II, lil)er II.
(2) A. SoLEUTi, Ferrara e la Corte Eatense nella seconda meta del secolo
deciino sesto, 1891.
(3) Anjjelo Soleuti, de Turin, Torquato Tasso c la Lucrezia Bendidio.
(4) Voyez, dans la Hevue des Deux Mondes du 15 mai 1895, l'article de
M. CnERBULiEz, intitulé : Le Tasse, son centenaire et sa légende.
LIVRE PREMIER. 219
pour Florence et fut sur le point d'accepter les offres du grand-
duc François de Médicis, ce dont s'offensa Alphonse II qui en
fut informé et qui témoigna au poète une froideur motivée. De
jour en jour l'hypocondrie du pauvre Torquato augmenta. Il
croyait à des persécutions imaginaires et se figurait qu'on en
voulait à sa vie. Le 17 juin 1577, il eut un véritahle accès de
folie. Dans la chamhre de Lucrèce d'Esté, il se jeta, un poi-
gnard à la main, sur un des serviteurs de cette princesse.
Après avoir inutilement cherché dans un séjour h la villa de
Belriguardo et dans le couvent de Saint-François un calme
impossible à trouver, il s'enfuit de Ferrare (20 juillet 1577),
afin de se soustraire à ses prétendus ennemis. Un séjour à Sor-
rente, auprès de sa sœur, rétablit jusqu'à un certain point
l'équilibre de ses facultés. Son irritation une fois apaisée, il ne
tarda pas à regretter la cour de Ferrare et à solliciter d'Al-
phonse II la permission d'y reprendre sa place. Le duc se
laissa fléchir, mais lui signifia, par l'intermédiaire du cardinal
Gio. Francesco Albano, les conditions de son acquiescement.
« S'il désire revenir, écrivit Alphonse II, qu'il prenne la réso-
lution bien arrêtée de se tenir en repos et consente à suivre le
traitement conseillé par les médecins. Dans le cas où il refu-
serait de se soigner, nous donnerions des ordres pour qu il
fût expulsé définitivement de nos États, avec défense d'y jamais
rentrer. »
Au printemps de l'année 1578, le Tasse reparut au milieu
de cette société ferraraise dont il avait été l'ornement et qui
l'accueillit " comme un convalescent revenu à la santé » . Sa
satisfaction, d'abord très vive, s'altéra avec rapidité. De nou-
veaux griefs, qui n'étaient pas plus fondés que les anciens, agi-
tèrent son esprit et déterminèrent une seconde évasion avant la
fin de 1578. Mantoue, Padoue, Venise, Urbin, Pesaro et Turin
le possédèrent tour à tour, sans modifier son humeur mobile
et inconstante. A Turin, il trouva l'hospitalité chez le marquis
Philippe d'Esté, oncle d'Alphonse II, qui avait épousé une
princesse de la maison de Savoie, et une situation honorable
lui fut octroyée par le duc de Savoie. Mais Ferrare l'attirait
220 L'ART FERllAUAIS.
invinciblement, et les bons offices du cardinal Albano le firent
rentrer encore une fois en grâce auprès d'Alphonse II, qui lui
accorda une somme d'argent pour le voyage.
Son arrivée (21 février 1579) eut lieu au moment où le duc,
sur le point d'épouser Marguerite Gonzague, se disposait à
partir pour l'amener lui-même dans sa capitale, où elle fit son
entrée solennelle le 27, après avoir passé deux jours dans le
palais du Belvédère. Au milieu des préoccupations causées
par cet événement, la présence du poète resta presque ina-
perçue, et son amour-propre s'en irrita. Pendant que le bruit
de sa démence éloignait de lui les indifférents, les personnages
qui lui avaient jadis marqué le plus d'intérêt demeuraient en
méfiance. ' Il oublia qu'il avait à se faire pardonner des torts
plus qu'à exiger des faveurs. Sa colère, à la pensée de l'oubli
dans lequel on le laissait, s'emporta publiquement jusqu'aux
plus violentes invectives contre la maison d'Esté (I). » Informé
de ces outrages, Alphonse le fit enfermer dans l'hôpital de
Sainte-Anne, et cette réclusion dura sept ans (du milieu de
mars 1579 au 13 juillet 1586).
Les causes qui déterminèrent la résolution du duc de Ferrare
furent multiples. Parmi ces causes, il faut compter, outre les
propos injurieux tenus par Torquato, qui se reconnut lui-même
coupable de ' paroles fausses, folles et téméraires 55 , la nécessité
de faire soigner un homme de génie dont la raison subissait
des éclipses partielles et momentanées. Peut-être aussi, selon
M. A. Corradi(2), Alphonse II désirait-il couper court aux accu-
sations d hérésie que le Tasse, tout en se taxant lui-même d'in-
fidélité aux croyances orthodoxes, dirigeait contre une foule
de grands personnages, ce qui aurait pu nuire au feudataire du
Saint-Siège en donnant à penser qu'il ne mettait pas assez de
vigilance à surveiller dans ses États la pureté de la foi. Mais ce
qu'il faut exclure, c'est l'idée d'une punition infligée à Tor-
(1) Lamartine, Entretiens, t. XVI, p. 139.
(2) Torquato Tasso nello spéciale di Sont' Anna, seconda nuovi dociimenti —
Le ultime iiifermilà e gli ultimi anni di Torquato Tasso, — dans les Rendiconti
del R. Istituto Lombardo, série II, vol. XVII, fasc. XV, et vol. XVIII, fasc. XVI.
LIVRE IMIEMIER. 221
quato pour avoir aimé Éléonore cFEste et proclamé à diverses
reprises sa passion de manière à offenser ou à compromettre
cette princesse (1). Les vers écrits en l'honneur de 1 irrépro-
chable sœur d'Alphonse II dépassent-ils donc les licences accor-
dées alors aux poètes qui célébraient la beauté des dames du
plus haut rang? Si le duc avait trouvé le Tasse trop audacieux,
comment lui aurait-il plusieurs fois permis de revenir à Fer-
rare? On ne doit pas oublier, d'ailleurs, qu'Éléonore avait déjà
trente-deux ans lorsque Torquato passa du service du cardinal
Louis au service d'Alphonse II, et qu'en 1579 elle on comptait
quarante-deux. Si la conduite du Tasse envers Eléonore n'eut
rien de répréhensible, force est du moins d'admettre que
l'amour fut pour quelque chose dans les rigueurs dont Tor-
quato fut l'objet. « Puissant seigneur, s'écrie le poète enfermé
à l'hôpital de Sainte-Anne, tu aurais pu m'arracher la vie :
c'est le droit des monarques; mais m'arracher cette raison que
je tiens de la bonté infinie, parce que j'ai écrit d'amour
(d'amour auquel la nature et le ciel nous invitent), c'est un
crime pire que tout autre crime. J'ai demandé ton pardon, tu
me l'as refusé. Adieu; je me repens à jamais de m'étre re-
penti (2). 1' On ne sait h quelle dame de la cour le Tasse fait
ici allusion.
La privation de la liberté, jointe à un traitement rigoureux,
ne fit, au début, qu'aggraver l'état mental du Tasse. Dans une
lettre h Scipion Gonzague, il se plaint amèrement de la soli-
tude qui l'obsède, et il s'écrie : ^ La squalidité de ma barbe,
mes cheveux hérissés , mon costume délabré , la saleté de
mon linge, les immondices de mon cachot, me pénètrent de
répugnance. » Par bonheur pour lui, la dureté d'x\gostino
(i) Voyez dans la Rasse(jna Einiliaiia (année I, fasc. II, III, IX et X) les
articles de MM. Foutaua, Fenari et Solerti. M. Solerti nie l'amour du Tasse
pour Éléonore et l'amour d'Eléonoro pour le Tasse. M. Fontana et M. Ferrari
inclinent à penser que le Tasse aima Eléonore, du moins momentanément, sans
être payé de retour, et que la croyance à leur amour a pu se former de leur
vivant et être propagée par les enneuiis du poète; mais M. Solcrti'a comhattu
ces assertions avec des ar{;uments qui paraissent décisifs.
(2) Cité par M. le vicomte H. DELAitonoE, dans son article sur Les arts et les
lettres à la cour (VUrbiii, p. 206.
222 1/AUT FEllRARAIS.
Mosti (1), prieur de Thôpital, était compensée par les soins Je
Giulio Mosti, neveu du prieur, qui se chargeait de transmettre
les lettres du prisonnier et de lui faire tenir les réponses. Agos-
tino lui-même se montra bientôt plus humain et lui accorda
pour demeure une chambre plus spacieuse et plus claire. La
folie de Torquato n'était qu'intermittente et laissait souvent
place aux manifestations de son génie. On ne peut lire sans
une admiration attendrie sa supplique aux deux sœurs
d'Alphonse et les pages dans lesquelles il conjure le cardinal
Albert d'Autriche de solliciter l'intervention de l'Empereur
auprès du duc. Ce qui allégea surtout son ennui, ce fut l'édition
de la Jérusalem délivrée qu'il fit préparer sous ses yeux afin de
remplacer les éditions incorrectes qui avaient été publiées h
son insu. Les visites affectueuses de plusieurs grands person-
nages et de ses amis apportèrent également quelque trêve à ses
accès de mélancolie (2). Une amélioration notable s'étant pro-
duite dans sa santé en 158 4, le duc voulut qu'on lui procurât
des distractions. « On le mena visiter les églises et les monas-
tères, on le conduisit aux mascarades du carnaval ; on le laissa
passer des jours et des semaines dans les maisons de ses amis. »
Mais vers le milieu d'octobre, de nouvelles crises forcèrent à
le renfermer encore dans l'hôpital de Sainte-Anne, et le retour
presque complet de sa raison se manifesta seulement en 1586.
Sixte-Quint et l'empereur Rodolphe s'interposèrent pour que
l'on mît fin à sa réclusion, et Vincent de Gonzague, le prince
héréditaire de Mantoue, s'étant porté caution de sa conduite,
obtint facilement de l'emmener à sa cour. Entre le 4 et le
10 juillet, le Tasse quitta Ferrare, où il ne devait plus revenir,
sans avoir revu Alphonse II. S'il retrouva la liberté, il ne
(i) Nous donnerons quelques détails sur Ajjostino Mosti en parlant de l'hù-
pital de Sainte-Anne.
(2) Montaigne, dans son voyage en Italie, ne se contenta pas, lors de son pas-
sage à Ferrare, de se présenter devant Alphonse II ; il tint à témoigner sa sym-
pathie à l'infortuné poète renfermé dans l'hôpital de Sainte-Anne. « J'eus plus
de despit encores que de compassion, de le voir à Ferrare en si piteux estât, sur-
vivant à soy-mesme, mescognoissant et soy et ses ouvrages, lesquels, sans son
sceu, et toutesfois à sa veue, on a mis en lumière incorrigez et informes. » Essais,
liv. II, ch. XII, p. 114, dans l'édition Lefèvre, Paris, 1823.
LIVllE PREMIEll. 223
recouvra pas le bonheur. Tourmenté par les inquiétudes de
son imagination malade, il ne resta pas longtemps à Mantoue
et erra de ville en ville pendant neuf ans. Sur la demande du
cardinal Cintio Aldobrandini, à qui il dédia sa Jérusalem con-
quise, « épurée des épisodes trop profanes, mais aussi des grâ-
ces de la Jérusalem délivrée » . il allait être couronné au Capi-
tule par Clément VIII, oncle du cardinal Cintio, quand il
s'éteignit dans le couvent de Saut' Onofrio (25 avril 1595).
La vie de Batiista Guarini II, qui se passa en grande partie
à Ferrare, fut plus heureuse que celle du Tasse (l), mais
presque aussi agitée. L'auteur du Pastor fido contribua sin-
gulièrement, lui aussi, à la renommée littéraire de la cour
d'Alphonse II (2).
Ce prince ne manifesta pas moins de goût pour les arts
que pour les lettres. Comme architectes, il employa Pii^ro
Ligorio, Batista Aleotti, Alberto Schiatti, Alessandro Balbi. Très
versé lui-même dans l'architecture militaire , il modifia et
accrut les fortifications de Ferrare avec le concours de Galassn
Alghisi da Carpi [3), et sa capitale, regardée dès lors comme
une des places les plus fortes de l'Italie, eut été, dit-on, capa-
ble de résister aux sièges les plus redoutables en se contentant
d'une garnison de dix-huit mille hommes. D'importants tra-
vaux dans l'ancien palais des princes d'Esté furent exécutés
sur son ordre, et c'est lui qui fit construire le palais de la Mesola,
dans le voisinage de la mer.
Il n'y a que peu de chose à dire sur la peinture à l'époque
d'Alphonse II. La décadence était complète et ii'rémédiable.
Sehastiano Filippi dit Bastianino [^\), Giuseppe Mazzuoli dit Bas-
(1) Dans les Atti délia deputazione ferrarese di stor'ia patria (vol. VII, fasc. II,
1895), se trouve un intéressant article de M. Giuseppe Ajjnelli sur le séjour du
Tasse à Ferrare.
(2) Nous donnerons des di'lails sur (iuarini en parlant de sa médaille par
Pastorino.
(3) Le palais Farnese .à Rome et la Santa Casa de Lorette curent aussi poui-
arrliiterte Algliisi. Il est l'auteur d'un ouvrajjc très estinuî et très rare sur les
fortilications.
(4j II fit un portiait d Alpliousc II ([ui se trouve à 'a l'ina(Othè(jue de Fer-
rare (n" 7).
224 L'ART FEl\nAT\AIS.
tarolo, francesco Snrchi dit Diclai, Carlo Bononi, Ippnlito Scar-
sellino sont alors les peintres en vogue, mais leurs œuvres sont
en général dépourvues d'émotion et ne trahissent que l'habi-
leté de la main. Le reste de l'Italie n'était pas, il est vrai,
mieux partagé que Ferrare.
Au commencement de son règne, Alphonse II sembla
éprouver, comme son grand-père, une vive admiration pour
Titien : en 1559, il lui fit demander un tableau, et le peintre
lui envova un portrait de femme, avec une lettre où il déclara
que, dans son désir d'être agréable au duc, il se dessaisissait
de ce qu'il avait de plus précieux. Si la lettre de Titien est per-
due, le tableau existe encore; c'est la galerie de Dresde qui le
possède (1). Il représente, en demi-figure, une jeune femme
aux cheveux blonds, qui est vêtue de blanc, et qui tient un
éventail dans sa main droite (n° 255). On a prétendu que cette
femme était la maîtresse de Titien, sans réfléchir qu'en 1559
Titien était âgé de quatre-vingt-deux ans, ce qui parait devoir
exclure une pareille hypothèse (2).
Plus encore que tous ses prédécesseurs, Alphonse II se
montra passionné pour les médailles et les monnaies antiques.
La collection commencée par Lionel reçut , grâce à lui ,
de notables accroissements. Il donna comme conservateur à
cette collection JEneas Vico (3), qui fut chargé d'en classer
les pièces, et dont les conseils le guidèrent dans toutes ses
acquisitions (4). Pendant un de ses voyages à Venise (1563),
Giovanni Grimani, patriarche d'Aquilée, lui fit présent de
quelques grandes médailles, et l'orfèvre Domenico di Fran-
cesco lui vendit des monnaies de toutes sortes. En passant
par Padoue, le duc acheta la collection de Tiberio Deciano,
(1) Campori, Tiziatio e gli Estcnsi, p. 24 et 34.
(2) Lermolieff (Morelli), Die We7-ke italienischer Meister, p. 203-204.
(3) Vasari, Vite, t. V, p. 414, note 3, et p. 427-429. — Gittadella, Notizie
relative a Ferrara, t. II, p. 160. — G. Campori, 1" Enea Vico e ianlico museo
Etttewe délie medaqlie (Modena, 1873); 2° Gli intagliatori di stampe e gli
Estensi (1882). — G. Duplessis, Histoire de la gravure, p. 109-110.
(4) Alphonse II prit à son service iEneas Vico en 1563. Une lettre de Falletti
au duc de Ferrare annonce que Vico quitta Venise le 19 mai.
LIVRE PREMIER. 225
professeur à l'Université. Les deux années suivantes furent
aussi très fructueuses. x'Eneas Yico obtint pour son maître la
cession de trois cabinets importants : celui de Pasqualetti fut
payé cinq cents écus, celui d'Averoldi de Brescia en coûta dix-
huit cent cinquante, et Pier Luigi Manilio, lorsqu'il lui livra
le sien, en toucha quinze cents, somme à laquelle le duc ajouta
cinq cents ëcus représentant la valeur de quelques objets anti-
ques fort précieux. Dans les différentes cours de l'Italie, les
agents du duc s'employaient à satisfaire son goût dominant :
c'est ainsi que de Rome Giulio Grandi expédiait, chaque
semaine, un certain nombre de pièces.
Nul n'était plus apte qu'/Eneas Vico à remplir les fonctions
qu'Alphonse II lui confia. C'était à la fois un antiquaire et un
graveur. Né à Parme en 1523, il perdit sa mère en naissant,
et il n'avait que deux ans lorsque son père mourut de la peste.
Il étudia d'abord les lettres, mais il les abandonna bientôt pour
s'adonner au dessin, à la sculpture, à la peinture et à l'art du
graveur. C'est à Rome (1541) qu'il se perfectionna dans le
maniement du burin, en s'attacliant à suivre les traditions
de Marc-Antoine. Il travailla beaucoup alors pour l'éditeur
Tommaso Barlacchi. En même temps, il étudia avec passion
les monuments de l'antiquité en général, et les médailles en
particulier. De Rome il se transporta à Venise. Il s'y fit con-
naître en 1548 comme antiquaire par un livre consacré aux
médailles antiques : Imagini con tutti i riversi trovati e le vite
degli imperatori. A l'indépendance dont il jouissait, il ne tarda
pas à préférer, malgré les conseils de l'Arétin, le service des
princes, et il se rendit auprès de Côme II de Médicis, qui ne
le garda pas longtemps. Revenu à Venise, il s'associa avec
l'érudit Antonio Zantani et publia en 1555 les Discorsi sopra
le niedaglie degli antichi, en 1557 les Imagini délie donne
auguste, dédiées au cardinal Hippolyte II d'Esté, et en 15G0
les Conimentarii aile anliche medaglie degV imperatori romani,
ouvrage que recommandaient la nouveauté du sujet et un
grand nombre de gravures. Vers cette époque, iEneas Vico
se signala également par un portrait de Charles-Quint, magis-
I. 15
226 L'ART 1- EUH AU AI S.
tralement exécuté, qu'il porta lui-même à l'Empereur en Alle-
magne.
Durant son séjour à Venise, il se lia avec Girolamo Falletii,
ambassadeur d'Alphonse II. Falletti, pour donner plus d'in-
térêt à V Histoire de la famille d'Esté quû était en train d'écrire,
le chargea de graver l'arbre généalogique de cette famille. Com-
mencé à Venise, ce travail fut achevé h Ferrare, le duc ayant
réussi à fixer auprès de lui ^Eneas Vico (qu'il appréciait à
la fois comme numismate et comme graveur) (1), en lui pro-
mettant une pension mensuelle de vingt-cinq florins d'or.
Tout en s'occupant de médailles à la cour du duc, il ne
délaissa pas le burin. Il fit un grand portrait en buste
d'Alphonse II et consacra cinquante planches à la reproduc-
tion des costumes portés par les habitants des villes et ceux de
la campagne en Italie, en France, en Espagne, en Portugal,
en Angleterre, en Flandre et dans les autres parties du monde,
« ilche fu cosa d'iiigegno e hella e capricciosa (2) ii .
Il n'avait que quarante-quatre ans lorsque, le 17 août 1567,
dans le Castello, il fut frappé d'apoplexie et tomba mort en
présence d'Alphonse II, pendant qu il présentait à ce prince,
au nom du Franciscain Agostiiio Righini (3), un grand vase à
deux anses, avec des figures, que sa chute brisa en partie.
Cette mort, précédée de peu par celle de Camillo d'Urhin,
peintre de majoliques, qu'avait tué l'explosion d'une coule-
vrine, affligea beaucoup le duc, comme le constata Bernardo
Canigiani, résident florentin à la cour de Ferrare, dans une
(1) ^Eneas Vico jjrava îles peintures de Parmi{|ianin(), de l'erino del Va{>a, de
Vasari, de Rosso, de Michel-Ange (notamment la Léda), V Annonciation de
Titien, la Conversion de saint Paul par Franccsco Salviati. Il fit pour Giulio
Glovio un Saint Georyes tuant le dragon, et pour Doni les portraits de Henri II,
roi de France, de Beiuljo, de l'Arioste, de Gello, de Gipriano Morosino et de
Doni lui-même. On remarque aussi parmi ses gravures des ornements dans la
manière des anciens. Ses planches sont très inégales : il y en a de négligées et
d'incorrectes, mais on en pourrait citer qui témoignent d'un réel mérite. Le grand
Portrait de C/tarles-Quint, daté de 1550, et la Le'da d'après Michel-Ange sont
au nombre des meilleures qu'il ait faites.
(2) Vasari, t. V, p. 429.
(3) highini, auteur de plusieurs ouvrages théologiques, jouissait d'une grande
autorité auprès du duc.
LIVllE P REMI EU. 227
lettre datée du 28 août. ^Eneas Yico laissa ses biens à sa femme,
Gatherina Maffei, de Venise, et à son neveu Camillo.
Quoique privé des conseils d'iEneas Vico, Alphonse ne cessa
pas d'accroître sa collection de médailles antiques. Il acheta
en 1573 le cabinet d'ErcoIe Basso, gentilhomme bolonais, et,
plus tard, les monnaies que possédaient Giovanni Francesco da
Parma, Cesare Targioni, Tomaso da Bologna et un Allemand
dont le nom est resté inconnu. Enfin, pendant un voyagea
Rome, l'évêque de Narni lui fit cadeau de sa propre collection,
qui était très précieuse.
Outre /Eneas Vico, on peut citer quatre graveurs, dont les
noms sont, il est vrai, peu connus, qui travaillèrent pour
Alphonse II. Mariino Rota di Sehenico grava un l)uste ovale du
duc(l); cette planche manque de style. Giovanni Battista d'An-
geli de Vérone, surnommé del Moro parce qu'il était élève de
Francesco Torbido qui avait lui-même ce surnom, dédia à
Alphonse II une estampe représentant la Calomnie d'Aptlle. A
l'instigation d'Andréa Bragadin, gentilhomme vénitien, Giulio
Sanuio de Venise, en gravant Apollon et Marsjas d'après une
composition attribuée au Corrège, inscrivit sur une bannière
tenue par Minerve une dédicace à Alphonse II (18 juillet 1 502).
Dans une très grande estampe qui offre, selon nous, peu d'in-
térêt, Domenico Tehaldi de Bologne représenta le palais ducal
de Ferrare, d'après un dessin de l'architecte Alghisi. On lit, en
effet, sur un cartel : ^ Galassi Alghisi Carpens. apud Alphon-
suin II Ferrariae duceni architecti opus , Doniinicus Thehal-
dus Bononiensis graphice in aère lahoravit anno 156(>. » A la
seconde moitié du seizième siècle appartiennent également
Gaspare Ruina, né à Modène, qui grava surtout des sujets
mythologiques et allégoriques, et le Parisien Etienne Dupérac,
qui , protégé par le cardinal Hippolyte II et par le cardinal Louis
d'Esté, séjourna dans leur villa de Tivoli. Il prit le palais et
les jardins de cette villa pour sujet de plusieurs planches cju'il
dédia à Catherine de Médicis (8 avril 1573). De retour à
(l) Hartscii, Peintre graveur, xvi, 267.
228 L'AllT FEiniAUAIS.
Paris, où il exerça les fonctions d'architecte du Roi, il dëdia à
Marie de Médicis quel([ues autres gravures intitulées : Vues et
perspectives des jardins de Tivoli.
De tous les arts en honneur à la Cour d'Alphonse II, celui
que l'on poussa le plus loin fut la musique (1). Les maîtres
éminents affluèrent autour d'un prince dont la faveur leur
était assurée (2), et la passion de la musique se répandit dans
la société entière. Ce n'était pas seulement pour égayer les
noces des membres de la famille d'Esté ou pour fêter la venue
des princes étrangers, des cardinaux et des ambassadeurs que
des concerts étaient organisés. La musique était le délassement
presque quotidien du duc de Ferrare à la ville et à la cam-
pagne ; elle intervenait et dans les offices religieux et dans la
représentation des comédies ; elle accompagnait ou suivait les
repas un peu solennels. Pendant une maladie du duc, un
artiste romain, Giulio, chanta plusieurs fois dans sa cham-
bre (1592). Quelques pièces du Castello, appelées camere délia
musica, servaient de lieux de réunion aux artistes ; on y avait
installé les archives musicales, comprenant les ouvrages ma-
nuscrits et imprimés des auteurs antérieurs et contemporains,
italiens et étrangers, et l'on y avait réuni une précieuse collec-
tion d'instruments à cordes, à archets, à vent et à trous (3).
Ippolito Fiorino, maître de chapelle d'Alphonse II, et Luzzasco
Luzzaschi (4), organiste ducal, furent les organisateurs des
concerts publics et privés. Frizzi (t. IV, p. 442) cite une
vingtaine de musiciens qui obtinrent une grande vogue. Nous
nous bornerons à en nommer quelques-uns. Alfonso dalla Viola
composa de la musique pour V Orhecche de Cintio Giraldi,
(1) Lui{;i Francesco Valdrighi, Cnppelle, concerti e tnusiche di Casa d'Esté,
dans les Atti e inemovie délie deputazioni di storia patria per le provincie uiode-
nesi e parmensi, sciie 111, vol. II.
(2) Anna, Lucrèce et Éléonore, sœurs du duc, le cardinal Louis, son frère,
et le cardinal Hippolyte II, son oncle, partageaient son goût pour la musique.
(3) Les principaux instruments en usage à cette époque étaient le luth, la
viole, le violon, le trombone, le rebec, le cornet tlroit et le cornet tortu, la flûte,
la lyre, la harpe, le clavecin et l'orgue.
(4) Luzzasco, en 1580, fut récompensé de ses services par le don d'une maison
à Voghenza.
LIVRE PREMIER. 229
pour lo Sfortunalo d'Agostino Argenti, ^omyV Aretusa d'Alberto
Lollio (1). La musique intercalée dans la représentation
(VÉglé, pièce également due à Cintio Giraldi, fut Tœuvre
d'Antonio dal Cornelto. G. Alexandre de Milleville, fils du Fran-
çais Jean, surnommé Jean de Ferrare, avait été donné comme
maître par la duchesse Renée aux petites princesses Anna,
Lucrèce et Éléonore. Il composa plusieurs livres de chant.
Son fils, nommé François, fut aussi un musicien distingué.
Alexandre de Milleville était déjà connu en 1544; on le re-
trouve jusqu'en 1573. Le Flamand Giaches de Wert^ tout en
étant au service du duc de Mantoue, vint fréquemment à Fer-
rare, où son talent excita l'admiration. Il était à la fois virtuose
et compositeur ; il a laissé de la musique de chambre et un
grand nombre de madrigaux, dont le premier livre fut im-
primé à Venise en 1558. Il vivait encore le 10 septembre 1591.
Dans les concerts de la cour, les dilettanti ferrarais et les
plus nobles dames ne craignaient pas de prêter leur concours
aux artistes de profession. Les répétitions avaient lieu en pré-
sence du duc, dont on écoutait les avis avec déférence. De
1583 à 1589, Tarquinia Molza donna l'impulsion à toutes les
bonnes volontés et dirigea les chœurs auxquels prenaient
part les femmes des gentilshommes. Elle était de Modène.
La théologie et la philosophie ne lui étaient pas moins fami-
lières que la science et la pratique de la musique ; elle tra-
duisit des ouvrages grecs et latins, écrivit en langue vul-
gaire sur des sujets très variés et cultiva la poésie. L'Em-
pereur essaya de l'attirer auprès de lui, mais elle préféra en-
trer au service de la duchesse de Ferrare comme dame
d'honneur, avec une pension mensuelle de cinquante-deux
/?Ve. Quand elle chantait en s'accompagnant de la viole, du
luth ou de la harpe, elle exerçait une véritable séduction : on
la surnomma VUni'ca. Elle n'était cependant pas seule à char-
mer les amateurs délicats; Anna Guan'na n'avait guère moins
(1) jNous aurons occasion de parler encore d'Altonso dalla Viola à propos des
Banchelli de Messisl»U{;o, dans le chapitre consacré aux l>',rcs ornés de {;ravurcs
sur hois.
230 I/AT.T FEURAHAIS.
de rcputation. Ces deux femmes chantaient h première vue les
morceaux les plus difficiles. La passion pour la musique établit
entre Tarquinia Molza et Giaches de Wert une amitié qui
devint bientôt de Tamour, quoique Tarquinia fût dans la matu-
rité deTàge. En dépit des précautions prises, ses sentiments
ne restèrent pas longtemps ignorés de son entourage, et une
correspondance compromettante fut mise sous les yeux du
duc, qui exigea que Tarquinia prît un prétexte pour quitter
Ferrare. Elle se retira à Modène chez sa mère, rompit toute
relation avec Giaches de Wert et se consola par ses études
favorites. La cittadùuuiza romana lui fut accordée en 1600,
et elle mourut, le 8 août 1617, à soixante-quinze ans (l).
Pour les grands concerts, Alphonse II fit aussi appel aux
religieux qui excellaient à chanter. Afin que ceux-ci n'attris-
tassent point par leurs grossiers vêtements de laine les bril-
lantes réunions auxquelles il les conviait, il leur faisait mettre
par-dessus leur tunique des manteaux de drap noir, dont le
cardinal Gambara obtint en 1582 la suppression.
Le goût de la musique se répandit jusque dans les monas-
tères des religieuses de Sant' Antonio, de San Silvestro et de
San Vito. Non seulement les religieuses s'exerçaient à chanter,
mais les instruments à cordes, à archets et à vent ne leur
étaient pas étrangers. La musique qu'elles faisaient leur atti-
rait des auditeurs nombreux et distingués, et leur renommée
avait dépassé les murs de Ferrare (2). Après son mariage avec
Philippe III, roi d'Espagne, mariage célébré à Ferrare par le
pape Clément YIII, Marguerite d'Autriche visita avec sa mère
et son oncle l'église de Santa Maria in Yado, puis se rendit
chez les religieuses de San Vito, qui firent de la musique en sa
présence et reçurent d'elle deux cents ducats comme témoi-
gnage du plaisir qu'elle avait eu à les entendre (1508) (3).
(1) Amilcare Ramazzini, Les musiciens jlainands a la coiw de Ferrare, clans
VArchivio storico lombardo du 31 mars 1879.
(2) Voyez Larousse, Dictionnaire universel, du A'' au XIV siècle, p. 733.
(Instruments de musique.)
(3) Fnizzi, Mcm. per la storia di Ferrara, t. V, p. 34.
LIVRE PREMIER. 231
Alphonse II fut le dernier des princes d'Esté qui aient
régné h Ferrare. N'ayant point d'enfants, il essaya d'assurer le
trône, nous l'avons déjà dit, à son cousin César, qui était fds
d'un bâtard d'Alphonse I" et qui avait épousé en 1586 Virginie
de Médicis, sœur de François, grand-duc de Toscane. Dès
1590, il entra en négociations avec le Saint-Siège afin de le
faire reconnaître comme son successeur. Grégoire XIV se
montra favorable à ses desseins, mais la mort de ce pape en
empêcha la réalisation. Innocent IX et Clément VIII ne lui
laissèrent aucune espéi'ance. Il fit cependant un testament en
faveur de César (1595)n, et, étant tombé gravement malade en
1507, il convoqua auprès de lui les principaux citoyens, leur
donna lecture de ce testament et leur recommanda l'héritier
qu'il s'était choisi. Il mourut le 27 octobre. César d'Esté fut
proclamé duc de Ferrare ; mais, menacé d'une guerre dans
laquelle il vit qu'il ne serait soutenu par aucun prince, il se
résigna à abandonner les États qui relevaient du Saint-Siège,
en obtenant de garder Modène et Reggio, dont l'empereur
Rodolphe II lui conféra l'investiture. La négociatrice de ces
conventions fut Lucrèce, duchesse d'Urbin, l'ancienne pro-
tectrice du Tasse. A la fin de janvier 1598, le cardinal légat
Pietro Aldobrandini prit possession de Ferrare au nom du Sou-
verain Pontife, et le 8 mai Clément VIII (Ippolito Aldobran-
dini) y fit son entrée. Il y resta six mois et demi (1), qu'il con-
(1) Les Ferrarais eurent plus d'une fois l'occasion d'assister alors à de curieuses
cérémonies. Le jour de la Fête-Dieu, malgré une pluie torrentielle, le Pape,
accompagné de toute la cour romaine, porta pieds nus le Saint Sacrement dans
les rues de la ville. Un autre jour, après une messe célébrée en l'honneur de la
paix rétal)lie entre la France et l'Espagne grâce à l'intervention du Saint-Siège,
Clément VIII, assis sur la sedia /jestatoria, prit part à une procession non moins
solennelle. Les fêtes profanes ne manquèrent pas non plus lors des mariages de
Philippe III, roi d'Espagne, avec Marguerite d'Autriche, et de l'archiduc Albert
d'Autriche avec Isabelle, fille du roi d'Espagne Philippe II, mariages célébrés par
le Pape lui-même : des mascarades parcoururent les rues; un bal fut donné dans
le CaslcUo; des courses de barques, dont les femmes de Comacchio étaient les
héroïnes, eurent lieu sur un canal, et les élèves des Jésuites représentèrent en
langue latine l'histoire de Judith et d'IIolopherne. Fnizzi, ISÏem. per la sloria di
Ferrara, t. V, p. 34-35. — A. lÎEUToi.OTTi, Ârlisti bolof/iiesi, ferraresi ed alciini
altri nel gia stcito pontijicio in Borna ; 1885, p. 67.
232 L'ART FERIIARAIS.
sacra à Torganisation du nouveau gouvernement, et en 1599,
afin de s'assurer à tout jamais l'obéissance des Ferrarais,
il fit élever à l'angle de la ville, entre le midi et l'ouest, une
forteresse pour la construction de laquelle l'architecte Pom-
peo Targone sacrifia deux faubourgs, le Castel Tedaldo, plu-
sieurs églises, quelques palais, un hôpital et la villa du Bel-
védère. Cette forteresse ne fut détruite qu'en 1805.
CHAPITRE II
DÉTAILS SUR LES SAINTS LE PLUS SOUVENT REPRÉSEiSTÉS
PAR LES ARTISTES FERRARAIS
Entre les croyances des peuples et les productions de l'art
il y a toujours eu une étroite connexion. Les artistes sont les
interprètes des sentiments de la foule ; ils s'inspirent des mêmes
convictions et des mêmes enthousiasmes; satisfaire la piété
générale était jadis le but principal de leurs efforts. Avant
d'étudier les œuvres des sculpteurs, des peintres, des graveurs,
il est donc nécessaire de jeter un coup d'œil sur l'état des
esprits à Ferrare au point de vue religieux, et de retracer
brièvement les actes des saints dont les princes et leurs sujets
se plurent à voir représenter l'image dans les statues, les bas-
reliefs, les tableaux, les tapisseries et les livres.
SAINT GEORGES.
Dès le commencement du quatrième siècle, la province de
l'Emilie adopta le christianisme, qui avait été introduit à
Ravenne en 46 par saint Apollinaire, disciple de saint Pierre.
Le premier saint en faveur auprès des habitants de l'ancienne
Ferrare fut saint Georges. Rien n'est plus naturel, si l'on réflé-
chit à l'influence des Grecs de Constantinople dans cette con-
234 I/AUT FEU II AU AÏS.
trée, quand Narsè? eut substitué h la domination des Ostrogoths
la domination de Justinien (553), celui de tous les empereurs
qui mit le plus de passion à propaf^^er le culte du héros chré-
tien de la Cappadoce. Sans s'attarder aux suppositions d'après
lesquelles il y aurait eu, vers la fin du sixième siècle , une
église dédiée à saint Georges (1), on peut affirmer qu'en 928 la
cathédrale primitive de Ferrare portait le nom de Saint-
Georges (2), et que, par conséquent, saint Georges était depuis
un certain temps déjà le patron de la ville. Cette église, dont
le titre n'a pas changé, mais qui a maintenant une physiono-
mie toute moderne, est située entre les deux branches que le
Pô forme auprès de Ferrare, entre le Pô di Yolano et le Pô
di Primaro. Elle cessa d'être la cathédrale lorsque la cité eut
pris une grande extension sur la rive gauche du fleuve, et que
Guglielmo II Adelardi et Guglielmo III eurent fait construire,
à la fin du douzième siècle, la cathédrale actuelle, également
dédiée à saint Georges.
Pendant tout le cours de l'histoire de Ferrare, la vénération
pour ce glorieux martyr éclate hautement (3). Dans les actes
par lesquels les Ferrarais se soumirent h la souveraineté d'Az-
zolino d'Esté (1208) et du marquis Obizzo (1264), saint Georges
est pris à témoin, après la Trinité et la sainte Vierge. Le statut-
de 1268 imposa à chaque corporation et à chaque citoyen qui
possédait des biens valant au moins cent lire impériales l'obli-
gation d'offrir un cierge à l'autel de Saint-Georges la veille de
la fête du saint. Le souvenir de saint Georges s'associa même
aux réjouissances publiques : dès 1279, le jour de sa fête,
c'est-à-dire le 23 avril (4), toute la population assistait à ces
courses de chevaux qui devinrent le spectacle favori des grands
(1) Luigi Ughi, // culto di San Giorgio pressa i Ferraresi. Fcrrara, 1811.
(2) Suivant Jacopo A{;nelli, elle aurait été ronsacrée en 658, alors que le
trône de saint Pierre était occupé par Vitaliano. [Notizie istoriche del f/ran mar-
tire San Giorgio, p. 69. Ferrara, 1751.)
(3) Frizzi, Memorie per la storia di Ferrara, t. I, p. 226.
(4) C'est le 23 avril que tombe la fête de saint Georges, mais les Ferrarais
obtinrent, on ne sait pour quel motif, l'autoiisation de la célébrer le lendemain.
Cet usajje était déjà en vigueur en 1462.
I,IVRE PREMIER. 235
et des petits (1). L'image de saint Georges est celle qui appa-
raît le plus souvent : on la trouve sur les sceaux publics (2),
sur les autels de la cathédrale, dans les miniatures, apparte-
nant à la seconde moitié du quinzième siècle, qui ornent les
missels de cette église, sur certaines monnaies exécutées vers
la même époque et dans le frontispice des statuts de 1567.
Elle figure aussi parmi les ornements du tombeau de Lorenzo
Roverella. Nombre de peintres l'introduisirent dans leurs
tableaux, notamment Viltoî'e Pisano, Gelasio délia Masnada (3),
Garofalo et Dosso. La collection formée par les ducs de Fer-
rare comprenait également un Saùit Georges dû à Sodouia,
comme le prouve une lettre de ce peintre à Alphonse I" (3 mai
1518). Enfin, le poète Lilio Gregorio Giraldi (1479-1552) com-
posa un hymne en l'honneur du glorieux protecteur de sa ville
natale.
Souvent désolée par la peste, la disette et les tremblements
de terre, la ville de Ferrare implorait dans ces temps de cala-
mité l'intercession de saint Georges, et les reliques du saint
étaient portées solennellement en procession à travers les rues.
Ces reliques se composent d'un os du bras, d'une partie du
crâne et d un fragment d'étendard militaire. On a prétendu
que l'os du bras de saint Georges, qui est renfermé dans un
bras d'argent, ciselé, émaillé et doré en 1388 sous l'épiscopat
de Tomraaso Marcapesci (4), fut apporté de Palestine par le
comte Robert de Flandre, et que celui-ci le donna à la com-
tesse Mathilde, laquelle l'offrit à la cathédrale de Ferrare en
1 110; mais cette assertion ne peut se soutenir. Guillaume de
Tyr ne rapporte pas que Robert de Flandre soit allé au delà de
(1) C'est pendant la fètc de saint (Teoijjos que, en 1475, Jérôme Savonarolc
quitta Ferrare à l'insu de ses parents pour aller prendre à Holojjnc l'habit de
Saint-Donnnirpie.
(2) Le sceau pulilie que Bcltraniino l'allavicino, évècjue de Pologne, remit à
Ohizzo en 1344 de la part du Pape, quand Clément VI accorda à ce prince un
renouvellement d'investiture, poitait l'image de saint Georges à cheval.
(3) Barl'ffaldi, Vite, etc., t. I, p. 6. — Fiuzzi, Memorie per la storia di Fer-
rara, t. III, p. 165.
(4) Voyez les pages consacrées à l'orfèvreiie (liv. III, cli. iii\
236 T/ART FEREARAIS.
TEuplirate; Robert revint en 1 105 et n'aborda pas en Italie (1).
Les deux autres objets, conservés primitivement à Rome dans
l'église de San Giorgio in Velabro , furent obtenus de Clé-
ment VIII en inOO par Fontana, évêque de Ferrare. C'est un
buste d'argent qui contient le crâne de saint Georges. Les
reliques que nous venons de mentionner sont exposées chaque
année pendant neuf jours, à partir du 24 avril, dans des vi-
trines disposées autour du chœur.
Quelques détails sur la vie et la légende de saint Georges
nous semblent bons à rappeler (2). Il naquit en Cappadoce de
parents nobles et riches attachés à la religion chrétienne.
Tout jeune, il perdit son père, qui périt sous les armes; puis il
accompagna sa mère en Palestine où elle était née et où elle
possédait des biens considérables. Il embrassa de bonne heure
la même carrière que son père, et il était déjà tribun militaire
quand sa mère mourut. Il se rendit alors à Nicomédie , en
Bithynie. Dioclétien, qui se trouvait à Nicomédie, eut l'occa-
sion d'apprécier à la fois sa valeur et sa sagesse , fonda sur lui
les plus grandes espérances et le nomma maître de camp.
Georges n'avait guère que vingt ans ; il était remarquablement
beau. Le plus brillant avenir paraissait lui être réservé. Sur
ces entrefaites, l'Empereur, à l'instigation du féroce Galère,
préluda aux persécutions acharnées contre les chrétiens par
des mesures odieuses qui trahissaient ses intentions. Voyant
aussitôt qu'il fallait choisir entre sa fortune mondaine et sa
fidélité à Dieu, Georges n'hésita pas un instant et se regarda
comme une des futures victimes de Dioclétien. Afin de se pré-
parer à tous les détachements, il vendit ses biens, en distribua
le prix aux pauvres et donna la liberté à ses esclaves. L'occa-
sion d'affirmer ses croyances ne tarda pas à lui être offerte.
Avant de lancer son édit de persécution, l'Empereur voulut
prendre l'avis des principaux fonctionnaires de la province et
(1) RoLLANDiSTES, Acta saiictorum, édition Palmé, t. XV, p. 153-160.
(2) Voyez, outre les biojjraphies d'U{;hi et d'Agnelli que nous avons men-
tionnées, celles qu'ont publiées à Ferrare Anseluiini (1692) et Agostino Pcruzzi
(1841), ainsi que la Vie des saints, par Ribadeneira, t. IV, p. 337
LIVRE P REMI EU. 237
des hauts dignitaires de 1 armée, au nombre desquels était le
jeune maître de camp. A peine Georges eut-il entendu les
accusations formulées contre les chrétiens qu'il se leva pour
en relever l'injustice, et que, proclamant sa foi, il démontra
la fausseté du paganisme. Cette liberté de langage amena
l'incarcération de celui qui se l'était permise, et Dioclétien,
dans l'espoir d'une rétractation, ordonna qu'on eût recours
aux tourments les plus raffinés. Sur le corps du jeune confes-
seur étendu à terre, on roula une énorme pierre qui devait
pour ainsi dire le broyer, et sous le poids de laquelle il passa
toute une nuit. Quelle ne fut pas la surprise des bourreaux
lorsque, au point du jour, ils le trouvèrent vivant, dispos et
louant Dieu qui l'avait miraculeusement secouru ! Dioclétien
essaya alors d'arriver à ses fins, d'abord en témoignant à saint
Georges une fausse tendresse et en lui promettant tout ce qui
eût pu tenter une àme moins haute, puis en le menaçant des
plus terribles épreuves. Tout fut inutile. A l'exaspération du
souverain correspondit un nouveau supplice. Une roue armée
de crocs et de pointes tranchantes comme des lames de rasoir
déchira le corps du patient, mais une voix céleste fit entendre
ces mots : « Georges, ne crains rien, je suis avec toi. ^ Presque
en même temps, un jeune homme vêtu de blanc et dont le
visage rayonnait s'approcha, détacha de la roue l'héroïque
martyr, qui était presque évanoui, et l'embrassa; sur-le-champ
les blessures se cicatrisèrent. L'intrépidité de saint (^eorges et
la protection divine dont il avait été l'objet provoquèrent
l'éclatante conversion des préteurs Anatolius et Protolus, qui
furent bientôt décapités, et la conversion secrète d'Alessandra,
seconde femme de Dioclétien. La rage de l'Empereur n'était
cependant pas encore assouvie. Saint Georges fut plongé dans
de la chaux vive. Quand on l'en tira au bout de trois jours, on
constata que son corps n'en avait pas reçu la moindre atteinte.
On le fit ensuite courir avec des brodequins garnis intérieure-
ment de pointes rougies au feu, et on le flagella cruellement.
Ne comprenant pas que tant de souffrances n'eussent pas mis
fin à sa vie, Dioclétien crut à quelque sortilège et s'imagina
238 L'ART F E II II A 15 Al S.
d'opposer les artifices aux artifices. A son instigation, le magi-
cien Atanagio fit boire à Georges deux breuvages qui devaient
troubler sa raison et torturer ses entrailles; mais un signe de
croix les avait rendus inoffensifs. « Pourquoi vous étonner?
s'écria saint Georges. Jésus-Christ n'a-t-il pas promis à ceux
qui croiraient en lui le don des miracles, et jusqu'à la puis-
sance de ressusciter les morts? » On voulut le prendre au mot
et on lui demanda de confirmer les paroles de son Dieu en
rendant la vie à un mort enseveli depuis quelques jours, ce
qu'il fit à la stupéfaction de tous. L'homme ressuscité et Ata-
nagio se jetèrent aux pieds de saint Georges et se convertirent
à leur tour au christianisme, conduite qui porta au comble la
fureur de l'Empereur, sur l'ordre duquel on leur trancha la
tête. La cruauté de Dioclétien n'empêcha pas la foule de ma-
nifester sa vénération pour le héros chrétien qui trouvait la
joie dans les tourments. C'était à qui le visiterait dans sa pri-
son. Tantôt on venait l'implorer pour la guérison de quelque
maladie; tantôt on sollicitait de lui le baptême, quitte à payer
de la vie ce bienfait. On eût dit que chaque goutte de sang
versée par saint Georges eût engendré de nouveaux fidèles.
Dioclétien résolut d'en finir avec l'homme qui le bravait. 11 fit
ériger un tribunal sur la grande place de Nicomédie auprès du
temple d'Apollon, et quand saint Georges fut en sa présence,
il le somma pour la dernière fois de sacrifier aux dieux, lui
promettant à ce prix son pardon. Saint Georges consentit à se
rendre dans le temple, et l'Empereur, qui se flattait d'avoir
dompté ce mâle courage,' convoqua tout le peuple à ce nouveau
spectacle. Mais ses illusions durèrent peu. Devant la statue
d'xVpollon, saint Georges prononça ces paroles en faisant le
signe de la croix : « Dois-je t'offrir un sacrifice comme à Dieu?
— Je ne suis pas Dieu, répondit une voix à l'intérieur de la
statue ; il n'y a qu'un seul Dieu, celui que tu prêches. — Com-
ment, répliqua le saint, oses-tu demeurer ici en ma présence,
puisque je connais et adore le vrai Dieu? » A ces mots, on
entendit des gémissements sortir de toutes les idoles , qui
s'écroulèrent à la fois. Les prêtres des faux dieux crièrent ven-
LIVllE PIIEMIEU. 239
geance, et Dioclétien écouta d'autant plus volontiers leurs sug-
gestions, que, sous ses yeux, l'Impératrice vint se jeter aux
pieds du saint enchaîné et se proclama chrétienne. Il ordonna
de conduire hors de la ville saint Georges et Alessandra, et de
leur trancher la tête; mais, pendant que les deux condamnés
marchaient joyeux au supplice, 1 Impératrice sentit tout à
coup ses forces l'abandonner ; elle obtint de s'asseoir un instant,
fit une dernière prière et s'éteignit sans souffrance. Quanta
saint Georges, qu'accompagnaient en foule les fidèles avides
de sacrifier aussi leur vie à leur foi, il fut décapité après avoir
rendu grâces à Dieu et prié pour ses bourreaux, le vendredi
saint, c'est-à-dire le 23 avril de l'année 303.
Pasicrate, son dévoué serviteur, qui l'avait sans cesse A'isité
en prison et qui avait reçu, avec les confidences de ses joies
intimes, ses suprêmes instructions, lui donna la sépulture.
Mieux informé que personne, il écrivit en grec la biographie
de son maître.
A la gloire réservée dans le ciel au soldat martyr devait
promptement succéder pour lui la gloire terrestre. Son culte,
établi d'abord en Orient, allait se propager en Occident.
L'Eglise l'invoqua contre les ennemis de la foi, tandis que les
princes mettaient sous son patronage des ordres militaires. Il
fut regardé comme le chevalier chrétien par excellence, et
c'est en effet sous les dehors d'un chevalier secourant une
jeune fille sur le point d'être dévorée par un dragon que les
artistes Font représenté le plus souvent. Cet usage remonte
très haut (1). Ceux qui l'ont établi n'entendaient nullement
retracer un fait véritable, ni même une légende, mais traiter
un sujet allégorique et personnifier, suivant la coutume des
Grecs, une province par une femme. Ici, saint Georges sauve
la Cappadoce en portant un coup mortel à l'idolâtrie (2).
Ce sont probablement les monuments figurés qui donnèrent
lieu à la formation de la légende d'après laquelle saint Georges
(1) Constantin avait fait suspendre dans le vestibule de son palais un tableau
où l'on voyait le Peiséc cliréticii iléfenduiit une prineevsse contre un monstre.
(2/ Voyez Les cca-acleristif/ucs des saints, par le I*. Gaiiieii.
240 L'AUT FERUAllAIS.
aurait arraché à la mort la fille d'un roi menacée par un dra-
gon. Voici comment l'expose Jacques de Voragine (1) :
Cl Georges vint dans la ville qu'on appelle Silène (et que
d'autres nomment Bérite ou Lasia), près de laquelle était un
étang où habitait un monstre qui maintes fois avait fait reculer
le peuple armé venu pour le détruire ; il s'approchait même
jusqu'aux murs de la cité, et de son souffle tuait tout ce qu'il
trouvait. Pour éviter de semblables visites, on lui donnait tous
les jours deux brebis afin d'apaiser sa voracité. Si l'on y man-
quait, il assaillait tellement les murs de la ville , que son
souffle empoisonné infectait l'air, et que beaucoup d'habitants
en mouraient. On lui fournit tant de brebis qu'elles devinrent
très rares, et qu'on ne pouvait plus s'en procurer autant qu'il
en fallait ; alors les citoyens tinrent conseil, et il fut décidé
qu'on livrerait chaque jour un homme et une bête ; si bien
qu'à la fin on donna les enfants, filles ou garçons, et personne
ne fut épargné. Un jour, le sort désigna la fille du roi comme
victime. Le monarque épouvanté offrit en échange son or,
son argent et la moitié de son royaume, pour qu'on épargnât à
sa fille ce genre de mort si cruel. Mais le peuple s'échauffa et
s'écria que, puisque ledit promulgué par le roi avait détruit
tous les enfants, la propre fille du monarque ne devait point
faire exception. On menaça le prince, en cas de refus, de le brû-
ler, lui et son palais. Dans son désespoir, le roi, s'adressant au
peuple, sollicita et obtint un délai de huit jours. Au bout de ce
temps, le peuple revint au palais et dit : « Pourquoi perds-tu
« ton peuple pour ta fille? Nous mourons tous par le souffle de
« ce monstre. » Le roi vit bien qu'il devait se résoudre au sacri-
fice. Il fit couvrir sa fille de vêtements royaux, l'embrassa,...
lui donna sa bénédiction en gémissant et la serra tendrement
dans ses bras ; puis elle s'en alla vers le lac. Georges, qui pas-
sait parla, vit qu'elle pleurait et lui demanda ce qu'elle avait;
elle lui répondit : « Bon jeune homme, monte bien vite à che-
« val, et hâte-toi de fuir, afin que tu ne périsses pas avec
(1) Jacques de Vorafjine, auteur de la Légende dorée, ht partie de l'Ordre de
Saint-Dominique et devint évèque de Gênes. Né vers 1230, il mourut en 1298.
LIVRE PREMIER. 241
(c moi. " Et Georges lui dit : « Ne crains rien, et fais-moi
« savoir ce que tu attends ici, et pourquoi tout ce peuple nous
« regarde. » Et elle répliqua : « Je vois que tu as un cœur
« noble et grand : mais hâte-toi de partir. « Georges reprit :
« Je ne m'éloignerai qu'après avoir appris ce que tu as. »
Lorsqu'elle l'eut instruit de tout, Georges ajouta : « Ne crains
« pas, je t'aiderai au nom de Jésus-Christ. — Brave che-
« valier, reprit-elle, ne cherche point à mourir avec moi ; il
« suffit que seule je périsse, car tu ne pourras ni m'aider ni
« me délivrer, et tu succomberas avec moi. » Dans ce moment,
le monstre sortit de l'eau. Alors la vierge dit en tremblant :
« Euis au plus vite, chevalier. " Pour toute réponse, Georges
monta sur son cheval, fit le signe de la croix, s'avança au-
devant du monstre en se recommandant à Jésus-Christ, et le
chargea intrépidement. Il brandit sa lance avec une telle force
qu'il le traversa et le jeta par terre. Alors, s'adressant à la fille
du roi, il lui dit de passer sa ceinture autour du cou du
monstre, et de ne le redouter en rien. Quand ce fut fait, le
monstre la suivit comme le chien le plus doux. Lorsqu'ils
l'eurent conduit dans la ville, le peuple s'enfuit sur les mon-
tagnes et sur les coUines, en s'écriant que tout le monde allait
périr. Mais Georges le retint en l'exhortant à ne rien craindre,
car il avait été envoyé par le Seigneur pour rendre au pays la
sécurité. Et il ajouta : u Croyez seulement en Dieu ; que cha-
" cun de vous soit baptisé, et je tuerai le dragon. » Alors le
roi et ses sujets furent baptisés ; ensuite Georges tira son glaive
et abattit la tête du monstre ; selon ses ordres, quatre paires
de bœufs le transportèrent hors de la ville (1). »
(1) La Légende dorée, t. II, p. 75, traduction par M. G. B. Paris, 1854, chez
Delahays. — Voyez é^jaleinent le récit de Teodoro Ansclmini, p. il-:}7.
16
L'A HT FEUr.AUAIS.
II
SAINT MAURELIUS(l),
Saint Maurelius n'est pas moins vénéré que saint Georges
par les Ferrarais, qui le regardent aussi comme un de leurs
plus puissants protecteurs. Ce n'est pas l'histoire qu'il faut
interroger sur sa vie, car les sources d'informations certaines
font défaut. La légende seule fournit des renseignements sur
son compte. Mais comme c'est elle qui a inspiré les artistes,
il n'est pas sans intérêt de connaître les épisodes qu'elle con-
tient.
Maurelius, fils du i^oi de Mésopotamie Théobald, naquit à
Edesse (aujourd'hui Orfa). Quoique son père fût païen, il
adopta de très bonne heure, sous l'influence de la lecture des
Évangiles, la doctrine de Jésus-Christ, qu'il inculqua, sans
rencontrer d'opposition, à ses deux frères Hippolyte etRivallo,
beaucoup plus jeunes que lui. Très appliqué à la culture des
lettres, h l'étude des lois et à la science du gouvernement, il
fut, vers sa dix-huitième année, en état d'être associé à l'exer-
cice du pouvoir : on le chérissait pour sa justice autant que
pour la facilité de son abord. Cependant, le désir de se consa-
crer uniquement au service de Dieu l'emporta bientôt sur
toutes ses autres préoccupations; mieux valait, pensait-il,
'> être un petit citoyen dans le ciel qu'un grand roi dans ce
monde » . Il finit par déclarer à son père sa résolution. Toute-
fois, le violent chagrin de Théobald et les pressantes sollicita-
(I) Lerjfjcndario e vila et iniracoli de sancto Maurelio episc. e pati-ono de Fer-
rara, stamp. in Ferr. pcr Lorenzo de' Rossi da Valenza, 1489, in-i". — Spccchio
d humilta clie contiene la vita di S. Maurelio vescovo et lumtire, protettorc et
difensore délia citta di Ferrara, srvhlo in dialujjo dal F. Don Mithelangclo
(Boiiavcri; : stanip. in Ferrara 1597 per Vittorio Haldini e ncl 16S5 per Alphonse
Marcsli, in-4\ — Fnizzi, Memorie per la r.toiln di Ferrara, t. I, p. 230-233.
LIVRE PREMIER. 2V3
tions des.grands le décidèrent à ne l'exécuter qu'après la mort
du roi, mort qui eut lieu, du reste, peu de jours après. Devenu
maître de lui-même, Maurelius eût pu réaliser sur-le-champ le
projet qui lui tenait tant au cœur ; mais l'état des affaires lui
fit un devoir de continuer à les conduire durant trois ans.
Pendant qu'il régnait encore, il construisit en l'honneur de la
sainte Yiei-ge une église, où furent déposés plus tard le corps
de saint Thomas, rapporté des Indes, et ses propres dépouilles.
Enfin, il prit pour successeur Hippolyte, celui de ses frères qui
lui semblait le plus digne de gouverner, et il abandonna son
royaume.
Il se rendit à Smyrne, auprès de l'évéque Théophile, dont il
gagna le cœur par son humilité, sa bonté intelligente et sa .
ferveur, et qui, au bout d'un certain temps, lui conféra la
dignité de prêtre. Sur ces entrefaites, un hérésiarque du nom
de Severino, invoquant ce passage d'un psaume : « Minuisti eum
paulo minus ab angelis " , nia que le Christ fût fils de Dieu et
gagna de nombreux prosélytes. Invité par l'évéque à une dis-
cussion en présence du peuple, il s'y refusa. Théophile eut
alors la pensée d'envoyer à Rome Maurelius pour demander
au Pape des conseils sur la conduite à tenir. L'ancien roi de
Mésopotamie était à peine parti que Severino s'introduisit dans
la cathédrale, où il avait convoqué ses sectateurs, et monta en
chaire afin de conquérir de nouveaux adeptes. Le châtiment
de sa témérité ne se fit pas attendre : une flèche de feu tomba
sur lui et le réduisit en cendres.
Cette punition céleste fut annoncée par un ange à Maurelius
pendant son voyage. Il ordonna aussitôt au pilote de le rame-
ner à Smyrne, mais une tempête poussa le navire dans le port
d'Ostie. Il se trouvait trop près de Rome pour ne pas avoir le
désir de vénérer les reliques de saint Pierre et de demander
au Pape sa bénédiction, et il se décida à s'acheminer vers la
capitale du monde chrétien avec plusieurs de ses compagnons.
Au même moment, une députation des Ferrarais sollicitait du
Souverain Pontife, Jean lY, la nomination d'un évêque à la
place de celui que la mort leur avait enlevé récemment.
244 L'ART FEHRAllAIS.
Jean IV leur promit sa réponse pour le lendemain. Dans la
nuit qui précéda cette seconde audience, saint Georges, pro-
tecteur de Ferrare, apparut au Pape, lui annonça l'arrivée de
Maurelius et lui notifia que Dieu le voulait donner pour
évêque aux Ferrarais. Dès l'aurore, Jean IV envoya quelques
personnes de son entourage à la rencontre de Maurelius, l'ac-
cueillit avec joie, l'embrassa, lui raconta les desseins de Dieu
sur lui, et le désigna aux envoyés de Ferrare comme leur pas-
teur. Le 20 avril 638, il lui conféra la consécration ëpiscopale
et ne le laissa pas partir sans l'avoir comblé de présents. En
même temps, les compagnons de voyage de Maurelius repri-
rent la route de Smyrne et se chargèrent de rapporter à Théo-
phile ce qui venait de se passer.
L'arrivée de Maurelius à Ferrare fut célébrée par des trans-
ports de joie, et cette joie se changea en actions de grâces
quand, à la fin de la première messe célébrée par le nouvel
évêque, on vit une main tenant au-dessus de sa tète une cou-
ronne de rayons , tandis qu'une voix céleste prononçait ces
mots : " Pour avoir quitté le royaume de ton père et méprisé
les richesses terrestres, je te comblerai de gloire parmi les
anges, je serai le protecteur du lieu où tu reposeras et j'exau-
cerai les fidèles qui viendront prier sur ton tombeau. »
Au bout de huit années. Dieu révéla à Maurelius pendant
son sommeil que de cruelles épreuves lui étaient réservées, et
le saint évêque y acquiesça. Peu après, arrivèrent quelques-
uns de ses compatriotes, envoyés par les grands de son ancien
royaume. Ils lui apprirent que Rivallo avait fait assassiner
Hippolyte pour s'emparer du trône et prétendait anéantir
autour de lui le christianisme. La présence de Maurelius en
Mésopotamie semblait être seule capable de remédier à ce
triste état de choses, et l'on implorait son retour avec instance.
Il céda, non sans avoir demandé à la prière une inspiration
surnaturelle, puis exposa la situation au peuple de Ferrare,
promettant de revenir le plus tôt possible.
C'était le martyre qui l'attendait dans sa patrie. Rivallo, en
effet, s'exaspéra des remontrances de son frère, le fit jeter en
LIVRE PREMIER. 245
prison, tâclia en vain de lui arracher une abjuration par de
cruels tourments, et ordonna ensuite de le décapiter en secret,
dans la crainte d'exciter une révolte parmi ses sujets (7 mai
694). En même temps, il annonça en public que Maurelius
était reparti pour l'Italie. Dès qu'il eut proféré ce mensonge,
il devint possédé du démon , confessa son crime au milieu
de son délire et succomba en deux heures à d'atroces souf-
frances.
Le corps du martyr, retrouvé bientôt, fut placé dans la
principale église d'Édesse. Il y resta jusqu'en 1106. A cette
époque, Maurelius se montra en songe à l'empereur Henri IV,
qui revenait d'Arménie, lui révéla que les infidèles allaient
s'emparer de la Mésopotamie et lui demanda de transporter
ses restes dans son église épiscopale, dédiée à saint Georges.
Henri s'acquitta de cette mission, et c'est ainsi que Maurelius,
fidèle à sa promesse, reparut chez les Ferrarais, très affligés de
sa mort, mais fiers du moins de posséder ses bienfaisantes
reliques.
La vertu de ces reliques se manifesta dès leur entrée à Fer-
rare. Pendant que la foule se pressait sur le pont, un enfant
tomba dans le fleuve sans qu'on pût retrouver son corps. Mau-
relius ayant été invoqué, on vit, au bout de trois jours, flotter
à la surface de l'eau le corps de l'enfant, on le plaça sur l'autel
qui recouvrait le sépulcre du saint, et peu à peu le jeune noyé
revint à la vie.
Dans la légende que nous venons de résumer, il n'est pas
difficile de relever des erreurs historiques. Nous nous borne-
rons à en signaler trois : — 1° En 638, Ferrare ne possédait
pas d'évêché. Il y en avait un à Vicoabentino (Yicohaventia ou
Voghenza), qui relevait de l'archevêché de Ravenne. Mauro,
archevêque de Ravenne, ayant adopté l'hérésie des Monothé-
lites et s'étant révolté contre le pape Vitalianus, Jean, évêque
de Vicoabentino, fidèle au Saint-Siège, obtint d'Adéodat,
successeur de Vitalianus , l'autorisation de transporter son
évêché à Ferrare, ville qui ne dépendait pas de l'exarque de
Ravenne (640 ou 650), et il eut pour église épiscopale l'église
246 L'A UT FEU 11 A 11 AI S.
de Saint-Georges (1). — 2° Le nom de Théol)aId n'est pas un
nom oriental, c'est un nom lombard. — 3" L'empereur
Henri IV n'alla jamais en Asie. Il se fût d'ailleurs peu soucié
des reliques de saint Maurelius, lui qui se montra si hostile à
la religion catholique.
Puisqu'on ne pouvait avoir sur saint Maurelius des rensei-
gnements positifs, les actes du temps ayant disparu soit au
milieu des bouleversements politiques, soit pendant quelque
incendie, encore fallait-il ne se livrer qu'à des suppositions
vraisemblables. Les nouveaux éditeurs des Acta sayictorum pro-
posent deux récits, où les conjectures ne sont pas du moins en
opposition avec des faits avérés.
Voici le premier récit. Maurelius, prêtre appartenant au
clergé romain sous le pape Jean IV, aura été envoyé à Smyrne
pour s'enquérir, auprès de l'évêque Théophile, de l'hérésie
propagée par Severianus. Revenu à Rome au moment où
Vicohaventia sollicitait la nomination d'un évéque, c'est lui
que le Pape désigna (642). Très attaché à l'autorité du Souve-
rain Pontife, il sollicita et obtint la permission de transférer
son évêché à Ferrare. Mais, au moment d'opérer cette trans-
lation, il fut assassiné par les émissaires de Mauro, archevêque
de Ravenne depuis 6i8, qui s'était mis en révolte ouverte
contre le Saint-Siège. On l'ensevelit dans une église située
non loin du fleuve Idissa, que les écrivains postérieurs confon-
dirent avec Édesse en Mésopotamie. Enfin, l'empereur saint
Henri, en traversant cette région après son couronnement à
Rome (1014), fit transporter le corps de Maurelius dans l'église
ferraraise de Saint-Georges.
D'après le second récit, saint Maurelius naquit vers 630
dans une des villes de la haute Italie, dont son père,Théobald,
était gouverneur, à l'époque de la domination lombarde.
Quoique païen, Théobald permit le culte du christianisme à
ses administrés et même à ses fils. L'aîné, Maurelius, depuis
dix-huit ans jusqu'à vingt-quatre, partagea avec lui les soins
(1) BoLLANDiSTES, Acla suiictorum, édit. Palmé, 1866, t. XV, p. 15:i-160,
LIVRE PREMIER. 247
du gouvernement. Puis, voyant qu'il pouvait être remplacé
par ses frères Hippolyte et Rivallo, il dit adieu au monde et
partit pour la Terre sainte. En revenant, il aborda à Smyrne,
s'attacha à l'évêque de cette ville, appelé peut-être Théophile,
étudia sous sa direction, fut ordonné prêtre par lui et l'aida à
combattre l'hérésie de Severianus. Au bout de quelques an-
nées, il voulut regagner sa patrie; mais, pendant qu'il se diri-
geait vers quelque port lombard de la rive étrusque, une tem-
pête le poussa vers Ostie. Il ne résista pas au désir de visiter
Rome (686). Jean V occupait alors le trône de saint Pierre, et
les Ferrarais venaient de lui demander un évêque. Le choix
du Pape s'arrêta sur Maurelius, qui occupa huit ans l'évêché
de Ferrare. Peu après son intronisation, Théobald mourut.
Hippolyte lui succéda, mais fut bientôt assassiné par Rivallo,
qui, retournant aux superstitions païennes de ses pères, se
montra fort hostile au christianisme. A la prière de ses com-
patriotes, Maurelius vint trouver son frère à Interamna (d'où
l'on a fait Mésopotamie, mot qui signifie : entre les fleuves) et
se permit des remontrances peu goûtées du chef barbare.
Rivallo le fit tuer en secret (694), et l'empereur saint Henri
ayant découvert les restes du saint évéque à la suite d'une
révélation de celui-ci, les transporta à Ferrare en 1014.
Quoi qu'on puisse penser de ces divers récits, ce qui est
certain, c'est qu'une tradition constante a représenté saint
Maurelius comme évéque et comme protecteur de Ferrare. De
ce que le nom de saint Maurelius ne figure pas sur la liste des
évéques de Ferrare dressée par les érudits, il ne s'ensuit pas
que saint Maurelius n'ait pas droit d'y être admis, car cette
liste est critiquable et offre d'ailleurs des lacunes. Quant au
culte de saint Maurelius à Ferrare, il remonte à une époque
très reculée, et il se continua sans interruption. Le 29 mars
1518, un sonneur brisa une cloche dont l'inscription portait
qu'elle avait été faite par ordre d'Adelardi Marchesellaen 1 137,
et qu'elle s'appelait Lucha Maria Maurelia. Les constitutions
de l'archiconfrérie de la Mort, rédigées en 1366, nous appren-
nent que cette confrérie célébrait la fête de saint Maurelius
248 L'ART FERUAllAIS.
dans la principale église dédiée à saint Georges et à saint Mau-
relius, ce qui fait supposer que le culte de ces deux martyrs
était loin d'être nouveau. A l'imitation de la plupart des villes
italiennes qui avaient l'habitude de représenter sur leurs mon-
naies l'effigie de leurs évêques canonisés, qu'elles adoptaient
pour patrons, les princes ferrarais introduisirent l'image de
Maurelius sur les pièces qu'ils firent frapper, bien avant d'y
introduire l'image de saint Georges. Les niarchesini, denarini
et bagattùii exécutés sous^ Nicolas III nous montrent d'un côté
les armes de la ville et l'aigle des Este, de l'autre saint Maure-
lius bénissant. Sur un grosseto de Lionel, saint Maurelius figure
à côté de saint Georges avec cette inscription : «.S. M. E. Ferr.
[sanctus Maurelius episcopus Ferrariœ). » Il apparaît également
sur un quattrino d'Alphonse I", et il est désigné par ces mots :
u kS. Maurelius protect. » En I-4I9, on déplaça solennellement,
en présence de Nicolas III, de l'évéque et d une foule consi-
dérable, le tombeau de Maurelius, qui se trouvait sous le
maître autel, dans une crypte où il était compromis par l'hu-
midité (1), et on le plaça sous l'autel de la nef latérale de
gauche. G est là qu'on le vénère encore aujourd'hui. A l'en-
droit qu'il occupait auparavant jaillit, dit-on, une source qui
avait la vertu de guérir les malades, comme l'éprouvèrent
notamment une servante d'Uguccione Contrarii qui, depuis
dix ans, avait perdu l'usage d'un bras, et un certain Jacopo,
peintre bolonais, qui avait un mal très grave dans la bouche
et ne pouvait, pour ainsi dire, rien manger. Une loi du
13 janvier i463, insérée dans les statuts de Ferrare, men-
tionne le jour de saint Maurelius, comme celui de saint Georges,
parmi les jours durant lesquels il était interdit de vendre aux
enchères. On constatera plus loin que les artistes, à toutes les
époques, prirent à tâche de glorifier aussi par leurs œuvres le
vieil évêque de Ferrare.
(1) La même crypte abritait les reliques du Bienheureux Alberto Pahdoni :
on les mit alors sous l'autel de la nef latérale de droite. Alberto Pandoni, de
Brescia, fut évêque de Ferrare pendant quinze ans. Il mourut le 14 août 1274,
après avoir fait son testament dans l'église de Saint-Georges, oh il voulut être
enterré.
LIVRE PREMIER. 249
III
SAINT BERNARDIX DE SIENNE(I).
Saint Bernardin de Sienne, né à Massa Carrara le 8 sep-
tembre 1380, mort à Aquila dans FAbruzze le 20 mai 1444,
vint plusieurs fois à Ferrare et s'y rendit très populaire par ses
prédications. On l'y trouve en 1423, s'élevant contre le
luxe excessif et la disposition parfois inconvenante des cos-
tumes, stigmatisant l'usure, les profits illicites et les jeux
de hasard, cause incessante de ruines, de colères et de blas-
phèmes. Dans un autre voyage à Ferrare, vers 1428, il fut
chaleureusement accueilli par le marquis jSicolas III et par le
peuple, qui lui témoignèrent à l'envi leur vénération. D'après
ses conseils, un marchand qu'il avait converti s'interdit à tout
jamais la fraude et résolut de donner aux pauvres la dîme de
ses gains : Dieu se plut à bénir les affaires de ce marchand,
que le saint retrouva quelques années plus tard dans la situa-
tion la plus florissante. L'attachement des Ferrarais pour saint
Bernardin s'accrut à tel point qu'en 1431, année pendant
laquelle il prêcha encore parmi eux, ils voulurent l'avoir
comme évèque. Saint Bernardin refusa cette dignité, que les
villes d'Urbin et de Sienne lui offrirent vainement aussi : il
pensait faire plus de bien en continuant ses prédications dans
les diverses cités italiennes qu'il ne cessa de parcourir pen-
dant quarante-deux ans, et il disait : « Si vous me voyez
jamais sur le dos un autre habit que celui de saint François,
dites que je ne suis pas Frère Bernardin; c'est une détermina-
(1) Fmzzi, Mein. per la storia di Fenara, t. III, p. 463-464. — L.-N. Citta-
DELLA, 1" Meinorie del tempio cli S. Francesco in Fenara (Ferrara, 1867), p. 53 ;
2" IS'olizic relative a Ferrara, t. I, p. 379. — Le P. Gauier, Les cnracléristiqucs
des saints, t. I, p. 96-97. — P. Ainadio Maria da Vem-zia, Vita di San Ber-
nardino da Siena ^Siciia, 1854), p. 152, 210, 221-223.— Paul Tulkeal-Dasgin,
Saint Bernardin de Sienne (Paris, 1896). ^
250 L'Allï FEIlUAllAIS.
lion à laquelle, s'il plaît à Dieu, j'espère être toujours fidèle. »
Le dernier séjour de saint Bernardin à Ferrare semble avoir
eu lieu en 1 435. Ce que cet humble et ardent religieux recom-
manda le plus vivement pendant ses diverses stations dans la
capitale des princes d'Esté, comme il le fit, du reste, partout
où il passa, ce fut la dévotion au nom de Jésus (1), ce lut
l'apaisement des haines entre les citoyens, haines acharnées et
souvent sanglantes, qu'il comparait à des chardons : " Avez-
vous jamais vu, disait-il, des chardons au printemps? Quand
vous regardez un pré en hiver, toutes les herbes sont sèches et
sans feuilles; allez-y au printemps, et vous les verrez toutes
verdoyantes, vous les verrez se couvrir de fleurs attrayantes
et parfumées qui croissent peu à peu. Comment le chardon
a-t-il poussé avec les autres herbes? Il est né avec des piquants
presque imperceptibles; ses piquants se sont développés peu à
peu et sont devenus durs. (Juand il était tout petit, si vous
aviez posé les pieds sur lui, vous ne vous seriez pas piqué;
mais marchez sur lui lorsqu'il est grand et dur, et vous verrez
comme vous le sentirez ! Il en est de même d'un peuple qui
s'abandonne à la haine et chez lequel régnent les divisions.
Peu à peu croissent l'amour pour un parti et la haine contre
l'autre, sentiments qui s'endurcissent par la durée. Quand ils
ont acquis la dureté des chardons en août, vous commencez à
désirer la mort et la ruine de vos adversaires, et vous les
haïssez tellement que non seulement vous n'avez pas de cha-
rité pour eux et vous ne les aimez pas comme vous-mêmes,
mais que vous les haïssez à mort, jusqu'à être homicides (2). "
Une éloquence si persuasive et si bienfaisante ne pouvait s'ou-
blier . Le souvenir de saint Bernardin se transmit de père en
fils et suscita, pour sa glorification, des œuvres d'art que l'on
peut encore admirer.
(1) Il cxliortait les filiales à inscrire sur les portes de leurs habitations et sur
les éditices publics le nionograinuie du Christ (c'est-à-dire les lettres I II S) entouré
d'un cercle de rayons.
(2) Predichc volgari di S. Bernardino da Stena dette nella piazzn del Canipu
ianno MCCCCXXVII, ora primameiite édite da Luciano Banchi. Siena, 1880,
1884 et 1888.
LIVRE PREMIEll. 251
IV
GIOVANNI TAVELLI DA TOSSIGNANOfr
A défaut de saint Bernardin, les Ferrarais eurent pour
évêque un religieux qu'ils vénéraient et qu'ils ne tardèrent
pas à chérir, le Bienheureux Giovanni Tavelli.
Il naquit en 1386 à Tossignano, dans le comté d'iniola. Dès
son enfance, il manifesta un vif amour de Dieu, et, en gran-
dissant, il garda quelque chose d'angélique. Vers 1 402, ses
parents l'envoyèrent achever ses études à l'Université de Bo-
logne : il les poursuivit avec ardeur et intelligence, mais sans
renoncer à ses pratiques de piété ; chaque fois qu'il sortait de
chez lui, il commençait par s'agenouiller devant une image de
la Vierge dans le voisinage de sa maison; il s'imposait, au
profit des indigents, de fréquentes abstinences; enfin, il em-
ployait ses heures de loisir à converser avec les Jésuates de
Saint-Jérôme ou Pauvres du Christ, établis depuis peu hors de
la ville, non loin de la porte San Mammolo. L'ordre des
Jésuates, fondé à Sienne par le Bienheureux Giovanni Colom-
bini (mort en 1367), était alors dans toute sa ferveur, et la
communauté de Bologne avait à sa tête Spinello Buoninsegni,
disciple de Colombini. Renonçant à prendre le grade de doc-
teur, que sa science déjà mûre lui eût facilement assuré, Gio-
vanni Tavelli entra le 28 juillet 1 408, à l'âge de vingt-deux
ans, dans le monastère où il avait déjà pressenti les douceurs
d'une vie consacrée tout entière à Dieu.
Son noviciat eut lieu, non à Bologne, mais à Venise, dans
(1) F. Fauslin Maria (la S. Lorenzo, Carmelitano Scalzo, Storia dcl Bento
Giovanni Tavelli detto (la Tossigitanu. Mantouc, 1753, pet. in-fol. — Fmzzi,
Memorie per la storia di Ferrara, t. III, p. 351-352, 461-400, 407-408, 474,
483-485, 495-497, 500-501.
252 L'AllT FEURAUAIS.
le couvent de Sainte-Justine, où il fit profession. Pur son
humilité, sa mansuétude, sa douce gaieté, sa ferveur et sa
charité, il s'attacha non seulement les religieux qui l'entou-
raient, mais tous les citoyens qui eurent des rapports avec lui.
Parcourait-il la ville pour recueillir des aumônes, il était
le bienvenu partout et ne rencontrait que cordialité, tant on
aimait à le voir et à l'entendre. Aux exercices de la vie reli-
gieuse il associa les labeurs de l'écrivain, et composa plusieurs
ouvrages très appréciés. Sa réputation parvint jusqu'au pape
Grégoire XII, qui, désirant mettre à profit sa prudence et son
savoir, le fit venir auprès de lui. Grégoire XII, en lutte avec
plusieurs antipapes, avait dû quitter Rome et s'était réfugié à
Rimini. Peut-être fût-ce d'après les conseils du saint Jésuate
qu'il envoya au concile de Constance sa renonciation au pon-
tificat (1415), afin que ses compétiteurs consentissent à une
abdication semblable, et qu'une nouvelle élection rendit la
paix à l'Église. Giovanni Tavelli regagna alors Venise en pas-
sant par Bologne, et vécut dans un nouveau couvent, dans le
couvent de Santa Maria ad Elisabeth, à la construction duquel
il concourut en aidant à porter les pierres, la chaux et les
charpentes, ce qui ne l'empêcha pas de reprendre la plume
avec succès.
C'est, dit-on, pendant son séjour à Venise qu'il traduisit
en italien la Bible, la plus grande partie des Lihri morali du
pape saint Grégoire sur Job, les sermons de saint Bernard pour
toutes les fêtes de l'année (1420) (1), et un traité du Bienheu-
reux Lorenzo Giustiniani sur la perfection monastique. Pen-
dant la même période de sa vie, il composa une apologie de
son institut, ainsi qu'un ouvrage intitulé : Délia perfezione
délia vita spirituale, ouvrage destiné aux religieuses du mo-
nastère de Saint-Abondio à Sienne (2) ; puis il entreprit, sur
l'ordre de Fantino Dandolo , légat à Bologne, protonotaire
apostolique et canoniste renommé, la traduction de quelques
livres spirituels pour une sœur du pape Eugène IV, Polissena
(1) Cette traduction fut iinpriniée à Venise en 1528.
(2; Il fut imprimé à Venise en 1580.
LIVRE PIlEMIEll. 253
Condolmieri , qui épousa Nicolas Barbo et fut la mère de
Paul II.
vSur ces entrefaites, il fut élu en 1426 par le chapitre de son
Ordre, tenu à Bologne, prieur des Jésuates installés h Ferrare
depuis 1478 dans un local que leur avait donné, en 1473, un
certain Niccolù Zipponari dall'Oro, et qui était devenu le cou-
vent de Saint-Jérôme. Son autorité y fut aussi douce que
bienfaisante. Ce qu'il recommandait, il le pratiquait lui-même
avec une constance et une simplicité admirables, et Le supé-
rieur, disait-il, doit agir plutôt que parler, car les œuvres ont
en quelque sorte une voix puissante pour se faire promptement
imiter. » Comme il n'y avait pas de convers dans son couvent,
il s'acquittait volontiers des besognes les plus humbles, pré-
parant les repas, lavant la vaisselle, quêtant pour ses religieux.
La considération qu'on avait pour lui n'en était pas diminuée :
c'était à qui, dans la ville, rechercherait ses conseils ou ses
consolations.
A son couvent était annexée une petite chapelle qui ne pou-
vait servir qu'aux Jésuates. Il résolut de construire, après avoir
obtenu l'assentiment de l'évéque de Ferrare Pietro Boiardi,
une modeste église, ouverte aussi aux fidèles (1429). Les res-
sources lui manquant, il se mit en route avec un compagnon
afin de les solliciter au dehors et parcourut toute la Romagne.
Les deux voyageurs, pour passer la nuit, demandaient l'hospi-
talité, non dans les maisons opulentes, mais dans les masures,
les écuries, les hôpitaux, et parfois même ils couchaient en
plein air, sans abandonner jamais leurs exercices de dévotion.
Plus d'une fois, ils eurent à souffrir de la faim et de la soif.
Ils ne se laissèrent arrêter ni par la pluie, ni par l'excès de la
chaleur. Enfin les humiliations mêmes ne leur furent pas épar-
gnées. A Forli, où ils arrivèrent le soir, on les confondit, à
cause de leur besace, avec des voleurs qu'on n'avait pu décou-
vrir encore, ou du moins avec les complices de ces malfaiteurs;
chargés de chaînes et accablés d'injures, ils furent traînés
devant le gouverneur, qui n'eut pas de peine à reconnaître
leur innocence et leur rendit sur-le-champ la liberté. De
254 T,'ART FERRAllAIS.
retour à Ferrare, Giovanni Tavelli, en possession de la somme
dont il avait besoin, fit aussitôt entreprendre l'oratoire pro-
jeté, et, comme pour l'église de Santa Maria ad Elisabeth à
Venise, il travailla de ses propres mains avec ardeur. Cet ora-
toire fat dédié à saint Jérôme.
Le prieur des Jésuates n'aspirait qu'à vivre dans sa chère
retraite, quand il en fut inopinément tiré. Au commencement
de l'année 1431, l'évêque de Ferrare, Pietro Boiardi, donna
sa démission entre les mains du pape Martin V, qui mourut
le 19 févi'ier, et ce fut à Eugène IV qu'incomba le soin de lui
donner un successeur. Le marquis Nicolas III recommanda
d'abord au Souverain Pontife le Camaldule Antonio dal Ferro
de Parme. Peu après, ses préférences, comme celles du peuple,
se portèrent sur saint Bernardin de Sienne, dont les prédi-
cations avaient excité un enthousiasme général. Saint Ber-
nardin ayant repoussé catégoriquement l'offre de l'épiscopat,
le seigneur de Ferrare songea alors à Giacomo, archiprêtre
de l'église de Modène, tandis que le légat de Bologne, Fantino
Dandolo, suggérait la nomination de l'humble Giovanni
Tavelli, à l'insu de celui-ci. Eugène IV hésita beaucoup. Pen-
dant la nuit qui précéda la tenue du consistoire où il devait se
prononcer, il fut pris d'atroces douleurs qui ne cessaient que
dans les moments où il pensait au candidat de Fantino Dan-
dolo. Voyant là un signe de la volonté divine, et se souvenant
d'ailleurs des services rendus à son oncle Grégoire XII par
Tavelli, ainsi que des obligations qu'avait à ce religieux sa
propre sœur Polissena Condolmieri, son choix s'arrêta sur le
prieur des Jésuates de Ferrare. La lettre de notification fut
adressée au marquis Nicolas III, qui envoya chercher Giovanni
Tavelli et lui annonça la décision du Pape. Tavelli stupéfait se
proclama incapable d'exercer une pareille charge. Pour la lui
faire accepter, il ne fallut rien moins qu'un ordre formel du
Souverain Pontife, ordre devant lequel le religieux s'inclina,
mais en disant : « Si je dois être évéque, je prie Dieu que
le jour où je recevrai la mitre soit le dernier de ma vie. »
Nul, cependant, n'était plus apte que lui à remplir les fonc-
LIVRE PREMIER. 255
lions qui lui étaient confiées, comme ses actes le prouvèrent.
Il n'était pas encore prêtre. Pour recevoir les ordres, il se
rendit à Mantoue. L'évèque de cette ville, le Dominicain Matteo
Bonimperti, l'accueillit dans son palais et lui conféra, en pré-
sence de deux autres évêques, la dignité épiscopale (27 dé-
cembre 1431). Le retour de Tavelli à Ferrare fut salué par des
acclamations unanimes. Le clergé, le peuple, Nicolas III avec
toute sa cour, allèrent à sa rencontre et l'escortèrent jusqu'à
hi cathédrale, où Rit célébré un office solennel. D'après le
désir des magistrats, une seconde cérémonie non moins im-
posante eut lieu peu de jours après dans la même église, et le
célèbre Guarino de Vérone prononça un discours en l'honneur
du nouvel évêque, discours qu'il termina en invitant ses audi-
teurs à répéter les paroles qui avaient accompagné l'entrée de
■lés us à Jérusalem : « Benedictus qui venu in nomine Doniini.
Hosanna in excehis. »
Dans le palais épiscopal comme dans le monastère de Saint-
Jérôme, Tavelli mena la vie d'un austère religieux. Il con-
serva son costume en drap grossier. Son lit se composait d'une
paillasse, dissimulée par une couverture. Pendant la nuit, .il
se relevait pour réciter l'office. Il ne s'épargnait ni les jeûnes,
ni les macérations. Les affligés et les pauvres affluaient autour
de lui et ne s'éloignaient jamais sans être consolés et secourus.
Dès qu'il fut installé, il entreprit de visiter son diocèse. Il
allait tantôt à pied, tantôt à cheval, sans s'inquiéter de la
chaleur et da froid, de la pluie et de la boue, ne permettant
pas qu'on le reçût avec pompe. S'il n'avait que des paroles de
bonté pour les prêtres fidèles à leurs devoirs, il n'hésitait pas
à réprimander sévèrement, parfois même à priver de leurs
cures, ceux qui déshonoraient leur ministère. La plus grande
partie de ses journées se passait à administrer les sacrements,
à visiter les malades, à recommander la concorde. Afin de
rétablir l'union dans une famille divisée par des questions
d'intérêt, il paya la moitié de ce que devait une des branches
de cette famille et se porta caution pour le surplus.
Invité à prendre part aux délibérations du concile de Bâle,
256 L'AUT FEUUAHAIS.
qu'avait convoqué Martin Y, successeur de Grégoire XII, il s'y
rendit en 1431 et y siégea pendant huit mois environ; mais
voyant l'esprit de révolte contre le Souverain Pontife régner
dans cette assemblée, il obtint l'autorisation de regagner son
diocèse et ne revint pas.
Durant son épiscopat, un noble ferrarais de la famille
Bagati, au retour d'un pèlerinage en Terre sainte, offrit à la
cathédrale cinq épines de la couronne du Christ. Comme aucun
document n'en attestait l'authenticité, Tavelli les soumit à une
épreuve en les jetant dans un encensoir enflammé. Deux
d'entre elles, respectées par le feu, furent jugées véritables et
placées dans une grande croix de cristal garnie d'argent, qui
figura, lors du concile de Ferrare, entre les têtes de saint
Pierre et de saint Paul qu'Eugène IV avait apportées de
Rome.
Dans la famille ducale on eut plus d'une fois recours au
ministère de Giovanni Tavelli. Ce fut ce saint évéque qui bap-
tisa Hercule, fds de Nicolas III, le 2 février 1432. Ce fut égale-
ment lui qui bénit en 1 437 le mariage de Lucie d'Esté, fille
du même prince, avec Carlo Gonzaga, fils du marquis de
Mantoue.
Un an après, la ville de Ferrare eut la gloire d'être choisie
par le pape Eugène IV comme le siège du concile destiné prin-
cipalement à la réconcilation de l'Église grecaue avec l'Église
latine. Tavelli, suivi de son clergé, accompagna Nicolas III pour
recevoir solennellement le Pape à son arrivée. Il fut chargé de
dire la messe du Saint-Esprit et de rédiger les décrets prélimi-
naires. Sur les points de controverse les plus épineux, le Sou-
verain Pontife voulut avoir son avis, tant il avait de confiance
dans son savoir et dans sa sincérité. Seize sessions, présidées
parle Bienheureux Nicolas Albergati, évéque de Bologne et ami
intime de Févêque de Ferrare (1), avaient été déjà tenues,
tantôt dans la cathédrale, tantôt dans l'appartement d'Eu-
(ij Le tombeau de Nicolas Albergati se trouve à la Chartreuse in Val d'Enia,
dans le voisinafie de Florence : il se compose d'une simple dalle blanche que bor-
dent des feuillages sculptés avec soin.
LIVRE PREMIER. 257
gène IV, quand la peste, vers la fin de 1439, força de transférer
le concile à Florence.
Tavelli obtint de rester dans sa ville épiscopale pour soigner
les malades. Il leur ouvrit son palais, il les visita chez eux,
leur prodiguant les soins et les exhortations, s'exposant sans
cesse à la mort et ne redoutant jour et nuit aucune fatigue,
quêtant pour ceux qui étaient sans resssource, distribuant
tout ce qu'il avait et ne se réservant pas même le nécessaire.
Un jour, comme il ne lui restait rien à donner, il partagea en
deux la couverture de son lit et en tendit la moitié à un mal-
heureux qui avait pénétré dans la partie supérieure de son
appartement pour l'implorer. Une autre fois, il se dépouilla,
en faveur d'un pauvre pèlerin, d'un manteau fait avec le drap
que les Jésuates de Venise, informés de son dénuement,
venaient de lui envoyer.
Une telle charité aurait dû mettre à tout jamais l'évêque de
Ferrare à l'abri de la méchanceté humaine et de tout injurieux
soupçon. Mais il eût manqué quelque chose à sa vertu si la
calomnie ne s'était attaquée à elle. Renvoyé pour des motifs
très graves, son chapelain l'accusa d'avarice, d'hypocrisie, de
débauches, de manœuvres hostiles à Nicolas III et à la famille
de ce prince. La crédulité du peuple accueillit ces imputations,
qui furent colportées à la cour et qui finirent par y trouver
crédit. Tavelli dédaigna d'abord de se justifier, puis composa,
à ladresse du marquis, une lettre qui eût victorieusement
réfuté les allégations de son ennemi; mais, par humilité, il
ne se décida pas à l'envoyer et la cacha dans le sac de paille
sur lequel il dormait et où on la trouva après sa mort (1).
Abandonnant à Dieu le soin de sa réputation, il s'achemina
(1) Elle a été publiée par Faustino di S. Lorkszo daus sa Storia del heato
Giovanni Tavelli detto da Tossignano, p. 98. L'original n'était pas daté. Faus-
tino croit qu'elle fut écrite en avril 1439. Barotti (Série de' Vescovi di Ferrara,
% 53} l'a publiée à son tour, mais en lui attribuant la date du 12 décembre 1440.
Si cette date était vraie, le récit de ce qu'on va lire serait inexact. Nicolas III ne
serait allé à Florence que pour conférer avec le Pape sur la lijjuc qu'il s'agissait
de former pour secourir les Vénitiens contre le duc de Milan, et la réconciliation
entre le marquis de Ferrare et Tavelli n'aurait eu lieu que plus tard. (Frizzi,
Mein. per la stor. di Perr., t. III, p. 483-484.)
I. 17
258 I/AI'.T FEllRARAIS.
vers Florence afin de s'associer aux travaux du concile, et
fut tendrement accueilli par le Pape comme par tous les
prélats qui avaient appris à le connaître. A peine avait-il
quitté Ferrare qu'on se prit à le regretter ; les malheureux
n'étaient pas seuls à gémir de son absence; il n'y avait pour
ainsi dire personne qui ne s'aperçût du vide qu'elle causait;
des plaintes s'élevaient de toutes parts vers Nicolas III. Recon-
naissant qu'il avait été trompé par un dénonciateur méprisable,
ce prince chargea son ambassadeur à Florence d'autoriser
Tavelli à regagner Ferrare. Mais Eugène IV, informé seulement
par l'ambassadeur des calomnies portées contre le saint évéque,
admira le silence de celui-ci, refusa de se priver d'un pareil
auxiliaire, et adressa au marquis une lettre pleine de reproches.
Nicolas III se rendit à Florence, parvint à obtenir du Souverain
Pontife le retour de Tavelli à Ferrare, et rentra dans sa
capitale, à la grande joie de ses sujets, avec le vénéré prélat.
Le 14 juillet 1440, Tavelli consacra l'église des Anges, que
venait de faire construire Nicolas III, et où Lionel, en l'absence
de son père, installa les Dominicains l'année suivante. Dans la
même église (décembre 1-441), il officia aux funérailles de
Nicolas III. C'est lui aussi qui bénit le mariage de Lionel
avec Marie d'Aragon, fille du roi de Naples Alphonse I" (1444),
et le mariage d'Isotte, sœur de Lionel, avec Odd'Antonio, sei-
gneur d'Urbin.
Tout en se mettant au service des princes de la maison
d'Esté, Tavelli n'oubliait pas les pauvres, qui trouvaient en lui
un appui constant, parfois miraculeux. Un malheureux cou-
vert de plaies et presque nu se présente chez lui; aussitôt le
bon évéque le panse et lui donne un de ses propres vêtements.
Il envoie des secours à une femme dénuée de tout qui accou-
chait dans une masure. Il guérit une possédée. A la tête d'une
procession, il commande aux eaux débordées du Pô de rentrer
dans leur lit, et elles lui obéissent. S'agit-il de constituer une
confrérie destinée à secourir les pauvres malades de la ville,
ou d'organiser la confrérie de la Mort, ses encouragements et
ses avis aplanissent toutes les difficultés.
LIV11E PREMIEPw 259
Ce qui honore le plus sa mémoire, c'est la fondation de l'hô-
pital de Sainte-Anne. Les moines Basiliens ayant été expulsés
de Ferrare pour avoir forfait à leurs devoirs (I" juillet 144;i),
Tavelli eut la pensée de convertir leur monastère en hôpital,
pensée d'autant plus salutaire que les hôpitaux d'alors étaient
insuffisants, et il s'en ouvrit à Lionel, qui se montra prêt à lui
venir en aide. Il fit ahattre l'édifice existant et en fit construire
un nouveau, approprié à sa destination : lui-même en posa la
première pierre, sur laquelle il voulut qu'on inscrivît le nom
de Jésus (1-44.4). Un héritage important, laissé aux pauvres par
un certain Gigliolo de' Carri, fut appliqué, avec l'autorisation
du pape Eugène IV, à la construction de l'hôpital, établis-
sement si profitable aux pauvres du présent et de l'avenir.
Quand l'hôpital fut achevé, Tavelli, au lieu de s'en réserver
la direction, comme il eut pu le faire sans encourir le reproche
de vanité, abandonna, le 27 mai 1445, à Agostina Villa, Juge
des Sages, et aux autres Sages, c'est-à-dire aux douze magis-
trats municipaux, le soin de nommer le directeur et les em-
plovés et d'administrer les revenus. Dès que l'évéque fut
mort, un buste de lui, exécuté d'après son masque, fut placé
par reconnaissance au-dessus de la porte de l'atrium, afin de
perpétuer sa mémoire et de rappeler ses bienfaits aux généra-
tions futures (1).
Ce fut le 24 juin 144() que, à la suite d'une douloureuse ma-
ladie de vessie, héroïquement supportée, Tavelli, après avoir
demandé le saint viatique et l'extrême-onction, s'éteignit à
l'âge de soixante ans, en bénissant les Jésuates dans la per-
sonne de Paolino da Pistoja, son plus fidèle compagnon, et en
prononçant le nom de Jésus. Sa dépouille mortelle opéra sur-
le-champ plusieurs miracles. Une religieuse du tiers Ordre de
Saint-François, qui endurait depuis plus de trente ans d'épou-
vantables douleurs de tète, s'en trouva délivrée en approchant
(1) Voyez pins loin, dans le tli;i|)ilrc rclalif à la s(Lil|)lin c, la tlcscription de
ce buste. — Un des bienfaiteurs de rhi)])ilal fut Lodox iiM) Casolla, qin bii laissa la
plus {jrande partie de ses biens (1469\ iSous [larlcions de Casclla en traitant des
fresques exécutées dans le ])alais de Srliifanoia.
260 L'ART FEUllAHAIS.
sa tête des mains du défunt. Au moment où le cortèpe des
funérailles s'avançait vers la cathédrale, dans laquelle on célé-
bra un office solennel, un homme fut guéri de la teigne en
mettant sur sa tète son béret sanctifié par le contact de la
bière sur laquelle il l'avait posé.
Selon son désir, l'évêque de Ferrare fut enseveli dans la
petite église des Jésuates, dans l'oratoire de Saint-Jérôme qu'il
avait fait construire. Bienfaisant pour tous ceux qui avaient
eu recours à lui de son vivant, il continua à l'être pour tous
ceux qui l'invoquèrent après sa mort.
Un Dominicain de Ferrare, le Père André de Mantoue, gar-
dait le lit depuis vingt-quatre ans sans pouvoir faire aucun
mouvement, sans avoir de trêve à ses souffrances, quand le
matin même où mourut Tavelli, le sommeil s'empara de lui.
Il vit en songe, au milieu d'un pré, un temple majestueux et
y entra. Escorté d un grand nombre de femmes et d'enfants,
le Christ s'assit sur un trône devant lequel saint Pierre célébra
la messe, puis une multitude d'anges se porta, en chantant, à
la rencontre de Tavelli elle conduisit vers Jésus, qui l'accueillit
paternellement, après quoi l'évêque de Ferrare se mêla aux
saints pontifes. En se réveillant, le Dominicain supplia Dieu
de le guérir s'il y avait un fond de vérité dans sa vision, et il
prit en même temps Tavelli pour intercesseur. Aussitôt ses
membres recouvrèrent leur élasticité, ses douleurs disparurent,
et il remercia Dieu et son serviteur qui lui avaient rendu la
santé.
La protection de Tavelli s'étendit aussi sur quelques grands
personnages. Elle procura hRinaldo d'Esté, fils de Nicolas III,
la cessation complète des souffrances que lui causait la maladie
de la pierre. Agostino Villa (1), atteint du mal auquel succomba
(i) Agostino Villa fut conseiller et secrétaire d'Etat de jSicolas III. Son souve-
rain le charjjea d'arrêter à Bologne les conventions qui précédèrent l'arrivée du
pape Eugène IV à Ferrare lors du Concile de 1438. Ce fut x\gostino Villa qui,
sous le règne de Lionel, en 1443, proposa d'élever une statue équestre en l'hon-
neur de jNicolas III. La même année, il alla régler à îSaples les stipulations rela-
tives au mariage de Lionel avec la fille du roi de Naples Alphonse d'Aragon.
2Sous avons vu que Tavelli remit enire ses mains la direction de l'hôpital de
LIVRE PREMIER. 261
le saint, eut à peine imploré le secours de son ancien évêque
qu'il se sentit débarrassé de ses douleurs : dans sa reconnais-
sance, il fit donner aux Jésuates par la commune un terrain
auprès de Toratoire de Saint-Jérôme.
Le culte des Ferrarais pour Giovanni Tavelli, dont on célè-
bre la fête le 24 juillet, suivit immédiatement la mort de cet
éminent évêque. Sur la médaille que fit Marescoiti dès 1446,
la tête du personnage est entourée de rayons (1). Dans une
biographie de Tavelli, écrite en latin et dédiée à Hercule I",
Tavelli est qualifié de Bienheureux, et l'auteur, un Jésuate,
sollicite l'intervention du duc pour la canonisation de son
héros : or, cet ouvrage fut composé avant 1501, car il y est
question de Lucrèce Borgia qui épousa Alphonse d'Esté cette
année-là. Un autre Jésuate, Giovanni Peregrino, fit, du vivant
de Lionel, en l'honneur du Bienheureux Tavelli, une canzone
qui a été imprimée dans les Rime scelle de' poeti ferraresi anii-
chi e moderni (p. xvii). Enfin Leandro Alberti (mort en 1550 à
soixante et onze ans) traite le même évêque de Bienheureux
dans sa Descrizione delV Italia.
Le corps de Giovanni Tavelli ne se trouve plus à sa place
primitive. Après la suppression de l'Ordre des Jésuates par
Clément IX en 1668, leur couvent fut donné par le pape Clé-
ment X (27 mai 1670) à Mgr Luigi Bevilacqua, qui y installa,
l'année suivante, les Cannelitani Scalzi. Ceux-ci, ayant reçu
un héritage pour édifier une nouvelle église, firent construire
l'église actuelle de Saint-Jérôme, ouverte en 1712, où ils
transportèrent le corps du saint évêque de Ferrare, qui s y
trouve encore. Une armoire dans la sacristie contient la plu-
part des objets qui ont appartenu à Giovanni Tavelli, par
exemple son anneau épiscopal, sa mitre, sa chape, ses épe-
rons de fer, sa lettre à Nicolas III et un office de la Vierge.
Sainte-Anne. Agostino Villa prit part aux délibcratioiis qui préludèrent aux lois
somptuaires promulguées en 1447. Il était encore Juge des Sages quand mourut
Lionel, et ce fut lui qui fit acclamer Borso comme successeur de ce prince. Son
nom figura dans l'inscription placée sur le piédestal de la statue équestre élevée à
Nicolas III.
(ly Voyez, dans le ch. iv du liv. III, \vs pages consacrées aux médailles.
262 L'A UT FEU II A HAIS.
SAINTE CATHERINE DE VEGRI. SAINT CHARLES RORROMÉE,
Parmi les saintes et les saints qui vécurent à Ferrare ou y
laissèrent un souvenir, il convient de mentionner ici sainte
Catherine de' Vegri, ordinairement appelée sainte Catherine
de Bologne, et saint Charles Borromée.
Catherine de' Vegri (1) appartenait aune ancienne famille
ferraraise, qui compta parmi ses membres un capitaine, un
jurisconsulte et plusieurs Sages. Elle naquit en 1413 à Bologne,
patrie de sa mère, pendant que son père se trouvait à Padoue
pour le service du marquis de Ferrare Nicolas III. Placée dès
Fàge de neuf ans auprès de Marguerite, fdie de ce prince, elle
prit, à l'âge de onze ans, la résolution de se consacrer à Dieu.
Quand elle eut perdu son père et que sa mère se fut remariée,
elle mena une vie de retraite et de piété avec plusieurs jeunes
filles, puis entra en 1-432 dans le monastère del Corpo di
Cristo. Sa réputation de sainteté la fit choisir pour fonder un
autre monastère, sous la même dénomination, à Bologne, où
elle mourut en 1 103. Si elle passa ses sept dernières années à
Bologne, c'est à Ferrare qu'elle vécut pendant les quarante-
trois autres. Elle fut célèbre pour ses extases et ses visions. Au
moment où mourut Giovanni Tavelli, elle était en prières dans
son monastère, et elle crut apercevoir l'âme du saint montant
au ciel au milieu d'une radieuse lumière. Aux vertus d'une
sainte, Catherine de' Vegri sut unir le talent de l'écrivain et
du peintre, comme le prouvent le livre intitulé : Les sept
armes spiintuelles contre les ennemis de l'âme, et deux tableaux
(1) Fmzzi, Mem. per la storiii di Ferrant, t. IV, p. 47-53. — Barotti, Meiii .
istorische dei letterati ferraresi. — RiiiADEKEiRA, Les aies des saints, t. III,
p. 178.
LIVRE PllEMlEll. 263
que conservent les pinacothèques de Bologne et de Venise (1).
Clément XI la canonisa le 22 mai 1713, et 1 Église célèbre sa
fête le 9 mars, jour anniversaire de sa mort.
Saint Charles Borromée vint deux fois à Ferrare. En 1665,
il y accompagna Barbe d'Autriche qui venait épouser Al-
phonse II. Quinze années plus tard (février 1580), il s'y arrêta
trois jours encore en allant de Rome à Venise. Le duc, nous
l'avons déjà dit (p. 208), l'accueillit avec une grande magni-
ficence, et, par égard pour lui, suspendit les divertissements
du carnaval. Il n'y avait rien de commun entre le cardinal
Borromée et les cardinaux mondains de la maison d'Esté :
au lieu de rechercher les plaisirs et les jouissances du luxe,
il visita les églises et les reliques, adressa au peuple de tou-
chantes exhortations, et distribua la communion à une foule
immense, précédée de la duchesse elle-même. Un bucentaure,
fourni par Alphonse II, conduisit ensuite à Venise l'illustre
voyageur. La piété de saint Charles avait vivement frappé les
Ferrarais, et le peintre Scarsellino en immortalisa le souvenir
dans deux tableaux que l'on peut encore admirer.
(1) Ces peintures trahissent l'ctuile des œuvres de Gosinio Tura ou de Cossa.
Le tableau qui se trouve à Bologne (n" 202) représente sainte Ursule avec ses
compagnes et est signé : " Caterina Vicjri f. 1452. " C'est aussi à sainte Ursule
et à ses compagnes qu'est consacré le tableau conservé à Venise (salle X, n" 360),
tableau sur lequel on lit : « Caterina Vigvi f. Bolognn 1456. "
LIVRE DEUXIÈME
CHAPITRE PREMIER
LES PRIINCIPAUX ARCHITECTES OCCUPÉS A FERRARE
SOUS LES PRINCES D'ESTE.
Entre tous les architectes qui mirent leur talent au service
de Ferrare, les plus éminents furent Bartolomeo di maestro
Giovanni da Novara, appelé d'ordinaire Bartolino da Novara,
Giovanni da Siena, Pietro Benvenuti, surnommé Pietro dagli
Ordini, et son frère Giovanni Battista, Antonio Brasavola ,
Biagio Rossetti, Bartolomeo Tristano, Gristoforo da Milano,
Ercole Grandi, Gasparo da Corte, Girolamo da Carpi (I),
Jacopo Meleghini, Terzo de' Terzi, Galasso Alghisi de Carpi,
Pirro Ligorio, Giovan Battista Aleotti d'Argenta et Alberto
Schiatti. Quelques détails sur plusieurs d'entre eux ont été
révélés par des publications en général assez récentes et méri-
tent d'être rappelés pour ceux qu'intéressent les édifices de
Ferrare.
I
Grâce à L.-N. Cittadella (2), grâce principalement au mar-
quis G. Campori (3), on n'est pas sans renseignements sur
(1) Dans le Castello, plusieurs adjonctions furent l'œuvre de Girolamo da Carpi.
Il futaussi chargé de réparer les dégâts causés dans ce palais par un incendie en 1554.
2) Notifie relative a Ferrara.
3' Gli architetti e fjl' ingegnei-i civili e militari degli Estensi clal secolo XIII
al XVI, 1882.
^(i(i L'ART FEHRARAIS.
Ilariolonieo da Novara. Guariiii et les historiens ferrarais ajou-
tent au nom de Bartolomeo, transformé en celui de Bartolino,
le nom de Ploti, en se fondant sur une inscription funéraire
placée dans l'église de Saint-François en 1595 par un certain
Alfonsus Plotus Novarius, qu'ils ont pris pour un descendant
du célèbre architecte; mais, dans les documents contempo-
rains, Bartolino n'apparaît jamais avec le nom de Ploti, que
ne portèrent pas non plus ses descendants. 11 était en réalité
fils de maître Giovanni da Novara.
Attiré à Ferrare par le marquis Nicolas II, il fut, à ce que
l'on croit, le premier architecte qui ait été d'une façon per-
manente au service des princes d'Esté. En 1368, Nicolas II
l'envoya comme ingénieur auprès de son allié le marquis de
Mantoue, qui était en guerre avec les Visconti et avec Can
Signorio de Vérone. « Vos rogamiis, écrivait le souverain de
Ferrare, qualiter placent vohis nostro amore dicto magistro Bar-
t/ioh'no operam efficacem dare. » Le 29 août 1373, Bartolino
obtint de la Commune l'autorisation de se servir de l'eau du
canal de Prerotto, à la condition de réparer une scierie et
un moulin à grains établis sur ce canal. Il reçut du marquis
lui-même en 1376 une maison dans le quartier de l'église
Sainte-Agnès et une autre maison avec un jardin, une cour
et un puits dans le quartier de Saint-Grégoire, habitation
où il ne cessa de résider. L'acte de donation le qualifie d'in-
génieur et de familier du prince. Albert d'Esté, successeur de
Nicolas II, ne lui témoigna pas moins de bienveillance. Il lui
accorda le droit d'acquérir des biens meubles et immeubles à
Feriare et sur le territoire ferrarais, y joignant la faculté d'en
transférer la propriété à qui bon lui semblerait; de plus, il
l'exempta pendant toute sa vie des taxes et des impôts exigés
d'ordinaire par la Commune; enfin il lui concéda tous les
privilèges réservés aux citoyens.
En 1385, Bartolino construisit le Castello, ce magnifique
édifice qui est encore la gloire de Ferrare. Il répara en 1392
la tribune de l'église de Saint-François. L'année suivante, il
édifia pour lui-même, dans cette église, une chapelle à ses
LIVRE DEUXIÈME. 267
frais, et il en fit une autre plus somptueuse pour le marquis
Albert (1). A la prière de Fraùçois Gonzague, capitaine, puis
premier marquis de Mantoue, il exécuta les dessins et les plans
d'après lesquels fut érigé (1395-1506) le grandiose château de
Mantoue, monument carré, avec quatre hautes tours massives.
La même année (1395), il livra le modèle d'une nouvelle
porte, garnie de tours et entourée de fossés, pour le Castel
Tedaldo à Ferrare.
Malheureusement, on ne l'employa pas que comme archi-
tecte et ingénieur. Pendant la minorité de Nicolas III, qui
avait succédé à son père Albert en 1393, Azzo di Francesco
d'Esté, banni de Ferrare, ayant comploté le renversement du
jeune prince, le Conseil promit au comte Giovanni da Bar-
hiano les villes de Lugo et de Consilice, ainsi que trente mille
ducats, s'il massacrait le conspirateur, réfugié auprès de lui.
Le comte voulut à la fois respecter la vie d'xVzzo et recevoir la
récompense offerte. Il fit tuer un homme du peuple qui res-
semblait beaucoup à Azzo et qu'il avait affublé, comme par
plaisanterie, des vêtements de celui-ci; puis il réclama le prix
du meurtre. Les conseillers de Nicolas III chargèrent aussitôt
Hartolino da Novara et le chancelier Bonaccioli de constater
la mort d'Azzo et d'acquitter les engagements pris. Trompés
par les apparences, les deux envoyés avaient à peine livré la
somme stipulée et les villes promises, que le comte de Bar-
biano emprisonna Bartolino dans la forteresse de Lugo, annon-
çant qu'il ne le relâcherait que contre une forte rançon (2).
Cela se passait vers le milieu du mois de mars de l'année 1395.
Dans les derniers jours de cette année-là ou au commence-
ment de 139G, Bartolino parvint à s'échapper. A la date du
3 février 139(>, on le trouve, en effet, s'occupant à Ferrare de
substituer à la porte de San Biagio une porte fortifiée, et con-
(1) Fitr/.zi, Meinoiie jjer la sloria di Fevrara, t. III, p. 3S8.
(2) Voyez, poui- plus de tiélails, Fiuzzi, Meinorie per la storia di Ferrara,
t. III, p. 400-402. — Giovanni da Barl)iauo tievint un des ennemis les plus
redoutables de JNicolas III; vaincu et fait prisonnier par les troupes de Ferrare et
de Boloyne réunies, il eut la tète trancliée au mois d'août de l'année 1499.
268 L'ART FERRARAIS.
strulsant, au dire de Frizzi (1), un nouveau pont près du Castel
Tedaldo et la citadelle dite de Saint-Marc.
Deux fois encore, en 1397 et en 1401, Nicolas III lui permit
de se rendre à Mantoue pour se mettre à la disposition de
François Gonzague : en 1397, les troupes de Jean Galëas Vis-
conti allaient envahir Mantoue à la faveur d'un pont de ba-
teaux, quand Bartolino lança sur le Pô des moulins et autres
choses flottantes qui détruisirent le pont et empêchèrent l'en-
nemi de passer. Telle était la réputation de Bartolino, que, un
peu plus tard, Jean Galëas Visconti l'appela aussi à Milan afin
qu'il donnât son avis, avec Bernardo da Yenezia, sur la con-
struction de la cathédrale qui était commencée depuis quatorze
ans et qui suscitait de graves contestations parmi les archi-
tectes (avril-juin 1 400).
Si le marquis de Ferrare consentit à laisser son architecte
favori travailler pour les princes de Mantoue et de Milan, il
n'entendit pas se priver de lui longtemps. Dès le 17 octobre
1402, Bartolino posa la première pierre de la forteresse de
Finale, près de Modène, sur le Panaro, et en 1404 il éleva
des bastions et des palissades au bord du Pô, vers les confins des
territoires ferrarais et vénitien, lors de la guerre entreprise par
Francesco da Carrara, beau-père de Nicolas III, contre la Bé-
publique de Venise (2). A Florence même, à l'occasion d'une
guerre contre Pise (1405), on désira la présence de Bartolino,
et la Seigneurie écrivit deux lettres au marquis de Ferrare
pour qu'il l'autorisât à venir exécuter des travaux d'architec-
ture militaire ; après avoir rendu hommage au mérite du savant
et de l'artiste, elle s'engageait à le traiter de façon à le satis-
faire : « Cui taliter providebimus , quod nierito poterit conten-
tm'i (3). » Suivant Frizzi, Bartolino aurait été l'architecte de
la villa de Belfiore , édifiée près de Ferrare vers 1392. Il
(1) Memorie per la storia di Ferrara, t. III, p. 407.
(2) Il eut pour coopérateur Domenico da Firenze, qui fut tué en dirijjeant une
bombarde contre la citadelle de Regjjio assié{]ée par les troupes de ^Nicolas III.
(G. Campori, Gli architetti e gV inc/ec/neri civili e militari degli Estensi dal
secolo XIII al XVI, p. 30.)
^3 L.-]N. CiTTADELLA, Xotizie relative a Ferrara, l. I, p. 536.
LIVP.E DEUXIEME. 269
mourut entre 1406 et 1410, et fut enseveli dans la chapelle
qu'il s'était construite à Saint-François. Sa femme Cecilia lui
donna dix enfants, dont l'un, Giorgio, créé chevalier par
Nicolas III en 1437, fut capitaine du peuple à Florence.
Comblé de biens par les princes d'Esté, qui se montrèrent
aussi attachés à sa personne que pleins d admiration pour son
mérite, Bartolino avait fini par posséder une fortune assez
considérable, car il donna en dot à sa fille Béatrice la somme
importante de six cents lire marchesane (1).
II
Giovanni da Siena (2) naquit vers 1360 et mourut vers 1440.
Sa famille était originaire de Radicofani. Jeune encore, il se
rendit à Bologne, peut-être pour y apprendre l'architecture et
la science hydraulique avec des maîtres renommés. C'est là
qu'il travailla pendant la plus grande partie de sa vie, se met-
tant au service, tantôt de la Commune, tantôt des légats du
Pape, ce qui ne l'empêcha pas d'utiliser aussi ses talents au
profit d'Antonio di Montefeltro, d Obizzo da Polenta et de
plusieurs autres princes.
En 1422 ou 1423, il se mit complètement à la disposition
du marquis de Ferrare, Nicolas III. Sur l'ordre de celui-ci, il
s'occupa, à partir de 1424, d'agrandir et de transformer, afin
de le rendre plus habitable, le châleau fort de Finale, que Bar-
tolino da Novara avait édifié en 1392 et quEttore Bonacossi
décora de peintures vers 1434. Il conserva une partie des bâti-
(1) A l'époque de Bartoloineo da Xovara, vécut un architecte noininé Giovanni
da Ferrara. Pendant qu'il travaillait à V^érone ^1392), il fut invité à donner son
avis sur les propositions opposées des injjénieurs ou architectes préposés à la
construction de la cathédrale de Milan. Après avoir loué sa loyauté et sa science,
on lui donna vingt florins d'or et on le reconduisit à Vérone.
^^2) G. Campori, Gli architetti e gV ingegneri civili e militari de(jli Estensi
dal secolo XIII al XVI ^1882), p. 2i-26. — Corrado Ricci, Fieravante Fiera-
vanli, dans V Archivio slorico deW arte, mars-avril 1891, p. 98. — Corrado
IliciM, Giovanni da Sicna, dans V Archivio storico deW arte, juillet-août 1892.
27 0 L'Airr FEIUIARAIS.
jiicnts primitil'S, notamment la {grande tour du milieu, (ju'il
éleva davantage. Le 11 août 143G, Nicolas III donna des
instructions pour le prompt achèvement de la forteresse. De
ce remarquable édifice, il existe encore des restes intéressants
qui ont été reproduits dans VArchivio slorico delVarlc de juillet-
août 1892. On croit que Giovanni est l'auteur de la gracieuse
loggia que Ton voit à l'intérieur (1).
Tout en se consacrant à la Rocca de Finale, Giovanni da
Siena dirigea d'autres travaux qui exigeaient de fréquents
voyages sur le territoire ferrarais. C'est ainsi qu'en 1435 il
exécuta des ouvrages hydrauliques dans le port de Magnavacca
et qu'il consolida les digues du Pô (2).
A Ferrare, son œuvre capitale fut le Castel-JSiiovo, près de
la porte de Sainte-Agnès. Commencé en 1427, il fut terminé
en 1433 (3). Une lettre de Jacopo délia Quercia nous apprend
que, pendant cette période, Giovanni da Siena recevait du
marquis trois cents ducats par an, plus l'entretien de huit
personnes. En 1435, on fit au Castel-Nuovo des travaux de
consolidation et d'agrandissements. Il fut en partie démantelé
en 1562. Un tremblement de terre, en 1571, le détruisit
presque entièrement. Alphonse II, en 1580, ordonna à l'archi-
tecte Aleotti de le démolir, et en 1584 il n'en restait plus
rien.
Rio (t. III, p. 402) a attribué sans preuves le dessin du
palais de Belriguardo à Giovanni da Siena.
Ouelques détails curieux sur ce personnage sont parvenus
jusqu'à nous. En 1434, il adressa au marquis de Ferrare une
supplique afin d'obtenir le payement de ce qui lui était dû : il
(1) Voyez VArte e xtorin du 20 février 1891.
(2) A la fin de 1435, îNicolas III consentit encore à se priver durant quelque
teuqjs de son arcliilecte atin de complaire au pape Eu{;ène IV qui désirait se ser-
vir de lui pour relever, à Bologne, la forteresse de la Porta Galliera.
(3) Vers la même époque apparaît à Ferrare le nom de Filippo Bruuellesco.
L'illustre architecte avait été autorisé en 1432 à interrompre pendant quarante-
cintj jours ses travaux à la cathédrale de Florence pour se mettre à la dispositif)M
de Nicolas III. (G. Guasti, La cupola di S. Maria del Fiore, p. 51.) — Quant à
la présence de Léon-Baptiste Alberli à Ferrare en 1438, puis en 1443 on 1444,
elle ne procura, elle aussi, aucun monument à cette ville.
LIVT\E DEUXIEME. 271
se comparait au loup que la faim chasse des bois ; il avait été
obligé de vendre une mule pour payer son loyer, et il n'avait
plus' de quoi vivre. Sa supplique lut bien accueillie, et Nico-
las III enjoignit à ses intendants de lui donner satisliiction. —
L'année suivante, quand Lionel, fils du marquis, épousa Mar-
guerite Gonzague, l'architecte siennois dut se conformer à
l'usage suivi par tous les fonctionnaires et trouva le moyen
d'offrir au prince un cadeau de cent lire[l). — Le 23 juil-
let 1438, il reçut, par ordre de Lionel, quatre ducats d'or pour
accomplir au sanctuaire d'Assise un vœu qu'avait fait la
femme de ce prince.
Le dernier document ferrarais où il soit question de Gio-
vanni da Siena, quand il vivait encore, est du 23 juillet 1438.
Un autre document prouve qu'en 1-44.1 il n'existait plus.
III
Pietro di Benveniito on Pietro Benvenuti fut surnommé Pielro
dagli Ordini parce qu'il édifia les premiers étages iordini) du
campanile de la cathédrale (2). En liGCJ, il fournit les dessins
de l'hôpital pour les pestiférés qui fut érigé dans une île du
Pô, l'ile de Saint-Sébastien, appelée le Boschetto (3j. C'est à lui
que Borso s'adressa pour agrandir son palais de Belriguardo,
pour élever à Bellombra, à Benvegnante et à Ferrare les trois
palais qu'il donna à son favori Teofdo Calcagnini, et pour
exhausser d'un étage le palais de Schifanoia (14G(i-l 4()9). Ces
travaux valurent à leur auteur (1469) le titre d'ingénieur du-
cal, qu'il garda sous Hercule I". L'enceinte du nouveau parc
[barco nuovo) près de la ville (1472), un passage reposant sur
cinq arcades [via coperta) et mettant en communication la
^l II avait touché peu auparavant 348 lire di inaichesini.
\2) Pietro Benvenuti y ti'avallhi avec son père et avec son frcic noiiiiué Cioraii
Battixta. Dans ses Notizie relative a Fcmira, l. II, p. 51, L.->i. (litl.uloUa doinic
l'arhre généalogique de la famille Benvenuti.
•-) Au milieu de la cour de cet hôpital, il disposa une magiiilique citerne.
272 L'ART FERRARAIS.
première résidence des princes d Este et le Caslello ou Caste!
Vecchio (1472), la chapelle particulière du souverain (1), la
nouvelle cour du château, l'escalier de marbre conduisant'à la
grande salle du palais, le jardin où fut établie la fontaine,
enfin des adjonctions à la citadelle de Reggio (1476) et quel-
ques réparations au palais des ducs de Ferrare à Venise, occu-
pèrent Pietro di Benvenuto jusqu'en 1481. Lorsqu'eut éclaté
la guerre avec les Vénitiens, il fut chargé de pourvoir à la
défense de la ville et du territoire en complétant les fortifica-
tions et en élevant des bastions pour empêcher l'ennemi de
franchir le Pô. La Commune l'eut aussi à son servive comme
ingénieur. Il mourut, ce semble, vers la fin de 1483, laissant
deux filles qu'il avait eues de Gaterina Coracina (2).
IV
Biagio Rossetii, fils d'Andréa Rossetti, qui était citoyen de
Ferrare et qui servait le duc en qualité d'ingénieur, est peut-
être l'architecte qui eut à réaliser le plus d'entreprises dans la
capitale des princes d'Esté. Il débuta en construisant, sous
la direction de Pietro Benvenuti, le second étage du palais de
Schifanoia (1467-1469) et un des palais dont Borso fit pré-
sent à Teofilo Galcagnini. Il succéda à Benvenuti dans le
titre d'ingénieur ducal, ce qui lui valut vingt-six lire d'appoin-
tements par mois. Aux commandes du souverain s'ajoutèrent
en grand nombre celles de la Commune, des couvents et des
grands personnages ferrerais.
L'architecture religieuse, l'architecture civile et larchitec-
lure militaire occupèrent tour à tour son activité.
(1) Francesco Ariosto la décrivit en 1476.
(2) G. Gampori, Gli archiletti e gV ingegneri civili e militaii degli Estensi
(lai secolo XIII al AT/, p. 36-38, 45. — A. Venturi, L'Arte a Fenara nel
penodo di Borso d'Esté, dans la Rivista storica italiana, livraison d'octohre-
dcceinbre 1885, p. 702; Gli affreschi del palazzo di Schifanoia, p. 6. — L.-N.
CiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 97, 98, 237, 395, 396, 539, 578,
et t. II, p. 48, 51.
LIVRE DEUXIEME. 273
Ferrare lui doit l'église de Saint-François, dont la première
pierre fut posée en 1494. Il édifia, d'après les plans du peintre
Ercole Grandi, l'église de Santa Maria in Vado, à laquelle il
travailla à partir de I 495, et le chœur de la cathédrale est son
œuvre (1498-1499). Il fut en outre l'auteur des églises de
Saint-Vito et de Saint-Gabriel, supprimées en 1798, ainsi que
de l'église Saint-Sylvestre, sacrifiée en 1512 aux mesures stra-
tégiques nécessaires à la défense de la ville, et il présida à des
travaux de renouvellement dans les églises de San Spirito et
de Sainte-Marie des Anges. Le beau campanile de l'église con-
sacrée à saint Georges en dehors de la ville fut, dit-on, une de
ses œuvres (1485).
Pour le souverain de Ferrare, il exécuta des modifications
aux palais de San Francesco, de la Ghiara, de Belfiore et de
Belriguardo, construisit sous la grande salle du palais ducal
une loggia qu'un incendie a détruite en 1532, et s'employa à
l'arrangement de certaines chambres et à des travaux de con-
solidation dans le palais d'Esté à Venise (1482, 1484, 1488).
Les arcs de triomphe sous lesquels Anna Sforza, première
femme d'Alphonse I", passa lors de son entrée à Ferrare,
furent imaginés par lui (1491) (1). A lui aussi fut confié le
soin de dresser les plans d'après lesquels la ville fut agrandie
de plus de moitié à l'époque d'Hercule F'. Le palais des Dia-
mants, construit pour Sigismond, frère d'Hercule I" (1492-
1493), et le palais Calcagnini-Beltrame, entrepris de concert
avec Gabriele Frisoni son associé pour Antonio Costabili (1502),
mirent le comble à sa réputation. Sur la place principale de
Ferrare, il érigea une fontaine en 1488. Les fortifications dans
tout le duché ayant été mises sous sa surveillance, il séjourna
à Modène en 1482 et en 1484, à Rubiera en 1491, à Brescello
en 1494, à Finale en 1497, afin de s'acquitter de ses fonc-
tions. Quand Hercule I" eut agrandi la ville de Ferrare, il fut
(1) Sur ces chars, Fino Marsi<jH, maître Sigismondo, Gabriele Boiiaccioli et
maître Bonaccossi peignirent Vénus au sommet d'une montagne, le cliar du soleil
traîné par deux chevaux f()U{;ueux, le char de Cupidon et lieux {jéants dorés. La
tâche avait été divisée, afin de répartir le gain et la gloire.
I. 18
27'f L'ART FERRARAIS.
chargé d'élever avec Alessandro Biondo des murailles nou-
velles (1 403) (l). On lit dans les registres publics qu'il fut de
plus «juge des digues» , ce qui impliquait une grande respon-
sabilité. En 1503, il estima, avec Bartolomeo Tristano, Cris-
loloro da Milano, Borso di Gampi et Andréa di Tani, le travail
lait par Antonio di Gregorio pour le piédestal sur lequel de-
vait être mise la statue équestre d'Hercule P"" au milieu de la
place qui porte aujourd'hui le nom de l'Arioste. Pendant une
guerre contre Pise, les Florentins, informés des ressources de
son esprit, sollicitèrent sa présence; le duc de Ferrare lui per-
mit d'accéder à leur désir, et Biagio Rossetti, à qui le prince
avait adjoint maître Alessandro Doria da Ferrara, reçut la mis-
sion de détourner le cours de l'Arno.
Plus d'une fois Biagio Rossetti attendit assez longtemps le
payement de ce qui lui était dû et se vit forcé d'adresser au
duc des réclamations, qui furent, du reste, bien accueillies.
Malgré ces retards, la situation de 1 illustre architecte ne lais-
sait pas d'être florissante. Si, en 1502, il habitait le palais de
Schifanoia, il possédait comme résidence habituelle une mai-
son sur la paroisse de Santa Maria in Yado, maison qu'il fit
décorer de peintures en 1504 par les frères Fino et Bernar-
dino Marsili ['±). En 1505, il acquit les trois quarts d'un bois
à Garpegiano moyennant la somme considérable de six mille
lire marchesane. Il fit son testament le 10 septembre 1516,
mourut cette année-là, ainsi que le prouve le registre de la
confrérie de la Mort, et fut enseveli dans l'église de Saint-
André. Sa femme Elisabeth lui donna trois filles et deux fils
(Niccolo, mort en 1500, et Girolamo).
Dans les actes de l'époque, les épithètes les plus louan-
(1) Elles ne furent achevées qu'en 1510, mais les seize j'rosses tours elles trois
portes, pourvues île ravelins, étaient terminées en 1497. Ces travaux Hrent grand
honneur à Biagio Rossetti; on loua beaucoup la régularité de ses plans.
(2) Le sculpteur Galiriele Frisoni (taqliapetra) travailla aussi à la maison de
Biagio Rossetti. Il y eut pendant quelque temps une association entre les deux
artistes. On possède encore les conqîtcs relatifs aux travaux qu'ils firent pour les
églises de Saint-François, de Saiiite-^Iarie des Anges, de San Spirito, de San Sil-
vestro, etc.; ces comptes portent la date du 21 avril 1500. (L.->\ Cittadella,
Xoli-Jc relative a Ferrura, t. II, p. 263.)
LIVRE DEUXIEME. 275
yeuses sont prodiguées à Biagio Rossetti, que Guarini appelle
" languentis architecturœ instaurator « .
On a attribué à Rossetti, mort, nous l'avons dit, en 1516,
les escaliers et les portes intérieures de Ir Loggia delConsiglio,
à Padoue, quoique ces escaliers et ces portes datent seulement
de 1523 (1). En avait-il donné les dessins de son vivant? C'est
ce que l'on ne saurait affirmer (2). Il y a probablement eu
méprise dans l'assertion que nous venons de mentionner.
ERCOLE GRANDI.
Fils de Giulio Cesare, Ercole Gt-andi, né vers 1 462, mort en
1535, est célèbre comme peintre, mais peu connu comme
architecte. Il pratiqua cependant à diverses reprises l'architec-
ture avec succès. Pour l'église d'un monastère dont le nom ne
nous a pas été transmis, il exécuta le dessin de la nef centrale
et de quelques pilastres (3), et c'est d'après ses plans que Bia-
gio Rossetti et Bartolomeo Tristano construisirent l'église de
Santa Maria in Vado (i). A lui aussi probablement, comme le
pense M. Venturi, revient Ihonneur d'avoir exécuté le dessin
de la magnifique porte du palais Castelli ou palais des Lions,
et le dessin des belles ornementations que présentent les
pilastres d'angle du palais des Diamants (5).
(V' Guida tli l'adoua, rédigé à l'occasiiin d'un congrès de savants, 1842,
p. 276.
2, L.-^i. GiTTADKLLA, Notizir relative a Ferraia, t. I, p. 5V0.
(3) Ibid., t. I, p. 589.
4^ En renouvelant la façade, on a enlevé à cette partie de l'édifice sa physio-
nomie primitive.
5^ A. Venturi, Ercole Grandi, dans V Archivio storico dell' arte, juin 1888.
276 L'ART FERRARAIS.
VI
Gasparo Ruina, appelé aussi Gasparo da Corte, naquit à Gorte,
en Corse, et construisit à Ferrare, où l'on constate sa présence
de 1511 à 1533, la Postaccia, palais contigu à l'ancienne au-
berge de l'Ange. Il était en outre ingénieur et s'occupa des
remparts de la ville. La République de Venise l'eut également
à son service.
VII
Quoiqu'on ne connaisse aucun monument construit à Fer-
rare, sa patrie, par Jacopo Meleghini^ on ne doit pas le passer
sous silence (1). Il appartenait à une ancienne famille qui compta
parmi ses membres en 1376 un orfèvre (Giovanni Meleghini).
Marié à Angela Leonarda, fille du lettré Fino Fini d'Ariano et
sœur du poète Daniello Fini, il fit son testament en 1549. Dès
1553, il n'existait plus. Sa femme, qui ne lui donna point
d'enfants, mourut en 1567. C'est à Rome qu'il passa presque
toute sa vie. Paul III l'apprécia sans doute plus que de raison et
l'admit dans son intimité. Après l'avoir adjoint à Antonio
Sangallo comme directeur des travaux à exécuter dans la basi-
lique de Saint-Pierre, il le nomma gardien des antiquités ras-
semblées au Vatican et architecte de tous les édifices pon-
tificaux. Traité d'ignorant par Sangallo, Vasari et Milizia,
Meleghini trouva de la bienveillance auprès de Vignole et
d'Alunno, un des familiers du pape Clément VII. Balthazar
Peruzzi, en lui léguant une partie de ses écrits et de ses des-
sins, tandis qu'il léguait à Serlio l'autre partie, montra aussi
qu'il faisait cas de lui. La ville de Parme consulta Meleghini en
diverses circonstances et lui conféra les droits de citoyen (2).
(i) II a été déjà questioa de lui, p. 180, note i.
(2) Vasari, Vite, etc., t. IV, p. 607; t. V, p. 470-471 ; t. VII, p. 106. — L.-N.
CiTïADELLA, Notizie relative a Fcnitia, t. I, p. 197 et 541; t. II, p. 270-276;
et Documenti ed illustrazioni risguardanti la storia artistica ferrarese, p. 270.
LIVRE DEUXIEME. 277
VIII
Terzo de' Terzi, fils d'Alessandro, fut architecte et ingénieur
de la Commune et du duc Hercule II. Au dire de Cellini, il
exerça d'abord le métier de mercier; dans sa vanité, ajoute
Cellini, il prit le nom de Terzo pour donner à entendre qu'il
était le troisième des architectes de son époque, et qu'après
Bramante et Sangallo il occupait le rang principal. A la vérité,
on trouve qualifié de mercier en 1531 un Terzo de' Terzi,
membre de la corporation des drapiers et fils du brodeur
Alessandro ; mais il est peu probable qu'un mercier ait pu
devenir un architecte distingué, et l'on est en droit de supposer
qu'il y eut deux hommes du même nom ayant l'un et l'autre
un père appelé Alessandro, vu qu'un grand nombre de familles
portant le nom de Terzi vivaient alors à Ferrare. Quant à la
seconde allégation de Cellini, elle est purement imaginaire,
attendu que la famille des Terzi existait à Ferrare depuis un
siècle. Terzo de' Terzi construisit une des tours du Castello
[la tour de Rigobelld), qui, à peine construite, s'écroula (1553),
et le palais de Copparo. C'est en 1557 qu'on le trouve pour la
dernière fois mentionné dans les registres de dépenses.
IX
Galasso Alghiside Carpi, qui mourut en 1573, fut au service
d'Alphonse II comme architecte civil et militaire. La loggia dei
Camerini, dans l'ancien palais des princes d'Esté, est son
œuvre. C'est sous sa direction et d'après ses dessins que fut
terminé le campanile de la Chartreuse. Il prit part aussi à la
construction du palais Farnèse, à Rome, et de la Santa Casa,
à Lorettc. On lui doit un livre intitulé : Délie fortijîcazioni; ce
livre rare et estimé fut imprimé avec luxe en 1570 et dédié à
l'empereur Maximilien II.
278 L'ART FEllUARAIS.
X
PIRRO LIGORIO.
Le Napolitain Pirro Ligorio entra au service d'Alphonse II
en I5G8 et mourut à Ferrare en 158;i. Pirro Ligorio ne devait
pas être très âgé quand il cessa de vivre, car, en 1579, il fit
baptiser un de ses fils à Santa Maria in Vado. Il fut à la lois
architecte, archéologue, peintre et écrivain. Pour fêter l'entrée
de Henri III à Ferrare, il construisit trois arcs de triomphe.
Dans plusieurs documents, il est qualifié d' « ajitiquario di Sua
Eccellenza » . Il fit en l'honneur du cardinal Hippolyte II
d'Esté seize dessins pour des tapisseries qui devaient repré-
senter la vie d'Hippolyte, fils de Thésée. Enfin il décrivit la
villa d'Esté à Tivoli dans un ouvrage intitulé : ^ Descrizione
délia superha et magnijîcentissinia villa Tibiirtina , dedicata
aW Illm. et Rev. Hippolito card. di Ferrara » , et il enrichit de
dessins et d'annotations, avec Terzi et Aleotti, un ouvrage de
Yignole.
XI
Dans la seconde moitié du seizième siècle, Giovan Battisia
Aleotti d'Argentn fut un des architectes le plus en vogue. Le
quatrième étage du campanile de la cathédrale fut construit
sous sa direction. Le duc Alphonse II lui dut des projets de
fontaine (1). Ce fut Aleotti qui restaura, en 1G03, la tour
delV Àrringho , tour annexée au palais délia Ragione et con-
struite en 1383. On lui attribue généralement, mais à tort selon
L.-N. Cittadella, la façade du palais de l'Université. C'est
d'après ses dessins qu'Alessandro Nani de Mantoue a exécuté
le tombeau de l'Arioste, qui a été transporté de l'église Saint-
Benoît dans la bibliothèque communale (2).
(1) L.-N. Cittadella, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 231-232.
(2) L.-N. Cittadella, Vita delV Aleotti detto VArgcnta. Ferrara, Taddei, 1847.
LIVRE DEUXIEME. 279
XII
Sous le règne du duc Alphonse II, Alberto Schiatti ne fut pas
moins apprécié qu'Aleotti d'Argenta. On lui doit l'église de la
Madonnina, construite grâce aux offrandes des Ferrarais,
léglise de Saint-Paul, commencée en 1573, et l'église de
Sainte-Françoise Romaine (1622). C'est sous sa direction que
furent exécutées en stuc sur fond d'or les figures des quatre
évangélistes, de saint Georges et de saint Maurelio qui ornent
le chœur de la cathédrale (1583). Il fut aussi l'auteur du palais
Avogli-Trotti, dans la via di Porteserrate. La façade du palais
Cicognara, possédé jadis par Roberti da Tripoli, est également
<on œuvre.
CHAPITRE II
LES EGLISES ET L'HOPITAL DE S AI^NTE-ANINE.
LA CATHÉDRALE DE FERRARE (1).
C'est à un membre de la puissante famille des Adelardi, à
Guglielmo II, consul et valeureux guerrier, que la cathédrale
de Ferrare, un des plus beaux édifices du moyen âge en Italie,
doit son origine. Commencée aux frais de ce personnage, qui
mourut en 1 1 46, elle fut continuée par Guglielmo III, qui cessa
de vivre en 1196 (2), et par Adelardo, frère de celui-ci, qui
mourut en 1185. On la dédia à saint Georges (3). Il va de soi
que plusieurs époques y ont laissé leur empreinte. Par bon-
heur, les modifications que le dix-huitième siècle a infligées à
l'édifice n ont eu lieu qu à l'intérieur et ont respecté la majes-
tueuse façade, si originale d'aspect, si riche en curieux
détails.
Revêtue de marbres blancs, rouges et azurés auxquels le
temps a donné une teinte presque uniforme, la façade, où
(1) Les pages suivantes ont paru, avec deux planches représentant l'extérieur
de la cathédrale, dans la Revue de l'art chrétien, 1891, 5* livraison. — Voyez
Ferdinando Casoxici, La Cattedrale di Ferrara. Venezia, 1845, in-fol. — L.-N.
CiTTADELLA, Notizte relative a Ferrara, t. I, p. 42 etsuiv. — Frizzi, Memorie per
la storia di Ferrara, t. II, p. 183; t. III, p. 440, et t. IV, p. 10.
(2) On peut lire encore dans la cathédrale son épitaphe où sont vantées sa
pieté, sa munificence, sa générosité envers les pauvres, qui s'éloignaient toujours
de lui les mains pleines. Frizzi a cru faussement qu'il s'agissait de Guglielmo II.
(Voyez le travail que M. Ferruccio Pasini a publié dans les Atti délia dcputazione
ferrarese di storia patria, vol. V, 1893.^
(3) La cathédrale primitive fut l'église suburbaine de Saint-Georges.
LIVRE DEUXIEME. 281
l'architecture gothico-lombarde a juxtaposé le plein cintre et
l'ogive, ressemble à un vaste triptyque dont les volets, égaux
au panneau central, sont séparés de celui-ci par de petites
tours surmontées de pinacles. Trois galeries horizontales don-
nent de la légèreté à la physionomie robuste de l'ensemble.
Les arcades de la galerie inférieure, au nombre de neuf sur
chaque panneau, sont cintrées et encadrées trois par trois dans
une ogive, à l'intérieur de laquelle il y a un oculus bordé de
fines découpures. Les arcades de la galerie suivante (toujours
au nombre de neuf par panneau) sont ogivales ; elles s'ap-
puient tantôt sur deux colonnettes, tantôt sur trois. Quant aux
arcades de la troisième galerie, elles sont également ogivales ;
mais comme leur dimension est supérieure à celle des autres,
il n'v en a que quatre par panneau : elles sont soutenues par
des colonnettes engagées. Un fronton à angle obtus termine
chaque panneau, et une quatrième galerie, composée de dix-
sept arcades ogivales, suit la ligne inclinée du tympan, de
sorte que les colonnes géminées qui soutiennent les arcades
reposent en quelque sorte sur les degrés d'un double escalier.
Au-dessous de 1 arcade du milieu s'ouvre un grand oculus. La
croix, le lion et l'aigle occupent la pointe des frontons.
La moitié inférieure des panneaux latéraux est divisée en
trois parties par de longues colonnettes.
Dans la partie centrale du panneau latéral de gauche, au-
dessus d'une plaque de marbre qui contient une longue inscrip-
tion et qui a remplacé en 1813 une plaque de bronze où
étaient relatés les mêmes faits, on remarque un beau buste de
Clément VIII, fondu en 1605 par Giorgio Alhenga. L'inscrip-
tion, encadrée par un petit monument, nous rappelle que
Clément YIII, après la mort d'Alphonse II, réunit au domaine
de l'Église les États gouvernés pendant deux siècles par la
maison d'Esté. Au-dessous de linscription, est accroupi un
lion de style archaïque. Devant la partie de gauche du même
panneau est assis un autre lion^ plus grand, qui regarde, non
sans fierté, les passants. C'est dans la partie droite de ce pan-
neau qu'est percée une des deux petites portes de la cathé-
282 L'AIÎT FERIIAUAIS.
drale : les ornements du tympan arrondi n'offrent rien de
remarquable.
Mêmes dispositions dans le panneau latéral de droite, où
Ton voit, à gauche, la seconde petite porte. Le tympan de
cette porte, entouré d'une délicate ornementation à laquelle
se mêlent des animaux fantastiques, renferme une croix sur-
montée d'une main bénissant (1). Au-dessus du tympan sort
du creux d'un rond un buste colossal de femme : on ne sait
rien sur son origine, et l'on ignore qui il représente. Peut-être
cette femme personnifie-t-elle Ferrare, car elle est ordinaire-
ment désignée sous le nom de Madonna Ferrara. Le peuple, en
effet, croyait que Ferrare avait été fondée par une femme 2). —
Dans la partie centrale du même panneau, une niche h coquille
et à fronton pointu, d'une architecture médiocre, sert d'abri à
la statue d'Albert, marquis d'Esté. Cette statue fut placée là
en 1393 afin de perpétuer le souvenir du voyage qu'Albert,
en 1391, avait fait à Rome, où il avait obtenu de Boniface IX
deux bulles de grande importance, l'une relative à la fondation
de l'Université, l'autre concernant les biens emphytéotiques.
Au pied de cette statue est accroupi un lion menaçant, qui fait
pendant à celui que nous avons signalé au-dessous de la plaque
dominée par le buste de Clément VIII. — A l'extrémité de la
façade, notons enfin un quatrième lion, correspondant à celui
qui se tient au bout de l'autre extrémité : il est fort endom-
magé.
Il nous reste à examiner la partie centrale de la façade du
Dôme, c'est-à-dire le panneau central du triptyque. Il se com-
pose d'un avant-corps en saillie, aux côtés duquel on remarque :
à droite deux arcades cintrées en retraite, surmontées d'une
ogive avec un bas-relief dans lequel on voit des diables empor-
tant des damnés vers une barque dirigée par un person-
nage qui rappelle le Caron de la Fable : — à gauche deux
(1) Dans l'arclulrave de la porte se trouvent les vestiges de l'inscription
suivante, qui fait allusion aux inondations du l'ô : >' Ab aquis multis libéra nos.
Domine «
(2) La niènic tradition existait à Vérone et à Manloue.
LIVRE DEUXIEME. 283
arcades de même forme, également en retraite et dominées
aussi par une ogive, où plusieurs saints entourent Abraham
assis, tenant de ses deux mains sur ses genoux une grande
draperie qui renferme un certain nombre de tètes, symboles
des anciens justes dans les limbes (1). Mais c est lavant-corps
qui mérite surtout d'être examiné. Voici d'abord le porche
de style roman. Sur le devant, de chaque côté, deux colonnes
reposent sur deux hommes que supportent deux beaux lions
accroupis (2). Des colonnettes en forme de cordons et de tor-
sades, mêlées à des bandes ou apparaissent de petites figures,
se succèdent jusqu'au fond du porche. Une frise de bas-reliefs
sert de bandeau à la porte principale du Dôme : ils représen-
tent plusieurs épisodes de l'enfance du Christ. Au-dessus,
dans le fronton arrondi, un bas-relief plus important nous
montre Saint Georges à cheval tuant le dragon légendaire ,
c'est-à-dire le saint auquel est dédiée la cathédrale. Deux sta-
tues de saints sont debout au-dessus des colonnes du porche,
dont ils complètent la décoration. Tout cela est du douzième
siècle. Le porche soutient trois belles arcades à trèfles ; dans
celle du milieu est une Vierge d'un style élevé, mais un peu
massive, tenant dans ses bras l'Enfant Jésus, statue placée là
en 1427 et sculptée par un certain Cristoforo de Florence. Un
peu plus haut, entre les diverses ogives, on voit quatre
hommes sortant de leurs tombeaux brisés. C'est un épisode du
Jugement dernier, qui forme une belle frise au-dessus d'eux.
Cette frise a pour complément, dans un espace triangulaire, le
Christ assis entre deux figures debout et deux figures à genoux
(1) Abraham, la tcte nue cl entourée d'un uiuilje, a une luujjuc J)ailje qui
ondule; celle tiyurc vénérable et puissante a beaucoup de caractère. A gauche est
assis, joignant les mains, un très beau saint, derrière lequel apparaissent phisieurs
tètes. A droite, un évèque agenouillé joint aussi les mains, avec une touciiante
onction, et l'on voit également derrière lui quelques tètes. (Voyez le P. Gaiiikii,
Caractéristiques des saints, t. II, p. 493.)
[^) Ces colonnes, ces télarnons et ces lions ont été faits en 1829, d'après le
modèle des colonnes, des télarnons et des lions primitifs, de plus petite dimen-
sion, qui, par suite des tassements, étaient devenus incapables de soutenir leur
])esant fardean, et qui se trouvent à présent dans la cour située derrière le
chœur.
28V L ART FERRARAIS.
qui l'adorent, tout en intercédant en faveur des humains dont
le sort va se décider pour l'éternité. Dix bustes de prophètes et
de patriarches, et deux bustes d'anges, ornent les deux côtés
extérieurs du triangle. Toutes ces sculptures semblent appar-
tenir au commencement du quatorzième siècle.
Telle est la façade de la cathédrale. Malgré certaines analo-
gies de détail avec l'église de San Zeno à Vérone (i), on peut
dire qu'elle ne ressemble à aucune autre. Plusieurs généra-
tions, depuis le douzième siècle jusqu'au quinzième, y ont
laissé des témoignages de leur goût particulier. A l'architec-
ture primitive, d'un aspect imposant et sévère, sont venues
s'ajouter peu à peu des décorations plus ou moins régulières,
toujours intéressantes. Après avoir fait des arcades en plein
cintre, on a eu recours aux arcades ogivales, et cette diversité
est d'un heureux effet. Dans les motifs sculptés, il règne aussi
une manifeste variété de style, que domine un sentiment pro-
fondément religieux. Ce qui frappe par-dessus tout, c'est le
Saint Georges qui, en tuant le dragon, semble inviter les
fidèles à terrasser les mauvaises passions ; c'est l'humble Vierge
qui, en tenant l'Enfant Jésus entre ses bras, le montre comme
le doux maître auquel nous devons nous donner; c'est le Juge-
ment dernier, si pathétique et si attendrissant; c'est le Paradis,
où les âmes saintes trouvent le bonheur dans la vue de Dieu.
Mais l'histoire de Ferrare est aussi racontée par les murs du
monument, et les souvenirs profanes s'y sont pour ainsi dire
incrustés. Le marquis Albert d'Esté y a pris place, comme les
deux Pline l'ont fait sur la façade de la cathédrale de Côme ;
on s'arrête devant un buste de femme énigmatique,d'un carac-
tère tout mondain, et le buste de Clément VIII rappelle l'in-
(1) L'église de San Zeno fut renouvelée en 1138. Selon Frizzi \^t. II, p. 198-
202), les sculptures des deux églises auraient eu pour auteur un artiste nommé
Nicolo, mais celles de la cathédrale de Ferrare sont plus soignées. Dans l'un et
l'autre édifice, on remarque des colonnes portées par des lions, une porte avec
les douze mois de l'année, la croix surmontée d'une main qui bénit, un saint à
l'intérieur d'une lunette, au-dessus de l'entrée principale, et une inscription
presque identique. Laderchi fait observer que la cathédrale de Ferrare fut la pre-
mière église italienne où l'on associa l'ogive au plein cintre, le style gothique au
style lombard.
LIVRE DEUXIEME. 285
stabilité des souverainetés terrestres, car la domination ponti-
ficale, qui se substitua en 1598 à celle des princes d'Esté, a
disparu elle-même à son tour.
Les deux côtés extérieurs de la cathédrale, presque entière-
ment en briques, ne sont pas semblables l'un à Tautre. Celui
du nord n'a rien perdu de son originalité : il a pour unique
ornement sa longue galerie, dont les colonnettes et les chapi-
teaux attestent une origine fort ancienne. Le côté méridional,
donnant sur la grande place où se tient le marché, est beau-
coup plus beau, et cependant il n'a pas conservé partout son
aspect primitif. On ne voit plus dans la partie supérieure les
gables formés d'assises alternativement blanches et rouges,
ornés de grandes rosaces à jour et séparés les uns des autres
par des pinacles octogones dans le bas et sexagones dans le
haut, décoration exécutée au quatorzième siècle (1). Deux
galeries superposées montrent des arcades cintrées que sou-
tiennent des colonnes accouplées. Dans la galerie du bas, les
arcades sont encadrées de trois en trois par un arc majestueux.
Au-dessous de cette galerie , une loggia et des boutiques de
chétive apparence (2) s'adossent à la muraille, au bout de
laquelle s'élève le campanile.
La loggia, dont un des côtés semble faire suite à la façade
de la cathédrale, fut construite en L473 par la corporation des
marchands de draps et de soieries, qui employa comme archi-
tectes les frères Jacomo et Albertino, ainsi que maestro de Lecho
et Ambrogio da Milano, « compagnons tailleurs de pierre » .
Ambrogio da Milano est l'artiste éminent qui sculpta le magni-
fique tombeau de Lorenzo Roverella, placé dans l'église de
Saint-Georges hors de la ville. En 18 40, on a un peu modifié
l'architecture primitive, afin de rendre la loggia plus spacieuse
et plus haute. C'est là que jadis les princes, les dignitaires, les
personnages riches se réunissaient pour assister aux tournois
et aux fêtes publiques qui avaient lieu sur la place. Une plate-
(1) Sur les deux piuailcs qui faisaient face au palais dvlLi lliojiojic, on avait
mis l'aijjle des princes d'Esté et les amies de la Coiniuunc.
2) 11 y eut là des boutiques dès 1327.
286 T/Allï FERllARAIS.
forme, entourée d'une balustrade de marbre, se trouvait au-
dessus du monument. Aujourd'hui , du côté de la façade du
Dôme, on remarque six bas-reliefs sculptés au douzième siècle
et représentant par des figures symboliques plusieurs des mois
de l'année (1). Ces bas-reliefs ornaient autrefois une des deux
portes latérales donnant sur la place du Marché, celle qui fai-
sait face à la rue de San Romano, et ils lui avaient valu le nom
de po7-te des Mois. Cette porte a été bouchée en 1718 et privée
de son ornementation en 1738 {"2). L'autre porte, plus rappro-
chée delà façade de la cathédrale, s'appelait \a porta dello Staro
ou porte du Boisseau, parce qu'on y avait sculpté un boisseau
et d'autres mesures de capacité à l'usage des commerçants :
elle fut condamnée avant 1594.
Le campanile quadrangulaire , orné d'un revêtement de
marbres blancs, rouges et noirs de Vérone et de l'Istrie, se
compose de quatre étages, ayant les uns et les autres sur chaque
face deux longues fenêtres dont la partie cintrée, trop courte
selon nous, repose directement sur les chapiteaux de deux
colonnes. Dans les angles se trouvent des pilastres en saillie.
Ce campanile a un aspect grandiose et compte parmi les plus
importants que la Renaissance ait produits en Italie, mais il
nous semble un peu lourd. Combien il est loin d'avoir l'élé-
gance non seulement du campanile de Giotto, à Florence, mais
du campanile de la cathédrale de Prato et de tant d'autres
que l'on admire à Rome! Il fut commencé en 1412, sur
l'ordre de Nicolas III d'Esté, et, si l'on en croyait la tradi-
tion et la Chronique souvent peu exacte de Marano, il aurait
eu pour premier architecte un ministre du prince, Nicole da
Campa, « ufjiciale alla hanca dei soldati » , ce qui ne paraît
guère vraisemblable (3). Quand la base , sur laquelle sont
sculptés les symboles des Évangélistes, fut achevée, il y eut,
faute de ressources probablement, une longue interruption
1^1) Ils ont été photographiés par Alinnri. Les autres sont encastrés dans un
niur à l'entrée du jardin botanique attenant au palais de l'Université.
1^2) L.-^. CiTTADEi.LA décrit tout au long l'ornementation de cette porte.
(Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 93-94.)
(3) L.-N. CiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 96.
LIVRE DEUXIEME. 287
dans Tentreprise. On ne se remit à la continuer qu'en 1151,
sous le règne de Borso (1), et l'on obtint que la Seigneurie de
Venise ne soumettrait les matériaux à aucune taxe. La direc-
tion générale fut confiée à Pietro Benvenuto (2), que Cristoforo
del Co.v,ça seconda comme architecte, et l'on chargea du travail
des marbres Bartolommeo dit Meo da Firenze, qui eut sous ses
ordres Loienzo de Giiido da Chonio^ Lucha de Jacomo da Firenze,
Lunardo de Nicholo de Maffei da Verona, Albertino Rasconi da
Maiitoua, Jachomo Lazaro da Venezia , Loreiizo de Frixi da
C/ioiuo [^), Aluixe da Venezia^ Fiorino et Matlia. En 1458, le pre-
mier étage était terminé; mais ce fut seulement en 14G6 qu'on
V plaça la statue de saint Maurelio, exécutée par Mathias di
Castelli de Milan (4), peinte et dorée par Zohane TruUo, qui
peignit et dora aussi cinq écussons avec les armoiries et les
devises de Borso et de la Commune. La construction du second
étage et du troisième suivit de près la construction du pre-
mier, car dès 1 464 il est question de leur revêtement de mar-
bre. Pietro BenveiiuiQ est toujours l'architecte en chef, mais
Meo de Florence est remplacé par Albertino et Jacoho Rasconi ou
Ilusconi de Mantoue^ qu'assistent Jacomo dit Barassa, Bei-nar-
(liuo da Verona^ Stievano et Donienego da Verona, Jachomo da
Varena, Zorzo da Como, Comando de Voltolina, Jacomo Mazol-
lela da Verona, Andréa et Jachomo de San Polo. En 1466, le
second étage est achevé; le troisième l'est à son tour en 1493.
L'année suivante, le duc Hercule I" commande à JDomenico di
Paride, fils de Niccolô Baroncelli, un dessin pour ie quatrième
étage, c'est-à-dire pour rachèvement du campanile; mais
{V) ISursu ht concourir à la dépense tons les hauts fonctionnaires et les princi-
pales villes (le ses Etats.
(2) Il fut nommé dagli Ordini pour avoir travaillé aux doux ordres ou étages
suivants avec son père Beiivenuti et son frère Giovanni, qui reçurent le même
surnoui. Giovanni dagli Ordini survécut à son frère Pietro; il eut une fille et
trois fils : Tecjhlo, Francesco et Alberto. Dans ses Notizic relative a Fenava
(t. II, p. 51), L.-N. Cittadella donne l'arhrc jjénéalogique de la fauiille lîen-
venuti.
(3) Lorenzo dut prohahlenient son suiiioiu aux ornements qu'il avait liiahi-
lude do sculpter.
;4) dette statue n'existe [)lus. Il eu est de méruc de la siatue de Saint Georges
terrassant le dragon.
288 L'ART FEURARAIS.
rarchitecte s'en tient, sauf quelques légères modifications, au
plan suivi jusqu'alors, et l'exécution incombe à Rinaldi et à
Jachomo Rasconi de Mantoue. Pour une cause que nous igno-
rons, tout resta en suspens jusqu'à l'époque d'Alphonse II.
Dans les dernières années du seizième siècle, Giovanni Bat-
tista Aleotti d'Argenta et Alessandro Balbi érigèrent le qua-
trième étage du campanile, si longtemps attendu, sans y ajouter
le couronnement, qui manque encore de nos jours.
A l'origine, la cathédrale était entièrement isolée, et, le
long des murs, il y avait des bancs de marbre à l'usage des
fidèles et des pèlerins.
Un vaste atrium précède l'église. On y distingue une pein-
ture circulaire due à l'un des plus anciens artistes de Ferrare
et représentant, en demi-figure, le Christ qui bénit de la main
droite et tient de la main gauche le livre des Evangiles ou-
vert (1).
L'intérieur de la cathédrale offre peu d'intérêt au point de
vue de l'architecture, quoiqu'il ne manque pas de noblesse.
Il a été refait au dix-huitième siècle par hrancesco Mazzarelli.
Avant le renouvellement de l'édifice, on y descendait par trois
marches; aussi se produisait-il parfois, en temps de pluie, des
inondations véritables; ce qui arriva notamment le 28 juin
1550 : les bancs flottaient à la surface de l'eau. Autrefois,
neuf marches de marbre rouge précédaient le chœur, et il fal-
lait en monter encore trois pour atteindre le maitre-autel.
Partagée en trois nefs, l'église a la forme de la croix grecque.
Sa longueur, sans compter l'atrium et le chœur, dépasse cent
mètres, et sa largeur est d'environ quarante mètres.
Dès le treizième siècle, on pava la cathédrale avec des mar-
bres rouges, blancs et légèrement azurés, de façon à former
des dessins, des cercles notamment. Le plus grand cercle se
trouvait devant le preshyterhnn. Peu à peu on s'imagina que,
en priant à genoux à l'intérieur de cette figure géométrique,
on pouvait gagner des indulgences, superstition qui engendra
(1) Bariffaldi, Vite, etc., t. I, p. .5, note 1.
LIVllE DEUXIEME. 289
des disputes entre les nombreux compétiteurs et décida, en
1608, l'évéqvie de Fenare à faire détruire le cercle.
Le chœur actuel, pourvu de pilastres richement sculptés,
fut construit aux frais du Chapitre et de la Commune par
Biagio Rossetti. Commencé le 19 mai 1498, il fut terminé le
4 mai 1499 (1). Pour décorer la nouvelle abside (2), Rossetti
choisit, dès 1499, un artiste de Modène ainsi qu'un certain
Nicolas de Pise, et le célèbre peintre Lorenzo Costa, qui devaient
représenter sur fond d'or, en mosaïque simulée, neuf figures
('. aussi bien peintes que les deux figures dues à Bochazino et à
Lazzai'o (3), ce dont Andréa Mantegna serait juge (4) » . Il est
probable que le projet de décoration fut réalisé, mais on n'en
est pas certain. Aujourd'hui, c'est un Jugement dernier par
Bastianino (1577-1580) que nous montre l'abside de la cathé-
drale. L'artiste de Modène mentionné dans le contrat dressé
en J499 était peut-être, soit Francesco Bianchi, dit Frari, soit
Setti di Ceccliino : tous deux, en effet, eurent des rapports avec
Ferrare. Sur 2sicolas de Pise, L.-N. Cittadella fournit quelques
renseignements. En 1512, Nicolas peignit, pour la confrérie de
la Mort, la Vierge et l'Enfant Jésus, avec saint Jacques, sainte
Hélène, deux anges et plusieurs autres figures. Dans un acte
de 152G, on le trouve désigné de la façon suivante : « Prœ-
stans vir niagister Nicolaus Pisanus pictor et civis Ferrariœ de
cont. S. Stephani, Jilius quondarn Bartholoniei de Bruzis de Pisis,
hahitator Bononiœ. » En 1528, il travaillait à Budrio.
(1) Les stucs et les dorures sur le mur semi-circulaire furent exécutés en 1583
par Agostino Bossi, Paolo Monferrato et Giulio Bongiovanni, sous la direction
(le l'architecte Alberto Schiatti. (L.-N. Cittadella, Notizie relative a Ferrara,
t. II, p. 69.)
^) L'abside précédente était ornée de mosaïques, et sur les vitraux «les fenê-
tres, vitraux exécutés en 1488 par maître Zoane Grasso, on voyait les fijjures de
saint Georges et de saint Maurclio. L'arc dominant l'entrée du chœur était cou-
vert aussi de mosaïques à fond d'or : des anges et des demi-figures de prophètes y
étaient représentés. (L.-N. Gittadklla, Notizie relative n Ferrara, t. II, p. 70.)
3) Dans le Triompha di Fortuna du Ferrarais Siçismoiido Fond, ouvrage
imprimé en 1526, le nom du peintre Lazzaro figure à coté des noms de Mante-
jjua, de Cosimo Tura et de Dosso. Un artiste a|jpelé Lazzaro travailla en 1503 aux
décors nécessaires à la représentation de quehpies comédies dans le Castello. Il
n'existe aucune peinture que l'on |)uisse attribuer à Lazzaro.
(4) L.-N. Cittadella, JSotizie relative a Ferrara, t. II, p. 70.
I. 19
290 L'A HT l'EI', UAIIAIS.
Au-dessus du maitre-aulel, on voit à la voûte de l'église un
agneau (symbole du chapitre métropolitain), qui fut peint en
1508 par Gabriele Bonaccioli. L'estimation de ce travail et de
quelques autres ornementations qui n'existent plus fut confiée
à Domenico Panetti, à Lodovico Mazzolino et à Bartholomeo
da Yenezia (1).
L abside, avons-nous dit, a pour décoration un JugemeiU
dernier. Cette fresque est l'œuvre capitale de Sehastiano Filippi,
dit le Bastiam'no (2). Elle a été inspirée par le Jugement dernier
de Michel- Ange. La Vierge a la même attitude que celle du
Buonarotti, et le Christ semble aussi maudire les réprouvés. Il
y a dans la composition beaucoup de vie et d'animation. La
couleur n'est pas trop sombre. C'est une peinture bien dé-
corative, assez haut placée pour qu'on ne fasse attention qu'à
l'ensemble et qu'on ne songe pas à critiquer les détails. « Elle
est si voisine de Michel- Ange , dit Lanzi, que toute l'école
florentine ne saurait lui en opposer une pareille. Il semble
incroyable que, dans un tel sujet, Filippi ait pu paraître si
nouveau et si grand. » Lanzi va beaucoup trop loin dans son
admiration, mais ses éloges renferment une part de vérité.
Imitateur d'un maître inimitable, Bastianino s'est comporté ici
en homme ingénieux et en peintre habile. Il commença en 157 7
sa vaste tâche, qu'il acheva, selon ses engagements, en trois an-
nées (3), moyennant trois cents écus d'or (4-). Deux figures de
femmes dans son Jugement dernier se rattachent à son histoire
personnelle. L'une, saisie par les démons, est, dit-on, la veuve
de Stefano Correggiari, la belle et riche Livia Grazioli, qui,
(1) L.-IN. ClTTADELL^, Kotizie relative a Fcrrara, t. II, p. 69.
(2) Bauuffaldi, t. 1, p. 450-455. — Ce fut Alplionse II qui décida la falaiquc
de la cathédrale à confier la décoration de l'abside à lîastlanino.
(3^ Il n'y euiploya pas sept années, ainsi tpic le dit Baruffaldi. Si les échafau-
dages furent enlevés seulement en 1584, c'est que le sculpteur Bu(jnoli en avait
besoin aussi pour exécuter les stucs qui ornent le chœur.
(4) Le dernier payement lui fut fait en 1581. (L.-jN. Ci'itadella, Notizie rela-
tive a Ferrara, t. I, p. 60-61.) Une restauration de la fresque a eu lieu en 1850.
M. Grcyorio Doari, auteur de cette restauration, a publié une description du
{■rand travail de Bastianino sous ce titre : JJescrizione ciel maestoso affreseo ili
SebaUiatio Filippi detlo Bastianino eseçjuilo nel catino dcl coro délia nu'tropu-
litana di Fcrrara. Ferrara, Bresciani, 1853, petit in-8".
LIVllE DEUXIEME. 291
api'ès avoir promis de l'épouser, lui préféra un autre mari (1).
A côté d'elle, ou lit sur un cartel : « Nul[Ium] mal[um]
imp[unitum]. » En revanche, la femme qui consentit à s'unir
au Bastianino est placée au milieu des élus (2), et elle regarde
avec mépris Livia Grazioli (3).
Si le Jugement dernier de Bastianino fait connaitie ce qu'était
devenue l'école ferraraise à la fin du seizième siècle, c'est-à-
dire à l'heure de la décadence, plusieurs autres peintures,
dans la cathédrale, nous reportent vers les débuts de cette
école ou nous permettent d'assister en quelque sorte à son
éclosion, puis à son plein épanouissement.
Gelasio di Niccolô ou Gelasio délia Masnada di San Giorgio
travaillait vers le milieu du treizième siècle. On lui attribue la
Madone qui se trouve au-dessus du sixième autel h droite. La
Vierge est maintenant afiublée d'un riche manteau à ramage
qui cache la peinture, et l'on a mis sur sa tète, ainsi que
sur celle de l'Enfant Jésus, une couronne d'argent. Dans
de pareilles conditions, comment apprécier l'œuvre du pein-
tre? A peine distingue-t-on les traits des personnages, dont les
carnations sont très foncées. Le visage de Marie semble avoir
un caractère auguste et même assez beau , qui ne semble
guère compatible avec l'art du treizième siècle. C'est peu
après 1340 que la piété populaire voua une vénération spé-
ciale à cette image , qui fut solennellement couronnée le
7 juin 1626 (4).
Une peinture d'Ettoie Bonaco s si orne le premier autel à
i^ij A la vérité, Schastiano avait encouru le reproche d'iiulilTéroiice eu recu-
lant son uiariajje jusqu'à l'achèveuient de sa frescjue.
(2) Filippi s'est placé avec elle à la droite de son propre j)alrou <|ui tient à la
main plusieurs flèches, et c'est sa mère que l'on voit à la gauche de saint Sébas-
tien, si l'on en croit M. Grejjorio I5oari.
(3) On peut lire le récit détaillé de ce que nous venons d indiquer, non seule-
ment dans les Vite de Bariffaldi, mais dans les Ihiccoiiti cdtlHicl italiani du
marquis Campoui. (Firenze, 1858, in-12, p. 60.) — Outre le .lu{;einent dernier, la
cathédrale possède deux ouvrajjes de Bastianino : l'un (au troisième autel à
droite) représente dans le ciel la Vierj;e, et sur la terre sainte Catherine et sainte
Barbe; l'autre (à l'autel du bras jjauche de la croix) nous montre la Circoncision.
(4) L.-iN. CiïTADELLA, Notizic iclutivc a Fcrrara, t. 1, p. 85.
292 L'AllT FEIUIARAIS.
(Iroilc : elle porte le nom de Tauteur et la date de 1448 (l).
Cette peinture, qui fut exécutée sur un des murs de l'atrium
et que Ton a transportée sur toile en 1734, représente la
Vierge avec Jésus mort. Malheureusement, elle a été entière-
ment repeinte, en sorte qu'on ne peut se faire une idée de la
manière d'Ettore Bonacossi (2).
Avec Cosimo Tara, nous nous trouvons en présence du plus
illustre peintre de l'ancienne école ferraraise. Deux grands et
remarquables tableaux de lui se font face dans le chœur (3),
après avoir servi de volets à des orgues qui n'existent plus (4).
Celui de pauche représente Saint Georges aux prises avec le
dragon, celui de àvoiieV Annonciatio7i. Un acte du II juin 1469
nous apprend que maître « Cosmè del Turra » reçut cent onze
lire pour l'exécution de ces deux ouvrages.
Saint Georges, bizarrement vêtu, monté sur un cheval blanc,
les pieds enfoncés dans ses étriers, plonge sa lance dans le
crâne du monstre, qui se tord, contracte ses ailes aux ner-
vures épineuses, darde sa langue de serpent et montre large-
ment sa gueule garnie de dents aiguës. Tourné vers la gauche,
le cheval regimbe et se cabre; sa crinière qui se dresse, ses
narines qui se dilatent, les veines de son cou qui se gonflent,
tout en lui témoigne de son épouvante. Quant au cavalier,
c'est une figure très accentuée, plus grandiose que gracieuse,
d'un relief rappelant celui des productions du Squarcione et
de ses imitatems. A droite, la princesse, que saint Georges
vient de sauver, est encore terrifiée; elle regarde en s'enfuyant
son libérateur avec une gratitude mêlée d'anxiété; les plis
agités de son vêtement indiquent sa précipitation ; elle ouvre
(1) BiRL'FFALDI, t. II, p. 388.
(2) L.-N. GiTTADELLA, 1" Notizic relative a Ferrara, t. I, p. 85, et t. II, p. 12 ,
2" Guida pel forestière in Ferrara^ 1873, p. 43.
(3) Nous ne sommes pas du même avis que Baruffaldi, qui dit en parlant de
ces tableaux : « ISoti mostrano tutto il buon fare di Cosimo » ^t. I, p. 64\
(4) Ces oijjues furent faites de 1465 à 1468. — En général, les organistes
étaient des prêtres de la cathédrale. (Voyez L.-N. Cittadella, Notizie relative a
Ferrara, t. I, p. 66-68.) — C'est en 1735 qu'on détacha les deux tableaux de
Tura des orgues qu'ils accompagnaient. Ils furent alors retouchés par le peintre
Giovanni Battisla Cozza.
LIVRE DEUXIEME. 293
les bras, et il semble que l'on entend ses cris. " A ses pieds,
un fleuve coule parmi des rochers que domine une montagne
composée de trois tronçons de cône superposés et entourés de
murailles à créneaux. Sur la rive opposée, le dragon est repré-
senté une seconde fois, mais en petite dimension (1). » Il est
à regretter que cet intéressant tableau soit placé trop haut et
ne soit guère éclairé.
Recevant un peu plus de lumière, V Annonciation se prête
mieux à Texamen. Sans être à l'abri de toute critique, elle est
très supérieure au Saint Georges. La scène se passe dans un
portique à coupole dont les arcades permettent d'apercevoir
un paysage animé de petits personnages (2). De chaque côté,
quatre anges en grisaille, d'un style élevé, sont peints sur des
panneaux d'or. Deux puissantes guirlandes de fruits complètent
la décoration du majestueux édifice, où l'on remarque sur une
barre de fer, assujettie à deux corniches se faisant face, un
chat et un oiseau. Au centre, une colonne sépare l'archange
Gabriel de la Vierge. Celle-ci, vue de face, est agenouillée à
droite, les yeux baissés. Cosmè lui a malheureusement donné
un de ces visages ingrats, aux contours anguleux et aux pom-
mettes saillantes, qui ne lui sont que trop familiers; mais les
mains jointes sont remarquablement exécutées. L'archange
a un genou en terre. Vêtu d'une tunique bleue et d'un man-
teau violet (3), il se présente presque de profil, tenant d'une
main un lis et bénissant de l'autre. C'est, croyons-nous, la
plus belle figure que Cosimo Tura ait jamais faite. On imagi-
nerait difficilement des traits plus purs, une majesté plus
sereine, une expression plus hautement religieuse. On sent
que cette noble créature, h la fois forte et légère, appartient à
un monde sans souillure, où Dieu divinise en quelque sorte
ceux qui l'entourent. Au lieu de copier la nature, selon son
(1) A. Ventl'p.i, Varie n Fenara nel periodo di Ilorso d'Esté, p. 71(5.
(2) « On remarque dans ce paysajje tics roclies amoncelées, avec des routes
tortueuses et des arlires sans feuillafje, motif assez fréquent chez les peintres
ferrarais. « (A. Venturi, L'arte a Fer/ara nel periodo di Borso d'Esté.)
(3) Dans le costume de l'anfje, comme dans celui de la Vierge, les plis mul-
tiples forment des cassures malencontreuses.
294 L'A UT FEIll'.AllAIS.
habiliulc, l'artiste a cherché dans son imagination le secret
de la beauté idéale et l'a trouvé. Aussi n'y a-t-il guère à Fer-
rare de tableau devant lequel on revienne plus volontiers que
devant V Anuonciation de Tura. La pâleur même des carnations,
dans le demi-jour du chœur, n'est pas dénuée de charme. Soit
que le silence règne dans le religieux édifice, soit que les chants
d'église se fassent entendre, on prend un plaisir de plus en
plus intime à contempler la céleste apparition, accueillie avec
tant de dévotion par la plus chaste et la plus humble des filles
d'Adam. Aussi n'avons-nous jamais regretté que l'œuvre de
Tura n'ait pas été transportée à la Pinacothèque pour y être
mieux vue. Les tableaux religieux veulent être examinés dans
un milieu religieux et perdent plus qu'ils ne gagnent à cette
pleine lumière qui a pour condition de fâcheux voisinages et
souvent de déplorables promiscuités.
Lorsque, quittant le chœur de la cathédrale, on se trans-
porte dans la sacristie des chanoines, on rencontre un tableau
dû à Domenico Panetti, qui fut un des élèves de Cosimo Tura(l).
Ce tableau, une des premières œuvres du maître, dit-on, repré-
sente la Vierge assise sur un trône avec l'Enfant Jésus devant un
rideau rouge entre deux ecclésiastiques à genoux. Si nous trouvons
peu agréables les plis que l'on remarque au coin des yeux du
Bamhino et les ombres trop noires mises sur son front et sur son
corps, nous n éprouvons à la vue de sa mère qu'un sentiment
de respectueuse admiration. Son visage un peu allongé, souve-
rainement pur et calme, est loin, dans sa douce austérité,
d'être sans grâce. La coiffure se compose de simples bandeaux,
et un manteau bleu couvre la tête. Quant aux figures à genoux,
représentées de profil, elles sont beaucoup plus petites que
celle de la Vierge. Elles n'en excitent pas moins l'intérêt par
l'accentuation des traits et les particularités delà physionomie.
Le personnage de droite, malheureusement peu visible, tient
à la main un béret rouge, peut-être à titre de cardinal, et
récite la Salutation angélinue dont le commencement est écrit
(1) Ké vers 1460, l'anelti mourut en 1511 ou en 1512.
LIVRE DEUXIÈME. 295
en grec sous ses yeux. Le personnage de gauche, vêtu de
noir, un lîéret noir à la main, est plus distinct, et son regard
dénote une vive intelligence. Aucun document n'a révélé jus-
qu'ici le nom de ces dignitaires du clergé ferrarais. Dans le
tableau de Panetti, les accessoires, traités avec beaucoup de
soin, ajoutent au charme de l'impression générale. Le trône
est orné de pilastres dorés sur lesquels se détachent des ara-
besques grises. A droite et à gauche se développe un charmant
paysage où les édifices se combinent heureusement avec les
détails d'une campagne accidentée, dans laquelle on aperçoit
un fleuve avec des barques, un berger avec son troupeau et
quelques autres petites figures. Sous le rapport du coloris, ce
tableau se rattache jusqu'à un certain point à l'école vénitienne.
Comme sentiment, il rappelle un peu, selon nous, une tou-
chante Vierge de Boccaccio Boccaccino qui se trouve au musée
de Padoue (1), et peut-être aussi la Vierge de Luini dont s'ho-
nore l'église de Santa Maria degli Angeli à Lugano. Même
accent de sincérité religieuse, même simplicité virginale,
même expression pensive, même attraction de bonté.
Tout autre est le style de Garofalo^ quoique ce peintre ait eu
pour premier maître Panetti (2). Cinq tableaux de Garofalo,
dans la cathédrale, permettent d'apprécier la manière qui lui
fut propre.
(1) La Vierge, dont les traits ont une .çjrâce exquise, est assise de face sur un
banc avec l'Enfant Jésus, la tête couverte d'un voile sur lequel est ramené le
manteau. On ne voit point le bas des jambes. L'Enfant Jésus, tenant de la main
droite un chardonneret, lève les yeux vers sa mère ; une petite ccbarpe, jetée
sur les jambes, passe sur le bras droit et la poitrine. Ce tableau, d'un coloris
moins clair que celui qui est familier à Boccaccino, est entouré d'un admirable
cadre. 11 se trouvait autrefois dans le couvent des Eremile.
MM. Crowe et Gavalcaselle (t. VI, p. 511), constatant une certaine analojjie
entre le style de Panetti et celui des fresques qui ornent la cathédrale de Cré-
mone, ne seraient pas éloi{;nés de croire que Panetti aida lioccaccino dans cette
circonstance, ou que du moins il fut l'élève du maître crcmonais. S'il travailla
aux fresques de la cathédrale, ce ne peut être qu'à celles de la tribune, exécutées
de 1505 à 1506, car les autres furent faites entre 1514 et 1518, et Panetti
mourut en 1511 ou en 1512. Quant à la supposili(jn d'après lacjuelle Panetti
aurait été l'élève de Boccaccino, elle nous sendjle diftii'ilc à admettre, vu que
tous deux na(iuircnt vers 1460.
(2) Benvenuto Tisi da Garofalo naquit en 1481 et mourut en 1559.
296 T/Ar.ï FEU U AU AI S.
Aux côté? de la porte principale, à l'intérieur de l'église,
on aperçoit tout d'abord, pleines de noblesse et de simplicité,
les Heures de Saint Pierre et de Saint Paul, constituées en
quelque sorte les gardiennes du lieu saint, dans lequel elles
semblent souhaiter aux fidèles la bienvenue. Ce sont des pein-
tures à fresque. A l'origine, elles ornaient le chœur de San
Pietro. En donnant au recteur de cette église cent écus destinés
à d'urgentes réparations, Mgr Grispi, archevêque de Ferrare,
obtint qu'elles lui fussent cédées; c'est lui qui les fit scier et
transporter, en 17 45, à l'endroit qu'elles occupent aujour-
d'hui (l).
Garofalo est aussi l'auteur du Saint Pierre et du Saint Paul
placés aux côtés de l'autel qui se trouve au fond du bras droit
de la croix. Les deux apôtres sont peints sur toile. Saint Pierre,
vu de trois quarts h droite, est vêtu d'une robe bleu clair et
d'un manteau jaune; il a des cheveux gris et courts qui frisent,
ainsi qu'une barbe blanche, courte aussi. La tête, un peu
abîmée, est expressive et a du caractère. Ce Saint Pierre, en
somme, nous semble préférable à celui que nous avons
signalé à l'entrée de la cathédrale. Quant au Saint Paul, il ne
manque ni d'énergie ni de noblesse, mais son teint, d'un rouge
cuivré, est désagréable. Il a la tête chauve etporte une longue
barbe châtaine. C'est évidemment un contemporain du peintre.
Garofalo a été souvent mieux inspiré.
C'est la même main qui a exécuté, en deux tableaux,
V Annonciation que l'on voit dans le petit chœur. Les types de
l'ange et de la Vierge sont beaux et purs.
La Vierge libératrice, ainsi nommée parce qu'elle fut peinte
à l'occasion d'une peste (1532), nous paraît au contraire une
œuvre assez médiocre. C'est une figure épaisse et sans charme.
Elle est représentée dans les airs, implorant la miséricorde
divine pour le peuple de Ferrare. Peut-être faut-il imputer en
partie aux ravages du temps et à une restauration fâcheuse
la mauvaise impression que produit cet ouvrage. Il se trouve
(1) BARiiFAi.ni, Vite, etc., . p. 341, note 1.
LI\'RE DEUXIEME. 29T
dans la chapelle du Saint-Sacrement, à gauche du chœur.
Le plus beau tableau de Garofalo que possède la cathédrale
orne la troisième chapelle à gauche. Il représente une Vierge
glorieuse {\). On le vovait jadis dans Fëglise de Saint-Sylvestre.
Il fut peint en 1524. Sur la dernière marche du trône delà
Vierge sont à genoux un saint vieillard (probablement saint
Jérôme) et saint Jean-Baptiste (2), tandis qu'au premier plan
se tiennent deux évéques : saint Maurelio et saint Louis de
Toulouse (3). Derrière ceux-ci se montrent deux tètes dans le
clair-obscur, une tète de jeune homme et une tète de jeune
femme. Au fond, de chaque côté du pilier auquel est adossé le
trône, un paysage accidenté s'étend dans une atmosphère
bleue. Ce tableau, d'une admirable couleur, est parfaitement
conservé et tout h fait intact. On ne se lasse pas d'admirer le
charmant visage et la nwrhidezza des carnations du divin En-
fant, qui, debout devant sa mère et maintenu par elle, semble
vouloir se porter vers saint Jérôme, mouvement que l'on
s'explique sans peine quand on considère l'intensité de la fer-
veur du vieillard qui lève vers lui sa belle tète. Quant à la
Vierge, elle offre un remarquable spécimen du type familier
à Garofalo et de la coiffure qu'il donne le plus souvent à ses
Madones : les cheveux sont partagés en bandeaux et forment
des touffes à côté des tempes.
Passer de Garofalo h Girolamo Sellari da Carpi, c'est passer
du maître à l'élève (4). Dans la sacristie des chanoines et des
bénéficiers de la cathédrale, on voit un portrait d' homme en pied
dont Girolamo da Carpi est l'auteur et qui fait penser un peu
aux portraits du temps de Henri II (5). Le personnage, aux
(1) Voyez Vasari, l. VI, p. 463, note 2; Baruffai.di, t. I, p. 329; L.-^. Cit-
TADELLA, Beiiveiiuto Tisi, p. 40; Rio, L'art chrétien, t. III, p. 4G3. — Phot.
tl'Alinari, n" 10714, piccola.
1^2; On a soutenu que, dans cette Hgure, coinine clans le Saint Jean-Papliste de
la Madonna del pilastro ,^tableau qui appartient à la Pinacothèque de Fcrrare),
l'auteur s'était représenté lui-même.
(3) On voit à ses pieds une couronne. Ce personna{;c ne doit donc pas être
saint Sylvestre, comme on l'affirme d'ordinaire.
(4) Girolamo da Carpi naquit en 1501 et mourut en 1556.
(5) La couleur a passé au jaune.
298 L'AF.T FEIIRAUAIS.
cheveux noirs et courts, porte des moustaches et une barbiche.
Il a des souliers blancs, un justaucorps rouge, une collerette
blanche h gros plis maintenant le cou raide. Son bras gauche
s appuie sur le pommeau de son épée, attachée à son côté. Sa
main droite, qui pend, tient un sac blanc et or. Le visage
exprime Ténergie et la finesse, à l'exclusion de la bonté. Si
Ton en croyait l'inscription apposée sur le tableau, cet homme
ne serait autre que Guglielmo Adelardi, à qui est attribuée
la fondation de la cathédrale, et la peinture aurait été exécutée
d'après une statue du XIT siècle trouvée en 1515. Mais l'in-
scription est certainement apocryphe et est démentie par le cos-
tume comme par les traits de la figure peinte par Girolamo
da Carpi (1).
Domenico Mona fut un des derniers peintres de l'école ferra-
raise au XVP siècle. Il est l'auteur d'une Mise au tombeau placée
dans la sacristie capitulaire. Ce tableau, où figurent de nom-
breux personnages, est, d'après Laderchi, la meilleure œuvre
de Mona, mais c'est une œuvre de pleine décadence.
Il n'y a pas dans la cathédrale que des tableaux dus à des
peintres ferrarais. L'école de Bologne y est représentée par
deux peintures qu'exécutèrent Francesco Raibolini (Francia)
et Barbiei'i da Gento (le Guerchin) .
Le tableau de Francia, admirable de coloris, décore la cha-
pelle qui précède le bras gauche de la croix. Dans le ciel, au
milieu d une ogive de lumière, bordée de bleu, Jésus cou-
ronne la Sainte Vierge; au-dessous, apparaît à mi-corps un
petit ange tenant de la main droite une banderole sur laquelle
on lit ces mots : Gloria hec est omnibus sanctis. Dans le bas du
tableau se trouvent deux groupes comprenant chacun quatre
saints debout. Entre ces groupes, deux saintes sont à genoux
devant un charmant enfant nu, couché à terre, qu'on recon-
naît, à la blessure de sa tète, pour un des saints Innocents. Cet
enfant, dont la tête est tournée vers le fond du tableau, est
vu en raccourci; son gracieux corps a la souplesse même de la
(1) Voyez L ->\ Cittadella, Notizie relative a Fenara, t. I, p. 65.
LIVRE DEUXIÈME. 299
vie. Dans le groupe de gauche, les figures de saint André et de
saint Jean-Baptiste sont particulièrement belles. Au fond se
développe un paysage mouvementé, que domine une ville
riche en édifices. Sur le devant, à terre, un papier contient
l'indication suivante : Franciscus Francia aurifex faciehat.
Yoici ce que Vasari dit de cette peinture : « Voulant n'avoir
rien à envier aux cités voisines , les Ferrarais résolurent
d'orner leur cathédrale d'une œuvre de Francia et lui com-
mandèrent un ta])leau, où il fit un grand nombre de figures et
qui fut appelé le Tableau de tous les saints (1). »
Le sujet traité par le Guerchin (au bout du bras droit de la
croix) est le Martyre de saint Laurent, aux côtés duquel on voit
le Saint Pierre et le Saint Paul de Garofalo dont il a été déjà
question. Le jeune saint, très pâle, a une expression fort tou-
chante. Il semble demander au ciel le courage nécessaire pour
supporter la douleur qui le torture. Il n'y a rien de banal ni
de conventionnel dans cette figure, très supérieure à toutes
celles qui l'entourent (2). Le tableau dont nous parlons fut
commandé à Guerchin en 1G29 par le cardinal Lorenzo Ma-
galotti, évêque de Ferrare.
Au-dessous de ce tableau se trouvent les restes de la Bien-
heureuse Lucie Broccadelli de Narni, née le 3 décembre I470,
(i) Vasahi, t. III, p. 542. — Crowk et Cavalcaselle, t. V, p. 604-605. —
Alinari a photographié ce tableau ^n" 10713, piccoln).
(2) Un autre tableau du Guerchin, non moins intéressani, se trouve clans
l'église de Santa Maria délia Pieta de Teatini, où il orne l'autel du bras «jauche
de la croix. Ce tableau (photographié par Alinari, n° 10717, piccola, et habile-
ment restauré par M. F'ilippo Fiscali) représente la Purification de la Vierge.
Vue de profil à droite, la Vierge, très jeune, la tète enveloppée d'un voile, tient
entre ses bras l'Enfant Jésus et a un genou sur la marche d'un autel. Derrière
elle se trouvent saint Joseph debout et une jeune femme. La tète de celle-ci se
détache sur le ciel, que laisse voir une majestueuse arcade. A droite est assis Si-
méon, vieillard à longue barbe, (jui ouvre les bras pour accueillir Jésus. Au second
plan, on remaïque deux beaux jeunes gens, dont l'un tient un flambeau dans
lequel est un cierge allumé. Au-dessus, un grand rideau rouj;e est soutenu par
deux petits anges nus, très beaux aussi (l'un est vu de côté, l'autre de face), qui
volent avec aisance. C'est un très bon tableau, d'un coloris discret, où le Guer-
chin sort de sa banalité ordinaire. Ce peintre, né à Cento en 1590, mourut en
1666. — Dans l'Église des Stigmates de saint François, on voit également (au-
dessus du maitre-autel) une (luvre distinguée du même artiste : elle représente
un saint François.
300 l'art FERRAllAIS.
morte le 15 novembre 1544. Après avoir perdu son mari,
Lucie prit l'habit du tiers Ordre de Saint-Dominique. Elle vécut
quelque temps à Rome, puis se transporta à Viterbe, où les
stigmates du Christ s'imprimèrent sur son corps, comme ils
s'étaient imprimés sur celui de saint François d'Assise. Sa
réputation de sainteté parvint jusqu'à Ferrare, et Hercule P'
voulut qu'elle y fondât un monastère. Les habitants de Yiterbe
ne consentant pas à la laisser partir, les émissaires du duc
eurent recours à un stratagème et la firent sortir en la cachant
dans un panier. Elle avait alors vingt-trois ans. Hercule I"alla
solennellement à sa rencontre le 6 mai 1499 et ordonna de
construire pour elle et ses futures compagnes le monastère de
Sainte-Catherine de Sienne , qui fut consacré par Méliaduse
d'Esté, évêque de Comacchio. Les visions de Lucie eurent un
grand retentissement, et ses contemporains lui reconnurent le
don de prophétie. Pendant le séjour à Ferrare des personnages
convoqués aux fêtes qui eurent lieu à l'occasion du mariage
d'Alphonse d'Esté avec Lucrèce Borgia, le duc Hercule mena
ses hôtes au couvent de Sainte-Catherine de Sienne pour leur
montrer les stigmates de Sœur Lucie (vendredi 4 février 1502),
et l'ambassadeur de France, MgrRocca Berti, emporta comme
souvenir quelques linges imprégnés du sang de la sainte reli-
gieuse (1). C'est en l'honneur de Lucie de Narni quEttore di
Antonio Bonacossi décora une loggietla dans le couvent qu'elle
habitait. Le peintre nommé Nicolas de Pise, dont nous avons
déjà parlé, exécuta pour elle un tableau où il introduisit Her-
cule P% qui lui avaitcommandé cette peinture. En 1502 sortit de
l'atelier àe Fraiicesco Maineri da Parma une tête de saint Jean-
Baptiste, qui fut donnée à la pieuse Sœur. On voit que Lucie
de Narni unissait à la ferveur religieuse le goût des arts.
A l'intérieur de la cathédrale, plusieurs sculptures méritent
d'attirer l'attention.
Dans la première chapelle à gauche, un Bapiisti-re de forme
(1) Fnizzi, Memorie per la stotia di Ferrara. t. IV, p. 193-195. — Ponsi
DoMESiCANO, Vita délia B. Lucia da Narni. Roma, 1711, in-4'\ — Bousetti,
Hist. Cfymn. /en-., t. I, p. 197 — Gregorovius, Lucrèce Borgia, t. II, p. 52.
LIVRE DEUXIEME. 301
octogone est un des spécimens de la sculpture à Ferrare vers
Tan 1000 ;i).
Du onzième siècle, les cinq statues de bronze qui ornent
lautel placé dans le bras droit de la croix en face de la nef de
droite nous font passer au quinzième (2). Elles représentent
le Christ en croix, la sainte Vierge, saint Jean l'Évangéliste,
saint Georges et saint Maurelio. Le Christ, la Vierge et saint
Jean eurent pour auteurs Nicolo Baroncelli et son fils Gio-
vanni (1450-1453). Giovanni et son beau-frère, Domenico
Paris, de Padoue, exécutèrent, de 1453 à 146G, les figures de
saint Georges et de saint Maurelio (3).
Sans quitter les bras de la croix, on voit dans des niches les
bustes en terre cuite des Apôtres, raodele's vers 1524 par Alfonso
Ciitadella, dit Alfonso Lombardi (4). Le nom seul de Lombardi
excite lintérèt, car cet artiste renommé était doué d'un réel
talent ; mais on ne peut oublier que Fart était entré déjà dans
une voie qui menait à la décadence.
Parmi les œuvres d'art que possède la cathédrale de Ferrare,
les stalles sculptées et enrichies de marqueteries qui garnissent
le chœur ne sont pas les moins attachantes. Commencées en
1502, elles furent terminées en 1525. Divers artistes y travail-
lèrent. Il n'est donc pas étonnant que tout n'y soit pas égale-
ment remarquable. Mais les détails exquis y sont assez nom-
breux pour captiver longtemps l'attention. Quoique exécuté
de 1531 à 1534, le trône épiscopal lui-même est charmant et
d'une exécution qui fait grand honneur à Lodovico de Brescia
et à Luclîino (5).
Dans la tribune, derrière le maitre-autel, se trouvait autre-
fois le tombeau du pape Urbain III (Umberto Grivelli de Milan).
Le sarcophage datait seulement de 1305 ; et c est en 1458 qu'il
(1) L.-ÎN. CiTTADELLA, Nothie relative a Ferrara, t. I, p. 50. — Dans le
ch. H du liv. III, nous donnerons quelques détails sur le haptistère.
2) Voyez la lettre de l'abbé Giuseppe Anlonelli, bililiolliécaire de Ferrare, à
Miclielanfielo Gualaiidi, lettre insérée dans les Memorie oriç/inali ital. di bclle-
arti. Hologna, 1843, n" 121.
(3) jNous reviendrons sur ces statues dans le rli. i du liv. III.
(4) Voyez danslecli. i du liv. III la description et l'appréciation de ces bustes.
(5) Voyez le ch. ii du liv. III.
302 I/AlkT FEU 1'. AU Aïs.
liit place'' sur quatre colonues de marbre rouge, exécutées par
le Florentin Paolo di Lucca et son cousin Meo di Checco, à
répocnie de Borso. Élu à Vérone, où était mort son prédéces-
seur, Urbain III, qui ne put entrer à Rome, régna du I" dé-
cembre 1185 au ±0 octobre 1187. Il mourut à Ferrare du
coup que lui porta la prise de Jérusalem par Saladin, se sou-
venant que sous un pape du même nom que lui (Urbain II), la
ville sainte avait été arrachée aux musulmans. Dans Finscrip-
tion en lettres d'or qui fut gravée sur son tombeau (1), on avait
confondu Fépoque de son avènement avec celle de sa mort :
cette erreur s'explique par le long espace de temps qui s'écoula
entre le décès du Souverain Pontife et la mise de l'inscription
sur le monument en 1460. Le tombeau d'Urbain III fut détruit
quand on renouvela l'église au dix-huitième siècle, et les
colonnes qui supportaient le sarcophage servirent à orner
l'autel dédié à saint Vincent et à sainte Marguerite. Quant à
la plaque de marbre contenant l'inscription, elle a été encas-
trée dans le mur de la tribune (2).
On ne doit pas sortir du chœur sans avoir parcouru quel-
ques-uns des missels et des psautiers, ornés de fort belles
miniatures (3) . Ces libri corali, qui contiennent les offices de
toute l'année, sont au nombre de vingt-deux.
Quand on se trouve à Ferrare pendant les neuf jours qui
suivent la fête de saint Georges, fête célébrée le 2\ avril, on
a loccasion d admirer, dans des armoires vitrées, le long des
parois intérieures du chœur, des objets d'orfèvrerie ordinaire-
ment invisibles au public. Voici ceux qui nous ont paru le
plus intéressants : Bras de saint Georges, soutenu par un
motif d'architecture (1388). Il a été refait partiellement en
1499 par maître Zeniignan de Bozon et maître Francesco. —
Bras de saint Maurelio en argent doré et émaillé , œuvre de
\\) Cette inscription a été reproduite par Fnizzi dans ses Meinorie per la storin
(UFcnara, t. II, p. 28.3.
2^ Fiiizzi, Minnorie per la stoiiu di Fenaia, t. II, p. 281-283. — L.-N. Cn-
TADELLA, Sotizie relative a Ferrara, t. I, p. 55-56.
(3) Voyez l intéressante étude que leur a consacrée Mj;r Giuseppe AntoncUi.
Nous les examinerons en parlant de la Miiiialurc a Ferrare ^liv. IV, cli. il).
LIVllE DEUXIEME. 303
maître Simone di Giaconio di Alemagna. Il coûta trois cent
cinquante-six Lue et quatre soldi. Commencé en 1455, il fut
achevé le 7 février 14-56. C'est Vincenzo de' Lardi, massier de
la fabrique, qui le commanda. — Coffre en argent doré, ser-
vant à garder l'hostie consacrée. Le pied, ciselé et garni de
pierres précieuses, est orné de quelques petites têtes émail-
lées. Les statuettes du Christ, de la Vierge et de saint Jean
complètent la décoration de ce coffret. — Croix en cristal sur
un pied doré. Elle fut exécutée entre 1432 et 1437 par maître
Cabrino de Crémone, qui travaillait à Ferrare. — Bustes
d'apôtres. — San Giovanni, archevêque de Ravennc, belle et
ascétique figure. — Reliquaire en ivoire ayant la forme d'un
coffret et orné de figures. — Reliquaires en argent et en cristal
avec des pierres précieuses, des nielles, des émaux. — Bustes
de saint Georges et de saint IMaurelio. — Paix exécutée au
seizième siècle.
Au nombre des richesses de la cathédrale figurent également
huit rjrandes tapisseries dont, chaque année, on décore les côtés
de la grande nef depuis le 24 avril jusqu'au 7 mai, entre les
deux fêtes de saint Georges et de saint Maurelio. Le Chapitre
les commanda le 15 octobre 1550 au Flamand Giovanni Kar-
cher , établi à Ferrare (1). Elles furent terminées en 1553.
Nous en reparlerons avec détail en nous occupant de Garofalo
et en traitant de la tapisserie (2).
A la cathédrale se rattachent des souvenirs multiples. Com-
bien d'imposantes cérémonies y ont eu lieu pour célébrer les
mariages et les funérailles des princes et des grands person-
nages de Ferrare, pour fêter l'avènement de chaque souve-
rain, pour faire honneur aux rois, aux empereurs, aux papes
venus dans la ville! En 1177, Alexandre 111, avant de se
1^1) Avant l'époque trilei('ulc II, la talliûdrale s'ôtail à plusieurs reprises
procuré des tapisseries. En 1466, un évètjue de Ferrare s'était adressé à Juhaniu-s
de Francia pour avoir des dosscrets. Un autre évccpic, en 1494, avait acheté à
Venise quatre pièces représentant des verdures.
(2) Gliaque pièce, avec la hordure, mesure 44 Ijrasses 54. D'après les calculs
de L.-N. Gittadella, l'ensein'jle coûta 962 ccus 42, somme équivalant à
5,12;) fr. 074. [Sotizie relcttlue a Ferrani, t. II, p. 165, note 2.)
304 L'Al'.T FEUllAUAIS.
rendre à Venise où il allait traiter avec Frédéric Barberousse
vaincu par la ligue lombarde, consacra le maître-autel de la
cathédrale. Grégoire YIII y fut donné comme successeur à
Urbain III en 1187 par vingt-six cardinaux et y fut consa-
cré (1). Innocent IV y prêcha en revenant du concile de
Lyon (1251). On y ouvrit le concile œcuménique convoqué
par Eugène IV (1438) et transporté bientôt à Florence (2).
Enfin, Pie II, Paul III, Clément VIII, Pie VI et Pie IX y ont
célébré la messe. Pendant le séjour que Clément VIII fit à
Ferrare, on y admira des tapisseries que le Pape avait appor-
tées de Rome : elles avaient été exécutées d'après les cartons
de Raphaël et représentaient des traits de la vie de saint Pierre
et de saint Paul.
De curieux spectacles y furent organisés jadis, notamment
en 1503. On représenta la Crèche avec les Mages (6 janvier),
et l'Annonciation (25 mars). Le dimanche des Rameaux, le
spectacle fut plus solennel encore : au-dessus des maisons
disposées devant le maître-autel, le ciel s'ouvrit tout à coup,
et les musiciens d'Hercule F", déguisés en anges, figurèrent
les concerts du paradis, en présence du duc et de nombreux
gentilshommes. Cette représentation coûta quinze cents ducats.
Enfin, le vendredi saint, toute la cour assista à la Passion : un
ange, descendant du ciel, s'abaissa vers Jésus pour lui présen-
ter le calice dans le jardin des Oliviers, et l'on vit sortir des
limbes, en célébrant les louanges de Dieu, les habitants de ce
séjour, qui n'étaient autres que les chanteurs du prince (3).
Ce goût pour tout ce qui frappe les yeux se manifestait
(1) Grégoire VIII (All3erto ili Mora, de Béncvent) mourut à Pise le 17 décem-
bre 1187, au moment où il cherchait à réconcilier cette ville avec Gènes, atin de
tourner les forces de ces deux républiques contre les musulmans, devenus réceui-
iiient maîtres de Jérusalem. Il fut enseveli dans la cathédrale de Pise. (Gregorci-
vics, Geschichte der Stadt Rom, t. IV, p. 573, et Les tombeaux des Papes^ p. 110.
(2) Les séances furent inaugurées par un discours du célèbre Bessarion.
(3) Les simples particuliers organisaient chez eux des représentations du même
genre. Ainsi, en 1510, on prépara pendant la semaine sainte, dans le palais
donné par Hercule I" à Giulio Tassoni (aujourd'hui palais Pareschi\ « un appa-
reil en forme de sépulcre où fut mise la croix du Christ » . — L.->i. Gittadei.la,
j\otizic teliitive a Fcririni, t. I, p. 378.
LIVRE DEUXIEME. 305
jusque dans certaines processions, où les hommes et les femmes
s'accoutraient de façon à figurer non seulement les anges et
les saints, mais la Vierge et Dieu même, sans compter les
démons. A l'année 1 440, les livres de la sacristie mentionnent
les dépenses faites pour préparer des ailes. Il est probable
qu'à Ferrare, dans la ville habitée par le duc, on ne sera pas
resté au-dessous de Modène, ville appartenant aussi au duc de
Ferrare. Or, le chroniqueur Lancellotti raconte qu'en 1500 on
fit à Modène, pendant neuf jours, des processions pour préve-
nir la descente des Turcs en Italie, et que ces processions
comprenaient des prophètes, des anges. Dieu le Père, trois ânes
chargés de vivres, un géant, un ours, les Mages, la Vierge et
l'Enfant Jésus, deux diables, les Vertus, l'Envie traînée par un
démon, des démons enchaînés et traînés par saint Bernard et
par saint Paul, un Christ mort, les apôtres, des moines, des reli-
gieuses, saint Dominique, saint François, saint Sébastien, saint
Michel, Jésus-Christ, la Vierge morte au milieu des apôtres (I).
Dans les temps anciens, avant que la cathédrale possédât les
huit grandes tapisseries dont elle est fière, on se servait, pour
décorer la nef dans les occasions solennelles, de fleurs et de
feuillages disposés en guirlandes {"2). Le jour de la fête de
saint Georges et à Pâques, on avait recours à ce genre d'orne-
mentation combiné avec des toiles sur lesquelles étaient peints
des sujets empruntés à l'Écriture sainte. Michèle Ongaro fut un
des artistes qui consacrèrent leurs pinceaux à des peintures
de ce genre (1453, 1459). Lorsque Ludovic le More, marié à
Béatrix d'Esté, vint à Ferrare en 1193 et qu'il entra dans la
cathédrale, deux petits enfants, transformés en anges et placés
sur une architrave, répandirent aux pieds du duc de Milan et
des personnages qui l'accompagnaient une pluie de roses, de
thym et d'autres plantes odoriférantes. Parmi les objets
rehaussant d'ordinaire l'éclat des grandes cérémonies, se trou-
vait un grand tapis en poils de chameau fait à Erzeroum.
(1} L.-i\. CiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara, t. T, p. 377.
(2) C'est au bord de la mer, peut-être à Mesola, qu'on allait couper des
l)ranches de chêne vert.
I- 20
306 L'AllT FEUUAIIAIS.
Ouaut aux vèteinents sacrés, ils étaient couverts de broderies
et de pierres précieuses ; parfois même on y voyait des figures
de saints. Le peintre Antonio da Venezia et le sculpteur Gio-
vanni Baroncelli livrèrent des dessins pour la chape portée par
l'évéque quand l'empereur Frédéric III conféra la dignité
ducale à Borso : sur cette chape brillaient mille cinquante
perles (1).
ÉGLISE DE SAINT-ANTOINE, aljbé in Polesine.
Cette église fut fondée par la Bienheureuse Béatrice II
d'Esté (2).
Fille aînée d'Azzo Novello et de Giovanna, première femme
de celui-ci, Béatrice naquit probablement entre 1222 et 1231,
non à Ferrare où dominait alors Salinguerra II, rival d'Azzo
Novello, mais dans les États héréditaires de la maison d'Esté.
C'est cependant à Ferrare qu'elle passa presque toute sa vie
et qu'elle mourut. On ne sait pas ce qui la détermina à em-
brasser la vie religieuse. Peut-être y fut-elle poussée par
l'exemple de sa tante Béatrice de Gemola. Peut-être sa réso-
lution eut-elle pour cause le chagrin qu'elle éprouva, dit-on,
en apprenant que Galasso Manfredi, au moment où elle allait
l'épouser, avait été tué dans une escarmouche. Ce fut le
2G juin 1251 que, en présence de l'évéque de Ferrare et des
personnages les plus marquants de la société civile et ecclé-
siastique, elle entra en religion. Elle reçut alors de l'évéque et
(1) On peul lire, dans les Notizie relative a Ferra/a de L.-ÏN. Gittadella ^t. I,
p. 73-77, et t. II, |). i56-158\ les noms de plusieurs lirodeurs du quinzième et
du seizième siècle. Parmi ces Ijroden.rs, il y en a de Crémone, de Milan, de Man-
touc. — Voyez aussi A. Vkntit.i, / prliiuirdi ciel rinasciniento ariistico a Fcr-
rnrn, p. 36-37; Vente n Feirara nel periodo di Borso d'E.ite, p. 744-745; Rcla-
zioni artistiche tra le corti di Milano e Ferraia nel secolo XV, p. 252.
(2) Il y eut dans la famille d'Esté deux Béatrice qui furent proclamées Bien-
heureuses. La première, tille d' Vzzolino et de Sofia, naquit vers 1191 et mourut le
10 mai 1226, après avoir fondé sur le territoiie de Padone le monastère de Saini-
.Tean-I5aptiste di Monte di Gemola, qui fut plus tard transféré à Badoue. (Frizzi,
Mon. per In storia di Fcrniru, t. III, p. 71.)
LIVRE DEUXIEME. 307
des chanoines l'église de San Stefano délia Rotta, située à Fuo-
comorto dans le voisinage de Ferrare, avec les terres qui en
dépendaient, sous la condition de donner chaque année à la
cathédrale une livre de la meilleure cire le jour de saint
Georges. A Medelana de Padoue, la seule compagne qu'elle
eut d'abord, s'adjoignirent bientôt d'autres Sœurs. Dès 1256,
les religieuses étaient assez nombreuses pour se trouver à
l'étroit dans l'habitation qu'elles occupaient auprès de San
Stefano délia Rotta : elles achetèrent aux ermites de Saint-
Augustin, auxquels on accorda l'église de Saint- André comme
compensation, l'église de Saint-Antoine, située dans l'île ou
Polésine de Saint-Antoine (1). Béatrice fit commencer aussitôt
par l'architecte maest7-o Tigrùio la construction d'un couvent,
qui n'était pas encore terminé en 1268, car un bref de Clé-
ment IV, sur lequel on lit cette date, autorise à démolir les
bâtiments attenant à San Stefano délia Rotta et à en utiliser
les débris dans le nouvel édifice. La fille d'Azzo Novello ne le
vit pas achevé. Elle mourut vers 1262 dans une installation
provisoire. A la suite d'un échange de lettres avec Alexan-
dre IV, elle avait adopté la règle de Saint-Benoît (1257). Si
elle employa plus d'une fois son crédit au profit du monastère
dont elle fut la fondatrice, elle ne voulut jamais accepter le
titre d'abbesse, tant son humilité était profonde. Regardée
comme une sainte, elle fut peu après sa mort honorée d'un
culte qu'approuva en 1774 un décret de la congrégation des
rites, et on lui attribua d'éclatants miracles. Sa fête se célèbre
le 19 janvier (2).
(1) La branche du Pô où se trouvait cette île fut coiiipiisc plus tard dans la
ville. De Itonne heure, rette hrani-hc fut envahie par le limon du fleuve; on dut
en creuser le lit en 1324, mais sous îNicolas III elle était de nouveau ohstruée et
l'on y marchait à pied sec; elle prit alois le nom de rue délia Ghiaia, et en i'*Oi
on commença à élever des constructions sur ses bords. En 1451, l'ile fut annexée
à la ville et ceinte de nmrailles du côté méridional, travail confié à Pietrobacno
Brasavola, puis à Benvcnuto dagli Orclini et à Cristnforo ilclla Caritulorci .
(Fnizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 10. )
(2) Frizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. III, p. 108-185. — L'aiihé
Girolamo Baruffaldi (arrière-neveu de l'archiprètre Girolamo iJaruffaldi), Vitit
ddia B. Béatrice II d'Esté. Ferrara, 1777.
308 L'AllT FERRARAIS.
Au monastère annexé à l'église de Saint-Antoine se rattache
le souvenir de plusieurs papes. Jean XXIII y séjourna en
1414. Quand Eugène IV, en 1438, se rendit à Ferrare pour
assister au concile qu'il y avait convoqué, il s'arrêta trois
jours dans le même couvent, situé à cette époque en dehors de
la ville, avant de faire son entrée solennelle à travers les rues de
la capitale. Pie II, en 1459, fut également l'hôte des religieuses.
Le fond de l'église est divisé en trois chapelles séparées
par des pilastres sur lesquels sont peints à fresque saint Pla-
cide et saint Benoît.
Dans une chapelle à droite du chœur se trouve une fresque
due à Antonio Alherti. Elle représente en demi-figure la Vierge
allaitant l'Enfant Jésus et ayant à ses côtés saint Benoît et
saint Sébastien, un troisième saint et un ange avec des ba-
lances. La date est attestée par l'inscription suivante : " Hoc
opiis fecit fieri soror Agnetis de Foutana, MCCCCXXXiii. »
Dans le chœur, dont le plafond est orné d'arabesques rap-
pelant celles des Loges Vaticanes, on voit à gauche des pein-
tures du quinzième siècle, dont il est difficile de préciser
l'auteur; sur la muraille, on lit cette inscription : « Hoc opus
fecit Jieri soror snnctis Fontana, . ..CCCCXXXii. »
Les fresques très intéressantes qui décorent la chapelle à la
gauche du chœur représentent divers actes de saint Benoit et
plusieurs faits concernant le monastère. Elles sont assez bien
conservées; quelques parties, cependant, ont été fort endom-
magées par l'établissement, le long d'une des murailles, d'un
escalier qui conduit au couvent. En considérant les particula-
rités de stvle, la finesse du travail et le fondu des couleurs, on
serait tenté d'attribuer ces peintures à Domenico Panetti; mais
les contours très arrêtés des têtes et les auréoles d'or en relief
avec des cannelures paraissent indiquer une origine plus an-
cienne. Telle est l'appréciation de L.-N. Cittadella. Nous nous
bornons à l'énoncer sans émettre une opinion personnelle, car
nous n'avons pu pénétrer dans l'église de Saint-Antoine, rigou-
reusement fermée aux visiteurs qui ne se présentent point
avec une autorisation de l'archevêque.
LIVRE DEUXIEME. 309
Le chœur ne possède pas que des peintures ; on y remarque
aussi soixante-huit stalles du quinzième siècle que l'on pour-
rait attribuer sans invraisemblance à Pietro dalle Lanze. Sur
quelques-uns des dossiers on distingue des traces de marquete-
ries analogues à celles que présente le chœur de la cathé-
drale (1).
Un Mortorio, ou Mise au tombeau, qui se trouvait jadis dans
la cathédrale, fait aussi partie des œuvres d'art qui sont à signa-
ler dans l'église de Saint-Antoine. Les figures en terre cuite
dont se compose ce Mortorio furent exécutées ,par le Ferrarai?
Lodovico Castellajii, sculpteur appartenant à la seconde moitié
du quinzième siècle (2).
Il faut noter également un crucifix en bois, très bien conservé,
quoique noirci par le temps, qui fait penser à la manière de
Nicole Baroncelli. Ce crucifix, placé sur une architrave en bois
qu'un artiste appartenant à l'école de Dosso a décorée d'ara-
besques, indique chez l'auteur l'étude sérieuse de l'anatomie
et d'heureux efforts pour traduire le sentiment religieux (3).
A l'église de Saint-Antoine appartenaient jadis de magni-
fiques orgues avec des boiseries sculptées rappelant le cadre
du grand tableau de Dosso dans la Pinacothèque, cadre exé-
cuté d'après le dessin de Dosso lui-même. Ces orgues, faites
par le Ferrarais Giovanni de Cipro en 1531, furent vendues à
la confrérie del Suffragio, et c'est dans l'église del Suffragio
qu'on les voit encore aujourd'hui (4).
A l'intérieur du couvent, on remarque une grande salle
ornée de peintures par l'artiste inconnu, imitateur assez faible
de CosimoTura, auquel sont dus en grande partie les compar-
timents de juin et de juillet au palais de Schifanoia. Dans la
frise, on voit des médaillons de saints et de saintes entourés de
festons, tandis que le plafond nous montre, ici sainte Scholas-
tique abritant sous son manteau les religieuses de son Ordre,
(1) Voyez le ch. ii du livre III.
(2) Voyez le cli. i du livre III.
(3) G. ScuTELLARi, Il covo délia chiesa di S. Antonif in l'olcsine, dans V Arte
e storia du 10 mars 1889.
(4) Arte e storia du 30 avril 1889, p. 93.
310 T/AUT FERUARAIS.
là Dieu le Père et la Vierge sur un trône avec l'Enfant Jésus (1).
Dans la chambre dite caméra délie Ova, le même peintre a
représenté encore au plafond Dieu le Père avec de grands
yeux écarquillés (2),
Enfin, dans le dortoir du couvent, on voit des demi-figures de
saints qui se mêlent aux ornements d'une frise. Ces peintures
semblent avoir pour auteur Tommaso da Carpi, père de Giro-
lamo : elles ne sont pas sans analogie avec les demi-figures
qui décorent les petites nefs dans l'église de Saint-François.
ÉGLISE DE SAN ROMANO (3).
Cette église, située en face du côté droit de la cathédrale
et maintenant fermée, existait avant 997, mais elle a été
bien des fois modifiée (4). Sa physionomie actuelle, malgré
quelques altérations, rappelle par sa simplicité les premiers
temps de la Renaissance. A l'église est annexé un cloître dont
les arcades en plein cintre sont soutenues par des colonnes
basses et irrégulières; dans les chapiteaux, on reconnaît le
style lombard ; quelques-uns d'entre eux sont bizarrement
sculptés. Les pierres des arcades sont taillées avec tant de jus-
tesse qu'elles se joignent sans ciment.
ÉGLISE DE SAINT-ANDRÉ.
La façade de cette église est gothique et date de 1438. A
l'intérieur, c'est le style de la Renaissance qui a été adopté. Un
(1) Ad. Venti-ri, Varie ferraiese nel pciiodo d'Eicole I d'Esté, p. 70.
(2) Ibid.
(3) Baruffaldi, Vite, etc., t. I, p. 2. — Bl'rckuardt, Der Cicérone, t. I,
p. 207 k.
(4) Elle a été transformée en magasin de ferraille. Le propriétaire, M. Vincenzo
Brandi, entreprend de rendre à l'existence des fresques dont on a découvert les
traces. (Aite e storia du 30 avril 1894, n" 8.)
LIVIIE DEUXIEME. 311
toit plat a])rite la nef principale, dont les arcades grandioses
sont soutenues par des piliers. Dans les nefs latérales, on
remarque des voûtes d'arête.
L'église de Saint-André n'est plus à présent qu'un magasin
rempli de fourgons et de canons; on n'y peut pénétrer qu'avec
une permission des autorités militaires. Quant au monastère,
il a été démoli.
Si l'église de Saint-André a été dépouillée de ses importants
tableaux au profit de la Pinacothèque, elle conserve encore
quelques restes de son ornementation d'autrefois. On y voit
toujours, en fort mauvais état, il est vrai, des stalles ornées de
marqueteries, des fresques délabrées dont un imitateur de
Giotto décora les deux chapelles à gauche du chœur, et d'au-
tres fresques, réellement intéressantes, quoique très dété-
riorées, qu'un artiste appartenant à la fin du quatorzième
siècle ou à la première moitié du quinzième a exécutées sur
la muraille d'entrée qui fait face à la petite nef et à la nef
principale. On distingue dans ces dernières peintures non
seulement des saints et des prophètes, mais des philosophes et
des figures allégoriques dont la signification n'est pas facile à
démêler. Ici, une belle jeune femme joue du luth : elle est
assise, se penche et regarde en l'air, dans une attitude très
originale. Là, un ange aux ailes déployées, vêtu d une robe
rouge, avec un manteau jaune sur ses genoux, nous montre
un papier; ses traits sont nobles et purs, et sa phvsionomie a
de la vivacité. Ailleurs apparaît un moine assis, portant par-
dessus son costume noir une chape vert et jaune, ornée de
dessins; une espèce de bonnet d'évêque est posé sur sa tête.
Saint Christophe et saint Sébastien attirent aussi l'attention.
Ils sont d'une époque plus avancée; le coloris y a moins de
charme et plus de puissance. L.-N. Cittadella incline à croire
que Cosimo Tura ou quelqu'un de ses élèves en est peut-être
l'auteur (1).
D'après une tradition dont rien ne permet de vérifier l'exac-
(1) Guida di Feriara, p. 80.
312 L'ART FERRARAIS.
titiule, Giotto et Piero délia Francesca auraient travaillé dans
ré{]lise de Saint-André.
ÉGLISE DE SANTA MARIA IN VADO (1),
Cette vaste église, dont la façade renouvelée a perdu sa
physionomie primitive (2), est, à l'intérieur, une des plus
belles de Ferrare (3). Le célèbre peintre Ercole Grandi, fils de
Giulio Cesare, en livra les plans, que mirent à exécution, à
partir du mois d'octobre 1495, Biagio Rossetti comme « ingé-
nieur-directeur » , et Bartolomvieo Tt^istano comme archi-
tecte (4), tandis que le travail des marbres [lavori di marmo
all'antica) était confié k Antonio Campi, fils de Gregorio Campi.
Elle doit son nom à un gué du Pô (vado), près duquel s'élevait
une petite église (5) qu'elle a remplacée. Sa forme est celle
d'une croix latine. Des colonnes de marbre reposant sur des
piédestaux soutiennent des arcades élégantes et hardies.
B on o ni [né en 1569, mort en 1632) a prodigué ses banales
(1) L.-'S. CiTTADELLA, Notizic relative a Ferrara, t. I, p. 30; t. II, p. 340, et
Guida pel forestière in Ferrara, 1873, p. 88. — Burckhardt, Der Cicérone, t.I,
p. 208 e. — Frizzi, Memorie per la storia di Ferrara, t. II, p. 250, et t. IV,
p. i77.
(2) La porte principale, avec les marbres ornementés qui l'encadrent, fut faite
en 1556 aux frais des héritiers du comte Alfonsino Trotti. (L.-N. Cittadella,
Notizic relative a Ferrara, t. I, p. 30.)
(3) C'est à l'Annonciation qu'elle fut consacrée.
(4) Dans le contrat passé en 1494 entre les chanoines réguliers de Saint-
Augustin et Biagio Rossetti, « olim Muradore et al présente Inzigniero de lo III.
N. S. " , il fut stipulé que Rossetti se chargerait de solder toutes les dépenses et
r|u'il serait assisté pour la construction par Bartolomeo Tristano. (G. Campori,
Gli arcliitctti e gl' ingegneri civili c militari degli Estensi dal secolo XIII al
XVI, p. 46.) Bartolomeo Tristano acheva Santa Maria in Vado après la mort de
Biagio Rossetti, arrivée en 1516.
(5) Cette petite église servit à l'origine de succursale à Saint-Georges au delà du
Pô, quand Saint-Georges était la cathédrale de Ferrare. Elle jouissait, avec la
cathédrale, du privilège exclusif d'avoir un baptistère, et tous ceux qui y rece-
vaient le baptême passaient pour être à tout jamais préservés de l'épilepsie.
(Frizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. II, p. 249.)
LIVRE DEUXIÈME. 313
peintures dans l'église de Santa Maria in Vado. Nous nous
bornerons à les indiquer sans les décrire en détail.
Au milieu de la voûte, les élus forment un cercle autour de
la Trinité, figurée par trois globes de lumière distincts, qui ne
forment cependant qu'un seul corps lumineux (1). Un peu
plus loin, toujours au plafond, la Visitation indique chez l'au-
teur l'entente de la perspective. Parmi les quatorze demi-
figures de saints peintes entre les arcades de la grande nef (2),
il faut remarquer, à droite, celles du pape Gélase et du car-
dinal San Guarino : le premier n'est autre que l'abbé du monas-
tère, Gregorio Fanti, qui commanda à Bononi toutes les
peintures de Santa Maria in Yado, et le second nous apparaît
sous les traits de Battista Guarino, auteur du Pastor Jido. Au
plafond de la nef transversale, trois tableaux représentent le
prêtre incrédule entre les mains duquel le sang jaillit d une
hostie en 1171, l'archevêque de Ravenne accordant à ce
prêtre l'absolution, le Père Éternel et Jésus-Christ couronnant
la sainte Vierge. Dans la fresque de l'abside, les prophètes et
les patriarches adorent le nom de Dieu écrit en lettres hé-
braïques (3) . Le Repos en Egypte et Jésus discutant avec les doc-
teurs garnissent l'espace compris entre les fenêtres du chœur (4).
Aux murailles du chœur sont suspendus deux tableaux où Ion
voit les Noces de Cana et un Mariage de la Vierge qui fut ter-
miné par Alfonso Rivarola, ditle Chenda, élève de Bononi(5),
Enfin, dans la sacristie, saint Augustin contemple l'enfant qui
essaye de vider la mer en versant dans un creux l'eau qu'il
puise à l'aide d'un coquillage. On rapporte que le Guerchin ne
manquait pas, toutes les fois qu'il venait à Ferrare, de visiter
l'église de Santa Maria in Yado, afin d'y contempler pendant
des heures entières les peintures de Bononi, qui provoquaient
en lui un entliousiasme toujours nouveau.
(1) Karuffaldi, t. II, p. 141.
(2) Elles ont été restaurées ou nièiue repeintes.
(3) Baruffai.di, t. II, p. 139. — Selon L.-N. Cittadella, c'est la nieilleure
œuvre de Bononi. [Guida pel forestière in Ferrnra, p. 91.)
(4) Baruffaldi, t. II, p. 140.
(5) Frizzi, t. V, p. 440-441.
314 I,'Ar.T FEIUIAUAIS.
Dans une chapelle conti^^uë au chœur, un tableau de Sebas-
tiano Filï/jpi, dit le Baslianino , représente saint Jean conférant
le baptême.
Au bout du bras droit de la croix, la chapelle du Sang tnira-
ciileux mérite une mention spéciale. Sa voûte en forme
d'abside est celle que possédait, dans l'ancienne église, la
principale chapelle, située, dit-on, à l'endroit où se trouve à
présent le quatrième autel de la nef de droite. En 1171, elle
s'imprégna du sang qui jaillit d'une hostie entre les mains du
prieur Pietro, pris de doute sur le mystère eucharistique (1).
Amato, évéque de Ferrare, et Gherardo, archevêque de Ra-
venne, constatèrent le miracle, et dès lors les fidèles ne cessè-
rent de vénérer les parois qui en gardaient la trace. En 1 40 4,
le cardinal Giovanni Migliorato, neveu d'Innocent VII et ar-
chevêque de Ravenne, encouragea ces pratiques en accordant
des indulgences à quiconque visiterait pendant certaines so-
lennités l'église de Santa Maria in Vado. Sous le règne d'Her-
cule I", en 1504, l'ingénieur ducal Pi'e^ro 7?e/ifeuî<z/ transporta
l'abside à la place qu'elle occupe aujourd'hui dans la chapelle
que l'on construisait aux frais d'Armanno de' Nobili. Enfin,
en 159-4, par ordre d'Alphonse I", l'architecte ferrarais
Alessandro Balbi [1] fit un élégant /;?-o?mo5 en marbre, surmonté
d'une loggia, à laquelle conduisent deux escaliers latéraux et
d'où chacun peut voir de plus près la voûte qui fut parsemée de
sang (3). Les œuvres d'art n'ont pas manqué à cette chapelle.
On y admire encore un reliquaire en bois du seizième siècle,
que décorent quatre figures de saints, et Garofalo a exécuté là
des fresques, malheureusement très délabrées, dans lesquelles
figurent des personnages de distinction appartenant peut-être
à la famille ducale (A).
(1) Fmzzi, Mem. pcr la storin >li Ferrara, t. II, p. 250-253.
(2) Alessandro RalLi construisit aussi l'éjjlise île la .Madoiina ilcUa Oiara, à
Reggio.
i,3) Sardi, auteur d'une Histoire de Ferrare, mort en 1564, vit encore les traces
de sang.
{^) On remarque à gauche quatre tètes d'hommes assez belles. Aucune des
figures de femmes qui étaient peintes à droite ne subsiste à présent.
LIVRE DEUXIEME. 315
Dans la sacristie, les regards s'arrêtent avec plaisir sur une
fresque attribuée par les uns à Domenico Panetii, quoiqu'elle
ne rappelle pas, selon nous, la manière de cet artiste (1), par
Laderchi à Lorenzo Costa , que nous n'y reconnaissons pas
davantage, parL.-N. Cittadellaà Gahynele Bonaccioli surnommé
Gahrielletto (2), ce qui est peut-être plus vraisemblable. Elle
représente la Vierge et l'Enfant Jésus traversant le ^il pen-
dant la fuite en Egypte, ou plutôt une allégorie de l'Église
naissante. Au milieu de cette fresque, dans une barque qui
occupe toute la largeur de l'abside et dont la voile est tendue
par le vent, Marie est assise avec son fils, qui bénit saint Pierre
en lui confiant les clefs symboliques. Saint Pierre, à droite,
tend une main pour les recevoir et rame de l'autre. A gauche
sont debout deux anges : l'un d'eux rame aussi, tandis que
son compagnon regarde le ciel. Si la Vierge et Jésus n'ont ni
toute la beauté ni toute l'élévation désirables, si les anges ont
le visage trop rond, la figure de saint Pierre, du moins, est
admirable. Ses cheveux gris, déjà rares, frisent naturellement;
il en est de même de sa courte barbe. Il a le teint animé par
son rude labeur, qui ne l'empêche pas de songer aux vérités
éternelles et à sa haute mission : son regard méditatif, rêveur,
très religieux, trahit en effet des pensées d'un ordre surnatu-
rel. Quelques nuages flottent dans le ciel bleu.
A l'église de Santa Maria in Vado est annexé un joli cloitre,
qui encadre un jardinet plein de fleurs. De là on aperçoit deux
belles fenêtres appartenant à la petite église, aujourd'hui fer-
mée, de San Girolamo : chacune de ces fenêtres se compose
d'une colonne et de deux pilastres ornés d'arabesques. Dans
le cloître, dont les arcades ont été murées, on remarque une
porte avec deux pilastres cannelés.
(1) Voyez plus loin (liv. IV, eh. i^^ les payes où il est question de l'.inetli.
(2) En 1516, Bonaccioli abandonna aux chanoines de Sanla Maria in Vado,
afin de payer une partie de te qu'il devait pour la maison que ceux-ci lui avaient
louée, la somme {jajjnée par lui en dorant le nouvel orgue et en peignant la cha-
pelle de la saciistie. Cittadella incline à conclure de là qu'il s'agissait de la
fresque dont nous parlons.
316 I/Ar>T FERT.ARAIS.
EGLISE DE SAINT-JULIEN.
Une église dédiée à saint Julien exista jusqu'en 1:278 à
l'endroit occupé maintenant par le fossé qui entoure le Cas-
tello. On la détruisit pour creuser ce fossé. Mais, en 1405,
Galeotto Avogario, protocameî-lengo de Nicolas III, en fit con-
struire ailleurs à ses frais une nouvelle, qui subsiste encore.
Dans les Atti délia deputazione ferrarese di storia patria
(vol. VII, fasc. II), M, Augusto Droghetti a consacré quelques
pages à cet édifice gothique, dont l'extérieur a été habilement
restauré en 1895. La porte, avec les feuillages qui lui servent
d'ornements, avec les figures d'un ange et d'une Vierge qui la
surmontent, attire tout d'abord l'attention. Les détails des
encadrements qui accompagnent les fenêtres et ceux de la frise
qui circule tout autour de l'église ne doivent pas non plus
passer inaperçus. Mais ce qui frappe surtout, c'est un bas-
relief placé sur la façade entre la porte et la fenêtre ronde. Il
représente un épisode de la vie de saint Julien. En revenant
chez lui après une absence de quelques jours, saint Julien
entre dans sa chambre et trouve endormis dans son lit son
père et sa mère, qui habitaient ordinairement un autre pays
et à qui sa femme avait voulu donner la meilleure pièce
de la maison. Une demi-obscurité l'empêche de les recon-
naître, et, s'imaginant surprendre sa femme en flagrant délit
d'adultère, il les perce de son épée (1). Dans le bas-relief, le
meurtre n'est pas encore commis, mais le glaive est déjà tiré.
Suivant une interprétation populaire à Ferrare, il faudrait
voir ici, sous les dehors de saint Julien, l'ange s'apprètant à
chasser Adam et Eve du paradis terrestre, symbolisé par leur
lit. Ce bas-relief semble, d'après son style, être antérieur à la
construction de l'église et appartenir à la fin du quatorzième
(1) RiBADENEiRA, Les vies des saints, t. II, p. 318. Paris, Vives, 1864. — La
fête (le saint Julien le Pauvre ou l'Hospitalier se célèbre le 12 février.
LIVTIE DEUXIEME. 317
siècle. Il y en a une gravure au trait à la fin de l'article de
M. Droghetti.
ÉGLISE DE SAINT-FRANÇOIS (1).
Saint François d'Assise mourut en 1226 et fut canonisé
par Grégoire IX en 1228. Ses religieux s'établirent de son
vivant à Ferrare, où il dut venir les voir quand il visita les
couvents de son Ordre, et où, dès 1232, une église portait son
nom.
A cette église on en substitua une plus importante dont les
princes d'Esté jetèrent les fondements en 1341 et qui, en
1344, était achevée ou près de l'être, car le marquis Nicolas I"
fut enseveli dans la chapelle qu'il y avait fait construire. En
1381, la tribune avait déjà besoin de réparations : Bartolino
da Novara, l'auteur du Gastello, se chargea de les exécuter et
donna même deux cents lire afin de contribuer à couvrir les
dépenses, générosité que l'on récompensa en mettant sous son
patronage la chapelle de Saint-Antoine. En 1393, il édifia une
autre chapelle h ses frais, et il servit également d'architecte
pour celle que le marquis Albert d'Esté fonda en l'honneur de
saint Jacques (2).
Une troisième transformation de l'église dédiée à saint
François eut lieu par ordre du duc Hercule P", qui souhaitait
l'édifice plus grand et plus beau. Il posa lui-même la première
pierre en 1494 et consacra aux nouvelles constructions la
dîme des condamnations et des confiscations prononcées dans
tous ses États. L'architecte qu'il choisit ne fut ni Pietro Ben-
venuti (mort en 1483), ni Giovanni Battista Benvenuti, frère
de Pietro, comme on l'a prétendu, mais Biagio Rossetti ,
(i) L.-N. CiTTADELLA : 1° MoHorie (tel tempio fli S. Franccsco, 1867;
2" Notizie relative a Fcrrara, t. I, p. 27. — BuncKiîAnoT, Dcr Cicérone, t. I,
p. 207 1, 280 e.
(2) Albert jeta deux ducats d'or dans les fondations.
318 L'A HT FEHl'.AllAIS.
^^ prœ.slaiis t'?V, architettiis singularis (\) » . Le sol s'étant affaissé
en 1515, il fallut recommencer les travaux, et l'église fut ter-
minée seulement en 1530 (2). Biagio Rossetti était mort dès
1 5 1 (î .
Le tremblement de terre de 1570, dont les secousses durè-
rent neuf mois et mirent en fuite une grande partie de la
population, détruisit à son tour les voûtes, quelques murs et
presque la moitié de la façade. Aussitôt le P. Agostino Righini,
qui était alors à la tête du monastère, employa au relèvement
de son église les sommes importantes qu'il avait gagnées en
prêchant dans les principales chaires de l'Italie (3), et un autre
prédicateur en renom, né à Ferrare, le P. Franceschino Yis-
domini, fut appelé de Bologne pour inviter le peuple aux
sacrifices nécessaires à la réparation complète du désastre.
L'exécution des travaux coûta beaucoup de temps : ce ne fut
qu'en 1591 que l'église fut en état d'être consacrée. Au milieu
de ces transformations, l'aspect primitif de la façade avait été
malheureusement un peu modifié. De plus, on remplaça les
voûtes de pierre par des voûtes en roseaux recouverts de plâtre
[volte di canniccio), et les fenêtres ogivales par des fenêtres ron-
des. Malgré ces altérations partielles, on peut dire que l'œu-
vre de Biagio Rossetti (4) subsiste encore (5).
Jusqu'alors léglise de Saint-François était restée sans cam-
panile : en 1606, le cardinal Bonifacio Bevilacqua en fit élever
un à ses frais et prit comme architecte Giovanni Battista Aleotti
d'Arqenia. Une partie des matériaux fut empruntée à la villa
du Belvédère qui avait été détruite. Au bout de peu de temps,
il fallut enlever au campanile un tiers de sa hauteur, parce
(1) Le 7 mai 1498, Rossetti s'entendit avec Bartolomeo Fnghini da 1 orto
Maqgiore et avec Andréa Fioiriti pour la construction de Saint-François. (L.-IN.
CiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara.)
(2) Dès 1508, on avait pu consacrer huit chapelles.
(^3) Le P. Rijjhini ne fut pas seulement un prédicateur renommé, il composa
des ouvrages de théologie fort estiu)és, et le duc iVlphonse II le prit comme un
de ses conseillers. Il mourut à l'âge de rpiatre-vingt-quinze ans.
(4) Des travaux de consolidation ont encore été faits en 1853,
(5; G. Gampori, GH arcliitctli e qV inrjcijnrri cirili c militari dc(jli Estensi
dal secolo XIII al XVI, p. 46.
LIVRE DEUXIEME. 319
qu'il penchait vers l'église. Il est pourvu d'un toit en tuiles à
quatre faces, légèrement incliné.
La façade de l'église est ornée de pilastres dont la place
répond à celle qu'occupent les trois nefs dans l'intérieur de
l'édifice. Une belle corniche en terre cuite avec des oves et des
denticules sépare en deux parties la façade et est accompap^née
d'une jolie frise où l'on voit, entre des ornements délicats, des
médaillons contenant des tètes de Franciscains et soutenus par
de petits anges nus qui volent. Un grand œil-de-bœuf domine
la porte principale, pourvue simplement de deux pilastres et
d'un tympan. Au-dessus d'une des petites portes se trouve le
tombeau de Gherardo Saraceni et de son fils Francesco, doctes
jurisconsultes; Gherardo était en outre un des conseillers du
duc Hercule I"; c'est lui qui fut envoyé à Rome (7 septem-
l)re 1501) pour assurer l'exécution des conventions relatives
au mariage d'Alphonse d'Esté avec Lucrèce Borgia (1); il
mourut le 4 octobre 1515 (2). Gherardo et Obizzo, les deux
fils de Francesco, firent élever cet austère monument, sur
lequel il n'y a aucune figure. Quant h la porte qu'il surmonte,
elle est flanquée de deux colonnes à chapiteaux corinthiens
qui soutiennent une corniche, sur laquelle reposent les deux
consoles supportant le sarcophage; aux côtés des consoles, on
remarque deux vases sur des acrotères.
L'intérieur de l'église, en forme de croix latine, a un aspect
majestueux. Partout, les voûtes présentent des coupoles. Dans
chacune des deux nefs latérales sont disposées huit chapelles
avec des arcades, des chapiteaux et des corniches en briques
ouvragées. C'est par les fenêtres de ces chapelles que vient
surtout la lumière. La nef principale a, de chaque côté, sou-
tenues par des colonnes ioniennes, quatre arcades dont la lar-
geur égale celle de deux chapelles. Aux extrémités de la nef
transversale, on aperçoit à gauche l'orgue et la tribune du
,1) Lucrèce s'interposa avec tant de zèle que « Saraceni écrivit à son niailio
qu elle lui faisait déjà l'effet d'une excellente Ferraraise » . (GnEGOnovius, Lucrèce
Borgia, édit. française, t. I, p. 345.)
(2) Fnizzi, Metnorie per la storia di Fcrrara, t. IV, p. SOV.
320 L'AUT FEIUIAIIAIS.
cliaiit, à droite la porte latérale, au-dessus de la(|uelle est
encastré dans le mur un tombeau orné de bas-reliefs estima-
bles, tombeau élevé en 1500 à Violantilla Riccarda par son
mari Augusto Yilla.
Dans la grande nef et dans la nef transversale, les espaces
triangulaires compris entre les arcades nous montrent des
demi-figures de saints, peintes à fresque. Au-dessus des ar-
cades, il y a une gracieuse frise en grisaille sur fond d'or, où
sont représentés des enfants nus, des chimères, des vases, des
rinceaux. On attribue cette frise à Girolamo da Carpi, qui a
certainement exécuté la plupart des demi-figures de saints (1),
dont le caractère est, du reste, assez effacé. — Dans les nefs
latérales, c'est h Tommaso da Cai-pi, père de Girolamo, qu'in-
combe la responsabilité des détestables figures de saints fran-
ciscains qui décorent, au-dessous des petites coupoles, les
angles des retombées.
Jadis , l'église de Saint-François était "riche en tableaux
remarquables. On y chercherait en vain aujourd'hui les volets
de l'orgue peints par Giovanni Battista Benvenuti, dit l'Orto-
lano. Elle a également perdu, au profit de la Pinacothèque, la
Madonna del pilastro (n° 61), le Massacre des Innocents (n" 66),
la Madonna del riposo, peinte pour la chapelle que Leonello
del Pero avait fait construire en 1515 (n" 69), la Fuite en
Egypte (n" 67), la Sainte Famille revenant de l'Egypte (n" 6 4), la
Résurrection de Lazare (n° 70), œuvres célèbres de Benvenuto
Tisi da Garofalo, la Crèche de 1513 attribuée à l'Ortolano, quoi-
qu'elle soit due probablement aussi à Garofalo (n" 93), V Ascen-
sion par Niccolo Roselli (n" 109), un tableau de Gabriele Cap-
pelHni, dit le Calzolaretto, qui représente six saints (n" 3i),
et celui de Bononi où l'on voit saint Antoine de Padoue mon-
trant le cœur de l'avare enfoui au milieu de ses trésors (n" 18).
L'église de Saint -François a-t-elle donc été entièrement
dépouillée de ce qui pouvait y attirer les amateurs de l'art"?
Si on lui a laissé l'extravagant tombeau du général ferrarais
(1) Celles du hras droit de la nef transversale ne sont pas de lui.
LIVRE DEUXIEME. 321
Ghiron Francesco Villa, ainsi que la Déposition de croix , la
Résurrection et Y Ascension peintes par Domeni'co Mona (1), on
y a également respecté plusieurs ouvrages intéressants ou
dénotant même un réel mérite. Tel est, sur le mur entre la
sixième et la septième chapelle à droite, le Christ attaché à la
colonne, sculpture du quinzième siècle, aux côtés de laquelle
un élève de Garofalo a représenté deux bourreaux. Tel est
encore le Saint Antoine de Padoue que 1 on voit au-dessus de
l'autel dans la dernière chapelle à droite. La tradition attri-
bue cette fresque à un Franciscain de Ferrare, au Bienheureux
Donato Brasavola, qui mourut à quatre-vingt-quatre ans, en
1353. Saint Antoine, dont la tète est entourée d'une auréole
d'or, tient d'une main une tige de lis et de l'autre un livre
ouvert quil nous montre. Il a une expression pleine de dou-
ceur. La figure se détache sur un rideau bleu. A droite, il y
avait un fidèle en prière, dont on ne distingue plus que la
main. Avant d'orner l'église actuelle, cette touchante pein-
ture, d'un ton gris, mais très limpide, décorait l'ancienne
église, construite en 1341 ; elle avait été exécutée sur la
muraille même.
Ce qui doit surtout arrêter l'attention , dans l'église de
Saint-François, c'est la première chapelle à gauche. Outre un
haut relief dans lequel Cristoforo di Amhrogio (2) et Batiista
Rizzi ont représenté Jésus en prière au jardin des Oliviers (3),
elle possède une fresque célèbre de Garofalo, Y Arrestation de
Jésus (1522-152 4). C'est une remarquable composition (4), où
figurent de nombreux personnages, très animés par des pas-
(1) Ces trois tableaux plus que uiédiotres passent pour être les meilleures pro-
ductions de Mona. Ils forment au fond du chœur un triptyque encadré de
colonnes cannelées, que supporte un stylobate soutenu par des consoles.
(2) Il était fils du sculpteur auquel est dû le tombeau de Lorenzo Roverella
dont nous parlerons plus loin. En 1513, le même artiste, qualifié de « scarpel-
lino » ou « tajapreda de mcirmi " dans les actes de l'époque, fournit, ce semble,
les marbres pour l'église qu'on était en train de construire.
(3) Voyez le ch. i du liv. III.
(4) Baruffaldi s'exprime ainsi en parlant de cette fresque : « Garofalo si mise
in animo di metter in opéra tutto il proprio sapcrc pcr fa cosa, non solo dure-
voie, ma di fine gusto... Tutta quesi' opéra è di fuiissimo intcndinicnto pcr
esservi il jîore d'ogni grazia. » (T. I, p. 328.)
322 L'ART FERRARAIS.
sions opposées, et oii l'on remarque de fort belles têtes. Nous
signalons particulièrement celle du Christ, celle d'un homme
à calotte rouge, celle d'un soldat à coiffure verte et celle de la
femme placée près de lui. Judas, qui s'avance pour embrasser
son maître, a bien la mine d'un traître. Il a le nez pointu et
recourbé. Peut-être le commandant de la troupe qui doit
s'emparer du Christ a-t-il un peu trop d'importance ; peut-
être pourrait-on trouver quelque exagération dans le geste
par lequel il désigne à ses gens leur victime ; mais il donne
parfaitement l'idée d'un homme audacieux, prêt à tous les
coups de main. Son air d'insolence et son accoutrement (il est
revêtu d'une armure et coiffé d'un chapeau rouge) font songer
à ces condottieri qui prirent tant d'ascendant en Italie au
quinzième siècle et au seizième. — En représentant, aux côtés
de l'Arrestation du Christ, deux prophètes en grisaille, Garofalo
a été moins bien inspiré ; mais il s'est surpassé lui-même dans
les deux personnages (un homme et une femme) agenouillés
en face l'un de l'autre et vus de profil : ce sont probablement
les donateurs, membres de la famille Massa d'Argenta (1).
Avec ses chairs un peu molles, avec ses cheveux gris, coupés
ras, l'homme n'est pas sans rappeler la figure de Francesco
Sassetti par Ghirlandajo à Santa Trinità, dans la chapelle de
Saint-François, à Florence (2).
Quelques précieux souvenirs historiques se rattachent à
l'église et au monastère des Franciscains de Ferrare. C'est là
que se firent, durant un certain temps, les cours de l'Univer-
sité, et qu'eurent lieu quelques-unes des sessions préparatoires
du concile œcuménique de 1438. On y tint, en 1383, en 1424
et en 1472, des chapitres généraux ; à l'occasion du premier, le
marquis d'Esté, voulant fournir les vivres à tous ceux qui y
prirent part, leur donna, entre autres choses, quatre bœufs et
(1) Cette fresque ne fut pas peinte pour les Guidotti ou les Argenti, comme
on l'a prétendu. (L.-N. Cittadella, Benvenuto Tisi, p. 40, brochure postérieure
aux Notizie relative a Ferrara et rectifiant le passage qu'on y lit dans le tome II,
p. 208-210.)
(2; Il porte un manteau noir, ses manches sont violettes, et ses mains tiennent
un bonnet noir.
LIVRE DEUXIEME. 323
dix veaux. Felice Peretti, qui devint pape sous le nom de
Sixte-Quint, étudia la théologie dans les écoles du couvent et
ne le quitta qu'en 1543. Enfin Clément VIII, après la dévolu-
tion de Ferrare au Saint-Siège, fit ici un séjour assez long et y
célébra plus d'une fois la messe en grande solennité. Un jour
qu'il visitait l'église, il s'arrêta devant le tombeau de Pigna (I),
et, y ayant lu ces mots :
Di Nicolà Bellaja dctlo il Pigna
Qui giace il corpo e cliiede in cortesia
Un Pâte}- noster e un Ave Maria (2\
il se mit à prier pour l'âme du célèbre écrivain, déclarant
qu'il ne pouvait pas repousser une demande formulée avec
tant de grâce.
A cette époque, l'église de Saint-François n avait sans doute
pas encore perdu les broderies exécutées pour elle, en 1535, par
Francesco Bianchi, les tapisseries flamandes qui représentaient
l'histoire du saint titulaire et celles qui furent tissées à Flo-
rence en 1573.
Un grand nombre de personnages illustres soit dans la
politique, soit dans le métier des armes, soit dans les lettres,
les sciences et les arts, ont été ensevelis à l'intérieur ou à côté
de l'église, dont le cloître, avec son cimetière, fut une sorte de
nécropole. Citer les principaux noms, c'est passer en revue
une partie de l'histoire de Ferrare. Voici d'abord Azzo Novello
d Este et sa femme Mambilia di Guido Pallavicini, qui fut la
bienfaitrice du couvent et légua son bréviaire aux malades de
l'infirmerie. Voici ensuite la femme de Rinaldo d'Esté, Orso-
lina Forlana de' Maccarufi, qui fit construire le cloître (3) et
(1) On trouvera quelques détails sur Pij;na clans le ch. iv du liv. III, chapitre
relatif aux médailleurs et aux personnages représentés par eux.
(2) « Gi-gît le corps de Psicolô Bellaja, dit le Pigna, qui implore tourtuiscuient
un Pater noster et un Ave Maria. « — Giambattista Nicolucci, dit le Pigna,
après avoir professé l'éloquence, obtint la faveur des princes d'Esté, leur servit
de secrétaire, et rédigea leur histoire jusqu'à l'année 1476. Il mourut à quarante-
six ans en 1575, laissant un assez grand nombre d'œuvres en prose et en vers.
(3) Ce cloître, où l'on plaça en 1490 un magnifique puits en marbre, fut
détruit par un incendie. Quant au couvent lui-mcmc, il a été vendu en 1801 et
presque entièrement démoli.
324 L'ART FEllUAllAIS.
mourut en 1362. Notons en outre les marquis de Ferrare Aldo-
brandino II, Aldobrandino IV, Azzo VI, Azzo VII, Rinaido IV,
NiccolùZoppo et Albert III (l). N'oublions pas non plus ni Stella
deir Assassino, une des maîtresses de Nicolas III, mère d'Ugo,
de Lionel et de Borso, ni Ugo et Parisina, dont la mort tra-
gique fait partie des souvenirs évoques par les prisons du
Castello. On eût dit que la Mort avait rassemblé à l'ombre de la
même église, pour confondre les grandeurs humaines de toutes
sortes, la plupart des personnages de marque qui vécurent à
Ferrare. Nous nous bornerons à nommer encore : Gilio Fanti,
l'instigateur du soulèvement qui chassa de Ferrare, en 1317,
les Gascons du roi Robert, et inaugura la domination de la
maison d'Esté; — l'illustre architecte Bartolino da Novara;
— Guglielmo Gonzaga, qui s'éteignit subitement en 1446
pendant qu'il dansait avec Béatrix d'Esté ; — Diotisalvi Nerone,
qui, banni de Florence, trouva un refuge auprès de Borso, le
servit comme ambassadeur à Rome, vit ses biens confisqués
et finit par rentrer en grâce ; — Niccolo Ariosti, qui, à la fin
du quatorzième siècle, quitta Bologne pour Ferrare, où naquit
l'immortel poète; — Bartolommeo Pendaglia, dont les noces
avec Margherita Costabili furent accompagnées de fêtes splen-
dides auxquelles prirent part le duc Borso, l'empereur Fré-
déric III et Ladislas, roi de Bohême et de Hongrie (2) ; —
Girolamo Castelli, qui fut un des médecins d'Hercule I" et qui
prononça un discours à l'occasion du mariage de ce prince
avec Éléonore d'Aragon; — Francesco Castelli, fils de Giro-
lamo, qui fit construire le Palais des Lions; — Giammaria et
Jacopino Riminaldi, qui se signalèrent comme jurisconsultes,
ambassadeurs et professeurs à l'Université, et qui moururent,
l'un en 1497, l'autre en 1520; — Pietro Bono Avogari, mé-
decin et philosophe, professeur d'astrologie de 1467 à 1506,
(1) Ses funérailles furent faites avec une grande magnificence. L'église de
Saint-François, nous l'avons dit, devait à Albert une chapelle dédiée à saint
Jacques, chapelle construite d'après les dessins de Bartolino da Novara, et dont
il ne reste plus rien.
(2) Voyez les détails que nous donnerons en parlant de la médaille de Penda-
glia par Sperandio.
LIVRE DEUXIEME. 325
recommandé par la médaille de Sperandio qui reproduit
ses traits (1) ; — Ercole Cantelmo, à qui les Vénitiens firent
payer son excès de bravoure dans une guerre contre eux en lui
tranchant la tête à la vue de son père (1509), fait relaté par
l'Arioste [Orlando fiirioso, canto XXXVI, st. vu) ; — Antima-
cho Marcantonio, qui enseigna pendant vingt ans la littérature
grecque à Ferrare et mourut en 1552 ; — Sigismondo Fanti,
mathématicien, astrologue et poète, auteur du Del modo di
scrivere et du Triompho di Fortuna (2) ; — Ferrante Borsetti,
qui écrivit l'histoire de TUniversité de Ferrare (1735); —
Gioan Jacopo Rondinelli , qui surpassa dans la marqueterie
tous les artistes de son temps et mourut, en 1576, à Tàge de
quarante-six ans; — Alessandro Balbi, qui construisit le pro-
naos de la chapelle du Saint-Sang à Santa Maria in A^ado ; —
Francesco et Alfonso dalla Viola, l'un maître de chapelle des
ducs de Ferrare, l'autre maître de chapelle de la cathédrale,
tous deux virtuoses renommés et jouant avec une rare habileté
de tous les instruments ; — enfin, le graveur parmesan iEneas
Vico, mort à quarante-quatre ans (octobre 1567).
On ne peut pas non plus prononcer le nom de l'église de
Saint-François sans songer au Tasse. Après avoir essayé en
vain de calmer son esprit troublé en résidant dans le palais de
Belriguardo , l'infortuné poète demanda au duc Alphonse II
l'autorisation de se retirer chez les Franciscains, qui l'accueil-
lirent avec tous les égards dus à un génie malade. Il commença
par goûter, à l'abri du cloître, la paix qui semblait le fuir, mais
il retomba bientôt dans son incurable mélancolie et regagna
son appartement du palais ducal.
(1) Armand, Les inédaxlleius italiens, t. I, p. 6V.
(2) Voyez, dans le livre V, le chapitre iv consacré aux livres ornés de fjra-
vures sur bois.
326 L'ART FERRARAIS.
ÉGLISE DE SAINTE-MARIE DE LA CONSOLATION (1).
Cette église fut fondée pour les Servîtes en 1501, grâce à la
libéralité du duc Hercule I", qui fournit le terrain, et de Sigis-
mond d'Esté, qui ajouta aux sommes recueillies par le Servite
vénitien Marino Baldi à la suite de ses sermons dans la cathé-
drale l'argent nécessaire à la construction. Ce fut le duc qui
posa lui-même la première pierre. En 1516, l'édifice était
achevé. La nouvelle église dut son nom à une image de la
Vierge que l'on v transporta et qui se trouvait auparavant
dans l'église primitive des Servîtes, non loin du Castel
Tedaldo. En 1522, Sigismond la pourvut d'un orgue dont
Angelo da Piacenza sculpta les boiseries, qui furent en partie
dorées par maître Filippo, en partie peintes par Tommaso da
Car pi.
Pour pénétrer dans l'église de Sainte-Marie de la Consola-
tion, maintenant fermée, il ne faut pas craindre la multipli-
cité des démarches. Après avoir obtenu la remise des clefs que
détient VUffizio degli Esposti, il est nécessaire de demander
une permission de l'autorité militaire, parce que les voitures
du train d'artillerie remplissent le sanctuaire. Nous reconnais-
sons, du reste, avoir rencontré partout la plus grande obli-
geance.
Devant l'église se trouve un petit pré très touffu. Le porche
est soutenu par deux colonnes auxquelles correspondent, sur le
mur de l'édifice, deux pilastres dont les chapiteaux nous mon-
trent un oiseau becquetant un épi. Au-dessus de la porte, on
voit une Viei-ge de Sehastiano Filippi, dit le Bastianino : cette
fresque est très dégradée.
A l'intérieur de l'église, au-dessus de la porte, on remarque
(1) Frizzi, Mcm. per la storia di Ferra/a, t. IV, p. 199-200. — L.-N. CiïTA-
DELLA, Guida pel forestière in Ferrara, p. 123, et Notizie relative a Ferrara,
t. I, p. 338.
LIVRE DEUXIEME. 327
un magnifique encadrement qui n'encadre plus rien. Il se
compose de pilastres très délicatement ornés de candélabres
d'or sur fond bleu clair, et d'une frise où des griffons d'or à
langues rouges alternent avec des têtes de séraphins. C'est
une œuvre qui appartient au quinzième siècle et qui témoigne
du goût le plus pur.
Mais ce qui doit attirer ici tout spécialement le visiteur,
c'est la fresque de l'abside, dans laquelle le Père Éternel cou-
ronne la Vierge au milieu d'une multitude d^ anges q^d font de la
musique, fresque attribuée par les uns à Domenico Panetti (1),
par les autres à Lodovico Mazzolino (2). Que Panetti en soit l'au-
teur, c'est ce que l'on ne saurait admettre, car on ne retrouve
pas ici la manière de Panetti. Gomment d'ailleurs cet artiste,
mort en 1511 ou en 1512, aurait-il pu peindre l'abside d'une
église qui ne fut achevée qu'en 1516 ? L'attribution à Mazzo-
lino, comme nous le verrons, est plus vraisemblable. L.-N. Cit-
tadella (3), cependant, ne reconnaît guère plus la main de
Mazzolino que celle de Panetti dans la peinture dont il est
question : « Les œuvres de Mazzolino, dit-il, sont bien supé-
rieures, » Quoi qu'il en soit, la fresque de Sainte-Marie de la
Consolation mérite d'être sérieusement examinée.
Bien que très détériorée et peut-être menacée d'une ruine
totale si l'on ne vient à son secours, elle laisse encore distin-
guer les parties principales. Le Père Éternel, tenant une
couronne, sort à mi-corps du milieu des nuages, parmi les-
quels apparaissent aussi sept petits anges, tandis qu'un peu
plus haut volent deux anges nus qui jouent du tambour de
basque. Vers le sommet de la fresque se montrent des têtes de
chérubins bleues, et au-dessus d'elles se trouvent des têtes de
chérubins rouges. De chaque côté du groupe central, trois
archanges sonnent de la trompette. Le bas de la composition
(1) Guida pel forestière per la citlà eli Ferrant, 1787, p. 85. — 15auuki".vldi,
Vite, etc., t. I, p. 166.
(2) ScxLABRiM, Chiese di Ferrara, p. 235. — Avventi, Guida, p. 2V*. — On
a aussi prononce le nom de Giovan Battista Benvenuti, dit VOrtolano, supposi-
tion qui ne s'appuie sur rien.
(3) Guida pel forestière in Ferrara, 1873, [). 12'f .
328 L'ART FERRARAIS.
est occupé par la Vierge, dont on distingue vaguement le
buste, et par deux chœurs composés chacun de cinq grands
anges, qui sont à genoux sur des nuages et qui mettent toute
leur âme à jouer de la harpe, de la viole, du violon et de la
basse (1).
On ne saurait nier le caractère grandiose de l'ordonnance,
ni méconnaître l'originalité des types. Avec sa grosse tête
chauve, ses épais sourcils blancs, sa longue barbe blanche, ses
carnations d'un ton briqueté, le Père Éternel, qu'enveloppent
une tunique vert clair et un manteau rouge, a une physionomie
un peu étrange ; il y a en lui un mélange très particulier de
puissance et de bonté.
Ce qui fait songer à Mazzolino dans l'église de la Consolation,
ce sont les anges dont les types rappellent assez certaines
créations familières à ce maître, mais c'est surtout la figure
du Père Éternel. Cette figure, en effet, n'est pas sans analogie
avec un Père Éternel, tenant le globe du monde et bénis-sant,
dont on fait honneur à Mazzolino dans la collection de M. Lom-
bardi, à Ferrare, et qui, par le style, par la couleur, se rap-
proche de la grande Crèche conservée dans la Pinaco-
thèque (n" 88) . Le Père Éternel de la collection Lombardi se
présente comme celui du Couronnement de la Vierge. Vêtu
d'une tunique blanche et d'un manteau rouge, il est chauve
aussi et a une longue barbe. Il baisse également la tête de telle
sorte que les arcades de ses sourcils cachent presque ses veux.
Pour contester à Mazzolino la fresque de l'église de la Con-
solation, on peut dire que la dimension des personnages
s'accorde peu avec les habitudes de ce peintre, et qu'aucune de
ses œuvres authentiques n'a un caractère si archaïque. Son
pinceau était plus savant, mais moins naïf; son style avait plus
de souplesse et moins d'élévation.
En regardant le Couronnement de la Vierge dont nous
venons de parler, notre pensée s'est involontairement reportée
vers celui (^uAmbrogio Borgognone da Fossano a représenté
(1; En avant (le l'abside, on remarque quatre tlemi-tifjures de saints, séparées
par des arabesques {jrises sur fond rouge. Le moine de droite est très beau.
LIVRE DEUXIEME. 329
dans l'abside de l'église de San Simpliciano à Milan (1). Ici, la
Vierge est assise à côté du Christ devant Dieu le Père qui se
tient debout en ouvrant les bras. Le Père Éternel a de longs
cheveux blancs et une abondante barbe blanche qui lui
donnent l'aspect d'un fleuve antique. Loin de posséder la
rude énergie de la figure évoquée par l'auteur de la fresque
ferraraise, il a un air débonnaire qui n'est pas sans charme. De
nombreux anges, pour la plupart rangés en cercle et en général
groupés trois par trois, apparaissent de toutes parts et font de
la musique. S'ils n'ont pas autant d'animation que les anodes
attribués avec plus ou moins de raison à Mazzolino, ils les sur-
passent en grâce et ne manquent d'ailleurs pas d'enthousiasme ;
leur physionomie est plus idéale et plus céleste. A Ferrare, une
vie plus intense circule dans les figures; à Milan, c'est un doux
mysticisme qui se reflète sur les visages.
A quelques pas de l'église de Sainte-Marie de la Consolation,
dans la rue Mortara, le quartier d'artillerie occupe deux cloîtres
fort intéressants. Le premier, avec ses deux portiques super-
posés, est à la fois original et charmant, au point de vue de la
couleur comme au point de vue des lignes. Les colonnes d'un
rouge assez vif ont des bases et des chapiteaux blancs. Quant
aux murs, ils sont construits en briques d'un rose clair. Au
milieu de la cour, il y a un abreuvoir orné de six têtes d'enfants
et exécuté à une bonne époque; malheureusement, il commence
à se détériorer. Dans le second cloître, plus petit que l'autre,
les arcades sont supportées, non par des colonnes, mais par
des pilastres.
(i) Des groupes de prophètes et de cénobites assistent au couronnement de
Marie. — Cette fresque est {;ravée dans llosini, pi. CI. Elle a été très bien
photographiée par MM. Marcozzi et Ferrario de Milan. (Voyez M'ixckiu, L'artc in
Milano, p. 75; Crowe et Cavalcasklle, Geschichte der italicni<:chcn Mulcrei,
t. VI, p. 52. Nous avons consacré à cette fresque un article dans la Gazette des
Beaux-Arts du 1'^'^ juin 1893; il est accompagné de trois [ilanchcs représentant
le Père Éternel, le Christ et la Vierge, ainsi que deux groupes de trois anges
chacun.)
330 L'ART FERRARAIS.
EGLISE DE SAINT-BENOIT.
Les Bénédictins de l'abbaye de Pomposa firent commencer
cette vaste église en 1496. Grâce àL.-N. Cittadella(l), on sait
que l'architecte [muratore capo mastro) fut Gù-olamo da Brescia,
assisté de Leonardo da Brescia, qui était peut-être son frère.
Quant au travail des marbres, il fut confié en 1499 à Baldas-
sar da Modena, à son frère Petro Antonio et à Nicole Masuriza,
puis en 1502 à Antonio et à Andréa. Le manque d'argent et
les calamités publiques forcèrent bientôt d'interrompre la
construction, qui ne fut reprise qu'en 1535. Elle fut alors
dirigée par l'architecte Agostino Duodo, aidé des frères Alberto
et Giovamhattisla Tristani, tandis que Maffeo Giraldoni, qui à
partir de 1545 s'adjoignit son neveu Giovanni Antonio Trin-
chieri, se chargea du travail des marbres. Au dire de Frizzi,
l'église fut terminée en 1553, mais on peut admettre qu'elle
l'était déjà en 1547, puisqu'on songea dès cette année-là à la
décorer de peintures. C'est seulement en 1563, ajoute Frizzi,
que la consécration eut lieu.
La façade est en briques ; elle a pour ornement des pilastres
de marbre, et l'on voit au sommet, sur les côtés, des volutes
rappelant celles que présente la façade de Santa Maria Novella,
à Florence (2). La place des chapelles et celle des petites ab-
sides de la nef transversale sont indiquées à l'extérieur par des
saillies rondes.
Un grand campanile, commencé en 1621 et achevé en 1646,
s'élève à côté de l'église.
L'édifice, en forme de croix latine, est, à l'intérieur, pourvu
de voûtes en berceau ; celle de la grande nef est interrompue
par une coupole surbaissée. A l'intersection de la nef principale
(1) Notizie relative a Ferrara, t. II, p. 79.
(2) BcRCKOARDT, Der Cicérone, t. I, p. 208 a
LIVRE DEUXIEME. 331
et du transept se trouve une grande coupole, mais il y en a
d'autres plus petites dans les nefs latérales.
Les décorations en grisaille rehaussées d'or que l'on remarque
dans la grande nef et celles qui accompagnent les caissons des
voûtes en berceau furent commandées en I 5 47 h Giovanni
Antonio da Chiavenna, qui a traité avec un soin tout particulier
la frise avec des génies. Trouvant les grisailles insuffisantes pour
la coupole surbaissée, le même artiste y a introduit les couleurs
les plus variées.
C'est également en 1547 que Lodovico di M. Geminiano da
Settevecchie da Modena, et non Vincenzo Veronesi, comme on
l'a prétendu, commença à peindre les figures qui ornent l'ab-
side derrière le chœur et les deux petites absides aux extré-
mités de la nef transversale. A cette époque, Lodovico da
Modena, qui travailla aussi pour la famille d'Esté et qui vécut
au moins jusqu'en 1590, était encore fort jeune (1).
Dans le chœur, deux rangées de stalles, séparées les unes
des autres par des colonnettes cannelées d'ordre ionique (2),
sont l'œuvre d'un artiste parisien, Nicolaiis Sciovinns, qui les
exécuta en 1555 (3).
Parmi les tableaux qui se trouvent dans l'église de Saint-
Benoit, tableaux qui appartiennent presque tous à une période
de décadence, il en est un qui dénote un vrai talent et qui semble
avoir été peint avec une sincère émotion, c'est celui où Ippoliio
Scarsella, dit Scarsellino, a représenté Saint Charles Borroniée en
prièr^e (4). Le visage pâle, un peu gris, du vénérable archevêque
de Milan est empreint d'une ferveur intense et a beaucoup de
relief. C'est un remarquable portrait; il fut exécuté, dit-on,
d'après nature, le séjour de Scarsellino dans le couvent de
Saint-Benoît ayant coïncidé avec la visite de saint Charles à
(1) Son père pratiquait aussi la peinture, et son frère Annil)al était orfèvre à
Ferrare. — Il y eut un autre Lodovico da Modena qui peignit une Danse des
moits en 1499 dans la sacristie de l'Oratoire de la Mort.
(2) Il y a vingt-cinq stalles dans le ran{; supérieur, dix-liuil dans le rang
inférieur.
(3) Voyez, sur la sculpture en !)ois et la luarquclcric, le ili. ii du li\ . III.
(4) Ce tableau orne la seconde chapelle à droite.
332 L'ART FERRARAIS.
Ferrare en 1580, visite pendant laquelle le prélat logea aussi
chez les Bénédictins (1).
On peut également juger de la manière cVIppoh'to Scarsella
en regardant une Assomption que cet artiste peignit pour
l'autel à gauche dans le transept de Téglise de Saint-Benoît,
quoiqu'elle ne vaille pas Saint Charles Borromée en prière (2).
Il n'est pas non plus sans quelque intérêt de donner un coup
d'œil au Saint Jean-Baptiste en présence d^Hérode et d'Hérodiade
(au premier autel à droite) par Carlo Bononi, qui est aussi
l'auteur des neuf Saints Bénédictins groupés sur des nuages autour
du Christ qu'ils adorent, — et de considérer une Circoncision
par Luca Longhi (à l'autel du bras droit de la croix).
Dans la salle qui servait autrefois de vestibule au réfectoire,
Lodovico da Modena, que nous avons nommé tout à l'heure,
peignit au plafond, en 1578, la Gloire du paradis, composition
dans laquelle l'artiste a introduit l'Arioste. Quoique cette
peinture, destinée à être vue de plus près que celles de l'église
et exécutée d'ailleurs beaucoup plus tard, soit plus finie et
indique un talent plus mûr, elle n'est pas de nature à donner
une haute idée de l'auteur. Sans doute, le coloris est clair et
assez agréable, mais la vulgarité des figures va presque jusqu'à
la laideur. Selon Cittadella, les arabesques qui décorent cette
salle et les sujets représentés dans les lunettes ne sont pas de
la même main (3).
Le magnifique couvent des Bénédictins a été malheureu-
sement transformé en caserne. On peut cependant encore
admirer l'élégance et la légèreté des trois grands cloîtres qui
se font suite. Ils produisent un très bel effet, parce qu'on les
aperçoit tous d'un seul coup d'œil. Deux d'entre eux sont
séparés par un portique à trois rangs de colonnes. Dans un des
(1) Dans l'éfilise de Saint-Dominique (cinquième chapelle à gauche), il y a
aussi un Saint Charles Borromée en prière, par Ippolitu Scarsella. C'est un
tableau qui fait honneur au peintre.
(2) Antonio Frizzi , clans son Guida del forestière pcr la città <li Ferraru
(1787), attribue, en outre, à Scarsellino le Martyre de saint Placide et de ses
compagnons, — Saint Benoît, — le Christ moit, soutenu par des anges, — et
le Martyre de sainte Catherine.
(3) Guida pel forestière in Ferrara, 1873, p. 159.
LIVRE DEUXIEME. 333
cloîtres, les arcades ont pour soutien, non des colonnes, mais
des piliers. Un joli puits orné de deux pilastres, et un autre
puits avec quatre colonnes supportant un dôme, témoignent
aussi du goût qui a présidé à l'aménagement de ces cloîtres,
dont Frizzi attribue la construction aux frères Giovanni
Antonio et Guido P ig hetti [lôo'^).
ÉGLISE DES CHARTREUX, DÉDIÉE A SAINT CHRISTOPHE (l).
Borso avait à peine succédé à son frère Lionel sur le trône
de Ferrare qu'il résolut de faire construire une église destinée
aux Chartreux, dont il avait, dans sa jeunesse, entendu célébrer
la règle austère par le Bienheureux Niccolô Albergati, évêque
de Bologne et cardinal, appartenant lui-même à l'Ordre de
Saint-Bruno. Le 21 avril 1452, il posa la première pierre de
l'édifice, et neuf ans plus tard, le 24. juin 14(il, il y installa
solennellement quelques religieux en présence de Rinaldo
Maria d'Esté, de Sigismond son propre frère, de Niccolô son
neveu, de plusieurs évêques et de nombreux gentilshommes (2).
A côté de l'église dédiée à Dieu, à Marie et à saint Christophe,
on étaitalors en train d'élever un beau palais pour les moines (3),
auxquels le duc de Ferrare offrit en outre de vastes jardins
situés en partie sur la paroisse de Saint-Guillaume, en partie
sur la paroisse de Saint-Léonard, dans le voisinage du parc de
Belfiore. Enfin des donations importantes assurèrent l'exis-
tence des nouveaux venus (4).
(1) Frizzi, Memoric par la storùi di Ferrara, t. IV, p. 43 et 191.
(2) Le principal architecte de la Chartreuse fut Pielrobono Brusavola, ;^Cam-
PORI, Gli architetti e rjl' ingegncri civili et inilitaii dcjli Estensi dal secolo XIII
al XVI, p. 30.) Deux ingénieurs ducaux, Santé da Nuvolino et Rigone, furent
aussi employés à la construction de la Chartreuse en 1460. (L.-N. Cittadeli.a,
Notizic relative a Ferrara^ t. I, p. 532.)
(3) Il reste à peine quelques vestiges de ce palais.
(4) Parmi les libéralités de Borso envers les Chartreux, il faut mentionner les
livres de chœur, ornés d'admirables miniatures, qui so trouvent à présent dans la
bibliothèque communale. (Voyez dans le liv. IV le ch. ii consacre à la miniature.)
— Michel vSavonarolc, écrivain distingué et médecin de la cour, grand-père de Savo-
331- I/AllT FEURAllAlS.
La munificence d'Hercule I" dépassa encore celle de Borso :
c'est à lui, en effet, qu'est due l'église actuelle (1), auprès de
laquelle il fit bâtir de magnifiques cloîtres. Commencée
en 1498, elle ne fut terminée qu'en 1553. Le tremblement de
terre de 1570 y causa de graves dégâts, qui au bout de deux
ans étaient réparés, grâce aux largesses du duc Alphonse II.
Les corporations religieuses ayant été supprimées en 179(3,
les Chartreux durent abandonner leur installation. En 1813,
leur monastère fut transformé en cimetière communal. C'est
là que les Ferrarais ont placé les tombeaux de leurs grands
hommes.
L'emplacement de la Chartreuse a été admirablement
choisi : elle se trouve, en effet, dans un quartier solitaire, où
les bruits du monde n'arrivent pour ainsi dire pas, où les
oiseaux seuls se font entendre, où l'herbe envahit les rues
désertes sans qu'on y mette obstacle. L'église elle-même est
précédée de vastes espaces tapissés de gazon. Sa façade en
briques sans revêtement est d'une sévérité en rapport avec la
vie des Chartreux et n'a pour ornement qu'une porte en
marbre, pourvue de pilastres très simples et d'un fronton
cintré, tandis que les côtés ont plus d'élégance. C'est surtout
en circulant dans les cloîtres que l'on peut bien apprécier la
disposition des lignes générales que présentent la nef, les bras
de la croix, le majestueux campanile (:2) et l'abside.
A l'intérieur de l'église , même aspect grandiose ; mais ce
qui attire surtout les regards, ce sont les charmantes arabes-
ques qui, sur la base des piliers, s'unissent au diamant, em-
narole, composa pour les Cliartreux de Fcrrare un traité sur la confession. [Con-
fcssionnale.) « Les conseils qu'il y donne témoignent du zèle le plus pur pour le
perfectionnement des âmes. » (Villari, Vie de Jéi-àme Savonarolc, t. I, p. 30.)
Michel Savonarole mourut vers 1462. (Pour plus de détails sur ce pcrsonnajje,
voyez ce qui a été dit p. 27.)
(1) On ignore le nom de l'architecte. Celui de Jacopo Sansovino a été pro-
noncé ; mais en 1498, au moment oîi la construction fut commencée, Sansovino
n'avait que douze ans.
(2) Le campanile fut achevé en 1566 sous la direction de Galasso Alghisi da
Carpi^ architecte ducal. (L.-A. Cittadella, JSotizie relative a Fcirara, t. II,
p. 96.)
LIVRE DEUXIEME. 335
blême adopté par Hercule I", et à la grenade, emblème choisi
par Alphonse I" après la bataille de Ravenne (1512) (1). Un
grand ciboriutn dans la première chapelle à gauche, et les
stalles du chœur, ornées de marqueteries dues h Pietro Rizzardo
dalle Lanze, ne sont pas non plus indignes de lexamen du
visiteur. Quant aux douze tableaux de Niccolo Roselli placés
au-dessus des autels latéraux, quant au Saint Christophe de
Sehastiano Filippi, au fond du chœur, et à VExaltation de la
sainte croix (qui semble être du même peintre) , dans le bras
droit de la croix, ce sont des œuvres de décadence qui ne sont
intéressantes qu'au point de vue de l'histoire de l'art.
Lorsqu'on passe de l'église dans les cloîtres, on est frappé
par la disposition variée , imprévue , de ces élégants porti-
ques, par leur légèreté, leur grâce, leur couleur. Les colon-
nettes d'un ton pâle forment un charmant contraste avec le
vermillon des arcades qui se détache sur le rose des murs en
briques. Si le calme des galeries dispose l'esprit au recueille-
ment, il y a donc aussi de quoi satisfaire les yeux. Seulement,
il est très regrettable que les cours aient été transformées en
cimetières. Ces pierres arrondies et uniformes qui sortent de
l'herbe à intervalles réguliers produisent l'effet le plus désa-
gréable. Sous les cloîtres, grands et petits, et dans les an-
ciennes cellules du monastère, on est du moins dédommagé
par la vue de quelques sculptures qui ne sont pas sans mérite.
Nous nous bornerons à signaler le tombeau de Borso, un haut
relief représentant l'Enfant Jésus entre saint Georges et un
guerrier à genoux, l'ornement du quinzième siècle qui entoure
la porte donnant accès au tombeau Baratelli, un enfant en
bas-relief exécuté en 1-498 par Montagnana surnommé Lam-
berti, le tombeau des frères Becchi par Bariolini (2) et le buste
de Leopoldo Gicognara par Canova.
(1) Voyez clans le liv. III le eh. i relatif à la sculjilure.
(2) Ibid.
336 L'ART FEURARAIS.
ÉGLISE ET MONASTERE DU CORPUS DOMINI.
Ce monastère appartient aux Clarisses, religieuses cloîtrées.
Sainte Catherine de' Vegri, ordinairement appelée sainte Ca-
therine de Bologne, y demeura longtemps. Plusieurs princesses
de la maison d'Esté s'y firent religieuses. Le 8 octobre 1502,
Lucrèce Borgia, à peine remise des couches qui faillirent lui
coûter la vie, se retira au couvent du Corpus Domini pour mieux
se rétablir, et elle y resta jusqu'au 22 octobre. C'est là que
reposaient les restes de sa belle-mère Éléonore d'Aragon (1);
elle-même y fut ensevelie (juin 1519). Elle y avait placé sa
nièce Camilla, qui non seulement y fut élevée, mais s'y fit
religieuse, et qui mourut en 1573, regardée comme une sainte.
Pendant la réclusion imposée par Hercule II dans une partie
de l'ancien palais des princes d'Esté à sa femme Renée, pro-
tectrice des hérétiques et gagnée à leurs doctrines, Lucrezia
et Eleonora, filles de Renée et du duc, demeurèrent aussi au
couvent du Corpus Domini (1553), et Lucrezia y fut ensevelie
le 12 février 1598. Les restes d'Alphonse II ne tardèrent pas
à l'y suivre.
Dans une des chambres du monastère, on voit encore les
restes de quelques grandioses figures , abritées par des ber-
ceaux de verdure et accompagnées de banderoles sur les-
quelles se trouvent des inscriptions en caractères gothiques.
Ces figures, exécutées a grafjîto, semblent appartenir à la fin
du quatorzième siècle ou au commencement du quinzième.
Le palais Romei , dont il sera question plus loin , a été
annexé au monastère du Corpus Domini en 1 483.
(^1) Eléonore d'Aragon fut la bienfaitrice du monastère, qui lui dut un tableau
flamand. « Una tela grande dove ha fatto depinzere in Burges la quale è xpo
quando fu batezato etquando monta in cielo cum li maghi et certi altri misteri
ta quale ordinà la Illu"'' Madama per le Suore del corpo de xpo costà ducati cin-
que et grossi quindesc. » (Venturi, Varie ferrarese ncl periodo d'Ercole I
d'Esté^ p. 33, note 1.)
LIVRE DEUXIEME. 33T
Dans l'église, au-dessus du maître-autel, se trouve une
Cène due à un artiste de Vérone, Giacomo Cignaroli. Jésus est
en train de distribuer la communion à ses disciples. Ceux-ci
sont bien peints; ils ont beaucoup de relief. Une profonde
humilité ennoblit les traits de celui qui reçoit la communion
et de celui qui se trouve un peu plus à gauche et qui s'incline.
Ce sont des hommes du peuple, sains, vigoureux, habitués
au grand air et au travail. La tête chauve de l'un d'eux, vue
par derrière, est d'une vérité saisissante. Mais le Christ manque
d'ampleur, et son visage est mesquin.
A l'église du Corpus Domini attient un joli cloître avec des
arcades au rez-de-chaussée et au premier étage (1).
EGLISE DE SAINTE-MONIQUE.
Cette église est fermée. Elle est précédée d'une cour aban-
donnée où l'herbe pousse abondamment et dans laquelle on
ne peut pas même pénétrer. On parvient cep» ndant à distin-
guer, à travers le grillage qui la protège, une fresque de Garo-
falo dans l'arc au-dessus de la porte. Elle représente simple-
ment la Vierge avec l'Enfant Jésus. La Vierge, vue de face, est
une vraie Madone, très belle et très pieuse, coiffée de son
manteau; elle ne rappelle pas les types ordinaires de Garofalo.
L'enfant, tourné à droite, est debout sur une balustrade. Le
coloris est vigoureux. Cette peinture semble, malgré son iso-
lement, inviter encore le passant à prier. Elle a beaucoup
souffert et a été retouchée par Aurelio Orteschi de Venise. La
fondation du monastère, favorisée par Alphonse I", remonte
à l'année 1515.
(1) Ce cloître a été pliotoj^rapliié par Pietro l'oppi de Bologne, n"' 6336 et
6337.
22
338 L'ART FEURARAIS.
EGLISE DE SAINT-JEAN-BAPTISTE.
En 1557, cette église n'était pas encore terminée. On suivit
pour l'intérieur, où l'on remarque une belle coupole, les des-
sins de Girolamo Sellari da Carpi, peintre et architecte, qui
était déjà mort en 1556, et pour l'extérieur les dessins de
Giulio da Carpi, fils de Girolamo.
Une médiocre terre cuite représentant la Vierge avec son
fils mort et faussement attribuée à Alfojiso Lomhardi, un Saint
Lazare par Niccolo Roselli, une Décollation de saint Jean-Baptiste
et une Pietà par Scarsellino , sont les seules œuvres d'art qui
soient à mentionner ici. Le Saint Lazare est peut-être la meil-
leure production de Roselli. En considérant la Décollation de
saint Jean-Baptiste, tableau « très bien étudié et d'un excellent
coloris (1) » , on est partagé entre l'horreur et la pitié; Héro-
diade semble avide de voir rouler à terre la tête de sa victime,
tandis que sa fille manifeste à la fois de l'audace et de la
crainte; un peu plus loin, Hérode à table reçoit de ces deux
femmes la tête du Précurseur. Dans la Pietà, la Vierge, en-
tourée de plusieurs saintes femmes, soutient sur ses genoux le
corps inanimé de son fils ; la pâleur livide des visages rend
d'une façon saisissante les émotions diversement douloureuses
auxquelles sont en proie Marie et ses compagnes.
ÉGLISE DE LA MADONNA DELLA PORTA DISOTTO
OU ÉGLISE DE LA MADONNINA.
Non loin de la porta Roiuana.
Cette petite église, construite vers la fin du seizième siècle
par l'architecte ferrarais Alberto Schiatti, possède une façade
(1) B:\RUFFALDi, Vite, etc., t. II, p. 89.
LIVRE DEUXIEME. 339
très simple, mais très élégante. C'est une construction en bri-
ques ornée de pilastres et pourvue de deux fenêtres longues
et effilées. La porte en marbre a un fronton brisé, aux côtés
duquel s'élèvent deux petits obélisques. Un fronton aigu, ac-
compagné de trois autres petits obélisques, termine la partie
supérieure de la façade.
A l'intérieur, l'église, qui a la forme d'une croix grecque,
ne renferme rien de curieux. On voit au fond du chœur l'an-
cienne Vierge à laquelle elle doit son nom. Cette Vierge dé-
corait jadis une tour près d'une des portes de la ville, porte
appelée /jorïa di Sotto; elle fut ensuite transportée dans un ora-
toire que remplaça l'église actuelle (1).
EGLISE DE SAINT-PAUL.
Cette église fut commencée en 1573 pour remplacer celle
que les religieux du Mont-Carmel possédaient ici même avant
le tremblement de terre de 1570, qui la renversa; elle eut
pour architecte Alberto Schiatti.
Les peintures de la grande nef furent exécutées après 1608
par Giovamii Battista Magagnino (qui mourut en 1613 et que
remplaça Girolamo Grassaleoni), par Girolamo Faccini et par
Ippolito Casoli, C'est leur faire beaucoup d'honneur que de les
mentionner.
h' Epiphanie , derrière le maître-autel, la Conversion» ei la
Décollation de saint Paul, qui se font face dans le chœur, sont
dues à Domenico Mona, peintre né vers 1550 et mort en 1602.
Cet artiste a, de plus, représenté à la voûte du chœur Saint
Paul porté au ciel par les anges. A ces productions hâtives, il
manque le goût et la simplicité qui donnent seuls du prix aux
œuvres d art.
Sigismondo Scarsella est l'auteur d'un Saint Albert, et Scar-
(1) Fnizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 259-260.
340 L'ART FERRARAIS.
sellino, son fils, a peint la coupole et la voûte du transept. La
Nativité de saint Jean-Baptiste, au troisième autel à droite, la
Vierge et l'Enfant Jésus entre six demi- figures de saints Carmes^
sur l'arc qui commande Tentrée de la tribune, enfin, dans
l'abside, Élie enlevé au ciel, prodige que contemplent deux
groupes d'assistants (1595-1596), sont également dus à Scar-
sellino. Dans cette dernière composition, les visages des reli-
gieux représentés h la droite du spectateur expriment bien
l'étonnement. En considérant les personnages placés à gauche,
ce que l'on remarque surtout, c'est l'heureuse combinaison
de couleurs que présentent les costumes. Cette peinture, très
décorative, mais qu'il ne faut pas regarder de trop près, fut
commandée par le comte Giulio Tassoni. Pendant que Scar-
sellino v travaillait, les religieux le pressaient à tout moment,
sans lui offrir une augmentation de prix, d'agrandir le champ
de la composition convenue : désirant les satisfaire et cepen-
dant ne pas accroître sa peine, il fit comme les tailleurs qui
veulent avec peu de drap habiller un homme de haute sta-
ture; il se contenta d'espacer les personnages en laissant entre
eux de grands vides (1).
Le Saint Jérôme dans le désert qui orne l'autel au-dessous
de la tribune du chant est l'œuvre de Girolamo da Car pi. Cet
artiste a souvent été mieux inspiré ; il se montre ici faible
dessinateur et coloriste sans charme.
A Bastianino appartiennent V Annonciation (2), au cinquième
autel à droite, ainsi que les tableaux des deux autels les plus
rapprochés du transept dans la nef de gauche, c'est-à-dire la
Purification et la Résurrection.
L'église de Saint-Paul possédait autrefois le beau Saint Sé-
bastien d'Ercole Grandi di Giulio Cesare qui figure si digne-
ment à la Pinacothèque.
Dans le couvent, qui est devenu une prison, Girolamo da
Carpi avait peint, dit-on, sur les parois du premier cloître, le
Castel Tedaldo, les palais de Belfiore et du Belvédère, ainsi
(1) Baruffai.di, Vite, etc., t. II, p 72-74.
(2) Le donateur Orlando Crispi inspire seul quelque intérêt.
LIVRE DEUXIEME. 341
que plusieurs paysages : ces fresques ont disparu sous la chaux
en 1699 (1).
La tour qui abrite les cloches fut donnée aux religieux en
1442 par Lionel d'Esté; mais c'est la famille Leuti ou de' Lei
qui, à l'origine, en était propriétaire (2).
ÉGLISE DE SAN SPIRITO (3).
Cette église, dont Alphonse I" posa la première pierre
en 1519, fut construite pour les Franciscains de l'Observance,
dépossédés de celle qu'ils occupaient dans le faubourg de la
Pioppa et qui avait été sacrifiée en 1512 aux besoins straté-
giques de la ville. Achevée seulement en 1634, elle fut con-
sacrée en 1656. Quant au vaste couvent, on le termina en 1642.
Au fond de la nef de gauche se trouve un tableau dans
lequel Domenico Mona a représenté Saint Diego guérissant un
aveugle. La figure du saint penché avec compassion vers le
pauvre homme privé de la vue ferait presque honneur à un
maître du quinzième siècle; une austère bonté anime le visage
pâle et ascétique du moine. Le reste de la composition est un
peu confus. A gauche, on remarque un homme dont les carna-
tions d'un ton rougeâtre sont désagréables.
L'église de San Spirito possédait autrefois un tableau de
Giovanni Dosso et un tableau de Garofalo qui ont passé dans
la Pinacothèque : le premier représente l'Annonciation (n° 44);
le second nous montre la Vierge et l'Enfant Jésus sur les nuages,
saint Jérôme, saint François d'Assise et deux membres de la
famille Suxena sur la terre (n° 65).
Dans le réfectoire du couvent, Garofalo avait peint en 1544
(1) BAncFFALDi, Vile, etc., t. I, p. 394.
(2) L.-X. CiTTADKLLA, Guida pcl foiesticic in Fcrrara, et Notizie iiitorno a
Fenara, t. I, p. 33.
(3) Frizzi, Memorie per la storia cli Fenara, t. IV, p. 266-268. — Hurckhardt,
Der Ciccrone, t. I, p. 208 e.
342 L'ART FERRARAIS.
une Cène très admirée, que l'on a détruite en voulant la dé-
tacher du mur (1).
Lorsque le pape Clément VIII, devenu maître de Ferrare,
fit construire en 1603 la forteresse qui devait lui assurer
l'obéissance de ses nouveaux sujets et sacrifia la villa du Bel-
védère à ses projets stratégiques, c'est au couvent de San
Spirito que l'on transporta le fameux escalier de marbre par
lequel on accédait à cette villa, ainsi qu'un certain nombre de
colonnes et un escalier en colimaçon provenant de l'une des
deux tours situées aux côtés du palais. On peut voir encore
aujourd'hui l'escalier tournant et quelques-unes des colonnes.
EGLISE DE SAN MAURELIO, DITE LA NOUVELLE EGLISE.
A côté du pittoresque escalier de marbre, abrité d'une toi-
ture en plomb, qui conduit au palais municipal, se trouve une
petite église dont la façade donne sur la cour ducale, et que
l'on appelle tantôt église de San Maurelio, tantôt Chiesa Nuova.
A partir du quinzième siècle, elle servit de chapelle aux sou-
verains de Ferrare. Transformée dans la suite en théâtre, puis
en grenier à foin, elle ne fut rendue au culte en 1692 que pour
être fermée de 1798 à 1802, et l'on n'y pénètre pas maintenant
sans difficulté. Elle ne renferme, du reste, plus rien d'intéres-
sant. Mais on ne regarde pas sans plaisir sa porte monumen-
tale. Deux belles colonnes cannelées supportent un entable-
ment ou figure une frise composée de rinceaux délicats,
ensemble qui rappelle beaucoup la porte du Palais des Lions
et qui paraît appartenir comme elle au commencement du sei-
zième siècle. Au-dessus des colonnes et de l'entablement sont
placées les statues de saint Georges et de saint Maurelio, exécu-
(1) Voyez ce qu'en a dit L.-^. Cittadella dans un opuscule intitulé : Sopia
un dipinto del Garofalo nel refettorio dei M. M. 00. di S. Spirito in Ferrara
(Bolo{;na, 1846), et dans ses Memorie su Benvenuto Tisi da Garofalo. Ferrare,
1872, p. 46.
LIVRE DEUXIEME. 343
tées au dix-septième siècle par le sculpteur ferrarais Francesco
Vidoni : les deux patrons de Ferrare sont debout. Entre eux,
on remarque deux étroites bandes de marbre avec des rinceaux.
Un peu plus haut que les saints se montrent, aux côtés d'une
grande plaque de marbre contenant une inscription et sur-
montée de riches armoiries, deux figures d'hommes dont la
partie inférieure se termine en feuillages. Vidoni en est éga-
lement l'auteur.
ÉGLISE DE SAINT-DOMINIQUE.
Suivant la tradition, saint Dominique, en passant à Ferrare,
reçut l'hospitalité dans le palais Guramonti, mais pendant la
nuit il se retirait dans la pauvre maison d'un jardinier, où de
nombreux miracles se produisirent. La Commune acheta cette
maison et la remplaça par une église et un couvent. Dès 1235,
les Dominicains étaient établis à Ferrare, mais on ne sait pas
s'ils occupaient déjà l'endroit sur lequel a eu lieu leur installa-
tion définitive. Au dix-huitième siècle, l'église de Saint-Domi-
nique a été reconstruite d'après le dessin de Vincenzo Santini, ar-
chitecte né dans les États vénitiens; commencée en 1G93, elle
fut achevée en 1717 (1). Les quatre statues de grandeur natu-
relle qui ornent la façade représentent saint Thomas d'Aquin,
saint Vincent Ferrier, saint Antonino et saint Pie V; elles ont
été sculptées par Andréa Fen^eri.
A l'intérieur de l'église, derrière le maître-autel, se trouve
une sculpture anonyme qui semble appartenir à la fin du quin-
zième siècle. Elle représente la Vierge avec l'Enfant Jésus
donnant sa bénédiction. Ce bas-relief en marbre, sans être de
premier ordre, est très agréable à regarder; on se sent particu-
lièrement gagné par le charme du divin Enfant (2).
Les stalles du chœur ne méritent pas moins l'attention. Elles
sont disposées sur deux rangs, et chaque rang en comprend
(1) Frizzi, Memoric pcr la storia di Fcrvaia, t. IIÎ, p. 119.
(2) Voyez dans le liv. III le ch. i", consacre à la sculpture.
344 L'AllT FERRARAIS.
dix-neuf. Si les stalles inférieures ne remontent pas plus haut
que le seizième siècle, les stalles supérieures appartiennent au
quatorzième et se recommanclentpar l'élégance de leurs formes,
par la variété des détails, par la perfection de l'exécution.
Elles sont l'œuvre de Giovanni da Modena, surnommé Saisi ou
Abaisi, et furent commandées en 1384 (l).
Quand on pénètre dans la grande sacristie, on rencontre
encore des boiseries sculptées. Ces boiseries garnissent toutes
les parois. Elles furent exécutées aune époque moins sobre et
moins pure. Les pilastres, les chapiteaux, les corniches té-
moignent cependant d'une réelle habileté. On remarque aussi
des marqueteries représentant des saints et des saintes de
l'Ordre de Saint-Dominique, mais le style de ces figures trahit
un art auquel la simplicité était devenue étrangère.
C'est dans cette sacristie que le célèbre anatomiste Giam-
battista Canani et que le cardinal Giulio Canani ont leurs tom-
beaux, surmontés des bustes de ces deux personnages.
En fait de peintures, l'église de Saint-Dominique, dont les
principales richesses ont été transportées à la Pinacothèque,
ne possède plus que quatre tableaux dignes d'être mentionnés.
Nous signalerons en première ligne une Vierge du quator-
zième siècle trop peu remarquée, dont l'auteur est inconnu.
Vêtue d'une robe rouge, vue à mi-corps, de trois quarts à
gauche, la tête un peu inclinée vers l'épaule droite, elle
regarde dans l'invisible, en allaitant l'Enfant Jésus assis sur
elle. L'enfant tient de sa main droite le sein de sa mère et se
détourne vers nous; il est beaucoup moins beau que Marie.
Celle-ci, dont les cheveux sont complètement cachés par un
voile et dont la tête est entourée d'une large auréole d'or,
égale les plus attachantes figures du Paradis d'Orcagna dans
l'église de Santa Maria Novella, à Florence. Elle possède au
suprême degré l'élégance et la simplicité, la noblesse et la
pureté. Son expression suave sans mollesse, distinguée sans
recherche, trahit une certaine tristesse qui n'altère pas la force
(1) Voyez dans le liv. III le ch. n consacré à la sculpture en bois et à la mar-
queterie.
LIVRE DEUXIEME. 345
de l'âme. Il y a ici comme un épanouissement de beauté virgi-
nale et de tendresse maternelle. Les mains effilées méritent
aussi de ne point passer inaperçues. A la fraîcheur du senti-
ment correspond celui du coloris : cet admirable tableau est,
en effet, dune exquise délicatesse de tons. M. Burckhardt
fait observer qu'il ne reflète pas la tradition de Giotto.
Les trois autres tableaux que nous avons à mentionner sont
dus à Ippolito Scarsella, dit le Scarsellino. Ils représentent
Sainte Lucie entre saint Paul et saint François, Sainte Madeleine
assistée à l heure de la mort par les anges et consolée par l'appa-
rition de la Vierge avec VEnfaixt Jésus, et enfin Saint Charles Bor-
romée en prière [l) . Ce dernier tableau, très supérieur aux autres,
est vraiment remarquable {"2). La foi transfigure en quelque
sorte le visage de saint Charles, vu de profil à gauche, et la
tempe reçoit un beau jet de lumière. Les mains s'appuient sur
un autel, la tête s'incline vers l'épaule gauche, et les yeux levés
regardent un objet qui se trouve en dehors du cadre, proba-
blement un crucifix. Le camail rouge est d'un ton très riche.
Quant au modelé, il est rendu avec une rare puissance.
Dans le couvent des Dominicains se trouvait jadis une pré-
cieuse bibliothèque, en grande partie composée des livres que
lui avait légués l'illustre lettré ferrarais Celio Calcagnini. Ces
livres, au nombre de douze cent quarante-neuf, selon les uns,
de trois mille cinq cent quatre-vingt-quatre, selon les autres,
devaient être mis à la disposition du public. Un legs supplé-
mentaire de cinquante écus d'or en or fut destiné à payer les
rayons et les chaînes par lesquelles on assujettissait alors les
volumes aux tables pour prévenir les soustractions. Le tom-
beau de Calcagnini fut placé au-dessus de la porte de la biblio-
thèque du couvent. En 1790, quand l'Ordre de Saint-Domi-
nique fut supprimé, les livres de la bibliothèque se dispersèrent.
Le cloître a été transformé en caserne.
(1) Le même sujet, nous l'avons dit, est traité, avec quelques légères diffé-
rences, dans un tableau de Scarsellino appartenant à l'église de Saint-Henoît.
(Voyez p. 321.)
(2) Il orne la cinquième chapelle à gauclie.
346 L'ART FERRARAIS.
De bonne heure, le crédit des Dominicains fut grand à Fer-
rare. En 1287, leur prieur fut chargé de désigner, de concert
avec le gardien des Franciscains et un autre religieux, trois
personnes aptes à s'occuper de la question des vivres (1). A la
suite des contestations qui s'élevèrent entre les trois fils
d'Obizzo après la mort de ce prince, un arrangement fut signé
dans la sacristie des Dominicains, en 1293. Avant l'établis-
sement de l'Université, on fit des cours publics dans l'église
de Saint-Dominique, comme on en fit dans les églises de Saint-
François et de San Crispino. En 1427, fut enseveli dans
l'église des Dominicains Nanni Strozzi, général des troupes
ferraraises, qui avait servi la maison d'Esté durant près de
trente années et qui avait été tué en combattant le duc de
Milan lors des opérations dirigées contre ce souverain par la
ligue formée entre Florence, Venise et le marquis de Ferrare
Nicolas III. Pendant la funèbre solennité, Leonardo Bruni,
dit Leonardo Aretino , qui fut secrétaire apostolique sous
quatre papes et chancelier de la République florentine, pro-
nonça l'éloge du défunt. On voit encore dans le cloître une
longue inscription en l'honneur de Nanni Strozzi.
EGLISE DE SAINT-GEORGES HORS DE LA PORTA ROJIANA.
La première cathédrale de Ferrare fut l'église de Saint-
Georges, qui s'élève au fond d'une vaste place sur laquelle se
lient le marché aux bestiaux Elle a été plusieurs fois renou-
velée, et c'est au commencement du dix-huitième siècle
qu'elle a reçu sa forme actuelle. Il n'y a plus guère d'ancien
que \e campanile : construit en 1485 par Biagio Rossetti, il a
perdu un peu de son équilibre et s'incline légèrement; le cône
qui le surmontait n'existe plus. Quant au vaste couvent annexé
à l'église, il a été démoli.
Le corps de saint Maurelio, patron de Ferrare, repose sous
(1) Frizzi, Memorie pcr la storia di Fcrrara, t. III, p. 211.
LIVRE DEUXIEME. 34T
l'autel situé au fond de la nef de gauche, tandis que l'autel
situé au fond de la nef de droite abrite les reliques du Bien-
heureux Alberto Pandoni, évéque de Plaisance, puis de Ferrare,
mort en 1274.
Si l'église de Saint-Georges a cédé à la Pinacothèque V Arres-
tation et la Décapitation de saint Maurelio, peintes, non par
Francesco Cossa, comme on le dit généralement, mais par
Gosimo Tura (n"' 26 et 27), ainsi que V Adoratioii des Mages
exécutée en 1537 par Garofalo (n° C2) et la Décollation de saint
Maurelio du Guerchin (n" 75), elle a gardé dans la tribune
(à gauche) l'admirable Tombeau du cardinal Lorenzo Roverella,
sculpté en 1 475 par Jm^?'o^z'o Borgognone daMilano (1). Quand
on a considéré ce monument, on apprécie peu, sur la muraille
de la nef de gauche, le Tombeau d'Orazio Ariosii (en marbre
rouge de Vérone) : l'ornementation trahit la décadence, et le
buste d'Orazio paraît assez ordinaire.
EGLISE DEL GESU.
L'introduction des Jésuites à Ferrare fut préparée par l'es-
time qu'inspirèrent leur fondateur et plusieurs de ses compa-
gnons. En revenant de Venise pour se rendre à Gènes, Ignace
de Loyola s'arrêta quelques jours dans la capitale des princes
d Este (1524). Pendant qu'il priait dans la cathédrale, un
pauvre obtint de lui une aumône, ce qui encouragea une
troupe de mendiants à implorer sa charité; il n'en repoussa
aucun, mais il épuisa la petite somme que ses amis de Venise
lui avaient donnée pour son voyage, et il resta sans argent (2).
En 1437, deux de ses disciples, le Portugais Simone Rodri-
(1) Nous en reparlerons en traitant ilc la sculpture (liv. III, cli. i). On voyait
aussi jadis dans l'église de Saint-Georj;es ini retal)lc peint pour la famille Rove-
rella par Cosimo Tura : plusieurs fragments de ce retable se trouvent à présent
dans la Kational Gallery, dans la galerie Colonna, à Rome, et dans le musée du
Louvre. Nous reviendrons plus loin sur ces peintures.
(2) Ce ne fut pas la seule fois que les Ferrarais eurent l'occasion d'apprécier
ses vertus.
348 L'ART FERRARAIS.
{juez d'Azevcdo et le Genevois Claudio Jaio, vinrent à leur
tour à Ferrare : ils prêchèrent dans les rues et sur les places
publiques avec grand succès et soignèrent les malades dans les
hôpitaux, vivant du produit des aumônes qu'ils recevaient : la
marquise de Pescara, qui se trouvait alors aussi à Ferrare, les
prit sous sa protection et leur accorda des secours. Jaio avait
tellement plu à Hercule II, que ce prince, en 1547, le prit
comme confesseur. Il eût voulu le loger à la cour, mais
l'humble Jésuite obtint de demeurer dans l'hôpital de Sainte-
Anne et fit, dans l'église qui y était annexée, les jours de fête,
des leçons sur lÉcriture sainte. Son séjour dura deux ans. Sur
l'invitation du duc, un autre Jésuite, saint François Borgia,
son parent, passa quatre jours à Ferrare en se rendant d'Es-
pagne à Rome. C'est avec lui qu'Hercule II traita de l'établis-
sement des Jésuites dans sa capitale, établissement auquel
concourut la générosité de la veuve de Lanfranco Gessi. En
1551, les Jésuites ouvrirent trois écoles où ils professèrent le
grec et le latin. Si leur enseignement provoqua la jalousie
des maîtres déjà installés à Ferrare et réveilla l'animosité de
Cintio Giraldi, à qui l'introduction des Jésuites à Turin avait
fait perdre sa chaire de belles-lettres à l'Université de cette
ville, il fut hautement approuvé par le célèbre Antonio Musa
Brasavola et par trente-deux professeurs de l'Université ferra-
raise. En 1570, les Jésuites songèrent à se faire construire
une église : I architecte Alberto Schiatti en exécuta le dessin; le
cardinal d'Esté et le duc Alphonse H, son frère, en posèrent
la première pierre le 3 novembre. Barbe d'Autriche, la
seconde des trois femmes d'Alphonse II, concourut par sa
libéralité à la réparation des dégâts causés à l'édifice par un
tremblement de terre.
L'église del Gesu ne se recommande qu'au visiteur curieux
d'étudier les productions de l'art ferrarais à la fin du seizième
siècle. Barbe d'Autriche y a son tombeau, qui n'est pas sans
intérêt (1). Au premier autel à gauche, un Christ en croix par
(1) Voyez, dans le liv. III, le ch. i, consacré à la sculpture.
LIVRE DEUXIEME. 349
Giuseppe Mazzuoli, dit le Bastaruolo, est d'un style maniéré.
Le même artiste a été mieux inspiré en peignant pour le comte
Grispi V Ayinonciation qui orne le premier autel à droite. Assise à
la droite du spectateur, vue de profil à gauche, un livre sur ses
genoux, la Vierge est élégamment coiffée d'une draperie jaune.
Du côté opposé, l'archange Gabriel, debout, lui présente un
lis et lui montre le ciel; par-dessus une tunique blanche, il
porte une tunique jaune dont une draperie violette rehausse la
partie inférieure. Si les deux personnages n'ont pas l'élévation
et la ferveur que leur eût données un maître du quinzième
siècle, les draperies ont du moins de la noblesse. Dans le ciel,
le Saint-Esprit apparaît au milieu d'une éclatante lumière
entre douze petits anges qui se meuvent parmi les nuages :
c'est la meilleure partie du tableau. La richesse du coloris est
diffne d'un élève de Dosso.
EGLISE DE SAINTE-BARBE.
Via délia Giovecca.
C'est Barbe d'Autriche, seconde femme d'Alphonse II, qui fit
construire en 1572 cette église, à laquelle fut annexé un asile
pour les jeunes filles pauvres. On y voit deux tableaux de
Giuseppe Mazzuoli, dit le Bastaruolo ^ peintre formé à l'école des
Dossi. Celui qui orne le premier autel à gauche représente la
Décollation de saint Jean- Baptiste. L'exécution vient d'avoir
lieu. Saint Jean, les mains liées, est étendu à terre, et sa tête
tranchée a roulé près de ses mains. A droite, le vigoureux
bourreau, à demi nu, remet son épée dans le fourreau. A
gauche, se tiennent deux femmes et un homme, témoins du
meurtre. Au fond, l'on apporte à Hérode la tête du saint, et
plusieurs personnages sont groupés sur un escalier (1). Ce
tableau est d'une belle couleur. — Dans le tableau du maître-
(1) Baruffaldi, Vile, etc., t. I, p. 430.
350 L'ART FERRARAIS.
autel, Bastaruolo nous montre la Vierge avec l'Enfant Jésus sur
les nuages, entre sainte Barbe et sainte Ursule, placées un peu
plus bas, tandis qu'un grand nombre de jeunes filles [Zitelle di
santa Barbara), dont on n'aperçoit que les bustes et qui sont
coiffées d'un voile blanc, occupent le bas de la composition ( 1 ) .
Il y a là des tètes intéressantes, bien rendues, très variées et
très vivantes. L'Enfant Jésus, debout entre les jambes de sa
mère et regardant vers la terre, est assez beau, mais les figures
voisines nous paraissent fades et insignifiantes.
ÉGLISE DE SAINTE-CLAIRE OU DES CAPUCINES (1642).
Via ilella Giovecca.
Cette église possède des autels en nover d'un beau style;
mais ce qu elle renferme de plus intéressant est le tableau du
maître-autel, œuvre à'Ippolito Scarsella, dit le Scarsellino. Le
peintre a représenté dans le ciel la Vierge avec l'Enfant Jésus
entre sainte Claire et saint François d'Assise, et sur la terre
quelques Capucines adorant le Saint Sacrement.
Laderchi signale dans la même église deux autres peintures
du Scarsellino. Dans l'une, on voit la Vierge assise sur un
trône et sainte Elisabeth tenant le petit saint Jean-Baptiste, que
l'Enfant Jésus accueille avec joie. Dans l'autre nous apparais-
sent saint Antoine et sainte Lucie.
EGLISE DE SAINT-CHARLES.
Cette église a été construite après la destruction de l'église
de Sainte-Anne et l'a remplacée pour les besoins des malades
(1) Baruffaldi, Vite, etc., t. I, p. 429.
LIVRE DEUXIEME. 351
soignés à riiôpital de Sainte-Anne. Sa massive façade date de
1623 et est l'œuvre de Giambatlista Aleolti d' Argenta.
On voit dans l'église de Saint-Charles un Saint Sébastien en
terre cuite. Cette statue, qui a été longtemps attribuée à
Alfonso Lombardi, lut exécutée par Orazio Grilleyizoni da
Carpi ( 1 ) .
EGLISE DE SANTA MARIA DELLA ROSA.
Cette église, construite en 1624 d'après le dessin du Ferra-
rais Francesco Guitti, a remplacé l'église du Guazzaduro, ainsi
nommée à cause du voisinage d'un canal ou scoi^suro où l'on
menait les chevaux s'abreuver et se baigner {giiazzat-e).
Dans la première chapelle à gauche se trouve un Mortorio
ou groupe de statues représentant le Christ mort, entouré de
sept figures éplorées , dont le réalisme a quelque chose de
repoussant (2). Guido Mazzoni en est l'auteur (1485).
Un tableau de Gabriele Cappellino, surnommé // Calzolaretto
ou // Callegarino, surmonte l'autel en face de l'orgue. La
Vierge, au milieu des nues, occupe la partie supérieure de ce
tableau; sur la terre, au centre de la composition, on voit
debout saint Jean-Baptiste et saint Jean rÉvangéliste, tandis
que le donateur Lodovico Arrivieri, à droite, et sa femme, à
gauche, sont à genoux et prient. Une inscription devenue illi-
sible contenait, suivant Baruffaldi, la date de 1520, suivant
Frizzi celle de 1550, ce qui est plus vraisemblable. Ce tableau
nous semble médiocre; la vulgarité de l'Enfant Jésus et des
saints n'est pas même compensée par le mérite des portraits.
Gabriele Cappellino était élève des Dossi.
(1) Voyez, clans le liv. III, le ch. 1*^% consacré à la sculpture.
(2) Voyez, dans le liv. III, le ch. 1", où sont indiquées les œuvres qui ont été
faussement attribuées à Alfonso Lombardi.
352 L'ART FERllARAIS.
ÉGLISE DE SAINT-JÉRÔME (17 12).
Cette église s'élève en face de la maison paternelle de Savo-
narole, au bout d'une place où l'herbe croît en liberté.
Dans la première chapelle à droite, on peut se représenter,
par une ^/moncm//on en deux petits tableaux de forme oblongue,
ce que devint la peinture entre les mains de certains élèves
desDossi. Giovanni Francesco Surchi, dît Di'elai, en est l'auteur.
A gauche, on voit assis l'archange Gabriel; à droite, la Vierge
debout devant un prie-Dieu se retourne vers le messager cé-
leste. Ces peintures, d'une couleur insignifiante, sont plates et
sans relief; l'élévation morale y fait absolument défaut.
Entre les deux tableaux de Dielai, on remarque la figure du
Bienheureux Giovanni Tavelli da Tossignano, exécutée de
grandeur naturelle par un élève de Garofalo. L'évéque de Fer-
rare, la crosse à la main, la mitre sur la tête, donne sa béné-
diction. Il est vu de face; à ses pieds, à droite, s'épanouit un
œillet. Sans doute, cette peinture est loin d'être une œuvre
remarquable; mais le voisinage du tableau de Dielai lui est
très avantageux, et, par contraste, on lui trouve plus de valeur
qu'elle n'en a peut-être réellement.
EGLISE DE SAINT-APOLLINAIRE OU EGLISE DE LA CONFRERIE
DE LA MORT.
Une Résurrection peinte à fresque entre 1-440 et 1-450 doit
principalement attirer l'attention. C'est une œuvre remar-
quable, touchante par la simplicité et le sentiment. Nous en
reparlerons en étudiant Galasso, a qui elle a été attribuée.
On l'apprécie surtout quand on a considéré dans la même
église le premier tableau que l'on rencontre à gauche, tableau
LIVRE DEUXIEME. 353
représentant le Portement de croix , et où l'on remarque une sin-
gulière ostentation d'efforts musculaires chez les personnages
groupés autour de l'instrument du supplice de Jésus. Ce Porte-
ment de croix ^ très endommagé, a été attribué à Dosso; il rap-
pelle plutôt le style des frères Gaspare et Francesco Filippi,
qui travaillèrent en 1567 pour la confrérie de la Mort.
l'hôpital de SAINÏE-ANNE (1) ET LA PRÉTENDUE
PRISON DU TASSE.
L'hôpital de Sainte-Anne fut fondé en 1 444., ainsi que nous
l'avons déjà dit (2), par Giovanni Tavelli da Tossignano,
évéque de Ferrare, dans un couvent qu'occupaient auparavant
les Frères arméniens de Saint-Basile. A cet hôpital, qui doit sa
physionomie actuelle à des restaurations accomplies en 1 754(3),
était annexée l'église de Sainte-Anne, que l'on a démolie en
182 4. C'est maintenant l'église de Saint-Charles, contiguë
elle-même à l'hôpital, qui est affectée aux besoins religieux
des malades.
On entre dans l'hôpital par un beau vestibule orné de co-
lonnes et dans lequel on voit un buste en terre cuite de Gio-
vanni da Tossignano, exécuté par Antonio Marescoiti (4). A
gauche se trouve un joli petit portique avec six arcades d'une
grande légèreté. A droite, la principale cour, au milieu de
laquelle s'élèvent quatre épicéas, est entourée d'arcades que
soutiennent descolonnettes octangulaires. On y remarque une
fresque de Dielai, élève des Dossi, fresque qui décorait jadis,
dans l'église de Sainte-Anne, la première chapelle à droite, et
qui est très délabrée, malgré une restauration datant de 1841.
Elle représente Sainte Anne, la Vierge et l'Enfant Jésus. On ne
(1) Frizzi, Meni. pcr lu storia di Fcrrara, p. 495-497.
(2) Page 259.
(3) Carlo Olivi, Annali dcUu città di Fcrrara.
(4) Voyez dans le liv. III le ili. i", consacré à la sculpture.
T. '?:î
354 L'ART FERRARAIS.
distinf^ue presque plus rien tle la Vierge; FEnfant Jésus est
peu visible; la sainte Anne, dont la tête est enveloppée d'un
voile jaune, est assez belle.
Les gardiens de l'hôpital ne manquent pas de montrer aux
étrangers qui le visitent une petite pièce du rez-de-chaussée,
basse, étroite et humide, une sorte de tanière sans lumière et
sans air, où le Tasse aurait été enfermé pendant sept années
par ordre d'Alphonse II (de mars 1579 au 13 juillet 1586) (I).
Justice a été faite de cette fable (2), dont l'origine ne remonte
pas plus haut que les premières années de notre siècle. Ne sait-
on pas que le poète (quelques-unes de ses lettres en font foi)
occupait plusieurs pièces, qu'il y écrivait, qu'il y était visité
par ses amis et ses protecteurs, par des prêtres et des religieux,
des seigneurs et des princes? Comment admettre d'ailleurs que
le duc de Ferrare, prince doux et humain, ait pu avoir la
pensée de confiner un homme de génie, qu'il admirait et qu'il
aimait, dans un trou inhabitable où il n'eût même pas osé jeter
les plus vulgaires criminels? Le Tasse, en tout cas, n'eût pas
supporté sept ans une pareille captivité; la mort l'en eût déli-
vré promptement. La légende est donc inacceptable. En réa-
lité, on ignore dans quelle partie de l'hôpital habita le pauvre
Torquato. Deux inscriptions, l'une sur la façade de l'édifice,
l'autre sur le mur de la prétendue prison, voilà tout ce qui le
rappelle ici maintenant à ceux qui passent.
(i) Agostino Mosti, lié avec Lilio Gregorio Giralcli et avec Celio Galcagnini,
était prieur de l'hôpital tle Sainte-Anne (dont il fut un des principaux bienfai-
teurs), quand le Tasse y fut séquestré, non sans rigueur au début. (Voyez ce que
nous avons dit, p. 220-222.) Après avoir été l'élève de l'Arioste, Mosti devint
secrétaire du duc Alphonse II. Il écrivit des poésies et le Memoriale délie cose
(li Fcn-ara. On a également de lui une lettre sur les fêtes célébrées à Ferrare
en 1543 lors de la venue du pape Paul III. Il mourut en 1584 et fut remplacé
comme prieur de l'hôpital par Giov. Batt. Vinccnzi, qui devint à son tour le
gardien du Tasse, lorsque le malheureux poète, auquel une liberté relative avait
été accordée pendant une période d'amélioration dans sa santé, fut enfermé de
nouveau assez étroitement.
(2) L.-N. CiTTADELLA, Guiclci pel forcstiere in Ferrara, 1873, p. 118. — Aldo
Gexnari, La prigione del Tasso, dans le journal La letteratura, année III, n" 16,
15 août 1888.
CHAPITRE III
LES PALAIS.
I
PALAIS A FERRARE (1).
PALAIS « UELLA RAGIONE » OU PALAIS DE JUSTICE (2).
Construit en face d'un des côtés de la cathédrale sur la place
de San Crispino (1315-1328), le calais délia Ra^ione, destiné aux
juges et aux notaires, n'a pas entièrement conservé sa forme
primitive et a perdu les peintures de sa façade, exécutées
en 1473, l'imprudence des hommes et les violences de la
nature s'étant en quelque sorte conjurées contre lui (3). En
1512, il fut pendant trois jours la proie d'un incendie qui
(i) Les pages suivantes sur les palais de Ferrare, à l'exception ilu palais de
Schifanoia, ont été déjà publiées, avec des planches, dans les Notes d'art et d'ar-
ckéolof/ie. Quant à notre travail sur le palais de Schifanoia, il a paru dans la
Bévue des Deux Mondes du 1" août 1883.
(2) Frizzi, Memorie per la storia di Ferrara^ t. III, p. 274. — L.-N. Gïtta-
DELLA, Notizie relative a Ferrara et Guida pel forestière in Ferrara.
(3) Devant le palais délia Ragione se passa en 1432 un fait qui caractérise les
mœurs du temps et qui est à l'honneur de Nicolas III, prince en qui s'unirent
tant de qualités et de vices. Décidés à tranclier un débat par un combat singulier,
deux Aragonais, après avoir vainement sollicité de plusieurs princes italiens l'au-
torisation de réaliser chez eux cette épreuve, obtinrent l'assentiment du marquis
de Ferrare. Le lieu du comliat était la place située entre le palais della Ragione
et la cathédrale. Les trompettes avaient donné le signal de la lutte, et les deux
adversaires, inclinant leurs lances, s'avançaient déjà l'un contre l'autre, quand
Nicolas III les arrêta, les appela auprès de lui, s'érigea en juge de leur querelle
et parvint à les réconcilier. Dans un discours qui nous a été conservé, Guarino
de Vérone exalte la sagesse dont le marquis de Ferrare, son protecteur, fit preuve
en cette circonstance. (Fnizzi, Memorie per la storia di Ferrara, t. III, p. 466.)
356 L'AKT FERHAUAIS.
s'était déclaré, sous les arcades gothiques du rez-de-chaussée,
daus Tatelier d'un fabricant d'armes, et qui coûta la vie à la
femme et aux cinq enfants du gardien de la tour où l'on
sonnait les cloches. En 1570, un tremblement de terre com-
promit tellement le mur principal, qu'on fut obligé de le
refaire. Enfin, les marchands installés à la base de 1 édifice
ébranlèrent peu à peu, par des aménagements téméraires, non
seulement les piliers, mais le reste, de sorte qu'une recon-
struction presque totale fut jugée nécessaire : elle eut lieu
entre 1831 et 18 40, et l'architecte Giovanni Tosi se montra
très sobre d'innovations.
Si l'on veut se faire une idée de ce qu'était encore au com-
mencement du seizième siècle le palais délia Ragione, il faut
consulter à la bibliothèque de Ferrare le Lihro dei giustiziati
ou registre des condamnés à mort : on y voit une miniature
qui le représente derrière une estrade au milieu de laquelle a
lieu une exécution capitale.
Aux fenêtres de ce palais, comme à celles du palais Vieux, à
Florence, on avait l'habitude de pendre les rebelles et les
conspirateurs. Parmi ceux qui expièrent ainsi leurs tentatives
de sédition, nous citerons un homme qui, en 1399, avait
essayé d ameuter le peuple en faveur d'Azzo, compétiteur de
Nicolas III. Le cadavre resta là pendant deux jours. Sous
Hercule II, un hérétique eut le même sort en 1551. L'année
suivante, lorsque Alphonse, fils d'Hercule II, quitta Ferrare
sous un prétexte mensonger et se rendit en France auprès de
Henri II sans l'assentiment de son père, le duc, craignant de
passer aux yeux de Charles-Quint pour être trop favorable à la
France, fit pendre par un pied à une fenêtre du palais délia
Ragione, avec une note d'infamie, l'effigie de Tomraaso La-
vezzuolo, personnage qui avait été le principal instigateur du
coup de tête d'Alphonse. — C'est aussi à une des fenêtres du
palais délia Ragione qu'on lisait, devant le conseil des Sages
et devant le peuple, les lois nouvelles qui devaient faire partie
des statuts. — Dans l'intérieur du palais, à l'époque d'Her-
cule P', lut disposé un théâtre sur lequel on joua cinq pièces
LIVRE DEUXIEME. 357
de Plaute, lors du mariage d'Alphonse d'Esté avec Lucrèce
Borgia.
La façade actuelle, dominée par des créneaux, est, comme
celle d'autrefois, en briques et de style gothique ; elle repose
sur neuf arcades et présente deux avant-corps en saillie. La
gracieuse tour (l),dueà Giambattista Aleotti d'Argenta(1603),
occupe la place d'une plus ancienne tour appelée torre délia
Massaria. On nommait jadis massaria l'endroit où les taxes et
les amendes étaient versées entre les mains des massari.
A l'intérieur du palais délia Ragione, Battista Grifjî et Ber-
nardino Fiorini peignirent en clair-obscur vers 1520, d'après
les dessins de Garofalo, une frise représentant la danse des
morts, c'est-à-dire des squelettes en présence de grands per-
sonnages.
LE PALAIS MUNICIPAL
ANCIEN PALAIS DES PRINCES d'eSTE f21
Avant la construction du Castello, les princes d'Esté rési-
dèrent dans un édifice situé vis-à-vis de la cathédrale. Une
série de transformations a complètement enlevé sa physiono-
mie primitive au vieil édifice, dans lequel est installée l'admi-
nistration municipale ; mais il évoque toujours d intéressants
souvenirs historiques. Pétrarque y logea en se rendant de
(1) Cette tour est située à l'angle de la rue di San Paolo, dite di Porta Eeno.
Elle fut appelée aussi torrc delV Arringo ou tour des Harangues, parce que, sur le
balcon, les magistrats haranguaient le peuple et promulguaient les lois.
Une seconde tour, construite en 1284, avait été annexée au palais délia
Ragione. Elle se trouvait en face de San Romano, à l'angle de la via del Trava-
fjlio. Le nom de tour des Rebelles lui fut donné parce qu'elle fut construite
avec les pierres des maisons ayant appartenu à des citoyens déclarés rebelles,
et parce que, entre les créneaux de cotte tour, on exposait les tètes des rebelles.
Elle n'existe plus.
(2) L.-N. GiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 321-327; // castello
di Ferra m. p. 7-11; Guida per Ferrara, 1844, p. 23. — tî. Campori, Gli arc/ii-
tetti c (jl' in(je(jncri civili c militari dcrjH Estensi dal scccolo XIII al AT/, 1882.
358 L'ART FEURAUAIS.
Padoue à Rome (1370) (1). Parmi les hôtes célèbres qu'abrita
le palais dont nous nous occupons figura encore le pape
Eugène lY, venu à Ferrare en 1438 pour y tenir le concile
œcuménique qui fut bientôt transféré à Florence. C'est du
balcon de ce palais qu'il bénit le peuple, et c'est à l'intérieur
de ces, murs qu'eurent lieu les premières sessions du concile.
Un grand pont construit par Antonio di Gasparo de Florence,
jonché de fleurs pour la circonstance, garni d'étoffes en ve-
lours et de tapisseries, permit au Pontife de gagner la cathé-
drale sans descendre au milieu de la foule qui encombrait la
rue. Dans le même palais habita le pape Pie II, lorsqu'il
traversa Ferrare en se rendant au congrès de Mantoue (1459),
et, par un singulier contraste, Calvin, le protégé de Renée,
fille de Louis XII et femme du duc de Ferrare Hercule II ,
y trouva un asile momentané (1535), si Ion en croit la tra-
dition.
L'ancienne demeure des princes d'Esté datait du treizième
siècle. Le marquis Azzo, surnommé Azzolino, la fit élever peu
après 124i et v rédigea, dit-on, son testament. Rrûlé parla
faction gibeline à la fin du treizième siècle, l'édifice fut refait
presque entièrement, mais en 1328, en 1509, en 1532, de
nouveaux incendies y causèrent des dégâts irréparables (2). En
vain chercherait-on les peintures que Giotto y exécuta vers
1318 et celles que Borso avait commandées à Piero délia
Francesca et à Cosimo Tura. On ne voit pas non plus la statue
équestre de Nicolas III et la statue assise de Borso, placées
en 1472 aux cotés de l'entrée, qu'on appela dès lors Volto del
cavallo. Il n'y a plus trace du double portique qui, au rez-de-
chaussée, servait en quelque sorte de bourse et où les seigneurs
de Ferrare recevaient souvent les suppliques de leurs sujets.
La majestueuse tour de Rigobello ou tour de l'Horloge, à
(1) Voyez ce que nous avons dit p. 11-12. — Voyez aussi les lettres de Pé-
trarque : Epist. senil., liv. XI, 13.
(2) L'incendie de 1532 détruisit une loggia construite sous la grande salle, à
lépoque d'Hercule I'', T^ar Biagio Rossetti. Après cet incendie. Jutes Romain fut
appelé à Ferrare afin de réédifier ce que le feu avait anéanti, mais, pour une
cause inconnue à présent, il ne se chargea pas de l'entreprise.
LIVRE DEUXIEME. 359
l'angle méridional de 1 édifice, tour qui fut construite en 1283
par Amadio ou Armanno di Bonguadagni sous Obizzo II, et
dans laquelle Borso avait installé sa bibliothèque (1), s'écroula
en 1553, après avoir beaucoup souffert d'un tremblement de
terre en 1496 et avoir été en partie détruite par la foudre
en 1536 ; elle ne fut pas relevée. La longue loggia, avec
des colonnes de marbre, construite par Anton Francesco Sardi
en face du palais épiscopal (1503), a disparu aussi. Il en
est de même de la grande salle, au-dessus de cette loggia,
où l'on avait disposé des décors fixes (2) et où furent jouées
diverses comédies, notamment celles de l'Arioste (3). On ne
retrouve pas davantage le passage suspendu, établi en 1515
sur l'ordre d'Alphonse I", qui, unissant la demeure des sou-
verains à l'évêché, leur ménageait le moyen de se transpor-
ter à couvert et à l'abri des regards du public dans la cathé
drale.
Ne reste-t-il donc aucun vestige des temps passés? On peut
admirer encore sur le côté septentrional de l'édifice, au rez-
de-chaussée, en face du Caslello, la loggia dei Camerini, por-
tique d'ordre dorique, construit sous Alphonse II par Galasso
Alghisi da Carpi en 1559 (4). Mais ce qu'il y a de plus curieux,
c'est l'escalier de marbre qui donne sur la cour du château et
(t) Le catalogue de cette bililiothèque fut écrit en 1467. L.-^'. Gittadella l'a
reproduit dans son opuscule sur le Castello, p. 63.
(2) Ces décors représentaient la place de Ferrare avec les rues qui y aboutis-
sent, avec les banchi, fondachi e spezerie qui y étaient installés.
(3) Alphonse P'" d'Esté fit construire à grands frais et avec beaucoup de luxe,
d'après les indications de l'Arioste, qui y récita quelquefois des prologues et y
joua même quelques rôles, cette salle de spectacle pour qu'on y représentât la
Cassaria (voyez p. 145, note i), les Suppositi, la Lena et le Ne(jroinante, comé-
dies dues au futur auteur de V Orlando furioso. Les quatre comédies, selon la
coutume d'alors, furent jouées plusieurs fois devant divers princes par les gen-
tilshommes de la cour. Lors de la première représentation de la Lena (1528),
don Francesco, un des fils du duc, en récita le prologue. L'incendie qui consuma
en 1532 le théâtre des princes de Ferrare, théâtre déjà célcbi'e dans toute
l'Italie, dura trois jours. Le feu avait pris dans une boutique sous la grande loggia;
il gagna promptement les boutiques voisines et consuma entièrement la loggia,
ainsi que toutes les chaudjres situées au-dessus des boiUii(ues. (Voyez Barotti,
I Letterati fcriaresi, t. I, p. 219, S*" édition. Ferrara, 1792.)
(4) Frizzi, Metn. per la storia di Fcirara, t. IV, p. 415. — La façade a été
modernisée en 1739.
360 L'ART FEIUIAIIAIS.
par lequel on monte dans le palais municipal (1). Il fut con-
struit sous Hercule 1" par Pietro di Benvenuto, et Alphonse I" le
fît abriter par une toiture de plomb. Six colonnes cannelées
apparaissent à des hauteurs inégales le long des marches et
supportent des arcades de forme irrégulière. Un escalier du
même genre a été introduit par Jacopo Bellini dans un des
dessins du recueil que possède le musée du Louvre, dans celui
qui représente la reine de Saba devant Salomon. Non loin de
Fescalier du palais municipal de Ferrare, on voit au premier
étage deux fenêtres de style Renaissance, dont la partie cin-
trée repose sur des pilastres décorés de jolies arabesques (2).
Ces ornementations forment un contraste pittoresque avec la
sombre voûte d'entrée, sous laquelle il y a de sordides échop-
pes et des étalages de bric-à-brac.
Les magistrats de la Commune, les Sages et le juge des
Sages, ne commencèrent à siéger dans l'ancien palais des princes
d'Esté qu'en 1623. Ils tenaient leurs séances dans le palais de
l'évêché au treizième siècle, dans la paroisse de Saint-INIi-
cliel au quatorzième et dans celle de San Romano au quin-
zième.
A 1 intérieur de l'édifice, deux cheminées, qui se trouvaient
jadis dans le palais des Diamants, et qui appartiennent au
commencement du seizième siècle, méritent de fixer l'atten-
tion. L'une, en marbre jaune, est flanquée de deux pilastres
cannelés, supportant une frise dans laquelle les rinceaux se
mêlent à des têtes fantastiques et à des animaux imaginaires.
L'autre, dont le marbre blanc et poli est d'un ton chaud et
lumineux, a des arabesques très délicates sur ses pilastres, et
l'on voit dans sa frise d'admirables génies nus, montés sur des
hippocampes et des lions marins.
Une petite pièce se recommande aussi au visiteur par les
peintures qui en ornent les boiseries. Une main légère y a
(1) La cour fut terminée en 1481. La chapelle ducale, qu'Hercule I" fit con-
struire, et Viirscnal en lyriques, orné de pilastres, donnent sur cette cour.
(2) C'est auprès de cette partie de l'édifice que se trouve la petite église de
San Maurelio.
LIVRE DEUXIEME. 361
représenté sur un fond d'or non seulement des feuillages, des
fleurs, des oiseaux supportés par des guirlandes de perles et de
corail, mais des prêtres et des prétresses, des enfants nus, des
satyres et des hippocampes. De distance en distance se montre
un pilastre formé d'une glace avec des ornements or et noir,
et surmonté d'un chapiteau doré. Au fond de la chambre, on
remarque une femme parmi les fleurs entre deux enfants nus.
En face, dans des niches, plusieurs figures de femmes se déta-
chent sur un fond or et rouge. Ailleurs, quelques hommes nus
se penchent pour prendre de l'eau dans des vases que leur
tendent d'autres hommes vus de dos. Ça et là apparaît une
figurine en stuc colorié. Une frise très étroite circule au-des-
sous de la corniche, et au-dessus de la corniche se trouve une
frise plus large, composée d'arabesques et de figures sur fond
d'or et sur fond groseille. On ne saurait guère mettre plus de
goût au service de la fantaisie, ni étaler sous les yeux une
réunion de couleurs plus agréables. Mais tout ce que nous
venons de signaler est encore surpassé par l'Apollon qui est
peint au-dessus de la fenêtre. Assis sur des rinceaux, la tête
couronnée de laurier, le corps à demi couvert par des drape-
ries rouge, or, blanc et bleu, il joue de la lyre. La beauté de
ses traits, la distinction de ses formes, l'élégance de ses
jambes sont dignes du dieu de l'harmonie (1). Tout le monde
s'accorde à reconnaître dans cette figure le pinceau de Gio-
vanni Dosso. Le reste de la décoration est peut-être dû, sinon
pour la conqjosition, du moins pour l'exécution, aux frères
Sebastiano et Cesare Filippi,qui succédèrent aux Dossi comme
peintres de cour, et dont le père, Camillo, appartenait à l'école
de ces illustres artistes (!2).
On ne sait pas qui commanda ces peintures et à quelle
époque elles furent faites. On ignore même quand les boiseries
qu'elles recouvrent prirent place dans la pièce où on les voit
aujourd'hui. L.-N. Gittadella incline à croire qu'elles provien-
nent du Castello, parce que, dans les documents relatifs à cet
(1) Le plafond et les bordures de la fenêtre n'existent inailieiireuscnient plus.
(2) Voyez Frizzi et L.-N. Gittadella.
362 L'A HT FEllUAUAIS.
édifice, il est question d'une chambre dorée, indication qui
semble se rapporter aux lambris dont nous venons de parler.
PALAIS CALCAGXINI-BELTRAME, CONSTRUIT POUR
ANTONIO COSTABILI (1).
Quoique inachevé, quoique tombé dans un état de délabre-
ment qui attriste les regards, ce palais mérite d'être admiré
pour son aspect grandiose, que rehausse la chaude couleur de
ses briques, pour sa cour carrée, dont la moitié est entourée
d'un vaste portique à deux étages, et pour les peintures qui
ornent plusieurs salles.
A en croire la tradition, Ludovic le More aurait chargé
l'ambassadeur d'Hercule î" Antonio Costabili, qui passa dix
années auprès de lui, de lui faire construire à Ferrare un palais
où il pût trouver un refuge s'il se voyait jamais, au milieu de
ses guerres avec la France, dans la nécessité d'abandonner le
duché de Milan (2). Les revers pressentis se produisirent.
Vaincu par les troupes de Louis XII, il fut emmené en France
et enfermé au château de Loches, où il mourut au bout de
huit ans (1 508). Pendant sa captivité, il aurait reçu, prétend-on,
la visite de Costabili, et, comme il désespérait de recouvrer sa
liberté, il lui aurait donné son palais de Ferrare. Cette tradi-
tion n'est pas admissible, car le palais, en effet, construit par
ordre d'Antonio Costabili, ne fut commencé qu'en 1502. Or,
il y avait déjà deux ans que Ludovic le More avait perdu son
trône (3).
Costabili prit pour architecte le Ferrarais Biagio Rossetti, et
l'exécution des colonnes, des chapiteaux, des pilastres et de
(1) Il a élc appelé aussi palais Scrofa. C'est tlans le corso Gliiaia qu'il est
situé, non loin de l'église Sainte-ApoUonie. — Voyez L.-N. Cittadella, Guida
in Ferrara, 1873, p. 75-77; Benvenuto Tisi da Garofalo, p. 18 et 35, et ISotizie
relative a Ferrara^ t. I, p. 341, et t. II, p. 256.
(2) Ludovic le More avait épousé, en 1491, Béatrix d'Esté, une des fdles
d'Hercule P''.
(3) L.-JS. Cittadella, Benvenuto Tisi da Garofalo. Ferrara, 1872, p. 18-19.
LIVRE DEUXIEME. 363
leurs ornements, des architraves et des corniches fut confiée à
Gahriele Frisoni de Mantoiie (1). Mais, en 150-4, Rossetti fut
appelé à Florence comme « mgegnero e maestro di acqua u ,
afin de détourner Je cours de TArno pendant une guerre contre
Pise (2), et il se fit remplacer par Girolamo Pasino, citoven de
Ferrare, tandis que Frisoni, forcé de se rendre à Vérone,
cédait l'achèvement de sa tâche à Cristoforo, qui était proba-
blement fils de feu Ambrogio da Milano (3).
En 1595, le petit-fils d'Antonio Costabili étant mort sans
enfants, son palais devint la propriété des Bevilacqua. Au
siècle suivant, il passa aux Calcagnini. Puis une fille des Gal-
cagnini en apporta la moitié comme dot à un membre de la
famille Scrofa, et cette moitié fut transmise aux Beltrami.
L'ancien palais d'Antonio Costabili appartient donc à deux
familles (4).
Deux étages d'arcades bien proportionnées entourent la
cour de deux côtés. Entre les arcades du rez-de-chaussée et les
arcades de l'étage supérieur, qui sont de moitié plus petites,
se trouvent des pilastres décorés d'arabesques très délicates.
Le nombre de ces pilastres égale celui des colonnes de l'étage
supérieur, entre lesquelles on a malheureusement construit
des murs en briques. Enfin le dernier étage, beaucoup moins
élevé que le précédent et percé çà et là de fenêtres peu élé-
gantes, est dominé par une riche et imposante corniche.
Dans la partie du palais qui appartient à M. Beltrame, on
(^} ^'oyez les contrats dans les Sutizie relative a Feriura de Cittadella, t. II,
P- 257-262. — Il y eut à Ferrare un sculpteur nommé Domenico Fiisoni, de
Corne, cité dans des actes en 1479 et en 1482. Il était fils d'Antonio Frisoni et
citoyen ferrarais. — Quant h Gabriele Frisoni, de Mantoue, il exécuta des tra-
vaux pour le campanile de la cathédrale, pour l'éjjiise et le couvent de Santa
Maria in Vado, pour le palais des Diamants. Hercule I", en 1494, le mentionne
dans une lettre où il parle de colonnes, de chapiteaux, de corniches destinés ù
la loggia qu'il voulait faire construire au rez-de-chaussée de son palais. Gabriele
devait avoir de l'aisance, car il acheta en 1498 treize tapis moyennant deux
cents lire, somme alors assez importante.
(2) L.-^\ Cittadella, JSotizie relative a Ferrara, t. II, p. 256, note 1.
(3) C'ast Ambrogio da Milano qui fit, en 1475, dans l'église suburbaine de
Saint-Georges, le beau tondjeau de Lorenzo Iloverella.
(4) Frizzi, Memorie per la sloria di Ferrara, t. IV, p. 200-201.
364 L'AllT FERUARAIS.
remarque deux plafonds peints par quelque élève de Garofalo.
Mais c'est la partie réservée au marquis Galcagnini qui possède
les fresques les plus intéressantes. Ces fresques décorent le
])lafond d'une salle du rez-de-chaussée (1). On les regardait
autrefois comme l'œuvre de Garofalo assisté de ses élèves.
M. Morelli et M. Venturi ont démontré qu'elles sont dues à
Ercole Grandi di Giulio Ccsare. La forme un peu quadrangu-
laire des têtes, la disposition des draperies, la douceur des
visages, la finesse des détails, dit M. Venturi, font en effet
songer à cet artiste. On ne constate chez Garofalo ni la même
originalité, ni la même variété de formes, ni la même profon-
deur d'expression, ni la même vigueur de coloris (2).
Dans la fresque du palais Galcagnini, Ercole Grandi s'est
inspiré de la décoration analogue qu'on voit dans une salle du
palais de Mantoue [caméra degli Sposi) peinte par Mantegna et
imitée aussi par Garofalo dans une salle du Séminaire, à
Ferrare. Au centre du plafond s'épanouit une rosace sculptée
et dorée. Autour de cette rosace, des chasses et des batailles
sont représentées en clair-obscur dans des médaillons. Plus
bas, on aperçoit une balustrade, à laquelle se rattachent des
guirlandes de fleurs et de fruits, et que couvrent de riches
tapis et des tentures brodées, garnies de franges. Plusieurs
enfants nus (dont quelques-uns tiennent des grappes de raisin),
un chat et deux singes sont assis sur la balustrade, qui sert
d'appui à une trentaine de personnages vêtus de magnifiques
costumes, conversant, chantant, jouant de divers instruments.
Ces personnages, parmi lesquels on remarque un bouffon, un
homme coiffé d'un turban, une femme couronnée de fleurs,
se penchant pour regarder dans la salle, et une femme qui
porte dans ses bras un petit enfant, auprès de deux femmes
âgées, ont dû, pour la plupart, être peints d'après nature. Ce
sont probablement ceux qui se rencontraient à l'époque d'Al-
phonse I" dans les réunions aristocratiques où l'on se livrait
(1) Un fragment de ces peintures est reproduit dans l'ariiile de M. Venturi
sur Ercole Grandi que contient V Archivio storko deW artc, ]mn 1888, p. 197.
\^) Venturi, L'arteferrarese nel pcriodo d' Ercole l d'Esté, ^. 130-137.
LIVRE DEUXIEME. 365
au plaisir de la musique, de la poésie, des dissertations sur
l'amour (l). On retrouve donc ici la société ferraraise, telle
que Boiardo et TArioste l'ont chantée. La chevelure des
femmes, en général blonde, est tantôt renfermée dans un filet,
tantôt dénouée, tantôt savamment arrangée. Le blond était
alors à la mode; on l'obtenait au moyen de différents procé-
dés, notamment au moyen de la poudre de Chypre (:2). Dix-
huit lunettes soutenant la voûte et supportées elles-mêmes
par une corniche dorée, contiennent des sujets mythologiques
en clair-ol)Scur (3). Elles sont séparées par dix-huit médaillons
où sont peintes des têtes isolées. L'exécution des fresques de
ce plafond, suivant M. Yenturi, a dû avoir lieu quand Raphaël
avait déjà peint sa sainte Cécile [A) , car une des têtes de
femmes ressemble beaucoup à la Madeleine qui figure dans le
célèbre tableau du musée de Bologne.
(1) L.-2^. CiTTADELLA, Beiiveiiulo Tisi da Garofalo. Ferrara, 1872.
(2) Un livre inipririié à Ferrare au seizième siècle par Zopino contient un cha-
pitre sur les recettes pour colorer les cheveux. Luigi Tansillo a traité le même
sujet et loué les procédés le plus souvent employés. (L.-^. Gittadella, Notizie
relative a Ferrara, t. I, p. 136-137.)
(3) Voici, d'après Gittadella, quels sont les sujets représentés.
Gôté oriental : i" La forge de Vulcain. 2" Deux enfants soignés par deux
femmes, dont une est à genoux. 3" Quelques satvres. Un d'eux danse avec une
femme nue. 4" Les trois Grâces, ayant devant elles un enfant. 5° LTne accouchée,
assistée par deux femmes et ayant son enfant auprès d'elle.
Gôté occidental : 1° Deux personnages qui semblent s'embrasser. 2° Une
accouchée. Une autre femme tient le nouveau-né sur le bord d'un bassin pour le
laver. 3" Femme avec un enfant sur ses genoux. Auprès d'elle est assis un lion
qui lèche un de ses pieds. 4° Une femme et un enfant au bord d'une source.
.5" Minerve, Vénus et Junon avec leurs attriijuls.
Gôté méridional : 1° Femme jouant de la viole. Petits Amours jouant avec des
Hèches. 2° Deux Amours montés sur des cvgnes. 3° Femme assise. Quelques
petits Amours avec des torches. 4" Homme barbu avec un sceptre. Près de lui,
une femme nue avec un caducée.
Côté septentrional : 1" Vénus et l'Amour aujirès d'un lit. Vieillard couronné,
suivi par d'autres vieillards; au-dessus deux, le soleil. 2° Deux guerriers près
d'une source. A leurs pieds, deux cygnes et (juatre coloudies. 3° Femme à
genoux devant une statue placée dans une niche, au-dessous de laquelle on lit sur
une tablette : u&f rursum pariendus Amor. >' 4" Trois femmes, dont une répand
de l'encens sur du feu. On lit sur le piédestal : ^i Deœ (jna natus ratioiie adoles-
cere possit. «
(4) La sainte Cécile est de 15J6 ou de 1517.
366 L'ART FERKARAIS.
PALAIS MAGNANINI OU CASINO DEI NEGOZIANTI, APPELÉ AUSSI
PALAIS ROVERELLA ET PALAIS AVENTI (1).
C'est dans la via délia Giovecca, en face de léglise de Santa
Maria délia Pietà dei Teatini et à côté de l'hôpital de Sainte-
Anne, que s élève le palais Magnanini. Girolamo Magnanini,
secrétaire du duc de Ferrare Alphonse I", le fit construire
en 1508. Ce palais, qui appartint ensuite aux comtes Rove-
rella, puis à une branche de la famille des comtes Aventi (2),
et qui maintenant sert de lieu de réunion aux négociants, n'est
intéressant que par sa façade. La porte de marbre, flanquée
de pilastres sans ornements, a des proportions harmonieuses
et forme un heureux contraste avec les tons amortis des bri-
ques dont se compose l'édifice. Mais ce qui attire surtout 1 at-
tention, ce sont les arabesques des pilastres placés entre les
fenêtres du rez-de-chaussée et du premier étage, et aux extré-
mités du palais; ce sont les frises qui s'étendent au-dessous et
au-dessus de cet étage , le tout en terre cuite couleur ver-
millon. Au-dessus de chaque pilastre, on voit dans la frise un
buste d homme ou de femme. Les fenêtres du rez-de-chaussée
sont rectangulaires, tandis que celles de l'étage supérieur sont
cintrées et surmontées d'un fronton aigu; les unes et les autres
sont dominées par un bandeau où l'on aperçoit une tête de
lion entre deux têtes de femmes. Très rapprochées des pilas-
tres et séparées par des espaces inégaux, ces fenêtres présen-
tent une disposition bizarre, que l'on ne songe pas, il est vrai,
à remarquer tout d'abord, tant l'ensemble de la décoration
produit une " impression de sérénité » . Les frises, dans les-
(1) L.-]N. CiïTXDELLA, Guida pel forestière in Ferrara, p. 120, et Notizie rela-
tive a Ferrara, t. I, p. 315.
(2) Ce palais possède une belle Présentation au temple, par le Guerchin, à
l'ordre du duc de Ferrare Alphonse I", qui le donna pour demeure à la belle
Laura Dianti Eustochia.
LIVRE DEUXIEME. 367
quelles les figures fantastiques se mêlent aux rinceaux, sont
exécutées avec beaucoup moins de finesse que les arabesques
des pilastres (1) : celles-ci témoignent à la fois d'un goût plus
pur et d'un talent plus distingué ; elles sont vraiment char-
mantes.
LE PALAIS DU PARADIS OU PALAIS DE L UNIVERSITE.
Par une singulière coïncidence, l'Université {Studio ou Sa-
pienza), qu'Albert d'Esté fonda le 18 octobre 1391 (2), occupe
depuis 1567 un palais que ce prince fit construire en 1391.
Ce palais fut tout d'abord donné à Cabrino Roberti, père de la
première femme d'Albert (3). Il servit de résidence en 1403
au cardinal légat Baldassare Gossa, venu avec les troupes de
Boniface IX, afin de les unir à celles du marquis Nicolas III et
de concerter un plan de campagne ayant pour but de reprendre
Bologne aux Visconti qui s'en étaient emparés en 1 402. Pen-
dant le concile convoqué à Ferrare par le pape Eugène lY en
14.38, l'empereur d'Orient Jean Paléologue et le patriarche
de Constantinople reçurent ici l'hospitalité. Accordé en fief à
Galasso Pio, seigneur de Carpi (1450), ce palais fut enlevé
aux fils de ce personnage à la suite d'une conjuration (1469) ;
un peu plus tard les Pio y furent réintégrés, mais pour le
perdre encore (4). En 1567, il appartenait au cardinal Hip-
polyte II d'Esté, qui le loua moyennant luiit cents écus d'or
(1) BuiiCKHAnDT, Dcr Cicérone \^ô' édil., 188V, t. I, p. 127 c.
(2) Dès 1264, il y avait eu des cours publics à Ferrare; il* se faisaient isole-
ment, tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, notamment, nous l'avons déjà
dit, dans les églises de Saint-François, de Saint-Dominique et de San Crispino.
— Les Atti delta deputazione ferrarese di storia patria (vol. V, 1893^ contien-
nent une très intéressante et très complète étude de M. Girolamo Secco Suardo
sur V Université de Ferrare au XV^ siècle.
(3) Selon le chroniqueur Ugo CalcfHni, il aurait cté construit pour Giovanna
de' Roberti, femme d'Albert d'Esté.
(4) Rinaldo, un des frères d'Hercule I", y mourut en 1503. Fiiizzi, Memorie
per la storia di Fcrrara, t. IV, p. 211.)
368 L'ART FEIUIAUAIS.
à la Commune (1), et celle-ci Tacheta du cardinal Louis d'Esté
en 1586.
Presque aussitôt, on y entreprit d'importantes restaurations,
pour lesquelles les professeurs consentirent à abandonner une
partie de leur traitement, et l'on commença la façade actuelle
qui ne fut terminée qu'en 1010. Au centre, une porte monu-
mentale s'ouvre entre des colonnes rustiques. De chaque côté
se trouvent trois fenêtres : celle du milieu a un fronton aigu,
tandis que le fronton des autres est cintré. Au-dessus de la
porte est un balcon sur lequel donne une porte encadrée par
des pilastres rustiques, et surmontée d'un fronton aigu que
domine un campanile avec une horloge. De chaque côté du
balcon, on voit, comme au rez-de-chaussée, trois fenêtres;
seulement, la disposition des frontons est intervertie, de sorte
que c'est la fenêtre du milieu qui possède seule un fronton
arrondi. D'après l'opinion générale, l'auteur de cette façade
fut Aleolli; mais, comme l'architecte Alessandro Balbi ratifia
l'estimation des travaux, L.-N. Cittadella incline à substituer
le nom de Balbi à celui d'Aleotti (2).
A quelle époque et pour quel motif le palais construit sous
Albert d'Esté reçut-il le nom de palais du Paradis? On l'ignore.
Peut-être, ainsi que le prétend Caleffini, est-ce Albert d'Esté
lui-même qui le lui donna, comme il donna ceux de Schifa-
noia et de Belfiore à deux autres résidences. Cependant on
s'accorde à croire que l'édifice dut son titre à une célèbre
peinture qu'Antonio Alberti y exécuta pendant le règne de
Nicolas III et qui représentait le Christ au milieu des anges et
des saints (3).
Autrefois les portiques qui environnent la cour étaient sou-
tenus par des colonnes de marbre. Ces colonnes ayant fini par
perdre leur aplomb, on eut la malencontreuse idée de mettre
à leur place des piliers en brique (1766). Parmi les objets ex-
posés sous les arcades du portique figurent une statue équestre
1^1) L.-:N. Cittadella, Memorie ciel teiupio di San Francesco, p. 24, note 3.
(2) Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 344, 546.
\Z) Antonio Alberti y peignit aussi le concile œcuménique de 1438.
LIVRE DEUXIÈME. 369
du douzième siècle, la plus ancienne peut-être qui existe, un
buste du poète Cinthio Giraldi, par Alfonso Lombardi, et un
buste de Béatrice, fdle de Prisciano Prisciani, conseiller de
Borso et d'Hercule l". On remarque aussi un sarcophage du
cinquième ou du sixième siècle, en marbre de Paros, qui servit
de tombeau en 10:26 à Alberto Bonacossi dans Téglise de
Saint-François. On voit sur ce sarcophage Jésus encore très
jeune, expliquant un livre, qu'il tient ouvert sur ses ^enoux,
à six apôtres placés à ses côtés; les six autres apôtres sont i"e-
présentès trois par trois sur les faces latérales du sarcophage.
Ce monument en rappelle plusieurs qui existent à Sant' Apol-
linare in Classe hors de Ravenne; il fut probablement, comme
eux, exécuté par ordre de Théodoric (I).
Si le palais du Paradis a perdu les peintures d Antonio
Alberti , il possède encore quelques restes intéressants de
fresques exécutées vers la première moitié du quinzième siècle.
Ces restes se trouvent au rez-de-chaussée dans la première
salle à droite. Une partie des fresques représente un combat :
on aperçoit, au sommet d'une tour crénelée, une femme au-
près de laquelle deux autres femmes se livrent à une lutte
acharnée, tandis qu'un homme tire de l'arc. Sur une autre
paroi, on distingue une femme qui joue de l'orgue (2). Ail-
leurs, un personnage vu de profil à gauche va percer d'une
flèche un homme, en tunique vert clair et en manteau gris,
vers lequel se penche une femme, vêtue de rouge et coiffée
d'un voile blanc, dont la tête est fort belle. L'intelligence des
physionomies et l'harmonie des couleurs prouvent que ces
fresques, malgré certains défauts justifiés par l'époque de
l'exécution, méritaient d'être débarrassées du badigeon qui
les a longtemps cachées.
Dans le palais du Paradis se trouve aussi une précieuse
collection de monnaies anciennes et de médailles. Elle fut
commencée par le marquis Lionel. Alphonse I" l'accrut nota-
['\) L.-N. CiTTADELLA, MeiHOrie sul teinpio cli San Francesco in Ferrara
p. 76-78.
^2^ CrOWË et CvVALCASELLE, t. II, p. 388.
I. 24
370 L'ART FEUUAllAIS.
blement grâce aux agents qu'il envoyait partout. Durant la
puerre avec Venise et avec Jules II , la pénurie du trésor
public le força, on se le rappelle, de mettre en gage chez
lacomo Ambrogio de Vérone les pièces les plus rares, qu'il
racheta en 1513. Hercule II fit dresser par Calcagnini en
1540 le catalogue de la collection ducale, qui ne comprenait
pas moins de neuf cents monnaies d'or.
A côté de l'Université, dans le même palais, on a installé
la bibliothèque de la ville (l). Instituée en 1746, elle fut ou-
verte au public en 1753. Elle avait alors pour directeur Gian-
andrea Barotti, auteur des Memoyie istoriche di lelterati fer-
raresi, qui ne furent publiés qu'après sa mort, en 1792. Parmi
les curiosités qu'elle renferme, on remarque, outre de nom-
breux manuscrits ornés de précieuses miniatures et une série
de livres accompagnés de gravures sur bois, le manuscrit com-
plet du Pastnr fido de Guarini. le testament de Torquato
Tasso, ainsi que la Jérusalem délivrée transcrite par INIajanini,
un des amis du poète, et annotée par le poète lui-même, le
manuscrit des Satires de l'Arioste, le siège de cet illustre écri-
vain et son encrier de bronze, orné de trois chimères et d'une
figure d'enfant au sommet.
PALAIS ROilEI.
Contigu au couvent du Corpus Domini , le palais Romei,
situé à l'angle des rues Savonarola et Praisolo (2), fut légué en
1483 par Giovanni Romei à ce monastère, qu'il servit à agran-
dir. Deux pièces, composant ce qu'on appelle l'appartement
du cardinal d'Esté, sont ornées de peintures, qui ont une cer-
(1) Aldo Gexxari, Monograjia délia Cirica Biblioteca dalle oriçini ad ofjgi,
colV aggiunta di un indice illustrato dei manosciitti ferraresi dal i^&'iin poi,
nonchè d'un elenco dei principali autocjrafi.
(2) C'est dans la rue Praisolo que, le 6 juin 1508, Ercole Strozzi, Hls de Tito
StrozzI et poète comme son père, fut assassiné. ISous donnerons quelques détails
sur Ercole en parlant du palais Pareschi.
LIVRE DEUXIEME. 371
taine analogie avec les fresques de la chambre de l'Aurore
dans le Castello et qui rappellent l'école des Dossi. Dans la plus
grande des deux pièces, on voit au centre du plafond David et
Goliath , tandis que l'ange et Tobie sont représentés dans
l'autre. On remarque, en outre, de gracieuses arabesques,
d'une grande légèreté.
PALAIS PARESCHI OU GAVASSINI.
En face du palais Romei, dans la rue Savonarola^ autrefois
rue Voltapaletto (1).
Dès qu'on a franchi la porte principale, on se trouve dans
une vaste cour, qu'entourent des portiques soutenus par des
colonnes de marbre. Une autre cour, très majestueuse, confine
à un jardin, dont la grille donne sur la rue de la Giovecca.
A l'intérêt que présentent ces belles cours au point de vue
de l'architecture, le palais Pareschi unit celui des souvenirs
historiques. Hercule I" le fit construire entre 1475 et 1487
dans une partie du jardin appartenant aux Fransciscains, qui
reçurent à titre de compensation des biens plus importants
sur le territoire de Migliaro. L'ayant richement meublé, il
le donna à son familier Giulio Tassoni (2) , capitaine distin-
gué, le jour où celui-ci épousa Ippolita Contrarii, fille de Nic-
colô Contrarii et de Béatrice Rangoni de Modène (21 janvier
1 487) (3); mais il le recouvra plus tard, car, par son testament
de 1504, il le laissa à son fils Ferdinand, appelé aussi Fer-
rante. Ferrante en fut bientôt dépossédé (1505), pour avoir pris
(i) Frizzi, Memorie per la atoria cli Ferrara, t. IV, p. 156-157. — L.-N. Gn-
TADELLA, J^otizie relative a Ferrara, t. I, p. 330.
(2) Dès sa jeunesse, Giulio Tassoni avait été chambellan d'Hercule I".
(3) De plus, le duc fit représenter en l'honneur des nouveaux époux, dans la
nouvelle cour du Castello, une pièce de Niccolô da Corrcjjgio intitulée Cefalo. Le
5 avril de la même année, il permit à Giulio Tassonc de porter le surnom à'Es-
tense et d'adopter les armes de sa propre famille. A ces faveurs il ajouta la dona-
tion de plusieurs domaines.
372 L ART FERRAUAIS.
part à une conjuration contre son frère Alphonse V% dont la
ripueur lui imposa une prison perpétuelle. En 1533, Al-
phonse I" le légua à son second fils, le cardinal Hippolyte II,
et, après la mort d' Hippolyte II, le cardinal Louis d'Esté et
le duc Alphonse II en furent conjointement propriétaires jus-
qu'en 1575, époque à laquelle le duc céda ses droits au car-
dinal (1), qui, en 1583, vendit le tout au comte Camillo Gua-
lengo. Un des propriétaires suivants, Sigismond Gavassini,
réédifia en partie le palais (1738) et fit faire par l'architecte
véronais Girolamo dal Pozzo un escalier princier ainsi qu'une
nouvelle façade (2), tout en respectant les portiques et les
cours.
Parmi les personnages illustres qu'abrita cette demeure,
nous en citerons deux : Isabelle, femme de Frédéric III d'Ara-
gon, et la duchesse Renée, femme du duc de Ferrare Her-
cule II (3).
(Juaud Frédéric III d'xVragon eut perdu le royaume de
Naples (1501), il trouva avec sa famille un asile à Tours, où il
mourut au bout de trois ans; mais, pour des motifs politiques,
la France ne put continuer à garder chez elle sa veuve et ses
quatre enfants. Alphonse I", duc de Ferrare, leur offrit dans
le palais de la rue à laquelle on a donné le nom de Savonarole
une hospitalité qui dura depuis le 29 mai 1508 jusqu'au
18 mai 1533, date de la mort d'Isabelle. Il pourvut en outre à
leur entretien, prenant en pitié une misère absolue, sans pré-
cédents, que finit cependant par adoucir le recouvrement de
certains biens. Quand Jules II, favorable aux Vénitiens contre
lesquels Alphonse I" guerroyait, frappa Ferrare d'interdit
(9 août 1510), Isabelle obtint l'autorisation de faire célébrer
dans sa demeure les offices divins, parce que sa pauvreté ne
lui permettait pas de quitter la ville. En 1520, elle eut la dou-
leur de perdre un de ses deux fils, et en 1533 celle de voir sa
fille Giulia devenir veuve quelques mois après avoir été mariée
(i) A cette époque, le jardin fut consacré aux études Ijotaniques.
(2) La précédente façade avait des fenêtres ogivales.
(3) L.-]X. CiTTADELLA, Vil palazzo Esteiise in Feira/a, 1872, in-S".
LIVRE DEUXIEME. 373
par le duc de Ferrare à Giovan Giorçio, marquis de ^lont-
ferrat, qui fut peut-être empoisonné.
Quant à Renée, fille de Louis XII et d'Anne de Bretagne,
qui épousa Hercule II en 1528, on ne sait à quelle époque elle
se retira dans le palais qu'avait si longtemps habité Isabelle
d'Aragon. Il est certain qu'elle s'y trouvait en 1554. Le duc
la relégua et l'isola cette année-là dans une pièce du Castello,
parce que, attachée aux doctrines de Calvin, elle détournait
ses filles des pratiques du culte catholique; mais, au mois de
septembre de la même année, elle fut autorisée à retourner
dans le palais qu'on lui avait fait quitter.
Auprès du palais Pareschi se trouve la maison habitée jadis
par les Strozzi, maison non loin de laquelle demeura Jérôme
Savonarole avant son entrée chez les Dominicains. C'est ce
voisinage qui suscita chez l'ardent jeune homme le désir
d'épouser l'héritière des Strozzi, et peut-être le refus qu'il
essuya ne fut-il pas étranger à la direction définitive que pri-
rent ses pensées (1). On ne connaît plus la place qu'occupait
la maison de son père.
A l'angle du palais Pareschi eut lieu le meurtre d'Ercole
Strozzi, le 6 juin 1508, treize jours après le mariage de l'il-
lustre poète avec Barbara Torelli, la jeune veuve d'Ercole
Bentivoglio (2). Quand on découvrit le corps de Strozzi sur la
voie publique, il était enveloppé d'un manteau, et l'on constata
vingt-deux blessures. Toute la ville s'en émut, car elle perdait
un de ses citoyens les plus marquants, qui avait été Juge des
Sages et qui n'avait trouvé que des amis parmi les poètes dont
la cour s'honorait. Quel personnage avait dirigé le poignard
des assassins? On a eu beau interroger les correspondances
(i) ViLLARi, Jérôme Savonarole et son temps, t. I, p. 43-4V, dans la traduc-
tion française que nous avons publiée chez Firmin-Didot, 1874.
(2) Ercole Strozzi n'avait que trente-sept ans. Il fut, connue poète, supérieur à
Tito, son père. Son style a plus de yràce, sa pensée plus de vivacité. Outre la
poésie latine, il cultiva la poésie italienne, à l'exemple de Heinho. En 1513, Aide
Manuce publia ensemble les poésies de Tito et d'Ercole Strozzi. La tradition
attribue à Ercole un éloge de Ludovic le More et une description de la {juerre
des géants. Quelques-uns de ses sonnets figurent dans la Baccolta dclle rime de'
poeti ferra resi.
374 L'ART FERRARAIS.
confidentielles, elles n'ont rien révélé de certain ; mais on a
soupçonné, non sans motifs, Alphonse, le duc de Ferrare,
soit que, épris de Barbara, il eût voulu se débarrasser de celui
qui venait d'épouser cette femme et qui mettait obstacle à sa
passion, soit qu'il vît avec jalousie la trop grande bienveillance
témoignée à Ercole Strozzi par Lucrèce Borgia, qui avait été
jusqu'à demander pour lui la pourpre à Alexandre VI. Tou-
jours est-il qu'Alphonse, si impitoyable envers ses frères Fer-
rante et Giulio lors du complot contre sa propre vie, et si
rigoureux d'ordinaire dans l'application des lois, n'ordonna
aucune enquête, quoiqu'il eût pour secrétaire intime et pour
conseiller Bonaventura Pistofilo, beau-frère d'Ercole Strozzi,
et quoique celui-ci appartînt à une famille puissante. En tout
cas, les regrets ne manquèrent pas à la victime. Non seulement
son oraison funèbre fut prononcée dans l'église de Santa Maria
in Yado, où eurent lieu les obsèques, mais Lodovico Pittorio,
Antonio Tebaldeo, Lilio Gregorio Giraldi, Bembo et l'Arioste
célébrèrent à l'envi l'illustre Ferrarais dans leurs yers (I).
Presque aussitôt après le meurtre, Bembo et Tebaldeo crurent
prudent de quitter le pays. Quant à Barbara Torelli, elle s'en-
fuit de Ferrare et se retira à Parme, puis à Bologne, où elle
mourut (2).
PALAIS DES DIAMANTS (3
A peine le duc Hercule I" avait-il ajouté un nouveau quar-
tier à la ville de Ferrare (1492), que l'on y éleva plusieurs
palais. Un des plus importants fut le palais des Diamants,
ainsi nommé à cause de la façon dont sont taillés les marbres
qui revêtent les deux faces du haut en bas. Il est situé dans la
(1) Aide Manuce, de son côté, composa une pièce en trente-trois vers pour
servir d'épitaphc à Ercole Strozzi, qui avait été son élève à Ferrare.
(2) Babotti, / letterali feiraresi. — Grecorovius, Lucrèce Borcjia, t. II,
p. 175-177. — LiTTA, Famiglie celebri d'Italia, tavola V.
(3) Appelé également Ateneo civico.
LIVRE DEUXIEME. 375
rue appelée successivement : via degli Angeli, via dei Piop-
poni et corso Vittorio Emmanuele, à l'angle du corso Porta
Pô. C'est Sigismond d'Esté, frère d'Hercule I" et marquis de
San Martino, qui le fit construire (1492-1403). Ce prince
choisit pour architecte Biagio Rossetti et chargea Gahriele Fri-
soni de Mantoue d'exécuter les sculptures d ornementation.
Mais ces deux artistes ne menèrent pas à bout leur entreprise.
Obligés de partir, l'un pour Florence, l'autre pour Vérone, ils
cédèrent la place, en 1503, à Girolaino Pasino et à Cristoforo
Borgognoni, fils d'Ambrogio da Milano (1). Dès 1496, le palais
possédait déjà son bizarre revêtement, car Paolo et Jacopino
Lancelloti de Modène en constatèrent l'existence dans une
excursion h Ferrare que relatent leurs Chroniques, parvenues
jusqu'à nous. Hercule II, par un testament fait en 1558, légua
cet édifice, dont il était devenu propriétaire, à son second fils
Louis (qui fut évêque de Ferrare, puis cardinal), avec six mille
écus d'or pour le terminer et quatorze mille écus pour le gar-
nir de meubles, de tapisseries, etc. (2). César d'Esté, fils d'Al-
phonse, le frère naturel d'Hercule H, l'eut comme résidence
du vivant même du cardinal Louis, dont il fut l'héritier. A
l'occasion de son mariage avec Virginia de' Medici, mariage
décidé en 1583 et réalisé en 1586, il commanda à Enea Fon-
tana, de Bologne, cinq garnitures en cuir rouge décoré de
candélabres et de frises dorés. Après l'arrivée de Virginia à
Ferrare, il y eut table ouverte pendant huit jours au palais des
Diamants, et dans la grande salle eut lieu un tournoi sans
chevaux. En 1641, le duc de Modène François I" vendit, pour
dix-huit mille écus, lédifice au marquis Guido Villa. Enfin,
après l'extinction de la famille Villa, la municipalité, en 1842,
l'acheta, movennant six mille huit cents écus. aux héritiers de
cette famille. C est là qu'on a installé la Pinacothèque.
Le palais des Diamants a un aspect plus étrange qu'agréable
avec ses douze mille six cents plaques de marbre à facettes,
(1) L.-]N. CiTTADELLA, J^otizie relative a Fer/ara, t. II, p. 256, 261-262.
(2) L'état actuel du palais est dû aux travaux cxci'iités sur l'ordre du cardinal
Louis d'Esté.
376 I/AllT FERHAIIAIS.
disposition adoptée en souvenir du diamant qui était l'emblème
favori d'Hercule I". A chaque extrémité, depuis le rez-de-
chaussée jusqu'au premier étage et depuis le premier étage
jusqu'à l'entablement, on voit des pilastres ornés d'arabesques
remarquables, où la figure humaine n'est pas moins habile-
ment traitée que ne le sont les animaux fabuleux et les feuil-
lages. Mais ces délicates sculptures, dont M. Yenturi croit
pouvoir attribuer le dessin à Ercoh Grandi (1), ne perdent-
elles pas à figurer auprès des saillies aiguës qui frappent par-
tout les regards? Elles eussent mieux accompagné des surfaces
unies et tranquilles. Le contraste n'est-il pas trop violent?
Il existait, du reste, des précédents pour une pareille archi-
tecture. A Bologne, le palais Bevilacqua, commencé en 1481,
présente aussi sur sa façade une multitude de prismes. Seule-
ment, il n'y en a point dans le bas, et ils sont d'ailleurs plus
adoucis, de sorte que les ornements de la porte, des fenêtres
et des entablements se marient mieux avec ces aspérités (2).
Dans le palais de Ferrare, les fenêtres du rez-de-chaussée
sont surmontées d'un bandeau plat, tandis que celles du pre-
mier étage ont pour couronnement un fronton aigu. Un balcon
occupe, au premier étage, l'angle de l'édifice. Au-dessus de
l'entablement en briques, percé d'œils-de-bœuf, s'étend une
imposante corniche.
La porte actuelle du palais ne date pas de la même époque
que le reste. Dès que Guido Villa eut acquis ce palais, Ghiron
Francesco, son fils, la fit exécuter par Filippo Giorgi et Agostino
Rizzi [l" octobre 1642) : le comte Vincenzo Tassoni en donna
le plan^ et ce fut un brodeur, Ercole Barca, qui fournit le des-
sin des deux pilastres, très inférieurs à ceux dont nous avons
parlé. Le tout devait être achevé au bout de dix mois (3).
Des fêtes splendides et des festins somptueux eurent lieu
dans ce palais quand les princes d'Esté en étaient proprié-
(1) Voyez V Archiviu storico delV ente de juin 1888 et L'arte ferraiese nel
periodo (V Ercole I d'Esté, p. 134.
(2) Les pilastres cannelés, aux extrémités du palais, sunt trop niai{;res et n'onl
pas d'heureuses proportions.
(3j L.-?i. CiTTADELLA, Notizic lelcitivea Ferrara, t. II, p. 347-348.
LIVRE DEUXIEME. 377
taires (l). Il fut encore embelli par la famille Villa, qui y
dépensa mille pistoles d'or. On y voyait partout des tentures
de velours et de soie, des cuirs peints, des miroirs de Venise.
Les deux cheminées qu'on admire maintenant dans le palais
municipal lui appartenaient. On remarque encore un beau
plafond de bois avec des caissons dans la plus grande des
salles. Quatre autres pièces possèdent également des plafonds
à caissons de formes diverses, avec de riches décorations. Au
plafond d'une chambre, Scarsellino avait représenté Apollon,
Minerve, la Renommée, Hercule, une jeune fille ailée et deux
empereurs romains, peintures qui se trouvent maintenant dans
la galerie de Modène. Quelques frises encore existantes ont été
attribuées par les uns à l'école de Dosso, par les autres à
Gimifvdncesco Surchi, dit Dielai.
PALAIS CASTELLI OU PALAIS DES LIOXS,
APPELÉ EXSUITE PALAIS GIRALDI, PALAIS SACPATI
ET aujourd'hui PALAIS PROSPERI.
A côté du palais des Diamants, dont il est séparé par une
rue, s'élève un palais non moins remarquable, que l'rancesco
(1) Le cardinal Louis d'Esté, fils d'Hercule II, y avait fait exécuter, pour un
festin en l'honneur de Barbe d'Autriche qui venait d'épouser le duc de Ferrare
Alphonse II, des préparatifs merveilleux, imaginés par son maître d'hôtel Gia-
como Grana ; mais la mort de Pie IV coupa court à ses projets en le forçant de
partir tout à coup pour Rome. Giacomo Grana écrivit du moins une description
des fêtes qui devaient lui faire tant d'honneur. Cette description, restée manu-
scrite, a été imprimée à Ferrare en 18G9 par Domenico Taddei sous le titre sui-
vant : Descrizione del banchetto nuziale per Alfonso II duva di Ferrura e Bur-
hai-a principessa d' Austria preparato. Une foule de princes, de cardinaux, d'am-
bassadeurs avaient été invités. Pour se procurer des poissons rares, Grana avait
envoyé jusqu aux lacs de Garda et d'Iseo, ainsi qu'en Sclavonie. Gènes avait fourni
des légumes et des fruits, Venise des figures en sucre. Aux volailles et aux ani-
maux domestiques, on avait ajouté des oiseaux sauvages, des lapins, des lièvres,
lies cerfs, des sangliers. Sur les muis de la salle s'étalaient de magnifiques tapis-
series que faisaient valoir des guirlandes, dans lesquelles figuraient dos branches
de laurier et de citronnier avec leurs fruits, des roses et des oeillets. Un grand
nombre de figures en stuc tenaient des torches à la main. On n'avait rien épargné
378 L'ART FER PARAIS.
Castelli fit construire à la fin du quinzième siècle (1). Castelli
était médecin en chef de la cour (2), ainsi que l'avait été son
père, Girolamo (3), qui fut, de plus, professeur à l'Université
de Bologne, puis à celle de Ferrare (4). Est-ce Bartolommeo
Tristani, est-ce Giovanni Stancari qu'il prit comme architecte
et qui livra le dessin de l'édifice? S adressa-t-il pour les sculp-
tures à Cristoforo da Milano, à Andréa di Tani, à Borso de'
Campi, à Antonio Bosi, à Giacomo da Ferrara? Tous ces ar-
tistes avaient déjà fourni des preuves de leur talent; mais on
ignore s'ils ont travaillé au palais de Francesco Castelli.
Ce qui attire d'abord les regards, c'est la riche et gran-
diose porte en marbre rougeâtre ; elle tranche avec la simpli-
cité de la façade, dont les briques ont un aspect de vétusté
pittoresque. Deux lions assis, en marbre rouge, sont placés,
comme de vigilants et redoutables gardiens, aux côtés des six
marches qui conduisent au seuil du palais (5). Des ornementa-
tions délicates, imitant les nielles, garnissent la face des mar-
ches ; sur la marche supérieure, on lit le mot Credo, tandis
qu'on voit sur la marche précédente un château [castello], em-
non plus pour rendre somptueuse I.i garniture des tables. Au repas devait succé-
der un concert, suivi lui-même d'une collation servie par des pages en brillants
costumes, par des nymphes et des bergers.
(i) Dès 1492, Francesco Castelli choisit comme constructeurs ou entrepre-
neurs [muratorï] maître Martino da Milano, fils de Gregorio, et maître Giacomo
de Miore, qui, le travail achevé, devaient recevoir, outre leur salaire, un bon
manteau de drap noir. Le 17 mars 1493, d'après une nouvelle convention, Gia-
como de Crémone remplaça, en qualité de capo m.astro, Martino qui était mort :
on lui promit, au lieu d'un manteau de drap noir, du drap de Londres pour faire
une cape.
^2; Il fut créé chevalier par Hercule I-% au moment où ce prince se disposa à
quitter Ferrare pour entreprendre le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostclle.
Docteur en philosophie et en médecine, il réforma l'Université vers 1505. Il fut
très cher au duc de Ferrare Alphonse I". INiccolô Leoniceno lui a dédié sa tra-
duction latine d'un ouvrage grec : De tribus doctrinis ordinatis secundum Gale-
num. Francesco Castelli mourut en 1528, après avoir épousé sa maîtresse, et
laissa des enfants mineurs. De 1500 à 1528, il fut le médecin attitré de l'hôpital
des pestiférés, situé dans-une île du Pô que l'on appelait île de Saint-Sébastien
ou du Boschetto. (L.-N. Cittadella, Notifie relative a Ferrara, t. I, p. 393.)
(3) Girolamo Castelli fit son testament le 5 mars 1471.
(4) Il harangua l'empereur Frédéric III dans la cathédrale.
(5) C'est à cause de ces lions qu'on donne souvent le nom de palais des Lions
au palais Castelli.
LIVTIE DEUXIÈME. 379
blême de la famille Castelli (1). La partie cintrée de la porte
présente des moulures exquises et repose sur deux piliers au
milieu desquels se trouvaient encore, il y a quelques années,
des médaillons en bronze représentant des têtes d'empereurs
romains, saint Georges tuant le dragon, les trois Grâces et
Mercure; les chapiteaux eux-mêmes nous montrent des têtes
fantastiques, des vases et des guirlandes. Entre le cintre de la
porte et le grand pilastre cannelé qui, de chaque côté, s'adosse
à la muraille, deux têtes de guerriers apparaissent en saillie
dans une couronne, et un peu plus haut s'étend une frise d'un
très beau ton, composée d'un vase flanqué de deux griffons et
de rinceaux, dont l'exécution n'est pas moins digne d'admira-
tion que l'agencement. Aux deux pilastres que nous avons
indiqués et qui ont pour appui la sixième marche de l'escalier,
correspondent deux colonnes de style corinthien que supporte
la cinquième marche. Ici encore les chapiteaux sont traités
avec un rare talent. Au-dessus de chaque colonne, sur l'enta-
blement, on voit assis, les jambes écartées et pendantes, deux
enfants nus et ailés qui s'accotent à la partie inférieure d'un
balcon. Sous le balcon lui-même, trois autres enfants servent
de cariatides : celui du milieu tient une corne d'abondance et
est placé dans la courbure d'une console. Sans être beaux, ces
enfants ne manquent pas d'un certain charme. Au sommet du
balcon, formé de fuseaux alternant avec cinq petits pilastres
ornés d'arabesques, on aperçoit deux petits enfants nus qui
s'embrassent, un buste d'homme coiffé d'un casque, un singe,
un buste de femme et deux enfants nus qui luttent entre eux.
Signalons enfin d'élégantes rosaces au-dessous du balcon et
sous l'arc de la porte.
A l'origine, le palais des Lions avait une autre porte, proba-
blement très simple. Celle qui existe aujourd'hui fut cependant
faite du vivant de Francesco Castelli. Lanzi, sans révéler ses
sources, en attribue le dessin à Balthazar Peîuzzi. Cette attri-
bution, à première vue, ne parait pas absolument invraisem-
(1) Voyez Frizzi, Memoric storiche délia nohile fmni(jUa Bevilacaun, p. 73.
380 L'AUT FEUUAllAIS.
blablc, car Peruzzi, né à Sienne en 1481, avait quarante-sept
ans en 1528 quand mourut Castelli. L'ensemble du monument
n'est pas d'ailleurs sans rappeler jusqu'à un certain point le
style de Peruzzi. N'y a-t-il pas quelque analogie entre cette
porte et celle de l'église dell' Anima, à Rome (1514), entre
la frise qui surmonte la porte du palais des Lions à Ferrare
et la frise qui orne depuis 1521 la porte de l'église San Micbele
in Bosco, tout près de Bologne (1)? Il est vrai qu'aucun docu-
ment n'indique la présence de l'artiste siennois soit à Bologne,
soit à Ferrare, dans les années précédentes. Aussi nous ran-
geons-nous à l'opinion de M. Venturi, qui, écartant le nom de
Peruzzi, regarde Ercole Grandi comme l'auteur du dessin de la
porte des Lions. Le caractère des têtes en saillie, celui des
têtes reposant sur la balustrade, les enfants assis les jambes
pendantes et même le singe se retrouvent en effet dans les
décorations qu'Ercole Grandi exécuta au plafond d'une des
pièces du palais Calcagnini-Beltrame. Tout trahit l'imagina-
tion d'un artiste ferrarais, et le mélange des marbres et du
bronze montre que l'architecte (2) était doublé d'un peintre.
Peruzzi aurait été plus classique et se serait moins abandonné
à la fantaisie (3).
Le palais Castelli ne doit pas seulement à la magnificence
de sa porte la réputation dont il jouit : les pilastres qui le dé-
corent à ses extrémités et à l'angle des deux rues sur lesquelles
il donne n'y ont pas moins contribué. Ils ne sont pas dus à la
même main que la porte et ont dû être exécutés par un artiste
appartenant au quinzième plutôt qu'au seizième siècle. Sur
ces pilastres, en marbre jaune à veines rouges, se détachent
de légères arabesques que M. Burckhardt déclare supérieures
à toutes celles que l'on admire à Ferrare. Chaque pilastre
mériterait un examen spécial. Contentons- nous de regarder
1; Les ornementations de la porte de San Michèle in Bosco furent exécutées,
d après les dessins de Peruzzi^ par Giacomo (la Ferrara et Bernardino da Milano
ou da Lugano.
(2) Ercole (Grandi Ht le dessin de l'église Santa Maria in Vado (1495).
(3) Ad. Ventcri, Ercole Grandi, dans V Aichivio storico dell' Ai-te, livraison
de juin 1888, p. 194, et L'arte fenarese nel peiiodo d' Ercole I d'Esté, p. 133.
LIVRE DEUXIÈME. 381
celui qui se trouve à l'extrémité du côté droit, rue du Corso
Vittorio Emmanuele. Quelle pureté de goût, quelle exquise
délicatesse dans ces guirlandes de fruits, ces dauphins,
ces cornes d'abondance, ainsi que dans ces médaillons de
bronze où l'on remarque, ici trois femmes nues devant un
guerrier assis, là un guerrier à cheval qui perce de sa lance
un soldat et dont le cheval en foule un autre sous ses pieds,
tandis qu'un troisième soldat, au torse nu, prend la fuite!
A l'intérieur du palais, il n'y a plus rien à observer, sauf le
portique à sept arcades donnant sur un jardin (1). Les appar-
tements sont dans un état de délabrement qui touche à la
ruine.
Accompagné de soixante personnes [sessanta bocche), Anni-
bale Bentivoglio, qui avait épousé Lucrezia, une des filles du
duc Hercule I"^ y reçut l'hospitalité et y fut somptueusement
traité, au dire d'un témoin oculaire, du chroniqueur Zam-
botti.
Francesco Gastelli partagea sa résidence avec un peintre
nommé Gerardo Gossa et avec Domenico et Pasia, enfants de
Gerardo. Pasia devint sa maîtresse; il légitima, en l'épou-
sant (1509), les trois enfants qu'elle lui avait donnés (Lucrèce,
Isabelle et Alphonse), et il lui constitua une dot de mille lire
marchesane, libéralité inutile, car elle mourut avant lui (1511).
Dans l'inventaire qui fut dressé, le notaire mentionne des tapis-
series qui représentaient une vierge, deux figures d'hommes
et une figure de femme, une figure de jeune homme avec
l'image de la Mort, Orphée jouant de la lyre et une très belle
nymphe nue, saint Christophe et l'Enfant Jésus, une crèche,
une Pietà, un Crucifiement. Alphonse, fils de Castelli, épousa
Violante Bevilacqua : il en eut une fille, Gostanza, qui devint
la femme d'Ercole Canali, et deux fils, Francesco et Annibale.
En 1563, il mourut dans la demeure paternelle.
(1) A l'origine, ce jardin était entouré d'un mur sur lequel avaient été peints des
faunes {un bel mwo dipinto a fauni). Une lettre écrite au duc de Ferrare par
îilicola Bendelei nous apprend qu'un vent furieux abattit ce nmr en 1495. (Ves-
Tuitt, L'atte feirarese nel periodo d'Ercole I d'Esté, p. 34.)
382 L'ART FEllUAllAIS.
De la famille Castelli, le palais des Lions passa à la famille
Giraldi (l), puis h celle des Sacrati et enfin aux comtes Pro-
speri.
PALAIS ONOFRIO BEVILACQUA, PALAIS DI BAGNO,
PALAIS MOSTI.
Le palais des Diamants et le palais des Lions s'élèvent aux
deux côtés d un carrefour dont les deux autres côtés sont occupés
par le quartier militaire (ancien palais du comte Onofrio Bevi-
lacqua) et par le palais de la famille di Bagno. Le quartier
militaire n'a rien de bien remarquable. Quant à la résidence
du marquis di Bagno, rornementation en marbre de sa porte
n'est pas à dédaigner, quoiqu'elle date de 1555. Commencé
en 1493 par Aldobrandino Turchi et achevé seulement en 1555,
ce palais passa tour à tour aux Gostaguti, aux Bevilacqua et
aux Trotti (2), avant d'appartenir à son propriétaire actuel.
Dans la même rue, le palais Mosti, donnant sur un autre
carrefour, attire aussi l'attention par les deux pilastres qui en
ornent la porte : au milieu de chaque pilastre se trouve une
plaque de marbre rouge entourée d'une couronne; les cha-
piteaux sont de très bon goût. Entre l'arc de la porte et la cor-
niche apparaissent deux médaillons d'empereurs. L angle du
palais est également pourvu de pilastres avec de beaux cha-
piteaux.
(1) On a prétendu que Lilm Gregorio Giraldi et Cinthio Giraldi étaient nés
dans ce palais. C'est une erreur. Le palais Castelli ne devint la propriété de leur
famille qu'après leur naissance. Alfonso Castelli, fils de Francesco, le possédait
encore en 1563, puisqu'il y lit alors son testament : or, Lilio Greyorio naquit en
1479 et Cinthio en 1504.
(2) Les Trotti eurent aussi pour demeure le palais où est installé maintenant
le séminaire.
LIVRE DEUXIÈME. 38B
PALAIS l'.ENTIVOGLIO.
Dans la rue délia Rotta, près de l'église de Saint-Jean-Baptiste.
Ce palais rappelle à la fois la munificence avec laquelle les
princes de Ferrare récompensaient les services reçus ou se
créaient des partisans, et la fragilité des faveurs qu'ils accor-
daient. Borso d'Esté le fit construire en 1449, avant son avè-
nement, et le donna à Peregrino Pasino, dit Pigoccino, « suo
cavalière e compagno " ; mais plus tard Pasino se le vit con-
fisquer, et le duc Hercule T" le concéda en 1485 à Albert
d'Esté, pour récompenser celui-ci de sa fidélité pendant la
guerre contre les Vénitiens qui avaient essayé de le gagner à
leur cause, et aussi pour le dédommager de la perte du palais
de Scliifanoia, palais qu'il lui avait enlevé, en 1-476, sous de
futiles prétextes. Après être devenu la propriété des Roverella,
l'ancien palais de Pasino passa à Cornelio Bentivoglio (1), et
c'est par ordre de ce personnage que fut faite la grandiose
façade avec ses ornements et ses trophées en marbre (1585).
PALAIS STROZZI.
Ce palais, construit probablement au quinzième siècle et
situé à gauche de l'église consacrée à saint Dominique, fut
possédé jadis par Prisciano Prisciani, secrétaire du duc de
Ferrare. Bartolomeo Prosperi, qui fut aussi secrétaire d Her-
cule P% et Ferrante Tassoni l'acquirent ensuite en épousant
l'un après l'autre la fille naturelle légitimée de Prisciano,
(1) Une branche de la famille bolonaise des Bentivoglio s'était fixée à Ferrare.
Cornelio Bentivoglio fut général du roi de France en Italie et lieutenant géné-
ral des armées du duc de Ferrare. Il mourut le 26 mai 1585. La façade de son
palais était déjà terminée.
384 L'ART FERRAUAIS.
Béatrice, dont le buste, dans la coui' de l'Université, atteste la
beauté. Enfin, les Sacrati, et après eux les Strozzi, en devin-
rent propriétaires.
Sa belle et simple porte en pierre blanche forme, sous le
rapport de la couleur, un agréable contraste avec le rouge de
la façade. L'arcade de cette porte repose sur deux pilastres et
possède comme eux des ornements d'un goût parfait.
A l'intérieur du palais se trouve une collection d'œuvres
d'art qui, malheureusement, s'est beaucoup amoindrie.
En 1882, nous avons encore admiré un bas-relief colorié du
quinzième siècle, représentant la Vierge avec l'Enfant Jésus,
un très beau buste en terre cuite du Dominicain saint Hya-
cinthe (1), exécuté, selon L.-N. Cittadella, par^//b/25o Lombardi,
les portraits d'Uberto Sacrati, de sa femme et de leur fils, tableau
attribué maintenant à Cosimo Tura, une Vierge de Cima da
Conegliano, un portrait de femme dont on fait honneur à
Titien, deux portraits de petites filles vêtues de rouge, quatre
toiles de Canaletto, six magnifiques plats de Faënza et un plat
exécuté d'après un dessin de Garofalo. Les deux peintures
dans lesquelles deux femmes personnifient le printemps et l'été
sont peut-être de Michèle Ongaro.
PALAIS BEVILACQUA-ARIOSTI
ET PALAIS ENTOURANT LA PLACE DE l'aRIOSTE (2).
Autour de la place au milieu de laquelle une grande colonne
supporte la statue de l'Arioste (3), dans le quartier ajouté par
Hercule I" à l'ancienne Ferrare, on remarque trois palais (4).
(1) Jusqu'à l'c'poque île la suppi'cssion îles corporations religieuses, ce l)uste a
appartenu à l'église de Saiut-Douiinique, où il a été remplacé par une excellente
copie.
(2) L.-N. Cittadella, Guida pel forestiero in Ferrara, p. 127, et Notizie rela-
tive a Ferrara, t. I, p. 316. — Burckhardt, Der Cicérone, t. I, p. 210 b.
(3) Voyez dans le liv. III le ch. i, relatif à la sculpture.
(4^i Quand on se trouve sur la place de l'Arioste, on aperçoit aussi une partie
de l'église des Sacrés Stigmates.
LIVRE DEUXIEME. 385
— Celui des Bevilacqua Cantelli (1), à Fangle de la rue qui
conduit à la Chartreuse, est plus vaste que beau; depuis 1826
jusqu il 18o4, les chevaliers de Malte y habitèrent; il doit sur-
tout sa réputation à ses vastes jardins où l'on admirait autre-
fois des statues, des fontaines, des avenues ombra^jées et plu-
sieurs petits temples, que l'abbé Luigi Campi a décrits en
prose et que Girolamo Vaccari a célébrés en vers (1790) (2).
— Le palais Zatti, qui appartint primitivement aux Ronchegalli,
dont on distingue encore les armes à lun des angles de l'édi-
fice, s'annonce par un portique à colonnes de marbre. — C'est
également sur un portique que s'appuie la façade du palais
qu'avaient fait construire en 1499 les Strozzi, auxquels ont
succédé les Bevilacqua-Âriosti de Bologne (3). Ce palais possède
une des plus curieuses cours qu'on puisse voir à Ferrare.
Quand on y pénètre, on a en face de soi d'élégantes fenêtres
dont la partie cintrée repose sur des pilastres ornés de char-
mantes arabesques. Une loggia règne au rez-de-chaussée. Il y
en a aussi une au premier étage. Malheureusement, tout est
délabré et même défiguré. On a muré les arcades inférieures.
Ici, un crépi jaune cache les briques; là, les briques sont à dé-
couvert. Cet état de vétusté, d'abandon, presque de ruine,
n'est pas, du reste, sans charme; le côté pittoresque y a peut-
être gagné, et l'on ne saurait rester indifférent à certaines
juxtapositions de couleurs. La cour ne mérite pas seule l'atten-
tion : en montant l'escalier à droite, on rencontre, au tournant
(1) Il appartient maintenant au comte Massari, après avoir appartenu au haron
Baratelli.
^^2) Le poème, en quatre chants, de Vaccahi est intitulé : " // giardino del
N. U. il sic/, inarch. D. Camillo Bevilacqua Cantelli, ciainbellano di S. M. I. ;
Bologna, a S. Tom. d'Aquino, 1790. »
(3) La famille Mazucchi est propriétaire de la moitié du palais.
Plusieurs autres palais à Ferrare ont porté le nom de Bevilacqua. Tel est le
palais édifié en 14-93 par le comte Onofrio-Bevilacqua dans la via degli Angeli ou
dei Piopponi (aujourd'hui Corso Vittorio Emmanuelc), acheté par le duc
Alphonse 1" pour ses fils, entièrement reconstruit en 1763 par le maréchal Luca
Pallavicino, et devenu le quartier militaire. Tel est encore, dans la via di Volta
paletto, le palais des Bevilacqua-Aldobrandini, qui, construit en 1430, a passé aux
Costahili-Containi. Les ornements en marbre, les balcons, les bustes, les trophées
sont dus au cardinal Bonifazio, mort en 1627. C'est ce palais qui renfermait la
célèbre collection Costabili, maintenant dispersée.
I. 25
38() L'ART FEllRAUAIS.
de cet escalier, un pilier dont les faces sont décorées d'ara-
besques très délicates représentant des feuillages, des dauphins,
des épis et des oiseaux.
LA MAISON DE L ARIOSTE.
Une branche de la famille Ariosti de Bologne vint s établir
à Ferrare dès le quatorzième siècle. Lippa Ariosti, surnommée
la Belle, fut la maîtresse d'Obizzo d'Esté, qui finit par l'épouser.
Bonifazio, frère de Lippa, fut un des ancêtres de Lodovico,
l'immortel poète. Fils de Nicole Ariosti et de Daria INIalaguzzi
de Reggio, Lodovico naquit en 1474 dans cette dernière ville,
dont la citadelle avait alors son père pour commandant ; mais il
fut élevé à Ferrare dans la maison que Nicolo acheta en 1478
(via Santa Maria délie Bocche, n" 3355). C'est là qu'il récitait
à ses frères ses spirituelles comédies. Après la mort de son
père (février 1500), il devint propriétaire de cette maison. Elle
ne lui plaisait sans doute qu'à demi, car en 1528 il s'en fit
construire une autre selon ses goûts dans la via di Mirasole,
où il passa ses dernières années et où il mourut le 6 juin 1533.
Lamartine en a tracé une fidèle description, u La demeure
de l'Arioste, dit-il, est encore vide aujourd'hui, comme par
respect pour sa mémoire... Elle est petite, étroite et basse,
cette maison; sa façade en briques, percée d'une porte et de
deux fenêtres, ouvre sur une longue rue solitaire et silencieuse,
pareille aux rues désertes, quoique élégamment bâties, des
quartiers ecclésiastiques de Rome. On dirait d'un long cloître
de chanoines dans les environs d une cathédrale. Un corridor
fait face à la porte de la rue; une chambre à droite, une autre
à gauche, forment tout le rez-de-chaussée; un petit escalier
de pierre conduit par peu de marches au premier et seul étage
de la maison. Là étaient la chambre et le cabinet de travail du
poète ; les fenêtres prennent jour sur un petitjardin carré entouré
d'un mur de briques et entrecoupé de plates-bandes d'œillets.
LIVllE DEUXIEME. 387
Ce jardin, quoique un peu plus grand, est tout à fait semblable
aux petits parterres encaissés de hauts murs, qui sont attenants
à chaque cellule des Chartreux dans les vastes Chartreuses
d'Italie ou de France... Arioste était très fier d'avoir pu con-
struire pour ses vieux jours, avec le produit de ses vers, cette
maison, qui a une certaine élégance architecturale. C'est ce
que prouve l'inscription en lettres romaines qui surmonte la
porte :
Par VA, SED apta mihi,
Sed xulli obnoxia,
Sed non sordida, parta
MeO sed TAMEN .ERE
DOMUS
inscription qu'on peut traduire ainsi en vulgaire français :
>( Maison petite, mais construite à ma convenance, mais n'en-
« levant le soleil à personne, mais d'une propreté élégante, et
« cependant bâtie tout entière de mes deniers personnels ! >'
Nous y restâmes plusieurs heures, accoudé tantôt à la fenêtre
de la rue, tantôt à la fenêtre du jardin, nous faisant à nous-
même la charmante illusion qu'Arioste allait rentrer, et que
nous allions jouir d'une soirée d'entretien avec ce bon sens
exquis, avec cette philosophie souriante et avec cette poésie
fantasque qui s'appelèrent autrefois T Arioste. h'Ângelus qui
sonnait en carillon dans les nombreux clochers de Ferrare et
dans la tour carrée du palais des princes de la maison d'Esté,
nous arracha à cette illusion et nous rappela à l'hôtellerie (1). )i
La maison de l'Arioste porte deux inscriptions. Lamartine
n'en a cité qu'une. Voici la seconde :
" Sic domiis hœc xiriosta propitios habeat deos olim xtl Pùida-
rica. V
Le vœu du poète a été exaucé. On a toujours veillé avec
un soin pieux sur sa maison ; les propriétaires successifs en ont
respecté l'état primitif, et la municipalité, sur la proposition
du comte Girolamo Cicognara, la acquise en 1811, afin de la
(1) Cours familier de littérature, LV"^ entretien, p. 9-il.
38S L'AllT FEUUAUAIS.
garder à titre tle souvenir historique. Seulement, il n'y faut
rien chercher qui ait appartenu à l'Arioste. Ce qu'on y montre
au visiteur n'a aucun caractère authentique. La bibliothèque
publique de Ferrare possède seule plusieurs objets laissés par
l'auteur de \ Orlando furioso .
PALAIS CRISPI.
Via Borgo de' Leoni, 28, près de l'éfilise del Gesu.
Le palais Grispi fut, dit-on, construit d'après un dessin de
Girolamo Sellari da Carpi, aux frais du chanoine Giuliano
Naselli, mort en 1538. Ln héritier de NaseUi, Paolo, en fit
l'objet d'un échange avec le duc de Ferrare, qui le donna à
Lanfrano Gessi, fattore générale. La veuve de celui-ci le vendit
à Giovanni Maria Crispi, un familier des princes d'Esté (1)
Ce palais n'est pas très grand, mais les proportions en sont
harmonieuses. Sévère et régulier d'aspect, l'extérieur pré-
sente un mélange de pierres et de briques agréable à l'œil. La
porte à bossages est assez grandiose. De chaque côté se trouvent
cinq fenêtres grillées. Cinq fenêtres que l'on voit plus haut se
trouvent dominées par des frontons alternativement aigus et
arrondis. Au sommet de l'édifice règne une corniche à la fois
élégante et robuste, au-dessous de laquelle on lit : >i In perpe-
tuum Crisporiim familiœ niancipatiun >• .
A peine a-t-on franchi la porte, qu'on aperçoit au-dessus
d'elle, en se retournant, une fresque généralement attribuée
à Girolamo da Carpi (2). Cette fresque représente la Vierge
avec l'Enfant Jésus debout. Les figures ne manquent pas de
charme et ont même dû être belles, mais elles ont été repeintes
et elles tombent d'ailleurs en ruine. Elles étaient encore bien
(i) L.-N. GiTTADELLA, Sotizie relative a Fenai-a, t. I, p. 320.
(2) M. Morelli croit qu'on doit la donner à VOrtolano. [Kuntskritische Studien
ûber italienische Malerei : Die Galérien Borqhese icnd Doria-Panfili in Rom.
Leipzi{;, 1890, p. 275, note i.)
LIVRE DEUXIEME. 389
conservées au temps de Bariiffaldi. < Si Vasari, dlt-il (t. I,
p. 392), avait pénétré dans le palais de la famille Naselli, il
n'aurait pas manqué de louer la majestueuse Vierge qu'on y
voit toujours dans sa fraîcheur. Le possesseur actuel du palais
n'ignore pas combien cette peinture en accroît la valeur. »
La cour du palais a la forme d'un parallélogramme. Aurez-
de-chaussée, des pilastres blancs s'élèvent entre des fenêtres
surmontées d'un cintre Au premier étage, les pilastres sont en
briques ; mais les chapiteaux ioniques, les piédestaux, les cham-
branles des croisées, ainsi que les frontons aigus qui accompa-
gnent ces croisées, circonscrites par des arcades, sont en pierre.
Le reste des murs est en briques d'un rouge un peu vif. Cette
cour a de l'originalité; seulement, elle est trop resserrée, et sa
physionomie a je ne sais quoi de triste; la lumière n'y pénètre
pas assez; peut-être pourrait-on» reprocher aussi à l'édifice
quelque lourdeur. Tout ici provoque aux pensées graves,
témoin ces inscriptions qu'on lit sous la corniche : ^' JEdiJîca
tatiquain semper vicliirus. — Vive fjuasi protinus moritiirus. "
PALAIS DU SÉMINAIRE (1).
Dans la via Borgo jSuovo.
En 1 444, le marquis d'Esté Lionel fit construire par Anto-
nio de Bizocchi, entre le palais épiscopal et Thabitation de
Giovanni Bianchini, une résidence princière qu'il donna à
Folco di Yillafora (2), son maître de chambre et son favori, et
qu'il avait fait orner magnifiquement par les sculpteurs et les
(1) L.-]N. CiTTADELLA, Gutda ppl forestière !« /•e;7Y(;T/, p. 111, cl iSotizie rela-
tive a Ferrara, t. I, p. 342.
(2) Folco, auparavant, occupait une chanil>re somptueuse dans l'appartement
ilu marcjuis de Fcrrare. Le faste de ce personnage est demeuré célèhrc. Ses vête-
ments étaient couverts de broderies. Les orfèvres de la cour travaillaient pour
lui, et il portait au doigt un anneau d'or sur lequel était inscrit le nom Ai; Lionel.
L'amitié qu il inspirait au prince fut aussi attestée par un taMcau où Mantenna,
en 1449, lit le portrait de tous deux.
390 L'ART FEr.RAHAIS.
peintres à son service (1). Vendu par Folco à Francesco
Strozzi , marchand florentin qui habitait Venise et qui vint
s'étabhr à Ferrare, ce palais devint pins tard la propriété des
Trotti. Sous le règne d'Hercule II, Alfonso Trotti transforma
l'aspect de la façade en ajoutant le? marbres qui entourent les
fenêtres, la porte flanquée de deux colonnes ioniennes, le
balcon et le portrait du duc de Ferrare (1553). Depuis 1721,
le Séminaire occupe l'ancienne demeure de Folco diVillafora,
et il a même englobé les palais Libanori et Bianchini.
Deux pièces au rez-de-chaussée ont leur plafond décoré de
peintures que Garofalo exécuta en 1519.
Les fresques du plafond de la première salle ont presque
disparu. On distingue cependant des ornementations délicates
dans des compartiments à fond bleu et à fond rouge qu'enca-
drent des bordures grises. Quelques figures mythologiques en
grisaille , à demi effacées , remplissent les retombées de la
voûte.
Dans la salle suivante, tous les détails sont assez bien con-
servés pour que l'on juge à quel point Garofalo comprenait
les conditions de la peinture décorative, et pour que l'on
subisse h la fois le charme de son coloris et celui de son des-
sin (2). Au centre du plafond, à peu près comme au plafond
de la caméra degli Sposi peint par Mantegna dans le Castello
de Mantoue(l 474), et comme au plafond d'une salle du rez-de-
chaussée peint par Ercole Grandi dans le palais. Calcagnini-
Beltrame à Ferrare , le ciel apparaît avec quelques nuages
brillamment éclairés, et, au-dessus de la balustrade d'un
balcon sexangulaire, on voit à mi-corps, de bas en haut, plu-
sieurs groupes de personnages. Ici, deux hommes causent
ensemble, et une tête de femme, coiffée d'un coussinet rond,
se montre derrière l'épaule du plus âgé, dans lequel on a
prétendu que Garofalo s'était représenté lui-même, hypothèse
insoutenable, car, en 1519, il n'avait que trente-huit ans. Là,
(1) iSotauiment Nicolo Panizato. (A. Ve>tl-RI, 1 primordi del linascimento
aitistico a Ferrata, dans la Rivista storica italiana, vol. I, fasc. IV, anno 1884.)
(2) BiRCKUARDT, Der Cicérone, t. I, p. 280.
LIVRE DEUXIEME. 391
un homme sans barbe, qui a la tête nue et qui porte un man-
teau rouge, se penche en souriant vers un homme vêtu de
noir et coiffé d'un chapeau rouge, dont le large visage barbu,
vu de face et levé vers le ciel, a un beau caractère. Ces figures
présentent des raccourcis habilement rendus . Des enfants
nus, un singe et un nègre, des fruits, des livres, un rouleau
de papier; une coupe, une cage avec des oiseaux garnissent
les autres parties du balcon. Dans une des retombées au-des-
sous de ce balcon, David nu pose le pied sur la tête de Goliath ;
l'espace qu'il occupe est bordé en haut par une danse de satyres
entre un ])uste d'homme et un buste de femme, à droite et à
gauche par de jolis enfants nus, superposés, en bas par un
enfant nu, debout, et par deux têtes d'hommes. Une femme,
dont on ne voit plus guère que la tête et la main droite indi-
quant un cartel sur lequel on lit : « P. Patî^ia » , fait pendant
à David; elle est entourée de charmants enfants nus, s'ébat-
tant dans les attitudes les plus variées. A l'intérieur de deux
grands médaillons, on remarque le jugement de Salomon et
un homme sur un trône devant lequel une femme tient un
enfant qui plonge ses mains dons un plat porté par un homme
à genoux. Ailleurs, dans des espaces triangulaires, ornés
d'araliesques et pourvus chacun de trois médaillons renfermant
des têtes d'hommes et de femmes, Garofalo nous montre un
cavalier foulant sous les pieds de sa monture un homme nu,
- — Neptune indiquant du doigt sur le rivage un homme nu,
renversé, contre lequel s'acharne un oiseau de proie, — un
homme nu, debout, avec une grosse boule, — une femme
assise auprès d'un enfant, — un homme assis, soufflant dans
des pipeaux, — un homme et une femme tenant un cartel sur
lequel est inscrite la date de 1519. Toutes les figures, excepté
celles qui s'appuient sur le balcon, sont peintes en grisaille,
tandis que les ornementations gracieuses qui les encadrent
sont rouges et bleues. En somme, ce charmant plafond, où se
trouvent juxtaposés les sujets mythologiques et les sujets
empruntés à l'Ancien Testament, prouve que chez Garofalo,
comme chez les peintres des autres écoles italiennes à la
392 L'ART FER1\A1\AIS.
même époque, la passion pour Fart antique se combinait har-
monieusement avec les traditions de l'art religieux, a On trou-
verait difficilement dans toute Tltalie des espaces décorés avec
plus d'intelligence et de goût (1). » Garofalo apparaît ici
comme un des meilleurs représentants de cette séduisante
renaissance qui transformait h sa propre image les données
fournies par les monuments classiques, et qui leur commu-
niquait le charme de la nouveauté, grâce à un tour particulier
d'imagination, variant d'une ville à l'autre suivant les écoles.
PALAIS CREMA (AUTREFOIS MUZZARELLi).
Presque en face du Séminaire, le palais portant le n" 13 pos-
sède une très jolie cour qui appartient au commencement du
seizième siècle. Elle est entourée d'arcades avec des bordures
enterre cuite rouge. Ces arcades, dont le dessous est jaune,
sont soutenues par des colonnes grises. Un jardin fait suite à
la cour. Il y a là un charmant assemblage de couleurs, comme
dans un bouquet bien composé.
LA PALAZZINA.
Ce palais élégant et simple que l'on voit dans la rue délia
Giovecca, à droite, quand on se dirige vers les remparts, se
compose d'un seul étage. La façade en briques relève du style
classique ; elle est ornée de quatre pilastres et d'une corniche
également en briques, tandis que deux colonnes cannelées en
marbre blanc encadrent les nobles lignes de la porte. On
reconnaît ici, dit M. Burckhardt, « l'influence exercée par le
palais du Té à Mantoue (2) » .
(1) Ivan Leumolieff (Morelli), Kunstkrithclie Studien iiber ilaliciusche Male-
rei. Die Galérien Borghese und Doria Panfili in Rom (1890\ p. 273, note 1.
(2) Der Cicérone, t. I, p. 209 g.
LIVRE DEUXIÈME. 393
Ce fut François cVEste, fils du duc de Ferrare Alphonse I*
et marquis de Massa Carrara, qui fit construire en 1559 la
Palazzina. Marfisa, fille de François d'Esté, ayant épousé en
secondes noces Alderano Gybo, cette résidence devint la pro-
priété de la famille Cybo, qui la garda pendant un siècle et demi
environ. Après être restée assez longtemps inhabitée, elle fut
transformée en une fonderie de fer, et enfin la ville de Ferrare
l'acheta pour y installer l'École spéciale des ingénieurs.
Au milieu de ses vicissitudes, la Palazzina perdit presque
entièrement ce qui lui avait surtout valu sa réputation. La
partie postérieure de l'édifice était ornée d'une loggia donnant
sur un magnifique jardin : on a muré la loggia. Les murs des
portiques, les plafonds de certaines chambres, les parois d'une
salle de bain offraient aux regards des peintures exécutées
avec talent, non par les Dossi, comme on l'a prétendu, puisque
Giovanni et Battista, morts en 1542 et 15 48, n'existaient plus
quand le palais fut construit, mais par les élèves de ces artistes.
A côté des arabesques et des frises rappelant la décoration des
Loges de Raphaël, on remarquait, outre quelques compositions
assez importantes, les portraits de plusieurs princes de la
famille d'Esté. Tout cela n'est pour ainsi dire plus qu'un
souvenir. L'abandon et la fumée d'une usine ont réduit les
fresques à l'état d'irréparable ruine. On a même enlevé ce qui
était susceptible d'être transporté, et le voyageur ne visite
plus guère la Palazzina, dont les portes, du reste, ne s'ouvrent
que très difficilement devant lui (1).
PALAIS COSÏABILI COMAINI.
Quoique l'origine du palais Costabili remonte au quinzième
siècle, la façade ne reçut qu'au dix -septième ses orne-
ments de marbre, ses balcons, ses bustes, ses trophées, grâce
(1) Voyez Ccsare CiTTADEM.A, Catal. ht. dr pitt. fcir., t. I, p. l'<4, et t. II.
p. 47.
394 L'AllT FERRAllAIS.
au cardinal Bonifazio lievilacqua, qui mourut en 1027. Ce
palais avait passé dans la famille Bevilacqua Aldobrandini en
l i30, quand Gristin Francesco épousa Lucia Ariosti et vint se
fixer à Ferrare. Sa célébrité est due surtout à la galerie de
tableaux et h la bibliothèque qu'y installa Giovanni Costabili.
Malheureusement ces richesses se sont dispersées.
PALAIS ARCHIEPISCOPAL.
Construit en 1718 aux frais du cardinal archevêque Tom-
maso Rufo par l'architecte romain Tomaso Mattei, ce palais a
une façade assez élégante, un atrium spacieux, un escalier
grandiose. Vers la moitié de cet escalier, on voit, encastrée
dans le mur, une Vierge peinte à fresque par Ippolito Scar-
sella. Il est regrettable qae la résidence des archevêques de
Ferrare n'ait plus son ancienne façade avec un bas-relief en
terre cuite représentant saint Georges à cheval, et qu'elle ait
perdu, en outre, sa porte entourée de briques ouvragées et sa
cour environnée de portiques à colonnes de marbre.
Plusieurs palais mériteraient encore à divers titres d'être
mentionnés. Nous nous bornerons à signaler, d'après les indi-
cations de L.-N. Cittadella (1), ceux qui nous semblent offrir
le plus d'intérêt.
PALAIS TOLOMEI DALL ASSASSINO.
Dans la via délia Troinlia.
A en juger par sa physionomie, ce palais, dont la façade a
conservé son ancienne forme, fut construit au commencement
du quinzième siècle et peut-être même à la fin du quatorzième.
(1) JSotizie relative a Feriara, t. I, p. 313-353.
LIVRE DEUXIEME. 395
On prétend qu'il servit d'habitation à la belle Stella dall'As-
sassino, maîtresse de Nicolas III, mère de Lionel et de Borso.
Il a été converti en magasin.
PALAIS CONTRARII.
Dans la via Contrarii.
Uguccione Contrario, le conseiller intime de Nicolas III,
habita en 1413 dans ce palais, que sa seconde femme, Gamilla,
fille de Marco Pio, fit reconstruire en 1454 par Pietrohono
Brasavola et par Nigrisolo, compagiii muradori. Un incendie
endommagea l'édifice en 1519, et le tremblement de terre de
1570 détruisit les créneaux ; mais les dégâts furent prompte-
ment réparés. Dans plusieurs pièces, transformées en maga-
sin, on peut encore admirer des frises dont les arabesques et
les figures rappellent l'ornementation des Loges du Vatican.
On remarque, en outre, quelques beaux plafonds en bois,
ornés de dorures et de peintures délicates.
PALAIS NEROM DIOTISALVI.
Dans la via di Cisterna tlel Folio.
A la suite de sa conjuration avec Luca Pitti contre Pierre de
Médicis en 1466, Neroni Diotisalvi, dont on peut voir, dans la
collection de M. G. Dreyfus, le buste admirablement sculpté
par Mino de Fiesole, vint se fixer à Ferrare. Le palais crénelé
qu'il y habita fut construit vers 1469 ; on le lui confisqua pen-
dant quelque temps. Parmi les propriétaires ultérieurs de ce
palais figurent Sigismondo Cantelmo, familier du duc Borso
d'Esté, Gurone d'Esté à qui il fut confisqué au profit de Paolo
Antonio Trotti, secrétaire du duc, la comtesse Thiene di Scan-
diano et Francesco d'Esté. Il appartient maintenant à la
famille Bonacossi.
396 L'AlîT FER 11 A H Al S.
PALAIS FIASCHI.
Via Garibaltli.
Cet élégant palais appartenait à un Milanais, Matteo
Dall'Erbe, impliqué dans la conspiration de Nicolas, fils de
Lionel, quand Hercule I" le confisqua et en fit présent le
10 septembre 1476 à son maître de chambre Ludovico Fias-
chi, qu il créa bientôt chevalier. Peu après, Ludovico se maria
avec Margherita Perondoli (24 mai 1477) : le duc honora de
sa présence la cérémonie religieuse, qui eut lieu à la cour;
puis, accompagné d'un grand nombre de gentilshommes, il
escorta les nouveaux époux, au son des instruments, jusqu'à
leur habitation, où un repas fut servi à ses frais (1). Ce sont
les Fiaschi qui ont donné au palais sa physionomie actuelle.
PALAIS UNGARELLI.
Dans la via dei Gapuzzoli i^2).
Le Milanais Giovanni del Puozo ou dal Poggio, conseiller
ducal de justice sous Hercule P% construisit ce palais en 1496,
vis-à-vis de la porte de l'église des Jésuates, église dédiée à
saint Jérôme. L'élégante façade du palais est attribuée à
YAleotti: c'est la famille Fabbiani qui la fit faire. Cette demeure
passa ensuite aux Freguglia, aux Ungarelli et à la famille
Genta. Elle appartient maintenant à M. Alfonso Pareschi. Un
dessin d'Abel Blouet (3), à l'École des Beaux-Arts, à Paris,
reproduit l'aspect extérieur du palais Ungarelli.
(1) Frizzi, Memorie per la storia di Ferrai-a, t. IV, p. 106.
(2) Frizzi, Memorie per la storia di Ferrara, t. IV, p. 184. — L.-^^ Gitta-
DELLA, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 344.
(3) Retour de home à Paris, 1826, p. 34.
LIVRE DEUXIEME. 397
PALAIS GUARIM.
Dans la via tle{;li Anjjeli, aujouririiui corsn Vittorio Eminanuele.
Giovanni Battista Guarini l'Ancien fit élever ce palais par
Alessandro Biondo dans le quartier qu'Hercule I" avait ajouté
à l'ancienne Ferrare. En 1545, sous Hercule II, Alessandro
Guarini, fils de Giovanni Battista, augmenta l'importance de
son habitation en entreprenant quelques nouvelles construc-
tions, pour lesquelles il obtint du duc des exemptions de taxe.
Sur le pilastre qui se trouve à l'angle de la via degli Angeli et
de la via Guirina sont sculptés ces mots : Hercidis et Musarum
commercio — favete linguis et anùnis. Une partie du palais
donnant sur la via Guirina a été abattue.
PALAIS PEXDAGLIA.
Dans la via Sogari.
Ce palais, dont l'entrée principale donnait autrefois sur la
via de Sogari, était regardé, au temps de Borso, comme le plus
somptueux et le plus beau de Ferrare. Au mois de mai 1452,
le mariage de Bartolommeo Pendaglia, un des fattori generali
du duc, y fut célébré par une fête dont l'histoire a gardé le
souvenir, et que l'empereur Frédéric III, le roi de Hongrie et
Borso honorèrent de leur présence. A présent, le palais Pen-
daglia sert à une école de petites filles.
PALAIS PIC DI SAVOJA.
Dans la via Vittorio Eminanuele.
Ce palais appartenait à Giulio d'Esté. Le duc Alphonse I"
le lui confisqua en I 500 et en fit présent à Niccolô da Gorreg-
308 L'ART FElll\AKAIS.
<>io. Plus tard, la famille dVEste le recouvra, car le cardinal
Hippolyte I" le donna comme dot à Elisabeth, sa fille natu-
relle, quand elle épousa Giberto Pio.
PALAIS POSTACCIA.
Dans la via Grande.
Hercule P' fit construire ce palais par Gasparo da Corte,
appelé aussi Gasparo Ruina, qui était à la fois ingénieur et
architecte. A l'intérieur, on voit plusieurs portiques super-
posés. Giovanni Bentivoglio, souverain de Bologne, y fut logé
avec une suite nombreuse. La Postaccia était contiguë à l'an-
cienne auberge de l'Ange, qui existait dès les premières années
du seizième siècle, et où mourut le 13 janvier 1539 le Por-
denone, appelé de Venise à Ferrare par Hercule II pour faire
des modèles de tapisseries.
PALAIS ZAVAGLIA.
Dans la via ilella Giovec-ca.
Ce palais fut un de ceux que posséda la femille d'Esté.
PALAIS ROBERTI DA TRIPOLI.
Ce palais (]), dont la façade a été renouvelée à la fin du
seizième siècle par Alberto Schiatti, appartient à la famille Gico-
gnara, et c est là qu'est né Leopoldo Cicognara, auteur d'ou-
vrages renommés sur l'histoire de la sculpture et sur les nionu-
(1) Il y en a une reproduction dans les dessins d'Abel Blouet à l'Ecole des
Hcaux-Arts, Retour de Rome à Paris, 1826, p. 33.
LIVRE DEUXIEME. 399
lïients de Venise. Les Marcheselli et même les princes d'Esté,
si l'on en croit Scalabrini, ont jadis également habité ici.
PALAIS AVOLI TROTTI.
Dans la via di Porteserrate.
Fondé par Gristoforo Fauretti da Fiume, dit Cristoforo da
Fiume, répartiteur des impôts, il aurait eu pour architecte
Alberto Schiatti, qui florissait à la fin du seizième siècle.
PALAIS AGNELLI.
A côté de l'église de Saint-Jérôuie.
Il doit son origine à un membre de la famille Gontughi, et
en 1868 il avait pour propriétaires les Ortolani. On y entre
par une porte de marbre grandiose, mais massive, surmontée
d'un balcon. Les chambranles et les ornements architectoni-
ques des fenêtres sont également en marbre. Sur quelques
tablettes de marbre, on remarque des inscriptions en hébreu,
en grec et en latin.
LE PALAIS DES PRINCES U ESTE A FERUARE.
En approchant de Ferrare (1), le voyageur aperçoit avec
admiration quatre énormes tours s'élevant aux angles d'un
grandiose édifice qui a l'aspect d'une forteresse. Ce sont les
tours du Castello ou Castel Vecchio,' c'est-à-dire du palais des
(1) « Da ciascuno cli'iii quella arriva è tenuta non meii bclla e pomposa,
cil' ella sia patente et forte ", dit Fianccsco Alunno, à la p. 116 de su Fabrica
del mondo.
400 l'art FEURAllAIS.
princes d'Esle. Quand on pénètre dans la ville et qu'on se
trouve en lace de ces constructions à la fois harmonieuses et
hardies, l'intérêt ne fait qu'augmenter. A la vue des mâchi-
coulis et des fossés remplis d'eau qui entourent le monument
et au-dessus desquels s'arrondissent plusieurs voûtes sombres,
on se croirait en plein moyen âge, si la Renaissance n'avait mis
partout sa marque, en tempérant la sévérité de l'ensemble par
la noblesse des lignes et la pureté des proportions (1). Quel-
ques parties en saillie et quelques parties en retraite rompent
la monotonie qu'aurait pu produire une régularité absolue.
Plusieurs adjonctions sont dues à Girolamo da Carpi^ peintre et
architecte, qui fut chargé de réparer les dégâts causés par un
incendie en 1554. Autrefois, on n'entrait dans le Gastello que
par des ponts-levis aboutissant à des portes de fer (2), et la
cime des tours et des courtines était crénelée. Après le trem-
blement de terre de 1570, l'architecte Alberto Schiatti modifia
un peu la physionomie du monument. G est lui qui a garni les
tours de balustrades; c'est lui qui leur a donné pour couron-
nement des édicules carrés, ornés de pilastres et surmontés
d'une toiture en pente que domine un petit dôme, carré aussi,
pourvu également de pilastres et présentant des ouvertures
cintrées. Malgré ces innovations, qui diminuèrent l'austérité
de l'édifice, mais qui le rendirent peut-être plus grandiose, le
Castello est encore un des spécimens les plus remarquables de
l'architecture militaire en Italie. Il fait le plus grand honneur
à Giovanni dei Naseili qui l'a construit, et principalement à
Bartolomeo di maestro Giovanni da Novara, appelé d'ordinaire
Bartolino da Novai^a, qui l'a conçu et qui en a fourni tous les
plans. On ne saurait imaginer ni une masse plus imposante,
ni des détails plus pittoresques. C'est un de ces monuments
qu'on n'oublie pas.
(1) L. RuNGE, dans ses Beitràç/e zui keiilniss der Backstein-Aicliitectur Ita-
liens (Berlin, 2 vol. in fol., avec texte allemand et français), a reproduit (pi. XII)
une des fenêtres du Caitello au milieu d'une giantle muraille massive. (Bibl. nat.,
Inventaire V 2191 et 2192.)
(2) La porte septentrionale, qui sert maintenant de principale entrée, n'est pas
contemporaine de la construction primitive.
LIVRE DEUXIÈME. 401
Jadis, le Castello était muni de canons. Alphonse I" en fit
garder Tentrée par l'énorme coulevrine qu'il fabriqua avec
les débris de la statue colossale du pape Jules II (1), statue
dont Michel-Ange était l'auteur et qui resta placée au-dessus
de la porte de l'église San Petronio, à Bologne, depuis le
:21 février 1508 jusqu'au 30 décembre 1511.
Tout un curieux passé se dresse devant l'esprit en présence
du Castello. Le 3 mai 1385, h l'instigation du notaire Fran-
ceschino Montelino, le peuple ferrarais, exaspéré par une
aggravation d'impôts dont la responsabilité incombait à Thomas
de Tortone, Juge des Sages (c'est-à-dire syndic de la Commune)
et principal conseiller du marquis Nicolas II le Boiteux, se
souleva au ci'i de : " Vive le marquis ! Mort au traître Thomas ! »
Après avoir brûlé les registres des impôts et pillé la maison
du personnage qu'ils regardaient comme leur implacable en-
nemi, les séditieux se précipitèrent vers le palais du prince (:2),
où Thomas s'était réfugié , et enfoncèrent même plusieurs
portes, dans l'espoir de s'emparer de lui. En vain Nicolas II
leur adressa-t-il quelques paroles de conciliation ; en vain son
frère Albert descendit-il sur la place pour les apaiser. La foule
vociférait de plus en plus, quand parut un des fils du sou-
verain, qui, sorti depuis le matin, regagnait sa demeure. Elle
le prit comme otage, décidée à le tuer si Thomas de Tortone
ne lui était pas livré. Nicolas II hésita longtemps, mais l'amour
paternel finit par étouffer en lui tout autre sentiment, et le
Juge des Sages fut abandonné aux rancunes d'une populace
féroce, qui le massacra et le mit en pièces.
Ne se trouvant point en sûreté dans le palais de ses ancê-
tres, quoiqu'il eût consenti à diminuer les impôts, le marquis
d'Esté s'entoura d'abord d'une garde nombreuse, dont la pré-
sence lui permit bientôt de punir les principaux rebelles, dé-
noncés à sa vengeance par Montelino lui-même; puis il résolut
de se faire élever à côté de sa résidence un château fort en
(1) Voyez ce qui a ôtn dit p. 156-157 >^liv. I, rli. i).
(2) Ce palais, situé en face tlo la cathédrale, oel maintenant occupé par la
municipalité.
I. 26
402 L'AUT FEURARAIS.
communication avec elle, et d'où il pût braver les séditions de
sa capitale, tout en se garantissant contre les attaques de ses
ennemis du dehors. Dès 1385 la première pierre du Castello
fut posée par Albert d'Esté, son frère, le jour de Saint-Michel
(29 septembre); au bout de seize mois, l'édifice était achevé,
au moins à 1 extérieur. Vinq-cinq mille ducats empruntés à
François I" Gonzague servirent à couvrir les frais de construc-
tion; pour les rembourser, il fallut rétablir les anciens impôts,
et la population, cette fois, jugea prudent de ne pas réclamer.
Le nom de Saint-Michel fut donné à la nouvelle demeure des
princes d'Esté. A ce nom succéda celui de Castel Vecchio quand
on eut construit dans le voisinage de la porte Sainte-Agnès,
sur la rive du Pô, le Castel Nuovo ou Castel di Sant' Agnese
(1427-1433) (1).
Avant que le duc Hercule I" eût agrandi l'enceinte de Fer-
rare (1492), le Castello se trouvait sur la ligne des fortifica-
tions, à l'extrémité septentrionale de la ville, dont il occupe
maintenant le centre, de sorte qu'il eût été facile soit de ga-
gner la campagne en cas de pressant danger, soit de recevoir
des secours. A l'édifice attenaient, du côté occidental, de
magnifiques jardins s'étendant jusqu'au Pô, qui fournissait
leau des fossés. L'entrée principale, au lieu d'être au nord
comme à présent, était comprise dans le côté méridional, et
c'est par la petite place appelée aujourd'hui piazza dei Pol-
laiuoli qu'on y accédait. Une des quatre tours, celle qui fait
face à la longue et large rue de la Giovecca, dont l'emplace-
ment était alors occupé par un canal, n'est autre que l'an-
cienne tour des Lions modifiée. La tour des Lions dominait et
protégeait la porte des Lions , abattue à la fin du quinzième
siècle. L'une et l'autre devaient leur dénomination aux lions
que l'on avait installés dans leur voisinage et qui avaient été
donnés cà Azzo Novello d'Esté, en 1248, après la bataillp où
(1) Ce nouveau château, plus petit que l'ancien, eut pour architecte Giovanni
(la Siena, et fut disposé pour servir au moins autant d'habitation que de for-
teresse, K piii per diletto che per fortezza », au dire de Giovanni Battista Aleotti
d'Ar{;enta, architecte ducal. ^Nicolas III y installa sa maîtresse Filippa dalla
Tavola. (Voyez ce qui a été dit du Castel Nuovo à la page 270.)
LIVRE DEUXIEME. 408
son héroïque concours sauva Parme assiégée par Frédéric II et
réduite aux dernières extrémités ( 1 ) .
Plusieurs drames terribles se sont passés dans le Castello.
Voici ceux qui eurent le plus de retentissement.
Albert d'Esté, frère et successeur de Nicolas II, ayant été
forcé de se rendre à Milan pour se concerter avec Jean Galéas,
avait confié le gouvernement de ses États à son neveu Obizzo
di Aldobrandino. Excité par François de Carrare et par les
Florentins, ennemis d'Albert, Obizzo forma le projet de se
faire proclamer seigneur de Ferrare et trama la mort de son
oncle; mais sa tentative échoua, et il fut enfermé avec sa mère
dans les prisons du Casiellu, où tous deux furent décapités (2).
Sous le règne de Nicolas III, fils d'Albert, le Castello fut
témoin de scènes presque analogues à celles que Dante a
immortalisées dans l'épisode de Françoise de Rimini. Le mar-
quis, dit-on, voyait avec peine son fils Ugo traité avec peu de
bienveillance par Parisina Malatesta, sa seconde femme. Pari-
sina ayant témoigné le désir d'aller à Cesena et à Lorette, le
marquis lui imposa Ugo comme compagnon de voyage, dans
l'espoir que des rapports quotidiens rendraient la situation
moins tendue entre la belle-mère et le beau-fils. L'événement
dépassa ses prévisions. A la froideur succédèrent bientôt de part
et d autre de tendres sentiments, auxquels Ugo et Parisina con-
tinuèrent de s'abandonner après leur retour h Ferrare. Mais ces
relations ne restèrent pas longtemps cachées : une des femmes
de la marquise en révéla l'existence à un familier de Nicolas III,
et Nicolas III en fut averti. Un trou pratiqué dans un plafond
permit à celui-ci de contrôler l'exactitude du rapport, et les
coupables furent jetés au fond des horribles prisons du Cas-
tello, sous la tour des Lions. A la suite d'un procès sommaire,
on décapita les coupables dans leur cachot, malgré les suppli-
cations d'Uguccione Contrario et d'Alberto del Sale, les prin-
(1) En 1293, Azzo, iils d'Obizzo, pour téinoijj^ner sa bienveillance aux Bolo-
nais, chez qui dominait le parti guelfe après l'expulsion des Lauibertazzi, leur Ht
présent d'un lion.
(2) Voyez ce que nous avons dit à la page 13.
404 L'A HT FERRARAIS.
cipaux ministres du terrible souverain (21 mai 1 425). La dis-
parition d'Ugo et de Parisina ne pouvant demeurer secrète,
Nicolas III crut devoir, pour se justifier, envoyer à toutes les
cours de l'Italie la relation des faits. En outre, il ordonna
d'infliger désormais h toutes les femmes infidèles à leurs maris
la peine subie par Parisina , sévérité étrange chez un prince
dont la conduite privée, durant toute sa vie, fut notoirement
scandaleuse, et qui laissa vingt et un ou vingt-deux enfants
naturels.
Ugo et Parisina furent ensevelis dans le cimetière attenant
à l'église de Saint-François. Célèbre par sa fin tragique, Pari-
sina se recommande à la sympathie de la postérité par son
goût pour les arts et par sa générosité. Un orfèvre lombard
établi à Ferrare, Danyelc da Giusanno, fit pour elle en 1422
un fermoir destiné à l'étui en cuir d'une harpe. Un autre or-
fèvre, Gabriele da Cantorio ou da Cantù, exécuta également
quelques travaux en son honneur, notamment des colliers
pour ses faucons et ses chiens de chasse. Elle utilisa le talent
de quatre brodeurs milanais, Tommasino dalla Rama, Francesco
da Carcano, Giusto eï Antonio, ainsi que celui à' Agostino Fram-
haia. Au peintre Giovanni dalla Gnbella, qui devait son surnom
au palais des gabelles où il résidait, elle paya quarante ducats
d'or pour une paire de jeux de cartes. Elle lui commanda un
petit tableau en 1 422, lui fit exécuter sur parchemin le dessin
des broderies et des tentures de velours et de satin qui de-
vaient entourer et dominer son lit. En 1423, le même artiste
décora sur son ordre une chapelle dans l'église de Saint-Fran-
çois. Deux autres peintres , Giacomo di Bologna et Andréa
Costa da Vicenza, furent employés aussi par Parisina. Andréa
Costa, à l'occasion d'un travail fait pour elle, toucha neuf
ducats d'or le 12 juin 1 42 4. Passionnée pour la musique, elle
apprit à ses filles à jouer du luth et de la harpe. Les fils natu-
rels de Nicolas trouvèrent en elle une bonté sans défaillance.
Lorsque Lionel, en 1424, se rendit à Pérouse pour se former
au métier des armes avec Braccio da Montone, il reçut d'elle
un objet précieux qu'il emporta comme souvenir. Elle combla
LIVRE DEUXIEME. 405
de bienfaits Jacopo dit Zoesio, un des familiers de Nicolas III,
attacha à sa personne Pellegrina, fille de Zoesio, la maria et
lui donna en cette circonstance, outre un costume de damas
vert, des coffres peints et dorés par Giovanni dalla Gabella.
Or ce fut Pellegrina qui révéla à Zoesio les rapports de Pari-
sina avec Ugo, et c'est par Zoesio que Nicolas III en fut in-
formé (I).
Quoique Borso et Hercule I", fils de Nicolas III, n'aient pas
été des princes cruels par caractère, il y eut aussi sous leur
règne, dans le Castello, en 1460, en 1469, en 1476, des
exécutions capitales, que des conspirations ourdies contre eux
justifiaient presque aux yeux des contemporains , habitués
partout en pareils cas à ces pénalités sanglantes.
En 1506, un an après l'avènement d'Alphonse I", fils
d'Hercule I", les préparatifs d'une nouvelle exécution furent
faits dans la cour du château (2). Les juges et les représentants
des principales familles de Ferrare entouraient l'estrade fatale,
et les bourreaux s'apprêtaient à trancher la tête de deux con-
damnés , quand Alphonse P*" commua la peine de mort en
détention perpétuelle dans le Castello. Ces condamnés, dont
les complices venaient pour la plupart d'être décapités sur la
place publique devant le palais délia Ragione, étaient, comme
le duc Alphonse I" et comme le cardinal Hippolyte I" d'Esté,
contre la vie desquels ils avaient conspiré, fils d'Hercule P^
Ils s appelaient don Ferrante (3) et Giulio. Le motif de leur
conduite n'avait pas été le même. Voyant le duc négliger les
affaires de lÉtat pour les occupations manuelles , Ferrante
avait cru facile de s'emparer du pouvoir. Quant à Giulio, il
(1) G. Campori, I pittoii degli Estensi nel secolo XV. — Ad. VE>Tuni, I pri-
inordi del rinascimento aitistico a Ferrara, p. 9.
(2) Voyez ce qui a été déjà dit, p. 125.
(3) Ferrante était né d'Éléonore d'Aragon (19 septembre 1477). Hercule P'
avait eu Giulio d'Isabelle Arduino, demoiselle d'honneur delà duchesse Eléonore
(13 mars 1478). C'est don Ferrante qui avait représenté Alphonse à Rome lors
du mariage de celui-ci par procuration avec Lucrèce Boqjia, et c'est lui qui, au
nom d'Hercule, alla complimenter Jules II de son avènement. Avant de devenir
j)ape sous le nom de Jules II, Julien délia Rovere avait tenu Ferrante sur les
fonts baptismaux, à INapIes.
40(1 L'AllT FERllARAIS.
avait voulu se vcn^jer à la fois d'Hippolyte qui lui avait fait à
peu près crever les yeux à coups de cure- dent (3 novembre
1505) parce qu'une dame de la cour, Angela Borgia (1),
amenée de Rome par Lucrèce Borgia, les avait trop vantés en
sa présence, et d'Alphonse qui s'était contenté d'imposer à
Hippolyte, pour cet acte de cruauté, un court bannissement (2^.
Dès que le complot fut découvert, Giulio se rél\igia à Mantoue
auprès de sa sœur; mais le mari d'Isabelle d'Esté finit par
céder aux instances des ambassadeurs ferrarais et parle livrer.
Ferrante, au lieu de chercher son salut dans la fuite, se flatta
d'obtenir son pardon en avouant à genoux ses projets. C'était
mal connaître le duc, qui, après l'avoir frappé au visage avec
une baguette, de façon à lui faire sortir un œil de la tête, le
traduisit devant un tribunal impitoyable. — La tour du Cas-
tello garda longtemps ses deux prisonniers, la clémence d'Al-
phonse I", qui les laissa vivre, n'ayant pas été jusqu'à abréger
leur captivité. La mort seule, trente-quatre ans plus tard (3),
délivra don Ferrante (22 février 1540), tandis que Giulio re-
couvra la liberté au début du règne d'Alphonse II, en 1559,
à l'âge de quatre-vingt-trois ans. Quand il reparut en public,
il portait encore les vêtements qu'il avait au moment de son
entrée en prison, ce qui causa une grande surprise, car depuis
l'époque de Charles-Quint on avait adopté en Italie les modes
espagnoles. Il vécut jusqu au 2 4 mars 1561 (4').
Parmi les personnages qui avaient pris part au complot de
don Ferrante et de Giulio, figura un certain Gianni de Gas-
cogne. Le duc l'avait connu tout jeune et fort pauvre en
(1) L'Arioste la mentionne dans V Orlando furioso (ch. xlvi, st. vi).
(2) « Le plan de Giulio avait été de se débarrasser d'abord du cardinal par le
poison, et, comme cet acte ne pouvait rester impuni si le duc conservait la vie,
Alphonse lui-même devait être mis à mort et don Ferrante investi du pouvoir à
sa place. Il avait été convenu qu'Alphonse serait assassiné dans un bal masqué.
Mais le cardinal, bien servi par les espions qu'il avait laissés à Ferrare, eut vent
de ce projet et put en informer sur-le-champ son frère Alphonse, n (GrecorO-
vius, Lucrèce Borgia, t. II, p. 155, dans la traduction française.)
(3) Il avait soixante-trois ans.
(4) Frizzi, Memorie per la storia di Ferrara, t. IV, p. 221-225. .337, 377-
378. — Gregorovius, Lucrèce Borgia, t. II, p. 146 et 156.
LIVRE DEUXIEME. VOT
France. Séduit par ses dispositions extraordinaires pour le
chant, il l'avait amené à Ferrare, l'avait fait instruire et
l'avait admis dans son intimité. Dès que la conjuration fut
ébruitée, Gianni s'enfuit à Rome. Entré au service d'un cardi-
nal, il se croyait en sûreté, quand son extradition fut accordée
au duc. Une cage de fer encastrée dans la tour des Lions devait
lui servir de prison; pendant qu'on Fy enfermait, une voiture,
où se trouvait, avec plusieurs dames, Catherine, fille du comte
Uberto Sacrati et femme du comte Cesare Turco, passa devant
le Castello, et le cocher, absorbé par le spectacle dont ses
yeux étaient frappés, la versa dans le fossé, accident qui coûta
la vie à une des amies de Catherine. La construction d'un pa-
rapet autour des fossés du château fut aussitôt décidée. Quant
à Gianni, il parvint à s'étrangler au bout de sept jours à l'aide
d'un drap.
Le Castello, heureusement, n'évoque pas que des souvenirs
de cruauté. En 1478, le duc Hercule I" convoqua chez lui, le
jeudi saint, cent pauvres pour lesquels un repas avait été pré-
paré. Autour d'une des tables, douze convives représentaient
les apôtres. Le duc lui-même leur lava les pieds, et, assisté de
Sigismondo et de Rinaldo ses frères, servit tous ses invités. Au
repas succéda une distribution d'argent, de toile, de souliers,
de chausses bleues, de bérets noirs. En 1503, le nombre des
malheureux admis à la cérémonie du jeudi saint fut porté à
cent soixante, et les musiciens de la cour chantèrent >■ el man-
da to de Christo » .
Il va de soi que de louL temps les hôtes de distinction
affluèrent au Castello. Ces personnages fournissaient à la fa-
mille d'Esté l'occasion de déployer dans sa vaste résidence un
faste qui était un signe de puissance et aussi un moyen de
gagner la bienveillance des visiteurs dont elle désirait l'appui.
Les réceptions faites à l'empereur Frédéric III en 1 452 et en
1469, au pape Pie II en 1459, à Paul III en i5i:î. à Clé-
ment VIII en 1598, furent célèbres entre toutes. Mais on
n'avait pas besoin de circonstances aussi solennelles pour
s'abandonner au luxe et à la prodigalité. Un mariage dans
408 L'ART FERRARAIS.
rentoiira^e du souverain ou Faunonce d'une victoire suffisait
pour servir de prétexte aux fêtes (l), aux bals, aux concerts (2),
aux festins (3). Dans ces réunions, hommes et femmes por-
taient les costumes les plus riches et les plus recherchés, fai-
sant étalage de pierreries, de bijoux, de camées, d'intailles,
dus à des artistes en renom, tels quAmadio da Milano, les
Aniclmii , Giovanni délie Corniole et Benvenuto Cellini. La
décoration des salles du Castello répondait à Télégance du
maître et de ses courtisans. On v admirait des draps d'or et
d'argent, des étoffes brodées, des tapisseries représentant des
paysages ou des figures, et des cuirs ouvragés, à la façon de
Cordoue, objets fabriqués pour la plupart à Ferrare. Dès le
quatorzième siècle, en effet, Ferrare eut chez elle des bro-
deurs émérites, et le marquis Lionel fit venir de Venise un
habile artisan, Girolamo Alberti, pour former des fileurs d'or
et d'argent. En 136 4, l'art de la tapisserie fut implanté dans
la capitale des princes d'Esté par deux Français. Enfin, la ma-
nufacture ferraraise d'où sortaient les cuirs dorés acquit une
célébrité qui s'étendait au loin.
Dans la plus grande des cours du Castello (4), on distingue
vaguement sur les murs qui l'entourent quelques restes de
peintures en camaïeu, d'un ton jaunâtre. Trois groupes de per-
sonnages, portant la trace d'une restauration complète, sont
tout ce qui subsiste de la série des princes d'Esté qu'Alphonse II
avait fait représenter vers la fin du seizième siècle par un élève
(1) Voyez, par exemple, dans Fnizzi (t. IV, p. 91-92}, la description des fêtes
par lesquelles fut célébrée en 1472 l'arrivée d'Éléonore d'Aragon, femme d'Her-
cule \", et dans Gregorovius (t. II, p. 39) le récit des réjouissances qui accueil-
lirent en 1502 la venue de Lucrèce Borgia, la seconde femme d'Alphonse P''.
(2) De toutes |jarts, les princes d'Esté attiraient à leur cour des musiciens et
des chanteurs en renom. L.-N. Cittadella cite comme les plus appréciés Josquin
de Près de Prato, le Belge Jean Okenghem, Gianni Ansort de Glermont, le Fla-
mand Adrien Villaert et Ciprien de Rore.
(-3) Voyez la description d'un de ces festins dans le ch. iv du liv. V, chapitre
consacré aux Livres a gravures sur bois publiés a Ferrare.
(4) Sur cette cour donnent des fenêtres qui furent l'œuvre d'Antonio di Gre-
goj-io, à la hn du quinzième siècle. — On remarque dans les cours du Castello
deux puits assez curieux. Ils ont été photographiés par Pietro Poppi de Bologne,
n"' G308 et 6,309.
LIVRE DEUXIEME. 409
de Girolamo da Carpi, Barlolommeo Faccini, assisté de son
frère Gù-olamo, d'Ippolùo Caselli et de Gh'olamo Grassaleoni .
Ces fresques coûtèrent la vie à celui qui en fut le principal
auteur. Ayant voulu retoucher quelques figures après que les
échafaudages avaient été enlevés, il en fit disposer un nouveau
qui s écroula sous lui, et il mourut de sa chute (1577).
Sous 1 atrium, situé entre la cour et la sortie du côté du
midi, se trouve une fresque appartenant à la fin du quatorzième
siècle ou au commencement du quinzième. Elle offre à nos
regards la Vierge et l'Enfant Jésus, de grandeur naturelle. Le
style des figures n'est pas sans ampleur et rappelle Vécole de
Giotto. Sur le manteau de Marie resplendissent de nombreuses
étoiles.
On ne regarderait peut-être pas non plus sans quelque inté-
rêt, au-dessus de la porte Saint-Michel qui fait face à la place
de' Pollaiuoli^ une sainte famille avant à ses côtés saint Georges
et saint Michel, si elle n'avait été repeinte de façon à rendre
méconnaissable la manière de l'auteur. On a voulu y voir une
œuvre de Girolamo da Carpi, maisL.-N. Cittadella croit qu'elle
est de Domenico Mona (peintre né vers 1550, mort en 1602).
Un escalier en colimaçon, construit sous Hercule II, condui-
sait autrefois de la cour aux appartements, et la pente en était
assez douce pour qu'on pût le monter à cheval, comme fit,
dit-on, Clément VIII en 1 498. Cet escalier a été remplacé en
1844 par un escalier ordinaire, avec des marches en marbre.
Grand fut le nombre des peintres qui ornèrent de leurs pro-
ductions les salles et les chambres du Castello. La plupart des
maîtres ferrarais, depuis Cosimo Tura jusqu'aux artistes de la
seconde moitié du seizième siècle, y furent représentés par des
fresques ou des tableaux (1), et l'on y admirait en outre des
(1) En 1555, Jacopo Vighi d'Argenta avait pcinl dans la salle de la Patience,
«jui faisait partie de la tour de Sainte-Catherine, les princes et les princesses de la
maison d'Esté dont il était le contemporain. Ces peintures ont disparu. Pcut-cti'c
ont-elles été détruites par le formidahie incendie qui éclata en 1718. — Catnillo
Filippi et Girolamo Bonaccioli, tils du peintre Gabriele Bona(H:ioIi, concoururent
aussi à la décoration de la salle de la Patience (1555-1556). — Dans deux des
chambres du Castello, il y avait des ouvrages de Cosimo Tura. — Hercule I*^
410 L'ART FERHARAIS.
œuvres dues à tics étrangers, tels que Giovanni BcUini, Pelle-
arino da San Daniele, Titien, Raphaël et Michel-Ange. Mais si
Ton y voit encore des peintures murales, qui sont loin d'être
sans valeur, on y chercherait en vain les tableaux mentionnés
dans les papiers de la maison d Este. Quand le duché de Fer-
rare fit retour au Saint-Siège, le cardinal-légat, Aldobrandini,
mit la main sur quelques-unes des plus belles toiles, qui furent
secrètement emportées et qu'il refusa de restituer. Bientôt
après, le cardinal Borghese, avant de devenir pape sous le nom
de Paul V, en obtint aussi plusieurs, et le reste suivit César
d'Esté à Modène.
Divers musées d'Europe possèdent aujourd'hui les épaves
des collections rassemblées jadis dans le Castello au temps de
sa splendeur. En énumérant les principales, nous les remet-
trons en esprit à leur place primitive, et elles nous donneront
en partie l'idée des trésors que les princes d'Esté étaient par-
venus à réunir et dont ils étaient si fiers.
Voici d'abord, dans la galerie Brera, à Milan, la Vierge et
l'Enfant Jésus entourés de séraphins, par Andréa Mantcgna, ta-
bleau peint en 1 485 pour la duchesse Éléonore, femme d'Her-
cule P^(l).
Dans la galerie d'Esté, à Modène, furent transportés six
fragments de peintures ornementales exécutées par les Dossi
et représentant à mi-corps des personnages qui semblent glo-
rifier, les uns le vin ou l'amour, les autres la tempérance ou
le plaisir de la musique.
La galerie Borghese, à Rome, conserve V Apollon jouant du
violon et la Magicienne Circé, dont l'auteur est Giovanni Dosso,
selon les uns, Battista Dosso, selon les autres.
avait aussi fait orner de peintures deux pièces appelées salle des Paladins et salle
des Paraduri (le paraduro était un des emljlènies de Borso et d'Hercule I"). —
On ne sait ce qu'est devenue la Calomnie, tableau peint par Gaiofalo d'après un
dessin de Raphaël ; mais il en existe une copie à Weimar chez le comte Henckel-
Donnersmarck .
(1) l^' Ai-t du i'^'' janvier 1886 a reproduit dans deux excellentes héliogravures le
tableau de Mantegna, avant et api'ès la restauration à laquelle il a été soumis. Ce
tableau a été gravé dans la Gazette des Beaux-Arts du i*' mai 1886.
LIVliE DEUXIEME. 411
Pour voir le Triomphe de Bacchus, Mars, Venus et l'Amour,
Pallas et Neptune, par Garofalo, il faut visiter la galerie de
Dresde, qui a égalemeut acquis plusieurs ouvrages de Dosso et
de Girolaiiio da Carpi.
Chez le duc de Northumberland, dans le château d'Alnwick
en Ecosse, se trouve une Bacchanale que Vasari (I) vante
comme une des plus belles œuvres de Giovanni Bellini, et à
laquelle Titien mit la dernière main, Bellini, son maître, ne
pouvant plus quitter Venise à cause de son grand âge (2). La
collaboration de Titien se borna à l'exécution d'un paysage
qui représente les montagnes de Cador, sa patrie. Il y travailla
du 13 février 1516 à la fin de mars, et, pendant ce temps,
il fut logé dans le Castello avec deux aides. Les livres de
dépenses du prince mentionnent que les trois artistes reçurent
chaque semaine de la salade, de la viande salée, de l'huile,
des châtaignes, du fromage, des oranges, cinq mesures de
vin et des chandelles de cire. Titien avait alors trente-neuf
ans.
C'est aussi pour Alphonse I" qu'il peignit, probablement
avant 1518, le Sacrifice à Vénus ou Offrande à la Fécondité (3),
et V Arrivée de Bacchus dans Vile de Naxos (4), qui sont au
nombre des plus beaux tableaux du musée de Madrid. Ces
toiles, dont les sujets sont tirés de Philostrate, furent données
au roi d'Espagne Philippe IV par un membre de la famille
Ludovisi. En apprenant qu'elles allaient quitter l'Italie, ra-
conte Boschini, Dominiquin, le peintre bien connu, ne put
retenir ses larmes. Dans le Sacrifice à Vénus, qui peut être
regardé comme " le poème par excellence de la beauté enfan-
(i) T. VU, p. 433, dans l'édition de M. Milanesi. — Voyez aussi L.-ÎN. Cit-
TADELLA, // Castello (U Ferrara, p. 58; Gkowe et Gavalcaselle, Tiziano, t. I,
p. 144-145, et Gustavo FrizzOiXI, Arle italiana del rinascimento (1891), p. 330,
331. — Nous avons déjà dit quckpies mots de cette peinture (p. 147 et 162).
(2) Bellini mourut le 26 noveniI)rc 1516, à quatre-vingt-huit ans environ. Il
avait commencé sa Bacclianale en 1514.
(3) Voyez la description qu'en donnent MM. Gavalcaselle ctGnowE {Tiziano,
t. I, p. 160-165), et l'eau-fortc de M. (yaujean qui se trouve dans le volume con-
sacré à Titien par M. G. Lafenestre, p. 77.
(4) Gavalcaselle et Growe, Tiziano, t. I, p. 194-199.
412 L'ART lEllP. AIIAI8.
tine » , scion Texpression de M. Lafenestre (1), il ne se lassait
pas d'admirer les nombreux enfants qui s'ébattent au milieu
d'un splendide paysage. Poussin, Rubens, Yan Dyck, Duques-
noy les étudièrent également avec enthousiasme.
A coté des ouvrages précédents figura Bacchus s'élançant de
son char vers Ariane ahandoiinée, une des perles de la Galerie
Nationale de Londres. Au mois de janvier 15:23, Titien an-
nonça au duc de Ferrare que ce tableau, entrepris d'après les
indications de celui-ci, était achevé. Le transport s'opéra de
Venise à Francolino par bateau, et à dos d homme de Franco-
lino à Ferrare. C'est la description d'une tapisserie par Catulle,
dans les noces de Thétis et de Pelée, qui a fourni le sujet du
tableau de la National Gallery (2) .
Les quatre toiles dont il vient d'être question occupaient à
l'origine les chambres d'albâtre (3). Ces chambres étaient ainsi
nommées, non parce qu'elles étaient revêtues d'albâtre, mais
à cause de la blancheur des marbres qui en garnissaient les
parois (4). Elles avaient été construites par ordre d'Alphonse I"
sur la via Copey^a (5) et étaient contiguës aux pièces où le même
prince se livrait aux travaux mécaniques pour se reposer des
soucis du gouvernement. Dosso avait peint les plafonds et
doré les chambres d'albâtre. Dans l'une d'elles, il avait repré-
senté Énée, Mars, Vénus et Vulcain. Un incendie, en 1634, a
détruit ces célèbres chambres, non loin desquelles se trouvait
(1) Titien el les princes de son temps, dans la Revue des Deux Mondes du
1" décembre J 886, p. 637-638.
(2) Dans la Bévue des Deux Mondes du 1" décembre 1886, M. Lafenestre a
raconté les curieuses péripéties qui ont précédé l'exécution de cette belle œuvre.
— Voyez aussi Cavalcaselle et Crowe, Tiziano, t. I, p. 227-232, et G. Frizzonm,
Arte italiana del rinascimento, p. 330-331. — Yasari ne dit mot du tableau de
Bacchus et Ariane. La pbotojjrapbie que Braun en a faite (n" 35) correspond au
numéro que porte la peinture de Titien dans la Galerie Nationale.
^3) Pellefjrino da San Daniele avait peint aussi pour une de ces chandjres un
tableau, maintenant perdu, qui représentait un épisode de la vie de Bacchus.
(4) Ces mari)res attestaient le talent iV Antonio Lombardo comme sculpteur
d'ornementations. Antonio Londiardo travailla également comme peintre dans les
mêmes pièces. (Cavalcaseli.e et Crowe, Tizinno, t. L p. 143, note 1."^
(5) La via Coperta, établie en 1472 par l'architecte Pietro di Boivenuto, était
un passafje reposant sur cinq arcades et mettant en communication la première
résidence des princes d'Esté et le Castel Vecchio.
LIVRE DEUXIEME. 413
le cabinet dont le duc avait fait un petit musée. Ce sont égale-
ment les Dossi c[ui avaient décoré, dans le Castelio, la salle où
Alphonse I" avait installé une pharmacie et rassemblé de
précieuses majoliques. On ignore ou était cette salle. On ne
sait pas davantage quelle partie du château renfermait la col-
lection d'armes. Un certain nombre d'entre elles devaient
avoir été faites d'après les dessins d'artistes éminents. Pisa-
nello, Matteo de' Pasti, Verrocchio, Léonard de Vinci avaient
peut-être fourni des modèles. On ne s'expliquerait pas que les
ducs de Ferrare n'eussent pas exploité pour leur propre
compte tous les talents de bonne volonté ou ne se fussent pas
efforcés d'acquérir des pièces remarquables (1). Le musée de
Turin possède trois épées avec des compositions gravées par
Ercole de' Fideli de Ferrare. Ces épées furent faites pour le
duc Alphonse I", dont elles portent les armoiries (2).
Outre le Sacrifice à Vénus, V Arrivée de Bacchus dans Vile de
Naxos et Bacchus s'élançant de son char vers Ariane, Titien
avait peint en l'honneur d'Alphonse I" l'admirable Christ ii la
Monnaie du musée de Dresde, par lequel il voulut rivaliser de
finesse avec Albert Durer, sans tomber dans la sécheresse (3).
Le sujet de ce tableau semblait convenir particulièrement à
un prince qui avait fait graver sur ses monnaies d'or : « Quod
est Cœsaris Cœsari; quod est Dei, Deo. "
Signalons encore, toujours par Titien, un Portrait d'Al-
phonse I" (4), dans lequel la main droite du duc s appuyait sur
un canon, détail qui rappelait les qualités guerrières du per-
sonnage et les soins qu'il mit à perfectionner son artillerie.
(1) V^oyez l'article de M. Gh. Yriarte, intitulé : Le livre de souvenirs d'un
sculpteur florentin au XV^ siècle, Maso di Bartolommeo, dit le Masaccio, dans
la Gazette des Beaux- Arts, 2"^ période, t. XXIV, i" août 1881, p. 143, 144, 152.
— A Venturi, Relazioni artistiche tra le corti di Milano e Ferrara nel secolo
XV, dans V Archivio storico lombardo, anno XII, p. 230.
(2) Autour des Borgia, par M. GVi. Y'riarte.
(3) Vasari, t. VII, p. 434 et p. 435, note 1. — Cavalcaselle et Crovve,
Tiziano, t. I, p. 94. — M. Justi croit que Titien dut exécuter son Christ à la
Monnaie en 1516, pendant son premier séjour à Ferrare. (Jahrbucli de Berlin,
1894, 2" livraison.)
[i'j Yasari mentionne. ce porti'ail t. VII, p. 435).
414 L'AKT FEIUIAUAIS.
C'est le portrait qui lut donné à Charles-Quint en 1533 et
transporté en Espagne (1). On ignore ce qu'il est devenu.
Pour dédommager le duc, Titien avait promis de faire un nou-
veau portrait de lui dans la même pose ; mais il ne l'acheva
qu'en 1537, trois ans après la mort de son modèle. Selon
M. C. Justi (2), ce tableau a aussi disparu, et celui qui repré-
sente le même prince dans le palais Pitti (3), à Florence, où il
est attribué à Titien, n'en serait que la copie, exécutée par un
artiste ferrarais. Quand on compare cette peinture à la pein-
ture de Titien qui, au musée de Madrid, passe pour reproduire
aussi les traits d'Alphonse I" (n" 452), on reconnaît qu'on se
trouve en présence de deux figures tout à fait différentes. Le
tableau de Florence représente seul le successeur d Hercule I".
Dans celui de Madrid, le personnage, qui appuie sa main gauche
sur le pommeau de son épée et pose sa main droite sur le dos
d'un petit chien, ne ressemble en rien aux effigies d'Alphonse I"
que nous montrent les belles monnaies exécutées à diverses
époques par Gianantonio da Foligno : le nez est court et droit,
au lieu d'être busqué, long et recourbé vers le bout; de plus,
les yeux sont ronds, au lieu d'être allongés; enfin, la chevelure
est crépue. Ce personnage n'est autre cya Hercule II, fils d'Al-
phonse P". On peut aisément s'en convaincre en considérant le
tableau du musée de Madrid à coté des médailles qui repré-
sentent Hercule H (4). Chez Mme Edouard André se trouve une
répétition du portrait d'Hercule II, peinte également par
Titien. Le prince semble avoir une trentaine d'années. Comme
il naquit en 1508, c'est vers 1540, ainsi que l'a fait observer
M. Miintz, qu'il aura posé devant l'illustre maître vénitien.
Pour compléter l'énumération approximative des peintures
(1) Voyez ce qui a été dit, p. 138, note 1, et p. 159.
(2) Tizian und Alfonso von Este, dans le Jahrbuch de Berlin (1894, deuxième
livraison).
(3) N" 311. Il a été bien photographié par Braun.
(4) Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1894, un article de
M. Muntz sur Titien, et, dans la Chronique des arts du 16 juin 1894, n" 23,
p. 181-182, un autre article de M. M'iintz sur les portraits d'Alphonse I" et
d'Hercule II par Titien.
1
LIVRE DEUXIEME. 415
de Titien que posséda Alphonse I", il faudrait citer un portrait
de Laura Eustochia Dianti, maîtresse du souverain de Ferrare.
On a prétendu qu'un des tableaux de Titien au Louvre, où une
femme se regarde dans deux miroirs que tient un homme
relégué dans Tombre (n" 452), représentait Laura et Alphonse I":
c'est une supposition tardive que rien ne permet de contrôler
à l'égard de la femme et que contredisent, h l'égard de
l'homme, les images authentiques du duc.
Les appartements du Castello comprenaient, de plus, un
Portrait d'Alphonse I" par Dosso (imitation libre de la peinture
due à Titien que Charles-Quint emporta en Espagne) et un
Portrait d'Hercule I", père d'Alphonse, dont Dosso était égale-
ment l'auteur. Ces deux tableaux furent transportés à ]Modène,
où ils existent encore, mais en mauvais état.
Parmi les œuvres d'art qui ont disparu du Castello, sans
toutefois passer dans d'autres collections, il faut mentionner
trois cartons que Raphaël donna au duc Alphonse I" (1) : celui
qui servit à peindre dans les chambres du Vatican l'histoire de
Léon III, celui du grand saint Michel et celui du portrait de
Jeanne d'Aragon, exécuté à Naples d'après nature et dû à un
élève du Sanzio. On ne saurait non plus trop déplorer que le
nom de Michel-Ange n'ait pas préservé du même sort la tête
(le la statue de Jules II, achetée par Alphonse I" après la des-
truction de cette statue à Bologne en 1511, et placée alors
dans le château de Ferrare.
Malgré les vicissitudes qu'il a subies, cet édifice conser\e
cependant encore dans plusieurs salles d'intéressantes pein-
tures (2j.
La première salle que rencontre le visiteur est celle du con-
seil. On voit au plafond des courses de chars, des hommes
nus faisant des tours avec des assiettes, montés sur le dos les
uns des autres, luttant entre eux, jouant avec des cerceaux
(1) Par ces présents, Raphaël làclia d'apaiser l'irritation du prince, aiujucl il
avait promis un tableau dont il différait sans cesse l'exécution.
(2) Vovez la description détaillée de ces peintures dans le Servitore di Piazza
du comte Francesco Aventi. Fcrrara, 18-38, in-S". On peut aussi consulter plu-
sieurs articles de Gaye dans le Kunsblatt, année 1841, n"* 74-77.
416 L'AllT FERllAUAIS.
garnis d'anneaux ou avec des ballons, el jonglant avec dco
balles. Aux deux extrémités de cette salle, la partie la plus
cintrée du plaFond nous montre d'autres hommes nus au
bain et des guerriers combattant. Enfin, sur un fond d'or se
détachent, en formant une gracieuse frise, des Amours, des
sirènes, des dragons, combinés avec des algues, des épis, des
feuillages, des fruits et des fleurs. Toutes ces peintures, d'ail-
leurs très décoratives, trahissent la décadence. Les figures
nues sont épaisses, charnues, sans distinction, très sensuelles.
Il est probable qu'un lettré du temps, tel que Calcagnini ou
Giraldi, a indiqué l'ensemble des sujets à traiter. Quant à
l'exécution, elle est sans doute imputable, sinon aux Dossi à la
fin de leur carrière, du moins à leur école. L'art était déjà sur
une pente fatale. La matière dominait l'esprit, et le pur senti-
ment dii beau s'affaiblissait de jour en jour.
Ce sont les mêmes tendances qu'accuse le plafond de la salle
voisine, peint aussi par les élèves des Dossi. Une bacchanale
composée d hommes nus et une lutte entre des hommes égale-
ment nus en occupent la plus grande partie. Mais on y remar-
que, en outre, des jeux d'enfants nus, se détachant sur un fond
rouge, des femmes dansant dans les airs et se détachant sur un
fond bleu, ainsi qu'une frise d'Amours sur fond gris et sur fond
rouge. Si les principaux sujets sont imprégnés d'un matéria-
lisme à outrance, il v a en revanche une grâce aussi saine
qu'attrayante dans les enfants, et la richesse des couleurs har-
monieusement combinées inspire une satisfaction sans réti-
cence.
Dans la salle de l'Aurore, salle qui fait partie de la tour des
Lions (au fond de laquelle on visite encore les sinistres cachots
dont nous avons parlé) , Giovanni Dosso a représenté en figures
allégoriques l'aurore, le milieu du jour, le soir et la nuit (1).
La première composition nous montre l'Aurore au moment de
quitter le lit sur lequel est assis Titon. et levant la tète vers
une jeune fille ailée, couronnée de roses, qui amène en volant
(1) Una dipintura nel castello di Feirara, illustrazioue per nozze Bottonclli e
Grillenzoni, par Ercole Ghaziadei. Bologna, 1835, petit in-S".
LIVRE DEUXIEME. 417
quatre chevaux lancés au galop, tandis que deux autres jeunes
filles ailées se tiennent à droite derrière Titon ; ces jeunes
filles personnifient les heures les plus matinales. — Dans la
seconde composition, on voit un cocher blond, enveloppé de
lumière, sur un char traîné par quatre chevaux blancs qu'ac-
compagne une des Heures tenant un double flambeau. — La
troisième composition glorifie le Soleil qui fait descendre ses
chevaux vers l'horizon ; derrière le Soleil est Cybèle ou Cérès,
près de qui vole un Amour, et le jeune Atys, inventeur des
fêtes pastorales, s'appuie contre un arbre en jouant du crotale.
— Dans la quatrième composition, Diane vient de descendre
de son char et s'avance à la rencontre d'Endymion. Au som-
met de la voûte, le Temps tient l'urne d'où les Parques tirent
le sort des humains. A ces divers sujets, revêtus d'une très
belle couleur, mais où les figures, tantôt grêles et tantôt trop
épaisses, ont quelque chose de mesquin et ne sont pas exemptes
de banalité, nous préférons de beaucoup la frise à fond d'or
qui met sous nos yeux vingt-huit petits Amours dans des chars
traînés par des animaux de différentes sortes : les attitudes,
très variées, ont toutes de la grâce, de F animation ; les corps
sont habilement modelés, et les visages reflètent bien la passion
de mouvement à laquelle obéissent ces charmantes créatures.
C'est dans une petite chambre donnant sur une terrasse que
se trouvent les trois fresques les plus célèbres du Castello (1).
Elles sont à côté les unes des autres, en face des fenêtres. La
fresque de gauche, la moins remarquable des trois, représente
Ariane assise dans un char que traînent deux tigres, et entourée
de nymphes, de bacchantes, de faunes et de satyres. Deux
nymphes précèdent Ariane en dansant, tandis que deux
enfants, montés sur des léopards et couronnés de pampres,
jouent de la cithare. Deux autres enfants tendent aux léopards
des grappes de raisin. Au fond s'élèvent des montagnes. — La
(1) Ces fresques ont subi des restaurations auxquelles Bastianino ne fut peut-
être pas étranger. — Voyez Baruffaldi, Vite de pittori c scultori ferraresi, t. I,
p. 261, et L.-N. CiTTADELLA, / due Dossi, p. 29, et // Castello di l'crrara,
p. 46-47.
I. 27
418 L'ART FEllRARAIS.
Vendange, qui a souffert de riuimidité et a beaucoup noirci,
occupe le milieu de la muraille. Dans un paysage où les pam-
pres elles raisins pendent des arbres, une femme assise lève
une coupe pleine de vin que veut saisir un enfant. Des satyres
et de petits satyres, des femmes et des enfants cueillent le
raisin, le portent dans des corbeilles, serrent le pressoir et
préparent les cuves. — En regardant la fresque de droite,
dont le coloris a conservé presque tout son charme, nous
assistons au Triomphe de Bacchus et d'Ariane. Accompagnés d'un
joueur de flûte et d'une femme agitant un ciste, Bacchus et
Ariane, au-dessus de qui un génie ailé tient des couronnes de
fleurs, sont assis dans un char doré que traînent deux tigres
stimulés par un enfant. Une troupe de nymphes, de faunes,
de satyres et d'enfants précède et entoure le char. Ici, on
remarque une bacchante avec une corbeille de fleurs et de
fruits. Là, on aperçoit Silène maintenu sur un lion par ses
amis. Un paysage montagneux, que dominent de majestueux
édifices, s'étend jusqu'à l'horizon. Enfin, Jupiter et Junon
apparaissent parmi les nuages.
Assurément, les trois peintures dont il vient d'être question
sont des œuvres distinguées, mais elles ne valent pas leur
réputation. On a été jusqu'à vouloir attribuer à Titien la Ven-
dange. Rien pourtant, selon nous, n'y rappelle le style du
maître vénitien et n'y est digne de lui. On n'y retrouve ni
l'ampleur de son dessin, ni l'éclat et la vigueur de son coloris.
M. Harck lui donnerait volontiers pour auteur, ce qui nous
semble vraisemblable, Girolamo da Carpi. D'après L.-N. Citta-
della, c'est Giovanni Dosso qu'il faudrait nommer. Avons-nous
ici sous les yeux la bacchanale dont parle Vasari, « baccha-
nale si remarquable qu'elle eût valu à Giovanni Dosso le renom
de peintre excellent, quand même il n'eût rien fait d'autre » ?
Nous avons peine à nous le figurer. Quant aux deux fresques
voisines, c'est aussi dans l'œuvre de Dosso qu'on les range
d'ordinaire. Frizzi, à la vérité, rapporte que la chambre dont
nous examinons l'ornementation fut construite après un incen-
die qui éclata dans le Castello en 155 4. Or, si le fait était in-
LIVRE DEUXIEME. 419
contestable, Dosso, qui mourut en 1542, n'aurait pu y tra-
vailler. Mais, suivant la chronique d'Equicola, Torigine de la
nouvelle chambre remonte à 1530. Il n'eût donc pas été
impossible que Dosso en décorât les parois. Du reste, en
admettant même l'assertion de Frizzi, on serait en droit de se
prononcer pour Dosso, en soutenant que les trois fresques ont
été apportées après coup dans la pièce qu'elles occupent :
l'espace trop étroit qui les sépare justifierait, en effet, cette
hypothèse. Et cependant nous inclinons à penser que l'on doit
attribuer, non à Dosso, mais à son école, les deux peintures
consacrées à Ariane.
LE PALAIS DE SCHIFANOIA (1).
G est dans une des rues les plus désertes d'une ville où les
rues solitaires abondent aujourd'hui, non loin de l'église
de Santa Maria in Vado et tout près du monastère des reli-
gieuses de San Yito, qu'est situé le palais de Schifanoia, jadis
si animé, maintenant silencieux et délabré (2). Le marquis
Albert d'Esté, frère de Nicolas II et père de Nicolas III, le fit
construire en 1391. Comptant y trouver un délassement à ses
(1) Baruffaldi, Vite de' pittori, etc., t. I, p. 70-74. — Laderchi, Sopra i
dipinti del palazzo di Schifattoia in Ferrara, lettera al inarchese Pietio Estense
Sclvatico i^Bolojjna, 1840). — Giuseppe Saroli, Sopra i dipinti del palazzo di
Schifanoia ed nltri esistenti in Ferrara, lettera al conte Caniillo Laderchi. —
F. AvvENTi, Descrizione dei dipinti di Cosinio Tura, detto Cosinè, ultiniamente
scoperti nel palazzo Schifanoia (BoIo{i;na, 1840 . — Album Estense, publié à
Ferrarc en 1850 par Servadio comme supplément à l'Histoire de Ferrure par
Frizzi. Laderchi y a inséré une description des fresques de Schifanoia. — Crowk
et Cavalcaselle, Geschichte der italienischen Malerei, t. V, p. 342, 370-371,
572-574. — F, Harck, Die Fresken im Palazzo Schifanoia in Ferrara, 1884. —
A. Vesturi, Gli affreschi del palazzo di Schifanoia in Ferrara sccondo recenti
pubblicazioni e nuove riceixhe, 1886.
(2) On peut voir dans Rujige [Beitrage zur Kentniss der Backstein-Arcliitectur
Italiens, ouvrafje que nous avons déjà cité en parlant du Castello, p. 400) divers
motifs du palais de Schifanoia. T. I, pi. XI : Porte en plein cintre et deux fenê-
tres; ornementation au-dessus d'une fenêtre. PI. XXXI 1, n™ 7 et 8 : Archivoltes
de deux fenêtres. T. II, pi. X, n"' 6 et 7 : Détails de chainhranles.
420 l'art FERRARAIS.
soucis, il lui donna le nom significatif de Schifanoia (Esquive-
ennui) (1). Ce palais ne se composait alors que d'un rez-de-
chaussée. Le premier étage fut ajouté par Borso (2), fils et
successeur de Nicolas III, un des princes de la maison d'Esté
qui se sont le plus heureusement employés à mettre Ferrare
en état de rivaliser, sans trop de désavantage, dans le domaine
des lettres et des arts, avec les brillantes cités dont se glorifiait
l'Italie (3).
C'est aussi Borso qui fît exécuter la porte en marbre d'Istrie
par laquelle on entre dans le palais. Cette porte, dont la
structure est un peu lourde etmanque de simplicité, mais que le
temps a revêtue d'une chaude couleur de feuille morte, a pour
ornement des piliers couverts d'arabesques, des pilastres can-
nelés surmontés d'élégants chapiteaux, et une corniche décorée
de palmettes. Peut-être les sculptures des piliers ont-elles été
faites d'après quelque dessin de Cosimo Tura ou de Francesco
Cossa. A coup sûr, elles ont pour auteur un artiste émérite,
car le style en est plein de saveur et de grâce. Les dauphins,
les lévriers, les aigles, les cors de chasse, les vases, les feuil-
lages, les fruits, les guirlandes de perles, sont traités avec un
goût exquis. De beaux enfants nus, groupés ou isolés, appa-
raissent çà et là : un d'entre eux, vu de dos, joue du luth.
(1) Le nom de Scandiano fut substitué à celui de Scliifanoia quand JVIarfisa
d'Esté, tille de François d'Esté, marquis de Massa Lombarda, l'eut loué à Giulio
Tiene, comte de Scandiano (1582-1590). C'est à la ville de Ferrare qu'appartient
actuelleuient le palais dont il est question. Vers la Hn du dix-huitième siècle, une
fabrique de tabac y fonctionna pendant quelque teuips.
(2) Cette partie de l'édifice est due à l'architecte Pietro Benvcnuti, qui com-
mença les travaux en 1466, travaux auxquels prit part Biagio Bossetti, destiné à
devenir célèbre aussi comme architecte. En 1481, Biajjio n'avait pas encore reçu
ce qui lui était dû pour sa coopération; on lui avait seulement donné une petite
quantité de drap. Il réclama auprès d'Hercule P'', qui ordonna de faire droit à sa
requête. Il habita une petite chambre dans le palais en 1502, quand l'écurie fut
réorjjanisée sous sa direction. (G. Campûri, Gli architelti e (/V intjetjneii civili e
militari degli Esiensi, p. 63.)
(3) Borso se plaisait à résider au palais de Schifanoia durant les mois d'été. Il
y si{;nait souvent ses ordres et ses décrets. Dans une des salles se trouvait un
tableau où Baldassai-e d'Esté avait représenté d'après nature le duc de Milan Jean
Galéas, tableau exécuté probablement à Pavie et ayant coûté cent ducats. (Ad.
Vesturi, Gli affreschi del palazzo di Schifanoia, p. 34. — G. Campori, / pittoii
degli Estensi nel secolo XV, p. 43.)
LIVRE DEUXIEME. 421
Notons enfin deux magnifiques chimères, d'un relief extrême-
ment mince, qui ont une certaine affinité avec les créations
familières à l'école de Mantegna.
Que la porte du palais de Schifanoia soit contemporaine de
Borso, c'est ce qu'atteste la licorne qui la surmonte, car la
licorne était l'emblème particulier de ce prince (1). L'écusson
ducal que l'on y aperçoit confirme d'ailleurs la signification
qu'implique la présence de l'animal héraldique. On remarque,
en effet, dans cet écusson, outre l'aigle blanche de la maison
d'Esté et les trois fleurs de lis concédées par Charles YIII, roi
de France, au marquis Nicolas III, l'aigle noire à deux têtes
que l'empereur Frédéric III avait permis à Borso d'y intro-
duire, en 1452, quand il lui eut conféré le titre de duc de
Modène et deBeggio.INIais on n'y constate pas encore les clefs
pontificales, surmontées de la tiare, qui y figurèrent après
que Sixte IV, en 1 472, eut confirmé Hercule I", frère et suc-
cesseur de Borso, dans le titre de duc de Ferrare, accordé au
précédent souverain de cette province (2).
Sous le règne de Nicolas III, fils du marquis Albert, à l'épo-
que où le pape Eugène IV, dans l'espoir de mettre fin au
schisme de l'Église grecque, rassembla à Ferrare (1438) un
concile qui fut ensuite transféré à Florence, le palais de Schi-
fanoia commença à recevoir la consécration des souvenirs
historiques en servant de demeure à Démétrius, despote de
Morée (3), tandis que le frère de ce prince, Jean Paléologue,
empereur de Constantinople, était logé dans le palais du Para-
dis, autre création d'Albert. Il nous rappelle aussi tout à la
fois, outre un séjour d'Alexandre Sforza à Ferrare, la généro-
(1) Elle se trouve aussi sur les premières monnaies des princes de la maison
d'Esté.
(2) Voyez Les me'dail leurs travaillant a Ferrare au A'F" siècle, par M. Aloiss
Heiss, p. S'*'.
(3) M. Venturi fait observer qu'à cette époque l'organisation intérieure du
palais de Schifanoia laissait encore beaucoup à désirer, car le peintre Giacomo
Sagramoro, ayant dû y décorer avec quelques autres artistes des étendards pour
les funérailles de Nicolas II (iV42), fut obiifjc d'y apporter des tables, des tré-
pieds, et jusqu'à du bois pour faire du feu. [Gli affreschi del palazzo di Schifa-
noia, p. 33, dans le tirage à part.)
422 L'ART FERUARAIS.
site et les rigueurs du duc Hercule I". A peine Hercule avait-il
succédé à son frère Borso, qu'il donna le palais de Scliifanoia
à Albert (1), un autre de ses frères, qui avait contribué à
écarter du trône de Ferrare un prétendant redoutable, Nico-
las, fils de Lionel (1471). Mais, dès 1474, il prenait ombrage
de la popularité d'Albert, et, sous un futile prétexte, il con-
fisquait ses biens et l'exilait à Naples (1476). Rentré en pos-
session de la belle résidence de Scliifanoia, il s'attacha à l'em-
bellir, et il y habitait quand son fils Alphonse, qui devait être
le troisième duc de Ferrare, y naquit. Il y hébergea plus d'une
fois des personnages de distinction , notamment les trois
oncles (2) du petit duc Jean Galéas Sforza, exilés par Bone, sa
mère et sa tutrice, pour avoir excité des troubles à Milan
(1477) ; puis l'ambassadeur chargé de demander en favenr de
Jean-François Gonzague la main d'Isabelle d'Esté (3); et, un
peu plus tard, le marquis de Mantoue lui-même, ainsi que le
fils de ce dernier, qui allait chercher sa propre femme, fille de
Sigismond Malatesta. Don Sigismond d'Esté, le dernier des
fils d'Hercule P' et d'Éléonore d'Aragon, passa également une
partie de sa vie à Schifanoia : il y était en 1505 (4), et, sur
son ordre, quelques artistes dirigés par Pellegrino da Udine
y exécutèrent de nouveaux embellissements. Sous les règnes
de Borso et de ses successeurs, nombre de fêtes splendides
eurent lieu dans ce palais, où la décoration des chambres et
des salons offrait tout ce qui peut charmer les yeux , où la
(1) Albert y avait déjà demeuré avant 1470. C'est là que Borso lui envoya à
titre de cadeau un livre de cosniofjraphie. et qu'il lui fit remettre de l'argent à
plusieurs reprises.
(2) Le duc de Bari, Ascanio et Ludovic le More. Le chroniqueur Zamhotti
assista à ua repas qui leur fut servi dans la loggia du palais et pendant lequel
deux poètes aveugles, Giovanni et Francesco, chantèrent tour à tour les louanges
de ces princes. Selon Frizzi, Francesco n'était autre que le Ferrarais auquel on
doit le Mambriano , poème chevaleresque très estimé, qui fut compose en 1495
et publié en 1509 après la mort de l'auteur. (Mem. per la storia di Fenara,
t. IV, p. 105-106.)
(3) Elle n'avait alors que sept ans. Le mariage fut célébré en 1490, et les
ambassadeurs envoyés de Venise pour y assister logèrent aussi dans le palais de
Schifanoia.
(4) Sigismond mourut le 9 août 1524.
LIVRE DEUXIEME. 423
recherche de l'exquis était poussée jusqu'à ses dernières
limites. Ici s'étalaient les riches étoffes, les cuirs dorés, les
tapisseries de haute lisse ; là brillaient d'un doux éclat, dans
les fresques des maîtres illustres, les compositions historiques
qui rappelaient un passé récent, ou les allégories dont on
admirait la subtilité. De toute cette magnificence il n'y a plus
que des débris, des reliques; mais ces débris ne sont pas sans
éloquence, et ces reliques ne laissent pas d'être instructives.
Deux des salles du premier étage possèdent encore des
ornementations d'un goût à la fois somptueux et délicat (1).
Dans l'une d'elles, le plafond de bois présente des caissons
carrés. On y voit des rosaces or, blanc et rouge, avec des
encadrements en saillie, couverts d'arabesques dorées. Le
plafond delà pièce voisine a aussi des caissons, mais de formes
diverses. Sur le vert foncé de ces caissons se détachent des
dessins or et rouge, joints aux emblèmes de la maison d'Esté.
Le long des murs, les statues en stuc des Vertus théologales
et cardinales sont assises dans des niches. Enfin, sur une large
frise , de nombreux enfants , également modelés en stuc ,
jouent de divers instruments ou supportent des armoiries.
Sous la direction de l'architecte Pietro Benveiiuti, surnommé
Pietro dagli Ordini pour avoir construit une partie du campa-
nile de la cathédrale, Domeii:o Paris de Padoue, gendre de
Baroncelli, surnommé Baroncelli dal Cavallo, exécuta en
1467, avec maître Giacomo, sculpteur en bois {intagliatore),
les stucs et les boiseries de cette salle, tandis que Bongiovanni
di Geminiano Benzoni se chargeait des peintures (:2).
Mais, si gracieuses que soient ces décorations, ce n'est pour-
tant pas là ce qui a valu au palais de Schifanoia sa célébrité. Il
(1) On voyait aussi jadis dans le palais de Schifanoia des carrelages en majo-
liques de diverses couleurs, avec des viornes entrelacées. Ludovico Corradini les
avait exécutés en 1471.
(2) Ces peintures, qui ont été restaurées et à l'exécution desquelles prirent
part Titolivio da Padova et Domenico ftosso, furent payées trente-quatre soldi
par pied carré, comme on le voit par la convention, signée le 3 avril 1467, qu'a
publiée L.-N. Cittadella (Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 578. — A. Vex~
TURI, Gli afjreschi del pcdazzo di Schifanoia, p. 6). — Suivant M. Campo.hi
(7 piltori degli Eslensi nel secolo XV, p. 54), Giovanni Bianchini, surnommé
424 L'ART FERRAUAIS.
la doit aux fresques du vaste salon qui précède la salle des
stucs. Ces fresques, qui ne sont mentionnées ni parYasari, ni par
AgostinoSuperbi, le premier biographe des artistes ferrarais(l),
occupent une place importante dans l'histoire de Fart et ont
exercé la sagacité des érudits, sans cesser d'être, sous plus dun
rapport, une énigme presque insoluble. Par la variété des sujets
traités, elles sont d'ailleurs de nature à intéresser tout à la fois
celui qui s'attache à scruter les documents des temps anciens,
celui qui étudie dans les différentes étapes de la civilisation
l'état des idées, les croyances, les aspirations de l'esprit, celui
qui se plaît à considérer la marche de l'art, à constater les ten-
dances diverses des diverses écoles, celui enfin que préoccupent
spécialement les manifestations du beau ou les efforts pour le
réaliser. L'annaliste, le moraliste et le philosophe, l'historien
de l'art et le simple observateur, que ne laissent indifférents
ni les aspects multiples de la figure humaine ni les harmonieuses
combinaisons des couleurs, peuvent donc y trouver également
leur compte.
Pendant près de deux siècles, ces peintures sont restées
comme ensevelies sous le badigeon que leur infligea la bar-
barie d'une époque dont le goût perverti et exclusif ne tolérait
pas la vue des œuvres portant un caractère encore un peu pri-
mitif. En 1706, Girolamo Baruffaldi, alors qu'il écrivait la vie
des artistes ferrarais, put encore les examiner et en juger,
quoiqu'elles fussent très détériorées (2). En 1773, au temps
Trullo, Titolivio da Padova et Domenico Bosso peignirent aussi en 1471 quel-
ques parties accessoires du palais de Schifanoia.
Dans le palais de Borso, il y avait une chapelle pour laquelle Gerardo Costa,
fils d'Andréa Costa de Vicence, décora en 1470 une coltrina : il peignit tout au-
tour une guirlande et au milieu une fleur. (G. Campori, I pittori degli Estensi
net secolo XV, p. 34.)
(1) Apparato degli uomini illuslri délia citlà di Ferrara. (Ferrara, 1620.)
(2) L'ouvrage de Baruffaldi ne fut publié qu'en 1844, avec des notes dues à
Giuseppe Boschini.
LIVRE DEUXIEME. 425
de Scalabrini (1), elles n'existaient déjà plus. Entre 1830
et 1836, on en découvrit quelques fragments, auxquels on em-
prunta, en 1838, des modèles de costumes pour la représen-
tation d'une chasse à la cour de Borso (2). Mais c'est seule-
ment en 18 40 qu'a été rendu à la lumière, grâce au Bolonais
Alessandro Compagnoni, tout ce que l'on voit aujourd'hui.
A vrai dire, la décoration du grand salon de Schifanoia n'existe
plus dans son entier. Lorsqu'on essaya de dégager les pein-
tures des murailles occidentale et méridionale de l'enduit sous
lequel elles avaient disparu en même temps que les fresques
des murailles orientale et septentrionale, la couleur tomba en
grande partie avec le badigeon, et l'on dut renoncer à pour-
suivre la tentative. Du reste, le Triomphe d'une déesse, seul
sujet subsistant sur la muraille occidentale, et les cavaliers
que l'on distingue vaguement à l'angle de la muraille méridio-
nale auprès de la muraille orientale, ne sont pas de nature à
faire beaucoup regretter l'insuccès du grattage (3).
La principale salle du palais de Schifanoia est longue de
24 mètres, large de 11 mètres, haute de 7 '",50. On y
(1) Auteur des Memoiie ùtoric/ie délie chiese di Ferrara e de' suoi borghi,
in-8°. Ferrara.
(2) G. Ladercui, Sopra i dipinti del palazzo di Schifanoia. Bolo{|na, 1840.
(3) D'un document de 1493, dans lequel il est dit que les murs tie Schifanoia
tombèrent en ruine et encombrèrent la rue, L.-N. Cittadei.la a conclu [Notizie
7-elative a Ferrara, t. I, p. 337-f338, et Guida pel forestière in Ferrara, 1873,
p. 84) qu'il s'agissait des murailles occidentale et méridionale de la jjrande salle.
Le même écrivain suppose qu'après la reconstruction de ces murs, on eut recours
pour les décorer à des peintres appartenant à une nouvelle {jénération. M. Ven-
TURi (G/i affreschi del palazzo di Schifanoia, p. 21) ne partage pas l'opinion de
Cittadella. Selon lui, les murs qui s'écroulèrent en 1493 pourraient bien être
simplement les murs d'enceinte de la propriété, et il croit que les peintures dis-
parues eurent pour auteurs des contemporains de Tura ou de Cossa, élèves des
deux illustres maîtres. Les débris de ces peintures semblent être, en effet, anté-
rieurs à la fin du quinzième siècle et ne se ressentent pas des progrès accomplis
sous l'influence d'Ercolc Robcrti et de Lorenzo Costa. Si la tentative faite pour
découvrir la décoration des murailles occidentale et méridionale a échoué, c'est
que cette décoration avait été exécutée avec moins de soin (juc celle des autres
murailles et entreprise avec des procédés différents
426 L'ART FERRAllAIS.
entre par une étroite porte pratiquée, au débouché de l'esca-
lier, dans un des petits côtés, dans la muraille occidentale (]).
L'ensemble des fresques était réparti jadis en douze grands
compartiments. Il y en avait trois sur le mur oriental, quatre
sur le mur septentrional, trois sur le mur occidental et deux sur
le mur méridional, au milieu duquel se trouvait une énorme
cheminée dont on voit encore l'emplacement. Il n'existe pour
ainsi dire plus aujourd'hui que les peintures de la muraille
orientale et de la muraille septentrionale (2). Entre les compar-
timents, on remarque des pilastres peints en grisaille. Ceux de
la muraille orientale sont cannelés ; ceux delà muraille septen-
trionale sont ornés d'arabesques rappelant les détails sculptés
sur la porte extérieure du palais.
Représenter les douze mois de l'année en évoquant sur des
chars de triomphe les divinités qui, dans le paganisme, prési-
daient aux divers mois, ainsi qu'en figurant les signes du
zodiaque (3), et retracer les actes les plus saillants de Borso,
sans omettre, sur les plans secondaires, les divertissements les
plus goûtés à Ferrare et les travaux qui se font successivement
à la campagne, telle fut la tâche assignée aux peintres. Les com-
partiments se composent de trois zones superposées. Dans la
zone supérieure, le dieu ou la déesse qu'il s'agissait de glorifier
(i) Les uuiraillcs méridionale et septentrionale sont percées de fenêtres. Les
fenêtres de la première donnent sur la rue, celles de la seconde donnent sur
la cour.
(2) Ces peintures ont été photojjraphiées par Alinari.
(3) Un écrivain anonyme, auteur du manuscrit intitulé Z)ej/3Ae;-rt, sondjlc avoir
à peu près suivi les mêmes données. Ce manuscrit, sur le frontispice duquel se
trouvent les armes des Sforza, à qui il ajipartint probablement, fait partie de la
bibliothèque d'Esté à Modène. Il est orné de miniatures représentant les ligures
de Saturne, de Jupiter, de Mars, du Soleil, de Vénus, de Mercure et de la Lune,
accompagnées des signes du zodiaque et de compositions se rattachant à l'in-
fluence des astres. Les vers suivants servent de commentaires :
Saturno huomiui tardi e rei produce
Rubbaduri et buxiardi et assassin!
Villani et vili et seuza alchiiua luce
Pasturi et zoppi et simili nieschiui :
Il Ijellicoso Marte senipre iuKama
Li aiiimi alteri al guenegfjiare et sforza
Hor (juesto hor quelle ue satia sua brama
lu lactjuistar : ma piu sempre riuforza :
LIVRE DEUXIEME. 427
trône à côté de scènes épisodiques, plus intéressantes pour
nous que le sujet principal. La zone centrale est consacrée à
un des signes du zodiaque, entouré de personnages allégoriques,
le tout sur un fond bleu. A la zone inférieure est réservée l'his-
toire du premier duc de Ferrare, autour duquel sont groupés
les hommes les plus distingués de sa cour. La dimension des
figures est à peu près de demi-nature (1).
Nous n'entreprendrons pas ici de décrire en détail chacune
des fresques (2). Il suffira d'insister sur les plus belles ou les
plus curieuses.
La gratiosa veiier del siio ardore
Accende i cuor {jeiitili oude in cautare
Et daiize et vaglie feste per ainore
Liuduce sol suave vagheggiare :
Beniguo e iove e de virtii piaiieta
Produce niathematici e doclori
Tlieologi et gransavii : ue divieta
Alchuua geutil cosa o grandi houori :
Il sole ad honor lu liumo et gloria sprona
Et dogni leggiadria si dilecta
Di sapienza porta la corona
Et di religion produce secta :
Mercurio di ragion lacida Stella
Produce delotjuenza grau foutana
Sublili iiigiegui et ciaschuu arte bella
Et e nimico dogni cosa vana :
La luna al navigar niolto conforta
Et in peschare et urellare et caccia
A tuti i suoij Hgliuolj âpre la porta
Et anche al solazzare clie ad altri piaccia.
(Harck, Die Fieskeit iin Palazzo Schifanoia, p. 6. — Ventvri, Gli affreschi
del palazzo di Schifanoia, p. 13.)
(1) A l'époque lie Baruffaldi, on distinguait encore, mais très vaguement, les
traces d'une longue inscription destinée à faciliter rintelligcnce des fresques.
(2) On en trouvera dans l'Appendice une description détaillée, mais nous ne
croyons pouvoir, dès à présent, nous dispenser d'une indication souunairc tpii
servira de base aux considérations qu'amènera la suite de ce travail :
Mars. — Zone supérieure. Au centre. Minerve assise sur un char traîné par
deux licornes, A gauche, groupe de lettrés, de magistrats, de jurisconsultes. A
droite, femmes brodant et tissant. — Zone intermédiaire. Au centre, le Bélier,
surmonié d'une figure de femme assise, qui représente le Printemps ou la Sagesse.
A gauche, la Paresse. A droite, l'Activité. (La Paresse et l'Activité sont person-
nifiées par deux honuncs.) — Zone inférieure. Borso rendant la justice. Borso
revenant de la chasse. Taille de la vi{;ne.
Avril. — Zone supérieure. Vénus assise sur un char que traînent des cygnes
et ayant devant elle Mercure à genoux et enchaîné. A {gauche, groupes d'amou-
reux. A droite, autres groupes d'amoureux; au-dessus de ceux-ci, les trois Grâces.
— Zone intermédiaire. Le Taureau, monté par un homme qui tient la clef tlu
428 L'AI\T FERRARAIS.
Parmi les figures allégoriques représentées auprès des signes
du zodiaque, il y en a deux qui sont très supérieures aux
autres et sur lesquelles nous tenons à attirer Tattention.
La première, correspondant au mois d'avril, est celle d'un
homme presque entièrement nu, que porte le Taureau. Une
draperie blanche s'enroule autour de sa tête, flotte sur son
cou, se gonfle sous le souffle du vent et retombe sur le dos de
l'animal, où la retient la main gauche du cavalier. De la main
droite, cet étrange personnage porte une grande clef, la clef
printemps. A gauche, une femme avec un enfant symbolise la Félicité maternelle.
A droite, la Débauche. — Zone inférieure. Borso tendant une pièce de monnaie
au bouffon Scoccola. Borso revenant de lâchasse. Courses de femme?, il'honunes,
d'ânes et de chevaux.
Mai. — Zone supérieure. Apollon debout sur un char dont l'Aurore conduit
les chevaux. A gauche, groupe de poètes. A droite, enfants nus, groupés deux
par deux; au-dessus de ceux-ci, les neuf Muses. — Zone intermédiaire. Les
Gémeaux; au-dessus d'eux, un houune à genoux écoute un homme jouant de la
flûte. A gauche, un homme mûr enseigne à un jeune homme agenouillé les règles
de la poésie ou de la musique. A droite, un homme avec un arc et trois flèches
montre des fleurs et des fruits dans un pli de son manteau. — Zone inférieure.
Les travaux des champs au mois de mai. (En perçant une porte, on a détruit le
sujet principal.)
Juin. — Zone supérieure. Mercure debout sur un char traîné par des aigles,
A gauche, groupe de commerçants s'entretenant de leurs affaires; au-dessus,
trois bergers faisant de la musicpie. A droite, boutiques de cordonnerie et de mer-
cerie; au-dessus, Argus décapité. — Z jne intermédiaire. Le signe du Cancer,
surmonté de la Justice jugeant une àme humaine. A gauche, le Malheur dans le
commerce. A droite, le Vol. (C'est par des hommes que sont personnifiées ces
deux dernières allégories.) — Zone inférieure. lîorso revenant de la chasse.
Borso recevant un cadeau. Travaux des champs au mois de juin dans le voisinage
de Ferrare et du Pu; soldats à pied et à cheval.
Juillet. — Zone supérieure. Jupiter et Cybèle assis dos à dos sur un char
traîné par deux lions. A gauche, un mariage, peut-être celui de Bianca, sœur de
Borso, avec Galeotto Pic de la Mirandole; au-dessus, un couvent et plusieurs
moines. A droite, moines faisant une nuisique guerrière et précédant des cavaliers
armés qui se préparent à aller coudiattre les Turcs en Orient; au-dessus d'eux,
Atys étendu à terre. — Zone intermédiaire. Le Lion, surmonté d'un homme
assis, qui tient un arc et des flèches, et qui symbolise le Pouvoir. A gauche,
femme assise dans les branches d'un arbre : on prétend voir en elle la Modéra-
tion dans le commandement. A droite, un homme qui est sur le point d'avaler
un morceau de chair représente l'Avidité des ambitieux insatiables. — Zone infé-
rieure. Au centre, Borso reçoit un papier que lui tend un paysan. A gauche,
Borso regarde des paysans qui travaillent dans les champs. A droite, Borso à
cheval sous une arcade avec quatre autres cavaliers.
Août. — Zone supérieure. Cérès debout sur un l'har traîné par deux dragons.
A gauche, des paysans labourent et sèment. A <lroite, rentrée des grains; au-
dessus, Enlèvement de Proserpine. — Zone intermédiaire. La Vierge; au-dessus
LIVRE DEUXIEME. 429
du mois cF avril (l), c'est-à-dire celle du printemps. Son corps
ne manque pas d'élégance et a une grâce un peu âpre que
rehausse la puissance du modelé. Le relief a même quelque
chose de sculptural qui rappelle la célèbre école de Padoue.
C'est par des qualités à peu près analogues, combinées avec
d'autres particularités de style, que se recommande la seconde
figure dont nous voulons parler. Elle se trouve à côté du signe
de la Vierge, dans le compartiment consacré au mois d'août,
et nous apparaît sous les dehors d'une vieille femme à genoux
qui met toute la fei'veur de son âme à remercier le ciel de
l'abondance des récoltes. Un rosaire est suspendu à son poignet
gauche. Elle est vêtue d'une robe rouge et d'un manteau vert
foncé; un voile blanc lui sert de coiffure. Ses mains jointes
sont remarquablement traitées. L'exécution de toute la figure,
au surplus, témoigne d'une réelle habileté chez le peintre; mais
ce qui l'emporte sur les mérites techniques, c'est l'intensité de
l'expression. En regardant prier cette femme, on oublie ses
traits anguleux et secs pour ne songer qu'aux sentiments qui
les transfigurent.
L'intérêt croît encore quand on examine les sujets dans les-
quels figure Borso. Ils sont malheureusement en très mau-
vais état. Les deux premiers cependant, un peu moins dété-
riorés que les autres, permettent d'apprécier le genre d'attrait
d'elle, un lioiiiiiie avet une tablette et une plume symbolisent le Calcul. A
gauche, une femme avec des épis et une yrenade personniHe, dit-on, la Provi-
dence. A droite, une femme à genoux remercie le ciel de l'abondance des récoltes.
— Zone inférieure. Un envoyé de Pologne remet un messa{;e à Borso. Borso
s'avance à cheval vers un palais, peut-être vers celui de Belriguardo. Paysans
faisant fouler des gerbes par des chevaux.
Septembre. — Zone supérieure. La Sensualité assise sur un char traîné par
quatre singes. A gauche, la forge de Vulcain. A droite. Mars et Vénus couches
dans un lit et s endjrassant ; Amours sur un rocher et parmi les nuages. — Zone
intermédiaire. La Balance, surmontée dune vieille femme à genoux. A gauche,
on croit reconnaître l'image soit de la Loyauté, soit de la Pureté, dans un honune
qui sonne de la trompette. A droite, le Libertinage serait figuré par un homme
presque nu sur lequel tire un archer. — Zo)ie inférieure. Borso accueille un
patricien de Venise, peut-être Paolo Morosini, envoyé pour s'entendre avec lui
sur la question des confins de la Polésine de Rovigo. Départ île Borso pour la
chasse. Les vendanges.
(1) Aprile (avril) vient d'aperire (ouvrir)
430 L'AUT FEllllARAIS.
qu'ils exerçaient sur les contemporains du prince et qu'ils
exercent sur le spectateur d'aujourd'hui. L'exécution, d'ail-
leurs, en est presque partout plus magistrale et révèle de plus
heureux efforts.
Dans le premier, Borso, vêtu d'un riche costume broché
d'or, se tient devant un édifice sur lequel on lit le mot Justitia.
Entouré de ses courtisans et de ses ministres, il reçoit une
supplique d'un malheureux qui plie le genou. Une femme,
précédée d'un enfant, a aussi entre les mains un papier qu'elle
va bientôt remettre au souverain de Ferrare. Vers l'extrémité
de la fresque, à droite, on distingue deux personnages à
calottes rouges dont les têtes, très bien conservées, sont fort
belles. — Tout près de là, Borso à cheval part pour la chasse.
Il est suivi d'un grand nombre de cavaliers. Un chien regarde
des canards dans une mare où il met ses pattes de devant. Enfin,
un homme accroupi sur des briques fait descendre un cheval
dans la même mare, tandis que, derrière lui, un cavalier entre-
prend de mener vers l'eau son propre cheval qui regimbe.
Dans la fresque du second compartiment, Borso, toujours
entouré des personnages dont il faisait sa société habituelle,
tend une pièce de monnaie à un homme, qui n'est autre pro-
bablement que le bouffon Scoccola, auquel les magistrats,
le 26 mai 1466, accordèrent le titre de citoyen de Ferrare,
pour complaire au prince (I). — En regardant vers la gauche,
on voit Borso revenant de la chasse sur un cheval blanc. Il
porte un vêtement jaune à ramages noirs. Sur le devant de la
composition, un homme assis, dont les jambes se trouvent en
dehors de la fresque, caresse un faucon posé sur une de ses
mains recouverte d'un gant.
Ce qui frappe le plus dans ces peintures, c'est la beauté des
portraits, c'est l'intelligence avec laquelle sont rendus tant de
(1) Ugo Caleffim, dans sa Chronif/ue, cite deux autres bouffons, Vendeghini
et Gesare Orl)olati, qui eurent part aux libéralités de Borso. Michel Savonarole,
grand-père de Jérôme Savonarole et médecin de la cour, blâma ces libéralités
dans son dialojjue intitulé : De nuptiis Battibecco et Serrnbocca : « En don-
nant des vêtements, des chevaux, des propriétés et de l'argent à des bouffons et
à des hommes indignes, on diminue l'amour des peuples. «
LIVRE DEUXIEME. 431
types différents. La ressemblance morale semble aussi incon-
testable que la ressemblance physique. Aussi comme on est
tenté d'interroger tous ces personnages pour savoir ce qu'ils
ont été (1)! L'un, avec sa courte barbe blanche et ses traits
amaigris, a un air d'austérité qui eût convenu à quelque grave
magistrat. Un autre, moins âgé et plus vigoureux, a la physio-
nomie énergique d'un ministre capable de faire vaillamment
face aux coups imprévus de la politique, et un troisième, aux
traits calmes et purs, paraît être habitué à considérer les choses
humaines en véritable sage. Filippo Lippi, Masaccio, Domenico
Ghirlandajo n'eussent pas désavoué de tels portraits, etBenozzo
Gozzoli aurait presque reconnu sa propre manière dans l'élé-
(1) Parmi eux se trouvent certaineuient quelques-uns de ceux que M. Venturi
a cités en énumérant les hommes tient se composait l'entourage de Borso en
1469. Voici la nomenclature donnée par M. Ventcri (p. 8-10\
Membres de la famille d'Esté : Gurone Maria, appelé dans les rescrits du duc
Il nostro dilectissimo fratello » ; Alberto Maria, «■ fratello sincero dilectissimo » ;
Nicolo, Hls légitime de Lionel et par conséquent neveu de lîorso.
Nobles feirarais : Teolilo Calcaynini ; Paolo et Rinaldo Costabili ; Prisciano
de' Prisciani, conseiller secret de Borscj ; Mauro et Bonvicino dalle Carte (le pre-
mier était u fatloi-e générale » , le second pourvoyeur général de la cour) ; le comte
Lorenzo Strozzi, ami et conseiller secret du duc; Francesco Ariosti, philosophe,
médecin, jurisconsulte et sénéchal du prince; Nicolô Ariosto, familier de Borso.
Princes étrangers dont les séjours a Ferrare furent fréquents ou qui accompa-
gnèrent Borso dans ses voyages : Nicolo, seigneur de Correggio; Marco Pio di
Carpi; Galeotto Pico délia Mirandola; Matteo Maria Boiardo, comte de Scandiano.
Hauts fonctionnaires et citoyens notables : Scipione delli Ruberti da Boqjo
San Sepolcro, podestat de Ferrare; Antonio Guidoni, a fattore générale «,
un des juges appelés à décider du sort des citoyens qui conspirèrent contre la vie
de Borso; Francesco Nasello, chancelier ducal; Agostino de' Bonfranceschi de
Rimini, un des conseillers secrets de Borso; Francesco Maria Girondi, surinten-
dant des travaux de la ville; Giacomo Prisciano et Gabrielc del Magro, chargés
de présider aux travaux à exécuter sur le territoire du duché; Antonio Francesco
Sardi et Ugo Caleftîni, officiers de la Chambre; Giovanni Valla, « eximio dotlore
de legge « , ju{\e des appels; Battista de' .Sarachi de Pavie, qui, tout en exerçant
d'inqjortantes fonctions, s'adonnait à la poésie; le " magnitique et généreux»
messire Francesco Verlato, conseiller ducal de justice; Manfrcdo de' Maldcnti,
également conseiller ducal de justice; Lionello Bagaroto, cnpitaine de la place
de Ferrare; Antonio Sandeo, un des douze Sages de la Comiiuuic; Francesco del
Saracino, un des plus riches lianquiers de la ville.
Professeurs a l'Université : Teodosio Spezia ; Filippo Franchi; Fclino Sandeo;
Gio. Maria Riminaldi, « une des principales lumières de l'Italie » ; Lodovico
Carbone; Battista Guarino, mort en 1460; Giovanni Aurispa, mort aussi en
1460; Francesco et Soncino Benzo de Sienne; Bernardo da Siena; Alliertino da
Cremona; Girolamo Castelli, médecin de la cour.
432 L'ART FEllUAllAIS.
fjaiit fauconnier aux chausses blanches, aux cheveux frisés,
qui regarde tomber un oiseau blessé à mort. Certains profils
font aussi penser à ceux que présentent les médailles du temps.
Comment, par exemple, ne pas se rappeler le portrait de
Lorenzo Vecchietti par le médailleur à l'Espérance, quand on
considère attentivement le premier personnage du groupe de
gauche dans la fresque consacrée à Borso et à son bouffon?
Ce personnage, plus jeune et plus gracieux que Vecchietti, a
aussi une très abondante chevelure qui frise naturellement. Il
est coiffé d'un béret rouge. Son vètementblanc, aux plis régu-
liers, est serré à la taille par une ceinture noir et or et laisse
voir autour du cou, ainsi que sur les bras, un vêtement de des-
sous vert; la chausse de sajambe gauche est blanche également,
tandis que celle de la jambe droite estrouge. Ce riche costume
fait admirablement valoir la fière prestance de celui qui le
porte, et dont, malheureusement, on ignore le nom.
Même incertitude regrettable à l'égard du personnage
chauve, à la physionomie sympathique, vers lequel Borso se
tourne tout en recevant une supplique. Quelques érudits ont
pensé à Paolo Costabili, qui fit partie du conseil secret et qui
mourut dans un âge avancé, le 2 septembre 1469. D'autres
ont porté leurs conjectures sur Lodovico Casella, secrétaire
d'État et conseiller du prince (1). Casella, adonné aux lettres
et renommé pour son éloquence, s'était rendu cher au peuple,
dans l'exercice de diverses fonctions publiques, par sa droi-
ture, son désintéressement, sa libéralité, sa douceur. Ce fut
un deuil général quand la mort le frappa (16 avril 1 469). Le
jour de ses funérailles, les tribunaux ne siégèrent point et les
boutiques restèrent fermées. Les recteurs de l'Université et
Borso lui-même (2), avec les princes de la maison d'Esté et
(1) Ce personnage, qui, suivant l'expression dun de ses contemporains, eût fait
lionneur à la répuljlique romaine pour sa sagesse et sa prudence, était regardé par
le duc comme « son œil droit » . (Veisturi, L'aite a Fenara nel perioclo di Borso
d'Esté, p. 695.)
(2) M. BuiiCKUARDT (^Die Cultitr der Renaissance, p. 41, dans l'édition de
1869) fait observer que Borso est le premier souverain qui ait assisté aux funé-
railles d'un de ses sujets.
LIVllE DEUXIEME. 433
avec toute la cour, accompagnèrent ses restes à l'église de
Saint-Dominique, où son éloge funèbre fut prononcé par le
poète Lodovico Carbone, que recommandent surtout auprès
de nous les admirables médailles exécutées en son honneur
par Sperandio. Ne laissant pas d'enfants, Casella légua la plus
grande partie de ses biens à Thôpital de Sainte-Anne, que
devait rendre célèbre le séjour du Tasse. Est-ce bien Casella
qui revit dans la fresque du palais de Schifanoia? Rien ne le
prouve, mais cette hypothèse a quelque chose de séduisant et
n'a rien d'invraisemblable, car les traits du voisin de Borso
sont en parfait accord avec le noble caractère de ce person-
nage.
On sait, au contraire, à quoi s'en tenir sur celui qui, dans le
premier compartiment, est placé au premier plan à la droite
de Borso (1), et que l'on retrouve à côté du prince dans toutes
les fresques suivantes. D'après la tradition, cet homme est
Teofilo Calcagnini (2), le favori du souverain de Ferrare. Teo-
filo était un des quarante-quatre enfants de Francesco Calca-
gnini, qui fut élève de Vittorino da Feltro, devint secrétaire
du marquis de Mantoue Jean-François, et finit par se fixer à
Ferrare, où Lionel et Borso lui confièrent des charges honori-
fiques et lucratives. La faveur du fils dépassa de beaucoup
celle du père. En L465, pendant la nuit de Noël, dans la
cathédrale, Borso le fit chevalier de l'Éperon d'or et maître
de chambre. Aux titres s'ajoutèrent des donations considéra-
bles jusque sur les territoires d'Adria, de Ravenne, de Modène,
de Reggio et dans la Romagne. Calcagnini reçut du duc trois
palais construits par Pietro di Benvenuto (un à Ferrare qui fut
décoré par Titolivio da Padova, Domenico Rosso et Bongio-
vamii di Geminiano, un à Benvegnante et un appelé Bellombra,
non loin d'Adria). Les livres de comptes mentionnent aussi
(1) II est vu de profil et tourne le tlos au spectateur. Son costume se distingue
par une élégance et une recherche que surpasse seul le costume du duc.
(2) On peut se rendre compte du costume de Calcagnini dans la frescpie du
palais de Schifanoia en consultant la gravure au trait, donnée par Lilla, qui
reproduit la zone inférieure du compartiment de Mars : la figure de Calcagnini
y est reproduite en couleur.
I. 28
434 L'ART FERllAUAIS.
des cadeaux qui, tout en n'ayant pas autant d'importance,
étaient fort précieux au point de vue de l'art, par exemple, un
calice en argent doré, enrichi d'émaux, ainsi que divers objets
en argent pour la chapelle du palais de Benvegnante, œuvres
d\i))iadio da J/z/^no (1464), trois paires de bardes en cuir dont
l'ornementation, due à Cosimo Tura, fut exécutée « avec de
l'or, de l'argent et d'autres couleurs fines » , plusieurs tapis-
series que fournit Rinaldo Boteram et qui étaient destinées aux
maisons de ville et de campagne de Calcagnini (1 465), enfin
un bassin et un hronzino envoyés de Venise par l'orfèvre Zorzo
Allegretto (1467) (1). L'empereur Frédéric III, de son coté, le
1" février 1469, décerna à Teofilo Calcagnini le titre de comte
du sacré palais et lui accorda le droit de nommer des notaires
et de légitimer les bâtards, droit transmissible à ses descen-
dants mâles. Borso ne pouvait se passer de Calcagnini, dont le
dévouement lui avait inspiré une amitié sans bornes. Celui-ci
l'accompagna notamment en 1467 à Venise et en 1471 à
Rome, où, à l'issue des cérémonies du jour de Pâques solen-
nellement célébrées par Paul II, le marquis de Ferrare fut
proclamé duc de Ferrare. Il eut aussi l'honneur d'être en
correspondance avec Bembo (2). On est d'autant plus heureux
de rencontrer son portrait sur les murs du palais de Schifanoia
qu'il n'en existe ailleurs aucun autre.
Il n'en est pas de même pour Borso. Les portraits de ce
prince furent nombreux, et l'on peut vérifier sans peine l'exac-
titude de ceux qui se trouvent dans les fresques dont nous
nous occupons. Quatre médailles signées et deux médailles
(1) VENTur.i, L'aile a Fcnara nel periodo di Borso d'Esté, p. 713, 728, 738,
739, 741. — Campori, L' arazzeria Estense, p. 19. — A l'exemple de Borso, Albert
d'Esté fit des présents de valeur à Galcajjnini : sur son ordre, Albeito de' Contrarii
disposa quatre cent dix-huit rubis parmi les broderies d'un vêtement de Calca-
jjnini (1457). Calcagnini fit lui-même couvrir de miniatures par T"ddeo Crivelli
des livres manuscrits et commanda à Gabriele da Milano (1465) des ornements
en argent pour une ceinture. — Au goût des arts il alliait celui des lett-es.
Comme Borso, il ne savait pas le latin, mais il aimait à lire les auteurs anciens
dans des traductions, et quelques-unes furent entreprises pour lui.
(2) Voyez Frizzi, Memorie per la storia di Fenaia, t. IV, p. 58, et Litta,
Famiglie celebri d'Italia.
LIVRE DECrXIEME. 435
anonymes reproduisent les traits du successeur de Lionel (1).
Celle d'Atnadio da Milano n'est point datée; mais comme elle
représente un homme d'environ trente ans (2), on peut sup-
poser qu'elle fut exécutée entre 1 443 et 1445. Celles de Jacopo
Lixignolo, à^ Antonio Marescotli et de Petrecini, portant la date
de 1460 (3), nous montrent Borso à l'âge de quarante-sept
ans. Quant aux deux médailles anonymes (4), qui ne portent
aucune date, mais dont lune (la plus grande) est probable-
ment aussi de 1460, puisqu'il en existe une répétition du
temps avec cette date, elles n'ajoutent rien de significatif aux
indications fournies par les médailles signées (5). Il en faut dire
autant des deux beaux dessins contenus dans le recueil Yal-
lardi, au musée du Louvre (6), dessins qui représentent Borso
encore jeune et qui furent faits, ce semble, en vue de la
médaille dont Amadio da Milano est l'auteur (7). Entre le
profil de bronze et les figures peintes sur les murs du palais de
Schifanoia, la ressemblance est frappante. Seulement, dans
les fresques, Borso est plus âgé; il peut avoir de cinquante-
quatre à cinquante-lîuit ans. Son visage s'est épaissi, et son
double menton s'est encore accentué. Le bonnet descend assez
bas sur le front et est orné à gauche d'un bijou. De longs che-
veux retombent jusque sur la nuque. Les yeux sont intelli-
(1) Voyez La médailleu/s travaillant à Ferrare au XV' siècle, par M. Heiss.
(2) Borso naquit le 24- août 1413.
(3) Le 17 janvier 1460, Pie II, en revenant de Mantoue, ville dans laquelle
il avait convoqué les princes chrétiens pour les exhorter à une croisade contre
les Turcs, passa par Ferrare où Borso l'avait déjà reçu l'année précédente.
M. Heiss pense que, sur la médaille de Lixi(;nolo, Borso porte le riche costume
et les joyaux qu'on lui vit en cette occasion.
(4) Voyez les reproductions données par M. IIeiss dans ses Médailleurs tra-
vaillant à Ferrare au XV" siècle.
(5) On peut voir aussi l'efligie de Borso, toujours coiffe d'un bonnet, sur le
ducat d'or qu'il fit frapper après être devenu duc de Modène et de Rc{;{;io. C'est
la première monnaie ferraraisc où l'on ait représenté un seiyncur de la maison
d'Esté. Au revers apparaît le Christ sortant de son sépul(;re et donnant sa béné-
diction. (M. Chauouillet, Notice sur un ducat d'or inédit de Borso, marquis
d'Esté. Paris, 1874. — Kei.lixi, Mon. di Fcrr., p. 123, 12t. De tnonet. ital.
nied. œvi, I, 39. — Frizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 24.)
(6) IN» 78, fol. 63, et n» 87, fol. 66.
(7J Heiss, p. 19.
436 L'ART FERRAT. AI S.
gents et dénotent une bonhomie mêlée de finesse. Quant aux
lèvres, elles sont singulièrement minces. Ce qu'il y a de moins
bien, c'est la bouche, qui est trop large. De plus, entre le nez
et la lèvre, la distance est trop grande. Si le type de Borso est
loin d'être irréprochable, l'expression, du moins, n'a rien que
de sympathique (1).
Quelque intéressantes que soient les fresques dont le pre-
mier duc de Ferrare est le héros, il en est quelques-unes de
plus attrayantes encore dans la zone supérieure de plusieurs
compartiments , surtout dans celle des mois de mars et
d'avril.
Que de grâce et d'orginalité, en effet, a la composition qui
représente des femmes brodant à la main ou tissant au métier !
Toutes s'occupent consciencieusement. Malgré le calme de
leurs visages, on sent en elles l'ardeur au travail. Elles appor-
tent à leur tâche d'autant plus d'attention, qu'autour d'elles se
tiennent, en assez grand nombre, des spectatrices venues pour
les voir à l'ouvrage ou pour admirer les broderies et les étoffes
sortant de leurs mains. Grande est la différence entre l'aspect
des ouvrières et celui des visiteuses. Chez les premières, qu'elles
soient jeunes ou qu'elles aient déjà atteint la maturité, l'hu-
milité de la condition se trahit par la vulgarité des traits.
Chez les secondes, au contraire, l'aisance des attitudes, la
recherche dans l'arrangement des cheveux, le luxe des vête-
ments, la distinction des types dénotent une noble extraction.
Considérez, par exemple, les trois figures à gauche. Combien
a d'élégance la courbe du cou de celle qui se présente de pro-
fil perdu! Quel beau profil a sa voisine! Quel charme dans la
jeune femme qui, se tournant vers celle-ci, est vue de trois
quarts à gauche (2) !
Un fait cependant doit être noté. La hauteur donnée aux
(1) Litta donne un portrait de Borso d'après un tableau de Dosso qui existait
dans la fjalerie Goccapani di Fiorano. On est en droit de s'étonner qu'il ait repro-
duit un portrait exécuté par un peintre qui appartient tout entier au seizième
siècle.
1^2) Ce groupe, avec une des brodeuses, est yravé au trait dans V Opuscule de
M. Harck, p. 19.
LIVRE DEUXIEME. 437
fronts est un peu exagérée. C'est que la mode d'alors exigeait
qu'on les découvrît le plus possible. On se relevait les cheveux
jusqu'à la racine; parfois même on n'hésitait pas à en raser
une partie. La trace de ces habitudes se retrouve notamment
dans le consciencieux portrait de Battista Sforza, femme de
Frédéric duc d'Urbin , portrait exécuté par Piero délia Fraii-
cesca et conservé au musée des Offices, dans les médailles de
Nicolas III d'Esté, de Lionel, de Léon-Baptiste Alberti.
Les sujets représentés aux côtés de Vénus dans le compar-
timent voisin ont également conservé le charme de leur cou-
leur originelle et sont peut-être plus attachants encore. Ils
représentent des groupes d'amoureux s'embrassant ou causant
sous le regard de leurs amis, parmi les arbustes aux feuillages
légers qui marient leurs nuances printanières à celles que
présentent les étoffes des vêtements. Plusieurs jeunes filles
tiennent des instruments de musique. Le groupe à droite, où
un jeune homme pose ses deux mains sur les épaules de deux
musiciennes, est séduisant entre tous par la candeur, par la
placidité, par la satisfaction intime que reflètent les visages.
Non loin de ces compositions qui semblent avoir été peintes
pour le plaisir des yeux, il en est une dont les détails sont de
nature à piquer la curiosité. Elle nous fait assister à des fêtes
qui étaient fort en honneur à Ferrare, sous la famille d'Esté,
et qui passionnaient le peuple aussi bien que la cour. On y
voit une course de femmes, une course d'hommes, une course
d'ânes et de chevaux montés par de jeunes garçons (1). Un de
ceux-ci, penché en avant, indique bien par son attitude la ra-
pidité de sa monture et sa propre ardeur. Peut-être conduit-il
un cheval mantouan, car les chevaux élevés sur le territoire
de Mantoue étaient renommés dans toute l'Europe pour leur
vitesse (2). A ces courses assistent le duc de Ferrare, les per-
sonnages de son intimité et les juges des concurrents, placés
(1) Dès 1279, à l'époque d'Obizzo d'Esté, il y eut des courses de (-lievaux à
Ferrare. (Voyez ce que nous avons dit p. 6 et 234.)
(2) On y élevait aussi des chevaux destinés à toute espèce de service. Voulait-
on faire un cadeau princier, on donnait un cheval mantouan. (Burckhaudt, Die
Cultur der Renaissance, p. 231, dans l'édition de 1869.)
438 I/AllT FEURARAIS.
plus haut devant une lijjne de monuments et de palais qui
sont pourvus de portiques et auxquels fait suite, à droite, la
façade d'une petite église consacrée à saint Sébastien. C'est à
gauche, sous la principale arcade de ces portiques, dont l'ou-
verture laisse voir au loin une porte crénelée et un édifice à
mâchicoulis, que Borso se tient à cheval. Quelques-uns des
spectateurs sont, à son exemple, restés sur leurs chevaux.
D'autres sont assis ou debout, tandis que des pages et des
palefreniers, à droite, gardent et surveillent leurs montures.
Plusieurs de ces cheveux se présentent de face, à peu près
comme ceux de Saint-Marc à Venise, auxquels ils font penser.
Ce ne sont pas seulement les hommes qui jouissent de cette
fête animée : un certain nombre de nobles dames en prennent
commodément leur part derrière des balcons tendus de riches
tapis ou d'étoffes précieuses.
Les courses dont on a voulu donner ici une idée et perpétuer
le souvenir avaient régulièrement lieu le 2 i avril, jour de la fête
patronale de saint Georges, dans la grand'rue et dans la rue
des Sablons, en présence du souverain et de toute la noblesse (1).
Mais on en faisait également à l'occasion des événements
mémorables, en signe d'allégresse publique. Ainsi, quand
Albert, marquis de Ferrare, revint de Rome, où il s'était rendu
en pèlerin (2) avec une suite nombreuse pendant le jubilé de
l'année 1391, et où il avait obtenu de Boniface IX, entre
autres faveurs, une importante bulle relative à la transmission
des immeubles séculiers soumis à des droits ecclésiastiques et
l'autorisation de fonder une université jouissant des mêmes
privilèges que celles de Bologne et de Paris, il y eut, parmi
les réjouissances multiples que l'on organisa, deux courses
d'hommes, une course de femmes, une course d'ânes et trois
courses de chevaux (3). Le 26 mai 1471, Borso aussi, après le
(i) Il y avait aussi du temps de Borso des spectacles qui semblaient être des
réminiscences de la Rome païenne. Le duc de Fenare faisait combattre entre eux
des lions, des taureaux, des ours et des sangliers.
(2) Dans une niche adossée à la façade de la cathédrale, une statue exécutée
en 1393 le représente dans ce costume.
(3) Les courses de Ferrare étaient renommées dans toute l'Italie : en IVoo,
LIVRE DEUXIEME. 439
voyage à Rome qui lui valut le titre de duc de Ferrare, assista
à une course de chevaux, et ce fut sa dernière distraction, car
le soir même il fut pris de la maladie dont il mourut. Tous ces
souvenirs reviennent à la pensée, quand on regarde la fresque
du palais de Scliifanoia; avec elle, on revit dans le brillant
passé de Ferrare (l).
A quelle époque les fresques de la grande salle du palais de
Schifanoia ont-elles été exécutées (2) ? Est-ce du vivant de
Borso ou est-ce seulement sous le règne d'Hercule I" qu'elles
furent commencées ?
Pour en faire honneur à Hercule I" exclusivement, on a
allégué plusieurs raisons qui n'étaient pas dénuées de vrai-
semblance (3). Il est impossible, disait-on, que le peintre ait
Ferdinand 1", roi de Naples, voulut que plusieurs de ses chevaux y montrassent
leur agilité; Marino Caraccioli fut chargé de les conduire dans la capitale des
princes d'Esté.
(1) Les statuts de Ferrare imprimés en 1476 sous le règne d'Hercule V four-
nissent des renseignements sur les courses alors en usage. Le vainqueur à la
course des chevaux devait recevoir un drap d'or, une petite truie et un coq; la
course avait lieu le matin entre la partie de la ville occupée par le faubourg de
Quacchio et le Castel Tedaldo, à la place duquel s'élève maintenant la forteresse.
Il est aussi question d'une course d'àncs qui avait lieu à la fin de la journée : les
concurrents partaient de la Porta di Sotto, c'est-à-dire de l'endroit où se trouve
l'église de la Madonnina, pour s'arrêter au bout de la rue della Gusmaria; le
prix consistait en un drap blanc. Plus tard, on institua, le jour de Saint-Pierre,
des courses d hommes et des courses d'enfants ayant de quatorze à seize ans :
pour les hommes, la récompense se composait de sept brasses de drap rouge ;
cinq brasses de drap vert étaient réservées aux enfants. Un édit de 1476 proposa
une course aux jeunes filles âgées de plus de douze ans; la course eut lieu le
24 avril; cinquante-sept concurrentes y prirent part : à celle qui arriva la pre-
mière, on donna une brasse de drap vert; aux quinze suivantes échurent douze
brasses de toile de coton. (Frizzi, Mein. per la storia di Ferrara, t. III, p. 206-
207.) Les courses de femmes entraînèrent des désordres faciles à comprendre.
Ugo Trotti, professeur de droit canon à l'Université de Ferrare, les a mentionnés
dans son traité intitulé : De ludo et joco. (Voyez Tiradoschi, Storia della lelteia-
tura italiana, t. VI, p. 2, lib. II, cap. v, n" 28, nota ultima.^
(2) De 1471 à 1484, selon Laderchi; de 1471 ii 1493, scion MM. Ciowc et
Cavalcaselle, et selon M. Milanesi dans la dernière édition de Vasari (t. II,
p. 491, note 2).
(3) Voyez Laderchi, Sopra i dipinli dcl pahizzo di Scliifanoia^ et Vasari
(édit. Milanesi), t. II, p. 491, note 2
440 L'AIIT FEl'.RAllAIS.
pu se mettre à l'œuvre avant la fin de 1471, époque où Borso
n'existait déjà plus (1), car létat du palais ne le permettait
pas. On lit, en effet, dans la chronique de Fra Paolo da
Legnano (2), à l'année 1471 : « Un repas eut lieu au rez-de-
chaussée, parce que l'étage supérieur n'était pas encore ter-
miné. " — Ce n'est même probablement pas Borso, ajoutait-on,
qui a commandé les peintures consacrées en partie à sa propre
glorification : son caractère n'autorise guère une pareille
hypothèse. Il est tout naturel, au contraire, de supposer
qu Hercule ait voulu faire représenter les actes mémorables
de Borso pour manifester sa reconnaissance envers son frère,
qui, tenant à lui assurer la possession du trône, n'avait pas
consenti à se marier et avait, peu avant sa mort, éloigné de
Ferrare un prétendant redoutable, Nicolas, fils de Lionel.
Ces raisons, si puissantes qu'elles paraissent à première
vue, n'ont rien de décisif. Quand Fra Paolo da Legnano dit
qu'en 1471 le second étage n'était pas encore terminé, il ne
parle évidemment pas de la partie du palais qui attire aujour-
d'hui les visiteurs, ou bien il fait simplement allusion aux tra-
vaux qui avaient pour but d orner les pièces déjà achevées.
Grâce aux recherches deL.-N. Cittadella, on sait, comme nous
l'avons déjà constaté, que la décoration de la salle des stucs,
y compris le plafond, fut exécutée en 14G7 (3). Si l'état du
palais n a pas mis obstacle à ces travaux, pourquoi aurait-il
entravé l'exécution des peintures dans le salon voisin ? —
Quant à la nature des sujets où figure Borso, elle n'avait
rien de compromettant pour la modestie du prince. Accueillir
des suppliques, recevoir des ambassadeurs, se livrer au plaisir
de la chasse, assister à des courses, ce sont là des actes où il
n'entre pas beaucoup d'ostentation. Comment d'ailleurs un
souverain, et un souverain italien, se serait-il refusé, contrai-
(1) Borso mourut le 20 juillet, selon Maresti, le 19 août selon l'i{;na et Frizzi.
(2) L.-IN. Cittadella, Aotizie relative a Fen-ara, t. I, p. 337.
(3) Bicordi e docwnenti intorno alla vita di Cosimo Tuia. Ferrara, 1866,
p. 23. Dans cet opuscule, l'auteur rectifie l'assertion émise d'abord par lui dans
ses Notizie relative a Ferrara. — Un document que cite Muratori prouve qu'en
1469 le palais était terminé et commença à être habité.
LIVRE DEUXIEME. 441
remeiit aux usages de son temps, à la louange, flatteuse entre
toutes, des artistes en renom ? Borso, du reste, n'éprouvait
pas les scrupules de modestie qu'on lui attribue. N'avait-il
pas souffert en 145 4 qu on lui élevât une statue devant le
palais délia Ragione (1)? — Une autre remarque, faite par
F. Aventi (2), tend à contredire ceux qui nient l'intervention
de Borso dans la commande des fresques dont il s'agit. Nulle
part le duc Hercule ne figure à côté de son frère. Si les com-
positions n'avaient pas été arrêtées du vivant de Borso, nul
doute que le peintre n'y eut introduit l'effigie du prince ré-
gnant, de celui par ordre duquel il travaillait. — Ajoutons que
la simplicité même des scènes dans lesquelles figure Borso
contribue à démontrer qu'elles furent peintes quand ce per-
sonnage existait encore. Si Hercule avait été pour quelque
chose dans le choix des sujets, si son but eût été de glorifier la
mémoire de son frère, n'aurait-il pas préféré des épisodes plus
marquants ? Comment n'aurait-il pas songé aux pompeuses
cérémonies, aux fêtes splendides qui eurent lieu d'abord dans
sa capitale, quand Frédéric III créa Borso duc de Modène et de
Reggio, ensuite à Rome lorsque Paul II ajouta à ce titre celui de
duc de Ferrare (3) ? Tout concourt donc à prouver que Borso
ordonna lui-même l'exécution des peintures que réclamaient
sur-le-champ les murs de sa résidence favorite.
La discussion, au surplus, est devenue inutile. Elle a été
close par la publication d'une lettre que Francesco Cossa
écrivit à Borso le 25 mars 1 470 (4), et dans laquelle on lit qu'à
cette date toutes les peintures de la grande salle du palais de
(1) Voyez dans le livre III le chapitre i", consacré à la sculpture (p. 513). — On
sait aussi que dès 1451 une statue équestre de Borso avait été commandée pour
la ville de Modène à Donatello (|ui ne l'exécuta pas, quoiqu'à plusieurs reprises
on l'eût pressé de remplir ses enj^ayenients. (W. Bode, Donatello à Pudoue, Irvt-
duction par Ch. Yriarte, p. 6.)
(2j Descrizione dei dipinti di Cosimo Tara, ultiniamentc scopcrti nel palazzo
di Schifanoia in Ferrara ncW anno 1840. Bolo{;na, Marsi{;li, 1840.
(3) M. Harck (p. 16) fait, en outre, uljscrver que les noudjreux portraits de
Borso introduits dans les fresques du palais de Schifanoia, avec des expressions
et des poses si variées, ne peuvent avoir été faits que d'après nature.
\kt) Cette publication, due à M. Ad. Venturi, a eu lieu dans le Kunslfrcutid de
Berlin (1" mai 1885, n» 9).
442 L'ART FEURARAIS.
Schifanoia, commencées probablement en 1 467, étaient ache-
vées depuis peu (1). Nous reviendrons bientôt sur l'importante
lettre de Cossa.
Si l'on sait maintenant à quoi s'en tenir sur l'origine des
fresques peintes dans le palais de Schifanoia, on n'a pu encore
apprendre à qui est dû le choix des sujets.
Que le programme h réaliser par le peintre ait été imaginé
et formulé par quelque lettré de l'époque, c'est ce qui n'est
pas douteux. Évidemment le souverain de Ferrare eut recours
à un de ces érudits raffinés, tels que Lodovico Carbone, Tito
Strozzi, Battista Guarino, Giovanni Maria Riminaldi, qui se
passionnaient pour les réminiscences mythologiques, pour les
spéculations quintessenciées de l'astronomie, pour les allégo-
ries ressemblant h des rébus. Mais à qui s'adressa-t-il? Per-
sonne ne s'est soucié de nous l'apprendre. En l'absence de
tout document, on serait tenté de songer à Lilio Gregorio
Giraldi, auteur d'un traité avant pour titre : Deannis et mensi-
hus (2), si la date de sa naissance ne s'y opposait absolu-
ment (3). Force est donc de rester dans l'ignorance sur ce
point.
Sait-on du moins qui a exécuté les sujets fournis parle lettré
(1) Elles portent d'ailleurs l'empreinte de la même époque. Le nombre des
peintres qui y travaillèrent explique le peu de temps qu'on mit à les faire.
(Harck, p. 16-17.) — M. Venturi a fait remarquer que, sur la muraille occiden-
tale, le char de la déesse dont la bouche lance des flammes porte un des emblèmes
de Borso, le paraduro, ce qui prouve aussi que les peintures de cette muraille
furent exécutées du vivant de Borso.
(2) Dans son traité, Giraldi indique les divinités qui présidaient aux mois et
les fêtes que les païens célél)raient pendant chacun d'eux. (Vexturi, Gli affres-
chi (lel palazzo di Schifanoia, p. S.""
(3) Peut-être, dit M. Venturi, Pietro Bono Avofjario, « excellcntissimus, con-
summatissimus astronomus » , contriijua-t-il à la fixation des sujets à traiter par
les peintres. (Voyez ce qui est dit d'Avoyario dans ce volume (liv. IH, ch. iv\ à
propos de sa médaille, due à Sperandio.
LIVRE DEUXIEME. 443
anonyme? Sur cette question, la lumière est loin d'être com-
plètement faite. Toutefois, depuis les dernières publications
de M. Harck et de M. Venturi, il y a plusieurs points d'élu-
cidés, et quelques-unes des fresques ont maintenant leur pater-
nité bien établie.
Une chose d'abord est certaine, c'est que, s'il y a unité de
plan, il y a diversité de style. Gomment croire, par exemple,
que l'homme tenant la clef du printemps et que les figures
placées auprès de la Balance soient l'œuvre d une même main?
Non loin de certaines tètes peintes avec talent et réellement
belles, il y en a de faibles et même d'assez laides. C'est que
des maîtres de mérite très inégal et de tendances assez diffé-
rentes ont travaillé dans le voisinage les uns des autres, et que,
d'ailleurs, il leur est arrivé de céder le pinceau à des aides, à
des élèves plus ou moins habiles.
Pendant longtemps, sur la foi de Baruffaldi, on a mis
au compte de Cosimo Tura toutes les fresques du palais de
Schifanoia. Justice a été faite de cette assertion. Elle con-
tenait cependant une part de vérité. Cosimo Tura, en effet,
n'est certainement pas étranger à ces fresques auxquelles
ont sans doute travaillé des peintres formés à son école ou
suivant à côté de lui, avec une notoriété déjà établie, une
direction particulière. Il jouissait auprès de Borso d'une faveur
exceptionnelle. Tito Strozzi(l), dont il fit le portrait, et
Lodovico Bigo Pittorio (2), un autre de ses contemporains, le
louèrent dans leurs vers. Y avait-il lieu de nommer un arbitre
pour estimer une peinture, c'est à lui que l'on s'adressait. Sa
renommée ne se confinait pas dans sa ville natale, qu'il quitta
rarement, et Jean Galéas, sur la recommandation de Borso,
lui envoyait des élèves à former. C'est qu'il occupait une place
à part dans l'école ferraraise, et que, après lui avoir fait quitter
l'ornière de la banalité, il lui avait imprimé un essor puissant
et original, et l'avait définitivement engagée dans une voie où
son caractère propre et ses aptitudes spéciales allaient désor-
(1) ÉUçjie, liv. IV.
(2) Tumultnar, liv. IV.
444 L'AllT FEIIRARAIS.
mais se développer brillamment (1). Tura est dans cette école,
comme Ta remarqué M. Morelli (2), ce qu'est, toute propor-
tion gardée entre les mérites respectifs, Mantegna dans l'école
de Padoue , Bartolommeo Vivarini dans l'école vénitienne,
Foppa dans l'école lombarde, Piero délia Francesca dans
l'école ombrienne, Andréa del Castagno et Antonio Pollaiuolo
dans l'école florentine.
Ses œuvres indiquent qu'il se pénétra des traditions du
Squarcione (3), vivifiées par le génie de Mantegna (4). Le voi-
sinage de Venise ne fut pas non plus sans profit pour lui, et
c'est peut-être en souvenir d'un séjour de quelque durée dans
cette cité qu'il inséra parmi les clauses de son premier testa-
ment, le li janvier 1471, une disposition en faveur des pau-
vres de la ville des lagunes. On peut lui reprocher souvent de
la sécheresse, de la raideur, la recherche de l'expression aux
dépens de la lieauté et un naturalisme poussé parfois à l'excès.
Mais quelle dignité et quelle profondeur de sentiment il a su
donner à quelques-unes de ses figures ! Comment rester indif-
férent en face du Saint Jérôme conservé à la pinacothèque
de Ferrare (n° 121)? Quelle religieuse admiration inspire
l'ange de l'Annonciation dans le chœur de la cathédrale ! Ici,
par exception, les lignes ont une véritable pureté ; la physio-
nomie n'est pas moins sereine qu'austère. Que de grâce aussi
dans les menus détails, dans les accessoires ! Que de majesté
dans les monuments qui abritent les personnages ! Malheureu-
sement, les créations de Tura sont très inégales. Ainsi, à côté
de l'ange si parfait que nous venons de mentionner, la Vierge
a un visage anguleux et tout à fait ingrat. Les mêmes obser-
vations s'appliqueraient à la Vierge avec deux saints et deux
saintes du musée de Berlin et à la Vierge avec six anges de la
Galerie Nationale de Londres.
(1) Francesco Cossa ne fut pas ctranjjer non plus à cette transformation et à
ces projjrès.
(2) Die Werke ilalicnischer Meister in den Galérien von Mûnchen, Dresden
und Berlin, p. 123.
(3) Né en 1394, mort en 1474.
(4) Né en 1431, mort en 1506.
LIVllE DEUXIEME. 445
Quand la grande salle du palais de Schifanoia fut prête à
recevoir des peintures, il y avait longtemps que CosimoTura (1)
était au service de Borso, car il apparaît pour la première fois
sur les registres de dépenses des souverains de Ferrare en 1451.
Dès 1458, il était devenu le peintre attitré de la cour. Il avait
peint pour Yincenzo de' Lardi (1 458) une crèche destinée à la
cathédrale et maintenant perdue. Il avait travaillé dans le
château de Belfiore, puis décoré la bibliothèque de Pic de la
Mirandole. De si brillants états de service désignaient naturel-
lement Tura au choix du prince lorsqu'il fut question d'ache-
ver la décoration de son palais.
(Juel fut son rôle dans l'exécution des fresques précédem-
ment décrites ? Quelques personnes , ne trouvant pas assez
manifestes ses qualités et ses défauts notoires, le croient par-
tout étranger, sinon à la conception, du moins à 1 exécution
de ces peintures. Les sujets compris dans les mois d'août et de
septembre et la zone intermédiaire du mois de juillet trahis-
sent cependant sa manière. Tel est l'avis de MM. Crowe et
Cavalcaselle, de M. Harck et de M. Venturi. Mais si l'esprit et
le style de Cosimo Tura se montrent là partout, l'inégalité de
Texécution révèle la coopération de ses élèves. Surchargé de
commandes, le maître ne put pas travailler longtemps, si tant
est qu'il y travailla, aux fresques du palais de Schifanoia.
Après avoir terminé en 1468 les peintures commandées par
les Sacrati dans l'église de Saint-Dominique (2), il peignit les
volets des orgues de la cathédrale, qui furent achevées en
1469(3). Dès le 20 juillet 1469, il était à Venise, où le
peintre Guglielmo da Pavia lui envoya de l'argent pour ache-
ter les couleurs nécessaires à la décoration de la chapelle du
palais de Belriguardo, et le 1" août il commença les peintures
de cette chapelle. Il dut donc, dans le palais de Schifanoia,
1^1) Cosimo Tura, appelé aussi Cosinè, naquit en 1429 ou 1430, et mourut
en 1495.
(2) Ces peintures ont été détruites au siècle dernier, rjuand on reconstruisit
l'église de Saint-Dominique.
(3) Tura peignit sur ces volets le Saint Georges et V Annoticiation, tai)leaux
qui sont à présent suspendus aux parois latérales du chœur.
446 L'ART FEURARAIS.
se contenter en général de confier sa tâche à des mains moins
habiles, mises en possession de ses dessins, quitte à imprimer
de temps en temps sa marque personnelle sur certaines figures.
Ce qui semble particulièrement lui appartenir en propre, c'est
le groupe des gentilshommes à cheval qui accompagnent Borso
partant pour la chasse, au centre de la zone inférieure du
mois de septembre; c'est, dans la zone intermédiaire du com-
partiment consacré au mois d'août, la femme âgée qui adresse
au ciel de si ferventes prières afin de le remercier de l'abon-
dance des récoltes.
M. Harck (p. 12) a fort bien indiqué les défauts et les
qualités propres aux peintures que l'on peut attribuer à Co-
simo Tura et à ses élèves. La composition manque de cohé-
sion, et le dessin n'est pas exempt d'incorrections. En général,
les figures ont une ossature trop prononcée, des muscles très
saillants, des hanches anguleuses, des mains osseuses, des
doigts longs, des têtes grosses et rondes, quelquefois désa-
gréables, toujours énergiques, des lèvres très rouges, souvent
entrouvertes, des sourcils touffus, des oreilles petites, rondes,
cartilagineuses. Mais elles rachètent presque toutes ce qu'elles
ont d'âpre et de défectueux par la passion qui les anime, par
la puissance ou la noblesse de l'expression, par l'énergie des
mouvements, comme dans le groupe des cyclopes réunis autour
de la forge de Yulcain. Quant aux draperies, elles présentent
des cassures multiples et des bords flottants. Au relief sculp-
tural des personnages, on reconnaît Tinfluence de l'école du
Squarcione, influence qui se manifeste aussi dans l'ornemen-
tation des édifices, sur lesquels le peintre a prodigué les
statues, les bas-reliefs et les festons, et dans les paysages
arides où les routes tortueuses sont dominées par des rochers
bizarres, aux couches horizontales. On pourrait, en outre,
signaler quelques violations des lois de la perspective et cri-
tiquer la grosseur des tètes chez les enfants. En revanche,
Cosimo Tura a réalisé avec succès des raccourcis difficiles.
Il donne aux carnations des tons chauds et dorés, tirant
au rouge brun. Dans la représentation de ses contempo-
LIVRE DEUXIEME. 447
rains, il se montre, enfin, portraitiste d'un mérite incon-
testable.
Les fresques de la muraille orientale révèlent un maître non
moins éminent que Tura, mais très différent à beaucoup
d'égards. Ce maître n'est autre que Francesco Cossa (1),
comme lui-même nous l'apprend dans la lettre que nous avons
déjà mentionnée (p. 441). Elle a trop d'importance pour que
nous ne la citions pas tout entière. En voici la traduction :
vt Très illustre et très haut seigneur, etc.
« Il y a quelques jours, en même temps que les autres peintres,
j'implorai de Votre Seigneurie le payement des peintures de
la salle de Schifanoia, et Votre Seigneurie répondit que les
experts préparaient un rapport. Très illustre prince, je ne
voudrais importuner ni Pelegrino de Prisciano, ni personne;
aussi je me suis décidé à recourir seul à Votre Seigneurie,
parce que, h ce qu'il semble, on a rapporté à Votre Seigneurie
que, parmi les peintres de Schifanoia, il y en a qui peuvent
être contents et sont trop payés en recevant dix holognini [1).
Je crois devoir vous rappeler, à l'appui de ma demande, que
c est moi seul , Francesco del Cossa, (jui ai peint les trois compar-
timents du côté de r antichambre. Quand même Votre Seigneurie
ne voudrait me donner que dix bolognini ^tSLr pied, ce qui me
ferait perdre quarante ou cinquante ducats, je m'en conten-
terais et je ne songerais pas à réclamer, quoique je vive du
travail de mes mains; mais, dans le cas présent, je m'en plain-
drais et je m'en attristerais à part moi, surtout à la pensée que,
tout en ayant commencé à acquérir un peu de renommée, je
(1) Des œuvres exécutées à Ferrare par Cossa, il ne reste plus rien, en dehors
de ses fresques dans le palais de Schifanoia. Les deux tableaux qui portent son
nom dans la pinacothèque et où l'on voit San Maurelio comparaissant devant le
juge, puis décapité, sendjlcnt appartenir à Cosimo Tura. G est à Bologne que, à
partir de 1470, Cossa passa les années les plus fécondes de sa vie, connue l'attes-
tent les peintures que cette ville a gardées.
(2^ Selon M. Gampori [I piUoii defjli Estcnsi nel secolo XV, p. 31}, les pein-
tres que le prix de dix buloijnini suffisait à contenter étaient prohahlcment ceux
qui travaillèrent aux murailles occidentale et méridionale; mais ce pouvaient
être aussi les peintres qui collal)orèrcnt en sous-ordre à la décoration des autres
murailles.
44S L'ART FEUUAF.AIS.
suis traité et jugé comme les plus médiocres compagnons
de Ferrare, au niveau desquels on me met. Si, après les
études que j'ai poursuivies sans relâche, je ne devais pas
recevoir cette fois de Votre Seigneurie un prix plus élevé
que le prix concédé à ceux qui ne se sont pas imposé de pa-
reilles études, je ne pourrais certainement pas, très illustre
prince, m'empécher de m'affliger et de me plaindre intérieu-
rement. En outre, il me paraîtrait étrange qu'ayant travaillé
sans avance d'argent, comme je l'ai fait, et avant employé de
l'or et de bonnes couleurs, je ne fusse pas payé plus que les
autres, qui n'ont pas eu autant de peine et qui n'ont pas sup-
porté les mêmes dépenses. Je dis cela. Seigneur, parce que j'ai
peint presque tout à fresque (1), procédé avantageux et excel-
lent, au su de tous les maîtres de l'art. Je me mets donc, très
illustre seigneur, aux pieds de Votre Seigneurie. Peut-être
direz-vous : u Je ne veux pas faire cela pour toi, parce que je
serais forcé de le faire pour les autres. » Mais Votre Seigneurie
pourrait toujours se retrancher derrière l'estimation. Et si
Votre Seigneurie voulait ne pas tenir compte du jugement des
experts, je la prie de vouloir m'accorder, par grâce et par
bienveillance, sinon toute la somme à laquelle j'aurais peut-
être droit, du moins ce quelle jugera convenable : je l'accep-
terais comme un présent gracieux, ainsi que je le proclamerai
bien haut. Je me recommande à Votre très illustre Seigneurie.
— Ferrare, 25 mars 1 470.
« De Votre très illustre Seigneurie le très humble serviteur,
<' Franciscus del Cossa. "
On lit au-dessous de cette signature : « Quod velit esse con-
tentus taxa fada, nam facta est per electos prospectis singulis. -i
Les assertions contenues dans la lettre qui précède sont
précieuses à enregistrer pour l'histoire des fresques de Schifa-
noia, comme pour la biographie de Francesco Cossa (2).
(1) Le reste fut peint a tempera. — De la phrase de Cossa, il est permis d'in-
férer que les autres peintres ne se servirent pas tous des mêmes procédés.
(2) Voyez dans les pages consacrées à Cossa l'influence du refus de Borso sur
les destinées de cet artiste. (Liv. IV, ch. i.)
LIVRE DEUXIEME. 449
L'excellence des couleurs qu'il employa frappe encore l'ob-
servateur, et l'on voit qu'il a moins ménagé l'or sur les vête-
ments, les ornements et tous les accessoires que les auteurs
des autres compartiments. En parlant des peintres occupés en
même temps que lui dans la grande salle du palais, il donne
raison aux écrivains qui ont soutenu que les peintures de cette
salle étaient dues à plusieurs mains.
De ce que Cossa revendique pour lui seul la paternité des
trois compartiments delà muraille adossée à la salle des stucs,
on aurait tort de conclure qu'il peignit seul les sujets qui les
remplissent. Ainsi que Tura, il se fit aider par ses élèves, incon-
nus de nous, dans l'exécution de ses dessins (1). C'est à eux
que l'on doit, ce semble, imputer, entre autres choses, le groupe
des savants dans la zone supérieure de mars, les figures qui
ornent la zone intermédiaire du même mois, une partie de la
zone intermédiaire d'avril, et tous les tableaux du mois de mai.
Cossa ne mit pas seulement à profit les enseignements de
l'école ouverte à Padoue par le Squarcione vers 1 430 et les
exemples de Mantegna, comme le prouve la figure de l'homme
à demi nu qui tient la clef du printemps, dans la zone inter-
médiaire d'avril ; il se pénétra, plus qu'aucun autre artiste fer-
rarais, des principes et même du style de Piero délia Fran-
cesca(2), ainsi qu'en témoignent particulièrement les sujets
traités dans la zone supérieure de mars et d'avril. Il est manifeste
que certaines physionomies, certaines coiffures, certains ajus-
tements font songer aux fresques exécutées à Arezzo dans
l'église de Saint-François par le peintre de Borgo SanSepolcro.
Quelques-unes des figures peintes dans le palais de Schifanoia
ne rappellent-elles pas les deux femmes derrière la reine de
Saba en prière (3), celles qui l'accompagnent dans son entrevue
(1) M. IIarck (p. 20) attriljue à l'élève qui a aidé Cossa dans la zone intermé-
diaire d'avril et dans la zone supérieure de mai une Vierge sur un trône avec
l'Enfant Jésus, chez M. Graliani, à Londres, et une Adoration de l'Enfant Jésus
au musée de Dresde (n° 23). Ces tableaux font penser à Cossa, mais l'exécution
en est trop {jrossicre pour appartenir au maître lui-même.
(2) M. IIarck, p. 17.
(3) Alinari, n° 15083, grand format.
I. 29
450 L'ART FEU 1". AU AÏS.
avec Salomon (1), l'impératrice Hélène et ses suivantes devant
la croix de Jésus retrouvée (2)? Les analogies que nous consta-
tons n'ont rien de surprenant. Ne sait-on pas, par le témoi-
gnage de Vasari, que Piero délia Francesca, appelé à Ferrare
sous le règne de Borso, y séjourna longtemps, qu'il exerça
sur plusieurs artistes de cette ville une influence considérable,
et qu'il exécuta lui-même dans le palais du prince des peintures
qui furent détruites au milieu des transformations de ce palais
à l'époque d'Hercule I"?
Dans les fresques de Francesco Cossa à Schifanoia , on
remarque des qualités étrangères à celles de Cosimo Tura. Les
figures sont mieux groupées et mieux dessinées, les attitudes
plus naturelles et plus gracieuses, les mouvements plus calmes,
les lois de la perspective plus rigoureusement observées. En
outre, l'exécution est plus libre, le modelé plus délicat, plus
transparent et plus limpide, le coloris plus frais (3). Le caractère
différent des deux peintres se manifeste aussi dans l'expression
des personnages : tout à l'heure nous admirions l'animation
des mouvements et l'énergie passionnée des regards; ici, c'est
la sérénité des visages, la simplicité des gestes, le calme des
scènes qui captivent notre attention. Si les draperies sont
encore anguleuses, elles ont du moins plus d'aisance et de
souplesse. La plupart des femmes sont grandes et minces,
avec de longs cous supportant une tête ronde ; malheureu-
sement les pommettes ont une trop forte saillie. M. Harck
fait remarquer, de plus, que les mentons sont pointus, que les
yeux sont fendus en amande et très écartés, que les oreilles
se terminent en pointe vers le haut. Quant aux enfants,
ils sont réellement laids et se rapprochent un peu du type
nègre. C'est presque ce même type dont Cossa a gratifié l'En-
fant Jésus du tableau que possède la Pinacothèque de Bo-
(1) Alikari, n"' 11810, 11811, 11813, petit format.
(2) Alinari, n" 15086, grand format.
(^3) « II n'y a pas d'oppositions heurtées. Le roujje, le brun et le vert dominent
dans les vêtements; les carnations claires sont d'un brun jaunâtre, passant quel-
quefois ffu brun foncé, avec de légères ondjres brunes... Les tètes se présentent
presque toutes en pleine lumière. » (Harck, p. 10 et 11.)
LIVRE DEUXIEME. 451
logne (1 474) (1). Dans ce tableau, le visage rond et gonflé de
la Vierge et ses longues mains pendantes ne sont pas sans
analogie avec quelques-unes des jeunes filles appartenant à
la zone supérieure d'avril (2). Il ne serait pas non plus diffi-
cile de constater des ressemblances entre plusieurs figures de
Schifanoia et les deux anges qui se tiennent auprès de la
Madonna del Baraccano, à Bologne (1 472).
Pour admettre que toutes les fresques du mur oriental dans
la grande salle de Schifanoia sont l'œuvre de Francesco
Cossa, son témoignage était nécessaire, car tous les tableaux
ne portent pas, selon nous, le même caractère. Ceux de
la zone inférieure, notamment, semblent, au premier abord,
être d'une autre main. Cela tient probablement à ce que
la plupart des têtes de Borso et des hommes groupés autour
de lui ont perdu leurs dehors primitifs sous les retouches
d'un pinceau étranger. Baldassare d'Esté nous apprend, en
effet, qu il fut chargé d'aconzaî-e trente- six tètes dans les
fresques du palais de Schifanoia, entre autres celles du duc,
et une partie des bustes. La mention de ce travail, pour lequel
il s'inscrivit créancier de trente-six ducats, est consignée dans
une liste où il relate tous ceux qu'il avait exécutés depuis l 469
jusqu'en I 473 (3). Renommé pour la ressemblance des portraits
dontil s'était chargé jusqu'alors, il dutprêter une collaboration
précieuse aux artistes qui peignirent les compartiments de la
zone inférieure. Peut-être pourrait-on, d'après M. Venturi,
lui attribuer sur la muraille méridionale, du côté de la muraille
(1) Il suffit pour s'en convaincre, dit M. Ventdri (p. 7), de comparer cet
enfant avec ceux qui sont assis aux angles du char de Minerve, dans la zone
supérieure de mars. Tous portent des colliers de corail. Dans le tableau, couuiie
dans la fresque, on remarque des rochers hérissés « ressemblant à d'arides écueils
rongés par les flots ". (Ad. Venturi, Francesco del Cossa, dans VArt du
15 février 1888.)
(2) Harck, p. 17-18. — M. Hakck indique aussi la similitude que présentent
les fresques de Cossa à Schifanoia avec deux tableaux regardes à présent comme
des œuvres de ce maître : l'un, au musée de Dresde, représente V Annonciation
(n°21) ; l'autre, dans la galerie du Vatican, uù il est attribué à Iîen(j/./,o (io/./oli,
représente plusieurs Miracles de saint Hyacinthe,
(3) M. Ventl'ri a publié cette liste dans son article sur les peintures de Schi-
fanoia, p. 29.
452
L'ART FER1\AI\AIS.
orientale, quelques têtes plus rondes que les autres, avec
des carnations verdàtres. Une tête de jeune homme dont les
carnations sont pareilles, dans la zone inférieure du com-
partiment d'août, et la tête que l'on voit entre Borso et
Scoccola, dans la zone inférieure d'avril, trahissent la même
main(l).
Avant que M. Yenturi eût découvert et fait connaître la
lettre de Cossa h Borso, les fresques de la muraille orientale
passaient pour être l'œuvre de plusieurs peintres. MM. Crowe
et Cavalcaselle, dont nous avions adopté presque toutes les at-
tributions dans un article sur le palais de Schifanoia que la
Revue des Deux Mondes publia le 1" août 1883, avaient cru
reconnaître, à côté deFrancesco Cossa, tantôt Lorenzo Costa (2),
tantôt Galasso di Matteo Piva, auxquels ils donnèrent aussi
quelques parties du mur septentrional (3). S'ils avaient su que
(1) V arle ferrarese nel periodo d'Ercole I d'Esté, p. 60-61.
(2) C'est Laderchi qui a le premier prononcé le nom de Loronzcj Costa.
(3) Voici les attributions adoptées alors par MM. Crowe et Cavalcaselle
MURAILLE SEPTESTRIOXALE.
MURAILLE ORIENTALE.
Septembre.
Aoid.
Juillet.
Juin.
Mai.
Avril.
Mars.
V. Cossa
F. Cossa
ïuia.
Tiira.
Galasso.
Galasso.
et
Galasso.
et
Galasso.
F. Cossa.
Tuia
Tuia
Galasso
Tuia
Tura
ou
ou
ou
Galasso
F. Cossa.
ou
ou
L. Costa.
L. Costa.
Tuia.
L. Costa (?;.
L. Costa.
Manille
Jlanieie
(^osta
Tuia
Tuia
Tura
de
,1e
d'après
ou
ou
;
ou
1
Tura
Tura
les
L. Costa.
L. Costa.
L. Costa.
et
et
dessins de
(le L. Costa.
de L. Costa.
Tura.
M.M. Crowe et Cavalcaselle croyaient également possible la collal)oration de
Marco Zoppo (t. V, p. 571), mais ils n'indiquaient pas à quels compartiments cet
artiste aurait travaillé.
LIVRE DEUXIEME. 453
la décoration de la salle était terminée le 25 mars 1 470, ils
n'eussent pas songé à Lorenzo Costa, qui, étant né en l-ifiO,
n'avait alors que dix ans. Peut-on du moins soutenir que
Galasso ait, comme aide, comme collaborateur de Francesco
Cossa et de Cosimo Tura, exécuté les parties les plus faibles
des peintures de la muraille orientale, ou tout au moins plu-
sieurs des sujets représentés sur la muraille septentrionale?
Cette supposition n'est pas inadmissible, mais elle est fort dou-
teuse. Né vers 1430, Galasso mourut vers 1480, après avoir
longtemps vécu à Bologne. Son nom ne figure sur les registres
de la maison d'Esté qu'en 1449, 1450, 1451 et 1453(1). Les
tableaux dont on le prétend l'auteur diffèrent d'ailleurs sensi-
blement entre eux et n'ont pas une authenticité absolue. Sur
quoi donc s'appuyer pour distinguer sa manière dans les
fresques de Schifanoia? S'il y a travaillé, c'est seulement,
selon M. Harck (p. 22-23), sous la direction de Cosimo Tura,
c'est-à-dire dans les sujets que l'on attribue à ce maître et à
ses élèves.
De l'aveu de tout le monde, les peintures, en déplorable
état, des compartiments réservés au mois de juin et de juil-
let (2), sont beaucoup plus faibles que les autres (3). On y sent
une direction différente, une autre pensée, une autre main.
A quel artiste sont-elles dues? A Galasso selon MM. Crowe et
Cavalcaselle, à Gregorio Schiavone selon M. Harck. Après
ce que nous avons dit de Galasso, nous n'avons rien à ajouter.
M. Harck incline à se prononcer pour Schiavone parce qu'il
(1) Venturi, p. 24.
(2) Les personnages, mal groupés, très iiiétliocreuient dessinés, sont l'urt laids
avec leurs yeux écarquillés et à fleur de tète, leurs oreilles anguleuses, leurs mains
larges et courtes, incapables de se plier, leurs doigts sans jointures, leurs carna-
tions lourdes, d'un rouge foncé. L'exécution dénote d'ailleurs une singulière
négligence; le modelé est très défectueux. Enfin, dans les paysages, l'auteur
montre qu'il n'avait pas des notions suffisantes sur la perspective linéaire. Ce
qu'il a fait de mieux, c'est la zone inférieure de juillet, dans laquelle il a repré-
senté Borso regardant des paysans occupés aux travaux des champs. (Harck,
(3) La partie de droite dans la zone inférieure de juillet fait cependant excep-
tion. M. Harck l'attrihue à Cossa. Il regarde en outre la zone intermédiaire du
même mois comme l'œuvre de Tura assisté d'un de ses élèves.
454
L'A HT FETIHAIIAIS.
trouve que plusieurs tableaux authentiques de ce peintre,
dans la Galerie Nationale de Londres (n"' 630 et 904) et dans
le musée de Berlin (n" 1 162 i, ne sont pas sans analogie avec
les fresques des mois de juin et juillet à Schifanoia(l). Élève
de Squarcione, Gregorio Scbiavone, né en Dalmatie, aurait pu
être attiré à Ferrare par la perspective des faveurs que Borso
accordait aux artistes (2). Le style des peintres sortis de Técole
de Padoue et celui des anciens peintres ferrarais présentant
des ressemblances notables, l'hypothèse de M. Harck ne paraît
pas inadmissible. M. Venturi ne l'adopte pas (3), et nous par-
tageons son avis. Selon lui, les affinités entre le peintre de
Schifanoia et celui qui a fait les tableaux de Londres et de
Berlin ne sont pas frappantes, et les peintures de Gregorio
Schiavone sont supérieures aux fresques avec lesquelles
M. Harck les compare. Aucun document, au surplus, n'atteste
la présence à Ferrare de l'artiste dalmate. On retrouve la main
du peintre de Schifanoia, imitateur sans inspii'ation de Cosimo
Tura : 1" dans un petit tableau appartenant au chevalier San-
(1) Attriliutions indiquées par >I. Marik :
MURAILLE SEPTENTRIONALE.
MURAILLE ORIENTALE.
Septembre.
Août.
Juillet.
J„i>i.
Mai.
.{••ril.
Mars.
C
Élève
de Tura.
C
Élève
de Tura.
li
G. Scliiavonc.'
r.
G. Scliiavonc.
A
Cossa
et
SCS élèves.
A
Cossa.
A
Cossa
et un de ses
élèves.
C
Élève
de Tura.
C
Élève
de Tuia.
C
Tuia
et un do ses
èlrvcs.
li
G. .Scliiavone.'
A
Cossa
et un de ses
èlcv.-s.
A
Cossa
et un de ses
élèves.
A
Cossa.
C
Elève
de Tuia.
C
Élève
de Tura.
15
Schia-
Tone ï
A
Cossa.
I!
G. Scliiavonc
A
Cossa
et un de ses
élèves.
A
Cossa.
A
Cossa.
(2) Harck, p. 22.
(3) Venturi, p. 24-25.
LIVRE DEUXIEME. 455
tini, à Ferrare, et représentant la Vierge sur un trône avec
l'Enfant Jésus qui tient par une corde un chardonneret ; 2° dans
le tableau à trois compartiments de la Pinacothèque de Bologne,
attribué à Cristoforo da Ferrara, où l'on voit la Vierge et l'En-
fant Jésus entre saint Antoine abbé et saint Jean (1); 3" dans
les peintures qui ornent une grande salle au couvent des reli-
gieuses de Sant'Antonio Abbate in Polesine (2); 4° dans un
plafond de la chambre dite délie Ova, au même couvent (3);
5" dans un triptyque que possédait jadis le couvent de Sant'-
Antonio Abbate et qui fait maintenant partie de la collection
Barbi-Cinti, à Ferrare (4). L'auteur de ces tableaux et des
fresques relatives aux mois de juin et de juillet doit être un
des Ferrarais, subissant l'influence de Cosimo Tura, qui tra-
vaillèrent pour la cour en 1 470 et dont on lit les noms dans le
Memoriale. De ce nombre furent Gherardo da Vicenza, Tito-
livio, Domenico Rosso, Francesco di Bongiovanni, Francesco
délia Biava, Bongiovanni di Geminiano, Ghristofalo, Antonio
Orsini da Venezia, le Vénitien Bartolomeo da Palazzo, Barto-
lomeo da Treviso et Andréa da Como (5). Il va de soi qu'on ne
peut songer ni à Baldassare d'Esté, ni à Ercole Roberti. Bal-
dassare, à en juger par le portrait de Tito Strozzi qui fit partie
jadis de la galerie Costabili et par le nombre de ceux que lui
commandèrent les plus illustres personnages, avait un trop
sérieux mérite pour qu'on puisse lui attribuer les plus médiocres
peintures de Schifanoia. Il en est de même d'Ercole Roberti,
dont on ne retrouve d'ailleurs nulle part dans le palais de
Borso la manière si caractérisée. Ce n'est pas, du reste, à Tura
ou à Cossa qu'Ercole se rattache, c'est à Mantagna et à Gio-
(1) VE>Tuni, p. 25.
(2) Cette salle est décorée d'une frise où apparaissent des médaillons de saints.
Quelques-uns des saints rappellent Ijcaucoup les piètres se disposant ii partir pour
la croisade que nous montre la zone supérieure du mois de juillet, i Ventlri, Un-
bekannte oder vergessene Kiinstler (1er Emilia, dans le Jahrbuch (1er preussi-
schen Kunslsammluugen, V livraison de 1890 11'' volume), p. 187.)
(3) Au milieu du plafond, le peintre a représenté le Père Eternel.
(4) Au centre de ce tripty(pie se trouve la JNaissance de .saint Jean-l?aptistc ; à
fjauche, la Visitation; à droite, le Martyre de saint Pierre et de saint Paul.
(5) Venturi, p. 26-28.
456
L'ART FEllRARAIS.
vanni Bellini. jNé vers 1-450, il était encore très jeune quand
Borso fît décorer sa résidence de Schifanoia (1).
Si les fresques du palais de Schifanoia, malgré Tobscurité
qui enveloppe la plupart des artistes qui y ont travaillé, jettent
une vive lumière sur l'état de Tart ferrarais vers la fin du
quinzième siècle, elles sont également, à divers autres points
de vue, intéressantes à consulter.
Veut-on, par exemple, se faire une idée exacte de Borso, le
prince le plus sympathique de la maison d'Esté après Lionel,
les sujets contenus dans la zone inférieure de chaque compar-
timent fourniront quelques renseignements précieux, car les
principaux traits de son caractère s'y accusent avec netteté.
Ce qui le distingue avant tout, c'est le sentiment des devoirs
du prince envers ses sujets, même les plus humbles, c'est le
zèle pour la justice. En nous le montrant occupé à faire droit
aux demandes ou aux réclamations de son peuple, la fresque
(1) Voici les attributions que nous croyons devoir adopter :
MURAILLE SEPTENTRIONALE. MURAILLE ORIENTALE.
Septembre.
.401
(.
Jiii
let.
.Juin.
Mai.
Avri
/.
.Ma
r.r.
Tuia
Tuia
Un
Un
Cossa
Un
avec un de
ses élèves.
avec un de
ses élèves.
des élèves de
Tuia.
des élevés de
Tura.
et un de ses
élèves.
Cossa.
de
Cossa.
Cossa.
Tuia
Tuia
avec
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Un
Cossa
Cn
élève
de
Cossa
h
élève
de
Cossa
Cossa
avec un de
un
lura,
avec un de
des élèves de
et un de ses
Cossa
et un de ses
ses élevés.
de ses
élèves.
SCS élèves.
Tura.
élèves.
élèves.
Un
des
Vn
Cossa
Tuia.
Tuia.
élèves
de
Tuia.
Cossa.
des élèves de
Tura.
et un de ses
élèves.
Cossa
Cossa.
LIVRE DEUXIEME. 457
du premier compartiment rappelle ce que les habitants de
Ferrare avaient vu maintes fois, ce que l'histoire n'a pas omis
d'enregistrer. Quoiqu'il n'ait pas été beaucoup plus qu'un
autre à l'abri des conspirations (1), Borso ne mettait aucune
barrière entre lui et ses sujets, se croyant assez protégé par les
services rendus à la chose publique et par la sagesse de son
gouvernement (2). Après s'être levé au point du jour et avoir
récité avec un prêtre l'office divin, ainsi que l'Office de la
Vierge (3), il descendait de son palais, situé en face de la
cathédrale, et se promenait dans la ville jusqu'à l'église de
San Crispino, accompagné de ses conseillers et de ses secré-
taires, écoutant tous les citoyens qui voulaient lui parler,
accueillant toutes les demandes légitimes, rendant sommaire-
ment la justice, lorsque les cas étaient simples, ou renvoyant
les plaignants devant les tribunaux, auxquels il recommandait
la célérité. Selon lui, les lois obligeaient les grands aussi
bien que les petits. Il l'apprend un jour à un de ses ministres
qui avait négligé de payer certains objets livrés à sa propre
maison. Le créancier ayant réclamé au prince même son paye-
ment, Borso se fait citer devant les juges et condamner, puis
reproche au ministre coupable le déshonneur auquel il a ex-
posé son prince et lui enjoint plus d'exactitude à l'avenir.
Dans une autre occasion, il montra avec éclat que les intérêts
du peuple ne le laissaient pas indifférent. Giovanni Romei, à
qui il avait affermé la perception des douanes, s'étant permis
de criantes extorsions, il ne se contenta pas de lui enlever cette
perception, il lui infligea un affront public, aux applaudisse-
ments de tous les citoyens (1458) (4).
(1) II y en eut une en 1452, une en 1460, une autre en 1461. une enfin en
1469, et les coupaljlcs expirèrent dans les supplices infligés alors presque partmit
à ceux qui commettaient ce {jenre de crime. i^Fnizzr, Mcin. pcr lu xtoria di Fci-
rara, t. IV, p. 7, 39-40, 67-69.)
(2) Il fit exécuter d'importants travaux pour récoulcmcnt des eaux par des
ingénieurs de Florence, de Milan, de Venise, de Mantoue. En outre, il sut pro-
curer à ses États les douceurs de la paix, tandis que le reste de l'Italie était en
proie à tous les maux de la guerre.
(3) Frizzi, t. IV, p. 80.
(4) Les peintres n'ont pas été seuls à célébrer l'amour de Borso pour l'ohser-
458 L'AlîT FEllRAllAIS.
Ce qui frappe également, lorsqu'on examine Borso clans les
fresques du palais de Schifanoia, c'est son goût pour le luxe.
Malgré ses édits somptuaires (1) , il aimait les étoffes aux
riches tissus, aux brillantes couleurs, non seulement pour lui-
même, mais pour les gens de son entourage, qui tous ici appa-
raissent avec des costumes recherchés. Il portait ordinaire-
ment, même à la campagne, des vêtements en brocart d'or.
Autour de son cou brillait presque toujours un collier qui avait
coûté soixante-dix mille ducats (2). On ne peut guère, sans
avoir lu les chroniques du temps , se faire une idée de la
magnificence qu'il déploya, lorsqu'il fut solennellement pro-
clamé duc de Modène et de Reggio et comte de Rovigo par
l'empereur Frédéric III, venu à Ferrare (1 452) (3). En se ren-
dant à Rome, où il allait recevoir de Paul II le titre de duc de
Ferrare (1471), il s'entoura d'un appareil encore plus écla-
tant (4). Si le luxe de Borso satisfaisait une inclination per-
sonnelle, il répondait aussi à un calcul politique. Il imposait
au peuple, qui partout se laisse éblouir ou séduire par le faste,
et donnait une haute idée de la puissance du prince à tous les
États italiens, entre les chefs desquels il y avait assaut d'os-
tentation.
Cette ostentation se manifestait aussi par le nombre et la
beauté des chevaux. Dans les écuries de Philippe-Marie Yis-
conti, on ne comptait pas moins de cinq cents chevaux, dont
quelques-uns avaient coûté jusqu'à mille ducats d'or. François
vation des l(jis et pour l'équité. Sur le revers d'une médaille anonyme de Borso,
on voit la Justice assise, tenant de la main {jauche des balances et de la main
droite un glaive menaçant. Devant elle se trouvent des oiseaux de proie, dont
l'un déchire un agneau; ils symbolisent les criines qu'elle se charge de punir.
(Voyez la reproduction de cette médaille dans les Médailleurs travaillant a la
cour de Ferrare au XV^ siècle, par M. Heiss.)
(1) Les Sages promulguèrent des ordonnances de ce genre en 1453, en 1456 et
en 1460. (Fiiizzi, Mem. per la storia cli Ferrava, t. IV, p. 25, 28-29 et 41.)
(2) « C'était, ou peu s'en faut, le prix de la tiare des papes Paul II, Sixte IV
et Jules II. Il (E. MiJSTZ, Hist. de Vart pendant la Renaissance, p. 146.^
(3) « // marchese era veslito di broccato d'oro con adornamenti di gioie di
ffran prezzo : tra le c/uali perd tre erano preziosissinie, due nella beretla, et una
alla spalla sinislra. )> (Pigxa, Historia de' principi di Este, p. 683.)
(4) Voyez le ch. i du liv. I, p. 67.
LIVRE DEUXIEME. 459
Gonzague possédait des juments d'Espagne et d'Irlande.
L'Afrique, la Thrace et la Cilicie lui en avaient également
fourni. Pour s'en procurer, il cultivait avec soin l'amitié des
grands sultans (1). A voir les nombreux chevaux qui marchent
ou galopent dans les paysages que présentent les fresques du
palais de Schifanoia, on est en droit de supposer que le duc
de Ferrare et les seigneurs de sa cour n'hésitaient pas non plus
h s'imposer de lourds sacrifices pour peupler leurs propres
écuries. Cette supposition est confirmée par des faits. Les
historiens du temps rapportent que Borso eut jusqu'à sept
cents chevaux à la fois. Quand Frédéric III vint à Ferrare, en
1452, le duc lui donna cinquante coursiers de choix. Le duc,
de son côté, reçut en présent douze chevaux du roi de Tunis.
Or celui-ci savait évidemment que, par ce genre de cadeau, il
flatterait un des goûts du souverain de Ferrare, auquel il tenait
à témoigner son estime et sa sympathie.
Au goût des chevaux s'associait chez Borso la passion de la
chasse. Yoilà probablement pourquoi les peintres du palais de
Schifanoia n'ont pas craint de montrer plusieurs fois dans la
même salle le duc à la poursuite des quadrupèdes et des vola-
tiles (2). Du reste, la chasse n'était pas simplement son passe-
temps favori; c'était aussi pour lui un moyen de fêter ses
hôtes de distinction et de les gagner à sa politique (3). Il
mettait à leur disposition ses chevaux, ses équipages, ses
chiens, ses éperviers, ses faucons (4), et, à la tète des gentils-
hommes de son entourage, il parcourait avec eux les giboyeuses
campagnes de ses États. C'est ainsi qu'eu 14(52 il associa Lo-
(1^ J. BuRCKHARDT, Die Cultur cler Renaissance in Italien, p. 231.
(2) On lui connut cent fauconniers à la fois.
(3) « Andando tuttavia a sparviero facera più guerra a chi volera e più intes-
tina che non farebbe un allro ton 5000 cavalli. " Ce sont les paroles mêmes du
Pape, rapportées par l'auihassadeur de Ferrare, Jaoopo Trotti.
(4 En 1452, il donna même à l'cnipereur Frédéric III cinquante de ses
oiseaux les mieux dressés. (L.-N. Cittadella, Notizie relative a Ferrara, t. I,
p. 18.)
Un inventaire rédigé du temps de Ror.^o si{i[nale dans la hihiiotlièquc de ce
prince les ouvrafjes suivants : i" Vegetius l'uMio), Super medicatnine aviutn et
animaliuni; 2° Daxtes, De natura falconum et de remediis avium. La Hihlio-
thèque de Ferrare possède un manuscrit du quinzième siècle qui contient deux
460 L'ART FERRARAIS.
dovico, marquis de Mantoue, à une série d'expéditions contre
les lièvres et les perdreaux, tout en se faisant accompagner
d'une centaine de cavaliers revêtus d'élégants costumes.
L'amour de la chasse était assez vif chez Borso pour que ce
prince eût fait figurer, dans le pompeux cortège qu'il emmena
à Rome en 1471, quatre-vingts valets conduisant chacun quatre
chiens, et sa passion était si notoire que Paul II ne négligea
pas de la satisfaire. Tous les historiens célèbrent la chasse à
laquelle le Pape convia son illustre AMsiteur, tant elle eut
d'éclat. Pigna et Bellini prétendent même que le Souverain
Pontife en fit perpétuer le souvenir par l'exécution d'une
médaille (1); mais la pièce dont ils parlent, à en juger par son
style, date seulement de la fin du seizième siècle. Elle porte
d'ailleurs les lettres G. P. F., qui signifient : Giovanni Paladino
fecit. Sur l'un des côtés se trouve l'effigie du Pape, entourée
de ces mots : Paulus H Venetus. Pont. Max., tandis qu'on voit
sur l'autre le Souverain Pontife à cheval et un rabatteur à la
lisière d'une forêt, près de laquelle courent des sangliers, des
lièvres et des cerfs, avec cette inscription : Solum in feras pius
hellatur pastor. Ces quelques détails ne suffisent-ils pas pour
justifier les peintres du palais de Schifanoia d'avoir plusieurs
fois montré Borso se livrant à son délassement de prédilec-
tion?
Les fresques du palais de Schifanoia nous renseignent aussi
sur l'état des esprits dans le monde des savants et dans la
société de ce qu'on eût appelé au dix-septième siècle les
« honnêtes gens » .
Chez les érudits, les poètes, les humanistes, règne un en-
cent dix articles sur la façon tle gouverner les faucons et les vautours, sur leurs
maladies et les remèdes qu'il convient d'essayer. (L.-N. Cittadella, Notizie rela-
tive a Ferrara, t. I, p. 17, note i.)
(1) Bellini, Monete di Ferrara, p. 128 et pi, n'i.
LIVRE DEUXIEME. 461
thousiasme sans bornes pour l'antiquité. Ils en combinent les
souvenirs avec les croyances chrétiennes et avec les aspira-
tions modernes, sans y apporter toujours une parfaite justesse
de discernement et de goût, sans s'effaroucher non plus des
fables un peu lestes (l). En évoquant dans la grande salle du
palais de Borso, à côté des scènes qui ont trait aux professions
manuelles ou libérales le plus en faveur à Ferrare et non loin
d'une cérémonie nuptiale ou d'une procession de moines, les
trois Grâces, les Muses, Pégase, Argus, Atys, l'enlèvement de
Proserpine, la forge de Vulcain et les infortunes conjugales de
ce dieu, le lettré qui indiqua les compositions à peindre n'a
fait que suivre des tendances très générales et obéir à un en-
gouement universel. Le voisinage de Minerve, de Vénus, de
Mars, d'Apollon, de Mercure, de Jupiter, de Gérés, de Gybèle,
justifie jusqu'à un certain point les épisodes que nous venons
de mentionner, sans empêcher qu on trouve un peu forcée la
juxtaposition de sujets si étrangers les uns aux autres et si dis-
parates. Mais le moindre prétexte à la représentation des divi-
nités de l'Olympe et à celle des figures nues était alors avide-
ment saisi, tant les récits mythologiques et les monuments de
l'art antique exerçaient de séduction sur les esprits. Les divi-
nités, il est vrai, ont dans les fresques du palais de Schifanoia
l'apparence de personnages du quinzième siècle, non seule-
ment par leur expression, mais parleur costume, et les figures
nues laissent encore beaucoup à désirer. Il y avait là, du
moins, un effort méritoire dans une voie nouvelle, et la gau-
cherie même ou l'invraisemblance n'est qu'un signe du temps
précieux à constater.
(i) Gomme dans la zone supérieure des mois de juillet et de septembre. Que
penser du choix des sujets qui y sont représentés? Dcnote-t-il chez l'inspirateur de
ces fresques et chez ses contemporains une certaine candeur de sentiment qui
leur voilait le danger des composilions trop libres et les empêchait de se scanda-
liser aisément? Trahit-il, au contraire, le yoût des détails scabreux et une in)a{;ina-
tion corrompue? Il y a cliez les hommes du 'quinzième siècle un singulier mélange
d'idées qui autorise à la fois les deux suppositions, une naïve inconscience du
mal et une réelle corruption. Dans leur enthousiasme pour l'antiquité retrouvée,
ils acceptaient sans distinction tout ce quelle leur offrait, ses fables plus que
légères aussi bien que ses mythes spiritualistes.
462 L'AUT FEllUARAIS.
Après les réminiscences mythologiques, ce qui charmait le
plus un lettré du quinzième siècle, ce qui sollicitait partout le
pinceau du peintre, c'était Tallégorle. Ce goût remonte à
Dante et à Giotto. Simone di Martino, Ambrogio Lorenzetti,
Sandro Botticelli, d'autres encore, n'avaient pas peu contri-
bué à le répandre. Malheureusement, la subtilité des huma-
nistes et des artistes dégénérait souvent en obscurité, et leurs
allégories déconcertent en général les conjectures des érudits
les plus perspicaces. Dans les figures qui entourent ici les
signes du zodiaque, on a cru reconnaître le Printemps, l'Ac-
tivité, la Paresse, la Félicité maternelle, la Débauche, TEn-
seignement de la musique ou de la poésie, la Prudence, le
Commerce malheureux, le Vol, le Pouvoir, la Modération dans
le commandement, l'Avidité des ambitieux, le Calcul, la
Pureté, le Libertinage; mais, pour plus d'une de ces figures,
le champ reste ouvert aux hypothèses. Il faut avouer que de
pareilles personnifications n'étaient pas faciles à caractériser
nettement. L'indécision de la main a suivi l'indécision de la
pensée, et l'on peut dire que, dans les fresques du palais de
Schifanoia, la partie allégorique, à quelques exceptions près,
est la moins réussie, la moins conforme aux exigences esthé-
tiques.
Parmi les sciences à la mode au quinzième siècle, il faut
ranger l'astronomie, telle que l'avait conçue Ptolémée. Elle
occupait une grande place dans la pensée^ dans les spécula-
tions des hommes d'étude, et les gens même qui ne l'appro-
fondissaient pas aimaient h en entendre parler ou à voir fixée
sur les murs par le dessin et la couleur l'image des constella-
tions auxquelles bon nombre d'entre eux attribuaient une in-
fluence sur la vie humaine. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner
si l'on a songé, pour la décoration du palais de Borso, aux
signes du zodiaque et aux planètes. Leur intervention, au
surplus, était toute naturelle, puisqu'il s'agissait de représenter
les mois, et les exemples ne manquaient pas ailleurs. Un
siècle auparavant, Guariento, imitateur de Giotto, avait peint
dans le choeur de l'église des Eremitani, à Padoue, Saturne,
LIVllE DEUXIEME. 463
Jupiter, Mars, Vénus et Mercure. A Sienne, en 1414, Taddeo
Bartoli avait introduit dans le palais public l'image de Mars et
de Jupiter, et vers 1420 un nouveau cycle astrologique avait
été figuré sur les murs du Palazzo délia Ragione^ à Padoue (1).
Les artistes qui travaillèrent dans l'habitation princière de
Schifanoia devaient avoir eux-mêmes des imitateurs plus illus-
tres et mieux inspirés. A Pérouse, en effet, dans le Gambio,
Pérugin figura aussi les planètes, et Raphaël, à Rome, dans la
chapelle Chigi, à Sainte-Marie du Peuple, montra, en com-
mentant une partie du système astronomique de Dante (2),
comment on pouvait tirer parti des souvenirs de l'antiquité au
profit du christianisme et satisfaire à toutes les exigences de
la raison et du goût.
De l'examen des cieux à celui des questions qui se ratta-
chent à Dieu et à l'âme humaine le passage était inévitable.
Or, c'est la religion qui donne une réponse à ces questions.
Malgré le progrès des idées païennes et le relâchement des
mœurs, le catholicisme occupait dans l'esprit et le cœur des
individus, comme dans les rouages de la société, une place
considérable, et les divers Ordres religieux, en dépit de quel-
ques abus, n'avaient perdu leur prestige ni auprès du peuple,
ni auprès des princes eux-mêmes. C'est h Borso que sont dues
l'introduction des Chartreux à Ferrare et la fondation de leur
monastère, un des monuments qui excitent le plus l'admira-
tion du voyageur. Il en posa la première pierre le 1\ avril
1452, et, lorsque l'église et le couvent furent achevés (I4()l),
il les fit offrir au prieur de la Grande-Chartreuse de Grenoble.
Dans les fresques du palais de Schifanoia, les moines n'ont pas
été oubliés, mais ce n'est pas un monastère de Chartreux qu'on
a représenté, car les moines qui se dirigent vers leur couvent
avec leurs besaces appartiennent à un Ordre mendiant. Non
(1) Il était destiné, selon Scardunio, » ad indicandum nascentiuin natuias per
(jrados et numéros » . Telle ne fut pas l'intention du savant qui indiqua les sujets
des fresques de Schifanoia. (Venturi, p. 7.)
(2) Les personnajjcs du ciel païen représentant les constellations sont dirij;(''s
par les anjjes, qui oiiéisscnt eux-inènies ;'i la volonlT' de Dieu, le soiixcrain niolour
de toutes choses.
464 L'ART FEllRAUAIS.
loin de là, comme nous l'avons indiqué, d'autres moines s'as-
socient aux intentions de Borso en faveur de la croisade pré-
chée par Pie II; ils marchent à la tête de ceux qui doivent
combattre contre les infidèles et s'efforcent d'enflammer leur
courage au moyen d'une musique à la fois martiale et reli-
gieuse.
M. Jacob Burckhardt fait remarquer avec justesse que, à
l'époque de la Renaissance en Italie, on commence à étudier
et à décrire la vie réelle, la vie ordinaire; mais il ajoute que,
si les tableaux de genre apparaissent dans la littérature, ils
sont encore absents de la peinture. Cette dernière observation
n'est pas d'une exactitude absolue; elle est contredite par les
fresques du palais de Schifanoia, qui, à la vérité, constituent
une exception dans l'ensemble des productions de l'art au
quinzième siècle (I). Elles présentent, en effet, des scènes
familières, empruntées, les unes à la vie de chaque jour, à
celle qui est commune à toutes les classes de la société, les
autres à l'exercice de professions plus ou moins relevées. Ici,
des jeunes gens et des jeunes femmes s'abandonnent naïve-
ment aux effusions de leur tendresse mutuelle; là, des mains
féminines exécutent des broderies à l'aiguille ou font manœu-
vrer des métiers à tisser. Plus loin, les regards rencontrent des
boutiques où l'on vend des chaussures et d'autres objets usuels.
Ailleurs, des commerçants, des jurisconsultes, des poètes s'en-
(1) Entre 1448 et 1450, Ambrogio Lorenzetti avait déjà donné l'exemple, dans
le palais public de Sienne. Sur une des murailles de la salle des Neuf ou de la
Paix, on voit des lioutiques bien achalandées, un cortège nuptial, des paysans qui
labourent, sèment et moissonnent, un jeune homme chassant au faucon, des voi-
tvu-es chargées de Idé. — Dans cette voie, les peintres avaient été devancés par les
sculpteurs : les bas-reliefs qui entourent la première vasque de la fontaine placée
devant la cathédrale de Pérouse et qui représentent les travaux en usage pendant
chacun des mois de l'année, à la ville et à la campagne, furent l'œuvre de Jean
de Pise et appartiennent à la seconde moitié du treizième siècle. Parmi les bas-
reliefs du campanile construit à côté delà cathédrale de Florence, on en remarque
un certain nond)requi mettent sous nos yeux des hommes occupés àco nfectionner
des poteries, à tisser, à labourer.
LIVRE DEUXIEME. 465
tretiennent de leurs occupations ordinaires. Les soldats à pied
et à cheval semblent, de leur côte, en parcourant les rues de
la ville, veillera la sécurité publique, tandis que les courses de
femmes, d'hommes, d'ànes et de chevaux rappellent les diver-
tissements les plus goûtés. Voilà des sujets que la peinture
n'avait, pour ainsi dire, pas encore abordés, des sujets qui ne
sont inspirés ni par le sentiment religieux, ni par l'intérêt qui
s'attache à l'histoire du passé, ni par le désir de transmettre à
la postérité le souvenir des événements récemment accomplis.
Ce sont, en un mot, de vrais tableaux de genre. Mais on sent
qu'ils sont dus à des artistes auxquels le grand style était fami-
lier, car les personnages, tout en restant très naturels et très
vrais, ont dans leur physionomie et dans leurs attitudes une
certaine élévation native qu'aurait difficilement rendue une
main habituée à se mesurer seulement avec la réalité. Éviter
ce qui est trop vulgaire ou trop puéril, sans chercher cepen-
dant à s'élever au delà de ce que comporte le sujet, tel est le
but que se sont proposé et qu'ont atteint d'emblée les auteurs
de ces intéressantes compositions, frayant ainsi la route à
suivre aux artistes futurs.
Les détails champêtres dans les fresques du palais de Schi-
fanoia, détails devenus malheureusement peu distincts, ré-
vèlent en outre un sentiment qui ne s'était pas encore aussi
ouvertement manifesté. Jusqu'alors les peintres, tout en mon-
trant pour la nature une sympathie réelle, ne lui avaient
accordé qu une place sans grande importance et n'avaient vu
en elle qu'un élément pittoresque, propre à charmer de loin
les yeux. Ici, on l'a regardée de plus près, comme intimement
associée à la vie de l'homme dont elle récompense les labeurs,
et l'on n'a pas craint de demander au spectateur une notable
partie de son attention en faveur des travaux rustiques et de
ceux qui les accomplissent. Evidemment l'artiste était certain
d'être agréable à son haut protecteur lorsqu'il représentait la
taille de la vigne, la vendange, le labourage, les semailles. Il
n'a pas douté non plus que chacun s'intéresserait à ces villa-
geois qui fauchent les foins ou qui lient les gerbes, placées
I. 30
466 L'ART FERRARAIS.
ensuite sur une charrette, à ces femmes qui lavent du linge
dans un ruisseau, à ces hommes qui conduisent des bœufs le
long d'un champ ou qui déchargent une voiture pleine de blé,
à ces bergers qui jouent de la flûte en gardant leurs trou-
peaux, et même à ces chevaux qui foulent le grain. C'est que
les Ferrarais étaient un peuple pratique, quoiqu'ils ne fussent
point inaccessibles à l'idéal. Sans doute ils savaient apprécier
la parure printanière du sol et le riant aspect des moissons;
mais la vue des champs ne flattait pas moins leurs regards par
la promesse d'un accroissement de bien-être et de richesse.
Les souverains de ce peuple n'étaient pas non plus sans cal-
culer ce qui leur en reviendrait, soit par les impôts, soit par
les dons volontaires en usage à certaines époques déterminées,
soit par les monopoles qu'ils s'étaient attribués, notamment
sur les fruits et les légumes. Ces tendances d'esprit n'avaient
rien de surprenant. Aux environs de Ferrare, la campagne ne
fait guère songer qu'à l'utile. Ce ne sont de toutes parts que
plaines uniformes, coupées de fossés remplis d'eau, sans acci-
dents de terrains. Pour trouver des paysages attrayants, il faut
gagner les collines Euganéennes (1), qui forment entre Ferrare
et Padoue comme un vaste îlot de hauteurs pittoresques, au
milieu desquelles s'élève la ville qui fut le berceau de la mai-
son d'Esté.
Après tout ce qui vient d'être dit, il serait difficile de ne
pas reconnaître l'importance des fresques qui ornent la grande
salle du palais de Schifanoia. INIalgré le triste état où les a ré-
duites la barbarie des hommes bien plus que l'action destruc-
tive du temps, elles ont une éloquence à part et occupent une
place spéciale parmi les monuments de l'art à la fin du quin-
zième siècle. A côté des anciennes habitudes d'esprit, on y
sent l'éveil de l'esprit moderne. Les traditions propres à l'an-
cienne école ferraraise s'y combinent avec les principes des
écoles voisines; le Squarcione et Mantegna, ainsi que Piero
(1) Les artistes ferrarais les ont souvent exploitées.
LIVRE DEUXIEME. 467
délia Francesca, ont jusqu'à un certain point inspiré Gosimo
Tura, Francesco Gossa et leurs élèves.
Ge qu'il y a de moins attrayant dans ces peintures, ce sont
les allégories morales et astronomiques et les sujets mytholo-
giques. L'art ferrarais d'alors était trop réaliste, trop peu épris
de la beauté idéale, pour donner aux figures allégoriques le
charme et la grâce qui doivent les mettre au-dessus des sim-
ples créatures, et il n'avait pu consulter assez de statues et de
bas-reliefs antiques pour faire revivre à son tour les divinités
de l'Olympe dans leur sereine et majestueuse beauté. Ses ten-
tatives n'en sont pas moins curieuses à observer, car elles
révèlent combien les aspirations de l'école ferraraise diffèrent
de celles qui distinguent les autres écoles italiennes et en par-
ticulier l'école florentine.
Les causes qui expliquent son infériorité sous ce rapport
assurèrent, au contraire, son succès quand elle traita des
sujets conformes h ses aptitudes particulières. Tandis que l'on
ne peut éprouver en général qu'une très médiocre sympathie
pour ses allégories, ses dieux et ses déesses, on regarde sans
se lasser les épisodes delà vie du prince, qui contiennent tant
de beaux portraits, et les scènes dont la vie ordinaire à la ville
et à la campagne a fourni les données. L'art s'y montre plein
d'une sève généreuse. Rien n'y trahit la contrainte et l'effort.
On s'aperçoit que le peintre n'a eu qu'à suivre la pente de ses
inclinations et de ses habitudes. L'intérêt qu'il prenait à ses
personnages s'est même étendu à leurs costumes. Les fresques
du palais de Schifanoia nous montrent ceux que portaient
toutes les classes de la société ferraraise, depuis le duc et ses
courtisans jusqu'aux fauconniers et aux gens de la campagne,
depuis les dames d'un rang élevé jusqu'aux humbles ouvrières,
depuis les magistrats et les poètes jusqu'aux marchands et aux
artisans. Tous ces ajustements, soit par leur forme, soit par
leurs couleurs et leurs ornements, exercent une sorte de sé-
duction, quoiqu'ils n'aient pas l'éclat incomparable des étoffes
vénitiennes. Quant aux coiffures des femmes, elles ont été
traitées aussi avec un soin qui témoigne de l'importance qu'y
468 L'ART FERRARAIS.
attachait celui qui les a composées, en exécutant, sous les yeux
de Borso, quelques-uns des premiers tableaux de genre que
l'on connaisse.
Si, après avoir considéré ces fresques comme œuvres d'art,
on les observe enfin comme documents historiques, on y
trouve, ainsi que nous croyons l'avoir prouvé, matière à des
constatations qui ne sont pas sans portée sur la cour des ducs
de Ferrare, sur l'état des esprits et sur l'ensemble de la civili-
sation du quinzième siècle. N'en est-ce point assez pour justi-
fier les paroles par lesquelles nous avons recommandé, au
début de ce travail, les fresques du palais de Schifanoia aux
voyageurs, aux artistes, aux historiens et même aux mora-
listes?
II
LES PALAIS DE PLAISANCE DES PRINCES DE FERRARE.
Presque tous les membres de la famille d'Esté qui régnèrent
à Ferrare se firent construire dans les environs de la capitale
une habitation en rapport avec leur goût particulier et celui de
leur époque, recourant à d'éminents artistes pour décorer
l'édifice, qu'entouraient d'élégants jardins et des parcs plus ou
moins vastes. De toutes ces résidences, appelées de Hz ie, aucune
ne subsiste aujourdhui; mais comme le nom en revient sou-
vent dans l'histoire de l'art, nous croyons qu'il n'est pas sans
intérêt de donner sur les plus célèbres d'entre elles quelques
renseignements.
PALAIS DE BELFIORE (1).
Ce fut Albert d'Esté, marquis de Ferrare, qui fit construire
(1) Frizzi, Memorie per la stoi-ia di Ferrara, 2* édit. Ferrare, 1847, t. III,
p. 387-388, 472, 505, et t. IV, p. 87-89, 115, 138, 156, 190-191, 349, 396. —
LIVRE DEUXIÈME. 469
en 1392 par Bertolino di maestro Giovanni da ISovat^a le palais
de Belfiore, dans la partie du faubourg de Saint-Léonard occu-
pée depuis par la rue qu'on a tour à tour appelée via dei Piop-
poni, via degli Angeli et corso Vittore Emmanuele. A cette
époque d'attaques imprévues et de coups de main, les sei-
gneurs de Ferrare n'osaient pas encore s'écarter de leur capi-
tale. Ils voulaient être à même de se mettre promptement en
sûreté derrière les remparts de la cité. Quand Albert mou-
rut (1393), le palais de Belfiore n'était pas terminé. Nicolas III,
son successeur, ordonna de continuer les travaux, qui furent
suspendus à sa mort (1441); mais Lionel chargea bientôt Anto-
nio del Cossa et Antonio Brasavola de les mener à fin.
Voulant habiter ce palais même en hiver, Lionel y ajouta
des appartements exposés au midi. Rien ne fut négligé pour
l'embellir. Jacopo da Soncini, surnommé Sagramoro, peignit les
armes de la maison d'Esté et les emblèmes de Lionel. En 1450,
Bono de Ferrare, élève de Pisanello, exécuta aussi quelques
peintures. Ce fut surtout dans son cabinet que le prince s'atta-
cha à rassembler tout ce qui pouvait charmer les regards.
Arduino da Baisio en sculpta les boiseries avec ses aides, tandis
que les frères Lorenzo et Cristoforo Canossi da Lendinara [l],
avec Biagio da Bologna, Agostino, Leonardo et Simone di Ale-
magna, Bartoloyneo di Niccolo Giovanni, Giovani de Alemagna,
Giorgio et Giustino Tedeschi, y exécutaient (1449-1453) des
marqueteries d'une exquise élégance et d'un goût irrépro-
chable.
Bartolommeo Facio et Cyriaque d'Ancône portent aux nues
un triptyque qui y prit place en 1449 et où Rogier van der
Weydeti, venu en Italie cette année-là pour assister au jubilé
de 1450, avait représenté Adam et Eve chassés du paradis, la
descente de croix, et un roi agenouillé (2). L'expression poi-
L.-N. CiTTADELLA, Notizic relative a Ferrara, t. I, p. 150, 350. — Ad. VENTvni,
I priniordi del rinascimento aitislico a Ferrara, dans la Rii'istu storiva italiana,
vol. I, fasc. IV, anno 1884.
(1) Ils passèrent leur enfance à Ferrare. Leur père, An.lrca di Nasciuil)cne,
était citoyen de cette ville.
(2) Facio était né à la Spezia et mourut en 1457. Son livre intitulé : De viris
470 L'ART FERU AU AI S.
gnante des personnages, le fini de l'exécution, l'éclat des cou-
leurs à l'huile, produisirent sur les deux savants une profonde
impression. Ils n'admirèrent pas moins la vérité avec laquelle
le peintre avait su rendre les prés, les fleurs, les collines om-
bragées, les ornements des édifices. Au dire de MM. Crowe et
Cavalcaselle, il est possible que la Pietà de la galerie des Offices
à Florence (n° 795) soit un fragment du triptyque acquis par
Lionel, parce qu'elle répond bien à la description de Cyriaque
d'Ancône. — De retour en Flandre, Rogier van der Weyden
exécuta aussi deux figures nues que Lionel lui avait comman-
dées, mais elles ne furent terminées qu'après la mort de ce
prince. Borso les plaça dans le cabinet de Belfiore et en envoya
le prix au peintre, qui se trouvait à Bruges (1).
Angelo da Siena, surnommé le Maccagnino, prit également
part à la décoration du cabinet de Lionel en consacrant neuf
tableaux aux Muses.
Par tout ce que nous venons d'énumérer, on voit que le
cabinet de Lionel à Belfiore devint une sorte de musée.
Il comprenait, en outre, une collection de livres précieux.
Le marquis de Ferrare aimait à y convier les savants attirés à
sa cour et les professeurs de l'Université pour s'entretenir avec
eux d'érudition et de poésie. On peut supposer que la vue de
toutes les manifestations du génie humain ouvrait aux interlo-
cuteurs de nouveaux horizons.
Sous le règne de Borso, successeur de Lionel, le palais de
Belfiore reçut encore des embellissements (2). Lodovico Car-
illushibus, dans lequel il est question du triptyque de Rogier van der Weyden,
fut écrit entre 1454 et 1456. '(Voyez Les anciens peintres flamands, par MM. Crowe
et Cavalcaselle, édit. allemande publiée à Leipzig par Hirzel en 1875, p. 251, et
l'édit. française, publiée chez Rcnouard en 1862. L'édition française contient le
texte de Cyriaque d'Ancône, texte inséré dans sa biographie écrite par le juris-
consulte Francesco Scalamonti, son ami.) INé en 1391, Cyriaque mourut, comme
B. Facio, en 1457.
(1) Campori, I pittori deqli Estensi nel secolo XV, p. 16.
(2) Nous avons dit que les frères Cristoforo et Lorenzo Canossi da Lendinara,
si célèbres pour leurs sculptures eu bois et leurs marqueteries, travaillèrent dans
le fameux cabinet de Belfiore jusqu'en 1453. Quand ils furent sur le point de
retourner à Lendinara, Borso écrivit à ses fattori generali de payer sans retard
ce qui restait dû à ces jeunes artistes. « Nous désirons, disait le duc, qu'ils soient
LIVRE DEUXIP:ME. 471
bone (1) rapporte (2) que toutes les faces de l'édifice étaient
ornées de portiques, que sous celui de la façade Angelo da
Siena (3) avait peint le portrait et les exploits du marquis
Albert, et que Cosimo Tiira orna plusieurs pièces de ses
œuvres magistrales (4). Un certain Alfonso di Spagna et Ghe-
jardb di Andréa da Vicenza enrichirent également de leurs
œuvres le fameux cabinet, déjà si bien pourvu (5), où Borso
se plaisait, comme Tavait fait son frère, à jouir de la société
des poètes, et où il avait Thabitude de recevoir les ambassa-
deurs étrangers.
A l'époque d'Hercule I", Ercole Roberti fut chargé de diri-
ger les travaux des artistes occupés à Belfiore. Un peintre
nommé Lazaro Grimaldi représenta en I i96 dans le grand
salon la fable de Psyché. Fino Marsigli de Vérone, qui était
établi à lerrare dès 1472 et qui mourut en 1505, repré-
senta, de son côté, des sangliers, des écrevisses et des tigres,
dans des salles qui prirent le nom de ces animaux, fit huit
figures sur des fonds de verdure dans une loggia et pei-
gnit encore, outre une frise, un château fort au milieu d'un
paysage (6).
Quelques souvenirs intéressants, au point de vue histo-
rique, s'attachent au palais de Belfiore. Grâce à la médiation
de Lionel, la paix y fut conclue en 1450 entre Venise et
satisfaits. Si vous avez de l'aqjent en main, remettez-leur sur-le-champ fin(|uanlo
lire; si vous n'en avez point, ilonnez-ieur le premier arjjent qui vous renliera. »
(Ad. Venturi, I prÎDiordi, etc., p. 33.)
(i) Né vers 1436, il mourut en 1482.
(2) De arnœnitate^ utilitate, magnifie ont ta Ilcrculci Boschi. Mss.
(3) Les registres de la cour mentionnent en 1452 l'installation d'une cheminée
et d un poêle dans une chand)re de Heltiorc occupée par maitre Angeio " depin-
tore del Signore per stare in fjuella a lavorare le tavole clic lui fa per lu studio
di Belfiore de la ///""• N. S. » . (Campori, / piltori degli Estensi nel secolo XV,
p. 12.) Anfjelo travailla à Belfiore jusqu à sa mort 1456).
(4) Le 3 octobre 1458, Tura, chargé de continuer les travaux entrepris par
Angeio da Siena, reçut un payement pour avoir acheté de l'azur. En 1459, à l'oc-
casion d'un cadeau de drap que lui lit Horso pour sa sœur qui allait se marier, il
est désigné comme " depintorc del studio » . (Campori, I piltori degli Estensi nel
secolo XV, p. 24.)
(5) Nicole Panizzato avait peint les vitres d'une fenêtre.
(6) Campori, I pittori degli Estensi nel secolo XV, p. 48, 56, 59. — Ad. Ven-
TURi, Varte ferrarese nel periodo d'Ercole I d'Esté, p. 124.
4T2 L'ARÏ FERllARAIS.
Alphonse, roi de Naples. Borso y logea Jean Galéas Sforza,
venu à Ferrare avec une suite de trois cent dix personnes pour
assister à l'entrée solennelle de Pie II, au mois de mai 1459.
Rizzarda de Saluées, mère d'Hercule I", y habita à partir de
1472 (1) et y mourut en 1474 (2). Sous le règne d'Hercule I",
c'est à Belfiore que, le 1" septembre 1501 , fut conclu verbale-
ment le mariage de son fils Alphonse avec Lucrèce Borgia, et,
le 28 juillet 1502, César Borgia, accompagné de cinq cava-
liers, y vint, sous un déguisement, surprendre Lucrèce par
une visite. " Il resta deux heures à peine auprès d'elle et
partit en hâte, escorté jusqu'à Modène par son beau-frère
Alphonse, pour se rendre auprès du roi de France en Lom-
bardie (3). »
Hercule I" fit agrandir la résidence de Belfiore par Biagio
Rossetti et y ajouta deux parcs appelés le Barchetto et le Barco.
Le premier, contigu au château, était le plus petit. Des murs
et des fossés l'entouraient, et l'on y accédait par quatre portes
munies de pont-levis. Au milieu se trouvait un vivier circu-
laire, dont le centre était occupé par une loggia. Le reste du
terrain était consacré aux fleurs et aux arbres fruitiers. En
1476 parut un édit menaçant d'une amende de dix lire et de
trois traits d'estrapade quiconque s'introduirait dans le Bar-
chetto pour y prendre des fruits ou autre chose. — Quant au
Barco (4), qui s'étendit jusqu'à Francolino et dont la création
força d'abattre dans la campagne un grand nombre de mai-
sons, cinq églises, un prieuré et un hôpital, travail auquel
furent employés près de deux mille paysans, il fut peuplé de
lapins, de lièvres, de cerfs, de daims, de sangliers et de
(1) Quand le mariage de Lionel avec Marie d'Aragon eut été décidé (1443),
Rizzarda, déjà très irritée de voir ses enfants Hercule et Sigisniond, tils légitimes
de INicolas III, exclus du trône par un bâtard, se retira dans sa famille à Saluées.
Après l'avènement d'Hercule, elle désira revenir à Ferrare. Le duc l'envoya
chercher par Rinaldo, son frère naturel, accompagné de cent cinquatite per-
sonnes.
(2) Elle fut ensevelie auprès de son mari, Nicolas III, dans l'église de Sainte-
Marie des Anges.
(3) Gregobovius, Lucrèce Borqia, t. II, p. 95.
(4) Il a été célébré par le poète Tito Strozzi.
LIVRE DEUXIEME. 473
paons (1). Durant la guerre contre les Vénitiens, l'ennemi
pénétra jusque dans le Barco, qu'avaient déjà dévasté les
troupes envoyées par Bentivoglio au secours de Ferrare {2),
renversa en partie les murs du Barchetto et s'empara de tous
les animaux qu'il put attraper (1482j. Une fois la paix rétablie,
le prince organisa dans le Barco des courses de chevaux,
d'ànes, de bœufs et même de femmes (1486 et 1408) : il
semblait qu'on fût revenu à 1 époque de la Rome impériale
où les jeux du cirque étaient le plus en honneur, et, par un
singulier contraste, c'est alors qu Hercule I" faisait construire
1 église actuelle des Chartreux de Ferrare, et comblait de ses
faveurs un des Ordres religieux soumis à la règle la plus sévère.
Le Barco nous rappelle aussi Benvenuto Cellini. Cet artiste
visita trois fois Ferrare. Il v vint d'abord en se rendant de
Florence à Venise (1535). Étant descendu à l'auberge située
sur la place, il alla en compagnie de Tribolo au-devant d'Her-
cule H qui revenait de Belfiore; comme il avait l'humeur ba-
tailleuse, une rixe eut lieu entre lui et Niccolô Benintendi.
Deux ans plus tard (1537), après un voyage en France, il passa
par Ferrare, présenta ses hommages au duc et regagna l'au-
berge où celui-ci avait envoyé un repas ; le lendemain il partit
pour Lorette et Rome. Enfin, en 1540, il demeura plusieurs
mois à Belfiore, se querellant avec Alberto Bendelei, gentil-
homme du cardinal d'Esté, tuant de temps à autre, à Tinsu de
son hôte, un paon « avec de la poudre muette ii , mais exécu-
tant du moins quelques travaux fort appréciés, par exemple
(1) C'est probablement au Harco que pensait Xiccolo da Conejiyio, quand il
écrivit ces vers :
E un barcho grande si sleiulcva poi
Ove passar vedeasi a schiere a schiere
Cer\'i, capriol, daiiii, alffazelle,
Struzzi e giraphe cou niacchiata pelle.
(Fabulajocundissima di Psyclie et Cupidwe. Venise, 1510.)
Speiandio di Bartolommeo Savelli sculpta en 1475 et en 1476 quatre t«Hes
d'après le duc Hercule 1" pour orner la porte principale du Barco.
(2) Ces troupes amies coupèrent aussi les moissons en herbe dans la campagne
et pillèrent les paysans. Hercule, ayant ordonné de pend.e deux soldats chargés
de blé vert, fut assailli par leurs conq)agnons qui faillirent le tuer : il empêcha
les Ferrarais de le venger.
474 L'ART FERRAUAIS.
un bacino et un hoccaletio. Il fit en outre le portrait d'Her-
cule II dans un rond de pierre noire et représenta au revers la
Paix brûlant à Faide d une torche un trophée d'armes. Cet
ouvrage lui rapporta une bague ornée d'un diamant qui valait
plus de trois cents écus. A Belfiore séjournaient aussi Ascanio
et Paolo Romano ses élèves, qui furent pensionnés par le car-
dinal de Ferrare et qui suivirent ensuite Cellini en France, où
François I" les traita beaucoup plus généreusement. ^lalgré
l'hospitalité qu'il avait reçue, Cellini ne conserva pas un sou-
venir agréable de Ferrare, car il a écrit : « J'eus grand plaisir
à quitter Ferrare; je n'y ai trouvé de bon que les paons que
j'y ai mangés pour cause de santé (1). »
Dans une partie du Barchetto, Hercule II, à son tour, in-
stalla des quadrupèdes et des volatiles d'espèce rare. Quatre
girafes envoyées par Christian III, roi de Danemark, y trou-
vèrent place aussi en 15 49.
Quant au duc Alphonse II, successeur d'Hercule H et der-
nier duc de Ferrare, Frizzi (:2) rapporte qu'il se livra dans le
Barco à la chasse aux canards et même à la chasse au loup.
En 163:2, le palais de Belfiore, dont il ne reste plus aucun
vestige, existait encore. On ne sait pas quand il fut détruit.
Toute trace du parc a également disparu.
Près du palais de Belfiore, Nicolas III fit construire une
église qui, commencée en 1436, fut consacrée le 14 juillet
1-440 par l'évèque de Ferrare Giovanni Tavelli da Tossignano.
Il comptait la dédier à saint Gotardo d'Esté, pai*ce qu il souf-
frait de la goutte, mal contre lequel on avait l'habitude d'in-
voquer ce saint; mais, le pape Eugène IV ayant accordé à tous
les fidèles qui la visiteraient le 15 août une indulgence iden-
tique à celle que chacun pouvait gagner en allant prier ce jour-
là dans l'église de Sainte-Marie des Anges à Assise, elle fut
appelée aussi Sainte-Marie des Anges. On la trouve cependant
quelquefois désignée sous le nom de Santa Maina di Bel-
fiore.
(i) L.-N. CiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 668.
(2) Memorie per la storia di Fenara, t. IV, p. 441.
LIVRE DEUXIEME. 475
Les boiseries du chœur furent presque entièrement l'œuvre
d'Agostino dalle Nevole de Modène, « incisor Ugnaminis ■» , fixé à
partir de 1423 à Ferrare, où il mourut en 14iO, une année
avant l'avènement de Lionel. Un document du 5 mars 1440
mentionne un bas-relief, probablement en terre cuite, exécuté
par .1//c/?e/e di Nicolai'o ou Michèle dello Scalcagna, sculpteur flo-
rentin, qui fut l'auxiliaire de Ghiberti dans l'exécution des
fameuses portes du baptistère (1). En 1441 Arduino da Baisio,
assisté de quatre aides, fit les armoires à jour de la sacristie
(1441), ainsi qu'un pupitre et une table avec des ferrures déli-
cates (2), tandis qu'un certain Michèle da Firenzc, peut-être
Michèle di Nicolaio ou Michèle dello Scalcagna, modelait un
tableau en terre cuite (1441). En 1443, un ex-voto en cire
coloriée, dû à Nicole Baroncelli el représentant un fauconnier
de grandeur naturelle avec deux gerfauts, fut placé dans
l'église par ordre de Lionel : peut-être ce fauconnier était-il
Costa da Gandia, qui, en naviguant vers Chypre, faillit être
victime d'une tempête et fit vœu, s'il échappait au danger, de
donner à une église de la Vierge un témoignage de sa recon-
naissance (3). C'est également à la munificence de Lionel que
l'église de Sainte-Marie des Anges dut un orgue exécuté par
Costantino Tantino de Modène : cet orgue émerveilla Cyriaque
d'Ancône, qui appelle l'auteur un nouvel Apollon; sur la base
étaient inscrits des vers invitant les Piérides à voir l'admirable
instrument (4).
L'illustre orfèvre Amadio da Milano fit aussi divers objets
pour l'église de Belfiore, notamment des encensoirs à figures,
dorés et émaillés. Un tableau de Jacopo Tiirola prit place dans
le même sanctuaire, au milieu duquel cet artiste peignit, en
outre, quelques figures autour d'un crucifix (1445). L'année
(i) Archivio storico deli arte de i89V, p. 53.
(2) Ne serait-ce pas telle que l'annaliste Palineiio vit en 1V5S), lors de l'entrée
de Pie II à Ferrare? Arduino, au dire de Falmerio, y avait représente avec une
incroyable vérité des animaux de toute espèce, des arbres, etc. (Muiutoui,
Rerumltal. Florent., t. I, p. 243. — VenïIRI, I primordi dal rinasriinenlo artis-
tico a Ferrara, p. 31.)
(3) Venturi, I primordi dcl rinascimeiUo artistico a Ferrara. p. 27.
(4i Ibid., p. 41.
476 L'ART FERRARAIS.
de sa mort (1451), Turola était encore occupé dans le monas-
tère. Lario ou Ilario Garhanelli de Crémone, aidé de Malatesla
Roynano, peignit des ornementations ainsi que plusieurs figures
dans quatre chapelles et dans la loggia qui précédait l'église
(1450). La salle capitulaire s'enrichit en 1447 d'un crucifix
dont le peintre Nicole Panizzato était l'auteur. On eut égale-
ment recours àJacopo da Soncino, surnommé «Sa^ra?«oro. Alvise,
qui était au service de Borso, sculpta en 1451 le tombeau de
Marie d'Aragon, femme de Lionel, et c'est sans doute sur
l'ordre de Uorso que Cosimo Tura peignit à fresque, au-dessus
de la porte principale, la Vierge assise sur un trône avec l'En-
fant Jésus et entourée d'un chœur d'anges.
Sous le règne d'Hercule I", l'architecte Biagio Rossetti re-
nouvela et agrandit l'église de Sainte-Marie des Anges, qui lut
alors pourvue d'un beau campanile (1).
Lodovico Mazzolino, à partir de 1504, la décora de nom-
breuses peintures, dont il est encore question à l'année 1508
dans les registres de la cour {2). Un autre artiste, Michèle
Costa, peignit en 1504 la chapelle principale et dota l'église
d'un tableau; il travaillait encore en 1507 (3). Bartolomeo
Brasone fut aussi un des peintres employés vers la même
époque à Sainte-Marie des Anges.
Un monastère et un cloître attenaient à cette église. Maître
Qiovaîi7ii couvrit d'un revêtement en terre émaillée la tribune
ou chaire du réfectoire {pergolo) et une des colonnes du cloître
(1443). Jacopo Turola décora de peintures plusieurs chambres
(1445); Nicole Panizzato peignit un crucifix dans le dortoir
(1447), et Sagramoro laissa aussi dans le monastère des témoi-
gnages de son talent. Grâce à Lionel, la bibliothèque du cou-
vent s'accrut de livres précieux; quelques-uns contenaient des
miniatures dues à Giovanni Falconi da Firenzc et à Giacomo
Bussoli d'Arezzo , qui enluminèrent également des volumes
transcrits à Florence et envoyés à Ferrare par Méliaduse, frère
(1) Campori, Gli architetti e gl' incfegneri degli Estensi, p. 7.
(2) Archivio storico dell' arte, année II, fasc. II, février 1889, p. 86.
(3) Ad. Ventl-ri, L'arteferrarese nel periodo dErcole I d'Esté, p. 143, 144.
LIVRE DEUXIEME. 477
de Lionel (1). Parmi les ouvrages que cette bibliothèque
posséda plus tard se trouvait une Bible annotée par Savo-
narole. Le monastère de Belfiore avait été concédé le 21 no-
vembre 1440 aux Dominicains de la Congrégation Lombarde.
A l'époque de Lionel, on dressait devant l'église, le jour de
l'Ascension, des estrades sur lesquelles étaient joués des mys-
tères (2).
On ne peut nommer Sainte-Marie de Belfiore sans songer
aussi à deux éminents personnages ferrarais. Lodovico Car-
bone y harangua Pie II, quand ce pape passa par Ferrare au
mois de mai 1 459 en se rendant à Mantoue, où il avait convo-
qué les princes chrétiens pour les engagera réunir leurs efforts
contre les Turcs. — Alors que Savonarole résidait encore dans
le couvent des Dominicains de Bologne, ses supérieurs l'en-
voyèrent prêcher à Ferrare, et c'est dans l'église située auprès
du palais de Belfiore qu'il prononça ses sermons. Il était encore
inconnu.
La plupart des membres de la famille d'Esté furent ensevelis
dans cette église, notamment Nicolas III, Lionel, Alphonse P
et l'infortuné Ferrante, mort le 22 février 1540 après une longue
captivité dans les prisons du Gastello. C'est aussi en 15i0
qu'on y déposa le corps d'Annibale Bentivoglio.
A peu près détruite par un tremblement de terre en 1570,
Sainte-Marie des Anges fut remplacée par un magasin à foin,
qui a lui-même été démoli (3).
PALAIS DK BELRIGUAIIDO (4).
La résidence de Belriguardo, située près de Voghera, à sept
kilomètres de Ferrare, dut son origine à Nicolas III, qui en fit
(1) Ad. Venturi, I primordi del rinascimento artistico « Fcrraia, p. 39.
(2) Ibid., p. 41.
(3) Frizzi, Memorie per la storia di Frrrara, t. III, p 'r72-473.
(4) Frizzi, Memorie per la storia di Ferrara, t. III, p. 470. — L.-N. Citta-
DELLA, Ricordi e dociimenti intorno alla vita di Cosimo Tura. — Ad. Venturi,
478 L'AllT FERllARAIS.
commencer la construction en 1435 par un architecte nommé,
dit-on, Giovanni da Siena (1), mais qui ne la vit pas ter-
minée (2). Pendant la dernière année de sa vie (1441), Jacopo
Immola exécuta des peintures dans les tours et décora un co-
lombier [colomhaia], tandis que plusieurs autres artistes s'oc-
cupaient de l'ornementation des chambres : une d'elles s'ap-
pelait la « chambre des diamants » . Comme presque tous les
édifices de cette époque, la villa de Nicolas III, pourvue de
créneaux, avait l'aspect d'un château fort.
Tout en préférant le palais de Belfiore, Lionel, fils et suc-
cesseur de Nicolas III, prit soin d'achever et d'embellir celui
deBelriguardo. C'est lui qui créa les ^ Chambres vertes " et la
« salle des Sibvlles r . Sur son ordre, un certain Brasavola fit
des voûtes et des colonnes (1445). Arduino da Baisio, « incisor
lignaminis w , sculpta les boiseries qui garnissaient le cabinet
du prince (1447). Peu aY)rès, Nicolô Panizzato peignit plusieurs
figures dans une pièce, où travailla également Jacopo da So}i-
ci?io, surnommé Sagramoro, qui représenta, en outre, dans la
tour du palais, l'aigle blanche sur fond d'azur (armoiries de la
famille d'Esté) et l'emblème particulier de Lionel (un anneau
avec un diamant et une marguerite). Les peintures de Sagra-
moro ne devaient pas être sans importance, car Andréa da
Vicenza et Jacopo Busoli, désignés comme experts, les esti-
mèrent 1662 lire. Auparavant, un peintre célèbre, Vittore Pi-
sano, avait entrepris pour Belriguardo un tableau à l'occasion
duquel il toucha un acompte de cinquante ducats d'or (15 août
1445). Les vingt-cinq ducats qu'il reçut plus tard (8 janvier
Cosniè Tura e la cappella di Belriguardo, dans le journal // Buonarroti,
série III, vol. II, quaderno ii, 1885. — G. Campori, I pittoii degli Estensi nel
sccolo .Y F, 1886.
(1) Rio, De l'art chrétien, t. III, p. 402. — L'attribution des plans de Belri-
guardo à Giovanni da Siena n'est prouvée par aucun document.
(2) ISicolas III annexa à son palais un vaste domaine dont il paya comptant la
valeur aux particuliers qui en possédaient les diverses parties. — !iSon loin de
Belriguardo, il se fit cle%-er, vers 1435, un autre palais à Consandolo sous la
direction de son intendant général, Bartolommeo Pendaglia, à qui il avait donné
de nombreux terrains dans ces parages. Au dire de Flavio Biondo, la delizia de
Consandolo était très somptueuse, « magnijici operis œdibus ornatissima >< .
LIVRE DEUXIEME. 479
1447) furent peut-être le complément du prix. C'est dans le
palais de Belriguardo que mourut Lionel (1).
Pas plus que ses prédécesseurs, Borso ne négligea le palais
de Belriguardo, où il demeurait quand Agostino Villa, Juge
des Sages, vint lui offrir le trône de lerrare. Il voulut agrandir
ce palais (2), lui donner une physionomie moins rébarbative,
en rapport avec le goût de la Renaissance pour les formes
classiques, et y ajouter tout ce qui pouvait charmer les yeux
ou contribuer aux aises de la vie. En même temps, il ordonna
de consolider une partie de l'édifice menacée de ruine. Pier
di Ronchogallo^ sous la direction de maitre Rigone, architecte
ducal, et Pietro di Benvenuto (1465) travaillèrent là successive-
ment (3). Alvise sculpta des colonnes, des chapiteaux et des
bases (1457). Deux cours nouvelles furent disposées par -Srt/-
dassare de Galvani; Meo di Checco fit des couvercles en marbre
pour les puits (1461), et Cristofano da Mantova amena l'eau
du Pô dans le vivier du parc (1463). Un potier nommé Nicolô
reçut diverses commandes en 1452 (4). A l'intérieur du palais,
de nouvelles décorations furent entreprises : Galasso di Matteo
Piva toucha en 1450 un acompte de dix lire pour des pein-
tures qu'il devait faire dans une des chambres, et en 1451 on
lui paya, d'après l'estimation d'Antonio Orsini, cent dix-huit
lire et cinq soldi, comme prix de ses œuvres dans la salle en
partie décorée par Panizzatto dès 1447 (5).
Sous le règne d'Hercule P% le palais de Belriguardo reçut
de nouveaux embellissements. En 1494, Ercole Boberii pré-
parait des cartons pour les peintures qui devaient orner deux
grandes salles, et don Alphonse d'Esté, qui les avait comman-
dées, ne se lassait pas de regarder l'artiste travailler, aban-
(i) Voyez p. 46.
(2) En 1470, il y employa tant de paysans et de bêtes de somme que l'agri-
culture en souffrit beaucoup et que des plaintes s'élevèrent de toutes parts.
(Frizzi, Mein. perla storia di Fcrrara, t. IV, p. 70.)
(3) C'est Pietro di Benvenuto qui a-ji-andit le palais de S(liifani)ia c-t qui cuii-
struisit un des palais donnés par Horso à son favori TeoHIo Caliajjnini.
(4) A l'époque de Lionel, maître Giovanni avait déjà fait quatre urnes eu terre
cuite.
(5) Campori, I piltori degli Estensi net sccolo XV, p. 21.
480 L'ART FERRARAIS.
donnant pour cela ses distractions favorites et ne permet-
tant pas à Ercole Roberti de s'occuper d'un portrait du
duc que désirait sa sœur Isabelle d'Esté, marquise de Man-
toue (1).
A côté du château s'élevait une chapelle, où Nicolo Panizzato
avait peint sur l'ordre de Lionel des figures et des feuillages.
Borso prit à cœur de la rendre digne de l'admiration générale,
et en confia la décoration, d'abord à Angelo di Pietro de Sienne,
puis à Cosimo Tiira. Angelo di Pietro, qui fit son testament à
Ferrare le 16 novembre 1458, est peut-être le même artiste
que l'auteur des Muses dans le palais de Belfiore. Quant au
travail entrepris par Cosimo Tura, ce fut une des principales
œuvres de ce maître (2).
C'est le 30 mai 1469 que furent rédigées les conventions
entre ce peintre éminent et le duc de Ferrare. Borso se réser-
vait de désigner les sujets. Il prenait à sa charge les fourni-
tures de couleurs et d'or, ainsi que l'entretien de Cosimo et de
deux aides (3), et devait faire remettre à Cosimo quinze lire
marchesine chaque mois. De son côté, Tura s'engageait à exé-
cuter sa tâche en cinq ans et à employer le procédé de la
peinture à l'huile. Après l'achèvement des travaux, le com-
plément de son salaire serait fixé par deux artistes « intendenti,
siifflcienti e famosi » .
Cet acte une fois signé, il se rendit à Venise afin d'acheter
des couleurs et de l'or, et ses appointements commencèrent à
courir le 1" août; mais avant de se mettre sérieusement à
l'œuvre, il alla vers la fin de novembre, peut-être d'après la
volonté de Borso, voir à Brescia, pour les étudier et s'en in-
spirer, les peintures dont Gentile da Fabriano, considéré
(1) Voyez y Archivio storico dclV ttrle, année II, fasc. II, février 1889, p. 85
et 354.
(2) Venturi, L'arte a Feriara iiel periodo di Borso d'Esté, p. 716-718. —
Campori, I pittori degli Estensi nel secolo XV, p. 25-27.
(3) Par suite de cette clause , quatorze cent quatre-vinfjt-huit repas furent
fournis à Cosimo Tura et à ses deux aides, installés à Belriguardo. Les noms des
deux aides ne nous sont pas parvenus. (Campori, I pittori degli Estensi nel secolo
A'^p. 29.)
LIVRE DEUXIEME. 481
comme le « maître des maîtres •; , avait orné, sur l'ordre de
Pandolfo Malatesta, la chapelle du Broletto (1).
A partir de 1470 (2), il s'occupa sans relâche de la chapelle
de Belriguardo, et à la fin de 1471 il en avait terminé la déco-
ration, travail accompli en moins de trois ans. L'expertise qui
eut lieu conformément aux conventions porte en effet la date
du 21 mars 1472 : elle fut faite par Baldassare d'Esté (3),
mandataire de Borso, et par Antonio Orsini da Yenezia, man-
dataire de Tura. Les deux experts évaluèrent à six cent
soixante-deux lire et quinze soldi la somme qui restait due à
celui-ci. C'est grâce à leur rapport détaillé, transcrit sur les
registres de la cour (4), que nous connaissons l'ensemble des
décorations qu'il exécuta, car depuis longtemps elles n'existent
plus, et aucun écrivain n'en a parlé (5). La chapelle de Belri-
guardo était octogone dans sa partie inférieure, et chaque pan
de l'octogone était couronné d'une lunette demi-circulaire.
Ces lunettes, où étaient peints les quatre évangélistes et les
quatre docteurs de l'Église, pénétraient dans une coupole cir-
culaire sur les parois de laquelle on voyait cent vingt et un
séraphins en stuc répartis en plusieurs zones. Les séraphins
étaient pourvus d'ailes dorées, et leurs figures avaient la cou-
leur des figures naturelles. La coupole était dominée par une
lanterne. Au sommet de cette lanterne, dans un champ en-
touré de vingt-quatre séraphins en stuc doré et bruni, était
peint Dieu le Père. La partie inférieure de la lanterne formait
(1) Cette chapelle a été transfonnce en magasin, et la façade seule conserve
quelques vestifjes architecloniques du quinzième siècle. L'ancien palais public de
Brescia s'appelait le Broletto.
(2) Au mois de juillet de l'année 1470, un agent ducal, Apollonio Minolto,
acheta pour lui à Venise du bleu d'outremer et quinze cents feuilles d'or, ce qui
ne fut pas suffisant, car en 1471 Guglielmo da l'avia lui en envoya deux mille
six cents.
(3) Par une curieuse coïncidence, Cosimo Tura, la même année, fut chargé par
le marchand d'origine milanaise Simone lluhni, citoyen de Fcrrarc, d'estimer
un travail de Baldassare d'Esté dans une chapelle.
(4) Ad. Venturi, Cosmè Tura e la cappella di Belriguardo, dans le journal
// Buonarotti, série III, vol. II, quaderno il, 1885.
(5) Lodovico Carbone se borne à les mentionner dans un de ses dialogues,
sans rien préciser.
I. 31
482 L'ART FERRARAIS.
un entablement dont la frise était ornée d'une inscription en
lettres d'or sur fond bleu. Au-dessus de l'entablement se trou-
vait une paroi percée de six fenêtres circulaires, et les enca-
drements de ces fenêtres étaient décorés de palmettes et de
dattes. Les douze intervalles compris entre ces encadrements
étaient garnis de feuillages. Au-dessus des fenêtres, une nou-
velle corniche servait de base à la petite coupole finale. —
Dans la décoration polychrome, les fonds et les frises étaient
principalement colorés soit en indigo, soit en bleu d'outremer,
soit en azur d'Allemagne, tandis que les encadrements des
lunettes et des œils-de-bœuf étaient colorés en laque rose. Les
corniches étaient presque entièrement dorées. Certaines par-
ties de la décoration étaient argentées; les autres étaient
peintes en blanc. Au-dessous des lunettes se trouvait une archi-
trave, et le sommet de la grande voûte était bordé d'une frise
entourant l'ouverture de la lanterne. — Il ne fut pas donné à
Borso d'admirer cette belle décoration : la mort le frappa le
19 août 1471 (1).
Le palais de Belriguardo, auquel le duc Hercule I" fit ajou-
ter de nouvelles constructions par l'architecte Biagio Rossetti
vers la fin du quinzième siècle, avait fini par avoir autant de
pièces qu'il y a de jours dans l'année, si l'on en croit Annibale
Romei (2), et était renommé pour sa magnificence de bon
goût; mais, sous le règne d'Alphonse II, il fut complètement
transformé et subit les flétrissures du style de la décadence.
Ses alentours conservèrent du moins leur beauté. On apporta
une grande recherche dans la culture des jardins, où l'on éta-
blit des jeux de ballon et de raquettes. En 1592, le duc passa
Tété dans cette résidence avec sa famille et ses ministres. Un
(1) Borso se fit construire dans ses États plusieurs palais, notamment à Sas-
suolo, où l'attiraient la pureté de l'air et le charme du site ; à Quartcsana, à
Ostellato, à Monte Santo, à Ficarolo, à Fossadalbero, Des travaux de quelque
importance furent aussi exécutés sur son ordre dans les maisons de campagne de
Medelana, Consandolo, Zenzalino, Migliaro. Les palais de Bagnacavallo et de
Modcne lui durent également des améliorations. (Campori, Gli arcliitetti e gV in-
gegneri civili e militaii clegli Estensl dal secolo XIII al XVI, p. 5.)
(2) Discorsi, Giornata I.
LI\'RE DEUXIEME. 483
grand nombre de dames et de gentilshommes entretenaient
autour de lui l'animation et la gaieté. Quiconque venait à Bel-
riguardo pour rendre hommage au prince ou pour parler d'af-
faires était hébergé dans le palais. Les jeux, la musique, les
cavalcades, la chasse aux faisans et aux perdrix occupaient le
temps de cette cour brillante et avide de plaisir (1).
Le palais de Belriguardo rappelle aussi le Tasse. A peine
entré au service d'Alphonse II, l'illustre poète y travailla au
poème « qui devait élever son nom au-dessus du nom de ses
protecteurs (2) » . C'est là aussi que, au printemps de 1573, il
vit représenter son Aminta. Quelques années plus tard, le duc
l'y envoya pour apaiser, dans une solitude attrayante, son ima-
gination inquiète et sa raison sérieusement ébranlée.
Aujourd'hui, il n'y a pour ainsi dire aucun vestige de l'édi-
fice somptueux où tant de princes avaient cherché tantôt un
repos complet, tantôt de simples distractions. A la fin du sei-
zième siècle, l'abandon commença, et, au dix-septième, on
constatait déjà un anéantissement presque complet.
RÉSIDENCE DU BELVÉDÈRE (3).
Le palais du Belvédère fut construit entre 1514 et 151(3
pour Alphonse V^ par Girolamo da Carpi non loin de Ferrare,
un peu au delà du Castel Tedaldo, à l'extrémité orientale d'une
île du Pô. Cette île était à peu près de forme ovale et n'avait
guère moins d'un mille de longueur. Suivant quelques écri-
vains, un mur crénelé la protégeait de toutes parts. On abor-
dait par un magnifique escalier de marbre aboutissant à une
(1) Frizzi, Memorie pcr la sloria di Ferrara, t. IV, p. 4'i-l,
(2) Lamartine, Entretiens, t. XVI, p. 67.
(3) Frizzi, Memorie per la storia di Ferrara, t. IV, p. 273-274. — L.-N.
CiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 350, note 2. — Eincsto Masi,
/ Burlamacchi c alcuni documcnti intorno a Renata d'Esté. Hulofjiia, 1876,
p. 127-128. — Anton. Francesco Trotti, Le delizie del Belvédère illustrate,
dans le tome II des Atti dclla deputazione ferrarese di storia patria. Ferrara,
Bresciani, 1889.
484 L'ART FEURAllAIS.
cour oniée de gazons et pourvue d'une fontaine. Au fond de
]a cour s'élevait le palais, avec un double portique soutenu
par des colonnes corinthiennes. Un atrium, couvert de pein-
tures, donnait accès dans les salles destinées aux festins et aux
réceptions, où ne manquaient non plus ni les peintures ni les
sculptures. De grandioses escaliers conduisaient à des apparte-
ments somptueux qu'avaient décorés les deux Bossi, assistés de
Girolamo da Carpi. Plusieurs pièces étaient tendues de tapis-
series tissées d'après les dessins ou les cartons de Jules Romain
et à' Antonio Licinio, dit le Pordenone. Aux côtés du palais, sur
la même ligne, on voyait deux tours accompagnées de por-
tiques. L'une d'elles (celle du côté de la ville) était la retraite
préférée du duc, et était contiguë à la chapelle, dont la déco-
ration était entièrement due à Giovanni et à Battista Dosso.
Cette chapelle était suivie d'un autre bâtiment faisant face à
un bâtiment semblable. Entre eux s'étendait un jardin à com-
partiments entourés de buis, avec des plantes rares et des jets
d'eau. Un peu plus loin, plusieurs constructions basses ser-
vaient de ménagerie. On y avait rassemblé des poules de
l'Inde, des paons, des autruches, des colombes, des cygnes,
des ânes prodigieusement petits et jusqu'à des éléphants. Deux
portiques entouraient l'ensemble des constructions. Venait
ensuite un vaste parc, où Ion avait réservé une partie du ter-
rain à la culture de la vigne et des arbres fruitiers. Le reste
était occupé par des prés et par un bois dans lequel on admi-
rait des arbres de toute espèce et qui en été procurait aux pro-
meneurs une ombre épaisse. Des bains avaient été disposés
au milieu de ce bois.
Il était naturel qu'une pareille résidence fût célébrée par les
écrivains en renom. Giulo Cesare Bordoni (I), dans son Ely-
sium dédié à Isabelle d'Esté, Scipione Balbo , dans un autre
poème latin dédié à Bonaventura Pistofolo, Celio Calcagnini,
dans une épigramme, etl'Arioste, dans son Roland furieux (:2),
l'ont décrite avec enthousiasme. Pour avoir parlé d'elle en
(i) Appelé aussi Scalif^ero.
(2) Chant 43, stances 57 et suiv.
XIVRE DEUXIEME. 485
prose, Fra Leandro Alberti de Bologne, Agostino Steuco de
Gubbio, Schrader d'Halberstadt, Guarini, Giovanni Battista
Giraldo Cintio, Faustini, Penna, Scalabrini, Frizzi et Boschini
ne lui ont pas prodigué moins d'éloges. Les renseignements
sont donc nombreux, et l'on n'est pas réduit à de vagues sup-
positions pour se la représenter.
Parmi tous les palais de plaisance situés dans les environs
de Ferrare, aucun n'agréait autant à Alphonse I" que la villa
du Belvédère. C'est là qu'il se retirait le plus volontiers quand
il voulait, soit se reposer des soucis du gouvernement, soit
méditer sur la conduite des affaires publiques. C'est là surtout
qu'il aimait à amener les étrangers de marque pour jouir de
leur étonnement et de leur admiration. Avant de faire son
entrée solennelle à Ferrare, Renée de France, qu'Hercule, fils
aîné d'Alphonse 1", avait épousée à Paris le 28 juin 1528,
s'arrêta dans cette séduisante demeure. En revenant de France,
à la mort de son père, Alphonse II commença aussi par sé-
journer dans le palais du Belvédère, où les Sages, ayant à
leur tête Galeazzo Estense Tassoni, vinrent lui remettre le
sceptre (26 novembre 1559). Barbe d'Autriche, la seconde
femme d'Alphonse II, y resta quatre jours (du 2 au 5 décem-
bre 1565) avant d'entrer en grande pompe dans sa capitale.
Vers la fin du seizième siècle, la résidence du Belvédère
appartenait à Lucrezia d'Esté, duchesse d'Urbin, qui l'aban-
donna au cardinal Pietro Aldobrandino, et celui-ci s'empressa
de la vendre à son oncle Clément VIII, devenu maître de Fer-
rare. Afin de tenir en respect ses nouveaux sujets, le Souve-
rain Pontife fit construire une vaste forteresse dont une partie
engloba l'île du Belvédère. Tout ce que l'on admirait dans
cette île fut sacrifié en 1603 à des calculs stratégiques (1). Du
reste, ce ne fut pas seulement le palais du Belvédère qui dis-
parut alors : on abattit aussi pour le même motif (nous
(1) Quatre colonnes dans le vcstil)ule de la calhcdralc et un escalier en coli-
maçon qui, après avoir appartenu à l'une des tours érijjées aux côtés du palais,
fut concédé au couvent de San Spirito, voilà tout ce qui reste aujo.urd'iiui de la
résidence si chère à Alph(jns-e I^"^ et si fort appréciée de ses contemporains.
486 L'AllT FERRARAIS.
l'avons déjà dit, p. 232) plusieurs autres palais dans le faubourg
de Saint-Jacques, quelques tours, un couvent, six églises, un
hôpital et le Gastel Tedaldo, construit à la fin du dixième
siècle. Après deux cents ans d'existence, la forteresse fut
détruite à son tour (1).
En visitant le premier cloître du couvent de Saint-Paul, qui
a été transformé en prison, il était possible autrefois de se
faire une idée approximative de la villa d'Alphonse I". Giro-
lamo da Carpi avait représenté dans les lunettes, outre un cer-
tain nombre de paysages, le palais du Belvédère, celui de
Belfiore et le Gastel Tedaldo. Malheureusement, une couche
de chaux fut, dit-on, appliquée en 1699 sur ces peintures, dont
on n'a cependant pas retrouvé les traces lorsqu'on se livra, il
y a quelques années, à une sérieuse investigation.
PALAIS DE COPPARO (2).
Le palais de Gopparo, création d'Hercule II, date de 1547
et fut construit par Terzo de' Terzi (3). Il remplaça une mo-
deste villa (4) que le duc possédait depuis 1540 et où il se reti-
rait volontiers à l'époque de la chasse. Au milieu de l'édifice,
l'architecte avait ménagé une grande loggia, à l'intérieur de
laquelle Garofalo peignit à l'huile, en collaboration avec son
élève Girolamo da Carpi [z>), seize figures assises représentant
les seize princes de la maison d'Esté qui avaient régné sur
Ferrare, c'est-à-dire Azzo IV, Aldobrandino I", Azzo V,
Obizzo II, Azzo VI, Einaldo II, Obizzo III, Aldobrandino II,
Nicolas II le Boiteux (Zoppo), Albert II, Nicolas III, Lionel,
(i) Fnizzi, Memorie per la storia di Feriara, t. Y, p. 37-39.
(2) Frizzi, Memorie per la storia di Fcrrara, t. IV, p. 337. — Baruffaldf,
Vite de' pittori e scultori ferraresi, t. I, p. 387-389.
(3) L.-N. GiTTADELLA, Notizie relative a Ferraia, t. I, p. 544-545.
(4) Une partie de cette villa avait été construite par Borso. (Gampori, Gli arclii-
tetti e gl' ingegneri degli Estenxi dal secolo XIII al XVI ^ p. 5.)
(5) L.-N. GiTTADELLA, Bcnveuuto Tisi, p. 52. — Vasarf, t. VI, p. 466, 475.
LIVRE DEUXIEME. 487
Borso, Hercule I", Alphonse I" et Hercule H. Dans un livre
qui existe encore (1), le poète Gintio Giraldi loue spéciale-
ment le portrait d'Hercule II qui se distinguait entre tous les
autres par la majesté de l'attitude, la perfection de la ressem-
blance et la vivacité du coloris. Pour compléter la décoration
de cette loggia, Girolamo da Carpi exécuta en grisaille des
sujets très variés : ici, l'on voyait des paysages, des termes,
des treilles, des arabesques; là, on reconnaissait des villes et
des châteaux dépendant du duché de Ferrare. Hercule H
avait, en outre, fait peindre dans une salle du palais la bataille
de Marignan, que l'on a faussement attribuée aux Dossi. Elle
eut probablement pour auteurs Girolamo da Carpi et Camillo
Filippi, peintres attitrés de la cour d'Esté. Assez bien conser-
vées du temps de Baruffaldi, les importantes peintures que
nous venons d'indiquer périrent en 1808 dans un incendie.
Les flammes avaient détruit la moitié du palais. En 1822, le
reste, sauf trois tours, fut démoli.
PALAIS DELLA MESOLA (2).
Près de la mer, à quelque distance du port de Goro, Her-
cule \" avait acheté, en 1 490, un vaste domaine avec des bois
où abondaient les sangliers, les cerfs, les chevreuils, les vola-
tiles. Sa prédilection pour une propriété si favorable à la
chasse fut partagée par ses successeurs, surtout par Alphonse H,
qui y fit construire un magnifique palais avec quatre tours.
Commencé en 1578 et terminé en 1583, ce palais coûta
environ deux cent mille écus. Les communes de la province
fournirent non seulement des matériaux, mais des hommes de
corvée. On peut se représenter l'importance du domaine de
Mesola quand on songe à l'étendue du mur d'enceinte : ce
(1) De Ferraria et Atestiitis principibus. Cet ouvrajje a été trailuit en italiea
par DoMENiCHi sous ce titre : Comnientarii délie cose d! Fcrraïa.
(2) Fnizzi, Memorie per la storia di Ferrara, t. IV^, p. 416, 441. — L.-N
CiTTADELLA, Nottzie relative a Ferrara, t. I, p. 352.
488 L'A UT FERRARAIS.
mur, percé de quatre portes (au nord, à Test, au sud et à
Fouest), n'avait pas moins de douze milles.
Alphonse II aimait à résider en automne à Mesola, où il
menait grand train, avec une noble et nombreuse compagnie.
Chacun se livrait aux plaisirs de son goût, à la pèche dans
l'Adriatique, ou à la chasse dans les bois du voisinage (I). Par
crainte de l'àpre vent qui souffle sur la plage pendant l'ar-
rière-saison, les dames, en général, prenaient part de préfé-
rence à la poursuite des bêtes sauvages. Traqués dans leurs
retraites par les chasseurs et par les chiens, cerfs, sangliers
et autres animaux affluaient dans les clairières, où ils expi-
raient sous les coups des épieux et des javelots. Ce n'étaient
pas là les seuls divertissements qui rendaient agréable à la
haute société ferraraise le séjour de Mesola. La musique,
la danse, les comédies, les discussions littéraires et amou-
reuses, les jeux de toutes sortes, les exercices chevaleresques
et les farces même servaient aussi de passe-temps. On tirait
au sort dans l'assistance le nom d'une des dames, à laquelle
on donnait pour un jour le titre de reine. Un des gentilshom-
mes lui succédait le lendemain en qualité de roi, et était rem-
placé à son tour par une nouvelle reine, et ainsi de suite.
Reines et rois réglaient l'emploi des heures et ne se faisaient
pas scrupule d'ordonner des extravagances, auxquelles on se
soumettait en riant. Bernardo Canigiani, résident de Florence
à Ferrare, rapporte qu'en 1577 il y eut à Mesola un tournoi
donné par les dames de la cour, et qu'une comédie de Torquato
Tasso fut jouée par l'auteur et par les personnages dont se
composait l'entourage du duc, personnages qu'il a soin d'énu-
mérer (2).
C'est un hôpital de Rome, l'hôpital du Saint-Esprit, qui pos-
sède à présent le palais délia Mesola et ses dépendances.
(1) Les princes d'Esté allaient aussi chasser dans un lieu appelé Casette, près
de Mesola.
(2) Angelo Solerti, Le f este in Ferrara per la venuta d'i Barbara Sanseverini
contessa di Sala, dans la Rassegna emiliana d'octobre 1888, année I, fasc. VI.
LIVRE DEUXIEME. 489
III
LE PALAIS DES PRIXCES D'ESTE A VENISE (l).
Quiconque a visité Venise avant 1870 n'a pas manqué d'ad-
mirer, en parcourant le Grand Canal, le Fondaco dei Tiirchi,
grandiose palais qui tombait en ruine. Ce monument, qui ex-
cite toujours la curiosité du voyageur, a cessé de lui inspirer
la pitié par son délabrement, car une habile restauration l'a
rajeuni, et de précieuses œuvres d'art y ont été installées. Tout
concourt donc à le recommander plus que jamais à l'attention
de chacun. Mais on le considérerait avec plus d'intérêt encore
si l'on connaissait son passé. C'est ce passé que nous allons
interroger, tout en examinant la structure et les particularités
de l'édifice.
Entre les Ferrarais et les Vénitiens, il y eut de bonne heure
des relations fréquentes et actives. Les Vénitiens se trouvaient
en assez grand nombre à Ferrare pour qu'une juridiction spé-
ciale, exercée par un magistrat appelé Visdomino, leur eût été
accordée. Les Ferrarais allaient chercher à Venise, outre les
produits de l'Orient, des verreries, des parfums, de l'or et de
l'outremer pour les peintres. Quant aux souverains de Ferrare,
ils y étaient attirés tantôt par des négociations commerciales
ou politiques, tantôt par le désir d'y conférer avec quelque
grand personnage, tantôt enfin par l'originale beauté de la
ville et par les fêtes qui s'y donnaient.
En 13(3 4, Nicolas le Boiteux [Zoppo] s'y transporta pour
rendre visite à Pierre, roi de Chypre. Il convia ce prince à un
(1) Vov. // Fondaco dei Turrhi in Venezin, studi storici ed arlisllci di A<jns-
tino Sagredn e Federico Berchet, cou dncumenti inediti e lavole illiatrritive.
Milano, stabiliinento di Giuscppe Civclli, 18(50. — Dans ce travail 8i)nt rectifiées
plusieurs assertions inexactes de Selvaliro cpic tous les guides ont répétées. — Les
pajies suivantes ont déjà paru, avec une planche, dans la Gaze/te des Beaux-Arts
du 1" novembre 1887.
490 L'ART FEIUIAIIAIS.
festin clans lequel il étonna par son luxe ses nombreux con-
vives. Avec Pierre, il assista ensuite à des joutes à cheval et à
des carrousels (l). Ces spectacles n'étaient que la répétition de
ceux par lesquels on avait fêté, quelques mois auparavant, la
récente conquête de la Crète, et qui avaient eu pour organisa-
teur le Ferrarais Tommaso Bambasio, comme nous l'apprend
Pétrarque, admis à les voir. L'illustre poète les avait contem-
plés à côté du doge Lorenzo Celsi, au-dessus de la façade de
la basilique de Saint-Marc, auprès des quatre fameux chevaux
en bronze doré. Il les a décrits avec enthousiasme dans une
lettre adressée à Pierre de Bologne, le 4 des ides d'août
1364 (2). Il exalte d'abord Venise, te séjour unique de liberté,
de paix et de justice >» , célèbre la place de Saint-Marc qui « n'a
pas sa pareille dans l'univers » , et la basilique « dont aucune
autre n'égale la beauté » . Puis , abordant les détails de la
fête, il loue l'élégance et la grâce des jeunes cavaliers vêtus de
pourpre et d'or. « On croyait voir, dit-il, non des hommes
qui couraient, mais des anges qui volaient. » Pétrarque était
très lié avec Bambasio . Une clause de son testament du
4- avril 1370 en fait foi : « Magistro Thomœ Bambasio de Fei'-
raria lego leutum ineum honian, nt eum sonet no7i pro vanitate
seciili fugacis, sed ad laiidem Dei œterni. » L'année même où ce
testament fut rédigé, Nicolas II retourna à Venise. Cette fois-là,
il ne s'agissait que d'un voyage d'agrément, et son frère Ugo
l'accompagnait; un des patriciens les plus en renom, Federico
Cornaro, les hébergea chez lui avec leur suite.
Le temps allait venir où les princes de la maison d'Esté
n'auraient plus besoin de recevoir d'autrui l'hospitalité et où
ils posséderaient à Venise une installation personnelle, comme
ils en eurent h Milan, à Florence et à Rome. Elle leur était
d'autant plus nécessaire que la République avait déjà accordé
le droit de citoyen à Nicolas I" (I33I), à Nicolas II (1388), à
Albert d'Esté (1393).
(1) Fnizzi, Meni. per la storia di Fer/ara, t. III, p. 338-339.
(2) Epùt, de rébus senilibits, lib. IV, 2. (Opéra omnia. Bàle, 1554, in-fol.,
p. 782. Bibl. nationale, Z. 1933.)
LIVllE DEUXIEME. 491
Dès 1364, Nicolas II avait sollicité rautorisation d'acheter
une maison, et le Sénat avait décrété qu'une habitation lui
serait offerte ; mais la réalisation de cette promesse n'eut lieu
qu'en 1382. En permettant aux Vénitiens de faire des enrôle-
ments sur le territoire de Ferrare et en leur vendantà plusieurs
reprises des provisions de blé considérables, Nicolas II venait
de contribuer au salut de la République gravement menacé
par les Génois et les Padouans qui s'étaient emparés de Chiog-
gia. Le Sénat, dans sa reconnaissance, acheta moyennant dix
mille ducats d'or (environ quatre-vingt mille francs) et donna
au souverain de Ferrare un palais qui appartenait à la famille
Pesaro et qui était situé sur le Grand Canal, non loin de l'église
de San Giacomo in Luprio, appelée d'ordinaire San Giacomo
di Lorio ou dell'Orio (1). C'est Giacomo Palmieri de Pesaro
qui avait fait construire ce palais. Forcé par le triomphe des
Gibelins d'abandonner sa ville natale, où il était consul, il
s'était réfugié à Venise, s'y était établi entre 1221 et 1237, et
y avait acquis le droit de citoyen. Peu à peu le nom de Pesaro
remplaça celui de Palmieri chez ses descendants, dont l'un,
Giovanni, eut l'honneur d'être doge. Les Pesaro possédèrent
à Venise quatre ou cinq palais.
Celui que la République avait donné au seigneur de Ferrare,
et vis-à-vis duquel fut construit au quinzième siècle le magni-
fique palais Vendramin, est pourvu d'une très belle façade,
avec un portique au rez-de-chaussée (2) et une loggia au pre-
mier étage. Le portique se compose de dix arcades soutenues
par neuf colonnes à chapiteaux uniformes, tandis que les ar-
cades surélevées de la loggia sont au nombre de dix-huit et ont
pour soutien dix-sept colonnes à chapiteaux variés, de style
byzantin. Ces colonnes proviennent d'édifices plus anciens.
De chaque côté se trouve une tour reposant sur une base
carrée : chaque tour présente trois arcades au rez-de-chaussée,
(1) En 1428, la République donna aussi au marquis île Manluuc le palais qui
appartint plus laril aux Foscari.
(2) Canaletto a représenté (le pruHl ce portique, avec la vue Jout on y j"uit,
tlans un très beau tableau que possède la {jalerie de Dresde et qui a été pliotogra-
phié par Braun (n" 449) .
492 L'A HT FEF. UAUAIS.
quatre au premier étage et cinq au second ; au lieu de colonnes,
on y voit des pilastres accompagnés de minces colonnettes.
Pour couronnement, Tédifice a des créneaux triangulaires
séparés les uns des autres par de petites arcades cintrées. Sur
la face des créneaux et sur celle des tours, entre le premier
étage et le second, ainsi qu'entre le second et les créneaux du
sommet, sont encastrées des bandes de marbre dont l'orne-
mentation sculptée représente des animaux symboliques, par
exemple deux paons qui boivent dans le chapiteau d'une co-
lonnette et au-dessus desquels volent deux colombes, un lion
terrassant un crocodile et supportant une colonne dans le
chapiteau de laquelle boivent deux paons, un dragon aux
prises avec un monstre et ayant au-dessous de lui deux lions,
deux paons s'appuyant contre une palme et dominés par deux
griffons qui se regardent, deux dragons mordant une branche
sur laquelle se tiennent des colombes et d'autres oiseaux. On
reconnaît sans peine dans l'architecture de ce palais un mé-
lange de style byzantin, de style arabe, de style lombard et
même de style gothique (1). Ce mélange témoigne de l'in-
fluence exercée sur les Vénitiens par leurs relations avec l'em-
pire d'Orient et avec les Arabes, comme par leurs rapports avec
leurs voisins du nord de l'Italie.
Maîtres d'une magnifique résidence à Venise, les seigneurs
de Ferrare multiplièrent dès lors leurs séjours dans une ville
qui exerçait sur eux le même attrait que celui auquel cèdent
si volontiers encore tous les voyageurs, et, à leur tour, ils
furent en état de recevoir chez eux de hauts personnages.
C'est ainsi qu'en 1400 Nicolas III d'Esté logea dans son palais
Emmanuel Paléologue II, venu en Europe pour implorer des
secours contre les Turcs (2), et qu'il y installa lui-même, en
14.38, Jean IV Paléologue, avant l'arrivée de ce prince au
concile de Ferrare. Peu d'années après, Nicolas ayant assisté
son beau-père Francesco Novello Garrara, seigneur de Padoue,
(1) La fenêtre qui donne sur la salizzada del fontego est Ofjivale.
(2) Quand il arrivait à Venise des princes étranjjers, le gouvernement lui-même
demandait au marquis d'Esté de vouloir bien leur donner l'hospitalité.
1
LIVRE DEUXIEME. 493
dans une guerre contre les Vénitiens, la Re'publique séquestra
son palais. Une des conditions de la paix fut la restitution de
cette propriété. Le 9 avril 1 405, Nicolas se transporta à Venise
avec six cents personnes, et le doge, accompagné d'un grand
nombre de patriciens, se porta au-devant de lui. Une seconde
visite en 1 40G consolida si bien ces rapports d'amitié, que la
Seigneurie inscrivit bientôt parmi les membres du Grand
Conseil Uguccione Contrario, le conseiller intime et le favori
de Nicolas III (I4II). Un peu plus tard (1413), le marquis de
Ferrare se montra à Venise avec une suite de cinquante-deux
personnes vêtues de noir et portant sur leur vêtement une
croix rouge : il entreprenait un pèlerinage à Jérusalem, pen-
dant lequel il porta un nom vénitien, celui de Niccolo Con-
tarino, afin d'être plus respecté des mahométans. C'est au
contraire dans un costume somptueux qu'il parut à Venise en
1415, accompagné d'Uguccione Contrario et escorté de deux
cents chevaliers : après avoir assisté à la fête de l'Ascension,
il prit part lui-même à un brillant tournoi, ce qui ne l'empê-
cha pas de songer aux intérêts du commerce de Ferrare, car il
obtint que les gens de Chioggia ne viendraient plus pécher
dans les eaux du Pô feiTarais. En 1 43i, il fit exécuter dans
son palais par Jacopo Tia-ola des peintures, dont Jacopo Busoli
fut chargé d'estimer la valeur et pour lesquelles Fauteur tou-
cha 352 lire marchesane (1). En 1 435, Andréa di Nascimbene,
père de Lorenzo et Cristoforo Canozzi da Lendinara, citoyen
de Ferrare, y travailla aussi, frayant la voie à ses successeurs
dans l'art de sculpter le bois et de faire des marqueteries (2).
Lionel, Borso et Hercule I", fils et successeurs de Nicolas III,
ne négligèrent pas non plus la curieuse ville des lagunes.
Lionel v conduisit en 1 445 sa seconde femme Marie d'Ara-
gon, fille d'Alphonse V (3). On se pressa tellement pour la
(1) Le marquis Gampoki, / PilCuri tiet/li Estensi nel secolo XV, p. 4.
(2) Ad. Vesturi, I primai (li (lel rinascimento artistico a Fvrrura.
(3) Lionel avait fait aclieter on Flaiulre par le Lucquois Paolo de Fuozo,
moyennant 3,000 ducats d'or, des tentures en tapisserie qui servirent à fêter non
seulement l'arrivée de Marie d'Arajjon à Ferrare, mais la présence de cette prin-
cesse dans le palais des Este à Venise. (Ad. Vexturi, ibid., p. 40.)
494 L'Al'.T FEU II AU AI S.
voir que le pont Rialto, alors en bois (1), s'écroula sous la
multitude des spectateurs, et qu'il s'en noya un grand nombre.
En 1 ilO, Lionel se rendit encore à Venise, pour assister aux
fêtes du carnaval; son Bucentaure et les navires de sa suite
étaient ornés de tapisseries et de bannières qui avaient été
exécutées en Flandre d'après les dessins de Jacopo Sagramoro.
Borso, qui fit restaurer la façade de son palais par Giacomo
di Lazaro et qui y fit peindre ses armes par Gheravdo di Andréa
da Vicenza, visita à son tour, en 1 467, la cité de Venise, où le
doge, le sénat et le peuple célébrèrent sa venue par des bon-
neurs inaccoutumés et des acclamations, dont lui-même rendit
compte dans une lettre écrite le 10 avril à Lodovico Casella,
un de ses conseillers à Ferrare, et imprimée à Venise en
1867 (2). Dès 1463, pendant que la peste sévissait à Ferrare,
il s'était transporté à Venise et y avait assisté à un tournoi
dans lequel Bertoldo d'Esté fut vainqueur. Précédemment ,
l'empereur Frédéric III, en regagnant ses États (1 452), avait
logé dans le palais que les princes d'Esté possédaient sur le
Grand Canal.
Les Vénitiens accueillirent avec un véritable enthousiasme en
1 468 Hercule d'Esté (3), qui avait, l'année précédente, sauvé
une des' armées de la République en délivrant Colleone, enve-
loppé par les troupes à la tête desquelles se trouvait Frédéric
d'Urbin ; le marquis de Ferrare avait eu trois chevaux tués
sous lui et avait reçu au pied une blessure qui le rendit boiteux
le reste de sa vie. Devenu duc de Ferrare, il retourna pour son
plaisir à Venise en 1472, et sa femme, Éléonore d'Aragon, y
vint également en 1476, avec sa belle-sœur Blanche-Marie
d'Esté, femme de Galeotto I" Pic, et avec cinq cents gentils-
hommes, afin d'assister à d'intéressants spectacles. Une guerre
terrible entre Venise et Ferrare (1482-1484), guerre qui mit
Ferrare à deux doigts de sa perte et qui lui fit perdre la Polé-
(1) Il ne fut construit en pierre qu'en 1588.
(2) Ad. Venturi, L'arte a Ferrara nel periodo di Borso d'Esté, dans la
Rivista storica italiana, année II, fascicule IV, octobre-décembre 1885.
(3) A cette époque, Borso occupait encore le trône de Ferrare.
LIVllE DEUXIEME. 495
sine de Rovigo avec xVdria et six autres villes, amena pour la
seconde fois le séquestre du palais des princes d'Esté. La Ré-
publique y logea quelque temps Roberto Sanseverino, le com-
mandant de son armée de terre. Après la conclusion de la paix
de Bagnolo, le gouvernement vénitien, voulant cimenter la
réconciliation, invita Hercule I" à des fêtes splendides. Le
duc de Ferrare arriva escorté de sept cents courtisans, dont
les principaux portaient des vêtements de brocart d'or et d'ar-
gent et étaient parés de colliers d'or. Le doge alla le prendre
à San Spirito et l'accompagna jusqu'au palais du Grand Canal.
Pendant dix-huit jours la Seigneurie multiplia les marques de
déférence. Dès lors les bons rapports ne furent plus interrom-
pus. Quand Hercule l" eut résolu de faire un pèlerinage à
Saint-Jacques de Gompostelle, pèlerinage qu'empêcha l'oppo-
sition du Pape, son fils Alphonse, âgé de onze ans, vint à
Venise avec deux cents personnes (1487) et récita devant le
Sénat un discours ayant pour objet de recommander à la pro-
tection de la République la principauté de Ferrare. En 1 493,
la duchesse Eléonore retourna à Venise, emmenant avec elle
non seulement Alphonse, mais Isabelle et Béatrix ses filles,
ainsi que sa bru Anna Sforza. Le Sénat, accompagné de cent
trente matrones, alla à leur rencontre sur le grand Bucentaure.
Bal dans la salle du Grand Conseil, tournois, jeux, courses de
barques conduites par des femmes, rien ne fut épargné pour
divertir les illustres visiteuses (1).
Le palais construit par Giovanni Palmieri fut séquestré une
troisième fois lorsque Alphonse P% après avoir accédé à la ligue
de Cambrai (1508), eut enlevé à Venise, pour peu de temps il
est vrai, la Polésine de Rovigo, Este, Monselice et Monla-
gnana, anciennes possessions de sa famille. On ne le lui res-
titua qu'au mois de novembre de l'année 1531.
Ce palais rappelle aussi Renée de France, femme d'IIer-
(1) A l'époque d'Hercule, le palais il'Este eut besoin de icparalions. L'aiclii-
tecte Pietro Benvenuti darjli (Jrdinl fut cliarjjé en 1481 tic refaire un des luurs.
En 1482, en 1*84, en 1488 et en 1489, Biagio Bossetti acheva plusieurs cham-
bres et consolida les deux façades de rOtliHcc ijui menaçaient luine. (G. Campoiu,
496 L'ART FERllAUAIS.
cule H, qui vint voir en 1534 la ville de Venise (1), où Her-
cule II lui-même passa une partie du carnaval de 1537 avec
une suite de huit cents personnes (2).
Mais c'est le séjour qu'Alphonse II y fit en 1562 qui a laissé
les souvenirs les plus durables et sur lequel nous voulons
insister, parce qu'il indique jusqu'où les princes italiens pous-
saient le goût du faste.
Le duc partit de Ferrare le samedi 10 avril et s'embarqua
sur le Pô à Francolino, ville située à cinq milles de Ferrare,
avec une suite de trois mille trois cent trente personnes que
transportaient une fuste, de longues barques et des felouques,
sans compter soixante-dix autres bateaux. Son magnifique
navire était tendu de draps d or à l'intérieur et à l'extérieur.
Alphonse II n'arriva que le dimanche vers le soir à Chioggia,
où il fut reçu par le podestat de cette localité, qu'accompa-
gnaient soixante gentilshommes en costume de soie cramoisie
et cent hommes tenant des torches. C'est là qu'il passa la nuit.
Le lundi, il fit son entrée à Venise. Le Sénat alla au-devant de
lui jusqu'à San Spirito, et le doge l'attendit auprès de l'église
de Sant' Antonio. Tous deux y entrèrent pour y prier quelques
instants, puis s'embarquèrent sur le fameux Bucentaure, qui
les transporta au palais des princes de Ferrare. Le Grand Canal,
dans lequel se mirent tant de beaux édifices, présentait un
aspect magique, dont on peut se faire une idée approximative
en considérant certains dessins de Ganaletto appartenant à la
collection de Windsor, tant l'artiste a bien su rendre le clapo-
tement et le chatoiement de l'eau, la physionomie variée des
monuments, le va-et-vient des barques et l'empressement des
Gli architelti e gli ingegneri civill e militari degli Estensi dal secolo XIII al
XVI, p. 38, 48.) Enfin, en 1490, Domenico Gaibino peignit la chambre qu'habi-
tait alors AldobrandinoGuidoni, l'ambassadeur de Ferrare. (Ad. Venturi, L'arte
ferrarese nel periodo d'Eicole I d'Esté, p. 114. t
(1) Le voyajje de Renée se trouve raconté dans un très intéressant article de
M. Jules Bonnet (^Bulletin de la Société de l'kisloire du protestantisme français,
année 1878^ ,
(2) Une {jravure représentant Hercule II à cheval et exécutée à Venise témoijjne
des rapports de ce prince avec les artistes vénitiens. L'effiyie est entourée d'une
riche bordure. Cette pièce porte en guise de signature la marque suivante : X.
LIVRE DEUXIEME. 497
promeneurs. Aux fenêtres, garnies de tapis, affluaient des
spectateurs de toutes les conditions. Un nombre infini de p^on-
doles, pleines de gentilshommes, de femmes et d'enfants, cir-
culaient avec animation; Tair retentissait du son des instru-
ments et des cris d'allégresse, et la foule encombrait les rives
des trarjheiti. Six palais avaient été superbement ornés aux
frais de la République pour loger don François et don Al-
phonse, oncles du duc, Galéas Gonzague, le comte de la
Mirandole, le comte de Novellara et Cornelio Bentivoplio.
Quant au palais d'Alphonse II, il était garni de festons aux-
quels on avait suspendu les armes de Saint-Marc et celles de la
maison d'Esté. Sous le portique du rez-de-chaussée s'étalaient
des tapisseries représentant Ferrare, Modène, Reggio, Carpi
et Brescello, villes comprises dans les États du duc. La loggia
du premier étage avait pour parure des étoffes d'or faites à
l'aiguille, qui avaient coûté, dit-on, cinquante années de tra-
vail. Dans la salle principale, où quatre magnifiques fontaines
lançaient de l'eau, des vases d'argent et d'or étaient disposés
sur un dressoir long de vingt-deux pieds et haut de quarante.
Presque toutes les chambres et les couloirs eux-mêmes avaient
leurs parois revêtues de précieuses tapisseries, tissées d'ar-
gent, d'or et, de soie : sur ces tapisseries, on voyait, ici des
chevaux alternant avec les aigles blanches de la maison d'Esté,
là des animaux de toutes sortes et les douze mois de l'année,
ailleurs des arabesques, les travaux d'Hercule et la lutte des
géants contre les dieux. La chambre du duc était garnie de
brocart d'or et d'argent, étoffe qu'on remarquait aussi dans la
chapelle. Après avoir admiré toutes ces richesses, le doge et
la Seigneurie se retirèrent. Dès que la nuit parut, Venise s'illu-
mina, et des barques portant des joueurs de trompette, de
tambour et de fifre ne cessèrent de sillonner le Grand Canal.
Le mardi, Alphonse II resta chez lui pour recevoir le nonce
et d'autres grands personnages. Mais le jour suivant il éblouit
les Vénitiens par l'imposant cortège qui l'accompagna dans sa
visite au doge : douze trompettes, douze estafiers, vingt-cinq
pages vêtus de velours bleu brodé d or, soixante hallebardiers,
I- 32
498 L'ART FERKAUAIS.
moitié Suisses, moitié Allemands, portant des chausses et des
pourpoints en velours bleu et jaune, les lieutenants et le capi-
taine, l'amiral dont le long vêtement se composait de velours
bleu et de brocart d'or, les huissiers, les écuyers, les maîtres
d'hôtel et autres officiers de bouche, vingt-quatre camériers,
le maître de chambre, cent gentilshommes, le majordome
Nicole Estense Tassoni, vêtu d'une robe à la française garnie
de perles, précédaient le duc de Ferrare. Sur les chausses et le
pourpoint cramoisi du prince, ainsi que sur sa veste de satin
noir et sur son béret, brillaient des broderies et des pierres
précieuses. Après Alphonse II venaient ses deux oncles, les
ambassadeurs de Florence et de la Savoie, plusieurs évêques,
des conseillers d'État, des magistrats, des prélats et d'autres
personnages en robe longue, ayant chacun à ses côtés un séna-
teur. Au bas du grand escalier du palais des doges, le doge et
les membres de la Seigneurie vinrent prendre le duc et le
conduisirent, avec don François et don Alphonse, dans la salle
du Grand Conseil; l'entretien qu'ils eurent ensemble ne dura
pas moins d'une heure.
Le jeudi fut consacré à la visite de l'arsenal, où des salves
d'artillerie accueillirent le prince, et où une somptueuse colla-
tion lui fut servie. — Alphonse II, le vendredi, alla voir \a pala
et le trésor de Saint-Marc, ainsi que la salle des Dix. — Dans la
journée du samedi, le doge, la Seigneurie et le Sénat lui ren-
dirent visite à leur tour ; on se tint sous les arcades de la loggia
supérieure, pendant qu'un orchestre faisait de la musique
« cou un' hnrnionia per certo rarissima 11 . — Enfin, le diman-
che, le duc alla en grande pompe prendre congé, fut ramené
chez lui par les sénateurs, et, après le dîner, on lui donna le
spectacle d'un combat simulé autour d'un pont à renverser.
— Le lundi 18, il repartit pour sa capitale, laissant aux Véni-
tiens le souvenir d'une magnificence inouïe. On l'avait vu avec
sept costumes différents, ornés non seulement de broderies
d'argent et d'or, mais de rubis, de saphirs, d'émeraudes, de
perles, de diamants , et l'on avait spécialement remarqué,
outre une émeraude « di non più veduta grandezza » , trente
LIVRE DEUXIEME. 499
perles en forme de poire presque aussi grosses que des œufs
de colombe (1).
Alphonse II, mort sans enfants, eut pour héritier son cousin
César d'Esté, qui, cédant aux prétentions de Clément VIII sur
le duché de Ferrare, abandonna ses droits à ce duché et se
contenta de conserver Modène et Reggio, fiefs de l'empire.
Devenu propriétaire du palais de Venise, il le vendit vingt-
quatre mille ducats (soixante-quatorze mille quatre cents
francs) au cardinal Aldobrandini, neveu du Pape. A son tour,
le cardinal l'aliéna au profit d'Antonio Priuli (:2), qui, devenu
doge en 1618, le loua en 1621 aux Turcs installés à Venise
pour qu'il leur servît d'entrepôt et d'habitation. Marie, petite-
fille d'Antonio Priuli, ayant épousé en 1648 Leonardo Pesaro,
procurateur de Saint-Marc, l'édifice, sans cesser de porter le
nom de Fondaco deiTurchi, fit retour aux Pesaro, dont il resta
la propriété jusqu'à l'extinction de cette famille en 1830.
A partir de 1621, on modifia l'aménagement intérieur du
palais. Il fallait, en effet, organiser à la fois de vastes maga-
sins et un grand nombre de petites chambres, car les Turcs
n'avaient pas le droit de résider ailleurs et de se mêler aux
chrétiens (3). Chaque chambre était numérotée. Tous les jours
les autorités se faisaient présenter la liste de ceux qui y cou-
chaient. Un décret de 1627 fixa même le tarif des logements.
Les habitants du Fondaco (entrepôt) ne devaient y introduire
ni armes ni munitions de guerre. Une salle donnant sur la
cour avait été transformée en mosquée, et c'est au rez-de-
chaussée que les musulmans faisaient leurs ablutions dans des
vasques de bois. Afin d'isoler autant que possible le Fondaco,
(1) En 1569, Alphonse II] accompagna à Venise l'archiduc Charles, qui était
venu voir à Ferrare sa sœur, la duchesse Barbe. Les deux princes assistèrent à la
fête de l'Ascension. Ils ne quittèrent Venise qu'au bout de huit jours. — A
l'époque d'Alphonse II, Henri III, roi de France (1574), fut un des hôtes du
palais d'Esté à Venise.
(2) Antonio Priuli, en 1607, y donna l'hospitalité au cardiiial de Joyeuse,
envoyé de Henri IV, roi de France, quand ce personnage revint de Rome où il
avait disposé Paul V à une réconciliation avec Venise, misepar le Pape en interdit.
(3) Quelques nouvelles fenêtres, imprudemment percées et troublant la symé-
trie de la façade, contribuèrent à rendre l'cdifice moins solide.
500 L'ART FERRARAIS.
on construisit devant une partie de la façade un mur percé
d'une porte servant au transport des marchandises , et l'on
éleva devant une des tours une maisonnette qui en cachait la
moitié. Enfin, de peur que les tours ne parussent aux Turcs
un signe de noblesse et de puissance, on les rasa au dix-sep-
tième siècle. Pareilles précautions ne furent pas jugées néces-
saires contre les Allemands, dont le Fondaco particulier con-
servait encore il y a peu de temps ses deux tours.
Pierre Pesaro, le dernier des Pesaro, mort en 1830, légua
le Fondaco dei Turchi au comte Manin, fils de sa sœur. Manin
le vendit en 1838 à Antonio Busetto Petich, qui changea la
destination de l'édifice. La partie donnant sur le rivodel miglio
fut louée à l'État et convertie en dépôt de tabac et de cigares,
pendant que le reste demeurait inoccupé.
La ruine qui envahissait depuis longtemps le Fondaco finit
parfaire de nouveaux et menaçants progrès. En cet état, l'édi-
fice avait une physionomie pittoresque que nous serions presque
tenté de regretter. Des pans de bois et des murs en briques
masquaient en partie le portique du rez-de-chaussée \ les arcades
de l'espace occupé autrefois par les tours étaient murées. Seule,
la loggia du premier étage apparaissait dans toute sa beauté,
quoiqu'on eût substitué presque partout à sa balustrade un
parapet de briques. Quelques planches vermoulues occupaient
l'ouverture de plusieurs fenêtres bizarrement percées après
coup; une autre fenêtre, fort mesquine, donnant sur un balcon
en fer, coupait deux archivoltes. Enfin, un simple toit de
tuiles avait remplacé les créneaux arabes. De tous les côtés,
dans les interstices, l'herbe et le lierre associaient leurs nuances
gaies au rouge de la brique et au gris des colonnes. xVu milieu
de cette végétation capricieuse formant des touffes de verdure
au-dessus de plusieurs chapiteaux, faisant saillie à l'intérieur
des arcades et frissonnant autour des cintres allongés, un
cerisier avait trouvé moyen de pousser et de vivre. En somme,
le célèbre palais, tout en se présentant défiguré par les hommes
et par le temps, avait assez conservé de sa structure primitive
pour qu'on pût se l'imaginer tel qu'il était à l'origine, et la
LIVRE DEUXIEME. 501
variété des tons qui frappaient le regard était faite pour le
charmer.
Il était cependant impossible de ne pas songer à une res-
tauration, sous peine d'assister à un prochain écroulement.
Elle eut lieu en 1870, sous la direction de M. Frédéric Ber-
chet, et dans le palais qui, après avoir été fondé par Giacomo
Palmieri de Pesaro , avait successivement servi d'habitation
aux princes d'Esté et aux Turcs , la municipalité de Venise
installa, le 4 juillet 1880, le Museo Civico, ainsi que la Collec-
tion Carrer.
LITRE TROISIÈME
CHAPITRE PREMIER
LA SCULPTURE A FERI\ARE (l).
Si Ferrare posséda une école de peinture originale et puis-
sante, elle ne produisit presque pas de sculpteurs qui aient
marqué dans l'histoire de l'art. La sculpture y fut cultivée
pour ainsi dire exclusivement par des étrangers, par des Flo-
rentins d'abord, par des Mantouans, des Véronais, des Mila-
nais ensuite. Mais ni les uns ni les autres ne formèrent des
élèves capables de s'élever bien haut et de donner à leurs
œuvres un caractère particulier. Il n'y eut pas à Ferrare
d'école ferraraise. Les sculptures intéressantes furent cepen-
dant en assez grand nombre dans la capitale des princes d'Esté,
et il en reste encore d'assez remarquables à des points de vue
divers pour qu'il importe d'en parler.
Dès la fin du dixième siècle, les productions de la statuaire
furent en honneur h Ferrare. Quoique les objets eux-mêmes
(1) Ce travail a paru, accompajiné de neuf planches, dans la Gazette des
Beaux-Arts (septembre et novembre 1891). Les planclies représentent le tombeau
de Borso, un fragment de la façade de la cathédrale, les supports des statues de
Nicolas III et de Borso, le Christ en croix, la Vierge et Saint Jean, par Niccolo
Baroncelli et son fils Giovanni, Saint Georges et San Maurelio, par Giovanni
Baroncelli et Domenico Paris de Padouc, le tond)cau de Lorenzo Rovcrclla, par
Ambrogio Borgognoni de Milan, Saint Dominicpie assis dans le ciel entre le Christ
et la Vierge, par Alfonso Lombard!, et le portrait du pape Clément VIII, par
Giorgio Albenga.
504 L'ART FERRARAIS.
n'existent plus, le souvenir s'en est conservé. On cite la Vierpe
dite de Gonstantinople, due probablement à quelqu'un des ar-
tistes attire's à Venise en 977 par la construction de Saint-Marc,
et la statue équestre de San Romano qui ornait la façade de
l'église consacrée à ce saint.
Parmi les plus anciens monuments de la sculpture à Ferrare,
nous devons mentionner le baptistère octogone de la cathédrale
dans la première chapelle à gauche. Il est d'un seul morceau
de marbre, et présente de curieuses ornementations symbo-
liques. C'est vers l'an 1000 qu'il fut exécuté. Large de 2", 40
et haut de O^jSO, il servit longtemps aux baptêmes par immer-
sion. Sa contenance peut être évaluée à onze hectolitres au
moins. Aussi, dans les comptes de la fabrique, est-il souvent
question des sommes remises aux âniers qui y apportaient de
l'eau. Jusqu'en 1735, il eut pour complément sur son cou-
vercle un Christ bénissant et tenant un livre ouvert. Cette
figure a été remplacée par une coupole en bois de noyer avec
des incrustations de marqueterie.
Au douzième siècle, la première œuvre à signaler est une
statue équestre, fort abîmée et presque informe, exposée au
fond de la cour du palais de l'Université.
Remarquons aussi les quatre lions qui gardent, d'un air
rébarbatif, l'entrée de la cathédrale, et jetons un coup d'œil
sur les deux hommes qui, assis sur deux autres lions, suppor-
taient jadis les colonnes du porche, en ayant l'air de plier sous
leur terrible fardeau. Ces hommes avec leurs lions ont été
transportés dans la cour, derrière l'édifice, et on leur a sub-
stitué en 1829 des supports analogues, mais plus grands et
plus forts.
Au même siècle appartiennent les sculptures, déjà intéres-
santes, du porche. Au-dessus de la porte se trouvent huit bas-
reliefs séparés par des colonnettes et dominés par des arcades.
Ils représentent, non sans un certain mérite, la Visitation, la
Nativité^ V Adoration des bergers, V Adoration des mages, la Pré-
sentation au Temple, la Fuite en Egypte et le Baptême de Jésus
par saint Jean. — Au-dessus de ces bas-reliefs, dans un espace
LIVRE TROISIEME. 505
semi-circulaire, on voit h clieval Saint Georges^ le titulaire de
l'église, qui terrasse le dragon. Saint Georges, dont le visage
pointu a quelque chose de barbare, est vêtu comme un guer-
rier du temps : il porte une cuirasse et une cotte de mailles.
La tête du saint et Tallure du cheval témoignent d'une étude
consciencieuse et d'un talent assez distingué pour 1 époque.
— Toutes ces naïves sculptures, de style roman, ont eu pour
auteur un artiste nommé i\7cco/ô, celui peut-être qui a décoré
la façade de Saint-Zénon à Vérone et qui, d'après Maffei,
serait né à Zara (1).
C'est un peu plus tard que furent exécutées, au-dessus d'une
porte latérale de la cathédrale, quelques figures en bas-relief
svmbolisant six des Mois de l'année (2). Elles décorent mainte-
nant la partie supérieure de la loggia, adossée au côté de la
cathédrale, qui donne sur la place du Marché. Leurs mou-
vements ont plus de liberté que l'on n'en remarque chez les
personnages du portail, mais elles ont de la lourdeur; les pro-
portions trahissent un art primitif, et le sentiment du beau n'ap-
parait point encore.
On constate un très sensible progrès quand on examine le
Jugement dernier représenté au-dessus des trois arcades ogi-
vales qui s'appuient sur le porche de la cathédrale (3) . Il date
probablement des premières années du quatorzième siècle.
« C'est, dit M. Burckhardt dans son Cicérone^ une œuvre vrai-
ment importante de style gothique... Si les maladresses ne
manquent pas, les tètes et les draperies se distinguent par une
beauté ferme qui leur est propre, et l'ensemble parait être
venu d'un seul jet. » Dans le bas, quatre morts, sortant à demi
de leurs sépulcres entr'ouverts, ressuscitent pour rendre le
compte suprême de leurs actes. Un peu plus haut, quinze per-
sonnages forment une frise : au centre, deux anges sonnent
de la trompette et un troisième ange tient des balances ; à la
droite du spectateur, les réprouvés, complètement nus, s'ache-
(1) L.-X. CiTTADELi.A, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 89.
(2) Nous les avons mentionnés p. 28().
(3) V^oyez ce que nous avons dit p. 283.
506 L'ART FERRARAIS.
minent vers Tenfer; à gauche, les élus, chastement drapés,
vont, sous la conduite d'un ange, recevoir la récompense de
leurs vertus. On ne peut considérer sans une certaine admira-
tion le calme et la félicité des bienheureux, dont les types
présentent un mélange de grâce et d'austérité. En revanche,
les damnés et les diables grimaçants marquent Tembarras du
sculpteur à traiter le nu et à rendre la douleur. Deux ogives
en retraite, placées un peu plus bas que la frise, contiennent
des scènes qui en complètent la signification. Dans l'une, on
voit les démons aux prises avec des damnés qu'ils entassent
dans une barque; dans l'autre, Abraham est assis entre des
saints, parmi lesquels on remarque un évêque dont le visage
est aussi beau que religieux. Enfin, au-dessus de la frise, dans un
fronton triangulaire, le Christ, juge du monde, est assis, ayant
un livre ouvert sur ses genoux ; à ses côtés sont debout deux
anges qui tiennent une lance et une croix, tandis que la Vierge
et un saint, tous deux à genoux, implorent sa miséricorde. Le
mouvement de la Vierge est très naturel et très heureusement
trouvé; on sent que son intervention doit être efficace, tant
elle lève avec ferveur et confiance ses yeux vers son Fils.
L'ajustement de ses draperies révèle aussi un artiste de goût.
Quelques bustes d'anges, de saints, de prophètes, composent
la bordure du tympan.
C'est encore au quatorzième siècle qu'appartient le tombeau
du Ferrarais Bonalberto de Bonfado, chanoine et docteur,
mort en 1345. Il se trouve au cimetière communal, dans un
des gracieux cloîtres de la Chartreuse. Le sarcophage en mar-
bre blanc est supporté par quatre colonnes. Il est orné d'un
bas-relief qui nous montre Bonalberto assis dans sa chaire de
professeur et entouré d'élèves. C'est là un sujet souvent et
heureusement traité sur les tombeaux au quatorzième siècle
et au quinzième. Qui ne se rappelle, pour ne citer que quel-
ques exemples, avoir vu à Pistoja le monument de Gino Sini-
baldi, parCeUino di Nese de Sienne (1336), dans la cathédrale,
et celui de Filippo Lazzeri, par Bernard© Rossellino (146 4),
dans l'église de Saint-Dominique; à Pavie, dans les bâtiments
LIVRE TROISIEME. 507
de l'Université, celui d'un jurisconsulte (1-495) (1); à Bologne,
celui de Pepoli, par Jacopo Lanfrani, dans l'église de Saint-
Dominique, celui d'Antonio Galeazzo, père d'Annibale I" Ben-
tivoglio (1435), et celui de Niccolô Fava dans l'église de San
Giacomo Maggiore, celui de Pier Canonici dans le cloître de
San Martino Maggiore, enfin celui de Bartolommeo Saliceti dans
le Museo Civico? Les personnages évoqués par les bas-reliefs de
tous ces monuments semblent s'adonnera l'étude avec tant de
calme et tant de zèle tout à la fois, qu'ils en inspirent le goût
à ceux qui les regardent.
A la fin du quatorzième siècle, nous rencontrons un sculp-
teur connu seulement pour avoir fait, en 1387, un crucifix en
bois que possède encore la cathédrale. Il s'appelait Antonio da
Feri^ara. On ne sait rien de plus sur son compte.
Deux autres sculpteurs, dont aucune œuvre n'a été enregis-
trée par l'histoire, Giovanni et Camino ou Comino, eurent
l'imprudence de prendre part à la conjuration ourdie en 1385
contre Tommaso da Tortona, le conseiller qui avait décidé
Nicolas II, dit le Zoppo, à établir des impôts écrasants. Le
peuple ameuté brûla les registres du cadastre et, ayant pris
comme otage un fils du prince, menaça de le massacrer si on
ne lui livrait pas Tommaso. Nicolas II sacrifia cet infortuné,
qui fut mis en pièces. Mais il entreprit aussitôt la construction
du fameux CasteUo, et quand il s'y trouva en sûreté, il fit
payer cher aux rebelles leur audacieuse conduite. Parmi les
victimes de sa vengeance figurèrent les sculpteurs Giovanni et
Camino.
Un de leurs contemporains, dont le nom ne nous est pas
parvenu, est l'auteur de la curieuse Statue d'Albert d'Esté (frère
et successeur de Nicolas II), qui fut placée en 1303 sur la
façade de la cathédrale, à droite, en souvenir du fructueux
pèlerinage accompli par le marquis, en 1301, à l'occasion du
jubilé publié par le pape Boniface IX (2). Quand on songe aux
(1) Il est reproduit dans ta Renaissance en Italie et en France à l'épnqne de
Charles VIII, par M. E. Muntz, p. 111.
(2) Voyez ce qui a été dit p. 14 et 282.
508 L'ART FEURARAIS.
avantages que les Feirarais tirèrent du voyage de leur souve-
rain, on ne s'étonne pas qu'ils aient songé à en perpétuer le
souvenir et à honorer d'une statue l'illustre pèlerin. Le mar-
quis est représenté debout, vêtu d'une longue robe serrée à la
taille par une ceinture, et la tête enveloppée d'une coiffure
qui passe sous le menton. Au point de vue de l'art, cette figure
raide et gauche n'a qu'une médiocre importance : c'est surtout
un document historique.
A l errare comme dans le reste de l'Italie, mais avec beau-
coup moins d'éclat, le quinzième siècle fut pour la sculpture,
sinon au début, du moins à partir de sa seconde moitié, une
époque d'éclosion rapide et d'épanouissement.
En 1408, Giacomo da Siena [Jacopo délia Quercià) sculpta
une Yierge qui orne aujourd'hui la sacristie de la cathédrale.
La Vierge porte sur ses cheveux ondulés une couronne et un
voile qui retombe sur ses épaules. Swi visage un peu trop
massif n'est pas sans noblesse, et les plis de sa robe ont de la
simplicité. Elle tient dans sa main droite une grenade entr'ou-
verte, et elle soutient de sa main gauche, sur un de ses genoux,
l'Enfant Jésus debout. Celui-ci, vêtu d'une longue robe, est
vulgaire et ressemble à un massif poupard.
Jacopo délia Quercia fit en outre le tombeau d'un médecin
appartenant à la famille Varj ; ce tombeau, que possédait
l'église Saint-Nicolas, disparut lorsqu'elle fut détruite au siècle
dernier (1).
En 1 427, Crisioforoda Firenze sculpta pour la cathédrale une
Vierge en marbre, tenant dans ses bras l'Enfant Jésus. Cette sta-
tue occupe une des trois arcades, ornées de trèfles, qui reposent
sur le porche et au-dessus desquelles se trouve le Jugement der-
nier. Les proportions manquent de justesse ; la tête de la ma-
done est trop grosse pour le corps; l'ensemble est lourd et
sans élégance; les draperies sont trop compliquées. Quelle
différence entre cette figure et la gracieuse Vierge agenouillée
plus haut à côté du Christ jugeant le monde! Néanmoins,
(1) Vasahi, t. II, p. 113, note 2.
LIVRE TROISIEME. 509
l'œuvre de Cristoforo produit de loin un assez bel effet et dé-
core bien le centre de la façade. — Cristoforo fut aussi Tau-
teur d'une Vierge en terre cuite, modelée en 1451 et placée,
au dire de L.-N. Gittadella, à l'intérieur delà cathédrale, dans
le passage situé entre la sacristie et l'église.
Sous le règne de Lionel (14-41-1450), les sculpteurs qui
travaillèrent à Ferrare furent presque tous des Florentins.
Cela s'explique aisément. Plusieurs familles de Florence, entre
autres les Strozzi, s'étaient réfugiées auprès des princes d'Esté.
Le renom des sculpteurs florentins s'était d'ailleurs répandu
dans toute l'Italie. En outre, les marquis de Ferrare avaient
pu juger par leurs propres yeux de cet art si élégant et si plein
de goût, car ils possédaient un palais à Florence. Méliaduse,
frère de Lionel, séjourna quelque temps dans cette ville en
qualité de protonotaire apostolique.
Une autre remarque à faire avec M. Venturi, c'est que les
matières employées de préférence par les sculpteurs à Ferrare
furent la cire, la terre cuite, le bois et le bronze. Les monu-
ments en marbre furent assez rares, parce que le territoire de
Ferrare ne fournissait pas de marbre et qu'il fallait l'aller cher-
cher dans les montagnes de Vérone ou dans les carrières de
l'Istrie.
Parmi les Florentins attirés à Ferrare, du temps de Lionel,
on rencontre, en 1441, un certain Michèle, « ottiino fabbricante
di figure » . Il orna d'un bas-relief en terre cuite l'église de
Sainte-Marie des Anges, construite sous Nicolas III auprès
du palais de Belfiore qu'Albert, son père, avait fait édifier
dans le faubourg de Saint-Léonard. Suiv^ant M. Venturi, si
sagace et si heureux dans ses investigations , ce Michèle
n'est autre peut-être que Michèle di JSicolaio ou Michèle dello
Scalcagna, qui aida Ghiberti dans l'exécution des portes du
Baptistère de Florence. Le bas-relief de Michèle a eu le
même sort que l'église de BelHore, dont il ne reste plus aucun
vestige.
En 1443, les Sages (tel était le nom des magistrats de Fer-
rare) résolurent d'ériger une statue équestre de bronze en
510 L'ART FERRAUAIS.
riioniieur de Nicolas III, père de Lionel. Cette décision fut
probablement prise à l'instigation de Lionel, qui avait des
motifs tout particuliers pour glorifier la mémoire de son père.
Si, malgré sa naissance illégitime, il occupait le trône de Fer-
rare, il le devait à la prédilection que Nicolas III lui avait
témoignée en le désignant comme son successeur.
Les statues équestres n'étaient pas encore nombreuses en
Italie, mais il en existait déjà. Nous en avons mentionné une
qui fut exécutée à Ferrare au douzième siècle. En 1233, les
Milanais firent représenter en bas-relief sur un lourd cheval
leur podestat Oldrado de Tresseno : on voit encore ce bas-
relief au palais des archives. Une quarantaine d'années plus
tard, les Lucquois honorèrent Tommaso et Bonifazio degli
Obizzi de deux statues équestres. Celle de Barnabe Vis-
conti, au Musée archéologique de Milan, date probablement
de 1370.
C'est à Antonio cli Cristoforo, fils du sculpteur à qui l'on
devait la Vierge de 1427 dont nous avons parlé, et à Niccolo
di Giovanni Baroncelli , tous deux Florentins et élèves de Bru-
nellesco, que les Sages commandèrent la statue équestre de
Nicolas III. Ils demandèrent d'abord à chacun d'eux un mo-
dèle. Le 27 novembre 1444, les modèles étaient terminés;
mais l'égalité de leur mérite rendit le choix embarrassant.
Léon-Baptiste Alberti, qui se trouvait alors à la cour de Lionel,
fut consulté. Il conseilla de réunir les douze Sages et de tran-
cher la question par un vote (1). A une voix de majorité le
projet d'Antonio di Cristoforo fut adopté, sans qu'on repoussât
la collaboration de Niccolo Baroncelli, protégé peut-être par
Lionel. Il semble que Baroncelli fut spécialement chargé de
l'exécution du cheval, car on lui donna dès lors le surnom de
Niccolo dal Cavallo, surnom que reçut aussi son gendre Dome-
nico di Paris, de Padoue, qui lui ^rêta son concours. Quant
à la base et aux colonnes de marbre destinées à supporter le
groupe de bronze, elles furent l'œuvre des Florentins Barto-
(1) G. Ma>cisi, Vita di Léon Baltista Alberti. Firenze, Sansoni, 1882.
LIVRE TROISIEME. 511
lomnieo, dit Meo di Cecho ou Checco (1), et Baccio de' JSetti,
assistés du Padouan Lazzaro. Enfin Michèle Ongaro dora le
cheval et le cavalier. C'est le 2 juin 1451, le jour de l'Ascen-
sion, que la statue équestre de Nicolas III, érigée sur la place
entre le Casiello et la cathédrale, fut inaugurée en présence
de Borso, qui avait succédé, en 1450, à son frère Lionel. Elle
précéda donc celle de Gattamelata, faite à Padoue par Dona-
tello (1 453), et celle de Golleone, modelée par Yerrocchio et
fondue par Alessandro Leopardi à Venise (1479). Le souve-
rain, tenant le bâton de commandement, était représenté avec
un costume plein de caractère; coiffé du bonnet de marquis,
il portait un manteau dont le capuchon pendait sur ses épaules.
Dans son important travail sur les commencements de la
renaissance des arts à Ferrare, M. Ad. Yenturi donne sur
Niccolô Baroncelli d'intéressants détails que nous lui emprun-
tons. Niccolo Baroncelli s'était fixé à Ferrare avec sa famille,
et on lui avait accordé le titre de citoyen, titre auquel étaient
attachés des avantages matériels. Sur l'ordre de Lionel, il exé-
cuta en 1 4 43 un ex-voto en cire coloriée (2) qui fut placé dans
l'église de Sainte-Marie des Anges près de Belfiore. Cet ex-voto
représentait de grandeur naturelle un fauconnier du marquis
ayant à ses pieds deux gerfauts (3). Il est probable qu'on
n'avait pas encore vu à Ferrare un ex-voto d'aussi grande
dimension. C'est aussi en 14-43 que Niccolo Baroncelli fut
chargé d'exécuter pour la chapelle de la cour six anges en
cuivre de différentes grandeurs. Après avoir fait des modèles
en cire (1445), il fondit et retoucha les figures (1446), que
dora Michèle Ongaro. Ces ouvrages lui rapportèrent deux cent
trente-sept lire marchesine et dix soldi, et on l'autorisa à garder
(1) Il travailla dès 1434 à Ferrare, où nous le retrouvons encore en 1462. Son
cousin Paolo di Luca, Florentin connue lui, exerça cjjalcuicnt à Ferrare la pro-
fession de sculpteur, « tagliapietra » .
(2) L'art de modeler en cire avait pris naissance à Florence, pairie de Baron-
celli. Quand ^"icûlas III, marquis de Ferrare, visita Florence en 1433, il lit don
à l'église de l'Annunziata, pour s'acquitter d'un vœu, d'un haut relief en cire où
il était représenté à cheval.
(3) Voyez ce que nous en avons dit p. 475.
512 L'ART FEUKAllAIS.
le surplus du cuivre acheté par lui à Venise. Malgré la géné-
rosité de Lionel, il ne se trouva pas assez rétribué, et il écrivit
au secrétaire du prince pour obtenir au moins de quoi subve-
nir à son entretien et à celui de sa famille. Quoique celte sup-
plique ne lui eût valu qu'un boisseau de blé, il continua à
travailler pour le seigneur de Ferrare. En 1447, il modela
deux nouveaux anges pour la chapelle de la cour. Dans la
sacristie de la cathédrale, il refit Fange de l'Annonciation, qui
avait été frappé par la foudre, et exécuta une statuette de saint
Jean-Baptiste (1).
Si les registres de la maison d'Esté fournissent de nombreux
détails sur Niccolù Baroncelli, ils ne contiennent rien d'inté-
ressant sur Antonio di Cristoforo. On y lit seulement que cet
artiste reçut de Lionel, en 1 448, six brasses de drap (2).
Lionel mourut le 1" octobre 1450, mais le mouvement qu'il
avait imprimé aux arts ne s'arrêta pas, et la sculpture con-
tinua pendant quelque temps à être presque exclusivement le
monopole des Florentins.
Le monument de Nicolas III avait tellement plu aux Ferra-
rais, qu'ils songèrent presque aussitôt à ériger une statue à
Borso de son vivant. Dès le I" septembre 1451, un acte con-
state la commande faite à Niccolo Baroncelli. Dans cet acte,
il n'est pas question d'Antonio di Cristoforo. Niccolo Baron-
celli mit sur-le-champ la main à l'œuvre, mais il ne vit pas
l'achèvement de son entreprise. Il mourut, en effet, au milieu
de ses premiers travaux, entre le 24 et le 29 octobre 1453, et
son élève Meo di Checco prit soin de ses funérailles. Le mo-
nument fut continué par son fils Giovanni et par son gendre
Domenico di Paris de Padoue, qui eurent pour collaborateurs
(1) Hqrg de la boutique île Baroncelli, on ne rencontre à Ferrare, sous le
règne de Lionel, que des sculpteurs d'un mérite très ordinaire. Un certain Barto-
lonieo dalla Croce, dit Zitadore de ficjure, fait des fleurs et des clous pour une
selle et pour les harnais du cheval d'Isotte, sœur du duc. Fiorio da Verona,
Domenico Traiamonle, Pantaleone et Alvise de Venise sculptent pour les palais
et les villas du souverain des chapiteaux, des bases de colonnes avec des armoiries
et des feuillages. Ils exécutent aussi des anneaux pour les puits et les citernes
comme on en voit à Venise. (Ad. Venturi, I primordi, etc., p. 29.)
(2) Ad. Vesiuri, I primordi, etc., p. 27.
LIVRE TROISIÈME. 513
Bartolommeo dit Meo di Checco de Florence (1), Bartolommeo di
Francesco, Giovanni di Francia, le Florentin Paolo di Luca (2),
cousin de Meo di Checco, Niccolà de Florence, Ft^ancesco di
Amorotto de la Mirandole et Fiorino de Vérone. Au mois de
décembre 1454, la statue de Borso, en bronze, témoignage de
la gratitude ou de l'adulation des Ferrarais envers leur sou-
verain, fut placée sur une colonne de marbre devant le palais
délia Ragione, en face d'un des côtés de la cathédrale. Mais
ce fut seulement en 1456 que furent terminés les quatre en-
fants nus ou génies, également en bronze, qui devaient accom-
pagner la figure principale. Ces génies, debout aux quatre
angles de l'abaque du chapiteau , tenaient les écussons du
prince et ceux de la Commune. Quant à Borso, il était repré-
senté assis sur une espèce de tabouret, en souverain pacifique,
le bâton de commandement à la main. Dans son riche cos-
tume il y avait des parties dorées et des parties bleues, dont
avait été chargé le peintre Titolivio. Comme inscription, on
avait adopté les vers suivants du poète ferrarais Tito Strozzi :
Hanc tibi viventi Ferrara (>rata columnam
Ob mérita iii patriaiu princeps justissime Borsi
Dedicat Estensi qui dux a sanguine priiuus
Excipis iniperiiim et placida régis omnia pace.
Il est probable que l'image de Borso était fort remarquable,
car la figure du prince devait être au moins aussi soignée que
celles des génies, dont un fragment, possédé par Giuseppe
Boschini, l'annotateur de liaruffaldi, a permis d'apprécier la
beauté.
(1) Il était probablement aussi élève de Brunellesco. En 1433 il travaillait
sous la direction de ce dernier à la coupole du Dùine de Florence, et en 1438 il
fut au nombre des maîtres chargés d'aller choisir à Caizipiylione des marbres pour
la cathédrale. Meo di Checco fit en 1461 des couvercles de marbre pour les
puits du palais de Belriguardo, près de Ferrare. Il fut aidé par un certain Anto-
nio, qui est peut-être Antonio di Domenico da Como. (Ad. Vemuri, L'artc a
Ferrara nel periodo di Borso d'Eate, p. 705.)
(2) Paolo di Luca travailla aussi au tombeau d'Urbain III dans la cathédrale
de Ferrare. Il sculpta, également pour la cathédrale, une statue de , saint
Maurelio.
I. 33
514 L'ART FERRARAIS.
Giovanni Baroncelli, avons-nous dit, fut un des auteurs du
monument de Borso. L.-N. Cittadella croit que c'est lui qui,
sous le nom de Giovanni dal Cavallo, fut gracié en 1 493, après
avoir été banni en 1-476 pour avoir trempé dans une conjura-
tion contre le duc. Son père, on se le rappelle, avait été sur-
nommé Niccolo dal Cavallo. Celui-ci eut deux autres fils,
Parisio ou Paynde et Taliano, c'est-à-dire Vitaliano, dont il
est question dans un acte passé en 1 465 à l'occasion de l'achat
d'une paire de bœufs de sept ans moyennant vingt-cinq lire.
On voit qu'à cette époque tous les membres de la famille
Baroncelli étaient établis à Ferrare. Ils y avaient le titre de
citoyen,
A Modène, comme à Ferrare, on voulut élever une statue à
Borso, par reconnaissance pour l'allégement des charges pu-
bliques au commencement du règne de ce prince. C'est à
Donatello que l'on s'adressa (1451). Quoique Donatello eût
reçu un acompte et qu'on l'eût invité plusieurs fois à tenir
ses engagements, la statue, on ne sait pour quels motifs, ne
fut pas exécutée. « Peut-être, dit M. Venturi, les habitants de
Modène cessèrent-ils de la désirer quand ils virent Borso éta-
blir de nouveaux impôts afin de payer les redevances dues à
l'Empereur et h la Chambre pontificale; peut-être Donatello,
qui avait à faire un monument décrété par la Sérénissime
République en l'honneur de Gattamelata, ne se soucia-t-il plus
de réaliser ses engagements envers Modène. Toujours est-il
que le divin Borso, venu en grande pompe pour visiter cette
ville, reçut comme cadeaux du fromage et du vin, mais n'eut
pas le plaisir de contempler sa statue. »
A Ferrare, les statues de Nicolas III et de Borso furent trans-
portées en 1472 aux côtés de l'arcade qui, vis-à-vis de la
façade du Dôme, servait d'entrée principale au palais des
princes d'Esté, et qui fut dès lors appelée Vollo del Cavallo.
Dans son De laudihus Herculis Ferrariœ ducis, Pietro Gandido
Decembrio décrit le transport de ces statues. L'Arioste en
mentionne la présence h cette place dans sa sixième satire,
adressée à Pistofilo. Endommagées par l'incendie qui dévora
LIVRE TROISIEME. 515
en 1532 une partie du palais, elles furent, en 1796, mises en
pièces par la populace. Un tronçon de colonne avec son cha-
piteau et un support s'appuyant contre un mur et sur une
colonne cannelée, dont le chapiteau est d'un style excellent,
voilà tout ce qui reste aujourd'hui de deux monuments qui
méritaient à tant de titres de survivre aux vicissitudes des
gouvernements.
La cathédrale, du moins, conserve toujours les cinq statues
de bronze que fit faire Francesco de Legnamine (1), évéque de
Ferrare (1 450-1466). Pour cet important travail, l'archevêque
songea d'abord à Donatello, qui vint exprès de Padoue, reçut
une indemnité de déplacement le 7 octobre 1450, et partit
sans avoir consenti aux conditions qui lui étaient proposées.
On ne s'entendit pas davantage avec Antonio di Cristoforo,
appelé de Venise où il s'était fixé, et ce fut Niccolo Baroncelli
qui reçut la commande. Elle comprenait les statues du Christ
en croix, de la sainte Vierge, de saint Jean l'Évangéliste et
des deux patrons de Ferrare, saint Maurelio et saint Georges (2) .
Aidé par son fils Giovanni, Niccolo Baroncelli put mener à fin
les trois premières. La mort (145;)j l'empêcha d'exécuter les
autres (3), dont se chargèrent son fils Giovanni et son gendre
Domenico Paris de Padoue, qui les terminèrent en 1466 (4).
Les cinq statues furent d'abord placées devant le maître-autel
sur une architrave que soutenaient des arcades reposant elles-
mêmes sur des colonnes de marbre (5) . Après la suppression
des arcades et de l'architrave, elles servirent à décorer l'autel
(1) Il muurut cvèque de Feltre le 11 janvici- 1462.
(2) On a longtemps attribue ces statues à Antonio Marescotti ol h Ippolito Bin-
delli. Quelques personnes en ont inèiue lait honneur à Alessandro Angeli, sculp-
teur et fondeur qui travaillait à Ferrare vers 1458.
(3) Les documents trouvés par Cittadclla constatent que Niccolo Haroncclli
sculpta aussi une Vierge et un Saint .lean-Baptisle, tlont le prix lui fut payé
en 1448.
(4) La même année, Domenico di Paris Ht pour la villa ducale fie Gasaj'Jia
« un tableau en terre cuite avec des figures en relief » .
(5) Voyez la lettre de l'abbé Giuseppe Anlonelli, bibliothécaire de Ferrare, à
Michelangelo Gualandi sur les statues de bronze que possède la l'alhédrale de Fer-
rare. Cette lettre se trouve dans les Memorie oricjinali ital. di Belle Arti. Bolo-
gna, 1843, n» 121.
51(5 L'ART FERRARAIS.
situé dans le bras droit de la croix en face de la nef de droite.
C est là qu'on les voit encore. Si le Christ a quelque chose de
vukaire, la Vierge et surtout saint Jean, au pied de la croix,
expriment leur douleur avec naturel. Leurs gestes ont une
réelle éloquence, et leurs draperies sont traitées avec distinc-
tion. Peut-être saint Georges, qui enfonce sa lance dans la
gueule du dragon, n'est-il pas exempt de sécheresse; sa phy-
sionomie d'ailleurs est peu attrayante. En revanche, la tète de
saint Maurelio est sympathique autant que noble ; elle respire
une bonté toute paternelle, et Ton ne s'étonne pas que le vieil
évêque de 1 errare lève sa main pour bénir. Ajoutons que
Giovanni Baroncelli et Domenico Paris, en vrais artistes du
quinzième siècle, ont apporté un soin particulier aux arabes-
ques dont ils ont décoré la chape de saint Maurelio et la cui-
rasse de saint Georges : ces gracieux dessins auraient besoin
d'être vus à la loupe, tant ils ont de délicatesse. Ils suffisent à
réfuter les écrivains qui ont prétendu que les cinq statues dont
il s'agit avaient été faites pour orner la partie supérieure du
campanile delà cathédrale, c est-à-dire pour être vues de loin.
M. Courajod a constaté une grande analogie d'exécution
entre le saint Georges et un Buste en bronze de Louis III Gon-
zague dont il existe deux exemplaires (au musée de Berlin et
chez Mme Edouard André). Les yeux à fleur de tête et peu in-
telligents, 1 arcade sourcilière et le modelé sommaire des joues
trahissent de part et d'autre la même main.
Durant Tannée qui suivit l'exécution des statues en bronze
de la cathédrale, Domenico Paris s'occupa d'un travail de
décoration dans le Palais de Schifanoia (L46T). Sous la direc-
tion de l'architecte Pietro Benvenuti, il orna de stucs une des
salles du premier étage. Ces stucs existent encore et témoi-
gnent d'un talent énergique au service d'une imagination vive
et d'une intelligence très cultivée.
Suivant M. Bode (1), Domenico Paris est aussi l'auteur d'un
relief en terre cuite, autrefois colorié, qui se trouve au musée
(1) Italienische Bildhaiier der Renaissance. Berlin, 1887, p. 67. — Gazette
des Beaux-Arts du 1" novemhie 1888, p. 384.
LIVRE TROISIEME. 517
de Berlin et qui représente la Vierge avec l'Enfant Jésus. Il
s'appuie, pour établir cette attribution, sur la ressemblance
qui existe entre l'œuvre du musée de Berlin et les décorations
en stuc exécutées par Domenico Paris dans le palais de Schi-
fanoia. M. Bode a remarqué en outre [l) une grande analogie
entre la Madone de Berlin dont il vient d'être question et la
Madone de Tura dans le grand tableau que possède ce musée ;
il semble d'ailleurs que Domenico Paris et Tura se sont in-
spirés tous deux de la Vierge qui figure dans le tableau de la
galerie Bréra, où l'on voit h genoux Frédéric d'Urbin, tableau
qui est donné par le catalogue à Bartolommeo Corradini
(n" 187), mais qui est dû, d'après M. Bode, à Piero délia
Francesca.
Notons enfin que Domenico Paris fit en 1490 les poignées
de deux coffres destinés à Isabelle d'Esté, peu avant les noces
de cette princesse avec le marquis de Mantoue, François II
Gonzague (!2).
Dans le groupe des artistes qui appartiennent à la fois à
l'époque de Lionel et à celle de Borso, Antonio Ma?-escotti nest
pas un des moins renommés. On le connaît surtout par ses
médailles, exécutées entre 1446 et 1462. Scalabrini, Barotti
et Frizzi lui attribuent sans invraisemblance dans le vestibule
de l'hôpital de Sainte-Anne un Buste en terre cuite de Giovanni
Tavelli da Tossignano, qui fonda cet hôpital en 1444. Ce n'est
pas une œuvre supérieure. La tête anguleuse du vénérable
personnage ne manque cependant pas de caractère. On croit
que l'auteur s'aida d'un masque pris sur le cadavre. Giovanni
Tavelli, né en 1386, mort en 1446, devint évêque de Ferrare
en 1432. Il existe une médaille de lui faite en 1446 par An-
tonio Marescotti.
Presque à la même époque vivait et travaillait Lodovico
Castellani. En 1456 on plaça dans la cathédrale, sous le maître-
autel, un Moi-torio en terre cuite modelé par lui (3). On appelle
(1) Jahrbuch de Berlin, t. VIII, 1887, livraisons II et III.
(2) Venturi, L'arte ferrarese nel periodo (V Ercole II d' Este, p. 93.
(3) L.-N. GiTTADELLA, Notizie, etc., t. I, p. 52.
518 L'ART FERRARAIS.
Mortorio la réunion de plusieurs statues groupées autour d'une
figure morte. Ici, le Christ est l'objet des soins et de la com-
passion de Joseph d'Arimathie, de saint Jean et des deux
Marie. Les figures sont coloriées et de grandeur naturelle.
Ce mortorio a été transporté dans le chœur, inaccessible au
public, de l'église dédiée à Saîit' Antonio Ahhate in Polesine.
Au dire de L.-N. Cittadella, qui fut admis à le voir, il est très
inférieur à celui que possède l'église de Santa-Maria délia
Rosa , exécuté, il est vrai, au commencement du seizième
siècle, et dont il sera question plus loin. On ne sait que fort
peu de chose sur le compte de Castellani. Dans un acte de
1465, il est qualifié de « prœstans vi?' » . En 1467 il travailla
pour la Chartreuse, et en 1473 il prit part, avec plusieurs
artistes parmi lesquels se trouvait un des Sperandio de Man-
toue, à la décoration du carrosse qui servit à Éléonore d'Ara-
gon quand elle fit son entrée à Ferrare, où elle venait épouser
le duc Hercule I". Il semble être mort en 1505, car cette
année-là sa fille accepta son héritage sous bénéfice d'inven-
taire.
Il n'y a pas que Castellani et Marescotti qui aient fait à
Ferrare des ouvrages en terre cuite. Nous avons mentionné
Domenico di Paris. Plusieurs autres artistes , dont les noms
sont restés inconnus, pratiquèrent le même art. En 145 4 on
voyait dans la cathédrale, près du maître-autel, un bas-relief
en terre cuite représentant le Père éternel avec des anges et
des prophètes. Les religieux de Santa Maria délie Grazie à
Reggio commandèrent en 1470 à des maîtres établis à Fer-
rare plusieurs bas-reliefs et hauts reliefs également en terre
cuite.
Borso eut à son service, sans compter les artistes florentins
mentionnés plus haut, quelques sculpteurs dont l'existence
nous est révélée par les livres de comptes. — Alvise travailla
au tombeau de Marie d'Aragon, femme de Lionel, tombeau
qui fut érigé dans TégUse de Belfiore (1451). — Après avoir
restauré la façade du palais des souverains de Ferrare à
Venise (1456) et sculpté des colonnes avec leurs bases et leurs
LIVRE TROISIÈME. 519
chapiteaux à Beiriguardo (1457), Giacomo di Lazzaro fit pour
Borso trois cheminées sur lesquelles il représenta les emblèmes
des Este (1458). — Antonio di Gregorio exécuta un tabernacle
de marbre destiné à l'église de Gasaglia et diverses autres
choses pour la villa de Gonsandolo.
Si les principaux sculpteurs à Ferrare furent des Floren-
tins, il ne tarda pas à y avoir aussi dans cette ville un groupe
d'artistes appartenant aux écoles du nord de l'Italie. AWertino
de Rasconi ou Rusconi de Mantoue, fils de Giovanni Rusconi
qui avait acquis à Ferrare le droit de citoyen, était à la tête
de ce groupe. Malgré son origine, il entra bientôt dans le
courant de l'art florentin. Il s'associa Giacomo, son frère,
renommé aussi, comme lui, pour son habileté à sculpter les
ornements, Amhrogio da Milano et quelques artistes de \'érone.
Ces divers sculpteurs reçurent de nombreuses commandes. Ils
travaillèrent notamment au campanile de la cathédrale, à la
loggia des marchands de drap et de soie, au monument de
Borso et auCastel-Nuovo, où Giacomo de' Rasconi fit en 1468
des chapiteaux, des bases et des consoles « intaiade a lajioren-
tina (1) » . Le nom d'Albertino se recommande aujourd'hui par
quelques-unes des figures et des ornementations, exécutées en
1459, qu'on voit à Bologne sur la façade de San Petronio,
autour des fenêtres. Après 1500, on ne trouve plus aucune
mention d'Albertino et de Giacomo Rasconi, qui, en 1470,
s'étaient préparé un tombeau à Sainte-Agnès. Albertino s'était
marié deux fois à Ferrare, en 1462 et en 1464. Il y eut aussi
à Ferrare, vers la même époque, un sculpteur appelé Cristo-
joro de Rusconi, dit Scarpo?ie, peut-être originaire de Man-
toue. Domenico da Como et Fiorino di Domenico da Verona fi-
gurent également parmi les sculpteurs occupés de 1456 à 1473
dans la capitale des princes d'Esté.
Un autre artiste, Cristoforo Stoporone, qui travailla de 1509
à 1522 à Ferrare, mérite une mention spéciale, parce qu'il
existe encore une œuvre importante de lui, le tombeau du
(1) A, Venïuri, L'artc a Ferrara nel periodo di Borso d'Esté, p. 705.
520 1/AUT FERRAKAIS.
jurisconsulte Giovanni Sadoleto , père du cardinal Jacopo
Sadoleto, secrétaire de Léon X (l). Ce tombeau, adossé jadis à
la cathédrale de Modène, du coté de la place, et regardé
comme une œuvre de Guido Mazzoni, se trouve maintenant
dans le Miiseo lapidario de la même ville. La partie inférieure
se compose de deux colonnes autour desquelles s'enroulent
des feuillages et des fleurs. Dans la partie supérieui'e on voit,
entre des pilastres dont l'ornementation comprend des am-
phores, des tablettes, des couronnes, des livres, des bucranes,
des aigles, des trophées et des trépieds, le vieux jurisconsulte
couché, les mains jointes sur la poitrine, dormant d'un paisi-
ble sommeil et ayant auprès de son oreiller le livre où il con-
signa le résultat de ses longues études. La figure de la Vierge
et celle de l'Enfant Jésus debout, adoré par deux anges pleins
de ferveur, complètent le monument, sur lequel on lit la date
de 1517. Ces figures rappellent, dit M. Yenturi, la manière de
Cristoforo Solari et prouvent que Milan était la patrie de Cris-
toforo Stoporone. En constatant dans le tombeau de Giovanni
Sadoleto des inégalités d'exécution, on s'est demandé si plu-
sieurs artistes n'y avaient pas coopéré. Il est difficile de se
prononcer. Peut-être Cristoforo Stoporone n'a-t-il un peu
négligé la statue du défunt que parce qu'elle devait être placée
de façon à ne pouvoir pas être bien vue du spectateur. Comme
Cittadella cite un document où il est question des figures de
marbre [immagmi marmoreé) sculptées par Stoporone pour le
monument élevé à Sadoleto, et non d'une ou de plusieurs fi-
gures, il est permis de penser qu'elles appartiennent toutes à
la même main (2).
Un sculpteur très supérieur à ceux qui viennent d'être
mentionnés fut Àmbrogio da Milano, déjà nommé par nous,
l'auteur du magnifique Tombeau de Lorenzo Roverella dans
l'église suburbaine de Saint-Georges.
Avant d'examiner ce tombeau, il nous semble utile de faire
(1) Les détails que nous allons donner sont tirés d'un article de M. Venturi
dans V Archivio storico tlelt arte, août 1888.
(2) Cristoforo Stoporone eut un fils nommé Bernard ino C[m fut aussi sculpteur.
LIVRE TROISIÈME. 521
connaître en quelques mots le personnage dont il renferme
les restes. Sa famille était originaire de Rovigo. Après, avoir
été trésorier du marquis Lionel dans la Polésine, Giovanni,
son père, créé comte par 1 empereur Frédéric III en 1 444-,
vint se fixer à Ferrare, où il jouissait des droits de citoyen dès
1-449. Giovanni eut beaucoup d'enfants, parmi lesquels se dis-
tinguèrent surtout, outre Lorenzo, Bartolommeo, qui devint
cardinal et dont les restes reposent à Rome dans un des plus
intéressants tombeaux de l'église Saint-Clément (I); Niccolo,
général des Olivétains ; Pietro, comte palatin, et Florio, chevalier
de Saint-Jean de Jérusalem. Quant à Lorenzo, il fut en 1440
et en 1443 lauréat à l'Université de Padoue, en attendant
qu'il y parut comme professeur. Il fit aussi à l'Université de
Ferrare des cours très suivis, et il écrivit des commentaires
sur Platon et sur Aristote. En 1445, Eugène IV lui confia une
mission à Paris, où il avait étudié la théologie. De 1455 à 1457
il fut nonce de Calixte III auprès de Ladislas VI, roi de Polo-
gne, ainsi qu'auprès de l'Empereur et de Mathias, roi de Hon-
grie, employant son éloquence à préparer une ligue contre les
Turcs, à pacifier l'Allemagne et à combattre les hussites. Il
s'acquitta ensuite avec honneur d'une légation eu Espagne.
Tout en étant chanoine de Ferrare, il fut dataire de Pie II,
qui, dit-on, utilisait ses connaissances en médecine, et qui,
le 9 avril 1400, le nomma évéque de Ferrare. Occupé à la
cour pontificale par de graves affaires, il ne revint qu'en 1462
à Ferrare, où il entra solennellement, accompagné du clergé
et des professeurs de l'Université, mais où il séjourna peu. En
1473, lorsque Éléonore d'Aragon passa par Rome en se ren-
dant à Ferrare pour y épouser le duc Hercule I", il se joi-
gnit au cortège avec son frère le cardinal , et ce fut lui qui
célébra la messe nuptiale. Sixte IV lui destinait le gouverne-
ment de Pérouse, quand la mort le surprit à Monte-Oliveto
(1474). Ses frères firent transporter son corps à Ferrare dans
(1) Bartoloimiieo naquit en 1406 et mourut le 2 mai 1V76. Sun poi trait nous
a été conservé par deux métlaillcs anonymes. (Abmand, Les médailleurs italiens,
t. II, p. 22.)
522 L'ART FERRARAIS.
l'église de Saint-Georges, dont son tombeau est le plus bel orne-
ment.
Lorenzo Roverella, coiffé de la mitre, est étendu de gauche
à droite sur son sarcophage, les mains croisées et les yeux
fermés. Son visage maigre, sillonné de quelques rides, est
régulier, austère, calme, intelligent et beau. Pour indiquer
que les travaux de la pensée ont dignement rempli sa vie,
l'artiste l'a entouré de livres : on en voit un à ses pieds, un
autre sous le coussin qui soutient sa tête, un troisième derrière
le coussin, un quatrième et un cinquième le long de la mu-
raille (I). Une inscription en vers, composée par Tito Strozzi,
garnit la face du sarcophage. De chaque côté apparaissent les
armoiries du défunt {"2). Au-dessus de ces armoiries sont de-
bout, dans des niches surmontées de coquilles, à gauche saint
Augustin baissant les yeux comme pour écouter avec plus de
recueillement les inspirations de l'Esprit-Saint, qui lui parle à
l'oreille sous la forme d'une colombe; à droite saint Jérôme
qui, la tête et le torse nus, tient de la main droite la pierre
dont il va frapper sa poitrine, et lève les yeux vers le ciel.
Saint Jean-Baptiste et deux évêques, placés aux côtés de saint
Jean , sont également debout dans des niches au fond de
l'alcôve où se trouve le sarcophage. Les niches sont encadrées
par des pilastres sur lesquels se détachent de magnifiques
candélabres d'un relief léger (3). Dans le tympan, au milieu
(1) On croit (jue le De civitate Dsi de s.iint Auj^justin, dans la Itibliothèque
communale de Fenare, a appartenu à Lorenzo Roverella. Ce manuscrit sur par-
(■hemin est orné d'initiales en couleur et de très belles miniatures. Il faut surtout
remarquer celles des pages 1 et 25 et l'initiale renfermant la figure de saint
Augustin.
(2) Le musée du Louvre possède le sceau de Lorenzo Roverella, n" G, 518.
(L. GouRAJOD, L'imitation et la contrefaçon des objets d'art antiques, édit.
E. Leroux, 1889, p. 54.)
(3) La sculpture d'ornementation fut cultivée avec succès, à Ferrare, au
quinzième siècle. En dehors du tombeau de Roverella, il en existe d'intéressants
spécimens. Notons, dans le cimetière communal, c'est-à-dire dans les dépen-
dances de la Chartreuse, les charmantes arabesques qui bordent la porte donnant
accès au tombeau Baratelli et les beaux candélabres qui ornent les pilastres à
l'intérieur de celte chambre mortuaire. Il faudrait également citer la porte du
Palais de Schifanoia, la frise d'enfants nus qui volent en tenant deux à deux des
médaillons à l'extérieur deV Eglise de Saint-François, la cour du Palais Beltranie,
LIVRE TROISIEME. 523
d'une couronne de fruits et de fleurs, se présente à mi-corps
la Vierge avec l'Enfant Jésus qui est assis sur elle, vêtu d'une
petite robe, et qui bénit l'évéque. Deux anges, à mi-corps, ado-
rent le Fils de Marie. En outre, sept têtes de séraphins dé-
corent l'archivolte. Deux petits anges nus sont debout, une
grappe de raisin à la main, aux extrémités de la corniche qui
supporte l'archivolte, et saint Georges, au sommet du mo-
nument, plonge sa lance dans la gueule du dragon légen-
daire.
L'auteur du tombeau de Lorenzo Roverella, avons-nous dit,
est Ambrogio Borgognoni de Milan. Il a signé son œuvre. On lit,
en effet, au-dessous du sarcophage : " Amhrosii Mediolanen-
sis opiis 1475. » Ambrogio était-il allé à Florence ou avait-il
simplement étudié les œuvres des sculpteurs florentins tra-
vaillant à Ferrare? On ne sait. Toujours est-il que la Vierge (I),
l'Enfant Jésus et les deux anges en adoration rappellent par
leur attitude et par leur expression Antonio Rossellino. Dans
le monument que nous décrivons, Ambrogio da Milano, ce
nous semble, n'a pas dû exécuter tout lui-même. Il aura
laissé à l'un de ses compagnons le soin de sculpter les cinq
saints, dont les proportions nous paraissent un peu courtes (2),
et où Ion ne constate pas le style magistral dont témoigne la
la façade du Palais dci Diamanti, ainsi que celles du Palais Eoverella et du
Palais Frosperi. — Dans la première moitié du seizième siècle, on rencontre
encore des preuves d'une rare habileté et d'un {joût très pur. Ainsi, dans VE(jlise
des Chartreux, église consacrée à saint Christophe, que de {;râce ont les motifs
représentés sur la base des piliers, motifs attribués par quelques personnes à San-
sovino ! Combien sont ravissantes les deux cheminées qui ornent le Palais muni-
cipal apvQS avoir appartenu au Palais dei Diamanti! Mentionnons enfin, dans la
sacristie de la cathédrale, les encadrements des fenêtres et les moulures de la
cheminée, qu'exécuta, vers 1530, Antonio da Venezia. ^^Voyez un article de
M. Jaksen, dans V Allgemeines Kiinsterlexicon.)
(i) Comparez avec cette Vierge celle qui fait partie du tond)eau élevé au car-
dinal de Portugal dans l'église de San Miniato, auprès de Florence.
(2) Ces saints ne sont pas sans une certaine analogie avec les trois figures qui
servent de décoration à un autel dans l'église île San Giobbe, à Venise. Au-dessus
de la corniche qui surmonte les niches dans le monument de San Giobbe, on
remarque deux anges qui, un genou en terre, tiennent de grands candélabi'cs. Ces
anges seraient presque les frères de ceux que nous montre le tombeau de saint
Dominique à Bologne, et dont l'un fut fait, dit-on, par Michel- Ange en 1495.
52'* L'ART FERRARAIS
magnifique figure de Roverclla. Enfin , il est difficile d'ad-
mettre qu'Ambrogio soit pour quelque chose dans la médiocre
statue de saint Georges.
Si, dans plusieurs de ses parties, le tombeau de Roverella
prèle à quelques critiques, l'ensemble, malgré des défauts de
proportions, en est plein de noblesse et de charme. Le mar-
bre, très poli, a pris une teinte chaude, très séduisante. On
ne saurait refuser son admiration à la beauté sévère du per-
sonnage principal, à la grâce de la Vierge, à la naïveté de
l'Enfant Jésus, à l'expression religieuse des saints, au dessin
et à l'exécution des candélabres, tous différents les uns des
autres, qui garnissent les pilastres.
Ambrogio da Milano travailla aussi, comme architecte, à
la loggia des marchands de drap et de soie qui est adossée à
l'un des côtés de la cathédrale et qui fut commencée en 1473.
On lui attribue de charmantes ornementations dans le palais
ducal d'Urbin (1). Le 27 juillet 1494, il figura comme témoin
au testament de Giovanni Santi, père de Raphaël, h Urbin.
M. Michèle Gaffi cite de lui des ouvrages à Todi et à Spolète (2).
En 1504, Ambrogio da Milano n'existait plus. Il eut un fils,
nommé Cristoforo, qui suivit la même carrière que lui et dont
il sera bientôt question.
Parmi les sculptures conservées à Ferrare, il en est quel-
ques-unes dont les auteurs nous sont inconnus. De ce nombre
est le tombeau de Borso dans un des cloîtres de la Chartreuse.
Tel est le cas encore pour un joli bas-relief placé dans l'église
de Saint-Dominique, derrière le maître-autel. Ce bas-relief,
exécuté vers la fin du quinzième siècle, représente la Vierge
avec l'Enfant Jésus debout sur elle et bénissant. Les deux fi-
gures sont excellentes. Celle de Jésus, en particulier, est
d'une grâce exquise.
G est également à un artiste anonyme qu'est du un bas-relief
colorié du palais Strozzi-Sacrati, bas-relief représentant aussi
la Vierge et l'Enfant Jésus. La Vierge est très originale d'ex-
(1) Perkins, t. II, p. 159-161.
(2) Arte e storia, 25 octobre 1888, n" 30, p. 235.
LIVRE TROISIEME. 525
pression et vraiment belle; l'enfant est d'une naïveté adorable,
et ses traits ont une grande pureté.
N'oublions pas non plus le haut relief que l'on voit à San
Francesco, entre la sixième chapelle et la septième, dans la
nef de droite. Il représente, avec beaucoup d'expression, Jésus
attaché à la colonne. Cette figure a été attribuée à Alfonso
Lombardi, mais elle est évidemment d'une époque plus an-
cienne et appartenait peut-être à l'église qui a précédé l'église
actuelle qu'Hercule I" fit commencer en 1494. Aux côtés du
Christ sont peints à fresque deux bourreaux, qui sont l'œuvre,
non de Garofalo, comme on l'a prétendu, mais d'un de ses
élèves. Le bourreau de droite, prêt à frapper, ramène son bras
à la hauteur de son front; la bassesse de son àme se reflète
sur son visage maigre et rude; il a la tète nue; son gilet est
rouge et son caleçon gris. Le bourreau de gauche, au visage
un peu gras, est assez beau et a l'air moins féroce; il porte
des chausses rouges et une tunique jaune; un mouchoir de
couleur foncée est enroulé autour de sa tête.
En 1499, on résolut d'honorer Hercule I" par une statue
équestre qui décorerait la grande place ménagée, non loin de
la Chartreuse, dans le quartier ajouté par le duc à l'ancienne
Ferrare. Le nom de l'artiste auquel fut confiée l'exécution de
la statue est resté inconnu (1). Cet artiste mourut sans avoir
mené loin son travail, comme Hercule P"" nous l'apprend lui-
même par la lettre qu'il écrivit le 19 septembre 1501 à Gio-
vanni Valla, son résident à Milan. Le duc charge celui-ci de
demander pour quelque temps au cardinal d'Amboise le mo-
dèle de la statue équestre de François Sforza par Léonard
de Vinci. Sur le cheval coulé en bronze d'après l'œuvre de
Léonard, il aurait voulu faire placer sa propre statue. Il espé-
rait bien que la négociation réussirait , car le modèle qu'il
convoitait était fort négligé : " Il se délabre tous les jours,
parce qu on n'en prend pas soin. » Afin d'aplanir toutes les
(1) Baruffaldi prétend que le iiioilèle de la statue fut fait par A Ifonso Lom-
bardi. C'est une erreur. On a reconnu, nous le verrons, qu'Alfonso Loiid)ar(li
naquit seulement vers 1497.
526 L'ART FERUARAIS.
difficultés, le duc ajoutait : « Nous enverrons une personne
qui le transportera ici avec les précautions convenables pour
qu'il ne soit pas abîmé. « Malgré les instances de Valla ,
Georges d'Amboise n'osa pas laisser enlever l'ouvrage de
Léonard sans s'être assuré de l'assentiment du roi qui avait
vu cette admirable sculpture, et les choses en restèrent
là(l).
Au projet de la statue équestre d'Hercule I" se rattache le
nom d'Antonio Campi, citoyen de Ferrare et fils de Gregorio
Gampi de Milan (2). Antonio fut choisi pour sculpter les cha-
piteaux des colonnes sur lesquelles la statue devait être placée,
pour décorer le piédestal, pour exécuter une frise et une archi-
trave, le tout d'après les dessins d'Ercole Grandi. En 1499,
une des deux colonnes tomba dans le Pô et n'en put être re-
tirée, de sorte que l'on dut se bornera n'en ériger qu'une. Du
reste, la mort d'Antonio di Gregorio et celle du duc (1505)
interrompirent bientôt les travaux. En 1503, les architectes
Biagio Ilossetti et Bartolomeo Tristano, ainsi que les sculpteurs
Cristoforo da Milano, Borso di Campi et Azidrea diTani, furent
chargés d'estimer ce qu'avait fait et fait faire Antonio, récem-
ment décédé. En 1525, Francesco, fils d'Antonio, réclama la
somme fixée, dont le payement n'avait pas encore eu lieu.
Quant à la statue, il n'en fut plus question, et la colonne qui
s'élevait sur la place servit successivement de support à celle
d'Alexandre VII (1675), à celle de la Liberté (1796), à celle de
Napoléon (1810) et à celle de l'Arioste (1833). Tels sont les
souvenirs que rappelle la place qui porte aujourd hui le nom
du poète.
Nous venons de voir figurer un Cristoforo da Milano parmi
les artistes qui évaluèrent le travail d'Antonio di Gregorio. Il
y eut à Ferrare, nous t^avons vu, plusieurs artistes portant le
nom de Cristoforo. L'un d'eux, Cristoforo di Amhrogio, était
sans aucun doute le fils de l'auteur du tombeau de Lorenzo
(1) Voyez p. 119-120.
(2) Un membre de la même famille, Borso de Campi, travailla aux premiers
palais que l'on éleva dans le quartier créé par Hercule I".
LIVRE TROISIEME. 527
Roverella (1), mais il fut loin de l'égaler. C'est ce que prouve
le Christ en prière au jardin de Gethsémani qu il exécuta en
1521 avec Battista Rizzi , de Milan (2), pour Francesco et
Agostino Massa, fds de Guidone ou Guido d'Argenta, dans la
première chapelle à gauche de l'église Saint-François (3). Au-
dessous du rocher sur lequel est à genoux le Christ, à qui un
ange présente un calice, saint Pierre, saint Jacques et saint
Jean dorment d'un profond sommeil. Les trois apùtres (en
demi-relief) sont bien groupés et ingénieusement conçus.
Pourquoi faut-il que la figure du Christ (en haut relief) leur
soit si inférieure et que celle de l'ange soit si médiocre? C'est
l'élévation de la pensée qui manque ici plus encore que l'ha-
bileté technique. Les défauts du travail des deux artistes mi-
lanais frappent d'autant plus que des fresques fort belles de
Garofalo ornent la même chapelle. Suivant les termes du con-
trat, Cristoforo et Rizzi durent recevoir trente-cinq ducats
d'or, sans compter un supplément facultatif après l'achève-
ment de l'œuvre. Ces sculptures, placées au-dessus de l'autel,
ont malheureusement été peintes en blanc. Aux côtés de la
base du fronton terminant le monument qui les encadre (ce
monument fut fait aussi par Cristoforo da Milano et par Battista
Rizzi), on voit les deux personnages de l'Annonciation, l'ar-
change Gabriel et la sainte Vierge : ces figures, plus petites
que les autres, sont dues aux mêmes mains (4).
Dans le premier quart du seizième siècle vécut à Ferrare un
artiste renommé, venu de Venise, Antonio Louibardo, fils de
(1) L.-N. Cittadella cite des actes de 1504 et de 1517 dans lesquels il est ques-
tion de Cristoforo fils de feu Andjrojjio BorjjOjjnoni de Milan.
(2) Cristoforo di Anihrotjio da Milano (^ainsi que Battista Rizzi, fils de Heinai-
dino Rizzi^ ha])itait hors de la |)orte Saint-Paul sur les rives du Pô, couirne Cris-
toforo di Ainbrogio dit Stoporone. Les deux noms dési{;ncnt-ils une seule per-
sonne? On ne saurait encore trancher cette question.
(3) L'église actuelle de Saint-François fut commencée le 3 août 140 V et ache-
vée en 1530, mais on pouvait y officier dès 1517. C'est le 15 octobre 1520 que
les frères Francesco et Agostino Massa obtinrent du général des Franciscains la
concession de leur chapelle. Francesco était renommé comme jurisconsulte et
connue avocat {causarum patromis' .
(4) Cristoforo da Milano travailla aussi aux ornementations du Palais Calca-
gnini-Beltrame et du Palais des Diamants.
528 L'ART FERRARAIS.
IMetro Lombarclo (1). Antonio venait d'achever dans la cha-
pelle del Santo, à Saint-Antoine de Padoiie, le bas-relief qui
représente l'illustre Franciscain faisant parler un nouveau-né
pour attester l'innocence attaquée de sa mère, quand il se
transporta avec sa famille dans la capitale des princes d'Esté
(1505). Il v fut probablement appelé afin de travailler au
Studio di niarmo d'Alphonse I". Antonio se maria deux fois :
d'abord avec une Vénitienne, Marietta Candi, qui mourut en
1506, ensuite avec une Allemande habitant Venise, Adriana
Vaira, qui existait encore en 1528. Il mourut à Ferrare entre
1515 et 1516. On croit qu'il fut enseveli à Santa Maria délia
Rosa. Il laissa quatre enfants : Laura, Aurelio, Lodovico et
Girolatno. Ses trois fils furent également sculpteurs. Ils se
rendirent les uns après les autres à Lorette et fixèrent leur
demeure à Recanati. Girclamo et Lodovico y obtinrent, en
1566, le droit de citoven. Lodovico y mourut en 1573. Nous
reparlerons plus loin de Girolamo (2).
On attribue sans invraisemblance à Antonio Lombardo, à
cause de leur analogie avec sa sculpture de saint Antoine de
Padoue, un certain nombre de bas-reliefs qui ont fait partie
de la collection Spitzer à Paris (3). Ces bas-reliefs furent exé-
cutés en 1508 pour Alphonse I". A partir du dix-septième
siècle, ils ont figuré dans la villa de Sassuolo, près de Modène.
Deux d'entre eux, encadrés par des pilastres que décorent de
(1) Pietro Solaro Lombardo, Hls de Martino Solaro, naquit à Carona clans la
province de Côme, non loin de Lugano. C'est à Venise qu'il travailla presque
toujours, mais il lit en 1482 le tombeau de Dante à Ravenne, et il construisit en
1502 la cathédrale de Cividale. Il eut trois fds : Tullio, Antonio et Giulio, qui
pratiquèrent aussi la sculpture.
(2) Michèle Caffi, Arte e storia, année IV, n"^ 11 et 12; / Lombardi nella
Yenetia, dans VAite e storia, année VI, n" 24, 27 août 1887; La famiglia dei
Solari, dans le même recueil, année VII, n" 25, 5 septembre 1888, et n° 28,
5 octolîrc 1888. — Alfredo Melani, // capostipite délia famiglia Solari, dans
VArte e storia, année VII, n" 26, 15 septemlire 1888. — Pietro Paoletïi, Osso-
vazioni intorno a due bassorilievi nella cliiesa di S. Maria dei Miracoli in
Venezia, dans VArte e storia du 20 février 1889.
(3) Voyez dans le Crtfa/o^ï(e l'/Zt/sfre de cette collection, t. IV, les excellentes
héliogravures qui en ont été faites, et le texte explicatif dû à M. Kode, p. 89
et suiv. — Ces l)as-reliefs se trouvent maintenant à Moscou, chez le comte
Polotzoff.
LIVRE TROISIEME. 529
charmantes arabesques, attirent spécialement Tattention. Ils
sont consacrés à la glorification de la paix. Dans l'un, on voit
Minerve et Neptune debout en présence d'un jeune dieu assis.
Celui-ci proclame que Minerve, en faisant naître l'olivier,
symbole de la paix, a rendu un plus grand service à l'humanité
que Neptune en faisant sortir de terre le cheval, et qu'elle
mérite de donner son nom (A9ï^vy]) à la ville fondée par Cé-
crops. Minerve, à gauche, tient à la main un rameau d'olivier,
et derrière elle se dresse un olivier sur lequel est posée une
chouette, son oiseau favori, Neptune, au centre, a près de lui
un cheval. Les deux figures d'hommes sont nues. — Cinq
personnages également nus occupent l'autre bas-relief, où la
forge de Vulcain est installée dans un élégant édifice de la
Renaissance. Au milieu, Yulcain préside aux travaux commen-
cés par son ordre. A droite, un vigoureux ouvrier, au type de
satyre, plonge dans un vase rempli d'eau, au moyen d'une
tenaille, un morceau de fer pour le refroidir. Auprès de lui
vient d'accourir un jeune homme, derrière lequel flotte une
draperie et à côté duquel on remarque un aigle, posé sur une
armure. A gauche, un ouvrier, dont l'attitude rappelle un peu
celle du Laocoon, est assis sur une enclume et appuie sa main
gauche sur un long marteau, tandis qu'un jeune homme, vu
de dos et en partie caché par son compagnon, attise le feu de
la forge à l'aide d'un soufflet. Contrairement à ce qui se passe
d'ordinaire dans la forge de Vulcain, ce ne sont pas des arnm-
res qu'on y fabrique, mais des socs de charrue, des instru-
ments pacifiques. — Deux bas-reliefs de moindres dimensions
contiennent des sujets de fantaisie. Ici, Hercule vogue sur les
flots, dans un char traîné par quatre chevaux marins qu'ac-
compagnent deux tritons, dont l'un porte, assis sur son dos,
un enfant nu. Là, une nymphe est assise entre deux dieux
marins, centaures à queues de poisson, qui tiennent un car-
touche. — Quant aux plus petits bas-reliefs, ils présentent
simplement des rinceaux délicats , d'un caractère tout véni-
tien, se combinant tantôt avec un vase, un aigle, un pélican,
tantôt avec un satyre, une tête, un buste, des chevaux marins,
1- 34
530 L'ART FERKARAIS.
des dauphins, des sphinx, des griffons. Ils ont très peu de
sailHe. Dans les quatre sujets principaux, au contraire, le
relief est très accentué. Les figures, où règne un sentiment de
la beauté très particulier, à demi antique, à demi moderne,
témoignent de l'influence exercée sur l'artiste par les bas-
reliefs antiques; mais elles sont traitées avec quelque mollesse
et ne sont pas exemptes de banalité. Il y a cependant un
charme manifeste dans la souplesse des carnations. Les che-
velures et les barbes sont toutes bouclées et se ressemblent
trop. Même dans les scènes qui comporteraient le plus d'ani-
mation, il y a un calme absolu et les visages ont une grande
placidité, empreinte, chez plusieurs personnages, d'une cer-
taine mélancolie.
Deux inscriptions indiquent la date de ces intéressantes
sculptures et nomment le prince qui les commanda. Elles font
allusion au calme du lieu que devaient orner ces bas-reliefs et
à la paix dont le duc de Ferrare se flattait de jouir désormais.
En 1508, Alphonse P"" pouvait, en effet, s'imaginer que le
concours prêté par lui à Jules II contre les Bentivoglio, sei-
gneurs de Bologne, lui concilierait la bienveillance du Sou-
verain Pontife et lui procurerait la sécurité. Vain espoir! On
était à la veille de la ligue de Cambrai, et l'indépendance de
Ferrare allait être de nouveau menacée.
La première inscription est ainsi conçue :
A PARTU VIRG. "*
MDVIII. ALF. D. III
HOC SIBI OGII ET QUIETIS
ERGO CONdIiDItI.
Voici la seconde
HIC NL'NQUa[m]
MINUS SOLUS
QUAM GUM
SOLUS. ALF. D. III.
On a tour à tour prétendu que les bas-reliefs dont nous
parlons étaient dus à Alfonso Lombardi et à Andréa San-
LIVRE TROISIEME, 531
sorino (1). Mais, outre que le style de ces ouvrages ne corres-
pond pas à la manière des maîtres auxquels on voulait en faire
honneur, il suffit de dire, pour écarter l'un et l'autre, qu'Al-
fonso Lombardi avait à peine onze ans en 1508, et que vers
cette époque Sansovino était en train de sculpter à Rome le
tombeau du cardinal Ascanio Sforza, commandé en 1505, et
celui du cardinal Girolamo Basso, commandé en 1507, tous
deux destinés au chœur de Sainte-Marie du Peuple.
Jusqu'à présent, nous n'avons guère rencontré à Ferrare
que des sculpteurs étrangers. Au seizième siècle, Ferrare peut
en revendiquer un qui compte parmi les plus renommés de
son époque (2).
Pour savoir à quoi s'en tenir sur cet artiste, il n'y a qu'à
prendre pour guide M. E. Ridolfi, qui a élucidé toutes les
questions dans un très remarquable travail que contient VAr-
chivio storico italiano (sixième fascicule de 187-4, premier et
deuxième fascicule de 1875).
Par son père et par sa mère, Alfonso Cittadella, dit Alfonso
Lombardi, appartenait à de nobles familles. Son arrière-
grand-père paternel, Francesco, avait été pendant vingt-six
ans commandant de la forteresse élevée par Paolo Guinigi
pour maintenir sous sa domination la ville de Lucques. Après
la chute de Guinigi (14 août 1 430), on l'appela Francesco délia
Cittadella, puis simplement Cittadella, nom qui resta à ses
descendants. Nicolao, un de ses cinq enfants, embrassa aussi
la carrière des armes, combattit en divers endroits, surtout
dans le royaume de Naples , et reçut le titre de chevalier.
Étant revenu à Lucques en 1461, il trouva son patrimoine en
fort mauvais état et se vit dans la nécessité de demander un
secours au gouvernement, qui lui accorda soixante-dix florins
(1) PiOT, article sur l'exposition rétrospective du Trocatléro dans la Gazette
des Beaux-Arts d'octobre 1878, p. 594-598.
(2) Citons encore, au nombre des artistes étrangers, le célèbre Milanais Ciis-
toforo Solari, dit le Gobbo, qui exécuta en 1517, pour Alphonse 1" d'Esté, un
groupe en luarlire représentant Hercule et Gacus. (Voyez Venti'ri, Un ignoto
(jruppo marmoreo di Cristoforo Solari. Modena, 1883. Voyez aussi V Archiviu
storico deli arte d'août 1888, et de 1894, p. 55.)
532 L'ART FERRARAIS.
d'or. Il se maria deux fois, d'abord avec Agata Martini dont il
eut quatre enfants, ensuite avec Maddalena Vannuccori qui
lui en donna cinq. En 1 470, la République lui confia les im-
portantes fonctions de gonfalonier. Sa fortune était redevenue
très florissante , à en juger par les biens qu'il possédait à
Siciana, à San Pancrazio et à Pise. La mort l'atteignit en 1 488
ou 1489. L'aîné de tous ses enfants, né en 14G2 et appelé
comme lui Nicolao, ne s'occupa, ce semble, que d'augmenter
son patrimoine. A la fin de 1495 ou en L496, il s'expatria et
vint se fixer à Ferrare. Cette résolution eut peut-être pour
cause quelque grave mésintelligence soit entre lui et sa belle-
mère, soit entre lui et les enfants de celle-ci. Peu après son
arrivée, il fut admis à jouir des droits de citoyen et nommé
« armigero ducale « . Alors vivait à Ferrare Giovanni Lom-
bardi, « aulico e familiare ducale (1) " , dont la famille pouvait
être une branche de celle qui, orginaire aussi de Lucques,
habitait depuis deux siècles à Bologne où elle occupait les pre-
mières charges. Il avait épousé une riche Ferraraise, Violante
di Lodovico del Yaro, et en avait eu deux enfants, Eleonora et
Sigismondo (2). Nicolao Cittadella demanda et obtint la main
d'Eleonora (3). D'après tout ce qui précède, on ne saurait
admettre que le mariage ait eu lieu avant 1496. De cette
union naquit, vers 1497, Alfonso, l'unique enfant de Nicolao
et d'Eleonora. Vasari , suivi par Baruffaldi et Malvasia, se
trompe donc quand il place la naissance du célèbre sculpteur
dix ans plus tôt.
, Il est probable qu'Alfonso est né à Ferrare, car sa naissance
n'est pas mentionnée sur les registres de baptême conservés à
Lucques, et d'ailleurs le nom d'Alfonso n'était pas usité à
Lucques. Nicolao l'aura peut-être donné à son fils pour flatter
le duc Hercule dont le fils (né en 1476) portait ce nom. A la
vérité, le fils de Nicolao est appelé dans plusieurs actes Alfonso
(1) C'est ce que constate un acte du 25 mars 1498.
(2) Giovanni Lombardi mourut le li novembre 1500.
(3) Rien ne prouve que Nicolao eût précédemment contracté un autre mariafje
et fût veuf.
LIVRE TROISIEME. 533
da Lucca ou Alfonso di Nicolao Cittadella da Lucca ; mais ne
trouve-t-on pas souvent à cette époque le nom de la ville
natale du père accolé au nom de baptême du fils? Ainsi, saint
Bernardin, quoique né à Massa Marittima, fut appelé saint
Bernardin de Sienne, parce que son père était Siennois. On
pourrait multiplier les exemples.
On ignore quelle fut la durée du séjour de Nicolao Citta-
della à Ferrare. Ce qui est certain, c'est qu'il alla s'installer à
Bologne avec Alfonso jeune encore. Quels motifs avait-il pour
changer encore une fois de résidence? Avait-il perdu la faveur
du duc? Voulait-il transporter son fils dans, un milieu plus
favorable à l'apprentissage ou à l'exercice de la sculpture? Il
est impossible de rien affirmer. En tout cas, il est permis de
supposer qu'Eleonora Lombardi n'existait plus.
On a prétendu qu'Alfonso Cittadella eut pour maîtres
d'abord son père, puis un sculpteur ferrarais nommé Pietro
Lombardi, frère de sa mère, et enfin, à Bologne, Niccolô da
Puglia, appelé aussi II Dalmata et Dell'Arca.
Ce sont là des assertions que M. E. Bidolfi a victorieuse-
ment réfutées. Aucun document n'autorise à croire que Nicolao
Cittadella ait été sculpteur. On lui a attribué le bel aigle en
terre cuite placé dans l'architrave de la porte de San Giovanni
in Monte à Bologne, parce que l'auteur a signé : « Nicolaus F. » ,
ce qui signifierait, dit-on, Xicolaus Ferrariensis. Mais l'F ne
peut-il signifier simplement Fec/V.'^De plus, comme, d'après les
livres de dépenses de la même église, les bustes en terre cuite
des douze apôtres qu'on voit au-dessus des stalles du chœur
furent modelés par un Niccolo da Ferrara(l), c est encore
à Nicolao Cittadella qu'on a pensé, tout en supposant que,
s'il reçut la commande, il la fit peut-être exécuter par son fils.
Cette hypothèse n est nullement justifiée. Qu'il ait existé un
sculpteur ferrarais nommé Nicolaus, cela est possible; mais il
n'y a aucune raison pour l'identifier avec Nicolao Cittadella.
(1) Ces Ijustcs, que Laiiio donne à Z:u-cari;i da Volterra, sont, en {jéncral,
selon nous, iiianicrés et vuljjaiies. M. Burckliardt trouve que plusieuis têtes sont
belles, pleines de vie, qu'elles ont un caractère profond.
534 L'ART FERRARAIS.
— Les affirmations relatives à Pietro Lombardi sont aussi peu
soutenables. Eleonora, mère d'Alfonso, n'eut qu'un frère,
Sigismondo. Aucun sculpteur ferrarais ne s'appela Pietro
Lombardi. On ne peut songer non plus au célèbre Pietro
Lombardo, qui, fort occupé à Venise, ne vint probablement
jamais à Ferrare, et qui d'ailleurs mourut en 1511, quand
Alfonso n'avait que quatorze ans (1). — Quant à Niccolo dell'
Arca, il cessa de vivre en 1 494, avant la naissance d' Alfonso
Cittadella. — Il faut donc se résigner à ne pas savoir avec qui
Cittadella s'est formé. Il fut vraisemblablement lui-même son
principal maître.
Avant d'étudier sa vie et ses œuvres, nous devons faire
observer qu'au lieu de garder le nom de son père, il porta
celui de sa mère. La seule sculpture qu'il ait signée [VAdoj-a-
tion des Mages dans le soubassement du tombeau de saint
Dominique, à Bologne) contient le nom de Lombardi, et c'est
ce nom que ses contemporains employèrent pour le désigner.
Quel fut le motif de la détermination d' Alfonso, prise proba-
blement à l'instigation de ses parents, puisqu'on le trouve
appelé dès son enfance « quel dei Lombardi «? Nous l'igno-
rons. Peut-être le nom de Cittadella, beaucoup plus nouveau
à Ferrare que celui de Lombardi, fut-il jugé trop inconnu.
En continuant à suivre les indications de M. E. Ridolfi,
nous allons maintenant passer en revue, par ordre chronolo-
gique, autant que possible, les œuvres authentiques d' Alfonso
Lombardi, presque toutes conservées à Bologne où se passa la
plus grande partie de sa vie.
Le 12 décembre 1519, il s'engagea envers les délégués de
l'hôpital de Santa Maria délia Vita e délia Morte à exécuter en
stuc le Mortorio de la Vierge, qui fut une de ses premières
œuvres, et non la moins admirée. Comme il était encore mi-
neur, son père dut intervenir au contrat pour valider ses pro-
messes. Au bout de deux ans et demi, le 30 juin 1522,
le travail était achevé, et Alfonso, toujours assisté de Nico-
(1) Si Alfonso Cittadella étudia sous un des Lombardo, dit Perkins, ce dut
être sous Antonio.
LIVRE TROISIEME. 535
lao (1), recevait cinq cent trentre /?>e, onze soldi et deux de-
nart, somme qui, sans doute, n'était que le complément du
prix convenu, car d'ordinaire les artistes touchaient des
acomptes au début et pendant la durée de l'entreprise. Le
Mortorio dont nous parlons se trouve dans l'oratoire contigu à
l'église de Santa Maria délia Vita; il comprend quatorze sta-
tues plus grandes que nature. Autour de la Vierge, étendue
de gauche à droite sur son lit funèbre, sont groupés les
Apôtres. Pour avoir osé toucher à la couche de Marie, un
Juif, à demi nu, étendu à terre au premier plan, n'en peut
détacher ses mains (2). Ce détail est emprunté à une légende
contenue dans le De transitu Virginis, livre qui a été attribué
à Melitone, un évêque du cinquième siècle. A^asari, Cicognara
et Baruffaldi ont beaucoup loué le caractère grandiose et la
noblesse des figures modelées ici par Lombardi (3). Perkins,
cependant, trouve avec raison les poses recherchées et les
draperies académiques (4). Voici ce qu'on lit dans le Cicérone
de Burckhardt : « Au premier plan, à terre, est une figure nue
représentant un personnage hostile, sur lequel un apôtre zélé
veut jeter un livre pesant ; mais l'apôtre est retenu par le Christ
qui apparaît au milieu. On retrouve cet épisode à Lorette dans
une Mort de la Vierge en bas-relief due à Sansovino... Dans le
Mortorio de Bologne les formes sont beaucoup plus idéales et
ont un caractère plus général que dans les sujets analogues
traités par Begarelli. •>■)
Tout en s'occupant du Mortorio de Santa Maria délia Vita,
(i) On ne sait quanti mourut Nicolao. En 1526 il n'existait plus.
(^2) « Nella (juale opéra è fra ialtre cosc inaraviglioso il Giudeo clie lascia
appiccate le niant al cataletto délia Madonna. n (VASAni, t. V, p. 86.^
(3) Vasari, t. V, p. 85 et 86 : ■< Ai Bolo(jiiesi piacque sommamente. » —
Cicognara, dans sa Storia délia scultura, dit de son côté : « E il più mnneroso
fra i gruppi di statue al naturale i.tolale che la moderna scultura ahbia eseguito,
ed una délie piii espressive, nobili e belle composizioni che Carte abbia prodotto
nei momenti délia sua maggior perfezione. » Il y a dans l'ouvrajje de Cicojjnara
une reproduction du Mortorio de la Vierjje, pi. LV. Voyez aussi la pliotojjiapliie
de Pietro Poppi, n" 72. — Selon Baruffaldi, c'est la plus l»elle des œuvres de
Lombardi.
(4) Les sculpteurs italiens, t. II, p. 277.
53(5 L'ART FERRARAIS.
Alfonso fit pour le palais public [Palazzo del Comwié) la grande
statue en stuc à' Hercule terrassant l'hydre de Lerne^ qu'on voit
clans une vaste pièce appelée la salle d'Hercule. Selon Baruf-
faldi, en effet, cette statue appartient à Tannée 1520. L'har-
monie des lignes du corps d'Hercule montre à quel point
Alfonso s'entendait déjà à rendre le nu.
Si l'on en croyait Masini, Malvasia et Baruffaldi, Alfonso
serait aussi l'auteur de la Vierge qui orne le portique dont est
précédée l'église de laMadonna del Baraccano. Ce portique, il
est vrai, date de 1550, mais on a pu le décorer d'une statue
faite auparavant.
Le moindre doute, au contraire, ne peut s'élever sur l'au-
thenticité des statues en terre cuite, plus grandes que nature,
qui représentent saint Petronio, saint Procolo, saint François et
saint Dominique, les quatre patrons de Bologne. Ces statues
occupent depuis 1825 les angles d'un espace carré servant de
passage sous la tour du palais du podestat, tour appelée Torre
delVAi'ringo. Ces figures, « hellissime e di gran.maniera i^ , dit
Vasari (t. V, p. 86), sont malheureusement devenues fort
noires. On peut cependant constater la supériorité de saint
Petronio sur les autres saints.
Ce qui accrut beaucoup la réputation d'Alfonso Cittadella,
à ce que rapporte Vasari (t. V, p. 85), ce fut le tombeau qu'il
fit pour Armaciotto de' Ramazzotti dans l'église de San Michèle
in Bosco, près de Bologne (1). Il n'avait pas encore exécuté
une œuvre aussi importante en marbre, écrit Vasari. Or,
comme ses travaux pour les portes de San Petronio lui furent
commandés en 1526, on doit supposer que le tombeau dont
nous parlons les précéda. Bamazzotto, en costume de guer-
rier, est représenté à demi couché, la tête appuyée sur son
coude, « attitude aussi impossible dans le sommeil qu'après
la mort )> , dit Perkins (t. H, p. 278), mais adoptée par plus
d'un autre artiste, notamment par Sansovino dans le tombeau
(1) On voit ce tombeau à droite en entrant. Il est {Jiavé dans les Memorie sto-
riche intorno alla vita di Armaciotto de Ramazotti, raccolte da Giovanni Gozza-
dini. Firenze, 1835, in-fol. Pietro Poppi l'a photographié.
LIVRE TROISIEME. 537
d'Ascanio Sforza qui orne un des côtés du chœur de Sainte-
Marie du Peuple à Rome. Au-dessus de Ramazzatto, sous un
baldaquin d'une forme peu gracieuse, la Vierge est assise,
maintenant sur ses genoux l'Entant Jésus debout, qui passe son
bras droit autour du cou de sa mère. Sans avoir le charme
mystique des œuvres datant du quinzième siècle, ces figures
appartiennent encore à l'art sérieux et indiquent jusqu'à un
certain point la préoccupation des belles formes. Quant aux
pilastres qui encadrent l'alcôve funèbre, ils sont ornés de tro-
phées dont l'agencement est très ingénieux. Aucun bas-relief,
malheureusement, ne rappelle les hauts faits du défunt. Arma-
ciotto (né en l^C^) avait pourtant mené comme capitaine une
vie audacieuse qui aurait pu fournir au sculpteur des motifs
intéressants. Plusieurs papes lui prodiguèrent les titres et les
fiefs. A Bologne même, il acquit une telle puissance, « qu'il
en était presque le seigneur » . Il avait atteint le comble de la
prospérité quand il commanda à Cittadella son tombeau, des-
tiné à être placé dans une chapelle dont Bagnacavallo devait
décorer les parois. Mais l'adversité ne tarda pas à l'accabler
de ses plus rudes coups. Il fut exilé de Bologne et privé de ses
biens, mourut à Pietramala, le I i août 1539, et fut enseveli
sans pompe dans une humble église. Paul III, cause de sa
ruine, eût voulu faire détruire le monument préparé à San
Michèle in Bosco, mais quelques gentilshommes bolonais par-
vinrent h fléchir le Pontife. Plus tard, la famille Gozzadini,
alliée à celle des Ramazzotti, obtint que les restes du guerrier
reposassent dans le tombeau exécuté par Alfonso Lombardi.
Le 5 février 1526, la fabrique de San Petronio commanda
à celui-ci une RésuiTection en bas-relief qui devait être achevée
au bout d'un an et être payée cinquante écus. On la voit en-
core au-dessus de la porte de gauche (1). La figure du Christ est
assez belle, mais celles des trois gardes sont médiocres. Cette
Resio'recti'oii , vantée par Vasari (t. V, p. 85), n'était pas encore
terminée lorsque la fabrique confia d'autres travaux à Lom-
(1) Il y en a une gravure ilans la Sloria de Gicocnaha, i. II, pi. XL. Pictro
Poppi a photographié ce bas-relief.
538 L'ART FERRARAIS.
bardi. Pour les exécuter à son aise, il obtint d'elle, le 18 sep-
tembre 1526, la location d'une maison et d'une boutique, qui
avaient déjà servi h des sculpteurs, moyennant trente lire et
cinq soldi par an, sans compter une paire de chapons et un
chevreau. Il promettait, en outre, de consacrer en dix ans
trois cents lire à l'entretien du local. Voici les œuvres dont il
est l'auteur à l'intérieur de San Petronio : au-dessus de la
porte en face de la nef de gauche, Adam et Eve tentés par le
serpent. Au-dessus de la porte en face de la nef de droite,
V Annonciation (1529), comprenant les figures de l'archange
Gabriel, de la Vierge et de Dieu le Père. Francesco da Milano
prit part à l'exécution de ces deux bas-reliefs. On attribue
également à Gittadella deux élégants médaillons , contenant des
sujets empruntés à l'Ancien Testament, dans les cimaises des
deux portes dont il vient d'être question, ainsi que la Naissance
d'Ésaii et de Jacob, auprès d'un des montants de la petite
porte de gauche.
De 1526 à 1530, Lombardi dut entreprendre d'autres tra-
vaux que ceux de San Petronio. C'est dans cette période qu'on
pourrait placer quelques-unes des œuvres qu'on lui attribue à
Bologne.
Le couronnement de Charles-Quint par Clément VII à Bolo-
gne (22 février 1530) donna lieu aux préparatifs les plus somp-
tueux. On s'assura en cette circonstance le concours d'Alfonso
Lombardi, qui fut chargé d'élever un arc de triomphe devant
le portail de San Petronio, à l'endroit où devait se faire la
cérémonie (1). Il n'épargna pas sa peine et s'efforça de frapper
les yeux et l'imagination non seulement de l'Empereur, mais
des princes et des seigneurs accourus de toutes parts « comme
pour un plaid à la façon des Carolingiens » , selon l'expression
de Balbo. On remarqua particulièrement les médaillons qu'il
avait introduits çà et là, ce qui lui valut de très nombreuses
commandes de portraits. Il s'était déjà, du reste, acquis une
juste renommée en imaginant le premier de faire avec de la
(1) Pour un autre art- de triomphe, Vasari fit des figures en relief.
LIVRE TROISIÈME. 539
cire ou avec du stuc dés portraits d'après nature en forme de
médailles, portraits traités avec beaucoup d'esprit et de goût,
qui lui rapportaient autant de profit que d'honneur. Vasari
rapporte qu'Alfonso fit ainsi ceux du prince Doria, d'Alphonse,
duc de Ferrare, d'Hippolyte de Médicis, de Bembo et de
l'Arioste (1).
Pendant le séjour de Charles-Quint à Bologne, l'Arétin, à la
sollicitation du cardinal Hippolyte de Médicis, décida Titien à
se rendre dans cette ville pour faire le portrait du puissant
empereur. Vasari raconte qu'Alfonso Lombardi gagna l'amitié
du peintre vénitien, et que, lui ayant offert de porter ses cou-
leurs, il l'accompagna dans la chambre de Sa Majesté. Pen-
dant que Titien était absorbé par son travail, il se plaça
derrière lui, tira de sa poche et cacha dans sa main une petite
boîte ronde contenant du stuc, et reproduisit de son côté les
traits du souverain. Celui-ci, malgré les précautions de Lom-
bardi, s'en était aperçu. Quand il crut le médaillon achevé, il
voulut le voir, en fut très satisfait et décida que la moitié des
mille écus destinés à Titien serait remise au sculpteur. En
outre, il demanda sur-le-champ à Lombardi de faire son por-
trait en marbre et de le lui apporter à Gênes. Ce portrait fut
exécuté avec tant de soin qu'il fut, au dire de Vasari (t. V,
p. 88, 89), regardé comme une œuvre très précieuse, « cosa
rarissima » , et qu'il rapporta à son auteur trois cents autres
écus.
Parmi les hauts personnages qui firent des commandes à
Lombardi, on ne peut omettre Frédéric II, duc de Mantoue.
Le 21 février 1532, Frédéric le priait en termes affectueux
d'apporter lui-même à Mantoue, afin qu'elles ne courussent
aucun danger, plusieurs tètes qui devaient être terminées, et
dans une autre lettre, où il le traitait de " noble et très cher
ami » , il mentionnait une entreprise importante, le tombeau
du marquis François IV Gonzague, monument qui ne fut pas
terminé, malgré de pressantes instances.
(1) Voyez aussi Barukfaldi, l. I, p. 203-204.
540 L'AUT FERRAUAIS.
A Bologne même, on se gardait d'oublier Lombardi. Le
20 novembre 1533, le Sénat le chargea de sculpter le soubas-
sement du Tombeau de saint Dominique, et dans l'été de l'année
suivante, cinq bas-reliefs nouveaux attiraient l'attention du
public. Ces bas-reliefs représentent la naissance de saint Domi-
nique, saint Dominique enfant délaissant son lit pour dormir
sur le sol nu, saint Dominique vendant une partie de ses livres
les plus chers, afin d'en distribuer le prix aux pauvres pendant
une disette (l), l'adoration des Mages, avec de nombreuses
figures, saint Dominique assis dans le ciel entre le Christ et la
Vierge au milieu de plusieurs petits anges, visions que con-
templent sur la terre des religieux et quelques laïques. Dans
l'Adoration des Mages, on lit sur le piédestal de la Vierge :
« Alphonsus de Lomhardis c. Ferrariensis. ^ Le c signifie civis.
On ne saurait mettre en doute l'habileté dont a fait preuve
l'auteur de ces cinq bas-reliefs (2) ; les personnages sont pitto-
resquement groupés ; il y a de l'animation et de la grâce dans
les attitudes, et les détails sont rendus avec une singulière
délicatesse ; mais la hauteur d'inspiration fait défaut. Où sont
la simplicité magistrale, la foi ardente, l'expression profonde
et la noblesse sans recherche qui caractérisent les figures évo-
quées un peu plus haut par Nicolas de Pise et Fra Guglielmo
Agnelli? Alfonso, pourtant, était sans doute très satisfait de
son œuvre, car c'est la seule, nous l'avons déjà dit, qu'il ait
jugé bon de signer. Il a eu le tort, comme l'a fait observer
M. Burckhardt, de concevoir son sujet en peintre plutôt qu'en
sculpteur (3).
A la fin de 1532, Charles-Quint eut une entrevue avec Clé-
ment VII, à Bologne, où il resta jusqu'au 25 février 1533.
Son entourage dut encore utiliser le talent de portraitiste que
l'on appréciait tant chez Lombardi. Mais ce qui flatta le plus
l'artiste, ce fut la bienveillance croissante du cardinal Hippo-
(1) Ce bas-relief a été {;ravé clans la Storia de Cicogkara, t. I, pi. IX.
(2) Ils ont été photojiraphiés par Poppi.
(3) M. Burckharclt attribue à L()nil)ardi les médaillons qui ornent le palais
Bolojjnini, à Bologne. Ces médaillons sont de mérite très inégal.
.LIVRE TROISIEME. 541
lyte de Médicis, neveu du Pape. Hippolyte de Médicis était un
prince de l'Eglise plus mondain que religieux. Né en 1511, il
fut nommé cardinal par Clément VII en 1529 : il n'avait que
dix-huit ans, et ses goûts n'étaient guère en rapport avec les
exigences austères de sa haute dignité. Beau, élégant, spiri-
tuel, téméraire, prodigue, il aimait avec passion la musique
la chasse et les chevaux, s'entourait de lettrés, d'artistes,
d'hommes de guerre, ne se montrait d'ordinaire qu'en cos-
tume de prince séculier et ne revêtait la pourpre que dans
le consistoire. Son cousin Alexandre de Médicis lui ayant été
préféré pour le gouvernement de Florence, il attira auprès
de lui tous les mécontents, et il ne désespérait pas de le sup-
planter, quand son rival le fit empoisonner. Tel était le person-
nage dont Lombardi se concilia les bonnes grâces en 1533.
Grâce à ce puissant protecteur, il fut admis à faire partie de
la suite du Souverain Pontife dans le voyage en France qui
avait pour but la conclusion du mariage de Catherine de
Médicis, nièce de Clément VII, avec Henri, fils du roi Fran-
çois I". La cour pontificale s'embarqua à Livourne le 4 oc-
tobre 1533, et Lombardi, après une excursion à Carrare, la
rejoignit à Marseille, où le Pape resta plus d'un mois. Pré-
senté au roi de France par Hippolyte de Médicis, le sculpteur
reçut l'accueil le plus flatteur. Une satisfaction plus grande
encore lui était réservée : son protecteur lui proposa de le
suivre à Rome, ce qu'il accepta avec reconnaissance. Il allait
donc pouvoir admirer les merveilles de la capitale du monde
chrétien, et il espérait que la faveur du cardinal lui procure-
rait d'importants travaux. En passant par Savone, le 23 oc-
tobre, il écrivit au duc de Mantoue pour l'informer de tout ce
qui lui advenait; sa lettre ne resta pas sans réponse : Frédéric
Gonzague lui adressa ses félicitations, tout en sollicitant de
nouveau l'exécution du tombeau de François IV.
Vasari rapporte que, à Rome, Hippolyte de Médicis fit faire
à son protégé, outre plusieurs sculptures dont la trace s'est
perdue, une tête en marbre de Vitellius qui fut très appréciée,
le portrait d'après nature de Clément Vil et celui de Giuliano
542 L'ART FEIUIARAIS.
de Medicl (père du cardinal Ilippolyte), qui resta inachevé.
Ces trois ouvrages furent achetés plus tard par Vasari pour
Ottaviano de' Medici. On voit encore dans le palais Riccardi,
au-dessus d'une porte, le Buste de Clément VII.
Sur ces entrefaites arriva la mort du Pape (25 septembre
1534). Une commission de cardinaux s'occupa de lui élever
un tombeau. Hippolyte de Médicis, exécuteur testamentaire
de Clément VII, en faisait partie. Il obtint que l'exécution du
monument fût confiée à Lombardi, qui présenta un modèle avec
des figures en cire, d'après quelques esquisses de Michel-Ange.
On trouva très beau ce modèle, et un second tombeau, celui de
Léon X, fut commandé au même artiste (I). Malheureusement
le cardinal Hippolyte mourut à son tour, le 10 août 1535,
avant qu'un contrat eût constaté les engagements réciproques.
Baccio Bandinelli accourut à Rome, dénigra le talent de
Lombardi et mit tant d'assurance à exalter son mérite per-
sonnel auprès de la commission et de Lucrezia Salviati, sœur
de Léon X, qu'il se fit adjuger les travaux.
Lombardi ne ressentit pas moins de chagrin que d'indigna-
tion et résolut de quitter Rome. Il y était pourtant encore le
6 mai 1536. En regagnant Bologne, il passa par Florence. Le
duc Alexandre, ayant reçu de lui un portrait en marbre de
Charles-Quint, son beau-père (2), le combla de présents et lui
commanda son propre portrait, que Lombardi obtint d'exé-
cuter à Bologne, conformément à un modèle qu'il fit d'après
nature.
Dans lesderniers moisde 1536, Lombardi était de retour chez
lui. La fabrique de San Petronio lui demanda une statue de saint
Procolo, et Pietro Aretino le portrait de Giovanni délie Bande
Nere, portrait pour lequel on lui donna un moulage du masque
de ce capitaine. Mais une lente et cruelle maladie, la gale (?),
paralysa son activité et finit par l'emporter le 1" décem-
(1) Alfonso Luini)ardi se rendit à Carrare en 1534 pour se procurer les mar-
bres nécessaires au tombeau de Clément VII.
(2) On lit dans Baruffaldi (t. I, p. 224} que ce portrait, exécuté à Rome pour
le cardinal Gonza;;ue, fut trouvé et acheté à vil prix par Lombardi à Viterbe,
dans un couvent de Dominicains où il logea en se rendant à Florence.
LIVRE TROISIEME. 54a
bre 1537, avant qu'il eût atteint sa quarantième année (l). Il
fut assisté dans ses derniers moments par Andréa de Carrare,
fils de Masseo Pelliccia, son aide [garzone). Andréa, en 1530,
s'était engagé à rester avec lui pendant quatre ans, à condition
d'être nourri, vêtu et instruit par lui; mais il s'était attaché à
son maître, et il ne le quitta pas. On ne sait où Alfonso Lom-
bardi fut enseveli.
Très renommé comme sculpteur, Lombardi est peu connu
comme médailleur. Il fit cependant des médailles qui furent
très appréciées. Une seule nous est parvenue. Elle représente
Andréa Tectori, architecte milanais. Au revers, on voit un
pont fortifié, pourvu de deux tours. Dans une lettre écrite de
Rome le 6 mai 1536 au duc de Mantoue Frédéric II Gonzague,
Alfonso mentionne qu'il fit une médaille de Paul III, succes-
seur de Clément VII, et que Paul 111 s'en montra fort satisfait.
Une autre lettre adressée par Lombardi au même prince per-
met de conjecturer qu'il avait fait, en outre, les médailles de
Tebaldeo, de Molza et du cardinal Hippolyte de Médicis, sur
l'ordre duquel il exécuta la médaille de Giulia Gonzaga, veuve
de Yespasiano Colonna.
Se trompant sur le sens du mot miseria, appliqué par Yasari
à Alfonso Lombardi, Baruffaldi prétend que Lombardi mourut
dans la pauvreté. Vasari ne faisait allusion qu'à l'état malheu-
reux d'un homme accablé à la fois par la perte de son princi-
pal protecteur, Hippolyte de Médicis, et par une incurable
maladie. Le célèbre sculpteur laissait en effet un héritage qui
valait la peine d'être réclamé, et que réclama sur-le-champ
Sigismondo, le frère de sa mère (2). Cet héritage ne fut délivré
que sous caution, de peur qu'il ne se présentât plus tard
(1) Vasari le fait mourir à quarante-neuf ans en 1636. Selon Ccsaie Cittadella,
il avait soixante-treize ans à cette époque. Barotti a cru aussi qu il mourut à
soixante-treize ans, mais en 1560. C'est é{;aleincnt en 1560 que Baruffaldi place
sa mort, après avoir dit, connue Vasari, qu'il naquit en 1487.
1^2) La fabrique de San Pctronio était encore débitrice d' Alfonso. — On peut
lire dans l'inventaire qui fut alors dressé l'énumération des objets précieux et des
œuvres commencées qui se trouvaient chez lui au moment de sa mort. [Archivia
storico italiano, série III, t. XXI, 2' livraison de 1875, p. 254.)
544 L'ART FERRARAIS.
d'autres intéressés, ce qui arriva. Antonio et Jacopo Cittadella,
frères du père d'Alfonso, écrivirent pour exposer leurs droits
et firent même intervenir en leur faveur la Seigneurie de
Lucques. De son côté, le duc de Mantoue envoya Jules Romain
à Ferrare afin d'obtenir de Sigismondo les ouvrages, terminés
ou ébauchés, qu'il avait commandés à Alfonso; mais les mor-
ceaux exécutés à son intention étaient en petit nombre. On ne
sait ce qu'ils sont devenus.
Vasari a pleinement rendu justice au talent de Lombardi (1) ;
en revanche, il s'est montré peu bienveillant pour le caractère
de cet artiste. A l'en croire , Lombardi était par-dessus tout
un homme de cour {"2); il n'aimait pas à se donner du mal et
pratiqua son art par vanité plutôt que par désir de la gloire.
Très beau de sa personne, très épris de lui-même, il se plaisait
à charger d'ornements d'or ses bras et son cou, à en garnir ses
vêtements, et la légèreté de ses propos égalait celle de ses
mœurs. Ayant parlé d'amour dans un bal à une noble dame,
celle-ci lui riposta par une réponse qui le couvrit de ridi-
cule (3).
On a écrit que Michel- Ange admirait beaucoup Lombardi,
« sous la main de qui, aurait dit le Buonarroti, la terre obéis-
sait en tremblant (4) » , et qu'il se l'adjoignit pour aide quand
il exécuta la statue de Jules II (1506-1508) (5). Ces assertions
tombent d'elles-mêmes , maintenant qu'on connaît la date
(1) Vasari, pendant qu il travaillait aux préparatifs du couronnement de
Charles-Quint, tit la connaissance de Lombardi, qu'il revit plus tard à Florence.
1^2) 11 ne faut pas oublier que par sa naissance Lombardi était noble, et que sa
famille lui avait laissé de la fortune.
(3) Vasari, t. V, p. 87. » Trovandosi una sera a certe nozze in casa d un conte
in Rologna, et avendo buona pezza fatto ail' aniore con una onoratissima gentil-
donna, fu per avventura invitato da lei al ballo dalla torcia ; perche ajj^jirandosi
con essa, vinto da smania d'amore, disse con un profondissimo sospiro et con
voce tremante, guardando la sua donna con occhi pieni di dolcezza :
« S'amor non è, che dunque è quel ch'io sento? «
« Il che udendo la gentildonna, che accortissiuia era, per niostrargli l'error
suo, rispose : « E' sarà qualche pidocchio. "
Voyez aussi Ridolfi, Archivio storico italiano, t. XX, 6" livraison de 1874,
p. 413.
(4) Ghirardacci, Storia di Bolo(jna, 1605. — Raruffaldi, t. 1, p. 204.
(5) Masim, Bologna perluslrala.
LIVRE TROISIEME. 545
approximative de la naissance de Lombardi. En 150G il n'avait
que neuf ans environ. Les œuvres de Michel-Ange ne peuvent
pas non plus avoir influé sur la formation de son talent, car il
ne vit à Bologne que l'Ange et le Saint Petronio du tombeau
de saint Dominique, figures datant de 1495, et c'est seule-
ment en 1533 qu'il se rendit à Rome, quand il avait déjà
exécuté les sculptures qui l'ont rendu célèbre.
La production des documents qui établissent que Lombardi
naquit vers 1 49T a enlevé aussi tout crédit à la légende d'après
laquelle le fils de Nicolao Cittadella aurait fait en 149 4 le
modèle de la statue équestre en bronze que la ville de Ferrare
voulait élever au duc Hercule I". — Enfin, il va de soi qu on
ne peut plus, comme autrefois (1), attribuer au sculpteur dont
nous nous occupons le Mortorio en terre cuite exécuté en 1504
pour la cathédrale de Bologne (église de Saint-Pierre). Sept
statues peintes et dorées, plus grandes que la nature, sont
groupées autour du Christ étendu sur son tombeau. La dou-
leur y est vivement rendue, mais le sentiment du beau et du
divin en est absent. Ce Mortorio est dans la crypte.
En suivant Lombardi dans sa carrière d'artiste, nous ne
l'avons pas rencontré à Ferrare. Il était sans doute assez jeune
quand il quitta sa ville natale, et il n'y revint probablement
pas, du moins pour y travailler. Mais la cathédrale possède
depuis 1771 les bustes en teri-e cuite des apôtres qu'il avait mo-
delés, dit Vasari, pour l'église de Saint-Joseph à Bologne vers
1524. Elle les doit à la libéralité d'un de ses évéques, Gio.
Maria Riminaldi, Celui-ci les avait achetés moyennant dix
zecchini, non de l'église Saint-Joseph, mais de l'église Sainte-
Madeleine (1769). D'après ses ordres, Giuseppe Ferreri les res-
taura et refit en grande partie le saint Matthieu. Malheureuse-
ment le chapitre leur fit infliger une couche de peinture, qui
en détruisit la physionomie primitive. Ils sont placés dans des
niches et ornent les bras de la croix. Lombardi s'y montre très
naturaliste; mais plusieurs tètes, entre autres celles de saint
(1) Masij>i, Bolo(jna perlustrala.
I. 35
546 L'ART FERRARAIS.
Jean, se distinguent par une beauté pleine de vie, et le geste de
saint Thomas indique à merveille le caractère du person-
nage.
On a prétendu qu'Alfonso Lombardi était l'auteur du Mor-
torio conservé dans l'église Santa Maria délia Rosa, et l'on a
rangé ce travail parmi ses premières productions. Cette attri-
bution ne repose même pas sur une tradition constante. Nous
nous trouvons là en présence d'une œuvre exécutée en 1 485
par Guido Mazzoni, de Modène, l'auteur des Mortorii de Bus-
seto et de Modène (1). Autour du Christ mort et étendu sur
son tombeau sont groupes trois hommes et quatre femmes.
Un des hommes est coiffé d'un turban; un autre a l'aspect
d'un paysan. La Vierge est seule à genoux; sa douleur la rend
fort laide. Une de ses compagnes, à gauche, grimace horri-
blement aussi en ouvrant la bouche pour crier. Mais de toutes
les figures rassemblées ici, la plus réaliste, la plus repoussante,
est sans contredit celle du Sauveur. Par contre, on remarque
une certaine beauté et quelque noblesse dans le saint Jean et
dans une femme à droite qui entrouvre les bras. Toutes ces
statues, plus grandes que nature, ont été malencontreuse-
ment enduites en 1713 d'une couleur imitant le bronze. Malgré
ses défauts, le Mortorio de Santa Maria délia Rosa l'emporte
sur celui de Lodovico Castellani que nous avons mentionné
plus haut. Mais combien il est inférieur au Moy^torio d'Alfonso
Lombardi dans l'oratoire de Santa Maria délia Vita à Bologne!
Et pourtant il en est d'autres qui laissent bien loin derrière
eux ce dernier ouvrage. Tels sont, pour n'en citer que deux,
celui de l'église de Saint-Jean à Modène et celui de l'église de
San Satiro à Milan. Dans le premier (2), dû à Guido Mazzoni
dit Pagafiini ou Modatiiiio, qui mourut en 1518 après un long
séjour en France où il exécuta le tombeau de Charles VIII,
quelle intensité d'expression chez l'homme dont les yeux se
gonflent de larmes à la vue du Christ inanimé! Comme on
(1) Voyez dans VArchivio storico delV arte de 1894, p. 54, le document publié
par M. Venturi.
(2) Perkins, t. II, p. 283.
LIVRE TROISIEME. 547
oublie vite la laideur de la Vierge, quand on observe l'expres-
sion de ses regards! Certaines jeunes femmes, tout en étant
prises sur nature, ont même des dehors attrayants. Dans le
Mortorio de San Satiro (1), Caradosso [Amhrogio Foppa) a su
tout à la fois serrer de près la réalité et respecter le senti-
ment du beau. Ainsi, malgré sa rigidité cadavérique, le Christ,
dont la tète repose sur les genoux de sa Mère évanouie entre
les bras des saintes femmes, conserve je ne sais quoi de divin.
Saint Jean, qui soutient à genoux le corps du Sauveur en levant
les yeux au ciel, s'abandonne à la violence de sa douleur sans
rien perdre de sa grâce virile. Enfin, toutes les figures, très
différentes d'expression, sont très heureusement disposées.
Les couleurs elles-mêmes s'harmonisent bien, et l'emploi de
l'or dans les vêtements a été judicieusement compris. Ce genre
de composition se rattache par son origine à la représentation
des mystères, au moyen âge; il a l'inconvénient de rappeler
trop les tableaux vivants, et il est forcément réaliste. Au pre-
mier abord, il surprend et choque presque notre délicatesse
d'aujourd'hui. Mais, quand on s'y est habitué, on finit par y
découvrir une source d'émotion esthétique et par comprendre
l'action qu'il exerça non seulement sur les yeux du peuple,
mais sur l'esprit des gens cultivés et des artistes.
Baruffaldi signale, comme une œuvre d'Alfonso Lombardi,
la Vierge avec son Fils ynort dans l'église de Saint-Jean-Bap-
tiste à Ferrare. On ne voit plus maintenant que la partie su-
périeure du corps de la Mater dolorosa. Cette médiocre pro-
duction ne nous semble pas être imputable à Lombardi. Tel
est, du reste, l'avis de L.-N. Gittadella.
Rien ne prouve non plus que Lombardi soit, comme le pré-
tend Petrucci, l'auteur d'un haut relief en marbre qui orne un
des cloîtres de la Chartreuse (2) et qui représente la Vierge
assise sur un trône et tenant debout sur elle FEnfant Jésus, entre
saint Georges à gauche et un guerrier ii droite. Saint Georges a
sous ses pieds le dragon terrassé, tandis que le guerrier est à
(1) Perkins, t. II, p. 163.
(2) La loggietta dei fanciuUiy dans le cimetière communal.
548 I/ART FEllUARAIS.
{'cnoux et prie. Petrucci et Gluseppe Boschini voient, en ce
dernier personnage, le duc de lerrare, Hercule I", qui avait
peut-être fait exécuter cette sculpture pour accomplir un vœu.
Nous trouvons les figures un peu lourdes et maniérées. L'ar-
tiste a travaillé sans véritable inspiration .
La même critique ne pourrait être adressée au buste en
terre cuite de Saint Hyacinthe, qui se trouve dans la collection
du palais Strozzi-Sacrati, et que l'on a aussi attribué à Lom-
bardi (1). Il y a une étonnante intensité de vie dans cette
figure, qui vous captive par le naturel et la sincérité de sa fer-
veur. Saint Hyacinthe appartenait à l'Ordre de Saint-Domi-
nique. Il est représenté avec des cheveux courts, une courte
barbe noire et des moustaches (2).
Parmi les œuvres qui ont passé pour être d'Alfonso Lom-
bardi, nous mentionnerons encore le Saiiit Sébastien en terre
cuite peinte, que l'on voit dans l'église de Saint-Charles, église
contiguë à l'hôpital de Sainte-Anne. L.-N. Cittadella a décou-
vert quOrazio Grillemoni de Carpi, sculpteur et peintre, était
l'auteur de cette statue. Elle ne lui fait pas grand honneur. On
y constate un réalisme peu séduisant, et la couleur des chairs
y a quelque chose de choquant. Saint Sébastien lève la tète,
tandis que son bras droit est attaché en l'air à un arbre et que
son bras gauche pend le long de son corps.
A peu près en même temps qu'Alfonso Lombardi, naquit un
sculpteur que nous avons déjà mentionné (p. 529), et qui est
appelé par Vasari tantôt Girolamo Ferrarese (3), tantôt Girolamo
Lombardo{A). Girolamo avait pour père Antonio, un des fils de
(1) Jusqu'à l'époque de la suppression des corporations religieuses, ce buste a
appartenu à l'église de Saint-Douiinicjuc, où il a été remplacé par une très bonne
copie due à un certain Filicori.
(2) Nous signalons aussi, à Faënza, dans la Pinacothèque, un groupe de statues
exécutées en terre culte par AUonso Lombardi : il représente la Vierge tenant
dam ses bras l'Enfant Jésus qui bénit saint Jean V Évangéliste, en présence de saint
Jean-Baptiste. Ce travail fut fait en 1524 pour l'oratoire de Saint-Jean-Baptiste,
à Faënza.
(3) T. VI, p. 63 (dans la Vie de Tribolo), p. 302 (dans la Vie de Simone
Mosca), p. 479 (après la Vie de Garofalo et celle de Girolamo du Carpi).
(4) T. IV, p. 514, 519, 520, 523 (dans la Vie d' Andréa Sansovino); t. VII,
p. 513 (dans la Vie de Jacopo Sansovino).
LIVRE TROISIEME. 549
Pietro Lombardo(l). C'est parce que sa famille habitait Ferrare,
où il passa lui-même sa jeunesse, que Girolamo reçut le surnom
de Ferrarese. A Tàge de trente ans, dit Vasari (t. VII, p. 514),
il voulut perfectionner son talent en se faisant l'élève d'Andréa
Contucci dal Monte Sansovino (qui cessa de vivre en 1529). Si
le renseignement de Vasari, dont M. Filippo Raffaelli conteste
lexactitude (2) et qu'admet M. Pietro Paoletti (3), était con-
forme à la vérité, Girolamo, entré dans l'atelier d'Andréa
quelques années avant 1529, serait né vers 1497 ou 1498. Ce
qui est certain, c'est que, attiré par les travaux à exécuter en
l'honneur de la Santa Casa, il se rendit (en 1534 selon les uns,
au mois de janvier 1543 selon les autres) à Lorette, où son
frère Aurelio l'avait précédé (4) et où son autre frère Lodovico
le rejoignit avant 1550. Girolamo termina, dit-on, une Adora-
tion des Mages qu'Andréa Sansovino avait laissée en suspens. Il
sculpta, pour les niches du parapet de marbre autour de la Santa
Casa, six statues de prophètes que Perkins juge avec raison
« maniérées et mal proportionnées " . On lui attribue é^ùïe-
meni la Statue de la Vierge, en bronze, qui orne la façade, au-
dessus de la porte principale, les candélabres de la chapelle
du Saint-Sacrement, i>. pieni di foglianii e figure tonde di getto
(1) Voici l'arbre généalofjique des Solarl Lombardi :
Martino di Giovanni
Pielro
né à Carona, non loin de Lugano, mort en juin 1515,
Antonio f 1516 Tullio f 1532 Giiilio
Aurelio Lodovico Girolamo Laura Saute Alrnaro Tullio JI
né à Venise, 1501, mort à se fixe à architecte et
mort à V^arano ou Recanati Recanati sculjjlcur, né
à Recanati, 1563. 11 en 1573. en 1534. en 1504, mort
s'était fait, en 1528, | le 16 mai 1560.
frate zoccolante. |
Antonio Pietro Paolo Aurelio Giacomo
(2) Voyez l'article de M. Raffaelli dans VArte e storia, année IV, n" 2. Les
dates fournies par cet article ont beaucoup d'importance.
(3) YoyezVÀrte e storia du 28 février 1889.
(4) Né à Venise en 1501, Aurelio mourut en 1563 à Varano, selon M. Michèle
Caffi {Arte e storia, année IV, n" 11); à Recanati, selon M. Bertolotti {Artisti
bolognesi e ferraresi in Borna, p. 76\
550 L'AUT FERRARAIS.
tanlo ben falle, che sono cosa iuaravigliosa iî , dit Yasari, les
quatre portes de bronze de la Sainte-Chapelle et la lampe
derrière cette chapelle. Pour avoir plus de place et travailler
plus à l'aise, il s'était établi, avec ses deux frères aînés, Aure-
lio et Lodovico(l), à Recanati, non loin de Lorette, et y avait
installé une fonderie, dont Lodovico s'occupait spécialement.
La collaboration fréquente des trois fils d'Antonio Lom-
bard© n'excluait pas, du reste, les travaux tout personnels.
Ainsi, deux des prophètes de Lorette passent pour avoir été
faits par Aurelio seul.
D'après Vasari, Girolamo Lombardo, avant d'aller à Lorette,
aurait exécuté à Venise quelques bas-reliefs pour la Lihreria
[Palazzo reale) construite en 1536 par Jacopo Sansovino, élève
d'Andréa Sansovino, et pour la loggia qui se trouve au pied
de la tour de Saint-Marc , et que le même Jacopo avait ter-
minée en 1540. Selvatico, dans son ouvrage sur l'architecture
et la sculpture à Venise (p. 309-310), n hésite pas à soutenir
que c'est à Girolamo Lombardo qu'il faut rapporter, dans la
loggia : Venise assise avec les emblèmes de la Justice et ayant
à ses pieds la Brenta et l'Adige \ — Jupiter, qui symbolise la
Crète; — Vénus attendant l'Amour, que l'on voit dans les
airs, allusion au royaume de Chypre; — Hellé tombant du
bélier à la toison d'or au milieu des flots; — Thétis secourant
Léandre, — et deux autres sujets relatifs à Vénus, bas-reliefs
en bronze d'un élégant dessin et d'une magnifique patine.
Dans la Lihreria, ce sont les enfants en demi-relief de la frise
qui seraient dus à Girolamo. — M. Pietro Paoletti attribue
aussi à Girolamo Lombardo, dans l'église de Santa Maria dei
Miracoli, à Venise, deux bas-reliefs représentant la Vierge et
VEcce hoino, parce qu'ils ont beaucoup d'analogie avec ceux
dont Lombardo est l'auteur dans la loggia de la place Saint-
Marc (2).
(1) Girolamo et Lodovico obtinrent en 1566 le droit de citoyen [cittadinanza)
à Recanati. C'est dans cette ville que Lodovico mourut en 1573. [Voyez, dans
VArte e storia du 28 février 1889, un article de M. Pietro I'aolktti.)
(2) Voyez VAite e storia du 28 février 1889.
LIVRE TROISIEME. 551
Vasari parle en outre d'un grand tabernacle de bronze fait
pour Paul III et destiné à la chapelle Pauline, au Vatican. Au
lieu de Paul III, c'est Pie IV qu'il faut lire (I). Ce tabernacle,
qui n'est pas très grand et qui porte les noms des trois frères
Aurelio, Girolamo et Lodovico (2), existe encore, mais dans la
cathédrale de Milan, dont il orne le maitre-autel, et à laquelle
il fut donné par le pape milanais Pie IV lui-même (Gabriello
Medici), quand saint Charles Borromée était archevêque. Il a
pour principal ornement les statuettes des douze apôtres, dans
le haut, et le Christ bénissant, au centre. Plusieurs événe-
ments de la vie du Christ sont retracés autour de la base. Ce
remarquable monument (3) a été placé dans un petit temple
circulaire à l'exécution duquel les Lombardi sont étrangers.
Pellegrinien fit le dessin, Brambilla le modèle, et c'est Andréa
Pelizone qui le fondit.
Dans ses Artistibolognesi, ferraresi ed alcuni ahri in Roma,
M. A. Bertolotti a fourni quelques renseignements nouveaux
sur Lodovico et Aurelio Lombardo. Lodovico Lombardo reçut à
Rome, le 7 décembre 1546, un peu plus de vingt-quatre écus
pour avoir fait un faldistorio en cuivre, destiné à la chapelle
de Paul III. Le 20 juillet 1559, on lui donna dix-huit écus
comme prix d'un piédestal fait pour un César jeune. En 1570
et en 1572, il toucha des sommes importantes en qualité
de fondeur de la chambre apostolique et il fit de nombreux
canons ornés de reliefs. Sa femme, Francesca Citri , de
Venise, fut héritière de ses biens; elle réclama en 1577 le
reste de ce qui était dû à Lodovico. — Un acte du 21 mai
1558 constate que Frate Aurelio de Lombardis, sculpteur fer-
rarais, se vit restituer un objet mis en gage : c'était un grand
encrier de métal , orné de figurines qui représentaient des
monstres marins.
Si nous nous transportons dans l'église métropolitaine de
(1) Arte e storia, année IV, n° 2, p. 10.
(2) « Àurelius Hyeronimus et Lud.fies Solaii Lomhardi. F. »
(3) « E cjuesta veramente un eletta opéra d'arte. " (Monceui, Varie in Milano,
p. 159.)
552 L'ART FERRARAIS.
Fermo, nous y trouverons, ornant l'autel du Saint-Sacrement,
un tabernacle de bronze exécuté h la fois par Girolamo et par
Lodovico Lombarde. Le chapitre le leur commanda entre 1570
et 1571, quand Lorenzo Lenzi de Florence était évéque de
Fermo. Ce tabernacle est de forme octogone. La Crèche,
Y Epiphanie, la Dispute dans le temple, la Cène, la Prière au
jardin des Oliviers , la Flagellation , la Montée au Calvaire et
le Crucifiement y sont sculptés en demi -relief. Douze co-
lonnes supportent , comme à Milan , les statuettes des apô-
tres. La croix, l'étoile et l'agneau que l'on remarque dans
la frise sont les symboles du chapitre. L'ensemble du tra-
vail fait beaucoup d'honneur aux deux frères Lombardi (1).
Sur la foi d'une note trouvée dans un livre imprimé en
1640, note où il est question d'un baptistère conservé à Prague
et signé : « Opus Hieronymi Uxanza de Ferraria MDL » , Baruf-
faldi a soutenu que le sculpteur appelé d'ordinaire Girolamo
da Ferrara et Girolamo Lombardo avait pour nom véritable
Girolamo Usanza. Mais du prétendu baptistère on n'a décou-
vert aucune trace, malgré les plus consciencieuses recherches,
ni à Prague, ni ailleurs en Autriche, de sorte qu'on ne peut
guère plus admettre l'existence d'un sculpteur nommé Usanza
que celle de l'œuvre d'art indiquée. Dans aucun acte du temps
on ne trouve que Ferrare ait possédé un sculpteur du nom
d'Usanza, quoique le nom d'Usanza apparaisse plusieurs fois.
Cependant, eût-il réellement vécu, on ne serait pas en droit
de lui attribuer les œuvres dont Girolamo Lombardo est très
certainement l'auteur, et de faire des deux sculpteurs un seul
personnage, en éliminant le nom de Lombardo (2).
On ne sait quand mourut Girolamo Lombardo. Il eut sept
enfants. Trois d'entre eux, Antonio, Pietro et Paolo, s'adonnè-
rent aussi à la sculpture. Pietro étudia, en outre, la peinture
avec le Pomarancio. Le principal élève de Girolamo fut Antonio
Calcagni, de Recanati, à la fois sculpteur et fondeur.
(1) Voyez la description complète qu'a donnée M. Filippo Raffaelli, dans
l'Arte e storia, année IV, n" 2, p. 10 et 11.
(2) CiTTADELLA, Notizie, t. II, p. 197-201.
LIVRE TROISIEME. 553
Un autre sculpteur ferrarais qui mérite de n'être point passé
sous silence estAlfotiso Alhei^ghetti. C'est lui qui fit le plus beau
des deux puits en bronze que l'on voit dans la cour du palais
ducal à Venise, celui qui se trouve le plus près de la porte
délia Carta (1519). Il fut aussi l'auteur de deux Arases de
bronze, ornés de figures et d'arabesques, que possédait autre-
fois la collection Costabili; l'un de ces vases portait l'inscrip-
tion suivante : « Alfonsi Alhergeto Ferrarensi me fecit anno
Do mini 1572. '^
L'art de la fin du seizième siècle est représenté à Ferrare
par le Tombeau de Barbe d' Autriche , fille de l'empereur Ferdi-
nand I", la seconde des trois femmes d'Alphonse II (1). Ce
monument, dont l'auteur est inconnu, se trouve dans l'église
del Gesù, à laquelle Barbe était venue généreusement en aide
pour réparer les dégâts causés par le tremblement de terre de
1570. Il est en marbre rouge avec des plaques de marbre
noir. L'aspect en est un peu tapageur, mais assez grandiose.
Dans le bas, aux côtés de l'épitaphe, on voit deux enfants
presque nus. Deux autres enfants se montrent sur les faces
latérales. Au-dessus de l'épitaphe apparaît une tête, surmontée
d'un aigle, entre deux guirlandes. Tel est le piédestal qui sup-
porte le sarcophage. Sur le sarcophage, orné d'une tête de
séraphin également placée entre deux guirlandes, deux figures
allégoriques sont assises aux côtés du buste de Barbe. L'aigle
et les enfants dénotent un talent digne encore d'estime.
En regardant le buste de Barbe, on ne se rappelle pas sans
intérêt ce qui recommandait cette princesse au souvenir des
Ferrarais. Son mariage fut l'occasion de tournois et de spec-
tacles qui firent sensation. Du 28 novembre 1571 au 27 jan-
vier 1572, elle gouverna Ferrare, avec le concours de Pigna,
secrétaire d'Alphonse II, quand le duc se rendit en Allemagne
afin de féliciter l'Empereur dont le fils aîné Rodolphe avait
été nommé roi des Romains. Après le tremblement de terre
de 1570, elle recueillit les jeunes filles sans asile et fonda pour
(1) La première tut Lucrezia de' Mcdici ; la troisième fut Marglierita Gonzaga.
554 L'ART FERRARAIS.
elles un établissement. Elle succomba en 1572 à une maladie
de quatre mois. Son éloge figure parmi les écrits de Torquato
Tasso.
Pour terminer la nomenclature des œuvres plastiques con-
servées à Ferrare, il ne nous reste plus qu'à mentionner le
Buste de Clément VIII (1), du pape qui mit fin à la domina-
tion de la famille d'Esté et y substitua l'autorité directe du
Saint-Siège en 1598 (2). C'est à l'Université de Ferrare que
Clément VIII avait fait ses études. Son portrait, placé sur la
façade de la cathédrale à gauche, au-dessus d'une plaque de
marbre contenant une longue inscription, fut fondu en 1605
par Giorgio Alhenga. Il est loin d'être sans mérite, malgré
l'époque avancée où il a été fait. La tête est chauve et s'incline
vers la terre, comme sous le poids de préoccupations obsor-
bantes. Albenga, après avoir passé la plus grande partie de sa
vie à Mantoue, en qualité de bombardier, se rendit à Ferrare
en 1598 et ne retourna pas à Mantoue (3).
(1) Il en a été déjà question, p. 28i.
(2) L.-JN. Cittadella, JSotizie^ t. I, p. 317.
(3) A. Rertoletti, Le arti minori alla corte di Mantova, dans V Archivio sto-
rico lombardo du 30 septembre 1888, année XV, fasc. III, p. 544.
CHAPITRE II
LA SCULPTURE EN ROIS ET LA MARQUETERIE.
Les boiseries sculptées et les marqueteries de Ferrare, sans
égaler, tant s'en faut, celles que possèdent, par exemple, Santa
Maria in Organo à Vérone, San Petronio à Bologne, Saint-
Marc à Venise, Sainte-Marie Majeure à Bergame, Saint-Jean
à Parme, Saint-Pierre à Pérouse et le monastère de Monte
Oliveto près de Sienne, ne doivent cependant pas être passées
sous silence. — Elles sont dues pour la plupart à des maîtres
modénais.
Dans Vëglise de Saint-Dominique , le chœur est bordé de deux
rangs de stalles. Le rang supérieur appartient au quatorzième
siècle et est l'œuvre de Giovanni da Modena^ surnommé Baisi
ou Abaisi, dont les descendants furent aussi de remarquables
sculpteurs en bois. Les lignes sont simples et bien pondérées,
les ornements mis avec discrétion. Une élégante corniche do-
mine les gracieux détails. Ajoutons que le bois est très poli, et
que sa patine d'un brun foncé fait singulièrement valoir les
formes. Ce travail fut exécuté en 138 4 aux frais de Tomma-
sina de' Gruamonti, comme l'indiquent quelques vers en
caractères gothiques, non loin desquels est écrit le nom de
l'artiste. L'élégante sobriété du maître vous frappe surtout
quand on a vu les armoires en noyer qui garnissent les murs
de la grande sacristie, où les pilastres, les chapiteaux, les cor-
niches sont loin d'avoir la même pureté, et où l'on ne regarde
qu'avec une curiosité distraite les marqueteries représentant
les saints et les saintes de l'Ordre de Saint-Dominique, pro-
duits d'une époque de décadence.
556 L'ART FERRARAIS.
Dans les premières années du quinzième siècle, Tommaso
da Bnisio, fils de Giovanni, exécuta les boiseries qui ornaient
autrefois le chœur de l'église dei Servi et celui de l'église de
Saint-François : il fut aidé par ses propres fils Arduino et
Alberto.
Sans faire des œuvres aussi importantes, Cristoforo da Fer-
rara acquit un renom qui dépassa les limites de sa ville natale.
Il semble avoir excellé surtout dans les encadrements de
tableaux, encadrements composés avec art et traités avec une
rare délicatesse, dont il existe encore quelques spécimens,
pourvus de sa signature (1).
Il y a environ trente-six ans, dans la cathédrale de Ceneda,
le couronnement de la Vierge où Giacomello del Fiore intro-
duisit cent quarante-cinq figures, était entouré de colonnettes
et d'ornementations aussi fines que riches dans le goût de la
Renaissance. Ces gracieuses boiseries étaient dorées, et l'on y
lisait : « 1438 a di \0 frever Christofalo da Ferrara intajo. "
Le tableau de Giacomello ayant été transporté du maitre-
autel dans une des chapelles, en 1830, on fut obligé d'enlever
le cadre, qui fut relégué dans un coin et bientôt détruit.
A Padoue, l'église de Saint-François possédait jadis, dans
une petite salle près du chœur, un tableau à quatre comparti-
ments peint par Antonio da Murano et Zoane Alemanus, et
représentant la Crèche, saint Joseph au milieu d'un beau pay-
sage et deux autres saints. Les compartiments de ce tableau
étaient séparés par de beaux ornements sculptés dont l'auteur
avait écrit dans le bas du cadre : « MCCCCXLVII, Christo-
falo da Ferrara intajo. ••■>
On ne sait pas non plus ce qu'est devenu le cadre, sculpté
par Cristoforo da Ferrara en I4i6 et mentionné par Fran-
cesco Sansovino, qui faisait valoir un tableau de Vivarini à
San Cosimo délia Giudecca, près de Venise.
Mais on peut toujours admirer le cadre simple et élégant du
tableau de Zuan et Antonio Vivarini que possède l'église de
(1) Michèle Caffi, Giacomello del Fiore, pilture veneziano del serolo XV ,
dans YArchivio storico italiano, quatrième série, luine VI, année 1880, p. 402.
LIVRE TROISIEME. 557
San Pantaleone à Venise. Ce cadre, exécuté en 1 444, porte les
mots suivants : « Crisioforo da Ferrara intajo. »
Enfin, c'est au même artiste qu'est dû le grandiose et ma-
gnifique cadre, ou plutôt le monument doré qui accompagne
le tableau d'Antonio et Bartolomeo Vivarini, de 1 450, dans la
Pinacothèque de Bologne (n" 205, p. 20 du catalogue). Certaines
parties sont à jour et se détachent sur un fond bleu.
Parmi les sculpteurs en bois travaillant à Ferrare dans la
première moitié du quinzième siècle , Agostino dalle Nevole
occupe une place plus importante. Gomme Giovanni et Tom-
maso da Baisio, il était de Modène. En 1423, il fixa son domi-
'"ile à Ferrare, où il transporta ses meubles et ses outils sans
avoir à payer aucune taxe. C'est lui qui construisit entière-
ment le chœur de l'église de Belfiore. Il mourut en 1440.
A la même époque appartiennent trois sculpteurs en bois
qui n'étaient pas, dit-on, sans mérite. Guido Castellano (1441-
1449) acheva le chœur de l'église de Belfiore, fit des taber-
nacles, des candélabres et des cadres. Pantaleone da Ci^etna
(1441-1443) sculpta des étuis de cithare et des consoles desti-
nées à porter des cierges. Marco da Trigolo est vanté, en 1447,
comme un artiste distingué.
Mais Arduino da Baisio, fils de Tommaso, dépassa de beau-
coup tous ceux que nous avons nommés et fut même un des
maîtres les plus célèbres de la haute Italie. C'est à lui qu'en
1420 Palla Strozzi commanda les onze stalles en noyer sculpté
et les marqueteries dont il voulait doter le chœur de la sacris-
tie dans l'église de Santa Trinità à Florence, et l'on convint
que le prix serait fixé par Lorenzo Ghiberti et par Cola di
Nicolo Spinelîi, tous deux orfèvres. Entre 143 4 et 1435,
Arduino s'occupe à construire un cabinet pour Lionel, puis il
se rend à iNIodène, où il est inscrit dans la compagnia dei Bat-
tutti^ et passe ensuite à Mantoue. En 1440, il entre au service
de Lionel, moyennant vingt lire niarchesine par mois, entre-
prend, en 1441, des armoires à jour dans la sacristie de
l'église de Belfiore, fait un pupitre et divers autres objets
pour la même église. Les cabinets de Lionel à Belriguardo et
558 L'ART FERUARAIS.
à Belfiore l'occupent également. Très estimé à la cour, il est,
dans les livres de comptes, qualifié de « maestro di legname suh-
tilissivuts ac nohilissimus » , àe ^ faher lignaminis prestantissimiis
et eximius " . Outre son frère Albert, il eut comme aide à partir
de 1442 son élève Biagio da Bologna. Enfin, dans l'exécution
des boiseries sculptées et des marqueteries du cabinet de
Lionel au château de Belfiore, il eut pour collaborateurs les
frères Lorenzo et Cristoforo Canozzi da Lendinara, qui y furent
occupés de 1449 à 1453, préludant ainsi à leurs œuvres les
plus vantées. Dans plusieurs documents relatifs au cabinet de
Belfiore, Lorenzo et Cristoforo Canozzi sont nommés à part.
Ils étaient fils d'Andréa diNascimbene, menuisier [marangone]
et citoyen de Ferrare. Andréa avait travaillé, en 1435, dans
le palais des Este à Venise. En 1436, il implora du marquis
Nicolas III la permission de se transporter avec ses outils à
Lendinara et d'y emmener sa famille; mais il ne fléchit son
souverain qu'en s'engageant à ne pas quitter Ferrare pour
toujours (1).
Sous le règne de Borso, on retrouve, achevant d'orner le
fameux cabinet de Belfiore, les artistes que Lionel y avait
employés, et, vers 1450, ils sont assistés de Bartolomeo di
Niccolo Giovanni, de Giovanni de Alemagyia, de Giorgio et de
Giustino, Allemands aussi. Mais une fois ces travaux achevés,
presque tous les maîtres qui y avaient pris part se dispersent
peu à peu, le nouveau souverain ne leur confiant aucune
entreprise digne de leur mérite. Après avoir exécuté, en 1457,
avec l'Allemand Léonard, une caisse en marqueterie dont
Borso voulait faire cadeau à Galéas Sforza, Cristoforo et Lo-
renzo Canozzi regagnent Lendinara, où ils étaient nés (2).
(1) Tous les détails qui précèdent sont empruntés à M. Ad. Ventlri, I pri-
mordi, etc. — Voyez aussi Michèle Gaffi, Dei Canozzi o Genesini lendinaiesi
maestri di legname del secolo XV celebratissimi. Lendinara, Buffetti, 1878.
(2) Quand ils furent sur le point de quitter Ferrare, le duc écrivit à ses fatlori
geneiali pour faire payer les deux artistes, et, couiine on tardait à leur remettre
tout ce qui leur était dû, il intervint une seconde fois avec insistance : « Desidc-
riisi elle siano satisfati, ve dicemo che se vol havete dinarj in mane faciale subito
de darc dicte L. 50 de m. a. a dicti de Lendenara. Se non havite dinarj fate de
contentarlj delj piinij che se scliuda. »
LIVRE TROISIEME. 559
A peine Léonard a-t-il, de son côté, fait quelques beaux (fe^cA/,
ainsi qu'une caisse en marqueterie destinée par le duc au roi
d'Aragon, qu'il disparaît de la cour. Biagio da Bologna et son
compatriote Simone s'éloignent également. Il n'est plus ques-
tion de Cristoforo da Ferrara ni d Alberto Baisio. Quant à
Arduino, il mourut probablement vers 1 455.
Les artistes ne manquent pourtant pas autour de Borso,
mais ils ne sauraient soutenir la comparaison avec leurs prédé-
cesseurs, et leurs œuvres n'ont, du reste, qu'une importance
secondaire. Giustino, qualifié tantôt d'Allemand, tantôt de
Flamand^ orne de ses marqueteries plusieurs caisses, travaille
dans la chapelle de la cour, et fait un autel portatif à l'occa-
sion du voyage de Borso à Rome, tandis que, pour le même
voyage, Pellegrino degli Erri fournit des caisses pourvues de
marqueteries. Giustino a pour aide maître Stefano, qui, en
1469, couvre de marqueteries, pour Albert d Este, une grande
caisse en noyer. Les marqueteries d'une crédence pour Teo-
filo Galcagnini sont dues à un certain Cornélius de Flandre
(1464), et c'est à Giorgio Greco que Galcagnini commande un
coffre avec des incrustations d'ivoire. Michèle Greco, Giovanni
de Venise et Antonio Tortelletto font des travaux du même
genre. Souvent les caisses en bois passaient des mains du
sculpteur dans celles du peintre, qui les dorait, y peignait des
figures, y adaptait des reliefs en pâte odoriférante (1).
Antonio di Niccolo de Florence était probablement supérieur
aux artistes que nous venons de citer. Pour avoir sculpté les
figures en bois de Dieu le Père et de deux anges, il toucha, en
vertu d'un traité passé le 20 mars 1451, trois ducats d'or et
quarante-huit sous. Cicognara (2) a confondu Antonio di Nic-
colo avec Niccolo del Cavallo.
Si nous nous transportons dans la cathédrale, nous nous
trouvons en présence d une œuvre appartenant à la plus belle
(i) C'est encoi-e ;i M. Venturi que nous eiiipruutuns tous ces rcnseignciiicats.
[L'aite a Ferrara nel periodo di Borso d'Esle, dans In. Jiivista storicn italiana,
anno II, ottobre-cliceniljie 1885, fasticolo IV, p. 735-736.)
(2) Storia délia scullura, t. II, p. 196.
ÔGO L'ART FERRAUAIS.
époque de Tart (1). Après avoir fait ajouter à Tédifice une
vaste abside par Biagio Rossetti en 1 498, le duc Hercule I"
voulut orner le chœur de stalles sculptées et enrichies de mar-
queteries. D'après une lettre qu'il écrivit à son intendant
général, Teodosio Brusa, on voit qu elles furent probablement
commencées en 1502; mais les travaux n'avancèrent pas vite,
Brusa négligeant, malgré les ordres réitérés de son maître, de
faire aux artistes les payements convenus. La mort d'Her-
cule I", en 1505, fut une nouvelle cause de retard et de
ralentissement. Tout finit même par rester en suspens, car le
chapitre de la cathédrale dut renouveler le contrat (10 no-
vembre 15 19) avec Bernard iîio Canozzio da Lendmara, Pietro
Rizzardo et Angelo Discaccia de Crémone, qui furent assistés
par Daniele Canozzio , fils de Bernardino, et par Basiiano
Rigone. Le plus célèbre de ces artistes est Bernardino, qui est
appelé tantôt Bernardino da Lendinara, tantôt Bernardino da
Venezia, peut-être parce qu'il parlait le dialecte vénitien, en
usage à Lendinara. Il eut pour père Cristoforo Canozzio ou
Genesino(2) et pour oncle Lorenzo, qui avait exécuté, vers 1465,
les élégantes marqueteries qu'on admire dans le chœur de la ca-
thédrale de Modène(3). Lui-même avait déjà laissé à Parme des
témoignages de son talent (1-494). Cette ville, comme Modène,
lui avait accordé le droit de citoyen. En 1487, il épousa, à
Modène, Caterina dell'Abate, fille d'un artiste distingué, et il
mourut, non en 1507, comme le dit L.-N. Cittadella, mais, en
1520, dans un âge avancé. Quant à Pietro Rizzardo ou Ric-
cardo, appelé aussi Pietro dalle Lanze, il était né à Massa,
mais il devint citoyen de Ferrare; le nom dalle Lanze était
probablement le nom de sa famille.
Il y a dans le chœur de la cathédrale trois rangs de stalles :
(1) L.-N. Cittadella, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 58, et t. II, p. 76.
— BoBGUi, SuUa scuola modenese di tarsia, dans les Atti e Memorie délie depu-
tazioni di storia patria per le provincie Modi-nesi et Parmensi. (Modena, Vin-
cenzi, 1870.) — Mirhele Caffi, Le tarsie e gli intagli in legno nel coro délia
cattediale di Ferra/a, dans VAtchivio storiio loinba?do, anno IV, fasc. III,
30 scpteinlire 1877.
(2) La mère de Bernardino, née à Bergaïuc, s'appelait Giovannina Schirsaria.
(3) Michèle Caffi, Dei Canozzi, etc.
LIVRE TROISIEME. 561
le rang supérieur en possède cinquante-six, celui du milieu
quarante-deux et le rang inférieur trente-quatre, ce qui porte
à cent trente-deux le nombre total des sièges. Dans le rang
supérieur, chaque stalle est séparée de sa voisine par une
colonnette cannelée à chapiteau corinthien. Au-dessus des
colonnettes règne une frise qui présente des dessins blancs sur
fond brun et qui est dominée par des coquilles. Le dossier des
stalles se compose de panneaux avec des marqueteries d'une
exécution fort remarquable et d'un goût très pur. En général,
les marqueteries du rang supérieur représentent des édifices en
perspective, tandis que celles des autres rangs nous montrent
des figures géométriques et des objets isolés. En divers en-
droits apparaît le diamant qu'Hercule I" avait choisi comme
emblème; la grenade d'Alphonse I" décore la troisième stalle
à droite dans le rang inférieur. Malheureusement, ces mar-
queteries, qui, au temps de Scalabrini, c'est-à-dire il y a près
d'un siècle, commençaient à tomber en ruine, sont dans un
état déplorable : non seulement il manque de nombreux frag-
ments, mais plusieurs panneaux ont tout à fait perdu leur
revêtement. On peut cependant admirer encore — ici des por-
tiques, des loggias, un palais avec des escaliers grandioses, de
très beaux monuments avec des arcades, une façade d'église,
des constructions crénelées, — là une croix, une mitre, un
vase aux gracieux contours, une cithare, une cassolette à en-
cens, un reliquaire en forme de bras, une viole, une boîte
contenant des pinceaux, un oiseau dans une cage (allusion aux
passions humaines que dompte l'abnégation religieuse). Mais
ce qui offre un intérêt particulier, c'est le château ducal, ainsi
que l'ancienne cour du château avec l'escalier abrité par une
couverture en plomb qu'Hercule I" fit construire en I 48 1 , et
qui existe toujours. Les sculptures du rang supérieur étaient
autrefois rehaussées par des dorures que Baldassare dalla Viola
et Albertino dalla Mirandola avaient été chargés de poser. Il est
à observer que, dans les boiseries dont nous nous occupons,
le mérite de la partie architectonique n'égale pas celui des
ornementations : c'est que Bernardino Canozzio, en abordant
I- 36
562 L'ART FERRARAIS.
les détails d'architecture, entrait dans un domaine qui lui était
moins familier. On doit, en outre, remarquer que Texécution
des sculptures n'est pas partout aussi soignée et trahit des
mains différentes. De plus, à l'imperfection de certaines
stalles dans le rang inférieur, il est aisé d'apercevoir que Pie-
tro Riccardo ne mena pas à fin l'entreprise. Le travail fut
achevé en 1525. Il avait coûté 2,7 71 //?e 8 soldi et 2 denain.
Au fond du chœur s'élève le trône épiscopal, commencé le
12 août 1531 par ordre de la fabrique et mis en place le
15 août 1534. Les sculptures abondantes qu'on y remarque
sont d'une rare finesse. Cet édicule est orné de deux colonnes
sur lesquelles circulent d'élégants rinceaux et qui sont pour-
vues cle chapiteaux corinthiens ; elles ont pour support une
base élevée où l'on voit des sphinx, des cygnes et des enfants
sculptés avec une exquise délicatesse. Au-dessus des colonnes
se trouve une voûte abritant un bas-relief qui représente
saint Georges à cheval en présence du dragon qu il terrasse.
Dans l'architrave, parmi les ornementations entremêlées d'en-
fants, on distingue les traces de l'écusson ducal. Derrière les
colonnes, deux pilastres sont adossés au mur : de beaux enfants
s'y ébattent au milieu d'arabesques dont le style rappelle celui
de Raphaël. Ces pilastres encadrent une marqueterie qui met
devant nos yeux l'intérieur d'un édifice. Une frise très riche
s'étend au-dessus des pilastres. Plusieurs inscriptions méritent
d'être notées. Sur la base de la colonne de gauche est tracée
incorrectement cette sentence tristement vraie : Omia per
peclïunia fada sotuit , tandis que la base de la colonne de
droite porte ces mots : Omnium est enim artifex, omnem hahens
viriutem. Sur le pilastre de gauche, les lettres v. s. o. d. signi-
fient peut-être : t'oto soluto opiis dedicatum , et les lettres
5. p. q. r. V., placées au-dessous, peuvent être traduites ainsi :
senatus populique romani votum, ce qui donne à penser que les
sculpteurs se seront servis de dessins exécutés en vue d'un
autre travail par quelque artiste romain (1). Sur le pilastre de
(1) Ces interprétations sont celles de M. Mithele Cafti.
LIVRE TROISIEME. 563
droite se trouve cette recommandation, souvent utile en pareil
lieu : Silentimn hahete omnes. Le siège épiscopal de la cathé-
drale a eu pour auteurs Lodovico da Brescia et Luchino, dont
on ne connaît aucun autre ouvrage. Lodovico, fils d'un certain
Bartolommeo, appartenait à la famille des Nozzi, originaire
peut-être de Nossa, petit pays dans la province de Bergame,
près d'un torrent appelé aussi Nossa . Quant à Luchino ,
L.-N. Gittadella croit qu'il faut reconnaître en lui Angelo
Luchino de' Bonati da Parma, dit le Bianchino, élève des
Ganozii(l) ; mais M. Michèle Caffi le caractérise par ces mots :
francese, cavalleggiero ducale.
Dans V église de Saint-Christophe ou église des Chartreux, les
stalles du chœur sont aussi pourvues de belles marqueteries
presque en ruine. On y distingue également des édifices en
perspective, des monuments crénelés, des églises avec flèches
et clochers, des cages, des vases de fruits. Elles se trouvaient
autrefois à Sant' Andréa (2). Pietro Rizzay^di dalle Lajize en est
l'auteur (3).
Il y a, en outre, dans la sacristie, d'intéressantes boiseries,
avec de petits pilastres cannelés, et la première chapelle à
gauche dans l'église possède un grand ciborium, orné de mar-
queteries, primitivement placé sur le maître-autel ; mais ce
monument est lourd et d'une forme peu agréable. Annibal
Carrache l'avait décoré d'une Cène, et Augustin Carrache y
avait représenté les Hébreux recueillant la manne dans le
désert, peintures sur cuivre qui ont été transportées à la
Pinacothèque (n"' 36 et 37).
A ce ciborium, nous prêterons le reliquaire en bois qu'on
(1) Guida pel forestière in Ferrara, p. 48.
(2) C'est peul-ètre aussi, dit-on, à Pietro dalle Lanzc, né à Massa, que sont
dues les soixante-huit stalles qui ornent le chœur dans Yéglise de Saint- Antoine
abbé in Polesine, invisilile au puhlic. Ces stalles sont accompagnées de colon-
nettes en spirale, que surmontent des feuillages trahissant le style lond)ard. Elles
sont beaucoup moins belles que celles qui appartiennent à l'église de Saint-Domi-
nique et à l'église des Chartreux. (G. Scutellaki, // coro délia cliiesa di S. Anto-
nio in Polesine, dans V Arte e storia du 10 mars 1889.)
(3) Dans le chœur de Sant' Andréa, il existe encore des stalles, maiselUs sont
en fort mauvais état.
564 L'ART FERRARAIS.
voit dans la chapelle du Saint-Sang à Santa Maria in Vado :
il est distingué de forme et bien exécuté.
Les dernières œuvres que nous ayons à mentionner se trou-
vent dans l'église de Saint-Benoît : ce sont les stalles du chœur.
Elles sont disposées sur deux rangs (1) et furent exécutées
en 1555 par Nicolaus Sciovinus, de Paris, qui reçut dix écus
d'or en or pour chacune des stalles du rang supérieur et la
stalle correspondante du rang inférieur. Les stalles sont sépa-
rées les unes des autres par des colonnettes cannelées d'ordre
ionique.
(1) Il y en a vin^jt-cinq clans le rang supérieur, dix-huit dans le rang inférieur.
CHAPITRE III
L'ORFÈVRERIE (i).
Quoique fort en faveur à Ferrare, l'art de l'orfèvrerie ne
fut guère pratiqué par des Ferrarais : ceux que l'on cite sont
en petit nombre et ne parvinrent pas à une grande renommée.
C'est de Milan surtout que vinrent les orfèvres, « ces miniatu-
ristes de la sculpture » . Quant aux joailliers, ils furent pour la
plupart originaires de Venise.
Les premiers artistes que mentionne L.-N. Cittadella sont
Alessandro da Par ma et son fils, qui travaillaient en 1410.
Mais la cathédrale de Ferrare possède un objet remontant à
un temps plus ancien : le bras de saint Georges, soutenu par
un motif d'architecture, porte la date de 1388 (2),
A l'époque de Parisina, femme de Nicolas III, on trouve
installés à Ferrare deux orfèvres lombards, Daniele da Gin-
sanno et Gahriele da Cantorio ou da Cantu. En 1422, Daniele
fit une serrure avec une chaînette en cuivre doré pour l'étui
en cuir d'une harpe appartenant à Parisina, et il exécuta sur
l'ordre de Nicolas III, en I 423, des colliers pour les chiens de
chasse et des magliette d'argento pour les faucons de ce prince.
Quant à Gabriele, il fit en l'honneur de la marquise et de ses
filles des coquetiers et des salières d'argent, des bijoux, des
harnais, des boites émaillées. De 142 4 à 1434, il ne cessa pas
(1) C'est aux publications suivantes de M. Venturi que nous empruntons la
plupart des rensei{;neuients contenus dans ce chapitre : l prlmordi del rinasci-
mento artistico a Ferrara. — L'aite a Ferrara nel periodo di Borso d'Esté. —
Relazioni artistiche tra le corti di Milano e Ferrara nel secolo XV.
(2) Il a été refait partiellement en 1499 par Zemignan de Buzon et par maitre
Francesco,
566 L'ART FERRARAIS.
d'être au service de la cour, fournissant de l'argent aux bro-
deurs de ses patrons et se chargeant d'acheter à Milan les
objets souhaités par le souverain de Ferrare. A partir de 1437,
on ne rencontre plus le nom de Gabriele dans les livres de
comptes. Antonio, son neveu, tenait boutique à Milan et tra-
vailla aussi pour la maison d'Esté. Vers le même temps,
Andréa, joaillier vénitien, vendit au marquis \\n fermaglio qui
lui fut payé douze cents ducats.
Nicolas III confia à Galeotto delV Assassino, parent de Stella,
mère de Lionel, le soin de régler les travaux à la cour, de les
estimer et de veiller sur les objets acquis. Galeotto était lui-
même orfèvre, mais il abandonna son art et fut élevé à la
dignité de camerlingo. Francesco deW Assassino, qui était peut-
être son fils, exécuta en I 434 des sceaux d'argent.
Plusieurs orfèvres furent alors occupés par quelques églises
de Ferrare. M" Jacopo fit des encensoirs en 1424 ; JSicholaus de
Faventia fit des objets émaillés en 1429.
Pendant les dernières années du règne de Nicolas III et
durant le règne de Lionel, le goût du luxe se développa rapi-
dement. Ce n'étaient pas seulement les souverains de Ferrare
qui recherchaient les délicats et riches ouvrages des orfèvres
et des joailliers, c'étaient encore les gentilshommes et les dames
de distinction. Pour satisfaire à la multiplicité des com-
mandes, les artistes affluèrent à Ferrare.
Parmi eux on trouve Bartolonimeo Sperandio dei Savelli, de
Rome, le père de l'illustre médailleur Sperandio. En 1437,
au plus tard, il quitta Mantoue, où il s'était installé, pour
venir à Ferrare. Nicolas III d'Esté lui dut trois grands sceaux
et deux petits. Cité devant les consuls des marchands à Man-
toue, il ne comparut point, ce qui ne l'empêcha pas d'obtenir
gain de cause auprès de ses juges. En 1451, il était encore
à Ferrare et fit pour le podestat une licorne en argent, em-
blème de Borso. Il n'est jamais qualifié que d'orfèvre par ses
contemporains (1).
(1) Ad. Venturi, Sperandio da Mantova, dans VArchivio storico deW arte,
octobre 1888, p. 385-386.
LIVTvE TROISIÈME. 567
Au nombre des orfèvres figurent aussi Corrado Cagnoli, de
Cortone (1433), Jacopo Maffeo, peut-être originaire de Plai-
sance (1438-1449), Balduino di Carlo, de Paris, qui fit des
tasses (1438-1441), Pietro dalle Guaine di San Romano (1441),
Bartolommeo da Bologna (1443), Antonio Mazone (1444), Ludo-
vico da Folirjno, qui fit des flacons émaillés (1445 et suiv.), Bar-
tolomeo da Imola (1446), Cabrino et Giovanni da Cremona.
Les principaux joailliers dont les noms nous ont été transmis
sont Giovanni, qui vendit des perles (1434-143G), Prospero,
qui adapta un rubis à un bijou, Domenico Fabiano (1446),
Nicolo Nani, qui livra un cadenas d'or enrichi de diamants, de
rubis et de perles, puis une agrafe en forme de choux avec
diamants et rubis, ainsi que des sceaux d'argent (1443-1447),
et Jacomello (1448), dont la renommée surpassa celle de ses
confrères. Tous ces joailliers étaient de Venise. Une des œuvres
les plus remarquables entre celles qui furent exécutées à
l'époque de Lionel fut une croix avec un Christ en or ; sur
cette croix, ornée de camées représentant Dieu le Père et deux
anges avec des rubis sur le front, on voyait vingt-quatre rubis,
onze saphirs , soixante-dix-neuf grosses perles, sans compter
les ornements d'or et d'argent ; le tout avait coûté onze cent
soixante ducats (1).
Les orfèvres formèrent de bonne heure une corporation à
Ferrare(2). Dès 1371, ils avaient leurs statuts, et, en 1391, ils
se portèrent avec les autres corporations au-devant d'Albert
d'Esté, qui revenait de Rome en costume de pèlerin. En 1444,
la corporation des orfèvres offrit un casque en argent doré au
vainqueur dans un tournoi. Ses statuts furent modifiés en
1476, approuvés par Hercule I" et confirmés par Alphonse II
en 1567 (3).
(1) Ad. Venturi, / primordi ciel rinascimento artistico a Ferraia, p. 36. —
L.-N. Cittatlella cite entre les dates de 1347 et de 1583 un j;rand nombre d'or-
fèvres dont nous nous abstenons de transcrire les noms. {^Sotizie relative a Fer-
rara, t. I, p. 683-694.)
(2) Les orfèvres et les taillandiers ne formaient qu'une seule corporation. On
ne sait à quelle époque les premiers purent se séparer des seconds.
(3) Voyez l'article de M. Auguste Drofjhclti sur l'éjjlise de San Giulano dans
VArte e storia, n" 24 de 1895, p. 187.
568 L'ART F EUR AR AI S.
Jusqu'à présent nous n'avons pas nommé l'orfèvre qui tra-
vailla le plus pour la cour de Ferrare et qui fut le plus en
renom. Cet orfèvre était Amadio da Milano di Antonio, célèbre
aussi comme médailleur. On Ta confondu à tort avec Gio. An-
tonio Amadeo ou Omodeo, sculpteur et architecte milanais, né
seulement en 1447. Aucun orfèvre ne fournit une aussi longue
carrière et n'exécuta autant de travaux à Ferrare qu' Amadio.
Il fut citoyen de Ferrare. Depuis 1437 jusqu'en 148:2, on ren-
contre plusieurs fois son nom chaque année dans les registres
de la maison d'Esté, et l'on sait qu'à l'exemple des princes et
des princesses, il n'y avait point de personnage occupant une
situation élevée qui ne cherchât à posséder quelque ouvrage
de lui. Folco di Villafora, favori de Lionel, et Teofilo Calca-
gnini, favori de Borso, utilisèrent ses talents.
Sous le règne de Lionel, les livres de dépenses mention-
nent, entre autres objets dus à Amadio, des tasses d'or et d'ar-
gent, des coquetiers, un bassin au milieu duquel un émail
représentait les armes du marquis, des bagues ornées de dia-
mants, de perles et de rubis, des anneaux, des chaînes, des
boucles, des flacons, des roses en argent émaillé de bleu, des-
tinées à être mises sur un habit, des bijoux pour la coiffure de
Béatrice, sœur de Lionel, un encrier, des laisses d'épervier,
des ornements en cuir doré pour une selle, des ornements
devant accompagner la reliure de bibles, de missels, de bré-
viaires ou de livres profanes, par exemple d'un ouvrage com-
posé par Fazio degli Uberti, un cachet pour Orsina Rangoni,
des sceaux sur lesquels étaient gravés les emblèmes de Lionel,
tels que l'échiquier et l'aigle, un cadre émaillé, un calice et
une patène pour la chapelle de la cour, un petit navire avec
les figures de la Vierge et d'un ange pour la chapelle de Bel-
fiore (1442), des targes émaillées, avec un loup-cervier sur un
coussin rouge, deux boucliers avec l'emblème de l'échiquier,
donnés aux hérauts du duc de Bourgogne qui étaient venus
inviter les Ferrarais à une lutte entre preux chevaliers, une
sorte de casque offert par Lionel à Giacomo de' Tolomei,
podestat de Ferrare, coiffure sur le devant de laquelle un dia-
LIVRE TROISIEME. 569
niant brillait au-dessus d'une marguerite, emblème du mar-
quis (1448). Amadio fut également chargé de dorer un chapi-
teau pour la fontaine de la cour. En 1450, le charpentier Piero
di Roncogallo construisit pour lui une boutique par ordre du
seigneur de Ferrare (1).
Pendant le règne de Borso , Amadio ne fut pas moins
occupé. Pour le jurisconsulte Gambilione d'Arezzo, il fît six
tasses et un plat d'argent. Par ordre du duc, qui, en 1452, lui
donna un habit de drap ejiis coloris quani elegerit, il exécuta
des ornements destinés au fameux cabinet de Belfiore (1455),
ainsi que des harnais et des services de table. Rinaldo d'Esté,
abbé commendataire de Pomposa, reçut des mains de l'habile
orfèvre un sceau sur lequel celui-ci avait gravé Jésus accueil-
lant la Vierge dans le ciel au milieu des anges, tandis qu'un
évéque implorait à genoux le Rédempteur. Un autre sceau,
où l'on voyait un évéque aux pieds de saint Pierre, fut livré à
Gurone, abbé de Nonantola. En 1453 fut achevé un grand
émail aux armes de Borso ; cet émail devait orner la plaque
portée par les fifres du duc sur leur poitrine. Un autre émail
représentant l'aigle des Este surmonté d'une couronne ou
brillait un rubis fut donné au comte Stefano da Segna pour
décorer un casque. Borso, de son côté, se glorifia de porter un
collier d or dont Amadio était l'auteur ; ce collier pesait neuf
onces, et les emblèmes du duc y étaient émaillés d'azur et de
vert. Trois vases provenant de la même boutique avaient pour
décoration des feuillages et les emblèmes du prince régnant;
les anses se composaient de dragons ailés ; la licorne et le
paraduro dominaient les couvercles. En 1464, diverses pièces
d'argenterie prirent place dans des églises, et Borso fit cadeau
à Teofilo Calcagnini, pour la chapelle de celui-ci à Benve-
gnante, d'un calice en argent doré et émaillé. On pourrait
encore citer des coins pour les reliures, des flèches pour les
horloges, sans compter une foule d'autres objets, qu'il serait
trop long d'énumérer. Amadio fut, en outre, le fournisseur
(1) Un oifcvie noininô jSicalà Adiii travailla aussi puur les piinccs il'Esle
en 1447.
570 L'ART FERRARAIS.
attitré de l'argent et de Tor filés qu'employaient les brodeurs.
En 1452, il avait comme aide Alberto de li Beltrandi da Pavia.
Durant la période de Borso, Amadio ne fut pas le seul orfè-
vre milanais qui trouva de l'occupation dans la ville de Fer-
rare. Pieiro Martignon ou Artigno7ie, qui livra des nielles en
1 46 4 à la femme de Scipion d'Esté et qui fut inscrit en 1 47 4
dans la corporation des orfèvres de Ferrare, était originaire
aussi de Milan (1). Il en est de même de Zoane dal Chorno.
Enfin, Gabricle da Milano fut l'auteur des ornements en argent
d une ceinture pour Teofilo Calcagnini.
Venise ne fut pas sans fournir aux amateurs de l'orfèvrerie
un contingent d'artistes. Les uns, comme Filippo, Michèle,
Giov. Andréa, Lorenzo et Antonello di Giacomo, se fixèrent à
Ferrare. Les autres, comme Zorzo Allegretto, envoyèrent de
leur ville natale les produits de leur art. Zorzo, en effet, vendit
au duc un bassin d'argent, qui fut donné à Teofilo Calcagnini.
Par ordre de Borso, Gherardo di Andréa da Vicenza envoya à
Venise un dessin pour servir de modèle à un orfèvre qui
devait faire deux grands hoccali d'argent.
En même temps, les Vénitiens continuèrent à posséder le
monopole de la joaillerie. Le duc acheta de Matteo Fiore un
rubis et un diamant (1467). Lorenzo et les frères de Zorzo di
Niccolô vendirent à Borso des bijoux pour une somme de trois
mille deux cents ducats d'or, et Francesco di messer Aloise pro-
cura au même client, moyennant douze mille ducats, un dia-
mant hors ligne (1455), celui peut-être que le souverain de
Ferrare avait coutume d'attacher sur son épaule ou sur son
béret.
Outre Milan et Venise, plusieurs des villes de l'Italie four-
nirent à Borso des orfèvres et des joailliers. M. Venturi cite
Jacopo da Cavalletto da Verona, qui fit une boîte ornée d'un
médaillon de saint Louis (1450); Alessandro de' Baldoini da
(1) Il ne doit pas être confondu avec Pietro, fils d'Aïuadio. — C'est peut-être
Pietro Artignone qui, sous le nom de Pietro da Milano, vendit en 1477, moyen-
nant trois cents ducats d'or, un miroir au duc Hercule I" d'Esté. (x\d. Ventcrt,
article dans la Rivisln storica italiana, année IV (1887), fasc. III, p. 593.)
LIVRE TROISIEME. 571
Parma, citoyen de Ferrare (1452) ; Giovaiini da Creniona, qui
grava un sceau pour l'office des Douze Sages (1458) ; Lorenzo
\ersaglia da Modena, auteur d'ornements pour deux armures
que le duc envoya comme cadeaux au roi de Bosnie (1459);
Lodovico da Foligno, qui donna à Borso une médaille du mar-
quis Lionel (1464), et qui, six années auparavant, avait encouru
une condamnation parce qu'il avait doré des objets en cuivre
avec une intention frauduleuse et monté dans de l'or pur des
diamants faux (1) ; Damiano delPolesine di Sant' Antonio (1462);
Jacopo da Fondi, qui s'employa à décorer des harnais pour le
cheval du duc (1464) ; Cristoforo da Mantova (1466); Francesco
d' Arqua (1467); Antonio d'Albarea, qui, avec Frayicesco Fiixaro ,
travailla en 1466 pour Blanche d'Esté (2) ; Fi^anc/nno da Cre-
mona (1468); Zohane Jacopo da Piacenza, qui broda un vête-
ment pour Albert d'Esté ; JSiccolo délia Mirandola , qui fournit
des clous en cuivre pour des rênes de cheval (1471); Barto-
lomnieo Sperandio da Mantova, dont nous avons déjà signalé la
présence à Ferrare sous le règne de Lionel (p. 566), et qui,
en 1451 , exécuta une licorne d'argent pour le podestat ; enfin,
un autre Sperandio, également originaire de Mantoue, qui
loua une maison à Ferrare en 1467 et qui, à partir du 12 mars
1468, devint un des salariés de la cour. D'après M. Venturi,
cet orfèvre est probablement le même personnage que le mé-
dailleur du même nom.
A côté des Italiens, un Écossais, Andréa del fu Frondosio,
et deux Allemands figurent sur les livres de dépenses de
Borso. Les deux Allemands s'appelaient Simone di Giacomo et
Giovanni (3). Le premier exécuta plusieurs pièces pour la
cathédrale, notamment le reliquaire en argent doré et émaillé
qui renferme le bras de saint Maurelio (4) et que l'on peut voir
encore; le second émailla trois bijoux d'or (1464). — Maître
(1) Nous reparlerons de lui dans le chapllre consacre aux médailles.
(2) Il Fece maicte, ancinelli, tremolanti ciargento. »
(3) L.-N. CiTTADELLA, Notizic relative a Ferrara, t. I, p. 79, 81.
(4) Ce reliquaire, comnicncé en 1455 et livré le 7 février 1456, coûta trois
cent cinquante-six lire et quatre soldi. Après 1470, le nom de Simone dispa-
rait.
572 L'ART FERRARxVIS.
Michèle t'tait Espagnol. Le 28 juin 1493, Isabelle d'Esté, mar-
quise de Mantoue, envoya à un certain Barono, demeurant à
Ferrare, un diamant qui devait être enchâssé par Michèle dans
une bague qu'elle voulait offrir à sa mère. Elle commanda au
même orfèvre, en l 494, une aiguillette d'or émaillëe, comme
celles qu'il lui avait déjà faites, et, en 1495, une paire de
ferrets d'or émaillés. Le 15 mai 1496, elle écrivit à messire
Francesco de Gastello qu'elle avait reçu un bijou avec trois
rubis et des diamants, une rosette de diamants et un diamant
en pointe très bien monté : « Nous louons, disait-elle, maître
Michèle de ses ouvrages. ■>■> Peu après, elle chargea Michèle
démailler un bracelet d'or ; elle le paya le 15 février 1497 et
lui commanda d'autres émaux. Par l'intermédiaire de Giro-
lamo Giglioli, elle le chargea plus tard d'autres travaux, et le
18 avril 150:2 Michèle réclama à la marquise le prix des bot-
tessele (Toro et des maiete d'oro smaltate exécutées sur son
ordre (1).
Quelques Ferrarais essayèrent de rivaliser avec les artistes
venus du dehors. Alberto de' Contrari travailla spécialement
pour Albert d Este, et disposa, par ordre de celui-ci, quatre
cent dix-huit rubis sur les broderies d'un vêtement de Galca-
gnini. Il fit une pendeloque destinée à un collier de Borso et
une autre pendeloque qui fut donnée par le duc au chevalier
Giacomo degli Ingrati. Le 3 juillet 1480, le marquis de Man-
toue envoya à Ferrare son orfèvre, Lodovico da Bologna, et
pria Alberto Contrario de montrer à celui-ci et de lui laisser
dessiner des colliers et des chaînes d or qu'il était en train de
faire pour le duc Hercule P' (2). — Novello de' Novelli , après
avoir pratiqué l'orfèvrerie, succéda, en 1466, à Tommaso di
Piva da Genova comme directeur de la Monnaie. — Il est
probable que Bastiano de' Sardi, créancier de Nicolas d Este
en 1470, était aussi Ferrarais. — Notons, en outre, Sigis-
(1) A. Beutolotti, Le arti minori alla cotte di Mantova, dans V Archivio sto-
rico lombai-do, année XV, fasc. II, 30 juin 1888, p. 288, et année XV% fasc. III,
p. 491.
(2) Un autre artiste nomme Alberto da Ferrava fut à la fois orfèvre et peintre.
Il sera question de lui plus loin, à propos de la peinture sous Hercule \".
LIVRE TROISIEME. 573
mondo Trotto, à qui Alphonse d'Esté fit faire, en 1498, deux
objets destinés à la marquise de Mantoue. Nous ne savons le
nom, ni de l'argentier du duc de Ferrare auquel Isabelle
d'Esté, par l'intermédiaire de Gigliolo, commanda des flam-
beaux en 1518, ni de l'orfèvre qui lui procura deux ampoules
d'argent, un calice et une patène.
Sur Ercole de Ferrare [Ercole de' Fi'deli), M. A. Berto-
lotti (1) et surtout M. Charles Yriarte (2) ont fourni des ren-
seignements assez étendus. Ercole, qu'on ne doit pas con-
fondre, comme l'avait fait d'abord M. Yriarte, avec Hercule de
Pesaro, orfèvre qui travailla au Vatican sous Jules II, était
originaire de Sesso , fraction de la commune de Reggio , et
appartenait à une famille israélite, àla famille de' Fideli. Venu
de bonne heure à Ferrare sous le nom de Salomone da Sesso,
il gagna par ses ouvrages d'orfèvrerie la faveur du duc Her-
cule I", se convertit au catholicisme, peut-être à l'instigation
de son puissant protecteur, et prit le nom d'Ercole. La femme
qu'il épousa s'appelait Eleonora. Il en eut trois fds : Alfonso,
Ercole et Ferrante, et trois filles, dont l'une s'appelait aussi
Eleonora : tous ces noms, portés dans la famille ducale, indi-
quent le prix que l'orfèvre attachait au patronage des Este et
la considération dont il jouissait auprès d'eux. Un autre fait le
prouve également : deux des enfants d'Ercole de' Fideli, Eleo-
nora et Alfonso, figurèrent dans le cortège donné à Lucrèce
Borgia quand elle se rendit de Rome à Ferrare pour épouser
Alphonse, fils d'Hercule l" (1502). Ercole de Ferrare associa
aux travaux exécutés dans son atelier Alfonso, puis Ferrante.
Le 25 novembre 1491, il était déjà au service du duc, et on le
désignait par ces mots : « Mastro Erchule da Seso orevesce. »
Jean François Gonzague lui écrivit le 8 février 1495, lui
(1) A. Rertolotti, Le arli tninoii alLi coite di Mantova, ilans VArcliivio sto-
rico lombardo , année XV, fasc. II, 30 juin 1888, p. 288. — Artisti in rela-
zione coi Gonzaija. Moilena, 1885, in-8", p. 87, 88, 90-91. — Le arli minori
alla corle di Mantova , dans V Aicliivio storico lombardo, année XV, fasc. III,
p. 492.
(2) Gazette archéologique 1888, p. 67-78, 130-142. — César Borgia, 2 vol.
in-8", 1889. — Autour des Borgia, in-4", 1891, p. 141 et suiv.
574 L'ART FERRARAIS.
imputant de fausses accusations contre les Juifs de Mantoue,
et révoqua un sauf-conduit accordé à lui et à ses collègues,
Q. B. Ippolito et Leone. Avec Isabelle d'Esté, femme de Jean-
François Gonzague, les rapports d'Ercole furent fréquents. Le
17 août 1501 , il expédia à la princesse des bracelets qu'il avait
commencés depuis le mois de janvier ; il s'excusa de son retard
en alléguant la délicatesse du travail. Très contente de ces
objets, la marquise de Mantoue témoigna sa satisfaction non
seulement à Ercole, mais à Alfofiso, fils d'Ercole, qui avait pris
part au travail, et leur commanda une douzaine de boutons
d'or.
En 1501, il s'agit d'autres bijoux. Dans une lettre écrite le
A octobre et signée « Seruus Hercules aurifex iiu'^'^ Z)' ducis Fer-
rarie » , l'artiste s'excuse de n'avoir pas tenu ses engagements,
« parce qu'il a dû satisfaire d'abord celui qui avait le droit de
lui commander (1) «. C'est seulement le 1 1 août 1505 qu'il
livre les objets promis, et, le 21 août, Isabelle écrit à Hieronino
Zilliolo ou Gigliolo, un de ses agents à Ferrare : « Nous avons
reçu votre lettre en même temps que les bracelets ; ils sont
tellement beaux et d'un travail si supérieur, que nous oublions
les retards de l'orfèvre ; nous louons beaucoup maître Ercole
et ses fils de l'œuvre si élégante sortie de leurs mains, et nous
vous louons vous-même de toute la diligence dont vous avez
fait preuve. Quant à notre illustrissime frère, vous lui rendrez
des grâces infinies; nous reconnaissons que c est à lui que nous
devons ces bijoux; sans lui, en effet, sans son autorité et le
parti qu'il avait pris de mettre l'artiste en prison dans le Cas-
tello, je crois que de sa vie Ercole n'aurait livré son œuvre (2) .
Quant au prix du travail qu'il demande, véritablement il ne
mérite pas un bolognino de moins que les vingt-cinq ducats.
Mais comme, il y a des années déjà, nous lui avons donné
d'avance vingt-cinq ducats pour nous faire des boutons d'or
(1) Du service d'Hercule 1" il avait passé à celui tl'AIphonse I". Alphonse I"
succéda à son père le 26 janvier 1505.
(2) « Dans une autre lettre à l'artiste, dit M. Yriarte, Isabelle le menace de le
faire enfermer dans le Batti-Ponte du Castello de Mantoue. s'il persiste à ne pas
livrer un travail commandé. »
LIVRE TROISIEME. 575
qu'il n a jamais exécutés, vous pourrez lui dire que l'un com-
pensera l'autre. Cependant, afin qu il reconnaisse à quel prix
nous estimons son travail et son talent, vous lui donnerez en
sus six ducats, plus deux autres pour le prix de l'or qu'il pré-
tend lui être dû, ce qui fera douze ducats (I). '>
On voit, par cette lettre, comment les princes d'alors obte-
naient satisfaction des artistes trop négligents. Leur argument
décisif était la prison. Isabelle d'Esté, malgré sa bienveillance
habituelle, ne le réprouvait pas et l'invoquait elle-même à
l'occasion. Personne plus qu'elle, cependant, ne prisait l'habi-
leté d'Ercole de Ferrare, à en juger parles commandes qu'elle
ne cessait de lui faire. Le 20 mai 1512, elle lui demanda un
couvercle d'or pour une boîte à parfums ; ne l'ayant pas
encore reçu en I51G, elle en avertit Gigliolo, qui, à la suite de
quelques pourparlers sans résultat, prononça, de son côté, le
mot de prison, puis se radoucit en constatant que l'ouvrage,
assez avancé déjà, serait d'une rare élégance. Le couvercle fut
livré le 16 août et satisfit pleinement la marquise, qui oublia
tousses griefs. En 1518, Ercole eut à faire pour Isabelle un
libretto etde nouveaux bracelets qu'il ne se pressa pas d'exécuter.
Il n'était pas seulement très bon orfèvre. Il grava aussi des
épées et des fourreaux en cuir repoussé, et il excellait telle-
ment dans ce genre de travail qu'on lui en commandait par-
tout en Italie et même en Allemagne. C'est à lui qu'est due la
fameuse épée de César Borgia qui se trouve à Rome dans la
f^imille des Gaëtani, chez le duc Onorato de Sermoneta, et dont
le fourreau appartient au Kensington Muséum. Dans VArmeria
de Turin, on peut voir trois lames courtes avec des nielles aux
armes d'Alphonse I", duc de Ferrare. Au Louvre se trouve
l'épée d'apparat faite pour Jean-François Gonzague , mari
d'Isabelle d'Esté (2). Il existe aussi une cinquedea (3) avec son
(1) Autour des Borgia, p. 200-201.
(2) La Vierge de la Victoire, par Mantcgiia, et une petite statue éaueslre,
dont Sperandio est peut-être l'auteur, forment, au Louvre, avec l'épée faite par
Ercole de' Fideli, un précieux ensendjle d'ouvrajjes rappelant le prétendu vain-
queur des Français à la bataille de Fornoue.
(3) La cincjuedea ou cinijuedita est une épéc cpurte à lame larjje.
576 L'ART FERRARAIS.
fourreau et un autre fourreau au musée d'artillerie des Inva-
lides, une épée au musée de Cluny, et une cinqaedea dans la
collection Spitzer (1). Le Museo civico de Bologne, le Musée de
Tzarskoë-Selo en Russie, la Tour de Londres, Tarsenal et le
Musée d'Ambras à Vienne, le Musée national d'armes à Berlin,
sans compter plusieurs collections particulières , possèdent
également des spécimens du talent d'Ercole de Ferrare comme
graveur d'épées. Au Musée de Berlin, cet artiste est même
représenté par un certain nombre de dessins (2).
Les caractères distinctifs des œuvres d'Ercole de' Fideli ont
été très finement analysés par M. Yriarte (3). Ercole, qui a dû
se trouver à Rome en même temps que Pinturicchio (4), s'est
souvent inspiré des décorations peintes par celui-ci dans les
appartements Borgia. Il se montre en même temps passionné
pour les bas-reliefs antiques, auxquels il emprunte une foule
de détails. La pyramide de Sestius et la tour penchée de Pise
sont des motifs qu'il se complaît à reproduire, sans négliger
les fonds d'architecture et les villes s'élevant à l'horizon. On
sent, en outre, qu'il a suivi maintes fois les conseils des huma-
nistes dans ses compositions. Il représente toujours des per-
sonnages nus ou vêtus de draperies légères. Il exagère la lon-
(i) Collection Spitzer, t. VI, n" 108.
(2) Quelques-uns de ces dessins, ainsi que les cpées et les fourreaux les plus
remarquables exécutés par Ercole, sont reproduits dans l'ouvrage de M. Yriarte
intitulé : Autour des Borgia.
(3) Autour des Borgia, p. 184-187.
(4) Plusieurs autres orfèvres ferrarais travaillèrent à Rome. Giovanni Maria,
qui était en outre sculpteur. Ht plusieurs tètes d'après le Pape pour les monnaies
pontificales (22 février 1493). — Maître Girolamo da Ferrara reçut, le 9 juin 1550,
quatorze ducats d'or à l'occasion d'une commande exécutée sur l'ordre de Sa
Sainteté pour le cardinal da Monte. — Maître Bartolomeo Perino est mentionné
dans un {jrand nombre d'actes. Le 25 juin 1560, il reçut soixante-cinq écus il'or
en or pour une couronne d'agate envoyée à la cour de l'Empereur. Il fut long-
temps consul et trésorier de la corporation des orfèvres, corporation qui se réu-
nissait dans l'église de Saint-Eloi. Malgré la considération dont il jouissait, il fut
un jour souffleté par un peintre de Ferrare : l'affaire fut arrangée, {;ràce à plu-
sieurs de ses compatriotes, familiers du cardinal d'Esté. C'est le 19 septem-
bre 1563 que Perino mourut. — Enfin, en 1571, Lorenzo da Ferrara eut à
répondre devant la justice de quelques légères blessures faites à un marchand de
poisson. (A. Bertolotti, Ârtisli bolojnesi, ferraresi edalcuni altri nel gia stato
pontijicio in Roina. 1885.)
LIVRE TROISIEME. 577
gueur des membres et donne volontiers aux gestes de ses
figures quelque chose d'excessif. Dans ses divers ouvrages, il
ne craint pas de se répéter. II varie ses efforts suivant la rétri-
bution stipulée ou le rang de ceux pour lesquels il travaille.
Né vers 1465, il mourut entre 1518 et 1521. Nous avons
relaté une commande qui lui avait été faite en 1518 par
Isabelle d'Esté. En 1521, sa veuve Éléonore se joint à ses
trois filles, non encore mariées, et à sa belle-fille Sapuncia,
femme d'Alfonso, son fils aîné, pour intercéder auprès d'Isa-
belle d'Esté en faveur d'Alfonso, qui, ayant engagé des objets
d'orfèvrerie commandés par cette princesse, avait été mis en
prison (1).
Les orfèvres dont les livres de dépenses n'indiquent pas
Torigine ne furent pas moins nombreux que les autres. A cette
catégorie appartiennent Piero dalle Guaine (1453) ; Prospéra
Corona [\à'^o)\ Giacomo Magnano (2), qui occupait une bou-
tique dans le quartier de Saint-Paul et mourut en 1464, lais-
sant comme successeurs deux fils nommés Gio. Maria et Liido-
vico (3) ; Verde di Bêlai, qui fit deux sceaux pour l'office des
faUori[\Ao~i) et grava sur un autre sceau un grand aigle (1470) ;
Francesco Fusaro, que nous avons déjà mentionné (1457-
1466) ; le joaillier Zflîncî/o/^o (1464) ; Baldissera Lanzollo {\ iQO-
1465) ; Girolamo di Bellrame, qui vendit plusieurs choses à
Blanche Marie d'Esté (1463); Alessandro (1461-1464); Pier
Giacomo delli Apopolini (1465) ; Lachi de Malacise (1466) ;
Alberto Trombone, Francesco Nevola (1468) et Paolo de^ Renal-
dinis. Le 1"" avril 1501, ce dernier, qui était non seulement
orfèvre, mais ingénieur militaire, écrit à Jean-François Gon-
zague afin de lui exprimer ses regrets de n'avoir pu, pendant
un voyage à Mantoue, parvenir à lui parler et à lui montrer
(1) Alfonso avait été le principal collahoratcur de son père et possédait sans
doute un talent distingué, car, en 1519, la duchesse de Manloue l'avait char{;é de
faire pour elle des boutons d'or.
(2) En 1454, il exécuta pour Gurone et Rinaldo, frères du duc, un calice d'ar-
{jent orné d'émaux, et une patène.
(3) Ludovico fournit en 1465 à INiccolô di Mcliadusc d'Esté des nielles pour
garnir une ceinture en argent.
I. 37
578 L'AUT FERUAUAIS.
certains lavori di cavalli. En même temps, Paolo de' Renaldinis
promet au marquis de lui communiquer un secret pour forti-
fier le bastion de la Portella Predella, à Mantoue, quand le
marquis viendra à Ferrare.
La faveur d'Hercule P"^ ne fit pas plus défaut à Amadio que
celle de ses deux prédécesseurs. C'est Amadio qui ^rava les
nouveaux sceaux de la chancellerie. D'Éléonore d'Aragon (1),
duchesse de Ferrare, il reçut aussi plus d'une commande. Le
17 avril 1482, il vivait encore ; mais à partir de cette date il
n'est plus mentionné que comme n'étant plus au nombre des
vivants. Quand il mourut, il était débiteur envers Madonna
Lucia, femme d'un de ses fils nommé Battista, de deux cents
lire qu'il avait empruntées à la dot de sa belle-fille. Afin d'ac-
quitter une partie de cette dette, ses fils implorèrent d'Her-
cule I" le payement de cent dix lire dues à la succession d' Amadio
pour les grands chandeliers d'argent de la chapelle ducale, sur
le prix desquels Amadio n'avait touché qu'un acompte. Le duc
donna l'ordre de régler cette affaire au plus vite, mais ses
agents ne se pressèrent pas, car les héritiers de l'illustre orfèvre
renouvelèrent leurs réclamations le 10 décembre 1496.
Amadio laissa cinq fils : Pieiro, dont le nom apparaît pour
la première fois en 1476, Battista ou Giamhaltista, Tommaso,
Francesco et Gian Francesco. Pietro et Battista suivirent la
carrière paternelle. Le premier, qu'on a eu le tort de vouloir
identifier avec le médailleur Pietro da Milano (Petrus de Me-
diolano) (2), semble avoir été le plus habile : on le trouve, en
(1) Les témoignages du goût de cette princesse pour les beaux bijoux sont
nombreux. Écrivant à Bartolomeo de' Cavalieri, amlîassadeur de Ferrare à
jSapIes (1484), elle lui recommande de mettre, au besoin, toute la ville sens des-
sus dessous pour trouver un orfèvre babile à faire des chaînes, des colliers, des
garnitures de ceintures, et elle le prie de s'entendre avec le comte Maddaloni et
avec le vieux maître Franze, « orejice digno » . C'était peut-être l'orfèvre dont Rai-
bolini fut l'élève et auquel celui-ci dut son surnom de Francia; il se sera retiré à la
cour d'x\ragon dans un âge avancé. — En 1488, Francia vendit à Eléonore d'Ara-
gon quelques toiles et quelques ouvrages en or. (Ad. Vestitri, Archivio storico
delV arte, juillet-août 1890, p. 286 et p. 287, note 3.)
(2) Pietro, fds d'Amadio, dans tous les documents où il est question de lui, est
appelé, non Pietro da Milano, mais l'iero de m° Amadio orevese ou simplement
Piero de Amadio. Pietro da Milano travailla pour René I" d'Anjou; selon
LIVRE TROISIEME. 579
effet, mentionné seul à Foccasion de travaux exécutés en
commun; il mourut probablement en 1484, car ses frères de-
mandèrent alors au duc le solde de ce qui lui était dû pour
avoir fourni, à l'époque de la guerre avec les Vénitiens, les
ornements destinés à une cuirasse d'Alphonse d'Esté et ceux
d'un vêtement de dame, des émaux appliqués sur les armes de
deux hérauts du duc, des chaînes d'or, un émail placé sur le
devant d'un casque, deux vases, trois sceaux, les ornements
d'une reliure pour le livre des Cent Nouvelles, une petite boîte
avec une aiguille aimantée, enfin une ceinture d'argent pour
Madonna Lucrezia. Après la mort de Pietro, Battista continua
à être honoré des commandes de la cour. Alfonse d'Esté lui
fit faire vingt-huit paires d'armoiries en argent pour ses fau-
cons et divers autres objets en argent, mais ce sont surtout
des sceaux qu'on le chargea d'exécuter. lien livra un en 1490,
lors du mariage d'Isabelle d'Esté; il en remit deux à Anna
Sforza, quand cette princesse eut épousé Alphonse, fils d'Her-
cule I" (1491), et deux à don Ferrando d'Esté en 1493. Bat-
tista épousa Lucia, fille du peintre Michèle Ongaro, et fit son
testament en 1483 « à cause de la peste, de la famine et [a
guerre » . Il eut une fille naturelle, nommée Paola.
Parmi les orfèvres occupés à Ferrare pendant la période
d'Hercule I" figurent, entre autres, d'après L.-N. Gittadella,
Gianagoslino, Giovanni da Padova (1472), Baldassare da Prato
(fin du quinzième siècle). Le 1 1 février 1475, deux orfèvres
nommés Filippo et Francesco da Venezia furent pendus pour
avoir commis des vols à la Monnaie de Ferrare. Gio. Battista
Tedeschi, fils de Simone et citoyen de Ferrare, fit des encen-
soirs pour le couvent de Saint-François vers 1486. Au service
du cardinal Hippolyte I" d'Esté se trouvait, en 1497, Médina,
noble espagnol, orfèvre et joaillier.
M. Mïintz, il était occupé à Rome en 1485, un an après la mort du Hls d'Ama-
dio. (Ad. Venturi, article sur Les médailleurs de la Renaissance, par M. IIeiss,
dans la l'nvista slorica ilaliana, année III, 1886, fasc. I, p. 150 ; article sur Les
placjuelles de la Renaissance, par M. Molimer, dans la Bivista stoiica ilaliana,
année IV, 1887, fasc. III, p. 591; et un article dansV Âichivio stviico lombardo,
XII, 2, 1885.)
580 L AUT l'ERRARAlS.
Lucrèce Borgia dut à un artiste émérite, à Giannantonio da
Foligno, dont il sera question dans le chapitre consacré aux
médailles, une chaîne d'or battu, que mentionne l'inventaire
de ses bijoux. Giannantonio resta longtemps au service des
Este en qualité de v- faher argentarîus ^^ . Ses travaux en argent
lui acquirent une grande renommée. Pour « Sa Seigneurie " ,
il fit en 1503 des vases avec Francesco Pavoni.
Francesco Pavoni exécuta d'importants travaux en l'hon-
neur de la famille régnante. Peut-être, selon M. Venturi, est-
ce lui que Ion désigne sous le nom de Médailleur à l'Amour
captif, et qui est l'auteur de la médaille représentant Lucrèce
Borgia.
Au nombre des orfèvres employés par cette princesse, on
trouve Zuan Jacomo de Mantoue, qui était aussi sculpteur. Elle
lui avait commandé un objet en or et confié un rubis et un
diamant, quand il quitta tout à coup Ferrare. Elle écrivit sur-
le-champ au marquis de Mantoue (13 juillet 1503), pour qu'on
retrouvât l'artiste fugitif, et, le 19 juillet, le marquis répondit
qu'il avait ordonné des recherches, restées jusque-là infruc-
tueuses, mais qu'il ne désespérait pas de mettre la main sur
Zuan Jacomo.
La renommée des objets d'orfèvrerie que possédait le duc
de Ferrare avait pénétré jusqu'à Ludovic le More. A la sollici-
tation du duc de Milan, Jacopo Trotti, ambassadeur d'Her-
cule P", écrivit à son maître en 1483 : « L'Illustrissime Sei-
gneur Ludovic prie Votre Seigneurie de vouloir bien, par égard
pour lui, faire exécuter des dessins d'après vos grands vases
de crédence. Il a entendu dire que tout le monde s'extasiait
en les a oyant si beaux et si bien travaillés. C'est avec instance
qu'il recommande à Votre Excellence de lui envoyer le plus
promptement possible le dessin de ces vases. J'en prie moi-
même Votre Seigneurie. » Trois ans plus tard (5 février 1486),
Ludovic le More souhaita d'avoir le dessin d'autres objets
appartenant à Hercule, et il adressa la lettre suivante à Jacopo
Trotti : « Nous voudrions que vous écrivissiez à Votre Illus-
trissime Seigneur pour lui rappeler de m'envoyer le dessin de
LIVRE TROISIEME. 581
son argenterie : plus il y mettra de promptitude, plus nous lui
en serons obligé. »
Si la ville de Ferrare avait attiré un assez grand nombre
d'artistes milanais, la ville de Milan avait garde des orfèvres
d'un réel mérite : c'est ce que prouvent les commandes qui
leur furent faites par les princes d'Esté et les cadeaux offerts
à ceux-ci. Hercule I" acheta en 147 i à Pagano de Reverii des
joyaux pour une somme de cent quatre-vingts ducats de Venise,
et il accepta comme payement d'une créance en 1480 dix
chandeliers d'argent doré et émaillé aux armes des Sforza.
Ludovic le More donna au même duc de Ferrare un bâton de
capitaine sur lequel était représenté Hercule tuant l'hydre de
Lerne. A l'occasion des noces d'Isabelle d'Esté, Galeazzo Trotti
confia un petit Office à maître Lachi pour qu'il y apposât des
ornements d'argent, et Jacopo Trotti fit exécuter à Fra Rocho,
par ordre du père de la princesse, un petit tableau portatif en
argent qui coûta six cents ducats environ et fut livré au com-
mencement de 1490 (1). Anna Sforza, après son mariage avec
Alphonse d'Esté h Milan, apporta à Ferrare des coffres pleins
d'argenterie. Maître Donato fut l'auteur d'une armure que Lu-
dovic le More donna à don Ferrando d'Esté, qui, de son côté,
acheta en 1493 une croix, un calice et quelques chandeliers
qu'il emporta en France. Un petit tableau, dans le genre de
celui qu'avait reçu Isabelle d'Esté, fut ciselé à Milan pour
Béatrix d'Esté (1491) (2), et un coffret d'argent, valant deux
mille quatre-vingt-deux lire et huit soldi, fut envoyé en 1492 à
la duchesse Éléonore par le marquis Stanga. Enfin, à la prière
de Gerolamo Giglioli, camarlengo (3) du duc de Ferrare. l'or-
fèvre Giacomo di Guiglia fit exécuter par Amhrogio da Chirra
ou Chirate deux flacons d'argent {Jtaschi), avec chaînettes et
bouchons de même métal, que Bartolomeo Bresciani et Bel-
trame Costabili, deux personnages ferrarais qui servirent d'in-
(1) Fra Rocho, en outre, vendit à Hercule I" en 1492, moyennant liuit ducats
d'or, une moscheta d'argent.
(2) 11 coûta deux mille deux cent trois lue et dix soldi.
(3) Le camarlengo était l'administrateur particulier des I)iens du prince.
582 L'ART FEURARAIS.
termédiaires entre Ambrogio et le prince, vantèrent h l'envi
dans deux lettres à leur maître : « Ces flacons, écrivit l'un,
vous plairont beaucoup par leur forme et leur façon, v « Ils
sont beaux, ajouta l'autre, et le maître vous a bien servi. »
Dans le cours du seizième siècle, l'orfèvrerie fut loin aussi
d'être délaissée à Ferrare. L.-N. Cittadella (l) mentionne un
grand nombre d'orfèvres qu'il serait fastidieux d'énumërer.
L'un d'eux, Marcus Bartholinus, se pendit en 1514 dans la
boutique dont l'évêque lui avait donné l'investiture en 1502.
Maitre Francesco Novelli destina par son testament (1528) deux
cents lire à la construction de deux petites maisons pour les
malheureux et laissa cent quatre-vingts lire au Mont-de-piété.
Bartolomeo JSigrisole travailla aux coins des monnaies (1530).
Severino grava sur des sceaux les armes de la Commune.
Maitre François fit en 1536 une boucle pour un des souliers
en velours rouge de l'évêque, un coin d'argent pour le missel
du chapitre, et un Christ en croix. On le trouve encore occupé
en 1541 par le chapitre de la cathédrale.
Pendant le séjour qu'il fit à Ferrare en 1510 dans le palais
de Belfiore, Benvetnito Cellini exécuta pour le duc Hercule II
un bassin et un petit bocal [hoccaletto). Benvenuto était ac-
compagné de ses élèves Ascanio et Paolo Romano, qui se mirent
au service du cardinal de Ferrare (2).
Lilio Vignon travailla pour la duchesse Renée jusqu'à ce
qu'elle partît pour la France. Giovanni Pomaiello fit, par ordre
d'Alphonse II, un collier dont le duc voulait faire cadeau au
comte Palla Strozzi (3). En 1572, le Flamand Iseppo, « excel-
lente nella sua arte » , fut pendu comme faussaire. Antonio Ra-
vizza fit en 157-4 des bracelets d'or enrichis de pierres pré-
cieuses pour la famille Pio de Savoie.
(1) Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 691.
(2) Jbid., t. I, p. 669.
(3) Ad. Venturi, Una collana di Gio. Pomatello, dans VArchivio storico
deW arte, octobre 1888, p. 426.
CHAPITRE IV
LES MÉDAILLES EXÉCUTÉES A FERRARE
PAR DES ARTISTES FERRARAIS OU REPRÉSENTANT
DES PERSONNAGES DE FERRARE.
I
VITTORE PISANO, DIT LE PISAXELLO.
Né vers 1380, mort probablement en 1451.
Pratiqué par les Grecs e£ par les Romains, l'art de modeler
et de fondre ou couler les médailles, procédé qui permet de
donner aux pièces une plus grande dimension et un plus fort
relief qu'en gravant des coins, demeura complètement oublié
pendant plusieurs siècles. Il fut repris à la fin du quatorzième
par des artistes dont les noms sont inconnus aujourd'hui. C'est
ce que prouvent les médailles de P'rançois I" Carrare et de son
fils exécutées vers 1390, ainsi que les médailles de Constan-
tin à cheval et d'Héraclius sur un char à trois chevaux. Ces
médailles sont mentionnées dans les inventaires des collec-
tions du duc de Berry, inventaires dressés en 1401 et en 1 402.
Elles ont un aspect archaïque. En abordant à son tour l'art des
médailles, rarement pratiqué jusque-là, Pisano, sous l'impres-
sion des médailles antiques qu'il avait pu voir à Rome et à
Ferrare, le porta presque d'emblée à sa perfection, le mit en
vogue et suscita une suite ininterrompue d'imitateurs (I).
(1) Voyez le travail sur Pisano que nous avons public dans la Gazette des
Beaux-Arts (1" novembre 1893, 1" mars, 1" mai, 1" octobre et 1" décem-
bre 1894).
584 L'ART FERRARAIS.
Après avoir terminé en 1432, dans l'église de Saint-Jean de
Latran, à Rome, des peintures commencées par Gentile da
Fabriano, il passa par Ferrare, où l'attirait sans doute la pré-
sence de son compatriote Guarino, célèbre humaniste devenu
depuis peu le maître de Lionel, fils du marquis Nicolas III.
Admis auprès du jeune prince, qui aimait avec passion les arts
autant que les lettres, et qui possédait une importante collec-
tion de médailles antiques, il ne tarda pas à prendre rang
parmi ses familiers. A la cour, on l'appréciait vivement comme
peintre (I). On ne tarda pas à le louer comme médail-
leur (2).
Les plus anciennes pièces qu on lui attribue représentent
Nicolas III. Sur lune , qui a cinquante-cinq millimètres de
diamètre, le seigneur de Ferrare, tourné à droite, les cheveux
rasés aux tempes, a la tête nue; une inscription en creux se
compose des mots suivants : « JMcolai. Marchio. Estensis.
Fer. « Au revers, les lettres N M accompagnent l'aigle des
Este et les trois lis que Charles VII, roi de France, leur per-
mit, en 1431, de joindre à leur écusson (3). Sur la seconde
médaille, qui a beaucoup plus de finesse et qui est un peu plus
grande (elle a cinquante-neuf millimètres), le prince, égale-
ment tourné à droite, est coiffé d'un bonnet et est désigné par
(1) Voyez dans le liv. IV le ch. i consacré à la peinture.
(2) Jusqu'alors Ferrare n'avait eu que des monnaies. Le 23 mai 1164, l'empe-
reur Frédéric I", tout-puissant à Ferrare, où il avait pris des otages, où il s'était
arrogé le droit de nommer les consuls et les podestats, mais où il accorda ensuite
aux habitants la faculté d'élire leurs magistrats municipaux, autorisa les Ferra-
rais à battre monnaie. Deux petites monnaies portent le nom de Frédéric et celui
de Ferrare [dcnaro et bagaltino). Le droit concédé aux Ferrarais par Frédéric I"
fut confirmé en 1191 par Henri IV, fils de Barberousse.
La première monnaie frappée au nom des Este est de iSVG ou 1347. Elle le
fut sous Obizzo, fils d'Aldobrandino. C'est un mélange de cuivre et d'argent. On
voit d'un côté l'aigle des Este avec les lettres o. p. z, et m c h i o, de l'autre
le mot Fervara et les armes de la ville. Ces ferrarini furent supprimés en 1358
parce qu'on en avait fait de faux, et l'on brûla le faux monnayeur, homme de
Gorbola.
En 1382, sous Nicolas le Boiteux, parurent les lire de' marchesini , monnaie
d'argent qui fut abolie en 1659. Cette monnaie équivaut à 2 fr. 35. (Caffi,
Archivio slorico lombardo du 30 septembre 1877.)
(3) La même médaille de Nicolas III se présente quelquefois avec un revers
où il y a seulement les lettres n m e.
LIVRE TROISIEME. 585
cette inscription : « Nicolai. Marchio. Estensis. » Le revers,
avec l'aigle et les lis, est entouré d'une couronne de laurier (1).
Les avis sur l'authenticité des deux médailles de Nicolas III
sont partagés. Tandis que M. Heiss est porté à y voir la main de
Guaccialotti, MM. Friedlaender et Umberto Rossi (2) inclinent,
comme nous, à se prononcer pour Pisano. C'est, dit-on, à
Ferrare (nous l'avons déjà relaté) que le peintre de Vérone eut
l'idée de s'essayer dans l'art des médailles. Or, quoi d'éton-
nant qu'il ait d'abord consacré ses efforts à reproduire l'effigie
de son hôte? Comment, aussi, ses premières médailles n'au-
raient-elles pas été inférieures aux suivantes, à celles qu'il a
jugées dignes d'être signées? Les médailles de Nicolas III, du
reste, ne sont pas dépourvues de caractère. Pourquoi n'eus-
sent-elles pas inauguré la série des pièces authentiques?
Le concile convoqué par le pape Eugène lY dans la capitale
des princes d'Esté en 1438 et transporté à Florence en 1439
fournit à Yittore Pisano l'occasion de faire une curieuse mé-
daille qui révèle chez lui de notables progrès. Elle représente
à l'âge de quarante-huit ans Jean VII Paléologiie, qui était
devenu empereur de Constantinople depuis L425 et qui prit
part au concile. Le personnage est vu de profil à droite; il
porte toute sa barbe, taillée en pointe; ses cheveux bouclés
tombent jusque sur ses épaules, et il est coiffé d'un étrange
chapeau en forme de dôme, avec de hautes visières relevées
( « bizarro coppel/o alla grecanica » ). Au revers, on voit l'Empe-
reur à cheval, priant, les mains jointes, devant une longue
croix; sa monture va l'amble, selon l'habitude imposée sou-
vent alors aux chevaux en Italie et adoptée encore en Turquie.
Derrière lui se trouve un écuyer dont le cheval nous montre
sa croupe. Au fond se dressent des rochers. Cette belle mé-
daille, non datée, mais signée : « Opiis Pisani picioris (3) » , a
cent quatre millimètres de diamètre. La galerie des Offices à
(1) Voyez la reproduction de ces deux médailles dans le fascicule de M. IIeiSS
sur Pisanello, p. 41.
(2) Arcliivio storico dclT arte, année I, fasc. XI-XII, p. 455.
(3) Sur ses médailles, Pisano s'intitule ordinairement peintre, comme Francia
s'intitulait orfèvre.
586 L'AllT FERRARAIS.
l'iorence en possède un exemplaire en or. On sait que les
princes commandaient parfois quelques exemplaires soit en
argent, soit en or, pour faire des cadeaux à de grands person-
nages. Il en subsiste peu aujourd'hui. Leur valeur matérielle
a causé leur destruction : on les fondait pour les convertir en
monnaies. C'est ainsi que Ludovic le More, dans un moment
d'extrême pénurie, employa une partie de sa collection à
frapper quinze mille ducats. La médaille de Jean Paléologue
est vraisemblablement la première que Pisano ait signée. Fut-
elle faite à Ferrare ou à Florence? Il y a de sérieuses présomp-
tions en faveur de Ferrare, quoique aucun document n'atteste
la présence de Pisano dans cette ville en 1 438. Il était naturel
que le célèbre artiste, venu encore en 1435 à Ferrare où il
avait été chaudement accueilli, se sentît attiré vers cette ville
au moment du concile. Ne devait-il pas avoir hâte d'y revoir,
outre les amis qu'il y avait, Eugène IV, son ancien protecteur?
Pour un homme que passionnèrent , toujours les costumes
pittoresques ou étrangers, n'était-il pas intéressant au plus haut
point d'avoir sous les yeux non seulement l'Empereur et sa
cour, mais le patriarche de Constantinople avec les hauts di-
gnitaires de son clergé, et les ambassadeurs de plusieurs sou-
verains de l'Asie avec leur suite? Pourquoi aurait-il attendu
toute une année avant de s'accorder ce curieux spectacle?
Aucun lien ne le rattachait aux Florentins. Que de bons sou-
venirs, au contraire, l'engageaient à reprendre le chemin de
Ferrare ! On sait d'ailleurs que, sur l'appel de Paola Malatesta,
femme de Jean-François Gonzague, il se rendit à Mantoue en
1439 (I), ce qui semble exclure sa présence à Florence cette
année-là. Enfin, Guarino de Vérone, dans le poème qu'il com-
posa en son honneur (1438 ou 1439), fait allusion au por-
trait de l'empereur d'Orient par Pisano (2). — Un dessin pour
la face de la médaille représentant Jean Paléologue, dessin
(1) D'Arco, Délie arti mantovane, t. I, p. 38.
(2) A. Vesturi, // Pisanello a Ferrara, dans VArchivio Veneto (série II},
t. XXX, parte II, 1885. — G. Campori, I pittori derjH Estensi nel secolo XV,
dans les Atli e Memorie délie Deputazioni di storia patria per le provincie inode-
nesi e parmcnsi (série III, vol. III, parte II. Modena, tip. Vincenzi, 1886).
I
LIVRE TROISIEME. 587
exécuté à la pierre noire, d'après nature, et provenant du
recueil Yallardi, est exposé dans une des salles du Louvre
(n° 1988 du catalogue de M. de Tauzia). Au lieu d'être tourné
à droite comme sur la médaille, le profil de l'Empereur est
tourné à gauche.
A la date du 16 août 1441, les registres des princes d'Esté
mentionnent le payement fait à un batelier pour avoir conduit
Pisano de Ferrare à Mantoue. L'illustre médailleur était donc
de nouveau à Ferrare en 1441, et c'est à cette époque, selon
nous, qu'il aura fait les trois médailles de Lionel, où ce prince
a seulement le titre de marquis [Leonellus marchio Estensis), son
père ayant régné jusqu'au 26 décembre 1441. Deux de ces
médailles (diam. 69) ont la même face : Lionel, tourné à droite,
s'y montre la tête nue, couvert d'une armure à écailles; mais
les revers, sur lesquels l'auteur a écrit : « Opus Pisanipictoris » ,
sont différents : l'un représente une tête d'enfant à trois
visages (un de face et deux de profil) entre des pièces d'ar-
mures suspendues à des branches d'olivier (1); l'autre, un
vieillard et un jeune homme nus, assis, séparés par un mât
auquel est attaché une voile violemment gonflée par le vent (2),
symbole d'une fermeté que rien ne peut abattre (3). Sur la
troisième médaille (diam. 69), le buste de Lionel est tourné à
gauche. Au revers, deux hommes nus, debout, se faisant face,
portent sur leurs épaules des corbeilles remplies de rameaux
(1) Ainsi que l'a fait remarquer M. Ileiss, on trouve une tête analo^jue dans
un dessin du recueil Vallardi, dessin exécuté en vue d'une médaille d'Al-
phonse V d'Aragon, roi de Naples ^n" 71, folio 61), et cette tête sert d'orne-
ment à la partie de l'armure qui couvre l'épaule. On voit également un masque
d'enfant à triple visage dessiné à la plume sur vélin au verso du dessin n" 83
de la collection His de la Salle au nmsée du Louvre. La signiticalion de cette
tête est une énigme restée jusqu'ici sans solution. Une petite monnaie des Arsa-
cides et les armes des Trivulzi contiennent aussi un masque d'enfant h triple
visage.
(2) Une épreuve en plomb de cette médaille existe au inusée de Berlin. Les
épreuves en plomb, ciselées avec soin, remplaçaient quelquefois les modèles en
cire ou en argile et servaient à faire de nouvelles médailles.
(3) Selon M. Chabouillet, le mât avec une voile gonflée « avait un sens reli-
gieux et exprimait l'espérance chrétienne du salut par la croix » . Le màt, en
effet, se combine avec l'antenne de façon à former une croix. (Voyez la Notice
sur un ducat d'or inédit de Borso.)
588 L'A HT FERRARAIS.
d'olivier, tandis (juc, derrière eux, deux vases fermés reçoi-
vent la rosée qui tombe en gouttelettes de quelques nuages.
Les trois médailles, avons-nous dit, durent précéder Tavè-
nement de Lionel. M. Heiss n'est pas de cet avis. Suivant lui,
l'absence du titre de « seigneur de Ferrare, de Reggio et de
Modène » n'est pas la preuve positive d'une date antérieure à
1441, car Lionel est simplement appelé « marquis de Fer-
rare » : 1" sur cinq monnaies indiquées par Vincenzo Bellini
[Trattato délie monete di Ferrara. Ferrara, 1761, p. 120) (1),
monnaies qui ne peuvent avoir été frappées sous Nicolas III,
puisqu'elles le furent en vertu d'ordonnances promulguées en
144.7; 2° sur une médaille faite par Niccolô, qui a reproduit
au revers de cette pièce le lynx introduit par Pisano au revers
d'une médaille certainement postérieure à 1441. Le raison-
nement de M. Heiss ne nous paraît pas concluant. D'abord,
il n'est pas démontré que Niccolo ait copié le lynx de Pisano
ou s'en soit même inspiré. Si le fait était vrai, Niccolo aurait
adopté les formes élégantes données par Pisano à l'animal
symbolique, au lieu de lui prêter des proportions mesquines
et de le représenter dans une pose maladroite. Quand on
prend modèle sur quelqu'un, on ne s'en écarte pas d'une façon
aussi malencontreuse. Niccolo se sera donc borné à modeler
l'emblème ordinaire de Lionel avec les seules ressources d un
talent moyen. Quant aux monnaies, si l'on n'y voit pas la
mention impliquant qu'elles parurent après l'avènement de
Lionel, c'est qu'elles n'offraient pas l'espace nécessaire pour
y placer une longue inscription.
Né le 21 septembre 1407, Lionel avait épousé, le 26 fé-
vrier 1435, Marguerite Gonzague, fille de Jean-François Gon-
(1) Aux monnaies reproduites par Bellini, on pourrait ajouter le ducat d'or
frappé sous Lionel, le plus ancien ducat d'or ferrarais que l'on connaisse. Lionel
y est seulement désigné par le titre de marquis d'Esté ; derrière lui s'élève un
mât avec une voile enflée. Au revers, on voit Jésus-Christ sortant du tombeau,
tenant une croix pourvue d'une bannière, et donnant la bénédiction, sujet inau-
guré sur les monnaies de Lionel ; en bas, un petit écusson contient les deux
aigles de la maison d'Esté et les trois lis de France; on lit autour : ■< Siuexit XP
spes mea. » (Chabouillet, Notice sur un ducat d'or inédit de Borso, dans le
t. XXXIV des Mémoires de la Société nationale des antiquaires de France, \.^1^.)
LIVRE TROISIEME. 589
zague, seijOfneur de Mantoue, et l'avait perdue le 7 juillet 1439.
En 14 44, il se maria avec Marie d'Aragon, fille naturelle du roi
de Naples Alphonse V. Vittore Pisano fit alors en son honneur
une nouvelle médaille plus gfrande que les précédentes (1),
avec l'intention de perpétuer au moyen d'allusions trans-
parentes le souvenir de l'événement qui venait de se passer.
Cette fois Lionel porte non seulement le titre de marquis
d'Esté {marchio Estensis), mais celui de seigneur de Ferrare, de
Reggio et de Modène (d . ferrariae . regii . et . mutine) , et les
lettres ge.r.ar. nous avertissent qu'il était devenu gendre du
roi d'Aragon (gêner régis Aragoniim). Il est couvert d'un vête-
ment aux riches broderies et garde la tète nue ; son buste est
tourné à gauche. Au revers, on voit un petit Amour nu, debout
sur un rocher, développant sous les yeux d'un lion, qui ouvre
la gueule comme pour chanter, un parchemin où l'on dis-
tingue des notes de musique : le lion rappelle le nom du sei-
gneur de Ferrare, tandis que le morceau de musique évoque
la pensée d'un chant nuptial. Au fond, sur un pilier, est figuré
un mât avec une voile enflée par le vent, et au-dessous de ce
mât se trouve la date de Mccccxurn. A droite, on lit : « Opus
Pisani pictoris » ; à gauche, on remarque un aigle perché sur un
branchage sans feuilles parmi les rochers. Cette médaille est
une des plus soignées qu'ait faites Pisanello. Le personnage y
revit avec sa physionomie accentuée, avec son front fuyant, sa
tête bizarrement conformée, ses cheveux crépus, et aussi avec
son intelligence ouverte à toutes les impressions du beau.
Quant au lion, pour lequel l'artiste n'eut qu'à copier ceux que
renfermait la ménagerie des princes de Ferrare, il est d'une
noblesse achevée. A la façon dont il est traité, on reconnaît
la prédilection de Pisano pour les animaux : il est digne d'oc-
cuper une place d'honneur à côté du griffon, des aigles, de la
biche, du sanglier, des chiens et des vigoureux chevaux de
bataille qui figurent sur les médailles de Piccinino, d'Al-
phonse V d'Aragon, de Jean Paléologuc, de Philippe-Marie
(1) Elle a 101 mill. de diam.
590 L'ART FERRARAIS.
Yisconti, de Sigismond Pandolfe Malatesta, de Malatesta No-
vello, de Jean-François I" Gonzague et de Louis III Gonzague.
Trois antres médailles de Lionel furent faites par Pisano
depuis l'avènement de ce prince au trône de Ferrare, car il y
est désigné comme seigneur de Ferrare, de Reggio et de Mo-
dène; mais, si elles sont signées, -Aies ne portent pas de
date (1). Deux d'entre elles ont la même dimension que celle
des pièces exécutées avant 1441, c'est-à-dire soixante-neuf
millimètres de diamètre. Le buste de Lionel, tourné à gauche,
est identique sur chacune, mais les revers sont différents. Sur
un des revers, on voit un homme nu, à demi assis, à demi
couché à terre au pied d'un rocher et regardant vers la droite;
le rocher supporte un vase rempli de rameaux et pourvu de
deux anses auxquelles sont suspendues des ancres, dont l'une
est brisée. Sur l'autre revers, un lynx (2), tourné à gauche,
est assis, les yeux bandés (3); un coussin lui sert de support.
La dernière médaille de Lionel que nous ayons à mentionner
est la plus petite de toutes. Elle n'a que quarante-deux milli-
mètres de diamètre. Sur la face, le marquis d'Esté regarde à
gauche. Au revers se trouve un vase élancé, contenant des
branches d'olivier et dont les anses se combinent avec une
ancre intacte et une ancre brisée.
Très recherchées par les princes, les médailles de Vittore
Pisano ne le fnrent pas moins par les lettrés. La renommée
que ceux-ci promettaient en composant leurs vers, ils la de-
mandaient eux-mêmes aux œuvres des artistes. Entre les uns
et les autres, il y avait assaut de bons procédés au profit
de leur gloire respective. Porcellio, dans un de ses poèmes,
(i) II est certain que Pisano séjourna à Ferrare en 1445, puisqu'il reçut cette
année-là un acompte de 500 ducals clor pour un tableau destiné au palais de
Belrijjuardo, et qu'il travailla encore en 1547 pour Lionel, qui lui lit reiuettrc alors
25 florins d'or.
(2) Le lynx est réputé pour la pénétration de son regard. En lui bandant les
yeux, on a voulu probablement indiquer que le prince dont il était l'emblème
joignait à une rare pénétration la prudence de ne pas laisser voir qu'il la possé-
dait ou de ne pas tenir toujours compte de ce qui avait frappé ses regards.
(3) Le recueil Vallardi, au musée du Louvre, contient deux études pour ce
lynx (n"» 2418 et 2419).
LIVRE TROISIEME. 591
mentionne sa propre médaille comme un ouvrage de Pi-
sano (1). Basinio, de son côté, fait allusion à la sienne et
à celle de Guarino. Aucune de ces médailles ne nous est par-
venue (2). En parlant d'une médaille à l'effigie de Guarino,
peut-être Basinio a-t-il confondu Pisano avec Matteo de' Pasti,
qui exécuta, d'après Guarino, une médaille encore existante.
Quant à Tito Strozzi, quelques auteurs ont cru que les deux
plaquettes où l'on voit son image étaient dues aussi à Pisa-
nello, parce qu'on lit dans l'élégie composée en l'honneur de
l'artiste véronais les deux vers suivants :
Ast opère insigni nostros effingere vultus
Quod cupis, haud parva est gratia habenda tibi (3).
Cette attribution est absolument fausse. Tito Strozzi avait
vingt-neuf ans en 1451, lorsque mourut Pisano. Or, les pla-
quettes nous montrent un homme de cinquante à soixante
ans. Il est probable que Pisano ne réalisa pas son projet. G est,
du reste, ce que le poète lui-même semble avoir donné à en-
tendre en omettant, quand il remania son élégie, les deux
vers dans lesquels il était question d'une médaille à faire.
En pratiquant vers la fin de sa carrière l'art du médailleur,
Vittore Pisano y déploya des qualités que personne ne devait
surpasser. Ses têtes sont pleines de vie et d'individualité. Sans
embellir ses modèles, il traduit avec une rare sagacité ce qu'il
y a en eux d'original, de distingué, d'énergique, d'élégant, de
noble et de gracieux. A la profondeur de l'observation il unit
la précision du dessin. Sur les revers de ses pièces, où il se
(1) « Quas inter vivet Porcclli effiijics. «
(2) Il en est de même d'une autre médaille dont parle é{;alement Basinio et
qui représentait un personnarje nommé Girolamo. Selon M. G, Uzielli, ce per-
sonnage était probablement Girolamo Tifernate ou de Castello, qui lut professeur
à Ferrare en 1454.
(3) Une des plaquettes est rectangulaire, tandis que l'autre est ovale. Celle-ci a
été reproduite dans l'ouvrage de Litta. La disposition du vêtement, principale-
ment près du cou, la forme du bonnet et la place de la légende ne sont pas sem-
blables sur les deux pièces; mais l'une et l'autre repréàcntent le poète au même
âge et avec les mêmes traits. (V^oyez les deux gravures données par M. Heiss
dans son travail sur Viltore Pisano, p. 42.)
592 L'ART FERRARAIS.
plaît à représenter des animaux merveilleux de vérité, il éli-
mine, quoique peintre, les détails qui ne conviennent qu'à la
peinture. Le goût avec lequel sont disposées et réparties les
légendes ne mérite pas moins d'être remarqué.
II
NICCOLO.
Il n'existe de cet artiste, qui ne resta pas étranger h l'in-
fluence de Pisano, qu'une seule médaille, celle de Lionel
(diam. 86). Elle est loin de valoir les médailles de Vittore
Pisano. Le buste, tourné à gauche, est accompagné des mots :
tt Leonelîus marchio Estensis. « Au revers, un lynx dont les
yeux sont bandés est assis sur un coussin carré, au-dessous
duquel se trouve la signature de l'auteur [Nicholaus). On lit
autour de ce revers : « Qnœ vides ne vide» , devise qui rappelle
peut-être combien la prudence poussée même jusqu'à l'oubli
des griefs est nécessaire aux princes dans la conduite des
affaires (I).
A quelle époque cette médaille a-t-elle été faite? Selon
Friedlaender, la jeunesse des traits de Lionel, la rudesse du
style, la forme archaïque des lettres dans les inscriptions et le
simple titre de marquis d'Esté prouvent qu'elle est une des
pièces les plus anciennes et qu'on doit la placer avant l'année
1441, année où Lionel succéda à son père Nicolas III. Suivant
M. Heiss, elle doit au contraire être postérieure à 1441, parce
que le revers reproduit le lynx figuré par Vittore Pisano sur
une médaille représentant Lionel après son avènement comme
seigneur de Ferrare, de Pieggio et de Modène. M. Heiss ajoute
que l'absence de cette mention n'infirme pas son hypothèse,
à l'appui de laquelle il invoque les cinq monnaies frappées en
fi) Heiss, p. 12.
LIVRE TROISIEME. 593
vertu d'ordonnances datées de 1447 dont il a été déjà ques-
tion. Entre les assertions contradictoires de M. Friedlaender et
de M. Heiss, nous nous rangeons du côté de l'écrivain alle-
mand, ayant nous-méme réfuté (p. 589) les arguments de
M. Heiss à propos des trois médailles de Pisano sur lesquelles
Lionel est simplement désigné comme marquis de Ferrare.
On a eu tort de vouloir identifier le Niccolù qui a exécuté
une des médailles reproduisant les traits de Lionel avec Nic-
colô Nani, joaillier établi à Venise; mais on pourrait peut-être
voir en lui le même homme que Niccolù Ba^'cncelli, sculpteur
et fondeur florentin qui se fixa à Ferrare, prit part à l'exécu-
tion de la statue équestre de Nicolas III, commandée en 14-43,
et fut chargé, en 1451, d'ériger une statue à Borso, travail au
milieu duquel la mort le surprit (1453) (1). On pourrait aussi,
avec autant de vraisemblance, attribuer la médaille de Lionel
à un certain Nicolaiis Teuionicus qui peignit, en 1454, le por-
trait de Béatrice, fille naturelle du marquis de Ferrare Nico-
las III, peu avant son mariage avec Tristano Sforza, fils de
François Sforza, et qui était connu comme médailleur. L'a-
gent milanais à Ferrare, en annonçant la venue prochaine de
Niccolo Teutonicus à JMilan avec le portrait, écrivit, en
effet : « Contenlandossene la S. V., il ve retrarà natiirale et
metterà la figura o vero effigie vostra in medaglia. »
III
AMADIO DA MILANO
Comme Niccolo, Amadio da Milano pratiqua l'art du mé-
dailleur sous l'influence de Yittore Pisano, qu'il n'égala pas
non plus. Ses médailles ont un plus haut relief que celles de
l'artiste véronais et trahissent l'effort, mais elles ont une cer-
(1) Ad. Venturi, I primordi del linascimento mtistico a Fcrrarct, p. 38.
I. 38
594 L'ART FERRARAIS.
taine naïveté, ne manquent ni de caractère ni d'élégance, et
l'exécution en est soignée. Né à Milan, Amadio ou Omodeo
s'établit à Ferrare en 1437 et y mourut en 1483 (1). C'est sur-
tout comme orfèvre qu'il se distingua (2). Sur ses médailles il
se fait honneur de rappeler sa profession spéciale, et il s'y inti-
tule lui-même arijex et arfex, mots abréviatifs à'aurifex et non
à'artifex. On ne doit pas le confondre avec Giovan Antonio
Amadeo, célèbre sculpteur et architecte, né seulement en 1447,
De l'orfèvre Amadio on possède une médaille de Lionel
(diam. 49) et une médaille de Borso (diam. 51).
Lionel, sur sa médaille, a la tête nue, et son buste est tourné
à droite (3). Ici encore il ne porte que le titre de marquis
d'Esté. Au revers, on voit de nouveau le lynx assis, les yeux
bandés, sur un coussin carré, et cet animal n'égale même pas
le lynx représenté par Niccolo. Les mots « amad . mediolan .
ar'fex . FECiT. '^ sont gravés en creux. Les raisons qui nous
portent à croire que la médaille due à Niccolo est antérieure
à l'avènement de Lionel, nous font supposer que la médaille
dont Amadio est l'auteur n'appartient pas à l'époque du règne
de ce prince. Quand on compare les trois lynx représentés par
Pisano, par Niccolo et par Amadio, on ne peut s'imaginer que
les deux derniers médailleurs aient imité le premier; la fai-
blesse de leur œuvre vient de ce qu'ils n'ont pas connu l'œuvre
de Pisano, faite après la leur, quand Lionel avait succédé à
Nicolas IIL
Un revers, datant sans doute du seizième siècle, revers qui
nous montre Léda avec le cygne et deux Amours, accompagne
quelquefois l'effigie de Lionel que modela Amadio.
La médaille de Borso, sur laquelle on lit : « dominus . bor-
(1) A. VcNTURi, Relazioni artistiche tra le coiti di Milano e Fcrrara nel
secolo XV, clans VAixhivio slorico lombardo, livraison du 30 juin 1885. — L.-N.
CiTTADELLA, Notizie relative a Feri-ara, t. I, p. 687-688.
(2) Voyez p. 568-570 et p. 578. — Amadio grava des coins de monnaies
pour la maison d Este. (L.-N. Gittadella, Notizie j-elative a Ferrara, t. II,
p. 161.)
(3) M. Heiss fait remarquer que, sur les médailles de Pisanello, Lionel a les
cheveux entièrement crépus, tandis qu'ils sont lissés et séparés au sommet de la
tête sur les médailles de Niccolô et d'Amadio.
LIVRE TROISIEME. 595
siDs . MARCHio . ESTENSis « , a beaucoup d'analogie, sous le rap-
port de l'exécution, avec la médaille de Lionel. On y voit,
tourné à gauche, un jeune homme aux longs cheveux qui a de
vingt-cinq à vingt-huit ans. Borso, fils naturel de Nicolas III et
de Stella dell' Assassine, comme Lionel, à qui il succéda,
naquit en 1413 : sa médaille doit donc avoir été faite entre
1438 et 1441 (1). Au revers, les mots « amad . mediolan .
ARFEX . FECT . » sout gravés en creux. Ce revers a pour ornement
une fleur de fantaisie avec deux longues feuilles; du milieu de
la fleur se dresse un dragon sans ailes et sans pieds qui entoure
de ses replis la partie inférieure d'un montant au bout duquel
se trouve une rosette en forme d'anneau (2). D'après M. Ven-
turi, qui signale le même emblème dans plusieurs miniatures
exécutées pour les princes d'Esté, il ne faut voir ici qu'un
battant de porte où le serpent et les fleurs figurent comme de
simples ornements. C'est là probablement l'emblème appelé
la chiavadura todesca (3).
IV
MATTEO de' PASTI (4^
Fils de maître Andréa de Vérone, Matteo de' Pasti, proba-
blement un peu plus jeune que son compatriote Vittore Pisano
dont il s'appropria le style, est un des artistes qui nous ont
laissé les médailles les plus remarquables. Il était doué des
(1) Un profil de Borso, qui rappelle la manière de Vittore Pisano et qui est
peut-être l'œuvre d'un de ses élèves ou d'Aniadio lui-mèiiie, se trouve parmi les
dessins du recueil Vallardi au musée du Louvre, et semble avoir été le prototype
de la médaille exécutée par Araadio. Ce dessin est reproduit dans le troisième
fascicule de M. Heiss, p. 19.
(2) M. Heiss croit que le dragon a pour mission de garder la fleur ou qu'il
symbolise les dangers que l'on rencontre parmi les fleurs.
(3) Uarte a Ferrara nel periodo di Borso d'Esté, p. 734.
(4) Il signe sur ses médailles, tantôt « Matheus Pastus » , tantôt « Matthcus
de Pastis « , tantôt encore « Matthaeus Pastus » , ou « Pastius Veronensis » .
596 L'AUT FERRAUAIS.
aptitudes les plus variées, car il pratiqua aussi avec distinction
la peinture, la sculpture et l'architecture. Matteo Bosso de
Vérone, qui mourut en 1502, vante en outre l'étendue de ses
connaissances et sa facilité d élocition [pietio di notizie et bel
parlatore) (I). En 1441, Matteo de' Pasti se trouvait à Venise,
d'où il écrivit à Pierre de Médicis, fils de Côme l'Ancien et
père de Laurent le Magnifique, une lettre (2) où il lui parle
des Triomphes de Pétrarque qu'il est en train de peindre pour
lui : il mentionne un nouveau moyen d'employer l'or et
demande quelques instructions sur ce qui reste à faire. Selon
M. G. Milanesi, les quatre petits panneaux convexes qui repré-
sentent les Triomphes de Pétrarque à la galerie des Offices
seraient les peintures dont il est question dans la lettre de
Matteo de' Pasti. C'est au service de Sigismond Malatesta,
seigneur de Rimini, que Matteo, à partir de 1446, passa la
plus grande partie de sa vie. Il ne consacra pas moins de
douze médailles à Sigismond (3) et de neuf à Isotte (4) qui,
après avoir été la maîtresse de ce prince, fut enfin, dit-on,
épousée par lui (5). Léon-Baptiste Alberti, de son côté, fit un
tel cas de l'artiste véronais qu'il lui confia la direction des
travaux relatifs à la construction du temple de Saint-François
dont il avait tracé les plans sur l'ordre du souverain (6). A
l'extérieur du temple, la frise avec des couronnes sur le sou-
bassement, et, dans l'intérieur de l'édifice, le portrait de
Sigismond Malatesta, ainsi que certains détails d'ornementa-
tion, rappellent trop la manière de Matteo de' Pasti pour
(1) Ces détails sont empruntés au De gerendo magistratu de Bosso et se trou-
vent consijjnés dans la Verona illuslrata de Maffei.
(2) La Scrittura di artisti italiaui (sec. XIV-XVII), riprodotta con la foto-
grafia da Carlo Pini e corredata di notizie da Gaetano Mila7iesi. Florence, 1876.
La lettre de Matteo de' Pasti à Pierre de Médicis a été reproduite par M. Heiss,
p. 17.
(3) 11 y en a neuf qui portent la date de 1446; une est datée de 1447, une
autre de 1450.
(4) Six de ces médailles portent la date de 1446.
(5) 11 n'y a que six autres médailles faites par Matteo de' Pasti dont l'authen-
ticité soit certaine. Elles ne portent point de date.
(6) La suscription d'une lettre d'Alberti à Matteo est ainsi conçue : « Prestan-
tissimo viro Mathaeo di Bastia amico dulcissimo. »
LIVRE TROISIEME. 597
n'avoir pas été sculptés, sinon par lui, du moins d'après des
dessins ou des modèles livrés par lui(l). Sa renommée parvint
jusqu'à Mahomet II, qui, vers 1460, chargea l'ambassadeur
vénitien Girolamo Michieli de demander au seigneur de
Rimini d'autoriser l'illustre médailleur à venir exécuter son
portrait. La réponse de Sigismond Malatesta, écrite par Val-
turio, son secrétaire intime, existe encore (2). On y voit que
Sigismond regardait Matteo comme un ami « contuhernalem et
comilem v> , qu'il appréciait au plus haut point non seulement
son talent, mais sa modestie et son érudition, qu'il avait refusé
à plusieurs princes français et italiens la faveur que sollicitait
le Sultan. Le voyage de Matteo de' Pasti à Gonstantinople se
réalisa- t-il? Aucun document écrit ne le prouve, aucune mé-
daille signée ne l'atteste. Ce qui est certain, c'est la présence
de Matteo à Rimini en 1464, car le 15 mai de cette année-là
il prêta le récit des voyages de Cyriaque d'Ancône à l'ambas-
sadeur de la république de Venise, Pietro Delfino, qui n'avait
pu encore se le procurer et qui en fit des extraits. Parmi les
œuvres qu'il exécuta durant son séjour dans la capitale des
Malatesta, Bosso et Maffei placent les illustrations (3) qui
ornent l'édition princeps du De re militari de Roberto Yaltu-
rio (4), édition qui parut à Vérone en 1472 (5). Cette attribu-
tion est très vraisemblable : en effet, Valturio lui-même, très
lié avec Matteo de' Pasti, affirme que celui-ci était « singolar
nella pittura, nella scoltura » . On attribue également à Matteo
les bois qui accompagnent les fables d Ésope remaniées par
(1) Friedlaender, p. 44.
(2) Baluze, Miscellanca, partie IV, p. 524. — Heiss, p. 18-19.
(3) Elles représentent des armes, des machines, des éditices, des {guerriers, des
animaux. M. Heiss en donne plusieurs spécimens, p. 18-20. — L'attelage du
char de bataille représenté dans le ch. il du liv. X n'est pas sans analogie avec
les massifs chevaux que Pisanello avait l'habitude de modeler et de peindre. {Das
Pferd in der Kunst des Quattrocento, par H. Weizsaecker, dans le Jaliibiicli de
Berlin, t. VII, 1" livraison de l'année 1886, p. 55.)
(4) Valturio naquit à Macerata.
(5) Cet in-folio fut le premier livre imprimé à Vérone. Il y avait huit ans que
Sigismond Malatesta était mort quand on publia le De re militari, qui lui était
dédié.
598 L'AllT FEURARAIS.
Accio Zucco (1 i79) (1). Matteo se maria avec Livia, fille de
Giovanni Valdigara de Rimini. Il eut une fille, nommée Pera,
qu'épousa un gentilhomme de cette ville, Raffaello di Giovanni
de' Arduini. On ignore quand il quitta Rimini et quand il
mourut, car aucun document ne confirme les dates de 1483 et
de 1490 indiquées par Bosso.
Il demeura quelque temps à Ferrare. En 1444 et en 1445,
il s'y trouva en même temps que Pisanello (2), et il y travailla
comme miniaturiste et comme médailleur. On sait, en effet,
qu'il collabora avec Georges d'Allemagne à l'ornementation
d'un bréviaire destiné à Lionel. C'est également à cette époque
qu'il dut faire la médaille de l'illustre philologue Guarino de
léi'one (diam. 93). Né en 1370, Guarino, qui mourut à Ferrare
en 1460, à l'âge de quatre-vingt-dix ans (3), avait alors de
soixante-quatre à soixante-cinq ans. L'aspect du personnage
sur la médaille correspond Jiien à cet âge. La tête, tournée à
gauche, est garnie de cheveux courts et frisés, mais les tempes
sont dégarnies. Le front élevé et fuyant, le nez long et un peu
fort, l'œil petit et trop rapproché du nez, les chairs molles du
double menton ne produisent pas une agréable impression.
En revanche, l'intelligence de la physionomie confirme ce que
l'on connaît de l'érudit véronais; on sent que l'artiste a mer-
veilleusement rendu le caractère accentué du modèle. Une
légère draperie à l'antique est assujettie h l'épaule. Au revers,
une couronne de laurier encadre une élégante fontaine, sur-
montée d'une boule qui supporte un jeune homme nu tenant
une massue et un bouclier. Suivant Maffei, auteur de la Veroîia
illusti-aia, la fontaine ferait allusion à ces paroles d'Alberto da
Sarzano sur Guarino : « Grœcce et eruditionis latinœ fontem [A). »
(i) Fr. LIPPMA^'N, Der italieiiische Holzschnitt im XV Jahrhundert, p. 37.
(2) A. Ve^turi, Notizie sut sof/gioi-no di Vittor Fisaiio appo la Corte Estense,
p. 219.
(3) Il fut enseveli le 4 septembre clans l'église de Saint-Paul, oîi la Commune
Ht disposer pour ses restes un tombeau de marbre. i^GuAUixi, Chicse di Ferrara,
S. Polo.) Ses plus illustres descendants furent Batlista Guarino \", qui lui succéda
dans sa chaire à Ferrare, et Battista Guarino II, l'auteur du Pastor Fido. Sa
famille ne s'éteignit qu'en 1745.
(4) Heiss, p. 24
LIVRE TROISIEME. 599
Guarino, appelé par Nicolas III d'Esté pour être le précep-
teur de son fils Lionel (1429), contribua beaucoup à mettre en
honneur les lettres anciennes et à inspirer le goût de l'anti-
quité aux Ferrarais. Traité avec courtoisie et générosité par
trois des souverains de Ferrare (I), il ne quitta, pour ainsi dire,
pas cette ville, où ses leçons publiques sur la poésie, sur l'élo-
quence, sur les langues anciennes (2), lui attirèrent pendant
près de trente ans les hommages d'auditeurs nombreux, ac-
courus de toutes parts (3). Quel humaniste eût mieux enseigné
le grec que l'infatigable savant qui avait suivi à Constanti-
nople les leçons d'Emmanuel Chrysoloras (1390-1395) et qui
avait déjà professé à Florence, à Venise, à Vérone? Pendant le
concile de Ferrare, en 1438, il servit d'interprète entre les
théologiens de l'Orient et ceux de l'Église latine. Ses nom-
breuses traductions, entre autres celles de Plutarque (4) et de
Strabon (5), donnèrent une vive impulsion à l'étude de Fanti-
(1) C'est sans doute en souvenir des bienfaits reçus de Nicolas III et de Lionel
qu'il donna le nom de ces deux princes à deux de ses fils, nés avant Battista Gua-
rino P"", le plus célèbre de tous. Pontico Virunio prétend que sa femme Taddea
Cendrata, qui appartenait à une ancienne famille de Vérone, lui donna vingt-trois
enfants. En 1438, il en avait déjà douze, comme il le dit lui-même dans une
lettre qu'il écrivit au comte Lodovico Sanbonifacio. — Guarino sollicita humble-
ment le titre de citoyen ferrarais, et, quand ses compatriotes le rappelèrent parmi
eux, il refusa de quitter sa patrie d'adoption où le retenait sa reconnaissance en-
vers Nicolas m : « Est hic magnanimus princeps, clarissimus heyos, — Marchio
Munificus justitiœque nitor. » (A. Venturi, I primordi del linascimento artis-
tico a Ferrara, p. 2. — Tiraboscui, Storia delta lett. ital., t. VI, parte I".
Modena, 1790.)
(2) Il commença par recevoir un traitement de cent lire pour ses leçons sur la
poésie. Le 3 avril 1436, les magistrats lui allouèrent quatre cents lire, à condi-
tion qu'il ferait, pendant cinq ans, deux leçons par jour, sauf les jours de fête où
il ne ferait qu'un seul cours. (Frizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. III,
p. 459.) Il fut le premier Italien qui donna des leçons publiques de grec.
(3) Il entretenait dans sa propre maison les élèves étrangers chez lesquels il
constatait d'heureuses dispositions, mais qui étaient pauvres, leur donnant des
répétitions à la fin de la journée et même pendant une partie de la nuit, leur
inculquant en outre l'amour de la religion et de la morale. (Jacob Burckhardt,
Die Cultur der Renaissance in Italien, p. 166. Leipzig, 1869.)
(4) Il traduisit pour Lionel d'Esté les Vies de Pélopidas et de Marcellus. On
lui dut aussi la traduction en latin d'un Traité de Plutarque sur l'éducation. Sa
traduction latine de la Mouche de Lucien fut accompagnée d'une épître dédica-
toire à Léon-Baptiste Albcrti, qu'il connut à Ferrare.
(5) La traduction de Strabon fut entreprise à l'instigation de Nicolas V et ne
fut achevée que le 18 avril 1458, trois ans après la mort de ce pape.
600 L'ART FERU AU AI S.
quité grecque, et son Compcndiuin grammalicœ grœcœ ah Eniiii.
Chrisolora digestœ fut alors d'une grande utilité. La littérature
latine ne lui était pas moins familière (1). C'est en latin qu'il
prononça loraison funèbre de Lionel (2). Son enthousiasme
n'était pas moindre pour les arts que pour les ouvrages des
écrivains antiques. Il prit à tâche d'en démontrer la noblesse,
rappelant que Platon dans sa jeunesse et que Socrate lui-
même ne dédaignèrent pas de manier les pinceaux, que les
patriciens Lucilius et Fabius, à Rome, s'adonnèrent aussi à la
peinture (3). Nous avons déjà mentionné les vers dans lesquels
il exalta Pisanello. Peut-être payait-il ainsi une dette de recon-
naissance envers cet artiste qui lui donna un tableau représen-
tant saint Jérôme et à la vue duquel son émotion égala son
enthousiasme. Matteo de' Pasti, en consacrant une médaille à
Guarino, rendait, de son côté, hommage à un compatriote
éminent dont la protection ne lui avait probablement pas été
inutile.
Il est curieux de voir réunis en même temps autour de
Lionel des hommes tels que ceux qui viennent d'être nommés
et qui tous étaient nés à Vérone. M. Yenturi a fait remarquer
combien les rapports furent fréquents entre cette ville et Fer-
rare. Depuis que la Polésine de Rovigo appartenait aux princes
d'Esté, les deux territoires étaient contigus. Attirées par la
prospérité de Ferrare, nombre de familles quittèrent Vérone.
On s'embarquait sur l'Adige, puis sur le Pô, et l'on arrivait
par Francolino à Ferrare. Deux des médecins de la famille
d'Esté. Francesco de' Francazani et Gherardo, avaient Vérone
pour patrie (4) .
(1) La Bibliothèque d'Esté à Modène possède un manuscrit des OEiivj-es de
César corrigé et annoté par Guarino pour Nicolas III d'Esté [Miscellanea, n° 420
du Catalogue), ainsi que la traduction de Strabon [Strabonis geoqraphia) due au
savant véronais (n" 472 du Catalogue), traduction qui figure parmi les manuscrits
provenant de la collection de Mathias Gorvin. Les deux manuscrits sont ornés de
miniatures.
(2) Quand Giovanni Tavelli, nommé évêque de Ferrare par le pape Eugène IV,
fit son entrée solennelle dans la cathédrale, Guarino débita aussi un éloquent
discours. (Frizzi, t. III, p. 466.)
(3) Venturi, I primordi del rinascimento artistico a Ferrara, p. 4,
(4) Ibid., p. 13-14.
LIVRE TROISIEME. 601
La présence de Matteo de' Pasti à Ferrare, nous l'avons déjà
dit, coïncida avec celle de Léon-Baptiste Alherti. On peut sup-
poser que Matteo et Alberti, qui devaient être plus tard en
relations intimes à Rimini, commencèrent alors à s'apprécier
l'un l'autre, et il ne serait pas inadmissible que la belle mé-
daille d'^/Z)e?'fz par Matteo (diam. 93) eût été faite à Ferrare (1).
Le personnage est tourné à gauche ; il a la tête nue, et ses
cheveux sont bouclés. Au revers, on remarque une devise
énigmatique. Une couronne de laurier, le long de laquelle on
lit : « opus . MATTHAEi . PASTii . VERGNEXSis » , entoure un œil vu de
face et surmonté de deux ailes. Les mots « quid tum » se trou-
vent au-dessous de l'œil. On sait que le laurier est l'emblème
des savants et surtout des poètes ; mais que signifie le reste?
Peut-être l'œil est-il là pour rappeler que la vigilance et la
sûreté du coup d'œil sont indispensables à l'architecte. Cepen-
dant, comme l'œil est accompagné des mots « quid tum » , les
auteurs du Trésor de numismatique croient que Matteo de' Pasti
a prétendu dire : « Qu'arrivera-t-il quand le regard d'Alberti
aura passé de la contemplation des choses terrestres à celle
des choses divines? » Cette explication est-elle satisfaisante?
Nous n'osons l'affirmer.
ANTONIO MARESCOTTI DE FERRARE,
Sculpteur et médailleur.
Antonio Marescotti est le premier médailleur ferrarais que
nous rencontrions. La signature que portent plusieurs de ses
médailles ne laisse aucun doute sur la ville où il naquit et où
(1) Lorsqu'il fut appelé, en 1444, à donner son avis sur les projets d'Antonio
Cristoforo et de Nicolô Baroncelli pour une statue équestre que l'on voulait éle-
ver en l'honneur de Nicolas III, Alberti avait quarante ans. Il ne paraît pas être
plus âgé sur sa médaille. Si elle fut faite à Rimini, elle ne put l'être après 1450,
car à partir de 1450 Alberti ne revint plus à Rimini.
602 L'AT\T FEllRAIlAIS.
il exécuta presque tous ses travaux. On ne sait malheureuse-
ment rien de sa vie, et Ton ignore jusqu'à l'époque de sa nais-
sance et de sa mort. Huit pièces constituent l'ensemble de
son œuvre (1). Il représenta le Bienheureux Giovanni Tavelli
da Tossignano en 1446, Antonio Marescotti en 1448, Galéas
Marie Sforza en 1457, Borso d'Esté en 1460 et Fra Paolo
Yeneziano en 1462. Seules, les deux médailles de saint Ber-
nardin et de Galéas Marescotti ne sont point datées : nous
verrons qu'elles durent être exécutées vers 1450.
xVntonio Marescotti a un style sévère, un peu âpre ; la grâce
le préoccupe médiocrement ; ce qu'il recherche avant tout,
c'est la vérité ; mais il s'entend aussi à rendre l'ascétisme chez
les religieux et la dignité de la physionomie chez les grands
du monde.
Quoique peu nombreuses, les médailles de Marescotti nous
font pénétrer dans l'intimité d'un siècle plein de contrastes,
dans une société où l'on rencontre à la fois, avec des carac-
tères fortement trempés pour le bien comme pour le mal, des
saints, des lettrés, des citoyens engagés dans les luttes achar-
nées des partis, des princes sages et avisés, des souverains
fameux par leurs vices et par leurs cruautés.
La première médaille (diam. 90) nous montre Giovanni Ta-
velli. Ce personnage naquit à Tossignano, devint évêque de
Ferrare en 1432 et mourut en 1446. Sa tête nue, d'où sortent
des rayons, est rasée, mais elle garde une couronne de che-
veux. Devant Tavelli est figurée une petite mitre. Assurément,
il n'est point beau ; son nez long et pointu, ses joues amai-
gries par les austérités, les muscles saillants de son cou, ne
flattent pas les regards ; et cependant on ne peut le considérer
sans svmpathie, tant son visage vénérable est empreint de
bonté. Plein de tendresse pour les pauvres, il fonda à Ferrare,
comme nous l'avons déjà rapporté (2), l'hôpital de Sainte-Anne,
auquel se rattache le souvenir du Tasse. Aussi, sur sa mé-
daille, est-il qualifié de « devotissimus pauperwn » . Au revers,
(1) Sur CCS huit médailles, le buste est tourné à gauche.
(2) Pages 257, 259.
LIVRE TROISIÈME. 603
on le voit à genoux, joignant les mains avec ferveur et levant
les yeux vers le ciel, d'où la grâce céleste descend sur lui sous
forme de langues de feu. Ses sandales et son manteau sont à
terre devant et derrière lai. Enfin, au-dessus de lui, s'élève
un olivier. La légende, empruntée à divers passages de FÉcri-
ture (1), se compose des mots suivants : v-Ego sicut oliva fruc-
tificavi suavitateni odoris m domo Dei. » — Quand Marescotti
fit cette médaille, qui porte, nous l'avons dit, la date de 1446,
le pieux évéque venait de mourir, car il lui a mis des rayons
sur le sommet de la tète, devançant ainsi, conformément à
l'opinion publique, la décision pontificale qui le rangea plus
tard parmi les Bienheureux.
On croit que Marescotti est également Fauteur du buste
en terre cuite qui représente Giovanni Tavelli dans le vesti-
bule de Fhôpital de Sainte-Anne (2). Ce buste est antérieur à
la médaille, car il fut exécuté d'après le masque pris sur le
cadavre.
Une autre médaille exécutée par Antonio Marescotti (diam . 44)
reproduit les traits d'un jeune homme qui portait le même nom
et le même prénom que lui , et qui était probablement un membre
de sa famille. Le personnage mis sous nos yeux a tout au plus
vingt ans; il est coiffé d'un bonnet; son visage ne manque
pas d'un certain charme. Les détails du revers prouvent que
cette effigie n'est pas celle d'un vivant : le mot » lesus » , au-
dessous duquel se trouve la date de 1448, est surmonté d'une
croix, et l'inscription est ainsi conçue : « memoria . de . Antonio .
MARESCGTO . DA . FERARA. » Cette inscription, comme celle qui
accompagne le portrait du jeune homme, est gravée en creux.
Dans sa carrière de médailleur, INIarescotti consacra deux
pièces à saint Bernardin de Sie^ine, très populaire parmi les
habitants de Ferrare. Au milieu de ses pérégrinations à travers
l'Italie, Bernardin n'avait pas oublié la capitale des princes
(l) Ps. LU, V. 10 : « E(jO aulcm, sicut oliva fructif ■.va in domo, speravi in
niisericordia Dei in œtcriium. » — Oske, xiv, 7 : « Ibunt rami cjus, et erit
quasi oliva cjloria ej'us, et odor ejus ut Libani. »
r2) Voyez p. 517.
604 L'ART FERRARAIS.
d'Esté et y avait prononcé plusieurs sermons. Son éloquence
familière avait profondément touché ses auditeurs, qui subis-
saient, d'ailleurs, le prestige de sa sainteté. On voulut, —
nous l'avons dit (1), — l'avoir pour évéque; mais il s'y refusa,
ce qui ne fit qu'accroître la vénération qu'il inspirait déjà.
Après qu'il eut quitté Ferrare, son souvenir y resta vivant.
Deux médailles de Marescotti en rendent témoignage. S'il
reproduisit les traits de l'humble religieux, ce fut uniquement
afin de s'associer à la dévotion générale, car les traits de saint
Bernardin n'avaient rien de beau. Sans les modifier, il a su
leur imprimer une austérité et une douceur qui sont à elles
seules une séduction. Le saint, dont le capuchon enveloppe, la
tête et retombe jusque sur le bas du front, a le nez fin et
pointu, le menton pointu aussi et proéminent, les lèvres
minces et serrées ; il baisse les yeux en tenant un livre entre
son bras gauche et sa poitrine, et semble plongé dans une
sereine méditation. On lit autour de ce buste : « /n nomine
ïHE {Jésus) omne genuflectatur cœlestium terrestriumque » , paroles
empruntées à l'épitre de saint Paul aux Philippiens (I, v, 10).
Cette médaille, qui a 96 millimètres de diamètre, se trouve
tantôt sans revers, tantôt avec un revers où le monogramme
du Christ, dans un cercle entouré de rayons, est accompagné
de ces mots : « in . noiune . ihu . omne . genu . flectatur . celes-
Tiu . TERRESTRiu . INFERNO. » L'autre médaille, dont le diamètre
a 79 millimètres, nous montre un buste identique, qu'ac-
compagnent ces mots, appliqués à Jésus dans les Actes des
Apôtres (I, V, 1) : u Cœpit facere et postea docere. » Elle est
pourvue d'un revers que bordent les paroles suivantes, em-
pruntées h l'Évangile selon saint Jean (XVII, V, 6) : (iManifes-
tavi nomen tuum hominihus » , et où l'on voit le monogramme
du Christ (2) au milieu d'un cercle environné de rayons flam-
boyants (3). Ce monogramme ainsi agencé fut inventé, comme
(1) Voyez p. 249.
(2) « Le trait vertical de la seconde lettre dans le monogramme forme une
croix à laquelle est attackée une banderole avec l'inscription i, n. r. i. »
(Heiss, p. 29.)
(3) Ce revers a été accolé à l'effigie du doge Niccolô Marcello par le médail
LIVRE TROISIEME. 605
on Ta vu (1), par Bernardin, qui en recommanda l'adoption
aux fidèles de son temps. Les ennemis du- saint prétendirent
qji'il avait voulu par là établir un culte idolàtrique, mais leur
accusation ne trouva point créance. — Un très beau dessin
faisant partie du recueil Yallardi au musée du Louvre paraît
avoir servi de modèle pour le portrait que nous venons d'ad-
mirer sur les deux médailles de saint Bernardin dues à
Marescotti. — Quant à la date approximative de ces deux
médailles, il n'est pas difficile de l'établir. Gomme Bernardin
y est représenté sans auréole, on peut conclure qu'elles ont
été exécutées entre l'époque de la mort du saint (1444) (2) et
l'époque de sa canonisation par Nicolas V (1450).
Avec la médaille de Galeazzo Marescotti (diam. 98), nous nous
trouvons en présence de la plus belle pièce, selon nous, qu'ait
faite Antonio Marescotti. Le personnage représenté se recom-
mande, d'ailleurs, par la forme harmonieuse de son visage, la
noblesse de son attitude, l'énergie de son expression. Il est
coiffé d'un bonnet plat et porte un riche vêtement. On ne peut
guère lui donner qu'une quarantaine d'années. Comme il
était né en 1407, on doit supposer que la médaille fut exé-
cutée vers 1450. Rien ne prouve qu'un lien de parenté existât
entre lui et Antonio Marescotti de Ferrare. Il appartenait à une
des familles les plus puissantes de Bologne et les plus dévouées
aux Bentivoglio. Avec quatre compagnons il délivra, en bra-
vant des périls de toute sorte et en faisant des prodiges de
courage , Annibale Bentivoglio , retenu en prison dans un
château fort par ordre de Francesco Piccinino (3). Son exis-
tence agitée au milieu des factions implacables, ses fonctions
de sénateur et de gonfalonier de justice, les coups enfin dont
il fut frappé dans ses plus chères affections, ne l'empêchèrent
pas de cultiver la poésie. Il fut créé chevalier par Nicolas V.
En 1503, il s'éteignit à l'âge de quatre-vingt-seize ans. Une
leur qui a signé G. T. F., lettres qui, selon M. Gaetano Milanesi, sijjnificnt
peut-être : Girolamo Todeschini fecit.
(1) Page 250.
(2) Il était né en 1380.
(3) Voyez dans Litta les émouvantes péripéties de cette entreprise.
606 L'ART FEUIlAnAIS.
pièce de Spermidio nous le montre vers la fin de sa vie. Sur
les neuf enfants que lui donna sa femme, Catarina Formi-
gliari, un seul, Ercole, dont il existe une médaille anonyme,
lui survécut. Au revers de la médaille de Galeazzo Mares-
cotti dont Antonio Marescotti est l'auteur, on voit, à l'inté-
rieur d'une coui'onne formée par une tresse de cheveux, une
colonne qui se brise sous l'effort d'une tempête. Les mots
« mai pià » indiquent que cet emblème est une allusion à
une perte irréparable, à la mort d'une personne chère entre
toutes.
La médaille de Galéas Marie Sforza est beaucoup plus
petite : elle a seulement 54 millimètres de diamètre. Né
en 1444 de François Sforza et de Blanche Marie Visconti,
Galéas Marie n'a ici que treize ans (1) et porte le titre de duc
de Pavie créé par son père pour les fils aînés des ducs de Milan.
Sa tête nue est pourvue de lon^js cheveux. Quoique sa physio-
nomie n'ait pas le charme et la fraîcheur ordinaires chez les
enfants, on ne pressent pas encore le prince qui, de 1466
à 1476, signala son règne par ses prodigalités, ses débauches
et ses raffinements de cruauté, et qui alla peut-être jusqu'à
empoisonner sa première femme, Dorothée, fille de Louis III
Gonzague, ainsi que sa mère reléguée à Crémone (2), vengées
toutes deux avec bien d'autres victimes grâce aux poignards
de Lampugnani , de Visconti et d'Olgiati. Au revers de la
médaille, une figure ronde, vue de face et entourée de rayons,
représente le soleil.
Marescotti avait une trop grande notoriété pour que le sei-
gneur de Ferrare ne lui commandât pas son propre portrait.
Sur la médaille qu'il fit d'après Borso, ce prince, né en 1413,
a déjà quarante-sept ans. Il porte de longs cheveux et est
coiffé d'une toque. Son double menton apparaît déjà. On
reconnaît en lui un homme ferme et modéré. Son élégant cos-
(1) Il est intéressant de comparer cette médaille avec les autres médailles
qu'exécutèrent, d'après Galéas Marie Sforza, Gianfrancesco Enzola, dit Gianfran-
ccsco Parmense (1456 et 1459), et quelques médailleurs anonymes mentionnés
par M. AnMA.ND (t. II, p. 27).
(2) 11 sera question d'elle dans le chapitre consacré à la gravure sur bois.
1
LIVRE TROISIEME. 607
tume trahit son goût pour le luxe (1). L'inscription le désigne
non seulement comme souverain de Ferrare et comte de
Rovigo, mais comme premier duc de Modène et de Reggio,
titre qui lui fut conféré le 25 janvier 1452 par l'empereur Fré-
de'ric III ; toutefois, il n'a pas encore celui de duc de Ferrare,
que Paul II lui octroya en 1471. Sur le revers, au fond duquel
s'élève un palmier, la licorne, emblème favori de Borso, sym-
bole de la prudence et de la pureté, est assise, tournée à
gauche, et plonge sa corne dans une source. D'après les
croyances populaires, le contact de cet animal rendait inof-
fensives les eaux malfaisantes. Cette médaille correspond par
sa date (1460) à Tannée au début de laquelle le pape Pie II
passa pour la seconde fois à Ferrare, où, huit mois aupa-
ravant, il avait demeuré douze jours, alors qu'il se rendait
à Mantoue, lieu de réunion assigné à tous les princes chré-
tiens qu'il s'agissait de décider à une croisade contre les
Turcs.
La dernière médaille de Marescotti portant une date, avons-
nous dit, est celle de Fy^a Paolo Albei^ti, appelé Fra Paolo Vene-
zi'ano, et elle appartient à l'année 1-462. Elle est plus p^rande
que toutes les autres, car son diamètre est de 102 millimètres.
Le personnage, âgé de trente-deux ans, a la tête couverte
d'un capuchon. Son visage a de la distinction, et sa physiono-
mie est à la fois grave et avenante. Au revers de la médaille,
Fra Paolo est assis sur un escabeau, la tête inclinée, le men-
ton appuyé sur la main droite, et médite devant un crâne qui
se trouve à terre. Né à Venise, en 1 430, ce religieux, une des
gloires de l'Ordre des Servites, fut professeur en 1456 à l'Uni-
versité de Bologne, où il donna une vive impulsion aux études
classiques; il se distingua aussi comme prédicateur et mourut
à quarante-cinq ans, en 1475, laissant plusieurs ouvrages
écrits en latin, parmi lesquels figurent un traité sur la connais-
sance de Dieu, un livre sur l'origine et les progrès de l'Ordre
des Servites et une explication de plusieurs passages de Dante.
(1) Voyez ce que nous avons dit du caractère de Borso à propos des fresques
du palais de Schifanoia, p. 456-460.
608 L'ARÏ FERRARAIS.
On attribue à Antonio Marescotli une médaille (diam. 89) re-
présentant d'un côté Vittorà Pavoni, chancelier ducal à Ferrare
en 1 463, et de l'autre sa femme Taddea, dont la tète est cou-
verte d'un voile qui tombe sur les épaules. L'exécution de
cette médaille est médiocre, et les traits des personnages n'ont
rien d'agréable (1).
VI
JACOPO LIXIGNOLO, DE FERRARE.
Ce médailleur n'est connu que par une pièce signée repré-
sentant Borso. Comme celle que Marescotti consacra au même
personnage, elle fut exécutée en 1460 et nous montre le suc-
cesseur de Lionel avec un mortier d'où s'échappent de longs
cheveux; seulement, elle a 82 millimètres de diamètre au lieu
d'en avoir 62, le buste est tourné à droite au lieu de l'être à
gauche, et le costume est plus riche encore. Sur le vêtement
de Borso, sur son béret et autour de son cou, on voit, en effet,
les joyaux dont ce prince tirait vanité. Au revers de la mé-
daille, se trouve également la licorne assise, regardant à
gauche et plongeant sa corne dans un ruisseau ; mais cet ani-
mal y a moins d'importance que sur la médaille de Marescotti,
et il est environné de rochers qui paraissent infranchissables
et au-dessus desquels le soleil darde ses rayons. Selon M. Heiss,
on a voulu symboliser ici les obstacles dont la vie humaine est
comme hérissée et qui ne peuvent être surmontés que par la
prudence assistée des lumières d'en haut. La licorne figure la
prudence ; les rayons du soleil sont l'image de l'assistance divine .
Lixignolo était probablement Ferrarais, car parmi les agents
des Este on trouve souvent des personnages de ce nom, par
exemple Feltrino Lisignolo (2).
(1) Armand, t. I, p. 30.
(2) Venturi, L'arte a Ferrara nel periodo di Borso d'Esté, dans la Jîivista
stor. ital., livr. d'octobre-novembre 1885, p. 743.
LIVKE TROISIEME. 609
VII
PETRECIXI, DE FLORENCE.
La plus belle médaille de Borso, à notre avis, est celle qu'a
faite Petrecini (diam. 95). Elle porte aussi la date de 1460.
Quoique le buste du personnage y soit tourné à gauche, comme
sur la médaille due à Marescotti, elle se rapproche surtout de
la médaille exécutée par Lixignolo et tournée à droite ; mais
elle est plus grande que celle-ci, et elle est traitée avec plus de
liberté, d'ampleur et de souplesse (1). La physionomie est, du
reste, la même partout, ce qui prouve que partout les traits
de Borso avaient été parfaitement reproduits. Au revers, on
remarque de nouveau une vallée resserrée entre des rochers
presque à pic et le soleil envoyant sur la terre une pluie de
rayons. Au lieu d'une licorne, Petrecini a représenté au milieu
de ce morne paysage un coffret ou un vase hexagonal rempli
d'eau, dont le couvercle entrouvert laisse apercevoir à la sur-
face du liquide im anneau qui surnage. Selon M. Heiss, c'est
là une boussole analogue à celle qui est gravée dans les Imprese
de Paolo Giovio (p. 90); la boussole symbolisant la prudence
humaine, l'ensemble du revers aurait une signification iden-
tique à celle du revers que présente la médaille de Borso par
Lixignolo (2). D'après M. Venturi, il ne faut voir ici qu'un
(1) La même effigie se retrouve sur une plaquette octogone sans revers. C'est
un surmoulage, avec des inscriptions gravées en creux. Il date de iWl, car Borso
y est qualifié de duc de Ferrarc, titre qui lui fut octroyé, nous l'avons dit, le
14 avril de cette année-là.
(2) Aux médailles- de Borso que nous avons signalées et dont on connaît les
auteurs, il faut ajouter quatre médailles anonymes. (Armand, t. II, p. 21, 22.)
Sur l'une d'elles (diam. 110), Borso, cjuoique déjà duc de Rcjjjjio et de ^lodène,
paraît plus jeune que sur les médailles exécutées par Petrecini et Lixignolo. Borso
est coiffé d'un haut mortier qui lui cache complètement le front; au revers, la
Justice assise tient une épée et une balance; devant elle se trouve un arbre sans
feuilles sur les branches duquel se tiennent deux oiseaux. Cette médaille est
reproduite dans l'ouvrage de M. Ileiss. — Une autre médaille (diam. 2-3) est ponr-
I. 39
610 L'ART FERRARAIS.
des emblèmes favoris de Borso, l'emblème du baptême repré-
senté par la cuve baptismale (1).
Une autre médaille faite à Ferrare par Petrecini est la mé-
daille peu connue (2) de Lorenzo Strozzi (3). Au droit, se
trouve le buste du personnage avec ces mots : " laurentius .
STROZZA . COMES .» Au rcvcrs, on voit les armes des Strozzi et on
lit cette inscription : « opus . petrecini . de . florentia . mcccclx. »
Lorenzo Strozzi était un des frères du poète Tito Strozzi. Il se
distingua comme jurisconsulte et fut très apprécié du duc
Borso, qui le mit au nombre de ses conseillers intimes. Le
9 septembre 1453, ce prince lui accorda, moyennant une re-
devance annuelle de vingt-cinq ducats d'or, cinq fiefs sur le
territoire de Reggio, avec le titre de comte et le droit de ren-
dre la justice. Plus tard, il lui fit présent, dans le village d'Os-
tellato, où il se fit aussi construire une somptueuse babitation,
d'un palais dont Antonio Brasavola fut l'architecte. Lors du
passage de Frédéric III à Ferrare, en 1469, Lorenzo Strozzi
donna dans sa propre résidence, en l'honneur de l'Empe-
reur, un bal qui dura toute une journée. Il mourut sans pos-
térité.
Après s'être absenté de Ferrare durant plusieurs années,
Petrecini fut exempté pendant dix ans, par un acte du
27 août I 447, de payer les impôts, à la condition d'ouvrir une
école pour l'enseignement de son art. Il vivait encore en
1480 (4).
Petrecini, qui fit aussi en 1460 la médaille de Jean-Fran-
çois Pic de la Mirandole, père du fameux Jean Pic, est peut-
vue tl'ua revers qui nous montre le Christ sortant du tombeau, un étendard à la
main.
En 1452, Borso, devenu duc de Modène et de Reggio, fit frapper un ducat d'or.
(Frizzzi, Memorie per la storia di Fenara, t. IV, p. 24. — Chabouillet, iVo-
tice SU7' un ducat d'or inédit de Borso, 1874.)
(1) A. Ventcri, A..Ueiss, Les médailleurs de la Renaissance, dans la Rioista
storica italiana, anno III, gennaio-marzo 1886, fascicolo 1", p. 153.
(2) Argelati, Tractatus de monelis Italiae, t. III.
(3) Le peintre Baldassare d' Este fit aussi le portrait de Lorenzo Strozzi, mais
on ne sait ce qu'est devenu ce tableau.
(4) Indication de M. Gaetano Milanesi, citée par M. Armasd, t. I, p. 33.
LIVRE TROISIEME. 611
être, d'après une supposition de M. Milanesi (supposition que
M. Yenturi juge très douteuse), le même homme que le Flo-
rentin Pietro di Neri Razzanti, « excellent graveur en pierres
fines » , né en 1425 (1).
Suivant une autre hypothèse, émise non sans quelque hési-
tation par M. Friedlaender, on pourrait reconnaître Petrecini
dans l'artiste qui a introduit une médaille avec son revers au
bas de la porte en bronze de la basilique de Saint-Pierre. Cette
hypothèse est inadmissible. On lit, en effet, autour de la
médaille : « axtnius . pétri . de . florextia . fecit . mcgggxlv » , mots
qui àéÛQweni Antonio Filarete, auteur de la porte (2).
VIII
GIOVANNI BOLDU
Giovanni Boldu, dont les médailles ont été exécutées entre
1457 et 1466, était un peintre appartenant aune noble famille
vénitienne, et, dans ses signatures, il a soin de mentionner, à
l'exemple de Vittore Pisano, sa qualité de peintre. Il s'est
représenté deux fois lui-même et nous a transmis les traits
d'un médecin de Pise, d'un poète vénitien et d'un musicien
allemand (3). On lui doit aussi la médaille d'un cithariste
flamand en grande faveur auprès de Borso d'Esté et d'Her-
cule I". Ce joueur de cithare s'appelait Pietro Bono^ nom
auquel on ajouta le surnom de Bruzelli ou Burzelii, parce qu'il
était de Bruxelles (4). Sur la médaille exécutée par Boldu
(diam. 56), le musicien flamand, désigné parles mots : «petrus.
(1) Un Florentin, nommé aussi Petrecini, fut pa{]e à la cour de Borso, peignit
des cartes à jouer et emlirassa la vie relijjicuse en 1460.
(2) Varie a Ferraia nel periodo di Borso d'Esté, p. 731.
(3) Il fut connu en Autriche et en llon{;rie.
(4) Les Gonzague l'eurent aussi à leur service. Peut-être s'était-il réfugié auprès
d'eux en 1471 avec îsicolas fils de Lionel. (L.-F. Valdricui, Cappelle, concer
e rtiusiche di casa d'Esté.)
612 I/ATIT FERRARAIS.
BONXUS . ORPHEUM . SUPANS {svpera?is) », est tourné à gauche et
coiffé d'un haut bonnet; il a une longue et abondante chev.e-
lure; son nez est gros, et il a les yeux renfoncés. Son visage
est donc loin d'être beau. Ce qui mérite d'être admiré, c'est le
revers. On y voit, assis sur un socle, dont la face porte l'in-
scription : « OMNIUM , PRiNCEPS » , un génie nu d'une exquise
élégance, vu de face, posé avec aisance et jouant de la ci-
thare (1). Évidemment, le voisinage de Padoue, ville où l'art
de l'antiquité et l'érudition classique étaient en grand hon-
neur, avait exercé son influence sur Boldu. Cet artiste aime,
en effet, à évoquer au revers de ses médailles des hgures nues,
et il a signé son nom en latin, en grec moderne et en hébreu,
ce qui prouve que son esprit était très cultivé. Ici, il s'est con-
tenté de mettre : " mcccclvii . opus . ioaxis . boldu . pictoris. »
L.-N. Gittadella a découvert de précieux renseignements sur
Pietro Bono (2). Ce personnage fut le barbier de Borso et
acheva de conquérir, comme joueur de cithare, les bonnes
grâces du souverain, ainsi que nous l'apprend la chronique de
Caleffini. Fils du Flamand maître Battiste et d'une Allemande
nommée Marguerite, ce précurseur de Figaro épousa Antonia,
fille du Vénitien Marco. C'est à Ferrare qu'il mourut en 1497,
et il fut enseveli dans léglise de Saint-Dominique. Le premier
document où il soit mentionné porte la date de 1452. On re-
trouve son nom dans des actes de 1456, 1459, 1461, 1464,
1465, 1468, 1475. Avec les années, sa réputation ne fit que
grandir. On le voit qualifié tantôt de « nohilis et supremus chi-
tarista » , tantôt de « prceclarissimus et insignis familiaris tiostri
ducis (3) )) , tantôt encore de « nohilis vir » ou de « prœstantissi-
mus artis musicœ et singulajns magister a chitarino, cujusfatnaper
totum diffusa est orbem » . A la renommée s'ajoutèrent les gros
profits. Devenu citoyen de Ferrare, il posséda plusieurs maisons
(i) Il en existe une reproduction dans Mazzucchelli, I, xxiii, 2.
(2) Notizie relative a Ferrara, t. II, p. 293-295.
(3) Paolo Grillo, « musico famoso cd eccellente » , fut, comme Pietro Bono, un
des familiers de Borso. Francesco délia Gatta, cithariste ferrarais, jouissait aussi
d'une grande vogue sous le même règne. (L.-IN. GiTTiDELLi, JSot. rel. a Ferr.,
t. II, p. 292, 293.)
LIVRE TROISIEME. 613
dans la ville et des terrains à la campagne. Borso alla jusqu'à
lui accorder les taxes payées par les portefaix, ce qui lui pro-
cura plus de mille florins. Les hommages des poètes ne lui
manquèrent pas non plus. Battista Guarini adressa « adPetrum
boniim citharistam rarissimum » huit distiques dans lesquels il
le compare à Orphée. Ce n'est pourtant pas aux vers du poète
que Pietro Bono doit de vivre encore dans la mémoire des
hommes; on ne se souviendrait plus de lui sans la médaille
fondue en 1457 par le Vénitien Boldu, compatriote de sa
femme. — Il faut se garder de confondre (1) Pietro Bono le
cithariste avec Pietro Bono Avogaro, médecin et astrologue,
dont une médaille de Sperandio, exécutée vers 1490, nous a
conservé l'effigie.
IX
LODOVICO DA FOLIGNO f2'
Le nom de cet artiste apparaît pour la première fois en
1445. On le retrouve, le 5 août 1451, dans le testament
d'Angelo di Pietro, peintre siennois établi à Ferrare : ce testa-
ment porte que Lodovico était orfèvre et citoyen de Ferrare.
On sait, en outre, par les livres de dépenses, qu'il fut au ser-
vice des princes d'Esté. Il mourut à la fin du quinzième siècle
ou au commencement du seizième, laissant un fils nommé
Giannantonio. En 1510, il n'existait plus, car un acte de cette
année-là mentionne « maestro Gianncnitoniodelfu Lodovico Ful-
gineo (maître Giannantonio, fils de feu Lodovico da Folignoj» .
Lodovico da Foligno pratiqua avec succès l'art du niéda il-
leur. Malheureusement aucune de ses médailles n'est parvenue
jusqu'à nous. Une d'entre elles, qu'il donna à Borso en I4G4,
(1) C'est M. Armand qui a été le premier à faire cette remarque.
(2) Umberto Rossi, Lodovico et Giannantonio da Foligno uvefici e mcdagluti
ferraresi, clans la Gazetta numisniatica, année V'I, n"' 9-il.
614 L'ART FERRARAIS.
représentait Lionel d'Esté (voyez p. 571). Au mois de juin 1471,
il écrivit à Laurent le Magnifique pour lui annoncer l'envoi
d'une médaille de Bone de Savoie dont il lui faisait cadeau, et
dont il avait porté un exemplaire à Milan quelques jours aupa-
ravant; Bone y était représentée telle qu'elle était lors de son
mariage ( « corne era quando venne a marito da Fi^anza » ), le
6 juillet 1468. Trois ans après que Galéas Marie S forza entéponsé
Bone de Savoie (1471), Lodovico modela l'effigie de ces deux
personnages : peut-être l'image du duc de Milan occupait-elle
le droit de la médaille, tandis que l'image de la duchesse en
occupait le revers. Enfin, en 1475, il envoya aux Anciens de
Reggiola médaille de Sigismond d'Esté (1), accompagnée d'une
lettre dans laquelle il sollicitait, en retour, " un bon cour-
sier » : les Anciens de Reggio, trouvant sans doute ses préten-
tions exagérées, se contentèrent de lui payer un florin d'or.
La médaille de Sigismond d'Esté fut exécutée quand ce prince
avait quarante-deux ans. Spei-andio, en 1473, à l'époque du
mariage d'Hercule I" avec Éléonore d'Aragon, avait déjà fait
une médaille de Sigismond : c est la seule qui nous fasse con-
naître les traits de ce personnage.
Dans sa lettre à Laurent le Magnifique et dans sa lettre aux
Anciens de Reggio, Lodovico da Foligno s'intitule « orifice iii
Ferrara » .
X
BALDASSARE D ESTE.
Il y a des artistes dont le temps semble s'acharner à détruire
les œuvres ou à en dérober la connaissance. Tel est Baldassare
d Este, très célèbre de son temps comme peintre et comme
médailleur. Peut-on regarder avec confiance les rares tableaux
qu'on lui attribue? En est-il réellement l'auteur? Le doute est
(1) Sijjismond, his de Nicolas III et de Ricciarda de Saluées, nac|uit en 1433
et mourut en 1507.
LIVRE TROISIEME. 615
assurément permis. Quant à ses médailles, on ne saurait en
mentionner plus de trois (1), et toutes trois, d'un mérite ordi-
naire, représentent (tourné à gauche) Hercule I", duc de Fer-
rare, de Modène et de Reggio et comte de Rovigo.
Sur une d'elles (diam. 27), Hercule apparaît avec de longs
cheveux et un mortier. On remarque au revers un livre
ouvert, au-dessus duquel sont représentés trois yeux, que
domine soit le fléau d'une balance, soit une enseigne militaire,
destinée à rappeler les vertus guerrières du duc de Ferrare et
à peu près semblable aux enseignes que nous montrent la
colonne Trajane et certaines médailles romaines. On a pré-
tendu que les trois yeux symbolisaient le droit canon, le droit
civil et la philosophie : ne font-ils pas plutôt allusion à la vigi-
lance qui doit s'appliquer au passé, au présent et à l'avenir?
Enfin, le livre est peut-être simplement le volume contenant
les lois, à l'exécution desquelles le prince a mission de veiller.
Autour de ce revers, on lit : « baldesaris . estensis . opus .
MCcccLxxii.» Hercule I", né en 1431, a donc ici quarante et
un ans.
Sur une seconde médaille (diam. 83), il est représenté couvert
d'une armure et la tête nue; la date de 1472 est inscrite au-
dessous du buste en chiffres ordinaires. Au revers, on voit le
duc, armé de pied en cap et tenant le bâton de commande-
ment, sur un cheval qui s'avance vers la gauche. Cette mé-
daille est signée : « baldasaris. estensis. opus (2). »
La troisième médaille d'Hercule 1" (diam. 911 ne porte point
de date. Le duc, couvert encore d'une cuirasse, est coiffé
d'un bonnet beaucoup plus étroit dans le haut que dans le
bas. Cette médaille a le même revers que la médaille précé-
dente (3).
Entre les trois médailles que nous venons de citer, c'est la
(i) L'ouvrajje de M. Ileiss en coiitient la reproduction.
(2) M. Dreyfus possède une plaquette ot'tojjone qui n'est (jii'un surmoulajje de
cette médaille; l'inscription et la date y sont {;ravccs en creux.
(3) On s'est servi de cette médaille pour faire une plaquette ovale qui ne porte
aucune inscription.
616 L'ART FERRARAIS.
première qui, malgré ses petites dimensio.ns, représente Her-
cule I" sous Taspect le moins défavorable.
XI
CORADIM (1).
Gomme Baldassare d'Esté, Coradini a fait, en 1472, une
médaille à' Hercule 1" d'Esté {(ïiixm.. 56) (2). Ce prince, égale-
ment tourné à gauche, est coiffé du bonnet ducal ou mortier.
Au revers, on voit Hercule nu, debout, s'appuyant de la main
droite sur une lance et tenant de la main gauche un bouclier
qui a pour ornement l'emblème favori du souverain, c'est-à-
dire une fleur dans un anneau pourvu d'un diamant : le héros
mythologique n'est ici qu'un adolescent dont les formes n'ont
pas toute la noblesse et toute la correction que l'on pourrait
souhaiter; à gauche, trois colonnes corinthiennes s'élèvent au-
dessus de la mer; on lit dans le haut : « gades herculis » et
dans le bas : « opus coradini. m. » La lettre m est-elle l'initiale
du nom de famille de Coradini? Désigne-t-elle sa ville natale,
Modène ou Mantoue? Il est impossible de rien affirmer. Nous
préférons au revers de cette médaille le revers de la médaille
exécutée par Baldassare d'Esté où le duc est représenté à che-
val; mais la face de la médaille due à Coradini nous semble
supérieure à la face des trois médailles de Baldassare : le suc-
cesseur de Borso apparaît plus intelligent, et son visage est
mieux modelé.
La même effigie existe avec un revers où l'on voit seule-
ment la bague et le diamant taillé en pointe.
(1) Coradini était-il de Modène ou de Mantoue ? 11 est difficile de se pronon-
cer sur cette question. Le marquis Gainpori, dans son étude sur la céramique,
cite un Ludovico Gorradini de Modène qui était réputé pour ses ornements en
terre cuite, qui s'intitulait u scultoje de teire « , et qui travaillait en 1471 à Fer-
rare pour Hercule \" d'Esté. Peut-on l'identifier avec le médailleur? La question
ne saurait encore être tranchée. (Voyez la Rivista storica italiana, 1886, p. 153.)
(2) Elle est reproduite dans l'ouvrage de M. Heiss.
LIVRE TROISIEME. 617
On attribue également à Coradini une médaille représen-
tant Rinaldo d'Esté [àïiwa. 62) (l). Ce personnage, tourné à
gauche, est coiffé d'une toque; ses cheveux lui couvrent pres-
que entièrement le front et retombent en frisant sur son cou.
Les traits sont d'une exquise pureté et ont un charme péné-
trant. Cette physionomie jeune, douce et calme vous attire et
vous captive. Le revers de la médaille, autour duquel on lit :
«ANC MCCCCLXViiii . DIE . p . lUNis », cst identique à celui de la
médaille précédente, signée par Coradini. Cette similitude a
fait penser que la pièce consacrée à Rinaldo peut appartenir
au même artiste, et la confrontation des deux effigies ne s'op-
pose pas à une pareille supposition (2).
Fils naturel du marquis de Ferrare Nicolas III et d'Anna
Roberti, Rinaldo naquit en 1435. Il était abbé commendataire
de Pomposa en 1462. Borso lui confia, en 1464, le comman-
dement, partagé avec Pandolfo Contarino, de l'un des deux
navires que les Vénitiens lui avaient prêtés pour les joindre à
la flotte préparée à Ancône par Pie II en vue d'une expédition
contre les Turcs. Après avoir renoncé à ses bénéfices, Rinaldo
fut fait chevalier en 1469 par le duc de Milan. G est lui qui, en
1472, alla, avec une suite de cent cinquante personnes, cher-
cher à Casai, dans le Montferrat, Rizzarda de Saluées, mère
d'Hercule I", quand cette princesse se fut décidée à revenir
habiter Ferrare. L'année suivante, il épousa Lucrezia, fille du
marquis de Montferrat : le duc de Ferrare, accompagné de
nombreux gentilshommes et des dames de la cour, se porta à
la rencontre de Lucrezia, qui fit son entrée au son des clo-
ches, des fifres, des trompettes et des décharges d'arquebuse, et
qui fut conduite au palais du Paradis, donné par Iiorso à Rinaldo
d'Esté , après que les Pii en eurent été dépossédés. Rinaldo
rivalisa de présence d'esprit et de courage avec son frère Si-
gismond pour faire échouer le coup de main tenté contre
Ferrare par Niccolo, fils de Lionel (1476). Il assista Hercule I"
dans plusieurs expéditions, et mourut en 1503 dans le palais
(1) Elle est reproduite clans l'ouvraj'C tic M. Ileiss.
(2) Abmand, t. I, p. 54.
618 L'ART FERRATIAIS.
du Paradis à Tàge de soixante-huit ans, laissant un fils légi-
time, nommé Sigismona, et deux fils naturels, Folco et Nico-
las (1).
XII
SPERANDIO DI BARTOLOMMEO De' SAVELLI,
DIT SPERANDIO DE MANTOUE,
]Né vers 1425, mort entre 1495 et 1500.
Par la signature de ses médailles, Sperandio, dont on ignore
le nom de baptême (2), et que l'on a parfois confondu avec
Melioli (3) en juxtaposant les deux noms et en faisant des deux
artistes un seul personnage (Sperandio-Melioli), atteste qu'il
était né à Mantoue, ou du moins que Mantoue fut sa première
résidence (4), sa patrie d'adoption (5). Pour soutenir que Man-
toue fut sa ville natale, on peut invoquer l'inscription de son
père en 1 433 dans la corporation des orfèvres mantouans et
une lettre, datée de 1495, par laquelle Louis Gonzague, évé-
que de Mantoue, recommandée son neveu Jean-François Gon-
zague maître Sperandio, artiste éminent qui avait été déjà, du
reste, en relation avec le cardinal François Gonzague (6), et
qui désirait mourir à Mantoue, sa patrie, auprès du marquis (7).
(1) Fnizzi, Mem. per la storia di Fcrrara, t. III, p. 22, et t. IV, p. 55, 63
et 211.
(2) Celui Je François, que lui attribue Baruffaldi (t. I, p. 99), est tout à fait
arbitraire.
(3) Meiioli naquit en 1448 et mourut en 1514.
(4) Quoiqu'il ait habité assez longtemps à Ferrare et qu'il ait fait à Bologne un
séjour prolongé, il ne s'intitula jamais que Sperandcus Mantuanus, par exemple
sur la médaille représentant le jurisconsulte Prisciano, médaille exécutée en 1473.
(5) Omettant leur nom de famille, les artistes ajoutaient souvent à leur nom
de baptême le nom du pays où ils s'étaient établis, au lieu d'y joindre le nom de
la ville où ils étaient nés : Mino de Fiesole naquit à Poppi ; Gristoforo di Geremia
de Crémone naquit à Mantoue.
(6) Une des meilleures médailles de Sperandio reproduit les traits du cardinal.
François Gonzague, Hls du troisième marquis de Mantoue Frédéric I", fut légat
à Bologne et mourut en 1483. 11 était frère de Louis Gonzague, évèque de Man-
toue.
^^7) Nous traduisons ici la lettre de Louis Gonzague, parce qu'elle est encore
LIVRE TROISIEME. 619
Un contrat passé le 5 juin 147 7 entre Sperandio et Carlo II
Manfredi, seigneur de Faënza(I), nous apprend en outre que
l'illustre médailleur avait pour père Bartolommeo Savelli de
Rome (2).
La question de savoir quand naquit et quand mourut Spe-
randio a suscité de vives controverses et provoqué des asser-
tions contradictoires. Elle est maintenant tranchée d'une façon
approximative, et Ton est parvenu peu à peu h serrer d'assez
près la vérité. Comme Sperandio fit probablement au plus
tard en 14G5 la première médaille que l'on connaisse de lui,
c'est-à-dire la médaille de François Sforza mort en I iG6, et
comme il ne pouvait guère, avant l'âge de vingt-cinq ans,
avoir assez de réputation pour être chargé de modeler l'effigie
de ce prince, on a été amené d'abord à supposer qu'il ne naquit
pas après 1440. Mais il faut même reculer sa naissance jusque
vers 1425, car en 1445, date à laquelle on trouve pour la pre-
peu connue et qu'elle révèle l'aptitude de Sperandio à fondre des canons et à faire
acte d'architecte . On en peut lire le texte dans un article de M. Undjcrto Rossi
qu'a publié la Gazetta 7iia}2isinatica en 1887, année VI, n° 12, p. 89.
« Je crois que sans mon ténioijjnajje Votre très illustre Seigneurie connaît de
réputation et de vue maître Sperandio, porteur de cette lettre, homme doué de
si nombreuses aptitudes qu'il serait trop long de les énumérer toutes. Il a tou-
jours été bien vu de feu notre cher cardinal, et c'est à cause de cela que je lui ai
voué mon estime et mon amitié. Conune il désire continuer à vivre dans les mêmes
sentiments de fidélité et de dévouement, et aussi mourir dans sa patrie auprès de
Votre Excellence, il m'a vivement prié d'attester combien il est digne de votre
iiienveillance, et de vous le recommander chaudement. Quoique je reconnaisse
en lui toutes les qualités d'esprit qu'un artiste peut posséder, quoique je sois
convaincu qu'il se recommande assez par lui-même pour n'avoir pas besoin des
recommandations d'autrui, je n'ai pu, tenant à le satisfaire, lui refuser d'écrire
cette lettre à Votre Seigneurie, afin qu'à ma prière vous lui accordiez votre
faveur et lui procuriez les movens d'exercer ses talents et de vous faire honneur.
Que vous utilisiez ses connaissances au point de vue de l'artillerie ou que vous
l'emplovicz comme constructeur et architecte, vous constaterez en lui de rares
mérites, vous vous trouverez bien servi, et je resterai très obligé à Votre Sei-
gneurie, aux bonnes grâces de laquelle je me recommande. — Quingentole,
11 février 1495. » Quingentole est le nom d'une commune dans la province de
Mantoue ^^district de Revere\
Il est probable que nous devons la belle médaille de Jcan-rrançois Gonzagtie
à la recommandation contenue dans la lettre de Louis de Gonzague.
(1) Article de M. G. Malagola dans les Atti e memorie délia deputazlotie di
storia patria per le prnvincie di Romagna, 3^ série, t. I, fasc. V.
(2) ISous avons parlé de Bartolommeo Sperandio dei Savelli à propos de l'or-
fèvrerie, p. 566.
620 L'ART FERRARAIS.
mière fois son nom dans les registres de la cour, il devait bien
avoir une vingtaine d'années, et en 1 471 il écrivit à Hercule I"
une lettre ou il dit qu'il a trois fdles à marier (1), ce qui impli-
que l'âge d'environ quarante-six ans. Sa dernière, médaille
étant celle du marquis de Mantoue Jean-François II de Gon-
zague, médaille exécutée à l'occasion de la bataille de Fornoue
qui eut lieu en 1495 (2), on est en droit de croire qu'il cessa
bientôt de vivre. On ne trouve plus dès lors aucune trace de
lui, et les registres mortuaires que l'on possède à partir de
l'année 1500 sont muets sur son compte (3). Cependant, il n'y a
pas fort longtemps que la plupart des écrivains prolongeaient
sa vie de trente-trois ans et plaçaient sa mort en 1528, parce
qu'à la date du 6 novembre 1528 le nécrologe de Ferrare
mentionne son nom. Mais n'était-il pas étrange que depuis
1500 jusqu'à 1528 on ne rencontrât pas une seule œuvre de
Sperandio, et qu'aucun document ne fournît le moindre rensei-
gnement sur un artiste d'une telle réputation? Était-il cer-
tain d'ailleurs que la mention contenue dans le registre mor-
tuaire de Ferrare s'appliquât à lui? Le nom de Sperandio fut
porté par plusieurs personnages à Ferrare , de même qu à
Mantoue, vers la fin du quinzième siècle. Un d'eux exécuta
quelques peintures lors du mariage d'Hercule I" avec Eléonore
d'Aragon (1473). Un autre peintre, appelé aussi Sperandio,
reçut en 147G vingt florins d'or pour deux portraits d'Her-
cule I" destinés à orner la résidence du Barco, et il resta long-
temps à la solde du duc (4). Dans les registres de la maison
d'Esté, on rencontre également le nom de Sperandio da
(1) Nous reviendrons plus loin sur cette lettre.
(2) François Gonzague commandait l'armée italienne à travers laquelle
Charles VIII se fraya un passage le 6 juillet. On lit au droit de sa médaille :
ii Frauciscus Gonzaija Mantuœ marchio ac veneti exerc. imp. », et au revers :
« Ob restitutam Italiœ libertatem. « — C'est pour glorifier François Gonzague
après la même bataille que Mantegim peignit la Vierge de la Victoire, conservée
au Louvre, tahleau où l'on voit le prince à genoux au pied du trône de Marie.
(3) D'après les médailles connues, la période d'activité de Sperandio, comprise
entre 1465 et 1V95, dura trente ans; mais il est probable que Sperandio est
l'auteur de médailles perdues ou regardées conime anonymes.
(4) Voyez un article de M. Ventcri dans le Kunst/reiind publié à Berlin,
n° 18, livraison du 15 septembre 1885, p. 278.
LIVRE TROISIEME. 621
Campo, peintre qui recevait par mois trente lire marchesine (1).
Enfin Gittadella nous fait connaître, à la date de 1500, un
Sperandio, peintre et citoyen de Ferrare, qui était fils de feu
Sperandio da Campo.
Ce fut probablement à Ferrare que Sperandio di Barto-
lommeo Savelli passa sa jeunesse et apprit avec son père
l'art de l'orfèvrerie. Nous avons déjà dit tout à Theure qu'on
le voit mentionné pour la première fois comme orfèvre
en 1445 : Lionel enjoignit à ses intendants de lui donner un
boisseau de blé et six barils de vin. Entre 1447 et 1463, Spe-
randio vécut hors de Ferrare, on ne sait où, et séjourna peut-
être pendant quelque temps à Milan (2); mais il demeura cer-
tainementà Ferrare depuis 1463 jusqu en 1477.
Malgré tout son talent, malgré la faveur dont jouissaient
ses ouvrages, il dut un jour implorer l'assistance du duc,
comme le prouve la lettre qu'il lui écrivit (en 1471 probable-
ment), lettre à laquelle nous avons déjà fait allusion et que
nous analyserons à propos des médailles d'Hercule I".
En 1475, il sculpta pour la porte principale du Barco deux
têtes en marbre représentant le duc Hercule. L'année sui-
vante, il en fit deux autres en terre cuite peinte, également
pour la porte du Barco. Un registre de la maison d'Esté le
mentionne aussi comme peintre en 1476.
(1) Sperandio da Campo de Mantoue travailla à Ferrare dès 1484. Depuis le
1" août 1490 jusqu'à 1493 inclusivement, il fut à la solde des Este, pour lesquels
il exécuta des peintures à fresque et a tempera. En 1497, il entreprit, de concert
avec plusieurs autres peintres, de nouveaux travaux dans les palais du prince.
Les registres de la chambre contiennent encore son nom en 1502. Il est probable
que sa mort arriva seulement en 1520, et c'est vraisend)lablement à lui que s'ap-
plique la mention qui se trouve dans le nécrolojje de Ferrare. (Ad. Venturi,
Sperandio da Mantova, dans VArchivio storico dell' arte, octobre 1888, p. 388-
389. — L'arte ferrarese ncl periodo d'Ercole I d'Esle, p. 122.)
(2) N'est-ce pas dans cette période qu'il faut placer la médaille de François
Sforza? — En 1451, Sperandio était certainement à Mantoue. Borso ayant désiré
sa présence à Ferrare, la marquise de ^lantoue Barbara, pendant que le marquis
Louis Gonzajjue se trouvait à Milan, écrivit au duc de Ferrare le 8 mars 1451
qu'elle avait fait inutilement chercher Sperandio à Mantoue et sur son territoire,
qu'on ne savait où cet artiste était allé depuis quelques jours, qu'elle l'enverrait
à Borso dès qu'il reviendrait. (Ad. Venturi, Sperandio da Mantova, dans r*4/-
chivio storico deW aite, mai-juin 1889, p. 229.)
622 L'ART FERRARAIS.
8a réputation s'étendait au delà de Ferrare. Le 25 mai 1476,
Carlo II Manfredi, seigneur de Faënza (1), écrivit à Hercule I"
pour solliciter la faveur d'avoir auprès de lui Sperandio pen-
dant huit ou dix jours. Il fut sans doute très satisfait de l'ar-
tiste, car le 21 mai 147 7 il adressa une nouvelle lettre au duc
afin d'obtenir que Sperandio entrât à son service : il souhaitait,
disait-il, que celui-ci exécutât une partie des ornements et
des statues qui devaient décorer la cathédrale , qu'il faisait
alors construire dans l'intention d'honorer Dieu et d'embellir
la cité de Faënza. «Je le traiterai, ajoutait-il, selon son mérite
et de façon à le contenter. » Hercule obtempéra aux désirs de
Carlo Manfredi, et, le 5 juin 1 477, un traité liant Sperandio au
seigneur de Faënza fut signé par Sperandio et par Federico
Manfredi, mandataire de Carlo son frère (2). Mariotto, aide
de Giuliano da Maïano qui travaillait alors à la construction
de la cathédrale, intervint comme témoin à la conclusion de
l'acte. D'après les clauses de cet acte, clauses exécutoires pen-
dant cinq ans à partir du 1" juillet 1477, Sperandio, « fils de
feu Bartolommeo Savelli de Rome, habitant autrefois Mantoue
et fixé maintenant à Faënza (3) » , s'engageait à faire des ouvra-
ges en bronze, en marbre, en terre et en plomb, des dessins,
des peintures, des objets d'orfèvrerie et tout ce que compor-
tait sa profession. Il promettait, en outre, de se conduire en
sujet obéissant et fidèle, de ne pas sortir des États de Carlo
Manfredi et de ne travailler pour personne sans l'autorisation
de celui-ci. Le seigneur de Faënza, de son côté, devait donner
à Sperandio huit libre de bolognini par mois (4), payer pour lui
et pour deux autres bouches le pain, le vin et la viande, et
solder son loyer dans une maison convenable.
Carlo Manfredi profita peu des conventions par lesquelles il
s'était attaché Sperandio, car il fut détrôné et expulsé avec
Federico par son frère Galeotto au bout de quatre mois, le
(1) ÏNé en 1439. il régna à partir de 1468.
(2) Federico Manfredi était évèque de Faënza.
(3) Un peu plus loin, il est appelé « Sperandio de Mantoue » .
(4) La trésorerie se réservait de {jarder les émoluments d'un mois chaque
année.
LIVRE TROISIÈME. 623
17 novembre 1477. Il eut cependant le temps de faire exé-
cuter sa médaille, qui resta sans revers et dont l'inscription
fut gravée après sa chute. Sperandio exécuta aussi, probable-
ment après la chute de Carlo, la médaille de Galeotto, « invic-
Tus MARTis ALUMNUS » , qui régna jusqu'cn 1488.
Au bout d'un an, il quitta Faënza, où on lui avait volé des
objets représentant une somme de cent ducats d'or, et arriva
à Bologne le 20 juillet 1 478 avec sa femme, ses fdles (Camille,
Lucrèce et Laure) et son unique fils (Beltrando) (1). Il gagna les
bonnes grâces de Giovanni II Bentivoglio, qui pria, à deux
reprises, Laurent le Magnifique d'intercéder auprès de Galeotto
Manfredi, pour que celui-ci ordonnât de rechercher les objets
dérobés et les fît rendre à qui de droit. Le séjour de Sperandio
à Bologne se prolongea, à ce qu'il semble, jusqu'en 1-490.
Sperandio revint-il jamais à Ferrare? On pourrait le croire
d'après deux lettres d'Hercule I" à son gendre François Gon-
zague (2). Dans l'une (11 avril 1491), il prie le marquis de
Mantoue de hâter la conclusion d'un procès relatif à une mai-
son appartenant h Sperandio de Mantoue. Dans l'autre (18 oc-
tobre 1492), il demande, sur les instances du même artiste,
qu'on fasse grâce de la vie à un ami de celui-ci. <« Nous aimons
et chérissons, disait le duc de Ferrare, notre maître Sperandio
de Mantoue. » S'agit-il du médailleur ou du peintre Sperandio
da Gampo de Mantoue? Il semble qu'un intérêt si vif, si affec-
tueux, devait être inspiré par l'illustre médailleur plutôt que
par le peintre, très peu connu de la postérité. Tel est l'avis de
M. Umberto Rossi, qui admet la présence de Sperandio di
Bartolommeo Savelli à Ferrare de 1490 à 1492 (3). Mais plus
d'une objection se présente. Gomment admettre que Sperandio
le médailleur ait possédé une maison à Mantoue ? Il partit fort
(1) Ce n'était sans doute pas la première fois que Sperandio venait à Rolojjne.
car une des trois médailles de Giovanni II Rcnlivojjlio représente ce personnajje
jeune encore ; cette médaille est celle au revers de laquelle on voit deux {jénies
nus soutenant l'écusson des Bentivojjlio.
(2) Stefano Davari, Sperandio da Mantova c Dartolcuieo Meliolo Mantovano^
scullori-orefici del secolo XV. Mantoue, 1886.
(3) Gazetta numisinatica, année VI, n" 12.
624 L'ART FERRARAIS.
jeune de cette ville, ne revint sans doute s'y fixer qu'à la fin
de sa vie et n'y acheta vraisemblablement aucun immeuble ;
quant à son père, qui, venu de Rome à Mantoue, s'éloigna de
cette dernière ville quatre ans après s'être fait inscrire dans la
corporation des orfèvres, on a peine à se figurer qu'il y ait
été propriétaire. Il est encore plus difficile de s'imaginer que
le célèbre médailleur ait eu des amis intimes dans une ville à
laquelle il était devenu presque étranger depuis son enfance
D'ailleurs, si Sperandio Savelli avait cultivé de nouveau son
art à Ferrare, ne rencontrerait-on pas son nom sur les regis-
tres de la cour comme auparavant? Or, ces registres sont
muets sur son compte en 1 490 et en 1491. Enfin n'est-ce pas
à Bologne, en 1490, qu'il dut exécuter la médaille de Catalano
Casali, puisque Casali y est qualifié de protonotaire, titre qui
ne lui fut donné qu'en 1490? Ces arguments, qu'a dévelop-
pés M. Yenturi, nous semblent décisifs. Il est donc naturel
de penser que le Sperandio nommé par Hercule I" est le
peintre qui, on le sait, fut à son service de 1489 à 1494.
On ne peut plus apprécier aujourd'hui Sperandio comme
peintre, comme architecte (1), comme orfèvre. Il est, du
moins, possible de le juger comme sculpteur.
Le livre des revenus et des dépenses du couvent de Saint-
François, à Bologne, relate, en effet, qu'il fut l'auteur du mo-
nument en terre cuite élevé dans l'église des Franciscains (2)
en l'honneur du pape Alexandre V, et que, le 3 octobre 1482,
on paya à l'artiste le solde de ce qui lui était dû (3).
(1) En représentant des temples au revers des médailles de François Sforza et
de Lanfredini, Sperandio a cependant laissé quelques témoignages de son talent
dans le domaine de l'architecture.
(2) Lorsque, en 1807, à l'époque de Napoléon, l'administration des douanes
fut installée dans le couvent de Saint-François, on transporta par morceaux le
monument d'Alexandre V à la Chartreuse, près de Bologne, où il ne fut mis en
place qu'en 1837. Le sarcophage sur lequel devait reposer la statue du Pape ne se
retrouva pas. Il v a cjuelques années, on a rapporté dans l'église de Saint-Fran-
çois l'œuvre de Sperandio. Elle se composait d'environ cent morceaux; la statue
du Souverain Pontife en comprenait quarante à elle seule. Le sarcophage qu'on
voit à présent a été reconstitué en grande partie d'après une reproduction donnée
par Ciaconio en 1677 dans sa Vie des papes et des cardinaux .
(3) Ad. Venturi, Sperandio da Mantova, dans V Archivio storico deW arle
LIVRE TROISIEME. 625
L'aspect du monument confirme, d'ailleurs, la mention du
registre. En considérant les deux anges placés dans les niches
du soubassement, on se rappelle certaines figures représen-
tées par Sperandio sur les revers de ses médailles : c'est le
même système de draperie, ce sont presque les mêmes têtes
lourdes et massives, assez grossièrement traitées. Plus haut, le
Pape, sans physionomie caractérisée, est étendu sur son tom-
beau, que dominent la Vierge et lEnfant Jésus entre deux
saints (1). Vasari attribue toutes ces sculptures à Niccolô
di Piero Lamberti d'Arezzo (2). Pendant longtemps on a
d'autant plus facilement accepté son assertion que la mort
d'Alexandre V eut lieu en 1410, du vivant de Niccolô di
Piero d'Arezzo, bien avant la naissance de Sperandio. La
vérité est que le monument dû à Sperandio a remplacé un
monument élevé peu après la mort d'Alexandre Y, monument
dont il ne reste plus trace, mais dont il est question dans des
comptes remontant à 1421. Quant à l'auteur de ce premier
tombeau, ce fut probablement Niccolô di Piero de Florence,
que Vasari aura confondu avec Niccolô di Piero d'Arezzo, et
qui, en 1429, fut chargé de réparer les dégâts causés par
un incendie au palais des Anciens, à Bologne.
M. Venturi regarde aussi Sperandio comme l'auteur des
ornements qui accompagnent la porte de l'église Sainte-Cathe-
rine h Bologne : la ressemblance des arabesques qui garnissent
les pilastres avec les arabesques qui décorent les pilastres du
monument d'Alexandre V, sans parler d'autres détails carac-
téristiques, justifie cette affirmation.
On a voulu également faire honneur à Sperandio du beau
buste en bronze d'Andréa Mantegna qui orne le tombeau de ce
(mai-juin 1889), p. 232. — Rdbuiasi (Alfoaso), La tomba di Alessnndio V in
Bologna, opéra di Sperandio da Manloua, dans les Atli e memorie délia depu-
tazione di storia patria délie Roniagne, série III, vol. XI, fasc. I-III, 1893. —
C. DE Fabriczy, article dans le Bepcrloriiun fiir Kunslwissenscltaft, année 1895,
p. 390.
(1) L'article de M. Venturi dans VArcltiuio storico dcW arte, de mai-juin 1889.
p. 230, contient une reproduction de ce monument.
(2) Vasaiu-Milanesi, t. II, p. 139.
I. 40
62G L'ART FERRARAIS.
peintre dans l'église de Saint-André à Mantoue. Cette attribu-
tion n'est pas soutenable. Le buste de Mantegna n'offre, en
effet, aucun des caractères que présentent les médailles
de Sperandio ; il témoigne d'une manière plus forte, plus
large et plus simple (1); d'ailleurs, en 1506, quand Mantegna
mourut, Sperandio, nous croyons l'avoir établi, n'existait déjà
plus. On pourrait, au contraire, avec M. C. de Fabriczy (2),
attribuer sans invraisemblance le buste de Mantegna à Barto-
lonieo di Virgilio Melioli, né en 1448, mort en 1514, comme
nous l'avons dit. Préposé par le marquis de Mantoue à la
direction de la Monnaie depuis 149:2 jusqu'à la fin de son
existence, Melioli se pénétra du style de Mantegna en exécu-
tant ses médailles. Or, on retrouve manifestement ce style
dans le buste dont nous parlons. En outre, un signe caracté-
ristique des médailles de Melioli, c'est la cuirasse de ses per-
sonnages qui descend jusqu'au bord de la pièce et qui inter-
rompt l'inscription gravée autour de l'effigie. Une disposition
analogue existe dans le buste de Mantegna : le bas du buste
dépasse le cadre circulaire et couvre en partie les ornements
de ce cadre. N'était-il pas naturel, d'ailleurs, que le marquis
de Mantoue, aux frais duquel fut probablement érigé le monu-
ment de Mantegna, s'adressât à Melioli qui était à son service
et avait fourni déjà maintes preuves de son habileté ? — Peut-
être, cependant, serait-on autorisé à se prononcer avec plus de
vraisemblance encore pour Gian Marco Cavalli, né à Viadana,
sur le territoire de Mantoue, en 1450. Cavalli se signala par ses
(1) On a prétendu que Sperandio fut élève de Mantegna. Le style ordinaire de
Sperandio contredit cette supposition. L'influence de Mantegna ne se manifeste
un peu que sur le revers de la médaille représentant François II Gonzague,
médaille exécutée en même temps que la Madone de la Victoire, dont Mantegna
est l'auteur. Partout ailleurs on ne découvre rien des tendances et des formes qui
caractérisent les œuvres du maître padouan, ce qui n'a rien de surprenant,
puisque Sperandio passa presque toute sa vie hors de Mantoue, loin de ce
maître. Gomme médailleur, il travailla sous l'influence de Pisanello, de ^Matteo
de' Pasti et de Marescotti, ainsi que le prouvent tout particulièrement certains
revers de ses médailles. (Voyez les exemples cités par M. Venturi dans VAi-chi-
vio storico delV arte, octobre 1888, p. 396.)
i2) // busto in rilievo di Mante/jna altribuito allô Spei-andio, dans V Arcliivio
sturico deir arte, octobre 1888, p. 428.
LIVRE TROISIEME. 627
travaux crorfèvrerie, fort appréciés du marquis François Gon-
zague, d'Isabelle d'Esté et de l'évêque Louis Gonzague, frère
du marquis. Il grava des coins pour la Monnaie de Mantoue, à
la grande satisfaction de son maître, et fondit en bronze une
répétition du Tireur d'épines, destinée à Marc Antonio Moro-
sini. En 1504, il signa comme témoin le testament de Mante-
gna (1" mars) et l'acte par lequel les chanoines de Saint-
André accordèrent à l'illustre peintre une chapelle où devait
être disposé son tombeau (11 août), ce qui indique une véri-
table intimité entre les deux artistes. Tout conseillait donc de
confier à Cavalli l'exécution du monument de Mantegna. Il y
a, au surplus, une grande ressemblance de style entre le buste
de Mantegna et le buste du Carme Battista Spagnoli, qui était
alors le poète favori des Gonzague. Or, ce dernier buste,
conservé au musée de Berlin, est sans doute l'œuvre de Ca-
valli, car Spagnoli et Cavalli étaient étroitement liés, et Ca-
valli est le seul artiste, avec Mantegna, que le poète ait
mentionné dans ses vers (1).
S'il faut se contenter à présent de juger Sperandio d'après
ses médailles, le champ de l'observation est du moins aussi
vaste qu'intéressant. Sperandio est le plus fécond des médail-
leurs italiens. Son œuvre comprend quarante-six pièces (2).
Sur celles qui sont pourvues de date, les années 1 iT2, 1473,
1474, 1479 et 1482 sont seules indiquées. Peut-être a-t-on
exagéré le mérite de Sperandio. En réalité, il est très inférieur
à Pisanello et à INIatteo de' Pasti. La plupart de ses médailles
trahissent la négligence et la précipitation ; le relief y est trop
fort et trop heurté . En général , les revers manquent de
noblesse et de grâce (3) : les conqjositions sont louides, et le
(1) Umberto Rossi, Giaii Marco Cavalli, clans la liivisla italiana di niimis-
matica, annu I, fasc. IV, 1888. — Boue, Die Bronzebiistc de.i Battista Spagnoli
im kœni(jlicheii Mustuin zu Berlin, ein Werk muthmasslich des Gian Marco
Cavalli, dans le Jahrbuch du i" octobre 1889, 10° année, n° 4.
(2) Elles sont toutes, excepté celle de Carlo II Manfrcdi, reproduites eu liélio-
{jravure dans le fascicule consacré par M. llciss à Sperandio.
(3) On y voit souvent des fijjurcs allégoriques debout ou assises sur des ani-
maux symboliques.
628 L'ART FERRARAIS.
dessin des figures laisse à désirer (1). Quelques médailles,
cependant, sont charmantes, pleines de vie, ciselées avec
beaucoup de soin. Sperandio reprenait souvent après coup
certaines pièces et leur donnait une perfection que n'ont pas
tous les exemplaires. Pour juger de ce dont il était capable, il
faut consulter les exemplaires qu'il a retouchés, ou tout au
moins les bonnes épreuves, qui permettent seules d'apprécier
ce qu'il vaut.
Parmi les personnages représentés sur les médailles de Spe-
randio, les Bolonais sont les plus nombreux; mais les Ferra-
rais ou les hommes qui occupèrent à Ferrare une grande
situation forment un groupe presque aussi considérable , ce
qui s'explique par le long séjour de Sperandio dans la
capitale des princes d'Esté. Après avoir triomphé des difficul-
tés qui accompagnent si souvent les débuts des artistes , il
excita un engouement général ; à l'exemple du souverain, les
courtisans et les principaux citoyens lui demandèrent à l'envi
de reproduire leurs traits. Une des deux médailles consacrées
h Bartolonuueo Pendaglia, la médaille de Prisciano de' Prisciani
et celle de Bartolomnieo délia Rovere portent seules des dates :
la première est de 1472, la seconde de 1473, la troisième
de 1474. Présenter un essai de classement chronologique des
autres médailles, en se reportant aux événements qu'elles
rappellent ou en consultant l'âge apparent des personnages,
nous paraît une entreprise périlleuse, où les chances d'erreur
sont nombreuses. Nous suivrons donc une autre méthode.
Après avoir examiné les portraits d'Hercule II, nous passerons
en revue les portraits des princes et des seigneurs de son en-
tourage, et nous finirons par les savants et les poètes, de façon
à embrasser pour ainsi dire d'un coup d'œil l'ensemble de la
société ferraraise à cette époque.
Hercule I", fils légitime de Nicolas III et de Ricciarda de
Saluées, né en 1431, duc de Ferrare à partir de 1471, mort
en 1505 (diam. 97). — Le prince, tourné à gauche, est coiffé
(i) Ff.iedlaen'deb, p. 61, 62.
LIVRE TROISIEME. 629
d'un mortier. Il a des cheveux longs et bouclés, et porte une
chaîne d'où pend un médaillon. Sa physionomie, plus afjréable
que sur les médailles de Baldassare d'Esté, est moins accentuée
que sur la médaille de Coradini. Il semble n'avoir pas plus de
quarante ans. Sa médaille aurait donc été faite en 1 i71 , puis-
qu'il naquit en 1431. Au revers, on voit sur un monticule un
palmier chargé de fruits entre deux troncs d'arbres desséchés.
Cette médaille est probablement celle que Sperandio men-
tionne dans une lettre à laquelle nous avons fait allusion et
dont voici la substance. Sperandio rappelle que, depuis long-
temps, il désire servir le duc, et qu'il ne l'a jamais importuné.
Mais il a trois filles à marier et ne peut subvenir aux besoins
de sa famille. « J'ai résolu, ajoute-t-il, de ne vivre en ce
monde que de mon faible génie. Cependant, comme mon
talent, qui est tout mon bien, ne me rapporte guère, je me
vois forcé d'implorer une petite pension ou un don pour me
tirer d'embarras. » Si sa demande est repoussée, Sperandio
sera forcé de quitter Ferrare, où il avait pourtant résolu de
vivre à l'ombre du duc. Il termine en disant qu'il a fait le por-
trait du duc, « la imaaine de Vostra Excellentùi » (c'est-à-dire
la médaille dont nous nous occupons), et qu il le lui envoie.
Cette lettre n'est pas datée (1), mais M. Venturi la place avec
(1) C'est M. Venturi qui l'a découverte. Elle a été publiée par lui dans le
Kunstfreund de Berlin, n° 18, livraison du 15 septembre 1885, p. 77, et dans
V Aicliivio storico delf arte, octobre 1888. En voici le texte :
Il lllu""* Princcps et Ex""^ domine. Dux mi plusque singularis. perche f[lia niolti
anni sun stato cupidu et dcsideroso servir vostra Inclita et ducal Si{;noiia. E mai
non mi è apparso il tempo di atcdiar quella : Al présente {jravato de inutile
famifjlia et de Tre fiyliole da marido, et non potcnto cum mia Virtu sove{;nirme
in ogni mio bixogno : per non essere la Virtu piu in precio di quello che se sia :
on per nécessita de li homini on per altre occurrente occupatione. Ma io delibe-
rato non voler viver in questo mondo se non mediante il mio débile in{;cj;no :
hora a piedi de Vostra Ex''" me ricomando. Intimando a quella che le mie posses-
sione più non fructano f|ranfacto zoe le virtu mie : et Ritrovandomi in mali Ter-
mini se vostra ducal Si{;° non mesuccore de qualche provisioncclla : on dc([ualche
dono, che a vostra Si{;noria sera fama {»audio et contento cum pochissiuio damno :
et a mi vostro fidelissimo Servidore un {;ran soccorso e bene. Aliter non ci posso
stare : e dolme fino al corc dovcr cercharc altri pacsi non me ajutando vostra
Si{;noria perche glia havca dcliberato e stabclito Vivere e morire sotto lombra de
Vostra Ex'^'". Et per Ricordo di mei biso{;ni et affanni, mando a Vostra Si^° la
Imagine de Vostra Ex"". La quai fara parangone di quella pocha virtj ciic sco
630 L'ART FERRARAIS.
vraisemblance en 1471. Dans un inventaire des objets possé-
dés par Hercule I" en 1471, il est, en effet, question d'une
médaille du duc ; or, cette médaille ne peut être ni celle que
fit Coradini (1472), ni celle dont Baldassare d'Esté fut l'au-
teur (1472), ni aucune des pièces anonymes, car ces dernières
représentent toutes Hercule I" dans un âge avancé (l). Il ne
s'agit donc que de la médaille précédemment décrite.
Sur une seconde médaille beaucoup plus grande et sans
revers (diam. 116), que borde une couronne de laurier, Spe-
randio a représenté , se faisant face , à droite Hercule I" , à
gauche Éléonore (ï Aragon, sa femme. Hercule porte une toque
d'une forme moins heureuse que sur la médaille précédente ;
son nez est plus recourbé vers le bout et son regard plus hau-
tain. Il semble, du reste, avoir à peu près le même âge. Quant
à Éléonore, elle a la tête couverte d'une coiffe qui descend sur
la nuque. Son front haut est très bombé. Il y a un peu de vul-
garité dans ses traits, et le charme de la jeunesse lui fait défaut.
Une tête de chérubin, vue de face, plane au-dessus des deux
personnages : elle est vulgaire et sans grâce. On s'accorde,
avec raison, à croire que cette médaille fut faite aussitôt après
le mariage d'Hercule I" avec la fdle de Ferdinand d'Aragon,
roi de Naples, mariage qui eut lieu le 3 juillet 1473 (2).
essendo questa de le minime che sapia; Ricordandovi che sel non fusse il bisojrno
che io ho de continuar la Rubrica (de pane aquirendo) haria facto uiolto meglio :
Et anche credo Vostra Signoria il scapia, per alcune mie operete che vi ho fatto a
presentare da parte mia : Si che supplice a Vostra Ex'^'° quella se degni havermi
per ricomandato nelle mie neccesita et per recscripto gracioso darmi aviso di
quello ho a fare. ^on altro a quella millies me Ricomando. Ferrariae, etc. »
Ex'^i'' V. Fe™"* Servitor Speraudeus de mantua,
aurifex hnbitaus ferraria;.
A l'extérieur : 111™» Priucipi et E\""> doniiuo
Herculi Duci Ferrariae Mutine et
Regij Marchioui csteusis Rodigiicpie co-
niiti Domino suc plus que Singuluri.
(Ij Ad. Vesturi, Sperandio da Mantova^ dans V Archivio storico deW arle,
octobre 1888, p. 390.
(2) La plus belle des médailles consacrées à Hercule I" et à Éléonore d'Ara-
gon, celle où ces deux personnages apparaissent le plus à leur avantage, est une
médaille anonyme d'un très faible relief (diam. 74). Elle fut faite aussi très proba-
blement à l'occasion du mariage d'Hercule avec la princesse napolitaine. On voit
d'un côté le duc tourné à droite, vêtu d'une robe et coiffé d'une calotte ; de
LIVRE TROISIEME. 631
Sigismond (VEste, premier marquis de San Martine (1). — Fils
de Nicolas III d'Esté et de Ricciarda de Saluées, il naquit en
1433 et vécut depuis 1441 jusqu'en 1 4G1 à la cour de Napies,
où il avait été relégué. Pendant les absences des ducs Borso et
Hercule I", c'est à lui que fut confié le gouvernement de Ferrare.
La donation du marquisat de San Martino en 1501 récompensa
ses services. S'étant retiré dans le monastère de Saint-Georges
à Ferrare afin d'y passer la semaine sainte de l'année 1507,
il fit une chute en quittant sa place pour aller recevoir
la communion, le jeudi saint, et mourut de cette chute. Sur
sa médaille (diam. 85), il est tourné à gauche, la tête nue, et
paraît avoir tout au plus quarante ans ; autour de son cou
l'autre la duchesse reganlant à gauche, la tète à moitié couverte d'une draperie
toinliant sur le cou. (Armand, t. II, p. 43.^ — Cette médaille est reproduite dans
l'ouvrage de M. Heiss.
Parmi les autres médailles dont les auteurs sont restés inconnus et qui repré-
sentent Hercule I" seul, nous nous bornerons à mentionner celle où le prince,
tourné à gauche et coiffé d'un bonnet, semble avoir environ cin(juante-cinq ans,
et sur le revers de laquelle se trouve une Minerve debout (diam. 50).
Plusieurs monnaies d'argent méritent à plus juste titre encore d'être signalées.
Hercule y est représenté à l'âge d'environ soixante ans, et ses traits, quoique
reproduits fidèlement, sont rendus avec un art qui leur a donné une véritaljle
noblesse et en a atténué les exagérations trop fâcheuses. On a attribué à Frauda,
mais à tort selon M. Gaetano Milanesi, plusieurs de ces monnaies. Une d'entre
elles (très bien reproduite dans l'ouvrage de M. Friedlaender, pi. XXXIV) nous
montre Hercule tourné à droite et levant légèrement les yeux. Cette effigie est
accompagnée tantôt d'un revers oîi se trouve l'hydre de Lerne sur un bûcher
ardent, par allusion au second des travaux d'Hercule, tantôt d'un revers où l'on
voit Samson terrassant un lion. — La face d'une seconde monnaie représente
Hercule I" tourné à gauche, tandis qu'un saint Georges, dont la monture se
cabre auprès d'un dragon qu'il transperce, orne le revers pourvu de cette inscrip-
tion : « Deus fortitudu mea. « (bibl. nat., n" 1375.)
Un des ducats d'or portant l'effigie d'Hercule I" ne se recommande pas moins
à l'attention par l'élévation du style et par le goût que révèlent les moindres
détails. Le buste du duc est tourné à gauche; de longs cheveux retombent sur le
front et sur le cou; le personnage a le nez long et les lèvres pincées. Au revers,
le Christ assis sur son tombeau bénit de la main droite et tient de la main
gauche un étendard; il a la beauté d'un Jupiter. (Bibl. nat., K. 1975.)
Kous crovons inutile d'énumérer ici toutes les monnaies et médailles faites
d'après Hercule I". On en peut lire la description dans l'ouvrage de M. Armand,
t. II, p. 43-45, 300, et t. III, p. 168, ainsi que dans l'ouvrage de M. Hëiss,
p. 49.
Une plaquette (83 X 53), avec les mots : « Her. ferr. dux. » et la date de
1472, reproduit également les traits d'Hercule I°^
(1) ÎNous avons déjà mentionné une médaille de ce personnage par Lodovico
da Foligno, p. 614.
632 L'ART FERRARAIS.
et de sa poitrine s'enroule une chaîne ; sa chevelure abon-
dante et bouclée lui cache la nuque ; son nez gros et long res-
semble en mieux à celui d'Hercule P', mais c'est surtout par la
forme de ses yeux qu'il rappelle l'Hercule de la médaille dont
le revers est orné d'un palmier. Au revers de la médaille de
Sigismond, un génie nu, debout, vu de face, tient de la main
droite une branche de palmier qui a encore ses fruits, et il
appuie sa main gauclie sur un glaive auquel est assujettie une
balance. Cet enfant, coiffé sans goût, est mal proportionné et
n'a point de grâce. Il symbolise la prospérité et la justice que
Sigismond faisait régner à Ferrare quand ses frères lui con-
fiaient le gouvernement.
Niccolo da Correggio. — Avec ce personnage, c'est encore
dans la famille d'Hercule I" que nous nous trouvons. Niccolo
da Correggio était le neveu du duc. Fils posthume de Niccolo
di Gherardo et de Béatrice, fille de Nicolas HI d'Esté, il naquit
à Ferrare en 1450 et y mourut en 1508. Mais sa vie ne s'y
passa pas tout entière. Véritable condottiere, il mit son épée
au service tantôt d'un État, tantôt d'un autre. Après avoir
combattu pour les Vénitiens (1475), il soutint Galéas Marie
Sforza, prit parti, avec Ludovic le More, pour Laurent le
Magnifique en guerre avec Sixte IV à la suite de la conjuration
des Pazzi, se tourna contre les Vénitiens alliés du Pape, tomba
entre leurs mains (1482) et fut conduit en triomphe à Venise.
L'année suivante il recouvra sa liberté, et, dès que la paix fut
conclue, il accepta le commandement des troupes vénitiennes.
En 1486, on constate de nouveau sa présence auprès de Lu-
dovic le More, qui le nomme conseiller ducal, l'autorise à
porter le nom de Visconti et l'envoie à Rome, en 1492, pour
féliciter Alexandre VI de son avènement, puis à Lyon, en
1494, pour sonder les dispositions de Charles VIII. Au milieu
de cette existence agitée, il n'oublia pas sa ville natale : il y
reparut en 1478, et le 16 juin il fut vainqueur dans un tournoi
ayant pour objet la Difesa del Dio d'Amore, ce qui lui valut un
anneau d'or avec un diamant à facettes. N'ayant encore que
vingt et un ans (1471), il avait accompagné Borso à Rome
LIVRE TROISIEME. 633
quand ce prince y alla recevoir du Pape le titre de duc de
Ferrare. Deux ans plus tard, il avait suivi à Naples Sigismond
d'Esté et Albert d'Esté, alors que ces deux princes, escortés
de Galeotto Pic de la Mirandole, de Marco Pio da Garpi, de
Niccolô Contrari, de Matteo Maria Boïardo, de Lodovico Car-
bone et d'une suite imposante, allèrent chercber la fiancée du
duc Hercule 1", Eléonore d'Aragon. En 1501, il remplit une
mission analogue et ramena de Rome, en compagnie d'une
suite non moins nombreuse, Lucrèce Borgia, promise à Al-
phonse d'Esté. Si Niccolo da Correggio, créé chevalier à l'âge
de deux ans par l'empereur Frédéric III, fut avant tout un
prince guerroyeur, il sut cependant se ménager des loisirs pour
cultiver les lettres et mériter une place honorable parmi les
poètes de son temps. On lui doit un drame pastoral en cinq
actes, Avrora e Cefalo, qui fut représenté à la cour de Ferrare
en 1487 avec des intermèdes de musique instrumentale, à
l'occasion des noces de Giulio Tassoni avec Ippolita Con-
trari (1), un roman en vers sur Psyché et quelques pièces
lyriques(2). Marié à Cassandra, fille de Bartolommeo Colleone,
il eut un fils et trois filles : 1 une d'elles, Isotta, se rendit cé-
lèbre comme improvisatrice et finit ses jours dans un couvent;
une autre fut chantée par l'Arioste, sous le nom de Mamma,
dans le quarante-sixième chant de V Orlando furioso .
Sur la médaille due à Sperandio (diam. 80), Niccolo da Cor-
reggio, tourné à gauche, est vêtu d'une armure et coiffé d'un
bonnet; il a de longs cheveux bouclés. Son regard est dur et
dédaigneux, le bas de son visage épais et mal conformé. L'in-
scription ne fait aucune allusion aux talents littéraires du per-
sonnage, désigné seulement comme comte de Corrège et de
Brescello et comme conducteur d'armées («?'/»o?wm dttcior). Au
revers, Sperandio nous le montre en costume de guerre sur un
cheval richement caparaçonné, dont il modère l'ardeur pour
s'entretenir avec un moine barbu, auquel il tend la main
droite. De chaque côté se trouve un tronc d'arbre desséché,
(1) Voyez Frizzi, t. IV, p. 156.
(2) GiJiCUENÉ, Hist. littéraire d'Italie, t. VI, p. 18, 325, 326.
634 L'ART FERRARAIS.
semblable à ceux qui figurent auprès du palmier sur le revers
de la médaille d'Hercule P'. On lit autour de ce curieux
revers, outre la signature du médailleur : « justitia ambulabit
ANTE TE UT l'ONAT IX VIA GRESSUS TUOS. «
Prisciano de Prisciani. — La médaille de ce personnage
(diam. 99) est une des trois médailles de Sperandio qui portent
une date : on y lit celle de 1 473. En outre, Fauteur, au lieu de
signer, selon son habitude, « opus sperandei » , a signé et spe-
RANDEUS MANTDANUS » . Cette médaille est plus soignée que les
précédentes. Il y a d'ailleurs plaisir à regarder Prisciano. Sa
mine est très intelligente, et, quoiqu'il ait déjà une cinquan-
taine d'années, quoiqu'il ait trop d'embonpoint, les lignes de
son visage ne manquent point de distinction. Il est coiffé d'une
calotte presque plate et regarde vers la gauche. Au revers se
trouve un homme debout sur un aigle ou sur un vautour
abattu; il tient de la main gauche une flamme et s'appuie de
la main droite sur une longue flèche; la partie inférieure de
son vêtement, serré à la taille par une ceinture, s'entr'ouvre
en flottant et laisse voir ses genoux nus; il est coiffé d'un
bonnet qui retombe le long des oreilles jusque sur le cou. A
ses côtés s'élèvent des troncs d'arbres desséchés, pareils à ceux
dont nous avons signalé la présence sur deux autres médailles.
Que signifie ce revers? Avons-nous là sous les yeux, ainsi qu'on
l'a prétendu, un nouveau Prométhée qui, tout en ayant dé-
robé le feu du ciel, a su triompher du vautour envoyé par
Jupiter, ou bien Prisciano lui-même? Nous avouons ne pas
comprendre la signification de la figure emblématique évo-
quée ici.
Les légendes de la médaille que nous venons de décrire
nous apprennent que Prisciano, né à Ferrare, avait le titre de
chevalier, qu'il était « agréable aux grands et aux petits, très
cher à ses ducs et à Mercure » . On sait qu'il exerça les impor-
tantes fonctions de fattore générale, c'est-à-dire d'administra-
teur des finances, sous les règnes de Borso et d'Hercule I" (I);
(1) Frizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 34.
LIVRE TROISIEME. 635
qu'il fut un des conseillers de ces deux princes, qu'il fit exécu-
ter des travaux pour l'écoulement des eaux qui inondaient la
Polésine de Rovigo. Il était très versé dans l'étude de l'anti-
quité. Orateur trop prolixe, il abusait des citations. Les dates
de sa naissance et de sa mort sont restées inconnues. Un mo-
nument, qui existe encore, lui fut élevé dans l'église de Saint-
Dominique par ses fils. L un d eux est Pellegrino Prisciani,
auteur d'une histoire de Ferrare et professeur d'astronomie à
l'Université.
Jacopo Trotti. — La médaille de ce personnage (diam. 88) ne
vaut pas, selon nous, celle de Prisciano. Jacopo Trotti, coiffé
d'une calotte et tourné à droite, n'a pas, du reste, la physio-
nomie ouverte et avenante de Prisciano. La contraction de ses
sourcils semble indiquer qu'il est préoccupé d'affaires délicates
et difficiles. Après avoir servi de secrétaire et d'ambassadeur
à Borso fl\ il fut un des conseillers et des ministres d'Her-
cule I" qui lui confia des ambassades à Milan, à Rome et à
Venise. C'est à lui qu'incomba la pénible mission de signer, le
7 août 1484, à la suite d'une désastreuse guerre de deux ans,
la paix avec les Vénitiens, paix qui enlevait à son maître la
Polésine de Rovigo et contre laquelle il crut devoir protester.
En 1494, il représentait encore à Milan le duc de Ferrare (2).
(1) Il se trouvait à Rome en qualité il'ainhassadeur lors de la conjuration par
laquelle Lodovico Pio de Garpi tenta de renverser Borso au prolit d'Hercule,
frère de celui-ci. L'habitude qu'avait Borso de distribuer à ses favoris les biens
confisqués détruisait tout esprit de justice et de pitié chez ceux qui espéraient en
obtenir une partie. Sans cet espoir, Giacouio Trotti aurait-il admis la culpabilité
non seulement de Lodovico, mais de tous les frères de ce prince, qui étaient
innocents? En s'entretenant avec le Souverain Pontife, il ne craijjnit pas de dire
qu'il re{5rcttait vivement de n'être pas à Ferrare, où il eût sollicité avec plus de
chance de succès la faveur d'une distribution dans les dépouilles des coiidaumés,
K corne la ragione voleva » . Son aljsencc ne lui nuisit pourtant pas. Soit sur la
reconmiaodation du pape Paul II, soit sur ses instances personnelles, dix pro-
priétés sur le territoire de San Felice lui furent attribuées.
^2) Il existe un certain noudjre de pièces diplomatiques rédi[;écs par Gia-
como Trotti qu^nd ce personnajje résidait à Milan comme ambassadeur d'Her-
cule I" en 1493 et en 1494. « Ludovic le More et sa femme Beatrix d'Esté
avaient une telle confiance en lui, qu'ils ne lui cachaient aucune affaire d'Etat.
Giacomo Trotti lisait toute la correspondance diplomatique adressée à la cour de
Milan, et prenait copie des lettres et des dépêches les plus importantes pour en
donner communication au duc de Ferrare... Lorsque, en mai 1493, Ludovic
636 L'ART FERRARAIS.
La dignité de chevalier lui avait été conférée, en 1472, par
Hercule I" lui-même, qui lui donna en cette occasion un vête-
ment en brocart d'or garni de fourrure. Sur sa médaille, il est
appelé « EQUES, divi herculis consiliarius, rei publice mode-
RATOR » . Au revers, un homme nu et barbu, vu de face, est
debout, tenant une épée de la main droite, et posant sa jambe
gauche sur un dragon terrassé dont la queue s'enroule autour
d'elle. Dans le fond apparaît une ville hérissée de tours et
protégée par un fort. M. Heiss croit que Sperandio a voulu
figurer par ce revers la Vigilance armée.
Âgostino Buonfrancesco ou Bonfranceschi de Pdmini (1). —
C'est aussi à l'entourage intime d'Hercule I"qu'Agostino Buon-
francesco appartenait. Il fut le conseiller privé du duc (2), après
avoir rempli à Rome les fonctions d'avocat consistorial. Ces
titres sont mentionnés sur la médaille exécutée par Sperandio.
On y lit en effet : « augustinus bonfrangiscus advocatus concisto-
RiANUs ET DUCALis coxsiLiARiiTS SECRETUS. » Mais Sperandio a omis
de rappeler qu'Agostino se distingua comme jurisconsulte, à
l'exemple de son père Ugolino Buonfrancesco. Si l'on en croit
Lodovico Carbone, Agostino, qui fut son maître, était un
homme d'un grand savoir et un dialecticien très habile. L'Uni-
versité de Ferrare le compta parmi ses professeurs (14.72). Il fut
enseveli auprès de son père dans l'église de Saint-François (3).
La médaille qu'il fit faire à Sperandio (diam. 83), médaille
traitée avec soin, nous le montre tourné à gauche, coiffé d'une
calotte sous laquelle passent des cheveux longs et bouclés, qui
retombent jusque sur le cou et qui cachent même le front. Le
s'éloi{]na de Milan pour accompagner sa femme à Venise, il appela Trotti, durant
son absence, à faire partie du Conseil d'Etat. » (Cesare Fovcard, Pubblicaùone
del caiteygio diplomalico conservato negli archivi pubhlici d'Italia dal 1493 al
1496, dans V Archivio storico per le proviiicie Napolitane.) Trotti, dans le docu-
ment IV, décrit d'une façon très intéressante l'entrée du roi de France
Charles VIII et de sa suite à Vigevano, dont le château avait été orné avec tant
de luxe et de goût « qu'on n'eût pu mieux faire en paradis » .
(1) A. Venttjri, L'arte a Ferrara nel periodo di Borso d'Esté^ p. 741, et Gli
affreschi del palazzo di Schifanoia in Ferrara, p. 9, dans le tirage à part.
M. Friedlaender donne à tort Venise pour patrie à Buonfrancesclii.
(2) 11 avait été aussi conseiller de Borso, prédécesseur d'Hercule I".
(3) Heiss, p. 31.
LIVRE TROISIEME. 637
visage est maigre, et le regard a une singulière pénétration.
Au revers, on voit, comme sur la médaille de Jacopo Trotti,
mais avec une pose différente, un homme nu et barbu, repré-
senté de face, tenant une épée de la main droite et foulant
aux pieds un dragon. Il n'y a aucune ville dans le fond. Suivant
M. Heiss (p. 31), ce revers représente « la Vigilance prête à
défendre l'intégrité des lois 15 .
Lanfredini {Giovanni). — Il fut ambassadeur de Florence à
Ferrare, et Hercule I" lui marqua son estime en lui permettant
d'ajouter à son nom l'épithète à'Estense. Plusieurs de ses let-
tres (1480-1483) sont, en effet, signées « johannes lanfredinus
ESTENSis " . Sur sa médaille (diam. 86), il est tourné à gauche,
vêtu d'une robe, et il porte sur ses cheveux courts un bonnet
en forme de calotte. On lit autour de son effigie : « c.v.
JOHANNES . ORSIMI.de. LANFREDIMS . DE . FLORENTIA. » Au rCVCrS, SC
trouve un temple élevé sur un soubassement et couronné d'un
fronton et d'un dôme. Ce temple se compose de trois travées,
dont les deux latérales forment, à l'intérieur, des galeries en
perspective; aux angles se trouvent deux enfants jouant du
luth. Dans la travée du milieu, à laquelle on parvient par un
escalier, on remarque une femme agenouillée, contre laquelle
un homme resté en bas décoche une flèche. Ce revers a pour
inscription : « sic . pereunt . insapientium . sagipte . et . illustran-
TUR . JusTi. 5) Les mots « opus sperandei » sont en creux.
Antonio Sm^zanella de Manf redi {à\Sin\. 73). — Il est tourné
à droite et coiffé d'un mortier; son vêtement est garni de four-
rure autour du cou. Ce personnage, au visage maigre, peut
avoir une soixantaine d'années. Son regard calme, grave et
profond indique des habitudes de réflexion et une grande saga-
cité. La légende le qualifie de « Sapientiœ pater » . Au revers,
on voit, assise sur un siège flanqué de deux chiens, une
femme dont le corps se présente de face, tandis que son visage
regarde vers la gauche du spectateur. Elle tient de la main
droite un compas, de la main gauche un écusson (l), et elle a
(i) D'après M. Ileiss, ce sont les armes de Bologne, oc qui prouverait (]ue
Sarzanella fut professeur à l'Université Je cette ville.
638 L ART FERllARAIS.
un double visage : le visage postérieur est celui d'un vieillard
barbu. Au fond, de chaque côté, on distingue quelques arbris-
seaux sans feuilles. La légende de ce revers porte les mots
suivants : " in . te . cana . fides . prudentia . sodia . refulget . »
Suivant les auteurs du Trésor de numismatique, Antonio Sarza-
nella appartenait probablement h la branche des Manfredi éta-
blie à Ferrare. Cette supposition est vraisemblable, car il résida
en Toscane comme ambassadeur de Borso depuis le 23 juin
1451 jusqu'au 20 avril 1453, y retourna plusieurs fois, et y
séjourna en 1456 et en 1463 (1).
Bariolommeo Pendaglia. — Fils d'unconseiller de Nicolas III,
Bartolommeo Pendaglia, riche marchand et citoyen de Fer-
rare, fut un des fattori generali de Borso et se rendit cher à ce
prince par le zèle et l'intelligence qu'il mit à remplir ses
fonctions. L'estime dont il jouissait à la cour se manifesta
surtout à l'occasion de son mariage avec Margherita Costabili,
en 1452. L'empereur Frédéric III, qui se trouvait alors à Fer-
rare, voulut y assister, et il tint le doigt de Marguerite pendant
que Pendaglia y passait l'anneau nuptial. Quand la nouvelle
mariée s'achemina, sur un cheval caparaçonné d'or, vers le
palais de son mari, elle avait à ses côtés l'Empereur et Ladis-
las, roi de Hongrie, tandis que le duc Borso, Albert d'Esté et
une foule de gentilshommes s'avançaient à sa suite. Dans le
palais Pendaglia, renommé pour sa beauté, tous les princes
prirent part à un somptueux banquet, après lequel eurent lieu
un bal où brillaient les plus riches costumes, et un souper dont
un millier de convives apprécièrent l'opportunité. Frédéric III
fit don a Marguerite d'un précieux bijou i^2), et, quelques jours
plus tard, créa Pentaglia chevalier, après avoir conféré à Borso
le titre de duc de Modène et de Reggio (3).
La médaille de Pendaglia (diam. 85), exécutée en 1472,
comme l'indique cette date inscrite sur l'un des deux revers,
ne fut probablement pas faite d'après nature. A cette époque,
(1) Ad. Vexturi, L'arte a Ferrara nel pcriodo cli Borso d'Esté, [>. 7V1.
(2) Frizzi, t. IV, p. 16.
(3) Frizzi, t. IV, p. 22.
LIVRE TROISIEME. 639
dit M. Venturi, Baitolommeo Pendaglia n'existait plus, si c'est
à lui, comme tout porte à le croire, que se rapporte une lettre,
datée du 1" mars 1462, par laquelle Daniele et Niccolo Pen-
daglia annoncent au marquis Gonzague la mort de leur père
Bartolommeo (1). Le personnage, tourné à gauche et coiffé
d'un bonnet plat, n'a guère moins de soixante ans; les joues
sont creuses et ridées, les lèvres minces; le bout du nez est un
peu recourbé et le menton proéminent. Pendaglia a la mine
sérieuse d'un homme d'affaires consommé, mais il manque
de noblesse.
L'inscription de la médaille nous apprend qu'il se dis-
tingua par sa libéralité autant que par sa munificence; elle
le proclame « insigne liberalitatis et mumfjcentle exemplum » .
L'effigie de Pendaglia n'est pas toujours accompagnée du
même revers. Sur l'un, Sperandio a représenté un homme nu
auquel il donne le nom de Mercure. Cet homme, tourné à
gauche, est assis sur une cuirasse; il tient de la main gauche
un long bâton et de la main droite une boule; son pied gauche
foule un sac d'où s'échappent des pièces de monnaie; derrière
lui se trouvent deux boucliers. La légende porte les mots :
tt CiESARiANA LiBERALiTAS. " Ce rcvcrs cst accolé aussi à la mé-
daille de Carlo Quirini. L'autre revers, que l'on voit joint plus
souvent à la médaille de Pietro Albani, nous montre de face
Mercure assis sur des ballots, la tête appuyée sur sa main
droite. On lit dans le haut la date de 1472.
Bartolommeo délia Rovere. — Entre tous les grands digni-
taires ferrarais sous Hercule I", Bartolommeo délia Ilovere,
né à Savone de Raffaello délia Rovere et de Teodora Mane-
rola, est un de ceux dont le nom est le plus illustre, car il était
neveu de Sixte IV et frère de Jules II. De bonne heure il entra
dans l'Ordre des Franciscains. Il était depuis un anévêque de
Massa, quand Sixte IV le donna comme successeur à Lorenzo
Roverella, évêque de lerrare (1474), et il occupa le siège
épiscopal de Ferrare jusqu'à sa mort (1495), c'est-à-dire pen-
(1) Sperandio da Mantova, clans V Aichivio storico delV arte, oclohrc 1888,
p. 387.
640 L'ART FERllARAIS.
dant vingt et un ans (1). La cathédrale lui doit quelques-uns
de ses livres de chœur ornés de miniatures : sur ces livres, on
voit çà et là les armes des délia Rovere (2). — Sa médaille
(diam. 8i), une des meilleures et des plus agréables qu'ait
faites Sperandio, fut exécutée peu après son intronisation,
puisqu'elle porte la date de 1474 (3). Bartolommeo est tourné
à gauche et coiffé d'une calotte ; il a les épaules couvertes d'un
camail. La jeunesse et la vivacité de ses traits n'enlèvent rien
à la gravité de sa tenue. Au revers, on voit l'écusson des délia
Rovere, surmonté de la mitre.
Fra Cesario Contughi. — La famille patricienne des Gon-
tughi de Ferrare ne compte pas de plus digne représentant
que Fra Cesariano, appelé aussi Gesarione , qui entra dans
l'Ordre des Servites. Après s'être acquis une grande renommée
comme prédicateur dans les principales villes de l'Italie, il
enseigna la littérature sacrée, la littérature profane, la philo-
sophie et la théologie à l'Université de Ferrare, dont il devint
le doyen en L467 (4.). Sur ses instances, les magistrats firent
construire en 1488 une prison spéciale pour les débiteurs,
confondus jusqu'alors avec les voleurs et les assassins (5). Il
mourut en 1508. — Sa médaille (diam. 84), ciselée avec soin,
nous le montre tourné à gauche, la tête couverte d'un capu-
chon. Ses traits ont beaucoup de caractère ; son regard est
ferme, intelligent, plein d'autorité; son double menton ne lui
messied pas. — L'inscription qui entoure l'effigie proclame
Fra Gesario « divixus et excellens doctor, ag divini verbi famo-
sissiMUS PR.EDiCATOR « . Au rcvcrs , Fra Gesario, assis et vu de
face, la tête enveloppée de son capuchon, médite en présence
d'une tête de mort gisant à terre. L'exergue commente en ces
termes la signification de la figure du moine, figure un peu
(1) C'est à Bologne qu'eut lieu sa mort, et son corps fut transporté dans
l'église de Saint-Georges, située hors des murs de Ferrare.
(2) Frizzi, Memorie per la storia di Ferrara, t. IV, p. 175.
(3) Cette date est gravée eiï creux.
(4) Heiss, p. 36.
(5) Frizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 160. — L.-N. Citta-
DEI.LA, JSolizie relative a Ferrara, t. I, p. 256.
LIVRE TROISIEME. 641
trop sommairement traitée : « ixspice mortale genus,morsomnia
DELET. »
Pieiro Bono Avogario. — Ce personnajje, né à Ferrare vers
1425, mort en 1506, à l'âge d'environ quatre-vingt-un ans (1),
eut une grande réputation comme médecin et comme astro-
logue. Sur sa médaille, Sperandio le qualifie, en effet, de
« MEDicus iN'SiGNis, ASTROLOGUS iNsiGNiOR i) . L'apparition d'une
comète en 1472 lui donna l'idée d'écrire un traité relatif aux
comètes, traité que Scipione Maffei mentionne pour en avoir
vu le manuscrit (2). Il est impossible aujourd'hui de porter un
jugement sur les connaissances astronomiques de Pietro Bono.
Quant à sa science médicale, il est difficile d'en avoir une très
haute opinion lorsqu'on lit la lettre écrite par lui le 1 1 fé-
vrier 1488 à Laurent le Magnifique. Outre des pronostics pour
l'année 1488, cette lettre contient d'étranges recettes contre
les rhumatismes et contre la goutte : Laurent devra prendre,
le matin, au lever du soleil, une demi-once d'un certain médi-
cament, et mettre à l'annulaire de sa main gauche, afin de
prévenir le retour des douleurs, un anneau d'or auquel sera
assujettie une petite pierre qui doit toucher la chair et qui em-
pêche les humeurs d'envahir les jointures. « Le remède est
divin et miraculeux. « Avogario l'a expérimenté sur lui-
même (3).
La médaille que Sperandio a faite d'après Pietro Bono
(diam. 90) est très agréable à regarder. Le personnap^e, tourné
à gauche et coiffé d'un bonnet, se recommande par une bon-
homie mêlée de finesse. Il a de longs cheveux qui frisent. Au
revers, Esculape etUranie, vus de face, sont debout. Esculape,
avec sa longue barbe, sa haute coiffure et ses cheveux pen-
dants, a l'air d'un vieux nécromancien ; il foule aux pieds un
dragon, en tenant de la main droite une fiole et de la main
gauche un rameau. Uranie, avec un livre ouvert et un astro-
labe, a les pieds posés sur le globe céleste ; sa coiffure est
(1) Il fut enseveli à Ferrare dans le couvent de Saint-François.
(2) Heiss, p. IG.
(3) RoscoE, Vie de Laurent le Magnifique, t. II, p. 466.
I. 41
642 L'ART FERRARAIS.
étrange aussi, et ses traits fanés, loin d'avoir rien d'une créa-
ture supérieure, seraient plutôt ceux d'une sorcière. Speran-
dio n'a pas, du reste, apporté à l'exécution des deux figures de
son revers le soin que dénote le buste d'Avogario.
Tito Vespasiano Strozzi. — La médaille qui le représente
(diam. 82) (1) a longtemps passé pour être le portrait d'un
personnage inconnu (2). M. C. de Fabriczy (3) a démontré
qu aucun doute n'était possible sur le nom de l'homme qu'elle
nous montre. La couronne qui entoure le buste tourné à
gauche, couronne formée de deux branches, l'une de laurier,
l'autre de lierre, indique bien qu'il s'agit d'un poète. Pour se
convaincre que ce poète est Tito Strozzi, il suffit de comparer
la médaille, soit avec la gravure (insérée dans la Storia délia
pitlura italiana de Rosini, t. III, p. 199) qui a été faite d'après
un tableau de Baldassare d'Esté, représentant Tito Strozzi (-4),
soit avec deux plaquettes anonymes au bas desquelles on lit :
« TITO STROZZI (5). » La ressemblance avec les trois effigies est
manifeste ; seulement, le personnage n'a pas partout le même
âge. Sur la médaille, il semble avoir une cinquantaine d'an-
nées. Gomme il naquit en 1422, la médaille a dû être exécutée
en 1472 ou 1 473, c'est-à-dire un peu avant ou un peu après le
voyage entrepris en noble et nombreuse compagnie pour aller
chercher à Naples Éléonore d'Aragon, la future femme d'Her-
cule I". Tito Strozzi a des cheveux longs et bouclés, et il est
coiffé d'une calotte plate. Au revers, on voit, assis sous un
arbre, feuillu d'un côté et sans feuilles de l'autre, un jeune
homme nu, portant un petit manteau sur les épaules, et
(1) On n'en connaît qu'une épreuve, conservée au musée de Berlin.
(2) Armand, Les médailleurs italiens, t. I, p. 76, n" 48.
(3) Una medaglia di Sperandio^ dans VArchivio slorico delV aite, octobre
1888, p. 429.
(4) Ce tableau faisait partie de la galerie Costabili. On ne sait ce qu'il est
devenu. — Crovve et Gavalcaselle, Die Geschichte der italienischen Malerei,
t. V, p. 562.
(5) Ces plaquettes, conservées dans la Bibliothèque communale de Ferrare et
dans le Cabinet numismatique de Brera, sont reproduites dans le premier fasci-
cule des Médailleurs de la Renaissance, de M. HeiSS, p. 42. Nous les avons
déjà mentionnées p. 591.
LIVRE TROISIEME. 643
appuyant sa tête sur sa main gauche. Au bas de ce revers, on
lit : « opus SPERANDEI. » M. de Fabriczy suspecte l'authenticité
de cette pièce, parce que l'effigfie n'est pas entourée d'une
légende, et parce que, selon lui, le caractère de l'écriture dans
l'inscription gravée au revers diffère de celui que présentent
les autres médailles de Sperandio. Nous ne partageons pas ses
scrupules. La médaille de Tito Strozzi, loin de détonner au
milieu des autres pièces dues à Sperandio, y fait fort bonne
figure. S'il n'y a pas de légende autour du portrait, c'est que
la couronne ne laissait pas une place suffisante et qu'elle dési-
gnait clairement le poète à ses contemporains. Sur une mé-
daille de contrefaçon, on n'eût pas manqué de copier la légende
de la pièce authentique. Quant à l'inscription du revers, on la
retrouve absolument semblable sur plusieurs médailles, notam-
ment sur les médailles de Casali, de Gian Francesco Gonzaga
et de Giuliano délia Rovere (1).
Tito Vespasiano Strozzi était le petit-fils de Garlo Strozzi,
qui, exilé de Florence après le tumulte des Ciompi (1378),
s'installa avec sa famille à Ferrare, et le fils de Giovanni
Strozzi, dit Nanni ou Nanne, qui mourut en combattant pour
les princes d'Esté. Ayant perdu ses parents de très bonne
heure, il fut élevé par Paolo Costabili, frère de sa mère Cos-
tanza Costabili , et eut pour maître le célèbre Guarino de
Vérone. A l'âge de treize ans, il possédait déjà les principaux
auteurs latins et grecs. La poésie devint son occupation favo-
rite, et ses vers en langue latine jouirent d'une vogue qui ne
se démentit pas. Lionel, Borso et Hercule I" l'honorèrent de
leur amitié, et Lucrèce Borgia, dont il célébra les charmes,
ne lui ménagea pas les témoignages de bienveillance. Après
l'avoir comblé de bienfaits, Borso lui fit épouser Domitilla di
Guido Rangoni. Hercule I", nous l'avons déjà dit, l'adjoignit
à Sigismond d'Esté pour aller chercher à Naplcs et amener à
Ferrare Éléonore d'Aragon, sa future femme (1473); puis il
l'arma lui-même chevalier et le nomma gouverneur de Rovigo
(i) Ces observations nous ont été su{^{]érce8 par M. P. Vallon.
644 L'ART FERRARAIS.
et de la Polésine. Pendant la guerre avec Venise, l'ennemi
brûla deux villas appartenant à Tito Strozzi et ravagea ses
propriétés. La conquête de la Polésine par la Sérénissime
République, conquête que sanctionna la paix de Bagnolo
en 1484, força Tito d'abandonner le pays. Chargé alors de
p^ouverner Lugo et la Romagne ferraraise déchirée par les fac-
tions, il sut, en peu de temps, apaiser les esprits et affermir
l'autorité de son maître. L'année où il s'installa à Lugo, il fut
envoyé à Rome afin de féliciter, au nom du duc, Innocent VIII
qui venait d'être élu pape : son discours dans le consistoire
excita l'admiration générale, et le Souverain Pontife essaya, en
prodiguant les offres séduisantes au brillant orateur, de le
garder auprès de lui, sans y parvenir. Tito regagna Lugo.
En 1487, il y perdit sa femme. Il revint à Ferrare en 1489 et
s'y fixa définitivement. Pour son malheur, on le nomma Juge
des Sages (1497). Les ravages causés par le Pô, qui brisa trois
fois ses digues, les tremblements de terre, la disette et la
peste nécessitèrent de nouveaux impôts, qui furent, d'ailleurs,
exigés avec une excessive rigueur. Le peuple en rendit respon-
sable le Juge des Sages, dont l'intégrité ne fut pas suspectée,
mais qui fut, selon l'expression d'un chroniqueur, « plus haï
QUE LE DL\BLE ». Désirant alléger son fardeau, il obtint d'asso-
cier à ses fonctions son fils Ercole, et passa dès lors la plus
grande partie de son temps h la campagne. Ce fut lui qui,
en 1505, après la mort d'Hercule I", remit à Alphonse I" les
insignes de la dignité ducale. Il mourut peu après de la peste
à Racano, non loin de Ferrare (30 août 1505), à 1 âge de
quatre-vingt-trois ans, laissant trois fils légitimes (Lorenzo,
Ercole et Guido), un fils naturel (Antonio), né avant son ma-
riage avec Domitilla Rangoni, et quatre filles, dont une, Mar-
gherita, épousa le lettré Bonaventura Pistofilo. Il fut enseveli
dans l'église de Santa Maria in Vado,oû se trouvait le tombeau
de sa famille. — Tito Strozzi fut un des meilleurs poètes latins
de son siècle. Ses œuvres furent publiées en partie par Aide
Manuce, son ami (1513). Elles se composent de poésies cham-
pêtres, graves, amoureuses, satiriques, dans lesquelles on
LIVRE TROISIEME. 645
s'accorde à louer la pureté et rëlégance du style, mais qui ne
témoignent pas d'une imagination originale. La Borseide
(poème en l'honneur de Borso) et le Ponerolycos (critique des
actes de Bonvicino dalla Corte qui encourut, comme fatior
générale, une disgrâce méritée en se rendant coupable de
péculat) restèrent inachevés. Lodovico Carbone, dans son
Oi'aison funèbre de Guarino de Vérone, Lilio Gregorio Giraldi,
dans un de ses Dialogues, et Flavio Biondo, dans une lettre
écrite en 1443 au cardinal Colonna, ont rendu hommage au
talent poétique de Tito Strozzi (1).
Lodovico Carbone. — Né à Ferrare vers 14'36, Lodovico
Carbone, élève de Teodoro Gaza pour le grec et d'Agostino
Buonfresco Arlotti da Reggio pour la philosophie, mourut en
1482, à l'âge de quarante-six ans, et fut enseveli dans l'église
de Saint-François. Ses contemporains admirèrent beaucoup
ses vers (2) et ses discours. En 1459, il harangua dans l'église
des Anges le pape Pie II , qui s'était arrêté à Ferrare en se
rendant au congrès de Mantoue, et Pie II lui accorda le titre
de comte. Dix ans plus tard, au milieu des fêtes par lesquelles
on célébra le séjour de Frédéric III à la cour de Borso, il reçut
de l'Empereur lui-même, à la suite d'un discours qu'il pro-
nonça dans la cathédrale, la couronne poétique. Son éloquence
reconnue le fit choisir pour accompagner les princes qui allè-
rent chercher à Naples la fiancée d'Hercule I", Éléonore
d'Aragon ; Bologne, Florence, Sienne, Rome et Naples eurent
alors l'occasion de l'entendre et de l'admirer. Lorsque le
vice-légat apostolique, pendant la fameuse guerre entre Her-
cule I" et Venise, annonça dans la cathédrale que Sixte IV,
ayant enfin pitié de Ferrare, dont l'ennemi était sur le point
de s'emparer, abandonnait les Vénitiens et leur ordonnait de
(1) En publiant dans la Rassegna Einiliana (année II, fasc. V, nov. 1889)
quelques poésies inédites de Tito Strozzi, M. V. Finzi a indiqué les auteurs qui
ont parlé de cet illustre Ferrarais et mentionné les recueils qui contiennent ses
œuvres.
(2) Dans ses Éléi/ies, il célèbre les cbannes de Franccsca Fontana et d'une
certaine Lucie qu'il avait dû épouser, mais il insiste surtout sur ses propres
mérites et sur la réputation dont il jouit si justement. (Heiss, p. 33.)
646 L'ART FERRARAIS.
cesser les hostilités, ce fut Carbone qui, placé près du maître-
autel, exprima, au nom de la Commune, la reconnaissance
publique. S'agissait-il d'honorer une mémoire illustre par une
oraison funèbre, on s'adressait à lui de préférence. Parmi les
discours de ce genre, on peut citer l'éloge de Lodovico Casella,
homme d'État cher à Borso pour ses sages conseils, au peuple
pour sa droiture et son affabilité, aux pauvres pour ses lar-
gesses (16 avril 1469) (1), et l'éloge de Borso lui-même, son
premier, son principal bienfaiteur (19 septembre 1471). Ce
fut, en effet, Borso qui, dès 1456, lui confia la chaire d'élo-
quence et de poésie à l'Université, avec cent lire d'appointe-
ments, qui, en 1468, le nomma en outre professeur de gram-
maire à la place de Francesco de Castro, en ajoutant cinquante
lire à ses émoluments (2), et qui l'exempta de certains impôts
à la suite d'un séjour que le savant avait fait à Bologne de 1465
à 1466 (3). Néanmoins, Lodovico Carbone mourut pauvre (4).
Sperandio a exécuté deux médailles d'après lui.
Sur l'une (diam. 88), Lodovico regarde à droite; sa tête nue
porte une couronne de laurier. Au revers, une sirène, vue de
face, s'élève au-dessus des eaux et tient dans ses mains les
extrémités de sa double queue. Elle personnifie l'attrait exercé
par les accents du poète et de l'orateur. On lit sur la face de
la médaille une inscription que complète la légende du revers;
l'inscription entière est ainsi conçue : " or. settu (sei tu), quel.
CARBONE . QUELLA . FONTE . OHE . SPANDI . DI . PARLAR . SI . LARGO .
FIUME . MUSIS . GRATIISQUE . VOLENTIBUS . "
L'autre médaille de Lodovico Carbone, d'un faible relief
(1) L. Carbone rappela clans ce discours, en présence de Borso, qu'au jugement
dernier Dieu ne ferait aucune distinction entre celui qui est vêtu de pourpre et
celui qui ne porte qu'un sayon. [Orazio ne funèbre de Lodovico Carbone per lo
magnifico referendario Lodovico Casella vul(jarizzata per lui mcdesimo allô illus-
Iro signore et magnanimo Capitano Misser Hercule da Este. R. Bibl. Estense,
M'. VII, B. 9.)
(2) Frizzi, t. IV, p. 31, 64, 65, 74, 85, 93, 139.
(3) On peut trouver des renseignetnents sur Lodovico Carbone dans le Gior-
nale Arcadico, n''39, p. 224, et dans le Serapeum, année 1847, p. 147.
(4) Gianandrea Barotti, Memorie di letterati ferraresi. — Barotti prétend
qu'il fut enlevé par la peste.
LIVRE TROISIEME. 647
(diam. 72), est, selon nous, le chef-d'œuvre de Sperandio. il en
existe des exemplaires qui ont été ciselés avec le plus grand
soin et qui sont une véritable fête pour les yeux. Le personnage,
tourné à gauche, est coiffé d'un bonnet et se présente sous les
dehors les plus séduisants ; les lèvres sont minces ; les traits
réguliers et délicats ont une distinction et une simplicité dont
le charme est irrésistible; il semble que les sereines inspira-
tions ont répandu sur ce visage leur doux reflet. Au revers, on
voit Carbone debout, recevant de Calliope, assise en face de
lui et à demi nue, la couronne de poète, tandis que, dans le
fond, une élégante fontaine, représentant la fontaine Hippo-
crène, fait entendre son murmure harmonieux. Il est encore
coiffé d'un bonnet et porte une longue robe, aux plis réguliers
et aux manches tombantes, qui est garnie de fourrure. L'in-
scription qui se trouve sur la face de la médaille se continue
sur le revers; elle se compose de ce distique :
Candidior pura carbo poeta nive,
Hanc tibi Calliope servat Lodovice coronam.
Les deux médailles de Lodovico Carbone ont dû être exé-
cutées, d'aprèsi'âge qu'elles lui prêtent, vers 1477, à peu près
cinq ans avant sa mort.
Parupiis. (Diam. 54.) — Buste à gauche d'un jeune homme
aux cheveux bouclés, coiffé d'un bonnet autour duquel est
agencée une couronne de laurier. L'inscription qui accom-
pagne ce portrait est ainsi conçue : " ingenium. mores .formais.
TIBI . PULCHER . APOLLO . » — Au rcvcrs, OU voit une licorne ailée,
tournée à gauche et assise, et on lit ces mots : « argutam-
QUE. CHELUM . DOCTE . PARUPE . DEDIT . FATUM . — OPUS . SPERAN-
DAEI. »
M. Venturi croit que cette médaille fut exécutée pendant le
séjour de Sperandio à Ferrare, parce qu'elle rappelle un peu la
médaille de Lodovico Carbone. Parnpus était un lettré, peut-
être un poète; mais on ne sait rien sur son compte.
Tartagni [Alessandro). — C'est aussi à Ferrare que dut être
exécutée la médaille de Tartagni (diam. 90), car ce jurisconsulte
648 L'ART FERRARAIS.
bolonais, qui occupa une chaire clans la capitale des princes
cVEste, mourut en 1 47 7, alors que Sperandio y résidait encore
gt avant qu'il se fût installé à Bolo^jne. Sur sa médaille, Tar-
tagni est tourné à gauche, la tête couverte d'une draperie qui
tombe sur ses épaules (1). On reconnaît les traits du person-
nage dont Francesco di Simone Fiorentino a si habilement
sculpté le tombeau dans l'église de Saint-Dominique à Bolo-
gne. Autour de l'effigie modelée par Sperandio se trouvent
ces mots : « alexander , tartagnds . jureconsultissimus . ac . veri-
TATis . INTERPREX . « Au revcrs, on voit, au sommet du Parnasse,
Mercure nu, tenant le caducée, assis sur un dragon, et on lit
l'inscription suivante : « vigilantia . florui . — parnasus. —
OPUS . SPERADEI . »
Marino Caracciolo. — A la liste des médailles exécutées à
Ferrare, peut-être doit-on ajouter celle du Napolitain Marino
Caraccioli, premier comte de Saint-Angelo, maréchal des ar-
mées du roi Ferdinand. Pigna (p, 729) raconte que, vers la
fin de 14G6, Ferdinand I", sachant qu'à l'occasion de certaines
fêtes données par Borso il devait y avoir des courses d'ani-
maux et de piétons, chargea Marino Caracciolo de conduire à
Ferrare quelques chevaux d'une agilité extraordinaire. Carac-
ciolo aura profité de son passage à Ferrare pour commander
sa médaille à Sperandio, et il ne manqua sans doute pas de
s'en féliciter, car elle est remarquablement traitée. Caracciolo
est représenté de profil à gauche (diam. 100), couvert d'une
armure , la tête coiffée d'une calotte. Les chairs ont beau-
coup de souplesse, et le modelé est excellent. De longs che-
veux retombent sur le front et sur le cou. L'embonpoint du
personnage se traduit par un double menton. Au revers, on
voit de face, assis sur nn lion qui marche vers la droite, un
jeune homme revêtu du costume de guerre des Romains,
tenant de la main gauche le bâton de commandement et se
laissant caresser la main droite par un chien qui se dresse sur
ses pattes. Ce jeune homme, dont le visage s'incline à gauche,
(1) Sur un exemplaire que possède la collection de la Marciana, à Venise,
Tartagni est coiffé, non d'une draperie, mais d'un bonnet.
LIVRE TROISIÈME. 649
ne manque ni d'élégance dans ses formes, ni de charme dans
son expression un peu mélancolique. De chaque côté, Spe-
randio a reproduit les troncs d'arbres desséchés que présen-
tent plusieurs de ses médailles. On ignore quand naquit Carac-
ciolo, mais on sait qu'il mourut en 1467.
Simone Rufini. — Quoique originaire de Milan, le marchand
Simone Rufini était citoyen de Ferrare. Sa fortune lui permit
de satisfaire son goût pour les arts. Sur son ordre, Baldassare
d'Esté peignit en 1 472, dans l'église de Saint-Dominique, une
chapelle où il représenta la vie de saint Ambroise, avec les
portraits du donateur, de la donatrice et de trois autres per-
sonnages, et Cosimo Tiira fut chargé de fixer comme expert le
prix de ce travail, prix qui ne devait pas dépasser cent qua-
rante ducats d'or. Simone Rufini mourut probablement en
1475, car les livres de comptes des princes d'Esté nous ap-
prennent que ses nz)?o// fournirent à la cour en 1 476 des étoffes
de soie, et, dans le registre de la chambre, il est question en
1478 des « héritiers de Simone Rufini (1) « .
On lit sur la médaille de Simone Rufini (diam. 85) que ce
personnage jouissait de l'affection du peuple et des princes (2).
Rufini, doué d'une physionomie originale et intelligente, est
tourné à gauche, vêtu d'une robe et coiffé d'un bonnet plat;
il a les cheveux très courts; la grosseur de son nez et la lon-
gueur de son oreille prouvent que Sperandio a copié scrupu-
leusement son modèle, sans songer à l'embellir. L'exécution
de cette médaille, dans les bonnes épreuves comme celle de
M. Valton, indique chez l'auteur un sérieux mérite, une rare
habileté à rendre avec élévation le caractère intime des per-
sonnages dont il entreprenait de perpétuer le souvenir. Au
revers, on voit debout, sur un paon étendu à terre, un homme
qui tient une plume de la main droite et qui montre de la
(1) Ad. Vesturi : 1" Co.tmè Tura c la cappella di Bclriguardo, p. 7. —
2° Article sur Les médailleurs de la lieuaissauce, par M. IIeiss, dans la Jiivista
•itorica italiana, i'^ livraison de 188G, p. 158. — 3° Sperandio da Mantova,
dans VArcIiivio storico deW arte, octobre 1888, p. 387-388.
(2^ <c SIMON. RLFISUS. MEDIOLA>I. FEniiARIE. Q. ET POPULO. ET PllI.NCIPlBUS.
GRATUS. »
850 L'ART FERRARAIS.
main gauche un parchemin déroulé. Cet homme barbu, vu de
face, vêtu d'une robe, a la tête nue.
C'est peut-être aussi pendant le long espace de temps qu'il
passa à Ferrare que Sperandio fit les deux médailles des Véni-
tiens Pietro Albani et Carlo Quirini, datées l'une et l'autre de
1472. Un séjour à Ferrare aura permis à ces personnages de
faire exécuter leur médaille par Sperandio (1).
Albani [Pietro). (Diam. 86.) — Albani est tourné à gauche,
coiffé d'une toque; il a des cheveux longs et bouclés. On lit
autour de l'effigie : « petrus. albanus. de.venetus. » Au revers,
sur lequel se trouvent les mots : « sic . itur . ad . astra. — opus .
SPERANDEI . n , uuc femme vue de face est assise entre une tête
de licorne et une tête de chien. Elle tient de la main droite
une flèche; son bras gauche est entouré d'un serpent à tête de
dragon.
Pietro Albani était à la fois banquier et marchand. Il eut de
fréquents rapports avec les Este et les Gonzague, auxquels il
procura des joyaux, des étoffes, du sucre, de la cire et surtout
de l'argent. Isabelle d'Esté et l'évéque Louis Gonzague l'ap-
préciaient beaucoup. Il mourut en 1503 (2).
Quirini [Carlo). (Diam. 84.) — Quirini, tourné à droite, est
coiffé d'un bonnet; il a des cheveux longs et bouclés. L'in-
scription porte ces mots : « carolus . quirini . veneti . » — Au
revers, on voit un homme nu, tourné à gauche, assis sur une
cuirasse. Il tient d'une main une boule, et de l'autre un long
bâton. Son pied gauche est posé sur un sac renversé d'où
s'échappent des pièces de monnaie. Derrière lui se trouvent
deux boucliers. Sperandio a employé le même revers pour la
médaille de Pendaglia. L'inscription est ainsi conçue : « cae-
SARIANA . LIBERALITAS . OPUS . SPERANDEI . » Ou ne pOSSèdc
aucun renseignement sur Carlo Quirini.
(1) Ad. Venturi, Sperandio da Mantova, dans VArchivio storico delV arte,
octobre 1888, p. 388.
(2) Ibid.
LIVRE TROISIEME. 651
XIII
COSTANZO.
Au nombre des artistes qui ont travaillé à Ferrare, on doit
compter Costanzo, qui était probablement Napolitain. On peut
supposer qu'il fut attiré dans la capitale des princes d'Esté par
la présence d Éléonore d'Aragon, femme du duc Hercule I".
En tout cas, il y séjourna longtemps, épousa une Ferraraise et
se fit appeler Costanzo da Ferrara. On ne possède de lui que
la médaille de Mahomet II (1481). Costanzo pratiquait aussi
la peinture. Ce fut comme peintre que, sur la demande du
sultan, le roi de Naples l'envoya à Constantinople, où il se
trouva en même temps que Gentile Bellini et où il vécut plu-
sieurs années. Après la mort de Mahomet II (2 juillet 1481),
Costanzo regagna l'Italie. En 1485, il peignit le portrait de
Ferrante d'Esté, fils d'Hercule I" et d'Éléonore d'Aragon, qui
n'avait pas encore atteint l'âge de huit ans, et qui vivait alors
à la cour de Naples. La même année, il se rendit à Ferrare
pour affaires concernant la dot de sa femme, mais avec l'in-
tention d'y rester le moins longtemps possible. Tous ces dé-
tails sont dus à M. Venturi, qui les a consignés dans VArchivio
stoynco delV arte de septembre-octobre 1891, p. 374, d'après
une lettre du 24 août 1485 trouvée par le comte Ippolito Mala-
guzzi, lettre dans laquelle l'ambassadeur ferrarais près la cour
napolitaine recommandait chaleureusement l'artiste à la du-
chesse de Ferrare.
XIV
GIAN CRISTOFORO ROMAND (1).
Isabelle d'Esté, fille d'Hercule I" et d'Éléonore d'Aragon,
(1) P. Valton, Gian Cristoforo Bnmano, dans la licvue nui)iisinattr/iu\ juil-
let 1S85. — Ad. Venturi, Der Medailleur Gian Cristoforo. Romano, dans le
652 L'ART FERRARAIS.
marquise de Mantoue. (Diam. 28.) — Elle est tournée à droite
et a la tête nue; deux nattes disposées sur les côtés rejoignent
derrière la tête un nœud de cheveux flottant, coiffure alors
fort usitée, que présente aussi la médaille de Lucrèce Borgia
dont il sera question plus loin. Un collier de perles descend
jusque sur la poitrine. On lit autour de la médaille : «isabella.
ESTEN . MARCH . MA . (Isabelle d'Esté, marquise de Mantoue). « —
Au revers, une Victoire ailée, debout, la tête tournée à gauche,
tient de la main droite une baguette pour charmer un serpent
qui se dresse auprès d'elle. Au-dessus de sa tête apparaît le
signe du Sagittaire surmonté d'une étoile. Le Sagittaire désigne
le mois de juillet et est, d'après les astrologues, le symbole de
la puissance. La légende, qui se compose de ces mots : « bene
MERENTiUM ERGO (A causc de SCS bienfaits) 5? , fait allusion , soit à
la reconnaissance du sculpteur pour la marquise, soit à la pro-
tection accordée par celle-ci aux lettres et aux arts.
Giacomo d'Atri, ambassadeur du marquis de Mantoue à
Naples, mentionne cette médaille dans une lettre adressée de
cette ville à la marquise, le 24 décembre 1507 : « Joan Cristo-
foro Romano, votre dévoué serviteur, est ici et m'a fait cadeau
d'une médaille de Votre Excellence, médaille mille fois belle,
aussi belle que vous l'êtes vous-même. Il me dit l'avoir mon-
trée comme une chose divine à toutes les reines, qui la regar-
dent avec admiration. » La médaille d'Isabelle d'Esté fut pro-
bablement exécutée en 1498, car Giacomo Fihppo Faella,
en écrivant à cette princesse le 10 septembre 1498, rapporte
qu'il vit la médaille, « la medaglia de la Eccellenza Vostra v ,
entre les mains de Tebaldeo, ce qui lui suggéra l'idée de la
célébrer dans un sonnet (1).
Isabelle d'Esté, née le 18 mai 1474, épousa, en 1490, Jean
Kunstfreund, livraison du 15 juillet 1885, n° 14, et Gian Cristoforo Romano,
dans rj?c/iiyio stoiicodeW arte, année I, fascicule III, mars, fascicule IV, avril,
et fascicule V, mai 1888. — G. de Fabriczy, Nouveaux i-enseignements sur Gio-
van Cristoforo Romano, dans le Courrier de l'Art du 13 avril 1888, n°15, et
dans VArte e storia du 15 mai 1888, année VII, n" 14.
(1) Ad. Venturi, Gian Cristoforo Romano, dans VArchivio stoi-ico deW arte,
avril 1888, p. 108
LIVRE TROISIÈME. 653
François II Gonzague, et mourut le 13 février 1539, à l'âge de
soixante-cinq ans. Elle en a ici trente-deux environ. Ses traits,
accentués déjà sans avoir perdu tout le charme de la jeunesse,
ont beaucoup de distinction, et l'on est heureux de trouver un
tel agrément à une princesse qui protégea les arts avec tant de
discernement et de goût.
Quant à Gian Gristoforo Romano , élève de Paolo Romano,
suivant Vasari (1), et ami intime de Caradosso, il naquit d'Isaïe
di Pippo de Pise, vers 1470, et cessa de vivre le 31 mai 1512,
à l'âge d'environ quarante-deux ans. Célèbre comme orfèvre,
comme sculpteur (2), comme graveur sur cristal et comme
architecte, il pratiquait avec une grande habileté l'art du
médailleur. Il n'excellait pas moins dans la musique et culti-
vait à l'occasion la poésie, ainsi que le prouve un sonnet com-
posé en l'honneur de l'improvisateur Serafino d'Aquila. Sabba
da Castiglione (3) et Lomazzo ont glorifié ses talents, et dans
le Cortegiano de Balthazar Castiglione, où il figure parmi les
beaux esprits en faveur auprès des princes, il prend part à une
discussion sur la question de savoir si la peinture est supé-
rieure à la sculpture. Vers la fin du quinzième siècle il entra
en rapport avec la cour de Mantoue, fit quelques portraits en
marbre sur la demande de ses nouveaux protecteurs et devint
un de leurs conseillers et agents pour l'acquisition des œuvres
dignes de figurer dans leurs palais (4). Il travailla également
à Milan, à Venise, à Crémone, à Rome, à Naples, et il diri-
geait des travaux d'architecture à Lorette quand il mourut.
C'est à l'hôpital de Recanati qu'il légua tous ses biens, y
compris sa collection de médailles, de camées, d'intailles
(1) T. II, p. 650.
(2) Le tombeau de Jean Galéas Visconti, à la Chartreuse de Pavie, fut exécute
sous sa direction et avec sa coopération. Il fut seul l'auteur du monument de
Pier Francesco Trecchi, monument qui fut fait entre 1502 et 1505, et qui, de
l'église de Saint-Vincent, a passé dans celle de Sainte-Ayatlie, à Crémone (1502).
(3) C'est probablement chez Gianfrancesco dclla Torre que Cristoforo Romano
rencontra dès 1505 Caradosso et Sal)ba da Castiglione, gcnlilhomme milanais.
(4) Il fut très apprécii' d'Isabelle d'Esté. Sur la recommandation de cette prin-
cesse, le cardinal llippolyte I" d'Esté se montra disposé à lui procurer un béné-
fice d'archiprètre à Rome (1510).
654 l'art FERRARAIS.
antiques et d'autres œuvres d'art, collection qui devait être
vendue afin de payer chaque semaine trois messes pour le
salut de son àme (1).
XV
FOPPA (GRISTOFANO), DIT LE CARADOSSO.
Béairix d'Esté, fille d'Hercule P"" et d'Éléonore d'Aragon,
née en 1475, morte en 1497. — Aucune médaille ne repro-
duit ses traits, mais on voit son effigie au revers d'une ravis-
sante et très rare monnaie d'argent (diam. 26) dont la face,
portant la date de 1497, nous montre Ludovic le More, tourné
à droite, couvert d'une cuirasse, la tête nue, garnie d'une
longue et épaisse chevelure (2). La jeune duchesse de Milan
regarde à gauche et a aussi la tète nue. Ses cheveux, réunis
en queue, tombent sur son dos. M. Armand attribue cette
monnaie à Caradosso, qui fut à la fois orfèvre, graveur en
monnaies et médailleur. Laitière Béatrix, née en 1 475, épousa
Ludovic le More en 1491, devint duchesse de Milan en 1494
et mourut le 2 janvier 1497, à l'âge de vingt-deux ans. Son
histoire est trop connue pour qu'il soit nécessaire de la rap-
peler.
On peut comparer la monnaie attribuée à Caradosso avec
plusieurs portraits authentiques de Béatrix d'Esté, avec le buste
en marbre du Louvre, exécuté quand Béatrix avait treize ou
quatorze ans (1488 ou 1489), — avec le tableau du palais
Pitti (n° 371), où elle apparaît un peu plus âgée, tableau peint
par Piero délia Francesca, suivant le catalogue, par Lorenzo
Costa, selon M. Bode, par un peintre qui a copié ici un por-
(1) Il voulut être enterré dans une des chapelles de l'église de Lorette, dans la
chapelle du Crucifix.
(2) La disposition des deux portraits n'étant pas la même, on peut croire qu'ils
n ont pas été faits en même temps et pour être accolés sur le champ l'un à
l'autre.
LIVRE TROISIEME. 655
trait dû à un artiste milanais, selon M. Frizzoni, — avec le
grand tableau de la galerie Brera, à Milan (n° 87), où elle
figure auprès de Ludovic le More et de ses deux petits enfants
devant la Vierge et l'Enfant Jésus, en compagnie de plusieurs
saints (1), — avec une des miniatures attribuées à Antonio da
Monza qui accompagnent l'acte du 28 janvier 149 4 dans lequel
sont énumérées les donations faites par Béatrix à son mari,
acte conservé au British Muséum, — enfin avec le portrait qui
fait face à celui de Blanche-Marie, femme de François Sforza,
sur la porte de la chambre du lavabo à la Chartreuse de Pavie,
porte exécutée par G. A. Omodeo. Quant au portrait peint
par Léonard de Vinci, suivant les uns, par Ambrogio Preda,
selon les autres, à la Bibliothèque Ambrosienne, et dans lequel
M. Giuseppe Goceva a cru reconnaître Béatrix d'Esté, il ne
représente pas, suivant nous, la femme de Ludovic le More.
Nous n'y retrouvons ni la forme du front, ni le regard, ni le
nez un peu pointu, ni l'empâtement du bas du visage que
présentent les vrais portraits de Béatrix. Cosimo Tura peignit,
en 1485, un portrait de Béatrix d'Esté, maintenant perdu,
portrait destiné à Ludovic le More, à qui la jeune princesse
était fiancée (2).
XVI
NICCOLÔ FIORENTINO (1430-1514).
Fils de l'orfèvre Forzore Spinelli, qui mourut en 1477,
Niccolô Fiorentino naquit en 1430 à Florence et y mourut en
(1) Ce tableau, qui a été longtemps attribué à Bernardo Zenale, est regardé
aujourd'hui comme une œuvre de Bcrnardino de' Conti, élève de Léonard de
Vinci ; il a été peint vers 1494.
(2) G. Goceva, Vlconor/rafia di Béatrix d'Esté, dans VÂrcliivio storico delC
arte, mai-juin 1889, p. 204. Les portraits que nous avons mentionnés y sont
reproduits. — G. Frizzoni, Alcune osservazioni critiche a proposito delta icono-
(jrafia di Béatrice d'Esté e del pittorc Ambrogio de Prédis, dans VArchivio storico
dcir arte, octobre 1889, p. 431.
656 L'ART FERRARAIS.
1514. Sur deux des cinq médailles signées de son nom (1) se
trouvent les dates de 1485 et de 1 492. On ne doit pas le con-
fondre avec un artiste du même nom qui travaillait en 1493 à
Lyon (2) et qui finit ses jours dans cette ville en 1499. Peut-
être, au contraire, ne s'écarte-t-on pas de la vérité en recon-
naissant en lui l'orfèvre Nicolas de Spinel, mentionné dans les
comptes des ducs de Bourgogne en 1468 pour avoir gravé un
sceau destiné à Charles le Téméraire (3).
Parmi les ouvrages dus à Niccolô di Forzore Spinelli, il y a
nne m.éàai\\\e à' Alphonse d'Esté [àiQiva.. 71), dont le revers, signé,
porte la date de 1492. Alphonse, qui succéda à son père Her-
cule I" le 25 janvier 1505 et qui cessa de vivre en 1534, n'a
ici que seize ans (4). Il est coiffé d'une petite toque et tourné
(1) C'est à tort qu'on lui attribue la médaille de Jean Pic de la Mirandole. On
ne sait pas quel est l'auteur de cette médaille.
(2) Lors du passage de Charles VIII et de sa femme Anne de Bretafjne, la
municipalité lyonnaise offrit entre autres choses à ses augustes hôtes un lion d'or
assis, tenant une coupe d'or, avec cent médailles d'or à l'effigie des deux souve-
rains : ces divers objets avaient été exécutés par Nicolas de Florence et l'orfèvre
Loys le Père, dont il avait épousé la tille.
(3) Bévue numismatifjue belge, 1860, p. 186.
(4) Une médaille anonyme, reproduite dans l'ouvrage de M. Heiss, nous le
montre tout enfant. Le buste est tourné à gauche, et la tête est nue. Au revers,
un bel enfant nu, à demi étendu dans son berceau et tourné aussi à gauche,
appuie un de ses bras sur un coussin et étouffe de la main droite deux serpents,
comme le faisait à peu près au même âge le patron mythologique du duc Her-
cule \". On lit sur le berceau la date de 1477; mais la légende qui borde le
revers est indéchiffrable avec ses lettres grecques et ses constellations énigmati-
ques. Alphonse d'Esté était né le 27 juillet 1476. Peut-être cette médaille a-t-elle
été faite d'après un des trois portraits d'Alphonse que Cosinio Tura peignit
en 1477.
Sur une autre médaille anonyme (voyez la reproduction dans l'ouvrage de
^L Ileisb\ l'effigie de ce prince est accolée à celle de Lucrèce Borgia, sa seconde
femme (diam. 56). Alphonse, tourné à gauche, est représenté sans barbe et avec de
longs cheveux; il est coiffé d'un bonnet et couvert d'une cuirasse. Ce portrait
doit être antérieur à celui de Lucrèce Borgia qui forme le revers de la médaille,
et il n'est certainement pas du même artiste. On aura probablement juxtaposé,
peu après le mariage des deux personnages, un buste relativement ancien du
mari et le buste nouvellement fait de la femme, celui qu'avait exécuté le Médail-
leur a V Amour captif , et dont il sera question plus loin. Alphonse avait vingt-six
ans, en 1408, lorsqu'il épousa Lucrèce, âgée de vingt-deux ans.
Remarquons, en outre, la petite médaille sans revers (diam. 32) autour de
laquelle on lit : « alpiioxsius atestinus. » Alphonse, sans barbe, est tourné à
droite et coiffé d'un bonnet qui laisse passer de longues boucles de cheveux en
tire-bouchon; son nez, très recourbé du bout, f;iit penser à son père âgé plutôt
LIVRE TROISIÈME. 657
à droite. Son charmant visage est encadré par de longs che-
veux qui tombent sur ses épaules. Au revers de la médaille, le
jeune prince, tenant une épée et un fragment de lance, est
assis au sommet d'un char triomphal qui se compose de plu-
sieurs gradins et que traînent quatre chevaux galopant vers la
droite (1). Ces chevaux, comme le fait remarquer M. Heiss (2),
ne sont que la répétition de ceux qu'on voit sur un camée du
musée de Naples (3), qui est signé Athenion et qui représente,
dans un quadrige, Jupiter en train de foudroyer deux géants (4) ,
menacés aussi par les pieds de ses coursiers.
La médaille de don Alphonse d'Esté valut à l'auteur dix-
huit lire (5).
qu'à lui. — Le musée impérial de Vienne possède un exemplaire de cette médaille
avec un revers : au milieu, un homme nu, armé d'un tliyrse, marche à gauche et
s'approche d'un jeune homme nu, assis et endormi; à droite est une statue sur
un piédestal. — Plusieurs médailles anonymes nous ont transmis les traits d'Al-
phonse \" dans la maturité de l'âge. Elles sont au nombre de cinq et ne dénotent
qu'un talent ordinaire. La plupart ont des revers d'emprunt. Parmi ces médailles
sur lesquelles Alphonse I" a le titre de duc et apparaît tète nue, revêtu d'une
armure, avec des cheveux courts et frisés, une courte barbe qui frise aussi, un
long nez pointu, une physionomie martiale et pensive, nous signalons la petite
pièce dont le revers a pour ornement un cavalier qui apporte une couronne à une
femme assise, sujet qu'accompagnent ces mots : « ex hoc beatam me dicent. »
C'est vers 1522 qu'Alphonse \" commença à porter des cheveux courts et à lais-
ser croître sa barbe.
Lorsque la mort de Léon X (1" novembre 1521) eut délivré Alphonse d'un
redoutable ennemi, plusieurs ntonnaies d'argent furent frappées en signe de
réjouissance à l'effigie du duc avec des revers symboliques. JN^ous examinerons
plus loin ces monnaies en parlant de Giannantonio daFoligno. A la même époque
fut fondue une médaille où l'on voit d'un coté l'image d'Alphonse I", de l'autre
un cheval qui lutte contre un taureau, non loin de quelques brebis, sujet com-
menté par ces mots : « in virtute tua Servah su.^ius. » (Frizzi, Meinorie per la
Storia di Fervara, t. IV, p. 289.)
On peut comparer les médailles et les monnaies d'Alphonse \"f non seulement
aux portraits de ce prince par Titien (Galerie Pitti, n" 311) et par Dosso (Musée
de Modène), mais à ceux que contiennent un bréviaire et un office de la Vierge
dans la Bibliothèque d'Esté à Modène, et à une gravure anonyme d'origine véni-
tienne, exécutée sur bois en clair-obscur et entourée d'un riche ornement. ^Pas-
savant, Peintre graveur, VI, 2V4.)
(1) L'ouvrage de M. Frieolaender (pi. XXV) contient une excellente repro-
duction de cette pièce.
(2) Les médailleurs de la Renaissance, 5" fascicule, p. 12.
(3) Il est reproduit dans l'ouvrage de M. Heiss.
(4) On retrouve le quadrige de Jupiter sur la cuirasse de la statue d'Auguste
découverte près de Rome en 1864. ^Heiss, p. 12.)
(5) « Dicioito lire a M" JSicolo Forzone (sic) di S/nnclli du Fiorema per
I. 42
658 L'ART FERRARAIS
XVII
LE MÉDAILLEUR A l'eSPÉRANCE.
Roverella [Filiasio). (Diam, 29.) — Buste à gauche, tête nue,
vêtu de la chape. L'inscription se compose de ces mots :
tt FYLiAS . ROVERELLA . ARCHi . RAVENNAS. » Au revers, Une femme
drapée est debout, la tète levée vers le soleil, tenant dans la
main gauche un calice et posant la droite sur la tête d'un
enfant. Les mots « fides . gharitas . spes. » accompagnent ce
revers, à cause duquel on classe maintenant parmi les œuvres
du Médailleur à l'Espérance la médaille représentant Filiasio
Roverella. Ce personnage devint archevêque de Ravenne
en 1476 et mourut en 1521. Selon M. Milanesi, le Médailleur
à l'Espérance n'est autre que le peintre florentin Sperandio
di Giovanni, mentionné de 1472 à 1522.
XVIII
le médailleur A l'amour captif.
Cet artiste est l'auteur d'une charmante médaille (diam. 60)
qui représente, tournée à gauche, Lucrèce Borgia, avec un
relief assez fort, surtout dans la partie inférieure. La seconde
femme d'Alphonse I" a la tête nue. Ses cheveux abondants
tombent sur ses épaules; ils sont maintenus par derrière au
moyen de deux tresses qui partent des tempes. Au revers, un
petit Amour nu, dont les yeux sont bandés, dont les ailes sont
havere composta una niedaglia de arzento alo Illustrissime don Alphonso. »
Vesturi, article sur Les médailleurs de la Renaissance, par M. Hëiss, dans la
Rivista stor. ital., livraison tle janvier-mars 1886, p. 156.
LIVRE TROISIEME. 659
en désordre, est attaché à un laurier (1), les mains derrière le
dos. Au-dessus de sa tète, son carquois brisé est suspendu à
une branche. Un cartel, un violon, un archet, des pipeaux et
un arc sans corde sont suspendus à une autre branche, à droite.
On voit à terre, aux pieds de l'Amour, la corde de son arc (2).
Le cartel porte l'inscription suivante, qui n'a pas encore reçu
d'explication satisfaisante :
o
fpf^ff % (3).
La légende est ainsi conçue : « virtuti ag formae pudigitia
PRAECIOSISSIMUII (4) . »
(i) Le laurier fait probaI)leinent allusion à la {jlorieuse maison d'Esté.
(2) « Par les divers symboles représentés ici, l'artiste a peut-être voulu indi-
quer, dit M. Gregorovius, que le temps des libres amours était passé. Si ces sym-
boles ont pu jamais convenir ;\ une nouvelle mariée, ils s'appliquaient d'une
manière toute spéciale, à coup sûr, à Lucrèce Borgia. »
Il semble que tous les détails du revers de la médaille, y compris l'inscription,
furent indiqués au médailleur par Bembo : c'est ce qui ressort d'une lettre que
Lucrèce Borgia écrivit à Ben)bo le 8 juin 1503, lettre conservée à Milan dans la
Bibliothèque Ambrosienne et reproduite dans l'ouvrage de M. Friedlaender.
(3) Selon M. Venturi, ces lettres pourraient signifier : « FltA^CISCUS phavoxes.
FERRARiENSis. FECIT. » L'orfèvre Francesco Pavoni fut souvent occupé par la
famille d'Esté (voyez p. 581). Dans le livre de dépenses de don Alphonse, à
l'année 1503, on lit que Pavoni fît, avec Zoannc Antonio da Fuligno, des
vases pour » Sa Seigneurie » . (Venturi, article sur Les médailleurs de la
Renaissance, par M. IIeiss, dans la Rivista stor. ital., l'"" livraison de 1886
F- 15T.)
(Jt) Il existe aussi une médaille de Lucrèce Borgia, sans revers (diam. 60), par
un médailleur inconnu. Le buste est tourné à gauche, et les cheveux, envelop-
pés d'une résille, se terminent par une longue torsade qui tombe sur le dos. Le
front est orné d'un ruban auquel sont assujetties des pierres précieuses. Cette
médaille, beaucoup moins belle que celle exécutée par le Médailleur à l'Amour
captif, a peu de saillie. Elle fait penser à la tenue de Lucrèce Borgia lors de son
entrée à Ferrare. La tille d'Alexandre VI «portait sur la tète une résille en forme
de voile, scintillante de diamants et d'or, sans diadème : présent de son beau-
père. Elle avait au cou un collier simple de grosses perles et de rubis, qui avait
autrefois appartenu à la duchesse de Ferrare (couime Isabelle le faisait remar-
quer avec un soupir). Sa belle chevelure flottait éparse sur ses épaules. » (Goiiq)lc
rendu de don Ferrante.) C'est ainsi que sur la médaille, la résille « se combine
ingénieusement avec le désordre rafhné et voulu des cheveux épars» . (Gh. Yriahte,
Les portraits de Lucrèce Bovfjia, dans la Gazette des Beaux-Arts du l" octo-
bre 1884, p. 340.)
660 L'ART FERRARAIS.
XIX
TEPERELLI (fRANCESCO MARIO'
Cet artiste n'est connu que par une médaille (diam. 45) (1)
représentant Pontico Viru7u'o{2). L'a-t-il faite à Ferrare? Nous
n'oserions l'affirmer, mais nous croyons devoir la mentionner
parce qu'elle nous fait connaître les traits d'un illustre philo-
logue qui eut de fréquents rapports avec les princes d'Esté et
les savants de leur entourage. Pontico Yirunio, tourné à gauche,
est représenté avec sa barbe et coiffé d'une toque large et
arrondie, assez étrange. Il parait avoir environ cinquante ans.
Son regard un peu cave a quelque chose d'inquiet et n'indique
pas la bonté. Le profil est, du reste, assez beau. En examinant
cette médaille, on s'aperçoit que Teperelli n'appartient pas à
l'âge d'or des médailleurs. L'exécution de l'effigie manque de
largeur; elle est minutieuse et sèche. Une inscription grecque
entoure ce portrait et peut, d'après L.-N. Cittadella, être tra-
duite par ces mots : « Comme l'abeille et son dard » , inscrip-
tion bien appropriée au caractère de Virunio (3). Ce personnage,
dont le nom de baptême était Francesco, selon les uns, Lodo-
vico, selon les autres, naquit vers 1467, soit à Trévise, soit à
Bellune, mais il était originaire de Mendrisio dans la province de
Côme. C'est h Ferrare qu'il étudia la philosophie, la littérature,
l'astronomie, les mathématiques, avec Giorgio Valla, Battista
Guarini I", Nicolô Leoniceno, Pietro Bono Avogario et Lodovico
Giusberti, professeurs à 1 Université. De Ferrare il se rendit à
Milan et servit de précepteur aux enfants de Ludovic le More
(1) Elle est reproduite dans le travail de M. Friedlaender.
(2) Teperelli s'y intitule puerulus, probablement à cause de son âge.
1^3) Les détails qui suivent sont empruntés à l'opuscule de L.-^. Cittadella
intitulé : J'ontico Virunio stampatore in lieggio e in Ferrara nel secolo XVI.
Reggio, 1875.
LIVRE TROISIEME. 661
jusqu'à l'époque de rinvasion française. Il occupa ensuite une
chaire publique à Reggio, où il épousa Gerantina, sœur de
l'imprimeur Andréa Ubaldo. En 1506 il se trouvait à Forli, y
fut incarcéré pour un méfait que nous ignorons et ne dut sa
mise en liberté qu'à l'intervention du cardinal Hippolyte
d'Esté. A la suite d'un séjour à Bagnacavallo, il revint enfin à
Reggio pour y exercer le métier d'imprimeur. Ferrare cepen-
dant l'attira encore en 1508 et en 1509. hes Ero7nùi de Guarini
et la Vùa di Grisolora, dédiée au Milanais Antonio, ambassa-
deur de Ludovic Sforza, y furent imprimés par ses soins. On
croit que son humeur vagabonde et irritable le conduisit éga-
lement dans plusieurs autres villes, et qu'il mourut à Bologne
en 1520. Il avait un caractère soupçonneux, violent et vindi-
catif, et se créa de nombreux ennemis, qu'il accablait d'invec-
tives. Un de ses pamphlets les plus acerbes, composé à Lugo,
fut dirigé contre Lodovico Bonaccioli , médecin favori
d'Alphonse I", poète gracieux et spirituel. Andréa Ubaldo,
qui a écrit la biographie de Virunio, imprimée à Bologne en
1655, prétend, il est vrai, que Bonaccioli, après l'avoir traî-
treusement décidé à transporter ses presses et ses caractères à
Ferrare, les lui fit voler. Mais Barotti (1) et L.-N. Cittadella
pensent que la perfidie de Bonaccioli, encouragée par le duc
Alphonse V\ était excusable, parce qu'il s'agissait probable-
ment de rendre impossible une de ces publications acerbes et
méchantes dont Virunio était coutumier.
XX
GIANNANTONIO OU GIOVAN AXTOXIO DA FOLIGXO (2).
Giannantonio da Foligno, fils de Lodovico da Foligno dont
nous avons parlé (pages 571 et 614), naquit sans doute entre
(1) Memorie storiche di lelterati ferraresi,
(2) Umberto Rossi, Lodovico e Giannantonio da Foligno orejxci e mcdaglisti
662 L'A UT FEUKAHAIS.
I 472 et 1476. Il fut, comme orfèvre, au service des princes
d'Esté (1). En 1502, il était « maestro délie stampe ■>■> à la Mon-
naie de Ferrare. Son crédita la cour se maintint pendant les
règnes d'Hercule I", d'Alphonse \" et d'Hercule H. En 1536,
de concert avec son gendre Daniel de Bàle, il s'employa encore
pour la Monnaie de Ferrare. L.-N. Cittadella a même trouvé
l'indication de payements qui lui furent faits en 15 45 à l'occa-
sion de nouveaux coins. Les monnaies qu'on lui doit rentrent
dans la classe des médailles, tant elles sont traitées avec ta-
lent; elles sont parmi les plus belles qui aient paru à l'époque
la plus florissante de l'art. M. Friedlaender avait cru pouvoir les
attribuer à Francia; mais M. Umberto Rossi a prouvé que
l'honneur en revient à Giannantonio da Foligno. Elles sont
au nombre de vingt-six. Il y en a treize dont l'authenticité est
attestée par des documents.
En 1502, la Commune de Reggio, ayant eu des difficultés
avec les percepteurs des impôts, envoya trois délégués à Fer-
rare pour obtenir du duc Hercule P' l'indication des monnaies
ayant cours et la faculté de frapper de nouvelles monnaies à
l'usage du peuple. Par une lettre du 7 mars 1502, le duc au-
torisa la ville de Reggio à émettre des monnaies d'un sou, des
monnaies de deux sous et des testoni valant sept sous et trois
deniers. Le sou devait porter les armes de Reggio et la licorne,
emblème des Este; la pièce de deux sous, une demi-figure de
saint Prosper, patron de Reggio, et un aigle, partie des armes
ducales; le tesione, l'image d'Hercule I" avec le bonnet sur la
tête et les armes de Reggio. En outre, le duc exigea que les
poinçons et les coins de ces monnaies fussent exécutés à Fer-
rare. Ce fut Giannantonio da Foligno qui en fut chargé. A la
fin de juin, ils étaient terminés, et ils furent expédiés le 4 juil-
let à Reggio, où Alberto Caselini en prit livraison. Ils valurent
à Giannantonio quinze ducati d'oro larghi, c'est-à-dire six lire
et quinze soldi.
fenaresi, dans la Gazetta numismatica, année VI, n°' 9-11, diretta dal dottore
Solone Anibrosoli in Como coi tipi di Carlo Franchi in Como, 1886.
(1) Voyez p. 580.
LIVRE TROISIEME. (563
Voici la description des monnaies frappées à Reggio à cette
occasion :
r Sou cV argent de 1502. — Au droit : « Divo . herculi . d . »
Licorne accroupie, tournée à gauche. — Au revers : « regium .
LOMBAR . » Écusson en forme de tète de cheval avec une croix,
c'est-à-dire les armes de Reggio. — (Reproduit par Bellini,
De monetis Italiœ, altéra dissertati'o, p. 127, III.)
2° Pièce de deux sous en argent de 1502. — Au droit : « her-
cules . Dux . » Aigle aux ailes déployées, avec la tête tournée à
gauche. — Au revers : « s . prosper . eps . regii . » Buste du saint
évèque vu de face. Dans le bas, les armes de Reggio. —
(Reproduite par Bellini, De monetis Italiœ, postrema dissertatio,
tav. XVI, I.)
3° Testone en argent de 1502. — Diam. 24. Au droit : « her-
cules . dux . ii . » Buste tourné à gauche, sans barbe, cuirassé,
avec de longs cheveux et un large bonnet. — Au revers : « re-
gium . LEPIDI . » Écusson en forme de tète de cheval avec une
croix. — Ce testone est reproduit dans Tarticle de M. Umberto
Rossi sur Giannantonio da Foligno (fig. 1).
Le bonnet placé sur la tête d'Hercule I" est semblable à
celui qu'on voit dans un portrait de ce prince appartenant à la
galerie d'Esté, ù Modène, et attribué à Dosso. De part et
d'autre on remarque sur le bonnet une médaille représentant
saint Roch, médaille que mentionne un inventaire de la mai-
son d'Esté et qu'Hercule avait l'habitude de porter.
La ressemblance de style est frappante entre le testone de
1502 et une médaille qui représente d'un côté Hercule 1"
coiffé du même bonnet et tourné à gauche, avec ces mots :
M hercules . DUX . FERRARIE . MUTINE . ET . REGII . RODIGII . Q . COMES .
1505 (1) » , et de l'autre quatre enfants nus (deux sont debout
et les deux autres à terre), recueillant les emblèmes du duc qui
tombent du ciel (des bagues ornées d'un diamant taillé en
pointe et au centre desquelles se trouve une fleur), revers au-
tour duquel on lit : « juppiter . ex . alto . noris . adamanta . remi-
(1) En 1505, Hercule \" avait soixante-quatorze ans; la courbure de son nez
s'était accentuée, et il ressemblait quelque peu à un polichinelle.
664 L'AllT FERRARAIS.
sit(1). » Sur la médaille de bronze comme sur la monnaie d'ar-
gent, on retrouve le même personnage avec son même costume
et sa même physionomie, et Ton reconnaît que le même esprit
a dirigé la main de l'artiste. Nous croyons donc que Giannan-
tonio da Foligno doit être tenu pour l'auteur de la médaille,
classée jusqu'ici parmi les médailles anonymes.
C'est aussi dans l'œuvre de Giannantonio da Foligno que,
avec M. Umberto Rossi, nous rangerons les deux monnaies
suivantes d'Hercule P% car elles rappellent trop les monnaies
d'Alphonse I" que nous mentionnerons tout à l'heure, notam-
ment par la manière dont les cheveux sont traités, pour ne
pas avoir la même origine.
Quarto d Hercule 1" . — Diam. 29. Au droit : « hercules. dux .
FERRARiAE . » Bustc tourné vers la gauche, la tête nue, avec de
longs cheveux. — Revers sans légende : homme nu à cheval,
tourné à droite et levant le bras gauche. Cette figure équestre
a été manifestement inspirée par la statue équestre de Marc-
Aurèle, au Capitole. De toutes les monnaies d'Hercule I", au-
cune n'a atteint la perfection de celle-ci. Elle est reproduite
dans l'article de M. Umberto Rossi (fig. 12).
Autre quarto d' Hercule r\ — Diam. 29. Au droit: «hercules.
DUX.FERRARiAE.il. » Tête touméc vers la gauche avec les che-
veux longs. — Revers sans légende : homme nu à cheval,
étendant le bras droit, plus horizontalement que sur la mon-
naie précédente. — 'SI. Umberto Rossi a également reproduit
ce second quarto dans son article (fig. 13).
A peine Alphonse I" avait-il succédé à son père que Gian-
nantonio exécuta en l'honneur du nouveau duc plusieurs
pièces de monnaie qui témoignent hautement de la délica-
tesse de son goût.
Pièce d'or de deux ducats (doppione) exécutée en 1505. —
Diam. 26. Au droit : « alfonsus . dux . ferrarle . m . » Buste
d'Alphonse I" tourné à gauche, sans barbe, tête nue, avec les
cheveux longs, cuirassé. — Au revers : « que . sum . dei . deo . »
(1) Armasd, Les médailleurs italiens, t. III, p. 43, n° 2.
LIVRE TROISIEME. 665
A droite est debout le Christ nimbé, vu de face. A gauche, le
pharisien, également debout, mais vu de profil, présente à
Jésus une monnaie. — Ce doppione est reproduit dans Tar-
ticle de M. Umberto Rossi (fig. 2).
Quarto d'argent exécuté en 1505. — Diam. 29. Au droit :
Ci ALFONSUS . Dux . FERRARiAE . m . » Bustc d'Alphousc I" toumé à
gauche, sans barbe, tête nue, avec les cheveux longs, cui-
rassé. — Au revers : « de . forti . dulcedo . » Samson, casqué
et cuirassé, tourné vers la gauche, est assis, tenant dans sa
main la tète du lion de Timna d'où sortent des abeilles (Livre
des Juges, ch. xiv), allusion à la force et à la douceur dont se
targuait tout à la fois le duc de Ferrare. Devant Samson, un
serpent s'enroule autour d'un tronc d'arbre. — Ce quarto est
reproduit dans l'article de M. Umberto Rossi (fig. 4).
Autre quarto d'argent exécuté en 1505. — Diam. 30. Cette
pièce est une variante de la précédente. On lit au revers : « ex .
GRE . FORTis . DULCEDO . » Il V en a une reproduction dans le fasci-
cule V de M. Heiss, pi. Y, n" 5.
En 1506, Giannantonio travailla derechef pour la Monnaie
de Reggio et fit quatre nouveaux coins. Les Anciens de Reggio
désiraient voir figurer sur les revers l'image de leur patron
saint Prosper, tandis que le duc prétendait y introduire les
armes de la maison d'Esté. L'intervention du comte Niccolô
da Correggio mit fin au débat. Afin de se concilier la Commune
de Reggio, dont il voulait obtenir certaines concessions, Nic-
colo da Correggio s'efforça de vaincre la résistance d'xVl-
plîonse I", et il y réussit. Le duc examina les dessins des coins
et les approuva tous, sauf celui du soldo, où il substitua le dia-
mant, emblème des Este, à la boule de feu, autre emblème de
sa famille. Vingt-cinq ducats d'or devaient constituer la rému-
nération de l'artiste. Quoique ayant reçu d'avance la plus
grande partie de cette somme, Giannantonio ne se pressa pas
de tenir ses engagements. Les Anciens de Reggio envoyèrent
à Ferrare, pour le presser, l'orfèvre Giambattista Cacci, direc-
teur de la Monnaie de Reggio, puis lui adressèrent une lettre,
à la fin de 1505, tout en lui remettant le reste des vingt-
666 L'ART FERRARAIS.
cinq ducats. En 1507, les coins furent terminés et livrés. Les
monnaies qu'ils servirent h faire sont devenues très rares.
r Ducat d'or de 1506. — Diam. ^lï. Au droit : « alfonsus .
DUX.iii. " Buste d'Alphonse tourné à gauche, sans harbe, la
tète nue, avec les cheveux longs, cuirassé. — Au revers :
« s . l'ROSPER . EPS . REGii . « L'évéquc, vu de face, est assis; il
bénit d'une main et tient de l'autre sa crosse. Au-dessous de
cette figure, on voit l'écusson de Reggio. — Ce ducat d'or est
reproduit dans l'article de M, Umberto Rossi (fig. 6).
T Testone d'argentde 1506. — Diam. 25. Au droit : «alfon-
sus . dux . ') Buste d'Alphonse I" tourné à gauche, sans barbe,
la tête nue, avec les cheveux longs, cuirassé. — Au revers :
« s . PROSPER . EPS . REGii . » L'évéquc est debout, vu de face, te-
nant sa crosse et bénissant. Dans l'exergue se trouvent les
armes de Reggio. — Ce testone est reproduit dans le cinquième
fascicule de M. Heiss, pi. V, n° 7, et dans l'article de M. Um-
berto Rossi (fig. 7).
3° Pièce de deux sous en argent de 1506. — Au droit : « al-
fonsus . dux , » Aigle aux ailes déployées, la tête tournée à
gauche. — Au revers : « s . prosper . eps . regii . « Buste de
l'évéque, vu de face. Au-dessous, l'écusson de Reggio. — Re-
produit par Bellini, Prima dissertaiio, p. 95, VI.
4" Sou d'argent de 1506. — Au droit : « alfonsus . dux . «
Le diamant de la famille d'Esté. — Au revers : « comunitas .
REGII . » Écusson en forme de tête de cheval avec une croix. —
Reproduit par Bellini, Altéra dissertaiio, p. 127, V.
De 1506 à 1522, on ne trouve aucune mention de Giannan-
tonio da Foligno. Au mois d'avril 1522, quand la mort de
Léon X sembla mettre fin aux épreuves d'Alphonse I" (1), il
fit les coins d'une pièce de cinq sous et d'une pièce de dix sous,
dont voici la description :
Pièce de cinq sous en argent de 1522. — Diam. 25. Au droit :
« alfonsus . DUX . FERRARIAE . III . « Bustc d'Alphousc I" tourné à
gauche, cuirassé, avec barbe et cheveux courts. — Au revers :
(1) Voyez plus haut, p. 135.
LIVRE TROISIEME. 667
« INVOCASTI . ME . LiBERAVi . TE . EZECHiAS . » Le Foi Ézéchias, toumé
à droite, est à genoux devant un autel. — Voyez la reproduc-
tion de cette pièce dans le cinquième fascicule de M. Heiss,
pi. V, 13.
Pièce de cinq sous en argent de 1522. — Diam. 23. C'est une
variante de la précédente. On lit au revers : « invocasti . me .
LiB . TE . EZECHIAS . « — Elle cst reproduite dans l'article de
M. Umberto Rossi (fig. 8).
Pièce de dix sous en argent de 1522. — Diam. 28. Au droit :
« ALFONSUS . Dux . FERRARiAE . III . » Bustc d'Alphousc I" tourné à
gauche, tète nue, avec barbe et cheveux courts, cuirassé. —
Au revers : « de . manu . leonis . « David, tourné à gauche,
porte dans ses bras un agneau qu'il vient de soustraire à la
voracité d'un lion. — C'est la plus jolie de toutes les mon-
naies représentant Alphonse I"; il y en a une reproduction
dans l'article de M. Umberto Rossi (fig. 9).
On peut, en outre, attribuer à Giannantonio da Foligno
huit autres monnaies d'Alphonse F"" où la manière de cet émi-
nent artiste est manifeste.
1" Diam. 28. Au droit : «alfonsus . dux . ferrariae . m . »
Buste tourné à gauche, cuirassé, sans barbe, avec les cheveux
longs. — Le revers, semblable à celui du quarto d'Hercule I"
(fig. 13 dans l'article de M. Umberto Rossi), représente un
homme nu à cheval, étendant le bras droit.
2° Diam. 28. — Buste tournéà gauche, cuirassé, sans barbe,
avec les cheveux longs. — Revers sans légende. La Fuite en
Egypte. — Cette pièce est reproduite dans le cinquième fasci-
cule de M. Heiss, pi. V, 3, et dans l'ouvrage de M. Friedlacnder.
3" Diam. 29. Au droit : «alfonsus . dux . fer . m . s . r . e .
gonf , (l). » Buste à gauche, cuirassé, avec barbe et cheveux
ongs. — Le revers est semblable à celui du quarto d'argent
exécuté en 1505 et représente Samson assis tenant une tête de
lion d'où sortent des abeilles. — Cette monnaie est reproduite
dans l'article de M. Umberto Rossi (fig. 5).
(1) C'est-à-dire : Alphonse troisième duc de Ferrare, {jonfalonier de la Sainte
Église Romaine. Cette monnaie fut probablement faite en 150U.
668 L'ART FERRARAIS.
4° Diam. 27. Au droit : « alfonsus . dux . ferrariae . m . «
Buste tourné à gauche, cuirassé, avec barbe et cheveux longs.
— Au revers : " que . sunt . dei . deo . » I^e Christ et le pharisien,
comme sur le doppione de 1505. — H y ^ une reproduction de
cette pièce dans le cinquième fascicule de M. Heiss, pi. V,
n° 9, et dans l'article de M. Umberto Rossi (fig. 3).
5° Diam. 28. Au droit : « alfonsus . dux . ferrariae . m . »
Buste tourné à gauche, cuirassé, avec barbe et cheveux courts.
(L'effigie d'Alphonse I" est analogue à celle que présente la
pièce de dix sous en argent de 1522 . ) — Au revers : dei . deo .
QUAE . SUNT . 5) Le Christ et le pharisien, comme sur le doppione
de 1505. — Cette pièce a été reproduite par Bellini, dans
ses, Monete di Ferrara, ^. 192, III.
6° Pièce de dix sous faite avec deux coins existant déjà. —
Diam. 28. (c alfonsus . dux . ferrarle . m . •>■> Buste tourné h
gauche, cuirassé, avec barbe et cheveux courts. — Revers sans
légende, avec la Fuite en Egypte. — Cette monnaie est repro-
duite dans l'article de M. Umberto Rossi (fig. 10).
7° Pièce de dix sous en argent. — Diam. 28. Le droit, sem-
blable à celui de la monnaie précédente, représente Alphonse T''
avec la barbe et les cheveux courts. — Au revers : " fides .
tua . TE . SALVAM . FECiT . » A droite, Madeleine agenouillée lave
les pieds du Sauveur. — Cette monnaie est reproduite dans le
cinquième fascicule de M. Heiss, pi, V, n" 15, et dans l'article
de M. Umberto Rossi (fig. 11).
8" Pièce de cinq sous. — Diam. 26. Au droit : alfonsus . dux .
ferrariae . m . » Buste tourné à gauche, avec la barbe et les
cheveux courts, comme sur la pièce de cinq sous faite en 1522,
et au revers de laquelle est représenté le roi Ézéchias. — Au
revers : « d . in . nomine . tuo . salvum . me . fag . » Le monogramme
du Christ. — Cette pièce est reproduite dans la cinquième
livraison de M. Heiss, pi. V, n° 12.
Nous venons d'énumérer seize monnaies à l'effigie d'Al-
phonse I". Ce prince est représenté sept fois sans barbe avec
les cheveux longs, deux fois avec sa barbe et avec les cheveux
longs, sept fois avec barbe et cheveux courts.
LIVRE TROISIEME. 669
Les dernières médailles du fils d'Hercule I" ne semblent pas
avoir été faites par Giannantonio da Foligno. Cet artiste con-
tinua cependant à travailler pour la maison d'Esté, comme
nous l'avons déjà dit. M. Umberto Rossi est tenté de lui attri-
le quarto d'Hercule II (153 4) au revers duquel on voit un
groupe de sept saints debout. La beauté de l'effigie du duc et
la façon dont sont traitées les petites figures des saints rendent
cette pièce digne d'être rangée parmi les œuvres authentiques
de Giannantonio da Foligno (I).
C'est aussi à lui que doivent appartenir les deux monnaies
suivantes, faites pour Pier Luca Fieschi, comte de Lavagna,
seigneur de Crevacuore et de Messerano jusqu'en 15:28. Elles
furent probablement frappées à Messerano, mais les coins au-
ront été exécutés à Ferrare.
1° Testone. Diam. 30. — Au droit : «p. LUCAS. F . lava, co . et.
DO . G. (2). » Buste de Pier Luca Fieschi tourné à droite, avec
barbe et cheveux crépus. Le personnage porte un riche justau-
corps. — Revers sans légende. Homme nu à cheval, tourné à
droite et levant le bras gauche. — Cette pièce a été repro-
duite par Promis, Monete délie zecche di Messerano e Crevacuo7'e,
tav. IV, 1.
2° Testone. Diam. 29. — Au droit : « petrus , lucas . fliscus .
LA. M. G.» Buste de Fieschi tourné à gauche, avec barbe et
cheveux crépus. Le justaucorps est orné de broderies. —
Revers sans légende. Cheval marchant vers la gauche. Il rap-
pelle par ses mouvements celui qu'on voit sur les ^««07/ d'Her-
cule I". — Il y a une reproduction de cette monnaie dans
l'article de M. Umberto Rossi, fig. 14.
(1) On lit au droit : « hercules dus FERRAni^E nu » et au revers : « si tôt pro
KOBis Quis CONTRA NOS. » La clatc est inscrite au-dessous du (;roupc des saints.
(2) G'est-à-dire : Pierre-Lucas Fieschi, comte de Lavagna et seigneur de Cre-
vacuore.
670 L'ART FERRARAIS.
XXI
ALFONSO CITTADELLA DE FERRARE,
DIT ALFONSO LOMBARDI.
Né vers 1497, mort en 1537.
Cet artiste, très connu pour ses sculptures, a fait aussi des
médailles. Nous avons dit, p. 543, le peu qu'on en sait.
XXII
CAVALLERINO (nICCOLÔ).
M. Armand attribue à ce médailleur modénais, qui était
aussi orfèvre et sculpteur, et qui travaillait vers 1535, la mé-
daille de Girolamo Beltramoti (diam. 65) . Le personnage, tourné
à droite, coiffé d'un bonnet, a de longs cheveux et porte toute
sa barbe. Il a le front haut et le nez busqué; son visage étri-
qué n'a pas une physionomie bien marquée. Au vêtement
s'adapte un large collet rabattu. La légende contient ces mots :
« HIERONYMUS . BELTRAMOTUS . FERRAfilEN . PROTONOTARIUS . « Le
revers, assez curieux, exécuté sans beaucoup de finesse, nous
montre deux hommes attachant à une colonne une femme qui
tient en laisse deux lions, pendant que, à gauche, deux per-
sonnages s'enfuient. Ce sujet, accompagné des mots : « hono-
RANDA PATIENTIA » , semble, d'après l'auteur du Trésor de numis-
matique, se rapporter à une scène de martyre.
LIVRE TROISIEME. 671
XXIII
BENVENUTO CELLINI.
(1500-1571.)
Benvenuto rapporte dans ses Mémoires que, en se rendant
en France pour la seconde fois, il s'arrêta à Ferrare (1540) (1),
et qu'il y fit une médaille du duc Hercule II dont le revers re-
présentait la Paix foulant aux pieds une Furie déchaînée, et
mettant le feu avec une torche à un faisceau d'armes, compo-
sition entourée de ces mots : « pretiosa in conspegtu domin'I. »
On ne connaît aucun exemplaire de cette médaille.
Cellini modela également à Ferrare en 1540 un buste du
cardinal d'Esté Hippolyte II, frère d'Hercule II (2). Incarcéré
à Rome au fort Saint-Ange sous Paul III, deux ans auparavant
(1538), il avait dû sa mise en liberté à l'intervention d'Hip-
polyte, qui le prit alors à son service. C'est donc sans invrai-
semblance qu'on lui attribue une médaille du cardinal d'Esté
(diam. 49). Cette médaille, qui n'est pas datée, nous montre
Hippolyte tourné à droite. Il a la tête nue et porte toute sa
barbe, taillée en pointe. Ses cheveux sont frisés. Il a la mine,
non d'un dignitaire ecclésiastique, mais d'un seigneur très
mondain. Au revers, une femme debout entre deux enfants
nus tient de la main gauche une corne d'abondance et verse
de la main droite un liquide sur un autel. — La même effigie
du cardinal existe avec un second revers où, près de la circon-
férence, se trouvent un globe crucifère et trois rosaces, tandis
qu'une petite boule occupe le centre (3). M. Armand croit que
(1) II y demeura depuis le mois d'avril jusqu'au mois d'ocloUre. (Plon,
p. 50-51.) Voyez, p. 473-474, ce qui a été dit des différents séjouis do (Fellini
à Ferrare. Il a été aussi question de lui, p. 582.
(2) Né en 1509, Hippolyte II fut nommé cardinal en 1518 et mourut eu 1572.
(3) La médaille du cardinal d'Esté, avec ses deux revers, est reproduite dans
LiTTA et dans l'ouvrage de M. Plon sur Benvenuto Cellini.
672 L'AllT FERRARAIS.
ce revers appartient plutôt à la médaille d'Hippolyte II par
Gianfederico Bonzagna, dont il sera question plus loin.
XXIV
LUIGI NICHINI OU ANICHINI, OU LE MÉDAILLEUR L: N. F.
Cet artiste ferrarais, célèbre graveur en pierres dures, qui
florissaità Venise en 1550 (1), est peut-être l'auteur d'une mé-
daille, signée L : ]N. F. , qui représente Gianbattista Pisano
(diam. 3-4) . Ce personnage a la tête nue et porte toute sa barbe.
Au revers, Milon de Crotone, les mains prises dans un arbre,
est assailli par un lion.
Une autre médaille de Gianbattista Pisano pourrait être
l'œuvre du même artiste. Au revers, on voit un arbre chargé
de fruits, au-dessous duquel est un écusson, et on lit les mots
suivants : « inopem me copia fecit. »
XXV
PASTORINO DI GIOVAN MICHELE De' PASTORINI.
Ce médailleur, qui était aussi graveur de monnaies (2),
(1) Il sera encore question d'Anichini à propos de la glyptique, à la suite du
travail sur les médailles.
(2) Il fut occupé, comme graveur de monnaies, à Parme en 1552, à Ferrare
depuis 1554 jusqu'en 1557 et en 1563, à Novellara en 1574, à Florence de 1576
à 1589. 11 était au service d'Hercule II, quand il fut envoyé à Reggio pour tra-
vailler à la Monnaie de cette ville. La Monnaie venait d'être affermée à l'orfèvre
Giovanni Antonio Signoretti. C'est en août 1553 que Pastorino s'établit à Reggio,
dont Alfonso Estense Tassoni était gouverneur. Dès le mois d'octobre, il s'enfuit
de Reggio, parce qu'on l'accusait d'avoir fabriqué de la fausse monnaie, et il se
réfugia à Parme auprès d'Octave Farnèse. On reconnut sans doute que l'accusation
portée contre lui était sans fondement, car un mois ne s'était pas écoulé qu'il
reprenait ses fonctions à Reggio, d'où il écrivait à Octave, le remerciant de ses
bontés pour lui. Après être resté environ un an à Reggio, il retourna à Ferrare
au milieu de 1554, afin de s'occuper des monnaies ducales. A Reggio, il avait
LIVRE TROISIEME. 673
peintre et verrier (l), naquit à Sienne vers 1508 et mourut en
1592. Son œuvre, d'après M. Armand, comprend cent cin-
quante-quatre médailles. La première date que l'on y ren-
contre est celle de 1547, et la dernière celle de 1578. C'est de
1553 à 1578 qu'il en fit le plus. A cette époque, l'art avait
perdu l'énergie de sa sève primitive, et ses productions n'étaient
plus empreintes de la même originalité. Les types mêmes
avaient changé ; on remarque dans les visages quelque chose
de plus mondain, de plus superficiel; enfin la forme des vête-
ments trahit une élégance toute moderne. Sans égaler ses de-
vanciers, Pastorino rend souvent avec habileté les physiono-
mies et les modes de son temps; il a encore un vrai mérite, et
l'on regarde avec intérêt la plupart de ses médailles. Les tètes
y sont plus petites que chez les médailleurs qui l'avaient pré-
cédé.
Il travailla beaucoup pour la famille d'Esté , comme le
prouvent les médailles suivantes (2).
Hercule II, fils d Alphonse P'" et de Lucrèce Borgia. — Il
est représenté avec sa cuirasse et porte toute sa barbe; sa tête,
tournée à droite, est nue. Cette jolie pièce (diam. 78;, sur
laquelle on lit la date de 1554, n'a pas de revers. Elle donne
enseigné l'art du méclailleur à Niccolô Signoretti et à Alfonso Ruspagiari, et il avait
reproduit les traits d'un certain nombre d'habitants de Reggio. (Umberto Rossi,
Pastorino a Reçjcjio d'Emilia, dans l'Arcliivio storico deW arte, année I, fasc. VI,
juin 1888. — Voyez aussi Malaguzzi (Francesco), / Pai-olari da Regijio e iina
medaqlia di Pastorino da Siena, dans V Archivio storico dcll' arte, janvier-
février 1892.)
(1) Il était élève de Guglielmo de Marcillac. C'est lui qui est l'auteur des
vitraux de la Sala Re(jia au Vatican, peinte par Perino dcl Vaga.
(2) Nous renvoyons simplement à l'ouvrage de M. Armand pour les médailles
à' Annibal d'Esté (t. I, p. 195, n° 42), d'Jsabella Rammi, qui épousa un prince
de la maison d'Esté nommé François (t. I, p. 195, n° 43), de Xicolas Jils de
François (t. I, p. 193, n" 31), et de Renée d'Esté, fille naturelle du cardinal
Hippolyte II, mariée à Louis Pic de la Mirandole ea 1553 et morte en 1555
(LiTTA, tav. XIII ; Armand, t. I, p. 204, n° 99), parce que ces personnages n'ont
pas joué un rôle important dans l'Histoire de Ferrure.
Peut-être l'Annibal d'Esté que nous venons de mentionner est-i! celui qui était
arrière-petit-Hls de Rinaldo, tils de JSicolas III, pctit-Hls de ÎNiccolô, et tils de
Francesco et d'Eleonora Calcagnini. (Litta, tavola XI.) Ce personnage se noya
lors de la naumaclii e qui eut lieu autour de VIsola Beala, le 25 mai 1569, à l'oo-
casion de la venue à Ferrarc de l'archiduc d'Autriche.
I. 43
(i74 L'ART FERRARAIS.
une idée très favorable des dehors du quatrième duc de Fer-
rare (1). Né en 1508, il avait alors quarante-six ans.
Une seconde médaille de Pastorino (diam. 38) met aussi sous
nos yeux le même personnage. Hercule II est tourné à droite,
couvert d'une cuirasse, et une écharpe est jetée sur son épaule
gauche. Il a la tête nue, des cheveux courts, et porte toute sa
barbe. Son crâne est singulièrement plat. Ses traits sont beaux,
et sa physionomie n'a rien de banal. C'est bien là le prince
que nous décrit Muratori : «■ Hercule II, dit-il, était de bel
aspect, d'une taille au-dessus de la moyenne, grave et enjoué
dans ses discours, libéral et magnifique dans ses goûts, d'un
naturel enclin à la clémence (2). » Au revers de la médaille,
une femme debout, drapée, vue de face, croisant les bras,
penchant la tète vers l'épaule gauche, est attachée par le pied
gauche à un rocher sur lequel on voit une aiguière qui est
surmontée d'une sphère et d'où sort un filet d'eau. Cette figure
est trop longue, mais elle a de l'élégance; elle est accompa-
gnée des mots : « superanda omms fortuna. » Après avoir attri-
bué cette médaille à Pompeo Leoni (t. I, p. 250, n" 6), M. Ar-
mand l'a classée dans l'œuvre de Pastorino.
Pastorino a aussi reproduit les traits d'Hercule II sur une
pièce plus petite (diam. 29) qui est datée de 1559. Le duc y
apparaît la tête nue, barbu, cuirassé. Le revers est une réduc-
tion de la médaille précédente (3).
Le cardinal Hippolyte II , fils d'Alphonse I" et de Lucrèce
Borgia, comme Hercule II. — Il est représenté par Pastorino
à peu près au même âge que sur la médaille due à Benvenuto
Cellini; ses traits sont presque identiques, et la coupe de la
barbe ne diffère pas. Il est également tourné à droite, mais il
(1) ]S° 35 dans l'ouvrage de M. Armand, t. I, p. 194.
(2) Antichità Estensi, seconda parte, p. 387.
(3) Parmi les médailles consacrées à Hercule II par des auteurs anonymes,
une seule (diam. 36) nous paraît digne d'être citée. Le duc, tète nue, avec des
cheveux courts et frisés, est tourné à gauche; il porte toute sa harbe et est cou-
vert d'une cuirasse. Au revers, Hercule s'apprête à frapper de sa massue Gacus
terrassé; on lit autour de ce charmant revers : « ne. QUID. in. occolto. ^et. 27. i>
(Pour les autres médailles d'Hercule II, voyez l'ouvrage de M. Armand, t. II,
p. 147-148; t. III, p. 218.)
LIVRE TROISIÈME. 675
est coiffé de la barrette et vêtu du camail. Pastorino a traité
avec délicatesse cette médaille sans revers (diam. 42), qui est
signée et porte la date de 1554. Hippolyte, né en 1509, avait
alors quarante-cinq ans.
La même effigie d'Hippolyte II se trouve avec un revers
sans légende qui représente un homme et trois femmes sacri-
fiant devant le temple de Janus.
Une autre pièce représentant Hippolyte II dans les mêmes
conditions n'a que trente-neuf millimètres de diamètre , ne
porte pas de date et ne possède pas de revers.
Le cardinal Louis d'Esté, fils d'Hercule II. — Né en 1538,
Louis d'Esté devint évêque de Ferrare en 1553 et cardinal en
1561; il mourut en 158G (1). Sur la médaille faite par Pas-
torino (diam. 60), il n'a pas encore été revêtu de la pour-
pre, car elle porte la date de 1560. Agé seulement de vingt-
deux ans, il a le visage allongé, des traits délicats, une plivsio-
nomie douce; sa tête est coiffée d'un bonnet. A considérer
sa physionomie, on ne le prendrait pas pour un ecclésias-
tique. Cette médaille n'a point de revers (2). Nous avons eu
l'occasion de parler du cardinal Louis en traitant du palais
des Diamants.
Alphonse II, fils d'Hercule II. — Sur sa médaille sans revers
(diam. 60), qui porte la date de 1556, son buste est tourné à
droite. Alphonse II, cinquième et dernier duc de Ferrare,
naquit en 1533, succéda à son père en 1559 et mourut en 1597.
M. Armand a reconnu aussi la main de Pastorino dans une
médaille d'Alphonse II (diam. 38) qu'il avait laissée d'abord
parmi les médailles anonymes (t. II, p. 193, n° 1). Au droit :
buste à gauche, tète nue, cheveux courts, cuirassé. Au revers :
(1) Louis d'Esté, qui fut propriétaire du palais des Diamants, aimait plus le
plaisir que les arts. Le peu de tableaux qu'il possédait lui vint du cardinal Hip-
polyte. Sa prodijjalité le jeta entre les mains des usuriers. Il fut obliyé de mettre
en gage ce qu'il avait de plus précieux, sans quoi on ne lui eût pas prêté cent
écu8. (Giuseppe Campoik, Raccolta di cataloghi ecl inventarii incditi di quadri,
statue, disegni etc., dal secolo XV al secolo XIX. Modev.a, 1870. Voyez l'inven-
taire de 1583 dans ce volume.)
(2) On la trouve quelquefois avec des revers qui n'ont pas été faits pour elle.
(Armand, t. I, p. 194, n» 36.)
676 L'AIIT FERRARAIS.
femme nue, tournée à gauche, assise sur un piédestal. Ce
revers contient le mot « pudicitia » et porte la date de 1547. Il
a dû appartenir d'abord à une autre médaille, car en 15 47
Alphonse d'Esté n avait que quatorze ans; or, sur cette mé-
daille, il paraît plus âgé (1).
Lucrèce de Médicis, première femme d'Alphonse II. — Née
en 1545, elle mourut en 1561. Sa médaille (diam. 66), faite
l'année même de son mariage (1558), nous montre un visage
ouvert et avenant; le front est élevé, bien découvert; il y a
une recherche d'élégance dans la coiffure et dans le costume.
Point de revers.
Barbe d'AutricIie , seconde femme d'Alphonse II. — Elle se
maria en 1565, date inscrite sur sa médaille, et mourut en
1572. Son buste est tourné à droite (diam. 62). On s'aperçoit
sans peine, en regardant son effigie, qu'elle appartient à une
tout autre race que la première femme d'Alphonse II; la mâ-
choire inférieure est proéminente; le visage, délicat et un peu
pointu, a une expression rêveuse, pour ne pas dire triste. Sur
la tête est posée une toque plate, assez bizarre (2).
Lucrezia d'Esté, fille d'Hercule II et femme de Francesco
Maria délia Rovere, duc d'Urbin. (Diam. 40.) — Lucrezia a la
tète nue, tournée vers la droite ; son chignon est formé d'une
natte roulée, et elle porte une chemisette à col rabattu. Cette
(1) Umberto Rossi, Pastorino a Reggio d'Emilia, dans V Archivio storico dell'
arte, juin 1888.
(2) Les traits de Marguerite Gonzague, troisième femme d'Alphonse II, nous
ont été conservés par une médaille anonyme qui la représente en face de son
mari (diam. 40). Alphonse, dont le visage est barbu et dont la tète nue est dégar-
nie de cheveux, est revêtu d'une cuirasse. Marguerite, agréable de physionomie,
a également la tète nue; ses cheveux bizarrement arrangés se dressent comme
des flammes au-dessus du front, et un bijou en forme de fleur est adapté à cette
coiffure, à la hauteur de la tempe. Une fraise ou collerette tuyautée enserre le
cou et monte jusque sous le menton. Le visage de Marguerite Gonzague est joli;
les lignes en sont délicates et fines. — x\u revers, on voit un foyer qui répand
des flammes, et autour duquel une banderole flottante contient cette inscription :
« ARDET ^ETERKUM " , qui fait allusion à l'amour mutuel des deux époux. — Cette
médaille fut exécutée en 1579, à l'occasion du mariage d'Alphonse II avec Mar-
guerite. (Fnizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 418.) — En 1836,
Giuscppe Mayr possédait un exemplaire en or de cette médaille. Un certain
nombre d'exemplaires en bronze furent sans doute distribués aux courtisans. —
(Voyez, dans Litta, La famille d'Esté, n° 34.)
1
LIVRE TROISIÈME. 677
médaille sans date fut exécutée en 1552, car l'inscription
donne à Lucrezia, née en 1635, l'âge de dix-sept ans. La sœur
d'Alphonse II est jolie et a une physionomie ouverte ; ses
grands yeux dénotent de la vivacité d'esprit et de l'énergie.
Eleonora d'Esté. — Le buste d'Eleonora, tourné à gauche
(diam. 40), se trouve au revers de la médaille précédente.
Comme sa sœur Lucrezia, Eleonora porte une chemisette à
col rabattu, et sa coiffure est disposée de la même façon. Née
en 1537, elle a ici quinze ans, comme nous l'apprend Pasto-
rino lui-même. Son visage a de la grâce et rappelle un peu
celui de Lucrezia; mais le nez, moins bien fait, est légèrement
retroussé. On devine, en la regardant, un esprit plus recueilH,
plus sérieux, plus modeste, mieux fait pour exciter l'enthou-
siasme du Tasse, qui la connut seulement quand elle avait
dépassé trente ans (1).
François d'Esté, troisième fils du duc Alphonse P'et marquis
de Massa. (Diam. 40.) — François, barbu et cuirassé, a la tête
nue. Il a ici trente-huit ans, car il était né en 1516, et sa
médaille porte la date de 1554. Cette médaille, sans revers, se
trouve accolée tantôt au buste d'Alphonse II, tantôt au buste
d'Aloys d'Esté, tous deux appartenant à l'œuvre de Pasto-
rino .
François d'Esté fut renommé pour ses talents militaires. Il
commanda en 1536 un corps de cavalerie dans l'armée de
Charles-Quint et servit aussi le roi de France Henri II. Envoyé
en exil par son frère Hercule II, il soutint de nouveau les
armes à la main la cause de l'Empereur, et ne fut rappelé à
Ferrare que par Alphonse II, son neveu. C'est lui qui lut
chargé d aller chercher à Florence la première femme de ce
prince. La Palazzina fut construite par son ordre (1559). Massa
Lombarda fut érigée pour lui en marquisat par remj)ereur
Ferdinand V\ Il épousa, en 1530, une Napolitaine, Maria
Cardona, fille du marquis délia Padula, et la perdit en 1563.
Lui-même mourut le 22 février 1578, laissant deux filles :
(1) Voyez, p. 217, 221, ce que nous avons dit de Lucrezia et d'Eleonora.
678 L'ART FERllARAIS.
l'une, Bradamante, se maria avec le comte Ercole Bevilacqua ;
l'autre, héritière des États de son père, épousa, en 1578, son
cousin germain Alfonsino, fils d'Alphonse d'Esté et petit-fds
d'Alphonse I"; devenue veuve au hout de cinq mois, elle se
remaria, le 10 avril 1580, avec Alderano Gibo, marquis de
Massa Carrara, qu'elle perdit en 1606 et auquel elle survécut
deux ans (1).
Alphonse d'Esté, fils naturel du duc Alphonse P"" et de Laura
Eustochia Dianti, marquis de Montecchio. (Diam. 48.) — Buste
à droite, barbu, tête nue, cheveux courts, col rabattu. Cette
médaille sans revers porte la date de 1575.
Alphonse naquit en 1527 et mourut en 1587. Son père lui
légua, sur le territoire de Reggio, Montecchio, qui fut érigé en
marquisat. Comme son frère François, Alphonse combattit
sous le drapeau impérial. Il épousa en premières noces (15 48)
Giulia délia Rovere, qui mourut le 4 avril 1563, et en secondes
noces (1584) Violante Signa, qui mourut en 1609.
Giulia délia Rovere, femme d'Alphonse d'Esté, marquis de
Montecchio. (Diam. 57.) — Buste à gauche, tête nue, chemisette
montante. La légende se compose des mots suivants : « iulia .
FELTRIA . DE . RUERE . ESTEN .P. »
(1) Deux médailles anonymes nous montrent aussi les traits de François d'Esté :
1" (Diam. 29.) Le prince, barbu et cuirassé, comme sur la médaille de Pasto-
rino, a encore la tête nue. Au revers, on voit deux temples ronds à coupoles, et
on lit ces mots : « pari asimo. »
2° (Diam. 67.) Le prince, cuirassé, a toujours la tête nue. Ses cheveux et sa
barbe sont courts. Il n'est pas qualifié de marquis de Massa. Le revers présente
également deux temples ronds à coupoles, et la légende est la même que sur la
médaille précédente.
M. Armvnd (t. m, p. 217) signale en outre, à l'effigie de François d'Esté, une
monnaie d'or, une monnaie d'argent et deux monnaies de bronze. Sur toutes,
François apparaît en guerrier. Le revers de la monnaie d'or contient ces mots
autour d'un écusson : « dux in hostes pahiter et clypeos. » Au revers de la
monnaie d'argent se trouve, accompagnant un lion tourné à gauche, la légende
suivante : « Si non vires ammus x. » Une aigle de face se voit aux revers des deux
monnaies de bronze.
On connaît les traits de Maria Cardona^ femme de François d'Esté, par une
médaille anonyme (diam. 62). Buste à droite, tète nue, avec une tresse roulée der-
rière la tête. Le médailleur donne ici à Maria Cardona le titre de marquise de
Padula. On voit au revers une femme debout tournée à gauche, tenant d'une
main un calice, et de l'autre cueillant les fruits d'un palmier, La légende se com-
pose de ces mots : •> firma. fides. et. nescia. vinci. »
t-^
LIVRE TROISIEME. 679
Alfonso d'Esté, appelé aussi Alfonsino, fils d'Alphonse d'Esté
et de Giulia délia Rovere, et petit-fils du duc Alphonse I", né
en 1560, mort en 1578. (Diam. 48.) — Cette médaille sans
revers, exécutée en 1573, représente Alphonse sans harbe,
avec des cheveux courts ; le personnage porte un manteau
garni de fourrure. Le petit-fils d'Alphonse P"" épousa le 5 mai
1578 sa cousine germaine Marfisa, fille de François. Il ne sur-
vécut que cinq mois à son mariage.
Césa?' d'Esté. (Diam. i-9.) — Buste à gauche. César, encore
dans l'adolescence, a la tête nue, est vêtu d'un pourpoint avec
une petite fraise et porte un manteau garni de fourrure. Au
revers, où se trouve la légende suivante : « oscula . justitiae .
PAX . AUREA . FiGiT . IN . ORBE » , OU voit dcux femmes drapées,
debout : l'une (la Justice) tient un glaive; l'autre (la Paix)
tient une branche de laurier. En bas est couché un guerrier
armé à l'antique (Mars). Cette médaille fut exécutée en 1575 (1).
César d'Esté, fils d'Alphonse et de Giulia délia Rovere, et
petit-fils du duc Alphonse I", naquit à Ferrare en 15G!2, épousa
Virginie de Médicis en 1586, ne put succéder à Alphonse II,
qui l'avait désigné pour son héritier, et mourut à Modène
en 1628.
Pastorino ne s'est pas exclusivement consacré à la famille
d'Esté. Il a aussi exécuté un certain nombre de médailles
d'après des Ferrarais dont les noms furent célèbres à divers
titres. Nous allons passer en revue ces médailles, en rappelant
les traits saillants de l'existence des personnages.
Tassoni {^Galeazzo d'Esté). — 1° (Diam. 64.) Il est représenté
tête nue, avec toute sa barbe. Au revers, on voit le Tibre
couché, la louve allaitant les jumeaux, le figuier ruminai;
dans le fond apparaît la ville de Rome. Ce revers porte l'in-
scription suivante : « félicita ti . temporum . s, p. o. r. »
2° (Diam. 6 4.) Buste à droite, comme sur la médaille précé-
(1) Une médaille anonyme (diaia. 41) représente aussi César il'Este. Il est
revêtu de 1^ cuirasse, a la tète nue, porte moustaches et barbiche. Il est désigne
par ces mots : « CjEsar. duc. mut. REG. i. » Au rêvera, on voit la figure de l'Espé-
rance, drapée, debout, tournée à {jauche, entre une corne d'abnndauce et une
ancre. La légende suivante accompa{;ne ic icvers : « FinMissiM«. spei. 1599. »
680 L'ART FERRARAIS.
dente. Au revers, une main, sortant d'un nuage, tient une épée
enflammée.
La famille Tassoni était originaire de Modène et reçut des
princes de Ferrare le droit d'ajouter à son nom celui d'Estense.
Borso et Hercule I" accordèrent toute leur faveur à plusieurs
membres de cette famille (I). Galeazzo était ambassadeur
à la cour de France lors du mariage d'Hercule avec Renée ; on
a par lui des détails sur tout ce qui se passa dans cette cir-
constance {2).
Tassoni [Alfonso d'Esté). (Diam. 54.) — Au droit, buste de
Tassoni avec cette inscription : « alfonso . esten . tasson .
1554 . P. >' Au revers, trois personnages, dont une femme,
s'adressent à la Mort, qui s'avance vers eux sous la forme d'un
squelette. On lit sur ce revers : « ixtempestiva . venis. ^
Alfonso Tassoni, nous l'avons vu (3), était gouverneur de
Reggio quand Pastorino, accusé d'avoir fabriqué des monnaies
fausses, s'enfuit à Parme auprès d Octave Farnèse. Il écrivit à
ce personnage pour que Pastorino fût arrêté, le duc voulant
éclaircir 1 affaire et tenant à ce que la justice suivît son
cours (4). C'est après sa réhabilitation que Pastorino fit la
médaille d' Alfonso Tassoni.
Lodovico Ariosto. (Diam. 38.) — L'illustre poète, tourné à
gauche, représenté la tête nue, avec toute sa barbe, et cou-
ronné de laurier, n'a que médiocrement inspiré Pastorino.
Son buste n'a rien de frappant ; rien n'y indique l'écrivain de
génie, tant l'exécution est sèche et mesquine. A la vérité, si
Pastorino exécuta cette médaille d'après nature, il devait être
très jeune au moment où il l'entreprit, puisqu'il n'avait que
vingt-cinq ans lorsque l'Arioste mourut (5). Au revers de cette
(1) Voyez p. .55, 72, 110.
(2) Jules Bonnet, Un mariage sous François I", dans la Revue chrétienne ,
t. XXII, année 1875.
(3) Voyez p. 674.
(4) M. Umberto, dans V Archivio storico delV arte (juin 1888), donne la lettre
d' Alfonso Tassoni.
(5) Il est intéressant de comparer la médaille due à Pastorino avec le beau
portrait gravé sur bois d'après un dessin de Titien qui orne l'édition de VOrlando
LIVRE TROISIEME. 681
médaille, on voit des abeilles voltigeant au-dessus d'une ruche
dont la base est entourée de flammes, et on lit ces mots :
» PRO BOND MALUM. »
L'Arioste (1474-1533) occupe une place trop importante
dans l'histoire littéraire de Ferrare pour qu'il ne soit pas néces-
saire de rapporter les principaux points de sa vie. Fils d'un
gentilhomme ferrarais, Niccolo Ariosto, qui était capitaine de
la citadelle de Reggio en 1474, et de Maria Malaguzzi de
Reggio, c'est à Reggio qu'il naquit, mais il fut élevé à Fer-
rare. Il eut quatre frères et cinq sœurs, tous plus jeunes que
lui. Après avoir étudié le droit sans aucun profit, il obtint de
son père l'autorisation de suivre l'inclination qui le portait
vers les lettres. Gregorio de Spolète l'aida à comprendre les
passages les plus difficiles et à saisir toutes les finesses des
poètes latins jusqu'à ce qu'il fût appelé à Milan par la
duchesse Isabelle, qui voulait le donner pour maître à son
fils. Avant l'année 1500, Lodovico avait déjà composé la
Cassaria et les Suppositi (1). Pendant qu'il travaillait à la pre-
mière de ces comédies, il reçut un jour de son père une verte
admonestation qu'il eut soin de ne pas interrompre, afin de
pouvoir introduire une scène semblable dans sa pièce. Il avait
vingt-six ans quand la mort de Niccolo Ariosto le mit face à
face avec le tracas des affaires domestiques, ce qui ne l'em-
pêcha pas de composer des poésies lyriques en italien et en
latin, dont le mérite frappa Hippolyte I" d'Esté, fils du duc
Hercule I". En 1503, Hippolyte le prit à son service, mais
sans l'accaparer entièrement, car le duc Alphonse 1", succes-
furioso, publiée en 1532. (Voyez dans le liv. V le ch. iv consarrc à la (jiavure
sur bois.)
(1) La Cassaria fut représentée pour la première fois en 1508; les Suppositi
furent joués en 1509. (G. CAMPOni, Notizie per la vita diLod. Ariosto, 2'" édition.
Modène, 1871, p. 67.) — Le cardinal Innocenzo Cibo fit jouer aussi à Rome en
1519 les Suppositi, en présence de Léon X; Raphaiîl avait été l'arcliitectc du
théâtre et avait peint les décors, que l'on admira beaucoup. Le Pape fut si satis-
fait qu'il demanda une autre comédie à l'Arioste, qui lui envoya le Negromante,
pièce composée depuis dix ans, mais remaniée et augmentée pour la circonstance
d'un prologue où il y a des allusions contre l'abus des indulgences. (G. G\MPOni,
Notizie inédite di Raffaello da Urbino. Modena, 1863, p. 22-23.)
682 L'AT\T FERRARAIS.
scur (l'Hercule I", l'envoya deux fois à Rome auprès du pape
Jules II, d'abord afin d'obtenir un secours en argent et en
hommes qui lui permît de résister aux Vénitiens, ensuite afin
d'apaiser le Pontife irrité de son attachement aux Français. A
l'habileté du négociateur, l'Arioste savait au besoin unir la
valeur d'un homme de guerre : dans un conflit avec les troupes
de la République, il s'empara d'un navire plein de munitions.
Mais, avant tout, il était poète, et c'est comme poète qu'il
charma la cour de Ferrare et tous ses contemporains. Son
Orlando fiirioso , continuation de VOrlando innamorato de
Boiardo, fut composé en l'honneur de la maison d'Esté et ne
lui coûta pas moins de dix ou onze ans de travail ; six chants
furent ajoutés en 1532 à la première édition publiée en 1516.
Ayant refusé (1517) de suivre en Hongrie le cardinal, son
patron, qui s'y fixa pour deux ans, il encourut la disgrâce de
ce personnage, dont la protection n'avait souvent été qu'un
joug très pesant. La rupture ne devint cependant définitive
qu'en 1519, après le retour d'Hippolyte, qui mourut le 3 sep-
tembre 1520. Alphonse I", frère du cardinal, dédommagea le
poète en l'admettant parmi ses gentilshommes. Malgré la
faveur dont il jouissait auprès du duc, l'Arioste était dans une
situation pécuniaire voisine de la gêne, son patrimoine étant
très modeste et sa nombreuse famille lui imposant des sacri-
fices répétés. Il se vit donc réduit à implorer la générosité de
son souverain, qui le nomma gouverneur de la Guarfagnana,
district bouleversé par les factions : il y resta trois ans (1522-
1525). Au milieu d'une de ses tournées, un chef de bande, en
apprenant qu'il se trouvait devant l'auteur de V Orlando furioso,
déposa les armes et lui donna toutes les marques possibles de
respect et d'admiration. De retour à Ferrare, l'Arioste perfec-
tionna la Cassaina et les Supposai, ainsi que la Lena et le Negro-
mante, qui furent représentés avec beaucoup de succès à la cour
sur un théâtre construit tout exprès (1). Alphonse I" lui dut
aussi la traduction, maintenant perdue, de quelques romans
(1) Voyez ce que nous avons dit en parlant du Palais municipal ou ancien
palais des princes d'Esté, p. 359.
LIVRE TROISIEME. 683
espagnols et français, de plusieurs pièces de Plante et de Té-
rence. L'Arioste fut très apprécié, non seulement de Léon X,
qu'il eut l'occasion de voir à Florence comme cardinal et à
Rome au moment de son élévation au trône pontifical, mais
de Charles-Quint, qui l'honora public[uement d'une couronne
de laurier (1532). Atteint d'une maladie qui dura longtemps,
en dépit des soins de Lodovico Bonaccioli, de Giovanni Ma-
nardo et d'Antonio Maria Canani, médecins en grand renom,
il mourut le 6 juin 1533, à VkQe de cinquante -neuf ans,
dans la maison qu'il s'était fait construire (1).
Alberto Lollio, né entre 1508 et 1510, mort en 1568.
(Diam. 63.) — Il est représenté tête nue, entre cinquante-
deux et cinquante-quatre ans. Son buste est tourné à gauche.
Les yeux se sont creusés, et le front s'est un peu dégarni ; les
cheveux et la barbe frisent. Lollio a l'arcade du sourcil assez
saillante, le nez aquilin et pointu. Ce visage ne manque pas de
caractère et dénote une noble intelligence. L'exécution fait,
du reste, honneur h l'artiste, et la médaille de Lollio, datée
de 1562, est une des meilleures de Pastorino. Elle a deux
revers. Sur l'un, on voit un trophée qui se compose d'une
trompette, d'un caducée et d'une branche de laurier, tandis
qu'on remarque sur l'autre la Fortune nue, avec des ailes aux
pieds, montée sur une boule et s'éloignant d'une femme
assise, plongée dans la douleur.
Alberto Lollio, fils de Francesco Lollio et de Caterina Fer-
rari, appartenait à une ancienne et noble famille de Fcrrare,
mais naquit par hasard à Florence entre 1508 et 1510. 11
suivit les leçons de Marc Antonio Antimacho, qui, après avoir
ouvert à Ferrare une école privée, obtint une chaire publique
qu'il occupa pendant vingt ans, c'est-à-dire jusqu'à sa mort. A
l'étude du grec il ajouta celle de l'éloquence et de la philoso-
phie. C'est lui qui fonda l'Académie des Elevati {\\S\W), dont
les séances avaient lieu chez lui, et celle des Filtircii. Il était
fort riche et possédait plusieurs maisons de campagne ou il
(i) Voyez la description de cette maison, p. 386.
684 L'ART FERllARAIS.
offrait volontiers l'hospitalité aux savants moins heureux que
lui. Sa villa de San Felice, près de Modène, avait toutes ses
préférences : le calme de ce séjour lui semblait favorable aux
travaux de l'esprit ; il aimait, d'ailleurs, la chasse et la pêche,
et il ne dédaignait pas de surveiller la culture de ses terres. Il
se maria deux fois : d'abord avec la fille de Sigismondo Nigri-
soli, qui lui donna deux fils et deux filles, ensuite avec Ippo-
lita Bruturi (1548), et il mourut en 1568, à l'âge d'environ
soixante ans. Voici l'épitaphe qu il s'était préparée : « albertus
LOLLIUS FRAXCISCI FILIUS HIC QUOD MORTALE HABUERAT DEPOSUIT. » On
a de lui des lettres familières et un volume contenant douze
discours (1). Parmi ses œuvres inédites se trouvent une Vie
de la Bienheureuse Béatrice d'Esté, une comédie (/ nocchieri) et
une pastorale [Areiusa] (2). Il traduisit aussi les Adelphe s , de
Térence.
Pompeo Peiidaglia. (Diam. 71.) — Ce personnage est repré-
senté tête nue, avec une longue barbe en pointe; il regarde à
droite; son beau et sympathique visage reflète une âme droite
et franche, un esprit grave et élevé, une intelligence vive et
sensée. Ce remarquable portrait fut fait en 1560, quand Pom-
peo Pendaglia avait soixante-treize ans. Jamais Pastorino n'a
été mieux inspiré; aucune de ses médailles ne porte l'em-
preinte d'un style plus large, d'une exécution plus aisée; c'est,
selon nous, son chef-d œuvre. Au revers, on voit deux bran-
ches de palmier enlacées d'une bandelette sur laquelle on lit :
« DOMINE, IN TE SPERAVI. « Lcs branches plient sous le poids
de la grêle qui tombe des nues et sous l'effort du vent qui sort
de la bouche de deux têtes d'enfants. Ce revers a pour légende :
" JUSTUS UT PALMA FLOKEBIT. »
Bartolommeo Pendaglia, fils d'Alessandro. — Parmi les mé-
(i) Aucun de ses contemporains, dit-on, ne s'approcha plus que lui des Latins
comme orateur. (Frizzi, t. IV, p. 395. — Tihadoschi, Storia délia letteratura
italiana, t. VII, p. 4.)
(2) h'Aj-etusa fut jouée en 1563 dans le palais de Schifanoia, devant le duc
Alphonse II et son frère le cardinal Louis, aux frais des écoliers en droit. Alfonso
dalla Viola y intercala de la musique composée par lui. Le principal acteur fut
Lodovico Berti. Rinaldo Costabili avait exécuté les décors.
LIVRE TROISIEME, 685
dailles de Sperandio, nous avons vu un yjersonnage du même
nom qui vivait à l'époque de Borso. Celui que nous montre
Pastorino était contemporain d'Alphonse II. Il est tourné à
gauche et représenté léte nue (diam. 6 4). Ses cheveux sont
courts et frisés ; il en est de même de la barbe ; au vêtement est
adapté un collet de fourrure. La date de 1564 accompagne ce
portrait. Il s'en faut de beaucoup que la tête de Bartolommeo
Pendaglia soit aussi séduisante que celle de Pompeo Pendaglia.
Il y a un peu de dureté et de sécheresse dans l'expression du
personnage, ainsi que dans l'exécution de la médaille. Au
revers, une femme, dont le pied gauche est retenu par une
chaîne, est debout sur un chien couché et croise ses mains sur
sa poitrine. Cette figure est pesante et trop courte.
Alessandro Guainni. (Diam. 56.) — Ce personnage, dont la
tète nue est tournée à droite, a des cheveux courts, tandis que
la barbe est longue et ondulée ; un collet de fourrure borde
le vêtement; le visage, très beau de lignes, charme par sa
noblesse et sa franchise. On lit la date de 1556 à côté des
mots : « ALEXAN . BAPTiSTAE GUARiNUS. « Sur le rcvcrs, on voit à
gauche Pluton et Proserpine trônant dans les enfers; devant
eux, Eurydice nue croise ses bras sur sa poitrine en sup-
pliante, tandis que, derrière elle, Orphée joue de la lyre; au
premier plan se trouve Cerbère; vers le fond, à droite, appa-
raît la tête de Tantale. Dans cette charmante composition,
toutes les figures sont élégantes et font grand honneur h Pas-
torino.
Né en 1486, Alessandro Guarini, fils de Battista Guarini I",
mourut en 1556. Il n'avait que dix-neuf ans lorsque Alphonse I"
lui confia une chaire publique où il professa pendant de lon-
gues années. Il dédia au duc de Ferrare des commentaires
sur Catulle, qui furent imprimés à Venise par Giorgio Rus-
coni. Les lettrés de son temps le tinrent en grande estime;
Tito Strozzi composa des vers en son honneur; .\ntonio Musa
Brasavola et Lilio Giraldi lui dédièrent des ouvrages, et l'Arioste
le nomma avec éloges dans V Orlando furioso. Après avoir rem-
pli les fonctions d'ambassadeur auprès de Paul III et des Flo-
686 L'ART FERRARAIS.
rentins, il devint un des secrétaires d'Alphonse I" et d'Her-
cule II. En revenant de Florence, il tomba aux mains du
prince d'Orange , général des troupes impériales, et faillit
être condamné à mort. Il ne se maria point. Ce fut son frère
Alphonse qui perpétua le nom de Guarini.
Baitista Guarini II [né à Ferrare le 10 décembre 1537, mort
à Venise le 4 octobre 1612). — Il eut pour père Francesco
Guarini, pour mère Orsina Machiavelli. Après avoir complété
à Pise et à Padoue son éducation, il se rendit, très jeune
encore, à Rome. Dès 1556 ou 1557, on lui donna, à Ferrare,
la chaire de belles-lettres qu'avait occupée son grand-oncle
Alessandro, et où il professait encore en 1563. Pour obtenir
l'héritage de son grand-père et de son grand-oncle, il intenta
à son père un procès que le duc Hercule II trancha en parta-
geant les biens en litige entre les deux intéressés. Peu après,
il épousa Taddea Bendelei, d'une bonne famille de Ferrare. A
l'âge de trente ans, il entra au service d'Alphonse H, qui le fit
chevalier et lui confia diverses missions. En 1567, il va com-
plimenter au nom de son maître le nouveau doge Pietro Lore-
dano, puis il réside pendant quelques années comme ambassa-
deur auprès d'Emmanuel Philibert, duc de Savoie. Quand
Grégoire XIII succède à Pie V (1571), il prononce en plein
consistoire un discours pour affirmer la fidélité du duc de
Ferrare au Saint-Siège. Deux ans plus tard, on le trouve en
Allemagne auprès de l'empereur Maximilien, ensuite en Polo-
gne, où il félicite Henri de Valois de son avènement au trône.
De retour à Ferrare, il est nommé conseiller et secrétaire
d'État, et presque aussitôt il regagne la Pologne, dont il solli-
cite en vain pour Alphonse II la couronne, abandonnée par
Henri de Valois. Las enfin de remplir des fonctions qui sans
doute lui faisaient honneur, mais qui l'entraînaient à dépenser
une partie de sa fortune, il reprend sa liberté (1582) et se
retire avec sa femme, ses trois fils et ses cinq filles à la Gua-
rina, maison de campagne qu'il possédait dans la Polésine de
Rovigo et que le duc Borso avait donnée à son bisaïeul Battista
Guarini I". C'est là qu'il se remet à la poésie cultivée dans sa
LIVRE TROISIEME. 687
jeunesse et que, se flattant de surpasser VAininta du Tasse, il
compose le Pastor fido.
Il avait été lié avec le Tasse, mais une rivalité d'amour avait
rompu cette liaison; touché cependant des malheurs de Tor-
quato, il lui rendit son amitié et lui prodigua les preuves
de dévouement. Afin de consoler son ami des incorrections
monstrueuses que présentaient les premières éditions de la
Jérusalem délivrée, publiées à l'insu de l'auteur, il prépara
l'édition qui parut à Ferrare en 1581. C'est aussi grâce à ses
soins qu'une bonne édition des poésies lyriques du Tasse
[Rime, 1582, in-4°) remplaça deux éditions détestables de ces
poésies.
Le succès obtenu par le Pastor fido, lu d'abord à Guastalla
devant le duc Ferrante II de Gonzague, puis à Turin devant
une nombreuse assemblée, à l'occasion des noces du jeune duc
de Savoie Charles-Emmanuel avec l'infante Catherine , fdle
de Philippe 11(1585), attira de nouveau sur Guarlni l'attention
d'Alphonse IL Craignant qu'un tel poète ne devint un jour ou
l'autre l'ornement d'une cour étrangère, ce prince multiplia
les instances pour se l'attacher encore comme secrétaire d'État
et y réussit. Mais Guarini ne tarda pas à reprendre sa liberté,
se mit au service du duc de Savoie et se retira au bout de
quelques mois dans sa maison de campagne, où il retoucha le
Pastor Jîdo, son œuvre capitale, qu'il fit paraître en 1590 (l),
année de la mort de sa femme. Quoique la sujétion des cours
lui eût paru souvent pénible, il ne craignit pas de l'affronter
plusieurs fois de nouveau. Le duc de Mantoue, le duc de Fer-
rare, le grand-duc de Toscane l'eurent tour à tour auprès d'eux
sans le garder longtemps. Il était redevenu simple citoyen de
Ferrare, quand cette ville le chargea en 1605 d'aller compli-
menter Paul V de son avènement. En 1608, il assista à une
brillante représentation dune de ses comédies, VIdropica,
(1) A Venise, in-4'', et la même année à Ferrare, in-i2. — Voyez rapiMccia-
tion de cette pièce par Cesare Cantu, dans la Storia délia letteratura italiana,
p. 467 (Firenze, Le Monnier, 1865, in-12), et par Gincl'ENÉ, dans l'Histoire
littéraire d'Italie, t. VI, part. II, ch. xxv.
688 L'ART FERTIARAIS.
dans la ville de Mantoue, mise en fête par le mariage de Fran-
çois de Gonzague avec Marguerite de Savoie. Une série de
procès, tantôt contre ses enfants, tantôt contre des étrangers,
occupèrent une partie de son temps. Il termina à Fâge de
soixante-quatorze ans son existence agitée.
La médaille qu'a faite de lui Pastorino (diam. 47) ne laisse
encore rien entrevoir de son caractère inconstant et suscep-
tible. Elle porte la date de 1555. Guarino n'v a donc que
dix-huit ans, et il semble h peine en avoir quinze. Il est
tourné à gauche, la tète nue; ses cheveux sont courts et frisés.
Une précoce énergie anime ses traits réguliers et intelligents.
Cette médaille, où le nom du personnage est en grec, n'a pas
de revers.
Francesco Visdomini. (Diam. 67.) — Buste tourné à droite.
Le personnage, dont la tète nue a une large tonsure, porte une
longue barbe, et un camail couvre ses épaules. On lit ces
mots : « FRAXC . visDOMiNUS . FERRARiEN . — 1564. » Au revcrs, on
voit une main sortant d'un nuage et tenant une épée en-
flammée, apparition qui est expliquée par cette inscription :
« VOX . DOMINI . IN . VIRTUTE. »
Ercole l'rolii. (Diam. 64.) — Buste tourné à gauche. Le per-
sonnage, barbu, cuirassé, a la tête nue. La légende contient ces
mots : « HERCULES. TROTT. EQu.HYER. — P. 1555. » Le revcrs,
sur lequel on lit : « dabit . deus . ms . QUOQ . finem » , représente
Hercule combattant l'hydre de Lerne. Ce revers appartient à
Leone Leoni, qui le fit pour la médaille de Gonsalve-Fer-
dinand II de Cordoue.
Giovanni Ronchegalli. (Dia. 67.) — Buste à droite. Ronche-
galli a la tête nue ; sa longue barbe ondoyante se termine en
pointe; il est vêtu d'une robe. Légende : « ioan . ronchegallus .
i.c.FERRAR. » Au rcvcrs, une main tient un compas surmonté
d'un coq. Un serpent enroule de ses replis une des branches
du compas (1). Légende : « .etatis lubrigdm. » Ronchegalli,
jurisconsulte ferrarais, vécut au delà de 1567.
(1) Mazzucchelli, I, LIX,1.
LIVRE TROISIEME. 689
Pastorlno n'a pas représenté que des hommes. Cinq femmes
appartenant aux plus nobles familles de Ferrare fi^jurent dans
son œuvre.
Calcagnini [Leonora). — Née en 152 4, elle épousa Bernar-
dino Gontughi et mourut en 1595. Peut-être était-elle fille
d'Ercole Calcagnmi. Elle apparaît ici à Tàge de trente-deux
ans, la tète nue, avec les cheveux tressés, un collier autour du
cou et un Aétement à l'antique. Cette médaille sans revers a
cinquante millimètres de diamètre.
Sacrata [Girolama). — Il existe d'elle quatre médailles :
1" Diam. 45. Buste à droite; tête nue; cheveux entremêlés
de perles; corsage décolleté en carré; un grand collier passe
sur la chemisette. Cette médaille nous paraît assez ordi-
naire.
2" Diam. 66. Buste h droite. Même coiffure et même ajuste-
ment. Yisage plein, d'une expression peu agréable. Cette mé-
daille est cependant meilleure que la précédente.
3° Diam. 60. Buste de trois quarts à droite, tête niie. Giro-
lama Sacrata est plus jeune et plus jolie que sur les médailles
précédentes. On remarque toujours de l'élégance et de la
recherche dans l'arrangement des cheveux et dans la disposi-
tion du costume; mais le nez trop saillant ne produit pas ini
heureux effet. Cette médaille porte la date de 1560.
4° Diam. 42. Même buste que sur les deux premières mé-
dailles. On ht autour : « iuuavi . et . non . PENrr . — 1560. p. »
Sacrata [Barbara). (Diam. 40.) — Buste à droite. Barbara
n'est encore qu'une enfant.
Trotti[Ginevra), née en 1533. (Diam. 59.) — Buste à droite.
Tête nue, cheveux entremêlés de perles, collier de perles,
corsage décolleté en carré. Ginevra n'a que vingt-trois ans.
Son visage aux lignes agréables a peu d'expression. On lit
sur la médaille la date de 1556.
Trotti{Isabella) Nigrisoli. (Diam. 56.) — Cette belle personne,
au regard ferme et intelligent, est représentée à l'âge de trente-
trois ans, et sa médaille a été faite aussi en I55(). Un double
menton se montre déjà. La coiffure est fort compliquée; au
I. 44
690 L'ART FERRARAIS.
costume très riche s'adapte une collerette qui monte assez
haut. Pastorino a beaucoup soigné tous les détails.
XXVI
LEONE LEONI (V
Parmi les pièces attribuées à Leone Leoni figure la médaille
de Bernardo Tasso (diam. 51), père de Torquato. Bernardo,
tourné à droite, porte toute sa barbe; sa tête chauve est nue.
Au revers, on voit une licorne qui plonge sa corne dans un
ruisseau, et on lit les mots suivants : « tute sitim pelle. « C'est
une lettre écrite par l'Arétin en 1537 qui permet d'attribuer
cette médaille à Leone Leoni.
Bernardo Tasso naquit en 1493 à Bergame, d'une ancienne
et noble famille. Il mourut en 1569 à Ostiglia, place sur le
Pô, dont le duc de Mantoue l'avait nommé gouverneur. Guido
Rangone, général de l'Église, la duchesse de Ferrare Renée,
le cardinal Louis d'Esté, Ferrante di Sanseverino, prince de
Salerne, le duc d'Urbin Guidobaldo et le duc de Mantoue
Guglielmo l'eurent tour à tour à leur service. Il mena une
existence féconde en péripéties, prit part au siège de Tunis
par Charles-Quint, s acquitta de plusieurs missions politiques,
dut à sa fidélité au prince de Salerne la confiscation de ses
biens et séjourna auprès du roi de France Henri II. Après
avoir célébré dans ses vers Ginevra Malatesta et Tullia d'Ara-
gon, pour lesquelles il s'était passionné, il épousa Porzia de'
Rossi, qu'il perdit le 1" février 1556. Ses églogues, ses odes,
ses élégies et son poème de Floridant obtinrent une grande
vogue; mais son principal titre à l'admiration de ses contem-
(1) Ses ancêtres étaient d'Arezzo, mais il naquit en 1509 à Menaggio sur le lac
de Côme, et il mourut le 21 juillet 1590 à Milan. (Carlo dell' Acqua, Del luogo
di nascità di Leone Leoni, dans VAichivio storico dell' arte, année II, fasc. II,
février 1889.)
LIVRE TROISIEME. 691
porains fut son Amadis de Gaule, poème chevaleresque en cent
chants, qui fut publié en 1559 (1).
Quant à Leone Leoni, on sait depuis peu, (jrâce à M. Yen-
turi (2), que, après avoir été graveur des monnaies à Rome
sous Paul III et avant de passer à Milan, où il exerça les mêmes
fonctions au profit de TEmpereur, il se mit au service d'Her-
cule II. Il encourut comme faussaire la colère du duc et fut
forcé de quitter Ferrare. Son ami Bernardo Spina, provvedùore
du fisc impérial, sollicita son pardon dans une lettre pressante
et l'obtint, ainsi que le prouve une seconde lettre par laquelle
il remercie Hercule II (3). On ignore si Leone Leoni retourna
à Ferrare.
XXVII
PALLANTE (sIMONE).
On doit à ce médailleur une médaille d'Alphonse II d'Esté
(diam. 58). Le duc, vu de profil à droite et couvert d'une cui-
rasse, a la tête nue et les cheveux courts; son crâne est plat,
son front saillant, son nez long et pointu. Il porte toute sa
barbe. Le revers, accompagné des mots : « exgels.e Fiioirru-
DiM » , nous montre une lourde cariatide, debout sur une boule
et portant un chapiteau sur la tête. A ses pieds se trouvent
plusieurs têtes qui soufflent sur la boule (4).
(1) C. Cantu, Storia délia letteratuia in Italia, p. 226. — Gingle>é, Histoire
littéraire d'Italie, t. V, p. 42.
(2) Leone Leoni incisore délia zecca dcl duca di Fcrrara, dans V Arcinvio sto-
rico deir arte, août 1888.
(3) M. Venturi donne les deux lettres de ISernardo Spina.
(4) Cette médaille est gravée dans Litta.
692 L'ART FEURARAIS.
XXVIll
ANDREA CAMiil, DIT LE BOMBARDA,
Ce mëclailleui", qui travaillait vers 15G0, a fait une médaille
de Lucrezia de' Medici, première femme d'Alphonse II d'Esté
(Diam. 68). Nous connaissons déjà cette princesse par une mé-
daille de Pastorino. Ici, elle est tournée à gauche et vue jus-
qu'à la ceinture; sa coiffure, derrière laquelle tomhe un voile,
rappelle celle de Diane de Poitiers.
Pigna {Gianhatlista) (1529-1575). (Diam. 64.) — Au droit,
buste tourné à gauche, tète nue, avec des cheveux courts et
frisés. La barbe, longue et frisée aussi, est taillée en pointe. Il
y a beaucoiq) d'élégance dans le costume aux manches bouf-
fantes. En somme, cette pièce est très jolie. La tète est bien
conformée, et 1 expression en est attachante. Deux revers diffé-
rents accompagnent la médaille de Pigna. Sur l'un, qui sert
aussi à la médaille du Milanais Miseroni, graveur en cristal de
roche, le Bombarda a représenté Pan et Syrinx. Sur l'autre, on
voit un berger debout, s'entretenant avec une femme drapée
qui tient un rameau ; à gauche se trouve un troupeau de mou-
tons, et dans le haut on lit le mot : « servabo. )'
Pigna était fils de Nicolucci , riche droguiste [speziale] qui
avait pour enseigne une pomme de pin {pigna). ha philosophie,
la médecine, le droit, l'art oratoire et la poésie furent l'objet
de ses études. Tout jeune encore, il écrivit deux traités inti-
tulés : De consolatione et De otio, ainsi que des vers en latin et
en italien. Grâce aux recommandations de Brasavola, prési-
dent de l'Université, et de Giacopo Trotti, Hercule II lui
confia, dès 1450, la chaire de grec et de latin, où ses succès
lui attirèrent un jour comme auditeur le cardinal Hippolyte
d'Esté. Admis dans l'intimité d'Alphonse, fils d'Hercule H,
Pigna fit partie de la suite du jeune prince lorsque celui-ci se
LIVRE TROISIEME. 693
rendit à Florence pour épouser Lucrèce de Médicis, et il l'ac-
compagna également en France après son mariage (1558).
Alphonse, quand il fut devenu duc de Ferrare, le prit comme
secrétaire et le chargea, en 1560, de réformer l'Université.
On attribue à Pigna l'invention du Temple d'Amour, sorte de
tournoi représenté en l'honneur de Barbe d'Autriche, et l'in-
vention du Monte di Feronia, représenté lors de la promotion
de Louis d'Esté au cardinalat. Il assista la duchesse Barbe dans
le soin de gouverner pendant une absence du duc (1571). C'est
sur l'ordre d'Alphonse II qu'il écrivit sa Storia de' principi
d'Esie (1). On l'accusa de plagiat, parce qu'il utilisa les papiers
de Girolamo Falletti; mais il avait le droit de s'en servir, car
ces papiers avaient été légués par Falletti au duc de Ferrare,
qui les livra à Pigna afin que celui-ci en tirât tout le profit
possible. Pigna composa aussi, en même temps que Gianbat-
tista Giraldi, un ouvrage sur les romans : les deux auteurs
s'accusèrent de s'être volé leurs documents. Parmi les œuvres
de Pigna, nous citerons encore une poésie en italien à l'occa-
sion d'une chute que fit Alphonse II dans un tournoi en 155(i,
un discours sur la mort de François II roi de France, et des
vers en l'honneur d'une jeune fille noble de Ferrare, Lucrezia
Bendelei. Pigna épousa Violante Brasavola, dont il eut trois
fils et une fille. Il mourut âgé de quarante-six ans (1575) et
fut enseveli dans l'église de Saint-François.
Violante Pigna. (Diam. 7-4.) — Buste à droite, tête nue,
coiffure à la Diane de Poitiers, collier à double rang de perles,
draperie légère se terminant par un rinceau. La tète est jolie,
les traits sont fins et élégants ; mais le buste est coupé d'une
façon maladroite. Le vêtement découvre presque complète-
ment l'un des seins.
(1) Cette histoire va seulement jusqu'en 1476. Elle parut à Ferrare en 1570
dans le format in-folio, et fut réimprimée à Venise en 1572 ilans le format in-
quarto. On l'a traduite en français.
694 L'ART FERRARAIS.
XXIX
RUSPAGIARI ALFONSO
Comme le Bombarda, Ruspagiari travaillait vers 1560. II
était né à Reggio.
On attribue à ce médailleur une belle médaille à'Herciile II
(diam. GG). Le duc de Fcrrare, représenté sous les dehors
du héros mythologique dont il portait le nom, a pour vête-
ment une peau de lion qui laisse à nu le cou et l'épaule
droite. Tandis que le corps se présente de face, la tête
est tournée à droite. Les cheveux et la barbe sont courts et
frisés. La tête du lion sert d'ornement à l'épaule droite (1).
Cette médaille, qui a beaucoup de caractère, a été attribuée à
Pompeo Leoni et à Primavera ; M. Armand croit qu'elle est
1 œuvre de Ruspagiari. Elle donne bien l'idée d'Hercule II, qui
était un des plus beaux princes de son temps, un preux, un
chevalier très cultivé. « Ce prince, dit Battista Giraldi dans son
Commentariolo (p. 155), n'eut pas son égal dans les exercices
corporels. Personne ne sut mieux que lui guider un cheval,
manier une épée, courir une lance. Inaccessible à la crainte,
il eût affronté la mort plutôt que de reculer devant un péril et
de souscrire à une faiblesse. Il joignait les plus nobles in-
clinations qui conviennent aux princes à la plus martiale
vigueur. «
(1) Les trois revers différents qui se trouvent accolés à la médaille d'Her-
cule II accompagnent souvent des pièces exécutées par d'autres maîtres et ne
semblent pas être l'œuvre de Ruspagiari. Ils représentent : 1° Une femme debout
tenant une palme et portant une horloge suspendue à son bras droit; 2" La
figure couchée d'un fleuve et un agneau se désaltérant; 3" Un rhinocéros.
(Armand, t. I, p 219.)
LIVRE TROISIEME. 695
XXX
BONZAGNA (GIA NFEDERICO ) , DIT FEDERICO PARMENSE.
Cet artiste, dont les pièces sont comprises entre 1547 et
1575, et qui vivait encore en 1586, fut non seulement médail-
leur, mais graveur en monnaies, orfèvre et sculpteur. On lui
doit une médaille à'HippolytelI d'Esté {àxaLni. AI). Le cardinal,
tète nue, le front chauve, est tourné à gauche. Il porte toute
sa barbe; un camail couvre ses épaules. Son nez long et pointu
est plus accentué que sur ses autres médailles. L'exécution de
cette effigie est sèche et sans charme. Au revers, les trois
anges prosternés devant Abraham sont massifs et laids. Il
existe aussi un autre revers qui ne parait pas avoir appartenu
tout d'abord à cette médaille : on y voit quatre boules ; celle
du bas est surmontée d'une croix, et les trois autres sont
ornées de rosaces.
XXXI
POGGINI (dOMEXICO).
Né en 1520, le Florentin Poggini, orfèvre, sculpteur, gra-
veur en monnaies et médailleur, s'occupait encore des mon-
naies pontificales en 158G. Les dates de ses médailles sont
comprises entre 1552 et 1590 (1). Nous lui devons les effigies
de l'Arioste, d'IIippolvte II d'Esté, et peut-être aussi celles
d'Alphonse II et de sa première femme, Lucrèce de Médicis.
L'Arioste. (Diam. 52.) — L'illustre poète paraît ici plus jeune
que sur la médaille exécutée par Pastorino. Il est tourné à
(1) Armand, t. I, p. 254.
696 L'ART FERRARAIS.
droite ; sa tête est nue ; de longs cheveux bouclés se répandent
sur ses épaules, et il porte toute sa barbe ; son front est large,
son cou bien dégagé, son nez très arqué; il y a de la recherche
dans sa mise, de l'aisance dans sa tenue, de Tépanouissement
dans sa physionomie. C'est là un portrait agréable ; mais il n'a
pu être fait d'après nature, car l'Arioste mourut un 1533,
époque à laquelle Poggini, né en 1520, n'avait que treize
ans (1). Cette médaille a deux revers. Sur l'un on voit une
main coupant avec des ciseaux la langue d'un serpent, et la
légende porte ces mots : « pro bond malum. » Sur l'autre, Diane
est représentée debout, appuyée contre un arbre, auprès d'un
lévrier.
Hippolyte II d'Esie{lb09-lbl2). (Diam. 48.) — Le cardinal,
tourné à droite, est représenté tête nue, le front chauve, avec
sa barbe et des cheveux bouclés ; un camail couvre ses épaules.
Sans être très remarquable, ce portrait vaut mieux que le por-
trait dû à Bonzagna. Le revers, inventé par Paul Jove, est
joli : on y voit un jeune homme assis, vêtu à l'antique, munis-
sant d'un collier hérissé de pointes une louve qui a mis ses
pattes de devant sur les genoux de son protecteur et qui le
regarde avec reconnaissance. C'est là une allusion à la défense
de Sienne par le cardinal de Ferrare, qui exerçait le comman-
dement dans cette ville au nom du roi de France en 1552 (2).
Autour de la composition symbolique on lit ces mots : " munita
GUTTUR CANES CONTEMNIT (3). »
Alphonse II d'Esle et Lucrèce de Médicis, sa première femme.
— 1° (Diam. 47.) D'un côté le duc de Ferrare tourné à droite,
de l'autre Lucrèce de Médicis tournée dans le même sens.
(1) On trouve reproduites dans Litta deux médailles de l'Arioste, sans nom
d'auteur, qui paraissent médiocres. (Armand, t. II, p. 93.) L'une de ces médailles
n'a point de revers; l'autre en a deux dont voici les sujets : 1" La chute de
Pnaéton, les trois Iléliades changées en peupliers, la figure nue et couchée de
1 Jiridan; 2" Diane drapée tenant son arc, Vénus nue avec l'xlmour, une Victoire
planant au-dessus des deux déesses et donnant une flèche à Diane, tandis qu'elle
pose une couronne sur la tète de Vénus.
(2) Armand, t. I, p. 255.
(3) M. Armand indique une médaille sans revers d'Hippolyte II, dont l'au-
teur est inconnu (t. I, p. 148).
LIVRE TROISIEME, 697
Alphonse II, représenté tète nue et couvert cFune cuirasse,
a les cheveux courts et frisés; sa harbe est courte aussi. Il
y a de l'analogie entre ses traits et ceux de son père, Her-
cule II; mais sa tête est moins expressive. Lucrèce, très élé-
gamment coiffée, avec des perles dans ses nattes, est parée
de boucles d'oreilles ; son gracieux visage a une certaine plé-
nitude. Elle porte une chemisette plissée, légèrement entr'ou-
verte. — 2° (Diam. 48.) Buste de Lucrèce de Médicis. Ce portrait
est identique à celui qui sert de revers à la médaille précé-
dente ; seulement, on lit autour ces mots qui manquaient tout
à l'heure : " forma et muxditiis mtens. » Au revers, on voit un
navire qui vogue sur la mer, et au-dessus duquel s'étend un
arc-en-ciel dont la présence est expliquée par les mots sui-
vants : « TE DUCE PERVExiAM. i) — 3° Diam. 49.) Buste de Lucrèce
pareil à ceux que nous avons déjà mentionnés. Au revers, on
voit Apollon sur un char attelé de quatre chevaux galopant ;
dans le bas, l'Éridan et une nvmphe couchée s'embrassent. La
légende est ainsi conçue : - xova ERmAxo fulxit lux (1). » —
i" (Diam. 34.) Buste à gauche d'Alphonse IL Au revers, une
femme drapée, tournée à gauche, tient une corne d'abondance
et une balance (2). On lit sur ce revers : "Providencia . optdii .
PRINC . »
(1) Une médaille d'auleur inconnu reproduit aussi les traits de Lucrèce de
Médicis. (Dia. 45.) Lucrèce, tournée à droite, est représentée tète nue, avec un
chignon formé d'une natte roulée. La légende se compose de ces mots : « uoc.
MiRUM. EST. IX. NATURA. " Au revcrs, un jeune homme et une jeune femme, tous
deux vêtus à l'antique, se donnent la main. Les mots : «optima. fides. » accom-
pagnent ce revers.
(2) Une curieuse médaille d'auteur inconnu (diam. 40) nous montre les hustes
affrontés d'Alphonse II* et de sa troisième femme Marguerite Gonzague. II sera
question plus loin de cette médaille.
Sur une autre médaille sans nom d'auteur (diam. 39), Maleguzzi, jurisconsulte
de Reggio, tourné à droite, portant un pourpoint et un manteau, fléchit le genou
devant Alphonse II vêtu à l'antique, assis, étendant la main droite vers une petite
forteresse que l'on remarque en haut, à gauche. La légende est ainsi conçue :
« ALPUONSI. 11. r-ERRARI.E. DUCIS. I.IDKRALITATI. » Au rCVCrS, OU Voit dcUX tètCS (le
Zéphires soufflant en sens opptjsé contre un arhre qui s'élève sur un tertre. Ce
revers porte l'inscription suivante : « uoratius. malegiitiis. uumii.is. SEnvrs.
— 1576. >i (Armand, t. III, p. 295. Voyez dans l'ouvrage de .M. Armand l'indi-
cation de plusieurs autres médailles anonymes d'Alphonse II, t. II, p. 19^^,
194, 195.)
698 L'ART FERRARAIS.
XXXII
MKDAILLES EXÉCUTÉES PAR DES AUTEURS INCONNUS.
A l'occasion de personnages dont l'effigie fut modelée par
des médallleurs connus, nous avons déjà examiné quelques
médailles dues à des artistes inconnus aujourd'hui. Un certain
nombre d'autres pièces anonymes s'imposent encore à notre
attention, parce qu'elles nous font connaître des Ferrarais
d'une grande notoriété. Nous allons les passer en revue d'après
l'ordre chronologique.
Acarùio d'Esté, tige supposée de la maison d'Esté. — Pla-
quette sans revers (82 x (36), avec l'inscription suivante : " dns .
ACHARius . ATEST . FERRARiOLAE . p . I . " (1). Le buste d'AcaHuo est
tourné à droite ; une toque couvre la tête et cache en grande
partie le front ; de longs cheveux bouclés tombent jusque sur
le cou. Le visage est rude, plus énergique que beau, mais plein
d'individualité. Il va de soi que ce portrait est une œuvre
d'imagination (car Acarino est un personnage en quelque
sorte légendaire), ou qu'il a été fait d'après un contemporain
de l'artiste. Suivant Pigna, Acarino était fils de Foresto ou
Oresto, prince d'Esté, qui périt en 454 en combattant contre
les Huns. Après avoir fondé Ferrare, il fut tué vers 478 dans
un combat livré à Odoacre, roi des Hérules.
Le prétendu portrait d'Acarino d'Esté a dû être exécuté à
la fin du quinzième siècle par un artiste qui est probablement
aussi l'auteur d'une plaquette représentant Foresto d'Esté et
d'une médaille de Tedaldo d'Esté.
La plaquette (87 x 70) nous montre le buste d'un jeune
homme tourné à droite, sans barbe, avec des cheveux longs,
coiffé d'une calotte et vêtu d'une robe. Les mots suivants
accompagnent l'effigie : « forestus . atest . ferr . dx. ccccii . "
(1) 11 y a une reproduction de cette plaquette dans l'ouvrage de M. Heiss.
LIVRE TROISIÈME. 699
Sur la médaille (diam. 95), Tedaldo apparaît sans barbe, avec
de longfs cheveux et coiffé d'un bonnet. Une forteresse, accom-
pagnée du mot : « thedald >' , orne le revers de cette médaille.
Nicolas II d'Esté. (Diam. 82.) — Buste à gauche, cuirassé. Le
personnage est sans barbe, a les cheveux courts, et sa tête est
couverte d'un bonnet. Nicolas II devint seigneur de Ferrare
en 1361 et mourut en 1388.
Ugo d'Esté et Parisinn Mala testa. — Les bustes de ces per-
sonnages se font face sur une petite plaquette (01 x 48) (I).
Ugo est coiffé d'un bonnet, et Parisina a la tête couverte d'un
voile. Ces têtes, jeunes et gracieuses, répondent ])ien à l'idée
qu'on peut se faire des deux victimes de Nicolas III, quoi-
qu'elles n'aient rien d'authentique (2). L'inscription en creux
a du être gravée sous l'influence de lord Byron, et la plaquette
elle-même, œuvre de fantaisie, appartient à la seconde moitié
du quinzième siècle.
Ugo, fils naturel de Nicolas III et de Stella Tolomei degli
Assassini, naquit en 1405. Parisina, fille de Malatesta, seigneur
de Gesena, fut la seconde femme légitime de Nicolas III, qui
l'épousa en 1418. Ugo et Parisina payèrent de leur tête, le
21 mai 1425, une liaison coupable (3.
Roverella [Bartolommeo) . — Il existe deux médailles repré-
sentant Bartolommeo Roverella. Elles sont gravées dans Litta,
mais nous n'en avons pu voir aucun exemplaire.
1° Buste à gauche, coiffé d'un bonnet, les épaules couvertes
du camail (diam. 67). Au bonnet est assujetti un morceau
d'étoffe qui cache et garantit l'oreille. Le personnage est laid,
du moins d'après la gravure de Litta. On lit autour de l'effi-
gie : « BAP.T . liOVKRIXL . CAIID . RAVi:XN . PIO II . PONT . MAX . ECfXESI.i: .
Q . RO . BENEFic . » Le revcrs a pour orncniciit les armes des
Roverella, surmontées du chapeau de cardinal , et porte cette
inscription : " quond . aquila . et . robur . magm . jovis . arma .
FUERE . XC . REFERUT . TITULOS . BART . TLOS . »
(1) On trouve aussi ces deux tèlcs séparées et sans nom.
(2) Voyez la reproduction que renferme l'ouvrage de M. Meiss.
(3) Nous avons raconté leur tragique histoire en parlant du Gaslello (p. 403).
700 L'ART FERRARAIS.
2° Buste à gauche, la tête nue et presque chauve (diam. 44).
Bartoloinmeo est ici plus âgé et encore beaucoup plus laid. Ses
traits ont une vulgarité que rien ne rachète ; son long nez est
gros et relevé du bout. On lit autour de l'effigie : < bartholo-
MEus . ROVERELLA . CARDiNALis . RAVEN. » Au rcvers se trouvc l'iu-
scription suivante, écrite en deux colonnes : " ob . cle . ipsius .
3I0RQ . SANCTDIO . ET . IN . SE . AP . IXGEN . MERITA. " Au- deSSUS de
l'inscription se trouve le chapeau de cardinal.
La famille des Roverella fut implantée à Ferrare dans la
première moitié du quinzième siècle par Giovanni Rove-
rella (1). Bartolommeo fut un des fils de Giovanni. Comme il
naquit en 140G, on ne saurait affirmer qu'il naquit à Ferrare.
Après avoir fait partie du clergé de Modène, il devint chape-
lain du patriarche d'Aquilée, puis secrétaire d'Eugène IV. Il
fut nommé évéque d'Adria en 1444, archevêque de Ravenne
en 1445. Il couronna le roi de Naples Ferdinand, en 1458.
Élevé au cardinalat par Pie II en 1461, il fut employé dans
les plus graves affaires de l'Église. Il reçut de l'Empereur,
en 1468, un comté en Allemagne. C'est à Rome qu'il mourut
le 2 mai 1476 (2). Son tomlieau orne encore l'église de Saint-
Clément (3) : le cardinal est couché sur un élégant sarcophage,
aux extrémités duquel sont debout deux archanges. Un peu
plus haut, on voit à gauche Roverella agenouillé, que saint
Pierre, debout derrière lui, recommande à la Vierge et à l'En-
fant Jésus entourés de deux archanges, pendant que saint
Paul se tient debout à droite. Dans la partie supérieure du
monument, le Père Éternel, entouré de séraphins, donne sa
bénédiction (4).
Prisciano [Peregrino ou Pellegrino). — Médaille sans revers
(diam. 68). Buste à gauche, coiffé d'une calotte, cheveux
(i) Voyez ce qui a été dit page 521.
(2) Fnizzi, t. IV, p. 37-39, 63.
(3) Il a été gravé dans Les chef s-cV œuvre de la sculpture religieuse a Rome, à
l époque de la Renaissance, dessinés par le chevalier Tosi et décrits par Mjr X.
Barbier de Montault, 1" édit. française. Rome, 1870, gr. in-fol., pi. XLVIII
etXLIX.
(4) Les figures de ce tombeau ont un mérite inégal et ne sont pas, comme
LIVRE TROISIÈME. 701
courts. Le visage, un peu plein, paraît légèrement renfrogné,
mais il a beaucoup de caractère. On lit autour Je la médaille :
il PEREGR . PRISCIA . FERRA . RO . EQUI . COM . Q . «
Pellegrino était fils de Prisciano Prisciani, dont nous avons
vu une médaille exécutée par Sperandio. Gomme son père, il
eut le titre de chevalier, auquel il joignit celui de comte. Très
versé dans les mathématiques, les lettres et l'histoire, il occupa
la chaire d'astronomie à l'Université de Ferrare. Ce fut grâce
à lui que la Théogonie d'Hésiode fut publiée en vers latins par
l'imprimeur Andréa Gallo, en 1474 (1). On a de lui un dis-
cours en latin où il fait l'éloge du mariage en général, et où il
exalte en particulier l'union d'Alphonse d'Esté avec Lucrèce
Borgia. Son principal ouvrage, commencé en 1 490, ïuiV Histoire
de Ferrare et de la maison d'Esté, que précède une préface adres-
sée au duc Hercule. Sa vie ne fut pas exclusivement vouée à
1 étude. Hercule I" l'envoya à Venise pour s'entendre avec la
République sur la délimitation des frontières de la Polésine de
Rovigo (2). D'après Guarini, il aurait été podestat à Massa
Lombarda et à la Badia. Enfin, Muratori rapporte qu'il fut in-
tendant fiscal de la Chambre ducale et de la Commune. Étant
tombé malade, il fit son testament le 14 janvier 1518, cinq
jours avant de mourir. Il fut enseveli dans l'église de Saint-
Dominique, et Bigo Pittorio composa pour lui une épitaphe.
Peut-être Pellegrino se maria-t-il deux fois ; il laissa trois fils et
quatre filles.
Hippolyte I d' Este. (Diam. 45.) — Buste à gauche d'Hippolyte
jeune, sans barbe, avec des cheveux longs, coiffé d'un bonnet,
vêtu d'une robe.
dimension, en rapport les unes avec les autres. Si les archanges aux côtés du
sarcophage sont trop petits, le Père Eternel est trop grand. La Vierge nianque
de grâce. En revanche, on peut admirer presque sans restriction la tij;ure couchée
du défunt, ainsi que celles du cardinal à genoux, de saint l'icrrc et de saint Paul.
Les guirlandes et les emblèmes qui décorent le sarcophage, les vases et les ara-
besques des pilastres latéraux et les dauphins de la corniche ont beaucoup de déli-
catesse. Les deux petits génies nus, assis au-dessous des pilastres de chaque côte
de l'épitaphe, et tenant les armoiries de Rartolommeo Roverella, sont charmants.
(1) Il était très versé dans l'étude de l'antiquité.
(2) Comme orateur, il passa pour être prolixe et emphaticpic.
702 L'ART FERRARAIS.
Ce troisième fils d'Hercule F' naquit en 1479, devint cardi-
nal en 1 il) 3 et mourut en 1520 (1).
Paseto [Cosimo) , jurisconsulte ferrarais. (Diam. 113.) —
Buste à gauche, sans barbe, avec les cheveux courts, coiffé d'un
bonnet, vêtu d'une robe. On lit sur cette médaille : « cosmds .
PASETUS . Plus . FERR . JURIS . DOCT . EX . AC . THE . DIVIX . INTERP . î)
Le revers, sur lequel se trouvent les mots : « ast . pru . » , est
pourvu d'un écusson où l'on voit un oiseau fantastique tourné
à gauche. Le tout est entouré d'une couronne de feuil-
lage.
Savonnrole [Jérôme) (1-452-1498). — Quoique l'illustre Do-
minicain ait surtout vécu à Florence, où, après avoir entrepris
avec succès la réforme des mœurs et fait adopter des institu-
tions libérales, il fut pendu, puis brûlé, Ferrare a droit de le
revendiquer comme un de ses enfants. C'est à Ferrare qu'il
naquit, et il y passa sa jeunesse (2). Nous ne pouvons donc
passer ici sous silence les médailles qui le représentent, celles
du moins qui furent faites de son vivant et qui nous montrent
son effigie avec une scrupuleuse exactitude et avec toutes les
apparences mêmes de la vie.
1° Diam. 62. Buste à gauche. Le capuchon laisse voir un
peu les cheveux sur le haut du front. L'inscription suivante ac-
compagne ce portrait : « hieroxymus . savo . fer . vir . doctiss^.
ORDiMS , l'REDiCHARUJi . » — Au rcvers, une main sortant d'un
nuage et menaçant d'un glaive la ville de Florence fait allu-
sion à une des visions de Savonarole. On lit autour de ce
revers : " gladius . domini . sup . teram . cito . et . velociter» , mots
qui servent de commentaire au sujet représenté (3).
Cette médaille, la plus belle de toutes celles qui aient été
exécutées en l'honneur de Savonarole et faite, ce semble,
d'après nature, est peut-être l'œuvre d'un des deux mem-
(1) Voyez ce que nous avons dit de lui, p. 170-175.
(2) Voyez Jérôme Savonarole et son temps, par Pasquale Villari, traduction
par Gustave Ghuyer, 2 vol. in-12. Paris, Firmin-Didot, 1874.
(o) 11 Le même buste de Savonarole se rencontre sans revers, accouipajjné de
la légende : « fr. uieronims. savonarola. ferriensis. ord. pr^dic. » La double
lettre x dénote une restitution du seizième siècle. » (Armand, t. III, p. 33.)
LIVRE TROISIEME. 703
bres de la famille délia Robbia (1) qui, après avoir reçu des
mains de Savonarole l'iiabit dominicain, continuèrent à prati-
quer, dans le cloître de Saint-Marc, leur art de sculpteur, et
qui, au dire de Vasari, « lo ritrassero in quella vuniiera che an-
cora oggi si vide nelle medaglie » .
2° Buste à gauche (diam. 90). Le capuchon, ramené sur la
tête, cache entièrement les cheveux. On litautour de l'effigie :
Il F . HIEROJNYMUS . SAVONAROLA . ORDINIS . PR.EDIGAT. « Cette médaille,
d'un très fort relief, a du être faite aussi d'après nature. Gomme
elle rappelle le portrait de Savonarole gravé sur cornaline que
possède la galerie de Florence et qui est dû à Giovanni di Lo-
renzo di Pietro délie Opère, dit Giovanni délie Gorniole (2),
on en a fait honneur à cet artiste (3). M. Gaetano Milanesi la
juge trop inférieure à la cornaline pour avoir été faite par
Giovanni délie Gorniole ; on pourrait l'attribuer, comme la
médaille précédente, à l'un des délia Robbia. — Le revers,
sans légende, nous montre, à droite, une main tenant un poi-
gnard; à gauche, un phénix sortant des flammes, et, dans le
bas, la terre.
3° Demi-figure de Savonarole tourné à gauche et tenant
entre ses mains un crucifix; sa tête est couverte par un capu-
chon qui laisse voir les cheveux sur le front et sur la tempe
(diam. 90). La légende contient ces mots : « hieronyjius . sa. fer.
ORD . PRE . viR . DOCTissDius . » — Une ligne verticale divise le
revers en deux parties. Dans l'une, on voit sur un nuage le
Saint-Esprit sous la forme d'une colombe, du bec de laquelle
sortent quelques rayons, et qui vole au-dessus d'une ville en-
(1) D'après Vasari, deux HIs d'Andréa dclla RoLbia reçurent des mains de
Savonarole l'habil relijjicux dans le couvent de Saint-Marc : l'un d'eux fut Marco
(né le 6 avril 1468), qui fit profession sous le nom de Fra Luca ; l'autre prit
comme Dominicain le nom de Fra Matlia. Un troisième membre de la famille
délia Robbia, Paolo, né le 2 novembre 1470, prit le nom de Fra Ambroyio, au
couvent de Saint-Marc, mais n'était probablement pas fils d'Andréa. I^Vasari-
MiLANESl, t. II, p. 181, 186. — 1). Gnoli, Fra Maltia dclla llobbia, dans V Ar-
chivio storico deli" arte, février 1889, p. 82.)
(2) Il naquit à Pise vers 1470, se fixa vers 1488 à Florence, où Pietro di Neri
Razzanti lui enseigna l'art de graver les pierres dures, et il uiourut probablement
en 1516.
(3) Armand, Les tncdailletus italiens, t. I, p. 105-106.
704 L'ART FEURARAIS.
toiirée de remparts; on lit cette inscription sur le bord de la
médaille : « spiritus . dni . sup . terra . copios , et . habudat . » Dans
l'autre partie, on aperçoit une main menaçant de l'épée deux
tours qui représentent une ville, et Ton remarque les mots sui-
vants : « GLADIUS . DOMINI . SUP . TER A . CITO . ET . VELO CITER . »
Toutes les autres médailles de Savonarole (1) ont été faites
d'après les deux premières médailles que nous avons citées et
les reproduisent avec de légères modifications, sans conserver
la même énergie ni le même caractère de spontanéité. Parfois,
les légendes dil'fèrent un peu. Ainsi, l'une d'elles (diam. 62)
qualifie Savonarole non seulement de « vir dogtissimus « ,
mais de « propiieta . sangtissijius » , et une autre (diam. 51) se
compose de ces mots tirés du psaume cxu : « portio .mea.ix .
terra . VIVENTIUM (2). »
Tehaldeo {Antonio). — 1° Buste à gauche, coiffé de la bar-
rette, cuirassé. L'exécution est un peu grossière. — Au revers,
on voit Vénus ou Galatée debout sur une conque, escortée par
des tritons et couronnée par plusieurs Amours. Cette figure
aux cheveux hérissés ne saurait guère se faire reconnaître
comme la déesse de la beauté. — 2° Buste à gauche, coiffé
d'une calotte. — Au revers se trouve une femme nue, debout,
tenant une corne d'abondance.
Antonio Tehaldeo (3) appartenait à une famille qui occupait
à Ferrare une haute situation. Un de ses frères fut secrétaire
d'Hercule I", et son cousin Jacopo Tehaldeo fut ambassadeur
à Venise sous Alphonse I". De ce qu'il mourut vieux, le 4 no-
vembre 1538, on a conclu qu il naquit probablement entre
1457 et 1403. Après avoir embrassé la carrière des armes, il
se voua tout entier aux lettres, et ses contemporains, dans leur
enthousiasme pour ses poésies, qu'il chantait en s'accompa-
(1) Voyez les planches qui accompagnent l'ouvrage de M. Heiss. On peut y
voir toutes les médailles représentant Savonarole.
(2) Voyez, dans notre ouvrage intitulé : Illustrations des écrits de Jérôme
Savonarole et paroles de Savonarole sur l'art (Paris, Firmin-Didot, 1879), le
chapitre où il est question des portraits de Savonarole, p. 109. — Armakd, Les
médaillcurs italiens, t. II, p. 46, et t. III, p. 169.
(3) Voyez BAnOTTi, i>/emo/-ie di Ictterati ferraresi.
LIVllE TI'.OISIEME. 705
gnant de la lyre ou du lutli, le mirent ])iesque au même rang
que Pétrarque. A la cour de Ferrare, il fut, avec Ercole Stro/zi,
le poète favori de Lucrèce Borgia, qu'entouraient aussi de
leurs adulations plusieurs représentants distingués de Tlmma-
nisme, entre autres Tito Strozzi, père d'Ercole, Celio Galca-
gnini, très jeune encore, TArioste, Lilio Gregorio Giraldi et
Pietro Bembo. Il entra ensuite au service du marquis de Man-
toue François Gonzague, mari d'Isabelle d'Esté, puis séjourna
quelque temps à Urbin. Attiré par Bembo, il se fixa, en I 5 14,
à Rome, où il avait fait déjà quelques apparitions à lépoque
de Jules II, et trouva aussitôt de nouveaux amis parmi les let-
trés et les artistes que Léon X honorait de sa faveur. Dès
1510, Raphaël lui avait accordé, ainsi que Vasari l'atteste,
une place dans son Parnasse, fresque consacrée à la glorifica-
tion d'Apollon, des Muses et des plus grands poètes de l'anti-
quité et de la Renaissance. C'est Tebaldeo, dit-on, qui est
représenté à droite, auprès de la Muse vue de dos. On ne sait
si ce portrait fut exécuté de souvenir, le Sanzio ayant pu voir
Tebaldeo à Urbin en 1506, ou d'après nature pendant une
des excursions de Tebaldeo à Rome. En tout cas, il ne res-
semble pas du tout à Teffigie que nous montre sa médaille.
Raphaël ne s'en tint pas là. Dans les premiers mois de 1516,
il fit un nouveau portrait du poète ferrarais, portrait dont la
ressemblance et la perfection incomparable sont certifiées par
une lettre de Bembo au cardinal Bibbiena, mais qui, malheu-
reusement, n'existe plus (1). Rien ne manqua au bonheur de
Tebaldeo jusqu'au jour où les troupes du connétable de Bour-
bon saccagèrent Rome (1527). A sa brillante situation succéda
tout à coup la misère. Dépouillé de tout par la soldatcs(|uc, il
se vit réduit, pour ne pas mourir de faim, à emprunter trente
ducats à Bembo. Dans son découragement, il cul im iii>laiit
l'idée de se retirer en Provence, mais il ne se <lt(iila |);i> a
délaisser « ce misérable corps mort de la belle Bouk- - , cl >a
vieillesse mélancoli(iue, irritable, se prolongea encore onze
(1) F. -A. GuUYKIi, llajilincl i>ciiilic de iiorliails. 1. il, |>. HO. 11.'».
1. '*•'>
706 Î,'ART FEU n AU Aïs.
ans. C'est l'église de Santa Maria in Via Lata qui reçut sa dé-
pouille mortelle. On a de lui des poésies italiennes que son
cousin Jacopo fit imprimer à son insu, en 1199, dans la
crainte qu'elles ne se perdissent ou qu'elles ne passassent de
main en main avec de fâcheuses incorrections. Un autre vo-
lume contenant ses Stanze nuove fut imprimé à Venise en 1519,
par Guglielmo di INIonferrato (1) : dans le frontispice, au-des-
sous du titre, on voit un homme assis, tenant sur sa chaire un
livre ouvert qu'il lit à ses élèves assis sur des hancs en face de
lui. Il est fort douteux qu'on ait là le portrait de Tehaldeo.
Une seconde édition du même ouvrage, édition que publièrent
à Venise, en 1520, Niccolù, dit Zopino, et Vincenzio (2), est
également ornée d'une gravure sur bois. Cette gravure met
sous nos yeux, entouré des sept Muses assises, Tehaldeo sous
les dehors d'Apollon debout et jouant du violon. La tète de
Tehaldeo, pourvue de longs cheveux bouclés, s'incline vers
l'épaule droite avec une certaine mélancolie qui n'est pas sans
charme; toute la figure, du reste, a de la noblesse et de l'am-
pleur; la tunique laisse à nu une partie des jambes. L'auteur
a moins soigné 1 exécution des Muses, qui, en costume du
quinzième siècle, jouent de divers instruments, tels que flûte,
trompette, trompe et cymbales; il ne leur a pas donné toute la
grâce à laquelle elles avaient droit. Au premier plan, on voit un
bassin plein d'eau. Au fond s'élèvent deux grands arbres et
quelques arbrisseaux devant des collines, l^a figure d'Apollon
est de pure fantaisie; on ne peut y chercher un portrait de
Tebaldeo.
Trotii [Alfonso). — Sa médaille (diam. 66) appartient au se-
cond quart du seizième siècle. Il est tourné à gauche et coiffé
d'un bonnet qui lui cache en grande partie le front; son nez
paraît d'autant plus grand que son visage est court et ramassé ;
(1) La riihliollicMjue de Saint-Marc à Venise possède un eveniplaire de cette
édition.
(2) K Stantie nove de Miser Antonio Thibaldeo — Iniprcsso in Venetia per
Kicolo dicte Zopino et Vincentio couipagno. Nel anno délia Incarnatione
MGCGCGXX adi 1 de Aprile. " (Bibl. nat , Y 4149, in-12, Réserve.)
LIVRE Tl'.OlSIKME. 707
il a de longs cheveux et est couvert d'un manteau à lar.';e
collet. On lit autour de l'effijjie : « alfonsus . br . de . thott .
DUC . Fisci . FE . GUB . » — Cette médaille a deux revers. Sur l'un
se trouvent des armoiries avec la date de 15)^5. Sur l'autre on
voit le buste d'une jeune femme très jolie et très élégante; elle
est tournée à gauche, la tête nue, avec un chignon lormé
d'une natte roulée; elle porte mi col droit, des manches bouf-
fantes, et est parée d'un collier de perles. — C'est Alfonso
Trotti qui présenta les clefs de Ferrare sur un plat d'argent à
Renée de France, lorsque cette princesse, après son mariage
avec Hercule, fit son entrée solennelle dans cette ville.
Alfonsino d'Esté, fils naturel du duc Alphonse I". (Diam. 47.)
— Buste à gauche, tête nue, cheveux courts, point de barbe, col
rabattu, écharpe sur la cuirasse. — Au revers, une femme de-
bout, tournée à gauche, tenant de la main droite un calice et
montrant de la main gauche un prisonnier étendu à terre; der-
rière elle se trouve un canon. Ce revers a pour légende : « vic-
TRix . iiNDUSTRiA . RELLi . » La médaille d'Alfonsino porte la date
de 1547.
Alfonsino eut pour mère Laura Eustochia Dianti. Il naquit
en 1530 et mourut en 1547. Son père lui avait légué la sei-
gneurie de Castelnuovo, ville située entre Reggio et Brescello.
Filippo d'Esté, marquis de San Martino, né vers 1540, mort
en 1592. (Diam. 55.) — Buste à droite d'un homme encore
jeune, revêtu d'une cuirasse sur laquelle passe une écharpe. Il
a la tète nue, des cheveux courts, et porte des moustaches.
Filippo descendait de Sigismond, un des fils de Nicolas III.
(Litta, pi. XIV.) Il épousa, en 1570, Marie, fille naturelle
légitimée d'Emmanuel-Philibert, duc de Savoie. Après avoir
longtemps vécu à la cour de Savoie, il se retira, en 1588, à
Ferrare, où il ne fut pas toujours d'accord avec Alphonse II.
Il se montra l'ami du Tasse, qui écrivit auprès de lui, à Tiii in,
le Dialofjo délia Nohiltà.
La médaille de Filippo d'ICste est icpioduilc dans Litta.
Calcagnini {Cclio) , né le 17 septend)re ti70, mori le
17 avril 15 iL — l!uste à gauche. (Diam. G(>.) Calcagnini est
708 L'ART FER1\A1\AIS.
coiffé triuic calotte et vêtu d'une robe (I). On lit autour de
cette médaille, qui n'apoint de revers : « caelii . calcagmm . ai:t .
SUAE . AN . xxxx . » Nous n'en avons pu voir aucun exemplaire.
Celio Calca^jnini dut son prénom à une fantaisie de son père
qui était en train de lire l'épître de Gicéron à Marcus Gelius
quand on vint lui annoncer la naissance d'un fils. Tl apprit le
latin, le grec, l'art oratoire avec Battista Guarini, et la philo-
sophie avec Antonio Cittadini de Faenza, sans négliger le droit
civil et le droit canon. Lilio Gregorio Giraldi fut son condis-
ciple. Tous deux prirent l'habitude de soutenir l'un contre
l'autre le pour et le contre dans les matières les plus diverses,
afin de se rompre à la discussion de toutes les thèses : un
jour, Gelio attaqua avec tant de vivacité les lois, défendues par
son ami, que les jurisconsultes lui en gardèrent quelque temps
rancune.
Il occupa d'abord un emploi dans la secrétairerie ducale,
puis fut questeur à l'armée et professeur d'éloquence à l'Uni-
versité pendant trente-deux ans (1509-1 541) (2). Son élocution
brillante et son habileté le firent choisir par Alphonse I"" et
par Hercule II comme ambassadeur auprès des Vénitiens, des
Allemands, des Espagnols et du pape Paul III. Le cardinal
Hippolyte d'Esté, de son côté, tint à l'emmener en Hongrie,
où il resta deux ans.
Rien ne passionnait autant Gelio Galcagnini que l'étude. Il
avait d'ordinaire un lecteur auprès de lui pendant ses repas.
Recevait-il des amis à sa table, il se plaisait à causer avec eux
de science et d'érudition. Il apportait, du reste, beaucoup
d'urbanité dans la polémique, comme ses lettres en font foi. Il
fut en correspondance avec Érasme.
Un des traits saillants de son caractère est la générosité. On
cite un certain nombre de lettrés malheureux auxquels il pro-
digua ses secours et qu'il appuya de son crédit auprès des
grands personnages dont la confiance lui était acquise. Il
hébergea pendant quinze jours Piero Valeriano et parvint à
(1) MaZZUCCUELLI, I, LVIII, 2.
(2) 11 mourut le 17 avril 1541.
LIVRE TROISIEME. 709
lui adoucir Tinipression d'épouvante que lui avait laissée le
sac de Rome, il n'épargnait pas non plus sa peine pour rendre
service. C'est ainsi qu'il eut le courage d'examiner et de cor-
riger avec tant de soin les commentaires du médecin Antonio
Musa Brasavola sur les Aphorisines d'Hippocrate, qu'au dire
de Brasavola lui-même Celio avait singulièrement rehaussé le
mérite de l'ouvrage.
Vers le milieu de sa vie, Calcagnini embrassa l'état ecclé-
siastique, devint protonotaire apostolique et chanoine de la
cathédrale de Ferrare. A son instigation, le Dominicain Vin-
cenzo Giaccari de Lugo composa un traité sur le libre arbitre
pour combattre les doctrines de Luther.
Dans ses écrits, en partie imprimés, en partie inédits, Celio
Calcagnini traite de l'éloquence, de la poésie, des lois, de la
philosophie, de la morale, de l'érudition classique. Parmi les
sérieuses productions de son âge mûr, on a eu l'imprudence
d'intercaler des œuvres faibles ou légères qui appartenaient à
sa jeunesse et n'auraient pas dû voir le jour. On a de lui des
poésies que goûtaient ses contemporains et des épîtres où
règne une aménité rare à cette époque. Quoiqu'il eût traduit
en italien une pièce de Plante pour complaire à Hercule II, il
affectait de n'estimer que le latin. Il eut l'honneur d'être un
des premiers à adopter le système de Copernic.
Il laissa par testament ses nombreux livres à la bibliothèque
des Dominicains et demanda que son tombeau fût j)Iacê au-
dessus de la porte de cette bibliothèque.
Cato ou Cati {Lodovico), né en 1490, mort en 1553. —
Buste à gauche. (Diam. i)0.) Lodovico porte toute sa barbe; il
est coiffé d'un bonnet et vêtu d'une robe. Cette médaille sans
revers, que nous connaissons seulement par la rcprodiiclion
sans caractère de Mazzucchelli (I, lviii, 2), est pourvue de 1 in-
scription suivante : " IXDO . CATUS . EO . CO . lURISC . AKTAT . AN.
LVII. »
Après avoir fait ses études littéraires et juridiques à Ferrare
et à Bologne, Lodovico Cati fut nommé par Alphonse I " pro-
curateur du fisc (1518), puis professeur public de droit civil.
710 I/AKT FEU 1*. Ail Aïs.
Alphonse 1" lui confia en outre d'importantes négociations
auprès du j)ape Adrien VI, qui se trouvait alors en Espagne,
auprès du roi de France, auprès de TEmpereur, qui lui accorda
les titres de chevalier et de comte palatin. Une maison à Fer-
rare, valant trois mille ducats, fut la récompense de ses ser-
vices. Venise, où Hercule II 1 envoya aussi plusieurs fois en
mission, lui offrit jusqu'à mille ducats d'appointements s'il vou-
lait professer à Padoue ; mais le duc de Ferrare ne consentit
pas à le laisser partir. Au mois de février 1553, l'éminent
érudit fut pris de la goutte et de la fièvre. Malgré les soins du
médecin Sigismondo Nigrisoli, dont il avait épousé la fille
Ippolita, et qui se fit assister de l'illustre Brasavola et de quel-
ques autres docteurs, il expira le 19 mars et fut enseveli en
grande pompe dans le chœur des religieuses de Saint-Antoine
ahbé. Le discours latin qu'il prononça en présence d'Adrien VI
et celui qu'il adressa au doge Pietro Lando, lors de l'élection
de celui-ci, existent encore.
Boiardo [Matteo Maria) . — Buste tourné à droite. (Diam. 5 4.)
Tête nue et barbue. La légende est ainsi conçue : « matt . mar .
BOiARDUs . c(oMEs) s(cANDiANi) Mccccxc. » — Au rcvcrs, on voit
Vulcain forgeant des flèches auprès de Vénus, et on lit : i< amoh
VINCIT OMMA. "
Cette médaille, reproduite par Litta, n'est pas contempo-
raine de Boiardo. A l'époque du poète, on ne trouve aucun
personnage représenté avec de la barbe. Le costume d'ailleurs
fait songer aux modes en vigueur vers le milieu du seizième
siècle.
Le comte Matteo Maria Boiardo naquit vers 1434, soit à
Scandiano près de Reggio, soit à Ferrare, et mourut à Reggio
le 121 décembre 149 4. Il eut pour père un familier de Lionel,
Giovanni Boiardo, dont la sœur Julia donna le jour à Jean Pic
de la Mirandole, pour mère Lucia Strozzi, sœur du poète Tito
Strozzi, pour grand-père Feltrino Boiardo, qui était devenu
citoyen de Ferrare en 1408. Après avoir appris le latin et le
grec, probablement avec Guarino de Vérone, professeur à
l'Université de Ferrare, il étudia le droit et la philosophie.
MVUE TROISIÈME. 711
Borso et Hercule I'"' le ])rirent à leur service pour sa ])ravoure
dans les entreprises militaires, non moins (|ue pour ses talents
comme homme de lettres, et lui confièrent divers emplois
d'importance. Il était gouverneur de Reggio et capitaine de la
citadelle quand il mourut. Voulant flatter les goûts d'Hercule I",
il composa, nous l'avons déjà dit, une comédie, Timon, d'après
Lucien, traduisit en italien Hérodote, Xénophon, la Vie de
Pmd-Éniile par Plutarque, Plante et VAne (Tor d'Apulée. Ses
canzones et ses sonnets furent très appréciés de ses contem-
porains. Mais son principal titre de gloire est VOrlando inna-
morato, poème chevaleresque emprunté à la chronique fahu-
leuse de Turpin, et dont VOrlmulo furioso de l'Arioste n'est
que la continuation. h'Orlando innamoralo fut imprimé en
1495 par Gamillo, fils de l'auteur. 11 a été refondu par Berni,
qui en accrut la popularité en en rendant la lecture plus facile
et plus agréable. Boiardo épousa Taddea Gonzaga, qui lui
donna deux fils et quatre filles. Il possédait à titre de fief une
maison dans le quartier Boccacanale, avec obligation de four-
nir chaque année à la chambre ducale un chien de cliasse
valant cinq ducats d'or. Hercule 1" l'exempta de cette obliga-
tion. « Tant qu'il fut à la cour de Ferrare, Boiardo reçut une
pension de soixante-dix lire par mois, pension la plus consi-
dérable après celle du comte Ambrogio de' Contrarii (1). »
Ariùsta [Lipa). 1° (Diam. 78). — Buste adroite. LipaAriosta
se montre à nous avec une coiffure très élégante, des boucles
d'oreilles, un corsage décolleté en carré et très orné, une che-
misette aboutissant à un col dont la pointe est rabattue. Le
front élevé est d'une forme harmonieuse, et renseiuj)lc du
visage n'a pas moins de grâce que de beauté. Cette charmante
médaille, d'un relief assez mince, d'une exécution large et
aisée, appartient certainement au milieu du seizième siècle.
Elle a le même revers que la médaille anonyme de Lodovico
Ariosto, où sont représentés Diane, Véims, un petit Amour et
une Victoire. (Voyez p. (i!)7, note l.) Ces figures très longues
(1) Ad. Ventliii, Varie fenarese itcl puriuilo ili llrcole I d'I'sle, p. 100.
712 L'A 15 T FEBKAUAIS.
rappellent bien l'art en faveur vers l'année 1550. La légende
se compose des mots : » digmori dicanua. >' — 2° (Diam. 90.)
Même buste que le précédent; seulement, la légende est pla-
cée sous ce buste, au lieu de se trouver sur les côtés. Cette
médaille n'a pas de revers. Elle est moins soignée et moins
agréable que la précédente.
Lipa ou Filippa Ariosta était la fille de Giammaria Ariosto,
commissaire ducal à Cento, mort en 1555. Elle épousa en
155 4 Giulio Ariosto, neveu du grand poète. Giulio, surinten-
dant du duc de Ferrare à Gomacchio, mourut en 1575 et lut
enseveli dans l'église de Saint-François à Ferrare (1).
Cksar d'Esté. (Diam. 41.) — Buste à droite. César, revêtu de
la cuirasse, est représenté la tête nue, avec moustaches et bar-
biche. Il est qualifié de ^ dux . mut. Rr:G. i » . Au re\ ers, on voit
la figure de l'Espérance, drapée, debout, tournée à gauche,
entre une corne d'abondance et une ancre. On lit sur ce
revers : i fiiimissimae spei. — 1599 (2). »
LA GLYPTIQUE.
GIOVANM BERN'ARDI DA CASTEL BOLOGNESE (3).
Giovanni Bernardi, né en 1 496, mort en 1553, était fils
d'un orfèvre nommé Bernardo, qui habitait Ferrare en 1530.
Il a été vanté par Cellini pour son habileté à faire des médailles
et des camées, et à tailler les cristaux. Appelé à Rome par
Giovio, il devint massier pontifical. Dans sa jeunesse, il
(1) Voyez LiTTA, feuilles III et IV.
(2) Voyez p. 231 ce qui a été dit sur ce personnage.
(3) Vasaui, t. V, p. 371. — L.-IN. Cittauklla, Notizie relative a Feriara, t. I,
p. 673 et 692.
LlVllE TROISIEME. 713
séjourna quelques années à Ferrare auprès d'Alplionse I". Au
dire de Vasari, il exécuta une médaille de ce prince, médaille
dont le revers représentait l'arrestation de Jésus au jardin des
Oliviers. Cette médaille est perdue. En outre, Giovanni lier-
nardi grava dans un morceau de cristal, pour le même duc
de Ferrare, le fait d'armes par lequel Alphonse reprit la Bastia
le jour même où Pierre de Navarre, général des Espagnols,
s'en était emparé {'M décembre 151 1),
II
LES AXICHIM OU AXNICllIM (I).
On a longtemps cru qu'il n'exista qu'un Anic/tiiio, appelé
tantôt FrancescOj tantôt Luigi, par les écrivains du seizième
siècle. En réalité, ces prénoms désignent deux artistes dis-
tincts, très appréciés l'un et l'autre comme joailliers et sur
tout comme graveurs en pierres fines. Luigi était fils de Fran-
cesco et avait deux frères, CalUsto et Andréa, qui exercèrent la
même profession avec moins d'éclat.
Dès 1502, Francesco Anichùw était en pleine possession de sa
renommée; en 1526, il était déjà mort. Né à Ferrare, il y passa
la plus grande partie de sa vie; mais Venise le posséda aussi
quelque temps. Si sacélél)rité dure encore, il le doit, non à ses
gemmes, maintenant perdues ou inconnues, mais aux louanges
de ses contemporains, de Camillo Leonardo, de Niccolo Eihur-
nio et du médecin Antonio Musa lîrasavola. Dans le Spéculum
lapidum (1502), Camillo Leonardo s'exprime ainsi : « Il grave
les figures avec tant de précision qu'on ne saurait ni rien
ajouter, ni rien ôter. " Niccolô Liburnio, auteur des Silvette
(1513), s'écrie de son côté : >* Heureux celui (jiii cliercbe à
(1) Vasari, t. \', [). 385. — l'iAnuKrALDi, Vite iL' pittori c iciiltori fenarexi,
t. 1, p. 149. — CicocNAiiA, Storiti (If/la scultura, p. 418. — 1..-N. Ci itadki.i.a,
ISutizie relative a Ferrara, t. II, p. 237, 339-340.
714 L'AllT FERU AH Aïs.
i mi 1er les {jemmes et les vertus d'Anichino, contre lesquelles
le temps et la mort ne pourront rien » , — prédiction qui mal-
heureusement ne s'est pas vérifiée, — et il décrit une cornaline
de la dimension d'un pétale d'églantine, où l'on voyait Apollon
en berger assis à l'ombre d'un laurier et jouant de la lyre;
l'épaule gauche du dieu portait un carquois plein de flèches,
et son arc reposait à ses pieds ; au sommet de sa lyre se trou-
vait un corbeau rendu avec tant de naturel, qu'au premier
abord on craignait qu'il ne se jetât sur vous pour vous piquer.
Enfin, x\ntonio Musa Brasavola a consigné, dans son Examen
omnium simplicium medicamentornni , publié en 1536, son en-
thousiasme pour la perfection d'une luciole dont le ventre
lumineux était formé par une veine d'or au milieu d'un mor-
ceau de lapis-lazuli.
Grâce aux découvertes de M. A. Bertolotti dans les archives
de Mantoue (1), on a depuis peu quelques détails de plus sur
Francesco Anichino, dont le nom se trouve uni à celui d'Isa-
belle d'Esté, marquise de Mantoue, aussi passionnée pour les
arts que pour les lettres. Messire Georges Brognolo, ambassa-
deur de Mantoue à Venise , servit d'intermédiaire entre la
princesse et l'artiste. Au commencement de 1492, Brognolo
fut chargé par Isabelle de lui procurer deux gemmes d'Ani-
chino, et il écrivit le 7 février à la marquise : u J'ai enfin les
deux intailles ; Nichino vient de me les apporter. Il s'est excusé
de son retard, causé, dit-il, par une indisposition dont témoigne
encore son visage. » Si les objets s'étaient fait attendre, ils
étaient du moins très réussis et satisfirent pleinement celle qui
les reçut. Elle désira alors une figure en relief taillée dans une
turquoise. « Je ne manquerai pas, lui écrivit Brognolo, de
presser Anichino pour que Votre Excellence soit vite servie. Il
est vrai que c'est un homme très fantasque et capricieux (2),
et il est nécessaire de le tenir de la main droite, ce qne je ferai
certainement. " L'ambassadeur acheta la turquoise, qu'il paya
(1) Le arti minori alla corle di Mantova, dans V Arcliivio slorico loDilniido,
année XV, fasc. II, 30 juin 1888, p. 281-281.
(2) Il Homo inolto faiitastico et de suo cervello. "
LIVRE TROISIEME. 715
vin,<Tt-cinq ducats, et la remit à l'artiste, qui proposa d'y tailler
uue tète d'enfant et promit d'exécuter le travail en vingt jours.
Le 3 mai 1496, le précieux objet fut expédié à Mantoue. Ani-
cliino, qui demandait sept ducats, n'en obtint que cinq; mais
en même temps on lui commanda de tailler des rubis et d'autres
pierres. Deux d'entre elles furent acbevées au mois de juillet.
En 1493 et en 149i, on ne trouve aucune trace de rapports
entre Anichino et Isabelle d'Esté. Au mois de février 1 495, il
est de nouveau question d'une turquoise à tailler, et Anichino
s'enpage à laisser tout de côté pour s'en occuper. Le 8 fé-
vrier 1 i96, la marquise s'informe d'une Victoire que l'artiste
devait sculpter dans une turquoise, et le 17 avril elle lui fait
remettre dix ducats, en lui demandant une autre pierre où il
représenterait, à son choix, quelque sujet antique, et en le pro-
clamant a le meilleur maître de l'Italie " . Enfin, au mois de
juin 1497, elle écrit à Brognolo : ^ Nous vous envoyons ci-inclus
un modèle pour notre devise, et nous tenons à ce que vous or-
donniez vous-même à Francesco de Nichino d'en faire une
semblable. "
Luigi A7iichùio étdiit 'jeune encore en 1537, mais on ignore la
date de sa naissance et celle de sa mort. Selon Vasari, il laissa
loin derrière lui Domenico Valerio, Marmita, Giovanni da Cas-
tel Bolopnese, dont les intailles étaient fort recherchées, et ne
fut surpassé que par Alessandro Gesati. Ses longs séjours à
Venise, où il se lia avec Titien et Sansovino, s'expliquent par
les relations qu'y avait nouées son père, conmie par les rap-
ports journaliers qui avaient lieu entre Ferrare et la ville des
lagunes.
A Ferrare, on n'ignorait pas le prix de ses ouvrages. Une
lettre écrite par lui le 13 septembre 1559 au duc Hercule II (1)
nous apprend que ce prince sollicita la venue du célèbre ar-
tiste dans sa capitale, afin de lui faire exécuter certains objets
sous ses yeux. Grand était l'embarras de Lnigi Anicbino, qui
désirait complaire au souverain et qui craignait de iiK'coulon-
(1) M. VEtSTUni a pul)Iic celte leltrc i1;uiï VAnliii'lo slorico dell' artc (iii;irs-
aviil 1889), p. 160.
716 L'AllT FEURAllAIS.
ter la Sérénlssiine République, pour laquelle il devait tailler
(les pierres précieuses destinées à rornementatioii des cou-
ronnes de Chypre et de Candie. Il implora un délai, et la mort
d'Hercule II, le ;î octobre 1559, mit fin à ses perplexités.
Parmi ses admirateurs, l'Arétin ne fut pas le moins enthou-
siaste (1). En lui écrivant, celui-ci le traite d' " anmtissimo
fratello " . Dans une lettre du 30 décembre 15 40, il mentionne
un Ganymède en lapis-lazuli. Une autre fois (avril 15 48), il
exalte la délicatesse des pierres gravées de son ami , u déli-
catesse qui défie la vue la plus perçante " , et il parle d'instru-
ments aux pointes invisibles, qu'avait inventés l'artiste ferra-
rais pour travailler les gemmes, l'or et les cristaux. Aucune
œuvre de Luigi Anichino n'est inscrite sur les catalogues des
collections publiques et privées. On ne sait ce qu'est devenu
le Ganymède vanté par l'Arétin, et l'on a aussi perdu la trace
d'un Apollon nu, tendant son arc, pièce qui, d'après l'Ano-
nyme de Morelli, se trouvait en 1543 entre les mains des
Contarini.
Luigi Anichino fut-il non seulement graveur en pierres dures,
mais médailleur, ainsi que l'ont prétendu quelques écrivains?
Selon M. Gaetano Milanesi , il serait peut-être l'auteur des
pièces signées L N F, lettres qui signifieraient : " Ludovicus
Nichinus fecit. » En lui attribuant les médailles du pape
Paul III et du roi de France Henri II, on l'a confondu avec
Alessandro Cesati, dit II Greco ou II Grcclietto, qui exécuta en
effet plusieurs médailles de Paul III et grava dans une corna-
line le portrait de Henri II.
(1) Luigi Anichino fit pour l'Arclin un sceau avec une tèlc de Méduse,
emblème dif^ne de l'écrivain dont les écrits portaient en eux le venin des ser-
pents. (Venturi, article dans VArchivio storico delV urte, mars-avril 1889.)
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE PREMIER
CHAPITRE PREMIER
LES pni>'CES d'esté et leur influence sur le développement
DE LA CIVILISATIOX A FERRARE.
I. — Vicissitudes de Ferrare depuis la seconde moitié du huilième
siècle jusqu'en 1185 2
II. — Les coiiinienceiiients de la domination des princes d'Esté à Fer-
rare (1185-1361) 4
III. — Nicolas II le Boiteux. (Né en 1338, il régna do 1301 à 1388.). . 10
IV. _ Albert d'Esté. (Né en 13'».7, il réj^na de 1388 à 1393.) 13
Y. _ Nicolas III. (Né le 9 novembre 1383, il rq;na de 1393 à 1441.) . 16
VI. — Lionel. (Né le 21 septembre 1407, il régna de 1441 à 1450.). . . 34
VII. _ Borso. (Né le 24 août 1413, il régna de 1450 à 1471. ^ 47
VIII. — Hercule I". (Né le 24 octobre 1431, il régna de 1471 à 1505.). . 69
IX. — Alphonse I". (Né le 21 juillet 1476, il régna de 1505 à 1534.). . 121
X. — Hercule II. (Né le 4 avril 1508, il régna de 1534 à 1559.) 176
XI. — Alphonse II. (Né le 22 novembre 1533, il régna de 1559 à 1597.) 203
CHAPITRE DEUXIÈME
DÉTAILS SUR LES SAISTS LE PLUS SOUVENT REPRESENTES
PAR LES ARTISTES FERRARAIS.
I. — Saint Georges 233
II. — Saint Maurclius -*-'
III. — Saint Bernardin de Sienne -^-^
IV. — Giovanni Tavelli da Tossignano -«^1
V. — Sainte Catherine de' Vegri. Saint Charles Borroinéc 262
LIVRE DEUXIÈME
G H A P I T l\ E 1' R !•: .M I E il
LES PUINCIPAI'X ARCIIITKCTKS nCCUPÉS A FERliARK SOUS LES IMIINCKS d'eSTE.
I. — Bartolomeo ou Bai t(jlino da .Novara 2oO
II /T le- 269
II. — Giovanni «la Sieiia
718 TARI.E DES MATIERES.
III. — l'ictro Hcnvcnuli, surnuiiiiiié Pietro dagli Ordini 271
IV. — liia{;lo ]{ossolli 272
V. — Ercale Grandi 275
VI. — Gasparo Ruina ou Gasparo da Gorte 276
VII. — Jacopo Mdcghini 276
VIII. — Terzo de' Terzi 277
IX. — Galasso Alghisl 277
X. — PiiTO Lijjorio 278
XI. — Alcotti d'Arjjenta 278
XII. — Alberto Schiatti 279
CHAPITRE DEUXIEME
LES ÉGLISES ET l'eIOPITAL DE SAINTE-ANNE.
La cathédrale 280
Saint-ilntoine, abbé in Polesine 306
San Roniano 310
Saint-André 310
Santa Maria in Vado 312
Saint-Julien ; 316
Saint-François 317
Sainte-Marie de la Consolation 326
Saint-Benoit 330
Efjlise des Chartreux, dédiée à saint Christophe 333
Efjlise et monastère du Coipux Doinini 336
Sainte-Monique 337
Saint -Jean-Baptiste 338
Madonna délia Porta di Sotto ou la Madonnina 338
Saint-Paul 339
San Spirito 341
San Maurelio ou Nouvelle Ejjlise 342
Saint-Dominique 343
Saint-Georges hors de la Porta Roinana 346
Eglise del Gesu 347
Sainte-Barbe 349
Sainte-Claire 350
Saint-Charles 350
Santa Maria délia Rosa 351
Saint-Jérôme 352
Saint- Apollinaire ou église de la Confrérie de la Mort 352
L'hôpital de Sainte-Anne et la prétendue prison du Tasse 353
CHAPITRE TROISIÈME
les palais.
1. — Palais a Fer rare
Palais délia Bagionc ou Palais de justice 355
Le palais nuinicipal, aiiiicn palais dos jîrinces d'Esté 357
l'alais Caloagnini-Beltranie, construit pour xVntonio Costabili 302
Palais Magnanini ou Casino dci negoiiianti, appelé aussi palais Roverella et
palais Aventi 366
TABLE DES MATIEHES. 719
Palais du Paradis ou palais de l'Université 367
Palais Roinei 370
l'alais Pareschi ou Gavassini 371
Palais des Diamants 374
Palais Castelli ou palais des Lions, appelé ensuite palais Giraldi, palais
Sacrati et aujourd'hui palais Prosperi 377
Palais Onofrio-Bevilaçqua, palais di lîa{;ii<>, palais .Mosti 382
Palais Bentivoglio 383
Palais Strozzi 383
Palais Bcvllac(jua-Ariosti et palais entourant la place de l'Arioste 384
Maison de l'Arioste 386
Palais Crispi 388
Palais du Séminaire 389
Palais Grema (autrefois Muzzarelli) 31)2
La Palazzina 392
Palais Gostabili-Containi 393
Palais archiépiscopal 394
Palais Toloniei dall' Assassino 39*
Palais (^ontrarii t>'f'>i
Palais ISeroni Diotisalvi 395
Palais Fiaschi 396
Palais Ungarelli 396
Palais Guarini 397
Palais Pendaglia 397
Palais Pio di Savoia 397
Palais Postaccia 398
Palais Zavaglia 3J8
Palais Roiierto da Tripoli 398
Palais Avoli Trotti 399
Palais Agnelli 399
Le palais des princes d'Esté [Castcllo ou Castel-Vecchio) 399
Palais de Schifanoia 419
II. — Les palais de plaisance des princes de Feruare.
Palais de Belfiore ■^68
Palais de Belriguardo ^i-' 7
Palais du Belvédère ■^■'^•^
Palais du Gopparo •*86
Palais délia Mesola '«^^7
III. — Le palais des princes d'Esté a Vemse 489
LIVRE TROISIEME
CIIA PITRE PREMIER
LA scclptire a ferrare
503
Gll A l'ITP.E DEUXIÈME
LA SCULPTIIRE EN ROIS ET LA MAltOUEl
555
720 TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE TROISIÈME
t'onFÈVREHIE 565
CHAPITRE QUATRIÈME
LES MÉDAILLES EXÉgUTÉES A FERRARE PAR DES ARTISTES FERRARAIS
OU REPRÉSENTANT DES PERSONNAGES DE FERRARE.
I. — Vittore Pisano, dit le Pisanello 583
II. — Niccolô 592
III. — Amadio da Milano 593
IV. — Matleo de' Pasti 595
V. — Antonio Marescotti 601
VI. — Lixignolo (Jacopo) 608
VII. — Petrccini, de Florence 609
VIII. — Boldu (Giovanni; 611
IX. — Lodovico da Foligno 613
X. — Baldassare d'Esté 614
XI. — Coradini 616
XII. — Sperandio di Bartolonuneo de' Savclli, dit Sperandio de
Mantoue 618
XIII. — Costanzo 651
XIV. — Gian Cristoforo Roinano 651
XV. — Foppa (Cristofano), dit le Caradosso 054-
XVI. — Niccolô Fiorcntino 655
XVII. — Le Médailleur à l'Espérance 658
XVIII. — Le Médailleur à l' Amour captif 658
XIX. — Teperelli (Francesco Mario) 660
XX, — Giannantonio ou Giovan Antonio da Foligno 661
XXI. — Alfonso Cittadella de Fcrrare, dit Alfonso Loud)ardi 670
XXII. — Cavallerino (Niccolô) 670
XXIII. — Benvenuto Cellini 671
XXIV. — Luigi Nichino ou Anicliino, ou le Médailleur L. N. F 672
XXV. — Pastorino di Giovan Michèle de' Pastorini 672
XXVI. — Leone Leoni 690
XXVII. — Pallante (Simone) 691
XXVIII. — Cambi (Andréa), dit le Bombarda 692
XXIX. — Ruspa{;iari (Alfonso) 694
XXX. — Bnnzagna (Gianfederico), dit Federico Parmenso 695
XXXI. — Poggini (Domenico) 695
XXXII. — Médailles exécutées par des auteurs inconnus 698
LA GLYPTIQUE.
I. — Giovanni Bernardi da Castcl Bolognese 71â
II. — Les Anidiini 713
PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON , NOURRIT ET C'«, 8, RUE GARANCIÈRE. 1604.
ERRATA DU TOME PREMIER
Page 18, ligne 8. Au lieu de Terzy^ lisez Teizi.
P. 33, 1. 10. Au lieu à' Aldbrandino, lisez Aldobrandino.
P. 55, 1. 7. Au lieu de Pierre, lisez Pietro.
P. 85, 1. 27. Au lieu de son frère Alphonse, lisez ^ojj /îè/e Alphonse II.
P. 117. Le renvoi 1 devrait être placé, non à la ligne 5 après Errole Grandi,
mais à la ligne 2 après Ercole Boberti.
P. 130, 1. 21 et 22, et p. 131, 1. 7. Au lieu d'Alphonse d'Aragon, lisez Ferdi-
nand III '^Ferdinand V le Catholique).
P. 225, 1. 28. Au lieu de Côme ///lisez Côme I".
P. 227, 1. 25. Au lieu d'Alghisi, lisez Alghisii.
P. 345, note 1, 1. 3. Au lieu de 321, lisez 331.
P. 366. La note 2 doit être lue ainsi : Il existe dans la via di Spazzarusco un
autre palais Aventi, élevé sur l'ordre, etc.
P. 455, 1. 28. Au lieu de Mantagna, lisez Mantegna.
P. 469, 1. 23. Au lieu de Giovani de Alemagna, lisez Giovanni di Alemagna.
P. 484, 1. 30. Au lieu de Giulo, lisez Giulio.
P. 492, 1. 31. Au lieu de Jean IV Paleologue, lisez Jean VII Pale'ologue.
P. 515, 1. 10. Au lieu à'archevèque, lisez évèque. L'évêché de Ferrare ne fut
transformé en archevêché que le 27 juillet 1735. [^Voir Frizzi, t. V, p. 190.)
P. 531, 1. 1. Au lieu de sorino^ lisez sovino.
P. 622, 1. 19. Au lieu de Barolonvneo, Visez Bailolom m eo
P. 628, 1. 27. Au lieu d'Hercule II, lisez Hercule I".
P. 657, 1. 29. Au lieu de Foliguo, lisez Foligno.
P 680, note 4. Au lieu d'Umberto, lisez Umberto Possi.
4«
^^
PARIS
TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET c'
Rue Garancière, H
J ^'y.
\
I
b»^K
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
I,
I \
1